Full text of "Recueil"
TOROHTO
ÙBRARY
RECUEIL
DE LÉGISLATION
DE TOULOUSE
Li^y^
RECUEIL
LÉGISLATION
DE TOULOUSE
1905
DEUXIEME SERIE. — TOME I
o^î
TOULOUSE
IMPRIMERIE ET LIBRAIRIE EDOUARD PRIVAT
Librairie de l'Université
♦ H, liUE DES AliTS (SQUAKE I)D MUSÉK)
1905
MîCROFORMED BY
PRESERVATION
SERVICES
DATE.M.P.iM..
RECUEIL DE LÉGISLATION
Dlil TOLTi^OaSE
PUBLIÉ PAR L'ACADÉMIE DE LÉGISLATION ET LA FACULTE DE DROIT
Sous les auspices du Conseil de l'Université de Toulouse.
(L'Académie de Législation a obtenu la médaille d'or à l'Exposition
universelle de 1900, section des Sociétés savantes.)
Le Recueil de Législation est publié sous la
direction d'un Comité :
MM. HAURIOU, professeur à la Faculté de Dvoit^ py^ésident.
MESTRE, professeur à la Faculté de Droit, secrétaire.
GHEUSI, professeur à la Faculté de Droit.
PAGET, professeur à la Faculté de Droit.
SERVILLE, avocat à la Cour d'appel.
TRAITÉ
CONCERNANT LA PUBLICATION DU RECUEIL
ET LE COMITÉ DE PUBLICATION.
Entre les soussignés,
D'une part, M. Perroud, recteur de l'Académie de Toulouse, prési-
dent du Conseil de l'Université de Toulouse, autorisé par le dit
Conseil par délibération en date du 9 décembre 1904.
Et d'autre part, M. Antonin Deloume, autorisé par un vote de
l'Académie de Législation en conformité avec l'article 27 des statuts :
Il a été convenu ce qui suit :
Article Premier.
L'Universiti' de Toulouse s'associe à l'Académie de Législation
pour la publication du Recueil fondé en i85i par cette compagnie
et parvenu aujourd'hui à son cinquante et unième volume, et s'en-
g"ag"e à continuer à ses frais et risques, moyennant une subvention
fixe annuelle de 5oo francs fournis par l'Académie, cette publication
dont l'Académie reste d'ailleurs propriétaire.
Article 2.
La ré<;|action du Recueil sera dirigée par un Comité ainsi
composé ;
VI HKCIMJI, DR LKCiISLATION.
Deux incinhrt's (l(''|(''i;ii(''.s jnii- l'AcKlrmic de L»''gi.slation ;
Deux incinlires déli-i^iiés jiar le Conseil de l'Universilé, pris parmi
les prol'esscui's de la Facidlé de Droit;
Un nteinhre choisi par M. le Recteur sur une liste de trois profes-
seurs de Droit, en même temps mendjres de l'Académie, présentée par
celte dernière à M. le Recteur.
Ce Comité sera nommé pour trois ans.
AuriCLE 3.
Le Comité insérera les travaux, agréés par lui, des membres de
l'Académie, de la Faculté et de tous autres collaborateurs.
Article 4-
Le Recueil portera le titre de : « Recueil de Législation 2^ série,
publié par l'Académie de Législation et la Faculté de Droit de l'Uni-
versité de Toulouse. »
Il conservera la forme de volume annuel pour la publication des
travaux de 1900, et il deviendra, à la date fixée par le Comité de
publication ci-dessus indiqué, une revue trimestrielle paraissant les
i5 février, i5 mai, i5 août et i5 novembre.
11 devra contenir annuellement au minimum trente-deux feuilles
in-8» carré.
Article 5.
11 pourra y avoir des abonnés au Recueil en dehors des correspon-
dants de l'Académie. Ils paieront 10 francs l'abonnement d'un an.
Le produit des abonnements, ainsi que celui des annonces insérées,
sera mis à la disposition du Comité de rédaction pour être consacré
à l'amélioration du Recueil.
TRAITE CONCERNANT LA PUBLICATION DU RECUEIL. VII
Article 6.
Toute collaboration au Recueil qui ne consistera pas en procès-
verbaux des .séances de l'Académie, ni en discours ou élog;-es y pro-
noncés ou en pièces justificatives, sera rémunérée à raison d'un
minimum de 24 francs pour la feuille.
Les honoraires seront réglés pour chaque auteur une fois par an,
à la fin de l'exercice.
En outre, le Comité assurera à chaque auteur, g-ratuitement, vingt-
cinq exemplaires de .ses travaux en bonnes feuilles ou simple extrait
avec couverture contenant dans un cartouche le nom de l'auteur et le
titre de l'article.
Article 7.
Trois feuilles sur les trente-six seront réservées aux articles non
rémunérés et relatifs aux actes de l'Académie.
Article 8.
La publication sera tirée à trois cents exemplaires dont cent quatre-
vingts seront à la disposition de l'Académie de Législation, tant pour
sa réserve que pour le service à chacun de ses membres titulaires et
correspondants, et cent vingt à la disposition de l'Université pour
les abonnements et échanges.
Article 9.
L'Académie s'engage à modifier les articles de son règlement
contraires au présent traité, et notamment l'article 5o.
Article 10.
Le présent traité est fait pour cinq ans à compter du i**' jan-
vier 1900.
RKCIKH. 1)K Li;(;iSI,Ari<)N.
Article i i .
Les frais de timbre et d'enregistrement de la présente convention
seront à la cliarj»o de l'Acadf'mie de Législation.
Fait double à Toulouse, le 12 janvier 1905.
Approuvant l'écriture ci-dessus :
A. DELOUME,
Secrétaire perpétuel,
Délégué de l'Académie de Législation.
PERROUD,
Recteur de l'Académie,
Président du Conseil de l'Université.
1
II
Vu et approuvé :
Paris, le 3 février 1905.
Le Ministre de l'Instruction publique,
des Beaux-Arts et des Cultes,
BIENVENU MARTIN.
Enregistré à Toulouse, le 22 février 1905.
LISTE ACADÉMIQUE
POUR L'ANNÉE igoO.
BUREAU POUR L'ANNÉE 1906
Président : M. TEULLÉ, bâtonnier de l'Ordre des avocats.
Vice-président : M. TOURRATON, Président du tribunal
civil.
Secrétaire perpétuel : M. Antonin DELOUME, doyen de la
Faculté de droit.
Secrétaire-adjoint : M. FERRADOU, professeur à la Faculté
de droit.
Trésorier : M. MALAVIALLE, directeur de l'Enreg-istrement,
des Domaines et du Timbre.
MEMBRES HONORAIRES
MiM.
1893 DEMANTE (Gabriel), professeur honoraire à la Faculté de
droit de Paris, ancien associé ordinaire (i85i), l'un des
fondateurs de l'Académie.
1894 BELLET (Maurice), ancien Président de la Cour mixte
d'Alexandrie (Eg-ypte), Premier Président honoraire à la
Cour de Toulouse, ancien associé ordinaii-e (1867).
189G FABREGUETTES, conseiller à la Cour de cassation.
MEMBRES-NÉS
Le Premier Président et le Procureur général près la Cour d'appel
de Toulouse.
ASSOCIÉ LIBRE
M. LAPIERRE, bibliothécaire honoraire de la ville.
HK<;i Kll, l>l, LI.«.lsr,AllO.N.
ASSOCIÉS ORDINAIRES
MM.
ifilif) DELOUME (Aiitoiiiiii. .lovrn de la Faculli- de droit.
1876 PAGPyr (Jos('j)li), dûvon honoraire de la Faculté de droit.
1877 N'IDAL (Saturnin), avocat, ancien doyen de la Faculté libre
de droit, ancien député.
1878 SFU^'ILLE (Nestor), ancien conseiller à la Cour d'appel.
187g CA^ÏPISÏRON, professeur à la Faculté de droit.
1881 BRESSOLLES (Joseph), professeur à la Faculté de droit.
VIDAL (Georges), professeur à la Faculté de droit.
188/4 J. BAUBY, docteur en droit, Président honoraire du tribunal
civil de Toulouse.
DUMERIL (Henri), docteur en droit, professeur-adjoint à la
Faculté des lettres.
1 885 SIMONET, Président à la Cour d'appel.
1888 PUJOS, docteur en droit, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre.
1889 CROUZEL. docteur en droit, bibliothécaire de l'Université.
De LAPORTALIÈRE, avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre.
1890 MÉRIGNHAC (Alexandre), professeur à la Faculté de droit.
1892 Df. BELLOMAYRE, avocat, ancien conseiller d'Etat.
AMILHAU (Henri), président honoraire à la Cour d'appel.
MASSOL (Aug-uste), docteur en droit, avocat, ancien bâton-
nier de l'Ordre.
1894 TEULLÉ (Rog-er), docteur en droit, avocat, bâtonnier de
l'Ordre.
GARRIGOU, docteur en droit, notaire.
1895 FRAISSAINGEA, professeur à la Faculté de droit.
TOURRATON, docteur en droit, président du Tribunal civil.
SERVILLE (Raymond), docteur en droit, avocat, ancien
bâtonnier de l'Ordre.
189G JORDAIN, conseiller à la Cour d'appel.
HOUOUES-FOURCADE, professeur à la Faculté de droit.
LAUMOND-PEYRONNET, docteur en droit, avocat, ancien
bâtonnier de l'Ordre.
JAUE^ON, docteur en droit, procureur de la République.
LISTE ACADEMIQUE. XI
1897 MALAVIALLE, directeur de l'Enreg-istrement, des Domaines
et du Timbre.
BOSCREDON, docteur en droit, avocat.
1900 MARIA, professeur à la Faculté de droit.
1901 PEYRUSSE, avocat.
ZEGLIGKI, juge au Tribunal civil.
1904 HUBERT, avocat, docteur en droit.
MESTRE, professeur à la Faculté de ilroit.
1905 DENIAU (Pierre), avocat, docteur en droit.
FERRA DOU, professeur à la Faculté de droit.
LAURENS (Hippolyte), docteur en droit, directeur d'assu-
rances.
Lauréats autorisés à exercer les droits mentionnés
en l'article 38 des statuts.
1898 Abadie (Guillaume), avocat à Gaillac, ancien magistrat.
i858 G. d'Espinay, docteur en droit, ancien conseiller à la Cour
d'appel d'Angers.
1880 Gi.sclard, avocat à Périgueux (Dordog"ne).
i885 Laurain (Henri), avocat à Dijon.
1894 Mérigxuac (Louis), ancien magistrat, membre correspon-
dant.
1895 Typaldo -Bassia, député, avocat à la Cour suprême, professeur
à l'Université d'Athènes, membre correspondant.
1880 Pé-de-Arros , jug-e au Tribunal civil de Foix (Ariège) ,
membre correspondant.
1879 Smitu (Léon), à Paris.
i8g4 Thomas (Léonce), avocat à la Cour d'appel de Bordeaux.
MEMBRES CORRESPONDANTS.
Messieurs :
1870 Alibrandi (le commandeur), ancien professeur de droit à la
Sapience de Rome.
1878 A^MiAUD (Albert), ancien magistrat, chef de bureau au minis-
tère de la justice.
Ml RECUEIL IJI: LKGISLATION.
1873 AuNALLT UE LA Ménaruilre, piofesscui" ù la Faculté de droit
de Poitiers.
1902 AuBERY (Ca('tan), jupe d'instruction à Issoiro (Puy-de-Dôme).
1890 Bailly (Ernest), doyen de la Faculté de droit de Dijon.
189.5 Bauby (Emile), docteur en droit, notaire à Estag-el (Pyrénées-
Orientales).
1876 Bavelier (Adrien), ancien avocat au Conseil d'Etat et à la
Cour de cassation.
Bazille (Gustave), avocat, ancien bâtonnier de l'Ordre, à
Fig-eac (Lot).
r869 Beaune, doyen de la Faculté libre de Lyon, ancien procureur
général à la Cour de la môme ville.
1891 Bellom (Maurice), ingénieur au Corps des mines, Paris.
1901 Besson (Emmanuel), chef du personnel à la Direction géné-
rale de l'Enregistrement.
1900 Bezard-Falgas, chef du contentieux des titres du chemin
de fer Paris-Lyon-Méditerranée.
1899 Biervliet (van), professeur à la Faculté de droit, secrétaire
de l'Université catholique de Louvain.
1891 BoGisic, professeur à l'Université d'Odessa, conseiller d'Etat
de l'Empire de Russie.
1873 BoissoNADE (Gustave), professeur honoraire à la Faculté de
droit de Paris, ancien conseiller légiste du gouvernement
japonais.
1892 Bouissou, conseiller à la Cour d'appel de Riom.
189.5 Bressolles (Paul), docteur en droit, avocat au Conseil d'Etat
et à la Cour de cassation de Paris.
1874 Brcsa (Emilio), avocat, professeur à l'Université de Turin.
1888 Cabouat (Jules), professeur à la Faculté de droit de Caen.
i865 Caillemer, doyen de la Faculté de droit de Lyon, corres-
pondant de l'Institut.
1873 Cambon de Lavalette , ancien conseiller à la Cour de
Nîmes.
1896 Cauvière (Jules), ancien magistrat, professeur à la Faculté
libre de droit de Paris.
i883 Caze (Paul), premier président de la Cour d'appel de Mont-
pellier, ancien associé ordinaire.
1904 CuABKiÉ, juge de paix à Brignoles (Var).
LISTE ACADEMIQUE. XIII
l858 Gharrins, président honoraire à la Cour de cassation, ancien
associé ordinaire, à BouIoyne-sur-Mer.
1904 Chanson, juge au Tribunal de la Seine.
189 1 CiiÉNON (Emile), professeur à la Faculté de droit de Paris.
1901 Ghironi, prot'essseur à l'Université de Turin.
1881 GouGET, ancien président du tribunal civil de Muret, à Saint-
Gaudens.
1894 Gros-Mayrevieille (Gabriel), vice-président de la Commis-
sion des hospices de Narbonne.
1896 Cruppi (Jean), député de la Haute-Garonne, ancien avocat
général à la Cour de cassation. *
i855 Daguilhon-Pujol (Charles), docteur en droit, ancien premier
président de la Cour de Pau, ancien associé ordinaiie, l'un
des fondateurs de l'Académie.
1888 Daguin (Fernand), secrétaire général de la Société de lég-isla-
tion comparée de Paris.
1845 Dareste, docteur en droit, conseiller à la Cour de cassation.
1874 Darnaud (Emile), ancien magistrat, à Foix (Arièg-e).
1895 Demay (Ernest), ancien avocat au Conseil d'Etat et à la Cour
de cassation, Boulog-ne-sur-Seine.
1891 Desuevises du Dézert, professeur à la Faculté des lettres de
Clermont-Ferrand .
1897 Desserteaux, professeur k la Faculté de droit de Dijon.
1891 DioDATo LioY, professeur à l'Université royale de Naples.
1888 Dramard, conseiller à la Cour d'appel de Limoges.
1862 DucROCo, doyen honoraiie de la Faculté de droit de Poitiers,
professeur honoraire à la Faculté de droit de Paris, corres-
pondant de l'Institut.
1875 Dupré-Lasale, conseiller honoraire à la Cour de cassation.
i863 Duverger, président honoraire à la Cour de Poitiers,
1861 Ellero (Pietro), conseiller d'Etat, à Rome.
1868 EsTiGNARD, ancien conseiller à la Cour de Besançon.
1878 Fanti, avocat, à Imola (Italie).
1897 Fauchille (Paul), avocat, docteur en droit, à Paris.
1898 Fédou, curé-doyen de Nailloux (Haute-Gai'onne).
1802 Féraud-Giraud, président honoraire à la Cour de cassation.
1882 E^errand (Joseph), ancien préfet, correspondant de l'Institut,
à Amiens.
XIV RECUEIL DE LEOISLATION .
18G7 FuLCi, professeur de dro't à l'Université de Messine.
1874 Gargiulo (Saverio), substitut du procureur général à la Cour
de cassation de Naples.
1892 GiuARi), professeur h la Faculté de droit de Paris.
i855 (îiivAuij UE Vasson, président honoraire à Châteauroux (Indre).
i885 Glasson, membre de l'Institut, doven de la Faculté de droit
de Paris.
188O GouRiJ, avocat à la Cour d'appel de Lvon.
GuiLLOiAKD, professeur à la Faculté de droit de Caen.
1889 Henry (jM*-''), évêque de Grenoble.
1891 HiLTY, professeur à l'Université de Berne.
1892 lovANOvic (le commandeur Milan-Paul), jurisconsulte, à
Vukovar sur le Danube, Svrmie (Slavonie), Autriche-
Hongrie.
i858 Jacques (Ferdinand), ancien président du Tribunal civil
d'Avignon.
1897 Jèze (Gaston), agrégé à la Faculté de droit de Lille.
1894 KovALEWsKi (Maxime), i3, avenue de l'Observatoire, Paris.
1869 Kerchove (comte de), avocat et sénateur à Gand (Belgique).
1902 Labra f Raphaël be), sénateur, avocat à la Cour de cassation
de Madrid.
1904 Lallemand (Léon), avocat à Paris, correspondant de l'Institut.
[906 Lamouzèle, con.seiller de préfecture de la Gorrèze.
1879 Lamy (de), juge au Tribunal civil de Nérac.
1879 LANFRA^x DE Panthou , aucicn procureur général à Caen
(Calvados).
1864 Lasserre. avocat à la Cour de Pau.
1896 Latreille, ancien conseiller à la Cour d'appel, à Moissac.
1896 Laurens (Joseph), professeur honoraire à la Faculté de droit
de Montpellier, ancien associé ordinaire.
1878 Lefort (Joseph), avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de
cassation.
1882 Limelette (Léonce), conseiller à la Cour d'appel de Liège
(Belgique).
1901 LossEAU (Léon), avocat, docteur en droit, à Mons (Belgique).
1879 LouBERS , conseiller à la Cour de cassation, ancien associé
ordinaire.
LISTE ACADEMIQUE. XV
1875 LuGCHixi (Luig-i), député au Parlement italien, cûascillei- à la
Goui' de cassation de Rome.
i883 Lyox-Caen, professeur à la Faculté de droit de Paris, membre
de l'Institut.
18GG Martin Le Neuf de Neufville, président honoraire au Tribu-
nal civil d'Alènçon (Orne).
1893 Mérignhac (Louis), ancien jug-e au Tribunal civil de Foix.
i858 Métivier, ancien premier président de la Cour d'Ang-ers.
1893 NicoLAÏ (^Alexandre), avocat à la Cour d'appel de Bordeaux.
1886 Pascaud, conseiller à la Cour d'appel de Chambéry.
1900 Paulian (Louis), secrétaire-rédacteur à la Chambre des
députés.
Pé-de-Arros, juge au Tribunal civil de Foix.
Périer (Léon), docteur en droit, chef de bureau au Ministère
de l'Intérieur.
1882 Périer (Arsène), avocat à la Cour de cassation.
i885 PiLLET, professeur à la Faculté de droit de Paris.
1886 PoiTTEViN (le), jug-e d'instruction à Paris.
i865 PiLLET, avocat à la Cour de Chambéi-y.
1879 Poubelle, prof, honoraire à la Faculté de droit de Toulouse,
ancien ambassadeur de France auprès du Saint-Siège,
ancien associé ordinaire.
1893 Prudhomme (Henri), juge d'instruction au Tribunal de Lille
(Nord).
Roland (Aimé), avocat à Paris.
1866 Rossignol (Elie), à Montans (Tarn).
1881 Rousseau (Rodolphe), avocat à la Cour d'appel de Paris.
1882 Saint-Girons, docteur en droit, avocat-conseil de M. Schneider
et C**, 42, rue d'Anjou, Paris,
igoo Salefranoue (Léon), directeur de l'Enregistrement, à Mont-
do-Marsan (Landes) .
1890 Salvagniac, avocat, ancien magistrat, à Babeau, près Saint-
Chinian (Hérault), ancien associé ordinaire.
1891 Sarraute (Pierre), ancien président du Tribunal civil de
Villeneuve-sur-Lot.
1897 Saulnier de la Pinelais, ancien avocat général, ancien bàton-
^iiier de l'Ordre des avocats à la Cour d'appel, à Rennes.
18G8 \'oN ScHULTE, professeur à l'Université de Bonn.
XVI RECUEIL DE LÉGISLATION.
1889 Stouff (Louis), professeur à la Faculté des lettres de Dijon.
188^ Tanon, président de chambre à la Cour de cassation.
1880 Teichmann (.Mherl), professeur de droit criminel à l'Université
de Bâle (Suisse).
iHH'i TiiALLER, professeur à la Faculté de droit de Pans.
189G Thomas (Léonce), avocat à la Cour d'appel de Bordeaux.
1884 ToHAuo Della Galia, jurisconsulte à Palerme.
1889 ToiTUTouLON (Pierre de), docteur en droit, à Aix-en-Provence,
" professeur à l'Université de Genève.
189 1 Typaldo-Bassia, député au Parlement lielléninue, professeur
à l'Université d'Athènes.
i865 Verdier, avocat à la Cour de Nîmes, ancien magistrat.
1904 Vernaux, chef du contentieux des messag-eries maritimes.
Messieurs les membres honoraires et correspondants sont instam-
ment priés de nous indiquer les rectifications à faire, soit sur leur
propre nom, soit sur toutes autres indications relatives aux listes,
afin de nous tenir au courant des faits qui peuvent modifier l'état de
notre personnel.
L'Académie publiera ses statuts revisés dans le prochain volume.
LES ÉLÉMENTS DU GONTExNTJEUX
INTRODUCTION.
Sommaire. — Nécessité de l'emploi d'une méthode réaliste dans la recherche
des éléments du contentieux et dans l'appréciation de la fonction du
juge. — Excellente situation du contentieux administratif pour une étude
de cette sorte ; en quoi il se rapproche des contentieux primitifs. — In-
suffisance manifeste de la définition du contentieux par la déclaration
ou la restidilion du droit violé. — Une définition complète ne peut être
établie que si l'on distingue des éléments sociaux du contentieux et des
éléments juridiques ; division du sujet.
Une vaste controverse est ouverte au sujet de la notion du
contentieux. Elle est née en droit administratif, mais elle n'y
est pas cantonnée ; elle intéresse aussi bien le contentieux
civil. Il s'agit, en substance, de savoir si le juge est, en même
temps, un magistrat; si, avec la juridiction conlenlieuse,
c'est-à-dire avec le pouvoir de dire le droit, il a celui d'ordon-
ner les procédures, d'autoriser ou d'annuler les actes, c'est-
à-dire la juridiction gracieuse. On se demande si la seconde
espèce de juridiction rentre aussi naturellement que la pre-
mière dans sa fonction. En droit administratif, c'est avant
tout la question de savoir si le contentieux de l'annulation
est aussi normal que celui de la pleine juridiction; mais la
juridiction administrative tout entière est en cause, parce que
le juge pa!aît y avoir, même dans la pleine juridiction, des
1
a RECUEIL I>F LEGISLATION.
pouvoirs qui dépassent ceux du juge civil, et parce qu'elle
semble convaincue de receler une confusion plus grande du
gracieux et du contentieux.
Les ramifications de cette controverse s'étendent fort loin;
le problème de la séparation des fonctions de juger et d'ad-
ministrer va réveiller celui de la séparation des pouvoirs, et
comme l'annulation des actes en droit administratif est sou-
vent prononcée pour violation de la loi, le pouvoir d'annula-
tion apparaît comme une entreprise sur la loi et pose la ques-
tion des rapports du juge avec ce que l'on est convenu d'ap-
peler le droit objectif, ou encore la question du pouvoir créa-
teur de la jurisprudence. Car, si le juge est enfermé dans la
restitution des droits subjectifs, on ne saurait faire sortir de
l'accumulation de ses décisions aucune règle de droit vérita-
ble, toute règle de droit étant objective; mais si, au con-
traire, le juge a dans ses attributions naturelles la garde de
la légalité et, pour cela, un certain pouvoir gracieux, rien ne
s'oppose à ce que sa jurisprudence ne devienne, dans la me-
sure de ce pouvoir, une source du droit.
Si, après tant d'autres ', j'entre à mon tour dans cette con-
troverse, ce n'est pas que j'aie l'intention de la reprendre dans
toute son ampleur ; mon ambition serait d'y introduire les
préoccupations d'une méthode réaliste. Elle a été jusqu'ici me-
née au point de vue des principes ; le principe de la séparation
des pouvoirs, celui de la sépaiation de la fonction de juger et
I. Jacquelin, La juridiction (ulministrative dans le droit constitution-
nel, 1891 ; Les principes dominants du contentien.v adininistriitif, Paris,
Brière, 1899; L'évolution de la procédure udininistrative, Paris, Cheva-
lier-Maresq. 1908, extrait de la Revue du droit public, 1908 ; Arlur, Sépa-
ration des pouvoirs et séparation des fonctions, Paris, Pichon, 1905,
extrait de la fier ne du droit public, années 1900-1908 ; Duguit, L'Etat, le
droit objectif et la loi positive, Paris, Fontemoing, 1901; L'Etat, les
gouvernants et les agents, eod., 1908; Léon Marie, Droit positif et Juri-
diction administrative , Paris, Chevalier-Maresq , 1908; G. Jèze, Les
principes générau.v du ilroit administratif, Paris, Berger-Levrault, 1904,
extrait de la Revue générale d'administration.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX.
de la fonction d'administrer, d'autres principes plus ou moins
solides du contentieux administratif en ont fait les frais'. Je
I. Principes dominants du content ieiiœ administratif {\e M. Jacqueliii ;
Principes généraux du droit administratif de M. Jèze; Séparation des
pouvoirs et séparation des fonctions de M. Artur; les ouvrages de M. Du-
guit ne sont pas moins dogmatiques et celui de M. Marie n'est pas moins
principiel.
Rien ne montre mieux comment on pose une question au point de vue
des principes et comment on méconnaît la force de l'évolution historique
que cette page de M. Jacquelin : « L'étude précédente a dû nécessai-
« rement amener à la double conviction suivante : D'une part que, pour
« pouvoir prendre naissance, le recours pour excès de pouvoir implique à
« la fois la confusion des pouvoirs exécutif et judiciaire et la confusion des
« fonctions administratives et juridictionnelles; et, d'autre part, que plus
« sont intenses ces deux sortes de confusions, plus le recours pour excès de
« pouvoir est placé dans un terrain favorable à son développement, tandis
« qu'à l'inverse , pliis elles sont réduites et plus ce recours a peine à se
« maintenir avec son caractère originaire et favorable à l'individu. Le prin-
« cipe de la séparation des pouvoirs, celui de la séparation des fonctions,
« A'oilà deux principes de bon gouvernement, de bonne administration, de
« bonne justice. Y a-t-il lieu, dès lors, d'être aussi fiers d'un système qui
« s'appuie sur la méconnaissance de ces règles fondamentales".' Et, à tout
« prendre, c'est-à-dire à supposer même qu'il fût vrai que l'abolition de la
« justice administrative distincte de la justice ordinaire dût entraîner du
« même coup la disparition du recours pour excès de pouvoir, ce système
« ne serait-il pas encore préférable s'il correspondait par contre à une
« stricte séparation des pouvoirs, à une séparation des fonctions? Peut-être
« l'individu y perdrait-il quelque avantage, puis(jue la simple lésion de ses
<( intérêts n'entraînerait plus pour lui qu'un recours gracieux devant l'ad-
(( ministration ; mais cette perte ne serait-elle pas plus que compensée par
« un gain considérable : l'acquisition des garanties d'une justice impar-
« tiale pour l'ensemble du contentieux administratif proprement dit fondé
« sur la violation d'un droit'? » {Principes dominants, etc., p. 256.)
Autrement dit : le recours pour excès de pouvoir a réussi, mais il a
réussi en dépit des principes ; il est « contre nature » (p. 258).
A force de répéter que l'organisation de notre contentieux administratif
est contraire aux principes, nos auteurs ont fini par le faire croire aux
étrangers, lesquels, heureusement, reconnaissent sa valeur pratique : « In
Francia, nonostante la confuzione di principii e l'incoerenza di sistema, le
istituzioni del contenzioso amministrativo hanno un pratico invidiabile va-
lore. » (Ugo Borsi, // silenzio délia publica amministrazione , p. 8, extrait
de la Giurisprudenza italiana, volume LV. Conférez, du même, une étude
sur les conditions actuelles du développement du contentieux administratil
français, extrait de VArcIiivio Juridico » Filippo Serafini », vol. X
4 HECUEIL DE I.EGISLATION*.
suis autant qu'un autre partisan des déductions juridiques, je
sais qu'elles ont leur place légitime, mais je sais aussi que les
principes ne sauraient être que des synthèses de faits et qu'à
ce point de vue il est bon de les reviser de temps à autre
pour s'assurer tpie leur formule est bien toujours adhérente
aux faits. II se pioduit, par l'emploi même de la méthode
aprioristique et déductive, pour peu que l'usage s'en prolonge,
un phénomène de simplification des théories qui les rétrécit
progressivement sans qu'on y prenne garde et finit par les
séparer de la réalité. En ce qui concerne l'interprétation de
notre droit civil, ce phénomène, très visible à la fin du dix-
neuvième siècle, a été vigoureusement dénoncé par M. Gény '.
Je crois qu'il s'est produit aussi dans l'interprétation des rè-
gles de notre contentieux administratif, et qu'il est grand
temps de briser un certain cercle d'idées, en partie factices,
dans lequel on s'est enfermé.
Assez de principes pour le moment, laissons de coté la sé-
paration des pouvoirs et la séparation des fonctions, n'es-
sayons pas de définir la fonction du juge par le fin du fin de
l'acte déjuger; regardons plutôt dans l'histoire comment la
société fait le juge et ce à quoi elle l'emploie; observons la
valeur pratique des institutions juridictionnelles. Je ne pré-
tends point que l'évolution historique soit infaillible, ni que la
valeur pratique des institutions ne puisse être critiquée au
nom des principes ; je crois seulement qu'on ne doit pas faire
abstraction de l'évolution historique ni des tendances pra-
tiques, et qu'elles révèlent une force des choses avec laquelle
des principes doctrinaux, en soi très relatifs, sont obligés de
composer.
On n'imagine pas un administrateur disant à la mer : « Tu
fascicule 3, et dans un article de M. Michoud sur Les conseils de préfec-
ture. Revue politif/ne et parlementaire, 1897, P- ^7^) It^s jugements sévè-
res de Sarwey, Emst Meier, Gumplowics, Schulze-Gœvernitz.)
I. Méthode d'interprétation en droit privé, Paris, i8gy, pp. 4*J ^J s-
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. O
n'iras pas plus loin », parce qu'il vient de faire homologuer
par un décret la délimitation du rivage. La prétention d'un
jurisconsulte qui s'opposerait à la marée montante du conten-
tieux de l'annulation, parce qu'il aurait au préalable décrété
la séparation doctrinale de la fonction de juger et de la fonc-
tion d'administrer, ne serait guère plus compréhensible. La
réalité pratique déborde constamment nos catégories logiques;
les institutions vivantes sont celles qui s'édifient, non pas sur
l'un de ces éléments, à l'exclusion de l'autre, mais sur la
combinaison des deux.
Bien que me plaçant au point de vue historique, je n'ai pas
l'intention d'entreprendre une histoire complète des institu-
tions juridictionnelles'; j'espère, seulement, apporter une
contribution utile à cette histoire par l'observation de notre
contentieux administratif dans certains de ses développements.
Cette espérance est fondée sur ce que le droit administratif
français, surtout dans son contentieux, évolue à la façon d'un
droit primitif et que, dans ces conditions, des rapprochements
sont possibles entre ses institutions et celles des anciens droits.
I. Cette tentative serait sinoulièrement prématurée; on en est encore,
pour lonotemps, réduit aux nionos;raphies et aux essais partiels. — Cfr. Es-
mein, Histoire de Ui procédure criminelle en France, 1882; Glasson, His-
toire des institutions de F Angleterre, 1882-88; Sumner-Maine, L'ancien
droit, 1874, trad. Courcelle-Seneuil; Etudes sur l'histoire des institutions
primitives, trad. Durieu de Leyritz, 1880; Beauchet, Histoire de l'orga-
nisation judiciaire en France, i^%%; Meier et Schaemann, Der attische
process, 1883-87; Brunner, Deutsche Rechtsgeschichte, 1887-1892; Decla-
reuil, La justice dans les coutumes primitives, Nouvelle revue histori-
que, 1889; Dareste, Études d'histoire du droit, 1889; Id., Science du
droit en Grèce, 1898; Ivowalesky, Coutume contemporaine et loi ancienne,
1898; Post, Grundriss der ethnologischen jnrispruden: , Oldembourg,
1894; Iherinf>", Les Indo-Europécns avant l'histoire, trad. 1896; Jobbé-
Duval, Etudes sur l'histoire de la procédure civile chez les Romains,
1896; Beauchet, Droit privé de la République athénienne, 1897; Tanon,
L'évolution du droit et la conscience sociale, 1900; Mommsen, Romisches
Strafrecht, 1899; P--F- Girard, Histoire de l'organisation judiciaire
chez les Romains, t. I, 1901 ; E. Lambert, La fonction du droit civil
comparé, igo3, pp. 209-800.
b RECITEIL DE LEGISLATION.
On constatera ce phénomène siin^ulier par l'exposé des
faits, mais il y en a une explication psychologique qu'il
est bon de donner par avance. Les <lroils primitifs sont
reconnaissahles à un signe particulier : ils font une part consi-
dérable à l'autonomie et, on peut Ictiire, à la susceptibilité de
la personne humaine. On sent qu'ils s'ébauchent entre des
nomades récemment fixés au sol, cpii ont gardé leur humeur
farouche, entre des chefs de clan très peu en société les uns
avec les autres, qui sont sur le pied des relations internationales
plutôt que sur celui des relations de la vie civile'. L'individu
humain sujet de ces droits est le héros vaniteux, querelleur et
violent que nous dépeignent les légendes homériques aussi
bien que l'épopée celtique^.
Dans ces conditions, les institutions juridiques ne peuvent
s'établir qu'avec d'infinis ménagements; elles ne s'imposent
point par la contrainte sociale qui est encore très limitée, elles
se font accepter par leur utilité et grâce aux croyances reli-
1 . « La cité fortifiée, géométriquement orientée et réçulièrenient délimi-
tée, enfermant l'ensemble du peuple dans son enceinte et servant de centre
unique au territoire, orj^anisée sur le type urbain caractéristique dans
lequel l'antiquité grecque et romaine a vu par la suite la condition normale
de la vie politique n'a pas toujours existé. Les ancêtres des Italiotes
ont, comme ceux des Grecs, des Germains et des Celtes, d'abord mené une
vie nomade au cours de laquelle sont nés les premiers gouvernements. »
Girard, Histoire de l'organisation judiciaire des Romains, p. 7. « I^es
populations d'origine sabellicjue ou samnite vivaient encore par clans,
sans organisation urbaine, quand elles entrèrent dans la fédération ro-
maine ^> (eod., p. 287). Dans le même sens, Ihering, les Indo-Européens
avant l'histoire, trad. Meulenaere, 1895, p. 368-872, et autres autorités
citées par Girard à la p. 7.
2. La colère d'Achille remplit V Iliade; les querelles de préséance occu-
pent une bonne partie des récits celtiques. Voy. dans le Cours de littérature
celtique de d'Arbois de Jubainville, t. VU, les fragments du cycle d'L'lster,
spécialement \c festin de Bricriii , p. 81, et Vhistoire du cochon de Mac
Dàtho, p. 66. Loégairé le vainqueur, Conall le triomphateur, Cùchulainn le
héros, ne sont pas gens à céder la primauté dans un repas, à plus forte
raison à céder de leurs droits. On sait également que la susceptibilité indi-
vidualiste est l'une des données de la reconstitution du Droit romain primi-
tif, faite par Ihering, Esprit du Droit romain, t. I, p. 108 et s. et passim.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 7
g-ieiises ou aux superstitions magiques'. L'institution juridic-
tionnelle, par exemple, s'offre aux plaideurs comme un
moyen dont ils peuvent user, s'ils le jugent plus avantageux
rpie la guerre privée ou la justice privée, mais dont ils peuvent
aussi ne pas user". Au début, toute institution juridictionnelle,
civile ou nationale, est volontaire comme l'est aujourd'hui la
cour de la Haje, qui plus tard s'imposera par la contrainte
aux litiges internationaux si l'Europe s'organise.
Or, cette autonomie de la volonté individuelle , cette indé-
pendance et cette susceptibilité se retrouvent dans les rela-
tions de notre vie administrative, non pas certes du côté
des administrés, mais du côté de l'administration \ Celle-ci
étant une puissance, c'est-à-dire une volonté privilégiée, croit
de sa dignité de garder ses distances, et lorsqu'il s'agit de
l'amener à soumettre à un juge public ses actes ou ses
relations avec des administrés qui sont ses subordonnés, sur
lesquels elle exerce déjà une sorte de justice privée, alors,
d'une façon unilatérale, se reproduisent toutes les difficultés
avec lesquelles se sont trouvés aux prises les droits primitifs,
et sensiblement reparaissent les mêmes procédés de solution.
Cette situation très spéciale de notre contentieux adminis-
tratif nous permettra des constatations qui seront, je crois,
probantes pour tous les contentieux. Par-dessous les défini-
tions trop étroites obtenues par le jeu de principes trop sim-
plifiés, nous retrouverons des définitions plus larges, plus
1. Sur le domaine très limité du Droit romain primitif à l'époque des
rois, malg-ré la concentration entre les mains de ceux-ci de toute l'autorité
sociale, v. Girard, op. cit., ch. i; sur le caractère religieux de ce droit,
eocL, p. 3o et suiv. ; sur l'influence des superstitions magiques, v. Huvelin,
Les Tablettes magiques et le Droit romain, 1901, extrait des Annales in-
ternationales d'histoire. Pour ce qui est des autres droits, v. les auteurs
cités à la p. 5.
2. Sur ce point, voir les témoignages au paragraphe suivant.
'ê>. Notre^puissance publique a eu son épopée, ses ([uerelles de préséance,
ses administrateurs et ses employés de bureau légendaires.
8 RRCIKIL DE LKOISLATION.
C()ii){nvli(Misivcs, (jui feront rentrer le contentieux de l'annii-
lalii)n dans le conlenlieux normal, qui im|»lifjueront que le
rôle du juge ne se borne pas à la restitution des droits sub-
jectifs, mais qu'il se hausse jusqu'au pouvoir g-racieux, jusqu'au
pouvoir d'ordonnance, jusqu'à la proleclion et même jusqu'à
la création du droit objectif.
Les auteurs dont nous critiquons la méthode admettent en
général les définitions suivantes : il n'y aurait contentieux
véritable que lorsqu'une autorité publique serait appelée à
« dire le droit subjectif » à l'occasion d'un conflit. Les élé-
ments de ce contentieux seraient : i° un litige né de la viola-
tion d'un droit subjectif; 2° une autorité publique ([ui dise le
droit à l'occasion de ce litige. Ce sont les deux éléments que
met en relief M. Jacquelin dans ses Principes dominants du
Contentieux administratif, p. 191-192', et, en somme, ce
sont aussi ceux que relève M. Artur dans sa brochure
Séparation des pouvoirs et Séparation des fonctions' .
1. On peut néglisjer pour le moment un troisième élément qui serait spé-
cial au contentieux administratif, le fait que la violation du droit provien-
drait d'un acte administratif; nous y reviendrons au § 2.
2. P. 100 et suiv. ; M. Artur ajoute deux autres éléments : it> il faudrait
que l'autorité publique qui statue eût d'avance la qualité de juridiction
organisée ; 2° une réclamation de la partie lésée serait nécessaire. Mais ces
deux éléments doivent être écartés. La réclamation de la partie lésée rentre
dans l'élément de conflit; elle est la manifestation même du conflit. Quant
à la question de savoir si des décisions contentieuses ne peuvent être ren-
dues que par une autorité érigée au préalable en juridiction organisée, il
est impossible d'y donner une réponse satisfaisante autrement que par l'his-
toire. Elle pose le problème des rapports de l'organe et de la fonction.
Est-ce l'organe qui crée la fonction, est-ce la fonction qui crée l'organe? A
mon avis, les deux sont vrais suivant les cas. Il arrive que l'organe crée la
fonction, et d'une certaine faron tous les actes d'une juridiction organisée
sont juridictionnels; mais il arrive aussi que la fonction crée ou modiKe
l'organe, certains actes du chef de l'Etat, parce que leur nature est essen-
tiellement juridictionnelle, transforment momentanément celui-ci en un
juge, bien qu'il ne soit pas d'avance une juridiction organisée. Au reste,
M. Artur, qui, à la p. 100 de sa brochure, exigeait la qualité de juridiction
organisée, à la p. 200 ne l'exige plus; par suite de ce revirement, il admet
la doctrine du ministre-juge qu'il avait primitivement condanuiée.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. Q
De ces premières définitions on en extrait une autre (jui est
celle de l'acte de juger : « Jug;er, dit M. Artur, c'est dire le
droit en vue d'en assurer le respect » {op. cit., p. ii8);
« juger, c'est statuer sur le droit violé à l'effet de lui assurer
« la protection qu'il réclame Toutes les fois qu'un homme
« prononce, avec l'autorité de la puissance publique, sur une
« question de droit violé, et que sa décision a uniquement
« l'objet suivant : y a-t-il lieu d'accorder ou non au droit qui
« se prétend violé la protection qu'il réclame? cet homme
« prononce ou est appelé à prononcer en qualité de juge »
(eod., p. 2o3). Bien entendu, malgré la tournure absolue de
celte locution : (( Dire le droit », il ne s'agit point de a dire
le droit objectif » ou de définir la règle de droit, il s'agit de
« protéger un droit qui réclame », par conséquent de « dire le
droit subjectif du réclamant' » .
Cette dernière définition de l'acte de juridiction, « dire le
droit en vue d'en assurer le respect », est celle qu'affection-
nent nos auteurs, celle qui revient dans leurs raisonnements
et avec laquelle joue leur dialectique. Peu à peu les autres
éléments entrevus s'éliminent, et d'un contentieux il ne reste
bientôt plus qu'un seul geste : « Dire le droit subjectif. »
Pour cette raison, le contentieux administratif de Vannnla-
tioii, dont le recours pour excès de pouvoir est le principal
représentant, les embarrasse, les gêne et les scandalise, car il
est un exemple remarquable de protection, non pas des droits
subjectifs, mais de la règle de droit objective ; il met aux prises
des plaideurs qui n'invoquent pas leurs droits, et en fonction
un juge qui annule des actes au lieu de restituer des droits".
1. A ta p. 3o6, M. Artur, op. cit., dit bien : « Pour qu'un recours soit
contentieux, si d'ailleurs les autres conditions sont remplies, il suffirait
d'une violation du droit objectif », mais tout l'ensemble de son étude pro-
teste contre cette concession, et, au moment même où il la fait, il affirme
que le recours pour excès de pouvoir a toujours à sa base un droit violé
subjectif {eod); que sera-ce donc des autres recours?
2. M. Artur est celui qui insiste avec le plus de force sur le caractère
10 RECUEfL DE LEGISLATION.
Or, ce qui prouve bien l'étroitesse de ce point de vue exclu-
sivemenf juridique d'où l'on entend apprécier le bien ou le
mal fondé des contentieux, c'est que les mêmes auteurs, lors-
qu'ils veulent confronter l'acte de juridiction avec une autre
espèce d'actes, par exemple avec l'acte d'administration, ne
s'en tiennent pas aux mêmes positions. On répète bien :
« Juyer, c'est dire le droit en vue d'en assurer le respect »,
mais on définit l'acte d'administration sans se préoccuper de
ses rapports avec le droit, et l'on dit : « Administrer, c'est
pourvoir à l'organisation et au fonctionnement des services
publics » (Artur, op, cit., p. ii8 et encore p. 2o3j. On défi-
nit donc la juridiction par rapport au droit et l'administration
par rapport au besoin social. On oppose ainsi des notions
qui ne sont pas comparables entre elles. Heureuse inconsé-
quence qui nous rappelle que dans les institutions sociales il
y a autre chose que leur écorce juridique.
C'est qu'en effet toutes les institutions sociales sont peintes
en droit, mais par-dessous le revêtement de cette peinture
elles ont une réalité purement sociale qui est politique, écono-
mique ou mondaine; les institutions sont pour les besoins
sociaux, le droit les recouvre et les conserve. 11 est indispen-
sable aux sociologues de tenir compte de Tépiderme juridi-
exceptionnel du pouvoir d'annulation des actes conférés à un juge(o/j. cit.,
p. 129, 299, 385). L'embarras des auteurs qui ne veulent pas admettre le
caractère normal du contentieux de l'annulation se traduit par la diversité
de leurs attitudes à l'égard du recours pour excès de pouvoir. M. Jacquelin
le verrait avec plaisir disparaître et trouverait que la suppression de la juri-
diction administrative ne serait pas trop cher payée au prix de cette dispa-
rition. (V. la citation de la p. 3.) M. Léon Marie, au contraire, voudrait le
rapprocher du recours contentieux ordinaire au point de lui faire produire
la restitution du droit subjectif (Droit positif et juridiction administra-
tive, t. II, p. 892 et suiv.), et il semble bien que ce soit du même côté que
penche M. Artur, sauf (ju'il retiendrait pour le recours en excès de pou-
voir « les pouvoirs d'annulation, qui sont des pouvoirs exorbitants du
« droit commun des tribunaux administratifs aussi bien que judiciaires,
« mais qui sont un effet heureux de Tancicnne confusion des fonctions »
[op. cit., p. 385).
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. II
dique; il est non moins indispensaJjle aux juristes de ne pas
oublier que sous cet épidémie il y a une chair sociale,
vivante, souffrante, exigeante. Or, ce dualisme se rencontre
jusque dans les iuslitulious f[ui sont des pièces du mécanisme
proprement juridique, et spécialement jusque dans l'organisa-
tion juridictionnelle. L'institution juridictionnelle a une réalité
politique et économique en même temps qu'une valeur juridi-
cpu', et il est souverainement étroit de ne la définir que par
les rapports qu'elle soutient avec le droit, car ceux qu'elle
soutient avec les besoins sociaux fondamentaux sont autrement
importants. Croit-on que si, en matière répressive, il s'agit de
substituer le jury au juge })rofessionnel, ou, inversement, le
juge professionnel au jurv, on ira chercher les arguments dé-
cisifs dans la façon dont l'un ou l'autre juge est capable d'ap-
précier la responsabilité du délinquant? Assurément il en
sera parlé; mais ce qui décidera de la réforme, ce ne sera pas
la meilleure compétence juridique, ce seront les plus grandes
convenances politiques; c'est que l'une ou l'autre des organi-
sations, dans le moment, favorisera tel ou tel régime; s'har-
monisera avec telle ou telle conception constitutionnelle. Il
n'est pas douteux non plus que l'institution de la juridiction
administrative, bien qu'elle ait fini par se justifier par une
meilleure compétence, n'ait été motivée au début par de pures
préoccupations politiques. C'est l'unique point de vue des
hommes de la Révolution'.
11 n'est pas niable que le juge n'ait d'une certaine façon à
dire le droit, encore qu'il faille entendre par là l'interpréta-
tion de la règle objective aussi bien que la déclaration du droit
subjectif, mais ce n'est que l'aspect juridi(pie de sa fonction,
I. A Rome, à la chute des rois, le jury civil fut institué; cette réforme
capitale qui entraîna la distinction du Jus et du Jiulicium et influa sur
toute l'histoire de la procédure, fut uniquement due à des préoccupations
polit i([uesXifr. Girard, Ilisloire de Vovfjanisalion judiciaire des Romains.
p. 8i.
12 RErtEir, DE LEGISLATION.
il y en a un aulre (jui est piireineiit social et <jiii est plus
imporlaiit. Aussi ne faut-il pas se liàler de dire que le con-
tentieux de l'annulation, par exemple, n'est pas un véritable
contenlieux parce (ju'il n'ahoulil pas à la déclaration d'un
droit subjectif; il se peut (pie le contentieux de l'annulation
réponde à un besoin social fondamental, tel que celui de solu-
tionner pacifiquement des conflits irritants, et que cette cir-
constance suffise à en faire un véritable contentieux.
Pour mettre en évidence ces vérités, nous allons établir
une définition du contentieux qui soit purement sociale et qui
cependant se soutienne par elle-même. Nous montrerons en-
suite comment de ces éléments premiers se dégage l'élément
juridique du contentieux qui, en tant que distinct, est de
formation secondaire. Ce nous sera une occasion de déter-
miner le moment où se trouve actuellement le contentieux
administratif français dans son évolution de la politique pure
au juridisme et d'apprécier les directions dans lesquelles il
peut s'engag-er pour achever cette évolution; spécialement,
c'est après cette double définition que nous pourrons tran-
cher la question du caractère normal ou arnormal du conten-
tieux de l'annulation'.
I. Bien des fois déjà, j'ai eu l'occasion de faire observer que les institu-
tions sociales ne peuvent être saisies dans leur réalité concrète que par
deux définitions, l'une donnée du point de vue du droit , l'autre du point
de vue des sciences politiques. [Précis de droit admmistrntif, 2? édit.,
i8q3, p. i, le droit et les sciences sociales; la Science sociale tradition-
nelle, i8g6, et les Leçons snr le mouvement social, iS^g, passim ; Précis
de Droit adniinist., 5e édit., Introduction, p. xxii et suiv.)
Est-il besoin d'avertir que cette dichotomie, tout en permettant une
approximation plus grande de la vérité, conserve l'infirmité de toutes les
méthodes intellectuelles et n'atteint pas encore absolument la réalité
vivante.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. l3
CHAPITRE PREiMIER.
LES ELEMENTS SOCIAUX DU CONTENTIEUX.
1 1. — L'élément de la contestation.
Sommaire. — Les éléments sociaux du contentieux se ramènent à trois :
une contestation; l'acceptation, par les parties, de l'instance destinée à
régler paciH(juement la contestation; un juge public devant qui se
déroule l'instance.
I. — Importance de l'élément de la contestation : A) La contestation dans, la
procédure même de l'instance et dans le débat contradictoire ; histoire
de la procédure administrative évoluant vers le débat oral public et
contradictoire — grâce au critérium du débat contradictoire, on peut dis-
tinguer les recours administratifs contentieux et ceux qui ne le sont pas,
quelques exemples ; — R) Mais la contestation n'est pas seulement dans la
procédure, elle est un élément de fond ; les situations incontestables
excluent le contentieux; l'élément de contestation dans le contentieux
des conflits; dans le contentieux de l'interprétation; dans le contentieux
ordinaire.
II. — La contestation qui engendre un contentieux ne procède pas néces-
rement de la violation d'un droit subjectif : A) Dans beaucoup de con-
tentieux administratifs , la négative est certaine : dans les conflits
d'attribution; dans le contentieux de l'interprétation; dans celui des
élections et celui des comptes; dans celui de l'excès de pouvoir; obser-
vations à ce sujet. — B) Définition purement formelle de la contestation
très suffisante au point de vue social : conflit aigu susceptible de dégé-
nérer en voie de fait; exemples tirés du droit international et du droit
administratif; il est inutile de poser la question de la matière con-
tent ieuse.
Au point de vue social, un contentieux est une contestation
que les parties ont accepté de soumettre à un jug-e public, afin
que celui-ci y trouve une solution pacifique. Ce qui domine en
cette matière, c'est la préoccupation d'assurer la paix, de la
rétablir lorsqu'elle est troublée par une querelle, d'éviter que
I^ RECUEIL DE LEGISLATION.
la (luerelle ne (IrinVMiric cii mit' liiHc à main armée, en une
voie de fait, en »ine ynerre. Ce qui préside à l'organisalion des
juridictions, ce n'est donc point la ç;^rande figure de la justice
ni celle du droit, c'est celle de la paix. Le mouvement d'où
est sortie la cour de la Haye n'est i)as juridique mais paci-
fiste. Cette juridiction naissante est l'œuvre des Ligues de la
paix, des Congrès de la paix; elle appli(iuera sans doute les
règles du droit internationnal et sa jurisprudence en créera;
mais ce qu'on attend d'elle, ce n'est pas en première ligne du
droit, c'est de la paix; on lui «lemande de nous éviter les
horreurs de la guerre'. Hier était pareil à aujourd'hui. Les
juridictions du passé ont la même origine (pie celles du pré-
sent, les juridictions nationales la même source que les inter-
nationales. Paix publique, paix privée, paix intérieure, paix
extérieure, voilà le hut à atteindre. Guerre privée, guerre
publique, guerre intestine, yuerre étrangère, voilà le danger
à éviter.
Cette définition sociale du contentieux s'analyse en trois
éléments : celui de la contestation; celui de l'acceptation par
les parties d'une solution pacifique à trouver, c'est-à-dire de
l'acceptation de l'instance; celui du juge fourni par l'autorité
publique. Nous allons étudier ces trois éléments, et d'abord,
dans le présent paragraphe, la contestation ou le conflit ipii,
I. CeUe vérilé U-ansparait dans les passages essentiels de l'acte du
29 juillet 1899 de la Conférence de la Paix :
Prologue : « Animés de la ferme volonté de concourir au maintien de la
paix "énérale ; résolus à favoriser de tous leurs efforts le règ-leineut amiable
des contlits internationaux;... voulant étendre l'empire du droit et fortifier
le sentiment de la justice internationale... »
Art. i". — « En vue de prévenir autant que possible le recours à la
force... les puissances signataires conviennent d'employer tous leurs efforts
pour assurer le règlement pacifique des différends internationaux. »
Art. i5. — « L'arbitrage international a pour objet le règlement des
liti"-es entre les États par des juges de leur choix et sur la base du res-
pect du droit. »
On voit que la paix vient eu première, le droit eu seconde ligne.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. l5
dans l'ordre historique comme dans l'ordre logique, est le
premier.
L'élément de contestation ou de conflit est admis par tous les
auteurs, mais pas toujours dans sa simplicité de fait purement
social. On lui associe des ing-rédients juridiques. On dit « litige
né de la violation d'un droit ' ». Or, il s'agit de savoir si une con-
testation qui ne soit pas née de la violation d'un droit subjectif
ne suffit pas cependant à motiver l'org-anisation d'un contentieux.
I. — A) Commençons par observer l'importance de l'élé-
ment contestation, saisissons le fait là où il est le plus exté-
rieur et par conséquent le plus sensible, dans la procédure de
l'instance. Une instance n'est qu'une longue contestation. Si
le simulacre de combat à main armée qui agrémentait la
primitive revendication romaine a depuis longtemps disparu,
il a été remplacé par une discussion à coups de papier timbré
ou à coups de plaidoiries, et le magistrat est encore obligé
d'intervenir pour prononcer le mittite anibo hominem, pour
crier : « La cause est entendue », c'est-à-dire pour signifier
aux plaideurs que la contestation a suffisamment duré. Si
toute procédure contentieuse tend à s'organiser comme débat
contradictoire et si tout débat contradictoire lui-même tend à
s'extérioriser en un débat oral à l'audience publique, c'est
sans doute pour donner des garanties aux justiciables; mais,
justement, les garanties ne se trouvent dans cette voie que
parce que la procédure contradictoire s'adapte exactement au
fond du litige qui est une contestation, et parce que la dis-
cussion contradictoire est le seul moyen de soumettre au juge
tous les éléments de la contestation.
A ce point de vue, rien de plus instructif que l'histoire
de la procédure administrative. M. Jacquelin la étudiée
dans sa brochure, VÉvohition de la procédure administra-
I. V. ie^ citations de la p. 8.
l6 RECUEIL DE LKGISLATION.
tive\ Je suis au foud d'accord avec lui sur le caractère de
cette procédure comme sur celui de la juridiction administra-
tive; il y a dans ces deux institutions contusion du caractère
gracieux et du caractère contentieux*. Seulement, M. Jac-
quelin juge sévèrement cette confusion (( au nom des prin-
cipes », tandis que je la vois plutôt avec faveur et que j'en
attends la formation d'un droit d'équité dont les règles en
bien des cas se superposeront avantageusement à celles de
notre droit civil, comme en Angleterre la jurisprudence des
cours d'équité s'est superposée à la comnion law^.
Quoiqu'il en soit, d'ailleurs, de ces appréciations, il est incon-
testable que dans le cours du siècle dernier, à mesure que la
juridiction administrative se constituait davantage comme une
juridiction véritable, c'est-à-dire se séparait de l'administra-
tion active ^ la procédure administrative elle aussi évoluait
et, partie du type bureaucratique^ c'est-à-dire de l'examen
non contradictoire d'une réclamation écrite 0])éré dans les
bureaux d'une préfecture ou dans ceux d'un ministère, se
rapprochait du type contentieux ^ Or, la principale des réfor-
mes qui l'ont ainsi rapprochée a été l'introduction du débat
1. Paris, Chevalier-Maresq , 1908. (Extrait de la Revue du droit public,
1903.)
2. « Cette notion de l'action en justice, cette confusion du gracieux et du
« contentieux seraient incompréhensibles si l'on n'avait pas en effet cons-
« tamment sous les yeux les traits saillants de l'organisation intime de la
« justice administrative, à savoir la confusion des fonctions et la pénétration
« de l'esprit de l'administration au sein des corps délibérants t]ui statuent
« au contentieux. » {Op. cit., p. i4-)
3. Cfr. mon Précis de droit administratif, .5e éd. Introduction, p. x.
[\. Ordonnance du 12 mars i83i, art. 3 et 4 : L'es conseillers d'Etat en
service extraordinaire cessent de siéger au contentieux ; les conseillers en
service ordinaire qui ont connu d'une affaire au point de vue administratif
ne peuvent pas en connaître au point de vue contentieux. Pour les Conseils
de préfecture : D. 3o décembre 1862 instituant un secrétaire greffier;
L. 21 juin i865 instituant un vice-président et écartant par là la présidence
du préfet dans les matières contentieuses.
5. Jacquelin, op. cit., p. \l\ et s.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. I7
oral à l'audience publique, c'esl-à-dire de l'élément de contes-
tation'. Et je n'en tire pas, pour mon compte, celte conclu-
sion qu'il faille, dans une procédure, subordonner l'initiative
du juge à celle des parties afin de laisser toute son importance
à la contestation; je n'en infère pas que la procédure civile,
où le débat oral devant le juge a plus d'importance que l'ins-
truction écrite, soit supérieure à la procédure administrative
où le débat oral, au contraire, reste l'accessoire de l'instruc-
tion écrite^; j'en conclus simplement que la contestation est
un élément essentiel du contentieux puisque cet élément s'im-
pose aux procédures les plus éloignées du type contentieux au
fur et à mesure qu'elles s'en rapprochent.
Il est à noter que le caractère contradictoire de la procé-
dure administrative s'est accentué en même temps pour les
recours coutentieux ordinaires et pour le recours pour excès
de pouvoir qui est le principal des recours en annulation. Il
n'est pas douteux qu'ils ne soient également « en forme con-
tentieuse ))"\ Il est vrai que, par le D. du 2 nov. i864, le
1 . Orcl. 2 février i83i , art. 3, pour le Conseil d'Etat; D. 3o décembre 18O2,
art. 2; L. 22 juillet 1889, art. /\î), pour le Conseil de préfecture. Il y a un
certain nombre de procédures spéciales dans lesquelles le débat oral n'a
pas été introduit. La procéilurc du jugement des comptes en est une et
M. Laferrière demande cette réforme {Jiirid. adm., I, p. SgS). — J^'insti-
tution d'un ministère public est liée, elle aussi, à l'élément de la contes-
tation ou du déi)at, parce cjuc le ministère public est comme un juge du
camp dont les conclusions apprécient les moyens des deux parties. Au
Conseil d'Etat il a été institué par l'ordonnance du 12 mars i83i ; au Conseil
de préfecture, par la loi du 21 juin i865, et devant la Cour des comptes,
par un D. 17 juin 1880.
2. M. Jacquelin, op. cit., p. 28, est d'avis que la procédure civile est
supérieure ; mais il y a autre chose dans une procédure ([ue le libre déve-
loppement de la contestation, il y a le rôle du juge que l'on peut considérer
comme par trop restreint dans la procédure civile et comme raisonnable-
ment développé dans la procédure administrative. (En ce sens, Laferrière,
Jurid. adm., 2eéd.,l, p- 327 et s.; Brémond, sur la loi du 22 juillet 1889,
Revue d'adm., année 1890 et s. ; Berthélemy, Traité élém. de droit adm.,
3e édit., p. ^99.)
3. L'article 88 de la loi du lo août 1871 et l'article i3 de la loi du
2
10 RECUEIL DF LKGISLATIOX.
recours j>our excès de pouvoii' ;\ été dispensé du ministère de
l'avocat, et que, lorsque les parties usent de cette faculté, elles
ne sont pas admises à présenter des observations orales à
l'audience (L. 24 mai 1872, art. 18; C. E., i883, Bertot, p. 769;
cfr. 2^ avril 1901, r/ection de Bazoilles et MéniL, p. 887),
mais il ne dépend que d'elles de constituer avocat et ainsi de
s'assurer le débat oral ; il est vrai encore que le jugement des
recours pour excès de pouvoir pourrait être retenu par la
Section du contentieux devant laquelle il n'y a pas de débat
oral, mais, en fait, il est toujours renvoyé devant V Assemblée
du contentieux où le débat oral est possible. Rien n'est plus
sig-nificatif que cette pratique.
Une objection plus spécieuse à l'assimilation du recours pour
excès de pouvoir au recours contentieux ordinaire., au point
de vue de la procédure, serait que dans les recours conten-
tieux ordinaires le débat contradictoire s'engage entre des
parties en cause, l'administration y ayant cette qualité et pou-
vant notamment y être condamnée aux dépens (D. 2 nov. i864,
art. 2; L. 22 juillet 1889, art. 63); tandis que dans le re-
cours pour excès de pouvoir l'administration n'est pas partie en
cause et, en somme, le requérant ne trouve devant lai aucune
partie. Mais cette objection ne serait que spécieuse. Si le requé-
rant ne trouve devant lui aucun adversaire qui ait qualité de
partie en cause, il trouve en tout cas un contradicteur suffisant
pour que le débat s'engage, c'est le ministre auquel la requête
en excès de pouvoir est nécessairement communiquée, qui pré-
sente ses observations et à la suite duquel le commissaire du
gouvernement prend ses conclusions. Il n'est dit nulle part
qu'un débat ne soit contradictoire que si les plaideurs ont la
qualité de parties en cause. Les exemples du contraire abon-
8 avril 1895 appellent expressément le recours pour excès de pouvoir recours
contentieux. S'il est dispensé de certains frais, il reste assujetti à ceux de
timbre et d'enresfist rement (D. 2 nov. 18G4, art. i^r; C. E., 22 avril 1904.
Walbert); il admet l'assistance judiciaire (C. E., 6 mai 1904, Morichon).
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. IQ
dent. Dans la procédure criminelle, le ministère public qui
poursuit, n'est pas une partie en cause qui puisse être condam-
née aux dépens et cependant l'instance est contradictoire'.
Devant la juridiction civile elle-même, dans les cas excep-
tionnels où la Puissance Publique intervient, le débat est con-
tradictoire et cependant la puissance publique n'a pas été
partie en cause. C'est le cas en matière de provocation de
conflit. Le préfet, par son déclinatoire d'incompétence, pro-
voque devant le tribunal civil un débat contentieux sur la
compétence; ce débat se termine par un jugement contradic-
toire et cependant le préfet n'a pas été partie en cause , spé-
cialement il n'a pas pu être condamné aux dépens (Conflits,
q5 juin 1887, Mabloz et Tessier \ 16 nov. 1901, Ziinmer-
mannY . En somme, pour qu'un débat soit contradictoire, il
suffit qu'il y ait des contradicteurs ou des plaideurs. La qua-
lité de partie en cause est relative à des conséquences acces-
soires de l'instance, à la question des dépens, à celle aussi
de la relativité de la chose jugée ; cela est intéressant, sans
doute, mais cependant secondaire par rapport à la qualité
de contradicteur qui, elle, est essentielle.
Si le débat contradictoire est un bon réactif qui décèle
l'instance coutentieuse, on doit pouvoir employer ce réactif
pour distinguer parmi les recours administratifs ceux qui
sont contentieux et ceux qui ne le sont pas. Et c'est, en efl'et,
ce qui arrive. Nouvelle preuve du caractère fondamental
de l'élément de contestation. Il y a des recours contentieux
dans lesquels le débat contradictoire est complètement orga-
1 . Le ministère public est appelé « la partie publique » par divers articles
du Code d'instruction criminelle (art. 192, ig4» 21G, etc.), mais il n'est pas
condamne aux dépens (art. 194, 368; cfr. Vidal, Cours de droit criminel,
2e éd., p. 698; Cass., i3 mars 1896, S. 96, I, 544)-
2. « Considérant que lorsqu'il propose un déclinatoire le préfet as^it
comme représentant de la puissance publique et non conmie partie en cause,
qu'ainsi il ne peut être condamné aux dépens. >->
20 RECUEIL DE LI.GISLATION.
nisé; il y a d'autres recours qui méritent le nom de quasi-
contentieux parce que le débat contradictoire commence à
s'y oi'ganiser ; il en est d'autres, enfin, qui ne sont pas con-
tentieux du tout, parce que le débat contradictoire n'y est pas
organisé et ne peut même pas y être conçu.
Il y a un certain nombre de recours quasi-contentieux
qui tous sont portés devant le chef de l'Etat statuant en
Conseil d'Etat, le recours du préfet contre les délibérations
des Conseils généraux dites définitives organisé par larticle 47
de la loi du lo août 1871, les recours pour abus en matière
ecclésiastique et les recours contre les décisions des conseils
des prises maritimes. Le premier de ces recours est le plus
intéressant. Sans doute, il est porté devant l'assemblée géné-
rale du Conseil d'Etat, formation purement administrative,
et non pas devant une section ou une assemblée du conten-
tieux (D. 2 août 1879, art. 7, n" 8); sans doute, il ne donne
lieu ni à constitution d'avocat ni à débat oral, et il aboutit
à un décret rendu en Conseil d'Etat; mais, aux termes de
l'article 47^ il doit être notifié au président du Conseil géné-
ral et à celui de la Commission départementale, et c'est seule-
ment l'accusé de réception de cette notification qui fait courir
le délai de deux mois dans lequel le décret doit intervenir
(C. E., 6 juillet 1888, Lisbonne); de plus l'accusé de récep-
tion est visé dans le décret (D. du 9 nov. 190^, Conseil géné-
ral de l'Aveyron, a espèces; — Reuue générale d'adminis-
tration, 1903, III, p. 43o et 433). Cette notification du
recours, qui appelle évidemment communication de pièces de
la part du Conseil général, est un commencement bien hum-
ble de débat contradictoire, mais enfin c'est un commen-
cement.
Il en résulte que la jurisprudence marque une répugnance
instinctive à traiter comme une décision administrative ordi-
naire le décret d'annulation rendu en Conseil d'État, et qu'après
certaines hésitations, elle s'est fixée en ce sens que ce décret
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 2 1
d'annulation n'est pas susceptible de recours pour excès de
pouvoir'.
On a prétendu qu'il n'y avait là qu'une fin de non-recevoir
tirée du défaut de qualité du réclamant et qu'on n'avait pas
voulu admettre les Conseils généraux à discuter les décrets
d'annulation de leurs délibérations, qui ont vis-à-vis d'eux le
caractère d'actes de tutelle (Laferrière, op. cit., 2® édition,
p. 445, t. II; Jèze, Principes du droit admin., p. 79). Mais
ce n'est évidemment pas la vraie raison, ou alors la jurispru-
dence serait par trop incohérente ; les Conseils municipaux
ont qualité pour attaquer l'arrêté du préfet qui annule une
de leurs délibérations (L. 5 avril i884, art. 67); le maire a
qualité pour attaquer l'arrêté du préfet qui annule un de ses
règlements de police (C. E., 18 avril 1902, Commune de Néris,
S., 1902, 3, 81); les Conseils généraux des colonies ont
qualité pour attaquer les actes de tutelle des g-ouverneurs rela-
tifs à leurs délibérations (C. E., 8 août 1896, C'*' des bateaux
à vapeur de la Guadeloupe; 24 mai 1901, Conseil général du
Sénégal); enfin, les Conseils généraux des départements sont
recevables à former recours pour excès de jDouvoir contre les
décisions des préfets qui ont prononcé l'annulation de leurs
délibérations en vertu de l'article 33 de la loi du 10 août 1871
(C. E., 8 août 1872, Laget).
Cet ensemble de décisions prouve, à n'en pas douter, que les
assemblées locales sont parfaiiement rece\ablesà se pourvoir
contre les actes de tutelle qui leur font gfief. Si donc le écret
d'annulation rendu par application de l'article 4? de la loi
du 10 août 1871 est inattaquable, ce ne peut être pour cette
raison tirée de la tutelle, et nous sommes autorisés à croire
1. Une décisioQ {Lisbonne) du 6 juillet 1888 admet implicitement le re-
cours dans une hypothèse ou l'on alléguait qu'il y avait un vice de forme
dans la procédure en annulation ; mais une décision {Conseil général des
Côtes-d a-Nord) du 2 avril J897 rejette absolument et sans distinction le
recours pour excès de pouvoir.
22 RECUEIL DE LEGISLATION.
que c'est bien plutôt parce qu'il a déjà quelques-uns des ca-
ractères de la décision conlentiense et parce qu'une décision
contentieuse, par sa nature, répugne au recours pour excès
de pouvoir. Ainsi, le recours de l'article 47 de la loi du
10 août 1871 présente les rudiments d'un débat contradic-
toire, et la conséquence en est que le décret qui intervient est,
à certains égards, une solution contentieuse'.
En revanche , si nous observons les recours hiérarchiques
qui peuvent être formés contre les actes des préfets devant le
ministre en vertu des décrets du 25 mars 1862, art 6, et
i3 avril 1861, art. 7, nous constatons que ces recours ne
donnent lieu à aucun débat contradictoire, que la contestation
I . Les recours pour abus en matière ecclésiastique sont portés devant
l'assemblée s^énérale du Conseil d'Etat, les pièces sont déposées au Secré-
tariat général et non au Secrétariat du contentieux, l'instruction est faite
par la section de l'intérieur ; mais le débat contradictoire est plus organisé
que dans le recours précédent, il y a possibilité de constitution d'avocat,
le recours pour abus du gouvernement est notifié aux intéressés, ceux-ci
fournissent des observations après avoir été admis à consulter le dossier
(D. sur abus, ler décembre 1902, Ministère de l'Intérieur et des Cultes
c. soixante-quatorze archevêques et évéques, Lebon, p. 8i4). Aussi le
recours pour excès de pouvoir ne serait-il point recevable contre un décret
sur abus. Pendant longtemps on a justifié cette décision en disant que le dé-
cret sur abus était un acte de gouvernement. Les auteurs récents ne le font
plus figurer dans la liste de ces actes (Laferrière, op. cit., II, 82 et s., mais,
p. 84, il l'appelle acte de juridiction gouvernementale). Il échappe donc à
raison de sa nature de décision contentieuse. Autre consé(juence : dans les
hypothèses où le fait initial qui motive le recours pour abus motiverait en
même temps un recours pour excès de pouvour, celui-ci est écarté (G. E.,
22 décembre 1876, Badaroux ; 28 mai 1879, évêque de Fréjus ; cfr. Lafer-
rière, op. cit., II, pp. 474-495), et on est bien tenté de voir dans cette
jurisprudence une application de la fin de uon-recevoir tirée de l'existence
d'un recours parallèle.
Le jugement des prises maritimes qui, jusqu'à l'ordonnance du 9 septem-
bre i83i, a été considéré comme véritable affaire contentieuse, est aujour-
d'hui, d'après Laferrière, un cas de juridiction gouvernementale (op. cit., II,
p. 71). La décision est rendue par décret en assemblée générale du Conseil
d'Etat, mais considérée comme un appel du Conseil spécial des prises ; il y
a ministère de l'avocat obligatoire (arrêté du 7 ventôse an XII), par consé-
quent débat contradictoire, et Laferrière estime que le décret sur les prises
n'est pas susceptible de recours pour excès de pouvoir [op. cit., W, p. 71).
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 23
ne réussit pas à se traduire dans la procédure, qu'on n'en
conçoit même pas la possibilité, car le préfet appelé devant
le ministre, contradictoirement avec le réclamant, ferait une
sing-ulière figure. Nous ne sommes pas surpris dès lors : i° que
la décision ministérielle rendue sur le recours hiérarchique
conserve tous les caractères d'un acte administratif ordinaire
et soit susceptible d'un recours pour excès de pouvoir; 2" que
l'existence d'un recours hiérarchique contre l'acte initial du
préfet ne fasse pas obstacle à ce qu'un recours pour excès de
pouvoir puisse être intenté omisso niedio (C. E., i3 avril i88t,
Bansais : i4 janvier 1887, Union des gaz). Ces recours hié-
rarchiques ne sont pas du tout contentieux, parce qu'ils ne
font aucune place à la contestation dans leur procédure'.
B) L'élément de contestation influe donc sur les instances
au point de devenir dans le débat oral contradictoire la forme
même des procédures. S'il est une condition de forme, il en
est aussi une de fond.
Quand une situation juridique est incontestable, quand un
fait est certain, il n'y a pas possibilité de contentieux. C'est
I . Nous serons obligés de revenir sur !a distinction des recours conten-
tieux et des recours administratifs, que nous établissons ici uniquement au
point de vue du débat contradictoire. Il existe, croyons-nous, une autre
différence plus radicale entre ces deux espèces de recours, que nous déve-
lopperons ejc professa au paragraphe 3 de ce chapitre, consacré à l'élément
du jvige public. Je suis persuadé que les recours administratifs, et tout
spécialement les recours hiérarchiques, doivent être caractérisés comme
appartenant à une justice privée de l'administration, qui a fait du ministre,
au début, un juge privé; que les recours contentieux appartiennent, au con-
traire, à l'institution d'une justice publique représentée par les conseils de
préfecture et par le Conseil d'Etat qui , peu à peu , s'est superposée à la
juridiction ministérielle, à la façon dont, sous l'ancien régime, les justices
royales se sont superposées aux seigneuriales.
A l'heure actuelle, ces recours administratifs, lorsqu'ils ne sont pas quasi-
contentieux (et nous aurons aussi à revenir sur les recours quasi-conten-
tieux), sont réduits à servir d'instruction administrative préalable aux re-
cours contentieux. (V. infrâ, § 2.)
ll\ RECUEIL DE LEGISLATION.
un axiome des droits primitifs qui laissent à chaque parti-
culier le soin de réaliser par des voies d'exécution extra-
judiciaires ses droits incontestables et n'organisent le con-
tentieux que si une contestation se produit au cours de
l'exécution'. Nos droits modernes usent moins des actes
solennellement authentiqués d'où naissent les droits incontes-
tables et ne favorisent pas les voies d'exécution extrajudi-
ciaires ; la proposition reste vraie quand même, mais elle est
plus facilement vérifiable sous cette autre forme : pour
l'ori^anisation d'un contentieux, il faut une contestation et
un fait contestable.
Ainsi en est-il dans ce que l'on pourrait appeler les conten-
tieux artificiels, qui sont provoqués par les questions de
compétence. Ces contentieux sont artificiels en ce qu'ils n'exis-
teraient point s'il y avait des juges à compétence universelle;
ils le sont aussi quelquefois en ce qu'ils ne peuvent s'engager
que grâce à un artifice.
Le premier des contentieux artificiels est celui des conflits
d'attribution , primitivement portés devant le chef de l'Etat
statuant en Conseil d'Etat, actuellement jugés par le tribu-
nal des conflits. On sait dans quelle hypothèse pratique se
produit ce contentieux. Un tribunal de l'ordre judiciaire a été
saisi d'une affaire que l'on estime être du ressort de l'autorité
administrative , la question de compétence se pose ; elle est
grave, parce qu'elle intéresse le principe constitutionnel de la
séparation des pouvoirs et aussi les garanties individuelles des
citoyens, lesquels peu\ent tenir à l'une des juridictions plutôt
qu'à l'autre. A raison de cette gravité, on a voulu faire tran-
cher la question juridictionnellement. Une procédure s'est
lentement élaborée au cours du dix-neuvième siècle (0. 28 dé-
I. Cfr. Iliering, Esprit du Droit Romain, t. I, p. 119, sur l'importance
de la distinction entre les prétentions contestables et les incontestables. Sur
la création du contentieux à l'occasion de la voie d'exécution cxtrajudi-
ciaire, voyez infrà, p. 91.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 20
cembre 1821 ; 0. 3 août 1828; O. i^'' juin 1828; R. 26 octo-
bre 1849; ^- 4 février i85o, etc.). Mais, pour saisir une juri-
diction, il faut une contestation ; il fallait donc avant tout
créer entre l'autorité administrative et l'autorité judiciaire une
contestation sur la question de compétence.
La procédure des conflits positifs comporte, en effet, la créa-
tion de la contestation, et, comme tous les droits primitifs se
ressemblent, on voit se reproduire l'artifice dont les vieux Ro-
mains se servirent dans le S acramentiim pour saisir le juge
civil de leurs litiges. Il s'eng-age entre le préfet, représentant
l'autorité administrative, et le tribunal judiciaire une sorte de
pari qui, s'il n'est pas accompagné de serments, l'est tout au
moins d'aftirmations solennelles. Le préfet dit au tribunal
judiciaire : « J'affirme, en vertu de telle disposition de loi, que
l'autorité administrative est compétente » (déclinatoire d'in-
compétence); le tribunal judiciaire réplique: «J'affirme que l'au-
torité judiciaire est compétente » (jug-ement sur le déclinatoire) ;
alors le préfet, par un arrêté, élèoe le conflit, c'est-à-dire porte
devant le tribunal des conflits la contestation résultant dé cette
double affirmation, et le tribunal des conflits valide ou annule
l'arrêté du préfet tout comme le juge romain déclarait jiistiini
ou injnstam le sacrcunentiiin du demandeur. Ainsi, toute cette
procédure roule sur la contestation. Elle débute par la créa-
tion de la contestation et elle se termine par une décision
sur le bien ou sur le mal fondé de la contestation créée.
Il existe un autre contentieux artificiel qui est celui des
questions préjudicielles. Si, au cours d'une instance dont un
tribunal judiciaire est valablement saisi, il se rencontre un
acte administratif dont la validité soit attaquée ou dont le
sens soit contesté, le principe de la séparation des pouvoirs
s'oppose à ce que la question de validité de l'acte ou la ques-
tion d'interprétation soit tranchée par ce tribunal, il faut
donc la porter devant l'autorité administrative ; le tribunal
judiciaire surseoit, et sur l'instance primitive il se greffe une
20 RECUEIL DE LÉGISLATION.
instance secondaire en appréciation de validité on en interpré-
tation. Cela est artificiel en ce sens que, si la séparation de
l'autorité administrative et de l'autorité judiciaire n'existait
pas, le tribunal judiciaire apprécierait lui-même l'acte en vertu
de la maxime que le juge de l'action est juge de l'exception ou
que l'accessoire suit le principal ; mais, à la différence de celui
des conflits, ce contentieux des questions préjudicielles s'est
organisé d'une façon toute spontanée et jurisprudentielle, et
il n'en sera que plus intéressant d'observer le rôle important
qu'y joue l'élément de contestation. Comme je n'ai pas la
prétention de faire une étude complète, mais seulement de
citer des exemples typiques, nous nous attacherons au seul
contentieux de l'interprétation et nous laisserons de côté celui
de l'appréciation de validité des actes dont le développement,
d'ailleurs, a été analogue (cfr. Laferrière, Juridict. adm.,
2^ édit., II, p. 6oi et s.).
Dans le contentieux de l'interprétation, l'élément de con-
testation apparaît à deux points de vue : il faut que le sens
de l'acte soit contesté et il faut aussi que l'intérêt que l'on a
à en faire déterminer le sens par le juge se rattache à une
contestation préexistante.
D'abord, il faut que le sens de l'acte soit contesté et contes-
table. Un acte invoqué dans une instance civile a beau être
administratif, si le sens n'en est pas contesté par les parties
et n'est pas contestable, le juge civil peut en faire état. Sa
compétence ne disparaît que devant une contestation, car
le pouvoir contentieux d'un juge ne peut être limité par le
pouvoir d'un autre juge que s'il y a matière à contentieux,
c'est-à-dire s'il }' a contestation. Si sur la contestation rela-
tive au sens de l'acte, à supposer celui-ci contestable, le juge
civil se refusait à prononcer le renvoi, l'autorité adminis-
trative pourrait élever le conflit (Cass.ch. civile, i3 mai 1824;
Conflits, 24 nov. 1877, Grange; 20 mai 1882, Rodier : C. E.,
2 mai 1884, Ministre de la marine; Conflits, 22 juin 1889,
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 27
Rolland; 7 mai 1892, Locré ; 4 février 1905, Ursiilines de
Malet; Laferrière, op. cit., I, p. 498, et II, p. 6o5).
Ainsi, la contestation doit exister dans le fond même du
débat sur l'inlerprétalion de l'acte, et, en somme, chacune
des parties doit avoir son système d'interprétation différent
et sa prétention. Mais là n'est pas le plus intéressant. Il faut
aussi que l'interprétation soit demandée à l'occasion d'un
litige né et actuel, c'est-à-dire que l'intérêt que l'on a à faire
déterminer le sens de l'acte provienne d'une contestation.
Dans l'hypothèse initiale du contentieux de l'interpré-
tation, cette condition se trouvait toute remplie, car l'ins-
tance en interprétation se greffait en qualité de question
préjudicielle sur une instance pendante devant un tribunal
judiciaire sur renvoi de ce tribunal '. INIais le contentieux de
l'interprétation n'est pas resté enfermé dans cette donnée pri-
mitive. Par application de la maxime ejiis est interpretari
ciijiis est condere, la nécessité de porter l'interprétation de
l'acte devant une autorité administrative déterminée a été
imposée même lorsque le litige principal se déroulait devant
un tribunal administratif^. Et enfin, par un dernier développe-
ment, on en est venu à saisir un juge administratif de l'inter-
prétation d'un acte, sans renvoi, par conséquent sans que
l'intérêt à faire fixer le sens provînt d'une instance pendante,
mais à la condition qu'il résultât d'une contestation de fait, et
1. C. E., 26 oct. 1825, de Cosne; 28 juin i838, Testa; 8 juillet i84o,
duc d'Uzès ; 2 déc. i853, dép. de la Charente; i[\ juin i855, commune de
Maubourguet ; 2 février 1860, Robin; 17 janvier 18G7, chemin de fer de
Lyon; 11 décembre 1874, canal de Grillon; 3i mai 1896, Cie générale des
Eaux; 19 nov. 1897, Société toulousaine d'Electricité ; i^i" avril 1898,
Association des Waeteringes. — Une décision conditionnelle du jury d'ex-
propriation est assimilée à un renvoi du tribunal judiciaire (C. E., 26 déc.
1908, ville de Paris).
2. C. E., 8 juillet i84o, duc d'Usés; 7 août 1848, Gagelin; 1 1 juin 1876,
A/aire; ij^iars 1876, Roche; 20 mars 1881, C'e de Viclnj ; 16 juin 1882,
Grimoult; 8 juin 1894, Monl-de-Marsan; 22 mars 1890, CM française;
17 juillet 1896, le Stir, etc.
28 RECUEIL DE LEGISLATION.
je n'ai pas besoin d'avertir que celle dernière hypothèse est de
beaucoup la plus intéressante pour nous. C'est ce que M. La-
ferrière appelle « la difficulté pendante devant Tadministra-
tion » ou (( la difficulté administrative » (op. cit., II, p. 607 et s.).
Il ne suffit pas d'un simple désaccord d'opinions ' ; il
faut que le désaccord soit souligné et caractérisé par un fait
qui dénonce l'intention de contester. La jurisprudence le
considère comme suffisamment caractérisé en ce sens dans les
trois cas suivants : r le désaccord est accusé par une décision
exécutoire ou par une mesure d'exécution que l'une des par-
ties a prise contre l'autre " ; 2° il a donné lieu à une conven-
tion entre les parties en vue cVy mettre fin, ce qui est un
aveu -^ ; 3' il est persistant et prolongé, et par cela même se
marque dans les faits '^.
Toute cette construction de la jurisprudence prouve trois
1. C. E., 23 nov. 1877, Boèn-sur-Lif/non, désaccord entre une ville et
le fermier des droits de place sur l'application d'un tarif ; ce désaccord
d'opinions ne suffit pas à créer le contentieux de l'interprétation, il eût
fallu une décision administrative contredisant l'opinion du fermier. Dans le
même sens, C. E., 3i mai 1892, Pellejigiie. — Une décision du C. E.,
I! juin 1875, Maire, si elle était isolée, pourrait être comprise en ce sens
qu'une difficulté quelconque suffirait à rendre recevable une demande en
interprétation, mais son sens apparent doit être redressé par la jurispru-
dence résultant de l'ensemble des autres décisions.
2. C. E., 21 mai 1875, de Lambertye ; 17 mars 1876, Roche; 25 mars
1881, C'e de Vichij, 3e espèce: i3 mai 1887, Rogerie ; 3i mai 1892, Pelle-
figue; 11 mai 1894, C^^ genevoise du Gaz.
3. C. E., 4 juin 1897, Gaz de Foin, 2e espèce, p. 4^7 '• « Considérant
« qu'il résulte des pièces versées au dossier que la ville de Foix et la Com-
« pagnie du Gaz n'ayant pu se mettre d'accord sur la question de savoir
« sont convenues que , etc ; qu'ainsi, il existait entre les parties un
« litige né el actuel dont il appartenait, etc... »
4. C. E., 10 mai 1902, C^^ française du Gaz : « Considérant qu'au mo-
« ment où le Conseil de préfecture de la Haute-Garonne a été saisi de la
« réclamation de la Compagnie française du Gaz (27 déc. 1897), cette Com-
« pagnie et la ville de Toulouse étaient en désaccord sur le règlement de
« leurs comptes depuis le icr octobre 1898 (donc depuis plus de quatre ans)
« et qu'il y avait litige né sur le sens et la portée du traité de..., etc... »
Adde, C. E., i4 avril 1905, Société toulousaine d'Electricité contre ville
de Toulouse.
LES KLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 29
choses : i» qu'un contentieux de l'interprétation n'existe pas
sans contestation , ainsi que le disent Aucoc et Laferrière,
venir demander à un tribunal administratif de déterminer le
sens d'un acte en dehors de tout litig-e né et actuel, ce serait
lui demander une pure consultation doctrinale'; 2'^ que la
contestation suffit par elle-même à engendrer le contentieux,
puisque l'instance préexistante n'est pas indispensable ; 3" que
la contestation comporte un élément de fait, ce n'est pas une
simple discussion doctrinale, l'une des parties, au moins, doit
avoir marqué son intention de réaliser son opinion par le fait,
de façon à extérioriser la contestation et à la faire passer du
domaine des intentions dans celui des faits. Nous utihserons
plus tard ce renseig-nement sur la nature de la contestation".
Ce n'est pas seulement dans les contentieux artificiels que
nous saisissons l'importance de l'élément de la contestation,
c'est aussi dans le contentieux administratif ordinaire. Le
grand contentieux de la pleine juridiction ne naît pas autre-
ment que les autres, et dans les occasions oîi il y a intérêt à
sig-naler son existence, par exemple dans les cas nouveaux où
se pose la question du jug-e de droit commun devant lequel le
recours doit être porté, le Conseil d'Etat déduit l'existence du
contentieux du fait de la contestation : « Considérant que du
(( refus du maire et du conseil municipal de Marseille de faire
(( droit à la réclamation du sieur Cadot, il est né entre les
« parties un litige dont il appartient au Conseil d'Etat de
« connaître^, etc. »
1. Aucoc, Conférences, I, 11° 298; Laferrière, op. cit., II, p. 6o5.
2. II y a des contentieux artificiels qui ne sont pas administratifs et où il
a fallu aussi extérioriser la contestation ; ainsi, dans la procédure de l'ex-
propriation, pour saisir le jury, il faut créer une contestation sur la ques-
tion du montant de l'indemnité, contestation qui n'existe pas encore, et c'est
à quoi servent la notification des offres de l'administration aux intéressés et
la notification à l'administration des prétentions des intéressés (L. 3 mai i84i,
art. 28 et 24).
3. C. E.^ i3 décembre 1889, Cadot ; 28 mars 1890, Drancey. etc., litiges
entre des communes et leurs employés révoqués; 3 février 1898, Consis-
3() RECUEIL DE LÉGISLATION.
JI. — Nous sommes maiiitt'iiaiit suffisamment édifiés sur
rimporlance de l'élémenl de contestation; nous l'avons vu
modeler les procédiires et leur imposer la forme du débat con-
tradictoire oral , à ce point de vue m«;me, il nous a servi de
critérium p(jur distinguer les procédures contentieuses de celles
qui ne le sont pas ; nous l'avons vu fournir la matière et le
fond du litig-e au point que, dans les contentieux artificiels, il
faille créer artificiellement la contestation, au point que les
contentieux nouveaux ne soient saisis par le juge qu'à cause de
la contestation. Nous pouvons, en connaissance de cause,
aborder la question posée à la paçe i5 : En quoi consiste
essentiellement la contestation qui eng-endre un contentieux?
Procède-t-elle toujours et nécessairement de la violation d'un
droit subjectif"?
A) A observer attentivement les exemples de contentieux
qui nous ont passé sous les yeux, nous sommes portés à
croire que la contestation consiste essentiellement dans l'op-
position des prétentions des deux adversaires, et, d'ailleurs,
c'en est la conception rationnelle. Dans certaines hypothèses,
l'opposition des prétentions n'a pas besoin de se produire
avant le commencement de l'instance, il suffit qu'elle se réa-
lise au cours de celle-ci et, au plus tard, au moment où sont
déposées les conclusions au fond. C'est le cas normal dans les
loires de Paris, litige entre commune et consistoires protestants ; 20 avril
et 3o nov. 1894, département de la Seine, 3 août i8g4, département de la
Savoie, contestation entre départements pour frais de séjour des aliénés ;
C. E., 8 août 1899, département de la Mayenne, id., pour frais de traite-
ment des indigents assistés; 24 mars 189g, Favril et Flacon, litige entre
l'État et un particulier sur une question d'indemnité; 9 février 1900,
commune d'Enencourt, litige entre la commune et l'Etat au sujet d'une
subvention pour maison d'école; 28 février 1902, section du Puy, litige
entre une commune et une section de commune au sujet de l'emploi d'une
somme d'argent; 3 juillet 1903, Conseil presbytéral de Sedan, litige entre
l'État et le conseil presl)ytéral au sujet de la location par celui-ci d'immeu-
bles affectés, etc.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 3l
procès civils ; c'est aussi le cas devant les conseils de préfec-
ture en matière de travaux publics. Dans d'autres hypothèses,
l'opposition des prétentions doit se produire avant l'instance,
et alors elle consiste soit dans l'opposition d'une décision ad-
ministrative et d'une décision judiciaire (en matière de conflits
d'attributions), soit dans l'opposition dune décision adminis-
trative et d'une réclamation, que la réclamation ait précédé
la décision ou qu'elle l'ait suivie (en matière de contentieux
administratif ordinaire et de contentieux de l'annulation),
soit, enfin, dans un désaccord d'opinions soulig-né par un fait
(contentieux de l'interprétation, p. 28). Pourquoi cette néces-
sité de l'opposition des prétentions préalable à l'instance
dans la grande majorité des cas du contentieux administratif?
Nous essaierons plus tard d'en déterminer la raison, et nous
verrons qu'elle est liée à l'idée de l'acceptation volontaire de
l'instance par l'administration. Pour l'instant, nous devons
seulement nous demander si cette opposition des prétentions,
à quelque moment qu'elle se manifeste, porte nécessairement
sur une question de droit subjectif violé.
Dans plusieurs des contentieux que nous avons passés en
revue, la négative est certaine. Dans le conflit d'attributions,
on ne soutiendra pas que l'autorité administrative considère
sa compétence comme un droit subjectif qui aurait été violé
par les entreprises de l'autorité judiciaire ; l'autorité adminis-
trative n'a même pas de personnalité distincte de celle de
l'autorité judiciaire. Il est trop évident qu'il s'ag-it d'une viola-
tion de règ-les objectives de compétence. Dans le contentieux
de l'interprétation, il arrive le plus souvent que le Htige né et
actuel, qui justifie la demande en interprétation, met en jeu
des droits subjectifs, mais il pourrait tout aussi bien con-
cerner de simples intérêts. Par exemple, des communes ayant
constitué un syndicat de communes et étant en désaccord sur
les objets qui rentrent dans la sphère d'activité de ce syndicat
seraient, à mon avis, recevables à demander l'interprétation
02 RECUEIL DE LEGISLATION.
du décret couslilulil', el ce ne seniil (jiie pour un iiuérèl admi-
nistratif.
Dans le contentieux «Mectoral, dont nous n'avons pas parlé,
la contestation est ouveiteàdes j^ens qui n'ont aucune espèce
de droit subjectif engagé dans l'élection (jui ait pu être violé.
Je laisse de côté les électeurs et les candidats, pour lesquels
on pourrait soutenir (pie le droit individuel de suffrag^e est
en jeu; mais le préfet leprésentanl ladministration, mais les
membres de rassend)lée dans laquelle l'élu est appelé à en-
trer sont recevables à attaquer l'élection (L. lo août 187 1,
art. i5; L. 5 avril i884, art. 87) et ils n'ont pas de droit sub-
jectif à invoquer, ils n'ont que des intérêts administratifs; ils
se placent au point de vue de la violation des règles objectives
et il est dit spécialement du préfet que sa réclamation ne
pourra être fondée que sur l'inobservation des conditions et
formalités prescrites par les lois (L. 10 août 1871, art. i5;
L. 5 avril i884, art. 87; D. R. 2 février i852, art. 16). Dans
le contentieux des comptes, il y a une limitation bien curieuse
de la compétence du juge au point de vue de la responsabi-
lité subjective du comptable ; la Cour des comptes condamne
le comptable au débet qui résulte uniquement de la vérifica-
tion du compte faite au point de vue des règles de la comp-
tabilité, mais s'il y a des éléments de responsabilité étran-
gers, ils sont du ressort du Ministre et du Conseil d'Etat, de
telle sorte que l'on peut voir un comptable déchargé par le
ministre du débet à lui imposé par la Cour des comptes, à
raison de faits atténuant sa responsabilité et dont celle-ci n'a
I. En tout cas, dans l'hypothèse spéciale des demandes d'interprétation
formées par les ministres, alors qu'ils veulent faire juger une ([uestion préa-
lable à une décision qu'ils ont à rendre, le ministre qui demande l'interpré-
tation n'a aucun droit subjectif à faire valoir; il n'y a pour lui qu'un intérêt
administratif engagé. Il s'agit d'asseoir sa décision sur une base plus solide
afin que les parties ne puissent pas ensuite la faire tomber en demandant
elles-mêmes l'interprétation de l'acte discutable. Entre les parties, il y a
peut-être question de droit, vis-à-vis du ministre il n'y en a pas. Et, cepen-
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 33
pas pu connaître; c'est ce que l'on exprime en disant que la
Cour des comptes ne juge que la ligne du compte, c'est-
à-dire que la contestation n'y porte que sur l'application des
règles de la comptabilité. (Gfr. Laferrière, op. cit., I, p. 396
et 407; Lebon, igoS, p. 798, la note.)
Il importe surtout d'insister sur le recours pour excès de
pouvoir. La contestation n'y porte point sur une question de
réparation ou de restitution d'un droit subjectif violé. Les
ouvertures à recours sont, ou bien la violation de la loi, ou
bien la violation de quelque principe de conduite adminis-
trative supérieur à la loi, et d'ailleurs plus ou moins consa-
cré par celle-ci, tel que l'observation des compétences, l'ob-
servation des formes, l'observation des buts de l'administra-
tion (détournement de pouvoir). Quant aux conditions de
recevabilité, elles n'exigent de la part du réclamant qu'un
simple intérêt à l'annulation de l'acte. La justification d'un
droit lésé n'est demandée qu'à l'occasion de l'ouverture fondée
sur la violation de la loi ; encore cette exig-ence sera-t-elle
devenue bientôt purement théorique, car la jurisprudence,
entraînée par l'analogie de la voie de nullité des articles 63
etsuivants de la loi du 5 avril i884 contre les délibérations des
conseils municipaux, tend à ramener ce droit violé à un sim-
j)le intérêt. (V. la note dans Sirey, 1904, 3, ii3, sous les affai-
res Lot, Molinier, Savary, C. E., 11 déc. 1903 et 18 mars
1904'.)
dant, c'est le ministre, à raison de son intérêt purement administratif, qui
engage le contentieux de l'interprétation. V., sur ce point, Laferrière,
op. cit., 2e édit., t. II, p. 609, et les arrêts qu'il cite.; G. E., 3o juillet i84o,
min. des Jinances ; icr déc. i853, ville de Bordeaux ; 22 avril i865, canal
de Craponne ; 12 mars 187.5, asile d'aliénés de Bailleul; spécialement
C. E., 22 février 1895, ministre de l'intérieur, pp. 178 et s., la note.
I. Par conséquent, la jurisprudence parait disposée à unifier la théorie
du recours pour excès de pouvoir dans ses quatre ouvertures, comme aussi
à unifier la théorie du recours pour excès de pouvoir et celle de la nullité
spéciale contre les délibérations des Conseils municipaux. Cette unification
n'est possible ([ue du côté de la voie de nullité rigoureusement objec-
34 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Bien entendu, si le réclamant a été lésé dans un de ses
droits, le leronrs pour excès de pouvoirs est à son service,
mais il y est aussi bien quand il n'a été lésé rpie dans un de
ses intérêts. M. Artur iop. cit., p. .'îoF) et s.) s'attache à
démontrer que dans la très g^rande majorité des cas, le
réclamant peut alléguer un droit violé. C'est possible. Il a
cherché et il cite à l'appui de son dire une quantité d'arrêts,
mais cette recherche est vaine. A moins d'établir que dans
toutes les hypothèses, absolument, le réclamant s'appuie sur
un droit, M. Artur n'a rien prouvé. Si on lui cite un seul
cas où il n'y ait très évidemment en cause qu'un intérêt lésé,
sa proposition est fausse. Or, ce n'est pas un cas que l'on
peut citer, c'est plusieurs'.
tive. C'est l'avis de M. Duguit [L'Elat, les gouvernants, les agents, p. 532
et s.) et de M Berthélemy {Traité élém. de droit adm., 3e édit., p. 889),
c'est aussi le mien (Cfr. Précis de droit adm., 5e éd., p. 292). Je considère
comme condamnée la tentative faite par M. Laferrière [op. cit., II, p. 534)
pour séparer la quatrième ouverture des trois autres et admettre que
dans cette quatrième ouverture les droits subjectifs de l'administré s'exer-
cent contre l'administration. Je considère comme erronée la doctrine sou-
tenue par M. J. Barthélémy dans son Essai d'une théorie sur les droits
subjectifs des administrés (Paris, 1899), d'après laquelle, dans les quatre
ouvertures, il y aurait exercice de droits des administrés parce que ceux-ci
ont droit aux compétences, droit aux formes, droit à l'observation de la
lég^alité. Ce système repose sur une confusion de mots : un droit, au sens
ordinaire, contient un pouvoir positif qui tend à se réaliser sur une chose
on vis à vis de (juelqu'uu pour en obtenir une prestation; ici le mot droit
aurait un sens négatif, ce serait le droit à ne pas être lésé par une viola-
tion des compétences, par une violation des formes, etc.. En réalité, c'est un
pur droit de procédure qui ne contient rien de plus que l'action en nullité.
D'ailleurs, si le recours pour excès de pouvoir intenté au cas de violation
de la loi et des droits acquis devait être restitutif du droit violé, il attein-
drait bien mal son but, car son effet s'arrête à l'annulation de l'acte, et il
faut ensuite un recours contentieux ordinaire pour obtenir soit la restitu-
tion du droit, soit une indemnité pécuniaire. (C. E., 9 juin 1899, Toutain,
et tous les arrêts cités, dans l'année administrative de 1903, dans l'article
sur la conversion de l'instance en excès de pouvoir. Voir aussi Léon Marie,
Le Droit positif et la Juridiction administrative, 2e partie, p. 916 et s.)
1. M. Artur annonce une étude ultérieure dans laquelle il doit discuter
les décisions d'où l'on prétend induire que le recours pour excès de pou-
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 35
L'article 88 de la loi du lo août 187 1 accorde le recours
pour excès de pouvoir contre les décisions rendues par la
Commission départementale en matière de classement, d'ou-
verture, etc.. des chemins vicinaux ordinaires et il sti[)ule
expressément que le recours est ouvert aux Conseils nuinici-
paux des communes intéressées; les arrêts rendus ne sont pas
très nombreux parce que d'ordinaire les Commissions dépaite-
mentales assissent d'accord avec les communes ; il y en a ce-
pendant (C. E., 5 déc. 1878, commune de Saint-Maurice;
i3 nov. 1891, comm. d'Albias; 29 mars 1901, comm. de
Saint-Saturnin) et l'on accordera bien que les Conseils mu-
nicipaux ne peuvent invoquer ici, pour former le recours,
que de purs intérêts administratifs'.
Il serait peut-être excessif aussi de considérer comme
un droit l'intérêt que les hal)itanls d'une section de com-
mune ont à ce que le chef-lieu de cette comnume ne soit
pas déplacé (C. E., i3 juillet 1892, Samuel), ou encore l'inté-
rêt qu'ont les habitants d'une commune à ce que le nom de
celle-ci ne soit pas modifié (C. E., 27 mars 1896, Binot de
Villiers), et cependant ces intérêts ont été pris en considéra-
tion \
Enfin , il est tout à fait impossible , étant donné le
principe de l'inaliénalité du domaine public , de considérer
voir u'iinplique qu'un iatérèl lésé [op. cit., p. 3o6, note 1): il entreprend,
croyons-nous, une lâche difficile.
1. Spécialement dans les espèces des arrêts cités, il s'agit de savoir si la
Commission départementale excède ses pouvoirs en classant comme chemin
vicinal ordinaire, à la requête d'une commune, un chemin dont l'ass'ette
se trouve eu partie dans le territoire d'une commune voisine qui s'oppose
au classement, si celle-ci est déchargée pour le présent et l'avenir de toute
charge de construction et d'entretien. Il est clair que la commune opposante
et réclamante ne peut invoquer aucun droit, car elle n'est pas propriétaire
de son territoire; elle ne peut objecter que les intérêts généraux de sa popu-
lation à ce que le chemin ne soit pas fait. (Cfr. Lebon, 1891, p. 649, les
conclusious de M. Romieu.)
2. Cfr. Mavcel Baudouin, Lu nolioii d'intérêt dans le recours pour
ejccès de pouvoir. Paris, 1904.
36 RECUEIL DE LEGISLATION.
coiimic un dioil l'iiili'i'ot (jiic jkmiI iivoir im riverain à la coii-
servatioti d'arhres |)lant«'S dans la rue devant sa maison,
alors tnéme qu'il les aurait plantés, et cependant cet intérêt
a rendu recevable un recours pour excès de pouvoir qui n'a
été rejeté que pour des motifs tirés du fond. (C. E., 17 juin
1904, demoiselle Louis, p. 478.)
Alors même que l'intérêt invoqué par le réclamant paraît
s'appuyer sur un droit et en être tiré, il y a un jtoinf auquel
il faut faire bien attention, c'est que le droit de l'individu dans
la conséquence (pie l'on en prétend déduire, n'est peul-èlie
pas opposable à l'administration et n'a peut-être pas vis-à-vis
d'elle la qualité de droit acquis. Les droits individuels ne
constituent pas de piano des droits acquis, pas plus vis-à-vis
de l'administration que vis-à-vis des tiers. D'abord, il faut
qu'un droit individuel ait été exercé dans son titre pour cons-
tituer un droit acquis, le droit de propriété ne peut pas être
invoqué par celui qui n'est pas actuellement propriétaire, ni
la liberté du commerce par celui qui n'est pas actuellement
commerçant. Mais il y a plus : le droit individuel contient
dans son titre beaucoup de facultés diverses que l'on ne peut
toutes considérer comme acquises vis-à-vis des tiers par la
seule acquisiti(ju du titre. Le commerce juridique fait ici une
distinction entre celles qui constituent l'exercice usuel du
droit et celles qui sont en dehors de cet exercice habituel.
C'est ainsi que dans la théorie des inconvénients de voisinai,'^e,
on distingue entre les actes qui sont l'exercice normal du
droit de propriété et ceux qui sont hors du droit commun de
la propriété; on a le droit d'accomplir les uns sans indemnité,
malgré les dommag^es qu'ils peuvent occasionner aux voisins,
on n'a pas le droit d'accomplir les autres; cette distinction est
le fondement de l'indemnité dans la théorie des dommages
permanents résultant de travaux publics exceptionnels
(G. E., II mai i883, Chamboredon, avec les conclusions de
M. Levavasseur de Précourt); elle commence à être appliquée
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. By
aux dommag-es exceptionnels occasionnés par certaines utili-
sations des propriétés privées'.
On ne saurait traiter la puissance publique moins favo-
rablement que les tiers. Ses sujets ne peuvent être considérés
comme lui opposant des droits acquis que sous réserve de
la même distinction'. Par conséquent, dans le recours pour
excès de pouvoir, on ne considérera comme droits acquis que
les facultés qui sont considérées par le commerce juridique
ordinaire comme contenues dans les droits individuels. C'est
pour cela, par exemple, que la qualité ù' habitant d'une loca-
lité, qui, dans le commerce juridique de la vie ordinaire, a si
peu de sig-nification juridique reçue, n'en a pas non plus vis-
à-vis de l'administration. Être habitant dans une localité déter-
minée, c'est avoir exercé la liberté d'aller et de venir ou si Ton
veut la liberté du domicile, mais c'est un exercice de ces libertés
qui, n'ayant d'intérêt qu'au point de vue des services adminis-
tratifs, et cela depuis un tenqis relativement court, n'est pas
encore entré dans les catégories du commerce juridique. De là
vient que le recours pour excès de pouvoir intenté parle sf"m/>/e
habitant d'une localité, contre des actes administratifs accom-
plis dans cette localité, n'est pas encore régulièrement déclaré
recevable parle Conseil d'Etat, non seulement parce que l'habi-
tant n'a pas de ce fait droit acquis à s'opposer à des mesures
administratives, mais parce qu'il n'a même pas intérêt lég-i-
1 . Georges Ripert, De l'exercice du droit de propriété dans ses rap-
ports avec les propriétés voisines, Aix, 1902; Géay, Risques et responsa-
bilité {Revue trimestrielle de droit civil, 1902, p. 812); Charmont,
Vabus du droit (eod., p. 11 3); Planiol, Droit civil, t. II, 3e édit., nos 870
et suiv.; note Appert dans Sirey, igoS, 2, 4i, sous Bordeaux, 5 mars igoS;
Cour de Paris, 9 nov. 1904, Muzard, dans la Revue d'administration,
1900, I, p. 33i ; Salcilles, L'abus du droit, 1906; Josserand, De l'abus des
droits, 1905.
2. Déjà, en iS/jS, Foucard écrivait : « 11 n'y a réellement contentieux que
dans le cas où la réclamation est appuyée sur un droit que l'administration
est obligée de'' respecter. {Éléments de droit adm., t. 111, no i^go et suiv.,
3e édit.)
38 RECPKIL DE LKOISLATION.
lime à les crili(iucr', et lorsque, par exception, le recours de
l'hahitant esl reçu, il est raisonnable d'en conclure que c'est
à cause d'un simple intérêt et non pas à cause d'un dnjit
acquis'.
C'est une idée très fausse que de se représenter l'adminis-
tration et les administrés comme se rencontrant à chaque
instant et s'attVontant les uns les autres dans l'exercice de
leurs droits réciproques. Très heureusement, le champ d'acti-
vité de l'administration se localise dans les espaces laissés
aux intérêts généraux où les individus n'ont pas, à propre-
ment parler, de droits à faire valoir, parce que leurs droits
accpiis sont mesurés par la sphère du commerce juridique
ordinaire dont le rayon ne dépasse guère les intérêts privés.
Les droits de l'administration se développent ainsi en grande
partie au-dessus ou à côté de ceux des administrés. C'est
pourquoi, contre beaucoup d'actes de l'administration, les
administrés n'ont que des intérêts à invoquer, et contre cer-
tains actes, ils n'ont même pas d'intérêt légitime à faire valoir.
C'est la conception classique, et nous nous y tenons -\ Ainsi,
le contentieux de l'excès de pouvoir ne suppose pas nécessai-
rement une contestation sur un droit subjectif violé ''^.
1. Comme décisions déclarant non recevable le recours de l'habitant
Voyez C. E., 8 août 1878, Dehicq; 22 mars 1901, Bocqiiillon, p. 3 10, en
matière d'inhumations autorisées dans des églises en violation des règle-
ments; et encore C. E., 27 déc. 1901, Robert, p. {)l\-], en matière d'autorisa-
tion d'exploitation d'une ligne de tramways accordée d'une façon irrégu-
lière). Dans cette dernière hypothèse, si le réclamant eût habité la rue où
devait passer le tramway, son recours eût été recevable, mais à raison d'un
simple intérêt.
2. Par exemple, dans l'hypothèse de C. E., 28 déc. i854, Roussel, des
habitants, simples locataires, sont reçus à se pourvoir contre un décret
approuvant l'extension du périmètre de l'octroi dans la région qu'ils habi-
tent. (V. aussi les hypothèses précitées des arrêts Samuel et Binot de
Vc /tiers.)
3. Bien entendu, c'est l'opinion de MM. Aucoc et Laferrière, mais c'estaussi
celle de M. .lac<pielin, Principes (htiniiuuils du coulent ieu.r adm.,p. 23o.
4. A envisager la jurisprudence du recours i)our excès de pouvoir d'une
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. Sg
Sans doute, il reste la ressource de dire que le contentieux
des conflits, celui de l'interprétation, celui des élections, celui
des comptes et enfin celui de l'excès de pouvoir, ne sont pas
des contentieux véritables, que ce sont des anomalies. Nous
discuterons plus tard la question du contentieux normal et
de celui qui ne le serait pas '. Bornons-nous, pour le moment, à
constater que, du moins, toutes ces procédures sont « en forme
contentieuse », et qu'il demeure acquis que pour qu'une pro-
cédure a en forme contentieuse » s'organise, il n'est pas néces-
saire que la contestation porte sur un droit subjectif violé.
Que ces procédures soient en forme contentieuse, c'est ce que
tout le monde est bien obligé d'admettre pour l'excès de pou-
voir^. Même chose pour la juridiction des comptes^; le con-
tentieux électoral est d'autant plus net que partout il s'est
façon historique et évolutive, on peut bien reniar([uer qu'elle finit [)ar
transformer certains intérêts légitimes en droits; ainsi je suis d'accord (|ue
l'intérêt qu'ont les Conseils municipaux ou les maires à faire annuler les
arrêtés des préfets qui annulent leurs propres décisions, commence à appa-
raître comme la manifestation de prérogatives des autorités locales consi-
dérées comme des droits (cfr. note dans Sirey, 1902, 3, 8r, sous C. E.,
18 avril 1902); de même, la jurisprudence sur la recevabilité du recours
des membres d'assemblées contre les délibérations prises parcelles-ci abou-
tira logiquement à qualifier l'exercice d'un mandat électif comme étant
l'exercice d'un droit (cfr. note dans Sirey, igoS, 3,i, sous C. E., ler mai 1908,
Bergeon) ; mais de ce qu'au bout d'un certain temps, d'un simple intérêt
une jurisprudence réussit à dégager un droit, cela ne veut pas dire que le
droit y préexistât de toute éternité ; cela signifie peut-être plutôt que la
jurisprudence est prétorienne et aussi que les droits s'élaborent peu à peu
dans le commerce juridique universel.
1 . Il nous sera permis seulement d'observer que cela ferait beaucoup de
contentieux exceptionnels; cela en ferait trop;' il vient un moment où les
exceptions trop nombreuses amènent la modification de la règle, sans comp-
ter qu'il ne sei'ait pas difficile de signaler dans les matières civiles elles-mêmes
des contentieux qui ne portent pas sur le fond du droit et cjui cependant
sont normaux, par exemple, celui des actions possessoires.
2. Artur, op. cit., p. 299 et suiv. ; Jacquelin, Principes dominants du
con/entieu.x adni., p. 280 et suiv.; Duguit, l'Etat, les gouvernants, p. 532
et suiv. '♦
3. Artur, op. cit., p. 49 et suiv.
4o RECUEIL DE LEGISLATION.
substitué à une procédure de vérification qui, elle, n'était pas
contentieuse (V. infrâ, | 3); le caractère du contentieux de
l'interprétation est d'autant moins douteux qu'une évolution
inachevée encore, mais qui se poursuit avec persévérance,
tend à l'enlever aux aulorilés de l'administration active pour
le réserver aux juridictions administratives organisées'. Enfin,
nier le caractère contentieux des conflits d'attribution, ce
serait aller contre toute l'histoire du mouvement d'idées qui,
au dix-neuvième siècle, a travaillé à l'établir. Une première
fois, en i848, par l'organisation du Tribunal des conflits, on
a eu conscience de substituer à l'autorité gouvernementale
une juridiction déléguée par le peuple pour la solution des
conflits, et une seconde fois, dans la loi du 24 mai 1892, on
a eu conscience de rétablir cette juridiction". Politiquement
1. Cfr., sur cette évolution, Laferrière, op. cit., Il, p, 611 et suiv., adde
note dans Lebon, 1896, p. 176, sous C. E., 22 février 1895, ministre de
l'intérieur ; comme critique, v. Jèze, Principes généraux du droit admi-
nistratif, p. 84.
2. V. Duvergier, année 1848, p. 601, sous l'article 89 de la Constitution du
4 novembre 1848 ainsi conçu : « Les conflits d'attributions entre l'autorité
administrative et l'autorité judiciaire seront réglés par un tribunal spécial
composé de membres de la Cour de cassation et de conseillers d'État, etc. »
Le citoyen Dupin aîné a justifié cet article en ces termes : « Pouniuoi les
conflits entre l'administration et les tribunaux étaient-ils auparavant portés
devant le Conseil d'Etat? Ce n'était pas par amour du Conseil d'Etat, mais
sous les précédents gouvernements le Conseil d'Etat ne donnait que des avis
et c'était la puissance royale qui décidait... Maintenant nous sommes sous un
régime républicain, toute justice émane du peuple... Voilà pourquoi nous
avons cru ({u'il était constitutionnel de créer un tribunal des conflits. » Il
n'est pas douteux que le D. 0. du 25 janvier i8,Ô2 n'ait restitué au gouver-
nement statuant en Conseil d'Etat la solution des conflits dans une pensée
anticonstitutionnelle, et que la loi du 24 mai 1872 ne soit revenue au tri-
bunal spécial dans une pensée constitutionnelle, c'est-à-dire pour donner
aux citoyens la garantie d'une véritable justice.
Le caractère de justice déléguée pour la juridiction du tribunal des conflits
ressort d'ailleurs des détails de l'organisation et de la procédure tels qu'ils
sont réglés par la loi du 24 mai 1872 et par le R. du 26 oct. 1849 et la loi
du 4 février i85o, remis en vigueur. Le tribunal des conflits est composé
de membres élus par les conseillers à la Cour de cassation et les con-
seillers d'Etat, plus de membres choisis par cooptation; il est donc l'éma-
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. l^l
et constitutionnellement, la juridiction des conflits existe du
moment qu'un tribunal spécial a été org-anisé, à qui le pou-
voir de statuer a été délégué « au nom du peuple français » sur
cette sorte de contestations, et du moment que la décision de
ce tribunal a l'autorité de la chose jug-ée pour rétablir la paix.
Il serait singulier que ce qui a de l'existence et de la valeur
au point de vue du droit constitutionnel et comme garantie des
citoyens, n'en eût pas au point de vue du droit administratif.
B) Si la contestation contentieuse des deux adversaires ne
porte pas nécessairement sur un droit subjectif violé, en quoi
consiste-t-elle? D'abord, elle peut s'être manifestée à l'occa-
sion de la violation de la loi considérée comme règle objec-
tive; c'est une hypothèse que M. Artur lui-même ne déclare
pas inadmissible, bien qu'en pratique il cherche à l'écarter
(op. cit., p. 3o6). Mais, quant à moi, je ne vois pas la néces-
sité de déterminer l'objet antérieur sur lequel roule la contes-
tation.
Une contestation appelle un juge, quel que soit son objet
antérieur, par cela seul qu'elle est portée à. un certain degré
nation, non pas du gouvernement, mais de deux corps juridictionnels déjà
constitués avec justice déléguée. A la vérité, il est sous la présidence
du ministre de la justice, mais il choisit lui-même son vice-président
(L. 24 mai 1872, art. 26), et, en fait, c'est le vice-président qui pré-
side. Les décisions sont signées du président ou du vice président (R. du
26 cet. 1849? ''•i''' 9)» ^^ "on pas du chef de l'Etat; elles sont rendues au
nom (lu peuple français, elles portent en tète : Au nom du peuple fran-
çais, le tribunal des conjlits (eod.), ce qui est la formule même de la jus-
tice déléguée. Elles contiennent les noms et conclusions des parties, le vu
des pièces principales et des dispositions législatives dont elles font l'ap-
plication. Elles sont motivées {eod.). Elle ne sont pas susceptibles d'oppo-
sition (art. To), et si l'on a pris la précaution de le dire, c'est que leur
nature de décision juridictionnelle et contentieuse aurait par elle-même
appelé la voie de l'opposition en cas de défaut.
Si la décision du tribunal des conflits n'est pas une décision contentieuse,
on se demande ce qu'elle pourrait bien être, vu qu'elle n'est sûrement pas
un acte d'administration ni de gouvernement. Cfr. Laferrière, Traité de la
jurid. adni., 2e édit., I, pp. 21, 270, 274.
42 RECUEIL DE LEGISLATION.
(l'acuité et qu'elle est susceptible de dégénérer en voie de
fait. Détermineia-t-on les objets pour lesquels les contesta-
tions internationales pourront être soumises à la Cour de !a
Haye? Ce sont celles qui sont susceptibles d'entraîner la
guerre et pour lesquelles cependant les Etats croient possible
d'éviter cette extrémité. Cela peut se résoudre en catégories
de litiges plus ou moins graves; il n'y a pas d'autre pn'cision
possible'. Délerminera-t-on les objets pour lesquels les que-
relles personnelles pourront être soumises à un jury d'hon-
neur? Ce sont toutes celles qui sont susceptibles de dégénérer
en duel. L'article 85 de la loi du lo août 1871 prévoit entre
la Commission départementale et le préfet des désaccords et
des conflits, sur lesquels le Conseil général est appelé à sta-
tuer; l'objet de ces contestations n'est pas précisé et le conflit
ne peut être distingué du simple désaccord que par son
degré de gravité. Enfin, nous avons vu (p. 28) le désaccord qui
justifie une demande contentieuse en interprétation carac-
térisé par cela seul ([u'il s'est extériorisé en un fait. La
recherche de l'objet de la contestation piésente de l'im-
portance au point de vue de la compétence des diverses
I. Convention de la Haye du 29 juillet 1899 pour le règlement pacifique
des conflits internationaux. — Art. 2 : « En cas de dissentiment grave ou
de conflit, avant d'en appeler aux armes... » — Art. 17 : « La convention
d'arbitrage est conclue pour des contestation déjà nées ou pour des contes-
tations éventuelles ; elle peut concerner tout litige ou seulement les litiges
d'une catégorie déterminée. En fait, les conventions d'arbitrage signées
contiennent la formule suivante qui est courante : « Les différends d'ordre
« juridique ou relatifs à l'interprétation des traités existants entre les deux
« parties contractantes qui viendraient à se produire entre elles et qui
« n'auraient pu être réglés par la voie diplomatique seront soumis à la
« cour permanente d'arbitrage établie par la convention du 29 juillet 1899
« à la Haye, à la condition toutefois qu'ils ne mettent en cause ni les inté-
« rets vitaux, ni l'indépendance ou l'honneur des deux Etals contractants
« et qu'ils ne touchent pas aux intérêts de tierces puissances. » (Mérignhac,
Traité de droit public in'ernatiou(d, igoS, I, p. 482.) On voit que ce sont
toutes les contestations, sauf celles pour lesquelles un préfère encore recou-
rir à la guerre.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 43
juridictions; elle n'en présente aucune pour la question de
savoir s'il y a un contentieux qui exigerait un jnge.
Par suite, il faut éviter de disserter sur ce que l'on appe-
lait autrefois « la matière contentieuse ». Au point de vue des
éléments sociaux du contentieux, foute situation qui n'est
pas incontestable peut devenir matière contentieuse. En fait,
le plus souvent, la matière contentieuse sera un droit préexis-
tant prétendu, et prétendu à tort peut-être. Mais ce n'est que
\e plerumqiie Jît actuel dû à l'épaisseur de la couche juridique,
encore, même aujourd'liui, n'est-ce point toujours vrai'.
La prétention de droit n'apparait nécessairement que dans
l'instance, comme prétention à obtenir gain de cause, c'est-
à-dire à obtenir un droit futur. Nous nous expliquerons
complètement sur le caractère juridique de l'instance dans
notre second chapitre. Pour le moment , bornons-nous à
indiquer ce processus : une prétention contentieuse est celle
pour laquelle l'aoent est prêt à risquer son existence, son
patrimoine ou son honneur, soit sur une voie de fait qui
entraînera des représailles, soit sur le coup de dé d'un îirbi-
trage ou d'un jugement; par là même, à raison des risques
que l'agent est prêt à courir, il estime avoir droit à satis-
faction.
Ce qui lui donne droit, à son point de vue, ce n'est pas
la matière contentieuse antérieure, c'est le risque actuel
auquel il s'expose; ce qu'il jette dans le plateau de la ba-
lance à l'appui de son affirmation^ ce n'est pas une preuve,
c'est un enjeu qui doit faire poids, à la façon dont le Brenn
gaulois jetait son épée. Il gagne son droit en jouant sa per-
sonne et parfois celle des autres, celle de son vindex, celle
de ses garants ou de ses cojureiirs, comme un peuple gagne
I. J'ai montré dans ma brocliure La Gestion ndminislratire, p. 38 et s.,
combien la préoccupation du droit violé considéré comme matière con-
tentieuse av.lit stérilisé tes efforts de la doctrine française pendant un
demi-siècle dans ses recherches sur le contentieux.
44 RECUEIL DE LÉGISLATION.
son territoire en jouant la vie de ses soldats'. Et., sans doute,
c'est du Fcinstrecht , mais il convient de ne pas oublier qu'un
procès est une lutte ^.
Assurément, le réclamant est mù par un sentiment anté-
rieur, car on n'agit pas sans motif; mais ce sentiment n'est
pas nécessairement celui d'un droit subjectif violé rpii, par
son abstraction^ imj)lique une culture juridiqueavancée, c'estle
sentiment beaucoup plus rudimentaire et concret de l'honneur
offensé, de l'intérêt lésé; et, forcément, il s'y mêle des idées
de justice et d'injustice, c'est l'honneur offensé injustement,
l'intérêt lésé injustement, en un mot, c'est le tort causé injuste-
ment; mais le tort causé, dont nous aurons plus tard à préciser
la nature, n'est pas la même chose que le droit subjectif violé,
pas plus que la justice ne se confond avec le droit org-anisé^.
I. Sur le caractère des tcmois^naçes eu justice dans les procédures pri-
mitives, V. Ihering, Esprit du Droit romain, 1, p. i44 ^ '^ témoin est un
garant ; le vrai est ce qui est garanti ; la vérité est ce dont on répond et non
pas ce qui est.
1. Cfr. Ihering, Le Combat pour le droit.
3. Dans la procédure civile, où pourtant la couche juridique a depuis
longtemps rccovivert les éléments purement sociaux du contentieux, il n'est
pas sur que pour la recevabilité d'une action il soit nécessaire d'alléguer
un droit, il semble bien qu'il suffise d'alléguer un intérêt; la seule règle
certaine est celle-ci : « Sans intérêt pas d'action ». Certains auteurs font
bien figurer l'exigence d'un droit préexistant ( Garsonnet et Cézar-Bru, Précis
de procédure, 4" édit., 1901, no^o), mais, dans leurs explications, ce droit
prétendu se confond avec l'intérêt à agir : « Aujourd'hui qu'il n'y a plus,
comme en droit romain, de règles précises et étroites sur le nombre, la
nature et l'objet des actions, le droit d'agir appartient à quiconque est
lésé dans un intérêt légitime » {eod., no -2). Il est vrai que les conclusions
des parties contiennent toujours un point de droit ; mais qui ne sait que ce
point de droit n'est le plus souvent que la prétention de fait érigée en droit,
et qu'il convient de l'interpréter, conformément à ce qui est dit au texte,
comme le droit à obtenir satisfaction du juge par cela seul qu'on est venu
devant lui et qu'on a ainsi consenti à courir les risques du procès? Il est
vrai encore que les jugements sont déclaratifs du droit antérieur, mais
il y a fort à soupçonner que le caractère déclaratif des jugements est une
conception juridique de formation secondaire, et c'est encore un des points
sur lesquels nous reviendrons au chapitre II et sur lesquels l'histoire du
contentieux administratif jettera peut-être quelque lumière.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 4'^^
Il suit de là que la prétention contentieuse, qui n'a d'autre
matière propre que l'intention de guerroyer ou de plaider, ne
saurait se reconnaître qu'aux signes extérieurs qui marquent
cette intention chez l'agent, c'est-à-dire aux procédures ou
aux formules employées par lui. On sait l'importance des
formules dans les procédures primitives, pour les instances
proprement dites ou pour le duel judiciaire. On sait, dans
les relations internationales, quelles menaces de guerre
appuient certaines demandes et, dans les relations de la vie
mondaine, quelles menaces de brouille se cachent derrière
certaines invitations. Il y a donc une façon contentieuse de
formuler une demande. Dans notre droit administratif, la
prétention contentieuse se reconnaît, soit à ce qu'elle est
portée devant une juridiction organisée, soit à ce qu'elle est
adressée à une autorité administrative dans des termes tels
que la contestation s'engagera devant celte autorité d'une façon
préalable à l'instance.
Socialement parlant, la matière contentieuse se ramène à
la contestation '.
I. Dans un domaine où actuellement la jurisprudence montre beaucoup
de vigilance parce qu'il s'agit d'établir la séparation entre l'administration
active et la juridiction administrative, dans les recours pour incompétence
formés contre les arrêtés des préfets (jui ont statué sur des matières liti-
gieuses, les arrêtés relèvent non pas ia circonstance du droit violé mais
la seule circonstance de la contestation ou du litige nés. (C. E., 29 juil-
let 1%%'], fabrique de Sainl-Pierre de Clairac, discussion entre une fabri-
que et une commune au sujet de la construction d'un mur de presbytère;
C. E., 24 mars 1899, Mussy-siir-Seine; 17 novembre 1899, Marguerittes ;
28 février 1902, Saint-Savinien, discussions entre communes au sujet du
prélèvement de 10 francs sur le prix du permis de chasse; C. E.,
i5 juin 1894, Chnnzy; i5déc. 1899, GentiUij; ■2'jnov. 1903, fiarre, contes-
tations entre communes à la suite de modifications territoriales; C. E.,
8 mai i85t), Remoiville; 21 mars 1879, Saintes; 11 mars 1887, Marciac ;
12 déc. 1890, Rufjîeiijo; 20 mai 1898, Argenlré; 28 février 1902, section
du Put/, inscriptions d'office pour dettes contestées, etc., etc..) La der-
nière série d'affaires est particulièrement intéressante ; les textes sur l'ins-
cription d'office mentionnent parmi les dépenses obligatoires les sommes
nécessaires pour /'acquittement des dettes exigibles. (V. L. 5 avril i884
4<3 RECUEIL 1)1. LKtiISLATION.
I 2. — L'acceptation de l'instance.
SoMMAïuK. — L'iicccplalion voloiilairo de l'instance est un élément constant
des procédures; examen de la j)rocédure romaine, de l'ancienne procé-
dure i'rançaise, de la procédure civile actuelle. La nécessité de cette
acceptation donne lieu à deux formalités en matière <le contentieux
administratif" : la décision administrative préalable pour les recours
conteulieux portés devant les juridictions administratives; le dépôt d'un
mémoire pour les actions jjortées tlevanl les tribunaux judiciaires.
I. La décision iiilminislrdlire prédlahle <ni recours content ieujc. Contro-
verses qu'à soulevées la sig'nification de cette décision préalable ; la doc-
trine du ministre-juge l'interprète comme une décision contentieuse;
la doctrine adverse comme une décision administrative ordinaire. Son
sens véritable ne peut être trouvé que si on l'interprète comme un acte
de procédure.
A) La décision administrative préalable joue le rôle de conclusions
prises en vue de l'acceptation de l'instance : a) étude de la jurispru-
dence destinée à établir cette proposition; h) étude de la loi du 17 juil-
let 1900, art. 3; c) étude des cas où l'action directe est possible et où
alors apparaît la voie de l'opposition; parallélisme de la voie de la
décision préalable et de la voie de l'opposition.
B) La décision préalable entraîne en certains cas une délimitation du
litige en même temps qu'une acceptation de l'instance; études de trois
matières : a) les aft'aires d'indemnité pour préjudice; b) les résiliations et
les mises en régie dans les marchés de travaux publics; c) les décisions
en matière de pensions de retraite.
C) En tout cas, la décision préalable est un acte de procédure qu'il
importe de caractériser d'après les traditions de la procédure, il faut
disting'uer suivant qu'elle intervient sur une réclamation ou en dehors
d'une réclamation : a) (|uand elle intervient sur une réclamation, elle est
une ordonnance eu vue du litige (pii participe de la procédure in jure
opposée à la procédure in jiidirio; elle est donc un acte administratif
spécial ; b) quand elle n'intervient pas sur une réclamation, elle est le
art. i36, no 17.) Or, le Conseil d'Etat en est arrivé à définir la dette exigible,
c'est-à-dire la dette non contentieuse, comme étant celle qui ne donne
actuellement lieu à aucune contestation. Ce qui rend la dette non exigible,
ce n'est pas la possibilité d'un litige à raison d'une violation du droit, c'est
seulement la contestation déjà engagée: « Considérant qu'eu l'absence d'une
décision de l'autorité compétente pour statuer sur la contestation existant
entre la ville de Saintes et l'administration des télégraphes, il n'appartient
pas au préfet de donner à la dépense le caractère d'une dette exigible... «
(C. E., ai mars 1879, Saintes précité.)
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 4?
point de départ d'une voie d'exécution administrative sur laquelle peut
venir se greffer une instance contentieuse, elle est un acte administratif
ordinaire, c'est-à-dire une décision exécutoire ordinaire.
II. Le dépôt d'un mémoire prédiuble auj' actions portées devant les tri-
biinaii.v judiciaires. Simple procédé d'avertissement qui n'a plus aucune
influence sur le litige et qui ne rend pas l'instance contradictoire.
III. Evolution probable du procédé de la réclamation préalable vers le
simple dépôt d'un mémoire.
A la fin du dix-huitième siècle il était encore dans les lial)i-
tiides courantes de l'arg-umentation juridique de com[)arer les
instances judiciaires à des quasi-contrats'. On a renoncé
depuis à ce rapprochement, mais il n'en est pas moins vrai
qu'une instance est une procédure qui ne peut se dérouler
normalement que grâce au concours des deux plaideurs, par
conséquent par une sorte d'accord. Seulement cet accord des
parties dans l'accomplissement de la procédure est obtenu par
une pression sociale, et la contrainte est allée en augmentant
avec la civilisation. Elle n'a jamais fait disparaître entièrement
le concours volontaire qui subsiste même aujourd'hui. En
somme, les instances juridictionnelles sont des arbitrages en
partie imposés, en partie acceptés.
Au début, elles se distinguent mal des arbitrages purement
volontaires, et elles exigent d'une fa(;on ou de l'autre une
sorte de compromis.
Dans la Grèce de la civilisation homérique le roi tranche des
procès^ mais il le fait comme tout autre arbitre, sans pouvoirs
de magistrature. Sa décision n'est pas exécutoire, les parties
s'en assurent préalablement le respect l'une à l'autre par le
dépôt d'une somme d'argent". Dans d'autres législations « on
1. « Eadem enim débet esse ratio judiciorum in quibus videmur quas
contrahere ac conventionum » (Pothier, Traité des niili gâtions, no qo/^,
2 vol in-i 2, 1764.)
2. Schoemanu, (JriecJiische altertitiimer, \", 1871, p. 20; von Schœfler,
dans PaulY-^yissowa, Real encijclopddie, III, p. 5G-Gi ; Girard, Histoire
de l'organisation judiciaire des Romains, 1, p. 26.
48 RECUEIL DE LÉGISLATION.
a entiepiis de fairo dire le droit à des particuliers trmie expé-
rience spéciale, à des sortes d'arbitres plus ou moins libre-
ment choisis, eu accumulant les précautions préalables et les
contraintes artiHcielles, afin d'assurer ensuite le respect de
leur décision par le perdant' ».
A Rome, dès l'époque royale, on a trouvé le moyen d'inté-
resser le magistrat suprême de la cité à la solution des pro-
cès, et par là de transformer l'arbitrage privé en une instance
publi(}ue org-anisée avec une certaine contrainte^^ mais pen-
dant très longtemps cette instance est demeurée en partie vo-
lontaire.
Dans le système des actions de la loi où la /e</is actio des-
tinée à nouer le procès est menée par les parties et où le ma-
gistrat ne fait que prêter son concours, le défendeur, appelé
par le demandeur, doit venir en personne devant le magistrat
et prononcer les paroles sacramentelles, ce qui s'appelle
defendere uli opportet; s'il s'y refuse, il n'y a pas de procès
engagé, et par conséquent pas de condamnation par défaut;
on oblige le défendeur à venir par des procédés indirects
de contrainte, la manus injectio, le carcer privatus, l'envoi
en possession et la vente des biens; mais ces détours ne font
quemar(pier davantage le caractère volontaire de la démarche
du défendeur qui obéit à la vocatio in jus^. Après la division
1. Girard, op. cit., p. 4'» et il cite, pour le droit de la monarchie fran-
que, Esmein, N. R. hist., 1887, p. 545-550, la Chose jugée dans le droit
de la monarchie franqiie; pour celui des Ossètes du Caucase, l\. Dareste,
Etudes d'histoire du Droit, p. i52 ; Kowalewski, Couluine contemporaine
et loi ancienne, i8g3, p. 383; adde, pour la juridiction des Jile d'Irlande,
d'Arbois de Jubainville, Cours de littérature celtique, t. I, p. 271.
2. Girard, op. cit., p. 42.
3. Girard, op. cit., p, 70 et suiv. ; p. 85, 87; Manuel élém., 3e édit.,
p. 963: « Ce n'est même pas l'affaire du magistrat d'assurer la comparution
« des parties devant son tribunal en vue de la célébration de la legis actio;
« c'est au demandeur de faire venir le défendeur devant lui [vocatio in jus),
« et si après celte première comparution il y a besoin de l'y faire revenir,
(i c'est encore au demandeur de s'assurer de celte comparution nouvelle au
« moyen d'une sûreté [radi/nonium), qui sera elle-même obtenue par sa
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 49
de l'insfance en deux phases in jure et injiidicio, (jiii est sans
doute contemporaine de l'établissement de la République, une
fois le litige noué in jure par la legis actio et renvoyé devant
le juge pour le judicium, la condamnation par défaut devient
possible; on attend le défendeur jusqu'à midi et « post nieri-
diem prœsenti litem addicito )^ . (Douze-Tables, I, 8). Cette dis-
position des Douze-Tables, quelle qu'en soit l'origine, a bien l'air
d'une réforme. A une époque plus ancienne, la collaboration
du défendeur à la procédure jusqu'au jugement était sans
doute nécessaire, et la sentence elle-même n'était définitive
qu'après avoir été acceptée par lui'.
Dans la procédure formulaire, il n'y a plus besoin, pour
nouer le procès, d'une legis actio menée par les parties avec
gestes et paroles sacramentelles; le magistrat va délivrer une
formule du litige qui investira le juge, mais : i° il faut que
le défendeur accepte du demandeur la formule déjà rédigée
par le magistrat, c'est à ce moment que se produit la litis
contestât io, qui est \e judicium acceptuni' ; 2*^ la délivrance
de la formule <'st [)récédée devant le magistrat d'un débat qui
doit être contradictoire, auquel le défendeur doit venir parti-
ciper; s'il s'y refuse, il sera l'objet de contraintes indirectes,
mais la formule ne sera pas délivrée tant qu'il ne se sera pas
prêté à la nomination du juge, à l'administration des cau-
tions dans les hypothèses où elles sont nécessaires, etc...^.
Donc, toute la procédure in jure suppose encore l'accord des
parties et ne peut avoir lieu par défaut"^; au contraire, in
« seule pression à lui et non par les moyens de contrainte du magistrat. »
Girard, Histoire de Vorg. judiciaire des Romains, I, p. 72 ; clr., à propos
de la manus injectio, P. Maria, le Vindeœ, Paris, iSgS.
I. V. Esmein, N. R. hist., 1887, op. cit., p. 548, sur la Dejinitivu sen-
teiitia à l'épotjue franque.
■2. Wlassack, Litiscontestatio in fornuilarprocess , 1889; Girard,
Manuel, p. 998.
3. Girard, Manuel, p. 980-989.
4. a La défivrauce de la formule suppose un accord de volontés obtenu
jmlii-io, la oondaiimation [hmiI rire |)rr»noncée j»ai" défaut.
Le droit franc et le rlidit canoniqiit' ne connaissent encore
point le défaut faute de comparaître ou de conclure, ils conti-
nuent à user des procédés indirects de contrainte pour
forcer le défendeur à venir devant le juçe'. Ce n'est que dans
le droit coutumier vers le quatorzième siècle qu'apparaît la
procédure du jug-ementpar défaut. On commença là aussi par
frapper Vindefensns d'une amende, mais on permit les réas-
sig-nations successives et, finalement, s'introduisit la pratique
d'une dernière assig^nation ad videndiim ndjiidicare iitilitatem
defectus : les ordonnances royales consacrèrent cette solution
en réduisant le nombre des réassignations (0. Villers-Cot-
terets, août rSSp, art. 26. — Isambert, XII, p. 6o6)^
L'évolution de la procédure criminelle fut semblable sur ce
point à celle de la procédure civile. L'ancienne procédure
franque, publique et accusatoire, exigeait la présence de l'ac-
cusé ; la procédure inquisitoriale elle-même, à ses débuts, ne
au besoin par une pression, mais un accord de volontés en l'absence
duquel le procès ne peut se lier». (Girard, Manuel, p. 990.) — La nécessité
de l'accord des volontés apparaît encore très bien dans la procédure de
certains interdits comme l'interdit uti possidetis; on sait que celui-ci con-
sistait dans la défense de rini facere : vitn Jieri veto disait le Préteur, de
sorte que la jjreniière des toniialités qu'exioeait la procédure de l'interdit
était précisément une violation de la défense de vim facere ; lorsque l'ad-
versaire se refusait à accomplir cette vis ex consensu, qui seule pouvait
engas^er le procès, le Préteur était obligé de délivrer un inlerdictiim
secutulariti/n dont Gains nous révèle l'existence, Com. IV, § 170, et dont
l'effet était de faire considérer le défaillant comme renonçant à la posses-
sion (Saleilles, La controversiu possessionis et la vis ex consens^, N. R.
hist., 1892, p. tifiô; Vermond, Théorie de la possession, p. 28).
1. A l'époque franque, amende, séquestre de l'objet litig'ieux et confisca-
tion d'une partie des biens de Vindefensns (Pardessus, Loi salir/ne, p. 277;
capitulaire de 8o3, ch. 7, dans Pertz, Monumenta germaniœ historica,
leges, t. 1, j). 117). — Le droit canonique pratiquait l'envoi en possession
des biens à l'imitation du droit romain (P. Fournier, Les offtcialités au
moyen âge, p. i53 et s.).
2. Grand coutumier, L. III, ch.x, éd. Dareste et Laboulaye, p. 45o et s.;
Assises de Jérusalem, le livre de Jean d'Ibelin, ch. lu, éd. Beugnot, t. I,
p. 81. Cfr. Garsonuet et l'ézar-Bru, Traité de procédure, VI, p. 168 et s.
LES ELEMENTS DLî CONTENTIEUX. D I
pouvait s'eugag-er que du conseutement de l'inculpé; l'enquête
n'était possible que si l'homme arrêté par soupçon s'y sou-
mettait de bon gré; s'il acceptait l'enquête, on ne pouvait le
mettre à la question, s'il ne s'y soumettait pas, on lui appli-
quait la torture pour obtenir l'aveu. Ce n'est qu'à la fin du
treizième siècle que l'aprise commence à fonctionner d'office,
et ce n'est qu'au seizième que la procédure par contumace
aboutit à la condamnation directe sur le fait visé; jusque-là,
la contumace n'avait consisté qu'en une contrainte indirecte,
primitivement en une mise hors la loi de l'inculpé qui ne ve-
nait pas se soumettre au jugement'.
Sous notre législation actuelle elle-même, en matière civile
ou criminelle, de ce que les condamnations par défaut ou par
contumace sont possibles, il ne faudrait pas conclure que
toute idée d'acceptation de l'instance ait disparu. La procé-
dure normale reste celle du débat contradictoire, les jugements
par défaut tombent par la seule opposition du défendeur,
c'est-à-dire par sa seule comparution dans un délai donné, et
en somme leur seule signification est de mettre le défendeur
en demeure d'accepter ce qui a été jugé en son absence, ou
bien de comparaître ; cette alternative est encore un procédé
de pression indirecte. Même signification pour les jugements
de contumace en matière criminelle. Or, le débat contradic-
toire, auquel ainsi tout aboutit , implique forcément accepta-
tion de l'instance, parce qu'il implique participation active
des deux parties, du défendeur comme du demandeur, aux
formalités de la procédure.
Il y a plus : dans la procédure contradictoire contempo-
raine tout comme dans les anciennes, la participation volon-
taire du défendeur à l'instance ne présente d'utilité et n'est
requise que jusqu'à ce que le procès soit noué. Il existe en effet
I. Cfr. Esiuein, Histoire de la procédure criminelle en france, 1882,
pp. Ci, 78, 99, 121, i50.
5 9. RECUEIL DE LKGISLATION
lonjoiirs un nioiiieiit, (jiii rorrespoiul à la /ifis ronfestatio
de la piocédure formulaire, où les éléments du procès sont
fixés, où il esl appointé^ où l'aHaiie est insti'iiitp ef où il n'y a
j>lus qu'à juj^er. Dans notre procédure civile, ce moment esl
celui de la mise en état ou du dépôt des conclusions : « L'af-
« faire sera en état lorsque les plaidoiries seront commen-
<( cées; la plaidoirie sera réputée commencée quand les con-
« clusions auront été conlradictoirement prises à l'audience »
(art. 343 G. pr. civ.). Or, ce moment est toujours celui du
judicium acceptum, c'est-à-dire de l'acceptation de l'instance.
A ce moment-là les parties s'entendent sur ce qu'elles veu-
lent soumettre au jug-e, comme elles s'entendraient dans un
compromis sur ce qu'elles voudraient soumettre à un arbi-
tre '. Jusqu'à ce moment le concours du défendeur est néces-
saire pour que la procédure reste contradictoire et, s'il dispa-
raît, il y aura défaut. Après ce moment, le défendeur peut
disparaître, son avocat peut ne plus se présenter pour la plai-
doiiie, le jug-ement n'en sera pas moins contradictoire et il
n'y aura pas lieu à la procédure ()ar défaut (Garsonnet et
Cézar-Bru, Précis de procédure civile, [\^ édit., p. 191). Appe-
lons procédure in Jure tout ce qui se passe avant la mise en
état par le dépôt des conclusions, et procédure in judicio
tout ce qui se passe après^, nous constaterons que les solutions
n'ont pas varié depuis les legis actiones, ce qui suppose
qu'elles répondent à une nécessité logique singulièrement forte'.
1. Cela ne doit pas être pris avec la même rigueur qu'en droit romain
en ce qui concerne les conclusions; en réalité, des conclusions complémen-
taires peuvent être déposées jusqu'au moment où le ju^e déclare la cause
en/endite; mais les autres etl'ets du jiidirinm iicreptum se produisent à
partir de la mise en état.
2. Il est très intéressant de noter encore que la procédure des réterés, qui
s'organise si vigoureusement depuis un demi-siècle et qui est incontesta-
blement contentieuse, exige en fait la comparution personnelle des parties,
le débat contradictoire, c'est-à-dire l'acceptation de l'instance, et exclut le
jugement par défaut (Garsonnet et Cézar-Bru, Traité de procédure, VI,
p. 322).
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX- 53
Cette nécessité log-ique est celle de l'acceptation de Tinstance
par le défendeur.
II était à prévoir qu'elle s'imposerait dans le contentieux
administratif toutes les fois que l'administration serait défen-
deresse, et cela d'autant mieux que la Puissance publique
constitue un défendeur peu commode, à qui aucun pouvoir
supérieur ne saurait imposer l'instance devant un juge public
et qui, dès lors, ne peut être impliquée dans une procédure
que si elle l'accepte volontairement. Sans doute, dans notre
rég^ime de droit, la loi est au-dessus de la Puissance publique,
mais il ne faut pas oublier que c'est uniquement en ce sens
que la Puissance publique s'y soumet spontanément : il en
est des instances comme de la loi'.
En effet, l'acceptation de l'instance par l'administration
donne lieu à deux formalités différentes selon que le procès
s'engage devant une juridiction administrative ou devant la
juiidiction ordinaire : devant la juridiction administrative il
faut une décision administrative préalable à l'introduction de
la requête, et celle-ci ne peut être formée que contre la déci-
sion préalable; devant les tribunaux ordinaires, l'action ne
peut être intentée qu'après le dépôt préalable d'un mémoire,
mais elle n'est pas intentée contre la décision prise en réponse
au mémoire, si toutefois il en est pris une, elle reste dirigée
contre la personne morale administrative.
II est nécessaire que nous insistions sur ces deux formalités;
outre que, placées dans leur véritable cadre fourni par l'his-
toire comparative des procédures, elles prennent une significa-
tion fort intéressante, elles ont été généralement mal comprises.
I. — La décision administrative préalable aux recours con-
I. Telle est du moins la siscnification universellement admise de ce que
les Allemandsvippellenl le Rechisstaat ou éfaf de droit, dans tous les pays
où le pouvoir judiciaire n'est pas souverain (V. Otto Mayer, Le droil ad'
ministratif aUeincmd, édition française, t. I, p. 64 et s., igoS).
54 RECIEIL DE LÉGISLATION.
tentieux portés devant les juridictions administratives, sur-
tout, a été pierre d'arliopj)ement et de scandale. La question
de son véritable rôle ne s'est posée que depuis une vingtaine
d'années, c'est-à-dire depuis qu'on a renoncé à y voir une
décision contentieuse en abandonnant la doctrine du ministre-
juge. Tant qu'avait régné cette doctrine, on considérait la
décision administrative rendue sur une réclamation conten-
tieuse comme un jugement en premier ressort et le recours
contentieux proprement dit n'était qu'un recours en appel
dirigé contre ce jugement. Toute cette construction théorique
fut jetée bas le jour où, pour assurer pratiquement la sépara-
tion de l'administration active et de la juridiction, on dépouilla
les administrateurs en général et les ministres en particulier de
leurs attributions conten lieuses'. Mais la décision préalable ren-
due par les administrateurs sur les réclamations contentieuses
subsista, et dès lors apparut la difficulté de la caractériser.
Edouard Laferrière, qui, dans toute cette évolution de doc-
trine et de jurisprudence, a joué un rôle prépondérant, prit
nettement parti sur deux points : i*^ il affirma que la décision
préalable rendue par l'administrateur sur une réclamation
contentieuse n'était qu'une décision de nature administrative,
et en effet, si elle n'était pas de nature contentieuse, elle ne
pouvait être qu'administrative'; 2° il affirma en outre que
cette décision préalable sur la réclamation était nécessaire à
la création du contentieux, parce qu'un litige ne peut résulter
que de l'opposition de deux prétentions et qu'une décision
1. Sur cette évolution, v. I^aferrière, Juridict. adin., 2e édit., I, p. 452.
Nous y reviendrons, au paragraphe 3, pour établir une histoire de la
juridiction ministérielle que nous croyons plus vraie que celle de Lafer-
rière. Il n'y a pas eu seulement une doctrine du ministre-juge; il y a bien
eu une juridiction ministérielle, seulement elle avait le caractère d'une jus-
tice privée, et le Conseil d'Etat, (jui représentait au contraire une justice
publi(juc, s'est subordonné la juridiction minlslèrielle au point de ne lui
laisser, ainsi qu'on le verra au texte, que le rôle d'une instruction préalable.
2. Nous verrons seulement qu'elle est dune nature administrative
spéciale.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 55
admiiiislralive seule pouvait être considérée comme s'oppo-
sant à la prétention du réclamant'.
Sous cette première forme, la doctrine nouvelle fut immé-
diatement acceptée par nombre d'auteurs, et il devint de
locution courante de parler de la création du contentieux
administratif par la décision préalable^. Il faut bien
reconnaître cependant que l'expression « création du conten-
tieux » ou « création du litig-e » avait quelque chose d'am-
bigu ; elle pouvait s'entendre de la création du droit conten-
tieux aussi bien que de la création ou de l'organisation de
l'instance ; elle pouvait être prise du point de vue du fond du
droit aussi bien que de celui de la procédure. Prétendait-on
que, dans une hypothèse où le droit du réclamant a déjà été
violé par l'activité administrative au moment où est formée la
demande eu réclamation, par exemple dans un cas de préju-
dice causé par le fonctionnement d'un service public, le droit
contentieux ne naissait qu'après une décision administrative
rejetant la demande d'indemnité? ou bien voulait-on dire que
le droit au recours contentieux était bien né du jour du pré-
judice causé, mais que la procédure de l'instance ne pouvait
s'engager qu'après la décision administrative rejetant la de-
mande d'indemnité ? Personne, il faut l'avouer, n'avait fourni
1. Op. cit., t. I, pp. 322, 462, t. II, p. \!\2. : a Quoique les ministres ne
« soient pas des justes, une décision émanée d'eux n'en est pas moins dans
« beaucoup de cas un élément nécessaire du débat contentieux. Ainsi que
» nous l'avions dit en expli({uan( la nature de la juridiction ordinaire du
« Conseil d'Etat, cette juridiction a pour objet, non de simples prétentions
« des parties, mais l'opposition qui se produit entre ces prétentions et une
« décision administrative qui devient le véritable objectif de l'instance
« contenlieuse. Il suit de là qu'une décision ministérielle est le prélimi-
« naire nécessaire d'un recours au Conseil d'Etat toutes les fois que... etc.»
(I, p. 462.)
2. Jacquelin, Principes dominants du contentieux administratif,
pp. 191-192; Berthélémy, Traité élém. de droit adm., 3e édit., p. 878;
Mestre, De l'autorité compétente pour déclarer l'Etat débiteur, 1899,
pp. 6, 57 et s., 120; mon Précis de droit administratif, 4^ édit., pp. 258,
23y, 283, 322; ô*" édit., p. 228,
56 RECUEIL DE LEGISLATION.
sur ce point d'explication claire, ni même n'avait paru aper-
cevoir la question '.
On doit savoir gré à M. Artur de l'avoir posée, d'avoir pré-
cisé le problème, d'en avoir réuni avec la plus grande com-
pétence et la plus grande loyauté les éléments de solution et,
s'il a dépassé le but, d'avoir au njoins trouvé la direction dans
lacjuelle il fallait cherclier la vérité. Avec grande raison, il
déclare inacceptable la proposition qui consisterait à dire que
la décision préalable, rendue sur une réclamation, crée le
droit contentieux du créancier de l'administration, et, à pro-
prement parler, l'oblig-ation à la charg^e de l'administration.
Son seul tort a été de croire que cette proposition eût
jamais été soutenue. Il n'avait jamais été dans la pensée de
personne qu'il y eût là une source de l'obligation'.
M. Artur ajoute : Du moment que la décision préalable ren-
due sur une réclamation n'est pas ci'éatrice de l'oblig^ation ,
elle est une survivance de la doctrine du ministre juge. On
1. En ce qui me concerne personnellement, je dois confesser que quel-
ques-unes des formules que j"ai employées prêtent à confusion. Ainsi en
est-il de cette phrase de la 5^ édit., p. 228, in fine : « Les intéressés qui
« veulent actionner l'administration sont obligés de provoquer, au préala-
« ble, une décision administrative en soumettant une réclamation [gra-
« cieuse] à l'autorité compétente ; c'est seulement la décision intervenue sur
« leur réclamation qu'ils pourront ensuite attaquer au contentieux et qui
« ainsi créera le contentieux. » Le mot [gracieuse] est de trop, et nous ver-
« rons, au contraire, que la réclamation est contentieuse dès le début.
En revanche, il y a toute une série de critiques et de développements de
M. Artur qui portent à faux, parce qu'il a confondu l'acte administratif avec
le fait administratif; à la p. i65, il s'écrie : « Tous les tribunaux jugent
des actes, c'est-à-dire des faits, n II y a erreur : les actes administratifs sont
plus que des faits, ce sont des décisions exécutoires qui viennent s'ajouter
aux faits. A la su,ite d'obligations nées de purs faits, par exemple d'accidents,
l'administrateur est appelé à prendre une décision pour savoir s'il reconnaît
ou ne reconnaît pas la dette, et cette décision est l'acte qui crée le conten-
tieux, c'est-à-dire l'instance; le fait avait créé la dette, mais l'instance sur
la dette ne pouvait être créée que par la décision exécutoire.
2. En ce qui me concerne, v. ma brochure : La gestion administrative,
1899, p. 46 et s., et spécialement p. 5o.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 67
invite le ministre à statuer par une ancienne habitude et [)arce
que pendant longtemps il avait statué en qualité de juge du
premier ressort.
Cela était encore dans la ligne de la vérité. Nous montrerons
plus tard qu'en ellet le ministre a eu réellement une juri-
diction, que le Conseil d'Etat se l'est d'abord subordonnée
par l'appel, puisqu'il a fini par l'éliminer parce qu'elle repré-
sentait une sorte de justice privée, tandis que sa juridiction
à lui, Conseil d'Etat, représentait une justice administrative
publique (V. infrâ, | 3). La décision préalable du ministre
est restée comme une survivance. Mais du moment qu'elle a
subsisté, il fallait bien qu'elle eût une utilité quelconque et
([u'elle renqilit une fonction actuelle.
C'est ici, sur l'interprétation de cette fonction actuelle de la
décision préalable, que M. Artur a bronché. Il n'a pas vu ce
qu'elle pouvait être, et alors, comme il fallait qu'elle fut quel-
que chose, il est retourné d'un bond à la juridiction du mi-
nistre; il a cru découvrir que celle-ci existait encore et que la
décision ministérielle préalable était encore un jugement en
premier ressort '.
Cependant, il aurait du songer que les institutions mortes,
emportées par l'évolution, ne revivent pas, et, dans la direc-
tion même où il se trouvait, il aurait dû remarquer qu'une
décision qui a eu autrefois valeur de jugement, et qui l'a per-
due, peut a\oir conservé un rôle dans la procédure. Faire de
la décision préalable un moment de la procédure conten-
tieuse , là était le trait de lumière. Et tout de suite, avec
l'aide des traditions historiques, on était conduit à song-er
à la création de l'instance, à l'acceptation de l'instance, à
des conclusions préalables prises par l'administration en vue
de l'instance et sans lesquelles celle-ci ne peut pas s'en-
gager.
I. Op. cil., pp. i36 et s., pp. kjq et s.
58 RECUEIL DE I-É(iISLATION.
Cette véritô, je lavais entrevue il y a quelques années', mais
je ne l'avais pas suffisamment établie ni n'y avais suffisam-
ment coordonné toutes les notions, par exemple celles de la
réclamation contentieuse ou du recours contentieux; je devrai
personnellement à M. Artur de m 'a voir forcé à l'approfondir.
A) On peut établir la signification de la décision adminis-
trative préalable, entendue comnie conclusions prises par l'ad-
ministration en vue de l'instance, et entraînant acceptation de
celle-ci, par trois ordres de considérations : l'examen direct de
la jurisprudence du Conseil d'Etat sur la décision préalable ;
l'étude de la loi du 17 juillet 1900, article 3, sur le silence de
l'administration, et, enfin, l'observation des hypothèses dans
lesquelles est ou n'est pas admise la procédure du défaut de-
vant la juridiction administrative.
a) M. Artur a réuni lui-même un assez grand nombre d'ar-
rêts du Conseil d'Etat relatifs à la décision administrative
préalable ' et nous en avons relevé d'autres.
Il en est d'abord d'où l'on peut déduire purement et sim-
plement la nécessité de la décision administrative préalable
sur toute réclamation contentieuse à porter au Conseil d'Etat,
soit qu'ils déclarent le recours au Conseil d'Etat recevable
parce qu'il existe une décision préalable ^, ou non recevable
parce qu'il n'y a pas eu décision préalable"^, ou parce que la
1. Dans ma brochure, La gestion administrative, Paris, 189g, pp. 4^
els., et spécialement p. 5o : 0 Si le compromis juridictionnel existe au point
« de vue de l'introduction de l'instance, c'est encore bien imparfjiitement.
« Dans la plupart des affaires, il reste tout volontaire, l'administration
« n'accepte le juge que si cela lui plaît. En effet, en principe, c'est elle qui
« crée le contentieux, et voici comment, etc.. »
2. Op. cit., pp. 106 et s.
3. C. E., 3 juillet iqoS, Conseil presbytéral de Sedan, p. 488 : « Consi-
dérant qu'il résulte de la décision du ministre des finances que l'adminis-
tration conteste, etc.. qu'ainsi il existe un litio-e dont le Conseil presbytéral
est recevable à saisir le Conseil d'Etat. »
4. C. E., 21 mai 1897, Hugues, p. 399 : a Considérant que la requérante
LES ELE3IEXTS DU CONTENTIEUX, Sq
décision préalable rapportée ne statue pas exactement sur la
question soulevée clans la requête qui contient ainsi un chef
de demande ou une conclusion nouvelle ', ou parce que la dé-
cision rapportée, qui aurait dû émaner du ministre, n'émane
pas de lui " ; soit que les arrêts indiquent spontanément aux
parties la réclamation préalable au ministre comme une pro-
cédure à suivre^. Et cette exigence de la décision préalable
n'est pas limitée au cas où c'est le ministre qui doit statuer,
elle existe aussi bien si c'est le Préfet ou le Conseil général ou
si c'est le Conseil municipal, c'est-à-dire que l'instance admi-
nistrative ne peut pas plus se lier avec un département ou une
commune qu'avec l'Etat sans l'accomplissement de cette for-
malité*.
n'ayant pas adressé cette demande au ministre de la çuerre ne peut, en
l'état, la présenter au conseil « ; 24 juin 1898, Ressègue, p. l\%/\ : ci Consi-
dérant qu'il n'appartiendrait au Conseil d'État de faire droit à ces conclu-
sions que si elles lui étaient présentées à la suite d'un rejet par le ministre
d'une demande de pension; cons. que la dame Ressègue n'a, à aucun mo-
ment, saisi le ministre d'une semblable demande ; que, dès lors, ses con-
clusions sont, en l'état, non recevables » ; 6 janvier 1899, Hœgestrand,
p. i; 24 lévrier 1899, Viaud (P. Loti), p. i53; 22 mars 1901, Rivière,
p. 322; 21 nov. igo2, Carbijuel, p. 686; 16 mai 1902, Vafin, p. 882;
16 mai 1904, Prieur, p. 385; 20 mai 1904, Jnffrca, p. 434-
1. C. E., i5 juillet 1898, Mantoz, p. 553; 28 juillet 1899, Poilecol,
p. 552; 7 août 1900, Deschamps, p. 543; 8 mai 1908, Boni([uet, p. 334;
cfr. 24 juin 1881, Courtin; 1 3 avril i883, Sanson ; 20 mars 1892, Viard;
19 janvier 1894, de Pins, cité par M. Artur, p. 169, op. cit. — Le Conseil
d'Etat se réserve d'apprécier si la demande non soumise au ministre est
vraiment nouvelle ou si ce n'est pas sous une nouvelle forme une demande
déjà soumise (Viard, de Pins).
2. C. E., i5 février 1901, Kaszelick, p. 184, réclamation adressée au
receveur principal des douanes, alors tju'elle aurait dû l'être au ministre
des finances; i3 nov. 1908, Aimé, p. 678; 20 mai 1904, Heinrich, p. 432.
3. C. E., 3i juillet 1896, Carré, p. 621 : « Considérant, d'ailleurs, que
« la décision ne fait pas obstacle à ce qu'ils saisissent de leur demande d'in-
« demnité le ministre de la guerre s'ils s'y croient fondés, etc. »
4. C. E., 19 déc. 1889, Cadot, arrêt de principe; 20 mars 1890, Dran-
ceij ; 29 avrjl 1892, WoUling ; i3 mai 1892, Richard; 23 déc. 1898,
Duchène ; 3 février 1899, Chiroa.r, etc. M. Artur est bien ol)ligé de cons-
tater cette extension de la pratit[uc de la décision préalable à des hypothèses
60 RECUEIL DE LEGISLATION.
Mais les arrêts ne se bornent pas à constater la nécessité
de la décision administrative préalable ; ils lui donnent la
sio-nification de conclusions destinées à lier l'instance.
D'une part, une fois que le ministre a rendu une décision
pour rejeter une réclamation, le pourvoi est recevable, l'ins-
tance est liée et le ministre n'est pas autorisé à se prévaloir
de ce que sa décision aurait dû être précédée d'une autre
décision '.
D'autre part, si le pourvoi a été introduit en fait sans que
le ministre eût au préalable statué administrativement sur la
réclamation, mais que, dans l'instance, au lieu d'opposer la
fin de non-recevoir qui en résulte, il présente des observations
au fond, le Conseil d'Etat interprète ces observations comme
des conclusions tardives, et ces conclusions, quoique tardives,
où ce n'est pas le ministre qui statue, ce qui n'est pas favorable à sa thèse
exclusive de la survivance de la doctrine du ministre juge; il y voit, mal-
£^ré tout, un dernier avatar de cette doctrine {op. cit., p. 174)- Cette inter-
prétation des faits est d'autant plus insoutenable que le mouvement de juris-
prudence inaui?uré par l'arrêt Cadot et par lequel le Conseil d'État s'est
affirmé comme le juge de droit commun du contentieux administratif — à
rencontre du ministre — est dû à Edouard Laferrière, l'adversaire le plus
acharné de la juridiction ministérielle. C'est une autre idée qui commence à
agir ; Laferrière explique formellement qu'on cherche un procédé pour saisir
le Conseil d'État et que ce procédé consiste à obtenir, au préalable, une dé-
cision exécutoire administrative pour créer le litige {Traité de la jnridict.
adm., l'e édit., 1887, t. I, p. l\io : « On n'a qu'à agir à l'égard de la
« commune comme on agit à l'égard de l'État, c'est-à-dire à provoijuer une
« décision de son représentant légal ; ainsi il existera une décision suscep-
« tible de recours contentieux... partout où il existe une autorité ayant un
« droit de décision propre et pouvant rendre des décisions exécutoires par
« elles-mêmes, un débat contentieux peut naître et le Conseil d'Etal peut
« être directement saisi. »
I. C. E., 24 janvier 1902, Carraa, p. 49» affaire relative à une demande
de pension de retraite directement formée par un fonctionnaire civil. Le
ministre objectait que la décision préalable d'admission à la retraite n'ayant
pas été rendue, le requérant n'était pas recevable à demander directement
la pension. Le Conseil d'Etat répond : <i Considérant que, bien que n'ayani
pas été admis à faire valoir ses droits à la retraite, le requérant a formé une
demande de pension que le ministre a rejetée par la décision attaquée ;
qu'ainsi son pourvoi, enregistré dans le délai, est recevable. »
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 6l
suppléent à l'absence de la décision préalable, ce qui prouve
bien que celle-ci joue exactement le rôle de conclusions '.
b) Nous aurons à déterminer d'une façon plus précise la
portée des conclusions préalables contenues dans la décision
administrative, mais il faut auparavant achever notre démons-
tration. La loi du 17 juillet 1900, art. 3, nous en offre le moyen.
I. C. E., 12 février 1870, de Panât, p. 87; 8 août 1878, Robert et Ani-
brosiiis, p. 768; 21 mars 1879, Mercier; lO décembre 1887, CM Morelli •
27 nov. 1891, Morton ; i3 juillet 1892, Blondel Ld/jorte; 7 février 189O,
Cornaille, p. 120; 22 juillet 1898, Launuij, p. 670; 3 février 1899, Beaii-
doitin, p. 91; 24 mars 1899, Favril et Flacon, p. 268 dans les visas;
22 déc. 1899, Sàtre, p. 772; i3 mars 1908, Allicane, p. 288; i3 nov. 1908,
Aimé, p. 678; 20 mai 1904, Heinrich, p. 432. — Quelques-unes de ces dé-
cisions sont très explicites : « Considérant que si la demande d'indemnité a
« été formulée pour la première fois devant le Conseil d'Etat, le ministre
(i de la guerre a, dans ses observations présentées le 5 août 1897, déclaré
u accepter le débat sur ce point et a conclu au rejet de la demande ;
<i qu'ainsi, il y a lieu de considérer les dites observations comme constituant
« une décision et de statuer au fond », 3 février 1899, Beandoiiin ; « Consi-
<( dérant que le ministre ne s'est pas approprié dans des observations en
« réponse les conclusions de la dépêche attaquée (et qui n'émanait pas de
0 lui) )), i3 nov. 1908, Aimé; même formule dans C. E., 24 mars 1904,
Heinrich. — Dans l'affaire Ci»^ Morelli, 16 décembre 1887, le ministre
soumet des observations au Conseil d'Etat, mais il a soin de déclarer qu'il
ne les produit qu'à titre de renseignement, sans vouloir lier l'instance. Donc
le point important, soit pour la décision administrative préalable, soit pour les
observations sur le pourvoi, c'est bien de lier ou de ne pas lier l'instance,
de l'accepter ou de ne pas l'accepter.
M. Artur, qui signale une bonne partie de ces arrêts, est allé ici bien près
de la vérité; il voit dans cette pratique du Conseil d'Etat la preuve de l'inu-
tilité de la décision administrative préalable, puis(|u'on finit par s'en passer.
« On pourrait, dit-il, statuer directement dans tous les cas, sauf à condamner
l'Etat par défaut si le ministre s'obstinait à ne pas conclure. » {Op. cit.,
p. 178.)
Sans doute on finira par se passer de la décision administrative préalable,
et je crois aussi (|ue l'on arrivera à une procédure par défaut pour lier
l'instance. Mais nous n'y sommes pas encore; il convient de respecter les
lenteurs et les ménagements de l'évolution historique. Et, en attendant, il
ne faut pas dire que la décision administrative préalable soit inutile ; il faut
reconnaître qu'elle est, au contraire, fort utile, puisqu'elle est un procédé
efficace, quoique imparfait, assurant la liaison de l'instance, et qu'elle ne peut
encore être suppléée que par des conclusions contradictoires prises dans
l'instance. *
f-)2 RKCUKIL DR t.KGISLATION.
('e Icxlc se jut-sciilc (•Miniiir (Icsliiir A jutrcr à mi grave
iiiconvciiierïl ilii svstèiue clo la dôcisiitii ()réalab!e, qui était
qu'en s'ahsienaiit de réju)iHlre à une réclamation, fût-elle
cent fois justifiée^ l'administration empèdiait la formation
de l'instance. C'était le silence de Iddininistiuition, donX celle-ci
usait comme d'nn privilégie ' et auquel il n\ avait d'autre re-
mède (jue de l'assimiler à une décision de rejet. Débarrassée
de certaines prescriptions de détail, la disposition est ainsi
conçue : « Dans les affaires contentieuses qui ne peuvent
<( être introduites devant le Conseil d'Etat que sous la forme
« de lecours contre une décision administrative, lorsqu'un
(( délai de plus de quatre mois s'est écoulé sans qu'il soit
(( intervenu aucune décision, les parties intéressées peuvent
« considérer leur demande comme rejetée et se pourvciir de-
« vaut le Conseil d'Etat. — Si l'autorité administrative est un
« corps délibérant, les délais ci-dessus seront prorog^és, s'il y
« a lieu, jusqu'à l'expiration de la première session lég-ale qui
« suivra le dépôt de la demande. »
Une première observation s'impose, c'est que ce texte est une
loi de procédure. D'abord, il a été introduit dans une propo-
sition de loi relative à la création d'une section temporaire du
contentieux au Conseil d'Etat. Ensuite, les travaux prépara-
toires montrent qu'on a eu la préoccupation de perfectionner
la procédure administrative, comme l'avait déjà fait dans une
hypothèse particulière l'article 7 du décret du 2 novembre
1864 : « La justice du Conseil d'Etat peut être mise en échec
« par d'autres causes que l'encombrement du rôle, telles que
(( le silence, l'inertie ou le mauvais vouloir de certaines auto-
» rites administratives. Il convient d'y apporter des remèdes
(( qui ne tiennent plus à l'organisation de cette haute juridic-
« tion, mais aux règles mêmes de la procédure... L'abstention
I. V. nioa Précis de droit cidni., 5^ édit., p, 228; Umberto Borsi, //
silenzio délia piiblica aniministracione, extrait de la Giurisprudeuziu
italiana, vol. LV. année 1908.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 63
« systématique de l'administration peut avoir j)onr etï'ef de
« léser des droits certains, et, dans ce cas, le refus de toute
rt décision, en ne donnant aucune prise à un recours pour
« excès de pouvoir, peut équivaloir à un véritable déni de
(( justice, etc. ',., » Enfin, les expressions même de la loi
visent une procédure qui se déroule : « dans les affaires con-
tentieuses qui ne peuvent être introduites que sous la
forme de lorsqu'un délai de s'est écoulé les par-
ties peuvent considérer leur demande comme rejetée et se
pourvoir »
Une seconde observation est que notre article 3 de la loi
du 17 juillet 1900 crée une fiction, comme l'avait déjà fait
l'article 7 du décret du -i novembre r864- Il assimile le silence
gardé par l'administration pendant quatre mois sur une récla-
mation à une décision de rejet. Or, créer de toutes pièces, par
une fiction légale, une décision administrative serait, de la
part du lég-islateur, prétention bien hardie s'il s'ag-issait d'une
décision d'où dépendrait la naissance d'un droit ' ; il est à
croire, dès lors, que cette décision n'a qu'une importance
de procédure, car le législateur ne s'est jamais fait fauté de
supposer accomplies des formalités de procédure.
S(Mis le bénéfice de ces observations, il paraît clair (pie la
loi du 17 juillet 1900 a eu pour résultat tout à la fois de con-
firmer la procédure de la décision administrative préalable et
cependant de lui trouver un succédané pour le cas où, par le
fait de l'administration, elle ne pourrait pas être employée.
Dans le cas de silence, le recours va donc être intenté sans
que l'administration ait pris ses conclusions. Cependant, une
instance ne peut pas s'organiser sans conclusions des plai-
deurs ; c'est que le ministre, quand on lui communiquera le
1. Rapport Chastenet à la ChamJjre des députés. S., lois annotées, 1900,
p. ii53.
2. A ce point de vue, les observations de M. Artur sont justes {op. cit.,
p. i43).
64 RECUEIL T)F. LKGFSLATION.
{)()iuv(ti, poiiiTii roiK^liiic ;iii l'oiid dans ses ribservalioiis et
qu'alors « il y aura lieu de cousidérer lesdites observations
comme ronstituanl une «lécision. o ( C. E. , 3 février 1899.
Bea II (In in , j > rcci lé.)
La réforme de la loi dw ly juillet 1900 a donc pour objet
la liaison ou Tacceptation de l'instance. Elle prêterait à
de bien autres dé\eloppements si l'on voulait en donner l'ex-
plicaliou comj)lète. Nous aurons occasion d'v revenir au point
de vue de l'intluence cpi'elle est appelée à avoir sur les desti-
nées du conlenlieux administratif. Pour le moment, nous
nous boinons à ces constatations '.
I. M. Artur a été visiblement surpris par la loi du 17 juillet igoo qui est
survenue pendant qu'il publiait son élude sur la Séparation des pouvoirs et
la séparation des fonctions dans la Revue du droit public et alors qu'il avait
déj/i pris position. Il s'est refusé à voir l'évidence, à savoir que cette loi,
tout en modifiant la procédure de la décision préalable, y était cependant
relative et la consacrait, par suite, consacrait le caractère purement admi-
nistratif de cette décision. Il s'est efforcé de ramener à tout prix la loi de
Hjoo à la doctrine du ministre-juge, et, dans cet esprit, à l'avance, il a dé-
terminé le champ d'application de la loi : elle ne s'appliquera, dit-il, que
dans les hypothèses où le réclamant, au moment où il sollicite une décision
du ministre, a déjà été lésé dans son droit, par exemple, a déjà subi un
préjudice du fait de l'administration; mais elle ne s'appliquera pas lorsque le
réclamant sollicite un fait à accomplir par l'administration, alors même que
ce fait lui serait nécessaire pour l'exercice d'un droit; par exemple, la loi
nouvelle ne s'appliquera pas aux demandes de délivrance d'alignements, de
délivrance de permis de chasse, de liquidation de pensions de retraite. En
effet, ce qu'on demande au ministre dans les premières hypothèses, c'est un
acte de juridiction; ce qu'on lui demande dans les secondes, c'est un acte
d'administration pure ; or, la loi peut bien assimiler le silence gardé par le
ministre à une décision quand il s'agit d'un acte de juridiction pour éviter
le déni de justice, mais elle ne saurait suppléer à un acte qui n'est pas de
juridiction (op. cit., p. 196).
La jurisprudence n'a pas suivi M. Artur dans la voie qu'il lui indif|uail,
et ainsi elle a condanuié sa doctrine. A ma connaissance, il a été rendu
une demi-douzaine d'arrêts sur l'application de la loi du 17 juillet 1900
(C. E., 12 décembre 1902, Hémon, p. 762; 22 mai i^o'i, Dareste, p. l\o\ ;
7 août 1908, Sevrez, p. 626; i3 nov. 1908, Aimé, p. 678; 29 avril 1904,
Lainy, p. 3.5 1 ; 20 mai 1904, Réstd, p. 4^3; Sautriau, p. 424 » HeinricJt,
p. 432; i^r juillet \^o[\, fabrique d'Annecy, p. 533). Or, là-dessus, il y
a deux affaires de demande de pension [Aimé et Heinrich) et une demande
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 65
c) Bien évidemment lorsque la procédure de la décision
{)réalable n'est pas imposée devant la juridiction administra-
tive c'est qu'un recours peut être intenté contre l'administra-
tion directement, sans aucune demande préliminaire et sans
l'observation d'aucun délai pour attendre la réponse. Il existe
de ces recours directs : la loi du 17 juillet 1900, article 3, à
elle seule, nous en avertirait, car, d'une part, elle n'est rela-
tive qu'aux atraires contentieuses introduites deuant le Conseil
(VEtat, elle ne vise pas celles qui seraient portées en premier
ressort devant le Conseil de préfecture, sans doute parce que
le recours direct y est possible ' ; d'autre part, elle ne semble
même pas relative à toutes les affaires portées en premier
ressort au Conseil d'Etat, mais seulement à celles qui ne peu-
vent être introduites que sous la forme de recours contre une
décision, ce qui laisse bien supposer qu'il en est d'autres qui
peuvent être introduites par le recours direct ^
de réintégration dans le cadre d'une administration (//(?/»on) qui sont juste-
ment de la catégorie exclue par M. Artur. La jurisprudence suit visiblement
l'interprétation proposée par Laferrière, op. cit., II, p. 433, qui distingue
simplement entre les affaires susceptibles de devenir contentieuses et celles
qui ne le sont pas.
1. Il y a besoin de distinctions. Pour certaines des affaires dont le con-
tentieux est attribué au Conseil de préfecture, la question ne se pose pas,
car la décision administrative contre laquelle est formée la réclamation
existe d'avance. Ainsi en est-il en matière de contributions directes, où l'on
réclame contre le rôle, et en matière d'élections, où l'on réclame contre la
décision du bureau électoral ou de la Commission de recensement. C'est
surtout en matière de travaux publics que le recours direct apparaît comme
possible ; il l'est sûrement au profit des tiers qui ont été victimes d'un dom-
mage résultant des travaux (C. E., i5 mai 1908, Compagnie de Bilbao,
p. 362) ; en revanche, les cahiers des charges imposent souvent à l'entrepre-
neur une réclamation préalable au recours, et en même temps ils assimi-
lent le silence de l'administration à une décision de rejet {Cahier des clau-
ses et conditions générales, art. 5o et 5i ; cfr. Laferrière, o/j. cit., -i,
p. i36).
2. Par exemple, un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation
demande au Conseil l'homologation d'une délibération du Conseil de l'ordre
des avocats (C*. E., 4 juin 1897, Z.e/b/-/, p. 453) ; autre exemple, un employé
66 RECUEÏL DE LÉGISLATION.
11 nous l'ail! observer atlentiveinent ces hypothèses,
d'abord pour voir comment s'v [)roduit la liaison de l'instance,
ensuite pour établir un jtarallèle entre le piorc'-dé de la déci-
sion j>réalable et celui du recours direct.
Lorsque le recours direct est possible contre une adminis-
tration devant une juridiction administrative, l'instance se lie
selon la procédure ordinaire du défaut, c'est-à-dire que si
l'administration n'accepte pas le débat contradictoire en four-
nissant sa requête ou son mémoire en défense dans les formes
requises, elle est condamnée par défaut, sauf pour elle la
possibilité de faire opposition. La voie de l'opposition contre
les décisions rendues par défaut est inscrite dans les textes
qui règ^lent la procédure, soit devant le Conseil d'Etat, soit
devant les conseils de préfecture (D. 22 juillet 1806, art. 29
à 3i; L. 22 juillet 1889, art. 62, 53); elle peut être employée
par les administrations aussi bien que par les parties privées ;
elle l'a été, la jurisprudence en fournit des exemples, mais,
à ma connaissance, seulement dans des hypothèses d'affaires
introduites par recours direct'; jamais dans des affaires in-
troduites après décision préalable.
Cette constation est du plus haut intérêt, car la procédure
du défaut et de l'cipposition est certainement pour sauvegar-
der les intérêts du défendeur dans la liaison de l'instance ; il
est à croire que le procédé de la décision préalable, qui ne se
cumule pas avec celui du défaut, qui, au contraire, est
de la Banque de France demande aux administrateurs de celle-ci une pen-
sion (C. E., 9 février i883, Doisy de Villargennes), ou des dommages-
intérêts (C. E., 3 juillet 1908, Mercié, p. 485). Ces contentieux sont assuré-
ment très spéciaux. On peut citer encore les réclamations contre les élections
au Conseil général, mais elles sont en réalité dirigées contre la décision du
bureau électoral du chef-lieu de canton. En somme, les exemples sont rares.
I. En fait, dans des affaires de travaux publics (C. E., 27 juin i834,
ju-éfel (lit Bas-Hliin ; 10 août i85o, Foi-liin des /sscn-ds ; 12 mai 1869,
département dès Ardennes; 3i mai 1896, fabrique de Sainl-Trophime ;
12 mai 1900, Sèjulon; 3 juillet 1908, Granges.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 67
employé lorsque le défaut ne l'est pas, remplit exactement la
même fonction.
Mais le parallélisme de ces deux procédés de liaison de
l'instance pose, dès qu'il est vérifié, la question de leur hié-
rarchie. Pourquoi deux procédés différents pour obtenir le
même résultat? Comment se partagent-ils la matière conten-
tieuse? N'en est-il pas un qui constitue le droit commun et
l'autre l'exception ?
La réponse à ces questions me paraît devoir être tirée d'une
distinction de portée très g-énérale à faire dans les procédures
qui intéressent l'administration. Il en est où elle a la qualité
de partie en cause, et d'autres où elle ne l'a pas. La « partie
en cause » est le plaideur complètement subordonné à l'ins-
tance. Cette subordination se marque par trois circonstances :
1° la condamnation aux dépens'; 2" la relativité de la chose
jugée"; 3° le fait que le défendeur ne peut échapper au
recours direct du demandeur et est obligé d'accepter l'instance
sous peine de condamnation par défaut \ Cette notion de la
partie en cause a été longue à se constituer, même pour, les
parties privées. A plus forte raison mettra-t-elle du temps à
s'imposer à l'administration.
Le travail d'assujettissement est cependant commencé. Dès
maintenant, il y a des hypothèses où l'administration qui
plaide est considérée comme partie en cause, et il en est
d'autres où elle est encore considérée comme puissance pu-
blique, c'est-à-dire comme indépendante de l'instance. Le
sens dans lequel se produit l'évolution est certain, mais
elle s'acconqjlit lentement, gauchement et par à-coups. Les
trois éléments constitutifs de la qualité de « partie en cause »
r. C. Proc.civ., art. i3o. c Toute partie qui succombera sera condamnée
aux dépens. »
2. C. civ., art. i35i : « Il faut que la demandesoit entre les mêmes par-
ties. »
3. C. Proc. civ., art. i49 et suiv.
68 RECUEIL DE LÉGISLATION.
ne se développent pas simultanément. La relativité de la
chose jug-ée semble marcher la première ' ; puis vient la con-
damnation aux dépens-; la nécessité de défendre sur le
recours direct du demandeur, sous peine de condamnation par
défaut, est la plus longue à s'imposer et, sans doute aussi,
la plus difficile à admettre; toujours est-il qu'aujourd'hui
encore, des matières comme les marchés de fournitures de
l'Etat et les indemnités pour fautes de service admettent la
relativité de la chose jugée et la condamnation aux dépens de
l'Etat et n'admettent pas la citation directe, la décision préala-
ble v est toujours exigée ; la matière des pensions admet la
I. L'autorité de la chose jugée s'est établie très largement en droit admi-
nistratif, et dès le début, non seulement dans le contentieux de la pleine ju-
ridiction, mais même dans celui de l'annulation, avec cette seule exception
que, dans les recours en annulation, l'acte annulé l'est ergà onmes. Cfr. La-
ferrière, op. cit., 2, p. 071 et suiv. ; Lacoste, De la chose jugée, 1894,
p. 4i6 et suiv.
•2. Primitivement, leConseil d'Etat se refusait à prononcer la condamnation
aux dépens au profit ou à la charge des administrations publiques en aucun
cas; la loi du 3 mars 1849, ^^^- 42, avait rendu obligatoire pour la section du
contentieux l'article i3o du Code de procédure relatif à la condamnation aux
dépens, elle fut appliquée pendant deux ans et demi et abrogée par le
décret organirjue du Conseil d'Etat du 20 janvier i852, art. 27. Le Conseil
revint à sou ancienne jurisprudence, malgré les conclusions de certains de
ses commissaires du gouvernement, \LM. Reverchon (C. E., 27 février 1802,
Niocel) et Robert {C. E., 16 déc. i8G3, ville de Ham). Le décret du 2 no-
vembre 1864, art. 2, réalisa une réforme partielle : « Les art. i3o et i3i du
« C. Pr. civ. sont applicables dans les contestations où l'administration
« agit comme représentant le domaine de l'Etat et dans celles qui sont rela-
« tives, soit aux marchés de fournitures, soit à l'exécution des travaux
« publics. » Depuis, une jurisprudence constante a étendu la condamna-
tion aux dépens à la charge de l'Etat dans les affaires de préjudice causé
par le fonctionnement des services publics ; mais la condamnation est refu-
sée en matière de pensions (C. E., 27 déc. 1901, Guerre, p. 935;
18 avril 1902, PiUerault, p. 279); en matière de responsabilité des compta-
bles imposée à tort par le ministre des finances (C. E., 26 avril 1901, Jof-
froy, p. 393); en matière de contingent dû par l'Etat à un département pour
les dépenses intérieures du .service des enfants assistés (C. E., 2 juillet, 1903,
déparlement de la Seine, p. 4.yo, etc., etc.). Cette question des dépens
serait à étudier de près.
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 69
relativité de la chose jugée, mais non pas la condamnation de
l'Etat aux dépens ni la citation directe.
En somme, le procédé de liaison de l'instance par le
recours direct et la condamnation par défaut est celui qui
convient aux anciens contentieux , aux affaires dont l'inté-
rêt est épuisé pour la Puissance publique, dans lesquelles
celle-ci s'est habituée lentement aux pratiques du commerce
juridique et consente jouer le rôle d'une « partie en cause » ' ;
le procédé de la décision préalable, au contraire, semble des-
tiné à se maintenir pour les noiweaiix contentieux qui, lors-
qu'ils suro-issent, présentent pour uu temps un intérêt de Puis-
sance publique et pour lesquels l'administration n'est pas
encore habituée aux pratiques du commerce juridique. De ce
point de vue, on comprend très bien que la loi du 17 juillet 1900
ne se soit pas préoccupée des affaires portées au Conseil de pré-
fecture, qui sont toutes d'anciens contentieux, et qu'elle soit
relative à celles portées devant le Conseil d'Etat qui, en sa qua-
lité de jug-e de droit commun, reçoit les nouveaux contentieux.
B) Si le procédé de la décision préalable est destiné à se
perpétuer pour assurer la liaison de l'instance dans les nou-
veaux contentieux, il importe de l'analyser en soi davantage
et de doser exactement ce qu'il contient de prérogative.
Or, il se peut que la décision administrative préalable, par
cela seul qu'elle équivaut à des conclusions, contienne une
délimitation du litige en même temps qu'une acceptation de
l'instance.
C'est certainement ce que E. Laferrière entendait dire lors-
qu'il écrivait : « La juridiction du Conseil d'Etat a pour objet,
« non de simples prétentions des parties, mais l'opposition
« qui se produit entre ces prétentions et une décision admi-
I. Le décret,da 22 juillet 1806, art. 29 à 3i, et la loi du 22 juillet i88g,
art. 53, relatifs éi la matière du défautet de l'opposition, emploient à plusieurs
reprises l'expression de 0 parties »,
"JO RECUEIL DE LEGISLATION.
« nistrative riai devient le véritable objectif de l'instance con-
« tentiense » (Juridict. adm., 2^ édit., t. I, p, 462), ou encore
lors(ju'il appelait la décision administrative « la matière pre-
mière du débat contentieux » {op. cit., t. I, p. 322). Il n'est
pas douteux, en effet, que le recours contentieux ne soit formé
contre la décision et contre l'affirmation contenue dans la
décision ; par conséquent, dans une certaine mesure, la portée
du recours est déterminée par le contenu de la décision.
A une réclamation qui lui est adressée, l'administration ré-
pond comme elle l'entend, elle choisit son attitude, et le re-
cours devra être intenté non pas d'après la demande initiale,
mais contre la décision prise en vertu de cette attitude de dé-
fense choisie par l'administration. Par exemple, dans une
affaire d'indemnité demandée à l'Etat pour préjudice causé
dans l'exécution d'un service public, le ministre peut prendre
trois attitudes différentes dans sa décision préalable : 1° il peut
nier la responsabilité de l'Etat et par conséquent l'existence
de la dette ; 2° sans nier l'existence de la dette, il peut invo-
quer la déchéance quinquennale; 3° tout en reconnaissant la
dette, il peut fixer l'indemnité accordée à un chiffre inférieur
à celui qui est demandé. Il est clair que, suivant le contenu
de la décision, le procès aura des objets bien différents ; il
roulera ou bien sur l'existence du droit à indemnité, ou bien
sur l'application de la déchéance quinquennale, ou bien sur
le chiffre de l'indemnité.
Toutefois, on peut et on doit se demander si cet effet
d'emprise et d'orientation du procès n'est pas unique-
ment relatif à l'introduction de l'instance devant le jug-e,
c'est-à-dire à la fa(;on dont le problème liti^j^ieux est abordé,
et si, une fois saisi, le juge ne devient pas libre d'examiner
dans toute son ampleur et toute sa complexité logique soit la
réclamation du requérant, soit même l'objet de la cause. En
d'autres termes, la décision préalable contre laquelle est formé
le recours est-elle uniquement pour porter l'affaire devant le
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. T I
juge, sauf à laisser ensuite à celui-ci toute latitude, ou bien
est-elle pour lier le juge dans une certaine mesure et pour
limiter ses pouvoirs ?
La réponse à celte question n'est pas simple et ne peut
être obtenue que par des travaux d'approche. Nous ne sau-
rions, évidemment, passer en revue toutes les matières du
contentieux ordinaire, nous en choisissons trois parmi les plus
intéressantes : le contentieux des indemnités pour préjudice
causé dans l'exécution des services publics, celui des marchés
de travaux publics ou de fournitures et celui des pensions.
a) Dans les affaires d'indemnités demandées à l'Etat pour pré-
judice causé par l'exécution d'un service public, accidents aux
personnes ou dommages aux propriétés occasionnés pardes exer-
cices de tir, accidents de manufactures ou d'arsenaux, avaries
de navires dans les ports, etc., etc.... Si la décision du ministre
rejette purement et simplement la demande, et par conséquent
dénie le droit à indemnité, il est intéressant d'observer la
conduite du Conseil d'Etat. Va-t-il s'enfermer absolument dans
le cercle d'idées du droit à indemnité, rendre un arrêt par
lequel il annulera la décision du ministre, et par suite posera
le principe de l'indemnité, mais sans statuer sur le chiffre de
celle-ci, renvoyant les intéressés devant le ministre pour une
nouvelle décision de liquidation ? Ou bien se considérera-t-il
comme saisi, par la décision initiale, de la question du chiffre
de l'indemnité aussi bien que de celle du principe de l'obli-
gation?
A interroger la jurisprudence des dix dernières années,
on constate que, sans doute, le Conseil d'Etat renvoie parfois
devant le ministre pour la liquidation de l'indemnité ', mais
I. C. E., 24 mars 1899, Favril et Flacon, p. 267; 16 mars igoo, Brown,
p. 21 3; 26 avril 1901, ga: d'Ai.r, p. 4oo; i5 nov. 1901, Leborgne, p. 802;
18 avril 1902^ Brngalais, p. 282; 20 juin 1902, Parai, p. 46o; 12 déc. 1902,
Le Afagec,p. 702; 27 février 1908, Zimmermann, p. 179; 17 février 190.5,
.4 II. verre.
72 RECUEIL DE LÉGISLATION.
que le plus souvent il commet des experts ' et qu'il lui arrive
de liquider lui-même immédiatement ". Il suit de là qu'il se
considère comme saisi de la question de liquidation de l'in-
demnité par la décision ministérielle qui rejette le principe de
la dette. Lorsqu'il renvoie devant le ministre pour la liqui-
dation, c'est [)our des raisons de commodité, étant donnés la
nature de l'atlaire ou l'étal de l'instruction. Mais ce renvoi n'a
pas plus de signification que le renvoi à des experts et il n'impli-
que point que le juge ne se croie pas suffisamment saisi de la
question -^. Il ne s'enferme donc pas dans le seul examen de
la décision préalable, il statue sur des conséquences, il se place
plutôt en face de la réclamation du demandeur et de son véri-
table objet qui est l'indemnité.
I. C. E., i^rmars iBgS, de Pins, p. 2o4 ; 3 mai 1896, Robert, p. 870;
17 juillet 1896, Mollut, p. 579; 23 juillet 1897, '^^ Couronne/, p. 669;
3 déc. 1897, Mathieu, p. 7^8; 24 janvier 1898, Barthélémy, p. [\o ; 20 mai
1898, du Rais, p. 4o4 ; 24 juin 1898, Montané, p. 481 ; 2 déc. 1898, Debar,
p. 754; 23 déc. 1898, Courcelle, p. 889; 6 janvier 1899, Hœgestrand,
p. I ; 1 3 janvier 1899, Société des produits céramiques, p. 19; 3 mars 1899,
Castes, p. 170; 6 avril 1900, commune de Sennecé-lès-Màcon, p. 284; 3 août
1900, Gillet, p. 528 ; 25 juillet 1902, Morel, p. 675; 6 février 1908, de For-
bin, p. 100; 8 juillet 1904, de Divonne, p. 568.
•2. C. E., 21 juin 1895, Cames, p. 5 10 ; 6 déc. 1895, Chenal, p. 796; 7 fé-
vrier 1896, Maugère, p. 120; 28 février 1896, Delagogué, p. 199; eod.
Marchai; 12 juin 1896, Maréchal, p. 469; 7 mai 1897, Lafaix, p. 862;
16 juillet 1897, Vacher, p. 546; 8 déc. 1897, Sengès, p. 747; 24 déc. 1897,
Dolti, p. 84o ; 16 déc. 1898, Chargeurs réunis, p. 811; 17 mars 1899,
commune de Villey, p. 228; 25 mai 1900, Guignel, p. 864; 8 août 1900,
Leclére, p. 529; 21 déc. 1900, Voilard, p. 8o5; i^r février 1901, Petraz,
p. 118; 24 mai 1901, Brouillet, p. 5o2 ; 16 mai 1902, Falguières,
p. 383.
3. On peut remarquer que les accidents aux personnes sont, en général,
liquidés immédiatement par le Conseil d'Etat, tandis que les dommages aux
propriétés en général donnent lieu à expertise. D'ailleurs, il est très certain
que, pour justifier le parti qu'il prend, le Conseil d'Etat n'invoque absolu-
ment que l'état de l'instruction : » Considérant que l'état de l'instruction ne
permet pas de déterminer dès à présent l'importance de ce dommage i>,
16 mars 1900, Brown (renvoi au ministre); i< considérant que les faits sont
pertinents et de nature à être vérifiés par experts », 6 avril 1900, commune
de Sennecé-lès-Màcon (renvoi à des experts) ; « considérant que l'indemnité
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 78
b) Dans les affaires de travaux publics et de fournitures
nous ne voulons observer pour plus de simplicité que les
procès soulevés par les résiliations, les mises en régie, les
marchés par défaut, les déchéances. On sait que ces diverses
sanctions de la mauvaise exécution du cahier des charges par
l'entrepreneur, le fournisseur ou le concessionnaire, sont pro-
noncées par décisions exécutoires du préfet ou du ministre. Ce
sont des décisions spontanées, mais au point de vue qui nous
occupe en ce moment, cette particularité n'a aucune impor-
tance. Nous supposons le juge administratif saisi d'une récla-
mation de l'intéressé contre la mesure prise, tendant à l'annu-
lation de celle-ci et subsidiairement à une indemnité. Or, nous
constatons ceci : dans les marchés de travaux publics à
l'entreprise, le juge ne se reconnaît pas le pouvoir d'annuler
la décision de résiliation ou de mise en régie, mais il accorde
une indemnité lorsque la mesure a été prononcée à tort^;
dans les concessions de travaux publics il annule les décisions
de déchéance", dans les marchés de fournitures également il
entre dans la voie de l'annulation^ ce qui bien entendu n'ex-
clut pas l'indemnité 3. Il semble que, dans les nuances de sa
jurisprudence, il soit guidé par les différences de rédaction des
cahiers des charges ou par les différences de situation qu'il
y a entre les entrepreneurs, les concessionnaires, les four-
réclamée n'est pas exagérée »,3 août 1900, Lecfère (liquidation par le Conseil
lui-même).
1. Pour la mise en régie : C. E., 10 février i83o, Motle, p. 86; ig juil-
let i833, Diihosf, p. 402; 3i mai 1848, Richard, p. 357; 19 mars 1849,
Daiissier, p. 1O9; 3 janvier i88r, Crélé, p. 25: 12 février 1897, Blanc,
p. 119; 17 juin 1898, commune de Sotilom, p. 457- Pour la résiliation :
C. E., 1848, Midtj, p. 4^0; 8 mai i8C)i , Guiileniin, p. 35i ; 20 février 1868,
Goguelaf.
2. C. E., 8 février 1878, Pasqnel, p. 127; 6 avril i8g5, Deshayes,
p. 345; cf. Laferrière, op. cit., 2, p. i3i.
3. Pour 1^ résiliation : C. E., 3o août iS-]i /'Lages/e, p. i45; 7 août 1874,
Hotchkiss; 7 juin 1898, Bonisson, p. 452; pour le marché par défaut,
cfr. C. E., II février 1898, Poindron, p. loi.
74 RECUEIL DE LÉGISLATION.
nisseurs". Eu tout cas, retenous que des couclusions subsi-
diaires en ijulemnité sont admises dans un recours contre un
acte qui, par lui-même, ne pose que la question de son an-
nulation ou de son maintien.
c) Ainsi, dans les affaires de travaux publics et de fournitures
comme dans celles de préjudices résultant des services publics,
le juge administratif n'estime pas être lié par la décision admi-
nistrative préalable, en ce sens qu'il statue sur des questions
subsidiaires. Qu'il annule la décision ou qu'il se refuse à
l'annuler, il se reconnaît le droit d'examiner, outre la question
directe de l'annulation, la question indirecte de l'indemnité
à allouer. Mais voici une autre matière où le Conseil d'Etat
se considère comme lié beaucoup plus étroitement par la
décision préalable et comme ne pouvant pas se saisir des
questions accessoires soulevées par l'annulation de celle-ci, à
moins que chacune d'elles n'ait été soumise à son tour au
ministre. Ce sont les affaires de pensions de retraite.
On sait que des recours contentieux peuvent être formés,
lorsqu'une pension de retraite a été demandée, soit contre la
décision ministérielle qui rejette la demande, soit contre le
décret qui concède la pension^. Or, ces recours ne peuvent
jamais aboutir qu'à l'annulation de la décision ou du décret.
D'une part, jamais le Conseil d'Etat re liquiije lui-même la
pension qu'il reconnaît être due, il renvoie toujours à l'auto-
rité administrative pour la liquidation^. D'autre part, il ne
1. Cfr. Laferrière, op. cit., II, p. i3i.
2. Pas plus ici qu'ailleurs, le recours n'est recevable en l'absence d'une
décision (C. E., ô juillet 1901, de Fornel de la Laurencie, p. 611;
i3 mars igoS, Allicane, p. 288; 3i juillet 1903, Léger, p. 699). C'est-à-
dire que la pension ne peut pas être demandée directement au juge.
3. C. E., 18 février 1898, Payet, p. 139; 20 mai 1898, Rollin, p. 4o8;
24 février 1899, Castéran, p. i64, renvoi au ministre. — C. E., 23 décem-
bre 1898, Diichène, p. 846, renvoi au Conseil ej'énéral. — CE., 3 fé-
vrier 1899, Chirou.T, p. 96, renvoi au préfet. — Il est possible que pour
les pensions d'Etat cette jurisprudence s'appuie sur l'art. 24 de la loi du
9 juin i853: c La liquidation est faite par le ministre compétent »; mais
LES ELEMENTS DU CONTEMIEUX. t5
consent à Irancher aucune (juestion accessoire, si élroitenient
liée qu'elle paraisse à celle du droit à pension et alors même
qu'elle aurait fait l'objet dans le recours de conclusions subsi-
diaires. Pour toutes les questions accessoires, il renvoie les
parties à se pourvoir devant l'autorité administrative.
Ainsi en est-il pour la fixation de la date où ont cessé les
fonctions', pour celle du point de départ des arrérages de la
pension"; s'il s'agit d'accorder la restitution de retenues
versées indûment \ ou de prononcer un rappel de traitemenf*^.
Par suite de la complication des hypothèses et de la variété
des pensions organisées par la législation, pensions à l'ancien-
neté, pensions proportionnelles, pensions pour infirmités, etc.,
il arrive qu'un intéressé puisse viser principalement une
espèce de pension et subsidiairement une autre. Si, en fait, le
ministre n'a été saisi d'une demande que pour une pension
d'infirmités et que Tannulation de sa décision de refus soit
demandée, des conclusions subsidiaires relatives à une pen-
sion proportionnelle ne sont pas admises par le Conseil
d'Etat -\ A l'inverse, si la décision ministérielle ne statue que
sur une pension proportionnelle, des conclusions subsidiaires
relatives à une pension pour infirmités ne sont pas davantage
admises ^\
alors le Conseil d'Etat montre la même fléférence pour les règlements des
caisses de retraites départementales et communales , puisqu'il renvoie
devant le Conseil général ou devant le préfet aussi bien que devant le
ministre. — Lorsfjue les bases de la liquidation se trouvent discutées à l'oc-
casion de la décision, le Conseil d'État les indique; si elles n'ont pas été
discutées devant le ministre, il ne les indique même pas. (C. E., 3omars 1900,
Vauchez, p. 706.)
1. C. E., i5 février 1901, de La Brousse, p. 189.
2. C. E., 29 mars 1901, Jiibert, p. 867.
3. C. E., 16 mai 1902, Lorenzi, p. 380; 18 avril 1902, Battaglini,
p. 283.
f\. C. E., 2/) juillet 1900, Teste, p. ôSg.
5. C. E., ^10 mai 1901, Giu7/ou,p. 452.
6. C. E., i4 février 1890, Debelle-Diiplan, p. 168; 29 nov. 1901,
Cognet, p. 889; i3 mars 1903, Allicane, p. 238.
yB RECUEIL DE LEGISLATION.
Les veuves de militaires ont deux espèces de droits diffé-
rents. Ou bien, si leur mari était, avant sa mort, eu instance
pour obtenir pension, elles peuvent suivre l'instance et deman-
der la réversibilité de cette pension (L. ii avril i83i, art. 19,
^ 4); ou bien elles peuvent demander à de certaines condi-
tions une pension personnelle (L. 11 aviil i83i, art. 19, | 3).
Le taux de ces deux espèces de pension est le même.
Malgré cela, le Conseil d'Etat, saisi d'un recours contre la
décision du ministre qui refuse à la veuve la réversibilité de
la pension du mari, ne considère pas comme recevables
des conclusions subsidiaires de celle-ci relatives à la pension
personnelle'.
C'est-à-dire que les intéressés, dont le but, très simple en
soi, est d'obtenir une pension et la plus avantag-euse pos-
sible, et qui, semble-t-îl, devraient pouvoir aboutir par un
seul recours, sont obligés de sérier leurs demandes suivant
les diverses espèces de pensions et de retourner devant le
ministre à chaque nouvelle tentative ; à moins qu'ils n'aient
été assez avisés pour lui soumettre dès le début leurs demandes
subsidiaires en même temps que la demande principale ; à
moins encore que le ministre, dans les observations qu'il pré-
sente sur le pourvoi, ne consente à défendre au fond sur la
demande subsidiaire'.
Ici donc, le Conseil d'Etat se considère comme lié par la
décision préalable, il s'enferme dans la question du bien ou
mal fondé de la décision, la décision délimite le procès-.
1. C. E., 24 juin i8y8, Ressègue, p. 4^4; i' nov. 1898, Artigala,
p. 691 ; 6 avril 1900, Le Galle, p. 286; ler mars 1901, Vanackére, p. 209;
27 déc. 1901, Degil, p. 989; 19 juin igoS, Bargelon, p. 45g, 4 déc. 1908;
Olivier, p. ^Si. — Que si par hasard un même arrêt statue à la fois sur les
deux pensions, comme C. E., 7 août 1900, Berges, p. 067, c'est évidemment
parce que la décision ministérielle statuait, elle aussi, sur les deux.
2. C. E., 19 juillet 1901, Vinciguerra, p. 665.
3. Voici une décision qui prouve combien peu le Conseil d'Etat se préoc-
cupe des intérêts ou des droits des parties, en tant qu'ils se présentent
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 77
Les quelques fouilles que nous venons d'opérer dans la ju-
risprudence ont la valeur de sondages; elles ne permettent
pas de construire une théorie complète de l'influence de la
décision préalable sur l'instance, mais elles fournissent des
indications. Nous ne croyons pas trop nous avancer en en
déduisant (pie la décision préalable lie plus ou moins le juge
suivant que celui-ci croit devoir plus ou moins respecter les
initiatives de l'administration active; que, par conséquent,
c'est une question intimement liée à celle des rapports entre
le juge administratif et l'administration active, et, en somme,
une question de pouvoirs réciproques des deux autorités en
présence.
Quant aux matières dans lesquelles le juge croit devoir
se laisser lier davantage par la décision administrative préa-
lable, il y a lieu de penser que ce sont celles où l'adminis-
tration se trouve en rapport avec des gens sur lesquels elle
a une plus grande autorité. Dans les affaires de pensions, où
le Conseil d'État se laisse complètement enfermer dans l'exa-
men de la décision , Tadministralion est en présence de ses
fonctionnaires; elle a avec eux des relations particulières et,
vis-à-vis d'eux, des habitudes spéciales de commandement; le
Conseil d'État tient compte de ces habitudes. Dans les affaires
d'indemnités pour préjudice, l'administration est en présence
d'intéressés qui font partie du public, qui ne lui sont point
subordonnés d'une façon spéciale et qu'il y a avantage à sa-
comme extrinsèques à la décision qui lui est soumise. Une femme, succes-
sivement veuve d'un militaire et d'un marin, se trouve appelée à trois pen-
sions, elle ne peut en cumuler que deux. 11 lui en a été concédé une du
chef de son second mari qu'elle aurait avantage à ne pas avoir. Elle attaque
le décret de concession de cette pension, attendu qu'il fait obstacle à l'allo-
cation d'une pension dérivée de la demi-solde qu'elle pourrait cumuler avec
une pension militaire dont elle est titulaire du chef de son premier mari.
L'intérêt qu'elle aurait à cette annulation est reconnu par le Conseil d'Etat
qui admet les enfants à intervenir. Mais, au fond, il refuse de prononcer
l'annulation, parce que, pris en soi, le décret de concession de la seconde
pension est réoulier (C. E., 23 février 1900, V'illemain, p. 161).
78 RECUEIL DE LÉGISLATION.
tisfaire pronipltMiUMil, roninie s'ils s'élairiit adressés à la jus-
tice ordinaire dans )iii«> affaire de préjudice civil; le Conseil
d'Elal j)rend les libertés nécessaires [)our les pouvoir satis-
faire. Les enlre|)reneurs de travaux publics, les fournisseurs,
les concessionnaires, constituent une catég-orie intermédiaire
entre les fonctionnaires et le "■rand public; sans être subor-
donnés à l'administration, ils sont habitués à certaines prati-
ques de celle-ci ; ils ne sont d'ailleurs pas tous sur le même
plan, on respecte plus les concessionnaires que les entrepre-
neurs de travaux (Laferrière, op. cit., II, {). i3i); de là des
nuances dans les garanties que leur ménage le jug'e.
Finalement, en effet, comme l'intervention du juge et l'éten-
due de ses pouvoirs représentent la garantie des administrés
contre l'administration, la question de l'influence de la décision
administrative sur l'instance revient à celle du pouvoir de do-
mination de l'administration sur l'administré qui plaide avec
elle, ou à celle des rapports de société plus ou moins étroits
qu'elle a pu nouer avec lui; et, dans un régime de puissance
publique, les modalités du pouvoir de domination sont essen-
tiellement variables, surtout si on les envisage comme influen-
cées par les rapports de société spéciaux qu'entraînent la ges-
tion quotidienne des services publics et le commerce juridique
qui s'ensuit '.
I . Ces quelques considérations paraUront sans cloute suffisantes pour ré-
pondre aux critiques soulevées par l'affirmation de l'influence de la décision
préalable sur le contenu du litige qui, il faut le reconnaître, avait été pro-
duite d'abord d'une façon un peu absolue. (Laferrière, Jaridict. adm.,
26 édit., t. I, p. 4G2 : « la décision administrative devient le véritable objectif
de l'instance coutentieuse >i; p. 822 : « la matière première du débat conten-
tieux »; mon Précis de droit administratif, 4*^ édit., pp. 248, 249, 260,
27G, 280, 283, 322 ; 5« édit., pp. 229 et s., 264 et s.)
Les critiques ont été formulées surtout par M. Artur, Séparation des
pouvoirs et séparation des fondions, pp. i63 et s., et par M. Jèze, Prin-
cipes généraux du droit administratif, pp. 87 et s. Ce dernier auteur
semble bien admettre (jue l'effet de la décision préalajjle est variable selon
les hypothèses (note de la p. 88). Quant à M. Artur, il soutient que la déci-
sion administrative préalable n'a aucune influence sur le contenu du litige
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. ^Q
6") Qu'elle ait la valeur de conclusions définitives détermi-
nant ne vavietiir le contenu de l'instance et liant le juge, ou
bien qu'elle n'ait que celle de conclusions provisoires uni-
quement relatives à Tintroduclion de l'instance, la décision
administrative préalable n'en conserve pas moins sa signifi-
cation d'acceptation du litig-e. Elle est donc un acte de procé-
dure qu'il devient nécessaire de caractériser par rapport à la
procédure de l'instance, en tenant compte des catég-ories juri-
diques traditionnelles propres à cet ordre d'idées.
Pour cette fâche délicate, il convient de disting-uer deux-
hypothèses : celle où la décision administrative intervient sur
une réclamation adressée à l'administration, et celle où, au
contraire, elle est posée spontanément dans l'exercice de la
fonction administrative et pour assurer le service public.
a) La première hypothèse est celle sur laquelle nous avons
raisonné jusqu'à présent. La difficulté, étant donné que la
décision préalable joue le rôle de conclusions, est de savoir
si déjà elle fait partie de l'instance contentieuse ou si elle n'en
fait pas partie. Si la décision préalable fait partie de l'ins-
tance contentieuse proprement dite, ne retombons-nous point
dans la doctrine du ministre-jug-e, et n'est-elle point tout sim-
plement un jugement en premier ressort? Si la décision préa-
lable ne fait pas partie de l'instance contentieuse, comment
peut-elle en entraîner l'acceptation? Du moment où une ins-
tance contentieuse est acceptée, il semble que, par le fait
même, elle soit commencée, que l'acte qui l'accepte l'ouvre
en même temps et, par conséquent, en fasse partie.
Le dilemme se resserre à mesure qu'on observe la marche
et n'est exigée que pour la recevabilité de la demande (p. 169); il cite,
p. 1C7, les hypothèses d'iiuieninité pour préjudice. M. Artur n'a pas ob-
servé sufHsamnient d'affaires contentieuses dillerenles; par exemple, s'il
avait approfûudi la jurisprudence en matière de pensions, il eût vu que la
portée de la décision préalable y est tout autre qu'en matière d'indemnités
pour préjudice.
8o RECUEIL l>E LÉGISLATION.
siii\i(' jiai' les (livciscs dcmarKlos ou réclainatioiLS (iiii, j)ortées
d'abord devant radiuiiiistialion, doimciil (Misuitc lieu à re-
cours contentieux.
Voici, par exemple, les demandes de j)ensions de retraite.
Nous savons ([u'elles sont portées devant le ministre et don-
nent lieu à une décision qui ensuite peut être attaquée par
recours au Conseil d'Etat. Mais voyons exactement la marche
à suivre. Aux termes de l'article 22 de la loi du 9 juin i853,
la demande au ministre est assujettie à un délai : sous peine
de déchéance, elle doit être formée dans les cinq ans qui sui-
vent l'admission à la retraite; puis, une fois la décision du
ministre ou le décret de concession rendus, délai de deux mois
pour former le pourvoi au Conseil d'Etat contre ces actes.
Pour l'intéressé, cette marche à suivre ne se présente-t-elle
pas comme une seule et même procédure ? N'est-il pas,
d'abord, en instance devant le ministre et, ensuite, en ins-
tance devant le Conseil d'Etat'? Dès le début, sa demande
de pension n'esl-elle pas contentieuse, puisqu'il réclame son
droit? Et n'est-ce pas justement la demande formée devant le
ministre qui réalise ce droit dans les hypothèses où se pose
la question de la réversibilité à la veuve"?
Voici maintenant les réclamations d'indemnité pour préju-
dice causé dans l'exécution des services publics. Elles aussi
doivent être formées devant le ministre dans le délai de la dé-
chéance quinquennale; une fois la décision du ministre ren-
due, nouveau délai de deux mois pour le pourvoi au Conseil
d'Etat. Pour l'intéressé, cette marche à suivre ne se présente-
t-elle pas encore comme une seule et même procédure ? Sa
I . L'expression « en instance )> pour obtenir la pension devant le minis-
tre est employée par les arrêts. V. la note de la p. 7G, à propos des droits
des veuves de militaires à obtenir la réversibilité de la pension du mari.
•1. La réversibilité au profit de la veuve n'est possible que lorsqu'avant
son décès le mari avait réalisé son droit personnel en mettant en mouvement
la procédure de la demande au ministre. V. les arrêts de la p. 76.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 8l
réclamation n'est-elle pas contentieuse dès le début, puis-
que son droit à indemnité est né du jour du préjudice, el
n'est-ce pas cette même réclamation contentieuse qu'il suit de-
vant le ministre, puis devant le Conseil d'Etat ?
Voici encore la voie de nullité organisée par les articles 63
et suivants de la loi du 5 avril i884 contre les délibérations
des conseils municipaux. Elle se décompose en deux phases :
première phase, demande d'annulation au préfet ; deuxième
phase, pourvoi au Conseil d'Etat contre la décision du préfet
en la forme du recours pour excès de pouvoir. Mais n'est-ce
point, dès le début, la même réclamation contentieuse suivie
à travers ces deux échelons? En tout cas, lorsque le Conseil
d'Etat statue sur le pourvoi formé contre l'arrêt du préfet, il
ne se fait pas faute, pour peu qu'il y ait intérêt, d'évoquer
le fond et de prononcer la nullité de la délibération initiale'.
Enfin, il faut bien se souvenir de la vieille controverse re-
lative aux décisions sur recours hiérarchique. A l'époque où
ne s'était pas encore établie la jurisprudence du recours
oniisso medio contre les décisions des autorités inférieures^ on
commençait par déférer ces décisions au ministre par le re-
cours hiérarchique et ensuite on déférait au Conseil d'Etat la
décision du ministre. N'était-ce point la même réclamation
contentieuse que l'on faisait ainsi passer par les deux degrés,
et n'était-ce point pour cela que, spécialement dans cette hj-
I. V. d'autres raisons encore clans le sens de l'unité de cette réclamation
contentieuse dans Sirey, 1904, 3, i3g, à la fin de la note sous C. E.,
4 déc. igoS, Barthe.
La même combinaison d'un recours contentieux qui continue un recours
administratif se retrouve dans les réclamations formées contre les délibéra-
tions de la Commission départementale devant le Conseil général, qui se
continuent par un recours pour excès de pouvoir contre la délibération de
celui-ci (C. E., 28 déc. 1900, Ricordeau, p. 829), et dans la procédure
des réclamations contre les élections aux Chambres de commerce, aux
Consistoires protestants, aux Conseils de l'instruction publique, etc., dont
M. Artur s'est beaucoup occupé, pp. 129 et s., 199 et s. Nous nous expli-
querons au ^*3 sur les raisons d'être de cette combinaison.
02 RECUEIL DE LEGISLATION.
pothèse, on insistait sur le caractère contentieux de la décision
du ministre'? Aujourd'hui encore, lorsqu'en fait on use du
recours liiérarcliique avant d'user du recours contentieux, on
sait que, pour conserver le droit au recours contentieux, il est
nécessaire d'intenter le recours hiérarchique dans le délai de
deux mois, comme si le recours hiérarchique n'était que le
commencement d'une instance dont le recours contentieux
serait la continuation. (C. E. , 24 jnin 1881 , Bougard;
i3 avril 1881, Dansais; i4 janvier 1887, Union des gaz.)
Toutes ces considérations, et on en pourrait ajouter d'au-
tres, sont tioublantes. Sans doute, dans ces procédures qui
se déroulent, on allègue qu'il y a une phase de démarches
administratives et une phase d'instance contentieuse ; mais
où est la lig-ne de démarcation? N'est-on pas la dupe d'une
apparence? En apparence, il y a succession d'une démarche
administrative qui aboutit à une décision exécutoire et d'un
recours contentieux contre cette décision exécutoire; mais la
démarche est pour obtenir la décision, et donc, dès la pre-
mière phase, n'est-ce point le procès qui commence?
On ne résoudra la difficulté qu'en reconnaissant qu'à cer-
tains points de vue l'instance commence dès la réclamation
formée devant l'autorité administrative, et qu'à d'autres elle
ne commence que devant le jug-e. Seulement, dans la distinc-
tion de ces points de vue, il faut se trouver d'accord avec
quelque dualisme fondamental qui soit traditionnel dans
l'histoire des instances. Or, ce dualisme existe, et les Romains
l'ont exprimé dans l'opposition de la procédure in jure et de
la procédure in judicio.
Il y a dans toute instance deux phases, celle de l'org-ani-
sation du procès et celle du jug-ement. Nous avons déjà
1. On sait que M. Aucoc, après avoir abandonné la doctrine du ministre-
juge en principe, lui est cependant resté fidèle pour le cas spécial des déci-
sions sur recours hiérarchique (Confér. de droit adm., 3» édit., i885, t. I,
n»s 332 et s , 338 et s.).
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 83
signalé le fait (p. oi), mais il y faut revenir avec plus de dé-
veloppements. La phase de l'organisation du procès est en
même temps celle de l'instruction de l'affaire, c'est-à-dire que
l'instance s'organise par une certaine recherche de la vérité;
ce n'est pas la solution définitive que l'on cherche, mais la
façon de poser la question litigieuse, ou même on se demande
si elle doit être posée. Dans notre procédure criminelle, les
deux phases sont nettement tranchées. L'instruction de l'affaire
commence avec la réquisition du ministère public, qui met en
mouvement le juge d'instruction; dans les procès correction-
nels, elle est terminée par ce magistrat; dans les matières de
Cour d'assises, elle reprend et se continue devant la Chambre
des mises en accusation de la Cour d'appel jusqu'à l'arrêt de
renvoi devant la Cour d'assises. Dans notre procédure civile,
l'instruction n'est pas entièrement faite par le juge, elle est
menée en partie par les avoués; cependant, le juge y inter-
vient et elle se termine par la mise en état au moment du
dépôt des conclusions, sauf à se continuer exceptionnellement
par le dépôt de conclusions nouvelles ou subsidiaires jusqu'au
moment où le juge déclare la cause entendue. La phase du
jugement se déroule à l'audience et se caractérise par les
plaidoiries.
Mais jamais la distinction des deux phases ne fut plus nette
qu'à Rome pendant tout le temps que régna iordo judicio-
rum, c'est-à-dire l'attribution du jugement des affaires à un
jury civil après une instruction préalable faite, soit par les
parties elles-mêmes avec le concours du magistrat à l'époque
des /egis actiones, soit par le magistrat avec le concours des
parties à l'époque formulaire. Cette organisation, qui sans
doute date de la chute des rois et de l'avènement de la Ré-
publique', dura jusqu'aux réformes de Dioclétien, qui généra-
I. Girard, Histoire de l'urganisation judiciaire che: les Romains,
ï. P- 77-
84 RECUEIL DE LEGISLATION.
lisèrent l'emploi de la procédure extraordinaire, par consé-
quent pendant au moins huit siècles. L'instance devant le
mag-istrat, qui à l'époque des legis actiones comportait des
paroles sacramentelles prononcées par les parties et l'accom-
plissement de gestes solennels, qui à l'époque formulaire ne
comporta plus qu'un débat sans formalisme, était visiblement
consacrée à l'org-anisation du procès; il s'agissait du choix de
l'action et des moyens de défense, en un mot, du choix des
conclusions des deux parties, du choix du juge, de l'attribu-
tion de la possession intérimaire, de l'administration de cer-
taines cautions par lesquelles les parties se garantissaient réci-
proquement, soit leur comparution ultérieure, soit telles
autres prestations. En un mot, à considérer l'instance comme
une sorte de voyage en caravane que l'on allait entreprendre
dans un pays sans ressources et peu sur, on réglait soigneu-
sement à l'avance l'itinéraire à suivre, les provisions à empor-
ter et la police du convoi. La fin de cette période préparatoire
était marquée par la litis contestatio, et, soit la délivrance de la
formule, soit, plus anciennement, l'accomplissement de la
legis actio, avaient sur les droits antérieurs du demandeur un
effet énergique d'extinction; désormais, il n'avait plus que le
droit d'obtenir du juge, dans la seconde partie de l'instance,
la condamnation de son adversaire si ses affirmations étaient
reconnues fondées.
Ces exemples suffisent pour faire comprendre notre pensée.
Une instance contentieuse se décompose en réalité en deux.
Il y a nécessairement une instance devant un juge ou un jury
où est tranchée la question de droit ou de fait qui fait le fond
du procès; mais il y a aussi, au préalable, une instance desti-
née à l'instruction et à l'organisation de l'affaire qui ne se
déroule pas forcément devant un juge, ou qui du moins, si elle
se déroule devant lui, ne le requiert pas dans ses fonctions de
juré, mais dans celles de magistrat. Le juge, tel que la fait
notre civilisation compliquée, est à la fois un magistrat et un
LES ÉLÉ3IENTS DU CONTENTIEUX. 85
juré, il ordonne et il jug-e, mais ces deux qualités doivent être
distini^^uées. Elles le sont dans notre procédure criminelle
aussi nettement que dans la procédure ci\ile romaine, puisque
le jugement proprement dit y est confié à un jury. Le juge
d'instruction ou la Chambre des mises en accusation qui
interviennent dans l'instruction n'ont évidemment que des
pouvoirs de magistrature ou d'ordonnance. Il en est de même
des tribunaux civils tant qu'ils ne jugent pas au fond; les déci-
sions d'avant faire droit nécessitées par la seule instruction de
l'affaire ne sont que des ordonnances ^
Or, la décision administrative préalable aux instances con-
tentieuses doit, elle aussi, être rattachée à la phase de l'ins-
truction et de l'organisation du litige qui ne requiert des
autorités qui interviennent que des pouvoirs de magistrature
ou d'ordonnance, non point des pouvoirs de jugement. Il est
conforme au t}pe universel des procédures qu'elle ne soit, en
même temps qu'une acceptation de l'instance, qu'une sorte
d'ordonnance ou de règlement de celle-ci.
Sans doute il se présente à l'esprit deux objections. La
première est que l'instance contentieuse ne semble pas pou-
voir commencer avant le recours contentieux, et que le
recours contentieux ne naît qu'après la décision préalable et
contre elle; mais cette objection tombe si l'on fait observer,
conformément à ce qui est dit plus haut (p. 80), que le début
de l'instance doit, en réalité, être reporté, en ce qui concerne
la période d'instruction, à la demande présentée à l'adminis-
tration. Cette demande est déjà contentieuse^, et la loi du
17 juillet 1900, en remplaçant par l'expiration d'un simple
1. Ed fait, la distinction peut être établie entre les jug'ements prépara-
toires qui ne préjuefent pas le fond et dont on ne peut faire appel qu'après
le jugement définitif et en même temps, et les interlocutoires qui préju-
gent le fond et dont on peut faire immédiatement appel (C. Pr. civ.,
art. 45 1 et 4^! cfr. Garsonnet et Cézar-Bru, Précis de procédure civile,
4*" édit., p. 33i).
2, Cfr. G. E., 29 avril 1904, Lamy, p. 352.
86 RECUEIL DE LÉGISLATION.
délai la décision préalable accentue l'importance de la de-
mande initiale; le recours contentieux n'en est plus que le
prolongement, elle devient elle-même le recours',
La seconde objection est que la procédure devant le Con-
seil d'Etat et le Conseil de préfecture, une fois ces juridictions
saisies du recours contentieux, comporte elle-même une phase
d'instruction et une phase de jugement, et que, dès lors, si la
décision administrative préalable rendue sur la réclamation
était déjà une mesure d'instruction, il y aurait donc successi-
vement deux périodes d'instruction, l'une devant l'autorité
administrative, l'autre devant la juridiction. Mais cette objec-
tion tombe à son tour devant les analogies de notre procédure
criminelle. Il y a bien, là aussi, deux procédures d'instruction
successives, l'une devant le juge d'instruction, l'autre devant
la Chambre des mises en accusation, et le procès criminel ne
commence, en réalité, qu'avec la seconde procédure. Devant
le juge d'instruction ce n'est qu'une procédure « préalable ».
Nous en serons donc quitte pour appeler « instruction préa-
lable » la phase de la réclamation portée devant l'administra-
tion qui, normalement, aboutit à la décision préalable.
Il ne convient point de forcer les analogies; nous ne pré-
tendons pas que la décision administrative préalable soit une
ordonnance de juge d'instruction, encore moins une formule
du procès comparable à celle délivrée par le préteur romain.
Nous signalons simplement son caractère de mesure d'instruc-
I. C. E., ler juillet ï(}o!\, fabrique d'Aimecy, p. 533 : « Considérant
qu'un délai de plus de quatre mois s'étant écoulé sans que le ministre de
l'intérieur et des cultes ait statué sur les réclamations à lui présentées par
les requérants, ceux-ci sont recevables à porter lesd. réclamations devant
le Conseil d'Etat, en vertu de l'art. 3 de la loi du 17 juillet 1900. » Ainsi le
Conseil ne présente plus le recours comme dirigé contre la décision tacite du
ministre, il le présente comme étant la suite de la réclamation initiale. Cfr.
C. E., 22 avril 1904, Foiirnier, p. 332 : « Considérant que le sieur Four-
nier ne justifie ni d'une réclamation qu'il aurait adressée au miaislre de
l'intérieur, ni d'une décision dont elle aurait été l'objet. »
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. 87
tion; après cela, il faut faire place à son originalité propre.
Elle est à la fois une acceptation du litige de la part de l'ad-
ministration qui va être en cause au procès, et un règlement
du litige par cette même administration qui est toujours Puis-
sance publique. C'est un acte complexe, de portée variable
d'ailleurs, suivant la nature des affaires, et d'influence plus ou
moins grande sur la fixation des éléments du procès (V. supra,
p. 71). En tout cas, ce n'est pas un jugement au fond, et
c'est une décision administrative.
Entendons-nous cependant. C'est une décision administra-
tive en ce sens qu'elle est susceptible de recours administra-
tifs et spécialement de recours pour excès de pouvoir; mais
ce n'est pas une décision administrative ordinaire, c'est une
décision administrative « spéciale », une mesure administra-
tive d'instruction munie de l'effet réglementaire des décisions
exécutoires'.
b) Que l'administration, d'une façon préalable, accepte
l'instance après un examen administratif de l'affaire, cela
n'a rien après tout d'extraordinaire lorscju'une réclamation
lui a été présentée, puisqu'on peut faire remonter au dépôt
I. La distinction de l'acte administratif ordinaire et de la décision admi-
nistrative sur réclamation contentieuse résulte nettement de l'arrêt du Con-
seil d'Etat, 29 avril i«jo4, Lainij, le Coader, p. 352. Des intéressés ayant
attaqué devant le préfet une délibération du Conseil municipal sujette à l'au-
torisation du même préfet, celui-ci répondit par une approbation de la
délibération et garda le silence sur la réclamation. Les intéressés voulu-
rent considérer l'approbation de la délibération comme un rejet tacite de
leur réclamation; mais le Conseil d'Etat n'a pas admis cette confusion des
actes : « Considérant qu'en approuvant... le préfet n'a fait qu'exercer les
« pouvoirs de tutelle qui lui appartiennent en vertu de l'article 6g de la
« loi du 5 avril i884, et qu'on ne peut faire résulter d'un acte de cette
« nature une décision sur la réclamation contentieuse. »
C'est aussi le cas de rappeler l'art. 6 du décret du 2 nov. i864 relatif
aux décisions ministérielles rendues sur recours hié; arch ((uc : <( Les minis-
« très statuent par des décisions spéciales sur les afl'aires (jui peuvent être
ic l'objet d'un recours par la voie contentieuse. — Ces décisions sont noti
« fiées administrativement aux parties intéressées. »
88 RECUEIL DE LÉGISLATION.
de la réclamation le début de l'instance. Du moins peut-on
dire qu'elle accej)le une instance qui existe. Plus surprenante
est riiypotlièse dans laquelle l'administration, statuant non
pas sur une réclamation, mais de sa propre initiative et pour
assurer la marche des services publics, pose une décision
exécutoire, et par là même consent d'avance à la voir discuter
au contentieux, acceptant ainsi une instance éventuelle. Il est
à remarquer, en effet, que toute décision exécutoire engendre
immédiatement un recours contentieux contre elle-même, sans
que l'intéressé soit obligé de former une réclamation préalable;
de telle sorte que la procédure de la réclamation n'est néces-
saire que lorsque, pour une raison ou pour une autre, l'inté-
ressé ne se trouve pas en présence d'une décision exécutoire
déjà posée '.
Dans toutes les affaires de recours pour excès de pouvoir,
dans les liquidations de fournitures, dans les arrêtés de débet,
dans l'arrêté qui rend exécutoire le rôle des contributions di-
rectes, etc., on se trouve ainsi en présence de décisions spon-
tanées immédiatement attaquables devant le juge.
En fait, il semble bien que ce soit une simplification, un rac-
courci de la pratique^ et que, même dans ce cas, la logique de
la construction juridique exigerait l'intermédiaire d'une récla-
mation. D'abord, il faut remarquer que contre les décisions exé-
cutoires des autorités subordonnées au ministre la réclamation
préalable au recours contentieux existe sous le nom de recours
hiérarchique; que, jusqu'à la jurisprudence des àvvèis Bougard
et Bansais de 1881, cette voie de la réclamation préalable
devait être employée, et que depuis elle est restée facultative;
qu'en matière de contributions directes, les lois du 21 juillet
1887, art. 2, et du 7 déc. 1897, art. i3, ont organisé aussi
une réclamation administrative préalable au recours conten-
I. Par exemple lorsque le fait obligatoire qu'il invoque contre l'adminis-
tration est un accident ou bien lorsqu'il a besoin d'une décision administra-
tive pour l'exercice de son droit,
LES ÉLÉMENTS DU COiNTENTIEl'X. 89
tieux dont l'emploi est facultatif. Mais, puisque toutes les ré-
clamations hiérarchiques organisées sont devenues purement
facultatives, on est bien obligé d'expliquer théoriquement la
recevabilité directe du recours contentieux contre les décisions
exécutoires, et il est logique de le faire par l'acceptation anti-
cipée et l'org-anisation conditionnelle de l'instance à venir
dans la décision elle-même. En tout cas, cette explication est
la seule qui rende raison de deux particularités importantes :
1° Le recours contentieux est étroitement lié à la décision
exécutoire ; il est dirig-é contre elle, et souvent, par exemple
dans le recours pour excès de pouvoir, le rôle du jng-e est
limité à l'annulation de l'acte, les conclusions subsidiaires ne
sont pas recevables ' ;
2" Le recours contentieux est étroitement lié à l'effet exécu-
toire de la décision. D'abord, il est enfermé dans des délais
très brefs à partir de la notification ou de la publication de
l'acte. Sans doute, ces délais ne sont pas suspensifs de l'exécu-
tion, ni d'ailleurs le recours lorsqu'il est intenté; mais il est
dans les habitudes de l'administration de surseoir à l'exécu-
tion jusqu'à l'expiration du délai ou jusqu'au jug'ement du
recours. Elle g'ag'ne à celte conduite prudente de pouvoir
assurer la marche rég-ulière des services publics, en rég-lant à
chaque étape les litiges soulevés, et de ne pas échafauder sur
une décision douteuse d'autres décisions ou des faits d'exé-
cution. La jurisprutlence a fait de cette conduite prudente
une véritable obligation juridique sanctionnée par l'indem-
nité, en ce sens que l'exécution précipitée des décisions avant
le jugement définitif du recours est mise aux risques et périls
de l'administration '^.
1 . C. E., 1 1 juillet 1890, asile d'aliénés de Bassens, p. 6O1 ; i3 mai i88i ,
Briss;/, p. 493 ; 27 janvier 1899, commune de Blanzac, p. 55, etc., etc
Voir une liste très fournie de ces arrêts avec les diverses formules employées
dans V Année mlministraiive de 1908, pp. i3o et s.
2. C. E., 27 février 1908, Zintmermann, et la note dans Sirey, 1906,
3, 17.
90 RECUEIL DE LEGISLATION.
En somme, l'expiration dn délai du recours ajoute quelque
chose à la décision exécnloiie. Il la rend définitive en ce sens
que désormais elle peut être exécutée sans risques pour l'ad-
ministration, et en ce sens encore que l'acte d'exécution, s'il
ne soulève aucune question de droit nouvelle, ne sera pas sus-
ceptible de recours ' .
Ces observations nous font entrevoir un fait de portée con-
sidérable qui trouve dans les vieilles procédures de lointaines
analogies. Toute décision exécutoire administrative est le com-
mencement d'une procédure extrajudiciaire d'exécution ; elle
est le premier acte d'une procédure d'exécution, puisqu'elle
sera exécutée; cette procédure est extrajudiciaire ou extrajuri-
dictionnelle, puisqu'il n'y aura besoin ni de l'autorisation ni
de l'intervention d'aucun juge, — à moins qu'un incident ne
se produise ; — celte procédure est administrative, car c'est
l'administration, par ses propres moyens de police, qui pro-
cédera à l'exécution. Mais, au cours de cette procédure, dès
que la décision exécutoire est rendue et dans un certain délai,
un incident peut se produire ; l'intéressé, au détriment de qui
la décision exécutoire a été prise, peut en appeler au juge par
un recours qui sera en réalité une voie d'opposition contre
l'exécution et qui parfois en portera le nom '^. Dès lors, sur la
procédure d'exécution extrajuridictionnelle se greffera une
instance contentieuse. L'exécution sera en fait suspendue on,
1. C. E., ler février iSgS, ville de Nantes, p. 107 : a Considérant qu'au-
(L cun recours pour excès de pouvoir n'a été formé dans les délais contre
« l'arrêté du 20 juin 1889 qui est ainsi devenu déjinitif; que, dès lors, la
« requête dirigée contre le décret attaqué, qui n'a eu pour but et pour effet
« que de procurer l'exécution de cet arrêté, n'est pas recevable ». Juris-
prudence constante, V. C. E., 7 juin i88g, commune de Marqaeville,
p. 711 ; 21 février 1890, Droiiet, p. 2i3; 27 avril i%i.^l\, commune de Louvil-
liers, p. 287; II février i8g8. Valut, p. io5; 11 nov. 1898, Lo^ro, p. 692;
i3 déc. 1901, commune de Mi mi z an , p. 878; 20 nov. 1908, Chevalier,
p. 701.
2. En matière financière, contre les états de recouvrement, contre les
arrêtés de débet.
LRS ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. qi
du moins, n'aura lieu qu'aux risques et périls de l'adminis-
tration. Le juge sera saisi de la question de savoir si racle
initial de cette procédure d'exécution doit être maintenu ou
annulé, s'il a été fait à droit ou à tort.
Or, cette combinaison d'une procédure d'exécution extra-
juridictionnelle et d'une instance contentieuse qui vient se
greffer dessus est bien connue des législations primitives ; on
la retrouve notamment dans le droit celtique et dans l'ancien
droit romain ; on est tenté de croire qu'elle a été le procédé
habituel d'insertion de la justice publique sur la justice
privée '.
Rappelons, à titre d'exemple, l'histoire de la Manns injec-
tio, l'une des actions de la loi du droit romain. Le créan-
cier muni de certains titres exécutoires saisissait son débiteur
et l'emmenait dans sa prison domestique ; une procédure
d'exécution commençait qui pouvait aboutir à la vente trans
Tiberim ou même au meurtre légal du débiteur, le tout sans
l'intervention du magistrat dans le très ancien droit, à ce que
l'on croit, avec des interventions purement automatiques
dans le droit des Douze-Tables. Cette procédure d'exécution ne
pouvait être interrompue que si le débiteur trouvait un vin-
dex, un tiers, qui voulût se charger de courir pour lui le ris-
que d'un procès et par là, dans une certaine mesure, attester
que la dette n'était pas certaine. Alors seulement l'ins-
tance contentieuse s'ouvrait. Après des adoucissements de
cette voie d'exécution rigoureuse, le débiteur fut admis à être
lui-même son propre vindex^.
1. (^IV. rjeclareull, La Jiislicii dans les riii/n/ncs' j)r//iii/ines, .Voircefle
Ren. /lis/., 1889, pp. 388 et s.; (]!ollinet, Ln saisie privée, la Legis nclio
per pignoris capiniiem, Paris, 1898; Dareste, Eludes d'histoire du droit,
pp. 359, 4^8; d'Arbois de .lubainville, Cours de IHlératare celtique,
t. VIII*.
2. Ou, si l'on veut, fut admis à se défendre lui-même sans vindeœ; c'est
ce que l'on appela la manns injectio pura. Gains, IV, |§ 23, 24. — Sur
toute cette matière, v. P. Maria, Le vindea:. Paris, 1890.
92 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Si l'on met à part le rdrrer- privatus, la vente trans Tibe-
rini et les formalités sacramentelles de la legis actio, la si-
tuation actuelle d'un comptalde du trésor, contre lequel le
ministre des finances a pris un arrêté de débet et décerné une
contrainte, est la même, vis-à-vis de la procédure d'exécution
commencée par l'administration, qu'était celle de Vœris con-
fessifii ou du jiidicatiis vis-à-vis de la procédure de son
créancier, à l'époque où ce débiteur poursuivi put être son
propre vindex. Ses biens vont être frappés d'une hypothè-
que judiciaire, saisis et vendus, à moins qu'il ne provoque
l'intervention du juge par un recours contentieux.
Et, sans doute, l'exemple de l'arrêté de débet est le plus
favorable à l'analog^ie ; mais l'arrêté de résiliation d'un mar-
ché de travaux publics ou d'un marché de fournitures, l'arrêté
de mise en réj^ie ou de marché par défaut, l'arrêté du préfet
rendant exécutoire le rôle des contributions directes ne sont-
ils pas aussi des points de départ de procédures d'exécu-
tion qu'il faut que l'intéressé arrête ?
Ainsi, les recours contentieux sont des incidents de la pro-
cédure d'exécution administrative ouverte par la décision exé-
cutoire et, par conséquent, l'instance contentieuse est accep-
tée d'avance par l'administration, voulue d'avance par elle
comme un incident d'une exécution qui est voulue.
L'administrateur qui, dans ces conditions, prend une déci-
sion exécutoire n'est pas un juge'^ pas plus que le vieux
Romain qui mettait en mouvement la manus injectio : il est
un acteur juridique qui affirme sa volonté d'une façon éner-
g^ique et dont la déclaration de volonté est munie d'une force
exécutoire complète. Il ne fait donc qu'un acte administratif
ordinaire, car il est aujourd'hui admis par tous que les déci-
I. Du moins il ne lest plus. II est très vraisemblable que dans ces hypo-
thèses il y a eu d'abord une justice privée dont les pouvoirs se sont trans-
formés en pouvoirs de décision exécutoire (V. infrâ, § ?>).
LES ÉLÉMENTS DU CONTENTIEUX. qS
sions administratives sont normalement munies du privilèiçe
de l'exécution préalable'.
II. Les constatations auxquelles nous sommes arrivés dans
les longs développements consacrés à la décision administrative
préalable sont de nature à modifier lég^èrement les habitudes
d'esprit que Ion avait prises depuis une trentaine d'années;
on s'était accoutumé, tellement on voulait distinguer l'acte
d'administration de la juridiction, à isoler cet acte d'une
façon excessive des événements qui le précèdent ou le sui-
vent. Il devient évident qu'il n'est qu'un élément d'une
procédure dans laquelle il doit être réintégré; procédure admi-
nistrative spéciale, sorte d'instruction préalable à l'instruction
contentieuse, quand la décision est rendue sur une réclama-
tion ; procédure administrative ordinaire quand la décision
est prise de façon spontanée, mais procédure d'exécution sur
laquelle peut venir se greffer une instance contentieuse, le
tout découlant des caractères de la décision exécutoire. On se
rend compte ainsi que l'activité administrative n'est qu'une
long-ue procédure scandée par des décisions exécutoires, in-
terrompue accidentellement par des instances contentieuses, et
que les instances contentieuses sont toujours, d'une façon ou
de l'autre, préparées par une procédure administrative qui
leur sert de préface, qui permet à l'administration de prendre
la situation la plus avantageuse, notamment celle de défen-
deur, et qui, dans tous les cas, l'avertit de l'intervention du
juge et l'amène à l'accepter d'une façon préalable.
Si les choses ont été ainsi arrang-ées lors([ue l'administra-
tion doit comparaître devant le juge administratif, en vertu de
son privilège de juridiction, il n'est pas étonnant qu'on ait
I. M. Artur lui-même admet l'existence de ce privilège d'exécution, op.
cit., pp. 122 et s. — Gfr. mon Précis, 5^ édit., p. 226, et dans la Revue
trimestrielle de droit civil, igoS, p. 543, l'article sur La déclaration de
volonté dan'6 le droit administratif français de G. de Bazin et Hauriou.
94 RECUEIL DE LEGISLATION,
cherché un arraiigeiiieiil analogue lorsque exceptionnellement
elle est citée devant le juge ordinaire. On sait que dans de
certaines matières, celles qui intéressent le domaine privé,
les contrats de nature privée, les dons et legs, les administra-
tions sont justiciables des tribunaux ordinaires et peuvent se
voir intenter des actions judiciaires qui ne seront point dirigées
contre des actes d'administration, dans lesquelles elles seront
assignées directement comme des parties. Malgré la volonté
que l'on a d'appli<pier ici le droit commun, on a cru devoir
établir encore une procédure préalable, celle du « mémoire »
que le demandeur est obligé de déposer un certain intervalle
de temps avant de lancer son assignation, qui doit contenir
ses conclusions et ses moyens, et qui ainsi met l'administration
à même de juger si elle doit ou non accepter le procès '.
Le dépôt du mémoire est une démarche administrative, car
il est opéré à la préfecture, et il est bien certain que si l'ad-
ministration ne répond pas à cette démarche par une décision
qui donne satisfaction au demandeur, elle accepte le procès.
Mais cette acceptation n'entraîne pas de conséquences juridi-
ques, et, à ce point de vue, il y a une grande différence entre
le procédé du mémoire préalable et celui de la réclamation
préalable au recours contentieux.
I. V. pour l'Etat, L. 28 oct., 5 nov. 1790, t. III, art. i5; pour le dépar-
tement, L. 10 août 1871, art 55; pour la commune, L. 5 avril 1884, art. 124
modifié par la loi du 28 décembre 1904. — En principe, l'obligation du
mémoire n'existe que pour les actions pétitoires ; elle n'existe pas pour les
actions possessoires, sauf quand elles sont intentées contre l'Etat; elle
n'existe pas non plus pour les mesures conservatoires. — Afin que le de-
mandeur ne souffre pas des délais qu'entraîne le dépôt du mémoire, il est
entendu que celui-ci interrompt la prescription à son profit aussi bien que
l'assignation ; les lois départementales et communales exigent cependant,
pour cet effet interruptif, que le dépôt du mémoire soit suivi dans les trois
mois d'une demande en justice. — Le délai pendant lequel le demandeur
est obligé de suspendre son action après le dépôt du mémoire est de un
mois pour l'Etat (L. 28 oct., 5 nov. 1790, t. III, art. i5); de deux mois pour
le département (L. 10 août 1871, art 55) ; d'un mois pour la commune (L^
5 avril (884, art. 124, modifié par la loi du 28 décembre 1904).
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. 9a
La procédure du mémoire préalable ue rend pas nécessaire-
ment l'instance contradictoire. Si, sur l'assignation, l'adminis-
tration ne défend pas, elle sera condamnée par défaut et la
voie de l'opposition lui sera ouverte, tandis qu'avec la procé-
dure de la réclamation préalable qui doit être suivie d'une
décision, l'instance est contradictoiie, même si l'administra-
tion a g^ardé le silence.
III. Celte différence est la seule qui subsiste depuis la loi
du 17 juillet 1900, art. 3, entre le cas de la réclamation con-
tentieuse soumise à l'administration pour décision préalable et
sur laquelle celle-ci a g-ardé le silence, et le cas du mémoire
préalable aux actions judiciaires.
Dès lors, pour que s'opérât un rapprochement complet
entre les deux institutions, pour que la réclamation préalable
au recours contentieux fût ramenée à la portée très modeste
du dépôt du mémoire préalable à l'action judiciaire, il suffirait
d'une réforme très simple : admettre l'administration à faire
défaut et à user de l'opposition dans les instances qui s'en-
g-ag-ent en vertu de la loi du 17 juillet 1900, art. 3.
La réforme est au pouvoir du Conseil d'Etat et la jurispru-
dence y sera poussée par bien des motifs. Déjà, dans les hypo-
thèses où est rendue une décision préalable, malgré l'existence
de cette décision qui vaut conclusions et acceptation anticipée
de l'instance, l'administration présente au cours de l'instance
des observations qui sont prises en considération et qui sont
comme de nouvelles conclusions. Cette répétition des conclu-
sions facilite un déplacement de formalités et il est natu-
rel que les observations présentées devant le jug-e aient ten-
dance à devenir les véritables conclusions '. En tout cas, elles
I. Déjà, lorsque ces observations annoncent des mesures donnant satis-
faction au réclamant, le recours devient sans objet. C. E., 17 janvier 1896,
Signard, p.» 58.
96 RECUEIL DE LEGISLATION.
seront les seules dans les livpothèses où, l'administration
avant ^ardé le silence, le recours sera intenté après le délai
de la loi du 17 juillet 1900, art. 3.
D'un autre côté, en vertu d'une réforme contemporaine
de la loi du 17 juillet 1900, qui a été moins aperçue, mais
qui n'est pas moins grave, les sections du contentieux sont
autorisées à fixer un délai au ministre pour la production de
ses observations et à staluei" si les observations ne sont pas
venues (D., 16 juillet 1900, ait. 6 et 10, | 2). A mesure que
ces obsei'oations prendront la valeur de conclusions, à me-
sure que s'effacera l'importance de la décision préalable, à
mesure que se multiplieront les cas d'instances engag^ées
après le silence de l'administration, on se rendra compte
que si l'administration garde encore le silence pendant l'ins-
tance, si elle ne présente pas plus d'observations qu'elle n'a
piis de décision préalable, l'instance ne peut pas être con-
tradictoire, parce que des silences successifs ne sont pas des
conclusions et que, pour rendre une instance contradictoire,
il faut cependant des conclusions.
Il est donc à prévoir que les réformes de 1900 amèneront
une certaine usure de la procédure de la décision préalable et
un certain rapprochement des recours contentieux et des
actions judiciaires. On en viendra très probablement, dans les
matières de g-eslion, à pouvoir citer directement les adminis-
trations devant le juge administratif comme dès maintenant
on le peut dans les affaires de travaux publics; tout au plus
subsistera-t-il une démarche préalable analog-ue au dépôt du
mémoire.
Ces prévisions, qui ressemblent à celles de M. Artur ', ne
nous apparaissent point cependant sous le même ang-le qu'à
lui. Il y voit la condamnation de la théorie actuelle de la
décision préalable et la démonstration de son inutilité, comme
I. Op. cit., p. 171 et s.
LES ELEMENTS DU CONTENTIEUX. QJ
si ce qui sera deiiuiiii devait être nécessaii-emeiU ht condam-
nation de ce qui est aujourd'hui. Il nous semble plus conforme
au véritable esprit historique de dire que ce qui existe aujour-
d'hui est la condition de ce qui existera demain et constitue
une transition nécessaire. Les institutions sont en perpétuelle
évolution; on espère qu'elles évoluent vers le mieux, mais on
doit reconnaître que les phases par où elles passent ont en
soi leur raison d'être.
La procédure de liaison de l'instance actuellement régnante,
qui est une survivance d'une primitive procédure de jug-ement
en premier ressort, répond aux besoins d'une époque où
l'administration retient encore dans ses démarches beaucoup
des allures de la Puissance publique, se montre encore très
susceptible, très jalouse de ses prérogatives, n'accepte encore
qu'avec peine d'être en société avec ses administrés et d'être
citée par eux devant un juge public. De là la précaution de
la décision préalable par laquelle elle accepte elle-même l'ins-
tance in liniine litis. Mais on s'habitue à tout. Les mœurs
démocratiques aidant, l'administration se dépouillera de sa
susceptibilité. Les bureaucrates eux-mêmes comprendi'ont
qu'ils sont de la même société que les administrés et qu'il est
naturel que ceux-ci puissent les appeler devant un juge. Au
moins, en ce qui concerne les anciens contentieux, suivant la
distinction faite à la pag-e 69, la Puissance publique deviendra
une partie en cause. Ce jour-là, les réformes de jurispru-
dence nécessaires s'accompliront. L'acceptation in liniine litis
fera place aux conclusions ordinaires de la procédure con-
tradictoire, sinon, à la procédure par défaut. Le but vers
lequel on tend ne paraît guère douteux, mais le tout est
de se rendre compte de la voie qui sera suivie, des moyens
qui seront employés et du moment où les choses deviendront
possibles.
En attendant, notre contentieux administratif est, comme
tous les cobtentieux primitifs, fortement conditionné par les
7
98 RECUEIL DE LKGISLATIOX.
difficultés sociales iuhéreiUes au fait de l'acceptation de l'ius-
tance '.
(A suivre.) Maurice Hauriou.
1 . On se demandera peut-être s'il n'y aurait pas lieu de joindre aux dé-
veloppements sur l'acceptation de l'instauce d'autres développements sur
l'acceptation de la sentence. Il semble, au premier abord, que vis-à-vis de
l'administration le jugement ne puisse avoir d'effet <juc par l'acceptation vo-
lontaire de celle-ci, pais(iu'il n'est pas susceptible d'exécution forcée. Ce
serait la reproduction de ce qui a été sii^nalé dans le droit franc (v. p. 4o)-
Mais à interpréter ainsi la situation on tomberait dans une confusion. La
question n'est pas de savoir si le jugement ])eut être exécuté ou non vis-
à-vis de l'administration par les voies d'exécution du droit commun, mais
de savoir s'il est vis-à-vis d'elle revêtu de la formule exécutoire ; car, s'il
est revêtu de cette formule, il y a pour l'administration obligation juri-
dique d'exécution. Cette obligation sera réalisée par des moyens spéciaux,
par exemple le Conseil d'Etat annulera les actes administratifs qui seraient
contraires à la chose jugée (C. E., 8 juillet 1904, Botta, p. 557, et les
conclusions de Me Romieu); peu importe, en tout cas, il y aura autorité de
la chose jugée et on ne pourra pas dire que l'exécution soit « volontaire ».
Or, au moins pour les arrêts du Conseil d'Etat et depuis la loi du
24 mars 1872, art. 22, cette formule exécutoire vis-à-vis de l'administration
existe (R. du 2 août 1879, art. 25 : u La Répul)li<jue mande et ordonne au
ministre..., en ce qui le concerne, de pourvoir à l'exécution de la pré-
sente décision » (cfr. Laferrière, op. cit., I, 347). Pour les arrêtés des Con-
seils de préfecture, la formule exécutoire n'existe pas, mais la loi du
22 juillet 1889 les déclare exécutoires dans son article 49 6t par consé-
quent pose le principe de l'obligation de l'administration (Laferrière, op.
cit., p. 379).
Telle est la situation présente. Quant à l'interprétation hisîori(jue des
faits qui a déjà été donnée par M. Jacquelin, V Evoluli(jn de la pi'océdiire
administrative, p. 35, nous y reviendrons au § 3.
Louis VIE.
L'UNIVERSITÉ DE TOULOUSE
PENDANT LA RÉVOLUTION.
(1789-1793.)
Certaines personnes pensent que les Universités de l'ancien
rég-ime disparurent brusquement au début de la période révo-
lutionnaire, et qu'effacées en quelque sorte d'un trait de plume
par le législateur de la carte administrative de la France
nouvelle, elles ne distribuèrent plus aucun enseignement dès
la lin de 1789 ou les premiers mois de 1790. C'est là une
erreur profonde. La vérité est que les Constituants firent dis-
paraître, en même temps que les autres privilèges, ceux des
Universités en tant que corporations et institutions indé-
pendantes; comme leurs successeurs à la Lég-islative et à la
Convention, ils se préoccupèrent de réformer l'instruction pu-
blique, de l'adapter aux besoins nouveaux et aux idées nou-
velles. Mais ce n'est qu'en 1798, au mois de septembre, c'est-
à-dire plus de quatre ans après la réunion des Etats g'énéraux,
qu'un texte formel prononça la suppression des établissements
d'enseignement supérieur. Le décret du i5 seplendire 1798,
qui établit trois degrés progressifs d'instruction publique,
décida en même temps que les « collèges de plein exercice et
les Facultés de théologie, de médecine, des arts et de droit »
étaient supprimées sur toute la surface de la République.
Cependant, cet acte législatif n'eut pas, du moins juridique-
lOO RECUEIL DE LEGISLATION.
inenl, de conséquences iininédiales. « La loi du i5 septembre
« qui supprimail les Universités fut suspendue le lendemain;
<( la suspension ne fut pas levée, et les anciens établissements
« d'enseignement continuèrent d'exister, en droit, sinon en
« fait, juscpi'à la loi du 7 ventôse an III (26 février 1796)'. »
A cette date, en elï'et, fut promulg-uée la loi portant création
des écoles centrales pour l'enseii^nement des sciences, des
lettres et des arts, qui consacra la su[)pression de a tous les
anciens établissements » où se donnait l'instruction publique.
De telle sorte que l'on pourrait affirmer que l'Université de
Toulouse exista jusqu'à cette époque. En réalité, elle n'avait
pas survécu à la loi du i5 septembre 1793.
Fondée en 1229, cette Université était une des vingt-deux
qui existaient en France à la veille des événements qui se pré-
cipitèrent avec tant de rapidité depuis le 5 mai 1789. Elle
comprenait les quatre Facultés traditionnelles de théolog-ie, de
droit, de médecine et des arts ou de philosophie. L'Université
de Cahors lui avait été unie et incorporée au moment de sa
suppression en 1751'. Créée sinon par l'Eglise, du moins
avec son concours, elle n'était toutefois ni établissement ecclé-
siastique, ni complètement libre, ni dépendante de l'Etat.
Org-anisée en coi'poration, se recrutant elle-même, ayant des
statuts propres, elle recevait cependant quelques subventions
du roi et était soumise pour certains points à la rég'lementa-
tion des pouvoirs publics, au contrôle du Parlement et aussi
de l'Eglise, à laquelle appartenait son chancelier-. Immuable
dans son enseignement, n'ayant pris aucune part au mouve-
ment prodigieux des idées qui ag'ita le dix-huitième siècle,
1. Liard, L'enseignement supérieur en France, t. I, p. 188.
2. Histoire de Languedoc, Ed. Privât, t. XIII.
3. « Le cliancelier ne iaisait pas partie de l'Uuiversité et n'avait aucune
part aux délibérations; il remettait les diplômes et recevait les serments
des gradués. » (Lapierre, L'ancienne Université de Toulouse, jn Toulouse,
p. 728.)
L UXIVERSITK DE TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. lOI
l'Université était, comme ses Facultés, « dans cet étal d'ato-
« nie... qui était devenu celui de toutes les Facultés du
« royaume' » ; elle s'éteigtiait, mais elle représentait encore
un passé de traditions nationales et provinciales au({uel la
ville était fortement attachée'. De plus, ses étudiants, libres
ou installés dans les nombreux colIèg"es qui lui étaient ag-ré-
gés, contribuaient g-randement à l'intensité de la vie locale ;
en 1775, plus de cinq cents prirent part à une manifestation^.
Aussi le corps municipal n'iiésitait-il pas à favoriser, parfois
de ses deniers, les œuvres d'enseignement. On avait projeté
l'établissement d'une chaire d'hydrologie dans le collège de
l'Esquile-^, on créait un jardin des plantes-; en dehors, mais
à C()té de l'Université, le cabinet de physique possédait des
machines, dont l'inventaire fut dressé en 1786 par l'abi)é
Martin, professeur''. Mais il aurait fallu un esprit scientifique
différent de celui qui régnait toujours dans la vieille institu-
tion du Moyen-âge; il aurait fallu une impulsion et des
réformes.
La Faculté de médecine^, cependant, avait provoqué, en
1. A. Deloumc, Aprt'çn liistovique sui^ la Faculté de droit de l'Univer-
sité de Ton fou se, p. i48.
2. L'Académie des sciences... de Toulouse a mis plusieurs fois au con-
cours, de 18G2 à 1870, l'histoire de l'Université de Toulouse, mais aucun
résultat d'ensemble ne fut obtenu. Noire sujet ne fut pas même abordé.
Pour la période antérévolutionnaire, il a paru des travaux importants et
assez nombreux. (V^oir Bihliographie de V ancienne Université toulou-
saine, in Revue des Pyrénées, t. II.)
3. Histoire de Languedoc, éd. Privât, t. XIII, p. iSyo.
4. Arch. Haute-Garonne, C, 3io. Inv. impr., p. .55.
5. Ihid.
0. Ihid., C, i33, p. 23. — On écrivait alors l'Esquille. L'abbé Roger
Martin, né à Estadens (Haute-Garonne) en 174I) membre des Cinq-Cents
en 1795, plus tard député au Corps législatif, fut secrétaire du cardinal
Loménic de Brienne et professeur de physique expérimentale au Collège
royal. Brienne lui fit accorder par les Etats de la province une subvention
de 3o,ooo francs pour la création du cabinet. Mort à Toulouse le 18 mai
i8n. (Cf. Biog>rapliie toulousaine ei Dictionnaire des parlementaires.)
7. M. le Dr Barbot a publié récemment les Clwoniques de la Faculté
I02 TKECAJFAL DE LKGISLATION,
178!^, 2;TAce à une chMiiniide renouvcire avec insistance, la
création d'un jardin des plantes médicinales. La ville lui avait
concédé dans ce hiil un terrain situé le long' des remparts,
entre les portes Arnaud-Bernard et Matabiau, avec la jouis-
sance de deux tours, une devant servir de serre, l'autre de
logement pour le jardinier; une somme de 3, 000 livres,
allouée d'ailleurs une fois pour toutes, devait faciliter l'instal-
lation première'. H v eut là nne initiative heureuse à l'actif
de l'Université. Malheureusement, dans leurs délibérations^
les professeurs s'occupaient beaucoup trop de questions qui,
aujourd'hui, nous étonnent. Pouvait on imposer aux membres
réguliers de la Faculté de ihéolog-ie l'oblig-ation de portei dans
les cérémonies solennelles la robe rouge traditionnelle? Y
avait-il un moven pralicpie d'empêcher les étudiants d'émig-rer
à Montpellier dont la renommée était de nature à les induire
en erreur ? Sans parler des conflits fréquents, portés parfois
même devant le Parlement, entre les professeurs en médecine
et les docteurs formant le corps de la Faculté, ou encore de
ceux qui éclataient entre la Faculté de droit, qui prétendait à
une certaine prééminence, et les trois autres Facultés'.
Et cependant, cette Université qui, ces questions en appa-
rence futiles une fois réglées, continuait « dans le silence de
l'étude et dans l'orbite du règlement le cours d'une vie obs-
cure, calme et pacifique^ », possédait des maîtres qui honoiè-
(/e médecine de Toulouse dii treizième au vingtième siècle. Il avait bien
voulu me communiquer à la dernière heure les épreuves de quelques feuil-
les. Cet ouvrage considérable contient, outre certains renseignements pui-
sés à des sources qui nous sont forcement comnuines, des références pré-
cieuses et des documents nombreux concernant la F"aculté de médecine
depuis ses origines jusqu'à nos jours. Je suis heureux de pouvoir le men-
tionner.
1. Délibération du corps municipal du 7 mars 1788.
2. Voir Registre des déliljérations des professeurs en médecine, 1778-
J793. (Ce registre a été offert à l'Université par M. le Dr Rességuet.)
3. E. Vaïsse-Cibiel, L'ancienne Université de Toulouse. Etude d'histoire
locale (In : Revue de Toulouse, ler mai i8G5.)
L'UNn'ERSITÉ DE TOULOUSE PENDANT LA RF^VOLUTION. Io3
rent leurs chaires et dont plusieurs prirent par la suite une
part active aux affaires publiques, soit dans les assemblées
locales, soit même, à Paris, au sein de la Convention.
I. — État de l'Université au début de la Révolution.
l'année scolaire 1 788-1 789.
Sous quel aspect matériel se présentait, au voyag-eur visi-
tant Toulouse, l'Université de cette ville? On peut dire qu'il
existait tout un quartier universitaire dans lequel se trou-
vaient g-roupés les Facultés et les divers collèg-es d'écoliers et
de boursiers qui, provenant de fondations spéciales et ayant
des biens et des revenus propres, gravitaient autour de l'Uni-
versité, sans en faire partie intégrante. L'existence de ces
collèges s'explique par la préoccupation de venir en aide aux
étudiants, et aussi, dans une certaine mesure, par ce fait que
l'ancien régime n'a pas connu, comme nous, au-dessus de
l'enseignement primaire, la distinction précise entre l'ensei-
gnement secondaire et l'enseignement supérieur. On entrait,
si possible, dans un de ces collèges, « fondés et institués pour
la nourriture, l'entretien et éducation de plusieurs écoliers' »,
et on allait suivre les cours aux Facultés.
Donc, un plan topograpliique de Toulouse sous les yeux^^
si nous parcourons l'ancien quartier des Ecoles, nous cons-
tatons d'abord que la plupart des collèges se trouvaient près
des rues actuelles des Lois et de l'Université.
1. Histoire de Languedoc, éd. Privât, XIV, c. ioi5.
2. Plan de Tolose divisé en hiiict capitoiilats, par Jouvin de Rochefort
(in Mémoires de la Société archéologique du Midi de la France, t. XI),
dressé vers 1678. — M. Lapierre a donné aussi, dans le volume sur « Tou-
louse I) publié en 1887 à l'occasion de la seizième session de l'Association
française pftur l'avancement des sciences, une liste de ces collèges, avec
l'indication précise de l'endroit où ils étaient situés.
1° I.e collr^e de Narboiiiie, cm face de l'Université, à l'an-
gle de la rue des Estiides et de celle des Cordeliers.
2° Le collège de Secondât, en l'actî du précédent, sur la
place, j)rès de l'angle de la rue des Cordeliers.
3" Le collège de Foix, occupé de nos jours par le couvent
de la Compassion.
If Le collège de Saint-Raymond, de construction et d'as-
pect analogues à celui de Foix, place de ce nom, près de Saint-
Sernin, aujourd'hui converti en Musée.
5" Le collège de Mirepoix (ou de Saint-Nicolas), rue de ce
nom.
G" Le collège de Périgord, à l'angle des rues du Taur et
des Carmélites (occupé par le Grand Séminaire).
7" Le collège de Maguelonne, entre le précédent et l'église
du Taur.
8" Le collège Sainte-Catherine, rue des Balances, 66-68
(aujourd'hui hôtel de Paris), alors rue des Argentiers'.
9° Le collège Saint-Martial, près de la maison de ville, entre
la rue Saint-Rome actuelle et l'extrémité de la rue du Poids-
de-l'Huile, adossé en quelque sorte à la maison des filles de
Saint-Panfaléon" (aujourd'hui hôtel du Midi)-.
10° Le collège de l'Esquile, dans l'édifice actuel, rue des
Lois.
Il" Le collège royal, ancien collège des jésuites, aujour-
d'hui le Lycée, « place et rue des Peyrouliers^ ».
1. Cf. J. Adher, L' inslriiction piihlitjiie (/ans la Ilaiitc-daronne (1790-
180G). Toulouse, 1891, in-80 de 22 p. (p. 7). (Extr. du Bulletin de la So-
ciété de géographie de Toulouse.)
2. Du Mège cite un collèg'e de Papillon, situé (d'aj)rcs le plan de Tou-
louse mentionné ci-dessus) à l'ançle de la rue du Pcyrou et de la place
Saint-Sernin. Il ne devait plus exister à la fin du dix-huitième siècle ; les
documents de l'époque ne le mentionnent pas. Il y avait aussi plusieurs sé-
minaires, appelés parfois collèges, comme celui des Irlandais, mais qui
n'avaient rien de commun avec l'Université.
3. Cf. La])ierre (in Toulouse, p. 729).
4. Sur ces collèges, voir : Du Mège, llisti^fe des institutions de la ville
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. Io5
Les neuf premiers établissements étaient des collèges de
boursiers, élèves de l'Université; les deux autres, des maisons
d'instruction secondaire, dont quelques maîtres étaient agrégés
aux arts. Au collèg-e royal, l'enseignement était donné dès
1788 par des séculiers; l'Esquile, dirigé par les Pères de la
Doctrine chrétienne, recevait une dotation communale de
7,000 livres.
Les collèges subsistèrent jusqu'en 1792'. Leurs biens figu-
rent sur les listes de biens nationaux mis en vente et pour
lesquels des adjudications furent réalisées. En 179.3, tandis
que le Collèg-e national qui venait d'être créé avait absorbé le
personnel de l'Esquile, on faisait dans ce dernier établisse-
ment des cours publics et g-ratuits.
Mais c'est l'Université proprement dite, c'est-à-dire le
g-roupe des quatre Facultés, qui doit retenir particulièrement
notre attention.
La Faculté de théolog-ie était située à l'ang-le des rues « des
Gordeliers et Bourg-ominières », plus tard, Pargaminières, à
la place qu'occupe aujourd'hui le temple protestant. Du Mège
lui assig-ne le même emplacement « à l'angle formé par la
rencontre des deux rues des Tierçaires et des Gordeliers ».
Les bâtiments, comme d'ailleurs ceux des Facultés de droit et
des arts, appartenaient à la ville, qui les avait toujours en-
tretenus. A la différence de ces derniers qui se trouvaient
« dans le plus mauvais état » au moment de la Révolution,
de Toulouse , t. IV; — M. Fournicr, Les bibliothèques des collèges de V Uni-
versité de Toulouse (in Bibliothèque de l'Ecole des chartes, 1890, t. LXI);
— Sainl-Charles, Collèges de Vital Gattier, Montlezun, etc. (in Mémoires
del'Acad. des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse, i884),
de Périgord (m Mémoires, i88(3), de Maguelonne {id.. iS8i), de Foijo (id.,
i885).
I. Jusqu'en mars 1792, les Recteurs nommèrent des boursiers et délivrè-
vrèrent des certificats aux élèves des collèges. (Archives du Donjon.)
Io6 RECUEIL DE LEGISLATION.
ceux (( fies clnsscs de llu-ologie » ne laissaient pas trop à dé-
sirer '.
La Faculté de droit a\ail son si«'';5'e à l'anode de la rue « des
Esludes et de la rue des Pnys Creusez », en façade sur les
deux rues. Il y avait là trois i^^randes salles où l'on ])rofessait
à la fois le droit civil et le droit canon*. C'est dire que celte
Faculté, qui n'a pas changé de place, a représenté à travers
les siècles le cœur de l'Université; elle fut d'ailleurs la plus
prospère.
« Le droit civil était enseiç^né dans les mêmes amphithéâ-
« très où ( n le professe de nos jours, dans ce vieux quartier
« où conduit la rue symbolique des Lois. L'édifice actuel a
(( toujours été le centre universitaire de Toulouse. Si l'ensei-
« gnement le déserte un jour, écrivait en i855 un historien
« de notre L^niversité, il quittera à la fois son berceau et le
(( théâtre de sa gloire 3. »
A Torig-ine, la Faculté de médecine avait partagé les pre-
miers locaux universitaires avec celle de droif^. Mais plus
tard elle resta seule rue des Lois, en face du collège de Foix,
et fut ag^randie en 1774 d'une maison voisine 5. On a démoli,
il y a quelques années à peine, cette vieille bâtisse sur la porte
de laquelle figurait une plaque de marbre portant les mots :
« Scholae facultatis medicinae'^. » Cette plaque, conservée
avec soin, se trouve actuellement dans le g-rand escalier de la
nouvelle Faculté de médecine. L'enseig-nement de la chirurgie
1. Etat des revenus Je l'Université, dresse par Boyer, trésorier, le 3 juil-
let 1792. (Arch. dép. de la Haute-Garonne, 2T, i.)
2. D'après Du Mès^e, qui donne ce renseignement, les « Esludes » avaient
été construites en i5i8.
3. E. Vaïsse-Cibiel, déjà cité.
4. /d.
5. Le Baour de 1788 dit que cette maison était « adjacente aux anciennes
écoles ». On y construisit notamment un amphithéâtre. La ville avait acheté
l'immeuble; les professeurs firent un emprunt pour l'aménagement dudit
amphithéâtre.
6. Cf. Di' Caubet, L'Ecole de médecine (in Toulouse, pp. 790-91).
L fîNIVERSITÉ DE TOULOUSE PENOANT LA IlÉVOLUTION. IO7
au sein de la Faculté n'avait pas pris un grand développe-
ment; mais, à côté et hors de l'Université, il y avait un col-
lèg-e royal de chirurgie qui conserva toujours une certaine
célébrité, et dans les jurys duquel siégeait un professeur de
la Faculté'. Cette école avait été fondée en 1761 ^^ et, s'il faut
en croire une délibération des Capitouls en date du 5 no-
vembre 1784, elle rendit dès ses débuts de grands services.
Les magistrats municipaux, en effet, chargèrent les députés
de la ville auprès des Etats d'appuyer la demande de pension
faite j)ar les professeurs royaux du collège de chirurgie « char-
gés depuis près de trente ans d'un enseignement public et
gratuit dont ils se sont, acquittés avec succès, au grand avan-
tage de l'humanité-'' ». L'école avait son am{)hi théâtre dans
l'une des grosses tours du rempart, à l'endroit où se trou-
vent aujourd'hui les bains Dutemps"^.
La Faculté des arts, la quatrième et, d'après toutes les
apparences, la moins importante, n'avait pas même de « chez
elle ». Elle siég-eait dans une salle du collèg-e de l'Esquile. Il
est vrai qu'il ne lui fallait pas beaucoup de place, car elle ne
comptait que deux professeurs qui se bornaient à lire quel-
ques traités de philosophie -\ Les mathématiques, la philoso-
phie, la physique expérimentale, la chimie, l'histoire et la géo-
g-raphie, les belles-lettres, les langues g-recque, latine et fran-
çaise étaient enseig-nées au collège royal. Qui pourrait croire,
si l'histoire et les faits n'étaient là pour le démontrer, que
1. Voir Reg-islre des délibérations sus-mentionné.
2. Liard, I, pp. lo-i i.
3. Roschach, Inv. des Archives communales, AA. 82. 73.
4- Ses six professeurs élaient charg-és en 1788 des enseignements sui-
vants : Principes, Cazabon ; — Maladies des os, Bécane ; — Anatomie, Bosc 5
— Opérations, Villar ; — • Matière médico-chirnrgicale, Frizac ; — Accoiiclie-
menls, lîaquier. — En 1793, le personnel s'était sensiblement modifié. Caza-
bon, Villar se trouvaient encore là. L'enseignement de l'anatomie était confié
à Camy ; Drun, Tarbès et Larrey occupaient les trois autres postes.
5. Liant, pp. lo-i i .
io8 Rr,f:iEiL i)i: khoislation.
nos F'aciiltcs des sciences et des lettres, avec leurs iionibrenses
cliaires et les vastes laboratoires cïe la première, sont nées,
dans le ré<(inie de 1808, de rancienne el si modeste Facullé
des arts!
Dans les locaux (jue nous venons de parcourir, au sein des
(|ualre Facultés, comment et par fpii était donné l'enseii^'ne-
ment?
La théoloi^^ie comprenait deux catégories de professeurs
choisis dans les deux branches du clergé, des professeurs per-
pétuels ou royaux, et des conventuels, neuf en tout. Trois
professeur^ royaux, pris dans les rangs du clergé séculier,
occupaient les chaires : i» des libertés de l'église gallicane';
2'^ de dogme; 3° de morale. On les appelait perpétuels, parce
qu'ils étaient nommés au concours et à \ie; ils étaient gagés
par le roi. Les conventuels, au contraire, choisis dans les or-
dres religieux, donnaient leur enseignement dans les cou-
vents de leur ordre, « où la jeunesse puisait des principes
ultramontains », à l'exception toutefois des dominicains qui
professaient à la Faculté méme^.
Certains ordres avaient le privilège de fournir les conven-
tuels. Il y avait deux dominicains, un cordelier, un augustin,
un carme et un moine de Citeaux^. Leurs chaires n'étaient
publiques que depuis la suppression des jésuites^ et n'étaient
j)as soumises au concours.
Les revenus de la Faculté de théologie, indépendants,
comme dans les autres Facultés d'ailleurs, de ceux de l'L'ni-
versité proprement dite, consistaient en traitements fixes ou
1. Chaire créée en 1717.
2. Ceci semble ressortir du rapport Boycr, maintes fois cité au cours de
ce travail.
3. Baour, 1788, 1789, 1790, et rapport Boyer.
4. Rapport Boyer.
L UNIVERSITE DE TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. IO9
gages pavés par le roi aux seuls professeurs royaux, et dans
le produit des itiscriptious et g'radualioris, qui montaient
encore en 1789 à un chiffre convenable, mais qui, dès ce
moment, disparut de façon rapide. Les g-ages fixes des pro-
fesseurs étaient de 262 livres 9 sols'; quant au casuel, il s'éle-
vait en moyenne à 1,800 livres pour chaque professeur royale
et à 900 pour chaque réjjulier, à l'exception du cordelier qui
n'avait rien'.
Le tarif des études et des grades était de 2.'^ livres pour le
baccalauréat en théolog-ie, de 55 livres 2 sols 10 deniers pour
la licence, et de 11 3 livres 9 sols 4 deniers pour la licence et
le doctorat^. En 1788, il fut pris 25o inscriptions, accompli
81 actes et créé 22 bacheliers, 3 hcenciés et 3 docteurs +. Pour
l'année scolaire 1 788-1 789 entière, il fut reçu : 4 bacheliers
pour le premier trimestre 1789, i pour le deuxième, 11 pour le
troisième-, et pris un nombre fort respectable d'inscriptions*^.
Pour cette même année, le personnel enseig'nant compre-
nait ^ :
i<^ Titulaires perpétuels : MM. Barthe^, Libertés de l'Église
gallicane ;
— r'ijoii? Dogme;
— La roque. Morale.
1. Liai'd, I, p. 28.
2. Rapport Boyer.
3. Ces chiffres ne diffèrent pas de ceux qui sont cités dans le « Procès-
verbal des Commissaires du Roi pour la Réformation de l'Université de
Toulouse », de 16G8. [Histoire de Languedoc, éd. Privât, XIV, c. 1006.)
4. Liard, I, pp. 1 5 et 21.
5. Archives de l'Université, reg. i35.
0. 1788, 4" trimestre, 28G.
1789, i«i- _ 269.
2e — 269.
3e — 229.
4e - 198-
(Archives du Donjon.)
7. Bao^ir, 1789.
8. Barthe (Paul-Benoît).
IIO RECUEIL DE LEGISLATION.
2° Conventuels : les PP. Iloiij-nan el Glizc, dominicains ;
Létany;-, de l'ordre de Cfteaux ; Calvet, carme; Descamps ',
cordelier ; Cardonel, auçuslin.
A la Facul(é de droit, il y avait six professeurs et iiuit agré-
gés. Eu 1788, les chaires étaient occupées par MM. Briant',
Delort^, Ruttat*, Gouazé -\ Labroquère^ et Riga ud''. Les
agrégés étaient MM. Tiirle-Larbrepin^, Pérès, Daram, Gon-
taull, Maynard, Fauqué, Bec et Loubers^. M. Gontault mou-
rut dans le courant de l'année ; son décès fut officiellement
annoncé à l'assemblée de la Faculté tenue le 3 septembre,
sous la présidence de M. Briant, vice-recteur, et le concours
pour son remplacement fut fixé au i3 novembre ; mais par
suite de difficultés qui firent même porter l'affaire devant le
Parlement, ce concours n'avait pas encore eu lieu le 27 jan-
vier 1789.
L'année scolaire 1 788-1 789 commença donc en réalité avec
six professeurs et sept agrégés (ce sont les chiffres donnés
par M. Liard). Le discours de rentrée fut prononcé par
M. Gouazé, qui avait été chargé de cette mission dans l'as-
1. Du Mège écrit Descamps, Baour Descans ; certains registres donnent
l'orthographe de Du Mège.
2. Jean-Pierre de Brian, professeur de droit civil et canoniijue, membre
de la Faculté depuis 1742. (Deloume, Personnel de la Faculté de droil,
1890.) Très souvent, on écrivait Briant.
3. Pierre-Théodore Delort, professeur de droit français, nommé à la sur-
vivance de son père en 1775.
4. Rufl'at (Barthélémy), agrégé en 1752, professeur en 1759. (Deloume.)
5. De Gouazé (Jean-Joseph), capitoul en 17G2, membre de l'Académie
des Se, Inscript, et Belles-lettres, né à Saint-Girons en 1721, mort à Tou-
louse en 1809. [Mémoires de l'Acad. des sciences..., 1876.)
6. De Labroquère de Brucelles (François-Raymond-Luc), agrégé en
1748, professeur en 17G5, membre de l'Académie..., né à Toulouse en 1725,
mort en 18 16.
7. Jean-Laurent de Rigaud, agrégé en 1703, professeur en 1770.
8. De Turle-Larbi-epin (Jean-François), membre de l'Académie..., né à
Toulouse en 171G, mort en 1799, membre de la Faculté en 174C.
9. Baour, 1 788. — Les docteurs agrégés avaient été créés le 23 mars 1680.
(Cf. Bénech, cité infra )
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. III
semblée du 3 juillet 1788. L'enseignement fut donné et ré-
parti de la manière suivante :
MM. Rig-aud : Suite des causes du décret de
Gratien à i h. 1/2.
Briant : Titre « de Usuris » à 8 h. matin.
Ruiîat : Troisième livre des Décré-
tales à 9 h. 1/2.
Gouazé : Institutes ''^ 9 !*•
Labr(X{uère : Titre « ad Lerjem Fal-
cidiani ». . à 3 h. 1/2.
Delort : Suite des principes du droit
français à 2 h.
L'arrêt du Conseil du iG juillet 1681, article 3, prévoyait ce
règlement annuel des leçons que devaient « dicter » les pro-
fesseurs.
Ceux-ci se recrutaient jadis par l'élection ou concours, et
par la postulation ou désignation, au moins aux deux tiers
des voix des membres de la Faculté, d'un personnage connu
par son talent et sa haute valeur juridique. Mais, depuis la
déclaration du 6 août 1682, la postulation ne fut maintenue
que dans le cas de consentement unanime'. De sorte qu'à la
fin de l'ancien régime, la règle, pour l'attribution des chaires,
était le concours, à l'exception de celle du droit français % à
laquelle le roi nommait sur une liste de trois noms proposés
au chancelier par le procureur du Parlement de Toulouse. Le
professeur de droit civil français était payé par le roi ; il ne
pouvait être doyen, mais si fait recteur -^
I. Cf. Bénech. — D'après la déclaration du lo juin 1742, le roi avait le
droit d'approuver les choix et, dans certains cas, de nommer à la chaire
vacante. (Cf. Deloume, Personnel..., p. 32.)
3. Gréée en 1679.
3. Déclaration du G août 1G82, art. 2. — Voir Bénech, Mélanges de
droit et d'iiistoire : De l'enseignement du droit français dans la Faculté de
droit civil et ^canonique de l'ancienne Université de Toulouse.
ir2 RECUEIL DE LEGISLATION.
La Facullé de droit avait, en eiïet, le privilège de fournir
le Recteur de l'I 'uiveisité, élu [)our trois mois. Uii arrêt du
Conseil d'Etat, du 21 mai lOgi^ avait décidé que « la cliarg-e
de Ilecleur demeurerait attachée à la seule Faculté de droit
civil et canonique' ». En vertu de ces dispositions, M. Ri-
g-aud exerça les fonctions de Recteur pendant les derniers
mois de 1788^ et M. Briant au début de 1789'.
Les docteurs agrégés de la Faculté ne pouvaient « être
nommés que par ceux qui la composaient, confoi'mément à la
déclaration d'août 1682-^ » ; mais, pour eux aussi, le concours
était la base du recrutement.
Le mode de rémunération était le même qu'à la Faculté de
théologie. M. Liard donne comme gages fixes, d'après l'en-
quête de 1791, 994 livres, et le rapport Boyer, postérieur en
date, 705 livres 6 sols 8 deniers'^. Quant au casuel, il prove-
nait des frais d'études et des droits perçus à l'occasion des
examens et de la collation des grades, dont voici le tarif-^ :
Baccalauréat : 22 livres 5 sols ;
Licence : 70 livres 12 sols 10 deniers;
Licence et doctorat : i46 livres 8 sols 6 deniers.
Naturellement, le total variait suivant le nombre d'étu-
diants. En 1785, il avait été accompli 896 actes, dont i55 de
bachelier, 281 de licencié et iode docteur. En 1788, on nota
1. Recueil des édits et déclarations du Roi, arrests de son Conseil et
de sa Cour de Parlement de Toulouse, coiicernant l'Université de ladite
ville,' et celles de Montpellier et de Caors, avec quelques rèfjlemens et déli-
bérations de l'Université de Toulouse, 1722.
2. Archives de l'Uuiversité, reg\ n'J 0.
3. Arrêt du Conseil du 21 mai iGgi.
4. Il n'y a pas là de contradiction. En efTet, d'après le procès-verbal de
1668, les professeurs en droit touchaient à cette époque 764 livres, plus 280
prélevées sur les 2,000 provenant de certains bénéfices (voir injra) ; or, ces
ijénéfices avaient disparu au moment où écrivait Boyer, il ne les fit pas
entrer dans son exposé, tandis que l'enquête de 1791 avait fait connaître
l'état précis de la situation antérieure de l'Université, tenant compte pour
chacun de toutes les sources de revenus.
5. Liard, I, p. 21.
l'université': de Toulouse pendant l\ révolution. ii3
environ et en moyenne 420 inscriptions', et on créa \~)2 ba-
cheliers. En janvier 1789, pour le pi-eniier liimestre (le second
de l'année scolaire), le chiffre des inscriptions fut de 4i5 ; en
avril, de 402; en juillet, de 38i. Pendant les mêmes périodes
trimestrielles, on g-radua 1 1 bacheliers en droit durant le pre-
mier trimestre, 25 pendant le deuxième, et 109 pendant le
troisième, soit i4ô pendant les trois premiers trimestres de
Le temps consacré aux études juridiques était, d'après l'édit
d'avril 1769, de trois ans pour la licence, et de quatre pour le
doctorat. Le droit français était enseig-né en troisième année,
conformément à la déclaration du 20 janvier 1700.
La Faculté de médecine comptait cinq professeurs chargés
d'enseig-ner : i" l'analomie et les maladies vénériennes (avec
la chirurg-ie) ; 2° la chimie, la matière médicale et la botanique;
3" la physiologie; 4" ^'^ patholog-ie et la thérapeutique; 5° la
médecine pratique. Seule, cette dernière chaire était de fon-
dation récente 3. Le personnel enseignant comprenait donc
ces cinq professeurs; mais, en outre, la Faculté s'assemblait
une fois par mois, avec tous les docteurs qui lui étaient ag'ré-
g-és"*^, pour s'occuper de l'état sanitaire de la ville, conférer
sur les maladies régnantes, etc. Tous les jeudis avaient lieu
des consultations gratuites. Quand un professeur désirait se
faire remplacer, puisqu'il n'y avait pas, comme à la Faculté
de droit, quelques ag-régés en titre, la Faculté, réunie en
1. Liard, I, p. i5.
2. Archives de l'Université, reg. 55, 182, 187.
8. 1778-74- Deux remontaient à l'origine (1228-29), une à iGo4, la qua-
trième à 1705. — Cf. Liard, I, p. 10.
4. 82 en 1788, 84 en 1792 et 1798. Cf. Baour. — A la Faculté de droit,
il y avait, comme de nos jours, des professeurs titulaires et des agrégés;
cette division du personnel enseignant existait aussi aux arts, auxquels
étaient agrégés les professeurs de philosophie de l'Esquile et du Collège
royal. (Cf. Du Mège, IV, p. 225.) A la Faculté de médecine, au contraire,
seuls les titulaires professaient en principe ; mais, unis aux docteurs de la
ville, ils formaient avec eux <( la Faculté <i.
8
Il4 RECUEIL DE LÉGISLVTIOX.
corps, tlésii^nait, sur les indications du titulaire ou même de
son chef, le docteur cliari,'-é de la suppléance.
La Faculté de médecine avait un patrimoiiu^ propre. C'est
ainsi cpie, lors de la fondation de la cinquième cliaire, une
somme de 20,000 livres, avec rente de 1,000 livres, lui avait
été constituée par les deux fondateurs'. De plus, tandis que
dans les autres Facultés il ne devait y avoir que quelques
livres indispensables pour les cours, à la médecine se trouvait
une bibliothèque qui était ouverte aux étudiants le jeudi".
Le rapport Boyer (1792) est muet sur l'état financier de la
Faculté; mais on constate qu'elle percevait, outre les revenus
de la rente ci-dessus mentionnée, des produits universitaires
normaux prévus par les règ^lements. Elus au concours et con-
firmés [)ar le roi, les professeurs avaient des gag^es fixes de
262 livres 9 sols. Le tarif des études et des grades montait
aux chiffres suivants ;
Baccalauréat : 16 livres i5 sols;
I^icence : 58 livres 5 sols 9 deniers 3.
En vertu du règlement dressé le 2 décembre 1773, et basé
sur les dispositions de l'édit de mars 1707 et de l'arrêt du
Parlement du 17 janvier 1766, les étudiants devaient prendre^
de leur propre main, quatre inscriptions par an : dans le pre-
mier mois de l'année scolaire, en janvier, en avril et en juil-
let. Ils étaient astreints à suivre les cours suivants :
Première année : Physiologie, hygiène, anatomie, chimie,
botanique ;
Deuxième année : Pathologie, thérapeutique, matière médi-
cale, chirurgie, anatomie, chimie, botanique ;
1. Voir : Registre des délibérations, 1773-1793. — Et aussi : Liard, I,
pp. 32-33.
2. Du Mège, t. IV. — Las bibliothèques de Toulouse étaient, en 1789,
celles du Collège royal, du clergé (ouverte les lundi, mercredi, vendredi),
des Cordeliers et de Saint-Rome. (Baour, 1789.)
3. Liard, I, pp. 21, 2S.
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. Il5
Troisième année : Médecine praliriiie, malien* médicale, clu-
rurg-ie, anatomie, cliimie, botanique.
A la fin de chaque année, les candidats passaient un examen ;
le troisième portait sur l'ensemble du programme. Puis, ils
étaient admis à passer successivement , avec un acte public
chaque fois, le baccalauréat, la licence, trois mois après, et,
enfin, sans délai, le doctorat. Lorsqu'ils étaient reçus à ce grade
suprême, ils se rendaient à la chancellerie pour y recevoir le
bonnet de docteur.
Chaque année, les professeurs étaient assistés, pour le ser-
vice intérieur de la Faculté, d'un étudiant choisi en assemblée
et nommé par le doyen , qui était désigné sous le nom de
conseiller pour les première et deuxième années, et de doyen
des étudiants pour la troisième. L'article 3 de l'édit d'avril 1769
avait fixé du 3 novembre au i5 août les dates extrêmes des
exercices dans l'Université. Mais ici, fréquemment, certains
professeurs partaient « à la Magdeleine » (22 juillet?), et le
discours de rentrée était prononcé « à la Saint-Luc » (18 oc-
tobre).
Pour l'année scolaire 1 788-1 789, les professeurs en fonc-
tions étaient :
MM. Dubernard', doyen, Chimie, Botanique, Matière mé-
dicale.
GardeiP, Physiologie, Hygiène.
Arrazat, Maladies.
Dubor, Pathologie, Thérapeutique.
PerroUe, Anatomie, Chirurgie.
1. Diibernard (Louis-Guillaume), capitoul en 1782, membre de l'Acadé-
mie des sciences de Toulouse, né à Saint-Girons en 1728, décédé à Toulouse
en 1809.
2. Gardeil (Jean-Baptiste), correspondant de l'Institut, membre de l'Aca-
démie des sciences de Toulouse, né à Toulouse en 1726, décédé en 1808,
le 19 avril. .^ publié une traduction des Œuvres médicales (V Hippocraie
(Toulouse, 1801); s'était occupé beaucoup de la langue grecque. Après la
ii6
RECUEIL DE LEGISLATION'.
Un iisii^o, ({iii semble s'èlrc (jiiclqiie peu perpétué, était
al(»i"s (Ml \ii^ii('ni'. l'^ii sa qiialiU' de dernier venu, M. Perrolle
avait fait à la rentrée de 1788 le discours habituel; M. Gar-
deil fut doue désig'ué dans l'assemblée du 20 juillet 1789 pour
le prononcer à la Saint-Luc prochaine (octobre 178g).
En janvier 1787, il n'y avait eu (pie 07 inscriptions'. En
1788, la Faculté délivra iG diplômes de bachelier; pendant le
premier trimestre de 1789, elle n'en accorda aucun; par con-
tre, il fut re(;u 18 bacheliers pendant le deuxième trimestre et
2 durant le troisième.
La Faculté des arts était composée de deux professeurs
royaux qui avaient comme g"ages fixes 262 livres 9 sols,
d'après les documents cités par M. Liard, et 200 livres seule-
ment d'après le rapport du trésorier-secrétaire de l'Univer-
sité, Bover. Le casuel, provenant des graduations et testimo-
niales, aurait été pour chacun, année commune, de 3, 000 li-
vres^.
Les droits perçus pour la maîtrise es arts s'élevaient à
34 livres i3 sols 5 deniers, et comme cette maîtrise était assez
recherchée^, le total devait être relativement important. C'est
ainsi qu'en 1783 seulement, il avait été conféré cent quarante-
trois maîtrises 3.
Pour 1 788-1 789, la Faculté avait comme professeurs :
Bénet , docteur en médecine, membre de l'Académie des
sciences, et l'abbé Caussanel. Les agrégés aux arts étaient
MM. l'abbé Martin Saint-Romain, de l'Académie des scien-
ces'^, au Collèg-e royal; le P. Houaix, doctrinaire; M. Libes,
suppression de l'Université, il habita Paris durant plusieurs années et y
connut Diderot, qui parle de lui dans ses œuvres. (Voir Diderot, Œnores,
éd. Assézat, t. V, pp. 3i8 (note) et suiv.; p. 33 1 (note).
1. Liard, t. I, p. i5.
2. Rapport Boyer.
3. Liard, t. I, p. i5.
4. Plus lard bibliothécaire de la ville. Né à Plancliercnues (Cantal) en
1739, décédé à Toulouse en 1809. '^'^ 1792-93, il remplit les fonctions de
principal du Collège national.
L UNIVERSITE DE TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. Iiy
au Collège royal, et le P. Laromi;;uière, doctriiiaii'e, qui fut
plus tard membre de l'Institut'. Ce dernier^, devenu célèbre,
véritable novateur en pliilosopliie, fut aussi « animé de l'es-
prit nouveau en politi(pie ». Il fut censuré par le Parlement
pour avoir fait soutenir une thèse admettant que « le droit de
propriété est violé toutes les fois que les impcjts sont levés
arbitrairement 3 ». Sa renommée n'en devait pas souffrir.
Auteur d'un « Projet d'éléments de métaphysique » qu'il
offrit à la Convention, il reçut même de cette assemblée une
mention honorable ^.
L'Université, c'est-à-dire l'ensemble des Facultés groupées
entre elles, possédait aussi un personnel ; les détails de son
budget et ses prérogatives doivent ensuite attirer notre
attention.
E\h avait à sa tête, comme chef effectif, le Recteur, pris
obligatoirement dans la Faculté de droit et élu pour trois
mois. Nous savons déjà que MM. Rigaud et Rriant en rempli-
rent les fonctions en 1 788-1 789. L'assemblée g-énérale de
l'LTniversité était appelée à s'occuper des questions qui inté-
ressaient plusieurs Facultés, la discipline générale, et de celles
qui, quoique relevant, d'après les statuts, des Facultés elles-
mêmes, étaient volontairement soumises par celles-ci à l'exa-
men de l'Université.
A coté du Recteur se trouvait un trésorier; le sieur Boyer
qui occupa cette charge après l'année 1789 et pendant
la Révolution, fut aussi secrétaire de l'Ecole de médecine.
1. Baour, 1788.
2. Laromiguière (Pierre), né le 3 novembre 1756 à Léviç^nac-le-Haut
(Rouerg-ue), professeur de troisième à l'Esquile, appelé à Paris par Sieyès
en 1796, membre de l'Institut, puis professeur à la Sorbonne.
3. Migaei^ Elof/es liisloriqaes, i8G4, i vol. in-80 (pp. 93 et suiv.).
4. Procès-verbal de la Convention, 19 mars 1793.
ii8 nnnuKiL dr LiViisLATioN.
C'esl lui (jui rrdi^ea, le .'> juillet 1792, « l'élat des revenus de
rUniversilé », dans lequel il constata que ledit trésorier tou-
chait 24 livres de gages du roi, et que les deux bedeaux
avaient chacun, de même source, 1\d livres'. Les uns et les
autres profitaient évidemment aussi du casuel. C'est des mains
du citoyen Boyer que le maire de Toulouse retira, le 1 1 fruc-
tidor an XI, plusieurs registres de l'Université, allant de 1784
à 1793, ({ui furent déposés aux archives de la mairie^.
Le hudy^et de l'Université était alimenté par six sources dif-
férentes :
I" Certaines dîmes, qui disparurent en 1789 et qui don-
naient à ce moment 2,720 livres.
2° Pensions sur les bénéfices qui se trouvaient dans le res-
sort du Parlement (supprimées peu après par la Constitution
civile), 2,000 livres.
3" Indemnités sur les tailles (également supprimées),
285 livres.
4° 3o minots de franc salé (supprimé avec les gabelles),
960 livres.
5" Produit des lettres de nomination pour les bénéfices,
année commune, 1,800 livres.
6° Portion de la graduation versée par chaque Faculté dans
la bourse commune, année commune, 1,800 livres-''.
Soit un total de 9,565 livres.
De son côté, M. Liard cite^ des chiffres sensiblement dif-
férents. « Les renies de l'Université de Toulouse, dit-il, ne
« dépassaient pas 8,696 livres, savoir 6,196 sur la gabelle de
1. Le Baour 1789 mentionne deux secrétaires : Vaissière et Boyer; le
premier remplissait à cette époque les fonctions de trésorier.
2. Archives de la Haute-Garonne, L., 358.
3. Rapport Boyer.
4. Pp. 32-33. — L-î procès-verbal de 1OO8 donne aussi, pour les revenus
de l'Université à cette époque, non compris les droits pour promotions aux
déférés : 6,196 liv. -f- 2,000 -j- environ 5oo = 8,696 livres. [Hisf. de Lan-
guedoc, t. XIV, col. ioo5.)
L UNIVERSITE DE TOULOUSE PENDANT LA AEVOLUTION. I I()
« la province, 5oo livres provenant de deux bénéfices sim-
« pies et 2,000 livres, d'une rentrée toujours laborieuse,
« payées par les prélats, ai)bés, prieurs et autres bénéficiaires
« du Parlement de Toulouse. Les g'ages de divers profes-
« seurs ' payés par le roi s'élevaient à 6,43o livres. » En réa-
lité, les 8,696 livres correspondent à peu près aux 9,565 du
rapport Boyer, diminuées du conting-ent versé par clia({ue
Faculté.
Le Recteur concourait à la nomination des boursiers, ce
qui est très naturel, mais aussi à celle des capitouls". Les pro-
fesseurs fig-uraient avec préséances et rang- d'honneur dans les
cérémonies publiques ; revêtus de la toge universitaire rouge,
ils se distinguaient par les lioupes de leurs bonnets; le Rec-
teur l'avait d'or, les théolog^iens blanche, les canonistes verte,
le droit rouge, la médecine violette, les arts bleue-''. Dans
(( l'avis des officiers du g-rand baillage de Toulouse sur la nou-
velle org-anisation judiciaire du ressort », de 1788, il était
dit : « Dans les cérémonies publiques, l'Université était dans
« la possession provisoire de précéder les officiers de la séné-
« chaussée et qu'il conviendrait... » de changer cela, « non-
« obstant tous règ-lements et usag-es contraires^ ».
Telle était la situation de l'LTniversité au milieu de l'année
1789, vers la fin de l'année scolaire. L'abolition des privilèges
lui enleva une partie de ses revenus et la fit rentrer dans le
droit commun. Peu après, elle perdit cette quasi-indépendance
dont elle avait joui jusque-là. Le décret du 22 décembre 1789
la fit relever du Directoire du département. L'ère des réformes
profondes commençait pour elle. Quelques mois encore, et
1. Ceux des autres étaient prélevés, cela va sans dire, sur les rentes,
pensions et bénéfices dont jouissait TL^niversité. Il n'y avait pas eu de ce
chef de variations très sensibles depuis le milieu du dix-septième siècle.
(Cf. Hist. de Languedoc, t. XIV, col. iooj.)
2. Baour, 1788.
3. Du Mègfi, t. IV, p. 627.
4- Histoire de Languedoc, t. XIV, col. 2482.
I20 uEcrJKiL ni: lkgislation.
dans un inriiioire adressé à rAsseml)lce nationale, les repré-
sentants de la ville allaient dire, en 1790 : « 11 est surtout [un
« établissement] qui doit être infiniment cher à nne ville qui
« se glorifie d'avoir été le berceau des lettres et des arts, c'est
« l'Université. Le concours des étudiants qu'elle attire aug--
« mente la consommation et conserve dans nos murs le g-oût
« pour les sciences. Elle acquerrait nne splendeur toute nou-
(. velle si la vénalité dn grade était supprimée. Nous aurions
^. depuis longtemps proscrit cet abus, si nous avions pu trou-
(( ver des ressources pour récompenser dignement les régents
« de nos écoles dont les talents et l'érudition ont toujours
« mérité notre confiance' ». On faisait l'éloge des maîtres, on
se préoccupait d'exonérer les élèves. C'est dans cet état d'es-
prit que s'ouvrit l'année scolaire 1 789-1 790. Mais à ce moment
la Révolution était déjà commencée. Quelle influence eut-elle
sur l'Université et sur ses membres?
II. — L'Université de la fin de 1789 à 1793.
La rentrée de 1789 semble s'être effectuée dans des condi-
tions normales. Le personnel n'avait guère chang-é. D'ailleurs,
à la Faculté de théolog-ie, ce ne fut que quelques mois plus
tard que des modifications profondes résultèrent de la sup-
pression des ordr.s religieux d'une part, et, d'autre part, de
l'obligation pour tous les membres du clerg'é de prêter, en
février et mars 1791, le serment prescrit à la nouvelle Cons-
titution civile. Que firent les professeurs de cette Faculté?
De fortes présomptions et quelques faits amènent à croire
qu'en général ils refusèrent le serment. D'abord, le Père carme
Calvet avait protesté contre la suppression des vœux monas-
tiques et le transfert à la nation de la propriété des biens ec-
I. Histoire de Languedoc, t. XIV, col. 2874.
l'université de TOULOUSE PENDANT LA RÉVOLUTION. 121
clésiastiqucs. L'abbé Laroque publia une « Exposition de la
doctrine constamment enseig-née dans la P'aculté de tliéoloçie
de Toulouse' », ouvrage dans lequel il combattait la Consti-
tution civile. Quant à l'abbé Pijon qui fut plus tard, après le
Concordat, nommé chanoine par le nouvel archevêque, il dut
rester parmi les non-conformistes, car ce prélat, bien qu'an-
cien constitutionnel lui-même, ne fit pas une part lar^^e aux
assermentés dans la distribution des postes et des honneurs.
L'abbé Barthe, au contraire, doyen de la Faculté, adopta
pleinement les idées nouvelles. Le 26 novembre 1789, il avait
assisté, en (jualilé de délég-ué de l'Université, à la rédaction
de l'adresse au roi, qui fut un des derniers actes du capitou-
lat toulousain. Élu aumônier de l'armée fédérative, il pro-
nonça le 4 juillet 1790, devant l'autel de la patrie élevé au
Boulingrin, un discours de circonstance qui fut fort remar-
qué". Orateur habitué et influent du club des amis de la Cons-
titution, il y prit la parole le i^'' octobre contre la Chambre
des vacations du Parlement. Mais il n'oubliait pas pour cela
son enseig-nemenl ; il publia un « Corps élémentaire de. théo-
logie dogmatique et morale^ », et donna ensuite, dans la
salle de la Faculté, une série de conférences en français sur
la Constitution civile et les questions de principes et de disci-
pline qui s'y rattachaient^.
Au mois de février 1791, l'abbé Barthe fut élu évêque cons-
titutionnel du Gers 5, et, à ce moment, la Faculté vit dispa-
1. Cf. Cayre, Histoire des évèqaes et archevêques de Toulouse, p. 462.
2. L. Ariste et L. Braud, Histoire populaire de Toulouse, p. 285. —
Connac, La Révolution à Toulouse et dans le département de la Haute-
Garonne (in Revue des Pyrénées, 1899-1901).
3. Voir Journal universel de Toulouse, mars 1790.
4. Ces leçons avaient lieu tantôt à dix heures du matin, tantôt à cinq heu-
res du soir. Le public en était prévenu par la voie de la presse.
5. Cf. Journal universel de Toulouse. — 11 conserva sa charge jusqu'au
Concordai, remplissant en même temps les fonctions de professeur à l'Ecole
centrale d'A,uch. Après la suppression de ce dernier établissement en i8o4,
Barthe « vécut fort modestement à l'aide de la modique pension i[u'il rece-
122 RKCUKIL DK LKfiISLATION.
raître ses divers titulaires, (jiii ne furent remplacés que par
deux professeurs : MM. Banq, docteur en Sorbonne, et l'abbé
Bores, docteur en tliéolo^-ie'. Ceux-ci restèrent en fonctions
durant les années 1792 et 1793, mais leur rôle semble avoir
été théorique et purement nominal. En effet, durant l'année
scolaire 1 789-1 790, la Faculté délivra, au cours du premier
trimestre 1790, un diphjine de bachelier..., et ce fut tout!
Cependant, en mai 1793, Bores était encore qualifié dans un
arrêté du Directoire du département de « professeur aux arts,
lecteur de théologie »".
Quant à l'état financier de la Faculté, le trésorier Boyer le
présentait le 3 juillet 1792 sous un jour bien sombre; les
200 livres de g'ages fixes n'étaient plus payées depuis deux
ans, c'est-à-dire depuis 1790; le casuel, après 1789, diminua
vite; en 1790-91, les inscriptions n'avaient presque rien
produit, et on prévoyait qu'elles produiraient moins encore
« cette année ))^ 1 791-1792.
La Facidté de droit commença ses exercices avec un per-
sonnel complet, au début de l'année 1 789-1 790, carGausserand
avait été nommé agrégé en remplacement de Gontault, décédé.
La situation resta à peu près la même en 1790-1791, mais
Pérès, agrégé, n'était plus en fonctions et n'avait pas été rem-
vait du g-ouvernenient ». Il mourut à Auch, le 2.^) décembre 1809, à l'âge
de 72 ans. (Tarbouriecli, Curiosités révolutionnaires du Gers, pp. 100-102.)
1. Baour, 1792, 1793.
2. Né à Toulouse, le 17 mai 1762; vicaire épiscopal de Sermet, membre
du Conseil général de la commune. Il avait remplacé les professeurs Barlhe
et Caussanel , après l'élection du premier à l'évèché d'Auch et la mort du
second; il continua son enseignement philosophique jusqu'au 17 sep-
tembre 179.3, date de son incarcération. Il fut ensuite remis en liberté'
(Cf. L. Crouzil, Documents inédits sur Vancienne Université de Toulouse,
in Bulletin de littérature ecclés., décembre 1902; Annales du Midi, 1904,
p. 112). M. Connac cite {Revue des Pr/rénées, 1899, p. 554) un « Baurès »
qui paraît être le même.
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. 12.3
placé. Pendant ces deux années, d'ailleurs, les inscriptions sui-
vantes avaient été prises :
In utroque ,, 1789, 4^ trimestre 290 \
17905 ^" — 2^9 ( Année scolaire
— 26 — 260 ( 1789-90.
_ — 3- — 234
— 4e — 161
1791» i^"^ — ^^^ / Année scolaire
— 2e — i34 (i 1790-91-
— 3e — io5 y
En droit canon, il y avait eu, pour l'année 1788 (3 premiers
trimestres), 122 inscriptions; en 1789 (3 premiers trimestres),
102.
Puis : 1789, 4'' trimestre 12 \
1790, l'T — 17 ( Année scolaire
— 26 — i5 i 1789-90.
— 3e — i3 /
— 4e — I I
i-^qi^ jer — i f Année scolaire
— 2e — 5 ( 1790-91-
— 3e — 2 )
Pendant la même période de deux ans, la Faculté avait créé
les bacheliers suivants :
1789, 4" trimestre 3 \
1790, jei' — i3 r Année soclairc
— 2e — 12 ( 17^9-90-
— 3e — 32 /
— 4" - I )
i-,,^!^ jer — 4 ( Année scolaire
— 2e — i3 ( 1790-91.
_ 3e — 18 )
}2'[ RRCIEFL I>K LKfiISL.VTION .
Miiis, liois t\c la l'"ariillé, cerUiiiis prolcssems prirent à ce
momenl une |);u1 active el inriporlaii(e à la marclie des affaires
publiques. El, en outre, le décret du 22 (lécend)re 1789 qui
avait placé l'enseignement à tous les degrés sous la direction
du Directoire du département devait recevoir bientôt, par la
rénovation presque complète du personnel de la Faculté, une
consécration effective.
Le 28 janvier 1790, M. Rigaud fut élu, « à la très grande
pluralité des suffrages », maire de Toulouse; il réunit i.io4voix
sur 1.788 votants'. La nouvelle municipalité fut proclamée le
i4 février, et se réunit pour la première fois le 28. Rigaud,
réélu en 1791, conserva ses fonctions, qu'il remplit d'ailleurs
durant cette année concurremment avec celles de Recteur,
jusque vers la fin de 1792
Le i5 octobre, Loubers, agrégé, et avocat au siège prési-
diaL fut élu suppléant au Tribunal du district, et installé le
i4 décembre suivant. Il y devint juge en novembre 1791, et
fut réélu aux élections d'octobre 1792.
Quelque temps après, le i5 avril 1791, un décret décida
que « toutes personnes chargées d'une fonction publique dans
le département de l'instruction, (pii n'ont pas prêté le serment
prescrit par les décrets des 27 décembre et 22 mars dernier »,
étaient déchues de leurs fonctions ; les directoires de déparle-
ment n'étaient pas astreints à ne choisir, pour les remplacer,
que parmi les agrégés des Universités. Les refus de serment
furent fréquents'; à Toulouse, la plupart des professeurs de
la Faculté de droit le refusèrent. Cependant, Rigaud le
prêta le 6 mai, Loubers et Bec le 28, et Turle-Larbrepin le
2 juin. Quant à Labroquère et à Maynard, ils durent hésiler;
le 4 mars, « ils avaient fait leur soumission, ([u'ils n'ont pas
effectuée depuis "* ».
1. Journal iinirersel de Toulouse, du samedi 3o jaavier lyyo.
2. Cf. I^iard.
3. Archives de la Haute-Garonne, L. 358,
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. 125
En conséquence desdits refus de serment, et attendu que
certaiiLs pi'ofesseurs devaient être considérés comme démis-
sionnaires, le Directoire du département, par arrêté du 9 no-
vembre 1791, nomma aux chaires vacantes : MM. Rouzel,
Bec, Loubers, Clausolles, Turle-Larbrepin. M. Rig-aud, seul
des anciens, restait en charge. Les nouveaux agrég-és furent :
MM. Janole, Soulié, François Corail et Meilhon '. MM. Rouzet,
Loubers et Janole appartenaient au club des Amis de la Cons-
titution. Le premier, officier municipal, avocat, procureur
syndic du dictrict, fut confirmé dans cette dernière fonction
par l'assemblée électorale peu après sa nomination à la Fa-
culté, en décembre 1791'; en septembre 1792, il fut élu dé-
puté à la Convention^.
M. Janole fut également élu en novembre 1791 membre du
Conseil général de la commune, puis, le 8 février 1792, avec
Corail ^ suppléant au Tribunal civil, et en octobre 1792, jug-e
au même siège. A cette dernière date, le nouveau professeur
Clausolles fut chargé des fonctions de commissaire national
auprès du Tribunal du district de Toulouse.
Les nominations du 9 novembre 1791 ne contentèrent pas
tous les intéressés, et M. Rigaud, recteur de l'Université, eut
quelque difficulté à assurer, à la Faculté de droit, l'ouver-
ture des cours de l'année scolaire 1 791-1792 5.
Le 12 décembre, M. Loubers, nommé professeur, manifesta
le désir de rester agrégé; la veille, M. Bec, avisé de sa nomi-
nation par le procureur général syndic du département, avait
répondu de la même façon. Le Recteur déclara donc, le 12 dé-
cembre 1791, que quatre professeurs suffisaient provisoire-
1. Jonrnal universel de Toulouse, 12 novembre 1791. François Corail
fut aussi substitut du Procureur de la Commune. (Baour, 1793.)
2. Voir Journal... du 3i décembre.
3. Plus tard intendant de la duchesse d'Orléans, comte de Folmont.
4. Corail jeune. François Corail est appelé l'aîné. (Baour, 1793.)
5. CF. Delo^ime, Aperçu historique sur la Facul/é de Droit, pp. i5o-
102. — Archives de la Haute-Garonne, L. 358.
raf) RECUEIL DR LÉGISLATION.
mon! dans cette Faculté : nn pour les Iiislilules, un pour le
di'oit français, un |»our le; droit civil, un pour ic droit canon.
Au !'"'■ janvier 1792, la Faculté conipreiudl trois professeurs
titulaires : MM. Rij^aud, GlausoUes et Rouzet (celui-ci comme
professeur de droit français), et les huit a^^-régés rég-lemen-
taircs : MM. Turle-Larbrepin, Bec, Loubers, Gausserand,
Janoles, Souilhé, Corail et Meillion. Dans le courant de l'an-
née, trois de ces derniers devinrent professeurs. Les derniers
juristes de l'ancienne Université de Toulouse furent donc, en
1793, Rigaud, Rouzet, GlausoUes, Meillion, Janoles et Gorail,
professeurs; Turle-Larbrepin, Bec, Loubers, Gausseiand et
Souilhié, ag-rég-és. L'un d'entr'eux, Janole, membre de la So-
ciété des Amis de la République, avait prononcé le panég-y-
rique de Lepelletier ; cependant, quand les autorités locales
furent suspectées d'attaches contre-révolutionnaires, il fut, lui
aussi, destitué de ses fonctions de membre du Tribunal et
mandé à la barre de la Gonvention '.
De novembre 1791 à 1793, on prit les inscriptions sui-
vantes :
In utroque 1791, 4'' trimestre 91 ]
— 1792, I*"' — 85 f Année scolaire
— — 2*^ — 82 [ 1791-92.
— — 3e — 76 )
— 1792» A*' — 55 \
— Ï793, !'''■ — 4i ( Année scolaire
— — 26 — 19 ^ 1792-93-
— — 3e — 10
En droit canon. . 1791, 4^ trimestre ?
— 1792, i^"" — 3 / Année scolaire
— — 2e — 3 ^ ■ 1791-92.
— —S" — 2
I. Jouriuil et afficlu's du dèpavtemeni de la Haute-Garonne et de l'ar-
mée des /^i/ ré nées, juillet 179!^-
L UNIVERSITE DE TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. 12']
La Faculté créa pendant la même période les bacheliers sui-
vants :
1791, 4*" trimoslre i \
1792, i^'' — I / Année scolaire
- 2^ — 5 1 1791-92.
- 3e _ 9 ]
- 4'' - I
1798, i''!" — I (ce dernier, le
i3 mars 1793, M. Meilhon étant rccleur de l'Université).
Les cours durent néanmoins êti'e continués jusqu'en août
1793, car l'arrêté du 4 »iai fail mention de tous les profes-
seurs et agrégés en exercice.
La Faculté de médecine continua paisiblement le cours de
ses travaux sans traverser de crise semblable à celle que nous
avons constatée à la Faculté de droit. Le 20 juillet 1789, en
assemblée des professeurs, fut établi le programme des cours
pour l'année scolaire 1 789-1 790 de la manière suivante:
MM. Dubernard, doyen, premier semestre, jusqu'à Pâques,
Matière médicale.
— — deuxième semestre. Chimie, Bota-
nique.
Gardeil, Physiologie et Hygiène.
Arrazat, Traité des maladies.
Dubor, Pathologie et Thérapeutique.
Perrolle, i" Anatomie; 20 Maladies vénériennes.
Les professeurs ne manquèrent pas, les années suivantes,
de donner leur enseignement de la même façon, et restèrent
en charge jusqu'à Tannée 1798. On sait que la cinquième
chaire, occupée par M. Arrazat^ et qui était de fondation ré-
cente, av^it été dotée par les fondateurs. Aussi, dans son
128 RECUEIL DE LÉGISLATION.
arrêté du /} mai i'j\i^, le Directoire du département ne pré-
vit-il que le traitement de quatre professeurs. La Faculté,
réunie le i4 du même mois sous la présidence de M. Duber-
nard, qui était toujours doyen, appela l'atleution du départe-
ment sui- ce l'ail que, tous les ans, il fallait pourvoir au paye-
ment des intérêts d'une somme empruntée jadis pour la cons-
truction d'un am[)lii théâtre, et de la somme nécessaire pour
parfaire le traitement du cinquième professeur. Or, la Faculté
ne jouissant plus « des biens ni des consig-nations communes
à tous ses membres , il lui paraissait que les deux dettes
étaient devenues nationales ». Elle fil en même temps remar-
(juer que l'on avait omis « de faire uîention du traitement
d'un secrétaire dont le ministère est absolument nécessaire »
et « de prononcer sur les moyens de pourvoir aux dépenses
du cours d'anatomie, de chimie et de botanique, dont les frais
tant pour l'honoraire des démonstrateurs que pour les autres
articles à ce relatifs ont été pris jusqu'ici sur les consi<^nations
que faisaient les étudiants, lesquelles ne doivent plus avoir
lieu d'après l'arrêté et le décret duquel il est émané ».
Toutefois, pendant ce temps, la Faculté continuait ses exer-
cices. Durant les années scolaires 1789-90 à 1792-98, elle
reçut les bacheliers suivants :
1789, 4® trimestre o ^.
1790, i^r — o / Année scolaire
— 2e — i3 i 1789-90-
— 3e — 4/
— 4e — G \
1791, i'^'' — 14/ Année scolaire
— 26 — 17 ( 1790-91-
— 3e — I /
— 4e — o \
179a, i"'' — 5 / Année scolaire
2^ — loi 1791-92.
3« — ....
■:)
l'université de TOULOUSE PENDANT LA UÉVOLUTION. l'iQ
1792, 4^ trimestre i ^
1798, i*''" — 8 f Année scolaire
— 2e — 4 no^-o-^-
— 3e - 4 '
Le dernier diplôme de bachelier fut délivré le 7 septem-
bre 1793 '.
» »
La Faculté des arts, dont le personnel, nous le savons, ne
comprenait rpie deux professeurs et quelrpies açrég-és, avait
subi des changements depuis 1789.
En 1 789-1 790, même personnel, sans ex'cepter M. Libes,
qui ne paraît pas avoir été remplacé". Et cette situation était
la même au début de l'année scolaire 1 790-1 791. Mais l'abbé
Caussanel , malade depuis quelque temps, mourut à ce mo-
ment; et, au début de 1792, la Faculté avait comme pro-
fesseurs : MM. Bénet, maintenant officier municipal, et l'abbé
Bores ; comme a^rég-és : MM. Martin Saint-Romain, Libes et
Laromio-uière. Le P. Rouaix, doctrinaire, n'était plus en charge -\
Enfin, durant l'année 1792, M. Malpel, neveu du procureur
général syndic à Toulouse, fut également agrégé aux arts. De
sorte qu'en 1793, au moment de sa disparition, la Faculté
comprenait : MM. Benêt, Bores, Martin Saint-Romain, Libes,
Laromiguière et Malpel neveu.
Placée, noij^l'avons vu, sous la dépendance du Directoire
du département par le décret du 22 décembre 1789, l'Univer-
1 . Archives de l'Université, reg. 1 35.
2. Du Mège, t. IV, ne le mentionne pas, mais il figure dans le Baour
de 1798.
3. Le P. Rouaix, recteur de l'Esquile, et l'ag-régé aux arts, doctrinaire,
étaient probablement le même. Par contre, d'après le Journal... de Tou-
louse, M. Piouaix, élu le 28 septembre 1791 curé de la nouvelle paroisse
Saint-Augus'i'in, était un « ci-devant augustin m.
9
l3o RECUEIL DE LÉGISLATION.
site fut, peiîdanl trois ans et demi encore, l'objet d'une cer-
taine sollicitude de la part des pouvoirs publics.
C'est ainsi que le lô décembre 1791, le Ministre de l'Inté-
rieur, Cahier, s'informa de la situation des établissements
d'instruction publique'.
Les Recteurs, rég-ulièrement choisis d'après les statuts, con-
tinuèrent d'exercer leurs fonctions sans difficultés. De novem-
bre 1788 à juillet 1791, ce furent :
MM. Rig-aud novembre 1788.
Briant janvier 1789.
Delort avril —
Ruffat juillet —
Gouazé novembre —
Labroquère janvier 1790-
Rig^aud avril —
Briant juillet —
Delort novembre —
Ruffat janvier i79i«
Gouazé avril —
Labroquère juillet —
Et, pour les années suivantes, on relève les noms de :
M^L Rigaud novembre 1791-
Rouzet janvier 1792.
Meilhon janvier i793.
Quant à sa situation financière, l'Université avait cessé, dès
1789, de recevoir certaines sommes provenant de droits pri-
vilégiés, supprimés à cette date. Mais elle continuait à en-
I. Archives de la Haute-Garoime, L. 358.
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. l3l
caisser les frais d'étude et d'examen, dont une partie, après
prélèvement du casuel des professeurs, lui était versée i)ar les
Facultés et allait aux ag'ents subalternes'. Le décret du
8 mars 1793 décida que les biens de tous les établissements
d'instruction publique, sauf les bâtiments utiles et les jardins
botaniques, seraient « dès à présent vendus dans la forme et
aux mêmes conditions que les autres domaines de la Répu-
blique ». Le paiement des maîtres fut à la charge de la nation
à compter du i^"" janvier lygS, ainsi que l'entretien des
locaux.
C'est pour appliquer à l'Université de Toulouse ces dispo-
sitions générales que le Directoire du département prit son
arrêté du 4 mai accordant au personnel les traitements sui-
vants :
Professeurs eu droit, 1,800 livres. (M. Rouzet, député à la
Convention, dut céder son traitement à M. Loubers, agrégé,
chargé de le remplacer par arrêté du 11 novembre 1792.
MM. Clausolles et Janole, membres du tribunal, ne pouvant
être rétribués deux fois, ne touchèrent rien comme profes-
seurs.)
Agrégés en droit : MM. Bec et Soulié", 800 livres.
Professeurs en médecine (quatre), chacun 1,800 livres.
Professeurs aux arts : MM. Benêt et Bores, chacun 1,800 li-
vres.
Les deux bedeaux et le portier, chacun 600 livres.
Ces traitements étaient payables par trimestre, sur la pré-
1. Compte des bedeaux, mars 1791 :
3 lie. in utroque 12 liv. 0 s.
1 bactielier 2 8 C d.
-j — en médecine 17 10
2 maîtres ez arts 3 12 10
1 1 examens de médecine 2 1 5
38 liv. 12 s. 4 d.
(Archives de l'Université, reg. i38.)
2. Le plus^soiivent, on écrivait : Souilhié.
10 2 RECUEIL DE LEGISLATION.
seii talion d'un mandat accompag"né du certificat de civisme,
mais « à la c'liar;i;e par lesdits professeurs, ag"rég'és et em-
ployés, conformément à l'article 2 du décret des i4-iO février
1793, de rien prendre ni sur les graduations et inscriptions
ou autrement sous quelque prétexte que ce soit ». Et le tré-
sorier de l'Université dut rendre compte en recettes et en dé-
penses « de tous les fonds perçus depuis le i*''' octobre
[1792] pour le reliquat être versé dans la caisse du receveur
du district de Toulouse ».
On voit donc que l'Université était devenue complètement
une institution d'Etat. Jusqu'en septembre, elle continua sa
mission éducatrice. Le dernier registre des testimoniales,
commencé le 28 juillet 1789, fut clôturé le 4 septembre 1798,
an 11 de la République {secundo Reipiiblicœ francoriiin)^ et
jusqu'au dernier moment, les étudiants, selon la vieille tradi-
tion, y signèrent la formule classique : « Ego Academiœ To-
losanœ fldein meani ei obseqaiiini obsti'ingo\ »
Le 1 5 septembre, un décret supprima toutes les Facultés et
créa les Lycées et les Instituts, mais il fut suspendu le lende-
main. L'Université aurait donc pu subsister encore quelques
mois, jusqu'à la loi du 7 ventôse an III (25 février 1790), qui
établit les Ecoles centrales et fit disparaître en droit tous les
anciens établissements qui avaient, par hasard, subsisté en
fait.
A Toulouse, un lycée provisoire avait été ouvert le 3o no-
vembre ; les bibliothèques publiques étaient celle du Collège
national et celle du ci-devant clergé. Le 29 frimaire an II
(19 décembre 1798), le département ébaucha l'enseignement
public provisoire, et quelques jours après, il nomma les pro-
fesseurs (19 nivôse, 8 janvier 1794)? tandis que le représen-
tant du peuple Paganel arrêtait, en la confirmant, cette orga-
nisation de l'enseignement national (22 nivôse). Quelques
I. Archives du Donjon.
l'université de TOULOUSE PENDANT LA REVOLUTION. l33
membres de l'Université entrèrent dans les cadres nou-
veaux ' :
Laromig-uière fut cliargé d'un cours de droit public et cons-
titutionnel ' ; Bénet, de la log-ique et delà pliysique; Libes.
de la chimie ; Perole (sic), de la médecine pratique et des
épidémies. Le i*"'' g;-erminal an XIII, M. Bec devait être
nommé suppléant à la nouvelle Ecole de droit 3. MM. Pijon
(Gabriel-Louis-Elisabeth) et Laroque (Antoine), de la Faculté
de théolog'ie, rentrèrent plus tard, le 19 septembre 1809, dans
cette Faculté reconstituée.
La vieille L'niversité de Toulouse vécut donc au delà du
terme supposé par quelques-uns et elle ne disparut que lors-
que, pour la remplacer dans sa haute mission, eût été édifié, à
côté d'elle et avec le concours de plusieurs de ses membres,
un établissement nouveau, conforme aux idées nouvelles et
aux nouveaux jdans d'instruction et d'éducation populaires.
Tableau des l'nscriphons en droit prises de i jS8 à i jgS'K
In utroque. En droit canon.
1788, 3 premiers trimestres. . i347 122
1788, 4*^ trimestre 42G
1789, ip'- — 4i5 26
2" . 402 52
— 3" — 38i 24
1. Liard, t. I, p. 39G.
2. Toutefois, sur ce point, il subsiste quelque doute, car si l'arrêté de
Paganel, reproduit par M. Liard (t. I, p. BgG), porte « Larroumisçucre »
{sic), celui du dé])artcmcnt, plusieurs l'ois cité (cf. Connac, Adher), men-
tionne, au contraire, u Pvoniiguières », peut-être l'avocat déjà célèbre du
barreau de Toulouse.
3. Il mourut le i3 juillet 1809. (Deloume, Personnel, j). 30.)
4. Archivas de l'Université, reg. 55, 137 et i38.
l34 RECUEIL DE LÉGISLATION.
In utroque. En droit canon ,
1789, h'' trimestre 295 12
1790, i"^"" — 289 17
— 2^ — 260 • i5
_ 3^ — 234 i3
— 4'' — 161 I
1791, I" — i5i I
— 2e — i34 5
— 3e — io5 2
— 4*^ — •. 91
1792, I" — 85 3
— 26 — 82 3
— 3e — 76 2
— 4e — 55
1793, jer _ 4l
— 2e — 19
— 3e — 10
Etat des graduations de bacheliers en droit, i j88-i yg3
1788,
l52
baclie
iers créés.
1789.
ler
tr
imestrc. .
II
—
—
26
—
.. 25
—
—
3e
—
• • 109
—
—
4e
—
3
—
I790'
ler
—
. . i3
—
—
2 e
—
12
—
—
3e
4e
ler
—
.. 32
—
I79I.
—
4
—
—
26
—
i3
—
—
3e
—
. . 18
—
—
46
—
I
—
1792,
icr
—
1
—
—
2e
—
5
—
I. Archives de l'Université, rcg. 182.
L CTNIVERSITÉ DE TOULOUSE PENDANT LA RÉVOLUTION. l35
9 bacheliers créés.
1792, 3e trimestre
- 4" - .
1793, ler —
I (i3 mars, M. Meilhon
étant recteur).
Etat des bacheliers en médecine reçus de i j8S à 1 jq3\
1788, 16
1789, I®'' trimestre o
26 ~
- 4'' -
1790, ler
2*^
- 3« —
- 4« -
1791, I"r —
I»
2
0
0
i3
4
6
i4
1791, 2" trimestre 17
— 3e — I
— 4*^ — o
1792, I" — 5
— 26 — 10
— 3e — 2
— 4« - I
1793, ler _ 8
— 2e — 4
— 36 _ 4
I. Archives de l'Université, reg". i35.
Voir, page suivante, le tableau des professeurs
de t' Université pendant la Révolution.)
i3(i
RECUEIL DE LEGISLATION.
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TRAVAIIi DE L'AIGUILLE A TOULOUSE
(fragment d'enquête)
LINGERIE. — CHEMISES D'HOMME.
La fabrication de la chemise a pris, à Toulouse, depuis
trente ou trente-cinq ans, une réelle importance. Au début, la
chemise d'homme était un article produit à peu près unique-
ment par les maisons de détail. C'est en 1 882-1 883 que les
maisons de gros se sont mises à cette fabrication et elles ont
réussi à s'implanter peu à peu au détriment de Paris. La pre-
mière qui a créé l'article de gros, à Toulouse, a actuellement
au dehors six voyageurs qui visitent la France entière et les
colonies. Cette maison a, peut-on dire, servi de base à sept
autres qui font comme elle « le g^ros ».
Cette industrie a, dès le début, connu de nombreuses dif-
ficultés. Elle était tributaire des ouvroirs qui, bien qu'accep-
tant le travail à des conditions de prix inférieures à celles
des ouvrières libres^ avaient peu d'exaclitude dans la livrai-
son des commandes. Elle manquait, d'ailleurs, d'ouvrières
pour une production qu'elle voulait beaucoup plus considéra-
ble que par le passé. Les maisons de g-ros se sont alors adres-
sées à la campagne. Elles ont aidé, dans les premiers temps,
l38 RECUEIL DE LEGISLATION.
les entrepreneuses en leur procurant ou en les aidant à se
procurer des machines, en leur facilitant de toutes façons les
fondations d'ateliers. Elles sont arrivées ainsi à avoir dans
les environs de Toulouse un personnel nombreux, peu exi-
geant de par son nombre même, org-anisé sous la dépendance
d'entrepreneuses qui centralisent l'ouvrage. Les ouvrières de
la ville, attirées par ce nouveau mode d'activité mais harce-
lées par la concurrence, ont offert aux manufacturiers une
main-d'œuvre considérable, et à la fois accepté des condi-
tions de moins en moins rémunératrices.
Actuellement, les faubourgs, la banlieue, la campagne tou-
lousaine tout entière sont pleins d'ouvrières qui, à la ma-
chine ou à la main, collaborent à la confection de la chemise.
On peut les diviser en quatre catégories correspondant à la
division du travail adoptée pour confectionner la chemise une
fois coupée :
1° Les mécaniciennes, qui font les fournitures (devants, cols
et poignets);
2° Les monteuses, qui montent la chemise;
3° Les finisseuses, qui font les rabattements, le finissage;
4° Les boutonniéristes, qui font les boutonnières'.
Pénétrons chez ces ouvrières, dans le secret de la fabrica-
tion et les résultats du travail.
I. Ce sont des coupeurs ou des coupeuses qui coupent les difTércntes
parties de la chemise.
Les mécaniciennes prennent les o fournitures », c'est-à-dire les cols, de-
vants et poig'nets, tout coupés, pour les « faire » (coutures, piqûres). Elles
sont chargfées des Ijoutonnières du col et des poignets. Pour les boutonniè-
res des « devants », ce sont les monteuses qui en ont le soin.
Les monteuses prennent le travail livré par les mécaniciennes et vérifié
par le chef coupeur, ainsi que le « corps n de la chemise; elles adaptent
l'une à l'autre les différentes pièces : c'est le montage de la chemise. Elles
faufilent, font vérifier par le chef coupeur qui marque les échancrures ; elles
cousent alors définitivement la chemise et la font passer aux finisseuses.
Les finisseuses « finissent » la chemise, c'est-à-dire qu'elles font les our-
lets, rabattent les parties que les monteuses ont laissé dépasser au col, aux
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. tSq
LE DÉTAIL.
Mécaniciennes.
N° 1. — Petit atelier du faubourg- de Bonhoure. Exigu et
sous les toits. Dirig-é par une entrepreneuse qui prend les
commandes de diverses maisons de vente. Trois ouvrières et
deux apprenties.
Les maisons de vente traitent directement avec l'entrepre-
neuse et lui payent les fournitures à des prix de façon qui va-
rient de
o fr. 4o à o fr. 60 c. la douzaine de cols;
o fr. 60 à o fr. 90 c. — poig-nets ;
0 fr. 90 à I franc — devants unis ;
1 franc à i fr. ro c. le cent de plis pour devants à piis.
L'entrepreneuse fournit le fil et les aig-uilles (ofr. o5c.) et
les machines.
Les ouvrières qu'elle emploie sont payées par elle à la jour-
née à raison de 2 fr. 20 c, 2 francs et i fr. 5o c. Les ap-
prenties ne reçoivent rien pendant les six premiers mois^ puis
5 francs, 10 francs, i5 francs par mois. L'apprentissag-e dure
deux à trois ans.
Quantités fabriquées par une ouvrière dans une journée de
dix heures :
4 à 5 douzaines de faux-cols à o fr. 60 c. ou 7 à 8 à
0 fr. 4o c;
3 douzaines de poig-nets à o fr. 90 c. ou 5 à o fr. 60 c;
3 douzaines de devants unis ou 3oo plis.
Ces chiffres ne sont, bien entendu, qu'approximatifs. La
poignets, etc., après le montage; en un mot, la chemise sort de leurs mains
toute prête pour aller au repassage.
Mécaniciennes et monteuses donnent souvent ? faire les boutonnières aux
« boutonniéristes ».
Cette division du travail n'est pas absolue. Dans la a confection 0 en
particulier, aile est, comme on le verra, simplifiée.
ll\0 RECUEIL DE LEGISLATION.
production dépendant de l'habileté, de l'application de l'ou-
vrière, les quantités indiquées peuvent ne pas être atteintes
ou au contraire dépassées.
En raisonnant avec cette moyenne, nous pouvons cepen-
dant, dès à présent, évaluer le bénéfice réalisé par l'entrepre-
neuse. En efl'et. un calcul très simple nous fait constater
qu'une ouvrière moyenne rapporte à l'entrepreneuse 2 fr. 4o c.
à 3 francs alors qu'elle n'est payée que 2 francs par celle-ci. Il
est vrai que l'entrepreneuse doit amortir le capital machine,
payer le fil et les aig-uilles et acquitter le montant de sa pa-
tente. Malg-ré tout, elle réalise 25 à 3o centimes de bénéfice sur
chaque ouvrière en moyenne, et 5o centimes au moins sur le
travail de l'apprentie, c'est-à-dire 2 francs environ par jour.
Il y faut ajouter le produit de son propre travail, car elle
travaille avec ses ouvrières, et nous pouvons ainsi arriver à
évaluer à 5 francs la journée de l'entrepreneuse.
Pour le calcul du salaire annuel, il faut tenir compte de la
morte-saison qui a lieu en deux périodes : du i5 juillet à la
fin septembre, et en janvier et février, qui est donc de qua-
tre mois environ par an, soit de cent jours sur trois cents
jours de ti'avail. Pendant la morte-saison, l'entrepreneuse
n'emploie plus ses ouvrières qu'un nombre restreint d'heures
par jour et à raison de 22 centimes et demi, 20 centimes, 1 5 cen-
times l'heure. Elle-même se réserve le plus de travail possible.
Elle arrive ainsi à un salaire annuel d'environ 1,200 francs.
Ses ouvrières atteig^nent un salaire annuel, la première de
55o francs, la seconde de 45o francs, la troisième de 35o fr.
environ.
Cet atelier est déclaré et a reçu la visite de l'inspecteur du
travail.
No 2. — Petit atelier (même faubourg) rez-de-chaussée.
Une entrepreneuse mécanicienne et une seule ouvrière^ qui
n'est d'ailleurs employée que la demi-journée à raison de
o fr. 7.5 c. et pendant deux cents jours environ par an. Cette
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. ll[I
ouvrière, qui ne reclierclie qu'un salaire d'appoint, se con-
tente d'un bénéfice annuel de i5o francs. L'entrepreneuse
déclare un bénéfice annuel de 6 à 700 francs.
Cet atelier n'est pas déclaré à l'inspection du travail.
N" 3. — Mécanicienne chez elle (même faubourg-), avec
ses parents, travaillant seule. Elle ne fait que des devants à
plis à'raison de i franc le cent. Elle arrive, g-ràce à un tra-
vail de douze heures par jour, à g-ag^ner 4 francs par jour
et elle ne subit pas plus de soixante jours de morte-sai-
son, durant laquelle elle ne gagne à peu près rien. Déclare
que, déduction faite des frais de fil et aig-uilles, elle atteint un
salaire annuel de 900 francs environ.
N'^ 4. — Mécanicienne chez elle (niènie faubourg). Fait les
cols et les poignets qu'on lui paye à raison de i fr. 20 la dou-
zaine. Sur ce prix, elle paye la boutonniériste qui fait les bou-
tonnières à raison de o fr. i5 c, o fr. 20 c, o fr. 20 c. la
douzaine. Elle fait environ trois douzaines de cols ou poignets
par jour, fournit naturellement le fil et les aig-uilles, subit une
morte-saison d'environ soixante jours et déclare un salaiie
annuel de 7 à 800 francs.
Monteuses.
N*^ 1. — Petit atelier, faubourg de Bonhoure-. Une entre-
preneuse travaillant pour deux maisons de vente. Deux ou-
vrières et une apprentie.
Travail : montage de chemises, tout à la main.
Prix de façon payés à l'entrepreneuse :
La belle chemise blanche, i fr. 4o c. (première maison) ;
I fr. 20 c. (deuxième maison).
La belle chemise de couleur, i fr. 3o c. (première maison);
I fr. 10 (deuxième maison).
Sur ces prix, l'entrepreneuse paye les finisseuses auxquelles
elle donne les chemises à finir à raison de o fr. 90 c. à i franc,
o fr. 70 c. à o fr. 80 c. pièce, suivant la nature du travail.
1^2 RECUEIL DE LÉGISLATION.
L'entrepreneuse paye, en outre, ses ouvrièi'esà la journée à
raison de i fr. 5o c. par jour, son apprentie 5 francs jiar
mois après les six premiers mois, puis lo francs.
Une ouvrière peut monter six à sept chemises simples au
maximum par jour et quatre ou cinq seulement si elles sont
compliquées.
Morte-saison : trois mois et demi, soit quatre-vingts jours
environ.
L'entrepreneuse fournit le fil et les aig'uilles pour le mon-
tage.
Ces indications permettent d'établir que, déduction faite du
prix du finissage, il reste à l'entrepreneuse monteuse o fr. 4o c.
à o fr. 5o c. par chemise. Une ouvrière montant de quatre à
sept chemises par jour rapporte donc à l'entrepreneuse 2 fr.
à 2 fr. 80 c, et en moyenne 2 fr. 4o c. par jour. En tenant
compte des frais d'aiicuille et de fil l'on peut conclure que, le
salaire de i fr. 5o c. une fois payé à chaque ouvrière, l'entre-
preneuse réalise par ouvrière un bénéfice de 5o centimes au
moins et davantage sur le travail de l'apprentie. L'entrepre-
neuse travaille elle-même avec ses ouvrières. Si l'on ajoute les
résultats de son travail personnel et de ses bénéfices sur celui
des ouvrières, on en arrive à un salaire journalier pour l'en-
trepreneuse de 4 francs environ pendant deux cent vingt jours
et à un salaire annuel d'un millier de francs.
Les ouvrières payées à raison de i fr. 5o c. pendant deux
cent vingt jours, de o fr. 76 c. environ par demi-journée
pendant la morte-saison, touchent un salaire annuel d'envi-
ron 390 francs.
Cet atelier est déclaré à l'inspection.
No 2. — Atelier de famille. Monteuse travaillant avec sa
fille au montage pour le compte d'une grande maison de
vente.
Prix de façon : i fr. 3o c. par chemise blanche ; i fr. 26 c.
par chemise de couleur, sur quoi elle paye le finissage à raison
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. 1 1[^
de o fr. 95 c. et o fr. 80 c. Elle compte comme frais de four-
nitures d'aig"uilles et de fd environ o fr. o5 c. par chemise.
Elles font huit à dix chemises par jour, en travaillant douze
heures, c'est-à-dire qu'elles réalisent un bénéticc net de
3 fr. 60 c. à 4 francs environ par jour et de 2 francs seule-
ment pendant soixante jours environ de morte-saison. Leur
salaire annuel est donc de 900 à 1,000 francs, c'est-à-dire de
4Ô0 à 000 francs pour chacune d'elles.
No 3. — Petit atelier du faubourg- Bonnefoj, presqu'en
pleine campagne. Atelier installé au premier dans une maison
isolée, et dont les fenêtres ouvrent sur un jardin abandonné
planté d'arbres et décoré de colonnettes en ruine.
Atelier dirigé par une entrepreneuse et composé en outre
de quatre ouvrières monteuses, une apprentie et de iinisseu-
ses dont quelques-unes demeurent au dehors; d'autres, au
contraire, viennent travailler dans l'atelier même au finissage
des chemises.
Prix de façon payés à l'entrepreneuse :
I fr. 35 c. par chemise d'homme, prix unique.
I fr. 2.5 c. — d'enfant —
Les ouvrières sont rétribuées à la journée, i fr. 75 c. par
jour. L'apprentie, qui ne g"agne rien les six premiers mois,
est payée ensuite 7 francs par quinzaine.
L'entrepreneuse paye le finissage, o fr. 85 c. par chemise
d'homme, o fr. 75 c. par chemise d'enfant.
Elle paye le fil et les aiguilles o fr. o5 c. par chemise.
Quantité de travail par jour :
Une ouvrière monteuse monte six à huit chemises simples,
quatre à cinq chemises compliquées.
Une finisseuse travaillant à l'atelier finit une chemise et de-
mie par jour environ.
Morte-saison : quatre-vingt-dix à cent jours environ (jan-
vier et février, août et septembre).
Salaires annuels :
l44 RECUEIL DE LEGISLATION.
Ouvrières, l\oo à /jôo francs environ.
Enlrepreneuse, bénéfice réalisé sur le produit du travail de
chaque ouvrière, o fr. 5o c. environ et i franc sur celui de
l'apprentie, soit 3 francs environ ; le salaire représentant son
travail personnel, 2 fr. 5o c. Total pendant deux cents jours
environ, 1,100 francs; 200 francs environ pendant la morte-
saison, Tolal du salaire annuel i,3oo francs environ.
Atelier déclaré à l'inspection.
01)scrvalions. — L'entrepreneuse est une vieille ouvrière
qui est « dans la chemise » depuis vingt-cinq ou trente ans.
Elle me déclare qu'elle n'a pas, depuis qu'elle travaille à son
métier, constaté de sensibles variations dans les prix de façon.
No 4. — Petit atelier, faubourg- Bonnefoy, au rez-de-chaus-
sée, ouvrant sur une g-rande route. Une entrepreneuse mon-
teuse et six ouvrières monteuses ou finisseuses, travaillant
dans un local exigu, mal éclairé et dont l'atmosphère est
appesantie par l'odeur d'une cour voisine mal entretenue.
Prix de façon payés à l'entrepreneuse : i fr. par chemise.
Elle paye ses ouvrières monteuses à la journée : i fr. 00 c.
et les finisseuses à leurs pièces à raison de o fr. 80 c. la che-
mise. Elle fournit, eu outre, aux monteuses le fil et les ai-
guilles.
Celte entrepreneuse se plaint infiniment de la concurrence
faite par les ouvroirs, les ateliers delà campag-ne, de la morte-
saison qui, dit-elle, dure cinq mois, des frais d'éclairage et de
chauffage qu'elle doit supporter. Elle conclut à un bénéfice
très minime. Il est difficile de l'établir, car elle ne donne ai:-
cune précision ni sur le montant de ses dépenses, ni sur le
chiffre du travail confectionné.
Finisseuses.
Nous avons déjà, au cours des explications que nous a^ons
fournies, trouvé des finisseuses et déterminé les conditions de
leur travail. Voici, cependant, deux ateliers de finisseuses.
LE TRAVAIL DE l' AIGUILLE A TOULOUSE. l45
No 1. — Finisseuse travaillant chez elle, mariée, soignant
son ménag-e et ses deux enfants et ne cherchant dans le tra-
vail de la ling-erie qu'un salaire d'appoint.
Prix de façon qui lui sont payés :
o fr. 90 c. la chemise blanche soignée ;
o fr. 80 c. — de couleur, soig-née;
0 fr. 70 c. — d'enfant et la chemise ordinaire.
Elle ne finit pas une chemise par jour et subit deux ou trois
mois de morte-saison presque complète.
No 2. — Petit atelier, deux finisseuses, célibataires, tra-
vaillant ensemble.
Prix de façon :
1 franc la belle chemise, article riche.
o fr. 85 c. — — ordinaire.
o fr. 80 c. — de couleur.
Elles finissent à elles deux trois à quatre chemises par jour,
avec un travail de dix à douze heures.
Morte-saison, soixante-quinze jours environ.
Salaire annuel, 790 francs environ pendant la belle saison
et i5o francs pendant la morte-saison; total, 940 francs en-
viron, c'est-à-dire pour chacune d'elles 470 francs environ.
Boutonniéristes.
Elles sont payées à leurs pièces à raison de o fr. 20 c. la
douzaine de grandes boutonnières; o fr. 20 c. à o fr. i5 c. la
douzaine de petites ; travail à la main.
Une ouvrière fait au maximum cinq douzaines de g-randes
boutonnières par jour, six douzaines de petites.
Les boutonniéristes sont les auxiliaires des mécaniciennes.
Mais cette catégorie d'ouvrières tend à disparaître et dispa-
raît en réalité de plus en plus devant la machine à faire les
boutonnières, que l'on a perfectionnée au point qu'elle fait les
boutonnières pour un prix dérisoire et mieux qu'on ne sau-
rait les faire à la main.
10
l46 RECUEIL DE LEGISLATION.
Nous retrouverons ces inacliiues un peu plus tard dans la
monog-rapliie que nous tracerons d'une grande manufacture
toulousaine.
LE GROS
Le « gros » a pris à Toulouse une importance considérable
et la fabrication de l'article de confection y est réputée à
cause de son « fini ». Toulouse, aujourd'hui, concurrence
Lille et se place en tète des centres de production pour la
chemise de confection.
Nous avons vu que les maisons de détail traitent séparé-
ment avec l'entrepreneuse mécanicienne, avec l'entrepreneuse
monteuse, que les boutonnières sont faites par des ouvrières
spéciales et que le finissage est confié à des finisseuses qui
ont elles aussi leur spécialité.
Pour le gros, il n'en est pas de même. Les laçons de pro-
céder diffèrent, d'ailleurs, suivant les maisons. Mais avant
d'entrer dans les détails du travail, il importe de distinguer
en cette matière :
1° Le bel article confection de l'article ordinaire;
2° La chemise blanche de la chemise de couleur.
7° Confection bel article et article ordinaire. — Comment
donc le travail est-il distribué ?
Le plus souvent, c'est une entrepreneuse unique qui reçoit
de la maison de gros la chemise en pièce ou coupée et qui,
moyennant un forfait de o fr. 5o c. ou de o fr. yô c. pièce, — il
s'agit du bel article — la fait entièrement confectionner par
des ouvrières groupées dans des ateliers ou, au contraire,
dispersées et travaillant chacune chez soi. Ces entrepreneuses
et ces ouvrières sont de plus en plus recrutées à la campa-
gne, dans les environs de la ville et dans toute la région.
D'autres fois, la maison de gros qui a fait confectionner une
partie de la chemise sur place l'envoie à des ouvrières de la
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l47
campag-ne qui la montent et la finissent, ou qui la finissent
seulement.
Les ouvrières, payées à leurs pièces à raison de 3 à 4 francs
environ par douzaine pour le montage et le finissage ; o fr. 4o c.
ào fr. 60 c. par douzaine pour les cols et les poignets;
o fr. 90 c. par douzaine pour les devants, atteignent un sa-
laire journalier de i fr. 5o à 2 francs et ne subissent guère
plus de deux mois de morte-saison.
Nous retrouverons, avec quelques détails, cette confection
au cours d'une monographie de manufacture que nous éta-
blirons un peu plus loin.
Quant à l'article ordinaire, il est, comme le précédent, livré
g'énéralement coupé à l'entrepreneuse qui, moyennant o fr. 35
à o fr. 4o c. pièce, fait confectionner les fournitures dans des
ateliers qu'elle dirig-e et où les ouvrières sont payées à la
journée i à 2 francs par jour, et faire le monlag-e et le finis-
sage à l'extérieur à raison de 2 francs environ par douzaine.
Ou bien la maison de g-ros fait exécuter séparément, soit
directement, soit par des entrepreneuses^ les fournitures, puis
elle distribue les diverses parties de la chemise à des ouvriè-
res qui la montent et la finissent à peu près pour les mêmes
prix de façon.
5° Chemise blanche et chemise de couleur. — La chemise
blanche de confection est toujours mieux payée que l'autre :
elle est plus difficile à faire ou plutôt on voit moins les dé-
fauts de la confection sur la chemise de couleur; l'ouvrière
peut donc dans une même durée de temps faire davantage de
celles-ci. Il y a des chemises de couleur dans la confection bel
article et article ordinaire. Mais il n'y a pas de chemise blan-
che dans la catégorie appelée c chemise ouvrier ».
La chemise ouvrier, dite encore « de couleur », n'est plus
confectionnée comme celles que nous venons d'indiquer. Elle
est livrée par la maison de g'ros g'énéralement en pièce, quel-
quefois auî^si coupécj à des entrepreneuses qui la distribuent à
l48 RECUEIL DE LEGISLATION,
des ouvrières ou réunies en atelier sous leur direction, ou iso-
Ires, travaillant à domicile, mais dont chacune confectionne à
la machine et à grands points la chemise tout entière moyen-
nant des prix de façon qui commencent à i fr. 20 c. la douzaine.
Voici, d'ailleurs, pour la clarté des explications, quelques
exemples pris sur le vif :
N° 1. — Entrepreneuse : confection chemise blanche. Tra-
vaille pour le compte d'une importante maison de gros. Petit
atelier près du quai Saint-Pierre, composé de l'entrepreneuse,
de sa fille et d'une mécanicienne.
L'entrepreneuse reçoit les chemises toutes coupées. Dans
l'atelier on fait les fournitures (cols, poignets et devants). La
chemise est donnée à monter et à finir à des ouvrières du
dehors.
Prix de façon payés à l'entrepreneuse :
4 fr. 20 c. et 4 fi'- 80 c. par douzaine de chemises. L'entre-
preneuse paye le fil pour les fournitures.
Salaires des ouvrières :
La mécanicienne travaillant à l'atelier est payée à la jour-
née à raison de 2 francs.
Les ouvrières du dehors qui montent et finissent la che-
mise sont à leurs pièces, à raison de o fr. 20 c. et o fr. 20 c.
par chemise, c'est-à-dire de 2 fr. 4o c. et 3 francs par dou-
zaine. Elles fournissent. les aiguilles et le fil. Une ouvrière fait
une moyenne de six chemises par jour.
L'entrepreneuse compte sur une production de trois dou-
zaines de chemises environ par jour, qui lui sont payées
12 fr. 60 à i4 fi*- 4o c., sur quoi elle doit débourser 7 fr. 20
à 9 francs d'une part et 2 francs de l'autre, soit g fr. 20 c.
à II francs; il ne lui reste donc — prétend-elle — que
3 fr. 4o environ pour rémunérer son travail, celui de sa fille,
payer le chauffage et l'éclairage, amortir le capital machine,
payer la patente, etc.
Observation : Celte entrepreneuse n'emploie au dehors quy
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l49
des ouvrières de la ville. Elle se plaint de la concurrence faite
par la campagne.
Elle se plaint également de la diminution qu'ont subi les
prix de façon : l'article payé o fr, 4o c- l'était, il y a quelques
années, o fr. 5o c.
No 2. — - Entrepreneuse de confection chemise de couleur.
Travaille pour le compte de la même maison que la précé-
dente. Atelier hors barrière, aux portes de la ville.
Une dizaine d'ouvrières toutes employées dans l'atelier,
plus quelques finisseuses au dehors et par intermittence.
De façon normale, la chemise est tout entière confectionnée
à l'atelier. L'entrepreneuse reçoit les pièces de tissus entières,
coupe, fait faire les fournitures, le montage et le finissage à
l'atelier. Elle a une mécanicienne chargée spécialement des
boutonnières.
Prix de façon pavés à l'entrepreneuse :
2 fr. l\o c. par douzaine. Elle fournil fil et aiguilles.
Salaire des ouvrières :
Toutes les ouvrières employées dans l'atelier sont payées
à la journée : Six à i franc, trois à i fr. 5o c. Une méca-
nicienne (celle qui fait les boutonnières), 2 francs.
Travail de sept heures à midi, de une heure à cinq ou six
heures; c'est donc une journée de neuf à dix heures, en temps
normal, et qui se prolonge un peu, en cas de presse, avec
une heure à midi pour le repas pris sur place.
Morte-saison de trente jours environ sur trois cents. Les
salaires annuels des ouvrières sont donc environ de 270 à
4oo francs et 5oo à 54o francs pour la mécanicienne.
L'entrepreneuse avoue un bénéfice d'environ 3 francs par
jour. Il me paraît légèrement inférieur à la réalité. L'on peut
estimer, en effet, la production journalière de l'atelier à sept
et huit douzaines par jour, c'est-à-dire à 16 fr. 80 c. et
19 fr. 20c. pour l'entrepreneuse, sur quoi elle doit 12 fr. 5o c.
seulement *de salaires. Déduction faite des frais de fournitu-
ibO RECUEIL DE LEGISLATION.
rcs (20 c. environ par douzaine), de la patente (i4 fi** par an)
et calculé l'aniortissenient du capital macliine, le bénéfice
journalier de l'entrepreneuse doit être encore un peu supérieur
à 3 francs et son bénéfice annuel atteindre 1,000 francs.
Les prix de façon ont diminué : par exemple, la chemise
d'ouvrier, avec pochette sur le côté du plastron, qui était
payée, il y a quinze ans, à raison de 3 fr. 60 c. la douzaine,
ne l'est plus actuellement qu'à raison 2 fr. [\o c.
N° 3. — Ouvrières de banlieue. Il m'a paru intéressant
d'étudier la physionomie d'un villa^^e dont à peu près toutes
les femmes valides travaillent à la confection de la chemise.
En voici un, à une quinzaine de kilomètres de Toulouse, dont
les maisons basses, prises dans la fraîcheur des arbres et bor-
dées de champs, s'ouvrent sur une g'rande route. Au seuil
de chaque maison, une femme, ou plusieurs, activent la
machine à coudre ou tirent l'aiguille et le fil; pendant la belle
saison, assises devant leur porte ou dans une pièce dallée et
fraîche, elles travaillent du lever au coucher du soleil, se dis-
traisant à regarder passer les charrois sur la roule et ne quit-
tant le travail que pour les soins indispensables du ménage.
Durant le mauvais temps, bien enfermées à l'intérieur, elles
travaillent sous la lampe. Entrons chez quelques-unes de ces
ouvrières.
a) deux ouvrières d'abord, deux voisines, qui se sont asso-
ciées; elles travaillent pour le compte d'une importante mai-
son de gros qui fait la confection, article soigné et ordinaire,
mais pas la chemise d'ouvrier ; elles ne font que le montage
et le finissage.
Conditions de leur travail :
Chemise blanche et zéphir, bel article. — Elles reçoivent
les fournitures et le corps de la chemise, avec le devant déjà
adapté au corps. Elles doivent donc monter col et poignets,
faire les boutonnières, finir. Travail machine et main, les
boutonnières toujours à la main.
LE TRAVAIL DE L AIGUILLE A TOLLOUSE. l5l
Elles reçoivent leur travail directement de la maison de
gros et sans l'intermédiaire d'entrepreneuse.
Elles paient un commissionnaire 4 francs par mois qui,
moyennant ce prix, va et vient, prend et porte le travail,
autant que de besoin.
Prix de façon : 3 francs et 3 fr. 5o c. par douzaine, selon la
nature du travail.
Elles fournissent le fil, les ai§:uilles, l'huile pour la machine,
et estiment les frais (sans compter l'amortissement de la
machine) à o fr. 20 c. par douzaine de chemises.
Chacune d'elles peut, dans une journée de dix à douze heu-
res, faire six à huit chemises.
Chemise confection, ordinaire. — Elles reçoivent de la mai-
son de £;'ros les fournitures, et ici, les devants détachés ; elles
doivent faire le montage complet et le finissage. Tout le tra-
vail à la machine, sauf les boutonnières qui sont faites à la
main.
Prix de façon : 2 fr. par douzaine.
Mêmes frais.
Quantité dans la journée de dix à douze heures : une dou-
zaine.
Morte-saison : Soixante jours environ par an.
Salaires :
Chaque ouvrière estime que^ déduction faite des frais, elle
atteint un salaire de i fr. 00 c. à i fr. 60 c. par jour pendant
deux cent quarante jour et de 4oo à 45o francs par an.
b) diverses ouvrières, toutes occupées à la chemise d'ou-
vrier : elles travaillent chacune devant sa porte, elle se grou-
pent quelquefois entre amies pour causer en travaillant. Elles
font la chemise en entier et quelquefois même la coupent. Les
unes travaillent pour le compte d'une entrepreneuse du vil-
lag"e, les autres pour le compte d'une entrepreneuse d'un
villag-e voisin.
Celles-ei renvoient les chemises terminées, mais sans bou-
102 RECUEIL DE LEGISLATION.
(onilières, l'enlrepreneuse les fait à la machine; celles-là
finissent entièrement et font les boutonnières à la main.
Travail naturellement hAtif et làclié et fait aux prix de
façon suivants : i fr. 20 c, i fr. 3o c, i fr. 5o c, i fr. 60 c.
L'ouvrière fournit tout, fil et aig-uilles, et il faut estimer
ses débours à au moins o fr. 25 c. par douzaine. Elle arrive
à faire une à deux douzaines au maximum par jour et atteint
un salaire annuel de 4oo à 5oo francs.
L'entrepreneuse qui habite le village dont je parle va
chercher à la maison de gros le travail qu'elle distribue et l'y
rapporte. Elle même ne fait que couper les chemises quand
elle ne les donne pas à couper à ses ouvrières ; la maison de
gros traite directement avec elle et la paye à raison de
i fr. Soc. à 2 fr. 4oc. la douzaine. Elle prélève un bénéfice de
o fr. 45 c. par douzaine si elle taille les chemises, de o fr. 20 c.
par douzaine si elle ne taille pas. Ces précisions nous permet-
tent une constatation intéressante. Cette entrepreneuse ayant
dix ouvrières, peut livrer au moins dix douzaines de che-
mises par jour. Elle prélève donc un bénéfice journalier de
2 francs ou de 4 f'"- 5o c. suivant qu'elle taille ou ne taille
pas. Elle n'est pas tenue de faire tous les jours les transports
en ville. On peut donc conclure qu'elle prélève net i fr. 5o c.
au moins par jour, et sans rien produire, sur le travail des
ouvrières qu'elle emploie. Quel avantage une coopérative
aurait pour celles-ci, il n'est pas nécessaire de l'indiquer da-
vantage.
Je ne puis détrminer avec une précision suffisante le nom-
bre de femmes employées dans ce village à la confection
de la chemise.
Ce que je puis dire, c'est qu'il est à peu près impossible d'y
trouver une femme valide disposée à louer ses services pour
les travaux des champs : le propriétaire d'un grand domaine
situé sur deux communes d'une population de près de 2.000
habitants a eu grand'peine à embaucher pour le sarclage
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l53
des maïs quatre femmes, auxquelles cependant le forfait qu'il
leur consentait permettait de gag^ner 2 fr. 5o c. à 3 francs
par jour.
Ce que je viens de dire de ce village peut s'appliquer à
peu près à tous les villag-es des environs de la cité. En voici un
autre de 800 habitants où la confection de la chemise a été
introduite il y a une vingtaine d'années par certaines élèves
de l'Orphelinat des Sœurs de la Croix. Mais alors que, au
début, il n'y avait qu'un atelier occupant quelques person-
nes, on compte aujourd'hui trois ateliers de couture dont
les entrepreneuses distribuent en outre aux femmes un tra-
vail qu'elles font à domicile. Toutes ces ouvrières arrivent
ainsi à g'agner par an de 4 à 5oo francs.
Pourquoi les femmes des campagnes désertent-elles le tra-
vail ag-ricole pour le travail de laig-uille? C'est que celui-ci
leur paraît moins fatigant, c'est qu'il est plus propre et
plaît davantag-e à leur coquetterie. Elles ajoutent enfin que le
travail ag-ricole n'est pas assez rémunérateur.
Les femmes employées aux travaux des champs sont occu-
pées, pendant tout le cours de l'année, au prix de i franc
par jour, plus un litre de vin. La journée normale commence
à six heures l'été, à huit heures l'hiver, et finit entre quatre
et six heures du soir suivant les saisons. Pendant les vendan-
g-es, leur salaire est de i fr. 25 c. plus la nourriture (deux
repas). Pendant les moissons, très pénibles sous l'ardeur du
soleil, elles travaillent à forfait; elles g-agnent environ, dans
l'espace d'un mois et net de tous frais, 5 à 7 hectolitres de blé :
il faut compter le blé de i5 à 20 francs l'hectolitre, pour
celles qui le vendent; mais la plupart le donnent au boulan-
g-er qui leur rend en échang-e 70 kilos de pain par hectolitre
de blé.
Le travail agricole n'est donc pas moins rémunérateur que
le travail de la couture. Il est en réalité moins pénible et plus
sain. Les siédecins des communes rurales constatent chez les
l54 RECUEIL DE LÉGISLATION.
jeunes filles et les jeunes femmes, depuis rinlroduction de la
machine et de la confection, de fréquents désordres dans les
orçanes de leur sexe, des névralgies, de l'affaiblissement, de
l'anémie, de la névrose.
Nous avons vu jusqu'à présent le travail exécuté soit à
domicile, chez l'ouvrière isolée, soit à l'atelier, chez l'entre-
preneuse.
Il est intéressant de considérer la confection de la chemise
dans un j^rand atelier : c'est le même principe que le petit
atelier de l'entrepreneuse ordinaire ; mais c'est cet atelier
décuplé, fourni d'un outillage perfectionné, fabriquant par
grandes quantités les chemises de commande et de confection.
A cette fabrication concourent d'ailleurs, comme dans le petit
atelier, des ouvrières de l'extérieur qui sont uniquement char-
gées du finissage.
Il y a cependant une différence entre le petit atelier et ce
grand atelier, cette usine agglomérée : c'est que dans le pre-
mier l'entrepreneuse qui le dirige travaille pour le compte
d'une ou plusieurs maisons de vente, dont elle est indépen-
dante et par laquelle elle est rétribuée à « tant » par pièce
ou douzaine de pièces. Le vendeur laisse à ses risques les
frais de morte-saison. Dans le grand atelier, au contraire, l'en-
trepreneur ou l'entrepreneuse est un agent de la maison de
vente. La maison de vente est à elle-même son propre entre-
preneur. Elle subit les variations de la production, mais en
fait, en raison de son importance, elle règle la production
sur les besoins de la consommation.
Je puis tracer d'une pareille manufacture une monographie
assez exacte puisque j'ai eu entre les mains, grâce à l'amabi-
lité de son directeur, les livres de la maison et les cahiers des
ouvrières.
LE TRAVAIL DE L AIGUILLE A TOULOUSE. 100
MONOGRAPHIE.
Grand atelier, situé à Toulouse ; soixante ouvrières employées à
l'intérieur, soixante finisseuses à l'extérieur.
Fabrication de la chemise de commande et d'exportation. Vendue
depuis 24 francs jusqu'à 120 et i5o francs la douzaine (prix de gros).
(Le marchand de détail revend l'article courant de 36 à 42 francs la
douzaine, à raison de 4 fr- 5o c. à 6 francs pièce).
Production annuelle : six mille douzaines environ , vendues en
France et en Alg-érie.
Matières premières fournies par Epinal et Nancy.
CONDITIONS DU TRAVAIL.
Toutes les ouvrières, excepté les contre-maîtresses, sont payées à
leurs pièces.
Les machines sont toutes mues par un moteur électrique, et il suffit
à l'ouvrière de presser le pédalier avec le pied pour mettre sa machine
en mouvement.
I. — Montage.
Il est fait par des équipes de deux ouvrières, une mécanicienne et
une faufilouse, travaillant ensemble, et payées par équipe à raison
des prix suivants :
A. — Chemises de commande .
o fr. 45 c. par chemise.
L'équipe peut en faire une douzaine par jour.
Salaire journalier pour chaque ouvrière : 2 fr. 70 c. en moyenne.
B. — 10 Chemises d'exportation, belle façon, avec les ourlets à
la main.
5 francs par douzaine.
2° Chemises d'exportation, façon ordinaire.
3 francs par douzaine.
Cette chemise, façon ordinaire, est tout entière faite à la machine.
Salaire journalier de la faufileuse : i fr. 26 c. à i fr. 5o c.
*— ' mécanicienne : 2 francs environ.
l56 RECUEIL DE LEGISLATION.
II. — Fournitures : Cols et poignels.
E(|iii|)Os <le «loiix ouvrières, une f;iu(ilcuse ot une piqueuse, qui
font imliiréremmoiit les cols et poignets de commande et d'expor-
tation.
Prix de façon par douzaine de poig'nets : o fr. 90 c. à o fr. Go c.
— — cols : o fr. 60 c. à o fr. 4o c.
Elles touchent ensemble des semaines de 2.3, 26, 29 francs (chiffres
relevés sur les carnets d'ouvrières), ce qui donne pour chacune comme
salaire journalier, i fr, 90 c. à 2 fr. 45.
III. — Fournitures : Devants unis et devants à plis.
A, — Devants unis.
Une seule ouvrière mécanicienne y est employée, qui doit faire
deux piqûres à chaque devant à liaison de o fr. i5 c. la douzaine.
Elle en fait douze douzaines par jour avec une machine activée par
un moteur électrique (six douzaines avec la machine à pédale).
Salaire journalier : i fr. 90 c. environ.
B. — Devants à plis.
Equipes composées d'une traceuse et de deux piqueuses. La ti'a-
ceuse trace les plis avec une mécanique à éping'les ; c'est un travail
difficile et qui ne peut être fait que par une ouvrière habile.
Prix de façon :
Le cent de plis, à raison de o fr. 45 c., o fr. 4o c., 0 fr. 3o c. pour
la piqueuse, selon la nature de la chemise;
Le cent de plis, à raison de o fr. 25 c. pour la traceuse (prix unique).
La traceuse peut faire i.ooo à i 200 plis pendant que la mécani-
cienne n'en pique que 600.
Salaires journaliers : la traceuse, 3 francs environ ; la piqueuse,
2 fr. 4o c. environ.
IV. — Boutonnières.
Toutes sont faites à la machaine. La mécanicienne est payée à
raison de :
o fr. 10 c. les trois douzaines de petites boutonnières;
o fr. i5 c. les quatre douzaines de grandes,
et atteint un salaire de i fr. 25 c. à i fr. 5o c. par jour.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. ibj
V. — Finissage.
Le fînissag-e, qui comprend les ourlets, le rabattement des cols et
poig-nets, est donné uniquement à des ouvrières du dehors.
Ces finisseuses prennent le travail pour la journée et le rapportent
à la manufacture toutes les vingt-quatre heures. Ce sont des ouvrières
de l'atelier qui livrent et reçoivent le travail qu'elles contrôlent.
Prix de façon pour le finissage :
Ils varient suivant la nature du travail ; ils sont, par douzaine de
chemises :
i" Pour la belle façon, de i fr. oo c. (rabattement des ourlets et
des cols) ; 2 fr. 4o c. (rabattement des ouidets, cols et poignets) ;
2° Pour la façon ordinaire, de o fr. 60 c; mais il n'y a que les
cols à rabattre, et une ouvrière chargée de ce travail peut « finir »
deux douzaines à deux douzaines et demie de chemises par jour.
Les finisseuses ont un salaire journalier variant entre i franc et
2 francs.
VL — Article vulgaire d'exportation.
L'article vulgaire, la « chemise de couleur, d'ouvrier », est tout
entière fabriquée au dehors ; elle est envoyée « en pièces » à des entre-
preneuses qui la coupent, la distribuent à des ouvrières et la livrent
entièrement confectionnée à raison de 2 fr. 4o c. à 4 fi'- ^o c. la dou-
zaine. C'est ce travail que nous avons déjà étudié et qui est en grande
partie exécuté dans la campagne.
Nous ne mentionnons ici cette confection que pour mémoire.
morte-saison.
Deux mois, juillet et août, durant lesquels la production est dimi-
nuée d'un tiers ou d'un demi environ ; c'est donc pour les ou-
vrièi'es soixante jours de demi-salaire. Elles gagnent, en consé-
quence, par an, la plupart 45o à 55o francs, quelques-unes 600 à
800 francs.
observations.
L'atelier en question est dans des conditions hygiéniques
excellentes. Très spacieux, largement aéré, éclairé et chauffé.
La durée du travail ne dépasse jamais dix heures par jour,
et il n'y est jamais fait de veillées.
Enfin, toutes les machines à coudre sont actionnées par un
moteur électrique; de ce chef, les ouvrières font leur travail
l58 RECUEIL DE LÉGISLATION.
dans des conditions de fatii^ue presque nulles et évitent les
maladies org-auiquesqui sont pour les femmes la conséquence
fatale de rem[)Ioi des macliines à pédales.
Les ouvrières, assurées de trouver à la manufacture une hy-
giène excellente et un salaire relativement élevé pour la peine
et la durée du travail qu'il rémunère, du moins si on le com-
pare aux salaires déjà indiqués et dans les conditions de tra-
vail que nous avons vues , cherchent presque toutes à y
entrer : elles y arrivent plus nombreuses que les places dis-
ponibles. Le g-rand atelier, tel que nous venons de le voir,
est, on peut l'affirmer, supérieur au petit atelier.
LINGERIE DE FEMME ET D'ENFANT ET BRODERIES.
Nous ne trouvons pas dans la lingerie de femme et d'en-
fant, au point de vue de la nature de la division du travail,
les différences entre le « détail » et le « g-ros » que nous avons
rencontrées dans la chemise d'homme.
Ce qui les distingue, c'est les prix de façon, très inférieurs
pour le ^ros à ceux du détail. Quant à l'article de couleur,
des maisons de tissus en g-ros voyant l'importance qu'a pris la
confection pour homme ont appliqué les mêmes règles à la
confection pour femme, et font fabriquer au dehors, à domi-
cile ou dans de petits ateliers, les jupons, pantalons, camiso-
les de couleur, à très bas prix.
Il est intéressant de sig-naler, en outre, une industrie
locale d'un cachet tout spécial : les maisons ambulantes qui
sur la place du Capitole font tous les matins la vente des arti-
cles pour femme qu'elles ont fait fabriquer à domicile.
I. — Lingerie de femme.
Les prix de la lingerie pour dame sont sujets à beaucoup
de variations.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. iSq
La belle lingerie, la lingerie de luxe, se fait tout entière à
la main. Les prix de façon varient suivant les modes avec les
modèles, et vont de i fr. 25 c. à 8, lo etjusqu'^à 20 francs
par chemise. L'ouvrière peut gagner de 2 fr. 5o c. à 3 francs
par pur.
La lingerie ordinaire se fait à la machine. Les prix varient
encore suivant les modèles, à partir de o fr. 5o c. la pièce. A
ce prix l'ouvrière ne peut guère, malgré un dur travail, gagner
plus de 2 francs par jour.
Certaines maisons ne donnent pas de prix de façon infé-
rieur à 2 fr. 75 c. par chemise. Le travail, dans ces conditions,
demandant naturellement plus de « fini » le salaire de l'ou-
vrière dépasse difficilement 2 fr. à 2 fr. 5o c.
Voici d'ailleurs quelques précisions sur les divers articles :
La chemise de dame ordinaire, mais soignée, avec l'ourlet
et le feston brodé et le chiffre, est confectionnée :
I® Par la lingère qui fait le corps de la chemise, à raison
de o fr. 5o c. par chemise;
2° Par la brodeuse qui fait le feston et le chiffre, à raison
de o fr. 25 c. les deux chiffres ordinaires, o fr. 4o c. le mètre
de feston et il j a i'"5o de feston par chemise environ. Une
ouvrière peut faire 5 mètres de feston par jour.
La chemise fine, non brodée est payée à la monteuse,
qui fait aussi les garnitures : petits plis, grilles, etc., des
prix bien différents suivant la nature du travail, l'article cou-
rant, de 3 à 6 francs par chemise. Une vieille ouvrière travail-
lant pour une grande maison de lingerie me dit qu'elle est
payée o fr. 75 c. par chemise pour le seul corps, 4 ff- 5o c.
à iG francs et jusqu'à 2 5 francs pour les garnitures. D'après
elle, l'article le plus avantageux pour l'ouvrière est celui qu'on
lui paye 6 à 7 francs et qui lui permet de gagner une journée
de 3 francs.
La chemise fine et brodée passe par trois catégories d'ou-
vrières : ♦
l60 RECUEIL DE LEGISLATION.
1° La monteuse, qui fait le corps de la chemise, o fr. 5o c.
à o fr. 70 c. [)ar chemise; elle peut en faire de deux à quatre
par jour;
2° La jjrodeuse, qui est payée i fr. yô c. à 2 francs par
chemise et au-dessus, et qui g'ag'ne 2 francs environ par jour;
3** La festoniieuse, qui est payée à raison de o fr. 5o c.
ào fr. Go c. par mètre de feston et qui peut g-ag-ner 2 francs
à 2 fr. 5o c. [)ar jour.
Toute h\ lingerie de femme — je parle du détail — passe
ainsi entre les mains de la monteuse, de la brodeuse, de la
festonneuse. L'article de luxe, jupe, chemise ou pantalon,
orné, ajouré, façonné à l'infini, est le vrai travail de la lin-
g-ère. Et l'ouvrière qui en est chargée débat avec le patron,
son travail une fois achevé, le prix de façon qui lui est dû.
La ling-ère a reçu les fournitures, elle tient un carnet du nom-
bre d'heures qu'elle a consacrées au chef-d'œuvre, elle en
estime les difficultés, et elle réclame un prix que l'on discute
et que l'on fixe.
En définitive, la lingère gagne g'énéralement des journées
de 2 à 3 francs, et elle subit deux à quatre mois de morte-
saison par an, ce qui met son salaire annuel à 45o-65o francs.
II. — Lingerie d'enfant.
La ling-erie d'enfant forme un article spécial et très varié,
et nous y comprendrons la robe d'enfant faite par la ling-ère.
Ici^ comme pour la chemise de femme élég-ante, le prix est
débattu, le travail une fois fait. La patronne donne un mo-
dèle, le tissu, les fournitures, et l'ouvrière exécute, rapporte
son ouvrag-e et l'on fixe le prix.
Je puis, sur les conditions de ce travail, donner quelques
précisions, qui m'ont été fournies par deux ouvrières dont l'une
est célibataire et vit avec ses parents, l'autre mariée, travail-
lant chez elle avec une amie.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l6l
No 1. — Ouvrière travaillant pour une importante maison
de détail : fait la ling-erie et le costume d'enfants. On lui
fournit Tétoffe, les boutons, les doublures, etc.; elle fournit le
fil, les aiguilles, les crochets...
Prix de façon :
a) Robe droite américaine, 2 à 3 francs par robe.
L'ouvrière en fait trois dans deux jours. (Cette robe com-
prend i"'5o d'étoffe et la maison la vend 3o à 4o francs.) Le
prix de façon a un peu baissé : cette robe était payée, il y a
quelques années, 3 fr. 70 c. La robe d'enfant, payée à cette
ouvrière par la maison qu'elle sert 2 francs, est payée dans
d'autres maisons à l'ouvrière o fr. 4o c. à o fr. 76 c. et une
ouvrière n'en peut g-uère faire plus de trois à quatre par
jour.
b) Robe de fillette à taille : 4 à 5 francs et 6 à 7 francs selon
le travail. Il faut deux jours environ pour faire uue robe.
(2 mètres d'étoffe, à 7 fr. 20 c. le mètre; cette robe est vendue
60 à 80 francs.)
c) Robe çarçonnet, robe marin : 3 à 4 francs; l'ouvrière en
finit une par jour.
d) Manteau et jaquette d'enfant : 3 cà 4 francs (article sim-
ple), 8, 9 et 10 francs (article compliqué.)
e) Layettes : robe de baptême : 8 à 9 francs.
Pelisse : 5 à i5 et 20 francs.
L'ouvrière dont il est question affirme gagner des jour-
nées de 3 à 4 francs; elle ne veille jamais sauf le samedi, et
elle ne travaille pas le dimanche en général. Elle est très
habile ouvrière, coupe et fait entièrement l'ouvrage chez elle,
d'après le modèle qu'on lui a indiqué.
Elle subit trois à quatre mois de morte-saison, mais durant
lesquels elle travaille pour une clientèle particulière qui lui
donne toujours du travail. Tous frais déduits, elle estime
qu'elle gagne par an de 1,000 à 1,200 francs.
C'est certainement là un des plus forts salaires à noter dans
11
lC2 RECUEIL DE LEGISLATION.
le travail de l'aig-uille. On peut considérer l'ouvrière de ce
n" I comme une exception, et il est utile de placer une autre
monoi^raphie à côté de celle que nous venons d'établir.
No 2. — Petit atelier de deux personnes, deux amies, dont
l'une est ciief d'atelier, traite avec la maison de vente et tou-
che les prix de façon ; l'autre, ouvrière aux ordres de la pre-
mière.
La maison de vente fournit la ling-erie, les tissus, les bou-
tons. La petite patronne, chef du petit atelier, fournit les
aiguilles, le fil, la soie, les crochets.
Prix de façon :
Robe d'enfant simple : 5 fr.; robe vendue 4o à 5o francs.
— très élég-ante : 12 fr. — 100 —
— moyenne : 6 à 8 fr. — 60 à 70 —
(L'article moyen est le plus avantag^eux pour l'ouvrière.)
Quatre mois de travail excessif pendant lesquels les deux
ouvrières travaillent toute la journée et veillent le soir, qua-
tre mois de travail régulier, quatre mois environ de morte-
saison.
La petite patronne paye son ouvrière i fr. 5o c. par jour au
moment du fort travail, puis i franc, et o fr. 5o c. pendant
la morte-saison.
Ses frais s'élèvent à 10 francs par mois pour les fournitures
et elle emploie quinze litres de pétrole. Il y faut ajouter le
salaire qu'elle donne à son ouvrière, il lui reste :
Quatre mois à 70 à 80 francs net ^z 280 à 320 francs.
— 5o à 60 — 200 à 240 francs.
— i5 à 3o — 60 à 120 francs.
Salaire annuel zz 65o fr. environ.
Cette ouvrière est mariée, sans enfants. Son mari, employé
dans une maison d'industrie, gagne 100 francs par mois.. Le
ménage a donc un budget de i^85o francs environ. Il paye un
loyer de 180 francs par an, dépense 1,080 francs par an
pour la nourriture, 200 francs pour les vêtements et chaus-
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l63
sures. Une Société leur procure l'assistance médicale moyen-
nant une cotisation annuelle de i fr. 25 c. par membre. Les
dépenses annuelles s'élèvent donc à i,453 francs environ.
Reste pour le chauffage, le tramway, le journal, les distrac-
tions, répargne et l'imprévu : 4oo francs. Ainsi, mariée, cette
ouvrière, qui compte parmi les bonnes ouvrières de l'article
d'enfant^ peut vivre à la condition d'être économe^, de ne point
se donner de plaisir et de ne pas être malade. Seule, avec
les 65 J fr.uics, malgré des veillées pénibles et cent jour-
nées par an de douze à quatorze heures de travail, Dieu sait
comment elle pourrait arriver à joindre les deux bouts!
L'ouvrière qui travaille avec cette petite patronne est mariée
elle aussi, n'a pas d'enfants ; son mari, dans une administra-
tion, g'agne aussi loo francs par mois. Son salaire à elle est
de 45 francs par mois pendant quatre mois, de 3o francs pen-
dant quatre autres mois, et^ enfin, de i5 francs pendant le
reste de l'année, ce qui met son salaire annuel à 36o francs
pai an.
Ce petit atelier, qui constitue plutôt une collaboration de
deux amieSj dont l'une est plus habile ouvrière que l'autre,
n'en constitue pas moins un petit atelier, aux termes de la loi,
et doit être soumis à l'inspection du travail. 11 n'est pas
déclaré. Et il n'est pas le seul de son espèce !
IlL — Mouchoirs.
Il n'y a pas de spécialisation d'ouvrières pour la confection
des mouchoirs. Les lingères, chemisières ou autres font cet
article à raison de :
o fr. 25 c. à o fr. 3o c. la douzaine (ourlets à la machine).
o fr. 75 c. à o fr. 80 c. — (ourlets à la main).
Une ouvrière gagne, à faire des mouchoirs, o fr. 76 c. à
I fr. 5o c. par jour.
Les mouchoirs sont « marqués » par des brodeuses à des
lG4 RECUEIL DE LEGISLATION.
prix qui varient suivant le genre. Une maison paye pour les
marquer o fr. Co c. par douzaine de mouchoirs. II m'a été
cité à ce sujet un trait caractéristique et qui donne à connaître
— il est bon de le noter en passant — le manque de solida-
rité et resj)rit de concurrence qu'il y a trop souvent entre les
ouvrières. Le patron de la maison dont je viens de parler
proposa à ses deux ouvrières de ne leur donner que o fr. 5o c.
par douzaine de mouchoirs. Les ouvrières se concertèrent,
décidèrent de maintenir leurs prix. Ce qui n'empêcha pas l'une
des deux d'aller aussitôt trouver son patron, d'accepter les
nouvelles conditions, se charg-eant ainsi de tout le travail au
détriment de sa camarade.
Les marqueuses de mouchoirs ne sont que la plus modeste
catégorie des brodeuses sur linge ; la broderie sur linge com-
porte un paragraphe spécial.
IV. — Broderie sur linge.
La broderie sur linge est une branche importante de la
main-d'œuvre féminine. Elle est effectuée à domicile la plu-
part du temps, par des ouvrières isolées, ou dans de petits
ateliers.
N° 1. — Petit atelier dirigé par une entrepreneuse dans
une maison d'un vieux quartier de Toulouse : huit ouvrières
travaillent dans un local exigu, mal éclairé et mal aéré, don-
nant dans une cour étroite.
Nature du travail : Chiffres brodés.
Prix de façon payés à l'entrepreneuse :
Mouchoirs : i fr. 20 c. à 12 francs pièce.
Chemises de femme : i franc à 8 et 9 francs pièce.
Draps : 7 à 8 francs.
Les ouvrières de l'atelier sont payées à la journée ou plu-
tôt à la semaine : la mieux rétribuée 10 francs, la moyenne
8 et 9 francs, une 5 francs seulement
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. l65
L'entrepreneuse déclare réaliser un bénéfice de 25 à 3o fr.
par semaine sur le travail de ses ouvrières.
Elle leur donne, quand il y a urg-ence, du travail à empor-
ter chez elles pour le faire à la veillée.
No 2. — Petit atelier : une ouvrière brodeuse travaillant
avec sa mère et une apprentie; local spacieux et éclairé au rez-
de-chaussée ouvrant sur la rue. Ces ouvrières, sans être des
« irrég-ulières » du métier, sont cependant dans une situation
particulière : elles ont des ressources par ailleurs, ne recher-
chent qu'un salaire d'appoint et acceptent quelquefois des tra-
vaux à des conditions qui paraissent inacceptables.
Cette ouvrière brodeuse m'indique divers travaux qu'elle a
faits.
D'abord, un dessus de lit à broder, moyennant un forfait de
5o francs. Elle a dû débourser 20 francs pour frais de four-
nitures; elle a travaillé avec sa mère pendant dix jours une
moyenne de dix heures par jour. Ce dessus de lit a été vendu
100 francs.
Elle a l)rodé pour une autre maison des chemises vulgai-
res à raison de o fr. i5 c. la chemise : elle a dû payer le
dessin et le colon (o fr. l\o c. de coton, prix de g^ros, par dou-
zaine de chemises), et elle ne pouvait guère broder plus de
six chemises par jour.
Pour une autre maison elle a brodé des draps à raison de
9 francs la pièce (trois journées de travail) et de i fr. 5o c.
la pièce (deux environ par jour).
La broderie d'un mouchoir lui a été payée 2 francs. C'était
une broderie si fine et si compliquée qu'elle a mis une semaine
à la finir.
Ces renseignements sont déconcertants : ils dénotent une
variabilité excessive dans les prix de façon; ils sont tels qu'ils
m'ont été donnés spontanément et avec l'accent de la plus
complète sincérité.
l66 RECUEIL DE LEGISLATION.
Quelque bas que soient certains et la j)hq)art îles salaires
(|ue nous avons incli(|ués jusqu'à présent, nous n'avons pas
encore rencontré le salaire de famine. Nous allons le voir ap-
paraître au cours de la monographie d'une maison de confec-
tion et de vente que j'ai pu dresser grâce à des renseigne-
ment puisés à de bonnes sources.
MONOGRAPHIE.
Maison de confection de blanc et de vente. Pas d'atelier. Travail
donné au dehors, à domicile, et qui se répartit entre les ouvrières
cousant à la main et les mécaniciennes.
I. — Lingerie de femme.
A. — Ouvrières a domicile, travail a la main.
I . Chemise de jour.
2"'5o de tissu à o fr. [\o c. le mètre.
La chemise ordinaire est pavée o fr. [\o c. le montage.
Frais de fournitures à la charge de l'ouvrière, 5 à lo centimes par
chemise.
Une ouvrière fait deux chemises environ par jour (dix heures de
travail).
Trois mois de morte-saison.
Le salaire annuel de la monteuse est donc de 200 francs environ.
La brodeuse est payée o fr. [\o c. par chemise pour la confection
du feston (confection main) ; elle fournit les aig-uilles et le coton
(5 à 10 centimes par chemise). Elle festonne trois chemises environ.
Pendant la morte-saison, elle fait des bandes de feston, au mètre, à
raison de o fr. 3o c. le mètre et elle en fait 3 à 4 mètres par jour.
Son salaire annuel est donc de 260 francs environ.
2. Pantalons.
2 mètres de tissu.
Pantalon simple : monteuse, o fr. 4o c. par pantalon.
L'ouvrière en fait deux par jour environ. 5 à 10 centimes de four-
nitures. Deux à trois mois de morte-saison. Salaire annuel, 200 francs
environ.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. 167
Brodeuse : fait le feston o fr. 3o c. par pantalon (i^'oo de feston)
et débourse 5 centimes environ de fournitures. Salaire annuel, 200 à
■200 francs.
3. Camisole.
Camisole avec plis : cinq plis de chaque côté sur une hauteur de
o™65, un point fantaisie au col et aux manches, pose de boutons et
boutonnières, finissage.
Façon, 0 fr. 5o c. par camisole.
L'ouvrière en fait deux ou trois par jour. Débours de fournitures,
5 à 10 centimes par pièce. Morte-saison, deux à trois mois. Salaire
annuel, 260 francs environ.
La brodeuse qui fait le feston de cette camisole est pavée o fr. 76 c.
par camisole (2'"5o par camisole). Elle en fait trois dans deux jours.
Salaire annuel, 260 francs environ.
Cette camisole, qui revient à la maison de vente à 2 fr. 20 c. envi-
ron (2 mètres de tissu à 0 fr. 4^» c., les salaires et les boutons), est
vendue par elle 4 fi'- 5o c.
4. Chemise de nuit.
3'"75 de tissu, i'"3o de long-ueur.
Cinq plis de chaque côté, col rabattu avec points fantaisie au col
et aux manches.
Façon, o fr. 5o c.
La monteuse en monte deux par jour.
Salaire annuel en tenant compte des frais et de la morte-saison,
25o francs environ.
La brodeuse en fait le feston à raison de o fr. 76 c. par chemise
(2"'5o de feston). Trois dans deux jours. Salaire annuel, 260 francs
environ.
5. Jupon.
Jupon blanc avec f< volant )>, jupon long.
Montage. L'ouvrière fait le corps du jupon et pose le volant.
Façon, 0 fr. G5 c. par jupon. Fournitures à déduire, 5 à 10 centimes.
Elle en fait deux par jour et atteint à un salaire annuel de 260 francs
environ.
Broderie à la main à raison de o fr. l^o c. le mètre de broderie
(3 mètres par jupon^ La brodeuse peut faire un jupon par jour.
Salaire annuel, 270 francs environ.
Jupon court « discret » (o"i8o) blanc ou couleur.
Montage, o fr. 20 c. par jupon. L'ouvrière en fait quatre par jour,
paye les fournitures. Salaire annuel, 200 francs environ.
l68 RECUEIL DE LÉGISF.ATIOX.
Broderie, 3 mètres de feston de laine par jupon. Prix de façon payé
à la brodeuse, o fr, ^o c. par jupon. Elle peut on faire trois par jour,
mais elle a 20 à 25 centimes de frais de fournitures. Salaire annuel,
encore 200 francs environ.
Tous ces salaires, si bas qu'ils soient, ne sont ol tonus que grâce à
un travail assidu de dix heures par jour. Si l'ouvrière veut aug-
menter un peu son salaire annuel, il faut, aux époques de fort
travail, qu'elle fasse des veillées. D'autre part, on exige des ouvrières
un travail soigné et on le refuse impitoyablement pour le moindre
défaut. Ainsi, on refuse à une ouvrière dos jupons parce que le feston
tire un pou. A une autre qui apporte des pantalons d'une localité de
la banlieue assez éloignée de Toulouse, où elle habite, on refuse ces
pantalons parce qu'ils sont un peu étroits. On aurait pu essayer de
les utiliser à la vente et les accepter; on n'en a rien fait, et l'ouvrière
en a été pour son travail et ses frais de voyage.
G. Cache-corset.
Article simple tout à la main, o fr. 4o c. pièce.
Article fantaisie tout à la main, i franc pièce.
Salaire annuel, encore 25o francs environ.
B. — Mécaniciennes.
Ce sont généralement dos entrepreneuses qui reçoivent de la maison
les pièces qu'elles coupent et distribuent aux ouvrières, lesquelles les
confectionnent. Nous retrouvons les entrepreneuses de la « confection
homme » habitant souvent hors ville, groupant en petits atoliei\s
les ouvrières ou leur donnant le travail à faire à domicile. Elles ont
quelquefois un roulier, un commissionnaire qu'elles payent. Il arrive
que la maison de vente leur paj^e alors un port sur deux (l'expédition
des pièces à couper, les entrepreneuses payant le retour).
Nous allons retrouver les articles que nous avons déjà dénombrés,
mais il s'agit, cette fois, du travail à la machine. On constatera qu'il
est plus rémunérateur pour l'article ordinaire que le travail à la
main.
I. Chemise de jour ordinaire.
Façon payée à l'entrepreneuse, 2 fr. 4o c. par douzaine.
L'entrepreneuse donne aux ouvrières i fr. 80 c. à 2 francs par
douzaine.
Frais de fournitures, o fr. 20 c. Une ouvrière peut faire une dou-
zaine de chemises par jour. Trois mois de morte-saison. Salaire
annuel, 4oo francs environ.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. 169
2. Cache-corset.
Article fantaisie : confection, pose de dentelles, ourlets; prix de
façon, o fr. 5o c. par pièce.
Article ordinaire : i fr. 80 c. par douzaine (à l'ouvrière) ; 20 centi-
mes de trais.
L'ouvrière fait trois cache-corset fantaisie par jour ou une dou-
zaine de vulg"aires. Salaire annuel, 35o à 4oo francs environ.
3. Pantalon.
A l'entrepreneuse, i fr. 80 c. par douzaine.
Celle-ci distribue le travail à ses ouvrières à raison de i fr. 20 c. à
1 fr. 5o c. par douzaine. Une ouvrière en fait une ilouzaine par jour,
mais paye le fil et les fournitures. Salaire annuel, 3oo à 35o francs.
4. Camisole.
Cinq plis de chaque côté.
2 fr. [\o c. la douzaine à l'entrepreneuse qui donne i fr. 80 c. à
2 francs à ses ouvrières dont le salaire annuel est de 3oo à 35o francs
environ.
5. Chemise de nuit.
A l'entrepreneuse, 0 fr. 4o c. par chemise.
L'ouvrière est payée o fr. 3o c. et peut en faire cinq par jour.
Salaire annuel, 3oo à 35o francs.
6. Bonnet.
A l'entrepreneuse, i fr. 80 c. la douzaine.
L'ouvrière les prend h raison de i fr. 20 c, i fr. 5o c. et en fait
une douzaine par jour; paye les fournitures. Son salaire annuel est
de 3oo à 35o francs environ.
II. — Lingerie d'enfant.
I. Chemise de jour.
i^"", 2^ et 3^ âg-es : Confection main. Pas d'entrepreneuse. Ouvrières
à domicde. Travail minutieux, i fr. 80 c. la douzaine. L'ouvrière
peut en faire huit par jour.
. 4*^ et 5^ âg-es : 2 fr. 4^ c. la douzaine. Six par jour.
6" et 7" âges : 2 fr. 60 c. — —
8e et 9*^ âges (i'"2o) : 3 fr. la douzaine. Cinq par jour.
L'ouvrière fournit le fil et les aig-uilles.
Salaire annuel, 3oo à 35o francs.
lyo
RECUEIL DE LJCGISLATION.
2. Panlalons.
Mêmes séries et mémos prix.
3. Chemises de nuit.
i*"'', 2^ et 3*^ âges : 3 francs la cloiizaine. Quatre à cinq chemises par
jour.
4", 5^ et G*' âges : 4 fr- 20 c. la douzaine. Trois à quatre par jour,
7«, 8" et 9" âg'es : 6 francs la douzaine. Deux à trois par jour.
Fournitures.
Salaire annuel, 3oo francs environ.
III.
Articles divers.
1. Caleçons d'homme.
Confection moitié main, moitié mécanique.
Façon, o fr. 4o c. pièce. Trois par jour environ.
2. Gilets de flanelle.
Confection tout à la machine. Mêmes ouvrières que pour les cale-
çons. Prix de façon :
Gilets sans manches, o fr. 4o c- pièce. Cinq à six par jour.
Gilets demi-manches, o fr. 5o c. pièce. Quatre par jour.
Gilets manches long-ues, 0 fr. Go c. Trois par jour.
L'ouvrière paye, comme toujours, le fil et les aiguilles.
Salaire annuel, 35o à 4oo francs.
3. Mouchoirs et tordions.
Ourlets à la machine, arrêts à la main, o fr. i5 c. par douzaine.
Il faut à l'ouvrière une heure pour en faire une douzaine; elle fournit
environ o fr. o5 c. de fil; il lui arrive de casser quelque aiguille de
la machine à cause de la raideur du tissu. Elle Jjaye lesaig'uilles cinq
sous les deux.
Salaire annuel, 260 à 276 francs.
4. Draps.
3"ioo c. de long'ueur. Surjet à la main, deux ourlets.
Prix de façon : o fr. 20 c. par drap. Cinq à six par jour.
Salaire annuel, 200 à 3oo francs.
5. Tabliers de cuisine.
Avec ceinture et poches, ourlets. Façon, o fr. Go c. la douzaine.
Une douzaine et demie par jour.
LE TRAVAIL DE L AIGUILLE A TOULOUSE. lyi
Tabliers de valet, avec poches et bavette : o fr. i5 c. par tablier.
L'ouvrière peut en faire une douzaine par jour et, malgré les fourni-
tures et la morte-saison, atteindre un salaire annuel de l\oo francs.
Le tablier sans poches est payé à raison de i fr. 20 c. la douzaine
et une ouvrière peut en faire une à deux douzaines par jour.
IV. — Broderie.
I . Mouchoirs.
La broderie de deux initiales sur chaque mouchoir est payée à
l'ouvrière à raison de o fr. 75 c. par douzaine de mouchoirs. On la
fait payer au client 3 francs. L'ouvrière doit fournir le coton, un
écheveau à o fr. 10 c. par douzaine.
2. Service de table.
Exemple : une broderie pour un service de table a été payée à
l'ouvrière 5 francs pour des lettres de 6 centimètres sur les serviettes
et de 12 centimètres sur la nappe; l'ouvrière a fourni le coton et dû
travailler quatre jours ; le client a payé cette broderie 12 francs.
3. Draps.
Exemple : L^ne broderie de lettres de 1 2 centimètres a été payée à
l'ouvrière 2 francs par drap, et elle a dû fournir le coton et tra-
vailler deux jours. La maison a compté ce travail 6 francs au client.
Il faut s'arrêter, il me semble, ici, pour soulig-ner l'injus-
tice criante de ces derniers chiffres. Parmi les salaires de fa-
mine révélés par cette monographie et qui semblent procla-
mer au lieu du droit à la vie le droit à la misère, ces salaires
de brodeuses sont parliculièrement éloquents. Voilà, en effet,
un travail dunt la valeur tout entière appartient à l'ouvrière.
Elle fait la broderie de ses mains, elle paye les fournitures.
La maison qu'elle sert a déjà pris sur la marchandise et sur
la confection son bénéfice ; ce qui ne l'empêche pas de prélever
2 fr. '20 c. sur 3 francs. 7 francs sur 12 francs, 4 francs sur
6 francs^ laissant le reste à Touvrière qui cependant a tout fait.
172 RECUEIL DE LEGISLATION.
Il est une catég-orie, peu nombreuse, qu'il faut citer à côté
de toutes ces ouvrières travaillant dans l'atelier ou à domi-
cile : ce sont celles qui vont en journée, les « ravaudeuses ».
On paye à la journée i fr, 5o c. celles qui raccommodent
seulement le linçe ordinaire; 2 francs celles auxquelles on
demande nn travail sur du neuf et plus soig-né. A ce prix
on ne les nourrit pas. Les travaux fins ne sont presque jamais
faits à ces conditions et exécutés au contraire suivant un prix
de façon déterminé.
Nous sommes ainsi arrivés au bout de ce sec et peut-être
fastidieux exposé de la situation des ling-ères à Toulouse,
Quelles conclusions peut-on en décaler?
Tout d'abord, que le salaire de l'ouvrière, quelles que soient
les variations que subissent les prix de façon, est très infé-
rieur aux besoins, aux nécessités de la vie. L'on peut même
affirmer qu'il est dans beaucoup de cas inférieur à ce salaire
de troisième classe i fr. 90 à i fr. 5o c. par jour dans la caté-
gorie duquel M"'' Schimaclier place le département de la
Haute-Garonne, au cours de sa remarquable étude sur le tra-
vail des femmes en France.
L'org-anisation? Elle est uulle. Et à sa place nous trouvons
la concurrence. Coucurrence des patrons qui, en vue d'une
production devenue très considérable, cherchent une main-
d'œuvre de moins eu moins chère; concurrence des ouvrières
qui acceptent des prix de moins en moins rémunérateurs.
L'on accuse souvent les ouvroirs d'être une cause de l'avilis-
sement des salaires. Il n'y a plus beaucoup d'ouvroirs à Tou-
louse. Il est certain que le travail y est accepté à des condi-
tions inférieures à celles qu'exig'ent encore les ouvrières libres.
LE TRAVAIL DE l'aIGUILLE A TOULOUSE. I^S
Voici, entre d'autres que je pourrais donner, un exemple ca-
ractéristique : un ouvroir dirig-é par des religieuses a accepté
de faire pour 4 francs une chemise élégante pour l'exécution
de laquelle une ouvrière de la ville avait demandé 7 francs,
et qui lui aurait pris trois journées de travail. C'est là une
concurrence néfaste à l'ouvrière. Mais elle ne peut exer-
cer — du moins à Toulouse — une sérieuse influence sur
les taux des salaires, vu que dans ces ouvroirs il n'y a pas
cent lingères sur les six mille lingères de Toulouse (on
peut, avec un gros industriel de la ville, estimer à ce cliiffre
le nombre des ouvrières occupées à la lingerie à Toulouse et
dans la banlieue). C'est le dispersement de celles-ci , leur
manque d'entente entre elles qui constitue leur faiblesse. Il
ne faut pas se dissimuler, d'ailleurs, qu'une org-anisation en
cette matière est difficilement réalisable.
Le salaire est bas, et en réalité il est plus bas qu'il y a
quinze ans. Le salaire nominal n'a que peu varié; le salaire
réel bien davantag-e. De l'avis de toutes les personnes compé-
tentes, patronnes ou ouvrières, le travail est devenu beaucoup
plus difficile : on paye 10 francs par exemple telle chemise de
femme fanfreluchée et façonnée à l'excès que l'on met une
semaine à faire, alors qu'à ce prix on eût fait, il y a quinze
ans, une chemise en quatre jours.
Le travail de nuit, le travail du dimanche sont beaucoup
moins fréquents que dans la confection du vêtement : il n'y
a pas des périodes de surmenage aussi soudaines^ aussi consi-
dérables. D'ailleurs, il y a dans l'état actuel de la lég-islation
impossibilité de l'empêcher, puisque quand l'ouvrière veille
c'est « à son domicile », et son domicile est inviolable tout
au moins pour l'Inspecteur du travail.
En résumé, on peut dire qu'en face d'un accroissement
considérable de la fabrication et de la vente, d'un essor vic-
torieux qu'a pris la lingerie à Toulouse dont elle a fait un
174
RECUEIL DE LEGISLATION.
centre des plus importants, la situation de l'ouvrière au lieu
de s'améliorer est devenue pire. C'est un résultat attristant.
Il serait sans doute un peu « simpliste » d'en rendre unique-
ment responsable la forme capitaliste de la production. Quel
remède appliquer à ce mal? Ce serait sortir des cadres de cet
article que d'essayer même d'en indiquer un. Tout sociolog-ue
convaincu de l'intime lien qui doit unir les conditions d'exis-
tence de tous les individus d'une société n'en doit pas moins
se préoccuper, le problème une fois clairement exposé, d'en
rechercher une solution conforme à l'idée moderne de justice.
R. ESPINASSE,
Avocat à la Cour d'appel de Toulouse.
LES MARIAGES IN EXTREMIS
SOMMAIRE
1. Objet de cette étude.
2. Dans quels cas se contractent les maria|f>'es in extremis.
3. Origines canoniques du mariao'e contracté au lit de mort.
4. Ses effets en droit civil.
5. Réaction contre le droit canonique.
6. Décrets du Concile de Trente : leur application aux mariages inexiremis.
7. Textes français sur la publicité du mariage, d'après les décrets du Con-
cile de Trente. Leur effet sur les mariages in extremis. Question
soulevée à propos de la légitimation résultant de ces mariages.
8. Mariages tenus secrets et mariages célébrés sans publicité extérieure.
Déclaration du 26 novembre iGSg. Edit de mars 1097.
9. Législation intermédiaire. Projets de Code civil.
10. Observations des tribunaux sur le projet de Code civil.
11. Discussion au Conseil d'Etat. Dispense de publications. Validité des
mariages in extremis. Légitimation qui en résulte.
12. Les mariages in ertremis sont soumis aux règles du droit commun.
Dans quels cas peut-on dire qu'il y a mariage in extremis ?
i3. Conditions de fond. Absence de consentement.
i4- Vices du consentement. Les héritiers ont-ils le droit d'intenter l'action
en nullité V
i5. Empêchements résultant de la parenté ou de l'alliance. Dispenses.
iG. Action en nullité. Après la mort de l'un des époux on n'admet plus
d'action du ministère public.
17. Consentement des parents. Action en nullité.
18. Conditions de J orme. Publications. Conséquences fâcheuses de l'im-
possibilité de dispenses de toute publication.
19. Célébration religieuse lorsque la célébration civile n'est pas possible.
20. Célébration civile. Le mariage est aujourd'hui un contrat solennel.
21. Incompétence de l'officier civil. Publicité de la célébration.
22. Célébration hors de la maison commune. Décisions du Ministre de la
Justice : leur caractère, leur portée.
28. Rôle du maire.
24. Suffit-il de laisser les mariages in extremis sous l'empire du droit
commun? Faut-il, pour les rendre plus faciles, des dispositions de
faveur ?
25. Réformes possibles.
20. Conclusion.
176 RECUEIL DE LÉGISLATION.
1. Aucune étude spéciale n'a élé, à ma connaissance, con-
sacrée aux inaria;^es célébrés alors fjuc l'un des é[)oux est en
dang^er de mort. Ces mariâmes me paraissent cependant mé-
riter attention. Chargé depuis plusieurs années de diriger, à
Toulouse, les travaux de la Société de Saint-Jean-François-
Rég-is', j'ai pu trop souvent constater dans notre législation
une lacune véritable. La sig-naler et rechercher comment elle
pourrait être comblée, tel est le double l)ut que je me suis
proposé.
2. Il importe tout d'abord de résoudre une question préa-
lable. Nous supposons une personne qui demande à contrac-
ter mariag-e au moment où la vie va lui échapper : elle est in
extremis vitae moment is, ne sommes-nous pas tentés de lui
répondre : pas d'intérêt, pas d'action ? La Genèse nous dit
que la femme fut donnée à l'homme par Dieu comme adjiito-
riiun simile sibi, et parce qu'il n'est pas bon qu'il soit seuP.
A Rome, aussi bien dans les temps primitifs que sous les em-
pereurs, les époux déclaraient qu'ils s'unissaient liberorum
qiiaerendorum causai. En Germanie, la femme est prise par
l'homme laboriim pericnlorunirjne socia, idem in pace idem in
praelio passiira^. Portalis définit le mariage : la société de
1. Fondées par M. Gossin, conseiller à la Gourde Paris, établies dans la
plupart des villes de France et de Belgique, les Sociétés de Saint-Jean-Fran-
çois-Rég'is procurent aux indigents les pièces nécessaires pour contracter
mariag'e; elles viennent en aide à ceux qui vivent dans une situation irrégu-
lière et facilitent la lég'itimation de leurs enfants. Les services rendus par
les Sociétés de Saint-Jean-François-Régis ont été signalés par les hommes
les plus autorisés. Le 28 février 1846, cent soixante-quatorze membres de
l'Institut signaient une note signalant au Gouvernement l'importance mora-
lisatrice de la Société de Saint-I<'ran(;ois-I\égis. Une Commission, présidée
par le comte Portalis, présentait un vœu cjui aboutit à un amendement
adopté par le pouvoir législatif. (Art. 8, loi du 3 juillet 184O.) Rapport de
M. de Limairac sur la proposition devenue la loi du 10 décembre 1800.
Duvergier, i85o, p. 487. Planiol, Traité du di-oit civil, 3e édit., p. 282,
no 834.
2. Genèse, II, 18.
3. Tacite, Ann., XI, 27.
4. Tacite, De moribus Gerinanoriim, n° 18.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». I77
l'homme et de la femme qui s'unissent pour perpétuer leur
espèce, pour s'aider par des secours mutuels à porter le poids
de la vie et pour partager leur commune destinée'. Ces no-
tions peuvent-elle s'accorder avec l'idée d'une mort prochaine ?
Il y a quelques jours à peine, dans un des faubourgs de Tou-
louse, un jeune enfant accompagnait son père, docteur en
médecine, qui avait la charité d'aller visiter une pauvre femme
à toute extrémité, afin de constater qu'elle ne pouvait être
transportée à la mairie, et il était tout surpris d'entendre
parler d'un mariage prochain. J'ignore quelle explication
donna le père à son enfant, mais je sais que je n'ai pas à ex-
pliquer à des juristes à quels sentiments obéissent ces époux
de la dernière heure. Si parfois ces mariages sont la récom-
pense suprême de dévouements irréprochables, ils sont des-
tinés le plus souvent à mettre fin à une vie irrégulière et à
procurer à des enfants le bienfait de la légitimation.
3. Il peut être intéressant de déterminer d'abord comment
cette double préoccupation a pu pénétrer dans les mœurs. On
sait d'une façon précise comment s'est établie et a été sanc-
tionnée, par le Droit romain, la légitimation par mariage sub-
séquent^; les mariages in extremis, au contraire, ne sont, à
ma connaissance, prévus par aucun texte, même du Bas-Em-
pire. S'ils ne sont pas expressément permis, je ne crois pas
davantage qu'ils soient interdits. Sans doute, l'empereur Justin
suppose que les parents qui légitiment par le mariage des li-
ber i naturelles pourront avoir de nouveaux enhinis, poster ior es
liberi ^ et l'on s'est demandé si l'empereur n'avait pas voulu
seulement les récompenser de leur désir de donner à l'Etat de
nouveaux citoyens. La conséquence serait qu'un moribond, ne
pouvant certainement pas avoir de nouveaux enfants, ne pro-
1. Exposé des motifs du titre du mariag-e. Fenet, Travaux prépar. du
Code civil, t. IX, p. i4o.
2. Girard, Manuel de droit romain, 3e édit., p. i83.
3. G. 10 God. de natur. lih.
12
178 RECUEIL DR LEGISLATION.
tîlerail point de ce privilège'. Ce serait, je crois, donner à
des expressions purement énonciatives une portée qu'elles
n'ont pas. Cette interprétation restrictive n'est commandée
par rien, elle paraît même contraire à l'esprit qui anime les
constitutions impériales. L'empereur est persuadé qu'il établit
ses bienfaits. N est-ce pas le cas de dire /auores anipliandi ?
Je crois que c'est aux prescriptions disciplinaires de l'Eglise
qu'on doit rattacher l'idée du maria^j-e contracté au lit de
mort.
On sait qu'en dehors du mariag-e toute relation sexuelle est
regardée comme un péché violant directement le précepte du
Décalogue : non inaechaberis, et qu'en particulier le concubi-
iiat romain fut formellement condamné par l'Eg-lise. Jus ca-
noniciim magis reprobat conciibinatum qiiam fornicationem
simplicem, dit un canoniste, et la raison qu'il en donne est
que le concubinat constitue un peccaiam diutiirniini et conti-
niiuni' .
Les sacrements seront donc refusés, la sépulture ecclésias-
tique ne sera point accordée au concubinaire s'il ne met pas
fin à sa vie irrégulière. Il a publiquement méconnu les pres-
criptions divines, il doit s'y soumettre en rompant une vie
commune reg'ardée comme scandaleuse ou en la rendant lég-i-
time par le mariag-e. Les constitutions apostoliques disent
formellement que le fidèle qui vit avec une concubine doit
l'abandonner si elle est esclave, l'épouser si elle est libre;
sinon il sera rejeté de la communauté des fidèles 3.
Le premier procédé s'impose s'il y a un empêchement au
mariag-e; une séparation est exig-ée en principe^.
1. Guyot, Répertoire de Merlin, vo Légitimation, sect. 2, § 2, 11° 3.
2. Pîinormit, sur c. VI, X, qui Jilii, no 12.
3. Const. apost., VIII, 32; dans Pitra, Jus eccles. Grœc, t. I, p. 06;
Paiili apost. canones, no 11.
4. Les circonstances autorisent parfois le prêtre à ne pas se montrer ri-
goureux. Le moribond est, par exemple, dans un tel état que, le voudrait-il,
il serait dans l'impossibilité de transgresser la loi de Dieu ; ou encore il est
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) . lyc)
Mais la séparation est parfois pénible à obtenir. Le ma-
riage s'offre, n'entraînant aucun déchirement et présentant au
contraire les plus grands avantages. Grâce au mariag-e, les
enfants acquièrent de plein droit la condition d'enfants légiti-
mes ; ce bienfait est même accordé d'une façon rétroactive,
de sorte que, si les enfants sont précédés^ les petits-enfants en-
core vivants en profitent'.
A cette consolation de laisser après soi une famille, s'ajoute
pour le moribond personnellement des bienfaits d'un autre
ordre : j'ai nommé la grâce attachée au sacrement de ma-
riage et la satisfaction de mourir en paix avec Dieu.
Reportons-nous par la pensée à ces siècles de foi intense
où « la préoccupation des intérêts de la vie future... dominait
alors en tant de choses celle de la vie présente" », où nul
n'aurait voulu mourir sans les secours de la religion et sans
être assuré que son corps reposerait en terre bénite, et de-
mandons-nous si la conjecture que j'exprimais tout à l'heure
est trop hardie et n'offre pas, au contraire, tous les carac-
tères de la vraisemblance.
« Il n'est douteux pour aucun historien de bonne foi que le
christianisme et son Église ont eu, surtout au moyen âge,
une part des plus larges dans toute notre civilisation fran-
çaise. Il n'est pas à douter davantage, avec la foi profonde et
unanime de nos pères durant tant de siècles, qu'ils devaient
tendre à ordonner leur droit comme leur vie elle-même dans
le sens des préceptes chrétiens. Or, s'il est vrai que législa-
tion et coutume dérivent des mœurs et que ces mœurs elles-
isolé et les soins auxquels il est habitué lui sont indispensables ; il veut se
marier et ne peut surnionter certains obstacles.
1. Gonzalès Tellez, sur c. VI, V, 17, note c: Nec tanliiin filii naturelles
legitimantuv per siibsequens matrimoniiim vernin et nepotes ex fillo na-
tiirali pro defancto snscepti ex legitimoque matrinionio suscepti. Bal-
dus in XX, X De elect., n^ 1 1 ; Covarruvias, De matrinionio, pars II, c. 8,
I 2, no 19.
2. Lefebvrç, Leçons d'introd. génér. à l'hist. du droit matrim., p. 475.
l8o RECUEIL DE LEGISLATION.
mêmes, surtout les mœurs familiales, dépendent naturelle-
ment des sentiments, des affections, des croyances de nos
âmes autant et plus encore que de nos organismes corporels
ou de nos besoins économiques, n'est-il pas juste de penser
que le christianisme, avant régné si fortement sur les esprits
et sur les cœurs en notre pays, a pu exercer une action pro-
fonde aussi sur notre droit privé? Là surtout où le droit est
si intimement relié aux directions morales comme en tout ce
qui concerne le mariag-e, l'idée se présente d'elle-même '. »
Ce serait donc en fait et non en vertu de textes précis que
se seraient établis les mariages in articnlo niorlis. L'Eglise
favorisait de tout son pouvoir la conclusion des mariages et
rien n'empêchait l'échang-e du consentement, fut-ce au dernier
jour de la vie.
Un doute, mais de pure forme, est indiqué par un cano-
niste. On s'est demandé, dit-il, si la condition d'observer la
continence est contraire à la substance du mariage, et, après
discussions, on a admis que, si rien n'empêche les époux de
faire vœu de continence après avoir contracté purement et
simplement, ils ne pourraient, au contraire, s'imposer cette
loi en contractant. D'où, ajoute-t-il, une qaœstio qiiotidiana.
Le mariag-e contracté in articula mortis est-il un véritable
mariage ciini non videatiir consensus in copulani ? Il y a ma-
riag-e, répond-il, et il rappelle que la sainte Vierg-e et saint Jo-
seph étaient réellement mariés '.
Ainsi, de même que la légitimation par mariage subséquent,
les mariages in extremis ont, à mon avis, uue orig-ine ecclé-
siastique; ils constituent un nouveau bienfait de la relig-ion
chrétienne, qui n'a pas été, je le crois du moins, mis en lu-
mière suffisante.
4. Le droit canonique l'ayant accepté comme valide, le ma-
1. Lefebvre, Leçons d'introd. génér. à lliisi. du droit rnatrim. fran-
çais, p. 456.
2. Panormit, sur c. XVII, X, De spons., IV, i.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». l8l
riag-e contracté in extremis fui re^^ardé comme produisant tous
les efFets civils. On sait que, pendant tout le moyen âg-e et jus-
qu'au seizième siècle, notre législatenr civil admit en matière
de mariag-e les règles canoniques. Le survivant obtint donc
sans contestation les avantages créés par la loi et la coutume,
et les enfants nés des époux unis in articiilo morfis profitèrent
sans difficulté de la célèbre décrétale : Tanta est uis matrimonii
ut qui antea sunt geniti post contrnctnni matrinionium legi-
timi habentur. Guyot' cite dans ce sens Mantica, Benedicti,
Abraham de Vesel et Voët.
5. Mais on sait que, dès le seizième siècle, sous la double
influence des légistes et du protestantisme, les doctrines cano-
niques ne furent plus acceptées sans examen^. Les premiers,
épris de droit romain et désireux notamment d'établir en
France les règles de la pntria potestas, combattirent la liberté
reconnue aux fils de famille de contracter mariag-e sans le
consentement de leurs parents. Luther et Calvin s'efforcèrent
d'enlever au mariage son caractère de sacrement pour le sous-
traire à l'autorité de l'Eglise -\ Les rois, dont le pouvoir absolu
grandissait tous les jours, favorisèrent ce mouvement. Si^ dès
le dixième siècle, l'Eglise avait seule en fait réglementé le
mariage, ils voulurent montrer qu'ils ne s'en étaient point
désintéressés et ils tinrent à affirmer leur autorité.
Leurs dispositions, respectueuses en la forme des règles
canoniques, n'y apportèrent pas moins de réelles modifica-
tions. Ce serait m'écarter de mon sujet que d'examiner no-
tamment la question, toujours discutée,, du mariage contracté
par les enfants sans le consentement de leurs parents. On
1. Guyot, Répertoire de Merlin, v^ Légitimation, loc. cit.
2. Frantz Bernard, Elude histor. et crit. sur le consentement des ascen-
dants an mariage. Thèse de doctorat; Paris, 1899.
3. « Personne ne peut nier, disait Luther, que le mariage ne soit une
chose extérieure et mondaine comme les vêtements, les aliments, la maison,
la cour, et soumise à l'autorité séculière. » Cit. Esniein, Le mariage en
droit canoniff,ne, t. II, p. 128.
102 RECUEIL DE LEGISLATION.
sait quels efforts, inutiles d'ailleurs, firent les rois de France
pour faire prononcer par le concile de Trente la nullité de
telles unions. Ils s'inspiraient surtout du désir d'éviter les
mésalliances contraires à la hiérarchie sociale, et nous ver-
rons dans notre matière les conséquences de la même préoc-
cupation.
En ce qui concerne la publicité de la célébration, il paraît
intéressant, au contraire, d'insister quelque peu, car nous ver-
rons qu'on réussit à assimiler les mariag^es clandestins et les
mariages in extremis.
La clandestinité des inariag-es était signalée depuis long-
temps comme pouvant entraîner les plus sérieux inconvé-
nients. Catholiques et protestants s'accordaient sur ce point*,
et depuis longtemps l'Eglise avait établi des peines spiri-
tuelles contre les époux qui ne rendaient pas publique leur
union. Dans la pétition présentée au concile de Trente, le roi
de France demanda qu'il fût décidé que le mariage ne pût
être célébré que d'une façon publique et à l'église, sauf, en
cas d'obstacle (propter magnam caiisam), — on prévoyait
probablement les mariages in extremis, — à se contenter de
la présence du curé ou d'un prêtre assisté de témoins.
6. Le concile de Trente prescrivit que tout mariage serait
précédé de trois publications et qu'il serait célébré en pré-
sence du propre curé et de deux ou trois témoins. De ces
deux prescriptions, la portée et la sanction n'étaient point les
mêmes. L'obligation de rendre public le projet de mariage
n'était pas une innovation. Une coutume déjà ancienne l'avait
établie; le concile de Latran, en i2i5, Tavait confirmée; le
concile de Trente la renouvelait seulement et la réglementait.
L'évêque pouvait dispenser soit de deux publications, soit,
même, dans des cas graves, de toute publication, et un ma-
I. Voir les citations dans Esmein, Le mariage en droit canonique t. II,
p. lorj.
LES MARIAGES « I^' EXTREMIS )) . 1 83
riag-e n'était pas d'ailleurs nul pour n'avoir pas été précédé de
publications. Cette prescription n'était donc pas, pour les
mariages m extremis, un obstacle insurmontable.
Au contraire, en vertu d'un droit absolument nouveau,
qui ne fut pas accepté sans difficulté, était regardé comme
contracté en violation d'un empêchement dirimant et, par suite,
était nul le mariage où les époux n'avaient point échang-é
leur consentement en présence de leur curé ou de son délég-ué,
ou du délégué de l'évêque. Aucune dispense n'était déclarée
possible. L'effet irritant de l'omission de cette formalité pou-
vait-il être écarté en cas de danger de mort? Au sein du
concile, un Père avait fait remarquer que, si les mariages clan-
destins étaient déclarés nuls, le bienfait des mariages m extre-
mis n'existerait plus (hoc boniim tolleretiir) ' ; il aurait pu dire
seulement que ces mariages seraient rendus plus difficiles.
Quoi qu'il en soit, aucune dérogation à la règ-le n'ajant été
formellement prévue, malg-ré cette observation^ on se de-
manda si l'empêchement persistait qiiando eontrahere volens
est in articula mortis valdeque necessarium esset matrimo-
niiim nec esset copia parochi^. Certains, désireux de faciliter
le mariag-e, soutenaient qu'on pouvait le déclarer valable dès
qu'il y avait eu échang-e de consentement; on en revenait au
mariage solo consensii. Ils s'appuyaient sur l'adag-e : Cessante
ratione legis cessai lex. C'est surtout , disaient-ils , pour
éviter la bigamie que le décret a été porté, l'engagement ré-
sultant d'un mariag-e clandestin étant plus aisément violé.
Pareil danger n'est pas à redouter lorsque le futur époux est
moribond.
D'autres admettaient que la présence d'un prêtre, assisté
de deux témoins, était nécessaire; mais ils n'exigeaient pas
que ce prêtre fût le propre curé des parties : ce dernier était
1. Theiner, Acta, II, p. 346; cit. Esmein, II, p. ig5.
2. Sanchez, De sacr. matrim., 1. III, disp. xviii, nos [^^ 5.
3. Sanchez, De sacr. matr., 1. III, disp. xviii, nos 2, 3.
l84 RECUEIL DE LÉGISLATION,
regardé comme ayant donné délégation implicite au prêtre
qui assistait le mourant.
Ces décisions de faveur ne rallièrent pas la majorité des
suffrages, et l'opinion prévalut qui exigea, à peine de nullité,
l'échange du consentement en présence du propre curé". Bien
que rigoureuse, cette manière de voir semble d'accord avec la
façon dont fut justifiée par l'assemblée conciliaire l'introduc-
tion de la nouvelle exigence. Si la grande majorité des Pères
reconnaissait l'utilité de la réforme, ils avaient, pour l'admettre,
à lutter contre des scrupules théologiques extrêmement graves.
Le mariage est un sacrement; l'ancienne doctrine admettait
la validité du mariage clandestin. Si une forme nouvelle est
déclarée nécessaire, on pourra croire qu'elle l'était précédem-
ment, et l'Eglise n'aura pas conservé cette unité qui fait sa
force.
Après bien des hésitations, bien des procédés proposés et
repousses^ on eut recours à une théorie très ingénieuse. Il
était admis que l'Eglise avait le droit d'établir des incapacités
ayant la force d'empêchements dirimants, qu'à cet égard on
pouvait tenir compte des temps et des mœurs, et, par suite,
introduire un droit nouveau. C'est ainsi que le concile de
Latran avait modifié les règles précédemment admises en
limitant à quatre degrés l'empêchement résultant de la pa-
renté. On admit donc que les chrétiens seraient désormais
inhabiles à contracter mariage en dehors de la présence du
propre curé. Qui tentait de passer outre malgré celte incapa-
cité n'était point marié. Lors du vote définitif, un des Pères
s'exprima ainsi : Matrimonia, poatqiiam siiiit facta, non pas-
sant irritnri, sed irritentur antequam fiant ' .
Ainsi comprise, rapprochée expressément par plusieurs
Pères 3 de l'incapacité résultant de la parenté, V inhabilitas
1. Sanchez, eocl., nos ^, 5.
2. Theiner, II, p. 333; cit. Esmein, II, p. 162.
3. Granatensis, p. 34o; Lancianensis, p. 344? tit. eod.
LES MARIAGES <( IN EXTREMIS ». ibo
personarum devait s'opposer au mariag"e même in articiilo
morfis en l'absence du propre curé. La possilùlité d'une délé-
g-ation corrig"eait en partie la rig-ueur de cette solution.
7. La publicité du mariage était trop conforme aux désirs
de nos rois, pour n'être point tout de suite acceptée par eux.
On peut remarquer toutefois qu'ils ne publièrent pas comme
obligatoires les décrets disciplinaires du concile de Trente ',
mais plutôt qu'ils s'en inspirèrent en les incorporant dans
leurs ordonnances, sauf à y apporter quelques modifications.
La jurisprudence des Parlements entra dans cette voie. Ainsi,
l'ordonnance de Blois de 1679 (art. 4o) déclara obligatoires les
trois publications de mariage. La dispense n'était possible
qu'après la première proclamation , pour cause urgente et
légitime et à la réquisition des principaux et plus proches
parents communs des parties contractantes. La sanction fut
plus sévère qu'en droit canonique , où elle consistait en
peines spirituelles ou déchéances. D'abord, nos Parlements
annulèrent les mariages contractés sans publications ; plus
tard, une distinction prévalut d'après laquelle il fallait ne pas
mettre sur la même ligne les mariages des majeurs et ceux
des mineurs qui n'avaient pas le consentement de leurs pa-
rents. Ces derniers seuls étaient annulés s'ils n'avaient point
été précédés de publications^.
La publicité de la célébration fut également réglée confor-
mément aux décrets du concile. Le propre curé des parties
devait être présent, assisté de quatre personnes dignes de
foi ; le droit canonique n'exigeait que deux ou trois témoins.
L^n édit de décembre 1606 consacrait la compétence des
juges d'Eglise en matière matrimoniale, à la charge, dit le
texte, qu'ils seront tenus de garder les ordonnances, même
1. Quant aux canons, c'est-à-dire à la partie dogmatique, ils furent de
l'avis de tous regardés comme obligatoires. (Albert Desjardins, Le pouvoir
civil au concile de Trente : Rcv. critique de législation, 1869, p. i.)
2. Esmeio, 11, p. lyô.
l86 RECUEIL DE LEGISLATION.
celle de Blois en l'article l\o, et suivant « icellcs déclarer les
mariages qui n'auront été faits et célébrés en l'Eglise, et avec
la forme et solennité requises par ledit article nuls et non
valablement contractés ».
Ces dispositions rendaient les mariages in extremis plus
difficiles à célébrer d'après les ordonnances que selon les rè-
gles canoniques, puisque nos rois n'avaient pas admis la dis-
pense absolue de publications et qu'un témoin de plus était
nécessaire. Rappelons toutefois qu'un mariage non publié
n'était pas toujours annulé, et que surtout, d'après Pothier',
les Parlements avaient toléré, sauf à n'user de ce droit
qu'avec grande réserve, la dispense de toute publication.
Quant à l'exigence d'un quatrième témoin, elle n'était pas un
obstacle insurmontable.
C'est sous l'empire de ces textes qu'un doute s'éleva, paraît-
il, sur le point de savoir si un mariage in extremis pouvait
procurer le bénéfice de la légitimation. J'ai dit que l'affirma-
tive avait été d'abord admise d'une façon unanime. Comment
expliquer la nécessité, pour la faire prévaloir, de quatre arrêts
rendus par le Parlement de Paris de 1699 à 1689^? Ou je me
trompe fort ou l'on doit retrouver les mêmes préoccupations
qui avaient cherché à faire prévaloir la nullité du mariage
contracté par un mineur sans le consentement de ses parents.
On redoutait les mésalliances, on voulait éviter l'introduction
presque furtive dans les meilleures familles d'enfants nés
d'un commerce irrégulier. On n'avait plus confiance dans les
parents, car on pensait qu'ils n'oseraient pas refuser à un fils
moribond leur consentement à un mariage qui rassurerait sa
conscience et adoucirait ses derniers moments. Que l'inégalité
des conditions ait été prise en considération, j'en trouve la
preuve dans les distinctions proposées suivant celui des époux
« à cause de la naissance duquel le mariage est inégal" ». Au
1. Contrat de mar., partie 2, ch. 11, § 7, no yg.
2. Guyot, Répertoire de Merlin, vo Légitimation, section 2, § 2.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 187
Conseil d'Etat de Tan X', Real sig-nalera ces efforts comme
inspirés par la crainte des mésalliances.
Il était pourtant impossible au Parlement de donner sa-
tisfaction à ces sentiments; aucune cause de nullité ne pouvait
être invoquée contre le mariag-e ; la légitimation devait donc
en résulter nécessairement. Ainsi le décidèrent les quatre
arrêts cités plus haut.
8. Si la solution contraire l'emporta cependant, ce fut, non
par application des principes , mais à suite de deux actes
d'autorité obtenus du pouvoir royal et en vertu d'une sorte
d'assimilation des mariages in extremis et des mariages se-
crets. L'exposé de cette évolution ne me semble pas dépourvu
d'intérêt.
J'ai dit comment le concile de Trente et, après lui, les rois
de France avaient cru éviter les mariag-es clandestins en
exigeant la célébration à l'église et la présence de témoins et
du propre curé, ce dernier n'étant lui-même qu'un témoin plus
digne de considération. Les dangers de bigamie qu'on avait sur-
tout voulu écarter étaient certainement moindres. Avant d'épou-
ser une personne, on s'adressait au curé de son domicile, soit
pour la célébration, soit au moins pour les publications, et
celui-ci pouvait avertir qu'un précédent mariage avait été
contracté en sa présence. Mais, pour être ainsi célébré, un
mariage n'était pas cependant absolument public.
Deux situations distinctes doivent être prévues; à l'heure
actuelle, elles sont régies par des règles différentes. On peut
supposer, en effet, un mariage dont la célébration a été ac-
compagnée de toutes les formalités de publicité prescrites par
la loi ; aucune circonstance de fait n'est relevée, établissant
l'intention des époux de cacher leur union. Mais, après la cé-
lébration, il n'y a pas eu vie conjugale, possession d'état
d'époux. Pour emprunter des exemples à Pothier', la femme
1. Séance du 24 l)rumaire an X, Fenet, Trav. prépar., t. X. p. 61.
2. Contuat de mariage, no 427.
l88 RECUEIL DE LEGISLATION.
n'a pas pris le nom de son mari; clans les actes, elle a pris
la qualité de fille ou de veuve d'un précédenl mariage; la ser-
vante qui a épousé son maître ou le domestique qui a épousé
sa maîtresse a toujours continué à paraître dans la maison
dans son état de domesticité.
On peut prévoir, au contraire, une célébration entourée d'un
certain mystère : dispense absolue de publications, consente-
ment échangé en présence du propre curé auquel on de-
mande le secret et de témoins qu'on sait entièrement discrets;
rien ne manque cependant an point de vue de l'observation
rigoureuse des prescriptions canoniques, et, entre les époux,
il y a vie commune publique.
De ces deux mariages, lequel n'est pas public? Nous ver-
rons les commentateurs du Code civil maintenir le premier et
annuler le second comme clandestin.
Qu'en était-il dans notre ancien droit? L'ordonnance du
26 novembre 1689 (art. 5) déclara incapables de toutes suc-
cessions les enfants nés « de ces mariages que les parties
tiennent secrets pendant leur vie et qui ressentent plutôt la
honte du concubinage que la dignité d'un mariage ».
De cet article, on pourrait, je crois, conclure que seuls les
mariages tenus secrets étaient atteints.
Quoi qu'il en soit, ceux qui avaient cherché en vain à pri-
ver des avantages de la légitimation les enfants dont les parents
s'étaient mariés au lit de mort trouvèrent l'occasion bonne
pour faire sanctionner leur désir. L'article 5 de l'ordonnance
du 26 novembre 1689 dont je viens de reproduire le texte fut
suivi d'un article ainsi conçu :
(( Voulons que la même peine (c'est-à-dire la privation
pour les enfants de tous droits de succession) ait lieu con-
tre les enfants qui sont nés de femmes que leurs pères ont
entretenues et qu'ils épousent lorsqu'ils sont à l'extrémité de
la vie ».
On comprend le rapprochement. On punissait les époux
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 189
qui avaient conlracté au lit de mort à l'ég-al de ceux qui,
quoique légitimement unis , n'avaient pas voulu faire con-
naître leur état et avaient vécu comme s'ils n'étaient pas
mariés.
S'il faut en croire Real', cette déclaration ne fut pas reçue
avec faveur. « Elle fut rang-ée dans la classe des lois odieuses,
et les jurisconsultes les plus célèbres, oblig-és de se soumettre,
cherchèrent à faire prévaloir une distinction fondée sur le texte.
Le mariage ne fut déclaré inefficace que lorsque le mari était
moribond. Les tribunaux affranchirent, pendant plus d'un
demi-siècle, de la sévérité de la loi le mariag-e que la femme
moribonde contractait avec l'homme en santé. Mais « sur la
fin du régime de Louis XIV, continue Real, à une époque que
d'Ag-uesseau reg-arde comme n'étant plus celle des bonnes
lois qui honorèrent ce long- règne, l'org-ueil des rangs, la
crainte des mésalliances, la haine des calvinistes dictèrent
l'édit de mars 1697 qui applique les dispositions de la décla-
ration de 1689 tant aux femmes qu'aux hommes ». Le texte
allait plus loin, et prévoyant un retour à la santé et des
enfants nés postérieurement du mariage ainsi célébré, il les
frappait de la même incapacité de succéder. « Voulons que
l'article 5 de l'ordonnance de 1689 au sujet des mariages
que l'on contracte à l'extrémité de la vie ait lieu tant à l'ég^ard
des femmes que celui des hommes, et que les enfants qui sont
nés de ces débauches avant lesdits mariages ou qui pourront
naître après lesdits mariages soient, ainsi que leur postérité,
déclarés iacapables de toute succession » .
Un membre du Tribunat devait qualifier cet édit de « sau-
vag-e »^ et comme la conséquence des plus absurdes préjug-és.
Remarquons, en effet, à quelles contradictions on aboutis-
sait.
I. Séance du 24 brumaire au X; Fenet, t. X, p. 61.
I. Rapport du tribun Duveyrier sur le litre De lu paternité et de la
filiation, Fenet, t. X, p. 235.
IQO RECUEIL DE LÉGISLATION.
i" Le mariag-e était légitime : Potliier', et, avec lui, tous nos
anciens auteurs parlent de niariag-es qui, quoique véritable-
ment contractés, ne produisent pas les effets civils. Étant
lég-itime , le mariage était indissoluble et cependant l'édit
déclarait « ces alliances plus honteuses par la corruption des
mœurs que par l'inég-alité de la naissance ».
2^ Le mariag-e étant lég-itime, les enfants qui en étaient
issus n'étaient pas reg-ardés comme des bâtards. Pothier est
ég-alement formel à cet égard ; il dit expressément qu'ils pour-
ront être promus aux ordres sacrés et aux bénéfices^. Cepen-
dant, tous droits civils leurs sont refusés. La déclaration
de 1689 et l'édit de 1697 "^ visaient expressément que l'apti-
tude à succéder; ses dispositions furent étendues à tous les
attributs de la filiation lég-itime par rapport à la famille 3. Il v
avait donc entre les enfants légitimes et les bâtards une classe
de descendants, dont il aurait été difficile de déterminer la
situation lég-ale.
3° La femme, qu'aucun texte ne vise expressément, en-
court-elle quelque déchéance? Si les enfants sont punis quoi-
que innocents, à plus forte raison, dit Pothier^, l'époux qui
a participé à l'acte répréhensible doit-il être privé des effets
civils du mariage , notamment des avantag-es résultant des
conventions matrimoniales, la femme ne peut, par exemple,
réclamer son douaire. Cette manière de voir, qui semble con-
traire à toutes les règ-les de logique juridique en une matière
qui est essentiellement de droit étroit, dut prévaloir, car les
procès rapportés par les auteurs ne soulèvent pas de difficulté
à cet égard. On se contente de discuter sur le point de savoir
si les textes de 1689 et de 1697 ^'^"'^ applicables en l'espèce.
L'ordonnance exige qu'entre les époux aient existé des rela-
1. Contr. de mar., n" 435.
2. Contr. de mar., no 436.
3. Pothier, loc. cit.
4. Op. cit.., n» 428.
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS ». IQI
lions illicites, on admet que la preuve testimoniale ne peut
les établir sans un commencement de preuve par écrit'. Il est
nécessaire que l'époux décédé ait été, au moment où il con-
tractait mariag-e, atteint d'une maladie qui ne laissait aucun
espoir de g-uérison ; peu importe, du reste, le temps écoulé entre
le mariage et la mort"; peu importe également que le mariag-e
ait été célébré dans la chambre ou à l'ég-lise. Une mort subite
suivant le mariag-e de très près n'était donc pas prise en con-
sidération; une g-rossesse n'était pas reg-ardée comme une
maladie, et la femme qui se marie peut avant sa délivrance
contracter régulièrement, bien que la naissance de son enfant
lui ait coûté la vie. Sont frappés les mariag^es où l'on peut
établir que c'est sciemment que les époux ont attendu le der-
nier jour pour contracter. « La loi^ disait Cochin^, a consi-
déré dans ceux qui se marient ainsi un point de vue qui est
la seule cause de sa sévérité. Qu'un homme ait entretenu une
femme et qu'il se détermine à l'épouser pour vivre publique-
ment avec elle, il n'y a rien en cela que la religion ni la loi
puissent réprouver; au contraire, l'une et l'autre le sollicitent,
pour ainsi dire, à prendre ce parti. Mais qu'un homme qui a
vécu en mauvais commerce rougisse de prendre pour épouse
celle qu'il a eue pour concubine; que, par cette raison, il refuse
de l'épouser tant qu'il a l'espérance de vivre encore quelque
temps et qu'il ne s'y détermine que quand il sent que sa
honte va être ensevelie avec lui dans le tombeau, alors la loi
entre dans ses propres sentiments et refuse après sa mort
des honneurs qu'il n'a jamais voulu accorder pendant sa
vie. Son mari ne l'a point épousée pour lui être uni, mais
plutôt pour en être séparé dans le même moment qu'il aurait
formé un lien qu'il abhorre. Rien ne ressent en cela la dig-nité
et l'honneur du mariag-e ». D'après ces principes, on recon-
1. Arrêt du 20 avril 1779. Merlin, Répert., vo Mariage, sect. ix, | 3.
2. Arrêts des 28 février 1667 et 7 avril 1750. Merlin, eod.
3. Plaidoyer gSe,
192 RECUEIL DE LEGISLATION.
naît les effets civils à 1111 mariage qui, pour avoir été célébré
la veille de la mort, était arrêté depuis longtemps et dont la
célébration avait été impossible par des événements dont les
époux n'étaient nullement responsables'.
9. Telles étaient les solutions admises à la veille de la
Révolution. La Cour de cassation a jug-é, contrairement, il
est vrai, à l'avis de Merlin, que l'article 5 de la déclaration
du 26 novembre 1689 avait été abrog'é par les lois du 20 sep-
tembre 1792, 12 brumaire et 17 nivôse an II', et que le
mariage tenu secret était dès lors valable. Faut-il dire que
par là même le mariage in extremis a été reconnu efficace?
Aucun document de jurisprudence ne me permet de l'affirmer.
Les deux projets de Code civil rédigés par Cambacérès sur
l'ordre de la Convention étaient absolument muets sur la
question. Le projet Jacqueminot renfermait, au contraire,
deux articles au titre I consacré au mariage. L'un (art. 18)
disposait que « le mariag-e fait à l'extrémité de la vie est
privé des effets civils. Il est considéré comme tel lorsque l'un
des conjoints se trouve atteint, à l'époque de la célébration,
d'une maladie dont il meurt dans les ving-t jours qui suivent.
D'après l'autre (art. 55), le mariage contracté à l'extrémité
de la vie entre deux personnes qui ont vécu en concubinage
ne légitime point les enfants nés avant le mariage. Ces en-
fants, pourvu qu'ils soient légalement reconnus, peuvent
réclamer les droits accordés aux enfants nés hors mariag-e ».
Ces deux articles furent textuellement reproduits dans le
projet rédigé, en l'an VIII, par Tronchet, Bigot-Préameneu
et Portalis , et communiqué aux tribunaux de cassation et
d'appel.
Les dispositions proposées donnent lieu aux observations
suivantes :
D'après l'article 18, il suffisait qu'un mariage eût été célé-
1. Giv. cass. II juin 1806; Rép. de Merlin, loc. cit.
2. Civ., i5 pluviôse an XIII, S. chr.
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS ». IqS
bré vingt jours avant la mort et quand l'époux était déjà
atteint de la maladie qui devait l'emporter pour que les effets
civils lui fussent refusés. La condition, exigée dans notre an-
cien droit, de relations antérieures n'était plus nécessaire pour
attirer les sévérités de la loi. Un rapprochement s'impose à l'es-
prit. D'après le même projet (liv. 82, 19, art. 11), le contrat
de rente viagère était nul lorsque le crédi-renlier était, au
moment du contrat, atteint de la maladie dont il est mort dans
le délai de vingt jours.
Il pouvait en résulter les conséquences les plus bizarres.
Un mariage étant célébré qui légitimait des enfants, l'état de
ceux-ci était in pendenti. Regardés comme légitimes, si le
père ou la mère vivaient vingt et un jours après le mariage,
ils étaient exposés à être traités comme nés hors mariage si le
décès survenait plus tôt.
Une autre observation a trait à la sanction étabhe. Le
projet prononçait dans maint cas la nulUté du mariage ; dans
l'espèce, il se contentait de refuser au mariage les effets civils.
Y avait-il, dans la pensée des rédacteurs, une distinction entre
les deux situations d'un mariage annulé et d'un mariage
inefficace? Etait-ce par inadvertance qu'avait été conservée la
solution de notre ancien droit? Cette solution s'expUquait
lorsque le législateur civil était disposé à accepter presque
dans leur entier les décisions du droit canon quant à la vali-
dité du lien ; elle devenait difficilement explicable sous l'empire
d'une loi qui se déclarait indépendante de toute autorité.
Enfin, si le mariage est inefficace lorsqu'il est contracté par
un malade qui meurt de sa maladie dans les vingt jours qui
suivent, aucun délai n'est déterminé pour le mariage à qui l'on
refuse la force de légitimer les enfants nés d'un commerce
antérieur. Se référait-on à la disposition antérieure ou vou-
lait-on décréter différemment dans les deux cas? Peu importe
après tout, puisqu'aucun de ces articles n'a reçu la sanction
législative. Il y avait pourtant intérêt à faire cette remarque
13
iqA recukil de législation.
pour comprendre la portée de certaines observations faites
par les tribunaux.
10 Les compagnies judiciaires invitées à donner leur avis
sur l'ensemble du projet ne portèrent pas toutes leur atten-
tion sur les mariag-es in extremis : huit seulement se pronon-
cèrent. Le tribunal d'Orléans déclara que « pour donner à
l'article tout l'effet qu'on doit désirer qu'il ait pour empêcher
ces liaisons, réprouvées par la loi, auxquelles on se livre dans
l'espoir de parvenir enfin tôt ou tard à les faire lég-itimer, il
vaudrait mieux dire que tout mariag^e fût réputé fait à l'ex-
trémité de la vie lorsqu'à l'époque de sa célébration l'un des
conjoints était attaqué de la maladie dont il décède »; peu aurait
importé le temps écoulé entre le mariage et le décès. Le tri-
bunal de Liège demanda, au contraire, que, pour la légitimation
comme pour le mariage, il fût bien entendu que serait seule re-
g-ardée comme contractée in extremis l'union précédant la mort
de vingt jours seulement. Pour obéir à la même préoccupation,
le Tribunal de cassation proposa qu'on réunît les deux arti-
cles en un seul , qu'on exprimât formellement qu'on aurait
égard à toute maladie soit chronique soit aiguë, et enfin qu'on
portât de vingt jours à trente le délai entre le mariage et la
mort. Le tribunal de Toulouse, par l'organe de sa Commis-
sion, composée de MM. G. Desazars, président, Monsinnat,
Solomiac et Aressy, pensa qu'il convenait de reproduire les
règles anciennes et de réserver les rigueurs de la loi au cas
où les épaux auraient vécu en concubinage.
Ces quatre tribunaux acceptaient donc, sauf précisions ou
restrictions, le principe même du projet, c'est-à-dire la défa-
veur pour les mariages in extremis. S'y montrèrent hostiles,
au contraire, les quatre tribunaux de Bruxelles, de Lyon, de
Montpellier et de Nîmes. L'argumentation du tribunal de
Lyon est particulièrement intéressante à reproduire. « Sur
quels fondements la législation peut-elle s'arroger le droit
d'empêcher un citoyen de se marier à telle époque de sa vie
LES MARIAGES <( IN EXTREMIS ». ÎqB
qu'il veut, pourvu qu'il remplisse les formalités qu'elle a
prescrites ? La morale, l'équité, bases nécessaires de toutes les
lois^ ne lui ordonnent-elles pas, au contraire, de réparer, au
moins dans les derniers moments, l'injustice et l'immoralité
de sa vie antérieure? Gomment, d'ailleurs, déterminer s'il
était atteint ou non de la maladie à l'époque du mariage? Si
elle n'a commencé que dans l'intervalle des publications, le
mariage déjà conclu et arrêté antérieurement sera-t-il nul?
Pourquoi ravir aux enfants légitimés par ce mariage l'état que
leur devait leur père et qu'il leur a donné? La loi doit-elle
livrer à des consultations de médecins, toujours conjecturales
et souvent contradictoires, le sort si intéressant des individus
innocents qui survivent? »
« Il n'est plus en France de considérations tirées de l'inéga-
lité des rangs, on ne peut pas en faire résulter de l'inégalité
des fortunes. »
« Y eût-il eu concubinage antérieur, l'intérêt des mœurs est
qu'il soit réparé. Peut-on le rappeler lorsqu'il est effacé par les
nœuds sacrés du mariage? Peut-on l'opposer quand il n'existe
plus?... Est-il un seul instant où il puisse être prohibé d'être
juste, de rendre hommage aux bonnes mœurs... »
Le tribunal de Lyon demandait la suppression des deux
articles.
11. C'est après avoir pris connaissance des observations
présentées par les tribunaux que la section de législation du
Conseil d'État rédigea le projet définitif qui fut soumis aux
délibérations du Conseil. L'opinion des membres de la sec-
tion chargée d'examiner le projet de loi sur le mariage fut
unanime pour déclarer valables les mariages in extremis; il
n'y eut divergence de vues que si les époux avaient vécu en
concubinage'. Cette distinction, on vient de le voir, avait été
suggérée par le tribunal d'appel de Toulouse. La discussion
I. Real, Fenet, Ti^av. prép., t, IX, p. 3i.
196 RECUEIL DE LEGISLATION'.
fui renvoyée au inoinerit où Ton s'occuperait du titre de la
Paternité et de la Filialiun. 11 y a intérêt cependant de s'ar-
rêter, jxjur exposer un échange d'observations (jui eut lieu au
Conseil d'Etat à propos des publications de mariag'e.
Après avoir reconnu la nécessité de deux publications, le
projet arrêté par la section de législation consacrait le droit
pour le Gouvernement ou ceux qu'il préposerait à cet effet,
d'accorder, pour causes graves, des dispenses de toute publi-
cation'. Berlier combattit en général le système des dispen-
ses; Tronchet fit obser\er (ju'elles sont surtout nécessaires
pour les mariag-es in extremis : « La question de leur validité,
dit-il, se lie à celle des dispenses'^. » Le Premier Consul de-
manda qu'on déterminât les causes qui pourraient faire obte-
nir la dispense des deux publications. La question se posa de
savoir si le Gouvernement seul pourrait accorder cette dis-
pense ou s'il aurait le droit de déléguer ce pouvoir, ce qui
semblait dangereux à plusieurs membres du Conseil. Enfin,
sans donner de motifs à l'appui, on vota qu'il ne serait jamais
accordé de dispense de la première publication 3. Nous ver-
rons quelle gêne entraîne cette décision qui reste inexpliquée,
après les dispositions manifestées par les conseillers d'Etat.
En présentant le projet de loi sur le mariage, Portalis fit remar-
quer qu'aucune disposition ne prohibait le mariage contracté à
l'extrémité de la vie. Empruntant au style de l'époque son em-
pliase et ses images, il déclara qu'il avait jadis paru étrange
(( qu'une personne mourante pût concevoir l'idée de transfor-
mer subitement son lit de mort en lit nuptial, et pût avoir
la prétention d'allumer les feux brillants de l'hymen à côté des
torches funèbres dont la sombre lueur semblait déjà réfléchir
une existence presque éteinte* ». Mais, ajouta-l-il, qu'est-ce
1. Fenet, t. IX, p. 29.
2. Fenet, t. IX, p. 3o.
3. Fenet, t. IX, p. 33.
4. Fenef, t. IX, p. i64-
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) .
'97
qu'un mariai^-e tn ejctremis? lc\, l'art conjectural de la méde-
cine vient ajouter aux doutes et aux incertitudes de la juris-
prudence. Est-il d'ailleurs certain que la loi fût bonne et con-
venable? L'équité comporte-t-elle que l'on condamne au déses-
poir un père mourant dont le cœur déchiré par le remords
voudrait, en quittant la vie, assurer l'état d'une compagne qui
ne l'a jamais abandonné ou celui d'une postérité innocente
dont il prévoit la misère et le malheur?
En parlant ainsi, Portalis semblait annoncer que sans diffi-
culté devait être admis le mariag-e contracté au moment de la
mort pour légitimer des enfants nés d'un commerce antérieur.
Telle était, en effet, la décision qui avait prévalu au Conseil
d'Etat, mais contre l'avis de la section, et., chose sing-ulière,
contre l'avis personnel de Portalis, qui avait déjà profité de
la circonstance pour opposer les flambeaux de l'hymen aux
torches funéraires. Décidément, il tenait à cette imag-e. La
discussion qui avait précédé cette décision à la séance du 24 bru-
maire an X, est certainement l'une des plus vives et des plus
intéressantes de l'époque ^
D'après la section, le mariage contracté à l'extrémité de
la vie entre deux personnes qui auraient vécu en concu-
binage ne devait pas légitimer les enfants nés avant ledit
mariage. Cette proposition, à peine mise à l'étude, souleva
aussitôt des objections. Il faut ou prohiber les mariages in
extremis ou en admettre tous les effets, s'écria le Ministre de
la Justice, et cette contradiction du projet fut mise en pleine
lumière, notanmient par Real et par Berlier, qui firent l'un et
l'autre deux excellents discours. Les raisons, soit morales soit
juridiques, mises en avant dès notre ancien droit et sur les-
quelles nous pourrons revenir, furent réfutées avec une
grande force. Les époux sont frappés au moment où ils accep-
tent de se soumettre à la loi; les enfants auxquels on refuse la
1. Fenet, t. X, p. 55.
198 RECUEIL DE LÉGISLATION.
lég-itimation sont mis sur le même pied que les incestueux ou
les adultérins. Boula\ , Portails et INIalleville essayèrent de dé-
fendre le projet. Le mariage est le sacrement des vivants,
disait ce dernier, c'est une société contractée pour doubler les
plaisirs et adoucir les maux. Ce contrat des vivants, ajoutait
Portalis, « ne peut être formé avec un cadavre commencé ».
Leur arg;-umentation avait pour conclusion logique l'interdic-
tion d'un mariage contracté aux approches de la mort; le
moyen terme auquel on s'était arrêté d'admettre le mariage
et de ne pas y rattacher le bienfait de la légitimation ne
pouvait être accepté; l'article fut supprimé'.
Ainsi amendé, le texte ne donna lieu à aucune observation
du Tribunat. L'exposé des motifs rédigé par Bigot-Préameneu^
et le discours au Corps législatif du tribun Duveyrier^ consta-
tent expressément qu'aucune prohibition n'a été portée, soit
contre le mariage in extremis, soit contre la légitimation des
enfants. Les inconvénients de l'ancien état de choses sont
opposés aux avantages qui résulteront, d'après les orateurs, du
droit reconnu à chacun de contracter mariage, même aux
approches de la mort. Le projet fut volé tel qu'il était pro-
posé; il est devenu un des textes du Code.
12. Aucune défense n'est donc établie dans la loi ; on n'y
trouve pas davantage une disposition de faveur; d'où la con-
séquence, acceptée de tous et dont il faut maintenant détailler
les conséquences : les mariages in extremis sont possibles, la
loi en admet tous les effets, qu'il s'agisse des époux ou des
enfants, mais le droit commun leur est seul applicable; ils ne
sont l'objet d'aucune règle particulière.
Le projet de Code prévoyant un « mariage contracté à
l'extrémité de la vie », supposait que la mort avait suivi
de près la célébration ; un délai avait même été indiqué
1. Fenet, t. X, p. 71.
2. Fenet, t. X, p. i5i.
3. Fenet, t. X, p. 235.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». IQQ
dans certaines propositions. Aujourd'hui, le mariag-e con-
tracté par un moribond étant régi par le droit commun, peu
importe l'erreur de diag-nostic. Une personne qu'on croyait
sur le point de mourir a contracté mariag-e ; elle revient
à la santé, sa guérison n'aura aucune influence sur le mariag-e.
D'après cela, au lieu de parler des mariag-es in extremis,
vaudrait-il mieux dire que nous nous occupons des mariag-es
contractés par une personne en dang-er de mort, mais les ha-
bitudes du langage l'emportent, et il aura suffi de bien mon-
trer que l'extrémité de la vie où l'on croit se trouver peut
n'être que présumée.
Faisant à ce mariage l'application des règles ordinaires, les
conditions de fond et les conditions de forme devront succes-
sivement appeler notre attention.
13. On n'a pas oublié la formule énergique de l'arti-
cle i46 : « Il n'y a point de mariage lorsqu'il n'y a pas de con-
sentement. » J'ai à peine besoin de dire que cette règle est
applicable aux mariages in extremis. Un arrêt dont je vais
rapporter le décision va même jusqu'à dire que c'est surtout
dans ces mariages que le consentement est exigé. Je n'insis-
terais pas, si, au cours de la discussion au Conseil d'Etat,
Portalis n'avait déclaré que c'était pour assurer l'intégrité du
consentement , et par suite d'une sorte d'inconscience pré-
sumée que l'on empêchait de contracter au lit de mort. Il fut
aisé de répondre que, si l'intelligence se trouvait souvent
affaiblie par la maladie, ce n'était pas une règle absolue, et
que bien des mourants avaient leur entière lucidité. On n'an-
nule pas un testament parce que le disposant est mort peu
après sa confection, et pourtant il a pu le rédiger seul,
tandis que le mariage a exigé la présence de l'officier de
l'état civil. En fait, j'ai eu l'occasion de voir une dizaine
de mariages contractés par des moribonds, et je puis attes-
ter que chez tous il y avait lucidité parfaite et volonté très
certaine. ,
200 RECURFL DE LEGISLATION.
Telle n'était pas certainement la situation sur laquelle la
Cour de Paris eut à se prononcer à la date du 20 mars 1872 ^
Les détails que nous ont conservés les journaux judiciaires^
justifient entièrement le dispositif de l'arrêt qui annula le
mariag-e. Frappé de cong-estion cérébrale, ne pouvant articu-
ler qu'un oui ou un non, un malade fut marié une heure
avant sa mort, et le médecin traitant pouvait dire : « Quant
à savoir si, à ce moment, il était intelligent ou inintelligent, je
ne puis, en conscience, me prononcer. » La Cour pensa que
si un oui avait été articulé à suite d'une double question posée
à la fois par le maire et par le curé, ces mots appartenaient
« à l'espace incertain qui se partage entre la vie et la mort et
dans lequel l'instinctif domine le réfléchi ».
La décision de la Cour de Paris doit être acceptée sans
difficulté; le mariage, dans les conditions où il avait été con-
tracté, devait être déclaré inexistant et sans effet, notamment
pour une légitimation.
Je n'ai à rappeler ni la théorie très nette des mariages
inexistants opposés aux mariages simplement annulables, ni
les hésitations de la jurisprudence à sanctionner cette théorie^.
Qui l'accepte devra traiter le mariage in extremis, contracté
parle moribond dont les facultés intellectuelles sont anéanties,
comme est traité le mariage d'un dément dans un moment de
folie. Une personne en état d'ivresse qui la prive de sa raison,
celui qui, sous l'empire d'une suggestion, ne ferait qu'obéir
passivement à un ordre reçu, sans que sa volonté y ait aucune
part, ne sont pas plus étrangers que lui au contrat dont on
voudrait se prévaloir.
Si la volonté existe, sa manifestation n'est soumise à aucune
forme particulière, et, de même que le sourd-muet pourra être
1. D., 72, 2, 109.
2. Droit, 28 mars 1872.
3. Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade , Des personnes, t. II,
nos 1679 et suiv.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 201
lié s'il a fait comprendre sa volonté de contracter', de même
le moribond, dont l'esprit est lucide, pourra, bien que sa lan-
g-ue soit paralysée, exprimer un consentement qui sortira tous
ses efFets.
Si Ton établit que la volonté n'existait pas, tout intéressé
pourra en tout temps, par voie d'action comme par voie
d'exception, faire tondjer une union qui n'aura du mariage
que l'apparence.
14. Les règles ne sont point identiques pour déterminer les
suites d'un mariage contracté au lit de mort, où l'on soutien-
drait que, de la part de l'un des époux, il y a eu « erreur dans
la personne », ou encore que la violence a vicié son consen-
tement.
Sur un moribond, la violence s'exercera souvent par une
menace d'abandon. Si l'erreur est, en général, très rare, ne
semble-t-il pas qu'elle sera plus facile au lit de mort? Sans trop
d'invraisemblance, on peut supposer une aventurière qui se
fait passer pour celle que le moribond désire épouser.
Dans ces conditions, nous avons à rechercher ce qu'il ad-
viendra si l'époux, victime de la violence ou de l'erreur, est
mort aussitôt après la célébration. D'après une opinion qui a
rallié l'unanimité de la doctrine et qui s'appuie, ce semble, sur
le texte formel du Code et sur l'intention clairement manifestée
par ses rédacteurs, l'action en nullité appartenait au défunt
d'une façon exclusive ; ses héritiers n'auraient pas qualité
pour l'intenter. Les recueils de jurisprudence ne citent qu'une
seule décision; elle fut rendue par le tribunal de Toulouse à
propos d'une affaire qui fit assez de bruit ^ : on écarta comme
irrecevable l'action des héritiers. « Cette opinion, lit-on dans
les considérants, est la plus juste, la plus raisonnable, la plus
conforme à la dignité du mariage et à sa sécurité; les époux,
1. Baudry, Lacantinerie et Houques Fourcade, t. II, dp. cit., no i440.
2. 24 févr. 1879, S., 80, 2, 54.
202 RECUEIL DE LEGISLATION.
en effet, sont les meilleurs jug"es de la question de savoir s'ils
ont été trompés ou si leur consentement n'a pas été libre, ils
ont seuls pour agir un intérêt moral qui, en pareille matière,
doit dominer tous les autres. » Ce jug-ement s'appuie sur l'au-
torité de Pothier, qui n'affirmait cependant le droit exclusif
de l'époux victime de l'erreur, que pour nier celui de l'autre
conjoint '.
L'un des auteurs les plus récents, et j'ajoute avec quelque
fierté pour l'Académie, l'un des plus autorisés, soutient cette
manière de voir par l'argument suivant : « La victime de la
violence ou de l'erreur ne saurait plus bénéficier de l'action
qui devait rompre sa chaîne et qui ne pourrait plus que sau-
vegarder des intérêts pécuniaires auxquels la loi n'a pas
songé. Ce motif, ajoute M. Houques-Fourcade, paraît bien
préférable à celui qu'on invoque d'ordinaire, car s'il est vrai
que la règle d'après laquelle les héritiers succèdent aux ac-
tions qui appartiennent à leur auteur ne s'applique qu'aux
actions faisant partie de son patrimoine dans lequel ne figure
pas celle-là, on n'explique pas ainsi pourquoi l'exercice de
cette dernière leur a été refusé, alors qu'il leur est loisible
d'en intenter d'autres qui, comme l'action en désaveu, lui res-
semblent par leur caractère. »
Au risque de paraître téméraire, je ne suis pas convaincu.
Autant je suis disposé à respecter le droit du mourant qui,
en pleine liberté et en parfaite connaissance, veut contracter
mariage, autant me semble peu digne de considération une
union où le consentement a été vicié. Que l'époux délivré de
la violence ou ayant reconnu son erreur ait accepté le ma-
riage, expresse ou tacite, sa volonté sera suivie. Mais, si la
mort a suivi de si près la célébration, qu'on puisse croire que
le défunt n'avait pas recouvré sa liberté et ne s'était pas rendu
I . Contrat de mariage, n° 444 '■ « tl n'y ^ que cette personne qui soit reçue
à intenter l'action en cassation de mariage; l'autre partie n'y est pas rece-
vable. »
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS ». 2o3
compte de la réalité, faudra-t-il laisser le survivant jouir
d'une situation usurpée? Les représentants légaux du défunt
me paraissent plus dignes d'intérêt. Ils demandent à exercer
un droit qui appartenait à leur auteur. Un texte serait néces-
saire pour leur enlever l'action. L'article i8o dit bien que
seul l'époux qui n'a pas été libre ou qui a été induit en erreur
peut attaquer le mariage, mais il a surtout pour but d'exclure
l'action de l'autre conjoint.
Il est bien vrai que la mort éteint l'action en divorce; mais
n'est-ce pas pour cette action qu'il faudrait dire, avec M. Hou-
ques-Fourcade^ qu'elle est sans intérêt après le décès de l'un
des époux, puisqu'il ne subsiste plus de lien entre eux, et
que dès lors l'état nouveau que l'on voulait créer est dès à
présent réalisé. L'action en nullité tend, non à modifier la
situation des époux, mais à faire constater qu'ils n'ont pas
rempli les conditions pour être légalement mariés. La sen-
tence est déclarative, non créatrice de droits.
Ma conclusion serait donc que les héritiers devraient pouvoir
exercer un droit qui appartenait à leur auteur et auquel il n'a
pas renoncé, si nous ne nous trouvions pas dans une matière
où les actions doivent avoir été formellement accordées par le
législateur. Or, il est certain que les textes prévoient d'une
façon exclusive l'action de l'intéressé. Je ne parle pas de l'ar-
ticle i8o qui, en décidant que le mariage ne peut être attaqué
que par celui des époux dont le consentement n'a pas été
libre ou qui a été induit en erreur, a eu, je l'ai dit, pour objet
unique d'interdire l'action de l'autre époux; je trouve, au
contraire, très significatif le silence gardé par l'article i8i.
Une déchéance de l'action résulte de la cohabitation continuée
pendant six mois depuis que l'époux a acquis sa liberté ou que
l'erreur a été par lui reconnue. Si l'action avait pu être in-
tentée par les héritiers, une limitation de temps aurait été
édictée par le texte. Cette action n'est donc pas prévue. Rares
sont, dans notre législation, les droits que la procédure ne
2o4 RECUEIL DE LEGISLATION.
protège pas. Nous en trouvons un; à mon avis, cette lacune
devrait être comblée.
45. Les empêchements résultant de la parenté ou de l'al-
liance sont évidemment les mêmes et doivent produire les
mêmes effets, que les époux soient en santé ou que l'un d'eux
soit en danger de mort. Parmi ces empêchements, il en est
qui peuvent être levés par des dispenses. Je n'apprendrai
rien à personne en disant que les pièces à produire, les en-
quêtes à faire, les avis à formuler, l'envoi à la chancellerie,
la signature des lettres patentes, leur enregistrement et l'ex-
pédition qui est remise aux parties prennent bien des jours.
Les circulaires ministérielles recommandent sans doute la cé-
lérité, et j'aurais mauvaise grâce à mettre en doute la bonne
volonté des magistrats du parquet, dont je suis appelé, presque
tous les jours, à constater le charitable empressement en faveur
des mariages d'indigents. Il n'empêche que, trop souvent,
si un mariage au lit de mort exigeait l'octroi de dispenses,
il serait impossible d'arriver à temps. En fait, je n'ai jamais
eu l'occasion d'être arrêté par ces exigences.
16. L'empêchement résultant de la parenté, celui qui pro-
vient de l'impuberté ou de l'existence d'un mariage antérieur
sont sanctionnés par une action en nullité dite absolue, en ce
sens qu'elle peut être intentée par tous les intéressés et même
par le ministère public. Je rappelle que l'action de ce dernier
est éteinte par le décès des époux; ainsi est généralement inter-
prété l'article 190 du Code civil. Si donc le moribond vient à
succomber, la société est désintéressée; le scandale a cessé;
seuls, les intérêts privés pourront chercher à se faire protéger.
17. Les règles relatives au consentement des parents avec
les simplifications apportées par la loi du 20 juin 1896
sont applicables aux mariages in extremis. Je rappelle que
les textes du Code m'ont paru exclure l'action des héritiers
de l'époux qui pouvait attaquer un mariage pour cause d'er-
reur ou de violence; il en sera de même pour l'action en nul-
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 2o5
lité reconnue par l'article 182 au conjoint qui avait besoin du
consentement de ses parents'. Les ascendants dont l'autorité
a été méconnue pourraient, au contraire, après la mort de
leur enfant, intenter l'action sous les réserves et avec les res-
trictions édictées par l'article i83.
18. Conditions déformes, — Malgré le désir de favoriser
les mariages in extremis, on aurait difficilement compris que
les conditions de fond ne fussent pas les mêmes que pour
ceux conclus en santé. Les formes pourraient, ce semble, se
prêter aux exigences de la situation, et nous verrons qu'en
fait il en est parfois ainsi.
Publications. — En principe, deux publications sont né-
cessaires. En cas d'urgence, et si l'on a expressément prévu
le cas du mariage in extremis, on a indiqué ég-alement un
départ prochain, une grossesse avancée, dispense d'une publi-
cation peut être obtenue du procureur de la République. En
supposant cette dispense accordée, un futur mariag-e devant
être publié un dimanche , et la célébration n'étant possible
que le troisième jour, soit le mercredi qui suit, il y a néces-
sairement un certain temps à observer. Ce délai peut même
être plus long si les publications doivent être faites dans
plusieurs communes, car le certificat de non-opposition ne sera
délivré que le mercredi, et, dans les grandes villes au moins,
la signature et la légalisation occasionneront quelque relard.
La pièce doit, ensuite, être envoyée au lieu de la célébration.
Ces calculs sembleront peut-être minutieux mais je prévois des
cas où les minutes peuvent avoir leur importance.
J'ai signalé plus haut comment, lors de la rédaction du
Code civilj le conseil d'Etat avait, sans motif spécial, interdit
une dispense absolue de publications. Cette rig-ueur est exces-
sive et je ne puis l'énoncer sans qu'à ma pensée reviennent
de bien pénibles souvenirs; je ne puis oublier les pauvres mo-
I. Baudry et Houques-Fourcade, t. II, p. 357, no 1775.
206 RECUEIL DE LÉGISLATION.
ribonds qu'elle a privés de la consolation qu'ils sollicitaient-
En remontant à douze mois seulement, je pourrais citer, à
Toulouse, quatre mariasses dont la nécessité absolue de publi-
cations a rendu la célébration impossible.
Je dois sig-naler cependant que, dans l'espèce à propos de
laquelle est intervenu l'arrêt précité rendu par la Cour de
Paris le 20 mars 1872, il est dit que le chef du parquet avait
accordé dispense des deux publications : cela sig-nifie sans doute
que, vu l'urg-ence, il avait promis qu'il n'exercerait pas des
poursuites ; que, pour employer une expression vulg-aire, il
fermerait les yeux. On m'a cité un cas semblable qui s'est
produit dans le département du Var. Je me garderai de blâ-
mer ces magistrats. Que penser cependant d'une loi dont on
ne peut voir la violation sans une satisfaction véritable? Nous
aurons à rechercher si, dans l'état actuel de la jurisprudence,
cette pratique ne pourrait pas être rég-ularisée.
Le défaut de publications et l'inobservation des intervalles
prescrits entre la dernière publication et la célébration sont
sanctionnés par une peine pécuniaire qui atteint l'officier de
l'état civil et les parties sans qu'ils puissent, dans le cas qui
nous occupe, invoquer l'urgence comme excuse justificative.
On s'est demandé si la connaissance de ce fait devait être
attribuée aux tribunaux civils, par application de l'article 5o
du Code civil, ou si elle était de la compétence des tribunaux
correctionnels. Cette dernière solution a prévalu en doc-
trine' comme en jurisprudence^, avec raison, je le crois.
En tout cas, il est certain que si le maire, peu préoccupé
de la peine qu'il peut encourir, consentait à célébrer le ma-
riage sans publications ou sans tenir compte de l'intervalle
1. Aubry et Rau, t. I, p. 3i4, § 62, 5e édit. Baudry-Lacantinerie et
Houques-Fourcade, Des personnes, t. I, no 868, p. 726, note 2, 2e édit.
Garraud, Tr. (héoj\ et prat. de clr. pén., 2e édit., t. IV, n" 1234.
2. Toulouse, ler fév. 1898, S. 98, 2, 216, et la note D. 1900, 2, 29, et la
note Toulouse, 7 janvier, 1899, S. 99,2, 16, D. 1900, 2, 29.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 2O7
prescrit par la loi, la nullité ne serait pas prononcée de ce
chef. Cette solution ressort tellement du texte qu'aucune dis-
cussion ne semble possible. Je n'ai pas à rappeler, au contraire,
combien controversée est la question de savoir si un mariage
célébré à l'étrang-er et non précédé de publications en France
ne doit pas être annulé. Des diverses interprétations qui ont
été présentées pour expliquer les dispositions impératives de
l'article 170, celle qui semble rallier la majorité de la doc-
trine et de la jurisprudence autorise les tribunaux à j)ronon-
cer la nullité, lorsqu'on peut accuser les époux d'avoir voulu
faire fraude à la loi, en ne rendant pas leur mariag-e public ou
en essayant de se soustraire aux exigences de la loi, notam-
ment en ce qui concerne les actes respectueux. Ce n'est pas
le moment d'apprécier cette interprétation ; il me suffira d'en
indiquer une application pratique. Un mariage ayant été célé-
bré à l'étranger sans publications en France et sans significa-
tion aux ascendants de l'acte respectueux^ la cour de Bor-
deaux jugea, avec beaucoup de raison, que l'omission de ces
formalités ne pouvait être regardée comme frauduleuse dès
qu'il était constaté que le mariage avait dû être célébré d'ur-
gence, l'un des époux se trouvant en danger de mort'.
19. Dans les cas où la célébration civile est impossible
parce que les publications n'ont pu être faites ou que le délai
n'est pas encore expiré, le mourant ne pourrait-il pas sollici-
ter du prêtre qui l'assiste une célébration religieuse qui satis-
ferait sa conscience et régulariserait sa situation devant Dieu ?
Plusieurs fois j'ai vu la question se poser: peu importe com-
ment elle a été résolue en fait ; examinons-la d'après les ar-
ticles 199 et 200 du Code pénal qui, on le sait, punissent de
l'amende, et, en cas de récidive, de l'emprisonnement et de la
détention le ministre du culte qui procède aux cérémonies reli-
gieuses d'un mariage sans qu'il lui ait été justifié d'un acte de
1. Baudry-Lacantinerie et Houques-Fourcade, II, p. 4o5.
2. Bordeaux, i4 jimv. i852, P. 62, 2, 435; D. 53, 2, i8o.
208 RECUEIL DE LÉGISLATION.
mariag-e préalablement reçu par les officiers de l'étal civil'. Les
textes sont précis. Seraient-ils appliqués aux mariages in extre-
mis? M. Glasson^ écrivait, en 1880 : « Jamais le ministère
public n'a, à notre connaissance, exercé de poursuites dans les
cas de ce genre. » La Gazette des Tribunaux du 1 1 avril 1896
nous signale une condamnation prononcée contre un chape-
lain de l'ég-lise du Sacré-Cœur de Gharleville. Que le minis-
tère public puisse ne pas poursuivre^ c'est certain ; qu'il fasse
bien de s'abstenir, chacun sans doute le pensera ; mais, si la
poursuite est intentée^ je crois bien ici encore que l'excuse tirée
de l'urgence ne serait pas admise. Moins sévère, le législateur
allemand, dans la loi d'introduction du Code civil, a disposé
ainsi, article 55 : « Il n'y a pas d'acte punissable lorsque l'ec-
clésiastique ou l'employé religieux procède aux cérémonies reli-
gieuses de la célébration du mariage dans le cas d'une maladie
mortelle de l'un des époux ne permettant pas une remise ».
Que dirait-on, cependant, de celui qui, se prévalant des
dispositions du droit canon, prendrait son curé à l'improviste
et lui déclarerait, concurremment avec la personne qu'il désire
épouser, qu'ils se prennent mutuellement pour mari et femme?
D'après la doctrine traditionnelle de l'Eglise catholique, les
contractants eux-mêmes et non le prêtre sont les ministres
du sacrement; le propre curé ne joue aucun rôle actif; il est
seulement témoin. Il faut, mais il suffit qu'il puisse constater
qu'un homme et une femme ont, en sa présence, exprimé la
volonté de s'unir par les liens du mariage. Peu importe que
le prêtre soit présent de son plein gré, ou malgré lui, qu'il
ait été amené ou retenu par surprise ou par violence. Les ca-
1. On sait que l'abrogation de cet article a été inutilement demandée à
la Chambre des députés (3 juillet iQoB), par M. l'abbé Gayraud et M. l'abbé
Lemire, comme conséquence du vole du projet de la loi sur la séparation de
l'Eglise et de l'Etat. M. Lemire a prévu formellement le cas d'un mariage
in extremis.
2. Cité par Lemaire, Le Mariage civil. Thèse de doctorat, Paris^ iQOi-
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) . 2O9
nonistes sont formels à cet ég-ard, ils rapportent des décisions
rendues par la cong-rég-ation du Concile et qui reconnaissent
comme valides « les mariag-es contractés de la façon la plus
romanesque et la plus bizarre* ». Dans notre ancien droit,
on a vu le Parlement déclarer valables les mariages dits à la
g-aulmine, du nom de l'intendant Gaulmin, qui se présenta au
curé avec sa fiancée, ses témoins et deux notaires, et fit dres-
ser acte par ceux-ci qu'il se mariait a en face d'église^ ». On
n'a pas oublié la p=ige du roman Les Fiancés de Manzoni,
où est raconté un pareil mariage. A la cour de Toulouse, on
eut à jug-er, en 1870, les suites d'un mariage conclu dans ces
conditions.
Le mariag-e ainsi contracté est donc valable, sauf les peines
spirituelles. En ce cas, les tribunaux correctionnels seraient
désarmés. Le texte du Code pénal exige que le ministre du
culte ait procédé à la célébration, ce qui suppose nécessaire-
ment une participation active, non un rôle purement passif.
20. La célébration civile du mariag-e doit maintenant nous
occuper, et je dois revenir un peu en arrière pour montrer
quelle est l'importance de certaines formalités et pour recher-
cher si l'on peut s'y soustraire.
J'ai dit comment, pour rendre les mariages publics, le con-
cile de Trente et^ après lui, les ordonnances royales avaient
exigé que le consentement des deux parties fut manifesté en
présence du propre curé et de témoins. Le rôle de simple té-
moin que joue le curé, d'après les canonistes, peut expliquer
l'opinion, faite d'abord pour surprendre, et d'après laquelle
le mariage serait resté, même après le Concile de Trente, un
contrat non solennel. M. Chenon enseigne cette doctrine en
propres termes^. Il faut dire que cette manière de voir n'est
pas celle de M. Esmein : « La modification la plus profonde
1. Esmein, Mariage en droit canonique, t. II, p. i83.
2. Lemaire, Le mariage civil, 2^ édition, p. 63.
3. Histoire générale de MM. Lavisse et Rambaud, t. V, p. 16.
14
2rO RECUEIL DE LEGISLATION.
(jii'introduisit le concile de Trente consista, dit-il, à transfor-
mer en contrat solennel le mariag-e ([ui jusque-là avait été
traité comme un contrat consensuel' ». On est porté vers
cette dernière solution, en song^eant à la nécessité d'une célé-
bration, en constatant que la volonté des parties n'est pas
absolument libre de s'exprimer (juand il leur plaît et qu'elles
sont forcées d'avoir des témoins, dont un spécialement dési-
gné. Et pourtant, c'est la première interprétation qui me sem-
ble préférable. Un contrat est solennel lorsque la volonté des
parties doit s'exprimer dans une forme déterminée ou lors-
que cette volonté est impuissante à ])roduiie un effet de droit
sans la participation raisonnée d'un officiel" public. Or, il n'en
était pas ainsi en matière de maiiag-e. Sans revenir sur le
rôle effacé du curé, je constate, après M. Esmein^, que ni la
bénédiction nuptiale ni les interrogations adressées par le
curé ou les paroles qu'il prononce pour constater le mariage
contracté ne sont essentielles à la validité du mariage. Le con-
sentement des époux se manifeste d'autre part de n'importe
quelle manière. Il semble donc que le mariage n'est pas devenu
un contrat solennel. Cet état de droit persista malgré les
efforts des rois de France qui cherchèrent, mais inutilement,
à attribuer au curé une participation plus importante à la
réception du sacrement.
Bien différent, le Code civil exige qu'après avoir reçu le
consentement réciproque des deux parties, le maire déclare
expressément qu'elles sont unies par les liens du mariage, et
il fait de cette déclaration une formalité essentielle, puisqu'il
exige que l'acte qui doit être dressé aussitôt constate formel-
lement « le prononcé de l'union par l'officier public ». (Arti-
cle 76.) La Cour de cassation a pu dire : « La déclaration des
parties qui constate leur consentement... et celle de l'officier
1. Le mariaje en droit canonique, t. II, p. i55. Baudry-Lacaatinerie et
Houques-Fourcade, t. II, p. 82, no i3G4-
2. Op. cit., t. II, p. 182,
LES MARIAGES (( ÏN EXTREMIS ». 21 I
de l'état civil qui prononce au nom de la loi que ruiiion conju-
gale est formée, sont des formalités substantielles sans l'ac-
complissemeni desquelles il ne saurait y avoir de mariage' ».
Le maire a donc aujourd'hui une fonction active; il pro-
cède à une solennité comme ministre de la loi; à défaut de
participation de sa part, il n'y a donc pas mariag-e. Ainsi en
serait-il si, après avoir prononcé le oui solennel, le futur époux
était frappé de mort, ne laissant pas au maire le temps de
constater que les époux sont désormais lég-alement unis,
21. Si le maire a désormais un rôle personnel à remplir
dans la célébration du mariag-e, on comprend que les ques-
tions de compétence ne puissent être néglig-ées ; elles peuvent
constituer un sérieux obstacle à la célébration d'un mariage
in extremis. Le concile de Trente voulait que l'échange du
consentement eût lieu devant le propriiis parochiis des deux
parties ou de l'une d'elles. Celui-ci pouvait assister ses parois-
siens soit sur le territoire qui lui était confié, soit ailleurs ;
son pouvoir avait un caractère personnel qu'on rapprochait
du droit qu'il avait d'entendre leur confession annuelle, même
hors de sa paroisse. J'ai dit qu'après hésitations, on avait
admis que le danger de mort n'était pas reg-ardé comme auto-
risant à contracter devant un autre curé; mais j'ai ajoute que
la délég-ation larg-ement pratiquée enlevait à la règle une
grande partie de sa rigueur.
Aujourd'hui, l'article i65 pose comme une règle absolue
que le mariage doit se célébrer devant l'officier civil du domi-
cile de l'une des parties. J'aurais long à dire sur les embarras
que crée cet article pour le mariage des forains. La pratique,
sanctionnée par une circulaire du Procureur général de Douai
insérée au Bulletin officiel du Ministère de la Justice'^, afin
1. Civ. cass., 22 avril i833, S. 33, I, 645. D'après le Code civil allemanci.
la déclaratioa de l'ofticier civil n'est pas substantielle. De Meulenaere,
sur l'art. iSiy.
2. 1895, p. 12.
212 RECUEIL DE LEGISLATION.
(le servir de règle générale, a dû admettre des déclarations
de domicile de pure forme et auxquelles on fait produire effet,
bien qu'on sache qu'elles ne répondent à aucune réalité. Je ne
dois parler que des mariages in extremis. L'application de la
règle formulée par l'article i65 peut leur être une gêne, si le
futur est surpris par la maladie en un lieu où il n'a pas de
domicile.
On s'est demandé si l'on ne pourrait pas, conformément à
l'ancienne pratique, autoriser le maire du lieu oèi se trouve le
domicile à se transporter dans la commune où son administré
va expirer. M. Bequet ' adopte l'affirmative sans indiquer
les objections possibles. « Lorsque^ dit-il, une personne sur
le point de se marier tombe subitement et gravement malade
dans une commune voisine de la sienne et que toutes les for-
malités voulues par la loi ont été remplies, l'officier de l'état
civil de la commune où le mariage devait se célébrer peut se
transporter au lieu où se trouve le malade et procéder à la
célébration du mariage, surtout si les époux vivent en concu-
binage et si leurs enfants doivent être légitimés par ce ma-
riage ». M. Bequet dit en note qu'on peut invoquer en ce sens
une lettre du Sous-Secrétaire d'Etat au Ministère de la Justice,
en date du 24 juin 18 10, et une lettre du Procureur impérial
près le Tribunal de la Seine (3o mai i854). En pareil cas,
ajoute-t-il, le ministère public a toujours conseillé à l'officier
de l'état civil de se transporter au lieu où se trouvait momen-
tanément son administré. Quelques arrêts, sur lesquels j'aurai
à m'expliquer, sont également cités.
M. Bequet, prévoyant le refus possible de l'officier du do-
micile, n'hésite pas à admettre que le maire de la commune où
se trouve le malade peut également procéder à la célébration
du mariage. Il rapporte une solution donnée au maire de
Saint-Germain-en-Laye par le Procureur de la République
I. Traité de l'état civil et des actes c/ui s'y rattachent, no ■781, p. 43o.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 2l3
près le Tribunal de Versailles, en date du i3 mai 1870. « La
loi, disait ce magistrat, n'a pas prévu le cas d'un futur époux
retenu à l'hospice pour une maladie qui menace sa vie et
l'empêche de se rendre à son domicile. J'estime qu'à raison
des circonstances très intéressantes de l'affaire, de la légiti-
mation d'un enfant, vous ag-irez sag-ement en procédant au
mariag-e, tout en prévenant les parties verbalement de la si-
tuation dans laquelle elles se trouvent. »
On le voit, si le lég"islateur a voulu ig-norer le mariag^e in
extremis, celui-ci s'impose à l'attention et paraît exig-er non
l'application du droit commun, mais des dispositions spécia-
les. D'autre part, en empruntant au droit canonique sa théo-
rie du proprias parochiis, le législateur de i8o4 aurait dii
adopter en même temps les atténuations de la pratique.
Aujourd'hui, à mon avis, il n'y aurait pas d'inconvénient à la
répudier complètement. Qu'un officier civil constate le consen-
tement, rien de mieux ; mais pourquoi exig-er que ce soit celui
du domicile? Le concile de Trente avait cherché à assurer la
publicité du mariag-e en forçant à s'adresser au curé des par-
lies. Celui-ci savait quels de ses paroissiens étaient mariés; il
s'opposait donc à toute tentative de big-amie. A l'heure ac-
tuelle, les avanlag-es que présente la nécessité de s'adresser
au maire du domicile ne paraissent bien moindres que les
iuconvénients qui en résultent. Pense-t-on que la publicité ne
serait pas larg-ement assurée par les publications, surtout si,
eu cas de célébration hors du domicile, une insertion dans les
journaux était nécessaire? En tout cas, la possibilité d'une
délég-ation me semblerait devoir être formellement consacrée,
comme elle est dans les Codes allemand et italien.
En attendant de nouveaux textes, restent à résoudre, sous
l'empire de la loi actuelle, les questions indiquées plus haut.
Certes, pour rendre plus faciles les mariages in extremis, je
souhaiterais pouvoir me rallier à l'opinion qui autorise le
maire à se^transporter hors du territoire de sa commune pour
2l4 RECUEIL DE LEGISLATION.
y célébrer un mariag-e. Les principes généraux me semblent
rendre impossible ce procédé. Hors de sa commune, le maire
est comme le juge ou comme le notaire hors de son ressort;
il n'a plus qualité pour remplir ses fonctions, pour attester
jus(]u'à inscription de faux ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu ou
les actes qu'il a accomplis'. Les arrêts rapportés en sens con-
traire s'inspirent des solutions du droit canonique. M. Bequet
suppose le transj)ort dans une commune voisine e(, dans ce
cas, apparaissent moins considérables les inconvénients résul-
tant du transport des reg-istres de l'état civil; mais celte res-
triction elle-même n'est-elle pas la condamnation du système?
Moins grave assurément serait le vice provenant de ce que
les parties n'auraient pas leur domicile dans la commune dont
le maire célébrerait le mariage. Faut-il regarder un pareil
mariage comme manquant de l'un des éléments de publicité?
ou doit-on, vu la part active réservée au maire, faire de l'in-
compétence un vice distinct du défaut de publicité? L'intérêt
pratique consiste uniquement dans la possil)ilité d'applicjuer les
peines édictées par Particle 191 du Gode civil s'il s'agit de pu-
blicité; on est à peu près d'accord pour reconnaître aux tri-
bunaux un pouvoir d'appréciation presque absolu, leur per-
mettant de prononcer ou non la nullité du mariage. Cette
concession m'engage à ne j^as regarder l'incompétence comme
une cause particulière de nullité, car elle n'est pas susceptible
de plus ou de moins.
Si, à défaut de célébration, un mariage est inexistant, un
mariage célébré par un officier public peut être annulé pour
défaut de publicité. Celte cause n'est pas pour surprendre, si
l'on se rappelle la répugnance, j'allais écrire la terreur, qu'ins-
piraient les mariages clandestins. Ce vice peut être invoqué et
la nullité peut être demandée par les époux eux-mêmes, par
1. « L'acte fait par un mascisfrat en dehors du territoire qui lui est
attribue pour ressort ne peut avoir aucun caractère légal. » Civ. cass.,
25 mai 1887, S. 87, i, 206.
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS )) . 2l5
les père et mère, par les ascendants, par tous ceux qui y ont
un intérêt né et actuel, et }>ar le ministère public. Supposant
un mariage contracté clandestinement par un moribond, nous
devons prévoir la mort de l'un des époux et nous demander si,
comme nous l'avons dit au cas de bi^^amie ou d'inceste, elle
établit une fin de non-recevoir opposée à l'officier du par-
quet? On peut en douter, vu la différence de rédaction des
articles 190 et 191 du Code civil, le premier seul supposant
l'action intentée du vivant des époux et \u l'intérêt social
qui commande de rendre publique la célébration des mariag-es.
OueI(jues précisions sont nécessaires.
Le Code civil exig-e la publicité au moment de la célébration
et il ne prévoit aucune dispense possible. Cette publicité ré-
sulte de divers éléments dont on laisse au juge le soin d'ap-
précier la portée suivant chaque espèce. Dès que la célébration
a satisfait aux conditions de publicité, peu importe que les
époux aient ou non affirmé leur état par leur manière de
vivre. Tenue secrète, leur union n'en produira pas moins tous
ses effets civils.
Telle n'était pas, je le rappelle, la solution de notre ancien
droit, et on peut se demander, puisqu'il s'ag-it après tout
d'éclairer la société sur la situation exacte de chacun, quel est
après tout le mariage clandestin, ou celui dont personne ne
s'est douté, bien que sa célébration ait été entourée de la
publicité légale, ou celui qui, célébré en cachette, s'était
affirmé par une vie commune connue de tous.
Je ne puis oublier combien me parut poignante la situa-
tion de deux pauvres g-ens qui, il y a deux ans environ, se
présentèrent à la Société de Saint-François-Régis. Depuis
plus de vingt-cinq ans ils vivaient ensemble et ils passaient
aux yeux de tous, et de leurs enfants en particulier, comme lé-
gitimement mariés. La femme se savait atteinte d'un mal qui
devait bientôt l'emporter. Il s'agissait donc de régulariser au
plus tôt la situation. La publicité sans restriction possible
2l6 RECUEIL DE LEGISLATION.
que je signalai aux intéressés comme indispensable les fil
reculer. Heureusement, espagnols tous les deux, ils purent
aller contracter dans leur pays d'origine, sous l'empire d'une
loi moins rigide.
Je rappelle que la publicité regardée comme nécessaire résulte
de la réunion de divers éléments et que le législateur a laissé
au juge le soin de juger si les contraventions constatées sont
suffisantes pour faire prononcer la nullité du mariage. C'est à
propos des mariages in extremis qu'un jurisconsulte distingué^
dont les anciens de l'Académie de législation n'ont pas perdu
le sympathique souvenir, a cherché jusqu'où va ce pouvoir
d'appréciation. Il n'y aura pas nullité, dit M. Ch. Beudant,
(( si on a fait ce (jue les circonstances ont permis, si les irré-
« gularités sont dues non à un calcul de clandestinité, mais
à des exigences démontrées de situation, si, en un mot, il y a
eu bonne foi. La loi doit être humaine, ajoutait-il, elle ne
saurait être considérée comme exigeant l'impossible' ». Plus
sévère et me paraissant se rapprocher mieux des vues du légis-
lateur, M. Houques Fourcade^ dit que le juge doit rechercher
non la bonne foi des parties, mais le fait de la publicité, le
législateur n'ayant pas regardé comme nécessairement clan-
destin un mariage où il y aurait eu omission de telle formalité
déterminée, si, d'autre part, la célébration n'a pas été cachée.
C'est cette liberté d'appréciation, admise par tout le monde en
cas de mariage célébré par un officier incompétent, qui m'a fait
regarder la compétence comme un élément de publicité, alors
qu'en elle-même elle n'est pas susceptible d'appréciations
divergentes. Ce principe accepté, nous nous demanderons
successivement comment devra être traité un mariage in ex-
tremis où ne se rencontreront pas les éléments de publicité
prévus par la loi.
1° On peut supposer un mariage célébré sans que les
1. Cours de droit civil. Etat et capacité des personnes, t. I, no 257.
2. T. II, p. 4o5, no 1845.
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS )) . 21 7
publications aient été faites ou sans qu'on ait attendu le
délai fixé par l'article 64- Une personne à l'article de la
mort, dit M. Beudant', veut se marier... Il y a urgence,
l'officier de l'état civil passe outre, sachant d'ailleurs que les
conditions du mariag-e sont réunies, qu'il n'y a aucun obstacle
légal ; il passe outre sous sa responsabilité et procède au ma-
riag'e sans qu'il y ait eu deux publications, peut-être même
sans qu'il en ait été fait aucune. Ce mariag-e ne sera pas, par
cela seul, annulable pour clandestinité, il pourra être reg-ardé
néanmoins comme public.
2° La publicité au moment de la célébration suppose que
le public n'a pas été écarté et que des témoins assistaient
l'officier civil. Le seul fait que les portes étaient fermées, qu'il
n'y avait que trois témoins ou que, sur les quatre, un était
incapable, n'entacherait pas nécessairement le mariag^e de
clandestinité.
3" La célébration à la maison commune exigée par l'art. 76
est-elle un élément de publicité? Oui, à mon avis, et je dirai
tout à l'heure l'intérêt de cette observation. La célébration au
domicile particulier soit du maire, soit des parties, la célébra-
lion dans une maison d'école peut néanmoins être suffisamment
publique pour empêcher les jug^es d'annuler le mariag^e comme
clandestin.
Ce dernier point offre une importance toute spéciale dans
noire matière.
22. En effet, lors de la discussion au Conseil d'Ltat de l'ar-
ticle 75 du Code civil, on proposa d'accorder au sous-préfet
le droit d'autoriser le maire à célébrer un mariag-e hors de la
maison commune. Cambacérès fît observer que, dans certains
cas, le temps manquerait pour se rendre à la sous-préfecture,
et il demanda qu'on s'en rapportât à l'appréciation de l'offi-
cier de l'état civil. Il proposa, du reste, d'ajoui'uer jusqu'au
I. Loc. C4t., no 257.
2 10 RECUEIL DE LEGISLATION.
moment où l'on examinerait la validité des maria^-es in ex-
Iremis; il ne faut pas, dit-il, les rendre impossibles'.
En fait, la question ne fut plus reprise, mais la pratique
n'a pas liésilé et les officiers de l'état civil se transportent
rég"ulièrement et avec une complaisance [larfaite auprès du lit
des futurs en danger de mort. Conformément à la théorie
exposée ci-dessus, les tribunaux examinent si le mariage ainsi
célébré a été public.
L'omission des publications jointe à la clôture des portes de
l'appartement où avait eu lieu la célébration a été regardée
par la cour d'Agen comme rendant le mariage clandestin^. A
l'inverse, a été déclaré suffisamment public par la cour d'Aix
un mariage célébré dans la maison d'habitation du futur^
publiquement et portes ouvertes, bien que l'on n'eût pas
attendu le troisième jour après la publication "-.
Ces solutions sont l'application pure et simple du droit
commun, et je n'insisterais pas^ s'il ne me semblait intéres-
sant de déterminer la portée d'une série d'actes par lesquels
le Garde des sceaux a cru devoir formellement sanctionner de
son autoiité la pratique du transport à domicile de l'officier
de l'état civil en cas de danger de mort de l'un des futurs.
Je reproduis le texte de ces actes d'après le recueil de
MM. Gillet et Demolj^
Une décision en date du 3 juillet 1811 est ainsi conçue :
« Si l'un des futurs était malade ou infirme au point de ne
pouvoir se transporter dans la maison commune, l'officier de
l'état civil peut, après que la maladie ou l'infirmité a été
constatée par le certificat d'un médecin ou d'un chirurgien, se
transporter dans le domicile du futur et j célébrer le mariage.
1. Fenet, t. VIII, p. 36.
2. Agen, 28 janvier 1807, S., Ti-j, 1, 21. 5.
3. Aix, 18 août 1870, S., 72, 1, 69.
4. Analyse des circulaires, instructions et décisions émanées du nu.
nistère de la justice, 2.^ édit. i85g.
LES 3IARIAGES « IX EXTREMIS ». 210
Dans ce cas, les portes de ce domicile doivent rester ouvertes
et le public doit y être admis'. » Une lettre ministérielle du
2 1 juillet 1818 dispose qu'a à moins d'un danger immédiate-
ment constaté par un officier de santé, le mariage ne peut
être célébré ailleurs que dans la maison commune^ ». D'après
une autre lettre ministérielle, du 28 janvier 1822, « lorsqu'une
des parties est dangereusement malade et hors d'état d'être
transportée dans la maison commune, l'officier de l'état civil
peut se rendre dans le domicile de celle-ci et y célébrer le
mariage sur le certificat d'un officier de santé qui constate la
maladie et le danger qu'aurait le transport, en transcrivant le
certificat dans l'acte de célébration et en l'annexant aux pièces
qui doivent être déposées avec les registres ^ ».
Enfin, une circulaire du i5 octobre i852 rappelle la règle
posée dans l'article 76 du Code civil, et ajoute : « Ce ne peut
être qu'à défaut de maison commune ou lorsque l'un des
époux est dans un état de maladie tel qu'il lui est impossible
de se transporter à la mairie, que l'officier de l'état civil peut
célébrer le mariage, soit au domicile des époux, soit dans
tout autre lieu destiné à cet usage. Et encore, dans ce cas,
l'acte doit-il faire mention que les portes du lieu où le mariage
a été célébré sont restées ouvertes et indiquer, en outre, les
causes qui ont motivé cette dérogation aux prescriptions de
la loi; car, sans ces motifs graves, les registres ne doivent
jamais sortir de l'hôtel de ville ^. »
Il me paraît intéressant de déterminer le caractère et la
portée des acles que je viens de rapporter. Autant que l'ana-
lyse permet de les connaître, ce sont des décisions d'espèce,
des rescripta auraient dit les jurisconsultes romains. Seul, le
dernier acte paraît avoir une portée générale; encore même
1. Gillet, no 708.
2. Gillet, no i235.
3. Gillet, no i524.
4. Gillet, ao 3438.
2 2() RECUEIL DE LEGISLATION.
est-ce plutôt par allusion qu'en propres termes qu'est résolue
la question de savoir si le transport du maire est possible en
cas de dan:^er de mort de l'un des futurs.
Le Garde des sceaux n'a pas eu certainement l'intention de
violer les prescriptions de la loi; il a voulu seulement indiquer
qu'elles ne lui paraissaient pas applicables dans l'espèce. Ne
serait-ce pas une affirmation de cet état de nécessité, exclusif de
toute criminalité, que la théorie propose, que la loi n'a point
sanctionné et qui apparaît ici sans qu'on puisse le rattacher à
l'idée de contrainte'? Célébrer un mariage hors de la maison
commune est, d'après la jurisprudence, un délit punissal)le,
parce qu'il méconnaît une des conditions de publicité^; le
Garde des sceaux intervient, et il déclare, semble-t-il, que
lorsqu'un des futurs est dangereusement malade, l'acte de-
viendra licite. A-t-il le droit d'en agir ainsi? La négative n'est
pas douteuse; l'autorité du chef de l'Etat lui-même est impuis-
sante à suspendre ainsi l'empire de la loi. Les conséqences
sont aisées à déduire. Le mariage célébré hors de la maison
commune, même au cas de danger de mort, fera encourir au
maire les peines prononcées par l'article igS si le tribunal
correctionnel est régulièrement saisi de l'action publique.
L'acquittement, très équitable cependant, ne sera possible que
lorsque aura été sanctionnée la théorie sur l'état de nécessité
exclusif de toute criminalité. En vain le maire produirait-il
les certificats médicaux prescrits par le ministre : celui-ci n'a
pu le proléger contre l'application de la loi. « Les ministres
ne peuvent anéantir ni suspendre l'effet des lois pénales », a
dit en propres termes la Cour de cassation^, en annulant un
arrêt où un individu poursuivi pour détention d'armes mili-
1. Georges Vidal, Cours de Droit criminel et de science pénitentiaire,
26 édit., p. 295; Sermet, De l'état de nécessité; Roux, note, S., 99, 2, i.
2. Cass., 3i mai 1900, S., 1902, i, 587. Note en sens contraire de
M. Roux.
3. Crim. cass. 28 juillet 18 14, S. chr.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) . 22 1
taires avait été acquitté, parce qu'il s'était rig-oureusement
conformé aux exig-ences d'une circulaire du Ministre de la
Guerre insérée au Moniteur.
Mais en fait, je vais l'expliquer, le tribunal correctionnel
sera rarement saisi par le ministère public. Théoriquement,
les particuliers pourraient ag-ir; le plus souvent ils s'abstien-
dront. C'est ici que se montre la portée pratique des décisions
du Garde des sceaux. A mon sens, elles s'expliquent par un
avis du Conseil d'Etat du 3i juillet 1806, en exécufion duquel il
a été admis que le ministère public ne doit pas poursuivre un
officier de l'état civil sans en avoir informé le Garde des
sceaux; celui-ci se réserve le droit d'arrêter les poursuites qui
n'auraient pas pour objet des nég'lig'ences vraiment coupables
par leur g-ravité'.
Cet avis est ainsi conçu : « Le Conseil d'Etat On ne
peut considérer les officiers de l'état civil comme agents du
g'ouvernement, et, dès lors, ils ne peuvent réclamer le bénéfice
de l'article 76 de la Constitution. La marche à suivre dans les
poursuites à exercer contre eux est tracée dans les motifs du
titre 2 du Code civil développés au Corps lég'islatif. Le commis-
saire, y est-il dit, dresse procès-verbal sommaire; il dénonce
les délits et requiert la condamnation aux amendes. Ainsi
l'autorisation de l'autorité supérieure n'est point exig-ée, et ce
principe est d'autant plus nécessaire à maintenir, que c'est
accroître le droit de surveillance que les commissaires du
g-ouvernement ont sur la conduite des officiers de l'état civil;
ceux-ci doivent donc, en cas de contravention, être traduits
devant les tribunaux et sur la simple réquisition du commis-
saire. »
Cet avis du Conseil d'Etat a-t-il été approuvé par Napo-
léon I"? Il est permis d'en douter, car je ne crois pas qu'il
ait été inséré au Bulletin des lois, et un avis postérieur du
I . Sirey, i3, 2, 29G.
2 22 RECUEIL DE LEGISLATION.
3o janvier i838 (Sirey, 38. 2, 277) ne le mentionne pas, bien
qu'il porte sur le même objet. Il a été suivi d'une circulaire,
en date du 10 septembre 1806, par laquelle le Ministre de la
Justice a fait savoir aux mag-istrats des parquets que toutes les
fois qu'ils découvriraient dans les actes de l'état civil des irré-
gularités, des nétiii'lig^ences ou contraventions qui leur paraî-
traient susceptibles d'être dénoncées au tribunal et punies en
conformité des dispositions du Code civil, ils devaient en don-
ner avis au ministre de la justice, qui leur indiquerait ce
qu'ils auraient à faire.
Cette circulaire est observée, dit une note qui se trouve au
Sirey chronolog-ique, sous un arrêt de la chambre criminelle
en date du 9 mars 181 5; elle a été dictée par la crainte que
les officiers de l'état civil, dont les fonctions sont ç^ratuites,
ne fussent exposés à des poursuites trop fréquentes ou trop
rig-oureuses.
La vérité est que, peu après la mise en vigueur du Code
civil et, pour préciser plus exactement, le 3o nivôse an XII, le
Conseil d'Etat eut à examiner la question de savoir si "les
poursuites prévues par l'article 53 du Code pour contraven-
tion aux règles relatives à la tenue des registres de l'état civil
étaient possibles sans l'autorisation prescrite par l'article 76
de la Constitution de l'an VIll. Il fut décidé qu'on ne pouvait
regarder les officiers de l'état civil comme des agents du gou-
vernement, et que, par suite, rien ne devait arrêter l'action
du ministère public. Cet avis fut formellement approuvé à
la date du 4 pluviôse an XII.
Cependant, le Ministère de l'Intérieur cherchait à faire pro-
téger les maires, et, par deux fois, au cours de l'année 1806,
il chercha à faire retenir le Conseil d'Etat sur sa décision. Le
28 juin il se heurta à un refus absolu; on remarquera que
l'avis du 3o nivôse y est qualifié de « Décret ».
« Il n'y a pas lieu de rapporter le décret par lequel les offi-
ciers de l'état civil ont été déclarés passibles de poursuites
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS ». 2 2.3
sans autorisation préalable du Gouvernement. D'abord, ce
décret, résultat de mûres réflexions, n'est lui-même que l'ap-
plication du Code civil en cette partie. En effet, l'article 53 du
Code charge les procureurs impériaux de dénoncer les contra-
ventions commises par les officiers de l'état civil et de requé-
rir contre eux la condamnation aux amendes; et cette dispo-
sition ni les suivantes ne font nulle mention de la formalité
préalable de l'autorisation. A la vérité, elles ne l'excluent pas ;
mais le silence de la loi sur ce point indique assez qu'elle n'a
point vu des agents du gouvernement dans les officiers de
l'état civil. Vainement objecte-t-on que les officiers de l'état
civil sont en même temps officiers municipaux; cette déléga-
tion ne prouve rien, puiqu'elle eut pu être faite à d'autres
personnes et n'eff'ace pas la différence palpable qui existe
entre les fonctions d'un administrateur appelé souvent à déli-
bérer et celles d'un officier de l'état civil, simple rédacteur de
formules. »
Cet avis a dû être également approuvé par le chef du gou-
vernement puisqu'il est qualifié également de « Décret » par
l'avis de i838 cité plus haut.
Une nouvelle tentative ayant été faite en 1806, le Conseil
d'Etat crut devoir adopter un moyen terme : l'action du mi-
nistère public fut déclarée recevable, mais le Ministre de la
Justice fut autorisé à prescrire aux officiers du parquet de lui
faire connaître les poursuites qu'ils se proposaient d'intenter.
De là l'avis du 3i juillet ainsi conçu :
« Le Conseil d'Etat, sur les rapports des Ministres de la
Justice et de l'Intérieur, touchant le mode de poursuivre les
officiers de l'état civil pour les irrégularités par eux commi-
ses. Est d'avis que, malgré les considérations présentées par
le Ministre de l'intérieur, on ne saurait prendre des mesures
contraires au sens de l'article 53 du Code civil, qui charge le
ministère public de dénoncer les contraventions commises par
les officiers de l'état civil et de requérir contre eux la condam-
2 24 RECUEIL DR LEGISLATION.
nation aux amendes, ni revenir sur l'avis émis à ce siijel par
le Conseil d'Etat, et d'après lequel les officiers de l'état civil
ont été déclarés passibles de poursuite en cette partie, sans
l'autorisation du Gouvernement. Que revenir sur cette déci-
sion serait ag-g-raver le mal qui n'est déjà que'^trop grand;
mais que, si l'on craint que certains ministères publics ne se
croient obligés de poursuivre, même pour des irrégularités lé-
gères, et n'amènent ainsi une funeste désorganisation, on
peut remédier à cet inconvénient par une mesure qui, pour
n'être pas solennelle, n'en sera pas moins efficace; — que,
dans ces vues, il convient d'autoriser le grand juge à prescrire
au ministère public de lui faire connaître les poursuites qu'il
se propose de faire et arrêter celles qui n'auraient pas pour
objet des négligences vraiment coupables par leur gravité '. »
La doctrine qui refusait d'appliquer la garantie constitution-
nelle aux officiers de l'état civil, ainsi atténuée, a prévalu défi-
nitivement. Elle a été affirmée notamment dans un arrêt
(S., 38, 2, 277) remarquable surtout, parce que, comme je
l'ai fait observer, les avis précités y sont qualifiés de Décrets :
« Vu la loi du 22 frimaire an VIII; vu les Décrets du 4 P^^i-
viôse an XII ei du 28 juin 1806. Considérant que les faits
articulés contre le sieur Heck se rattachent à ses fonctions
d'officier de l'état civil et ([ue, aux termes des Décrets des
4 pluviôse an XII et 28 juin 1806, les maires, en cette qua-
lité, ne sont pas des agents du gouvernement dans le sens de
l'article 76 de la loi du 22 frimaire an VIII. »
J'ai dit que le Ministre de la Justice, usant des pouvoirs
qui lui avaient été reconnus, enjoignit aux membres du par-
quet de lui faire connaître les poursuites qu'ils se proposaient
d'intenter contre les officiers de l'état civil; je crois donc que
les actes précités, émanant de la chancellerie, ont pour unique
but de déclarer d'avance qu'aucune poursuite ne sera autori-
I. Voir Table Sirey, vo Mise en jugement, n^s 22 et suiv.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) .
225
sée si l'officier civil s'est transporté au domicile des futurs,
parce que l'un d'eux était dangereusement malade et si un
certificat médical est produit pour établir l'état grave du
futur. Joint aux pièces du dossier de mariage, ce certificat
expliquera que ce n'est point pour se soustraire à la publicité
légale que les époux se sont mariés sans se rendre à la mai-
son commune, et ainsi pourra être plus sûrement repoussée
comme mal fondée une action en nullité pour cause de clan-
destinité qui s'appuyerait sur cette circonstance. 11 est bien
clair cependant que cette formalité du certificat médical n'a
rien d'essentiel. Si l'état grave du futur était absolument
notoire, le maire pourrait passer outre; le Garde des Sceaux
n'autoriserait pas certainement une poursuite contre lui, et
pourvu que la célébration eût été publique, le mariage serait
à l'abri de toute action en nullité.
Ainsi comprises, les décisions du Ministre de la Justice
mettent à l'abri le maire qui s'est rendu à l'appel d'un ma-
lade. Elles ne me paraissent donner qu'une satisfaction très
insuffisante aux exigences d'une bonne justice. Je remarque
tout d'abord que le cas où le maire peut célébrer un mariage
au domicile du futur n'est pas nettement défini. Est-il néces-
saire que le futur soit en danger de mort ou suffit-il qu'il soit
dans l'impossibilité de se rendie à la maison commune? Il y
a quelques mois, un mariage allait se célébrer à Toulouse. Le
futur époux fit une chute, sa jambe fut cassée et il dut garder
la chambre pendant plus d'un mois. Je tentai d'obtenir la cé-
lébration à domicile; je ne pus réussir. On m'objecta que
l'état ne présentait aucun danger : un enfant fut privé du bé-
néfice de l'article 3i4 du Code civil. Pouvais-je blâmer l'offi-
cier de l'état civil? Dans le doute, il s'abstenait; il ne voulait
pas s'exposer à des poursuites.
Plus grave encore est la conséquence, admise par tous les
auteurs, et qui consiste à regarder comme purement facultatif
I9 transport du maire au domicile du futur en danger de
15
220 RECUEIL DE LEGISLATION.
inorl. Le Garde des sceaux autorise; il ne prescrit pas. J'ai
à peine besoin de faire remarquer les inconvénients de celle
solution. D'une décision prise, je le suppose, en pleine cons-
cience, le public ne sera-t-il pas porté à faire parfois le casiis
pro ainico dont parlaient nos anciens auteurs? L'officier de
l'état civil doit oublier qu'un jour il a été soumis aux suffrag-es
de ceux qui requièrent son intervention ; il faut le soustraire
à tout soupçon de ressentiment électoral. Je voudrais donc
que, lorscpie l'impossibilité de se rendre à la maison commune
est établie, ce fut pour le maire un devoir véritable, avec les
sanctions de droit, d'aller auprès du malade. Les fiais de
transport seraient, dans tous les cas, à la cbarg-e de la com-
mune, commo j doivent être mis les frais ordinaires de célé-
bration, l'affîchag-e des publications, la rédaction de l'acte de
mariag-e. Toute taxe établie sur les mariages célébrés au do-
micile des intéressés, en cas de danger de mort de l'un d'eux,
devrait être regardée comme illégale.
Un rapprochement, je devrais dire une digression, se pré-
sente à mon esprit ; on pardonnera au professeur de procé-
dure civile de ne pas le laisser de côté. On sait que la juris-
prudence des Cours d'appel valide les surenchères reçues par
le g-reffîer après l'heure légale de fermeture du greffe ^ et ce-
pendant chacun reconnaît que l'on ne peut contraindre le
greffier à prêter son ministère, a Je ne vais au Palais après
six heures du soir, me disait un greffier, que si l'on vient me
chercher en voiture. » Cette formalité surérogatoire fait sou-
rire. N'est-elle pas la condamnation d'une doctrine approuvée
cependant par des auteurs particulièrement autorisés^?
Comme le conservateur des hypothèques, qui ne peut refu-
ser de recevoir un acte tant que le bureau est ouvert, mais
1. Limoges, 7 déc. 1891, S., 1898, 2, i53; Montpellier, 2 janv. 1899,
S., 1899, 2, 82; Paris, 28 mai 1908, S., 1908, 2, 296.
2. Tissier, note sous l'arrêt de Limoges qui cite en ce sens une consulta-
tion de MM. Garsomet et Lyon-Caen.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 227
qui engagerait sa responsabilité s'il acceptait un dépôt après
l'heure lég-ale de la fermeture, le greffier n'a pas le droit de
faire des faveurs', et, à mon avis, ses regislres de déclaration
devraient être arrêtés chaque jour quand sonne l'heure où le
tribunal a prescrit la fermeture du greffe. (Art. 90, D.,
3o mars 1808.)
De même, l'officier de l'état civil se doit tout à tous. Avec
raison, on a blâmé un maire qui, sans aucune nécessité admi-
nistrative et pour le seul plaisir d'être désagréable à un adver-
saire politique, avait choisi pour la célébration d'un mariage
une heure particulièrement incommode. Je voudrais qu'on pût
reg'arder comme manquant à son devoir l'officier civil qui
sans raison, par pur caprice, refuserait de recevoir le consen-
tement d'un moribond, ou encore celui qui exig-erait qu'une
voiture, aux frais des futurs époux, vînt le transporter à leur
domicile.
Je tiens à le répéter , la Société de Saint-Jean-François-
Rég-is de Toulouse n'a jamais trouvé à l'hôtel de ville de
Toulouse que procédés courtois et complaisance parfaite en
faveur de ses clients. Si, dans quelques petites communes, elle
a parfois rencontré des résistances, elles ont très aisément
pris fin.
23. Les parties étant en présence du maire manifestent leur
consentement réciproque et le maire les déclare unis en ma-
riage.
Portails, j'ai eu occasion de le dire, combattit au Conseil
d'Etat les mariag-es in extremis, et prétendit que le plus sou-
vent ces mariages se contractaient sans consentement. Pré-
voyant l'objection tirée de la participation de l'officier public,
« sa présence, dit-il, ne peut rassurer. Il n'est pas là comme
jug"e, il exerce un ministère purement passif, il ne lui appar-
I. En ce sens, trib. de Fougères, 24 janv. 1894, S., 1894, 2, i83; trib.
de Vesoul, 28 mars 1906, S., 1906, 2, 181.
2 28 RECUEIL DE LEGISLATION.
lient pas de refuser la célébralion qu'on le requiert de rece-
voir ' ».
Rien de plus inexact. Portalis se trompait de date. J'ai
montré que, bien différent du curé d'après le droit canonique,
le maire a un r(jle essentiellement actif. Comment accepterait-
il de s'associer à ce qui ne serait après tout qu'une indig-ne
comédie? De même que, pour un fou^, une personne en étal
d'ivresse ou un sourd-muet, le maire a le devoir de refuser
toute participation à la célébralion du mariag^e s'il jug-e que le
fou n'est pas dans un intervalle lucide, que la personne ivre
n'a pas sa raison, que le sourd-muet ne peut manifester sa
volonté, de même, si le futur époux n'a plus ou l'intégrité de
sa volonté ou la force d'exprimer son consentement, le maire
devra s'abstenir.
Ai-je besoin d'ajouter que, se serait-il associé à la cérémonie,
rien n'empêcherait les intéressés de prouver par tous moyens
que l'inlellig-ence n'était pas suffisante pour permettre au mo-
ribond de comprendre l'acte qu'il accomplissait; peu importe-
rait la constatation par le maire d'un état de lucidité parfaite.
Cette énonciation, a dit la Cour de cassation à propos d'un
testament authentique, exprime l'opinion du notaire (nous
dirons. du maire) sur l'état mental que la loi ne l'a pas charg-é
de constater^. Si l'on voulait attaquer les énoncialions de l'acte
relatives à la déclaration des contractants de se prendre pour
époux, et si l'on soutenait que le moribond ne pouvait ex-
primer aucune volonté, on irait à l'enconlre d'une affirmation
précise de l'officier public, la procédure de l'inscription de
faux serait nécessaire.
Si la double déclaration des parties et du maire est indis-
pensable, il n'en est pas de même de la rédaction de l'acte et
de sa signature; la mort de l'une des parties survenue avanl
1. Fenet, t. X, p. 09.
2. Req., 21 févr. 1898, S., 98^ i, 3i2.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) . 2 2q
cette formalité n'enlèverait au mariage aucun de ses effets
civils.
24. J'ai terminé tout ce qui se rapporte à la célébration du
mariage, d'après le droit civil, lorsque l'un des époux est en
danger de mort. Comme on l'a vu, c'est le droit commun dont
il a fallu faire l'application. Aucun texte législatif n'a prévu
spécialement ces mariages; seules, des circulaires ministérielles
ont autorisé le transport de l'officier de l'état civil hors de la
maison commune.
Cet état de droit est-il pour satisfaire? Le doute vient à
l'esprit en constatant que, chez presque tous les peuples
étrangers, on trouve des dispositions particulières dérogeant
aux règles générales lorsque leur application a paru consti-
tuer une gène à ces mariages.
Nous sommes donc à peu près les seuls qui nous montrions
indifférents au sort de futurs époux dont l'un d'eux est en
danger de mort; il faut ajouter que nous sommes venus de
plus loin, et qu'aux intéressés qui se plaindraient nous pour-
rions répondre qu'après tout il vaut mieux vivre sous une
législation qui n'accorde pas de faveur que sous l'empire d'une
loi presque prohibitive, comme les textes de 1689 et de 1697.
Cette façon de raisonner ne suffit pas cependant, et il faut,
sans se contenter de faux-fuyants, examiner le problème légis-
latif des mariages in extremis. Bien des raisons, qui ne sont
pas nouvelles assurément, sont mises en avant pour leur re-
fuser tout avantage, sauf celui que la nécessité a imposé, je
veux dire la célébration à domicile.
Qu'est-ce, dira-t-on, que ce mariage contracté par un homme
qui, pendant toute sa vie, n'a pas osé avouer une liaison à
laquelle il prétend donner le caractère saint du mariage? Il a
rougi de sa compagne et, en mourant, il prétend l'imposer à
sa famille. Egoïste, il n'a voulu connaître de la vie que les
jouissances, et il a rejeté tous les devoirs, toutes les respon-
23o RECUEIL DE LEGISLATION.
sal)ilit('s. Celle qu'il veut appeler sa femme, il l'a tenue, pen-
dant toute sa Aie, dans la plus honteuse des sujétions. Me-
nacée d'abandon, elle avait perdu toute dignité. Les enfants
tremblaient, car eux aussi n'avaient pas d'état civil; un ca-
price pouvait les laisser dans cette catégorie de vulgo qiiœ-
sili.
Mérite-t-il des faveurs celui qui pendant de longues années
a abreuvé les siens de douleur et peut-être de honte, et qui ne
cherche qu'à les dépouiller au profit et sur l'instigation impé-
rieuse de personnes indignes? Il se plaint de n'avoir pas le
temps de contracter l'union qu'il a retardée jusqu'au dernier
moment; lui seul est le coupable, le temps ne lui a pas fait
défaut. Jura vigilantibus subveniiint. Dans l'ancien droit, les
préoccupations de hiérarchie sociale avaient privé des effets
civils les mariages contractés à l'extrémité de la vie. Ce n'est
plus pour protéger les rangs ou la fortune, c'est pour garan-
tir le respect dû aux honnêtes gens qu'il importe de ne point
favoriser ces unions. Aussi bien ne doit-on pas redouter de
rendre plus fréquentes les relations illicites, en leur ouvrant la
perspective d'une régularisation in extremis'^
Je ne crois pas avoir atténué les critiques que les mariages
in extremis peuvent soulever et les raisons pour lesquelles on
devrait, ce semble, sinon les interdire, du moins garder à leur
sujet un silence complet, en les laissant sous l'empire du droit
commun. Je ne pense pas cependant que ces raisons doivent
l'emporter, et, à mon avis, le mariage contracté par une per-
sonne en danger de mort, qui veut réparer ainsi une vie de
désordre, doit être encouragé et favorisé.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire, j'ai vu de près plu-
sieurs cas de mariage in extremis et j'ai pu constater que,
si parfois les reproches que je résumais tout à l'heure sont
fondés, il serait injuste de les généraliser.
Je constate tout d'abord que, chez les moribonds qui, ayant
de la fortune, veulent se marier, les considérations intéres-
LES MARIAGES (( IN EXTREMIS )) . 23 1
sées ne sont pas préponcléranles. Un legs, même universel,
n'est pas annulé par cela seul qu'entre le testateur et le béné-
ficiaire ont existé des relations illicites', et si la capacité de
recevoir reconnue aux enfants naturels est encore réduite,
c'est seulement lorsque le défunt laisse des parents très rap-
prochés et sous réserve des moyens bien connus qui permet-
tent trop souvent d'éluder les dispositions de la loi. C'est donc
un motif d'ordre plus relevé qui inspire ceux qui contractent
mariage au lit de mort. Aux enfants qu'ils ont mis au monde,
ils veulent enlever la tache de bâtardise, pour employer l'ex-
pression de nos anciens auteurs. S'ils n'ont pas d'enfants, ils
souhaitent laisser au survivant d'entre eux une situation plus
honorée^ Ex honora matrinionii dignilatein nm/ierum, di-
sait déjà le jurisconsulte Paul, et, je liens à le dire pour rendre
hommage à la vérité, c'est chez les humbles, chez les petits,
que j'ai eu l'occasion de constater ces nobles préoccupations.
De là, lorsqu'on les a aidés à se réhabiliter à leurs propres
yeux, ces élans de cœur, ces touchants témoignages de recon-
naissance dont le souvenir reste comme la meilleure récom-
pense de démarches parfois multipliées.
Je vois encore un pauvre ouvrier phtisique que la mort devait
emporter dans quelques jours et qui, le mariage célébré, pleu-
rait de joie d'avoir accompli la promesse qu'il avait faite à sa
compagne d'en faire son épouse et de légitimer le pauvre enfant
qui vagissait dans son berceau pendant la cérémonie. Il y a
quelques mois à peine, un modeste marchand de peaux de
lapins venait, affolé, demander avec instance qu'on hâtât la
célébration de son mariage; il voyait sa femme dépérir et il
craignait de ne pouvoir contracter mariage avant sa mort. Et
pourtant, me disait-il en me prenant la main avec force, je
lui avais promis, il y a trente ans, de lui donner mon nom !
Son nom n'a\ait certes rien d'historique. Né de père et mère
I. Amieus, 8 février 1888, S., 88-2-167.
232 RECUEIL DE LEGISLATION.
iiiroiiiiiis, il l'nvail rerii au liasard dn dictionnaire d'un em-
ployé de l'état civil. Marié le 17 mars, satisfait à ne savoir
comment l'exprimer, c'est lui qui deux jours après mourait su-
bitement frappé ; sa compagne lui survivait de quelques heures.
Il faut bien le dire, en effet, ce n'est pas toujours l'égoïsme,
c'est le plus souvent la négligence qu'il faut accuser d'avoir
laissé se prolonger une situation irrégulière. Un obstacle par-
fois insignifiant s'est opposé à la célébration, une vie com-
mune a commencé et on a retardé toujours au lendemain.
Que, comme un coup de foudre, la maladie vienne inspirer
des craintes d'une séparation prochaine, ne doit-on pas venir
en aide à ceux qu'on aurait tort de mettre au rang des grands
coupables? Faut-il, parce qu'un homme a été insouciant, le
priver d'accomplir un acte d'honnête homme?
C'est ainsi, à mon avis, que doit être envisagé le mariage
in extremis, et si ce point de vue était accepté, je n'hésiterais
pas à vous dire que le jouisseur lui-même a droit à faire acte
d'honnête homme. Il veut rentrer dans la voie droite, il veut
relever celle dont il a fait sa complice et donner un état civil
à ses enfants. C'est un droit pour lui. Loin d'en contrarier
l'exercice, on doit le lui rendre plus facile.
25. C'est dire que je voudrais que notre législation se mon-
trât pins humaine. Je laisse de côté ce qui supposerait une
réforme complète de notre législation sur les formalités civi-
les du mariage. Je crois que bien des simplifications pour-
raient y être apportées; mais je comprends qu'à vouloir y
rêver je courrais le risque de n'être pas pratique. Il me paraît
que la réforme la plus urgente serait d'autoriser le mariage
sans publications préalables. Un texte serait-il indispensable
pour réaliser cette réforme? Je me le suis demandé, et peut-
être comprendrez-vous l'insistance que j'ai mise à vous mon-
trer que, par de simples lettres ou décisions, le Garde des
Sceaux avait pu arriver à obtenir la célébration des maria-
ges in extremis au domicile du moribond. Je vous rappelle
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 233
qu'il s'ag-issait de soustraire des officiers civils à l'amende
qui, d'après la jurisprudence, est encourue par une célébra-
tion hors de la maison commune. La célébration sans publi-
cité préalable est punie de la même façon ; le même procédé
ne pourrail-il pas ici encore écarter la poursuite, sauf à pres-
crire une enquête pour établir l'absence de tout empêchement
et, si le temps le permettait, des mesures de publicité telles
qû une insertion dans les journaux ?
S'il semblait impossible de se passer du recours au pouvoir
lég-islatif, ne pourrait-on pas cependant solliciter un tour de
faveur? Il s'agit d'une proposilion bien étrangère aux luttes
des partis, et, d'autre part, quand on l'a bien voulu, on a su
procéder assez vite pour voter l'abrogation de l'article 298 du
Code civil. Les futurs désireux de se marier à l'extrémité de
la vie seraient-ils moins dignes d'intérêt que l'époux divorcé
pour adultère qui veut épouser son complice?
Je voudrais donc que, de même qu'il est autorisé à dispenser
d'une publication, le Procureur de la République pût, en cas
de danger de mort de l'un des futurs, autoriser la célébration
sans publication ou sans être obligé d'attendre le troisième
jour. L'Allemagne, l'Autriche, la Suisse ont des dispositions
formelles en ce sens.
Le législateur italien admet la possibilité de la dispense de
toute publication. En cas de mariage in extremis, il autorise
le maire à procéder tout de suite et sans besoin de solliciter
de dispense, à la seule condition que cinq témoins attestent
sous la foi du serment qu'il n'existe aucun empêchement au
mariage. L'état grave du futur époux est constaté par un
certificat médical, par les témoins ou par l'officier civil lui-
même '.
On parle volontiers de la nécessité de « sérier » les réfor-
mes ; je propose donc d'abord celle qu'il me paraîtrait le plus
1. Enciclonedia giuridica italiana, vol. X, vo Malriinonio,
234 RECUEIL DE LEGISLATION.
urgent d'adopter, parce que je crois qu'elle lèverait l'obstacle
le plus fréquent, et j'ajoute le plus pénible à la célébration des
mariages in extremis. Ce ne serait pas toutefois le seul chan-
gement que je souhaiterais voir apporter aux textes du Code
civil, en prévoyant toujours le mariage d'un malade en dan-
ger de mort.
Aux circulaires inspirées par la meilleure volonté, mais
qu'il n'est pas toujours aisé de consulter afin de pouvoir s'en
prévaloir, je voudrais substituer un texte formel prescrivant
la célébration à domicile lorsqu'il serait constaté que l'un des
futurs ne peut sans danger se rendre à la mairie. Sur ce
point encore, nous avons été devancés par les peuples étran-
gers. Plusieurs, notamment les Pays-Bas et le Portugal, dési-
reux d'assurer la pleine liberté des futurs et la publicité plus
complète du mariage, exigent deux témoins supplémentaires,
soit six au lieu de quatre. La formule que j'ai l'honneur de
proposer ne serait pas d'ailleurs spéciale au danger de mort
et pourrait être utile à la victime d'un accident. Autant je suis
peu disposé à satisfaire le caprice de celui qui semble se
mettre au-dessus des formalités ordinaires, autant me paraît
digne de considération celui qu'un obstacle insurmontable
empêche de se rendre à la maison commune.
Ces modifications de forme ne sont pas pour soulever de
sérieuses objections. Ce sont les seules, poiirrait-on croire,
dont il y ait à s'occuper. Concevrait-on des conditions de fond
différentes suivant l'état de santé des intéressés?
On pourrait cependant, en cas de danger de mort, admettre
quelques simplifications, sauf précautions à prendre pour évi-
ter les abus.
Je voudrais, par exemple, que les dispenses de parenté ou
d'alliance pussent être obtenues de façon plus rapide. En fait,
il est certain que la chancellerie a déterminé assez minutieu-
sement les cas dans lesquels les dispenses sont accordées ou
refusées, et l'on sait en particulier qu'à l'heure actuelle les
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 235
demandes sont le plus souvent accueillies avec faveur. Pour-
quoi ne pas décentraliser, surtout lorsqu'un retard peut
rendre impossible la célébration du mariage? Le Procureur
de la République pourrait, comme en matière de publications,
recevoir à cet égard délégation du pouvoir central, et je crois
bien qu'il n'en résulterait aucun inconvénient.
A l'appui de ma proposition, je citerai deux dispositions
toutes récentes du droit canon. On sait qu'en principe le Pape
seul a le droit de soustraire une personne déterminée à l'ap-
plication d'une loi ecclésiastique, sans que celle-ci perde sa
force et sa vertu générales. Des délégations sont parfois accor-
dées, par exemple, lorsque la parenté n'est pas trop rappro-
chée. Une innovation importante vient d'être réalisée. Un
décret du Saint-Office, en date du 20 février 1888, a reconnu
aux Ordinaires, c'est-à-dire aux évèques diocésains et autres
administrateurs, le pouvoir de dispenser, dans le très grave
péril de mort, les personnes vivant en concubinage de pres-
que tous les empêchements dirimants de droit ecclésiastique
afin de pouvoir les marier devant l'Eglise. Un nouveau décret
du i'^'" mars 1889' a permis aux Ordinaires de déléguer ce
pouvoir aux curés, mais seulement pour les seuls cas de dan-
ger de mort imminent où l'on n'a pas le temps de recourir à
l'Ordinaire. Un décret du 8 juillet 1908 a levé des doutes qui
avaient été soulevés et a établi quelques distinctions à propos
de la légitimation des enfants.
Je rappelle qu'à propos des vices du consentement, j'ai ex-
primé le désir que, si l'un des époux était mort après avoir
contracté et sans avoir ratifié le mariage entaché d'erreur ou
contracté sous l'empire de la violence, les héritiers pussent
intenter l'action en nullité.
Ne serait-il pas possible également, en cas d'éloignement des
I. Revne théoloffiqae française. Paris, Vie et Amat, t. III, pp. 665, 668;
l. V, p. 262;, t. VIII, p. yoS,
2.36 RECUEIL DE LEGISLATION.
ascendants, de simplifier les procédés pour établir leur consen-
tement à mariag-e?
En Italie, le consentement dti conseil de famille est, s'il y
a dang-er de mort, remplacé par le consentement du tuteur.
Les moyens rapides de communication pourraient être em-
ployés avec garantie de l'identité des parties.
Vous n'avez pas oublié que, sans grandes précautions, deux
cours d'appel ont admis le serment d'installation de magis-
trats par télégraphe. Je n'ai pas à les approuver ; mais il me
semble que si, dans un télégramme officiel, un maire attestait
avoir reçu le consentemenf d'un ascendant, on pourrait sans
inconvénient passer outre à la célébration.
Enfin, et si dans le projet de revision du Code civil on se
décidait à consacrer un ensemble de dispositions aux maria-
ges in extremis, je crois qu'on pourrait emprunter au Code
civil espagnol une institution assez originale et qui me sem-
blerait avoir le double avantage de donner satisfaction à la
volonté des époux et d'éviter les dangers d'une célébration
précipitée. Aux termes des articles 98, 94 et 96 du Code civil
espagnol, le juge municipal peut, en cas de mort imminente^
recevoir un consentement à mariage de la part de toute per-
sonne domiciliée ou non dans la ville où elle se trouve. Ce
mariage est réputé conditionnel tant que la liberté des con-
tractants n'est pas établie.
Je cherche, sans les trouver, quels inconvénients aurait ce
svstème, dont on ne peut nier les avantages. Deux futurs
époux, en pleine liberté, expriment leur volonté de se prendre
pour mari et femme ; le maire constate leurs accords et dé-
clare que, s'il n'y a aucun obstacle légal, les comparants
seront unisj par les liens du mariage. Cependant, les publica-
cations se font, on dresse acte du consentement des ascen-
dants. Si une opposition se produit,, le tribunal en examine le
bien-fondé, sinon, après l'expiration du délai des publications,
un jugement constate la célébration du mariage. Inutile
LES MARIAGES « IN EXTREMIS )) . 287
d'ajouter que ce jug-ement ne met pas plus d'obstacle aux ac-
tions en nullité que la célébration ordinaire.
■Dès qu'il y a eu échange de consentements, la mort de l'un
des époux serait sans conséquence sur le mariage.
En d'autres termes, on appliquerait les dispositions du
Code civil sur l'adoption, sous cette réserve que le tribunal
pourrait être saisi même après la mort de l'un des époux,
tandis que l'article 36o du Gode civil permet seulement de
continuer l'instance en homologation. Pour écarter tout soup-
çon, l'action pourrait être dirigée par le Procureur de la Répu-
blique, comme dans le cas prévu par l'article 200 du Code civil.
26. En terminant cette trop longue étude, je voudrais for-
muler une idée qui me paraît la dominer tout entière et justi-
fier les solutions que j'ai eu l'honneur de proposer. Si j'ai
cherché à rendre plus faciles les mariages in extremis, c'est
qu'à mon avis l'homme a droit au mariage. Certes, l'idée
n'est pas nouvelle. Elle inspirait aux canonistes leurs résis-
tances aux volontés du roi de France qui demandait l'annula-
tion des mariages contractés par les enfants sans le consente-
ment de leurs ascendants. Le droit au mariage était reconnu
aux étrangers par les commentateurs du Code civil qui se
montraient les plus rigoureux à leur égard; le même senti-
ment inspirait ceux qui effaçaient de nos lois la mort civile.
Le droit au mariage s'est imposé à Napoléon lui-même qui,
dans l'organisation de l'Université, avait rêvé d'imposer à ses
membres le célibat. C'est ce droit qui a prévalu longtemps sur
les règlements de notre école française à Rome et qui naguère
a fait abolir les obstacles d'ordre purement économique qui
s'opposaient au mariage des officiers.
Si ce droit existe, il ne doit connaître d'autres restrictions
que celles qu'exige le bon ordre de la société. Nul n'a criti-
qué, par exemple, les empêchements résultant de la parenté
ou de l'alliance, ou les formalités destinées à rendre public le
238 RECUEIL DE LEGISLATION.
nouvel état civil des époux. Le droit au mariai^e a parfois im-
posé des dispenses; pourquoi ne pas les étendre?
Le droit au niariag'e dérive de l'essence même de l'homme.
Son intellig-ence a droit à la vérité, sa volonté peut réclamer
le plein exercice de sa liberté; son être tout entier proteste-
lerait si, pour lui, la transmission de la vie ne différait en
rien de celle que connaissent les êtres dépourvus de raison. Si
l'instinct suffit à ceux-ci, l'homme ne saurait s'en contenter.
Il peut donc exig-er de la Société qu'elle lui facilite les moyens
de satisfaire ses aspirations élevées.
Celle-ci remplira sa mission d'une double manière. D'un
côté, elle écartera les obstacles injustifiés; j'ai cherché comme
elle le pouvait faire. D'autre part, elle maintiendra au niariag'e
l'honneur qui lui est du. L'union libre serait, dit-on, plus
conforme à la nature'; mais écoutons là-dessus un critique
autorisé. « En tout et partout, dit M. Brunetière, dans la mo-
rale, dans la science comme dans l'art, on a prétendu rame-
ner l'homme à la nature, l'y mêler ou l'y confondre sans faire
attention qu'en art, comme en science, comme en morale, il
n'est homme qu'autant qu'il se disting-ue, qu'il se sépare, qu'il
s'excepte de la nature. En voulez-vous la preuve ? Il est na-
turel que la loi du plus fort et du plus habile règ-ne souve-
rainement dans le monde animal; mais précisément ce n'est
pas humain... Il serait temps de comprendre que retourner à
la nature ce serait retourner à l'animalité. En voyez-vous la
nécessité?... Mais heureusement que tout en nous s'y oppose
et nous l'interdit. Vivre dans le présent comme s'il n'existait
pas, c'est-à-dire comme s'il n'était que la continuation du passé
et la préparation de l'avenir, voilà ce qui est humain, et il n'y
a rien de moins naturel. Par la justice et la pitié compenser
ce que la nature, imparfaitement vaincue, laisse encore sub-
I. Voir Mariage et Union libre, par Georg'es Fonsegrive, in-12. Pion,
1904.
LES MARIAGES « IN EXTREMIS ». 289
sister d'inégalité pai'iiii les hommes, voilà ce qui est liiimain,
et il n'y a rien de moins naturel. Bien loin de les relâcher,
resserrer au contraire les liens du mariage et de la famille
sans lesquels il n'est pas plus possible à la société de vivre
qu'à la vie même de s'organiser sans la cellule, voilà ce qui
est humain et il n'y a rien de moins naturel... »
Ainsi compris, le droit au mariage doit, ce semble, s'affir-
mer aujourd'hui de la façon la plus haute. Aux pratiques
amollissantes, aux théories dégradantes, il faudra opposer
l'exemple des peuples forts. Parmi les traits saisissants tra-
cés par « le plus grand peintre de l'antiquité » pour faire
connaître les peuples qui devaient avoir si aisément raison de
Rome corrompue, je trouve ces simples mots : Severa illic
niatrimonia nec ullani parleni nioruni niagis laudaveris.
Joseph Bressolles,
Professeur à la Faculté de droit de l'Université de Toulouse,
Membre de l'Académie de lécrislation.
L'ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS
AUX TREIZIÈME ET QUATORZIÈME SIÈCLES
NOTION GÉNÉRALE DE L'INSTITUTION ET DE SES DEUX MODES :
ARBITRIUM ET ARBITRATUS
L'état de société fait naître entre les hommes des rapports
très variés qui donnent lieu à de nombreux différends. Lors-
que des individus ont ainsi entre eux quelque difficulté, ils
recourent normalement pour y mettre fin à une justice lég'ale-
ment organisée sous la sauvegarde de l'Etat. Mais à côté de
celle-ci, il en est une autre d'orig-ine privée et contractuelle
que l'on nomme l'arbitrage et que l'on peut substituer à la
première. Les plaideurs usent alors d'une convention nommée
compromis par laquelle ils confient à un ou plusieurs particu-
liers choisis par eux et appelés arbitres le soin de décider la
question qui les divise; ils s'engagent de plus, sous une cer-
taine sanction, à respecter la sentence future. La justice qui
suit ce compromis' est plus amiable, plus simple, plus rapide,
entraîne moins de frais que l'autre et n'est pas soumise à une
publicité toujours regrettable pour les plaideurs; outre qu'elle
I . Le terme d'arbitrage qui la désigne est souvent pris dans d'autres
acceptions plus ou moins larg-es : il peut désigner l'ensemble des diverses
phases de l'institution depuis le compromis juscju'à la sentence, la procé-
dure ou seulement la décision prise par les parties.
L ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS. 24 I
permet acix parties le choix de leurs jug-es, elle évite aussi des
hésitations sur la compétence des juives officiels.
L'institution est des plus anciennes et se rencontre à toutes
les époques de la civilisation. On la trouve aux débuts des
sociétés où elle apparaît déjà comme un progrès sur cette jus-
tice sauvage tju'était la vengeance privée; c'est d'après ses
formes primitives que les Etats naissants modèlent d'abord
leur oi'g'anisation judiciaire' ; enfin, lorsque celle-ci est défini-
tivement conslituée, l'arbitrage subsiste encore et les indivi-
dus ont libre faculté d'y recourir.
Les légendes de la mytholog-ie, les poèmes homériques et
les auteurs de l'antiquité nous en offrent ainsi de nombreux
exemples, et ce que nous rapporte la vieille législation de
l'Inde, nous le retrouvons à l'origine de Rome. Le christia-
nisme qui vient développe le rôle des arbitres, et les recueils
de Justinien contiendront plus tard des titres sur la matière'.
Les Germains connurent également l'institution, et loin de dis-
paraître ensuite, elle subsista daus toute l'ancienne France;
mais elle fut à peine réglementée législativement^ jusqu'aux
années où les hommes de la Révolution, tout à l'idée du
contrat social, tentèrent assez en vain de la rendre oblig^atoire
le plus possible; ils l'estimaient préférable à la justice offi-
1. L'un des exemples les plus frappants se trouve dans le droit romain.
I^es legis actiones rappellent beaucoup la façon dont s'organisait l'arbitrage
primitif; et l'on peut dire, d'une manière générale, que toute la procédure
romaine ordinaire est une procédure arbitrale à caractère contractuel ; la
lifis contestatio peut être considérée comme un compromis, les parties
prenant les assistants à témoin et s'engageant à respecter la sentence ulté-
rieure. Cf. Ihering, Esprit du droit romain, traduction Meulenaere, t. I,
p. i68. — CoLLiNET, Nature originelle de la litis contestatio, Nouvelle
revue historique de droit, 1902.
2. Digeste, livre IV, titre viii. Code, livre II, titre lvi. lYorelle 82, chapi-
tre II.
3. Ordonnance de juin i5io, art. S/J. Ordonnance de novembre i535,
chapitre xvi, art. 3o. — Edit du 0 août i56o. — Ordonnance de Moulins,
février i566, art. 83.
16
242 RECUEIL DE LEGISLATION.
cielle et la favorisaient comme telle'. Aujourd'hui encore^,
c'est uu précieux instrument de paix auquel recourent parfois
les parties eu disj)ule sur (juelque droit.
Mais l'une des époques où l'arbitrage fut le {)lus usité est
assurément celle des treizième et quatorzième siècles, et il suf-
fit d'ouvrir le moindre cartulaire ou recueil de documents, de
f[uelque contrée qu'il soit, pour en trouver des exemples
nombreux^; aussi nous a-t-il paru intéressant de lui consacrer
quelques pages. Nous rechercherons tout d'ibord quelles
furent les principales causes de son développement à cette
[>ériode, en quelles matières il était plus généralement appli-
qué et quelle place lui était faite dans les coutumiers et trai-
tés de droit; nous essaierons ensuite de dégager des actes et
de la doctrine ainsi connus la notion de l'arbitrage^, en préci-
sant la distinction entre ses deux modes, Vnrbitriiim et Varbi-
tratas. Nous donnerons en appendice un modèle de compro-
mis; il permettra une vue d'ensemble sur nos discussions, et
s'il ne contient pas toutes les clauses possibles, il montrera
au moins réunies celles qui intéressent notre élude.
1. Décret des 16-24 août 1790, t. I, art. i, et t. X, art. 12 et i3. — Dé-
cret du 10 juin 1793, art. i et suiv. — Décret du 11 vendémiaire au II,
art. I et suiv. — Décret du 10 frimaire an II, art. 24 et suiv., etc.
2. Code de procédure civile, livre III, titre unique. Il n'y a plus aujour-
d'hui d'arbitrage obligatoire; les cas maintenus par le Code de commerce
ont été supprimés par la loi des 17-23 juillet i856.
3. Teulet, Layettes du trésor des chartes. — Olim, édition Beugnot. —
Bibliothèque de l'Ecole des chartes. — Cartulaire de l'abbaye Saint- Vic-
tor de Marseille. — Dom Devic et Dom N'aissete, Histoire de Languedoc,
édit. Privât, preuves. — J. Bolrdette, Annales des sept vcdlées du La-
beda (dans les Pyrénées). — Cartulaire de l'abbaye de Beaulieu en
Limousin. — Rivière, Histoire des institutions de l'Auvergne. — Guigue,
(Cartulaire Lyonnais. — Recueil de chartes de l'abbaye de Cluny,
tome VI. — Varin, Archives législatives et administratives de la ville
de Reims. — Giry, Histoire de Saint-Omer, pièces justificatives. — A. Van
LoKEREN, Chartes et documents de l'abbaye de Saint-Pierre à Gand. —
E. Feys et A. Nelys, Cartulaire de Saint-Martin à Ypres, etc..
l'arbitrage dans le droit français. a/jS
I. — Histoire externe de l'arbitrage aux treizième
ET quatorzième SIÈCLES.
Il nous faut tout d'abord remarquer que nous sommes à
dos temps de l'histoire où le droit romain acquiert une grande
influence. Les études méthodiques des Universités assuraient
de plus en plus la connaissance des écrits de Justinien, et
après cette époque qu'on a appelée la Renaissance juridique,
ils furent répandus et appliqués au point de devenir souvent
l'unique source du droit; tout au moins avaient-ils une auto-
rité doctrinale considérable. L'arbitrag-e qui, pour des causes
diverses, acquérait un certain développement, trouva en eux
une rég^lementation soigneuse; on l'adopta comme les bonnes
choses que l'on découvre toutes faites, et une fois répandue,
sa fixité et sa certitude autant que les avantages toujours
appréciés de l'institution ne purent qu'encourager à la mettre
en pratique.
L'Eglise ajoutait son autorité à l'influence précédente. De
tous temps elle avait eu pour l'arbitrage de grandes faveurs :
ce mode de terminer les procès, qui dans les premiers siècles
d'une religion nouvelle évitait aux non-païens des relations
dangereuses avec les magistrats officiels, convenait aux
mœurs douces et à l'esprit pacifique du christianisme. Saint
Paul, dans ses Epîtres, donnait le conseil de s'accommoder et
de ne point paraître devant les tribunaux; les Canons de
divers conciles avaient recommandé le recours aux juges pri-
vés', et c'était une vieille coutume de prendre les évêques pour
arbitres.
Ces idées ne pouvaient porter que des effets bienfaisants au
I . Concile de Chalcédoine, cinquième siècle (Durand de Maillane, Ins/i-
tiites de droit canonique, t. VI, livre III, titre iv).
244 RECUEIL UE LÉGISLATION.
Moyen-à^e lorsque l'Eglise vint à (eiiir une grande place dans
la société et étendit son action. Les papes donnèrent leurs
avis et firent des lois sur notre matière ; leurs décisions codi-
fiées au treizième siècle', imitations de la sage réglementa-
tion romaine ou dispositions nouvelles, furent enseignées dans
les Universités au même titre que le droit de Justinien.
En même temps, l'Eglise joignait ses exemples aux conseils
qu'elle répandait. A notre époque, outre que les papes étaient
parfois choisis comme médiateurs, des mandats d'arbitrage
portaient de la cour pontificale' et les clercs recouraient fré-
quemment au compromis, en choisissant pour arbitres des
gens de leur classe. L'esprit de justice et la science de ces
derniers décidaient, d'autre part, les laïques eux-mêmes à
réclamer leurs bons offices. Il y avait déjà une tendance dans
les populations à s'adresser, en raison de leurs garanties, aujf
juridictions ecclésiastiques; les compromis apportaient indirec-
tement à l'Eglise certains des procès qui échappaient à sa jus-
tice régulière. C'était encore un motif qui devait développer
la pratique de l'arbitrage.
N'y avait-il à celle-ci aucun obstacle? Il semble que dans les
classes sociales inférieures aux seig-neurs, l'arbitrage n'eût pas
dû trouver d'application. Ces derniers voyaient, en effet, les
plaideurs exclus de leur juridiction par le compromis; or, on
connaît quels importants bénéfices ils tiraient des procès.
En fait, leur intérêt à ne pas laisser échapper ces profits ne
s'exerça qu'à l'encontre des serfs auxquels il fut toujours
défendu de recourir à l'arbitrage. Quant aux roturiers, ils uti-
lisaient l'institution, et s'il faut chercher un but à cette prati-
que, ne peut-on pas y voir précisément une forme d'insurrec-
1. Décrétales, livre I, titrf xliii ; Se.rte, livre I, titre xxii.
2. Cf. Mémoires de la Société des Anliqtidires de Picardie, tome IX,
Histoire de l'abbaye et de la ville de Saint-Riqaier, t. I. p, 498. — J. Boua-
DETTE. Notice du Nébouzan (Toulouse, 1908), p. 78 :1e Pape Jean XXII fit
signer un compromis entre les comtes de Foix et d'Armagnac.
I
l'arbitrage dans le droit français. 245
tion contre rexploitation féodale'? A celle époque, on commen-
çait à en senlir loules les rudesses, el de même qu'on lendait
par des transactions el des chartes, dont on obtenait la conces-
sion, à préciser les rapports avec les seit^-neurs, on trouvait
dans l'arbitrag-e un moyen non moins pacifique de lutter con-
tre les justices seig"neuriales. Celles-ci étaient, en effet, des
plus attaquées, et, en les évitant, on prolestait contre cette idée
que les seigneurs ne considéraient la justice que comme une
source de profits : terminer les différends, c'était là pour eux
son moindre rôle et ils avaient tout intérêt au contraire à les
voir multipliés. On allait donc à l'arbitrag-e comme à un mode
plus honnête de mettre fin aux procès. Les seigneurs ne le
favorisaient pas, mais ils n'étaient pas non plus assez fortfe
pour le défendre, et ce qui aurait dû être un obstacle devenait
ainsi un stimulant.
A l'observation de ces idées de principe il faut ajouter cette
remarque qu'aux treizième el quatorzième siècles,, les juridic-
tions sont des plus nombreuses et que la justice est partagée
entre une foule de prétentions rivales. Le choix de l'arbitrage
mettait fin aux hésitations que l'on éprouvait sur le point de
savoir à qui s'adresser; le mobile qui portait ainsi vers lui a
existé, il est vrai, à toutes les époques, mais il est d'une
grande importance à celle qui nous occupe.
Le recours au compromis avait enfin l'avantage de remédier
parfois à une absence de juridiction. Cette dernière n'existait
souvent pas entre les puissances rivales et voisines en lutte
I. C'est là une analogie avec ce qui s'est passé à l'époque des premiers
Capétiens où les seigneurs, surtout dans la crainte d'augmenter le pouvoir
royal à leurs dépens, préféraient soumettre leurs différends à des arbitres
plutôt que de s'adresser à la Cour du Roi (Luchairk, Histoire des Institu-
tions monarchiques de la France sous les premiers Capétiens, t. II, p. 292
— Glasson, Histoire du droitef des institutions de la France, t. VI, p. 442).
Des causes analogues ont produit les mêmes effets : les hauts personnages
de la féodalité avaient dans l'arbitrag-e un moyen de protection; contre les
justices seigneuriales, l'institution fut un procédé de défense.
246 RECUEIL DK L|':G1SL\TI0N.
aux Ireiziôine et quatorzième siècles pour la supériorité dans
une ré^^ion ou une localité. Des discordes qui auraient pu
durer bien longtemps et amener la g-uerre si elles ne l'entre-
tenaient déjà se terminaient de cette façon par des décisions
de jug-es privés qui portaient parfois le nom significatif de
paix.
Les affaires soumises ainsi à l'arbitrag^e par une pratique
dont nous venons de rechercher quelques-uns des motifs
étaient des plus diverses. Outre, en effet, que l'arbitrage
était en principe permis à toutes personnes, il était également
aVitorisé en toutes matières et impossible seulement dans des
cas exceptionnels'. Mais les actes que nous possédons sont
surtout relatifs à des questions de droit public.
Seigneurs et vassaux résolurent souvent par ce moyen les
difficultés qui les divisaient. En i3i3, dans les Pyrénées, une
sentence arbitrale fixa les redevances dues au seig-neur de
Caslelloubon par les habitants de l'Extrême. La même année,
une décision analogue fut rendue entre le seigneur de Beau-
cens et quelques habitants de Glieust et d'Ousté'.
Les chartes de coutumes elles-mêmes, petits codes locaux
d'une portée plus étendue que les documents précédents,
furent parfois obtenues à la suite de compromis et confiés à
la rédaction d'arbitres. On mettait fin de cette façon aux
incertitudes sur les droits et les obligations réciproques des
seigneurs et des populations et l'on fixait leur condition res-
peclive. Ainsi, les statuts municipaux de la ville d'Apt de
1202^, les coutumes de Castelnau-d'Arbieu, vicomte de Fezen-
I. Causes matrimoniales, criminelles, libérales (cl plus geuéralemeat
questions d'état), restitutions en entier, par exemple.
•2. G. Bai.encie, Livre vert de Bénac. {Bu/le/ in de la Société académi-
que des Hantes-Pyrénées, ]\nn 1902, pp. 121 et i34.)
3. GiuALD. Histoire du droit français au Moijen-àge, tome II. p. 128.
l'arbitrage dans le droit français. 2^7
sag-uet (Gers) en i3i3'. En 1280, une sentence arbitrale ren-
due entre Béatrix et Agate de Médullion, seigneuresses de
Saint-Sulpice (Tarn), d'une part, les consuls et les habitants
de l'autre, modifia on compléta les premières coutumes con-
cédées à la localité en 1247 par Sicard Alaman'.
D'autres fois, c'étaient les seig-neurs eux-mêmes qui, en
diverg-ence entre eux^ faisaient appel à des médiateurs pour les
mettre d'accord. En i3i6, des différends entre l'évêque et le
comte de Rodez furent soumis à un arbitrag-e et terminés
ainsi par l'établissement d'un paréage". Le juge de l'affaire
était l'évêque voisin de Mende. — Les liants seigneurs s'adres-
saient parfois au roi de France. En 1284, les comtes de Tou-
louse avaient confié leurs différends à l'arbitrage de saint
Louis et de la reine Blanche^. Le même monarque, dans une
sentence fameuse de l'année 1246, fixa, de concert avec Eude,
lég-at apostolique, les droits respectifs des prétendants aux
comtés de Flandre et de Hainaut. Marg-ueiite, comtesse de
Flandre, mariée à Bouchard d'Avesnes, puis à Guillaume de
Dampierre, avait eu des enfants des deux unions; mais ayant fait
annuler le premier mariag'e, elle avait tout laissé aux enfants
du second lit. Les D'Avesnes réclamèrent, du vivant même de
leur mère, et saint Louis déclara qu'ils étaient bien lég-itimes;
mais bien qu'ils soient les aînés, il ne leur donna cependant
(pie la moindre part, le Hainaut \
Les droits de justice, qui étaient une source de conflits.
I. Bladé, Contuines municipales du Gers, p. i^i.
•2. Revue du Tarn, tome V (i885). Cartulaire de Sainl-Sulpice, p. 8,
no VII.
3. BoNAi.. Comté et comtes de Rode: (pul)lic par la Société des leUres,
sciences et arts de l'Aveyron ; Rodez, i885), livre III, chap.3.
4. DoM Devic et DoM Vaissete. Histoire de Languedoc, cdit. Privât,
tome VIII, col. 971-72.
.5. Ch. DuviviER, La querelle des D'Avesnes et des Dampierre jusqu'à la
mort de Jean d'Avesnes (1267); Bruxelles, 1894, 2 vol. — Tevlet, La i/ef-
tes du Trésor des chartes, tome II, p. 090 et suiv.
248 RECUEIL DE LEGISLATION.
furent souv(M)( do même réglés amiablement. Imi 1270, la jus-
tice de Sainl-Ramberl, en Buçev, donna lieu à un arbitrag-e
entre le comte de Savoie et l'abbé de Saint-Rambert'.
En 1276, la sentence d'un chanoine de Lodève, rendue à la
demande de l'archevêque et du vicomte de Narbonne, régla le
partage de la juridiction sur les juifs habitant le bourg et la
cité de Narbonne". C'étaient là de graves questions qui mon-
trent jusqu'à quel point l'arbitrage était répandu et tout ce
que pouvait la volonté des parties.
Notons également les conflits au sujet de la perception de
dîmes ou de droits divers. Ainsi, le 29 juin 1296 fut rendue
une sentence arbitrale entre l'évêque et le chapitre de Tarbes,
d'une part, Guillaume d'Abadie et Condor, sa femme, d'autre
part, relativement à la dîme de Trebous-''. Le i^"" décem-
bre 1298, les droits de tonlieu sur le vin du Rhin vendu à
Bruges furent soumis à la décision du connétable de France'^.
Nous pouvons citer aussi comme résolus par l'arbitrage de
nombreux conflits entre évêque ou ville et chapitre^, comte
ou prieur et doyen "^j abbayes voisines, consuls et seigneurs ou
abbés ''.
1. GuiGUE, Carliilaire lyonnais, t. II, p. 35o, no 718.
2. Bibiiothèqae de l'Ecole des chartes, tome LX, p. 43G.
3. Archives des Hautes-Pyrénées, G. 234, original, communiqué par
M. G. Balencie.
4. Warnkœnig-Gheldolf, Histoire de la Flandre et de ses institutions
civiles et politiques jusqu'à l'année i3o5, traduction française, t. V, His-
toire de Bruges, p. 3o2.
5. Vahin, Archives administratives de la ville de Reims, t. I, 2e partie,
p. 93(1 : Arbitriam inler archiepiscopn/n Remenseni et ej'us capitulant a
Simone T. S. Cecilie cardinali prolatum; 2G février 1278. Acte célèbre
dans l'histoire de Reims, sous le nom de Simonine. — Teui.et, Layettes
du Trésor des chartes, t. IV, p. 4o8 : Accord entre les chapitres de Saint-
Jean et de Saint-Just de Lyon pour l'établissement d'un arbitrage, 22 jan-
vier 1269.
6. Teulet, Laijelles, t. II, p. i45 : Arbitrage entre Hugon et le doyen de
Meaux, année 1228.
7. RiviÈKE, Histoire des institutions de l'Auvergne, t. II, p. 296 : Sen-
l'arbitrage dans le droit français. 2/j9
Nous trouvons ég'alement l'arbitrage dans les questions
domaniales. On soumettait à des juges privés des délimita-
tions, la fixation de droits d'usag-e, de droits sur des marais,
en un mot les contestations diverses relatives aux terres. En
Hainaut, l'institution fut usitée relativement aux difficultés
que faisait naître la tenure des masairs sur les forêts'. Si du
Nord nous passons au Midi, nous la voyons très pratiquée
par les populations pyrénéennes. Les bois et pàturag'es de
leurs moutag-nes, aux limites indécises, étaient fréquemment
des causes de querelles entre les vallées^ qui possédaient sur
eux des droits d'usag-e, et une fois l'inimitié déclarée, tout
devenait prétexte à rixes, violences et g-uerres continuelles
entre voisins. En 1819, un compromis intervint entre les ha-
bitants du Bic clet P/â de Barèg'es et ceux des autres Bios
pour fixer les limites de leurs dépaissances'. En 1890, une
sentence arbitrale rendue entre la communauté d'Arras et les
habitants de l'Extrême de Sales régla leurs usages communs
au quartier de la Beda, du val de Bei'g-ons-.
Parfois, il est vrai, ces disputes se terminaient par de véri-
tables traités de paix, sans intervention de médiateur; mais
ces lies, concordes ou passeries qui assuraient la sécurité des
personnes ou des biens, réparaient les dommag"es causés et
g-arantissaient la liberté d'aller et de venir, prévoyaient sou-
vent que les difficultés ultérieures devraient être soumises à
l'arbitrag-e. Une sentence du 4 août 1894 entre les habilanls
de Barèges et ceux de la vallée de Bielsa, en Arag'on, secon-
tence arbitrale d'Eustache de Beaumarchais entre l'al)bé et les consuls d'Au-
rillac, dite première paix; juillet 1280.
1. P. Errera, professeur à l'Université de Bruxelles, Les 3fas(itrs;
Bruxelles, 1891, tome I, p. 3i, tome II, pp. 24 e( 182.
2. J. BouRDETTE, Annales des sept vallées du Labeda (Toulouse 1899),
tome II, page [\2.
3. J. BouRDETTE, XoUcp des seignpui's du Doumec d'Onroul et d'Ou-
rouf (Toulouse 1900), p. 28. Des cas nombreux sont d'ailleurs si2;nalés dans
les diverses notices nobiliaires du même auteur et dans ses Annales précé-
demment citées,
20O RECUEIL DE LEGISLATION.
forme à une rèt^le ainsi établie et d'après laquelle les diflFé-
rends étaient réglés par six arbitres, trois pris à Barèg-es et
trois à Bielsa '.
Quant au droit privé, nous avons relalivement moins de
documents. Cela tient peut-être surtout à ce que les matières
intéressant souvent de simples particuliers, les actes nous sont
parvenus moins sûrement que par des cartulaires ou des
arcliives de monastères ou d'institutions. Il ne faut pas néces-
sairement conclure du fait qu'en ces sortes d'affaires l'arbi-
trage était moins usité. Nous pouvons au contraire consta-
ter que les questions commerciales profitèrent notamment de
l'institution, et l'observation s'explique par les idées qui ont
aussi amené la création des tribunaux spéciaux des foires : il
est, en effet, particulièrement nécessaire d'assurer aux difficul-
tés soulevées par le négoce une solution rapide et une procé-
dure simple, dégagée des lenteurs et des complications du
droit commun et conforme aux exigences du commerce^.
C'est ainsi que dans une région qui fut au Moyen-âge un
rendez-vous des grands marchands et où le mouvement des
affaires était considérable, les Flandres, les cas d'arbitrage
furent très fréquents^.
1. Archives de Luz (Hautes-Pyrénées), FF, i, original sur parchemin,
inédit. Communiqué par M. G. Balencie.
2. Les coutumes et chartes du Moyen-Age s'inspirent de ces principes
quand elles ordonnent de juger les affaires des marchands summarie et de
piano. Beaumanoir a exprimé l'idée dans les meilleurs termes au chapi-
tre XXV de ses Contâmes de Beaiwaisis (n" 718, p. 368, tome I, édit. Sal-
mon). Rien n'y répond peut-être mieux que l'arbitrage.
3. Nous en avons relevé un grand nombre dans le fonds de 8,000 chyro-
graphes du treizième siècle des archives d'Ypres (1249-1291 ; les actes sont
classés chronologiquement et sans cote aucune). Citons à titre d'exemples :
ji décembre 1279, arbitrage entre Henri Darde, bourgeois. d'Ypres, et
Nicolas Garsie, marchand de Burgos, en désaccord au sujet de trois sacs de
laine. — 7 octobre 1284, arbitrage condamnant Michel de Gheluvelt à payer
à Andrieux Fasiot 4 marks 1/2 d'Artois, pour arrérage (dette) d'un sac de
laine dont li jour est passé.
Cette riche partie du dépôt flamand, sur laquelle on nous permettra
l'arbitrage dans le droit français. 25 1
En dehors des matières commerciales, nous avons la preuve
que les questions pécuniaires et de succession, les contrats
de mariag-e, de vente et autres', par exemple, étaient elles
aussi résolues souvent par la voie de l'arbitrag-e ; les senten-
ces furent maintes fois portées devant le Parlement ou d'au-
tres juridictions " pour des appels ou des difficultés qui nais-
saient à leur sujet.
d'ajouter incidemment quelques mots pour la sig'naler à l'attention des éru-
dits et des historiens du droit, offre d'ailleurs la plus grande variété de
contrats médiévaux ; très précieuse par le nombre considérable de ses piè-
ces et l'orio-inalité de son caractère, elle a été utilisée par M. des Mahez,
professeur à l'Université de Bruxelles et archiviste adjoint de la même ville,
dans son intéressant travail sur la Lettre de foire à Ypres au treizième
siècle (Bruxelles 1901) et pour une étude qu'il prépare sur la vie ouvrière
à Ypres et le contrat d'apprentissas;e à la même époque. — Cf. également :
DE Pelsmaker, Les formes d'association à Ypres au treizième siècle (Bé-
vue de droit international et de législation comparée, 2e série, t. VI, 1904)-
L'arbitrage, mêlé à toutes matières, était utilisé dans les difficultés que
taisaient naître ces contrats et ces questions qui ont déjà appelé à Ypres
les recherches des juristes; nous en trouvons des exemples dans l'ouvrage
de M. DES Marez que nous venons de citer, notamment, pp. 99, 196 et 199.
1. Archives de la ville d' Ypres, fonds des chyrographes, 10 novembre
1280 : Bordin Waghers, de Cassel, ayant mis des fils à garder chez Lam-
bert Lenglois, bourgeois d'Ypres, ces fils sont volés pendant la nuit ; un arbi-
trage décide que Lambert Lenglois est quitte et libre envers le déposant.
Même fonds, 3o juillet 1286 : arbitres nommés entre Henri de Thoraut
et Daniel de Kokelers, parce que Henri n'avait pas accompli ses engage-
ments envers Daniel de Kokelers, époux de la fille de Henri.
Varin, Archives législatives de la ville de Reims, p. 289, no CCCI.
« Compromissum inter Th. de Brugiis et Helindin ejus uxorem, cives Be-
menses, ex una parte, et G. dictum Foubert, ex altéra, super quadam pe-
cunie summa de precio medietatis cujusdam domus »
Olim, t. II, p. 289, no (XXXVII ter. Arbitrage entre Doelin et Ysabel,
sa femme, d'une part; Colcte, femme Oudin, le tainturier, Colette, Jan-
nette, ses filles, et Jehan, maris la dicte Colette d'autre part.
Archives départementales du Lot, F. 432. Sentence arbitrale entre noble
Jean de Penne et Fortanier de Gourdon, pour raison des biens qui avaient
appartenu à noble Jean de Gourdon, père dudit Fortanier et aïeul maternel
dudit Jean de Penne (20 décembre i347).
2. Olim. — Etablissements et coutumes, assises et arrêts de réchiquier
de Normandie au treizième siècle (i 207-1 245), A. Marnier, 1889. —
Premier registre aujc plaids de la cour féodale du comté de Hainaut
(i333-i4o5), Félicien Cattier; Bruxelles, 1901.
252 RECUEIL DE LEGISLATION.
Si nous song-eons enfin aux affaires criminelles, il nous faut
(lire qu'elles étaient en principe soustraites à la juridiction des
arbitres. Ces matières étaient trop graves, et il ne fallait pas,
d'autre part, porter atteinte au droit que possédait la justice
régulière de punir les coupables'. S'il est de rares exemples
contraires à cette règ-le presque toujours exprimée dans les
coutumiers et la doctrine, ce sont des vestiges de la vieille
idée qui ne vovait dans les affaires criminelles que des con-
testations entre particuliers n'engag-eant pas l'intérêt supérieur
de l'Etat. Nous trouvons une preuve de ce qu'il faut à notre
époque tenir compte de ces cas exceptionnels dans l'ouvrage
de Beaumanoir : il donne comme possible une dérog'ation à
la règ-le exprimée plus haut lorsqu'on obtenait le consente-
ment du seigneur". Et il existe aussi une décision du Parle-
ment de 1890, statuant que les arbitres ne peuvent condam-
ner à mort civile ou naturelle-''; cette disposition aurait été,
semble-t-il, inutile si des arbitres n'avaient connu au criminel
des délits et prononcé des peines^.
Quoi qu'il en soit de ce point, il est hors de doute que les
intérêts civils résultant des crimes et des délits pouvaient
toujours être soumis à des jug-es privés \
1. Beaumanoir, Coût, de Beaiwaisis, chap. xli, no 1286, tome II,
p. i63 (édition Salmon). — Spéculum judiciale, § 3, n» i, p. 98. — Coût.
d'Artois, chap. liv, art. 52; Grand Coutumier, chap. iv, liv. IV.
2. Beaumanoir, loc. cit.
3. Langlois, Textes relatifs à llnstoire du Parlement, p. i5i.
4. Il est des arbitrages qui contiennent condamnation à des pèlerinaiçes.
Coquille sur l'épaule et bourdon à la main, les gens devaient parfois faire
de longs voyages et les juges n'hésitaient pas à les envoyer de Belgique à
Roc-Amadour, en Ouercy, ou du nord de la France à Saint-Gilles, en
Provence, et Saint-Jacques-de-Compostclle; c'était autant une peine qu'une
réparation pour la victime du méfait. Annales de la Société archéologique
de Namur, t. VI, pp. l\'ii-l\[\i : cinquante-six notables du comté de Namur
furent ainsi punis pour le meurtre de quatorze habitants de la ville d'Huy.
— Beaumanoir, Coût, de Beauvaisis, chap. xli, n" 1296, p. 168; la sen-
tence dont il parle fut, il est vrai, réduite comme excessive.
5. Spéculum judiciale, loc. cit., | 3, no i, p. g8. — Recueil des ancien-
nes coutumes de Belgique, ville de Gand, p. 024 : Sentence arbitrale du
l'arbitrage dans le droit français. 253
En résumé, l'arbitrag-e fut au treizième et quatorzième siè-
cles universellement pratiqué. S'il en fallait une dernière preuve,
nous la trouverions dans les querelles théolog-iques. Au début
du treizième siècle, lorsque les discussions entre les hérétiques
albig-eois et les orthodoxes annonçaient la prochaine croisade,
les points lilig-ieux furent en plusieurs occasions soumis à des
arbitres' à la suite de conférences contradictoires.
Il n'est même pas jusqu'à certain personnage fort répandu
dans les lég-endes du Moyen-âge qui n'ait eu recours à l'insti-
tution. Qu'on nous pardonne de prononcer son nom : nous
voulons parler du diable, — le lecteur, sans doute, ne s'atten-
dait pas à le voir paraître en si austère sujet. Aussi bon ju-
riste qu'habile architecte, connaissant le droit comme pas un,
fort expert dans la procédure, il savait les avantages nom-
breux de l'arbitrage. Il l'usita dans certaine difficulté avec la
sainte Vierge sur l'interprétation d'un acte de donation^ et,
dans un grand procès qu'il eut avec Jésus-Christ lui-même,
nous voyons l'empereur Auguste et Jérémie choisis par lui,
discuter avec Isaïe et Aristote, médiateurs désignés par la par-
tie adverse. L'histoire de cette dernière affaire ^ nous est dite
en détails par un juriste habile en l'art des contes, Jacobus de
Theramo. Si elle nous vient d'Itahe, elle retrace une procé-
comte de Flandre pour les réparations dues pour le meurtre de deux éche-
vins (i6 avril i353).
A Saint-Onier, une sorte de tribunal arbitral, composé de justes privés
remplissant le rôle de magistrats conciliateurs, fixait les compositions et
recevait les promesses de paix. (Cf. Giry, Histoire deSaint-Omer,p. 190.)
On peut le rapprocher de la Chambre des faiseurs de paix [Peismakers-
kuiner), créée à Anvers en i356, qui poursuivait le même but; comme au
cas d'arbitrage, ses décisions étaient sans appel et une peine était encourue
pour refus d'obéir à la sentence. (Cf. Eugène Gens, Histoire de la ville
d'Anvers; Anvers, 1861, p. 109.)
1. Revue des Pyrénées, Toulouse, 1905, A. Luchauve, Avant lu Croi"
Sade, pp. 191 et 194.
2. Miracle de l'enfant donné au diable, dans les Miracles de Nostre-
Dame, publiés par la Société des anciens textes français, tome I, pp. 47-49.
3. Processus Belial. L'œuvre porte la date de i382.
204 RECUEIL DE LEGISLATION.
dure usitée partout et, à ce litre, elle est instructive. Nous ne
voulons pas, au cours de cet article, insister davantage à son
sujet, mais on nous permettra, dans un appendice à notre
étude, de lui consacrer une courte notice'.
*
* *
La g-rande faveur dont jouissait ainsi l'arbitrage aux trei-
sième et quatorzième siècles se retrouve dans la doctrine.
Outre que les écrits des jurisconsultes, romanistes et cano-
nistes, étaient une constatation des importants usages de la
pratique, ils contribuaient par leurs enseignements à les ren-
dre plus fréquents.
Il convient de placer parmi les premiers de ces juristes les
glossateurs et les Bartolistes qui consacraient dans leurs com-
mentaires du Digeste et du Code de longs détails à l'arbi-
trage. C'est par eux, Azon, Accurse, Bartole, Balde et
autres, que le droit Bomain s'est répandu et a servi de modèle.
Les coutumiers et traités de droit des treizième et quatorzième
siècles s'en inspirent en effet plus ou moins et ne font que
constater son influence lorsqu'ils rapportent la législation de
quelque région^.
Parmi ces dernières œuvres, il en est qui consacrent à l'ar-
bitrage des chapitres entiers. Telles sont le Conseil à un ami
de Pierre de Fontaines ^ et le Coiituniier d'Artois ^ qui offrent
1 . Nous avons également examiné un autre procès célèbre , œuvre du
grand Bartole, le Processus Sathanœ contra Virginem coranijiidice Jesii.
Le diable y discute longuement, d'après le Digeste et le Code, si la femme
peut être avocat, mais il n'est pas question d'arbitrage terminant l'affaire.
2. Conseil à un ami, p. i8i, édit jMarmier (chap. xix, art. 2). « Nule
riens ne tient nostre usages ne des mises ne des miseurs, fors ce qui des
loys viennent ». Par lois, Pierre de Fontaines entend le droit romain. — Le
Livre de justice et de plet (vers 1259) n'a donné qu'une traduction litté-
rale et servile du Digeste que son éditeur Rapetti s'est dispensé dès lors de
transcrire.
3. Pierre de Fontaines, Conseil à un ami (1 253-1258), édit. Marnier,
1846, cliap. XIX, p. 181 et suiv.
4. Coulumier d'Artois (i283-i3o2), édit. Tardif, 1 883, titre LIV pp. 127
et suiv.
l'arbitrage dans le droit français. 255
entre eux peu de variantes et ont suivi avec assez de fidélité
les dispositions du Digeste. Ce sont de véritables traités. On
peut en dire de même du chapitre l\i des Contâmes de Beaii-
vaisis. Beaumanoir y discute sur la matière pendant de lon-
gues pag-es et nous fait connaître d'une façon très vivante
comment on procédait dans le ressort de sa juridiction.
Le droit de l'Anjou et du Maine, connu par des codifica-
tions retraçant à la fin du quatoi'zième siècle et au commence-
ment du quinzième des coutumes bien antérieures, est aussi
d'une documentation précieuse '.
Signalons également avec les divers Arles notariœ ou les
Ordines judiciarii, les Constitutions du Chàtelet~, et plus
taiJ, vers la fin du quatorzième siècle, la Somme rural de
Jehan Boutillier"' et le Grand coutumier de France'^. Ces
œuvres contiennent sur l'arbitrage un droit qui rappellera
encore, au début du siècle suivant, la Pratique de Masuer \
D'autres ouvrages, moins métliodiques que les précédents,
nous offi'ent seulement des détails épars consacrés à la matière
et Tétudient ou la mentionnent à pi'opos de sujets divers. Tels
sont la très ancienne coutume de Bretagne ^; le Livre des
droiz et des commandemens d'office et de justice '^ , le Liber
1. Beauïemps-Beaupré, Coalumes et insfi/iifions de r Anjou et du Maine,
1877, ^- ^'' ^ (traité de (^laude Li<j^er, il\?>']), livre II, titre 18, pp. 117 et
suiv. (arbitres et arbitrages), t. IV, K. (style de i44o), titre 18, p. 79 et
suiv. {riibrica de arbilriis).
2. Le livre des constitutions démenées et Chastelet de Paris, édit.
C. MoRTET, i883, p. 40.
3. Jehan Boutillier, Somme Rural, édit. Charondas le Caron, iGii,
livre II, titre III, p. CgS.
4. Grand coutumier de France (i 385-88), édition Laboulaye et Dareste,
1868, livre IV, ch. l\, p. 606.
5. Masueu, Prcdique, éd. Fontanon, iGio, p. i44-i5i.
0. Très ancienne coutume de Bretagne, (i3i2-25), édit. Planiol, art. 71,
77, 323, etc.
7. Le livre des droiz et commandemens d'office de justice (seconde
moitié du quatorzième siècle), édition Beautemps-Beaupré, i865, art. 329,
4gi, 493, 540, 606, 73G, 102g, io3o.
2.56 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Practicus de consuetndine Remensi\ A considérer ensuite
les auteurs du droit canonique, nous constatons qu'en étu-
diant les décisions des j)a[)es dans des ouvrages aussi savants
que ceux des romanistes, ils ont fait ég-alement une place ini-
j)orlaiitc à l'arbitrag-e. Hostiensis, Jean d'ANDRÉ ' et leurs
coinnienlaires des Décrétales sont, à l'époque qui nous occupe.,
d'une aide précieuse pour l'intelligence de notre sujet, dont
Tancrède a résumé avec précision les diverses règ"ies^.
Mais aucun d'eux cependant n'a exposé la matière de l'arbi-
trag-e aussi longuement que le célèbre Guillaume Durand, et
son Spéculum jiidiciale a l'avantag'e de nous faire connaître,
par une riche documentation^ le droit civil autant que le droit
canonique K On sait combien cette œuvre, qui date de 1271,
est méritoire par sa logique, sa méthode et son étendue; quand
il s'occupe de l'arbitrag-e en particulier, son auteur songe à
toutes les questions de droit et de procédure qui peuvent se
poser à son sujet, et il se livre à leur égard à d'érudites dis-
cussions. Les nombreuses pages qu'il consacre à celles-ci
constituent, à notre avis, le traité le plus complet que nous
possédions sur la matière, et il n'a pas été surpassé par le
sérieux ouvrag-e qu'écrivit au quinzième siècle Lanfrancus de
Oriano en exposant un droit qui n'avait g-uère chang-é depuis
l'époque de Guillaume Durand^.
1 . Dans les Archives législatives de la ville de Reims, no^ XXIX, CXLVI,
CCXXIX.
2. Johannes Andre.e, In primiim Decretalinm lihriim novellacommenta-
ria, pflit. de Venise, 1O12, in-fo, t. I, p. 807 vo à 3i5 vo.
3. TxTSicnÈDE.Ordo jiidiciariiis, édit. Bergmann, 1842, l'epartie, titre III,
de avbitris, pp. io3-io8. Cf. également Gratiœ Arefini siimnia de jndi-
ciario ordine, 3e partie, titre I, p. 38i,édit. Berg'niann.
4. G. Durand, Spéculum jndiciale, édit. de Francfort ie J592, in-fo,
lome I, livre I, ire partie, Rubrica de arbitra et arbitratore, pp. g4 à 129.
5. Lan/ranci de Oriano tractatiis de arbitris et compromissis; la i^e édi-
tion date de i486. L'œuvre a été, en 1690, imprimée et réunie en un volume
avec les dissertations suivantes, dont les trois dernières sont du (juatorzième
siècle : De dijferentiis inter arhitrnm et arbifratore/n Baptist.ea S. Blasio
(fin du quinzième siècle). — De arbitris et arbitratoribiis , Pétri Jacobi
l'arbitrage dans le droit français. 207
Tous les travaux que nous venons d'énumérer sont des
œuvres privées. Le seul document lég-islatif de l'époque qui
nous occupe où il soit question de l'arbitrage est une ordon-
nance rovale du mois de décembre i363 sur l'ordre judiciaire.
Dans son article 2', elle décide que la clause autorisant le
recours au jugement d'un honnête homme après arbitrage ou
amiable composition ne permettait pas l'appel au Parlement.
Quant aux coutumes locales, codifications approuvées par
l'autorité et devenues ainsi officielles ou concessions directes
du seigneur, elles nous offrent peu de renseignements, et
nous en avons examiné un grand nombre pour n'arriver qu'à
un modeste résultat; on peut en être étonné, car elles forment
parfois de petits Codes assez complets. S'il est dit quelque chose
de l'arbitrage, c'est surtout seulement pour affirmer son auto-
rité; dans la pratique on devait, sans doute, s'en rapporter au
droit romain'. Dans le Midi, deux chartes importantes, les cou-
tumes de Montpellier et de Toulouse, qui figurent parmi celles
faisant exception, ne comptent elles-mêmes que un ou deux
articles sur la matière. Les premières, confirmées en i2o4 par
Pierre II, roi d'Aragon, accordent aux actes juridiques inter-
venus devant les arbitres la même valeur que s'ils avaient
eu lieu devant la Cour féodale -. Les Coutumes de Tou-
A MoNTEPESSLLANO (l'autcur cst plus connu sous le nom de Pierre Jacobi
n'AuKiLLAc; le titre précédent lui vient de ce qu'il fut professeur à Montpel-
lier où il écrivit sa Pratica aurea (i3i 1-1829) dont le traité que nous men-
tionnons est un extrait). — Ouestiones Bartoli in rnateriani arhitroriini,
curn additionibns Lanfranchini. — De oppositione cornpromissi et de
ej us forma Jacobi Butrigarii. Ces divers ouvrages sont aussi insérés au
tome III i^e partie du Traclatiis tractatiiliiiniinioersi jiiris de Zilet. Nous
nous référerons dans nos citations à l'édition de lôgo.
1. TsAAiBERT, Recueil des anciennes lois françaises, tome V, p. 160.
— Recueil des ordonnances des rois de France de la troisième race,
tome III, p. 649.
2. Les coutumes d'Alais (1216-22) permettent ainsi aux plaideurs de sou-
mettre leurs différends à des arbitres choisis par eux quand les affaires
n'étaient pas déjà portées devant la cour. {Olim, tome III, 2e partie, p. i47i-)
3. Art. 112. Id. Coulâmes de Carcassonne. Giraud, Histoire du droit
17
258 RECUEIL DE LEGISLATION.
loiise ', promiilj^uées après approbation royale en i285, sont
surtout intéressantes en ce que l'une de leurs dispositions
s'écartait du dernier état du droit romain : elles admettaient,
en elFet, la validité du compromis avec serment sans la clause
pénale qui était la sanction habituelle.
If. — Notion de l'arbitrage d'après les actes et la doctrine
DES TREIZIÈME ET QUATORZIÈME SIÈCLES.
« Arbifraif/e, disent les coutumes d'xVnjou et du Maine',
est une manière de Jugement volontairement prins par aucu-
nes parties et mis à la discreption de certaines personnes
pour juger d'aucunes causes entre eulx, qui prend force et
autorité de jugement par apposition d'aucune peine. »
Nous pourrions citer bien d'autres définitions de l'ai'bi-
trage^; les coutumiers et les traités de droit ne manquent pas
de nous la donner. Des diverses formes sous lesquelles nous
les trouvons, nous pouvons dég-ag-er certaines idées.
Sans tenir compte pour le moment de la dernière partie de
la définition des coutumes d'Anjou et du Maine, retenons
tout d'abord que des parties ayant entre elles une contesta-
tion à laquelle elles veulent mettre fin, la soumettent à des
juges privés qu'elles prennent volontairement et librement et
auxquels elles donnent pouvoir de décider sur la difficulté.
En analysant d'après ces données et leurs conséquences le
français an Moyen-àge, tome I, 2^ partie, p. l\-]. — Parons t/ialamus
publié par la Société archéolog-iquc de Montpellier, pp. 5o et 5i.
1. Coutumes de Toulouse, art. lo et 66, édit. Tardif, i884-
2. Beautemps-Beaupré, op. cit., F. 258, t. II, p. 117.
3. Notamment Hostiensis : Arbitrinm est potestas voluntarie nlicui
data et recepfa ad pronunciandum in lite proul arbitrium visum fuerit,
aliqnando pœna certa vallata et cei'tis terminis limifata. — Nous donne-
rons en général les définitions à propos des caractéristiques qu'elles mettent
particulièrement en vue.
l'arbitrage dans le droit français. 259
rôle des arbitres et leurs pouvoirs, nous pouvons comparer
l'institution avec la justice ordinaire.
En matière d'arbitrage, il y a toujours comme devant celle-
ci une contestation ou une difficulté à régler, une incertitude
à laquelle il faut mettre fin. En ce sens, le Digeste disait :
Compromissiim ad similitiidinein jiidicioriini redigitar '.
L'idée se retrouve au début de la plupart des exposés sur l'ar-
bitrage : AzoN, Le Coiitiimier d'Artois, Guillaume Durand,
Beaumanoir, Rogerius dans sa Somme siw le Code, l'ont
notamment exprimée'.
Mais on constate qu'elle est portée à un effet plus complet
dans le fait que l'appel des sentences arbitrales est en prin-
cipe impossible. Les parties, en recourant à l'arbitrage, mar-
quent, en effet, qu'elles ont le plus vif désir d'obtenir un
accord pour vivre désormais en paix-^. Elles désignent dans ce
1. Digeste, t. VIII, VI.
2. AzoN : « Arbitrium est trinus actus personarum super pecuniaria ques-
tione in quasi judicio confligentium val contendentium nam et arbiter conten-
dit ad impiisitionem veritatis, actor ut ei condemnetur reus, item reus ut
absolvetur ab actore (In Jus civile summn, In secnntiiirn lihrum Codicis,
(te receplis arljitris). — G. Durand, Specntiini jiidiciate, loc. cit., p. g4.
— Rogerius : « Sed ([uia arbitria habeut simililudinem judiciorum et quia
neefociales questiones ita deciduntur per arbitres quemadmoduni per judi-
ces ... (Snmma Codicis, liv. II, XXXIII). — Contnmier d'Artois, 3,
Conseit à un ami, i : « Mise, ce dist la loys, est ramenée à la semblance des
jugements et appartient à finir les plais. « — Beaumanoir exprime la même
idée en disant que les arbitres sont une manière de juges.
3. Les compromis, dans leurs formules du début, marquaient souvent cette
intention que des sentences rappelaient également : « Tandem attendentes
quod concordia parvœ res crescant et discordia maxime dilabuntur et quod
ex litibus odia nascuntur et ex concordia dilectio augmentatur... » (Accord
sous forme de sentence arbitrale entre l'abbaye de l'Escaledieu et le chapitre
cathédral de Tarbes, 20 décembre 1277, communiqué par M. G. Balencie).
— « Partes desiderantes amore conjung-i mutuo et uniri, ut cesset omnis
occasio que posset discordiam suscitare... » (Compromis entre Ray-
mond VII, comte de Toulouse, et Géraud V de Barasc, évèque de Cahors,
27 avril 12^6, Teulet, II, 612). — (c Par le conseil du sénéchal et des gens
de bien là présents, les procureurs syndics des deux parties considérant le
dire du Psalmiste : fuis le mal et fais le bien, cherche la paix et tâche de
l'avoir; et aussi de l'Evangéliste : Je vous donne la paix, nommèrent. . »
260 RECUEIL DE LEGISLATION.
but les jug'es qu'elles veulent, et si elles ue sont pas satisfaites
de leur sentence, elles ne peuvent s'en prendre qu'à elles-
mêmes, car elles auraient du mieux choisir leurs arbitres'.
Nous avons ainsi une première dilTérence entre le jugement
ordinaire et l'arbitrag-e. Il en est une autre qui consiste en ce
que la contestation est soumise volontairement par les parties
à des juges de leur choix'. Outre, en effet, que les plaideurs
recourent de leur plein gvé, sans aucune contrainte légale^
ou morale ^, à la justice arbitrale, ils désignent comme ils
(J. BouRDETTE, Aniuiles (les sept vallées du Labeda, t. II, p. i38, à la
date du 8 mars i3go).
NotOQS aussi les renoacialions à toutes les causes de nullité du compro-
mis et de la procédure qui donnaient une grande force à la volonté des par-
ties désireuses de terminer leur procès.
1. Spéculum judiciale, loc. cit., | 4» p- 99- — Coutuinier d'Artois,
titre Liv, no 42, p. i35. — Livre des constitutions démenées el Chastelet de
Paris : « Arbitrages est de si grand vertu que nulz n'en puet appeler ».
Cependant le principe que la logique impose n'est pas d'une portée abso-
lue; même parmi les auteurs qui l'expriment, il en est qui font place à des
exceptions et l'on en est arrivé à reconnaître un amendement de la sentence
devant de nouveaux arbitres [Grand Coutumier de France, 1. IV, ch. iv,
p. 006. — Coutumes d'Anjou et du Maine, F. 294, t. II, p. 224) et même
un appel véritable [Somme rui-al, 1. II, t. III. — Grand Coutumier, loc. cit.
— Coutumes d'Anjou et du Maine, F. 282, t. II, p. 122; K. i35, t. IV,
p. 83;. — Nous aurons ultérieurement à indiquer qu'un recours était possi-
ijle dans une forme d'arbitrage.
2. Très ancienne coutume de Bretagne, p. 77 : « Il leist aux parties
s'en compromettre et celui en qui ils seront compromis est lour juge ». —
Spéculum judiciale, loc. cit. : « Arbiter est qui de partium conseusu elegi-
tur ». — Coutumes d'Anjou et du Maine, F. 27O, K. i3o. — Coutumier
d'Artois, t. LIV, art. 2.
3. Si le recours à des arbitres est imposé par la loi, on dit qu'il y a arbi-
trage forcé. Sans doute, la liberté subsiste en ce cas pour le choix des juges,
mais la contrainte qui est au début éloigne l'arbitrage de sa notion pure et
véritable, une pleine création de la volonté des parties. A notre connais-
sance, il n'existe pas d'exemples d'arbitrage forcé en France aux treizième
et quatorzième siècles. On le concevrait notamment pour contestations entre
parents et dans les affaires commerciales ; il a été ainsi appliqué à diverses
époques et dans divers pays.
4. « De voluntate et assensu nostro », — u de sua niera et spontanea
voluntate, non vi nec dolo nel aliqua machinatione inducti », — « Sponte,
scient er et provide », disent notamment les textes.
l'arbitrage dans le droit français. 261
l'entendent, en tenant compte senlement de certaines condi-
tions de capacité, les tiers qui doivent décider entre eux. Lenr
choix se porte naturellement sur des personnes que leur apti-
tude particulière dans TafTaire, l'honorabilité et le savoir
désio-nent aux fonctions qu'on va leur confier : cens d'église,
nobles seig-nenrs, bourgeois considérés, fonctionnaires publics
tels que consuls ou échevins', avocats ou juristes", souvent
enfin quelque ami commun.
Les personnes ainsi désignées sont libres d'accepter ou de
refuser leur mission; une fois leur consentement donné 3, elles
1. Jj'habitude, fréquente chez les bourgois, de choisir des arbitres parmi
les échevins fut une des causes qui contribuèrent à la création et au déve-
loppement de la juridiction gracieuse des magistrats municipaux. Au mo-
ment d'accomplir un acte civil important, on songeait qu'ultérieurement on
aurait peut-être recours à leur arbitrage au cas de contestation; on avait
tout intérêt à faire intervenir ces échevins dès le début : ils statueraient
ensuite en pleine connaissance de cause. — Testaud, Des juridictions muni-
cipales en France (des origines â l'ordonnance de Moulins de i566),
thèse Paris 1901, p. 85.
2. Philippe de Beaumanoir étant bailli de Tourainc, fut arbitre dans un
procès entre l'abbé et le couvent de la Chaume, d'une part, Girard Chabot,
de l'autre; 29 août 1292, bibliothèque de l'Ecole des Chartes, t. XLIV
(année i883, p. 284)-
M. DucouDRAY, dans ses Origines du Parlement de Paris, p. 2*25, nous
apprend que Jean le Coq, auteur dos Questions qji portent son nom, fut
choisi comme arbitre avec d'autres avocats du quatorzième siècle, Jean
Auchier, Jean de Sully, Jacques de Rully. L'auteur ne donne malheureuse-
ment aucune référence, et malgré nos recherches nous n'avons pu trouver,
pour les mentionner, aucun des exemples auxquels il fait allusion.
3. Le droit romain avait un terme très expressif pour désigner cette
acceptation da tiers qui le liait envers les parties. Elle portait le nom de
receptum arbitrii; le premier mot, qui désignait une promesse particuliè-
rement énergique, se retrouvait dans deux autres cas prévus par l'édit du
préteur, le receptum nautarum cauponum stabulariorum et le receptum
nrgeniariorum ; ils n'ont avec notre hypothèse qu'une simple similitude de
mots sans parenté juridi(jue. (Cuq, Institutions juridiques des Romains,
t. II, p. 457 — Girard, Manuel du droit romain, pp. 692 et suiv.) En
matière d'arbitrage, le terme pouvait aussi s'appliquer à la promesse par
laquelle les parties s'engageaient réciproquement l'une envers l'autre; il
désignait ainsi, d'une part, la convention des parties de s'en remettre à un
arbitre et d'exécuter la sentence, de l'autre la convention des parties avec
des arbitres acceptant leur mission ; par extension, il signifiait l'institution
2G2 RECUEIL DE LÉGISLATION.
sont cependant lenncs, à moins d'excuse valable, à remplir
leur devoir comme le ferait un magistrat.
Mais la désignation par les parties qui aboutit, après accep-
tation du tierSj à cette dernière analogie, n'en a pas moins
pour effet de créer seulement des juges privés, sans aucun
caractère public. C'est là une nouvelle différence entre l'arbi-
tre et les juges ordinaires auxquels les plaideurs devraient
avoir régulièrement recours en observant les règles d'une
compétence ratione personœ et materiœ.
On ne peut point dire, en effet, que les arbitres ont l'auto-
rité judiciaire, le mixtiim imperiiiin des Romains que des
particuliers ne peuvent concéder, et leur pouvoir de décider
qui vient seulement de la volonté des parties et du compro-
mis ne constitue pas la véritable juridiction. Celle-ci, qui émane
de l'Etat, comprend plusieurs éléments et les divers pouvoirs
qui caractérisent éminemment la souveraineté. L'arbitre a bien
la (( notio » ; il peut faire tout ce qui est nécessaire pour éclai-
rer sa religion ; il donne après enquête la décision que les
parties attendaient de lui pi)ur mettre fin à leur débat, c'est
la « difînitio », le a jiidiciiim », terme de sa fonction. Mais
il n'a, de par son caractère seul, ni la « coci'citio », c'est-à-
dire le droit de punir par des peines, ni surtout « Vexcciitio »
qui est une portion de la force publique unie au droit de juger
et assurant l'exécution de tous les ordres de la justice; une
fois sa sentence rendue, l'arbitre est dessaisi et n*a plus rien
à faire; il ne connaît même pas des difficultés que peut faire
naître la peine dont nous parlerons idtérieurement; tout au
plus les parties pouvaient-elles lui donner pouvoir d'interpré-
ter sa décision.
Sauf le cas où la décision serait homologuée par les magis-
elle-mème dont il marquait le fondement contractuel et privé. Enfin,
disons que le qualificatif receptus, joint au mot avbUer (titre de receptis
arbitvis au Digeste), distinp;"uait l'arbitre dont nous nous occupons de celui
désigné par les magistrats dans la procédure formulaire.
l'arbitrage dans le droit français. 263
trats réguliers ou les hypothèses exceptionnelles dans lesquel-
les l'arbitre serait à même d'en assurer l'exécution', celle-ci
était donc laissée à la discrétion du perdant. Il y a un remède
à cette imperfection : le seul fondement qui soit à l'autorité
des sentences arbitrales, — volonté des parties qui en nom-
mant des arbitres s'engag-ent par là à exécuter ce qui sera
décidé par eux, — peut être fortifié par une sanction, d'ori-
gine privée elle aussi, que les plaideurs ajoutent à leur con-
trat. Cette sanction réciproque et rappelée en g-énéral dans les
sentences, en donnant au compromis une valeur qu'il n'avait
pas par lui-même et en aug-mentant les g-aranties du g-agnanl,
est deveiuie un de ses éléments^; l'on peut même dire qu'elle
constituait, comme la paumée à Dieu et les arrhes, un élément
formel qui devait se joindre au consentement des parties pour
qu'elles fussent juridiquement liées l'une envers l'autre; elle
rendait ainsi le contrat solenneP.
Le moyen le plus généralement employé était l'adjonction
au compromis d'une clause pénale ; les Coutumes d'Anjou et
du Maine en indiquent nettement la valeur à la fin de leur
définition; nous avions réservé cette partie de leur formule
pour mieux marquer son intérêt. Outre que les parties pro-
1. Très ancienne coutume de Bretagne, p. 77 : «Celui en qui les parties
seront compromis est leur juge en ccul cas, fors à exécuter la sentence, si
celui arbitre n'avoit les choses debalues [en sa main] à la fin que il les
peust bailler es quelles des parties que il voudroit ».
2. Coutumes deBeauvaisis, ch. xli, no i3G3 (éditSalmon, p. i54): « Les
parties qui se mettent en arbitrage se doivent lier ou compromis par foi, par
plege ou par peine, et s'il ne se lient par aucun de ces trois liens, l'arbi-
trage est de nule valeur». — Coutumier d'Artois, titre LIV, art. 2, : La sen-
tence ne vaut si peine n'i est promise». — Livre des droi: et des comman-
demens d'ofjice de justice, art. 5 10, p. 80 » : Le compromis ne vaudrait pas
sans peine et serement, pour ce «jue les parties ne tiendraient pas le dit ou
sentence et mcctraicnt plait sur plait (id., art. io3o, p. 828). — Coutumes
d'Anjou cl du Maine, I''.276, Iv. r3o : « Sentence d'arbitre sans provision
de paine ou de tradicion de gaiges est nule ».
3. C. MoRTET, Le livre des constitutions démenées au Cliastelet de Paris,
p. 46, note 2. — ScH^FFNER. Geschichte der rechlsverfassung Frankreichs,
tome III, p, 272.
264 RECUEIL DE LEGISLATION.
mettaient d'olx'ir à la décision arbitrale et de n'y contrevenir
en aucune façon, soit elles-mêmes, soit par personnes inter-
posées', elles s'en^-a^eaient réciproquement^ au payement
d'une certaine peine si elles manquaient à leur promesse;
cette peine était due, au moins pour majeure portion,
à la partie « obéissante ». L'usage d'une telle stipulation
remontait aux origines du droit romain et se trouvait le
meilleur moyen de contrainte non seulement pour l'exécution
de la sentence^, mais encore pour toutes les mesures d'appli-
cation (lu compromis; elle était due notamment par la partie
qui, après avoir souscrit à celui-ci, rendait la sentence difficile
en refusant par exemple de venir plaider devant les arbitres.
Cette clause pénale était appelée mise par les auteurs du
Moyen-âge et par extension on donnait ce même nom à l'arbi-
trage''^.
Elle pouvait être remplacée ou complétée par des pièges,
des gages ou le serment ^. Le première sûreté permettait au
gagnant de s'adresser à un tiers si l'autre partie n'exécutait
pas la sentence^. Le gage était, dans le même cas, remis à
1. Cf. les formules du compromis que nous donnons en appendice à notre
article.
2. Cette condition de réciprocité est nettement exprimée par le mot com-
promis et rigoureusement ce mot ne désigne que la convention d'arbi-
trage munie de la double promesse de peine. Celle-ci était tellement essen-
tielle qu'en son absence l'arbitre n'était pas tenu de statuer. Conseil à un
ami, art. i4-
3. Spéculum Judiciale, § i :«Non enim statur sententiae nisimetu pœnœ,
vel sine pignoris datione vel alicujus loco pœnae ». — Coiitumier d'Artois,
titre LIV, art. 3 : « Est pêne promise d'une part et d'autre pour qu'ils ne se
partent de la mise por paour de la peine » . — Cou/ unies d'A njou et du Maine,
276 F, i3o K : « Arbitres sont ceulx qui sont esleuz de consentement des
parties en quoy l'on se compromect, o stipulation de peine oj/ïu que la sen-
tence soit tenue par craincte de commectre la puine ».
4. Exemple dans le Coutumier d'Artois, titre LIV, art. 3, déjà cité.
5. Spéculum judiciale, § i; Coutumes de Beauvaisis, no 1263, déjà
cités.
6. La pler/erie, constituée dans le compromis ou par acte spécial, avait
notamment un rôle efficace dans les arbitrages flamands. Entre autres exem-
l'arbitrage dans le droit français. 265
l'adversaire de celui qui contrevenait à la décision. Quant au
serment, il ajoutait en général une nouvelle force à l'eng-age-
ment des parties, par l'hésitation qu'on éprouverait à devenir
parjure. Prohibé par le droit romain', il était admis par le
droit canon, et nous avons vu qu'à Toulouse on s'en conten-
tait ; le plus souvent il était joint à la promesse de peine.
Tels sont, sommairement exposés et en comparaison avec
ceux du jug-e, le caractère de l'arbitre et son rôle auquel la
sanction indiquée en dernier lieu assure indirectement quel-
que efficacité. Voyons maintenant comment il remplit ce rôle
et quels sont ses pouvoirs. Il convient, à cet égard, d'éta-
blir une distinction entre deux sortes d'arbitres et deux mo-
des d'arbitrag-e, l'arbitre proprement dit et l'arbitrateur, Var-
bitriiim ou arbitrage proprement dit, et ce qu'on appelle
Varbitratiis auquel ne correspond aucun mot français. Si
cette distinction n'est pas toujours très nette dans les actes et
les auteurs, elle est pourtant d'un certain intérêt et il importe
de l'établir aussi clairement que possible".
L'arbitre proprement dit est celui qui est tenu de suivre
dans la procédure et le jugement les rigueurs du droit; de-
vant lui, l'instruction, les formalités et la preuve se font con-
formément à la loi ordinaire, et il rend sa sentence comme le
j)les : le 12 mai 1281, Riquart Colpart, Jehan Cucus, Marguerite Andrieu,
Colin de Stieohere, Michel Cucus, Jehan Herman et Canin le Waskere,
tous bourgeois, se portent pièges, chacun pour le tout, et proumettent de
« tenir le dit Dietennieu Morin et Jehan Ansiel de tout chou que il diront
et deviseront, si comme tel content c/ui est entre Micliiel Hildegarl et
Jehan le Pape, soit de conte de deniers, de dete 11 de tiere 11 de c/iioi que
ce soif. — Des Marez, La lettre de foire à Ypres aatreizième siècle, p. 47-
1. Novelle 82, chap. 1 1.
2. De Blasio lui a consacré, au quinzième siècle, un traité dont nous
avons déjà signalé l'existence dans une note. Son analyse est minutieuse,
mais elle est parfois confuse et appelle des réserves. Bien qu'elle ne soit
pas de l'époque qui nous occupe, nous ne manquerons pas cependant d'y
avoir éarard.
206 RECUEIL DE LEGISLATION.
ferait un jiig"e; aussi le nomme-t-on parfois arl)i(re de droit
pour le disting-uer de l'arbitrateur dit arbitre d'équité. Les
parties lui présentent nolaniment leurs demandes et défenses
par écrit pour aboutir à une litis-conteslation qui produit ses
effets habituels; elles prêtent le serment de calomnie et sont
tenues, comme l'arbitre, à l'observation des jours fériés.
L'arbitrateur, appelé également amiable compositeur, ter-
mine le différend des parties sans être tenu de g-arder exacte-
ment les formalités de la justice et la rigueur du droit'. Il a
I. Coutumes de Beaiwaisis, ch. xli, n» 129.5, p. 167 (éd. Salnion) :
<( Deus manières sont de soi mètre seur autrui : la première manière si est
(juant on se met, de ce qui est en débat, à aler selonc fourme de droit, si
comme oïr le serement des parties et puis tesmoignier seur ce dont les par-
ties sont contraires par leur serement, et puis rendre sentence selonc ce qui
est trouvé; teus arbitrages est selonc fourme de droit. La seconde manière
si est quant on se met de baut et de bas ou dit et en l'ordenance de ceus
qui sont esleu arbitre. »
Pétri Jacobi a Montepessnlano de arbitris et arbitratoribus, no 6 :
« Item arbitrorum (juidam est electus a partibus non ut more judiciorum
cognoscat, sed ut quisamicus inter parles ordinetet disponat, et ille dicetur
arbitrator seu amicabilis compositor. »
Bartole, Oiiestiones in rnateriarn arbitrotvim, no 2. a Arbiter est qui
sibi partes judicis vindicavit. Arbitrator aulem est ille qui suo consilio tan-
quam amicabilis compositor litem decidit bona fide, nulla juris sollemnitate
servata, absque judiciorum strepifu. »
Le Grand Coutumier est moins précis. Par contre, la Pratique de
Masuer posera très nettement la distinction : « L'arbitre est celui qui est
sujet de garder l'ordre judiciaire et juger selon le droit. L'arbitrateur et
amiable compositeur est celui qui doit plutôt suivre l'équité et n'est sujet à
garder l'ordre de droit, ains au contraire peut remettre quelque chose de
la rigueur d'iceluy ».
BouTiLLiER distingue l'amiable compositeur de l'arljilralour, le premier,
appelé aussi appayseur par l'auteur de la Somme Rural, étant seulement
celui qui, du consentement des parties, les met eu accord; il n'en indique
pas moins la différence quant aux pouvoirs entre l'arbitre et l'arbitrateur.
— Les Coutumes d'Anjou et du Maine {F. 294, K. i48), placent ces der-
niers au même rang sur un point spécial : elle les opposent tous deux à
l'amiable compositeur quant au recours devant un bonus vir, possible au
cas d'arbitrium ou d'arbifratus, non dans l'hypothèse où les parties
avaient choisi un amiable compositeur; le motif était que celui-ci ne ren-
dait pas une véritable sentence, ainsi (jue l'exprimait déjà Boutillier. Ces
séparations, d'ailleurs peu précises, n'étaient pas généralement faites; nous
l'arbitrage dans le droit français. 267
le pouvoir de prendre pour unique règle de sa procédure et
de sa décision les inspirations de l'équité ; il peut relever les
plaideurs des déchéances que la loi prononce pour se faire lui-
même une sorte de législateur et attribuer à ceux qui plaident
des droits qu'il est bon d'établir et que la loi ne consacre pas.
Il peut ainsi tempérer la sévérité de celle-ci et, écoutant l'équité
naturelle, prononcer, comme disait l'orateur romain « non
proiit lex sed proitt humanitas mit miser icordia inipellet re-
gere^fi. Son pouvoir fait songer au juge d'équité anglais ré-
duisant les rigueurs de la Conimon law.
Si donc le rôle de l'arbitre et de l'arbitrateur est le même,
s'ils doivent tous deux, en vertu du compromis, décider dans
une question, ils parviennent à leur but par des moyens et
avec des pouvoirs différents.
Si nous voulons caractériser ces derniers d'après les défini-
lions qui précèdent, nous remarquerons que l'arbitre tend
davantage à se rapprocher du juge ordinaire, puisqu'il rend
une décision en observant les mêmes lois que lui et suit la
procédure d'une justice réglée, abstraction faite des règles
incompatibles avec son caractère privé et l'absence chez lui
d'autorité judiciaire". Quant à l'arbitrateur, les pouvoirs qui
lui sont conférés sont plus larg-es, et l'on a pu dire qu'en
fondant sa décision sur tous les motifs auxquels il croyait de-
voir s'arrêter, en consacrant toutes les procédures et toutes les
les avons exposées pour être complet, et l'on peut dire que la doctrine dis"
tinguait seulement l'arbitre et l'arbitrateur ou amiable compositeur.
1. CiCERON, Pro Clnenlin. — On pourrait aussi définir le pouvoir de l'arbi-
trateur par ces paroles de Sénèque : « Non sub formula sed ex eequo et bono
judicat. Et absolvcre illi licct, et quanti vult taxare litem. Nihil ex his
facit tanquam justo minus fecerit sed tanquam id quod constituit justissi-
mum sit » [de CJementia, lib. II, no 7).
2. BuTRiGAR, De oppositione comproniissi et de ejus Jorma,no 3 : « Ar-
biter compromissarius est qui cog"noscit ad modum judicis ». — Joannes de
Blasio, De differerifiis l'nter arbitriim et arbitra(orem,no3. : « Arbiterest
qui quasi judicis notionem in cognoscendo et diffinieudo ex consensu par-
tium suscipit. »
^08 RECUEIL DE LÉGISLATION.
solutions qui lui paraissaient équitables ou même utiles, il
amenait les parties à une sorte de transaction plutôt qu'il ne
prononçait [>ar sa sentence un véritable jugement '.
h'nrbitratus diffère cependant de la transaction comme
l'arbitrage proprement dit diffère du jugement. La transac-
tion a lieu moyennant des sacrifices réciproques; on ne les
constate pas toujours dans la décision rendue par l'arbitra-
teur qui le plus souvent fait un perdant et un gagnant; s^
Ton peut dire qu'ils existent dans Varbitratus, ils consistent
tout au plus dans l'abandon réciproque des formes et des
règles du droit.
Autre différence : la décision, dans la transaction, est l'œu-
vre des parties elles-mêmes; dans Varbifratus, il y a inter-
vention d'un tiers élu par celles-ci.
Enfin, il n'est pas permis, en l'absence de dol, fraude ou
violence, de se pourvoir de la transaction. Contre Varbitratas,
il y a un recours possible devant un bonus vir lorsque la
lésion qui en résulte est d'une certaine importance.
Quoi qu'il en soit, par le seul motif que les affaires s'y trai-
tent plus amiablement que dans l'arbitrage proprement dit,
— et c'est ce qui le rapproche de la transaction, — Varbitra-
tas possède un avantage sur l'autre mode de procéder. En
éloignant l'application des règles légales, il permet aussi en
maintes occasions une plus grande justice; aussi n'est-il point
étonnant que les parties aient recours plus souvent à Varbi-
t/'atiis, soit en prenant directement des juges privés à titre
d'arbilrateurs, soit en leur laissant la faculté de décider comme
I. Pétri Jacobi a MoiUepessulano de arbitris et arbitratoribns, no i5 :
« Notandum est quod sententia arbitratorum est quaedani transactio. » —
Balde, De arbitris (dans l'édition du Spéculum jiidicinle que nous avons
citée, à la suite du chapitre de G. Durand, p. ii8 : <( Arhitralor autem est
bonus vir et aniicabilis composilor electus super lite transigenda et ad con-
cordiam via œquitatis inter parte inducenda. » L'auteur n'en marque pas
moins les différences entre Varbitratns et la transaction.
l'arbitrage dans le droit français. 269
amiables compositeurs'. L'aibitrage proprement dit n'a guère
qu'un mérite par rapport à Varbitratiis, celui d'offrir, et dans
certains cas seulement, de plus grandes garanties.
Quant à l'intérêt de la distinction qui nous occupe et qui
consiste dans une différence de pouvoirs, il apparaît à plu-
sieurs égards. Il a notamment une importance en matière de
capacité : tel qui ne peut être arbitre est paifois légalement
choisi comme amiable compositeur; la femme, par exemple,
peut toujours être arbitratrice et n'est arbitre qu'exception-
nellement; on peut aussi être arbitrateur dans sa propre
cause. Il faut également signaler qu'en matière d'arbitrage
proprement dit, l'idée d'après laquelle les parties, en prenant
des juges privés, renonceraient à tout recours s'applique en
principe d'une manière plus absolue. Après un arbitratiis, on
peut au contraire, dans certains cas, en appeler à un bonus
vir^, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, et cela pour un
motif particulier : les parties, dans cette hypothèse, ont en
effet compromis dans l'espoir d'une équité future, et il ne
faut pas qu'elles soient trompées dans leur attente^.
Ce dernier intérêt rend particulièrement utile dans la prati-
que la distinction entre Varbitrium et Varbitratiis. Aussi
1. De nos jours encore, les causes dispensant les arbitres, d'une part, de
se conformer aux règles ordinaires de la procédure, d'autre part, de se pro-
noncer selon les règles du droit, sont de style dans les compromis, art. 1019,
Code de procédure civile, permettant dérogation à 1009.
2. L'origine de cet intérêt se trouve dans le droit romain auquel est
également emprunté le terme âJarbitratus. D. 76 Pro Socio, XVII, II.
{Prociilas, lib. V, Epistnlarum.) Ce texte relatif à une estimation à faire
au cas de société sépare nettement Varbitrium de Varbitratus, le premier
devant être observé qu'il soit juste ou injuste; l'autre, — c'est l'hypothèse
prévue avec l'expertise, — pouvant être corrigé grâce à un recours devant
un bonus vir choisi par compromis ou devant un juré judiciaire.
3. Balde, op. cit., p. 118 : « In arbitramento videtur compromissum
super spe futurse œquse pronunciationis : non tamen hsec spes conditionem
facit, sed modum et exceptionem parit et jus petendi reductionem. » — On
renonçait souvent dans le compromis à toutes voies de recours ou réclama-
tions possibles.
270 RECUEIL DE LEGISLATION.
devons nous nous demander comment on peut les recon-
naître.
La solution du problème s'obtient par une lecture du com-
promis ou l'examen de la procédure et de la sentence.
A) Quand peut-on reconnaître, d'après le compromis, s'il
s'agit d'un arbitre ou d'un arbitrateur? Deux hypothèses
peuvent se {)résenter : les parties ont désio-né expressément
en quelle qualité elles choisissaient telle personne ou il appa-
raît des clauses de l'acte et des pouvoirs qui y sont insérés,
quel titre elles entendaient donner au pacificateur qui termine-
rait leur contestation.
Et tout d'abord, les parties ont pu se prononcer expres-
sément sur la question qui nous intéresse. Pour l'arbitrage
proprement dit, les termes les plus simples sont la désigna-
tion de telle personne comme arbitre sans aucune autre
précision à la suite, ou la seule concession de Vai'bitrium ;
pour l'autre forme d'arbitrage, on prend quelqu'un comme
arbitrateur', comme amiable compositeur, on promet d'obéir
à son arbitratus.
D'autres fois, au lieu de ces qualificatifs peu douteux au pre-
mier abord, il en est d'autres plus vagues que l'on copiait et
repétait à la suite des formulaires et qu'il était coutume d'usi-
ter; par exemple, on compromettait sur quelqu'un ut in
bomim uiriim, ut in disceptatoreni, dijinitoreni litis, ordina-
toreni, ut in judicem partiu/n, etc.. Les formules sont
vai'iées; certains plaideurs, sans donner de qualificatif, choisis-
saient tout simplement quelqu'un pour c/uil prononce sur la
controverse.
I . Exemple : Compromis entre le vicomte et l'archevêque de Narbonne,
i3 mai 1276. Bibl. de l'Ecole des chartes, t. LX (année 1879), p. 436.
Dans tout le cours de la procédure il n'est question que d'arbilrateur ou
d'amiable compositeur.
L ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS. 27 1
Quelle foi ajouter à la première catég-orie d'expressions et
quelle explication donner à la seconde? Tout d'abord, il faut
se défier des termes d'arbitres et d'arbitrateurs rencontrés
souvent seuls dès le début du compromis. Ils n'ont pas tou-
jours le sens technique que nous leur avons donné et la distinc-
tion entre les deux n'est pas toujours très nette dans l'esprit
des parties ou des rédacteurs de l'acte. En particulier, les mots
arbitre et arbitrag-e sont souvent pris dans leur sens général
de juge et justice privés sans signifier spécialement l'arbitre
et l'arbitrage proprement dits. Il serait cependant plus proba-
ble que l'on a su ce que l'on voulait dire lorsqu'on a em-
ployé les termes d'arbitrateur ou d'amiable compositeur.
Pour avoir quelque certitude, il y a un moyen de contrôle :
examiner les clauses suivantes du compromis. Il est rare, en
effet, qu'il n'y ait point pour nous renseigner autre chose que
les termes dont nous parlions précédemment. Au cas où il en
serait ainsi, force serait cependant d'avoir égard à leurs sens
spéciaux. Mais, en g"énéral, l'acte, qui est la charte et la loi d es
arbitres, en même temps qu'il fixe leur compétence porte des
précisions sur les pouvoirs et la procédure à suivre.
Deux hypothèses alors sont encore possibles. Ou bien des
précisions confirment qu'il s'av;it effectivement soit d'un arbitre
proprement dit, soit d'un arbitrateur, et il n'y a plus aucun
doute à avoir, ou bien il apparaît de ces autres termes du
compromis une intention contraire à celle que faisaient prévoir
les qualificatifs du début : tel désigné comme arbitre se voit
conférer les pouvoirs d'un arbitrateur ou inversement. DanS
ce cas, il faut tenir compte de l'intention nettement manifestée
dans le compromis plutôt que d'expressions n'ayant le plus
souvent en fait rien de sacramentel'.
I. Exemples de clauses indiquant un arbitrnfus : (( Sine strepitu judicii et
juris rii>;ore lali modo (juod secundum formam juris vel judicii non sit in hoc
arbitrio procedendum, ordine judiciario non servato; de voluntale; extraor-
dinarie, etc.
272 RECUEIL DE LEGISLATION.
Ce qui nous sert ainsi de contrôle expli(juera de même
pour telle affaire particulière les lernies vagues que nous avons
également cités. Les mots bonus uir, disceptator litis, etc.,
dési<5-neront tantôt un arbitre, tantôt un arbitrateur.
En résumé donc, lorsqu'un compromis, ne laissant pas le
choix entre les deux formes d'arbitrai;;-e, a trait nécessaire-
ment à l'une ou à l'autre, il faut, pour reconnaître s'il s'ag-it
d'un arbitre ou d'un arbitrateur, avoir égard aux diverses
clauses de l'acte plutôt qu'au qualificatif donné aux tiers dési-
gnés parles parties'.
Ces clauses peuvent, il est vrai, donner lieu encore à des
difficultés lorsque leur ensemble amène dans la personne du
tiers un mélange des qualités d'arbitre et d'arbitrateur. On
s'est demandé si le mélange était possible, et, au cas d'affirma-
tive, quelle était son influence sur la qualité du tiers choisi par
les parties. Gomme ces clauses contradictoires laissent en
réalité un choix à celui-ci et que le problème se posera en fait
pendant l'instance, nous l'examinerons en étudiant un
deuxième mode de reconnaître l'arbitre et l'arbitrateur auquel
nous arrivons ainsi.
B) Des cas où l'on reconnaît l'arbitre de l'arbitrateur
d'après l'examen de la procédure et de la sentence — L'on
aura recours à ce moyen lorsque les parties auront employé
nue clause si fréquente dans les actes qu'elle était devenue
presque de style, lorsqu'ils auront compromis sur quelqu'un
taiiqiiani in arbitrum vel (ou et) ai-bitratoreni seii amicabilenv
compositoreni.
Au premier abord, cela semble très obscur. G. Durand a pu
se demander quelle était la valeur d'une telle formule en exa-
minant si, lorsque la sentence sera rendue^ elle serait un
arbitriuni, un arbitratus, l'un et l'autre ou ni l'un ni l'autre,
I. Spéculum judiciale, loc. cit., § 7, p. 107, n» 10.
l'arbitrage dans le droit français. 273
ce qui amènerait par avance la nullité du compromis; il rap-
pelait fort justement que la question avait son importance,
car, disait-il, il faut toujours obéir à un arbitriiim, mais con-
tre Varbitratiir on a le recours au « bonus vin y). En indiquant
les solutions possibles, G. Durand argumente de nombreux
textes du Digeste. Comme conclusion, il écarte la nullité du
compromis; celui-ci est valable de par la peine que l'auteur du
Spéculum suppose touj(Hirs apposée et qui donne efficacité à
la sentence ; une multiplicité de termes ne change pas sa subs-
tance et il reste son but. La sentence est donc par avance
valable aussi bien comme arbitri'um que comme arbitrafus ;
mais comme elle ne peut être à la fois l'un et l'autre, car sa
nature doit être une, elle sera l'un ou l'autre.
Dans le doute, venant de la clause si l'on considère le côté
plus humain de Varbitratus qui a pour g"uide l'équité, il
semble que ce mode de procéder doit être suivi de préférence
par le tiers. Uarbitrium est, il est vrai, plus définitif en ce
qu'il ne rend possible aucun recours ; ne serait-ce pas plutôt
à lui que l'on devrait penser comme mettant plus sûrement
fin aux procès* ?
En réalité, tel n'est pas le sens de la formule. A priori, on
ne peut point dire si, pour tel ou tel motif, il doit y avoir arbi-
trinm ou arbitratus. Les parties, en insérant la clause disant
qu'elles compromettent tanqnam in arbi'truni et arbitratoreni
seu amicabileni conipositorem, ont entendu laisser aux tiers
désignés par elles et auxquels elles n'attribuent spécialement
aucune qualité un choix entre les deux procédures dont nous
nous occupons. Au lieu de jug^er en tant qu'arbitres propre-
ment dits dans toute la rigueur des droits qu'ils suivront si
la g'ravité de la cause exig-e selon eux de grandes garanties,
ceux-ci ont la faculté d'adopter le mode plus simple et peut-
être plus équitable de Varbitratus. La clause conférant ce
I. Spéculum jiidiciale, loc. cit., § 7, p. 107, nos 639.
18
274 RECUEIL DE LÉGISLATION.
droit s'exprimait parfois avec une certaine richesse de termes
qui la précisaient et l'expliquaient'.
11 y aura donc dans ce cas un seul moyen de reconnaître
si dans telle affaire il y a eu arbilrium ou arbitratas. Exa-
miner si le tiers a procédé et décidé comme un véritable
juge; dans ce cas, il aura rempli le rôle d'un arbitre propre-
ment dit; dans le cas contraire, s'il a fait l'instruction comme
bon lui semblait, s'il a prononcé comme le lui dictaient
l'équité et sa conscience, sans avoir ég^ard aux rigueurs du
droit, il aura été un arbitrateur^.
1. Différend entre les consuls de Pamiers et Sicard de Montant, i255 :
Compromis « in Aymericum Falherii tanquani arbitrum vel arbitratorem
seu amicabileni compositorem, ita videlicet quod quicquid arbiter seu arbi-
trator seu amicabilis compositor diftiuiat iuter ipsos jure vel amicabili coni-
positione seu qualibet alia voluntate, servatojuris ordine vel etiam non ser-
vato, vel quocumque modo de predicta questione partes ratum habebunt ».
{ffisl. de Languedoc, édit. Privât, tome VIII, col. 1367.)
Différend entre l'abbé et les consuls d'Aurillac (1280) : Eustache de
Beaumarchais choisi « tanquam arbitrum seu amicabilem compositorem
vel pro voluntate dictatorem. . . ita quod possit super eis procedcre et arbi"
trari simpliciter et de piano juris ordine servato vel penitus pretermisso :
in scriptis vel sine scriptis... » (Rivière, Hist. des Instit. de l'Auvergne,
p. 296.)
Différend entre l'évèque et le chapitre de Tarbes d'une part et Guillaume
d'Abadie et Condor sa femme d'autre part (129G) : » Promiltentes dicta; par-
les quod tenebunt inviolabiliter et servabuot quicquid dictus officialis dicet
et diffiniet tanquam arbiter vel arbitrator vel amicabilis compositor, parli-
bus presentibus vel absentibus, tempore feriato vel non f'erialo, in scriptis
vel sine scriptis, juris ordine servato vel non servato, ubicumque, etc., qua-
litercumque eidem officiali visum fuerit expedire vel sue placuerit volun-
tati. » (Archives des Hautes-Pyrénées, G, 284.)
2. Specal uni judiciale, op. cit., § 7, p. 107, no 10. Bartole, Ouest iones
iii materiam arbitrorum, no 7. « Quid si dubitetur an sententia sit lata ab
arbitro vel arbilratore. Dico processus negocii facti per homlnem ipsum
electum ab ipsis litigatoribus super hoc ostendet et declarabit an lata fuerit
sententia in arbitro an in arbitratore. »
Lanfrang, op. cit., p. 90, n° 3 : « Dictum est in compromisse quod taies
compromiserunt in Titium arbitrum et arbitratorem; ({uaero an sententia
exinde lata censebitur sententia arbitri arbitratoris? Respondeo : ex modo
procedendi hoc cognoscitur. Nam, si processum est ordine judiciario ser-
vato, porrectus est libellus et litis conleslatio, tune dicitur talis sententia
l'arbitrage dans le droit français. 275
Mais il peut arriver que le tiers, au lieu de choisir nette-
ment la qualité d'arbitre ou d'arbitrateur, use à la fois des
pouvoirs de l'un et de l'autre. Par exemple, au début de
l'instance, il suit la procédure réservée au premier et à la lin
il juge comme ferait le second, ou inversement. Les avis sont
partagés sur la question. Certains auteurs, comme G. Durand
et Lanfranc', ont prétendu que cette qualité mixte n'éta t pas
possible, sur le motif principal qu'en choisissant telle voie le
tiers renonçait à l'autre. Hostiensis est d'un avis contraire.
En fait, le mélang-e est assez fréquent, autorisé par le large
pouvoir que concède le compromis; l'acte s'exprime parfois
formellement à son sujet"; en d'autres occasions, au contraire,
les parties le prohibent, reconnaissant ainsi qu'il est en prin-
cipe permis''.
Quant à son effet sur la possibilité du recours, il faut con-
sidérer en quelle qualité le tiers a terminé l'instance : la sen-
tence est le but de l'arbitrage, le résultat auquel il tend ; les
procédés employés sont relativement secondaires"^. Tel donc
qui ayant procédé comme arbitre aura jugé comme arbitra-
lata per arbitrum. Si autem nullus ordo judiciarius servatus fuerit, tune
dicitur sententia lata per arbitratorem. )i
Idem : « Johannis Baptistse a S. Blasio de différent iis inler arbi train
et arbitratorem, iiQ^ lo-ii. Quibus verbis fiuut arbiter et arbitrator. »
1. Spéculum judiciale, loc. cit., § 7, no 9, p. 107. — Lanfranc, op. cit.,
Septima divisio, no 6, p. 97.
2. Compromis entre les seigneurs et les consuls d'Apt, 1252 : pouvoir de
décider « de jure tantum aut de voluntate tantuni aut partim de jure, par-
tim de voluntate prout eis melius videbitur faciendum » (Giraud, Histoire
du Droit français au Moijen-àge, t. II, p. 128). — -Différend entre l'abbé
et les consuls de Figeac, 1208 : « Pronunciabimus, vel dicemus pace, volun-
tate seu judicio, su mixtim, conjunctim, vel divisim » [Archives du Lot,
F. i331.
3. « Quod arbitri via elecla possemus nihilominus redire ad viam arbi-
tratoris seu amicabilis compositoris seu pro voluntate dictatoris » (Rivière,
Hisf. des Insf. de l'Auvergne, p. 29G).
4- Balde, op. cit., p. 1 19 : « Et si processit arbiter et diffînivit ut arbitra-
tor, auctoritatem qua pronunciavit non auctoritatem qua cognovit confi-
dero quoad adniittendam vel respuendam reductionis petitionem ».
276 RECUEIL DE LEGISLATION.
teur, rendra le recours possible; dans le cas contraire,
aucune réclamation ne sera permise. S'il y a eu dans la sen-
tence certaines parties pouvant être considérées comme un
arbitrium, d'autres étant au contraire un arbitratiis, le re-
cours sera possible seulement en tant que le tiers choisi par
les parties pour mettre fin à leur dilTérend aura statué comme
arbitrateur.
* *
Nous terminons avec l'exposé de ces règ-les l'étude que
nous nous étions proposée. S'il se dég-açe quelque conclusion
de notre travail, c'est avant tout l'intérêt que présente l'arbi-
trag-e aux treizième et quatorzième siècles; la matière a été jus-
qu'à présent assez négligée des juristes, et c'est une de ces
institutions dont l'histoire au Mojen-âg-e est encore à faire.
Les idées exprimées dans les pages que nous avons écrites
pourront servir d'introduction à une étude d'ensemble que
nous avons entreprise pour cette époque. Nous essaierons de
contribuer ainsi à l'histoire générale de l'arbitrage.
APPENDICE.
I. — Modèle de compromis '.
« Titius et Seius voluntarie et ex certa scientia, non per
errorem, de tali causa, lite et controversia, quœ vertitur et
verti speratur inter eos , tali occasione, scilicet cujusdam
vineae, etc.. et generaliter de omnibus aliis quaestionibus,
litibus el controversiis, quae vertuntur seu verti sperantur seu
I. Spéculum jadiciale. De forma compromissi, p. io4.
L ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS. 277
quocunque modo occasione prœmissorum verti possiint inter
eos , in hoc compromissis expresse, vel non, pro se suisque
heredibus et successoribns omnibus concordiler compromit-
tunt et consentiunt de alto et basso in Caium , electum,
constitutnm, assnmptnm et ordinatnm communiter ab eis
tanquam in arbitrum, compromissarium, arbitratorem, lau-
datorem, diffinitorem seu amicabilem compositorem , et
communem amicum, sponte in se hoc arbitrium siiscipien-
tem ; dantes ei et concedentes plenam et liberam poteslatem
ut possit per se vel per alium, vel simnl cum alio quem sibi
voluerit associare, usque ad talem diem in prœmissis et sin-
gulis, de piano, et sine strepitu et figura judicii examinare,
cognoscere : partes ad audiendum sententiam seu prteceptum,
vel ad alia citare, et diem ad pronunciandum vel ad aliud
praîfixam prorogare ; et per seipsum pronunciare diffinire,
laudare, arbitrari, prœcipere, et alte et basse, sicut ei vide-
bitur, terminare et ordinare semel et pluries, conjunctim et
divisim simul ; vei super altéra earum , ordine juris servato
vel non servato, ordinarie vel extraordinarie. diebus feriatis
et non feriatis, sedendo vel stando, in scriptis vel sine scriptis;
alias qualitercunque et quandocunque, prout sibi melius vide-
bitur expedire, nullo prœtermisso obstante, omni hora loco et
ulraque parte absente vel utraque praesente, vel altéra prœ-
sente et altéra absente, citata tamen ; et quod possit semel et
pluries et eliam quandocunque suam sententiam vel senten-
lias, dictum laudum seu pronuncialionem inlerpretari, decla-
rare, corri^ere, reformare^ si sibi videl)itur expedire, quodque
si velut arbiter de aliquibus vel omnibus quœstionibus cog
noscere cœperit, vel aliquas termina verit, possit jam ceeptas
vel etiam nondum cseptas, tanquam arbitrator seu amicabilis
conipositor assumere, et de ipsis cognoscere ac diffinire, vel
e contra.. .. Promiserunt insuper dicti Titius et Seius sibi
adinvicem pro se suisque heredibus per solemnem stipula-
tionem stare, parère et obedire ejus banno et laudo, dicto
2/0 RECUEIL DE LEGISLATION.
pleiie, arbilrio, promincialioni, prœcepto seu praeceptis, per
eiini vel allos de maiidato ejus facto sive factis ; et mox eis
prolatis homolog-are et approbare , et in nullo contravenire,
qiiacunqiie ralione, vel causa seu modo de jure vel de facto,
vcrho vel opère, per se vel per interpositam personam quse
vel quas inler eos super quocunque aut aliquo praemissorum
seu eorum occasione dixeril, fecerit, pronunciaverit, diffinierit
seu fuerit arbitratus, et quod contra ejus prœceptum, lauduni,
pronunciationem seu arbitriuni non appellabunt, nec appella-
lionem prosequentur ; nullum rescriptuin, vel privilej^ium per
se vel per alium impetrabunt, nec im})etralis utentur, nullam
exceptionem opponent, restitutioneminintegrum non pètent
nec illud corrigi seu emendari per superiorem vel aliquem
judicem pètent; quodque non utentur cujuscunque legis vel
canonis statut! seu consuetudinis bénéficie, quod viliet, seu
vitiare vel infirmare valeat luijusinodi conipromissum seu ar-
bilrium in totum, vel in partem sive ex persona arbitri, sive
ex personis compromittentiuin , sive ex forma compromissi,
vel arbitrii, seu ex rébus vel causis de quibus est conipro-
missum sive quacunque alla ratione. Quod si facerent vel in
aliquo contra praemissa vel aliquod prœmissorum venirent,
promiserunt solenniler, utestdictum, sibi invicem et eidem
arbitro, quod pars arbitriuni seu laudum in totum vel in
partem non servans parti servant! dabit et solvet pœnee
nomine decem lib. Bon. et legalium Turon. refu ère ac resar-
cire sibi omnia damna et expensas et interesse, quœ vel quas
ipsum facere conting-eret vel eiam sustinere, sicut suo decla-
raverit juramento; cui sine aliis probationibus fidem plenam
eis placuit adhiberi. »
L ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS. 2^9
II. — XoLiCE SUR LE Processiis Belial.
(Quatorzième siècle.)
L'œuvre curieuse, assurément peu connue, à laquelle nous
voulons consacrer une courle étude, porte la date du 3o octo-
bre i382. L'auteur est Jacobus de Theramo, appelé aussi
DE Ancharano'. Né en i35o, il avait étudié le droit à Padoue,
et lorsqu'il écrivit son ouvrage, était archidiacre à Averse,
près Naples, ainsi qu'il nous l'apprend lui-même à la fin de
son livre en disant aussi qu'il avait alors f rente-deux ans. Il
fut par la suite chanoine d'Uprutina, évêque de Florence et
Spoleto, puis archevêque de Tarente. Selon certains, il aurait
aussi professé le droit canon à Padoue. Il mourut en 1417".
Le pieux et bizarre roman qu'il composa est avant tout
une œuvre théolog-ique tout à la gloire du Sauveur des hom-
mes. Mais la forme qu'il lui donna, un procès entre le Diable
et Jésus-Christ, en nous faisant assister aux phases diverses
d'une procédure avec première instance, commencement d'ap-
pel et arbitrage pour finir, n'est pas sans intérêt pour l'histo-
rien du droit. L'œuvre du juriste eut quelque succès en son
tenqîs et fut traduite en plusieurs lang-ues; peut-être la consi-
dérait-on comme fort instructive.
La première édition du texte original, qui était en latin,
1. D'après Prosper Marchand, Dictionnaire historique, t. II, p. 117,
soa vrai nom était Jacobus Palladino, mais il était plus connu sous le nom
de Jag. de Theramo, du nom de la ville où il était né ; — Brunet, Manuel
du libraire, édit. i863, v» Theramo, tome V, col. 801.
2. Camus et Dupin, Lettres sur la profession d^avocal et bibliothèque
choisie des livres de droit, édit. 1882, t. II, p. 786; — Bethmann-
Hollweg. Der germanisch Ro/nanische Cirilprocesc, ini Mittelalter,i. VI,
p. 201; — Franz von Holtzendorkf, Rechislexicon, t. II, p. 4o5 ; —
ScHULTE, Geschichte der Ouellen und literatur der Canonischen Rechts,
tome II, p. 877.
28o RECUEIL DE LEGISLATION.
parut sans indication de lieu, en 1472, sous le litre de Reue-
rendi patris domini Jacobi de Theramo compendiiim per-
breue, consolatio peccatoruni nuncupatuni et apiid nonnulos
Belial uocitatiiin. D'autres éditions, datées ou non, furent
publiées au quinzième siècle sous le titre précédent et
ceux de Lis Christi et Belial et de Processus Liiciferi ou
Belial.
La première édition allemande, bien que non datée, est,
sans aucun doute, plus ancienne que les précédentes, car elle
fut imprimée avec les caractères de la Bible de Pfister de 1462;
la lang-ue de ce Biich Belial est le haut saxon. Des éditions
postérieures, offrant, il est vrai, des altérations, furent faites
à Aug-sbourg' en 1472 et i473, à Strasbourg- en \l\ll', enfin
parut, en 1492, à Magdebourg-, une édition en bas saxon',
où, comme dans les œuvres d'Aug-sbourg-, des g-ravures sur
bois sont insérées dans le texte.
En France, l'ouvrag-e fut répandu, en i48i, par un in-folio
gothique, également avec figures sur bois; le livre est attri-
bué à un atelier de Lyon. C'est une traduction en notre lan-
gue^ dont l'auteur est Pierre Ferget, docteur en théologie,
de l'ordre des Augustins^. L'année suivante, une autre édition
parut dans la même ville qui ultérieurement connut aussi les
impressions de Mathis Husz en i484 et 1487, de Johannes
Fabri en i485 et ik^o, de Johannes de Vingle en i494j la
plupart sont illustrées. On cite également des exemplaires
provenant de presses parisiennes.
1. Belijals Klage over Jesiirn. Mao-dborch dorch Mauricium Brandiss,
M CCCC LXXII, in-folio.
2. La traduction a pour titre : Procès de Belial à l' encontre de Jésus.
Au recto du dernier feuillet se lisent les lig-nes suivantes : « Cy finit le
livre nommé la consolacion des pouvres pécheurs nouvellement translaté
de latin en françoys par frère Pierre Fert>et docteur en théolog-ie de l'ordre
des Augustins. Auquel livre est contenu ung procès esmeu par une manière
de contemplation entre Moyse procureur de Jhesus Christ d'une part et Belial
procureur denfer de l'autre part. Lan de grâce mil. CCCC XXXI », in-folio
goth. de 1O4 fo».
l'arbitrage dans le droit français. 281
Une traduction hollandaise ' fut itnprimée à Harlem en i484^.
La dernière édition connue est celle du Processus Jaris
/oco-seriiis^, recueil de 964 pag-es in-S*^, publiée à Hanovre
en 161 1 et comprenant, outre notre roman, le Processus
Sathanœ contra Virr/inem coram judice Jesa, dont le roma-
niste Bartole a fait un cadre pour des exposés de procédure,
et les Arresta Amorum de Martial d'Auvergne, œuvre
curieuse du début du seizième siècle, fictions et espèces ga-
lantes imag-inées pour faire connaître les principes du droif"^.
L'histoire de Belial est accompagnée des commentaires de
Jacques Ayrer qui, en 1600, avait déjà donné à Francfort
une imitation de l'ouvrage de Jacobus de Theramo^.
Nous n'avons pu encore nous procurer aucun exemplaire
de cette dernière édition, très rare comme les précédentes,
mais nous avons consulté quatre autres textes, un incunable
du quinzième siècle, sans date, à la bibliothèque Sainte-
Geneviève à Paris'^, dont le texte doit être identique à celui
de 1472; un imprimé et deux manuscrits sur papier à la bi-
bliothèque royale de Bruxelles^.
De ces derniers, l'un du quinzième siècle, offre un texte
1 . Der Sonderen iroesl ofta Procès tiisschen Belial ende Moyses. Tôt
Haerlem in Hollaud, Jacob Bellaert, M CCCG LXXXIV, in-folio.
2. Pour la description de ces éditions et plus amples détails à leur sujet,
cf. Brunet, Manuel du libraire, loc. cit. ; — Graesse, Trésor des livres
rares et précieux, vo Theramo, vol. 6, 2e partie, p. 129.
3. Brunet, op. cit., vo Processus, t. IV, p. 894; — Graesse, op. cit.,
vo Processus, t. V, p. 452; — -Gamus et Dupin, op. cit., t. II, p. 781.
4- Qu'on nous permette de signaler incidemment l'existence d'une édition
de ce dernier ouvrage avec commentaires érudits de Benoist de Gourt (i544)
à la bibliothèque de l'Ordre des avocats de Paris (no 7018 du Catalogue).
Liinglet du Fresnoy l'a aussi publié en 1781 ; 2 vol. in-80.
5. Brunet, op. cit., vo Processus.
6. Bibliothèt[ue Sainte-Geneviève, OE, 716, Piocessus Luciferi contra
JesN/n coram judice Salonione; \n-[\^ gothi([ue, 71 folios à 2 colonnes. —
La Bibliothèque nationale ne possède aucune édition.
7. Nous tenons à remercier ici le R. P. Van den Ghein, conservateur
de la section des manuscrits, de son excellent accueil et de son obligeance.
2Ô2 RECUEIL DE LEGISLATION.
latin ; il figure dans un gros recueil factice dont la couverture
porte le titre de Decisiones régis '. L'autre, de la seconde
moitié du quinzième siècle, si l'on en juge à certains indices,
est une traduction allemande sous le titre de Goth uncl
Belial'; vingt-sept miniatures figurant des phases de la pro-
cédure ou des scènes de la vie du Christ sont insérées dans le
texte; le dessin, sans être très habile, recherche cependant
une certaine vie dans l'exécution.
Quant à l'incunable de Bruxelles ^, c'est la traduction fran-
çaise de Pierre Ferget. Si on la compare avec le texte latin,
il semble que certaines parties ont été développées et on re-
marque que l'histoire est divisée en quatre-vingt-dix-sept cha-
pitres, alors que l'incunable de Paris en offre soixante et onze;
mais l'impression est plus correcte et plus nette que dans cette
dernière édition. De très nombreuses gravures sur bois, une
par chapitre, illustrent le récit. Ce sont de simples dessins au
trait assez rapidement exécutés par un artiste modeste; mais,
en rendant les explications plus vivantes, elles sont d'un
amusant intérêt ^.
C'est d'après cette édition et l'incunable de la bibliothèque
Sainte-Geneviève que nous allons maintenant donner une
rapide analyse du Processus Belial.
1. Bibliothèque royale de Bruxelles, section des manuscrits, nos 5427-83,
fos i85 à 274.
2. Bibliothèque royale de Bruxelles, section des manuscrits, no i 634,
i35 folios.
3. Bibliothèque royale de Bruxelles. Incunable no i383. « A este imprime
à lyon sur le rosne par Johan de Vingle lan de grâce mil. CCCC. LXXXXIV. »
Petit in-folio got. de 120 f«s.
4. Les personnages sont en costumes moyenâgeux, vêtements de clercs,
en général, avec collet à capuchon, chaperon ou bonnet. Le roi David est
couronné; l'empereur Auguste est ceint d'un diadème; Moïse porte un long
manteau et son front laisse voir les petites flammes qui l'illuminèrent au
retour du Sinaï. Belial, aux longues cornes et aux pieds fourchus, est vêtu
d'une blouse serrée à la taille.
l'arbitrage dans le droit français. 283
Analyse du processus Belial. — Jésus, comme nous rap-
prennent les Evangiles, était descendu aux Enfers; les diables,
en le voyant venir, s'étaient bien mis en état de défense, mais
le Seigneur, « avec g-rande impétuosité et puissance, rompit
les portes d'airain et les verroux de fer, et avec blanche ban-
nière et rouge croix murailles et tours et diables abattit, en-
trant dedans comme victorieux chevalier '. » Puis, parmi les
prisonniers du démon, il sauva ceux qu'il connut être siens
et les envoya au Paradis ; avant de se retirer, il enchaîna
Satan « au fond du lac infernal ».
Le prince des ténèbres, furieux de cette violation de domi-
cile et d'une telle atteinte à ses droits, — il prétendait avoir
juridiction sur tous les hommes et le monde entier, — consti-
tue pour procureur Belial et le charge de porter une plainte
à Dieu le Père. Celui-ci, entouré de ses quatre Evang-élistes,
reçoit l'envoyé du démon et, sur sa demande de confier la
cause à un tiers neutre et impartial, désig-ne comme juge
Salomon , roi de Jérusalem. Le serg-ent Azael cite à compa-
raître Jésus qui, à son tour, constitue Moïse pour procureur.
Le procès va donc désormais s'engager entre celui-ci et Belial
sur le point g-rave de savoir auquel, de Jésus-Christ ou de
Salan, appartient la domination universelle. On s'envoie alors
des libelles, on réplique par des écrits régulièrement rédigés,
on prête le serment de calomnie, on fait valoir des exceptions
qui amènent un interlocutoire de Salomon; des témoins com-
paraissent : David, Isaïe, Ezéchiel et saint Jean-Baptiste sont
du nombre. Belial se défend avec éloquence et comme il peut;
il va jusqu'à mettre g-enoux à terre pour implorer Salomon
et faire appel à sa bonne justice. Mais Moïse sait toujours
comment répondre, et, en fin de compte, produit un document
des plus précieux : il lit à Salomon le livre de Daniel. Le jug-e
I. Incunable de Bruxelles. — Sur la g-ravure, le décor de la scène es
une forteresse ; les diables la défendent en lançant des flèches du sommet
des tours et Jésus assiège comme l'indique le texte.
284 RECUEIL DE LEGISLATION.
se rend aux explicalions fournies et se prononce en faveur de
Jésus : il est dit que Satan n'a aucun droit ni juridiction sur
la terre et ses habitants, et comme cause de tous maux a été
fort justement encliaîné aux Enfers. Puis le notaire Daniel
dresse, bien en forme, acte de cette sentence.
Belial, comme bien on pense, est loin d'être satisfait; l'his-
toire nous le montre « mag-nis clamoribus excitatus et rugiens
ut leo ». Il adresse au jug-e des reproches, l'accuse de parlia-
lilé. « Si tu n'es pas satisfait, réplique Salomon peut-être
un peu vexé de telles remarques, eh bien, appelle au juge
supérieur ! » Belial suit le conseil et revient vers Dieu le Père
qui donne ordre de porter l'affaire devant Joseph , fils de
Jacob.
A peine la procédure est-elle commencée que des délais sont
accordés aux parties pour produire leurs pièces. Belial, qui se
sentait lui-même en mauvaise situation, profite de l'occasion
pour descendre aux Enfers demander conseil à son maître. « Je
crains, dit-il. que nous ne succombions en cause d'appel ; je
ne sais plus que dire ! » Un conseil de diables est immédiate-
ment assemblé, et c'est maintenant que l'histoire devient inté-
ressante pour nous. « Nous pourrions faire un compromis
avec notre adversaire, disent quelques-uns, et soumettre notre
cause à des arbitres; peut-être ainsi aurions-nous plus de
chances. » L'idée est trouvée excellente et Belial court de
suite en parler au roi David, lui demandant d'être médiateur.
Le prophète accepte et va sans tarder trouver Moïse à qui il
loue les avantages de l'arbitrage. « Je sais, dit-il, que toute la
justice est pour toi; tu peux, dès lors, suivre sans crainte le
conseil que je te donne de choisir des jug-es privés. » Moïse
hésite d'abord et semble préférer une bonne sentence de ma-
g-istrats rég-uliers; sur le conseil de Jésus, quil va trouver et
qui lui donne par écrit pouvoir d'élire des arbitres, il se rend
pourtant aux excellentes paroles de David.
Pendant qu'il est ensuite en conférence à nouveau avec ce
l'arbitrage dans le droit français. 285
dernier, Belial frappe fort à propos à la porte. Le prophète
ménage alors une entrevue entre les plaideurs et obtient leur
acceptation d'un compromis, tous deux reconnaissant que
l'affaire dure depuis trop longtemps et que les frais sont consi-
dérables. Moïse nomme pour arbitres Aristote et Isaïe ; Belial
désigne l'empereur Aug'uste et Jérémie. Pour le cas où les
jug-es précédents ne pourraient s'accorder et afin que le com-
promis ait quelque efficacité, on songe aussi, en suivant le
OTommcnt les partifs se miiYiit t'ii compiomiô.
conseil des lois, à choisir un tiers arbitre ; comme d'après le
droit canon on peut prendre comme tel un juge régulier, les
parties désignent Joseph.
Ainsi intervient l'arbitrage qui amenait rupture de l'instance
d'appel. Après les conversations préliminaires, l'acte de com-
promis est dressé, fort bien, par ma foi, et avec les clauses
habituellement usitées. Les parties y témoignent qu'elles re-
courent de leur plein gré à l'arbitrage, rappellent la cause
qui les divise et nomment leurs arbitres. Elles donnent à ces
286
UECUEIL DE LEGISLATION.
derniers pleins pouvoirs dans l'examen de l'affaire avec fa-
cuUé de jug-er selon le droit ou sans observer ses règles; elles
fixent un délai dans lequel la sentence devra être rendue, et,
sous la sanction d'une peine, promettent pour eux, leurs maî-
tres et leurs successeurs, de respecter la décision future, re-
nonçant par avance à tous moyens d'appel, à toute exception
ou privilège fournis par les lois civiles ou le droit canon. Cet
eng-ag-ement solennel, exprimé comme toujours avec une cer-
dlommciil Uô partifô prisfiUcnt leur fompromis.
taine richesse de termes, est fortifié par un serment sur les
Evangiles que Belial, pour sa part, prêle fort sérieusement.
Une amusante g'ravure dont nous donnons la reproduction
nous montre un petit scribe tenant les livres saints devant les
parties et le roi David assistant à l'acte comme témoin.
Les arbitres, selon la règle, acceptent le compromis et s'en-
g-ag-ent à remplir les fonctions qui leur sont dévolues. Tenant
en mains leurs pièces de procédure dûment scellées, les parties
paraissent alors devant eux et exposent leur affaire (Jîgiire 2).
L ARBITRAGE DANS LE DROIT FRANÇAIS.
287
Puis intervient la délibération des juçes ; chacun d'eux, à
son tour, donne son avis et la réunion devient prétexte à de
iong-ues discussions ou exposés sur des questions théologiques
et morales '. Nous n'insistons pas naturellement à leur sujet;
l'idée dominante est celle du jugement dernier et d'une sépa-
ration entre les justes et les méchants, l'intercession de la
ô'fueujJt comme parle l'arbûrf ©ctauifu empereur "ifc Home.
Vierg-e Marie assurant aux chrétiens pécheurs de n'ètie pas
traités trop durement '^.
1. L'empereur Auguste, d'un air grave, commence par faire amende
honorable en affirmant sa croyance dans le Sauveur des hommes ; il n'au-
rait pas dû permettre, dit-il, qu'on le divinisât lui-même et regrette de
n'avoir pas en son temps adoré Jésus-Christ [figure 3).
2. De curieuses gravures figurent les péchés et des scènes font compren-
dre ce qu'ont de répréhensible l'avarice, la luxure, la colère et autres vices.
— Signalons aussi les tableaux représentant l'Apothéose de Jésus-Christ et
le Jugement dernier. Dieu est, dans celui-ci, assis au milieu des nuages;
derrière lui est un glaive de justice, symbole de sa puissance ; des papes et
des évèques sont à ses côtés et deux des anges qui l'entourent sonnent de
la trompette. Sur le manuscrit allemand, on voit les morts sortir de terre et
tendre vers leur juge des mains suppliantes.
288 RECUEIL DE LEGISLATION.
Finalement, les arbitres se mellent d'accord. Les parties se
rendent à la citation qui leur ordonne, selon la loi, de venir
entendre le jugement, et, en leur présence, Jérémie donne
lecture de la décision qui est loin de reconnaître la toute-
puissance de Belial.
L'acte est dressé pro bono pacis et concordie et vigore
compvomiHsi : il rappelle les engagements pris par les parties
et porte comme garantie d'un acquiescement à la décision
leur signature à côté de celle des arbitres et des témoins. Il
en est fait plusieurs copies que Moïse et Belial vont porter à
leurs maîtres. Jésus et ses disciples sont dans la joie. Mais en
enfer on est fort en colère ; Belzébuth, Astaroth et Belphegor
discutent violemment et tout le monde affirme qu'il n'a aucune
croyance dans le Fils de Dieu.
L'histoire se termine par le récit de l'Ascension de Jésus-
Christ et de la descente du Saint-Esprit sur ses apôtres.
Tel est le processus Belial. Son texte est riche en détails
sur la procédure et les réflexions de ses personnages sont
souvent des remarques fort judicieuses. Sans doute, il n'y a
peut-être pas toujours une exactitude juridique bien précise,
— le cadre en est la cause, — mais en ce bon temps dont
parle Boileau,
Où l'on jouait les saints et Dieu par piété,
il mérite cependant d'être retenu. En l'utilisant avec pru-
dence, on peut compter ce roman parmi ce qu'on est convenu
d'appeler les sources extra-juridiques du droit.
J. FOURGOUS.
EXPOSÉ DES THÉORIES ALLEMANDES
SUR L'ACTE COMPLEXE
1. L'acte juridique. — L'activité que les individus peuvent
développer dans le domaine du droit est la' source de mani-
festations très variées auxquelles la doctrine a donné le nom
d'actes juridiques. Quelle que soit, en effet, leur diversité, ces
manifestations n'en ont pas moins un fondement identique
dont la recherche a toujours sollicité les travaux des juris-
consultes, désireux de dégager cet élément commun afin de
donner des contours plus précis à cette fîg-ure un peu vag-ue
qui est celle de l'acte juridique, afin d'analyser aussi avec
plus de profondeur les divers aspects sous lesquels elle s'offre
à nos investigations.
L'acte étant, comme nous venons de le dire, l'aspect sous
lequel se manifeste l'activité juridique des individus, il sem-
blait tout naturel de voir dans la volonté interne de son au-
teur le dernier élément et comme l'atome constitutif de tout
le commerce juridique. Remonter aussi haut dans la g-enèse
de l'acte, c'était cependant sortir du domaine du droit pour
entrer dans celui de la psychologie, et cela n'était pas sans
dangers. Voir dans l'acte juridique la manifestation de la
volonté interne d'un individu, c'était arriver par une pente
naturelle à décréter la souveraineté juridique de cette volonté
19
agO RECUEIL DE LÉGISLATION.
psychologique, c'était obliger le juge à tenir compte des in-
tentions de l'auteur de l'acte, au grand préjudice des tiers qui
s'étaient trouvés hors d'état de les connaître. Une pareille
doctrine avait présenté peu d'inconvénients à l'époque oîi le
contrat inlcr prœsenles était la base du « commercium inter
vivos » ; la discussion qui précède la conclusion de la conven-
tion permettait, en efFet, à chacune des parties de connaître
tout ce que son cocontractant avait entendu faire en accom-
plissant l'acte par lequel ils se liaient réciproquement. Mais
un jour est venu où les relations entre les hommes ont pris
des formes plus complexes, où le développement considérable
des rapports économiques entre les individus ont nécessité des
procédures qui fussent à la fois plus expédilives et plus capa-
bles de donner des garanties à tous les intérêts en présence.
Le fondement de tout commerce juridique est ainsi devenu le
crédit, le respect des intérêts des tiers; il n'était donc plus
possible de donner à l'acte une base psychologique dont le
caractère occulte présentait trop de dangers ' ; aussi, la doc-
trine moderne a-t-elle cherché à construire la théorie de l'acte
sur un fondement vraiment juridique. Sans doute, elle ne
prétendait pas le trouver en dehors de la volonté dont l'acte
était la manifestation ; mais que manquait-il à l'ancien fonde-
ment pour être juridique^ pour respecter tous les intérêts en
jeu? Précisément que les mobiles psychologiques fussent con-
nus des tiers; il manquait, en un mot, à cette volonté interne
d'avoir été émise. Dès lors, le fondement juridique de l'acte
va résider dans la déclaration de volonté de son auteur; c'est
par cette « déclaration » que l'individu va manifester à l'exté-
rieur sa volonté interne, va donc la porter à la connaissance
de tous, la rendre officielle et en quelque sorte définitive ;
c'est par cette « déclaration », enfin, qu'il va engager sa res-
I. Sur cette évolution, v. Saleilles, De la déclaration de volonté, 1901,
Inlroducliou.
SUR LACTE COJrPLEXE. 29 1
ponsabilité. Le fondement du commerce juridique devient dès
lors concret ; les « intentions » ne sont plus prises en consi-
dération pour déterminer ce qu'a « voulu » l'auteur de l'acte;
ces intentions ne relèvent que de la psychologie et la volonté
ne devient juridique, c'est-à-dire susceptible de donner nais-
sance à des actes capables de bénéficier ou de préjudicier aux
tiers, qu'autant qu'elle a été émise et que dans la mesure où
elle a été émise; les tiers sont ainsi rassurés et les exigences
du crédit public reçoivent entière satisfaction'.
Nantis de cet élément concret qu'est la déclaration de vo-
lonté, les jurisconsultes allaient reprendre l'étude des actes
qui constituent le commerce juridique, et cela en fonction des
différents aspects que cette déclaration est susceptible de re-
vêtir. Les déclarations de volonté peuvent varier dans leur
étendue, dans leur contenu, dans leurs effets, dans la qualité
et dans le nombre de leurs auteurs; autant de chefs sous les-
quels on peut grouper les divers actes juridiques; c'est à la
dernière de ces classifications que se rattache la théorie de
l'acte complexe.
2. La distinction classique entre les actes unilatéraux et
les contrats. — Les actes complexes. — Les actes juridiques
ont été de tout temps divisés en deux grands groupes, eu
égard au nombre de leurs auteurs. Les uns émanent d'un
seul individu et sont le résultat d'une seule déclaration de vo-
lonté : ce sont les actes unilatéraux ; les autres sont accom-
plis par plusieurs personnes émettant plusieurs déclarations
de volonté : ce sont les contrats. Si l'on part de la déclaration
de volonté comme fondement de l'acte, on peut définir l'acte
unilatéral, « la déclaration de volonté par laquelle celui qui
I. Cf. Saleilles, op. cit.; Meynial, La déclaration de volonté, dans la
Revue trimestrielle de droit civil, 1902, p. 545; M. Hauriou et G. de
Bezin, La déclaration de volonté dans le Droit administratif français,
dans la Revue trimestrielle de droit civil, 1908, p. 543.
292 RECUEIL DE LEGISLATION.
agit détermine lui-même sa propre situation juridique ou celle
de ses biens », — le testament, par exemple, — et l'acte plu-
rilaléral ou contrat, « la déclaration de volonté émise par
deux on [)lusieurs [)ersonnes en vue de créer, de maintenir,
de modifier ou d'éteindre entre elles, — et quelquefois vis-
à-vis d'autres personnes', — un rapport juridique déter-
miné ».
Cette antique distinction paraissait détinilive ; il semblait
difficile, en effet, de trouver un acte qui ne fût ni un acte
unilatéral ni un contrat. Sans doute, il pouvait arriver à plu-
sieurs personnes d'émettre des déclarations de volonté con-
cordantes sans avoir pour l)ut de se lier réciproquement et
d'élaborer un contrat; mais l'acte qui en était le l'ésultat ap-
paraissait tout simplement comme la somme de plusieurs
déclarations unilatérales de volonté. C'est pourtant là ce
qu'un g-roupe important de la doctrine allemande est venu
contester. Pour ces auteurs, le vieux dualisme qui séparait
les actes juridiques en deux grandes catég-ories a paru décou-
ler d'une analyse insuffisante. Il y a bien des actes unilaté-
raux qui sont le résultat d'une seule déclaration de volonté;
il y a aussi des contrats, qui sont issus de deux ou de plusieurs
déclarations de volonté par lesquelles leurs auteurs entendent
se lier réciproquement; mais entre ces deux termes extrêmes
il V a place pour une troisième catég-orie d'actes, ceux qui
sont issus de deux ou de plusieurs déclarations de volonté et
qui ne forment pas des contrats. Deux copropriétaires, par
exemple, constituent une servitude sur leur fonds indivis, au
profit d'un fonds voisin ; la théorie classique disait : cette
constitution est le résultat de la somme de deux déclarations
de volonté unilatérales, et il n'y a là aucune formation nou-
velle. Affirmation erronée pour les défenseurs de la théorie de
l'acte complexe qui voient dans cette fig'ure juridique non une
I . La stipulation pour autrui, par exemple.
SUR l'acte complexe. 298
somme, mais un produit de deux déclarations de volonté qui,
par suite d'un phénomène spécial que nous préciserons, vont
donner naissance à une nouvelle déclaration de volonté, com-
plexe celle-là, indépendante des précédentes, et tirant de sa
complexité des effets juridiques particuliers que l'on ne peut
ratlaclier ni à des actes unilatéraux, ni à des contrats. Nous
allons passer rapidement en revue les opinions des auteurs
allemands qui ont pris part à cette discussion que la réfuta-
tion entreprise en 1900 par Gleitsmann semble avoir close
d'une manière définitive, du moins en Allemagne'.
3. Historique de la théorie de l'acte complexe^. — A
propos de la fondation des corporations par une délibération
volontaire de leurs membres, Gierke ^ fait, pour la première
fois, remarquer que les ententes préliminaires tendant à leur
établissement « n'appartiennent que par un côté au droit
contracluel ». Ces ententes sont en même temps les éléments
de l'acte créateur qui appelle à l'existence un être social nou-
veau. « Ce coniplexus d'actes préparatoires présente ainsi une
double face : « d'une part, pluralité d'actes juridiques éma-
« nés de libres individus ; d'autre part, acte unitaire d'une
« communauté qui se fait ». Aussi, [)our Gierke, « cet acte
(( d'établissement corporatif n'est pas un contrat, mais un
« acte complexe unilatéral — einseitiger Gesammtakt — qui
1. Elle dure encore en Italie, où la théorie de l'acte complexe est passée
en se modifiant légèrement. — V. infra, § 11.
2. Le terme a acte complexe » est la traduction littérale du « Gesam-
talit » des Allemands, dont les. Italiens ont fait « atto coinplesso ou com-
plessivo ». Dans notre esprit, le terme d'acte complexe a un g-ens général
et répond à ce que les Allemands nomment Gesamtakte, comme à ce qu'ils
appellent Vereinbarangen. Nous verrons que dans l'esprit de la doctrine
allemande ces deux termes ne sont pas synonymes et supposent une expli-
cation différente d3 la figure de l'acte complexe.
3. Gierke, Die Genossenschaftsttieorie iind die Deutsche Rechlspre-
chiing. Berlin, 1887, chap. i, pp. 182 et s. — V. infra, § 7, la traduction
du passage cité au texte,
294 RECUEIL DE LÉGISLATION.
« ne trouve pas d'analog^ue dans la vie individuelle. C'est la
« volonté du groupe à venir, se développant , prenant un
« corps, s'affirinant enfin elle-même dans cet acte ».
L'idée de cet « einseilig-er Gesammtakt ' », de cet acte com-
plexe unilatéral qui n'est ni un contrat, ni un acte unilatéral
ordinaire, est recueillie l'année suivante par Karlowa ^, qui en
trouve de nouvelles applications dans le domaine du droit
public. 11 modifie cependant l'idée de Gierke en ce sens que,
pour lui, l'acte de fondation a pour sujet non point la corpo-
ration embryonnaire qui accomplirait ainsi des actes avant sa
naissance réelle, mais uniquement les fondateurs de ce i^rou-
pement, agissant en vertu d un pouvoir qui leur est octroyé et
auquel l'auteur donne le nom « d'autonomie ».
Après lui, Binding-^ se sert de celte théorie pour expliquer
la fondation de la Confédération de l'Allemagne du Nord. Cet
acte de fondation, issu de plusieurs déclarations de volonté,
constitue ce qu'il appelle une Vereinbariing, qui se différencie
profondément du contrat. Il groupe ainsi sous cette appella-
tion toutes les hypothèses dans lesquelles plusieurs déclara-
tions de volonté, dont le contenu est en tous points identi-
que, sont nécessaires pour donner naissance à un résultat juri-
dique déterminé : sentences collégiales, décisions d'un corps
délibérant, exercice par plusieurs personnes d'un pouvoir
législatif ou réglementaire que ces personnes possèdent en
commun, fondation de la Confédération de l'Allemagne du
Nord, etc. Ce sont là des actes plurilatéraux qui ne constituent
pas des contrats et qui ont avec eux cette différence fonda-
1 . Gierke, Ivuntze et d'autres auteurs emploient la forme « Gesamm-
takt », tandis que Gleitsmann écrit « Gesamtakt ». C'est cette dernière forme
que nous adopterons pour sa simplicité quand nous ne citerons pas les
auteurs qui préfèrent la première orthooraphe.
2. Ivarlowa, Ziir Lehre von den jnristischen Personen {Grnnhiits
Zeitschrift, XV, p. 402), 1887.
3. Bindinçç, Die Grnndang des JVoi-ddciilschen Biinds [Festgabe fiir
Windscheid). Leipzig, 1888, p. 69.
SUR l'acte complexe. 295
mentale d'être issus de déclarations de volonté identiques
dans leur contenu, tandis que les contrats résultent de décla-
rations dont le contenu est différent et même opposé.
Jellinek' vient encore accentuer cette opposition entre ces
actes et les contrats en étendant la théorie à toutes les bran-
ches de la science juridique. Au même moment, Kuntze^,
dans une monographie spéciale, édifie le premier ex professa
la construction complète et systématique de la nouvelle figure
juridique.
De nombreux auteurs cependant s'étaient refusés à admettre
cette troisième catégorie d'actes juridiques et avaient classé
les actes en question soit parmi les contrats, soit parmi les
actes unilatéraux, mais sans essayer une réfutation des théo-
ries de Binding et de Kuntze^. Seul, Brockhausen'^ s'était
élevé contre la nouvelle figure. Il reprochait d'abord aux
théoriciens de l'acte complexe de grouper des faits par trop
hétérogènes et dont le seul point de contact était, semblait-il,
de ne pas constituer des contrats. Cette simple constatation
négative ne suffisait pas, à ses yeux^ pour justifier l'existence
d'une nouvelle catégorie d'actes, étant donné surtout que les
adeptes de la théorie n'expliquaient point comment le con-
cours de plusieurs volontés pouvait arriver à créer un lien
non contractuel, source d'effets spéciaux. Cette réfutation
écrite en 1893 semble jeter une défaveur sur les idées de Bin-
ding, de Jellinek et de Kuntze, et il faut arriver à l'année
1899 pour voir deux auteurs prendre de nouveau leur
défense.
TriepeP développe les idées de Binding sur la Vereinba-
1. Jellinek, System der subjectiven oj/eni lichen Redite. Freiburg,
1892, p. 193.
2. Ivuntze, Der Gesamtntakt (Festgabe fi'ir Muller). Leipzis;>. 1892, p. 29.
3. V. leurs noms dans Gleitsmann, Vereinbatning iind (îesamtukt, thèse.
Halle, 1900, p. 17.
4. Brockhausen, Vereinigung and Trennnng von Ge/neinden. W'ien, 1893.
5. Triepel, Volkerrecht and Landesrecht. Leipzig, 1899, pp. 35 et s.
296 RECUEIL DE LÉGISLATION.
riiiiff et les oppose à celles que Kuntze avait émises sous le
titre de Gcsnmtntakt. Pour la première fois ces deux termes,
qui avaient paru jusque-là se rapporter à une même figure
juridique, vont se voir opposés l'un à l'autre. Triepel adopte
l'expression de Vereinbnning pour explirpier la formation
des actes réunis par Binding- et par Kuntze; il voit dans
cette fig-ure le seul fondement possible du droit international
objectif, comme du droit coutumier , car la source de tout
droit objectif ne peut être, d'après lui, que ce qu'il appelle
une aliffemeiner Wi/le, une volonté g-énérale ; or, c'est bien
le rôle que joue la Vereinbariiriff, issue, nous le savons, de la
fusion de plusieurs déclarations de volonté, semblables dans
leur contenu, tandis que le contrat renferme des volontés qui,
loin d'être semblables, sont, par leur nature même, opposées.
Puis Anschûtz ' recueille et examine les nombreux cas que
le tribunal administratif suprême de Prusse nomme des « Ve-
reinbarungen ». Il accepte les théories de Binding-, de Jel-
linek et de Triepel ^.
EnfiUj dans une thèse présentée à l'Université de Halle
en 1900, Arnold Gleitsmann -'' est venu reprendre toute la
question pour la réfuter d'une manière qui paraît avoir clos
la discussion parmi les jurisconsultes allemands. Nous revien-
drons sur cette réfutation après avoir exposé dans ses gran-
des lignes la théorie de l'acte complexe.
4. La théorie de l'acte complexe. — Le point de vue néga-
tif. — Les actes juridiques à la formation desquels concou-
1. Anschûtz, Prenssi'sches Verivaltiingsblatt {Feslnum/ner zam funf-
undzioanzigjclhrigen bestehen des Oberverwaltnngsgerichts. Jahrgang
XXII, 1900).
2. Quant au Gesamtakt, considéré comme distinct de la Vereinbarung,
son principal représentant est Kuntze, op. cit. On verra infra quelle est la
portée de ces deux théories que nous ne faisons qu'indiquer ici.
3. Gleitsmann, Vereinbarung und Gesanitakt, thèse.; Halle, 1900. Cet
ouvrage a été publié aussi dans les Venocdtnngsarchiv, 1902, pp. SgS
et s. Nos références se rapporteront uniquement à l'édition de 1900.
SUR L ACTE C03IPLEXE. 297
rent plusieurs déclarations de volonté ne sont pas tous des
contrats : ils constituent, pour la plupart, une catégorie par-
ticulière d'actes dotés d'effets juridiques spéciaux qui décou-
lent du fait que plusieurs déclarations de volonté ont dû se
fusionner pour les constituer. Cette affirmation, qui résume
la théorie de l'acte complexe, contient deux idées que nous
allons examiner successivement : par la première, purement
nég-ative d'ailleurs, les auteurs que nous venons de citer dis-
tinguent cette nouvelle catégorie d'actes des contrats ; par la
seconde, ils entendent établir d'une manière positive l'exis-
tence du nouveau groupe et dégager l'élément qui donne aux
actes ainsi réunis une nature spéciale directement issue de
leur « complexité ».
Le premier caractère des actes groupés sous le nom de
Vereinbariingen ou de Gesamtakte consiste dans le fait qu'ils
ne constituent pas des contrats, bien que, à l'image de ces
derniers, plusieurs déclarations de volonté aient concouru à
leur formation. Le contrat est, en effet, d'après les auteurs
dont nous exposons la théorie^ un acte juridique essentielle-
ment bilatéral ; cela signifie que le critérium de l'acte contrac-
tuel réside dans ce fait qu'il est accompli par deux parties en
présence, par deux parties dont les intérêts sont non seule-
ment différents, mais même, en principe du moins, contrai-
res. Le contrat, c'est le traité de paix qui termine une lutte
d'intérêts ; telle est l'idée qui se dégage nettement des déve-
loppements consacrés à ce sujet par la doctrine'. Quand Pri-
mus achète un champ à Secundus, Primus et Secundus sont
en présence, constituent ce que l'on appelle en droit à^wx par-
ties ; leurs intérêts respectifs sont difTérents, et, qui plus est,
opposés : Primus veut le champ et désire l'acquérir à aussi
I. V. Kuntze, op. cit., p. 3i, ni^ IV, et surtout pp. 4? et s., no VI. Cf.
Brondi, VAtto complesso nel diritto pnbblico, ïn Sfndiiginridici dedicati
e offert i a Francesco Schiipfer nella ricorrenza del XXXV anno del sno
insegnamenlo. — Diritto odierno; Toriiio, i8ç)8, pp. 578 et s.
298 RECUEIL DE LÉGISLATION.
bon compte que possible, Secundus veut le prix du champ et
désire que ce prix soit aussi élevé que possible. Il y a là une
lutte d'intérêts à laquelle les deux parties en présence met-
tront fin en signant le contrat de vente. Supposons mainte-
nant que les deux copropriétaires d'un fonds s'entendent pour
constituer une servitude sur leur bien indivis au profit d'un
fonds voisin ; que plusieurs personnes se mettent d'accord
pour former une association ; que plusieurs Etats se réunis-
sent en vue de créer un Etat fédéral : dans chacune de ces
hypothèses nous nous trouvons en présence d'une situation
juridique qui diffère dans une large mesure de celle qui est la
caractéristique du contrat. D'après les théoriciens de l'acte
complexe, les personnes qui agissent ensemble dans les cas
précédents ne constituent point des parties, mais bien une
seule partie ; elles sont à côté les unes des autres^ selon l'ex-
pression imagée de Kuntze et de Karlowa; elles forment
comme des « associés' ». Leurs intérêts ne sont plus oppo-
sés, mais identiques, parallèles ; aucune lutte ne se peut
concevoir entre elles, puisqu'en réalité chacune d'elles fait la
même déclaration de volonté, pour accomplir un acte unique,
eu vue de la satisfaction d'un intérêt identique. L'eiilente
entre les copropriétaires en vue de la constitution de la ser-
I. Ivuntzc (op. cit., p. /jS) les appelle des Partei'genosseu ou des Gemei-
nerii ; mais il préfère le premier de ces termes, qu'il trouve « clair et des-
criptif )). Il ajoute qu'on pourrait songer à Miturheher ou à Gehiilfen,
mais il préfère réserver ces mots pour la terminologie du droit pénal.
A la page !\'], il dépeint ainsi l'acte complexe : « Er (der Gesammtakt) ist
ein Zusammen — oder Nebeneinanderhandeln Mehrer zur Erzielung einer
einheitlichen Rechtswirkung im Verhaltniss zu Dritten, uni ein Rechtsges-
chaft Dritten gegenùber oder mit Dritten zu stande zu bringen, welches.
nur durch Mitwirkung dieser Melireren zu stande kommt ». Et plus loin :
« Die mehreren Theilnehmer stehen nicht als Parteien einander gegenùber,
sondern sie vevliallen sicli als Parfeigenossen za einander. » Cf. encore,
pp. 43 et s., où il dit notamment : a Sie haben einen gemeinsamen, ja
identischen Ausgajigspunkt, sie gehen von Aufang an Iland in Hand, oder
venigstens, es liegt in ihrem Wollen und streben nichts, was dem cntge-
genstânde, dass sie ganz Hand in Hand gehen. »
SUR L ACTE COMPLEXE. 299
vitucle sur leur fonds indivis, l'entente entre les fondateurs
d'une association ou entre les fondateurs d'un Etat fédéral
sont des actes qui ne peuvent constituer des contrats ; c'est
en vain, en effet, que l'on y chercherait une lutte d'intérêts,
puisque les différents sujets de chacun de ces actes veulent
tous aboutir à un seul et même résultat : constituer la servi-
tude au profit du fonds voisin, créer l'association, fonder
l'État fédéral.
Un auteur italien, Brondi, a bien mis en relief cette diffé-
rence , en disant que lorsque deux ou plusieurs volontés
concourent à constituer un acte juridique, deux hypothèses
sont possibles : ou ces volontés, étant opposées, « se croi-
sent », se pénètrent l'une l'autre, ou elles sont parallèles et
marchent vers le même but. Le « croisement des volontés »
est la caractéristique du contrat, le « parallélisme des volon-
tés » est la caractéristique de l'acte complexe '.
Ces principes ne vont pas sans donner lieu à d'intéressantes
conséquences^. Si le critérium de l'acte contractuel est d'être
bilatéral, avec toute la valeur qu'il faut attribuer à ce qualifi-
catif, il s'ensuit que le contrat n'a jamais que deux sujets
entre lesquels existera la lutte d'intérêts, chacun de ces sujets
pouvant d'ailleurs être constitué par un grand nombre d'indi-
vidus '. Dans l'acte complexe, au contraire, le nombre des
sujets peut être illimité sans que la nature de l'acte en soit
altérée ; il sufht à chacun de ces sujets, pour mériter ce titre.
1. Brondi, op. cit., p. 578 : « Int'atti, délia partecipazione di due o più
volontà alla costituzione di un neg'ozio od alto giuridico due sono le forme
che si possono pensare ; o una nianifestazione di voleri incrociantisi, o
una manifestazione di voleri paralleli. — L'incrocio délie volootà è carat-
teristica specitioa del contratto... Il parallelisnio délie volontà è invece la
caratterislica che si pone dell' alto complesso ».
2. V. leur énumération rapide dans Gleitsmann, op. cit., p. 87.
3. L'intérêt représenté et défendu par chacun des deux groupes pourra
ainsi donner lieu à un acte complexe. On arrive de cette façon à combiner
l'acte complexe et le contrat; cf. Ivuntze, op. cit., p. 64.
3oO RECUEIL DE LÉGISLATION.
de poursuivre la réalisation d'un acte unique (jui satisfera un
intérêt identique chez tous les coauteurs de l'acte.
Une seconde conséquence, très importante, en découle en-
core. Le contrat est l'œuvre de deux parties et a pour but de
concilier leurs intérêts ; il s'ensuit que l'acte contractuel ne
peut être source de droit, ne peut s'imposer, en d'autres ter-
mes, qu'aux deux parties en présence et n'a aucun effet vis-
à-vis des tiers '. l^uisque son unique but est de concilier deux
intérêts opposés, quel rapport peut-il y avoir entre ce qui
n'est pas ces intérêts et lui? Il faut bien reconnaître qu'à ce
titre la stipulation pour autrui constitue une véritable ano-
malie'. — L'acte complexe a un effet tout différent; il est le
résultat des déclarations concordantes de plusieurs sujets
dont l'union a pour but de produire un effet juridique en
dehors des personnes qui ont participé à sa confection. Cette
union n'est, d'ailleurs, pas limitée aux coauteurs originaires
de l'acte : l'action de cet acte tend à s'étendre de plus en
plus, puisqu'il suffit à un nouveau sujet de droit d'émettre
une déclaration de volonté semblable à celle qu'ont émise les
premiers auteurs de l'acte pour participer au résultat com-
mun.
Quelques exemples vont metire en relief cette intéressante
différence. Les deux copropriétaires d'un fonds indivis entre
eux s'entendent pour constituer une servitude en faveur d'un
tiers : ils font un acte complexe dont le résultat va s'appli-
quer à une personne qui n'a point participé à l'acte. Deux
propriétaires voisins s'entendent pour établir entre leurs fonds
1. Cf. Gleltsmann, op. cit., pp. 34 et s.; Ivuntze, op. cit., p. /jS (no III);
Triepel, op. cit., pp. 82 et s.; Brondi, op. cit., p. 504-
2. Comme le contrat de société, d'ailleurs. Cf. Triei)el, op. cit., p. 30,
note 2; Kuntze, op. cit., pp. 82 et 4^; Gleltsmann, op. cit., p. 23. Le
contrat de société ne produit pas ses effets en dehors de ses auteurs, mais
il manque du caractère bilatéral qui fait l'essence du contrat. Kuntze l'ap-
pelle un « synergischer vertrag » et l'oppose aux « synallagmatische ver-
trage ». Cf. p. 33.
SUR l'acte complexe. Soi
une servitude au profit de l'un d'eux; la lutte d'intérêts appa-
raît : ils font un contrat dont l'effet ne se produira pas en
dehors des deux cocontractants. — Plusieurs personnes s'en-
tendent pour constituer une association : l'effet de cette en-
tente est de donner naissance à un nouveau sujet de droit,
l'association, sujet distinct de ceux dont l'entente a contribué
à le créer. On ne concevrait point comment à l'aide d'un
contrai il serait possible d'arriver à un résultat semblable. —
Prenons encore un exemple tiré du droit international. Deux
Etats décident de signer un traité d'alliance ou de délimiter la
frontière qui les sépare ; leurs intérêts sont ici en lutte ; tout
au moins, en ce qui concerne l'alliance^ ils ne sont pas identi-
ques : l'un cherchera dans cette alliance une garantie contre
une attaque venue de l'extérieur, l'autre y verra le moyen
d'obtenir pour sa métropole une tranquillité qui lui permettra
de se consacrera des entreprises coloniales; dans tous les cas,
chacun d'eux désire, s'il est attaqué, être défendu par l'autre;
chacun d'eux espère, d'autre part, ne pas être obligé d'in-
tervenir en faveur de l'autre : l'alliance entraîne des avantages
et des charges, et les deux Etats qui la concluent sont deux
parties qui, face à face, poursuivent des intérêts différents
qu'ils vont concilier en signant un traité. Ce traité constitue
un contrat qui n'intéresse que les deux parties en présence,
qui n'existe que vis-à-vis d'elles, qui n'établit aucun principe
nouveau de droit objectif, et qui ne crée aucun sujet de droit
nouveau. Supposons maintenant que plusieurs Etats se réu-
nissent en vue de s'entendre pour s'engager à abolir la course
maritime ; chacun d'eux cherche à réaliser le même désir :
abolir la course; il leur suffira, pour obtenir la satisfaction
de cet unique intérêt, d'émettre une déclaration de volonté
concordante. Ces déclarations, par leur union, vont donner
naissance à ce que l'on nommera, par exemple, d'un mot qui
montre bien la nature de l'acte : une déclaration. Cette décla-
ration de volonté complexe tend à exprimer une règle de
302 RECUEIL DE LEGISLATION.
droit g-énérale ; elle ne s'impose encore qu'aux Etats signa-
taires, mais leur liste n'est que provisoire; celle-ci s'augmen-
tera de plus en plus à mesure que les autres Etats, devenant
plus civilisés, comprendront que ce qui constituait l'intérêt
des premiers signataires de la déclaration est en même temps
le leur; il leur suffira, dès lors, pour se lier et se soumettre
au nouveau principe de droit, d'adhérer par une déclaration
de volonté revêtant une certaine forme à la déclaration primi-
tivement émise par les premières puissances signataires. Ce
principe de droit objectif a pour origine et pour raison d'être
une Vereinbarariff, une fusion de déclarations de volonté et
non un contrat dont l'effet est nécessairement limité aux pre-
miers contractants'.
L'essence du contrat, acte juridique issu d'une pluralité de
déclarations de volonté, est d'être bilatéral et de supposer
une lutte d'intérêts. Il est des actes juridiques, issus comme
le précédent d'une pluralité de- déclaration de volonté, qui ne
présentent point ce caractère : ils sont unilatéraux ^, en ce
sens que leurs coauteurs sont « à côté les uns des autres »
au lieu d'être « face à face » , et poursuivent la réalisation
1. Cette conséquence de la notion de contrat présente un gros intérêt
pour les adeptes de la théorie que nous étudions. La création d'un nouveau
sujet de droit par plusieurs personnes, l'établissement d'un nouveau prin-
cipe juridique par plusieurs déclarations de volonté ne peuvent être le
résultat d'un contrat dont la sphère d'application est par nature limitée aux
parties qui ont concouru à sa formation. Comment dès lors expliquer la
genèse d'actes juridiques de cette nature, sinon par l'existence d'une
Vereinbarnng, c'est-à-dire d'une union de déclarations de volonté qui se
sont fusionnées, cette fusion ayant pour conséquence la création du nou-
veau sujet de droit ou du nouveau principe juridique. C'est ainsi que Trie-
pel, partant de l'idée que toute règle objective procède d'une « alloemeiner
Wille », d'une volonté générale, voit dans la Vereinbariinj le seul fonde-
ment possible du droit international objectif et du droit coutumier. C'est un
des gros intérêts de la théorie de l'acte complexe pour les auteurs dont
nous exposons la doctrine.
2. Gierke, op. cit., p. 182, appelle l'acte de fondation d'une personne
juridique corporative « ein einseitiger, einheiflicher Gesammtakt ».
SUR l'acte complexe. 3o3
d'un même but et la satisfaction d'un même intérêt. C'est là
ce que nous avons appelé le point de vue nég-atif de la théo-
rie : les actes complexes ne sont pas des contrats, et nous
avons dit que Brockhausen reprochait aux théoriciens de
l'acte complexe de grouper sous ce nom des actes qui
n'avaient de commun que ce caractère négatif. Il faut aller
plus loin et voir maintenant quel est le caractère positif com-
mun qui justifie l'existence du nouveau groupe. L'opposition
entre l'acte complexe et le contrat fût-elle fondée, on pourrait
voir dans le premier le résultat d'une somme de déclarations
uni latérales de volonté ; la « complexité » ne serait plus alors
dans cet acte qu'un incident de sa confection, ou, comme le
dit Brondi', « una spéciale confîgurazione e struttura dell'
atto », participant de la nature de l'acte unilatéral". Or, ce
n'est pas une simple analyse juridique plus ou moins subtile
que les adeptes de la théorie de l'acte complexe prétendent
faire; ils entendent démontrer que le concours des volontés
n'est pas un événement fortuit dépourvu d'influence sur la
nature de l'acte, mais qu'il modifie cette nature et constitue
un lien juridique qui est la seule source possible des effets
qu'engendre cet acte.
5. Le point de vue positif , — La fusion des oolontés. —
L'acte complexe n'est pas le résultat d'une somme de déclara-
tions de volonté et la « complexité » qui préside à sa forma-
lion ne constitue pas seulement un « aspect extérieur » de
l'acte unilatéral. 11 forme une figure juridique spéciale, placée
entre l'acte unilatéral, dont il a l'unité, et le contrat, dont il
a la pluralité d'auteurs. Sa spécialité provient de ce qu'il est
le résultat non d'une somme mais d'un produit des déclara-
1. Brondi, op. cit., p. 676.
2. Etude plus psychologique que juridique, selou l'expression de Borsi.
{L'Afto arnministralivo eornplesso, in Stiidii Senesi, vol. XX, fasc. i, 2. —
1,8.)
3o4 RECUEIL DE LÉGISLATION.
lions de volonté qui l'ont constitué. Ces déclarations indivi-
duelles, loin de s'ajouter les unes aux autres, réagissent les
unes sur les autres comme deux corps chimiques en présence,
se pénètrent pour disparaître dans leur individualité et don-
ner naissance à une déclaration de volonté nouvelle, unique,
distincte des déclarations constitutives et, comme telle, dotée
d'effets juridiques spéciaux qui ne sont ni ceux du contrat, ni
ceux de l'acte unilatéral, mais se réfèrent à une troisième ca-
tég-orie d'actes, intermédiaire entre les deux catégories classi-
ques. Selon l'expression typique des auteurs allemands, il se
produit une xénlahle fusion \ Chaque élément a perdu son
individualité, et de l'ensemble est né un nouveau corps com-
posé. Voilà tout le secret de l'acte complexe.
La nécessité de cette « fusion des volontés » se conçoit aisé-
ment. Chacun des auteurs de l'acte a tendu, en émettant sa
déclaration de volonté, à se soumettre à l'acte commun. Pour
réaliser un pareil résultat, il faut bien admettre l'existence
d'un lien juridique entre les déclarations de volontés constitu-
tives ; or, si nous supposons que l'acte commun est le résultat
de la somme de plusieurs déclarations unilatérales de volonté
qui s'ajoutent, où trouver ce lien ? Chacun agit dans la sphère
qui lui est propre en émettant sa déclaration unilatérale et ne
peut avoir la prétention d'empiéter sur celle de son voisin ;
rien ne vient le lier à ceux qui émettent des déclarations de
volonté semblables à la sienne et il leur est totalement étran-
ger. Est-ce alors dans l'existence d'un contrat que nous trou-
verons ce lien juridique? Pas davantage. Nous avons vu quel
fossé profond séparait le contrat de l'acte qui nous occupe.
Insistons un peu sur le caractère du lien contractuel. Lorsque
deux parties font un contrat, elles cherchent, en conciliant
leurs intérêts opposés, à se lier réciproquement ; cela résulte
I. Binding, notamment, parle d'une Versc/imehung des volontés, qu'il
oppose à la Willensbindung, qui exprime l'idée du lion contractuel.
SUR l'acte complexe. 3o5
du caraclère bilatéral de l'acte contractuel'. Cette liaison réci-
proque ne se peut concevoir dans un acte qui suppose l'exis-
tence d'un seul intérêt susceptible d'être satisfait par la réali-
sation d'un unique but. Si le lien juridique ne peut être
rencontré ni dans les déclarations de volonté initiales, ni dans
l'acte qui en est le résultat^ où le trouver si ce n'est dans le
fait même du concours des volontés, et comment le tirer de
ce concours si ce n'est en supposant une véritable fusion de
tous ces éléments primaires donnant naissance à une volonté
complexe nouvelle ?
Ce phénomène de a fusion » nécessite quelques explica-
tions ; il faut se demander comment il s'opère, par suite de la
présence de quel élément cette réaction quasi-chimique peut
s'effectuer. Or, sur ce point, nous nous trouvons devant un
double courant qui a scindé en deux groupes les théoriciens
de l'acte complexe. Différents auteurs, Jellinek notamment,
avaient indifféremment parlé de Vereinbarungen et de Ge-
samtakte pour caractériser la nature juridique des actes dont
nous poursuivons l'étude, et si, en g-énéral, ils avaient pré-
féré le second de ces termes, c'était pour des raisons de pure
linguistique, le mot Gesamtakt leur paraissant plus descriptif.
Il n'en existait pas moins dans leurs ouvrages deux ten-
dances que Triepel, le premier, a clairement mises en relief
en essayant de fixer d'une manière définitive une termino-
logie demeurée flottante jusqu'à lui. Cet auteur, reprenant,
semble-t-il, les idées de Binding et de Jellinek, a vu dans les
actes complexes ce qu'il propose d'appeler des Vereinbarun-
I. C'est ce (jue les Alleinauds nomment la WiUenshindiing. V. la note
précédente. Ivunize, oj). cit., p. l\ô, dit à ce propos qu'il y a dans l'acte
complexe, comme dans le contrat, une Willenseinigiing , un accord de
volontés, mais que c'est dans la nature du lien juridique qui unit ces
volontés qu'il faut chercher le critérium de la notion de contrat ou de celle
d'acte complexe ; le critérium du contrat lui paraît être précisément l'exis-
tence d'une Willensbinduncf. Il n'y a de contrat que si ce lien réciproque
des volontés existe.
20
3oG REGUKir. DE LEGISLATION.
geii, réservant le terme de Gesainlakle pour caractériser les
conceptions d'un second groupe d'auteurs dont le plus illustre
était Kuntze. Expliquons brièvement ces deux tendances.
Le lien juridique source de l'efficacité de l'acte complexe
découle, nous venons de le voir, de la « fusion » des décla-
rations de volonté, qui concourent à la formation de l'acte en
une nouvelle déclaration de volonté, complexe, unique, dotée
d'effets spéciaux. Les deux théories que nous venons d'indi-
quer entendent expliquer ce phénomène'. Les j)artisans de
la Vereinbarang se placent à un point de vue plutôt interne ;
pour eux, le réactif qui permet la fusion des déclarations de
volonté sources de l'acte complexe réside dans Viinion des
volontés dont le concours est nécessaire pour donner nais-
sance à l'acte. Cet acte est le but unique que chacun de ceux
qui participent à sa confection entend réaliser en manifestant
sa volonté. La nécessité de ce concours suffit pour que chacun
se trouve lié, pour que chaque déclaration de volonté se con-
fonde avec celles des personnes qui veulent le même acte. En
somme, le moment qu'il faut considérer pour concevoir la
fusion des volontés est celui qui précède la naissance de l'acte ;
c'est alors que se produit l'union subjective des volontés de
tous les intéressés, c'est alors que naît la Vereinbarang. Si
les coauteurs de l'acte sont obligés d'accomplir certains faits
prévus dans leurs déclarations de voloi.té concordantes, c'est
— comme le dit Gleitsmann" résumant les idées de Binding- et
de Triepel — parce qu'en un moment donné il s'est produit
« une fusion des volontés individuelles [eine Verschmelsung
« der Einzelwillen) en vue de la formation d'une déclaration
(( de volonté unique, douée de valeur juridique et résultant
(( des actes de volonté individuels ». L'établissement de cette
volonté commune suffit pour produire un effet susceptible de
1. Cf. Gleitsmann, op. cit., pp. i3 et s., et pp. 36 et s. — Cf. aussi
Borsi, op. cit., I, 2.
2. Gleitsmann, op. cit., p. 36.
SUR l'acte complexe. 807
créer un lien juridique entre ceux qui veulent, là où la loi
exig-e une volonté commune, — par exemple dans les déci-
sions émanant d'organes délibérants, — aussi bien que là où
n'existe aucune disposition de droit semblable, par exemple
dans l'hypothèse de la création d'un nouveau principe ou
d'un nouveau sujet du droit international'.
I. Le raisonnement des théoriciens de la Vereinharnng se ramène en
somme à ceci : les actes complexes sont issus de plusieurs déclarations de
volonté; or, pour que plusieurs déclarations de volonté puissent constituer
un acte, il faut qu'il existe entre elles un certain lien juridique. Ce lien dé-
coule de la « fusion » des volontés et ces volontés se fusionnent parce
qu'elles concourent à produire un même acte. Ce sont là deux pures affir-
mations. Pour arriver à nous convaincre, ces auteurs devraient nous dé-
montrer d'abord que des déclarations de volonté tendant à réaliser un
résultat unique arrivent à se fusionner en une nouvelle déclaration com-
plexe, indépendante des précédentes; ensuite, que cette fusion crée un lien
juridique entre les volontés constitutives; or, c'est ce que les auteurs alle-
mands ne font pas. Un exemple va nous permettre de mettre cette double
lacune en relief. La création du droit international objectif ne peut s'expli
quer, d'après Binding- et Triepel, que si on lui donne pour fondement une
Vereinbufiing, c'est-à-dire une fusion des déclarations de volonté constitu-
tives, produite par ce fait que tous les auteurs de l'acte concourent à réali-
ser le même but. Triepel nous dit, en effet {op. cit., p. 82), que ce
droit ne peut exister que s'il a pour base « une volonté commune, résultant
d'une union de volontés obtenue par suite de la nécessité d'arriver à une
unité de volontés » [ein zu einer Willenseinheit diirch Willenseinigung
zusammengejlossener Gemeinwille). Si l'on n'admet pas ce lien, en effet,
les déclarations unilatérales de volonté, restant indépendantes tes unes des
autres, demeurent toujours susceptibles d'être retirées par leurs auteurs,
les Etats ; mais s'il en est ainsi, il ne reste presque rien d'un droit inter-
national {op. cit., pp. 80 et 89, dans les notes.) Une fusion des volontés
— Willensversc/imehnng — est donc nécessaire si l'on veut établir ce
lien juridique sans lequel il n'y a pas de droit. Est-ce un contrat qui va
permettre de réaliser cette fusion ? Non, car un contrat résulte nécessaire-
ment de déclarations de volonté dont le contenu est opposé — inhaltlicli
entgegengesefcen ; — or, il n'y a rien de pareil dans notre hypothèse, puis-
que toutes les déclarations de volonté, émises par les Etats, ont un contenu
identique. Force nous est donc d'admettre une forme juridique spéciale sus-
ceptible de réaliser la fusion déclarée ; cette forme, c'est la Vereinbarung
qui peut, par elle-même et sans le secours d'aucune règle de droit positif,
posséder une force juridique capable de lier — rechtlich bindende Kraft
haben. — Cf. Binding-, pp. 68-70; Triepel, pp. 61 et s. — Pourquoi le fait
pour des déclarations de volonté de concourir à un but commun et unique
3o8 UEGUEIL DE LEGISLATION.
Les partisans de la théorie du Gesamtakt se placent à un
point de vue plus extérieur pour expliquer la source du lien
juridiipie (pii, en donnant naissance à une déclaration de vo-
lonté complexe, procure à l'acte produit sa pleine efficacité.
La « fusion » des déclarations constitutives en une seule ne
résulte pas pour eux du fait rpi'il y a eu « union de volontés »,
c'est-à-dire du fait que toutes ces volontés ont tendu à pro-
duire un résultat juridiipie unique, constituant la satisfaction
d'un intérêt (jui est le inénie chez tous les auteurs de l'acte;
s'il y a un acte nouveau, c'est que le résultat, que cherchent
à atteindre toutes les volontés concourantes, est produit par
une action commune. C'est parce que les auteurs des déclara-
lions de volonté concordantes agissent ensemble pour pro-
duire l'unique résultat, qui satisfaira chez tous le même inté-
rêt, que leurs volontés finissent par constituer une sorte de
bloc, source d'efficacité juridique pour l'acte qui en découle.
Aussi, les auteurs qui penchent pour cette explication préfè-
rent-ils les mots Collektivakt ou Gesamtakt au mot Verein-
barunff. L'union, le parallélisme, l'identité des volontés qui
tendent vers un but unique n'est pour rien, à leurs yeux,
opère-t-il la fusion de ces déclarations en une nouvelle déclaration indépen-
dante des précédentes? La réponse de Triepel se ramène en sonniie à ceci :
parce qu'il n'en peut pas être autrement si nous voulons expliquer le lien
juridique qui existe entre les déclarations de volonté constitutives. Ce n'est
guère démonstratif. Mais allons plus loin et demandons aux auteurs alle-
mands comment il se fait que la « fusion » de plusieurs volontés engendre
entre elles un certain lien juindique? Binding et Triepel nous aftîrmeut bien
que la Vereinbdrniig a possède par elle-même et sans le concours d'aucune
règle de droit positif, une force juridique capable de lier » ; ils ne le démon-
trent pas, et Binding le sent si bien qu'il voit (p. 70) dans cette « union
des volontés fusionnées, source d'un lien juridique », un « Mysterium »
dans lequel il ne veut pas entrer. Mais les mystères sont tout au plus à leur
place dans les théories métaphysiques ; le droit n'en a que faire et, comme
le dit Gleitsmann {op. cil., p. 35), tout cela nous conduit piteusement à
un « nous n'en savons rien ». {Einein a wir wissen es nicht » ziemlich
gleichkommen... Kurz herausgesagt : der ganse MecJianismas versagt
(la, wo seine Wirkiing beginnen sol If)
SUR l'acte complexe. 809
dans Tefficacité juridique de l'acte qui réalise ce but ; ce qu'il
faut surtout considérer, c'est « l'action commune des intéres-
sés » ou, comme le disent les auteurs allemands : Der Ziisam-
menhandeln der Beteiligten\
6. Classification des actes complexes. — Nous venons d'es-
quisser dans leurs grandes lignes la raison d'être et le fon-
dement de la théorie de l'acte complexe. Il nous reste à indi-
quer d'un mot les classifications que certains auteurs —
Kuntze, en particulier, — ont cru nécessaires pour mettre un
peu d'ordre dans le flot des exemples groupés sous le titre
d'actes coïnplexes.
Kuntze^ établit une distinction entre les Gesamtakte, selon
qu'ils sont unilatéraux ou plurilatéraux. L'acte complexe
est unilatéral quand il résulte de la coopération de plusieurs
personnes : la création d'un État fédéral constitue, par exem-
ple, un acte complexe unilatéral, et cela, nous l'avons déjà
dit, parce que, malgré leur nombre, les auteurs de cet acte ne
s'opposent pas les uns aux autres, mais ressemblent « à des
associés qui seraient placés les uns à côté des autres-'' ». C'est,
en somme , l'acte complexe proprement dit , celui auquel se
réfèrent proprement tous les développements qui précèdent, A
côté de lui se trouve le Gesamtakt plurilatéral ; on le rencon-
tre toutes les fois qu'un acte complexe vient se greffer sur un
contrat. Nous avons déjà vu conmient la chose était possible ;
rappelons-le par un exemple : les copropriétaires du fonds A
passent un contrat avec les copropriétaires du fonds B, en
1. Cf. GIcitsmann, op. cit., pp. i3 el s. — Cette théorie, moins métaphy-
sique d'ailleurs que la précédente, n'explique pas plus qu'elle pourquoi les
déclarations unilatérales de volonté s'anéantissent en une nouvelle déclara-
tion de volonté complexe et comment il en découle un lien juridique qui
unit les auteurs de l'acte; elle se contente d'affirmer (juc l'action commune
des intéressés produit ce l'ésultat.
2. Kuntze, op. cit., p. 53.
3. Als Parteiffcnossen neben einander. — Cf. Kuntze, op. cit., p. 54-
3 10 RECUEIL DE LEGISLATION.
vue de constituer entre leurs biens une servitude prœdiale.
Chaque partie contractante comprend une pluralité de mem-
bres donnant naissance à une volonté complexe ; ces deux
actes complexes vont se fondre en vue de former le contrat,
et cet acte juridique va participer ainsi de la nature de l'acte
complexe en même temps que de la nature de l'acte contrac-
tuel. Kuntze lui donne le nom de inehrseitiger Gesamtakt,
acte complexe plurilatéral. Il ne faut pas oublier, d'ailleurs,
que si cet acte participe de la nature du contrat, c'est que son
seul but consiste à établir un rapport juridique entre deux
parties dont les intérêts sont en lutte ; il ne peut donc, comme
l'acte complexe unilatéral, être source de droit, c'est-à-dire
donner naissance à un nouveau principe de droit objectif ou
à un nouveau sujet de droit : ces actes supposent, en effet,
que les volontés qui les constituent poursuivent la réalisation
d'un même intérêt'.
Les actes complexes sont encore égaux ou inégaux'^. Lors-
que toutes les déclarations de volonté dont la fusion doit don-
ner naissance à l'acte commun se présentent avec un carac-
tère d'ég-alité juridique, lorsque tous les auteurs de l'acte agis-
sent avec un pouvoir et un caractère identiques, on se trouve
devant un acte complexe égal, puisque les volontés qui le
constituent jouent dans son édification un rôle équivalent.
C'est ce qui se présente, par exemple, lorsque plusieurs per-
sonnes s'entendent pour fonder une association : chacun des
coauteurs de cet acte participe aux opérations juridiques ac-
complies en vue d'arriver au résultat cherché à un litre égal à
celui de ses collègues. Les pouvoirs de chacun d'eux sont
égaux. Mais lorsque l'un des auteurs de l'acte commun ne
coopère à la création de cet acte que d'une façon accessoire,
tandis qu'un autre v joue un rôle dominant, leurs volontés se
1. Kuntze, op. cit., p. 55.
2. Kuntze, op. cit., p. 49-
SUR l'acte complexe. 3ii
présentent avec une inég-alité juridique qui permet d'appeler
le résultat de leur action commune un acte complexe inégal :
indqualer Gesamtakt. Kuntze cite à titre d'exemple le cas de
Vaiictoritas du tuteur dans le droit romain : le pupille agit,
accomplit l'acte à titre principal, et le tuteur n'intervient qu'à
titre complémentaire. Cette distinction peut être intéressante
à noter lorsqu'on étudie l'ordre dans lequel doivent se mani-
fester les déclarations de volonté dont la fusion doit donner
naissance à l'acte complexe : cet ordre, indifférent dans l'hy-
pothèse de l'acte complexe égal, prends au contraire, une cer-
taine importance dans le cas de l'acte complexe inégal : la
volonté qui agit à titre principal doit évidemment se manifes-
ter la première pour (jue le résultat atteint par la coopération
des volontés soit doué de valeur juridique '.
Les actes complexes peuvent être simultanés ou successifs
si l'on envisage le mode suivant lequel ils sont créés ^. Ils
sont simultanés lorsque leurs auteurs — les « Parteigenos-
sen » de Kuntze — agissent au même instant, conception
formaliste mais bien conforme à l'idée qui se dégage de la no-
tion de « complexité »; ils sont successifs lorsque leur forma-
tion ne présente pas Vunitas actus (pie nous avons vue se
produire dans le [)remier cas ^.
1. Cf. encore Borsi, op. cit., III, §§ 28, 24, et Donalo-Donati, .\tto com-
p/esso, antoriczacione, upprovazione, in Archivio Giuridico « Filipjpo
Serajîiii », vol. XII, fasc. I, § 3. — Borsi cite comme exemple d'acte com-
plexe iuéo'al l'acte accompli par un corps autonome avec l'approbation de
l'autorité tutrice. — Il est curieux de constater que seuls Binding-, Jellinek
et Kvuitze adoptent cette distinction. Triepel, op. cit., p. 62, note 1, et
p. 53, notes i et 2, la repousse : partisan de la Vereinbarnng, il n'étudie que
l'union des volontés ; or, cette union n'existe pas pour lui dans le cas des
actes complexes inés,"aux. V. iiij'rà.
2. Kuntze, op. cit., p. 58.
3. Cette distinction ne nous paraît pas présenter un bien grand intérêt
})ratique. Notons que Kuntze distingue avec soin l'acte complexe de cons-
titution simultanée de l'acte simultané ordinaire, simuUanakf. Tandis
que le premier tend à produire un effet juridique vmique, le second en pro-
duit plusieurs qui sont connexes entre eux. Cf. Kuntze, op. cit., p. 67.
3l2 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Enfin, il csf encore possible de distinguer les actes com-
plexes selon (ju ils appartiennent au droit public ou au droit
privé ' .
Ces classificalions n'ajoutent que peu de choses à l'intelli-
gence de la théorie que nous avons essavc d'exposer; d'ail-
leurs, elles n'ont pas été admises par tous les commentateurs
de l'acte complexe, et, en particulier, par ceux qui ont fondé
le nouveau negotium juridiciim sur l'existence d'une Vereiii-
bariing '. Nous croyons donc inutile de donner sur ce point de
plus amples détails.
7. Les exemples d'actes complexes. — Beaucoup plus utile
nous paraît être l'énumération des exemples que les auteurs
allemands ont placés entre l'acte unilatéral et le contrat; après
les développements qui précèdent, leur examen va bien mon-
trer les limites du domaine juridique assigné au nouvel acte.
Triepel-'' a repris les classifications opérées avant lui et a
présenté quatre grands groupes d'actes complexes. Ses déve-
loppements constituant, comme le dit Gleitsmann^, le dernier
mot sur la matière, nous ne pouvons mieux faire que de sui-
vre le plan qu'il a cru devoir adopter.
Il faut d'abord une Vereinbariing , c'est-à-dire une union
de déclarations de volonté donnant naissance, par leur fusion,
à un résultat juridique qui est l'acte complexe, toutes les fois
1. Kuntze, op. cit., p. 56.
2. Pour ces auteurs, en effet, ce qui doit surtout attirer l'attention c'est
l'accord des volontés réalisé en vue d'arriver à un but unique ; il leur im-
porte peu que les actes complexes soient simultanés ou successifs, unilaté-
raux ou plurilatéraux. Quant aux actes inégaux, nous avons déjà dit,
note I, et nous verrons que Triepel ne les considère point comme dès
Vereitïbnriingen. Les partisans de la théorie du Gesamtakl, qui étudient
surtout la Z iisammenlinndelii der Deteiligten, l'action commune des inté-
ressés, se soucient davantage de la manière dont cette action commune se
produit.
3. Triepel, op. cil., p. 5o.
4- Gleitsmann, op. cit., p. q.
SUR l'acte complexe. 3i3
que l'on veut arriver à une communauté de droits ou de pou-
voirs^. Deux copropriétaires veulent établir sur leur fonds
indivis une servitude au profit du fonds voisin : chacun
d'eux émet une déclaration de volonté identique en vue d'ob-
tenir un effet juridique unique ; ces déclarations de volonté
vont se fusionner pour donner naissance à une déclaration de
volonté commune, distincte de chacune des déclarations cons-
titutives, et les deux copropriétaires seront ainsi arrivés, g-râce
à cette Vereinbarung, à exercer leurs droits en commun. —
C'est encore une Vereinbaruncj que l'on trouve à la base des
actes accomplis en commun par des fondés de pouvoirs collec-
tifs, par plusieurs exécuteurs testamentaires, par des cotu-
teurs, par des sociétaires {Gesellschaftern) au sujet de la ges-
tion des affaires, etc. En droit public, c'est le seul fondement
possible des actes faits par des corégents, par plusieurs Etats
dans l'hypothèse d'un condominium . — La Chambre et le
Sénat possédant en commun le pouvoir législatif, la loi, qui
est l'expression de leurs deux déclarations de volonté, est
issue d'une Vereinbarung , c'est-à-dire d'une fusion de ces
deux déclarations donnant naissance à une déclaration de vo-
lonté nouvelle qui nest ni celle de la Chambre, ni celle du
Sénat, mais celle du Parlement^.
11 y a Vereinbarung, en second lieu, « dans tous les cas où
d'intérêts idenlicpies jaillit une même volonté^ que l'individu
est ou se croit incapable de réaliser ». Il s'agit ici de la caté-
1 . <( Das Mitlel car Aiisubnnrf von Rechts-oder Geivaltgeineinsrhaft... »
Cf. Gleitsmann, op. cit., p. lo.
2. A l'origine, la loi a constitué un acte unilatéral ou un contrat : un acte
unilatéral, lorsqu'elle était l'application de la t'orniule : « Ci veult le Roy,
ci veult la loy »; un contrat, lorsqu'elle résultait d'une entente entre le sou-
verain et la nation, représentée, par exemple, par des états généraux; il y
avait, en effet, dans ce dernier cas, deux parties défendant des intérêts
opposés.
3. « Wo ans gleichen Interessen gleiclier Wille antspvingt. » Cf.
Gleitsmann, op. cit., p. lo.
3l4 RECUEIL DE LÉGISLATION.
g'orie des actes dits « créateurs ». Lorscjue la loi exig-e qu'un
rcg'leineiit soit fait par plusieurs ministres, leur acte commun
ne peut naître que grâce à la présence d'une Vereinbarung.
C'est encore une Vereinbarung qui préside à la fusion de plu-
sieurs communes, au y^roupement de plusieurs associations
professionnelles, à la création d'un nouveau sujet de droit, à
l'étal)lissement d'une constitution volée, à la fondation d'un
Etat fédéral, etc. La Vereinbarung explique aussi tous les
accords de droit international qui sont sources de droit objec-
tif : Convention de Genève, Déclaration de Paris sur le droit
maritime, etc. '.
I. Au point de vue chronologique, ce groupe devrait être placé avant le
précédent. C'est à propos de la création des corporations que Gierke, le
premier, on s'en souvient, posa discrètement le principe d'un acte qui sor-
tait du cadre classique des actes unilatéraux et des contrats ; c'est son idée
qui devait être reprise et largement développée, d'ailleurs, pour devenir
une véritable théorie. Nous croyons utile, à ce point de vue, de citer en
entier le passage où Gierke pose ce principe, — op. cit., pp. 182 et s. :
« Les ententes préliminaires tendant à l'établisseineiil d'an groupe n'ap-
« pnrtiennent que par un côté au droit contractuel . Ce sont, en même
« temps, les éléments de l'acte créateur qui appelle à l'existence un être
« social nouveau. Ces mêmes actes, qui impliquent le sacrifice par les indi-
ce vidus d'une part de leur liberté, réalisent pièce à pièce le groupe dont ils
« se déclarent les membres. Ce complejrus d'acles préparatoires présente
« ainsi une double face : d'une part, pluralité d'actes juridiques émanés de
« libres individus; d'autre part, acte unitaire d'une commuoauté qui se
« fait. C'est pourquoi, dans toute déclaration de volonté de ce genre, il faut
« faire le départ de son contenu purement individualiste et des éléments
« qui constituent les préliminaires de la fondation corporative.
« Cet acte d'établissement corporatif n'est pas un contrat, mais un acte
« complexe unilatéral qui ne trouve pas d'analogue dans la vie individuelle.
« C'est la volonté du groupe à venir, se développant, prenant un corps,
« s'affirmant, enfin, elle-même dans cet acte. Aussi rélablisscment de la
(( corporation, de sa conception primitive jusqu'à son achèvement parfait,
« doit être considéré comme un acte unilatéral; les multiples actes indivi-
« duels qui y concourent sont les éléments épars et fragmentaires qui grâ-
ce vitent, en fonction d'un but commun, autour de ce centre unique. Par là,
« l'établissement du groupe est déjà un acte corporatif : la communauté
« en formation doit déjà apparaître comme une unité latente, pour pouvoir
« ensuite s'affirmer extérieurement comme unité. Ce caractère spécifique
« de l'acte d'établissement est confirmé par l'observation de la procédure
SUR l'acte complexe. 3i5
Dans le troisième groupe, Jioiis rencontrons toutes les dé-
cisions dites « collégiales o. Sont ainsi le résultat d'une Ve-
reinbaruncf les décisions prises à la suite d'une délibération
soit par une chambre législative, soit par une association douée
de personnalité, soit par un tribunal ou un conseil de famille,
soit par l'assemblée des créanciers dans le cas de faillite. Le
vote qui suit la délibération, ou l'unanimité des votants quand
elle est nécessaire, sont des faits qui font apparaître une série
de déclarations de volonté concordantes dont la fusion donne
naissance à une volonté nouvelle qui est celle de la collectivité
charg-ée de prendre la décision ; l'existence de cette Vereinba-
riing permet d'expliquer la force juridique de cette décision.
En ce qui concerne la délibération suivie d'un vote pris à la
majorité des voix, il ne faut admettre de Vereinbarung que
pour les déclarations de volonté concordantes — les bulletins
de vote — de la majorité; il ne peut y avoir de fusion, en
effet, qu'entre des déclarations de volonté semblables '.
« usitée en pareille circonstance : de toutes parts, les forces, les moyens
« nécessaires sont rassembles par des moyens contractuels; mais l'établis-
« sèment du groupe est déjà une œuvre de vie corporative. Assemblées
« provisoires, commissaires, bureaux, décisions, séances, élections, règle-
<i ments sur les majorités, adhésion des absents aux décisions prises, repré-
« sentation par des organes corporatifs, toutes ces manifestations de la
« pré-vie — Vorleben — corporative n'ont pas de valeur juridique si la
« corporation n'arrive pas à l'existence définitive. Mais la force corpora-
« tive créatrice se manifeste dès qu'un but commun est visé. Si donc le
(i droit reconnaît la corporation parfaite, il ne peut pas ne pas la reconnaî-
(I tre à l'état de devenir : les règles qui gouvernent la vie intérieure des
<( corporations s'étendent aussi à cette période de la vie embryonnaire. »
I. Triepel constate, op. cit., p. 167, que cette Vereinbarung des vo-
lontés de la majorité « forme le droit dans l'intérêt prati(iue de tous », en
un mot, lie la minorité ; il reconnaît que c'est là un phénomène dont la base
délicate aurait besoin d'un examen sérieux. Avec sa théorie du contrat, —
acte bilatéral supposant la conciliation d'intérêts opposés, — ne pourrait-on
arriver à admettre que le fondement de la force exécutoire de la décision
majoritaire repose sur un contrat tacite, intervenu entre la majorité et la
minorité, par lequel cette dernière déclarerait s'incliner devant la Verein-
barung de la majorité. Mais alors, si nous transportons ce raisonnement
dans le domaine de la loi, — acte par lequel la Vereinbarung de la majo-
3lG RECUEIL DE LÉGISLATION.
Kunl/.c et les partisans de la tliéorie du Gesamtakt, qui
ont admis les exemples cités dans les deux premiers groupes
parce que la fusion des volontés s'y trouve justifiée par
l'action commune des intéressés, se refusent à voir dans le
troisième t^roupe de véritables actes complexes. On ne trouve,
en effet , dans la formation des actes compris dans ce g-roupe
qu'une union de volontés, et nous savons que cet élément, suf-
fisant d'après Triepel pour opérer la fusion de ces volontés,
est sans valeur aux yeux de Kuntze pour donner naissance à
un acte complexe : il exige aussi et surtout l'existence d'une
action commune; or, cet élément ne peut exister dans
l'espèce, puisque, en droit, la décision n'a qu'un seul sujet :
le corps au nom duquel la décision a été prise. Il peut y
avoir plusieurs volontés, il n'y a jamais qu'un seul sujet, par
conséquent, qu'une seule action ^
Cet auteur, en revanche, d'accord en cela avec Binding- et
Jellinek, se déclare partisan d'un nouveau groupe d'actes
complexes : ce sont ceux qu'il réunit sous le titre d'inâquale
Gesamtakte' . Dans ce groupe rentrent les cas où une décla-
rité de la nation lie la minorité de cette même nation, — n'est-ce pas toute
la théorie d'un nouveau contrat social qui va surgir ?
Notons encore que Triepel, p. 02, exclut de ce groupe les élections
publiques et autres faits « dans lesquels un résultat juridique dépend d'une
« réunion de plusieurs déclarations semblables, mais où cependant on ne
« considère une déclaration que comme un appoint, sans qu'au moment de
« la déclaration respective il existe un lien plus étroit entre ces déclara-
(( tiqps ». Cf. Gleitsmann, op. cit., p. 12.
1 . Ainsi les actes accomplis en vue de la création du corps (groupe 2)
sont complexes, parce qu'en unissant leurs volontés, plusieurs sujets agis-
sent en commun. Du jour où le corps existe, c'est-à-dire forme un sujet
de droit, s'il y a plusieurs volontés, il n'y a qu'un seul sujet, donc qu'une
seule action, et les actes accomplis par ce corps ne sont pas complexes, —
tout cela si l'on part de la théorie du Gesamfa/ît. — Sur les objections que
fait Kuntze à l'admission de ce troisième groupe, cf. op. cit., p. 70, § II.
2. Kuntze, op. cit., p. 49; Jellinek, op. cit., p. igS. Cf. Gleitsmann, op.
cit., p. 12. V. aussi Borsi, op. cit., III, §| 28, 24, qui cite dans ce groupe
les actes accomplis par un corps autonome avec l'approbation de l'autorité
tutrice.
SUR l'acte complexe. 3i7
ration de volonté a besoin, pour être douée de valeur juri-
dique, d'être complétée par des déclarations de volonté acces-
soires; il s'agit ici des actes accomplis avec autorisation, ap-
probation, homologation; des ratifications intervenues entre
père et fils, entre tuteur ou curateur et pupille, etc. Il existe
dans ces hypothèses un certain accord de volonté en vue de
la réalisation d'un but juridique, mais ce qu'il y a de parti-
culièrement intéressant pour Kuntze, c'est que les différents
sujets de l'acte agissent en commun'. Pour TriepeP, au
contraire, s'il y a action commune, on ne rencontre cepen-
dant pas dans ces exemples un accord de volontés suffisam-
ment caractérisé pour permettre d'y voir une Vereinbarang :
d'abord les déclarations de volonté constitutives ne sont pas
émises parallèlement; l'une n'est que le complément de
l'autre. En second lieu, le but poursuivi par l'auteur de cette
déclaration de volonté complémentaire n'est pas le même que
celui qui est visé par l'auteur de la déclaration principale :
tandis que celui-ci cherche à réaliser l'acte que constitue sa
déclaration de volonté, celui-là veut simplement par sa dé-
claration complémentaire permettre au premier d'atteindre ce
but. Enfin, il est facile de constater que les effets juridiques
de ces deux déclarations ne sont pas les mêmes. Toutes ces
constatations s'opposent à ce que l'accord- de volontés contenu
dans chacune de ces hypothèses puisse constituer une' Ve-
reinbarung', tout au plus seiait-il permis de les considérer
comme des « sous-espèces » — Unterarten — de Vereinba-
riingen.
8. Opportunité de la théorie de Vacte complexe. — Ses
conséf/nences pratiques. — Cette question qui semble primor-
1. IvuQtze cependant déclare ne pas considérer comme des Gesamtakle
les actes homoloii^ués par les tribunaux: les déclarations de volonté consti-
tutives de ces actes sont par trop hétérog'ènes pour qu'il puisse être ques-
tion d'une union de volontés et même d'une action commune. Op. cit., p. 71.
2. Triepel, op. cit., p. 62, note 1, et p. 53, notes i et 2.
'^lS RECUEIL DE LÉGISLATION.
(lialc à des leclciirs français : Y a-t-il à tout ceci des consé-
({iienccs pratiques? n'a fait l'ohjet de développements spé-
ciaux dans aucun des travaux <jue nous avons cités. Les
théoriciens de la Vercinbaruncj et du Gesamtakt ont surtout
paru céder à un besoin plus subtil d'analyser les negotia
jaridica traditionnels. Ils ont tourné leurs efforts vers une
étude plus fine des caractères qui constituent le contrat : les
actes issus de plusieurs déclaralicnis de volonté leur ont ap-
paru sous deux aspects très différents, et le seul fait que jus-
qu'à ce jour une lacune semblable avait pu obscurcir, d'après
eux, la conception classique des negotia jaridica leur a sem-
blé constituer une justification suffisante de leurs travaux.
Ils se sont contentés d'établir les fondements de leur nouvelle
théorie, d'opposer nettement les actes complexes aux contrats
et de grouper tous les cas qui leur ont paru réunir les carac-
tères du premier de ces deux actes juridiques; dans ce travail,
comme on a pu s'en convaincre, ils se sont surtout orientés
du côté du droit public qui leur a semblé plus apte à s'accom-
moder d'une fig-ure juridique nouvelle, conception très natu-
relle si l'on songe que le droit public en est encore à la pé-
riode de formation.
Les théoriciens de î'acle complexe ne se sont pas dissi-
mulés, en effet, que partout où la législation positive avait
posé des règ-les juridiques précises, leurs théories semblaient
devoir posséder une médiocre influence'. Mais ces fines ana-
lyses pouvaient, au contraire, rendre les plus grands services
le jour où il serait question d'en user dans des branches de
la science juridique, encore en formation; ces travaux per-
I. Cf. Gleitsmann, op. cit., pp. i/j, i5. (■ Wenn sie auch die Gestaltung
der letzteren, soweit sie sich innerhalb der ReclUsordiiung-, nach Maasgabe
bestehenden Rechtssâtze, abspielen, naturgeniusspraktisch nicht besinflussl
so stellt sie doch fur die Ausserhalb des Bodens der Rechtsordnung sich
abspielenden Vorgânge , und zumal fur das noch nicht vollig durch
forschte Gebiet des Vôlkerrechts, weitgreifende neue Volgerungen auf. »
SUR l'acte complexe. 3 19
mettraient d'expliquer certains problèmes de droit public
interne demeurés obscurs jusqu'à ce moment : — fusion de
communes, syndicats de communes, nature juridique de la
délibération, etc., etc.; — ils pourraient encore donner à
certains aspects de la science juridique un fondement ration-
nel et scientifique susceptible d'assurer pour l'avenir le déve-
loppement log-ique de ces branches du droit. C'est ainsi que
les théoriciens de l'acte complexe voient dans la Vereiiiba-
riiiig ou dans le Gesamtakl l'une des bases du droit inter-
national public'. Les nombreux problèmes que suscite au-
jourd'hui le développement de cette science — déclarations,
conventions improj)rement appelées contrats, constitutions
d'Etats fédéraux, unions douanières, etc., etc., — ne trou-
vent leur explication et le fondement de leur force exécutoire
({ue dans la présence d'une Vereinbarnng ou d'un Gesamtakt.
Ainsi, c'est dans les branches de la science juridique qui
sont encore en formation que l'élaboration de cette théorie
paraît revêtir un certain degré d'o()portunité. Il ne faut pas
oublier cependant que si, pour l'instant, celte conception
nouvelle présente peu d'intérêt dans le domaine de la légis-
lation positive, elle pourrait en acquérir le jour où un pays
viendrait à refondre cette lég-islation. Il y a telles théories
qui paraissaient devoir rester dans le domaine de l'analyse
juridique pure et qui ont exercé une influence prédominante
sur les dispositions positives d'une lég-islation nouvelle, — la
théorie de la déclaration de volonté, par exemple, sur le Code
civil allemand de 1900^.
Le fait de concevoir que les déclarations de volonté cons-
titutives d'un acte juridique se fusionnent et disparaissent
pour donner naissance à une déclaration de volonté nouvelle
et distincte des précédentes peut être la source de conséquen-
1. V. supra, p. 807, note i.
2. V. supra, p. 291, note i.
320 RECUEIL DR LÉGISLATION.
ces juridiques spéciales; cela n'est pas douteux. Les auteurs
que nous avons cilés au cours de cet expose ne se sont jamais
préoccupés de montrer l'utilité de leurs travaux en examinant
les conséquences pratiques dont ceux-ci pouvaient être la
source; cette démonstration n'eût pas été cependant dépour-
vue d'intérêt. Notre but étant de faire connaître, dans ses
grandes lig-nes, une théorie étrang-ère et non de la défendre,
nous n'avons pas à reprendre un à un les différents exemples
d'actes complexes que nous avons examinés pour envisag-er
les conséquences pratiques que peuvent engendrer les cou
ceptions de Kuntze et de Triepel. Nous pouvons cependant,
à titre d'exemple, le faire pour un des cas précédemment
énumérés; nous choisirons pour ce rapide examen l'un des
exemples traités par Kuntze d'acte complexe inégal, car l'op-
position entre les conséquences issues de la théorie classique
et de la théorie nouvelle s'y manifeste d'une manière plus
accusée. Raisonnons sur un exemple concret : un corps auto-
nomCj — une commune par exemple, — aliène un de ses
biens avec l'autorisation de l'autorité tutrice. Cette opération
juridique se ramène dans la théorie classique à un concours
de deux déclarations unilatérales de volonté ; avec Kuntze^ il
faudia dire : l'aliénation est un acte complexe, issu de deux
déclarations de volonté d'inégale valeur juridique, qui se sont
fusionnés par suite de l'action commune de leurs auteurs. La
première théorie nous présentait deux actes; avec la concep-
tion de Kuntze, il n'y en a qu'un. Il en résulte, on le conçoit
aisément, des conséquences pratiques très intéressantes (jui
varient selon la théorie que l'on adopte. Il suffit pour s'en
rendre compte de poser la question de la liberté de chacun
des deux auteurs des déclarations de volonté constitutives.
Le corps autonome peut-il, après avoir émis sa déclaration,
modifier son acte et même revenir sur sa première décision et
refuser de l'exécuter? Oui, dans la théorie classique, puisque
dans cette opération juridique on se trouve en présence de
SUR l'acte complexe. 32 1
deux déclarations de volonté unilatérales nettement distinctes.
L'auteur de la déclaration principale est bien maître de la
modifier ou de la détruire'. Non, dans la théorie du Gesain-
takt, puisque l'acte d'aliénation y est considéré comme le
résultat de deux déclarations de volonté qui se sont fusion-
nées. Aux deux déclarations initiales vient se superposer une
déclaration de volonté complexe qui a deux auteurs ; dans ces
conditions, il est clair qu'un d'entre eux ne peut à lui seul
modifier l'acte commun, et qu'un chang-ement apporté à la
déclaration complexe ne peut résulter que d'une nouvelle
déclaration complexe, issue de deux déclarations de volonté
ayant respectivement les mêmes auteurs que les deux décla-
rations dont la déclaration complexe primitive était issue. Il
en est exactement de même en ce qui concerne les pouvoirs
de l'autorité tutrice qui émet la déclaration de volonté com-
plémentaire; elle ne peut retirer son autorisation que dans la
théorie classique, pour la raison que nous venons d'examiner.
Cet exemple suffit pour montrer que la théorie de l'acte
complexe est susceptible, dans chaque cas particulier, de
donner naissance à des conséquences pratiques particulières^.
1. Sous la réserve des droits des tiers, par exemple daas le cas où la dé-
claration de volonté du corps autonome, nantie de l'autorisation, aurait
reçu un commencement d'exécution.
2. Ces conséquences peuvent être encore indirectes, comme le montre
l'exemple suivant : la création d'une personne morale par plusieurs sujets
constitue un acte complexe, et Triepel prétend même qu'une fois créé, ce
nouveau sujet de droit n'ag'it qu'au moyen de Vereinbariingen. Les décla-
rations de volonté, en se fusionnant, ont donné naissance à" une déclaration
de volonté nouvelle qui est la manifestation extérieure d'une volonté collec-
tive, ha théorie classique ne voit, au contraire, dans ces différents actes
qu'une somme de déclarations unilatérales de volonté qui ne sont liées que
par la nécessité de fait d'arriver à un résultat unique. Il semble qu'il n'y
ait là qu'une pure question d'analyse juridique, et cependant si la première
théorie était reconnue fondée, on sent le poids qu'elle donnerait à la théorie
de la « réalité objective des personnes morales )>, et combien la doctrine
qui ne voit dans l'existence de ces personnes qu'une fiction légale perdrait
de sa valeur.
21
32-2 RECUEIL DE LEGISLATION.
Celte jiistiFicatioii de rutililé de la tliéorie a semblé inutile
aux auteurs allemands; elle apparaît cependant comme des
plus iuléressantes à des esprits français; aussi avons-nous
cru devoir l'indiquer d'un mot.
9. La critique de Gleitsmann. — A) Les déclarations
unilatérales de uolonté et les contrats. — Rappelons le rai-
sonnement des théoriciens de l'acte complexe. Depuis l'époque
romaine, on a disting-ué deux sortes d'actes : les actes uni-
latéraux et les contrats. Or, comme plusieurs actes unilaté-
raux ne peuvent créer un lien juridique entre leurs auteurs,
toutes les fois que l'on veut obtenir ce lien il faut recourir
à la forme contractuelle dont le principal effet est de lier les
volontés en présence. On remarque cependant que certains
actes sont le résultat d'une série de déclarations unilatérales
de volonté que réunit un certain lien juridique : c'est le cas,
par exemple, de la décision prise à la suite d'une délibéra-
tion ; après le vote, chacun se trouve lié par la décision qui
représente la volonté collective ; c'est, encore le cas de la cons-
titution d'une association, de la fondation d'un Etat fédé-
ral, etc. Gomment expliquer le lien juridique que nous venons
de dég-ag-er? Nous ne pouvons pas parler d'une somme
d'actes unilatéraux puisque nous constatons la présence d'une
volonté coniniiine qui remplace des volontés particulières, et
que d'ailleurs des actes unilatéraux ne lient que leurs auteurs
respectifs et sont incapables de lier entre eux les auteurs d'une
pluralité d'actes de cette nature. Il ne peut pas davantag-e
être question de contrat pour expliquer le lien juridique exis-
tant entre les auteurs de ces actes : l'essence du contrat est
d'être un acte bilatéral, c'est-à-dire un acte supposant une
lutte d'intérêts opposés, tandis que dans les actes qui nous
occupent nous ne trouvons que des intérêts parallèles et iden-
tiques. La science actuelle n'est donc pas capable d'expliquer
la nature juridique de ces actes plurilatéraux qui ne consti-
SUR l'acte complexe. 323
tuent pas des contrats. Ces manifestations de l'activité JLiridi=
que des individus forment, en réalité, une troisième catégorie
de negotia juridica; elles représentent la déclaration d'une
volonté collective issue de plusieurs volontés constitutives qui
se sont fusionnées. Cette transformation s'explique, d'après
les uns, par ce fait que tous les intéressés agissent ensemble
— théorie du Gesamtakf, — d'après les autres, par ce fait
que toutes les volontés étant identiques tendent à réaliser le
même but — théorie de la Vereinbarung.
Dès 1893, Brockhausen' avait été frappé de la multiplicité
des cas compris dans la théorie de Binding et de Kuntze ; il
avait abouti, on s'en souvient, à cette conclusion que les
actes dits complexes ne pouvaient être comparés les uns aux
autres qu'à un point de vue négatif, leur unique caractère
commun étant de ne point former des contrats. Cet auteur
avait, en outre^ entrevu que le point de départ de la théorie
— le caractère essentiellement bilatéral du contrat — ne cons-
tituait pas un critérium ceitain de l'acte contractuel et qu'il y
avait bien en lui une union de volontés le rendant apte à pro-
duire des effets extra partes et à donner naissance à de nou-
veaux sujets de droit. D'autres auteurs refusent, après lui,
d'admettre la nouvelle théorie^. Mais il faut attendre le traité
de Gleitsmann pour voir apparaître une réfutation complète
des théories de la Vereinbarung et du Gesanitakt,
Les théoriciens de l'acte complexe étaient partis d'une cer-
taine conception de la déclaration contractuelle de volonté. Le
premier devoir qui s'impose, dès que l'on veut connaître la
valeur juridique des développements de Kuntze et de Triepel,
consiste à rechercher si ce point de départ n'est pas erroné et
quel est le véritable critérium qui permet de distinguer les
1. V. supra, I 3, p. 296.
2. Ofner en iSgo, Stamniler en 1896, Bierline,- en 1898. Cf. Gleitsmann,
op. cit., pp. 8 et 9.
324 RECUEIL DE LEGISLATION.
coiilirtfs dos actes unilatéraux; c'est ce (ju'a fait Gleitsmaun
dont nous allons suivre le raisonnement '.
Dans la lerininolog-ie courante, on entend par déclarations
unilatérales de volonté celles par les({uelles leurs auteurs
déterminent eux-mêmes leur propre situation juridique ou
celle de leurs biens; dans ce système, les déclarations pluri-
latérales de volonté constituent les contrats ({ui sont des décla-
rations concordanles de deux ou plusieurs personnes créant,
modifiant, maintenant ou éteignant entre elles — et quelque-
fois vis-à-vis d'autres personnes — un certain rapport juri-
dique. Tous les autres cas qui supposent plusieurs décla-
rations de volonté et dans lesquels il n'y a pas de contrat
se ramènent à un concours de déclarations unilatérales de
volonté.
Ces définitions ne pei mettent point de délimiter nettement
la notion de la déclaration contractuelle de volonté ; il faut
préciser toutes ces idées en partant de ce qui constitue l'es-
sence de la déclaration de volonté. Le droit subjectif de l'indi-
vidu peut être considéré comme le pouvoir qui résulte de la
volonté, comme ce que les Allemands appellent une Willens-
macht'. Lorsque l'individu veut exercer ce pouvoir, il est un
moven qui s'offre tout naturellement à lui, c'est la déclaration
unilatérale de volonté ; il suffît que le pouvoir existe pour que
la déclaration produise l'effet désiré et, si l'on ne sort pas du
domaine dans lequel l'individu est capable d'ag-ir par lui-
même, c'est sa volonté seule qui détermine la mesure de ce
qui doit arriver ; on se trouve alors en présence d'une décla-
1. Gleitsmaun, op. cit., pp. i6 et s.
2. Gleitsmann adopte ici la définition que Windscheid, Pandeklen,
% 87, donne du droit subjectif; il si2;-nale que Iherin»-, Geist des R. R.,
III, § 60, oppose à cette définition celle-ci, toute matérielle u intérêts juri-
diquement protégés ■>■), qui lui paraît moins bonne. La tendance moderne,
d'après lui, tendrait à réunir ces deux critériums pour en faire surgir la
notion du droit subjectif. Cette tendance est représentée par Jellinek et
Regelsberger. — Cf. Gleitsmann, op. cit., p. 17, note 2.
SUR l'acte complexe. 325
ration de volonlé qui est unilatérale, puisijue pur elle seule
elle produit son effet juridique.
Mais le droit positif ne reconnaît cet effet que sous certaines
conditions, telles que la capacilé, l'existence d'une forme, etc.
Si ces conditions sont remplies, l'effet juridique se produit.
Ainsi, cet effet ne résulte que de la présence d'un ensemble
de faits juridiques, parmi lesquels nous distinguons la décla-
ration de volonté. L'acte unilatéral constitue donc une opéra-
tion complexe — Gesamte Thatbestand — et c'est une erreur
de croire que dans cet acte il n'y a qu'une déclaration de
volonté unilatérale; à côté de celle-ci se trouvent d'autres
faits qui peuvent dépendre du hasard, c'est-à-dire d'actes
extra-humains, mais qui peuvent aussi dépendre d'actes
humains accomplis par des tiers : ce concours ne nuit pas au
caractère unilatéral de l'acte. Prenons comme exemple un
acte que l'on a considéré de tout temps comme essentielle-
ment unilatéral : la disposition de dernière volonté; autour de
cette « disposition » viennent se grouper beaucoup de faits
— concours du notaire ou des témoins, acceptation des héri-
tiers, etc., — sans lesquels la déclaration unilatérale du défunt
restera privée d'effets juridiques. Il n'y a pas à proprement
parler de negotiiim jiiridiciim véritablement unilatéral, et les
déclarations unilatérales de volonté n'ont de valeur que lors-
qu'aulour d'elles viennent se greffer une série de faits dont le
droit [)Ositif prévoit et exige la présence. C'est ainsi que la
doctrine régnante n'a pas hésité à qualifier d'actes unilaté-
raux ces actes qui résultent d'une déclaration de volonté prin-
cipale à laquelle vient s'adjoindre une déclaration complémen-
taire — approbation, homologation, etc.
La notion d'acte unilatéral ainsi précisée, il faut étudier
maintenant le chemin qui va nous permettre d'arriver au con-
trat. La déclaration de volonté est le moyen de réaliser la
puissance contenue dans la volonté de l'individu — Willens-
macht. Il faut se demander, dès lors, dans quelles circons-
320 RECUEIL DE LEGISLATION.
lances la déclaration de volonté est dépourvue d'efficacité
juridique. Nous pouvons répondre simplement, quand la chose
voulue par l'auteur de cette déclaration dépasse ce qu'il est
capable de vouloir par lui seul, — dépasse sa Wi/lensniacht,
diraient les Allemands. Tout en dépassant les limites de ce
pouvoir, cette chose peut cependant y rentrer pour une part.
Que faudra-t-il alors à cette déclaration de volonté pour pro-
duire ses effets juridiques? Il faudra que l'autre partie de la
chose voulue puisse être accomplie par une autre personne,
juridiquement capable de la vouloir, qu'elle rentre en un mot
dans la Willensmacht d'une autre personne. Sans cela, cette
déclaration de volonté initiale, que son auteur est incapable
de réaliser tout seul, deviendra caduque. Mais si une autre
personne est capable d'exécuter la chose voulue pour la partie
qui dépasse la limite des pouvoirs de la première déclaration
de volonté, celte chose voulue va pouvoir èlre exécutée, à la
condition toutefois qu'à la première déclaration vienne s'ajou-
ter une seconde déclaration concordante émise par cette autre
personne.
On peut théoriquement supposer que ces deux déclarations
exigées des deux intéressés sont indépendantes l'une de l'autre
et unilatérales par conséquent. La législation positive elle-
même nous en donne des exemples : le testament ne recevra
son exécution que si, à côté de la déclaration unilatérale de
volonté émise par le de ciijiis, vient se placer une déclaration
unilatérale de volonté de l'institué qui accepte. Des presta-
tions réciproques arrivent même à s'établir par cette voie : par
exemple Primus abandonne un objet, tandis que Secundus se
l'approprie : il n'y a là que deux actes unilatéraux.
Des opérations juridiques intéressant plusieurs personnes
peuvent donc s'établir à l'aide d'un concours d'actes unilaté-
raux. Cette méthode, on le conçoit, n'est pas sans présenter
de graves inconvénients dans la vie de tous les jours; un
exemple va le faire saisir. Primus abandonne un fonds.
SUR l'acte complexe. 827
Secundus vient l'occuper ; Secundus abandonne nne somme
d'argent que Primus vient s'approprier. Il y a là quatre actes
unilatéraux indépendants les uns des autres. Primus a aban-
donné son fonds avec l'arrière-pensée que Secundus viendrait
le prendre; est-il bien sur qu'au dernier moment Terlius
n'arrivera pas sur le fonds avant Secundus? est-il bien siir
aussi que Secundus, en retour, abandonnera une somme d'ar-
gent, et s'il le fait, que Ouartus ne viendra {)as s'en saisir
avant lui? Par la déclaration unilatérale de volonté, on n'est
lié qu'à soi-même et l'on ne sait jamais si l'autre personne
émettra sa déclaration de volonté, par conséquent si l'opéra-
tion désirée pourra être accomplie. Aussi, le droit positif ne
reconnaît-il qu'exceptionnellement les dispositions unilatérales
de cette espèce, tendant à modifiei", en l'enrichissant ou en
l'amoindrissant, la situation juridique d'une autre personne.
La donation, par exemple, n'est pas possible par une déclara-
tion unilatérale de volonté. Il faut avant tout, pour atteindre
le but cherché, une garantie plus forte; cette garantie, le
droit positif l'a trouvée dans une figure particulière qui est le
contrat.
Nous venons de voir son domaine. Examinons maintenant
son critérium. Il faut nécessairement le tirer des idées qui
précèdent et dire que, dans le contrat, chacun des multiples
intéressés veut que sa déclaration de volonté n'ait de valeur
juridique qu'à la condition que les autres personnes qui
concluent cet acte fournissent également des déclarations
valables \ Primus veut s'eng-ag"er à payer le prix si Secun-
dus s'eng'age à payer la chose. « Avant que le consente-
« ment ne soit donné, il n'y a d'aucun côté aucune décla-
« ration de volonté douée de valeur juridique et créatrice de
« lien. Dès qu'il est fourni, toutes les dispositions devien-
« nent irrévocablement sources d'un lien en vertu du prin-
I. Gleilsmann, op. cit., p. 21.
328 RECUEIL DE LEGISLATION.
(( cipc p(ict<i SU fit sernancla; avec lui naissent les effets du
« negoliiini juri(liciini\ » Ainsi, la différence caractéris-
tique qui existe entre la déclaration unilatérale et le contrat
consiste uniquement en ce que, dans ce dernier, « les décla-
« râlions de Aolonté doivent être, les unes par rapport aux
« autres, dans une connexion orçanicjue — in organische
« Verbindiing — de sorte que chacune est conditionnée par
«. l'autre et perd toute valeur sans elle" ».
Sans doute, il existe en principe entre les déclarations uni-
latérales de volonté et le contrat une différence plus grande.
D'ordinaire, la déclaration unilatérale de volonté fixe la situa-
lion juridique d'une seule personne, tandis que le contrat
détermine les situations juridiques relatives à plusieurs per-
sonnes. Mais est-ce bien là un critérium de la notion de
contrat? Non, car ainsi que nous l'avons vu, la situation juri-
dique de plusieurs personnes peut être modifiée par un con-
cours de déclarations unilatérales de volonté. Ainsi, Primus
veut transmettre ses biens à l'Etat; cette opération juridique
peut s'effectuer de deux façons : d'abord, au moyen de deux
actes unilatéraux, une derelictio du propriétaire, une appro-
priation de l'Etat fondée sur le principe que les biens vacants
et sans maîtres sont à l'Etat ; le second procédé pour arriver
à ce résultat sera la confection d'un contrat de donation. Si
l'on préfère de beaucoup ce dernier mode, au point de ne
jamais user du premier, c'est parce que l'on est plus sur du
résultat final et que Primus est désormais certain que c'est
bien l'État qui bénéficiera de sa libéralité; c'est donc dans
cette garantie seule qu'il faut chercher le critérium de la no-
tion de contrat. Le fait que ces actes déterminent la situation
juridique de plusieurs personnes est bien un caractère « psy-
chologique » du contrat, selon l'expression de Brockhausen,
1. Gleitsmann, op. cit., p. 22.
2. Gleitsmann, op. et toc. cit.
SUR l'acte complexe. 329
ce n'est pas un critérimn. Pas plus, d'ailleurs, que l'on ne
peut considérer comme des critériums ces caractères spéciaux
que les théoriciens de l'acte complexe dégagent des contrats
— lutte d'intérêts, effets intra partes^ déclarations de vo-
lonté de contenu opposé^ disposition essentiellement bilaté-
rale; — les adopter serait déclarer que la société et la stipu-
lation pour autrui ne sont pas des contrats, et admettre au
contraire parmi ces actes le testament dont les dispositions
ont été acceptées par les institués'.
En résumé, la doctrine ré§;-nante a raison d'identifier les
déclarations plurilatérales de volonté et les contrats, et de
les distinguer des déclarations unilatérales de volonté. La
déclaration de volonté contractuelle n'est voulue que parce
qu'elle doit se trouver dans une certaine dépendance juri-
dique avec une autre déclaration : en l'absence de cette der-
nière, elle n'a pas d'existence juridique. Toutes les fois
qu'uue semblable connexion fait défaut, on ne [)eut se trou-
ver qu'en présence d'un concours de déclarations unilatérales
de volonté, indépendantes les unes des autres dans leur exis-
tence juridique.
La distinction classique des actes juridiques en deux caté-
gories ainsi précisée, il faut maintenant reprendre un à un
les quatre groupes de Vereinbariingen ou de Gesamtakle
proposés par les auteurs allemands, et voir si, en réalité, on
ne peut les faire rentrer dans l'une des deux catégories ad-
mises par la doctrine régnante, ou si, au contraire, il faut les
considérer comme constituant une nouvelle espèce de negotia
jnridicn : les actes plurilatéraux qui ne sont pas des con-
trats.
I. Dans la société, il n'y a pas de disposition bilatérale et de lutte d'inté-
rêts. Dans la stipulation pour autrui, on rcmanjue des effets extra partes.
En revanche, le testament et l'acceptation constituent deux déclarations de
volonté, de contenu opposé.
'^'^0 RKCCJEIL DE LEGISLATION.
10. Jji c/-i(i(/i/r de Gleilsinann. — Bj Les exemples c/e
« Vereinbarungen » et de « Gesamtakte ». — Gleitsmann '
commence par coiislaler (jue la léfulation de Brockhaiisen n'a
pas été délerniinanle, puisque, après lui, la théorie de l'acle
complexe a reçu une nouvelle imj)ulsion. Il faut donc re-
prendre un à un les groupes d'exemples rassemblés par Trie-
pel et voir si les théories régnantes ne permettent point de
les expliquer : si nous arrivons à ce résultat, c'est qu'il est
bien inutile d'encoml)rer la science du droit d'une nouvelle
figure juridique.
Prenons d'abord le premier g^roiqie, celui dans lequel plu-
sieurs sujets veulent arriver à une communauté de droits et
de pouvoirs, — Redits iind Gewaltgemeinschaft^. Rappe-
lons l'exemple des deux copropriétaires qui veulent établir
sur leur fonds indivis une servitude au profit du fonds voisin.
Rien ne justifie, pour expliquer cette opération juridique, la
nécessité de faire appel à la « fusion » des volontés. Le droit
positif exige, pour que la servitude soit constituée, que l'acte
de constitution soit accompli par les deux copropriétaires; un
seul d'entre eux ne pourrait l'établir sans le concours de
l'autre. C'est donc par suite d'une nécessité de fait que le
concours des deux propriétaires est exig-é. D'après Triepel,
la volonté de chacun d'eux est inopérante et dépourvue d'ef-
fets juridiques; les effets existants ne peuvent résulter alors
que d'une fusion des volontés donnant naissance à une vo-
lonté commune; d'autre part, il ne peut être question d'un
contrat pour expliquer la force exécutoire de cet accord de
volontés, car le contrat suppose des déclarations de volonté
de contenu opposé; il est donc nécessaire d'admettre que
nous sommes en présence d'un nouveau negotiiim juridicum
plurilatéral.
1. Gleitsmann, op. cit., p. 24 et s.
2. V. supra, I 7, p. 3 1 3.
SUR i/acte complexe. 33 1
Brockliaiisen avait déjà vu nettement que chacun des co-
propriétaires agit dans la mesure de la quote-part et d'une
manière unilatérale. La part d'un copropriétaire n'est pas une
fiction ; son détenteur peut bien en disposer comme il l'entend,
l'aliéner, la donner. Il peut donc, dans la mesure de sa quote-
part, g-rever le fonds d'une servitude. Cependant, comme
cette quote-part est idéale, et comme la servitude est indivi-
sible, cette servitude n'existera que si tous les .détenteurs de
quotes-parts émettent des déclarations de volonté semblables.
Pourquoi, maintenant, l'ensemble de ces déclarations de vo-
lonté est-il pourvu d'une efficacité juridique? Parce que le
concours de toutes les déclarations de volonté constitue un
ensemble de faits juridiques — Jiiristischer Thatbestand —
à la présence desquels le droit positif a rattaché l'existence
du résultat, ainsi que cela a été expliqué à propos de la décla-
ration unilatérale de volonté. Les éléments de cette opération
constituent des déclarations unilatérales de volonté que les
copropriétaires ont émises dans les limites de la quote-part
de leur droit. Nous avons vu que ce concours n'altérait pas
le caractère unilatéral de l'acte. Nulle part, on ne peut saisir
la « fusion » des volontés individuelles, tandis que Ton voit
très bien un concours de déclarations unilatérales ' ; et comme
chacun ag-it dans la limite de sa quote-part de pouvoir, le
résultat ne sera obtenu que lorsque toutes les quotes-parts
additionnées auront formé le tout : le tout n'est-il pas, en
effet, la somme de ses parties'? Brockhausen avait raison de
parler d'une somme des déclarations de volonté et d'affirmer
qu'il n'y avait pas d'union intime entre elles "'^.
1. N'oublions pas d'ailleurs que les théoriciens de l'acte complexe se
contentent d'affirmer l'existence de cette « fusion », sans la démontrer.
V. supra, p. 807, note i.
2. Dos Ganz ist gleich dev Summe seine Telle. Gleitsmann, op. cit.,
p. 26, note I.
3- Brockhausen, op. cit., p. 57. — Gleitsmann, op. cit., p. 25, note i,
remarque d'ailleurs que l'expression « communauté de droits » est inexacte;
332
RECUEIL DE LEGISLATION.
Ce raisonnemenl jxmiI d'ailleurs être repris vis-à-vis des au-
tres exemples cilés dans le premier groupe'.
Triepel range dans le second groupe tous les cas « où d'in-
térèls identiques découle une même volonté que l'individu est
ou se croit incapable de réaliser, pour des raisons juridi-
qui-'s ou pratiques^ ». Rentrent dans ce groupe, tout d'abord,
les exemples de règlements faits de concert par plusieurs
ministres, etc.; sur ce point, nous n'avons qu'à renvoyer
aux développements relatifs au premier groupe. Gleitsmann
fait rentrer dans cette catégorie les exemples cilés par
Binding, Jellinek et Kunlze, nommés par ce dernier « actes
complexes inégaux ». Il y a là des déclarations de volonté qui
ne sont pas entièrement parallèles, les unes n'étant que
le complément, l'accessoire des autres, raisons pour laquelle
Triepel refuse de les considérer comme des Vereinbarungen.
Ces déclarations de volonté complémentaires ont pour but
d'assurer à d'autres un résultat juridique qui ne peut être
atteint que par un concours de déclarations de volonté ayant
chacune un but, un contenu, des effets différents. Comment
la chose seule est commune, mais chaque possesseur a un droit propre,
divisible par quotité. — Le développement de Gleitsmann ne pourrait-il se
ramener à ceci : chacun des copropriétaires « veut» que la valeur juridique
de ce qu'il émet dépende de la valeur de ce qu'émettent les autres; or, c'est
là, on l'a vu, le critérium da contrat. Nous serions donc en présence d'un
acte de nature contractuelle. Notre auteur prévoit l'objection (p. 26, n. 2)
et reconnaît que les intéressés pourraient fort bien fournir leurs déclara-
tions de volonté dans une forme contractuelle, sous forme d'échans^e réci-
proque, comme dans les contrats réels. Ils ne le font pas cependant, et cela
parce que le droit positif — Rechtsordnung — veille par lui-même à ce
qu'une personne ne tire pas profit de la disposition de l'autre, sans fournir
,elle-mème la déclaration attendue; la principale raison d'être du contrat fait
ainsi défaut.
1. Cf. Gleitsmann, op. cit., pp. 27-28.
2. Cf. supra, I 7. — Nous suivons dans ce parag'raphe l'ordre adopté par
Gleitsmann, puisque nous présentons la critique qu'il fait de la théorie de
l'acte complexe. Ce classement diffère un peu de celui de Brockhausen et
de Triepel, qu'il a lui-même adopté au début de son livre (p. 10) et que
nous avons suivi supra, au | 7.
SUR l'acte complexe. 333
pourrait-on parler ici de « fusion » des volontés? On se
trouve ici en présence de deux ou de plusieurs déclarations
unilatérales constituant des actes distincts. Triepel raisonne
avec justesse quand il s'occupe des actes complexes inégaux;
son erreur a été de ne pas voir combien était étroit le fossé
qu'il prétendait trouver entre ces actes et ce qu'il appelait
« les véritables actes complexes » — wahren Vereinbariin-
(jeii. Les actes complexes égaux et inég'aux sont condam-
nés à suivre le même sort. « Chacun n'ayit ici que dans la
limite de l'activité juridique qui lui est propre et (jue la loi
lui reconnaît, les motifs de cette reconnaissance pouvant être
très diiléients et ne converger en aucune manière avec son
intérêt '. »
L'exemple le plus intéressant que renferme ce groupe est
celui d'une pluralité de personnes se liant en vue de la fon-
dation prochaine d'une association qui doit les emprunter
toutes. C'est l'exemple que Gierke a signalé, pour la première
fois, comme sortant du cadre classique des actes juridiques.
C'est le cas de la création d'une société par actions, de l'éta-
blissement d'une fondation — Stiftang — de la formation
d'une nouvelle commune après fusion de plusieurs autres
communes, etc. Ces actes peuvent être le résultat d'un con-
trat — il faudrait pour s'en rendre compte examiner chacun
des exemples cités — mais ils peuvent aussi provenir d'un
concours de déclarations unilaté'ales de volonté, sans qu'il
soit nécessaire de faire appel à une fusion de volontés,. à une
Vereinbarung , pour expliquer l'efficacité juridique de ce con-
cours. Chacun des fondateurs a un pouvoir propre dans la
limite duquel il peut émettre des déclarations de volonté, uni-
latérales et douées de valeur juridique. Le résultat total sera
atteint lorsque tous les intéressés auront, chacun dans la
mesure de leur quote-part de pouvoir, émis des déclarations
I. Gleitsmann, op. cit., p. 3o.
334 RECUEIL DE LÉGISLATION.
de volonté concordantes; il faut répéter ici (jue « le tout est
la somme de ses parties ' ».
Triepel signale dans le troisième groupe des Vereinbarun-
gen toutes les décisions émanant de personnes ori,'-anisées en
collège : décisions prises après délibérations soit par une
chambre iég-islative, soit par une association douée de per-
sonnalité, soit par un tribunal, soit par un conseil de famille,
une assemblée de créanciers, etc. Brockhausen hésite à recon-
naître dans cette hypothèse les éléments d'une Vereinbarung,
parce que les personnes qui agissent ici ne sont pas celles
« quorum res agi'tur », mais forment seulement les organes
d'une volonté commune, et qu'ainsi leurs votes, loin d'être des
déclarations de volonté douées de valeur juridique, ne sont
que des instruments destinés à constituer une volonté étran-
gère. Il admet cependant Texistence de la « formation d'une
volonté organique 2 ». Cela est contestable. En réalité, la per-
sonne juridique n'est pas une personne réelle : sa volonté
n'est qu'une fiction. « Quand on dit, selon les paroles de
Gleitsmann 3j « la commune X veut... », cela signifie : un
« vote de la représentation communale est intervenu avec
« telle ou telle conséquence, il y a un ensemble de faits
(( — Thatbestand — ... Les individus qui seuls peuvent
1. Gleitsmaau, op. cit., p. 3i, note i, signale qu'en dehors de son effet
constitutif, cette participation produit des engagements réciproques, sour-
ces d'obligations entre les fondateurs; n'a-t-on pas dès lors trop lu entre les
lignes quand on a tiré la théorie de l'acte complexe de cette phrase de
Glerke, v. supra, p. 3i4, note i : « Les ententes préliminaires tendant
à l'étalilissement d'un groupe n'appartiennent que par un côté an droit
contractuel. Ce sont en même temps les éléments de l'acte créateur... Cet
acte d'établissement corporatif... est un acte complexe unilatéral ». Gierke
semblait vouloir dire par là : un composé de déclarations unilatérales de
volonté. Il avait donc bien dégagé le double caractère dont parle Gleits-
mann. Il a fallu tirer de ces idées des conséquences bien exagérées pour en
constituer une théorie de la Vereinbarung .
2. Brockhausen, op. cit., p. 53.
3. Gleitsmann, op. cit., p. 32.
SUR l'acte complexe. 335
« vouloir » ici, ce sont ceux « quorum res agitur » ; il ne
« se forme pas de volonté étrangère — Frenider WilJc. »
Il s'ensuit que les individus doivent coopérer à la pro-
duction du résultat, et qu'ils possèdent sur ce résultat
une quote-part de puissance de volonté — Willensniacht —
évaluée d'après le nombre des membres. Dans les limites de
cette quote-part, chacun peut faire des dispositions unilatéra-
les ayant une valeur juridique. La loi elle-même contient sou-
vent l'expression dé « droit de suffrag-e des intéressés »,
Stininienrecht der BeteiUgten. Comme pour tous les exem-
ples qui précèdent, nous en arrivons donc à admettre que
« la somme des déclarations unilatérales des membres du col-
« lège représente un ensemble de faits juridiques — juristis-
« cher Thatbestand — suffisant pour produire le résultat com-
« mun, sans qu'il soit besoin d'une relation intime entre les
« déclarations' ». Ce raisonnement s'applique aussi bien au
cas où les membres du collège sont les représentants d'une
personne juridique qu'à celui où l'on rencontre des votes
émis par une pluralité de personnes dépourvues d'une orga-
nisation collég-iale — conseil de famille. TriepeP avait bien
vu dans ce dernier cas qu'il était impossible d'admettre une
Vereinbarung, mais il n'avait pas étendu son raisonnement à
la première de ces hypothèses. Sans doute, la théorie de la
Vereinbarung ne lui semblait pas expliquer très nettement
la formation d'une « volonté commune » — Genieinwille —
résultant de déclarations individuelles avant lutté entre elles ;
il se contentait d'y voir un « événement dont la formation
mystérieuse a encore besoin d'examen ». C'était déjà le rai-
sonnement de Binding-, on s'en souvient. Nous sommes en
présence d'un ensemble de faits — Thatbestand — élaborés en
commun : la loi est complètement libre de déterminer quel
1. Gleitsmann. op. cil., p. 33.
2. Triepel, op. cit., p. 2g.
336 RECUEIL DE LÉGISLATION.
nombre et (juelle catégorie de ces faits elle veut exig-er pour
(jiie le résultat juridifjue soit atteint; influencée par des con-
sidérations économiques., elle peut faire dépendre le résultat
cherché de la déclaration de tous ceux qui peuvent vouloir,
ou d'une partie d'entre eux. Cela explique, aux yeux de
Gleitsmann, ({ue dans la délibération majoritaire, la décision
de la majorité lie la minorité.
Dans un (pialrième et dernier ^^•roupe, Gleitsmann rang-e la
création d'un principe de droit objectif ou d'un nouveau sujet
de droit qui soit en dehors des limites de la lég-islation posi-
tive. Le problème de la nature juridique de ces créations est
intéressant à résoudre au point de vue du fondement à donner
au droit international public. Beaucoup d'auteurs ' reconnais-
sent à l'accord de volonté qui sert de base à cette branche
du droit public un caractère contractuel. Triepel ne peut l'ad-
mettre, car les déclarations de volonté constitutives ne sont
pas opposées dans leur contenu. On se souvient du l'aisonne-
ment de Binding- et de TriepeP. Le nouveau droit interna-
tional ne peut exister que par l'accord de volonté de tous les
intéressés, c'est-à-dire des Etats. Il doit avoir pour fondement
« une volonté commune produite par une union de volontés
accomplie en vue d'ariiver à une unité de volonté ». II est
nécessaire, en effet, d'établir un lien entre les déclarations
unilatérales de volonté sources de l'acte de création, sans
quoi il ne resterait rien d'un droit international. Or, comme
ce lien ne peut dériver du contrat, pour la raison précédem-
ment indiquée, il faut bien admettre qu'il a pour origine une
forme juridique spéciale, opérant la fusion des volontés, la
Vereinbarung, qui peut, par elle-même et en l'absence d'un
principe de droit positif, posséder une force susceptible de
lier juridiquement. C'est précisément ce qu'il faudrait démon-
1. V. leurs noms dans Triepel, op. cit., p. 33, en note.
2. V. supra, § 5, p. 3o-], note i.
SUR l'acte complexe. 337
trer, comme nous le disions plus haut. Binding-, nous l'avons
vu, se contente de parler d'un « mystère » dans lequel il ne
veut pas entrer, et Gleitsmann conclut avec raison que « tout
cela nous conduit piteusement à un « nous n'en savons rien ».
Le mécanisme s'arrête au moment où il devrait fonction-
ner' ». Gleitsmann ne recherche pas quelle pourrait être la
base juridique de ces faits, cela ne rentre pas dans le cadre
de son traité ; il se contente d'affirmer devant l'indig^ence des
théories de Binding- et de Triepel : la Vereinbariing n'est pas
une solution. Et il a raison.
11. La théorie de Vacte complexe dans la doctrine ita-
lienne. — Nous venons de terminer l'exposé de la doctrine
de l'acte complexe , ainsi que de la magistrale réfutation que
Gleitsmann en a faite. Si la discussion paraît entièrement
close en Allemagne, il est bon de sig-naler, avant de ter-
miner, que la théorie de l'acte complexe a passé les monts
pour prendre un nouvel essor en Italie ; mais ainsi que l'on
va s'en rendre compte par les quelques lignes qui suivent, ce
n'est plus la Vereinbarung de Triepel ou le Gesanitakt de
Kuntze que nous allons voir revivre dans ce pays.
Il est, pour la première fois, fait mention en Italie de la
théorie de l'acte complexe dans une note que Fadda et Bensa
introduisent dans leur traduction des Pandectes de Winds-
cheid'^. Ce n'était encore là qu'une indication; mais peu
après, en 1898, un professeur de l'Université de Turin, Vit-
lorio Brondi, développait la théorie de Binding- et de Kuntze
en l'appliquant, d'une façon spéciale, au droit public 3. Puis,
tandis qu'en Allemagne les jurisconsultes se taisaient après
1 . Pour les références, v. | 5, loc. cit.
2. Vol. I, lie partie, note tc, pp. 845-846.
3. Brondi, L'atto complesso nel diritto piibblico, in Siiidii Giuridici
dedicati e offerti a Francesco Schiipfer nella ricorrenza del XXXV anno
del siio insegnainento. — Diritto odier/io. — Torino, 1898, pp. 073-604.
22
338 RECUEIL DE LEGISLATION.
les travaux de Gleilsmaiiii, eu Italie paraissaient deux lîi'ochu-
i"es (|ui reprenaient la (pi('sti(ju de l'acte complexe en se pla-
çant uniquement au point de vue du droit [)ublic. Dans la
j)!emière, le [)roi'esseur Uiuberto Borsi étudiait d'une façon
j)arliculière lacté complexe administratif, et dans la se-
conde, le professeur Donalo-Donati le comparait aux actes
d'autorisation et d'approbation'. Nous allons résumer les
idées émises par ces trois auteurs à propos de l'acte com-
plexe.
Brondi commence par exposer les théories de (îierke, de
Karlowa, de Binding, de Jelliuek et de Kuntze, ainsi que
les réserves faites à leur occasion par Brockhausen; mais
loin d'accepter dans toute sa rigueur le rôle que les auteurs
allemands attribuent à ce qu ils considèrent comme un nou-
veau negotiuin juridicum plurilatéral , intermédiaire entre
l'acte unilatéral et le contrat, cet auteur ne voit dans la
« complexité » qui se manifeste à l'occasion de la formation
de ces actes qu'une qualité particulière de l'acte unilatéral,
qui n'a point pour effet de créer une nouvelle catég-orie
d'actes. Le caractère exprime simplement une « configura-
lion spéciale de l'acte )), ou, comme il le dit, « una spéciale
configurazione e struttura dell' atto^ ». Et encore n'est-il
permis de prendre en considération cette qualité particulière
que lorsque toutes les volontés en présence sont « qualitative-
ment égales dans leur contenu et dans leur rôle'^», ce qui
exclut du groupe des actes complexes ces hypothèses aux-
quelles Kuntze avait donné le nom d'actes complexes inégaux.
1. Borsi, L'Atlo amministralico cornplesso, in Studi Senesi, vol. XX,
fasc. I et 2, 1902.
2. Donato-Donati, Atto cornplesso Autoriczacïone, Approcasione, in
Archivio Giuridico « Filippo Serafmi », vol. XII, fasc. i, 1903.
3. Brondi, op. cit., p. 675-6 ; « Appare inoltre da ciô che il concetto non
ci da veramente un atto spéciale a se, ma indica soltanto una spéciale con/i-
gurazione e struttm^a dell' atto. »
4. Id., p. 58i.
SUR l'acte complexe. 339
Brondi ne veut pas cependant repousser tout à fait l'idée que
cette « spéciale slruttura » soit dépourvue de tout efïet juri-
dique. Il croit à l'existence d'un lien qui s'établit entre les
volontés concourantes; ce lien, il le tire d'un élément exté-
rieur qu'il nomme « Vappartenenza ad iina data collectiuità »,
c'est-à-dire la qualité que possède celui qui agit d'appartenir
à une collectivité déterminée, le fait qu'il est un organe ou
simplement un membre de la personne collective. C'est parce
que tous ceux qui font des déclarations de volonté, néces-
saires pour donner naissance à l'acte, possèdent cette qualité
à un ég-al titre, qu'un lien juridique s'établit entre leurs vo-
lontés; l'existence de ce lien explique la naissance d'une
volonté collective'. Cette conception diffère des théories de
Binding- et de Kuntze en ce que, d'après elle, l'acte complexe
n'est qu'une sorte d'acte unilatéral et rentre par conséquent
dans les cadres classiques de la notion d'acte. Brondi n'en
admet pas moins que le fait par plusieurs personnes d'appar-
tenir à une même collectivité peut donner naissance à une
volonté collective, lorsque ces personnes émettent des décla-
rations de volonté qualitativement égales. Nous ne sortons
donc pas, avec cet auteur, du domaine de la fiction et la
thèse précédente n'échappe pas aux objections que Gleitsmann
adressera plus tard aux idées de Brockhausen sur l'existence
d'une volonté organique^. Brondi croit qu'ainsi limitée et
comprise, la notion d'acte complexe peut être féconde en
droit public comme en droit privé; il fait remarquer cepen-
dant que le caractère de complexité n'est pas capable à lui
seul de délimiter avec précision la nature juridique d'un acte.
Chaque manifestation de l'activité juridique des individus a
encore besoin, pour être représentée avec exactitude, de l'exa-
men des éléments qui lui sont spéciaux. L'étude du caractère
1. Brondi, op. cit., pp. 585 et suiv.
2. Supra, p. 334.
34o RECUEIL DE LEGISLATION.
g-énéral de « complexité » n'en est pas moins précieuse
puisqu'elle permet de grouper toute une série d'actes impor-
tants qu'il est impossible de qualifier de contrats, — décla-
rations internationales, création de corporations, fondation
d'b^lats fédéraux, etc. — En ce sens, la théorie allemande de
Binding, de Jellinek et de Kunl/.e a été utile au développe-
ment de la science juridique '.
C'est encore sur la matière du droit [)ul)lic que le profes-
seur Umberto Borsi fait porter ses recherches. « Laissant de
côté toute étude abstraite de la validité et de la nature de
Tacte complexe' », cet auteur s'est proposé de rechercher si
la nouvelle fig-ure juridique, à laquelle Brondi avait donné
droit de cité dans la doctrine italienne, ne pouvait pas être
transportée dans le domaine spécial du droit administratif.
Brondi avait soutenu que le caractère de « complexité » qu'il
était possible de dégag-er de la formation de certains actes
n'était qu'une qualité de la déclaration unilatérale d'une vo-
lonté publique ou privée. Cette thèse ne s'oppose pas à ce que
l'on applique la théorie de l'acte complexe à une branche
quelconque de la science juridique; mais Borsi constate, en
même temps, comme nous l'avons déjà fait remarquer,
qu'une semblable conception constitue « une déviation abso-
lue par rapport au but et aux intentions des premiers inter-
prètes de la doctrine, eux qui ont entendu prendre en consi-
dération non une qualité simplement possible des actes
juridiques, mais bien un type d'acte nég-lig-é jusqu'à eux, doté
d'un caractère propre et susceptible d'effets spéciaux que l'on
1. Brondi, op. cit., p. SSg. « Noi siamo ben lungi dal volere, col faUo
richiamo, inferire qualsiasi analogia e tanto più dall' attribuere ail' conceUo
di aUo complesso una cosi ampia ed efficace funzione. Ma l'avere sorpreso
in isvariate manif'estazioni délia vita giuridica questa forma particolare di
unione dei voleri che si differeuzia in quella contrattuale, l'averia isolata e
considerata in se conie concetto e cates;oria giuridica , strumento di analisi
e di costruzione, non puo essere senza conseguenze di qualche rilievo. »
2. Borsi, op. cit., I, 3.
SUR l'acte complexe. 34 1
ne rencontre dans aucun autre type d'acte' ». Entreprendre
une pareille étude, c'est faire des reclierches sur la genèse de
la volonté et sur ses modes de manifestation, c'est se lancer
dans une voie plus psycholog'ique que juridique. Nous som-
mes en présence de deux théories de portée bien différente,
émises à propos des actes dérivant de l'union de plusieurs
volontés, concourant chacune à réaliser un but unique sus-
ceptible de satisfaire un intérêt parallèle. Ce concours de
volontés, dans la doctrine de Binding-, de Kuntze et de
Triepel, est la source d'une efficacité juridique spéciale , et
crée une nouvelle catégorie d'actes juridiques. D'après la
thèse de Brondi, ce concours indique simplement un mode de
formation des actes unilatéraux. Faut-il choisir entre ces deux
tendances , lorsque l'on étudie les actes complexes du droit
administratif? Non, dit Borsi. « Le terme d'acte complexe
ne correspond pas, en droit administratif, à une idée unique,
mais bien à deux idées distinctes \ » Il y a des actes com-
plexes dans lesquels l'union des volontés donne naissance à
la volonté d'un être unique au point de vue juridique : la
complexité qui se manifeste dans la formation de ces actes
n'intéresse que leur structure interne, et pour ces actes, c'est
la thèse de Brondi qu'il faut adopter. Borsi groupe les hypo-
thèses qui rentrent dans cette catégorie sous l'appellation
d'« actes de complexité interne ». Il y a d'autre part des
actes complexes dans lesquels l'union des volontés particu-
lières forme la volonté de plusieurs êtres distincts en droit et
constituant en fait une unité subjective établie en vue de la
réalisation de buts déterminés et limités. La « complexité »
dans ces actes est bien la source d'une efficacité juridique
spéciale au sens où les auteurs allemands entendaient cette
expression; nous les appellerons « actes de complexité
1. Borsi, I, 7.
2. kl., I, 9.
342 RECUEIL DE LEGISLATION.
externe ». Le critérium de celte distinction repose sur la
nature du sujet auquel se rattache l'acte complexe. Pour les
premiers, le sujet est unique en droit et multiple en fait; pour
les autres, il est multiple en droit et en fait. En résumé, « les
actes de complexité interne peuvent, au point de vue de leurs
effets juridiques, ne pas différer des actes correspondants qui
sont simples dans leur nature et dans leur but : leur struc-
ture particulière dépend exclusivement des modes d'organi-
sation et des moyens d'action des personnes administratives.
Les actes de complexité externe ont, au contraire, une effica-
cité juridique qui leur est propre à tel point qu'il leur serait
désormais impossible de devenir simples; c'est précisément
leur nature complexe qui en fait un type spécial et autonome
d'acte juridique. La complexité est donc dans ces actes un
caractère constitutif, tandis que dans les actes complexes de
l'autre catég-orie elle constitue une qualité insuffisante pour
déterminer le type de l'acte ' ».
Les actes de complexité externe ne peuvent avoir pour
auteurs que des unions de fait de personnes administratives
— iinioni di enti amministratiui difatto — ne constituant
pas des personnes juridiques. La raison qu'en donne le pro-
fesseur Borsi est la suivante : « Quand l'union de plusieurs
personnes arrive à constituer une personne juridique supé-
rieure, les personnes qui la composent agissent par ses orga-
nes, et leurs déclarations de volontés particulières se trouvent
en face de la déclaration de volonté de la personne supérieure
dans la même situation que les déclarations de volonté de
personnes physiques agissant comme organes d'une personne
administrative simple devant la déclaration de volonté de
celle-ci. Et puisqu'un tel rapport est de nature purement
interne, lorsque les déclarations de volonté de cette personne
présentent un caractère complexe, on doit les considérer
I. Borsi, op. cit., l, 9.
SUR l'acte complexe. 343
comme des actes de complexité interne. Voilà les actes, et non
plus les actes de complexité externe , auxquels peut donner
naissance l'union de plusieurs personnes administratives,
quand cette union constitue elle-même une personne du droit
public, un nouvel être administratif. Nous disons constitue^
et non est susceptible de constituer. En effet, les unions de
fait qui peuvent et mieux qui doivent, en vertu de la loi, revêtir
le caractère de personnes juridiques, donnent aussi quelque-
fois naissance à des actes administratifs de complexité externe,
avant d'avoir pris effectivement ce caractère. Les unions de
cette catég-orie ont d'ordinaire une existence de fait de très
brève durée et une activité des plus limitées; quelquefois
cependant cette existence se résume toute dans la création
d'un seul acte, base constitutive de la future personne juridi-
que, c'est-à-dire dans l'élaboration d'un statut. Les statuts des
personnes administratives à la formation desquels ont con-
couru d'autres personnes administratives sont parmi les types
les plus importants des actes de complexité externe, mais les
aspects de ces actes varient à l'infini avec leur contenu, sur-
tout si l'on considère ceux qui proviennent d'unions de fait
destinées à demeurer telles'. »
En ce sens, on peut affirmer que les déclarations interna-
tionales constituent des actes de complexité externe. Pour ce
qui est du droit administratif, les groupements — consorzi —
les plus susceptibles d'accomplir des actes de complexité ex-
terne sont constitués par des unions de personnes administra-
tives dépourvues de la personnalité juridique. Ce qui se ma-
nifeste, en effet, dans cette hypothèse, ce n'est pas la volonté
d'un sujet juridiquement un, c'est la volonté produite par la
fusion des volontés de plusieurs sujets distincts en fait et en
droit'. C'est ce qui se produit, par exemple, lorsque plusieurs
1. Borsi, II, i3.
2. Borsi^ op. cit., II, 16 : « Nell' ordine dei rapport! si proietta non la
344 RECUEIL DE LEGISLATION.
communes limitrophes se groupent en vue de pourvoir à la
marche de certains services. Ces g-roupements, volontaires en
principe, n'ont pas une personnalité juridique propre; leurs
actes constituent bien des actes de complexité externe. Il
existe aussi des unions innommées dont le but le plus ordi-
naire est de préparer la constitution d'un groupement suscep-
tible d'acquérir la personnalité juridique. Supposons, par
exemple, que plusieurs communes s'ntiissent en vue d'obtenir
leur fusion légale : cette fusion résultera, d'après la loi ita-
lienne, d'un acte émanant du pouvoir central. Il n'en est pas
moins vrai que tous les actes qui doivent précéder le décret
de fusion ont bien la nature et l'efficacité des actes de com-
plexité externe. Une dernière question reste à solutionner :
quelle est la nature de ces actes dotés d'une efficacité juridique
spéciale? Borsi, reprenant les idées d'Anschûtz, répond par
ces paroles que le tribunal administratif suj)rême de Prusse
applique aux Vereinbarungen : « Ces actes n'ont nullement le
caractère de pactes contractuels entre les intéressés, mais celui
de statuts autonomes de droit public local \ » Ces manifes-
tations de l'activité juridique d'une collectivité de fait dépour-
vue de personnalité revêt ainsi un double caractère : ce sont
des statuts de droit public local, et en ce sens ils participent
de la nature juridique de ce que les Italiens appellent Vosser-
vanca, de la coutume en somme, puisqu'ils ne s'imposent qu'à
une étendue territoriale limitée. Ce sont aussi des statuts au-
tonomes, participant de la nature du principe d'autonomie,
puisqu'ils renferment l'expression d'un pouvoir collectif cons-
tituant, leur donnant, non la force obligatoire du contrat,
mais l'efficacité impérative de la loi , efficacité qui diffère
volontà unica di un subietto giuridicamente unico, ma la volontà unica pro-
dotto délia fusione deivoleri di piùsubietti, in fatlo e in diritto distinti, anche
nel momento délia cstrinsecazione di tali voleri. »
I. Entsclieidiingen des Preussischen Oberverwaltiingtsgerichts,\o\. il\,
p. 242. Cf. Borsi, op. cit., II, 21,
SUR l'acte complexe. 345
d'ailleurs de celle que possède un acte d'autorité émis par
un corps administratif unique. Il est facile de se rendre
compte du lien qui s'établit entre les membres de la collecti-
vité de fait. « Si la commune A émet un projet en matière
sanitaire, délibère, par exemple, qu'elle ne recevra pas dans
son hôpital les g-ens atteints de quelque infirmité légère et
temporaire, une relation certaine s'établit entre elle et ses
habitants, — comiinisli ; — mais cette relation peut varier dans
les limites lég"ales, selon la volonté de l'autorité communale,
et un nouveau projet révoquer le précédent ou le modifier en
aug-mentant les catégories d'infirmes non admis à l'hôpital.
Cette relation ne contient donc aucun lien et personne ne son-
g-erait à lui attribuer un caractère contractuel. Mais si^ pour
couvrir les frais de son hôpital, la commune A vient à former
un groupement avec les communes B et C, en leur offrant de
recevoir leurs malades, si ces corps g-roupés par un acte com-
plexe ont décidé de ne pas admettre dans l'hôpital ceux qui
sont affligés de quelques légères infirmités, cet acte n'est plus
alors susceptible d'être révoqué ou modifié au seul bon plaisir
de A , et le rapport établi entre A et ses habitants comme
fondement de cet acte contient vis-à-vis de A un lien indi-
rect. Ce rapport ne pourra se modifier, en effet, que lorsque
cette modification résultera de la volonté collective des com-
munes g-roupées. Ce lien n'est pas plus contractuel pour A
qu'il ne l'est pour B et pour C; il l'est encore moins vis-à-vis
des habitants de A, mais une certaine obligation directe ou
indirecte se glisse dans les rapports eng-endrés par l'acte entre
A, B et C d'un côté, entre chacune de ces communes et leurs
habitants respectifs de l'autre'. »
I. Borsi, op. cit., II, 22. Et l'auteur ajoute : « ... s'intende corne l'esis-
tenza del viucolo stesso possa aver fatto per lungo tempo attribuire ail' alto
carattere contrattuale et tuttora glielo faccia attribuire nella pratica ammi-
nistrativa. Ciô che invece, corne é noto, neppure si pensa per l'atto d'im-
pero emanato da un qualunque ente amministrativo semplice. »
3/16 RECrTEIL DE LEGISLATION.
L'étude des actes de cnmplexilé interne se rattache à celle
de la formation des actes administratifs; aussi, Borsi lui con-
sacre-t-il peu de développements. Le caractère de « com-
plexité » que l'on déçaw-e de ces actes ne modifie en rien l'ef-
ficacité juridique normale des actes administratifs. Reprenant
la classification de Kuntze, notre auteur les groupe en deux
classes : actes égaux et actes inégaux. <( L'acte complexe est
égal — uguale — quand les volontés concourantes jouent cha-
cune le même rôle dans sa formation : ses éléments apparais-
sent comme entièrement homog-ènes; l'acte complexe est inégal
— ineguale — quand les volontés concourantes remplissent
en le formant des offices divers, l'une ou quelques-unes d'entre
elles constituant l'élément principal, l'autre ou les autres se
présentant comme un élément accessoire de l'acte ^ » Citons
parmi les premiers les décisions émanant de corps délibérants^
et parmi les seconds les actes d'un corps autonome soumis à
l'approbation de l'autorité tutrice. Brondi, nous l'avons vu,
rejette cette distinction; il n'y a d'actes complexes, à ses
yeux, que lorsque les volontés concourantes sont qualitative-
ment égales et l'inégalité des volontés engendre des actes dis-
tincts. Borsi repousse cette condition, car si les volontés en
présence sont « inégales », il n'en est pas moins vrai qu'elles
constituent les éléments de l'acte futur et que ces éléments
n'existent que l'un par l'autre; voilà pourquoi « s'il est pos-
sible en fait de distinguer plusieurs actes, jamais on ne pourra
les considérer comme des actes juridiques distincts" ». Affir-
mation très critiquable, non seulement au point de vue théo-
rique, mais surtout au point de vue du droit positif^. En ter-
1. Borsi, op. cit., III, 28.
2. Borsi^ op. cit. et loc. cit.
3. Pour ce qui est de la crili(|ue théorique de cette affirmation, voir fsuprn,
p. 817. La législation et la jurisprudence administrative françaises font de
l'approbation et de l'acte approuvé deux actes juridiques distincts, dotés
chacun d'une vie propre. Exemple : un corps autonome peut se refuser à
SUR l'acte complexe. 347
minanl l'exposé de ces idées qui cherclient à concilier les
thèses de Broiidi el de Triepel, Borsi constate que la décou-
verte d'un type d'acte juridique demeuré longtemps obscur
et confus a été des plus utiles d'une façon immédiate, d'abord,
par les conséquences qui en découlent, d'une manière plus
indirecte aussi en ce qu'elle est venue apporter une contribu-
tion précieuse à la théorie si délicate de la formation des actes
administratifs.
Peu de temps après l'apparition de la brochure de Borsi^
le professeur Donato-Donati reprend la question de Vatto
coniplesso. On se trouve en présence d'actes de cette nature,
d'après cet auteur, lorsqu'on peut constater une fusion des
volontés de plusieurs organes ou de plusieurs sujets en une
volonté nouvelle et distincte des volontés composantes, va-
lable comme volonté d'un organe ou d'un sujet distinct des
organes ou des sujets qui ont coopéré à le former. Ces actes
peuvent être égaux ou inégaux; mais il ne faut pas croire
que ces termes expriment une différence qui se manifeste
dans l'intensité de la volonté; on veut ou on ne veut pas, et
il n'est pas possible de vouloir plus ou moins; il s'agit ici du
fait que le droit attribue plus d'importance à l'une des vo-
lontés qu'à une autre. Dans ces conditions, l'acte est égal
lorsque l'union de volontés qu'il contient donne naissance à
une volonté unique constituant l'exercice d'un droit apparte-
nant à un sujet ou organe distinct des sujets ou organes
coopérants; l'acte complexe est inégal, au contraire, lorsque
ce droit appartient à l'un d'entre eux ^ Donato-Donati insiste
surtout sur les conditions qui sont nécessaires pour que
exécuter un acte approuvé et l'autorité tutrice ne peut que s'incliner devant
ceUe décision. (V. G. E., 3 décenijjre 1864, co/nmn/ie d'Ornon, recueil des
arrêts du C. E., p. gSo.) Une autorité tutrice peut retirer son approbation
après l'avoir donnée. (V. C. 15., 25 juin 1876, Abribdt el autres, p. 610.)
Tout cela sous réserve des droits des tiers.
I. Donato-Donati, op. cit., § 3, texte et note l\ (i)p. 12 et suiv. du tii"ay-e
à part).
3^8 RECUEIL in: LÉGISLATION.
rnniou de volontés conlemic dans un acle lui donne le carac-
tère d'acte complexe égal ou inégal. Il faut, pour que ce
résultat soit atteint, que les déclarations de volonté particu-
lières possèdent un r.onlenn identique , tendent vers un même
effet en vue de la satisfaction d'un seul et unique intérêt cl
non d'intérêts égaux ou communs. L'auteur précise ici la
théorie allemande, et les conditions qu'il énumère l'obligent à
rejeter de la catégorie des actes complexes certains exem-
ples que Borsi y avait introduits, — notamment celui de
l'acte d'un corps autonome soumis à la nécessité d'obtenir
l'approbation de l'autorité tutrice : le contenu exact des deux
déclarations de volonté en présence n'est pas identique, leur
effet diffère, l'intérêt n'est pas unique, comme Triepel l'avait
nettement montré. — La définition de l'acte complexe ainsi
précisée, il est une question qu'il faut résoudre avant de ter-
miner ce rapide exposé : Donato-Donati accepte-t-il les théo-
ries allemandes de Kuntze et de Triepel ; voit-il dans l'acte
complexe un nouveau negotium juridicuni plur daterai^ ou
considère-t-il, comme Brondi, que cette étude n'est que l'ana-
lyse juridique d'un aspect particulier de certains actes uni-
latéraux? Nous devons remarquer tout d'abord que Donato-
Donati considère la conciliation de Borsi comme inaccep-
table; c'est une pure fiction que de vouloir attril)uer de
l'importance à ce fait que les actes complexes se rattachent,
en droit, à un sujet unique ou à une pluralité de sujets. Pour
notre auteur, l'élaboration doctrinale de la théorie n'a jamais
eu pour effet, comme certains auteurs allemands ont pu le
croire, de doter la science du droit d'une nouvelle figure
d'acte; mais Donato-Donati va plus loin, et la thèse de
Brondi lui semble encore accorder trop de valeur au carac-
tère de complexité : l'étude des actes complexes n'a pas eu
pour résultat de faire apparaître un aspect et une structure
spéciale de certains actes unilatéraux; « son seul effet a été
d'éclairer, d'une part, le processus de formation de la décla-
SUR l'acte complexe. 349
ration unilatérale de volonté et, d'autre part, le rapport
existant entre les déclai-ations de volonté de plusieurs sujets
ou organes qui accomplissent un acte en commun en vue d'un
effet juridique tendant à satisfaire en même temps les intérêts
de chacun des repi'ésentés, et ne pouvant être atteint que par
le concours des divers participants' ». En privant aiusi de
tout effet juridique direct le caractère de « complexité » ma-
nifesté par certains actes, Donato-Donati en arrive donc à
enlever à la théorie de l'acte complexe un rôle dont la thèse
de Brondi avait déjà diminué l'importance. Nous sommes
bien loin des théories de Triepel sur la Vereinbariing et nous
nous rapprochons des conclusions de Gleitsmann, quoique
notre auteur affirme encore l'utilité de continuer une étude
qui nous apparaît comme purement théorique.
12. Conclusion. — Nous avons exposé les théories dont
l'acte complexe a été l'objet en Allemag-ne et en Italie, et dans
ces deux pays nous avons vu les auteurs aboutir à des con-
clusions négatives. La Vereinbariing n'est pas une solution,
avait dit Gleitsmann; la « complexité » que l'on rencontre
I. Donato-Donati, op. cit., % 3, note 4 (p. 17 du tirage à part). Il ajoute :
« Il concetto di atto giuridico non muta, esso è sempre dichiara^ione di
volontà g-iuridicamente rilevante; solo se ne illumina la struttura, osser-
vando, da un lato, che l'atto non solo puô manifestare una volonlà
semplice, quale è quella di una persona fisica, ma anche una volontà
complessa, quale è quell' iinica volontà alla cui formazione cooperano più
soggetti o più organi, dall' altro — ne si tratta di nozione nuova, — che ia
uno stesso c unico atto e dalla stessa parte possono trovare contemporanea
manifestazione più volontà distinte, che abbiano identico contenuto et mi-
rino, benché ciascuna pel proprio particolare interesse, ad un unico e me-
desimo effetto, il quale per la sua natura o per volontà del legislatore non
possa essere raggiunto altrimenti che colla reciproca collaborazione. Nel
primo caso si potrà parlare di un atto di volontà complessa o, semplice-
meute, di un alto coinplesso, nel secundo di un atto colleitivo, intendendo
con ciô non d'iadicare figure d'atto, distlnte da quelle già conosciute, cioè
dall'atto unilatérale e dall'atto bilatérale o contralto, ma solo un modo di
essere proprio cosi ail' una corne aU'altra specie di atto. »
35o RECUEIL DE LEGISLATION,
dans certains actes ne modifie en rien la nature juridique de
ces actes et n'est la source d'aucun lien nouveau, dit Donato-
Donati. Il est permis de se demander ce qui reste alors des
théories de Binding-, de Kuntze et de Triepcl, et s'il est bien
utile, après des conclusions semblables, de parler encore des
actes complexes. Nous ne voyons plus à quel résultat pratique
peuvent aboutir des recherches qui dénotent un besoin esti-
mable d'analyse juridique, mais qui, à notre avis, n'en sont
pas moins dangereuses à raison des conq)lications inutiles
qu'elles introduisent dans l'étude des actes et des confusions
qu'elles sont susceptibles d'amener dans les esprits. L'acte
complexe sera une troisième catég^orie d'actes juridiques, in-
termédiaires entre les actes unilatéraux et les contrats, et
dotés de ce chef d'effets pratiques spéciaux, ou il ne sera
pas, ou son étude ne constituera qu'une subtile analyse de la
formation interne des actes, dépourvue de conséquences juri-
diques, et ressortissant du domaine de la psychologie plus
que de celui du droit. La théorie de la déclaration de volonté,
comme nous le disions au début de ces quelques pag-es, avait
eu le grand mérite de rendre plus concrète l'étude du fonde-
ment des actes juridiques; il ne faut pas qu'un développe-
ment inopportun de celte doctrine vienne nous ramener au
point de départ.
Nous avons voulu, en exposant ces idées^ faire connaître
en France un aspect du mouvement de la pensée juridique
allemande à la fin du dix-neuvième siècle. Ce mouvement a
échoué; nous sommes plus que jamais persuadés que la dis-
tinction classique des actes unilatéraux et des contrats est la
seule possible, et que l'introduction dans la science juridique
de la notion de complexité, — ne fût-elle considérée que
comme un aspect que les actes unilatéraux sont susceptibles
de revêtir, — n'est pas de nature à venir simplifier et éclai-
rer l'étude de la théorie des actes juridiques. En dépit de ces
conclusions nég-atives, l'examen de l'élaboration doctrinale de
SUR l'acte complexe. 35 1
la théorie de l'acte complexe n'en présente pas moins un
certain intérêt qui justifie l'exposé qui précède. L'étude de
tout mouvement de la pensée humaine, quelque théorique et
abstrait qu'il soit, est intéressant à étudier tant au point de
vue des conséquences indirectes dont il est la source qu'au
point de vue de l'état d'esprit qu'il dénote chez ceux qui le
lancent. En battant en brèche les vieilles distinctions classi-
ques, la théorie de Kuntze et de Triepel n'a-t-elle pas pro-
vo(pié tout un mouvement de fines études juridiques sur les
notions d'actes unilatéraux et de contrat, et, à ce titre, ne
sent-on pas combien toutes ces discussions sont venues à leur
heure, au moment où les exigences économiques modernes
tendent à modifier, comme nous l'avons déjà dit, les rapports
juridiques qui s'établissent entre les hommes? Cette théorie,
par ses défauts mêmes, indique la période de tâtonnements
qui s'ouvrait à la fin du dix-neuvième siècle, particulièrement
en Allemag-ne, où l'on travaillait à l'étabhssement d'une législa-
tion g-énérale fondée sur des principes nouveaux, en s'apprè-
tant à rejeter les influences anciennes, en particulier celle
qu'exerçait encore dans ce pays le Gode civil de i8o4. Si nous
nous élevons à des considérations d'un ordre plus g-énéral ,
cette doctrine est encore intéressante à connaître, car dans
l'éternelle lutte entre le principe social et le principe indivi-
duel , elle a représenté le développement de théories chères
aux socialistes d'Etat. La volonté individuelle disparaissait
une fois de plus dans cette Vereinbariirig source d'une volonté
collective agissante; la tentative ne pouvait naître qu'en Alle-
magne. L'élément individuel a, pour une fois, triomphé; il
ne faut peut-être pas le regretter.
Guillaume de Bezin^
Avocat.
L'IMPOT DES PRESTATIONS
ET LA TAXE VICINALE
L'impôt des prestations et la taxe vicinale : un seul et
même impôt sous deux formes distinctes, et dont le produit
est destiné à pourvoir aux dépenses de construction et d'en-
tretien des chemins vicinaux.
En effet, quoique créée par la loi de finances du 3i mars
1903 (article 5), la taxe vicinale n'est pas, à proprement par-
ler, une taxe nouvelle, en ce sens qu'elle ne s'ajoute pas aux
impôts communaux déjà existants et ne vient pas grossir le
chiffre considérable de la plupart des budgets municipaux.
C'est une taxe de remplacement de ce vieil impôt des presta-
tions, que la Restauration (l'empruntant à l'ancien rég^ime)
introduisit dans notre législation par la loi du 28 juillet 1824
et que la Monarchie de juillet consacra définitivement par la
loi du 21 mai i836.
Cependant, la réforme accomplie en igoS ne fait pas dispa-
raître complètement la prestation. Elle n'est que facultative
pour les communes, de telle sorte que celles-ci ont désormais
le choix entre deux régimes : le régime de la loi de i836 ou
la prestation, et le régime de la loi de 1903 ou la taxe vici-
nale.
Nous étudierons ici ces deux régimes dans leurs traits prin-
cipaux, mais nous insisterons davantage sur la taxe vicinale.
L*IMPÔT DES PRESTATIONS ET LA TAXE VICINALE. 353
A raison de son institution récente d'abord, son étude offre
un incontestable intérêt. Elle n'a encore été que rarement
tentée et incomplètement faite; c'est en somme un impôt peu
connu dans certaines localités. Elle est, en outre, intéressante,
à raison de l'importance que présente une réforme portant
sur la ressource capitale des budgets communaux, à raison
de l'extension déjà prise par l'application de la taxe munici-.
pale, à raison enfin du bouleversement profond qu'elle apporte
dans la répartition entre les contribuables des charges des
chemins, et de l'etfet qu'elle peut avoir sur les progrès de la
vicinalité.
Toutefois, comme la taxe vicinale est destinée à remplacer
l'impôt des prestations, il nous faut tout d'abord exposer en
quoi consiste ce dernier impôt, comment il fonctionne, quels
griefs on élève généralement contre lui ; nous aborderons
ensuite l'élude de la taxe vicinale dont nous ferons l'histori-
que, montrerons les caractères et le mécanisme, et recherche-
rons les inconvénients et les avantages.
L'impôt des prestations consiste dans l'obligation, mise à
la charge de certaines personnes déterminées, de contribuer
en argent ou en travail à la construction et à l'entretien des
chemins vicinaux.
C'est le Conseil municipal qui vote l'impôt des prestations;
il le fait chaque année, pour l'année suivante, dans la session
du mois de mai. Mais il ne peut créer cette ressource que si
les revenus ordinaires de la commune ne sont pas suffisants
pour couvrir les dépenses vicinales; et même, en cas d'insuf-
fisance des revenus ordinaires, le Conseil municipal a le choix
entre le vote des prestations en nature et celui de cinq centi-
mes spéciaux (au maximum), en addition aux quatre contri-
butions directes. Il peut prendre aussi un troisième parti et
23
354 RECUEIL DE LÉGISLATION.
voter ces deux dernières ressources à la fois : prestations et
centimes (art. 2 de la loi du 21 mai i83G). En fait, dans pres-
que toutes les communes (dans plus de 35, 000 sur 36, 200),
les revenus ordinaires ne suffisent pas, et les prestations et
centimes forment les bases du budget vicinal ; ce sont les
recettes normales et permanentes, les véritables ressources
ordinaires de ce budget. Et si le Conseil municipal néglige ou
refuse de les voter, le Préfet le met en demeure d'y pourvoir et
use de son droit d'imposition d'office (art. 5 de la loi de i830j.
Les prestations en nature consistent, d'après l'article 2 de
la loi de i836, en un maximum de trois journées de travail
pour chacun des éléments soumis à la taxe. Mais les journées
doivent être votées entières, afin de ne pas compliquer l'as-
siette et la comptabilité de l'impôt; ainsi, on ne saurait voter
une journée et demie. Elles doivent, en outre, porter en nom-
bre égal sur les différents éléments imposables, c'est-à-dii"e,
par exemple, que le vote d'une seule journée d'homme et de
deux ou trois journées d'animaux et voitures serait un vote
illégal.
L'article 3 de la loi du 21 mai i836 règle l'assiette de la
prestation. Le législateur s'est inspiré, pour déterminer cette
assiette, de cette idée que les chemins doivent être entretenus
par ceux qui en usent, et il s'est préoccupé d'assujettir à l'im-
pôt, dans chaque commune, habitants et propriétaires en rai-
son du profit qu'ils retirent des chemins vicinaux et des dégra-
dations qu'ils leur causent. Quoique manquant quelque peu
de clarté dans sa rédaction, l'article 3 permet de distinguer
deux sortes de prestation :
1° La prestation personnelle ou ind'widiielle, due, pour sa
personne, par tout individu remplissant les conditions sui-
vantes :
a) Etre habitant de la commune ;
h) Etre porté au rôle de l'une quelconque des quatre con-
tributions directes :
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 355
c) Être du sexe masculin;
d) Être âg-é de plus de dix-huit ans et de moins de soixante;
é) Être valide.
La profession est indifférente. Peu importe aussi que l'in-
dividu soit célibataire ou marié. Les trois dernières condi-
tions, purement physiques, sont commandées par l'idée de
ne soumettre à la taxe que les individus susceptibles de jouir
intégralement des avantages que la loi leur accorde, et no-
tamment d'acquitter en nature la cote qui leur est imposée.
Elles font, en effet, présumer ceux qui les remplissent capa-
bles de se livrer aux travaux des chemins.
2° La prestation imposée au chef de famille ou d'établisse-
ment (c'est-à-dire d'exploitation, f[ue cette exploitation soit
agricole ou commerciale ou industrielle) à raison de certains
individus ou de certains moyens de transport dépendant de
sa famille ou de son établissement. Cette prestation est dite
réelle, et cela bien qu'elle porte en partie sur des personnes,
parce que celui qui la doit ne la doit pas pour lui-même, pour
sa personne, comme dans le premier cas, mais pour des élé-
ments autres que sa personne. En d'autres termes, l'obliga-
tion qui pèse ici sur le chef de famille ou d'établissement pèse
sur lui indirectement, tandis que, plus haut, l'obligation est
personnelle ; et l'on peut même dire que c'est plutôt la famille
ou l'étabUssement qui doit la prestation, que son chef.
Les éléments de la prestation réelle sont :
a) Les membres de la famille et les serviteurs;
b) Les charrettes et voitures attelées. Les automobiles sont
considérées comme des voitures attelées et partant doivent
l'impôt; la loi du lo juillet 1901, article 7, a consacré la juris-
prudence en ce sens du Conseil d'Etat;
c) Les bêtes de somme, de trait ou de selle.
Mais la prestation n'est due pour les membres et serviteurs
qu'autant qu'ils remplissent les conditions d'âge, de sexe et
de validité exigées par la loi et qu'ils ont leur résidence dans
356 RECUEIL DE LEGISLATION.
la commune. Les animaux el voituies ne sont imposables que
s'ils soiil employés à l'usage (quel que soit cet usage) de la
famille ou de rélablissemcut dans la commune.
La prestation personnelle est due dans la commune où le
contribuable a sa résidence habituelle; dans le cas où un indi-
vidu a plusieurs résidences successives, il est imposé dans le
lieu où il paie la contribution personnelle. Les membres de
la famille (jui demeurent avec le chef sont imposés dans la
même commune, de même que les serviteurs, chevaux et voi-
tures qui le suivent dans ses diverses résidences. Au contraire,
tous les éléments fixes, personnels et matériels qui sont atta-
chés, non à la personne, mais à une exploitation doivent être
portés au rôle de la commune sur le territoire de laquelle est
situé l'établissement dont ils dépendent.
L'impôt des prestations est soumis au principe dit de « l'an-
nualité » de l'impôt, c'est-à-dire que la taxe n'est due qu'à
raison des faits existant au i^^ janvier de l'année pour laquelle
elle est imposée, mais qu'elle est due pour toute l'année à
raison de ces mêmes faits. Toutefois, depuis la loi du 24 fé-
vrier 1900, la rig-ueur de ce principe a fléchi quelque peu, et
les communes peuvent inscrire sur des rôles supplémentaires
publiés avant le i^'" avril : 1° les individus qui sont devenus
imposables ou dont les éléments d'imposition ont augmenté
avant le r*^^ janvier; 2*^ ceux qui ont été omis par erreur au
rôle primitif.
Pour l'assiette des prestations, il est dressé, dans chaque
commune, par les soins des agents des contributions directes
(contrôleurs), avec le concours du maire et des répartiteurs,
un état appelé état-matrice, indiquant, par ordre alphabé-
tique, les contribuables assujettis à la taxe avec la mention
de leurs nom, prénoms, domicile, et l'indication de leurs
éléments imposables. Cet état-matrice, rédig^é pour quatre
ans, subit une revision annuelle destinée à le tenir au courant
des changements survenus dans la matière imposable.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 357
L'étal-mal rice sert de base à la rédaction, par l'administra-
tioii des contributions directes, du rôle annuel. Celui-ci n'est
qu'une copie de celui-là. Seulement, il fait, en outre, ressortir,
en face du nom de chaque contribuable, le montant total de
la cote qui lui est imposée, avec le détail de son évaluation
pour chaque espèce de journées, d'après le tarif arrêté par le
Conseil général du département, conformément à l'article 4 de
la loi du 21 mai i836.
Une fois établi, le rôle est rendu exécutoire par le préfet,
puis publié par le maire dans les formes prescrites pour le
rôle des contributions directes. La publication du rôle a lieu
dans les premiers jours du mois de novembre, afin de per-
mettre au service vicinal de remplir toutes les formalités qui
précèdent l'ouverture des travaux, avant le commencement
de l'année. Des avertissements sont aussitôt envoyés sans
frais à tous les redevables pour leur faire connaître le mon-
tant de leur taxe et les prévenir qu'ils disposent d'un mois, à
dater de la publication du rôle, pour déclarer s'ils entendent
se libérer en nature de la part d'impôt qui leur incombe, et
que, faute par eux d'effectuer cette option dans ce délai d'un
mois, leur cote deviendra de plein droit exigible en argent.
Les mêmes réclamations qui sont recevables en matière de
contributions directes sont recevables en matière de presta-
tions : demandes confentieuses en décharge ou réduction;
demandes gracieuses en remise ou modération. Dans le pre-
mier cas, le prestataire se prétend imposé à tort^ il invoque
un droit lésé; dans le second cas, il sollicite seulement une
faveur, parce qu'il se trouve dans un état de gêne qui ne lui
permet pas de se libérer en totalité ou en partie. Toutes ces
demandes peuvent être formées sur papier libre^ quel que soit
le montant de la taxe, contrairement à ce qui a lieu pour les
contributions directes où la franchise du timbre n'est accor-
dée que pour les cotes inférieures à 3o francs. Elles doivent
être instruites sans frais et dans les mêmes formes qu'en ma-
358 RECUEIL DE LEGISLATION.
tièrc de contributions directes. Les réclamations contenlieuses
doivent être présentées dans un délai de trois mois à dater de
la publication du nMe; mais si ce rôle est publié avant le
i""" janvier, comme c'est ordinairement le cas, les trois mois ne
courent que du i*^"" janvier. C'est le Conseil de préfecture qui
statue. Les réclamations gracieuses sont examinées par le Con-
seil municipal qui, par une délibération formelle, rendue exé-
cutoire après approbation du Préfet, les rejette ou les admet.
L'impôt des prestations est payable en ar«-ent ou en nature,
au gré du contribuable, qui doit, ainsi que nous l'avons vu,
dans le mois de la publication du rôle et sous peine de per-
dre le droit d'acquittement en nature, déclarer, sur un registre
déposé à cet effet à la mairie de la commune, qu'il désire se
libérer en travail. La municipalité connaît ainsi les ressources
pécuniaires et en nature sur lesquelles elle peut compter.
Pour permettre au redevable d'exercer en pleine connais-
sance de cause son droit d'option et pour indiquer à celui qui
veut acquitter ses journées en argent quel sera le montant de
sa cote, la valeur de chaque journée d'homme, de bête de
somme, de trait ou de selle, de chaque voiture attelée, est
appréciée annuellement par le Conseil général, sur la propo-
sition des Conseils d'arrondissement. Le Conseil général dresse
ce que l'on nomme le a tarif de rachat » des prestations en
nature. Il peut, soit adopter le même tarif de rachat pour
toutes les communes du département (c'est ce qui a générale-
ment lieu), soit établir un tarif spécial pour chaque arrondis-
sement, et même pour chaque commune.
Le receveur municipal poursuit le recouvrement des cotes
payables en argent suivant les règles usitées pour les contri-
butions directes : payement par douzièmes, émargement au
rôle, délivrance d'une quittance à souche, etc., etc.
L'acquittement en nature peut avoir Heu à la journée ou à
la tâche. Mais ici l'option individuelle n'existe pas; ce n'est
pas le prestataire lui-même qui choisit entre ces deux modes
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 359
de libération, c'est le Conseil municipal qui décide lequel de
ces deux procédés sera employé pour l'exécution des pres-
tations dans la commune et qui dresse un tarif de conversion
des journées en tâches.
Les époques pendant lesquelles les prestations en nature
doivent être accomplies sont déterminées par le préfet chaque
année. Entre les dates extrêmes fixées par ce haut fonction-
naire, le maire choisit, de concert avec l'açent voyer cantonal,
les jours qui paraissent le mieux concilier les intérêts de la
vicinalité et ceux de l'agriculture.
En cas d'acquittement à la journée, les prestataires sont
convoqués, [)ar les soins du maire, cinq jours au moins avant
l'époque fixée pour l'ouverture des travaux. Le prestataire em-
pêché par la maladie ou tout autre motif de se rendre sur les
chantiers doit faire connaître son empêchement dans les vingt-
quatre heures au moins qui précèdent le jour qui lui avait été
désigné. Chaque chantier est surveillé par un agent du ser-
vice vicinal, un cantonnier d'ordinaire, ou toute autre per-
sonne présentant des garanties suffisantes et désignée par le
maire et l'agent voyer. Le surveillant fait, sur l'atelier, l'appel
des prestataires convoqués, qui doivent venir avec les outils
désignés dans la réquisition et qui doivent amener les animaux
harnachés; il marque les absents, indique les travaux à faire
et tient note de l'emploi des journées effectuées. Si le sur-
veillant estime que le prestataire n'a pas convenablement em-
ployé son temps, il ne tient compte que de la fraction de
journée répondant à un travail sérieux. Lorsque le presta-
taire a achevé ses journées, son bulletin de^réquisition lui est
remis, quittancé définitivement au dos.
En cas d'acquittement à la tâche, le prestataire reçoit éga-
lement du maire un bulletin de réquisition indiquant les tra-
vaux à effectuer et le délai assigné pour l'exécution de la tache.
La réception des travaux est faite par le maire et l'agent
voyer, en présence du prestataire ; et si les travaux ne sont
36o RECUEIL DE LÉGISLATION.
pas satisfaisants, le cote n'est acquittée que pour la valeur des
travaux efFectués.
Tels sont les principes essentiels qui régissent le fonctionne-
ment de l'impôt des prestations. Tel est, considéré dans ses
traits caractéristiques, le système créé par les législateurs de
1824 et i836 pour remédier à la situation lamentable dans
laquelle se trouvait alors la vicinalité. Ce système a duré, sans
modification, jusqu'en igoS. C'est à peine si, en 1868, on a
étendu pour une période limitée (dix années) la quotité de
l'impôt applicable aux chemins vicinaux et permis de porter
le nombre des journées de trois à quatre (loi du 11 juillet 1868,
article 3), et si deux lois, de 1870 et de 1881, ont étendu
Vobjet et la quotité de l'impôt en l'appliquant aux chemins
ruraux et en autorisant alors la création d'une quatrième
journée de prestation (loidu2i juillet 1870 et loi du 20 août 1881,
article 10).
Cependant, ce système a été, à diverses reprises, l'objet des
plus vives attaques. Nul impôt, on peut le dire, n'a été criti-
qué et n'est encore critiqué avec autant d'acliarnemeut et de
passion que celui-là ; nul aussi n'a été plus habilement et plus
chaleureusement défendu. Il nous faudra bien reconnaître
cependant que les reproches adressés à la prestation sont gé-
néralement fondés et que le maintien de cet impôt dans notre
système fiscal et à notre époque se justifie très difficilement.
Le premier grief qu'on adresse d'ordinaire à l'impôt des
prestations, c'est d'être une image, une continuation de la
corvée, un vestige de l'ancien régime, et par conséquent, un
impôt impopulaire. Certes, l'assimilation de la prestation à la
corvée est fausse si on entend par corvée la corvée féodale,
car il s'agit ici, non pas de services imposés à une classe d'in-
dividus au profit de certaines personnes, mais d'une charge
publique répartie sur tout le monde en vue d'un service d'uti-
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 36 1
lilé générale. Mais à coté de la corvée féodale, rancien régime
connut la corvée royale, appliquée à la construction et à l'en-
tretien des grandes routes, surtout pendant la seconde moitié
du dix-huitième siècle. Cette institution, qui avait bien incon-
testablement un caractère d'intérêt général, présente de gran-
des analogies avec la prestation; elle a avec elle, a-t-on dit,
un « air de famille ». Ainsi, la prestation est un impôt de
capitation, comme la corvée; elle frappe^ comme elle, les indi-
vidus valides de dix-huit à soixante ans; elle exempte à peu
près les mêmes personnes : malades, infirmes, indigents, etc.
Les prestataires, comme les corvoyeurs, sont invoqués indivi-
duellement par le maire qui remplace le syndic ou le subdélé-
g-ué. La surveillance des chantiers était faite autrefois comme
elle l'est aujourd'hui encore, par un piqueur.. un chef canton-
nier. La corvée s'exécutait à la journée ou à la tache. Enfin,
le travail des défaillants était exécuté à prix d'arg-ent sous le
régime de la corvée comme il l'est sous le régime de la pres-
tation. Il faut bien admettre aussi que des différences assez
sensibles séparent les deux impôts, notamment les abus nom-
breux et criants, les vices profonds qui entachaient la corvée,
qui la rendaient odieuse au peuple, et que Turg-ot a si admi-
rablement décrits et stigmatisés dans le préambule de son Edit
de mars 1776, relatif à l'abolition des corvées : durée indéter-
minée et arbitraire des travaux, éloignement considérable des
chantiers, exemption des privilégiés, nobles et ecclésiastiques,
et des habitants des villes, obligation de se libérer en nature, etc.
La prestation n'a donc pas toutes les rigueurs de la corvée
qu'elle continue, c'est vrai; mais aussi, si elle les avait, serait-
elle tolérée aujourd'hui? Ne faut-il pas tenir compte de la
différence des mœurs, aux deux époques, au dix-huitième siè-
cle et au vingtième siècle? Ne faut-il pas compter avec les
progrès de l'esprit humain, à la suite du grand événement de
la Révolution française?
Ce caractère incontestable de prolongement de la c^:>rvée,
."^62 RECUF.II, DE LÉGISLATION.
explifjiKMil les adversaires fie notre impôt, cette oblig-ation
pour le citoyen pauvre et qui n'a cpie ses hras pour vivre et
faire vivre souvent une nombreuse famille, d'aller travailler
sur les chemins sous les ordres d'aq^ents de l'administration,
tandis (jne le coiilribualde liclic se libère en ari];-ent, font de
la prestation en nature un impôt contraire aux idées de justice
et d'égalité qui éclairent les temps modernes, un impôt humi-
liant, dégradant, souverainement attentatoire à la dignité de
la personne humaine, et parlant un impôt impopulaire, le plus
impopulaire même de tous les impôts.
Les partisans de la prestation objectent, il est vrai, contre
cette opinion, que tous les impôts sont impopulaires pour ceux
qui doivent les payer, que la prestation en nature jouit au
contraire d'une certaine popularité : à preuve les manifesta-
lions répétées des Conseils généraux (assemblées bien placées
pour la juger) en sa faveur chaque fois qu'ils ont été consul-
tés à son sujet; à preuve encore la prédominance constante
de l'acquittement en nature sur l'acquittement en argent
(60 p. 100 environ de prestations acquittées en travail con-
tre !\o p. 100 de prestations payées en argent). On fait valoir
enfin que le système de la loi de i836 respecte la liberté indi-
viduelle du contribuable, qui demeure libre, en effet, de payer
en argent ou en travail ; on explique que le paysan acquitte
volontiers en nature la prestation parce qu'il a peu ou point
d^argent et qu'à ses yeux le numéraire a une valeur beaucoup
plus grande que la quantité de travail qu'il représente; parce
qu'il peut ainsi se libérer en donnant son travail personnel et
en employant ses animaux et son matériel aux époques de
l'année où les travaux des champs n'absorbent pas tout son
temps et où, par conséquent, ses loisirs sont nombreux.
Mais les adversaires de la prestation n'ont guère de peine à
démontrer que les réponses des Conseils généraux ne prou-
vent nullement la popularité et l'excellence de notre impôt ;
que si les assemblées départementales se sont toujours mon-
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 363
trées en majorité favorables à la prestation, ce n'est pas parce
que celle-ci est sympathique aux populations, mais bien plu-
tôt parce que, chaque fois, la question leur a été mal posée,
qu'on leur a soumis généralement des projets de réforme por-
tant remplacement obligatoire de la prestation par des centi-
mes additionnels aux quatre contributions directes, parce que
chaque fois aussi le service vicinal des départements a exercé
une pression indirecte sur les Conseils généraux en leur four-
nissant des rapports favorables au statu quo. En outre, il ne
faut pas perdre de vue qu'à chaque nouvelle consultation des
Conseils généraux le nombre de ces assemblées fidèles à la
prestation diminue sensiblement, et qu'en 1895., date de la
dernière enquête, si quarante-un Conseils ont demandé le
maintien du statu quo, trente-neuf se sont prononcés pour la
réforme du système de i836, et parmi ces trente-neuf, douze
ont voté pour la suppression complète de la prestation. Enfin,
depuis 1895, dix années se sont écoulées, plusieurs renouvel-
lements électoraux ont eu lieu, qui ont infusé dans les. assem-
blées départementales un sang plus démocratique, et il est
probable que la majorité d'hier serait la minorité d'aujour-
d'hui. D'ailleurs, s'il faut avoir égard à l'avis des représen-
tants cantonaux, il ne faut pas négliger le sentiment du Par-
lement, sentiment qui s'est manifesté à de Jiombreuses reprises,
par des propositions de loi, des discussions à la tribune et des
votes favorables à une modification de l'impôt des prestations.
De même, il faut noter que lorsque les communes, qui n'ont
besoin que d'une partie des ressources mises à leur disposition
par la loi de i836, ont à choisir entre les journées de presta-
tions et les centimes spéciaux par exemple, elles accordent le
plus souvent la préférence aux centimes spéciaux, c'est-à-diie
à l'impôt en argent, et que, tandis que moins de cent commu-
nes en France peuvent se passer des centimes spéciaux, plus
de six cents suffisent avec le produit de ces derniers centimes
à leurs dépenses vicinales et n'ont pas recours à la prestation.
364 RECUEIL DE LÉGISLATIOIV.
Quant à la j)rétendue préférence du paysan pour l'acquitte-
nionf en nature, l'explication rpi'on en fournit est insuffisante.
Il est facile de voir, en effet, que s'il n'y avait pas de presta-
tions à payer, le cultivateur gag-nerail tout aussi bien à temps
perdu de l'arg-ent en se mettant au service des adjudicataires
de fournitures d'entretien qui les remplaceraient. Et puis leur
option n'est pas libre; ils n'ont pas d'arg-ent, ils ne peuvent
pas en donner : voilà surtout la raison de la préférence des
paysans pcMir rimjxM-travail; et, ce qui le montre bien, c'est
qu'à mesure que l'arg-ent devient plus abondant, l'acquitte-
ment en nature perd du terrain; il est tombé de 8i pour loo,
en i84<>, à 60 pour roo environ, de nos jours. Mais à des g^ens
(jui n'ont que leurs l)ras et qui ont besoin de ces bras pour
subsister, pourquoi demander quelque chose ?
La question primordiale n'est pas, en effet, de savoir si le
paysan, obligé par la loi de payer la prestation, est heureux de
pouvoir l'acquitter sans verser d'arg-ent; ce qui importe surtout
c'est de savoir si, en réalité et en toute justice^ il doit bien cet
impôt et s'il le doit dans la mesure où on le lui réclame. En
d'autres termes, l'impôt des prestations, conformément au
principe essentiel qui, depuis 1789, domine toute la matière
de nos impôts directs, frappe-t-il le redevable en raison de
ses facultés, de ses forces contributives?
Est-il proportionnel à la fortune de celui qui le paie?
Evidemment non, et c'est là le second et en même temps le
plus g-rave reproche à adresser à l'impôt des prestations. C'est
un impôt improporlionnel au premier chef, un impôt « pro-
|)ortionnel à rebours », selon l'expression de M. Dupu}'-
Dutemps à la Chambre des députés ', un impôt qui aug-mente
en raison directe de la pauvreté et en raison inverse de la
fortune. Dans l'assiette de l'impôt, le lég-islateur ne doit se
préoccuper et ne se préoccupe en g-énéral ni de l'âg-e, ni du
I. Séance du 27 avril 1898, /. oJJ^. du 28, Débats, Chambre, p. 1240.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 365
sexe, ni de l'état de santé des individus, il ne considère que
leurs ressources. Mais la loi de i836 méconnaît complètement
ce principe. Elle exemple de la prestation en nature les fem-
mes, les mineurs, les vieillards, les valétudinaires. Ces exemp-
tions sont injustifiables, car ces personnes ont un intérêt évi-
dent au bon entretien des chemins. Gomment admettre, en
effet, qu'une femme millionnaire ne devra rien pour l'entretien
des chemins, par le seul motif qu'elle est une femme? Qu'un
capitaliste mineur, ou sexagénaire, ou malade, ne devront rien
non plus sous le futile et ridicule prétexte de l'àg-e ou de la
maladie? Mais ces personnes peuvent se libérer en arg-ent.
On nous dira, sans doute, qu'imposer ces personnes, c'est
leur enlever un des avantages les plus précieux que la loi leur
reconnaît (l'option en nature), c'est détruire, à leur détriment,
l'égalité de la loi. Il est facile de répondre que ces personnes
peuvent se faire remplacer sur les chantiers ; que si elles sont
trop pauvres pour payer en arg-ent ou pour se donner un
rempla(;ant, alors il n'y a qu'à les exempter. Gomment jus-
tifier encore l'exonération dont bénéficient les [)ropriétaires
absents de la commune, alors qu'ordinairement ce sont les
plus riches?
Il n'en est pas moins vrai qu'à côté de ces nombreux pri-
vilég-iés, le petit cultivateur, le journalier, l'ouvrier, qui ont
un moiudre intérêt à la bonne viabilité des chemins, contri-
buent aux charg'es de ceux-ci dans un rapport exorbitant avec
leurs ressources. Ils doivent payer leurs journées ou les faire
en travail; et cependant, bien souvent, nous le répétons, leur
travail constitue leur seule ressource, et ils ont une nombreuse
famille dont ils sont l'unique soutien. Est-ce conforme à la
justice?
Est-il conforme à la justice ég-aleinent, à la règle de la pro-
portionnalité, que le journalier qui g"agne 600 francs par an
et le millionnaire qui a 60,000 francs de revenus soient égale-
ment taxés à la prestation individuelle; qu'à tous les deux,
3GG RECUEIL DE LEGISLATION.
par exemple, il soit deinandé la même somme : 6 francs; qu'il
soit pris donc à l'un le centième de son revenu, tandis que
la charg-e de l'autre sera cent fois plus léi-ère? Et encore que
prend-on au capitaliste? Le superflu seulement, alors qu'au
journalier on prend le strict nécessaire, on im[)ose le « capital
vivant » de ses hras.
Mais, objecte-t-on, l'improporlionnalité de la prestation
personnelle est corrig-ée par les autres éléments, réels, de la
prestation, qui frappent plus le riche que le pauvre ; et dès
lors, on ne peut plus soutenir que notre impôt soit un impôt
de capitation. Si le riche et le pauvre sont également imposés
pour leur [)ersonne, le pauvre ne paie que pour lui, tandis que
le riche paie pour tout ce qui est l'indice de sa richesse, pour
ses serviteurs, ses voitures, ses animaux, en un mot, pour sa
maison et pour son matériel d'exploitation. Le propriétaire
absent ou n'exploitant pas lui-même a des fermiers imposés à
sa place. La charge de la prestation se proportionne donc ici
aux facultés du contribuable.
A ce raisonnement, on peut répondre que la prestation
réelle n'est guère plus proportionnelle elle-même que la pres-
tation personnelle. D'abord, en général, les familles laborieu-
ses ont plus d'enfants que les familles riches. En second lieu,
le nombre des serviteurs, dans une propriété rurale, n'est pas
un indice certain de fortune ; il répond à un besoin de l'ex-
ploitation, tandis que, dans les familles riches, les domestiques
sont la manifestation de l'opulence. Or, ces deux catég-ories
de serviteurs sont soumis à la même prestation. Pour les ani-
maux et voitures, la loi ne distingue pas non plus entre les
équipages de luxe du rentier et l'attelage étique du petit culti-
vateur. D'ailleurs, il est tout à fait inexact de dire que le
nombre des voitures et animaux attachés à une exploitation
est en raison directe de l'importance de l'exploitation, car il
peut y avoir une très grande différence dans la nature des
terres, dans la facilité de leur culture, etc.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 367
Pour les propriétaires absents, et qui, dit-on, ont des fer-
miers payant la prestation à leur place, il faut faire observer
qu'il existe des propriétés hors ferme (prairies, bois, etc.)
dont les propriétaires vendent eux-mêmes les produits sur
pied, chaque année, et qui leur rapportent d'appréciables re-
venus. Or, ces propriétaires ne sont pas taxés à la prestation.
Si maintenant, sortant du domaine des abstractions et des
aftirmations théoriques, nous voulions établir par des faits
concrets l'improportionnalité de la prestation, nulle entre-
prise ne serait [)lus facile. A la tiibune de la Chambre des
députés, en 1898, MM. Dupuy-Dulemps et Brincard ont fait
cette démonstration d'une manière péremptoire. Prenant des
exemples, le premier, dans une commune du département du
Tarn, le second, dans une commune de Seine-et-Oise, ils ont
montré que la prestation était inversement proportionnelle au
chiffre des contributions directes, chiffre qui donne aussi
exactement que possible la fortune de chacun. Ainsi,
M. Dupuj-Dutemps a cité le cas d'un contribuable payant
12 francs de prestations et seulement 3 fr. 1 4 d'impôts directs,
tandis qu'un autre contribuable, non imposé à la prestation,
avait une cote d'impôts directs s'élevant à 100 francs'. M. lli-
chard Waddington également a cité, au Sénat, en 1890,
l'exemple, dans une petite commune de l'arrondissement de
Rouen (Seine-Inférieure), d'un ouvrier agricole payant 6 francs
de prestations pour i fr. 5o de contributions directes (sa con-
tribution personnelle), soit donc l[00 p. 100, alors qu'un cul-
tivateur porté au rôle des contributions pour 90 fr. 5o doit
37 fr. 5o de prestations, soit 4op. 100 environ, et qu'un autre
contribuable, riche propriétaire payant 1,991 fr. 5o d'impôts
directs, n'est taxé à la prestation que pour 34 fr. 5o, soit un
peu plus de i fr. 70 p. 100". Pour nous, dans la commune
1. Séance du 27 avril 1898, /. oj/'. du 28, Débats, Chambre, pp. 1289 et
1243.
2. Séance du 12 mars iSgô, /. OJ/". du i3. Débats, Sénat, pp. 181 et s.
308 RECUEIL DE LEGISLATION.
de Puy-crArurtc, départcmont de la Corrèze, où nous avons
plus j»ar"liculièrenient éUidié le jeu de rinipôt des prestations,
nous avons remarqué des petits propriétaires payant 4 f''- ôo
ou 12 francs de prestations contre des cotes de contributions
directes de lo à 3o francs, alors que les plus çros proprié-
taires de la commune, qui doivent 220 et 35o francs d'impôts
directs, ne sont taxés à la prestation que pour 16 fr. 5o et
21 francs.
Impuissants à contester des chiffres si suççestifs, les parti-
sans de la prestation élèvent une nouvelle objection. Pour
apprécier sainement, prétendent-ils, la proportionnalité de
notre inqxM, il ne faut pas l'envisag-er isolément; il ne faut
})as le séparer de l'autre ressource vicinale à côté de laquelle
le lét;islateur l'a placé, des cinq centimes additionnels spéciaux
que les communes peuvent, nous l'avons vu, voter en même
temps que les journées de prestations, et qui ont pour objet
d'atteindre les facultés imposables.
Il est essentiel de combiner ces deux éléments. Il faut en-
core supputer les autres ressources que l'impôt direct fournit
à la vicinalité, et notamment les centimes facultatifs ordi-
naires départementaux, les centimes spéciaux départementaux
(articles 8 et 12 de la loi du 21 mai i836), les centimes
extraordinaires votés })Our la vicinalité en cas d'insuffisance
des autres ressources, etc., etc. Que l'on fasse entrer en ligne
de compte ces divers éléments et l'on trouvera que les charg-es
vicinales sont réparties à peu près proportionnellement à la
fortune de chacun.
Cette thèse n'est qu'ingénieuse. M. Casimir-Périer en a
réfuté par des chiffres décisifs la première partie, celle qui
consiste à dire que, combinée avec les cinq centimes spéciaux
de l'article 2 de la loi du 21 mai i836, la prestation est pro-
portionnelle'. Prenant pour exemple quatre individus inéga-
I. V. l'exposé des motifs de la proposition de loi de M. Casimir-Périer,
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 369
lement riches, inég-alement imposés au rôle des quatre con-
tributions, il a montré que la cote vicinale ("prestations et cinq
centimes) de chacun était loin d'être proportionnelle aux
facultés imposables; ainsi, pour le premier, le plus pauvre,
elle représente la moitié, pour le second, moins du tiers, pour
le troisième, moins du quart, et pour le dernier, gros proprié-
taire, moins du dixième du montant des quatre contributions.
Et l'on change très peu de choses au raisonnement si l'on
ajoute aux cinq centimes spéciaux les autres ressources ci-
dessus désignées et provenant de l'impôt direct. En effet, les
petits contribuables, ceux qui sont faiblement imposés au
litre des quatre contributions, paient, proportionnellement à
leur fortune, comme les gros contribuables, leur part de ces
ressources; de sorte que ces dernières sont équitablement
réparties. Mais la prestation reste, toujours inégale; son im-
proportionnalité originelle subsiste, légèrement atténuée si
l'on veut, mais elle subsiste néanmoins.
Les partisans de la prestation semblent du reste le com-
prendre; car pour sauver du discrédit leur impôt, ils tentent
alors une diversion habile. Au surplus, disent-ils, le législa-
teur de i836 n'a pas entendu distribuer la charg-e de la pres-
tation eu égard à la fortune des contribuables ; c'est sur le
principe, entièrement différent, de l'usag-e des chemins, que
la taxe repose. On prétend simplement proportionner les
charges de chacun à l'utilité qu'il retire des chemins; les
chemins vicinaux doivent être entretenus par ceux qui en
profitent et dans la mesure où ils en profitent ; la prestation
en nature est une charge de l'habitation.
Mais c'est un principe erroné et injuste que celui qui met
les chemins vicinaux à la charg-e des habitants des communes
qu'ils traversent, à la charge des populations rurales; car ces
du 28 février 1882 : /. off., mars 1882, Doc. pari.. Annexe n" 487,
p. 461.
24
^yo RECUEIL DE LÉGISLATION-
lial)ilants, ces j)opulations ne profilent pas seules do la bonne
viabilité des chemins. Les cultivateurs, qu'atteint surtout la
prestation en frappant leurs instruments de travail, ne sont
pas les seuls à se servir des chemins vicinaux ; les citadins,
touristes, négociants, marchands ambulants, industiiels en
usent, les uns par délassement, les autres pour l'exercice de
leur profession. On peut même dii'e, sans crainte d'èti'e para-
doxal, que ce sont les cultivateurs qui s'en servent le moins.
Pour l'exploitation de leurs terres, en effet, pour leurs trans-
ports a^^ricoles, ils emploient plus souvent les chemins ruraux
plus nombreux et traversant le moindre petit hameau ; la cir-
culation commerciale ou industrielle,, au contraire, n'a lieu
que sur des chemins en bon état, traversant des ag-j^loméra-
tions assez importantes. Les transports agricoles, même lors-
qu'ils sont faits sur les routes, dégradent peu celles-ci, car ils
sont et ne peuvent être, en général, exécutés que par des
temps secs, lorsque le sol n'est pas détrempé, parce que c'est
alors seulement que le cultivateur peut pénétrer facilement
dans ses terres. Au contraire, les transports industriels font
subir une détérioration considérable aux chemins, car ils s'ef-
fectuent par tous les temps, au moyen de voitures lourde-
ment chargées et suivant toutes la même ornière. Les che-
mins vicinaux servent donc à tous, gens du pays et étrangers,
citadins et campagnards, oisifs et travailleurs. Ils sont d'inté-
rêt général ; ils aboutissent aux grandes routes^ ils sont reliés
aux voies ferrées, ils font communiquer les villes et les cam-
pagnes, facilitent les débouchés, les échanges; ils aident, en
un mot, au bien-être du pays tout entier et sont des facteurs
puissants de la richesse publique.
Le principe est donc faux. Mais supposons-le juste un ins-
tant. Les petits propriétaires, les cultivateurs, les artisans, les
ouvriers qui habitent loin des villes et ne voyagent que rare-
ment pourront refuser, au nom de ce principe, de payer leur
part, sous forme de contributions, des sommes nécessaires à
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. Syi
l'entretien des routes nationales, à la construction des che-
mins de fer, des canaux, des dépenses de toutes ces voies de
communication dont ils ne font pas usag-e et qui doivent dès
lors être à la charg-e exclusive de ceux qui s'en servent'.
Enfin (dernier grand reproche adressé à la prestation en
tant qu'elle est acquittée en nature), notre taxe est improduc-
tive, c'est-à-dire qu'elle produit des résultats très imparfaits
et en tout cas bien inférieurs à ceux qui seraient obtenus
d'ouvriers salariés; et il en résulte pour les communes une dé-
perdition de ressources énorme.
Au point de vue d'abord de la quantité du travail, il est
certain que les prestataires, non habitués à travailler ensem-
ble sous les ordres d'un agent de l'autorité, non exercés aux
travaux des chemins, perdant du temps souvent à raison de
l'éloignement des chantiers^ écourtant autant que possible la
durée d'une journée pour laquelle ils ne reçoivent aucune ré-
munération, accomplissent moins d'ouvrage que des ouvriers
salariés , professionnels rompus aux travaux qu'on exig-e
d'eux, ayant l'habitude de travailler côte à côte, s'entr'aidant
mutuellement et stimulés par l'intérêt personnel. De plus, les
I. L'impôt des prestations n'est pas seulement réparti d'une manière tout
à fait défectueuse entre les particuliers, dans une même commune; il offre
encore des inégalités entre les communes et entre les départements.
Les diverses communes d'un même département d'abord ne payent pas le
même nombre de journées de prestations; celles qui ont des ressources ordi-
naires suffisantes n'en payent pas du tout (elles sont au nombre de sept cents
environ) ; d'autres, moins riches, mais cependant encore assez fortunées,
peuvent se contenter de une ou deux journées; les communes pauvres, au
contraire, doivent s'imposer le maximum de trois joui'nées.
Entre les divers départements, mêmes inéo'alités. Le poids de l'impôt par
tête de prestataire est variable suivant les départements : ici, g francs; là,
4 fr. 5o ; ailleurs, 3 francs seulement. Cela tient surtout à ce que le prix
des journées des différents éléments imposables n'est pas apprécié à la
même valeur par les divers Conseils généraux. Ainsi, le prix de la journée
d'homme est de 3 francs dans les Ardennes ; de 2 francs dans la Seine-Infé-
rieure ; I fr. 75 c. dans la Charente et l'Orne ; i fr. 5o c. dans l'Ariège,
la Corrèze; i fr. 20 c. dans la Haute-Garonne; i franc dans le Lot, les
Bouches-du-Rhône, le Finistère.
372 RECUEIL DE LEGISLATION.
ateliers sont mal ortjanisés; les divers éléments imposables ne
s'y trouvent pas en heureuse proportion, et des gaspillages
en résultent inévitablement ; ici, c'est la main-d'œuvre qui
surabonde, et les matériaux qui font défaut par suite du man-
(jue de voituriers pour les transporter; là, l'inverse se pro-
duit. De plus encore la surveillance est insuffisante; les sur-
veillants sont trop peu nombreux, et ils peuvent, en outre,
difficilement sévir; car la discipline indispose le prestataire
non accoutumé à la subir, et [luis il faut que les autorités mu-
nici{)ales, dans l'intérêt de leur maintien au pouvoir,, se mon-
trent tolérantes vis-à-vis de leurs administrés.
Au point de vue de la qualité maintenant, le travail des
prestataires est médiocre; ils l'exécutent sans j^oùt et, par
suite, sans précision; ils n'ont pas l'habitude de faire de tels
travaux chez eux; bien souvent^ c'est un tailleur, un cordon-
nier, un horloger, auquel le maniement des pioches, pelles,
masses n'est pas familier. La plupart des prestataires sont
incapables d'exécuter les travaux d'art qui sont parfois néces-
saires. Il en serait autrement avec des ouvriers salariés.
Ces inconvénients, applicables surtout aux travaux faits à
la journée, sont moindres, disparaissent même complètement,
affirment les défenseurs de la prestation en nature, lorsque
l'acquittement de l'impôt a lieu à la tâche. Au point de vue de
la quantité, il est vrai de dire que le travail est beaucoup plus
abondant à la tâche qu'à la journée; mais il ne lui est pas
supérieur au point de vue de la qualité; au contraire, car le
prestataire a hâte d'être libéré de son obligation. D'ailleurs,
le mode de libération à la tâche, quoique se généralisant assez
vite depuis quelques années, n'est encore usité que pour la
moitié environ du total des prestations en nature.
La perte de ressources qu'entraîne pour les communes l'im-
productivité de la prestation a été diversement appréciée. Les
uns l'ont évaluée à 76 % du montant en argent des pres-
tations, les autres à la moitié, les autres à un tiers, d'autres
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 373
enfin à un cinquième ou à un sixième. M. Dupuy-Dutemps
reconnaît une moins-value g-lobale de 4oo,ooo francs par an
environ ' ; mais il est fort au-clessous de la vérité, car les
chiffres qu'il donne lui ont été fournis par l'administration;
or, on peut bien penser que celle-ci n'a pas voulu trop déni-
g-rer un impôt dont elle assure le fonctionnement. Nous esti-
mons, nous, que pour être juste, il faut adopter le chiffre
moyen de un tiers; cela fait donc une perte de 20 millions
chaque année et une perte globale de plus de 5oo millions
depuis i836.
Tels sont, résumés aussi brièvement que possible, les griefs
principaux que l'on élève contre la prestation et les raisons
que l'on oppose à ces g-riefs. Il est un dernier arg-ument
cependant que les partisans de notre impôt mettent triompha-
lement en avant pour justifier son maintien, et dont il nous
faut dire un mot. Cet argument consiste à invoquer les ser-
vices rendus à notre vicinalité par la prestation; c'est à elle
que l'on doit cet admirable réseau de chemins vicinaux qui
couvre notre pays et dont nous avons le droit d'être fiers parce
qu'aucune autre nation n'en possède de semblable; comment
dès lors peut-on contester son efficacité ? Mais devons-nous à
la prestation seule ce magnifique réseau vicinal que l'étrang-er
nous envie? Nous ne le pensons pas. Nous le devons aussi à
r obligation édictée en i836 pour les communes de créer les
ressources nécessaires à l'entretien des chemins, alors qu'avant
cette époque, le vole des ressources vicinales était purement
facultatif. Nous le devons aux ressources que l'impôt direct
nous fournit sous forme de centimes, et qui sont appliquées aux
chemins vicinaux. Nous le devons au personnel intellig-ent et
actif du service vicinal, qui a tout mis en œuvre pour améliorer
nos voies de communication. Nous le devons enfin à la création
I. Rapport de M. Dupuy-Dutemps du 27 juin 1891 : Journal officiel
du i5 août i8()i, Doc. pari.. Chambre des députés, pp. i534 et suiv.
874 RECUEIL DE LF:GISLATI0N.
de chemins de fer, de canaux, qui ont provoqué la construc-
tion de chemins d'accès. Que si, du reste, la prestation a été
très bienfaisante, elle l'a surtout été dans le passé, au mo-
ment où notre réseau était dans la période de construction;
mais maintenant notre réseau vicinal est presque achevé, nous
sommes dans la période d'entretien et la prestation ne peut
plus guère nous être utile, parce que c'est un instrument trop
imparfait, trop difficilement maniable. Et d'ailleurs, les servi-
ces rendus par la prestation en nature sont-ils un titre suffi-
sant au maintien de cet impôt ? Est-ce qu'il n'est pas permis
de penser que si l'on avait eu en argent les 5oo millions per-
dus par le fait de cette taxe, notre réseau vicinal serait encore
plus développé, plus merveilleux ?
Les critiques appellent naturellement les propositions de
réforme. Nombreuses ont été ces propositions touchant
l'impôt des prestations. Jusqu'en 1908, aucune cependant n'a
abouti. On peut les classer en deux grandes catégories :
1° celles qui conservent notre impôt et visent seulement à
en améliorer l'assiette dans le sens de la proportionnalité;
2" celles qui demandent la suppression de la prestation et son
remplacement par d'autres ressources d'origines diverses.
Dans la première classe, les systèmes imaginés sont nombreux.
Il faut surtout signaler : une proposition émanée d'un mem-
bre de la Commission de revision de la législation vicinale à
l'Assemblée législative de 1849; une proposition de M. Casi-
mir-Périer du 18 février 1882, et un contre-projet présenté
par M. Philippon à la Chambre des députés, le 27 avril 1898.
Nous n'examinerons pas un à un ces trois systèmes, car
aujourd'hui la seule modification de lassiette de la prestation
n'est plus guère réclamée; la faveur va surtout aux proposi-
tions de la seconde catégorie. Disons toutefois que l'idée qui
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 875
se retrouve au fond de tous ces systèmes, plus ou inoins ingé-
nieux et plus ou moins compliqués, et qui les caractérise,
consiste à étal)lir des classifications de redevables, d'après le
chiffre de leurs contributions directes, et à faire varier le nom-
bre de journées à imposer proportionnellement aux cotes de
contributions de ces redevables. Ces systèmes doivent être
écartés, car les classifications qu'ils établissent n'aboutissent
qu'à des inégalités choquantes et beaucoup plus grandes que
celles provenant du système actuel; il ne peut, du reste, en
être différemment, attendu que, pour les rendre applicables,
on est obligé de réduire le plus possible le nombre des caté-
gories et à laisser subsister entre elles des écarts très sensibles
qui, pour beaucoup de contribuables^ détruisent absolument
la proportionnalité que l'on voulait réaliser.
Les systèmes de la seconde catégorie se subdivisent eux-
mêmes en trois groupes :
A. — Les systèmes qui transforment la prestation en un
impôt d'Etat.
B. — Les systèmes qui la remplacent par un impôt dépar-
temental.
C. — Les systèmes qui lui substituent un impôt communal
formé par des centimes additionnels aux quatre contributions
directes.
A. — Les partisans d'un impôt d'Etat remplaçant la pres-
tation supprimée font valoir, à l'appui de leur thèse, le carac-
tère d'utilité générale, d'intérêt national des chemins vicinaux,
à l'égal des chemins de fer, des canaux, des routes nationa-
les. La situation, disent-ils, s'est profondément modifiée
depuis i836, et les chemins vicinaux qui, à cette époque, ne
servaient, à raison de leur impraticabilité et de la rareté des
vovages, qu'aux populations des communes sur le territoire
desquelles ils étaient établis, et par suite étaient justement
mis à la charg-e de ces communes, servent aujourd'hui à la
circulation générale et sont un des principaux éléments de la
376 RECUEIL DE LÉGISLATION.
prospérité nationale ; il est dès lors logique et équitable, puis-
qu'ils sont utiles à tous, d'en faire supporter les charges à
tous. « Notre vicinal! té, dit un des partisans les plus déter-
minés de ce système, M. Bourgeois, député du Jura, joue
dans l'ensemble des actes qui constituent la vie d'un pays un
rôle aussi indispensable que le réseau artériel dans l'économie
animale. Elle intéresse le pays tout entier; pourquoi donc
n'y aurait-il qu'une partie du pays, et celle qui localement
en tire le moins de bénéfices, qui devrait en supporter tous
les frais? ' 0 On invoque ensuite, en faveur d'un impôt d'Etat,
les inégalités que le système de i836 crée entre les commu-
nes, n'ayant aucun égard à la situation budgétaire de celles-ci
et accablant les communes pauvres, à territoire étendu, les
communes rurales, tandis que les villes et celles des commu-
nes rurales qui jouissent d'un budget abondamment pourvu
en sont totalement exemptes^ et que celles qui, sans être aussi
prospères que les précédentes, ont cependant quelques excé-
dents, n'ont qu'un léger sacrifice à s'imposer en votant seu-
lement une ou deux journées de prestations^
Théoriquement, le remplacement de la prestation par un
impôt d'Etat est la meilleure solution de notre problème.
Mais les difficultés pratiques sont nombreuses et peut-être
insurmontables, à l'époque où nous sommes tout au moins.
En quoi consistera, en effet, cet impôt d'Etat qu'on préconise
comme remède aux maux de la prestation? En des centimes
additionnels généraux, disent les uns, c'est-à-dire en de nou-
veaux impôts. Or, une politique financière prudente, dit :
1. Rapport présenté par M. Bourgeois (Jura), le 7 mars 1889. /. off.,
Doc. Pari., Chambre des députés, Annexe no 8,574, p. 596.
2. Parmi les propositions remplaçant la prestation par un impôt d'Etat,
signalons une proposition de M. Bourgeois (Jura), du 27 mai i886 : J.
off., Doc. pari., Chambre, Annexe no 786, p. 1764; une proposition de
M. Peyrusse du 20 mai 1890 : J. off., Doc. pari., Chambre, Annexe n» 576,
p. 854; une autre proposition de M. Bourgeois du i4 juin 1890 : J. off.,
Doc. Pari., Chambre, Annexe no 666, p. 1159, etc., etc.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 877
« Ni emprunts, ni impôts nouveaux. » C'est qu'en effet la
limite des facultés contributives semble atteinte. Impossible
donc de rien demander au budget général de l'Etat. Un
impôt sur le revenu, dit-on, fournirait les sommes nécessai-
res au rachat de la prestation. Mais l'établissement d'un tel
impôt est une entreprise difficile et long-ue et qu'on ne voit
pas bien tentée dans le but spécial et limité, en somme, qui
nous intéresse. On a proposé d'autre part d'affecter au rachat
de la prestation le produit de diverses économies à réaliser,
le produit de grands monopoles à établir (monopoles de
l'alcool, des assurances, etc.). Mais chacun sait combien il est
malaisé de réaliser des économies à notre époque de budgets
sans cesse grossissants et péniblement équilibrés, et combien
est controversée cette question de la constitution de g-rands
monopoles d'Etat. Enfin, on dit, pour écarter l'impôt d'Etat,
que les chemins vicinaux, s'ils ont une utilité générale incon-
testable^ ont une utilité locale plus grande, et que les mettre
à la charge de l'Etat c'est demander un sacrifice injuste
aux départements et aux communes qui ont déjà beaucoup
dépensé pour leur réseau vicinal (sacrifice qui constituerait
un profit immérité pour les départements et les communes
qui ont peu fait dans le même but); c'est^ en même temps,
dépouiller les communes Ccai' il est à craindre que l'Etat
fournissant les ressources ne s'empare de l'administration des
chemins) d'un élément de leur patrimoine qu'elles sont mieux
à même de gérer que l'Etat, à raison de leur connaissance
plus complète des besoins locaux; c'est centraliser à outrance,
alors que la tendance actuelle est à une large décentralisation
et à l'extension des franchises municipales.
B. — Les partisans de la transformation de la prestation en
un impôt départemental, sans toutefois prétendre que les
chemins vicinaux sont d'utilité exclusivement nationale, pro-
testent néanmoins contre le caractère communal donné au
service de la vicinalité par le législateur de i836; et prenant
^7^ UKCtJKIL DE LÉGISLATION.
iiii jll^l<' iiiilicii (Milrc les deux llit'orics opposées, ils procla-
ment le caractère d'inlérèt rég^ional des chemins vicinaux
et proposent dès lors d'en faire supporter les cliari^-es au bud-
get du département, par la création de centimes additionnels
départementaux. Ce système, disent-ils, a l'avantage de sup-
primer les inégalités entre communes et de rétablir la pro-
portionnalité de l'impôt entre les particuliers, dans une même
commune".
Ce système est plus facilement applicable que le précédent.
INIais on le combat eu montrant (ju'il laisse subsister des iné-
galités graves dans la répartition des charges vicinales entre
les départements, qu'il impose un sacrifice minime à certains
d'entre eux, aux riches, alors qu'il écrase les autres, plus pau-
vres (le nombre des centimes à voter devant varier de o c. 548
dans la Seine, à 44 c. 4 dans les Landes et 46 centimes dans
la Corse). Enfin, la nouvelle charge pèserait d'une manière
égale sur les communes qui se seraient imposées des sacrifices
considérables en faveur de leur vicinalité et sur celles qui
n'auraient pas fait de semblables dépenses ; ce qui serait
injuste.
C. — Les systèmes enfin du troisième et dernier groupe de
systèmes supprimant la prestation substituent à cet impôt une
taxe communale constituée par des centimes additionnels aux
quatre contributions directes. Ce sont les systèmes les plus
timides, les plus modérés, car ils restent fidèles au principe de
l'utilité locale des chemins vicinaux, en faveur duquel ils invo-
quent la nécessité de maintenir intact le patrimoine matériel
et moral des communes ; ils se préoccupent seulement d'assu-
rer une répartition proportionnelle des dépenses vicinales en-
tre les contribuables de la commune. Mais ce sont aussi les
I . V. en ce sens la proposition de loi de M. Albert Gallot du i8 mars 1901 ,
J. off., Doc. pari., Chambre des députés. Annexe no 2271, pp. 211 et s..
et la proposition de loi de M. Lucien Hubert du 19 novembre igoS, /. ojff.j
Doc. pari., Chambre des députés, Annexe no i3o5, pp. 161 et s.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 379
systèmes le plus fréquemment proposés; précisément sans doute
parce qu'ils n'apportent pas à notre proi>lème une solution
trop révolutionnaire.
Ace groupe appartient la réforme réalisée en 1908.
MM. de la Pasture et Goupil de Préfeln, en 1824 et en i836,
préconisent comme base de répartition de la prestation les
quatre contributions directes.
La Commission extraparlementaire des prestations propose,
en 1848, le rachat par des centimes communaux.
Ce mojen est l'objet de plusieurs amendements à l'Assem-
blée lég-islative en 1849 ^^ ^^^ i85o.
En 1876, le système est repris par MM. Escanyé, Massot et
Uoug-é, députés, qui demandent que, dans toutes les communes,
sur la demande du Conseil municipal et avec l'approbation du
Conseil général, la prestation puisse être transformée en un
impôt exclusivement pécuniaire et proportionnel, en centimes
additionnels calculés de manière à fournir une somme égale au
produit moyen (diminué d'un huitième) de la prestation pen-
dant les dix dernières années'. Sur un rapport favorable de
M. Casimir-Périer, au nom de la Commission des prestations,
la proposition Escanyé est renvoyée à l'examen d'une Commis-
sion spéciale^. JMais elle n'aboutit pas, par suite de la dissolu-
tion de la Chambre des députés.
Le 21 novembre 1881, MM. Antonin Dubost et de la Porte
proposent d'accorder aux Conseils municipaux le droit de
« substituer aux trois journées de prestation un nombre de
centimes additionnels au principal des quatre contributions
directes, calculé de manière à fournir une somme équiva-
lente-'' )>.
1. J. njf. du 2 juin 1876, Annexe u'-" i3o, p. 3777.
2. Rapport de M. Casimir-Périer, déposé le 8 août 1876. /. oJJ. du 9 no-
vembre 1876, Annexe no 484, p- 80G7.
3. /. off., session extraord. 1881, Doc. pari., (".liambre, Annexe no iio,
p. 1792.
38o RECUEIL DE LÉGISLATION.
M. Aiiloiiin Dul)ost reprend la même proposition au début
de la lég-islature suivante, le i5 novembre 1886'.
Le 3o juin 1888, c'est le Gouvernement rpii, dans la per-
sonne de M. Floquet, ministre de l'Intérieur, président du
Conseil, dépose sur le bureau de la Chambre des députés un
projet de loi tendant au rachat obligatoire de la prestation par
une taxe municipale et spéciale répartie proportionnellement
aux quatre contributions directes^. Avant de soumettre le
projet à la discussion du Parlement, le Gouvernement décide
de le présenter à l'appréciation des Conseils y-énéraux. Un
fjuestionnaire, préparé dans ce but par M. Léon Bourgeois
(Marne), alors sous-secrétaire d'Etat au Ministère de l'Inté-
rieur, est envové aux assemblées départementales qui désap-
prouvent le projet et demandent en grande majorité le main-
tien du statu qao.
La proposition faite par M. A. Dubost en 1881 et en 1886
est encore reprise par son auteur le 3o novembre 1889, au
début de la législature de 1889 -''.
Deux jours plus tard, le 2 décembre, MM. Brincard, Hauss-
mann, Gauthier de Clagny, Argeliés, députés de Seine-et-Oise,
complètent la proposition de M. Dubost par l'octroi aux con-
tribuables de la faculté de libération en nature de la taxe
nouvelle^.
Les deux propositions Dubost et Brincard sont renvoyées à
l'examen d'une Commission spéciale, en même temps que
deux autres propositions, l'une de INI. Peyrusse, l'autre de
M. Bourgeois f Jura) ; et tendant toutes les deux à l'institution
d'un impôt d'Etat en remplacement de la prestation. M, Diipuy-
1. Annexe no 1248, p. 1064.
2. J. off., session ordinaire 1888, Doc. pari.. Chambre, Annexe n» 2869,
p. 906.
3. Annexe no 128, p. 249.
4. /. off., Doc. pari., Chambre, Annexe n» i3i, à la séance du 2 décem-
bre 1889, page 252.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 38 1
Dutemps dépose le 27 juin 1891 un ra|)port au nom de la
Commission'. Ce rapport contient le texte de la proposition
élaborée par la Commission et dont les dispositions principa-
les sont empruntées aux deux propositions Dubost et Brin-
card. Comme M. A. Dubost, en ellet, la Commission adopte
le principe du rachat facultatif par des centimes communaux;
et comme M. Brincard, elle reconnaît aux redevables la faculté
de se libérer par des travaux, mais avec cette restriction que
toutes les cotes d'une valeur inférieure au prix d'une journée
de travail seiont exig-ibles en ar;;ent, et que celles qui équivau-
dront à trente journées ou plus ne pourront être acquittées
en nature que jusqu'à concurrence d'un tiers. Enfin, la Com-
mission autorise les Conseils municipaux qui le désireront à
ne supprimer la prestation qu'en partie; mais la prestation des
animaux et voitures ne peut être remplacée avant que la pies-
tation individuelle (hommes) ait été supprimée.
La {)roposilion de la Commission vient devant la Chambre
des députés le 16 janvier 1892. Après un discours de
M. Viger, en partie hostile à la réforme, deux discours favo-
rables de MM. Brincard et Dupuy-Dutemps, et une ardente
harangue de M. Bourg'eois (Jura) contre la prestation, la pro-
position est votée en première lecture".
La deuxième délibération, à peine entamée à la séance du
26 avril de l'année suivante, se poursuit le lendeniaiii
27 avril 1893. On y entend MM. Dupuy-Dutemps, rappor-
teur, et Brincard, qui appuient avec chaleur la réforme, et
M. Bourgeois qui la combat vigoureusement. Un contre-projet
dudit M. Bourgeois, établissant, à la place de la prestation,
un impôt de 10 centimes par 1,000 francs sur le capital et de
5o centimes par 100 francs sur tous les revenus au-dessus de
2,000 francs, est promptement écarté par 368 voix contre 106.
1. /. f)ff. du i5 août i8gi, Doc. pari., Chambre, p. i534 et s.
2. /. ttjf. du 17 janvier 1892, Débats, Chambre des députés, pp. 10 et s.
38'i RECUEIL DE LKCISLATION.
El, après quelques lég-ères uiodificalious de détail, notamment
la suppression de l'article 8 reslriolifde la faculté d'acquitte-
ment en nature, la i)roposilion est votée à cette môme séance
du 27 avril '.
Elle est aussitôt transmise au Sénat qui nomme une Com-
missiou j)()ur l'étudieT-. M. Emile Labiche est chargé do rapport.
II dépose un premier rapport, provisoire, le 20 juillet iSqS,
par lequel, après un résumé des études déjà faites par la
Commission, il sollicite du Gouvernement un complément de
renseignements sur diverses questions. Le rapport définitif
est présenté par M. Labiche le 19 février 189.5; il conclut au
vote du texte de la Chambre, modifié toutefois sur quelques
points; ainsi, par exemple, il est ajouté que, lorsque le rem-
placement de la prestation exigera plus de 20 centimes addi-
tionnels, la délibération du Conseil municipal devra être
approuvée par le Préfet, après avis conforme du Conseil géné-
ral ; ainsi, encore, on limite à six kilomètres la distance
extrême à laquelle les contribuables se libérant en nature
pourront être envoyés'.
La discussion du projet ainsi remanié commence au Sénat le
28 février 1896. Elle est courte, mais ardente. M. Buffet, le
principal adversaire de la réforme, demande d'abord le ren-
voi à la Commission des finances, qui ne lui est pas accordé ;
il prononce ensuite un très vif discours dans lequel il combat
à fond toutes les dispositions essentielles du projet, en se pla-
çant surtout au point de vue de ses conséquences financières
générales. La réplique du rapporteur^ M. Labiche, est non
moins énergique. Les amendements sont réservés pour la
seconde lecture et le projet est voté le même jour^ 28 février-^.
Le projet reparaît à l'ordre du jour de la Haute-Assemblée le
II mars 1895. M. Buffet demande l'ajournement, pour qu'il
1. /. officiel du 28 avril 1898, Débats, Chambre, pp. 1287-1248.
2. /. officiel du 29 avril iSgS, Doc. Pari., Sénat, p. 21 et s.
3. /. officiel du iT mars 1890, Débats, Sénat, p. 89 et s.
l'impôt des prestations et la taxe vicinale. 383
soit permis de ratlacher la réforme des prestations à une
refonte complète de la lég-islation vicinale et de consulter les
Conseils g-énéraux: i32 voix contre io4 repoussent l'ajourne-
ment proposé. Trois amendements présentés par MM. Hervé
de Saisy, Girault (du Cher) et Buffet, et tendant au rempla-
cement de la prestation par des centimes départementaux, sont
successivement écartés'. Le lendemain, 12 mars, M. Baudens
demande, par voie d'amendement, que la réforme soit res-
treinte aux communes de plus de six mille âmes. M. Tra-
rieux, garde des sceaux, fait repousser cet amendement. Mais
M. Sébline parvient à faire prendre en considération un
amendement tendant à rendre obligatoire le rachat de la pres-
tation individuelle. En présence de ce fait, le rapporteur lui-
même propose au Sénat d'ajourner la discussion jusqu'à ce
que le Gouvernement ait pu consulter les Préfets et les Con-
seils g-énéraux sur les conséquences qu'entraînerait l'adoption
définitive de l'amendement Sébline^.
Les réponses des assemblées départementales sont nette-
ment défavorables à la suppression oblig-atoire de la presta-
tion individuelle; la majorité se prononce également en faveur
du statu quo"^. Cependant, dans un rapport supplémentaire
déposé le 26 novembre 1897, M. Labiche, d'accord avec le
g-ouvernement, propose au Sénat le vote du projet déjà
adopté en première lecture ^ Les débats sont repris le 9 dé-
cembre 1897. ^ï- Baudens combat la réforme, infatigablement
soutenue par le rapporteur. Une partie de l'article premier
est votée; mais à la suite d'une vive discussion portant sur
1. /. off. du 12 mars 1895, Débats, Séiial, pp. 166 et s.
2. /. off". des i3 et i4 mars 1890, Débats, Séuat, pp. 179 et s. et pp. 189
et s.
3. V. les résultats détaillés de cette enquête dans le rapport de M. Mas-
tier, directeur de l'administration départementale et communale au minis-
tère de l'intérieur, Paris, Imprimerie nationale.
4. J. off., session extraord. de 1897, ^^c. pari., Sénat, Annexe q» 87,
p. C25.
384 RECUEIL DE LÉGISLATION.
l'interprétation à donner aux avis des Conseils généraux, le
débat est renvoyé à huitaine'. Il n'est repris que le 26 jan-
vier 1898. Attaquée de nouveau avec vi<5-ueur par MM. Bau-
dens, Rolland et Sébline, la réforme échoue, quoique très
habilement soutenue par MM. Labiche et A. Dubost ; l'en-
semble de l'article premier est, en effet, rejeté par 126 voix
contre 108. Un contre-projet de M. Baudens, destiné à amé-
liorer l'assiette de la prestation, est pris ensuite en considé-
ration et renvoyé à la commission. Mais celle-ci n'a jamais
fait connaître son sentiment sur le contre-projet, qui n'a pas
reparu à l'ordre du jour du Sénat ^. Tels sont les antécédents de
la réforme de igoS. Voyons maintenant la réforme elle-même.
(.4 suivre.) A. Ségalat.
1. J. oj}. du 10 décembre 1897, Débats, Sénat, pp. 1887 et s.
2. /. off. du 2O janvier 1898, Débuts, Sénat, pp. i[\ et s.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI 00 2! JOILLET ISOÏ
(DÉGRÈVEMENT DES PETITES COTES FONCIÈRES)
La loi du 21 juillet 1897 a eu pour but d'atténuer la
charge de l'impôt foncier pour les petits propriétaires ru-
raux : elle dégrève de la totalité les cotes de moins de 10 fr.
(part de l'Etat) et partiellement celles de 10 à 26 francs',
lorsque la contribution personnelle-mobilière de l'intéressé
n'est pas supérieure à 20 francs. A raison de l'extrême mor-
cellement de la propriété foncière en France, le nombre des
bénéficiaires de cette loi devait être considérable : il a atteint,
en 190.3, le chiffre de 3,202,175 propriétaires représentant
5,4o5,o32 cotes foncières^.
Pour juger la portée de la loi de 1897, on s'est demandé
à qui elle s'applique, quelle catégorie de la population elle
1. Les cotes de 10 à i5 francs sont dégrevées des trois quarts; celle de
i5 à 20, de moitié; celles de 20 à aS, du quart.
2. Annuaire des contributions directes, 1908, p. 67. On sait qu'il faut
bien se garder de confondre le nombre des propriétaires et celui des cotes
foncières; il y a beaucoup plus de propriétaires ([ue de cotes foncières :
la cote (ou quote part) foncière est le montant de l'impôt foncier frappant
un contribuable dans une commune déterminée; si une même propriété
s'étend sur trois communes différentes, il y a trois cotes et un seul pro-
priétaire. Souvent même, malgré la réunion, dans la même commune, de
plusieurs parcelles sur la tête d'un même propriétaire, notamment par héri-
tage, les percepteurs, intéressés à la multiplication des cotes, négligent
de les réunir.
25
386 RECUEIL DR LÉGISLATION.
favoiisc. A ci'i ri^aid, des asscrlioiis assez ('Iraiii'es ont ôté
émises; nous allons les rappeler et essayer de les mettre au
La (juestion est d'importance, puisquelle vise plus de trois
millions de contribuables, et aussi d'actualité, à raison de la
revision possible de notre système fl'impôls directs. Le projet
d'impôt sur !<' in'nciiii, (b'-posé par M. K()u\ier, abrf)i^eait, en
effet, la loi de 1897. J^ors de la discussion du projet à la
Cliand)re, divers orateurs, JVL Jaurès notamment, criti(pu''rent
vivement celte dis{)osition et insistèrent pour le maintien du
dégrèvement'. Sans doute, s'il est iimtile, s'il ne bénéficie (pi'à
des contribuables jxmi int(''i'essants, il vaut mieux le suppri-
mer et accroître du même couj) de «piinze millions le rende-
ment de rim[)ôt foncier^.
Une première et très y;rave difficulté se pose dès que l'on
veut être renseig"né sur les bénéficiaires du dégrèvement : elle
résulte de l'extrême inégalité de l'impôt foncier suivant les
départements, les communes et à fortiori les contribuables.
En 1891, le tanx de l'impôt foncier sur la propric'té non
bâtie était en moyenne de 4 "/o I>ii'" rapport au revenu net;
mais dans certaines communes il atteignait 19,34 "/o (à Floi-
rac, Gironde), tandis qu'à Coti-Chiavari (Corse) il ne se mon-
tait qu'à 0,19 °/o, de sorte qu'une même cote foncière de 10 fr.
en princi[)al eut représenté, à Floirac, un reveiui net de
5i fr. 70, c'est-à-dire une insignifiante propriété, et à Coti-
Chiavari un revenu net de plus de 5, 000 francs, c'est-à-dire
un immense domaine. Cette inégalité, résultant de l'immutabi-
lité de l'évaluation cadastrale du revenu net, rend certaine-
ment très inég^ale à son tour, suivant les rég-ions, l'application
de la loi de 1897. Il est certain <]ue dans les départements
favorisés au point de vue du taux de l'impôt foncier, les peti-
I. O//:, 1004, Délj. Pari., Ch., S. E., p. 2759.
a. l"]ii 1902 le déçrèvenient a été de 1 5,390,920 fr. 79.
LES BéNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. ^^7
tes cotes seront beaucoup plus nombreuses, et par conséquent
Tapplication de la loi plus étendue que dans les départements
où la taxation est plus élevée. Les dégrèvements ne s'appli-
quent donc pas à une masse de contribuables absolument ho-
mogène, mais dans des conditions variables suivant les dépar-
tements.
Dès la discussion de la loi de 1897, on n'avait pas manqué
de mettre en lumière cet inconvénient pour en tirer un argi'u-
ment contre le dégrèvement projeté. Le cadastre actuel, avait-
on dit, c'est l'inég-alité même : il faut donc bien se garder de
rien édifier sur lui; attendons la réfectiiKi du cadastre; ac-
tuellement, tout dég-rèvement consacrerait à nouveau, accen-
tuerait l'insupportable inégalité fiscale qui résulte du cadastre.
Le Parlement est resté insensible à cette argumentation, et,
d'après nous, il a bien fait. Le cadastre est odieusement iné-
g-al, c'est entendu; mais si l'on veut attendre sa réfection
intég-rale pour adoucir la charg-e des petits propriétaires fon-
ciers, ces derniers risqueront d'attendre longtemps. Ne vaut-
il pas mieux, étant donné qu'en fait nous ne pouvons, de
long-temps sans doute, nous passer de cet instrument fort im-
parfait qu'est le cadastre, tâcher d'en rendre, tant qu'il existe,
les vices plus supportables et moins odieux? Le dégrèvement
sera inég^al sans doute ; une même détaxe sera octroyée à des
propriétaires se trouvant dans des situations peut-être fort dif-
férentes, et de deux propriétaires jouissant de revenus égaux,
l'un bénéficiera de la loi et non pas l'autre. Mais, à tout pren-
dre, la situation nouvelle sera moins fâcheuse encore que l'an-
cienne : avant 1897, inég^alité dans la taxation; après 1897,
inég-alité dans le dégrèvement. Sans doute, il vaudrait mieux
qu'il n'y ait plus d'inégalité du tout; mais étant donné que le
Parlement, à la veille des élections de 1898, entendait faire une
libéralité à l'agriculture, aux paysans, que ce sont d'une ma-
nière très générale les moins aisés des propriétaires de cha-
que commune qui devront bénéficier du dégrèvement, il faut
388 RECUEIL DE LÉGISLATION.
l^'iLMi rccoriiiiiîtrc <|ii«' le cadeau octiové à l'ayiiniltiire a été
réparti aussi liicu (|u'il pouxail rèlrc, cl (|uc si tout n'est pas,
ne peut être partait dans le meilleur possible des déj^rève-
meiits, mieux vaut riiu'^alili' dans l'allèyement que l'inégalité
dans l'écrasement des coniriltuahles les moins foi'tunés.
Muoi (|u'il eu soit, ces conslatalious doivenl nous rendre pru-
dents et modestes dans nos recherches. Nous ne devons pas
jxM'dre de vue (pie nos trois millions de contrihuahles dégre-
vés ne constituent nullement une masse homogène {)Our toute
la France, mais plul(M une soiie de mosaïque à teintes diver-
ses, suivant les l'égions. Nous nous garderons d<»nc de nous
fier uni([uemenl aux chitîVes pour établir nos déductions; nous
nous souviendrons qu'il n'est rien de si séduisant et de si fal-
lacieux en même temps que des moyennes, et nous aurons
recours, pour les contrôler et les mettre au point, à l'observa-
tion des faits, à l'analyse d'une série de situations individuel-
les dans diverses régions.
Les auteurs qui ont envisagé la question que nous nous po-
sons, qui se sont demandé quels peuvent être les bénéficiaires
de la loi de 97, n'ont pas en général partagé cette réserve. En
général, la loi de 97 n'a pas eu une bonne presse, et c'est d'un
ton acerbe que M. Leroy-Iieaulieu flétrit la « vile courtisanc-
rie électorale » ' du Parlement qui a voté cette « poussière de
dégrèvement » et que M. Stourm en marque le caractère
« ostentatoire »^. Sans doute, nous le reconnaissons sans
peine, les préoccupations électorales n'ont pas été étrangères
au vote de la loi qui, on le croyait alors, allait toucher })lus
de sept millions de propriétaires, c'est-à-dire un nombre fort
respectable d'électeurs, et il ne trouva à la Chambre, pour
1. Traité de la science des Jinances, ijc éd., 1899, ï' P- 4o3.
2. Economiste fi-ançais, [\ septembre 1897. Voir ég-alement les Systè-
mes socialistes, de V. Pareto, 1908, t. I, p. 90 : « Pour préparer, en
France, les élections de 1898, le gouvernement fit voter ramendement Bozé-
rian déorevant de vingt-cincj millions l'impôt foncier. »
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. ^^9
l'écarter, que ving-t-trois députés, dont ou ne saurait trop
admirer la courag-euse fermeté de convictions. Mais nous
n'avons pas à scruter l'âme parlementaire; nous devons jug-er
les actes, non les intentions de nos représenlants, et il nous
est fort indiff('rent (jue la Chambre ait voté la loi de 97 dans
un accès de « courtisanerie » si, en réalité, cette loi a adouci
dans quelque mesure la situation des petits propriétaires
paysans.
C'est ce poini (jiie M. Leroy-Beaulieu se refuse formelle-
ment à admettre : pour Ini, la loi de 97 a b('néficié à tous
les habitants de la campagne, sauf justement à ceux que le
Parlement enlendail favoi'iser. Li's IxMU'ficiaii'es de la loi,
d'après M. Leroy-Beaulieu, appailirnncnl à deux classes [)rin-
cipales : i" les journaliiîrs, (( ouvri(,'rs ag^ricoles (pii détien-
nent quelques lopins de (eric leur- fournissant un petit
appoint pour leur consommation de famille » ; 2" « les habi-
tants des campagnes qui ne vivent j)as de l'agriculture à ])ro-
prement parler : artisans, ag^ents d'affaires, notaires, méde-
cins, etc., qui ont un jardinet autour de leui' demeure... Les
vérital)l.cs petits propriétaires <n/ contrdire. rrii.r qui rirent
entièreineiit (Iii produit (le leur propriété, en seront e.ieelus^ ».
Les toutes petites cotes foncières, ajoute le même auteur,
représentent en grande partie non des terres cultivées, mais
le « sol des maismis et constructions rurales "» . La loi a
donc conq)lèleiiuMil iiKuupié son but : favoriser les petits pro-
priétaires ruraux cultivant eiLX-mèmes.
Ces mêmes criticpies se retrouvent notamment chez M. Villey '
et chez M. Souchon*. D'après ce dernier auteur, la loi de 97
ne bénéficie nullement à la « véritable propriété paysanne »,
et M. Souclion entend par là « la propri('t(' dont la récolte
1. Lnc. cit., p. 4û«>-4) ^^ Eciinuiniste friuiçuis, 24 juillcl 1897.
2. Art. cit
3. Revue (l'écononiie politique, 1897, p. 87.5 et siiiv.
4. La. propriété pai/sanne, 1899, |). 234-
SgO RECUEIL DE LEGISLATION.
doit èiTC assez ahondanto pour nourrir le maître et sa fa-
mille, à la (loul)Ie condilion (jue cette famille ne soit pas
excessivement nond)reuse et (pie tous ses membres consacrent
leur aclivi((' aux soins de l'cxploilalioii ' ». M. Stourm déclare
enfin (pie le véritable agriculteur a vu le dét^rèvement (( passer
par-dessus sa tète' ».
Sur quels ar^^uments se sont apj)uvés ces auteurs pour sou-
teiiii' (pie « les véritables jx'tils propiiélaires » ont été exclus
du dégrèvement?
Sur ce fait que la cote foncière de ceux-ci serait toujours
supérieure à 2.5 francs, limite supérieure du dégrèvement.
(( Les véritables petits propriétaires, écrit M. Leroy-Beaulieu,
payent au moins loo ou loo, ou même 200 à 3oo francs d'im-
pôt foncier-' ». Ces chiffres sont surprenants, alors nu'ine qu'ils
viseraient, comme nous le sup|)Osons, la somme totale d'im-
pôt foncier en principal et centimes. En 1908, la contribution
foncière des terres a rapporté 261 millions au total pour les
5o millions d'hectares environ qu'occupe le sol français "^j ce
qui suppose un impôt foncier de 5 francs environ par hec-
tare; les « véritables petits propriétaires » seraient donc pos-
sesseurs de domaines allant de 20 à 60 hectares. Au-dessous
de 20 hectares, pour M. Leroy-Beaulieu, la propriété ne mé-
rite plus la sollicitude du législateur ni le dégrèvement, car
elle n'est pas « la véritable }jetite propriété ». Fort prudem-
ment, il évite de nous donner la définition précise de ce qu'il
1. Cette définition delà « véritable propriété paysanne » nous parait un peu
étroite ; quelle que soit l'importance de la place qu'occupe la nourriture
dans le budget d'une famille paysanne, il est certain que pour qu'une
famille puisse convenablement vivre sur une terre, celle-ci doit produire
un peu plus que la stricte nourriture : il faut bien en outre se vêtir tant
bien que mal et payer les impôts.
2. Arf. cit.
3. Op. cit., p. /io4-
4. Nous ne faisons pas sur ce sol les déductions qui seraient nécessaires
pour un calcul plus précis ; et nous nous appuyons sur le rendement de
l'impôt en principal et centimes additionnels.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. '^9^
entend par là'. Mais il suffît de se promener à la cainpagrie,
dans inie région quelconque de la France, d'interrog-er les
paysans, les propriétaires, pour se rendre compte que l'im-
mense majorité des propriétés rurales cultivées par le proprié-
taire lui-même sont d'une contenance inférieure à 20 hectares
et, par conséquent, payent moins de 100 francs d'impôt.
Quant aux « petites propriétés » de 60 hectares, cultivées par
leur propriétaire et sa famille, nous ne croyons guère qu'il y
en ait en France beaucoup de ce genre.
Les données de la statistique confirment cette manière de
voir. Eu i8()4^ il y avait i4 millions de cotes foncières; 3oo,ooo
seulement étaient des cotes de 100 à 3o(j francs, ne représen-
tant (pie 2,25 "/n (h* l'inqxM fonciei'". Si les vues de INI. Leroy-
Beaulieu étaient justes, il faudrait en conclure qu'il n'v a dans
noti'e [)ays (ju'une (piantité dérisoii-e de (( vi'iitahles petits pro-
pi'iélaires », ce qui est manifestement inexact-^.
Nous avons pu étudier de près deux communes rurales
dans des régions très différentes : celles de Puv-d'Arnac (Cor-
rèze) et de Labarthe-Inard (Haute-Garonne). Dans ces deux
communes, la pi'opriété* est fort morceh'e : l*uy-d'Arnac compte
811 habitants et 180 pro[>riétaires fonciers, dont i4o bénéfi-
cient de la loi de 97; à Labarthe-lnard ((393 habitants), i5o
propriétaires sur 200 environ sont dégrevés; les cinq sixièmes,
les trois quarts des j)ro[)riétaires fonciers, dans ces régions
agricoles, ne seraient donc pas, pour M. I^eroy-Beaulieu, de
véritables petits pro|)riétaires.
1. Dans un article fie V Economiste français, i4 juillel 1897, M. Leroy-
lieaulieu coinpreml parmi les petits propritMaires « ceux (jui vivent unique-
ment ou principalement de l'exploitation de leur bien ».
2. Dociimenis slafisliqncs sur- les cotes foncières, i8gG, tableaux i et 2..
3. Dans l'art, cit., M. Leroy-Beaulieu suppose que les petits propiétaires
de profession doivent retirer de leurs petits domaines au moins i,3oo à
i,5oo francs de revenu brut, soit un revenu net de Ouo à 1,000 francs; « ils
payent un impôt foncier qui, en principal, ne descend guère au-dessous de
5o ou Go francs et souvent atteint 80 à 100 francs; » (soit une charge d'im-
pôts totale de i3o à 2O0 francs environ).
392 RECUEIL DE LÉGISLATION.
M. Stourm, quoique d'accord an fond avec le directeur de
V Economiste français, se montre [iliis précis; ses affirmations
sont à la fois moins tranchantes et plus près des faits. Pour
lui, si le véritable at;;"riculteur voit le dé^^rèvenient passer par-
dessus sa tète, c'est qu'il paye « prescpie toujours » plus de
10 francs et « très son vent » plus de 26 francs en principal
d'iinp()t foncier.
Il faut ren»ar(pier fout de suite que les cotes de 10 à 26 fr.
en principal représentent en moyenne des superficies de 5 à
1 1 hectares, superficies très suffisantes dans la plupart des
réglions, nous le montrerons plus loin, pour alimenter le très
modeste budget d'une famille paysanne. En fait, un très çrand
nombre de familles françaises vivent sur des étendues de terre
beaucoup moindres. En ce moment, nous ne juy^eons pas si
c'est là un mal ou un bien, nous constatons seulement ce fait;
nous en fournirons plus loin des preuves directes; les données
de la statistique nous suffisent pour le moment à l'établir. En
1894, 86 "/o environ des cotes foncières étaient inférieures à
10 francs en principal; l'immense majorité des propriétaires
fonciers paye donc une contribution inférieure à cette somme;
or, cette immense majorité est fournie, tout le monde est d'ac-
cord sur ce point, par la masse des propriétaires-ag^riculteurs ;
donc ceux-ci, en définitive, payent le plus souvent un impôt
inférieur à 10 francs en principal, à fortiori inférieur à
25 francs, limite supérieure d'application à la loi.
A qui donc, pour ces divers auteurs, bénéficiera la loi de
1897?
A trois catégories principales de contribuables : aux ouvriers
ag"ricoles, aux habitants des campag"nes ne vivant pas de l'a-
griculture à proprement parler, artisans, notaires, méde-
cins, etc., aux citadins propriétaires de maisons à la campa-
gne. Seuls seraient donc exclus du bénéfice de la loi, par une
étrange exception, ceux pour qui principalement elle a été
faite : les petits propriétaires ruraux.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. SqS
Examinons snccessivement ces trois situations diverses :
i" Les journaliers, possédant en même temps un petit
lopin de terre qui leur fournit un appoint de leur consom-
mation familiale. Certainement, ceux-ci profitent dans une
larçe mesure du dég"rèvement; mais leur nombre est, d'après
les enquêtes aj^ricoles fort sujettes à caution d'ailleurs, rela-
tivement peu considérable et en voie de décroissance'; à
côté des cinq ou six cent mille journaliers propriétaires, il y
a place — à supposer que tous profitent du dégrèvement, et
nous reconnaissons que le plus grand nombre se trouve dans
ce cas — pour bien d'autres bénéficiaires.
D'ailleurs, pour({uoi la catégorie des journaliers proprit*-
taires serait-elle moins intéressante, moins digne de faveur
que d'autres, que celle notamment des ])etits propriétaires
ruraux indépendants? Les journaliers n'ont-ils pas souffert
eux aussi de la crise agricole, de la mévente des denrées, de
l'absentéisme des grands propriétaires, de rinlroduction du
machinisme dans l'agriculture, qui ont notablement diminué
la demande de bras? Aussi leur nombre a diminué; ils quit-
tent la campagne (juand ils le peuvent, émigrent à la ville,
et par là, victimes eux-mêmes de la crise agricole, ils contri-
buent à l'accentuer. N'est-il pas vraisemblable que l'exode
vers les villes de ces journaliers sera d'autant plus facilitée
pour eux que rien ne les retient à la campagne ; un lopin de
terre, bien souvent exigu et insuffisant sans doute, les atta-
chera au sol natal avec plus de force que les dissertations des
économistes et les encouragements des moralistes célébrant
les charmes de la vie chamj)être. Nous pouvons donner de
ce fait, de cet attachement au sol du journalier propriétaire,
une preuve tirée d'une région rurale où l'émigration vers la
I. En 1891, il était du 727,000 environ; en 1892, de 589,000, Il ne laut
avoir qu'une confiance extrêmement limitée dans les chiffres des enquêtes
agricoles, que nous indiquons seulement à titre de renseignement complé-
mentaire.
39A RECtiKIL DR LEGISLATION.
ville s(''vit avec une rare intensité. La population de la com-
mune de Puy-d'Arnac (Corrèze) a passé de 904 habitants
en 1896 à 811 en 190F : cette dimiiuition est due à un excé-
dent de décès de 24 et à l'émij^ration de (39 liahitants pen-
dant cette période. Or, l'émi^^ration n'a porté que sur des indi-
vidus no!i propriétaires; la preuve en est dans le noml)re
stalionnaire des [U-opriétaires, ils ('laieiit aoo environ en 1896,
19.5 en 1904, et cette très lé^èic diminiilioii esl due à l'extinc-
tion de .") familles, dont les l»iens ont ('•((' à des individus
déjà j)ropri('tairi's.
L'exemple typique de la commune cpie nous citons —
d'après des renseignements extrêmement pic'cis fournis par
un de nos ('tudiants, M. Sét^alat — prouve donc (pie l'émigra-
li(jn peut entraîner une diminution sensible de la popvdation
d'une commune rurale sans occasionner nécessairement pour
cela une diminution dans le noml)re des propriétaires; c'est
donc que les propriétaires, même simples journaliers, n'éini-
grent pas, ou du moins émii^renl moins que les journaliers
non propriétaires.
<( Ce ne sont pas des propriétaires, des chefs de iamille
qui quittent le pays, nous écrivait, il y a quelques mois
M. Séçalat. 11 y a vint-t ans, à la suite des ruines causées
par l'invasion phylloxérique, on comptait beaucoup de familles
émigrant en entier et allant surtout dans l'Amérique du Sud.
Aujourd'hui, le vignoble s'est peu à peu reconstitué, et puis
on s'est tourné vers d'autres sources de revenus que le vin et
notamment vers l'élevage; de sorte qu'une relative aisance
règne maintenant dans la plupart des familles et attache les
chefs à la terre et à la commune natales. Mais si on ne compte
plus guère de familles entières quittant la commune, on a
malheureusement à déplorer chez nous une émigration cons-
tante d'individus, de membres isolés de la famille autres que
le chef. Ce sont des jeunes gens qui, leur service militaire fait,
ne rentrent pas au village; c'est un frère qui, à la suite du
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. ^9^
partag-e du bien familial, se jui^e trop à l'étroit sur la part
qui lui a été dévolue, laisse cette part en nature à son frère
moyennant arg-ent, et s'en va; ce sont des jeunes filles qui
préfèrent à leur liberté des champs la domesticité des villes.
Toujours est-il que ce n'est pas le propriétaire (pii quitte son
village. »
Est-il souhaitable de voir se maintenir à la canqiagne cette
classe de journaliers pro])riétaires ? Nous n'hésitons pas à
répondre affirmativement et par conséquent à approuver les
mesures qui, comme la loi de 1897, peuvent leur être favora-
bles. Favoriser le journalier-propriétaire, c'est lui faciliter le
moyen d'accéder à la propriété autonome, à celle qui lui
permettra de se suffire à lui-même. Le journalier-propriétaire
occupe donc une situation intermédiaire entre celle du tra-
vailleur qui n'a à sa disposition que sa « force de travail »,
du travailleur prolétarisé, et celle du propriétaire autonome.
Cette situation est avantageuse :
a) Pour Vintérèl général. La petite propriété retient le
travailleur à la canq)ag'ne et constitue par là un frein à sa
dépopulation.
b) Pour 1(1 (jnuide et la moyenne propriété, (liràce à cet
état de choses, la grande propriété ou même la moyenne, (pii,
au moins à certains moments, ont besoin du secours de bras
étrangers, sont sûres d'en trouver à leur portée et à de
bonnes conditions. La crise agricole est faite, en très grande
partie, de la difficulté qu'ont les propriétaires en certaines
réglions à trouver des bras disponibles ; par le fait qu'elle fixe
à la campagne les journaliers, la petite propriété atténue dans
une certaine mesure à cet ég"ard la crise ag^ricole.
c) Cette situation est, de [)lus, avantageuse au journalier-
propriétaire lui-même ; la possession d'un terrain le différencie
du prolétaire (pii n'a que ses bras. Sans doute, que d'efforts,
que de peines représente pour lui ce domaine miiuiscule!
il doit sacrifier quelques journées et par conséquent réduire
3f)6 RECUKIL 1)K LÉGISLATION.
ciicoi-c SCS iiiait^rcs ressources j)Oiir le eiilli\er, on j)lul(')t c'est
une t'ois la journée faite chez autrui (lu'il va, (juelcjues Iieures
encore, li-availler son pi'opi-c i)ien. Peiit-cMi'c, an ])olnt de
vue écononii(jue, cette situation est-elle en efï'et bien médiocre;
mais il est des éléments psychologiques dont il faut hien
tenir compte : il n'y a rien de commun, à ce point de vue,
entre le (ravail effectué par le joninaliei' sur le terrain d'au-
trui et celui cpi'il fournit sur son j)i()pre hien. « Le paysan
français, nous dit M. de Foville, aime à dormir sous un toit
(pii lui appartienne; et quand le terrain sur lequel cet humble
toil j)rojette son ondjie lui appartient aussi, sa bêche et son
arrosoir en savent tirer plus de profit ([ue ne ferait la charrue
d'un hal)ile fermier. Voilà donc un homme (jui, si peu pro-
priétaire qu'il soit, jouit réellement de l'être. Et s'il est plus
heureux comme cela, il y a aussi chance qu'il soit meilleur ' ».
La juxtaposition chez le même individu des deux qualités
de journalier et de propriétaire peut donner lieu à des com-
binaisons extrêmement ingénieuses quant à l'emploi de son
temps; c'est M. Jaurès qui nous les signale en nous décrivant
la situation des salariés agricoles propriétaires dans les envi-
rons de (iaillac". « Depuis (juelques années, depuis que les
simples salariés agricoles ont retrouvé l'espoir d'acquérir
quelques lambeaux des vii^nes reconstituées, ils ont peu à
peu imposé un curieux usage. La journée de travail, qui
commence il est vrai de très bonne heure, presqu'à la pointe
du jour, finit le soir à quatre heures. C'est que beaucoup de
ces prolétaires, de ces salariés possèdent un tout petit mor-
ceau de vi§-ne, et que voulant le travailler après la journée
de travail faite chez le propriétaire bourg"eois, il faut qu'ils
soient libres... J di à peine besoin de dire que ce travail
qu ils accomplissent pour eu.r-mènies est, même après la
1. D^ Foville : Le morcellement, i885, p. 98.
2. Jaurès : Etudes socialistes, 1902, p. 17 et siiiv
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. ^97
fatigue du travail salarie, une douceur et une joie... Et il
est fort probable qu'ils éprouveraient comme un manque et
une diminution vitale s'ils ne retrouvaient ])lus, à voir se
dorer les grappes siu' (|uel(jues ceps à eux, rien qu'à eux,
cette joie close où il y a plus d'intimité que d'égoïsme. » Et
M, Jaurès termine en nous laissant entendre que « la société
communiste, habile à cultiver toute la variété des joies »,
s'efforcera de maintenir celle-là.
Ces constatations de M. Jaurès sont intéressantes; elles
nous prouvent d'abord que la situation du salarié-proprié-
taire n'est pas nécessairement cet état lamentable et grossier
que d'autres écrivains, Kautskv notamment, nous ont dépeint
sous les j)lus noires couleurs, et aussi (pi'il peut cesser d'être
l'éternel opprimé, réduit à des salaires dérisoires et à
des conditions de travail inhumaines. Dans la région
de Gaillac, les journaliers-propriétaires ont réussi à « im-
poser » aux propriétaires bourgeois leurs conditions de
travail; il suifit pour cela d'un peu d'entente entre eux et
de la conscience de leur intérêts communs.
Tant mieux, dirons-nous donc, si la loi de 1897 a bénéfi-
cié aux salariés agricoles propriétaires, et si, en particulier
dans le département du Tarn où nous entraîiuùt M. Jaurès,
5o % des côtes foncières — représentant certainement pour
un grand nondjre des cotes de journaliers — profitent du
dégrèvement.
Dans chacune des deux communes que nous avons pu
observer, notre enquête nous a mis en présence de journa-
liers-propriétaires dégrevés ; voici, par exemple : à Labarthe-
Inard (Haute-Garonne), le nommé G... (Jacques), quarante-
sept ans, habitant avec sa mère, sa femme et deux fils
de vingt et cinq ans, il possède un petit domaine de 4 hecta-
res 73 ares qui suffit à l'occuper; son fils aîné va même à la
journée (deux cents journées environ par an à 2 francs^. Sur
un budget total de recettes (en argent et en nature) de
398 RECUEIL DE LÉGISLATION.
i,3()() francs niviron, les joiirm'M's du fils cotislilueiit donc un
éhîmenl important. Est-ce une raison pour «pic le dé^'rève-
inenl dont hénéticie G..., soit mal [)lacé, ctani donné surtout
(pren l'cspcce celui-ci est un laborieux, un cultivateur émérite,
et (ju'il a conquis peu à peu, par ses lonçs efforts et son
acliai-ncmcnt au li'avail, la modeste aisance dont il jouit
aujourd'hui?
La situation du journalier-propriclaire dci^ievé que nous
avons pu observer à Puy-d'Arnac est plus intéressante encore.
II s'açit aussi (runc famille de (pia(re personnes qui doit vivre
sur un bien de 2 hectares 35 centiares (dont 55 ares pré,
5o ares bois et i hectare 3o centiares de terre labourable);
elle possède en outre un àne, une vache, deux [)orcs et six
mout(jns. Cette terre est évidemment insuffisante (étant donnée
la médiocre fertilité du sol qui ne fournit guère que 8 hectolitres
de blé environ à l'hectare) pour nourrir cette famille dont les
membres vont parfois à la journée. Sur un bud^^et de recettes
de 700 francs environ (en arg^ent et. en nature), le produit
des journées constitue certainement l'élément le plus considé-
rable. Nous trouvons la situation de ce contribuable tout aussi
intéressante que celle de tel « véritable petit propriétaire » ;
et nous applaudirions à toute mesure qui en améliorant son
sort lui permettrait de se rapprocher peu à peu de ce dernier
état. (Nous n'avons d'ailleurs pas l'illusion de croire que la
loi de 1897 puisse avoir une portée suffisante pour atteindre
à elle seule ce résultat.) Dans tous les cas, qu'on ne dise pas
que le dég^rèvement de 1897 est forcément insignifiant' : le
1. On nous parlait tout à l'heure d'une « poussière de dégrèvement; »
d'après la Réforme sociale, avril iQo/j, p. 249, les remises seraient néces-
sairement « inefficaces ». Dans le même sens, MM. Guillain (Off., 1900, I^oc,
p., Ch., S. O-, p. 1675), Gide et Lambert {Revue d'écori. poL, 1898, p. 1G2)
et Truchy [Ibid., 1900, p. 987) : « Cette loi assez mauvaise en ce qu'elle a
émietté la contribution foncière sans profit appréciable pour le contribua-
ble... » Par contre, M. de Contenson (Syndicats, mutualités, retraites,
Paris, 1905, p. 149) nous parle des « importantes remises » de la loi de
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. ^99
journalier-propriétaire de Puy-d'Arnac, au revenu de 700 francs
environ, a été dégrevé de la totalité de la part de l'Etat, soit
9 fr. 78 c. Cette somme parait à première vue assez mesquine;
mais si nous supposons à un rentier ou me^me à un économiste
un revenu de i4,ooo francs, trou\era-t-il iusiynitiant un dét^rè-
vement exactement proportionnel de 195 fr. 80 c. sur ses con-
tributions directes? Et il faut bien reconnaître que probablement
les 9 fr. 78 c. du journalier seront alfectés à la satisfaction de
besoins plus uryents que ne le seraient les 19 fr. 5o c. du ren-
tier ou de l'économiste.
Nous sommes donc d'accord avec M. Leroy-Beaulieu pour
reconnaître que les journaliers-propriétaires qui sont en France
au nombre de 000,000 environ l)énéticieront dans une lari^e
mesure du dégrèvement de la loi de 1897; mais, contraire-
ment à sa manière de voir, nous nous réjouissons de ce
résultat.
Mais n'oublions pas qu'il y a plus de 3 millions de dégre-
vés : les journaliers-propriétaires ne constituent donc parmi
eux ({u'une minorité très restreinte, à admettre même que
tous aient participé au dé^■rè^ement.
2" M. Leroy-Beaulieu indique en effet une deuxième catégo-
rie de bénéficiaires; ce sont, dit-il, « les habitants des campa-
g-nes qui ne vivent pas de l'agriculture à proprement parler :
artisans, agents d'affaires, notaires, médecins, etc., qui ont un
jardinet autour de leur demeure ».
Il est certain, tout d'abord, que les artisaus établis à la
1897, ^^ ^'- Buffel, au Sénat, a considéré le dégrèvement comme trop élevé
et comme devant ])éneficier en certains cas à des contribuables fort à leur
aise. « Le propriétaire qui paye. 26 francs pour la part de l'Etat est déjà
dans mon département un gros propriétaire... Il y a, j'en suis convaincu,
des communes où il n'existe pas de propriétaires payant 25 francs... » {OJ/,.
1897, Déb. pari., Sert., S. O., p. i253.)Au yeux du journal le Temps, les
dégrèvements ont pris de l'importance au moment où ils ont été menacés par
le projet flouvier : « La petite propriété foncière se verrait enlever un avan-
tage qui ne lui (irai/ pas semblé néffligeable. » [Le Temps, i8 juin igoS.)
400 RECUEIL DE LEGISLATION.
campagne bénéficieront dans nne larg^e mesure du dégrève-
ment; un g^rand nombre de Ijoulangers, cordonniers, forge-
rons, etc., y participeront. Mais ici encore nous nous félicitons
de ce résultat.
M. Leroy-Beaulieu ne parle (pie des « jardinets »; mais il
n'y a j)as (pie des « jai'dinets » cpii soient dég^revés. Dans les
recherches auxquelles nous nous sommes livrés dans les com-
munes de Labarthe-lnard et de Puy-d'Arnac, nous avons exa-
miné en détail la situation de deux contribuables dégrevés et
pris absolument au hasard dans ces deux communes : sur ce
nombre, nous avons compté trois artisans dégrevés, à raison
d'un domaine très restreint; mais nous n'en avons rencontré
aucun qui dût exclusivement son dégrèvement à un simple
<( jardinet autour de sa demeure ».
Voici la situation des artisans dégrevés comme propriétaires
et que nous avons rencontrés, tous les trois, sur la commune
de Labarthe-lnard : l'un, cordonnier, possède un jardin et un
pré fort modestes de 53 ares 92 centiares; le second, boulan-
ger, un pré et une vigne de 70 ares 78 centiares; le dernier,
tourneur chaisier, un pré et une terre labourable de 99 ares
il\ centiares. Evidemment, ces surfaces étroites de terrain ne
peuvent fournir qu'un appoint assez faible au budget de ces
artisans, qui tirent leurs principales ressources de leur petite
industrie. Est-ce une raison suffisante pour condamner le dé-
grèvement qui allège un peu leurs charges? Ne devons-nous
pas, au contraire, faciliter par tous les moyens, à ces humbles
artisans qui vivent à la campagne et qui subissent la sorte de
fascination que la terre exerce sur ceux qui vivent près d'elle,
les moyens de la conquérir? Ne faut-il pas nous réjouir de voir,
au moins à la campagne, l'artisan échapper, par une partie de
lui-même, à la servitude de la division du travail, se reposer
du tour, du pétrin ou de l'alêne, par la bêche et le grand
air?
On nous objectera peut-être le surmenage auquel les arti-
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. 4oi
sans-propriétaires, eux et leur famille, seront exposés, surtout
s'ils cèdent à la tentation très naturelle d'açrandir le petit
domaine, hors de toute proportion avec leurs forces et celle
des leurs. Mais n'oublions pas qu'il s'ag"it d'artisans de la cam-
pagne qui travaillent à leur compte et sont leurs maîtres :
c'est dire qu'ils ne connaissent pas en général les loiig"ues
journées épuisantes de la grande industrie et qu'il leur reste
encore des forces, une fois terminé le travail du jour, pour
cultiver leur petit domaine. M. Jaurès, nous parlant des jour-
naliers-vignerons de Gaillac, nous disait' qu'après une jour-
née de dix heures de travail effectif sur la vigne du grand
propriétaire, ils trouvaient, dans le même travail accompli
ensuite pour eux-mêmes, sur leur propre vigne, « une douceur
et une joie ». .1 fortiori, en est-il ainsi lorsque le travail de
la terre succède non pas à un travail similaire, mais à une
occupation toute dilférente ; par là se trouvent satisfaits le
besoin, la passion du chang-ement dans le travail, à laquelle
Fourier avait donné le nom célèbre de la « papillonne » et
qui tenait une si grande place dans son système social.
Il y a à cette accession des artisans à la propriété foncière
des avantag"es de toute espèce : par là, comme les journaliers,
ils s'attachent au sol et sont plus rebelles à l'émigration (re-
marquons en passant qu'ils sont naturellement plus tentés
que les travailleurs agricoles par la ville, puisqu'ils seraient
aptes à V exercer leur propre profession, et cela à des condi-
tions souvent en apparence plus rémunératrices qu'à la cam-
pag^ne). Le travail des champs, s'effectuant au grand air et
exerçant d'autres muscles que le travail industriel, constitue
pour ces artisans une occupation excellente au point de vue
hyg-iénique, pourvu, bien entendu, qu'il n'y ait pas d'abus (il
est vrai qu'il n'v a pour le moment aucun moyen d'empêcher
les paysans de trop travailler et surtout — ce qui est plus
I. Supra, p. 397-7.
26
402 IIECUF.IL DE LEGISLATION".
grave — crexi^or un clîorl excessif de leurs jeunes enfants;
mais le (lan;^"er est le même poiw la (( v(''rilal)le petite pro-
priété » (pie jxMir crllc (jiii est (h'-lcnuc j)ar des ailisans). Enfin,
même dans le cas où cette propriété est minime, elle permet
à l'ai-tisan la jouissance flouce au cœur de tout propriétaire
de consommer ce <pie sa terre a produit; à sa femme, la jouis-
sance, si douce au cceur de toute ménagère, d'éviter de
<( sortir de l'ars^ent » poui- acheter certaines denrées de con-
sommation, telles (pie le vin. Le boulan^Jier dont nous [)arlions
tout à l'heure, et qui possède une vig^ne de 35 ares environ,
récolte ordinairement une quantité de vin qui suffit à sa con-
sommation et à celle de sa famille (sa femme et son enfant).
A qui connaît le g"oiit du Méridional pour le vin, les priva-
tions qu'il s'impose au besoin pour en boire', un pareil résul-
tat ne paraîtra pas nég-ligeable.
Ne s'agît-il même que d'un « jardinet », nous applaudirions
à la mesure qui en faciliterait l'acquisition par le travailleur
de l'industrie. Depuis quelques années, la question de l'habita-
tion ouvrière se complique de celle des jardins ouvriers; ici,
il ne s'agit plus seulement d'attacher, par un lien à la fois
juridique et sentimental, l'artisan rural à la campagne, il faut
encore donner, dans la mesure du possible, à l'ouvrier de la
g^rande industrie, l'illusion et les joies de la vie rurale; il faut
tâcher de l'éloigner du cabaret aux heures de loisir. Lors de
la discussion, à la Chambre, du projet d'impcit sur le revenu
qui supprime le dégrèvement des petites cotes, un député fai-
sait observer, pour combattre cette mesure, qu'un grand nom-
bre d'ouvriers de la grande industrie, de mineurs notamment,
avaient acheté des lopins de terre, des jardinets, en se fiant à
l'exemption d'impcU foncier (part de l'Etat), et qu'il serait
bien rigoureux de les y soiunettre après coup : pour ceux-ci,
I . Nous connaissons un employé de banque de Toulouse, très ranii^c, dont
le budget de recettes est de 2,5oo francs et qui dépense annuellement
45o francs de vin (pour quatre consommateurs).
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. ^^^
le vote de l'impôt sur le revenu se traduirait par une surcharge.
Loin de nous inquiéter de voir la loi de 1897 dégrever les
lopins de terre possédés par les artisans ruraux, les jardinets
possédés par les ouvriers de l'industrie, et par conséquent en
favoriser la multiplication, nous nous réjouissons, au con-
traire, à tous les points de vue, de ce résultat.
Il est une autre classe importante de dégrevés qui ne vi-
vent pas exclusivement de la terre et que ne signale pas
M. Leroy-Beaulieu ; ce sont les petits fonctionnaires : institu-
teurs, ag-ents voyers, cantonniers, facteurs, etc. La plupart
d'entre eux ont une origine rurale, ont conservé la portion du
sol, parfois la maison, comprise dans l'héritage paternel, et
tâchent d'exercer leurs fonctions le plus près possible de leur
coin de terre. A leur retraite, ils ne manquent pas, en géné-
ral, de venir s'y réfugier. Sur les vingt et un dégrevés dont
nous avons analysé de près la situation, trois rentraient dans
cette catégorie : un agent voyer, un instituteur, un instituteur
en retraite. Ce que nous avons dit de l'artisan rural s'applique
avec plus de force, croyons-nous, à ces fonctionnaires et en
particulier à l'instituteur : il est souhaitable, à notre avis, de
voir ce dernier propriétaire, et propriétaire dans la commune
où il exerce ses fonctions; par là, il se sent lié par une com-
munauté d'intérêts à l'ensemble de la population au milieu de
laquelle il vit, il n'est plus un étranger parmi les paysans.
Exercée par lui, la profession agricole sera pour ainsi dire
relevée aux yeux des cultivateurs qui l'entourent. A l'heure
où l'on essaie de répandre à la campagne, par les instituteurs
et les professeurs d'agriculture, des notions de culture plus
rationnelle, le terrain de l'instituteur ne sera-t-il pas le champ
d'expérience tout désigné dans la commune pour les innova-
tions et les progrès, et ne pourra-t-il pas à ce titre remplir en
quelque manière les fonctions d'initiative qu'on assigne d'or-
dinaire exclusivement à la grande propriété ? Enfin, après la
fatigue des longues heures de classe, le travail au grand air ne
4o4 UKGUEIL DK LKGISLATION.
serail-il j)as jioiir rinstituleiir la {)Ius saine, la plus réconfor-
tante (les o((Mij)Mlions ? Le travail ])urenient cérébral a ses
dangers de (oiile espèce, el nous ei(»\(»iis (juil serait souliai-
lahle et salul)re, poui" tous ceux (]ui vivent surt(jut par l'esprit,
de j)onvoir s'occuper quehpies instants, t(»us les jours, au travail
de la leir<'. C/esl dii'e qu<' nous nous sonnnes réjouis de
trouver deux insliluleuis (l'un en activité, l'autre en l'ctraitej
j)arnii nos dégrevés.
Par contre, M. Leroy-Beaulieu signale avec une insistance
toute particulière les médecins, notaires, huissiers, et leurs
jardinets, comme bénéficiant, et bénéficiant à tort, du dé;^rè-
Aement.
A priori, on pourrait être tenté de lui répondre que l'exi-
g-ence posée par la loi d'une cote personnelle-mobilière maxima
de 20 fraiics (part de l'Etat) constitue un obstacle au dégrè-
vement de ces contribuables, et il en est ainsi toujours certai-
nement dans les villes, plus rarement, il faut le reconnaître,
dans les canq)a^nes. Ces contribuables pourront assez fré-
({uemment obtenir le dégrèvement de l'impôt foncier pour leurs
jardins; la part de l'Etat, dans leur contribution personnelle-
mobilière, sera souvent, en effet, inférieure à 20 francs.
Deux séries de constatations nous permettent de l'affirmer :
1° Le produit total de la contribution personnelle-mobilière
se divise entre l'Etat, les départements et les communes dans
la proportion de 54,2 7o pour l'Etat et de 4^3,8 "/o pour les
départements et communes'. Il en résulte qu'une cote de
20 francs, part de l'Etat, implique en moyenne une cote to-
tale de 36 fr. 90. Or, les cotes personnelles-mobilières infé-
rieures à 3o francs (Etat, départements et communes) repré-
sentent 88,81 °/o du nombre total des cotes mobilières de
1. \JAiiniuiire des contfibiitions directes, igoS, p. l\l\, donne le produit
déHnitif, en principal, des centimes d'Etat, départementaux et communaux
des diverses coutributions pour igo3. I^a part de l'Etat se monte à 97 mil-
lions ; le produit total de la contribution personnelle-mobilière à 1 79 millions .
LES BKINÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. 4o5
province'; autrement dit, plus de 90 % des cotes mobilières
(si l'on tient compte de ce que nous n'avons la proportion
exacle (pie pour les cotes inférieures à 3o francs et non pour
celles inférieures à 36 fr. 90) ne dépassent pas 20 francs (part
de l'Etal). C'est donc que les neuf dixièmes des contribuables,
la presque unanimité, rempliraient sur ce point les conditions
pour bénéficier du dégrèvement. Et les premières exceptions
à apporter à cette quasi-règ-le ne sont certainement pas, d'une
manière générale, les médecins, notaires ou liuissiers des
campag'nes.
2° Le taux moyen de l'impôt personnel-mobilier (pari de
l'Etat) par rapport au loyer était pour 1908 de 0,70 °/°';
c'est-à-dire qu'un impôt de 5,70 représentait en moyenne une
valeur locative de 100 francs. A ce taux, une cote de 20 fr.
(part de l'Etat) représente une valeur locative de 35o francs
environ. Il est probable qu'un assez grand nombre de contri-
buables dont nous nous occupons en ce moment restent en-
deçà de cette limite et par conséquent peuvent bénéficier de
la loi de 1897.
Si certains médecins, notaires, huissiers, etc., résidant à la
campagne, voient les jardins attenants à leur demeure dégre-
vés, en réalité, ces contribuables sont fort peu nombreux
par rapporta l'imposante masse des paysans; n'oublions pas
que trois millions de personnes sont dégrevées ; il est donc
assez inutile d'insister outre mesure sur les quelques milliers,
peut-être, de médecins ou d'huissiers qui peuvent, par rac-
croc, bénéficier de quelques centimes du dégrèvement.
1. Annuaire c/es con/rib/i/ions ilii-edes, p. ii3, et Docnnien's stafisti-
i/iies sur les cofes foncières des 'pr<>j)riétés non bâties et les cotes person-
nelles-mohilières, i8y6. p. ()6. Les tableaux fournis par ces pul)[ications
sont relatifs à l'année i8(j4, où a eu lieu le dépouillement f;,-énéral des cotes
personnelles-mobilières.
2. L'Annuaire des con'ributions directes, 1900, p. 108, donne le taux de
l'impôt en principal; grâce aux chiffres fournis à la page !\l\, on peut obte-
nir le taux de l'impôî personnel-mobilier (part de l'Etat).
4o6 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Nous le reconnaissons donc : le dëi^rèvemenl de la loi de
1897 proHle à un assez t!;Taiifl nonil)re de personnes qui ne
vivent pas exclusivement de la terre. A quel chiffre, sur les
3,200,000 déi^revés, peut-on les estimer? Il est extrêmement
difficile de le faire avec quelque [)récision. Mais si l'on jette les
yeux sur une commune rurale, il est facile de constater que les
artisans et fonctionnaires réunis constituent une minorité très
restreinte dans la population. Sur les vinçt et un dég-revés que
nous avons examinés au hasard dans deux comnuuies très dis-
semi)lal)les , nous en avons constaté six, c'est-à-dire un peu
plus du quart et un peu moins du tiers. Il est vraisemblable
que cette proportion est générale, et que l'on peut estimer,
par conséquent, au chiff're relativement considérable de un
million environ les contribuables dégrevés en vertu de la loi
de 1897 et qui ne vivent pas exclusivement de la terre.
Mais si l'on déduit des 3, 200,000 dégrevés les 5oo,ooo
ouvriers agricoles propriétaires et le million de contribuables
qui ne vivent pas exclusivement de la terre, il reste encore à
rechercher la situation des 1,700,000 autres contribuables : ne
seront-ils pas ces « véritables petits propriétaires » que l'on a
cherché à favoriser et qui sont dignes de tout intérêt? Non,
assure M. Leroy-Beaulieu , dans un article de rEcbnomiste
français, il s'agit là de cotes foncières représentant non des
terrains cultivables, mais uniquement le sol des maisons ou
constructions rurales. On sait que les bâtiments sont à la fois
frappés de deux impôts fonciers : l'impôt sur la propriété
bâtie, qui frappe la construction elle-même ; l'impôt sur la
propriété non bâtie, qui frappe le sol sur lequel le bâtiment
est élevé. Bien entendu, l'impôt qui porte sur le sol de la
maison est infime, et, il faut le reconnaître avec M. Leroy-
Beaulieu, les cotes foncières inférieures à 5 francs, en prin-
cipal et centimes additionnels, qui sont plus de 8,200,000'
I. Documents statistiques sur les côtes foncières, 1896, p. 16. Le nom-
LES BÉ;NÉFICIAIRES de la loi du 2 1 JUILLET 1897. ^^7
(sur i4 millions de cotes foncières en totalité) « représentent
pour la plupart, non des lopins de terre en culture, mais
simplement le sol des maisons ou constructions rurales ». Ce
serait donc, non pas la propriété rurale, mais la propriété
bâtie qui profite en dernière analyse du dégrèvement.
Nous examinerons successivement, pour apprécier le bien
fondé de cette opinion, la situation des maisons à la campa-
gne et à la ville :
1° Maisons à fa campar/nr. C'est l'hypothèse où paraît
se placer plus spécialement M. Leroy-Beaulieu. Mais, en
France, on trouvera bien rarement une maison dans un
village sans une exploitation rurale ])liis ou moins modeste,
de sorte que la cote foncière visant le sol de la maison ne
sera qu'un élément de l'imposition foncière totale qui frappe
le propriétaire. Dans le village de Labarthe-Inard (Haute-
Garonne), nous demandions à un halntant de la commune
très documenté sur la question le nombre approximatif des
propriétaires fonciers de la commune. Il nous répondit :
a C'est très simple à savoir; il n'y a qu'a compter le nombre
des maisons ». Il en serait de même dans la î^rande majorité
des communes rurales françaises.
2" Maisons urbaines. Si le pro[)riétaire de la maison
urbaine remplit les conditions prévues par la loi de rSgy,
c'est-à-dire si la totalité des cotes foncières à sa charg-e
ne dépasse pas (part de l'Etat) 2.5 francs et si sa cote person-
nelle-mobilière (part de l'Etat) ne dépasse pas 20 francs, il
pourra certainement être déi^revé. Dans ce cas, la maison con-
sidérée sera vraisemblablement fort modeste; l'impôt qui
frappe le sol sur lequel elle s'élève, et par conséquent le déç;-rè-
vement correspondant, si insignifiants, que vraisemblablement
bre des propriétés bàlies relevé par l'enf[uète de iHijy s'élève à neuf millions
environ [Auniinirp (h's contrih. dir., p. -70)
4o8 RECUEIL DE LÉGISLATION.
le propriétaire urbain s'abstiendra de toute demande en dégrè-
vement.
Ces hypothèses sont confirnK'es ijlfinoniont par les données
de la stalisTupie.
I" Le département où le dég^rèvement de 1S97 a produit
son elîet minimum est un de ceux où domine la propriété
bâtie' ; en 1908, sur les 3 millions et demi d'habitants de la
Seine, 449 seulement ont été dégrevés; laissons de côté ce
département à raison de sa situation toute spéciale; compa-
rons deux départements également agricoles et qui compren-
nent un nombre à peu près égal de maisons : le Maine-et-
Loire avec 1 5 1,394 maisons et le Puy-de-Dome avec i55,5i3".
Si les assertions de M. Leroy-Beaulieu étaient exactes, il
faudrait que le nombre des contribuables profitant de la loi
de 1897 fût presque semblable dans l'un et l'autre de ces
départements. Or, il se trouve qu'avec un nombre de maisons
presque identique — et toutes choses presque égales d'ailleurs
— le nombre des propriétaires dégrevés est environ triple
dans le Puy-de-Dôme (91,176 dégrevés contre 82,744 dans le
Maine-et-Loire, pour 19023). Comment expliquer un écart
aussi notable? En se reportant tout simplement à la statisti-
que des cotes foncières non bâties pour ces deux départe-
ments, nous en trouvons 826,000 dans le Puv-de-Dôme et
172,000 seulement pour le Maine-et-Loire^. L'élément pro-
1. On compte, pour 1904. 194,914 niaisous dans le département de la
Seine {Ann. des contr. dir. p. 84).
2. Ihid. Ajoutons que la population de ces deux départements est très
semblable (5oo,ooo dans le Maine-et-Loire, 628,000 dans le Puv-de-Dôme) ;
leur superficie assez voisine (721 ,000 hectares pour le Maine-et-I^oire, Soi ,000
pour le Puy-de-Dôme); le principal de leur contribution foncière non bâtie,
presque identique (1,960,000 et 1,849,000 francs). {Ihid., p. 58, 6;j, 5^^)
3. Renseignements fournis par la Direction générale des Contributions
directes. Nous adressons à M. le Directeur général des Contributions direc-
tes l'expression de toute notre gratitude pour les importants documents
qu'il a bien voulu nous communiquer.
4. Ann. des Contr. dir., p. 58.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. 4^9
priété bâtie est donc à peu près indifréreiit pour l'application
de la loi de 1897, puisque deux départements offrant le même
nombre de maisons présentent des quantités de contribuables
dégrevés si différentes; si le Puy-de-Domc compte un nombre
aussi considérable de dégrevés, c'est uniquement à raison du
morcellement de la petite propriété foncière dans cette région;
le dégrèvement profite donc surtout aux petits propriétaires
fonciers ' .
2° Dans la perception de Toulouse (S*^ circonscription), les
cotes foncières non bâties de 2 francs sont déjà considérables,
et, d'autre part, les 20 francs de cote personnelle-mobilière
(part de l'Etat ) supposent ici une imposition totale de près de
4o francs à cette contribution. Or, il n'y a pas un cinquième
des contribuables qui payent plus de [\o francs. C'est dire que
la très grande majorité des propriétaires serait susceptible
d'obtenir le dégrèvement. Or, le nombre des demandes est
absolument dérisoire : 28 en 1908; 29 en 1904. C'est évidem-
ment que les contribuables ne jugent pas opportun de faire
une demande pour un minime dégrèvement.
3'^ On peut constater, entre les précisions des auteurs de la
loi et les résultats de son application, un désaccord flagrant.
M. Flandin prévoyait 7,5oo,ooo contribuables dégrevés^.
D'autre part, le sacrifice auquel consentait l'Etat se montait à
25,8o4,ooo francs. Or, en fait , le nombre des demandes
admises en 1898 ne dépassait pas 3,438,899, soit [\\},iï^ 7o
1. On pourrait multiplier les exemples. Voici, par exemple, l'Arièg-e, avec
sa population de 2o(3,ooo habitants, sa superficie de 490,000 hectares et ses
08,000 maisons seulement, qui compte 40jOOo contribuables dégrevés par
la loi de iSq^; tandis que le Maine-et-Loire, avec ses 5oo,ooo habitants,
ses 721,000 hectares et ses i5i,ooo maisons 'beaucoup plus du double que
l'Arlèi^'e), ne voit que 82,000 contribuables dés;revés. N'est-ce pas la preuve
manifeste que ce qui compte pour le dé!>Tèvement, c'est beaucoup plus la
véritable propriété rurale que le sol des maisons?
2. M. Jourdan (Var), confondant évidemment le nombre des cotes fon-
cières et celui des propriétaires, en prévoyait même 1 1 millions.
/jIO RECUEIL DE LEGISLATION.
(les j»irvisi(ms ; depuis, cr rioiiihrc n'a cessé de décroître.
Quant au montant des dégrèvements accordés, il atteis^nait la
première an nt'c aussi son maximum ( lO, 04,007), soit 64,34 "/o
du coût prévu.
Ce déchet considérable, soit (piant au montant des dégrè-
vements, soit surtout quant au iKuuhie des contribuables
dégrevés, comporte plusieurs causes concurrentes : d'une part,
sans doute, le peu de sûreté des évaluations, surtout en ce qui
concerne la combinaison des conditions exigées par l'article
premiei' de la loi de 1897; de l'autre, un nombre considérable
d'abstentions de la part des contribuables intéressés.
Ces abstentions elles-mêmes s'expliquent par diverses rai-
sons :
a) Le fait que le dégrèvement n'a pas lieu d'office et que
le contribuable intéressé doit prendre vis-à-vis de l'adminis-
tration l'attitude d'un solliciteur. D'après la loi de 1897 et le
décret qui en a réglé l'application, il semblait bien que tous
les ans une nouvelle demande fût nécessaire pour obtenir le
dég'rèvement. Cette solution présentait l'inconvénient très
g-rave au point de vue pratique de surcharger périodiquement
l'administration d'une très encombrante et très inutile pape-
rasserie, et, d'autre part, de compromettre l'efficacité de la
loi, en exigeant tous les ans de chaque aspirant au dégrève-
ment une demande nouvelle. Aussi, une circulaire du Direc-
teur général des contributions directes informait son person-
nel, le 24 décembre 1898', d'une décision ministérielle en
vertu de laquelle « les propriétaires fonciers avant bénéficié en
1898 de la remise d'impôt... et réunissant les conditions ci-
après obtiendraient en 1899 un dégrèvement égal... sans être
tenus de renouveler leur déclaration. Cette décision, ajoutait
la circulaire, est applicable aux contribuables dont la contri-
I. Cire, du Directeur g'énéral des contr. dir. du 24 décembre 1898,
no 928. Voir aussi la cire, du 24 décembre 1898, du Directeur de la comp-
tabilité publivjue aux percepteurs, n^ lyA-^-
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 .IIILLET 1897. l\ll
bution personnelle-mobilière sera restée en 1899 cçale ou in-
férieure à 20 francs (part de l'Etat ) et qui depuis le dernier
dégrèvement n'aurait acquis ou aliéné aucun immeuble non
bâti. Le dégrèvement restera subordonné à la présentation
d'une déclaration : 1° pour les contribuables dont la situation
se sera modifiée à raison d'acquisitions ou d'aliénations im-
mobilières et qui malgré ces modifications se trouvent encore
dans les conditions voulues pour obtenir une remise d'impôt ;
2° pour les contribual)les auxquels il n'a pas été accordé de
dégrèvement en 1898 et qui y auraient droit en 1899 ». Les
circulaires ont donc simplement atténué sur ce point les exi-
g-ences que semblaient imposer loi et décret; une déclaration,
une demande, n'en restent pas moins nécessaires à la base de
tout dégrèvement, qu'il s'agisse de l'obtenir pour la première
fois ou de se faire dégrever à nouveau après radiation ' ; les
circulaires n'ont eu pour effet que de prolonger, en certains
cas, l'effet utile des déclarations. L^n dégrèvement automati-
que eût profité à tous les ayants-droit; la nécessité d'une
démarche préliminaire devait nécessairement en écarter un
certain nombre.
La diminution très sensible qu'on remarque en 1899 dans
le nombre des dégrevés^ résulte, cette année-là, d'une cause
particulière : la circulaire du Directeur de la comptabilité pu-
blique du 24 décembre 1898 portait que « les contribuables
maintenus d'office sur les états de dégrèvement sont ])réveiuis
par lettres spéciales. En ce qui concerne les contril)uables
rayés d'office des étals de dégrèvements, le percepteur n'aura
à leur transmettre aucun avis spécial ». Le résultat de cette
1. Notons (]ue, d'après les ternies de la circulaire précitée, on peut être
radié d'ofUce tout en ayant toujours droit au dégrèvement ; il en est ainsi
lorsqu'un changement quelconque, même une diminution, s'est produit
dans le patrimoine immobilier.
2. Il y eut, en 1898, 3,438,899 dégrevés, et en 1899, 3,299,021, soit
140,000 de moins environ.
/4 I 2 RECURIL DE LKGISLATION.
orai'anisalioti ('lail l'acilc à pri'voir : Irs ronirihuables doni la
l'orhim' iiniuohilière s'étail iiioditirc ii^'laiciit nullement pré-
venus de leur radiation; ignorants de la situation (jui leur était
faite, ils ne formaient pas de ncmvelle demande et se trou-
vaient pour cet le année exclus du hénéfiee du déy^rèvement. Le
système de la circulaire Ar t8()8 avait encore un yrave incon-
vénient, celui d'oblii^er les percej)teurs ii une formidable pape-
rasserie, chacun des 3 millions de contribuables restant déi^re-
vés devant recevoir une notificalion individuelle.
l'île nou\elle circulaire du 27 déceml)ie 1899' supprima
avec raison la lettre d'avis aux ccjutribuables maintenus d'of-
fice au d(''i;rèvement; « par contre, il a paru utile d'aviser
individuellement les contribuables qui seront rayés... et qui
n'auront pas présenté de demande d'office. Pour chacun
de ces contribuables, le percepteur préparera une lettre d'avis
sur laquelle se trouveront imprimés les deux motifs principaux
de radiation. »
Dorénavant, ce seront donc les contribuables radiés des
états de dégrèvement qui seront avertis et qui pourront pré-
senter eu connaissance de cause une nouvelle demande. Com-
ment expliquer dès lors que, de 1899 à 1900, le nombre des
contribuables dégrevés ait continué à baisser', moins vite il
est vrai que l'année précédente? Par suite d'une rédaction
défectueuse de la circulaire du 27 décembre 1899, qui a encore,
par un détour, privé du dégrèvement un certain nombre
d'ayants-droit. Lorsque le percepteur d'une commune s'aper-
çoit d'une modification dans le patrimoine immobilier (pro-
priété non bâtie) d'un contribuable, inscrit aussi sur les rôles
de l'impôt foncier d'une autre perception et dégrevé sur cette
dernière, il avise de cette modification son collègue, dans le
délai de quarante-ciiuj jours après la publication des rôles de
1. X'' 1760.
2. 11 y a eu, pour iSijg, 3,299,541 dégrevés, et pour 1900, 3,249,891,
soit 5o,ooo de moins environ.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. 4l3
l'année. C'est seulement après cette communication des bulle-
tins de modification que les contribuables intéressés sont
avertis; la notification aux contribuables peut donc avoir lieu
en fait plus de quarante-cincj jours après la publication des
rôles. Mais, d'après le décret du 4 décembre 1897, c'est dans
le délai d'un mois après cette publication qu'ils doivent for-
muler leur demande; ils peuvent donc se trouver forchjs au
moment où leur parviendra l'avis de radiation. Cette circons-
tance nous explique comment la diminution dans le nombre
des dégrevés a été seulement ralentie en 1900 et comment le
dégrèvement n'a pu se relever dès la première année, mais
seulement en 1901, où il atteint à peu près le niveau de 1899',
Dans tous les cas, j)Our obtenir un premier ou un nouveau
dégrèvement, il faut prendre vis-à-vis de l'administration l'at-
titude d'un solliciteur, il faut demander, remplir ou faire rem-
plir des formules, etc., et cette circonstance est certainement
de nature à écarter un certain nombre de contribuables.
h) La nécessité de former, en certains cas, outre la demande
en dégrèvement, une demande en mutation de cotes'. Un très
grand nombre de cotes foncières, en effet, ne sont pas inscri-
tes au nom du véritable propriétaire de l'immeuble qu'elles
représentent, mais au nom soit du vendeur de l'immeuble,
soit d'un ascendant du propriétaire actuel. Cet état de choses
irrégulier a pu se maintenir, car il est fort indifférent au con-
tribuable de payer l'impôt sur son nom ou sous le nom d'au-
trui, tandis que les percepteurs ont un intérêt pécuniaire à la
multiplicité des cotes, et s'efforcent, par exemple dans le cas
1. 3,299,126 dégrevés.
2. Il est intéressant, à ce sujet, d'examiner la statistique des réclama-
tions en matière de contributions directes {Ami. des contr. clir., p. 212).
En 1897, o"^ comptait 3,474 demandes contentieuses en matière de contri-
bution foncière non bâtie; il y en a eu, en 1898, 23,422; en 1899, 12,746.
Cette aug-mentatiou énorme est due, comme le constate VAnnuaire, aux
nombreuses demandes en mutation formulées pour l'application de la loi de
1897.
l\il\ RECUEIL DE LEGISLATION.
OÙ deux immeubles se réunissent entre les mains d'un même
|)r()[ni(''laire, de luiiintenir les <lenx cotes antérieures. Cette
incxacliliide dans l'allrihiition des cotes est j)articulièr«'menl
choquante dans la très petite propriété, <|ui est à la fois mor-
celée à l'excès et soumise à des mutations nombreuses. Aussi
la loi de 1897, ou plutôt le décret qui l'a suivie, ont-ils tenu
à profiler de l'occasion qui s'offrait pour tâcher de rég^ulariser
cet état de choses.
Pour les demandes contentieuses en décharg-e ou réduction,
l'inscription au rôle du propriétaire demandeur est une con-
dition nécessaire de recevabilité; il n'en est pas ainsi des de-
mandes prévues par la loi de 97 ' ; l'article premier du décret
du 4 décembre admet la demande de tout propriétaire ou usu-
fruitier, « que ces cotes soient ou ne soient pas inscrites à son
nom ». D'une façon g-énérale, la demande en mutation de
cote n'est donc pas imposée au réclamant.
Mais il peut se faire que dans sa demande de dég^rèvement
le. réclamant comprenne -des cotes foncières concernant des
immeubles dont il n'est propriétaire que pour partie. Suppo-
sons, par exemple, un grand-père maternel ayant laissé à ses
deux petits-fils un champ sans que la mutation de cote ait
été faite; l'un des deux héritiers, propriétaire de la moitié du
cliamp, réclame le dégrèvement; il doit comprendre dans sa
demande la cote foncière toujours inscrite au nom de son
grand-père et concernant cet immeuble, dont il n'est pro-
priétaire que pour partie. Sur les déclarations imprimées qui
servent aux contribuables, un tableau spécial est réservé aux
« articles de rôles fonciers comprenant des propriétés qui n'ap-
partiennent pas toutes au réclamant, que ces articles soient
ou ne soient pas établis à son nom ». En regard de ce tableau
figure un « avis important » ; au sujet de ces cotes « le contri-
I. Nous avons vu ailleurs que c'est là une des raisons pour lesquelles
on peut dire que ces demandes ne présentent pas un caractère contentieux.
(Année administrative, 1904^ p. 21.)
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 21 JUILLET 1897. ^l5
buable doit déclarer s'il entend adresser au préfet une de-
mande en mutation de cote ». (Cf. art. 2 du décret.)
Dans le cas (jue nous envisageons, une oblig^ation spéciale
incombe au réclamant : celle de fournir une déclaration sur
le point suivant : fera-t-il ou non une demande en imitation
de cote'? Le décret s'efforce de le déterminer à la première
solution, en atténuant sin$;"ulièrement l'importance du dégrè-
vement s'il s'y refuse". Dans ce cas, on tiendra compte de ces
cotes pour déterminer le quantum du dégrèvement (total, des
trois quarts, de demi, du quart, suivant que l'ensemble des
cotes, part de l'Etat, atteint 10, i5, 20 ou 2.5 francs); mais on
n'appliquera pas le dégrèvement ainsi calculé aux dites
cotes; celles-ci seront exclues du dégrèvement, même pour la
partie dont le réclamant est propriétaire.
Voici l'exemple donné par la circulaire du 9 décembre 1897 3.
Supposons un contribuable assujetti à une cote foncière de
9 francs (part de l'Etat) et possédant dans un deuxième im-
meuble imposé à 12 francs une portion de terrain correspon-
dant à une contribution de i franc. S'il demande la mutation
préalable, l'ensemble des cotes inscrites à son nom s'élèvera
à 10 francs; il sera totalement dégrevé.
Si, au contraire, il ne demande pas la mutation, pour cal-
culer le quantum du dégrèvement on ajoutera les deux cotes;
leur montant total s'élevant à 21 francs, le taux du dég^rève-
ment sera fixé au quart et sera appliqué seulement à sa cote de
9 francs, c'est-à-dire qu'il ne bénéficiera que d'un dégrèvement
1. Cette obligation supplémentaire, nécessaire pour le bénéficiaire de la
loi de 1897, résulte non de la loi mais du décret du 4 décembre; certains
auteurs ont considéré la disposition qui la prescrit comme illégale : voir
notamment Wahl, Renie du Droit public, t. IX, p. 498, note 2, et notre
étude dans VAnnée administrative, 1904, p. 22.
2. On peut considérer avec M. Wahl comme une deuxième illégalité cette
deuxième restriction.
3. Cette circulaire très importante (avec ses annexes elle atteint i25
grandes pages) se trouve dans le Recueil officiel des Lois et Règlements
relatifs aux contributions directes, première partie, 17e vol., 1898,00915.
AlO RECUEIL DR LEGISLATION.
de 2 fr. 2.'). « Ouaiit à la deuxù^'iuo cote de 12 francs, ajoute la
circulaire, radiiiiiiislialioii ne peut, hieii entendu, en accorder
remise «l'un quarl au réclamant, puisque ce dernier ne doit
pas rinléurilé de la cote; elle ne peut pas davantat^-e accorder
au r(''clamanl remise d'un (piail de la portion de la cote qui
ririh'ressc, piiisfpi'cn Taljsence diiiH' miilalion de cote cette
porlioii n'est pas déterminée d'une manièie certaiiie. » Dans
riiv[>ollièse in(li(piée, le contrihnahie peid donc 7 t'r. 70 à ne
pas demander la mutation.
11 est même des cas où, sans demande en mutation, il ne
peut obtenir de dégrèvement. Pour cela, supposons que la
deuxième cote au lieu d'être de i franc s'élève à 1 7 francs et
intéresse pour i franc le contribuable. Le total des deux cotes
(9+ 17) atteignant 26 francs, aucune remise ne serait pos-
sible, puisque par là le maximum légal serait dépassé. Après
la mutation le contribuable ne serait imposé que pour 10 fr.
/Q_|-ij^ c'est-à-dire qu'il pourrait être intégralement dégrevé.
Il est possible que ces difticultés aient détourné un certain
nombre de contribuables de solliciter ou les aient empêchés
d'obtenir le dégrèvement de la loi de 1897.
c) La brièveté du délai dans lequel les demandes doivent
être formulées : un mois après la publication des rôles (art. 7 du
décret). En fait, les avertissements ne sont envoyés que dans
la première quinzaine (jui suit la publication; et comme ceux-
ci, doivent être annexés aux demandes (art. 5 du décret), le
délai est en fait réduit à quinze jours. Nous avons même vu
plus haut' qu'en certains cas le contribuable non maintenu
sur l'état des dégrèvements était averti trop tard de sa ra-
diation pour pouvoir utilement former une nouvelle demande.
Cette excessive brièveté du délai a été signalée à la Chambre
par M. Petit Jean \ On lui a répondu que ce délai d'un mois
1. P. 4i3.
2. OJ/'., 1902, Déb. Pari., Ch., S. E., p. 2905.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. 4l7
est justement celui qui est fixé pour les déclarations à faire
dans les mairies en vertu de la loi du 2,5 juillet 1887. La ré-
ponse est aussi insuffisante que possible : dans ce dernier cas,
en effet, subsiste pour le contribuable, malg-ré sa déclaration,
dans le cas où elle serait rejetée, le droit de recourir au con-
tentieux; pour les dégrèvements de la loi de 1897, ^"^^ ^^^^
le délai d'un mois expiré, toute réclamation ultérieure est im-
possible. Pour la première année d'application de la loi, le
délai d'un mois, manifestement insuffisant, fut exceptionnelle-
ment doublé. (Circulaire du directeur général des contribu-
tions directes en date du 9 février 1898, n° 922.)
d) L'application de la loi de 1897 dépend dans la plus large
mesure du bon vouloir des percepteurs et des secrétaires de
mairie'. Ce sont eux qui, en fait, rédigent la plupart des
demandes, et qui seuls peuvent les rédiger. La circulaire du
Directeur général de la conqjtabilité publique du 18 décembre
1897 avait sans doute prescrit aux comptables et à leurs com-
mis (( de rester étrangers à la rédaction proprement dite des
demandes : ils doivent guider tout contribuable dans la for-
mation de sa demande, mais il leur est défendu de rédig-er
eux-mêmes cette demande et à plus forte raison de la si-
gner ». Cette interdiction absolue dut être atténuée par la
circulaire du 28 janvier 1898 qui autorisait les comptables et
leurs commis « à rédiger les demandes; mais il leur est interdit
de les signer... Les comptables et leurs commis ne doivent
accepter aucune rémunération des contribuables ».
Les percepteurs suivent-ils scrupuleusement la « recom-
mandation » qui leur est faite de signaler le dégrèvement aux
contribuables intéressés ? Apportent-ils toujours une entière
I. Voir notamment à ce sujet la circulaire du Directeur général de la
comptabilité publique aux percepteurs (reproduite comme annexe à la cir-
culaire du Directeur yen. des contr. dir. du 9 février 1898 précitée) : « En vue
de donner à la loi la plus grande publicité, il est recommandé aux compta-
bles de rappeler... ([u'un dégrèvement d'impôt foncier peut être obtenu... »
27
4l8 RECUEIL DE LEGISLATION.
hoiinc j^iàce à se mettre à la disposition des solliciteurs? En
fait, il faut reconnaître qu'il y a là pour eux un siu'croît de he-
sogne imprévu, non K'nninéré, etqui ne renlic pas directement
dans leurs attrihulions normales. Ajoutons que l'application
de la loi de 1897 donne aux percepteurs, et d'une fa(;on géné-
rale à toute l'administration des contributions directes, une
surcharge extrême de travail, et par consc-quent «pi'il est assez
naturel, et fort conforme à la loi du moindre effort, de voir les
{)erceptenrs peu favorables à l'extension des dégrèvements,
tpii leur demanderont d'autant plus de peine et de temps qu'ils
seront plus nombreux. Dans les cas surtout où la mutation
de cote est le préliminaire obligatoire — ou presque — du
dégrèvement, l'opération sera évidemment mal vue par le per-
cepteur quand elle se traduira par une diminution dans le nom-
bre des cotes, c'est-à-dire dans le chiffre de ses émoluments.
Dans les campagnes, le percepteur est souvent trop éloigné,
trop peu accessible ; on préférera s'adresser au secrétaire de
mairie. On sait la violence surprenante que revêtent, dans les
communes rurales, les inimitiés personnelles ou politiques; il
est donc à craindre qu'en certains cas, certains contribuables,
opposés à la municipalité au pouvoir et appartenant à ce
qu'on appelle dans les campagnes du Midi « le contré-parti »,
soient écartés en fait du dégrèvement.
e) L'exclusion des fermiers comme bénéficiaires du dégrè-
vement'. Quoique la loi du 3 frimaire an Vil les expose en cer-
tains cas aux poursuites pour le payement de l'impôt foncier,
les fermiers n'ont pas qualité pour demander personnelle-
ment le dégrèvement; même si, d'après les causes du bail, le
fermier doit supporter définitivement la charge de l'impôt, le
mandat exprès donné par le propriétaire lui est nécessaire
pour réclamer le dégrèvement de la loi de 1897.
I. Circulaire du Directeur de la comptabilité publique du 18 décembre
1897, p. 8.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LV LOI DU 2 1 JUILLET 1897. ^19
/) La nécessité pour les illettrés qui doiveut être relative-
ment nombreux parmi les dégrevés de recourir, pour formu-
ler leur demande, à une attestation d'identité, émanée du
maire (Circulaire du 2 3 janvier 1898).
g) Enfin, et surtout, ririsignifiance du dégrèvement (or, c'est
justement, nous le prouverons bientôt, pour les cotes repré-
sentant le sol des maisons que cette cause d'abstention se ma-
nifeste).
Il est certain, en effet, que le monfant du dég-rèvement est
bien souvent infime : il était en moyenne pour 1898 de 4 fr. 77
par contribuable dé-^revé (3 fr. 78 el 3 fr. 73 pour la catégorie
des dég-rèvements totaux). Déjà, en 1898, MM. Gide et Lam-
bert' prévoyaient que, pour bon nombre de contribuables, le
dé^rèAcmeiit serait tellement insiy;'nifiant qu'ils ne prendraient
pas la peine de le demander. M. Leroy-Beaulieu, à deux re-
prises^, sti£;-matisait cette « poussière de dé^-rèvement ». Seul
à peu près à ce moment dans la doctrine, M. WahP consta-
tait que si l'atténuation d'impôt était insig-nifiante aux yeux de
l'économiste, elle présentait, dans un t^rand nombre de cas, un
puissant intérêt pour le cultivateur dé^-revé; plus le budget
domestique est comprimé et soumis au rég^ime de l'économie
naturelle, plus aussi une détaxe de 10 francs, de 5 francs doit
être bien accueillie. Constatons, d'ailleurs, que personne ne
souhaite la disparition actuelle du dégrèvement qui, uoiis le
reconnaissons, a été assez mal accueilli par les économistes à
1. Revue d'économie politique, 1898,11. 162.
2. Traité de la scienre des finances et Economiste français, loc. cil.
Voir aussi Truchy, Le système des impôts directs d'Etat en France, Re-
vue d'économie politique, 1900, p. 987; le rapport de M. Guillain à VOffi
ciel, 1900, Doc. pari., Ch., S. O., p. 1670 : « I^a loi de 1897 conduit à des
remises d'impôts tellement minimes qu'elles ne présentent aucun intérêt
pour chacun des contribuables déi^revés, tout en représentant un total im-
portant au point de vue des ressources budc^cfaires. »
3. Loc. cit.; voir aussi de (^ontenson, Sijnlicats, mutualités, retrai-
fes, igo.'î, [). i!\().
l\20 RECUEIL DE LÉGISLATION.
ses débuts. En fait, il est vrai, il serait difficile, au point de
vue politique, de le supprimer, et tout le inonde à peu près
partasi^e cet avis". Il est vrai, le projet d'impôt sur le revenu
de M. Rouvier abrog-e la loi de 1897; mais, chose curieuse,
les ennemis du dégrèvement lui ont découvert de ce fait toute
sorte de vertus. Son adversaire le plus acharné, M. Leroy-
Beauliou Ini-inèine, en regretterait la disparition. En 1899, ^'
dédai^iiiiait celte méprisable « poussière de dégrèvement » ; le
29 octobre 1904, dans VEconoiniste français^, il reconnaît
que la loi de 1897 accordait aux populations des campag"nes
de « notables dégrèvements^ ».
On peut, à la rigueur, concilier la première et la deuxième
manière de M. Leroy-Beaulieu : les dégrèvements sont insi-
g-nifiants en tant qu'ils visent le sol des maisons, ils présentent
au contraire un g^rand intérêt quand ils s'appliquent à des
terres cultivées; ils peuvent atteindre 10 fr. 5oc. (pour les
cotes de i4 francs), somme relativement importante par rap-
port à des budgets de 1,000 francs environ, pour des familles
soumises encore, dans une très large mesure, au rég^imc de
l'économie en nature, et pour lesquelles, par conséquent, un
sacrifice en arg^ent est un sacrifice particulièrement pénible, et
un dégrèvement d'impôt une appréciable satisfaction. .
Quant aux dégrèvements minuscules de quelques centimes,
ils répondraient aux cotes foncières représentant le sol des
maisons ''^ : c'est sur ce point, et il est facile d'en fournir la
1. Rapport Guillain, précité, et surtout les discours, à la Chambre, de
MM. Jaurès (29 novembre 1904, Off., Déb. pari., Ch., S. E., p. 2759) et
Lacombe (28 nov., ibid., p. 2725): « Le petit cultivateur, disait ce dernier,
qui a vu sa cote foncière disparaître il y a huit ans, va la voir renaître l'an
prochain. Quelle impression voulez-vous que lui cause le nouvel impôt au-
quel vous allez le soumettre ? »
2. P. 610.
3. Voir aussi la critique du projet Rouvier dans le Temps du 18 juin
1908 : « La petite propriété foncière se verrait ainsi enlever un avantao-e
qui ne lui avait pas semblé négliiçeable ».
4. Economiste français du 24 juillet 1897.
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. '^^I
preuve, que les abstentions des intéressés ont été les plus
nombreuses. En 1898, 4,^07,491 cotes de moins de 10 francs
(part de l'Etat) ont été dégrevées. Or, nous pouvons, grâce
aux documents statistiques pul)liés par l'administrafion des
contributions directes', connaître le nombre total des cotes
foncières existant en France en 1894 et d'une valeur inférieure
à 10 francs (part de l'Etat). En 1894, une cote moyenne de
10 francs (part d'Etat) représentait une cote totale de
20 francs environ" ; or, on pouvait compter approximative-
ment 11,600,000 cotes foncières qui fussent inférieures à ce
chiffre, A supposer même que de 1894 à 1898 un certain
nombre de petites cotes eussent disparu pour des causes
diverses, il n'en subsiste pas moins une diff('rence très notable
entre le nombre de cotes existantes de moins de 10 francs
(11,600,000) et le nombre des cotes dégrev('es de moins de
10 francs (4, -^00,000). Bien entendu, une part de ce déchet
est attribuai )le à l'exigence de la loi relative à la nécessité
d'une contribution (part de l'Etat) personnelle inférieure à
20 francs pour bénéficier du dégrèvement. Mais nous avons
\ii plus haut (p. 4<''">) que l'application de cette règle ne peut
g"uère exclure qu'une (juantilé médiocre de contribuables. Il y
a donc eu une foule d'abstentionnistes. Où les chercher, sinon
parmi ceux dont les cotes étaient les plus faibles, et qui par
conséquent avaient le moins d'intérêt à solliciter le dégrè-
vement?
La différence entre le nombre présumé de cotes inférieures
à 10 francs (part de l'Etat) en 1894 et celui des cotes dégre-
vées totalement en 1898 étant de 7,800,000 environ, on peut
arriver, croyons-nous, à déterminer, approximativement, sur
ce nond:)re, la quantité de cotes attribuables à des abstention-
1. Doc. cit., p. 10.
2. 118 millions perçus par l'Etat; 245, en tout. {Ann. Conir. dir., 1896,
p. 34.)
4*22 RECUEIL DR LKGISLATION.
nistes. De i8()4 >*^ 1898, le nomlni' des colrs foncières (non
bâties) a (liiiiiriiK* de \2^),inn>, nous pouvons supposer, coii-
foriiM'meiil ;iu\ doriiiées ri-dessus, (jue 84 "/,, représerilent des
coles au-dessus de 10 francs (j)art de l'Etat); par conséquent,
environ 100,000 coles oui disparu i\v ce chef. Une déduction
jilus iMi[)orlanle esl à opc'icr sui' ce cliilÏTe à raison de la
nécessilé d'une cote peisonnelle-niohilière de «o francs pour
bénéficier âw dé^•rèvemellt. Nous avons vu plus haut que
89 "/') <*'ivii(»n de l'ensemble des contiibuables français retn-
pliraient celle condilion ; celle ])ropoition ne saurait, à fortiori,
être diminuée si on considère les petites cotes foncières qui,
pour un ^rand membre, appartiennent à des contribuables
assez peu fortunés. Si donc on déduit des 7,800,000 cotes,
d'abord 100,000, puis 11 "/„ soit 800,000 environ, on trouve
approximativement 6,4oo,ooo cotes non dégrevées et qui
auraient j)u bénéficier du dégrèvement.
L'administration des contributions directes nous a fourni
pour 1894 un précieux tableau où fissurent le nombre et la
valeur des cotes foncières présentées par catégories. D'après
ce tableau, on compte environ 5,700,000' cotes au-dessous de
2 francs (principal et centimes); les 5,700,000 cotes représen-
tent une contribution foncière de 2 millions (part de l'Etat),
soit o fr. 35 c. par cote. Donc, si les titulaires des 6,4oo,ooo
coles foncières, les plus minimes, avaient sollicité le dég-rè-
vement, ce dernier se monterait à o fr. 35 c, environ par cote;
or, il s'est élevé en 1898 à 2 fr. 2 5 c. en moyenne^ : c'est
donc que les titulaires des plus petites cotes se sont abstenus,
et nous pouv»Mis identifier, sauf un assez çraud nombre
d'exceptions très naturelles, nos 6,4oo,ooo cotes d'abstention-
nistes ^ avec les 5,700,000 cotes inférieures à 2 francs.
1. Exactement, 5,691,340.
2. Dans la catégorie des plus petits contribuables dégrevés en totalité.
3. Il y aurait lieu en plus de déduire de ces 6,4oo,ooo cotes celles en
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. ^^^
Où trouverons-nous donc les plus petites cotes dég-revées?
Si nous examinons les séries de cotes foncières , nous en
rencontrons 4>^-J75000 de 2 à 10 francs ' (ce qui correspond
de très près aux 45^07,000 cotes de la première catégorie
dég-revés en i8t)8), et ce qui prouve qu'il s'ayit là des mêmes
cotes foncières, c'est que la part de l'inqxU d'Etat supporté
par chacune de ces cotes (2 fr. 4^ c. en moyenne), est très
voisine de celle qui pesait sur chacune des cotes dégrevées et
dont elles ont été déchargées (2 fr. 26 c. en moyenne).
Il est donc vrai de dire que les abstentionnistes sont les
titulaires des plus petites cotes foncières, c'est-à-dire de celles
qui représentent le sol des habitations.
Autre preuve : le nombre de contribuables dégrevés n'a
atteint que 45,25 c. °/o des prévisions, tandis qu'entre le
montant effectif des dégrèvements et le montant prévu, l'écart
est moindre; le montant effectif atteint 64,34 c. % des
prévisions. Cela prouve encore que les abstentions sont en
grande partie le fait de propriétaires qui n'avaient qu'un
minime dégrèvement à espérer.
Autre preuve : la majorité des abstentions s'est produite
chez les contribuables susceptibles d'un dégrèvement total,
c'est-à-dire appartenant à la catégorie seule où des remises
dérisoires sont possibles. On escomptait 5 millions environ de
contribuables dégrevés dans cette catégorie. En 1898, on n'en
compte que la moitié environ, soit 2,285,000.
Il ne faut pas s'étonner d'ailleurs de constater le médiocre
empressement des propriétaires de maisons à demander le
dégèrvement de la part d'inqxM frappant le sol. Il s'explique
facilement par l'insijgnifiance de ce dégrèvement, les formali-
nombre indéterminé qui, individuellement inférieures à 25 francs, dépassent
ce chifïre par leur réunion sur la tète d'un même propriétaire, ce qui rap-
proche encore les deux chiffres.
I. Chaque réclamant de la première catégorie possédait i,G6 cote, en
1898.
424 RECUEIL DE LÉGISLATION.
tés (jn'il soiili'vc o[ siiiloiit par l'rtal d'esprit de ces absten-
tiomiisles. Il s'ai^il là de iiiodcsies projii'K'taires liabitant de
t5raii(les ou |»('lil('s villes (nous axons vu (jue les propriétaires
de maisons à la cauipai^ne sont dans la prescpie totalité des cas
piijpriétaires en même temps d'un tenain non hàti, et qu'ils
bénéficient du dégrèvement pour l'ensendde de leurs proprié-
tés); or, ces personnes sont certainement dans un t'Iat d'esprit
dilïérent de celui du paysan vis-à-vis du dégrèvement; le
petit paysan f'ran(;ais est encore, dans la majorité des cas,
soumis presqu'entièrement au rég'ime de l'économie en nature.
Il consomme ses propres denrées, et s'il réussit à vendre aux
marchés quelques-uns de ses produits, il met soigneusement
de côté le numéraire qu'il réserve souvent, lorsque l'occasion
s'en présentera, pour ime extension de son petit domaine.
Il s'efforce donc de ne dépenser que le moins possible : les
im[)ôts, les vêtements, voilà ses principales causes de sortie
d'argent dans son budget. On conçoit donc que, pour cette
catégorie de contribuables, un dégrèvement, même léger, ait
de l'importance et qu'ils n'hésitent pas à le solliciter. Plus on
avance dans la montag^ne, nous disait un ag-ent des contribu-
tions directes, c'est-à-dire en somme plus on se rapproche du
régime de l'économie naturelle, plus les paysans montrent
d'âpreté à réclamer le dégrèvement d'impôt; c'est ainsi,
ajoutait-il, que l'arrondissement de Saint-Gaudens, infiniment
plus montagneux que celui de Muret, se montre plus exig-eant
à cet égard. Il est certain, au contraire, que le propriétaire
habitant la ville, même la très petite ville, nous présente un
budget, souvent sans doute plus médiocre au fond que celui
du paysan, mais où le numéraire occupe une place prédomi-
nante. Or, croyons-nous, l'importance du dég-rèvement aux
yeux du contribuable doit être appréciée, non pas par rapport
au chiffre total de son budg'et, mais, dans une larg^e mesure,
par rapport à l'élément numéraire de son budg'et : si nou-
supposons deux budgets familiaux de i,ooo francs, l'un exclu-
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DU 2 1 JUILLET 1897. 425
sivement en arg-eiit, l'autre ne présentant que 200 francs de
numéraire, il nous paraît certain qu'mi dégrèvement minime
d'impôt, de o fr. 5o c. par exemple, passera presque inaperçu
du premier, mais non pas du second.
Si don(- nous reconnaissons sur deux points la justesse des
vues de M. Leroy-Beaulieu, si nous lui accordons que le dé-
grèvement a bénéficié dans une très larçe mesure aux journa-
liers agricoles, et aussi jusqu'à un certain point aux artisans
et petits fonctionnaires ruraux, nous ne saurions être d'accord
avec lui quand il affirme que le dégrèvement de 1897 profite
très lari^ement aux propriétaires des maisons.
En 1898, on comptait 8,438,899 contribuables dégrevés;
tenons-nous au chiffre plus modeste de 1908 : 8,202,175.
Nous avons estimé à 5oo,ooo environ le nombre des journa-
liers-propriétaires dégrevés'; à 1,000,000 celui des proprié-
taires dégrevés ne vivant pas exclusivement de la terre; restent
donc 1,700,000 individus qui profitent du dégrèvement et
vivent exclusivement de leur terre. Ce sont bien là, et en
nombre respectable, « de véritables petits propriétaires ».
Ce n'est d'ailleurs pas seulement dans les statistiques que
nous les avons trouvés, mais aussi et surtout dans la réalité.
Nous avons voulu contrôler sur place, dans la vie concrète de
la campagne, les résultats auxquels l'étude abstraite des docu-
ments dans notre salle de travail nous avait conduit. Notre
examen a porté sur deux communes rurales fort éloignées et
très différentes, particulièrement connues de deux étudiants
de notre Conférence, MM. Ségalat et Dessens^ : l'une, Puy-
d'Arnac (Corrèze), compte 811 habitants et i85 propriétaires
fonciers, sur lesquels i45 bénéficient de la loi de 1897; la
1. Il ne faut regarder ees chiffres que comme approximativement exacts;
les journaliers-propriétaires sont souvent très difficiles à distinguer des
« véritables propriétaires ». Tel individu peut travailler ou non comme jour-
nalier chez autrui, suivant les moments, les circonstances.
2. Ce dernier est maire de la commune de Labarthe-Inard.
28
li'lC) IXECUKlh DR LEGISLATION.
population (le la coininiine est décroissante (en 1896, elle était
(le 904); la commune de Labarthe-Inard (arrondissement de
Saint-Gaud(Mis, Haute-Garonne) compte 696 hal)itanls et
200 proprii'liiires environ, sur lesquels i5o hénéficient de la
loi de 1897; la population de la commune tend à s'accroître
(en 189G, elle était de GOi'). Dans ces deux communes, nous
avons constaté (pi'un i^rand nomi)re de petits propriétaires
vivant exclusivement de leur terre étaient dégrevés : tel, à
Labarthe-Inard, le nommé D..., vivant sur sa terre de 4 bec-
tares 67 ares, avec sa famille (son fils, sa belle-iille et trois
petits-enfants, dont deux en Av^e de travailler), est dégrevé de
5 fr, 5o c.
Les exemples que nous offre la commune de Puy-d'Arnac
sont plus probants encore pour deux raisons : i*^ dans cette
commune, l'impôt foncier est particulièrement lourd; tandis
qu'en moyenne il atteint 2 fr. 26 c. (^part de l'Etat) par hec-
tare pour l'ensemble de la France, dans cette commune il
s'élève à 3 fr. 49 c. Par là, le champ d'application du dégrève-
ment se trouve rétréci; 2" à Puy-d'Arnac, la terre est particu-
lièrement ingrate ; la moyenne de la production du blé à l'hec-
tare y varie entre 7 et 10 hectolitres, tandis qu'à Labarthe-
Inard, notamment, elle atteint 16 hectolitres, et pour la France
entière, environ 17 hectolitres en moyenne. Si donc on vit sur
de très petits espaces dans ce pays si maltraité par l'impôt et
par la nature, à plus forte raison le pourra-t-on en des rég-ions
normalement imposées et normalement fertiles.
Nous avons pris au hasard dans la commune de Puy-d'Arnac
I. L'augmentation de la population dans cette commune rurale doit être
attribuée, croyons-nous, à l'existence d'une usine assez importante (une
papeterie, mue par la Garonne). En 1881, la population de la comniune
était de 714 habitants; l'usine ferma pendant une dizaine d'années, et le
chiffre des habitants s'abaissa à 660 ; depuis la réouverture de l'usine, la
population a recommencé à s'accroître. (Sur l'importance des industries au
point de vue du maintien et de l'accroissement de la population à la cam-
pagne, voir K^autsky, La question agraire.)
LES BÉNÉFICIAIRES DE LA LOI DIT 21 JUILLET 1897. [\2']
quatre contribuables dé§Tevés dans chacune des quatre caté-
gories prévues par la loi de 1897 ; (un seul, celui de la dernière
catégorie, a besoin de ressources complémentaires, il les trouve
dans le travail agricole salarié) :
i*^ Un propriétaire dégrevé du quart. Il possède 8 hectares
12 centiares (^dont i hectare 1/2 de pré, 2 hectares 1/2 de
bois, 4 hectares environ de terres labourables) ; il élève deux
vaches, un cheval, quatre porcs, huit moutons. Il vit exclusi-
vement de sa terre, avec une famille de quatre personnes.
Impôt foncier, 62 fr. 87 c. ; part de l'Etat, 24 fr. 09 c; dégrè-
vement, 6 fr. 02 c. ;
2° Un propriétaire dégrevé de moitié. Il possède 5 hectares
39 ares (2 hectares pré, 2 hectares terre, i hectare 89 bois) ;
élève quatre vaches, trois porcs, huit moutons, et vit exclusi-
vement de sa terre, avec une famille de cinq personnes. Impôt
foncier, 4^ fr. 54 c.; part de l'Etat, 19 fr. 67; dégrèvement,
9 fr. 78 c. ;
3° Un propriétaire dégrevé des trois quarts. Il possède
3 hectares 94 ares ( i hectare pré, i hectare bois et 2 hectares
terre) ; élève deux vaches, un âne, deux porcs, six moutons,
et vit exclusivement de sa terre, avec une famille de trois per-
sonnes. Impôt foncier, 27 fr. 5o c. ; part de l'Etat, 16 fr. 65 c. ;
dég-rèvement, 9 fr. 47 c. ;
4° Un propriétaire totalement dégrevé. Il possède 2 hectares
35 ares (55 ares de pré, 5o ares de bois, i hectare 3o de terre
laboural)le); élève un âne, une vache, deux porcs, six mou-
tons. Sa terre est insuffisante k faire vivre sa famille (quatre
personnes) et il va travailler chez autrui un certain nombre
de jours par an. Impôt foncier, 21 fr. 12 c. ; part de l'Etat.
9 fr. 78 c. ; dégrèvement, 9 fr. 78 c.
Notre conclusion, appuyée sur des statistiques abstraites
d'une part, sur des faits concrets de l'autre, sera donc la sui-
[\2S RECUEIL DE LEGISLATION.
vante : la loi de 1897 a profité dans une très large mesure à
ceux pour lesquels elle a été faite, c'est-à-dire aux propriétaires
fonciers, vivant exclusivement de leurs terres, aux « véritables
petits propriétaires' »,
Achille Mestre et Pierre Besse.
I. Cet article est, avec un travail paru dans V Année administrative de
1904, le résultai d'études entreprises, dans la deuxième conférence du docto-
rat polili(iue à la Faculté de Droit de Toulouse, sur le régime fiscal de la
petite propriété foncière.
COMPTES RENDUS
Traité du contentieux des transferts d'actions et d'obliga-
tions nominatives, par J. Bézard-Falgas, docteur en droit,
chef adjoint du contentieux des titres de la Compag-nie P.-L.-M.
— Paris, igoa, 444 pag"es in-8o.
M. Bézard-Falgas s'est proposé d'écrire un traité théorique
et pratique du contentieux des transferts de titres. Il ne mé-
connaît pas le mérite des ouvrages antérieurs, mais leurs
auteurs, se plaçant à un point de vue exclusivement pratique,
se bornaient à exposer des solutions d'espèce dans le dédale
desquelles il était malaisé de se reconnaître.
Le but de M. B.-F. est, au lieu d'envisager les questions
isolément, de les grouper pour en donner une vue d'ensemble
et de « construire une synthèse théorique remontant aux prin-
cipes généraux du droit ». Il limite son sujet aux actions et
obligations nominatives libérées et envisage le contentieux :
1° des transferts et conversions qu'il réunit sous le nom géné-
rique de mutations; 2° des remboursements.
Parmi les caractères essentiels du titre nominatif, il men-
tionne la négociabilité, c'est-'-dire la transmissibilité par voie
de transfert, moyen plus rapide et plus sûr que celui qui
résulte de l'article 1690 du Code civil ».
Le transfert est-il un moyen plus rapide? M. B.-F. l'af-
firme (p. 12), parce qu'il s'approprie une formule courante
qu'on répète par habitude, sans songer à la discuter, mais
/l30 RECUEIL DE LEGISLATION.
dont rinexacliUide est si évidente qu'elle devrait être définiti-
vement abandonnée. M. B.-F. observe lui-même avec raison
que le transfert est compliqué (p. 1 1) el nécessite parfois des
justifications nombreuses d'où résultent des lenteurs (p. i4).
En revanche, les procédés autorisés par l'article 1690 C. c. sont
de nature à se réaliser proniptement et en particulier la sig^ni-
fication d'une cession par huissier j)eut intervenir dans le
plus bref délai. 11 est bien entendu <jue nous raisonnons
exclusivement au point de vue de la rapidité des procédés
juridiques de transmission des créances, titres négociables ou
non négociables, sans vouloir pousser plus avant le rappro-
chement en comparant les frais afférents à chaque procédé,
ou la facilité plus ou moins grande de trouver un nouveau
titulaire de créance suivant qu'elle est constatée par un titre
négociable ou non négociable.
Le transfert est-il un moyen plus sûr? — Non, si l'on s'en
tient à la doctrine traditionnelle qui étend à la transmission
d'un litre nominatif les règles de la cession de créance.
Inter partes, la transmission est parfaite par le seul effet
du consentement, en vertu du principe général de l'arti-
cle 1 138 C. c. qui est applicable aux actions et aux obligations,
comme aux créances et à tous les autres biens (voir les préci-
sions du n" 28).
A l'égard des tiers, la transmission n'est réahsée, pour le
titre nominatif, que lorsqu'elle est rendue publique^ soit par
l'une des formalités de l'article 1690 C. c, soit par le trans-
fert de l'article 36 G. co. — Le transfert des litres nominatifs
apparaît comme un mode de publicité dont le rôle juridique
est comparé par Labbé (note sous Req., 17 décembre 1873.
S., 7.4, 1,409) à la signification portant sur une créance ordi-
naire, à l'endossement d'un titre à ordre, à la transcription
relative à un immeuble. 11 en j'ésulte logiquement que le trans-
fert, pas plus que la signification ou la transcription, ne peut,
dit Labbé, « couvrir la nulUté d'une cession consentie par
COMPTES RENDUS. 43 I
un incapable, ou une personne sans droit et sans pouvoir ».
Cette conséquence du système est en contradiction avec les
préceptes les plus élémentaires de l'économie commerciale
don( l'une des préoccupations constantes est de sauvegarder
les intérêts du crédit pul)lic. Aussi la plupart des auteurs
s' efforcent-ils d'en atténuer la portée. Ceux qui- l'acceptent
pleinement en admettant l'exercice de l'action en nullité et en
revendication sont les premiers à regretter de ne pouvoir l'ex-
clure afin d'assurer la sécurité des négociations. Pour qu'une
action ou obligation constitue un titre sérieux de placement,
il faut que son titulaire, s'il est de bonne foi, puisse regarder
sans crainte le passé aussi bien que l'avenir et qu'il n'ait à
redouter aucune dépossession ni postérieure ni antérieure à
son acquisition.
Sous l'influence de ce besoin pratique impérieux, la Cour
de cassation a inauguré^ non sans hardiesse, il y a trente ans
environ, une jurisprudence dont l'expression figure dans un
arrêt de doctrine de la Gliambre civile du 20 juin 1876. En
vertu de cette jurisprudence d'allure prétorienne, difficile peut-
être à concilier avec celle du Conseil d'Etat (Lévy-Ullmann,
Essai sur les titres nominatifs. Ann. de droit comm. 1897,
p. 61, note 3), le transfert constitue d'une manière absolue et
à l'égard de tous, même s'il a été requis par un ancien titu-
laire incapable ou inscrit par erreur, la preuve complète du
droit du titulaire de bonne foi dont le nom est porté sur le
registre. Contre ce dernier ne peut être intentée une action
en nullité et en revendication : le transfert lui procure une
pleine sécurité et éveille l'idée des inscriptions sur les regis-
tres fonciers dont il est naturel de le rapprocher (rapport de
M. Massigli : Procès-verbaux de la Commission du cadastre;
sous-commission juridic/ue, fasc. I, p. 262).
Par compensation , l'ancien titulaire , dépouillé de ses
droits sur le titre, exerce un recours contre certains tiers
dont l'intervention a [termis d'effectuer le transfert, c'est-
432 RECUEIL DE LEGISLATION.
à-dire contre rétablissement débiteur et contre l'ag-ent de
cliange intermédiaire de la négociation.
On voit combien M. B.-F, a raison d'affirmer que la trans-
mission par voie de transfert est « un moyen plus sûr que
celui qui résulte de l'article 1690 ». La difficulté est de trou-
ver un fondement solide à la règle nouvelle (jui ne permet
plus de revendiquer des titres nominatifs. Lorsqu'une solu-
tion de jurisprudence est inspirée par des nécessités pratiques
évidentes, le rôle de la doctrine est de lui assigner, dans l'en-
semble des constructions juridiques, une place où elle n'entre
en lutte avec aucun principe théorique. M. B.-F. montre com-
ment l'ingéniosité des jurisconsultes s'est donné carrière en
faisant appel à des théories variées : engagement personnel de
l'établissement débiteur résultant de l'inscription sur ses re-
gistres, — dépôt, — novation, — incorporation du droit dans
le titre présentée sous trois aspects. M. Julliot, Essai d'une
nouvelle théorie sur le litige nominatif et le transfert {Rev.
triin. de droit ciuil, 1904)» a mis en avant la théorie de la
stipulation pour autrui qui, à la suite de l'accroissement
indéfini de son domaine, revêt des allures de conquérante.
M. Julliot avait rapporté comme représentant l'opinion ac-
tuelle de M. Thaller un article du Journal des Sociétés,
1882, p. 378, tandis que M. Thaller propose aujour-
d'hui {Traité de dr. comni., 3''^ édition, 1904, n"^ 600) de
voir dans le transfert une délég-ation (art. 1271 et s. C. c.^.
Voilà comment M. Julliot, réparant son anachronisme, a
écrit (Ann. de dr. comm., 1904, pp. 201 et 273) une seconde
étude : Nature Juridique du transfert des titres nominatifs.
Stipulation pour autrui ou délégation, et M. Thaller a clos
brillamment, par une réponse où il ])récise sa pensée, un
tournoi du plus haut intérêt.
M. B.-F., à son toui^ énonce une explication basée sur
l'idée de négociabilité qui est de l'essence du titre nominatif.
Il souligne l'impossibilité de vérifier en fait l'origine de pro-
COMPTES RENDUS. 433
priété et les transmissions successives d'un titre nominatif.
Ce titre, à raison de sa négociabilité, doit rester aux mains de
l'acquéreur de bonne foi, sauf le droit pour l'ancien titulaire
privé de toute action en restitution d'exercer un recours soit
contre l'établissement débiteur, soit contre l'ag-ent de change
coupable d'une faute. — M. B.-F. (n'' 24) met remarquable-
ment en lumière les raisons d'utilité qui forment un fonde-
ment pratique au système de la jurisprudence. L'idée de
négociabilité, qui lui paraît devoir constituer un fondement
théorique définitif du système, aura-t-elle la bonne fortune
d'être accueillie avec faveur et de concilier tant d'opinions
opposées? Ce serait, sans doute, une illusion de l'espérer :
M. B.-F. a du moins le mérite d'avoir donné sa note person-
nelle et proposé une conception originale.
Il n'y a pas lieu d'être surpris que l'établissement débi-
teur, en présence de la responsabilité qui pèse sur lui lors-
qu'il procède à une mutation ou à un remboursement (n°* 47-
ii4), multiplie les précautions et s'entoure de garanties
(n°^ ii5-i84)- On sent que l'auteur, en traitant ces ques-
tions, est tout à fait dans son domaine. Il évolue avec l'ai-
sance d'un praticien consommé à travers des formalités qui
lui sont familières. Il n"a point omis de signaler l'importance
des questions fiscales et dit un mot des impôts spéciaux qui
peuvent atteindre les actions ou obligations : impôt de tim-
bre, impôt sur le revenu, taxe de circulation, impôt sur la
prime de remboursement, impôt de transmission.
En somme, la monographie de M. B.-F., écrite avec com-
pétence sur des documents de première main, complets et à
jour, n'est pas seulement appelée à rendre aux praticiens de
signalés services , elle est digne de recevoir le plus favorable
accueil dans tous les milieux juridiques.
Louis Fraissaingea.
434 RECUEIL DE LEGISLATION.
Loi argentine sur la faillite du 23 décembre 1902.
Tia(luil(> par Hemu Puudiiomme. — Paiis, Pedone, 1904.
La k'gislalioii des failiilcs, dans la République argentine
comme dans tous les pays qui continuent à subir l'influence
du Code de commerce français, fait partie du droit commer-
cial. Bien que le Code de commerce argentin date seulement
de 1890, son livre IV, consacré à la faillite, a été abrogé déjà
par la loi du 28 décembre 1902. Dès sa prochaine édition offi-
cielle, il s'incorporera les articles de cette loi (voir article i65
de la loi du 23 décembre 1902) qui deviendront les arti-
cles 1379-1542 d'un nouveau livre IV. Aussi M. Prudhomme,
après avoir traduit le Code de commerce de 1890, s'est-il em-
pressé de compléter son œuvre par une traduction de la loi
du 28 décembre 1902.
Toute procédure de liquidation universelle et collective du
patrimoine doit avoir pour but, sans compromettre les inté-
rêts du débiteur qui a suspendu ses payements^ de hâter le
règlement des droits des créanciers. D'après la loi argentine,
cette procédure de liquidation peut s'ouvrir à l'amiable ou
d'office.
A l'amiable, elle comporte deux procédés : 1° un concor-
dat intervenu entre débiteur et créanciers; 2° une cession de
biens {acljiidicacion, art. 34-42; futurs art. 1412-20 du C. co.
argentin) au profit de la masse. II y a lieu de noter que celle
cession de biens est très différente de notre concordai par
abandon d'actif, puis([u'elle peut être réalisée en dehors du
consentement du débiteur. Voici, en efl'et, le texte de l'arti-
cle 34 (futur article i4i2) : « Les créanciers, lorsqu'ils n'ac-
ceptent pas le concordat proposé par le débiteur, ou que ce
dernier ne consent pas à accepter celui qui est proposé par
les créanciers, pourront décider de prendre à leur charge
COMPTES RENDUS. l^3b
l'actif et le passif du débiteur. Cette résolutiou devra être
prise à la même majorité que celle fixée pour l'acceptation du
concordat. Celte adjiidicacion des biens est soumise à l'ho-
mologation (lu tribunal ». La difficulté est de trouver une base
juridique à cet article 34, en vertu duquel est autorisée l'ex-
pro{)riation du débiteur à qui « les créanciers demeurent
substitués dans toutes ses actions et tous ses droits et obliga-
tions concernant ses biens », mais (art. 36) sans que « la res-
ponsabilité des créanciers dépasse jamais le montant des biens
adjiKjés ». La Commission du Sénat a cru pouvoir justifier
l'adjiidicacioii des biens en affirmant que les créanciers ont
sur le patrimoine de leur débiteur commerçant une sorte de
droit réel en vertu duquel ils ont la faculté, non seulement
de poursuivre la vente de ce patrimoine pour être payés sur le
prix, mais encore de se l'approprier contre la volonté du
débiteur, à charge d'éteindre les créances garanties par des
privilèges ou des hypothèques.
Cette théorie, qui est de nature à prêter à des discussions
sans nombre, est poussée jusqu'aux plus extrêmes conséquen-
ces, puisque, d'après l'article 4o, « lorsque les biens leur
auront été adjugés, les créanciers pourront, à la même ma-
jorité que celle fixée pour l'approbation du concordat, décider
(|ue l'on continuera les opérations du débiteur en formant une
société dans laquelle cha({ue créancier chii-ographaire figurera
comme actionnaire pour le montant de sa créance ». Les
créanciers de la minorité deviennent les actionnaires forcés
de cette société qui continue le commerce du débiteur.
L'adjiidicacion des biens est-elle appelée à produire d'heu-
reux résultats pratiques qui. lui assureront une longue exis-
tence? Ou bien est-il dans sa destinée, si elle devient une
source d'injustices pour le débiteur et d'abus pour la minorité
des créanciers, de disparaître après une expérience de quel-
(jues années? S'il est difficile de prédire l'avenir de cette nou-
velle institution juridique, il est du moins intéressant de
436 RECUEIL DE LfîlGISLATION.
constater dès son apparition qu'on y voit se révéler, sous un
aspect particulièrement orig^inal, la tendance de plus en plus
marquée des lég-islaleurs qui consiste à appliquer la loi de la
majorité dans les assemblées des sociétés par actions ou des
créanciers d'un failli.
Lorsque la liquidation du patrimoine du débiteur n'a pu
avoir lieu ù l'amiable, elle se poursuit d'office. Mais il importe
d'observer que le débiteur, malg^ré le dépôt de son bilan,
« conserve l'administration de ses biens et poursuit les opéra-
tions ordinaires de son industrie et de son commerce avec
le concours des créanciers contrôleurs, sans pouvoir réaliser
d'opérations ou de cessions qui diminuent son actif ou modi-
fient la situation de ses créanciers » (cf. article ii). La loi
arg-entine ne veut pas que le débiteur considère le dépôt de
son bilan comme la catastrophe suprême qu'il y a lieu d'évi-
ter à tout prix. Elle ouvre contre le débiteur une procédure
neutre qui n'est point qualifiée dès le début. C'est seulement
à des conditions déterminées, notamment si les créanciers ne
votent pas le concordat, que le débiteur subit les déchéances
de la faillite. La loi du aS décembre 1902 s'est ainsi heureu-
sement inspirée des théories les plus modernes et les mieux
conçues et, tout en org-anisant une procédure qui semble très
favorable au débiteur, elle assure une protection vraiment
bien comprise des intérêts des créanciers.
Louis Fraissaingea.
De la responsabilité civile des armateurs à propos d'acci-
dents causés à des personnes de l'équipage par la faute
des préposés du navire, par Octave Marais, avocat, ancien
président de l'Association française de droit maritime.
M. Marais se propose de fixer l'interprétation de l'article 1 1
de la loi du 21 avril 1898. Au nombre des plus importantes
COMPTES RENDUS. 437
réformes législatives adoptées en 1898 %arent les lois sur les
risques et accidents professionnels. L'une, votée le 9 avril,
est conne sous le nom de loi sur les accidents du travail,
tandis que la seconde, datée du 21 avril, a créé au profit des
marins français une caisse de prévoyance contre les risques
maritimes. La pensée primitive des promoteurs de la réforme
était de régler par une seule loi les conséquences des accidents
terrestres et maritimes, et elle fut nettement exprimée à la
Chambre des députés les 18 et 19 mai 1888. Toutefois, au
cours des débats, la Commission jug-ea « préférable de pren-
dre une disposition spéciale à l'égard des marins et des
pêcheurs », afin^ disait Félix Faure dans la séance du
28 juin 1888, de « ne pas ajouter une difficulté au vote de la
loi » sur les accidents terrestres. A cette raison de procédure
parlementaire s'ajoutait un autre motif de nature à justifier
la confection d'une loi propre aux accidents de mer. Il était
nécessaire pour le législateur d'envisager le fond des choses
et de mettre la loi nouvelle sur les accidents de mer en har-
monie avec les anciennes règles du droit privé relatives aux
marins malades ou blessés (art. 262 et s., C. co.), de même
qu'avec l'organisation administrative de la Caisse des invali-
des de la marine. Voilà pourquoi la partie maritime du pro-
jet primitif, détachée des dispositions qui sont devenues
après de longs débats la loi du 9 avril 1898 sur les accidents
de terre, a été adoptée sans aucune discussion devant la Cham-
bre et le Sénat et constitue la loi du 21 avril 1898 sur les
accidents de mer.
Les lois des 9 et 21 avril 1898 ont les mêmes origines,
elles s'inspirent des mêmes tendances et sont dominées par
le même esprit; la secondé est le corollaire et le prolonge-
ment de la première. Cette dualité de réglementation des acci-
dents du travail en deux lois distinctes n'en a pas moins donné
lieu à quelques difficultés. On a relevé entre elles des diffé-
rences de rédaction dont un exemple est fourni par les termes
438 RECUEIL DE LÉGISLATION.
failli' inr.rcnsnh/r do la loi du 9 avril «M fniifo intentionnellp
ou /ourdi' (le la loi du 21 avril. l\iur quelques-uns, ces
dirtérenees de texte doivent correspondre à des différences
de fond; pour les antres, elles sont sans importance et s'ex-
pliquent parce que la loi du (j avril fut soumise à la Com-
mission des r.ccidenls du travail et la loi du 21 avril à la
Commission de la marine. Toutefois, elles offrent l'inconvé-
nient pratique d'avoir fait naître une question fondamentale :
la loi du ■>! avril forme-t-elle un code complet des accidents
maritimes? Est-elle, à l'exemple de la loi du 9 avril, une loi
forfaitaire qui écarte l'application des articles 1882 et i384
du Code civil?
L'article 11 de la loi du 21 avril, qui seml)le inspiré par la
même pensée que l'article 20 de la loi du 9 avril, s'en sépare
au moins dans la forme en attribuant à la victime d'un acci-
dent une action intentée « directement suivant les principes
et les règles du droit commun ». Cette action est accordée
contre les « personnes responsables de faits intentionnels ou
fautes lourdes ». Dans quelle mesure l'article 11 commande-
t-il l'application du droit commun?
Le droit commun de l'article i382 peut assurément é're
invoqué contre l'armateur qui s'est rendu personnellement
coupable du fait intentionnel ou de la faute lourde.
Le droit commun de l'article i384 (mitigé par la faculté
d'abandon de l'article 216 C. co.), est-il également applicable à
l'armateur en dehors de toute faute personnelle de sa part,
lorsque l'auteur du fait intentionnel ou de la faute lourde est
un de ses proposés? — La Cour d'Aix, dans un arrêt du
29 décembre 1899 (Autran, XVI, p. 28;, penche vers l'appli-
cation exclusive de la loi du 21 avril, tandis que la ('our de
Rouen, par un arrêt du 5 décembre 1903 (Aulran, XIX,
p. 827), admet la possibilité d'une intervention de l'article i384.
M. Marais consacre à cette question neuve une discussion
féconde en arguments juridiques et économiques. Il l'exa-
COMPTES REXDITS. 439
mine sons toutes ses faces avec la force d'nne conviction rai-
sonnée. Il conclut à l'impossibilité de maintenir l'application
de l'article i384, parce que ce serait établir entre les lois des
9 et 2r avril une dilFérence fondamentale contre laquelle
protestent les origines et les travaux préparatoires des deux
lois de 1898 aussi bien que le Init poursuivi [)ar le législateur.
L'étude de M. Marais, publiée par VAssociation française
de droit maritime (BnUetiii n'^ 5^), est venue fort à propos
attirer l'attention sur l'interprétation de l'ai'ticle 11, puis-
qu'une proposition de loi a été déposée à la Chambre des
députés le 4 décembre 1908 en vue de modifier sur divers
points la loi du 21 avril 1898. L'article ir règ-le par une
rédaction nonvelle l'aclion directe des articles 1 382-83 du
Code civil, mais ne fait aucune allusion à la responsabilité
civile basée sur l'article i384 C. c. et l'article iG C. co... C'est
une regrettable lacune! Elle a été signalée à VAssociation
française de droit maritime {Bulletin «" 2.5 , p. i j-20) par
une de ses Commissions chargée d'apprécier les modifications
que l'initiative de quelques députés projette d'apporter à la loi
du i\ avril 1898. On verra, en consultant le rapport présenté
par M. de Valroger {Bulletin n'^ 2.5, p. /g), que la Commis-
sion a accepté la conclusion de M. Marais : elle estime qu'il y
a lieu d' « écarter complètement la responsabilité civile de l'ar-
ticle 216 » parce que les propriétaires et armateurs de bâti-
ments fran(;ais sont a obligés, comme tels, de contribuer à la
Caisse de prévoyance' j).
Louis Fraissaixgea.
I. La Chaml)re des députés vient d'adopter une proposition de loi en
trente et un articles destinée à moditier la loi du 21 avril 1898. {Débats
part., Ch. des dép. ; séance du i4 déc, 190.5, p. 39O7.) Voici la nouvelle
rédaction de l'art. 11 al. 2 dont la portée se passe de commentaire : « Par
dérogation à l'art. 1882 C. c. et 216 C. co, l'armateur ou le propriétaire du
navire est aftVauchi de la responsabilité civile des fautes du capitaine ou de
l'équipage. 11 ne répond que de sa faute personnelle, intentionnelle ou
inexcusable »
/|4o RECUEIL DE LÉGISLATION.
Traité de la location des coffres-forts, par Jules Valkry, pro-
fesseur Je droit commercial à 1" Université de Montpellier, —
Paris, if)o5.
Le contrat de location des coffres-forts est une des nou-
veautés de notre épo(jue. Il a été imaginé pour procurer aux
propriétaires d'objets de valeur le double avantage de ne
point leur enlever la libie disposition matérielle de ces ob-
jets et de leur permettre cependant de les placer en sûreté
dans des coffres-forts particulièrement bien garantis contre
les risques de perte, de vol ou de destruction. Il répond à des
besoins si pressants ({u'il est presque instantanément devenu
d'une pratique courante. Les grandes maisons de banque ont
aménagé, à leur siège social et dans leurs succursales, des
locaux où sont rangés des coffres-forts subdivisés en compar-
timents dont l'usage est assuré à toute personne qui paie la
redevance fixée. Bien plus, à Londres, une société par actions
a fait construire en i885, dans une rue placée au centre de
la vie commerciale, un vaste édifice uniquement destiné à con-
tenir des coffres-forts et des « chambres-fortes » où tout indi-
vidu peut acquérir le droit d'enfermer des objets précieux.
La multiplicité des contrats relatifs à l'usage des coffres-
forts devait fatalement susciter des difficultés juridiques.
M. Valéry a été l'un des premiers à s'en préoccuper, ainsi
qu'en témoignent deux dissertations publiées dans le Recueil
périodique de Dalloz, en 1902 et igoS, et des articles très
appréciés des lecteurs d'une importante revue. Voilà com-
ment il a été amené à écrire un traité de la location des
coffres-forts. La question essentielle consiste à déterminer la
nature du contrat relatif à l'usage d'un compartiment de cof-
fre-fort. Ce contrat se rap[)roclie du louage en ce qu'il a pour
objet la jouissance d'une chose, qu'il donne lieu à la percep-
tion d'un loyer, et que la banque se dessaisit dans une cer-
COMPTES RENDUS. 44 I
taine mesure de la possession des compartiments dont elle
concède la jouissance. Il se rapproche du dépôt par le but
que poursuivent les clients de la banque et par l'obligation
de g-arde qui pèse sur le banquier. Dès lors constitue-t-il une
variélè de louag-e? une variété de dépôt? ou bien un contrat
innomé?
La question ne saurait être éludée, car elle se pose néces-
sairement dès qu'on veut préciser, non seulement les droits
respectifs des parties, mais encore la procédure par laquelle
les créanciers des propriétaires de valeurs contenues dans un
coffre-fort peuvent les saisir : saisie-exécution ou saisie-arrêt.
M. Valéry démontre que ce contrat est une variété du louag"e
de choses; il le qualifie, pour plus de précision, bail de
jouissance locatiue et justifie cette dénomination (n° 17) par
les aperçus les plus ino-énieux. Sans entrer dans les détails de
la discussion, il y a lieu de signaler un arg-ument aussi orig-i-
nal qu'inattendu présenté aux n"*^ 8 et 9 : M. Valéry a décou-
vert l'existence à Rome d'un contrat identique qui était classé
sans conteste parmi les cas de locatio concluctio.
Le contrat de location de coffres-forts produit des effets
soit entre les parties, soit à l'ég-ard des tiers. Ces effets sont
analysés avec un soin minutieux, et ce sera justice d'accorder
une attention spéciale à l'étude de la responsabilité du bail-
leur. — M. Valéry, dans son désir de ne rien omettre, a
consacré deux chapitres aux questions que soulève la ques-
tion des coffres-forts en droit fiscal et en droit criminel. —
Son traité vient trop à son heure pour ne pas rendre de
signalés services un peu à tout le monde. Combien nous som-
mes loin des temps où le premier dogme de l'Avare était
d'enfouir son trésor. Si La Fontaine, au lieu de prendre
en homme d'esprit la précaution d'écrire ses fables sous
Louis XIV, avait vécu au vingtième siècle, il aurait rimé sur
un thème nouveau, au risque d'en amoindrir la délicieuse et
piquante naïveté, le Savetier et le Financier : pour rendre à
29
44'2 RECUKIL DE LEGISLATION.
sire Grégoire ses chansons et son somme, il ne lui aurait
plus fait restituer les écus, mais l'aurait représenté, portant
d'une main son argent et de l'autre le traité de M. Valéry, en
arrêt devant une banrpie à l'entrée de laquelle se détache-
raient, très en vedette, ces mots de circonstance ■: Location
de coffres-forts.
Louis Fraissaingea.
Essai sur les institutions politiques du Japon,
[)ar Théophile Gollier. M. Roger Teullé, rapporteur.
L'Académie a bien voulu me charger de lui rendre compte
d'un très intéressant ouvrage, [)ublié par M. Théopliile Gol-
lier de l'Ecole des sciences politiques et sociales de l'Univer-
sité de Louvain. Il a pour titre « Essai sur les institutions
politiques du Japon » et présente une toute particulière actua-
lité.
Avec raison, M. Gollier nous dit dans sa préface que l'Eu-
rope a vu apparaître à la fin du siècle et qu'elle contemple
avec stupéfaction un phénomène prodigieux, unique dans les
annales des peuples, contraire à tous les témoignages de l'his-
toire : c'est le phénomène que nous offre l'Empire du Soleil-
Levant. Nous voyons 'un peuple « abandonnant d'un seul
coup des coutumes quatorze fois séculaires, le régime féodal
le plus intense pour leur substituer la plus raffinée des civili-
sations, le gouvernement représentatif, et remplacer un
régime de despotisme théocratique par une monarchie consti-
tutionnelle. »
Cette transformation quasi-subite s'est produite dans l'or-
di'e militaire, ainsi que les événements récents le prouvent
tous les jours; elle s'est produite également dans l'ordre éco-
nomique et dans l'ordre politique. Le livre de M. Gollier ne
s'occupe que de cette dernière transformation, (jui dit-il,
COMPTES RENDUS. 443
semble donner nn démenti éclatant à toutes les lois psycholo-
giques de l'évolution des peuples. Elle est également contraire
à tous les précédents. Combien de siècles n'a-t-il pas fallu à
l'Europe pour passer de la féodalité à la civilisation mo-
derne ?
Le Japon pouvait^ii adopter les institutions des peuples dont
il diffère du tout au tout par la race, par l'histoire, par la
civilisation, par les mœurs, les coutumes et les croyances? Y
a-t-il assimilation ou simplement superposition de certains
éléments de la civilisation aryenne, aux coutumes et aux
mœurs de la civilisation japonaise ? La transformation n'est-
elle que superficielle et passag-ère, ou bien faut-il considérer
les changements merveilleux accomplis comme Tune des pha-
ses de l'évolution nationale? C'est ce que M. Collier se pro-
pose de rechercher et pour cela il expose d'abord l'histoire du
Japon et explique ensuite les institutions politiques actuelles.
Tout serait à citer dans le remarquable ouvrage de M. Col-
lier. Pour ne pas dépasser les limites restreintes d'un compte
rendu, nous n'insisterons que sur certains points spéciaux qui
nous ont paru particulièrement dignes d'intérêt. Toutefois,
nous ne saurions assez engager les membres de l'Académie à
lire cette publication; ils y trouveront certainement agrément
et profit.
Les trois premiers chapitres sont plutôt historiques que ju-
ridiques. Ils traitent de l'origine des institutions japonaises,
— du territoire japonais, — de la nation japonaise. Ils sont
écrits dans un style facile qui n'exclut pas la netteté et la pré-
cision ; le lecteur s'intéresse vivement aux questions traitées,
notamment à la lutte entre le Strogun et le Mikado et au mou-
vement impérialiste qui amena un conflit avec la Corée^ pré-
lude du mouvement impérialiste bien plus important de
1908-1904? cause de la guerre avec la Russie.
kkk RECUEIL DE LÉGISLATION.
Au Japon, l'empereur est la clef de voûte de l'organisation
politique ; cela se conçoit d'autant plus facilement qu'il est la
source originaire de tous les pouvoirs. Il est le chef de l'Etat;
il possède tous les droits de souveraineté et les exerce confor-
mément aux dispositions constitutionnelles. Il exerce le pou-
voir législatif avec l'assentiment de l'Assemblée impériale.
Il a le droit de fixer à sa guise l'époque de la réunion de
la Dicte impériale, mais il est obligé de la convoquer tous les
ans. Il a le droit de proroger la cession parlementaire au
moment qu'il juge opportun ; toutefois la prorogation ne
peut être ordonnée que pour quinze jours au plus, sauf à
user du droit de prorogation chaque fois que la chose devient
nécessaire ; dans les dernières années il en a été fait un usag-e
absolument abusif.
La constitution confère à l'empereur le droit de dissoudre la
Chambre des représentants, mais elle impose la nécessité de
rendre en même temps une ordonnance impéiiale ordonnant
l'élection de nouveaux représentants et les convoquant dans
les cinq mois à compter du jour de la dissolution. La dissolu-
tion de la Chambre des pairs ne peut être prononcée, mais en
cas de dissolution de la Chambre des représentants elle doit
nécessairement être prorog-ée, parce qu'en vertu de la consti-
tution, jamais une Chambre ne peut siéger sans l'autre.
L'empereur exerce le droit d'initiative par l'intermédiaire
de ses ministres. En matière de revision constitutionnelle ce
droit lui appartient exclusivement.
L'empereur sanctionne les lois, les promulgue et veille à
leur exécution. Il a le droit de refuser sa sanction. En cas de
refus, il n'est nullement obligé de signifier expressément son
veto ; il lui suffit de garder le silence.
Il est des cas où l'empereur jouit constitutionnellement de
la plénitude du pouvoir législatif. En cas de nécessité urgente
COMPTES RENDUS. 445
pour maintenir la sûreté publirjue, ou pour éviter une cala-
mité publique, des ordonnances impériales (iennent lieu de
loi. Ces ordonnances doivent être soumises à l'Assemblée im-
périale dans sa prochaine session. Si l'Assemblée ne les
approuve pas, le gouvernement doit proclamer qu'elles per-
dent leur vitalité pour l'avenir.
Le souverain japonais est non seulement inviolable, mais
sacré, comme le prouve le texte original de la constitution
(prince du ciel).
Les ministres ne sont nidlement responsables devant la nation
ni politiquement ni juridiquement ; leur responsabilité n'existe
que devant l'empereur.
L'empereur nomme et révoque ses ministres en toute
liberté. Il les prend dans les Chambres ou en dehors des
Chambres suivant sa convenance.
Il est le chef du pouvoir exécutif. C'est à lui qu'il appar-
tient d'org-aniser les services de l'administration comme il le
jug-e convenable. Les nominations et révocations sont faites
en son nom.
Il dirige seul les relations extérieures ; il déclare la guerre,
fait les traités et nomme les agents représentatifs à l'étran-
Il commande les forces militaires, organise l'armée et la
marine et fixe le chiffre des soldats qu'il jug-e nécessaires à la
défense du territoire.
En matière judiciaire, l'empereur est l'unique source de
tout pouvoir. Toutefois, l'indépendance complète du pouvoir
judiciaire vis-à-vis du pouvoir administratif est très bien
assurée.
L'org-anisation judiciaire se rapproche beaucoup de notre
organisation française : L'empereur nomme tous les magis-
trats, les membres des cours et des tribunaux et assure l'exé-
cution des arrêts. Les jug-es sont nommés parmi les personnes
réunissant les quahtés requises par la loi. Ils ne peuvent être
446 RECUEIL DE LEGISLATION.
révoqués qu'en vertu d'une sentence pénale ou d'une punition
disciplinaire.
Seul l'empereur accorde l'amnistie, la grâce, la commuta-
tion de peine et la réhabilitation.
A côté de l'empereur et pour assister le souverain dans
l'exercice de ses pouvoirs^ un Conseil privé fait l'office d'un
haut conseil facultatif; l'empereur est libre de suivre ou de ne
pas suivre ses décisions.
Le Conseil privé se compose de membres de droit (les mi-
nistres d'Etat) et de membres de nomination impériale, au
nombre de quatorze, choisis par l'empereur à sa guise sous la
seule condition qu'ils aient quarante ans révolus.
Les matières qui rentrent dans la compétence du Conseil
privé sont énumérées limitativement par l'ordonnance qui
l'institue. Il ne peut délibérer que sur les questions qui lui
sont soumises par l'empereur et ne peut recevoir aucune
communication de l'une ou l'autre des deux Chambres.
Le cabinet se compose du premier ministre ou président et
de neuf ministres à portefeuille; il peut comprendre aussi des
ministres sans portefeuille.
Les ministres sont nommés et révoqués par l'empereur en
toute liberté. Il les choisit indifféremment, suivant son bon
plaisir, dans le milieu parlementaire ou ailleurs. La règle ordi-
naire est même le choix en dehors de l'Assemblée.
Les ministres ne sont pas responsables devant le Parlement;
ils sont les serviteurs et les agents de l'empereur et respon-
sable seulement devant lui. Mais s'ils se rendent coupables
d'infractions de droit commun ils peuvent être poursuivis
COMPTES RENDUS. 447
devant les tribunaux ordinaires dans les mêmes conditions
que les autres citoyens.
L'irresponsabilité ministérielle a soulevé de la part du Par-
lement nippon les plus vives protestations. On ne compte pas
une seule session législative dans laquelle cette question n'ait
été ag-itée, les Chambres réclamant le droit d'exercer un con-
trôle sur le cabinet et le choix des ministres. Mais aux parti-
sans de l'extension des prérogatives parlementaires, les mi-
nistres ont toujours opiniâtrement opposé la théorie constitu-
tionnelle.
Le cabinet se réunit très rég'ulièrement sous la présidence
du premier ministre qui ordinairement ne prend la direc-
tion d'aucun ministère, à moins que ce ne soit par intérim.
Le président du cabinet jouit de pouvoirs spéciaux : il
dirige et contrôle l'action de ses collèg-ues ; il maintient l'unité
dans toutes les branches de l'administration et a le droit, en
cas de nécessité, de suspendre temporairement l'exécution des
mesures ou ordonnances de tout département administratif.
La Chambre des pairs se compose de membres héréditaires,
de membres de droit et de membres élus. L'ordonnance qui
la concerne étal)lit cinq catég-ories : i" famille impériale;
2° princes et marquis; 3° délég-ués des comtes, vicomtes et
barons que ceux-ci choisissent entre eux dans la proportion
d'un sur cinq; 4° membres nommés par l'empereur pour ser-
vices rendus à l'Etat ou à raison de leur savoir; 5" membres
élus par les plus hauts imposés de chaque province et nom-
més par l'empereur.
M. Collier observe, non sans raison, qu'au Japon la Cham-
bre haute n'est pas, comme dans certains pays d'Europe, une
doublure de la Chambre basse ; plus d'une fois elle s'est mise
à la tête du mouvement politique. Elle ne s'est pas du tout
/^/jS RECUEIL DE LÉGISLATION.
laissé éclipser j)ai- la Chambre issue directement du suffrage
])()j)ulaire, et comme elle compte parmi ses membre l'élite
de la nation, elle a rendu au pays d'inapj)réciables services.
Les députés sont élus au scrutin uninominal, sauf dans quel-
ques rares circonscriptions qui en nomment deux.
Depuis la loi de 1900, l'arrondissement administratif n'est
plus la base de la circonscription électorale comme précédem-
ment avec la loi électorale prévue par la Constitution et pro-
mulguée en 1889. C'est tantôt une cité, tantôt un village,
tantôt un quartier de cité. La cité est la circonscription
urbaine; le village, la circonscription rurale. Dans certains
cas, la loi permet de réunir plusieurs villages ou plusieurs
quartiers de la ville et une seule circonscription.
Tout Japonais âgé de trente ans est éligible, sauf les déments,
les faillis, ou ceux qui ont été frappés de certaines condam-
nations.
Il existe des cas d'incompatibilité absolue et des cas d'in-
compatibilité relative.
Les membres de la Chambre sont élus pour quatre ans,
mais jamais une Chambre n'a accompli son entier mandat.
Les ministres peuvent être élus députés et ne doivent pas
se représenter devant leurs électeurs après leur nomination.
La loi de 1890 s'était montrée très rigoureuse pour accor-
der le droit de vote. Il fallait payer un cens de i5 yens
(32 fr. 5o) formé uniquement des impôts sur le sol et sur le
revenu. C'était beaucoup pour un pays pauvre; aussi, seuls
les gros propriétaires fonciers votaient. Le nombre des élec-
teurs comparé à la population de l'empire était de un pour
cent.
Aux termes de la nouvelle loi en vigueur depuis 1899, il
faut, pour être électeur à la Chambre des représentants, réu-
nir les conditions suivantes :
COMPTES RENDUS. 449
1° Etre sujet japonais masculin et âgé de ving-t-cinq ans
accomplis avant la date fixée pour Télection ;
2" Etre inscrit et domicilié dans la circonscription électo-
rale où l'on vote depuis un an au moins au jour de la con-
fection des listes électorales;
3° Avoir payé depuis un an au moins, au jour de la con-
fection des listes électorales, plus de lo yens d'impôts sur le
sol, ou depuis deux ans au moins plus de lo yens d'impôts
autres que l'impôt sur le sol. En cas de succession, les impôts
pa^és par le décédé sont comptés au profit de l'héritier.
Les listes électorales se font tous les ans dans le courant
du mois d'octobre. Les intéressés — par une procédure offrant
quelque analogie avec ce qui se fait chez nous — ont le droit
de solliciter leur inscription et de veiller à ce que leurs récla-
mations soient admises. Nous devons signaler une analogie
pareille pour ce qui a trait à la réception des votes, au dépouil-
lement du scrutin, à la validité des bulletins, à la proclamation
des résultats, etc. Observons toutefois que les contestations
relatives à l'élection sont jug-ées non par la Chambre des
députés, mais par les tribunaux ordinaires. On a objecté con-
tre ce système qu'il aurait pour effet de mêler le mag-istrat à
nos luttes politiques. L'objection ne saurait porter pour des
magistrats ayant le sentiment exact de leur auguste mission
et le souci de rendre vraiment la justice. Avec de tels màg-is-
trats, assez courageux pour être indépendants, on n'assiste-
rait pas au spectacle honteux d'invalidations qui déshonorent
le plus souvent ceux qui les prononcent.
La charte japonaise détermine limitativement les droits de
la Diète : droit de voter les lois, de faire des représentations
au gouvernement, de l'interpeller, de présenter des adresses
à l'empereur, de recevoir des pétitions, de faire des règle-
ments intérieurs. Mais, dans la pratique, ces droits sont en-
45o RECUEIL DE LÉGISLATION.
tourés de telles restrictions, soumis à de telles conditions, que
leur importance diminue très considérablemenl.
Deux dispositions particulières et assez caractéristiques
nous paraissent de^•oir être signalées : l'une a trait au grou-
pement dans la salle des séances, l'autre à l'oblig-ation de
siéger.
Les députés ne peuvent se grouper d'après leurs opinions
et les partis auxquels ils appartiennent. L'ordre des sièges
n'est pas libre ; il est fixé au commencement de chaque ses-
sion par tirage au sort.
L'obligation de siéger est sanctionnée par une disposition
législative. Après convocations et rappels, les députés ou
pairs qui ne viennent pas siéger sont déclarés déchus : d'of-
fice s'il s'agit d'un député, par révocation signée de l'empe-
reur s'il s'agit d'un pair.
La Diète ne jouit d'aucuns pouvoirs en matière de relations
extérieures,, pas même pour la validité des traités de paix ou
de commerce. Toutes ces questions sont réservées à l'empe-
reur seul.
Comme moyen de contrôle du pouvoir exécutif, la Consti-
tution japonaise reconnaît à la Diète le droit de question et
même d'interpellation.
La Diète peut présenter, sous forme d'adresse, des repré-
sentations au gouvernement, soit sur une question législative,
soit sur toute autre matière; mais si ces représentations ne
sont pas acceptées, elles ne peuvent être réitérées dans la
même session.
Les sujets japonais ont le droit d'adresser des pétitions à
l'une ou l'autre des deux Chambres.
D'après la Constitution, la Diète partage, ainsi que nous
l'avons déjà dit, le pouvoir législatif avec l'empereur et la
COMPTES RENDUS. l\5l
Chambre des pairs; il est même précisé que la Diète jouit du
droit d'initiative.
Il ne faut toutefois rien exagérer, et des exceptions por-
tent une assez grave atteinte au principe posé. En matière
de revision constitutionnelle, l'empereur seul jouit du droit
d'initiative; de même, il rend ou fait rendre les ordonnances
nécessaires pour le maintien de l'ordre et de la paix publique,
et pour l'accroissement du bien-être de ses sujets.
Pour la confection des lois, l'Assemblée impériale joue un
très g-rand rôle, et nous devons surtout signaler, comme
exemple à suivre par notre Parlement, le soin avec lequel
les lois sont préparées et étudiées avant d'être votées : nomi-
nations de commissions ou de sections ; — avertissement
donné au gouvernement lors des réunions de la commission
pour une étude contradictoire; — explications demandées au
g^ouvernement par l'intermédiaire du président de la Cham-
bre ; — prise en considération décidée par la Chambre ; —
examen par la commission; — rapport à la Chambre par le
président de la Commission, qui est toujours rapporteur de
droit ; — nouvelle délibération devant la Chambre entière
constituée en commision g-énérale ; — discussion g-énérale et
discussion détaillée des divers articles au cours desquelles des
amendements peuvent être présentés à la condition de pro-
venir de l'initiative de vingt membres au moins; — enfin,
dernière lecture, au cours de laquelle aucun amendement
ne peut plus être présenté et devant aboutir à l'adoption
définitive.
N'avions-noLis pas raison de dire que de nos jours, en
France, les lois sont improvisées avec un peu moins de soin
qu'au Japon ?
Un projet de loi ainsi voté par une des deux Chambres
passe à l'autre, où il subit le même processas. Quand les
deux Chambres sont en désaccord et qu'elles n'arrivent pas à
s'entendre, elles doivent proposer la constitution d'une com-
452 RECUEIL DE LEGISLATION.
mission mixlc^ composée de ving^t membres au plus, nommés
moitié j);ir cliaciiiie des deux Chambres.
Si le projet est rejeté, il ne peut plus être représenté dans
l'année.
Si le projet est définitivement adopté, il est transmis à l'em-
pereur [)ar la voie du minisire d'Etat. L'empereur donne
alors sa sanction et il promidi^wc la loi avant l'ouverture de
la session suivante.
Après avoir étudié la manière de délibérer de la Diète,
M. Gollier étudie comment cette partie de la Constitution a
foncti(jnné de|)uis qu'elle a été promulg'uée. Nous avons le
regret de ne pouvoir le suivre dans les fort curieux détails
qu'il donne pour établir que l'initiative de la Diète a peu pro-
duit au Japon : la Chambre des députés, où l'opposition a
presque toujours dominé, usant beaucoup de son droit d'ini-
tiative, pour des propositions mal préparées et hostiles au
g-ouvernement, et par suite vouées à l'échec; la Chambre des
pairs en usant au contraire fort peu et d'ordinaire pour s'ap-
proprier les propositions du g-ouvernement. Un tableau très
curieux résume pour les quatorze dernières années le sort des
divers projets de lois proposés.
D'après la constitution japonaise, « les dépenses et les
recettes de l'Etat sont approuvées par la Diète impériale au
moven d'un budget annuel ».
A prendre ce texte à la lettre les Chambres seraient toute-
puissantes en matière dévote du budget. En réalité il n'en est
rien, soit que pour certaines dépenses ses pouvoirs soient
limités, soit parce que la Constitution a pris des mesures pour
empêcher les Chambres de modifier, suspendre ou abolir une
loi existante à l'occasion du vote du budget.
Les restrictions ap{)ortées aux pouvoirs de la Diète portent :
I'' sur toutes les dépenses établies par le pouvoir constitu-
COMPTES RENDUS. 453
tionnel de l'empereur; 2° sur celles qui sont la conséquence
d'une loi; 3» sur celles qui sont la conséquence d'une ohlig-a-
tion lég-ale du gouvernement. Quant aux mesures prises pour
empêcher toute atteinte aux lois existantes elles peuvent se
résumer dans ce double principe proclamé parla constitution :
I" Le g-ouvernement est autorisé à percevoir les impots et à
ordonnancer les dépenses établies par les lois, alors que la
Diète les aurait supprimés dans le projet de budy,et;
2^ toute création de nouvel imp(H ou toute modification d'un
impôt déjà existant doit résulter d'une loi. Les impôts préle-
vés jusqu'à ce jour continueront à être perçus suivant l'an-
cien système, jusqu'à leur modification par une loi nou-
velle.
Ce sont là de sages dispositions sur lesquelles nous ferions
bien de prendre modèle, sauf à les modifier sur les points
qu'elles peuvent présenter de défectueux. N'est-il point pro-
fondément reg'rettable de voir les commissions du budg"et se
montrer tous les ans plus osées pour apporter, le plus sou-
vent sans réflexion et sans préparation, les modifications les
plus importantes aux lois existantes et quelquefois aussi se
lancer dans un redoutable inconnu? Il n'est que temps de por-
ter remède à une méthode de travail devant nécessairement
entraîner les plus fâcheuses conséquences. Pourquoi ne pas
tenir compte de ce qui se fait chez les autres peuples et pour-
quoi ne pas l'imiter si on peut en tirer profit?
Je passe sans y insister, car il faut se borner, sur le curieux
chapitre que M. Collier consacre à l'étude des partis politiques
au Japon : satsouma, shoshiou, libéraux, progressistes,
nationaux libéraux avec le maréchal Yamagata, socialistes,
constitutionnels avec le marquis Ito. Il se termine par un résu-
mé des diverses législatures au cours des dix dernières
années; celle de 1896-1897 dura sept minutes. Le jour même
454 RECUEIL DE LÉGISLATION.
de rouverture de la session, au début de la séance, au moment
où un inlerpellaleur, M. Suzuki montait à la tribune pour
déposer contre le ministère un vote de défiance, un rescrit
im{)éiial était remis au président qui immédiatement en fit
connaître la teneur à la Chambre : « En vertu de l'article 3
de la Constitution de l'empire, nous ordonnons, par la pré-
sente, la dissolution de la Chambre des députés.
11 V aurait beaucoup à dire sur l'org^anisation administrative
du .lapon, inspirée surtout par des idées de centralisation et
par le système français. On trouve des départements (Ken)
avec des préfets, un conseil de préfecture et un conseil géné-
ral ; des arrondissements igoiin) avec des sous-préfets et un
conseil élu; enfin, des communes (son ou moura) avec des
maires et des conseils communaux.
La commune est la première unité administrative. Elle est
considérée comme une personne morale et s'administre elle-
même par son conseil et ses fonctionnaires, sous la surveil-
lance du préfet.
L'adminisI ration de la commune est confiée à un conseil
dont les attributions principales consistent dans la délibéra-
tion de toutes les affaires communales et à un maire qui est
charçi^é de la fonction executive.
Le système consacré en matière de droit électoral commu-
nal est le suffrage censitaire. Tous les habitants de la com-
mune âgés de vingt-cinq ans au moins, jouissant des droits
civils et politiques et payant les impôts prescrits par la loi ,
sont électeurs et éligibles au conseil communal. On s'est ins-
piré de ce qui se produit en Prusse pour l'élection au Lans-
tag. On dresse dans chaque commune le tableau général des
électeurs, en inscrivant en tête les habitants qui paient le
plus; la liste terminée, on additionne les chiffres des impôts
et on la divise en deux, de telle sorte que chacune des deux
COMPTES RENDUS. 4^5
catégories paie la moitié de l'ensemble des taxes. Chaque classe
élit alors la moitié des membres du conseil parmi les citoyens
éligibles, qu'ils appartiennent à leur propre classe ou non.
Le maire et ses adjoints sont nommés par le conseil muni-
cipal, mais ils sont toujours pris en dehors de l'assemblée et
doivent avoir au moins trente ans.
Gomme en France, le maire est à la fois chef de l'adminis-
tration municipale, agent exécutif de la commune, officier de
police judiciaire et délégué du pouvoir central.
A côté des municipalités et des arrondissements, la loi ja-
ponaise a introduit une division administrative que le régime
français ne connaît pas : les Shi ou cités. Le Japon compte
trois de ces subdivisions; ce sont les cités de Tokyo, de Kyoto
et d'Osaka. La compétence du maire de la Shi est beaucoup
plus restreinte que celle du chef de la municipalité.
Pour les Goiins ou arrondissements, l'administration se
divise en trois organes : le conseil d'arrondissement, la com-
mission et le sous-préfet.
Le Japon comprend quarante-trois départements ou pro-
vinces. A quelques variantes près, l'administration des dépar-
tements ressemble en tous points à celle des préfectures fran-
çaises. Il y a un conseil général, une commission départe-
mentale, un préfet.
M. GoUier traite ensuite des codes japonais et de l'organi-
sation judiciaire. Tout serait à citer, et on arrive à cette con-
clusion qui s'impose, que, tant au point de vue des codes qu'au
point de vue de l'organisation judiciaire, le Japon est par-
faitement outillé. Il a fait en matière de droit ce qu'il avait
fait déjà en matière économique, en matière d'enseignement
et en matière militaire.
Le besoin d'une codification se faisait sentir à cause de la
diversité et de l'incertitude des coutumes locales et surtout
parce qu'on voulait mettre fin au régime humiliant de la juri-
diction consulaire et faire disparaître ce privilège d'exterrito-
456 RECUEIL DE LÉGISLATION.
rialili' (jiio tous les Japonais, très chatouilleux au point de
vue du j)atriotisme, reg'ardaienl comme incompatible avec la
souveraineté nationale.
Un Français, M. Boissonade, professeur à la Faculté de
droit de Paris, a eu la part cousidt'>ral)le dans ce travail de
codification. Il a élaboré le code civil, le code pénal et le code
de procédure pénale. Un légiste allemand, M. Rœrler a éla-
boré le code de connnerce.
Le projet de code civil de M. Boissonade n'a pas été fina-
lement adopté, on lui a préféré un autre projet établi par une
commission (jui s'est surtout inspirée du code civil allemand;
mais l'œuvre ne constitue nullement un vulgaire plagiat et
les commissaires ont apporté un véritable esprit de discerne-
ment de façon à mettre le code civil en harmonie avec l'état
social du pays. « La façade des deux côtés est la même;
l'édifice est tout différent. Ils ont élag^ué une foule de pres-
criptions trop minutieuses, et ils ont supprimé toutes les dis-
positions incompatibles avec leurs mœurs et leurs besoins.
Dans maints endroits, ils ont remplacé le moule allemand
par le moule français, et, aussi encore, dans un cadre étran-
ger, ils ont jeté des dispositions qui leur étaient absolument
propres. »
L'organisation judiciaire japonaise ressemble beaucoup à
l'org-anisation prussienne, sur laquelle elle semble d'ailleurs
avoir été calquée. On compte quatre juridictions : i** les
cours locales ou justices de paix; 2" les cours de districts
ou tribunaux de première instance; 3° les cours d'appel;
4° la cour suprême.
Les jug"es sont inamovibles. Ils sont soumis à deux con-
cours.
Il n'existe ni tribunaux de commerce, ni cour d'assises,
le jury est inconnu.
La Cour suprême a, à peu près, la même compétence que
notre Cour de cassation, mais elle juge de plus les crimes
COMPTES RENDUS. 457
commis contre la famille impériale et les causes politiques.
En cette matière, elle constitue le premier et uni(|ue de^ré de
juridiction; elle statue sur le fond même de l'affaire.
Un des derniers cliapitres est consacré à l'enseig'nement au
Japon. Ici tout serait à citer, qu'il s'agisse des écoles secon-
daires ou de l'enseignement supérieur des filles, ou des Uni-
versités de Tokyo ou de Kyoto. Je ne puis que renvoyer à
l'onvraoe lui-même, me bornant à dire quelques mots de la
question d'enseis"nement primaire pour constater aussi bien
les progrès réalisés en quelques années que les leçons de
libéralisme dont nous devrions bénéficier pour nos prochaines
discussions devant la Chambre des députés.
Le régime général est celui de la liberté à tous les degrés.
Ajoutons toutefois, avec l'auteur, qu'il est bon de disting-uer
soigneusement entre le principe et son application, entre la
théorie et la pratique. Eu pratique, le système suivi se rap-
proche beaucoup du système allemand. L'enseig-nement est
libre; chacun a le droit d'enseig-ner, mais à la condition de
justifier devant les autorités d'une capacité morale, scientifi-
que et technique.
L'enseig'nement primaire est obligatoire. Les enfants doi-
vent être présents à l'école de six à quatorze ans accomplis,
et cette période est appelée l'âge scolaire.
Les écoles primaires sont fondées dans le but de donner
aux enfants une éducation à la fois morale et patriotique, de
leur enseigner les connaissances générales qui peuvent leur
être le plus utile dans la vie et de veiller soigneusement à
leur développement physique. Les études primaires sont divi-
sées en deux cours : cours ordinaire et cours supérieur.
L'enseig-nement primaire est libre. Tout particulier peut
fonder une école après avoir obtenu l'autorisation du préfet.
Les conditions à remplir pour l'obtention de cette autorisation
30
/j58 RECUEIL DE LEGISLATION.
sont analogues à celles que requièrent les lég-islations prus-
siennes et françaises; toutefois, il faut y ajouter une condition
supplémentaire toute spéciale : la nécessité de verser les
fonds suffisants pour l'entretien de l'école.
Une statistique nous semble devoir être citée :
Ecoles primaires ordinaires 22,383
Ecoles primaires où se font à la fois les supé-
rieurs et les inférieurs 3,o54
Ecoles primaires supérieures i,42i
Total 26,808
Instituteurs titulaires 43,896
Autres instituteurs 35,4o3
Total 79^299
Elèves des cours ordinaires 3,376,716
Elèves des cours supérieurs 618,1 10
Total 3,994,826
Les traitements des membres du personnel enseignant sont
excessivement minimes et ne supportent pas la comparaison
avec les émoluments de leurs collègues d'Europe. Le traite-
ment mensuel maximum est de 16 yens, soit 4o francs. Il y
a un minimum qu'on ne peut dépasser, mais qui, en g-énéral,
est toujours atteint. Nous le donnons, à titre d'exemple, de
l'infériorité des traitements japonais et d'après la statistique
du ministère de l'instruction publique en 1898.
Écoles primaires supérieures. Instituteurs titulaires. Instituteurs adjoints.
Hommes 10 yens. 7 yens.
Femmes 8 — 5 —
COMPTES RENDUS. 4^9
Écoles primaires ordinaires. Instituteurs titulaires. Instituteurs adjoints.
Hommes 8 yens. 5 yens.
Femmes 6 — 4 —
A côté de ces chiffres, il est bon de citer, pour que la com-
paraison ait encore plus de portée, ce court passag^e de
M. Collier :
« On a dit un jour, et avec raison, semble-t-il, que l'insti-
tuteur allemand avait g^agné la bataille de Sadowa et fait la
g-uerre de 1870. L'instituteur japonais a fait plus : il a fait
de sa patrie un objet d'étonnement pour le monde entier;
il a été l'agent modeste, mais puissant de tous les prog-rès
réalisés par le Japon dans les sciences, dans l'armée, dans
la marine, dans l'industrie et dans le commerce. Aucune des
modifications profondes que l'empire du Soleil-Levant a
subies n'eût été possible sans son concours. »
Aujourd'hui, bien mieux encore qu'au moment où écrivait
M. 'Gollier, nous pouvons admirer l'œuvre de l'instituteur
japonais et constater qu'elle est un objet d'étonnement pour
le monde entier. Après Moukden et Tsoushima, il est impos-
sible de ne pas reconnaître la merveilleuse organisation des
armées japonaises de terre et de mer et de nier l'existence du
péril jaune, menace pleine de dang-ers pour un avenir plus
prochain qu'on ne le pense.
M. Gollier a fait donc une œuvre des plus utiles en nous
faisant connaître les institutions japonaises. L'ouvrag"e est
méthodique et précis, on le lit sans fatigue, car il est tou-
jours intéressant, et il figurera avec honneur dans notre
bibliothèque. Je suis certain d'être l'interprète de l'Académie
en adressant à M. Gollier nos sincères félicitations et les
remerciements de l'Académie pour son envoi.
Rog^er Teullé.
/|6o RECUEIL DE LEGISLATION.
Centenaire de la réorganisation de la Faculté de Droit
de Toulouse (1805), par M. AtitoDin Deloume, doyen.
AVANT-PROPOS
La Faculté de Droit de Toulouse, fondée en 1229, suppri-
mée en 179.3, a été rétablie en i8o5, il y a un siècle.
Nous avons été encouragés par la Faculté et par le Conseil
de l'Université à penser qu'il convenait de célébrer ce cente-
naire, en publiant une notice sur le passé et le présent de la
Faculté ; résumé exact, rapide, se référant aux documents et
aux autorités cités ailleurs, et n'insistant que sur les faits les
plus saillants et les plus caractéristiques de notre histoire.
Les bibliothèques très anciennes et les recueils de travaux
de nos Sociétés scientifiques et littéraires, qui seront bientôt,
j'espère, soig^neusement classés, surveillés et livrés au §"rand
public à l'hôtel d'Assézat et de Clémence-Isaure, contiennent
de nombreux et inappréciables documents sur la vie intellec-
tuelle de notre passé toulousain.
Il y a là, parmi les livres et les manuscrits anciens des Aca-
démies des Jeux Floraux, des Sciences, de Lég-islation, et des
Sociétés de Médecine, d'Archéolog^ie et de Géographie, de
vraies richesses à mettre au jour. "
Les archives de notre ville, celles de Paris et de Rome, ont
déjà donné lieu à de g"rands travaux indiqués pour la plupart
dans notre Aperçu liistoriqiie sur la Faculté de Droit de
Toulouse, publié en 1900.
La notice actuelle ne sera, à vrai dire, qu'une retouche de
cette précédente étude, avec quelques modifications, des ré-
ductions et des additions sur certains détails plus particulière-
ment intéressants à l'égard du public.
On pourra voir comment notre histoire se rattache de très
près, non seulement au mouvement intellectuel g'énéral de
RECUEIL DE LEGISLATION. 4^1
cha(|ue siècle, mais même aux principaux incidents de l'his-
toire du Droit public et aux variations de la politique, en
France et à l'étrançer.
Nous nous appliquerons, dans cette publication, à mettre
en relief trois époques particulièrement animées et caractéris-
tiques du rôle important attribué par les circonstances à notre
institution.
.1. — Ses débuts d'abord : elle s'ore^anise avec l'Univer-
sité, d'un seul coup, au treizième siècle, sur d'antiques bases,
et par suite d'un grand fait politique : le traité de Paris
de 1229, qui préparait le rattachement du comté de Toulouse
à la couronne de France.
Nous insisterons, afin de protester contre l'impression à peu
près universellement admise à la légère, que ce fut un instru-
ment d'intolérance religieuse et de contrainte créé pour pren-
dre avec quelques autres, et notamment avec l'Inquisition
inaue^urée à Toulouse en même temps, sa part active à la des-
truction violente de l'hérésie des Cathares ou Albigeois.
Nous montrerons, par les documents et par les faits, que la
nouvelle Université prit, au contraire, dès l'abord, une direc-
tion d'études étonnamment libérale, suivant le mot presque
trop moderne, mais relativement très vrai, de M. Gatien-
Arnoult.
Les Théolog-iens d'abord appelés à elle, comme ailleurs,
s'effacèrent aussitôt et restèrent séparés d'elle ; ils enseignè-
rent dans leurs couvents ^ Ils n'eurent de Faculté org^anisée à
l'Université qu'en i36o, c'est-à-dire cent trente et un ans plus
tard.
L'Université de Toulouse fut créée, non par les papes,
comme on le dit souvent, mais par le pouvoir royal qui l'or-
I. M. Fournier, Histoire de la science du Droit, t. III, p. 22.5. Paris,
Larose, éditeur, 1892. — Molinier, Hisl. de Lanrjuedoc, 2e écUt., t. VIII,
p. 074.
402 RECUEIL DE LEGISLATION.
ganisa tout «'iilit'ic, en vue de ses intérêts présents et à venir,
et cela par les termes même du traité de Paris, où il fig-urait
seul avec le comte de Toulouse.
Les Papes l'acceptèrent telle (juelle, contribuèrent à son
recrutement et la comblèrent même de laveurs pour se l'atta-
cher de plus près.
Ce fut une œuvre non pas de lutte, mais de pacification, à la
fin d'une affreuse g^uerre entre le Nord et le Midi de la
France.
Elle devint, dès son début, un de ces centres d'études puis-
sants qui gouvernaient alors le monde de la pensée, mais très
spécialement organisé ici en vue de servir, par une influence
avant tout intellectuelle et morale, à l'unification de la Patrie
qui se constituait.
C'est ce qui ressort des circonstances de sa fondation et ce
que devaient démontrer, presque immédiatement par les faits,
les lég-istes du Midi devenus bient(3t « les plus redoutables
serviteurs de l'autorité royale ' » dans les démêlés des rois de
France et de la papauté.
B. — Nous nous arrêterons ensuite à l'apogée de notre his-
toire : aux temps troublés et glorieux de la Renaissance.
L'École de Toulouse était devenue l'un des plus g"rands
centres d'attraction des études juridiques dans le monde sa-
vant, avec ses quatre ou cinq milliers d'étudiants, ses a§"ita-
teurs célèbres accourus de tous côtés vers ces foules de jeu-
nes gens, Jean Bodin, l'auteur du livre de La République,
l'éternel ennemi de Cujas, et d'autre part Etienne Dolet, élu
Orateur des étudiants et puis chassé de Toulouse, et, ensuite,
son continuateur Vanini, qui tous les deux moururent dans
les supplices.
I. Hanotaux, Tableau de la France en iOi4, \>- i^S. Paris, Didot, édi-
teur, 1898.
RECUEIL DE LEGISLATION. f^^)!^
Un grand nombre de publicisles de ce temps, des hauts di-
gnitaires de l'État on de l'Église, et antérieurement même
plusieurs papes, se rattachèrent à notre Faculté, soit par leurs
études, soit par l'enseignement qu'ils avaient professé dans
ses chaires de Droit canonique et civil.
C'est l'époque des incidents parfois étrang-es, des mœurs
pittoresques, trag-iques même, sous l'influence des g-uerres re-
ligieuses du siècle et de la région. Rabelais en a parlé avec
émoi.
Nous y rattacherons, à l'aide de documents nouveaux, la
solution définitive, à notre avis, de la controverse lég'endaire
sur les rapports de Cujas avec la Faculté, la ville et le Par-
lement.
M. Hanotaux a écrit dans son Tableait de la France à cette
époque ' :
« Dès long-temps, on disait de l'Université de Toulouse qu'elle
était l'école des plus grands mag^istrats et des premiers hom-
mes d'État, et le proverbe répétait à son tour :
Paris pour voir,
Lyon pour avoir,
Bordeaux pour dispendre
Et Toulouse pour apprendre.
C — Mais le pouvoir absolu, surtout depuis Louis XIV,
s'emparait d'un enseignement qui ne saurait vivre avec di-
g-nité, dans le culte des principes de justice et au service de
leur indispensable discussion, sans une sage et vraie indé-
pendance.
Après un déclin lent et qui se prolongea jusqu'à la Révo-
lution, notre Faculté a repris, depuis la reconstitution dont
nous célébrons le centenaire, un élan continu et généreux
dans sa marche vers le progrès.
I, M. Hanotaux, eorf.
464 RECUEIL DE LÉGISLATION.
Elle ouvre, avec le programme des études juridiques mo-
dernes, des horizons inattendus vers les carrières pratiques
des sciences sociales de plus en plus diversifiées.
Elle discipline et rapproche de la personne des maîtres et
aussi des instruments de travail son mode d'enseignement et
ses élèves.
Elle est toujours restée, depuis ses débuts, la plus suivie
des Facultés de province. En ce moment, elle garde, de
beaucoup, le premier rang-, avec les quatorze cent soixante-
seize étudiants inscrits cette année sur ses reg-istres; sans
parler de l'annexe hautement libérale, utile et prospère de
cette Ecole pratique de Droit que nous assure l'habileté,
l'énerg-ie à toute épreuve de l'un des nôtres et que soutient
notre Université provinciale'.
C'est par ces traits saillants que nous présenterons, en la
débarrassant des détails de la vie quotidienne et technique,
la physionomie exacte de notre Faculté de Droit près de sept
fois séculaire et plus vivante que jamais.
LE TEMPS PRÉSENT ET l'aVENIR.
Tous les grands Etats sentent profondément aujourd'hui
qu'ils doivent développer en eux la vie scientifique, intellec-
tuelle et morale indispensable à leur dignité aussi bien qu'à
leur sécurité, c'est-à-dire à leur existence même.
C'est dans ce sentiment qu'on doit élever avec soin les
générations qui se succèdent hâtivement dans la vie actuelle
des peuples. Et cela est particulièrement vrai pour notre
pays qui ne doit la grandeur de son passé ni à ses richesses,
ni à l'étendue de son territoire, mais à l'activité incessante
de son esprit et à l'ardeur irrésistible de ses sentiments géné-
reux.
I. Voir les tableaux statistiques à la fin de la présente notice.
RECUEIL DE LEGISLATION. 465
« Notre pays est une vieille terre d'héroïsme », procla-
mait iiag-uère un des hommes politiques actuels, dans une
grande réunion d'instituteurs primaires. « Il sue l'histoire,
comme dit Henri Martin... tout ce qui nous entoure, le bien-
être dont nous jouissons vient de nos ancêtres, messieurs les
instituteurs... Ne nous formez pas « des flasques », suivant
le mot de Roosevelt... Les races aveulies sont mûres, je le
sais et j'en ai connu, pour toutes les servitudes et nous vou-
lons pour notre France toujours plus de liberté et d'indépen-
dance. »
Voilà les fortes vérités qui doivent ressortir de l'ensei-
g-nement français, surtout à ses degrés supérieurs.
Et c'est à cela que peuvent servir les grandes Universités
provinciales auxquelles on a entendu donner, avec raison,
plus de personnalité, de mouvement propre, de cohésion et
d'indépendance.
C'est là ce qui faisait la force des grandes Universités du
Moyen-âge et de la Renaissance, et c'est aussi ce que les
hommes pratiques par excellence du Nouveau-Monde font
surg'ir de terre, par de généreuses entreprises personelles
et au prix de millions qu'on semble ne pas compter.
Ces nouveaux venus ont pour eux, il est vrai, leurs im-
menses ressources pécuniaires, mais nous gardons ce qu'on
ne peut nous prendre, ces richesses intellectuelles accumu-
lées dans les esprits et dans les choses, que nous devons à
un passé d'études dix fois séculaire, aux œuvres de nos
grands hommes et aux fécondes initiatives de notre génie
national.
Dans ces grandes réunions des éléments de la science
universelle qui s'entr'aident, dans ces rapprochements des
hommes qui la représentent et des choses qui doivent lui
servir, se concentrent ainsi et se décuplent les forces les plus
essentielles au progrès de la matière et à celui de la pensée.
C'est de leurs laboratoires silencieux ou de leurs enseigne-
466 RECUEIL DE LEGISLATION.
monts publics que sortent, à l'envi, les révélations de la
science physique ou morale nécessaire aux redoutables be-
soins de la i^uerre, comme à la prospérité des arts ou des
industries de la paix.
Comment la direction donnée aux Facultés de Droit n'au-
rait-elle pas un rôle important dans cette lutte pour la vie?
C'est dans le Droit (pie viennent se résoudre, en effet, toutes
les difficultés de l'existence; toutes les grandes choses de la
vie privée et publique doivent trouver dans ses interprétations
un soutien, un refuse, ou au moins les légitimes espérances
de l'avenir. Il est le rég-ulateur suprême de l'ordre social.
Or, il restait à faire, pour l'enseignement officiel du Droit,
ce qui a été largement pratiqué pour toutes les autres sciences
et pour les lettres, c'est-à-dire étendre ses domaines jusqu'à
leurs limites naturelles.
Le Droit positif repose sur deux bases essentielles, \e prin-
cipe de justice et le principe d'utilité qui doivent rester insé-
parables et savamment pondérés dans la confection des lois.
Or, les lois de l'utile, c'est-à-dire l'économie politique et ses
annexes, étaient il y a peu d'années encore dédaignées; on
ne s'occupait d'elles que comme d'un accessoire indifférent à
connaître : c'était une immense faute.
De même, dans un pays de suffrage universel comme le
nôtre, on laissait dans l'obscurité les règ-les politiques du
Droit constitutionnel , des Sciences financières et de législa-
tion comparée que nul ne devait ignorer pour avoir droit à
sa part de gouvernement.
Progressivement, ces lacunes se sont rétrécies et le récent
décret du i ''" août 1 905 a pris des dispositions utiles dans ce
sens.
Nous ne pouvons que nous en réjouir pour notre pays,
mais à la condition essentielle de ne pas oublier que dans
l'enseig'nement du Droit, c'est le Droit civil du présent et celui
du passé qui doivent g"arder la haute main sur tous les au-
RECUEIL DE LEGISLATION. 4(37
très. C'est le Droit civil qui doit rester renseignement com-
mun imposé à tous les étudiants de nos Facultés, quelles que
soient leurs aspirations pour l'avenir et la ligne des oj)tions
qu'ils veuillent choisir dans les cours.
Nous avons à peine besoin de constater ici, en ellet, que le
Droit civir contient en lui des règles qui dominent tous les
rapports humains, qu'il s'agisse des individus ou bien des
personnes morales même de l'ordre le plus élevé, et notam-
ment des Etats dans leurs rapports entre eux.
C'est lui qui régit, en réalité, les rapports d'obligation
entre les personnes de tout ordre, aussi bien que les droits
sur les choses. C'est en lui que, sur ces matières fondamen-
tales, on doit chercher les analogies décisives, même lorsque
l'on sort de sa sphère d'application immédiate.
C'est lui enfin qui fixe l'état des personnes dans la famille
et dans la société, et à cet égard il domine encore l'applica-
tion de toutes les matières du Droit sans distinction. 11 est à
ce sujet la caractéristique du degré de civilisation de l'état
pour lequel il a été établi.
Cela est tellement vrai que certains juristes, et même des
Facultés de Droit, officiellement consultées à une époque
encore très récente, ont demandé à conserver le statu quo
pour la limite des enseignements, par une sorte de respect
religieux et de peur que la prédominance des matières juri-
diques dont nous parlons ait à subir une atteinte par les
changements proposés.
Nous avons pensé que, grâce aux mesures très effectives
prises en vue d'assurer la supériorité due au Droit civil ,
nous considérions le système des cours à options avec séries
obligatoires comme supérieur à tous les autres. C'est l'opi-
nion qui vient de l'emporter; nous aurions mauvaise grâce
à prendre maintenant encore une fois sa défense. Nous nous
bornerons à rappeler ce que nous écrivions à ce sujet dans
le rapport sur les travaux de l'année i9o3-4 : « Ce système.
468 RECUEIL DE LEGISLATION.
trrs lilx'ial dans ces procédés et confiant dans le bon sens
des élèves, disions-nous, répond avec souplesse et fidèlement
à riiifini variété des besoins pratiques, des aptitudes person-
nelles et des carrières à choisir. »
On faisait à ce système le reproche sing^ulier, au premier
abord surtout, d'aug^menter le nombre de nos élèves et par
suite celui des déclassés.
Et le rapport de l'aniu'e précédente disait déjà :
<( Quant au grief des déclassés, on en pouvait parler peut-
être alors que nos élèves étaient moins nombreux; et ceci,
malg"ré les apparences, n'est certes pas un paradoxe.
« Nos études ne répondaient alors qu'aux fonctions de
l'ordre judiciaire, de la magistrature, des offices ministériels
et du barreau qui n'occupent qu'un personnel restreint. Le
Droit ainsi limité ne s'adaptait guère aux besoins ordinaires
et généraux de la vie normale. Le nombre de nos licenciés
pouvait, en effet, dépasser alors l'étendue des emplois ainsi
limités. On n'est pas toute la vie en procès ou en difficultés
litig"ieuses.
« Mais aujourd'hui, entraînés dans le mouvement des
idées nouvelles et des mœurs, nous avons dii larg^ement
ouvrir nos étroits horizons.
(( L'exégèse patiente des lois d'ordre privé ne pouvait plus
suffire, comme au temps des traditions séculaires et des pai-
sibles coutumes du Droit interne.
« Il fallait répondre aux besoins nouveaux du ^rand com-
merce, de l'industrie, des relations d'affaires internationales,
de la politique active, et les résultats ne se firent pas at-
tendre.
« On vit bien qu'ouvrir des voies nouvelles, c'est le meil-
leur moyen de réduire le nombre des déclassés, en utilisant
partout les forces vives des particuliers, et par suite celles de
l'État. »
Toutes les grandes administrations et compagnies finan-
RECUEIL DE LEGISLATION. 4^9
cières ou industrielles donnent des avantages parfois formels
à la licence en droit; en certains cas elles l'exigent. C'est un
fait nouveau et sig^nificatif.
C'est dans ces vues que l'Etat et l'Université augmentèrent
dans toutes nos Facultés, mais plus complètement à Toulouse
qu'ailleurs, le nombre des chaires magistrales et des cours
complémentaires.
Par suite de ces prévoyantes innovations et aussi , il faut
bien le dire, par l'effet des dispenses du service militaire, le
nombre de nos élèves s'accroissait dans des proportions inat-
tendues.
On peut constater, dans les tableaux de notre Appendice,
([ue le nombre des inscrits était en 1 899-1 890 de 986 et qu'il
s'élevait par des progrès successifs en 1904-1905 à 1.466 avec
2.690 inscriptions, soit une augmentation de près de 5oo élè-
ves en six ans.
La nouvelle loi militaire fera certainement une brèche dans
nos rangs, mais elle serait bien plus à redouter si nous n'ou-
vrions la carrière qu'à des juristes proprement dits, con-
damnés par leur chiffre même à être de plus en plus du nom-
bre des déclassés. Les nouvelles études utilitaires nous dé-
fendent contre de trop nombreux abandons, le diplôme de
licencié étant demandé ou exigé de plus en plus à l'entrée
des carrières.
Nous devons ajouter, d'autre part, que dans notre Faculté
les procédés d'enseignement tendent aussi à se mettre au
niveau des coutumes et des besoins modernes, en mêlant les
préoccupations pratiques à celles de la haute science.
Dans un article de la Revue internationale de l'enseigne-
ment, l'un des nôtres écrivait il y a quelques années ces
paroles justes et pittoresques que je me plais à redire : « No-
tre enseignement applique avec persévérance la méthode des
semailles sans culture... Le professeur vient jeter la bonne
parole dans la terre légère des attentions distraites et des
AyO RECUEIL DE LÉGISLATION.
cahiers mal tonus... [mis il s'en va. » M. Hauriou ajoute
avec raison (|u'il faudrait un peu plus de « labour ».
Les conférences ont ëté crées dans ce but, sans doute ;
mais elles sont susceptibles de grands perfectionnements
qu'ont tentés avec succès plusieurs de nos collèg^ues. Ce sont,
dans l'ordre chronolog-ique, d'abord MM. Hauriou, le regretté
Brissaud, Maria, et puis après eux tous nos charg^és de con-
férences pour la licence et le doctorat.
On a constitué pour trois groupes de conférences trois
salles de travail ouvertes toutes la journée aux étudiants ins-
crits. Ils y trouvent une bibliothèque spéciale pour la nature
de leurs études, tous les moyens matériels de travail et les
recueils de jurisprudence les plus utiles. La salle de travail
pour les élèves de droit public contient la collection complète
de la jurisprudence du Conseil d'Etat.
Dans les autres salles d'histoire et de droit civil, sont le
recueil du .Journal du palais et Sirey, le recueil de Dalloz et
des livres ou documents pour le Droit romain et l'Histoire du
droit. Les élèves y trouvent de plus les conseils et la direction
de leurs maîtres respectifs.
L'élite de nos jeunes gens a ainsi à sa disposition et sous
sa responsabilité les livres qu'ils ne sauraient a^oir chez eux
et qu'ils ne peuvent pas librement consulter dans les g^randes
bibliothèques. Ils sont à l'abri de visiteurs importuns et très
souvent augmentent d'une aide amicale et commune les res-
sources de leur travail personnel. C'est le milieu le plus sain
et le plus utile qui se puisse établir au profit des jeunes hom-
mes de bonne volonté. C'est de là, ai-je besoin de le dire,
que sortent à peu près tous nos lauréats.
Nous devons plusieurs intéressantes publications à ce tra-
vail en commun dirigé par des maîtres dévoués.
Mais nous nous préoccupons aussi, tout en répondant aux
nécessités parfois exigentes de notre nombreux personnel
d'étudiants, de l'avenir de notre recrutement.
RECUEIL DE LÉGISLATION. [\^ \
Depuis plusieurs années, nous ajoutons à notre personnel,
sous le nom de suppléants provisoires ou maîtres de confé-
rences, comme ailleurs, de jeunes docteurs qui ont déjà
concouru ou se préparent à concourir pour l'agrégation. Les
concours, très espacés les uns des autres et très chanceux
par le nombre de ceux qui s'y présentent, découragent bien
des jeunes esprits distingués.
Or, ces sortes d'accroissements de notre personnel qui
nous viennent par les soins de l'Université sont très néces-
saires dans nos Facultés de Droit. Dans la nôtre spéciale-
ment, avec le nombre considérable de nos élèves, tous les
jours présents aux cours ou aux examens, il est indispensable
de combler à l'instant les lacunes qui se produisent très natu-
rellement.
Mais de plus, et la considération n'a pas moins d'impor-
tance, ces charges, utiles pour notre fonctionnement, peuvent
servir de stage et d'encouragement, de poste d'attente, à ceux
de nos jeunes docteurs qui se préparent au concours d'agré-
g-ation ou qui s'y sont déjà distingués, sans avoir pu être
chargés de cours par le ministère.
Nous n'avons, hélas! dans la carrière du Droit, pour pré-
parer et faire attendre nos meilleurs candidats jusqu'à de
tardives épreuves, ni l'enseignement secondaire, ni les fonc-
tions auxiliaires des autres Facultés.
Après chaque concours, et dernièrement encore, on a vu
les meilleurs, parmi les concurrents, quitter cette carrière
difficile pour en entreprendre une autre plus accessible ou plus
lucrative, au barreau, dans la magistrature, dans l'adminis-
tration, dans le contentieux et l'industrie. C'est autant de
perdu puur l'Université, faute de pouvoir retenir ces jeunes
gens qui lui feraient honneur.
C'est donc la régularité du service quotidien, et par le fait
même les meilleurs choix dans les recrutements, que notre
Université assure, en favorisant ainsi la création des sup-
472 RECUEIL DE LÉGISLATION.
pléances et des maîtrises de conférence. Et c'est ce que l'on
fait très larg-ement à Paris où ces créations universitaires, de
genres divers, sont très nombreuses chaque année.
On nous permettra, pour compléter l'iiistoire de la Faculté,
d'ajouter qu'elle a vui peu rayonné autour d'elle.
Un homme de haute valeur et de grande énerg-ie, qui lui
appartient et lui fait honneur, M. Hourpies-Fourcade , avait
fondé, il y a quelques années, à ses frais et risques, une Ecole
pratique de Droit qui s'annonçait si bien que la Faculté et
l'Université la prirent sous leur protection et s'en portèrent
g-arants. La Faculté la reçut dans un local communiquant
avec elle sans se confondre; elle lui donna les membres les
plus dévoués de son enseignement et l'Université sanctionna
cette œuvre par ses allocations importantes.
Cette Ecole a pour l)ut « de préparer aussi complètement
que possible les jeunes gens à l'exercice des diverses fonctions
judiciaires et aux divers concours administratifs, comme
aussi de vulg'ariser les notions commerciales les plus impor-
tantes ».
Ses élèves réussissent déjà merveilleusement dans les con-
cours de débuts de carrières les plus difficiles, l'enregistre-
ment, les contributions directes, la banque, et sont préparés
pour les offices ministériels, à la fois, par des praticiens dis-
ting-ués dans ces diverses spécialités et par des théoriciens
autorisés du Droit.
Nous avons souvent dit que cette œuvre avait une portée
d'éducation morale peut-être plus importante encore que
l'éducation intellectuelle, pour laquelle seule elle semble être
faite.
Les jeunes gens qui fréquentent cette Ecole sont, en effet,
surtout ceux auxquels il n'a pas été permis de recevoir la
coûteuse instruction secondaire. On leur en offre une à leur
portée.
De plus, ils vivent dans des milieux où il est difficile de
RECUEIL DE LEGISLATION. 47^
voir autre chose, dans la pratique judiciaire notamment, que
les formes légales à suivre et, avant tout, le but à atteindre.
Ils entrent, au contraire, à l'Ecole, dans un milieu où on peut
leur montrer les choses de plus haut; ils peuvent là se rendre
compte des liens qui rattachent le Droit à la pratique et com-
prendre, en même temps, les règles supérieures qui dominent
et doivent inspirer tous les actes de la justice. Le but est en
même temps moralisateur et libéral.
C'est une institution qui complète l'œuvre scientifique de la
Faculté et offre à tous, ce que l'on nous reproche de ne pas
donner, la connaissance des détails pratiques. Nous répon-
dons à ces reproches en créant une œuvre qui démontrera
désormais, très clairement, toute leur injustice et qui doit, du
même coup, en faire disparaître toute la portée. Ceux-là seront
seuls en faute qui ne sauront pas en bénéficier.
Une Ecole de notariat reconnue par l'Etat s'y rattache de-
puis cette année, sous la directian de M. Houques-Fourcade,
à qui la Chambre de commerce a confié encore la fondation de
son Ecole supérieure, pensant que le poids n'était pas trop
lourd pour ses robustes épaules ni pour l'énerg-ie de son talent
d'administrateur.
C'est encore à la Faculté de Droit, dans des sphères plus
élevées, que Toulouse est redevable principalement de l'Aca-
démie de Lég-islation, à laquelle était accordée par le jury de
l'Exposition internationale de 1900 la médaille d'or.
Cette Académie, qui a été fondée par l'un de mes prédéces-
seurs à la chaire du Droit romain, M. Bénech, et aux travaux
de laquelle les professeurs de la Faculté prennent la plus
grande part, a eu un singulier mérite à ses débuts en i855.
Elle a été le premier agent des relations internationales de la
France, au point de vue du Droit. Elle eut pour collaborateurs
et correspondants les juristes les plus en renom de l'Europe
entière.
La Société de Législation comparée a constitué depuis, dans
31
[\'^l\ REGUKIL DE LÉGISLATION'.
ce sens, l'œuvre admirable que son séjour à Paris et les secours
abondants de l'Etal hii ont permis de réaliser. Mais l'Académie
de Léijislation continue son œuvre première, elle a pris cette
année l'Université comme collaboratrice et comme soutien;
elle se rattache donc par un double lien à la Faculté.
Eniiii, nos collègues du Droit occupent un rôle considérable
dans la plupart des six Académies ou Sociétés savantes que
la g-énérosité de M. Ozenne appela, il y a quelques années, à
s'installer, avec leurs bibliothèques, leurs archives et de
belles salles de réunion, dans un des chefs d'œuvres de l'ar-
chitecture de notre Renaissance toulousaine : l'hôtel d'As-
sézat et de Glémence-Isaure. J'ai eu la très haute satisfaction
de réaliser les intentions généreuses de mon vieil ami à cet
ég-ard.
Une de ces Sociétés, l'Académie des Jeux Floraux, presque
aussi ancienne que notre Université elle-même, remonte à
l'époque des troubadours et des trouvères; elle fut fondée à
Toulouse, en i323, au jardin des Augustines.
C'est à son histoire que se rattache le nom légendaire et
poétique de Clémence Isaure qui en fut la Restauratrix au
seizième siècle. Elle possède de merveilleux parchemins qui
rapportent les joies de ses Jleiirs et la Leys d'amor.
Les cinq autres Sociétés ont attesté leur valeur lors du
Congrès des Sociétés savantes de France, qui se tint brillam-
ment, pour la première fois en province, à l'hôtel d'Assézat
et de Clémeiice-Isaure en 1899; car c'est ainsi que se nomme,
par la volonté du testateur, l'admirable demeure qui groupe
en une sorte d'Institut provincial : l'Académie des Jeux-Flo-
raux, l'Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres
fondée en i64o, l'Académie de Législation, les Sociétés de
Médecine, Archéologique du Midi de la France et de Géogra-
phie, cette dernière seule Société ouverte compte plus de
quatre cents membres actifs.
C'est un groupement qui s'est fait autour de notre Univer-
RECUEIL DE LEGISLATION. 47^
site, mais à l'état crindépendance réciproque et nécessaire;
j'en redirai nn mot avant de terminer.
Si je peux me le permettre, je resterai encore un instant
en dehors de la Faculté, mais tout auprès d'elle, pour rap-
peler un vœu qui peut au premier abord paraître étrang-e à
ceux, du moins, qui ne connaissent pas l'histoire de l'ensei-
gnement du Droit dans notre pays ou ce qui se passe encore
de nos jours, en dehors de lui.
Je veux parler de la participation des représentants de
l'enseignement officiel du Droit à l'administration de la jus-
tice, au moins dans les diverses juridictions du siège de leur
Faculté, à tour de rôle, avec voix délibérative ou même sim-
plement consultative. Cette adjonction du personnel ensei-
g-nant à l'ordre judiciaire devrait être, d'ailleurs, très discrète
et très ordonnée, sous le contrôle actif du g"ouvernement.
De même, en effet, que la jurisprudence et la doctrine se
prêtent un constant et mutuel appui , de même l'application
des lois et l'enseig-nement du Droit devraient marcher ensem-
ble, dans un contact incessant et forcé.
Ce procédé, que nous avons vu pratiqué dans l'ancienne
Société française et qui est admis dans certains pays étran-
g-ers, a trouvé un exemple, même chez nous, dans la per-
sonne de deux jurisconsultes qui ont honoré la science mo-
derne. MM. Aubry et Rau furent tous les deux long-temps
jug-es suppléants, occupés au tribunal de Strasbourg, en
même temps que professeurs éminents à la Faculté reg^rettée.
Nous ne voudrions pas aller jusque-là, pour ne pas sur-
charg-er à vie les mêmes hommes, par le cumul de deux
g-randes fonctions. Il faut être moins exig-eant.
L'ancien Droit avait établi ce rapprochement, surtout pour
faire bénéficier la mag^istrature de la science acquise par les
travailleurs de l'école ; à notre humble avis, ce serait au
moins autant au profit de ces travailleurs eux-mêmes et par
suite de ceux à qui ils doivent enseigner.
l\-j^ RECUEIL DE LEGISLATION.
Le Droit est une science pratique que l'éducateur a dû voir
iV)actioiiner sous ses yeux, pour pouvoir la bien faire connaî-
tre aux autres.
C'est là une pensée de progrès, dont l'ancien rég"ime nous
avait donné l'exemple et qu'il faut reconstituer.
Au surplus, cette pensée est aussi des plus modernes, car
nous apporterions à l'élude du Droit les bienfaits de la mé-
thode expérimentale aujourd'iiui dominante partout, et qui
a contribué à développer si merveilleusement les puissances
scientifiques de notre siècle.
Si chaque professeur était ainsi appelé, par exemple, une
fois ou deux, ou même plus souvent, durant une année, dans
sa carrière, et avec un coiig^é ad Iioc, à contrôler ses idées
au contact des événements et des hommes, il épurerait, pour
ainsi dire, ou fortifierait ce que le travail scolaire lui a
fait acquérir. Peut-être pourrait-il rendre des services à
son tour.
L'exercice du barreau était autrefois fréquemment cumulé
avec les travaux de l'enseig-nement; mais cet usag'e tend à
disparaître, il avait des dangers d'entraînement et de préoc-
cupations personnelles auxquels la magistrature n'expose
g-uère.
A ce vœu nous en joindrons un autre, de moindre impor-
tance à la vérité, mais qui a pins de portée qu'on ne le croit
peut-être. Il est relatif au port du costume, conservé encore
dans toutes les Facultés de Droit de France, comme dans les
corps judiciaires.
Le costume traditionnel est le trait-d'union qui nous rap-
proche visiblement de la personne des représentants de la
justice.
Par ce temps qui a la prétention de tout simplifier et de
tout ég^aliser, dans les relations de la vie, la robe marque, au
palais et à la Faculté, les distances nécessaires et conserve
la discipline comme à l'armée.
RECUEIL DE LEGISLATION. /j^y
Inulile et même fâcheux clans les conférences qui sont des
causeries scientifiques de laboratoire ou de bibliothèque, le
costume rapelle, aux examens, que c'est une justice souvent
du plus haut intérêt qui accomplit là ses devoirs, et il fait
revivre dans les chaires des cours les traditions d'un passé qui
nous honore.
Il rappelle enfin, au moyen d'un signe extérieur consacré
par les siècles, que le Droit se discute dans des sphères intel-
lectuelles et morales d'ordre supérieur et placées au-dessus
des préoccupations réalistes et banales de la vie dont on
semble se séparer formellement.
On sait bien, du reste, le mot de Pascal sur la robe et
l'hermine des audiences, il est toujours vrai, du moins pour
le palais; pourquoi n'en serait-il pas de même là où on en-
seigne officiellement le Droit au nom de l'Etat?
Ge n'est ni le lieu ni le moment de présenter ici d'autres
desiderata d'intérêt plus individuel, sur le mode de classe-
ment des professeurs, par exemple.
Il faut bien dire cependant que l'élévation du niveau dans
le recrutement de la fonction dépend de la considération et
des avantages qui y sont rattachés. On peut voir ce qui se
passe, à cet égard, dans les autres gouvernements.
Nous terminerons ces observations qu'excuse le fait d'une
longue expérience et d'un profond et respectueux attache-
ment à notre belle mission, par quelques considérations
d'ordre plus important et plus général.
Assurément, il est des œuvres que l'on ne peut accomplir
en un jour. En instituant les Universités nouvelles, il fallait
compter le temps comme l'un des facteurs nécessaires, dans
le domaine des faits matériels, et, plus encore, dans celui
des esprits et des bonnes volontés. En effet, il faut attendre
pour constater tous les résultats espérés.
Et, pourtant, rapprocher des hommes voués à des travaux
478 RECUEIL DE LÉGISLATION. '
de caractères supérieur, pour qu'ils s'entr'aidenl dans leurs
labeurs respectifs, n'est-ce pas une œuvre scientifique et mo-
rale tellement naturelle qu'elle semblerait devoir s'accomplir
d'elle-même ?
Il n'en est certes pas toujours ainsi. Le g-oût de la solitude
et du silence, fréquent chez les hommes d'étude d'une part,
et d'autre part l'estime parfois trop exclusive de chacun pour
sa spécialité, n'atténuent que trop souvent les plus nobles
efforts du travail individuel.
Là où la coopération serait fructueuse et facile, où les rela-
tions, même passai^ères et mondaines, si utiles à la simplifi-
cation des recherches et au progrès commun s'offrent sans
cesse d'elles-mêmes, on s'isole et l'on perd ainsi le bienfait
de la plus féconde des solidarités : celle du travail, où du
moins le progrès est lent.
Les associations scientifiques libres, les académies provin-
ciales combattent efficacement ce mal, sur certains points. Il
faut encourager ces initiatives précieuses, même lorsqu'elles
restent sans grand éclat. Et c'est très grand dommage que
les départements et les communes délaissent et affectent pres-
que de dédaigner ces collaborations spontanées que les con-
grès annuels des sociétés savantes mettront de plus en plus
en relief.
Les grandes Universités, il est vrai, et nous nous plaisons
à le redire, y contribuent généreusement par leur personnel
de toutes les Facultés et par leurs travaux, mais les vents
favorables ne sont guère en ce moment pour les œuvres aca-
démiques.
Il faut observer d'ailleurs que les LTniversités ou l'Etat ne
doivent pas s'ingérer trop activement dans ces œuvres de
liberté. Ce serait en détruire l'utile el noble originalité jusque
dans ses racines et en dessécher tous les germes féconds.
En réalité, dans l'ordre actuel des lois et des mœurs de
notre pays, c'est donc autour des grandes Universités de
RECUEIL DE LEGISLATION. 4yt)
l'Etat cjue gravitent, en province du moins, ces œuvres des
collectivités intellectnelles et scientifiques; mais le danger
pour elles ne vient pas de là en ce moment.
La création de nos Universités provinciales a été, à la vé-
rité, un progrès vers la décentralisation, et la reconnaissance
de la liberté de l'enseig-nement supérieur a plus avancé encore
dans le sens d'une organisation libérale.
Or, il faut bien le dire, cette dernière et importante innova-
tion n'a produit que des effets de peu d'étendue, surtout hors
de Paris. Elle a mis au jour et soutenu quelques savants de
premier ordre, et c'est à l'un de ceux-ci notamment que nous
devons la merveilleuse et féconde découverte de la télégraphie
sans fil.
Mais quelque restreint que soient ces résultats , aujour-
d'hui, le principe de liberté doit être maintenu. Sag-ement
ordonné, dans son exercice, il contient le germe de la concur-
rence et de l'émulation, ordinairement g^énéreuse, dans ces
hautes régions du travail.
Et pour en revenir à nos Facultés, nous dirons surtout, que
ce qui doit être aussi très précieusement conservé comme
gage nécessaire de l'indépendance, de la dignité et du succès
des maîtres, c'est le concours au début et l'inamovibilité des
fonctions tels qu'ils existent. C'est ce qui assure, comme de
plein droit, l'autorité de la parole même à nos plus jeunes
recrues. C'est la meilleure garantie de notre hberté.
Nous voulons g-arder cette sage indépendance de l'esprit
sans laquelle il ne saurait y avoir d'enseig^nement, d'enseig-ne-
ment supérieur surtout vraiment digne de ce nom.
Mais, c'est' pour nos Facultés de Droit particulièrement que
cela est vrai et doit être assuré. L'interprétation des lois est
plus qu'un travail de science, c'est comme la sentence du
juge, une œuvre de conscience intime.
C'est avant tout dans le sentiment du juste que le juriste
doit, comme le magistrat, librement chercher ses inspirations
48o RECUEIL DE LEGISLATION. "
et les doctrines de son enseig"nement. Il faut pour son autorité
professionnelle et sa dii^nité que la sincérité de sa parole reste
toujours en incontestable évidence.
C'est ce qu'il faudra pouvoir redire pour caractériser et célé-
brer chacun de nos centenaires de l'avenir.
A. Deloume,
Doyen de la Faculté de Droit de Toulouse.
ACTES DE L'ACADÉMIE
PROGRAMME
DES CONCOURS ET DES SUJETS DE PRIX
POUR l'année 1906
CONCOURS SPÉCIAL DES LAURÉATS
UNIVERSITAIRES
PRIX DE L'ACADÉMIE
Les licenciés en droit, les aspirants au doctorat, les doc-
teurs qui, depuis moins de cinq ans, ont obtenu des prix dans
les concours pour la licence ou le doctorat, dans l'une des
Facultés de droit, ou des distinctions analogues, correspon-
dantes dans les Universités étrangères, sont seuls admis à ce
concours.
Les auteurs jouissent de toute liberté pour le choix du genre
et du sujet, qui pourra porter sur toutes les branches du Droit
indistinctement.
L'Académie présentera,, à la séance de la Fête de Cujas,
les Mémoires qu'elle aura jugés dignes de cette distinction
académique.
Le nombre des présentations n'est pas limité.
L'ordre dans lequel elles seront faites sera réglé d'après la
date de la réception des Mémoires.
482 RECUEIL DE LEGISLATION.
Une médaille d'or de la valeur de deux cents francs, qui
prendra le litre de prix de V Académie, sera décernée, s'il y
a lieu, au meilleur des Mémoires reconnus dignes d'être pré-
sentés. (Délibération de l'Académie du 2 mai i855.)
CONCOURS GÉNÉRAL
PRIX OZENNE
L'Académie se réserve de décerner, en outre, une ou plu-
sieurs médailles d'or, d'une valeur de cent à trois cents francs,
aux travaux les plus remarquables qui pourront lui être
adressés par les auteurs sur un sujet juridique de leur choix.
PRIX DU MINISTRE DE l'iNSTRUCTIOX PUBLIQUE
L'Académie décernera une médaille d'or de la valeur de
trois cents francs, fondée par M. le Ministre de l'Instruction
publique, à la composition qui sera reconnue la plus remar-
quable sous le rapport de la science du droit et par les qua-
lités du stijle.
Les Mémoires qui, dans le courant de l'année précédente,
ont obtenu, devant l'une des Facultés de droit, le premier prix
au concours ouvert entre les aspirants au doctorat et les doc-
teurs, concourent seuls pour le prix du Ministre de l'Instruc-
tion publique. (Arrêté ministériel du 3o mai i855.)
CONCOURS POUR LE PRIX JOSEPH LAIR
OUVERT POUR 1906
Comparaison des inconvénients et des avantages de l'ina-
liénabilité dotale.
Le prix consistera en une somme de quatre cents francs, ou
une médaille d'or de cette valeur, au choix du lauréat.
ACTES DE l'académie. 483
DISPOSITIONS GÉNÉRALES
I. Les Mémoires doivent être déposés, au plus tard, le
3o avril 1906.
(Les adresser /r«nco au Secrétaire- Archiviste de l'Académie,
rue des Potiers, 11, à Toulouse.)
IL Les prix seront distribués dans la séance annuelle de la
Fête de Cujas.
III. Les Mémoires seront écrits en français ou en latin. Ils
devront être très lisibles.
IV. Les Mémoires déposés deviendront la propriété de
l'Académie ; mais les concurrents pourront toujours s'en faire
délivrer une copie, à leurs frais.
V. Les enveloppes cachetées, contenant le nom des auteurs,
ne seront ouvertes que dans le cas où le Mémoire aura obtenu
une distinction. Pour les mentions, elles ne seront ouvertes
que sur la demande des intéressés.
VI. L'auteur qui livrerait son Mémoire à la publicité avant
le séance solennelle perdrait tout droit au prix qu'il aurait
obtenu. Cette déchéance ne pourra être opposée aux auteurs
des Mémoires qui auront obtenu la première médaille d'or dans
les concours des Facultés de droit.
VIL Les lauréats qui ont obtenu deux médailles d'or ne sont
plus admis à concourir, mais ils peuvent exercer les droits
mentionnés en l'article 38 des Statuts, ainsi formulé : « Les
« lauréats de l'Académie qui auront obtenu deux médailles
« d'or ne seront plus reçus à concourir, mais ils auront le
« droit de participer, avec voix délibérative, à toutes les déci-
« sions relatives au concours et de siég^er avec les membres de
« l'Académie dans la séance publique.
484 RECUEIL DE LÉGISLATION.
(( Si les lauréats dont il est question sont candidats à une
« place d'associé ordinaire, en cas d'égalité du nombre des
« sufîrag^es, l'élection leur sera acquise, par dérogation ex-"
« presse, en leur faveur, aux dispositions du 1 2 de l'article 22. »
Toulouse, le i^r mars 1906.
Le Secrétaire perpétuel de l'Académie,
Antomn DELOUME,
ACTES DE l'académie. 485
DISCOURS
prononcé par M. A. Mérignhag, professeur à ki Faculté de Droit, président,
à la séance d'installalioa du bureau du ii janvier igoG.
Messieurs et chers Confrères,
Que mon premier mot soit une parole de remerciement pour
les bienveillants et unanimes sufFrag-es qui m'ont placé, pour
cette année, en tète de votre Compagnie. Croyez bien que je
les apprécie à leur juste valeur et qu'il me serait ag-réable
de vous prouver ma reconnaissance mieux que par une vaine
manifestation oratoire. Que pourrais-je dire, au surplus, qui
n'ait été déjà dit et redit par mes prédécesseurs, et notam-
ment par le très distingué président sortant M. Crouzel? Que
puis-je faire, à son exemple et à celui de nos devanciers,
sinon de vous promettre tout le concours de mon activité,
de mon énergie et de ma bonne volonté? Il reste peu à g-laner
dans un champ où moissonnent , depuis bientôt cinquante
ans, les juristes éminents, les penseurs à l'esprit vigoureux
et profond de la Magistrature, du Professorat et du Barreau,
qui ont successivement présidé vos débats. Comme eux, je
m'efforcerai de consacrer le meilleur de moi-même à la pros-
périté et au développement de cette Académie de lég-islation,
l'un des plus beaux fleurons de notre antique cité.
Mais ma tâche sera certainement plus facile que celle de
ces Professeurs, Magistrats et Avocats, ayant présidé dans ces
temps antérieurs, qui, si on les compare aux nôtres, appa-
raissent presque comme préhistoriques ! C'était l'époque où la
salle de vos réunions au Palais de Justice était trop étroite pour
contenir les membres empressés aux séances; où le Secré-
taire perpétuel était heureusement assiég-é par des demandes
de communications, auxquelles il ne pouvait satisfaire, et qui
486 RECUEIL DE LÉGISLATION.
devaient long^temps attendre leur tour; où le Président était
quelquefois appelé à interposer son amicale autorité dans les
débats de réunions toujours courtoises, mais également vives,
souvent animées et parfois mouvementées.
Que les temps sont chang-és ! Dans la paisible maison d'Isaure,
où l'a installée la libéralité d'un généreux Mécène, l'Académie
mène actuellement une existence lang^uissante. Elle est dans
ce bel hôtel d'Assézat, où dorment tant de souvenirs, en quel-
que sorte endormie elle-même, nous offrant comme l'imai^e
effacée d'une activité lointaine, dont la mémoire s'estompe à
travers les brumes du passé. On serait tenté de dire d'elle :
« Stat magni nomiTiis iinibra! »
Cet àg-e disparu, Messieurs, de la belle et verte jeunesse
de l'Académie ou du brillant épanouissement de sa maturité,
c'était celui où le Droit avait encore ses fidèles passionnés,
où l'on s'intéressait aux questions juridiques même les plus
arides! Combien nous en sommes loin! La vie intense et ra-
pide nous a tous saisis, dissipant cette atmosphère paisible de
l'activité studieuse qui fut celle de nos prédécesseurs. Les con-
ditions de l'existence en g-énéral et spécialement de l'existence
provinciale sont changées d'une façon complète : comment,
dans ce mouvement fébrile qui nous enveloppe, trouver l'heure
propice aux méditations longues et fructueuses, aux rêveries
qui enfantent non pas seulement les harmonies poétiques,
mais encore les harmonies juridiques! Et puis les temps aussi
sont devenus mauvais : aux vaches grasses ont succédé les
vaches maig'res, aux abondantes allocations de jadis, le vide
et son horreur qui répug-nent autant aux Académiciens qu'à
la nature. On a dû supprimer ces beaux jetons de présence
sur lesquels était gravée la majestueuse effigie de Cujas; l'âge
d'arg'ent céda la place à l'àg-e du cuivre, qui n'est plus lui-
même qu'un mélancolique souvenir! Or les jetons, spéciale-
ment ceux d'arg-ent, étaient fort prisés même par les lecteurs
ACTES DE L ACADEMIE. ^87
les plus désintéressés qui savaient concilier un sa§-e appétit
des biens de ce monde périssable avec les juridiques rêveries
dont nous avons parlé ci-dessus.
Enfin, le siècle nouveau a fourni également chez nous l'élé-
ment à la fois fécondant et dissolvant qu'il a apporté dans
beaucoup d'autres milieux. Grâce à la diffusion des idées, à
l'extension des pro§-rès de la science, les Revues se sont multi-
pliées à un tel point qu'elles manquent souvent de collabora-
teurs. Le Droite lui aussi, a laroement participé à cette multi-
plication. Les articles que les modestes savants d'autrefois
étaient heureux, faute de mieux, de placer dans les recueils
locaux, sont réclamés aujourd'hui, avant même d'avoir été
écrits, par les grandes Revues parisiennes. Et celles-ci, bien
qu'elles ne payent pas beaucoup, accordent cependant des ré-
munérations bien supérieures à la valeur des anciens jetons;
d'ailleurs, elles sont plus répandues et aident, par suite, da-
vantage à la réputation de leurs collaborateurs.
Aussi constate-t-on que l'ancienne clientèle du Recueil de
l'Académie lui fait de plus en plus défaut. J'en ai feuilleté les
premiers volumes à l'occasion de cette séance. Quelle leçon
de choses nous donne la table de ces volumes, pul)liée en i865,
par Florentin Astre ! Parmi les magistrats, on relève les noms
de MM. Auzies, Carol, Derrouch, Daguilhon-Pujol, Delquié,
Fons, Fort, Garrisson, Gouazé, Sacase, Serville; parmi les
avocats et avoués, ceux de MM. Albert, Astre, Astrié, Rahu-
haud, Boutan, Dug-abé, Fourtanier, Fauré, Timbal, Vidal;
parmi les professeurs, enfin, ceux de MM. Batbie, Bressolles,
Chauveau, Déniante, Delpech, Dufour, Molinier, Rodière, Gi-
nouilhac. Hue, Humbert, Rataud, Rozy. A cette époque, vous
le voyez, les trois branches dans lesquelles se recrute l'Acadé-
mie collaboraient, à l'envi, au succès de l'œuvre commune; de
la trinité féconde de la Mag-istrature, de la Faculté et du Bar-
reau jaillissait la triple source dont la réunion formait ce fleuve
superbe qu'était l'Académie !
488 RECUEIL DE LEGISLATION.
Je me demande quel est cet astre nouveau du ciel de l'Aca-
démie qui se chara;era de confectionner de nouvelles tables
décennales, à moins que ce ne soit notre dévoué président sor-
tant, M. le bibliothécaire en chef Crouzel. Dans son discours
d'installation de l'an passé, il nous traçait, avec sa grande
compétence, tout un plan de réorganisation de notre bibliothè-
que qu'il aura certainement à cœur d'exécuter. Et lorsque ces
tables seront faites, si elles le sont jamais, il en ressortira cette
démonstration que je vous livre sans commentaire : des trois
sources de l'Académie, une seule est restée féconde; vous la
connaissez sans que j'aie à insister et, du reste, une réserve
dont vous saisirez fort bien les motifs me force à glisser sur ce
point. Or, si c'est beaucoup, ce n'est point assez, tant s'en faut!
Faut-il donc s'écrier : « l'Académie se meurt, l'Académie
est morte? » Non, Messieurs, et nous pourrons, je crois, éviter
la douleur que nous causait la perte d'une amie si chère, en
nous mettant résolument à l'œuvre. Feuilletez, comme moi,
les premiers volumes du Recueil^ avec Astre pour guide, et le
secret de l'activité ancienne vous sera bientôt révélé, aussi
bien que la manière de la faire revivre. Magistrats, dans les
affaires portées à votre audience, bien des sujets pourraient
faire l'objet de notes intéressantes, dont les éléments seraient
si facilement trouvés grâce aux pièces des causes plaidées
devant vous, aux conclusions du Ministère public et à vos
recherches personnelles. Avocats, vos dossiers vous fourniront
d'eux-mêmes, si vous les interrogez bien, des dissertations
toutes faites qui viendront, au milieu des expositions théori-
ques de l'Ecole, apporter le souffle vivifiant de la pratique.
Cet appel sera-t-il entendu? Je l'espère, sans pouvoir me flat-
ter d'avoir plus de crédit que mes prédécesseurs qui l'ont
déjà adressé en vain. En tout cas, il était de mon devoir de
le renouveler en ternies pressants, car jamais l'heure ne fut
plus critique. L'Académie a un besoin urgent du dévouement
de tous ses membres, soit comme collaboration, soit comme
ACTES DE l'académie. 489
assiduité aux séances. Puissent ne plus revenir ces périodes
néfastes où l'on a vu votre Secrétaire perpétuel obligé de bat-
tre le rappel auprès de lecteurs — toujours, hélas! ou à peu
près les Tnènies — qui, malgré leur boiuic volonté, ne pou-
vaient souvent satisfaire à sa demande, et où, ces lecteurs
enfin trouvés, la séance devait parfois être levée faute d'un
nombre raisonnable d'auditeurs. Combien ont passé par là
de ceux qui m'écoutent !
Au cours de l'année présente s'est produit un événement
heureux qui peut avoir l'effet le meilleur sur l'avenir de notre
Compagnie : les Sociétés diverses installées dans l'hôtel d'As-
sézat, en vertu du testament de M. Ozenne, se sont fédérées, et
leurs intérêts sont désormais remis aux mains d'un comité vig-i-
lant, ayant à sa tête notre Secrétaire perpétuel, M. Deloume.
Il va s'ensuivre une réorg-anisation des services g-énéraux, prin-
cipalement de la bibliothèque. Cette dernière, d'une grande
richesse, éparse en des locaux divers et ignorée en général, sera
réunie en un local unique, où l'on pourra facilement consulter
les volumes et publications de toute sorte. Un catalogue métho-
dique en préparation facilitera encore les recherches.
D'autre part, dans le courant de l'année qui vient de com-
mencer, notre Bulletin paraîtra sous la double direction de
l'Académie et de l'Université, et celle-ci fournira la subvention
nécessaire pour qu'il puisse continuer à se développer et de-
vienne trimestriel, si possible; les articles désormais en seront
payés. Ces mesures donneront plus de lecteurs à nos séances,
et, en outre, le Bulletin, que l'on ne lit guère parce qu'il ne
paraît qu'à la fin de chaque année et en un seul volume, inté-
ressera peut-être davantage lorsqu'on le recevra en fascicules
correspondant aux divers trimestres.
Puissent ces réformes, sinon nous ramener aux jours
brillants déjà loin de nous, du moins nous donner une exis-
tence paisible et assurée. C'est, en tout cas, le meilleur vœu
que puisse former, au début de l'année 1906, votre nouveau
32
490 RECURIL DE LÉGISLATION.
Président. Je ne veux pas tenniuer cette allocution, ressem-
blant par certains côtés aux anciennes mercuriales, sans
solliciter voire bienveillante indulg^ence pour des conseils qui
eussent peut-être été mieux placés dans la bouche d'un de
nos anciens. A la séance du 4 juillet 1862, M. Bénech, alors
secrétaire perpétuel, dans son rapport sur le concours de
l'année et les premiers travaux de l'Académie, s'exprimait
ainsi : « Je m'abuse peut-être, mais il me semble que l'Aca-
démie naissante doit vous être plus chère par cela seul qu'elle
a plus besoin de votre concours et de votre appui. Si le pre-
mier à^e de l'homme excite partout, autour de lui, à cause des
espérances qu'il donne, un tendre et vif intérêt que ne lui
disputent ni la vieillesse ni l'àg'e mur, il doit en être de
même des commencements des institutions g-énéreuses... ».
A cette heure, l'Académie n'est plus naissante, comme au
moment où parlait M. Bénech. Je ne dirai pas qu'elle est
vieille, car on doit aux dames avant dépassé la cinquantaine
des ég'ards spéciaux dont le principal est de ne pas divulguer
leur âg-e. Mettons, si vous le voulez, qu'elle est dans sa pleine
maturité. En tout cas, ce que je sais, c'est qu'elle a, en ce
moment, besoin de l'appui de tous ses membres comme à
l'époque de M. Bénech, plus même qu'à cette époque où :
« Sa bienvenue au jour riait dans tous les yeux ».
Elle doit donc vous être chère comme aux académiciens de
1802, plus encore, étant donnée sa présente infortune. Dans
son discours de réception à l'Académie des Sciences de Bor-
deaux, le i'^'" mai 17 16, Montesquieu disait : « J'ai toujours
regardé les titres de votre établissement comme les titres de
ma famille ». Pensons tous comme l'illustre auteur de l'Esprit
des Lois; conduisons-nous en conséquence, et les destinées de
l'Académie de Législation, un moment incertaines, reprendront
vite, je vous l'assure, le brillant essor et la prospérité qui furent
si longtemps son g'iorieux apanage. A. Mérignhac.
ACTES DE l'académie. 491
RAPPORT SUR LES TRAVAUX DE L'ANNÉE.
Par M. Deloume, secrétaire perpétuel.
Messieurs,
Dans le premier de nos rapports sur les travaux de l'année
en 1802, mon prédécesseur presque immédiat à la Faculté et
ici même, M. Benech, vrai fondateur de l'Académie, s'expri-
mait ainsi :
« Il est des villes qui semblent avoir une vocation spéciale.
Aimer les hautes études, encourager leur culte, leur ouviir un
asile, voilà ce qui distingue entre toutes les cités celle dont
le génie consiste à développer les arts de l'esprit; voilà les
traits principaux qui de tout temps ont donné à Toulouse une
physionomie, comme une renommée particulière. »
Et parlant des deux sœurs aînées, l'Académie des jeux flo-
raux et celle des sciences, inscriptions et belles-lettres, il ajou-
tait que notre Académie devenait « leur alliée bien naturelle,
touchant à la première par le côté de la poésie que le droit
revêt toujours dans ses orig-ines, Vico l'a démontré dans sa
Philosophie de l'histoire, se rattachant à la seconde par les
procédés de déduction rig-oureuse communs à la jurisprudence
et à toutes les branches des sciences exactes ».
Telles sont, Messieurs, les traditions toulousaines que nous
nous appli(|uerons à maintenir dans la nouvelle forme du re-
cueil. Là, viendront se confondre, sans rien absorber ni dé-
truire, les forces combinées de l'Ecole et celles des travailleurs
libres, correspondants ou même étrang-ers, spontanément ac-
tifs, avides d'émulations fécondes et de mutuels secours dans
le travail, tout ce qui donne à notre œuvre sa saveur parti-
culière, ses forces et surtout son originalité dans la science du
droit.
492 RECUEIL DE LEGISLATION.
Pas plus (jue par le passé, nous ne saurions oublier que ce
mot inènie de recueil de Législation que conserve notre titre,
nous ouvre des horizons plus larges que ceux des revues fai-
sant surtout un travail directement utilitaire, de recherches
précises, d'érudition, de discussion technique ou bien d'obser-
vations pratiques de jurisprudence.
La législation se disting-ue du droit, en ce que c'est tout
autant l'œuvre préparatoire et créatrice de la loi, que l'étude
de son passé ou de son état actuel qui doit nous occuper,
en élevant ainsi nos pensées et nos vues. Le travail n'en
est pas plus aisé. Cette contribution active aux progrès dési-
rables de l'avenir pécherait plus tôt par sa difficulté ; c'est
même une tâche qui, pour être autorisée et efficace, suppose de
profondes études et cette expérience personnelle des choses
que donne seule une pratique prolong-ée et attentive de la vie
des Sociétés.
Les académiciens, en réalité, ne sont guère recrutés parmi
la prime jeunesse, et c'est une raison de plus, peut-être, de
penser que nous pouvons ajouter à l'œuvre des publications
les plus répandues celle qu'implique le nom de notre Aca-
démie toulousaine consacrée par le temps à la Législation.
Déjà les travaux abondent, et très délicate sera sans doute
la mission du Comité d'impression, en présence des études im-
portantes qui se disputeront les pages forcément restreintes
de notre recueil. Très rationnellement et très soig-neusement
constitué, ce Comité n'aura pas d'autres préoccupations, pour
ses choix, que la valeur relative de l'œuvre et l'opportunité
actuelle de la publication.
Déjà cette première fois, bien que, par l'effet des transitions
à ménag"er pour le mode et l'époque de la publication, l'année
académique soit réduite à quelques mois, nous sommes oblig'és
d'opérer de douloureuses amputations. Que sera-ce lorsque, aux
travaux de nos correspondants déjà représentés par la haute
mag-istrature ou le barrau extérieurs, viendront se joindre les
ACTES DE L ACADEMIE. /(Q?)
œuvres de doctrine qui se multiplient à notre appel, autour de
de nous.
L'époque de la fête actuelle de Cujas a subi elle-même,
comme vous le voyez, Messieurs, les effets de nos innovations.
C'est que nous tenons à faire paraître notre volume au plus
tard au moment même où expire l'année dont il porte la
date. Les lauréats de nos concours, spécialement ceux de
la médaille d'or du ministre, ne s'en plaindront pas, et les
membres de nos Commissions, talonnés par des échéances fixes,
redoubleront de zèle pour se conformer à d'impérieuses né-
cessités.
— Si les travaux lus en séance celte année paraissent peu
nombreux dans le rapport actuel, à raison du rapprochement
des distances dont nous avons parlé entre la fête de Cujas de
l'année précédente et celle d'aujourd'hui, du moins ont-ils
présenté ce caractère de préparation ou de critique législative
que nous recherchons.
Ainsi l'a compris M. Bressolles, qui préside avec un zèle et
une habileté au-dessus de tout élo§"e une institution sociale au
premier chef et très charitable, touchant tout particulièrement,
par ses œuvres pratiques, aux matières de la procédure et du
droit.
Lue Société existe depuis un certain nombre d'années à
Toulouse, qui, placée sous le vocable et le patronage de saint
François Régis, s'est donné pour mission de faire rentrer dans
la légalité civile et religieuse les unions irrégulières et persis-
tantes, de plus en plus nombreuses, hélas ! dans les classes
pauvres.
Des statistiques éloquentes prouvent combien de centaines
d'unions ont été ainsi stabilisées, moralisées, et combien d'en-
fants, dont l'avenir était livré à toutes les aventures du hasard,
ont été placés par la légitimation sous la garde d'un foyer
494 RECUEIL DE LÉGISLATION.
le plus soiivciil rendu par là à restinic et au respect de lui-
même et des autres.
C'est dans cette œuvre journalière, pleine de surprises par-
fois et de tristesses cachées mais aussi de joies réconfortantes,
que M. Bressolles a pu constater souvent les défauts et les
lacunes de la procédure très imparfaite du mariage civil. Que
de fictions, à commencer par ces deux publications à huit jours
d'intervalle un jour de dimanclie, devant la porte de la maison
commune, que personne ne peut entendre assurément, avec
l'afliche de l'acte qui eu est dressé et que personne ne lit guère
davantage !
Mais c'est particulièrement dans le cas des mariages in extre-
mis que notre confrère nous signale, avec la raison et on peut
ajouter avec le cœur, les redoutables obstacles qui peuvent
s'élever pour les conjoints irréguliers trop tardivement repen-
tants, et plus encore pour les enfants que le mourant laisse
après lui, avec l'angoisse de n'avoir plus les délais nécessaires
pour les légitimer.
Dans ces sentiments, M. Bressolles a entretenu l'Acadé-
mie des conditions dans lesquelles peut se contracter un
mariage, d'après notre loi civile, lorsque l'un des futurs
époux est en danger de mort. Ces mariages, dits in extremis,
ont le plus souvent pour objet, nous disait-il, de mettre fin à
une situation irrégulière et de procurer à des enfants le bien-
fait suprême de la légitimation. Notre ancien droit les recon-
naissait comme légitimes, et cependant les privait des effets
civils. Aujourd'hui, ils ne sont l'objet d'aucune disposition, ils
sont donc soumis aux règles générales.
M. Bressolles montre que cette application du droit commun
rend parfois impossible cette dernière et légitime satisfaction
de conscience réclamée par un mourant. 11 le déplore, tout en
reconnaissant l'importance capitale des cérémonies et de la
publication des mariages. Or, il constate que la plupart des
législations étrangères se montrent moins rigoureuses que
ACTES DE L ACADEMIE. /|Ç)5
notre loi civile. Il propose donc quelques réformes; il demande
notamment qu'on déclare possible la dispense de toute publi-
cation.
Il est à souhaiter que les conclusions pratiques de cet excel-
lent travail, aussi exactement documenté que solidement établi,
attirent au plus tôt l'attention du lég-islateur.
M. Mestre, procédant dans le même esprit de préoccupations
législatives, mais en sens inverse, prend une loi déjà existante
et de date récente, pour la défendre contre des critiques tout
au moins exagérées, pour en démontrer l'opportunité et en dé-
voiler par le détail la réalisation effective conformément aux
intentions du lég^islateur.
Une loi de 1897, nous disait notre confrère, a dégrevé de
rimpùt foncier les petites cotes. Certains économistes, M. Le-
roy-Beaulieu notamment, ont soutenu que le bénéfice du dé-
grèvement avait exclusivement profité à des contribuables qui
ne représentaient pas les véritables classes rurales. M. Mestre,
et les étudiants de la Conférence de Doctorat qu'il dirige, ont
pu démontrer, g-râce à des enquêtes faites sur place, c'est-
à-dire à la campagne, que les bénéficiaires du dég'rèvement
étaient en très g'rande majorité les petits propriétaires ruraux.
Chacun des élèves de la Conférence est chargé, par M. Mes-
tre, de remplir un questionnaire approprié, dans une zone
locale déterminée, et plus spécialement d'ordinaire dans les
alentours de son lieu d'habitation.
On pourra voir, dans le travail tout à fait captivant de
M. Mestre, combien la démonstration est probante, au moins
pour les lieux explorés. Mais on nous permettra de faire re-
marquer ce procédé très ingénieux d'enquête qui consiste à
faire établir des statistiques délicates par des jeunes g'ens déjà
licenciés en droit, avocats stagiaires pour la plupart, et dont
les recherches, par conséquent, présentent des garanties parli-
culièrement sérieuses.
Dans ce procédé nouveau d'études juridiques, ce qui nous
496 RECUEIL DE LEGISLATION.
loiiclic [>Ims encore (juc l'iililitc' pratique des résiillats obtenus,
c'est ce système d'éducation par les expériences d'un g^rand
laboratoire à l'air libre, pour ainsi dire, et par le contact des
jeunes juristes bien diri^'('s avec les affaires et avec les per-
sonnes auxquelles s'appliquent les lois qu'ils étudient.
Ce procédé, très intéressant et très instructif, n'en est pas
à ses débuts à la Faculté, et nous félicitons notre cher collè-
gue et confrère d'en avoir révélé les avantagées à l'Académie.
C'est encore un de nos collèg"ues de la Faculté qui, dans
sa spécialité indéfiniment extensible du droit commercial,
nous a fait plusieurs compte rendus d'ouvrages adressés à
l'Académie, mais où la pensée personnelle domine sans cesse
l'exposé des opinions d'autrui et leur discussion savante.
M. Fraissaingea, dans divers rapports qu'il a été charg^é de
présenter, a été amené à traiter des sujets très variés. A pro-
pos des transferts d'actions et (V obligations nominatives, il
insiste sur la règ-le, couramment admise en jurisprudence,
suivant laquelle on ne revendique pas les titres nominatifs.
Dans la loi arg^entine sur la faillite du 28 décembre 1902,
il souligne les particularités du procédé de liquidation amiable
appelé adjiidicaciôn. La responsabilité civile des armateurs
lui fournit l'occasion d'établir un rapprochement entre les lois
des 9 et 21 avril 1898 sur les accidents du travail de terre et
mer. Ces rapports, insérés au volume de l'année, porteront
les détails que nous ne pouvons reproduire ici sur les œuvres
et leurs auteurs.
Nous signalerons cependant tout particulièrement le livre
de M. Bezard-Falgas, docteur de notre Faculté, dont les liens
d'alliance ou de parenté constituent pour nous une sympathi-
que g-arantie.
Les fonctions de M. Bezard-Falgas l'oblig-ent à voir tous les
jours les difficultés qui s'élèvent sur les transferts d'action
et d'obligations nominatives, et il a écrit un beau volume sur
ces matières aussi pratiques que délicates. Il est chef adjoint
ACTES DE L ACADEMIE. 4g7
du contentieux des titres de la Compagnie Paris-Lyon-Médi-
terranée; il a su joindre la science du docteur à l'expérience
d'une pratique de tous les jours qui lui impose une redou-
table responsabilité. Nous avons été heureux, à tous ces points
de vue, de nous l'attacher, et c'est avec une très haute satis-
faction que nous l'avons inscrit parmi nos membres corres-
pondants.
Notre confrère M. Malavialle, avec l'autorité qui s'attache
à sa personne et à ses fonctions supérieures, nous a entrete-
nus d'une brochure de son collègue des Landes, M. Sale-
franque, l'un de nos fidèles correspondants, sur les Budgets
de la ville de Mont-de-Marsan de 1808 à 1908. C'est un tra-
vail de statistique soigneusement établi, d'où il ressort que les
municipalités qui se sont succédé ont sagement administré les
finances de la commune. N'est-ce pas une pensée opportune
et utile de mettre en vue de si longs et si louables exemples
de sagesse?
C'est sur un de ses travaux personnels que M, Ziglicki,
à son tour, a fixé notre attention. Il nous a donné l'analyse
d'une brochure sur les bouilleurs de cru, travail de vulgarisa-
tion, suivant sa propre expression, destiné à faire connaître
aux intéressés le régime fiscal organisé, en la matière, par la
loi du 22 avril 1905.
Au moment de donner le bon à tirer d'une histoire som-
maire de la Faculté, destinée au Bulletin de iLniversité de
Toulouse, en vue de célébrer le centenaire de notre réorgani-
sation en 1800, j'ai tenu à vous faire connaître les parties
essentielles de ce travail : d'abord l'avant-propos qui présente un
tableau d'ensemble, et la dernière partie qui formule les conclu-
sions. Cette communication avant la lettre est une pratique dont
j'ai souvent usé, surtout à cause de l'utilité qu'il y a de se
faire contrôler par des hommes compétents, au moment où on
va se livrer au public. J'ai souvent invité mes confrères à sui-
vre cet exemple, si bon pour l'auteur, et qui peut si bien inté-
498 RECUEIL DE LEGISLATION.
resser nos séances. On a dii le pratiquer ailleurs, et dès long-
temps. C'est sans doute pour cela rpi'au seizième siècle la
célèl)re Académie délia Crusca, à Florence, avait pris pour
emblème un crible à passer la farine, avec cette devise très
poétique : « II piu fino fior ne coglie »>. Elle en recueille la plus
fine fleur.
Je me suis appliqué, pièces authentiques en main, à faire
ressortir les erreurs accréditées de tous temps sur les origines
et le caractère de l'ancienne Université de Toulouse, pendant
les premiers siècles de son histoire.
Fondée par le traité de Paris, en 1229, elle a été l'œuvre du
pouvoir royal, et créée, non pour partici{)er à une mission de
contrainte religieuse, comme on le redit partout à la légère,
mais pour assurer la fusion pacifique des races du Nord et du
Midi après une horrible guerre, maintenir la paix et travailler
à l'unification de la patrie qui se constituait. C'était un noble
mandat. En réalité, moins de quarante ans après sa fonda-
tion et sous Philippe le Bel, les juristes du Midi étaient
devenus « les plus redoutables serviteurs de l'autorité royale
en France ».
J'ai ensuite insisté sur le départ de Cujas et disculpé notre
Faculté d'une faute qu'elle fut la première à combattre et à
déplorer amèrement, et, certes, sans y avoir participé.
La conclusion de mon étude a été dans le sens de la liberté
de conscience et d'opinion qui doit caractériser les œuvres de
la justice et du droit, tout autant dans l'enseignement officiel
que dans les décisions du prétoire.
Nous parlerons enfin d'un rapport très particulièrement
intéressant et plein d'une brûlante actualité, que nous a pré-
senté M. TeuUé, sur les institutions politiques du Japon.
M. Teullé prenait possession, il y a quelques jours, des
fonctions du bâtonnat qu'il doit à l'estime et à la sympathie
de ses confrères du barreau; à peu près en même temps, sous
l'inspiration du même sentiment, ses confrères de l'Académie
ACTES DE l'académie. /jQQ
l'avaient appelé à la vice-présidence, qui est le chemin ordi-
naire de la présidence pour l'année qui va s'ouvrir. Pouvons-
nous nous permettre de lui présenter la bienvenue? Je suis
certain que personne ici ne me blâmera d'avoir voulu, au
moins, la faire pressentir.
M. Teullé, en nous parlant du livre très attrayant que nous
avait adressé son auteur M. Grollier, rapportait ces mots de
la préface : « L'Europe a vu apparaître à la fin du siècle et
contemplé avec stupéfaction un phénomène prodigieux, uni-
que dans les annales des peuples, contraire à tous les témoi-
g-nages de l'histoire : c'est le phénomène que nous oftre l'em-
pire du Soleil levant. Nous voyons un peuple abandonnant
d'un seul coup des coutumes quatorze fois s('culaires, le
régime féodal le plus intense, pour leur substituer la plus
raffinée des civilisations, le gouvernement représcntif, et rem-
placer un régime de despotisme théocratique par une monar-
chie constitutionnelle. »
Les prodiges accomplis par les Japonais à la g^uerre nous
prouvent bien que les progrès de cette civilisation subite ne se
bornaient pas à la réforme des rouag'es et des mœurs de la
politique.
Mais M. Grollier, et après lui M. Teullé, restent sur le
terrain qu'ils ont délimité et choisi.
On trouve, à côté des imitations presque littéralement
copiées dans les constitutions européennes, des innovations de
détails, trèscaractéristiqiu.^s de l'esprit de ces habiles tacticiens;
c'est ainsi que, dans un but facile à apercevoir, les députés ne
peuvent se grouper à la Chambre d'après leurs opinions et
les partis auxquels ils appartiennent. L'ordre des sièges
n'est pas libre : il est fixé au commencement de chaque ses-
sion par un tirage au sort. La mesure n'est pas très libérale,
mais combien opportune, à certains moments difficiles!
Les Japonais sont très chatouilleux au point de vue de la
famille, de la nationalité et du patriotisme. La rédaction de
fxx) HECUFIL I)K T.KGISLATION.
l«Mir (lo(l('(i\iI siirloiil a Iroiivi' dans cos sontinients de nom-
hriMix obstacles. Sur ces ])<»inls, disait M. Teullé, la façade
est la même t\ur eliez nous, rc'diliec est tout difTérent. Et
e'eNt là <-e (\n\ lait de cette évolution apparente une réforme
superficielle où l'élément moral, c'est-à-dire l'essentiel, fait
encore (ItMaul.
('/est un l'iaurais, mend)re correspondant de notre Acadé-
mie et uoti-e collègue à la Faculté de Paris, M. Boissonade,
(pii a eu l'une des parts les plus considérables dans ce travail
de codirKalion. Il a coopéré, mais sans tous les résultats
désirables, au Code civil, au Code pénal et au Code de pro-
cédure pénale. C'est un lég-iste allemand qui a représenté les
idées européennes pour la codification du Code de commerce.
M. Grollier fait connaître aussi le système moderne de l'en-
seigneuuMit j)ublic au Japon. « On a dit un jour, et avec rai-
son, porte le savant livre, que l'instituteur allemand avait
g-ag-né la bataille de Sadowa et fait la guerre de 1870. L'ins-
tituteur japonais a fait plus..., il a été l'agent modeste mais
jiuissant de tous les progrès... Aucune des modifications pro-
fondes que l'empire du Soleil Levant a subies n'eût été possi-
ble sans son concours. » Quelle leçon de choses dans cette
aurore roug"ie du sang' de nos amis !
Et notre rapporteur, dont je ne puis malheureusement ici
que sig-naler les observations les plus saillantes, aperçoit,
plus rapproché qu'on ne le pense peut-être, les menaces du
péril jaune.
Ce n'est pas, hélas! le seul péril que nous ayons à redou-
ter. Nous aussi nous avons assisté dans ce siècle à de brusques
et surprenants mouvements de notre civilisation tant de fois
séculaire.
Chez nous, c'est aussi le défaut d'harmonie dans les prog-rès
de la pensée, sous ses formes diverses, qui est la cause de nos
agitations sociales et de nos craintes. Pendant que les sciences
utilitaires travaillant eu vue des richesses matérielles et les
ACTES DE l'académie. 5oI
sciences physiques et naturelles s'élevaient à leur apogée, les
mêmes progrès, tant s'en faut, ne se produisaient pas parallè-
lement dans le domaine des sciences et des pratiques morales
trop délaissées.
Il faut bien le dire, les prog-rès étonnants des sciences éco-
nomiques avec les idées philosophiques qui s'y rattachent le
plus souvent, ont surexcité dans tous les rang-s, la passion de
l'enrichissement et du plaisir qui en découle. On a dit :
Enrichissez-vous, et les raffinements ou les brutahtés de la
spéculation à outrance ont tout envahi.
Les études, les recherches approfondies jusque dans les
détails les plus intimes de la vie matérielle utiles aux riches,
ont révélé aux pauvres les causes de leur misère, elles lui en
ont dévoilé toutes les laideurs et lui en ont fait sentir toutes
les amertumes.
Un sentiment trop naturellement communicatif de convoitise
et de révolte s'est substitué chez eux en masse, à la résig-na-
tion religieuse ou fataliste et à la soumission traditionnelle.
Assurément, les richesses se sont développées à la clarté de
ces lumières nouvelles, et ce qui est meilleur, les pauvres ont,
très légitimement, pu mieux faire entendre leur voix. Grâce
à Dieu, ils ont sensiblement monté eux aussi. Mais ces suc-
cès, très justes en eux-mêmes, risquent de les griser sur la
route. Et les masses populaires menaçantes, le bulletin de vote
ou parfois, les armes à la main, ont fait pressentir toute la
fragilité de ces trésors matériels, habilement ou savamment
créés et acquis. C'est le danger du suffrage universel, si, au
lieu de l'élever, on l'exalte, on le trompe et on le surexcite.
Il faut ajouter que, sur un autre rameau voisin, dans cet
arbre de la science universelle, la branche des sciences physi-
ques et naturelles, en créant d'étourdissantes merveilles, venait
porter des fruits plus périlleux encore et rendre le danger plus
pressant.
La vapeur, l'électricité, au service de la presse et des réu-
002 RECUEIL DE LEGISLATION.
nions mondiales, ont fait du suffrag-e aux mains des pauvres
afF()l«»s, se refusant au travail, la plus terrible menace de des-
truction sociale. Et, de plus, on a vu apparaître chez les
révoltés, individus ou légions, ces explosifs qu'une main cri-
minelle peut jeter où il lui plaît et que bientôt, sans doute,
ni aucun gouvernement, ni avuMine armée ne pourront braver.
D'autres en font déjà, à nos côtés, la fatale expérience.
Il faudra bien trouver cependant un abri contre ces foudres
redoutables et sans cesse imminentes et imprévues.
Nobel ne voyait pas toute la portée de ses découvertes, en
disant qu'elles rendraient les guerres impossibles. Ce n'est pas
la paix qu'elles apportent au monde. C'est au contraire la me-
nace du danger constant et universel.
Quel sera le remède à ces maux des temps modernes? Il
faut évidemment lui trouver une formule moderne aussi, et
s'il fallait en proposer une, ce pourrait être, par exemple,
celle-ci : assurance mutuelle des gens de bien contre les mal-
faiteurs.
Mais, en vérité, cela n'est, sous une forme plus pratique et
un nom plus à la mode, que l'application de la morale éter-
nelle, qui dans les crises aiguës de l'humanité fait sentir dou-
loureusement ses sanctions rigides et ses inéluctables néces-
sités.
Qu'importe, d'ailleurs, le nom ou le procédé tenté pour
guérir, pourvu que le but puisse être atteint et le mal conjuré.
C'est, appliquée aux nations, l'antique histoire du libre ar-
bitre, avec ses responsabilités certaines, quoique on n'en
puisse pas toujours fixer exactement d'avance l'échéance
fatale.
Or, Messieurs, on répète instinctivement et sans cesse
autour de nous que des myriades de barbares s'accunmlent,
s'agitent, comme jadis, vers l'Extrême-Orient. Ils auront à
leur service, de plus que leurs devanciers, tous les progrès
matériels de notre civilisation pour nous combattre.
ACTES DE l'académie. 5o3
C'est à ceux qui pensent, qui voient de haut et qui ressen-
tent ces choses essentielles, à harmoniser à leur tour leurs
découvertes et la marche de tous leurs prog-rès de moralisa-
lisation sociale avec les merveilles réalisées par les autres, et
bien loin de méconnaître celles-ci ou de vouloir les détruire,
de chercher au contraire à les mettre à profit pour le bien de
tous, surtout en préconisant la morale du devoir plus haut
encore que celle du droit.
Les juristes sont donc aux premiers rangs, parmi ceux qui
doivent combattre pour l'econstituer cet équilibre intellectuel
et moral uu instant conq)roinis. Travaillons sans défiance et
sans faiblesse à ces progrès dont nous devons, par l'œuvre de
la législation, être les ouvriers modestes, assurément, mais
dévoués et ardents à la peine.
Nous trouverons chez nous, ici-mème, dans notre passé, de
nobles exemples, car il me reste le pieux devoir de rendre
hommag-e à nos morts; hommag-es qui, hélas! ne chôment
g-uère dans ces rapports annuels, mais (jui nous rappellent
des modèles à suivre et de hautes traditions à g-arder.
C'est d'abord un de nos correspondants très anciens et des
plus distingués, du royaume de Suède, M. Knu d'Olivecrona,
qui a été l'objet d'une touchante notice de M. Ludovic Beau-
chet, dans la nouvelle Revue historique de Droit français de
juillet dernier. M. Axel Olivecrona, fils de notre confrère, émi-
nent, vient d'en adresser à l'Académie un tiré à part, où je
puise quelques détails sur la vie et les œuvres du savant dé-
funt.
Né en Suède en 1817, il vient de mourir à l'âg-e de quatre-
ving-t-sept ans, après une vie de travail constant et fertile en
œuvres.
Professeur, et puis Hector magnificus à l'LTniversité d'Upsal,
il fut appelé en 1868 à la cour supaême de Suède, àStockolm.
Comme membre de l'Assemblée législative, il contribua plus
que tout autre aux réformes du Code pénal. Il se montra
5o4 RECUEIL DE LEGISLATION.
l'adversaire déclaré de la peine de mort et publia un ouvrage
sur cette difficile (piestiou, qui eut un grand retentissement. Il
l'avait communiqué à l'Académie, ainsi que d'autres travaux.
Il devint un des écrivains les plus remarquables de son pays,
comme criniinaliste et comme historien du Droit. Il est mort
plein de jours et d'oeuvres élevées, dans toute la puissance de
son esprit supérieur.
Et son biog-raphe, comme pour montrer qu'il eut tous les
bonheurs dus à son caractère et à l'austérité laborieuse de sa
vie, achève sur ces mots : « M'"'' d'Olivecrona fut elle aussi un
écrivain distingué, un poète délicat, et la littérature suédoise
lui est redevable de plusieurs travaux où s'épanouissent toutes
les qualités de son cœur. » Nous nous permettons de lui
adresser, ainsi qu'à tous les siens, l'expression de nos sym-
pathiques et confraternels reg-rets.
Plus près de nous et dans des conditions de vie bien diffé-
rentes, s'éteig"nait, il y a quelques jours à peine, notre cher
confrère et collègue, Joseph Timbal.
Le Président de l'année prononçait, à l'une de nos derniè-
res séances, des paroles empreintes de souvenirs personnels
émus.
Sur sa tombe encore ouverte, je fus appelé à rappeler prin-
cipalement l'histoire de sa vie juridique; j'en retrace ici quel-
ques mots :
« Joseph Timbal était né en i856, à Toulouse, dans un
foyer entouré de considération et de respect, où il ne devait
trouver que des leçons d'ordre élevé et de nobles exemples.
<( Son père avait, pendant cinquante ans, occupé une des
premières places à notre barreau; il avait été élu quatre fois
bâtonnier par des confrères fiers de ses lég-itimes succès à la
barre, de la haute probité de son caractère et de la loyauté
de son vig-oureux esprit.
« Ce père favorisé aurait pu voir après lui ces souvenirs
ACTES DE l'académie. 5o5
renaître et se continuer par des mérites semblables, ou par
de belles espérances toutes prêtes à se réaliser.
« Notre cher collègue lui-même, fidèle à la tradition, avait
plaidé quelque temps et remporté la médaille d'or des sta-
giaires.
« Après avoir obtenu de haute lutte, au concours de i884,
le titre d'ag'rég-é, Timbal fut envoyé à la Faculté d'Aix-en-
Provence. Il y professa pendant deux années, à peine le
temps de faire pressentir toute sa valeur et d'inspirer d'affec-
tueux regrets, par son retour au foyer paternel. Il devint
bientôt après professeur titulaire de droit constitutionnel à
notre Faculté.
« Nul n'était mieux désigné que lui pour cet enseignement
(jui nécessite d'immenses recherches dans le passé et dans
l'état actuel toujours changeant des divers gouvernements,
qui surtout exige un esprit impartial, sans parti-pris intéressé,
et des vues élevées sur les destinées humaines, en même
temps que sur les réalités de la vie. Tel fut, toute sa vie, le
nouveau titulaire.
« Un de ses anciens élèves écrivait très justement : « Son
« œuvre a été dans ces heures d'un enseignement scientifi-
« que, certes, mais qui ne dédaignait pas l'humour et le pitto-
« resque et où se dévoilait sa belle àme libérale et tolérante,
« incapable de comprendre la haine ou la fourberie. »
« Respecté et aimé de ses étudiants, il était pour eux d'une
condescendance paternelle et touchante.
(( Il avait préparé, avec Accarias, une édition du cours du
Droit romain (jue les circonstances interrompirent, et, en
1902, il publia, en colaboration avec nos collègues Brissaud et
Mestre, une traduction avec commentaires, des Principes du
Droit constitutionnel d'Orlando.
a II avait pris à notre Académie de législation la place
qu'y avait occupée son père, et c'était fête quand il venait y
soumettre ses savantes et originales communications.
33
5of) RECUEIL I)i: LÉGISL.VTFON.
« Lu l)oii(('' t'iil un des traits doininaiits de sa nature. Il
s'ouldiail lui-même pour les autres, jusqu'aux dernières mi-
nutes (le sa vie, et son désintéressement pour les choses ma-
térielles n'avait pas de limites.
« Et malgré tout cela, peut-être à cause de tout cela, il
était, bien avant la vieillesse et dès le moment de la meil-
leure maturité, condamné à la souffrance et aux plus tristes
deuils du cœur.
« Il succomba sous les coups de la douleur, après ceux des
nobles fatigues du travail.
« Timbal a vécu sans un instant de découragement ou de
faiblesse, en conformité avec les croyances chrétiennes et iné-
branlables qui consolèrent ses douleurs. Il en gardait les
hautes espérances.
« La justice, dont les âmes, même les plus basses, subis-
sent le sentiment invincible, ne serait qu'un leurre désolant,
si Dieu, celui-là même qui en a gravé les principes immua-
bles dans nos consciences, n'en achevait pas à son heure les
sanctions suprêmes. »
Nous nous redirons, Messieurs, en attendant le terme fixé
pour nous, le mot philosophique habituel à l'un de ces empe-
reurs romains dont la figure austère semble présider à nos
travaux : Lnboremiis . Nous aussi, nous avons foi dans la loi
divine du travail.
ACTES DE L*ACADÉMIE. 50^
RAPPORT SUR LE CONCOURS
ENTRE LES LAUREATS DU DOCTORAT
présenté à la séance publique annuelle de l'Académie, le 17 décembre igoS,
par A. Mérignhac, président.
Messieurs,
(( Puisse la raison qui s'affaiblit quelquefois dans la vieillesse
nous préserver de ce défaut trop commun d'élever le passé aux
dépens du présent ». Ainsi s'est exprimé Voltaire dans ses
Fragments sur l'histoire. Ces paroles me sont revenues en
mémoire au moment où, pour mieux me pénétrer de mon rôle
en cette séance, je relisais les discours de ceux qui m'ont pré-
cédé dans des circonstances semblables. Eh bien ! au risque de
vous sembler bien vieux, je suis cependant forcé de constater
que, pour l'Académie, au point de vue seulement bien entendu
du concours des lauréats de doctorat, le passé valait mieux que
le présent. Le premier des rapporteurs de ce concours, M. La-
ferrière, inspecteur général des Facultés de Droit, constatait,
dans la séance du 3 août i856, que, sur les neuf Facultés de
Droit alors existantes, cinq avaient décerné la médaille d'or
pour le concours entre les docteurs et aspirants au doctorat;
que deux n'avaient cru pouvoir accorder que des mentions ho-
norables; que les deux dernières, enfin, n'avaient pas eu de
mémoires produits en i855, à raison d'un retard accidentel
dans la distribution des sujets de concours.
Ainsi, dans cet âge d'or des études du droit en France, la
règ-le normale c'était que toutes les Facultés eussent un ou plu-
sieurs concurrents pour le concours de doctorat. Et ce n'étaient
pas seulement les concours des Facultés qui étaient ainsi suivis.
Les Académies provinciales, elles aussi, étaient richement
5o8 RECUEIL DE LEfilSLATION.
pourvues, spécialement rAcadéniie de législation de Toulouse,
si j'en crois notamment le rapport que jjréseîitait M. Beudant,
le futur doyen de la Faculté de Droit de Paris, qui, à titre de
secrétaire-adjoint, analysait, dans le concours de 1860, treize
mémoires dont quelques-uns étaient de volumineux in-folio !
Combien nous sommes loin de cette magnifique floraison
juridique. Cette année, l'Académie n'a vu aborder aucun de
ses concours propres; et, parmi les lauréats de la médaille d'or
du doctorat, c'est tout juste si elle s'est vu présenter un mé-
moire unique!
Mais alors u'allez-vous pas nous suspecter de quelque com-
plaisance vis-à-vis de notre unique candidat, et ne sommes-
nous pas, en le couronnant, quelque peu en désaccord avec la
lettre même de l'arrêté du 3o mai i855 fondant le prix du
Ministre? Il est dit, en elfet, dans cet arrêté que la médaille
sera décernée à celui des jeunes docteurs dont le mémoire sera
jugé (( le plus remarquable sous le rapport de la science et par
les qualités du style ». Et M. Laferrière, dans la séance publi-
que du 29 juillet i855, disait : « Elle sera, par conséquent,
entre les vainqueurs, le prix d'une seconde victoire; et ce con-
cours §;"énéral, sans rien enlever au mérite des concours parti-
culiers, ajoutera ainsi, chaque année, un nouvel éclat à la
coiu'onne décernée par l'une des Facultés... » Or, là où il n'y
a qu'un concurrent, à vrai dire, il semble qu'il n'y ait pas
concoufs, car le concours suppose la lutte, la comparaison, le
doute, la discussion dans le jury et finalement l'élévation d'un
seul au-dessus des autres.
Et pourtant. Messieurs, nous croyons, comme l'ont déjà
cru plusieurs des anciens juges de l'Académie, qu'il peut y
avoir concours, lutte et victoire là même où il n'y a qu'un seul
titulaire de la première médaille d'or du doctorat. C'est un
combat sans larmes, puisqu'il n'y a point de vaincus; mais il
pourrait y avoir un vaincu précisément dans la personne
même du candidat unique, car l'Académie, qu'elle soit en pré-
ACTES DR L ACADÉMIE. 5o9
sence d'un ou de plusieurs, ne décerne le prix dont le i>rand
maître de l'Université de France fît en ses mains le g-lorieux
dépôt, que lorsqu'elle se trouve en présence d'une œuvre à peu
près impeccalde dans le fond et dans la forme.
Et c'est bien d'une œuvre de ce ^enre que j'ai à vous narrer
aujourd'hui les mérites. La Faculté de Droit de Dijon avait mis
au concours la Saisie-arrèt des sa/aires. Deux mémoires lui
furent présentés; elle préféra celui de M. Foncin, qui, disait
le rapporteur des concours de 1904, M. Germain Martin, « sait
voir, sous tous les textes, le droit vivant, dont l'esprit s'élève
sans peine aux idées générales et embrasse facilement les en-
sembles, dont l'étude, claire, bien divisée, ne s'écarte pas un
instant du cadre tracé par avance... » Essayons, à notre tour,
de justifier pourquoi M. Foncin obtient le suffrag-e de l'Acadé-
mie, comme il a déjà obtenu celui de la Faculté de Droit de
Dijon.
Au premier abord, le sujet proposé paraît être un sujet de
procédure pure, et c'est probalilement ainsi qu'on l'eût envi-
sagé à l'époque encore assez rapprochée de la nôtre, où les
questions ouvrières étaient loin d'avoir l'importance qu'elles
ont acquise aujourd'hui. Mais il faudrait être aveugle pour
nier la place prépondérante prise de nos jours par ces ques-
tions dans la crise sociale que traversent presque sans excep-
tion tous les Etats d'Europe. Aussi M. Foncin a-t-il pensé que
c'était surtout le côté social que la Faculté de Dijon voulait
voir traiter et élucider en mettant au concours le sujet pro-
posé : <( Si. dit-il dans son Introduction, nous comprenons
bien la pensée des rédacteurs du sujet, c'est que l'on estime à
juste titre que, relativement à ces personnes surtout (aux ou-
vriers) la question est d'une importance capitale. Il s'agit ici
d'une véritable question sociale, qui se rattache très étroi-
tement à la protection de la classe ouvrière, aux rapports
entre le capital et le travail, par là des plus vivantes et des
plus intéressantes. »
OIO RECUEIL DE LEGISLATION.
M. Foiiciii csl-il (Ml parfaite liarinonio d'idées avec, ses maî-
tres? Il est peiinis (^le le croire puisqu'ils l'ont couronné. Le
rapporteur de Dijon expose ([u'après avoir indicpié ce qu'était
la saisie-arrêt dans le C^ode de procédure civile, le lauréat,
arrivé au cœur même de son sujet , c'est-à-dire à la loi
du 12 janvier 1895 sur la saisie-arrêt des salaires, donne avec
intention de cette loi « un commentaire très éclairé mais que
d'aucuns pourront jug-er un peu concis ». Ce travail, pensait-
il, n'était pas le but principal du sujet; il présentait, au sur-
plus, peu d'intérêt car il a déjà été fait par de nombreux au-
teurs... Et M. Germain Martin de conclure que, s'il faut savoir
g-ré à M. Foncin d'avoir évité la reproduction de travaux déjà
faits et bien, telles les études de MM. César-Bru, Pabon, Le-
sage, Compinet Hémard, on doit lui reprocher pourtant d'avoir
été trop vite dans l'exposé de la procédure de la saisie-arrêt
des salaires. En outre, cet exposé renferme quelques inexacti-
tudes : il y est supposé, par exemple, que la loi nouvelle auto-
rise plusieurs saisies-arrêt, tandis que, au contraire, suivant
l'article 7 de la loi, le juge ne doit désormais en autoriser
qu'une. Egalement, le professeur de procédure, qui siég-eait
dans le jury de Dijon, avait constaté que l'auteur n'avait pas
su se garder de certaines confusions qui n'ont pas non plus
échappé à l'œil perspicace du distingué professeur de procé-
dure que le jurv de Toulouse comptait parmi ses membres.
En somme, il résulte bien des observations qui précèdent
que le lauréat de Dijon a saisi la pensée des rédacteurs de son
sujet puisqu'ils lui ont donné le prix mais que pourtant la
Faculté eût été plus satisfaite s'il se fut étendu davantag^e sur
la loi du 12 janvier 1890 que M. Martin appelle avec raison,
on l'a vu, le cœur mcme du sujet. Nous aussi nous avons été
quelque peu étonné de voir l'auteur faire une part restreinte
à cette loi; et c'est là le reproche principal que nous lui adres-
serions si, comme le disait encore M. Laferrière à la séance
dont il a été parlé ci-dessus, « dans l'exercice de littérature
ACTKS DK L ACADKiMIK.
jiiiiflifjuc auquel so livre le président de rAcadéniie eu séance
j)iil)li(jue annuelle, ne devait prédomiuer la eiili(|ue" (|ui a pour
but principal de l'aire ressortir les (|ualil('s des ouvrat^es cou-
ronnés ». Cl'est, heureusement, désormais la lâche ai^réable que
nous avons à remplir en analysant le mémoire de M. Foncin.
Ce mémoire est divisé en quatre parties : a) généralités;
b) loi du 12 janvier i8g5; c) saisie-arrèt des salaires en droit
comparé; (/) système de saisie-arrêt rationnellement et théori-
([uement concevables. — Lequel faut-il adopter en pratique?
Dans les ;^énéralités, M. Foncin expose successivement un
bref historique de la saisie-arrét et un très court aperçu
de la législation relative à la protection des ouvriers. Les
recherches historiques sur la saisie-arrèt à Rome sont savan-
tes. L'auteur ne croit point que cette institution fût connue
dans le monde romain ; nuiis il retient cette remarque im-
portante que, dès le di'but, pour des raisons d'humanité
semblables à celles qui ont fait voter chez nous la loi du
12 janvier 1890, les Romains ont su concilier l'intérêt du
créancier et celui du délùteur. Par contre, la saisie-arrêt exis-
tait dans notre ancien droit français; mais celle des salaires
n'y pouvait pas, dit-il, être brûlante, car, « avec le rég'ime
des corporations, rée;ime de fraternité sans conteste, les ou-
vriers devaient toujours être assurés du pain quotidien ». Dans
la période du Code de procédure civile, on lira avec intérêt une
intéressante analyse de la jurisprudence qui avait atténué
dans une certaine mesure les etfets désastreux de la saisie des
salaires de l'ouvrier, en attribuant à une partie du salaire un
caractère alimentaire.
L'exposé même très e;-énéral des lois et projets de lois ten-
dant à l'amélioration de la classe ouvrière est fort captivant
et habilement tracé; mais était-il bien dans le sujet? M. Fon-
cin croit le justifier en disant que « l'on pourra mieux ainsi
placer la loi nouvelle dans son cadre et voir qu'elle n'est pas
une manifestation isolée de l'intérêt qu'on attache, en France,
5l2 RECUEIL DE LÉGISLATION.
aux questions ouviirros ». Soit; mais à ce compte il aurait
été permis aussi de nous (l('peindre tout le mouvement social
des temps anciens et contemporains, au(|uel se rattaciient
éti'oihMHcnl les (picslioMs ouvi'ièi'es, pai" suite fie nous présenter
toute riiistoii'e de rhumanit»' ! Et puis, pourquoi se restrein-
dic à la h'i'ancc, puiscpie M. Foncin, avec raison, consacrera
une partie de son œuvre à la législation comparée? Le çrief
n'est pas g^rand puisqu'il ne s'agit que d'une page que notre
lauréat fera bien de supprimer, croyons-nous, s'il livre son
travail à l'impression.
Avec la deuxième partie nous abordons l'étude de la loi du
12 janvier 1896 sur la saisie-arrêt des salaires distribuée dans
les chapitres suivants : a) travaux préparatoires; b) commen-
taire; c) critiques et projets de réformes.
Après avoir indiqué les ouvrages et études autorisés, tels
que ceux de MM. Glasson, Le Saulnier, Desjardins et Lyon-
Caen, dans lesquels avait été reconnue la nécessité d'une mo-
dification du Code de procédure civile et les projets déposés
aux Chambres, M. Foncin analyse d'une façon très nette les
discussions qui précédèrent le vote de la loi soit à la Chambre,
soit au Sénat. Arrivé au commentaire de la loi elle-même, il
expose bien comment le législateur de 1895 a sensiblement
modifié la procédure et l'a largement simplifiée en la déga-
geant de la dénonciation de l'exploit au saisi et de la contre-
dénonciation de la demande en validité au tiers-saisi. Et tou-
tefois, si l'on va au fond des choses, ne pourrait-on pas voir
une assignation véritable dans la convocation prévue par l'ar-
ticle 8 de la loi, convocation qui doit précéder le jugement
prononcé par le juge de paix statuant sur la validité de la
saisie? Nous aurions été bien aise de voir le lauréat s'expli-
quer sur ce point, que nous n'indiquons nous-même que sous
une forme interrogative ? La loi nouvelle décide que le juge de
paix doit trancher simultanément, dans la même audience, les
demandes en validité, en nullité, eu mainlevée de la saisie et
ACTES DE l'académie. 5i3
hi déclaration affirmative du tiers-saisi. C'est là une mesure
utile et de nature à rendre infiniment plus rapide une procé-
dure autrefois beaucoup trop longue quand ces diverses de-
mandes devaient être examinées isolément. M. Foncin expose
bien tout cela; mais, par contre, ainsi qu'on le lui a reproché
à Dijon, il ne donne aucun développement au principe nou-
veau suivant lequel désormais le juge ne doit autoriser qu'une
seule saisie-arrèt. Bien plus, comme nous le disions au début
de ce rapport, il semble supposer, à tort, que plusieurs sont
possibles.
Après avoir examiné en détail les divers actes de la
procédure, nous aurions voulu que le lauréat nous pré-
sentât, dans une sorte de tableau d'ensemble les modifica-
tions de la loi nouvelle. M. Foncin aurait été ainsi amené
à se demander si la saisie-arrèt des salaiies ne pourrait pas
être prise comme modèle le jour où l'on se décidei-a à modifier
notre Code de procédure civile et, en particulier, à rendre
moins compliquée et, par suite, moins dispendieuse la saisie-
arrêt de droit commun. Ce serait-là, croyons-nous, une excel-
lente solution, au moins en principe, car en quelques cas la loi
nouvelle a été peu heureusement inspirée ; et l'auteur signale
avec g-rande raison la lacune qui consiste à ne soumettre la
saisie à aucun délai pour, après l'exploit de saisie-arrèt, convo-
quer les intéressés devant le juge de paix afin d'obtenir un
jugement de validité.
Les effets du jugement de validité sont indiqués d'une façon
très exacte. L'auteur n'accepte pas la théorie g-énéralement
adoptée et qui rapproche trop, d'après lui, la saisie-arrêt vali-
dée d'une cession de créance. En revanche, les développements
consacrés à la main levée de la saisie sont un peu écourtés
ainsi que ceux concernant la distribution des deniers. Mais la
documentation est des plus sûres au sujet de la jurisprudence
amenée par la mise à exécution de la loi nouvelle, notamment
en ce qui concerne quels sont ceux qui doivent être qualifiés
5l4 RECUKIL I)K LÉGISLATION.
d'ouvriers. Des criliques pénétrantes sont dirig^ées, lorsqu'il y a
lieu, contre les décisions judiciaires rendues. Dans le doute,
l'auteur propose la solution la plus favorable au débiteur, qui
consiste à le considérer comme un ouvrier, solution en somme
fort log"ique, puisque riiii des j)iincipan.\ caractères de la loi du
12 janvier 189.5 est, suivant lui, d'être <( une faveur pour les
travailleurs, une amélioration au sort de ceux qui concourent
à la production, au développement et à la circulation de la
richesse nationale ». A l'occasion, au milieu des lois de pro-
céduie, M. Foncin ne perd point de vue les dispositions des
lois civiles, notamment lorsqu'il fait remarquer que les cas de
compensation exceptionnellement autorisés par l'article 4 àc
la loi ne remplissent pas les conditions des articles 1291 et sui-
vants du Code civil.
La loi que vient d'étudier Fauteur du mémoire n'a pas
donné les résultats que le législateur en attendait ; de toutes
parts, elle a soulevé de légitimes protestations. Une enquête
faite par les soins du Ministère du Commerce a été suivie de
discussions très vives au Parlement. M. Foncin a recherché
quel compte il convient de tenir des reproches adressés aux
textes nouveaux quant au fond et quant à la forme, La loi
de 189.5, a-t-oii dit, a diminué le crédit de l'ouvrier. M. Fon-
cin ne le pense point et croit, avec de nombreux industriels,
que le dixième saisissable est très suffisant pour garantir le
créancier et, par suite, pour assurer à l'ouvrier le crédit dont il
a besoin. On ajoute : les saisies sont plus nombreuses, car le
saisissant est obligé de faire des avances moindres à raison de
la simplification de la procédure. Sur ce point, M. Foncin
déclare que les statistiques ne sont pas assez concluantes pour
permettre d'avoir une opinion bien exacte ; il fait remarquer
que le patron a un moyen très simple pour réduire le nombre
de saisies, moyen qui consiste à avertir à la fois l'ouvrier et le
créancier que le premier sera renvoyé s'il ne s'est pas arrangé
avec le second dans un délai déterminé. En définitive pour-
ACTES DE l'aCADÉiMIE. 5i5
IcUit, rautcur estime que l'augmentation des frais est réelle et
qu'elle doit être sérieusement envisagée dans la réforme. Il
admet, d'autre part, le bien fondé absolu du grief coucer-
nant la durée des retenues. On a signalé des hypothèses
fréquentes où l'ouvrier n'arrive pas à se libérer avant sa
mort. A propos d'un ouvrier d'une filature des Vosges, il a
été calculé qu'il aurait fallu, pour amortir sa dette, lui saisir
le dixième de son salaire pendant près d'un siècle. Et cet
ouvrier était âgé de soixante-dix ans ! La saisie devient
encore inefficace par suite du renvoi de l'ouvrier ou de son
départ spontané de chez le patron pour se soustraire à la
retenue. La fuite est facile pour les ouvriers qui n'ont point
de famille et possèdent quelques ressources, en sorte que ce
sont les ouvriers méritants, les plus chargés de famille et les
plus pauvres, qui sont obligés de subir les conséquences de la
saisie auxquelles échappent les moins dignes d'intérêt. D'autre
part, vu rincertitude de ses résultats, seuls le plus souvent ont
recours à cette procédure les créanciers les plus âpres, les
plus durs, les moins intéressants. Pour les satisfaire, on ruine,
on met au désespoir une famille entière puisqu'une dette du
père autorise à frapper de saisie les produits du travail de la
femme et des enfants mineurs. Fatalement accablé sous le
fardeau d'une dette qu'il ne peut éteindre et que viennent
grossir des frais démesurés , l'ouvrier le meilleur se décou-
rage, abandonne sa famille qu'il ne peut nourrir et devient un
(( rouleur ». Ainsi, le système légal qui l'écrase produit un
effet semblable à celui de l'alcool ; c'est la même dégénéres-
cence morale, quand les deux ne coïncident pas, car l'ouvrier,
écarté de la famille, prend facilement le chemin du cabaret
qu'il avait ignoré jusque-là !
Avant de conclure dans le sens de la réforme qui hii paraî-
trait la meilleure, M. Foncin recherche quelles solutions ont
prévalu à l'étranger. De là une analyse très détaillée et pleine
d'intérêt des dispositions législatives en vigueur chez les dif-
5i6
KEcrr.ii. r)F, i-koislation'.
IVtciiIs jKMiph's (l'Europe et frAm(''ri(|U(', L'auteur ne caehe pas
ses préférences pour le système suivi en Suisse (loi fédérale
(lu II avi'il i88()i, où un foTictiounaire sp('cial a[)pelé /j/Yy>06'«"'
(///./' jioursuitcs délerniiue, eu é^ard à la siluation personnelle
de chaque débiteur, ce qui pourra faire l'objet de la saisie-
arr(*t. I^e pouvoii' trt's lar^e du préposé, qui décide selon les
faits, les situations et les besoins, n'est pas, au surplus, tout
à fait absolu. Les parties ont toujours la ressource de porter
plainte auprès d'une autorité supérieure, dite de surveillance,
lorsque les décisions du préposé sont contraires à la loi ou
ne paraissent pas justifiées en fait.
Arrivé aux réformes possibles et au système le meilleur à
choisir dans l'organisation ultérieure de la saisie des salaires,
M. Foncin reproche surtout à la loi de 189.5 son manque de
souplesse, ses règles rigides et absolues qui ne permettent pas
au juge de tenir compte des situations de fait, en déclarant
insaisissable une proportion du salaire variant nécessairement
suivant chaque espèce et surtout d'après l'intérêt qu'inspirent
le créancier et le débiteur. Ce pouvoir d'appréciation néces-
saire, la jurisprudence l'avait créé avant 1896; ainsi, la Cour
de cassation, par un arrêt du 10 avril 1860 (D., 60, I, 166),
avait attribué, on l'a vu, à une quotité du salaire un caractère
alimentaire, ne validant, par suite, la saisie que pour le sur-
plus. De là un arbitraire inspiré par un sentiment de commi-
sération très louable sans doute, mais ouvrant forcément une
perspective de décisions contradictoires, de nature à ne laisser
que très peu de sécurité au créancier et à compromettre par là
même le crédit du débiteur. Sans vouloir trop rappeler ici la
maxime fameuse : (( Dieu nous g-arde de l'équité du juge »,
nous ne saurions trop attirer l'attention du législateur sur les
inconvénients de l'absence d'une règle précise en toute matière
et spécialement dans celle qui nous occupe. Dans cette der-
nière, en effet, les préoccupations humanitaires et quelquefois
polili([ues sont essentiellement redoutables, à une époque où
ACTES DE LACADibriE. 5 I 7
l'intérêt de l'ouvrier, si respectable soit-il, coiitrehalauce
peut-être trop fortement celui de l'autre intéressé, à la bourse
duquel il n'a point hésité à faire appel, et qui lui a, en somme,
rendu un sig'nalé service en lui donnant les moyens de sub-
venir à son entretien et à celui de la famille! M. Fonciu l'a
bien compris et, à l'image de la Suisse, il conseille de contrô-
ler sérieusement les décisions de l'autorité, qui doit, d'après
lui, être autoris(''e, dans une législation nouvelle, à déterminer
en fait, suivant les situations diverses, la partie du salaire
soustraite à l'action du créancier. Quelle serait cette autorité?
Ici M. Foncin iiuiove d'um^ façon radicale sur le système
actuel ; il dessaisit le ju§"e de paix pour attribuer compétence
au Conseil des Prud'hommes, « juridiction, dit-il, toute dési-
gnée d'avance pour renq:»lir les délicates fonctions dont il
s'agit, car nul, mieux que ses membres ne sont plus à même
de connaître les ouvriers, leur situation, leurs besoins, leur
genre d'existence et leurs mérites personnels ». Les décisions
du Conseil seraient contrôlées par un rouage choisi dans
le sein du tribunal civil quant aux affaires au-dessus de la
compétence des Prud'hommes.
Nous n'hésitons pas à considérer cette solution comme
bien dangereuse. Les Prud'hommes ne connaissent pas le
droit. M. Foncin répond que « rien n'est plus simple qu'une
procédure de saisie-arrêt de salaires au point de vue pratique ».
Il oublie qu'il a considéré lui-même cette question de procé-
dure comme négligeable et que la loi nouvelle devait surtout
être, d'après lui, appréciée au point de vue économique et
social. Or, c'est là surtout que se fait sentir le besoin d'une
sérieuse culture juridique, du sentiment du Droit, qui seul
peut mettre en situation de résister aux entraînements de doc-
trines variables suivant les temps, les mœurs et l'esprit poli-
tique à la mode. Deux magistrats bien placés pour être au
courant des besoins ouvriers et de l'esprit qui doit présider à
ra[)plication de la loi de 1890, les juyes de paix du Creusot et
5x8 RECUEIL DF. LKGISLATIOX.
de Monceau-les-Mines, ont affirmé à M. Foncin que les juges
de paix appelés à apprécier la quotité du salaire saisissable
suivant les circonstances se trouvaient fatalement en présence
d'un créancier qui ferait 1<' débiteur j)lus riclie qu'il n'est et
d'un d(''l)itein- cpii s'appauvrirait tant qu'il le pourrait, en
sorte (jiie l'on serait foicéuieut obligé de s'en rapporter au
dire des parties. Mais, ajouterons-nous, les parties sont deux,
et toutes deux en opposition ; donc à qui se fier? M. Foncin
croit-il (\\w le (Conseil des Prud'hommes sera moins embar-
rassé cpu' le juge de paix? Quelle lumière subite l'éclairera là
où le juge de paix se déclare environné de ténèbres ? Ou plu-
tôt, tandis que le juge de paix, même dans l'obscurité, se
décidera tant bien que mal par la notion de la justice,
n'est-il pas à craindre que les Prud'hommes ne fassent pen-
cher consciemment ou inconsciemment la balance au gré de
leurs préoccupations sociales et politiques? D'autre part, on
conçoit difficilement, en présence de ces préoccupations pos-
sibles et pro})ables des Prud'hommes, le contrôle de l'élément
judiciaire qui n'éprouvera certainement pas les mêmes préoc-
cupations. Ce sera donc l'opposition probable entre les deux
rouages inspirés d'idées et de sentiments différents. Enfin,
quel contrôle exercera l'élément judiciaire qui n'aura pas plus
de renseig"nements positifs sur la situation des parties que
l'autorité de première instance, laquelle, le plus souvent,
comme on vient de le voir, n'en aura aucun !
Quelle que fût, au surplus, l'autorité compétente pour dé-
terminer la quotité saisissable du salaire, sa fixation, néces-
sairement arbitraire, aurait les plus graves inconvénients
qui ont été sig"nalés à maintes reprises et dont nous ne re-
tiendrons que les deux suivants. Le premier, déjà indiqué,
est qu'il faudra, en dernière analyse, s'en rapporter au dire
de l'une des parties, là où n'existe aucun élément d'enquête
digne d'une créance absolue, en sorte que, dans cette incer-
titude complète, le crédit de l'ouvrier sera affaibli et peut-
ACTES DR L ACADÉMIE. f) 1 ()
être ancauti. Le second est la suite du premier : le eréaii-
cier n'arrivant à aucun résultat appréciable par la saisie du
salaire, fera saisir les ineul)les de sou débiteur, ce (pii occa-
sionnera des frais excessifs, i-uinera l'ouvrier sans enrichir
le créancier, tous résultats auxquels jx'rsonne ne pourra
s'opposer.
En définitive, nous croyons que le choix s'impose entre le
système de la loi de 1895, portant fixation d'un taux seul saisis-
sable (le dixième en l'espèce) et celui de l'insaisissabilité absolue
du salaire de l'ouvrier. Nous avouons (pie nos préférences sont
en faveur du second. Nous ne reviendr<jns point sur les incon-
vénients du premier, qui ont été généralement reconnus, et
nous allons nous borner, en quelques mots, à indiquer pour-
quoi nous pencherions vers l'insaisissabilité absolue. Ce sys-
tème, dit M. Foncin, est aujourd'hui très prôné; dans bien
des milieux on le désire, et l'on tient la loi de 1895 comme
devant disparaître pour lui faire place. Si, ajoute-t-il, tels doi-
vent être les événements, si l'indisponibilité totale des salaires
pénètre dans nos lois, malg^ré les efforts et les barrières qu'on
devra lui opposer, nous ne voyons qu'un moyen d'échapper
aux dang-ers sig-nalés plus haut. Et ce moyen, suivant l'auteur,
consiste à adopter une mesure en quelque sorte intermédiaire
entre l'insaisissabilité partielle et l'insaisissabilité totale, de
façon à tempérer les effets trop absolus de cette dernière! Nous
sommes donc assez près de nous entendre, car, nous aussi, nous
estimons que l'indisponibilité totale, admise en principe, appelle
des correctifs nécessaires. Parmi ces correctifs, nous considé-
rons comme j)eu sérieux celui consistant à faire stipuler l'insai-
sissabilité totale par l'ouvrier lors du prêt à lui fait. Il y aurait
là une gêne considérable pour les transactions commerciales.
Nous ne tenons pas pour plus pratique l'insertion, à la dilig"ence
du déclarant, qu'il entend profiter de l'insaisissabilité totale,
soit dans un registre public soit dans des journaux de la loca-
lité. Journaux et registres ne seraient j)oint consultés et on ne
0 20 RECUEIL DE LECxISLATION.
sommerait nulleiiUMil, dans les milieux ouvriers, à y avoir re-
cours.
Mais nous pensons qu'on pourrait fort bien limiter l'insai-
sissabilité totale aux petits salaires, car c'est surtout en ce qui
les concerne que la position de l'ouvrier mérite d'être prise en
parlicuiière considération. Ainsi la loi allemande du 21 juin
1869 déclare insaisissables les salaires des ouvriers inférieurs
à i,5oo marks. D'autre part, suivant la même loi, les salaires
en question ne j)euvenl être saisis ou cédés qu'après que le
travail dû par l'ouvrier a été accompli et que le jour du paye-
ment du salaire est écoulé, sans que l'ouvrier ait réclamé ce
pavement. En d'autres termes, le législateur allemand prohibe,
en principe, la saisie des petits salaires non échus; seulement,
d'après la loi de 1869 elle-même (art. 4)? cette règ-le ne con-
cerne point le recouvrement des créances alimentaires que des
dispositions légales établissent au profit des membres de la
famille de l'ouvrier. Or, ainsi que le constate fort exactement
M. Hémard, agrégé près la Faculté de Droit de Dijon, dans une
remarquable thèse de doctorat, soutenue à Paris, en 1901, sous
ce titre : Etude critique sur l'insaisissabilité du salaire,
les besoins qui ont suscité la loi allemande du 21 juin 1869
étaient les mêmes que ceux en présence desquels on se trouve
en France à l'heure actuelle, et, d'autre part, l'insaisissabilité
proclamée par cette loi n'a point eu de l'autre côté du Rhin
les inconvénients que l'on redoute chez nous. On pourrait
donc, semble-t-il, dans une refonte de notre loi de 1895, uti-
liser les expériences déjà faites en Allemag^ne et modeler, en
principe, sur la lég-islation de 1869 la future réforme française.
Quoi qu'il en soit, tout en ne partageant point absolument
les idées de M. Foncin, on doit constater qu'il fait, en général,
dans son mémoire, preuve d'une grande érudition et de beau-
coup d'esprit critique. Ne se contentant point de ses recherches
personnelles dans les auteurs, la jurisprudence et la législation
en France et à l'étranger, il s'est documenté par une enquête
ACTES DE L ACADEMIE. iJ2 I
approfondie auprès de ceux qui peuvent être considérés comme
les praticiens de la matière. Nous avons exposé ci-dessus les
opinions des jug-es de paix du Creusot et de Monceau-Ies-
Mines; ajoutons à ces deux magistrats M. Lancien, doyen des
juges de paix de Lille, collaborateur de la Revue des justices
de paix et des Lois nouvelles. Je ne retiendrai pas davantage,
Messieurs, votre bienveillante attention; j'en ai, je crois, assez
et même trop dit pour justifier l'attribution par l'Académie
de la médaille d'or des Mémoires de doctorat à M. Daniel,
Ludovic Foncin, lauréat de la Faculté de Droit de l'Univer-
sité de Dijon.
A. Mérignhac.
NOTICE BIOGRAPHIQUE 1 SUR M« AUGUSTE ALBERT
Par M. Raymond SERVILLE, avocat, ancien Bâtonnier de l'Ordre,
Membre de l'Académie de Lée:islation.
Messieurs,
L'Académie de Législation a conservé lé pieux usage de
fixer les traits de ses membres disparus, de raviver et de con-
server le souvenir des intellig-ences et des caractères dont les
mérites sont, pour les survivants, un fécond enseignement
et constituent, pour notre Compagnie, de véritables titres de
noblesse.
De vous parler de M« Auguste Albert, doyen de l'Académie
à laquelle il appartenait depuis le 7 mai i85i, date de sa fon-
I. Notice lue à la séance de l'Académie de Législation du i5 mars igo5.
34
02 2 RKCUEIL DE LEGISLATION,
dation, la (àclie m'est écli'ie. Iiniuédiatement et sans prendre
le temps de la réflexion, je l'ai acceptée sous l'impression que
j'éprouverais une satisfaction de cœur à rendre hommag'e à
l'homme de bien, au g-rand confrèie, uir bonus dicendi peri-
tns, dont le talent éclatant fil l'admiration de ma jeunesse à
laquelle il daig'iia se montrer si hienveillanl, mais bientôt j'ai
senti mon imprudence à la difficulté de peindre un caractère.
Vauvenarg-ues n'a-t-il pas écrit de La Bruyère : « Il ne man-
« quait pas de i^^énie pour faire de g-rands caractères, mais il
« ne l'a pres([ue jamais osé. Ses poi'traits paraissent petits
« quand on les compare à ceux du Télémaque ou des Orai-
« sons de Bossuet. »
Je considérais, néanmoins, que l'œuvie de M^ Aug-uste
Albert avait été si vaste, qu'il serait possible au plus modeste
mais aussi au plus sincère de ses admirateurs, d'en dégager
sa grande imagination douée d'une grande sagesse, son juge-
ment net et profond, sa passion si haute et si vraie du beau
et du bien, de vous montrer sa grande simplicité « nul effort
« pour paraître grand, une extrême sincérité, beaucoup d'é-
« loquence et point d'art que celui qui vient du génie ». Je
savais que, dans sa vie de labeurs, il avait accumulé des
richesses de notes et de documents dans lesquels je rêvais
de puiser à pleines mains pour les étaler ensuite devant vous,
mes chers confrères, et ainsi charmer votre érudition, provo-
quer votre admiration et rendre à sa mémoire l'hommage qui
lui était dû.
Aussi ne puis-je trouver d'expression pour vous dire ma
détresse, lorsque M. Victor Albert son frère, qui l'a suivi
récemment dans la tombe, me remit un extrait de ses der-
nières volontés ; je les transcris :
« Recommandations à ma fille : Plaidoyers, discours du
Bâtonnat, lectures aux Académies : Je me suis attaché à les
anéantir au fur et à mesure que je les composais.
ACTES DE L ACADEMIE. 523
« J'exige V anéantissement absolu de tout ce qui est sorti
de ma plume si, par hasard, il en est retrouvé.
« Ma devise est aujourd'hui : Oubliant-Oublié. »
Quelle exag-ératioii de modestie ! Quel renoncement ! Nous
nous étions incliné respectueusement, au jour de ses obsèques
devant une autre de ses volontés qui interdisait tout discours
sur sa tombe et condamnait le Bâtonnier de l'Ordre au silence ;
nous savions d'ailleurs que, peu de temps après cette lacune
serait comblée par notre disting-ué successeur à la rentrée
solennelle du stag-e. Mais l'anéantissement absolu de son
œuvre ! cela ne peut s'expliquer que par cette idée qu'il ne
trouvait rien de réel dans la vie que ce qu'il avait fait pour
Dieu, rien de louable que les œuvres de la foi et de la piété,
rien de grand que ce qui est digne de l'éternité.
Dans quelle mesure, à l'Académie de Législation, avons-
nous le droit de parler de lui sans violer ses volontés et sa
devise dans laquelle il les a résumées : « Oubliant-Oublié »?
Non, il ne sera pas oublié, notre confrère Aug-uste Albert;
le sillon qu'il a tracé a été trop profond pour s'effacer si vite
et sa moisson trop abondante pour qu'elle puisse être jetée
aux quatre vents du ciel ! Son œuvre pourra être anéantie
matériellement, mais le souvenir de ceux qui l'ont connu, qui
ont marché côte à côte avec lui, qui ont en quelque sorte res-
piré son àme et senti battre son cœur, est encore vivant au
Palais, aux Académies, à la Ville, et c'est ce souvenir que
que nous avons le droit de confier à notre Recueil et de trans-
mettre aux g-énérations. Il ne faut pas de long-ues pages pour
retracer une vie dont l'unité a été le principal caractère et
pour préciser ce que furent en lui l'homme, l'avocat, le juris-
consulte.
. f RECUEIL DE LÉGISLATION.
vil . Atnli né à Toulouse le
Daurade, da.is une fam.lk commerce
.rands-pères furenl l'ua P^ '--"'-^''^ f .^ '"""' ,,., ; ,Hait
;::i:;::r:r:":rîeNou.e.oame,,e,us,uue
iils fui prèlre. , „„^ de fortes études classiques au
Xou-e coufrére .,f a ^^f'^'l^^ „ d,oH daus uofre
collège Saiu.-Raymoud et a, Ljc,c ^^^ _^^^_^_
Faculté ei passa une année a Paus pou F
naissances J""<"l"'^'; .^ „ 3, „aU,re se manifestèrent
Jeune l>onune, son - -'-«J ,„^„, ^„„^e son exis-
immédiale.nent tels cp. d» de^ aient ^^
11 f , A!.^ la orime eunesse, d une gianue au.
tence. U f"'- d-^s 'a P» ^ ^^^^^^„^. i, „-a jamais connu le
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dant une exception a le^^i.a o ^^ ^.,_
1 , ;i MaW devenu le Bâtonnier, auquel u tu
cats, dont il elait aeNenu préoccu-
eeption Iraditionnelle »- ^ l^-Hf'Xe de s'iuendre
ner priant son contrere et son am, .i ,radition. On
■■■''■-■-r;:,rv-:rr ,•:«:.:;:;.».«
« rv«t nue contrairemeat a ce que 1 u
,.ée compagne, C es que ^^^ ^^ ^^^^^^^^^ . ^„ ,^ j„.
:i'inS:^r:::érieures modes.. JA^ert -
;.„.,amaisle.es.^^^^^^
Sa modestie était vraie, -^^Y'^'''';"^ p„,er de lui;
ACTES DE L ACADEMIE. 025
discours de Bâtonnier ne furent pas imprimés et que les ma-
nuscrits furent détruits. Il alla jusqu'à refuser de laisser fêter
son ciiKiuantenaire au Barreau et ne voulut point accepter la
médaille d'or commémorative que l'Ordre des avocats projetait
de lui offrir à celte occasion.
Les choses de la vie matérielle n'existaient pas pour lui. Il
y a quelques années un adroit voleur, ayant pénétré dans le
vestiaire des avocats^ emporta les pardessus de M«« Albert
et (jiardelle. Cela causa un certain émoi au Palais; on se préoc-
cupait de donner le sig-nalement des objets volés et quelqu'un
demanda à M" Albert si le nom de son tailleur ne figurait pas
sur la doublure du vêtement et quel était ce tailleur? Je
l'ig-nore, répondit-il, c'est M'"' Albert qui s'occupe de com-
mander mes habits. Ce trait peint l'homme.
C'était trop au-dessous de sa grande intellig-ence de songer
à ces minuties de l'existence; c'eut été du temps enlevé aux
choses de l'esprit auxquelles il ne marchandait pas les heures.
Il ne vivait que pour le travail professionnel ou littéraire; son
cabinet et le Palais de Justice se partageaient sa journée. Pen-
dant les vacances judiciaires, il venait tous les jours à la
bibliothèque des avocats et siégeait aux audiences de vaca-
tions pour compléter le tribunal lorsqu'un magistrat était em-
pêché.
Il avait au plus haut degré le sens artistique et littéraire; on
sait sa fidélité aux vendredis de l'Académie des Jeux Floraux
qui couvrit sa jeunesse de fleurs : il obtint à ses concours
TEglantine, le Souci, la Violette.
M"" Albert aurait aimé les voyages, s'il en avait eu le temps.
En 1867 il se rendit à l'Exposition de Paris avec M^ Eugène
Lauzeral et ]\P Pilloie; il allait toujours à pied, rejoignait ses
confrères, les charmait par ses causeries marquées au coin de
l'esprit le mieux orné; il parcourait les galeries sans catalogue
et allait droit au chef-d'œuvre ; il fit l'admiration de ses com-
pagnons de voyage.
526 RECUEIL DE LEGISLATION.
Auguste Albert débuta comme secrétaire de Fourtanier
qui l'appréciait et lui témoignait une g'raiide affection; il ne
tarda pas à conquérir un rôle qui eut été écrasant s'il n'avait
été doué d'une org-anisation physique et intellectuelle excep-
tionnelle.
Il n'existe pas d'exemple au barreau de Toulouse d'un
pareil rôle; il plaida jusqu'à huit cents affaires par an, se
inuUi^)liant devant toutes les juridictions, même au Grand
Criminel, apportant l'appui de sa parole devant les Cours
d'appel environnantes; parfois, hors région, devant la Cour
d'Aix ainsi qu'à Paris. Ses journées étaient surchargées; on
raconte (et l'avocat qui de l'autre côté de la barre lui donna
la réplique était le doyen vénéré actuel de notre Ordre) qu'un
jour M'' Albert plaida devant le jury d'expropriation de huit
heures du matin à onze heures et demie, que, sans avoir
quitté le Palais, il plaida de midi à quatre heures à la Cour
et au Tribunal, courut à quatre heures un quart au Conseil
de préfecture et remplit une audience de nuit au Tribunal de
commerce : il accomplissait cela avec facilité, il était infatiga-
ble, grâce à sa vigueur de corps et d'esprit. Il est vrai que
pour préparer cette immense besogne il était levé le matin à
cinq heures et ne restait pas inoccupé une minute; il avait
toujours un dossier sous la main, même à table jiendant le
repas; mais sa liberté d'esprit était telle qu'il trouvait le
moyen de lire avant l'audience, tous les jours, les journaux
et les revues, et parfois de préparer à la barre, en écoutant
l'adversaire, des discours de réception aux Jeux Floraux.
Notre confrère avait la possession de lui-même au plus haut
degré. Il plaidait un jour contre Fourtanier devant la Cour de
Toulouse; un plaideur mécontent tira un coup de pistolet sur
les magistrats, aucun ne fut atteint; mais Albert tenait un
ACTES DE l'aCADÉ3IIE. 627
plan déployé, l'arme ajant éclaté, les projectiles criblèrent le
plan; on comprend sans peine l'éniolion ([ui dut suivre cet
attentat; l'audience fut suspendue. Or, dix minutes avant, un
avoué avait prévenu M^ All)ert qu'on l'attendait à la première
chambre du Tribunal; il profile de l'émoi général, replie son
dossier, court au Tribunal, et au moment où le président Fort
dit : « Où est M*' Albert? » celui-ci apparaît, a\ec un admi-
rable sang-froid aborde la barre et commence à plaider;
M. le président Fort, qui est informé aussitôt de l'événe-
ment, l'arrête : « Vous avez bien droit, dit-il, à un moment
de ré|)it. »
Il ne faut pas être surpris qu'avec cette haute intelligence,
servie par une surprenante mémoire et un pareil caractère,
notre confrère ait conquis une si grande place. Pendant trente
années il a tenu le sceptre du Barreau toulousain en présence
de toutes les illustrations du barreau de Paris : Lachaud, Ber-
rjer, Jules Favre, Dufaure, Nicolet, Allou, Sénard, Pouillet.
A la fin de i865, Dominica Serafina Bernini, surnommée
Sylvia, plaidait en séparation de corps contre Jules Léotard,
le célèbre g"jmnasiarque, son mari; celui-ci, reconventionnel-
lement. demandait la nullité du mariage célébré à Londres
comme n'ayant été j)récédé ni des publications prescrites par
la loi française, ni du consentement de ses père et mère;
ceux-ci étaient intervenus au procès et adhéraient aux con-
clusions de leur fils. Tournayre plaidait pour Sylvia Bernini;
les intérêts de Jules Léotard et de ses parents étaient défen-
dus par Lachaud et par Auguste Albert; M. le procureur
g-énéral Léo Dupré occupait le sièg-e du ministère public.
L'exposé du fait avait été réservé à M^ Albert; dès qu'il l'eut
terminé, et vous supposez avec quel art infini, Lachaud, qui
l'avait écoulé en manifestant un vif intérêt, dit : « On ne
plaide pas mieux à Paris. »
Au mois de novembre 1866, Berryer vint soutenir devant
la Cour de Toulouse la validité d'un testament du B. P. La-
020 KIDCUEIL DE LEGISLATION.
cordrtire donl l'hérilier du sang-, représente par ]\P Albert,
demandait la nullité.
Les survivants sont rares parmi ceux qui assistèrent à cet
admirable tournoi d'élocpience. Celui qui écrit ces lignes, bien
qu'il eût alors treize ans à peine, et il s'excuse de rappeler ce
souvenir personnel, n'a pas oublié les émotions de cette au-
dience ni la place qu'il occupait d'où il voyait le proHl du
Maître défenseur de Nej et de Gambronne, de Chateaubriand,
du prince Louis Napoléon après sa tentative de Boulog-ne, du
grand orateur politique dont l'éloquence, dès ses débuts à
la Gliambre des députés, fit songer à Démosthènes et à Mi-
rabeau.
Précieux est le souvenir de cette physionomie noble, du
geste impérieux et dominateur; la voix, jadis retentissante,
s'était un peu afFaiblie; trois ans auparavant on avait fêté le
cinquantième anniversaire de la profession d'avocat de Ber-
ryer dans une imposante manifestation qui avait permis aux
Bâtonniers de toutes les Cours de France de se grouper autour
de lui dans un banquet qui avait été comme la fêle de V élo-
quence^ et l'année suivante, dans un voyage qu'il avait fait
en Angleterre, il avait reçu un hommage semblable du Bar-
reau anglais.
Lorsque M^ Albert se leva, on eut, dit-on, conscience, pen-
dant quelques secondes, de l'émotion qui devait l'assaillir;
mais immédiatement il s'éleva à la hauteui' de sa tâche et son
exorde fut un véritable chef-d'œuvre... Une main amie qui
l'avait recueilli par la sténographie a considéré comme un de-
voir de le détruire à raison du testament et de cette volonté
d'anéantissement que tous ensemble nous déplorons. Le Bar=
reau de Toulouse fêta Berryer dans un banquet auquel x\u-
guste Albert n'assista pas, cette circonstance même n'ayant
pu le décider à modifier ses habitudes; en son absence, Ber-
ryer parla longuement de son contradicteur, exprimant son
admiration pour son beau talent.
ACTES DE L ACADEMIE. 029
Quelques années jilus tard, en 1877, un des incidents de
la sucession du R. P. Lacordaire avait amené Jules Favre à
la barre de la Cour de Toulouse où il rencontra M^ Albert.
En présence de plusieurs personnes réunies autour de lui chez
un haut magistrat, il ne put s'empêcher de dire « combien
profonde avait été l'impression [)roduite sur lui par la plai-
doirie de notre éminent confrère ».
Berryer, Lachautl, Jules Favre, autant de témoignages qui
ornaient de fleurons précieux la tète du BaiTeau toulousain.
M^ Albert contribua à transformer, au point de vue oratoire,
notre vieux Barreau ({u'il avait connu et étudié à fond; il
avait sur chacun des notices pleines d'intérêt, on en trouve
la preuve dans son éloge de M« Timbal.
Vous savez. Messieurs, que nos anciens se présentaient à
la barre avec un manuscrit et lisaient leur plaidoirie; les
quatre parties du discours étaient observées, on remontait
aux sources du droit romain et les citations latines étaient
nombreuses. Une nouvelle période commence avec Philippe
Ferai, Boisselet, Timbal, Fourtanier et Albert; on plaide sur-
tout le fait, c'est l'exposé de la cause qui doit assurer la vic-
toire, le droit joue un rôle secondaire; on l'aborde, on le
développe seulement lorsque le fait ne suffit pas pour gagner
le procès.
Plus littéraire que Fourtanier qui, visant surtout à l'argu-
mentation, se distinguait par la force de sa dialectique et
négligeait un peu la forme, plus pur de forme que Ferai, ora-
teur aux puissantes envolées, mais dont la phrase était parfois
incorrecte, M^ Albert tranche au milieu de ses éminents ému-
les avec une pureté de forme impeccable, un style et un lan-
gage académiques, des inversions remarquables, une rare
finesse d'esprit et une simplicité qui s'éleva souvent jusqu'au
sublime.
Il avait une méthode de travail tout à fait personnelle et qui
explique comment il n'a jamais éprouvé le besoin d'avoir un
530 RECUEIL DE LEGISLATION.
secrétaire. II recevail le client et préparait sa plaidoirie en
causant avec lui; il écoutait, questionnait, prenait des notes
larges avec des mots espacés, jetés de-ci de-Ià sur le papier;
ensuite, il lisait le dossier, complétait ses notes, intercalait les
idées nouvelles, org-anisait le fait en artiste, puis il attendait
l'audience et n'était jamais pris au dépourvu.
M'" Albert n'était pas créateur comme Ehelol, mais il avait
une puissance d'assimilation merveilleuse; sur une simple
indication, même indirecte, il saisissait l'argument et le dévelop-
pait sur l'heure. Fin causeur, en dehors des audiences; il avait
toujours quelque anecdote intéressante, amusante même; par-
fois il décochait des traits charmants qu'aussit(>t il cherchait,
avec infiniment de grâce, à se faire paidonner.
Aussi, pendant de longues années, tiraillant d'abord au Tri-
bunal avec Timbal et Pillore, luttant ensuite à la Cour aux
côtés des grands maîtres de l'époque, rivalisant plus tard avec
Jacques Piou, Ebelot et Pillore, fut-il l'enfant gâté de tous ses
brillants émules.
Que n'a-t-il eu le courage de songer au repos alors qu'il
touchait encore à l'apogée du rôle que puisse rêver un avocat,
entouré de l'admiration sincère provoquée par son prestigieux
talent de parole! Les soucis, les regrets, les abandons inévi-
tables de la vieillesse lui eussent été évités, et ils lui furent
très pénibles. Certains ne gardèrent-ils peut-être pas vis-à-vis
de lui les égards dus à une si belle carrière!
M'' Auguste Albert possédait la science du droit, il en con-
naissait tous les secrets ainsi que les replis de la jurispru-
dence; mais comme jurisconsulte il était timide et hésitant
dans la consultation; il avait tant plaidé et tout plaidé! il
avait vu tant juger et tout juger! On s'explique les doutes
juridiques qui devaient l'assaillir. Dans ses plaidoiries le point
ACTES DE l'académie. 53 1
de droit n'était pas approfondi parce qu'il n'en avait pas eu
le temps matériel, mais il indiquait avec un soin scriqiuleux,
dans le dispositif très complet de ses conclusions, les nom-
breux articles des Codes qui se référaient au procès, témoi-
gnant par là de ses recherches et de ses préoccupations juri-
diques. Il aimait le droit, et cette inclination se manifesta plus
spécialement dans la dernière période de sa vie. Il fut profes-
seur de droit commercial à la Faculté catholique de Toulouse
et plus récemment membre du Comité de patronage de l'Ecole
pratique de droit.
Notre confrère fut toujoui"s fidèle à l'Académie de Législa-
tion depuis la séance du 7 mai i85i, dans laquelle, sous la
présidence de M. l'abbé Berger, doyen d'âge, elle fut instal-
lée sur la base de statuts organiques adoptés le 2 avril précé-
dent, sous l'inspiration du romaniste Bénech qui est en réa-
lité son fondateur'. M*' Auguste Albert était l'avant-dernier
survivant de ce bataillon sacré inspiré du désir et de la volonté
de contribuer au développement de la science du droit.
En i852, il fut rapporteur de la Commission chargée du
travail préparatoire et d'ensemble sur la nomination des
membres houoraiies et correspondants : parmi les premiers
noms nous trouvons ceux de Féraud-Giraud, Lafei'i'ière, Mar-
cadé, Mittermaïer, Pont et Valette.
Les procès-verbaux des séances de l'Académie renferment
les titi'es des lectures de notre distingué confrère avec le
compte rendu analytique et sommaire dii à la plume de nos
dévoués secrétaires adjoints. Très rares sont les travaux que
l'Académie a pu^ faire imprimer dans son Recueil, et c'est pro-
bablement par surprise (jue quelques manuscrits purent être
utilisés, car il s'attachait à anéantir ses œuvres au fur et à
mesure qu'il les avait composées.
I. Le dei'Dier survivant est M. Gabriel Demante, professeur houoraire à
la Faculté de Droit de Paris,
532 RECl'EIL DE LEGISLATION.
Je citerai au hasard, un rapport sur un travail de M. Léo
Saig-nal, avocat à Bordeaux, ayant pour titre : Essai sur
l'Origine de In Coutume de Bordeaux, dans lequel M^ Albert
mit en relief, avec beaucoup d'humour, la situation des avo-
cats de ce temps; arrachée au sceptre des souverains de l'An-
gleterre, Bordeaux redevint cité française; Louis XI y établit
un parlement dans l'ancien château de l'Ombrière : c'est le
moment d'une nouvelle rédaction des coutumes; alors aussi se
forme un Barreau; nous voyons des avocats, moins indépen-
dants que ceux de nos jours, obligés à faire serment qu'ils ne
plaideront aucune cause contraire à la raison, à la conscience
ou à la coutume^ mais ils ne peuvent refuser leur ministère
qu'en faisant connaître les motifs de cette abstention en justi-
fiant qu'ils sont péremptoires ; de plus, l'avocat doit jurer de
ne pas faire durer ses procès plus d'une année... ce serait de
nos jours, et pour bien des motifs, serinent difficile à tenir !
— une véritable étude personnelle sur les Commentaires de
divers titres du Code de commerce qu'avait publiés successi-
vement M. Bédarrides alors avocat à la Cour d'Aix et membre
correspondant de l'Académie; — le compte rendu de la
seconde édition du Commentaire sur le Code de commerce,
publié par M. Alauzet; M® Albert était, mieux que tout autre^
préparé aux études critiques du droit commercial par la tra-
dition familiale et par l'expérience personnelle; — un mé-
moire sur les anciennes traductions des Institutes de Justi-
nien qui n'offrait pas moins d'intérêt au point de vue littéraire
qu'au point de vue juridique; — un rapport sur une bro-
chure de M. Adan, docteur en droit à Bruxelles, intitulée :
Coup d'œil sur le projet de revision du Code de commerce
belge, dans laquelle l'auteur donnait à ses lecteurs l'occasion
d'étudier les assurances sur la vie comme dans un traité com-
plet de la matière; ce rapport provoqua au sein de l'Acadé-
mie, c'était en 1870. une intéressante discusssion sur le carac-
tère et la légalité des assurances sur la vie ; autant de ques-
ACTES DE l'académie. 533
lions passées aujourd'hui dans le domaine de la quotidienne
pratique; — plusieurs rapports sur divers envois de M. Du-
bédat, de M. Pascaud, de M. Léonce Tiiomas, de U. d'Al-
drick-Gaumont et d'autres encore.
A la séance du 3 janvier 1 8(3(3, remplaçant M. Garol au fau-
teuil de la présidence, IVP Albert, dans une remarquable
harang-ue, entretint ses collègues du but élevé que l'Académie
se propose, de ses efforts pour l'atteindre, de ses espérances,
de ses constants progrès. La même année, le jour de la fête
de Gujas, il lut, en sa qualité de président, un très intéressant
rapport sur le concours du prix du Ministre ouvert entre les
lauréats du doctorat dans les Facultés de droit de France. La
moisson fut assez belle : Dijon, Grenoble, Toulouse, Paris,
avaient répondu à l'appel; ce fut M. Griolet, lauréat de la
Faculté de Paris, qui remporta cette victoire académique
après avoir obtenu du Gonseil de l'Ordre des avocats de Paris
le prix institué par l'illustre Paillet pour le plus studieux
et le plus méritant des avocats stagiaires.
Vous vous rappelez. Messieurs, la lecture de M'' Albert
sur les synonymes dans la langue juridique, élude très origi-
nale dans latjuelle il s'attachait a à démontrer, à l'aide d'une
<( déhnition attentive et de l'étymolog-ie consacrée, combien
« les discoureurs ou les écrivains en procès ont généralement
« tort de rattacher un sens identique à une foule de mots dif-
« férents, dont les nuances leur ont échappé, sous prétexte
« que d'assez près ils correspondraient à une même idée. Le
« plus souvent, au contraire, il n'y a qu'une expression qui
« soit la bonne. Or, il n'est pas sans inconvénient d'en em-
« ployer une autre à sa place.... » Ainsi s'exprimait
M" Albert ; il pouvait poser de tels principes qui lui parais-
saient d'une application facile avec la pureté de forme dont
naturellement il revêtait son langag-e.
Sous une plume alerte, dans un style à la fois élevé et sou-
ple, s'adaptanl en quelque sorte aux traits qu'il veut peindre.
534 RECUEIL DE LÉGISLATION.
au cai'actère (ju'il doit définir, à la nature du talent qu'il
louang-e, IVP Albert a fait revivre pour l'Académie les figures
si sympathiques de M. Victor Fons, de M® Prosper Timhal, de
M. Henry Tournamille. Avec quelle exactitude, avec quelle
sincérité, avec quelle éloquence, il vous présenta la synthèse
de la vie du mag"istrat inlèg're et vaillant érudit, de l'avocat à
la puissante envergure, jurisconsulte de premier ordre, de
l'ancien avoué à la Cour, consciencieux et probe, devenu un
savant magistrat !
Il connut leurs épreuves et leurs succès, leurs joies et leurs
tristesses, leur existence publique et leur vie intime, les mi-
lieux divers dans lesquels leur carrière s'est déroulée et tout
ensemble il met en relief, il apprécie, il juge, avec sa pro-
fonde connaissance du cœur humain.
En dehors de l'Académie, notre confrère consacra de très
belles pages à la mémoire d'Alexandre Fourtanier, auquel il
payait une dette de reconnaissance, et à celle de M. le Premier
Président Piou, dont il rattacha la longue et brillante carrière
aux souvenirs judiciaires de son temps (1800-1890).
Ces diverses notices biographiques survivront à leur auteur
pour ainsi dire malgré lui, parce qu'elles étaient sorties de son
patrimoine; on les relira avec un vif intérêt, car elles sont
marquées au coin du fin lettré, du chroniqueur plein d'érudi-
tion, de riiistoi'ien fidèle de son époque ; c'est que le grand
avocat que fut M^ Albert était de pied en cap armé pour une
pareille entreprise.
L'éloquence judiciaire est étroitement liée à la vie même du
pays et son domaine a toujours été aussi vaste que les intérêts
humains. Oscar de Vallée n'a-t-il pas admirablement affirmé
cette pensée en ces termes : « Une partie de l'histoire, et ce
« n'est pas la moins curieuse, se fait, se parle et s'écrit à
« l'audience. La société s'y montre avec les passions qui
« l'agitent ; on y voit sa force et sa faiblesse, sa grandeur et
<( sa décadence, sa richesse et sa pauvreté, ses joies et ses
ACTES DE l'académie. 535
« larmes, ses préférences, son passé, son présent et même
« son avenir. Ailleurs, dans les rapports du monde, tout s'a-
« doucit et s'efface, le vice et la vertu; là, au contraire^ les
« masques sont levés, les visages à nu et les portraits se font
« d'après nature... En y recueillant ses souvenirs et ses im-
« pressions, on aurait presque, sans erreurs, la vue morale de
« son temps. L'histoire n'est pas toute à la guerre, ni tlans le
(( cabinet des princes, elle est aussi dans les querelles [)rivées
« et dans les luttes judiciaires. »
Noire Compagnie ai perdu le plus assidu de ses membres ;
exact aux réunions de quinzaine il conserva jusqu'au dernier
jour l'habitude d'arriver le premier et d'avance afin d'avoir le
temps de feuilleter les envois adressés à l'Académie depuis la
précédente réunion; il était toujours prêt, en sa ([ualité de
doyen d'âge, à monter au fauteuil de la présidence en l'ab-
sence des officiers du bureau pour assurer l'exécution de l'or-
dre du jour ; il fut pour tous le plus bienveillant des con-
frères et pour beaucoup un ami sûr et dévoué.
Il avait de profondes convictions religieuses ; il était catholi-
que pratiquant et trouva dans sa foi, aux heures de deuil, de
précieuses consolations. C'est dans ces senliments de toute sa
vie qu'il franchit le passage, quittant sans regret ce monde
dont il avait méprisé les vanités qui, d'ailleurs, à cette heure
dernière, se dissipent comme de la fumée : aperiet ociilos suos ■
et ni II il inveiiiet !
536 RECUEIL DE LÉGISLATION.
ALLOCUTION
|)ronnnc(^o par M. A. Mérignhag, président de rAcadémic, à la séance
d'ouverture du 1 5 novembre iqo5.
Messieurs et chers Confrères,
J'ai, en ouvrant les séances de l'Académie, à la repnse de
nos travaux, un triste devoir à remplir. La mort r fiappé à
coups redoublés dans nos rançs , particulièrement sur l'élé-
ment universitaire. Après Brissaud, Despiau; après Despiau,
Timbal ! Que vous dirais-je de notre confrère disparu que
votre esprit et votre cœur n'aient pas déjà dit par avance et
mieux que moi-même ! Timbal fut mon plus vieux camarade,
et j'évoque avec un douloureux plaisir le souvenir des années
de jeunesse passées avec lui à Paris, à Aix et à Toulouse.
Vous le connaissiez tous. Il était la bonté même. Inflexible
sur les principes, il se montrait, vis-à-vis des personnes, d'une
courtoisie et d'une bienveillance qui, durar sa trop courte
carrière, ne lui ont fait que des amis. Il était supérieurement
doué de ce tact pénétrant qui distingue le vrai jurisconsulte.
Vous n'avez pas oublié cette séance de l'Académie dans
laquelle il exposa, avec un art infini et une indépendance par-
faite, la difficile et alors passionnante thèse des « Hautes-
Cours ». Il était de ceux pour qui le Droit est l'idéal que ne
doit souiller aucune compromission, qu'aucun doute ne sau-
rait atteindre.
Et le voilà disparu ! Touché déjà depuis longtemps par un
mal implacable, il n'était plus que l'ombre de ce vigoureux
athlète qui, en i884, conquit l'agréçalion de haute lutte. Mais
nous l'aimions ainsi, reflet un peu effacé du brillant juriste
d'autrefois. Nous espérions le garder long'temps encore dans
ACTES DE l/An\nÉMIE. 53 7
celte Académie qu'il aimait passionnément et qui le lui ren-
dait. La mort impitoyable en a décidé autrement; iiicliiioiis-
nons devant la volonté supérieure qui nous apporte el nous
remporte tous à riietire in(h iliible. Timl)al nous lèi^ue, à
défaut d'écrits, que, travailleur infati^^able pourtant, il no
trouva pres([ue januiis le temps de livrer à la publicité, le sou-
venir de ses vertus civi(pu's et domestiques qui ne périra point.
La mort d'une femme charmante, épousée à l'heure de la matu-
rité, avait brisé ce cœur affectueux et sensible ; de cette union est
né un enfant encore en. bas âge, à qui manquent à la fois les
deux amours si nécessaires au début de la vie : l'amour d'un
père etce/ui d'une mère! Heureusement pour lui, la famille est
là qui veillera, avec toute la sollicitude voulue, sur le dévelop-
pement de sa jeune intelligence.
Je crois être, Messieurs, votre interprète en envoyant à la
famille de notre confrère, qui nous est chère à tant de titres,
l'expression de toute la sympathie que l'Académie de lég'isla-
tion tient à lui témoigner en présence du coup terrible qui
vient de la frapper.
Je remplis, par contre, une agréable mission en installant,
comme membre de l'Académie, M. Hippolvte Laurent. Notre
nouveau confrère porte un nom cher à nous tous, en estime
toute particulière dans notre ville. Il vient prendre la place de
son père, magistrat, qui a laissé dans notre Compagnie une
réputation de probité, de droiture et de savoir sur laquelle je
n'ai pas à insister. Son frère, Alexandre Laurent, mort na-
guère substitut du procureur de la République à Tonlouse,
nous aurait aussi appartenu s'il n'avait point été prématuré-
ment enlevé comme Timbal. Tous les trois, Alexandre Laurent,
Timbal et moi, nous avions vécu à Paris cette vie commune de
travail qui ne s'oublie point et à laquelle Hippolvte Laurent
-•^^ KRGIJEIL DE LEGISLATION.
fui hii aussi arr.v.Mn(Mit associr. Son passé est donc un -âge de
c-e ,,u'il peut donner à rAcadéniie, qui doit attendre beaucoup
de Tetlort des jeunes.
' pje suis donc personnellement très heureux d'avoir, comme
président, à lui souhaiter la bienvenue et à l'inviter à prendre
part à nos travaux.
TABLE DES MATIÈRES
Pages
Traité concernant la j)ul)licatiun du Recueil cl le (loniitc de publi-
cation V
Liste aca(lcnii([ue pour l'année 190O ix
Mémoires :
.Maurice Hairiou, professeur à la Faculté de Droit de Toulouse : Les
éléments du contentieux (à siiirre) i
Louis ViÉ, docteur en droit : L'Lîniversité de Toulouse pendant la
Révolution yg
I»aymond Espin.vsse, avocat à la Cour d'appel de Toulouse : Le travail
de l'aigniille à Toulouse (fraa^ment d'en(iuète) 187
Joseph Bressolles, professeur à la Faculté de Droit de Toulouse :
Les mariat!;es in extremis 176
J. FocRGOus : L'arbitrage dans le droit français aux treizième et •
(pialorzième siècles 2/|0
G. DE Bezin : Exposé des théories allemandes sur l'acte complexe. . . . 289
.V. Ségalat : L'impôt des prestations et la taxe vicinale {à siiirre). . . . 352
Achille iMESTRE, professeur à la Faculté de Droit de Toulouse, et
Pierre Besse : Les bénéficiaires de la loi du 21 juillet 1897 (dégrè-
vement des petites cotes foncières) 385
Comptes rendus :
Traité du contentieux des transferts d'actions et d'obligations nomi-
natives, de !NL Bézard-Falii;'as, parM. Louis Fr.vissainge.v, profes-
seur à la Faculté de Droit de Toulouse 429
Loi arj^entine sur la faillite de 1902, traduite par M. Henri Prudhomme,
par .M. Louis Fraissai.ngea 4^4
r>^|() lAHLi; DES .MATIKURS.
De la responsabilité des arniateurs à propos d'accidents causes à des
personnes de l'équipage par la faute des préposés du navire, de
M. Octave Marais, par M. Louis Fkaissaingea /jiiG
Ti'aitéde la location des coffres-forts, de -M. Jules Valéry, par M. Louis
Fhaissainge.v. 44o
Essai sur les institutions politiques du Japon, de M. Théophile (iollier,
par M. Roii-er Teullé 442
Le centenaire de la réori^anisation de la Faculté de Droit de Toulouse,
par 1\L Antonin Deloume 4^'0
Actes de l'Académie :
Programme des concours pour l'année 190O 48 1
Discours de M. MÉRi(i.\HAC, professeur à la Faculté de Droit de Tou-
louse, président, à la séance d'installation du bureau, le 1 1 jan-
vier 1 900 485
Rapport sur les travaux de l'année, par M. A. Deloume, secrétaire
perpétuel . . • 49'
Ka])port sur le concours entre les lauréats du doctorat, par M. Méhi-
GNHAC 5o7
Notice biographique sur Me Aus^uste Albert, par M. Raymond Servh.le,
avocat, ancien bâtonnier de l'ordre 02 1
Allocution prononcée par M. Mérionhac, président, à la séance d'ou-
verture du i5 novendjre 1900 530
iouioUKO, llnp. UuL'LAUiJi;UE-l'UlVAT, 1 UU S'-Uolliu 3826
A1A1683
sér,«c
t.l
Académie de législation de
Toulouse
Recueil
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