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Full text of "Recueil"

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TOROHTO 
ÙBRARY 


RECUEIL 

DE   LÉGISLATION 


DE    TOULOUSE 


Li^y^ 


RECUEIL 


LÉGISLATION 


DE    TOULOUSE 


1905 


DEUXIEME    SERIE.   —    TOME    I 


o^î 


TOULOUSE 

IMPRIMERIE  ET   LIBRAIRIE   EDOUARD   PRIVAT 
Librairie  de  l'Université 

♦  H,    liUE  DES   AliTS   (SQUAKE    I)D    MUSÉK) 


1905 


MîCROFORMED  BY 

PRESERVATION 
SERVICES 

DATE.M.P.iM.. 


RECUEIL  DE  LÉGISLATION 

Dlil    TOLTi^OaSE 

PUBLIÉ  PAR  L'ACADÉMIE  DE  LÉGISLATION  ET  LA  FACULTE  DE  DROIT 
Sous  les  auspices  du  Conseil  de  l'Université  de  Toulouse. 


(L'Académie  de  Législation  a  obtenu  la  médaille  d'or  à  l'Exposition 
universelle  de  1900,  section  des  Sociétés  savantes.) 


Le  Recueil  de  Législation  est  publié  sous  la 
direction  d'un  Comité  : 


MM.  HAURIOU,  professeur  à  la  Faculté  de  Dvoit^  py^ésident. 
MESTRE,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit,  secrétaire. 

GHEUSI,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit. 
PAGET,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit. 
SERVILLE,  avocat  à  la  Cour  d'appel. 


TRAITÉ 

CONCERNANT  LA  PUBLICATION  DU  RECUEIL 

ET    LE    COMITÉ    DE    PUBLICATION. 


Entre  les  soussignés, 

D'une  part,  M.  Perroud,  recteur  de  l'Académie  de  Toulouse,  prési- 
dent du  Conseil  de  l'Université  de  Toulouse,  autorisé  par  le  dit 
Conseil  par  délibération  en  date  du  9  décembre  1904. 

Et  d'autre  part,  M.  Antonin  Deloume,  autorisé  par  un  vote  de 
l'Académie  de  Législation  en  conformité  avec  l'article  27  des  statuts  : 

Il  a  été  convenu  ce  qui  suit  : 

Article  Premier. 

L'Universiti'  de  Toulouse  s'associe  à  l'Académie  de  Législation 
pour  la  publication  du  Recueil  fondé  en  i85i  par  cette  compagnie 
et  parvenu  aujourd'hui  à  son  cinquante  et  unième  volume,  et  s'en- 
g"ag"e  à  continuer  à  ses  frais  et  risques,  moyennant  une  subvention 
fixe  annuelle  de  5oo  francs  fournis  par  l'Académie,  cette  publication 
dont  l'Académie  reste  d'ailleurs  propriétaire. 

Article  2. 

La  ré<;|action  du  Recueil  sera  dirigée  par  un  Comité  ainsi 
composé  ; 


VI  HKCIMJI,     DR    LKCiISLATION. 

Deux  incinhrt's  (l(''|(''i;ii(''.s  jnii-  l'AcKlrmic  de  L»''gi.slation  ; 

Deux  incinlires  déli-i^iiés  jiar  le  Conseil  de  l'Universilé,  pris  parmi 
les  prol'esscui's  de  la  Facidlé  de  Droit; 

Un  nteinhre  choisi  par  M.  le  Recteur  sur  une  liste  de  trois  profes- 
seurs de  Droit,  en  même  temps  mendjres  de  l'Académie,  présentée  par 
celte  dernière  à  M.  le  Recteur. 

Ce  Comité  sera  nommé  pour  trois  ans. 


AuriCLE  3. 

Le  Comité  insérera  les  travaux,  agréés  par  lui,  des  membres  de 
l'Académie,  de  la  Faculté  et  de  tous  autres  collaborateurs. 


Article  4- 

Le  Recueil  portera  le  titre  de  :  «  Recueil  de  Législation  2^  série, 
publié  par  l'Académie  de  Législation  et  la  Faculté  de  Droit  de  l'Uni- 
versité de  Toulouse.  » 

Il  conservera  la  forme  de  volume  annuel  pour  la  publication  des 
travaux  de  1900,  et  il  deviendra,  à  la  date  fixée  par  le  Comité  de 
publication  ci-dessus  indiqué,  une  revue  trimestrielle  paraissant  les 
i5  février,  i5  mai,  i5  août  et  i5  novembre. 

11  devra  contenir  annuellement  au  minimum  trente-deux  feuilles 
in-8»  carré. 

Article  5. 

11  pourra  y  avoir  des  abonnés  au  Recueil  en  dehors  des  correspon- 
dants de  l'Académie.  Ils  paieront  10  francs  l'abonnement  d'un  an. 

Le  produit  des  abonnements,  ainsi  que  celui  des  annonces  insérées, 
sera  mis  à  la  disposition  du  Comité  de  rédaction  pour  être  consacré 
à  l'amélioration  du  Recueil. 


TRAITE     CONCERNANT    LA    PUBLICATION    DU    RECUEIL.  VII 


Article  6. 

Toute  collaboration  au  Recueil  qui  ne  consistera  pas  en  procès- 
verbaux  des  .séances  de  l'Académie,  ni  en  discours  ou  élog;-es  y  pro- 
noncés ou  en  pièces  justificatives,  sera  rémunérée  à  raison  d'un 
minimum  de  24  francs  pour  la  feuille. 

Les  honoraires  seront  réglés  pour  chaque  auteur  une  fois  par  an, 
à  la  fin  de  l'exercice. 

En  outre,  le  Comité  assurera  à  chaque  auteur,  g-ratuitement,  vingt- 
cinq  exemplaires  de  .ses  travaux  en  bonnes  feuilles  ou  simple  extrait 
avec  couverture  contenant  dans  un  cartouche  le  nom  de  l'auteur  et  le 
titre  de  l'article. 

Article  7. 

Trois  feuilles  sur  les  trente-six  seront  réservées  aux  articles  non 
rémunérés  et  relatifs  aux  actes  de  l'Académie. 

Article  8. 

La  publication  sera  tirée  à  trois  cents  exemplaires  dont  cent  quatre- 
vingts  seront  à  la  disposition  de  l'Académie  de  Législation,  tant  pour 
sa  réserve  que  pour  le  service  à  chacun  de  ses  membres  titulaires  et 
correspondants,  et  cent  vingt  à  la  disposition  de  l'Université  pour 
les  abonnements  et  échanges. 

Article  9. 

L'Académie  s'engage  à  modifier  les  articles  de  son  règlement 
contraires  au  présent  traité,  et  notamment  l'article  5o. 

Article   10. 

Le  présent  traité  est  fait  pour  cinq  ans  à  compter  du  i**'  jan- 
vier 1900. 


RKCIKH.    1)K    Li;(;iSI,Ari<)N. 


Article   i  i  . 


Les  frais  de  timbre  et  d'enregistrement  de  la  présente  convention 
seront  à  la  cliarj»o  de  l'Acadf'mie  de  Législation. 

Fait  double  à  Toulouse,  le  12  janvier  1905. 


Approuvant  l'écriture  ci-dessus  : 

A.  DELOUME, 

Secrétaire  perpétuel, 


Délégué  de  l'Académie  de  Législation. 


PERROUD, 

Recteur  de  l'Académie, 
Président  du  Conseil  de  l'Université. 


1 

II 


Vu  et  approuvé  : 
Paris,  le  3  février  1905. 

Le  Ministre  de  l'Instruction  publique, 
des  Beaux-Arts  et  des  Cultes, 

BIENVENU  MARTIN. 


Enregistré  à  Toulouse,  le  22  février  1905. 


LISTE  ACADÉMIQUE 

POUR  L'ANNÉE  igoO. 


BUREAU  POUR  L'ANNÉE  1906 

Président  :  M.  TEULLÉ,  bâtonnier  de  l'Ordre  des  avocats. 
Vice-président  :  M.   TOURRATON,   Président  du  tribunal 

civil. 
Secrétaire  perpétuel  :  M.  Antonin  DELOUME,  doyen  de  la 

Faculté  de  droit. 
Secrétaire-adjoint  :  M.  FERRADOU,  professeur  à  la  Faculté 

de  droit. 
Trésorier  :  M.  MALAVIALLE,  directeur  de  l'Enreg-istrement, 

des  Domaines  et  du  Timbre. 

MEMBRES  HONORAIRES 

MiM. 

1893  DEMANTE  (Gabriel),  professeur  honoraire  à  la  Faculté  de 

droit  de  Paris,  ancien  associé  ordinaire  (i85i),  l'un   des 
fondateurs  de  l'Académie. 

1894  BELLET    (Maurice),    ancien    Président    de    la    Cour    mixte 

d'Alexandrie  (Eg-ypte),    Premier  Président  honoraire  à  la 
Cour  de  Toulouse,  ancien  associé  ordinaii-e  (1867). 
189G     FABREGUETTES,  conseiller  à  la  Cour  de  cassation. 

MEMBRES-NÉS 

Le  Premier  Président  et  le  Procureur  général  près  la  Cour  d'appel 
de  Toulouse. 

ASSOCIÉ   LIBRE 

M.  LAPIERRE,  bibliothécaire  honoraire  de  la  ville. 


HK<;i   Kll,    l>l,    LI.«.lsr,AllO.N. 


ASSOCIÉS  ORDINAIRES 


MM. 
ifilif)     DELOUME  (Aiitoiiiiii.  .lovrn  de  la  Faculli-  de  droit. 

1876  PAGPyr  (Jos('j)li),  dûvon  honoraire  de  la  Faculté  de  droit. 

1877  N'IDAL  (Saturnin),  avocat,  ancien  doyen  de  la  Faculté  libre 

de  droit,  ancien  député. 

1878  SFU^'ILLE  (Nestor),  ancien  conseiller  à  la  Cour  d'appel. 
187g     CA^ÏPISÏRON,  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 

1881     BRESSOLLES  (Joseph),  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 

VIDAL  (Georges),  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 
188/4     J.  BAUBY,  docteur  en  droit,  Président  honoraire  du  tribunal 
civil  de  Toulouse. 
DUMERIL  (Henri),  docteur  en  droit,  professeur-adjoint  à  la 
Faculté  des  lettres. 
1 885     SIMONET,  Président  à  la  Cour  d'appel. 

1888  PUJOS,  docteur  en  droit,  avocat,  ancien  bâtonnier  de  l'Ordre. 

1889  CROUZEL.  docteur  en  droit,  bibliothécaire  de  l'Université. 
De  LAPORTALIÈRE,  avocat,  ancien  bâtonnier  de  l'Ordre. 

1890  MÉRIGNHAC  (Alexandre),  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 
1892     Df.  BELLOMAYRE,  avocat,  ancien  conseiller  d'Etat. 

AMILHAU  (Henri),  président  honoraire  à  la  Cour  d'appel. 
MASSOL  (Aug-uste),  docteur  en  droit,  avocat,  ancien  bâton- 
nier de  l'Ordre. 

1894  TEULLÉ   (Rog-er),   docteur  en  droit,    avocat,   bâtonnier  de 

l'Ordre. 
GARRIGOU,  docteur  en  droit,  notaire. 

1895  FRAISSAINGEA,  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 
TOURRATON,  docteur  en  droit,  président  du  Tribunal  civil. 
SERVILLE   (Raymond),    docteur  en   droit,   avocat,   ancien 

bâtonnier  de  l'Ordre. 
189G     JORDAIN,  conseiller  à  la  Cour  d'appel. 

HOUOUES-FOURCADE,  professeur  à   la  Faculté  de  droit. 
LAUMOND-PEYRONNET,  docteur  en  droit,  avocat,  ancien 

bâtonnier  de  l'Ordre. 
JAUE^ON,  docteur  en  droit,  procureur  de  la  République. 


LISTE    ACADEMIQUE.  XI 

1897     MALAVIALLE,  directeur  de  l'Enreg-istrement,  des  Domaines 
et  du  Timbre. 
BOSCREDON,  docteur  en  droit,  avocat. 

1900  MARIA,  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 

1901  PEYRUSSE,  avocat. 
ZEGLIGKI,  juge  au  Tribunal  civil. 

1904  HUBERT,  avocat,  docteur  en  droit. 
MESTRE,  professeur  à  la  Faculté  de  ilroit. 

1905  DENIAU  (Pierre),  avocat,  docteur  en  droit. 
FERRA DOU,  professeur  à  la  Faculté  de  droit. 
LAURENS   (Hippolyte),    docteur   en  droit,   directeur  d'assu- 
rances. 


Lauréats  autorisés  à  exercer  les  droits  mentionnés 
en  l'article  38  des  statuts. 

1898     Abadie  (Guillaume),  avocat  à  Gaillac,  ancien  magistrat. 
i858     G.  d'Espinay,  docteur  en  droit,  ancien  conseiller  à  la  Cour 

d'appel  d'Angers. 
1880     Gi.sclard,  avocat  à  Périgueux  (Dordog"ne). 
i885     Laurain  (Henri),  avocat  à  Dijon. 

1894  Mérigxuac  (Louis),    ancien   magistrat,   membre    correspon- 

dant. 

1895  Typaldo -Bassia,  député,  avocat  à  la  Cour  suprême,  professeur 

à  l'Université  d'Athènes,  membre  correspondant. 
1880     Pé-de-Arros  ,    jug-e    au    Tribunal    civil    de    Foix    (Ariège) , 

membre  correspondant. 
1879     Smitu  (Léon),  à  Paris. 
i8g4     Thomas  (Léonce),  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Bordeaux. 


MEMBRES  CORRESPONDANTS. 

Messieurs  : 

1870  Alibrandi  (le  commandeur),  ancien  professeur  de  droit  à  la 
Sapience  de  Rome. 

1878  A^MiAUD  (Albert),  ancien  magistrat,  chef  de  bureau  au  minis- 
tère de  la  justice. 


Ml  RECUEIL    IJI:    LKGISLATION. 

1873     AuNALLT  UE  LA  Ménaruilre,  piofesscui"  ù  la  Faculté  de  droit 

de  Poitiers. 
1902     AuBERY  (Ca('tan),  jupe  d'instruction  à  Issoiro  (Puy-de-Dôme). 

1890  Bailly  (Ernest),  doyen  de  la  Faculté  de  droit  de  Dijon. 
189.5     Bauby  (Emile),  docteur  en  droit,  notaire  à  Estag-el  (Pyrénées- 
Orientales). 

1876     Bavelier   (Adrien),  ancien  avocat  au  Conseil  d'Etat  et  à  la 

Cour  de  cassation. 
Bazille   (Gustave),  avocat,    ancien   bâtonnier  de  l'Ordre,  à 

Fig-eac  (Lot). 
r869     Beaune,  doyen  de  la  Faculté  libre  de  Lyon,  ancien  procureur 

général  à  la  Cour  de  la  môme  ville. 

1891  Bellom  (Maurice),  ingénieur  au  Corps  des  mines,  Paris. 
1901     Besson  (Emmanuel),  chef  du  personnel  à  la  Direction  géné- 
rale de  l'Enregistrement. 

1900  Bezard-Falgas,  chef  du  contentieux  des  titres  du  chemin 
de  fer  Paris-Lyon-Méditerranée. 

1899  Biervliet  (van),  professeur  à  la  Faculté  de  droit,  secrétaire 
de  l'Université  catholique  de  Louvain. 

1891  BoGisic,  professeur  à  l'Université  d'Odessa,  conseiller  d'Etat 

de  l'Empire  de  Russie. 

1873  BoissoNADE  (Gustave),  professeur  honoraire  à  la  Faculté  de 

droit  de  Paris,  ancien  conseiller  légiste  du  gouvernement 
japonais. 

1892  Bouissou,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Riom. 

189.5  Bressolles  (Paul),  docteur  en  droit,  avocat  au  Conseil  d'Etat 
et  à  la  Cour  de  cassation  de  Paris. 

1874  Brcsa  (Emilio),  avocat,   professeur  à  l'Université  de  Turin. 
1888     Cabouat  (Jules),  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Caen. 
i865     Caillemer,  doyen  de  la  Faculté  de  droit  de  Lyon,    corres- 
pondant de  l'Institut. 

1873  Cambon  de  Lavalette  ,  ancien  conseiller  à  la  Cour  de 
Nîmes. 

1896  Cauvière  (Jules),  ancien  magistrat,  professeur  à  la  Faculté 
libre  de  droit  de  Paris. 

i883  Caze  (Paul),  premier  président  de  la  Cour  d'appel  de  Mont- 
pellier, ancien  associé  ordinaire. 

1904     CuABKiÉ,  juge  de  paix  à  Brignoles  (Var). 


LISTE    ACADEMIQUE.  XIII 

l858     Gharrins,  président  honoraire  à  la  Cour  de  cassation,   ancien 

associé  ordinaire,  à  BouIoyne-sur-Mer. 
1904     Chanson,  juge  au  Tribunal  de  la  Seine. 

189 1      CiiÉNON  (Emile),  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris. 
1901     Ghironi,  prot'essseur  à  l'Université  de  Turin. 
1881     GouGET,  ancien  président  du  tribunal  civil  de  Muret,  à  Saint- 

Gaudens. 

1894  Gros-Mayrevieille  (Gabriel),   vice-président  de  la  Commis- 

sion des  hospices  de  Narbonne. 
1896     Cruppi  (Jean),    député   de   la  Haute-Garonne,  ancien  avocat 

général  à  la  Cour  de  cassation.  * 

i855     Daguilhon-Pujol  (Charles),  docteur  en  droit,  ancien  premier 

président  de  la  Cour  de  Pau,  ancien  associé  ordinaiie,  l'un 

des  fondateurs  de  l'Académie. 
1888     Daguin  (Fernand),  secrétaire  général  de  la  Société  de  lég-isla- 

tion  comparée  de  Paris. 
1845     Dareste,  docteur  en  droit,  conseiller  à  la  Cour  de  cassation. 

1874  Darnaud  (Emile),  ancien  magistrat,  à  Foix  (Arièg-e). 

1895  Demay  (Ernest),  ancien  avocat  au  Conseil  d'Etat  et  à  la  Cour 

de  cassation,  Boulog-ne-sur-Seine. 

1891  Desuevises  du  Dézert,  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de 
Clermont-Ferrand . 

1897     Desserteaux,  professeur  k  la  Faculté  de  droit  de  Dijon. 

1891     DioDATo  LioY,  professeur  à  l'Université  royale  de  Naples. 

1888     Dramard,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Limoges. 

1862  DucROCo,  doyen  honoraiie  de  la  Faculté  de  droit  de  Poitiers, 
professeur  honoraire  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris,  corres- 
pondant de  l'Institut. 

1875  Dupré-Lasale,  conseiller  honoraire  à  la  Cour  de  cassation. 
i863     Duverger,  président  honoraire  à  la  Cour  de  Poitiers, 

1861  Ellero  (Pietro),  conseiller  d'Etat,  à  Rome. 

1868  EsTiGNARD,  ancien  conseiller  à  la  Cour  de  Besançon. 

1878  Fanti,  avocat,  à  Imola  (Italie). 

1897  Fauchille  (Paul),  avocat,  docteur  en  droit,  à  Paris. 

1898  Fédou,  curé-doyen  de  Nailloux  (Haute-Gai'onne). 

1802     Féraud-Giraud,  président  honoraire  à  la  Cour  de  cassation. 
1882     E^errand  (Joseph),  ancien  préfet,  correspondant  de  l'Institut, 
à  Amiens. 


XIV  RECUEIL    DE    LEOISLATION . 

18G7     FuLCi,  professeur  de  dro't  à  l'Université  de  Messine. 
1874     Gargiulo  (Saverio),  substitut  du  procureur  général  à  la  Cour 
de  cassation  de  Naples. 

1892     GiuARi),  professeur  h  la  Faculté  de  droit  de  Paris. 

i855     (îiivAuij  UE  Vasson,  président  honoraire  à  Châteauroux  (Indre). 

i885     Glasson,  membre  de  l'Institut,  doven  de  la  Faculté  de  droit 

de  Paris. 
188O     GouRiJ,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Lvon. 

GuiLLOiAKD,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Caen. 
1889     Henry  (jM*-''),  évêque  de  Grenoble. 

1891  HiLTY,  professeur  à  l'Université  de  Berne. 

1892  lovANOvic   (le    commandeur    Milan-Paul),    jurisconsulte,    à 

Vukovar  sur  le  Danube,  Svrmie  (Slavonie),  Autriche- 
Hongrie. 

i858  Jacques  (Ferdinand),  ancien  président  du  Tribunal  civil 
d'Avignon. 

1897     Jèze  (Gaston),  agrégé  à  la  Faculté  de  droit  de  Lille. 

1894     KovALEWsKi  (Maxime),  i3,  avenue  de  l'Observatoire,  Paris. 

1869     Kerchove  (comte  de),  avocat  et  sénateur  à  Gand  (Belgique). 

1902  Labra  f Raphaël  be),  sénateur,  avocat  à  la  Cour  de  cassation 
de  Madrid. 

1904     Lallemand  (Léon),  avocat  à  Paris,  correspondant  de  l'Institut. 

[906     Lamouzèle,  con.seiller  de  préfecture  de  la  Gorrèze. 

1879     Lamy  (de),  juge  au  Tribunal  civil  de  Nérac. 

1879  LANFRA^x  DE  Panthou  ,  aucicn  procureur  général  à  Caen 
(Calvados). 

1864     Lasserre.  avocat  à  la  Cour  de  Pau. 

1896     Latreille,  ancien  conseiller  à  la  Cour  d'appel,  à  Moissac. 

1896  Laurens  (Joseph),  professeur  honoraire  à  la  Faculté  de  droit 
de  Montpellier,  ancien  associé  ordinaire. 

1878  Lefort  (Joseph),  avocat  au  Conseil  d'Etat  et  à  la  Cour  de 

cassation. 

1882  Limelette  (Léonce),  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Liège 
(Belgique). 

1901      LossEAU  (Léon),  avocat,  docteur  en  droit,  à  Mons  (Belgique). 

1879  LouBERS ,  conseiller  à   la  Cour  de  cassation,  ancien   associé 

ordinaire. 


LISTE    ACADEMIQUE.  XV 

1875     LuGCHixi  (Luig-i),  député  au  Parlement  italien,  cûascillei-  à  la 

Goui'  de  cassation  de  Rome. 
i883     Lyox-Caen,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris,  membre 

de  l'Institut. 
18GG     Martin  Le  Neuf  de  Neufville,  président  honoraire  au  Tribu- 
nal civil  d'Alènçon  (Orne). 
1893     Mérignhac  (Louis),  ancien  jug-e  au  Tribunal  civil  de  Foix. 
i858     Métivier,  ancien  premier  président  de  la  Cour  d'Ang-ers. 
1893     NicoLAÏ  (^Alexandre),  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Bordeaux. 
1886     Pascaud,  conseiller  à  la  Cour  d'appel  de  Chambéry. 
1900     Paulian    (Louis),    secrétaire-rédacteur    à    la    Chambre    des 
députés. 
Pé-de-Arros,  juge  au  Tribunal  civil  de  Foix. 
Périer  (Léon),  docteur  en  droit,  chef  de  bureau  au  Ministère 
de  l'Intérieur. 
1882     Périer  (Arsène),  avocat  à  la  Cour  de  cassation. 
i885     PiLLET,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Paris. 
1886     PoiTTEViN  (le),  jug-e  d'instruction  à  Paris. 
i865     PiLLET,  avocat  à  la  Cour  de  Chambéi-y. 

1879     Poubelle,  prof,  honoraire  à  la  Faculté  de  droit  de  Toulouse, 
ancien    ambassadeur    de   France    auprès  du   Saint-Siège, 
ancien  associé  ordinaire. 
1893     Prudhomme  (Henri),  juge  d'instruction  au  Tribunal  de  Lille 
(Nord). 

Roland  (Aimé),  avocat  à  Paris. 
1866     Rossignol  (Elie),  à  Montans  (Tarn). 

1881  Rousseau  (Rodolphe),  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Paris. 

1882  Saint-Girons,  docteur  en  droit,  avocat-conseil  de  M.  Schneider 

et  C**,  42,  rue  d'Anjou,  Paris, 
igoo     Salefranoue  (Léon),  directeur  de  l'Enregistrement,  à  Mont- 
do-Marsan  (Landes) . 

1890  Salvagniac,  avocat,  ancien  magistrat,  à  Babeau,  près  Saint- 

Chinian  (Hérault),  ancien  associé  ordinaire. 

1891  Sarraute   (Pierre),  ancien    président   du   Tribunal   civil    de 

Villeneuve-sur-Lot. 
1897     Saulnier  de  la  Pinelais,  ancien  avocat  général,  ancien  bàton- 

^iiier  de  l'Ordre  des  avocats  à  la  Cour  d'appel,  à  Rennes. 
18G8     \'oN  ScHULTE,  professeur  à  l'Université  de  Bonn. 


XVI  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

1889  Stouff  (Louis),  professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  Dijon. 

188^  Tanon,  président  de  chambre  à  la  Cour  de  cassation. 

1880  Teichmann  (.Mherl),  professeur  de  droit  criminel  à  l'Université 

de  Bâle  (Suisse). 

iHH'i  TiiALLER,  professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  Pans. 

189G  Thomas  (Léonce),  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Bordeaux. 

1884  ToHAuo  Della  Galia,  jurisconsulte  à  Palerme. 

1889  ToiTUTouLON  (Pierre  de),  docteur  en  droit,  à  Aix-en-Provence, 

"  professeur  à  l'Université  de  Genève. 

189 1  Typaldo-Bassia,  député  au  Parlement  lielléninue,  professeur 

à  l'Université  d'Athènes. 

i865  Verdier,  avocat  à  la  Cour  de  Nîmes,  ancien  magistrat. 

1904  Vernaux,  chef  du  contentieux  des  messag-eries  maritimes. 


Messieurs  les  membres  honoraires  et  correspondants  sont  instam- 
ment priés  de  nous  indiquer  les  rectifications  à  faire,  soit  sur  leur 
propre  nom,  soit  sur  toutes  autres  indications  relatives  aux  listes, 
afin  de  nous  tenir  au  courant  des  faits  qui  peuvent  modifier  l'état  de 
notre  personnel. 


L'Académie  publiera  ses  statuts  revisés  dans  le  prochain  volume. 


LES  ÉLÉMENTS  DU  GONTExNTJEUX 


INTRODUCTION. 


Sommaire.  —  Nécessité  de  l'emploi  d'une  méthode  réaliste  dans  la  recherche 
des  éléments  du  contentieux  et  dans  l'appréciation  de  la  fonction  du 
juge.  —  Excellente  situation  du  contentieux  administratif  pour  une  étude 
de  cette  sorte  ;  en  quoi  il  se  rapproche  des  contentieux  primitifs.  —  In- 
suffisance manifeste  de  la  définition  du  contentieux  par  la  déclaration 
ou  la  restidilion  du  droit  violé.  —  Une  définition  complète  ne  peut  être 
établie  que  si  l'on  distingue  des  éléments  sociaux  du  contentieux  et  des 
éléments  juridiques  ;  division  du  sujet. 


Une  vaste  controverse  est  ouverte  au  sujet  de  la  notion  du 
contentieux.  Elle  est  née  en  droit  administratif,  mais  elle  n'y 
est  pas  cantonnée  ;  elle  intéresse  aussi  bien  le  contentieux 
civil.  Il  s'agit,  en  substance,  de  savoir  si  le  juge  est,  en  même 
temps,  un  magistrat;  si,  avec  la  juridiction  conlenlieuse, 
c'est-à-dire  avec  le  pouvoir  de  dire  le  droit,  il  a  celui  d'ordon- 
ner les  procédures,  d'autoriser  ou  d'annuler  les  actes,  c'est- 
à-dire  la  juridiction  gracieuse.  On  se  demande  si  la  seconde 
espèce  de  juridiction  rentre  aussi  naturellement  que  la  pre- 
mière dans  sa  fonction.  En  droit  administratif,  c'est  avant 
tout  la  question  de  savoir  si  le  contentieux  de  l'annulation 
est  aussi  normal  que  celui  de  la  pleine  juridiction;  mais  la 
juridiction  administrative  tout  entière  est  en  cause,  parce  que 
le  juge   pa!aît  y  avoir,  même  dans  la  pleine  juridiction,  des 

1 


a  RECUEIL    I>F    LEGISLATION. 

pouvoirs  qui  dépassent  ceux  du  juge  civil,  et  parce  qu'elle 
semble  convaincue  de  receler  une  confusion  plus  grande  du 
gracieux  et  du  contentieux. 

Les  ramifications  de  cette  controverse  s'étendent  fort  loin; 
le  problème  de  la  séparation  des  fonctions  de  juger  et  d'ad- 
ministrer va  réveiller  celui  de  la  séparation  des  pouvoirs,  et 
comme  l'annulation  des  actes  en  droit  administratif  est  sou- 
vent prononcée  pour  violation  de  la  loi,  le  pouvoir  d'annula- 
tion apparaît  comme  une  entreprise  sur  la  loi  et  pose  la  ques- 
tion des  rapports  du  juge  avec  ce  que  l'on  est  convenu  d'ap- 
peler le  droit  objectif,  ou  encore  la  question  du  pouvoir  créa- 
teur de  la  jurisprudence.  Car,  si  le  juge  est  enfermé  dans  la 
restitution  des  droits  subjectifs,  on  ne  saurait  faire  sortir  de 
l'accumulation  de  ses  décisions  aucune  règle  de  droit  vérita- 
ble, toute  règle  de  droit  étant  objective;  mais  si,  au  con- 
traire, le  juge  a  dans  ses  attributions  naturelles  la  garde  de 
la  légalité  et,  pour  cela,  un  certain  pouvoir  gracieux,  rien  ne 
s'oppose  à  ce  que  sa  jurisprudence  ne  devienne,  dans  la  me- 
sure de  ce  pouvoir,  une  source  du  droit. 

Si,  après  tant  d'autres  ',  j'entre  à  mon  tour  dans  cette  con- 
troverse, ce  n'est  pas  que  j'aie  l'intention  de  la  reprendre  dans 
toute  son  ampleur  ;  mon  ambition  serait  d'y  introduire  les 
préoccupations  d'une  méthode  réaliste.  Elle  a  été  jusqu'ici  me- 
née au  point  de  vue  des  principes  ;  le  principe  de  la  séparation 
des  pouvoirs,  celui  de  la  sépaiation  de  la  fonction  de  juger  et 

I.  Jacquelin,  La  juridiction  (ulministrative  dans  le  droit  constitution- 
nel, 1891  ;  Les  principes  dominants  du  contentien.v  adininistriitif,  Paris, 
Brière,  1899;  L'évolution  de  la  procédure  udininistrative,  Paris,  Cheva- 
lier-Maresq.  1908,  extrait  de  la  Revue  du  droit  public,  1908  ;  Arlur,  Sépa- 
ration des  pouvoirs  et  séparation  des  fonctions,  Paris,  Pichon,  1905, 
extrait  de  la  fier  ne  du  droit  public,  années  1900-1908  ;  Duguit,  L'Etat,  le 
droit  objectif  et  la  loi  positive,  Paris,  Fontemoing,  1901;  L'Etat,  les 
gouvernants  et  les  agents,  eod.,  1908;  Léon  Marie,  Droit  positif  et  Juri- 
diction administrative ,  Paris,  Chevalier-Maresq ,  1908;  G.  Jèze,  Les 
principes  générau.v  du  ilroit  administratif,  Paris,  Berger-Levrault,  1904, 
extrait  de  la  Revue  générale  d'administration. 


LES    ELEMENTS   DU    CONTENTIEUX. 


de  la  fonction  d'administrer,  d'autres  principes  plus  ou  moins 
solides  du  contentieux  administratif  en  ont  fait  les  frais'.  Je 


I.  Principes  dominants  du  content ieiiœ  administratif  {\e  M.  Jacqueliii  ; 
Principes  généraux  du  droit  administratif  de  M.  Jèze;  Séparation  des 
pouvoirs  et  séparation  des  fonctions  de  M.  Artur;  les  ouvrages  de  M.  Du- 
guit  ne  sont  pas  moins  dogmatiques  et  celui  de  M.  Marie  n'est  pas  moins 
principiel. 

Rien  ne  montre  mieux  comment  on  pose  une  question  au  point  de  vue 
des  principes  et  comment  on  méconnaît  la  force  de  l'évolution  historique 
que  cette  page  de  M.  Jacquelin  :  «  L'étude  précédente  a  dû  nécessai- 
«  rement  amener  à  la  double  conviction  suivante  :  D'une  part  que,  pour 
«  pouvoir  prendre  naissance,  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  implique  à 
«  la  fois  la  confusion  des  pouvoirs  exécutif  et  judiciaire  et  la  confusion  des 
«  fonctions  administratives  et  juridictionnelles;  et,  d'autre  part,  que  plus 
«  sont  intenses  ces  deux  sortes  de  confusions,  plus  le  recours  pour  excès  de 
«  pouvoir  est  placé  dans  un  terrain  favorable  à  son  développement,  tandis 
«  qu'à  l'inverse ,  pliis  elles  sont  réduites  et  plus  ce  recours  a  peine  à  se 
«  maintenir  avec  son  caractère  originaire  et  favorable  à  l'individu.  Le  prin- 
«  cipe  de  la  séparation  des  pouvoirs,  celui  de  la  séparation  des  fonctions, 
«  A'oilà  deux  principes  de  bon  gouvernement,  de  bonne  administration,  de 
«  bonne  justice.  Y  a-t-il  lieu,  dès  lors,  d'être  aussi  fiers  d'un  système  qui 
«  s'appuie  sur  la  méconnaissance  de  ces  règles  fondamentales".'  Et,  à  tout 
«  prendre,  c'est-à-dire  à  supposer  même  qu'il  fût  vrai  que  l'abolition  de  la 
«  justice  administrative  distincte  de  la  justice  ordinaire  dût  entraîner  du 
«  même  coup  la  disparition  du  recours  pour  excès  de  pouvoir,  ce  système 
«  ne  serait-il  pas  encore  préférable  s'il  correspondait  par  contre  à  une 
«  stricte  séparation  des  pouvoirs,  à  une  séparation  des  fonctions?  Peut-être 
«  l'individu  y  perdrait-il  quelque  avantage,  puis(jue  la  simple  lésion  de  ses 
<(  intérêts  n'entraînerait  plus  pour  lui  qu'un  recours  gracieux  devant  l'ad- 
((  ministration  ;  mais  cette  perte  ne  serait-elle  pas  plus  que  compensée  par 
«  un  gain  considérable  :  l'acquisition  des  garanties  d'une  justice  impar- 
«  tiale  pour  l'ensemble  du  contentieux  administratif  proprement  dit  fondé 
«  sur  la  violation  d'un  droit'?  »  {Principes  dominants,  etc.,  p.  256.) 

Autrement  dit  :  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  a  réussi,  mais  il  a 
réussi  en  dépit  des  principes  ;  il  est  «  contre  nature  »  (p.  258). 

A  force  de  répéter  que  l'organisation  de  notre  contentieux  administratif 
est  contraire  aux  principes,  nos  auteurs  ont  fini  par  le  faire  croire  aux 
étrangers,  lesquels,  heureusement,  reconnaissent  sa  valeur  pratique  :  «  In 
Francia,  nonostante  la  confuzione  di  principii  e  l'incoerenza  di  sistema,  le 
istituzioni  del  contenzioso  amministrativo  hanno  un  pratico  invidiabile  va- 
lore.  »  (Ugo  Borsi,  //  silenzio  délia  publica  amministrazione ,  p.  8,  extrait 
de  la  Giurisprudenza  italiana,  volume  LV.  Conférez,  du  même,  une  étude 
sur  les  conditions  actuelles  du  développement  du  contentieux  administratil 
français,    extrait   de   VArcIiivio  Juridico    »    Filippo  Serafini  »,   vol.   X 


4  HECUEIL    DE    I.EGISLATION*. 

suis  autant  qu'un  autre  partisan  des  déductions  juridiques,  je 
sais  qu'elles  ont  leur  place  légitime,  mais  je  sais  aussi  que  les 
principes  ne  sauraient  être  que  des  synthèses  de  faits  et  qu'à 
ce  point  de  vue  il  est  bon  de  les  reviser  de  temps  à  autre 
pour  s'assurer  tpie  leur  formule  est  bien  toujours  adhérente 
aux  faits.  II  se  pioduit,  par  l'emploi  même  de  la  méthode 
aprioristique  et  déductive,  pour  peu  que  l'usage  s'en  prolonge, 
un  phénomène  de  simplification  des  théories  qui  les  rétrécit 
progressivement  sans  qu'on  y  prenne  garde  et  finit  par  les 
séparer  de  la  réalité.  En  ce  qui  concerne  l'interprétation  de 
notre  droit  civil,  ce  phénomène,  très  visible  à  la  fin  du  dix- 
neuvième  siècle,  a  été  vigoureusement  dénoncé  par  M.  Gény  '. 
Je  crois  qu'il  s'est  produit  aussi  dans  l'interprétation  des  rè- 
gles de  notre  contentieux  administratif,  et  qu'il  est  grand 
temps  de  briser  un  certain  cercle  d'idées,  en  partie  factices, 
dans  lequel  on  s'est  enfermé. 

Assez  de  principes  pour  le  moment,  laissons  de  coté  la  sé- 
paration des  pouvoirs  et  la  séparation  des  fonctions,  n'es- 
sayons pas  de  définir  la  fonction  du  juge  par  le  fin  du  fin  de 
l'acte  déjuger;  regardons  plutôt  dans  l'histoire  comment  la 
société  fait  le  juge  et  ce  à  quoi  elle  l'emploie;  observons  la 
valeur  pratique  des  institutions  juridictionnelles.  Je  ne  pré- 
tends point  que  l'évolution  historique  soit  infaillible,  ni  que  la 
valeur  pratique  des  institutions  ne  puisse  être  critiquée  au 
nom  des  principes  ;  je  crois  seulement  qu'on  ne  doit  pas  faire 
abstraction  de  l'évolution  historique  ni  des  tendances  pra- 
tiques, et  qu'elles  révèlent  une  force  des  choses  avec  laquelle 
des  principes  doctrinaux,  en  soi  très  relatifs,  sont  obligés  de 
composer. 

On  n'imagine  pas  un  administrateur  disant  à  la  mer  :  «  Tu 

fascicule  3,  et  dans  un  article  de  M.  Michoud  sur  Les  conseils  de  préfec- 
ture. Revue  politif/ne  et  parlementaire,  1897,  P-  ^7^)  It^s  jugements  sévè- 
res de  Sarwey,  Emst  Meier,  Gumplowics,  Schulze-Gœvernitz.) 

I.  Méthode  d'interprétation  en  droit  privé,  Paris,  i8gy,  pp.  4*J  ^J  s- 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  O 

n'iras  pas  plus  loin  »,  parce  qu'il  vient  de  faire  homologuer 
par  un  décret  la  délimitation  du  rivage.  La  prétention  d'un 
jurisconsulte  qui  s'opposerait  à  la  marée  montante  du  conten- 
tieux de  l'annulation,  parce  qu'il  aurait  au  préalable  décrété 
la  séparation  doctrinale  de  la  fonction  de  juger  et  de  la  fonc- 
tion d'administrer,  ne  serait  guère  plus  compréhensible.  La 
réalité  pratique  déborde  constamment  nos  catégories  logiques; 
les  institutions  vivantes  sont  celles  qui  s'édifient,  non  pas  sur 
l'un  de  ces  éléments,  à  l'exclusion  de  l'autre,  mais  sur  la 
combinaison  des  deux. 

Bien  que  me  plaçant  au  point  de  vue  historique,  je  n'ai  pas 
l'intention  d'entreprendre  une  histoire  complète  des  institu- 
tions juridictionnelles';  j'espère,  seulement,  apporter  une 
contribution  utile  à  cette  histoire  par  l'observation  de  notre 
contentieux  administratif  dans  certains  de  ses  développements. 

Cette  espérance  est  fondée  sur  ce  que  le  droit  administratif 
français,  surtout  dans  son  contentieux,  évolue  à  la  façon  d'un 
droit  primitif  et  que,  dans  ces  conditions,  des  rapprochements 
sont  possibles  entre  ses  institutions  et  celles  des  anciens  droits. 

I.  Cette  tentative  serait  sinoulièrement  prématurée;  on  en  est  encore, 
pour  lonotemps,  réduit  aux  nionos;raphies  et  aux  essais  partiels.  —  Cfr.  Es- 
mein,  Histoire  de  Ui  procédure  criminelle  en  France,  1882;  Glasson,  His- 
toire des  institutions  de  F  Angleterre,  1882-88;  Sumner-Maine,  L'ancien 
droit,  1874,  trad.  Courcelle-Seneuil;  Etudes  sur  l'histoire  des  institutions 
primitives,  trad.  Durieu  de  Leyritz,  1880;  Beauchet,  Histoire  de  l'orga- 
nisation judiciaire  en  France,  i^%%;  Meier  et  Schaemann,  Der  attische 
process,  1883-87;  Brunner,  Deutsche  Rechtsgeschichte,  1887-1892;  Decla- 
reuil,  La  justice  dans  les  coutumes  primitives,  Nouvelle  revue  histori- 
que, 1889;  Dareste,  Études  d'histoire  du  droit,  1889;  Id.,  Science  du 
droit  en  Grèce,  1898;  Ivowalesky,  Coutume  contemporaine  et  loi  ancienne, 
1898;  Post,  Grundriss  der  ethnologischen  jnrispruden: ,  Oldembourg, 
1894;  Iherinf>",  Les  Indo-Europécns  avant  l'histoire,  trad.  1896;  Jobbé- 
Duval,  Etudes  sur  l'histoire  de  la  procédure  civile  chez  les  Romains, 
1896;  Beauchet,  Droit  privé  de  la  République  athénienne,  1897;  Tanon, 
L'évolution  du  droit  et  la  conscience  sociale,  1900;  Mommsen,  Romisches 
Strafrecht,  1899;  P--F-  Girard,  Histoire  de  l'organisation  judiciaire 
chez  les  Romains,  t.  I,  1901  ;  E.  Lambert,  La  fonction  du  droit  civil 
comparé,  igo3,  pp.  209-800. 


b  RECITEIL    DE    LEGISLATION. 

On  constatera  ce  phénomène  siin^ulier  par  l'exposé  des 
faits,  mais  il  y  en  a  une  explication  psychologique  qu'il 
est  bon  de  donner  par  avance.  Les  <lroils  primitifs  sont 
reconnaissahles  à  un  signe  particulier  :  ils  font  une  part  consi- 
dérable à  l'autonomie  et,  on  peut  Ictiire,  à  la  susceptibilité  de 
la  personne  humaine.  On  sent  qu'ils  s'ébauchent  entre  des 
nomades  récemment  fixés  au  sol,  cpii  ont  gardé  leur  humeur 
farouche,  entre  des  chefs  de  clan  très  peu  en  société  les  uns 
avec  les  autres,  qui  sont  sur  le  pied  des  relations  internationales 
plutôt  que  sur  celui  des  relations  de  la  vie  civile'.  L'individu 
humain  sujet  de  ces  droits  est  le  héros  vaniteux,  querelleur  et 
violent  que  nous  dépeignent  les  légendes  homériques  aussi 
bien  que  l'épopée  celtique^. 

Dans  ces  conditions,  les  institutions  juridiques  ne  peuvent 
s'établir  qu'avec  d'infinis  ménagements;  elles  ne  s'imposent 
point  par  la  contrainte  sociale  qui  est  encore  très  limitée,  elles 
se  font  accepter  par  leur  utilité  et  grâce  aux  croyances   reli- 

1 .  «  La  cité  fortifiée,  géométriquement  orientée  et  réçulièrenient  délimi- 
tée, enfermant  l'ensemble  du  peuple  dans  son  enceinte  et  servant  de  centre 
unique  au  territoire,  orj^anisée  sur  le  type  urbain  caractéristique  dans 
lequel  l'antiquité  grecque  et  romaine  a  vu  par  la  suite  la  condition  normale 

de  la  vie  politique n'a  pas  toujours  existé.  Les  ancêtres  des  Italiotes 

ont,  comme  ceux  des  Grecs,  des  Germains  et  des  Celtes,  d'abord  mené  une 
vie  nomade  au  cours  de  laquelle  sont  nés  les  premiers  gouvernements.  » 
Girard,  Histoire  de  l'organisation  judiciaire  des  Romains,  p.  7.  «  I^es 
populations  d'origine  sabellicjue  ou  samnite  vivaient  encore  par  clans, 
sans  organisation  urbaine,  quand  elles  entrèrent  dans  la  fédération  ro- 
maine ^>  (eod.,  p.  287).  Dans  le  même  sens,  Ihering,  les  Indo-Européens 
avant  l'histoire,  trad.  Meulenaere,  1895,  p.  368-872,  et  autres  autorités 
citées  par  Girard  à  la  p.  7. 

2.  La  colère  d'Achille  remplit  V Iliade;  les  querelles  de  préséance  occu- 
pent une  bonne  partie  des  récits  celtiques.  Voy.  dans  le  Cours  de  littérature 
celtique  de  d'Arbois  de  Jubainville,  t.  VU,  les  fragments  du  cycle  d'L'lster, 
spécialement  \c  festin  de  Bricriii ,  p.  81,  et  Vhistoire  du  cochon  de  Mac 
Dàtho,  p.  66.  Loégairé  le  vainqueur,  Conall  le  triomphateur,  Cùchulainn  le 
héros,  ne  sont  pas  gens  à  céder  la  primauté  dans  un  repas,  à  plus  forte 
raison  à  céder  de  leurs  droits.  On  sait  également  que  la  susceptibilité  indi- 
vidualiste est  l'une  des  données  de  la  reconstitution  du  Droit  romain  primi- 
tif, faite  par  Ihering,  Esprit  du  Droit  romain,  t.  I,  p.  108  et  s.  et  passim. 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  7 

g-ieiises  ou  aux  superstitions  magiques'.  L'institution  juridic- 
tionnelle, par  exemple,  s'offre  aux  plaideurs  comme  un 
moyen  dont  ils  peuvent  user,  s'ils  le  jugent  plus  avantageux 
rpie  la  guerre  privée  ou  la  justice  privée,  mais  dont  ils  peuvent 
aussi  ne  pas  user".  Au  début,  toute  institution  juridictionnelle, 
civile  ou  nationale,  est  volontaire  comme  l'est  aujourd'hui  la 
cour  de  la  Haje,  qui  plus  tard  s'imposera  par  la  contrainte 
aux  litiges  internationaux  si  l'Europe  s'organise. 

Or,  cette  autonomie  de  la  volonté  individuelle ,  cette  indé- 
pendance et  cette  susceptibilité  se  retrouvent  dans  les  rela- 
tions de  notre  vie  administrative,  non  pas  certes  du  côté 
des  administrés,  mais  du  côté  de  l'administration  \  Celle-ci 
étant  une  puissance,  c'est-à-dire  une  volonté  privilégiée,  croit 
de  sa  dignité  de  garder  ses  distances,  et  lorsqu'il  s'agit  de 
l'amener  à  soumettre  à  un  juge  public  ses  actes  ou  ses 
relations  avec  des  administrés  qui  sont  ses  subordonnés,  sur 
lesquels  elle  exerce  déjà  une  sorte  de  justice  privée,  alors, 
d'une  façon  unilatérale,  se  reproduisent  toutes  les  difficultés 
avec  lesquelles  se  sont  trouvés  aux  prises  les  droits  primitifs, 
et  sensiblement  reparaissent  les  mêmes  procédés  de  solution. 

Cette  situation  très  spéciale  de  notre  contentieux  adminis- 
tratif nous  permettra  des  constatations  qui  seront,  je  crois, 
probantes  pour  tous  les  contentieux.  Par-dessous  les  défini- 
tions trop  étroites  obtenues  par  le  jeu  de  principes  trop  sim- 
plifiés,   nous  retrouverons   des  définitions  plus   larges,   plus 


1.  Sur  le  domaine  très  limité  du  Droit  romain  primitif  à  l'époque  des 
rois,  malg-ré  la  concentration  entre  les  mains  de  ceux-ci  de  toute  l'autorité 
sociale,  v.  Girard,  op.  cit.,  ch.  i;  sur  le  caractère  religieux  de  ce  droit, 
eocL,  p.  3o  et  suiv.  ;  sur  l'influence  des  superstitions  magiques,  v.  Huvelin, 
Les  Tablettes  magiques  et  le  Droit  romain,  1901,  extrait  des  Annales  in- 
ternationales d'histoire.  Pour  ce  qui  est  des  autres  droits,  v.  les  auteurs 
cités  à  la  p.  5. 

2.  Sur  ce  point,  voir  les  témoignages  au  paragraphe  suivant. 

'ê>.  Notre^puissance  publique  a  eu  son  épopée,  ses  ([uerelles  de  préséance, 
ses  administrateurs  et  ses  employés  de  bureau  légendaires. 


8  RRCIKIL    DE    LKOISLATION. 

C()ii){nvli(Misivcs,  (jui  feront  rentrer  le  contentieux  de  l'annii- 
lalii)n  dans  le  conlenlieux  normal,  qui  im|»lifjueront  que  le 
rôle  du  juge  ne  se  borne  pas  à  la  restitution  des  droits  sub- 
jectifs, mais  qu'il  se  hausse  jusqu'au  pouvoir  g-racieux,  jusqu'au 
pouvoir  d'ordonnance,  jusqu'à  la  proleclion  et  même  jusqu'à 
la  création  du  droit  objectif. 

Les  auteurs  dont  nous  critiquons  la  méthode  admettent  en 
général  les  définitions  suivantes  :  il  n'y  aurait  contentieux 
véritable  que  lorsqu'une  autorité  publique  serait  appelée  à 
«  dire  le  droit  subjectif  »  à  l'occasion  d'un  conflit.  Les  élé- 
ments de  ce  contentieux  seraient  :  i°  un  litige  né  de  la  viola- 
tion d'un  droit  subjectif;  2°  une  autorité  publique  ([ui  dise  le 
droit  à  l'occasion  de  ce  litige.  Ce  sont  les  deux  éléments  que 
met  en  relief  M.  Jacquelin  dans  ses  Principes  dominants  du 
Contentieux  administratif,  p.  191-192',  et,  en  somme,  ce 
sont  aussi  ceux  que  relève  M.  Artur  dans  sa  brochure 
Séparation  des  pouvoirs  et  Séparation  des  fonctions' . 

1.  On  peut  néglisjer  pour  le  moment  un  troisième  élément  qui  serait  spé- 
cial au  contentieux  administratif,  le  fait  que  la  violation  du  droit  provien- 
drait d'un  acte  administratif;  nous  y  reviendrons  au  §  2. 

2.  P.  100  et  suiv.  ;  M.  Artur  ajoute  deux  autres  éléments  :  it>  il  faudrait 
que  l'autorité  publique  qui  statue  eût  d'avance  la  qualité  de  juridiction 
organisée  ;  2°  une  réclamation  de  la  partie  lésée  serait  nécessaire.  Mais  ces 
deux  éléments  doivent  être  écartés.  La  réclamation  de  la  partie  lésée  rentre 
dans  l'élément  de  conflit;  elle  est  la  manifestation  même  du  conflit.  Quant 
à  la  question  de  savoir  si  des  décisions  contentieuses  ne  peuvent  être  ren- 
dues que  par  une  autorité  érigée  au  préalable  en  juridiction  organisée,  il 
est  impossible  d'y  donner  une  réponse  satisfaisante  autrement  que  par  l'his- 
toire. Elle  pose  le  problème  des  rapports  de  l'organe  et  de  la  fonction. 
Est-ce  l'organe  qui  crée  la  fonction,  est-ce  la  fonction  qui  crée  l'organe?  A 
mon  avis,  les  deux  sont  vrais  suivant  les  cas.  Il  arrive  que  l'organe  crée  la 
fonction,  et  d'une  certaine  faron  tous  les  actes  d'une  juridiction  organisée 
sont  juridictionnels;  mais  il  arrive  aussi  que  la  fonction  crée  ou  modiKe 
l'organe,  certains  actes  du  chef  de  l'Etat,  parce  que  leur  nature  est  essen- 
tiellement juridictionnelle,  transforment  momentanément  celui-ci  en  un 
juge,  bien  qu'il  ne  soit  pas  d'avance  une  juridiction  organisée.  Au  reste, 
M.  Artur,  qui,  à  la  p.  100  de  sa  brochure,  exigeait  la  qualité  de  juridiction 
organisée,  à  la  p.  200  ne  l'exige  plus;  par  suite  de  ce  revirement,  il  admet 
la  doctrine  du  ministre-juge  qu'il  avait  primitivement  condanuiée. 


LES     ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  Q 

De  ces  premières  définitions  on  en  extrait  une  autre  (jui  est 
celle  de  l'acte  de  juger  :  «  Jug;er,  dit  M.  Artur,  c'est  dire  le 
droit  en  vue  d'en  assurer  le  respect  »  {op.  cit.,  p.  ii8); 
«  juger,  c'est  statuer  sur  le  droit  violé  à  l'effet  de  lui  assurer 

«  la  protection  qu'il  réclame Toutes  les  fois  qu'un  homme 

«  prononce,  avec  l'autorité  de  la  puissance  publique,  sur  une 
«  question  de  droit  violé,  et  que  sa  décision  a  uniquement 
«  l'objet  suivant  :  y  a-t-il  lieu  d'accorder  ou  non  au  droit  qui 
«  se  prétend  violé  la  protection  qu'il  réclame?  cet  homme 
«  prononce  ou  est  appelé  à  prononcer  en  qualité  de  juge  » 
(eod.,  p.  2o3).  Bien  entendu,  malgré  la  tournure  absolue  de 
celte  locution  :  ((  Dire  le  droit  »,  il  ne  s'agit  point  de  a  dire 
le  droit  objectif  »  ou  de  définir  la  règle  de  droit,  il  s'agit  de 
«  protéger  un  droit  qui  réclame  »,  par  conséquent  de  «  dire  le 
droit  subjectif  du  réclamant'  »  . 

Cette  dernière  définition  de  l'acte  de  juridiction,  «  dire  le 
droit  en  vue  d'en  assurer  le  respect  »,  est  celle  qu'affection- 
nent nos  auteurs,  celle  qui  revient  dans  leurs  raisonnements 
et  avec  laquelle  joue  leur  dialectique.  Peu  à  peu  les  autres 
éléments  entrevus  s'éliminent,  et  d'un  contentieux  il  ne  reste 
bientôt  plus  qu'un  seul  geste  :  «  Dire  le  droit  subjectif.  » 

Pour  cette  raison,  le  contentieux  administratif  de  Vannnla- 
tioii,  dont  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  est  le  principal 
représentant,  les  embarrasse,  les  gêne  et  les  scandalise,  car  il 
est  un  exemple  remarquable  de  protection,  non  pas  des  droits 
subjectifs,  mais  de  la  règle  de  droit  objective  ;  il  met  aux  prises 
des  plaideurs  qui  n'invoquent  pas  leurs  droits,  et  en  fonction 
un  juge  qui  annule  des  actes  au  lieu  de  restituer  des  droits". 

1.  A  ta  p.  3o6,  M.  Artur,  op.  cit.,  dit  bien  :  «  Pour  qu'un  recours  soit 
contentieux,  si  d'ailleurs  les  autres  conditions  sont  remplies,  il  suffirait 
d'une  violation  du  droit  objectif  »,  mais  tout  l'ensemble  de  son  étude  pro- 
teste contre  cette  concession,  et,  au  moment  même  où  il  la  fait,  il  affirme 
que  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  a  toujours  à  sa  base  un  droit  violé 
subjectif  {eod);  que  sera-ce  donc  des  autres  recours? 

2.  M.  Artur  est  celui  qui  insiste  avec  le  plus  de  force  sur  le  caractère 


10  RECUEfL    DE    LEGISLATION. 

Or,  ce  qui  prouve  bien  l'étroitesse  de  ce  point  de  vue  exclu- 
sivemenf  juridique  d'où  l'on  entend  apprécier  le  bien  ou  le 
mal  fondé  des  contentieux,  c'est  que  les  mêmes  auteurs,  lors- 
qu'ils veulent  confronter  l'acte  de  juridiction  avec  une  autre 
espèce  d'actes,  par  exemple  avec  l'acte  d'administration,  ne 
s'en  tiennent  pas  aux  mêmes  positions.  On  répète  bien  : 
«  Juyer,  c'est  dire  le  droit  en  vue  d'en  assurer  le  respect  », 
mais  on  définit  l'acte  d'administration  sans  se  préoccuper  de 
ses  rapports  avec  le  droit,  et  l'on  dit  :  «  Administrer,  c'est 
pourvoir  à  l'organisation  et  au  fonctionnement  des  services 
publics  »  (Artur,  op,  cit.,  p.  ii8  et  encore  p.  2o3j.  On  défi- 
nit donc  la  juridiction  par  rapport  au  droit  et  l'administration 
par  rapport  au  besoin  social.  On  oppose  ainsi  des  notions 
qui  ne  sont  pas  comparables  entre  elles.  Heureuse  inconsé- 
quence qui  nous  rappelle  que  dans  les  institutions  sociales  il 
y  a  autre  chose  que  leur  écorce  juridique. 

C'est  qu'en  effet  toutes  les  institutions  sociales  sont  peintes 
en  droit,  mais  par-dessous  le  revêtement  de  cette  peinture 
elles  ont  une  réalité  purement  sociale  qui  est  politique,  écono- 
mique ou  mondaine;  les  institutions  sont  pour  les  besoins 
sociaux,  le  droit  les  recouvre  et  les  conserve.  11  est  indispen- 
sable aux  sociologues   de  tenir  compte  de  Tépiderme  juridi- 

exceptionnel  du  pouvoir  d'annulation  des  actes  conférés  à  un  juge(o/j.  cit., 
p.  129,  299,  385).  L'embarras  des  auteurs  qui  ne  veulent  pas  admettre  le 
caractère  normal  du  contentieux  de  l'annulation  se  traduit  par  la  diversité 
de  leurs  attitudes  à  l'égard  du  recours  pour  excès  de  pouvoir.  M.  Jacquelin 
le  verrait  avec  plaisir  disparaître  et  trouverait  que  la  suppression  de  la  juri- 
diction administrative  ne  serait  pas  trop  cher  payée  au  prix  de  cette  dispa- 
rition. (V.  la  citation  de  la  p.  3.)  M.  Léon  Marie,  au  contraire,  voudrait  le 
rapprocher  du  recours  contentieux  ordinaire  au  point  de  lui  faire  produire 
la  restitution  du  droit  subjectif  (Droit  positif  et  juridiction  administra- 
tive, t.  II,  p.  892  et  suiv.),  et  il  semble  bien  que  ce  soit  du  même  côté  que 
penche  M.  Artur,  sauf  (ju'il  retiendrait  pour  le  recours  en  excès  de  pou- 
voir «  les  pouvoirs  d'annulation,  qui  sont  des  pouvoirs  exorbitants  du 
«  droit  commun  des  tribunaux  administratifs  aussi  bien  que  judiciaires, 
«  mais  qui  sont  un  effet  heureux  de  Tancicnne  confusion  des  fonctions  » 
[op.  cit.,  p.  385). 


LES  ELEMENTS  DU  CONTENTIEUX.  II 

dique;  il  est  non  moins  indispensaJjle  aux  juristes  de  ne  pas 
oublier  que  sous  cet  épidémie  il  y  a  une  chair  sociale, 
vivante,  souffrante,  exigeante.  Or,  ce  dualisme  se  rencontre 
jusque  dans  les  iuslitulious  f[ui  sont  des  pièces  du  mécanisme 
proprement  juridique,  et  spécialement  jusque  dans  l'organisa- 
tion juridictionnelle.  L'institution  juridictionnelle  a  une  réalité 
politique  et  économique  en  même  temps  qu'une  valeur  juridi- 
cpu',  et  il  est  souverainement  étroit  de  ne  la  définir  que  par 
les  rapports  qu'elle  soutient  avec  le  droit,  car  ceux  qu'elle 
soutient  avec  les  besoins  sociaux  fondamentaux  sont  autrement 
importants.  Croit-on  que  si,  en  matière  répressive,  il  s'agit  de 
substituer  le  jury  au  juge  })rofessionnel,  ou,  inversement,  le 
juge  professionnel  au  jurv,  on  ira  chercher  les  arguments  dé- 
cisifs dans  la  façon  dont  l'un  ou  l'autre  juge  est  capable  d'ap- 
précier la  responsabilité  du  délinquant?  Assurément  il  en 
sera  parlé;  mais  ce  qui  décidera  de  la  réforme,  ce  ne  sera  pas 
la  meilleure  compétence  juridique,  ce  seront  les  plus  grandes 
convenances  politiques;  c'est  que  l'une  ou  l'autre  des  organi- 
sations, dans  le  moment,  favorisera  tel  ou  tel  régime;  s'har- 
monisera avec  telle  ou  telle  conception  constitutionnelle.  Il 
n'est  pas  douteux  non  plus  que  l'institution  de  la  juridiction 
administrative,  bien  qu'elle  ait  fini  par  se  justifier  par  une 
meilleure  compétence,  n'ait  été  motivée  au  début  par  de  pures 
préoccupations  politiques.  C'est  l'unique  point  de  vue  des 
hommes  de  la  Révolution'. 

11  n'est  pas  niable  que  le  juge  n'ait  d'une  certaine  façon  à 
dire  le  droit,  encore  qu'il  faille  entendre  par  là  l'interpréta- 
tion de  la  règle  objective  aussi  bien  que  la  déclaration  du  droit 
subjectif,  mais  ce  n'est  que  l'aspect  juridi(pie  de  sa  fonction, 


I.  A  Rome,  à  la  chute  des  rois,  le  jury  civil  fut  institué;  cette  réforme 
capitale  qui  entraîna  la  distinction  du  Jus  et  du  Jiulicium  et  influa  sur 
toute  l'histoire  de  la  procédure,  fut  uniquement  due  à  des  préoccupations 
polit i([uesXifr.  Girard,  Ilisloire  de  Vovfjanisalion  judiciaire  des  Romains. 
p.  8i. 


12  RErtEir,    DE    LEGISLATION. 

il  y  en  a  un  aulre  (jui  est  piireineiit  social  et  <jiii  est  plus 
imporlaiit.  Aussi  ne  faut-il  pas  se  liàler  de  dire  que  le  con- 
tentieux de  l'annulation,  par  exemple,  n'est  pas  un  véritable 
contenlieux  parce  (ju'il  n'ahoulil  pas  à  la  déclaration  d'un 
droit  subjectif;  il  se  peut  (pie  le  contentieux  de  l'annulation 
réponde  à  un  besoin  social  fondamental,  tel  que  celui  de  solu- 
tionner pacifiquement  des  conflits  irritants,  et  que  cette  cir- 
constance suffise  à  en  faire  un  véritable  contentieux. 

Pour  mettre  en  évidence  ces  vérités,  nous  allons  établir 
une  définition  du  contentieux  qui  soit  purement  sociale  et  qui 
cependant  se  soutienne  par  elle-même.  Nous  montrerons  en- 
suite comment  de  ces  éléments  premiers  se  dégage  l'élément 
juridique  du  contentieux  qui,  en  tant  que  distinct,  est  de 
formation  secondaire.  Ce  nous  sera  une  occasion  de  déter- 
miner le  moment  où  se  trouve  actuellement  le  contentieux 
administratif  français  dans  son  évolution  de  la  politique  pure 
au  juridisme  et  d'apprécier  les  directions  dans  lesquelles  il 
peut  s'engag-er  pour  achever  cette  évolution;  spécialement, 
c'est  après  cette  double  définition  que  nous  pourrons  tran- 
cher la  question  du  caractère  normal  ou  arnormal  du  conten- 
tieux de  l'annulation'. 


I.  Bien  des  fois  déjà,  j'ai  eu  l'occasion  de  faire  observer  que  les  institu- 
tions sociales  ne  peuvent  être  saisies  dans  leur  réalité  concrète  que  par 
deux  définitions,  l'une  donnée  du  point  de  vue  du  droit ,  l'autre  du  point 
de  vue  des  sciences  politiques.  [Précis  de  droit  admmistrntif,  2?  édit., 
i8q3,  p.  i,  le  droit  et  les  sciences  sociales;  la  Science  sociale  tradition- 
nelle, i8g6,  et  les  Leçons  snr  le  mouvement  social,  iS^g, passim ;  Précis 
de  Droit  adniinist.,  5e  édit.,  Introduction,  p.  xxii  et  suiv.) 

Est-il  besoin  d'avertir  que  cette  dichotomie,  tout  en  permettant  une 
approximation  plus  grande  de  la  vérité,  conserve  l'infirmité  de  toutes  les 
méthodes  intellectuelles  et  n'atteint  pas  encore  absolument  la  réalité 
vivante. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  l3 


CHAPITRE  PREiMIER. 


LES    ELEMENTS    SOCIAUX    DU  CONTENTIEUX. 


1 1.  —  L'élément  de  la  contestation. 

Sommaire.  —  Les  éléments  sociaux  du  contentieux  se  ramènent  à  trois  : 
une  contestation;  l'acceptation,  par  les  parties,  de  l'instance  destinée  à 
régler  paciH(juement  la  contestation;  un  juge  public  devant  qui  se 
déroule  l'instance. 

I.  —  Importance  de  l'élément  de  la  contestation  :  A)  La  contestation  dans,  la 

procédure  même  de  l'instance  et  dans  le  débat  contradictoire  ;  histoire 
de  la  procédure  administrative  évoluant  vers  le  débat  oral  public  et 
contradictoire  —  grâce  au  critérium  du  débat  contradictoire,  on  peut  dis- 
tinguer les  recours  administratifs  contentieux  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas, 
quelques  exemples  ;  —  R)  Mais  la  contestation  n'est  pas  seulement  dans  la 
procédure,  elle  est  un  élément  de  fond  ;  les  situations  incontestables 
excluent  le  contentieux;  l'élément  de  contestation  dans  le  contentieux 
des  conflits;  dans  le  contentieux  de  l'interprétation;  dans  le  contentieux 
ordinaire. 

II.  —  La  contestation  qui  engendre  un  contentieux  ne  procède  pas  néces- 
rement  de  la  violation  d'un  droit  subjectif  :  A)  Dans  beaucoup  de  con- 
tentieux administratifs ,  la  négative  est  certaine  :  dans  les  conflits 
d'attribution;  dans  le  contentieux  de  l'interprétation;  dans  celui  des 
élections  et  celui  des  comptes;  dans  celui  de  l'excès  de  pouvoir;  obser- 
vations à  ce  sujet.  —  B)  Définition  purement  formelle  de  la  contestation 
très  suffisante  au  point  de  vue  social  :  conflit  aigu  susceptible  de  dégé- 
nérer en  voie  de  fait;  exemples  tirés  du  droit  international  et  du  droit 
administratif;  il  est  inutile  de  poser  la  question  de  la  matière  con- 
tent ieuse. 


Au  point  de  vue  social,  un  contentieux  est  une  contestation 
que  les  parties  ont  accepté  de  soumettre  à  un  jug-e  public,  afin 
que  celui-ci  y  trouve  une  solution  pacifique.  Ce  qui  domine  en 
cette  matière,  c'est  la  préoccupation  d'assurer  la  paix,  de  la 
rétablir  lorsqu'elle  est  troublée  par  une  querelle,  d'éviter  que 


I^  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

la  (luerelle  ne  (IrinVMiric  cii  mit'  liiHc  à  main  armée,  en  une 
voie  de  fait,  en  »ine  ynerre.  Ce  qui  préside  à  l'organisalion  des 
juridictions,  ce  n'est  donc  point  la  ç;^rande  figure  de  la  justice 
ni  celle  du  droit,  c'est  celle  de  la  paix.  Le  mouvement  d'où 
est  sortie  la  cour  de  la  Haye  n'est  i)as  juridique  mais  paci- 
fiste. Cette  juridiction  naissante  est  l'œuvre  des  Ligues  de  la 
paix,  des  Congrès  de  la  paix;  elle  appli(iuera  sans  doute  les 
règles  du  droit  internationnal  et  sa  jurisprudence  en  créera; 
mais  ce  qu'on  attend  d'elle,  ce  n'est  pas  en  première  ligne  du 
droit,  c'est  de  la  paix;  on  lui  «lemande  de  nous  éviter  les 
horreurs  de  la  guerre'.  Hier  était  pareil  à  aujourd'hui.  Les 
juridictions  du  passé  ont  la  même  origine  (pie  celles  du  pré- 
sent, les  juridictions  nationales  la  même  source  que  les  inter- 
nationales. Paix  publique,  paix  privée,  paix  intérieure,  paix 
extérieure,  voilà  le  hut  à  atteindre.  Guerre  privée,  guerre 
publique,  guerre  intestine,  yuerre  étrangère,  voilà  le  danger 
à  éviter. 

Cette  définition  sociale  du  contentieux  s'analyse  en  trois 
éléments  :  celui  de  la  contestation;  celui  de  l'acceptation  par 
les  parties  d'une  solution  pacifique  à  trouver,  c'est-à-dire  de 
l'acceptation  de  l'instance;  celui  du  juge  fourni  par  l'autorité 
publique.  Nous  allons  étudier  ces  trois  éléments,  et  d'abord, 
dans  le  présent  paragraphe,  la  contestation  ou  le  conflit  ipii, 

I.  CeUe  vérilé  U-ansparait  dans  les  passages  essentiels  de  l'acte  du 
29  juillet  1899  de  la  Conférence  de  la  Paix  : 

Prologue  :  «  Animés  de  la  ferme  volonté  de  concourir  au  maintien  de  la 
paix  "énérale ;  résolus  à  favoriser  de  tous  leurs  efforts  le  règ-leineut  amiable 
des  contlits  internationaux;...  voulant  étendre  l'empire  du  droit  et  fortifier 
le  sentiment  de  la  justice  internationale...  » 

Art.  i".  —  «  En  vue  de  prévenir  autant  que  possible  le  recours  à  la 
force...  les  puissances  signataires  conviennent  d'employer  tous  leurs  efforts 
pour  assurer  le  règlement  pacifique  des  différends  internationaux.  » 

Art.  i5.  —  «  L'arbitrage  international  a  pour  objet  le  règlement  des 
liti"-es  entre  les  États  par  des  juges  de  leur  choix  et  sur  la  base  du  res- 
pect du  droit.  » 

On  voit  que  la  paix  vient  eu  première,  le  droit  eu  seconde  ligne. 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  l5 

dans  l'ordre  historique  comme  dans  l'ordre   logique,   est    le 
premier. 

L'élément  de  contestation  ou  de  conflit  est  admis  par  tous  les 
auteurs,  mais  pas  toujours  dans  sa  simplicité  de  fait  purement 
social.  On  lui  associe  des  ing-rédients  juridiques.  On  dit  «  litige 
né  de  la  violation  d'un  droit  '  ».  Or,  il  s'agit  de  savoir  si  une  con- 
testation qui  ne  soit  pas  née  de  la  violation  d'un  droit  subjectif 
ne  suffit  pas  cependant  à  motiver  l'org-anisation  d'un  contentieux. 

I.  —  A)  Commençons  par  observer  l'importance  de  l'élé- 
ment contestation,  saisissons  le  fait  là  où  il  est  le  plus  exté- 
rieur et  par  conséquent  le  plus  sensible,  dans  la  procédure  de 
l'instance.  Une  instance  n'est  qu'une  longue  contestation.  Si 
le  simulacre  de  combat  à  main  armée  qui  agrémentait  la 
primitive  revendication  romaine  a  depuis  longtemps  disparu, 
il  a  été  remplacé  par  une  discussion  à  coups  de  papier  timbré 
ou  à  coups  de  plaidoiries,  et  le  magistrat  est  encore  obligé 
d'intervenir  pour  prononcer  le  mittite  anibo  hominem,  pour 
crier  :  «  La  cause  est  entendue  »,  c'est-à-dire  pour  signifier 
aux  plaideurs  que  la  contestation  a  suffisamment  duré.  Si 
toute  procédure  contentieuse  tend  à  s'organiser  comme  débat 
contradictoire  et  si  tout  débat  contradictoire  lui-même  tend  à 
s'extérioriser  en  un  débat  oral  à  l'audience  publique,  c'est 
sans  doute  pour  donner  des  garanties  aux  justiciables;  mais, 
justement,  les  garanties  ne  se  trouvent  dans  cette  voie  que 
parce  que  la  procédure  contradictoire  s'adapte  exactement  au 
fond  du  litige  qui  est  une  contestation,  et  parce  que  la  dis- 
cussion contradictoire  est  le  seul  moyen  de  soumettre  au  juge 
tous  les  éléments  de  la  contestation. 

A  ce  point  de  vue,  rien  de  plus  instructif  que  l'histoire 
de  la  procédure  administrative.  M.  Jacquelin  la  étudiée 
dans  sa  brochure,  VÉvohition  de  la  procédure   administra- 

I.  V.  ie^  citations  de  la  p.  8. 


l6  RECUEIL    DE    LKGISLATION. 

tive\  Je  suis  au  foud  d'accord  avec  lui  sur  le  caractère  de 
cette  procédure  comme  sur  celui  de  la  juridiction  administra- 
tive; il  y  a  dans  ces  deux  institutions  contusion  du  caractère 
gracieux  et  du  caractère  contentieux*.  Seulement,  M.  Jac- 
quelin  juge  sévèrement  cette  confusion  ((  au  nom  des  prin- 
cipes »,  tandis  que  je  la  vois  plutôt  avec  faveur  et  que  j'en 
attends  la  formation  d'un  droit  d'équité  dont  les  règles  en 
bien  des  cas  se  superposeront  avantageusement  à  celles  de 
notre  droit  civil,  comme  en  Angleterre  la  jurisprudence  des 
cours  d'équité  s'est  superposée  à  la  comnion  law^. 

Quoiqu'il  en  soit,  d'ailleurs,  de  ces  appréciations,  il  est  incon- 
testable que  dans  le  cours  du  siècle  dernier,  à  mesure  que  la 
juridiction  administrative  se  constituait  davantage  comme  une 
juridiction  véritable,  c'est-à-dire  se  séparait  de  l'administra- 
tion active  ^  la  procédure  administrative  elle  aussi  évoluait 
et,  partie  du  type  bureaucratique^  c'est-à-dire  de  l'examen 
non  contradictoire  d'une  réclamation  écrite  0])éré  dans  les 
bureaux  d'une  préfecture  ou  dans  ceux  d'un  ministère,  se 
rapprochait  du  type  contentieux  ^  Or,  la  principale  des  réfor- 
mes qui  l'ont  ainsi  rapprochée  a  été  l'introduction  du  débat 


1.  Paris,  Chevalier-Maresq ,  1908.  (Extrait  de  la  Revue  du  droit  public, 

1903.) 

2.  «  Cette  notion  de  l'action  en  justice,  cette  confusion  du  gracieux  et  du 
«  contentieux  seraient  incompréhensibles  si  l'on  n'avait  pas  en  effet  cons- 
«  tamment  sous  les  yeux  les  traits  saillants  de  l'organisation  intime  de  la 
«  justice  administrative,  à  savoir  la  confusion  des  fonctions  et  la  pénétration 
«  de  l'esprit  de  l'administration  au  sein  des  corps  délibérants  t]ui  statuent 
«  au  contentieux.  »  {Op.  cit.,  p.  i4-) 

3.  Cfr.  mon  Précis  de  droit  administratif,  .5e  éd.  Introduction,  p.  x. 

[\.  Ordonnance  du  12  mars  i83i,  art.  3  et  4  :  L'es  conseillers  d'Etat  en 
service  extraordinaire  cessent  de  siéger  au  contentieux  ;  les  conseillers  en 
service  ordinaire  qui  ont  connu  d'une  affaire  au  point  de  vue  administratif 
ne  peuvent  pas  en  connaître  au  point  de  vue  contentieux.  Pour  les  Conseils 
de  préfecture  :  D.  3o  décembre  1862  instituant  un  secrétaire  greffier; 
L.  21  juin  i865  instituant  un  vice-président  et  écartant  par  là  la  présidence 
du  préfet  dans  les  matières  contentieuses. 

5.  Jacquelin,  op.  cit.,  p.  \l\  et  s. 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  I7 

oral  à  l'audience  publique,  c'esl-à-dire  de  l'élément  de  contes- 
tation'. Et  je  n'en  tire  pas,  pour  mon  compte,  celte  conclu- 
sion qu'il  faille,  dans  une  procédure,  subordonner  l'initiative 
du  juge  à  celle  des  parties  afin  de  laisser  toute  son  importance 
à  la  contestation;  je  n'en  infère  pas  que  la  procédure  civile, 
où  le  débat  oral  devant  le  juge  a  plus  d'importance  que  l'ins- 
truction écrite,  soit  supérieure  à  la  procédure  administrative 
où  le  débat  oral,  au  contraire,  reste  l'accessoire  de  l'instruc- 
tion écrite^;  j'en  conclus  simplement  que  la  contestation  est 
un  élément  essentiel  du  contentieux  puisque  cet  élément  s'im- 
pose aux  procédures  les  plus  éloignées  du  type  contentieux  au 
fur  et  à  mesure  qu'elles  s'en  rapprochent. 

Il  est  à  noter  que  le  caractère  contradictoire  de  la  procé- 
dure administrative  s'est  accentué  en  même  temps  pour  les 
recours  coutentieux  ordinaires  et  pour  le  recours  pour  excès 
de  pouvoir  qui  est  le  principal  des  recours  en  annulation.  Il 
n'est  pas  douteux  qu'ils  ne  soient  également  «  en  forme  con- 
tentieuse  ))"\  Il  est  vrai  que,  par  le  D.  du   2  nov.    i864,  le 

1 .  Orcl.  2  février  i83i ,  art.  3,  pour  le  Conseil  d'Etat;  D.  3o  décembre  18O2, 
art.  2;  L.  22  juillet  1889,  art.  /\î),  pour  le  Conseil  de  préfecture.  Il  y  a  un 
certain  nombre  de  procédures  spéciales  dans  lesquelles  le  débat  oral  n'a 
pas  été  introduit.  La  procéilurc  du  jugement  des  comptes  en  est  une  et 
M.  Laferrière  demande  cette  réforme  {Jiirid.  adm.,  I,  p.  SgS).  —  J^'insti- 
tution  d'un  ministère  public  est  liée,  elle  aussi,  à  l'élément  de  la  contes- 
tation ou  du  déi)at,  parce  cjuc  le  ministère  public  est  comme  un  juge  du 
camp  dont  les  conclusions  apprécient  les  moyens  des  deux  parties.  Au 
Conseil  d'Etat  il  a  été  institué  par  l'ordonnance  du  12  mars  i83i  ;  au  Conseil 
de  préfecture,  par  la  loi  du  21  juin  i865,  et  devant  la  Cour  des  comptes, 
par  un  D.  17  juin  1880. 

2.  M.  Jacquelin,  op.  cit.,  p.  28,  est  d'avis  que  la  procédure  civile  est 
supérieure  ;  mais  il  y  a  autre  chose  dans  une  procédure  ([ue  le  libre  déve- 
loppement de  la  contestation,  il  y  a  le  rôle  du  juge  que  l'on  peut  considérer 
comme  par  trop  restreint  dans  la  procédure  civile  et  comme  raisonnable- 
ment développé  dans  la  procédure  administrative.  (En  ce  sens,  Laferrière, 
Jurid.  adm.,  2eéd.,l,  p-  327  et  s.;  Brémond,  sur  la  loi  du  22  juillet  1889, 
Revue  d'adm.,  année  1890  et  s.  ;  Berthélemy,  Traité  élém.  de  droit  adm., 
3e  édit.,  p.  ^99.) 

3.   L'article  88   de   la    loi   du    lo  août    1871    et    l'article    i3   de  la   loi    du 

2 


10  RECUEIL    DF    LKGISLATIOX. 

recours  j>our  excès  de  pouvoii'  ;\  été  dispensé  du  ministère  de 
l'avocat,  et  que,  lorsque  les  parties  usent  de  cette  faculté,  elles 
ne  sont  pas  admises  à  présenter  des  observations  orales  à 
l'audience  (L.  24  mai  1872,  art.  18;  C.  E.,  i883,  Bertot,  p.  769; 
cfr.  2^  avril  1901,  r/ection  de  Bazoilles  et  MéniL,  p.  887), 
mais  il  ne  dépend  que  d'elles  de  constituer  avocat  et  ainsi  de 
s'assurer  le  débat  oral  ;  il  est  vrai  encore  que  le  jugement  des 
recours  pour  excès  de  pouvoir  pourrait  être  retenu  par  la 
Section  du  contentieux  devant  laquelle  il  n'y  a  pas  de  débat 
oral,  mais,  en  fait,  il  est  toujours  renvoyé  devant  V Assemblée 
du  contentieux  où  le  débat  oral  est  possible.  Rien  n'est  plus 
sig-nificatif  que  cette  pratique. 

Une  objection  plus  spécieuse  à  l'assimilation  du  recours  pour 
excès  de  pouvoir  au  recours  contentieux  ordinaire.,  au  point 
de  vue  de  la  procédure,  serait  que  dans  les  recours  conten- 
tieux ordinaires  le  débat  contradictoire  s'engage  entre  des 
parties  en  cause,  l'administration  y  ayant  cette  qualité  et  pou- 
vant notamment  y  être  condamnée  aux  dépens  (D.  2  nov.  i864, 
art.  2;  L.  22  juillet  1889,  art.  63);  tandis  que  dans  le  re- 
cours pour  excès  de  pouvoir  l'administration  n'est  pas  partie  en 
cause  et,  en  somme,  le  requérant  ne  trouve  devant  lai  aucune 
partie.  Mais  cette  objection  ne  serait  que  spécieuse.  Si  le  requé- 
rant ne  trouve  devant  lui  aucun  adversaire  qui  ait  qualité  de 
partie  en  cause,  il  trouve  en  tout  cas  un  contradicteur  suffisant 
pour  que  le  débat  s'engage,  c'est  le  ministre  auquel  la  requête 
en  excès  de  pouvoir  est  nécessairement  communiquée,  qui  pré- 
sente ses  observations  et  à  la  suite  duquel  le  commissaire  du 
gouvernement  prend  ses  conclusions.  Il  n'est  dit  nulle  part 
qu'un  débat  ne  soit  contradictoire  que  si  les  plaideurs  ont  la 
qualité  de  parties  en  cause.  Les  exemples  du  contraire  abon- 

8  avril  1895  appellent  expressément  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  recours 
contentieux.  S'il  est  dispensé  de  certains  frais,  il  reste  assujetti  à  ceux  de 
timbre  et  d'enresfist rement  (D.  2  nov.  18G4,  art.  i^r;  C.  E.,  22  avril  1904. 
Walbert);  il  admet  l'assistance  judiciaire  (C.  E.,  6  mai  1904,  Morichon). 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  IQ 

dent.  Dans  la  procédure  criminelle,  le  ministère  public  qui 
poursuit,  n'est  pas  une  partie  en  cause  qui  puisse  être  condam- 
née aux  dépens  et  cependant  l'instance  est  contradictoire'. 
Devant  la  juridiction  civile  elle-même,  dans  les  cas  excep- 
tionnels où  la  Puissance  Publique  intervient,  le  débat  est  con- 
tradictoire et  cependant  la  puissance  publique  n'a  pas  été 
partie  en  cause.  C'est  le  cas  en  matière  de  provocation  de 
conflit.  Le  préfet,  par  son  déclinatoire  d'incompétence,  pro- 
voque devant  le  tribunal  civil  un  débat  contentieux  sur  la 
compétence;  ce  débat  se  termine  par  un  jugement  contradic- 
toire et  cependant  le  préfet  n'a  pas  été  partie  en  cause ,  spé- 
cialement il  n'a  pas  pu  être  condamné  aux  dépens  (Conflits, 
q5  juin  1887,  Mabloz  et  Tessier  \  16  nov.  1901,  Ziinmer- 
mannY .  En  somme,  pour  qu'un  débat  soit  contradictoire,  il 
suffit  qu'il  y  ait  des  contradicteurs  ou  des  plaideurs.  La  qua- 
lité de  partie  en  cause  est  relative  à  des  conséquences  acces- 
soires de  l'instance,  à  la  question  des  dépens,  à  celle  aussi 
de  la  relativité  de  la  chose  jugée  ;  cela  est  intéressant,  sans 
doute,  mais  cependant  secondaire  par  rapport  à  la  qualité 
de  contradicteur  qui,  elle,   est   essentielle. 

Si  le  débat  contradictoire  est  un  bon  réactif  qui  décèle 
l'instance  coutentieuse,  on  doit  pouvoir  employer  ce  réactif 
pour  distinguer  parmi  les  recours  administratifs  ceux  qui 
sont  contentieux  et  ceux  qui  ne  le  sont  pas.  Et  c'est,  en  efl'et, 
ce  qui  arrive.  Nouvelle  preuve  du  caractère  fondamental 
de  l'élément  de  contestation.  Il  y  a  des  recours  contentieux 
dans  lesquels  le  débat  contradictoire  est  complètement  orga- 


1 .  Le  ministère  public  est  appelé  «  la  partie  publique  »  par  divers  articles 
du  Code  d'instruction  criminelle  (art.  192,  ig4»  21G,  etc.),  mais  il  n'est  pas 
condamne  aux  dépens  (art.  194,  368;  cfr.  Vidal,  Cours  de  droit  criminel, 
2e  éd.,  p.  698;  Cass.,  i3  mars  1896,  S.  96,  I,  544)- 

2.  «  Considérant  que  lorsqu'il  propose  un  déclinatoire  le  préfet  as^it 
comme  représentant  de  la  puissance  publique  et  non  conmie  partie  en  cause, 
qu'ainsi  il  ne  peut  être  condamné  aux  dépens.   >-> 


20  RECUEIL    DE    LI.GISLATION. 

nisé;  il  y  a  d'autres  recours  qui  méritent  le  nom  de  quasi- 
contentieux  parce  que  le  débat  contradictoire  commence  à 
s'y  oi'ganiser  ;  il  en  est  d'autres,  enfin,  qui  ne  sont  pas  con- 
tentieux du  tout,  parce  que  le  débat  contradictoire  n'y  est  pas 
organisé  et  ne  peut  même  pas  y  être  conçu. 

Il  y  a  un  certain  nombre  de  recours  quasi-contentieux 
qui  tous  sont  portés  devant  le  chef  de  l'Etat  statuant  en 
Conseil  d'Etat,  le  recours  du  préfet  contre  les  délibérations 
des  Conseils  généraux  dites  définitives  organisé  par  larticle  47 
de  la  loi  du  lo  août  1871,  les  recours  pour  abus  en  matière 
ecclésiastique  et  les  recours  contre  les  décisions  des  conseils 
des  prises  maritimes.  Le  premier  de  ces  recours  est  le  plus 
intéressant.  Sans  doute,  il  est  porté  devant  l'assemblée  géné- 
rale du  Conseil  d'Etat,  formation  purement  administrative, 
et  non  pas  devant  une  section  ou  une  assemblée  du  conten- 
tieux (D.  2  août  1879,  art.  7,  n"  8);  sans  doute,  il  ne  donne 
lieu  ni  à  constitution  d'avocat  ni  à  débat  oral,  et  il  aboutit 
à  un  décret  rendu  en  Conseil  d'Etat;  mais,  aux  termes  de 
l'article  47^  il  doit  être  notifié  au  président  du  Conseil  géné- 
ral et  à  celui  de  la  Commission  départementale,  et  c'est  seule- 
ment l'accusé  de  réception  de  cette  notification  qui  fait  courir 
le  délai  de  deux  mois  dans  lequel  le  décret  doit  intervenir 
(C.  E.,  6  juillet  1888,  Lisbonne);  de  plus  l'accusé  de  récep- 
tion est  visé  dans  le  décret  (D.  du  9  nov.  190^,  Conseil  géné- 
ral de  l'Aveyron,  a  espèces; —  Reuue  générale  d'adminis- 
tration, 1903,  III,  p.  43o  et  433).  Cette  notification  du 
recours,  qui  appelle  évidemment  communication  de  pièces  de 
la  part  du  Conseil  général,  est  un  commencement  bien  hum- 
ble de  débat  contradictoire,  mais  enfin  c'est  un  commen- 
cement. 

Il  en  résulte  que  la  jurisprudence  marque  une  répugnance 
instinctive  à  traiter  comme  une  décision  administrative  ordi- 
naire le  décret  d'annulation  rendu  en  Conseil  d'État,  et  qu'après 
certaines  hésitations,  elle  s'est  fixée  en  ce  sens  que  ce  décret 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  2  1 

d'annulation  n'est  pas  susceptible  de  recours  pour  excès  de 
pouvoir'. 

On  a  prétendu  qu'il  n'y  avait  là  qu'une  fin  de  non-recevoir 
tirée  du  défaut  de  qualité  du  réclamant  et  qu'on  n'avait  pas 
voulu  admettre  les  Conseils  généraux  à  discuter  les  décrets 
d'annulation  de  leurs  délibérations,  qui  ont  vis-à-vis  d'eux  le 
caractère  d'actes  de  tutelle  (Laferrière,  op.  cit.,  2®  édition, 
p.  445,  t.  II;  Jèze,  Principes  du  droit  admin.,  p.  79).  Mais 
ce  n'est  évidemment  pas  la  vraie  raison,  ou  alors  la  jurispru- 
dence serait  par  trop  incohérente  ;  les  Conseils  municipaux 
ont  qualité  pour  attaquer  l'arrêté  du  préfet  qui  annule  une 
de  leurs  délibérations  (L.  5  avril  i884,  art.  67);  le  maire  a 
qualité  pour  attaquer  l'arrêté  du  préfet  qui  annule  un  de  ses 
règlements  de  police  (C.  E.,  18  avril  1902,  Commune  de  Néris, 
S.,  1902,  3,  81);  les  Conseils  généraux  des  colonies  ont 
qualité  pour  attaquer  les  actes  de  tutelle  des  g-ouverneurs  rela- 
tifs à  leurs  délibérations  (C.  E.,  8  août  1896,  C'*'  des  bateaux 
à  vapeur  de  la  Guadeloupe;  24  mai  1901,  Conseil  général  du 
Sénégal);  enfin,  les  Conseils  généraux  des  départements  sont 
recevables  à  former  recours  pour  excès  de  jDouvoir  contre  les 
décisions  des  préfets  qui  ont  prononcé  l'annulation  de  leurs 
délibérations  en  vertu  de  l'article  33  de  la  loi  du  10  août  1871 
(C.  E.,  8  août  1872,  Laget). 

Cet  ensemble  de  décisions  prouve,  à  n'en  pas  douter,  que  les 
assemblées  locales  sont  parfaiiement  rece\ablesà  se  pourvoir 
contre  les  actes  de  tutelle  qui  leur  font  gfief.  Si  donc  le  écret 
d'annulation  rendu  par  application  de  l'article  4?  de  la  loi 
du  10  août  1871  est  inattaquable,  ce  ne  peut  être  pour  cette 
raison  tirée  de  la  tutelle,  et  nous  sommes   autorisés  à  croire 


1.  Une  décisioQ  {Lisbonne)  du  6  juillet  1888  admet  implicitement  le  re- 
cours dans  une  hypothèse  ou  l'on  alléguait  qu'il  y  avait  un  vice  de  forme 
dans  la  procédure  en  annulation  ;  mais  une  décision  {Conseil  général  des 
Côtes-d a-Nord)  du  2  avril  J897  rejette  absolument  et  sans  distinction  le 
recours  pour  excès  de  pouvoir. 


22  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

que  c'est  bien  plutôt  parce  qu'il  a  déjà  quelques-uns  des  ca- 
ractères de  la  décision  conlentiense  et  parce  qu'une  décision 
contentieuse,  par  sa  nature,  répugne  au  recours  pour  excès 
de  pouvoir.  Ainsi,  le  recours  de  l'article  47  de  la  loi  du 
10  août  1871  présente  les  rudiments  d'un  débat  contradic- 
toire, et  la  conséquence  en  est  que  le  décret  qui  intervient  est, 
à  certains  égards,  une  solution  contentieuse'. 

En  revanche ,  si  nous  observons  les  recours  hiérarchiques 
qui  peuvent  être  formés  contre  les  actes  des  préfets  devant  le 
ministre  en  vertu  des  décrets  du  25  mars  1862,  art  6,  et 
i3  avril  1861,  art.  7,  nous  constatons  que  ces  recours  ne 
donnent  lieu  à  aucun  débat  contradictoire,  que  la  contestation 

I .  Les  recours  pour  abus  en  matière  ecclésiastique  sont  portés  devant 
l'assemblée  s^énérale  du  Conseil  d'Etat,  les  pièces  sont  déposées  au  Secré- 
tariat général  et  non  au  Secrétariat  du  contentieux,  l'instruction  est  faite 
par  la  section  de  l'intérieur  ;  mais  le  débat  contradictoire  est  plus  organisé 
que  dans  le  recours  précédent,  il  y  a  possibilité  de  constitution  d'avocat, 
le  recours  pour  abus  du  gouvernement  est  notifié  aux  intéressés,  ceux-ci 
fournissent  des  observations  après  avoir  été  admis  à  consulter  le  dossier 
(D.  sur  abus,  ler  décembre  1902,  Ministère  de  l'Intérieur  et  des  Cultes 
c.  soixante-quatorze  archevêques  et  évéques,  Lebon,  p.  8i4).  Aussi  le 
recours  pour  excès  de  pouvoir  ne  serait-il  point  recevable  contre  un  décret 
sur  abus.  Pendant  longtemps  on  a  justifié  cette  décision  en  disant  que  le  dé- 
cret sur  abus  était  un  acte  de  gouvernement.  Les  auteurs  récents  ne  le  font 
plus  figurer  dans  la  liste  de  ces  actes  (Laferrière,  op.  cit.,  II,  82  et  s.,  mais, 
p.  84,  il  l'appelle  acte  de  juridiction  gouvernementale).  Il  échappe  donc  à 
raison  de  sa  nature  de  décision  contentieuse.  Autre  consé(juence  :  dans  les 
hypothèses  où  le  fait  initial  qui  motive  le  recours  pour  abus  motiverait  en 
même  temps  un  recours  pour  excès  de  pouvour,  celui-ci  est  écarté  (G.  E., 
22  décembre  1876,  Badaroux ;  28  mai  1879,  évêque  de  Fréjus ;  cfr.  Lafer- 
rière, op.  cit.,  II,  pp.  474-495),  et  on  est  bien  tenté  de  voir  dans  cette 
jurisprudence  une  application  de  la  fin  de  uon-recevoir  tirée  de  l'existence 
d'un  recours  parallèle. 

Le  jugement  des  prises  maritimes  qui,  jusqu'à  l'ordonnance  du  9  septem- 
bre i83i,  a  été  considéré  comme  véritable  affaire  contentieuse,  est  aujour- 
d'hui, d'après  Laferrière,  un  cas  de  juridiction  gouvernementale  (op.  cit.,  II, 
p.  71).  La  décision  est  rendue  par  décret  en  assemblée  générale  du  Conseil 
d'Etat,  mais  considérée  comme  un  appel  du  Conseil  spécial  des  prises  ;  il  y 
a  ministère  de  l'avocat  obligatoire  (arrêté  du  7  ventôse  an  XII),  par  consé- 
quent débat  contradictoire,  et  Laferrière  estime  que  le  décret  sur  les  prises 
n'est  pas  susceptible  de  recours  pour  excès  de  pouvoir  [op.  cit.,  W,  p.  71). 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  23 

ne  réussit  pas  à  se  traduire  dans  la  procédure,  qu'on  n'en 
conçoit  même  pas  la  possibilité,  car  le  préfet  appelé  devant 
le  ministre,  contradictoirement  avec  le  réclamant,  ferait  une 
sing-ulière  figure.  Nous  ne  sommes  pas  surpris  dès  lors  :  i°  que 
la  décision  ministérielle  rendue  sur  le  recours  hiérarchique 
conserve  tous  les  caractères  d'un  acte  administratif  ordinaire 
et  soit  susceptible  d'un  recours  pour  excès  de  pouvoir;  2"  que 
l'existence  d'un  recours  hiérarchique  contre  l'acte  initial  du 
préfet  ne  fasse  pas  obstacle  à  ce  qu'un  recours  pour  excès  de 
pouvoir  puisse  être  intenté  omisso  niedio  (C.  E.,  i3  avril  i88t, 
Bansais  :  i4  janvier  1887,  Union  des  gaz).  Ces  recours  hié- 
rarchiques ne  sont  pas  du  tout  contentieux,  parce  qu'ils  ne 
font  aucune  place  à  la  contestation  dans  leur  procédure'. 

B)  L'élément  de  contestation  influe  donc  sur  les  instances 
au  point  de  devenir  dans  le  débat  oral  contradictoire  la  forme 
même  des  procédures.  S'il  est  une  condition  de  forme,  il  en 
est  aussi  une  de  fond. 

Quand  une  situation  juridique  est  incontestable,  quand  un 
fait  est  certain,  il  n'y  a  pas  possibilité  de  contentieux.  C'est 


I .  Nous  serons  obligés  de  revenir  sur  !a  distinction  des  recours  conten- 
tieux et  des  recours  administratifs,  que  nous  établissons  ici  uniquement  au 
point  de  vue  du  débat  contradictoire.  Il  existe,  croyons-nous,  une  autre 
différence  plus  radicale  entre  ces  deux  espèces  de  recours,  que  nous  déve- 
lopperons ejc professa  au  paragraphe  3  de  ce  chapitre,  consacré  à  l'élément 
du  jvige  public.  Je  suis  persuadé  que  les  recours  administratifs,  et  tout 
spécialement  les  recours  hiérarchiques,  doivent  être  caractérisés  comme 
appartenant  à  une  justice  privée  de  l'administration,  qui  a  fait  du  ministre, 
au  début,  un  juge  privé;  que  les  recours  contentieux  appartiennent,  au  con- 
traire, à  l'institution  d'une  justice  publique  représentée  par  les  conseils  de 
préfecture  et  par  le  Conseil  d'Etat  qui ,  peu  à  peu ,  s'est  superposée  à  la 
juridiction  ministérielle,  à  la  façon  dont,  sous  l'ancien  régime,  les  justices 
royales  se  sont  superposées  aux  seigneuriales. 

A  l'heure  actuelle,  ces  recours  administratifs,  lorsqu'ils  ne  sont  pas  quasi- 
contentieux  (et  nous  aurons  aussi  à  revenir  sur  les  recours  quasi-conten- 
tieux), sont  réduits  à  servir  d'instruction  administrative  préalable  aux  re- 
cours contentieux.  (V.  infrâ,  §  2.) 


ll\  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

un  axiome  des  droits  primitifs  qui  laissent  à  chaque  parti- 
culier le  soin  de  réaliser  par  des  voies  d'exécution  extra- 
judiciaires ses  droits  incontestables  et  n'organisent  le  con- 
tentieux que  si  une  contestation  se  produit  au  cours  de 
l'exécution'.  Nos  droits  modernes  usent  moins  des  actes 
solennellement  authentiqués  d'où  naissent  les  droits  incontes- 
tables et  ne  favorisent  pas  les  voies  d'exécution  extrajudi- 
ciaires ;  la  proposition  reste  vraie  quand  même,  mais  elle  est 
plus  facilement  vérifiable  sous  cette  autre  forme  :  pour 
l'ori^anisation  d'un  contentieux,  il  faut  une  contestation  et 
un  fait  contestable. 

Ainsi  en  est-il  dans  ce  que  l'on  pourrait  appeler  les  conten- 
tieux artificiels,  qui  sont  provoqués  par  les  questions  de 
compétence.  Ces  contentieux  sont  artificiels  en  ce  qu'ils  n'exis- 
teraient point  s'il  y  avait  des  juges  à  compétence  universelle; 
ils  le  sont  aussi  quelquefois  en  ce  qu'ils  ne  peuvent  s'engager 
que  grâce  à  un  artifice. 

Le  premier  des  contentieux  artificiels  est  celui  des  conflits 
d'attribution ,  primitivement  portés  devant  le  chef  de  l'Etat 
statuant  en  Conseil  d'Etat,  actuellement  jugés  par  le  tribu- 
nal des  conflits.  On  sait  dans  quelle  hypothèse  pratique  se 
produit  ce  contentieux.  Un  tribunal  de  l'ordre  judiciaire  a  été 
saisi  d'une  affaire  que  l'on  estime  être  du  ressort  de  l'autorité 
administrative ,  la  question  de  compétence  se  pose  ;  elle  est 
grave,  parce  qu'elle  intéresse  le  principe  constitutionnel  de  la 
séparation  des  pouvoirs  et  aussi  les  garanties  individuelles  des 
citoyens,  lesquels  peu\ent  tenir  à  l'une  des  juridictions  plutôt 
qu'à  l'autre.  A  raison  de  cette  gravité,  on  a  voulu  faire  tran- 
cher la  question  juridictionnellement.  Une  procédure  s'est 
lentement  élaborée  au  cours  du  dix-neuvième  siècle  (0.  28  dé- 


I.  Cfr.  Iliering,  Esprit  du  Droit  Romain,  t.  I,  p.  119,  sur  l'importance 
de  la  distinction  entre  les  prétentions  contestables  et  les  incontestables.  Sur 
la  création  du  contentieux  à  l'occasion  de  la  voie  d'exécution  cxtrajudi- 
ciaire,  voyez  infrà,  p.  91. 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  20 

cembre  1821  ;  0.  3  août  1828;  O.  i^''  juin  1828;  R.  26  octo- 
bre 1849;  ^-  4  février  i85o,  etc.).  Mais,  pour  saisir  une  juri- 
diction, il  faut  une  contestation  ;  il  fallait  donc  avant  tout 
créer  entre  l'autorité  administrative  et  l'autorité  judiciaire  une 
contestation  sur  la  question  de  compétence. 

La  procédure  des  conflits  positifs  comporte,  en  effet,  la  créa- 
tion de  la  contestation,  et,  comme  tous  les  droits  primitifs  se 
ressemblent,  on  voit  se  reproduire  l'artifice  dont  les  vieux  Ro- 
mains se  servirent  dans  le  S acramentiim  pour  saisir  le  juge 
civil  de  leurs  litiges.  Il  s'eng-age  entre  le  préfet,  représentant 
l'autorité  administrative,  et  le  tribunal  judiciaire  une  sorte  de 
pari  qui,  s'il  n'est  pas  accompagné  de  serments,  l'est  tout  au 
moins  d'aftirmations  solennelles.  Le  préfet  dit  au  tribunal 
judiciaire  :  «  J'affirme,  en  vertu  de  telle  disposition  de  loi,  que 
l'autorité  administrative  est  compétente  »  (déclinatoire  d'in- 
compétence); le  tribunal  judiciaire  réplique:  «J'affirme  que  l'au- 
torité judiciaire  est  compétente  »  (jug-ement  sur  le  déclinatoire)  ; 
alors  le  préfet,  par  un  arrêté,  élèoe  le  conflit,  c'est-à-dire  porte 
devant  le  tribunal  des  conflits  la  contestation  résultant  dé  cette 
double  affirmation,  et  le  tribunal  des  conflits  valide  ou  annule 
l'arrêté  du  préfet  tout  comme  le  juge  romain  déclarait  jiistiini 
ou  injnstam  le  sacrcunentiiin  du  demandeur.  Ainsi,  toute  cette 
procédure  roule  sur  la  contestation.  Elle  débute  par  la  créa- 
tion de  la  contestation  et  elle  se  termine  par  une  décision 
sur  le  bien  ou  sur  le  mal  fondé  de  la  contestation  créée. 

Il  existe  un  autre  contentieux  artificiel  qui  est  celui  des 
questions  préjudicielles.  Si,  au  cours  d'une  instance  dont  un 
tribunal  judiciaire  est  valablement  saisi,  il  se  rencontre  un 
acte  administratif  dont  la  validité  soit  attaquée  ou  dont  le 
sens  soit  contesté,  le  principe  de  la  séparation  des  pouvoirs 
s'oppose  à  ce  que  la  question  de  validité  de  l'acte  ou  la  ques- 
tion d'interprétation  soit  tranchée  par  ce  tribunal,  il  faut 
donc  la  porter  devant  l'autorité  administrative  ;  le  tribunal 
judiciaire  surseoit,  et  sur  l'instance  primitive  il  se  greffe  une 


20  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

instance  secondaire  en  appréciation  de  validité  on  en  interpré- 
tation. Cela  est  artificiel  en  ce  sens  que,  si  la  séparation  de 
l'autorité  administrative  et  de  l'autorité  judiciaire  n'existait 
pas,  le  tribunal  judiciaire  apprécierait  lui-même  l'acte  en  vertu 
de  la  maxime  que  le  juge  de  l'action  est  juge  de  l'exception  ou 
que  l'accessoire  suit  le  principal  ;  mais,  à  la  différence  de  celui 
des  conflits,  ce  contentieux  des  questions  préjudicielles  s'est 
organisé  d'une  façon  toute  spontanée  et  jurisprudentielle,  et 
il  n'en  sera  que  plus  intéressant  d'observer  le  rôle  important 
qu'y  joue  l'élément  de  contestation.  Comme  je  n'ai  pas  la 
prétention  de  faire  une  étude  complète,  mais  seulement  de 
citer  des  exemples  typiques,  nous  nous  attacherons  au  seul 
contentieux  de  l'interprétation  et  nous  laisserons  de  côté  celui 
de  l'appréciation  de  validité  des  actes  dont  le  développement, 
d'ailleurs,  a  été  analogue  (cfr.  Laferrière,  Juridict.  adm., 
2^  édit.,  II,  p.  6oi  et  s.). 

Dans  le  contentieux  de  l'interprétation,  l'élément  de  con- 
testation apparaît  à  deux  points  de  vue  :  il  faut  que  le  sens 
de  l'acte  soit  contesté  et  il  faut  aussi  que  l'intérêt  que  l'on  a 
à  en  faire  déterminer  le  sens  par  le  juge  se  rattache  à  une 
contestation  préexistante. 

D'abord,  il  faut  que  le  sens  de  l'acte  soit  contesté  et  contes- 
table. Un  acte  invoqué  dans  une  instance  civile  a  beau  être 
administratif,  si  le  sens  n'en  est  pas  contesté  par  les  parties 
et  n'est  pas  contestable,  le  juge  civil  peut  en  faire  état.  Sa 
compétence  ne  disparaît  que  devant  une  contestation,  car 
le  pouvoir  contentieux  d'un  juge  ne  peut  être  limité  par  le 
pouvoir  d'un  autre  juge  que  s'il  y  a  matière  à  contentieux, 
c'est-à-dire  s'il  }'  a  contestation.  Si  sur  la  contestation  rela- 
tive au  sens  de  l'acte,  à  supposer  celui-ci  contestable,  le  juge 
civil  se  refusait  à  prononcer  le  renvoi,  l'autorité  adminis- 
trative pourrait  élever  le  conflit  (Cass.ch.  civile,  i3  mai  1824; 
Conflits,  24  nov.  1877,  Grange;  20  mai  1882,  Rodier :  C.  E., 
2  mai  1884,  Ministre  de  la  marine;  Conflits,  22  juin  1889, 


LES  ELEMENTS  DU  CONTENTIEUX.  27 

Rolland;  7  mai  1892,  Locré ;  4  février  1905,  Ursiilines  de 
Malet;  Laferrière,   op.  cit.,   I,  p.  498,  et  II,  p.  6o5). 

Ainsi,  la  contestation  doit  exister  dans  le  fond  même  du 
débat  sur  l'inlerprétalion  de  l'acte,  et,  en  somme,  chacune 
des  parties  doit  avoir  son  système  d'interprétation  différent 
et  sa  prétention.  Mais  là  n'est  pas  le  plus  intéressant.  Il  faut 
aussi  que  l'interprétation  soit  demandée  à  l'occasion  d'un 
litige  né  et  actuel,  c'est-à-dire  que  l'intérêt  que  l'on  a  à  faire 
déterminer  le  sens  de  l'acte  provienne  d'une  contestation. 

Dans  l'hypothèse  initiale  du  contentieux  de  l'interpré- 
tation, cette  condition  se  trouvait  toute  remplie,  car  l'ins- 
tance en  interprétation  se  greffait  en  qualité  de  question 
préjudicielle  sur  une  instance  pendante  devant  un  tribunal 
judiciaire  sur  renvoi  de  ce  tribunal  '.  INIais  le  contentieux  de 
l'interprétation  n'est  pas  resté  enfermé  dans  cette  donnée  pri- 
mitive. Par  application  de  la  maxime  ejiis  est  interpretari 
ciijiis  est  condere,  la  nécessité  de  porter  l'interprétation  de 
l'acte  devant  une  autorité  administrative  déterminée  a  été 
imposée  même  lorsque  le  litige  principal  se  déroulait  devant 
un  tribunal  administratif^.  Et  enfin,  par  un  dernier  développe- 
ment, on  en  est  venu  à  saisir  un  juge  administratif  de  l'inter- 
prétation d'un  acte,  sans  renvoi,  par  conséquent  sans  que 
l'intérêt  à  faire  fixer  le  sens  provînt  d'une  instance  pendante, 
mais  à  la  condition  qu'il  résultât  d'une  contestation  de  fait,  et 


1.  C.  E.,  26  oct.  1825,  de  Cosne;  28  juin  i838,  Testa;  8  juillet  i84o, 
duc  d'Uzès ;  2  déc.  i853,  dép.  de  la  Charente;  i[\  juin  i855,  commune  de 
Maubourguet ;  2  février  1860,  Robin;  17  janvier  18G7,  chemin  de  fer  de 
Lyon;  11  décembre  1874,  canal  de  Grillon;  3i  mai  1896,  Cie  générale  des 
Eaux;  19  nov.  1897,  Société  toulousaine  d'Electricité  ;  i^i"  avril  1898, 
Association  des  Waeteringes. —  Une  décision  conditionnelle  du  jury  d'ex- 
propriation est  assimilée  à  un  renvoi  du  tribunal  judiciaire  (C.  E.,  26  déc. 
1908,  ville  de  Paris). 

2.  C.  E.,  8  juillet  i84o,  duc  d'Usés;  7  août  1848,  Gagelin;  1 1  juin  1876, 
A/aire;  ij^iars  1876,  Roche;  20  mars  1881,  C'e  de  Viclnj ;  16  juin  1882, 
Grimoult;  8  juin  1894,  Monl-de-Marsan;  22  mars  1890,  CM  française; 
17  juillet  1896,  le  Stir,  etc. 


28  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

je  n'ai  pas  besoin  d'avertir  que  celle  dernière  hypothèse  est  de 
beaucoup  la  plus  intéressante  pour  nous.  C'est  ce  que  M.  La- 
ferrière  appelle  «  la  difficulté  pendante  devant  Tadministra- 
tion  »  ou  ((  la  difficulté  administrative  »  (op.  cit.,  II,  p.  607  et  s.). 

Il  ne  suffit  pas  d'un  simple  désaccord  d'opinions  '  ;  il 
faut  que  le  désaccord  soit  souligné  et  caractérisé  par  un  fait 
qui  dénonce  l'intention  de  contester.  La  jurisprudence  le 
considère  comme  suffisamment  caractérisé  en  ce  sens  dans  les 
trois  cas  suivants  :  r  le  désaccord  est  accusé  par  une  décision 
exécutoire  ou  par  une  mesure  d'exécution  que  l'une  des  par- 
ties a  prise  contre  l'autre  "  ;  2°  il  a  donné  lieu  à  une  conven- 
tion entre  les  parties  en  vue  cVy  mettre  fin,  ce  qui  est  un 
aveu  -^  ;  3'  il  est  persistant  et  prolongé,  et  par  cela  même  se 
marque  dans  les  faits  '^. 

Toute  cette  construction   de  la  jurisprudence  prouve  trois 

1.  C.  E.,  23  nov.  1877,  Boèn-sur-Lif/non,  désaccord  entre  une  ville  et 
le  fermier  des  droits  de  place  sur  l'application  d'un  tarif  ;  ce  désaccord 
d'opinions  ne  suffit  pas  à  créer  le  contentieux  de  l'interprétation,  il  eût 
fallu  une  décision  administrative  contredisant  l'opinion  du  fermier.  Dans  le 
même  sens,  C.  E.,  3i  mai  1892,  Pellejigiie.  —  Une  décision  du  C.  E., 
I!  juin  1875,  Maire,  si  elle  était  isolée,  pourrait  être  comprise  en  ce  sens 
qu'une  difficulté  quelconque  suffirait  à  rendre  recevable  une  demande  en 
interprétation,  mais  son  sens  apparent  doit  être  redressé  par  la  jurispru- 
dence résultant  de  l'ensemble  des  autres  décisions. 

2.  C.  E.,  21  mai  1875,  de  Lambertye ;  17  mars  1876,  Roche;  25  mars 
1881,  C'e  de  Vichij,  3e  espèce:  i3  mai  1887,  Rogerie ;  3i  mai  1892,  Pelle- 

figue;  11  mai  1894,  C^^  genevoise  du  Gaz. 

3.  C.  E.,  4  juin  1897,  Gaz  de  Foin,  2e  espèce,  p.  4^7  '•  «  Considérant 
«  qu'il  résulte  des  pièces  versées  au  dossier  que  la  ville  de  Foix  et  la  Com- 

«  pagnie  du  Gaz  n'ayant  pu  se  mettre  d'accord  sur  la  question  de  savoir 

«  sont  convenues  que ,  etc ;  qu'ainsi,  il  existait  entre  les  parties  un 

«  litige  né  el  actuel  dont  il  appartenait,  etc...  » 

4.  C.  E.,  10  mai  1902,  C^^  française  du  Gaz  :  «  Considérant  qu'au  mo- 
«  ment  où  le  Conseil  de  préfecture  de  la  Haute-Garonne  a  été  saisi  de  la 
«  réclamation  de  la  Compagnie  française  du  Gaz  (27  déc.  1897),  cette  Com- 
«  pagnie  et  la  ville  de  Toulouse  étaient  en  désaccord  sur  le  règlement  de 
«  leurs  comptes  depuis  le  icr  octobre  1898  (donc  depuis  plus  de  quatre  ans) 
«  et  qu'il  y  avait  litige  né  sur  le  sens  et  la  portée  du  traité  de...,  etc...  » 
Adde,  C.  E.,  i4  avril  1905,  Société  toulousaine  d'Electricité  contre  ville 
de  Toulouse. 


LES  KLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  29 

choses  :  i»  qu'un  contentieux  de  l'interprétation  n'existe  pas 
sans  contestation  ,    ainsi  que   le  disent  Aucoc  et  Laferrière, 
venir  demander  à  un  tribunal  administratif  de  déterminer  le 
sens  d'un  acte  en  dehors  de  tout  litig-e  né  et  actuel,  ce  serait 
lui   demander  une  pure  consultation  doctrinale';    2'^  que   la 
contestation  suffit  par  elle-même  à  engendrer  le  contentieux, 
puisque  l'instance  préexistante  n'est  pas  indispensable  ;  3"  que 
la  contestation  comporte  un  élément  de  fait,  ce  n'est  pas  une 
simple  discussion  doctrinale,  l'une  des  parties,  au  moins,  doit 
avoir  marqué  son  intention  de  réaliser  son  opinion  par  le  fait, 
de  façon  à  extérioriser  la  contestation  et  à  la  faire  passer  du 
domaine  des  intentions  dans  celui  des  faits.  Nous  utihserons 
plus  tard  ce  renseig-nement  sur  la  nature  de  la  contestation". 
Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  contentieux  artificiels  que 
nous  saisissons  l'importance  de  l'élément  de  la  contestation, 
c'est   aussi    dans  le   contentieux  administratif  ordinaire.    Le 
grand  contentieux  de  la  pleine  juridiction  ne  naît  pas  autre- 
ment que  les  autres,  et  dans  les  occasions  oîi  il  y  a  intérêt  à 
sig-naler  son  existence,  par  exemple  dans  les  cas  nouveaux  où 
se  pose  la  question  du  jug-e  de  droit  commun  devant  lequel  le 
recours  doit  être  porté,  le  Conseil  d'Etat  déduit  l'existence  du 
contentieux  du  fait  de  la  contestation  :  «  Considérant  que  du 
((   refus  du  maire  et  du  conseil  municipal  de  Marseille  de  faire 
((  droit  à  la  réclamation  du  sieur  Cadot,  il  est  né  entre  les 
«  parties  un   litige    dont  il  appartient  au    Conseil   d'Etat  de 
«  connaître^,  etc.   » 

1.  Aucoc,  Conférences,  I,  11°  298;  Laferrière,  op.  cit.,  II,  p.  6o5. 

2.  II  y  a  des  contentieux  artificiels  qui  ne  sont  pas  administratifs  et  où  il 
a  fallu  aussi  extérioriser  la  contestation  ;  ainsi,  dans  la  procédure  de  l'ex- 
propriation, pour  saisir  le  jury,  il  faut  créer  une  contestation  sur  la  ques- 
tion du  montant  de  l'indemnité,  contestation  qui  n'existe  pas  encore,  et  c'est 
à  quoi  servent  la  notification  des  offres  de  l'administration  aux  intéressés  et 
la  notification  à  l'administration  des  prétentions  des  intéressés  (L.  3  mai  i84i, 
art.  28  et  24). 

3.  C.  E.^  i3  décembre  1889,  Cadot  ;  28  mars  1890,  Drancey.  etc.,  litiges 
entre  des  communes  et  leurs  employés  révoqués;   3  février  1898,   Consis- 


3()  RECUEIL    DE   LÉGISLATION. 

JI.  —  Nous  sommes  maiiitt'iiaiit  suffisamment  édifiés  sur 
rimporlance  de  l'élémenl  de  contestation;  nous  l'avons  vu 
modeler  les  procédiires  et  leur  imposer  la  forme  du  débat  con- 
tradictoire oral ,  à  ce  point  de  vue  m«;me,  il  nous  a  servi  de 
critérium  p(jur  distinguer  les  procédures  contentieuses  de  celles 
qui  ne  le  sont  pas  ;  nous  l'avons  vu  fournir  la  matière  et  le 
fond  du  litig-e  au  point  que,  dans  les  contentieux  artificiels,  il 
faille  créer  artificiellement  la  contestation,  au  point  que  les 
contentieux  nouveaux  ne  soient  saisis  par  le  juge  qu'à  cause  de 
la  contestation.  Nous  pouvons,  en  connaissance  de  cause, 
aborder  la  question  posée  à  la  paçe  i5  :  En  quoi  consiste 
essentiellement  la  contestation  qui  eng-endre  un  contentieux? 
Procède-t-elle  toujours  et  nécessairement  de  la  violation  d'un 
droit  subjectif"? 

A)  A  observer  attentivement  les  exemples  de  contentieux 
qui  nous  ont  passé  sous  les  yeux,  nous  sommes  portés  à 
croire  que  la  contestation  consiste  essentiellement  dans  l'op- 
position des  prétentions  des  deux  adversaires,  et,  d'ailleurs, 
c'en  est  la  conception  rationnelle.  Dans  certaines  hypothèses, 
l'opposition  des  prétentions  n'a  pas  besoin  de  se  produire 
avant  le  commencement  de  l'instance,  il  suffit  qu'elle  se  réa- 
lise au  cours  de  celle-ci  et,  au  plus  tard,  au  moment  où  sont 
déposées  les  conclusions  au  fond.  C'est  le  cas  normal  dans  les 


loires  de  Paris,  litige  entre  commune  et  consistoires  protestants  ;  20  avril 
et  3o  nov.  1894,  département  de  la  Seine,  3  août  i8g4,  département  de  la 
Savoie,  contestation  entre  départements  pour  frais  de  séjour  des  aliénés  ; 
C.  E.,  8  août  1899,  département  de  la  Mayenne,  id.,  pour  frais  de  traite- 
ment des  indigents  assistés;  24  mars  189g,  Favril  et  Flacon,  litige  entre 
l'État  et  un  particulier  sur  une  question  d'indemnité;  9  février  1900, 
commune  d'Enencourt,  litige  entre  la  commune  et  l'Etat  au  sujet  d'une 
subvention  pour  maison  d'école;  28  février  1902,  section  du  Puy,  litige 
entre  une  commune  et  une  section  de  commune  au  sujet  de  l'emploi  d'une 
somme  d'argent;  3  juillet  1903,  Conseil  presbytéral  de  Sedan,  litige  entre 
l'État  et  le  conseil  presl)ytéral  au  sujet  de  la  location  par  celui-ci  d'immeu- 
bles affectés,  etc. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  3l 

procès  civils  ;  c'est  aussi  le  cas  devant  les  conseils  de  préfec- 
ture en  matière  de  travaux  publics.  Dans  d'autres  hypothèses, 
l'opposition  des  prétentions  doit  se  produire  avant  l'instance, 
et  alors  elle  consiste  soit  dans  l'opposition  d'une  décision  ad- 
ministrative et  d'une  décision  judiciaire  (en  matière  de  conflits 
d'attributions),  soit  dans  l'opposition  dune  décision  adminis- 
trative et  d'une  réclamation,  que  la  réclamation  ait  précédé 
la  décision  ou  qu'elle  l'ait  suivie  (en  matière  de  contentieux 
administratif  ordinaire  et  de  contentieux  de  l'annulation), 
soit,  enfin,  dans  un  désaccord  d'opinions  soulig-né  par  un  fait 
(contentieux  de  l'interprétation,  p.  28).  Pourquoi  cette  néces- 
sité de  l'opposition  des  prétentions  préalable  à  l'instance 
dans  la  grande  majorité  des  cas  du  contentieux  administratif? 
Nous  essaierons  plus  tard  d'en  déterminer  la  raison,  et  nous 
verrons  qu'elle  est  liée  à  l'idée  de  l'acceptation  volontaire  de 
l'instance  par  l'administration.  Pour  l'instant,  nous  devons 
seulement  nous  demander  si  cette  opposition  des  prétentions, 
à  quelque  moment  qu'elle  se  manifeste,  porte  nécessairement 
sur  une  question  de  droit  subjectif  violé. 

Dans  plusieurs  des  contentieux  que  nous  avons  passés  en 
revue,  la  négative  est  certaine.  Dans  le  conflit  d'attributions, 
on  ne  soutiendra  pas  que  l'autorité  administrative  considère 
sa  compétence  comme  un  droit  subjectif  qui  aurait  été  violé 
par  les  entreprises  de  l'autorité  judiciaire  ;  l'autorité  adminis- 
trative n'a  même  pas  de  personnalité  distincte  de  celle  de 
l'autorité  judiciaire.  Il  est  trop  évident  qu'il  s'ag-it  d'une  viola- 
tion de  règ-les  objectives  de  compétence.  Dans  le  contentieux 
de  l'interprétation,  il  arrive  le  plus  souvent  que  le  Htige  né  et 
actuel,  qui  justifie  la  demande  en  interprétation,  met  en  jeu 
des  droits  subjectifs,  mais  il  pourrait  tout  aussi  bien  con- 
cerner de  simples  intérêts.  Par  exemple,  des  communes  ayant 
constitué  un  syndicat  de  communes  et  étant  en  désaccord  sur 
les  objets  qui  rentrent  dans  la  sphère  d'activité  de  ce  syndicat 
seraient,  à  mon  avis,   recevables  à  demander  l'interprétation 


02  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

du  décret  couslilulil',  el  ce  ne  seniil  (jiie  pour  un  iiuérèl  admi- 
nistratif. 

Dans  le  contentieux  «Mectoral,  dont  nous  n'avons  pas  parlé, 
la  contestation  est  ouveiteàdes  j^ens  qui  n'ont  aucune  espèce 
de  droit  subjectif  engagé  dans  l'élection  (jui  ait  pu  être  violé. 
Je  laisse  de  côté  les  électeurs  et  les  candidats,  pour  lesquels 
on  pourrait  soutenir  (pie  le  droit  individuel  de  suffrag^e  est 
en  jeu;  mais  le  préfet  leprésentanl  ladministration,  mais  les 
membres  de  rassend)lée  dans  laquelle  l'élu  est  appelé  à  en- 
trer sont  recevables  à  attaquer  l'élection  (L.  lo  août  187 1, 
art.  i5;  L.  5  avril  i884,  art.  87)  et  ils  n'ont  pas  de  droit  sub- 
jectif à  invoquer,  ils  n'ont  que  des  intérêts  administratifs;  ils 
se  placent  au  point  de  vue  de  la  violation  des  règles  objectives 
et  il  est  dit  spécialement  du  préfet  que  sa  réclamation  ne 
pourra  être  fondée  que  sur  l'inobservation  des  conditions  et 
formalités  prescrites  par  les  lois  (L.  10  août  1871,  art.  i5; 
L.  5  avril  i884,  art.  87;  D.  R.  2  février  i852,  art.  16).  Dans 
le  contentieux  des  comptes,  il  y  a  une  limitation  bien  curieuse 
de  la  compétence  du  juge  au  point  de  vue  de  la  responsabi- 
lité subjective  du  comptable  ;  la  Cour  des  comptes  condamne 
le  comptable  au  débet  qui  résulte  uniquement  de  la  vérifica- 
tion du  compte  faite  au  point  de  vue  des  règles  de  la  comp- 
tabilité, mais  s'il  y  a  des  éléments  de  responsabilité  étran- 
gers, ils  sont  du  ressort  du  Ministre  et  du  Conseil  d'Etat,  de 
telle  sorte  que  l'on  peut  voir  un  comptable  déchargé  par  le 
ministre  du  débet  à  lui  imposé  par  la  Cour  des  comptes,  à 
raison  de  faits  atténuant  sa  responsabilité  et  dont  celle-ci  n'a 


I.  En  tout  cas,  dans  l'hypothèse  spéciale  des  demandes  d'interprétation 
formées  par  les  ministres,  alors  qu'ils  veulent  faire  juger  une  ([uestion  préa- 
lable à  une  décision  qu'ils  ont  à  rendre,  le  ministre  qui  demande  l'interpré- 
tation n'a  aucun  droit  subjectif  à  faire  valoir;  il  n'y  a  pour  lui  qu'un  intérêt 
administratif  engagé.  Il  s'agit  d'asseoir  sa  décision  sur  une  base  plus  solide 
afin  que  les  parties  ne  puissent  pas  ensuite  la  faire  tomber  en  demandant 
elles-mêmes  l'interprétation  de  l'acte  discutable.  Entre  les  parties,  il  y  a 
peut-être  question  de  droit,  vis-à-vis  du  ministre  il  n'y  en  a  pas.  Et,  cepen- 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  33 

pas  pu  connaître;  c'est  ce  que  l'on  exprime  en  disant  que  la 
Cour  des  comptes  ne  juge  que  la  ligne  du  compte,  c'est- 
à-dire  que  la  contestation  n'y  porte  que  sur  l'application  des 
règles  de  la  comptabilité.  (Gfr.  Laferrière,  op.  cit.,  I,  p.  396 
et  407;  Lebon,  igoS,  p.  798,  la  note.) 

Il  importe  surtout  d'insister  sur  le  recours  pour  excès  de 
pouvoir.  La  contestation  n'y  porte  point  sur  une  question  de 
réparation  ou  de  restitution  d'un  droit  subjectif  violé.  Les 
ouvertures  à  recours  sont,  ou  bien  la  violation  de  la  loi,  ou 
bien  la  violation  de  quelque  principe  de  conduite  adminis- 
trative supérieur  à  la  loi,  et  d'ailleurs  plus  ou  moins  consa- 
cré par  celle-ci,  tel  que  l'observation  des  compétences,  l'ob- 
servation des  formes,  l'observation  des  buts  de  l'administra- 
tion (détournement  de  pouvoir).  Quant  aux  conditions  de 
recevabilité,  elles  n'exigent  de  la  part  du  réclamant  qu'un 
simple  intérêt  à  l'annulation  de  l'acte.  La  justification  d'un 
droit  lésé  n'est  demandée  qu'à  l'occasion  de  l'ouverture  fondée 
sur  la  violation  de  la  loi  ;  encore  cette  exig-ence  sera-t-elle 
devenue  bientôt  purement  théorique,  car  la  jurisprudence, 
entraînée  par  l'analogie  de  la  voie  de  nullité  des  articles  63 
etsuivants  de  la  loi  du  5  avril  i884  contre  les  délibérations  des 
conseils  municipaux,  tend  à  ramener  ce  droit  violé  à  un  sim- 
j)le  intérêt.  (V.  la  note  dans  Sirey,  1904,  3,  ii3,  sous  les  affai- 
res Lot,  Molinier,  Savary,  C.  E.,  11  déc.  1903  et  18  mars 
1904'.) 

dant,  c'est  le  ministre,  à  raison  de  son  intérêt  purement  administratif,  qui 
engage  le  contentieux  de  l'interprétation.  V.,  sur  ce  point,  Laferrière, 
op.  cit.,  2e  édit.,  t.  II,  p.  609,  et  les  arrêts  qu'il  cite.;  G.  E.,  3o  juillet  i84o, 
min.  des  Jinances  ;  icr  déc.  i853,  ville  de  Bordeaux  ;  22  avril  i865,  canal 
de  Craponne  ;  12  mars  187.5,  asile  d'aliénés  de  Bailleul;  spécialement 
C.  E.,  22  février  1895,  ministre  de  l'intérieur,  pp.  178  et  s.,  la  note. 

I.  Par  conséquent,  la  jurisprudence  parait  disposée  à  unifier  la  théorie 
du  recours  pour  excès  de  pouvoir  dans  ses  quatre  ouvertures,  comme  aussi 
à  unifier  la  théorie  du  recours  pour  excès  de  pouvoir  et  celle  de  la  nullité 
spéciale  contre  les  délibérations  des  Conseils  municipaux.  Cette  unification 
n'est   possible    ([ue    du   côté  de  la  voie  de  nullité    rigoureusement   objec- 


34  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Bien  entendu,  si  le  réclamant  a  été  lésé  dans  un  de  ses 
droits,  le  leronrs  pour  excès  de  pouvoirs  est  à  son  service, 
mais  il  y  est  aussi  bien  quand  il  n'a  été  lésé  rpie  dans  un  de 
ses  intérêts.  M.  Artur  iop.  cit.,  p.  .'îoF)  et  s.)  s'attache  à 
démontrer  que  dans  la  très  g^rande  majorité  des  cas,  le 
réclamant  peut  alléguer  un  droit  violé.  C'est  possible.  Il  a 
cherché  et  il  cite  à  l'appui  de  son  dire  une  quantité  d'arrêts, 
mais  cette  recherche  est  vaine.  A  moins  d'établir  que  dans 
toutes  les  hypothèses,  absolument,  le  réclamant  s'appuie  sur 
un  droit,  M.  Artur  n'a  rien  prouvé.  Si  on  lui  cite  un  seul 
cas  où  il  n'y  ait  très  évidemment  en  cause  qu'un  intérêt  lésé, 
sa  proposition  est  fausse.  Or,  ce  n'est  pas  un  cas  que  l'on 
peut  citer,  c'est  plusieurs'. 

tive.  C'est  l'avis  de  M.  Duguit  [L'Elat,  les  gouvernants,  les  agents,  p.  532 
et  s.)  et  de  M  Berthélemy  {Traité  élém.  de  droit  adm.,  3e  édit.,  p.  889), 
c'est  aussi  le  mien  (Cfr.  Précis  de  droit  adm.,  5e  éd.,  p.  292).  Je  considère 
comme  condamnée  la  tentative  faite  par  M.  Laferrière  [op.  cit.,  II,  p.  534) 
pour  séparer  la  quatrième  ouverture  des  trois  autres  et  admettre  que 
dans  cette  quatrième  ouverture  les  droits  subjectifs  de  l'administré  s'exer- 
cent contre  l'administration.  Je  considère  comme  erronée  la  doctrine  sou- 
tenue par  M.  J.  Barthélémy  dans  son  Essai  d'une  théorie  sur  les  droits 
subjectifs  des  administrés  (Paris,  1899),  d'après  laquelle,  dans  les  quatre 
ouvertures,  il  y  aurait  exercice  de  droits  des  administrés  parce  que  ceux-ci 
ont  droit  aux  compétences,  droit  aux  formes,  droit  à  l'observation  de  la 
lég^alité.  Ce  système  repose  sur  une  confusion  de  mots  :  un  droit,  au  sens 
ordinaire,  contient  un  pouvoir  positif  qui  tend  à  se  réaliser  sur  une  chose 
on  vis  à  vis  de  (juelqu'uu  pour  en  obtenir  une  prestation;  ici  le  mot  droit 
aurait  un  sens  négatif,  ce  serait  le  droit  à  ne  pas  être  lésé  par  une  viola- 
tion des  compétences,  par  une  violation  des  formes,  etc..  En  réalité,  c'est  un 
pur  droit  de  procédure  qui  ne  contient  rien  de  plus  que  l'action  en  nullité. 
D'ailleurs,  si  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  intenté  au  cas  de  violation 
de  la  loi  et  des  droits  acquis  devait  être  restitutif  du  droit  violé,  il  attein- 
drait bien  mal  son  but,  car  son  effet  s'arrête  à  l'annulation  de  l'acte,  et  il 
faut  ensuite  un  recours  contentieux  ordinaire  pour  obtenir  soit  la  restitu- 
tion du  droit,  soit  une  indemnité  pécuniaire.  (C.  E.,  9  juin  1899,  Toutain, 
et  tous  les  arrêts  cités,  dans  l'année  administrative  de  1903,  dans  l'article 
sur  la  conversion  de  l'instance  en  excès  de  pouvoir.  Voir  aussi  Léon  Marie, 
Le  Droit  positif  et  la  Juridiction  administrative,  2e  partie,  p.  916  et  s.) 
1.  M.  Artur  annonce  une  étude  ultérieure  dans  laquelle  il  doit  discuter 
les  décisions  d'où  l'on  prétend  induire  que  le  recours  pour  excès  de  pou- 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  35 

L'article  88  de  la  loi  du  lo  août  187 1  accorde  le  recours 
pour  excès  de  pouvoir  contre  les  décisions  rendues  par  la 
Commission  départementale  en  matière  de  classement,  d'ou- 
verture, etc..  des  chemins  vicinaux  ordinaires  et  il  sti[)ule 
expressément  que  le  recours  est  ouvert  aux  Conseils  nuinici- 
paux  des  communes  intéressées;  les  arrêts  rendus  ne  sont  pas 
très  nombreux  parce  que  d'ordinaire  les  Commissions  dépaite- 
mentales  assissent  d'accord  avec  les  communes  ;  il  y  en  a  ce- 
pendant (C.  E.,  5  déc.  1878,  commune  de  Saint-Maurice; 
i3  nov.  1891,  comm.  d'Albias;  29  mars  1901,  comm.  de 
Saint-Saturnin)  et  l'on  accordera  bien  que  les  Conseils  mu- 
nicipaux ne  peuvent  invoquer  ici,  pour  former  le  recours, 
que  de  purs  intérêts  administratifs'. 

Il  serait  peut-être  excessif  aussi  de  considérer  comme 
un  droit  l'intérêt  que  les  hal)itanls  d'une  section  de  com- 
mune ont  à  ce  que  le  chef-lieu  de  cette  comnume  ne  soit 
pas  déplacé  (C.  E.,  i3  juillet  1892,  Samuel),  ou  encore  l'inté- 
rêt qu'ont  les  habitants  d'une  commune  à  ce  que  le  nom  de 
celle-ci  ne  soit  pas  modifié  (C.  E.,  27  mars  1896,  Binot  de 
Villiers),  et  cependant  ces  intérêts  ont  été  pris  en  considéra- 
tion \ 

Enfin ,  il  est  tout  à  fait  impossible ,  étant  donné  le 
principe    de  l'inaliénalité  du  domaine   public ,   de  considérer 

voir  u'iinplique  qu'un  iatérèl  lésé  [op.  cit.,  p.  3o6,  note  1):  il  entreprend, 
croyons-nous,  une  lâche  difficile. 

1.  Spécialement  dans  les  espèces  des  arrêts  cités,  il  s'agit  de  savoir  si  la 
Commission  départementale  excède  ses  pouvoirs  en  classant  comme  chemin 
vicinal  ordinaire,  à  la  requête  d'une  commune,  un  chemin  dont  l'ass'ette 
se  trouve  eu  partie  dans  le  territoire  d'une  commune  voisine  qui  s'oppose 
au  classement,  si  celle-ci  est  déchargée  pour  le  présent  et  l'avenir  de  toute 
charge  de  construction  et  d'entretien.  Il  est  clair  que  la  commune  opposante 
et  réclamante  ne  peut  invoquer  aucun  droit,  car  elle  n'est  pas  propriétaire 
de  son  territoire;  elle  ne  peut  objecter  que  les  intérêts  généraux  de  sa  popu- 
lation à  ce  que  le  chemin  ne  soit  pas  fait.  (Cfr.  Lebon,  1891,  p.  649,  les 
conclusious  de  M.  Romieu.) 

2.  Cfr.  Mavcel  Baudouin,  Lu  nolioii  d'intérêt  dans  le  recours  pour 
ejccès  de  pouvoir.  Paris,  1904. 


36  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

coiimic  un  dioil  l'iiili'i'ot  (jiic  jkmiI  iivoir  im  riverain  à  la  coii- 
servatioti  d'arhres  |)lant«'S  dans  la  rue  devant  sa  maison, 
alors  tnéme  qu'il  les  aurait  plantés,  et  cependant  cet  intérêt 
a  rendu  recevable  un  recours  pour  excès  de  pouvoir  qui  n'a 
été  rejeté  que  pour  des  motifs  tirés  du  fond.  (C.  E.,  17  juin 
1904,  demoiselle  Louis,  p.  478.) 

Alors  même  que  l'intérêt  invoqué  par  le  réclamant  paraît 
s'appuyer  sur  un  droit  et  en  être  tiré,  il  y  a  un  jtoinf  auquel 
il  faut  faire  bien  attention,  c'est  que  le  droit  de  l'individu  dans 
la  conséquence  (pie  l'on  en  prétend  déduire,  n'est  peul-èlie 
pas  opposable  à  l'administration  et  n'a  peut-être  pas  vis-à-vis 
d'elle  la  qualité  de  droit  acquis.  Les  droits  individuels  ne 
constituent  pas  de  piano  des  droits  acquis,  pas  plus  vis-à-vis 
de  l'administration  que  vis-à-vis  des  tiers.  D'abord,  il  faut 
qu'un  droit  individuel  ait  été  exercé  dans  son  titre  pour  cons- 
tituer un  droit  acquis,  le  droit  de  propriété  ne  peut  pas  être 
invoqué  par  celui  qui  n'est  pas  actuellement  propriétaire,  ni 
la  liberté  du  commerce  par  celui  qui  n'est  pas  actuellement 
commerçant.  Mais  il  y  a  plus  :  le  droit  individuel  contient 
dans  son  titre  beaucoup  de  facultés  diverses  que  l'on  ne  peut 
toutes  considérer  comme  acquises  vis-à-vis  des  tiers  par  la 
seule  acquisiti(ju  du  titre.  Le  commerce  juridique  fait  ici  une 
distinction  entre  celles  qui  constituent  l'exercice  usuel  du 
droit  et  celles  qui  sont  en  dehors  de  cet  exercice  habituel. 
C'est  ainsi  que  dans  la  théorie  des  inconvénients  de  voisinai,'^e, 
on  distingue  entre  les  actes  qui  sont  l'exercice  normal  du 
droit  de  propriété  et  ceux  qui  sont  hors  du  droit  commun  de 
la  propriété;  on  a  le  droit  d'accomplir  les  uns  sans  indemnité, 
malgré  les  dommag^es  qu'ils  peuvent  occasionner  aux  voisins, 
on  n'a  pas  le  droit  d'accomplir  les  autres;  cette  distinction  est 
le  fondement  de  l'indemnité  dans  la  théorie  des  dommages 
permanents  résultant  de  travaux  publics  exceptionnels 
(G.  E.,  II  mai  i883,  Chamboredon,  avec  les  conclusions  de 
M.  Levavasseur de  Précourt);  elle  commence  à  être  appliquée 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  By 

aux  dommag-es  exceptionnels  occasionnés  par  certaines  utili- 
sations des  propriétés  privées'. 

On  ne  saurait  traiter  la  puissance  publique  moins  favo- 
rablement que  les  tiers.  Ses  sujets  ne  peuvent  être  considérés 
comme  lui  opposant  des  droits  acquis  que  sous  réserve  de 
la  même  distinction'.  Par  conséquent,  dans  le  recours  pour 
excès  de  pouvoir,  on  ne  considérera  comme  droits  acquis  que 
les  facultés  qui  sont  considérées  par  le  commerce  juridique 
ordinaire  comme  contenues  dans  les  droits  individuels.  C'est 
pour  cela,  par  exemple,  que  la  qualité  ù' habitant  d'une  loca- 
lité, qui,  dans  le  commerce  juridique  de  la  vie  ordinaire,  a  si 
peu  de  sig-nification  juridique  reçue,  n'en  a  pas  non  plus  vis- 
à-vis  de  l'administration.  Être  habitant  dans  une  localité  déter- 
minée, c'est  avoir  exercé  la  liberté  d'aller  et  de  venir  ou  si  Ton 
veut  la  liberté  du  domicile,  mais  c'est  un  exercice  de  ces  libertés 
qui,  n'ayant  d'intérêt  qu'au  point  de  vue  des  services  adminis- 
tratifs, et  cela  depuis  un  tenqis  relativement  court,  n'est  pas 
encore  entré  dans  les  catégories  du  commerce  juridique.  De  là 
vient  que  le  recours  pour  excès  de  pouvoir  intenté  parle  sf"m/>/e 
habitant  d'une  localité,  contre  des  actes  administratifs  accom- 
plis dans  cette  localité,  n'est  pas  encore  régulièrement  déclaré 
recevable  parle  Conseil  d'Etat,  non  seulement  parce  que  l'habi- 
tant n'a  pas  de  ce  fait  droit  acquis  à  s'opposer  à  des  mesures 
administratives,  mais  parce  qu'il  n'a  même  pas  intérêt  lég-i- 

1 .  Georges  Ripert,  De  l'exercice  du  droit  de  propriété  dans  ses  rap- 
ports avec  les  propriétés  voisines,  Aix,  1902;  Géay,  Risques  et  responsa- 
bilité {Revue  trimestrielle  de  droit  civil,  1902,  p.  812);  Charmont, 
Vabus  du  droit  (eod.,  p.  11 3);  Planiol,  Droit  civil,  t.  II,  3e  édit.,  nos  870 
et  suiv.;  note  Appert  dans  Sirey,  igoS,  2,  4i,  sous  Bordeaux,  5  mars  igoS; 
Cour  de  Paris,  9  nov.  1904,  Muzard,  dans  la  Revue  d'administration, 
1900,  I,  p.  33i  ;  Salcilles,  L'abus  du  droit,  1906;  Josserand,  De  l'abus  des 
droits,  1905. 

2.  Déjà,  en  iS/jS,  Foucard  écrivait  :  «  11  n'y  a  réellement  contentieux  que 
dans  le  cas  où  la  réclamation  est  appuyée  sur  un  droit  que  l'administration 
est  obligée  de'' respecter.  {Éléments  de  droit  adm.,  t.  111,  no  i^go  et  suiv., 
3e  édit.) 


38  RECPKIL    DE    LKOISLATION. 

lime  à  les  crili(iucr',  et  lorsque,  par  exception,  le  recours  de 
l'hahitant  esl  reçu,  il  est  raisonnable  d'en  conclure  que  c'est 
à  cause  d'un  simple  intérêt  et  non  pas  à  cause  d'un  dnjit 
acquis'. 

C'est  une  idée  très  fausse  que  de  se  représenter  l'adminis- 
tration et  les  administrés  comme  se  rencontrant  à  chaque 
instant  et  s'attVontant  les  uns  les  autres  dans  l'exercice  de 
leurs  droits  réciproques.  Très  heureusement,  le  champ  d'acti- 
vité de  l'administration  se  localise  dans  les  espaces  laissés 
aux  intérêts  généraux  où  les  individus  n'ont  pas,  à  propre- 
ment parler,  de  droits  à  faire  valoir,  parce  que  leurs  droits 
accpiis  sont  mesurés  par  la  sphère  du  commerce  juridique 
ordinaire  dont  le  rayon  ne  dépasse  guère  les  intérêts  privés. 
Les  droits  de  l'administration  se  développent  ainsi  en  grande 
partie  au-dessus  ou  à  côté  de  ceux  des  administrés.  C'est 
pourquoi,  contre  beaucoup  d'actes  de  l'administration,  les 
administrés  n'ont  que  des  intérêts  à  invoquer,  et  contre  cer- 
tains actes,  ils  n'ont  même  pas  d'intérêt  légitime  à  faire  valoir. 
C'est  la  conception  classique,  et  nous  nous  y  tenons -\  Ainsi, 
le  contentieux  de  l'excès  de  pouvoir  ne  suppose  pas  nécessai- 
rement une  contestation  sur  un  droit  subjectif  violé ''^. 


1.  Comme  décisions  déclarant  non  recevable  le  recours  de  l'habitant 
Voyez  C.  E.,  8  août  1878,  Dehicq;  22  mars  1901,  Bocqiiillon,  p.  3 10,  en 
matière  d'inhumations  autorisées  dans  des  églises  en  violation  des  règle- 
ments; et  encore  C.  E.,  27  déc.  1901,  Robert,  p.  {)l\-],  en  matière  d'autorisa- 
tion d'exploitation  d'une  ligne  de  tramways  accordée  d'une  façon  irrégu- 
lière). Dans  cette  dernière  hypothèse,  si  le  réclamant  eût  habité  la  rue  où 
devait  passer  le  tramway,  son  recours  eût  été  recevable,  mais  à  raison  d'un 
simple  intérêt. 

2.  Par  exemple,  dans  l'hypothèse  de  C.  E.,  28  déc.  i854,  Roussel,  des 
habitants,  simples  locataires,  sont  reçus  à  se  pourvoir  contre  un  décret 
approuvant  l'extension  du  périmètre  de  l'octroi  dans  la  région  qu'ils  habi- 
tent.   (V.  aussi  les  hypothèses  précitées  des   arrêts  Samuel   et   Binot  de 

Vc /tiers.) 

3.  Bien  entendu,  c'est  l'opinion  de  MM.  Aucoc  et  Laferrière,  mais  c'estaussi 
celle  de  M.  .lac<pielin,  Principes  (htiniiuuils  du  coulent ieu.r  adm.,p.  23o. 

4.  A  envisager  la  jurisprudence  du  recours  i)our  excès  de  pouvoir  d'une 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  Sg 

Sans  doute,  il  reste  la  ressource  de  dire  que  le  contentieux 
des  conflits,  celui  de  l'interprétation,  celui  des  élections,  celui 
des  comptes  et  enfin  celui  de  l'excès  de  pouvoir,  ne  sont  pas 
des  contentieux  véritables,  que  ce  sont  des  anomalies.  Nous 
discuterons  plus  tard  la  question  du  contentieux  normal  et 
de  celui  qui  ne  le  serait  pas  '.  Bornons-nous,  pour  le  moment,  à 
constater  que,  du  moins,  toutes  ces  procédures  sont  «  en  forme 
contentieuse  »,  et  qu'il  demeure  acquis  que  pour  qu'une  pro- 
cédure a  en  forme  contentieuse  »  s'organise,  il  n'est  pas  néces- 
saire que  la  contestation  porte  sur  un   droit  subjectif   violé. 

Que  ces  procédures  soient  en  forme  contentieuse,  c'est  ce  que 
tout  le  monde  est  bien  obligé  d'admettre  pour  l'excès  de  pou- 
voir^. Même  chose  pour  la  juridiction  des  comptes^;  le  con- 
tentieux électoral   est  d'autant   plus  net  que  partout  il  s'est 


façon  historique  et  évolutive,  on  peut  bien  reniar([uer  qu'elle  finit  [)ar 
transformer  certains  intérêts  légitimes  en  droits;  ainsi  je  suis  d'accord  (|ue 
l'intérêt  qu'ont  les  Conseils  municipaux  ou  les  maires  à  faire  annuler  les 
arrêtés  des  préfets  qui  annulent  leurs  propres  décisions,  commence  à  appa- 
raître comme  la  manifestation  de  prérogatives  des  autorités  locales  consi- 
dérées comme  des  droits  (cfr.  note  dans  Sirey,  1902,  3,  8r,  sous  C.  E., 
18  avril  1902);  de  même,  la  jurisprudence  sur  la  recevabilité  du  recours 
des  membres  d'assemblées  contre  les  délibérations  prises  parcelles-ci  abou- 
tira logiquement  à  qualifier  l'exercice  d'un  mandat  électif  comme  étant 
l'exercice  d'un  droit  (cfr.  note  dans  Sirey,  igoS,  3,i,  sous  C.  E.,  ler  mai  1908, 
Bergeon)  ;  mais  de  ce  qu'au  bout  d'un  certain  temps,  d'un  simple  intérêt 
une  jurisprudence  réussit  à  dégager  un  droit,  cela  ne  veut  pas  dire  que  le 
droit  y  préexistât  de  toute  éternité  ;  cela  signifie  peut-être  plutôt  que  la 
jurisprudence  est  prétorienne  et  aussi  que  les  droits  s'élaborent  peu  à  peu 
dans  le  commerce  juridique  universel. 

1 .  Il  nous  sera  permis  seulement  d'observer  que  cela  ferait  beaucoup  de 
contentieux  exceptionnels;  cela  en  ferait  trop;'  il  vient  un  moment  où  les 
exceptions  trop  nombreuses  amènent  la  modification  de  la  règle,  sans  comp- 
ter qu'il  ne  sei'ait  pas  difficile  de  signaler  dans  les  matières  civiles  elles-mêmes 
des  contentieux  qui  ne  portent  pas  sur  le  fond  du  droit  et  cjui  cependant 
sont  normaux,  par  exemple,  celui  des  actions  possessoires. 

2.  Artur,  op.  cit.,  p.  299  et  suiv.  ;  Jacquelin,  Principes  dominants  du 
con/entieu.x  adni.,  p.  280  et  suiv.;  Duguit,  l'Etat,  les  gouvernants,  p.  532 
et  suiv.      '♦ 

3.  Artur,  op.  cit.,  p.  49  et  suiv. 


4o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

substitué  à  une  procédure  de  vérification  qui,  elle,  n'était  pas 
contentieuse  (V.  infrâ,  |  3);  le  caractère  du  contentieux  de 
l'interprétation  est  d'autant  moins  douteux  qu'une  évolution 
inachevée  encore,  mais  qui  se  poursuit  avec  persévérance, 
tend  à  l'enlever  aux  aulorilés  de  l'administration  active  pour 
le  réserver  aux  juridictions  administratives  organisées'.  Enfin, 
nier  le  caractère  contentieux  des  conflits  d'attribution,  ce 
serait  aller  contre  toute  l'histoire  du  mouvement  d'idées  qui, 
au  dix-neuvième  siècle,  a  travaillé  à  l'établir.  Une  première 
fois,  en  i848,  par  l'organisation  du  Tribunal  des  conflits,  on 
a  eu  conscience  de  substituer  à  l'autorité  gouvernementale 
une  juridiction  déléguée  par  le  peuple  pour  la  solution  des 
conflits,  et  une  seconde  fois,  dans  la  loi  du  24  mai  1892,  on 
a  eu  conscience  de  rétablir  cette  juridiction".   Politiquement 

1.  Cfr.,  sur  cette  évolution,  Laferrière,  op.  cit.,  Il,  p,  611  et  suiv.,  adde 
note  dans  Lebon,  1896,  p.  176,  sous  C.  E.,  22  février  1895,  ministre  de 
l'intérieur  ;  comme  critique,  v.  Jèze,  Principes  généraux  du  droit  admi- 
nistratif, p.  84. 

2.  V.  Duvergier,  année  1848,  p.  601,  sous  l'article  89  de  la  Constitution  du 
4  novembre  1848  ainsi  conçu  :  «  Les  conflits  d'attributions  entre  l'autorité 
administrative  et  l'autorité  judiciaire  seront  réglés  par  un  tribunal  spécial 
composé  de  membres  de  la  Cour  de  cassation  et  de  conseillers  d'État,  etc.  » 
Le  citoyen  Dupin  aîné  a  justifié  cet  article  en  ces  termes  :  «  Pouniuoi  les 
conflits  entre  l'administration  et  les  tribunaux  étaient-ils  auparavant  portés 
devant  le  Conseil  d'Etat?  Ce  n'était  pas  par  amour  du  Conseil  d'Etat,  mais 
sous  les  précédents  gouvernements  le  Conseil  d'Etat  ne  donnait  que  des  avis 
et  c'était  la  puissance  royale  qui  décidait...  Maintenant  nous  sommes  sous  un 
régime  républicain,  toute  justice  émane  du  peuple...  Voilà  pourquoi  nous 
avons  cru  ({u'il  était  constitutionnel  de  créer  un  tribunal  des  conflits.  »  Il 
n'est  pas  douteux  que  le  D.  0.  du  25  janvier  i8,Ô2  n'ait  restitué  au  gouver- 
nement statuant  en  Conseil  d'Etat  la  solution  des  conflits  dans  une  pensée 
anticonstitutionnelle,  et  que  la  loi  du  24  mai  1872  ne  soit  revenue  au  tri- 
bunal spécial  dans  une  pensée  constitutionnelle,  c'est-à-dire  pour  donner 
aux  citoyens  la  garantie  d'une  véritable  justice. 

Le  caractère  de  justice  déléguée  pour  la  juridiction  du  tribunal  des  conflits 
ressort  d'ailleurs  des  détails  de  l'organisation  et  de  la  procédure  tels  qu'ils 
sont  réglés  par  la  loi  du  24  mai  1872  et  par  le  R.  du  26  oct.  1849  et  la  loi 
du  4  février  i85o,  remis  en  vigueur.  Le  tribunal  des  conflits  est  composé 
de  membres  élus  par  les  conseillers  à  la  Cour  de  cassation  et  les  con- 
seillers d'Etat,   plus  de  membres  choisis  par  cooptation;  il  est  donc  l'éma- 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  l^l 

et  constitutionnellement,  la  juridiction  des  conflits  existe  du 
moment  qu'un  tribunal  spécial  a  été  org-anisé,  à  qui  le  pou- 
voir de  statuer  a  été  délégué  «  au  nom  du  peuple  français  »  sur 
cette  sorte  de  contestations,  et  du  moment  que  la  décision  de 
ce  tribunal  a  l'autorité  de  la  chose  jug-ée  pour  rétablir  la  paix. 
Il  serait  singulier  que  ce  qui  a  de  l'existence  et  de  la  valeur 
au  point  de  vue  du  droit  constitutionnel  et  comme  garantie  des 
citoyens,  n'en  eût  pas  au  point  de  vue  du  droit  administratif. 

B)  Si  la  contestation  contentieuse  des  deux  adversaires  ne 
porte  pas  nécessairement  sur  un  droit  subjectif  violé,  en  quoi 
consiste-t-elle?  D'abord,  elle  peut  s'être  manifestée  à  l'occa- 
sion de  la  violation  de  la  loi  considérée  comme  règle  objec- 
tive; c'est  une  hypothèse  que  M.  Artur  lui-même  ne  déclare 
pas  inadmissible,  bien  qu'en  pratique  il  cherche  à  l'écarter 
(op.  cit.,  p.  3o6).  Mais,  quant  à  moi,  je  ne  vois  pas  la  néces- 
sité de  déterminer  l'objet  antérieur  sur  lequel  roule  la  contes- 
tation. 

Une  contestation  appelle  un  juge,  quel  que  soit  son  objet 
antérieur,  par  cela  seul  qu'elle  est  portée  à. un  certain  degré 

nation,  non  pas  du  gouvernement,  mais  de  deux  corps  juridictionnels  déjà 
constitués  avec  justice  déléguée.  A  la  vérité,  il  est  sous  la  présidence 
du  ministre  de  la  justice,  mais  il  choisit  lui-même  son  vice-président 
(L.  24  mai  1872,  art.  26),  et,  en  fait,  c'est  le  vice-président  qui  pré- 
side. Les  décisions  sont  signées  du  président  ou  du  vice  président  (R.  du 
26  cet.  1849?  ''•i'''  9)»  ^^  "on  pas  du  chef  de  l'Etat;  elles  sont  rendues  au 
nom  (lu  peuple  français,  elles  portent  en  tète  :  Au  nom  du  peuple  fran- 
çais, le  tribunal  des  conjlits  (eod.),  ce  qui  est  la  formule  même  de  la  jus- 
tice déléguée.  Elles  contiennent  les  noms  et  conclusions  des  parties,  le  vu 
des  pièces  principales  et  des  dispositions  législatives  dont  elles  font  l'ap- 
plication. Elles  sont  motivées  {eod.).  Elle  ne  sont  pas  susceptibles  d'oppo- 
sition (art.  To),  et  si  l'on  a  pris  la  précaution  de  le  dire,  c'est  que  leur 
nature  de  décision  juridictionnelle  et  contentieuse  aurait  par  elle-même 
appelé  la  voie  de  l'opposition  en  cas  de  défaut. 

Si  la  décision  du  tribunal  des  conflits  n'est  pas  une  décision  contentieuse, 
on  se  demande  ce  qu'elle  pourrait  bien  être,  vu  qu'elle  n'est  sûrement  pas 
un  acte  d'administration  ni  de  gouvernement.  Cfr.  Laferrière,  Traité  de  la 
jurid.  adni.,  2e  édit.,  I,  pp.  21,  270,  274. 


42  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

(l'acuité  et  qu'elle  est  susceptible  de  dégénérer  en  voie  de 
fait.  Détermineia-t-on  les  objets  pour  lesquels  les  contesta- 
tions internationales  pourront  être  soumises  à  la  Cour  de  !a 
Haye?  Ce  sont  celles  qui  sont  susceptibles  d'entraîner  la 
guerre  et  pour  lesquelles  cependant  les  Etats  croient  possible 
d'éviter  cette  extrémité.  Cela  peut  se  résoudre  en  catégories 
de  litiges  plus  ou  moins  graves;  il  n'y  a  pas  d'autre  pn'cision 
possible'.  Délerminera-t-on  les  objets  pour  lesquels  les  que- 
relles personnelles  pourront  être  soumises  à  un  jury  d'hon- 
neur? Ce  sont  toutes  celles  qui  sont  susceptibles  de  dégénérer 
en  duel.  L'article  85  de  la  loi  du  lo  août  1871  prévoit  entre 
la  Commission  départementale  et  le  préfet  des  désaccords  et 
des  conflits,  sur  lesquels  le  Conseil  général  est  appelé  à  sta- 
tuer; l'objet  de  ces  contestations  n'est  pas  précisé  et  le  conflit 
ne  peut  être  distingué  du  simple  désaccord  que  par  son 
degré  de  gravité.  Enfin,  nous  avons  vu  (p.  28)  le  désaccord  qui 
justifie  une  demande  contentieuse  en  interprétation  carac- 
térisé par  cela  seul  ([u'il  s'est  extériorisé  en  un  fait.  La 
recherche  de  l'objet  de  la  contestation  piésente  de  l'im- 
portance  au   point   de    vue  de    la    compétence   des    diverses 


I.  Convention  de  la  Haye  du  29  juillet  1899  pour  le  règlement  pacifique 
des  conflits  internationaux.  —  Art.  2  :  «  En  cas  de  dissentiment  grave  ou 
de  conflit,  avant  d'en  appeler  aux  armes...  »  —  Art.  17  :  «  La  convention 
d'arbitrage  est  conclue  pour  des  contestation  déjà  nées  ou  pour  des  contes- 
tations éventuelles  ;  elle  peut  concerner  tout  litige  ou  seulement  les  litiges 
d'une  catégorie  déterminée.  En  fait,  les  conventions  d'arbitrage  signées 
contiennent  la  formule  suivante  qui  est  courante  :  «  Les  différends  d'ordre 
«  juridique  ou  relatifs  à  l'interprétation  des  traités  existants  entre  les  deux 
«  parties  contractantes  qui  viendraient  à  se  produire  entre  elles  et  qui 
«  n'auraient  pu  être  réglés  par  la  voie  diplomatique  seront  soumis  à  la 
«  cour  permanente  d'arbitrage  établie  par  la  convention  du  29  juillet  1899 
«  à  la  Haye,  à  la  condition  toutefois  qu'ils  ne  mettent  en  cause  ni  les  inté- 
«  rets  vitaux,  ni  l'indépendance  ou  l'honneur  des  deux  Etals  contractants 
«  et  qu'ils  ne  touchent  pas  aux  intérêts  de  tierces  puissances.  »  (Mérignhac, 
Traité  de  droit  public  in'ernatiou(d,  igoS,  I,  p.  482.)  On  voit  que  ce  sont 
toutes  les  contestations,  sauf  celles  pour  lesquelles  un  préfère  encore  recou- 
rir à  la  guerre. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  43 

juridictions;  elle  n'en  présente  aucune  pour  la  question  de 
savoir  s'il  y  a  un  contentieux  qui  exigerait  un  jnge. 

Par  suite,  il  faut  éviter  de  disserter  sur  ce  que  l'on  appe- 
lait autrefois  «  la  matière  contentieuse  ».  Au  point  de  vue  des 
éléments  sociaux  du  contentieux,  foute  situation  qui  n'est 
pas  incontestable  peut  devenir  matière  contentieuse.  En  fait, 
le  plus  souvent,  la  matière  contentieuse  sera  un  droit  préexis- 
tant prétendu,  et  prétendu  à  tort  peut-être.  Mais  ce  n'est  que 
\e  plerumqiie  Jît  actuel  dû  à  l'épaisseur  de  la  couche  juridique, 
encore,  même  aujourd'liui,  n'est-ce  point  toujours  vrai'. 

La  prétention  de  droit  n'apparait  nécessairement  que  dans 
l'instance,  comme  prétention  à  obtenir  gain  de  cause,  c'est- 
à-dire  à  obtenir  un  droit  futur.  Nous  nous  expliquerons 
complètement  sur  le  caractère  juridique  de  l'instance  dans 
notre  second  chapitre.  Pour  le  moment ,  bornons-nous  à 
indiquer  ce  processus  :  une  prétention  contentieuse  est  celle 
pour  laquelle  l'aoent  est  prêt  à  risquer  son  existence,  son 
patrimoine  ou  son  honneur,  soit  sur  une  voie  de  fait  qui 
entraînera  des  représailles,  soit  sur  le  coup  de  dé  d'un  îirbi- 
trage  ou  d'un  jugement;  par  là  même,  à  raison  des  risques 
que  l'agent  est  prêt  à  courir,  il  estime  avoir  droit  à  satis- 
faction. 

Ce  qui  lui  donne  droit,  à  son  point  de  vue,  ce  n'est  pas 
la  matière  contentieuse  antérieure,  c'est  le  risque  actuel 
auquel  il  s'expose;  ce  qu'il  jette  dans  le  plateau  de  la  ba- 
lance à  l'appui  de  son  affirmation^  ce  n'est  pas  une  preuve, 
c'est  un  enjeu  qui  doit  faire  poids,  à  la  façon  dont  le  Brenn 
gaulois  jetait  son  épée.  Il  gagne  son  droit  en  jouant  sa  per- 
sonne et  parfois  celle  des  autres,  celle  de  son  vindex,  celle 
de  ses  garants  ou  de  ses  cojureiirs,  comme  un  peuple  gagne 

I.  J'ai  montré  dans  ma  brocliure  La  Gestion  ndminislratire,  p.  38  et  s., 
combien  la  préoccupation  du  droit  violé  considéré  comme  matière  con- 
tentieuse av.lit  stérilisé  tes  efforts  de  la  doctrine  française  pendant  un 
demi-siècle  dans  ses  recherches  sur  le   contentieux. 


44  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

son  territoire  en  jouant  la  vie  de  ses  soldats'.  Et.,  sans  doute, 
c'est  du  Fcinstrecht ,  mais  il  convient  de  ne  pas  oublier  qu'un 
procès  est  une  lutte ^. 

Assurément,  le  réclamant  est  mù  par  un  sentiment  anté- 
rieur, car  on  n'agit  pas  sans  motif;  mais  ce  sentiment  n'est 
pas  nécessairement  celui  d'un  droit  subjectif  violé  rpii,  par 
son  abstraction^  imj)lique  une  culture  juridiqueavancée,  c'estle 
sentiment  beaucoup  plus  rudimentaire  et  concret  de  l'honneur 
offensé,  de  l'intérêt  lésé;  et,  forcément,  il  s'y  mêle  des  idées 
de  justice  et  d'injustice,  c'est  l'honneur  offensé  injustement, 
l'intérêt  lésé  injustement,  en  un  mot,  c'est  le  tort  causé  injuste- 
ment; mais  le  tort  causé,  dont  nous  aurons  plus  tard  à  préciser 
la  nature,  n'est  pas  la  même  chose  que  le  droit  subjectif  violé, 
pas  plus  que  la  justice  ne  se  confond  avec  le  droit  org-anisé^. 

I.  Sur  le  caractère  des  tcmois^naçes  eu  justice  dans  les  procédures  pri- 
mitives, V.  Ihering,  Esprit  du  Droit  romain,  1,  p.  i44  ^  '^  témoin  est  un 
garant  ;  le  vrai  est  ce  qui  est  garanti  ;  la  vérité  est  ce  dont  on  répond  et  non 
pas  ce  qui  est. 

1.  Cfr.  Ihering,  Le  Combat  pour  le  droit. 

3.  Dans  la  procédure  civile,  où  pourtant  la  couche  juridique  a  depuis 
longtemps  rccovivert  les  éléments  purement  sociaux  du  contentieux,  il  n'est 
pas  sur  que  pour  la  recevabilité  d'une  action  il  soit  nécessaire  d'alléguer 
un  droit,  il  semble  bien  qu'il  suffise  d'alléguer  un  intérêt;  la  seule  règle 
certaine  est  celle-ci  :  «  Sans  intérêt  pas  d'action  ».  Certains  auteurs  font 
bien  figurer  l'exigence  d'un  droit  préexistant  (  Garsonnet  et  Cézar-Bru,  Précis 
de  procédure,  4"  édit.,  1901,  no^o),  mais,  dans  leurs  explications,  ce  droit 
prétendu  se  confond  avec  l'intérêt  à  agir  :  «  Aujourd'hui  qu'il  n'y  a  plus, 
comme  en  droit  romain,  de  règles  précises  et  étroites  sur  le  nombre,  la 
nature  et  l'objet  des  actions,  le  droit  d'agir  appartient  à  quiconque  est 
lésé  dans  un  intérêt  légitime  »  {eod.,  no  -2).  Il  est  vrai  que  les  conclusions 
des  parties  contiennent  toujours  un  point  de  droit  ;  mais  qui  ne  sait  que  ce 
point  de  droit  n'est  le  plus  souvent  que  la  prétention  de  fait  érigée  en  droit, 
et  qu'il  convient  de  l'interpréter,  conformément  à  ce  qui  est  dit  au  texte, 
comme  le  droit  à  obtenir  satisfaction  du  juge  par  cela  seul  qu'on  est  venu 
devant  lui  et  qu'on  a  ainsi  consenti  à  courir  les  risques  du  procès?  Il  est 
vrai  encore  que  les  jugements  sont  déclaratifs  du  droit  antérieur,  mais 
il  y  a  fort  à  soupçonner  que  le  caractère  déclaratif  des  jugements  est  une 
conception  juridique  de  formation  secondaire,  et  c'est  encore  un  des  points 
sur  lesquels  nous  reviendrons  au  chapitre  II  et  sur  lesquels  l'histoire  du 
contentieux  administratif  jettera  peut-être  quelque  lumière. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  4'^^ 

Il  suit  de  là  que  la  prétention  contentieuse,  qui  n'a  d'autre 
matière  propre  que  l'intention  de  guerroyer  ou  de  plaider,  ne 
saurait  se  reconnaître  qu'aux  signes  extérieurs  qui  marquent 
cette  intention  chez  l'agent,  c'est-à-dire  aux  procédures  ou 
aux  formules  employées  par  lui.  On  sait  l'importance  des 
formules  dans  les  procédures  primitives,  pour  les  instances 
proprement  dites  ou  pour  le  duel  judiciaire.  On  sait,  dans 
les  relations  internationales,  quelles  menaces  de  guerre 
appuient  certaines  demandes  et,  dans  les  relations  de  la  vie 
mondaine,  quelles  menaces  de  brouille  se  cachent  derrière 
certaines  invitations.  Il  y  a  donc  une  façon  contentieuse  de 
formuler  une  demande.  Dans  notre  droit  administratif,  la 
prétention  contentieuse  se  reconnaît,  soit  à  ce  qu'elle  est 
portée  devant  une  juridiction  organisée,  soit  à  ce  qu'elle  est 
adressée  à  une  autorité  administrative  dans  des  termes  tels 
que  la  contestation  s'engagera  devant  celte  autorité  d'une  façon 
préalable  à  l'instance. 

Socialement  parlant,  la  matière  contentieuse   se   ramène  à 
la  contestation  '. 


I.  Dans  un  domaine  où  actuellement  la  jurisprudence  montre  beaucoup 
de  vigilance  parce  qu'il  s'agit  d'établir  la  séparation  entre  l'administration 
active  et  la  juridiction  administrative,  dans  les  recours  pour  incompétence 
formés  contre  les  arrêtés  des  préfets  (jui  ont  statué  sur  des  matières  liti- 
gieuses, les  arrêtés  relèvent  non  pas  ia  circonstance  du  droit  violé  mais 
la  seule  circonstance  de  la  contestation  ou  du  litige  nés.  (C.  E.,  29  juil- 
let 1%%'],  fabrique  de  Sainl-Pierre  de  Clairac,  discussion  entre  une  fabri- 
que et  une  commune  au  sujet  de  la  construction  d'un  mur  de  presbytère; 
C.  E.,  24  mars  1899,  Mussy-siir-Seine;  17  novembre  1899,  Marguerittes ; 
28  février  1902,  Saint-Savinien,  discussions  entre  communes  au  sujet  du 
prélèvement  de  10  francs  sur  le  prix  du  permis  de  chasse;  C.  E., 
i5  juin  1894,  Chnnzy;  i5déc.  1899,  GentiUij;  ■2'jnov.  1903,  fiarre,  contes- 
tations entre  communes  à  la  suite  de  modifications  territoriales;  C.  E., 
8  mai  i85t),  Remoiville;  21  mars  1879,  Saintes;  11  mars  1887,  Marciac ; 
12  déc.  1890,  Rufjîeiijo;  20  mai  1898,  Argenlré;  28  février  1902,  section 
du  Put/,  inscriptions  d'office  pour  dettes  contestées,  etc.,  etc..)  La  der- 
nière série  d'affaires  est  particulièrement  intéressante  ;  les  textes  sur  l'ins- 
cription d'office  mentionnent  parmi  les  dépenses  obligatoires  les  sommes 
nécessaires  pour   /'acquittement  des  dettes  exigibles.  (V.  L.  5  avril  i884 


4<3  RECUEIL    1)1.    LKtiISLATION. 


I  2.  —  L'acceptation  de  l'instance. 

SoMMAïuK.  —  L'iicccplalion  voloiilairo  de  l'instance  est  un  élément  constant 
des  procédures;  examen  de  la  j)rocédure  romaine,  de  l'ancienne  procé- 
dure i'rançaise,  de  la  procédure  civile  actuelle.  La  nécessité  de  cette 
acceptation  donne  lieu  à  deux  formalités  en  matière  <le  contentieux 
administratif"  :  la  décision  administrative  préalable  pour  les  recours 
conteulieux  portés  devant  les  juridictions  administratives;  le  dépôt  d'un 
mémoire  pour  les  actions  jjortées  tlevanl  les  tribunaux  judiciaires. 

I.  La  décision  iiilminislrdlire  prédlahle  <ni  recours  content ieujc.  Contro- 
verses qu'à  soulevées  la  sig'nification  de  cette  décision  préalable  ;  la  doc- 
trine du  ministre-juge  l'interprète  comme  une  décision  contentieuse; 
la  doctrine  adverse  comme  une  décision  administrative  ordinaire.  Son 
sens  véritable  ne  peut  être  trouvé  que  si  on  l'interprète  comme  un  acte 
de  procédure. 

A)  La  décision  administrative  préalable  joue  le  rôle  de  conclusions 
prises  en  vue  de  l'acceptation  de  l'instance  :  a)  étude  de  la  jurispru- 
dence destinée  à  établir  cette  proposition;  h)  étude  de  la  loi  du  17  juil- 
let 1900,  art.  3;  c)  étude  des  cas  où  l'action  directe  est  possible  et  où 
alors  apparaît  la  voie  de  l'opposition;  parallélisme  de  la  voie  de  la 
décision  préalable  et  de  la  voie  de  l'opposition. 

B)  La  décision  préalable  entraîne  en  certains  cas  une  délimitation  du 
litige  en  même  temps  qu'une  acceptation  de  l'instance;  études  de  trois 
matières  :  a)  les  aft'aires  d'indemnité  pour  préjudice;  b)  les  résiliations  et 
les  mises  en  régie  dans  les  marchés  de  travaux  publics;  c)  les  décisions 
en  matière  de  pensions  de  retraite. 

C)  En  tout  cas,  la  décision  préalable  est  un  acte  de  procédure  qu'il 
importe  de  caractériser  d'après  les  traditions  de  la  procédure,  il  faut 
disting'uer  suivant  qu'elle  intervient  sur  une  réclamation  ou  en  dehors 
d'une  réclamation  :  a)  (|uand  elle  intervient  sur  une  réclamation,  elle  est 
une  ordonnance  eu  vue  du  litige  (pii  participe  de  la  procédure  in  jure 
opposée  à  la  procédure  in  jiidirio;  elle  est  donc  un  acte  administratif 
spécial  ;   b)  quand  elle  n'intervient  pas  sur  une  réclamation,  elle  est  le 

art.  i36,  no  17.)  Or,  le  Conseil  d'Etat  en  est  arrivé  à  définir  la  dette  exigible, 
c'est-à-dire  la  dette  non  contentieuse,  comme  étant  celle  qui  ne  donne 
actuellement  lieu  à  aucune  contestation.  Ce  qui  rend  la  dette  non  exigible, 
ce  n'est  pas  la  possibilité  d'un  litige  à  raison  d'une  violation  du  droit,  c'est 
seulement  la  contestation  déjà  engagée:  «  Considérant  qu'eu  l'absence  d'une 
décision  de  l'autorité  compétente  pour  statuer  sur  la  contestation  existant 
entre  la  ville  de  Saintes  et  l'administration  des  télégraphes,  il  n'appartient 
pas  au  préfet  de  donner  à  la  dépense  le  caractère  d'une  dette  exigible...  « 
(C.  E.,  ai  mars  1879,  Saintes  précité.) 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  4? 

point  de  départ  d'une  voie  d'exécution  administrative  sur  laquelle  peut 
venir  se  greffer  une  instance  contentieuse,  elle  est  un  acte  administratif 
ordinaire,  c'est-à-dire  une  décision  exécutoire  ordinaire. 

II.  Le  dépôt  d'un  mémoire  prédiuble  auj'  actions  portées  devant  les  tri- 
biinaii.v judiciaires.  Simple  procédé  d'avertissement  qui  n'a  plus  aucune 
influence  sur  le  litige  et  qui  ne  rend  pas  l'instance  contradictoire. 

III.  Evolution  probable  du  procédé  de  la  réclamation  préalable  vers  le 
simple  dépôt  d'un  mémoire. 


A  la  fin  du  dix-huitième  siècle  il  était  encore  dans  les  lial)i- 
tiides  courantes  de  l'arg-umentation  juridique  de  com[)arer  les 
instances  judiciaires  à  des  quasi-contrats'.  On  a  renoncé 
depuis  à  ce  rapprochement,  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'une  instance  est  une  procédure  qui  ne  peut  se  dérouler 
normalement  que  grâce  au  concours  des  deux  plaideurs,  par 
conséquent  par  une  sorte  d'accord.  Seulement  cet  accord  des 
parties  dans  l'accomplissement  de  la  procédure  est  obtenu  par 
une  pression  sociale,  et  la  contrainte  est  allée  en  augmentant 
avec  la  civilisation.  Elle  n'a  jamais  fait  disparaître  entièrement 
le  concours  volontaire  qui  subsiste  même  aujourd'hui.  En 
somme,  les  instances  juridictionnelles  sont  des  arbitrages  en 
partie  imposés,  en  partie  acceptés. 

Au  début,  elles  se  distinguent  mal  des  arbitrages  purement 
volontaires,  et  elles  exigent  d'une  fa(;on  ou  de  l'autre  une 
sorte  de  compromis. 

Dans  la  Grèce  de  la  civilisation  homérique  le  roi  tranche  des 
procès^  mais  il  le  fait  comme  tout  autre  arbitre,  sans  pouvoirs 
de  magistrature.  Sa  décision  n'est  pas  exécutoire,  les  parties 
s'en  assurent  préalablement  le  respect  l'une  à  l'autre  par  le 
dépôt  d'une  somme  d'argent".  Dans  d'autres  législations  «  on 

1.  «  Eadem  enim  débet  esse  ratio  judiciorum  in  quibus  videmur  quas 
contrahere  ac  conventionum  »  (Pothier,  Traité  des  niili gâtions,  no  qo/^, 
2  vol  in-i  2,  1764.) 

2.  Schoemanu,  (JriecJiische  altertitiimer,  \",  1871,  p.  20;  von  Schœfler, 
dans  PaulY-^yissowa,  Real  encijclopddie,  III,  p.  5G-Gi  ;  Girard,  Histoire 
de  l'organisation  judiciaire  des  Romains,  1,  p.  26. 


48  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

a  entiepiis  de  fairo  dire  le  droit  à  des  particuliers  trmie  expé- 
rience spéciale,  à  des  sortes  d'arbitres  plus  ou  moins  libre- 
ment choisis,  eu  accumulant  les  précautions  préalables  et  les 
contraintes  artiHcielles,  afin  d'assurer  ensuite  le  respect  de 
leur  décision  par  le  perdant'  ». 

A  Rome,  dès  l'époque  royale,  on  a  trouvé  le  moyen  d'inté- 
resser le  magistrat  suprême  de  la  cité  à  la  solution  des  pro- 
cès, et  par  là  de  transformer  l'arbitrage  privé  en  une  instance 
publi(}ue  org-anisée  avec  une  certaine  contrainte^^  mais  pen- 
dant très  longtemps  cette  instance  est  demeurée  en  partie  vo- 
lontaire. 

Dans  le  système  des  actions  de  la  loi  où  la  /e</is  actio  des- 
tinée à  nouer  le  procès  est  menée  par  les  parties  et  où  le  ma- 
gistrat ne  fait  que  prêter  son  concours,  le  défendeur,  appelé 
par  le  demandeur,  doit  venir  en  personne  devant  le  magistrat 
et  prononcer  les  paroles  sacramentelles,  ce  qui  s'appelle 
defendere  uli  opportet;  s'il  s'y  refuse,  il  n'y  a  pas  de  procès 
engagé,  et  par  conséquent  pas  de  condamnation  par  défaut; 
on  oblige  le  défendeur  à  venir  par  des  procédés  indirects 
de  contrainte,  la  manus  injectio,  le  carcer  privatus,  l'envoi 
en  possession  et  la  vente  des  biens;  mais  ces  détours  ne  font 
quemar(pier  davantage  le  caractère  volontaire  de  la  démarche 
du  défendeur  qui  obéit  à  la  vocatio  in  jus^.  Après  la  division 

1.  Girard,  op.  cit.,  p.  4'»  et  il  cite,  pour  le  droit  de  la  monarchie  fran- 
que,  Esmein,  N.  R.  hist.,  1887,  p.  545-550,  la  Chose  jugée  dans  le  droit 
de  la  monarchie  franqiie;  pour  celui  des  Ossètes  du  Caucase,  l\.  Dareste, 
Etudes  d'histoire  du  Droit,  p.  i52  ;  Kowalewski,  Couluine  contemporaine 
et  loi  ancienne,  i8g3,  p.  383;  adde,  pour  la  juridiction  des  Jile  d'Irlande, 
d'Arbois  de  Jubainville,  Cours  de  littérature  celtique,  t.  I,  p.  271. 

2.  Girard,  op.  cit.,  p.  42. 

3.  Girard,  op.  cit.,  p,  70  et  suiv.  ;  p.  85,  87;  Manuel  élém.,  3e  édit., 
p.  963:  «  Ce  n'est  même  pas  l'affaire  du  magistrat  d'assurer  la  comparution 
«  des  parties  devant  son  tribunal  en  vue  de  la  célébration  de  la  legis  actio; 
«  c'est  au  demandeur  de  faire  venir  le  défendeur  devant  lui  [vocatio  in  jus), 
«  et  si  après  celte  première  comparution  il  y  a  besoin  de  l'y  faire  revenir, 
(i  c'est  encore  au  demandeur  de  s'assurer  de  celte  comparution  nouvelle  au 
«  moyen  d'une  sûreté  [radi/nonium),  qui  sera  elle-même  obtenue  par  sa 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  49 

de  l'insfance  en  deux  phases  in  jure  et  injiidicio,  (jiii  est  sans 
doute  contemporaine  de  l'établissement  de  la  République,  une 
fois  le  litige  noué  in  jure  par  la  legis  actio  et  renvoyé  devant 
le  juge  pour  le  judicium,  la  condamnation  par  défaut  devient 
possible;  on  attend  le  défendeur  jusqu'à  midi  et  «  post  nieri- 
diem  prœsenti  litem  addicito  )^ .  (Douze-Tables,  I,  8).  Cette  dis- 
position des  Douze-Tables,  quelle  qu'en  soit  l'origine,  a  bien  l'air 
d'une  réforme.  A  une  époque  plus  ancienne,  la  collaboration 
du  défendeur  à  la  procédure  jusqu'au  jugement  était  sans 
doute  nécessaire,  et  la  sentence  elle-même  n'était  définitive 
qu'après  avoir  été  acceptée  par  lui'. 

Dans  la  procédure  formulaire,  il  n'y  a  plus  besoin,  pour 
nouer  le  procès,  d'une  legis  actio  menée  par  les  parties  avec 
gestes  et  paroles  sacramentelles;  le  magistrat  va  délivrer  une 
formule  du  litige  qui  investira  le  juge,  mais  :  i°  il  faut  que 
le  défendeur  accepte  du  demandeur  la  formule  déjà  rédigée 
par  le  magistrat,  c'est  à  ce  moment  que  se  produit  la  litis 
contestât io,  qui  est  \e  judicium  acceptuni'  ;  2*^  la  délivrance 
de  la  formule  <'st  [)récédée  devant  le  magistrat  d'un  débat  qui 
doit  être  contradictoire,  auquel  le  défendeur  doit  venir  parti- 
ciper; s'il  s'y  refuse,  il  sera  l'objet  de  contraintes  indirectes, 
mais  la  formule  ne  sera  pas  délivrée  tant  qu'il  ne  se  sera  pas 
prêté  à  la  nomination  du  juge,  à  l'administration  des  cau- 
tions dans  les  hypothèses  où  elles  sont  nécessaires,  etc...^. 
Donc,  toute  la  procédure  in  jure  suppose  encore  l'accord  des 
parties  et  ne   peut  avoir  lieu  par  défaut"^;    au  contraire,  in 


«  seule  pression  à  lui  et  non  par  les  moyens  de  contrainte  du  magistrat.  » 
Girard,  Histoire  de  Vorg.  judiciaire  des  Romains,  I,  p.  72  ;  clr.,  à  propos 
de  la  manus  injectio,   P.  Maria,  le  Vindeœ,  Paris,  iSgS. 

I.  V.  Esmein,  N.  R.  hist.,  1887,  op.  cit.,  p.  548,  sur  la  Dejinitivu  sen- 
teiitia  à  l'épotjue  franque. 

■2.  Wlassack,  Litiscontestatio  in  fornuilarprocess ,  1889;  Girard, 
Manuel,  p.  998. 

3.  Girard,  Manuel,  p.  980-989. 

4.  a  La  défivrauce  de  la  formule  suppose  un  accord  de  volontés  obtenu 


jmlii-io,    la   oondaiimation    [hmiI    rire  |)rr»noncée   j»ai"    défaut. 

Le  droit  franc  et  le  rlidit  canoniqiit'  ne  connaissent  encore 
point  le  défaut  faute  de  comparaître  ou  de  conclure,  ils  conti- 
nuent à  user  des  procédés  indirects  de  contrainte  pour 
forcer  le  défendeur  à  venir  devant  le  juçe'.  Ce  n'est  que  dans 
le  droit  coutumier  vers  le  quatorzième  siècle  qu'apparaît  la 
procédure  du  jug-ementpar  défaut.  On  commença  là  aussi  par 
frapper  Vindefensns  d'une  amende,  mais  on  permit  les  réas- 
sig-nations  successives  et,  finalement,  s'introduisit  la  pratique 
d'une  dernière  assig^nation  ad  videndiim  ndjiidicare  iitilitatem 
defectus  :  les  ordonnances  royales  consacrèrent  cette  solution 
en  réduisant  le  nombre  des  réassignations  (0.  Villers-Cot- 
terets,  août  rSSp,  art.  26.  —  Isambert,  XII,  p.  6o6)^ 

L'évolution  de  la  procédure  criminelle  fut  semblable  sur  ce 
point  à  celle  de  la  procédure  civile.  L'ancienne  procédure 
franque,  publique  et  accusatoire,  exigeait  la  présence  de  l'ac- 
cusé ;  la  procédure  inquisitoriale  elle-même,   à  ses  débuts,  ne 

au  besoin  par  une  pression,  mais  un  accord  de  volontés  en  l'absence 
duquel  le  procès  ne  peut  se  lier».  (Girard,  Manuel,  p.  990.)  —  La  nécessité 
de  l'accord  des  volontés  apparaît  encore  très  bien  dans  la  procédure  de 
certains  interdits  comme  l'interdit  uti  possidetis;  on  sait  que  celui-ci  con- 
sistait dans  la  défense  de  rini  facere  :  vitn  Jieri  veto  disait  le  Préteur,  de 
sorte  que  la  jjreniière  des  toniialités  qu'exioeait  la  procédure  de  l'interdit 
était  précisément  une  violation  de  la  défense  de  vim  facere  ;  lorsque  l'ad- 
versaire se  refusait  à  accomplir  cette  vis  ex  consensu,  qui  seule  pouvait 
engas^er  le  procès,  le  Préteur  était  obligé  de  délivrer  un  inlerdictiim 
secutulariti/n  dont  Gains  nous  révèle  l'existence,  Com.  IV,  §  170,  et  dont 
l'effet  était  de  faire  considérer  le  défaillant  comme  renonçant  à  la  posses- 
sion (Saleilles,  La  controversiu  possessionis  et  la  vis  ex  consens^,  N.  R. 
hist.,  1892,  p.  tifiô;  Vermond,  Théorie  de  la  possession,  p.  28). 

1.  A  l'époque  franque,  amende,  séquestre  de  l'objet  litig'ieux  et  confisca- 
tion d'une  partie  des  biens  de  Vindefensns  (Pardessus,  Loi  salir/ne,  p.  277; 
capitulaire  de  8o3,  ch.  7,  dans  Pertz,  Monumenta  germaniœ  historica, 
leges,  t.  1,  j).  117).  —  Le  droit  canonique  pratiquait  l'envoi  en  possession 
des  biens  à  l'imitation  du  droit  romain  (P.  Fournier,  Les  offtcialités  au 
moyen  âge,  p.  i53  et  s.). 

2.  Grand  coutumier,  L.  III,  ch.x,  éd.  Dareste  et  Laboulaye,  p.  45o  et  s.; 
Assises  de  Jérusalem,  le  livre  de  Jean  d'Ibelin,  ch.  lu,  éd.  Beugnot,  t.  I, 
p.  81.  Cfr.  Garsonuet  et  l'ézar-Bru,   Traité  de  procédure,  VI,  p.    168  et  s. 


LES    ELEMENTS    DLî    CONTENTIEUX.  D I 

pouvait  s'eugag-er  que  du  conseutement  de  l'inculpé;  l'enquête 
n'était  possible  que  si  l'homme  arrêté  par  soupçon  s'y  sou- 
mettait de  bon  gré;  s'il  acceptait  l'enquête,  on  ne  pouvait  le 
mettre  à  la  question,  s'il  ne  s'y  soumettait  pas,  on  lui  appli- 
quait la  torture  pour  obtenir  l'aveu.  Ce  n'est  qu'à  la  fin  du 
treizième  siècle  que  l'aprise  commence  à  fonctionner  d'office, 
et  ce  n'est  qu'au  seizième  que  la  procédure  par  contumace 
aboutit  à  la  condamnation  directe  sur  le  fait  visé;  jusque-là, 
la  contumace  n'avait  consisté  qu'en  une  contrainte  indirecte, 
primitivement  en  une  mise  hors  la  loi  de  l'inculpé  qui  ne  ve- 
nait pas  se  soumettre  au  jugement'. 

Sous  notre  législation  actuelle  elle-même,  en  matière  civile 
ou  criminelle,  de  ce  que  les  condamnations  par  défaut  ou  par 
contumace  sont  possibles,  il  ne  faudrait  pas  conclure  que 
toute  idée  d'acceptation  de  l'instance  ait  disparu.  La  procé- 
dure normale  reste  celle  du  débat  contradictoire,  les  jugements 
par  défaut  tombent  par  la  seule  opposition  du  défendeur, 
c'est-à-dire  par  sa  seule  comparution  dans  un  délai  donné,  et 
en  somme  leur  seule  signification  est  de  mettre  le  défendeur 
en  demeure  d'accepter  ce  qui  a  été  jugé  en  son  absence,  ou 
bien  de  comparaître  ;  cette  alternative  est  encore  un  procédé 
de  pression  indirecte.  Même  signification  pour  les  jugements 
de  contumace  en  matière  criminelle.  Or,  le  débat  contradic- 
toire, auquel  ainsi  tout  aboutit ,  implique  forcément  accepta- 
tion de  l'instance,  parce  qu'il  implique  participation  active 
des  deux  parties,  du  défendeur  comme  du  demandeur,  aux 
formalités  de  la  procédure. 

Il  y  a  plus  :  dans  la  procédure  contradictoire  contempo- 
raine tout  comme  dans  les  anciennes,  la  participation  volon- 
taire du  défendeur  à  l'instance  ne  présente  d'utilité  et  n'est 
requise  que  jusqu'à  ce  que  le  procès  soit  noué.  Il  existe  en  effet 


I.  Cfr.  Esiuein,  Histoire  de  la  procédure  criminelle  en  france,   1882, 
pp.  Ci,  78,  99,  121,  i50. 


5  9.  RECUEIL    DE    LKGISLATION 

lonjoiirs  un    nioiiieiit,    (jiii   rorrespoiul   à    la  /ifis  ronfestatio 
de  la  piocédure  formulaire,    où    les  éléments  du  procès  sont 

fixés,  où  il  esl  appointé^  où  l'aHaiie  est  insti'iiitp  ef  où  il  n'y  a 
j>lus  qu'à  juj^er.  Dans  notre  procédure  civile,  ce  moment  esl 
celui  de  la  mise  en  état  ou  du  dépôt  des  conclusions  :  «  L'af- 
«  faire  sera  en  état  lorsque  les  plaidoiries  seront  commen- 
<(  cées;  la  plaidoirie  sera  réputée  commencée  quand  les  con- 
«  clusions  auront  été  conlradictoirement  prises  à  l'audience  » 
(art.  343  G.  pr.  civ.).  Or,  ce  moment  est  toujours  celui  du 
judicium  acceptum,  c'est-à-dire  de  l'acceptation  de  l'instance. 
A  ce  moment-là  les  parties  s'entendent  sur  ce  qu'elles  veu- 
lent soumettre  au  jug-e,  comme  elles  s'entendraient  dans  un 
compromis  sur  ce  qu'elles  voudraient  soumettre  à  un  arbi- 
tre '.  Jusqu'à  ce  moment  le  concours  du  défendeur  est  néces- 
saire pour  que  la  procédure  reste  contradictoire  et,  s'il  dispa- 
raît, il  y  aura  défaut.  Après  ce  moment,  le  défendeur  peut 
disparaître,  son  avocat  peut  ne  plus  se  présenter  pour  la  plai- 
doiiie,  le  jug-ement  n'en  sera  pas  moins  contradictoire  et  il 
n'y  aura  pas  lieu  à  la  procédure  ()ar  défaut  (Garsonnet  et 
Cézar-Bru,  Précis  de  procédure  civile,  [\^  édit.,  p.  191).  Appe- 
lons procédure  in  Jure  tout  ce  qui  se  passe  avant  la  mise  en 
état  par  le  dépôt  des  conclusions,  et  procédure  in  judicio 
tout  ce  qui  se  passe  après^,  nous  constaterons  que  les  solutions 
n'ont  pas  varié  depuis  les  legis  actiones,  ce  qui  suppose 
qu'elles  répondent  à  une  nécessité  logique  singulièrement  forte'. 

1.  Cela  ne  doit  pas  être  pris  avec  la  même  rigueur  qu'en  droit  romain 
en  ce  qui  concerne  les  conclusions;  en  réalité,  des  conclusions  complémen- 
taires peuvent  être  déposées  jusqu'au  moment  où  le  ju^e  déclare  la  cause 
en/endite;  mais  les  autres  etl'ets  du  jiidirinm  iicreptum  se  produisent  à 
partir  de  la  mise  en  état. 

2.  Il  est  très  intéressant  de  noter  encore  que  la  procédure  des  réterés,  qui 
s'organise  si  vigoureusement  depuis  un  demi-siècle  et  qui  est  incontesta- 
blement contentieuse,  exige  en  fait  la  comparution  personnelle  des  parties, 
le  débat  contradictoire,  c'est-à-dire  l'acceptation  de  l'instance,  et  exclut  le 
jugement  par  défaut  (Garsonnet  et  Cézar-Bru,  Traité  de  procédure,  VI, 
p.  322). 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX-  53 

Cette  nécessité  log-ique  est  celle  de  l'acceptation  de  Tinstance 
par  le  défendeur. 

II  était  à  prévoir  qu'elle  s'imposerait  dans  le  contentieux 
administratif  toutes  les  fois  que  l'administration  serait  défen- 
deresse, et  cela  d'autant  mieux  que  la  Puissance  publique 
constitue  un  défendeur  peu  commode,  à  qui  aucun  pouvoir 
supérieur  ne  saurait  imposer  l'instance  devant  un  juge  public 
et  qui,  dès  lors,  ne  peut  être  impliquée  dans  une  procédure 
que  si  elle  l'accepte  volontairement.  Sans  doute,  dans  notre 
rég^ime  de  droit,  la  loi  est  au-dessus  de  la  Puissance  publique, 
mais  il  ne  faut  pas  oublier  que  c'est  uniquement  en  ce  sens 
que  la  Puissance  publique  s'y  soumet  spontanément  :  il  en 
est  des  instances  comme  de  la  loi'. 

En  effet,  l'acceptation  de  l'instance  par  l'administration 
donne  lieu  à  deux  formalités  différentes  selon  que  le  procès 
s'engage  devant  une  juridiction  administrative  ou  devant  la 
juiidiction  ordinaire  :  devant  la  juridiction  administrative  il 
faut  une  décision  administrative  préalable  à  l'introduction  de 
la  requête,  et  celle-ci  ne  peut  être  formée  que  contre  la  déci- 
sion préalable;  devant  les  tribunaux  ordinaires,  l'action  ne 
peut  être  intentée  qu'après  le  dépôt  préalable  d'un  mémoire, 
mais  elle  n'est  pas  intentée  contre  la  décision  prise  en  réponse 
au  mémoire,  si  toutefois  il  en  est  pris  une,  elle  reste  dirigée 
contre  la  personne  morale  administrative. 

II  est  nécessaire  que  nous  insistions  sur  ces  deux  formalités; 
outre  que,  placées  dans  leur  véritable  cadre  fourni  par  l'his- 
toire comparative  des  procédures,  elles  prennent  une  significa- 
tion fort  intéressante,  elles  ont  été  généralement  mal  comprises. 

I.  —  La  décision  administrative  préalable  aux  recours  con- 

I.  Telle  est  du  moins  la  siscnification  universellement  admise  de  ce  que 
les  Allemandsvippellenl  le  Rechisstaat  ou  éfaf  de  droit,  dans  tous  les  pays 
où  le  pouvoir  judiciaire  n'est  pas  souverain  (V.  Otto  Mayer,  Le  droil  ad' 
ministratif  aUeincmd,  édition  française,  t.  I,  p.  64  et  s.,  igoS). 


54  RECIEIL    DE    LÉGISLATION. 

tentieux  portés  devant   les  juridictions  administratives,  sur- 
tout, a  été  pierre  d'arliopj)ement  et  de  scandale.  La  question 
de  son  véritable  rôle  ne  s'est  posée  que  depuis  une  vingtaine 
d'années,  c'est-à-dire  depuis   qu'on  a    renoncé  à  y  voir  une 
décision  contentieuse  en  abandonnant  la  doctrine  du  ministre- 
juge.  Tant   qu'avait    régné  cette  doctrine,  on  considérait  la 
décision  administrative    rendue  sur  une  réclamation    conten- 
tieuse comme  un  jugement  en  premier  ressort  et   le  recours 
contentieux  proprement  dit    n'était  qu'un  recours    en   appel 
dirigé  contre  ce  jugement.  Toute  cette  construction  théorique 
fut  jetée  bas  le  jour  où,  pour  assurer  pratiquement  la  sépara- 
tion de  l'administration  active  et  de  la  juridiction,  on  dépouilla 
les  administrateurs  en  général  et  les  ministres  en  particulier  de 
leurs  attributions  conten  lieuses'.  Mais  la  décision  préalable  ren- 
due par  les  administrateurs  sur  les  réclamations  contentieuses 
subsista,   et  dès  lors  apparut  la  difficulté  de  la  caractériser. 
Edouard  Laferrière,  qui,  dans  toute  cette  évolution  de  doc- 
trine et  de  jurisprudence,  a  joué  un  rôle  prépondérant,  prit 
nettement  parti  sur  deux  points  :  i*^  il  affirma  que  la  décision 
préalable    rendue   par   l'administrateur   sur   une   réclamation 
contentieuse  n'était  qu'une  décision  de  nature  administrative, 
et  en  effet,  si  elle  n'était  pas  de  nature  contentieuse,  elle  ne 
pouvait  être  qu'administrative';    2°  il  affirma  en   outre   que 
cette  décision  préalable  sur  la  réclamation  était  nécessaire  à 
la  création  du  contentieux,  parce  qu'un  litige  ne  peut  résulter 
que  de   l'opposition  de  deux  prétentions  et  qu'une  décision 

1.  Sur  cette  évolution,  v.  I^aferrière,  Juridict.  adin.,  2e  édit.,  I,  p.  452. 
Nous  y  reviendrons,  au  paragraphe  3,  pour  établir  une  histoire  de  la 
juridiction  ministérielle  que  nous  croyons  plus  vraie  que  celle  de  Lafer- 
rière. Il  n'y  a  pas  eu  seulement  une  doctrine  du  ministre-juge;  il  y  a  bien 
eu  une  juridiction  ministérielle,  seulement  elle  avait  le  caractère  d'une  jus- 
tice privée,  et  le  Conseil  d'Etat,  (jui  représentait  au  contraire  une  justice 
publi(juc,  s'est  subordonné  la  juridiction  minlslèrielle  au  point  de  ne  lui 
laisser,  ainsi  qu'on  le  verra  au  texte,  que  le  rôle  d'une  instruction  préalable. 

2.  Nous  verrons  seulement  qu'elle  est  dune  nature  administrative 
spéciale. 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  55 

admiiiislralive   seule  pouvait   être  considérée  comme  s'oppo- 
sant  à  la  prétention  du  réclamant'. 

Sous  cette  première  forme,  la  doctrine  nouvelle  fut  immé- 
diatement acceptée  par  nombre  d'auteurs,  et  il  devint  de 
locution  courante  de  parler  de  la  création  du  contentieux 
administratif  par  la  décision  préalable^.  Il  faut  bien 
reconnaître  cependant  que  l'expression  «  création  du  conten- 
tieux »  ou  «  création  du  litig-e  »  avait  quelque  chose  d'am- 
bigu ;  elle  pouvait  s'entendre  de  la  création  du  droit  conten- 
tieux aussi  bien  que  de  la  création  ou  de  l'organisation  de 
l'instance  ;  elle  pouvait  être  prise  du  point  de  vue  du  fond  du 
droit  aussi  bien  que  de  celui  de  la  procédure.  Prétendait-on 
que,  dans  une  hypothèse  où  le  droit  du  réclamant  a  déjà  été 
violé  par  l'activité  administrative  au  moment  où  est  formée  la 
demande  eu  réclamation,  par  exemple  dans  un  cas  de  préju- 
dice causé  par  le  fonctionnement  d'un  service  public,  le  droit 
contentieux  ne  naissait  qu'après  une  décision  administrative 
rejetant  la  demande  d'indemnité?  ou  bien  voulait-on  dire  que 
le  droit  au  recours  contentieux  était  bien  né  du  jour  du  pré- 
judice causé,  mais  que  la  procédure  de  l'instance  ne  pouvait 
s'engager  qu'après  la  décision  administrative  rejetant  la  de- 
mande d'indemnité  ?  Personne,  il  faut  l'avouer,  n'avait  fourni 

1.  Op.  cit.,  t.  I,  pp.  322,  462,  t.  II,  p.  \!\2.  :  a  Quoique  les  ministres  ne 
«  soient  pas  des  justes,  une  décision  émanée  d'eux  n'en  est  pas  moins  dans 
«  beaucoup  de  cas  un  élément  nécessaire  du  débat  contentieux.  Ainsi  que 
»  nous  l'avions  dit  en  expli({uan(  la  nature  de  la  juridiction  ordinaire  du 
«  Conseil  d'Etat,  cette  juridiction  a  pour  objet,  non  de  simples  prétentions 
«  des  parties,  mais  l'opposition  qui  se  produit  entre  ces  prétentions  et  une 
«  décision  administrative  qui  devient  le  véritable  objectif  de  l'instance 
«  contenlieuse.  Il  suit  de  là  qu'une  décision  ministérielle  est  le  prélimi- 
«  naire  nécessaire  d'un  recours  au  Conseil  d'Etat  toutes  les  fois  que...  etc.» 
(I,  p.  462.) 

2.  Jacquelin,  Principes  dominants  du  contentieux  administratif, 
pp.  191-192;  Berthélémy,  Traité  élém.  de  droit  adm.,  3e  édit.,  p.  878; 
Mestre,  De  l'autorité  compétente  pour  déclarer  l'Etat  débiteur,  1899, 
pp.  6,  57  et  s.,  120;  mon  Précis  de  droit  administratif,  4^  édit.,  pp.  258, 
23y,  283,  322;  ô*"  édit.,  p.  228, 


56  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

sur  ce  point  d'explication  claire,  ni  même  n'avait  paru  aper- 
cevoir la  question  '. 

On  doit  savoir  gré  à  M.  Artur  de  l'avoir  posée,  d'avoir  pré- 
cisé le  problème,  d'en  avoir  réuni  avec  la  plus  grande  com- 
pétence et  la  plus  grande  loyauté  les  éléments  de  solution  et, 
s'il  a  dépassé  le  but,  d'avoir  au  njoins  trouvé  la  direction  dans 
lacjuelle  il  fallait  cherclier  la  vérité.  Avec  grande  raison,  il 
déclare  inacceptable  la  proposition  qui  consisterait  à  dire  que 
la  décision  préalable,  rendue  sur  une  réclamation,  crée  le 
droit  contentieux  du  créancier  de  l'administration,  et,  à  pro- 
prement parler,  l'oblig-ation  à  la  charg^e  de  l'administration. 
Son  seul  tort  a  été  de  croire  que  cette  proposition  eût 
jamais  été  soutenue.  Il  n'avait  jamais  été  dans  la  pensée  de 
personne  qu'il  y  eût  là  une  source  de  l'obligation'. 

M.  Artur  ajoute  :  Du  moment  que  la  décision  préalable  ren- 
due sur  une  réclamation  n'est  pas  ci'éatrice  de  l'oblig^ation , 
elle  est  une  survivance  de  la  doctrine  du  ministre  juge.  On 


1.  En  ce  qui  me  concerne  personnellement,  je  dois  confesser  que  quel- 
ques-unes des  formules  que  j"ai  employées  prêtent  à  confusion.  Ainsi  en 
est-il  de  cette  phrase  de  la  5^  édit.,  p.  228,  in  fine  :  «  Les  intéressés  qui 
«  veulent  actionner  l'administration  sont  obligés  de  provoquer,  au  préala- 
«  ble,  une  décision  administrative  en  soumettant  une  réclamation  [gra- 
«  cieuse]  à  l'autorité  compétente  ;  c'est  seulement  la  décision  intervenue  sur 
«  leur  réclamation  qu'ils  pourront  ensuite  attaquer  au  contentieux  et  qui 
«  ainsi  créera  le  contentieux.  »  Le  mot  [gracieuse]  est  de  trop,  et  nous  ver- 
«  rons,  au  contraire,  que  la  réclamation  est  contentieuse  dès  le  début. 

En  revanche,  il  y  a  toute  une  série  de  critiques  et  de  développements  de 
M.  Artur  qui  portent  à  faux,  parce  qu'il  a  confondu  l'acte  administratif  avec 
le  fait  administratif;  à  la  p.  i65,  il  s'écrie  :  «  Tous  les  tribunaux  jugent 
des  actes,  c'est-à-dire  des  faits,  n  II  y  a  erreur  :  les  actes  administratifs  sont 
plus  que  des  faits,  ce  sont  des  décisions  exécutoires  qui  viennent  s'ajouter 
aux  faits.  A  la  su,ite  d'obligations  nées  de  purs  faits,  par  exemple  d'accidents, 
l'administrateur  est  appelé  à  prendre  une  décision  pour  savoir  s'il  reconnaît 
ou  ne  reconnaît  pas  la  dette,  et  cette  décision  est  l'acte  qui  crée  le  conten- 
tieux, c'est-à-dire  l'instance;  le  fait  avait  créé  la  dette,  mais  l'instance  sur 
la  dette  ne  pouvait  être  créée  que  par  la  décision  exécutoire. 

2.  En  ce  qui  me  concerne,  v.  ma  brochure  :  La  gestion  administrative, 
1899,  p.  46  et  s.,  et  spécialement  p.  5o. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  67 

invite  le  ministre  à  statuer  par  une  ancienne  habitude  et  [)arce 
que  pendant  longtemps  il  avait  statué  en  qualité  de  juge  du 
premier  ressort. 

Cela  était  encore  dans  la  ligne  de  la  vérité.  Nous  montrerons 
plus  tard  qu'en  ellet  le  ministre  a  eu  réellement  une  juri- 
diction, que  le  Conseil  d'Etat  se  l'est  d'abord  subordonnée 
par  l'appel,  puisqu'il  a  fini  par  l'éliminer  parce  qu'elle  repré- 
sentait une  sorte  de  justice  privée,  tandis  que  sa  juridiction 
à  lui,  Conseil  d'Etat,  représentait  une  justice  administrative 
publique  (V.  infrâ,  |  3).  La  décision  préalable  du  ministre 
est  restée  comme  une  survivance.  Mais  du  moment  qu'elle  a 
subsisté,  il  fallait  bien  qu'elle  eût  une  utilité  quelconque  et 
([u'elle  renqilit  une  fonction  actuelle. 

C'est  ici,  sur  l'interprétation  de  cette  fonction  actuelle  de  la 
décision  préalable,  que  M.  Artur  a  bronché.  Il  n'a  pas  vu  ce 
qu'elle  pouvait  être,  et  alors,  comme  il  fallait  qu'elle  fut  quel- 
que chose,  il  est  retourné  d'un  bond  à  la  juridiction  du  mi- 
nistre; il  a  cru  découvrir  que  celle-ci  existait  encore  et  que  la 
décision  ministérielle  préalable  était  encore  un  jugement  en 
premier  ressort  '. 

Cependant,  il  aurait  du  songer  que  les  institutions  mortes, 
emportées  par  l'évolution,  ne  revivent  pas,  et,  dans  la  direc- 
tion même  où  il  se  trouvait,  il  aurait  dû  remarquer  qu'une 
décision  qui  a  eu  autrefois  valeur  de  jugement,  et  qui  l'a  per- 
due, peut  a\oir  conservé  un  rôle  dans  la  procédure.  Faire  de 
la  décision  préalable  un  moment  de  la  procédure  conten- 
tieuse ,  là  était  le  trait  de  lumière.  Et  tout  de  suite,  avec 
l'aide  des  traditions  historiques,  on  était  conduit  à  song-er 
à  la  création  de  l'instance,  à  l'acceptation  de  l'instance,  à 
des  conclusions  préalables  prises  par  l'administration  en  vue 
de  l'instance  et  sans  lesquelles  celle-ci  ne  peut  pas  s'en- 
gager. 

I.  Op.  cil.,  pp.  i36  et  s.,  pp.  kjq  et  s. 


58  RECUEIL    DE    I-É(iISLATION. 

Cette  véritô,  je  lavais  entrevue  il  y  a  quelques  années',  mais 
je  ne  l'avais  pas  suffisamment  établie  ni  n'y  avais  suffisam- 
ment coordonné  toutes  les  notions,  par  exemple  celles  de  la 
réclamation  contentieuse  ou  du  recours  contentieux;  je  devrai 
personnellement  à  M.  Artur  de  m 'a  voir  forcé  à  l'approfondir. 

A)  On  peut  établir  la  signification  de  la  décision  adminis- 
trative préalable,  entendue  comnie  conclusions  prises  par  l'ad- 
ministration en  vue  de  l'instance,  et  entraînant  acceptation  de 
celle-ci,  par  trois  ordres  de  considérations  :  l'examen  direct  de 
la  jurisprudence  du  Conseil  d'Etat  sur  la  décision  préalable  ; 
l'étude  de  la  loi  du  17  juillet  1900,  article  3,  sur  le  silence  de 
l'administration,  et,  enfin,  l'observation  des  hypothèses  dans 
lesquelles  est  ou  n'est  pas  admise  la  procédure  du  défaut  de- 
vant la  juridiction  administrative. 

a)  M.  Artur  a  réuni  lui-même  un  assez  grand  nombre  d'ar- 
rêts du  Conseil  d'Etat  relatifs  à  la  décision  administrative 
préalable  '  et  nous  en  avons  relevé  d'autres. 

Il  en  est  d'abord  d'où  l'on  peut  déduire  purement  et  sim- 
plement la  nécessité  de  la  décision  administrative  préalable 
sur  toute  réclamation  contentieuse  à  porter  au  Conseil  d'Etat, 
soit  qu'ils  déclarent  le  recours  au  Conseil  d'Etat  recevable 
parce  qu'il  existe  une  décision  préalable  ^,  ou  non  recevable 
parce  qu'il  n'y  a  pas  eu  décision  préalable"^,  ou  parce  que  la 

1.  Dans  ma  brochure,  La  gestion  administrative,  Paris,  189g,  pp.  4^ 
els.,  et  spécialement  p.  5o  :  0  Si  le  compromis  juridictionnel  existe  au  point 
«  de  vue  de  l'introduction  de  l'instance,  c'est  encore  bien  imparfjiitement. 
«  Dans  la  plupart  des  affaires,  il  reste  tout  volontaire,  l'administration 
«  n'accepte  le  juge  que  si  cela  lui  plaît.  En  effet,  en  principe,  c'est  elle  qui 
«  crée  le  contentieux,  et  voici  comment,  etc..  » 

2.  Op.  cit.,  pp.  106  et  s. 

3.  C.  E.,  3  juillet  iqoS,  Conseil presbytéral  de  Sedan,  p.  488  :  «  Consi- 
dérant qu'il  résulte  de  la  décision  du  ministre  des  finances  que  l'adminis- 
tration conteste,  etc..  qu'ainsi  il  existe  un  litio-e  dont  le  Conseil  presbytéral 
est  recevable  à  saisir  le  Conseil  d'Etat.  » 

4.  C.  E.,  21  mai  1897,  Hugues,  p.  399  :  a  Considérant  que  la  requérante 


LES    ELE3IEXTS    DU    CONTENTIEUX,  Sq 

décision  préalable  rapportée  ne  statue  pas  exactement  sur  la 
question  soulevée  clans  la  requête  qui  contient  ainsi  un  chef 
de  demande  ou  une  conclusion  nouvelle  ',  ou  parce  que  la  dé- 
cision rapportée,  qui  aurait  dû  émaner  du  ministre,  n'émane 
pas  de  lui  "  ;  soit  que  les  arrêts  indiquent  spontanément  aux 
parties  la  réclamation  préalable  au  ministre  comme  une  pro- 
cédure à  suivre^.  Et  cette  exigence  de  la  décision  préalable 
n'est  pas  limitée  au  cas  où  c'est  le  ministre  qui  doit  statuer, 
elle  existe  aussi  bien  si  c'est  le  Préfet  ou  le  Conseil  général  ou 
si  c'est  le  Conseil  municipal,  c'est-à-dire  que  l'instance  admi- 
nistrative ne  peut  pas  plus  se  lier  avec  un  département  ou  une 
commune  qu'avec  l'Etat  sans  l'accomplissement  de  cette  for- 
malité*. 


n'ayant  pas  adressé  cette  demande  au  ministre  de  la  çuerre  ne  peut,  en 
l'état,  la  présenter  au  conseil  «  ;  24  juin  1898,  Ressègue,  p.  l\%/\  :  ci  Consi- 
dérant qu'il  n'appartiendrait  au  Conseil  d'État  de  faire  droit  à  ces  conclu- 
sions que  si  elles  lui  étaient  présentées  à  la  suite  d'un  rejet  par  le  ministre 
d'une  demande  de  pension;  cons.  que  la  dame  Ressègue  n'a,  à  aucun  mo- 
ment, saisi  le  ministre  d'une  semblable  demande  ;  que,  dès  lors,  ses  con- 
clusions sont,  en  l'état,  non  recevables  »  ;  6  janvier  1899,  Hœgestrand, 
p.  i;  24  lévrier  1899,  Viaud  (P.  Loti),  p.  i53;  22  mars  1901,  Rivière, 
p.  322;  21  nov.  igo2,  Carbijuel,  p.  686;  16  mai  1902,  Vafin,  p.  882; 
16  mai  1904,  Prieur,  p.  385;  20  mai  1904,  Jnffrca,  p.  434- 

1.  C.  E.,  i5  juillet  1898,  Mantoz,  p.  553;  28  juillet  1899,  Poilecol, 
p.  552;  7  août  1900,  Deschamps,  p.  543;  8  mai  1908,  Boni([uet,  p.  334; 
cfr.  24  juin  1881,  Courtin;  1 3  avril  i883,  Sanson  ;  20  mars  1892,  Viard; 
19  janvier  1894,  de  Pins,  cité  par  M.  Artur,  p.  169,  op.  cit.  —  Le  Conseil 
d'Etat  se  réserve  d'apprécier  si  la  demande  non  soumise  au  ministre  est 
vraiment  nouvelle  ou  si  ce  n'est  pas  sous  une  nouvelle  forme  une  demande 
déjà  soumise  (Viard,  de  Pins). 

2.  C.  E.,  i5  février  1901,  Kaszelick,  p.  184,  réclamation  adressée  au 
receveur  principal  des  douanes,  alors  tju'elle  aurait  dû  l'être  au  ministre 
des  finances;  i3  nov.  1908,  Aimé,  p.  678;  20  mai   1904,  Heinrich,  p.  432. 

3.  C.  E.,  3i  juillet  1896,  Carré,  p.  621  :  «  Considérant,  d'ailleurs,  que 
«  la  décision  ne  fait  pas  obstacle  à  ce  qu'ils  saisissent  de  leur  demande  d'in- 
«  demnité  le  ministre  de  la  guerre  s'ils  s'y  croient  fondés,  etc.  » 

4.  C.  E.,  19  déc.  1889,  Cadot,  arrêt  de  principe;  20  mars  1890,  Dran- 
ceij ;  29  avrjl  1892,  WoUling  ;  i3  mai  1892,  Richard;  23  déc.  1898, 
Duchène ;  3  février  1899,  Chiroa.r,  etc.  M.  Artur  est  bien  ol)ligé  de  cons- 
tater cette  extension  de  la  pratit[uc  de  la  décision  préalable  à  des  hypothèses 


60  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Mais  les  arrêts  ne  se  bornent  pas  à  constater  la  nécessité 
de  la  décision  administrative  préalable  ;  ils  lui  donnent  la 
sio-nification  de  conclusions  destinées  à  lier  l'instance. 

D'une  part,  une  fois  que  le  ministre  a  rendu  une  décision 
pour  rejeter  une  réclamation,  le  pourvoi  est  recevable,  l'ins- 
tance est  liée  et  le  ministre  n'est  pas  autorisé  à  se  prévaloir 
de  ce  que  sa  décision  aurait  dû  être  précédée  d'une  autre 
décision  '. 

D'autre  part,  si  le  pourvoi  a  été  introduit  en  fait  sans  que 
le  ministre  eût  au  préalable  statué  administrativement  sur  la 
réclamation,  mais  que,  dans  l'instance,  au  lieu  d'opposer  la 
fin  de  non-recevoir  qui  en  résulte,  il  présente  des  observations 
au  fond,  le  Conseil  d'Etat  interprète  ces  observations  comme 
des  conclusions  tardives,  et  ces  conclusions,  quoique  tardives, 

où  ce  n'est  pas  le  ministre  qui  statue,  ce  qui  n'est  pas  favorable  à  sa  thèse 
exclusive  de  la  survivance  de  la  doctrine  du  ministre  juge;  il  y  voit,  mal- 
£^ré  tout,  un  dernier  avatar  de  cette  doctrine  {op.  cit.,  p.  174)-  Cette  inter- 
prétation des  faits  est  d'autant  plus  insoutenable  que  le  mouvement  de  juris- 
prudence inaui?uré  par  l'arrêt  Cadot  et  par  lequel  le  Conseil  d'État  s'est 
affirmé  comme  le  juge  de  droit  commun  du  contentieux  administratif  —  à 
rencontre  du  ministre  —  est  dû  à  Edouard  Laferrière,  l'adversaire  le  plus 
acharné  de  la  juridiction  ministérielle.  C'est  une  autre  idée  qui  commence  à 
agir  ;  Laferrière  explique  formellement  qu'on  cherche  un  procédé  pour  saisir 
le  Conseil  d'État  et  que  ce  procédé  consiste  à  obtenir,  au  préalable,  une  dé- 
cision exécutoire  administrative  pour  créer  le  litige  {Traité  de  la  jnridict. 
adm.,  l'e  édit.,  1887,  t.  I,  p.  l\io  :  «  On  n'a  qu'à  agir  à  l'égard  de  la 
«  commune  comme  on  agit  à  l'égard  de  l'État,  c'est-à-dire  à  provoijuer  une 
«  décision  de  son  représentant  légal  ;  ainsi  il  existera  une  décision  suscep- 
«  tible  de  recours  contentieux...  partout  où  il  existe  une  autorité  ayant  un 
«  droit  de  décision  propre  et  pouvant  rendre  des  décisions  exécutoires  par 
«  elles-mêmes,  un  débat  contentieux  peut  naître  et  le  Conseil  d'Etal  peut 
«  être  directement  saisi.  » 

I.  C.  E.,  24  janvier  1902,  Carraa,  p.  49»  affaire  relative  à  une  demande 
de  pension  de  retraite  directement  formée  par  un  fonctionnaire  civil.  Le 
ministre  objectait  que  la  décision  préalable  d'admission  à  la  retraite  n'ayant 
pas  été  rendue,  le  requérant  n'était  pas  recevable  à  demander  directement 
la  pension.  Le  Conseil  d'Etat  répond  :  <i  Considérant  que,  bien  que  n'ayani 
pas  été  admis  à  faire  valoir  ses  droits  à  la  retraite,  le  requérant  a  formé  une 
demande  de  pension  que  le  ministre  a  rejetée  par  la  décision  attaquée  ; 
qu'ainsi  son  pourvoi,  enregistré  dans  le  délai,  est  recevable.  » 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  6l 

suppléent  à  l'absence  de  la  décision  préalable,  ce  qui  prouve 
bien  que  celle-ci  joue  exactement  le  rôle  de  conclusions  '. 

b)  Nous  aurons  à  déterminer  d'une  façon  plus  précise  la 
portée  des  conclusions  préalables  contenues  dans  la  décision 
administrative,  mais  il  faut  auparavant  achever  notre  démons- 
tration. La  loi  du  17  juillet  1900,  art.  3,  nous  en  offre  le  moyen. 

I.  C.  E.,  12  février  1870,  de  Panât,  p.  87;  8  août  1878,  Robert  et  Ani- 
brosiiis,  p.  768;  21  mars  1879,  Mercier;  lO  décembre  1887,  CM  Morelli  • 
27  nov.  1891,  Morton  ;  i3  juillet  1892,  Blondel  Ld/jorte;  7  février  189O, 
Cornaille,  p.  120;  22  juillet  1898,  Launuij,  p.  670;  3  février  1899,  Beaii- 
doitin,  p.  91;  24  mars  1899,  Favril  et  Flacon,  p.  268  dans  les  visas; 
22  déc.  1899,  Sàtre,  p.  772;  i3  mars  1908,  Allicane,  p.  288;  i3  nov.  1908, 
Aimé,  p.  678;  20  mai  1904,  Heinrich,  p.  432.  —  Quelques-unes  de  ces  dé- 
cisions sont  très  explicites  :  «  Considérant  que  si  la  demande  d'indemnité  a 
«  été  formulée  pour  la  première  fois  devant  le  Conseil  d'Etat,  le  ministre 
(i  de  la  guerre  a,  dans  ses  observations  présentées  le  5  août  1897,  déclaré 
u  accepter  le  débat  sur  ce  point  et  a  conclu  au  rejet  de  la  demande  ; 
<i  qu'ainsi,  il  y  a  lieu  de  considérer  les  dites  observations  comme  constituant 
«  une  décision  et  de  statuer  au  fond  »,  3  février  1899,  Beandoiiin  ;  «  Consi- 
<(  dérant  que  le  ministre  ne  s'est  pas  approprié  dans  des  observations  en 
«  réponse  les  conclusions  de  la  dépêche  attaquée  (et  qui  n'émanait  pas  de 
0  lui)  )),  i3  nov.  1908,  Aimé;  même  formule  dans  C.  E.,  24  mars  1904, 
Heinrich.  —  Dans  l'affaire  Ci»^  Morelli,  16  décembre  1887,  le  ministre 
soumet  des  observations  au  Conseil  d'Etat,  mais  il  a  soin  de  déclarer  qu'il 
ne  les  produit  qu'à  titre  de  renseignement,  sans  vouloir  lier  l'instance.  Donc 
le  point  important,  soit  pour  la  décision  administrative  préalable,  soit  pour  les 
observations  sur  le  pourvoi,  c'est  bien  de  lier  ou  de  ne  pas  lier  l'instance, 
de  l'accepter  ou  de  ne  pas  l'accepter. 

M.  Artur,  qui  signale  une  bonne  partie  de  ces  arrêts,  est  allé  ici  bien  près 
de  la  vérité;  il  voit  dans  cette  pratique  du  Conseil  d'Etat  la  preuve  de  l'inu- 
tilité de  la  décision  administrative  préalable,  puis(|u'on  finit  par  s'en  passer. 
«  On  pourrait,  dit-il,  statuer  directement  dans  tous  les  cas,  sauf  à  condamner 
l'Etat  par  défaut  si  le  ministre  s'obstinait  à  ne  pas  conclure.  »  {Op.  cit., 
p.  178.) 

Sans  doute  on  finira  par  se  passer  de  la  décision  administrative  préalable, 
et  je  crois  aussi  (|ue  l'on  arrivera  à  une  procédure  par  défaut  pour  lier 
l'instance.  Mais  nous  n'y  sommes  pas  encore;  il  convient  de  respecter  les 
lenteurs  et  les  ménagements  de  l'évolution  historique.  Et,  en  attendant,  il 
ne  faut  pas  dire  que  la  décision  administrative  préalable  soit  inutile  ;  il  faut 
reconnaître  qu'elle  est,  au  contraire,  fort  utile,  puisqu'elle  est  un  procédé 
efficace,  quoique  imparfait,  assurant  la  liaison  de  l'instance,  et  qu'elle  ne  peut 
encore  être  suppléée  que  par  des  conclusions  contradictoires  prises  dans 
l'instance.        * 


f-)2  RKCUKIL    DR    t.KGISLATION. 

('e  Icxlc  se  jut-sciilc  (•Miniiir  (Icsliiir  A  jutrcr  à  mi  grave 
iiiconvciiierïl  ilii  svstèiue  clo  la  dôcisiitii  ()réalab!e,  qui  était 
qu'en  s'ahsienaiit  de  réju)iHlre  à  une  réclamation,  fût-elle 
cent  fois  justifiée^  l'administration  empèdiait  la  formation 
de  l'instance.  C'était  le  silence  de  Iddininistiuition,  donX  celle-ci 
usait  comme  d'nn  privilégie  '  et  auquel  il  n\  avait  d'autre  re- 
mède (jue  de  l'assimiler  à  une  décision  de  rejet.  Débarrassée 
de  certaines  prescriptions  de  détail,  la  disposition  est  ainsi 
conçue  :  «  Dans  les  affaires  contentieuses  qui  ne  peuvent 
<(  être  introduites  devant  le  Conseil  d'Etat  que  sous  la  forme 
«  de  lecours  contre  une  décision  administrative,  lorsqu'un 
((  délai  de  plus  de  quatre  mois  s'est  écoulé  sans  qu'il  soit 
((  intervenu  aucune  décision,  les  parties  intéressées  peuvent 
«  considérer  leur  demande  comme  rejetée  et  se  pourvciir  de- 
«  vaut  le  Conseil  d'Etat.  —  Si  l'autorité  administrative  est  un 
«  corps  délibérant,  les  délais  ci-dessus  seront  prorog^és,  s'il  y 
«  a  lieu,  jusqu'à  l'expiration  de  la  première  session  lég-ale  qui 
«  suivra  le  dépôt  de  la  demande.  » 

Une  première  observation  s'impose,  c'est  que  ce  texte  est  une 
loi  de  procédure.  D'abord,  il  a  été  introduit  dans  une  propo- 
sition de  loi  relative  à  la  création  d'une  section  temporaire  du 
contentieux  au  Conseil  d'Etat.  Ensuite,  les  travaux  prépara- 
toires montrent  qu'on  a  eu  la  préoccupation  de  perfectionner 
la  procédure  administrative,  comme  l'avait  déjà  fait  dans  une 
hypothèse  particulière  l'article  7  du  décret  du  2  novembre 
1864  :  «  La  justice  du  Conseil  d'Etat  peut  être  mise  en  échec 
«  par  d'autres  causes  que  l'encombrement  du  rôle,  telles  que 
((  le  silence,  l'inertie  ou  le  mauvais  vouloir  de  certaines  auto- 
»  rites  administratives.  Il  convient  d'y  apporter  des  remèdes 
((  qui  ne  tiennent  plus  à  l'organisation  de  cette  haute  juridic- 
«  tion,  mais  aux  règles  mêmes  de  la  procédure...  L'abstention 

I.  V.  nioa  Précis  de  droit  cidni.,  5^  édit.,  p,  228;  Umberto  Borsi,  // 
silenzio  délia  piiblica  aniministracione,  extrait  de  la  Giurisprudeuziu 
italiana,  vol.  LV.  année  1908. 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  63 

«  systématique  de  l'administration  peut  avoir  j)onr  etï'ef  de 
«  léser  des  droits  certains,  et,  dans  ce  cas,  le  refus  de  toute 
rt  décision,  en  ne  donnant  aucune  prise  à  un  recours  pour 
«  excès  de  pouvoir,  peut  équivaloir  à  un  véritable  déni  de 
((  justice,  etc.  ',.,  »  Enfin,  les  expressions  même  de  la  loi 
visent  une  procédure  qui  se  déroule  :  «  dans  les  affaires  con- 

tentieuses   qui    ne   peuvent  être   introduites   que sous   la 

forme  de lorsqu'un  délai  de  s'est  écoulé les  par- 
ties peuvent  considérer  leur  demande  comme  rejetée  et  se 
pourvoir » 

Une  seconde  observation  est  que  notre  article  3  de  la  loi 
du  17  juillet  1900  crée  une  fiction,  comme  l'avait  déjà  fait 
l'article  7  du  décret  du  -i  novembre  r864-  Il  assimile  le  silence 
gardé  par  l'administration  pendant  quatre  mois  sur  une  récla- 
mation à  une  décision  de  rejet.  Or,  créer  de  toutes  pièces,  par 
une  fiction  légale,  une  décision  administrative  serait,  de  la 
part  du  lég-islateur,  prétention  bien  hardie  s'il  s'ag-issait  d'une 
décision  d'où  dépendrait  la  naissance  d'un  droit  '  ;  il  est  à 
croire,  dès  lors,  que  cette  décision  n'a  qu'une  importance 
de  procédure,  car  le  législateur  ne  s'est  jamais  fait  fauté  de 
supposer  accomplies  des  formalités  de  procédure. 

S(Mis  le  bénéfice  de  ces  observations,  il  paraît  clair  (pie  la 
loi  du  17  juillet  1900  a  eu  pour  résultat  tout  à  la  fois  de  con- 
firmer la  procédure  de  la  décision  administrative  préalable  et 
cependant  de  lui  trouver  un  succédané  pour  le  cas  où,  par  le 
fait  de  l'administration,  elle  ne  pourrait  pas  être  employée. 
Dans  le  cas  de  silence,  le  recours  va  donc  être  intenté  sans 
que  l'administration  ait  pris  ses  conclusions.  Cependant,  une 
instance  ne  peut  pas  s'organiser  sans  conclusions  des  plai- 
deurs ;  c'est  que  le  ministre,  quand  on  lui  communiquera  le 

1.  Rapport  Chastenet  à  la  ChamJjre  des  députés.  S.,  lois  annotées,  1900, 
p.  ii53. 

2.  A  ce  point  de  vue,  les  observations  de  M.  Artur  sont  justes  {op.  cit., 
p.  i43). 


64  RECUEIL    T)F.    LKGFSLATION. 

{)()iuv(ti,  poiiiTii  roiK^liiic  ;iii  l'oiid  dans  ses  ribservalioiis  et 
qu'alors  «  il  y  aura  lieu  de  cousidérer  lesdites  observations 
comme  ronstituanl  une  «lécision.  o  (  C.  E. ,  3  février  1899. 
Bea II  (In in ,  j  >  rcci  lé.) 

La  réforme  de  la  loi  dw  ly  juillet  1900  a  donc  pour  objet 
la  liaison  ou  Tacceptation  de  l'instance.  Elle  prêterait  à 
de  bien  autres  dé\eloppements  si  l'on  voulait  en  donner  l'ex- 
plicaliou  comj)lète.  Nous  aurons  occasion  d'v  revenir  au  point 
de  vue  de  l'intluence  cpi'elle  est  appelée  à  avoir  sur  les  desti- 
nées du  conlenlieux  administratif.  Pour  le  moment,  nous 
nous  boinons  à  ces  constatations  '. 


I.  M.  Artur  a  été  visiblement  surpris  par  la  loi  du  17  juillet  igoo  qui  est 
survenue  pendant  qu'il  publiait  son  élude  sur  la  Séparation  des  pouvoirs  et 
la  séparation  des  fonctions  dans  la  Revue  du  droit  public  et  alors  qu'il  avait 
déj/i  pris  position.  Il  s'est  refusé  à  voir  l'évidence,  à  savoir  que  cette  loi, 
tout  en  modifiant  la  procédure  de  la  décision  préalable,  y  était  cependant 
relative  et  la  consacrait,  par  suite,  consacrait  le  caractère  purement  admi- 
nistratif de  cette  décision.  Il  s'est  efforcé  de  ramener  à  tout  prix  la  loi  de 
Hjoo  à  la  doctrine  du  ministre-juge,  et,  dans  cet  esprit,  à  l'avance,  il  a  dé- 
terminé le  champ  d'application  de  la  loi  :  elle  ne  s'appliquera,  dit-il,  que 
dans  les  hypothèses  où  le  réclamant,  au  moment  où  il  sollicite  une  décision 
du  ministre,  a  déjà  été  lésé  dans  son  droit,  par  exemple,  a  déjà  subi  un 
préjudice  du  fait  de  l'administration;  mais  elle  ne  s'appliquera  pas  lorsque  le 
réclamant  sollicite  un  fait  à  accomplir  par  l'administration,  alors  même  que 
ce  fait  lui  serait  nécessaire  pour  l'exercice  d'un  droit;  par  exemple,  la  loi 
nouvelle  ne  s'appliquera  pas  aux  demandes  de  délivrance  d'alignements,  de 
délivrance  de  permis  de  chasse,  de  liquidation  de  pensions  de  retraite.  En 
effet,  ce  qu'on  demande  au  ministre  dans  les  premières  hypothèses,  c'est  un 
acte  de  juridiction;  ce  qu'on  lui  demande  dans  les  secondes,  c'est  un  acte 
d'administration  pure  ;  or,  la  loi  peut  bien  assimiler  le  silence  gardé  par  le 
ministre  à  une  décision  quand  il  s'agit  d'un  acte  de  juridiction  pour  éviter 
le  déni  de  justice,  mais  elle  ne  saurait  suppléer  à  un  acte  qui  n'est  pas  de 
juridiction  (op.  cit.,  p.  196). 

La  jurisprudence  n'a  pas  suivi  M.  Artur  dans  la  voie  qu'il  lui  indif|uail, 
et  ainsi  elle  a  condanuié  sa  doctrine.  A  ma  connaissance,  il  a  été  rendu 
une  demi-douzaine  d'arrêts  sur  l'application  de  la  loi  du  17  juillet  1900 
(C.  E.,  12  décembre  1902,  Hémon,  p.  762;  22  mai  i^o'i,  Dareste,  p.  l\o\  ; 
7  août  1908,  Sevrez,  p.  626;  i3  nov.  1908,  Aimé,  p.  678;  29  avril  1904, 
Lainy,  p.  3.5 1  ;  20  mai  1904,  Réstd,  p.  4^3;  Sautriau,  p.  424  »  HeinricJt, 
p.  432;  i^r  juillet  \^o[\,  fabrique  d'Annecy,  p.  533).  Or,  là-dessus,  il  y 
a  deux  affaires  de  demande  de  pension  [Aimé  et  Heinrich)  et  une  demande 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  65 

c)  Bien  évidemment  lorsque  la  procédure  de  la  décision 
{)réalable  n'est  pas  imposée  devant  la  juridiction  administra- 
tive c'est  qu'un  recours  peut  être  intenté  contre  l'administra- 
tion directement,  sans  aucune  demande  préliminaire  et  sans 
l'observation  d'aucun  délai  pour  attendre  la  réponse.  Il  existe 
de  ces  recours  directs  :  la  loi  du  17  juillet  1900,  article  3,  à 
elle  seule,  nous  en  avertirait,  car,  d'une  part,  elle  n'est  rela- 
tive qu'aux  atraires  contentieuses  introduites  deuant  le  Conseil 
(VEtat,  elle  ne  vise  pas  celles  qui  seraient  portées  en  premier 
ressort  devant  le  Conseil  de  préfecture,  sans  doute  parce  que 
le  recours  direct  y  est  possible  '  ;  d'autre  part,  elle  ne  semble 
même  pas  relative  à  toutes  les  affaires  portées  en  premier 
ressort  au  Conseil  d'Etat,  mais  seulement  à  celles  qui  ne  peu- 
vent être  introduites  que  sous  la  forme  de  recours  contre  une 
décision,  ce  qui  laisse  bien  supposer  qu'il  en  est  d'autres  qui 
peuvent  être  introduites  par  le  recours  direct ^ 


de  réintégration  dans  le  cadre  d'une  administration  (//(?/»on)  qui  sont  juste- 
ment de  la  catégorie  exclue  par  M.  Artur.  La  jurisprudence  suit  visiblement 
l'interprétation  proposée  par  Laferrière,  op.  cit.,  II,  p.  433,  qui  distingue 
simplement  entre  les  affaires  susceptibles  de  devenir  contentieuses  et  celles 
qui  ne  le  sont  pas. 

1.  Il  y  a  besoin  de  distinctions.  Pour  certaines  des  affaires  dont  le  con- 
tentieux est  attribué  au  Conseil  de  préfecture,  la  question  ne  se  pose  pas, 
car  la  décision  administrative  contre  laquelle  est  formée  la  réclamation 
existe  d'avance.  Ainsi  en  est-il  en  matière  de  contributions  directes,  où  l'on 
réclame  contre  le  rôle,  et  en  matière  d'élections,  où  l'on  réclame  contre  la 
décision  du  bureau  électoral  ou  de  la  Commission  de  recensement.  C'est 
surtout  en  matière  de  travaux  publics  que  le  recours  direct  apparaît  comme 
possible  ;  il  l'est  sûrement  au  profit  des  tiers  qui  ont  été  victimes  d'un  dom- 
mage résultant  des  travaux  (C.  E.,  i5  mai  1908,  Compagnie  de  Bilbao, 
p.  362)  ;  en  revanche,  les  cahiers  des  charges  imposent  souvent  à  l'entrepre- 
neur une  réclamation  préalable  au  recours,  et  en  même  temps  ils  assimi- 
lent le  silence  de  l'administration  à  une  décision  de  rejet  {Cahier  des  clau- 
ses et  conditions  générales,  art.  5o  et  5i  ;  cfr.  Laferrière,  o/j.  cit.,  -i, 
p.  i36). 

2.  Par  exemple,  un  avocat  au  Conseil  d'Etat  et  à  la  Cour  de  cassation 
demande  au  Conseil  l'homologation  d'une  délibération  du  Conseil  de  l'ordre 
des  avocats  (C*.  E.,  4  juin  1897,  Z.e/b/-/,  p.  453)  ;  autre  exemple,  un  employé 


66  RECUEÏL    DE    LÉGISLATION. 

11  nous  l'ail!  observer  atlentiveinent  ces  hypothèses, 
d'abord  pour  voir  comment  s'v  [)roduit  la  liaison  de  l'instance, 
ensuite  pour  établir  un  jtarallèle  entre  le  piorc'-dé  de  la  déci- 
sion j>réalable  et  celui  du  recours  direct. 

Lorsque  le  recours  direct  est  possible  contre  une  adminis- 
tration devant  une  juridiction  administrative,  l'instance  se  lie 
selon  la  procédure  ordinaire  du  défaut,  c'est-à-dire  que  si 
l'administration  n'accepte  pas  le  débat  contradictoire  en  four- 
nissant sa  requête  ou  son  mémoire  en  défense  dans  les  formes 
requises,  elle  est  condamnée  par  défaut,  sauf  pour  elle  la 
possibilité  de  faire  opposition.  La  voie  de  l'opposition  contre 
les  décisions  rendues  par  défaut  est  inscrite  dans  les  textes 
qui  règ^lent  la  procédure,  soit  devant  le  Conseil  d'Etat,  soit 
devant  les  conseils  de  préfecture  (D.  22  juillet  1806,  art.  29 
à  3i;  L.  22  juillet  1889,  art.  62,  53);  elle  peut  être  employée 
par  les  administrations  aussi  bien  que  par  les  parties  privées  ; 
elle  l'a  été,  la  jurisprudence  en  fournit  des  exemples,  mais, 
à  ma  connaissance,  seulement  dans  des  hypothèses  d'affaires 
introduites  par  recours  direct';  jamais  dans  des  affaires  in- 
troduites après  décision  préalable. 

Cette  constation  est  du  plus  haut  intérêt,  car  la  procédure 
du  défaut  et  de  l'cipposition  est  certainement  pour  sauvegar- 
der les  intérêts  du  défendeur  dans  la  liaison  de  l'instance  ;  il 
est  à  croire  que  le  procédé  de  la  décision  préalable,  qui  ne  se 
cumule    pas    avec    celui    du    défaut,    qui,    au    contraire,    est 


de  la  Banque  de  France  demande  aux  administrateurs  de  celle-ci  une  pen- 
sion (C.  E.,  9  février  i883,  Doisy  de  Villargennes),  ou  des  dommages- 
intérêts  (C.  E.,  3  juillet  1908,  Mercié,  p.  485).  Ces  contentieux  sont  assuré- 
ment très  spéciaux.  On  peut  citer  encore  les  réclamations  contre  les  élections 
au  Conseil  général,  mais  elles  sont  en  réalité  dirigées  contre  la  décision  du 
bureau  électoral  du  chef-lieu  de  canton.  En  somme,  les  exemples  sont  rares. 
I.  En  fait,  dans  des  affaires  de  travaux  publics  (C.  E.,  27  juin  i834, 
ju-éfel  (lit  Bas-Hliin  ;  10  août  i85o,  Foi-liin  des  /sscn-ds  ;  12  mai  1869, 
département  dès  Ardennes;  3i  mai  1896,  fabrique  de  Sainl-Trophime ; 
12  mai  1900,  Sèjulon;  3  juillet  1908,  Granges. 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  67 

employé  lorsque  le  défaut  ne  l'est  pas,  remplit  exactement  la 
même  fonction. 

Mais  le  parallélisme  de  ces  deux  procédés  de  liaison  de 
l'instance  pose,  dès  qu'il  est  vérifié,  la  question  de  leur  hié- 
rarchie. Pourquoi  deux  procédés  différents  pour  obtenir  le 
même  résultat?  Comment  se  partagent-ils  la  matière  conten- 
tieuse?  N'en  est-il  pas  un  qui  constitue  le  droit  commun  et 
l'autre  l'exception  ? 

La  réponse  à  ces  questions  me  paraît  devoir  être  tirée  d'une 
distinction  de  portée  très  g-énérale  à  faire  dans  les  procédures 
qui  intéressent  l'administration.  Il  en  est  où  elle  a  la  qualité 
de  partie  en  cause,  et  d'autres  où  elle  ne  l'a  pas.  La  «  partie 
en  cause  »  est  le  plaideur  complètement  subordonné  à  l'ins- 
tance. Cette  subordination  se  marque  par  trois  circonstances  : 
1°  la  condamnation  aux  dépens';  2"  la  relativité  de  la  chose 
jugée";  3°  le  fait  que  le  défendeur  ne  peut  échapper  au 
recours  direct  du  demandeur  et  est  obligé  d'accepter  l'instance 
sous  peine  de  condamnation  par  défaut  \  Cette  notion  de  la 
partie  en  cause  a  été  longue  à  se  constituer,  même  pour,  les 
parties  privées.  A  plus  forte  raison  mettra-t-elle  du  temps  à 
s'imposer  à  l'administration. 

Le  travail  d'assujettissement  est  cependant  commencé.  Dès 
maintenant,  il  y  a  des  hypothèses  où  l'administration  qui 
plaide  est  considérée  comme  partie  en  cause,  et  il  en  est 
d'autres  où  elle  est  encore  considérée  comme  puissance  pu- 
blique, c'est-à-dire  comme  indépendante  de  l'instance.  Le 
sens  dans  lequel  se  produit  l'évolution  est  certain,  mais 
elle  s'acconqjlit  lentement,  gauchement  et  par  à-coups.  Les 
trois  éléments  constitutifs  de  la  qualité  de  «  partie  en  cause  » 


r.  C.  Proc.civ.,  art.  i3o.  c  Toute  partie  qui  succombera  sera  condamnée 
aux  dépens.  » 

2.  C.  civ.,  art.  i35i  :  «  Il  faut  que  la  demandesoit  entre  les  mêmes  par- 
ties. » 

3.  C.  Proc.  civ.,  art.  i49  et  suiv. 


68  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

ne  se  développent  pas  simultanément.  La  relativité  de  la 
chose  jug-ée  semble  marcher  la  première  '  ;  puis  vient  la  con- 
damnation aux  dépens-;  la  nécessité  de  défendre  sur  le 
recours  direct  du  demandeur,  sous  peine  de  condamnation  par 
défaut,  est  la  plus  longue  à  s'imposer  et,  sans  doute  aussi, 
la  plus  difficile  à  admettre;  toujours  est-il  qu'aujourd'hui 
encore,  des  matières  comme  les  marchés  de  fournitures  de 
l'Etat  et  les  indemnités  pour  fautes  de  service  admettent  la 
relativité  de  la  chose  jugée  et  la  condamnation  aux  dépens  de 
l'Etat  et  n'admettent  pas  la  citation  directe,  la  décision  préala- 
ble v  est  toujours  exigée  ;  la  matière  des  pensions  admet   la 


I.  L'autorité  de  la  chose  jugée  s'est  établie  très  largement  en  droit  admi- 
nistratif, et  dès  le  début,  non  seulement  dans  le  contentieux  de  la  pleine  ju- 
ridiction, mais  même  dans  celui  de  l'annulation,  avec  cette  seule  exception 
que,  dans  les  recours  en  annulation,  l'acte  annulé  l'est  ergà  onmes.  Cfr.  La- 
ferrière,  op.  cit.,  2,  p.  071  et  suiv.  ;  Lacoste,  De  la  chose  jugée,  1894, 
p.  4i6  et  suiv. 

•2.  Primitivement,  leConseil  d'Etat  se  refusait  à  prononcer  la  condamnation 
aux  dépens  au  profit  ou  à  la  charge  des  administrations  publiques  en  aucun 
cas;  la  loi  du  3  mars  1849,  ^^^-  42,  avait  rendu  obligatoire  pour  la  section  du 
contentieux  l'article  i3o  du  Code  de  procédure  relatif  à  la  condamnation  aux 
dépens,  elle  fut  appliquée  pendant  deux  ans  et  demi  et  abrogée  par  le 
décret  organirjue  du  Conseil  d'Etat  du  20  janvier  i852,  art.  27.  Le  Conseil 
revint  à  sou  ancienne  jurisprudence,  malgré  les  conclusions  de  certains  de 
ses  commissaires  du  gouvernement,  \LM.  Reverchon  (C.  E.,  27  février  1802, 
Niocel)  et  Robert  {C.  E.,  16  déc.  i8G3,  ville  de  Ham).  Le  décret  du  2  no- 
vembre 1864,  art.  2,  réalisa  une  réforme  partielle  :  «  Les  art.  i3o  et  i3i  du 
«  C.  Pr.  civ.  sont  applicables  dans  les  contestations  où  l'administration 
«  agit  comme  représentant  le  domaine  de  l'Etat  et  dans  celles  qui  sont  rela- 
«  tives,  soit  aux  marchés  de  fournitures,  soit  à  l'exécution  des  travaux 
«  publics.  »  Depuis,  une  jurisprudence  constante  a  étendu  la  condamna- 
tion aux  dépens  à  la  charge  de  l'Etat  dans  les  affaires  de  préjudice  causé 
par  le  fonctionnement  des  services  publics  ;  mais  la  condamnation  est  refu- 
sée en  matière  de  pensions  (C.  E.,  27  déc.  1901,  Guerre,  p.  935; 
18  avril  1902,  PiUerault,  p.  279);  en  matière  de  responsabilité  des  compta- 
bles imposée  à  tort  par  le  ministre  des  finances  (C.  E.,  26  avril  1901,  Jof- 
froy,  p.  393);  en  matière  de  contingent  dû  par  l'Etat  à  un  département  pour 
les  dépenses  intérieures  du  .service  des  enfants  assistés  (C.  E.,  2  juillet,  1903, 
déparlement  de  la  Seine,  p.  4.yo,  etc.,  etc.).  Cette  question  des  dépens 
serait  à  étudier  de  près. 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  69 

relativité  de  la  chose  jugée,  mais  non  pas  la  condamnation  de 
l'Etat  aux  dépens  ni  la  citation  directe. 

En  somme,  le  procédé  de  liaison  de  l'instance  par  le 
recours  direct  et  la  condamnation  par  défaut  est  celui  qui 
convient  aux  anciens  contentieux ,  aux  affaires  dont  l'inté- 
rêt est  épuisé  pour  la  Puissance  publique,  dans  lesquelles 
celle-ci  s'est  habituée  lentement  aux  pratiques  du  commerce 
juridique  et  consente  jouer  le  rôle  d'une  «  partie  en  cause  »  '  ; 
le  procédé  de  la  décision  préalable,  au  contraire,  semble  des- 
tiné à  se  maintenir  pour  les  noiweaiix  contentieux  qui,  lors- 
qu'ils suro-issent,  présentent  pour  uu  temps  un  intérêt  de  Puis- 
sance publique  et  pour  lesquels  l'administration  n'est  pas 
encore  habituée  aux  pratiques  du  commerce  juridique.  De  ce 
point  de  vue,  on  comprend  très  bien  que  la  loi  du  17  juillet  1900 
ne  se  soit  pas  préoccupée  des  affaires  portées  au  Conseil  de  pré- 
fecture, qui  sont  toutes  d'anciens  contentieux,  et  qu'elle  soit 
relative  à  celles  portées  devant  le  Conseil  d'Etat  qui,  en  sa  qua- 
lité de  jug-e  de  droit  commun,  reçoit  les  nouveaux  contentieux. 

B)  Si  le  procédé  de  la  décision  préalable  est  destiné  à  se 
perpétuer  pour  assurer  la  liaison  de  l'instance  dans  les  nou- 
veaux contentieux,  il  importe  de  l'analyser  en  soi  davantage 
et  de  doser  exactement  ce  qu'il  contient  de  prérogative. 

Or,  il  se  peut  que  la  décision  administrative  préalable,  par 
cela  seul  qu'elle  équivaut  à  des  conclusions,  contienne  une 
délimitation  du  litige  en  même  temps  qu'une  acceptation  de 
l'instance. 

C'est  certainement  ce  que  E.  Laferrière  entendait  dire  lors- 
qu'il écrivait  :  «  La  juridiction  du  Conseil  d'Etat  a  pour  objet, 
«  non  de  simples  prétentions  des  parties,  mais  l'opposition 
«  qui  se  produit  entre  ces  prétentions   et  une  décision  admi- 

I.  Le  décret,da  22  juillet  1806,  art.  29  à  3i,  et  la  loi  du  22  juillet  i88g, 
art.  53,  relatifs  éi  la  matière  du  défautet  de  l'opposition,  emploient  à  plusieurs 
reprises  l'expression  de  0  parties  », 


"JO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

«  nistrative  riai  devient  le  véritable  objectif  de  l'instance  con- 
«  tentiense  »  (Juridict.  adm.,  2^  édit.,  t.  I,  p,  462),  ou  encore 
lors(ju'il  appelait  la  décision  administrative  «  la  matière  pre- 
mière du  débat  contentieux  »  {op.  cit.,  t.  I,  p.  322).  Il  n'est 
pas  douteux,  en  effet,  que  le  recours  contentieux  ne  soit  formé 
contre  la  décision  et  contre  l'affirmation  contenue  dans  la 
décision  ;  par  conséquent,  dans  une  certaine  mesure,  la  portée 
du  recours  est  déterminée  par  le  contenu  de  la  décision. 
A  une  réclamation  qui  lui  est  adressée,  l'administration  ré- 
pond comme  elle  l'entend,  elle  choisit  son  attitude,  et  le  re- 
cours devra  être  intenté  non  pas  d'après  la  demande  initiale, 
mais  contre  la  décision  prise  en  vertu  de  cette  attitude  de  dé- 
fense choisie  par  l'administration.  Par  exemple,  dans  une 
affaire  d'indemnité  demandée  à  l'Etat  pour  préjudice  causé 
dans  l'exécution  d'un  service  public,  le  ministre  peut  prendre 
trois  attitudes  différentes  dans  sa  décision  préalable  :  1°  il  peut 
nier  la  responsabilité  de  l'Etat  et  par  conséquent  l'existence 
de  la  dette  ;  2°  sans  nier  l'existence  de  la  dette,  il  peut  invo- 
quer la  déchéance  quinquennale;  3°  tout  en  reconnaissant  la 
dette,  il  peut  fixer  l'indemnité  accordée  à  un  chiffre  inférieur 
à  celui  qui  est  demandé.  Il  est  clair  que,  suivant  le  contenu 
de  la  décision,  le  procès  aura  des  objets  bien  différents  ;  il 
roulera  ou  bien  sur  l'existence  du  droit  à  indemnité,  ou  bien 
sur  l'application  de  la  déchéance  quinquennale,  ou  bien  sur 
le  chiffre  de  l'indemnité. 

Toutefois,  on  peut  et  on  doit  se  demander  si  cet  effet 
d'emprise  et  d'orientation  du  procès  n'est  pas  unique- 
ment relatif  à  l'introduction  de  l'instance  devant  le  jug-e, 
c'est-à-dire  à  la  fa(;on  dont  le  problème  liti^j^ieux  est  abordé, 
et  si,  une  fois  saisi,  le  juge  ne  devient  pas  libre  d'examiner 
dans  toute  son  ampleur  et  toute  sa  complexité  logique  soit  la 
réclamation  du  requérant,  soit  même  l'objet  de  la  cause.  En 
d'autres  termes,  la  décision  préalable  contre  laquelle  est  formé 
le  recours  est-elle  uniquement  pour  porter  l'affaire  devant  le 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  T I 

juge,  sauf  à  laisser  ensuite  à  celui-ci  toute  latitude,  ou  bien 
est-elle  pour  lier  le  juge  dans  une  certaine  mesure  et  pour 
limiter  ses  pouvoirs  ? 

La  réponse  à  celte  question  n'est  pas  simple  et  ne  peut 
être  obtenue  que  par  des  travaux  d'approche.  Nous  ne  sau- 
rions, évidemment,  passer  en  revue  toutes  les  matières  du 
contentieux  ordinaire,  nous  en  choisissons  trois  parmi  les  plus 
intéressantes  :  le  contentieux  des  indemnités  pour  préjudice 
causé  dans  l'exécution  des  services  publics,  celui  des  marchés 
de  travaux  publics  ou  de  fournitures  et  celui  des  pensions. 
a)  Dans  les  affaires  d'indemnités  demandées  à  l'Etat  pour  pré- 
judice causé  par  l'exécution  d'un  service  public,  accidents  aux 
personnes  ou  dommages  aux  propriétés  occasionnés  pardes  exer- 
cices de  tir,  accidents  de  manufactures  ou  d'arsenaux,  avaries 
de  navires  dans  les  ports,  etc.,  etc....  Si  la  décision  du  ministre 
rejette  purement  et  simplement  la  demande,  et  par  conséquent 
dénie  le  droit  à  indemnité,  il  est  intéressant  d'observer  la 
conduite  du  Conseil  d'Etat.  Va-t-il  s'enfermer  absolument  dans 
le  cercle  d'idées  du  droit  à  indemnité,  rendre  un  arrêt  par 
lequel  il  annulera  la  décision  du  ministre,  et  par  suite  posera 
le  principe  de  l'indemnité,  mais  sans  statuer  sur  le  chiffre  de 
celle-ci,  renvoyant  les  intéressés  devant  le  ministre  pour  une 
nouvelle  décision  de  liquidation  ?  Ou  bien  se  considérera-t-il 
comme  saisi,  par  la  décision  initiale,  de  la  question  du  chiffre 
de  l'indemnité  aussi  bien  que  de  celle  du  principe  de  l'obli- 
gation? 

A  interroger  la  jurisprudence  des  dix  dernières  années, 
on  constate  que,  sans  doute,  le  Conseil  d'Etat  renvoie  parfois 
devant  le  ministre  pour  la  liquidation  de  l'indemnité  ',  mais 


I.  C.  E.,  24  mars  1899,  Favril  et  Flacon,  p.  267;  16  mars  igoo,  Brown, 
p.  21 3;  26  avril  1901,  ga:  d'Ai.r,  p.  4oo;  i5  nov.  1901,  Leborgne,  p.  802; 
18  avril  1902^  Brngalais,  p.  282;  20  juin  1902,  Parai,  p.  46o;  12  déc.  1902, 
Le  Afagec,p.  702;  27  février  1908,  Zimmermann,  p.  179;  17  février  190.5, 
.4  II. verre. 


72  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

que  le  plus  souvent  il  commet  des  experts  '  et  qu'il  lui  arrive 
de  liquider  lui-même  immédiatement  ".  Il  suit  de  là  qu'il  se 
considère  comme  saisi  de  la  question  de  liquidation  de  l'in- 
demnité par  la  décision  ministérielle  qui  rejette  le  principe  de 
la  dette.  Lorsqu'il  renvoie  devant  le  ministre  pour  la  liqui- 
dation, c'est  [)our  des  raisons  de  commodité,  étant  donnés  la 
nature  de  l'atlaire  ou  l'étal  de  l'instruction.  Mais  ce  renvoi  n'a 
pas  plus  de  signification  que  le  renvoi  à  des  experts  et  il  n'impli- 
que point  que  le  juge  ne  se  croie  pas  suffisamment  saisi  de  la 
question  -^.  Il  ne  s'enferme  donc  pas  dans  le  seul  examen  de 
la  décision  préalable,  il  statue  sur  des  conséquences,  il  se  place 
plutôt  en  face  de  la  réclamation  du  demandeur  et  de  son  véri- 
table objet  qui  est  l'indemnité. 


I.  C.  E.,  i^rmars  iBgS,  de  Pins,  p.  2o4  ;  3  mai  1896,  Robert,  p.  870; 
17  juillet  1896,  Mollut,  p.  579;  23  juillet  1897,  '^^  Couronne/,  p.  669; 
3  déc.  1897,  Mathieu,  p.  7^8;  24  janvier  1898,  Barthélémy,  p.  [\o  ;  20  mai 
1898,  du  Rais,  p.  4o4  ;  24  juin  1898,  Montané,  p.  481  ;  2  déc.  1898,  Debar, 
p.  754;  23  déc.  1898,  Courcelle,  p.  889;  6  janvier  1899,  Hœgestrand, 
p.  I  ;  1 3  janvier  1899,  Société  des  produits  céramiques,  p.  19;  3  mars  1899, 
Castes,  p.  170;  6  avril  1900,  commune  de  Sennecé-lès-Màcon,  p.  284;  3  août 
1900,  Gillet,  p.  528  ;  25  juillet  1902,  Morel,  p.  675;  6  février  1908,  de  For- 
bin,  p.  100;  8  juillet  1904,  de  Divonne,  p.  568. 

•2.  C.  E.,  21  juin  1895,  Cames,  p.  5 10  ;  6  déc.  1895,  Chenal,  p.  796;  7  fé- 
vrier 1896,  Maugère,  p.  120;  28  février  1896,  Delagogué,  p.  199;  eod. 
Marchai;  12  juin  1896,  Maréchal,  p.  469;  7  mai  1897,  Lafaix,  p.  862; 
16  juillet  1897,  Vacher,  p.  546;  8  déc.  1897,  Sengès,  p.  747;  24  déc.  1897, 
Dolti,  p.  84o  ;  16  déc.  1898,  Chargeurs  réunis,  p.  811;  17  mars  1899, 
commune  de  Villey,  p.  228;  25  mai  1900,  Guignel,  p.  864;  8  août  1900, 
Leclére,  p.  529;  21  déc.  1900,  Voilard,  p.  8o5;  i^r  février  1901,  Petraz, 
p.  118;  24  mai  1901,  Brouillet,  p.  5o2  ;  16  mai  1902,  Falguières, 
p.  383. 

3.  On  peut  remarquer  que  les  accidents  aux  personnes  sont,  en  général, 
liquidés  immédiatement  par  le  Conseil  d'Etat,  tandis  que  les  dommages  aux 
propriétés  en  général  donnent  lieu  à  expertise.  D'ailleurs,  il  est  très  certain 
que,  pour  justifier  le  parti  qu'il  prend,  le  Conseil  d'Etat  n'invoque  absolu- 
ment que  l'état  de  l'instruction  :  »  Considérant  que  l'état  de  l'instruction  ne 
permet  pas  de  déterminer  dès  à  présent  l'importance  de  ce  dommage  i>, 
16  mars  1900,  Brown  (renvoi  au  ministre);  i<  considérant  que  les  faits  sont 
pertinents  et  de  nature  à  être  vérifiés  par  experts  »,  6  avril  1900,  commune 
de  Sennecé-lès-Màcon  (renvoi  à  des  experts)  ;  «  considérant  que  l'indemnité 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  78 

b)  Dans  les  affaires  de  travaux  publics  et  de  fournitures 
nous  ne  voulons  observer  pour  plus  de  simplicité  que  les 
procès  soulevés  par  les  résiliations,  les  mises  en  régie,  les 
marchés  par  défaut,  les  déchéances.  On  sait  que  ces  diverses 
sanctions  de  la  mauvaise  exécution  du  cahier  des  charges  par 
l'entrepreneur,  le  fournisseur  ou  le  concessionnaire,  sont  pro- 
noncées par  décisions  exécutoires  du  préfet  ou  du  ministre.  Ce 
sont  des  décisions  spontanées,  mais  au  point  de  vue  qui  nous 
occupe  en  ce  moment,  cette  particularité  n'a  aucune  impor- 
tance. Nous  supposons  le  juge  administratif  saisi  d'une  récla- 
mation de  l'intéressé  contre  la  mesure  prise,  tendant  à  l'annu- 
lation de  celle-ci  et  subsidiairement  à  une  indemnité.  Or,  nous 
constatons  ceci  :  dans  les  marchés  de  travaux  publics  à 
l'entreprise,  le  juge  ne  se  reconnaît  pas  le  pouvoir  d'annuler 
la  décision  de  résiliation  ou  de  mise  en  régie,  mais  il  accorde 
une  indemnité  lorsque  la  mesure  a  été  prononcée  à  tort^; 
dans  les  concessions  de  travaux  publics  il  annule  les  décisions 
de  déchéance",  dans  les  marchés  de  fournitures  également  il 
entre  dans  la  voie  de  l'annulation^  ce  qui  bien  entendu  n'ex- 
clut pas  l'indemnité 3.  Il  semble  que,  dans  les  nuances  de  sa 
jurisprudence,  il  soit  guidé  par  les  différences  de  rédaction  des 
cahiers  des  charges  ou  par  les  différences  de  situation  qu'il 
y  a  entre    les   entrepreneurs,   les   concessionnaires,   les  four- 


réclamée  n'est  pas  exagérée  »,3  août  1900,  Lecfère  (liquidation  par  le  Conseil 
lui-même). 

1.  Pour  la  mise  en  régie  :  C.  E.,  10  février  i83o,  Motle,  p.  86;  ig  juil- 
let i833,  Diihosf,  p.  402;  3i  mai  1848,  Richard,  p.  357;  19  mars  1849, 
Daiissier,  p.  1O9;  3  janvier  i88r,  Crélé,  p.  25:  12  février  1897,  Blanc, 
p.  119;  17  juin  1898,  commune  de  Sotilom,  p.  457-  Pour  la  résiliation  : 
C.  E.,  1848,  Midtj,  p.  4^0;  8  mai  i8C)i ,  Guiileniin,  p.  35i  ;  20  février  1868, 
Goguelaf. 

2.  C.  E.,  8  février  1878,  Pasqnel,  p.  127;  6  avril  i8g5,  Deshayes, 
p.  345;  cf.  Laferrière,  op.  cit.,  2,  p.  i3i. 

3.  Pour  1^  résiliation  :  C.  E.,  3o  août  iS-]i /'Lages/e,  p.  i45;  7  août  1874, 
Hotchkiss;  7  juin  1898,  Bonisson,  p.  452;  pour  le  marché  par  défaut, 
cfr.    C.  E.,  II  février  1898,  Poindron,  p.  loi. 


74  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

nisseurs".  Eu  tout  cas,  retenous  que  des  couclusions  subsi- 
diaires en  ijulemnité  sont  admises  dans  un  recours  contre  un 
acte  qui,  par  lui-même,  ne  pose  que  la  question  de  son  an- 
nulation ou  de  son  maintien. 

c)  Ainsi,  dans  les  affaires  de  travaux  publics  et  de  fournitures 
comme  dans  celles  de  préjudices  résultant  des  services  publics, 
le  juge  administratif  n'estime  pas  être  lié  par  la  décision  admi- 
nistrative préalable,  en  ce  sens  qu'il  statue  sur  des  questions 
subsidiaires.  Qu'il  annule  la  décision  ou  qu'il  se  refuse  à 
l'annuler,  il  se  reconnaît  le  droit  d'examiner,  outre  la  question 
directe  de  l'annulation,  la  question  indirecte  de  l'indemnité 
à  allouer.  Mais  voici  une  autre  matière  où  le  Conseil  d'Etat 
se  considère  comme  lié  beaucoup  plus  étroitement  par  la 
décision  préalable  et  comme  ne  pouvant  pas  se  saisir  des 
questions  accessoires  soulevées  par  l'annulation  de  celle-ci,  à 
moins  que  chacune  d'elles  n'ait  été  soumise  à  son  tour  au 
ministre.  Ce  sont  les  affaires  de  pensions  de  retraite. 

On  sait  que  des  recours  contentieux  peuvent  être  formés, 
lorsqu'une  pension  de  retraite  a  été  demandée,  soit  contre  la 
décision  ministérielle  qui  rejette  la  demande,  soit  contre  le 
décret  qui  concède  la  pension^.  Or,  ces  recours  ne  peuvent 
jamais  aboutir  qu'à  l'annulation  de  la  décision  ou  du  décret. 
D'une  part,  jamais  le  Conseil  d'Etat  re  liquiije  lui-même  la 
pension  qu'il  reconnaît  être  due,  il  renvoie  toujours  à  l'auto- 
rité administrative  pour  la    liquidation^.    D'autre  part,  il  ne 

1.  Cfr.  Laferrière,  op.  cit.,  II,  p.  i3i. 

2.  Pas  plus  ici  qu'ailleurs,  le  recours  n'est  recevable  en  l'absence  d'une 
décision  (C.  E.,  ô  juillet  1901,  de  Fornel  de  la  Laurencie,  p.  611; 
i3  mars  igoS,  Allicane,  p.  288;  3i  juillet  1903,  Léger,  p.  699).  C'est-à- 
dire  que  la  pension  ne  peut  pas  être  demandée  directement  au  juge. 

3.  C.  E.,  18  février  1898,  Payet,  p.  139;  20  mai  1898,  Rollin,  p.  4o8; 
24  février  1899,  Castéran,  p.  i64,  renvoi  au  ministre.  —  C.  E.,  23  décem- 
bre 1898,  Diichène,  p.  846,  renvoi  au  Conseil  ej'énéral.  —  CE.,  3  fé- 
vrier 1899,  Chirou.T,  p.  96,  renvoi  au  préfet.  —  Il  est  possible  que  pour 
les  pensions  d'Etat  cette  jurisprudence  s'appuie  sur  l'art.  24  de  la  loi  du 
9  juin  i853:  c  La  liquidation  est  faite  par  le  ministre  compétent  »;  mais 


LES    ELEMENTS    DU    CONTEMIEUX.  t5 

consent  à  Irancher  aucune  (juestion  accessoire,  si  élroitenient 
liée  qu'elle  paraisse  à  celle  du  droit  à  pension  et  alors  même 
qu'elle  aurait  fait  l'objet  dans  le  recours  de  conclusions  subsi- 
diaires. Pour  toutes  les  questions  accessoires,  il  renvoie  les 
parties  à  se  pourvoir  devant  l'autorité  administrative. 

Ainsi  en  est-il  pour  la  fixation  de  la  date  où  ont  cessé  les 
fonctions',  pour  celle  du  point  de  départ  des  arrérages  de  la 
pension";  s'il  s'agit  d'accorder  la  restitution  de  retenues 
versées  indûment  \  ou  de  prononcer  un  rappel  de  traitemenf*^. 

Par  suite  de  la  complication  des  hypothèses  et  de  la  variété 
des  pensions  organisées  par  la  législation,  pensions  à  l'ancien- 
neté, pensions  proportionnelles,  pensions  pour  infirmités,  etc., 
il  arrive  qu'un  intéressé  puisse  viser  principalement  une 
espèce  de  pension  et  subsidiairement  une  autre.  Si,  en  fait,  le 
ministre  n'a  été  saisi  d'une  demande  que  pour  une  pension 
d'infirmités  et  que  Tannulation  de  sa  décision  de  refus  soit 
demandée,  des  conclusions  subsidiaires  relatives  à  une  pen- 
sion proportionnelle  ne  sont  pas  admises  par  le  Conseil 
d'Etat -\  A  l'inverse,  si  la  décision  ministérielle  ne  statue  que 
sur  une  pension  proportionnelle,  des  conclusions  subsidiaires 
relatives  à  une  pension  pour  infirmités  ne  sont  pas  davantage 
admises  ^\ 

alors  le  Conseil  d'Etat  montre  la  même  fléférence  pour  les  règlements  des 
caisses  de  retraites  départementales  et  communales ,  puisqu'il  renvoie 
devant  le  Conseil  général  ou  devant  le  préfet  aussi  bien  que  devant  le 
ministre.  —  Lorsfjue  les  bases  de  la  liquidation  se  trouvent  discutées  à  l'oc- 
casion de  la  décision,  le  Conseil  d'État  les  indique;  si  elles  n'ont  pas  été 
discutées  devant  le  ministre,  il  ne  les  indique  même  pas.  (C.  E.,  3omars  1900, 
Vauchez,  p.  706.) 

1.  C.  E.,  i5  février  1901,  de  La  Brousse,  p.  189. 

2.  C.  E.,  29  mars  1901,  Jiibert,  p.  867. 

3.  C.  E.,    16    mai    1902,  Lorenzi,   p.    380;    18  avril    1902,  Battaglini, 
p.  283. 

f\.  C.  E.,  2/)  juillet  1900,  Teste,  p.  ôSg. 

5.  C.  E., ^10  mai  1901,  Giu7/ou,p.  452. 

6.  C.    E.,    i4   février    1890,   Debelle-Diiplan,  p.    168;    29     nov.     1901, 
Cognet,  p.  889;  i3  mars  1903,  Allicane,  p.  238. 


yB  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Les  veuves  de  militaires  ont  deux  espèces  de  droits  diffé- 
rents. Ou  bien,  si  leur  mari  était,  avant  sa  mort,  eu  instance 
pour  obtenir  pension,  elles  peuvent  suivre  l'instance  et  deman- 
der la  réversibilité  de  cette  pension  (L.  ii  avril  i83i,  art.  19, 
^  4);  ou  bien  elles  peuvent  demander  à  de  certaines  condi- 
tions une  pension  personnelle  (L.  11  aviil  i83i,  art.  19,  |  3). 
Le  taux  de  ces  deux  espèces  de  pension  est  le  même. 
Malgré  cela,  le  Conseil  d'Etat,  saisi  d'un  recours  contre  la 
décision  du  ministre  qui  refuse  à  la  veuve  la  réversibilité  de 
la  pension  du  mari,  ne  considère  pas  comme  recevables 
des  conclusions  subsidiaires  de  celle-ci  relatives  à  la  pension 
personnelle'. 

C'est-à-dire  que  les  intéressés,  dont  le  but,  très  simple  en 
soi,  est  d'obtenir  une  pension  et  la  plus  avantag-euse  pos- 
sible, et  qui,  semble-t-îl,  devraient  pouvoir  aboutir  par  un 
seul  recours,  sont  obligés  de  sérier  leurs  demandes  suivant 
les  diverses  espèces  de  pensions  et  de  retourner  devant  le 
ministre  à  chaque  nouvelle  tentative  ;  à  moins  qu'ils  n'aient 
été  assez  avisés  pour  lui  soumettre  dès  le  début  leurs  demandes 
subsidiaires  en  même  temps  que  la  demande  principale  ;  à 
moins  encore  que  le  ministre,  dans  les  observations  qu'il  pré- 
sente sur  le  pourvoi,  ne  consente  à  défendre  au  fond  sur  la 
demande  subsidiaire'. 

Ici  donc,  le  Conseil  d'Etat  se  considère  comme  lié  par  la 
décision  préalable,  il  s'enferme  dans  la  question  du  bien  ou 
mal  fondé  de  la  décision,  la  décision  délimite  le  procès-. 


1.  C.  E.,  24  juin  i8y8,  Ressègue,  p.  4^4;  i'  nov.  1898,  Artigala, 
p.  691  ;  6  avril  1900,  Le  Galle,  p.  286;  ler  mars  1901,  Vanackére,  p.  209; 
27  déc.  1901,  Degil,  p.  989;  19  juin  igoS,  Bargelon,  p.  45g,  4  déc.  1908; 
Olivier,  p.  ^Si.  —  Que  si  par  hasard  un  même  arrêt  statue  à  la  fois  sur  les 
deux  pensions,  comme  C.  E.,  7  août  1900,  Berges,  p.  067,  c'est  évidemment 
parce  que  la  décision  ministérielle  statuait,  elle  aussi,  sur  les  deux. 

2.  C.  E.,  19  juillet  1901,    Vinciguerra,  p.  665. 

3.  Voici  une  décision  qui  prouve  combien  peu  le  Conseil  d'Etat  se  préoc- 
cupe   des    intérêts  ou  des   droits  des  parties,  en  tant  qu'ils  se  présentent 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  77 

Les  quelques  fouilles  que  nous  venons  d'opérer  dans  la  ju- 
risprudence ont  la  valeur  de  sondages;  elles  ne  permettent 
pas  de  construire  une  théorie  complète  de  l'influence  de  la 
décision  préalable  sur  l'instance,  mais  elles  fournissent  des 
indications.  Nous  ne  croyons  pas  trop  nous  avancer  en  en 
déduisant  (pie  la  décision  préalable  lie  plus  ou  moins  le  juge 
suivant  que  celui-ci  croit  devoir  plus  ou  moins  respecter  les 
initiatives  de  l'administration  active;  que,  par  conséquent, 
c'est  une  question  intimement  liée  à  celle  des  rapports  entre 
le  juge  administratif  et  l'administration  active,  et,  en  somme, 
une  question  de  pouvoirs  réciproques  des  deux  autorités  en 
présence. 

Quant  aux  matières  dans  lesquelles  le  juge  croit  devoir 
se  laisser  lier  davantage  par  la  décision  administrative  préa- 
lable, il  y  a  lieu  de  penser  que  ce  sont  celles  où  l'adminis- 
tration se  trouve  en  rapport  avec  des  gens  sur  lesquels  elle 
a  une  plus  grande  autorité.  Dans  les  affaires  de  pensions,  où 
le  Conseil  d'État  se  laisse  complètement  enfermer  dans  l'exa- 
men de  la  décision ,  Tadministralion  est  en  présence  de  ses 
fonctionnaires;  elle  a  avec  eux  des  relations  particulières  et, 
vis-à-vis  d'eux,  des  habitudes  spéciales  de  commandement;  le 
Conseil  d'État  tient  compte  de  ces  habitudes.  Dans  les  affaires 
d'indemnités  pour  préjudice,  l'administration  est  en  présence 
d'intéressés  qui  font  partie  du  public,  qui  ne  lui  sont  point 
subordonnés  d'une  façon  spéciale  et  qu'il  y  a  avantage  à  sa- 

comme  extrinsèques  à  la  décision  qui  lui  est  soumise.  Une  femme,  succes- 
sivement veuve  d'un  militaire  et  d'un  marin,  se  trouve  appelée  à  trois  pen- 
sions, elle  ne  peut  en  cumuler  que  deux.  11  lui  en  a  été  concédé  une  du 
chef  de  son  second  mari  qu'elle  aurait  avantage  à  ne  pas  avoir.  Elle  attaque 
le  décret  de  concession  de  cette  pension,  attendu  qu'il  fait  obstacle  à  l'allo- 
cation d'une  pension  dérivée  de  la  demi-solde  qu'elle  pourrait  cumuler  avec 
une  pension  militaire  dont  elle  est  titulaire  du  chef  de  son  premier  mari. 
L'intérêt  qu'elle  aurait  à  cette  annulation  est  reconnu  par  le  Conseil  d'Etat 
qui  admet  les  enfants  à  intervenir.  Mais,  au  fond,  il  refuse  de  prononcer 
l'annulation,  parce  que,  pris  en  soi,  le  décret  de  concession  de  la  seconde 
pension  est  réoulier  (C.  E.,   23  février  1900,  V'illemain,  p.  161). 


78  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

tisfaire  pronipltMiUMil,  roninie  s'ils  s'élairiit  adressés  à  la  jus- 
tice ordinaire  dans  )iii«>  affaire  de  préjudice  civil;  le  Conseil 
d'Elal  j)rend  les  libertés  nécessaires  [)our  les  pouvoir  satis- 
faire. Les  enlre|)reneurs  de  travaux  publics,  les  fournisseurs, 
les  concessionnaires,  constituent  une  catég-orie  intermédiaire 
entre  les  fonctionnaires  et  le  "■rand  public;  sans  être  subor- 
donnés à  l'administration,  ils  sont  habitués  à  certaines  prati- 
ques de  celle-ci  ;  ils  ne  sont  d'ailleurs  pas  tous  sur  le  même 
plan,  on  respecte  plus  les  concessionnaires  que  les  entrepre- 
neurs de  travaux  (Laferrière,  op.  cit.,  II,  {).  i3i);  de  là  des 
nuances  dans  les  garanties  que  leur  ménage  le  jug'e. 

Finalement,  en  effet,  comme  l'intervention  du  juge  et  l'éten- 
due de  ses  pouvoirs  représentent  la  garantie  des  administrés 
contre  l'administration,  la  question  de  l'influence  de  la  décision 
administrative  sur  l'instance  revient  à  celle  du  pouvoir  de  do- 
mination de  l'administration  sur  l'administré  qui  plaide  avec 
elle,  ou  à  celle  des  rapports  de  société  plus  ou  moins  étroits 
qu'elle  a  pu  nouer  avec  lui;  et,  dans  un  régime  de  puissance 
publique,  les  modalités  du  pouvoir  de  domination  sont  essen- 
tiellement variables,  surtout  si  on  les  envisage  comme  influen- 
cées par  les  rapports  de  société  spéciaux  qu'entraînent  la  ges- 
tion quotidienne  des  services  publics  et  le  commerce  juridique 
qui  s'ensuit  '. 

I .  Ces  quelques  considérations  paraUront  sans  cloute  suffisantes  pour  ré- 
pondre aux  critiques  soulevées  par  l'affirmation  de  l'influence  de  la  décision 
préalable  sur  le  contenu  du  litige  qui,  il  faut  le  reconnaître,  avait  été  pro- 
duite d'abord  d'une  façon  un  peu  absolue.  (Laferrière,  Jaridict.  adm., 
26  édit.,  t.  I,  p.  4G2  :  «  la  décision  administrative  devient  le  véritable  objectif 
de  l'instance  coutentieuse  >i;  p.  822  :  «  la  matière  première  du  débat  conten- 
tieux »;  mon  Précis  de  droit  administratif,  4*^  édit.,  pp.  248,  249,  260, 
27G,  280,  283,  322  ;  5«  édit.,  pp.  229  et  s.,  264  et  s.) 

Les  critiques  ont  été  formulées  surtout  par  M.  Artur,  Séparation  des 
pouvoirs  et  séparation  des  fondions,  pp.  i63  et  s.,  et  par  M.  Jèze,  Prin- 
cipes généraux  du  droit  administratif,  pp.  87  et  s.  Ce  dernier  auteur 
semble  bien  admettre  (jue  l'effet  de  la  décision  préalajjle  est  variable  selon 
les  hypothèses  (note  de  la  p.  88).  Quant  à  M.  Artur,  il  soutient  que  la  déci- 
sion administrative  préalable  n'a  aucune  influence  sur  le  contenu  du  litige 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  ^Q 

6")  Qu'elle  ait  la  valeur  de  conclusions  définitives  détermi- 
nant ne  vavietiir  le  contenu  de  l'instance  et  liant  le  juge,  ou 
bien  qu'elle  n'ait  que  celle  de  conclusions  provisoires  uni- 
quement relatives  à  Tintroduclion  de  l'instance,  la  décision 
administrative  préalable  n'en  conserve  pas  moins  sa  signifi- 
cation d'acceptation  du  litig-e.  Elle  est  donc  un  acte  de  procé- 
dure qu'il  devient  nécessaire  de  caractériser  par  rapport  à  la 
procédure  de  l'instance,  en  tenant  compte  des  catég-ories  juri- 
diques traditionnelles  propres  à  cet  ordre  d'idées. 

Pour  cette  fâche  délicate,  il  convient  de  disting-uer  deux- 
hypothèses  :  celle  où  la  décision  administrative  intervient  sur 
une  réclamation  adressée  à  l'administration,  et  celle  où,  au 
contraire,  elle  est  posée  spontanément  dans  l'exercice  de  la 
fonction  administrative  et  pour  assurer  le  service  public. 

a)  La  première  hypothèse  est  celle  sur  laquelle  nous  avons 
raisonné  jusqu'à  présent.  La  difficulté,  étant  donné  que  la 
décision  préalable  joue  le  rôle  de  conclusions,  est  de  savoir 
si  déjà  elle  fait  partie  de  l'instance  contentieuse  ou  si  elle  n'en 
fait  pas  partie.  Si  la  décision  préalable  fait  partie  de  l'ins- 
tance contentieuse  proprement  dite,  ne  retombons-nous  point 
dans  la  doctrine  du  ministre-jug-e,  et  n'est-elle  point  tout  sim- 
plement un  jugement  en  premier  ressort?  Si  la  décision  préa- 
lable ne  fait  pas  partie  de  l'instance  contentieuse,  comment 
peut-elle  en  entraîner  l'acceptation?  Du  moment  où  une  ins- 
tance contentieuse  est  acceptée,  il  semble  que,  par  le  fait 
même,  elle  soit  commencée,  que  l'acte  qui  l'accepte  l'ouvre 
en  même  temps  et,  par  conséquent,  en  fasse  partie. 

Le  dilemme  se  resserre  à  mesure  qu'on  observe  la  marche 


et  n'est  exigée  que  pour  la  recevabilité  de  la  demande  (p.  169);  il  cite, 
p.  1C7,  les  hypothèses  d'iiuieninité  pour  préjudice.  M.  Artur  n'a  pas  ob- 
servé sufHsamnient  d'affaires  contentieuses  dillerenles;  par  exemple,  s'il 
avait  approfûudi  la  jurisprudence  en  matière  de  pensions,  il  eût  vu  que  la 
portée  de  la  décision  préalable  y  est  tout  autre  qu'en  matière  d'indemnités 
pour  préjudice. 


8o  RECUEIL    l>E    LÉGISLATION. 

siii\i('  jiai'  les  (livciscs  dcmarKlos  ou  réclainatioiLS  (iiii,  j)ortées 
d'abord  devant  radiuiiiistialion,  doimciil  (Misuitc  lieu  à  re- 
cours contentieux. 

Voici,  par  exemple,  les  demandes  de  j)ensions  de  retraite. 
Nous  savons  ([u'elles  sont  portées  devant  le  ministre  et  don- 
nent lieu  à  une  décision  qui  ensuite  peut  être  attaquée  par 
recours  au  Conseil  d'Etat.  Mais  voyons  exactement  la  marche 
à  suivre.  Aux  termes  de  l'article  22  de  la  loi  du  9  juin  i853, 
la  demande  au  ministre  est  assujettie  à  un  délai  :  sous  peine 
de  déchéance,  elle  doit  être  formée  dans  les  cinq  ans  qui  sui- 
vent l'admission  à  la  retraite;  puis,  une  fois  la  décision  du 
ministre  ou  le  décret  de  concession  rendus,  délai  de  deux  mois 
pour  former  le  pourvoi  au  Conseil  d'Etat  contre  ces  actes. 
Pour  l'intéressé,  cette  marche  à  suivre  ne  se  présente-t-elle 
pas  comme  une  seule  et  même  procédure  ?  N'est-il  pas, 
d'abord,  en  instance  devant  le  ministre  et,  ensuite,  en  ins- 
tance devant  le  Conseil  d'Etat'?  Dès  le  début,  sa  demande 
de  pension  n'esl-elle  pas  contentieuse,  puisqu'il  réclame  son 
droit?  Et  n'est-ce  pas  justement  la  demande  formée  devant  le 
ministre  qui  réalise  ce  droit  dans  les  hypothèses  où  se  pose 
la  question  de  la  réversibilité  à  la  veuve"? 

Voici  maintenant  les  réclamations  d'indemnité  pour  préju- 
dice causé  dans  l'exécution  des  services  publics.  Elles  aussi 
doivent  être  formées  devant  le  ministre  dans  le  délai  de  la  dé- 
chéance quinquennale;  une  fois  la  décision  du  ministre  ren- 
due, nouveau  délai  de  deux  mois  pour  le  pourvoi  au  Conseil 
d'Etat.  Pour  l'intéressé,  cette  marche  à  suivre  ne  se  présente- 
t-elle  pas  encore  comme  une  seule  et  même  procédure  ?  Sa 


I .  L'expression  «  en  instance  )>  pour  obtenir  la  pension  devant  le  minis- 
tre est  employée  par  les  arrêts.  V.  la  note  de  la  p.  7G,  à  propos  des  droits 
des  veuves  de  militaires  à  obtenir  la  réversibilité  de  la  pension  du  mari. 

•1.  La  réversibilité  au  profit  de  la  veuve  n'est  possible  que  lorsqu'avant 
son  décès  le  mari  avait  réalisé  son  droit  personnel  en  mettant  en  mouvement 
la  procédure  de  la  demande  au  ministre.  V.  les  arrêts  de  la  p.  76. 


LES  ELEMENTS  DU  CONTENTIEUX.  8l 

réclamation  n'est-elle  pas  contentieuse  dès  le  début,  puis- 
que son  droit  à  indemnité  est  né  du  jour  du  préjudice,  el 
n'est-ce  pas  cette  même  réclamation  contentieuse  qu'il  suit  de- 
vant le  ministre,  puis  devant  le  Conseil  d'Etat  ? 

Voici  encore  la  voie  de  nullité  organisée  par  les  articles  63 
et  suivants  de  la  loi  du  5  avril  i884  contre  les  délibérations 
des  conseils  municipaux.  Elle  se  décompose  en  deux  phases  : 
première  phase,  demande  d'annulation  au  préfet  ;  deuxième 
phase,  pourvoi  au  Conseil  d'Etat  contre  la  décision  du  préfet 
en  la  forme  du  recours  pour  excès  de  pouvoir.  Mais  n'est-ce 
point,  dès  le  début,  la  même  réclamation  contentieuse  suivie 
à  travers  ces  deux  échelons?  En  tout  cas,  lorsque  le  Conseil 
d'Etat  statue  sur  le  pourvoi  formé  contre  l'arrêt  du  préfet,  il 
ne  se  fait  pas  faute,  pour  peu  qu'il  y  ait  intérêt,  d'évoquer 
le  fond  et  de  prononcer  la  nullité  de  la  délibération  initiale'. 

Enfin,  il  faut  bien  se  souvenir  de  la  vieille  controverse  re- 
lative aux  décisions  sur  recours  hiérarchique.  A  l'époque  où 
ne  s'était  pas  encore  établie  la  jurisprudence  du  recours 
oniisso  medio  contre  les  décisions  des  autorités  inférieures^  on 
commençait  par  déférer  ces  décisions  au  ministre  par  le  re- 
cours hiérarchique  et  ensuite  on  déférait  au  Conseil  d'Etat  la 
décision  du  ministre.  N'était-ce  point  la  même  réclamation 
contentieuse  que  l'on  faisait  ainsi  passer  par  les  deux  degrés, 
et  n'était-ce  point  pour  cela  que,  spécialement  dans  cette  hj- 

I.  V.  d'autres  raisons  encore  clans  le  sens  de  l'unité  de  cette  réclamation 
contentieuse  dans  Sirey,  1904,  3,  i3g,  à  la  fin  de  la  note  sous  C.  E., 
4  déc.  igoS,  Barthe. 

La  même  combinaison  d'un  recours  contentieux  qui  continue  un  recours 
administratif  se  retrouve  dans  les  réclamations  formées  contre  les  délibéra- 
tions de  la  Commission  départementale  devant  le  Conseil  général,  qui  se 
continuent  par  un  recours  pour  excès  de  pouvoir  contre  la  délibération  de 
celui-ci  (C.  E.,  28  déc.  1900,  Ricordeau,  p.  829),  et  dans  la  procédure 
des  réclamations  contre  les  élections  aux  Chambres  de  commerce,  aux 
Consistoires  protestants,  aux  Conseils  de  l'instruction  publique,  etc.,  dont 
M.  Artur  s'est  beaucoup  occupé,  pp.  129  et  s.,  199  et  s.  Nous  nous  expli- 
querons au  ^*3  sur  les  raisons  d'être  de  cette  combinaison. 


02  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

pothèse,  on  insistait  sur  le  caractère  contentieux  de  la  décision 
du  ministre'?  Aujourd'hui  encore,  lorsqu'en  fait  on  use  du 
recours  liiérarcliique  avant  d'user  du  recours  contentieux,  on 
sait  que,  pour  conserver  le  droit  au  recours  contentieux,  il  est 
nécessaire  d'intenter  le  recours  hiérarchique  dans  le  délai  de 
deux  mois,  comme  si  le  recours  hiérarchique  n'était  que  le 
commencement  d'une  instance  dont  le  recours  contentieux 
serait  la  continuation.  (C.  E. ,  24  jnin  1881 ,  Bougard; 
i3  avril  1881,  Dansais;  i4  janvier  1887,  Union  des  gaz.) 

Toutes  ces  considérations,  et  on  en  pourrait  ajouter  d'au- 
tres, sont  tioublantes.  Sans  doute,  dans  ces  procédures  qui 
se  déroulent,  on  allègue  qu'il  y  a  une  phase  de  démarches 
administratives  et  une  phase  d'instance  contentieuse  ;  mais 
où  est  la  lig-ne  de  démarcation?  N'est-on  pas  la  dupe  d'une 
apparence?  En  apparence,  il  y  a  succession  d'une  démarche 
administrative  qui  aboutit  à  une  décision  exécutoire  et  d'un 
recours  contentieux  contre  cette  décision  exécutoire;  mais  la 
démarche  est  pour  obtenir  la  décision,  et  donc,  dès  la  pre- 
mière phase,  n'est-ce  point  le  procès  qui  commence? 

On  ne  résoudra  la  difficulté  qu'en  reconnaissant  qu'à  cer- 
tains points  de  vue  l'instance  commence  dès  la  réclamation 
formée  devant  l'autorité  administrative,  et  qu'à  d'autres  elle 
ne  commence  que  devant  le  jug-e.  Seulement,  dans  la  distinc- 
tion de  ces  points  de  vue,  il  faut  se  trouver  d'accord  avec 
quelque  dualisme  fondamental  qui  soit  traditionnel  dans 
l'histoire  des  instances.  Or,  ce  dualisme  existe,  et  les  Romains 
l'ont  exprimé  dans  l'opposition  de  la  procédure  in  jure  et  de 
la  procédure  in  judicio. 

Il  y  a  dans  toute  instance  deux  phases,  celle  de  l'org-ani- 
sation    du  procès  et  celle   du    jug-ement.    Nous    avons   déjà 

1.  On  sait  que  M.  Aucoc,  après  avoir  abandonné  la  doctrine  du  ministre- 
juge  en  principe,  lui  est  cependant  resté  fidèle  pour  le  cas  spécial  des  déci- 
sions sur  recours  hiérarchique  (Confér.  de  droit  adm.,  3»  édit.,  i885,  t.  I, 
n»s  332  et  s  ,  338  et  s.). 


LES  ÉLÉMENTS  DU  CONTENTIEUX.  83 

signalé  le  fait  (p.  oi),  mais  il  y  faut  revenir  avec  plus  de  dé- 
veloppements. La  phase  de  l'organisation  du  procès  est  en 
même  temps  celle  de  l'instruction  de  l'affaire,  c'est-à-dire  que 
l'instance  s'organise  par  une  certaine  recherche  de  la  vérité; 
ce  n'est  pas  la  solution  définitive  que  l'on  cherche,  mais  la 
façon  de  poser  la  question  litigieuse,  ou  même  on  se  demande 
si  elle  doit  être  posée.  Dans  notre  procédure  criminelle,  les 
deux  phases  sont  nettement  tranchées.  L'instruction  de  l'affaire 
commence  avec  la  réquisition  du  ministère  public,  qui  met  en 
mouvement  le  juge  d'instruction;  dans  les  procès  correction- 
nels, elle  est  terminée  par  ce  magistrat;  dans  les  matières  de 
Cour  d'assises,  elle  reprend  et  se  continue  devant  la  Chambre 
des  mises  en  accusation  de  la  Cour  d'appel  jusqu'à  l'arrêt  de 
renvoi  devant  la  Cour  d'assises.  Dans  notre  procédure  civile, 
l'instruction  n'est  pas  entièrement  faite  par  le  juge,  elle  est 
menée  en  partie  par  les  avoués;  cependant,  le  juge  y  inter- 
vient et  elle  se  termine  par  la  mise  en  état  au  moment  du 
dépôt  des  conclusions,  sauf  à  se  continuer  exceptionnellement 
par  le  dépôt  de  conclusions  nouvelles  ou  subsidiaires  jusqu'au 
moment  où  le  juge  déclare  la  cause  entendue.  La  phase  du 
jugement  se  déroule  à  l'audience  et  se  caractérise  par  les 
plaidoiries. 

Mais  jamais  la  distinction  des  deux  phases  ne  fut  plus  nette 
qu'à  Rome  pendant  tout  le  temps  que  régna  iordo  judicio- 
rum,  c'est-à-dire  l'attribution  du  jugement  des  affaires  à  un 
jury  civil  après  une  instruction  préalable  faite,  soit  par  les 
parties  elles-mêmes  avec  le  concours  du  magistrat  à  l'époque 
des  /egis  actiones,  soit  par  le  magistrat  avec  le  concours  des 
parties  à  l'époque  formulaire.  Cette  organisation,  qui  sans 
doute  date  de  la  chute  des  rois  et  de  l'avènement  de  la  Ré- 
publique', dura  jusqu'aux  réformes  de  Dioclétien,  qui  généra- 


I.  Girard,    Histoire    de   l'urganisation  judiciaire   che:   les   Romains, 
ï.  P-  77- 


84  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

lisèrent  l'emploi  de  la  procédure  extraordinaire,  par  consé- 
quent pendant  au  moins  huit  siècles.  L'instance  devant  le 
mag-istrat,  qui  à  l'époque  des  legis  actiones  comportait  des 
paroles  sacramentelles  prononcées  par  les  parties  et  l'accom- 
plissement de  gestes  solennels,  qui  à  l'époque  formulaire  ne 
comporta  plus  qu'un  débat  sans  formalisme,  était  visiblement 
consacrée  à  l'org-anisation  du  procès;  il  s'agissait  du  choix  de 
l'action  et  des  moyens  de  défense,  en  un  mot,  du  choix  des 
conclusions  des  deux  parties,  du  choix  du  juge,  de  l'attribu- 
tion de  la  possession  intérimaire,  de  l'administration  de  cer- 
taines cautions  par  lesquelles  les  parties  se  garantissaient  réci- 
proquement, soit  leur  comparution  ultérieure,  soit  telles 
autres  prestations.  En  un  mot,  à  considérer  l'instance  comme 
une  sorte  de  voyage  en  caravane  que  l'on  allait  entreprendre 
dans  un  pays  sans  ressources  et  peu  sur,  on  réglait  soigneu- 
sement à  l'avance  l'itinéraire  à  suivre,  les  provisions  à  empor- 
ter et  la  police  du  convoi.  La  fin  de  cette  période  préparatoire 
était  marquée  par  la  litis  contestatio,  et,  soit  la  délivrance  de  la 
formule,  soit,  plus  anciennement,  l'accomplissement  de  la 
legis  actio,  avaient  sur  les  droits  antérieurs  du  demandeur  un 
effet  énergique  d'extinction;  désormais,  il  n'avait  plus  que  le 
droit  d'obtenir  du  juge,  dans  la  seconde  partie  de  l'instance, 
la  condamnation  de  son  adversaire  si  ses  affirmations  étaient 
reconnues  fondées. 

Ces  exemples  suffisent  pour  faire  comprendre  notre  pensée. 
Une  instance  contentieuse  se  décompose  en  réalité  en  deux. 
Il  y  a  nécessairement  une  instance  devant  un  juge  ou  un  jury 
où  est  tranchée  la  question  de  droit  ou  de  fait  qui  fait  le  fond 
du  procès;  mais  il  y  a  aussi,  au  préalable,  une  instance  desti- 
née à  l'instruction  et  à  l'organisation  de  l'affaire  qui  ne  se 
déroule  pas  forcément  devant  un  juge,  ou  qui  du  moins,  si  elle 
se  déroule  devant  lui,  ne  le  requiert  pas  dans  ses  fonctions  de 
juré,  mais  dans  celles  de  magistrat.  Le  juge,  tel  que  la  fait 
notre  civilisation  compliquée,  est  à  la  fois  un  magistrat  et  un 


LES    ÉLÉ3IENTS    DU    CONTENTIEUX.  85 

juré,  il  ordonne  et  il  jug-e,  mais  ces  deux  qualités  doivent  être 
distini^^uées.  Elles  le  sont  dans  notre  procédure  criminelle 
aussi  nettement  que  dans  la  procédure  ci\ile  romaine,  puisque 
le  jugement  proprement  dit  y  est  confié  à  un  jury.  Le  juge 
d'instruction  ou  la  Chambre  des  mises  en  accusation  qui 
interviennent  dans  l'instruction  n'ont  évidemment  que  des 
pouvoirs  de  magistrature  ou  d'ordonnance.  Il  en  est  de  même 
des  tribunaux  civils  tant  qu'ils  ne  jugent  pas  au  fond;  les  déci- 
sions d'avant  faire  droit  nécessitées  par  la  seule  instruction  de 
l'affaire  ne  sont  que  des  ordonnances  ^ 

Or,  la  décision  administrative  préalable  aux  instances  con- 
tentieuses  doit,  elle  aussi,  être  rattachée  à  la  phase  de  l'ins- 
truction et  de  l'organisation  du  litige  qui  ne  requiert  des 
autorités  qui  interviennent  que  des  pouvoirs  de  magistrature 
ou  d'ordonnance,  non  point  des  pouvoirs  de  jugement.  Il  est 
conforme  au  t}pe  universel  des  procédures  qu'elle  ne  soit,  en 
même  temps  qu'une  acceptation  de  l'instance,  qu'une  sorte 
d'ordonnance  ou  de  règlement  de  celle-ci. 

Sans  doute  il  se  présente  à  l'esprit  deux  objections.  La 
première  est  que  l'instance  contentieuse  ne  semble  pas  pou- 
voir commencer  avant  le  recours  contentieux,  et  que  le 
recours  contentieux  ne  naît  qu'après  la  décision  préalable  et 
contre  elle;  mais  cette  objection  tombe  si  l'on  fait  observer, 
conformément  à  ce  qui  est  dit  plus  haut  (p.  80),  que  le  début 
de  l'instance  doit,  en  réalité,  être  reporté,  en  ce  qui  concerne 
la  période  d'instruction,  à  la  demande  présentée  à  l'adminis- 
tration. Cette  demande  est  déjà  contentieuse^,  et  la  loi  du 
17  juillet    1900,    en  remplaçant  par  l'expiration  d'un  simple 

1.  Ed  fait,  la  distinction  peut  être  établie  entre  les  jug'ements  prépara- 
toires  qui  ne  préjuefent  pas  le  fond  et  dont  on  ne  peut  faire  appel  qu'après 
le  jugement  définitif  et  en  même  temps,  et  les  interlocutoires  qui  préju- 
gent le  fond  et  dont  on  peut  faire  immédiatement  appel  (C.  Pr.  civ., 
art.  45 1  et  4^!  cfr.  Garsonnet  et  Cézar-Bru,  Précis  de  procédure  civile, 
4*"  édit.,  p.  33i). 

2,  Cfr.  G.  E.,  29  avril  1904,  Lamy,  p.  352. 


86  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

délai  la  décision  préalable  accentue  l'importance  de  la  de- 
mande initiale;  le  recours  contentieux  n'en  est  plus  que  le 
prolongement,  elle  devient  elle-même  le  recours', 

La  seconde  objection  est  que  la  procédure  devant  le  Con- 
seil d'Etat  et  le  Conseil  de  préfecture,  une  fois  ces  juridictions 
saisies  du  recours  contentieux,  comporte  elle-même  une  phase 
d'instruction  et  une  phase  de  jugement,  et  que,  dès  lors,  si  la 
décision  administrative  préalable  rendue  sur  la  réclamation 
était  déjà  une  mesure  d'instruction,  il  y  aurait  donc  successi- 
vement deux  périodes  d'instruction,  l'une  devant  l'autorité 
administrative,  l'autre  devant  la  juridiction.  Mais  cette  objec- 
tion tombe  à  son  tour  devant  les  analogies  de  notre  procédure 
criminelle.  Il  y  a  bien,  là  aussi,  deux  procédures  d'instruction 
successives,  l'une  devant  le  juge  d'instruction,  l'autre  devant 
la  Chambre  des  mises  en  accusation,  et  le  procès  criminel  ne 
commence,  en  réalité,  qu'avec  la  seconde  procédure.  Devant 
le  juge  d'instruction  ce  n'est  qu'une  procédure  «  préalable  ». 
Nous  en  serons  donc  quitte  pour  appeler  «  instruction  préa- 
lable »  la  phase  de  la  réclamation  portée  devant  l'administra- 
tion qui,  normalement,  aboutit  à  la  décision  préalable. 

Il  ne  convient  point  de  forcer  les  analogies;  nous  ne  pré- 
tendons pas  que  la  décision  administrative  préalable  soit  une 
ordonnance  de  juge  d'instruction,  encore  moins  une  formule 
du  procès  comparable  à  celle  délivrée  par  le  préteur  romain. 
Nous  signalons  simplement  son  caractère  de  mesure  d'instruc- 


I.  C.  E.,  ler  juillet  ï(}o!\,  fabrique  d'Aimecy,  p.  533  :  «  Considérant 
qu'un  délai  de  plus  de  quatre  mois  s'étant  écoulé  sans  que  le  ministre  de 
l'intérieur  et  des  cultes  ait  statué  sur  les  réclamations  à  lui  présentées  par 
les  requérants,  ceux-ci  sont  recevables  à  porter  lesd.  réclamations  devant 
le  Conseil  d'Etat,  en  vertu  de  l'art.  3  de  la  loi  du  17  juillet  1900.  »  Ainsi  le 
Conseil  ne  présente  plus  le  recours  comme  dirigé  contre  la  décision  tacite  du 
ministre,  il  le  présente  comme  étant  la  suite  de  la  réclamation  initiale.  Cfr. 
C.  E.,  22  avril  1904,  Foiirnier,  p.  332  :  «  Considérant  que  le  sieur  Four- 
nier  ne  justifie  ni  d'une  réclamation  qu'il  aurait  adressée  au  miaislre  de 
l'intérieur,  ni  d'une  décision  dont  elle  aurait  été  l'objet.  » 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  87 

tion;  après  cela,  il  faut  faire  place  à  son  originalité  propre. 
Elle  est  à  la  fois  une  acceptation  du  litige  de  la  part  de  l'ad- 
ministration qui  va  être  en  cause  au  procès,  et  un  règlement 
du  litige  par  cette  même  administration  qui  est  toujours  Puis- 
sance publique.  C'est  un  acte  complexe,  de  portée  variable 
d'ailleurs,  suivant  la  nature  des  affaires,  et  d'influence  plus  ou 
moins  grande  sur  la  fixation  des  éléments  du  procès  (V.  supra, 
p.  71).  En  tout  cas,  ce  n'est  pas  un  jugement  au  fond,  et 
c'est  une  décision  administrative. 

Entendons-nous  cependant.  C'est  une  décision  administra- 
tive en  ce  sens  qu'elle  est  susceptible  de  recours  administra- 
tifs et  spécialement  de  recours  pour  excès  de  pouvoir;  mais 
ce  n'est  pas  une  décision  administrative  ordinaire,  c'est  une 
décision  administrative  «  spéciale  »,  une  mesure  administra- 
tive d'instruction  munie  de  l'effet  réglementaire  des  décisions 
exécutoires'. 

b)  Que  l'administration,  d'une  façon  préalable,  accepte 
l'instance  après  un  examen  administratif  de  l'affaire,  cela 
n'a  rien  après  tout  d'extraordinaire  lorscju'une  réclamation 
lui   a   été  présentée,  puisqu'on  peut  faire  remonter  au  dépôt 


I.  La  distinction  de  l'acte  administratif  ordinaire  et  de  la  décision  admi- 
nistrative sur  réclamation  contentieuse  résulte  nettement  de  l'arrêt  du  Con- 
seil d'Etat,  29  avril  i«jo4,  Lainij,  le  Coader,  p.  352.  Des  intéressés  ayant 
attaqué  devant  le  préfet  une  délibération  du  Conseil  municipal  sujette  à  l'au- 
torisation du  même  préfet,  celui-ci  répondit  par  une  approbation  de  la 
délibération  et  garda  le  silence  sur  la  réclamation.  Les  intéressés  voulu- 
rent considérer  l'approbation  de  la  délibération  comme  un  rejet  tacite  de 
leur  réclamation;  mais  le  Conseil  d'Etat  n'a  pas  admis  cette  confusion  des 
actes  :  «  Considérant  qu'en  approuvant...  le  préfet  n'a  fait  qu'exercer  les 
«  pouvoirs  de  tutelle  qui  lui  appartiennent  en  vertu  de  l'article  6g  de  la 
«  loi  du  5  avril  i884,  et  qu'on  ne  peut  faire  résulter  d'un  acte  de  cette 
«  nature  une  décision  sur  la  réclamation  contentieuse.  » 

C'est  aussi  le  cas  de  rappeler  l'art.  6  du  décret  du  2  nov.  i864  relatif 
aux  décisions  ministérielles  rendues  sur  recours  hié;  arch  ((uc  :  <(  Les  minis- 
«  très  statuent  par  des  décisions  spéciales  sur  les  afl'aires  (jui  peuvent  être 
ic  l'objet  d'un  recours  par  la  voie  contentieuse.  —  Ces  décisions  sont  noti 
«  fiées  administrativement  aux  parties  intéressées.  » 


88  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

de  la  réclamation  le  début  de  l'instance.  Du  moins  peut-on 
dire  qu'elle  accej)le  une  instance  qui  existe.  Plus  surprenante 
est  riiypotlièse  dans  laquelle  l'administration,  statuant  non 
pas  sur  une  réclamation,  mais  de  sa  propre  initiative  et  pour 
assurer  la  marche  des  services  publics,  pose  une  décision 
exécutoire,  et  par  là  même  consent  d'avance  à  la  voir  discuter 
au  contentieux,  acceptant  ainsi  une  instance  éventuelle.  Il  est 
à  remarquer,  en  effet,  que  toute  décision  exécutoire  engendre 
immédiatement  un  recours  contentieux  contre  elle-même,  sans 
que  l'intéressé  soit  obligé  de  former  une  réclamation  préalable; 
de  telle  sorte  que  la  procédure  de  la  réclamation  n'est  néces- 
saire que  lorsque,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  l'inté- 
ressé ne  se  trouve  pas  en  présence  d'une  décision  exécutoire 
déjà  posée  '. 

Dans  toutes  les  affaires  de  recours  pour  excès  de  pouvoir, 
dans  les  liquidations  de  fournitures,  dans  les  arrêtés  de  débet, 
dans  l'arrêté  qui  rend  exécutoire  le  rôle  des  contributions  di- 
rectes, etc.,  on  se  trouve  ainsi  en  présence  de  décisions  spon- 
tanées immédiatement  attaquables  devant  le  juge. 

En  fait,  il  semble  bien  que  ce  soit  une  simplification,  un  rac- 
courci de  la  pratique^  et  que,  même  dans  ce  cas,  la  logique  de 
la  construction  juridique  exigerait  l'intermédiaire  d'une  récla- 
mation. D'abord,  il  faut  remarquer  que  contre  les  décisions  exé- 
cutoires des  autorités  subordonnées  au  ministre  la  réclamation 
préalable  au  recours  contentieux  existe  sous  le  nom  de  recours 
hiérarchique;  que,  jusqu'à  la  jurisprudence  des  àvvèis Bougard 
et  Bansais  de  1881,  cette  voie  de  la  réclamation  préalable 
devait  être  employée,  et  que  depuis  elle  est  restée  facultative; 
qu'en  matière  de  contributions  directes,  les  lois  du  21  juillet 
1887,  art.  2,  et  du  7  déc.  1897,  art.  i3,  ont  organisé  aussi 
une  réclamation  administrative  préalable  au  recours  conten- 

I.  Par  exemple  lorsque  le  fait  obligatoire  qu'il  invoque  contre  l'adminis- 
tration est  un  accident  ou  bien  lorsqu'il  a  besoin  d'une  décision  administra- 
tive pour  l'exercice  de  son  droit, 


LES    ÉLÉMENTS    DU    COiNTENTIEl'X.  89 

tieux  dont  l'emploi  est  facultatif.  Mais,  puisque  toutes  les  ré- 
clamations hiérarchiques  organisées  sont  devenues  purement 
facultatives,  on  est  bien  obligé  d'expliquer  théoriquement  la 
recevabilité  directe  du  recours  contentieux  contre  les  décisions 
exécutoires,  et  il  est  logique  de  le  faire  par  l'acceptation  anti- 
cipée et  l'org-anisation  conditionnelle  de  l'instance  à  venir 
dans  la  décision  elle-même.  En  tout  cas,  cette  explication  est 
la  seule  qui  rende  raison  de  deux  particularités  importantes  : 

1°  Le  recours  contentieux  est  étroitement  lié  à  la  décision 
exécutoire  ;  il  est  dirig-é  contre  elle,  et  souvent,  par  exemple 
dans  le  recours  pour  excès  de  pouvoir,  le  rôle  du  jng-e  est 
limité  à  l'annulation  de  l'acte,  les  conclusions  subsidiaires  ne 
sont  pas  recevables  '  ; 

2"  Le  recours  contentieux  est  étroitement  lié  à  l'effet  exécu- 
toire de  la  décision.  D'abord,  il  est  enfermé  dans  des  délais 
très  brefs  à  partir  de  la  notification  ou  de  la  publication  de 
l'acte.  Sans  doute,  ces  délais  ne  sont  pas  suspensifs  de  l'exécu- 
tion, ni  d'ailleurs  le  recours  lorsqu'il  est  intenté;  mais  il  est 
dans  les  habitudes  de  l'administration  de  surseoir  à  l'exécu- 
tion jusqu'à  l'expiration  du  délai  ou  jusqu'au  jug'ement  du 
recours.  Elle  g'ag'ne  à  celte  conduite  prudente  de  pouvoir 
assurer  la  marche  rég-ulière  des  services  publics,  en  rég-lant  à 
chaque  étape  les  litiges  soulevés,  et  de  ne  pas  échafauder  sur 
une  décision  douteuse  d'autres  décisions  ou  des  faits  d'exé- 
cution. La  jurisprutlence  a  fait  de  cette  conduite  prudente 
une  véritable  obligation  juridique  sanctionnée  par  l'indem- 
nité, en  ce  sens  que  l'exécution  précipitée  des  décisions  avant 
le  jugement  définitif  du  recours  est  mise  aux  risques  et  périls 
de  l'administration  '^. 

1 .  C.  E.,  1 1  juillet  1890,  asile  d'aliénés  de  Bassens,  p.  6O1  ;  i3  mai  i88i , 

Briss;/,  p.  493  ;  27  janvier  1899,  commune  de  Blanzac,  p.  55,  etc.,  etc 

Voir  une  liste  très  fournie  de  ces  arrêts  avec  les  diverses  formules  employées 
dans  V Année  mlministraiive  de  1908,  pp.  i3o  et  s. 

2.  C.  E.,  27  février  1908,  Zintmermann,  et  la  note  dans  Sirey,  1906, 
3,  17. 


90  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

En  somme,  l'expiration  dn  délai  du  recours  ajoute  quelque 
chose  à  la  décision  exécnloiie.  Il  la  rend  définitive  en  ce  sens 
que  désormais  elle  peut  être  exécutée  sans  risques  pour  l'ad- 
ministration, et  en  ce  sens  encore  que  l'acte  d'exécution,  s'il 
ne  soulève  aucune  question  de  droit  nouvelle,  ne  sera  pas  sus- 
ceptible de  recours  ' . 

Ces  observations  nous  font  entrevoir  un  fait  de  portée  con- 
sidérable qui  trouve  dans  les  vieilles  procédures  de  lointaines 
analogies.  Toute  décision  exécutoire  administrative  est  le  com- 
mencement d'une  procédure  extrajudiciaire  d'exécution  ;  elle 
est  le  premier  acte  d'une  procédure  d'exécution,  puisqu'elle 
sera  exécutée;  cette  procédure  est  extrajudiciaire  ou  extrajuri- 
dictionnelle, puisqu'il  n'y  aura  besoin  ni  de  l'autorisation  ni 
de  l'intervention  d'aucun  juge,  —  à  moins  qu'un  incident  ne 
se  produise  ;  —  celte  procédure  est  administrative,  car  c'est 
l'administration,  par  ses  propres  moyens  de  police,  qui  pro- 
cédera à  l'exécution.  Mais,  au  cours  de  cette  procédure,  dès 
que  la  décision  exécutoire  est  rendue  et  dans  un  certain  délai, 
un  incident  peut  se  produire  ;  l'intéressé,  au  détriment  de  qui 
la  décision  exécutoire  a  été  prise,  peut  en  appeler  au  juge  par 
un  recours  qui  sera  en  réalité  une  voie  d'opposition  contre 
l'exécution  et  qui  parfois  en  portera  le  nom  '^.  Dès  lors,  sur  la 
procédure  d'exécution  extrajuridictionnelle  se  greffera  une 
instance  contentieuse.  L'exécution  sera  en  fait  suspendue  on, 


1.  C.  E.,  ler  février  iSgS,  ville  de  Nantes,  p.  107  :  a  Considérant  qu'au- 
(L  cun  recours  pour  excès  de  pouvoir  n'a  été  formé  dans  les  délais  contre 
«  l'arrêté  du  20  juin  1889  qui  est  ainsi  devenu  déjinitif;  que,  dès  lors,  la 
«  requête  dirigée  contre  le  décret  attaqué,  qui  n'a  eu  pour  but  et  pour  effet 
«  que  de  procurer  l'exécution  de  cet  arrêté,  n'est  pas  recevable  ».  Juris- 
prudence constante,  V.  C.  E.,  7  juin  i88g,  commune  de  Marqaeville, 
p.  711  ;  21  février  1890,  Droiiet,  p.  2i3;  27  avril  i%i.^l\,  commune  de  Louvil- 
liers,  p.  287;  II  février  i8g8.  Valut,  p.  io5;  11  nov.  1898,  Lo^ro,  p.  692; 
i3  déc.  1901,  commune  de  Mi  mi  z  an ,  p.  878;  20  nov.  1908,  Chevalier, 
p.  701. 

2.  En  matière  financière,  contre  les  états  de  recouvrement,  contre  les 
arrêtés  de  débet. 


LRS    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  qi 

du  moins,  n'aura  lieu  qu'aux  risques  et  périls  de  l'adminis- 
tration. Le  juge  sera  saisi  de  la  question  de  savoir  si  racle 
initial  de  cette  procédure  d'exécution  doit  être  maintenu  ou 
annulé,  s'il  a  été  fait  à  droit  ou  à  tort. 

Or,  cette  combinaison  d'une  procédure  d'exécution  extra- 
juridictionnelle et  d'une  instance  contentieuse  qui  vient  se 
greffer  dessus  est  bien  connue  des  législations  primitives  ;  on 
la  retrouve  notamment  dans  le  droit  celtique  et  dans  l'ancien 
droit  romain  ;  on  est  tenté  de  croire  qu'elle  a  été  le  procédé 
habituel  d'insertion  de  la  justice  publique  sur  la  justice 
privée  '. 

Rappelons,  à  titre  d'exemple,  l'histoire  de  la  Manns  injec- 
tio,  l'une  des  actions  de  la  loi  du  droit  romain.  Le  créan- 
cier muni  de  certains  titres  exécutoires  saisissait  son  débiteur 
et  l'emmenait  dans  sa  prison  domestique  ;  une  procédure 
d'exécution  commençait  qui  pouvait  aboutir  à  la  vente  trans 
Tiberim  ou  même  au  meurtre  légal  du  débiteur,  le  tout  sans 
l'intervention  du  magistrat  dans  le  très  ancien  droit,  à  ce  que 
l'on  croit,  avec  des  interventions  purement  automatiques 
dans  le  droit  des  Douze-Tables.  Cette  procédure  d'exécution  ne 
pouvait  être  interrompue  que  si  le  débiteur  trouvait  un  vin- 
dex,  un  tiers,  qui  voulût  se  charger  de  courir  pour  lui  le  ris- 
que d'un  procès  et  par  là,  dans  une  certaine  mesure,  attester 
que  la  dette  n'était  pas  certaine.  Alors  seulement  l'ins- 
tance contentieuse  s'ouvrait.  Après  des  adoucissements  de 
cette  voie  d'exécution  rigoureuse,  le  débiteur  fut  admis  à  être 
lui-même  son  propre  vindex^. 


1.  (^IV.  rjeclareull,  La  Jiislicii  dans  les  riii/n/ncs'  j)r//iii/ines,  .Voircefle 
Ren.  /lis/.,  1889,  pp.  388  et  s.;  (]!ollinet,  Ln  saisie  privée,  la  Legis  nclio 
per  pignoris  capiniiem,  Paris,  1898;  Dareste,  Eludes  d'histoire  du  droit, 
pp.  359,  4^8;  d'Arbois  de  .lubainville,  Cours  de  IHlératare  celtique, 
t.   VIII*. 

2.  Ou,  si  l'on  veut,  fut  admis  à  se  défendre  lui-même  sans  vindeœ;  c'est 
ce  que  l'on  appela  la  manns  injectio  pura.  Gains,  IV,  |§  23,  24.  —  Sur 
toute  cette  matière,  v.  P.  Maria,  Le  vindea:.  Paris,  1890. 


92  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Si  l'on  met  à  part  le  rdrrer-  privatus,  la  vente  trans  Tibe- 
rini  et  les  formalités  sacramentelles  de  la  legis  actio,  la  si- 
tuation actuelle  d'un  comptalde  du  trésor,  contre  lequel  le 
ministre  des  finances  a  pris  un  arrêté  de  débet  et  décerné  une 
contrainte,  est  la  même,  vis-à-vis  de  la  procédure  d'exécution 
commencée  par  l'administration,  qu'était  celle  de  Vœris  con- 
fessifii  ou  du  jiidicatiis  vis-à-vis  de  la  procédure  de  son 
créancier,  à  l'époque  où  ce  débiteur  poursuivi  put  être  son 
propre  vindex.  Ses  biens  vont  être  frappés  d'une  hypothè- 
que judiciaire,  saisis  et  vendus,  à  moins  qu'il  ne  provoque 
l'intervention  du  juge  par  un  recours  contentieux. 

Et,  sans  doute,  l'exemple  de  l'arrêté  de  débet  est  le  plus 
favorable  à  l'analog^ie  ;  mais  l'arrêté  de  résiliation  d'un  mar- 
ché de  travaux  publics  ou  d'un  marché  de  fournitures,  l'arrêté 
de  mise  en  réj^ie  ou  de  marché  par  défaut,  l'arrêté  du  préfet 
rendant  exécutoire  le  rôle  des  contributions  directes  ne  sont- 
ils  pas  aussi  des  points  de  départ  de  procédures  d'exécu- 
tion qu'il  faut  que  l'intéressé  arrête  ? 

Ainsi,  les  recours  contentieux  sont  des  incidents  de  la  pro- 
cédure d'exécution  administrative  ouverte  par  la  décision  exé- 
cutoire et,  par  conséquent,  l'instance  contentieuse  est  accep- 
tée d'avance  par  l'administration,  voulue  d'avance  par  elle 
comme  un  incident  d'une  exécution  qui  est  voulue. 

L'administrateur  qui,  dans  ces  conditions,  prend  une  déci- 
sion exécutoire  n'est  pas  un  juge'^  pas  plus  que  le  vieux 
Romain  qui  mettait  en  mouvement  la  manus  injectio  :  il  est 
un  acteur  juridique  qui  affirme  sa  volonté  d'une  façon  éner- 
g^ique  et  dont  la  déclaration  de  volonté  est  munie  d'une  force 
exécutoire  complète.  Il  ne  fait  donc  qu'un  acte  administratif 
ordinaire,  car  il  est  aujourd'hui  admis  par  tous  que  les  déci- 


I.  Du  moins  il  ne  lest  plus.  II  est  très  vraisemblable  que  dans  ces  hypo- 
thèses il  y  a  eu  d'abord  une  justice  privée  dont  les  pouvoirs  se  sont  trans- 
formés en  pouvoirs  de  décision  exécutoire  (V.  infrâ,  §  ?>). 


LES    ÉLÉMENTS    DU    CONTENTIEUX.  qS 

sions   administratives  sont  normalement  munies  du  privilèiçe 
de  l'exécution  préalable'. 

II.  Les  constatations  auxquelles  nous  sommes  arrivés  dans 
les  longs  développements  consacrés  à  la  décision  administrative 
préalable  sont  de  nature  à  modifier  lég^èrement  les  habitudes 
d'esprit  que  Ion  avait  prises  depuis  une  trentaine  d'années; 
on  s'était  accoutumé,  tellement  on  voulait  distinguer  l'acte 
d'administration  de  la  juridiction,  à  isoler  cet  acte  d'une 
façon  excessive  des  événements  qui  le  précèdent  ou  le  sui- 
vent. Il  devient  évident  qu'il  n'est  qu'un  élément  d'une 
procédure  dans  laquelle  il  doit  être  réintégré;  procédure  admi- 
nistrative spéciale,  sorte  d'instruction  préalable  à  l'instruction 
contentieuse,  quand  la  décision  est  rendue  sur  une  réclama- 
tion ;  procédure  administrative  ordinaire  quand  la  décision 
est  prise  de  façon  spontanée,  mais  procédure  d'exécution  sur 
laquelle  peut  venir  se  greffer  une  instance  contentieuse,  le 
tout  découlant  des  caractères  de  la  décision  exécutoire.  On  se 
rend  compte  ainsi  que  l'activité  administrative  n'est  qu'une 
long-ue  procédure  scandée  par  des  décisions  exécutoires,  in- 
terrompue accidentellement  par  des  instances  contentieuses,  et 
que  les  instances  contentieuses  sont  toujours,  d'une  façon  ou 
de  l'autre,  préparées  par  une  procédure  administrative  qui 
leur  sert  de  préface,  qui  permet  à  l'administration  de  prendre 
la  situation  la  plus  avantageuse,  notamment  celle  de  défen- 
deur, et  qui,  dans  tous  les  cas,  l'avertit  de  l'intervention  du 
juge  et  l'amène  à  l'accepter  d'une  façon  préalable. 

Si  les  choses  ont  été  ainsi  arrang-ées  lors([ue  l'administra- 
tion doit  comparaître  devant  le  juge  administratif,  en  vertu  de 
son  privilège  de  juridiction,  il  n'est  pas  étonnant  qu'on  ait 

I.  M.  Artur  lui-même  admet  l'existence  de  ce  privilège  d'exécution,  op. 
cit.,  pp.  122  et  s.  —  Gfr.  mon  Précis,  5^  édit.,  p.  226,  et  dans  la  Revue 
trimestrielle  de  droit  civil,  igoS,  p.  543,  l'article  sur  La  déclaration  de 
volonté  dan'6  le  droit  administratif  français  de  G.  de  Bazin  et  Hauriou. 


94  RECUEIL    DE    LEGISLATION, 

cherché  un  arraiigeiiieiil  analogue  lorsque  exceptionnellement 
elle  est  citée  devant  le  juge  ordinaire.  On  sait  que  dans  de 
certaines  matières,  celles  qui  intéressent  le  domaine  privé, 
les  contrats  de  nature  privée,  les  dons  et  legs,  les  administra- 
tions sont  justiciables  des  tribunaux  ordinaires  et  peuvent  se 
voir  intenter  des  actions  judiciaires  qui  ne  seront  point  dirigées 
contre  des  actes  d'administration,  dans  lesquelles  elles  seront 
assignées  directement  comme  des  parties.  Malgré  la  volonté 
que  l'on  a  d'appli<pier  ici  le  droit  commun,  on  a  cru  devoir 
établir  encore  une  procédure  préalable,  celle  du  «  mémoire  » 
que  le  demandeur  est  obligé  de  déposer  un  certain  intervalle 
de  temps  avant  de  lancer  son  assignation,  qui  doit  contenir 
ses  conclusions  et  ses  moyens,  et  qui  ainsi  met  l'administration 
à  même  de  juger  si  elle  doit  ou  non  accepter  le  procès  '. 

Le  dépôt  du  mémoire  est  une  démarche  administrative,  car 
il  est  opéré  à  la  préfecture,  et  il  est  bien  certain  que  si  l'ad- 
ministration ne  répond  pas  à  cette  démarche  par  une  décision 
qui  donne  satisfaction  au  demandeur,  elle  accepte  le  procès. 
Mais  cette  acceptation  n'entraîne  pas  de  conséquences  juridi- 
ques, et,  à  ce  point  de  vue,  il  y  a  une  grande  différence  entre 
le  procédé  du  mémoire  préalable  et  celui  de  la  réclamation 
préalable  au  recours  contentieux. 

I.  V.  pour  l'Etat,  L.  28  oct.,  5  nov.  1790,  t.  III,  art.  i5;  pour  le  dépar- 
tement, L.  10  août  1871,  art  55;  pour  la  commune,  L.  5  avril  1884,  art.  124 
modifié  par  la  loi  du  28  décembre  1904.  —  En  principe,  l'obligation  du 
mémoire  n'existe  que  pour  les  actions  pétitoires  ;  elle  n'existe  pas  pour  les 
actions  possessoires,  sauf  quand  elles  sont  intentées  contre  l'Etat;  elle 
n'existe  pas  non  plus  pour  les  mesures  conservatoires.  —  Afin  que  le  de- 
mandeur ne  souffre  pas  des  délais  qu'entraîne  le  dépôt  du  mémoire,  il  est 
entendu  que  celui-ci  interrompt  la  prescription  à  son  profit  aussi  bien  que 
l'assignation  ;  les  lois  départementales  et  communales  exigent  cependant, 
pour  cet  effet  interruptif,  que  le  dépôt  du  mémoire  soit  suivi  dans  les  trois 
mois  d'une  demande  en  justice.  —  Le  délai  pendant  lequel  le  demandeur 
est  obligé  de  suspendre  son  action  après  le  dépôt  du  mémoire  est  de  un 
mois  pour  l'Etat  (L.  28  oct.,  5  nov.  1790,  t.  III,  art.  i5);  de  deux  mois  pour 
le  département  (L.  10  août  1871,  art  55)  ;  d'un  mois  pour  la  commune  (L^ 
5  avril  (884,  art.  124,  modifié  par  la  loi  du  28  décembre  1904). 


LES    ELEMENTS   DU    CONTENTIEUX.  9a 

La  procédure  du  mémoire  préalable  ue  rend  pas  nécessaire- 
ment l'instance  contradictoire.  Si,  sur  l'assignation,  l'adminis- 
tration ne  défend  pas,  elle  sera  condamnée  par  défaut  et  la 
voie  de  l'opposition  lui  sera  ouverte,  tandis  qu'avec  la  procé- 
dure de  la  réclamation  préalable  qui  doit  être  suivie  d'une 
décision,  l'instance  est  contradictoiie,  même  si  l'administra- 
tion a  g^ardé  le  silence. 

III.  Celte  différence  est  la  seule  qui  subsiste  depuis  la  loi 
du  17  juillet  1900,  art.  3,  entre  le  cas  de  la  réclamation  con- 
tentieuse  soumise  à  l'administration  pour  décision  préalable  et 
sur  laquelle  celle-ci  a  g-ardé  le  silence,  et  le  cas  du  mémoire 
préalable  aux  actions  judiciaires. 

Dès  lors,  pour  que  s'opérât  un  rapprochement  complet 
entre  les  deux  institutions,  pour  que  la  réclamation  préalable 
au  recours  contentieux  fût  ramenée  à  la  portée  très  modeste 
du  dépôt  du  mémoire  préalable  à  l'action  judiciaire,  il  suffirait 
d'une  réforme  très  simple  :  admettre  l'administration  à  faire 
défaut  et  à  user  de  l'opposition  dans  les  instances  qui  s'en- 
g-ag-ent  en  vertu  de  la  loi  du  17  juillet  1900,  art.  3. 

La  réforme  est  au  pouvoir  du  Conseil  d'Etat  et  la  jurispru- 
dence y  sera  poussée  par  bien  des  motifs.  Déjà,  dans  les  hypo- 
thèses où  est  rendue  une  décision  préalable,  malgré  l'existence 
de  cette  décision  qui  vaut  conclusions  et  acceptation  anticipée 
de  l'instance,  l'administration  présente  au  cours  de  l'instance 
des  observations  qui  sont  prises  en  considération  et  qui  sont 
comme  de  nouvelles  conclusions.  Cette  répétition  des  conclu- 
sions facilite  un  déplacement  de  formalités  et  il  est  natu- 
rel que  les  observations  présentées  devant  le  jug-e  aient  ten- 
dance à  devenir  les  véritables  conclusions  '.  En  tout  cas,  elles 


I.  Déjà,  lorsque  ces  observations  annoncent  des  mesures  donnant  satis- 
faction au  réclamant,  le  recours  devient  sans  objet.  C.  E.,  17  janvier  1896, 
Signard,  p.»  58. 


96  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

seront  les  seules  dans  les  livpothèses  où,  l'administration 
avant  ^ardé  le  silence,  le  recours  sera  intenté  après  le  délai 
de  la  loi  du  17  juillet  1900,  art.  3. 

D'un  autre  côté,  en  vertu  d'une  réforme  contemporaine 
de  la  loi  du  17  juillet  1900,  qui  a  été  moins  aperçue,  mais 
qui  n'est  pas  moins  grave,  les  sections  du  contentieux  sont 
autorisées  à  fixer  un  délai  au  ministre  pour  la  production  de 
ses  observations  et  à  staluei"  si  les  observations  ne  sont  pas 
venues  (D.,  16  juillet  1900,  ait.  6  et  10,  |  2).  A  mesure  que 
ces  obsei'oations  prendront  la  valeur  de  conclusions,  à  me- 
sure que  s'effacera  l'importance  de  la  décision  préalable,  à 
mesure  que  se  multiplieront  les  cas  d'instances  engag^ées 
après  le  silence  de  l'administration,  on  se  rendra  compte 
que  si  l'administration  garde  encore  le  silence  pendant  l'ins- 
tance, si  elle  ne  présente  pas  plus  d'observations  qu'elle  n'a 
piis  de  décision  préalable,  l'instance  ne  peut  pas  être  con- 
tradictoire, parce  que  des  silences  successifs  ne  sont  pas  des 
conclusions  et  que,  pour  rendre  une  instance  contradictoire, 
il  faut  cependant  des  conclusions. 

Il  est  donc  à  prévoir  que  les  réformes  de  1900  amèneront 
une  certaine  usure  de  la  procédure  de  la  décision  préalable  et 
un  certain  rapprochement  des  recours  contentieux  et  des 
actions  judiciaires.  On  en  viendra  très  probablement,  dans  les 
matières  de  g-eslion,  à  pouvoir  citer  directement  les  adminis- 
trations devant  le  juge  administratif  comme  dès  maintenant 
on  le  peut  dans  les  affaires  de  travaux  publics;  tout  au  plus 
subsistera-t-il  une  démarche  préalable  analog-ue  au  dépôt  du 
mémoire. 

Ces  prévisions,  qui  ressemblent  à  celles  de  M.  Artur  ',  ne 
nous  apparaissent  point  cependant  sous  le  même  ang-le  qu'à 
lui.  Il  y  voit  la  condamnation  de  la  théorie  actuelle  de  la 
décision  préalable  et  la  démonstration  de  son  inutilité,  comme 

I.   Op.  cit.,  p.  171  et  s. 


LES    ELEMENTS    DU    CONTENTIEUX.  QJ 

si  ce  qui  sera  deiiuiiii  devait  être  nécessaii-emeiU  ht  condam- 
nation de  ce  qui  est  aujourd'hui.  Il  nous  semble  plus  conforme 
au  véritable  esprit  historique  de  dire  que  ce  qui  existe  aujour- 
d'hui est  la  condition  de  ce  qui  existera  demain  et  constitue 
une  transition  nécessaire.  Les  institutions  sont  en  perpétuelle 
évolution;  on  espère  qu'elles  évoluent  vers  le  mieux,  mais  on 
doit  reconnaître  que  les  phases  par  où  elles  passent  ont  en 
soi  leur  raison  d'être. 

La  procédure  de  liaison  de  l'instance  actuellement  régnante, 
qui  est  une  survivance  d'une  primitive  procédure  de  jug-ement 
en  premier  ressort,  répond  aux  besoins  d'une  époque  où 
l'administration  retient  encore  dans  ses  démarches  beaucoup 
des  allures  de  la  Puissance  publique,  se  montre  encore  très 
susceptible,  très  jalouse  de  ses  prérogatives,  n'accepte  encore 
qu'avec  peine  d'être  en  société  avec  ses  administrés  et  d'être 
citée  par  eux  devant  un  juge  public.  De  là  la  précaution  de 
la  décision  préalable  par  laquelle  elle  accepte  elle-même  l'ins- 
tance in  liniine  litis.  Mais  on  s'habitue  à  tout.  Les  mœurs 
démocratiques  aidant,  l'administration  se  dépouillera  de  sa 
susceptibilité.  Les  bureaucrates  eux-mêmes  comprendi'ont 
qu'ils  sont  de  la  même  société  que  les  administrés  et  qu'il  est 
naturel  que  ceux-ci  puissent  les  appeler  devant  un  juge.  Au 
moins,  en  ce  qui  concerne  les  anciens  contentieux,  suivant  la 
distinction  faite  à  la  pag-e  69,  la  Puissance  publique  deviendra 
une  partie  en  cause.  Ce  jour-là,  les  réformes  de  jurispru- 
dence nécessaires  s'accompliront.  L'acceptation  in  liniine  litis 
fera  place  aux  conclusions  ordinaires  de  la  procédure  con- 
tradictoire, sinon,  à  la  procédure  par  défaut.  Le  but  vers 
lequel  on  tend  ne  paraît  guère  douteux,  mais  le  tout  est 
de  se  rendre  compte  de  la  voie  qui  sera  suivie,  des  moyens 
qui  seront  employés  et  du  moment  où  les  choses  deviendront 
possibles. 

En   attendant,  notre  contentieux  administratif  est,  comme 
tous  les  cobtentieux  primitifs,  fortement  conditionné  par  les 

7 


98  RECUEIL    DE    LKGISLATIOX. 

difficultés  sociales  iuhéreiUes  au  fait  de  l'acceptation  de  l'ius- 
tance  '. 

(A  suivre.)  Maurice  Hauriou. 

1 .  On  se  demandera  peut-être  s'il  n'y  aurait  pas  lieu  de  joindre  aux  dé- 
veloppements sur  l'acceptation  de  l'instauce  d'autres  développements  sur 
l'acceptation  de  la  sentence.  Il  semble,  au  premier  abord,  que  vis-à-vis  de 
l'administration  le  jugement  ne  puisse  avoir  d'effet  <juc  par  l'acceptation  vo- 
lontaire de  celle-ci,  pais(iu'il  n'est  pas  susceptible  d'exécution  forcée.  Ce 
serait  la  reproduction  de  ce  qui  a  été  sii^nalé  dans  le  droit  franc  (v.  p.  4o)- 
Mais  à  interpréter  ainsi  la  situation  on  tomberait  dans  une  confusion.  La 
question  n'est  pas  de  savoir  si  le  jugement  ])eut  être  exécuté  ou  non  vis- 
à-vis  de  l'administration  par  les  voies  d'exécution  du  droit  commun,  mais 
de  savoir  s'il  est  vis-à-vis  d'elle  revêtu  de  la  formule  exécutoire  ;  car,  s'il 
est  revêtu  de  cette  formule,  il  y  a  pour  l'administration  obligation  juri- 
dique d'exécution.  Cette  obligation  sera  réalisée  par  des  moyens  spéciaux, 
par  exemple  le  Conseil  d'Etat  annulera  les  actes  administratifs  qui  seraient 
contraires  à  la  chose  jugée  (C.  E.,  8  juillet  1904,  Botta,  p.  557,  et  les 
conclusions  de  Me  Romieu);  peu  importe,  en  tout  cas,  il  y  aura  autorité  de 
la  chose  jugée  et  on  ne  pourra  pas  dire  que  l'exécution  soit  «  volontaire  ». 

Or,  au  moins  pour  les  arrêts  du  Conseil  d'Etat  et  depuis  la  loi  du 
24  mars  1872,  art.  22,  cette  formule  exécutoire  vis-à-vis  de  l'administration 
existe  (R.  du  2  août  1879,  art.  25  :  u  La  Répul)li<jue  mande  et  ordonne  au 
ministre...,  en  ce  qui  le  concerne,  de  pourvoir  à  l'exécution  de  la  pré- 
sente décision  »  (cfr.  Laferrière,  op.  cit.,  I,  347).  Pour  les  arrêtés  des  Con- 
seils de  préfecture,  la  formule  exécutoire  n'existe  pas,  mais  la  loi  du 
22  juillet  1889  les  déclare  exécutoires  dans  son  article  49  6t  par  consé- 
quent pose  le  principe  de  l'obligation  de  l'administration  (Laferrière,  op. 
cit.,  p.  379). 

Telle  est  la  situation  présente.  Quant  à  l'interprétation  hisîori(jue  des 
faits  qui  a  déjà  été  donnée  par  M.  Jacquelin,  V Evoluli(jn  de  la  pi'océdiire 
administrative,  p.  35,  nous  y  reviendrons  au  §  3. 


Louis  VIE. 


L'UNIVERSITÉ    DE   TOULOUSE 

PENDANT  LA  RÉVOLUTION. 
(1789-1793.) 


Certaines  personnes  pensent  que  les  Universités  de  l'ancien 
rég-ime  disparurent  brusquement  au  début  de  la  période  révo- 
lutionnaire, et  qu'effacées  en  quelque  sorte  d'un  trait  de  plume 
par   le  législateur   de    la   carte   administrative   de    la   France 
nouvelle,  elles  ne  distribuèrent  plus  aucun  enseignement  dès 
la  lin  de   1789  ou  les  premiers  mois  de   1790.   C'est  là  une 
erreur  profonde.  La  vérité  est  que  les  Constituants  firent  dis- 
paraître, en  même  temps  que  les  autres  privilèges,  ceux  des 
Universités    en    tant    que   corporations    et  institutions    indé- 
pendantes;  comme  leurs  successeurs  à  la  Lég-islative  et  à  la 
Convention,  ils  se  préoccupèrent  de  réformer  l'instruction  pu- 
blique, de  l'adapter  aux  besoins  nouveaux  et  aux  idées  nou- 
velles. Mais  ce  n'est  qu'en  1798,  au  mois  de  septembre,  c'est- 
à-dire  plus  de  quatre  ans  après  la  réunion  des  Etats  g'énéraux, 
qu'un  texte  formel  prononça  la  suppression  des  établissements 
d'enseignement  supérieur.   Le  décret  du    i5  seplendire  1798, 
qui    établit   trois   degrés  progressifs   d'instruction    publique, 
décida  en  même  temps  que  les  «  collèges  de  plein  exercice  et 
les  Facultés  de  théologie,  de  médecine,  des  arts  et  de  droit  » 
étaient  supprimées  sur   toute   la   surface   de   la  République. 
Cependant,  cet  acte  législatif  n'eut  pas,   du  moins  juridique- 


lOO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

inenl,  de  conséquences  iininédiales.  «  La  loi  du  i5  septembre 
«  qui  supprimail  les  Universités  fut  suspendue  le  lendemain; 
<(  la  suspension  ne  fut  pas  levée,  et  les  anciens  établissements 
«  d'enseignement  continuèrent  d'exister,  en  droit,  sinon  en 
«  fait,  juscpi'à  la  loi  du  7  ventôse  an  III  (26  février  1796)'.  » 
A  cette  date,  en  elï'et,  fut  promulg-uée  la  loi  portant  création 
des  écoles  centrales  pour  l'enseii^nement  des  sciences,  des 
lettres  et  des  arts,  qui  consacra  la  su[)pression  de  a  tous  les 
anciens  établissements  »  où  se  donnait  l'instruction  publique. 
De  telle  sorte  que  l'on  pourrait  affirmer  que  l'Université  de 
Toulouse  exista  jusqu'à  cette  époque.  En  réalité,  elle  n'avait 
pas  survécu  à  la  loi  du  i5  septembre  1793. 

Fondée  en  1229,  cette  Université  était  une  des  vingt-deux 
qui  existaient  en  France  à  la  veille  des  événements  qui  se  pré- 
cipitèrent avec  tant  de  rapidité  depuis  le  5  mai  1789.  Elle 
comprenait  les  quatre  Facultés  traditionnelles  de  théolog-ie,  de 
droit,  de  médecine  et  des  arts  ou  de  philosophie.  L'Université 
de  Cahors  lui  avait  été  unie  et  incorporée  au  moment  de  sa 
suppression  en  1751'.  Créée  sinon  par  l'Eglise,  du  moins 
avec  son  concours,  elle  n'était  toutefois  ni  établissement  ecclé- 
siastique, ni  complètement  libre,  ni  dépendante  de  l'Etat. 
Org-anisée  en  coi'poration,  se  recrutant  elle-même,  ayant  des 
statuts  propres,  elle  recevait  cependant  quelques  subventions 
du  roi  et  était  soumise  pour  certains  points  à  la  rég'lementa- 
tion  des  pouvoirs  publics,  au  contrôle  du  Parlement  et  aussi 
de  l'Eglise,  à  laquelle  appartenait  son  chancelier-.  Immuable 
dans  son  enseignement,  n'ayant  pris  aucune  part  au  mouve- 
ment prodigieux    des  idées  qui  ag'ita  le  dix-huitième  siècle, 


1.  Liard,  L'enseignement  supérieur  en  France,  t.  I,  p.  188. 

2.  Histoire  de  Languedoc,  Ed.  Privât,  t.  XIII. 

3.  «  Le  cliancelier  ne  iaisait  pas  partie  de  l'Uuiversité  et  n'avait  aucune 
part  aux  délibérations;  il  remettait  les  diplômes  et  recevait  les  serments 
des  gradués.  »  (Lapierre,  L'ancienne  Université  de  Toulouse,  jn  Toulouse, 
p.  728.) 


L  UXIVERSITK    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        lOI 

l'Université  était,  comme  ses  Facultés,  «  dans  cet  étal  d'ato- 
«  nie...  qui  était  devenu  celui  de  toutes  les  Facultés  du 
«  royaume'  »  ;  elle  s'éteigtiait,  mais  elle  représentait  encore 
un  passé  de  traditions  nationales  et  provinciales  au({uel  la 
ville  était  fortement  attachée'.  De  plus,  ses  étudiants,  libres 
ou  installés  dans  les  nombreux  colIèg"es  qui  lui  étaient  ag-ré- 
gés,  contribuaient  g-randement  à  l'intensité  de  la  vie  locale  ; 
en  1775,  plus  de  cinq  cents  prirent  part  à  une  manifestation^. 
Aussi  le  corps  municipal  n'iiésitait-il  pas  à  favoriser,  parfois 
de  ses  deniers,  les  œuvres  d'enseignement.  On  avait  projeté 
l'établissement  d'une  chaire  d'hydrologie  dans  le  collège  de 
l'Esquile-^,  on  créait  un  jardin  des  plantes-;  en  dehors,  mais 
à  C()té  de  l'Université,  le  cabinet  de  physique  possédait  des 
machines,  dont  l'inventaire  fut  dressé  en  1786  par  l'abi)é 
Martin,  professeur''.  Mais  il  aurait  fallu  un  esprit  scientifique 
différent  de  celui  qui  régnait  toujours  dans  la  vieille  institu- 
tion du  Moyen-âge;  il  aurait  fallu  une  impulsion  et  des 
réformes. 

La   Faculté   de   médecine^,  cependant,  avait  provoqué,    en 

1.  A.  Deloumc,  Aprt'çn  liistovique  sui^  la  Faculté  de  droit  de  l'Univer- 
sité  de  Ton  fou  se,  p.  i48. 

2.  L'Académie  des  sciences...  de  Toulouse  a  mis  plusieurs  fois  au  con- 
cours, de  18G2  à  1870,  l'histoire  de  l'Université  de  Toulouse,  mais  aucun 
résultat  d'ensemble  ne  fut  obtenu.  Noire  sujet  ne  fut  pas  même  abordé. 
Pour  la  période  antérévolutionnaire,  il  a  paru  des  travaux  importants  et 
assez  nombreux.  (V^oir  Bihliographie  de  V ancienne  Université  toulou- 
saine, in  Revue  des  Pyrénées,  t.  II.) 

3.  Histoire  de  Languedoc,  éd.  Privât,  t.  XIII,  p.  iSyo. 

4.  Arch.  Haute-Garonne,  C,  3io.  Inv.  impr.,  p.  .55. 

5.  Ihid. 

0.  Ihid.,  C,  i33,  p.  23.  —  On  écrivait  alors  l'Esquille.  L'abbé  Roger 
Martin,  né  à  Estadens  (Haute-Garonne)  en  174I)  membre  des  Cinq-Cents 
en  1795,  plus  tard  député  au  Corps  législatif,  fut  secrétaire  du  cardinal 
Loménic  de  Brienne  et  professeur  de  physique  expérimentale  au  Collège 
royal.  Brienne  lui  fit  accorder  par  les  Etats  de  la  province  une  subvention 
de  3o,ooo  francs  pour  la  création  du  cabinet.  Mort  à  Toulouse  le  18  mai 
i8n.  (Cf.  Biog>rapliie  toulousaine  ei  Dictionnaire  des  parlementaires.) 

7.  M.  le  Dr  Barbot  a  publié  récemment  les  Clwoniques  de  la  Faculté 


I02  TKECAJFAL    DE    LKGISLATION, 

178!^,  2;TAce  à  une  chMiiniide  renouvcire  avec  insistance,  la 
création  d'un  jardin  des  plantes  médicinales.  La  ville  lui  avait 
concédé  dans  ce  hiil  un  terrain  situé  le  long'  des  remparts, 
entre  les  portes  Arnaud-Bernard  et  Matabiau,  avec  la  jouis- 
sance de  deux  tours,  une  devant  servir  de  serre,  l'autre  de 
logement  pour  le  jardinier;  une  somme  de  3, 000  livres, 
allouée  d'ailleurs  une  fois  pour  toutes,  devait  faciliter  l'instal- 
lation première'.  H  v  eut  là  nne  initiative  heureuse  à  l'actif 
de  l'Université.  Malheureusement,  dans  leurs  délibérations^ 
les  professeurs  s'occupaient  beaucoup  trop  de  questions  qui, 
aujourd'hui,  nous  étonnent.  Pouvait  on  imposer  aux  membres 
réguliers  de  la  Faculté  de  ihéolog-ie  l'oblig-ation  de  portei  dans 
les  cérémonies  solennelles  la  robe  rouge  traditionnelle?  Y 
avait-il  un  moven  pralicpie  d'empêcher  les  étudiants  d'émig-rer 
à  Montpellier  dont  la  renommée  était  de  nature  à  les  induire 
en  erreur  ?  Sans  parler  des  conflits  fréquents,  portés  parfois 
même  devant  le  Parlement,  entre  les  professeurs  en  médecine 
et  les  docteurs  formant  le  corps  de  la  Faculté,  ou  encore  de 
ceux  qui  éclataient  entre  la  Faculté  de  droit,  qui  prétendait  à 
une  certaine  prééminence,  et  les  trois  autres  Facultés'. 

Et  cependant,  cette  Université  qui,  ces  questions  en  appa- 
rence futiles  une  fois  réglées,  continuait  «  dans  le  silence  de 
l'étude  et  dans  l'orbite  du  règlement  le  cours  d'une  vie  obs- 
cure, calme  et  pacifique^  »,  possédait  des  maîtres  qui  honoiè- 

(/e  médecine  de  Toulouse  dii  treizième  au  vingtième  siècle.  Il  avait  bien 
voulu  me  communiquer  à  la  dernière  heure  les  épreuves  de  quelques  feuil- 
les. Cet  ouvrage  considérable  contient,  outre  certains  renseignements  pui- 
sés à  des  sources  qui  nous  sont  forcement  comnuines,  des  références  pré- 
cieuses et  des  documents  nombreux  concernant  la  F"aculté  de  médecine 
depuis  ses  origines  jusqu'à  nos  jours.  Je  suis  heureux  de  pouvoir  le  men- 
tionner. 

1.  Délibération  du  corps  municipal  du  7  mars  1788. 

2.  Voir  Registre  des  déliljérations  des  professeurs  en  médecine,  1778- 
J793.  (Ce  registre  a  été  offert  à  l'Université  par  M.  le  Dr  Rességuet.) 

3.  E.  Vaïsse-Cibiel,  L'ancienne  Université  de  Toulouse.  Etude  d'histoire 
locale  (In  :  Revue  de  Toulouse,  ler  mai  i8G5.) 


L'UNn'ERSITÉ    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    RF^VOLUTION.        Io3 

rent  leurs  chaires  et  dont  plusieurs  prirent  par  la  suite  une 
part  active  aux  affaires  publiques,  soit  dans  les  assemblées 
locales,  soit  même,  à  Paris,  au  sein  de  la  Convention. 


I.  —  État  de  l'Université  au  début  de  la  Révolution. 
l'année  scolaire   1 788-1 789. 

Sous  quel  aspect  matériel  se  présentait,  au  voyag-eur  visi- 
tant Toulouse,  l'Université  de  cette  ville?  On  peut  dire  qu'il 
existait  tout  un  quartier  universitaire  dans  lequel  se  trou- 
vaient g-roupés  les  Facultés  et  les  divers  collèg-es  d'écoliers  et 
de  boursiers  qui,  provenant  de  fondations  spéciales  et  ayant 
des  biens  et  des  revenus  propres,  gravitaient  autour  de  l'Uni- 
versité, sans  en  faire  partie  intégrante.  L'existence  de  ces 
collèges  s'explique  par  la  préoccupation  de  venir  en  aide  aux 
étudiants,  et  aussi,  dans  une  certaine  mesure,  par  ce  fait  que 
l'ancien  régime  n'a  pas  connu,  comme  nous,  au-dessus  de 
l'enseignement  primaire,  la  distinction  précise  entre  l'ensei- 
gnement secondaire  et  l'enseignement  supérieur.  On  entrait, 
si  possible,  dans  un  de  ces  collèges,  «  fondés  et  institués  pour 
la  nourriture,  l'entretien  et  éducation  de  plusieurs  écoliers'  », 
et  on  allait  suivre  les  cours  aux  Facultés. 

Donc,  un  plan  topograpliique  de  Toulouse  sous  les  yeux^^ 
si  nous  parcourons  l'ancien  quartier  des  Ecoles,  nous  cons- 
tatons d'abord  que  la  plupart  des  collèges  se  trouvaient  près 
des  rues  actuelles  des  Lois  et  de  l'Université. 

1.  Histoire  de  Languedoc,  éd.  Privât,  XIV,  c.  ioi5. 

2.  Plan  de  Tolose  divisé  en  hiiict  capitoiilats,  par  Jouvin  de  Rochefort 
(in  Mémoires  de  la  Société  archéologique  du  Midi  de  la  France,  t.  XI), 
dressé  vers  1678.  —  M.  Lapierre  a  donné  aussi,  dans  le  volume  sur  «  Tou- 
louse I)  publié  en  1887  à  l'occasion  de  la  seizième  session  de  l'Association 
française  pftur  l'avancement  des  sciences,  une  liste  de  ces  collèges,  avec 
l'indication  précise  de  l'endroit  où  ils  étaient  situés. 


1°  I.e  collr^e  de  Narboiiiie,  cm  face  de  l'Université,  à  l'an- 
gle de  la  rue  des  Estiides  et  de  celle  des  Cordeliers. 

2°  Le  collège  de  Secondât,  en  l'actî  du  précédent,  sur  la 
place,  j)rès  de  l'angle  de  la  rue  des  Cordeliers. 

3"  Le  collège  de  Foix,  occupé  de  nos  jours  par  le  couvent 
de  la  Compassion. 

If  Le  collège  de  Saint-Raymond,  de  construction  et  d'as- 
pect analogues  à  celui  de  Foix,  place  de  ce  nom,  près  de  Saint- 
Sernin,  aujourd'hui  converti  en  Musée. 

5"  Le  collège  de  Mirepoix  (ou  de  Saint-Nicolas),  rue  de  ce 
nom. 

G"  Le  collège  de  Périgord,  à  l'angle  des  rues  du  Taur  et 
des  Carmélites  (occupé  par  le  Grand  Séminaire). 

7"  Le  collège  de  Maguelonne,  entre  le  précédent  et  l'église 
du  Taur. 

8"  Le  collège  Sainte-Catherine,  rue  des  Balances,  66-68 
(aujourd'hui  hôtel  de  Paris),  alors  rue  des  Argentiers'. 

9°  Le  collège  Saint-Martial,  près  de  la  maison  de  ville,  entre 
la  rue  Saint-Rome  actuelle  et  l'extrémité  de  la  rue  du  Poids- 
de-l'Huile,  adossé  en  quelque  sorte  à  la  maison  des  filles  de 
Saint-Panfaléon"  (aujourd'hui  hôtel  du  Midi)-. 

10°  Le  collège  de  l'Esquile,  dans  l'édifice  actuel,  rue  des 
Lois. 

Il"  Le  collège  royal,  ancien  collège  des  jésuites,  aujour- 
d'hui le  Lycée,  «  place  et  rue  des  Peyrouliers^  ». 

1.  Cf.  J.  Adher,  L' inslriiction  piihlitjiie  (/ans  la  Ilaiitc-daronne  (1790- 
180G).  Toulouse,  1891,  in-80  de  22  p.  (p.  7).  (Extr.  du  Bulletin  de  la  So- 
ciété de  géographie  de  Toulouse.) 

2.  Du  Mège  cite  un  collèg'e  de  Papillon,  situé  (d'aj)rcs  le  plan  de  Tou- 
louse mentionné  ci-dessus)  à  l'ançle  de  la  rue  du  Pcyrou  et  de  la  place 
Saint-Sernin.  Il  ne  devait  plus  exister  à  la  fin  du  dix-huitième  siècle  ;  les 
documents  de  l'époque  ne  le  mentionnent  pas.  Il  y  avait  aussi  plusieurs  sé- 
minaires, appelés  parfois  collèges,  comme  celui  des  Irlandais,  mais  qui 
n'avaient  rien  de  commun  avec  l'Université. 

3.  Cf.  La])ierre  (in  Toulouse,  p.  729). 

4.  Sur  ces  collèges,  voir  :  Du  Mège,  llisti^fe  des  institutions  de  la  ville 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        Io5 

Les  neuf  premiers  établissements  étaient  des  collèges  de 
boursiers,  élèves  de  l'Université;  les  deux  autres,  des  maisons 
d'instruction  secondaire,  dont  quelques  maîtres  étaient  agrégés 
aux  arts.  Au  collèg-e  royal,  l'enseignement  était  donné  dès 
1788  par  des  séculiers;  l'Esquile,  dirigé  par  les  Pères  de  la 
Doctrine  chrétienne,  recevait  une  dotation  communale  de 
7,000  livres. 

Les  collèges  subsistèrent  jusqu'en  1792'.  Leurs  biens  figu- 
rent sur  les  listes  de  biens  nationaux  mis  en  vente  et  pour 
lesquels  des  adjudications  furent  réalisées.  En  179.3,  tandis 
que  le  Collèg-e  national  qui  venait  d'être  créé  avait  absorbé  le 
personnel  de  l'Esquile,  on  faisait  dans  ce  dernier  établisse- 
ment des  cours  publics  et  g-ratuits. 

Mais  c'est  l'Université  proprement  dite,  c'est-à-dire  le 
g-roupe  des  quatre  Facultés,  qui  doit  retenir  particulièrement 
notre  attention. 


La  Faculté  de  théolog-ie  était  située  à  l'ang-le  des  rues  «  des 
Gordeliers  et  Bourg-ominières  »,  plus  tard,  Pargaminières,  à 
la  place  qu'occupe  aujourd'hui  le  temple  protestant.  Du  Mège 
lui  assig-ne  le  même  emplacement  «  à  l'angle  formé  par  la 
rencontre  des  deux  rues  des  Tierçaires  et  des  Gordeliers  ». 
Les  bâtiments,  comme  d'ailleurs  ceux  des  Facultés  de  droit  et 
des  arts,  appartenaient  à  la  ville,  qui  les  avait  toujours  en- 
tretenus. A  la  différence  de  ces  derniers  qui  se  trouvaient 
«  dans  le  plus  mauvais  état  »  au  moment  de  la  Révolution, 


de  Toulouse ,  t.  IV;  — M.  Fournicr,  Les  bibliothèques  des  collèges  de  V Uni- 
versité de  Toulouse  (in  Bibliothèque  de  l'Ecole  des  chartes,  1890,  t.  LXI); 
—  Sainl-Charles,  Collèges  de  Vital  Gattier,  Montlezun,  etc.  (in  Mémoires 
del'Acad.  des  Sciences,  Inscriptions  et  Belles-Lettres  de  Toulouse,  i884), 
de  Périgord  (m  Mémoires,  i88(3),  de  Maguelonne  {id..  iS8i),  de Foijo  (id., 
i885). 

I.  Jusqu'en  mars  1792,  les  Recteurs  nommèrent  des  boursiers  et  délivrè- 
vrèrent  des  certificats  aux  élèves  des  collèges.  (Archives  du  Donjon.) 


Io6  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

ceux  ((  fies  clnsscs  de  llu-ologie  »  ne  laissaient  pas  trop  à  dé- 
sirer  '. 

La  Faculté  de  droit  a\ail  son  si«'';5'e  à  l'anode  de  la  rue  «  des 
Esludes  et  de  la  rue  des  Pnys  Creusez  »,  en  façade  sur  les 
deux  rues.  Il  y  avait  là  trois  i^^randes  salles  où  l'on  ])rofessait 
à  la  fois  le  droit  civil  et  le  droit  canon*.  C'est  dire  que  celte 
Faculté,  qui  n'a  pas  changé  de  place,  a  représenté  à  travers 
les  siècles  le  cœur  de  l'Université;  elle  fut  d'ailleurs  la  plus 
prospère. 

«  Le  droit  civil  était  enseiç^né  dans  les  mêmes  amphithéâ- 
«  très  où  (  n  le  professe  de  nos  jours,  dans  ce  vieux  quartier 
«  où  conduit  la  rue  symbolique  des  Lois.  L'édifice  actuel  a 
((  toujours  été  le  centre  universitaire  de  Toulouse.  Si  l'ensei- 
«  gnement  le  déserte  un  jour,  écrivait  en  i855  un  historien 
«  de  notre  L^niversité,  il  quittera  à  la  fois  son  berceau  et  le 
((   théâtre  de  sa  gloire  3.  » 

A  Torig-ine,  la  Faculté  de  médecine  avait  partagé  les  pre- 
miers locaux  universitaires  avec  celle  de  droif^.  Mais  plus 
tard  elle  resta  seule  rue  des  Lois,  en  face  du  collège  de  Foix, 
et  fut  ag^randie  en  1774  d'une  maison  voisine 5.  On  a  démoli, 
il  y  a  quelques  années  à  peine,  cette  vieille  bâtisse  sur  la  porte 
de  laquelle  figurait  une  plaque  de  marbre  portant  les  mots  : 
«  Scholae  facultatis  medicinae'^.  »  Cette  plaque,  conservée 
avec  soin,  se  trouve  actuellement  dans  le  g-rand  escalier  de  la 
nouvelle  Faculté  de  médecine.  L'enseig-nement  de  la  chirurgie 

1.  Etat  des  revenus  Je  l'Université,  dresse  par  Boyer,  trésorier,  le  3  juil- 
let 1792.  (Arch.  dép.  de  la  Haute-Garonne,  2T,  i.) 

2.  D'après  Du  Mès^e,  qui  donne  ce  renseignement,  les  «  Esludes  »  avaient 
été  construites  en  i5i8. 

3.  E.  Vaïsse-Cibiel,  déjà  cité. 

4.  /d. 

5.  Le  Baour  de  1788  dit  que  cette  maison  était  «  adjacente  aux  anciennes 
écoles  ».  On  y  construisit  notamment  un  amphithéâtre.  La  ville  avait  acheté 
l'immeuble;  les  professeurs  firent  un  emprunt  pour  l'aménagement  dudit 
amphithéâtre. 

6.  Cf.  Di'  Caubet,  L'Ecole  de  médecine  (in  Toulouse,  pp.  790-91). 


L  fîNIVERSITÉ    DE    TOULOUSE    PENOANT    LA    IlÉVOLUTION.        IO7 

au  sein  de  la  Faculté  n'avait  pas  pris  un  grand  développe- 
ment; mais,  à  côté  et  hors  de  l'Université,  il  y  avait  un  col- 
lèg-e  royal  de  chirurgie  qui  conserva  toujours  une  certaine 
célébrité,  et  dans  les  jurys  duquel  siégeait  un  professeur  de 
la  Faculté'.  Cette  école  avait  été  fondée  en  1761  ^^  et,  s'il  faut 
en  croire  une  délibération  des  Capitouls  en  date  du  5  no- 
vembre 1784,  elle  rendit  dès  ses  débuts  de  grands  services. 
Les  magistrats  municipaux,  en  effet,  chargèrent  les  députés 
de  la  ville  auprès  des  Etats  d'appuyer  la  demande  de  pension 
faite  j)ar  les  professeurs  royaux  du  collège  de  chirurgie  «  char- 
gés depuis  près  de  trente  ans  d'un  enseignement  public  et 
gratuit  dont  ils  se  sont,  acquittés  avec  succès,  au  grand  avan- 
tage de  l'humanité-''  ».  L'école  avait  son  am{)hi théâtre  dans 
l'une  des  grosses  tours  du  rempart,  à  l'endroit  où  se  trou- 
vent aujourd'hui  les  bains  Dutemps"^. 

La  Faculté  des  arts,  la  quatrième  et,  d'après  toutes  les 
apparences,  la  moins  importante,  n'avait  pas  même  de  «  chez 
elle  ».  Elle  siég-eait  dans  une  salle  du  collèg-e  de  l'Esquile.  Il 
est  vrai  qu'il  ne  lui  fallait  pas  beaucoup  de  place,  car  elle  ne 
comptait  que  deux  professeurs  qui  se  bornaient  à  lire  quel- 
ques traités  de  philosophie -\  Les  mathématiques,  la  philoso- 
phie, la  physique  expérimentale,  la  chimie,  l'histoire  et  la  géo- 
g-raphie,  les  belles-lettres,  les  langues  g-recque,  latine  et  fran- 
çaise étaient  enseig-nées  au  collège  royal.  Qui  pourrait  croire, 
si  l'histoire  et  les  faits  n'étaient  là  pour   le  démontrer,  que 


1.  Voir  Reg-islre  des  délibérations  sus-mentionné. 

2.  Liard,  I,  pp.  lo-i  i. 

3.  Roschach,  Inv.  des  Archives  communales,  AA.  82.  73. 

4-  Ses  six  professeurs  élaient  charg-és  en  1788  des  enseignements  sui- 
vants :  Principes,  Cazabon  ;  —  Maladies  des  os,  Bécane  ;  —  Anatomie,  Bosc  5 
— Opérations,  Villar  ; — •  Matière  médico-chirnrgicale, Frizac  ;  — Accoiiclie- 
menls,  lîaquier.  —  En  1793,  le  personnel  s'était  sensiblement  modifié.  Caza- 
bon, Villar  se  trouvaient  encore  là.  L'enseignement  de  l'anatomie  était  confié 
à  Camy  ;  Drun,  Tarbès  et  Larrey  occupaient  les  trois  autres  postes. 

5.  Liant,  pp.  lo-i  i . 


io8  Rr,f:iEiL  i)i:   khoislation. 

nos  F'aciiltcs  des  sciences  et  des  lettres,  avec  leurs  iionibrenses 
cliaires  et  les  vastes  laboratoires  cïe  la  première,  sont  nées, 
dans  le  ré<(inie  de  1808,  de  rancienne  el  si  modeste  Facullé 
des  arts! 


Dans  les  locaux  (jue  nous  venons  de  parcourir,  au  sein  des 
(|ualre  Facultés,  comment  et  par  fpii  était  donné  l'enseii^'ne- 
ment? 

La  théoloi^^ie  comprenait  deux  catégories  de  professeurs 
choisis  dans  les  deux  branches  du  clergé,  des  professeurs  per- 
pétuels ou  royaux,  et  des  conventuels,  neuf  en  tout.  Trois 
professeur^  royaux,  pris  dans  les  rangs  du  clergé  séculier, 
occupaient  les  chaires  :  i»  des  libertés  de  l'église  gallicane'; 
2'^  de  dogme;  3°  de  morale.  On  les  appelait  perpétuels,  parce 
qu'ils  étaient  nommés  au  concours  et  à  \ie;  ils  étaient  gagés 
par  le  roi.  Les  conventuels,  au  contraire,  choisis  dans  les  or- 
dres religieux,  donnaient  leur  enseignement  dans  les  cou- 
vents de  leur  ordre,  «  où  la  jeunesse  puisait  des  principes 
ultramontains  »,  à  l'exception  toutefois  des  dominicains  qui 
professaient  à  la  Faculté  méme^. 

Certains  ordres  avaient  le  privilège  de  fournir  les  conven- 
tuels. Il  y  avait  deux  dominicains,  un  cordelier,  un  augustin, 
un  carme  et  un  moine  de  Citeaux^.  Leurs  chaires  n'étaient 
publiques  que  depuis  la  suppression  des  jésuites^  et  n'étaient 
j)as  soumises  au  concours. 

Les  revenus  de  la  Faculté  de  théologie,  indépendants, 
comme  dans  les  autres  Facultés  d'ailleurs,  de  ceux  de  l'L'ni- 
versité  proprement  dite,  consistaient  en  traitements  fixes  ou 


1.  Chaire  créée  en  1717. 

2.  Ceci  semble  ressortir  du  rapport  Boycr,  maintes  fois  cité  au  cours  de 
ce  travail. 

3.  Baour,  1788,  1789,  1790,  et  rapport  Boyer. 

4.  Rapport  Boyer. 


L  UNIVERSITE    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        IO9 

gages  pavés  par  le  roi  aux  seuls  professeurs  royaux,  et  dans 
le  produit  des  itiscriptious  et  g'radualioris,  qui  montaient 
encore  en  1789  à  un  chiffre  convenable,  mais  qui,  dès  ce 
moment,  disparut  de  façon  rapide.  Les  g-ages  fixes  des  pro- 
fesseurs étaient  de  262  livres  9  sols';  quant  au  casuel,  il  s'éle- 
vait en  moyenne  à  1,800  livres  pour  chaque  professeur  royale 
et  à  900  pour  chaque  réjjulier,  à  l'exception  du  cordelier  qui 
n'avait  rien'. 

Le  tarif  des  études  et  des  grades  était  de  2.'^  livres  pour  le 
baccalauréat  en  théolog-ie,  de  55  livres  2  sols  10  deniers  pour 
la  licence,  et  de  11 3  livres  9  sols  4  deniers  pour  la  licence  et 
le  doctorat^.  En  1788,  il  fut  pris  25o  inscriptions,  accompli 
81  actes  et  créé  22  bacheliers,  3  hcenciés  et  3  docteurs +.  Pour 
l'année  scolaire  1 788-1 789  entière,  il  fut  reçu  :  4  bacheliers 
pour  le  premier  trimestre  1789,  i  pour  le  deuxième,  11  pour  le 
troisième-,  et  pris  un  nombre  fort  respectable  d'inscriptions*^. 

Pour  cette  même  année,  le  personnel  enseig'nant  compre- 
nait ^  : 

i<^  Titulaires  perpétuels  :  MM.  Barthe^,  Libertés  de  l'Église 

gallicane  ; 

—  r'ijoii?  Dogme; 

—  La  roque.  Morale. 

1.  Liai'd,  I,  p.  28. 

2.  Rapport  Boyer. 

3.  Ces  chiffres  ne  diffèrent  pas  de  ceux  qui  sont  cités  dans  le  «  Procès- 
verbal  des  Commissaires  du  Roi  pour  la  Réformation  de  l'Université  de 
Toulouse  »,   de  16G8.  [Histoire  de  Languedoc,  éd.  Privât,  XIV,  c.    1006.) 

4.  Liard,  I,  pp.  1 5  et  21. 

5.  Archives  de  l'Université,  reg.  i35. 
0.    1788,  4"  trimestre,  28G. 

1789,  i«i-         _         269. 
2e  —         269. 

3e  —  229. 

4e        -       198- 

(Archives  du  Donjon.) 

7.  Bao^ir,  1789. 

8.  Barthe  (Paul-Benoît). 


IIO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

2°  Conventuels  :  les  PP.  Iloiij-nan  el  Glizc,  dominicains  ; 
Létany;-,  de  l'ordre  de  Cfteaux  ;  Calvet,  carme;  Descamps  ', 
cordelier  ;  Cardonel,  auçuslin. 

A  la  Facul(é  de  droit,  il  y  avait  six  professeurs  et  iiuit  agré- 
gés. Eu  1788,  les  chaires  étaient  occupées  par  MM.  Briant', 
Delort^,  Ruttat*,  Gouazé -\  Labroquère^  et  Riga ud''.  Les 
agrégés  étaient  MM.  Tiirle-Larbrepin^,  Pérès,  Daram,  Gon- 
taull,  Maynard,  Fauqué,  Bec  et  Loubers^.  M.  Gontault  mou- 
rut dans  le  courant  de  l'année  ;  son  décès  fut  officiellement 
annoncé  à  l'assemblée  de  la  Faculté  tenue  le  3  septembre, 
sous  la  présidence  de  M.  Briant,  vice-recteur,  et  le  concours 
pour  son  remplacement  fut  fixé  au  i3  novembre  ;  mais  par 
suite  de  difficultés  qui  firent  même  porter  l'affaire  devant  le 
Parlement,  ce  concours  n'avait  pas  encore  eu  lieu  le  27  jan- 
vier 1789. 

L'année  scolaire  1 788-1 789  commença  donc  en  réalité  avec 
six  professeurs  et  sept  agrégés  (ce  sont  les  chiffres  donnés 
par  M.  Liard).  Le  discours  de  rentrée  fut  prononcé  par 
M.   Gouazé,  qui  avait  été  chargé  de  cette  mission  dans  l'as- 

1.  Du  Mège  écrit  Descamps,  Baour  Descans  ;  certains  registres  donnent 
l'orthographe  de  Du  Mège. 

2.  Jean-Pierre  de  Brian,  professeur  de  droit  civil  et  canoniijue,  membre 
de  la  Faculté  depuis  1742.  (Deloume,  Personnel  de  la  Faculté  de  droil, 
1890.)  Très  souvent,  on  écrivait  Briant. 

3.  Pierre-Théodore  Delort,  professeur  de  droit  français,  nommé  à  la  sur- 
vivance de  son  père  en  1775. 

4.  Rufl'at  (Barthélémy),  agrégé  en  1752,  professeur  en  1759.  (Deloume.) 

5.  De  Gouazé  (Jean-Joseph),  capitoul  en  17G2,  membre  de  l'Académie 
des  Se,  Inscript,  et  Belles-lettres,  né  à  Saint-Girons  en  1721,  mort  à  Tou- 
louse en  1809.  [Mémoires  de  l'Acad.  des  sciences...,  1876.) 

6.  De  Labroquère  de  Brucelles  (François-Raymond-Luc),  agrégé  en 
1748,  professeur  en  17G5,  membre  de  l'Académie...,  né  à  Toulouse  en  1725, 
mort  en  18 16. 

7.  Jean-Laurent  de  Rigaud,  agrégé  en  1703,  professeur  en  1770. 

8.  De  Turle-Larbi-epin  (Jean-François),  membre  de  l'Académie...,  né  à 
Toulouse  en  171G,  mort  en  1799,  membre  de  la  Faculté  en  174C. 

9.  Baour,  1 788.  —  Les  docteurs  agrégés  avaient  été  créés  le  23  mars  1680. 
(Cf.  Bénech,  cité  infra  ) 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        III 

semblée  du  3  juillet  1788.  L'enseignement  fut  donné   et  ré- 
parti de  la  manière  suivante  : 

MM.  Rig-aud  :  Suite  des  causes  du  décret  de 

Gratien à  i  h.   1/2. 

Briant  :   Titre  «  de  Usuris  » à  8  h.  matin. 

Ruiîat    :    Troisième  livre  des  Décré- 

tales à  9  h.  1/2. 

Gouazé  :  Institutes ''^  9  !*• 

Labr(X{uère  :   Titre  «  ad  Lerjem  Fal- 

cidiani  ».  . à  3  h.   1/2. 

Delort  :  Suite  des  principes  du  droit 

français à  2  h. 

L'arrêt  du  Conseil  du  iG  juillet  1681,  article  3,  prévoyait  ce 
règlement  annuel  des  leçons  que  devaient  «  dicter  »  les  pro- 
fesseurs. 

Ceux-ci  se  recrutaient  jadis  par  l'élection  ou  concours,  et 
par  la  postulation  ou  désignation,  au  moins  aux  deux  tiers 
des  voix  des  membres  de  la  Faculté,  d'un  personnage  connu 
par  son  talent  et  sa  haute  valeur  juridique.  Mais,  depuis  la 
déclaration  du  6  août  1682,  la  postulation  ne  fut  maintenue 
que  dans  le  cas  de  consentement  unanime'.  De  sorte  qu'à  la 
fin  de  l'ancien  régime,  la  règle,  pour  l'attribution  des  chaires, 
était  le  concours,  à  l'exception  de  celle  du  droit  français  %  à 
laquelle  le  roi  nommait  sur  une  liste  de  trois  noms  proposés 
au  chancelier  par  le  procureur  du  Parlement  de  Toulouse.  Le 
professeur  de  droit  civil  français  était  payé  par  le  roi  ;  il  ne 
pouvait  être  doyen,  mais  si  fait  recteur -^ 

I.  Cf.  Bénech.  —  D'après  la  déclaration  du  lo  juin  1742,  le  roi  avait  le 
droit  d'approuver  les  choix  et,  dans  certains  cas,  de  nommer  à  la  chaire 
vacante.  (Cf.  Deloume,  Personnel...,  p.  32.) 

3.  Gréée  en  1679. 

3.  Déclaration  du  G  août  1G82,  art.  2.  —  Voir  Bénech,  Mélanges  de 
droit  et  d'iiistoire  :  De  l'enseignement  du  droit  français  dans  la  Faculté  de 
droit  civil  et  ^canonique  de  l'ancienne  Université  de  Toulouse. 


ir2  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

La  Facullé  de  droit  avait,  en  eiïet,  le  privilège  de  fournir 
le  Recteur  de  l'I 'uiveisité,  élu  [)our  trois  mois.  Uii  arrêt  du 
Conseil  d'Etat,  du  21  mai  lOgi^  avait  décidé  que  «  la  cliarg-e 
de  Ilecleur  demeurerait  attachée  à  la  seule  Faculté  de  droit 
civil  et  canonique'  ».  En  vertu  de  ces  dispositions,  M.  Ri- 
g-aud  exerça  les  fonctions  de  Recteur  pendant  les  derniers 
mois  de  1788^  et  M.  Briant  au  début  de  1789'. 

Les  docteurs  agrégés  de  la  Faculté  ne  pouvaient  «  être 
nommés  que  par  ceux  qui  la  composaient,  confoi'mément  à  la 
déclaration  d'août  1682-^  »  ;  mais,  pour  eux  aussi,  le  concours 
était  la  base  du  recrutement. 

Le  mode  de  rémunération  était  le  même  qu'à  la  Faculté  de 
théologie.  M.  Liard  donne  comme  gages  fixes,  d'après  l'en- 
quête de  1791,  994  livres,  et  le  rapport  Boyer,  postérieur  en 
date,  705  livres  6  sols  8  deniers'^.  Quant  au  casuel,  il  prove- 
nait des  frais  d'études  et  des  droits  perçus  à  l'occasion  des 
examens  et  de  la  collation  des  grades,  dont  voici  le  tarif-^  : 

Baccalauréat  :  22  livres  5  sols  ; 

Licence  :  70  livres  12  sols  10  deniers; 

Licence  et  doctorat  :  i46  livres  8  sols  6  deniers. 

Naturellement,  le  total  variait  suivant  le  nombre  d'étu- 
diants. En  1785,  il  avait  été  accompli  896  actes,  dont  i55  de 
bachelier,  281  de  licencié  et  iode  docteur.  En  1788,  on  nota 

1.  Recueil  des  édits  et  déclarations  du  Roi,  arrests  de  son  Conseil  et 
de  sa  Cour  de  Parlement  de  Toulouse,  coiicernant  l'Université  de  ladite 
ville,' et  celles  de  Montpellier  et  de  Caors,  avec  quelques  rèfjlemens  et  déli- 
bérations de  l'Université  de  Toulouse,  1722. 

2.  Archives  de  l'Uuiversité,  reg\  n'J  0. 

3.  Arrêt  du  Conseil  du  21  mai  iGgi. 

4.  Il  n'y  a  pas  là  de  contradiction.  En  efTet,  d'après  le  procès-verbal  de 
1668,  les  professeurs  en  droit  touchaient  à  cette  époque  764  livres,  plus  280 
prélevées  sur  les  2,000  provenant  de  certains  bénéfices  (voir  injra)  ;  or,  ces 
ijénéfices  avaient  disparu  au  moment  où  écrivait  Boyer,  il  ne  les  fit  pas 
entrer  dans  son  exposé,  tandis  que  l'enquête  de  1791  avait  fait  connaître 
l'état  précis  de  la  situation  antérieure  de  l'Université,  tenant  compte  pour 
chacun  de  toutes  les  sources  de  revenus. 

5.  Liard,  I,  p.  21. 


l'université':  de  Toulouse  pendant  l\  révolution.      ii3 

environ  et  en  moyenne  420  inscriptions',  et  on  créa  \~)2  ba- 
cheliers. En  janvier  1789,  pour  le  pi-eniier  liimestre  (le  second 
de  l'année  scolaire),  le  chiffre  des  inscriptions  fut  de  4i5  ;  en 
avril,  de  402;  en  juillet,  de  38i.  Pendant  les  mêmes  périodes 
trimestrielles,  on  g-radua  1 1  bacheliers  en  droit  durant  le  pre- 
mier trimestre,  25  pendant  le  deuxième,  et  109  pendant  le 
troisième,    soit   i4ô  pendant  les  trois  premiers  trimestres  de 

Le  temps  consacré  aux  études  juridiques  était,  d'après  l'édit 
d'avril  1769,  de  trois  ans  pour  la  licence,  et  de  quatre  pour  le 
doctorat.  Le  droit  français  était  enseig-né  en  troisième  année, 
conformément  à  la  déclaration  du  20  janvier  1700. 

La  Faculté  de  médecine  comptait  cinq  professeurs  chargés 
d'enseig-ner  :  i"  l'analomie  et  les  maladies  vénériennes  (avec 
la  chirurg-ie)  ;  2°  la  chimie,  la  matière  médicale  et  la  botanique; 
3"  la  physiologie;  4"  ^'^  patholog-ie  et  la  thérapeutique;  5°  la 
médecine  pratique.  Seule,  cette  dernière  chaire  était  de  fon- 
dation récente 3.  Le  personnel  enseignant  comprenait  donc 
ces  cinq  professeurs;  mais,  en  outre,  la  Faculté  s'assemblait 
une  fois  par  mois,  avec  tous  les  docteurs  qui  lui  étaient  ag'ré- 
g-és"*^,  pour  s'occuper  de  l'état  sanitaire  de  la  ville,  conférer 
sur  les  maladies  régnantes,  etc.  Tous  les  jeudis  avaient  lieu 
des  consultations  gratuites.  Quand  un  professeur  désirait  se 
faire  remplacer,  puisqu'il  n'y  avait  pas,  comme  à  la  Faculté 
de   droit,    quelques  ag-régés   en   titre,    la  Faculté,    réunie  en 

1.  Liard,  I,  p.  i5. 

2.  Archives  de  l'Université,  reg.  55,  182,  187. 

8.  1778-74-  Deux  remontaient  à  l'origine  (1228-29),  une  à  iGo4,  la  qua- 
trième à  1705.  —  Cf.  Liard,  I,  p.  10. 

4.  82  en  1788,  84  en  1792  et  1798.  Cf.  Baour.  —  A  la  Faculté  de  droit, 
il  y  avait,  comme  de  nos  jours,  des  professeurs  titulaires  et  des  agrégés; 
cette  division  du  personnel  enseignant  existait  aussi  aux  arts,  auxquels 
étaient  agrégés  les  professeurs  de  philosophie  de  l'Esquile  et  du  Collège 
royal.  (Cf.  Du  Mège,  IV,  p.  225.)  A  la  Faculté  de  médecine,  au  contraire, 
seuls  les  titulaires  professaient  en  principe  ;  mais,  unis  aux  docteurs  de  la 
ville,  ils  formaient  avec  eux  <(  la  Faculté  <i. 

8 


Il4  RECUEIL    DE    LÉGISLVTIOX. 

corps,  tlésii^nait,  sur  les  indications  du  titulaire  ou  même  de 
son  chef,  le  docteur  cliari,'-é  de  la  suppléance. 

La  Faculté  de  médecine  avait  un  patrimoiiu^  propre.  C'est 
ainsi  cpie,  lors  de  la  fondation  de  la  cinquième  cliaire,  une 
somme  de  20,000  livres,  avec  rente  de  1,000  livres,  lui  avait 
été  constituée  par  les  deux  fondateurs'.  De  plus,  tandis  que 
dans  les  autres  Facultés  il  ne  devait  y  avoir  que  quelques 
livres  indispensables  pour  les  cours,  à  la  médecine  se  trouvait 
une  bibliothèque  qui  était  ouverte  aux  étudiants  le  jeudi". 

Le  rapport  Boyer  (1792)  est  muet  sur  l'état  financier  de  la 
Faculté;  mais  on  constate  qu'elle  percevait,  outre  les  revenus 
de  la  rente  ci-dessus  mentionnée,  des  produits  universitaires 
normaux  prévus  par  les  règ^lements.  Elus  au  concours  et  con- 
firmés [)ar  le  roi,  les  professeurs  avaient  des  gag^es  fixes  de 
262  livres  9  sols.  Le  tarif  des  études  et  des  grades  montait 
aux  chiffres  suivants  ; 

Baccalauréat  :   16  livres  i5  sols; 
I^icence  :  58  livres  5  sols  9  deniers 3. 

En  vertu  du  règlement  dressé  le  2  décembre  1773,  et  basé 
sur  les  dispositions  de  l'édit  de  mars  1707  et  de  l'arrêt  du 
Parlement  du  17  janvier  1766,  les  étudiants  devaient  prendre^ 
de  leur  propre  main,  quatre  inscriptions  par  an  :  dans  le  pre- 
mier mois  de  l'année  scolaire,  en  janvier,  en  avril  et  en  juil- 
let. Ils  étaient  astreints  à  suivre  les  cours  suivants  : 

Première  année  :  Physiologie,  hygiène,  anatomie,  chimie, 
botanique  ; 

Deuxième  année  :  Pathologie,  thérapeutique,  matière  médi- 
cale, chirurgie,  anatomie,  chimie,  botanique  ; 


1.  Voir  :  Registre  des  délibérations,  1773-1793.  —  Et  aussi  :  Liard,  I, 
pp.  32-33. 

2.  Du  Mège,  t.  IV.  —  Las  bibliothèques  de  Toulouse  étaient,  en  1789, 
celles  du  Collège  royal,  du  clergé  (ouverte  les  lundi,  mercredi,  vendredi), 
des  Cordeliers  et  de  Saint-Rome.  (Baour,  1789.) 

3.  Liard,  I,  pp.  21,  2S. 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        Il5 

Troisième  année  :  Médecine  praliriiie,  malien*  médicale,  clu- 
rurg-ie,  anatomie,  cliimie,  botanique. 

A  la  fin  de  chaque  année,  les  candidats  passaient  un  examen  ; 
le  troisième  portait  sur  l'ensemble  du  programme.  Puis,  ils 
étaient  admis  à  passer  successivement ,  avec  un  acte  public 
chaque  fois,  le  baccalauréat,  la  licence,  trois  mois  après,  et, 
enfin,  sans  délai,  le  doctorat.  Lorsqu'ils  étaient  reçus  à  ce  grade 
suprême,  ils  se  rendaient  à  la  chancellerie  pour  y  recevoir  le 
bonnet  de  docteur. 

Chaque  année,  les  professeurs  étaient  assistés,  pour  le  ser- 
vice intérieur  de  la  Faculté,  d'un  étudiant  choisi  en  assemblée 
et  nommé  par  le  doyen  ,  qui  était  désigné  sous  le  nom  de 
conseiller  pour  les  première  et  deuxième  années,  et  de  doyen 
des  étudiants  pour  la  troisième.  L'article  3  de  l'édit  d'avril  1769 
avait  fixé  du  3  novembre  au  i5  août  les  dates  extrêmes  des 
exercices  dans  l'Université.  Mais  ici,  fréquemment,  certains 
professeurs  partaient  «  à  la  Magdeleine  »  (22  juillet?),  et  le 
discours  de  rentrée  était  prononcé  «  à  la  Saint-Luc  »  (18  oc- 
tobre). 

Pour  l'année  scolaire  1 788-1 789,  les  professeurs  en  fonc- 
tions étaient  : 

MM.  Dubernard',  doyen,  Chimie,  Botanique,  Matière  mé- 
dicale. 
GardeiP,  Physiologie,  Hygiène. 
Arrazat,  Maladies. 
Dubor,  Pathologie,  Thérapeutique. 
PerroUe,  Anatomie,  Chirurgie. 


1.  Diibernard  (Louis-Guillaume),  capitoul  en  1782,  membre  de  l'Acadé- 
mie des  sciences  de  Toulouse,  né  à  Saint-Girons  en  1728,  décédé  à  Toulouse 
en  1809. 

2.  Gardeil  (Jean-Baptiste),  correspondant  de  l'Institut,  membre  de  l'Aca- 
démie des  sciences  de  Toulouse,  né  à  Toulouse  en  1726,  décédé  en  1808, 
le  19  avril.  .^  publié  une  traduction  des  Œuvres  médicales  (V Hippocraie 
(Toulouse,  1801);   s'était  occupé  beaucoup  de  la  langue  grecque.  Après  la 


ii6 


RECUEIL    DE    LEGISLATION'. 


Un  iisii^o,  ({iii  semble  s'èlrc  (jiiclqiie  peu  perpétué,  était 
al(»i"s  (Ml  \ii^ii('ni'.  l'^ii  sa  qiialiU'  de  dernier  venu,  M.  Perrolle 
avait  fait  à  la  rentrée  de  1788  le  discours  habituel;  M.  Gar- 
deil  fut  doue  désig'ué  dans  l'assemblée  du  20  juillet  1789  pour 
le  prononcer  à  la  Saint-Luc  prochaine  (octobre  178g). 

En  janvier  1787,  il  n'y  avait  eu  (pie  07  inscriptions'.  En 
1788,  la  Faculté  délivra  iG  diplômes  de  bachelier;  pendant  le 
premier  trimestre  de  1789,  elle  n'en  accorda  aucun;  par  con- 
tre, il  fut  re(;u  18  bacheliers  pendant  le  deuxième  trimestre  et 
2  durant  le  troisième. 

La  Faculté  des  arts  était  composée  de  deux  professeurs 
royaux  qui  avaient  comme  g"ages  fixes  262  livres  9  sols, 
d'après  les  documents  cités  par  M.  Liard,  et  200  livres  seule- 
ment d'après  le  rapport  du  trésorier-secrétaire  de  l'Univer- 
sité, Bover.  Le  casuel,  provenant  des  graduations  et  testimo- 
niales, aurait  été  pour  chacun,  année  commune,  de  3, 000  li- 
vres^. 

Les  droits  perçus  pour  la  maîtrise  es  arts  s'élevaient  à 
34  livres  i3  sols  5  deniers,  et  comme  cette  maîtrise  était  assez 
recherchée^,  le  total  devait  être  relativement  important.  C'est 
ainsi  qu'en  1783  seulement,  il  avait  été  conféré  cent  quarante- 
trois  maîtrises  3. 

Pour  1 788-1 789,  la  Faculté  avait  comme  professeurs  : 
Bénet ,  docteur  en  médecine,  membre  de  l'Académie  des 
sciences,  et  l'abbé  Caussanel.  Les  agrégés  aux  arts  étaient 
MM.  l'abbé  Martin  Saint-Romain,  de  l'Académie  des  scien- 
ces'^, au  Collèg-e  royal;  le  P.  Houaix,  doctrinaire;  M.   Libes, 


suppression  de  l'Université,  il  habita  Paris  durant  plusieurs  années  et  y 
connut  Diderot,  qui  parle  de  lui  dans  ses  œuvres.  (Voir  Diderot,  Œnores, 
éd.  Assézat,  t.  V,  pp.  3i8  (note)  et  suiv.;  p.  33 1  (note). 

1.  Liard,  t.  I,  p.  i5. 

2.  Rapport  Boyer. 

3.  Liard,  t.  I,  p.  i5. 

4.  Plus  lard  bibliothécaire  de  la  ville.  Né  à  Plancliercnues  (Cantal)  en 
1739,  décédé  à  Toulouse  en  1809.  '^'^  1792-93,  il  remplit  les  fonctions  de 
principal  du  Collège  national. 


L  UNIVERSITE    DE    TOULOUSE     PENDANT    LA    REVOLUTION.         Iiy 

au  Collège  royal,  et  le  P.  Laromi;;uière,  doctriiiaii'e,  qui  fut 
plus  tard  membre  de  l'Institut'.  Ce  dernier^,  devenu  célèbre, 
véritable  novateur  en  pliilosopliie,  fut  aussi  «  animé  de  l'es- 
prit nouveau  en  politi(pie  ».  Il  fut  censuré  par  le  Parlement 
pour  avoir  fait  soutenir  une  thèse  admettant  que  «  le  droit  de 
propriété  est  violé  toutes  les  fois  que  les  impcjts  sont  levés 
arbitrairement 3  ».  Sa  renommée  n'en  devait  pas  souffrir. 
Auteur  d'un  «  Projet  d'éléments  de  métaphysique  »  qu'il 
offrit  à  la  Convention,  il  reçut  même  de  cette  assemblée  une 
mention  honorable  ^. 


L'Université,  c'est-à-dire  l'ensemble  des  Facultés  groupées 
entre  elles,  possédait  aussi  un  personnel  ;  les  détails  de  son 
budget  et  ses  prérogatives  doivent  ensuite  attirer  notre 
attention. 

E\h  avait  à  sa  tête,  comme  chef  effectif,  le  Recteur,  pris 
obligatoirement  dans  la  Faculté  de  droit  et  élu  pour  trois 
mois.  Nous  savons  déjà  que  MM.  Rigaud  et  Rriant  en  rempli- 
rent les  fonctions  en  1 788-1 789.  L'assemblée  g-énérale  de 
l'LTniversité  était  appelée  à  s'occuper  des  questions  qui  inté- 
ressaient plusieurs  Facultés,  la  discipline  générale,  et  de  celles 
qui,  quoique  relevant,  d'après  les  statuts,  des  Facultés  elles- 
mêmes,  étaient  volontairement  soumises  par  celles-ci  à  l'exa- 
men de  l'Université. 

A  coté  du  Recteur  se  trouvait  un  trésorier;  le  sieur  Boyer 
qui  occupa  cette  charge  après  l'année  1789  et  pendant 
la   Révolution,    fut  aussi  secrétaire  de   l'Ecole  de  médecine. 


1.  Baour,  1788. 

2.  Laromiguière  (Pierre),  né  le  3  novembre  1756  à  Léviç^nac-le-Haut 
(Rouerg-ue),  professeur  de  troisième  à  l'Esquile,  appelé  à  Paris  par  Sieyès 
en  1796,  membre  de  l'Institut,  puis  professeur  à  la  Sorbonne. 

3.  Migaei^ Elof/es  liisloriqaes,  i8G4,  i  vol.  in-80  (pp.  93  et  suiv.). 

4.  Procès-verbal  de  la  Convention,  19  mars  1793. 


ii8  nnnuKiL  dr  LiViisLATioN. 

C'esl  lui  (jui  rrdi^ea,  le  .'>  juillet  1792,  «  l'élat  des  revenus  de 
rUniversilé  »,  dans  lequel  il  constata  que  ledit  trésorier  tou- 
chait 24  livres  de  gages  du  roi,  et  que  les  deux  bedeaux 
avaient  chacun,  de  même  source,  1\d  livres'.  Les  uns  et  les 
autres  profitaient  évidemment  aussi  du  casuel.  C'est  des  mains 
du  citoyen  Boyer  que  le  maire  de  Toulouse  retira,  le  1 1  fruc- 
tidor an  XI,  plusieurs  registres  de  l'Université,  allant  de  1784 
à  1793,  ({ui  furent  déposés  aux  archives  de  la  mairie^. 

Le  hudy^et  de  l'Université  était  alimenté  par  six  sources  dif- 
férentes : 

I"  Certaines  dîmes,  qui  disparurent  en  1789  et  qui  don- 
naient à  ce  moment  2,720  livres. 

2°  Pensions  sur  les  bénéfices  qui  se  trouvaient  dans  le  res- 
sort du  Parlement  (supprimées  peu  après  par  la  Constitution 
civile),  2,000  livres. 

3"  Indemnités  sur  les  tailles  (également  supprimées), 
285  livres. 

4°  3o  minots  de  franc  salé  (supprimé  avec  les  gabelles), 
960  livres. 

5"  Produit  des  lettres  de  nomination  pour  les  bénéfices, 
année  commune,   1,800  livres. 

6°  Portion  de  la  graduation  versée  par  chaque  Faculté  dans 
la  bourse  commune,  année  commune,  1,800  livres-''. 

Soit  un  total  de  9,565  livres. 

De  son  côté,  M.  Liard  cite^  des  chiffres  sensiblement  dif- 
férents. «  Les  renies  de  l'Université  de  Toulouse,  dit-il,  ne 
«  dépassaient  pas  8,696  livres,  savoir  6,196  sur  la  gabelle  de 

1.  Le  Baour  1789  mentionne  deux  secrétaires  :  Vaissière  et  Boyer;  le 
premier  remplissait  à  cette  époque  les  fonctions  de  trésorier. 

2.  Archives  de  la  Haute-Garonne,  L.,  358. 

3.  Rapport  Boyer. 

4.  Pp.  32-33.  —  L-î  procès-verbal  de  1OO8  donne  aussi,  pour  les  revenus 
de  l'Université  à  cette  époque,  non  compris  les  droits  pour  promotions  aux 
déférés  :  6,196  liv.  -f-  2,000  -j-  environ  5oo  =  8,696  livres.  [Hisf.  de  Lan- 
guedoc, t.  XIV,  col.  ioo5.) 


L  UNIVERSITE    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    AEVOLUTION.         I  I() 

«  la  province,  5oo  livres  provenant  de  deux  bénéfices  sim- 
«  pies  et  2,000  livres,  d'une  rentrée  toujours  laborieuse, 
«  payées  par  les  prélats,  ai)bés,  prieurs  et  autres  bénéficiaires 
«  du  Parlement  de  Toulouse.  Les  g'ages  de  divers  profes- 
«  seurs  '  payés  par  le  roi  s'élevaient  à  6,43o  livres.  »  En  réa- 
lité, les  8,696  livres  correspondent  à  peu  près  aux  9,565  du 
rapport  Boyer,  diminuées  du  conting-ent  versé  par  clia({ue 
Faculté. 

Le  Recteur  concourait  à  la  nomination  des  boursiers,  ce 
qui  est  très  naturel,  mais  aussi  à  celle  des  capitouls".  Les  pro- 
fesseurs fig-uraient  avec  préséances  et  rang-  d'honneur  dans  les 
cérémonies  publiques  ;  revêtus  de  la  toge  universitaire  rouge, 
ils  se  distinguaient  par  les  lioupes  de  leurs  bonnets;  le  Rec- 
teur l'avait  d'or,  les  théolog^iens  blanche,  les  canonistes  verte, 
le  droit  rouge,  la  médecine  violette,  les  arts  bleue-''.  Dans 
((  l'avis  des  officiers  du  g-rand  baillage  de  Toulouse  sur  la  nou- 
velle org-anisation  judiciaire  du  ressort  »,  de  1788,  il  était 
dit  :  «  Dans  les  cérémonies  publiques,  l'Université  était  dans 
«  la  possession  provisoire  de  précéder  les  officiers  de  la  séné- 
«  chaussée  et  qu'il  conviendrait...  »  de  changer  cela,  «  non- 
«  obstant  tous  règ-lements  et  usag-es  contraires^  ». 

Telle  était  la  situation  de  l'LTniversité  au  milieu  de  l'année 
1789,  vers  la  fin  de  l'année  scolaire.  L'abolition  des  privilèges 
lui  enleva  une  partie  de  ses  revenus  et  la  fit  rentrer  dans  le 
droit  commun.  Peu  après,  elle  perdit  cette  quasi-indépendance 
dont  elle  avait  joui  jusque-là.  Le  décret  du  22  décembre  1789 
la  fit  relever  du  Directoire  du  département.  L'ère  des  réformes 
profondes   commençait  pour  elle.    Quelques  mois  encore,  et 

1.  Ceux  des  autres  étaient  prélevés,  cela  va  sans  dire,  sur  les  rentes, 
pensions  et  bénéfices  dont  jouissait  TL^niversité.  Il  n'y  avait  pas  eu  de  ce 
chef  de  variations  très  sensibles  depuis  le  milieu  du  dix-septième  siècle. 
(Cf.  Hist.  de  Languedoc,  t.  XIV,  col.  iooj.) 

2.  Baour,  1788. 

3.  Du  Mègfi,  t.  IV,  p.  627. 

4-  Histoire  de  Languedoc,  t.  XIV,  col.  2482. 


I20  uEcrJKiL  ni:  lkgislation. 

dans  un  inriiioire  adressé  à  rAsseml)lce  nationale,  les  repré- 
sentants de  la  ville  allaient  dire,  en  1790  :  «  11  est  surtout  [un 
«  établissement]  qui  doit  être  infiniment  cher  à  nne  ville  qui 
«  se  glorifie  d'avoir  été  le  berceau  des  lettres  et  des  arts,  c'est 
«  l'Université.  Le  concours  des  étudiants  qu'elle  attire  aug-- 
«  mente  la  consommation  et  conserve  dans  nos  murs  le  g-oût 
«  pour  les  sciences.  Elle  acquerrait  nne  splendeur  toute  nou- 
(.  velle  si  la  vénalité  dn  grade  était  supprimée.  Nous  aurions 
^.  depuis  longtemps  proscrit  cet  abus,  si  nous  avions  pu  trou- 
((  ver  des  ressources  pour  récompenser  dignement  les  régents 
«  de  nos  écoles  dont  les  talents  et  l'érudition  ont  toujours 
«  mérité  notre  confiance'  ».  On  faisait  l'éloge  des  maîtres,  on 
se  préoccupait  d'exonérer  les  élèves.  C'est  dans  cet  état  d'es- 
prit que  s'ouvrit  l'année  scolaire  1 789-1 790.  Mais  à  ce  moment 
la  Révolution  était  déjà  commencée.  Quelle  influence  eut-elle 
sur  l'Université  et  sur  ses  membres? 


II.  —  L'Université  de  la  fin  de  1789  à  1793. 

La  rentrée  de  1789  semble  s'être  effectuée  dans  des  condi- 
tions normales.  Le  personnel  n'avait  guère  chang-é.  D'ailleurs, 
à  la  Faculté  de  théolog-ie,  ce  ne  fut  que  quelques  mois  plus 
tard  que  des  modifications  profondes  résultèrent  de  la  sup- 
pression des  ordr.s  religieux  d'une  part,  et,  d'autre  part,  de 
l'obligation  pour  tous  les  membres  du  clerg'é  de  prêter,  en 
février  et  mars  1791,  le  serment  prescrit  à  la  nouvelle  Cons- 
titution civile.  Que  firent  les  professeurs  de  cette  Faculté? 

De  fortes  présomptions  et  quelques  faits  amènent  à  croire 
qu'en  général  ils  refusèrent  le  serment.  D'abord,  le  Père  carme 
Calvet  avait  protesté  contre  la  suppression  des  vœux  monas- 
tiques et  le  transfert  à  la  nation  de  la  propriété  des  biens  ec- 

I.  Histoire  de  Languedoc,  t.  XIV,  col.  2874. 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.        121 

clésiastiqucs.  L'abbé  Laroque  publia  une  «  Exposition  de  la 
doctrine  constamment  enseig-née  dans  la  P'aculté  de  tliéoloçie 
de  Toulouse'  »,  ouvrage  dans  lequel  il  combattait  la  Consti- 
tution civile.  Quant  à  l'abbé  Pijon  qui  fut  plus  tard,  après  le 
Concordat,  nommé  chanoine  par  le  nouvel  archevêque,  il  dut 
rester  parmi  les  non-conformistes,  car  ce  prélat,  bien  qu'an- 
cien constitutionnel  lui-même,  ne  fit  pas  une  part  lar^^e  aux 
assermentés  dans  la  distribution  des  postes  et  des  honneurs. 

L'abbé  Barthe,  au  contraire,  doyen  de  la  Faculté,  adopta 
pleinement  les  idées  nouvelles.  Le  26  novembre  1789,  il  avait 
assisté,  en  (jualilé  de  délég-ué  de  l'Université,  à  la  rédaction 
de  l'adresse  au  roi,  qui  fut  un  des  derniers  actes  du  capitou- 
lat  toulousain.  Élu  aumônier  de  l'armée  fédérative,  il  pro- 
nonça le  4  juillet  1790,  devant  l'autel  de  la  patrie  élevé  au 
Boulingrin,  un  discours  de  circonstance  qui  fut  fort  remar- 
qué". Orateur  habitué  et  influent  du  club  des  amis  de  la  Cons- 
titution, il  y  prit  la  parole  le  i^''  octobre  contre  la  Chambre 
des  vacations  du  Parlement.  Mais  il  n'oubliait  pas  pour  cela 
son  enseig-nemenl  ;  il  publia  un  «  Corps  élémentaire  de. théo- 
logie dogmatique  et  morale^  »,  et  donna  ensuite,  dans  la 
salle  de  la  Faculté,  une  série  de  conférences  en  français  sur 
la  Constitution  civile  et  les  questions  de  principes  et  de  disci- 
pline qui  s'y  rattachaient^. 

Au  mois  de  février  1791,  l'abbé  Barthe  fut  élu  évêque  cons- 
titutionnel du  Gers  5,  et,   à  ce  moment,  la  Faculté  vit  dispa- 

1.  Cf.  Cayre,  Histoire  des  évèqaes  et  archevêques  de  Toulouse,  p.  462. 

2.  L.  Ariste  et  L.  Braud,  Histoire  populaire  de  Toulouse,  p.  285.  — 
Connac,  La  Révolution  à  Toulouse  et  dans  le  département  de  la  Haute- 
Garonne  (in  Revue  des  Pyrénées,  1899-1901). 

3.  Voir  Journal  universel  de  Toulouse,  mars  1790. 

4.  Ces  leçons  avaient  lieu  tantôt  à  dix  heures  du  matin,  tantôt  à  cinq  heu- 
res du  soir.  Le  public  en  était  prévenu  par  la  voie  de  la  presse. 

5.  Cf.  Journal  universel  de  Toulouse.  —  11  conserva  sa  charge  jusqu'au 
Concordai,  remplissant  en  même  temps  les  fonctions  de  professeur  à  l'Ecole 
centrale  d'A,uch.  Après  la  suppression  de  ce  dernier  établissement  en  i8o4, 
Barthe  «  vécut  fort  modestement  à  l'aide  de  la  modique  pension  i[u'il  rece- 


122  RKCUKIL    DK    LKfiISLATION. 


raître  ses  divers  titulaires,  (jiii  ne  furent  remplacés  que  par 
deux  professeurs  :  MM.  Banq,  docteur  en  Sorbonne,  et  l'abbé 
Bores,  docteur  en  tliéolo^-ie'.  Ceux-ci  restèrent  en  fonctions 
durant  les  années  1792  et  1793,  mais  leur  rôle  semble  avoir 
été  théorique  et  purement  nominal.  En  effet,  durant  l'année 
scolaire  1 789-1 790,  la  Faculté  délivra,  au  cours  du  premier 
trimestre  1790,  un  diphjine  de  bachelier...,  et  ce  fut  tout! 
Cependant,  en  mai  1793,  Bores  était  encore  qualifié  dans  un 
arrêté  du  Directoire  du  département  de  «  professeur  aux  arts, 
lecteur  de  théologie  »". 

Quant  à  l'état  financier  de  la  Faculté,  le  trésorier  Boyer  le 
présentait  le  3  juillet  1792  sous  un  jour  bien  sombre;  les 
200  livres  de  g'ages  fixes  n'étaient  plus  payées  depuis  deux 
ans,  c'est-à-dire  depuis  1790;  le  casuel,  après  1789,  diminua 
vite;  en  1790-91,  les  inscriptions  n'avaient  presque  rien 
produit,  et  on  prévoyait  qu'elles  produiraient  moins  encore 
«  cette  année  ))^  1 791-1792. 


La  Facidté  de  droit  commença  ses  exercices  avec  un  per- 
sonnel complet,  au  début  de  l'année  1 789-1 790,  carGausserand 
avait  été  nommé  agrégé  en  remplacement  de  Gontault,  décédé. 

La  situation  resta  à  peu  près  la  même  en  1790-1791,  mais 
Pérès,  agrégé,  n'était  plus  en  fonctions  et  n'avait  pas  été  rem- 

vait  du  g-ouvernenient  ».  Il  mourut  à  Auch,  le  2.^)  décembre  1809,  à    l'âge 
de  72  ans.  (Tarbouriecli,  Curiosités  révolutionnaires  du  Gers,  pp.  100-102.) 

1.  Baour,  1792,  1793. 

2.  Né  à  Toulouse,  le  17  mai  1762;  vicaire  épiscopal  de  Sermet,  membre 
du  Conseil  général  de  la  commune.  Il  avait  remplacé  les  professeurs  Barlhe 
et  Caussanel ,  après  l'élection  du  premier  à  l'évèché  d'Auch  et  la  mort  du 
second;  il  continua  son  enseignement  philosophique  jusqu'au  17  sep- 
tembre 179.3,  date  de  son  incarcération.  Il  fut  ensuite  remis  en  liberté' 
(Cf.  L.  Crouzil,  Documents  inédits  sur  Vancienne  Université  de  Toulouse, 
in  Bulletin  de  littérature  ecclés.,  décembre  1902;  Annales  du  Midi,  1904, 
p.  112).  M.  Connac  cite  {Revue  des  Pr/rénées,  1899,  p.  554)  un  «  Baurès  » 
qui  paraît  être  le  même. 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA     REVOLUTION.         12.3 

placé.  Pendant  ces  deux  années,  d'ailleurs,  les  inscriptions  sui- 
vantes avaient  été  prises  : 

In  utroque ,,      1789,  4^   trimestre 290   \ 

17905    ^"       —       2^9  (    Année  scolaire 

—       26        —       260  (  1789-90. 

_  —      3-        —       234 

—      4e        —       161 

1791»   i^"^       —       ^^^   /    Année  scolaire 

—       2e       —       i34  (i         1790-91- 

—    3e    —    io5  y 

En  droit  canon,  il  y  avait  eu,  pour  l'année  1788  (3  premiers 
trimestres),  122  inscriptions;  en  1789  (3  premiers  trimestres), 
102. 

Puis  :    1789,  4''  trimestre 12  \ 

1790,   l'T       —       17  (   Année  scolaire 

—  26       —       i5  i         1789-90. 

—  3e       —       i3  / 

—  4e       —       I    I 

i-^qi^    jer       —       i   f    Année  scolaire 

—  2e       —       5  (         1790-91- 

—  3e       —        2   ) 

Pendant  la  même  période  de  deux  ans,  la  Faculté  avait  créé 
les  bacheliers  suivants  : 

1789,  4"   trimestre 3  \ 

1790,  jei'       —       i3  r    Année  soclairc 

—  2e       —       12  (         17^9-90- 

—  3e       —       32  / 

—  4"       -       I   ) 

i-,,^!^    jer       —       4  (    Année  scolaire 

—  2e        —       i3  (  1790-91. 

_  3e  —         18    ) 


}2'[  RRCIEFL    I>K    LKfiISL.VTION . 

Miiis,  liois  t\c  la  l'"ariillé,  cerUiiiis  prolcssems  prirent  à  ce 
momenl  une  |);u1  active  el  inriporlaii(e  à  la  marclie  des  affaires 
publiques.  El,  en  outre,  le  décret  du  22  (lécend)re  1789  qui 
avait  placé  l'enseignement  à  tous  les  degrés  sous  la  direction 
du  Directoire  du  département  devait  recevoir  bientôt,  par  la 
rénovation  presque  complète  du  personnel  de  la  Faculté,  une 
consécration  effective. 

Le  28  janvier  1790,  M.  Rigaud  fut  élu,  «  à  la  très  grande 
pluralité  des  suffrages  »,  maire  de  Toulouse;  il  réunit  i.io4voix 
sur  1.788  votants'.  La  nouvelle  municipalité  fut  proclamée  le 
i4  février,  et  se  réunit  pour  la  première  fois  le  28.  Rigaud, 
réélu  en  1791,  conserva  ses  fonctions,  qu'il  remplit  d'ailleurs 
durant  cette  année  concurremment  avec  celles  de  Recteur, 
jusque  vers  la  fin  de  1792 

Le  i5  octobre,  Loubers,  agrégé,  et  avocat  au  siège  prési- 
diaL  fut  élu  suppléant  au  Tribunal  du  district,  et  installé  le 
i4  décembre  suivant.  Il  y  devint  juge  en  novembre  1791,  et 
fut  réélu  aux  élections  d'octobre  1792. 

Quelque  temps  après,  le  i5  avril  1791,  un  décret  décida 
que  «  toutes  personnes  chargées  d'une  fonction  publique  dans 
le  département  de  l'instruction,  (pii  n'ont  pas  prêté  le  serment 
prescrit  par  les  décrets  des  27  décembre  et  22  mars  dernier  », 
étaient  déchues  de  leurs  fonctions  ;  les  directoires  de  déparle- 
ment n'étaient  pas  astreints  à  ne  choisir,  pour  les  remplacer, 
que  parmi  les  agrégés  des  Universités.  Les  refus  de  serment 
furent  fréquents';  à  Toulouse,  la  plupart  des  professeurs  de 
la  Faculté  de  droit  le  refusèrent.  Cependant,  Rigaud  le 
prêta  le  6  mai,  Loubers  et  Bec  le  28,  et  Turle-Larbrepin  le 
2  juin.  Quant  à  Labroquère  et  à  Maynard,  ils  durent  hésiler; 
le  4  mars,  «  ils  avaient  fait  leur  soumission,  ([u'ils  n'ont  pas 
effectuée  depuis "*  ». 

1.  Journal  iinirersel  de  Toulouse,  du  samedi  3o  jaavier  lyyo. 

2.  Cf.   I^iard. 

3.  Archives  de  la  Haute-Garonne,  L.  358, 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        125 

En  conséquence  desdits  refus  de  serment,  et  attendu  que 
certaiiLs  pi'ofesseurs  devaient  être  considérés  comme  démis- 
sionnaires, le  Directoire  du  département,  par  arrêté  du  9  no- 
vembre 1791,  nomma  aux  chaires  vacantes  :  MM.  Rouzel, 
Bec,  Loubers,  Clausolles,  Turle-Larbrepin.  M.  Rig-aud,  seul 
des  anciens,  restait  en  charge.  Les  nouveaux  agrég-és  furent  : 
MM.  Janole,  Soulié,  François  Corail  et  Meilhon  '.  MM.  Rouzet, 
Loubers  et  Janole  appartenaient  au  club  des  Amis  de  la  Cons- 
titution. Le  premier,  officier  municipal,  avocat,  procureur 
syndic  du  dictrict,  fut  confirmé  dans  cette  dernière  fonction 
par  l'assemblée  électorale  peu  après  sa  nomination  à  la  Fa- 
culté, en  décembre  1791';  en  septembre  1792,  il  fut  élu  dé- 
puté à  la  Convention^. 

M.  Janole  fut  également  élu  en  novembre  1791  membre  du 
Conseil  général  de  la  commune,  puis,  le  8  février  1792,  avec 
Corail  ^  suppléant  au  Tribunal  civil,  et  en  octobre  1792,  jug-e 
au  même  siège.  A  cette  dernière  date,  le  nouveau  professeur 
Clausolles  fut  chargé  des  fonctions  de  commissaire  national 
auprès  du  Tribunal  du  district  de  Toulouse. 

Les  nominations  du  9  novembre  1791  ne  contentèrent  pas 
tous  les  intéressés,  et  M.  Rigaud,  recteur  de  l'Université,  eut 
quelque  difficulté  à  assurer,  à  la  Faculté  de  droit,  l'ouver- 
ture des  cours  de  l'année  scolaire  1 791-1792  5. 

Le  12  décembre,  M.  Loubers,  nommé  professeur,  manifesta 
le  désir  de  rester  agrégé;  la  veille,  M.  Bec,  avisé  de  sa  nomi- 
nation par  le  procureur  général  syndic  du  département,  avait 
répondu  de  la  même  façon.  Le  Recteur  déclara  donc,  le  12  dé- 
cembre  1791,    que  quatre  professeurs  suffisaient  provisoire- 

1.  Jonrnal  universel  de  Toulouse,  12  novembre  1791.  François  Corail 
fut  aussi  substitut  du  Procureur  de  la  Commune.  (Baour,  1793.) 

2.  Voir  Journal...  du  3i  décembre. 

3.  Plus  tard  intendant  de  la  duchesse  d'Orléans,  comte  de  Folmont. 

4.  Corail  jeune.  François  Corail  est  appelé  l'aîné.  (Baour,  1793.) 

5.  CF.  Delo^ime,  Aperçu  historique  sur  la  Facul/é  de  Droit,  pp.  i5o- 
102.  —  Archives  de  la  Haute-Garonne,  L.  358. 


raf)  RECUEIL    DR    LÉGISLATION. 

mon!  dans  cette  Faculté  :  nn  pour  les  Iiislilules,  un  pour  le 
di'oit  français,  un  |»our  le;  droit  civil,  un  pour  ic  droit  canon. 
Au  !'"'■  janvier  1792,  la  Faculté  conipreiudl  trois  professeurs 
titulaires  :  MM.  Rij^aud,  GlausoUes  et  Rouzet  (celui-ci  comme 
professeur  de  droit  français),  et  les  huit  a^^-régés  rég-lemen- 
taircs  :  MM.  Turle-Larbrepin,  Bec,  Loubers,  Gausserand, 
Janoles,  Souilhé,  Corail  et  Meillion.  Dans  le  courant  de  l'an- 
née, trois  de  ces  derniers  devinrent  professeurs.  Les  derniers 
juristes  de  l'ancienne  Université  de  Toulouse  furent  donc,  en 
1793,  Rigaud,  Rouzet,  GlausoUes,  Meillion,  Janoles  et  Gorail, 
professeurs;  Turle-Larbrepin,  Bec,  Loubers,  Gausseiand  et 
Souilhié,  ag-rég-és.  L'un  d'entr'eux,  Janole,  membre  de  la  So- 
ciété des  Amis  de  la  République,  avait  prononcé  le  panég-y- 
rique  de  Lepelletier  ;  cependant,  quand  les  autorités  locales 
furent  suspectées  d'attaches  contre-révolutionnaires,  il  fut,  lui 
aussi,  destitué  de  ses  fonctions  de  membre  du  Tribunal  et 
mandé  à  la  barre  de  la  Gonvention  '. 

De   novembre   1791    à    1793,   on    prit  les  inscriptions   sui- 
vantes : 

In  utroque 1791,  4''  trimestre 91    ] 

—  1792,   I*"'       —       85  f    Année  scolaire 

—  —      2*^        —       82  [  1791-92. 

—  —      3e        —       76   ) 

—  1792»  A*'        —       55  \ 

—  Ï793,   !'''■       —       4i  (    Année  scolaire 

—  —      26        —       19  ^         1792-93- 

—  —      3e        —       10 

En  droit  canon. .      1791,  4^  trimestre ? 

—  1792,   i^""       —       3  /    Année  scolaire 

—  —      2e        —       3  ^    ■     1791-92. 

—  —S"        —       2 


I.   Jouriuil  et  afficlu's  du  dèpavtemeni  de  la  Haute-Garonne  et  de  l'ar- 
mée des  /^i/ ré  nées,  juillet  179!^- 


L  UNIVERSITE    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        12'] 

La  Faculté  créa  pendant  la  même  période  les  bacheliers  sui- 
vants : 

1791,  4*"  trimoslre i    \ 

1792,  i^''       —       I   /    Année  scolaire 

-  2^        —       5  1  1791-92. 

-  3e  _         9   ] 

-  4''         -        I 

1798,    i''!"       —       I       (ce  dernier,    le 

i3  mars  1793,  M.  Meilhon  étant  rccleur  de  l'Université). 

Les  cours  durent  néanmoins  êti'e  continués  jusqu'en  août 
1793,  car  l'arrêté  du  4  »iai  fail  mention  de  tous  les  profes- 
seurs et  agrégés  en  exercice. 


La  Faculté  de  médecine  continua  paisiblement  le  cours  de 
ses  travaux  sans  traverser  de  crise  semblable  à  celle  que  nous 
avons  constatée  à  la  Faculté  de  droit.  Le  20  juillet  1789,  en 
assemblée  des  professeurs,  fut  établi  le  programme  des  cours 
pour  l'année  scolaire  1 789-1 790  de  la  manière  suivante: 

MM.  Dubernard,  doyen,  premier  semestre,  jusqu'à  Pâques, 

Matière  médicale. 
—  —       deuxième  semestre.  Chimie,  Bota- 

nique. 
Gardeil,  Physiologie  et  Hygiène. 
Arrazat,   Traité  des  maladies. 
Dubor,  Pathologie  et  Thérapeutique. 
Perrolle,  i"  Anatomie;  20  Maladies  vénériennes. 

Les  professeurs  ne  manquèrent  pas,  les  années  suivantes, 
de  donner  leur  enseignement  de  la  même  façon,  et  restèrent 
en  charge  jusqu'à  Tannée  1798.  On  sait  que  la  cinquième 
chaire,  occupée  par  M.  Arrazat^  et  qui  était  de  fondation  ré- 
cente, av^it   été   dotée  par  les   fondateurs.  Aussi,   dans   son 


128  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

arrêté  du  /}  mai  i'j\i^,  le  Directoire  du  département  ne  pré- 
vit-il que  le  traitement  de  quatre  professeurs.  La  Faculté, 
réunie  le  i4  du  même  mois  sous  la  présidence  de  M.  Duber- 
nard,  qui  était  toujours  doyen,  appela  l'atleution  du  départe- 
ment sui-  ce  l'ail  que,  tous  les  ans,  il  fallait  pourvoir  au  paye- 
ment des  intérêts  d'une  somme  empruntée  jadis  pour  la  cons- 
truction d'un  am[)lii théâtre,  et  de  la  somme  nécessaire  pour 
parfaire  le  traitement  du  cinquième  professeur.  Or,  la  Faculté 
ne  jouissant  plus  «  des  biens  ni  des  consig-nations  communes 
à  tous  ses  membres ,  il  lui  paraissait  que  les  deux  dettes 
étaient  devenues  nationales  ».  Elle  fil  en  même  temps  remar- 
(juer  que  l'on  avait  omis  «  de  faire  uîention  du  traitement 
d'un  secrétaire  dont  le  ministère  est  absolument  nécessaire  » 
et  «  de  prononcer  sur  les  moyens  de  pourvoir  aux  dépenses 
du  cours  d'anatomie,  de  chimie  et  de  botanique,  dont  les  frais 
tant  pour  l'honoraire  des  démonstrateurs  que  pour  les  autres 
articles  à  ce  relatifs  ont  été  pris  jusqu'ici  sur  les  consi<^nations 
que  faisaient  les  étudiants,  lesquelles  ne  doivent  plus  avoir 
lieu  d'après  l'arrêté  et  le  décret  duquel  il  est  émané  ». 

Toutefois,  pendant  ce  temps,  la  Faculté  continuait  ses  exer- 
cices. Durant  les  années  scolaires  1789-90  à  1792-98,  elle 
reçut  les  bacheliers  suivants  : 

1789,  4®  trimestre o  ^. 

1790,  i^r       —       o  /    Année  scolaire 

—  2e  —  i3  i         1789-90- 

—  3e  —  4/ 

—  4e  —  G  \ 

1791,  i'^''  —  14/    Année  scolaire 

—  26        —       17  (  1790-91- 

—  3e        —       I   / 

—  4e        —       o  \ 

179a,    i"''       —       5  /    Année  scolaire 


2^        —       loi  1791-92. 

3«         —       .... 


■:) 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    UÉVOLUTION.        l'iQ 

1792,  4^  trimestre i    ^ 

1798,   i*''"       —       8  f    Année  scolaire 

—    2e     —     4         no^-o-^- 

—      3e  -       4    ' 

Le    dernier    diplôme   de    bachelier  fut  délivré   le  7    septem- 
bre 1793  '. 


»    » 


La  Faculté  des  arts,  dont  le  personnel,  nous  le  savons,  ne 
comprenait  rpie  deux  professeurs  et  quelrpies  açrég-és,  avait 
subi  des  changements  depuis  1789. 

En  1 789-1 790,  même  personnel,  sans  ex'cepter  M.  Libes, 
qui  ne  paraît  pas  avoir  été  remplacé".  Et  cette  situation  était 
la  même  au  début  de  l'année  scolaire  1 790-1 791.  Mais  l'abbé 
Caussanel ,  malade  depuis  quelque  temps,  mourut  à  ce  mo- 
ment; et,  au  début  de  1792,  la  Faculté  avait  comme  pro- 
fesseurs :  MM.  Bénet,  maintenant  officier  municipal,  et  l'abbé 
Bores  ;  comme  a^rég-és  :  MM.  Martin  Saint-Romain,  Libes  et 
Laromio-uière.  Le  P.  Rouaix,  doctrinaire,  n'était  plus  en  charge  -\ 

Enfin,  durant  l'année  1792,  M.  Malpel,  neveu  du  procureur 
général  syndic  à  Toulouse,  fut  également  agrégé  aux  arts.  De 
sorte  qu'en  1793,  au  moment  de  sa  disparition,  la  Faculté 
comprenait  :  MM.  Benêt,  Bores,  Martin  Saint-Romain,  Libes, 
Laromiguière  et  Malpel  neveu. 


Placée,  noij^l'avons  vu,  sous  la  dépendance  du  Directoire 
du  département  par  le  décret  du  22  décembre  1789,  l'Univer- 

1 .  Archives  de  l'Université,  reg.  1 35. 

2.  Du  Mège,  t.  IV,  ne  le  mentionne  pas,  mais  il  figure  dans  le  Baour 
de  1798. 

3.  Le  P.  Rouaix,  recteur  de  l'Esquile,  et  l'ag-régé  aux  arts,  doctrinaire, 
étaient  probablement  le  même.  Par  contre,  d'après  le  Journal...  de  Tou- 
louse, M.  Piouaix,  élu  le  28  septembre  1791  curé  de  la  nouvelle  paroisse 
Saint-Augus'i'in,  était  un  «  ci-devant  augustin  m. 

9 


l3o  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

site  fut,  peiîdanl  trois  ans  et  demi  encore,  l'objet  d'une  cer- 
taine sollicitude  de  la  part  des  pouvoirs  publics. 

C'est  ainsi  que  le  lô  décembre  1791,  le  Ministre  de  l'Inté- 
rieur, Cahier,  s'informa  de  la  situation  des  établissements 
d'instruction  publique'. 

Les  Recteurs,  rég-ulièrement  choisis  d'après  les  statuts,  con- 
tinuèrent d'exercer  leurs  fonctions  sans  difficultés.  De  novem- 
bre 1788  à  juillet  1791,  ce  furent  : 

MM.  Rig-aud novembre  1788. 

Briant janvier  1789. 

Delort avril  — 

Ruffat juillet  — 

Gouazé novembre  — 

Labroquère janvier  1790- 

Rig^aud avril  — 

Briant juillet  — 

Delort novembre  — 

Ruffat janvier  i79i« 

Gouazé avril  — 

Labroquère juillet  — 

Et,  pour  les  années  suivantes,  on  relève  les  noms  de  : 

M^L   Rigaud novembre  1791- 

Rouzet janvier        1792. 


Meilhon janvier        i793. 

Quant  à  sa  situation  financière,  l'Université  avait  cessé,  dès 
1789,  de  recevoir  certaines  sommes  provenant  de  droits  pri- 
vilégiés,  supprimés  à  cette  date.  Mais  elle  continuait  à  en- 

I.  Archives  de  la  Haute-Garoime,  L.  358. 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        l3l 

caisser  les  frais  d'étude  et  d'examen,  dont  une  partie,  après 
prélèvement  du  casuel  des  professeurs,  lui  était  versée  i)ar  les 
Facultés  et  allait  aux  ag'ents  subalternes'.  Le  décret  du 
8  mars  1793  décida  que  les  biens  de  tous  les  établissements 
d'instruction  publique,  sauf  les  bâtiments  utiles  et  les  jardins 
botaniques,  seraient  «  dès  à  présent  vendus  dans  la  forme  et 
aux  mêmes  conditions  que  les  autres  domaines  de  la  Répu- 
blique ».  Le  paiement  des  maîtres  fut  à  la  charge  de  la  nation 
à  compter  du  i^""  janvier  lygS,  ainsi  que  l'entretien  des 
locaux. 

C'est  pour  appliquer  à  l'Université  de  Toulouse  ces  dispo- 
sitions générales  que  le  Directoire  du  département  prit  son 
arrêté  du  4  mai  accordant  au  personnel  les  traitements  sui- 
vants : 

Professeurs  eu  droit,  1,800  livres.  (M.  Rouzet,  député  à  la 
Convention,  dut  céder  son  traitement  à  M.  Loubers,  agrégé, 
chargé  de  le  remplacer  par  arrêté  du  11  novembre  1792. 
MM.  Clausolles  et  Janole,  membres  du  tribunal,  ne  pouvant 
être  rétribués  deux  fois,  ne  touchèrent  rien  comme  profes- 
seurs.) 

Agrégés  en  droit  :  MM.  Bec  et  Soulié",  800  livres. 

Professeurs  en  médecine  (quatre),  chacun  1,800  livres. 

Professeurs  aux  arts  :  MM.  Benêt  et  Bores,  chacun  1,800  li- 
vres. 

Les  deux  bedeaux  et  le  portier,  chacun  600  livres. 

Ces  traitements  étaient  payables  par  trimestre,  sur  la  pré- 

1.  Compte  des  bedeaux,  mars  1791  : 

3  lie.  in  utroque 12  liv.     0  s. 

1  bactielier 2  8         C  d. 

-j        —       en  médecine 17  10 

2  maîtres  ez  arts 3  12       10 

1 1  examens  de  médecine 2  1 5 

38  liv.  12  s.    4  d. 
(Archives  de  l'Université,  reg.  i38.) 

2.  Le  plus^soiivent,  on  écrivait  :  Souilhié. 


10 2  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

seii talion  d'un  mandat  accompag"né  du  certificat  de  civisme, 
mais  «  à  la  c'liar;i;e  par  lesdits  professeurs,  ag"rég'és  et  em- 
ployés, conformément  à  l'article  2  du  décret  des  i4-iO  février 
1793,  de  rien  prendre  ni  sur  les  graduations  et  inscriptions 
ou  autrement  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit  ».  Et  le  tré- 
sorier de  l'Université  dut  rendre  compte  en  recettes  et  en  dé- 
penses «  de  tous  les  fonds  perçus  depuis  le  i*'''  octobre 
[1792]  pour  le  reliquat  être  versé  dans  la  caisse  du  receveur 
du  district  de  Toulouse  ». 

On  voit  donc  que  l'Université  était  devenue  complètement 
une  institution  d'Etat.  Jusqu'en  septembre,  elle  continua  sa 
mission  éducatrice.  Le  dernier  registre  des  testimoniales, 
commencé  le  28  juillet  1789,  fut  clôturé  le  4  septembre  1798, 
an  11  de  la  République  {secundo  Reipiiblicœ  francoriiin)^  et 
jusqu'au  dernier  moment,  les  étudiants,  selon  la  vieille  tradi- 
tion, y  signèrent  la  formule  classique  :  «  Ego  Academiœ  To- 
losanœ  fldein  meani  ei  obseqaiiini  obsti'ingo\  » 

Le  1 5  septembre,  un  décret  supprima  toutes  les  Facultés  et 
créa  les  Lycées  et  les  Instituts,  mais  il  fut  suspendu  le  lende- 
main. L'Université  aurait  donc  pu  subsister  encore  quelques 
mois,  jusqu'à  la  loi  du  7  ventôse  an  III  (25  février  1790),  qui 
établit  les  Ecoles  centrales  et  fit  disparaître  en  droit  tous  les 
anciens  établissements  qui  avaient,  par  hasard,  subsisté  en 
fait. 

A  Toulouse,  un  lycée  provisoire  avait  été  ouvert  le  3o  no- 
vembre ;  les  bibliothèques  publiques  étaient  celle  du  Collège 
national  et  celle  du  ci-devant  clergé.  Le  29  frimaire  an  II 
(19  décembre  1798),  le  département  ébaucha  l'enseignement 
public  provisoire,  et  quelques  jours  après,  il  nomma  les  pro- 
fesseurs (19  nivôse,  8  janvier  1794)?  tandis  que  le  représen- 
tant du  peuple  Paganel  arrêtait,  en  la  confirmant,  cette  orga- 
nisation  de   l'enseignement   national    (22    nivôse).    Quelques 

I.   Archives  du  Donjon. 


l'université    de    TOULOUSE    PENDANT    LA    REVOLUTION.        l33 

membres  de  l'Université  entrèrent  dans  les  cadres  nou- 
veaux '  : 

Laromig-uière  fut  cliargé  d'un  cours  de  droit  public  et  cons- 
titutionnel '  ;  Bénet,  de  la  log-ique  et  delà  pliysique;  Libes. 
de  la  chimie  ;  Perole  (sic),  de  la  médecine  pratique  et  des 
épidémies.  Le  i*"''  g;-erminal  an  XIII,  M.  Bec  devait  être 
nommé  suppléant  à  la  nouvelle  Ecole  de  droit 3.  MM.  Pijon 
(Gabriel-Louis-Elisabeth)  et  Laroque  (Antoine),  de  la  Faculté 
de  théolog'ie,  rentrèrent  plus  tard,  le  19  septembre  1809,  dans 
cette  Faculté  reconstituée. 

La  vieille  L'niversité  de  Toulouse  vécut  donc  au  delà  du 
terme  supposé  par  quelques-uns  et  elle  ne  disparut  que  lors- 
que, pour  la  remplacer  dans  sa  haute  mission,  eût  été  édifié,  à 
côté  d'elle  et  avec  le  concours  de  plusieurs  de  ses  membres, 
un  établissement  nouveau,  conforme  aux  idées  nouvelles  et 
aux  nouveaux  jdans  d'instruction  et  d'éducation  populaires. 


Tableau  des  l'nscriphons  en   droit  prises  de  i  jS8  à   i  jgS'K 

In  utroque.     En  droit  canon. 

1788,  3  premiers  trimestres. .  i347  122 

1788,  4*^  trimestre 42G 

1789,  ip'-       —       4i5  26 

2"  . 402  52 

—  3"        —       38i  24 

1.  Liard,  t.  I,  p.  39G. 

2.  Toutefois,  sur  ce  point,  il  subsiste  quelque  doute,  car  si  l'arrêté  de 
Paganel,  reproduit  par  M.  Liard  (t.  I,  p.  BgG),  porte  «  Larroumisçucre  » 
{sic),  celui  du  dé])artcmcnt,  plusieurs  l'ois  cité  (cf.  Connac,  Adher),  men- 
tionne, au  contraire,  u  Pvoniiguières  »,  peut-être  l'avocat  déjà  célèbre  du 
barreau  de  Toulouse. 

3.  Il  mourut  le  i3  juillet  1809.  (Deloume,  Personnel,  j).  30.) 

4.  Archivas  de  l'Université,  reg.  55,  137  et  i38. 


l34  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

In  utroque.     En  droit  canon , 

1789,  h''  trimestre 295  12 

1790,  i"^""       —       289  17 

—  2^        —       260  •     i5 

_      3^        —       234  i3 

—  4''      —      161  I 

1791,  I"      —       i5i  I 

—  2e       —       i34  5 

—  3e        —       io5  2 

—  4*^        —       •. 91 

1792,  I"      —       85  3 

—  26        —       82  3 

—  3e        —       76  2 

—  4e        —       55 

1793,  jer        _         4l 

—    2e     —     19 

—  3e  —        10 

Etat  des  graduations  de  bacheliers  en  droit,  i  j88-i yg3 


1788, 

l52 

baclie 

iers  créés. 

1789. 

ler 

tr 

imestrc.  . 

II 

— 

— 

26 

— 

..           25 

— 

— 

3e 

— 

•  •    109 

— 

— 

4e 

— 

3 

— 

I790' 

ler 

— 

.  .        i3 

— 

— 

2  e 

— 

12 

— 

— 

3e 
4e 
ler 

— 

..           32 

— 

I79I. 

— 

4 

— 

— 

26 

— 

i3 

— 

— 

3e 

— 

.  .       18 

— 

— 

46 

— 

I 

— 

1792, 

icr 

— 

1 

— 

— 

2e 

— 

5 

— 

I.  Archives  de  l'Université,  rcg.  182. 


L  CTNIVERSITÉ    DE    TOULOUSE    PENDANT    LA    RÉVOLUTION.        l35 

9  bacheliers  créés. 


1792,  3e    trimestre 
-      4"  -       . 

1793,  ler  — 


I   (i3  mars,  M.  Meilhon 
étant  recteur). 


Etat  des  bacheliers  en  médecine  reçus  de  i  j8S  à  1  jq3\ 


1788,    16 

1789,  I®''  trimestre o 


26  ~ 

-  4''  - 

1790,  ler  

2*^  

-  3«  — 

-  4«  - 

1791,  I"r  — 


I» 
2 
0 
0 

i3 

4 
6 

i4 


1791,  2"  trimestre 17 

—  3e  —  I 

—  4*^  —  o 

1792,  I"  —  5 

—  26  —  10 

—  3e  —  2 

—  4«  -  I 

1793,  ler  _  8 

—  2e  —  4 

—  36  _  4 


I.   Archives  de  l'Université,  reg".  i35. 


Voir,  page  suivante,  le  tableau  des  professeurs 
de  t' Université  pendant  la  Révolution.) 


i3(i 


RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


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TRAVAIIi  DE  L'AIGUILLE  A  TOULOUSE 

(fragment  d'enquête) 


LINGERIE.  —  CHEMISES  D'HOMME. 

La  fabrication  de  la  chemise  a  pris,  à  Toulouse,  depuis 
trente  ou  trente-cinq  ans,  une  réelle  importance.  Au  début,  la 
chemise  d'homme  était  un  article  produit  à  peu  près  unique- 
ment par  les  maisons  de  détail.  C'est  en  1 882-1 883  que  les 
maisons  de  gros  se  sont  mises  à  cette  fabrication  et  elles  ont 
réussi  à  s'implanter  peu  à  peu  au  détriment  de  Paris.  La  pre- 
mière qui  a  créé  l'article  de  gros,  à  Toulouse,  a  actuellement 
au  dehors  six  voyageurs  qui  visitent  la  France  entière  et  les 
colonies.  Cette  maison  a,  peut-on  dire,  servi  de  base  à  sept 
autres  qui  font  comme  elle  «  le  g^ros  ». 

Cette  industrie  a,  dès  le  début,  connu  de  nombreuses  dif- 
ficultés. Elle  était  tributaire  des  ouvroirs  qui,  bien  qu'accep- 
tant le  travail  à  des  conditions  de  prix  inférieures  à  celles 
des  ouvrières  libres^  avaient  peu  d'exaclitude  dans  la  livrai- 
son des  commandes.  Elle  manquait,  d'ailleurs,  d'ouvrières 
pour  une  production  qu'elle  voulait  beaucoup  plus  considéra- 
ble que  par  le  passé.  Les  maisons  de  g-ros  se  sont  alors  adres- 
sées à  la  campagne.  Elles  ont  aidé,  dans  les  premiers  temps, 


l38  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

les  entrepreneuses  en  leur  procurant  ou  en  les  aidant  à  se 
procurer  des  machines,  en  leur  facilitant  de  toutes  façons  les 
fondations  d'ateliers.  Elles  sont  arrivées  ainsi  à  avoir  dans 
les  environs  de  Toulouse  un  personnel  nombreux,  peu  exi- 
geant de  par  son  nombre  même,  org-anisé  sous  la  dépendance 
d'entrepreneuses  qui  centralisent  l'ouvrage.  Les  ouvrières  de 
la  ville,  attirées  par  ce  nouveau  mode  d'activité  mais  harce- 
lées par  la  concurrence,  ont  offert  aux  manufacturiers  une 
main-d'œuvre  considérable,  et  à  la  fois  accepté  des  condi- 
tions de  moins  en  moins  rémunératrices. 

Actuellement,  les  faubourgs,  la  banlieue,  la  campagne  tou- 
lousaine tout  entière  sont  pleins  d'ouvrières  qui,  à  la  ma- 
chine ou  à  la  main,  collaborent  à  la  confection  de  la  chemise. 

On  peut  les  diviser  en  quatre  catégories  correspondant  à  la 
division  du  travail  adoptée  pour  confectionner  la  chemise  une 
fois  coupée  : 

1°  Les  mécaniciennes,  qui  font  les  fournitures  (devants,  cols 
et  poignets); 

2°  Les  monteuses,  qui  montent  la  chemise; 

3°  Les  finisseuses,  qui  font  les  rabattements,  le  finissage; 

4°  Les  boutonniéristes,  qui  font  les  boutonnières'. 

Pénétrons  chez  ces  ouvrières,  dans  le  secret  de  la  fabrica- 
tion et  les  résultats  du  travail. 


I.  Ce  sont  des  coupeurs  ou  des  coupeuses  qui  coupent  les  difTércntes 
parties  de  la  chemise. 

Les  mécaniciennes  prennent  les  o  fournitures  »,  c'est-à-dire  les  cols,  de- 
vants et  poig'nets,  tout  coupés,  pour  les  «  faire  »  (coutures,  piqûres).  Elles 
sont  chargfées  des  Ijoutonnières  du  col  et  des  poignets.  Pour  les  boutonniè- 
res des  «  devants  »,  ce  sont  les  monteuses  qui  en  ont  le  soin. 

Les  monteuses  prennent  le  travail  livré  par  les  mécaniciennes  et  vérifié 
par  le  chef  coupeur,  ainsi  que  le  «  corps  n  de  la  chemise;  elles  adaptent 
l'une  à  l'autre  les  différentes  pièces  :  c'est  le  montage  de  la  chemise.  Elles 
faufilent,  font  vérifier  par  le  chef  coupeur  qui  marque  les  échancrures  ;  elles 
cousent  alors  définitivement  la  chemise  et  la  font  passer  aux  finisseuses. 

Les  finisseuses  «  finissent  »  la  chemise,  c'est-à-dire  qu'elles  font  les  our- 
lets, rabattent  les  parties  que  les  monteuses  ont  laissé  dépasser  au  col,  aux 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  tSq 

LE  DÉTAIL. 

Mécaniciennes. 

N°  1.  —  Petit  atelier  du  faubourg-  de  Bonhoure.  Exigu  et 
sous  les  toits.  Dirig-é  par  une  entrepreneuse  qui  prend  les 
commandes  de  diverses  maisons  de  vente.  Trois  ouvrières  et 
deux  apprenties. 

Les  maisons  de  vente  traitent  directement  avec  l'entrepre- 
neuse et  lui  payent  les  fournitures  à  des  prix  de  façon  qui  va- 
rient de 

o  fr.  4o  à  o  fr.  60  c.  la  douzaine  de  cols; 

o  fr.  60  à  o  fr.  90  c.  —  poig-nets  ; 

0  fr.  90  à  I  franc  —  devants  unis  ; 

1  franc  à   i  fr.  ro  c.  le  cent  de  plis  pour  devants  à  piis. 
L'entrepreneuse  fournit  le  fil  et  les  aig-uilles  (ofr.  o5c.)  et 

les  machines. 

Les  ouvrières  qu'elle  emploie  sont  payées  par  elle  à  la  jour- 
née à  raison  de  2  fr.  20  c,  2  francs  et  i  fr.  5o  c.  Les  ap- 
prenties ne  reçoivent  rien  pendant  les  six  premiers  mois^  puis 
5  francs,  10  francs,  i5  francs  par  mois.  L'apprentissag-e  dure 
deux  à  trois  ans. 

Quantités  fabriquées  par  une  ouvrière  dans  une  journée  de 
dix  heures  : 

4  à  5  douzaines  de  faux-cols  à  o  fr.  60  c.  ou  7  à  8  à 
0  fr.  4o  c; 

3  douzaines  de  poig-nets  à  o  fr.  90  c.  ou  5  à  o  fr.  60  c; 

3  douzaines  de  devants  unis  ou  3oo  plis. 

Ces  chiffres  ne  sont,   bien   entendu,    qu'approximatifs.  La 

poignets,  etc.,  après  le  montage;  en  un  mot,  la  chemise  sort  de  leurs  mains 
toute  prête  pour  aller  au  repassage. 

Mécaniciennes  et  monteuses  donnent  souvent  ?  faire  les  boutonnières  aux 
«  boutonniéristes  ». 

Cette  division  du  travail  n'est  pas  absolue.  Dans  la  a  confection  0  en 
particulier,  aile  est,  comme  on  le  verra,  simplifiée. 


ll\0  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

production  dépendant  de  l'habileté,  de  l'application  de  l'ou- 
vrière, les  quantités  indiquées  peuvent  ne  pas  être  atteintes 
ou  au  contraire  dépassées. 

En  raisonnant  avec  cette  moyenne,  nous  pouvons  cepen- 
dant, dès  à  présent,  évaluer  le  bénéfice  réalisé  par  l'entrepre- 
neuse. En  efl'et.  un  calcul  très  simple  nous  fait  constater 
qu'une  ouvrière  moyenne  rapporte  à  l'entrepreneuse  2  fr.  4o  c. 
à  3  francs  alors  qu'elle  n'est  payée  que  2  francs  par  celle-ci.  Il 
est  vrai  que  l'entrepreneuse  doit  amortir  le  capital  machine, 
payer  le  fil  et  les  aig-uilles  et  acquitter  le  montant  de  sa  pa- 
tente. Malg-ré  tout,  elle  réalise  25  à  3o  centimes  de  bénéfice  sur 
chaque  ouvrière  en  moyenne,  et  5o  centimes  au  moins  sur  le 
travail  de  l'apprentie,  c'est-à-dire  2  francs  environ  par  jour. 
Il  y  faut  ajouter  le  produit  de  son  propre  travail,  car  elle 
travaille  avec  ses  ouvrières,  et  nous  pouvons  ainsi  arriver  à 
évaluer  à  5  francs  la  journée  de  l'entrepreneuse. 

Pour  le  calcul  du  salaire  annuel,  il  faut  tenir  compte  de  la 
morte-saison  qui  a  lieu  en  deux  périodes  :  du  i5  juillet  à  la 
fin  septembre,  et  en  janvier  et  février,  qui  est  donc  de  qua- 
tre mois  environ  par  an,  soit  de  cent  jours  sur  trois  cents 
jours  de  ti'avail.  Pendant  la  morte-saison,  l'entrepreneuse 
n'emploie  plus  ses  ouvrières  qu'un  nombre  restreint  d'heures 
par  jour  et  à  raison  de  22  centimes  et  demi,  20  centimes,  1 5  cen- 
times l'heure.  Elle-même  se  réserve  le  plus  de  travail  possible. 
Elle  arrive  ainsi  à  un  salaire  annuel  d'environ  1,200  francs. 
Ses  ouvrières  atteig^nent  un  salaire  annuel,  la  première  de 
55o  francs,  la  seconde  de  45o  francs,  la  troisième  de  35o  fr. 
environ. 

Cet  atelier  est  déclaré  et  a  reçu  la  visite  de  l'inspecteur  du 
travail. 

No  2.  —  Petit  atelier  (même  faubourg)  rez-de-chaussée. 
Une  entrepreneuse  mécanicienne  et  une  seule  ouvrière^  qui 
n'est  d'ailleurs  employée  que  la  demi-journée  à  raison  de 
o  fr.  7.5  c.  et  pendant  deux  cents  jours  environ  par  an.  Cette 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  ll[I 

ouvrière,  qui  ne  reclierclie  qu'un  salaire  d'appoint,  se  con- 
tente d'un  bénéfice  annuel  de  i5o  francs.  L'entrepreneuse 
déclare  un  bénéfice  annuel  de  6  à  700  francs. 

Cet  atelier  n'est  pas  déclaré  à  l'inspection  du  travail. 

N"  3.  —  Mécanicienne  chez  elle  (même  faubourg-),  avec 
ses  parents,  travaillant  seule.  Elle  ne  fait  que  des  devants  à 
plis  à'raison  de  i  franc  le  cent.  Elle  arrive,  g-ràce  à  un  tra- 
vail de  douze  heures  par  jour,  à  g-ag^ner  4  francs  par  jour 
et  elle  ne  subit  pas  plus  de  soixante  jours  de  morte-sai- 
son, durant  laquelle  elle  ne  gagne  à  peu  près  rien.  Déclare 
que,  déduction  faite  des  frais  de  fil  et  aig-uilles,  elle  atteint  un 
salaire  annuel  de  900  francs  environ. 

N'^  4.  —  Mécanicienne  chez  elle  (niènie  faubourg).  Fait  les 
cols  et  les  poignets  qu'on  lui  paye  à  raison  de  i  fr.  20  la  dou- 
zaine. Sur  ce  prix,  elle  paye  la  boutonniériste  qui  fait  les  bou- 
tonnières à  raison  de  o  fr.  i5  c,  o  fr.  20  c,  o  fr.  20  c.  la 
douzaine.  Elle  fait  environ  trois  douzaines  de  cols  ou  poignets 
par  jour,  fournit  naturellement  le  fil  et  les  aig-uilles,  subit  une 
morte-saison  d'environ  soixante  jours  et  déclare  un  salaiie 
annuel  de  7  à  800  francs. 

Monteuses. 

N*^  1.  —  Petit  atelier,  faubourg  de  Bonhoure-.  Une  entre- 
preneuse travaillant  pour  deux  maisons  de  vente.  Deux  ou- 
vrières et  une  apprentie. 

Travail  :  montage  de  chemises,  tout  à  la  main. 

Prix  de  façon  payés  à  l'entrepreneuse  : 

La  belle  chemise  blanche,  i  fr.  4o  c.  (première  maison)  ; 
I  fr.  20  c.  (deuxième  maison). 

La  belle  chemise  de  couleur,  i  fr.  3o  c.  (première  maison); 
I  fr.  10  (deuxième  maison). 

Sur  ces  prix,  l'entrepreneuse  paye  les  finisseuses  auxquelles 
elle  donne  les  chemises  à  finir  à  raison  de  o  fr.  90  c.  à  i  franc, 
o  fr.  70  c.  à  o  fr.  80  c.  pièce,  suivant  la  nature  du  travail. 


1^2  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

L'entrepreneuse  paye,  en  outre,  ses  ouvrièi'esà  la  journée  à 
raison  de  i  fr.  5o  c.  par  jour,  son  apprentie  5  francs  jiar 
mois  après  les  six  premiers  mois,  puis  lo  francs. 

Une  ouvrière  peut  monter  six  à  sept  chemises  simples  au 
maximum  par  jour  et  quatre  ou  cinq  seulement  si  elles  sont 
compliquées. 

Morte-saison  :  trois  mois  et  demi,  soit  quatre-vingts  jours 
environ. 

L'entrepreneuse  fournit  le  fil  et  les  aig'uilles  pour  le  mon- 
tage. 

Ces  indications  permettent  d'établir  que,  déduction  faite  du 
prix  du  finissage,  il  reste  à  l'entrepreneuse  monteuse  o  fr.  4o  c. 
à  o  fr.  5o  c.  par  chemise.  Une  ouvrière  montant  de  quatre  à 
sept  chemises  par  jour  rapporte  donc  à  l'entrepreneuse  2  fr. 
à  2  fr.  80  c,  et  en  moyenne  2  fr.  4o  c.  par  jour.  En  tenant 
compte  des  frais  d'aiicuille  et  de  fil  l'on  peut  conclure  que,  le 
salaire  de  i  fr.  5o  c.  une  fois  payé  à  chaque  ouvrière,  l'entre- 
preneuse réalise  par  ouvrière  un  bénéfice  de  5o  centimes  au 
moins  et  davantage  sur  le  travail  de  l'apprentie.  L'entrepre- 
neuse travaille  elle-même  avec  ses  ouvrières.  Si  l'on  ajoute  les 
résultats  de  son  travail  personnel  et  de  ses  bénéfices  sur  celui 
des  ouvrières,  on  en  arrive  à  un  salaire  journalier  pour  l'en- 
trepreneuse de  4  francs  environ  pendant  deux  cent  vingt  jours 
et  à  un  salaire  annuel  d'un  millier  de  francs. 

Les  ouvrières  payées  à  raison  de  i  fr.  5o  c.  pendant  deux 
cent  vingt  jours,  de  o  fr.  76  c.  environ  par  demi-journée 
pendant  la  morte-saison,  touchent  un  salaire  annuel  d'envi- 
ron 390  francs. 

Cet  atelier  est  déclaré  à  l'inspection. 

No  2.  —  Atelier  de  famille.  Monteuse  travaillant  avec  sa 
fille  au  montage  pour  le  compte  d'une  grande  maison  de 
vente. 

Prix  de  façon  :  i  fr.  3o  c.  par  chemise  blanche  ;  i  fr.  26  c. 
par  chemise  de  couleur,  sur  quoi  elle  paye  le  finissage  à  raison 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  1 1[^ 

de  o  fr.  95  c.  et  o  fr.  80  c.  Elle  compte  comme  frais  de  four- 
nitures d'aig"uilles  et  de  fd  environ  o  fr.  o5  c.  par  chemise. 
Elles  font  huit  à  dix  chemises  par  jour,  en  travaillant  douze 
heures,  c'est-à-dire  qu'elles  réalisent  un  bénéticc  net  de 
3  fr.  60  c.  à  4  francs  environ  par  jour  et  de  2  francs  seule- 
ment pendant  soixante  jours  environ  de  morte-saison.  Leur 
salaire  annuel  est  donc  de  900  à  1,000  francs,  c'est-à-dire  de 
4Ô0  à  000  francs  pour  chacune  d'elles. 

No  3.  —  Petit  atelier  du  faubourg-  Bonnefoj,  presqu'en 
pleine  campagne.  Atelier  installé  au  premier  dans  une  maison 
isolée,  et  dont  les  fenêtres  ouvrent  sur  un  jardin  abandonné 
planté  d'arbres  et  décoré  de  colonnettes  en  ruine. 

Atelier  dirigé  par  une  entrepreneuse  et  composé  en  outre 
de  quatre  ouvrières  monteuses,  une  apprentie  et  de  iinisseu- 
ses  dont  quelques-unes  demeurent  au  dehors;  d'autres,  au 
contraire,  viennent  travailler  dans  l'atelier  même  au  finissage 
des  chemises. 

Prix  de  façon  payés  à  l'entrepreneuse  : 

I  fr.  35  c.  par  chemise  d'homme,  prix  unique. 

I  fr.  2.5  c.  —  d'enfant  — 

Les  ouvrières  sont  rétribuées  à  la  journée,  i  fr.  75  c.  par 
jour.  L'apprentie,  qui  ne  g"agne  rien  les  six  premiers  mois, 
est  payée  ensuite  7  francs  par  quinzaine. 

L'entrepreneuse  paye  le  finissage,  o  fr.  85  c.  par  chemise 
d'homme,  o  fr.  75  c.  par  chemise  d'enfant. 

Elle  paye  le  fil  et  les  aiguilles  o  fr.  o5  c.  par  chemise. 

Quantité  de  travail  par  jour  : 

Une  ouvrière  monteuse  monte  six  à  huit  chemises  simples, 
quatre  à  cinq  chemises  compliquées. 

Une  finisseuse  travaillant  à  l'atelier  finit  une  chemise  et  de- 
mie par  jour  environ. 

Morte-saison  :  quatre-vingt-dix  à  cent  jours  environ  (jan- 
vier et  février,  août  et  septembre). 

Salaires  annuels  : 


l44  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Ouvrières,  l\oo  à  /jôo  francs  environ. 

Enlrepreneuse,  bénéfice  réalisé  sur  le  produit  du  travail  de 
chaque  ouvrière,  o  fr.  5o  c.  environ  et  i  franc  sur  celui  de 
l'apprentie,  soit  3  francs  environ  ;  le  salaire  représentant  son 
travail  personnel,  2  fr.  5o  c.  Total  pendant  deux  cents  jours 
environ,  1,100  francs;  200  francs  environ  pendant  la  morte- 
saison,  Tolal  du  salaire  annuel  i,3oo  francs  environ. 

Atelier  déclaré  à  l'inspection. 

01)scrvalions.  —  L'entrepreneuse  est  une  vieille  ouvrière 
qui  est  «  dans  la  chemise  »  depuis  vingt-cinq  ou  trente  ans. 
Elle  me  déclare  qu'elle  n'a  pas,  depuis  qu'elle  travaille  à  son 
métier,  constaté  de  sensibles  variations  dans  les  prix  de  façon. 

No  4.  —  Petit  atelier,  faubourg-  Bonnefoy,  au  rez-de-chaus- 
sée, ouvrant  sur  une  g-rande  route.  Une  entrepreneuse  mon- 
teuse et  six  ouvrières  monteuses  ou  finisseuses,  travaillant 
dans  un  local  exigu,  mal  éclairé  et  dont  l'atmosphère  est 
appesantie  par  l'odeur  d'une  cour  voisine  mal  entretenue. 

Prix  de  façon  payés  à  l'entrepreneuse  :  i  fr.  par  chemise. 

Elle  paye  ses  ouvrières  monteuses  à  la  journée  :  i  fr.  00  c. 
et  les  finisseuses  à  leurs  pièces  à  raison  de  o  fr.  80  c.  la  che- 
mise. Elle  fournit,  eu  outre,  aux  monteuses  le  fil  et  les  ai- 
guilles. 

Celte  entrepreneuse  se  plaint  infiniment  de  la  concurrence 
faite  par  les  ouvroirs,  les  ateliers  delà  campag-ne,  de  la  morte- 
saison  qui,  dit-elle,  dure  cinq  mois,  des  frais  d'éclairage  et  de 
chauffage  qu'elle  doit  supporter.  Elle  conclut  à  un  bénéfice 
très  minime.  Il  est  difficile  de  l'établir,  car  elle  ne  donne  ai:- 
cune  précision  ni  sur  le  montant  de  ses  dépenses,  ni  sur  le 
chiffre  du  travail  confectionné. 

Finisseuses. 

Nous  avons  déjà,  au  cours  des  explications  que  nous  a^ons 
fournies,  trouvé  des  finisseuses  et  déterminé  les  conditions  de 
leur  travail.    Voici,   cependant,  deux  ateliers  de   finisseuses. 


LE    TRAVAIL    DE    l' AIGUILLE    A    TOULOUSE.  l45 

No  1.  —  Finisseuse  travaillant  chez  elle,  mariée,  soignant 
son  ménag-e  et  ses  deux  enfants  et  ne  cherchant  dans  le  tra- 
vail de  la  ling-erie  qu'un  salaire  d'appoint. 

Prix  de  façon  qui  lui  sont  payés  : 

o  fr.  90  c.  la  chemise  blanche  soignée  ; 

o  fr.  80  c.         —         de  couleur,  soig-née; 

0  fr.  70  c.         —         d'enfant  et  la  chemise  ordinaire. 
Elle  ne  finit  pas  une  chemise  par  jour  et  subit  deux  ou  trois 

mois  de  morte-saison  presque  complète. 

No  2.  —  Petit  atelier,  deux  finisseuses,  célibataires,  tra- 
vaillant ensemble. 

Prix  de  façon  : 

1  franc  la  belle  chemise,  article  riche. 

o  fr.  85  c.  —  —      ordinaire. 

o  fr.  80  c.  —  de  couleur. 

Elles  finissent  à  elles  deux  trois  à  quatre  chemises  par  jour, 
avec  un  travail  de  dix  à  douze  heures. 

Morte-saison,  soixante-quinze  jours  environ. 

Salaire  annuel,  790  francs  environ  pendant  la  belle  saison 
et  i5o  francs  pendant  la  morte-saison;  total,  940  francs  en- 
viron, c'est-à-dire  pour  chacune  d'elles  470  francs  environ. 

Boutonniéristes. 

Elles  sont  payées  à  leurs  pièces  à  raison  de  o  fr.  20  c.  la 
douzaine  de  grandes  boutonnières;  o  fr.  20  c.  à  o  fr.  i5  c.  la 
douzaine  de  petites  ;  travail  à  la  main. 

Une  ouvrière  fait  au  maximum  cinq  douzaines  de  g-randes 
boutonnières  par  jour,  six  douzaines  de  petites. 

Les  boutonniéristes  sont  les  auxiliaires  des  mécaniciennes. 
Mais  cette  catégorie  d'ouvrières  tend  à  disparaître  et  dispa- 
raît en  réalité  de  plus  en  plus  devant  la  machine  à  faire  les 
boutonnières,  que  l'on  a  perfectionnée  au  point  qu'elle  fait  les 
boutonnières  pour  un  prix  dérisoire  et  mieux  qu'on  ne  sau- 
rait les  faire  à  la  main. 

10 


l46  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Nous  retrouverons  ces  inacliiues  un  peu  plus  tard  dans  la 
monog-rapliie  que  nous  tracerons  d'une  grande  manufacture 
toulousaine. 

LE  GROS 

Le  «  gros  »  a  pris  à  Toulouse  une  importance  considérable 
et  la  fabrication  de  l'article  de  confection  y  est  réputée  à 
cause  de  son  «  fini  ».  Toulouse,  aujourd'hui,  concurrence 
Lille  et  se  place  en  tète  des  centres  de  production  pour  la 
chemise  de  confection. 

Nous  avons  vu  que  les  maisons  de  détail  traitent  séparé- 
ment avec  l'entrepreneuse  mécanicienne,  avec  l'entrepreneuse 
monteuse,  que  les  boutonnières  sont  faites  par  des  ouvrières 
spéciales  et  que  le  finissage  est  confié  à  des  finisseuses  qui 
ont  elles  aussi  leur  spécialité. 

Pour  le  gros,  il  n'en  est  pas  de  même.  Les  laçons  de  pro- 
céder diffèrent,  d'ailleurs,  suivant  les  maisons.  Mais  avant 
d'entrer  dans  les  détails  du  travail,  il  importe  de  distinguer 
en  cette  matière  : 

1°  Le  bel  article  confection  de  l'article  ordinaire; 

2°  La  chemise  blanche  de  la  chemise  de  couleur. 

7°  Confection  bel  article  et  article  ordinaire.  —  Comment 
donc  le  travail  est-il  distribué  ? 

Le  plus  souvent,  c'est  une  entrepreneuse  unique  qui  reçoit 
de  la  maison  de  gros  la  chemise  en  pièce  ou  coupée  et  qui, 
moyennant  un  forfait  de  o  fr.  5o  c.  ou  de  o  fr.  yô  c.  pièce, —  il 
s'agit  du  bel  article  —  la  fait  entièrement  confectionner  par 
des  ouvrières  groupées  dans  des  ateliers  ou,  au  contraire, 
dispersées  et  travaillant  chacune  chez  soi.  Ces  entrepreneuses 
et  ces  ouvrières  sont  de  plus  en  plus  recrutées  à  la  campa- 
gne, dans  les  environs  de  la  ville  et  dans  toute  la  région. 

D'autres  fois,  la  maison  de  gros  qui  a  fait  confectionner  une 
partie  de  la  chemise  sur  place  l'envoie  à  des  ouvrières  de  la 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l47 

campag-ne  qui  la  montent  et  la  finissent,  ou  qui  la  finissent 
seulement. 

Les  ouvrières,  payées  à  leurs  pièces  à  raison  de  3  à  4  francs 
environ  par  douzaine  pour  le  montage  et  le  finissage  ;  o  fr.  4o  c. 
ào  fr.  60  c.  par  douzaine  pour  les  cols  et  les  poignets; 
o  fr.  90  c.  par  douzaine  pour  les  devants,  atteignent  un  sa- 
laire journalier  de  i  fr.  5o  à  2  francs  et  ne  subissent  guère 
plus  de  deux  mois  de  morte-saison. 

Nous  retrouverons,  avec  quelques  détails,  cette  confection 
au  cours  d'une  monographie  de  manufacture  que  nous  éta- 
blirons un  peu  plus  loin. 

Quant  à  l'article  ordinaire,  il  est,  comme  le  précédent,  livré 
g'énéralement  coupé  à  l'entrepreneuse  qui,  moyennant  o  fr.  35 
à  o  fr.  4o  c.  pièce,  fait  confectionner  les  fournitures  dans  des 
ateliers  qu'elle  dirig-e  et  où  les  ouvrières  sont  payées  à  la 
journée  i  à  2  francs  par  jour,  et  faire  le  monlag-e  et  le  finis- 
sage à  l'extérieur  à  raison  de  2  francs  environ  par  douzaine. 
Ou  bien  la  maison  de  g-ros  fait  exécuter  séparément,  soit 
directement,  soit  par  des  entrepreneuses^  les  fournitures,  puis 
elle  distribue  les  diverses  parties  de  la  chemise  à  des  ouvriè- 
res qui  la  montent  et  la  finissent  à  peu  près  pour  les  mêmes 
prix  de  façon. 

5°  Chemise  blanche  et  chemise  de  couleur.  —  La  chemise 
blanche  de  confection  est  toujours  mieux  payée  que  l'autre  : 
elle  est  plus  difficile  à  faire  ou  plutôt  on  voit  moins  les  dé- 
fauts de  la  confection  sur  la  chemise  de  couleur;  l'ouvrière 
peut  donc  dans  une  même  durée  de  temps  faire  davantage  de 
celles-ci.  Il  y  a  des  chemises  de  couleur  dans  la  confection  bel 
article  et  article  ordinaire.  Mais  il  n'y  a  pas  de  chemise  blan- 
che dans  la  catégorie  appelée  c  chemise  ouvrier  ». 

La  chemise  ouvrier,  dite  encore  «  de  couleur  »,  n'est  plus 
confectionnée  comme  celles  que  nous  venons  d'indiquer.  Elle 
est  livrée  par  la  maison  de  g'ros  g'énéralement  en  pièce,  quel- 
quefois auî^si  coupécj  à  des  entrepreneuses  qui  la  distribuent  à 


l48  RECUEIL    DE    LEGISLATION, 

des  ouvrières  ou  réunies  en  atelier  sous  leur  direction,  ou  iso- 
Ires,  travaillant  à  domicile,  mais  dont  chacune  confectionne  à 
la  machine  et  à  grands  points  la  chemise  tout  entière  moyen- 
nant des  prix  de  façon  qui  commencent  à  i  fr.  20  c.  la  douzaine. 

Voici,  d'ailleurs,  pour  la  clarté  des  explications,  quelques 
exemples  pris  sur  le  vif  : 

N°  1.  —  Entrepreneuse  :  confection  chemise  blanche.  Tra- 
vaille pour  le  compte  d'une  importante  maison  de  gros.  Petit 
atelier  près  du  quai  Saint-Pierre,  composé  de  l'entrepreneuse, 
de  sa  fille  et  d'une  mécanicienne. 

L'entrepreneuse  reçoit  les  chemises  toutes  coupées.  Dans 
l'atelier  on  fait  les  fournitures  (cols,  poignets  et  devants).  La 
chemise  est  donnée  à  monter  et  à  finir  à  des  ouvrières  du 
dehors. 

Prix  de  façon  payés  à  l'entrepreneuse  : 

4  fr.  20  c.  et  4  fi'-  80  c.  par  douzaine  de  chemises.  L'entre- 
preneuse paye  le  fil  pour  les  fournitures. 

Salaires  des  ouvrières  : 

La  mécanicienne  travaillant  à  l'atelier  est  payée  à  la  jour- 
née à  raison  de  2  francs. 

Les  ouvrières  du  dehors  qui  montent  et  finissent  la  che- 
mise sont  à  leurs  pièces,  à  raison  de  o  fr.  20  c.  et  o  fr.  20  c. 
par  chemise,  c'est-à-dire  de  2  fr.  4o  c.  et  3  francs  par  dou- 
zaine. Elles  fournissent. les  aiguilles  et  le  fil.  Une  ouvrière  fait 
une  moyenne  de  six  chemises  par  jour. 

L'entrepreneuse  compte  sur  une  production  de  trois  dou- 
zaines de  chemises  environ  par  jour,  qui  lui  sont  payées 
12  fr.  60  à  i4  fi*-  4o  c.,  sur  quoi  elle  doit  débourser  7  fr.  20 
à  9  francs  d'une  part  et  2  francs  de  l'autre,  soit  g  fr.  20  c. 
à  II  francs;  il  ne  lui  reste  donc  —  prétend-elle  —  que 
3  fr.  4o  environ  pour  rémunérer  son  travail,  celui  de  sa  fille, 
payer  le  chauffage  et  l'éclairage,  amortir  le  capital  machine, 
payer  la  patente,  etc. 

Observation  :  Celte  entrepreneuse  n'emploie  au  dehors  quy 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l49 

des  ouvrières  de  la  ville.  Elle  se  plaint  de  la  concurrence  faite 
par  la  campagne. 

Elle  se  plaint  également  de  la  diminution  qu'ont  subi  les 
prix  de  façon  :  l'article  payé  o  fr,  4o  c-  l'était,  il  y  a  quelques 
années,  o  fr.  5o  c. 

No  2.  — -  Entrepreneuse  de  confection  chemise  de  couleur. 
Travaille  pour  le  compte  de  la  même  maison  que  la  précé- 
dente. Atelier  hors  barrière,  aux  portes  de  la  ville. 

Une  dizaine  d'ouvrières  toutes  employées  dans  l'atelier, 
plus  quelques  finisseuses  au  dehors  et  par  intermittence. 

De  façon  normale,  la  chemise  est  tout  entière  confectionnée 
à  l'atelier.  L'entrepreneuse  reçoit  les  pièces  de  tissus  entières, 
coupe,  fait  faire  les  fournitures,  le  montage  et  le  finissage  à 
l'atelier.  Elle  a  une  mécanicienne  chargée  spécialement  des 
boutonnières. 

Prix  de  façon  pavés  à  l'entrepreneuse  : 

2  fr.  l\o  c.  par  douzaine.  Elle  fournil  fil  et  aiguilles. 

Salaire  des  ouvrières  : 

Toutes  les  ouvrières  employées  dans  l'atelier  sont  payées 
à  la  journée  :  Six  à  i  franc,  trois  à  i  fr.  5o  c.  Une  méca- 
nicienne (celle  qui  fait  les  boutonnières),  2  francs. 

Travail  de  sept  heures  à  midi,  de  une  heure  à  cinq  ou  six 
heures;  c'est  donc  une  journée  de  neuf  à  dix  heures,  en  temps 
normal,  et  qui  se  prolonge  un  peu,  en  cas  de  presse,  avec 
une  heure  à  midi  pour  le  repas  pris  sur  place. 

Morte-saison  de  trente  jours  environ  sur  trois  cents.  Les 
salaires  annuels  des  ouvrières  sont  donc  environ  de  270  à 
4oo  francs  et  5oo  à  54o  francs  pour  la  mécanicienne. 

L'entrepreneuse  avoue  un  bénéfice  d'environ  3  francs  par 
jour.  Il  me  paraît  légèrement  inférieur  à  la  réalité.  L'on  peut 
estimer,  en  effet,  la  production  journalière  de  l'atelier  à  sept 
et  huit  douzaines  par  jour,  c'est-à-dire  à  16  fr.  80  c.  et 
19  fr.  20c.  pour  l'entrepreneuse,  sur  quoi  elle  doit  12  fr.  5o  c. 
seulement  *de  salaires.  Déduction  faite  des  frais  de  fournitu- 


ibO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

rcs  (20  c.  environ  par  douzaine),  de  la  patente  (i4  fi**  par  an) 
et  calculé  l'aniortissenient  du  capital  macliine,  le  bénéfice 
journalier  de  l'entrepreneuse  doit  être  encore  un  peu  supérieur 
à  3  francs  et  son  bénéfice  annuel  atteindre  1,000  francs. 

Les  prix  de  façon  ont  diminué  :  par  exemple,  la  chemise 
d'ouvrier,  avec  pochette  sur  le  côté  du  plastron,  qui  était 
payée,  il  y  a  quinze  ans,  à  raison  de  3  fr.  60  c.  la  douzaine, 
ne  l'est  plus  actuellement  qu'à  raison  2  fr.  [\o  c. 

N°  3.  —  Ouvrières  de  banlieue.  Il  m'a  paru  intéressant 
d'étudier  la  physionomie  d'un  villa^^e  dont  à  peu  près  toutes 
les  femmes  valides  travaillent  à  la  confection  de  la  chemise. 
En  voici  un,  à  une  quinzaine  de  kilomètres  de  Toulouse,  dont 
les  maisons  basses,  prises  dans  la  fraîcheur  des  arbres  et  bor- 
dées de  champs,  s'ouvrent  sur  une  g'rande  route.  Au  seuil 
de  chaque  maison,  une  femme,  ou  plusieurs,  activent  la 
machine  à  coudre  ou  tirent  l'aiguille  et  le  fil;  pendant  la  belle 
saison,  assises  devant  leur  porte  ou  dans  une  pièce  dallée  et 
fraîche,  elles  travaillent  du  lever  au  coucher  du  soleil,  se  dis- 
traisant  à  regarder  passer  les  charrois  sur  la  roule  et  ne  quit- 
tant le  travail  que  pour  les  soins  indispensables  du  ménage. 
Durant  le  mauvais  temps,  bien  enfermées  à  l'intérieur,  elles 
travaillent  sous  la  lampe.  Entrons  chez  quelques-unes  de  ces 
ouvrières. 

a)  deux  ouvrières  d'abord,  deux  voisines,  qui  se  sont  asso- 
ciées; elles  travaillent  pour  le  compte  d'une  importante  mai- 
son de  gros  qui  fait  la  confection,  article  soigné  et  ordinaire, 
mais  pas  la  chemise  d'ouvrier  ;  elles  ne  font  que  le  montage 
et  le  finissage. 

Conditions  de  leur  travail  : 

Chemise  blanche  et  zéphir,  bel  article.  —  Elles  reçoivent 
les  fournitures  et  le  corps  de  la  chemise,  avec  le  devant  déjà 
adapté  au  corps.  Elles  doivent  donc  monter  col  et  poignets, 
faire  les  boutonnières,  finir.  Travail  machine  et  main,  les 
boutonnières  toujours  à  la  main. 


LE    TRAVAIL    DE    L  AIGUILLE    A    TOLLOUSE.  l5l 

Elles  reçoivent  leur  travail  directement  de  la  maison  de 
gros  et  sans  l'intermédiaire  d'entrepreneuse. 

Elles  paient  un  commissionnaire  4  francs  par  mois  qui, 
moyennant  ce  prix,  va  et  vient,  prend  et  porte  le  travail, 
autant  que  de  besoin. 

Prix  de  façon  :  3  francs  et  3  fr.  5o  c.  par  douzaine,  selon  la 
nature  du  travail. 

Elles  fournissent  le  fil,  les  ai§:uilles,  l'huile  pour  la  machine, 
et  estiment  les  frais  (sans  compter  l'amortissement  de  la 
machine)  à  o  fr.  20  c.  par  douzaine  de  chemises. 

Chacune  d'elles  peut,  dans  une  journée  de  dix  à  douze  heu- 
res, faire  six  à  huit  chemises. 

Chemise  confection,  ordinaire.  —  Elles  reçoivent  de  la  mai- 
son de  £;'ros  les  fournitures,  et  ici,  les  devants  détachés  ;  elles 
doivent  faire  le  montage  complet  et  le  finissage.  Tout  le  tra- 
vail à  la  machine,  sauf  les  boutonnières  qui  sont  faites  à  la 
main. 

Prix  de  façon  :  2  fr.  par  douzaine. 

Mêmes  frais. 

Quantité  dans  la  journée  de  dix  à  douze  heures  :  une  dou- 
zaine. 

Morte-saison  :  Soixante  jours  environ  par  an. 

Salaires  : 

Chaque  ouvrière  estime  que^  déduction  faite  des  frais,  elle 
atteint  un  salaire  de  i  fr.  00  c.  à  i  fr.  60  c.  par  jour  pendant 
deux  cent  quarante  jour  et  de  4oo  à  45o  francs  par  an. 

b)  diverses  ouvrières,  toutes  occupées  à  la  chemise  d'ou- 
vrier :  elles  travaillent  chacune  devant  sa  porte,  elle  se  grou- 
pent quelquefois  entre  amies  pour  causer  en  travaillant.  Elles 
font  la  chemise  en  entier  et  quelquefois  même  la  coupent.  Les 
unes  travaillent  pour  le  compte  d'une  entrepreneuse  du  vil- 
lag"e,  les  autres  pour  le  compte  d'une  entrepreneuse  d'un 
villag-e  voisin. 

Celles-ei  renvoient  les  chemises  terminées,  mais  sans  bou- 


102  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

(onilières,    l'enlrepreneuse   les    fait   à    la    machine;    celles-là 
finissent  entièrement  et  font  les  boutonnières  à  la  main. 

Travail  naturellement  hAtif  et  làclié  et  fait  aux  prix  de 
façon  suivants  :  i  fr.  20  c,  i  fr.  3o  c,  i  fr.  5o  c,  i  fr.  60  c. 

L'ouvrière  fournit  tout,  fil  et  aig-uilles,  et  il  faut  estimer 
ses  débours  à  au  moins  o  fr.  25  c.  par  douzaine.  Elle  arrive 
à  faire  une  à  deux  douzaines  au  maximum  par  jour  et  atteint 
un  salaire  annuel  de  4oo  à  5oo  francs. 

L'entrepreneuse  qui  habite  le  village  dont  je  parle  va 
chercher  à  la  maison  de  gros  le  travail  qu'elle  distribue  et  l'y 
rapporte.  Elle  même  ne  fait  que  couper  les  chemises  quand 
elle  ne  les  donne  pas  à  couper  à  ses  ouvrières  ;  la  maison  de 
gros  traite  directement  avec  elle  et  la  paye  à  raison  de 
i  fr.  Soc.  à  2  fr.  4oc.  la  douzaine.  Elle  prélève  un  bénéfice  de 
o  fr.  45  c.  par  douzaine  si  elle  taille  les  chemises,  de  o  fr.  20  c. 
par  douzaine  si  elle  ne  taille  pas.  Ces  précisions  nous  permet- 
tent une  constatation  intéressante.  Cette  entrepreneuse  ayant 
dix  ouvrières,  peut  livrer  au  moins  dix  douzaines  de  che- 
mises par  jour.  Elle  prélève  donc  un  bénéfice  journalier  de 
2  francs  ou  de  4  f'"-  5o  c.  suivant  qu'elle  taille  ou  ne  taille 
pas.  Elle  n'est  pas  tenue  de  faire  tous  les  jours  les  transports 
en  ville.  On  peut  donc  conclure  qu'elle  prélève  net  i  fr.  5o  c. 
au  moins  par  jour,  et  sans  rien  produire,  sur  le  travail  des 
ouvrières  qu'elle  emploie.  Quel  avantage  une  coopérative 
aurait  pour  celles-ci,  il  n'est  pas  nécessaire  de  l'indiquer  da- 
vantage. 

Je  ne  puis  détrminer  avec  une  précision  suffisante  le  nom- 
bre de  femmes  employées  dans  ce  village  à  la  confection 
de  la  chemise. 

Ce  que  je  puis  dire,  c'est  qu'il  est  à  peu  près  impossible  d'y 
trouver  une  femme  valide  disposée  à  louer  ses  services  pour 
les  travaux  des  champs  :  le  propriétaire  d'un  grand  domaine 
situé  sur  deux  communes  d'une  population  de  près  de  2.000 
habitants  a  eu   grand'peine   à   embaucher  pour    le    sarclage 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l53 

des  maïs  quatre  femmes,  auxquelles  cependant  le  forfait  qu'il 
leur  consentait  permettait  de  gag^ner  2  fr.  5o  c.  à  3  francs 
par  jour. 

Ce  que  je  viens  de  dire  de  ce  village  peut  s'appliquer  à 
peu  près  à  tous  les  villag-es  des  environs  de  la  cité.  En  voici  un 
autre  de  800  habitants  où  la  confection  de  la  chemise  a  été 
introduite  il  y  a  une  vingtaine  d'années  par  certaines  élèves 
de  l'Orphelinat  des  Sœurs  de  la  Croix.  Mais  alors  que,  au 
début,  il  n'y  avait  qu'un  atelier  occupant  quelques  person- 
nes, on  compte  aujourd'hui  trois  ateliers  de  couture  dont 
les  entrepreneuses  distribuent  en  outre  aux  femmes  un  tra- 
vail qu'elles  font  à  domicile.  Toutes  ces  ouvrières  arrivent 
ainsi  à  g'agner  par  an  de  4  à  5oo  francs. 

Pourquoi  les  femmes  des  campagnes  désertent-elles  le  tra- 
vail ag-ricole  pour  le  travail  de  laig-uille?  C'est  que  celui-ci 
leur  paraît  moins  fatigant,  c'est  qu'il  est  plus  propre  et 
plaît  davantag-e  à  leur  coquetterie.  Elles  ajoutent  enfin  que  le 
travail  ag-ricole  n'est  pas  assez  rémunérateur. 

Les  femmes  employées  aux  travaux  des  champs  sont  occu- 
pées, pendant  tout  le  cours  de  l'année,  au  prix  de  i  franc 
par  jour,  plus  un  litre  de  vin.  La  journée  normale  commence 
à  six  heures  l'été,  à  huit  heures  l'hiver,  et  finit  entre  quatre 
et  six  heures  du  soir  suivant  les  saisons.  Pendant  les  vendan- 
g-es,  leur  salaire  est  de  i  fr.  25  c.  plus  la  nourriture  (deux 
repas).  Pendant  les  moissons,  très  pénibles  sous  l'ardeur  du 
soleil,  elles  travaillent  à  forfait;  elles  g-agnent  environ,  dans 
l'espace  d'un  mois  et  net  de  tous  frais,  5  à  7  hectolitres  de  blé  : 
il  faut  compter  le  blé  de  i5  à  20  francs  l'hectolitre,  pour 
celles  qui  le  vendent;  mais  la  plupart  le  donnent  au  boulan- 
g-er  qui  leur  rend  en  échang-e  70  kilos  de  pain  par  hectolitre 
de  blé. 

Le  travail  agricole  n'est  donc  pas  moins  rémunérateur  que 
le  travail  de  la  couture.  Il  est  en  réalité  moins  pénible  et  plus 
sain.  Les  siédecins  des  communes  rurales  constatent  chez  les 


l54  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

jeunes  filles  et  les  jeunes  femmes,  depuis  rinlroduction  de  la 
machine  et  de  la  confection,  de  fréquents  désordres  dans  les 
orçanes  de  leur  sexe,  des  névralgies,  de  l'affaiblissement,  de 
l'anémie,  de  la  névrose. 


Nous  avons  vu  jusqu'à  présent  le  travail  exécuté  soit  à 
domicile,  chez  l'ouvrière  isolée,  soit  à  l'atelier,  chez  l'entre- 
preneuse. 

Il  est  intéressant  de  considérer  la  confection  de  la  chemise 
dans  un  j^rand  atelier  :  c'est  le  même  principe  que  le  petit 
atelier  de  l'entrepreneuse  ordinaire  ;  mais  c'est  cet  atelier 
décuplé,  fourni  d'un  outillage  perfectionné,  fabriquant  par 
grandes  quantités  les  chemises  de  commande  et  de  confection. 
A  cette  fabrication  concourent  d'ailleurs,  comme  dans  le  petit 
atelier,  des  ouvrières  de  l'extérieur  qui  sont  uniquement  char- 
gées du  finissage. 

Il  y  a  cependant  une  différence  entre  le  petit  atelier  et  ce 
grand  atelier,  cette  usine  agglomérée  :  c'est  que  dans  le  pre- 
mier l'entrepreneuse  qui  le  dirige  travaille  pour  le  compte 
d'une  ou  plusieurs  maisons  de  vente,  dont  elle  est  indépen- 
dante et  par  laquelle  elle  est  rétribuée  à  «  tant  »  par  pièce 
ou  douzaine  de  pièces.  Le  vendeur  laisse  à  ses  risques  les 
frais  de  morte-saison.  Dans  le  grand  atelier,  au  contraire,  l'en- 
trepreneur ou  l'entrepreneuse  est  un  agent  de  la  maison  de 
vente.  La  maison  de  vente  est  à  elle-même  son  propre  entre- 
preneur. Elle  subit  les  variations  de  la  production,  mais  en 
fait,  en  raison  de  son  importance,  elle  règle  la  production 
sur  les  besoins  de  la  consommation. 

Je  puis  tracer  d'une  pareille  manufacture  une  monographie 
assez  exacte  puisque  j'ai  eu  entre  les  mains,  grâce  à  l'amabi- 
lité de  son  directeur,  les  livres  de  la  maison  et  les  cahiers  des 
ouvrières. 


LE    TRAVAIL    DE    L  AIGUILLE    A    TOULOUSE.  100 


MONOGRAPHIE. 

Grand  atelier,  situé  à  Toulouse  ;  soixante  ouvrières  employées  à 
l'intérieur,  soixante  finisseuses  à  l'extérieur. 

Fabrication  de  la  chemise  de  commande  et  d'exportation.  Vendue 
depuis  24  francs  jusqu'à  120  et  i5o  francs  la  douzaine  (prix  de  gros). 
(Le  marchand  de  détail  revend  l'article  courant  de  36  à  42  francs  la 
douzaine,  à  raison  de  4  fr-  5o  c.  à  6  francs  pièce). 

Production  annuelle  :  six  mille  douzaines  environ ,  vendues  en 
France  et  en  Alg-érie. 

Matières  premières  fournies  par  Epinal  et  Nancy. 

CONDITIONS  DU  TRAVAIL. 

Toutes  les  ouvrières,  excepté  les  contre-maîtresses,  sont  payées  à 
leurs  pièces. 

Les  machines  sont  toutes  mues  par  un  moteur  électrique,  et  il  suffit 
à  l'ouvrière  de  presser  le  pédalier  avec  le  pied  pour  mettre  sa  machine 
en  mouvement. 

I.  —  Montage. 

Il  est  fait  par  des  équipes  de  deux  ouvrières,  une  mécanicienne  et 
une  faufilouse,  travaillant  ensemble,  et  payées  par  équipe  à  raison 
des  prix  suivants  : 

A.  —  Chemises  de  commande . 

o  fr.  45  c.  par  chemise. 

L'équipe  peut  en  faire  une  douzaine  par  jour. 

Salaire  journalier  pour  chaque  ouvrière  :  2  fr.  70  c.  en  moyenne. 

B.  —  10  Chemises  d'exportation,  belle  façon,  avec  les  ourlets  à 

la  main. 
5  francs  par  douzaine. 

2°  Chemises  d'exportation,  façon  ordinaire. 

3  francs  par  douzaine. 

Cette  chemise,  façon  ordinaire,  est  tout  entière  faite  à  la  machine. 
Salaire  journalier  de  la  faufileuse  :  i  fr.  26  c.  à  i  fr.  5o  c. 
*— '  mécanicienne  :  2  francs  environ. 


l56  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

II.  —  Fournitures  :  Cols  et  poignels. 

E(|iii|)Os  <le  «loiix  ouvrières,  une  f;iu(ilcuse  ot  une  piqueuse,  qui 
font  imliiréremmoiit  les  cols  et  poignets  de  commande  et  d'expor- 
tation. 

Prix  de  façon  par  douzaine  de  poig'nets  :  o  fr.  90  c.  à  o  fr.  Go  c. 
—  —  cols  :  o  fr.  60  c.  à  o  fr.  4o  c. 

Elles  touchent  ensemble  des  semaines  de  2.3,  26,  29  francs  (chiffres 
relevés  sur  les  carnets  d'ouvrières),  ce  qui  donne  pour  chacune  comme 
salaire  journalier,  i  fr,  90  c.  à  2  fr.  45. 

III.  —  Fournitures  :  Devants  unis  et  devants  à  plis. 

A,  —  Devants  unis. 

Une  seule  ouvrière  mécanicienne  y  est  employée,  qui  doit  faire 
deux  piqûres  à  chaque  devant  à  liaison  de  o  fr.  i5  c.  la  douzaine. 
Elle  en  fait  douze  douzaines  par  jour  avec  une  machine  activée  par 
un  moteur  électrique  (six  douzaines  avec  la  machine  à  pédale). 

Salaire  journalier  :  i  fr.  90  c.  environ. 

B.  —  Devants  à  plis. 

Equipes  composées  d'une  traceuse  et  de  deux  piqueuses.  La  ti'a- 
ceuse  trace  les  plis  avec  une  mécanique  à  éping'les  ;  c'est  un  travail 
difficile  et  qui  ne  peut  être  fait  que  par  une  ouvrière  habile. 

Prix  de  façon  : 

Le  cent  de  plis,  à  raison  de  o  fr.  45  c.,  o  fr.  4o  c.,  0  fr.  3o  c.  pour 
la  piqueuse,  selon  la  nature  de  la  chemise; 

Le  cent  de  plis,  à  raison  de  o  fr.  25  c.  pour  la  traceuse  (prix  unique). 

La  traceuse  peut  faire  i.ooo  à  i  200  plis  pendant  que  la  mécani- 
cienne n'en  pique  que  600. 

Salaires  journaliers  :  la  traceuse,  3  francs  environ  ;  la  piqueuse, 
2  fr.  4o  c.  environ. 

IV.  —  Boutonnières. 

Toutes  sont  faites  à  la  machaine.  La  mécanicienne  est  payée  à 
raison  de  : 

o  fr.  10  c.  les  trois  douzaines  de  petites  boutonnières; 

o  fr.  i5  c.  les  quatre  douzaines  de  grandes, 
et  atteint  un  salaire  de  i  fr.  25  c.  à  i  fr.  5o  c.  par  jour. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  ibj 

V.  —  Finissage. 

Le  fînissag-e,  qui  comprend  les  ourlets,  le  rabattement  des  cols  et 
poig-nets,  est  donné  uniquement  à  des  ouvrières  du  dehors. 

Ces  finisseuses  prennent  le  travail  pour  la  journée  et  le  rapportent 
à  la  manufacture  toutes  les  vingt-quatre  heures.  Ce  sont  des  ouvrières 
de  l'atelier  qui  livrent  et  reçoivent  le  travail  qu'elles  contrôlent. 

Prix  de  façon  pour  le  finissage  : 

Ils  varient  suivant  la  nature  du  travail  ;  ils  sont,  par  douzaine  de 
chemises  : 

i"  Pour  la  belle  façon,  de  i  fr.  oo  c.  (rabattement  des  ourlets  et 
des  cols)  ;  2  fr.  4o  c.  (rabattement  des  ouidets,  cols  et  poignets)  ; 

2°  Pour  la  façon  ordinaire,  de  o  fr.  60  c;  mais  il  n'y  a  que  les 
cols  à  rabattre,  et  une  ouvrière  chargée  de  ce  travail  peut  «  finir  » 
deux  douzaines  à  deux  douzaines  et  demie  de  chemises  par  jour. 

Les  finisseuses  ont  un  salaire  journalier  variant  entre  i  franc  et 
2  francs. 

VL  —  Article  vulgaire  d'exportation. 

L'article  vulgaire,  la  «  chemise  de  couleur,  d'ouvrier  »,  est  tout 
entière  fabriquée  au  dehors  ;  elle  est  envoyée  «  en  pièces  »  à  des  entre- 
preneuses qui  la  coupent,  la  distribuent  à  des  ouvrières  et  la  livrent 
entièrement  confectionnée  à  raison  de  2  fr.  4o  c.  à  4  fi'-  ^o  c.  la  dou- 
zaine. C'est  ce  travail  que  nous  avons  déjà  étudié  et  qui  est  en  grande 
partie  exécuté  dans  la  campagne. 

Nous  ne  mentionnons  ici  cette  confection  que  pour  mémoire. 

morte-saison. 

Deux  mois,  juillet  et  août,  durant  lesquels  la  production  est  dimi- 
nuée d'un  tiers  ou  d'un  demi  environ  ;  c'est  donc  pour  les  ou- 
vrièi'es  soixante  jours  de  demi-salaire.  Elles  gagnent,  en  consé- 
quence, par  an,  la  plupart  45o  à  55o  francs,  quelques-unes  600  à 
800  francs. 

observations. 

L'atelier  en  question  est  dans  des  conditions  hygiéniques 
excellentes.  Très  spacieux,  largement  aéré,  éclairé  et  chauffé. 

La  durée  du  travail  ne  dépasse  jamais  dix  heures  par  jour, 
et  il  n'y  est  jamais  fait  de  veillées. 

Enfin,  toutes  les  machines  à  coudre  sont  actionnées  par  un 
moteur  électrique;  de  ce  chef,  les  ouvrières  font  leur  travail 


l58  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

dans  des  conditions  de  fatii^ue  presque  nulles  et  évitent  les 
maladies  org-auiquesqui  sont  pour  les  femmes  la  conséquence 
fatale  de  rem[)Ioi  des  macliines  à  pédales. 

Les  ouvrières,  assurées  de  trouver  à  la  manufacture  une  hy- 
giène excellente  et  un  salaire  relativement  élevé  pour  la  peine 
et  la  durée  du  travail  qu'il  rémunère,  du  moins  si  on  le  com- 
pare aux  salaires  déjà  indiqués  et  dans  les  conditions  de  tra- 
vail que  nous  avons  vues ,  cherchent  presque  toutes  à  y 
entrer  :  elles  y  arrivent  plus  nombreuses  que  les  places  dis- 
ponibles. Le  g-rand  atelier,  tel  que  nous  venons  de  le  voir, 
est,  on  peut  l'affirmer,  supérieur  au  petit  atelier. 


LINGERIE  DE  FEMME  ET  D'ENFANT  ET  BRODERIES. 

Nous  ne  trouvons  pas  dans  la  lingerie  de  femme  et  d'en- 
fant, au  point  de  vue  de  la  nature  de  la  division  du  travail, 
les  différences  entre  le  «  détail  »  et  le  «  g-ros  »  que  nous  avons 
rencontrées  dans  la  chemise  d'homme. 

Ce  qui  les  distingue,  c'est  les  prix  de  façon,  très  inférieurs 
pour  le  ^ros  à  ceux  du  détail.  Quant  à  l'article  de  couleur, 
des  maisons  de  tissus  en  g-ros  voyant  l'importance  qu'a  pris  la 
confection  pour  homme  ont  appliqué  les  mêmes  règles  à  la 
confection  pour  femme,  et  font  fabriquer  au  dehors,  à  domi- 
cile ou  dans  de  petits  ateliers,  les  jupons,  pantalons,  camiso- 
les de  couleur,  à  très  bas  prix. 

Il  est  intéressant  de  sig-naler,  en  outre,  une  industrie 
locale  d'un  cachet  tout  spécial  :  les  maisons  ambulantes  qui 
sur  la  place  du  Capitole  font  tous  les  matins  la  vente  des  arti- 
cles pour  femme  qu'elles  ont  fait  fabriquer  à  domicile. 

I.  —  Lingerie  de  femme. 

Les  prix  de  la  lingerie  pour  dame  sont  sujets  à  beaucoup 
de  variations. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  iSq 

La  belle  lingerie,  la  lingerie  de  luxe,  se  fait  tout  entière  à 
la  main.  Les  prix  de  façon  varient  suivant  les  modes  avec  les 
modèles,  et  vont  de  i  fr.  25  c.  à  8,  lo  etjusqu'^à  20  francs 
par  chemise.  L'ouvrière  peut  gagner  de  2  fr.  5o  c.  à  3  francs 
par  pur. 

La  lingerie  ordinaire  se  fait  à  la  machine.  Les  prix  varient 
encore  suivant  les  modèles,  à  partir  de  o  fr.  5o  c.  la  pièce.  A 
ce  prix  l'ouvrière  ne  peut  guère,  malgré  un  dur  travail,  gagner 
plus  de  2  francs  par  jour. 

Certaines  maisons  ne  donnent  pas  de  prix  de  façon  infé- 
rieur à  2  fr.  75  c.  par  chemise.  Le  travail,  dans  ces  conditions, 
demandant  naturellement  plus  de  «  fini  »  le  salaire  de  l'ou- 
vrière dépasse  difficilement  2  fr.  à  2  fr.  5o  c. 

Voici  d'ailleurs  quelques  précisions  sur  les  divers  articles  : 

La  chemise  de  dame  ordinaire,  mais  soignée,  avec  l'ourlet 
et  le  feston  brodé  et  le  chiffre,  est  confectionnée  : 

I®  Par  la  lingère  qui  fait  le  corps  de  la  chemise,  à  raison 
de  o  fr.  5o  c.  par  chemise; 

2°  Par  la  brodeuse  qui  fait  le  feston  et  le  chiffre,  à  raison 
de  o  fr.  25  c.  les  deux  chiffres  ordinaires,  o  fr.  4o  c.  le  mètre 
de  feston  et  il  j  a  i'"5o  de  feston  par  chemise  environ.  Une 
ouvrière  peut  faire  5  mètres  de  feston  par  jour. 

La  chemise  fine,  non  brodée  est  payée  à  la  monteuse, 
qui  fait  aussi  les  garnitures  :  petits  plis,  grilles,  etc.,  des 
prix  bien  différents  suivant  la  nature  du  travail,  l'article  cou- 
rant, de  3  à  6  francs  par  chemise.  Une  vieille  ouvrière  travail- 
lant pour  une  grande  maison  de  lingerie  me  dit  qu'elle  est 
payée  o  fr.  75  c.  par  chemise  pour  le  seul  corps,  4  ff-  5o  c. 
à  iG  francs  et  jusqu'à  2  5  francs  pour  les  garnitures.  D'après 
elle,  l'article  le  plus  avantageux  pour  l'ouvrière  est  celui  qu'on 
lui  paye  6  à  7  francs  et  qui  lui  permet  de  gagner  une  journée 
de  3  francs. 

La  chemise  fine  et  brodée  passe  par  trois  catégories  d'ou- 
vrières :     ♦ 


l60  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

1°  La  monteuse,  qui  fait  le  corps  de  la  chemise,  o  fr.  5o  c. 
à  o  fr.  70  c.  [)ar  chemise;  elle  peut  en  faire  de  deux  à  quatre 
par  jour; 

2°  La  jjrodeuse,  qui  est  payée  i  fr.  yô  c.  à  2  francs  par 
chemise  et  au-dessus,  et  qui  g'ag'ne  2  francs  environ  par  jour; 

3**  La  festoniieuse,  qui  est  payée  à  raison  de  o  fr.  5o  c. 
ào  fr.  Go  c.  par  mètre  de  feston  et  qui  peut  g-ag-ner  2  francs 
à  2  fr.  5o  c.  [)ar  jour. 

Toute  h\  lingerie  de  femme  —  je  parle  du  détail  —  passe 
ainsi  entre  les  mains  de  la  monteuse,  de  la  brodeuse,  de  la 
festonneuse.  L'article  de  luxe,  jupe,  chemise  ou  pantalon, 
orné,  ajouré,  façonné  à  l'infini,  est  le  vrai  travail  de  la  lin- 
g-ère.  Et  l'ouvrière  qui  en  est  chargée  débat  avec  le  patron, 
son  travail  une  fois  achevé,  le  prix  de  façon  qui  lui  est  dû. 
La  ling-ère  a  reçu  les  fournitures,  elle  tient  un  carnet  du  nom- 
bre d'heures  qu'elle  a  consacrées  au  chef-d'œuvre,  elle  en 
estime  les  difficultés,  et  elle  réclame  un  prix  que  l'on  discute 
et  que  l'on  fixe. 

En  définitive,  la  lingère  gagne  g'énéralement  des  journées 
de  2  à  3  francs,  et  elle  subit  deux  à  quatre  mois  de  morte- 
saison  par  an,  ce  qui  met  son  salaire  annuel  à  45o-65o  francs. 

II.  —  Lingerie  d'enfant. 

La  ling-erie  d'enfant  forme  un  article  spécial  et  très  varié, 
et  nous  y  comprendrons  la  robe  d'enfant  faite  par  la  ling-ère. 
Ici^  comme  pour  la  chemise  de  femme  élég-ante,  le  prix  est 
débattu,  le  travail  une  fois  fait.  La  patronne  donne  un  mo- 
dèle, le  tissu,  les  fournitures,  et  l'ouvrière  exécute,  rapporte 
son  ouvrag-e  et  l'on  fixe  le  prix. 

Je  puis,  sur  les  conditions  de  ce  travail,  donner  quelques 
précisions,  qui  m'ont  été  fournies  par  deux  ouvrières  dont  l'une 
est  célibataire  et  vit  avec  ses  parents,  l'autre  mariée,  travail- 
lant chez  elle  avec  une  amie. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l6l 

No  1.  —  Ouvrière  travaillant  pour  une  importante  maison 
de  détail  :  fait  la  ling-erie  et  le  costume  d'enfants.  On  lui 
fournit  Tétoffe,  les  boutons,  les  doublures,  etc.;  elle  fournit  le 
fil,  les  aiguilles,  les  crochets... 

Prix  de  façon  : 

a)  Robe  droite  américaine,  2  à  3  francs  par  robe. 

L'ouvrière  en  fait  trois  dans  deux  jours.  (Cette  robe  com- 
prend i"'5o  d'étoffe  et  la  maison  la  vend  3o  à  4o  francs.)  Le 
prix  de  façon  a  un  peu  baissé  :  cette  robe  était  payée,  il  y  a 
quelques  années,  3  fr.  70  c.  La  robe  d'enfant,  payée  à  cette 
ouvrière  par  la  maison  qu'elle  sert  2  francs,  est  payée  dans 
d'autres  maisons  à  l'ouvrière  o  fr.  4o  c.  à  o  fr.  76  c.  et  une 
ouvrière  n'en  peut  g-uère  faire  plus  de  trois  à  quatre  par 
jour. 

b)  Robe  de  fillette  à  taille  :  4  à  5  francs  et  6  à  7  francs  selon 
le  travail.  Il  faut  deux  jours  environ  pour  faire  uue  robe. 
(2  mètres  d'étoffe,  à  7  fr.  20  c.  le  mètre;  cette  robe  est  vendue 
60  à  80  francs.) 

c)  Robe  çarçonnet,  robe  marin  :  3  à  4  francs;  l'ouvrière  en 
finit  une  par  jour. 

d)  Manteau  et  jaquette  d'enfant  :  3  cà  4  francs  (article  sim- 
ple), 8,  9  et  10  francs  (article  compliqué.) 

e)  Layettes  :  robe  de  baptême  :  8  à  9  francs. 
Pelisse  :  5  à  i5  et  20  francs. 

L'ouvrière  dont  il  est  question  affirme  gagner  des  jour- 
nées de  3  à  4  francs;  elle  ne  veille  jamais  sauf  le  samedi,  et 
elle  ne  travaille  pas  le  dimanche  en  général.  Elle  est  très 
habile  ouvrière,  coupe  et  fait  entièrement  l'ouvrage  chez  elle, 
d'après  le  modèle  qu'on  lui  a  indiqué. 

Elle  subit  trois  à  quatre  mois  de  morte-saison,  mais  durant 
lesquels  elle  travaille  pour  une  clientèle  particulière  qui  lui 
donne  toujours  du  travail.  Tous  frais  déduits,  elle  estime 
qu'elle  gagne  par  an  de  1,000  à  1,200  francs. 

C'est  certainement  là  un  des  plus  forts  salaires  à  noter  dans 

11 


lC2  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

le  travail  de  l'aig-uille.  On  peut  considérer  l'ouvrière  de  ce 
n"  I  comme  une  exception,  et  il  est  utile  de  placer  une  autre 
monoi^raphie  à  côté  de  celle  que  nous  venons  d'établir. 

No  2.  —  Petit  atelier  de  deux  personnes,  deux  amies,  dont 
l'une  est  ciief  d'atelier,  traite  avec  la  maison  de  vente  et  tou- 
che les  prix  de  façon  ;  l'autre,  ouvrière  aux  ordres  de  la  pre- 
mière. 

La  maison  de  vente  fournit  la  ling-erie,  les  tissus,  les  bou- 
tons. La  petite  patronne,  chef  du  petit  atelier,  fournit  les 
aiguilles,  le  fil,  la  soie,  les  crochets. 

Prix  de  façon  : 

Robe  d'enfant  simple  :  5  fr.;  robe  vendue  4o  à  5o  francs. 

—  très  élég-ante  :  12  fr.     —  100      — 

—  moyenne  :  6  à  8  fr.      —     60  à  70       — 
(L'article  moyen  est  le  plus  avantag^eux  pour  l'ouvrière.) 
Quatre  mois  de  travail  excessif  pendant   lesquels  les  deux 

ouvrières  travaillent  toute  la  journée  et  veillent  le  soir,  qua- 
tre mois  de  travail  régulier,  quatre  mois  environ  de  morte- 
saison. 

La  petite  patronne  paye  son  ouvrière  i  fr.  5o  c.  par  jour  au 
moment  du  fort  travail,  puis  i  franc,  et  o  fr.  5o  c.  pendant 
la  morte-saison. 

Ses  frais  s'élèvent  à  10  francs  par  mois  pour  les  fournitures 
et  elle  emploie  quinze  litres  de  pétrole.  Il  y  faut  ajouter  le 
salaire  qu'elle  donne  à  son  ouvrière,  il  lui  reste  : 

Quatre  mois  à  70  à  80  francs  net  ^z  280  à  320  francs. 

—  5o  à  60  —  200  à  240  francs. 

—  i5  à  3o  —  60  à  120  francs. 
Salaire  annuel  zz  65o  fr.  environ. 

Cette  ouvrière  est  mariée,  sans  enfants.  Son  mari,  employé 
dans  une  maison  d'industrie,  gagne  100  francs  par  mois..  Le 
ménage  a  donc  un  budget  de  i^85o  francs  environ.  Il  paye  un 
loyer  de  180  francs  par  an,  dépense  1,080  francs  par  an 
pour   la  nourriture,  200   francs  pour  les  vêtements  et  chaus- 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l63 

sures.  Une  Société  leur  procure  l'assistance  médicale  moyen- 
nant une  cotisation  annuelle  de  i  fr.  25  c.  par  membre.  Les 
dépenses  annuelles  s'élèvent  donc  à  i,453  francs  environ. 
Reste  pour  le  chauffage,  le  tramway,  le  journal,  les  distrac- 
tions, répargne  et  l'imprévu  :  4oo  francs.  Ainsi,  mariée,  cette 
ouvrière,  qui  compte  parmi  les  bonnes  ouvrières  de  l'article 
d'enfant^  peut  vivre  à  la  condition  d'être  économe^,  de  ne  point 
se  donner  de  plaisir  et  de  ne  pas  être  malade.  Seule,  avec 
les  65 J  fr.uics,  malgré  des  veillées  pénibles  et  cent  jour- 
nées par  an  de  douze  à  quatorze  heures  de  travail,  Dieu  sait 
comment  elle  pourrait  arriver  à  joindre  les  deux  bouts! 

L'ouvrière  qui  travaille  avec  cette  petite  patronne  est  mariée 
elle  aussi,  n'a  pas  d'enfants  ;  son  mari,  dans  une  administra- 
tion, g'agne  aussi  loo  francs  par  mois.  Son  salaire  à  elle  est 
de  45  francs  par  mois  pendant  quatre  mois,  de  3o  francs  pen- 
dant quatre  autres  mois,  et^  enfin,  de  i5  francs  pendant  le 
reste  de  l'année,  ce  qui  met  son  salaire  annuel  à  36o  francs 
pai  an. 

Ce  petit  atelier,  qui  constitue  plutôt  une  collaboration  de 
deux  amieSj  dont  l'une  est  plus  habile  ouvrière  que  l'autre, 
n'en  constitue  pas  moins  un  petit  atelier,  aux  termes  de  la  loi, 
et  doit  être  soumis  à  l'inspection  du  travail.  11  n'est  pas 
déclaré.  Et  il  n'est  pas  le  seul  de  son  espèce  ! 

IlL  —  Mouchoirs. 

Il  n'y  a  pas  de  spécialisation  d'ouvrières  pour  la  confection 
des  mouchoirs.  Les  lingères,  chemisières  ou  autres  font  cet 
article  à  raison  de  : 

o  fr.  25  c.  à  o  fr.  3o  c.  la  douzaine  (ourlets  à  la  machine). 

o  fr.  75  c.  à  o  fr.  80  c.  —  (ourlets  à  la  main). 

Une  ouvrière  gagne,  à  faire  des  mouchoirs,  o  fr.  76  c.  à 
I  fr.  5o  c.  par  jour. 

Les  mouchoirs  sont  «  marqués  »  par  des  brodeuses  à  des 


lG4  RECUEIL   DE    LEGISLATION. 

prix  qui  varient  suivant  le  genre.  Une  maison  paye  pour  les 
marquer  o  fr.  Co  c.  par  douzaine  de  mouchoirs.  II  m'a  été 
cité  à  ce  sujet  un  trait  caractéristique  et  qui  donne  à  connaître 
—  il  est  bon  de  le  noter  en  passant  —  le  manque  de  solida- 
rité et  resj)rit  de  concurrence  qu'il  y  a  trop  souvent  entre  les 
ouvrières.  Le  patron  de  la  maison  dont  je  viens  de  parler 
proposa  à  ses  deux  ouvrières  de  ne  leur  donner  que  o  fr.  5o  c. 
par  douzaine  de  mouchoirs.  Les  ouvrières  se  concertèrent, 
décidèrent  de  maintenir  leurs  prix.  Ce  qui  n'empêcha  pas  l'une 
des  deux  d'aller  aussitôt  trouver  son  patron,  d'accepter  les 
nouvelles  conditions,  se  charg-eant  ainsi  de  tout  le  travail  au 
détriment  de  sa  camarade. 

Les  marqueuses  de  mouchoirs  ne  sont  que  la  plus  modeste 
catégorie  des  brodeuses  sur  linge  ;  la  broderie  sur  linge  com- 
porte un  paragraphe  spécial. 

IV.  —  Broderie  sur  linge. 

La  broderie  sur  linge  est  une  branche  importante  de  la 
main-d'œuvre  féminine.  Elle  est  effectuée  à  domicile  la  plu- 
part du  temps,  par  des  ouvrières  isolées,  ou  dans  de  petits 
ateliers. 

N°  1.  —  Petit  atelier  dirigé  par  une  entrepreneuse  dans 
une  maison  d'un  vieux  quartier  de  Toulouse  :  huit  ouvrières 
travaillent  dans  un  local  exigu,  mal  éclairé  et  mal  aéré,  don- 
nant dans  une  cour  étroite. 

Nature  du  travail  :  Chiffres  brodés. 

Prix  de  façon  payés  à  l'entrepreneuse  : 

Mouchoirs  :  i  fr.  20  c.  à  12  francs  pièce. 

Chemises  de  femme  :  i  franc  à  8  et  9  francs  pièce. 

Draps  :  7  à  8  francs. 

Les  ouvrières  de  l'atelier  sont  payées  à  la  journée  ou  plu- 
tôt à  la  semaine  :  la  mieux  rétribuée  10  francs,  la  moyenne 
8  et  9  francs,  une  5  francs  seulement 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  l65 

L'entrepreneuse  déclare  réaliser  un  bénéfice  de  25  à  3o  fr. 
par  semaine  sur  le  travail  de  ses  ouvrières. 

Elle  leur  donne,  quand  il  y  a  urg-ence,  du  travail  à  empor- 
ter chez  elles  pour  le  faire  à  la  veillée. 

No  2.  —  Petit  atelier  :  une  ouvrière  brodeuse  travaillant 
avec  sa  mère  et  une  apprentie;  local  spacieux  et  éclairé  au  rez- 
de-chaussée  ouvrant  sur  la  rue.  Ces  ouvrières,  sans  être  des 
«  irrég-ulières  »  du  métier,  sont  cependant  dans  une  situation 
particulière  :  elles  ont  des  ressources  par  ailleurs,  ne  recher- 
chent qu'un  salaire  d'appoint  et  acceptent  quelquefois  des  tra- 
vaux à  des  conditions  qui  paraissent  inacceptables. 

Cette  ouvrière  brodeuse  m'indique  divers  travaux  qu'elle  a 
faits. 

D'abord,  un  dessus  de  lit  à  broder,  moyennant  un  forfait  de 
5o  francs.  Elle  a  dû  débourser  20  francs  pour  frais  de  four- 
nitures; elle  a  travaillé  avec  sa  mère  pendant  dix  jours  une 
moyenne  de  dix  heures  par  jour.  Ce  dessus  de  lit  a  été  vendu 
100  francs. 

Elle  a  l)rodé  pour  une  autre  maison  des  chemises  vulgai- 
res à  raison  de  o  fr.  i5  c.  la  chemise  :  elle  a  dû  payer  le 
dessin  et  le  colon  (o  fr.  l\o  c.  de  coton,  prix  de  g^ros,  par  dou- 
zaine de  chemises),  et  elle  ne  pouvait  guère  broder  plus  de 
six  chemises  par  jour. 

Pour  une  autre  maison  elle  a  brodé  des  draps  à  raison  de 
9  francs  la  pièce  (trois  journées  de  travail)  et  de  i  fr.  5o  c. 
la  pièce  (deux  environ  par  jour). 

La  broderie  d'un  mouchoir  lui  a  été  payée  2  francs.  C'était 
une  broderie  si  fine  et  si  compliquée  qu'elle  a  mis  une  semaine 
à  la  finir. 

Ces  renseignements  sont  déconcertants  :  ils  dénotent  une 
variabilité  excessive  dans  les  prix  de  façon;  ils  sont  tels  qu'ils 
m'ont  été  donnés  spontanément  et  avec  l'accent  de  la  plus 
complète  sincérité. 


l66  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Quelque  bas  que  soient  certains  et  la  j)hq)art  îles  salaires 
(|ue  nous  avons  incli(|ués  jusqu'à  présent,  nous  n'avons  pas 
encore  rencontré  le  salaire  de  famine.  Nous  allons  le  voir  ap- 
paraître au  cours  de  la  monographie  d'une  maison  de  confec- 
tion et  de  vente  que  j'ai  pu  dresser  grâce  à  des  renseigne- 
ment puisés  à  de  bonnes  sources. 

MONOGRAPHIE. 

Maison  de  confection  de  blanc  et  de  vente.  Pas  d'atelier.  Travail 
donné  au  dehors,  à  domicile,  et  qui  se  répartit  entre  les  ouvrières 
cousant  à  la  main  et  les  mécaniciennes. 

I.  —  Lingerie  de  femme. 

A.  —  Ouvrières  a  domicile,  travail  a  la  main. 
I .   Chemise  de  jour. 

2"'5o  de  tissu  à  o  fr.  [\o  c.  le  mètre. 

La  chemise  ordinaire  est  pavée  o  fr.  [\o  c.  le  montage. 

Frais  de  fournitures  à  la  charge  de  l'ouvrière,  5  à  lo  centimes  par 
chemise. 

Une  ouvrière  fait  deux  chemises  environ  par  jour  (dix  heures  de 
travail). 

Trois  mois  de  morte-saison. 

Le  salaire  annuel  de  la  monteuse  est  donc  de  200  francs  environ. 

La  brodeuse  est  payée  o  fr.  [\o  c.  par  chemise  pour  la  confection 
du  feston  (confection  main)  ;  elle  fournit  les  aig-uilles  et  le  coton 
(5  à  10  centimes  par  chemise).  Elle  festonne  trois  chemises  environ. 
Pendant  la  morte-saison,  elle  fait  des  bandes  de  feston,  au  mètre,  à 
raison  de  o  fr.  3o  c.  le  mètre  et  elle  en  fait  3  à  4  mètres  par  jour. 
Son  salaire  annuel  est  donc  de  260  francs  environ. 

2.  Pantalons. 

2  mètres  de  tissu. 

Pantalon  simple  :  monteuse,  o  fr.  4o  c.  par  pantalon. 

L'ouvrière  en  fait  deux  par  jour  environ.  5  à  10  centimes  de  four- 
nitures. Deux  à  trois  mois  de  morte-saison.  Salaire  annuel,  200  francs 
environ. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  167 

Brodeuse  :  fait  le  feston  o  fr.  3o  c.  par  pantalon  (i^'oo  de  feston) 
et  débourse  5  centimes  environ  de  fournitures.  Salaire  annuel,  200  à 
■200  francs. 

3.  Camisole. 

Camisole  avec  plis  :  cinq  plis  de  chaque  côté  sur  une  hauteur  de 
o™65,  un  point  fantaisie  au  col  et  aux  manches,  pose  de  boutons  et 
boutonnières,  finissage. 

Façon,  0  fr.  5o  c.  par  camisole. 

L'ouvrière  en  fait  deux  ou  trois  par  jour.  Débours  de  fournitures, 
5  à  10  centimes  par  pièce.  Morte-saison,  deux  à  trois  mois.  Salaire 
annuel,  260  francs  environ. 

La  brodeuse  qui  fait  le  feston  de  cette  camisole  est  pavée  o  fr.  76  c. 
par  camisole  (2'"5o  par  camisole).  Elle  en  fait  trois  dans  deux  jours. 
Salaire  annuel,  260  francs  environ. 

Cette  camisole,  qui  revient  à  la  maison  de  vente  à  2  fr.  20  c.  envi- 
ron (2  mètres  de  tissu  à  0  fr.  4^»  c.,  les  salaires  et  les  boutons),  est 
vendue  par  elle  4  fi'-  5o  c. 

4.  Chemise  de  nuit. 

3'"75  de  tissu,  i'"3o  de  long-ueur. 

Cinq  plis  de  chaque  côté,  col  rabattu  avec  points  fantaisie  au  col 
et  aux  manches. 

Façon,  o  fr.  5o  c. 

La  monteuse  en  monte  deux  par  jour. 

Salaire  annuel  en  tenant  compte  des  frais  et  de  la  morte-saison, 
25o  francs  environ. 

La  brodeuse  en  fait  le  feston  à  raison  de  o  fr.  76  c.  par  chemise 
(2"'5o  de  feston).  Trois  dans  deux  jours.  Salaire  annuel,  260  francs 
environ. 

5.   Jupon. 

Jupon  blanc  avec  f<  volant  )>,  jupon  long. 

Montage.  L'ouvrière  fait  le  corps  du  jupon  et  pose  le  volant. 
Façon,  0  fr.  G5  c.  par  jupon.  Fournitures  à  déduire,  5  à  10  centimes. 
Elle  en  fait  deux  par  jour  et  atteint  à  un  salaire  annuel  de  260  francs 
environ. 

Broderie  à  la  main  à  raison  de  o  fr.  l^o  c.  le  mètre  de  broderie 
(3  mètres  par  jupon^  La  brodeuse  peut  faire  un  jupon  par  jour. 
Salaire  annuel,  270  francs  environ. 

Jupon  court  «  discret  »  (o"i8o)  blanc  ou  couleur. 

Montage,  o  fr.  20  c.  par  jupon.  L'ouvrière  en  fait  quatre  par  jour, 
paye  les  fournitures.  Salaire  annuel,  200  francs  environ. 


l68  RECUEIL    DE    LÉGISF.ATIOX. 

Broderie,  3  mètres  de  feston  de  laine  par  jupon.  Prix  de  façon  payé 
à  la  brodeuse,  o  fr,  ^o  c.  par  jupon.  Elle  peut  on  faire  trois  par  jour, 
mais  elle  a  20  à  25  centimes  de  frais  de  fournitures.  Salaire  annuel, 
encore  200  francs  environ. 

Tous  ces  salaires,  si  bas  qu'ils  soient,  ne  sont  ol  tonus  que  grâce  à 
un  travail  assidu  de  dix  heures  par  jour.  Si  l'ouvrière  veut  aug- 
menter un  peu  son  salaire  annuel,  il  faut,  aux  époques  de  fort 
travail,  qu'elle  fasse  des  veillées.  D'autre  part,  on  exige  des  ouvrières 
un  travail  soigné  et  on  le  refuse  impitoyablement  pour  le  moindre 
défaut.  Ainsi,  on  refuse  à  une  ouvrière  dos  jupons  parce  que  le  feston 
tire  un  pou.  A  une  autre  qui  apporte  des  pantalons  d'une  localité  de 
la  banlieue  assez  éloignée  de  Toulouse,  où  elle  habite,  on  refuse  ces 
pantalons  parce  qu'ils  sont  un  peu  étroits.  On  aurait  pu  essayer  de 
les  utiliser  à  la  vente  et  les  accepter;  on  n'en  a  rien  fait,  et  l'ouvrière 
en  a  été  pour  son  travail  et  ses  frais  de  voyage. 

G.   Cache-corset. 

Article  simple  tout  à  la  main,  o  fr.  4o  c.  pièce. 
Article  fantaisie  tout  à  la  main,  i  franc  pièce. 
Salaire  annuel,  encore  25o  francs  environ. 

B.  —  Mécaniciennes. 

Ce  sont  généralement  dos  entrepreneuses  qui  reçoivent  de  la  maison 
les  pièces  qu'elles  coupent  et  distribuent  aux  ouvrières,  lesquelles  les 
confectionnent.  Nous  retrouvons  les  entrepreneuses  de  la  «  confection 
homme  »  habitant  souvent  hors  ville,  groupant  en  petits  atoliei\s 
les  ouvrières  ou  leur  donnant  le  travail  à  faire  à  domicile.  Elles  ont 
quelquefois  un  roulier,  un  commissionnaire  qu'elles  payent.  Il  arrive 
que  la  maison  de  vente  leur  paj^e  alors  un  port  sur  deux  (l'expédition 
des  pièces  à  couper,  les  entrepreneuses  payant  le  retour). 

Nous  allons  retrouver  les  articles  que  nous  avons  déjà  dénombrés, 
mais  il  s'agit,  cette  fois,  du  travail  à  la  machine.  On  constatera  qu'il 
est  plus  rémunérateur  pour  l'article  ordinaire  que  le  travail  à  la 
main. 

I.   Chemise  de  jour  ordinaire. 

Façon  payée  à  l'entrepreneuse,  2  fr.  4o  c.  par  douzaine. 

L'entrepreneuse  donne  aux  ouvrières  i  fr.  80  c.  à  2  francs  par 
douzaine. 

Frais  de  fournitures,  o  fr.  20  c.  Une  ouvrière  peut  faire  une  dou- 
zaine de  chemises  par  jour.  Trois  mois  de  morte-saison.  Salaire 
annuel,  4oo  francs  environ. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  169 

2.  Cache-corset. 

Article  fantaisie  :  confection,  pose  de  dentelles,  ourlets;  prix  de 
façon,  o  fr.  5o  c.  par  pièce. 

Article  ordinaire  :  i  fr.  80  c.  par  douzaine  (à  l'ouvrière)  ;  20  centi- 
mes de  trais. 

L'ouvrière  fait  trois  cache-corset  fantaisie  par  jour  ou  une  dou- 
zaine de  vulg"aires.  Salaire  annuel,  35o  à  4oo  francs  environ. 

3.  Pantalon. 

A  l'entrepreneuse,  i  fr.  80  c.  par  douzaine. 

Celle-ci  distribue  le  travail  à  ses  ouvrières  à  raison  de  i  fr.  20  c.  à 

1  fr.  5o  c.  par  douzaine.  Une  ouvrière  en  fait  une  ilouzaine  par  jour, 
mais  paye  le  fil  et  les  fournitures.  Salaire  annuel,  3oo  à  35o  francs. 

4.  Camisole. 

Cinq  plis  de  chaque  côté. 

2  fr.  [\o  c.  la  douzaine  à  l'entrepreneuse  qui  donne  i  fr.  80  c.  à 

2  francs  à  ses  ouvrières  dont  le  salaire  annuel  est  de  3oo  à  35o  francs 
environ. 

5.   Chemise  de  nuit. 

A  l'entrepreneuse,  0  fr.  4o  c.  par  chemise. 

L'ouvrière  est  payée  o  fr.  3o  c.  et  peut  en  faire  cinq  par  jour. 
Salaire  annuel,  3oo  à  35o  francs. 

6.  Bonnet. 

A  l'entrepreneuse,  i  fr.  80  c.  la  douzaine. 

L'ouvrière  les  prend  h  raison  de  i  fr.  20  c,  i  fr.  5o  c.  et  en  fait 
une  douzaine  par  jour;  paye  les  fournitures.  Son  salaire  annuel  est 
de  3oo  à  35o  francs  environ. 

II.  —  Lingerie  d'enfant. 

I.   Chemise  de  jour. 

i^"",  2^  et  3^  âg-es  :  Confection  main.  Pas  d'entrepreneuse.  Ouvrières 
à  domicde.  Travail  minutieux,  i  fr.  80  c.   la  douzaine.  L'ouvrière 
peut  en  faire  huit  par  jour. 
.    4*^  et  5^  âg-es  :  2  fr.  4^  c.  la  douzaine.  Six  par  jour. 

6"  et  7"  âges  :  2  fr.  60  c.  —  — 

8e  et  9*^  âges  (i'"2o)  :  3  fr.  la  douzaine.  Cinq  par  jour. 

L'ouvrière  fournit  le  fil  et  les  aig-uilles. 

Salaire  annuel,  3oo  à  35o  francs. 


lyo 


RECUEIL    DE    LJCGISLATION. 


2.   Panlalons. 
Mêmes  séries  et  mémos  prix. 

3.  Chemises  de  nuit. 
i*"'',  2^  et  3*^  âges  :  3  francs  la  cloiizaine.  Quatre  à  cinq  chemises  par 


jour. 


4",  5^  et  G*'  âges  :  4  fr-  20  c.  la  douzaine.  Trois  à  quatre  par  jour, 

7«,  8"  et  9"  âg'es  :  6  francs  la  douzaine.  Deux  à  trois  par  jour. 

Fournitures. 

Salaire  annuel,  3oo  francs  environ. 


III. 


Articles  divers. 


1.  Caleçons  d'homme. 

Confection  moitié  main,  moitié  mécanique. 
Façon,  o  fr.  4o  c.  pièce.  Trois  par  jour  environ. 

2.  Gilets  de  flanelle. 

Confection  tout  à  la  machine.  Mêmes  ouvrières  que  pour  les  cale- 
çons. Prix  de  façon  : 

Gilets  sans  manches,  o  fr.  4o  c-  pièce.  Cinq  à  six  par  jour. 
Gilets  demi-manches,  o  fr.  5o  c.  pièce.  Quatre  par  jour. 
Gilets  manches  long-ues,  0  fr.  Go  c.  Trois  par  jour. 
L'ouvrière  paye,  comme  toujours,  le  fil  et  les  aiguilles. 
Salaire  annuel,  35o  à  4oo  francs. 

3.  Mouchoirs  et  tordions. 

Ourlets  à  la  machine,  arrêts  à  la  main,  o  fr.  i5  c.  par  douzaine. 
Il  faut  à  l'ouvrière  une  heure  pour  en  faire  une  douzaine;  elle  fournit 
environ  o  fr.  o5  c.  de  fil;  il  lui  arrive  de  casser  quelque  aiguille  de 
la  machine  à  cause  de  la  raideur  du  tissu.  Elle  Jjaye  lesaig'uilles  cinq 
sous  les  deux. 

Salaire  annuel,  260  à  276  francs. 

4.  Draps. 

3"ioo  c.  de  long'ueur.  Surjet  à  la  main,  deux  ourlets. 
Prix  de  façon  :  o  fr.  20  c.  par  drap.  Cinq  à  six  par  jour. 
Salaire  annuel,  200  à  3oo  francs. 

5.    Tabliers  de  cuisine. 

Avec  ceinture  et  poches,  ourlets.  Façon,  o  fr.  Go  c.  la  douzaine. 
Une  douzaine  et  demie  par  jour. 


LE    TRAVAIL    DE    L  AIGUILLE    A    TOULOUSE.  lyi 

Tabliers  de  valet,  avec  poches  et  bavette  :  o  fr.  i5  c.  par  tablier. 
L'ouvrière  peut  en  faire  une  douzaine  par  jour  et,  malgré  les  fourni- 
tures et  la  morte-saison,  atteindre  un  salaire  annuel  de  l\oo  francs. 

Le  tablier  sans  poches  est  payé  à  raison  de  i  fr.  20  c.  la  douzaine 
et  une  ouvrière  peut  en  faire  une  à  deux  douzaines  par  jour. 

IV.  —  Broderie. 

I .  Mouchoirs. 

La  broderie  de  deux  initiales  sur  chaque  mouchoir  est  payée  à 
l'ouvrière  à  raison  de  o  fr.  75  c.  par  douzaine  de  mouchoirs.  On  la 
fait  payer  au  client  3  francs.  L'ouvrière  doit  fournir  le  coton,  un 
écheveau  à  o  fr.  10  c.  par  douzaine. 

2.  Service  de  table. 

Exemple  :  une  broderie  pour  un  service  de  table  a  été  payée  à 
l'ouvrière  5  francs  pour  des  lettres  de  6  centimètres  sur  les  serviettes 
et  de  12  centimètres  sur  la  nappe;  l'ouvrière  a  fourni  le  coton  et  dû 
travailler  quatre  jours  ;  le  client  a  payé  cette  broderie  12  francs. 

3.  Draps. 

Exemple  :  L^ne  broderie  de  lettres  de  1 2  centimètres  a  été  payée  à 
l'ouvrière  2  francs  par  drap,  et  elle  a  dû  fournir  le  coton  et  tra- 
vailler deux  jours.  La  maison  a  compté  ce  travail  6  francs  au  client. 

Il  faut  s'arrêter,  il  me  semble,  ici,  pour  soulig-ner  l'injus- 
tice criante  de  ces  derniers  chiffres.  Parmi  les  salaires  de  fa- 
mine révélés  par  cette  monographie  et  qui  semblent  procla- 
mer au  lieu  du  droit  à  la  vie  le  droit  à  la  misère,  ces  salaires 
de  brodeuses  sont  parliculièrement  éloquents.  Voilà,  en  effet, 
un  travail  dunt  la  valeur  tout  entière  appartient  à  l'ouvrière. 
Elle  fait  la  broderie  de  ses  mains,  elle  paye  les  fournitures. 
La  maison  qu'elle  sert  a  déjà  pris  sur  la  marchandise  et  sur 
la  confection  son  bénéfice  ;  ce  qui  ne  l'empêche  pas  de  prélever 
2  fr.  '20  c.  sur  3  francs.  7  francs  sur  12  francs,  4  francs  sur 
6  francs^  laissant  le  reste  à  Touvrière  qui  cependant  a  tout  fait. 


172  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Il  est  une  catég-orie,  peu  nombreuse,  qu'il  faut  citer  à  côté 
de  toutes  ces  ouvrières  travaillant  dans  l'atelier  ou  à  domi- 
cile :  ce  sont  celles  qui  vont  en  journée,  les  «  ravaudeuses  ». 
On  paye  à  la  journée  i  fr,  5o  c.  celles  qui  raccommodent 
seulement  le  linçe  ordinaire;  2  francs  celles  auxquelles  on 
demande  nn  travail  sur  du  neuf  et  plus  soig-né.  A  ce  prix 
on  ne  les  nourrit  pas.  Les  travaux  fins  ne  sont  presque  jamais 
faits  à  ces  conditions  et  exécutés  au  contraire  suivant  un  prix 
de  façon  déterminé. 


Nous  sommes  ainsi  arrivés  au  bout  de  ce  sec  et  peut-être 
fastidieux  exposé  de  la  situation  des  ling-ères  à  Toulouse, 

Quelles  conclusions  peut-on  en  décaler? 

Tout  d'abord,  que  le  salaire  de  l'ouvrière,  quelles  que  soient 
les  variations  que  subissent  les  prix  de  façon,  est  très  infé- 
rieur aux  besoins,  aux  nécessités  de  la  vie.  L'on  peut  même 
affirmer  qu'il  est  dans  beaucoup  de  cas  inférieur  à  ce  salaire 
de  troisième  classe  i  fr.  90  à  i  fr.  5o  c.  par  jour  dans  la  caté- 
gorie duquel  M"''  Schimaclier  place  le  département  de  la 
Haute-Garonne,  au  cours  de  sa  remarquable  étude  sur  le  tra- 
vail des  femmes  en  France. 

L'org-anisation?  Elle  est  uulle.  Et  à  sa  place  nous  trouvons 
la  concurrence.  Coucurrence  des  patrons  qui,  en  vue  d'une 
production  devenue  très  considérable,  cherchent  une  main- 
d'œuvre  de  moins  eu  moins  chère;  concurrence  des  ouvrières 
qui  acceptent  des  prix  de  moins  en  moins  rémunérateurs. 
L'on  accuse  souvent  les  ouvroirs  d'être  une  cause  de  l'avilis- 
sement des  salaires.  Il  n'y  a  plus  beaucoup  d'ouvroirs  à  Tou- 
louse. Il  est  certain  que  le  travail  y  est  accepté  à  des  condi- 
tions inférieures  à  celles  qu'exig'ent  encore  les  ouvrières  libres. 


LE    TRAVAIL    DE    l'aIGUILLE    A    TOULOUSE.  I^S 

Voici,  entre  d'autres  que  je  pourrais  donner,  un  exemple  ca- 
ractéristique :  un  ouvroir  dirig-é  par  des  religieuses  a  accepté 
de  faire  pour  4  francs  une  chemise  élégante  pour  l'exécution 
de  laquelle  une  ouvrière  de  la  ville  avait  demandé  7  francs, 
et  qui  lui  aurait  pris  trois  journées  de  travail.  C'est  là  une 
concurrence  néfaste  à  l'ouvrière.  Mais  elle  ne  peut  exer- 
cer —  du  moins  à  Toulouse  —  une  sérieuse  influence  sur 
les  taux  des  salaires,  vu  que  dans  ces  ouvroirs  il  n'y  a  pas 
cent  lingères  sur  les  six  mille  lingères  de  Toulouse  (on 
peut,  avec  un  gros  industriel  de  la  ville,  estimer  à  ce  cliiffre 
le  nombre  des  ouvrières  occupées  à  la  lingerie  à  Toulouse  et 
dans  la  banlieue).  C'est  le  dispersement  de  celles-ci ,  leur 
manque  d'entente  entre  elles  qui  constitue  leur  faiblesse.  Il 
ne  faut  pas  se  dissimuler,  d'ailleurs,  qu'une  org-anisation  en 
cette  matière  est  difficilement  réalisable. 

Le  salaire  est  bas,  et  en  réalité  il  est  plus  bas  qu'il  y  a 
quinze  ans.  Le  salaire  nominal  n'a  que  peu  varié;  le  salaire 
réel  bien  davantag-e.  De  l'avis  de  toutes  les  personnes  compé- 
tentes, patronnes  ou  ouvrières,  le  travail  est  devenu  beaucoup 
plus  difficile  :  on  paye  10  francs  par  exemple  telle  chemise  de 
femme  fanfreluchée  et  façonnée  à  l'excès  que  l'on  met  une 
semaine  à  faire,  alors  qu'à  ce  prix  on  eût  fait,  il  y  a  quinze 
ans,  une  chemise  en  quatre  jours. 

Le  travail  de  nuit,  le  travail  du  dimanche  sont  beaucoup 
moins  fréquents  que  dans  la  confection  du  vêtement  :  il  n'y 
a  pas  des  périodes  de  surmenage  aussi  soudaines^  aussi  consi- 
dérables. D'ailleurs,  il  y  a  dans  l'état  actuel  de  la  lég-islation 
impossibilité  de  l'empêcher,  puisque  quand  l'ouvrière  veille 
c'est  «  à  son  domicile  »,  et  son  domicile  est  inviolable  tout 
au  moins  pour  l'Inspecteur  du  travail. 

En  résumé,  on  peut  dire  qu'en  face  d'un  accroissement 
considérable  de  la  fabrication  et  de  la  vente,  d'un  essor  vic- 
torieux qu'a  pris  la  lingerie  à  Toulouse  dont   elle  a  fait   un 


174 


RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


centre  des  plus  importants,  la  situation  de  l'ouvrière  au  lieu 
de  s'améliorer  est  devenue  pire.  C'est  un  résultat  attristant. 
Il  serait  sans  doute  un  peu  «  simpliste  »  d'en  rendre  unique- 
ment responsable  la  forme  capitaliste  de  la  production.  Quel 
remède  appliquer  à  ce  mal?  Ce  serait  sortir  des  cadres  de  cet 
article  que  d'essayer  même  d'en  indiquer  un.  Tout  sociolog-ue 
convaincu  de  l'intime  lien  qui  doit  unir  les  conditions  d'exis- 
tence de  tous  les  individus  d'une  société  n'en  doit  pas  moins 
se  préoccuper,  le  problème  une  fois  clairement  exposé,  d'en 
rechercher  une  solution  conforme  à  l'idée  moderne  de  justice. 


R.  ESPINASSE, 
Avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Toulouse. 


LES  MARIAGES  IN  EXTREMIS 


SOMMAIRE 


1.  Objet  de  cette  étude. 

2.  Dans  quels  cas  se  contractent  les  maria|f>'es  in  extremis. 

3.  Origines  canoniques  du  mariao'e  contracté  au  lit  de  mort. 

4.  Ses  effets  en  droit  civil. 

5.  Réaction  contre  le  droit  canonique. 

6.  Décrets  du  Concile  de  Trente  :  leur  application  aux  mariages  inexiremis. 

7.  Textes  français  sur  la  publicité  du  mariage,  d'après  les  décrets  du  Con- 

cile de  Trente.   Leur  effet   sur  les  mariages   in  extremis.   Question 
soulevée  à  propos  de  la  légitimation  résultant  de  ces  mariages. 

8.  Mariages  tenus  secrets  et  mariages  célébrés  sans   publicité  extérieure. 

Déclaration  du  26  novembre  iGSg.  Edit  de  mars  1097. 

9.  Législation  intermédiaire.  Projets  de  Code  civil. 

10.  Observations  des  tribunaux  sur  le  projet  de  Code  civil. 

11.  Discussion  au  Conseil   d'Etat.  Dispense   de   publications.   Validité   des 

mariages  in  extremis.  Légitimation  qui  en  résulte. 

12.  Les  mariages  in  ertremis   sont  soumis  aux  règles  du   droit  commun. 

Dans  quels  cas  peut-on  dire  qu'il  y  a  mariage  in  extremis  ? 
i3.  Conditions  de  fond.  Absence  de  consentement. 
i4-  Vices  du  consentement.  Les  héritiers  ont-ils  le  droit  d'intenter  l'action 

en  nullité  V 
i5.  Empêchements  résultant  de  la  parenté  ou  de  l'alliance.  Dispenses. 
iG.  Action  en   nullité.    Après  la  mort  de  l'un  des  époux  on  n'admet  plus 

d'action  du  ministère  public. 

17.  Consentement  des  parents.  Action  en  nullité. 

18.  Conditions  de  J orme.   Publications.    Conséquences  fâcheuses  de  l'im- 

possibilité de  dispenses  de  toute  publication. 

19.  Célébration  religieuse  lorsque  la  célébration  civile   n'est  pas  possible. 

20.  Célébration  civile.  Le  mariage  est  aujourd'hui  un  contrat  solennel. 

21.  Incompétence  de  l'officier  civil.  Publicité  de  la  célébration. 

22.  Célébration  hors  de  la  maison  commune.  Décisions  du  Ministre  de  la 

Justice  :  leur  caractère,  leur  portée. 
28.   Rôle  du  maire. 

24.  Suffit-il  de  laisser   les    mariages    in  extremis   sous  l'empire  du  droit 

commun?  Faut-il,  pour  les  rendre  plus  faciles,  des  dispositions  de 
faveur  ? 

25.  Réformes  possibles. 
20.  Conclusion. 


176  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

1.  Aucune  étude  spéciale  n'a  élé,  à  ma  connaissance,  con- 
sacrée aux  inaria;^es  célébrés  alors  fjuc  l'un  des  é[)oux  est  en 
dang^er  de  mort.  Ces  mariâmes  me  paraissent  cependant  mé- 
riter attention.  Chargé  depuis  plusieurs  années  de  diriger,  à 
Toulouse,  les  travaux  de  la  Société  de  Saint-Jean-François- 
Rég-is',  j'ai  pu  trop  souvent  constater  dans  notre  législation 
une  lacune  véritable.  La  sig-naler  et  rechercher  comment  elle 
pourrait  être  comblée,  tel  est  le  double  l)ut  que  je  me  suis 
proposé. 

2.  Il  importe  tout  d'abord  de  résoudre  une  question  préa- 
lable. Nous  supposons  une  personne  qui  demande  à  contrac- 
ter mariag-e  au  moment  où  la  vie  va  lui  échapper  :  elle  est  in 
extremis  vitae  moment is,  ne  sommes-nous  pas  tentés  de  lui 
répondre  :  pas  d'intérêt,  pas  d'action  ?  La  Genèse  nous  dit 
que  la  femme  fut  donnée  à  l'homme  par  Dieu  comme  adjiito- 
riiun  simile  sibi,  et  parce  qu'il  n'est  pas  bon  qu'il  soit  seuP. 
A  Rome,  aussi  bien  dans  les  temps  primitifs  que  sous  les  em- 
pereurs, les  époux  déclaraient  qu'ils  s'unissaient  liberorum 
qiiaerendorum  causai.  En  Germanie,  la  femme  est  prise  par 
l'homme  laboriim  pericnlorunirjne  socia,  idem  in  pace  idem  in 
praelio  passiira^.  Portalis   définit  le   mariage  :  la  société  de 

1.  Fondées  par  M.  Gossin,  conseiller  à  la  Gourde  Paris,  établies  dans  la 
plupart  des  villes  de  France  et  de  Belgique,  les  Sociétés  de  Saint-Jean-Fran- 
çois-Rég'is  procurent  aux  indigents  les  pièces  nécessaires  pour  contracter 
mariag'e;  elles  viennent  en  aide  à  ceux  qui  vivent  dans  une  situation  irrégu- 
lière et  facilitent  la  lég'itimation  de  leurs  enfants.  Les  services  rendus  par 
les  Sociétés  de  Saint-Jean-François-Régis  ont  été  signalés  par  les  hommes 
les  plus  autorisés.  Le  28  février  1846,  cent  soixante-quatorze  membres  de 
l'Institut  signaient  une  note  signalant  au  Gouvernement  l'importance  mora- 
lisatrice de  la  Société  de  Saint-I<'ran(;ois-I\égis.  Une  Commission,  présidée 
par  le  comte  Portalis,  présentait  un  vœu  cjui  aboutit  à  un  amendement 
adopté  par  le  pouvoir  législatif.  (Art.  8,  loi  du  3  juillet  184O.)  Rapport  de 
M.  de  Limairac  sur  la  proposition  devenue  la  loi  du  10  décembre  1800. 
Duvergier,  i85o,  p.  487.  Planiol,  Traité  du  di-oit  civil,  3e  édit.,  p.  282, 
no  834. 

2.  Genèse,  II,  18. 

3.  Tacite,  Ann.,  XI,  27. 

4.  Tacite,  De  moribus  Gerinanoriim,  n°  18. 


LES    MARIAGES    «     IN    EXTREMIS    ».  I77 

l'homme  et  de  la  femme  qui  s'unissent  pour  perpétuer  leur 
espèce,  pour  s'aider  par  des  secours  mutuels  à  porter  le  poids 
de  la  vie  et  pour  partager  leur  commune  destinée'.  Ces  no- 
tions peuvent-elle  s'accorder  avec  l'idée  d'une  mort  prochaine  ? 
Il  y  a  quelques  jours  à  peine,  dans  un  des  faubourgs  de  Tou- 
louse, un  jeune  enfant  accompagnait  son  père,  docteur  en 
médecine,  qui  avait  la  charité  d'aller  visiter  une  pauvre  femme 
à  toute  extrémité,  afin  de  constater  qu'elle  ne  pouvait  être 
transportée  à  la  mairie,  et  il  était  tout  surpris  d'entendre 
parler  d'un  mariage  prochain.  J'ignore  quelle  explication 
donna  le  père  à  son  enfant,  mais  je  sais  que  je  n'ai  pas  à  ex- 
pliquer à  des  juristes  à  quels  sentiments  obéissent  ces  époux 
de  la  dernière  heure.  Si  parfois  ces  mariages  sont  la  récom- 
pense suprême  de  dévouements  irréprochables,  ils  sont  des- 
tinés le  plus  souvent  à  mettre  fin  à  une  vie  irrégulière  et  à 
procurer  à  des  enfants  le  bienfait  de  la  légitimation. 

3.  Il  peut  être  intéressant  de  déterminer  d'abord  comment 
cette  double  préoccupation  a  pu  pénétrer  dans  les  mœurs.  On 
sait  d'une  façon  précise  comment  s'est  établie  et  a  été  sanc- 
tionnée, par  le  Droit  romain,  la  légitimation  par  mariage  sub- 
séquent^; les  mariages  in  extremis,  au  contraire,  ne  sont,  à 
ma  connaissance,  prévus  par  aucun  texte,  même  du  Bas-Em- 
pire. S'ils  ne  sont  pas  expressément  permis,  je  ne  crois  pas 
davantage  qu'ils  soient  interdits.  Sans  doute,  l'empereur  Justin 
suppose  que  les  parents  qui  légitiment  par  le  mariage  des  li- 
ber i  naturelles  pourront  avoir  de  nouveaux  enhinis,  poster ior es 
liberi  ^  et  l'on  s'est  demandé  si  l'empereur  n'avait  pas  voulu 
seulement  les  récompenser  de  leur  désir  de  donner  à  l'Etat  de 
nouveaux  citoyens.  La  conséquence  serait  qu'un  moribond,  ne 
pouvant  certainement  pas  avoir  de  nouveaux  enfants,  ne  pro- 

1.  Exposé  des  motifs  du  titre  du  mariag-e.  Fenet,    Travaux  prépar.  du 
Code  civil,  t.  IX,  p.  i4o. 

2.  Girard,  Manuel  de  droit  romain,  3e  édit.,  p.  i83. 

3.  G.  10  God.  de  natur.  lih. 

12 


178  RECUEIL   DR    LEGISLATION. 

tîlerail  point  de  ce  privilège'.  Ce  serait,  je  crois,  donner  à 
des  expressions  purement  énonciatives  une  portée  qu'elles 
n'ont  pas.  Cette  interprétation  restrictive  n'est  commandée 
par  rien,  elle  paraît  même  contraire  à  l'esprit  qui  anime  les 
constitutions  impériales.  L'empereur  est  persuadé  qu'il  établit 
ses  bienfaits.  N  est-ce  pas  le  cas  de  dire /auores  anipliandi  ? 

Je  crois  que  c'est  aux  prescriptions  disciplinaires  de  l'Eglise 
qu'on  doit  rattacher  l'idée  du  maria^j-e  contracté  au  lit  de 
mort. 

On  sait  qu'en  dehors  du  mariag-e  toute  relation  sexuelle  est 
regardée  comme  un  péché  violant  directement  le  précepte  du 
Décalogue  :  non  inaechaberis,  et  qu'en  particulier  le  concubi- 
iiat  romain  fut  formellement  condamné  par  l'Eg-lise.  Jus  ca- 
noniciim  magis  reprobat  conciibinatum  qiiam  fornicationem 
simplicem,  dit  un  canoniste,  et  la  raison  qu'il  en  donne  est 
que  le  concubinat  constitue  un  peccaiam  diutiirniini  et  conti- 
niiuni' . 

Les  sacrements  seront  donc  refusés,  la  sépulture  ecclésias- 
tique ne  sera  point  accordée  au  concubinaire  s'il  ne  met  pas 
fin  à  sa  vie  irrégulière.  Il  a  publiquement  méconnu  les  pres- 
criptions divines,  il  doit  s'y  soumettre  en  rompant  une  vie 
commune  reg'ardée  comme  scandaleuse  ou  en  la  rendant  lég-i- 
time  par  le  mariag-e.  Les  constitutions  apostoliques  disent 
formellement  que  le  fidèle  qui  vit  avec  une  concubine  doit 
l'abandonner  si  elle  est  esclave,  l'épouser  si  elle  est  libre; 
sinon  il  sera  rejeté  de  la  communauté  des  fidèles 3. 

Le  premier  procédé  s'impose  s'il  y  a  un  empêchement  au 
mariag-e;  une  séparation  est  exig-ée  en  principe^. 

1.  Guyot,  Répertoire  de  Merlin,  vo  Légitimation,  sect.  2,  §  2,  11°  3. 

2.  Pîinormit,  sur  c.  VI,  X,  qui  Jilii,  no  12. 

3.  Const.  apost.,  VIII,  32;  dans  Pitra,  Jus  eccles.  Grœc,  t.  I,  p.  06; 
Paiili  apost.  canones,  no  11. 

4.  Les  circonstances  autorisent  parfois  le  prêtre  à  ne  pas  se  montrer  ri- 
goureux. Le  moribond  est,  par  exemple,  dans  un  tel  état  que,  le  voudrait-il, 
il  serait  dans  l'impossibilité  de  transgresser  la  loi  de  Dieu  ;  ou  encore  il  est 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) .  lyc) 

Mais  la  séparation  est  parfois  pénible  à  obtenir.  Le  ma- 
riage s'offre,  n'entraînant  aucun  déchirement  et  présentant  au 
contraire  les  plus  grands  avantages.  Grâce  au  mariag-e,  les 
enfants  acquièrent  de  plein  droit  la  condition  d'enfants  légiti- 
mes ;  ce  bienfait  est  même  accordé  d'une  façon  rétroactive, 
de  sorte  que,  si  les  enfants  sont  précédés^  les  petits-enfants  en- 
core vivants  en  profitent'. 

A  cette  consolation  de  laisser  après  soi  une  famille,  s'ajoute 
pour  le  moribond  personnellement  des  bienfaits  d'un  autre 
ordre  :  j'ai  nommé  la  grâce  attachée  au  sacrement  de  ma- 
riage et  la  satisfaction  de  mourir  en  paix  avec  Dieu. 

Reportons-nous  par  la  pensée  à  ces  siècles  de  foi  intense 
où  «  la  préoccupation  des  intérêts  de  la  vie  future...  dominait 
alors  en  tant  de  choses  celle  de  la  vie  présente"  »,  où  nul 
n'aurait  voulu  mourir  sans  les  secours  de  la  religion  et  sans 
être  assuré  que  son  corps  reposerait  en  terre  bénite,  et  de- 
mandons-nous si  la  conjecture  que  j'exprimais  tout  à  l'heure 
est  trop  hardie  et  n'offre  pas,  au  contraire,  tous  les  carac- 
tères de  la  vraisemblance. 

«  Il  n'est  douteux  pour  aucun  historien  de  bonne  foi  que  le 
christianisme  et  son  Église  ont  eu,  surtout  au  moyen  âge, 
une  part  des  plus  larges  dans  toute  notre  civilisation  fran- 
çaise. Il  n'est  pas  à  douter  davantage,  avec  la  foi  profonde  et 
unanime  de  nos  pères  durant  tant  de  siècles,  qu'ils  devaient 
tendre  à  ordonner  leur  droit  comme  leur  vie  elle-même  dans 
le  sens  des  préceptes  chrétiens.  Or,  s'il  est  vrai  que  législa- 
tion et  coutume  dérivent  des  mœurs  et  que  ces  mœurs  elles- 

isolé  et  les  soins  auxquels  il  est  habitué  lui  sont  indispensables  ;  il  veut  se 
marier  et  ne  peut  surnionter  certains  obstacles. 

1.  Gonzalès  Tellez,  sur  c.  VI,  V,  17,  note  c:  Nec  tanliiin  filii  naturelles 
legitimantuv  per  siibsequens  matrimoniiim  vernin  et  nepotes  ex  fillo  na- 
tiirali  pro  defancto  snscepti  ex  legitimoque  matrinionio  suscepti.  Bal- 
dus  in  XX,  X  De  elect.,  n^  1 1  ;  Covarruvias,  De  matrinionio,  pars  II,  c.  8, 
I  2,  no  19. 

2.  Lefebvrç,  Leçons  d'introd.  génér.  à  l'hist.  du  droit  matrim.,  p.  475. 


l8o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

mêmes,  surtout  les  mœurs  familiales,  dépendent  naturelle- 
ment des  sentiments,  des  affections,  des  croyances  de  nos 
âmes  autant  et  plus  encore  que  de  nos  organismes  corporels 
ou  de  nos  besoins  économiques,  n'est-il  pas  juste  de  penser 
que  le  christianisme,  avant  régné  si  fortement  sur  les  esprits 
et  sur  les  cœurs  en  notre  pays,  a  pu  exercer  une  action  pro- 
fonde aussi  sur  notre  droit  privé?  Là  surtout  où  le  droit  est 
si  intimement  relié  aux  directions  morales  comme  en  tout  ce 
qui  concerne  le  mariag-e,  l'idée  se  présente  d'elle-même  '.  » 

Ce  serait  donc  en  fait  et  non  en  vertu  de  textes  précis  que 
se  seraient  établis  les  mariages  in  articnlo  niorlis.  L'Eglise 
favorisait  de  tout  son  pouvoir  la  conclusion  des  mariages  et 
rien  n'empêchait  l'échang-e  du  consentement,  fut-ce  au  dernier 
jour  de  la  vie. 

Un  doute,  mais  de  pure  forme,  est  indiqué  par  un  cano- 
niste.  On  s'est  demandé,  dit-il,  si  la  condition  d'observer  la 
continence  est  contraire  à  la  substance  du  mariage,  et,  après 
discussions,  on  a  admis  que,  si  rien  n'empêche  les  époux  de 
faire  vœu  de  continence  après  avoir  contracté  purement  et 
simplement,  ils  ne  pourraient,  au  contraire,  s'imposer  cette 
loi  en  contractant.  D'où,  ajoute-t-il,  une  qaœstio  qiiotidiana. 
Le  mariag-e  contracté  in  articula  mortis  est-il  un  véritable 
mariage  ciini  non  videatiir  consensus  in  copulani  ?  Il  y  a  ma- 
riag-e,  répond-il,  et  il  rappelle  que  la  sainte  Vierg-e  et  saint  Jo- 
seph étaient  réellement  mariés  '. 

Ainsi,  de  même  que  la  légitimation  par  mariage  subséquent, 
les  mariages  in  extremis  ont,  à  mon  avis,  uue  orig-ine  ecclé- 
siastique; ils  constituent  un  nouveau  bienfait  de  la  relig-ion 
chrétienne,  qui  n'a  pas  été,  je  le  crois  du  moins,  mis  en  lu- 
mière suffisante. 

4.  Le  droit  canonique  l'ayant  accepté  comme  valide,  le  ma- 

1.  Lefebvre,  Leçons  d'introd.  génér.  à  lliisi.  du  droit  rnatrim.  fran- 
çais, p.  456. 

2.  Panormit,  sur  c.  XVII,  X,  De  spons.,  IV,  i. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  l8l 

riag-e  contracté  in  extremis  fui  re^^ardé  comme  produisant  tous 
les  efFets  civils.  On  sait  que,  pendant  tout  le  moyen  âg-e  et  jus- 
qu'au seizième  siècle,  notre  législatenr  civil  admit  en  matière 
de  mariag-e  les  règles  canoniques.  Le  survivant  obtint  donc 
sans  contestation  les  avantages  créés  par  la  loi  et  la  coutume, 
et  les  enfants  nés  des  époux  unis  in  articiilo  morfis  profitèrent 
sans  difficulté  de  la  célèbre  décrétale  :  Tanta  est  uis  matrimonii 
ut  qui  antea  sunt  geniti  post  contrnctnni  matrinionium  legi- 
timi  habentur.  Guyot'  cite  dans  ce  sens  Mantica,  Benedicti, 
Abraham  de  Vesel  et  Voët. 

5.  Mais  on  sait  que,  dès  le  seizième  siècle,  sous  la  double 
influence  des  légistes  et  du  protestantisme,  les  doctrines  cano- 
niques ne  furent  plus  acceptées  sans  examen^.  Les  premiers, 
épris  de  droit  romain  et  désireux  notamment  d'établir  en 
France  les  règles  de  la  pntria  potestas,  combattirent  la  liberté 
reconnue  aux  fils  de  famille  de  contracter  mariag-e  sans  le 
consentement  de  leurs  parents.  Luther  et  Calvin  s'efforcèrent 
d'enlever  au  mariage  son  caractère  de  sacrement  pour  le  sous- 
traire à  l'autorité  de  l'Eglise -\  Les  rois,  dont  le  pouvoir  absolu 
grandissait  tous  les  jours,  favorisèrent  ce  mouvement.  Si^  dès 
le  dixième  siècle,  l'Eglise  avait  seule  en  fait  réglementé  le 
mariage,  ils  voulurent  montrer  qu'ils  ne  s'en  étaient  point 
désintéressés  et  ils  tinrent  à  affirmer  leur  autorité. 

Leurs  dispositions,  respectueuses  en  la  forme  des  règles 
canoniques,  n'y  apportèrent  pas  moins  de  réelles  modifica- 
tions. Ce  serait  m'écarter  de  mon  sujet  que  d'examiner  no- 
tamment la  question,  toujours  discutée,,  du  mariage  contracté 
par  les  enfants    sans  le   consentement  de  leurs  parents.   On 

1.  Guyot,  Répertoire  de  Merlin,  v^  Légitimation,  loc.  cit. 

2.  Frantz  Bernard,  Elude  histor.  et  crit.  sur  le  consentement  des  ascen- 
dants an  mariage.  Thèse  de  doctorat;  Paris,  1899. 

3.  «  Personne  ne  peut  nier,  disait  Luther,  que  le  mariage  ne  soit  une 
chose  extérieure  et  mondaine  comme  les  vêtements,  les  aliments,  la  maison, 
la  cour,  et  soumise  à  l'autorité  séculière.  »  Cit.  Esniein,  Le  mariage  en 
droit  canoniff,ne,  t.  II,  p.  128. 


102  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

sait  quels  efforts,  inutiles  d'ailleurs,  firent  les  rois  de  France 
pour  faire  prononcer  par  le  concile  de  Trente  la  nullité  de 
telles  unions.  Ils  s'inspiraient  surtout  du  désir  d'éviter  les 
mésalliances  contraires  à  la  hiérarchie  sociale,  et  nous  ver- 
rons dans  notre  matière  les  conséquences  de  la  même  préoc- 
cupation. 

En  ce  qui  concerne  la  publicité  de  la  célébration,  il  paraît 
intéressant,  au  contraire,  d'insister  quelque  peu,  car  nous  ver- 
rons qu'on  réussit  à  assimiler  les  mariag^es  clandestins  et  les 
mariages  in  extremis. 

La  clandestinité  des  inariag-es  était  signalée  depuis  long- 
temps comme  pouvant  entraîner  les  plus  sérieux  inconvé- 
nients. Catholiques  et  protestants  s'accordaient  sur  ce  point*, 
et  depuis  longtemps  l'Eglise  avait  établi  des  peines  spiri- 
tuelles contre  les  époux  qui  ne  rendaient  pas  publique  leur 
union.  Dans  la  pétition  présentée  au  concile  de  Trente,  le  roi 
de  France  demanda  qu'il  fût  décidé  que  le  mariage  ne  pût 
être  célébré  que  d'une  façon  publique  et  à  l'église,  sauf,  en 
cas  d'obstacle  (propter  magnam  caiisam),  —  on  prévoyait 
probablement  les  mariages  in  extremis,  —  à  se  contenter  de 
la  présence  du  curé  ou  d'un  prêtre  assisté  de  témoins. 

6.  Le  concile  de  Trente  prescrivit  que  tout  mariage  serait 
précédé  de  trois  publications  et  qu'il  serait  célébré  en  pré- 
sence du  propre  curé  et  de  deux  ou  trois  témoins.  De  ces 
deux  prescriptions,  la  portée  et  la  sanction  n'étaient  point  les 
mêmes.  L'obligation  de  rendre  public  le  projet  de  mariage 
n'était  pas  une  innovation.  Une  coutume  déjà  ancienne  l'avait 
établie;  le  concile  de  Latran,  en  i2i5,  Tavait  confirmée;  le 
concile  de  Trente  la  renouvelait  seulement  et  la  réglementait. 
L'évêque  pouvait  dispenser  soit  de  deux  publications,  soit, 
même,  dans  des  cas  graves,  de  toute  publication,  et  un  ma- 

I.  Voir  les  citations  dans  Esmein,  Le  mariage  en  droit  canonique  t.  II, 
p.  lorj. 


LES    MARIAGES     «     I^'    EXTREMIS     )) .  1 83 

riag-e  n'était  pas  d'ailleurs  nul  pour  n'avoir  pas  été  précédé  de 
publications.  Cette  prescription  n'était  donc  pas,  pour  les 
mariages  m  extremis,  un  obstacle  insurmontable. 

Au  contraire,  en  vertu  d'un  droit  absolument  nouveau, 
qui  ne  fut  pas  accepté  sans  difficulté,  était  regardé  comme 
contracté  en  violation  d'un  empêchement  dirimant  et,  par  suite, 
était  nul  le  mariage  où  les  époux  n'avaient  point  échang-é 
leur  consentement  en  présence  de  leur  curé  ou  de  son  délég-ué, 
ou  du  délégué  de  l'évêque.  Aucune  dispense  n'était  déclarée 
possible.  L'effet  irritant  de  l'omission  de  cette  formalité  pou- 
vait-il être  écarté  en  cas  de  danger  de  mort?  Au  sein  du 
concile,  un  Père  avait  fait  remarquer  que,  si  les  mariages  clan- 
destins étaient  déclarés  nuls,  le  bienfait  des  mariages  m  extre- 
mis n'existerait  plus  (hoc  boniim  tolleretiir)  '  ;  il  aurait  pu  dire 
seulement  que  ces  mariages  seraient  rendus  plus  difficiles. 
Quoi  qu'il  en  soit,  aucune  dérogation  à  la  règ-le  n'ajant  été 
formellement  prévue,  malg-ré  cette  observation^  on  se  de- 
manda si  l'empêchement  persistait  qiiando  eontrahere  volens 
est  in  articula  mortis  valdeque  necessarium  esset  matrimo- 
niiim  nec  esset  copia  parochi^.  Certains,  désireux  de  faciliter 
le  mariag-e,  soutenaient  qu'on  pouvait  le  déclarer  valable  dès 
qu'il  y  avait  eu  échang-e  de  consentement;  on  en  revenait  au 
mariage  solo  consensii.  Ils  s'appuyaient  sur  l'adag-e  :  Cessante 
ratione  legis  cessai  lex.  C'est  surtout ,  disaient-ils ,  pour 
éviter  la  bigamie  que  le  décret  a  été  porté,  l'engagement  ré- 
sultant d'un  mariag-e  clandestin  étant  plus  aisément  violé. 
Pareil  danger  n'est  pas  à  redouter  lorsque  le  futur  époux  est 
moribond. 

D'autres  admettaient  que  la  présence  d'un  prêtre,  assisté 
de  deux  témoins,  était  nécessaire;  mais  ils  n'exigeaient  pas 
que  ce  prêtre  fût  le  propre  curé  des  parties  :  ce  dernier  était 

1.  Theiner,  Acta,  II,  p.  346;  cit.  Esmein,  II,  p.  ig5. 

2.  Sanchez,  De  sacr.  matrim.,  1.  III,  disp.  xviii,  nos  [^^  5. 

3.  Sanchez,  De  sacr.  matr.,  1.  III,  disp.  xviii,  nos  2,  3. 


l84  RECUEIL    DE    LÉGISLATION, 

regardé  comme  ayant  donné  délégation  implicite  au  prêtre 
qui  assistait  le  mourant. 

Ces  décisions  de  faveur  ne  rallièrent  pas  la  majorité  des 
suffrages,  et  l'opinion  prévalut  qui  exigea,  à  peine  de  nullité, 
l'échange  du  consentement  en  présence  du  propre  curé".  Bien 
que  rigoureuse,  cette  manière  de  voir  semble  d'accord  avec  la 
façon  dont  fut  justifiée  par  l'assemblée  conciliaire  l'introduc- 
tion de  la  nouvelle  exigence.  Si  la  grande  majorité  des  Pères 
reconnaissait  l'utilité  de  la  réforme,  ils  avaient,  pour  l'admettre, 
à  lutter  contre  des  scrupules  théologiques  extrêmement  graves. 
Le  mariage  est  un  sacrement;  l'ancienne  doctrine  admettait 
la  validité  du  mariage  clandestin.  Si  une  forme  nouvelle  est 
déclarée  nécessaire,  on  pourra  croire  qu'elle  l'était  précédem- 
ment, et  l'Eglise  n'aura  pas  conservé  cette  unité  qui  fait  sa 
force. 

Après  bien  des  hésitations,  bien  des  procédés  proposés  et 
repousses^  on  eut  recours  à  une  théorie  très  ingénieuse.  Il 
était  admis  que  l'Eglise  avait  le  droit  d'établir  des  incapacités 
ayant  la  force  d'empêchements  dirimants,  qu'à  cet  égard  on 
pouvait  tenir  compte  des  temps  et  des  mœurs,  et,  par  suite, 
introduire  un  droit  nouveau.  C'est  ainsi  que  le  concile  de 
Latran  avait  modifié  les  règles  précédemment  admises  en 
limitant  à  quatre  degrés  l'empêchement  résultant  de  la  pa- 
renté. On  admit  donc  que  les  chrétiens  seraient  désormais 
inhabiles  à  contracter  mariage  en  dehors  de  la  présence  du 
propre  curé.  Qui  tentait  de  passer  outre  malgré  celte  incapa- 
cité n'était  point  marié.  Lors  du  vote  définitif,  un  des  Pères 
s'exprima  ainsi  :  Matrimonia,  poatqiiam  siiiit  facta,  non  pas- 
sant irritnri,  sed  irritentur  antequam  fiant  ' . 

Ainsi  comprise,  rapprochée  expressément  par  plusieurs 
Pères 3  de  l'incapacité   résultant  de  la  parenté,  V inhabilitas 

1.  Sanchez,  eocl.,  nos  ^,  5. 

2.  Theiner,  II,  p.  333;  cit.  Esmein,  II,  p.  162. 

3.  Granatensis,  p.  34o;  Lancianensis,  p.  344?  tit.  eod. 


LES    MARIAGES    <(    IN    EXTREMIS     ».  ibo 

personarum  devait  s'opposer  au  mariag"e  même  in  articiilo 
morfis  en  l'absence  du  propre  curé.  La  possilùlité  d'une  délé- 
g-ation  corrig"eait  en  partie  la  rig-ueur  de  cette  solution. 

7.  La  publicité  du  mariage  était  trop  conforme  aux  désirs 
de  nos  rois,  pour  n'être  point  tout  de  suite  acceptée  par  eux. 
On  peut  remarquer  toutefois  qu'ils  ne  publièrent  pas  comme 
obligatoires  les  décrets  disciplinaires  du  concile  de  Trente  ', 
mais  plutôt  qu'ils  s'en  inspirèrent  en  les  incorporant  dans 
leurs  ordonnances,  sauf  à  y  apporter  quelques  modifications. 
La  jurisprudence  des  Parlements  entra  dans  cette  voie.  Ainsi, 
l'ordonnance  de  Blois  de  1679  (art.  4o)  déclara  obligatoires  les 
trois  publications  de  mariage.  La  dispense  n'était  possible 
qu'après  la  première  proclamation  ,  pour  cause  urgente  et 
légitime  et  à  la  réquisition  des  principaux  et  plus  proches 
parents  communs  des  parties  contractantes.  La  sanction  fut 
plus  sévère  qu'en  droit  canonique ,  où  elle  consistait  en 
peines  spirituelles  ou  déchéances.  D'abord,  nos  Parlements 
annulèrent  les  mariages  contractés  sans  publications  ;  plus 
tard,  une  distinction  prévalut  d'après  laquelle  il  fallait  ne  pas 
mettre  sur  la  même  ligne  les  mariages  des  majeurs  et  ceux 
des  mineurs  qui  n'avaient  pas  le  consentement  de  leurs  pa- 
rents. Ces  derniers  seuls  étaient  annulés  s'ils  n'avaient  point 
été  précédés  de  publications^. 

La  publicité  de  la  célébration  fut  également  réglée  confor- 
mément aux  décrets  du  concile.  Le  propre  curé  des  parties 
devait  être  présent,  assisté  de  quatre  personnes  dignes  de 
foi  ;  le  droit  canonique  n'exigeait  que  deux  ou  trois  témoins. 

L^n  édit  de  décembre  1606  consacrait  la  compétence  des 
juges  d'Eglise  en  matière  matrimoniale,  à  la  charge,  dit  le 
texte,   qu'ils  seront  tenus  de  garder  les  ordonnances,  même 

1.  Quant  aux  canons,  c'est-à-dire  à  la  partie  dogmatique,  ils  furent  de 
l'avis  de  tous  regardés  comme  obligatoires.  (Albert  Desjardins,  Le  pouvoir 
civil  au  concile  de    Trente  :  Rcv.   critique  de  législation,   1869,  p.    i.) 

2.  Esmeio,  11,  p.  lyô. 


l86  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

celle  de  Blois  en  l'article  l\o,  et  suivant  «  icellcs  déclarer  les 
mariages  qui  n'auront  été  faits  et  célébrés  en  l'Eglise,  et  avec 
la  forme  et  solennité  requises  par  ledit  article  nuls  et  non 
valablement  contractés  ». 

Ces  dispositions  rendaient  les  mariages  in  extremis  plus 
difficiles  à  célébrer  d'après  les  ordonnances  que  selon  les  rè- 
gles canoniques,  puisque  nos  rois  n'avaient  pas  admis  la  dis- 
pense absolue  de  publications  et  qu'un  témoin  de  plus  était 
nécessaire.  Rappelons  toutefois  qu'un  mariage  non  publié 
n'était  pas  toujours  annulé,  et  que  surtout,  d'après  Pothier', 
les  Parlements  avaient  toléré,  sauf  à  n'user  de  ce  droit 
qu'avec  grande  réserve,  la  dispense  de  toute  publication. 
Quant  à  l'exigence  d'un  quatrième  témoin,  elle  n'était  pas  un 
obstacle  insurmontable. 

C'est  sous  l'empire  de  ces  textes  qu'un  doute  s'éleva,  paraît- 
il,  sur  le  point  de  savoir  si  un  mariage  in  extremis  pouvait 
procurer  le  bénéfice  de  la  légitimation.  J'ai  dit  que  l'affirma- 
tive avait  été  d'abord  admise  d'une  façon  unanime.  Comment 
expliquer  la  nécessité,  pour  la  faire  prévaloir,  de  quatre  arrêts 
rendus  par  le  Parlement  de  Paris  de  1699  à  1689^?  Ou  je  me 
trompe  fort  ou  l'on  doit  retrouver  les  mêmes  préoccupations 
qui  avaient  cherché  à  faire  prévaloir  la  nullité  du  mariage 
contracté  par  un  mineur  sans  le  consentement  de  ses  parents. 
On  redoutait  les  mésalliances,  on  voulait  éviter  l'introduction 
presque  furtive  dans  les  meilleures  familles  d'enfants  nés 
d'un  commerce  irrégulier.  On  n'avait  plus  confiance  dans  les 
parents,  car  on  pensait  qu'ils  n'oseraient  pas  refuser  à  un  fils 
moribond  leur  consentement  à  un  mariage  qui  rassurerait  sa 
conscience  et  adoucirait  ses  derniers  moments.  Que  l'inégalité 
des  conditions  ait  été  prise  en  considération,  j'en  trouve  la 
preuve  dans  les  distinctions  proposées  suivant  celui  des  époux 
«  à  cause  de  la  naissance  duquel  le  mariage  est  inégal"  ».  Au 

1.  Contrat  de  mar.,  partie  2,  ch.  11,  §  7,  no  yg. 

2.  Guyot,  Répertoire  de  Merlin,  vo  Légitimation,  section  2,  §  2. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  187 

Conseil  d'Etat  de  Tan  X',  Real  sig-nalera  ces  efforts  comme 
inspirés  par  la  crainte  des  mésalliances. 

Il  était  pourtant  impossible  au  Parlement  de  donner  sa- 
tisfaction à  ces  sentiments;  aucune  cause  de  nullité  ne  pouvait 
être  invoquée  contre  le  mariag-e  ;  la  légitimation  devait  donc 
en  résulter  nécessairement.  Ainsi  le  décidèrent  les  quatre 
arrêts  cités  plus  haut. 

8.  Si  la  solution  contraire  l'emporta  cependant,  ce  fut,  non 
par  application  des  principes ,  mais  à  suite  de  deux  actes 
d'autorité  obtenus  du  pouvoir  royal  et  en  vertu  d'une  sorte 
d'assimilation  des  mariages  in  extremis  et  des  mariages  se- 
crets. L'exposé  de  cette  évolution  ne  me  semble  pas  dépourvu 
d'intérêt. 

J'ai  dit  comment  le  concile  de  Trente  et,  après  lui,  les  rois 
de  France  avaient  cru  éviter  les  mariag-es  clandestins  en 
exigeant  la  célébration  à  l'église  et  la  présence  de  témoins  et 
du  propre  curé,  ce  dernier  n'étant  lui-même  qu'un  témoin  plus 
digne  de  considération.  Les  dangers  de  bigamie  qu'on  avait  sur- 
tout voulu  écarter  étaient  certainement  moindres.  Avant  d'épou- 
ser une  personne,  on  s'adressait  au  curé  de  son  domicile,  soit 
pour  la  célébration,  soit  au  moins  pour  les  publications,  et 
celui-ci  pouvait  avertir  qu'un  précédent  mariage  avait  été 
contracté  en  sa  présence.  Mais,  pour  être  ainsi  célébré,  un 
mariage  n'était  pas  cependant  absolument  public. 

Deux  situations  distinctes  doivent  être  prévues;  à  l'heure 
actuelle,  elles  sont  régies  par  des  règles  différentes.  On  peut 
supposer,  en  effet,  un  mariage  dont  la  célébration  a  été  ac- 
compagnée de  toutes  les  formalités  de  publicité  prescrites  par 
la  loi  ;  aucune  circonstance  de  fait  n'est  relevée,  établissant 
l'intention  des  époux  de  cacher  leur  union.  Mais,  après  la  cé- 
lébration, il  n'y  a  pas  eu  vie  conjugale,  possession  d'état 
d'époux.  Pour  emprunter  des  exemples  à  Pothier',  la  femme 

1.  Séance  du  24  l)rumaire  an  X,  Fenet,  Trav.  prépar.,  t.  X.  p.  61. 

2.  Contuat  de  mariage,  no  427. 


l88  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

n'a  pas  pris  le  nom  de  son  mari;  clans  les  actes,  elle  a  pris 
la  qualité  de  fille  ou  de  veuve  d'un  précédenl  mariage;  la  ser- 
vante qui  a  épousé  son  maître  ou  le  domestique  qui  a  épousé 
sa  maîtresse  a  toujours  continué  à  paraître  dans  la  maison 
dans  son  état  de  domesticité. 

On  peut  prévoir,  au  contraire,  une  célébration  entourée  d'un 
certain  mystère  :  dispense  absolue  de  publications,  consente- 
ment échangé  en  présence  du  propre  curé  auquel  on  de- 
mande le  secret  et  de  témoins  qu'on  sait  entièrement  discrets; 
rien  ne  manque  cependant  an  point  de  vue  de  l'observation 
rigoureuse  des  prescriptions  canoniques,  et,  entre  les  époux, 
il  y  a  vie  commune  publique. 

De  ces  deux  mariages,  lequel  n'est  pas  public?  Nous  ver- 
rons les  commentateurs  du  Code  civil  maintenir  le  premier  et 
annuler  le  second  comme  clandestin. 

Qu'en  était-il  dans  notre  ancien  droit?  L'ordonnance  du 
26  novembre  1689  (art.  5)  déclara  incapables  de  toutes  suc- 
cessions les  enfants  nés  «  de  ces  mariages  que  les  parties 
tiennent  secrets  pendant  leur  vie  et  qui  ressentent  plutôt  la 
honte  du  concubinage  que  la  dignité  d'un  mariage  ». 

De  cet  article,  on  pourrait,  je  crois,  conclure  que  seuls  les 
mariages  tenus  secrets  étaient  atteints. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ceux  qui  avaient  cherché  en  vain  à  pri- 
ver des  avantages  de  la  légitimation  les  enfants  dont  les  parents 
s'étaient  mariés  au  lit  de  mort  trouvèrent  l'occasion  bonne 
pour  faire  sanctionner  leur  désir.  L'article  5  de  l'ordonnance 
du  26  novembre  1689  dont  je  viens  de  reproduire  le  texte  fut 
suivi  d'un  article  ainsi  conçu  : 

((  Voulons  que  la  même  peine  (c'est-à-dire  la  privation 
pour  les  enfants  de  tous  droits  de  succession)  ait  lieu  con- 
tre les  enfants  qui  sont  nés  de  femmes  que  leurs  pères  ont 
entretenues  et  qu'ils  épousent  lorsqu'ils  sont  à  l'extrémité  de 
la  vie  ». 

On  comprend  le   rapprochement.  On  punissait  les  époux 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  189 

qui  avaient  conlracté  au  lit  de  mort  à  l'ég-al  de  ceux  qui, 
quoique  légitimement  unis ,  n'avaient  pas  voulu  faire  con- 
naître leur  état  et  avaient  vécu  comme  s'ils  n'étaient  pas 
mariés. 

S'il  faut  en  croire  Real',  cette  déclaration  ne  fut  pas  reçue 
avec  faveur.  «  Elle  fut  rang-ée  dans  la  classe  des  lois  odieuses, 
et  les  jurisconsultes  les  plus  célèbres,  oblig-és  de  se  soumettre, 
cherchèrent  à  faire  prévaloir  une  distinction  fondée  sur  le  texte. 
Le  mariage  ne  fut  déclaré  inefficace  que  lorsque  le  mari  était 
moribond.  Les  tribunaux  affranchirent,  pendant  plus  d'un 
demi-siècle,  de  la  sévérité  de  la  loi  le  mariag-e  que  la  femme 
moribonde  contractait  avec  l'homme  en  santé.  Mais  «  sur  la 
fin  du  régime  de  Louis  XIV,  continue  Real,  à  une  époque  que 
d'Ag-uesseau  reg-arde  comme  n'étant  plus  celle  des  bonnes 
lois  qui  honorèrent  ce  long-  règne,  l'org-ueil  des  rangs,  la 
crainte  des  mésalliances,  la  haine  des  calvinistes  dictèrent 
l'édit  de  mars  1697  qui  applique  les  dispositions  de  la  décla- 
ration de  1689  tant  aux  femmes  qu'aux  hommes  ».  Le  texte 
allait  plus  loin,  et  prévoyant  un  retour  à  la  santé  et  des 
enfants  nés  postérieurement  du  mariage  ainsi  célébré,  il  les 
frappait  de  la  même  incapacité  de  succéder.  «  Voulons  que 
l'article  5  de  l'ordonnance  de  1689  au  sujet  des  mariages 
que  l'on  contracte  à  l'extrémité  de  la  vie  ait  lieu  tant  à  l'ég^ard 
des  femmes  que  celui  des  hommes,  et  que  les  enfants  qui  sont 
nés  de  ces  débauches  avant  lesdits  mariages  ou  qui  pourront 
naître  après  lesdits  mariages  soient,  ainsi  que  leur  postérité, 
déclarés  iacapables  de  toute  succession  » . 

Un  membre  du  Tribunat  devait  qualifier  cet  édit  de  «  sau- 
vag-e  »^  et  comme  la  conséquence  des  plus  absurdes  préjug-és. 

Remarquons,  en  effet,  à  quelles  contradictions  on  aboutis- 
sait. 

I.  Séance  du  24  brumaire  au  X;  Fenet,  t.  X,  p.  61. 
I.  Rapport   du  tribun  Duveyrier  sur  le   litre  De  lu  paternité  et  de  la 
filiation,  Fenet,  t.  X,  p.  235. 


IQO  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

i"  Le  mariag-e  était  légitime  :  Potliier',  et,  avec  lui,  tous  nos 
anciens  auteurs  parlent  de  niariag-es  qui,  quoique  véritable- 
ment contractés,  ne  produisent  pas  les  effets  civils.  Étant 
lég-itime ,  le  mariage  était  indissoluble  et  cependant  l'édit 
déclarait  «  ces  alliances  plus  honteuses  par  la  corruption  des 
mœurs  que  par  l'inég-alité  de  la  naissance  ». 

2^  Le  mariag-e  étant  lég-itime,  les  enfants  qui  en  étaient 
issus  n'étaient  pas  reg-ardés  comme  des  bâtards.  Pothier  est 
ég-alement  formel  à  cet  égard  ;  il  dit  expressément  qu'ils  pour- 
ront être  promus  aux  ordres  sacrés  et  aux  bénéfices^.  Cepen- 
dant, tous  droits  civils  leurs  sont  refusés.  La  déclaration 
de  1689  et  l'édit  de  1697  "^  visaient  expressément  que  l'apti- 
tude à  succéder;  ses  dispositions  furent  étendues  à  tous  les 
attributs  de  la  filiation  lég-itime  par  rapport  à  la  famille  3.  Il  v 
avait  donc  entre  les  enfants  légitimes  et  les  bâtards  une  classe 
de  descendants,  dont  il  aurait  été  difficile  de  déterminer  la 
situation  lég-ale. 

3°  La  femme,  qu'aucun  texte  ne  vise  expressément,  en- 
court-elle quelque  déchéance?  Si  les  enfants  sont  punis  quoi- 
que innocents,  à  plus  forte  raison,  dit  Pothier^,  l'époux  qui 
a  participé  à  l'acte  répréhensible  doit-il  être  privé  des  effets 
civils  du  mariage ,  notamment  des  avantag-es  résultant  des 
conventions  matrimoniales,  la  femme  ne  peut,  par  exemple, 
réclamer  son  douaire.  Cette  manière  de  voir,  qui  semble  con- 
traire à  toutes  les  règ-les  de  logique  juridique  en  une  matière 
qui  est  essentiellement  de  droit  étroit,  dut  prévaloir,  car  les 
procès  rapportés  par  les  auteurs  ne  soulèvent  pas  de  difficulté 
à  cet  égard.  On  se  contente  de  discuter  sur  le  point  de  savoir 
si  les  textes  de  1689  et  de  1697  ^'^"'^  applicables  en  l'espèce. 
L'ordonnance  exige  qu'entre  les  époux  aient  existé  des  rela- 

1.  Contr.  de  mar.,  n"  435. 

2.  Contr.  de  mar.,  no  436. 

3.  Pothier,  loc.  cit. 

4.  Op.  cit..,  n»  428. 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    ».  IQI 

lions  illicites,  on  admet  que  la  preuve  testimoniale  ne  peut 
les  établir  sans  un  commencement  de  preuve  par  écrit'.  Il  est 
nécessaire  que  l'époux  décédé  ait  été,  au  moment  où  il  con- 
tractait mariag-e,  atteint  d'une  maladie  qui  ne  laissait  aucun 
espoir  de  g-uérison  ;  peu  importe,  du  reste,  le  temps  écoulé  entre 
le  mariage  et  la  mort";  peu  importe  également  que  le  mariag-e 
ait  été  célébré  dans  la  chambre  ou  à  l'ég-lise.  Une  mort  subite 
suivant  le  mariag-e  de  très  près  n'était  donc  pas  prise  en  con- 
sidération; une  g-rossesse  n'était  pas  reg-ardée  comme  une 
maladie,  et  la  femme  qui  se  marie  peut  avant  sa  délivrance 
contracter  régulièrement,  bien  que  la  naissance  de  son  enfant 
lui  ait  coûté  la  vie.  Sont  frappés  les  mariag^es  où  l'on  peut 
établir  que  c'est  sciemment  que  les  époux  ont  attendu  le  der- 
nier jour  pour  contracter.  «  La  loi^  disait  Cochin^,  a  consi- 
déré dans  ceux  qui  se  marient  ainsi  un  point  de  vue  qui  est 
la  seule  cause  de  sa  sévérité.  Qu'un  homme  ait  entretenu  une 
femme  et  qu'il  se  détermine  à  l'épouser  pour  vivre  publique- 
ment avec  elle,  il  n'y  a  rien  en  cela  que  la  religion  ni  la  loi 
puissent  réprouver;  au  contraire,  l'une  et  l'autre  le  sollicitent, 
pour  ainsi  dire,  à  prendre  ce  parti.  Mais  qu'un  homme  qui  a 
vécu  en  mauvais  commerce  rougisse  de  prendre  pour  épouse 
celle  qu'il  a  eue  pour  concubine;  que,  par  cette  raison,  il  refuse 
de  l'épouser  tant  qu'il  a  l'espérance  de  vivre  encore  quelque 
temps  et  qu'il  ne  s'y  détermine  que  quand  il  sent  que  sa 
honte  va  être  ensevelie  avec  lui  dans  le  tombeau,  alors  la  loi 
entre  dans  ses  propres  sentiments  et  refuse  après  sa  mort 
des  honneurs  qu'il  n'a  jamais  voulu  accorder  pendant  sa 
vie.  Son  mari  ne  l'a  point  épousée  pour  lui  être  uni,  mais 
plutôt  pour  en  être  séparé  dans  le  même  moment  qu'il  aurait 
formé  un  lien  qu'il  abhorre.  Rien  ne  ressent  en  cela  la  dig-nité 
et  l'honneur  du  mariag-e  ».   D'après  ces  principes,  on  recon- 

1.  Arrêt  du  20  avril  1779.  Merlin,  Répert.,  vo  Mariage,  sect.  ix,  |  3. 

2.  Arrêts  des  28  février  1667  et  7  avril  1750.  Merlin,  eod. 

3.  Plaidoyer  gSe, 


192  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

naît  les  effets  civils  à  1111  mariage  qui,  pour  avoir  été  célébré 
la  veille  de  la  mort,  était  arrêté  depuis  longtemps  et  dont  la 
célébration  avait  été  impossible  par  des  événements  dont  les 
époux  n'étaient  nullement  responsables'. 

9.  Telles  étaient  les  solutions  admises  à  la  veille  de  la 
Révolution.  La  Cour  de  cassation  a  jug-é,  contrairement,  il 
est  vrai,  à  l'avis  de  Merlin,  que  l'article  5  de  la  déclaration 
du  26  novembre  1689  avait  été  abrog'é  par  les  lois  du  20  sep- 
tembre 1792,  12  brumaire  et  17  nivôse  an  II',  et  que  le 
mariage  tenu  secret  était  dès  lors  valable.  Faut-il  dire  que 
par  là  même  le  mariage  in  extremis  a  été  reconnu  efficace? 
Aucun  document  de  jurisprudence  ne  me  permet  de  l'affirmer. 

Les  deux  projets  de  Code  civil  rédigés  par  Cambacérès  sur 
l'ordre  de  la  Convention  étaient  absolument  muets  sur  la 
question.  Le  projet  Jacqueminot  renfermait,  au  contraire, 
deux  articles  au  titre  I  consacré  au  mariage.  L'un  (art.  18) 
disposait  que  «  le  mariag-e  fait  à  l'extrémité  de  la  vie  est 
privé  des  effets  civils.  Il  est  considéré  comme  tel  lorsque  l'un 
des  conjoints  se  trouve  atteint,  à  l'époque  de  la  célébration, 
d'une  maladie  dont  il  meurt  dans  les  ving-t  jours  qui  suivent. 
D'après  l'autre  (art.  55),  le  mariage  contracté  à  l'extrémité 
de  la  vie  entre  deux  personnes  qui  ont  vécu  en  concubinage 
ne  légitime  point  les  enfants  nés  avant  le  mariage.  Ces  en- 
fants, pourvu  qu'ils  soient  légalement  reconnus,  peuvent 
réclamer  les  droits  accordés  aux  enfants  nés  hors  mariag-e  ». 

Ces  deux  articles  furent  textuellement  reproduits  dans  le 
projet  rédigé,  en  l'an  VIII,  par  Tronchet,  Bigot-Préameneu 
et  Portalis ,  et  communiqué  aux  tribunaux  de  cassation  et 
d'appel. 

Les  dispositions  proposées  donnent  lieu  aux  observations 
suivantes  : 

D'après  l'article  18,  il  suffisait  qu'un  mariage  eût  été  célé- 

1.  Giv.  cass.  II  juin  1806;  Rép.  de  Merlin,  loc.  cit. 

2.  Civ.,  i5  pluviôse  an  XIII,  S.  chr. 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    ».  IqS 

bré  vingt  jours  avant  la  mort  et  quand  l'époux  était  déjà 
atteint  de  la  maladie  qui  devait  l'emporter  pour  que  les  effets 
civils  lui  fussent  refusés.  La  condition,  exigée  dans  notre  an- 
cien droit,  de  relations  antérieures  n'était  plus  nécessaire  pour 
attirer  les  sévérités  de  la  loi.  Un  rapprochement  s'impose  à  l'es- 
prit. D'après  le  même  projet  (liv.  82,  19,  art.  11),  le  contrat 
de  rente  viagère  était  nul  lorsque  le  crédi-renlier  était,  au 
moment  du  contrat,  atteint  de  la  maladie  dont  il  est  mort  dans 
le  délai  de  vingt  jours. 

Il  pouvait  en  résulter  les  conséquences  les  plus  bizarres. 
Un  mariage  étant  célébré  qui  légitimait  des  enfants,  l'état  de 
ceux-ci  était  in  pendenti.  Regardés  comme  légitimes,  si  le 
père  ou  la  mère  vivaient  vingt  et  un  jours  après  le  mariage, 
ils  étaient  exposés  à  être  traités  comme  nés  hors  mariage  si  le 
décès  survenait  plus  tôt. 

Une  autre  observation  a  trait  à  la  sanction  étabhe.  Le 
projet  prononçait  dans  maint  cas  la  nulUté  du  mariage  ;  dans 
l'espèce,  il  se  contentait  de  refuser  au  mariage  les  effets  civils. 
Y  avait-il,  dans  la  pensée  des  rédacteurs,  une  distinction  entre 
les  deux  situations  d'un  mariage  annulé  et  d'un  mariage 
inefficace?  Etait-ce  par  inadvertance  qu'avait  été  conservée  la 
solution  de  notre  ancien  droit?  Cette  solution  s'expUquait 
lorsque  le  législateur  civil  était  disposé  à  accepter  presque 
dans  leur  entier  les  décisions  du  droit  canon  quant  à  la  vali- 
dité du  lien  ;  elle  devenait  difficilement  explicable  sous  l'empire 
d'une  loi  qui  se  déclarait  indépendante  de  toute  autorité. 

Enfin,  si  le  mariage  est  inefficace  lorsqu'il  est  contracté  par 
un  malade  qui  meurt  de  sa  maladie  dans  les  vingt  jours  qui 
suivent,  aucun  délai  n'est  déterminé  pour  le  mariage  à  qui  l'on 
refuse  la  force  de  légitimer  les  enfants  nés  d'un  commerce 
antérieur.  Se  référait-on  à  la  disposition  antérieure  ou  vou- 
lait-on décréter  différemment  dans  les  deux  cas?  Peu  importe 
après  tout,  puisqu'aucun  de  ces  articles  n'a  reçu  la  sanction 
législative.  Il   y  avait  pourtant  intérêt  à  faire  cette  remarque 

13 


iqA  recukil  de  législation. 

pour  comprendre  la  portée  de  certaines  observations  faites 
par  les  tribunaux. 

10  Les  compagnies  judiciaires  invitées  à  donner  leur  avis 
sur  l'ensemble  du  projet  ne  portèrent  pas  toutes  leur  atten- 
tion sur  les  mariag-es  in  extremis  :  huit  seulement  se  pronon- 
cèrent. Le  tribunal  d'Orléans  déclara  que  «  pour  donner  à 
l'article  tout  l'effet  qu'on  doit  désirer  qu'il  ait  pour  empêcher 
ces  liaisons,  réprouvées  par  la  loi,  auxquelles  on  se  livre  dans 
l'espoir  de  parvenir  enfin  tôt  ou  tard  à  les  faire  lég-itimer,  il 
vaudrait  mieux  dire  que  tout  mariag^e  fût  réputé  fait  à  l'ex- 
trémité de  la  vie  lorsqu'à  l'époque  de  sa  célébration  l'un  des 
conjoints  était  attaqué  de  la  maladie  dont  il  décède  »;  peu  aurait 
importé  le  temps  écoulé  entre  le  mariage  et  le  décès.  Le  tri- 
bunal de  Liège  demanda,  au  contraire,  que,  pour  la  légitimation 
comme  pour  le  mariage,  il  fût  bien  entendu  que  serait  seule  re- 
g-ardée  comme  contractée  in  extremis  l'union  précédant  la  mort 
de  vingt  jours  seulement.  Pour  obéir  à  la  même  préoccupation, 
le  Tribunal  de  cassation  proposa  qu'on  réunît  les  deux  arti- 
cles en  un  seul ,  qu'on  exprimât  formellement  qu'on  aurait 
égard  à  toute  maladie  soit  chronique  soit  aiguë,  et  enfin  qu'on 
portât  de  vingt  jours  à  trente  le  délai  entre  le  mariage  et  la 
mort.  Le  tribunal  de  Toulouse,  par  l'organe  de  sa  Commis- 
sion, composée  de  MM.  G.  Desazars,  président,  Monsinnat, 
Solomiac  et  Aressy,  pensa  qu'il  convenait  de  reproduire  les 
règles  anciennes  et  de  réserver  les  rigueurs  de  la  loi  au  cas 
où  les  épaux  auraient  vécu  en  concubinage. 

Ces  quatre  tribunaux  acceptaient  donc,  sauf  précisions  ou 
restrictions,  le  principe  même  du  projet,  c'est-à-dire  la  défa- 
veur pour  les  mariages  in  extremis.  S'y  montrèrent  hostiles, 
au  contraire,  les  quatre  tribunaux  de  Bruxelles,  de  Lyon,  de 
Montpellier  et  de  Nîmes.  L'argumentation  du  tribunal  de 
Lyon  est  particulièrement  intéressante  à  reproduire.  «  Sur 
quels  fondements  la  législation  peut-elle  s'arroger  le  droit 
d'empêcher  un  citoyen  de  se  marier  à  telle  époque  de  sa  vie 


LES    MARIAGES    <(    IN    EXTREMIS    ».  ÎqB 

qu'il  veut,  pourvu  qu'il  remplisse  les  formalités  qu'elle  a 
prescrites  ?  La  morale,  l'équité,  bases  nécessaires  de  toutes  les 
lois^  ne  lui  ordonnent-elles  pas,  au  contraire,  de  réparer,  au 
moins  dans  les  derniers  moments,  l'injustice  et  l'immoralité 
de  sa  vie  antérieure?  Gomment,  d'ailleurs,  déterminer  s'il 
était  atteint  ou  non  de  la  maladie  à  l'époque  du  mariage?  Si 
elle  n'a  commencé  que  dans  l'intervalle  des  publications,  le 
mariage  déjà  conclu  et  arrêté  antérieurement  sera-t-il  nul? 
Pourquoi  ravir  aux  enfants  légitimés  par  ce  mariage  l'état  que 
leur  devait  leur  père  et  qu'il  leur  a  donné?  La  loi  doit-elle 
livrer  à  des  consultations  de  médecins,  toujours  conjecturales 
et  souvent  contradictoires,  le  sort  si  intéressant  des  individus 
innocents  qui  survivent?  » 

«  Il  n'est  plus  en  France  de  considérations  tirées  de  l'inéga- 
lité des  rangs,  on  ne  peut  pas  en  faire  résulter  de  l'inégalité 
des  fortunes.  » 

«  Y  eût-il  eu  concubinage  antérieur,  l'intérêt  des  mœurs  est 
qu'il  soit  réparé.  Peut-on  le  rappeler  lorsqu'il  est  effacé  par  les 
nœuds  sacrés  du  mariage?  Peut-on  l'opposer  quand  il  n'existe 
plus?...  Est-il  un  seul  instant  où  il  puisse  être  prohibé  d'être 
juste,  de  rendre  hommage  aux  bonnes  mœurs...  » 

Le  tribunal  de  Lyon  demandait  la  suppression  des  deux 
articles. 

11.  C'est  après  avoir  pris  connaissance  des  observations 
présentées  par  les  tribunaux  que  la  section  de  législation  du 
Conseil  d'État  rédigea  le  projet  définitif  qui  fut  soumis  aux 
délibérations  du  Conseil.  L'opinion  des  membres  de  la  sec- 
tion chargée  d'examiner  le  projet  de  loi  sur  le  mariage  fut 
unanime  pour  déclarer  valables  les  mariages  in  extremis;  il 
n'y  eut  divergence  de  vues  que  si  les  époux  avaient  vécu  en 
concubinage'.  Cette  distinction,  on  vient  de  le  voir,  avait  été 
suggérée  par  le  tribunal  d'appel  de  Toulouse.  La  discussion 

I.  Real,  Fenet,  Ti^av.  prép.,  t,  IX,  p.  3i. 


196  RECUEIL    DE    LEGISLATION'. 

fui  renvoyée  au  inoinerit  où  Ton  s'occuperait  du  titre  de  la 
Paternité  et  de  la  Filialiun.  11  y  a  intérêt  cependant  de  s'ar- 
rêter, jxjur  exposer  un  échange  d'observations  (jui  eut  lieu  au 
Conseil  d'Etat  à  propos  des  publications  de  mariag'e. 

Après  avoir  reconnu  la  nécessité  de  deux  publications,  le 
projet  arrêté  par  la  section  de  législation  consacrait  le  droit 
pour  le  Gouvernement  ou  ceux  qu'il  préposerait  à  cet  effet, 
d'accorder,  pour  causes  graves,  des  dispenses  de  toute  publi- 
cation'. Berlier  combattit  en  général  le  système  des  dispen- 
ses; Tronchet  fit  obser\er  (ju'elles  sont  surtout  nécessaires 
pour  les  mariag-es  in  extremis  :  «  La  question  de  leur  validité, 
dit-il,  se  lie  à  celle  des  dispenses'^.  »  Le  Premier  Consul  de- 
manda qu'on  déterminât  les  causes  qui  pourraient  faire  obte- 
nir la  dispense  des  deux  publications.  La  question  se  posa  de 
savoir  si  le  Gouvernement  seul  pourrait  accorder  cette  dis- 
pense ou  s'il  aurait  le  droit  de  déléguer  ce  pouvoir,  ce  qui 
semblait  dangereux  à  plusieurs  membres  du  Conseil.  Enfin, 
sans  donner  de  motifs  à  l'appui,  on  vota  qu'il  ne  serait  jamais 
accordé  de  dispense  de  la  première  publication  3.  Nous  ver- 
rons quelle  gêne  entraîne  cette  décision  qui  reste  inexpliquée, 
après  les  dispositions  manifestées  par  les  conseillers  d'Etat. 
En  présentant  le  projet  de  loi  sur  le  mariage,  Portalis  fit  remar- 
quer qu'aucune  disposition  ne  prohibait  le  mariage  contracté  à 
l'extrémité  de  la  vie.  Empruntant  au  style  de  l'époque  son  em- 
pliase  et  ses  images,  il  déclara  qu'il  avait  jadis  paru  étrange 
((  qu'une  personne  mourante  pût  concevoir  l'idée  de  transfor- 
mer subitement  son  lit  de  mort  en  lit  nuptial,  et  pût  avoir 
la  prétention  d'allumer  les  feux  brillants  de  l'hymen  à  côté  des 
torches  funèbres  dont  la  sombre  lueur  semblait  déjà  réfléchir 
une  existence  presque  éteinte*  ».   Mais,   ajouta-l-il,  qu'est-ce 


1.  Fenet,  t.  IX,  p.  29. 

2.  Fenet,  t.  IX,  p.  3o. 

3.  Fenet,  t.  IX,  p.  33. 

4.  Fenef,  t.  IX,  p.  i64- 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) . 


'97 


qu'un  mariai^-e  tn  ejctremis?  lc\,  l'art  conjectural  de  la  méde- 
cine vient  ajouter  aux  doutes  et  aux  incertitudes  de  la  juris- 
prudence. Est-il  d'ailleurs  certain  que  la  loi  fût  bonne  et  con- 
venable? L'équité  comporte-t-elle  que  l'on  condamne  au  déses- 
poir un  père  mourant  dont  le  cœur  déchiré  par  le  remords 
voudrait,  en  quittant  la  vie,  assurer  l'état  d'une  compagne  qui 
ne  l'a  jamais  abandonné  ou  celui  d'une  postérité  innocente 
dont  il  prévoit  la  misère  et  le  malheur? 

En  parlant  ainsi,  Portalis  semblait  annoncer  que  sans  diffi- 
culté devait  être  admis  le  mariag-e  contracté  au  moment  de  la 
mort  pour  légitimer  des  enfants  nés  d'un  commerce  antérieur. 
Telle  était,  en  effet,  la  décision  qui  avait  prévalu  au  Conseil 
d'Etat,  mais  contre  l'avis  de  la  section,  et.,  chose  sing-ulière, 
contre  l'avis  personnel  de  Portalis,  qui  avait  déjà  profité  de 
la  circonstance  pour  opposer  les  flambeaux  de  l'hymen  aux 
torches  funéraires.  Décidément,  il  tenait  à  cette  imag-e.  La 
discussion  qui  avait  précédé  cette  décision  à  la  séance  du  24  bru- 
maire an  X,  est  certainement  l'une  des  plus  vives  et  des  plus 
intéressantes  de  l'époque ^ 

D'après  la  section,  le  mariage  contracté  à  l'extrémité  de 
la  vie  entre  deux  personnes  qui  auraient  vécu  en  concu- 
binage ne  devait  pas  légitimer  les  enfants  nés  avant  ledit 
mariage.  Cette  proposition,  à  peine  mise  à  l'étude,  souleva 
aussitôt  des  objections.  Il  faut  ou  prohiber  les  mariages  in 
extremis  ou  en  admettre  tous  les  effets,  s'écria  le  Ministre  de 
la  Justice,  et  cette  contradiction  du  projet  fut  mise  en  pleine 
lumière,  notanmient  par  Real  et  par  Berlier,  qui  firent  l'un  et 
l'autre  deux  excellents  discours.  Les  raisons,  soit  morales  soit 
juridiques,  mises  en  avant  dès  notre  ancien  droit  et  sur  les- 
quelles nous  pourrons  revenir,  furent  réfutées  avec  une 
grande  force.  Les  époux  sont  frappés  au  moment  où  ils  accep- 
tent de  se  soumettre  à  la  loi;  les  enfants  auxquels  on  refuse  la 

1.  Fenet,  t.  X,  p.  55. 


198  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

lég-itimation  sont  mis  sur  le  même  pied  que  les  incestueux  ou 
les  adultérins.  Boula\ ,  Portails  et  INIalleville  essayèrent  de  dé- 
fendre le  projet.  Le  mariage  est  le  sacrement  des  vivants, 
disait  ce  dernier,  c'est  une  société  contractée  pour  doubler  les 
plaisirs  et  adoucir  les  maux.  Ce  contrat  des  vivants,  ajoutait 
Portalis,  «  ne  peut  être  formé  avec  un  cadavre  commencé  ». 
Leur  arg;-umentation  avait  pour  conclusion  logique  l'interdic- 
tion d'un  mariage  contracté  aux  approches  de  la  mort;  le 
moyen  terme  auquel  on  s'était  arrêté  d'admettre  le  mariage 
et  de  ne  pas  y  rattacher  le  bienfait  de  la  légitimation  ne 
pouvait  être  accepté;  l'article  fut  supprimé'. 

Ainsi  amendé,  le  texte  ne  donna  lieu  à  aucune  observation 
du  Tribunat.  L'exposé  des  motifs  rédigé  par  Bigot-Préameneu^ 
et  le  discours  au  Corps  législatif  du  tribun  Duveyrier^  consta- 
tent expressément  qu'aucune  prohibition  n'a  été  portée,  soit 
contre  le  mariage  in  extremis,  soit  contre  la  légitimation  des 
enfants.  Les  inconvénients  de  l'ancien  état  de  choses  sont 
opposés  aux  avantages  qui  résulteront,  d'après  les  orateurs,  du 
droit  reconnu  à  chacun  de  contracter  mariage,  même  aux 
approches  de  la  mort.  Le  projet  fut  volé  tel  qu'il  était  pro- 
posé; il  est  devenu  un  des  textes  du  Code. 

12.  Aucune  défense  n'est  donc  établie  dans  la  loi  ;  on  n'y 
trouve  pas  davantage  une  disposition  de  faveur;  d'où  la  con- 
séquence, acceptée  de  tous  et  dont  il  faut  maintenant  détailler 
les  conséquences  :  les  mariages  in  extremis  sont  possibles,  la 
loi  en  admet  tous  les  effets,  qu'il  s'agisse  des  époux  ou  des 
enfants,  mais  le  droit  commun  leur  est  seul  applicable;  ils  ne 
sont  l'objet  d'aucune  règle  particulière. 

Le  projet  de  Code  prévoyant  un  «  mariage  contracté  à 
l'extrémité  de  la  vie  »,  supposait  que  la  mort  avait  suivi 
de  près    la    célébration  ;    un  délai    avait    même    été  indiqué 

1.  Fenet,  t.  X,  p.  71. 

2.  Fenet,  t.  X,  p.  i5i. 

3.  Fenet,  t.  X,  p.  235. 


LES    MARIAGES     «    IN    EXTREMIS     ».  IQQ 

dans  certaines  propositions.  Aujourd'hui,  le  mariag-e  con- 
tracté par  un  moribond  étant  régi  par  le  droit  commun,  peu 
importe  l'erreur  de  diag-nostic.  Une  personne  qu'on  croyait 
sur  le  point  de  mourir  a  contracté  mariag-e  ;  elle  revient 
à  la  santé,  sa  guérison  n'aura  aucune  influence  sur  le  mariag-e. 
D'après  cela,  au  lieu  de  parler  des  mariag-es  in  extremis, 
vaudrait-il  mieux  dire  que  nous  nous  occupons  des  mariag-es 
contractés  par  une  personne  en  dang-er  de  mort,  mais  les  ha- 
bitudes du  langage  l'emportent,  et  il  aura  suffi  de  bien  mon- 
trer que  l'extrémité  de  la  vie  où  l'on  croit  se  trouver  peut 
n'être  que  présumée. 

Faisant  à  ce  mariage  l'application  des  règles  ordinaires,  les 
conditions  de  fond  et  les  conditions  de  forme  devront  succes- 
sivement appeler  notre  attention. 

13.  On  n'a  pas  oublié  la  formule  énergique  de  l'arti- 
cle i46  :  «  Il  n'y  a  point  de  mariage  lorsqu'il  n'y  a  pas  de  con- 
sentement. »  J'ai  à  peine  besoin  de  dire  que  cette  règle  est 
applicable  aux  mariages  in  extremis.  Un  arrêt  dont  je  vais 
rapporter  le  décision  va  même  jusqu'à  dire  que  c'est  surtout 
dans  ces  mariages  que  le  consentement  est  exigé.  Je  n'insis- 
terais pas,  si,  au  cours  de  la  discussion  au  Conseil  d'Etat, 
Portalis  n'avait  déclaré  que  c'était  pour  assurer  l'intégrité  du 
consentement ,  et  par  suite  d'une  sorte  d'inconscience  pré- 
sumée que  l'on  empêchait  de  contracter  au  lit  de  mort.  Il  fut 
aisé  de  répondre  que,  si  l'intelligence  se  trouvait  souvent 
affaiblie  par  la  maladie,  ce  n'était  pas  une  règle  absolue,  et 
que  bien  des  mourants  avaient  leur  entière  lucidité.  On  n'an- 
nule pas  un  testament  parce  que  le  disposant  est  mort  peu 
après  sa  confection,  et  pourtant  il  a  pu  le  rédiger  seul, 
tandis  que  le  mariage  a  exigé  la  présence  de  l'officier  de 
l'état  civil.  En  fait,  j'ai  eu  l'occasion  de  voir  une  dizaine 
de  mariages  contractés  par  des  moribonds,  et  je  puis  attes- 
ter que  chez  tous  il  y  avait  lucidité  parfaite  et  volonté  très 
certaine.  , 


200  RECURFL    DE    LEGISLATION. 

Telle  n'était  pas  certainement  la  situation  sur  laquelle  la 
Cour  de  Paris  eut  à  se  prononcer  à  la  date  du  20  mars  1872  ^ 
Les  détails  que  nous  ont  conservés  les  journaux  judiciaires^ 
justifient  entièrement  le  dispositif  de  l'arrêt  qui  annula  le 
mariag-e.  Frappé  de  cong-estion  cérébrale,  ne  pouvant  articu- 
ler qu'un  oui  ou  un  non,  un  malade  fut  marié  une  heure 
avant  sa  mort,  et  le  médecin  traitant  pouvait  dire  :  «  Quant 
à  savoir  si,  à  ce  moment,  il  était  intelligent  ou  inintelligent,  je 
ne  puis,  en  conscience,  me  prononcer.  »  La  Cour  pensa  que 
si  un  oui  avait  été  articulé  à  suite  d'une  double  question  posée 
à  la  fois  par  le  maire  et  par  le  curé,  ces  mots  appartenaient 
«  à  l'espace  incertain  qui  se  partage  entre  la  vie  et  la  mort  et 
dans  lequel  l'instinctif  domine  le  réfléchi  ». 

La  décision  de  la  Cour  de  Paris  doit  être  acceptée  sans 
difficulté;  le  mariage,  dans  les  conditions  où  il  avait  été  con- 
tracté, devait  être  déclaré  inexistant  et  sans  effet,  notamment 
pour  une  légitimation. 

Je  n'ai  à  rappeler  ni  la  théorie  très  nette  des  mariages 
inexistants  opposés  aux  mariages  simplement  annulables,  ni 
les  hésitations  de  la  jurisprudence  à  sanctionner  cette  théorie^. 
Qui  l'accepte  devra  traiter  le  mariage  in  extremis,  contracté 
parle  moribond  dont  les  facultés  intellectuelles  sont  anéanties, 
comme  est  traité  le  mariage  d'un  dément  dans  un  moment  de 
folie.  Une  personne  en  état  d'ivresse  qui  la  prive  de  sa  raison, 
celui  qui,  sous  l'empire  d'une  suggestion,  ne  ferait  qu'obéir 
passivement  à  un  ordre  reçu,  sans  que  sa  volonté  y  ait  aucune 
part,  ne  sont  pas  plus  étrangers  que  lui  au  contrat  dont  on 
voudrait  se  prévaloir. 

Si  la  volonté  existe,  sa  manifestation  n'est  soumise  à  aucune 
forme  particulière,  et,  de  même  que  le  sourd-muet  pourra  être 

1.  D.,  72,  2,  109. 

2.  Droit,  28  mars  1872. 

3.  Baudry-Lacantinerie  et  Houques-Fourcade ,  Des  personnes,  t.  II, 
nos  1679  et  suiv. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  201 

lié  s'il  a  fait  comprendre  sa  volonté  de  contracter',  de  même 
le  moribond,  dont  l'esprit  est  lucide,  pourra,  bien  que  sa  lan- 
g-ue  soit  paralysée,  exprimer  un  consentement  qui  sortira  tous 
ses  efFets. 

Si  Ton  établit  que  la  volonté  n'existait  pas,  tout  intéressé 
pourra  en  tout  temps,  par  voie  d'action  comme  par  voie 
d'exception,  faire  tondjer  une  union  qui  n'aura  du  mariage 
que  l'apparence. 

14.  Les  règles  ne  sont  point  identiques  pour  déterminer  les 
suites  d'un  mariage  contracté  au  lit  de  mort,  où  l'on  soutien- 
drait que,  de  la  part  de  l'un  des  époux,  il  y  a  eu  «  erreur  dans 
la  personne  »,  ou  encore  que  la  violence  a  vicié  son  consen- 
tement. 

Sur  un  moribond,  la  violence  s'exercera  souvent  par  une 
menace  d'abandon.  Si  l'erreur  est,  en  général,  très  rare,  ne 
semble-t-il  pas  qu'elle  sera  plus  facile  au  lit  de  mort?  Sans  trop 
d'invraisemblance,  on  peut  supposer  une  aventurière  qui  se 
fait  passer  pour  celle  que  le  moribond  désire  épouser. 

Dans  ces  conditions,  nous  avons  à  rechercher  ce  qu'il  ad- 
viendra si  l'époux,  victime  de  la  violence  ou  de  l'erreur,  est 
mort  aussitôt  après  la  célébration.  D'après  une  opinion  qui  a 
rallié  l'unanimité  de  la  doctrine  et  qui  s'appuie,  ce  semble,  sur 
le  texte  formel  du  Code  et  sur  l'intention  clairement  manifestée 
par  ses  rédacteurs,  l'action  en  nullité  appartenait  au  défunt 
d'une  façon  exclusive  ;  ses  héritiers  n'auraient  pas  qualité 
pour  l'intenter.  Les  recueils  de  jurisprudence  ne  citent  qu'une 
seule  décision;  elle  fut  rendue  par  le  tribunal  de  Toulouse  à 
propos  d'une  affaire  qui  fit  assez  de  bruit  ^  :  on  écarta  comme 
irrecevable  l'action  des  héritiers.  «  Cette  opinion,  lit-on  dans 
les  considérants,  est  la  plus  juste,  la  plus  raisonnable,  la  plus 
conforme  à  la  dignité  du  mariage  et  à  sa  sécurité;  les  époux, 


1.  Baudry,  Lacantinerie  et  Houques  Fourcade,  t.  II,  dp.  cit.,  no  i440. 

2.  24  févr.  1879,  S.,  80,  2,  54. 


202  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

en  effet,  sont  les  meilleurs  jug"es  de  la  question  de  savoir  s'ils 
ont  été  trompés  ou  si  leur  consentement  n'a  pas  été  libre,  ils 
ont  seuls  pour  agir  un  intérêt  moral  qui,  en  pareille  matière, 
doit  dominer  tous  les  autres.  »  Ce  jug-ement  s'appuie  sur  l'au- 
torité de  Pothier,  qui  n'affirmait  cependant  le  droit  exclusif 
de  l'époux  victime  de  l'erreur,  que  pour  nier  celui  de  l'autre 
conjoint  '. 

L'un  des  auteurs  les  plus  récents,  et  j'ajoute  avec  quelque 
fierté  pour  l'Académie,  l'un  des  plus  autorisés,  soutient  cette 
manière  de  voir  par  l'argument  suivant  :  «  La  victime  de  la 
violence  ou  de  l'erreur  ne  saurait  plus  bénéficier  de  l'action 
qui  devait  rompre  sa  chaîne  et  qui  ne  pourrait  plus  que  sau- 
vegarder des  intérêts  pécuniaires  auxquels  la  loi  n'a  pas 
songé.  Ce  motif,  ajoute  M.  Houques-Fourcade,  paraît  bien 
préférable  à  celui  qu'on  invoque  d'ordinaire,  car  s'il  est  vrai 
que  la  règle  d'après  laquelle  les  héritiers  succèdent  aux  ac- 
tions qui  appartiennent  à  leur  auteur  ne  s'applique  qu'aux 
actions  faisant  partie  de  son  patrimoine  dans  lequel  ne  figure 
pas  celle-là,  on  n'explique  pas  ainsi  pourquoi  l'exercice  de 
cette  dernière  leur  a  été  refusé,  alors  qu'il  leur  est  loisible 
d'en  intenter  d'autres  qui,  comme  l'action  en  désaveu,  lui  res- 
semblent par  leur  caractère.  » 

Au  risque  de  paraître  téméraire,  je  ne  suis  pas  convaincu. 
Autant  je  suis  disposé  à  respecter  le  droit  du  mourant  qui, 
en  pleine  liberté  et  en  parfaite  connaissance,  veut  contracter 
mariage,  autant  me  semble  peu  digne  de  considération  une 
union  où  le  consentement  a  été  vicié.  Que  l'époux  délivré  de 
la  violence  ou  ayant  reconnu  son  erreur  ait  accepté  le  ma- 
riage, expresse  ou  tacite,  sa  volonté  sera  suivie.  Mais,  si  la 
mort  a  suivi  de  si  près  la  célébration,  qu'on  puisse  croire  que 
le  défunt  n'avait  pas  recouvré  sa  liberté  et  ne  s'était  pas  rendu 

I .  Contrat  de  mariage,  n°  444  '■  «  tl  n'y  ^  que  cette  personne  qui  soit  reçue 
à  intenter  l'action  en  cassation  de  mariage;  l'autre  partie  n'y  est  pas  rece- 
vable.  » 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    ».  2o3 

compte  de  la  réalité,  faudra-t-il  laisser  le  survivant  jouir 
d'une  situation  usurpée?  Les  représentants  légaux  du  défunt 
me  paraissent  plus  dignes  d'intérêt.  Ils  demandent  à  exercer 
un  droit  qui  appartenait  à  leur  auteur.  Un  texte  serait  néces- 
saire pour  leur  enlever  l'action.  L'article  i8o  dit  bien  que 
seul  l'époux  qui  n'a  pas  été  libre  ou  qui  a  été  induit  en  erreur 
peut  attaquer  le  mariage,  mais  il  a  surtout  pour  but  d'exclure 
l'action  de  l'autre  conjoint. 

Il  est  bien  vrai  que  la  mort  éteint  l'action  en  divorce;  mais 
n'est-ce  pas  pour  cette  action  qu'il  faudrait  dire,  avec  M.  Hou- 
ques-Fourcade^  qu'elle  est  sans  intérêt  après  le  décès  de  l'un 
des  époux,  puisqu'il  ne  subsiste  plus  de  lien  entre  eux,  et 
que  dès  lors  l'état  nouveau  que  l'on  voulait  créer  est  dès  à 
présent  réalisé.  L'action  en  nullité  tend,  non  à  modifier  la 
situation  des  époux,  mais  à  faire  constater  qu'ils  n'ont  pas 
rempli  les  conditions  pour  être  légalement  mariés.  La  sen- 
tence est  déclarative,  non  créatrice  de  droits. 

Ma  conclusion  serait  donc  que  les  héritiers  devraient  pouvoir 
exercer  un  droit  qui  appartenait  à  leur  auteur  et  auquel  il  n'a 
pas  renoncé,  si  nous  ne  nous  trouvions  pas  dans  une  matière 
où  les  actions  doivent  avoir  été  formellement  accordées  par  le 
législateur.  Or,  il  est  certain  que  les  textes  prévoient  d'une 
façon  exclusive  l'action  de  l'intéressé.  Je  ne  parle  pas  de  l'ar- 
ticle i8o  qui,  en  décidant  que  le  mariage  ne  peut  être  attaqué 
que  par  celui  des  époux  dont  le  consentement  n'a  pas  été 
libre  ou  qui  a  été  induit  en  erreur,  a  eu,  je  l'ai  dit,  pour  objet 
unique  d'interdire  l'action  de  l'autre  époux;  je  trouve,  au 
contraire,  très  significatif  le  silence  gardé  par  l'article  i8i. 
Une  déchéance  de  l'action  résulte  de  la  cohabitation  continuée 
pendant  six  mois  depuis  que  l'époux  a  acquis  sa  liberté  ou  que 
l'erreur  a  été  par  lui  reconnue.  Si  l'action  avait  pu  être  in- 
tentée par  les  héritiers,  une  limitation  de  temps  aurait  été 
édictée  par  le  texte.  Cette  action  n'est  donc  pas  prévue.  Rares 
sont,  dans  notre  législation,   les  droits  que  la  procédure  ne 


2o4  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

protège  pas.    Nous  en  trouvons  un;  à  mon  avis,  cette  lacune 
devrait  être  comblée. 

45.  Les  empêchements  résultant  de  la  parenté  ou  de  l'al- 
liance sont  évidemment  les  mêmes  et  doivent  produire  les 
mêmes  effets,  que  les  époux  soient  en  santé  ou  que  l'un  d'eux 
soit  en  danger  de  mort.  Parmi  ces  empêchements,  il  en  est 
qui  peuvent  être  levés  par  des  dispenses.  Je  n'apprendrai 
rien  à  personne  en  disant  que  les  pièces  à  produire,  les  en- 
quêtes à  faire,  les  avis  à  formuler,  l'envoi  à  la  chancellerie, 
la  signature  des  lettres  patentes,  leur  enregistrement  et  l'ex- 
pédition qui  est  remise  aux  parties  prennent  bien  des  jours. 
Les  circulaires  ministérielles  recommandent  sans  doute  la  cé- 
lérité, et  j'aurais  mauvaise  grâce  à  mettre  en  doute  la  bonne 
volonté  des  magistrats  du  parquet,  dont  je  suis  appelé,  presque 
tous  les  jours,  à  constater  le  charitable  empressement  en  faveur 
des  mariages  d'indigents.  Il  n'empêche  que,  trop  souvent, 
si  un  mariage  au  lit  de  mort  exigeait  l'octroi  de  dispenses, 
il  serait  impossible  d'arriver  à  temps.  En  fait,  je  n'ai  jamais 
eu  l'occasion  d'être  arrêté  par  ces  exigences. 

16.  L'empêchement  résultant  de  la  parenté,  celui  qui  pro- 
vient de  l'impuberté  ou  de  l'existence  d'un  mariage  antérieur 
sont  sanctionnés  par  une  action  en  nullité  dite  absolue,  en  ce 
sens  qu'elle  peut  être  intentée  par  tous  les  intéressés  et  même 
par  le  ministère  public.  Je  rappelle  que  l'action  de  ce  dernier 
est  éteinte  par  le  décès  des  époux;  ainsi  est  généralement  inter- 
prété l'article  190  du  Code  civil.  Si  donc  le  moribond  vient  à 
succomber,  la  société  est  désintéressée;  le  scandale  a  cessé; 
seuls,  les  intérêts  privés  pourront  chercher  à  se  faire  protéger. 

17.  Les  règles  relatives  au  consentement  des  parents  avec 
les  simplifications  apportées  par  la  loi  du  20  juin  1896 
sont  applicables  aux  mariages  in  extremis.  Je  rappelle  que 
les  textes  du  Code  m'ont  paru  exclure  l'action  des  héritiers 
de  l'époux  qui  pouvait  attaquer  un  mariage  pour  cause  d'er- 
reur ou  de  violence;  il  en  sera  de  même  pour  l'action  en  nul- 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  2o5 

lité  reconnue  par  l'article  182  au  conjoint  qui  avait  besoin  du 
consentement  de  ses  parents'.  Les  ascendants  dont  l'autorité 
a  été  méconnue  pourraient,  au  contraire,  après  la  mort  de 
leur  enfant,  intenter  l'action  sous  les  réserves  et  avec  les  res- 
trictions édictées  par  l'article  i83. 

18.  Conditions  déformes,  —  Malgré  le  désir  de  favoriser 
les  mariages  in  extremis,  on  aurait  difficilement  compris  que 
les  conditions  de  fond  ne  fussent  pas  les  mêmes  que  pour 
ceux  conclus  en  santé.  Les  formes  pourraient,  ce  semble,  se 
prêter  aux  exigences  de  la  situation,  et  nous  verrons  qu'en 
fait  il  en  est  parfois  ainsi. 

Publications.  —  En  principe,  deux  publications  sont  né- 
cessaires. En  cas  d'urgence,  et  si  l'on  a  expressément  prévu 
le  cas  du  mariage  in  extremis,  on  a  indiqué  ég-alement  un 
départ  prochain,  une  grossesse  avancée,  dispense  d'une  publi- 
cation peut  être  obtenue  du  procureur  de  la  République.  En 
supposant  cette  dispense  accordée,  un  futur  mariag-e  devant 
être  publié  un  dimanche ,  et  la  célébration  n'étant  possible 
que  le  troisième  jour,  soit  le  mercredi  qui  suit,  il  y  a  néces- 
sairement un  certain  temps  à  observer.  Ce  délai  peut  même 
être  plus  long  si  les  publications  doivent  être  faites  dans 
plusieurs  communes,  car  le  certificat  de  non-opposition  ne  sera 
délivré  que  le  mercredi,  et,  dans  les  grandes  villes  au  moins, 
la  signature  et  la  légalisation  occasionneront  quelque  relard. 
La  pièce  doit,  ensuite,  être  envoyée  au  lieu  de  la  célébration. 
Ces  calculs  sembleront  peut-être  minutieux  mais  je  prévois  des 
cas  où  les  minutes  peuvent  avoir  leur  importance. 

J'ai  signalé  plus  haut  comment,  lors  de  la  rédaction  du 
Code  civilj  le  conseil  d'Etat  avait,  sans  motif  spécial,  interdit 
une  dispense  absolue  de  publications.  Cette  rig-ueur  est  exces- 
sive et  je  ne  puis  l'énoncer  sans  qu'à  ma  pensée  reviennent 
de  bien  pénibles  souvenirs;  je  ne  puis  oublier  les  pauvres  mo- 

I.  Baudry  et  Houques-Fourcade,  t.  II,  p.  357,  no  1775. 


206  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

ribonds  qu'elle  a  privés  de  la  consolation  qu'ils  sollicitaient- 
En  remontant  à  douze  mois  seulement,  je  pourrais  citer,  à 
Toulouse,  quatre  mariasses  dont  la  nécessité  absolue  de  publi- 
cations a  rendu  la  célébration  impossible. 

Je  dois  sig-naler  cependant  que,  dans  l'espèce  à  propos  de 
laquelle  est  intervenu  l'arrêt  précité  rendu  par  la  Cour  de 
Paris  le  20  mars  1872,  il  est  dit  que  le  chef  du  parquet  avait 
accordé  dispense  des  deux  publications  :  cela  sig-nifie  sans  doute 
que,  vu  l'urg-ence,  il  avait  promis  qu'il  n'exercerait  pas  des 
poursuites  ;  que,  pour  employer  une  expression  vulg-aire,  il 
fermerait  les  yeux.  On  m'a  cité  un  cas  semblable  qui  s'est 
produit  dans  le  département  du  Var.  Je  me  garderai  de  blâ- 
mer ces  magistrats.  Que  penser  cependant  d'une  loi  dont  on 
ne  peut  voir  la  violation  sans  une  satisfaction  véritable?  Nous 
aurons  à  rechercher  si,  dans  l'état  actuel  de  la  jurisprudence, 
cette  pratique  ne  pourrait  pas  être  rég-ularisée. 

Le  défaut  de  publications  et  l'inobservation  des  intervalles 
prescrits  entre  la  dernière  publication  et  la  célébration  sont 
sanctionnés  par  une  peine  pécuniaire  qui  atteint  l'officier  de 
l'état  civil  et  les  parties  sans  qu'ils  puissent,  dans  le  cas  qui 
nous  occupe,  invoquer  l'urgence  comme  excuse  justificative. 
On  s'est  demandé  si  la  connaissance  de  ce  fait  devait  être 
attribuée  aux  tribunaux  civils,  par  application  de  l'article  5o 
du  Code  civil,  ou  si  elle  était  de  la  compétence  des  tribunaux 
correctionnels.  Cette  dernière  solution  a  prévalu  en  doc- 
trine' comme  en  jurisprudence^,  avec  raison,  je  le  crois. 

En  tout  cas,  il  est  certain  que  si  le  maire,  peu  préoccupé 
de  la  peine  qu'il  peut  encourir,  consentait  à  célébrer  le  ma- 
riage  sans  publications  ou  sans   tenir  compte  de  l'intervalle 


1.  Aubry  et  Rau,  t.  I,  p.  3i4,  §  62,  5e  édit.  Baudry-Lacantinerie  et 
Houques-Fourcade,  Des  personnes,  t.  I,  no  868,  p.  726,  note  2,  2e  édit. 
Garraud,  Tr.  (héoj\  et  prat.  de  clr.  pén.,  2e  édit.,  t.  IV,  n"  1234. 

2.  Toulouse,  ler  fév.  1898,  S.  98,  2,  216,  et  la  note  D.  1900,  2,  29,  et  la 
note  Toulouse,  7  janvier,  1899,  S.  99,2,  16,  D.  1900,  2,  29. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  2O7 

prescrit  par  la  loi,  la  nullité  ne  serait  pas  prononcée  de  ce 
chef.  Cette  solution  ressort  tellement  du  texte  qu'aucune  dis- 
cussion ne  semble  possible.  Je  n'ai  pas  à  rappeler,  au  contraire, 
combien  controversée  est  la  question  de  savoir  si  un  mariage 
célébré  à  l'étrang-er  et  non  précédé  de  publications  en  France 
ne  doit  pas  être  annulé.  Des  diverses  interprétations  qui  ont 
été  présentées  pour  expliquer  les  dispositions  impératives  de 
l'article  170,  celle  qui  semble  rallier  la  majorité  de  la  doc- 
trine et  de  la  jurisprudence  autorise  les  tribunaux  à  j)ronon- 
cer  la  nullité,  lorsqu'on  peut  accuser  les  époux  d'avoir  voulu 
faire  fraude  à  la  loi,  en  ne  rendant  pas  leur  mariag-e  public  ou 
en  essayant  de  se  soustraire  aux  exigences  de  la  loi,  notam- 
ment en  ce  qui  concerne  les  actes  respectueux.  Ce  n'est  pas 
le  moment  d'apprécier  cette  interprétation  ;  il  me  suffira  d'en 
indiquer  une  application  pratique.  Un  mariage  ayant  été  célé- 
bré à  l'étranger  sans  publications  en  France  et  sans  significa- 
tion aux  ascendants  de  l'acte  respectueux^  la  cour  de  Bor- 
deaux jugea,  avec  beaucoup  de  raison,  que  l'omission  de  ces 
formalités  ne  pouvait  être  regardée  comme  frauduleuse  dès 
qu'il  était  constaté  que  le  mariage  avait  dû  être  célébré  d'ur- 
gence, l'un  des  époux  se  trouvant  en  danger  de  mort'. 

19.  Dans  les  cas  où  la  célébration  civile  est  impossible 
parce  que  les  publications  n'ont  pu  être  faites  ou  que  le  délai 
n'est  pas  encore  expiré,  le  mourant  ne  pourrait-il  pas  sollici- 
ter du  prêtre  qui  l'assiste  une  célébration  religieuse  qui  satis- 
ferait sa  conscience  et  régulariserait  sa  situation  devant  Dieu  ? 
Plusieurs  fois  j'ai  vu  la  question  se  poser:  peu  importe  com- 
ment elle  a  été  résolue  en  fait  ;  examinons-la  d'après  les  ar- 
ticles 199  et  200  du  Code  pénal  qui,  on  le  sait,  punissent  de 
l'amende,  et,  en  cas  de  récidive,  de  l'emprisonnement  et  de  la 
détention  le  ministre  du  culte  qui  procède  aux  cérémonies  reli- 
gieuses d'un  mariage  sans  qu'il  lui  ait  été  justifié  d'un  acte  de 

1.  Baudry-Lacantinerie  et  Houques-Fourcade,  II,  p.  4o5. 

2.  Bordeaux,  i4  jimv.  i852,  P.  62,  2,  435;  D.  53,  2,  i8o. 


208  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

mariag-e  préalablement  reçu  par  les  officiers  de  l'étal  civil'.  Les 
textes  sont  précis.  Seraient-ils  appliqués  aux  mariages  in  extre- 
mis? M.  Glasson^  écrivait,  en  1880  :  «  Jamais  le  ministère 
public  n'a,  à  notre  connaissance,  exercé  de  poursuites  dans  les 
cas  de  ce  genre.  »  La  Gazette  des  Tribunaux  du  1 1  avril  1896 
nous  signale  une  condamnation  prononcée  contre  un  chape- 
lain de  l'ég-lise  du  Sacré-Cœur  de  Gharleville.  Que  le  minis- 
tère public  puisse  ne  pas  poursuivre^  c'est  certain  ;  qu'il  fasse 
bien  de  s'abstenir,  chacun  sans  doute  le  pensera  ;  mais,  si  la 
poursuite  est  intentée^  je  crois  bien  ici  encore  que  l'excuse  tirée 
de  l'urgence  ne  serait  pas  admise.  Moins  sévère,  le  législateur 
allemand,  dans  la  loi  d'introduction  du  Code  civil,  a  disposé 
ainsi,  article  55  :  «  Il  n'y  a  pas  d'acte  punissable  lorsque  l'ec- 
clésiastique ou  l'employé  religieux  procède  aux  cérémonies  reli- 
gieuses de  la  célébration  du  mariage  dans  le  cas  d'une  maladie 
mortelle  de  l'un  des  époux  ne  permettant  pas  une  remise  ». 

Que  dirait-on,  cependant,  de  celui  qui,  se  prévalant  des 
dispositions  du  droit  canon,  prendrait  son  curé  à  l'improviste 
et  lui  déclarerait,  concurremment  avec  la  personne  qu'il  désire 
épouser,  qu'ils  se  prennent  mutuellement  pour  mari  et  femme? 

D'après  la  doctrine  traditionnelle  de  l'Eglise  catholique,  les 
contractants  eux-mêmes  et  non  le  prêtre  sont  les  ministres 
du  sacrement;  le  propre  curé  ne  joue  aucun  rôle  actif;  il  est 
seulement  témoin.  Il  faut,  mais  il  suffit  qu'il  puisse  constater 
qu'un  homme  et  une  femme  ont,  en  sa  présence,  exprimé  la 
volonté  de  s'unir  par  les  liens  du  mariage.  Peu  importe  que 
le  prêtre  soit  présent  de  son  plein  gré,  ou  malgré  lui,  qu'il 
ait  été  amené  ou  retenu  par  surprise  ou  par  violence.  Les  ca- 


1.  On  sait  que  l'abrogation  de  cet  article  a  été  inutilement  demandée  à 
la  Chambre  des  députés  (3  juillet  iQoB),  par  M.  l'abbé  Gayraud  et  M.  l'abbé 
Lemire,  comme  conséquence  du  vole  du  projet  de  la  loi  sur  la  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat.  M.  Lemire  a  prévu  formellement  le  cas  d'un  mariage 
in  extremis. 

2.  Cité  par  Lemaire,  Le  Mariage  civil.   Thèse  de  doctorat,  Paris^  iQOi- 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) .  2O9 

nonistes  sont  formels  à  cet  ég-ard,  ils  rapportent  des  décisions 
rendues  par  la  cong-rég-ation  du  Concile  et  qui  reconnaissent 
comme  valides  «  les  mariag-es  contractés  de  la  façon  la  plus 
romanesque  et  la  plus  bizarre*  ».  Dans  notre  ancien  droit, 
on  a  vu  le  Parlement  déclarer  valables  les  mariages  dits  à  la 
g-aulmine,  du  nom  de  l'intendant  Gaulmin,  qui  se  présenta  au 
curé  avec  sa  fiancée,  ses  témoins  et  deux  notaires,  et  fit  dres- 
ser acte  par  ceux-ci  qu'il  se  mariait  a  en  face  d'église^  ».  On 
n'a  pas  oublié  la  p=ige  du  roman  Les  Fiancés  de  Manzoni, 
où  est  raconté  un  pareil  mariage.  A  la  cour  de  Toulouse,  on 
eut  à  jug-er,  en  1870,  les  suites  d'un  mariage  conclu  dans  ces 
conditions. 

Le  mariag-e  ainsi  contracté  est  donc  valable,  sauf  les  peines 
spirituelles.  En  ce  cas,  les  tribunaux  correctionnels  seraient 
désarmés.  Le  texte  du  Code  pénal  exige  que  le  ministre  du 
culte  ait  procédé  à  la  célébration,  ce  qui  suppose  nécessaire- 
ment une  participation  active,  non  un  rôle   purement  passif. 

20.  La  célébration  civile  du  mariag-e  doit  maintenant  nous 
occuper,  et  je  dois  revenir  un  peu  en  arrière  pour  montrer 
quelle  est  l'importance  de  certaines  formalités  et  pour  recher- 
cher si  l'on  peut  s'y  soustraire. 

J'ai  dit  comment,  pour  rendre  les  mariages  publics,  le  con- 
cile de  Trente  et^  après  lui,  les  ordonnances  royales  avaient 
exigé  que  le  consentement  des  deux  parties  fut  manifesté  en 
présence  du  propre  curé  et  de  témoins.  Le  rôle  de  simple  té- 
moin que  joue  le  curé,  d'après  les  canonistes,  peut  expliquer 
l'opinion,  faite  d'abord  pour  surprendre,  et  d'après  laquelle 
le  mariage  serait  resté,  même  après  le  Concile  de  Trente,  un 
contrat  non  solennel.  M.  Chenon  enseigne  cette  doctrine  en 
propres  termes^.  Il  faut  dire  que  cette  manière  de  voir  n'est 
pas  celle  de  M.  Esmein  :  «  La  modification  la  plus  profonde 

1.  Esmein,  Mariage  en  droit  canonique,  t.  II,  p.  i83. 

2.  Lemaire,  Le  mariage  civil,  2^  édition,  p.  63. 

3.  Histoire  générale  de  MM.  Lavisse  et  Rambaud,  t.  V,  p.  16. 

14 


2rO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

(jii'introduisit  le  concile  de  Trente  consista,  dit-il,  à  transfor- 
mer en  contrat  solennel  le  mariag-e  ([ui  jusque-là  avait  été 
traité  comme  un  contrat  consensuel'  ».  On  est  porté  vers 
cette  dernière  solution,  en  song^eant  à  la  nécessité  d'une  célé- 
bration, en  constatant  que  la  volonté  des  parties  n'est  pas 
absolument  libre  de  s'exprimer  (juand  il  leur  plaît  et  qu'elles 
sont  forcées  d'avoir  des  témoins,  dont  un  spécialement  dési- 
gné. Et  pourtant,  c'est  la  première  interprétation  qui  me  sem- 
ble préférable.  Un  contrat  est  solennel  lorsque  la  volonté  des 
parties  doit  s'exprimer  dans  une  forme  déterminée  ou  lors- 
que cette  volonté  est  impuissante  à  ])roduiie  un  effet  de  droit 
sans  la  participation  raisonnée  d'un  officiel"  public.  Or,  il  n'en 
était  pas  ainsi  en  matière  de  maiiag-e.  Sans  revenir  sur  le 
rôle  effacé  du  curé,  je  constate,  après  M.  Esmein^,  que  ni  la 
bénédiction  nuptiale  ni  les  interrogations  adressées  par  le 
curé  ou  les  paroles  qu'il  prononce  pour  constater  le  mariage 
contracté  ne  sont  essentielles  à  la  validité  du  mariage.  Le  con- 
sentement des  époux  se  manifeste  d'autre  part  de  n'importe 
quelle  manière.  Il  semble  donc  que  le  mariage  n'est  pas  devenu 
un  contrat  solennel.  Cet  état  de  droit  persista  malgré  les 
efforts  des  rois  de  France  qui  cherchèrent,  mais  inutilement, 
à  attribuer  au  curé  une  participation  plus  importante  à  la 
réception  du  sacrement. 

Bien  différent,  le  Code  civil  exige  qu'après  avoir  reçu  le 
consentement  réciproque  des  deux  parties,  le  maire  déclare 
expressément  qu'elles  sont  unies  par  les  liens  du  mariage,  et 
il  fait  de  cette  déclaration  une  formalité  essentielle,  puisqu'il 
exige  que  l'acte  qui  doit  être  dressé  aussitôt  constate  formel- 
lement «  le  prononcé  de  l'union  par  l'officier  public  ».  (Arti- 
cle 76.)  La  Cour  de  cassation  a  pu  dire  :  «  La  déclaration  des 
parties  qui  constate  leur  consentement...  et  celle  de  l'officier 

1.  Le  mariaje  en  droit  canonique,  t.  II,  p.  i55.  Baudry-Lacaatinerie  et 
Houques-Fourcade,  t.  II,  p.  82,  no  i3G4- 

2.  Op.  cit.,  t.  II,  p.  182, 


LES    MARIAGES    ((    ÏN    EXTREMIS    ».  21  I 

de  l'état  civil  qui  prononce  au  nom  de  la  loi  que  ruiiion  conju- 
gale est  formée,  sont  des  formalités  substantielles  sans  l'ac- 
complissemeni  desquelles  il  ne  saurait  y  avoir  de  mariage'  ». 

Le  maire  a  donc  aujourd'hui  une  fonction  active;  il  pro- 
cède à  une  solennité  comme  ministre  de  la  loi;  à  défaut  de 
participation  de  sa  part,  il  n'y  a  donc  pas  mariag-e.  Ainsi  en 
serait-il  si,  après  avoir  prononcé  le  oui  solennel,  le  futur  époux 
était  frappé  de  mort,  ne  laissant  pas  au  maire  le  temps  de 
constater  que  les  époux  sont  désormais  lég-alement  unis, 

21.  Si  le  maire  a  désormais  un  rôle  personnel  à  remplir 
dans  la  célébration  du  mariag-e,  on  comprend  que  les  ques- 
tions de  compétence  ne  puissent  être  néglig-ées  ;  elles  peuvent 
constituer  un  sérieux  obstacle  à  la  célébration  d'un  mariage 
in  extremis.  Le  concile  de  Trente  voulait  que  l'échange  du 
consentement  eût  lieu  devant  le  propriiis  parochiis  des  deux 
parties  ou  de  l'une  d'elles.  Celui-ci  pouvait  assister  ses  parois- 
siens soit  sur  le  territoire  qui  lui  était  confié,  soit  ailleurs  ; 
son  pouvoir  avait  un  caractère  personnel  qu'on  rapprochait 
du  droit  qu'il  avait  d'entendre  leur  confession  annuelle,  même 
hors  de  sa  paroisse.  J'ai  dit  qu'après  hésitations,  on  avait 
admis  que  le  danger  de  mort  n'était  pas  reg-ardé  comme  auto- 
risant à  contracter  devant  un  autre  curé;  mais  j'ai  ajoute  que 
la  délég-ation  larg-ement  pratiquée  enlevait  à  la  règle  une 
grande  partie  de  sa  rigueur. 

Aujourd'hui,  l'article  i65  pose  comme  une  règle  absolue 
que  le  mariage  doit  se  célébrer  devant  l'officier  civil  du  domi- 
cile de  l'une  des  parties.  J'aurais  long  à  dire  sur  les  embarras 
que  crée  cet  article  pour  le  mariage  des  forains.  La  pratique, 
sanctionnée  par  une  circulaire  du  Procureur  général  de  Douai 
insérée  au  Bulletin  officiel  du  Ministère  de  la  Justice'^,  afin 

1.  Civ.  cass.,  22  avril  i833,  S.  33,  I,  645.  D'après  le  Code  civil  allemanci. 
la  déclaratioa  de  l'ofticier  civil  n'est  pas  substantielle.  De  Meulenaere, 
sur  l'art.   iSiy. 

2.  1895,  p.  12. 


212  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

(le  servir  de  règle  générale,  a  dû  admettre  des  déclarations 
de  domicile  de  pure  forme  et  auxquelles  on  fait  produire  effet, 
bien  qu'on  sache  qu'elles  ne  répondent  à  aucune  réalité.  Je  ne 
dois  parler  que  des  mariages  in  extremis.  L'application  de  la 
règle  formulée  par  l'article  i65  peut  leur  être  une  gêne,  si  le 
futur  est  surpris  par  la  maladie  en  un  lieu  où  il  n'a  pas  de 
domicile. 

On  s'est  demandé  si  l'on  ne  pourrait  pas,  conformément  à 
l'ancienne  pratique,  autoriser  le  maire  du  lieu  oèi  se  trouve  le 
domicile  à  se  transporter  dans  la  commune  où  son  administré 
va  expirer.  M.  Bequet  '  adopte  l'affirmative  sans  indiquer 
les  objections  possibles.  «  Lorsque^  dit-il,  une  personne  sur 
le  point  de  se  marier  tombe  subitement  et  gravement  malade 
dans  une  commune  voisine  de  la  sienne  et  que  toutes  les  for- 
malités voulues  par  la  loi  ont  été  remplies,  l'officier  de  l'état 
civil  de  la  commune  où  le  mariage  devait  se  célébrer  peut  se 
transporter  au  lieu  où  se  trouve  le  malade  et  procéder  à  la 
célébration  du  mariage,  surtout  si  les  époux  vivent  en  concu- 
binage et  si  leurs  enfants  doivent  être  légitimés  par  ce  ma- 
riage ».  M.  Bequet  dit  en  note  qu'on  peut  invoquer  en  ce  sens 
une  lettre  du  Sous-Secrétaire  d'Etat  au  Ministère  de  la  Justice, 
en  date  du  24  juin  18 10,  et  une  lettre  du  Procureur  impérial 
près  le  Tribunal  de  la  Seine  (3o  mai  i854).  En  pareil  cas, 
ajoute-t-il,  le  ministère  public  a  toujours  conseillé  à  l'officier 
de  l'état  civil  de  se  transporter  au  lieu  où  se  trouvait  momen- 
tanément son  administré.  Quelques  arrêts,  sur  lesquels  j'aurai 
à  m'expliquer,  sont  également  cités. 

M.  Bequet,  prévoyant  le  refus  possible  de  l'officier  du  do- 
micile, n'hésite  pas  à  admettre  que  le  maire  de  la  commune  où 
se  trouve  le  malade  peut  également  procéder  à  la  célébration 
du  mariage.  Il  rapporte  une  solution  donnée  au  maire  de 
Saint-Germain-en-Laye   par  le    Procureur   de  la  République 

I.   Traité  de  l'état  civil  et  des  actes  c/ui  s'y  rattachent,  no  ■781,  p.  43o. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  2l3 

près  le  Tribunal  de  Versailles,  en  date  du  i3  mai  1870.  «  La 
loi,  disait  ce  magistrat,  n'a  pas  prévu  le  cas  d'un  futur  époux 
retenu  à  l'hospice  pour  une  maladie  qui  menace  sa  vie  et 
l'empêche  de  se  rendre  à  son  domicile.  J'estime  qu'à  raison 
des  circonstances  très  intéressantes  de  l'affaire,  de  la  légiti- 
mation d'un  enfant,  vous  ag-irez  sag-ement  en  procédant  au 
mariag-e,  tout  en  prévenant  les  parties  verbalement  de  la  si- 
tuation dans  laquelle  elles  se  trouvent.   » 

On  le  voit,  si  le  lég"islateur  a  voulu  ig-norer  le  mariag^e  in 
extremis,  celui-ci  s'impose  à  l'attention  et  paraît  exig-er  non 
l'application  du  droit  commun,  mais  des  dispositions  spécia- 
les. D'autre  part,  en  empruntant  au  droit  canonique  sa  théo- 
rie du  proprias  parochiis,  le  législateur  de  i8o4  aurait  dii 
adopter  en  même  temps  les  atténuations  de  la  pratique. 
Aujourd'hui,  à  mon  avis,  il  n'y  aurait  pas  d'inconvénient  à  la 
répudier  complètement.  Qu'un  officier  civil  constate  le  consen- 
tement, rien  de  mieux  ;  mais  pourquoi  exig-er  que  ce  soit  celui 
du  domicile?  Le  concile  de  Trente  avait  cherché  à  assurer  la 
publicité  du  mariag-e  en  forçant  à  s'adresser  au  curé  des  par- 
lies.  Celui-ci  savait  quels  de  ses  paroissiens  étaient  mariés;  il 
s'opposait  donc  à  toute  tentative  de  big-amie.  A  l'heure  ac- 
tuelle, les  avanlag-es  que  présente  la  nécessité  de  s'adresser 
au  maire  du  domicile  ne  paraissent  bien  moindres  que  les 
iuconvénients  qui  en  résultent.  Pense-t-on  que  la  publicité  ne 
serait  pas  larg-ement  assurée  par  les  publications,  surtout  si, 
eu  cas  de  célébration  hors  du  domicile,  une  insertion  dans  les 
journaux  était  nécessaire?  En  tout  cas,  la  possibilité  d'une 
délég-ation  me  semblerait  devoir  être  formellement  consacrée, 
comme  elle  est  dans  les  Codes  allemand  et  italien. 

En  attendant  de  nouveaux  textes,  restent  à  résoudre,  sous 
l'empire  de  la  loi  actuelle,  les  questions  indiquées  plus  haut. 
Certes,  pour  rendre  plus  faciles  les  mariages  in  extremis,  je 
souhaiterais  pouvoir  me  rallier  à  l'opinion  qui  autorise  le 
maire  à  se^transporter  hors  du  territoire  de  sa  commune  pour 


2l4  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

y  célébrer  un  mariag-e.  Les  principes  généraux  me  semblent 
rendre  impossible  ce  procédé.  Hors  de  sa  commune,  le  maire 
est  comme  le  juge  ou  comme  le  notaire  hors  de  son  ressort; 
il  n'a  plus  qualité  pour  remplir  ses  fonctions,  pour  attester 
jus(]u'à  inscription  de  faux  ce  qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  entendu  ou 
les  actes  qu'il  a  accomplis'.  Les  arrêts  rapportés  en  sens  con- 
traire s'inspirent  des  solutions  du  droit  canonique.  M.  Bequet 
suppose  le  transj)ort  dans  une  commune  voisine  e(,  dans  ce 
cas,  apparaissent  moins  considérables  les  inconvénients  résul- 
tant du  transport  des  reg-istres  de  l'état  civil;  mais  celte  res- 
triction elle-même  n'est-elle  pas  la  condamnation  du  système? 

Moins  grave  assurément  serait  le  vice  provenant  de  ce  que 
les  parties  n'auraient  pas  leur  domicile  dans  la  commune  dont 
le  maire  célébrerait  le  mariage.  Faut-il  regarder  un  pareil 
mariage  comme  manquant  de  l'un  des  éléments  de  publicité? 
ou  doit-on,  vu  la  part  active  réservée  au  maire,  faire  de  l'in- 
compétence un  vice  distinct  du  défaut  de  publicité?  L'intérêt 
pratique  consiste  uniquement  dans  la  possil)ilité  d'applicjuer  les 
peines  édictées  par  Particle  191  du  Gode  civil  s'il  s'agit  de  pu- 
blicité; on  est  à  peu  près  d'accord  pour  reconnaître  aux  tri- 
bunaux un  pouvoir  d'appréciation  presque  absolu,  leur  per- 
mettant de  prononcer  ou  non  la  nullité  du  mariage.  Cette 
concession  m'engage  à  ne  j^as  regarder  l'incompétence  comme 
une  cause  particulière  de  nullité,  car  elle  n'est  pas  susceptible 
de  plus  ou  de  moins. 

Si,  à  défaut  de  célébration,  un  mariage  est  inexistant,  un 
mariage  célébré  par  un  officier  public  peut  être  annulé  pour 
défaut  de  publicité.  Celte  cause  n'est  pas  pour  surprendre,  si 
l'on  se  rappelle  la  répugnance,  j'allais  écrire  la  terreur,  qu'ins- 
piraient les  mariages  clandestins.  Ce  vice  peut  être  invoqué  et 
la  nullité  peut  être  demandée  par  les  époux  eux-mêmes,  par 

1.  «  L'acte  fait  par  un  mascisfrat  en  dehors  du  territoire  qui  lui  est 
attribue  pour  ressort  ne  peut  avoir  aucun  caractère  légal.  »  Civ.  cass., 
25  mai  1887,  S.  87,  i,  206. 


LES    MARIAGES     ((     IN    EXTREMIS     )) .  2l5 

les  père  et  mère,  par  les  ascendants,  par  tous  ceux  qui  y  ont 
un  intérêt  né  et  actuel,  et  }>ar  le  ministère  public.  Supposant 
un  mariage  contracté  clandestinement  par  un  moribond,  nous 
devons  prévoir  la  mort  de  l'un  des  époux  et  nous  demander  si, 
comme  nous  l'avons  dit  au  cas  de  bi^^amie  ou  d'inceste,  elle 
établit  une  fin  de  non-recevoir  opposée  à  l'officier  du  par- 
quet? On  peut  en  douter,  vu  la  différence  de  rédaction  des 
articles  190  et  191  du  Code  civil,  le  premier  seul  supposant 
l'action  intentée  du  vivant  des  époux  et  \u  l'intérêt  social 
qui  commande  de  rendre  publique  la  célébration  des  mariag-es. 

OueI(jues  précisions  sont  nécessaires. 

Le  Code  civil  exig-e  la  publicité  au  moment  de  la  célébration 
et  il  ne  prévoit  aucune  dispense  possible.  Cette  publicité  ré- 
sulte de  divers  éléments  dont  on  laisse  au  juge  le  soin  d'ap- 
précier la  portée  suivant  chaque  espèce.  Dès  que  la  célébration 
a  satisfait  aux  conditions  de  publicité,  peu  importe  que  les 
époux  aient  ou  non  affirmé  leur  état  par  leur  manière  de 
vivre.  Tenue  secrète,  leur  union  n'en  produira  pas  moins  tous 
ses  effets  civils. 

Telle  n'était  pas,  je  le  rappelle,  la  solution  de  notre  ancien 
droit,  et  on  peut  se  demander,  puisqu'il  s'ag-it  après  tout 
d'éclairer  la  société  sur  la  situation  exacte  de  chacun,  quel  est 
après  tout  le  mariage  clandestin,  ou  celui  dont  personne  ne 
s'est  douté,  bien  que  sa  célébration  ait  été  entourée  de  la 
publicité  légale,  ou  celui  qui,  célébré  en  cachette,  s'était 
affirmé  par  une  vie  commune  connue  de  tous. 

Je  ne  puis  oublier  combien  me  parut  poignante  la  situa- 
tion de  deux  pauvres  g-ens  qui,  il  y  a  deux  ans  environ,  se 
présentèrent  à  la  Société  de  Saint-François-Régis.  Depuis 
plus  de  vingt-cinq  ans  ils  vivaient  ensemble  et  ils  passaient 
aux  yeux  de  tous,  et  de  leurs  enfants  en  particulier,  comme  lé- 
gitimement mariés.  La  femme  se  savait  atteinte  d'un  mal  qui 
devait  bientôt  l'emporter.  Il  s'agissait  donc  de  régulariser  au 
plus  tôt    la  situation.   La  publicité   sans    restriction  possible 


2l6  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

que  je  signalai  aux  intéressés  comme  indispensable  les  fil 
reculer.  Heureusement,  espagnols  tous  les  deux,  ils  purent 
aller  contracter  dans  leur  pays  d'origine,  sous  l'empire  d'une 
loi  moins  rigide. 

Je  rappelle  que  la  publicité  regardée  comme  nécessaire  résulte 
de  la  réunion  de  divers  éléments  et  que  le  législateur  a  laissé 
au  juge  le  soin  de  juger  si  les  contraventions  constatées  sont 
suffisantes  pour  faire  prononcer  la  nullité  du  mariage.  C'est  à 
propos  des  mariages  in  extremis  qu'un  jurisconsulte  distingué^ 
dont  les  anciens  de  l'Académie  de  législation  n'ont  pas  perdu 
le  sympathique  souvenir,  a  cherché  jusqu'où  va  ce  pouvoir 
d'appréciation.  Il  n'y  aura  pas  nullité,  dit  M.  Ch.  Beudant, 
((  si  on  a  fait  ce  (jue  les  circonstances  ont  permis,  si  les  irré- 
«  gularités  sont  dues  non  à  un  calcul  de  clandestinité,  mais 
à  des  exigences  démontrées  de  situation,  si,  en  un  mot,  il  y  a 
eu  bonne  foi.  La  loi  doit  être  humaine,  ajoutait-il,  elle  ne 
saurait  être  considérée  comme  exigeant  l'impossible'  ».  Plus 
sévère  et  me  paraissant  se  rapprocher  mieux  des  vues  du  légis- 
lateur, M.  Houques  Fourcade^  dit  que  le  juge  doit  rechercher 
non  la  bonne  foi  des  parties,  mais  le  fait  de  la  publicité,  le 
législateur  n'ayant  pas  regardé  comme  nécessairement  clan- 
destin un  mariage  où  il  y  aurait  eu  omission  de  telle  formalité 
déterminée,  si,  d'autre  part,  la  célébration  n'a  pas  été  cachée. 
C'est  cette  liberté  d'appréciation,  admise  par  tout  le  monde  en 
cas  de  mariage  célébré  par  un  officier  incompétent,  qui  m'a  fait 
regarder  la  compétence  comme  un  élément  de  publicité,  alors 
qu'en  elle-même  elle  n'est  pas  susceptible  d'appréciations 
divergentes.  Ce  principe  accepté,  nous  nous  demanderons 
successivement  comment  devra  être  traité  un  mariage  in  ex- 
tremis où  ne  se  rencontreront  pas  les  éléments  de  publicité 
prévus  par  la  loi. 

1°    On   peut    supposer   un   mariage    célébré    sans  que  les 

1.  Cours  de  droit  civil.  Etat  et  capacité  des  personnes,  t.  I,  no  257. 

2.  T.  II,  p.  4o5,  no  1845. 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    )) .  21  7 

publications  aient  été  faites  ou  sans  qu'on  ait  attendu  le 
délai  fixé  par  l'article  64-  Une  personne  à  l'article  de  la 
mort,  dit  M.  Beudant',  veut  se  marier...  Il  y  a  urgence, 
l'officier  de  l'état  civil  passe  outre,  sachant  d'ailleurs  que  les 
conditions  du  mariag-e  sont  réunies,  qu'il  n'y  a  aucun  obstacle 
légal  ;  il  passe  outre  sous  sa  responsabilité  et  procède  au  ma- 
riag'e  sans  qu'il  y  ait  eu  deux  publications,  peut-être  même 
sans  qu'il  en  ait  été  fait  aucune.  Ce  mariag-e  ne  sera  pas,  par 
cela  seul,  annulable  pour  clandestinité,  il  pourra  être  reg-ardé 
néanmoins  comme  public. 

2°  La  publicité  au  moment  de  la  célébration  suppose  que 
le  public  n'a  pas  été  écarté  et  que  des  témoins  assistaient 
l'officier  civil.  Le  seul  fait  que  les  portes  étaient  fermées,  qu'il 
n'y  avait  que  trois  témoins  ou  que,  sur  les  quatre,  un  était 
incapable,  n'entacherait  pas  nécessairement  le  mariag^e  de 
clandestinité. 

3"  La  célébration  à  la  maison  commune  exigée  par  l'art.  76 
est-elle  un  élément  de  publicité?  Oui,  à  mon  avis,  et  je  dirai 
tout  à  l'heure  l'intérêt  de  cette  observation.  La  célébration  au 
domicile  particulier  soit  du  maire,  soit  des  parties,  la  célébra- 
lion  dans  une  maison  d'école  peut  néanmoins  être  suffisamment 
publique  pour  empêcher  les  jug^es  d'annuler  le  mariag^e  comme 
clandestin. 

Ce  dernier  point  offre  une  importance  toute  spéciale  dans 
noire  matière. 

22.  En  effet,  lors  de  la  discussion  au  Conseil  d'Ltat  de  l'ar- 
ticle 75  du  Code  civil,  on  proposa  d'accorder  au  sous-préfet 
le  droit  d'autoriser  le  maire  à  célébrer  un  mariag-e  hors  de  la 
maison  commune.  Cambacérès  fît  observer  que,  dans  certains 
cas,  le  temps  manquerait  pour  se  rendre  à  la  sous-préfecture, 
et  il  demanda  qu'on  s'en  rapportât  à  l'appréciation  de  l'offi- 
cier de  l'état   civil.  Il  proposa,  du  reste,  d'ajoui'uer  jusqu'au 

I.  Loc.  C4t.,  no  257. 


2  10  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

moment  où  l'on  examinerait  la  validité  des  maria^-es  in  ex- 
Iremis;  il  ne  faut  pas,  dit-il,  les  rendre  impossibles'. 

En  fait,  la  question  ne  fut  plus  reprise,  mais  la  pratique 
n'a  pas  liésilé  et  les  officiers  de  l'état  civil  se  transportent 
rég"ulièrement  et  avec  une  complaisance  [larfaite  auprès  du  lit 
des  futurs  en  danger  de  mort.  Conformément  à  la  théorie 
exposée  ci-dessus,  les  tribunaux  examinent  si  le  mariage  ainsi 
célébré  a  été  public. 

L'omission  des  publications  jointe  à  la  clôture  des  portes  de 
l'appartement  où  avait  eu  lieu  la  célébration  a  été  regardée 
par  la  cour  d'Agen  comme  rendant  le  mariage  clandestin^.  A 
l'inverse,  a  été  déclaré  suffisamment  public  par  la  cour  d'Aix 
un  mariage  célébré  dans  la  maison  d'habitation  du  futur^ 
publiquement  et  portes  ouvertes,  bien  que  l'on  n'eût  pas 
attendu  le  troisième  jour  après  la  publication  "-. 

Ces  solutions  sont  l'application  pure  et  simple  du  droit 
commun,  et  je  n'insisterais  pas^  s'il  ne  me  semblait  intéres- 
sant de  déterminer  la  portée  d'une  série  d'actes  par  lesquels 
le  Garde  des  sceaux  a  cru  devoir  formellement  sanctionner  de 
son  autoiité  la  pratique  du  transport  à  domicile  de  l'officier 
de  l'état  civil  en  cas  de  danger  de  mort  de  l'un  des  futurs. 

Je  reproduis  le  texte  de  ces  actes  d'après  le  recueil  de 
MM.  Gillet  et  Demolj^ 

Une  décision  en  date  du  3  juillet  1811  est  ainsi  conçue  : 

«  Si  l'un  des  futurs  était  malade  ou  infirme  au  point  de  ne 
pouvoir  se  transporter  dans  la  maison  commune,  l'officier  de 
l'état  civil  peut,  après  que  la  maladie  ou  l'infirmité  a  été 
constatée  par  le  certificat  d'un  médecin  ou  d'un  chirurgien,  se 
transporter  dans  le  domicile  du  futur  et  j  célébrer  le  mariage. 


1.  Fenet,  t.  VIII,  p.  36. 

2.  Agen,  28  janvier  1807,  S.,  Ti-j,  1,  21. 5. 

3.  Aix,  18  août  1870,  S.,  72,  1,  69. 

4.  Analyse  des  circulaires,   instructions  et  décisions  émanées  du  nu. 
nistère  de  la  justice,  2.^  édit.  i85g. 


LES    3IARIAGES    «    IX    EXTREMIS    ».  210 

Dans  ce  cas,  les  portes  de  ce  domicile  doivent  rester  ouvertes 
et  le  public  doit  y  être  admis'.  »  Une  lettre  ministérielle  du 
2  1  juillet  1818  dispose  qu'a  à  moins  d'un  danger  immédiate- 
ment constaté  par  un  officier  de  santé,  le  mariage  ne  peut 
être  célébré  ailleurs  que  dans  la  maison  commune^  ».  D'après 
une  autre  lettre  ministérielle,  du  28  janvier  1822,  «  lorsqu'une 
des  parties  est  dangereusement  malade  et  hors  d'état  d'être 
transportée  dans  la  maison  commune,  l'officier  de  l'état  civil 
peut  se  rendre  dans  le  domicile  de  celle-ci  et  y  célébrer  le 
mariage  sur  le  certificat  d'un  officier  de  santé  qui  constate  la 
maladie  et  le  danger  qu'aurait  le  transport,  en  transcrivant  le 
certificat  dans  l'acte  de  célébration  et  en  l'annexant  aux  pièces 
qui  doivent  être  déposées  avec  les  registres  ^  ». 

Enfin,  une  circulaire  du  i5  octobre  i852  rappelle  la  règle 
posée  dans  l'article  76  du  Code  civil,  et  ajoute  :  «  Ce  ne  peut 
être  qu'à  défaut  de  maison  commune  ou  lorsque  l'un  des 
époux  est  dans  un  état  de  maladie  tel  qu'il  lui  est  impossible 
de  se  transporter  à  la  mairie,  que  l'officier  de  l'état  civil  peut 
célébrer  le  mariage,  soit  au  domicile  des  époux,  soit  dans 
tout  autre  lieu  destiné  à  cet  usage.  Et  encore,  dans  ce  cas, 
l'acte  doit-il  faire  mention  que  les  portes  du  lieu  où  le  mariage 
a  été  célébré  sont  restées  ouvertes  et  indiquer,  en  outre,  les 
causes  qui  ont  motivé  cette  dérogation  aux  prescriptions  de 
la  loi;  car,  sans  ces  motifs  graves,  les  registres  ne  doivent 
jamais  sortir  de  l'hôtel  de  ville ^.  » 

Il  me  paraît  intéressant  de  déterminer  le  caractère  et  la 
portée  des  acles  que  je  viens  de  rapporter.  Autant  que  l'ana- 
lyse permet  de  les  connaître,  ce  sont  des  décisions  d'espèce, 
des  rescripta  auraient  dit  les  jurisconsultes  romains.  Seul,  le 
dernier  acte  paraît  avoir  une  portée  générale;  encore  même 

1.  Gillet,  no  708. 

2.  Gillet,  no  i235. 

3.  Gillet,  no  i524. 

4.  Gillet,  ao  3438. 


2  2()  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

est-ce  plutôt  par  allusion  qu'en  propres  termes  qu'est  résolue 
la  question  de  savoir  si  le  transport  du  maire  est  possible  en 
cas  de  dan:^er  de  mort  de  l'un  des  futurs. 

Le  Garde  des  sceaux  n'a  pas  eu  certainement  l'intention  de 
violer  les  prescriptions  de  la  loi;  il  a  voulu  seulement  indiquer 
qu'elles  ne  lui  paraissaient  pas  applicables  dans  l'espèce.  Ne 
serait-ce  pas  une  affirmation  de  cet  état  de  nécessité,  exclusif  de 
toute  criminalité,  que  la  théorie  propose,  que  la  loi  n'a  point 
sanctionné  et  qui  apparaît  ici  sans  qu'on  puisse  le  rattacher  à 
l'idée  de  contrainte'?  Célébrer  un  mariage  hors  de  la  maison 
commune  est,  d'après  la  jurisprudence,  un  délit  punissal)le, 
parce  qu'il  méconnaît  une  des  conditions  de  publicité^;  le 
Garde  des  sceaux  intervient,  et  il  déclare,  semble-t-il,  que 
lorsqu'un  des  futurs  est  dangereusement  malade,  l'acte  de- 
viendra licite.  A-t-il  le  droit  d'en  agir  ainsi?  La  négative  n'est 
pas  douteuse;  l'autorité  du  chef  de  l'Etat  lui-même  est  impuis- 
sante à  suspendre  ainsi  l'empire  de  la  loi.  Les  conséqences 
sont  aisées  à  déduire.  Le  mariage  célébré  hors  de  la  maison 
commune,  même  au  cas  de  danger  de  mort,  fera  encourir  au 
maire  les  peines  prononcées  par  l'article  igS  si  le  tribunal 
correctionnel  est  régulièrement  saisi  de  l'action  publique. 
L'acquittement,  très  équitable  cependant,  ne  sera  possible  que 
lorsque  aura  été  sanctionnée  la  théorie  sur  l'état  de  nécessité 
exclusif  de  toute  criminalité.  En  vain  le  maire  produirait-il 
les  certificats  médicaux  prescrits  par  le  ministre  :  celui-ci  n'a 
pu  le  proléger  contre  l'application  de  la  loi.  «  Les  ministres 
ne  peuvent  anéantir  ni  suspendre  l'effet  des  lois  pénales  »,  a 
dit  en  propres  termes  la  Cour  de  cassation^,  en  annulant  un 
arrêt  où   un  individu  poursuivi  pour  détention  d'armes  mili- 


1.  Georges  Vidal,  Cours  de  Droit  criminel  et  de  science  pénitentiaire, 
26  édit.,  p.  295;  Sermet,  De  l'état  de  nécessité;  Roux,  note,  S.,  99,  2,  i. 

2.  Cass.,   3i    mai    1900,   S.,    1902,   i,    587.   Note  en  sens  contraire  de 
M.  Roux. 

3.  Crim.  cass.  28  juillet  18 14,  S.  chr. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) .  22  1 

taires  avait  été  acquitté,  parce  qu'il  s'était  rig-oureusement 
conformé  aux  exig-ences  d'une  circulaire  du  Ministre  de  la 
Guerre  insérée  au  Moniteur. 

Mais  en  fait,  je  vais  l'expliquer,  le  tribunal  correctionnel 
sera  rarement  saisi  par  le  ministère  public.  Théoriquement, 
les  particuliers  pourraient  ag-ir;  le  plus  souvent  ils  s'abstien- 
dront. C'est  ici  que  se  montre  la  portée  pratique  des  décisions 
du  Garde  des  sceaux.  A  mon  sens,  elles  s'expliquent  par  un 
avis  du  Conseil  d'Etat  du  3i  juillet  1806,  en  exécufion  duquel  il 
a  été  admis  que  le  ministère  public  ne  doit  pas  poursuivre  un 
officier  de  l'état  civil  sans  en  avoir  informé  le  Garde  des 
sceaux;  celui-ci  se  réserve  le  droit  d'arrêter  les  poursuites  qui 
n'auraient  pas  pour  objet  des  nég'lig'ences  vraiment  coupables 
par  leur  g-ravité'. 

Cet  avis  est  ainsi  conçu   :   «  Le  Conseil  d'Etat On  ne 

peut  considérer  les  officiers  de  l'état  civil  comme  agents  du 
g'ouvernement,  et,  dès  lors,  ils  ne  peuvent  réclamer  le  bénéfice 
de  l'article  76  de  la  Constitution.  La  marche  à  suivre  dans  les 
poursuites  à  exercer  contre  eux  est  tracée  dans  les  motifs  du 
titre  2  du  Code  civil  développés  au  Corps  lég'islatif.  Le  commis- 
saire, y  est-il  dit,  dresse  procès-verbal  sommaire;  il  dénonce 
les  délits  et  requiert  la  condamnation  aux  amendes.  Ainsi 
l'autorisation  de  l'autorité  supérieure  n'est  point  exig-ée,  et  ce 
principe  est  d'autant  plus  nécessaire  à  maintenir,  que  c'est 
accroître  le  droit  de  surveillance  que  les  commissaires  du 
g-ouvernement  ont  sur  la  conduite  des  officiers  de  l'état  civil; 
ceux-ci  doivent  donc,  en  cas  de  contravention,  être  traduits 
devant  les  tribunaux  et  sur  la  simple  réquisition  du  commis- 
saire. » 

Cet  avis  du  Conseil  d'Etat  a-t-il  été  approuvé  par  Napo- 
léon I"?  Il  est  permis  d'en  douter,  car  je  ne  crois  pas  qu'il 
ait  été  inséré  au  Bulletin   des  lois,  et  un  avis  postérieur  du 

I .  Sirey,  i3,  2,  29G. 


2  22  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

3o  janvier  i838  (Sirey,  38.  2,  277)  ne  le  mentionne  pas,  bien 
qu'il  porte  sur  le  même  objet.  Il  a  été  suivi  d'une  circulaire, 
en  date  du  10  septembre  1806,  par  laquelle  le  Ministre  de  la 
Justice  a  fait  savoir  aux  mag-istrats  des  parquets  que  toutes  les 
fois  qu'ils  découvriraient  dans  les  actes  de  l'état  civil  des  irré- 
gularités, des  nétiii'lig^ences  ou  contraventions  qui  leur  paraî- 
traient susceptibles  d'être  dénoncées  au  tribunal  et  punies  en 
conformité  des  dispositions  du  Code  civil,  ils  devaient  en  don- 
ner avis  au  ministre  de  la  justice,  qui  leur  indiquerait  ce 
qu'ils  auraient  à  faire. 

Cette  circulaire  est  observée,  dit  une  note  qui  se  trouve  au 
Sirey  chronolog-ique,  sous  un  arrêt  de  la  chambre  criminelle 
en  date  du  9  mars  181 5;  elle  a  été  dictée  par  la  crainte  que 
les  officiers  de  l'état  civil,  dont  les  fonctions  sont  ç^ratuites, 
ne  fussent  exposés  à  des  poursuites  trop  fréquentes  ou  trop 
rig-oureuses. 

La  vérité  est  que,  peu  après  la  mise  en  vigueur  du  Code 
civil  et,  pour  préciser  plus  exactement,  le  3o  nivôse  an  XII,  le 
Conseil  d'Etat  eut  à  examiner  la  question  de  savoir  si  "les 
poursuites  prévues  par  l'article  53  du  Code  pour  contraven- 
tion aux  règles  relatives  à  la  tenue  des  registres  de  l'état  civil 
étaient  possibles  sans  l'autorisation  prescrite  par  l'article  76 
de  la  Constitution  de  l'an  VIll.  Il  fut  décidé  qu'on  ne  pouvait 
regarder  les  officiers  de  l'état  civil  comme  des  agents  du  gou- 
vernement, et  que,  par  suite,  rien  ne  devait  arrêter  l'action 
du  ministère  public.  Cet  avis  fut  formellement  approuvé  à 
la  date  du  4  pluviôse  an  XII. 

Cependant,  le  Ministère  de  l'Intérieur  cherchait  à  faire  pro- 
téger les  maires,  et,  par  deux  fois,  au  cours  de  l'année  1806, 
il  chercha  à  faire  retenir  le  Conseil  d'Etat  sur  sa  décision.  Le 
28  juin  il  se  heurta  à  un  refus  absolu;  on  remarquera  que 
l'avis  du  3o  nivôse  y  est  qualifié  de  «  Décret  ». 

«  Il  n'y  a  pas  lieu  de  rapporter  le  décret  par  lequel  les  offi- 
ciers de  l'état  civil  ont  été  déclarés  passibles  de  poursuites 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    ».  2  2.3 

sans  autorisation  préalable  du  Gouvernement.  D'abord,  ce 
décret,  résultat  de  mûres  réflexions,  n'est  lui-même  que  l'ap- 
plication du  Code  civil  en  cette  partie.  En  effet,  l'article  53  du 
Code  charge  les  procureurs  impériaux  de  dénoncer  les  contra- 
ventions commises  par  les  officiers  de  l'état  civil  et  de  requé- 
rir contre  eux  la  condamnation  aux  amendes;  et  cette  dispo- 
sition ni  les  suivantes  ne  font  nulle  mention  de  la  formalité 
préalable  de  l'autorisation.  A  la  vérité,  elles  ne  l'excluent  pas  ; 
mais  le  silence  de  la  loi  sur  ce  point  indique  assez  qu'elle  n'a 
point  vu  des  agents  du  gouvernement  dans  les  officiers  de 
l'état  civil.  Vainement  objecte-t-on  que  les  officiers  de  l'état 
civil  sont  en  même  temps  officiers  municipaux;  cette  déléga- 
tion ne  prouve  rien,  puiqu'elle  eut  pu  être  faite  à  d'autres 
personnes  et  n'eff'ace  pas  la  différence  palpable  qui  existe 
entre  les  fonctions  d'un  administrateur  appelé  souvent  à  déli- 
bérer et  celles  d'un  officier  de  l'état  civil,  simple  rédacteur  de 
formules.  » 

Cet  avis  a  dû  être  également  approuvé  par  le  chef  du  gou- 
vernement puisqu'il  est  qualifié  également  de  «  Décret  »  par 
l'avis  de  i838  cité  plus  haut. 

Une  nouvelle  tentative  ayant  été  faite  en  1806,  le  Conseil 
d'Etat  crut  devoir  adopter  un  moyen  terme  :  l'action  du  mi- 
nistère public  fut  déclarée  recevable,  mais  le  Ministre  de  la 
Justice  fut  autorisé  à  prescrire  aux  officiers  du  parquet  de  lui 
faire  connaître  les  poursuites  qu'ils  se  proposaient  d'intenter. 
De  là  l'avis  du  3i  juillet  ainsi  conçu  : 

«  Le  Conseil  d'Etat,  sur  les  rapports  des  Ministres  de  la 
Justice  et  de  l'Intérieur,  touchant  le  mode  de  poursuivre  les 
officiers  de  l'état  civil  pour  les  irrégularités  par  eux  commi- 
ses. Est  d'avis  que,  malgré  les  considérations  présentées  par 
le  Ministre  de  l'intérieur,  on  ne  saurait  prendre  des  mesures 
contraires  au  sens  de  l'article  53  du  Code  civil,  qui  charge  le 
ministère  public  de  dénoncer  les  contraventions  commises  par 
les  officiers  de  l'état  civil  et  de  requérir  contre  eux  la  condam- 


2  24  RECUEIL    DR    LEGISLATION. 

nation  aux  amendes,  ni  revenir  sur  l'avis  émis  à  ce  siijel  par 
le  Conseil  d'Etat,  et  d'après  lequel  les  officiers  de  l'état  civil 
ont  été  déclarés  passibles  de  poursuite  en  cette  partie,  sans 
l'autorisation  du  Gouvernement.  Que  revenir  sur  cette  déci- 
sion serait  ag-g-raver  le  mal  qui  n'est  déjà  que'^trop  grand; 
mais  que,  si  l'on  craint  que  certains  ministères  publics  ne  se 
croient  obligés  de  poursuivre,  même  pour  des  irrégularités  lé- 
gères, et  n'amènent  ainsi  une  funeste  désorganisation,  on 
peut  remédier  à  cet  inconvénient  par  une  mesure  qui,  pour 
n'être  pas  solennelle,  n'en  sera  pas  moins  efficace;  —  que, 
dans  ces  vues,  il  convient  d'autoriser  le  grand  juge  à  prescrire 
au  ministère  public  de  lui  faire  connaître  les  poursuites  qu'il 
se  propose  de  faire  et  arrêter  celles  qui  n'auraient  pas  pour 
objet  des  négligences  vraiment  coupables  par  leur  gravité  '.  » 

La  doctrine  qui  refusait  d'appliquer  la  garantie  constitution- 
nelle aux  officiers  de  l'état  civil,  ainsi  atténuée,  a  prévalu  défi- 
nitivement. Elle  a  été  affirmée  notamment  dans  un  arrêt 
(S.,  38,  2,  277)  remarquable  surtout,  parce  que,  comme  je 
l'ai  fait  observer,  les  avis  précités  y  sont  qualifiés  de  Décrets  : 
«  Vu  la  loi  du  22  frimaire  an  VIII;  vu  les  Décrets  du  4  P^^i- 
viôse  an  XII  ei  du  28  juin  1806.  Considérant  que  les  faits 
articulés  contre  le  sieur  Heck  se  rattachent  à  ses  fonctions 
d'officier  de  l'état  civil  et  ([ue,  aux  termes  des  Décrets  des 
4  pluviôse  an  XII  et  28  juin  1806,  les  maires,  en  cette  qua- 
lité, ne  sont  pas  des  agents  du  gouvernement  dans  le  sens  de 
l'article  76  de  la  loi  du  22  frimaire  an  VIII.  » 

J'ai  dit  que  le  Ministre  de  la  Justice,  usant  des  pouvoirs 
qui  lui  avaient  été  reconnus,  enjoignit  aux  membres  du  par- 
quet de  lui  faire  connaître  les  poursuites  qu'ils  se  proposaient 
d'intenter  contre  les  officiers  de  l'état  civil;  je  crois  donc  que 
les  actes  précités,  émanant  de  la  chancellerie,  ont  pour  unique 
but  de  déclarer  d'avance  qu'aucune  poursuite  ne  sera  autori- 

I.  Voir  Table  Sirey,  vo  Mise  en  jugement,  n^s  22  et  suiv. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) . 


225 


sée  si  l'officier  civil  s'est  transporté  au  domicile  des  futurs, 
parce  que  l'un  d'eux  était  dangereusement  malade  et  si  un 
certificat  médical  est  produit  pour  établir  l'état  grave  du 
futur.  Joint  aux  pièces  du  dossier  de  mariage,  ce  certificat 
expliquera  que  ce  n'est  point  pour  se  soustraire  à  la  publicité 
légale  que  les  époux  se  sont  mariés  sans  se  rendre  à  la  mai- 
son commune,  et  ainsi  pourra  être  plus  sûrement  repoussée 
comme  mal  fondée  une  action  en  nullité  pour  cause  de  clan- 
destinité qui  s'appuyerait  sur  cette  circonstance.  11  est  bien 
clair  cependant  que  cette  formalité  du  certificat  médical  n'a 
rien  d'essentiel.  Si  l'état  grave  du  futur  était  absolument 
notoire,  le  maire  pourrait  passer  outre;  le  Garde  des  Sceaux 
n'autoriserait  pas  certainement  une  poursuite  contre  lui,  et 
pourvu  que  la  célébration  eût  été  publique,  le  mariage  serait 
à  l'abri  de  toute  action  en  nullité. 

Ainsi  comprises,  les  décisions  du  Ministre  de  la  Justice 
mettent  à  l'abri  le  maire  qui  s'est  rendu  à  l'appel  d'un  ma- 
lade. Elles  ne  me  paraissent  donner  qu'une  satisfaction  très 
insuffisante  aux  exigences  d'une  bonne  justice.  Je  remarque 
tout  d'abord  que  le  cas  où  le  maire  peut  célébrer  un  mariage 
au  domicile  du  futur  n'est  pas  nettement  défini.  Est-il  néces- 
saire que  le  futur  soit  en  danger  de  mort  ou  suffit-il  qu'il  soit 
dans  l'impossibilité  de  se  rendie  à  la  maison  commune?  Il  y 
a  quelques  mois,  un  mariage  allait  se  célébrer  à  Toulouse.  Le 
futur  époux  fit  une  chute,  sa  jambe  fut  cassée  et  il  dut  garder 
la  chambre  pendant  plus  d'un  mois.  Je  tentai  d'obtenir  la  cé- 
lébration à  domicile;  je  ne  pus  réussir.  On  m'objecta  que 
l'état  ne  présentait  aucun  danger  :  un  enfant  fut  privé  du  bé- 
néfice de  l'article  3i4  du  Code  civil.  Pouvais-je  blâmer  l'offi- 
cier de  l'état  civil?  Dans  le  doute,  il  s'abstenait;  il  ne  voulait 
pas  s'exposer  à  des  poursuites. 

Plus  grave  encore  est  la  conséquence,  admise  par  tous  les 
auteurs,  et  qui  consiste  à  regarder  comme  purement  facultatif 
I9    transport  du   maire  au   domicile    du   futur   en   danger  de 

15 


220  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

inorl.  Le  Garde  des  sceaux  autorise;  il  ne  prescrit  pas.  J'ai 
à  peine  besoin  de  faire  remarquer  les  inconvénients  de  celle 
solution.  D'une  décision  prise,  je  le  suppose,  en  pleine  cons- 
cience, le  public  ne  sera-t-il  pas  porté  à  faire  parfois  le  casiis 
pro  ainico  dont  parlaient  nos  anciens  auteurs?  L'officier  de 
l'état  civil  doit  oublier  qu'un  jour  il  a  été  soumis  aux  suffrag-es 
de  ceux  qui  requièrent  son  intervention  ;  il  faut  le  soustraire 
à  tout  soupçon  de  ressentiment  électoral.  Je  voudrais  donc 
que,  lorscpie  l'impossibilité  de  se  rendre  à  la  maison  commune 
est  établie,  ce  fut  pour  le  maire  un  devoir  véritable,  avec  les 
sanctions  de  droit,  d'aller  auprès  du  malade.  Les  fiais  de 
transport  seraient,  dans  tous  les  cas,  à  la  cbarg-e  de  la  com- 
mune, commo  j  doivent  être  mis  les  frais  ordinaires  de  célé- 
bration, l'affîchag-e  des  publications,  la  rédaction  de  l'acte  de 
mariag-e.  Toute  taxe  établie  sur  les  mariages  célébrés  au  do- 
micile des  intéressés,  en  cas  de  danger  de  mort  de  l'un  d'eux, 
devrait  être  regardée  comme  illégale. 

Un  rapprochement,  je  devrais  dire  une  digression,  se  pré- 
sente à  mon  esprit  ;  on  pardonnera  au  professeur  de  procé- 
dure civile  de  ne  pas  le  laisser  de  côté.  On  sait  que  la  juris- 
prudence des  Cours  d'appel  valide  les  surenchères  reçues  par 
le  g-reffîer  après  l'heure  légale  de  fermeture  du  greffe  ^  et  ce- 
pendant chacun  reconnaît  que  l'on  ne  peut  contraindre  le 
greffier  à  prêter  son  ministère,  a  Je  ne  vais  au  Palais  après 
six  heures  du  soir,  me  disait  un  greffier,  que  si  l'on  vient  me 
chercher  en  voiture.  »  Cette  formalité  surérogatoire  fait  sou- 
rire. N'est-elle  pas  la  condamnation  d'une  doctrine  approuvée 
cependant  par  des  auteurs  particulièrement  autorisés^? 

Comme  le  conservateur  des  hypothèques,  qui  ne  peut  refu- 
ser de  recevoir  un  acte  tant  que  le  bureau  est  ouvert,  mais 

1.  Limoges,  7  déc.  1891,  S.,  1898,  2,  i53;  Montpellier,  2  janv.  1899, 
S.,  1899,  2,  82;  Paris,  28  mai  1908,  S.,   1908,  2,  296. 

2.  Tissier,  note  sous  l'arrêt  de  Limoges  qui  cite  en  ce  sens  une  consulta- 
tion de  MM.  Garsomet  et  Lyon-Caen. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  227 

qui  engagerait  sa  responsabilité  s'il  acceptait  un  dépôt  après 
l'heure  lég-ale  de  la  fermeture,  le  greffier  n'a  pas  le  droit  de 
faire  des  faveurs',  et,  à  mon  avis,  ses  regislres  de  déclaration 
devraient  être  arrêtés  chaque  jour  quand  sonne  l'heure  où  le 
tribunal  a  prescrit  la  fermeture  du  greffe.  (Art.  90,  D., 
3o  mars  1808.) 

De  même,  l'officier  de  l'état  civil  se  doit  tout  à  tous.  Avec 
raison,  on  a  blâmé  un  maire  qui,  sans  aucune  nécessité  admi- 
nistrative et  pour  le  seul  plaisir  d'être  désagréable  à  un  adver- 
saire politique,  avait  choisi  pour  la  célébration  d'un  mariage 
une  heure  particulièrement  incommode.  Je  voudrais  qu'on  pût 
reg'arder  comme  manquant  à  son  devoir  l'officier  civil  qui 
sans  raison,  par  pur  caprice,  refuserait  de  recevoir  le  consen- 
tement d'un  moribond,  ou  encore  celui  qui  exig-erait  qu'une 
voiture,  aux  frais  des  futurs  époux,  vînt  le  transporter  à  leur 
domicile. 

Je  tiens  à  le  répéter ,  la  Société  de  Saint-Jean-François- 
Rég-is  de  Toulouse  n'a  jamais  trouvé  à  l'hôtel  de  ville  de 
Toulouse  que  procédés  courtois  et  complaisance  parfaite  en 
faveur  de  ses  clients.  Si,  dans  quelques  petites  communes,  elle 
a  parfois  rencontré  des  résistances,  elles  ont  très  aisément 
pris  fin. 

23.  Les  parties  étant  en  présence  du  maire  manifestent  leur 
consentement  réciproque  et  le  maire  les  déclare  unis  en  ma- 
riage. 

Portails,  j'ai  eu  occasion  de  le  dire,  combattit  au  Conseil 
d'Etat  les  mariag-es  in  extremis,  et  prétendit  que  le  plus  sou- 
vent ces  mariages  se  contractaient  sans  consentement.  Pré- 
voyant l'objection  tirée  de  la  participation  de  l'officier  public, 
«  sa  présence,  dit-il,  ne  peut  rassurer.  Il  n'est  pas  là  comme 
jug"e,  il  exerce  un  ministère  purement  passif,  il  ne  lui  appar- 


I.  En  ce  sens,  trib.  de  Fougères,  24  janv.  1894,  S.,  1894,  2,  i83;  trib. 
de  Vesoul,  28  mars  1906,  S.,  1906,  2,  181. 


2  28  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

lient  pas  de  refuser  la  célébralion  qu'on  le  requiert  de  rece- 
voir '  ». 

Rien  de  plus  inexact.  Portalis  se  trompait  de  date.  J'ai 
montré  que,  bien  différent  du  curé  d'après  le  droit  canonique, 
le  maire  a  un  r(jle  essentiellement  actif.  Comment  accepterait- 
il  de  s'associer  à  ce  qui  ne  serait  après  tout  qu'une  indig-ne 
comédie?  De  même  que,  pour  un  fou^,  une  personne  en  étal 
d'ivresse  ou  un  sourd-muet,  le  maire  a  le  devoir  de  refuser 
toute  participation  à  la  célébralion  du  mariag^e  s'il  jug-e  que  le 
fou  n'est  pas  dans  un  intervalle  lucide,  que  la  personne  ivre 
n'a  pas  sa  raison,  que  le  sourd-muet  ne  peut  manifester  sa 
volonté,  de  même,  si  le  futur  époux  n'a  plus  ou  l'intégrité  de 
sa  volonté  ou  la  force  d'exprimer  son  consentement,  le  maire 
devra  s'abstenir. 

Ai-je  besoin  d'ajouter  que,  se  serait-il  associé  à  la  cérémonie, 
rien  n'empêcherait  les  intéressés  de  prouver  par  tous  moyens 
que  l'inlellig-ence  n'était  pas  suffisante  pour  permettre  au  mo- 
ribond de  comprendre  l'acte  qu'il  accomplissait;  peu  importe- 
rait la  constatation  par  le  maire  d'un  état  de  lucidité  parfaite. 
Cette  énonciation,  a  dit  la  Cour  de  cassation  à  propos  d'un 
testament  authentique,  exprime  l'opinion  du  notaire  (nous 
dirons. du  maire)  sur  l'état  mental  que  la  loi  ne  l'a  pas  charg-é 
de  constater^.  Si  l'on  voulait  attaquer  les  énoncialions  de  l'acte 
relatives  à  la  déclaration  des  contractants  de  se  prendre  pour 
époux,  et  si  l'on  soutenait  que  le  moribond  ne  pouvait  ex- 
primer aucune  volonté,  on  irait  à  l'enconlre  d'une  affirmation 
précise  de  l'officier  public,  la  procédure  de  l'inscription  de 
faux  serait  nécessaire. 

Si  la  double  déclaration  des  parties  et  du  maire  est  indis- 
pensable, il  n'en  est  pas  de  même  de  la  rédaction  de  l'acte  et 
de  sa  signature;  la  mort  de  l'une  des  parties  survenue  avanl 


1.  Fenet,  t.  X,  p.  09. 

2.  Req.,  21  févr.  1898,  S.,  98^  i,  3i2. 


LES     MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) .  2  2q 

cette  formalité  n'enlèverait  au  mariage    aucun  de   ses    effets 
civils. 

24.  J'ai  terminé  tout  ce  qui  se  rapporte  à  la  célébration  du 
mariage,  d'après  le  droit  civil,  lorsque  l'un  des  époux  est  en 
danger  de  mort.  Comme  on  l'a  vu,  c'est  le  droit  commun  dont 
il  a  fallu  faire  l'application.  Aucun  texte  législatif  n'a  prévu 
spécialement  ces  mariages;  seules,  des  circulaires  ministérielles 
ont  autorisé  le  transport  de  l'officier  de  l'état  civil  hors  de  la 
maison  commune. 

Cet  état  de  droit  est-il  pour  satisfaire?  Le  doute  vient  à 
l'esprit  en  constatant  que,  chez  presque  tous  les  peuples 
étrangers,  on  trouve  des  dispositions  particulières  dérogeant 
aux  règles  générales  lorsque  leur  application  a  paru  consti- 
tuer une  gène  à  ces  mariages. 

Nous  sommes  donc  à  peu  près  les  seuls  qui  nous  montrions 
indifférents  au  sort  de  futurs  époux  dont  l'un  d'eux  est  en 
danger  de  mort;  il  faut  ajouter  que  nous  sommes  venus  de 
plus  loin,  et  qu'aux  intéressés  qui  se  plaindraient  nous  pour- 
rions répondre  qu'après  tout  il  vaut  mieux  vivre  sous  une 
législation  qui  n'accorde  pas  de  faveur  que  sous  l'empire  d'une 
loi  presque  prohibitive,  comme  les  textes  de  1689  et  de  1697. 

Cette  façon  de  raisonner  ne  suffit  pas  cependant,  et  il  faut, 
sans  se  contenter  de  faux-fuyants,  examiner  le  problème  légis- 
latif des  mariages  in  extremis.  Bien  des  raisons,  qui  ne  sont 
pas  nouvelles  assurément,  sont  mises  en  avant  pour  leur  re- 
fuser tout  avantage,  sauf  celui  que  la  nécessité  a  imposé,  je 
veux  dire  la  célébration  à  domicile. 

Qu'est-ce,  dira-t-on,  que  ce  mariage  contracté  par  un  homme 
qui,  pendant  toute  sa  vie,  n'a  pas  osé  avouer  une  liaison  à 
laquelle  il  prétend  donner  le  caractère  saint  du  mariage?  Il  a 
rougi  de  sa  compagne  et,  en  mourant,  il  prétend  l'imposer  à 
sa  famille.  Egoïste,  il  n'a  voulu  connaître  de  la  vie  que  les 
jouissances,  et  il  a  rejeté  tous  les  devoirs,  toutes  les  respon- 


23o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

sal)ilit('s.  Celle  qu'il  veut  appeler  sa  femme,  il  l'a  tenue,  pen- 
dant toute  sa  Aie,  dans  la  plus  honteuse  des  sujétions.  Me- 
nacée d'abandon,  elle  avait  perdu  toute  dignité.  Les  enfants 
tremblaient,  car  eux  aussi  n'avaient  pas  d'état  civil;  un  ca- 
price pouvait  les  laisser  dans  cette  catégorie  de  vulgo  qiiœ- 
sili. 

Mérite-t-il  des  faveurs  celui  qui  pendant  de  longues  années 
a  abreuvé  les  siens  de  douleur  et  peut-être  de  honte,  et  qui  ne 
cherche  qu'à  les  dépouiller  au  profit  et  sur  l'instigation  impé- 
rieuse de  personnes  indignes?  Il  se  plaint  de  n'avoir  pas  le 
temps  de  contracter  l'union  qu'il  a  retardée  jusqu'au  dernier 
moment;  lui  seul  est  le  coupable,  le  temps  ne  lui  a  pas  fait 
défaut.  Jura  vigilantibus  subveniiint.  Dans  l'ancien  droit,  les 
préoccupations  de  hiérarchie  sociale  avaient  privé  des  effets 
civils  les  mariages  contractés  à  l'extrémité  de  la  vie.  Ce  n'est 
plus  pour  protéger  les  rangs  ou  la  fortune,  c'est  pour  garan- 
tir le  respect  dû  aux  honnêtes  gens  qu'il  importe  de  ne  point 
favoriser  ces  unions.  Aussi  bien  ne  doit-on  pas  redouter  de 
rendre  plus  fréquentes  les  relations  illicites,  en  leur  ouvrant  la 
perspective  d'une  régularisation  in  extremis'^ 

Je  ne  crois  pas  avoir  atténué  les  critiques  que  les  mariages 
in  extremis  peuvent  soulever  et  les  raisons  pour  lesquelles  on 
devrait,  ce  semble,  sinon  les  interdire,  du  moins  garder  à  leur 
sujet  un  silence  complet,  en  les  laissant  sous  l'empire  du  droit 
commun.  Je  ne  pense  pas  cependant  que  ces  raisons  doivent 
l'emporter,  et,  à  mon  avis,  le  mariage  contracté  par  une  per- 
sonne en  danger  de  mort,  qui  veut  réparer  ainsi  une  vie  de 
désordre,  doit  être  encouragé  et  favorisé. 

Comme  j'ai  eu  l'occasion  de  le  dire,  j'ai  vu  de  près  plu- 
sieurs cas  de  mariage  in  extremis  et  j'ai  pu  constater  que, 
si  parfois  les  reproches  que  je  résumais  tout  à  l'heure  sont 
fondés,  il  serait  injuste  de  les  généraliser. 

Je  constate  tout  d'abord  que,  chez  les  moribonds  qui,  ayant 
de  la  fortune,  veulent  se  marier,  les  considérations  intéres- 


LES    MARIAGES    ((    IN    EXTREMIS    )) .  23 1 

sées  ne  sont  pas  préponcléranles.  Un  legs,  même  universel, 
n'est  pas  annulé  par  cela  seul  qu'entre  le  testateur  et  le  béné- 
ficiaire ont  existé  des  relations  illicites',  et  si  la  capacité  de 
recevoir  reconnue  aux  enfants  naturels  est  encore  réduite, 
c'est  seulement  lorsque  le  défunt  laisse  des  parents  très  rap- 
prochés et  sous  réserve  des  moyens  bien  connus  qui  permet- 
tent trop  souvent  d'éluder  les  dispositions  de  la  loi.  C'est  donc 
un  motif  d'ordre  plus  relevé  qui  inspire  ceux  qui  contractent 
mariage  au  lit  de  mort.  Aux  enfants  qu'ils  ont  mis  au  monde, 
ils  veulent  enlever  la  tache  de  bâtardise,  pour  employer  l'ex- 
pression de  nos  anciens  auteurs.  S'ils  n'ont  pas  d'enfants,  ils 
souhaitent  laisser  au  survivant  d'entre  eux  une  situation  plus 
honorée^  Ex  honora  matrinionii  dignilatein  nm/ierum,  di- 
sait déjà  le  jurisconsulte  Paul,  et,  je  liens  à  le  dire  pour  rendre 
hommage  à  la  vérité,  c'est  chez  les  humbles,  chez  les  petits, 
que  j'ai  eu  l'occasion  de  constater  ces  nobles  préoccupations. 
De  là,  lorsqu'on  les  a  aidés  à  se  réhabiliter  à  leurs  propres 
yeux,  ces  élans  de  cœur,  ces  touchants  témoignages  de  recon- 
naissance dont  le  souvenir  reste  comme  la  meilleure  récom- 
pense de  démarches  parfois  multipliées. 

Je  vois  encore  un  pauvre  ouvrier  phtisique  que  la  mort  devait 
emporter  dans  quelques  jours  et  qui,  le  mariage  célébré,  pleu- 
rait de  joie  d'avoir  accompli  la  promesse  qu'il  avait  faite  à  sa 
compagne  d'en  faire  son  épouse  et  de  légitimer  le  pauvre  enfant 
qui  vagissait  dans  son  berceau  pendant  la  cérémonie.  Il  y  a 
quelques  mois  à  peine,  un  modeste  marchand  de  peaux  de 
lapins  venait,  affolé,  demander  avec  instance  qu'on  hâtât  la 
célébration  de  son  mariage;  il  voyait  sa  femme  dépérir  et  il 
craignait  de  ne  pouvoir  contracter  mariage  avant  sa  mort.  Et 
pourtant,  me  disait-il  en  me  prenant  la  main  avec  force,  je 
lui  avais  promis,  il  y  a  trente  ans,  de  lui  donner  mon  nom  ! 
Son  nom  n'a\ait  certes  rien  d'historique.  Né  de  père  et  mère 

I.  Amieus,  8  février  1888,  S.,  88-2-167. 


232  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

iiiroiiiiiis,  il  l'nvail  rerii  au  liasard  dn  dictionnaire  d'un  em- 
ployé de  l'état  civil.  Marié  le  17  mars,  satisfait  à  ne  savoir 
comment  l'exprimer,  c'est  lui  qui  deux  jours  après  mourait  su- 
bitement frappé  ;  sa  compagne  lui  survivait  de  quelques  heures. 

Il  faut  bien  le  dire,  en  effet,  ce  n'est  pas  toujours  l'égoïsme, 
c'est  le  plus  souvent  la  négligence  qu'il  faut  accuser  d'avoir 
laissé  se  prolonger  une  situation  irrégulière.  Un  obstacle  par- 
fois insignifiant  s'est  opposé  à  la  célébration,  une  vie  com- 
mune a  commencé  et  on  a  retardé  toujours  au  lendemain. 
Que,  comme  un  coup  de  foudre,  la  maladie  vienne  inspirer 
des  craintes  d'une  séparation  prochaine,  ne  doit-on  pas  venir 
en  aide  à  ceux  qu'on  aurait  tort  de  mettre  au  rang  des  grands 
coupables?  Faut-il,  parce  qu'un  homme  a  été  insouciant,  le 
priver  d'accomplir  un  acte  d'honnête  homme? 

C'est  ainsi,  à  mon  avis,  que  doit  être  envisagé  le  mariage 
in  extremis,  et  si  ce  point  de  vue  était  accepté,  je  n'hésiterais 
pas  à  vous  dire  que  le  jouisseur  lui-même  a  droit  à  faire  acte 
d'honnête  homme.  Il  veut  rentrer  dans  la  voie  droite,  il  veut 
relever  celle  dont  il  a  fait  sa  complice  et  donner  un  état  civil 
à  ses  enfants.  C'est  un  droit  pour  lui.  Loin  d'en  contrarier 
l'exercice,  on  doit  le  lui  rendre  plus  facile. 

25.  C'est  dire  que  je  voudrais  que  notre  législation  se  mon- 
trât pins  humaine.  Je  laisse  de  côté  ce  qui  supposerait  une 
réforme  complète  de  notre  législation  sur  les  formalités  civi- 
les du  mariage.  Je  crois  que  bien  des  simplifications  pour- 
raient y  être  apportées;  mais  je  comprends  qu'à  vouloir  y 
rêver  je  courrais  le  risque  de  n'être  pas  pratique.  Il  me  paraît 
que  la  réforme  la  plus  urgente  serait  d'autoriser  le  mariage 
sans  publications  préalables.  Un  texte  serait-il  indispensable 
pour  réaliser  cette  réforme?  Je  me  le  suis  demandé,  et  peut- 
être  comprendrez-vous  l'insistance  que  j'ai  mise  à  vous  mon- 
trer que,  par  de  simples  lettres  ou  décisions,  le  Garde  des 
Sceaux  avait  pu  arriver  à  obtenir  la  célébration  des  maria- 
ges in  extremis  au  domicile  du  moribond.  Je  vous  rappelle 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  233 

qu'il  s'ag-issait  de  soustraire  des  officiers  civils  à  l'amende 
qui,  d'après  la  jurisprudence,  est  encourue  par  une  célébra- 
tion hors  de  la  maison  commune.  La  célébration  sans  publi- 
cité préalable  est  punie  de  la  même  façon  ;  le  même  procédé 
ne  pourrail-il  pas  ici  encore  écarter  la  poursuite,  sauf  à  pres- 
crire une  enquête  pour  établir  l'absence  de  tout  empêchement 
et,  si  le  temps  le  permettait,  des  mesures  de  publicité  telles 
qû  une  insertion  dans  les  journaux  ? 

S'il  semblait  impossible  de  se  passer  du  recours  au  pouvoir 
lég-islatif,  ne  pourrait-on  pas  cependant  solliciter  un  tour  de 
faveur?  Il  s'agit  d'une  proposilion  bien  étrangère  aux  luttes 
des  partis,  et,  d'autre  part,  quand  on  l'a  bien  voulu,  on  a  su 
procéder  assez  vite  pour  voter  l'abrogation  de  l'article  298  du 
Code  civil.  Les  futurs  désireux  de  se  marier  à  l'extrémité  de 
la  vie  seraient-ils  moins  dignes  d'intérêt  que  l'époux  divorcé 
pour  adultère  qui  veut  épouser  son  complice? 

Je  voudrais  donc  que,  de  même  qu'il  est  autorisé  à  dispenser 
d'une  publication,  le  Procureur  de  la  République  pût,  en  cas 
de  danger  de  mort  de  l'un  des  futurs,  autoriser  la  célébration 
sans  publication  ou  sans  être  obligé  d'attendre  le  troisième 
jour.  L'Allemagne,  l'Autriche,  la  Suisse  ont  des  dispositions 
formelles  en  ce  sens. 

Le  législateur  italien  admet  la  possibilité  de  la  dispense  de 
toute  publication.  En  cas  de  mariage  in  extremis,  il  autorise 
le  maire  à  procéder  tout  de  suite  et  sans  besoin  de  solliciter 
de  dispense,  à  la  seule  condition  que  cinq  témoins  attestent 
sous  la  foi  du  serment  qu'il  n'existe  aucun  empêchement  au 
mariage.  L'état  grave  du  futur  époux  est  constaté  par  un 
certificat  médical,  par  les  témoins  ou  par  l'officier  civil  lui- 
même  '. 

On  parle  volontiers  de  la  nécessité  de  «  sérier  »  les  réfor- 
mes ;  je  propose  donc  d'abord  celle  qu'il  me  paraîtrait  le  plus 

1.  Enciclonedia  giuridica  italiana,  vol.  X,  vo  Malriinonio, 


234  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

urgent  d'adopter,  parce  que  je  crois  qu'elle  lèverait  l'obstacle 
le  plus  fréquent,  et  j'ajoute  le  plus  pénible  à  la  célébration  des 
mariages  in  extremis.  Ce  ne  serait  pas  toutefois  le  seul  chan- 
gement que  je  souhaiterais  voir  apporter  aux  textes  du  Code 
civil,  en  prévoyant  toujours  le  mariage  d'un  malade  en  dan- 
ger de  mort. 

Aux  circulaires  inspirées  par  la  meilleure  volonté,  mais 
qu'il  n'est  pas  toujours  aisé  de  consulter  afin  de  pouvoir  s'en 
prévaloir,  je  voudrais  substituer  un  texte  formel  prescrivant 
la  célébration  à  domicile  lorsqu'il  serait  constaté  que  l'un  des 
futurs  ne  peut  sans  danger  se  rendre  à  la  mairie.  Sur  ce 
point  encore,  nous  avons  été  devancés  par  les  peuples  étran- 
gers. Plusieurs,  notamment  les  Pays-Bas  et  le  Portugal,  dési- 
reux d'assurer  la  pleine  liberté  des  futurs  et  la  publicité  plus 
complète  du  mariage,  exigent  deux  témoins  supplémentaires, 
soit  six  au  lieu  de  quatre.  La  formule  que  j'ai  l'honneur  de 
proposer  ne  serait  pas  d'ailleurs  spéciale  au  danger  de  mort 
et  pourrait  être  utile  à  la  victime  d'un  accident.  Autant  je  suis 
peu  disposé  à  satisfaire  le  caprice  de  celui  qui  semble  se 
mettre  au-dessus  des  formalités  ordinaires,  autant  me  paraît 
digne  de  considération  celui  qu'un  obstacle  insurmontable 
empêche  de  se  rendre  à   la  maison  commune. 

Ces  modifications  de  forme  ne  sont  pas  pour  soulever  de 
sérieuses  objections.  Ce  sont  les  seules,  poiirrait-on  croire, 
dont  il  y  ait  à  s'occuper.  Concevrait-on  des  conditions  de  fond 
différentes  suivant  l'état  de  santé  des  intéressés? 

On  pourrait  cependant,  en  cas  de  danger  de  mort,  admettre 
quelques  simplifications,  sauf  précautions  à  prendre  pour  évi- 
ter les  abus. 

Je  voudrais,  par  exemple,  que  les  dispenses  de  parenté  ou 
d'alliance  pussent  être  obtenues  de  façon  plus  rapide.  En  fait, 
il  est  certain  que  la  chancellerie  a  déterminé  assez  minutieu- 
sement les  cas  dans  lesquels  les  dispenses  sont  accordées  ou 
refusées,  et  l'on  sait  en  particulier  qu'à   l'heure  actuelle  les 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  235 

demandes  sont  le  plus  souvent  accueillies  avec  faveur.  Pour- 
quoi ne  pas  décentraliser,  surtout  lorsqu'un  retard  peut 
rendre  impossible  la  célébration  du  mariage?  Le  Procureur 
de  la  République  pourrait,  comme  en  matière  de  publications, 
recevoir  à  cet  égard  délégation  du  pouvoir  central,  et  je  crois 
bien  qu'il  n'en  résulterait  aucun  inconvénient. 

A  l'appui  de  ma  proposition,  je  citerai  deux  dispositions 
toutes  récentes  du  droit  canon.  On  sait  qu'en  principe  le  Pape 
seul  a  le  droit  de  soustraire  une  personne  déterminée  à  l'ap- 
plication d'une  loi  ecclésiastique,  sans  que  celle-ci  perde  sa 
force  et  sa  vertu  générales.  Des  délégations  sont  parfois  accor- 
dées, par  exemple,  lorsque  la  parenté  n'est  pas  trop  rappro- 
chée. Une  innovation  importante  vient  d'être  réalisée.  Un 
décret  du  Saint-Office,  en  date  du  20  février  1888,  a  reconnu 
aux  Ordinaires,  c'est-à-dire  aux  évèques  diocésains  et  autres 
administrateurs,  le  pouvoir  de  dispenser,  dans  le  très  grave 
péril  de  mort,  les  personnes  vivant  en  concubinage  de  pres- 
que tous  les  empêchements  dirimants  de  droit  ecclésiastique 
afin  de  pouvoir  les  marier  devant  l'Eglise.  Un  nouveau  décret 
du  i'^'"  mars  1889'  a  permis  aux  Ordinaires  de  déléguer  ce 
pouvoir  aux  curés,  mais  seulement  pour  les  seuls  cas  de  dan- 
ger de  mort  imminent  où  l'on  n'a  pas  le  temps  de  recourir  à 
l'Ordinaire.  Un  décret  du  8  juillet  1908  a  levé  des  doutes  qui 
avaient  été  soulevés  et  a  établi  quelques  distinctions  à  propos 
de  la  légitimation  des  enfants. 

Je  rappelle  qu'à  propos  des  vices  du  consentement,  j'ai  ex- 
primé le  désir  que,  si  l'un  des  époux  était  mort  après  avoir 
contracté  et  sans  avoir  ratifié  le  mariage  entaché  d'erreur  ou 
contracté  sous  l'empire  de  la  violence,  les  héritiers  pussent 
intenter  l'action  en  nullité. 

Ne  serait-il  pas  possible  également,  en  cas  d'éloignement  des 


I.  Revne  théoloffiqae  française.  Paris,  Vie  et  Amat,  t.  III,  pp.  665,  668; 
l.  V,  p.  262;, t.  VIII,  p.  yoS, 


2.36  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

ascendants,  de  simplifier  les  procédés  pour  établir  leur  consen- 
tement à  mariag-e? 

En  Italie,  le  consentement  dti  conseil  de  famille  est,  s'il  y 
a  dang-er  de  mort,  remplacé  par  le  consentement  du  tuteur. 

Les  moyens  rapides  de  communication  pourraient  être  em- 
ployés avec  garantie  de  l'identité  des  parties. 

Vous  n'avez  pas  oublié  que,  sans  grandes  précautions,  deux 
cours  d'appel  ont  admis  le  serment  d'installation  de  magis- 
trats par  télégraphe.  Je  n'ai  pas  à  les  approuver  ;  mais  il  me 
semble  que  si,  dans  un  télégramme  officiel,  un  maire  attestait 
avoir  reçu  le  consentemenf  d'un  ascendant,  on  pourrait  sans 
inconvénient  passer  outre  à  la  célébration. 

Enfin,  et  si  dans  le  projet  de  revision  du  Code  civil  on  se 
décidait  à  consacrer  un  ensemble  de  dispositions  aux  maria- 
ges in  extremis,  je  crois  qu'on  pourrait  emprunter  au  Code 
civil  espagnol  une  institution  assez  originale  et  qui  me  sem- 
blerait avoir  le  double  avantage  de  donner  satisfaction  à  la 
volonté  des  époux  et  d'éviter  les  dangers  d'une  célébration 
précipitée.  Aux  termes  des  articles  98,  94  et  96  du  Code  civil 
espagnol,  le  juge  municipal  peut,  en  cas  de  mort  imminente^ 
recevoir  un  consentement  à  mariage  de  la  part  de  toute  per- 
sonne domiciliée  ou  non  dans  la  ville  où  elle  se  trouve.  Ce 
mariage  est  réputé  conditionnel  tant  que  la  liberté  des  con- 
tractants n'est  pas  établie. 

Je  cherche,  sans  les  trouver,  quels  inconvénients  aurait  ce 
svstème,  dont  on  ne  peut  nier  les  avantages.  Deux  futurs 
époux,  en  pleine  liberté,  expriment  leur  volonté  de  se  prendre 
pour  mari  et  femme  ;  le  maire  constate  leurs  accords  et  dé- 
clare que,  s'il  n'y  a  aucun  obstacle  légal,  les  comparants 
seront  unisj  par  les  liens  du  mariage.  Cependant,  les  publica- 
cations  se  font,  on  dresse  acte  du  consentement  des  ascen- 
dants. Si  une  opposition  se  produit,,  le  tribunal  en  examine  le 
bien-fondé,  sinon,  après  l'expiration  du  délai  des  publications, 
un   jugement    constate    la    célébration    du    mariage.    Inutile 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    )) .  287 

d'ajouter  que  ce  jug-ement  ne  met  pas  plus  d'obstacle  aux  ac- 
tions en  nullité  que  la  célébration  ordinaire. 

■Dès  qu'il  y  a  eu  échange  de  consentements,  la  mort  de  l'un 
des  époux  serait  sans  conséquence  sur  le  mariage. 

En  d'autres  termes,  on  appliquerait  les  dispositions  du 
Code  civil  sur  l'adoption,  sous  cette  réserve  que  le  tribunal 
pourrait  être  saisi  même  après  la  mort  de  l'un  des  époux, 
tandis  que  l'article  36o  du  Gode  civil  permet  seulement  de 
continuer  l'instance  en  homologation.  Pour  écarter  tout  soup- 
çon, l'action  pourrait  être  dirigée  par  le  Procureur  de  la  Répu- 
blique, comme  dans  le  cas  prévu  par  l'article  200  du  Code  civil. 

26.  En  terminant  cette  trop  longue  étude,  je  voudrais  for- 
muler une  idée  qui  me  paraît  la  dominer  tout  entière  et  justi- 
fier les  solutions  que  j'ai  eu  l'honneur  de  proposer.  Si  j'ai 
cherché  à  rendre  plus  faciles  les  mariages  in  extremis,  c'est 
qu'à  mon  avis  l'homme  a  droit  au  mariage.  Certes,  l'idée 
n'est  pas  nouvelle.  Elle  inspirait  aux  canonistes  leurs  résis- 
tances aux  volontés  du  roi  de  France  qui  demandait  l'annula- 
tion des  mariages  contractés  par  les  enfants  sans  le  consente- 
ment de  leurs  ascendants.  Le  droit  au  mariage  était  reconnu 
aux  étrangers  par  les  commentateurs  du  Code  civil  qui  se 
montraient  les  plus  rigoureux  à  leur  égard;  le  même  senti- 
ment inspirait  ceux  qui  effaçaient  de  nos  lois  la  mort  civile. 
Le  droit  au  mariage  s'est  imposé  à  Napoléon  lui-même  qui, 
dans  l'organisation  de  l'Université,  avait  rêvé  d'imposer  à  ses 
membres  le  célibat.  C'est  ce  droit  qui  a  prévalu  longtemps  sur 
les  règlements  de  notre  école  française  à  Rome  et  qui  naguère 
a  fait  abolir  les  obstacles  d'ordre  purement  économique  qui 
s'opposaient  au  mariage  des  officiers. 

Si  ce  droit  existe,  il  ne  doit  connaître  d'autres  restrictions 
que  celles  qu'exige  le  bon  ordre  de  la  société.  Nul  n'a  criti- 
qué, par  exemple,  les  empêchements  résultant  de  la  parenté 
ou  de  l'alliance,  ou  les  formalités  destinées  à  rendre  public  le 


238  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

nouvel  état  civil  des  époux.  Le  droit  au  mariai^e  a  parfois  im- 
posé des  dispenses;  pourquoi  ne  pas  les  étendre? 

Le  droit  au  niariag'e  dérive  de  l'essence  même  de  l'homme. 
Son  intellig-ence  a  droit  à  la  vérité,  sa  volonté  peut  réclamer 
le  plein  exercice  de  sa  liberté;  son  être  tout  entier  proteste- 
lerait  si,  pour  lui,  la  transmission  de  la  vie  ne  différait  en 
rien  de  celle  que  connaissent  les  êtres  dépourvus  de  raison.  Si 
l'instinct  suffit  à  ceux-ci,  l'homme  ne  saurait  s'en  contenter. 
Il  peut  donc  exig-er  de  la  Société  qu'elle  lui  facilite  les  moyens 
de  satisfaire  ses  aspirations  élevées. 

Celle-ci  remplira  sa  mission  d'une  double  manière.  D'un 
côté,  elle  écartera  les  obstacles  injustifiés;  j'ai  cherché  comme 
elle  le  pouvait  faire.  D'autre  part,  elle  maintiendra  au  niariag'e 
l'honneur  qui  lui  est  du.  L'union  libre  serait,  dit-on,  plus 
conforme  à  la  nature';  mais  écoutons  là-dessus  un  critique 
autorisé.  «  En  tout  et  partout,  dit  M.  Brunetière,  dans  la  mo- 
rale, dans  la  science  comme  dans  l'art,  on  a  prétendu  rame- 
ner l'homme  à  la  nature,  l'y  mêler  ou  l'y  confondre  sans  faire 
attention  qu'en  art,  comme  en  science,  comme  en  morale,  il 
n'est  homme  qu'autant  qu'il  se  disting-ue,  qu'il  se  sépare,  qu'il 
s'excepte  de  la  nature.  En  voulez-vous  la  preuve  ?  Il  est  na- 
turel que  la  loi  du  plus  fort  et  du  plus  habile  règ-ne  souve- 
rainement dans  le  monde  animal;  mais  précisément  ce  n'est 
pas  humain...  Il  serait  temps  de  comprendre  que  retourner  à 
la  nature  ce  serait  retourner  à  l'animalité.  En  voyez-vous  la 
nécessité?...  Mais  heureusement  que  tout  en  nous  s'y  oppose 
et  nous  l'interdit.  Vivre  dans  le  présent  comme  s'il  n'existait 
pas,  c'est-à-dire  comme  s'il  n'était  que  la  continuation  du  passé 
et  la  préparation  de  l'avenir,  voilà  ce  qui  est  humain,  et  il  n'y 
a  rien  de  moins  naturel.  Par  la  justice  et  la  pitié  compenser 
ce  que  la  nature,  imparfaitement  vaincue,  laisse  encore  sub- 


I.   Voir  Mariage  et  Union  libre,  par  Georg'es  Fonsegrive,  in-12.  Pion, 
1904. 


LES    MARIAGES    «    IN    EXTREMIS    ».  289 

sister  d'inégalité  pai'iiii  les  hommes,  voilà  ce  qui  est  liiimain, 
et  il  n'y  a  rien  de  moins  naturel.  Bien  loin  de  les  relâcher, 
resserrer  au  contraire  les  liens  du  mariage  et  de  la  famille 
sans  lesquels  il  n'est  pas  plus  possible  à  la  société  de  vivre 
qu'à  la  vie  même  de  s'organiser  sans  la  cellule,  voilà  ce  qui 
est  humain  et  il  n'y  a  rien  de  moins  naturel...  » 

Ainsi  compris,  le  droit  au  mariage  doit,  ce  semble,  s'affir- 
mer aujourd'hui  de  la  façon  la  plus  haute.  Aux  pratiques 
amollissantes,  aux  théories  dégradantes,  il  faudra  opposer 
l'exemple  des  peuples  forts.  Parmi  les  traits  saisissants  tra- 
cés par  «  le  plus  grand  peintre  de  l'antiquité  »  pour  faire 
connaître  les  peuples  qui  devaient  avoir  si  aisément  raison  de 
Rome  corrompue,  je  trouve  ces  simples  mots  :  Severa  illic 
niatrimonia  nec  ullani  parleni  nioruni  niagis  laudaveris. 

Joseph  Bressolles, 

Professeur  à  la  Faculté  de  droit  de  l'Université  de  Toulouse, 
Membre  de  l'Académie  de  lécrislation. 


L'ARBITRAGE  DANS  LE  DROIT  FRANÇAIS 

AUX    TREIZIÈME    ET    QUATORZIÈME    SIÈCLES 

NOTION  GÉNÉRALE  DE  L'INSTITUTION  ET  DE  SES  DEUX  MODES  : 
ARBITRIUM    ET    ARBITRATUS 


L'état  de  société  fait  naître  entre  les  hommes  des  rapports 
très  variés  qui  donnent  lieu  à  de  nombreux  différends.  Lors- 
que des  individus  ont  ainsi  entre  eux  quelque  difficulté,  ils 
recourent  normalement  pour  y  mettre  fin  à  une  justice  lég'ale- 
ment  organisée  sous  la  sauvegarde  de  l'Etat.  Mais  à  côté  de 
celle-ci,  il  en  est  une  autre  d'orig-ine  privée  et  contractuelle 
que  l'on  nomme  l'arbitrage  et  que  l'on  peut  substituer  à  la 
première.  Les  plaideurs  usent  alors  d'une  convention  nommée 
compromis  par  laquelle  ils  confient  à  un  ou  plusieurs  particu- 
liers choisis  par  eux  et  appelés  arbitres  le  soin  de  décider  la 
question  qui  les  divise;  ils  s'engagent  de  plus,  sous  une  cer- 
taine sanction,  à  respecter  la  sentence  future.  La  justice  qui 
suit  ce  compromis'  est  plus  amiable,  plus  simple,  plus  rapide, 
entraîne  moins  de  frais  que  l'autre  et  n'est  pas  soumise  à  une 
publicité  toujours  regrettable  pour  les  plaideurs;  outre  qu'elle 

I .  Le  terme  d'arbitrage  qui  la  désigne  est  souvent  pris  dans  d'autres 
acceptions  plus  ou  moins  larg-es  :  il  peut  désigner  l'ensemble  des  diverses 
phases  de  l'institution  depuis  le  compromis  juscju'à  la  sentence,  la  procé- 
dure ou  seulement  la  décision  prise  par  les  parties. 


L  ARBITRAGE    DANS    LE    DROIT    FRANÇAIS.  24  I 

permet  acix  parties  le  choix  de  leurs  jug-es,  elle  évite  aussi  des 
hésitations  sur  la  compétence  des  juives  officiels. 

L'institution  est  des  plus  anciennes  et  se  rencontre  à  toutes 
les  époques  de  la  civilisation.  On  la  trouve  aux  débuts  des 
sociétés  où  elle  apparaît  déjà  comme  un  progrès  sur  cette  jus- 
tice sauvage  tju'était  la  vengeance  privée;  c'est  d'après  ses 
formes  primitives  que  les  Etats  naissants  modèlent  d'abord 
leur  oi'g'anisation  judiciaire' ;  enfin,  lorsque  celle-ci  est  défini- 
tivement conslituée,  l'arbitrage  subsiste  encore  et  les  indivi- 
dus ont  libre  faculté  d'y  recourir. 

Les  légendes  de  la  mytholog-ie,  les  poèmes  homériques  et 
les  auteurs  de  l'antiquité  nous  en  offrent  ainsi  de  nombreux 
exemples,  et  ce  que  nous  rapporte  la  vieille  législation  de 
l'Inde,  nous  le  retrouvons  à  l'origine  de  Rome.  Le  christia- 
nisme qui  vient  développe  le  rôle  des  arbitres,  et  les  recueils 
de  Justinien  contiendront  plus  tard  des  titres  sur  la  matière'. 
Les  Germains  connurent  également  l'institution,  et  loin  de  dis- 
paraître ensuite,  elle  subsista  daus  toute  l'ancienne  France; 
mais  elle  fut  à  peine  réglementée  législativement^  jusqu'aux 
années  où  les  hommes  de  la  Révolution,  tout  à  l'idée  du 
contrat  social,  tentèrent  assez  en  vain  de  la  rendre  oblig^atoire 
le  plus  possible;  ils  l'estimaient  préférable   à  la  justice  offi- 


1.  L'un  des  exemples  les  plus  frappants  se  trouve  dans  le  droit  romain. 
I^es  legis  actiones  rappellent  beaucoup  la  façon  dont  s'organisait  l'arbitrage 
primitif;  et  l'on  peut  dire,  d'une  manière  générale,  que  toute  la  procédure 
romaine  ordinaire  est  une  procédure  arbitrale  à  caractère  contractuel  ;  la 
lifis  contestatio  peut  être  considérée  comme  un  compromis,  les  parties 
prenant  les  assistants  à  témoin  et  s'engageant  à  respecter  la  sentence  ulté- 
rieure. Cf.  Ihering,  Esprit  du  droit  romain,  traduction  Meulenaere,  t.  I, 
p.  i68.  —  CoLLiNET,  Nature  originelle  de  la  litis  contestatio,  Nouvelle 
revue  historique  de  droit,  1902. 

2.  Digeste,  livre  IV,  titre  viii.  Code,  livre  II,  titre  lvi.  lYorelle  82,  chapi- 
tre II. 

3.  Ordonnance  de  juin  i5io,  art.  S/J.  Ordonnance  de  novembre  i535, 
chapitre  xvi,  art.  3o.  —  Edit  du  0  août  i56o.  —  Ordonnance  de  Moulins, 
février  i566,  art.  83. 

16 


242  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

cielle  et  la  favorisaient  comme  telle'.  Aujourd'hui  encore^, 
c'est  uu  précieux  instrument  de  paix  auquel  recourent  parfois 
les  parties  eu  disj)ule  sur  (juelque  droit. 

Mais  l'une  des  époques  où  l'arbitrage  fut  le  {)lus  usité  est 
assurément  celle  des  treizième  et  quatorzième  siècles,  et  il  suf- 
fit d'ouvrir  le  moindre  cartulaire  ou  recueil  de  documents,  de 
f[uelque  contrée  qu'il  soit,  pour  en  trouver  des  exemples 
nombreux^;  aussi  nous  a-t-il  paru  intéressant  de  lui  consacrer 
quelques  pages.  Nous  rechercherons  tout  d'ibord  quelles 
furent  les  principales  causes  de  son  développement  à  cette 
[>ériode,  en  quelles  matières  il  était  plus  généralement  appli- 
qué et  quelle  place  lui  était  faite  dans  les  coutumiers  et  trai- 
tés de  droit;  nous  essaierons  ensuite  de  dégager  des  actes  et 
de  la  doctrine  ainsi  connus  la  notion  de  l'arbitrage^,  en  préci- 
sant la  distinction  entre  ses  deux  modes,  Vnrbitriiim  et  Varbi- 
tratas.  Nous  donnerons  en  appendice  un  modèle  de  compro- 
mis; il  permettra  une  vue  d'ensemble  sur  nos  discussions,  et 
s'il  ne  contient  pas  toutes  les  clauses  possibles,  il  montrera 
au  moins  réunies  celles  qui  intéressent  notre  élude. 


1.  Décret  des  16-24  août  1790,  t.  I,  art.  i,  et  t.  X,  art.  12  et  i3.  —  Dé- 
cret du  10  juin  1793,  art.  i  et  suiv.  —  Décret  du  11  vendémiaire  au  II, 
art.  I  et  suiv.  —  Décret  du  10  frimaire  an  II,  art.  24  et  suiv.,  etc. 

2.  Code  de  procédure  civile,  livre  III,  titre  unique.  Il  n'y  a  plus  aujour- 
d'hui d'arbitrage  obligatoire;  les  cas  maintenus  par  le  Code  de  commerce 
ont  été  supprimés  par  la  loi  des  17-23  juillet  i856. 

3.  Teulet,  Layettes  du  trésor  des  chartes.  —  Olim,  édition  Beugnot.  — 
Bibliothèque  de  l'Ecole  des  chartes.  —  Cartulaire  de  l'abbaye  Saint- Vic- 
tor de  Marseille.  —  Dom  Devic  et  Dom  N'aissete,  Histoire  de  Languedoc, 
édit.  Privât,  preuves.  — J.  Bolrdette,  Annales  des  sept  vcdlées  du  La- 
beda  (dans  les  Pyrénées).  —  Cartulaire  de  l'abbaye  de  Beaulieu  en 
Limousin.  —  Rivière,  Histoire  des  institutions  de  l'Auvergne.  —  Guigue, 
(Cartulaire  Lyonnais.  —  Recueil  de  chartes  de  l'abbaye  de  Cluny, 
tome  VI.  —  Varin,  Archives  législatives  et  administratives  de  la  ville 
de  Reims.  —  Giry,  Histoire  de  Saint-Omer,  pièces  justificatives.  —  A.  Van 
LoKEREN,  Chartes  et  documents  de  l'abbaye  de  Saint-Pierre  à  Gand.  — 
E.  Feys  et  A.  Nelys,  Cartulaire  de  Saint-Martin  à  Ypres,  etc.. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  a/jS 


I.    —  Histoire  externe  de  l'arbitrage  aux  treizième 

ET   quatorzième   SIÈCLES. 

Il  nous  faut  tout  d'abord  remarquer  que  nous  sommes  à 
dos  temps  de  l'histoire  où  le  droit  romain  acquiert  une  grande 
influence.  Les  études  méthodiques  des  Universités  assuraient 
de  plus  en  plus  la  connaissance  des  écrits  de  Justinien,  et 
après  cette  époque  qu'on  a  appelée  la  Renaissance  juridique, 
ils  furent  répandus  et  appliqués  au  point  de  devenir  souvent 
l'unique  source  du  droit;  tout  au  moins  avaient-ils  une  auto- 
rité doctrinale  considérable.  L'arbitrag-e  qui,  pour  des  causes 
diverses,  acquérait  un  certain  développement,  trouva  en  eux 
une  rég^lementation  soigneuse;  on  l'adopta  comme  les  bonnes 
choses  que  l'on  découvre  toutes  faites,  et  une  fois  répandue, 
sa  fixité  et  sa  certitude  autant  que  les  avantages  toujours 
appréciés  de  l'institution  ne  purent  qu'encourager  à  la  mettre 
en  pratique. 

L'Eglise  ajoutait  son  autorité  à  l'influence  précédente.  De 
tous  temps  elle  avait  eu  pour  l'arbitrage  de  grandes  faveurs  : 
ce  mode  de  terminer  les  procès,  qui  dans  les  premiers  siècles 
d'une  religion  nouvelle  évitait  aux  non-païens  des  relations 
dangereuses  avec  les  magistrats  officiels,  convenait  aux 
mœurs  douces  et  à  l'esprit  pacifique  du  christianisme.  Saint 
Paul,  dans  ses  Epîtres,  donnait  le  conseil  de  s'accommoder  et 
de  ne  point  paraître  devant  les  tribunaux;  les  Canons  de 
divers  conciles  avaient  recommandé  le  recours  aux  juges  pri- 
vés', et  c'était  une  vieille  coutume  de  prendre  les  évêques  pour 
arbitres. 

Ces  idées  ne  pouvaient  porter  que  des  effets  bienfaisants  au 


I .  Concile  de  Chalcédoine,  cinquième  siècle  (Durand  de  Maillane,  Ins/i- 
tiites  de  droit  canonique,  t.  VI,  livre  III,  titre  iv). 


244  RECUEIL    UE    LÉGISLATION. 

Moyen-à^e  lorsque  l'Eglise  vint  à  (eiiir  une  grande  place  dans 
la  société  et  étendit  son  action.  Les  papes  donnèrent  leurs 
avis  et  firent  des  lois  sur  notre  matière  ;  leurs  décisions  codi- 
fiées au  treizième  siècle',  imitations  de  la  sage  réglementa- 
tion romaine  ou  dispositions  nouvelles,  furent  enseignées  dans 
les  Universités  au  même  titre  que  le  droit  de  Justinien. 

En  même  temps,  l'Eglise  joignait  ses  exemples  aux  conseils 
qu'elle  répandait.  A  notre  époque,  outre  que  les  papes  étaient 
parfois  choisis  comme  médiateurs,  des  mandats  d'arbitrage 
portaient  de  la  cour  pontificale'  et  les  clercs  recouraient  fré- 
quemment au  compromis,  en  choisissant  pour  arbitres  des 
gens  de  leur  classe.  L'esprit  de  justice  et  la  science  de  ces 
derniers  décidaient,  d'autre  part,  les  laïques  eux-mêmes  à 
réclamer  leurs  bons  offices.  Il  y  avait  déjà  une  tendance  dans 
les  populations  à  s'adresser,  en  raison  de  leurs  garanties,  aujf 
juridictions  ecclésiastiques;  les  compromis  apportaient  indirec- 
tement à  l'Eglise  certains  des  procès  qui  échappaient  à  sa  jus- 
tice régulière.  C'était  encore  un  motif  qui  devait  développer 
la  pratique  de  l'arbitrage. 

N'y  avait-il  à  celle-ci  aucun  obstacle?  Il  semble  que  dans  les 
classes  sociales  inférieures  aux  seig-neurs,  l'arbitrage  n'eût  pas 
dû  trouver  d'application.  Ces  derniers  voyaient,  en  effet,  les 
plaideurs  exclus  de  leur  juridiction  par  le  compromis;  or,  on 
connaît  quels  importants  bénéfices  ils  tiraient  des  procès. 

En  fait,  leur  intérêt  à  ne  pas  laisser  échapper  ces  profits  ne 
s'exerça  qu'à  l'encontre  des  serfs  auxquels  il  fut  toujours 
défendu  de  recourir  à  l'arbitrage.  Quant  aux  roturiers,  ils  uti- 
lisaient l'institution,  et  s'il  faut  chercher  un  but  à  cette  prati- 
que, ne  peut-on  pas  y  voir  précisément  une  forme  d'insurrec- 


1.  Décrétales,  livre  I,  titrf  xliii  ;  Se.rte,  livre  I,  titre  xxii. 

2.  Cf.  Mémoires  de  la  Société  des  Anliqtidires  de  Picardie,  tome  IX, 
Histoire  de  l'abbaye  et  de  la  ville  de  Saint-Riqaier,  t.  I.  p,  498.  —  J.  Boua- 
DETTE.  Notice  du  Nébouzan  (Toulouse,  1908),  p.  78  :1e  Pape  Jean  XXII  fit 
signer  un  compromis  entre  les  comtes  de  Foix  et  d'Armagnac. 


I 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  245 

tion  contre  rexploitation  féodale'?  A  celle  époque,  on  commen- 
çait à  en  senlir  loules  les  rudesses,  el  de  même  qu'on  lendait 
par  des  transactions  el  des  chartes,  dont  on  obtenait  la  conces- 
sion, à  préciser  les  rapports  avec  les  seit^-neurs,  on  trouvait 
dans  l'arbitrag-e  un  moyen  non  moins  pacifique  de  lutter  con- 
tre les  justices  seig"neuriales.  Celles-ci  étaient,  en  effet,  des 
plus  attaquées,  et,  en  les  évitant,  on  prolestait  contre  cette  idée 
que  les  seigneurs  ne  considéraient  la  justice  que  comme  une 
source  de  profits  :  terminer  les  différends,  c'était  là  pour  eux 
son  moindre  rôle  et  ils  avaient  tout  intérêt  au  contraire  à  les 
voir  multipliés.  On  allait  donc  à  l'arbitrag-e  comme  à  un  mode 
plus  honnête  de  mettre  fin  aux  procès.  Les  seigneurs  ne  le 
favorisaient  pas,  mais  ils  n'étaient  pas  non  plus  assez  fortfe 
pour  le  défendre,  et  ce  qui  aurait  dû  être  un  obstacle  devenait 
ainsi  un  stimulant. 

A  l'observation  de  ces  idées  de  principe  il  faut  ajouter  cette 
remarque  qu'aux  treizième  el  quatorzième  siècles,,  les  juridic- 
tions sont  des  plus  nombreuses  et  que  la  justice  est  partagée 
entre  une  foule  de  prétentions  rivales.  Le  choix  de  l'arbitrage 
mettait  fin  aux  hésitations  que  l'on  éprouvait  sur  le  point  de 
savoir  à  qui  s'adresser;  le  mobile  qui  portait  ainsi  vers  lui  a 
existé,  il  est  vrai,  à  toutes  les  époques,  mais  il  est  d'une 
grande  importance  à  celle  qui  nous  occupe. 

Le  recours  au  compromis  avait  enfin  l'avantage  de  remédier 
parfois  à  une  absence  de  juridiction.  Cette  dernière  n'existait 
souvent  pas  entre  les  puissances  rivales  et  voisines  en  lutte 


I.  C'est  là  une  analogie  avec  ce  qui  s'est  passé  à  l'époque  des  premiers 
Capétiens  où  les  seigneurs,  surtout  dans  la  crainte  d'augmenter  le  pouvoir 
royal  à  leurs  dépens,  préféraient  soumettre  leurs  différends  à  des  arbitres 
plutôt  que  de  s'adresser  à  la  Cour  du  Roi  (Luchairk,  Histoire  des  Institu- 
tions monarchiques  de  la  France  sous  les  premiers  Capétiens,  t.  II,  p.  292 
—  Glasson,  Histoire  du  droitef  des  institutions  de  la  France,  t.  VI,  p.  442). 
Des  causes  analogues  ont  produit  les  mêmes  effets  :  les  hauts  personnages 
de  la  féodalité  avaient  dans  l'arbitrag-e  un  moyen  de  protection;  contre  les 
justices  seigneuriales,  l'institution  fut  un  procédé  de  défense. 


246  RECUEIL    DK    L|':G1SL\TI0N. 

aux  Ireiziôine  et  quatorzième  siècles  pour  la  supériorité  dans 
une  ré^^ion  ou  une  localité.  Des  discordes  qui  auraient  pu 
durer  bien  longtemps  et  amener  la  g-uerre  si  elles  ne  l'entre- 
tenaient déjà  se  terminaient  de  cette  façon  par  des  décisions 
de  jug-es  privés  qui  portaient  parfois  le  nom  significatif  de 
paix. 


Les  affaires  soumises  ainsi  à  l'arbitrag^e  par  une  pratique 
dont  nous  venons  de  rechercher  quelques-uns  des  motifs 
étaient  des  plus  diverses.  Outre,  en  effet,  que  l'arbitrage 
était  en  principe  permis  à  toutes  personnes,  il  était  également 
aVitorisé  en  toutes  matières  et  impossible  seulement  dans  des 
cas  exceptionnels'.  Mais  les  actes  que  nous  possédons  sont 
surtout  relatifs  à  des  questions  de  droit  public. 

Seigneurs  et  vassaux  résolurent  souvent  par  ce  moyen  les 
difficultés  qui  les  divisaient.  En  i3i3,  dans  les  Pyrénées,  une 
sentence  arbitrale  fixa  les  redevances  dues  au  seig-neur  de 
Caslelloubon  par  les  habitants  de  l'Extrême.  La  même  année, 
une  décision  analogue  fut  rendue  entre  le  seigneur  de  Beau- 
cens  et  quelques  habitants  de  Glieust  et  d'Ousté'. 

Les  chartes  de  coutumes  elles-mêmes,  petits  codes  locaux 
d'une  portée  plus  étendue  que  les  documents  précédents, 
furent  parfois  obtenues  à  la  suite  de  compromis  et  confiés  à 
la  rédaction  d'arbitres.  On  mettait  fin  de  cette  façon  aux 
incertitudes  sur  les  droits  et  les  obligations  réciproques  des 
seigneurs  et  des  populations  et  l'on  fixait  leur  condition  res- 
peclive.  Ainsi,  les  statuts  municipaux  de  la  ville  d'Apt  de 
1202^,  les  coutumes  de  Castelnau-d'Arbieu,  vicomte  de  Fezen- 


I.  Causes  matrimoniales,  criminelles,  libérales  (cl  plus  geuéralemeat 
questions  d'état),  restitutions  en  entier,  par  exemple. 

•2.  G.  Bai.encie,  Livre  vert  de  Bénac.  {Bu/le/ in  de  la  Société  académi- 
que des  Hantes-Pyrénées,  ]\nn  1902,  pp.  121  et  i34.) 

3.   GiuALD.   Histoire  du  droit  français  au  Moijen-àge,  tome  II.  p.  128. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  2^7 

sag-uet  (Gers)  en  i3i3'.  En  1280,  une  sentence  arbitrale  ren- 
due entre  Béatrix  et  Agate  de  Médullion,  seigneuresses  de 
Saint-Sulpice  (Tarn),  d'une  part,  les  consuls  et  les  habitants 
de  l'autre,  modifia  on  compléta  les  premières  coutumes  con- 
cédées à  la  localité  en  1247  par  Sicard  Alaman'. 

D'autres  fois,  c'étaient  les  seig-neurs  eux-mêmes  qui,  en 
diverg-ence  entre  eux^  faisaient  appel  à  des  médiateurs  pour  les 
mettre  d'accord.  En  i3i6,  des  différends  entre  l'évêque  et  le 
comte  de  Rodez  furent  soumis  à  un  arbitrag-e  et  terminés 
ainsi  par  l'établissement  d'un  paréage".  Le  juge  de  l'affaire 
était  l'évêque  voisin  de  Mende.  — Les  liants  seigneurs  s'adres- 
saient parfois  au  roi  de  France.  En  1284,  les  comtes  de  Tou- 
louse avaient  confié  leurs  différends  à  l'arbitrage  de  saint 
Louis  et  de  la  reine  Blanche^.  Le  même  monarque,  dans  une 
sentence  fameuse  de  l'année  1246,  fixa,  de  concert  avec  Eude, 
lég-at  apostolique,  les  droits  respectifs  des  prétendants  aux 
comtés  de  Flandre  et  de  Hainaut.  Marg-ueiite,  comtesse  de 
Flandre,  mariée  à  Bouchard  d'Avesnes,  puis  à  Guillaume  de 
Dampierre,  avait  eu  des  enfants  des  deux  unions;  mais  ayant  fait 
annuler  le  premier  mariag'e,  elle  avait  tout  laissé  aux  enfants 
du  second  lit.  Les  D'Avesnes  réclamèrent,  du  vivant  même  de 
leur  mère,  et  saint  Louis  déclara  qu'ils  étaient  bien  lég-itimes; 
mais  bien  qu'ils  soient  les  aînés,  il  ne  leur  donna  cependant 
(pie  la  moindre  part,  le  Hainaut  \ 

Les  droits  de  justice,   qui  étaient  une  source   de  conflits. 


I.  Bladé,  Contuines  municipales  du  Gers,  p.  i^i. 

•2.  Revue  du  Tarn,  tome  V  (i885).  Cartulaire  de  Sainl-Sulpice,  p.  8, 
no  VII. 

3.  BoNAi..  Comté  et  comtes  de  Rode:  (pul)lic  par  la  Société  des  leUres, 
sciences  et  arts  de  l'Aveyron  ;  Rodez,  i885),  livre  III,  chap.3. 

4.  DoM  Devic  et  DoM  Vaissete.  Histoire  de  Languedoc,  cdit.  Privât, 
tome  VIII,  col.  971-72. 

.5.  Ch.  DuviviER,  La  querelle  des  D'Avesnes  et  des  Dampierre  jusqu'à  la 
mort  de  Jean  d'Avesnes  (1267);  Bruxelles,  1894,  2  vol.  —  Tevlet,  La i/ef- 
tes  du  Trésor  des  chartes,  tome  II,  p.  090  et  suiv. 


248  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

furent  souv(M)(  do  même  réglés  amiablement.  Imi  1270,  la  jus- 
tice de  Sainl-Ramberl,  en  Buçev,  donna  lieu  à  un  arbitrag-e 
entre  le  comte  de  Savoie  et  l'abbé  de  Saint-Rambert'. 
En  1276,  la  sentence  d'un  chanoine  de  Lodève,  rendue  à  la 
demande  de  l'archevêque  et  du  vicomte  de  Narbonne,  régla  le 
partage  de  la  juridiction  sur  les  juifs  habitant  le  bourg  et  la 
cité  de  Narbonne".  C'étaient  là  de  graves  questions  qui  mon- 
trent jusqu'à  quel  point  l'arbitrage  était  répandu  et  tout  ce 
que  pouvait  la  volonté  des  parties. 

Notons  également  les  conflits  au  sujet  de  la  perception  de 
dîmes  ou  de  droits  divers.  Ainsi,  le  29  juin  1296  fut  rendue 
une  sentence  arbitrale  entre  l'évêque  et  le  chapitre  de  Tarbes, 
d'une  part,  Guillaume  d'Abadie  et  Condor,  sa  femme,  d'autre 
part,  relativement  à  la  dîme  de  Trebous-''.  Le  i^""  décem- 
bre 1298,  les  droits  de  tonlieu  sur  le  vin  du  Rhin  vendu  à 
Bruges  furent  soumis  à  la  décision  du  connétable  de  France'^. 

Nous  pouvons  citer  aussi  comme  résolus  par  l'arbitrage  de 
nombreux  conflits  entre  évêque  ou  ville  et  chapitre^,  comte 
ou  prieur  et  doyen  "^j  abbayes  voisines,  consuls  et  seigneurs  ou 
abbés ''. 


1.  GuiGUE,  Carliilaire  lyonnais,  t.  II,  p.  35o,  no  718. 

2.  Bibiiothèqae  de  l'Ecole  des  chartes,  tome  LX,  p.  43G. 

3.  Archives  des  Hautes-Pyrénées,  G.  234,  original,  communiqué  par 
M.  G.  Balencie. 

4.  Warnkœnig-Gheldolf,  Histoire  de  la  Flandre  et  de  ses  institutions 
civiles  et  politiques  jusqu'à  l'année  i3o5,  traduction  française,  t.  V,  His- 
toire de  Bruges,  p.  3o2. 

5.  Vahin,  Archives  administratives  de  la  ville  de  Reims,  t.  I,  2e  partie, 
p.  93(1  :  Arbitriam  inler  archiepiscopn/n  Remenseni  et  ej'us  capitulant  a 
Simone  T.  S.  Cecilie  cardinali  prolatum;  2G  février  1278.  Acte  célèbre 
dans  l'histoire  de  Reims,  sous  le  nom  de  Simonine.  —  Teui.et,  Layettes 
du  Trésor  des  chartes,  t.  IV,  p.  4o8  :  Accord  entre  les  chapitres  de  Saint- 
Jean  et  de  Saint-Just  de  Lyon  pour  l'établissement  d'un  arbitrage,  22  jan- 
vier 1269. 

6.  Teulet,  Laijelles,  t.  II,  p.  i45  :  Arbitrage  entre  Hugon  et  le  doyen  de 
Meaux,  année  1228. 

7.  RiviÈKE,  Histoire  des  institutions  de  l'Auvergne,  t.  II,  p.  296  :  Sen- 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  2/j9 

Nous  trouvons  ég'alement  l'arbitrage  dans  les  questions 
domaniales.  On  soumettait  à  des  juges  privés  des  délimita- 
tions, la  fixation  de  droits  d'usag-e,  de  droits  sur  des  marais, 
en  un  mot  les  contestations  diverses  relatives  aux  terres.  En 
Hainaut,  l'institution  fut  usitée  relativement  aux  difficultés 
que  faisait  naître  la  tenure  des  masairs  sur  les  forêts'.  Si  du 
Nord  nous  passons  au  Midi,  nous  la  voyons  très  pratiquée 
par  les  populations  pyrénéennes.  Les  bois  et  pàturag'es  de 
leurs  moutag-nes,  aux  limites  indécises,  étaient  fréquemment 
des  causes  de  querelles  entre  les  vallées^  qui  possédaient  sur 
eux  des  droits  d'usag-e,  et  une  fois  l'inimitié  déclarée,  tout 
devenait  prétexte  à  rixes,  violences  et  g-uerres  continuelles 
entre  voisins.  En  1819,  un  compromis  intervint  entre  les  ha- 
bitants du  Bic  clet  P/â  de  Barèg'es  et  ceux  des  autres  Bios 
pour  fixer  les  limites  de  leurs  dépaissances'.  En  1890,  une 
sentence  arbitrale  rendue  entre  la  communauté  d'Arras  et  les 
habitants  de  l'Extrême  de  Sales  régla  leurs  usages  communs 
au  quartier  de  la  Beda,  du  val  de  Bei'g-ons-. 

Parfois,  il  est  vrai,  ces  disputes  se  terminaient  par  de  véri- 
tables traités  de  paix,  sans  intervention  de  médiateur;  mais 
ces  lies,  concordes  ou  passeries  qui  assuraient  la  sécurité  des 
personnes  ou  des  biens,  réparaient  les  dommag"es  causés  et 
g-arantissaient  la  liberté  d'aller  et  de  venir,  prévoyaient  sou- 
vent que  les  difficultés  ultérieures  devraient  être  soumises  à 
l'arbitrag-e.  Une  sentence  du  4  août  1894  entre  les  habilanls 
de  Barèges  et  ceux  de  la  vallée  de  Bielsa,  en  Arag'on,  secon- 

tence  arbitrale  d'Eustache  de  Beaumarchais  entre  l'al)bé  et  les  consuls  d'Au- 
rillac,  dite  première  paix;  juillet  1280. 

1.  P.  Errera,  professeur  à  l'Université  de  Bruxelles,  Les  3fas(itrs; 
Bruxelles,  1891,  tome  I,  p.  3i,  tome  II,  pp.  24  e(  182. 

2.  J.  BouRDETTE,  Annales  des  sept  vallées  du  Labeda  (Toulouse  1899), 
tome  II,  page  [\2. 

3.  J.  BouRDETTE,  XoUcp  des  seignpui's  du  Doumec  d'Onroul  et  d'Ou- 
rouf  (Toulouse  1900),  p.  28.  Des  cas  nombreux  sont  d'ailleurs  si2;nalés  dans 
les  diverses  notices  nobiliaires  du  même  auteur  et  dans  ses  Annales  précé- 
demment citées, 


20O  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

forme  à  une  rèt^le  ainsi  établie  et  d'après  laquelle  les  diflFé- 
rends  étaient  réglés  par  six  arbitres,  trois  pris  à  Barèg-es  et 
trois  à  Bielsa  '. 

Quant  au  droit  privé,  nous  avons  relalivement  moins  de 
documents.  Cela  tient  peut-être  surtout  à  ce  que  les  matières 
intéressant  souvent  de  simples  particuliers,  les  actes  nous  sont 
parvenus  moins  sûrement  que  par  des  cartulaires  ou  des 
arcliives  de  monastères  ou  d'institutions.  Il  ne  faut  pas  néces- 
sairement conclure  du  fait  qu'en  ces  sortes  d'affaires  l'arbi- 
trage était  moins  usité.  Nous  pouvons  au  contraire  consta- 
ter que  les  questions  commerciales  profitèrent  notamment  de 
l'institution,  et  l'observation  s'explique  par  les  idées  qui  ont 
aussi  amené  la  création  des  tribunaux  spéciaux  des  foires  :  il 
est,  en  effet,  particulièrement  nécessaire  d'assurer  aux  difficul- 
tés soulevées  par  le  négoce  une  solution  rapide  et  une  procé- 
dure simple,  dégagée  des  lenteurs  et  des  complications  du 
droit  commun  et  conforme  aux  exigences  du  commerce^. 
C'est  ainsi  que  dans  une  région  qui  fut  au  Moyen-âge  un 
rendez-vous  des  grands  marchands  et  où  le  mouvement  des 
affaires  était  considérable,  les  Flandres,  les  cas  d'arbitrage 
furent  très  fréquents^. 


1.  Archives  de  Luz  (Hautes-Pyrénées),  FF,  i,  original  sur  parchemin, 
inédit.  Communiqué  par  M.  G.  Balencie. 

2.  Les  coutumes  et  chartes  du  Moyen-Age  s'inspirent  de  ces  principes 
quand  elles  ordonnent  de  juger  les  affaires  des  marchands  summarie  et  de 
piano.  Beaumanoir  a  exprimé  l'idée  dans  les  meilleurs  termes  au  chapi- 
tre XXV  de  ses  Contâmes  de  Beaiwaisis  (n"  718,  p.  368,  tome  I,  édit.  Sal- 
mon).  Rien  n'y  répond  peut-être  mieux  que  l'arbitrage. 

3.  Nous  en  avons  relevé  un  grand  nombre  dans  le  fonds  de  8,000  chyro- 
graphes  du  treizième  siècle  des  archives  d'Ypres  (1249-1291  ;  les  actes  sont 
classés  chronologiquement  et  sans  cote  aucune).  Citons  à  titre  d'exemples  : 

ji  décembre  1279,  arbitrage  entre  Henri  Darde,  bourgeois.  d'Ypres,  et 
Nicolas  Garsie,  marchand  de  Burgos,  en  désaccord  au  sujet  de  trois  sacs  de 
laine.  —  7  octobre  1284,  arbitrage  condamnant  Michel  de  Gheluvelt  à  payer 
à  Andrieux  Fasiot  4  marks  1/2  d'Artois,  pour  arrérage  (dette)  d'un  sac  de 
laine  dont  li  jour  est  passé. 

Cette   riche  partie  du    dépôt  flamand,    sur    laquelle    on   nous   permettra 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  25 1 

En  dehors  des  matières  commerciales,  nous  avons  la  preuve 
que  les  questions  pécuniaires  et  de  succession,  les  contrats 
de  mariag-e,  de  vente  et  autres',  par  exemple,  étaient  elles 
aussi  résolues  souvent  par  la  voie  de  l'arbitrag-e  ;  les  senten- 
ces furent  maintes  fois  portées  devant  le  Parlement  ou  d'au- 
tres juridictions  "  pour  des  appels  ou  des  difficultés  qui  nais- 
saient à  leur  sujet. 

d'ajouter  incidemment  quelques  mots  pour  la  sig'naler  à  l'attention  des  éru- 
dits  et  des  historiens  du  droit,  offre  d'ailleurs  la  plus  grande  variété  de 
contrats  médiévaux  ;  très  précieuse  par  le  nombre  considérable  de  ses  piè- 
ces et  l'orio-inalité  de  son  caractère,  elle  a  été  utilisée  par  M.  des  Mahez, 
professeur  à  l'Université  de  Bruxelles  et  archiviste  adjoint  de  la  même  ville, 
dans  son  intéressant  travail  sur  la  Lettre  de  foire  à  Ypres  au  treizième 
siècle  (Bruxelles  1901)  et  pour  une  étude  qu'il  prépare  sur  la  vie  ouvrière 
à  Ypres  et  le  contrat  d'apprentissas;e  à  la  même  époque.  —  Cf.  également  : 
DE  Pelsmaker,  Les  formes  d'association  à  Ypres  au  treizième  siècle  (Bé- 
vue de  droit  international  et  de  législation  comparée,  2e  série,  t.  VI,  1904)- 
L'arbitrage,  mêlé  à  toutes  matières,  était  utilisé  dans  les  difficultés  que 
taisaient  naître  ces  contrats  et  ces  questions  qui  ont  déjà  appelé  à  Ypres 
les  recherches  des  juristes;  nous  en  trouvons  des  exemples  dans  l'ouvrage 
de  M.  DES  Marez  que  nous  venons  de  citer,  notamment,  pp.  99,  196  et  199. 

1.  Archives  de  la  ville  d' Ypres,  fonds  des  chyrographes,  10  novembre 
1280  :  Bordin  Waghers,  de  Cassel,  ayant  mis  des  fils  à  garder  chez  Lam- 
bert Lenglois,  bourgeois  d'Ypres,  ces  fils  sont  volés  pendant  la  nuit  ;  un  arbi- 
trage décide  que  Lambert  Lenglois  est  quitte  et  libre  envers  le  déposant. 

Même  fonds,  3o  juillet  1286  :  arbitres  nommés  entre  Henri  de  Thoraut 
et  Daniel  de  Kokelers,  parce  que  Henri  n'avait  pas  accompli  ses  engage- 
ments envers  Daniel  de  Kokelers,  époux  de  la  fille  de  Henri. 

Varin,  Archives  législatives  de  la  ville  de  Reims,  p.  289,  no  CCCI. 
«  Compromissum  inter  Th.  de  Brugiis  et  Helindin  ejus  uxorem,  cives  Be- 
menses,  ex  una  parte,  et  G.  dictum  Foubert,  ex  altéra,  super  quadam  pe- 
cunie  summa  de  precio  medietatis  cujusdam  domus » 

Olim,  t.  II,  p.  289,  no  (XXXVII  ter.  Arbitrage  entre  Doelin  et  Ysabel, 
sa  femme,  d'une  part;  Colcte,  femme  Oudin,  le  tainturier,  Colette,  Jan- 
nette,  ses  filles,  et  Jehan,  maris  la  dicte  Colette  d'autre  part. 

Archives  départementales  du  Lot,  F.  432.  Sentence  arbitrale  entre  noble 
Jean  de  Penne  et  Fortanier  de  Gourdon,  pour  raison  des  biens  qui  avaient 
appartenu  à  noble  Jean  de  Gourdon,  père  dudit  Fortanier  et  aïeul  maternel 
dudit  Jean  de  Penne  (20  décembre  i347). 

2.  Olim.  —  Etablissements  et  coutumes,  assises  et  arrêts  de  réchiquier 
de  Normandie  au  treizième  siècle  (i  207-1 245),  A.  Marnier,  1889.  — 
Premier  registre  aujc  plaids  de  la  cour  féodale  du  comté  de  Hainaut 
(i333-i4o5),  Félicien  Cattier;  Bruxelles,  1901. 


252  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Si  nous  song-eons  enfin  aux  affaires  criminelles,  il  nous  faut 
(lire  qu'elles  étaient  en  principe  soustraites  à  la  juridiction  des 
arbitres.  Ces  matières  étaient  trop  graves,  et  il  ne  fallait  pas, 
d'autre  part,  porter  atteinte  au  droit  que  possédait  la  justice 
régulière  de  punir  les  coupables'.  S'il  est  de  rares  exemples 
contraires  à  cette  règ-le  presque  toujours  exprimée  dans  les 
coutumiers  et  la  doctrine,  ce  sont  des  vestiges  de  la  vieille 
idée  qui  ne  vovait  dans  les  affaires  criminelles  que  des  con- 
testations entre  particuliers  n'engag-eant  pas  l'intérêt  supérieur 
de  l'Etat.  Nous  trouvons  une  preuve  de  ce  qu'il  faut  à  notre 
époque  tenir  compte  de  ces  cas  exceptionnels  dans  l'ouvrage 
de  Beaumanoir  :  il  donne  comme  possible  une  dérog'ation  à 
la  règ-le  exprimée  plus  haut  lorsqu'on  obtenait  le  consente- 
ment du  seigneur".  Et  il  existe  aussi  une  décision  du  Parle- 
ment de  1890,  statuant  que  les  arbitres  ne  peuvent  condam- 
ner à  mort  civile  ou  naturelle-'';  cette  disposition  aurait  été, 
semble-t-il,  inutile  si  des  arbitres  n'avaient  connu  au  criminel 
des  délits  et  prononcé  des  peines^. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  point,  il  est  hors  de  doute  que  les 
intérêts  civils  résultant  des  crimes  et  des  délits  pouvaient 
toujours  être  soumis  à  des  jug-es  privés  \ 

1.  Beaumanoir,  Coût,  de  Beaiwaisis,  chap.  xli,  no  1286,  tome  II, 
p.  i63  (édition  Salmon).  —  Spéculum  judiciale,  §  3,  n»  i,  p.  98. —  Coût. 
d'Artois,  chap.  liv,  art.  52;  Grand  Coutumier,  chap.  iv,  liv.  IV. 

2.  Beaumanoir,  loc.  cit. 

3.  Langlois,    Textes  relatifs  à  llnstoire  du  Parlement,  p.  i5i. 

4.  Il  est  des  arbitrages  qui  contiennent  condamnation  à  des  pèlerinaiçes. 
Coquille  sur  l'épaule  et  bourdon  à  la  main,  les  gens  devaient  parfois  faire 
de  longs  voyages  et  les  juges  n'hésitaient  pas  à  les  envoyer  de  Belgique  à 
Roc-Amadour,  en  Ouercy,  ou  du  nord  de  la  France  à  Saint-Gilles,  en 
Provence,  et  Saint-Jacques-de-Compostclle;  c'était  autant  une  peine  qu'une 
réparation  pour  la  victime  du  méfait.  Annales  de  la  Société  archéologique 
de  Namur,  t.  VI,  pp.  l\'ii-l\[\i  :  cinquante-six  notables  du  comté  de  Namur 
furent  ainsi  punis  pour  le  meurtre  de  quatorze  habitants  de  la  ville  d'Huy. 
—  Beaumanoir,  Coût,  de  Beauvaisis,  chap.  xli,  n"  1296,  p.  168;  la  sen- 
tence dont  il  parle  fut,  il  est  vrai,  réduite  comme  excessive. 

5.  Spéculum  judiciale,  loc.  cit.,  |  3,  no  i,  p.  g8.  — Recueil  des  ancien- 
nes coutumes  de  Belgique,   ville  de  Gand,  p.    024  :  Sentence  arbitrale  du 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  253 

En  résumé,  l'arbitrag-e  fut  au  treizième  et  quatorzième  siè- 
cles universellement  pratiqué.  S'il  en  fallait  une  dernière  preuve, 
nous  la  trouverions  dans  les  querelles  théolog-iques.  Au  début 
du  treizième  siècle,  lorsque  les  discussions  entre  les  hérétiques 
albig-eois  et  les  orthodoxes  annonçaient  la  prochaine  croisade, 
les  points  lilig-ieux  furent  en  plusieurs  occasions  soumis  à  des 
arbitres'  à  la  suite  de  conférences  contradictoires. 

Il  n'est  même  pas  jusqu'à  certain  personnage  fort  répandu 
dans  les  lég-endes  du  Moyen-âge  qui  n'ait  eu  recours  à  l'insti- 
tution. Qu'on  nous  pardonne  de  prononcer  son  nom  :  nous 
voulons  parler  du  diable,  —  le  lecteur,  sans  doute,  ne  s'atten- 
dait pas  à  le  voir  paraître  en  si  austère  sujet.  Aussi  bon  ju- 
riste qu'habile  architecte,  connaissant  le  droit  comme  pas  un, 
fort  expert  dans  la  procédure,  il  savait  les  avantages  nom- 
breux de  l'arbitrage.  Il  l'usita  dans  certaine  difficulté  avec  la 
sainte  Vierge  sur  l'interprétation  d'un  acte  de  donation^  et, 
dans  un  grand  procès  qu'il  eut  avec  Jésus-Christ  lui-même, 
nous  voyons  l'empereur  Auguste  et  Jérémie  choisis  par  lui, 
discuter  avec  Isaïe  et  Aristote,  médiateurs  désignés  par  la  par- 
tie adverse.  L'histoire  de  cette  dernière  affaire  ^  nous  est  dite 
en  détails  par  un  juriste  habile  en  l'art  des  contes,  Jacobus  de 
Theramo.  Si  elle  nous   vient  d'Itahe,  elle  retrace  une  procé- 

comte  de  Flandre  pour  les  réparations  dues  pour  le  meurtre  de  deux  éche- 
vins  (i6  avril  i353). 

A  Saint-Onier,  une  sorte  de  tribunal  arbitral,  composé  de  justes  privés 
remplissant  le  rôle  de  magistrats  conciliateurs,  fixait  les  compositions  et 
recevait  les  promesses  de  paix.  (Cf.  Giry,  Histoire  deSaint-Omer,p.  190.) 
On  peut  le  rapprocher  de  la  Chambre  des  faiseurs  de  paix  [Peismakers- 
kuiner),  créée  à  Anvers  en  i356,  qui  poursuivait  le  même  but;  comme  au 
cas  d'arbitrage,  ses  décisions  étaient  sans  appel  et  une  peine  était  encourue 
pour  refus  d'obéir  à  la  sentence.  (Cf.  Eugène  Gens,  Histoire  de  la  ville 
d'Anvers;  Anvers,  1861,  p.  109.) 

1.  Revue  des  Pyrénées,  Toulouse,  1905,  A.  Luchauve,  Avant  lu  Croi" 
Sade,  pp.  191  et  194. 

2.  Miracle  de  l'enfant  donné  au  diable,  dans  les  Miracles  de  Nostre- 
Dame,  publiés  par  la  Société  des  anciens  textes  français,  tome  I,  pp.  47-49. 

3.  Processus  Belial.  L'œuvre  porte  la  date  de  i382. 


204  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

dure  usitée  partout  et,  à  ce  litre,  elle  est  instructive.  Nous  ne 
voulons  pas,  au  cours  de  cet  article,  insister  davantage  à  son 
sujet,  mais  on  nous  permettra,  dans  un  appendice  à  notre 
étude,  de  lui  consacrer  une  courte  notice'. 

* 

*  * 

La  g-rande  faveur  dont  jouissait  ainsi  l'arbitrage  aux  trei- 
sième  et  quatorzième  siècles  se  retrouve  dans  la  doctrine. 
Outre  que  les  écrits  des  jurisconsultes,  romanistes  et  cano- 
nistes,  étaient  une  constatation  des  importants  usages  de  la 
pratique,  ils  contribuaient  par  leurs  enseignements  à  les  ren- 
dre plus  fréquents. 

Il  convient  de  placer  parmi  les  premiers  de  ces  juristes  les 
glossateurs  et  les  Bartolistes  qui  consacraient  dans  leurs  com- 
mentaires du  Digeste  et  du  Code  de  longs  détails  à  l'arbi- 
trage. C'est  par  eux,  Azon,  Accurse,  Bartole,  Balde  et 
autres,  que  le  droit  Bomain  s'est  répandu  et  a  servi  de  modèle. 
Les  coutumiers  et  traités  de  droit  des  treizième  et  quatorzième 
siècles  s'en  inspirent  en  effet  plus  ou  moins  et  ne  font  que 
constater  son  influence  lorsqu'ils  rapportent  la  législation  de 
quelque  région^. 

Parmi  ces  dernières  œuvres,  il  en  est  qui  consacrent  à  l'ar- 
bitrage des  chapitres  entiers.  Telles  sont  le  Conseil  à  un  ami 
de  Pierre  de  Fontaines  ^  et  le  Coiituniier  d'Artois  ^  qui  offrent 

1 .  Nous  avons  également  examiné  un  autre  procès  célèbre ,  œuvre  du 
grand  Bartole,  le  Processus  Sathanœ  contra  Virginem  coranijiidice  Jesii. 
Le  diable  y  discute  longuement,  d'après  le  Digeste  et  le  Code,  si  la  femme 
peut  être  avocat,  mais  il  n'est  pas  question  d'arbitrage  terminant  l'affaire. 

2.  Conseil  à  un  ami,  p.  i8i,  édit  jMarmier  (chap.  xix,  art.  2).  «  Nule 
riens  ne  tient  nostre  usages  ne  des  mises  ne  des  miseurs,  fors  ce  qui  des 
loys  viennent  ».  Par  lois,  Pierre  de  Fontaines  entend  le  droit  romain.  —  Le 
Livre  de  justice  et  de  plet  (vers  1259)  n'a  donné  qu'une  traduction  litté- 
rale et  servile  du  Digeste  que  son  éditeur  Rapetti  s'est  dispensé  dès  lors  de 
transcrire. 

3.  Pierre  de  Fontaines,  Conseil  à  un  ami  (1 253-1258),  édit.  Marnier, 
1846,  cliap.  XIX,  p.  181  et  suiv. 

4.  Coulumier  d'Artois  (i283-i3o2),  édit.  Tardif,  1 883,  titre  LIV  pp.  127 
et  suiv. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  255 

entre  eux  peu  de  variantes  et  ont  suivi  avec  assez  de  fidélité 
les  dispositions  du  Digeste.  Ce  sont  de  véritables  traités.  On 
peut  en  dire  de  même  du  chapitre  l\i  des  Contâmes  de  Beaii- 
vaisis.  Beaumanoir  y  discute  sur  la  matière  pendant  de  lon- 
gues pag-es  et  nous  fait  connaître  d'une  façon  très  vivante 
comment  on  procédait  dans  le  ressort  de  sa  juridiction. 

Le  droit  de  l'Anjou  et  du  Maine,  connu  par  des  codifica- 
tions retraçant  à  la  fin  du  quatoi'zième  siècle  et  au  commence- 
ment du  quinzième  des  coutumes  bien  antérieures,  est  aussi 
d'une  documentation  précieuse  '. 

Signalons  également  avec  les  divers  Arles  notariœ  ou  les 
Ordines  judiciarii,  les  Constitutions  du  Chàtelet~,  et  plus 
taiJ,  vers  la  fin  du  quatorzième  siècle,  la  Somme  rural  de 
Jehan  Boutillier"'  et  le  Grand  coutumier  de  France'^.  Ces 
œuvres  contiennent  sur  l'arbitrage  un  droit  qui  rappellera 
encore,  au  début  du  siècle  suivant,  la  Pratique  de  Masuer  \ 

D'autres  ouvrages,  moins  métliodiques  que  les  précédents, 
nous  offi'ent  seulement  des  détails  épars  consacrés  à  la  matière 
et  Tétudient  ou  la  mentionnent  à  pi'opos  de  sujets  divers.  Tels 
sont  la  très  ancienne  coutume  de  Bretagne  ^;  le  Livre  des 
droiz  et  des  commandemens  d'office  et  de  justice  '^ ,  le  Liber 


1.  Beauïemps-Beaupré,  Coalumes  et  insfi/iifions de  r Anjou  et  du  Maine, 
1877,  ^-  ^''  ^  (traité  de  (^laude  Li<j^er,  il\?>']),  livre  II,  titre  18,  pp.  117  et 
suiv.  (arbitres  et  arbitrages),  t.  IV,  K.  (style  de  i44o),  titre  18,  p.  79  et 
suiv.  {riibrica  de  arbilriis). 

2.  Le  livre  des  constitutions  démenées  et  Chastelet  de  Paris,  édit. 
C.  MoRTET,  i883,  p.  40. 

3.  Jehan  Boutillier,  Somme  Rural,  édit.  Charondas  le  Caron,  iGii, 
livre  II,  titre  III,  p.  CgS. 

4.  Grand  coutumier  de  France  (i 385-88),  édition  Laboulaye  et  Dareste, 
1868,  livre  IV,  ch.  l\,  p.  606. 

5.  Masueu,  Prcdique,  éd.  Fontanon,  iGio,  p.  i44-i5i. 

0.  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne,  (i3i2-25),  édit.  Planiol,  art.  71, 
77,  323,  etc. 

7.  Le  livre  des  droiz  et  commandemens  d'office  de  justice  (seconde 
moitié  du  quatorzième  siècle),  édition  Beautemps-Beaupré,  i865,  art.  329, 
4gi,  493,  540,  606,  73G,  102g,  io3o. 


2.56  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Practicus  de  consuetndine  Remensi\  A  considérer  ensuite 
les  auteurs  du  droit  canonique,  nous  constatons  qu'en  étu- 
diant les  décisions  des  j)a[)es  dans  des  ouvrages  aussi  savants 
que  ceux  des  romanistes,  ils  ont  fait  ég-alement  une  place  ini- 
j)orlaiitc  à  l'arbitrag-e.  Hostiensis,  Jean  d'ANDRÉ  '  et  leurs 
coinnienlaires  des  Décrétales  sont,  à  l'époque  qui  nous  occupe., 
d'une  aide  précieuse  pour  l'intelligence  de  notre  sujet,  dont 
Tancrède  a  résumé  avec  précision  les  diverses  règ"ies^. 

Mais  aucun  d'eux  cependant  n'a  exposé  la  matière  de  l'arbi- 
trag-e  aussi  longuement  que  le  célèbre  Guillaume  Durand,  et 
son  Spéculum  jiidiciale  a  l'avantag'e  de  nous  faire  connaître, 
par  une  riche  documentation^  le  droit  civil  autant  que  le  droit 
canonique  K  On  sait  combien  cette  œuvre,  qui  date  de  1271, 
est  méritoire  par  sa  logique,  sa  méthode  et  son  étendue;  quand 
il  s'occupe  de  l'arbitrag-e  en  particulier,  son  auteur  songe  à 
toutes  les  questions  de  droit  et  de  procédure  qui  peuvent  se 
poser  à  son  sujet,  et  il  se  livre  à  leur  égard  à  d'érudites  dis- 
cussions. Les  nombreuses  pages  qu'il  consacre  à  celles-ci 
constituent,  à  notre  avis,  le  traité  le  plus  complet  que  nous 
possédions  sur  la  matière,  et  il  n'a  pas  été  surpassé  par  le 
sérieux  ouvrag-e  qu'écrivit  au  quinzième  siècle  Lanfrancus  de 
Oriano  en  exposant  un  droit  qui  n'avait  g-uère  chang-é  depuis 
l'époque  de  Guillaume  Durand^. 

1 .  Dans  les  Archives  législatives  de  la  ville  de  Reims,  no^  XXIX,  CXLVI, 
CCXXIX. 

2.  Johannes  Andre.e,  In  primiim  Decretalinm  lihriim  novellacommenta- 
ria,  pflit.  de  Venise,  1O12,  in-fo,  t.  I,  p.  807  vo  à  3i5  vo. 

3.  TxTSicnÈDE.Ordo  jiidiciariiis,  édit.  Bergmann,  1842,  l'epartie,  titre  III, 
de  avbitris,  pp.  io3-io8.  Cf.  également  Gratiœ  Arefini  siimnia  de  jndi- 
ciario  ordine,  3e  partie,  titre  I,  p.  38i,édit.  Berg'niann. 

4.  G.  Durand,  Spéculum  jndiciale,  édit.  de  Francfort  ie  J592,  in-fo, 
lome  I,  livre  I,  ire  partie,  Rubrica  de  arbitra  et  arbitratore,  pp.  g4  à  129. 

5.  Lan/ranci  de  Oriano  tractatiis  de  arbitris  et  compromissis;  la  i^e  édi- 
tion date  de  i486.  L'œuvre  a  été,  en  1690,  imprimée  et  réunie  en  un  volume 
avec  les  dissertations  suivantes,  dont  les  trois  dernières  sont  du  (juatorzième 
siècle  :  De  dijferentiis  inter  arhitrnm  et  arbifratore/n  Baptist.ea  S.  Blasio 
(fin  du  quinzième  siècle).   — De  arbitris  et  arbitratoribiis ,  Pétri  Jacobi 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  207 

Tous  les  travaux  que  nous  venons  d'énumérer  sont  des 
œuvres  privées.  Le  seul  document  lég-islatif  de  l'époque  qui 
nous  occupe  où  il  soit  question  de  l'arbitrage  est  une  ordon- 
nance rovale  du  mois  de  décembre  i363  sur  l'ordre  judiciaire. 
Dans  son  article  2',  elle  décide  que  la  clause  autorisant  le 
recours  au  jugement  d'un  honnête  homme  après  arbitrage  ou 
amiable  composition  ne  permettait  pas  l'appel  au  Parlement. 

Quant  aux  coutumes  locales,  codifications  approuvées  par 
l'autorité  et  devenues  ainsi  officielles  ou  concessions  directes 
du  seigneur,  elles  nous  offrent  peu  de  renseignements,  et 
nous  en  avons  examiné  un  grand  nombre  pour  n'arriver  qu'à 
un  modeste  résultat;  on  peut  en  être  étonné,  car  elles  forment 
parfois  de  petits  Codes  assez  complets.  S'il  est  dit  quelque  chose 
de  l'arbitrage,  c'est  surtout  seulement  pour  affirmer  son  auto- 
rité; dans  la  pratique  on  devait,  sans  doute,  s'en  rapporter  au 
droit  romain'.  Dans  le  Midi,  deux  chartes  importantes,  les  cou- 
tumes de  Montpellier  et  de  Toulouse,  qui  figurent  parmi  celles 
faisant  exception,  ne  comptent  elles-mêmes  que  un  ou  deux 
articles  sur  la  matière.  Les  premières,  confirmées  en  i2o4  par 
Pierre  II,  roi  d'Aragon,  accordent  aux  actes  juridiques  inter- 
venus devant  les  arbitres  la  même  valeur  que  s'ils  avaient 
eu   lieu  devant    la    Cour   féodale  -.   Les    Coutumes    de   Tou- 


A  MoNTEPESSLLANO  (l'autcur  cst  plus  connu  sous  le  nom  de  Pierre  Jacobi 
n'AuKiLLAc;  le  titre  précédent  lui  vient  de  ce  qu'il  fut  professeur  à  Montpel- 
lier où  il  écrivit  sa  Pratica  aurea  (i3i  1-1829)  dont  le  traité  que  nous  men- 
tionnons est  un  extrait).  —  Ouestiones  Bartoli  in  rnateriani  arhitroriini, 
curn  additionibns  Lanfranchini.  —  De  oppositione  cornpromissi  et  de 
ej us  forma  Jacobi  Butrigarii.  Ces  divers  ouvrages  sont  aussi  insérés  au 
tome  III  i^e  partie  du  Traclatiis  tractatiiliiiniinioersi  jiiris  de  Zilet.  Nous 
nous  référerons  dans  nos  citations  à  l'édition  de  lôgo. 

1.  TsAAiBERT,  Recueil  des  anciennes  lois  françaises,  tome  V,  p.  160. 
—  Recueil  des  ordonnances  des  rois  de  France  de  la  troisième  race, 
tome  III,  p.  649. 

2.  Les  coutumes  d'Alais  (1216-22)  permettent  ainsi  aux  plaideurs  de  sou- 
mettre leurs  différends  à  des  arbitres  choisis  par  eux  quand  les  affaires 
n'étaient  pas  déjà  portées  devant  la  cour.  {Olim,  tome  III,  2e  partie,  p.  i47i-) 

3.  Art.  112.  Id.  Coulâmes  de  Carcassonne.  Giraud,  Histoire  du  droit 

17 


258  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

loiise  ',  promiilj^uées  après  approbation  royale  en  i285,  sont 
surtout  intéressantes  en  ce  que  l'une  de  leurs  dispositions 
s'écartait  du  dernier  état  du  droit  romain  :  elles  admettaient, 
en  elFet,  la  validité  du  compromis  avec  serment  sans  la  clause 
pénale  qui  était  la  sanction  habituelle. 


If.  —  Notion  de  l'arbitrage  d'après  les  actes  et  la  doctrine 

DES   TREIZIÈME  ET  QUATORZIÈME    SIÈCLES. 

«  Arbifraif/e,  disent  les  coutumes  d'xVnjou  et  du  Maine', 
est  une  manière  de  Jugement  volontairement  prins  par  aucu- 
nes parties  et  mis  à  la  discreption  de  certaines  personnes 
pour  juger  d'aucunes  causes  entre  eulx,  qui  prend  force  et 
autorité  de  jugement  par  apposition  d'aucune  peine.  » 

Nous  pourrions  citer  bien  d'autres  définitions  de  l'ai'bi- 
trage^;  les  coutumiers  et  les  traités  de  droit  ne  manquent  pas 
de  nous  la  donner.  Des  diverses  formes  sous  lesquelles  nous 
les  trouvons,  nous  pouvons  dég-ag-er  certaines  idées. 

Sans  tenir  compte  pour  le  moment  de  la  dernière  partie  de 
la  définition  des  coutumes  d'Anjou  et  du  Maine,  retenons 
tout  d'abord  que  des  parties  ayant  entre  elles  une  contesta- 
tion à  laquelle  elles  veulent  mettre  fin,  la  soumettent  à  des 
juges  privés  qu'elles  prennent  volontairement  et  librement  et 
auxquels  elles  donnent  pouvoir  de  décider  sur  la  difficulté. 
En  analysant  d'après   ces  données  et   leurs  conséquences  le 


français  an  Moyen-àge,  tome   I,  2^  partie,   p.  l\-].    —  Parons   t/ialamus 
publié  par  la  Société  archéolog-iquc  de  Montpellier,  pp.  5o  et  5i. 

1.  Coutumes  de  Toulouse,  art.  lo  et  66,  édit.  Tardif,  i884- 

2.  Beautemps-Beaupré,  op.  cit.,  F.  258,  t.  II,  p.  117. 

3.  Notamment  Hostiensis  :  Arbitrinm  est  potestas  voluntarie  nlicui 
data  et  recepfa  ad  pronunciandum  in  lite  proul  arbitrium  visum  fuerit, 
aliqnando  pœna  certa  vallata  et  cei'tis  terminis  limifata.  —  Nous  donne- 
rons en  général  les  définitions  à  propos  des  caractéristiques  qu'elles  mettent 
particulièrement  en  vue. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  259 

rôle  des  arbitres  et  leurs  pouvoirs,  nous  pouvons  comparer 
l'institution  avec  la  justice  ordinaire. 

En  matière  d'arbitrage,  il  y  a  toujours  comme  devant  celle- 
ci  une  contestation  ou  une  difficulté  à  régler,  une  incertitude 
à  laquelle  il  faut  mettre  fin.  En  ce  sens,  le  Digeste  disait  : 
Compromissiim  ad  similitiidinein  jiidicioriini  redigitar  '. 
L'idée  se  retrouve  au  début  de  la  plupart  des  exposés  sur  l'ar- 
bitrage :  AzoN,  Le  Coiitiimier  d'Artois,  Guillaume  Durand, 
Beaumanoir,  Rogerius  dans  sa  Somme  siw  le  Code,  l'ont 
notamment  exprimée'. 

Mais  on  constate  qu'elle  est  portée  à  un  effet  plus  complet 
dans  le  fait  que  l'appel  des  sentences  arbitrales  est  en  prin- 
cipe impossible.  Les  parties,  en  recourant  à  l'arbitrage,  mar- 
quent, en  effet,  qu'elles  ont  le  plus  vif  désir  d'obtenir  un 
accord  pour  vivre  désormais  en  paix-^.  Elles  désignent  dans  ce 

1.  Digeste,  t.  VIII,  VI. 

2.  AzoN  :  «  Arbitrium  est  trinus  actus  personarum  super  pecuniaria  ques- 
tione  in  quasi  judicio  confligentium  val  contendentium  nam  et  arbiter  conten- 
dit  ad  impiisitionem  veritatis,  actor  ut  ei  condemnetur  reus,  item  reus  ut 
absolvetur  ab  actore  (In  Jus  civile  summn,  In  secnntiiirn  lihrum  Codicis, 
(te  receplis  arljitris).  —  G.  Durand,  Specntiini  jiidiciate,  loc.  cit.,  p.  g4. 

—  Rogerius  :  «  Sed  ([uia  arbitria  habeut  simililudinem  judiciorum  et  quia 
neefociales  questiones  ita  deciduntur  per  arbitres  quemadmoduni  per  judi- 
ces  ...  (Snmma  Codicis,  liv.  II,  XXXIII).  —  Contnmier  d'Artois,  3, 
Conseit  à  un  ami,  i  :  «  Mise,  ce  dist  la  loys,  est  ramenée  à  la  semblance  des 
jugements  et  appartient  à  finir  les  plais.  «  —  Beaumanoir  exprime  la  même 
idée  en  disant  que  les  arbitres  sont  une  manière  de  juges. 

3.  Les  compromis,  dans  leurs  formules  du  début,  marquaient  souvent  cette 
intention  que  des  sentences  rappelaient  également  :  «  Tandem  attendentes 
quod  concordia  parvœ  res  crescant  et  discordia  maxime  dilabuntur  et  quod 
ex  litibus  odia  nascuntur  et  ex  concordia  dilectio  augmentatur...  »  (Accord 
sous  forme  de  sentence  arbitrale  entre  l'abbaye  de  l'Escaledieu  et  le  chapitre 
cathédral  de  Tarbes,   20  décembre  1277,  communiqué  par  M.  G.  Balencie). 

—  «  Partes  desiderantes  amore  conjung-i  mutuo  et  uniri,  ut  cesset  omnis 
occasio  que  posset  discordiam  suscitare...  »  (Compromis  entre  Ray- 
mond VII,  comte  de  Toulouse,  et  Géraud  V  de  Barasc,  évèque  de  Cahors, 
27  avril  12^6,  Teulet,  II,  612).  —  (c  Par  le  conseil  du  sénéchal  et  des  gens 
de  bien  là  présents,  les  procureurs  syndics  des  deux  parties  considérant  le 
dire  du  Psalmiste  :  fuis  le  mal  et  fais  le  bien,  cherche  la  paix  et  tâche  de 
l'avoir;  et   aussi  de   l'Evangéliste  :  Je  vous  donne  la  paix,  nommèrent.  .  » 


260  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

but  les  jug'es  qu'elles  veulent,  et  si  elles  ue  sont  pas  satisfaites 
de  leur  sentence,  elles  ne  peuvent  s'en  prendre  qu'à  elles- 
mêmes,  car  elles  auraient  du  mieux  choisir  leurs  arbitres'. 

Nous  avons  ainsi  une  première  dilTérence  entre  le  jugement 
ordinaire  et  l'arbitrag-e.  Il  en  est  une  autre  qui  consiste  en  ce 
que  la  contestation  est  soumise  volontairement  par  les  parties 
à  des  juges  de  leur  choix'.  Outre,  en  effet,  que  les  plaideurs 
recourent  de  leur  plein  gvé,  sans  aucune  contrainte  légale^ 
ou    morale  ^,   à  la  justice   arbitrale,  ils   désignent  comme  ils 

(J.  BouRDETTE,  Aniuiles  (les  sept  vallées  du  Labeda,  t.  II,  p.  i38,  à  la 
date  du  8  mars  i3go). 

NotOQS  aussi  les  renoacialions  à  toutes  les  causes  de  nullité  du  compro- 
mis et  de  la  procédure  qui  donnaient  une  grande  force  à  la  volonté  des  par- 
ties désireuses  de  terminer  leur  procès. 

1.  Spéculum  judiciale,  loc.  cit.,  |  4»  p-  99-  —  Coutuinier  d'Artois, 
titre  Liv,  no  42,  p.  i35.  —  Livre  des  constitutions  démenées  el  Chastelet  de 
Paris  :  «  Arbitrages  est  de  si  grand  vertu  que  nulz  n'en  puet  appeler  ». 

Cependant  le  principe  que  la  logique  impose  n'est  pas  d'une  portée  abso- 
lue; même  parmi  les  auteurs  qui  l'expriment,  il  en  est  qui  font  place  à  des 
exceptions  et  l'on  en  est  arrivé  à  reconnaître  un  amendement  de  la  sentence 
devant  de  nouveaux  arbitres  [Grand  Coutumier  de  France,  1.  IV,  ch.  iv, 
p.  006.  —  Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine,  F.  294,  t.  II,  p.  224)  et  même 
un  appel  véritable  [Somme  rui-al,  1.  II,  t.  III.  —  Grand  Coutumier,  loc.  cit. 
—  Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine,  F.  282,  t.  II,  p.  122;  K.  i35,  t.  IV, 
p.  83;.  —  Nous  aurons  ultérieurement  à  indiquer  qu'un  recours  était  possi- 
ijle  dans  une  forme  d'arbitrage. 

2.  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne,  p.  77  :  «  Il  leist  aux  parties 
s'en  compromettre  et  celui  en  qui  ils  seront  compromis  est  lour  juge  ».  — 
Spéculum  judiciale,  loc.  cit.  :  «  Arbiter  est  qui  de  partium  conseusu  elegi- 
tur  ».  —  Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine,  F.  27O,  K.  i3o.  —  Coutumier 
d'Artois,  t.  LIV,  art.  2. 

3.  Si  le  recours  à  des  arbitres  est  imposé  par  la  loi,  on  dit  qu'il  y  a  arbi- 
trage forcé.  Sans  doute,  la  liberté  subsiste  en  ce  cas  pour  le  choix  des  juges, 
mais  la  contrainte  qui  est  au  début  éloigne  l'arbitrage  de  sa  notion  pure  et 
véritable,  une  pleine  création  de  la  volonté  des  parties.  A  notre  connais- 
sance, il  n'existe  pas  d'exemples  d'arbitrage  forcé  en  France  aux  treizième 
et  quatorzième  siècles.  On  le  concevrait  notamment  pour  contestations  entre 
parents  et  dans  les  affaires  commerciales  ;  il  a  été  ainsi  appliqué  à  diverses 
époques  et  dans  divers  pays. 

4.  «  De  voluntate  et  assensu  nostro  »,  —  u  de  sua  niera  et  spontanea 
voluntate,  non  vi  nec  dolo  nel  aliqua  machinatione  inducti  »,  —  «  Sponte, 
scient er  et  provide  »,  disent  notamment  les  textes. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  261 

l'entendent,  en  tenant  compte  senlement  de  certaines  condi- 
tions de  capacité,  les  tiers  qui  doivent  décider  entre  eux.  Lenr 
choix  se  porte  naturellement  sur  des  personnes  que  leur  apti- 
tude particulière  dans  TafTaire,  l'honorabilité  et  le  savoir 
désio-nent  aux  fonctions  qu'on  va  leur  confier  :  cens  d'église, 
nobles  seig-nenrs,  bourgeois  considérés,  fonctionnaires  publics 
tels  que  consuls  ou  échevins',  avocats  ou  juristes",  souvent 
enfin  quelque  ami  commun. 

Les  personnes  ainsi  désignées  sont  libres  d'accepter  ou  de 
refuser  leur  mission;  une  fois  leur  consentement  donné  3,  elles 

1.  Jj'habitude,  fréquente  chez  les  bourgois,  de  choisir  des  arbitres  parmi 
les  échevins  fut  une  des  causes  qui  contribuèrent  à  la  création  et  au  déve- 
loppement de  la  juridiction  gracieuse  des  magistrats  municipaux.  Au  mo- 
ment d'accomplir  un  acte  civil  important,  on  songeait  qu'ultérieurement  on 
aurait  peut-être  recours  à  leur  arbitrage  au  cas  de  contestation;  on  avait 
tout  intérêt  à  faire  intervenir  ces  échevins  dès  le  début  :  ils  statueraient 
ensuite  en  pleine  connaissance  de  cause.  —  Testaud,  Des  juridictions  muni- 
cipales en  France  (des  origines  â  l'ordonnance  de  Moulins  de  i566), 
thèse  Paris  1901,  p.  85. 

2.  Philippe  de  Beaumanoir  étant  bailli  de  Tourainc,  fut  arbitre  dans  un 
procès  entre  l'abbé  et  le  couvent  de  la  Chaume,  d'une  part,  Girard  Chabot, 
de  l'autre;  29  août  1292,  bibliothèque  de  l'Ecole  des  Chartes,  t.  XLIV 
(année  i883,  p.  284)- 

M.  DucouDRAY,  dans  ses  Origines  du  Parlement  de  Paris,  p.  2*25,  nous 
apprend  que  Jean  le  Coq,  auteur  dos  Questions  qji  portent  son  nom,  fut 
choisi  comme  arbitre  avec  d'autres  avocats  du  quatorzième  siècle,  Jean 
Auchier,  Jean  de  Sully,  Jacques  de  Rully.  L'auteur  ne  donne  malheureuse- 
ment aucune  référence,  et  malgré  nos  recherches  nous  n'avons  pu  trouver, 
pour  les  mentionner,  aucun  des  exemples  auxquels  il  fait  allusion. 

3.  Le  droit  romain  avait  un  terme  très  expressif  pour  désigner  cette 
acceptation  da  tiers  qui  le  liait  envers  les  parties.  Elle  portait  le  nom  de 
receptum  arbitrii;  le  premier  mot,  qui  désignait  une  promesse  particuliè- 
rement énergique,  se  retrouvait  dans  deux  autres  cas  prévus  par  l'édit  du 
préteur,  le  receptum  nautarum  cauponum  stabulariorum  et  le  receptum 
nrgeniariorum  ;  ils  n'ont  avec  notre  hypothèse  qu'une  simple  similitude  de 
mots  sans  parenté  juridi(jue.  (Cuq,  Institutions  juridiques  des  Romains, 
t.  II,  p.  457  —  Girard,  Manuel  du  droit  romain,  pp.  692  et  suiv.)  En 
matière  d'arbitrage,  le  terme  pouvait  aussi  s'appliquer  à  la  promesse  par 
laquelle  les  parties  s'engageaient  réciproquement  l'une  envers  l'autre;  il 
désignait  ainsi,  d'une  part,  la  convention  des  parties  de  s'en  remettre  à  un 
arbitre  et  d'exécuter  la  sentence,  de  l'autre  la  convention  des  parties  avec 
des  arbitres  acceptant  leur  mission  ;  par  extension,  il  signifiait  l'institution 


2G2  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

sont  cependant  lenncs,  à  moins  d'excuse  valable,  à  remplir 
leur  devoir  comme  le  ferait  un  magistrat. 

Mais  la  désignation  par  les  parties  qui  aboutit,  après  accep- 
tation du  tierSj  à  cette  dernière  analogie,  n'en  a  pas  moins 
pour  effet  de  créer  seulement  des  juges  privés,  sans  aucun 
caractère  public.  C'est  là  une  nouvelle  différence  entre  l'arbi- 
tre et  les  juges  ordinaires  auxquels  les  plaideurs  devraient 
avoir  régulièrement  recours  en  observant  les  règles  d'une 
compétence  ratione  personœ  et  materiœ. 

On  ne  peut  point  dire,  en  effet,  que  les  arbitres  ont  l'auto- 
rité judiciaire,  le  mixtiim  imperiiiin  des  Romains  que  des 
particuliers  ne  peuvent  concéder,  et  leur  pouvoir  de  décider 
qui  vient  seulement  de  la  volonté  des  parties  et  du  compro- 
mis ne  constitue  pas  la  véritable  juridiction.  Celle-ci,  qui  émane 
de  l'Etat,  comprend  plusieurs  éléments  et  les  divers  pouvoirs 
qui  caractérisent  éminemment  la  souveraineté.  L'arbitre  a  bien 
la  ((  notio  »  ;  il  peut  faire  tout  ce  qui  est  nécessaire  pour  éclai- 
rer sa  religion  ;  il  donne  après  enquête  la  décision  que  les 
parties  attendaient  de  lui  pi)ur  mettre  fin  à  leur  débat,  c'est 
la  «  difînitio  »,  le  a  jiidiciiim  »,  terme  de  sa  fonction.  Mais 
il  n'a,  de  par  son  caractère  seul,  ni  la  «  coci'citio  »,  c'est-à- 
dire  le  droit  de  punir  par  des  peines,  ni  surtout  «  Vexcciitio  » 
qui  est  une  portion  de  la  force  publique  unie  au  droit  de  juger 
et  assurant  l'exécution  de  tous  les  ordres  de  la  justice;  une 
fois  sa  sentence  rendue,  l'arbitre  est  dessaisi  et  n*a  plus  rien 
à  faire;  il  ne  connaît  même  pas  des  difficultés  que  peut  faire 
naître  la  peine  dont  nous  parlerons  idtérieurement;  tout  au 
plus  les  parties  pouvaient-elles  lui  donner  pouvoir  d'interpré- 
ter sa  décision. 

Sauf  le  cas  où  la  décision  serait  homologuée  par  les  magis- 

elle-mème  dont  il  marquait  le  fondement  contractuel  et  privé.  Enfin, 
disons  que  le  qualificatif  receptus,  joint  au  mot  avbUer  (titre  de  receptis 
arbitvis  au  Digeste),  distinp;"uait  l'arbitre  dont  nous  nous  occupons  de  celui 
désigné  par  les  magistrats  dans  la  procédure  formulaire. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  263 

trats  réguliers  ou  les  hypothèses  exceptionnelles  dans  lesquel- 
les l'arbitre  serait  à  même  d'en  assurer  l'exécution',  celle-ci 
était  donc  laissée  à  la  discrétion  du  perdant.  Il  y  a  un  remède 
à  cette  imperfection  :  le  seul  fondement  qui  soit  à  l'autorité 
des  sentences  arbitrales,  —  volonté  des  parties  qui  en  nom- 
mant des  arbitres  s'engag-ent  par  là  à  exécuter  ce  qui  sera 
décidé  par  eux,  —  peut  être  fortifié  par  une  sanction,  d'ori- 
gine privée  elle  aussi,  que  les  plaideurs  ajoutent  à  leur  con- 
trat. Cette  sanction  réciproque  et  rappelée  en  g-énéral  dans  les 
sentences,  en  donnant  au  compromis  une  valeur  qu'il  n'avait 
pas  par  lui-même  et  en  aug-mentant  les  g-aranties  du  g-agnanl, 
est  deveiuie  un  de  ses  éléments^;  l'on  peut  même  dire  qu'elle 
constituait,  comme  la  paumée  à  Dieu  et  les  arrhes,  un  élément 
formel  qui  devait  se  joindre  au  consentement  des  parties  pour 
qu'elles  fussent  juridiquement  liées  l'une  envers  l'autre;  elle 
rendait  ainsi  le  contrat  solenneP. 

Le  moyen  le  plus  généralement  employé  était  l'adjonction 
au  compromis  d'une  clause  pénale  ;  les  Coutumes  d'Anjou  et 
du  Maine  en  indiquent  nettement  la  valeur  à  la  fin  de  leur 
définition;  nous  avions  réservé  cette  partie  de  leur  formule 
pour  mieux  marquer  son  intérêt.  Outre  que  les  parties  pro- 

1.  Très  ancienne  coutume  de  Bretagne,  p.  77  :  «Celui  en  qui  les  parties 
seront  compromis  est  leur  juge  en  ccul  cas,  fors  à  exécuter  la  sentence,  si 
celui  arbitre  n'avoit  les  choses  debalues  [en  sa  main]  à  la  fin  que  il  les 
peust  bailler  es  quelles  des  parties  que  il  voudroit  ». 

2.  Coutumes  deBeauvaisis,  ch.  xli,  no  i3G3  (éditSalmon,  p.  i54):  «  Les 
parties  qui  se  mettent  en  arbitrage  se  doivent  lier  ou  compromis  par  foi,  par 
plege  ou  par  peine,  et  s'il  ne  se  lient  par  aucun  de  ces  trois  liens,  l'arbi- 
trage est  de  nule  valeur».  —  Coutumier  d'Artois,  titre LIV, art.  2,  :  La  sen- 
tence ne  vaut  si  peine  n'i  est  promise».  —  Livre  des  droi:  et  des  comman- 
demens  d'ofjice  de  justice,  art.  5 10,  p.  80  »  :  Le  compromis  ne  vaudrait  pas 
sans  peine  et  serement,  pour  ce  «jue  les  parties  ne  tiendraient  pas  le  dit  ou 
sentence  et  mcctraicnt  plait  sur  plait  (id.,  art.  io3o,  p.  828).  —  Coutumes 
d'Anjou  cl  du  Maine,  I''.276,  Iv.  r3o  :  «  Sentence  d'arbitre  sans  provision 
de  paine  ou  de  tradicion  de  gaiges  est  nule  ». 

3.  C.  MoRTET,  Le  livre  des  constitutions  démenées  au  Cliastelet  de  Paris, 
p.  46,  note  2.  —  ScH^FFNER.  Geschichte  der  rechlsverfassung  Frankreichs, 
tome  III,  p,  272. 


264  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

mettaient  d'olx'ir  à  la  décision  arbitrale  et  de  n'y  contrevenir 
en  aucune  façon,  soit  elles-mêmes,  soit  par  personnes  inter- 
posées',  elles  s'en^-a^eaient  réciproquement^  au  payement 
d'une  certaine  peine  si  elles  manquaient  à  leur  promesse; 
cette  peine  était  due,  au  moins  pour  majeure  portion, 
à  la  partie  «  obéissante  ».  L'usage  d'une  telle  stipulation 
remontait  aux  origines  du  droit  romain  et  se  trouvait  le 
meilleur  moyen  de  contrainte  non  seulement  pour  l'exécution 
de  la  sentence^,  mais  encore  pour  toutes  les  mesures  d'appli- 
cation (lu  compromis;  elle  était  due  notamment  par  la  partie 
qui,  après  avoir  souscrit  à  celui-ci,  rendait  la  sentence  difficile 
en  refusant  par  exemple  de  venir  plaider  devant  les  arbitres. 

Cette  clause  pénale  était  appelée  mise  par  les  auteurs  du 
Moyen-âge  et  par  extension  on  donnait  ce  même  nom  à  l'arbi- 
trage''^. 

Elle  pouvait  être  remplacée  ou  complétée  par  des  pièges, 
des  gages  ou  le  serment  ^.  Le  première  sûreté  permettait  au 
gagnant  de  s'adresser  à  un  tiers  si  l'autre  partie  n'exécutait 
pas  la  sentence^.  Le  gage  était,  dans  le  même  cas,  remis  à 

1.  Cf.  les  formules  du  compromis  que  nous  donnons  en  appendice  à  notre 
article. 

2.  Cette  condition  de  réciprocité  est  nettement  exprimée  par  le  mot  com- 
promis et  rigoureusement  ce  mot  ne  désigne  que  la  convention  d'arbi- 
trage munie  de  la  double  promesse  de  peine.  Celle-ci  était  tellement  essen- 
tielle qu'en  son  absence  l'arbitre  n'était  pas  tenu  de  statuer.  Conseil  à  un 
ami,  art.  i4- 

3.  Spéculum  Judiciale,  §  i  :«Non  enim  statur  sententiae  nisimetu  pœnœ, 
vel  sine  pignoris  datione  vel  alicujus  loco  pœnae  ».  —  Coiitumier  d'Artois, 
titre  LIV,  art.  3  :  «  Est  pêne  promise  d'une  part  et  d'autre  pour  qu'ils  ne  se 
partent  de  la  mise  por  paour  de  la  peine  » .  —  Cou/ unies  d'A  njou  et  du  Maine, 
276  F,  i3o  K  :  «  Arbitres  sont  ceulx  qui  sont  esleuz  de  consentement  des 
parties  en  quoy  l'on  se  compromect,  o  stipulation  de  peine  oj/ïu  que  la  sen- 
tence soit  tenue  par  craincte  de  commectre  la  puine  ». 

4.  Exemple  dans  le  Coutumier  d'Artois,  titre  LIV,  art.  3,  déjà  cité. 

5.  Spéculum  judiciale,  §  i;  Coutumes  de  Beauvaisis,  no  1263,  déjà 
cités. 

6.  La  pler/erie,  constituée  dans  le  compromis  ou  par  acte  spécial,  avait 
notamment  un  rôle  efficace  dans  les  arbitrages  flamands.  Entre  autres  exem- 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  265 

l'adversaire  de  celui  qui  contrevenait  à  la  décision.  Quant  au 
serment,  il  ajoutait  en  général  une  nouvelle  force  à  l'eng-age- 
ment  des  parties,  par  l'hésitation  qu'on  éprouverait  à  devenir 
parjure.  Prohibé  par  le  droit  romain',  il  était  admis  par  le 
droit  canon,  et  nous  avons  vu  qu'à  Toulouse  on  s'en  conten- 
tait ;  le  plus  souvent  il  était  joint  à  la  promesse  de  peine. 

Tels  sont,  sommairement  exposés  et  en  comparaison  avec 
ceux  du  jug-e,  le  caractère  de  l'arbitre  et  son  rôle  auquel  la 
sanction  indiquée  en  dernier  lieu  assure  indirectement  quel- 
que efficacité.  Voyons  maintenant  comment  il  remplit  ce  rôle 
et  quels  sont  ses  pouvoirs.  Il  convient,  à  cet  égard,  d'éta- 
blir une  distinction  entre  deux  sortes  d'arbitres  et  deux  mo- 
des d'arbitrag-e,  l'arbitre  proprement  dit  et  l'arbitrateur,  Var- 
bitriiim  ou  arbitrage  proprement  dit,  et  ce  qu'on  appelle 
Varbitratiis  auquel  ne  correspond  aucun  mot  français.  Si 
cette  distinction  n'est  pas  toujours  très  nette  dans  les  actes  et 
les  auteurs,  elle  est  pourtant  d'un  certain  intérêt  et  il  importe 
de  l'établir  aussi  clairement  que  possible". 


L'arbitre  proprement  dit  est  celui  qui  est  tenu  de  suivre 
dans  la  procédure  et  le  jugement  les  rigueurs  du  droit;  de- 
vant lui,  l'instruction,  les  formalités  et  la  preuve  se  font  con- 
formément à  la  loi  ordinaire,  et  il  rend  sa  sentence  comme  le 

j)les  :  le  12  mai  1281,  Riquart  Colpart,  Jehan  Cucus,  Marguerite  Andrieu, 
Colin  de  Stieohere,  Michel  Cucus,  Jehan  Herman  et  Canin  le  Waskere, 
tous  bourgeois,  se  portent  pièges,  chacun  pour  le  tout,  et  proumettent  de 
«  tenir  le  dit  Dietennieu  Morin  et  Jehan  Ansiel  de  tout  chou  que  il  diront 
et  deviseront,  si  comme  tel  content  c/ui  est  entre  Micliiel  Hildegarl  et 
Jehan  le  Pape,  soit  de  conte  de  deniers,  de  dete  11  de  tiere  11  de  c/iioi  que 
ce  soif.  —  Des  Marez,  La  lettre  de  foire  à  Ypres  aatreizième  siècle,  p.  47- 

1.  Novelle  82,  chap.  1 1. 

2.  De  Blasio  lui  a  consacré,  au  quinzième  siècle,  un  traité  dont  nous 
avons  déjà  signalé  l'existence  dans  une  note.  Son  analyse  est  minutieuse, 
mais  elle  est  parfois  confuse  et  appelle  des  réserves.  Bien  qu'elle  ne  soit 
pas  de  l'époque  qui  nous  occupe,  nous  ne  manquerons  pas  cependant  d'y 
avoir  éarard. 


206  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

ferait  un  jiig"e;  aussi  le  nomme-t-on  parfois  arl)i(re  de  droit 
pour  le  disting-uer  de  l'arbitrateur  dit  arbitre  d'équité.  Les 
parties  lui  présentent  nolaniment  leurs  demandes  et  défenses 
par  écrit  pour  aboutir  à  une  litis-conteslation  qui  produit  ses 
effets  habituels;  elles  prêtent  le  serment  de  calomnie  et  sont 
tenues,  comme  l'arbitre,  à  l'observation  des  jours  fériés. 

L'arbitrateur,  appelé  également  amiable  compositeur,  ter- 
mine le  différend  des  parties  sans  être  tenu  de  g-arder  exacte- 
ment les  formalités  de  la  justice  et  la  rigueur  du  droit'.  Il  a 

I.  Coutumes  de  Beaiwaisis,  ch.  xli,  n»  129.5,  p.  167  (éd.  Salnion)  : 
<(  Deus  manières  sont  de  soi  mètre  seur  autrui  :  la  première  manière  si  est 
(juant  on  se  met,  de  ce  qui  est  en  débat,  à  aler  selonc  fourme  de  droit,  si 
comme  oïr  le  serement  des  parties  et  puis  tesmoignier  seur  ce  dont  les  par- 
ties sont  contraires  par  leur  serement,  et  puis  rendre  sentence  selonc  ce  qui 
est  trouvé;  teus  arbitrages  est  selonc  fourme  de  droit.  La  seconde  manière 
si  est  quant  on  se  met  de  baut  et  de  bas  ou  dit  et  en  l'ordenance  de  ceus 
qui  sont  esleu  arbitre.  » 

Pétri  Jacobi  a  Montepessnlano  de  arbitris  et  arbitratoribus,  no  6  : 
«  Item  arbitrorum  (juidam  est  electus  a  partibus  non  ut  more  judiciorum 
cognoscat,  sed  ut  quisamicus  inter  parles  ordinetet  disponat,  et  ille  dicetur 
arbitrator  seu  amicabilis  compositor.  » 

Bartole,  Oiiestiones  in  rnateriarn  arbitrotvim,  no  2.  a  Arbiter  est  qui 
sibi  partes  judicis  vindicavit.  Arbitrator  aulem  est  ille  qui  suo  consilio  tan- 
quam  amicabilis  compositor  litem  decidit  bona  fide,  nulla  juris  sollemnitate 
servata,  absque  judiciorum  strepifu.  » 

Le  Grand  Coutumier  est  moins  précis.  Par  contre,  la  Pratique  de 
Masuer  posera  très  nettement  la  distinction  :  «  L'arbitre  est  celui  qui  est 
sujet  de  garder  l'ordre  judiciaire  et  juger  selon  le  droit.  L'arbitrateur  et 
amiable  compositeur  est  celui  qui  doit  plutôt  suivre  l'équité  et  n'est  sujet  à 
garder  l'ordre  de  droit,  ains  au  contraire  peut  remettre  quelque  chose  de 
la  rigueur  d'iceluy  ». 

BouTiLLiER  distingue  l'amiable  compositeur  de  l'arljilralour,  le  premier, 
appelé  aussi  appayseur  par  l'auteur  de  la  Somme  Rural,  étant  seulement 
celui  qui,  du  consentement  des  parties,  les  met  eu  accord;  il  n'en  indique 
pas  moins  la  différence  quant  aux  pouvoirs  entre  l'arbitre  et  l'arbitrateur. 
—  Les  Coutumes  d'Anjou  et  du  Maine  {F.  294,  K.  i48),  placent  ces  der- 
niers au  même  rang  sur  un  point  spécial  :  elle  les  opposent  tous  deux  à 
l'amiable  compositeur  quant  au  recours  devant  un  bonus  vir,  possible  au 
cas  d'arbitrium  ou  d'arbifratus,  non  dans  l'hypothèse  où  les  parties 
avaient  choisi  un  amiable  compositeur;  le  motif  était  que  celui-ci  ne  ren- 
dait pas  une  véritable  sentence,  ainsi  (jue  l'exprimait  déjà  Boutillier.  Ces 
séparations,  d'ailleurs  peu  précises,  n'étaient  pas  généralement  faites;  nous 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  267 

le  pouvoir  de  prendre  pour  unique  règle  de  sa  procédure  et 
de  sa  décision  les  inspirations  de  l'équité  ;  il  peut  relever  les 
plaideurs  des  déchéances  que  la  loi  prononce  pour  se  faire  lui- 
même  une  sorte  de  législateur  et  attribuer  à  ceux  qui  plaident 
des  droits  qu'il  est  bon  d'établir  et  que  la  loi  ne  consacre  pas. 
Il  peut  ainsi  tempérer  la  sévérité  de  celle-ci  et,  écoutant  l'équité 
naturelle,  prononcer,  comme  disait  l'orateur  romain  «  non 
proiit  lex  sed  proitt  humanitas  mit  miser icordia  inipellet  re- 
gere^fi.  Son  pouvoir  fait  songer  au  juge  d'équité  anglais  ré- 
duisant les  rigueurs  de  la  Conimon  law. 

Si  donc  le  rôle  de  l'arbitre  et  de  l'arbitrateur  est  le  même, 
s'ils  doivent  tous  deux,  en  vertu  du  compromis,  décider  dans 
une  question,  ils  parviennent  à  leur  but  par  des  moyens  et 
avec  des  pouvoirs  différents. 

Si  nous  voulons  caractériser  ces  derniers  d'après  les  défini- 
lions  qui  précèdent,  nous  remarquerons  que  l'arbitre  tend 
davantage  à  se  rapprocher  du  juge  ordinaire,  puisqu'il  rend 
une  décision  en  observant  les  mêmes  lois  que  lui  et  suit  la 
procédure  d'une  justice  réglée,  abstraction  faite  des  règles 
incompatibles  avec  son  caractère  privé  et  l'absence  chez  lui 
d'autorité  judiciaire".  Quant  à  l'arbitrateur,  les  pouvoirs  qui 
lui  sont  conférés  sont  plus  larg-es,  et  l'on  a  pu  dire  qu'en 
fondant  sa  décision  sur  tous  les  motifs  auxquels  il  croyait  de- 
voir s'arrêter,  en  consacrant  toutes  les  procédures  et  toutes  les 

les  avons  exposées  pour  être  complet,  et  l'on  peut  dire  que  la  doctrine  dis" 
tinguait  seulement  l'arbitre  et  l'arbitrateur  ou  amiable  compositeur. 

1.  CiCERON,  Pro  Clnenlin.  — On  pourrait  aussi  définir  le  pouvoir  de  l'arbi- 
trateur par  ces  paroles  de  Sénèque  :  «  Non  sub  formula  sed  ex  eequo  et  bono 
judicat.  Et  absolvcre  illi  licct,  et  quanti  vult  taxare  litem.  Nihil  ex  his 
facit  tanquam  justo  minus  fecerit  sed  tanquam  id  quod  constituit  justissi- 
mum  sit  »  [de  CJementia,  lib.  II,  no  7). 

2.  BuTRiGAR,  De  oppositione  comproniissi  et  de  ejus  Jorma,no  3  :  «  Ar- 
biter  compromissarius  est  qui  cog"noscit  ad  modum  judicis  ».  —  Joannes  de 
Blasio,  De  differerifiis  l'nter  arbitriim  et  arbitra(orem,no3.  :  «  Arbiterest 
qui  quasi  judicis  notionem  in  cognoscendo  et  diffinieudo  ex  consensu  par- 
tium  suscipit.   » 


^08  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

solutions  qui  lui  paraissaient  équitables  ou  même  utiles,  il 
amenait  les  parties  à  une  sorte  de  transaction  plutôt  qu'il  ne 
prononçait  [>ar  sa  sentence  un  véritable  jugement '. 

h'nrbitratus  diffère  cependant  de  la  transaction  comme 
l'arbitrage  proprement  dit  diffère  du  jugement.  La  transac- 
tion a  lieu  moyennant  des  sacrifices  réciproques;  on  ne  les 
constate  pas  toujours  dans  la  décision  rendue  par  l'arbitra- 
teur  qui  le  plus  souvent  fait  un  perdant  et  un  gagnant;  s^ 
Ton  peut  dire  qu'ils  existent  dans  Varbitratus,  ils  consistent 
tout  au  plus  dans  l'abandon  réciproque  des  formes  et  des 
règles  du  droit. 

Autre  différence  :  la  décision,  dans  la  transaction,  est  l'œu- 
vre des  parties  elles-mêmes;  dans  Varbifratus,  il  y  a  inter- 
vention d'un  tiers  élu  par  celles-ci. 

Enfin,  il  n'est  pas  permis,  en  l'absence  de  dol,  fraude  ou 
violence,  de  se  pourvoir  de  la  transaction.  Contre  Varbitratas, 
il  y  a  un  recours  possible  devant  un  bonus  vir  lorsque  la 
lésion  qui  en  résulte  est  d'une  certaine  importance. 

Quoi  qu'il  en  soit,  par  le  seul  motif  que  les  affaires  s'y  trai- 
tent plus  amiablement  que  dans  l'arbitrage  proprement  dit, 
—  et  c'est  ce  qui  le  rapproche  de  la  transaction,  —  Varbitra- 
tas possède  un  avantage  sur  l'autre  mode  de  procéder.  En 
éloignant  l'application  des  règles  légales,  il  permet  aussi  en 
maintes  occasions  une  plus  grande  justice;  aussi  n'est-il  point 
étonnant  que  les  parties  aient  recours  plus  souvent  à  Varbi- 
t/'atiis,  soit  en  prenant  directement  des  juges  privés  à  titre 
d'arbilrateurs,  soit  en  leur  laissant  la  faculté  de  décider  comme 


I.  Pétri  Jacobi  a  MoiUepessulano  de  arbitris  et  arbitratoribns,  no  i5  : 
«  Notandum  est  quod  sententia  arbitratorum  est  quaedani  transactio.  »  — 
Balde,  De  arbitris  (dans  l'édition  du  Spéculum  jiidicinle  que  nous  avons 
citée,  à  la  suite  du  chapitre  de  G.  Durand,  p.  ii8  :  <(  Arhitralor  autem  est 
bonus  vir  et  aniicabilis  composilor  electus  super  lite  transigenda  et  ad  con- 
cordiam  via  œquitatis  inter  parte  inducenda.  »  L'auteur  n'en  marque  pas 
moins  les  différences  entre  Varbitratns  et  la  transaction. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  269 

amiables  compositeurs'.  L'aibitrage  proprement  dit  n'a  guère 
qu'un  mérite  par  rapport  à  Varbitratiis,  celui  d'offrir,  et  dans 
certains  cas  seulement,  de  plus  grandes  garanties. 

Quant  à  l'intérêt  de  la  distinction  qui  nous  occupe  et  qui 
consiste  dans  une  différence  de  pouvoirs,  il  apparaît  à  plu- 
sieurs égards.  Il  a  notamment  une  importance  en  matière  de 
capacité  :  tel  qui  ne  peut  être  arbitre  est  paifois  légalement 
choisi  comme  amiable  compositeur;  la  femme,  par  exemple, 
peut  toujours  être  arbitratrice  et  n'est  arbitre  qu'exception- 
nellement; on  peut  aussi  être  arbitrateur  dans  sa  propre 
cause.  Il  faut  également  signaler  qu'en  matière  d'arbitrage 
proprement  dit,  l'idée  d'après  laquelle  les  parties,  en  prenant 
des  juges  privés,  renonceraient  à  tout  recours  s'applique  en 
principe  d'une  manière  plus  absolue.  Après  un  arbitratiis,  on 
peut  au  contraire,  dans  certains  cas,  en  appeler  à  un  bonus 
vir^,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  indiqué,  et  cela  pour  un 
motif  particulier  :  les  parties,  dans  cette  hypothèse,  ont  en 
effet  compromis  dans  l'espoir  d'une  équité  future,  et  il  ne 
faut  pas  qu'elles  soient  trompées  dans  leur  attente^. 

Ce  dernier  intérêt  rend  particulièrement  utile  dans  la  prati- 
que   la    distinction   entre  Varbitrium  et    Varbitratiis.    Aussi 


1.  De  nos  jours  encore,  les  causes  dispensant  les  arbitres,  d'une  part,  de 
se  conformer  aux  règles  ordinaires  de  la  procédure,  d'autre  part,  de  se  pro- 
noncer selon  les  règles  du  droit,  sont  de  style  dans  les  compromis,  art.  1019, 
Code  de  procédure  civile,  permettant  dérogation  à  1009. 

2.  L'origine  de  cet  intérêt  se  trouve  dans  le  droit  romain  auquel  est 
également  emprunté  le  terme  âJarbitratus.  D.  76  Pro  Socio,  XVII,  II. 
{Prociilas,  lib.  V,  Epistnlarum.)  Ce  texte  relatif  à  une  estimation  à  faire 
au  cas  de  société  sépare  nettement  Varbitrium  de  Varbitratus,  le  premier 
devant  être  observé  qu'il  soit  juste  ou  injuste;  l'autre,  —  c'est  l'hypothèse 
prévue  avec  l'expertise,  —  pouvant  être  corrigé  grâce  à  un  recours  devant 
un  bonus  vir  choisi  par  compromis  ou  devant  un  juré  judiciaire. 

3.  Balde,  op.  cit.,  p.  118  :  «  In  arbitramento  videtur  compromissum 
super  spe  futurse  œquse  pronunciationis  :  non  tamen  hsec  spes  conditionem 
facit,  sed  modum  et  exceptionem  parit  et  jus  petendi  reductionem.  »  —  On 
renonçait  souvent  dans  le  compromis  à  toutes  voies  de  recours  ou  réclama- 
tions possibles. 


270  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

devons   nous    nous  demander  comment   on   peut   les   recon- 
naître. 

La  solution  du  problème  s'obtient  par  une  lecture  du  com- 
promis ou  l'examen  de  la  procédure  et  de  la  sentence. 

A)  Quand  peut-on  reconnaître,  d'après  le  compromis,  s'il 
s'agit  d'un  arbitre  ou  d'un  arbitrateur?  Deux  hypothèses 
peuvent  se  {)résenter  :  les  parties  ont  désio-né  expressément 
en  quelle  qualité  elles  choisissaient  telle  personne  ou  il  appa- 
raît des  clauses  de  l'acte  et  des  pouvoirs  qui  y  sont  insérés, 
quel  titre  elles  entendaient  donner  au  pacificateur  qui  termine- 
rait leur  contestation. 

Et  tout  d'abord,  les  parties  ont  pu  se  prononcer  expres- 
sément sur  la  question  qui  nous  intéresse.  Pour  l'arbitrage 
proprement  dit,  les  termes  les  plus  simples  sont  la  désigna- 
tion de  telle  personne  comme  arbitre  sans  aucune  autre 
précision  à  la  suite,  ou  la  seule  concession  de  Vai'bitrium  ; 
pour  l'autre  forme  d'arbitrage,  on  prend  quelqu'un  comme 
arbitrateur',  comme  amiable  compositeur,  on  promet  d'obéir 
à  son  arbitratus. 

D'autres  fois,  au  lieu  de  ces  qualificatifs  peu  douteux  au  pre- 
mier abord,  il  en  est  d'autres  plus  vagues  que  l'on  copiait  et 
repétait  à  la  suite  des  formulaires  et  qu'il  était  coutume  d'usi- 
ter;  par  exemple,  on  compromettait  sur  quelqu'un  ut  in 
bomim  uiriim,  ut  in  disceptatoreni,  dijinitoreni  litis,  ordina- 
toreni,  ut  in  judicem  partiu/n,  etc..  Les  formules  sont 
vai'iées;  certains  plaideurs,  sans  donner  de  qualificatif,  choisis- 
saient tout  simplement  quelqu'un  pour  c/uil  prononce  sur  la 
controverse. 

I .  Exemple  :  Compromis  entre  le  vicomte  et  l'archevêque  de  Narbonne, 
i3  mai  1276.  Bibl.  de  l'Ecole  des  chartes,  t.  LX  (année  1879),  p.  436. 
Dans  tout  le  cours  de  la  procédure  il  n'est  question  que  d'arbilrateur  ou 
d'amiable  compositeur. 


L  ARBITRAGE    DANS    LE    DROIT    FRANÇAIS.  27 1 

Quelle  foi  ajouter  à  la  première  catég-orie  d'expressions  et 
quelle  explication  donner  à  la  seconde?  Tout  d'abord,  il  faut 
se  défier  des  termes  d'arbitres  et  d'arbitrateurs  rencontrés 
souvent  seuls  dès  le  début  du  compromis.  Ils  n'ont  pas  tou- 
jours le  sens  technique  que  nous  leur  avons  donné  et  la  distinc- 
tion entre  les  deux  n'est  pas  toujours  très  nette  dans  l'esprit 
des  parties  ou  des  rédacteurs  de  l'acte.  En  particulier,  les  mots 
arbitre  et  arbitrag-e  sont  souvent  pris  dans  leur  sens  général 
de  juge  et  justice  privés  sans  signifier  spécialement  l'arbitre 
et  l'arbitrage  proprement  dits.  Il  serait  cependant  plus  proba- 
ble que  l'on  a  su  ce  que  l'on  voulait  dire  lorsqu'on  a  em- 
ployé les  termes  d'arbitrateur  ou  d'amiable  compositeur. 

Pour  avoir  quelque  certitude,  il  y  a  un  moyen  de  contrôle  : 
examiner  les  clauses  suivantes  du  compromis.  Il  est  rare,  en 
effet,  qu'il  n'y  ait  point  pour  nous  renseigner  autre  chose  que 
les  termes  dont  nous  parlions  précédemment.  Au  cas  où  il  en 
serait  ainsi,  force  serait  cependant  d'avoir  égard  à  leurs  sens 
spéciaux.  Mais,  en  g"énéral,  l'acte,  qui  est  la  charte  et  la  loi  d  es 
arbitres,  en  même  temps  qu'il  fixe  leur  compétence  porte  des 
précisions  sur  les  pouvoirs  et  la  procédure  à  suivre. 

Deux  hypothèses  alors  sont  encore  possibles.  Ou  bien  des 
précisions  confirment  qu'il  s'av;it  effectivement  soit  d'un  arbitre 
proprement  dit,  soit  d'un  arbitrateur,  et  il  n'y  a  plus  aucun 
doute  à  avoir,  ou  bien  il  apparaît  de  ces  autres  termes  du 
compromis  une  intention  contraire  à  celle  que  faisaient  prévoir 
les  qualificatifs  du  début  :  tel  désigné  comme  arbitre  se  voit 
conférer  les  pouvoirs  d'un  arbitrateur  ou  inversement.  DanS 
ce  cas,  il  faut  tenir  compte  de  l'intention  nettement  manifestée 
dans  le  compromis  plutôt  que  d'expressions  n'ayant  le  plus 
souvent  en  fait  rien  de  sacramentel'. 

I.  Exemples  de  clauses  indiquant  un  arbitrnfus  :  ((  Sine  strepitu  judicii  et 
juris  rii>;ore  lali  modo  (juod  secundum  formam  juris  vel  judicii  non  sit  in  hoc 
arbitrio  procedendum,  ordine  judiciario  non  servato;  de  voluntale;  extraor- 
dinarie,  etc. 


272  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Ce  qui  nous  sert  ainsi  de  contrôle  expli(juera  de  même 
pour  telle  affaire  particulière  les  lernies  vagues  que  nous  avons 
également  cités.  Les  mots  bonus  uir,  disceptator  litis,  etc., 
dési<5-neront  tantôt  un  arbitre,  tantôt  un  arbitrateur. 

En  résumé  donc,  lorsqu'un  compromis,  ne  laissant  pas  le 
choix  entre  les  deux  formes  d'arbitrai;;-e,  a  trait  nécessaire- 
ment à  l'une  ou  à  l'autre,  il  faut,  pour  reconnaître  s'il  s'ag-it 
d'un  arbitre  ou  d'un  arbitrateur,  avoir  égard  aux  diverses 
clauses  de  l'acte  plutôt  qu'au  qualificatif  donné  aux  tiers  dési- 
gnés parles  parties'. 

Ces  clauses  peuvent,  il  est  vrai,  donner  lieu  encore  à  des 
difficultés  lorsque  leur  ensemble  amène  dans  la  personne  du 
tiers  un  mélange  des  qualités  d'arbitre  et  d'arbitrateur.  On 
s'est  demandé  si  le  mélange  était  possible,  et,  au  cas  d'affirma- 
tive, quelle  était  son  influence  sur  la  qualité  du  tiers  choisi  par 
les  parties.  Gomme  ces  clauses  contradictoires  laissent  en 
réalité  un  choix  à  celui-ci  et  que  le  problème  se  posera  en  fait 
pendant  l'instance,  nous  l'examinerons  en  étudiant  un 
deuxième  mode  de  reconnaître  l'arbitre  et  l'arbitrateur  auquel 
nous  arrivons  ainsi. 

B)  Des  cas  où  l'on  reconnaît  l'arbitre  de  l'arbitrateur 
d'après  l'examen  de  la  procédure  et  de  la  sentence  —  L'on 
aura  recours  à  ce  moyen  lorsque  les  parties  auront  employé 
nue  clause  si  fréquente  dans  les  actes  qu'elle  était  devenue 
presque  de  style,  lorsqu'ils  auront  compromis  sur  quelqu'un 
taiiqiiani  in  arbitrum  vel  (ou  et)  ai-bitratoreni  seii  amicabilenv 
compositoreni. 

Au  premier  abord,  cela  semble  très  obscur.  G.  Durand  a  pu 
se  demander  quelle  était  la  valeur  d'une  telle  formule  en  exa- 
minant si,  lorsque  la  sentence  sera  rendue^  elle  serait  un 
arbitriuni,  un  arbitratus,  l'un  et  l'autre  ou  ni  l'un  ni  l'autre, 

I.  Spéculum  judiciale,  loc.  cit.,  §  7,  p.  107,  n»  10. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  273 

ce  qui  amènerait  par  avance  la  nullité  du  compromis;  il  rap- 
pelait fort  justement  que  la  question  avait  son  importance, 
car,  disait-il,  il  faut  toujours  obéir  à  un  arbitriiim,  mais  con- 
tre Varbitratiir  on  a  le  recours  au  «  bonus  vin  y).  En  indiquant 
les  solutions  possibles,  G.  Durand  argumente  de  nombreux 
textes  du  Digeste.  Comme  conclusion,  il  écarte  la  nullité  du 
compromis;  celui-ci  est  valable  de  par  la  peine  que  l'auteur  du 
Spéculum  suppose  touj(Hirs  apposée  et  qui  donne  efficacité  à 
la  sentence  ;  une  multiplicité  de  termes  ne  change  pas  sa  subs- 
tance et  il  reste  son  but.  La  sentence  est  donc  par  avance 
valable  aussi  bien  comme  arbitri'um  que  comme  arbitrafus  ; 
mais  comme  elle  ne  peut  être  à  la  fois  l'un  et  l'autre,  car  sa 
nature  doit  être  une,  elle  sera  l'un  ou  l'autre. 

Dans  le  doute,  venant  de  la  clause  si  l'on  considère  le  côté 
plus  humain  de  Varbitratus  qui  a  pour  g"uide  l'équité,  il 
semble  que  ce  mode  de  procéder  doit  être  suivi  de  préférence 
par  le  tiers.  Uarbitrium  est,  il  est  vrai,  plus  définitif  en  ce 
qu'il  ne  rend  possible  aucun  recours  ;  ne  serait-ce  pas  plutôt 
à  lui  que  l'on  devrait  penser  comme  mettant  plus  sûrement 
fin  aux  procès*  ? 

En  réalité,  tel  n'est  pas  le  sens  de  la  formule.  A  priori,  on 
ne  peut  point  dire  si,  pour  tel  ou  tel  motif,  il  doit  y  avoir  arbi- 
trinm  ou  arbitratus.  Les  parties,  en  insérant  la  clause  disant 
qu'elles  compromettent  tanqnam  in  arbi'truni  et  arbitratoreni 
seu  amicabileni  conipositorem,  ont  entendu  laisser  aux  tiers 
désignés  par  elles  et  auxquels  elles  n'attribuent  spécialement 
aucune  qualité  un  choix  entre  les  deux  procédures  dont  nous 
nous  occupons.  Au  lieu  de  jug^er  en  tant  qu'arbitres  propre- 
ment dits  dans  toute  la  rigueur  des  droits  qu'ils  suivront  si 
la  g'ravité  de  la  cause  exig-e  selon  eux  de  grandes  garanties, 
ceux-ci  ont  la  faculté  d'adopter  le  mode  plus  simple  et  peut- 
être  plus    équitable  de  Varbitratus.  La  clause  conférant  ce 

I.  Spéculum  jiidiciale,  loc.  cit.,  §  7,  p.  107,  nos  639. 

18 


274  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

droit  s'exprimait  parfois  avec  une  certaine  richesse  de  termes 
qui  la  précisaient  et  l'expliquaient'. 

11  y  aura  donc  dans  ce  cas  un  seul  moyen  de  reconnaître 
si  dans  telle  affaire  il  y  a  eu  arbilrium  ou  arbitratas.  Exa- 
miner si  le  tiers  a  procédé  et  décidé  comme  un  véritable 
juge;  dans  ce  cas,  il  aura  rempli  le  rôle  d'un  arbitre  propre- 
ment dit;  dans  le  cas  contraire,  s'il  a  fait  l'instruction  comme 
bon  lui  semblait,  s'il  a  prononcé  comme  le  lui  dictaient 
l'équité  et  sa  conscience,  sans  avoir  ég^ard  aux  rigueurs  du 
droit,  il  aura  été  un  arbitrateur^. 


1.  Différend  entre  les  consuls  de  Pamiers  et  Sicard  de  Montant,  i255  : 
Compromis  «  in  Aymericum  Falherii  tanquani  arbitrum  vel  arbitratorem 
seu  amicabileni  compositorem,  ita  videlicet  quod  quicquid  arbiter  seu  arbi- 
trator  seu  amicabilis  compositor  diftiuiat  iuter  ipsos  jure  vel  amicabili  coni- 
positione  seu  qualibet  alia  voluntate,  servatojuris  ordine  vel  etiam  non  ser- 
vato,  vel  quocumque  modo  de  predicta  questione  partes  ratum  habebunt  ». 
{ffisl.  de  Languedoc,  édit.  Privât,  tome  VIII,  col.  1367.) 

Différend  entre  l'abbé  et  les  consuls  d'Aurillac  (1280)  :  Eustache  de 
Beaumarchais  choisi  «  tanquam  arbitrum  seu  amicabilem  compositorem 
vel  pro  voluntate  dictatorem. . .  ita  quod  possit  super  eis  procedcre  et  arbi" 
trari  simpliciter  et  de  piano  juris  ordine  servato  vel  penitus  pretermisso  : 
in  scriptis  vel  sine  scriptis...  »  (Rivière,  Hist.  des  Instit.  de  l'Auvergne, 
p.  296.) 

Différend  entre  l'évèque  et  le  chapitre  de  Tarbes  d'une  part  et  Guillaume 
d'Abadie  et  Condor  sa  femme  d'autre  part  (129G)  :  »  Promiltentes  dicta;  par- 
les quod  tenebunt  inviolabiliter  et  servabuot  quicquid  dictus  officialis  dicet 
et  diffiniet  tanquam  arbiter  vel  arbitrator  vel  amicabilis  compositor,  parli- 
bus  presentibus  vel  absentibus,  tempore  feriato  vel  non  f'erialo,  in  scriptis 
vel  sine  scriptis,  juris  ordine  servato  vel  non  servato,  ubicumque,  etc.,  qua- 
litercumque  eidem  officiali  visum  fuerit  expedire  vel  sue  placuerit  volun- 
tati.   »  (Archives  des  Hautes-Pyrénées,  G,  284.) 

2.  Specal uni  judiciale,  op.  cit.,  §  7,  p.  107,  no  10.  Bartole,  Ouest iones 
iii  materiam  arbitrorum,  no  7.  «  Quid  si  dubitetur  an  sententia  sit  lata  ab 
arbitro  vel  arbilratore.  Dico  processus  negocii  facti  per  homlnem  ipsum 
electum  ab  ipsis  litigatoribus  super  hoc  ostendet  et  declarabit  an  lata  fuerit 
sententia  in  arbitro  an  in  arbitratore.  » 

Lanfrang,  op.  cit.,  p.  90,  n°  3  :  «  Dictum  est  in  compromisse  quod  taies 
compromiserunt  in  Titium  arbitrum  et  arbitratorem;  ({uaero  an  sententia 
exinde  lata  censebitur  sententia  arbitri  arbitratoris?  Respondeo  :  ex  modo 
procedendi  hoc  cognoscitur.  Nam,  si  processum  est  ordine  judiciario  ser- 
vato, porrectus   est   libellus  et  litis  conleslatio,  tune  dicitur  talis  sententia 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  275 

Mais  il  peut  arriver  que  le  tiers,  au  lieu  de  choisir  nette- 
ment la  qualité  d'arbitre  ou  d'arbitrateur,  use  à  la  fois  des 
pouvoirs  de  l'un  et  de  l'autre.  Par  exemple,  au  début  de 
l'instance,  il  suit  la  procédure  réservée  au  premier  et  à  la  lin 
il  juge  comme  ferait  le  second,  ou  inversement.  Les  avis  sont 
partagés  sur  la  question.  Certains  auteurs,  comme  G.  Durand 
et  Lanfranc',  ont  prétendu  que  cette  qualité  mixte  n'éta  t  pas 
possible,  sur  le  motif  principal  qu'en  choisissant  telle  voie  le 
tiers  renonçait  à  l'autre.  Hostiensis  est  d'un  avis  contraire. 
En  fait,  le  mélang-e  est  assez  fréquent,  autorisé  par  le  large 
pouvoir  que  concède  le  compromis;  l'acte  s'exprime  parfois 
formellement  à  son  sujet";  en  d'autres  occasions,  au  contraire, 
les  parties  le  prohibent,  reconnaissant  ainsi  qu'il  est  en  prin- 
cipe permis''. 

Quant  à  son  effet  sur  la  possibilité  du  recours,  il  faut  con- 
sidérer en  quelle  qualité  le  tiers  a  terminé  l'instance  :  la  sen- 
tence est  le  but  de  l'arbitrage,  le  résultat  auquel  il  tend  ;  les 
procédés  employés  sont  relativement  secondaires"^.  Tel  donc 
qui  ayant  procédé  comme  arbitre  aura  jugé  comme  arbitra- 

lata  per  arbitrum.  Si  autem  nullus  ordo  judiciarius  servatus  fuerit,  tune 
dicitur  sententia  lata  per  arbitratorem.  )i 

Idem  :  «  Johannis  Baptistse  a  S.  Blasio  de  différent iis  inler  arbi train 
et  arbitratorem,  iiQ^  lo-ii.  Quibus  verbis  fiuut  arbiter  et  arbitrator.   » 

1.  Spéculum  judiciale,  loc.  cit.,  §  7,  no  9,  p.  107.  —  Lanfranc,  op.  cit., 
Septima  divisio,  no  6,  p.  97. 

2.  Compromis  entre  les  seigneurs  et  les  consuls  d'Apt,  1252  :  pouvoir  de 
décider  «  de  jure  tantum  aut  de  voluntate  tantuni  aut  partim  de  jure,  par- 
tim  de  voluntate  prout  eis  melius  videbitur  faciendum  »  (Giraud,  Histoire 
du  Droit  français  au  Moijen-àge,  t.  II,  p.  128).  — -Différend  entre  l'abbé 
et  les  consuls  de  Figeac,  1208  :  «  Pronunciabimus,  vel  dicemus  pace,  volun- 
tate seu  judicio,  su  mixtim,  conjunctim,  vel  divisim  »  [Archives  du  Lot, 
F.  i331. 

3.  «  Quod  arbitri  via  elecla  possemus  nihilominus  redire  ad  viam  arbi- 
tratoris  seu  amicabilis  compositoris  seu  pro  voluntate  dictatoris  »  (Rivière, 
Hisf.  des  Insf.  de  l'Auvergne,  p.  29G). 

4-  Balde,  op.  cit.,  p.  1 19  :  «  Et  si  processit  arbiter  et  diffînivit  ut  arbitra- 
tor, auctoritatem  qua  pronunciavit  non  auctoritatem  qua  cognovit  confi- 
dero  quoad  adniittendam  vel  respuendam  reductionis  petitionem  ». 


276  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

teur,  rendra  le  recours  possible;  dans  le  cas  contraire, 
aucune  réclamation  ne  sera  permise.  S'il  y  a  eu  dans  la  sen- 
tence certaines  parties  pouvant  être  considérées  comme  un 
arbitrium,  d'autres  étant  au  contraire  un  arbitratiis,  le  re- 
cours sera  possible  seulement  en  tant  que  le  tiers  choisi  par 
les  parties  pour  mettre  fin  à  leur  dilTérend  aura  statué  comme 
arbitrateur. 

*  * 

Nous  terminons  avec  l'exposé  de  ces  règ-les  l'étude  que 
nous  nous  étions  proposée.  S'il  se  dég-açe  quelque  conclusion 
de  notre  travail,  c'est  avant  tout  l'intérêt  que  présente  l'arbi- 
trag-e  aux  treizième  et  quatorzième  siècles;  la  matière  a  été  jus- 
qu'à présent  assez  négligée  des  juristes,  et  c'est  une  de  ces 
institutions  dont  l'histoire  au  Mojen-âg-e  est  encore  à  faire. 
Les  idées  exprimées  dans  les  pages  que  nous  avons  écrites 
pourront  servir  d'introduction  à  une  étude  d'ensemble  que 
nous  avons  entreprise  pour  cette  époque.  Nous  essaierons  de 
contribuer  ainsi  à  l'histoire  générale  de  l'arbitrage. 


APPENDICE. 

I.  —  Modèle  de  compromis  '. 

«  Titius  et  Seius  voluntarie  et  ex  certa  scientia,  non  per 
errorem,  de  tali  causa,  lite  et  controversia,  quœ  vertitur  et 
verti  speratur  inter  eos ,  tali  occasione,  scilicet  cujusdam 
vineae,  etc..  et  generaliter  de  omnibus  aliis  quaestionibus, 
litibus  el  controversiis,  quae  vertuntur  seu  verti  sperantur  seu 

I.  Spéculum  jadiciale.  De  forma  compromissi,  p.  io4. 


L  ARBITRAGE  DANS  LE  DROIT  FRANÇAIS.  277 

quocunque  modo  occasione  prœmissorum  verti  possiint  inter 
eos ,  in  hoc  compromissis  expresse,  vel  non,  pro  se  suisque 
heredibus  et  successoribns  omnibus  concordiler  compromit- 
tunt  et  consentiunt  de  alto  et  basso  in  Caium ,  electum, 
constitutnm,  assnmptnm  et  ordinatnm  communiter  ab  eis 
tanquam  in  arbitrum,  compromissarium,  arbitratorem,  lau- 
datorem,  diffinitorem  seu  amicabilem  compositorem ,  et 
communem  amicum,  sponte  in  se  hoc  arbitrium  siiscipien- 
tem  ;  dantes  ei  et  concedentes  plenam  et  liberam  poteslatem 
ut  possit  per  se  vel  per  alium,  vel  simnl  cum  alio  quem  sibi 
voluerit  associare,  usque  ad  talem  diem  in  prœmissis  et  sin- 
gulis,  de  piano,  et  sine  strepitu  et  figura  judicii  examinare, 
cognoscere  :  partes  ad  audiendum  sententiam  seu  prteceptum, 
vel  ad  alia  citare,  et  diem  ad  pronunciandum  vel  ad  aliud 
praîfixam  prorogare  ;  et  per  seipsum  pronunciare  diffinire, 
laudare,  arbitrari,  prœcipere,  et  alte  et  basse,  sicut  ei  vide- 
bitur,  terminare  et  ordinare  semel  et  pluries,  conjunctim  et 
divisim  simul  ;  vei  super  altéra  earum  ,  ordine  juris  servato 
vel  non  servato,  ordinarie  vel  extraordinarie.  diebus  feriatis 
et  non  feriatis,  sedendo  vel  stando,  in  scriptis  vel  sine  scriptis; 
alias  qualitercunque  et  quandocunque,  prout  sibi  melius  vide- 
bitur  expedire,  nullo  prœtermisso  obstante,  omni  hora  loco  et 
ulraque  parte  absente  vel  utraque  praesente,  vel  altéra  prœ- 
sente  et  altéra  absente,  citata  tamen  ;  et  quod  possit  semel  et 
pluries  et  eliam  quandocunque  suam  sententiam  vel  senten- 
lias,  dictum  laudum  seu  pronuncialionem  inlerpretari,  decla- 
rare,  corri^ere,  reformare^  si  sibi  videl)itur  expedire,  quodque 
si  velut  arbiter  de  aliquibus  vel  omnibus  quœstionibus  cog 
noscere  cœperit,  vel  aliquas  termina verit,  possit  jam  ceeptas 
vel  etiam  nondum  cseptas,  tanquam  arbitrator  seu  amicabilis 
conipositor  assumere,  et  de  ipsis  cognoscere  ac  diffinire,  vel 
e  contra..  ..  Promiserunt  insuper  dicti  Titius  et  Seius  sibi 
adinvicem  pro  se  suisque  heredibus  per  solemnem  stipula- 
tionem  stare,  parère   et   obedire  ejus  banno  et  laudo,  dicto 


2/0  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

pleiie,  arbilrio,  promincialioni,  prœcepto  seu  praeceptis,  per 
eiini  vel  allos  de  maiidato  ejus  facto  sive  factis  ;  et  mox  eis 
prolatis  homolog-are  et  approbare ,  et  in  nullo  contravenire, 
qiiacunqiie  ralione,  vel  causa  seu  modo  de  jure  vel  de  facto, 
vcrho  vel  opère,  per  se  vel  per  interpositam  personam  quse 
vel  quas  inler  eos  super  quocunque  aut  aliquo  praemissorum 
seu  eorum  occasione  dixeril,  fecerit,  pronunciaverit,  diffinierit 
seu  fuerit  arbitratus,  et  quod  contra  ejus  prœceptum,  lauduni, 
pronunciationem  seu  arbitriuni  non  appellabunt,  nec  appella- 
lionem  prosequentur  ;  nullum  rescriptuin,  vel  privilej^ium  per 
se  vel  per  alium  impetrabunt,  nec  im})etralis  utentur,  nullam 
exceptionem  opponent,  restitutioneminintegrum  non  pètent 
nec  illud  corrigi  seu  emendari  per  superiorem  vel  aliquem 
judicem  pètent;  quodque  non  utentur  cujuscunque  legis  vel 
canonis  statut!  seu  consuetudinis  bénéficie,  quod  viliet,  seu 
vitiare  vel  infirmare  valeat  luijusinodi  conipromissum  seu  ar- 
bilrium  in  totum,  vel  in  partem  sive  ex  persona  arbitri,  sive 
ex  personis  compromittentiuin  ,  sive  ex  forma  compromissi, 
vel  arbitrii,  seu  ex  rébus  vel  causis  de  quibus  est  conipro- 
missum sive  quacunque  alla  ratione.  Quod  si  facerent  vel  in 
aliquo  contra  praemissa  vel  aliquod  prœmissorum  venirent, 
promiserunt  solenniler,  utestdictum,  sibi  invicem  et  eidem 
arbitro,  quod  pars  arbitriuni  seu  laudum  in  totum  vel  in 
partem  non  servans  parti  servant!  dabit  et  solvet  pœnee 
nomine  decem  lib.  Bon.  et  legalium  Turon.  refu  ère  ac  resar- 
cire  sibi  omnia  damna  et  expensas  et  interesse,  quœ  vel  quas 
ipsum  facere  conting-eret  vel  eiam  sustinere,  sicut  suo  decla- 
raverit  juramento;  cui  sine  aliis  probationibus  fidem  plenam 
eis  placuit  adhiberi.   » 


L  ARBITRAGE     DANS    LE    DROIT    FRANÇAIS.  2^9 

II.  —  XoLiCE  SUR  LE  Processiis  Belial. 
(Quatorzième  siècle.) 

L'œuvre  curieuse,  assurément  peu  connue,  à  laquelle  nous 
voulons  consacrer  une  courle  étude,  porte  la  date  du  3o  octo- 
bre i382.  L'auteur  est  Jacobus  de  Theramo,  appelé  aussi 
DE  Ancharano'.  Né  en  i35o,  il  avait  étudié  le  droit  à  Padoue, 
et  lorsqu'il  écrivit  son  ouvrage,  était  archidiacre  à  Averse, 
près  Naples,  ainsi  qu'il  nous  l'apprend  lui-même  à  la  fin  de 
son  livre  en  disant  aussi  qu'il  avait  alors  f rente-deux  ans.  Il 
fut  par  la  suite  chanoine  d'Uprutina,  évêque  de  Florence  et 
Spoleto,  puis  archevêque  de  Tarente.  Selon  certains,  il  aurait 
aussi  professé  le  droit  canon  à  Padoue.  Il  mourut  en   1417". 

Le  pieux  et  bizarre  roman  qu'il  composa  est  avant  tout 
une  œuvre  théolog-ique  tout  à  la  gloire  du  Sauveur  des  hom- 
mes. Mais  la  forme  qu'il  lui  donna,  un  procès  entre  le  Diable 
et  Jésus-Christ,  en  nous  faisant  assister  aux  phases  diverses 
d'une  procédure  avec  première  instance,  commencement  d'ap- 
pel et  arbitrage  pour  finir,  n'est  pas  sans  intérêt  pour  l'histo- 
rien du  droit.  L'œuvre  du  juriste  eut  quelque  succès  en  son 
tenqîs  et  fut  traduite  en  plusieurs  lang-ues;  peut-être  la  consi- 
dérait-on comme  fort  instructive. 

La  première  édition  du  texte  original,  qui   était   en   latin, 

1.  D'après  Prosper  Marchand,  Dictionnaire  historique,  t.  II,  p.  117, 
soa  vrai  nom  était  Jacobus  Palladino,  mais  il  était  plus  connu  sous  le  nom 
de  Jag.  de  Theramo,  du  nom  de  la  ville  où  il  était  né  ;  —  Brunet,  Manuel 
du  libraire,  édit.  i863,  v»  Theramo,  tome  V,  col.  801. 

2.  Camus  et  Dupin,  Lettres  sur  la  profession  d^avocal  et  bibliothèque 
choisie  des  livres  de  droit,  édit.  1882,  t.  II,  p.  786;  —  Bethmann- 
Hollweg.  Der  germanisch  Ro/nanische  Cirilprocesc,  ini  Mittelalter,i.  VI, 
p.  201;  —  Franz  von  Holtzendorkf,  Rechislexicon,  t.  II,  p.  4o5  ;  — 
ScHULTE,  Geschichte  der  Ouellen  und  literatur  der  Canonischen  Rechts, 
tome  II,  p.  877. 


28o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

parut  sans  indication  de  lieu,  en  1472,  sous  le  litre  de  Reue- 
rendi  patris  domini  Jacobi  de  Theramo  compendiiim  per- 
breue,  consolatio  peccatoruni  nuncupatuni  et  apiid  nonnulos 
Belial  uocitatiiin.  D'autres  éditions,  datées  ou  non,  furent 
publiées  au  quinzième  siècle  sous  le  titre  précédent  et 
ceux  de  Lis  Christi  et  Belial  et  de  Processus  Liiciferi  ou 
Belial. 

La  première  édition  allemande,  bien  que  non  datée,  est, 
sans  aucun  doute,  plus  ancienne  que  les  précédentes,  car  elle 
fut  imprimée  avec  les  caractères  de  la  Bible  de  Pfister  de  1462; 
la  lang-ue  de  ce  Biich  Belial  est  le  haut  saxon.  Des  éditions 
postérieures,  offrant,  il  est  vrai,  des  altérations,  furent  faites 
à  Aug-sbourg'  en  1472  et  i473,  à  Strasbourg-  en  \l\ll',  enfin 
parut,  en  1492,  à  Magdebourg-,  une  édition  en  bas  saxon', 
où,  comme  dans  les  œuvres  d'Aug-sbourg-,  des  g-ravures  sur 
bois  sont  insérées  dans  le  texte. 

En  France,  l'ouvrag-e  fut  répandu,  en  i48i,  par  un  in-folio 
gothique,  également  avec  figures  sur  bois;  le  livre  est  attri- 
bué à  un  atelier  de  Lyon.  C'est  une  traduction  en  notre  lan- 
gue^  dont  l'auteur  est  Pierre  Ferget,  docteur  en  théologie, 
de  l'ordre  des  Augustins^.  L'année  suivante,  une  autre  édition 
parut  dans  la  même  ville  qui  ultérieurement  connut  aussi  les 
impressions  de  Mathis  Husz  en  i484  et  1487,  de  Johannes 
Fabri  en  i485  et  ik^o,  de  Johannes  de  Vingle  en  i494j  la 
plupart  sont  illustrées.  On  cite  également  des  exemplaires 
provenant  de  presses  parisiennes. 

1.  Belijals  Klage  over  Jesiirn.  Mao-dborch  dorch  Mauricium  Brandiss, 
M  CCCC  LXXII,  in-folio. 

2.  La  traduction  a  pour  titre  :  Procès  de  Belial  à  l' encontre  de  Jésus. 
Au  recto  du  dernier  feuillet  se  lisent  les  lig-nes  suivantes  :  «  Cy  finit  le 
livre  nommé  la  consolacion  des  pouvres  pécheurs  nouvellement  translaté 
de  latin  en  françoys  par  frère  Pierre  Fert>et  docteur  en  théolog-ie  de  l'ordre 
des  Augustins.  Auquel  livre  est  contenu  ung  procès  esmeu  par  une  manière 
de  contemplation  entre  Moyse  procureur  de  Jhesus  Christ  d'une  part  et  Belial 
procureur  denfer  de  l'autre  part.  Lan  de  grâce  mil.  CCCC XXXI  »,  in-folio 
goth.  de  1O4  fo». 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  281 

Une  traduction  hollandaise  '  fut  itnprimée  à  Harlem  en  i484^. 

La  dernière  édition  connue  est  celle  du  Processus  Jaris 
/oco-seriiis^,  recueil  de  964  pag-es  in-S*^,  publiée  à  Hanovre 
en  161 1  et  comprenant,  outre  notre  roman,  le  Processus 
Sathanœ  contra  Virr/inem  coram  judice  Jesa,  dont  le  roma- 
niste Bartole  a  fait  un  cadre  pour  des  exposés  de  procédure, 
et  les  Arresta  Amorum  de  Martial  d'Auvergne,  œuvre 
curieuse  du  début  du  seizième  siècle,  fictions  et  espèces  ga- 
lantes imag-inées  pour  faire  connaître  les  principes  du  droif"^. 
L'histoire  de  Belial  est  accompagnée  des  commentaires  de 
Jacques  Ayrer  qui,  en  1600,  avait  déjà  donné  à  Francfort 
une  imitation  de  l'ouvrage  de  Jacobus  de  Theramo^. 

Nous  n'avons  pu  encore  nous  procurer  aucun  exemplaire 
de  cette  dernière  édition,  très  rare  comme  les  précédentes, 
mais  nous  avons  consulté  quatre  autres  textes,  un  incunable 
du  quinzième  siècle,  sans  date,  à  la  bibliothèque  Sainte- 
Geneviève  à  Paris'^,  dont  le  texte  doit  être  identique  à  celui 
de  1472;  un  imprimé  et  deux  manuscrits  sur  papier  à  la  bi- 
bliothèque royale  de  Bruxelles^. 

De   ces  derniers,   l'un  du  quinzième   siècle,  offre  un   texte 


1 .  Der  Sonderen  iroesl  ofta  Procès  tiisschen  Belial  ende  Moyses.  Tôt 
Haerlem  in  Hollaud,  Jacob  Bellaert,  M  CCCG  LXXXIV,  in-folio. 

2.  Pour  la  description  de  ces  éditions  et  plus  amples  détails  à  leur  sujet, 
cf.  Brunet,  Manuel  du  libraire,  loc.  cit.  ;  —  Graesse,  Trésor  des  livres 
rares  et  précieux,  vo  Theramo,  vol.  6,  2e  partie,  p.  129. 

3.  Brunet,  op.  cit.,  vo  Processus,  t.  IV,  p.  894;  —  Graesse,  op.  cit., 
vo  Processus,  t.  V,  p.  452;  — -Gamus  et  Dupin,  op.  cit.,  t.  II,  p.  781. 

4-  Qu'on  nous  permette  de  signaler  incidemment  l'existence  d'une  édition 
de  ce  dernier  ouvrage  avec  commentaires  érudits  de  Benoist  de  Gourt  (i544) 
à  la  bibliothèque  de  l'Ordre  des  avocats  de  Paris  (no  7018  du  Catalogue). 
Liinglet  du  Fresnoy  l'a  aussi  publié  en  1781  ;  2  vol.  in-80. 

5.  Brunet,  op.  cit.,  vo  Processus. 

6.  Bibliothèt[ue  Sainte-Geneviève,  OE,  716,  Piocessus  Luciferi  contra 
JesN/n  coram  judice  Salonione;  \n-[\^  gothi([ue,  71  folios  à  2  colonnes.  — 
La  Bibliothèque  nationale  ne  possède  aucune  édition. 

7.  Nous  tenons  à  remercier  ici  le  R.  P.  Van  den  Ghein,  conservateur 
de  la  section  des  manuscrits,  de  son  excellent  accueil  et  de  son  obligeance. 


2Ô2  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

latin  ;  il  figure  dans  un  gros  recueil  factice  dont  la  couverture 
porte  le  titre  de  Decisiones  régis  '.  L'autre,  de  la  seconde 
moitié  du  quinzième  siècle,  si  l'on  en  juge  à  certains  indices, 
est  une  traduction  allemande  sous  le  titre  de  Goth  uncl 
Belial';  vingt-sept  miniatures  figurant  des  phases  de  la  pro- 
cédure ou  des  scènes  de  la  vie  du  Christ  sont  insérées  dans  le 
texte;  le  dessin,  sans  être  très  habile,  recherche  cependant 
une  certaine  vie  dans  l'exécution. 

Quant  à  l'incunable  de  Bruxelles  ^,  c'est  la  traduction  fran- 
çaise de  Pierre  Ferget.  Si  on  la  compare  avec  le  texte  latin, 
il  semble  que  certaines  parties  ont  été  développées  et  on  re- 
marque que  l'histoire  est  divisée  en  quatre-vingt-dix-sept  cha- 
pitres, alors  que  l'incunable  de  Paris  en  offre  soixante  et  onze; 
mais  l'impression  est  plus  correcte  et  plus  nette  que  dans  cette 
dernière  édition.  De  très  nombreuses  gravures  sur  bois,  une 
par  chapitre,  illustrent  le  récit.  Ce  sont  de  simples  dessins  au 
trait  assez  rapidement  exécutés  par  un  artiste  modeste;  mais, 
en  rendant  les  explications  plus  vivantes,  elles  sont  d'un 
amusant  intérêt  ^. 

C'est  d'après  cette  édition  et  l'incunable  de  la  bibliothèque 
Sainte-Geneviève  que  nous  allons  maintenant  donner  une 
rapide  analyse  du  Processus  Belial. 


1.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  section  des  manuscrits,  nos  5427-83, 
fos  i85  à  274. 

2.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  section  des  manuscrits,  no  i  634, 
i35  folios. 

3.  Bibliothèque  royale  de  Bruxelles.  Incunable  no  i383.  «  A  este  imprime 
à  lyon  sur  le  rosne  par  Johan  de  Vingle  lan  de  grâce  mil.  CCCC.  LXXXXIV.  » 
Petit  in-folio  got.  de  120  f«s. 

4.  Les  personnages  sont  en  costumes  moyenâgeux,  vêtements  de  clercs, 
en  général,  avec  collet  à  capuchon,  chaperon  ou  bonnet.  Le  roi  David  est 
couronné;  l'empereur  Auguste  est  ceint  d'un  diadème;  Moïse  porte  un  long 
manteau  et  son  front  laisse  voir  les  petites  flammes  qui  l'illuminèrent  au 
retour  du  Sinaï.  Belial,  aux  longues  cornes  et  aux  pieds  fourchus,  est  vêtu 
d'une  blouse  serrée  à  la  taille. 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  283 

Analyse  du  processus  Belial.  —  Jésus,  comme  nous  rap- 
prennent les  Evangiles,  était  descendu  aux  Enfers;  les  diables, 
en  le  voyant  venir,  s'étaient  bien  mis  en  état  de  défense,  mais 
le  Seigneur,  «  avec  g-rande  impétuosité  et  puissance,  rompit 
les  portes  d'airain  et  les  verroux  de  fer,  et  avec  blanche  ban- 
nière et  rouge  croix  murailles  et  tours  et  diables  abattit,  en- 
trant dedans  comme  victorieux  chevalier  '.  »  Puis,  parmi  les 
prisonniers  du  démon,  il  sauva  ceux  qu'il  connut  être  siens 
et  les  envoya  au  Paradis  ;  avant  de  se  retirer,  il  enchaîna 
Satan  «  au  fond  du  lac  infernal  ». 

Le  prince  des  ténèbres,  furieux  de  cette  violation  de  domi- 
cile et  d'une  telle  atteinte  à  ses  droits,  —  il  prétendait  avoir 
juridiction  sur  tous  les  hommes  et  le  monde  entier,  —  consti- 
tue pour  procureur  Belial  et  le  charge  de  porter  une  plainte 
à  Dieu  le  Père.  Celui-ci,  entouré  de  ses  quatre  Evang-élistes, 
reçoit  l'envoyé  du  démon  et,  sur  sa  demande  de  confier  la 
cause  à  un  tiers  neutre  et  impartial,  désig-ne  comme  juge 
Salomon ,  roi  de  Jérusalem.  Le  serg-ent  Azael  cite  à  compa- 
raître Jésus  qui,  à  son  tour,  constitue  Moïse  pour  procureur. 
Le  procès  va  donc  désormais  s'engager  entre  celui-ci  et  Belial 
sur  le  point  g-rave  de  savoir  auquel,  de  Jésus-Christ  ou  de 
Salan,  appartient  la  domination  universelle.  On  s'envoie  alors 
des  libelles,  on  réplique  par  des  écrits  régulièrement  rédigés, 
on  prête  le  serment  de  calomnie,  on  fait  valoir  des  exceptions 
qui  amènent  un  interlocutoire  de  Salomon;  des  témoins  com- 
paraissent :  David,  Isaïe,  Ezéchiel  et  saint  Jean-Baptiste  sont 
du  nombre.  Belial  se  défend  avec  éloquence  et  comme  il  peut; 
il  va  jusqu'à  mettre  g-enoux  à  terre  pour  implorer  Salomon 
et  faire  appel  à  sa  bonne  justice.  Mais  Moïse  sait  toujours 
comment  répondre,  et,  en  fin  de  compte,  produit  un  document 
des  plus  précieux  :  il  lit  à  Salomon  le  livre  de  Daniel.  Le  jug-e 

I.  Incunable  de  Bruxelles.  —  Sur  la  g-ravure,  le  décor  de  la  scène  es 
une  forteresse  ;  les  diables  la  défendent  en  lançant  des  flèches  du  sommet 
des  tours  et  Jésus  assiège  comme  l'indique  le  texte. 


284  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

se  rend  aux  explicalions  fournies  et  se  prononce  en  faveur  de 
Jésus  :  il  est  dit  que  Satan  n'a  aucun  droit  ni  juridiction  sur 
la  terre  et  ses  habitants,  et  comme  cause  de  tous  maux  a  été 
fort  justement  encliaîné  aux  Enfers.  Puis  le  notaire  Daniel 
dresse,  bien  en  forme,  acte  de  cette  sentence. 

Belial,  comme  bien  on  pense,  est  loin  d'être  satisfait;  l'his- 
toire nous  le  montre  «  mag-nis  clamoribus  excitatus  et  rugiens 
ut  leo  ».  Il  adresse  au  jug-e  des  reproches,  l'accuse  de  parlia- 
lilé.  «  Si  tu  n'es  pas  satisfait,  réplique  Salomon  peut-être 
un  peu  vexé  de  telles  remarques,  eh  bien,  appelle  au  juge 
supérieur  !  »  Belial  suit  le  conseil  et  revient  vers  Dieu  le  Père 
qui  donne  ordre  de  porter  l'affaire  devant  Joseph  ,  fils  de 
Jacob. 

A  peine  la  procédure  est-elle  commencée  que  des  délais  sont 
accordés  aux  parties  pour  produire  leurs  pièces.  Belial,  qui  se 
sentait  lui-même  en  mauvaise  situation,  profite  de  l'occasion 
pour  descendre  aux  Enfers  demander  conseil  à  son  maître.  «  Je 
crains,  dit-il.  que  nous  ne  succombions  en  cause  d'appel  ;  je 
ne  sais  plus  que  dire  !  »  Un  conseil  de  diables  est  immédiate- 
ment assemblé,  et  c'est  maintenant  que  l'histoire  devient  inté- 
ressante pour  nous.  «  Nous  pourrions  faire  un  compromis 
avec  notre  adversaire,  disent  quelques-uns,  et  soumettre  notre 
cause  à  des  arbitres;  peut-être  ainsi  aurions-nous  plus  de 
chances.  »  L'idée  est  trouvée  excellente  et  Belial  court  de 
suite  en  parler  au  roi  David,  lui  demandant  d'être  médiateur. 
Le  prophète  accepte  et  va  sans  tarder  trouver  Moïse  à  qui  il 
loue  les  avantages  de  l'arbitrage.  «  Je  sais,  dit-il,  que  toute  la 
justice  est  pour  toi;  tu  peux,  dès  lors,  suivre  sans  crainte  le 
conseil  que  je  te  donne  de  choisir  des  jug-es  privés.  »  Moïse 
hésite  d'abord  et  semble  préférer  une  bonne  sentence  de  ma- 
g-istrats  rég-uliers;  sur  le  conseil  de  Jésus,  quil  va  trouver  et 
qui  lui  donne  par  écrit  pouvoir  d'élire  des  arbitres,  il  se  rend 
pourtant  aux  excellentes  paroles  de  David. 

Pendant  qu'il  est  ensuite  en  conférence  à  nouveau  avec  ce 


l'arbitrage  dans  le  droit  français.  285 

dernier,  Belial  frappe  fort  à  propos  à  la  porte.  Le  prophète 
ménage  alors  une  entrevue  entre  les  plaideurs  et  obtient  leur 
acceptation  d'un  compromis,  tous  deux  reconnaissant  que 
l'affaire  dure  depuis  trop  longtemps  et  que  les  frais  sont  consi- 
dérables. Moïse  nomme  pour  arbitres  Aristote  et  Isaïe  ;  Belial 
désigne  l'empereur  Aug'uste  et  Jérémie.  Pour  le  cas  où  les 
jug-es  précédents  ne  pourraient  s'accorder  et  afin  que  le  com- 
promis ait   quelque  efficacité,  on  songe  aussi,  en  suivant  le 


OTommcnt  les  partifs  se  miiYiit  t'ii  compiomiô. 

conseil  des  lois,  à  choisir  un  tiers  arbitre  ;  comme  d'après  le 
droit  canon  on  peut  prendre  comme  tel  un  juge  régulier,  les 
parties  désignent  Joseph. 

Ainsi  intervient  l'arbitrage  qui  amenait  rupture  de  l'instance 
d'appel.  Après  les  conversations  préliminaires,  l'acte  de  com- 
promis est  dressé,  fort  bien,  par  ma  foi,  et  avec  les  clauses 
habituellement  usitées.  Les  parties  y  témoignent  qu'elles  re- 
courent de  leur  plein  gré  à  l'arbitrage,  rappellent  la  cause 
qui  les  divise  et  nomment  leurs  arbitres.  Elles  donnent  à  ces 


286 


UECUEIL    DE    LEGISLATION. 


derniers  pleins  pouvoirs  dans  l'examen  de  l'affaire  avec  fa- 
cuUé  de  jug-er  selon  le  droit  ou  sans  observer  ses  règles;  elles 
fixent  un  délai  dans  lequel  la  sentence  devra  être  rendue,  et, 
sous  la  sanction  d'une  peine,  promettent  pour  eux,  leurs  maî- 
tres et  leurs  successeurs,  de  respecter  la  décision  future,  re- 
nonçant par  avance  à  tous  moyens  d'appel,  à  toute  exception 
ou  privilège  fournis  par  les  lois  civiles  ou  le  droit  canon.  Cet 
eng-ag-ement  solennel,  exprimé  comme  toujours  avec  une  cer- 


dlommciil  Uô  partifô  prisfiUcnt  leur  fompromis. 

taine  richesse  de  termes,  est  fortifié  par  un  serment  sur  les 
Evangiles  que  Belial,  pour  sa  part,  prêle  fort  sérieusement. 
Une  amusante  g'ravure  dont  nous  donnons  la  reproduction 
nous  montre  un  petit  scribe  tenant  les  livres  saints  devant  les 
parties  et  le  roi  David  assistant  à  l'acte  comme  témoin. 

Les  arbitres,  selon  la  règle,  acceptent  le  compromis  et  s'en- 
g-ag-ent  à  remplir  les  fonctions  qui  leur  sont  dévolues.  Tenant 
en  mains  leurs  pièces  de  procédure  dûment  scellées,  les  parties 
paraissent  alors  devant  eux  et  exposent  leur  affaire  (Jîgiire  2). 


L  ARBITRAGE  DANS  LE  DROIT  FRANÇAIS. 


287 


Puis  intervient  la  délibération  des  juçes  ;  chacun  d'eux,  à 
son  tour,  donne  son  avis  et  la  réunion  devient  prétexte  à  de 
iong-ues  discussions  ou  exposés  sur  des  questions  théologiques 
et  morales  '.  Nous  n'insistons  pas  naturellement  à  leur  sujet; 
l'idée  dominante  est  celle  du  jugement  dernier  et  d'une  sépa- 
ration entre  les  justes   et   les   méchants,  l'intercession   de   la 


ô'fueujJt  comme  parle  l'arbûrf  ©ctauifu  empereur  "ifc  Home. 

Vierg-e  Marie  assurant  aux  chrétiens  pécheurs  de   n'ètie   pas 
traités  trop  durement  '^. 

1.  L'empereur  Auguste,  d'un  air  grave,  commence  par  faire  amende 
honorable  en  affirmant  sa  croyance  dans  le  Sauveur  des  hommes  ;  il  n'au- 
rait pas  dû  permettre,  dit-il,  qu'on  le  divinisât  lui-même  et  regrette  de 
n'avoir  pas  en  son  temps  adoré  Jésus-Christ  [figure  3). 

2.  De  curieuses  gravures  figurent  les  péchés  et  des  scènes  font  compren- 
dre ce  qu'ont  de  répréhensible  l'avarice,  la  luxure,  la  colère  et  autres  vices. 
—  Signalons  aussi  les  tableaux  représentant  l'Apothéose  de  Jésus-Christ  et 
le  Jugement  dernier.  Dieu  est,  dans  celui-ci,  assis  au  milieu  des  nuages; 
derrière  lui  est  un  glaive  de  justice,  symbole  de  sa  puissance  ;  des  papes  et 
des  évèques  sont  à  ses  côtés  et  deux  des  anges  qui  l'entourent  sonnent  de 
la  trompette.  Sur  le  manuscrit  allemand,  on  voit  les  morts  sortir  de  terre  et 
tendre  vers  leur  juge  des  mains  suppliantes. 


288  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Finalement,  les  arbitres  se  mellent  d'accord.  Les  parties  se 
rendent  à  la  citation  qui  leur  ordonne,  selon  la  loi,  de  venir 
entendre  le  jugement,  et,  en  leur  présence,  Jérémie  donne 
lecture  de  la  décision  qui  est  loin  de  reconnaître  la  toute- 
puissance  de  Belial. 

L'acte  est  dressé  pro  bono  pacis  et  concordie  et  vigore 
compvomiHsi :  il  rappelle  les  engagements  pris  par  les  parties 
et  porte  comme  garantie  d'un  acquiescement  à  la  décision 
leur  signature  à  côté  de  celle  des  arbitres  et  des  témoins.  Il 
en  est  fait  plusieurs  copies  que  Moïse  et  Belial  vont  porter  à 
leurs  maîtres.  Jésus  et  ses  disciples  sont  dans  la  joie.  Mais  en 
enfer  on  est  fort  en  colère  ;  Belzébuth,  Astaroth  et  Belphegor 
discutent  violemment  et  tout  le  monde  affirme  qu'il  n'a  aucune 
croyance  dans  le  Fils  de  Dieu. 

L'histoire  se  termine  par  le  récit  de  l'Ascension  de  Jésus- 
Christ  et  de  la  descente  du  Saint-Esprit  sur  ses  apôtres. 

Tel  est  le  processus  Belial.  Son  texte  est  riche  en  détails 
sur  la  procédure  et  les  réflexions  de  ses  personnages  sont 
souvent  des  remarques  fort  judicieuses.  Sans  doute,  il  n'y  a 
peut-être  pas  toujours  une  exactitude  juridique  bien  précise, 
—  le  cadre  en  est  la  cause,  —  mais  en  ce  bon  temps  dont 
parle  Boileau, 

Où  l'on  jouait  les  saints  et  Dieu  par  piété, 

il  mérite  cependant  d'être  retenu.  En  l'utilisant  avec  pru- 
dence, on  peut  compter  ce  roman  parmi  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  les  sources  extra-juridiques  du  droit. 

J.    FOURGOUS. 


EXPOSÉ  DES  THÉORIES  ALLEMANDES 

SUR  L'ACTE  COMPLEXE 


1.  L'acte  juridique.  —  L'activité  que  les  individus  peuvent 
développer  dans  le  domaine  du  droit  est  la'  source  de  mani- 
festations très  variées  auxquelles  la  doctrine  a  donné  le  nom 
d'actes  juridiques.  Quelle  que  soit,  en  effet,  leur  diversité,  ces 
manifestations  n'en  ont  pas  moins  un  fondement  identique 
dont  la  recherche  a  toujours  sollicité  les  travaux  des  juris- 
consultes, désireux  de  dégager  cet  élément  commun  afin  de 
donner  des  contours  plus  précis  à  cette  fîg-ure  un  peu  vag-ue 
qui  est  celle  de  l'acte  juridique,  afin  d'analyser  aussi  avec 
plus  de  profondeur  les  divers  aspects  sous  lesquels  elle  s'offre 
à  nos  investigations. 

L'acte  étant,  comme  nous  venons  de  le  dire,  l'aspect  sous 
lequel  se  manifeste  l'activité  juridique  des  individus,  il  sem- 
blait tout  naturel  de  voir  dans  la  volonté  interne  de  son  au- 
teur le  dernier  élément  et  comme  l'atome  constitutif  de  tout 
le  commerce  juridique.  Remonter  aussi  haut  dans  la  g-enèse 
de  l'acte,  c'était  cependant  sortir  du  domaine  du  droit  pour 
entrer  dans  celui  de  la  psychologie,  et  cela  n'était  pas  sans 
dangers.  Voir  dans  l'acte  juridique  la  manifestation  de  la 
volonté  interne  d'un  individu,  c'était  arriver  par  une  pente 
naturelle  à  décréter  la  souveraineté  juridique  de  cette  volonté 

19 


agO  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

psychologique,  c'était  obliger  le  juge  à  tenir  compte  des  in- 
tentions de  l'auteur  de  l'acte,  au  grand  préjudice  des  tiers  qui 
s'étaient  trouvés  hors  d'état  de  les  connaître.  Une  pareille 
doctrine  avait  présenté  peu  d'inconvénients  à  l'époque  oîi  le 
contrat  inlcr  prœsenles  était  la  base  du  «  commercium  inter 
vivos  »  ;  la  discussion  qui  précède  la  conclusion  de  la  conven- 
tion permettait,  en  efFet,  à  chacune  des  parties  de  connaître 
tout  ce  que  son  cocontractant  avait  entendu  faire  en  accom- 
plissant l'acte  par  lequel  ils  se  liaient  réciproquement.  Mais 
un  jour  est  venu  où  les  relations  entre  les  hommes  ont  pris 
des  formes  plus  complexes,  où  le  développement  considérable 
des  rapports  économiques  entre  les  individus  ont  nécessité  des 
procédures  qui  fussent  à  la  fois  plus  expédilives  et  plus  capa- 
bles de  donner  des  garanties  à  tous  les  intérêts  en  présence. 
Le  fondement  de  tout  commerce  juridique  est  ainsi  devenu  le 
crédit,  le  respect  des  intérêts  des  tiers;  il  n'était  donc  plus 
possible  de  donner  à  l'acte  une  base  psychologique  dont  le 
caractère  occulte  présentait  trop  de  dangers  '  ;  aussi,  la  doc- 
trine moderne  a-t-elle  cherché  à  construire  la  théorie  de  l'acte 
sur  un  fondement  vraiment  juridique.  Sans  doute,  elle  ne 
prétendait  pas  le  trouver  en  dehors  de  la  volonté  dont  l'acte 
était  la  manifestation  ;  mais  que  manquait-il  à  l'ancien  fonde- 
ment pour  être  juridique^  pour  respecter  tous  les  intérêts  en 
jeu?  Précisément  que  les  mobiles  psychologiques  fussent  con- 
nus des  tiers;  il  manquait,  en  un  mot,  à  cette  volonté  interne 
d'avoir  été  émise.  Dès  lors,  le  fondement  juridique  de  l'acte 
va  résider  dans  la  déclaration  de  volonté  de  son  auteur;  c'est 
par  cette  «  déclaration  »  que  l'individu  va  manifester  à  l'exté- 
rieur sa  volonté  interne,  va  donc  la  porter  à  la  connaissance 
de  tous,  la  rendre  officielle  et  en  quelque  sorte  définitive  ; 
c'est  par  cette  «  déclaration  »,  enfin,  qu'il  va  engager  sa  res- 


I.  Sur  cette  évolution,  v.  Saleilles,  De  la  déclaration  de  volonté,  1901, 
Inlroducliou. 


SUR    LACTE    COJrPLEXE.  29 1 

ponsabilité.  Le  fondement  du  commerce  juridique  devient  dès 
lors  concret  ;  les  «  intentions  »  ne  sont  plus  prises  en  consi- 
dération pour  déterminer  ce  qu'a  «  voulu  »  l'auteur  de  l'acte; 
ces  intentions  ne  relèvent  que  de  la  psychologie  et  la  volonté 
ne  devient  juridique,  c'est-à-dire  susceptible  de  donner  nais- 
sance à  des  actes  capables  de  bénéficier  ou  de  préjudicier  aux 
tiers,  qu'autant  qu'elle  a  été  émise  et  que  dans  la  mesure  où 
elle  a  été  émise;  les  tiers  sont  ainsi  rassurés  et  les  exigences 
du  crédit  public  reçoivent  entière  satisfaction'. 

Nantis  de  cet  élément  concret  qu'est  la  déclaration  de  vo- 
lonté,  les  jurisconsultes  allaient  reprendre  l'étude  des  actes 
qui  constituent  le  commerce  juridique,  et  cela  en  fonction  des 
différents  aspects  que  cette  déclaration  est  susceptible  de  re- 
vêtir. Les  déclarations  de  volonté  peuvent  varier  dans  leur 
étendue,  dans  leur  contenu,  dans  leurs  effets,  dans  la  qualité 
et  dans  le  nombre  de  leurs  auteurs;  autant  de  chefs  sous  les- 
quels on  peut  grouper  les  divers  actes  juridiques;  c'est  à  la 
dernière  de  ces  classifications  que  se  rattache  la  théorie  de 
l'acte  complexe. 

2.  La  distinction  classique  entre  les  actes  unilatéraux  et 
les  contrats.  —  Les  actes  complexes.  —  Les  actes  juridiques 
ont  été  de  tout  temps  divisés  en  deux  grands  groupes,  eu 
égard  au  nombre  de  leurs  auteurs.  Les  uns  émanent  d'un 
seul  individu  et  sont  le  résultat  d'une  seule  déclaration  de  vo- 
lonté :  ce  sont  les  actes  unilatéraux  ;  les  autres  sont  accom- 
plis par  plusieurs  personnes  émettant  plusieurs  déclarations 
de  volonté  :  ce  sont  les  contrats.  Si  l'on  part  de  la  déclaration 
de  volonté  comme  fondement  de  l'acte,  on  peut  définir  l'acte 
unilatéral,  «  la  déclaration  de  volonté  par  laquelle  celui  qui 

I.  Cf.  Saleilles,  op.  cit.;  Meynial,  La  déclaration  de  volonté,  dans  la 
Revue  trimestrielle  de  droit  civil,  1902,  p.  545;  M.  Hauriou  et  G.  de 
Bezin,  La  déclaration  de  volonté  dans  le  Droit  administratif  français, 
dans  la  Revue  trimestrielle  de  droit  civil,  1908,  p.  543. 


292  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

agit  détermine  lui-même  sa  propre  situation  juridique  ou  celle 
de  ses  biens  »,  —  le  testament,  par  exemple,  —  et  l'acte  plu- 
rilaléral  ou  contrat,  «  la  déclaration  de  volonté  émise  par 
deux  on  [)lusieurs  [)ersonnes  en  vue  de  créer,  de  maintenir, 
de  modifier  ou  d'éteindre  entre  elles,  —  et  quelquefois  vis- 
à-vis  d'autres  personnes',  —  un  rapport  juridique  déter- 
miné  ». 

Cette  antique  distinction  paraissait  détinilive  ;  il  semblait 
difficile,  en  effet,  de  trouver  un  acte  qui  ne  fût  ni  un  acte 
unilatéral  ni  un  contrat.  Sans  doute,  il  pouvait  arriver  à  plu- 
sieurs personnes  d'émettre  des  déclarations  de  volonté  con- 
cordantes sans  avoir  pour  l)ut  de  se  lier  réciproquement  et 
d'élaborer  un  contrat;  mais  l'acte  qui  en  était  le  l'ésultat  ap- 
paraissait tout  simplement  comme  la  somme  de  plusieurs 
déclarations  unilatérales  de  volonté.  C'est  pourtant  là  ce 
qu'un  g-roupe  important  de  la  doctrine  allemande  est  venu 
contester.  Pour  ces  auteurs,  le  vieux  dualisme  qui  séparait 
les  actes  juridiques  en  deux  grandes  catég-ories  a  paru  décou- 
ler d'une  analyse  insuffisante.  Il  y  a  bien  des  actes  unilaté- 
raux qui  sont  le  résultat  d'une  seule  déclaration  de  volonté; 
il  y  a  aussi  des  contrats,  qui  sont  issus  de  deux  ou  de  plusieurs 
déclarations  de  volonté  par  lesquelles  leurs  auteurs  entendent 
se  lier  réciproquement;  mais  entre  ces  deux  termes  extrêmes 
il  V  a  place  pour  une  troisième  catég-orie  d'actes,  ceux  qui 
sont  issus  de  deux  ou  de  plusieurs  déclarations  de  volonté  et 
qui  ne  forment  pas  des  contrats.  Deux  copropriétaires,  par 
exemple,  constituent  une  servitude  sur  leur  fonds  indivis,  au 
profit  d'un  fonds  voisin  ;  la  théorie  classique  disait  :  cette 
constitution  est  le  résultat  de  la  somme  de  deux  déclarations 
de  volonté  unilatérales,  et  il  n'y  a  là  aucune  formation  nou- 
velle. Affirmation  erronée  pour  les  défenseurs  de  la  théorie  de 
l'acte  complexe  qui  voient  dans  cette  fig'ure  juridique  non  une 

I .  La  stipulation  pour  autrui,  par  exemple. 


SUR  l'acte  complexe.  298 

somme,  mais  un  produit  de  deux  déclarations  de  volonté  qui, 
par  suite  d'un  phénomène  spécial  que  nous  préciserons,  vont 
donner  naissance  à  une  nouvelle  déclaration  de  volonté,  com- 
plexe celle-là,  indépendante  des  précédentes,  et  tirant  de  sa 
complexité  des  effets  juridiques  particuliers  que  l'on  ne  peut 
ratlaclier  ni  à  des  actes  unilatéraux,  ni  à  des  contrats.  Nous 
allons  passer  rapidement  en  revue  les  opinions  des  auteurs 
allemands  qui  ont  pris  part  à  cette  discussion  que  la  réfuta- 
tion entreprise  en  1900  par  Gleitsmann  semble  avoir  close 
d'une  manière  définitive,  du  moins  en  Allemagne'. 

3.  Historique  de  la  théorie  de  l'acte  complexe^.  —  A 
propos  de  la  fondation  des  corporations  par  une  délibération 
volontaire  de  leurs  membres,  Gierke  ^  fait,  pour  la  première 
fois,  remarquer  que  les  ententes  préliminaires  tendant  à  leur 
établissement  «  n'appartiennent  que  par  un  côté  au  droit 
contracluel  ».  Ces  ententes  sont  en  même  temps  les  éléments 
de  l'acte  créateur  qui  appelle  à  l'existence  un  être  social  nou- 
veau. «  Ce  coniplexus  d'actes  préparatoires  présente  ainsi  une 
double  face  :  «  d'une  part,  pluralité  d'actes  juridiques  éma- 
«  nés  de  libres  individus  ;  d'autre  part,  acte  unitaire  d'une 
«  communauté  qui  se  fait  ».  Aussi,  [)our  Gierke,  «  cet  acte 
((  d'établissement  corporatif  n'est  pas  un  contrat,  mais  un 
«  acte  complexe  unilatéral  —  einseitiger  Gesammtakt  —  qui 


1.  Elle  dure  encore  en  Italie,  où  la  théorie  de  l'acte  complexe  est  passée 
en  se  modifiant  légèrement.  —  V.  infra,  §  11. 

2.  Le  terme  a  acte  complexe  »  est  la  traduction  littérale  du  «  Gesam- 
talit  »  des  Allemands,  dont  les.  Italiens  ont  fait  «  atto  coinplesso  ou  com- 
plessivo  ».  Dans  notre  esprit,  le  terme  d'acte  complexe  a  un  g-ens  général 
et  répond  à  ce  que  les  Allemands  nomment  Gesamtakte,  comme  à  ce  qu'ils 
appellent  Vereinbarangen.  Nous  verrons  que  dans  l'esprit  de  la  doctrine 
allemande  ces  deux  termes  ne  sont  pas  synonymes  et  supposent  une  expli- 
cation différente  d3  la  figure  de  l'acte  complexe. 

3.  Gierke,  Die  Genossenschaftsttieorie  iind  die  Deutsche  Rechlspre- 
chiing.  Berlin,  1887,  chap.  i,  pp.  182  et  s.  —  V.  infra,  §  7,  la  traduction 
du  passage  cité  au  texte, 


294  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

«  ne  trouve  pas  d'analog^ue  dans  la  vie  individuelle.  C'est  la 
«  volonté  du  groupe  à  venir,  se  développant ,  prenant  un 
«  corps,  s'affirinant  enfin  elle-même  dans  cet  acte  ». 

L'idée  de  cet  «  einseilig-er  Gesammtakt  '  »,  de  cet  acte  com- 
plexe unilatéral  qui  n'est  ni  un  contrat,  ni  un  acte  unilatéral 
ordinaire,  est  recueillie  l'année  suivante  par  Karlowa  ^,  qui  en 
trouve  de  nouvelles  applications  dans  le  domaine  du  droit 
public.  11  modifie  cependant  l'idée  de  Gierke  en  ce  sens  que, 
pour  lui,  l'acte  de  fondation  a  pour  sujet  non  point  la  corpo- 
ration embryonnaire  qui  accomplirait  ainsi  des  actes  avant  sa 
naissance  réelle,  mais  uniquement  les  fondateurs  de  ce  i^rou- 
pement,  agissant  en  vertu  d  un  pouvoir  qui  leur  est  octroyé  et 
auquel  l'auteur  donne  le  nom  «  d'autonomie  ». 

Après  lui,  Binding-^  se  sert  de  celte  théorie  pour  expliquer 
la  fondation  de  la  Confédération  de  l'Allemagne  du  Nord.  Cet 
acte  de  fondation,  issu  de  plusieurs  déclarations  de  volonté, 
constitue  ce  qu'il  appelle  une  Vereinbariing,  qui  se  différencie 
profondément  du  contrat.  Il  groupe  ainsi  sous  cette  appella- 
tion toutes  les  hypothèses  dans  lesquelles  plusieurs  déclara- 
tions de  volonté,  dont  le  contenu  est  en  tous  points  identi- 
que, sont  nécessaires  pour  donner  naissance  à  un  résultat  juri- 
dique déterminé  :  sentences  collégiales,  décisions  d'un  corps 
délibérant,  exercice  par  plusieurs  personnes  d'un  pouvoir 
législatif  ou  réglementaire  que  ces  personnes  possèdent  en 
commun,  fondation  de  la  Confédération  de  l'Allemagne  du 
Nord,  etc.  Ce  sont  là  des  actes  plurilatéraux  qui  ne  constituent 
pas  des  contrats  et  qui  ont  avec  eux  cette  différence  fonda- 

1 .  Gierke,  Ivuntze  et  d'autres  auteurs  emploient  la  forme  «  Gesamm- 
takt »,  tandis  que  Gleitsmann  écrit  «  Gesamtakt  ».  C'est  cette  dernière  forme 
que  nous  adopterons  pour  sa  simplicité  quand  nous  ne  citerons  pas  les 
auteurs  qui  préfèrent  la  première  orthooraphe. 

2.  Ivarlowa,  Ziir  Lehre  von  den  jnristischen  Personen  {Grnnhiits 
Zeitschrift,  XV,  p.  402),  1887. 

3.  Bindinçç,  Die  Grnndang  des  JVoi-ddciilschen  Biinds  [Festgabe  fiir 
Windscheid).  Leipzig,  1888,  p.  69. 


SUR  l'acte  complexe.  295 

mentale  d'être  issus  de  déclarations  de  volonté  identiques 
dans  leur  contenu,  tandis  que  les  contrats  résultent  de  décla- 
rations dont  le  contenu  est  différent  et  même  opposé. 

Jellinek'  vient  encore  accentuer  cette  opposition  entre  ces 
actes  et  les  contrats  en  étendant  la  théorie  à  toutes  les  bran- 
ches de  la  science  juridique.  Au  même  moment,  Kuntze^, 
dans  une  monographie  spéciale,  édifie  le  premier  ex  professa 
la  construction  complète  et  systématique  de  la  nouvelle  figure 
juridique. 

De  nombreux  auteurs  cependant  s'étaient  refusés  à  admettre 
cette  troisième  catégorie  d'actes  juridiques  et  avaient  classé 
les  actes  en  question  soit  parmi  les  contrats,  soit  parmi  les 
actes  unilatéraux,  mais  sans  essayer  une  réfutation  des  théo- 
ries de  Binding  et  de  Kuntze^.  Seul,  Brockhausen'^  s'était 
élevé  contre  la  nouvelle  figure.  Il  reprochait  d'abord  aux 
théoriciens  de  l'acte  complexe  de  grouper  des  faits  par  trop 
hétérogènes  et  dont  le  seul  point  de  contact  était,  semblait-il, 
de  ne  pas  constituer  des  contrats.  Cette  simple  constatation 
négative  ne  suffisait  pas,  à  ses  yeux^  pour  justifier  l'existence 
d'une  nouvelle  catégorie  d'actes,  étant  donné  surtout  que  les 
adeptes  de  la  théorie  n'expliquaient  point  comment  le  con- 
cours de  plusieurs  volontés  pouvait  arriver  à  créer  un  lien 
non  contractuel,  source  d'effets  spéciaux.  Cette  réfutation 
écrite  en  1893  semble  jeter  une  défaveur  sur  les  idées  de  Bin- 
ding,  de  Jellinek  et  de  Kuntze,  et  il  faut  arriver  à  l'année 
1899  pour  voir  deux  auteurs  prendre  de  nouveau  leur 
défense. 

TriepeP  développe  les  idées  de  Binding  sur  la  Vereinba- 

1.  Jellinek,    System   der  subjectiven    oj/eni lichen    Redite.    Freiburg, 
1892,  p.  193. 

2.  Ivuntze,  Der  Gesamtntakt  (Festgabe  fi'ir  Muller).  Leipzis;>.  1892,  p.  29. 

3.  V.  leurs  noms  dans  Gleitsmann,  Vereinbatning  iind  (îesamtukt,  thèse. 
Halle,  1900,  p.   17. 

4.  Brockhausen,  Vereinigung  and  Trennnng  von  Ge/neinden.  W'ien,  1893. 

5.  Triepel,  Volkerrecht  and  Landesrecht.  Leipzig,  1899,  pp.  35  et  s. 


296  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

riiiiff  et  les  oppose  à  celles  que  Kuntze  avait  émises  sous  le 
titre  de  Gcsnmtntakt.  Pour  la  première  fois  ces  deux  termes, 
qui  avaient  paru  jusque-là  se  rapporter  à  une  même  figure 
juridique,  vont  se  voir  opposés  l'un  à  l'autre.  Triepel  adopte 
l'expression  de  Vereinbnning  pour  explirpier  la  formation 
des  actes  réunis  par  Binding-  et  par  Kuntze;  il  voit  dans 
cette  fig-ure  le  seul  fondement  possible  du  droit  international 
objectif,  comme  du  droit  coutumier ,  car  la  source  de  tout 
droit  objectif  ne  peut  être,  d'après  lui,  que  ce  qu'il  appelle 
une  aliffemeiner  Wi/le,  une  volonté  g-énérale  ;  or,  c'est  bien 
le  rôle  que  joue  la  Vereinbariiriff,  issue,  nous  le  savons,  de  la 
fusion  de  plusieurs  déclarations  de  volonté,  semblables  dans 
leur  contenu,  tandis  que  le  contrat  renferme  des  volontés  qui, 
loin  d'être  semblables,  sont,  par  leur  nature  même,  opposées. 

Puis  Anschûtz  '  recueille  et  examine  les  nombreux  cas  que 
le  tribunal  administratif  suprême  de  Prusse  nomme  des  «  Ve- 
reinbarungen  ».  Il  accepte  les  théories  de  Binding-,  de  Jel- 
linek  et  de  Triepel  ^. 

EnfiUj  dans  une  thèse  présentée  à  l'Université  de  Halle 
en  1900,  Arnold  Gleitsmann -''  est  venu  reprendre  toute  la 
question  pour  la  réfuter  d'une  manière  qui  paraît  avoir  clos 
la  discussion  parmi  les  jurisconsultes  allemands.  Nous  revien- 
drons sur  cette  réfutation  après  avoir  exposé  dans  ses  gran- 
des lignes  la  théorie  de  l'acte  complexe. 

4.  La  théorie  de  l'acte  complexe.  —  Le  point  de  vue  néga- 
tif. —  Les  actes  juridiques  à  la  formation  desquels  concou- 

1.  Anschûtz,  Prenssi'sches  Verivaltiingsblatt  {Feslnum/ner  zam  funf- 
undzioanzigjclhrigen  bestehen  des  Oberverwaltnngsgerichts.  Jahrgang 
XXII,  1900). 

2.  Quant  au  Gesamtakt,  considéré  comme  distinct  de  la  Vereinbarung, 
son  principal  représentant  est  Kuntze,  op.  cit.  On  verra  infra  quelle  est  la 
portée  de  ces  deux  théories  que  nous  ne  faisons  qu'indiquer  ici. 

3.  Gleitsmann,  Vereinbarung  und  Gesanitakt,  thèse.;  Halle,  1900.  Cet 
ouvrage  a  été  publié  aussi  dans  les  Venocdtnngsarchiv,  1902,  pp.  SgS 
et  s.  Nos  références  se  rapporteront  uniquement  à  l'édition  de  1900. 


SUR    L  ACTE    C03IPLEXE.  297 

rent  plusieurs  déclarations  de  volonté  ne  sont  pas  tous  des 
contrats  :  ils  constituent,  pour  la  plupart,  une  catégorie  par- 
ticulière d'actes  dotés  d'effets  juridiques  spéciaux  qui  décou- 
lent du  fait  que  plusieurs  déclarations  de  volonté  ont  dû  se 
fusionner  pour  les  constituer.  Cette  affirmation,  qui  résume 
la  théorie  de  l'acte  complexe,  contient  deux  idées  que  nous 
allons  examiner  successivement  :  par  la  première,  purement 
nég-ative  d'ailleurs,  les  auteurs  que  nous  venons  de  citer  dis- 
tinguent cette  nouvelle  catégorie  d'actes  des  contrats  ;  par  la 
seconde,  ils  entendent  établir  d'une  manière  positive  l'exis- 
tence du  nouveau  groupe  et  dégager  l'élément  qui  donne  aux 
actes  ainsi  réunis  une  nature  spéciale  directement  issue  de 
leur  «  complexité  ». 

Le  premier  caractère  des  actes  groupés  sous  le  nom  de 
Vereinbariingen  ou  de  Gesamtakte  consiste  dans  le  fait  qu'ils 
ne  constituent  pas  des  contrats,  bien  que,  à  l'image  de  ces 
derniers,  plusieurs  déclarations  de  volonté  aient  concouru  à 
leur  formation.  Le  contrat  est,  en  effet,  d'après  les  auteurs 
dont  nous  exposons  la  théorie^  un  acte  juridique  essentielle- 
ment bilatéral  ;  cela  signifie  que  le  critérium  de  l'acte  contrac- 
tuel réside  dans  ce  fait  qu'il  est  accompli  par  deux  parties  en 
présence,  par  deux  parties  dont  les  intérêts  sont  non  seule- 
ment différents,  mais  même,  en  principe  du  moins,  contrai- 
res. Le  contrat,  c'est  le  traité  de  paix  qui  termine  une  lutte 
d'intérêts  ;  telle  est  l'idée  qui  se  dégage  nettement  des  déve- 
loppements consacrés  à  ce  sujet  par  la  doctrine'.  Quand  Pri- 
mus  achète  un  champ  à  Secundus,  Primus  et  Secundus  sont 
en  présence,  constituent  ce  que  l'on  appelle  en  droit  à^wx  par- 
ties ;  leurs  intérêts  respectifs  sont  difTérents,  et,  qui  plus  est, 
opposés  :  Primus  veut  le  champ  et  désire  l'acquérir  à  aussi 

I.  V.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  3i,  ni^  IV,  et  surtout  pp.  4?  et  s.,  no  VI.  Cf. 
Brondi,  VAtto  complesso  nel  diritto  pnbblico,  ïn  Sfndiiginridici  dedicati 
e  offert i  a  Francesco  Schiipfer  nella  ricorrenza  del  XXXV  anno  del  sno 
insegnamenlo.  —  Diritto  odierno;  Toriiio,  i8ç)8,  pp.  578  et  s. 


298  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

bon  compte  que  possible,  Secundus  veut  le  prix  du  champ  et 
désire  que  ce  prix  soit  aussi  élevé  que  possible.  Il  y  a  là  une 
lutte  d'intérêts  à  laquelle  les  deux  parties  en  présence  met- 
tront fin  en  signant  le  contrat  de  vente.  Supposons  mainte- 
nant que  les  deux  copropriétaires  d'un  fonds  s'entendent  pour 
constituer  une  servitude  sur  leur  bien  indivis  au  profit  d'un 
fonds  voisin  ;  que  plusieurs  personnes  se  mettent  d'accord 
pour  former  une  association  ;  que  plusieurs  Etats  se  réunis- 
sent en  vue  de  créer  un  Etat  fédéral  :  dans  chacune  de  ces 
hypothèses  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une  situation 
juridique  qui  diffère  dans  une  large  mesure  de  celle  qui  est  la 
caractéristique  du  contrat.  D'après  les  théoriciens  de  l'acte 
complexe,  les  personnes  qui  agissent  ensemble  dans  les  cas 
précédents  ne  constituent  point  des  parties,  mais  bien  une 
seule  partie  ;  elles  sont  à  côté  les  unes  des  autres^  selon  l'ex- 
pression imagée  de  Kuntze  et  de  Karlowa;  elles  forment 
comme  des  «  associés'  ».  Leurs  intérêts  ne  sont  plus  oppo- 
sés, mais  identiques,  parallèles  ;  aucune  lutte  ne  se  peut 
concevoir  entre  elles,  puisqu'en  réalité  chacune  d'elles  fait  la 
même  déclaration  de  volonté,  pour  accomplir  un  acte  unique, 
eu  vue  de  la  satisfaction  d'un  intérêt  identique.  L'eiilente 
entre  les  copropriétaires  en  vue  de  la  constitution  de  la  ser- 

I.  Ivuntzc  (op.  cit.,  p.  /jS)  les  appelle  des  Partei'genosseu  ou  des  Gemei- 
nerii  ;  mais  il  préfère  le  premier  de  ces  termes,  qu'il  trouve  «  clair  et  des- 
criptif )).  Il  ajoute  qu'on  pourrait  songer  à  Miturheher  ou  à  Gehiilfen, 
mais  il  préfère  réserver  ces  mots  pour  la  terminologie  du  droit  pénal. 

A  la  page  !\'],  il  dépeint  ainsi  l'acte  complexe  :  «  Er  (der  Gesammtakt)  ist 
ein  Zusammen  —  oder  Nebeneinanderhandeln  Mehrer  zur  Erzielung  einer 
einheitlichen  Rechtswirkung  im  Verhaltniss  zu  Dritten,  uni  ein  Rechtsges- 
chaft  Dritten  gegenùber  oder  mit  Dritten  zu  stande  zu  bringen,  welches. 
nur  durch  Mitwirkung  dieser  Melireren  zu  stande  kommt  ».  Et  plus  loin  : 
«  Die  mehreren  Theilnehmer  stehen  nicht  als  Parteien  einander  gegenùber, 
sondern  sie  vevliallen  sicli  als  Parfeigenossen  za  einander.  »  Cf.  encore, 
pp.  43  et  s.,  où  il  dit  notamment  :  a  Sie  haben  einen  gemeinsamen,  ja 
identischen  Ausgajigspunkt,  sie  gehen  von  Aufang  an  Iland  in  Hand,  oder 
venigstens,  es  liegt  in  ihrem  Wollen  und  streben  nichts,  was  dem  cntge- 
genstânde,  dass  sie  ganz  Hand  in  Hand  gehen.  » 


SUR    L  ACTE    COMPLEXE.  299 

vitucle  sur  leur  fonds  indivis,  l'entente  entre  les  fondateurs 
d'une  association  ou  entre  les  fondateurs  d'un  Etat  fédéral 
sont  des  actes  qui  ne  peuvent  constituer  des  contrats  ;  c'est 
en  vain,  en  effet,  que  l'on  y  chercherait  une  lutte  d'intérêts, 
puisque  les  différents  sujets  de  chacun  de  ces  actes  veulent 
tous  aboutir  à  un  seul  et  même  résultat  :  constituer  la  servi- 
tude au  profit  du  fonds  voisin,  créer  l'association,  fonder 
l'État  fédéral. 

Un  auteur  italien,  Brondi,  a  bien  mis  en  relief  cette  diffé- 
rence ,  en  disant  que  lorsque  deux  ou  plusieurs  volontés 
concourent  à  constituer  un  acte  juridique,  deux  hypothèses 
sont  possibles  :  ou  ces  volontés,  étant  opposées,  «  se  croi- 
sent »,  se  pénètrent  l'une  l'autre,  ou  elles  sont  parallèles  et 
marchent  vers  le  même  but.  Le  «  croisement  des  volontés  » 
est  la  caractéristique  du  contrat,  le  «  parallélisme  des  volon- 
tés »  est  la  caractéristique  de  l'acte  complexe  '. 

Ces  principes  ne  vont  pas  sans  donner  lieu  à  d'intéressantes 
conséquences^.  Si  le  critérium  de  l'acte  contractuel  est  d'être 
bilatéral,  avec  toute  la  valeur  qu'il  faut  attribuer  à  ce  qualifi- 
catif, il  s'ensuit  que  le  contrat  n'a  jamais  que  deux  sujets 
entre  lesquels  existera  la  lutte  d'intérêts,  chacun  de  ces  sujets 
pouvant  d'ailleurs  être  constitué  par  un  grand  nombre  d'indi- 
vidus '.  Dans  l'acte  complexe,  au  contraire,  le  nombre  des 
sujets  peut  être  illimité  sans  que  la  nature  de  l'acte  en  soit 
altérée  ;  il  sufht  à  chacun  de  ces  sujets,  pour  mériter  ce  titre. 


1.  Brondi,  op.  cit.,  p.  578  :  «  Int'atti,  délia  partecipazione  di  due  o  più 
volontà  alla  costituzione  di  un  neg'ozio  od  alto  giuridico  due  sono  le  forme 
che  si  possono  pensare  ;  o  una  nianifestazione  di  voleri  incrociantisi,  o 
una  manifestazione  di  voleri  paralleli.  —  L'incrocio  délie  volootà  è  carat- 
teristica  specitioa  del  contratto...  Il  parallelisnio  délie  volontà  è  invece  la 
caratterislica  che  si  pone  dell'  alto  complesso  ». 

2.  V.  leur  énumération  rapide  dans  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  87. 

3.  L'intérêt  représenté  et  défendu  par  chacun  des  deux  groupes  pourra 
ainsi  donner  lieu  à  un  acte  complexe.  On  arrive  de  cette  façon  à  combiner 
l'acte  complexe  et  le  contrat;  cf.  Ivuntze,  op.  cit.,  p.  64. 


3oO  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

de  poursuivre  la  réalisation  d'un  acte  unique  (jui  satisfera  un 
intérêt  identique  chez  tous  les  coauteurs  de  l'acte. 

Une  seconde  conséquence,  très  importante,  en  découle  en- 
core. Le  contrat  est  l'œuvre  de  deux  parties  et  a  pour  but  de 
concilier  leurs  intérêts  ;  il  s'ensuit  que  l'acte  contractuel  ne 
peut  être  source  de  droit,  ne  peut  s'imposer,  en  d'autres  ter- 
mes, qu'aux  deux  parties  en  présence  et  n'a  aucun  effet  vis- 
à-vis  des  tiers  '.  l^uisque  son  unique  but  est  de  concilier  deux 
intérêts  opposés,  quel  rapport  peut-il  y  avoir  entre  ce  qui 
n'est  pas  ces  intérêts  et  lui?  Il  faut  bien  reconnaître  qu'à  ce 
titre  la  stipulation  pour  autrui  constitue  une  véritable  ano- 
malie'. —  L'acte  complexe  a  un  effet  tout  différent;  il  est  le 
résultat  des  déclarations  concordantes  de  plusieurs  sujets 
dont  l'union  a  pour  but  de  produire  un  effet  juridique  en 
dehors  des  personnes  qui  ont  participé  à  sa  confection.  Cette 
union  n'est,  d'ailleurs,  pas  limitée  aux  coauteurs  originaires 
de  l'acte  :  l'action  de  cet  acte  tend  à  s'étendre  de  plus  en 
plus,  puisqu'il  suffit  à  un  nouveau  sujet  de  droit  d'émettre 
une  déclaration  de  volonté  semblable  à  celle  qu'ont  émise  les 
premiers  auteurs  de  l'acte  pour  participer  au  résultat  com- 
mun. 

Quelques  exemples  vont  metire  en  relief  cette  intéressante 
différence.  Les  deux  copropriétaires  d'un  fonds  indivis  entre 
eux  s'entendent  pour  constituer  une  servitude  en  faveur  d'un 
tiers  :  ils  font  un  acte  complexe  dont  le  résultat  va  s'appli- 
quer à  une  personne  qui  n'a  point  participé  à  l'acte.  Deux 
propriétaires  voisins  s'entendent  pour  établir  entre  leurs  fonds 

1.  Cf.  Gleltsmann,  op.  cit.,  pp.  34  et  s.;  Ivuntze,  op.  cit.,  p.  /jS  (no  III); 
Triepel,  op.  cit.,  pp.  82  et  s.;  Brondi,  op.  cit.,  p.  504- 

2.  Comme  le  contrat  de  société,  d'ailleurs.  Cf.  Triei)el,  op.  cit.,  p.  30, 
note  2;  Kuntze,  op.  cit.,  pp.  82  et  4^;  Gleltsmann,  op.  cit.,  p.  23.  Le 
contrat  de  société  ne  produit  pas  ses  effets  en  dehors  de  ses  auteurs,  mais 
il  manque  du  caractère  bilatéral  qui  fait  l'essence  du  contrat.  Kuntze  l'ap- 
pelle un  «  synergischer  vertrag  »  et  l'oppose  aux  «  synallagmatische  ver- 
trage  ».  Cf.  p.  33. 


SUR  l'acte  complexe.  Soi 

une  servitude  au  profit  de  l'un  d'eux;  la  lutte  d'intérêts  appa- 
raît :  ils  font  un  contrat  dont  l'effet  ne  se  produira  pas  en 
dehors  des  deux  cocontractants.  —  Plusieurs  personnes  s'en- 
tendent pour  constituer  une  association  :  l'effet  de  cette  en- 
tente est  de  donner  naissance  à  un  nouveau  sujet  de  droit, 
l'association,  sujet  distinct  de  ceux  dont  l'entente  a  contribué 
à  le  créer.  On  ne  concevrait  point  comment  à  l'aide  d'un 
contrai  il  serait  possible  d'arriver  à  un  résultat  semblable.  — 
Prenons  encore  un  exemple  tiré  du  droit  international.  Deux 
Etats  décident  de  signer  un  traité  d'alliance  ou  de  délimiter  la 
frontière  qui  les  sépare  ;  leurs  intérêts  sont  ici  en  lutte  ;  tout 
au  moins,  en  ce  qui  concerne  l'alliance^  ils  ne  sont  pas  identi- 
ques :  l'un  cherchera  dans  cette  alliance  une  garantie  contre 
une  attaque  venue  de  l'extérieur,  l'autre  y  verra  le  moyen 
d'obtenir  pour  sa  métropole  une  tranquillité  qui  lui  permettra 
de  se  consacrera  des  entreprises  coloniales;  dans  tous  les  cas, 
chacun  d'eux  désire,  s'il  est  attaqué,  être  défendu  par  l'autre; 
chacun  d'eux  espère,  d'autre  part,  ne  pas  être  obligé  d'in- 
tervenir en  faveur  de  l'autre  :  l'alliance  entraîne  des  avantages 
et  des  charges,  et  les  deux  Etats  qui  la  concluent  sont  deux 
parties  qui,  face  à  face,  poursuivent  des  intérêts  différents 
qu'ils  vont  concilier  en  signant  un  traité.  Ce  traité  constitue 
un  contrat  qui  n'intéresse  que  les  deux  parties  en  présence, 
qui  n'existe  que  vis-à-vis  d'elles,  qui  n'établit  aucun  principe 
nouveau  de  droit  objectif,  et  qui  ne  crée  aucun  sujet  de  droit 
nouveau.  Supposons  maintenant  que  plusieurs  Etats  se  réu- 
nissent en  vue  de  s'entendre  pour  s'engager  à  abolir  la  course 
maritime  ;  chacun  d'eux  cherche  à  réaliser  le  même  désir  : 
abolir  la  course;  il  leur  suffira,  pour  obtenir  la  satisfaction 
de  cet  unique  intérêt,  d'émettre  une  déclaration  de  volonté 
concordante.  Ces  déclarations,  par  leur  union,  vont  donner 
naissance  à  ce  que  l'on  nommera,  par  exemple,  d'un  mot  qui 
montre  bien  la  nature  de  l'acte  :  une  déclaration.  Cette  décla- 
ration de   volonté  complexe    tend    à   exprimer  une   règle  de 


302  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

droit  g-énérale  ;  elle  ne  s'impose  encore  qu'aux  Etats  signa- 
taires, mais  leur  liste  n'est  que  provisoire;  celle-ci  s'augmen- 
tera de  plus  en  plus  à  mesure  que  les  autres  Etats,  devenant 
plus  civilisés,  comprendront  que  ce  qui  constituait  l'intérêt 
des  premiers  signataires  de  la  déclaration  est  en  même  temps 
le  leur;  il  leur  suffira,  dès  lors,  pour  se  lier  et  se  soumettre 
au  nouveau  principe  de  droit,  d'adhérer  par  une  déclaration 
de  volonté  revêtant  une  certaine  forme  à  la  déclaration  primi- 
tivement émise  par  les  premières  puissances  signataires.  Ce 
principe  de  droit  objectif  a  pour  origine  et  pour  raison  d'être 
une  Vereinbarariff,  une  fusion  de  déclarations  de  volonté  et 
non  un  contrat  dont  l'effet  est  nécessairement  limité  aux  pre- 
miers contractants'. 

L'essence  du  contrat,  acte  juridique  issu  d'une  pluralité  de 
déclarations  de  volonté,  est  d'être  bilatéral  et  de  supposer 
une  lutte  d'intérêts.  Il  est  des  actes  juridiques,  issus  comme 
le  précédent  d'une  pluralité  de- déclaration  de  volonté,  qui  ne 
présentent  point  ce  caractère  :  ils  sont  unilatéraux  ^,  en  ce 
sens  que  leurs  coauteurs  sont  «  à  côté  les  uns  des  autres  » 
au  lieu  d'être  «  face  à  face  » ,  et  poursuivent   la  réalisation 


1.  Cette  conséquence  de  la  notion  de  contrat  présente  un  gros  intérêt 
pour  les  adeptes  de  la  théorie  que  nous  étudions.  La  création  d'un  nouveau 
sujet  de  droit  par  plusieurs  personnes,  l'établissement  d'un  nouveau  prin- 
cipe juridique  par  plusieurs  déclarations  de  volonté  ne  peuvent  être  le 
résultat  d'un  contrat  dont  la  sphère  d'application  est  par  nature  limitée  aux 
parties  qui  ont  concouru  à  sa  formation.  Comment  dès  lors  expliquer  la 
genèse  d'actes  juridiques  de  cette  nature,  sinon  par  l'existence  d'une 
Vereinbarnng,  c'est-à-dire  d'une  union  de  déclarations  de  volonté  qui  se 
sont  fusionnées,  cette  fusion  ayant  pour  conséquence  la  création  du  nou- 
veau sujet  de  droit  ou  du  nouveau  principe  juridique.  C'est  ainsi  que  Trie- 
pel,  partant  de  l'idée  que  toute  règle  objective  procède  d'une  «  alloemeiner 
Wille  »,  d'une  volonté  générale,  voit  dans  la  Vereinbariinj  le  seul  fonde- 
ment possible  du  droit  international  objectif  et  du  droit  coutumier.  C'est  un 
des  gros  intérêts  de  la  théorie  de  l'acte  complexe  pour  les  auteurs  dont 
nous  exposons  la  doctrine. 

2.  Gierke,  op.  cit.,  p.  182,  appelle  l'acte  de  fondation  d'une  personne 
juridique  corporative  «  ein  einseitiger,  einheiflicher  Gesammtakt  ». 


SUR  l'acte  complexe.  3o3 

d'un  même  but  et  la  satisfaction  d'un  même  intérêt.  C'est  là 
ce  que  nous  avons  appelé  le  point  de  vue  nég-atif  de  la  théo- 
rie :  les  actes  complexes  ne  sont  pas  des  contrats,  et  nous 
avons  dit  que  Brockhausen  reprochait  aux  théoriciens  de 
l'acte  complexe  de  grouper  sous  ce  nom  des  actes  qui 
n'avaient  de  commun  que  ce  caractère  négatif.  Il  faut  aller 
plus  loin  et  voir  maintenant  quel  est  le  caractère  positif  com- 
mun qui  justifie  l'existence  du  nouveau  groupe.  L'opposition 
entre  l'acte  complexe  et  le  contrat  fût-elle  fondée,  on  pourrait 
voir  dans  le  premier  le  résultat  d'une  somme  de  déclarations 
uni  latérales  de  volonté  ;  la  «  complexité  »  ne  serait  plus  alors 
dans  cet  acte  qu'un  incident  de  sa  confection,  ou,  comme  le 
dit  Brondi',  «  una  spéciale  confîgurazione  e  struttura  dell' 
atto  »,  participant  de  la  nature  de  l'acte  unilatéral".  Or,  ce 
n'est  pas  une  simple  analyse  juridique  plus  ou  moins  subtile 
que  les  adeptes  de  la  théorie  de  l'acte  complexe  prétendent 
faire;  ils  entendent  démontrer  que  le  concours  des  volontés 
n'est  pas  un  événement  fortuit  dépourvu  d'influence  sur  la 
nature  de  l'acte,  mais  qu'il  modifie  cette  nature  et  constitue 
un  lien  juridique  qui  est  la  seule  source  possible  des  effets 
qu'engendre  cet  acte. 

5.  Le  point  de  vue  positif  ,  —  La  fusion  des  oolontés.  — 
L'acte  complexe  n'est  pas  le  résultat  d'une  somme  de  déclara- 
tions de  volonté  et  la  «  complexité  »  qui  préside  à  sa  forma- 
lion  ne  constitue  pas  seulement  un  «  aspect  extérieur  »  de 
l'acte  unilatéral.  11  forme  une  figure  juridique  spéciale,  placée 
entre  l'acte  unilatéral,  dont  il  a  l'unité,  et  le  contrat,  dont  il 
a  la  pluralité  d'auteurs.  Sa  spécialité  provient  de  ce  qu'il  est 
le  résultat  non  d'une  somme  mais  d'un  produit  des  déclara- 

1.  Brondi,  op.  cit.,  p.  676. 

2.  Etude  plus  psychologique  que  juridique,  selou  l'expression  de  Borsi. 
{L'Afto  arnministralivo  eornplesso,  in  Stiidii  Senesi,  vol.  XX,  fasc.  i,  2. — 

1,8.) 


3o4  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

lions  de  volonté  qui  l'ont  constitué.  Ces  déclarations  indivi- 
duelles, loin  de  s'ajouter  les  unes  aux  autres,  réagissent  les 
unes  sur  les  autres  comme  deux  corps  chimiques  en  présence, 
se  pénètrent  pour  disparaître  dans  leur  individualité  et  don- 
ner naissance  à  une  déclaration  de  volonté  nouvelle,  unique, 
distincte  des  déclarations  constitutives  et,  comme  telle,  dotée 
d'effets  juridiques  spéciaux  qui  ne  sont  ni  ceux  du  contrat,  ni 
ceux  de  l'acte  unilatéral,  mais  se  réfèrent  à  une  troisième  ca- 
tég-orie  d'actes,  intermédiaire  entre  les  deux  catégories  classi- 
ques. Selon  l'expression  typique  des  auteurs  allemands,  il  se 
produit  une  xénlahle  fusion  \  Chaque  élément  a  perdu  son 
individualité,  et  de  l'ensemble  est  né  un  nouveau  corps  com- 
posé. Voilà  tout  le  secret  de  l'acte  complexe. 

La  nécessité  de  cette  «  fusion  des  volontés  »  se  conçoit  aisé- 
ment. Chacun  des  auteurs  de  l'acte  a  tendu,  en  émettant  sa 
déclaration  de  volonté,  à  se  soumettre  à  l'acte  commun.  Pour 
réaliser  un  pareil  résultat,  il  faut  bien  admettre  l'existence 
d'un  lien  juridique  entre  les  déclarations  de  volontés  constitu- 
tives ;  or,  si  nous  supposons  que  l'acte  commun  est  le  résultat 
de  la  somme  de  plusieurs  déclarations  unilatérales  de  volonté 
qui  s'ajoutent,  où  trouver  ce  lien  ?  Chacun  agit  dans  la  sphère 
qui  lui  est  propre  en  émettant  sa  déclaration  unilatérale  et  ne 
peut  avoir  la  prétention  d'empiéter  sur  celle  de  son  voisin  ; 
rien  ne  vient  le  lier  à  ceux  qui  émettent  des  déclarations  de 
volonté  semblables  à  la  sienne  et  il  leur  est  totalement  étran- 
ger. Est-ce  alors  dans  l'existence  d'un  contrat  que  nous  trou- 
verons ce  lien  juridique?  Pas  davantage.  Nous  avons  vu  quel 
fossé  profond  séparait  le  contrat  de  l'acte  qui  nous  occupe. 
Insistons  un  peu  sur  le  caractère  du  lien  contractuel.  Lorsque 
deux  parties  font  un  contrat,  elles  cherchent,  en  conciliant 
leurs  intérêts  opposés,  à  se  lier  réciproquement  ;  cela  résulte 


I.   Binding,  notamment,  parle  d'une  Versc/imehung  des  volontés,  qu'il 
oppose  à  la  Willensbindung,  qui  exprime  l'idée  du  lion  contractuel. 


SUR  l'acte  complexe.  3o5 

du  caraclère  bilatéral  de  l'acte  contractuel'.  Cette  liaison  réci- 
proque ne  se  peut  concevoir  dans  un  acte  qui  suppose  l'exis- 
tence d'un  seul  intérêt  susceptible  d'être  satisfait  par  la  réali- 
sation d'un  unique  but.  Si  le  lien  juridique  ne  peut  être 
rencontré  ni  dans  les  déclarations  de  volonté  initiales,  ni  dans 
l'acte  qui  en  est  le  résultat^  où  le  trouver  si  ce  n'est  dans  le 
fait  même  du  concours  des  volontés,  et  comment  le  tirer  de 
ce  concours  si  ce  n'est  en  supposant  une  véritable  fusion  de 
tous  ces  éléments  primaires  donnant  naissance  à  une  volonté 
complexe  nouvelle  ? 

Ce  phénomène  de  a  fusion  »  nécessite  quelques  explica- 
tions ;  il  faut  se  demander  comment  il  s'opère,  par  suite  de  la 
présence  de  quel  élément  cette  réaction  quasi-chimique  peut 
s'effectuer.  Or,  sur  ce  point,  nous  nous  trouvons  devant  un 
double  courant  qui  a  scindé  en  deux  groupes  les  théoriciens 
de  l'acte  complexe.  Différents  auteurs,  Jellinek  notamment, 
avaient  indifféremment  parlé  de  Vereinbarungen  et  de  Ge- 
samtakte  pour  caractériser  la  nature  juridique  des  actes  dont 
nous  poursuivons  l'étude,  et  si,  en  g-énéral,  ils  avaient  pré- 
féré le  second  de  ces  termes,  c'était  pour  des  raisons  de  pure 
linguistique,  le  mot  Gesamtakt  leur  paraissant  plus  descriptif. 
Il  n'en  existait  pas  moins  dans  leurs  ouvrages  deux  ten- 
dances que  Triepel,  le  premier,  a  clairement  mises  en  relief 
en  essayant  de  fixer  d'une  manière  définitive  une  termino- 
logie demeurée  flottante  jusqu'à  lui.  Cet  auteur,  reprenant, 
semble-t-il,  les  idées  de  Binding  et  de  Jellinek,  a  vu  dans  les 
actes  complexes  ce  qu'il  propose  d'appeler  des   Vereinbarun- 

I.  C'est  ce  (jue  les  Alleinauds  nomment  la  WiUenshindiing.  V.  la  note 
précédente.  Ivunize,  oj).  cit.,  p.  l\ô,  dit  à  ce  propos  qu'il  y  a  dans  l'acte 
complexe,  comme  dans  le  contrat,  une  Willenseinigiing ,  un  accord  de 
volontés,  mais  que  c'est  dans  la  nature  du  lien  juridique  qui  unit  ces 
volontés  qu'il  faut  chercher  le  critérium  de  la  notion  de  contrat  ou  de  celle 
d'acte  complexe  ;  le  critérium  du  contrat  lui  paraît  être  précisément  l'exis- 
tence d'une  Willensbinduncf.  Il  n'y  a  de  contrat  que  si  ce  lien  réciproque 
des  volontés  existe. 

20 


3oG  REGUKir.    DE    LEGISLATION. 

geii,  réservant  le  terme  de  Gesainlakle  pour  caractériser  les 
conceptions  d'un  second  groupe  d'auteurs  dont  le  plus  illustre 
était  Kuntze.  Expliquons  brièvement  ces  deux  tendances. 

Le  lien  juridique  source  de  l'efficacité  de  l'acte  complexe 
découle,  nous  venons  de  le  voir,  de  la  «  fusion  »  des  décla- 
rations de  volonté,  qui  concourent  à  la  formation  de  l'acte  en 
une  nouvelle  déclaration  de  volonté,  complexe,  unique,  dotée 
d'effets  spéciaux.  Les  deux  théories  que  nous  venons  d'indi- 
quer entendent  expliquer  ce  phénomène'.  Les  j)artisans  de 
la  Vereinbarang  se  placent  à  un  point  de  vue  plutôt  interne  ; 
pour  eux,  le  réactif  qui  permet  la  fusion  des  déclarations  de 
volonté  sources  de  l'acte  complexe  réside  dans  Viinion  des 
volontés  dont  le  concours  est  nécessaire  pour  donner  nais- 
sance à  l'acte.  Cet  acte  est  le  but  unique  que  chacun  de  ceux 
qui  participent  à  sa  confection  entend  réaliser  en  manifestant 
sa  volonté.  La  nécessité  de  ce  concours  suffit  pour  que  chacun 
se  trouve  lié,  pour  que  chaque  déclaration  de  volonté  se  con- 
fonde avec  celles  des  personnes  qui  veulent  le  même  acte.  En 
somme,  le  moment  qu'il  faut  considérer  pour  concevoir  la 
fusion  des  volontés  est  celui  qui  précède  la  naissance  de  l'acte  ; 
c'est  alors  que  se  produit  l'union  subjective  des  volontés  de 
tous  les  intéressés,  c'est  alors  que  naît  la  Vereinbarang.  Si 
les  coauteurs  de  l'acte  sont  obligés  d'accomplir  certains  faits 
prévus  dans  leurs  déclarations  de  voloi.té  concordantes,  c'est 
—  comme  le  dit  Gleitsmann"  résumant  les  idées  de  Binding-  et 
de  Triepel  —  parce  qu'en  un  moment  donné  il  s'est  produit 
«  une  fusion  des  volontés  individuelles  [eine  Verschmelsung 
«  der  Einzelwillen)  en  vue  de  la  formation  d'une  déclaration 
((  de  volonté  unique,  douée  de  valeur  juridique  et  résultant 
((  des  actes  de  volonté  individuels  ».  L'établissement  de  cette 
volonté  commune  suffit  pour  produire  un  effet  susceptible  de 

1.  Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  pp.  i3  et  s.,  et  pp.  36  et  s.  —  Cf.  aussi 
Borsi,  op.  cit.,  I,  2. 

2.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  36. 


SUR  l'acte  complexe.  807 

créer  un  lien  juridique  entre  ceux  qui  veulent,  là  où  la  loi 
exig-e  une  volonté  commune,  —  par  exemple  dans  les  déci- 
sions émanant  d'organes  délibérants,  —  aussi  bien  que  là  où 
n'existe  aucune  disposition  de  droit  semblable,  par  exemple 
dans  l'hypothèse  de  la  création  d'un  nouveau  principe  ou 
d'un  nouveau  sujet  du  droit  international'. 

I.  Le  raisonnement  des  théoriciens  de  la  Vereinharnng  se  ramène  en 
somme  à  ceci  :  les  actes  complexes  sont  issus  de  plusieurs  déclarations  de 
volonté;  or,  pour  que  plusieurs  déclarations  de  volonté  puissent  constituer 
un  acte,  il  faut  qu'il  existe  entre  elles  un  certain  lien  juridique.  Ce  lien  dé- 
coule de  la  «  fusion  »  des  volontés  et  ces  volontés  se  fusionnent  parce 
qu'elles  concourent  à  produire  un  même  acte.  Ce  sont  là  deux  pures  affir- 
mations. Pour  arriver  à  nous  convaincre,  ces  auteurs  devraient  nous  dé- 
montrer d'abord  que  des  déclarations  de  volonté  tendant  à  réaliser  un 
résultat  unique  arrivent  à  se  fusionner  en  une  nouvelle  déclaration  com- 
plexe, indépendante  des  précédentes;  ensuite,  que  cette  fusion  crée  un  lien 
juridique  entre  les  volontés  constitutives;  or,  c'est  ce  que  les  auteurs  alle- 
mands ne  font  pas.  Un  exemple  va  nous  permettre  de  mettre  cette  double 
lacune  en  relief.  La  création  du  droit  international  objectif  ne  peut  s'expli 
quer,  d'après  Binding-  et  Triepel,  que  si  on  lui  donne  pour  fondement  une 
Vereinbufiing,  c'est-à-dire  une  fusion  des  déclarations  de  volonté  constitu- 
tives, produite  par  ce  fait  que  tous  les  auteurs  de  l'acte  concourent  à  réali- 
ser le  même  but.  Triepel  nous  dit,  en  effet  {op.  cit.,  p.  82),  que  ce 
droit  ne  peut  exister  que  s'il  a  pour  base  «  une  volonté  commune,  résultant 
d'une  union  de  volontés  obtenue  par  suite  de  la  nécessité  d'arriver  à  une 
unité  de  volontés  »  [ein  zu  einer  Willenseinheit  diirch  Willenseinigung 
zusammengejlossener  Gemeinwille).  Si  l'on  n'admet  pas  ce  lien,  en  effet, 
les  déclarations  unilatérales  de  volonté,  restant  indépendantes  tes  unes  des 
autres,  demeurent  toujours  susceptibles  d'être  retirées  par  leurs  auteurs, 
les  Etats  ;  mais  s'il  en  est  ainsi,  il  ne  reste  presque  rien  d'un  droit  inter- 
national {op.  cit.,  pp.  80  et  89,  dans  les  notes.)  Une  fusion  des  volontés 
—  Willensversc/imehnng  —  est  donc  nécessaire  si  l'on  veut  établir  ce 
lien  juridique  sans  lequel  il  n'y  a  pas  de  droit.  Est-ce  un  contrat  qui  va 
permettre  de  réaliser  cette  fusion  ?  Non,  car  un  contrat  résulte  nécessaire- 
ment de  déclarations  de  volonté  dont  le  contenu  est  opposé  —  inhaltlicli 
entgegengesefcen  ;  —  or,  il  n'y  a  rien  de  pareil  dans  notre  hypothèse,  puis- 
que toutes  les  déclarations  de  volonté,  émises  par  les  Etats,  ont  un  contenu 
identique.  Force  nous  est  donc  d'admettre  une  forme  juridique  spéciale  sus- 
ceptible de  réaliser  la  fusion  déclarée  ;  cette  forme,  c'est  la  Vereinbarung 
qui  peut,  par  elle-même  et  sans  le  secours  d'aucune  règle  de  droit  positif, 
posséder  une  force  juridique  capable  de  lier  —  rechtlich  bindende  Kraft 
haben.  —  Cf.  Binding-,  pp.  68-70;  Triepel,  pp.  61  et  s.  —  Pourquoi  le  fait 
pour  des  déclarations  de  volonté  de  concourir  à  un  but  commun  et  unique 


3o8  UEGUEIL    DE    LEGISLATION. 

Les  partisans  de  la  théorie  du  Gesamtakt  se  placent  à  un 
point  de  vue  plus  extérieur  pour  expliquer  la  source  du  lien 
juridiipie  (pii,  en  donnant  naissance  à  une  déclaration  de  vo- 
lonté complexe,  procure  à  l'acte  produit  sa  pleine  efficacité. 
La  «  fusion  »  des  déclarations  constitutives  en  une  seule  ne 
résulte  pas  pour  eux  du  fait  rpi'il  y  a  eu  «  union  de  volontés  », 
c'est-à-dire  du  fait  que  toutes  ces  volontés  ont  tendu  à  pro- 
duire un  résultat  juridiipie  unique,  constituant  la  satisfaction 
d'un  intérêt  (jui  est  le  inénie  chez  tous  les  auteurs  de  l'acte; 
s'il  y  a  un  acte  nouveau,  c'est  que  le  résultat,  que  cherchent 
à  atteindre  toutes  les  volontés  concourantes,  est  produit  par 
une  action  commune.  C'est  parce  que  les  auteurs  des  déclara- 
lions  de  volonté  concordantes  agissent  ensemble  pour  pro- 
duire l'unique  résultat,  qui  satisfaira  chez  tous  le  même  inté- 
rêt, que  leurs  volontés  finissent  par  constituer  une  sorte  de 
bloc,  source  d'efficacité  juridique  pour  l'acte  qui  en  découle. 
Aussi,  les  auteurs  qui  penchent  pour  cette  explication  préfè- 
rent-ils les  mots  Collektivakt  ou  Gesamtakt  au  mot  Verein- 
barunff.  L'union,  le  parallélisme,  l'identité  des  volontés  qui 
tendent  vers  un   but  unique  n'est  pour  rien,  à   leurs  yeux, 


opère-t-il  la  fusion  de  ces  déclarations  en  une  nouvelle  déclaration  indépen- 
dante des  précédentes?  La  réponse  de  Triepel  se  ramène  en  sonniie  à  ceci  : 
parce  qu'il  n'en  peut  pas  être  autrement  si  nous  voulons  expliquer  le  lien 
juridique  qui  existe  entre  les  déclarations  de  volonté  constitutives.  Ce  n'est 
guère  démonstratif.  Mais  allons  plus  loin  et  demandons  aux  auteurs  alle- 
mands comment  il  se  fait  que  la  «  fusion  »  de  plusieurs  volontés  engendre 
entre  elles  un  certain  lien  juindique?  Binding  et  Triepel  nous  aftîrmeut  bien 
que  la  Vereinbdrniig  a  possède  par  elle-même  et  sans  le  concours  d'aucune 
règle  de  droit  positif,  une  force  juridique  capable  de  lier  »  ;  ils  ne  le  démon- 
trent pas,  et  Binding  le  sent  si  bien  qu'il  voit  (p.  70)  dans  cette  «  union 
des  volontés  fusionnées,  source  d'un  lien  juridique  »,  un  «  Mysterium  » 
dans  lequel  il  ne  veut  pas  entrer.  Mais  les  mystères  sont  tout  au  plus  à  leur 
place  dans  les  théories  métaphysiques  ;  le  droit  n'en  a  que  faire  et,  comme 
le  dit  Gleitsmann  {op.  cil.,  p.  35),  tout  cela  nous  conduit  piteusement  à 
un  «  nous  n'en  savons  rien  ».  {Einein  a  wir  wissen  es  nicht  »  ziemlich 
gleichkommen...  Kurz  herausgesagt  :  der  ganse  MecJianismas  versagt 
(la,  wo  seine  Wirkiing  beginnen  sol  If) 


SUR  l'acte  complexe.  809 

dans  Tefficacité  juridique  de  l'acte  qui  réalise  ce  but  ;  ce  qu'il 
faut  surtout  considérer,  c'est  «  l'action  commune  des  intéres- 
sés »  ou,  comme  le  disent  les  auteurs  allemands  :  Der  Ziisam- 
menhandeln  der  Beteiligten\ 

6.  Classification  des  actes  complexes.  —  Nous  venons  d'es- 
quisser dans  leurs  grandes  lignes  la  raison  d'être  et  le  fon- 
dement de  la  théorie  de  l'acte  complexe.  Il  nous  reste  à  indi- 
quer d'un  mot  les  classifications  que  certains  auteurs  — 
Kuntze,  en  particulier,  —  ont  cru  nécessaires  pour  mettre  un 
peu  d'ordre  dans  le  flot  des  exemples  groupés  sous  le  titre 
d'actes  coïnplexes. 

Kuntze^  établit  une  distinction  entre  les  Gesamtakte,  selon 
qu'ils  sont  unilatéraux  ou  plurilatéraux.  L'acte  complexe 
est  unilatéral  quand  il  résulte  de  la  coopération  de  plusieurs 
personnes  :  la  création  d'un  État  fédéral  constitue,  par  exem- 
ple, un  acte  complexe  unilatéral,  et  cela,  nous  l'avons  déjà 
dit,  parce  que,  malgré  leur  nombre,  les  auteurs  de  cet  acte  ne 
s'opposent  pas  les  uns  aux  autres,  mais  ressemblent  «  à  des 
associés  qui  seraient  placés  les  uns  à  côté  des  autres-''  ».  C'est, 
en  somme ,  l'acte  complexe  proprement  dit ,  celui  auquel  se 
réfèrent  proprement  tous  les  développements  qui  précèdent,  A 
côté  de  lui  se  trouve  le  Gesamtakt  plurilatéral  ;  on  le  rencon- 
tre toutes  les  fois  qu'un  acte  complexe  vient  se  greffer  sur  un 
contrat.  Nous  avons  déjà  vu  conmient  la  chose  était  possible  ; 
rappelons-le  par  un  exemple  :  les  copropriétaires  du  fonds  A 
passent  un  contrat  avec  les  copropriétaires  du  fonds  B,    en 

1.  Cf.  GIcitsmann,  op.  cit.,  pp.  i3  el  s.  —  Cette  théorie,  moins  métaphy- 
sique d'ailleurs  que  la  précédente,  n'explique  pas  plus  qu'elle  pourquoi  les 
déclarations  unilatérales  de  volonté  s'anéantissent  en  une  nouvelle  déclara- 
tion de  volonté  complexe  et  comment  il  en  découle  un  lien  juridique  qui 
unit  les  auteurs  de  l'acte;  elle  se  contente  d'affirmer  (juc  l'action  commune 
des  intéressés  produit  ce  l'ésultat. 

2.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  53. 

3.  Als  Parteiffcnossen  neben  einander.  —  Cf.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  54- 


3  10  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

vue  de  constituer  entre  leurs  biens  une  servitude  prœdiale. 
Chaque  partie  contractante  comprend  une  pluralité  de  mem- 
bres donnant  naissance  à  une  volonté  complexe  ;  ces  deux 
actes  complexes  vont  se  fondre  en  vue  de  former  le  contrat, 
et  cet  acte  juridique  va  participer  ainsi  de  la  nature  de  l'acte 
complexe  en  même  temps  que  de  la  nature  de  l'acte  contrac- 
tuel. Kuntze  lui  donne  le  nom  de  inehrseitiger  Gesamtakt, 
acte  complexe  plurilatéral.  Il  ne  faut  pas  oublier,  d'ailleurs, 
que  si  cet  acte  participe  de  la  nature  du  contrat,  c'est  que  son 
seul  but  consiste  à  établir  un  rapport  juridique  entre  deux 
parties  dont  les  intérêts  sont  en  lutte  ;  il  ne  peut  donc,  comme 
l'acte  complexe  unilatéral,  être  source  de  droit,  c'est-à-dire 
donner  naissance  à  un  nouveau  principe  de  droit  objectif  ou 
à  un  nouveau  sujet  de  droit  :  ces  actes  supposent,  en  effet, 
que  les  volontés  qui  les  constituent  poursuivent  la  réalisation 
d'un  même  intérêt'. 

Les  actes  complexes  sont  encore  égaux  ou  inégaux'^.  Lors- 
que toutes  les  déclarations  de  volonté  dont  la  fusion  doit  don- 
ner naissance  à  l'acte  commun  se  présentent  avec  un  carac- 
tère d'ég-alité  juridique,  lorsque  tous  les  auteurs  de  l'acte  agis- 
sent avec  un  pouvoir  et  un  caractère  identiques,  on  se  trouve 
devant  un  acte  complexe  égal,  puisque  les  volontés  qui  le 
constituent  jouent  dans  son  édification  un  rôle  équivalent. 
C'est  ce  qui  se  présente,  par  exemple,  lorsque  plusieurs  per- 
sonnes s'entendent  pour  fonder  une  association  :  chacun  des 
coauteurs  de  cet  acte  participe  aux  opérations  juridiques  ac- 
complies en  vue  d'arriver  au  résultat  cherché  à  un  litre  égal  à 
celui  de  ses  collègues.  Les  pouvoirs  de  chacun  d'eux  sont 
égaux.  Mais  lorsque  l'un  des  auteurs  de  l'acte  commun  ne 
coopère  à  la  création  de  cet  acte  que  d'une  façon  accessoire, 
tandis  qu'un  autre  v  joue  un  rôle  dominant,  leurs  volontés  se 


1.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  55. 

2.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  49- 


SUR  l'acte  complexe.  3ii 

présentent  avec  une  inég-alité  juridique  qui  permet  d'appeler 
le  résultat  de  leur  action  commune  un  acte  complexe  inégal  : 
indqualer  Gesamtakt.  Kuntze  cite  à  titre  d'exemple  le  cas  de 
Vaiictoritas  du  tuteur  dans  le  droit  romain  :  le  pupille  agit, 
accomplit  l'acte  à  titre  principal,  et  le  tuteur  n'intervient  qu'à 
titre  complémentaire.  Cette  distinction  peut  être  intéressante 
à  noter  lorsqu'on  étudie  l'ordre  dans  lequel  doivent  se  mani- 
fester les  déclarations  de  volonté  dont  la  fusion  doit  donner 
naissance  à  l'acte  complexe  :  cet  ordre,  indifférent  dans  l'hy- 
pothèse de  l'acte  complexe  égal,  prends  au  contraire,  une  cer- 
taine importance  dans  le  cas  de  l'acte  complexe  inégal  :  la 
volonté  qui  agit  à  titre  principal  doit  évidemment  se  manifes- 
ter la  première  pour  (jue  le  résultat  atteint  par  la  coopération 
des  volontés  soit  doué  de  valeur  juridique  '. 

Les  actes  complexes  peuvent  être  simultanés  ou  successifs 
si  l'on  envisage  le  mode  suivant  lequel  ils  sont  créés  ^.  Ils 
sont  simultanés  lorsque  leurs  auteurs  —  les  «  Parteigenos- 
sen  »  de  Kuntze  —  agissent  au  même  instant,  conception 
formaliste  mais  bien  conforme  à  l'idée  qui  se  dégage  de  la  no- 
tion de  «  complexité  »;  ils  sont  successifs  lorsque  leur  forma- 
tion ne  présente  pas  Vunitas  actus  (pie  nous  avons  vue  se 
produire  dans  le  [)remier  cas  ^. 

1.  Cf.  encore  Borsi,  op.  cit.,  III,  §§  28,  24,  et  Donalo-Donati,  .\tto  com- 
p/esso,  antoriczacione,  upprovazione,  in  Archivio  Giuridico  «  Filipjpo 
Serajîiii  »,  vol.  XII,  fasc.  I,  §  3.  —  Borsi  cite  comme  exemple  d'acte  com- 
plexe iuéo'al  l'acte  accompli  par  un  corps  autonome  avec  l'approbation  de 
l'autorité  tutrice.  —  Il  est  curieux  de  constater  que  seuls  Binding-,  Jellinek 
et  Kvuitze  adoptent  cette  distinction.  Triepel,  op.  cit.,  p.  62,  note  1,  et 
p.  53,  notes  i  et  2,  la  repousse  :  partisan  de  la  Vereinbarnng,  il  n'étudie  que 
l'union  des  volontés  ;  or,  cette  union  n'existe  pas  pour  lui  dans  le  cas  des 
actes  complexes  inés,"aux.  V.  iiij'rà. 

2.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  58. 

3.  Cette  distinction  ne  nous  paraît  pas  présenter  un  bien  grand  intérêt 
})ratique.  Notons  que  Kuntze  distingue  avec  soin  l'acte  complexe  de  cons- 
titution simultanée  de  l'acte  simultané  ordinaire,  simuUanakf.  Tandis 
que  le  premier  tend  à  produire  un  effet  juridique  vmique,  le  second  en  pro- 
duit plusieurs  qui  sont  connexes  entre  eux.  Cf.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  67. 


3l2  RECUEIL    DE   LÉGISLATION. 

Enfin,  il  csf  encore  possible  de  distinguer  les  actes  com- 
plexes selon  (ju  ils  appartiennent  au  droit  public  ou  au  droit 
privé  ' . 

Ces  classificalions  n'ajoutent  que  peu  de  choses  à  l'intelli- 
gence de  la  théorie  que  nous  avons  essavc  d'exposer;  d'ail- 
leurs, elles  n'ont  pas  été  admises  par  tous  les  commentateurs 
de  l'acte  complexe,  et,  en  particulier,  par  ceux  qui  ont  fondé 
le  nouveau  negotium  juridiciim  sur  l'existence  d'une  Vereiii- 
bariing  '.  Nous  croyons  donc  inutile  de  donner  sur  ce  point  de 
plus  amples  détails. 

7.  Les  exemples  d'actes  complexes.  —  Beaucoup  plus  utile 
nous  paraît  être  l'énumération  des  exemples  que  les  auteurs 
allemands  ont  placés  entre  l'acte  unilatéral  et  le  contrat;  après 
les  développements  qui  précèdent,  leur  examen  va  bien  mon- 
trer les  limites  du  domaine  juridique  assigné  au  nouvel  acte. 

Triepel-''  a  repris  les  classifications  opérées  avant  lui  et  a 
présenté  quatre  grands  groupes  d'actes  complexes.  Ses  déve- 
loppements constituant,  comme  le  dit  Gleitsmann^,  le  dernier 
mot  sur  la  matière,  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  sui- 
vre le  plan  qu'il  a  cru  devoir  adopter. 

Il  faut  d'abord  une  Vereinbariing ,  c'est-à-dire  une  union 
de  déclarations  de  volonté  donnant  naissance,  par  leur  fusion, 
à  un  résultat  juridique  qui  est  l'acte  complexe,  toutes  les  fois 


1.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  56. 

2.  Pour  ces  auteurs,  en  effet,  ce  qui  doit  surtout  attirer  l'attention  c'est 
l'accord  des  volontés  réalisé  en  vue  d'arriver  à  un  but  unique  ;  il  leur  im- 
porte peu  que  les  actes  complexes  soient  simultanés  ou  successifs,  unilaté- 
raux ou  plurilatéraux.  Quant  aux  actes  inégaux,  nous  avons  déjà  dit, 
note  I,  et  nous  verrons  que  Triepel  ne  les  considère  point  comme  dès 
Vereitïbnriingen.  Les  partisans  de  la  théorie  du  Gesamtakl,  qui  étudient 
surtout  la  Z iisammenlinndelii  der  Deteiligten,  l'action  commune  des  inté- 
ressés, se  soucient  davantage  de  la  manière  dont  cette  action  commune  se 
produit. 

3.  Triepel,  op.  cil.,  p.  5o. 

4-  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  q. 


SUR  l'acte  complexe.  3i3 

que  l'on  veut  arriver  à  une  communauté  de  droits  ou  de  pou- 
voirs^. Deux  copropriétaires  veulent  établir  sur  leur  fonds 
indivis  une  servitude  au  profit  du  fonds  voisin  :  chacun 
d'eux  émet  une  déclaration  de  volonté  identique  en  vue  d'ob- 
tenir un  effet  juridique  unique  ;  ces  déclarations  de  volonté 
vont  se  fusionner  pour  donner  naissance  à  une  déclaration  de 
volonté  commune,  distincte  de  chacune  des  déclarations  cons- 
titutives, et  les  deux  copropriétaires  seront  ainsi  arrivés,  g-râce 
à  cette  Vereinbarung,  à  exercer  leurs  droits  en  commun.  — 
C'est  encore  une  Vereinbaruncj  que  l'on  trouve  à  la  base  des 
actes  accomplis  en  commun  par  des  fondés  de  pouvoirs  collec- 
tifs, par  plusieurs  exécuteurs  testamentaires,  par  des  cotu- 
teurs,  par  des  sociétaires  {Gesellschaftern)  au  sujet  de  la  ges- 
tion des  affaires,  etc.  En  droit  public,  c'est  le  seul  fondement 
possible  des  actes  faits  par  des  corégents,  par  plusieurs  Etats 
dans  l'hypothèse  d'un  condominium .  —  La  Chambre  et  le 
Sénat  possédant  en  commun  le  pouvoir  législatif,  la  loi,  qui 
est  l'expression  de  leurs  deux  déclarations  de  volonté,  est 
issue  d'une  Vereinbarung ,  c'est-à-dire  d'une  fusion  de  ces 
deux  déclarations  donnant  naissance  à  une  déclaration  de  vo- 
lonté nouvelle  qui  nest  ni  celle  de  la  Chambre,  ni  celle  du 
Sénat,  mais  celle  du  Parlement^. 

11  y  a  Vereinbarung,  en  second  lieu,  «  dans  tous  les  cas  où 
d'intérêts  idenlicpies  jaillit  une  même  volonté^  que  l'individu 
est  ou  se  croit  incapable  de  réaliser  ».  Il  s'agit  ici  de  la  caté- 


1 .  <(  Das  Mitlel  car  Aiisubnnrf  von  Rechts-oder  Geivaltgeineinsrhaft...  » 
Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  lo. 

2.  A  l'origine,  la  loi  a  constitué  un  acte  unilatéral  ou  un  contrat  :  un  acte 
unilatéral,  lorsqu'elle  était  l'application  de  la  t'orniule  :  «  Ci  veult  le  Roy, 
ci  veult  la  loy  »;  un  contrat,  lorsqu'elle  résultait  d'une  entente  entre  le  sou- 
verain et  la  nation,  représentée,  par  exemple,  par  des  états  généraux;  il  y 
avait,  en  effet,  dans  ce  dernier  cas,  deux  parties  défendant  des  intérêts 
opposés. 

3.  «  Wo  ans  gleichen  Interessen  gleiclier  Wille  antspvingt.  »  Cf. 
Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  lo. 


3l4  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

g'orie  des  actes  dits  «  créateurs  ».  Lorscjue  la  loi  exig-e  qu'un 
rcg'leineiit  soit  fait  par  plusieurs  ministres,  leur  acte  commun 
ne  peut  naître  que  grâce  à  la  présence  d'une  Vereinbarung. 
C'est  encore  une  Vereinbarung  qui  préside  à  la  fusion  de  plu- 
sieurs communes,  au  y^roupement  de  plusieurs  associations 
professionnelles,  à  la  création  d'un  nouveau  sujet  de  droit,  à 
l'étal)lissement  d'une  constitution  volée,  à  la  fondation  d'un 
Etat  fédéral,  etc.  La  Vereinbarung  explique  aussi  tous  les 
accords  de  droit  international  qui  sont  sources  de  droit  objec- 
tif :  Convention  de  Genève,  Déclaration  de  Paris  sur  le  droit 
maritime,  etc.  '. 

I.  Au  point  de  vue  chronologique,  ce  groupe  devrait  être  placé  avant  le 
précédent.  C'est  à  propos  de  la  création  des  corporations  que  Gierke,  le 
premier,  on  s'en  souvient,  posa  discrètement  le  principe  d'un  acte  qui  sor- 
tait du  cadre  classique  des  actes  unilatéraux  et  des  contrats  ;  c'est  son  idée 
qui  devait  être  reprise  et  largement  développée,  d'ailleurs,  pour  devenir 
une  véritable  théorie.  Nous  croyons  utile,  à  ce  point  de  vue,  de  citer  en 
entier  le  passage  où  Gierke  pose  ce  principe,  —  op.  cit.,  pp.  182  et  s.  : 
«  Les  ententes  préliminaires  tendant  à  l'établisseineiil  d'an  groupe  n'ap- 
«  pnrtiennent  que  par  un  côté  au  droit  contractuel .  Ce  sont,  en  même 
«  temps,  les  éléments  de  l'acte  créateur  qui  appelle  à  l'existence  un  être 
«  social  nouveau.  Ces  mêmes  actes,  qui  impliquent  le  sacrifice  par  les  indi- 
ce vidus  d'une  part  de  leur  liberté,  réalisent  pièce  à  pièce  le  groupe  dont  ils 
«  se  déclarent  les  membres.  Ce  complejrus  d'acles  préparatoires  présente 
«  ainsi  une  double  face  :  d'une  part,  pluralité  d'actes  juridiques  émanés  de 
«  libres  individus;  d'autre  part,  acte  unitaire  d'une  commuoauté  qui  se 
«  fait.  C'est  pourquoi,  dans  toute  déclaration  de  volonté  de  ce  genre,  il  faut 
«  faire  le  départ  de  son  contenu  purement  individualiste  et  des  éléments 
«  qui  constituent  les  préliminaires  de  la  fondation  corporative. 

«  Cet  acte  d'établissement  corporatif  n'est  pas  un  contrat,  mais  un  acte 
«  complexe  unilatéral  qui  ne  trouve  pas  d'analogue  dans  la  vie  individuelle. 
«  C'est  la  volonté  du  groupe  à  venir,  se  développant,  prenant  un  corps, 
«  s'affirmant,  enfin,  elle-même  dans  cet  acte.  Aussi  rélablisscment  de  la 
((  corporation,  de  sa  conception  primitive  jusqu'à  son  achèvement  parfait, 
«  doit  être  considéré  comme  un  acte  unilatéral;  les  multiples  actes  indivi- 
«  duels  qui  y  concourent  sont  les  éléments  épars  et  fragmentaires  qui  grâ- 
ce vitent,  en  fonction  d'un  but  commun,  autour  de  ce  centre  unique.  Par  là, 
«  l'établissement  du  groupe  est  déjà  un  acte  corporatif  :  la  communauté 
«  en  formation  doit  déjà  apparaître  comme  une  unité  latente,  pour  pouvoir 
«  ensuite  s'affirmer  extérieurement  comme  unité.  Ce  caractère  spécifique 
«  de  l'acte  d'établissement  est  confirmé  par  l'observation  de  la  procédure 


SUR  l'acte  complexe.  3i5 

Dans  le  troisième  groupe,  Jioiis  rencontrons  toutes  les  dé- 
cisions dites  «  collégiales  o.  Sont  ainsi  le  résultat  d'une  Ve- 
reinbaruncf  les  décisions  prises  à  la  suite  d'une  délibération 
soit  par  une  chambre  législative,  soit  par  une  association  douée 
de  personnalité,  soit  par  un  tribunal  ou  un  conseil  de  famille, 
soit  par  l'assemblée  des  créanciers  dans  le  cas  de  faillite.  Le 
vote  qui  suit  la  délibération,  ou  l'unanimité  des  votants  quand 
elle  est  nécessaire,  sont  des  faits  qui  font  apparaître  une  série 
de  déclarations  de  volonté  concordantes  dont  la  fusion  donne 
naissance  à  une  volonté  nouvelle  qui  est  celle  de  la  collectivité 
charg-ée  de  prendre  la  décision  ;  l'existence  de  cette  Vereinba- 
riing  permet  d'expliquer  la  force  juridique  de  cette  décision. 
En  ce  qui  concerne  la  délibération  suivie  d'un  vote  pris  à  la 
majorité  des  voix,  il  ne  faut  admettre  de  Vereinbarung  que 
pour  les  déclarations  de  volonté  concordantes  —  les  bulletins 
de  vote  —  de  la  majorité;  il  ne  peut  y  avoir  de  fusion,  en 
effet,  qu'entre  des  déclarations  de  volonté  semblables '. 

«  usitée  en  pareille  circonstance  :  de  toutes  parts,  les  forces,  les  moyens 
«  nécessaires  sont  rassembles  par  des  moyens  contractuels;  mais  l'établis- 
«  sèment  du  groupe  est  déjà  une  œuvre  de  vie  corporative.  Assemblées 
«  provisoires,  commissaires,  bureaux,  décisions,  séances,  élections,  règle- 
<i  ments  sur  les  majorités,  adhésion  des  absents  aux  décisions  prises,  repré- 
«  sentation  par  des  organes  corporatifs,  toutes  ces  manifestations  de  la 
«  pré-vie  —  Vorleben  —  corporative  n'ont  pas  de  valeur  juridique  si  la 
«  corporation  n'arrive  pas  à  l'existence  définitive.  Mais  la  force  corpora- 
«  tive  créatrice  se  manifeste  dès  qu'un  but  commun  est  visé.  Si  donc  le 
(i  droit  reconnaît  la  corporation  parfaite,  il  ne  peut  pas  ne  pas  la  reconnaî- 
(I  tre  à  l'état  de  devenir  :  les  règles  qui  gouvernent  la  vie  intérieure  des 
<(  corporations  s'étendent  aussi  à  cette  période  de  la  vie  embryonnaire.  » 
I.  Triepel  constate,  op.  cit.,  p.  167,  que  cette  Vereinbarung  des  vo- 
lontés de  la  majorité  «  forme  le  droit  dans  l'intérêt  prati(iue  de  tous  »,  en 
un  mot,  lie  la  minorité  ;  il  reconnaît  que  c'est  là  un  phénomène  dont  la  base 
délicate  aurait  besoin  d'un  examen  sérieux.  Avec  sa  théorie  du  contrat,  — 
acte  bilatéral  supposant  la  conciliation  d'intérêts  opposés,  —  ne  pourrait-on 
arriver  à  admettre  que  le  fondement  de  la  force  exécutoire  de  la  décision 
majoritaire  repose  sur  un  contrat  tacite,  intervenu  entre  la  majorité  et  la 
minorité,  par  lequel  cette  dernière  déclarerait  s'incliner  devant  la  Verein- 
barung de  la  majorité.  Mais  alors,  si  nous  transportons  ce  raisonnement 
dans  le  domaine  de  la  loi,  —  acte  par  lequel  la  Vereinbarung  de  la  majo- 


3lG  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Kunl/.c  et  les  partisans  de  la  tliéorie  du  Gesamtakt,  qui 
ont  admis  les  exemples  cités  dans  les  deux  premiers  groupes 
parce  que  la  fusion  des  volontés  s'y  trouve  justifiée  par 
l'action  commune  des  intéressés,  se  refusent  à  voir  dans  le 
troisième  t^roupe  de  véritables  actes  complexes.  On  ne  trouve, 
en  effet ,  dans  la  formation  des  actes  compris  dans  ce  g-roupe 
qu'une  union  de  volontés,  et  nous  savons  que  cet  élément,  suf- 
fisant d'après  Triepel  pour  opérer  la  fusion  de  ces  volontés, 
est  sans  valeur  aux  yeux  de  Kuntze  pour  donner  naissance  à 
un  acte  complexe  :  il  exige  aussi  et  surtout  l'existence  d'une 
action  commune;  or,  cet  élément  ne  peut  exister  dans 
l'espèce,  puisque,  en  droit,  la  décision  n'a  qu'un  seul  sujet  : 
le  corps  au  nom  duquel  la  décision  a  été  prise.  Il  peut  y 
avoir  plusieurs  volontés,  il  n'y  a  jamais  qu'un  seul  sujet,  par 
conséquent,  qu'une  seule  action  ^ 

Cet  auteur,  en  revanche,  d'accord  en  cela  avec  Binding-  et 
Jellinek,  se  déclare  partisan  d'un  nouveau  groupe  d'actes 
complexes  :  ce  sont  ceux  qu'il  réunit  sous  le  titre  d'inâquale 
Gesamtakte' .  Dans  ce  groupe  rentrent  les  cas  où  une  décla- 

rité  de  la  nation  lie  la  minorité  de  cette  même  nation,  —  n'est-ce  pas  toute 
la  théorie  d'un  nouveau  contrat  social  qui  va  surgir  ? 

Notons  encore  que  Triepel,  p.  02,  exclut  de  ce  groupe  les  élections 
publiques  et  autres  faits  «  dans  lesquels  un  résultat  juridique  dépend  d'une 
«  réunion  de  plusieurs  déclarations  semblables,  mais  où  cependant  on  ne 
«  considère  une  déclaration  que  comme  un  appoint,  sans  qu'au  moment  de 
«  la  déclaration  respective  il  existe  un  lien  plus  étroit  entre  ces  déclara- 
((  tiqps  ».  Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  12. 

1 .  Ainsi  les  actes  accomplis  en  vue  de  la  création  du  corps  (groupe  2) 
sont  complexes,  parce  qu'en  unissant  leurs  volontés,  plusieurs  sujets  agis- 
sent en  commun.  Du  jour  où  le  corps  existe,  c'est-à-dire  forme  un  sujet 
de  droit,  s'il  y  a  plusieurs  volontés,  il  n'y  a  qu'un  seul  sujet,  donc  qu'une 
seule  action,  et  les  actes  accomplis  par  ce  corps  ne  sont  pas  complexes,  — 
tout  cela  si  l'on  part  de  la  théorie  du  Gesamfa/ît.  —  Sur  les  objections  que 
fait  Kuntze  à  l'admission  de  ce  troisième  groupe,  cf.  op.  cit.,  p.  70,  §  II. 

2.  Kuntze,  op.  cit.,  p.  49;  Jellinek,  op.  cit.,  p.  igS.  Cf.  Gleitsmann,  op. 
cit.,  p.  12.  V.  aussi  Borsi,  op.  cit.,  III,  §|  28,  24,  qui  cite  dans  ce  groupe 
les  actes  accomplis  par  un  corps  autonome  avec  l'approbation  de  l'autorité 
tutrice. 


SUR  l'acte  complexe.  3i7 

ration  de  volonté  a  besoin,  pour  être  douée  de  valeur  juri- 
dique, d'être  complétée  par  des  déclarations  de  volonté  acces- 
soires; il  s'agit  ici  des  actes  accomplis  avec  autorisation,  ap- 
probation, homologation;  des  ratifications  intervenues  entre 
père  et  fils,  entre  tuteur  ou  curateur  et  pupille,  etc.  Il  existe 
dans  ces  hypothèses  un  certain  accord  de  volonté  en  vue  de 
la  réalisation  d'un  but  juridique,  mais  ce  qu'il  y  a  de  parti- 
culièrement intéressant  pour  Kuntze,  c'est  que  les  différents 
sujets  de  l'acte  agissent  en  commun'.  Pour  TriepeP,  au 
contraire,  s'il  y  a  action  commune,  on  ne  rencontre  cepen- 
dant pas  dans  ces  exemples  un  accord  de  volontés  suffisam- 
ment caractérisé  pour  permettre  d'y  voir  une  Vereinbarang  : 
d'abord  les  déclarations  de  volonté  constitutives  ne  sont  pas 
émises  parallèlement;  l'une  n'est  que  le  complément  de 
l'autre.  En  second  lieu,  le  but  poursuivi  par  l'auteur  de  cette 
déclaration  de  volonté  complémentaire  n'est  pas  le  même  que 
celui  qui  est  visé  par  l'auteur  de  la  déclaration  principale  : 
tandis  que  celui-ci  cherche  à  réaliser  l'acte  que  constitue  sa 
déclaration  de  volonté,  celui-là  veut  simplement  par  sa  dé- 
claration complémentaire  permettre  au  premier  d'atteindre  ce 
but.  Enfin,  il  est  facile  de  constater  que  les  effets  juridiques 
de  ces  deux  déclarations  ne  sont  pas  les  mêmes.  Toutes  ces 
constatations  s'opposent  à  ce  que  l'accord- de  volontés  contenu 
dans  chacune  de  ces  hypothèses  puisse  constituer  une'  Ve- 
reinbarung',  tout  au  plus  seiait-il  permis  de  les  considérer 
comme  des  «  sous-espèces  »  —  Unterarten  —  de  Vereinba- 
riingen. 

8.  Opportunité  de  la  théorie  de  Vacte  complexe.  —  Ses 
conséf/nences  pratiques.  —  Cette  question  qui  semble  primor- 

1.  IvuQtze  cependant  déclare  ne  pas  considérer  comme  des  Gesamtakle 
les  actes  homoloii^ués  par  les  tribunaux:  les  déclarations  de  volonté  consti- 
tutives de  ces  actes  sont  par  trop  hétérog'ènes  pour  qu'il  puisse  être  ques- 
tion d'une  union  de  volontés  et  même  d'une  action  commune.  Op.  cit.,  p.  71. 

2.  Triepel,  op.  cit.,  p.  62,  note  1,  et  p.  53,  notes  i  et  2. 


'^lS  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

(lialc  à  des  leclciirs  français  :  Y  a-t-il  à  tout  ceci  des  consé- 
({iienccs  pratiques?  n'a  fait  l'ohjet  de  développements  spé- 
ciaux dans  aucun  des  travaux  <jue  nous  avons  cités.  Les 
théoriciens  de  la  Vercinbaruncj  et  du  Gesamtakt  ont  surtout 
paru  céder  à  un  besoin  plus  subtil  d'analyser  les  negotia 
jaridica  traditionnels.  Ils  ont  tourné  leurs  efforts  vers  une 
étude  plus  fine  des  caractères  qui  constituent  le  contrat  :  les 
actes  issus  de  plusieurs  déclaralicnis  de  volonté  leur  ont  ap- 
paru sous  deux  aspects  très  différents,  et  le  seul  fait  que  jus- 
qu'à ce  jour  une  lacune  semblable  avait  pu  obscurcir,  d'après 
eux,  la  conception  classique  des  negotia  jaridica  leur  a  sem- 
blé constituer  une  justification  suffisante  de  leurs  travaux. 
Ils  se  sont  contentés  d'établir  les  fondements  de  leur  nouvelle 
théorie,  d'opposer  nettement  les  actes  complexes  aux  contrats 
et  de  grouper  tous  les  cas  qui  leur  ont  paru  réunir  les  carac- 
tères du  premier  de  ces  deux  actes  juridiques;  dans  ce  travail, 
comme  on  a  pu  s'en  convaincre,  ils  se  sont  surtout  orientés 
du  côté  du  droit  public  qui  leur  a  semblé  plus  apte  à  s'accom- 
moder d'une  fig-ure  juridique  nouvelle,  conception  très  natu- 
relle si  l'on  songe  que  le  droit  public  en  est  encore  à  la  pé- 
riode de  formation. 

Les  théoriciens  de  î'acle  complexe  ne  se  sont  pas  dissi- 
mulés, en  effet,  que  partout  où  la  législation  positive  avait 
posé  des  règ-les  juridiques  précises,  leurs  théories  semblaient 
devoir  posséder  une  médiocre  influence'.  Mais  ces  fines  ana- 
lyses pouvaient,  au  contraire,  rendre  les  plus  grands  services 
le  jour  où  il  serait  question  d'en  user  dans  des  branches  de 
la  science  juridique,  encore  en   formation;    ces  travaux   per- 


I.  Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  pp.  i/j,  i5.  (■  Wenn  sie  auch  die  Gestaltung 
der  letzteren,  soweit  sie  sich  innerhalb  der  ReclUsordiiung-,  nach  Maasgabe 
bestehenden  Rechtssâtze,  abspielen,  naturgeniusspraktisch  nicht  besinflussl 
so  stellt  sie  doch  fur  die  Ausserhalb  des  Bodens  der  Rechtsordnung  sich 
abspielenden  Vorgânge ,  und  zumal  fur  das  noch  nicht  vollig  durch 
forschte  Gebiet  des  Vôlkerrechts,  weitgreifende  neue  Volgerungen  auf.   » 


SUR  l'acte  complexe.  3 19 

mettraient  d'expliquer  certains  problèmes  de  droit  public 
interne  demeurés  obscurs  jusqu'à  ce  moment  :  —  fusion  de 
communes,  syndicats  de  communes,  nature  juridique  de  la 
délibération,  etc.,  etc.;  —  ils  pourraient  encore  donner  à 
certains  aspects  de  la  science  juridique  un  fondement  ration- 
nel et  scientifique  susceptible  d'assurer  pour  l'avenir  le  déve- 
loppement log-ique  de  ces  branches  du  droit.  C'est  ainsi  que 
les  théoriciens  de  l'acte  complexe  voient  dans  la  Vereiiiba- 
riiiig  ou  dans  le  Gesamtakl  l'une  des  bases  du  droit  inter- 
national public'.  Les  nombreux  problèmes  que  suscite  au- 
jourd'hui le  développement  de  cette  science  —  déclarations, 
conventions  improj)rement  appelées  contrats,  constitutions 
d'Etats  fédéraux,  unions  douanières,  etc.,  etc.,  —  ne  trou- 
vent leur  explication  et  le  fondement  de  leur  force  exécutoire 
({ue  dans  la  présence  d'une  Vereinbarnng  ou  d'un  Gesamtakt. 
Ainsi,  c'est  dans  les  branches  de  la  science  juridique  qui 
sont  encore  en  formation  que  l'élaboration  de  cette  théorie 
paraît  revêtir  un  certain  degré  d'o()portunité.  Il  ne  faut  pas 
oublier  cependant  que  si,  pour  l'instant,  celte  conception 
nouvelle  présente  peu  d'intérêt  dans  le  domaine  de  la  légis- 
lation positive,  elle  pourrait  en  acquérir  le  jour  où  un  pays 
viendrait  à  refondre  cette  lég-islation.  Il  y  a  telles  théories 
qui  paraissaient  devoir  rester  dans  le  domaine  de  l'analyse 
juridique  pure  et  qui  ont  exercé  une  influence  prédominante 
sur  les  dispositions  positives  d'une  lég-islation  nouvelle,  —  la 
théorie  de  la  déclaration  de  volonté,  par  exemple,  sur  le  Code 
civil  allemand  de  1900^. 

Le  fait  de  concevoir  que  les  déclarations  de  volonté  cons- 
titutives d'un  acte  juridique  se  fusionnent  et  disparaissent 
pour  donner  naissance  à  une  déclaration  de  volonté  nouvelle 
et  distincte  des  précédentes  peut  être  la  source  de  conséquen- 


1.  V.  supra,  p.  807,  note  i. 

2.  V.  supra,  p.  291,  note  i. 


320  RECUEIL    DR    LÉGISLATION. 

ces  juridiques  spéciales;  cela  n'est  pas  douteux.  Les  auteurs 
que  nous  avons  cilés  au  cours  de  cet  expose  ne  se  sont  jamais 
préoccupés  de  montrer  l'utilité  de  leurs  travaux  en  examinant 
les  conséquences  pratiques  dont  ceux-ci  pouvaient  être  la 
source;  cette  démonstration  n'eût  pas  été  cependant  dépour- 
vue d'intérêt.  Notre  but  étant  de  faire  connaître,  dans  ses 
grandes  lig-nes,  une  théorie  étrang-ère  et  non  de  la  défendre, 
nous  n'avons  pas  à  reprendre  un  à  un  les  différents  exemples 
d'actes  complexes  que  nous  avons  examinés  pour  envisag-er 
les  conséquences  pratiques  que  peuvent  engendrer  les  cou 
ceptions  de  Kuntze  et  de  Triepel.  Nous  pouvons  cependant, 
à  titre  d'exemple,  le  faire  pour  un  des  cas  précédemment 
énumérés;  nous  choisirons  pour  ce  rapide  examen  l'un  des 
exemples  traités  par  Kuntze  d'acte  complexe  inégal,  car  l'op- 
position entre  les  conséquences  issues  de  la  théorie  classique 
et  de  la  théorie  nouvelle  s'y  manifeste  d'une  manière  plus 
accusée.  Raisonnons  sur  un  exemple  concret  :  un  corps  auto- 
nomCj  —  une  commune  par  exemple,  —  aliène  un  de  ses 
biens  avec  l'autorisation  de  l'autorité  tutrice.  Cette  opération 
juridique  se  ramène  dans  la  théorie  classique  à  un  concours 
de  deux  déclarations  unilatérales  de  volonté  ;  avec  Kuntze^  il 
faudia  dire  :  l'aliénation  est  un  acte  complexe,  issu  de  deux 
déclarations  de  volonté  d'inégale  valeur  juridique,  qui  se  sont 
fusionnés  par  suite  de  l'action  commune  de  leurs  auteurs.  La 
première  théorie  nous  présentait  deux  actes;  avec  la  concep- 
tion de  Kuntze,  il  n'y  en  a  qu'un.  Il  en  résulte,  on  le  conçoit 
aisément,  des  conséquences  pratiques  très  intéressantes  (jui 
varient  selon  la  théorie  que  l'on  adopte.  Il  suffit  pour  s'en 
rendre  compte  de  poser  la  question  de  la  liberté  de  chacun 
des  deux  auteurs  des  déclarations  de  volonté  constitutives. 
Le  corps  autonome  peut-il,  après  avoir  émis  sa  déclaration, 
modifier  son  acte  et  même  revenir  sur  sa  première  décision  et 
refuser  de  l'exécuter?  Oui,  dans  la  théorie  classique,  puisque 
dans  cette  opération  juridique   on  se    trouve   en   présence  de 


SUR    l'acte    complexe.  32  1 

deux  déclarations  de  volonté  unilatérales  nettement  distinctes. 
L'auteur  de  la  déclaration  principale  est  bien  maître  de  la 
modifier  ou  de  la  détruire'.  Non,  dans  la  théorie  du  Gesain- 
takt,  puisque  l'acte  d'aliénation  y  est  considéré  comme  le 
résultat  de  deux  déclarations  de  volonté  qui  se  sont  fusion- 
nées. Aux  deux  déclarations  initiales  vient  se  superposer  une 
déclaration  de  volonté  complexe  qui  a  deux  auteurs  ;  dans  ces 
conditions,  il  est  clair  qu'un  d'entre  eux  ne  peut  à  lui  seul 
modifier  l'acte  commun,  et  qu'un  chang-ement  apporté  à  la 
déclaration  complexe  ne  peut  résulter  que  d'une  nouvelle 
déclaration  complexe,  issue  de  deux  déclarations  de  volonté 
ayant  respectivement  les  mêmes  auteurs  que  les  deux  décla- 
rations dont  la  déclaration  complexe  primitive  était  issue.  Il 
en  est  exactement  de  même  en  ce  qui  concerne  les  pouvoirs 
de  l'autorité  tutrice  qui  émet  la  déclaration  de  volonté  com- 
plémentaire; elle  ne  peut  retirer  son  autorisation  que  dans  la 
théorie  classique,  pour  la  raison  que  nous  venons  d'examiner. 
Cet  exemple  suffit  pour  montrer  que  la  théorie  de  l'acte 
complexe  est  susceptible,  dans  chaque  cas  particulier,  de 
donner  naissance  à  des  conséquences  pratiques  particulières^. 


1.  Sous  la  réserve  des  droits  des  tiers,  par  exemple  daas  le  cas  où  la  dé- 
claration de  volonté  du  corps  autonome,  nantie  de  l'autorisation,  aurait 
reçu  un  commencement  d'exécution. 

2.  Ces  conséquences  peuvent  être  encore  indirectes,  comme  le  montre 
l'exemple  suivant  :  la  création  d'une  personne  morale  par  plusieurs  sujets 
constitue  un  acte  complexe,  et  Triepel  prétend  même  qu'une  fois  créé,  ce 
nouveau  sujet  de  droit  n'ag'it  qu'au  moyen  de  Vereinbariingen.  Les  décla- 
rations de  volonté,  en  se  fusionnant,  ont  donné  naissance  à"  une  déclaration 
de  volonté  nouvelle  qui  est  la  manifestation  extérieure  d'une  volonté  collec- 
tive, ha  théorie  classique  ne  voit,  au  contraire,  dans  ces  différents  actes 
qu'une  somme  de  déclarations  unilatérales  de  volonté  qui  ne  sont  liées  que 
par  la  nécessité  de  fait  d'arriver  à  un  résultat  unique.  Il  semble  qu'il  n'y 
ait  là  qu'une  pure  question  d'analyse  juridique,  et  cependant  si  la  première 
théorie  était  reconnue  fondée,  on  sent  le  poids  qu'elle  donnerait  à  la  théorie 
de  la  «  réalité  objective  des  personnes  morales  )>,  et  combien  la  doctrine 
qui  ne  voit  dans  l'existence  de  ces  personnes  qu'une  fiction  légale  perdrait 
de  sa  valeur. 

21 


32-2  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Celte  jiistiFicatioii  de  rutililé  de  la  tliéorie  a  semblé  inutile 
aux  auteurs  allemands;  elle  apparaît  cependant  comme  des 
plus  iuléressantes  à  des  esprits  français;  aussi  avons-nous 
cru  devoir  l'indiquer  d'un  mot. 

9.  La  critique  de  Gleitsmann.  —  A)  Les  déclarations 
unilatérales  de  uolonté  et  les  contrats.  —  Rappelons  le  rai- 
sonnement des  théoriciens  de  l'acte  complexe.  Depuis  l'époque 
romaine,  on  a  disting-ué  deux  sortes  d'actes  :  les  actes  uni- 
latéraux et  les  contrats.  Or,  comme  plusieurs  actes  unilaté- 
raux ne  peuvent  créer  un  lien  juridique  entre  leurs  auteurs, 
toutes  les  fois  que  l'on  veut  obtenir  ce  lien  il  faut  recourir 
à  la  forme  contractuelle  dont  le  principal  effet  est  de  lier  les 
volontés  en  présence.  On  remarque  cependant  que  certains 
actes  sont  le  résultat  d'une  série  de  déclarations  unilatérales 
de  volonté  que  réunit  un  certain  lien  juridique  :  c'est  le  cas, 
par  exemple,  de  la  décision  prise  à  la  suite  d'une  délibéra- 
tion ;  après  le  vote,  chacun  se  trouve  lié  par  la  décision  qui 
représente  la  volonté  collective  ;  c'est,  encore  le  cas  de  la  cons- 
titution d'une  association,  de  la  fondation  d'un  Etat  fédé- 
ral, etc.  Gomment  expliquer  le  lien  juridique  que  nous  venons 
de  dég-ag-er?  Nous  ne  pouvons  pas  parler  d'une  somme 
d'actes  unilatéraux  puisque  nous  constatons  la  présence  d'une 
volonté  coniniiine  qui  remplace  des  volontés  particulières,  et 
que  d'ailleurs  des  actes  unilatéraux  ne  lient  que  leurs  auteurs 
respectifs  et  sont  incapables  de  lier  entre  eux  les  auteurs  d'une 
pluralité  d'actes  de  cette  nature.  Il  ne  peut  pas  davantag-e 
être  question  de  contrat  pour  expliquer  le  lien  juridique  exis- 
tant entre  les  auteurs  de  ces  actes  :  l'essence  du  contrat  est 
d'être  un  acte  bilatéral,  c'est-à-dire  un  acte  supposant  une 
lutte  d'intérêts  opposés,  tandis  que  dans  les  actes  qui  nous 
occupent  nous  ne  trouvons  que  des  intérêts  parallèles  et  iden- 
tiques. La  science  actuelle  n'est  donc  pas  capable  d'expliquer 
la  nature  juridique  de  ces  actes  plurilatéraux  qui  ne  consti- 


SUR  l'acte  complexe.  323 

tuent  pas  des  contrats.  Ces  manifestations  de  l'activité  JLiridi= 
que  des  individus  forment,  en  réalité,  une  troisième  catégorie 
de  negotia  juridica;  elles  représentent  la  déclaration  d'une 
volonté  collective  issue  de  plusieurs  volontés  constitutives  qui 
se  sont  fusionnées.  Cette  transformation  s'explique,  d'après 
les  uns,  par  ce  fait  que  tous  les  intéressés  agissent  ensemble 

—  théorie  du  Gesamtakf,  —  d'après  les  autres,  par  ce  fait 
que  toutes  les  volontés  étant  identiques  tendent  à  réaliser  le 
même  but  —  théorie  de  la  Vereinbarung. 

Dès  1893,  Brockhausen'  avait  été  frappé  de  la  multiplicité 
des  cas  compris  dans  la  théorie  de  Binding  et  de  Kuntze  ;  il 
avait  abouti,  on  s'en  souvient,  à  cette  conclusion  que  les 
actes  dits  complexes  ne  pouvaient  être  comparés  les  uns  aux 
autres  qu'à  un  point  de  vue  négatif,  leur  unique  caractère 
commun  étant  de  ne  point  former  des  contrats.  Cet  auteur 
avait,  en  outre^  entrevu  que  le  point  de  départ  de  la  théorie 

—  le  caractère  essentiellement  bilatéral  du  contrat  —  ne  cons- 
tituait pas  un  critérium  ceitain  de  l'acte  contractuel  et  qu'il  y 
avait  bien  en  lui  une  union  de  volontés  le  rendant  apte  à  pro- 
duire des  effets  extra  partes  et  à  donner  naissance  à  de  nou- 
veaux sujets  de  droit.  D'autres  auteurs  refusent,  après  lui, 
d'admettre  la  nouvelle  théorie^.  Mais  il  faut  attendre  le  traité 
de  Gleitsmann  pour  voir  apparaître  une  réfutation  complète 
des  théories  de  la  Vereinbarung  et  du  Gesanitakt, 

Les  théoriciens  de  l'acte  complexe  étaient  partis  d'une  cer- 
taine conception  de  la  déclaration  contractuelle  de  volonté.  Le 
premier  devoir  qui  s'impose,  dès  que  l'on  veut  connaître  la 
valeur  juridique  des  développements  de  Kuntze  et  de  Triepel, 
consiste  à  rechercher  si  ce  point  de  départ  n'est  pas  erroné  et 
quel  est  le  véritable  critérium  qui   permet  de  distinguer  les 


1.  V.  supra,  I  3,  p.  296. 

2.  Ofner  en  iSgo,  Stamniler  en  1896,  Bierline,-  en  1898.  Cf.  Gleitsmann, 
op.  cit.,  pp.  8  et  9. 


324  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

coiilirtfs  dos  actes  unilatéraux;  c'est  ce  (ju'a  fait  Gleitsmaun 
dont  nous  allons  suivre  le  raisonnement  '. 

Dans  la  lerininolog-ie  courante,  on  entend  par  déclarations 
unilatérales  de  volonté  celles  par  les({uelles  leurs  auteurs 
déterminent  eux-mêmes  leur  propre  situation  juridique  ou 
celle  de  leurs  biens;  dans  ce  système,  les  déclarations  pluri- 
latérales  de  volonté  constituent  les  contrats  ({ui  sont  des  décla- 
rations concordanles  de  deux  ou  plusieurs  personnes  créant, 
modifiant,  maintenant  ou  éteignant  entre  elles  —  et  quelque- 
fois vis-à-vis  d'autres  personnes  —  un  certain  rapport  juri- 
dique. Tous  les  autres  cas  qui  supposent  plusieurs  décla- 
rations de  volonté  et  dans  lesquels  il  n'y  a  pas  de  contrat 
se  ramènent  à  un  concours  de  déclarations  unilatérales  de 
volonté. 

Ces  définitions  ne  pei mettent  point  de  délimiter  nettement 
la  notion  de  la  déclaration  contractuelle  de  volonté  ;  il  faut 
préciser  toutes  ces  idées  en  partant  de  ce  qui  constitue  l'es- 
sence de  la  déclaration  de  volonté.  Le  droit  subjectif  de  l'indi- 
vidu peut  être  considéré  comme  le  pouvoir  qui  résulte  de  la 
volonté,  comme  ce  que  les  Allemands  appellent  une  Willens- 
macht'.  Lorsque  l'individu  veut  exercer  ce  pouvoir,  il  est  un 
moven  qui  s'offre  tout  naturellement  à  lui,  c'est  la  déclaration 
unilatérale  de  volonté  ;  il  suffît  que  le  pouvoir  existe  pour  que 
la  déclaration  produise  l'effet  désiré  et,  si  l'on  ne  sort  pas  du 
domaine  dans  lequel  l'individu  est  capable  d'ag-ir  par  lui- 
même,  c'est  sa  volonté  seule  qui  détermine  la  mesure  de  ce 
qui  doit  arriver  ;  on  se  trouve  alors  en  présence  d'une  décla- 

1.  Gleitsmaun,  op.  cit.,  pp.  i6  et  s. 

2.  Gleitsmann  adopte  ici  la  définition  que  Windscheid,  Pandeklen, 
%  87,  donne  du  droit  subjectif;  il  si2;-nale  que  Iherin»-,  Geist  des  R.  R., 
III,  §  60,  oppose  à  cette  définition  celle-ci,  toute  matérielle  u  intérêts  juri- 
diquement protégés  ■>■),  qui  lui  paraît  moins  bonne.  La  tendance  moderne, 
d'après  lui,  tendrait  à  réunir  ces  deux  critériums  pour  en  faire  surgir  la 
notion  du  droit  subjectif.  Cette  tendance  est  représentée  par  Jellinek  et 
Regelsberger.  —  Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  17,  note  2. 


SUR  l'acte  complexe.  325 

ration  de  volonlé  qui  est  unilatérale,  puisijue  pur  elle  seule 
elle  produit  son  effet  juridique. 

Mais  le  droit  positif  ne  reconnaît  cet  effet  que  sous  certaines 
conditions,  telles  que  la  capacilé,  l'existence  d'une  forme,  etc. 
Si  ces  conditions  sont  remplies,  l'effet  juridique  se  produit. 
Ainsi,  cet  effet  ne  résulte  que  de  la  présence  d'un  ensemble 
de  faits  juridiques,  parmi  lesquels  nous  distinguons  la  décla- 
ration de  volonté.  L'acte  unilatéral  constitue  donc  une  opéra- 
tion complexe  —  Gesamte  Thatbestand  —  et  c'est  une  erreur 
de  croire  que  dans  cet  acte  il  n'y  a  qu'une  déclaration  de 
volonté  unilatérale;  à  côté  de  celle-ci  se  trouvent  d'autres 
faits  qui  peuvent  dépendre  du  hasard,  c'est-à-dire  d'actes 
extra-humains,  mais  qui  peuvent  aussi  dépendre  d'actes 
humains  accomplis  par  des  tiers  :  ce  concours  ne  nuit  pas  au 
caractère  unilatéral  de  l'acte.  Prenons  comme  exemple  un 
acte  que  l'on  a  considéré  de  tout  temps  comme  essentielle- 
ment unilatéral  :  la  disposition  de  dernière  volonté;  autour  de 
cette  «  disposition  »  viennent  se  grouper  beaucoup  de  faits 
—  concours  du  notaire  ou  des  témoins,  acceptation  des  héri- 
tiers, etc.,  —  sans  lesquels  la  déclaration  unilatérale  du  défunt 
restera  privée  d'effets  juridiques.  Il  n'y  a  pas  à  proprement 
parler  de  negotiiim  jiiridiciim  véritablement  unilatéral,  et  les 
déclarations  unilatérales  de  volonté  n'ont  de  valeur  que  lors- 
qu'aulour  d'elles  viennent  se  greffer  une  série  de  faits  dont  le 
droit  [)Ositif  prévoit  et  exige  la  présence.  C'est  ainsi  que  la 
doctrine  régnante  n'a  pas  hésité  à  qualifier  d'actes  unilaté- 
raux ces  actes  qui  résultent  d'une  déclaration  de  volonté  prin- 
cipale à  laquelle  vient  s'adjoindre  une  déclaration  complémen- 
taire —  approbation,  homologation,  etc. 

La  notion  d'acte  unilatéral  ainsi  précisée,  il  faut  étudier 
maintenant  le  chemin  qui  va  nous  permettre  d'arriver  au  con- 
trat. La  déclaration  de  volonté  est  le  moyen  de  réaliser  la 
puissance  contenue  dans  la  volonté  de  l'individu  —  Willens- 
macht.   Il  faut  se  demander,  dès  lors,  dans  quelles  circons- 


320  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

lances  la  déclaration  de  volonté  est  dépourvue  d'efficacité 
juridique.  Nous  pouvons  répondre  simplement,  quand  la  chose 
voulue  par  l'auteur  de  cette  déclaration  dépasse  ce  qu'il  est 
capable  de  vouloir  par  lui  seul,  — dépasse  sa  Wi/lensniacht, 
diraient  les  Allemands.  Tout  en  dépassant  les  limites  de  ce 
pouvoir,  cette  chose  peut  cependant  y  rentrer  pour  une  part. 
Que  faudra-t-il  alors  à  cette  déclaration  de  volonté  pour  pro- 
duire ses  effets  juridiques?  Il  faudra  que  l'autre  partie  de  la 
chose  voulue  puisse  être  accomplie  par  une  autre  personne, 
juridiquement  capable  de  la  vouloir,  qu'elle  rentre  en  un  mot 
dans  la  Willensmacht  d'une  autre  personne.  Sans  cela,  cette 
déclaration  de  volonté  initiale,  que  son  auteur  est  incapable 
de  réaliser  tout  seul,  deviendra  caduque.  Mais  si  une  autre 
personne  est  capable  d'exécuter  la  chose  voulue  pour  la  partie 
qui  dépasse  la  limite  des  pouvoirs  de  la  première  déclaration 
de  volonté,  celte  chose  voulue  va  pouvoir  èlre  exécutée,  à  la 
condition  toutefois  qu'à  la  première  déclaration  vienne  s'ajou- 
ter une  seconde  déclaration  concordante  émise  par  cette  autre 
personne. 

On  peut  théoriquement  supposer  que  ces  deux  déclarations 
exigées  des  deux  intéressés  sont  indépendantes  l'une  de  l'autre 
et  unilatérales  par  conséquent.  La  législation  positive  elle- 
même  nous  en  donne  des  exemples  :  le  testament  ne  recevra 
son  exécution  que  si,  à  côté  de  la  déclaration  unilatérale  de 
volonté  émise  par  le  de  ciijiis,  vient  se  placer  une  déclaration 
unilatérale  de  volonté  de  l'institué  qui  accepte.  Des  presta- 
tions réciproques  arrivent  même  à  s'établir  par  cette  voie  :  par 
exemple  Primus  abandonne  un  objet,  tandis  que  Secundus  se 
l'approprie  :  il  n'y  a  là  que  deux  actes  unilatéraux. 

Des  opérations  juridiques  intéressant  plusieurs  personnes 
peuvent  donc  s'établir  à  l'aide  d'un  concours  d'actes  unilaté- 
raux. Cette  méthode,  on  le  conçoit,  n'est  pas  sans  présenter 
de  graves  inconvénients  dans  la  vie  de  tous  les  jours;  un 
exemple  va   le    faire    saisir.    Primus    abandonne    un    fonds. 


SUR   l'acte  complexe.  827 

Secundus  vient  l'occuper  ;  Secundus  abandonne  nne  somme 
d'argent  que  Primus  vient  s'approprier.  Il  y  a  là  quatre  actes 
unilatéraux  indépendants  les  uns  des  autres.  Primus  a  aban- 
donné son  fonds  avec  l'arrière-pensée  que  Secundus  viendrait 
le  prendre;  est-il  bien  sur  qu'au  dernier  moment  Terlius 
n'arrivera  pas  sur  le  fonds  avant  Secundus?  est-il  bien  siir 
aussi  que  Secundus,  en  retour,  abandonnera  une  somme  d'ar- 
gent, et  s'il  le  fait,  que  Ouartus  ne  viendra  {)as  s'en  saisir 
avant  lui?  Par  la  déclaration  unilatérale  de  volonté,  on  n'est 
lié  qu'à  soi-même  et  l'on  ne  sait  jamais  si  l'autre  personne 
émettra  sa  déclaration  de  volonté,  par  conséquent  si  l'opéra- 
tion désirée  pourra  être  accomplie.  Aussi,  le  droit  positif  ne 
reconnaît-il  qu'exceptionnellement  les  dispositions  unilatérales 
de  cette  espèce,  tendant  à  modifiei",  en  l'enrichissant  ou  en 
l'amoindrissant,  la  situation  juridique  d'une  autre  personne. 
La  donation,  par  exemple,  n'est  pas  possible  par  une  déclara- 
tion unilatérale  de  volonté.  Il  faut  avant  tout,  pour  atteindre 
le  but  cherché,  une  garantie  plus  forte;  cette  garantie,  le 
droit  positif  l'a  trouvée  dans  une  figure  particulière  qui  est  le 
contrat. 

Nous  venons  de  voir  son  domaine.  Examinons  maintenant 
son  critérium.  Il  faut  nécessairement  le  tirer  des  idées  qui 
précèdent  et  dire  que,  dans  le  contrat,  chacun  des  multiples 
intéressés  veut  que  sa  déclaration  de  volonté  n'ait  de  valeur 
juridique  qu'à  la  condition  que  les  autres  personnes  qui 
concluent  cet  acte  fournissent  également  des  déclarations 
valables  \  Primus  veut  s'eng-ag"er  à  payer  le  prix  si  Secun- 
dus s'eng'age  à  payer  la  chose.  «  Avant  que  le  consente- 
«  ment  ne  soit  donné,  il  n'y  a  d'aucun  côté  aucune  décla- 
«  ration  de  volonté  douée  de  valeur  juridique  et  créatrice  de 
«  lien.  Dès  qu'il  est  fourni,  toutes  les  dispositions  devien- 
«   nent   irrévocablement  sources   d'un  lien  en   vertu  du  prin- 

I.  Gleilsmann,  op.  cit.,  p.  21. 


328  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

((  cipc  p(ict<i  SU  fit  sernancla;  avec  lui  naissent  les  effets  du 
«  negoliiini  juri(liciini\  »  Ainsi,  la  différence  caractéris- 
tique qui  existe  entre  la  déclaration  unilatérale  et  le  contrat 
consiste  uniquement  en  ce  que,  dans  ce  dernier,  «  les  décla- 
«  râlions  de  Aolonté  doivent  être,  les  unes  par  rapport  aux 
«  autres,  dans  une  connexion  orçanicjue  —  in  organische 
«  Verbindiing  —  de  sorte  que  chacune  est  conditionnée  par 
«.  l'autre  et  perd  toute  valeur  sans  elle"  ». 

Sans  doute,  il  existe  en  principe  entre  les  déclarations  uni- 
latérales de  volonté  et  le  contrat  une  différence  plus  grande. 
D'ordinaire,  la  déclaration  unilatérale  de  volonté  fixe  la  situa- 
lion    juridique   d'une   seule  personne,  tandis    que   le  contrat 
détermine  les  situations  juridiques  relatives  à  plusieurs  per- 
sonnes.   Mais   est-ce   bien  là    un   critérium    de   la   notion  de 
contrat?  Non,  car  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  la  situation  juri- 
dique de  plusieurs  personnes  peut  être  modifiée  par  un  con- 
cours de  déclarations  unilatérales  de  volonté.  Ainsi,  Primus 
veut  transmettre  ses  biens  à  l'Etat;  cette  opération  juridique 
peut  s'effectuer  de  deux  façons  :  d'abord,  au  moyen  de  deux 
actes  unilatéraux,  une  derelictio  du  propriétaire,  une  appro- 
priation de  l'Etat  fondée  sur  le  principe  que  les  biens  vacants 
et  sans  maîtres  sont  à  l'Etat  ;  le  second  procédé  pour  arriver 
à  ce  résultat  sera  la  confection  d'un  contrat  de  donation.  Si 
l'on  préfère  de  beaucoup  ce  dernier  mode,  au  point  de   ne 
jamais  user  du  premier,  c'est  parce  que  l'on  est  plus  sur  du 
résultat  final  et  que  Primus  est  désormais  certain  que  c'est 
bien  l'État  qui   bénéficiera   de  sa  libéralité;  c'est  donc  dans 
cette  garantie  seule  qu'il  faut  chercher  le  critérium  de  la  no- 
tion de  contrat.  Le  fait  que  ces  actes  déterminent  la  situation 
juridique  de  plusieurs  personnes  est  bien  un  caractère  «  psy- 
chologique »  du  contrat,  selon  l'expression  de  Brockhausen, 


1.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  22. 

2.  Gleitsmann,  op.  et  toc.  cit. 


SUR  l'acte  complexe.  329 

ce  n'est  pas  un  critérimn.  Pas  plus,  d'ailleurs,  que  l'on  ne 
peut  considérer  comme  des  critériums  ces  caractères  spéciaux 
que  les  théoriciens  de  l'acte  complexe  dégagent  des  contrats 
—  lutte  d'intérêts,  effets  intra  partes^  déclarations  de  vo- 
lonté de  contenu  opposé^  disposition  essentiellement  bilaté- 
rale; —  les  adopter  serait  déclarer  que  la  société  et  la  stipu- 
lation pour  autrui  ne  sont  pas  des  contrats,  et  admettre  au 
contraire  parmi  ces  actes  le  testament  dont  les  dispositions 
ont  été  acceptées  par  les  institués'. 

En  résumé,  la  doctrine  ré§;-nante  a  raison  d'identifier  les 
déclarations  plurilatérales  de  volonté  et  les  contrats,  et  de 
les  distinguer  des  déclarations  unilatérales  de  volonté.  La 
déclaration  de  volonté  contractuelle  n'est  voulue  que  parce 
qu'elle  doit  se  trouver  dans  une  certaine  dépendance  juri- 
dique avec  une  autre  déclaration  :  en  l'absence  de  cette  der- 
nière, elle  n'a  pas  d'existence  juridique.  Toutes  les  fois 
qu'uue  semblable  connexion  fait  défaut,  on  ne  [)eut  se  trou- 
ver qu'en  présence  d'un  concours  de  déclarations  unilatérales 
de  volonté,  indépendantes  les  unes  des  autres  dans  leur  exis- 
tence juridique. 

La  distinction  classique  des  actes  juridiques  en  deux  caté- 
gories ainsi  précisée,  il  faut  maintenant  reprendre  un  à  un 
les  quatre  groupes  de  Vereinbariingen  ou  de  Gesamtakle 
proposés  par  les  auteurs  allemands,  et  voir  si,  en  réalité,  on 
ne  peut  les  faire  rentrer  dans  l'une  des  deux  catégories  ad- 
mises par  la  doctrine  régnante,  ou  si,  au  contraire,  il  faut  les 
considérer  comme  constituant  une  nouvelle  espèce  de  negotia 
jnridicn  :  les  actes  plurilatéraux  qui  ne  sont  pas  des  con- 
trats. 


I.  Dans  la  société,  il  n'y  a  pas  de  disposition  bilatérale  et  de  lutte  d'inté- 
rêts. Dans  la  stipulation  pour  autrui,  on  rcmanjue  des  effets  extra  partes. 
En  revanche,  le  testament  et  l'acceptation  constituent  deux  déclarations  de 
volonté,  de  contenu  opposé. 


'^'^0  RKCCJEIL    DE    LEGISLATION. 

10.  Jji  c/-i(i(/i/r  de  Gleilsinann.  —  Bj  Les  exemples  c/e 
«  Vereinbarungen  »  et  de  «  Gesamtakte  ».  —  Gleitsmann ' 
commence  par  coiislaler  (jue  la  léfulation  de  Brockhaiisen  n'a 
pas  été  délerniinanle,  puisque,  après  lui,  la  théorie  de  l'acle 
complexe  a  reçu  une  nouvelle  imj)ulsion.  Il  faut  donc  re- 
prendre un  à  un  les  groupes  d'exemples  rassemblés  par  Trie- 
pel  et  voir  si  les  théories  régnantes  ne  permettent  point  de 
les  expliquer  :  si  nous  arrivons  à  ce  résultat,  c'est  qu'il  est 
bien  inutile  d'encoml)rer  la  science  du  droit  d'une  nouvelle 
figure  juridique. 

Prenons  d'abord  le  premier  g^roiqie,  celui  dans  lequel  plu- 
sieurs sujets  veulent  arriver  à  une  communauté  de  droits  et 
de  pouvoirs,  — Redits  iind  Gewaltgemeinschaft^.  Rappe- 
lons l'exemple  des  deux  copropriétaires  qui  veulent  établir 
sur  leur  fonds  indivis  une  servitude  au  profit  du  fonds  voisin. 
Rien  ne  justifie,  pour  expliquer  cette  opération  juridique,  la 
nécessité  de  faire  appel  à  la  «  fusion  »  des  volontés.  Le  droit 
positif  exige,  pour  que  la  servitude  soit  constituée,  que  l'acte 
de  constitution  soit  accompli  par  les  deux  copropriétaires;  un 
seul  d'entre  eux  ne  pourrait  l'établir  sans  le  concours  de 
l'autre.  C'est  donc  par  suite  d'une  nécessité  de  fait  que  le 
concours  des  deux  propriétaires  est  exig-é.  D'après  Triepel, 
la  volonté  de  chacun  d'eux  est  inopérante  et  dépourvue  d'ef- 
fets juridiques;  les  effets  existants  ne  peuvent  résulter  alors 
que  d'une  fusion  des  volontés  donnant  naissance  à  une  vo- 
lonté commune;  d'autre  part,  il  ne  peut  être  question  d'un 
contrat  pour  expliquer  la  force  exécutoire  de  cet  accord  de 
volontés,  car  le  contrat  suppose  des  déclarations  de  volonté 
de  contenu  opposé;  il  est  donc  nécessaire  d'admettre  que 
nous  sommes  en  présence  d'un  nouveau  negotiiim  juridicum 
plurilatéral. 


1.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  24  et  s. 

2.  V.  supra,  I  7,  p.  3 1 3. 


SUR  i/acte  complexe.  33 1 

Brockliaiisen  avait  déjà  vu  nettement  que  chacun  des  co- 
propriétaires agit  dans  la  mesure  de  la  quote-part  et  d'une 
manière  unilatérale.  La  part  d'un  copropriétaire  n'est  pas  une 
fiction  ;  son  détenteur  peut  bien  en  disposer  comme  il  l'entend, 
l'aliéner,  la  donner.  Il  peut  donc,  dans  la  mesure  de  sa  quote- 
part,  g-rever  le  fonds  d'une  servitude.  Cependant,  comme 
cette  quote-part  est  idéale,  et  comme  la  servitude  est  indivi- 
sible, cette  servitude  n'existera  que  si  tous  les  .détenteurs  de 
quotes-parts  émettent  des  déclarations  de  volonté  semblables. 
Pourquoi,  maintenant,  l'ensemble  de  ces  déclarations  de  vo- 
lonté est-il  pourvu  d'une  efficacité  juridique?  Parce  que  le 
concours  de  toutes  les  déclarations  de  volonté  constitue  un 
ensemble  de  faits  juridiques  —  Jiiristischer  Thatbestand  — 
à  la  présence  desquels  le  droit  positif  a  rattaché  l'existence 
du  résultat,  ainsi  que  cela  a  été  expliqué  à  propos  de  la  décla- 
ration unilatérale  de  volonté.  Les  éléments  de  cette  opération 
constituent  des  déclarations  unilatérales  de  volonté  que  les 
copropriétaires  ont  émises  dans  les  limites  de  la  quote-part 
de  leur  droit.  Nous  avons  vu  que  ce  concours  n'altérait  pas 
le  caractère  unilatéral  de  l'acte.  Nulle  part,  on  ne  peut  saisir 
la  «  fusion  »  des  volontés  individuelles,  tandis  que  Ton  voit 
très  bien  un  concours  de  déclarations  unilatérales  '  ;  et  comme 
chacun  ag-it  dans  la  limite  de  sa  quote-part  de  pouvoir,  le 
résultat  ne  sera  obtenu  que  lorsque  toutes  les  quotes-parts 
additionnées  auront  formé  le  tout  :  le  tout  n'est-il  pas,  en 
effet,  la  somme  de  ses  parties'?  Brockhausen  avait  raison  de 
parler  d'une  somme  des  déclarations  de  volonté  et  d'affirmer 
qu'il  n'y  avait  pas  d'union  intime  entre  elles  "'^. 

1.  N'oublions  pas  d'ailleurs  que  les  théoriciens  de  l'acte  complexe  se 
contentent  d'affirmer  l'existence  de  cette  «  fusion  »,  sans  la  démontrer. 
V.  supra,  p.  807,  note  i. 

2.  Dos  Ganz  ist  gleich  dev  Summe  seine  Telle.  Gleitsmann,  op.  cit., 
p.  26,  note  I. 

3-  Brockhausen,  op.  cit.,  p.  57.  —  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  25,  note  i, 
remarque  d'ailleurs  que  l'expression  «  communauté  de  droits  »  est  inexacte; 


332 


RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Ce  raisonnemenl  jxmiI  d'ailleurs  être  repris  vis-à-vis  des  au- 
tres exemples  cilés  dans  le  premier  groupe'. 

Triepel  range  dans  le  second  groupe  tous  les  cas  «  où  d'in- 
térèls  identiques  découle  une  même  volonté  que  l'individu  est 
ou  se  croit  incapable  de  réaliser,  pour  des  raisons  juridi- 
qui-'s  ou  pratiques^  ».  Rentrent  dans  ce  groupe,  tout  d'abord, 
les  exemples  de  règlements  faits  de  concert  par  plusieurs 
ministres,  etc.;  sur  ce  point,  nous  n'avons  qu'à  renvoyer 
aux  développements  relatifs  au  premier  groupe.  Gleitsmann 
fait  rentrer  dans  cette  catégorie  les  exemples  cilés  par 
Binding,  Jellinek  et  Kunlze,  nommés  par  ce  dernier  «  actes 
complexes  inégaux  ».  Il  y  a  là  des  déclarations  de  volonté  qui 
ne  sont  pas  entièrement  parallèles,  les  unes  n'étant  que 
le  complément,  l'accessoire  des  autres,  raisons  pour  laquelle 
Triepel  refuse  de  les  considérer  comme  des  Vereinbarungen. 
Ces  déclarations  de  volonté  complémentaires  ont  pour  but 
d'assurer  à  d'autres  un  résultat  juridique  qui  ne  peut  être 
atteint  que  par  un  concours  de  déclarations  de  volonté  ayant 
chacune  un  but,  un  contenu,  des  effets  différents.  Comment 

la  chose  seule  est  commune,  mais  chaque  possesseur  a  un  droit  propre, 
divisible  par  quotité.  —  Le  développement  de  Gleitsmann  ne  pourrait-il  se 
ramener  à  ceci  :  chacun  des  copropriétaires  «  veut»  que  la  valeur  juridique 
de  ce  qu'il  émet  dépende  de  la  valeur  de  ce  qu'émettent  les  autres;  or,  c'est 
là,  on  l'a  vu,  le  critérium  da  contrat.  Nous  serions  donc  en  présence  d'un 
acte  de  nature  contractuelle.  Notre  auteur  prévoit  l'objection  (p.  26,  n.  2) 
et  reconnaît  que  les  intéressés  pourraient  fort  bien  fournir  leurs  déclara- 
tions de  volonté  dans  une  forme  contractuelle,  sous  forme  d'échans^e  réci- 
proque, comme  dans  les  contrats  réels.  Ils  ne  le  font  pas  cependant,  et  cela 
parce  que  le  droit  positif  —  Rechtsordnung  —  veille  par  lui-même  à  ce 
qu'une  personne  ne  tire  pas  profit  de  la  disposition  de  l'autre,  sans  fournir 
,elle-mème  la  déclaration  attendue;  la  principale  raison  d'être  du  contrat  fait 
ainsi  défaut. 

1.  Cf.  Gleitsmann,  op.  cit.,  pp.  27-28. 

2.  Cf.  supra,  I  7.  —  Nous  suivons  dans  ce  parag'raphe  l'ordre  adopté  par 
Gleitsmann,  puisque  nous  présentons  la  critique  qu'il  fait  de  la  théorie  de 
l'acte  complexe.  Ce  classement  diffère  un  peu  de  celui  de  Brockhausen  et 
de  Triepel,  qu'il  a  lui-même  adopté  au  début  de  son  livre  (p.  10)  et  que 
nous  avons  suivi  supra,  au  |  7. 


SUR  l'acte  complexe.  333 

pourrait-on  parler  ici  de  «  fusion  »  des  volontés?  On  se 
trouve  ici  en  présence  de  deux  ou  de  plusieurs  déclarations 
unilatérales  constituant  des  actes  distincts.  Triepel  raisonne 
avec  justesse  quand  il  s'occupe  des  actes  complexes  inégaux; 
son  erreur  a  été  de  ne  pas  voir  combien  était  étroit  le  fossé 
qu'il  prétendait  trouver  entre  ces  actes  et  ce  qu'il  appelait 
«  les  véritables  actes  complexes  »  —  wahren  Vereinbariin- 
(jeii.  Les  actes  complexes  égaux  et  inég'aux  sont  condam- 
nés à  suivre  le  même  sort.  «  Chacun  n'ayit  ici  que  dans  la 
limite  de  l'activité  juridique  qui  lui  est  propre  et  (jue  la  loi 
lui  reconnaît,  les  motifs  de  cette  reconnaissance  pouvant  être 
très  diiléients  et  ne  converger  en  aucune  manière  avec  son 
intérêt '.  » 

L'exemple  le  plus  intéressant  que  renferme  ce  groupe  est 
celui  d'une  pluralité  de  personnes  se  liant  en  vue  de  la  fon- 
dation prochaine  d'une  association  qui  doit  les  emprunter 
toutes.  C'est  l'exemple  que  Gierke  a  signalé,  pour  la  première 
fois,  comme  sortant  du  cadre  classique  des  actes  juridiques. 
C'est  le  cas  de  la  création  d'une  société  par  actions,  de  l'éta- 
blissement d'une  fondation  —  Stiftang  —  de  la  formation 
d'une  nouvelle  commune  après  fusion  de  plusieurs  autres 
communes,  etc.  Ces  actes  peuvent  être  le  résultat  d'un  con- 
trat —  il  faudrait  pour  s'en  rendre  compte  examiner  chacun 
des  exemples  cités  —  mais  ils  peuvent  aussi  provenir  d'un 
concours  de  déclarations  unilaté'ales  de  volonté,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  de  faire  appel  à  une  fusion  de  volontés,. à  une 
Vereinbarung ,  pour  expliquer  l'efficacité  juridique  de  ce  con- 
cours. Chacun  des  fondateurs  a  un  pouvoir  propre  dans  la 
limite  duquel  il  peut  émettre  des  déclarations  de  volonté,  uni- 
latérales et  douées  de  valeur  juridique.  Le  résultat  total  sera 
atteint  lorsque  tous  les  intéressés  auront,  chacun  dans  la 
mesure  de  leur  quote-part  de  pouvoir,  émis  des  déclarations 

I.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  3o. 


334  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

de  volonté  concordantes;  il  faut  répéter  ici  (jue  «  le  tout  est 
la  somme  de  ses  parties  '  ». 

Triepel  signale  dans  le  troisième  groupe  des  Vereinbarun- 
gen  toutes  les  décisions  émanant  de  personnes  ori,'-anisées  en 
collège  :  décisions  prises  après  délibérations  soit  par  une 
chambre  iég-islative,  soit  par  une  association  douée  de  per- 
sonnalité, soit  par  un  tribunal,  soit  par  un  conseil  de  famille, 
une  assemblée  de  créanciers,  etc.  Brockhausen  hésite  à  recon- 
naître dans  cette  hypothèse  les  éléments  d'une  Vereinbarung, 
parce  que  les  personnes  qui  agissent  ici  ne  sont  pas  celles 
«  quorum  res  agi'tur  »,  mais  forment  seulement  les  organes 
d'une  volonté  commune,  et  qu'ainsi  leurs  votes,  loin  d'être  des 
déclarations  de  volonté  douées  de  valeur  juridique,  ne  sont 
que  des  instruments  destinés  à  constituer  une  volonté  étran- 
gère. Il  admet  cependant  Texistence  de  la  «  formation  d'une 
volonté  organique 2  ».  Cela  est  contestable.  En  réalité,  la  per- 
sonne juridique  n'est  pas  une  personne  réelle  :  sa  volonté 
n'est  qu'une  fiction.  «  Quand  on  dit,  selon  les  paroles  de 
Gleitsmann  3j  «  la  commune  X  veut...  »,  cela  signifie  :  un 
«  vote  de  la  représentation  communale  est  intervenu  avec 
«  telle  ou  telle  conséquence,  il  y  a  un  ensemble  de  faits 
((  —    Thatbestand   —    ...    Les    individus    qui  seuls  peuvent 


1.  Gleitsmaau,  op.  cit.,  p.  3i,  note  i,  signale  qu'en  dehors  de  son  effet 
constitutif,  cette  participation  produit  des  engagements  réciproques,  sour- 
ces d'obligations  entre  les  fondateurs;  n'a-t-on  pas  dès  lors  trop  lu  entre  les 
lignes  quand  on  a  tiré  la  théorie  de  l'acte  complexe  de  cette  phrase  de 
Glerke,  v.  supra,  p.  3i4,  note  i  :  «  Les  ententes  préliminaires  tendant 
à  l'étalilissement  d'un  groupe  n'appartiennent  que  par  un  côté  an  droit 
contractuel.  Ce  sont  en  même  temps  les  éléments  de  l'acte  créateur...  Cet 
acte  d'établissement  corporatif...  est  un  acte  complexe  unilatéral  ».  Gierke 
semblait  vouloir  dire  par  là  :  un  composé  de  déclarations  unilatérales  de 
volonté.  Il  avait  donc  bien  dégagé  le  double  caractère  dont  parle  Gleits- 
mann.  Il  a  fallu  tirer  de  ces  idées  des  conséquences  bien  exagérées  pour  en 
constituer  une  théorie  de  la  Vereinbarung . 

2.  Brockhausen,  op.  cit.,  p.  53. 

3.  Gleitsmann,  op.  cit.,  p.  32. 


SUR  l'acte  complexe.  335 

«  vouloir  »  ici,  ce  sont  ceux  «  quorum  res  agitur  »  ;  il  ne 
«  se  forme  pas  de  volonté  étrangère  —  Frenider  WilJc.  » 
Il  s'ensuit  que  les  individus  doivent  coopérer  à  la  pro- 
duction du  résultat,  et  qu'ils  possèdent  sur  ce  résultat 
une  quote-part  de  puissance  de  volonté  —  Willensniacht  — 
évaluée  d'après  le  nombre  des  membres.  Dans  les  limites  de 
cette  quote-part,  chacun  peut  faire  des  dispositions  unilatéra- 
les ayant  une  valeur  juridique.  La  loi  elle-même  contient  sou- 
vent l'expression  dé  «  droit  de  suffrag-e  des  intéressés  », 
Stininienrecht  der  BeteiUgten.  Comme  pour  tous  les  exem- 
ples qui  précèdent,  nous  en  arrivons  donc  à  admettre  que 
«  la  somme  des  déclarations  unilatérales  des  membres  du  col- 
«  lège  représente  un  ensemble  de  faits  juridiques  — juristis- 
«  cher  Thatbestand  —  suffisant  pour  produire  le  résultat  com- 
«  mun,  sans  qu'il  soit  besoin  d'une  relation  intime  entre  les 
«  déclarations'  ».  Ce  raisonnement  s'applique  aussi  bien  au 
cas  où  les  membres  du  collège  sont  les  représentants  d'une 
personne  juridique  qu'à  celui  où  l'on  rencontre  des  votes 
émis  par  une  pluralité  de  personnes  dépourvues  d'une  orga- 
nisation collég-iale  —  conseil  de  famille.  TriepeP  avait  bien 
vu  dans  ce  dernier  cas  qu'il  était  impossible  d'admettre  une 
Vereinbarung,  mais  il  n'avait  pas  étendu  son  raisonnement  à 
la  première  de  ces  hypothèses.  Sans  doute,  la  théorie  de  la 
Vereinbarung  ne  lui  semblait  pas  expliquer  très  nettement 
la  formation  d'une  «  volonté  commune  »  —  Genieinwille  — 
résultant  de  déclarations  individuelles  avant  lutté  entre  elles  ; 
il  se  contentait  d'y  voir  un  «  événement  dont  la  formation 
mystérieuse  a  encore  besoin  d'examen  ».  C'était  déjà  le  rai- 
sonnement de  Binding-,  on  s'en  souvient.  Nous  sommes  en 
présence  d'un  ensemble  de  faits —  Thatbestand  —  élaborés  en 
commun  :  la  loi  est   complètement  libre  de  déterminer  quel 


1.  Gleitsmann.  op.  cil.,  p.  33. 

2.  Triepel,  op.  cit.,  p.  2g. 


336  RECUEIL   DE    LÉGISLATION. 

nombre  et  (juelle  catégorie  de  ces  faits  elle  veut  exig-er  pour 
(jiie  le  résultat  juridifjue  soit  atteint;  influencée  par  des  con- 
sidérations économiques.,  elle  peut  faire  dépendre  le  résultat 
cherché  de  la  déclaration  de  tous  ceux  qui  peuvent  vouloir, 
ou  d'une  partie  d'entre  eux.  Cela  explique,  aux  yeux  de 
Gleitsmann,  ({ue  dans  la  délibération  majoritaire,  la  décision 
de  la  majorité  lie  la  minorité. 

Dans  un  (pialrième  et  dernier  ^^•roupe,  Gleitsmann  rang-e  la 
création  d'un  principe  de  droit  objectif  ou  d'un  nouveau  sujet 
de  droit  qui  soit  en  dehors  des  limites  de  la  lég-islation  posi- 
tive. Le  problème  de  la  nature  juridique  de  ces  créations  est 
intéressant  à  résoudre  au  point  de  vue  du  fondement  à  donner 
au  droit  international  public.  Beaucoup  d'auteurs  '  reconnais- 
sent à  l'accord  de  volonté  qui  sert  de  base  à  cette  branche 
du  droit  public  un  caractère  contractuel.  Triepel  ne  peut  l'ad- 
mettre, car  les  déclarations  de  volonté  constitutives  ne  sont 
pas  opposées  dans  leur  contenu.  On  se  souvient  du  l'aisonne- 
ment  de  Binding-  et  de  TriepeP.  Le  nouveau  droit  interna- 
tional ne  peut  exister  que  par  l'accord  de  volonté  de  tous  les 
intéressés,  c'est-à-dire  des  Etats.  Il  doit  avoir  pour  fondement 
«  une  volonté  commune  produite  par  une  union  de  volontés 
accomplie  en  vue  d'ariiver  à  une  unité  de  volonté  ».  II  est 
nécessaire,  en  effet,  d'établir  un  lien  entre  les  déclarations 
unilatérales  de  volonté  sources  de  l'acte  de  création,  sans 
quoi  il  ne  resterait  rien  d'un  droit  international.  Or,  comme 
ce  lien  ne  peut  dériver  du  contrat,  pour  la  raison  précédem- 
ment indiquée,  il  faut  bien  admettre  qu'il  a  pour  origine  une 
forme  juridique  spéciale,  opérant  la  fusion  des  volontés,  la 
Vereinbarung,  qui  peut,  par  elle-même  et  en  l'absence  d'un 
principe  de  droit  positif,  posséder  une  force  susceptible  de 
lier  juridiquement.  C'est  précisément  ce  qu'il  faudrait  démon- 


1.  V.  leurs  noms  dans  Triepel,  op.  cit.,  p.  33,  en  note. 

2.  V.  supra,  §  5,  p.  3o-],  note  i. 


SUR  l'acte  complexe.  337 

trer,  comme  nous  le  disions  plus  haut.  Binding-,  nous  l'avons 
vu,  se  contente  de  parler  d'un  «  mystère  »  dans  lequel  il  ne 
veut  pas  entrer,  et  Gleitsmann  conclut  avec  raison  que  «  tout 
cela  nous  conduit  piteusement  à  un  «  nous  n'en  savons  rien  ». 
Le  mécanisme  s'arrête  au  moment  où  il  devrait  fonction- 
ner' ».  Gleitsmann  ne  recherche  pas  quelle  pourrait  être  la 
base  juridique  de  ces  faits,  cela  ne  rentre  pas  dans  le  cadre 
de  son  traité  ;  il  se  contente  d'affirmer  devant  l'indig^ence  des 
théories  de  Binding-  et  de  Triepel  :  la  Vereinbariing  n'est  pas 
une  solution.  Et  il  a  raison. 

11.  La  théorie  de  Vacte  complexe  dans  la  doctrine  ita- 
lienne. —  Nous  venons  de  terminer  l'exposé  de  la  doctrine 
de  l'acte  complexe ,  ainsi  que  de  la  magistrale  réfutation  que 
Gleitsmann  en  a  faite.  Si  la  discussion  paraît  entièrement 
close  en  Allemagne,  il  est  bon  de  sig-naler,  avant  de  ter- 
miner, que  la  théorie  de  l'acte  complexe  a  passé  les  monts 
pour  prendre  un  nouvel  essor  en  Italie  ;  mais  ainsi  que  l'on 
va  s'en  rendre  compte  par  les  quelques  lignes  qui  suivent,  ce 
n'est  plus  la  Vereinbarung  de  Triepel  ou  le  Gesanitakt  de 
Kuntze  que  nous  allons  voir  revivre  dans  ce  pays. 

Il  est,  pour  la  première  fois,  fait  mention  en  Italie  de  la 
théorie  de  l'acte  complexe  dans  une  note  que  Fadda  et  Bensa 
introduisent  dans  leur  traduction  des  Pandectes  de  Winds- 
cheid'^.  Ce  n'était  encore  là  qu'une  indication;  mais  peu 
après,  en  1898,  un  professeur  de  l'Université  de  Turin,  Vit- 
lorio  Brondi,  développait  la  théorie  de  Binding-  et  de  Kuntze 
en  l'appliquant,  d'une  façon  spéciale,  au  droit  public  3.  Puis, 
tandis  qu'en  Allemagne  les  jurisconsultes  se   taisaient  après 


1 .  Pour  les  références,  v.  |  5,  loc.  cit. 

2.  Vol.  I,  lie  partie,  note  tc,  pp.  845-846. 

3.  Brondi,  L'atto  complesso  nel  diritto  piibblico,  in  Siiidii  Giuridici 
dedicati  e  offerti  a  Francesco  Schiipfer  nella  ricorrenza  del  XXXV  anno 
del  siio  insegnainento.  —  Diritto  odier/io.  —  Torino,  1898,  pp.  073-604. 

22 


338  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

les  travaux  de  Gleilsmaiiii,  eu  Italie  paraissaient  deux  lîi'ochu- 
i"es  (|ui  reprenaient  la  (pi('sti(ju  de  l'acte  complexe  en  se  pla- 
çant uniquement  au  point  de  vue  du  droit  [)ublic.  Dans  la 
j)!emière,  le  [)roi'esseur  Uiuberto  Borsi  étudiait  d'une  façon 
j)arliculière  lacté  complexe  administratif,  et  dans  la  se- 
conde, le  professeur  Donalo-Donati  le  comparait  aux  actes 
d'autorisation  et  d'approbation'.  Nous  allons  résumer  les 
idées  émises  par  ces  trois  auteurs  à  propos  de  l'acte  com- 
plexe. 

Brondi  commence  par  exposer  les  théories  de  (îierke,  de 
Karlowa,  de  Binding,  de  Jelliuek  et  de  Kuntze,  ainsi  que 
les  réserves  faites  à  leur  occasion  par  Brockhausen;  mais 
loin  d'accepter  dans  toute  sa  rigueur  le  rôle  que  les  auteurs 
allemands  attribuent  à  ce  qu  ils  considèrent  comme  un  nou- 
veau negotiuin  juridicum  plurilatéral ,  intermédiaire  entre 
l'acte  unilatéral  et  le  contrat,  cet  auteur  ne  voit  dans  la 
«  complexité  »  qui  se  manifeste  à  l'occasion  de  la  formation 
de  ces  actes  qu'une  qualité  particulière  de  l'acte  unilatéral, 
qui  n'a  point  pour  effet  de  créer  une  nouvelle  catég-orie 
d'actes.  Le  caractère  exprime  simplement  une  «  configura- 
lion  spéciale  de  l'acte  )),  ou,  comme  il  le  dit,  «  una  spéciale 
configurazione  e  struttura  dell'  atto^  ».  Et  encore  n'est-il 
permis  de  prendre  en  considération  cette  qualité  particulière 
que  lorsque  toutes  les  volontés  en  présence  sont  «  qualitative- 
ment égales  dans  leur  contenu  et  dans  leur  rôle'^»,  ce  qui 
exclut  du  groupe  des  actes  complexes  ces  hypothèses  aux- 
quelles Kuntze  avait  donné  le  nom  d'actes  complexes  inégaux. 

1.  Borsi,  L'Atlo  amministralico  cornplesso,  in  Studi  Senesi,  vol.  XX, 
fasc.  I  et  2,  1902. 

2.  Donato-Donati,  Atto  cornplesso  Autoriczacïone,  Approcasione,  in 
Archivio  Giuridico  «  Filippo  Serafmi  »,  vol.  XII,  fasc.  i,  1903. 

3.  Brondi,  op.  cit.,  p.  675-6  ;  «  Appare  inoltre  da  ciô  che  il  concetto  non 
ci  da  veramente  un  atto  spéciale  a  se,  ma  indica  soltanto  una  spéciale  con/i- 
gurazione  e  struttm^a  dell'  atto.  » 

4.  Id.,  p.  58i. 


SUR  l'acte  complexe.  339 

Brondi  ne  veut  pas  cependant  repousser  tout  à  fait  l'idée  que 
cette  «  spéciale  slruttura  »  soit  dépourvue  de  tout  efïet  juri- 
dique. Il  croit  à  l'existence  d'un  lien  qui  s'établit  entre  les 
volontés  concourantes;  ce  lien,  il  le  tire  d'un  élément  exté- 
rieur qu'il  nomme  «  Vappartenenza  ad  iina  data  collectiuità  », 
c'est-à-dire  la  qualité  que  possède  celui  qui  agit  d'appartenir 
à  une  collectivité  déterminée,  le  fait  qu'il  est  un  organe  ou 
simplement  un  membre  de  la  personne  collective.  C'est  parce 
que  tous  ceux  qui  font  des  déclarations  de  volonté,  néces- 
saires pour  donner  naissance  à  l'acte,  possèdent  cette  qualité 
à  un  ég-al  titre,  qu'un  lien  juridique  s'établit  entre  leurs  vo- 
lontés; l'existence  de  ce  lien  explique  la  naissance  d'une 
volonté  collective'.  Cette  conception  diffère  des  théories  de 
Binding-  et  de  Kuntze  en  ce  que,  d'après  elle,  l'acte  complexe 
n'est  qu'une  sorte  d'acte  unilatéral  et  rentre  par  conséquent 
dans  les  cadres  classiques  de  la  notion  d'acte.  Brondi  n'en 
admet  pas  moins  que  le  fait  par  plusieurs  personnes  d'appar- 
tenir à  une  même  collectivité  peut  donner  naissance  à  une 
volonté  collective,  lorsque  ces  personnes  émettent  des  décla- 
rations de  volonté  qualitativement  égales.  Nous  ne  sortons 
donc  pas,  avec  cet  auteur,  du  domaine  de  la  fiction  et  la 
thèse  précédente  n'échappe  pas  aux  objections  que  Gleitsmann 
adressera  plus  tard  aux  idées  de  Brockhausen  sur  l'existence 
d'une  volonté  organique^.  Brondi  croit  qu'ainsi  limitée  et 
comprise,  la  notion  d'acte  complexe  peut  être  féconde  en 
droit  public  comme  en  droit  privé;  il  fait  remarquer  cepen- 
dant que  le  caractère  de  complexité  n'est  pas  capable  à  lui 
seul  de  délimiter  avec  précision  la  nature  juridique  d'un  acte. 
Chaque  manifestation  de  l'activité  juridique  des  individus  a 
encore  besoin,  pour  être  représentée  avec  exactitude,  de  l'exa- 
men des  éléments  qui  lui  sont  spéciaux.  L'étude  du  caractère 


1.  Brondi,  op.  cit.,  pp.  585  et  suiv. 

2.  Supra,  p.  334. 


34o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

g-énéral  de  «  complexité  »  n'en  est  pas  moins  précieuse 
puisqu'elle  permet  de  grouper  toute  une  série  d'actes  impor- 
tants qu'il  est  impossible  de  qualifier  de  contrats,  —  décla- 
rations internationales,  création  de  corporations,  fondation 
d'b^lats  fédéraux,  etc.  —  En  ce  sens,  la  théorie  allemande  de 
Binding,  de  Jellinek  et  de  Kunl/.e  a  été  utile  au  développe- 
ment de  la  science  juridique  '. 

C'est  encore  sur  la  matière  du  droit  [)ul)lic  que  le  profes- 
seur Umberto  Borsi  fait  porter  ses  recherches.  «  Laissant  de 
côté  toute  étude  abstraite  de  la  validité  et  de  la  nature  de 
Tacte  complexe'  »,  cet  auteur  s'est  proposé  de  rechercher  si 
la  nouvelle  fig-ure  juridique,  à  laquelle  Brondi  avait  donné 
droit  de  cité  dans  la  doctrine  italienne,  ne  pouvait  pas  être 
transportée  dans  le  domaine  spécial  du  droit  administratif. 
Brondi  avait  soutenu  que  le  caractère  de  «  complexité  »  qu'il 
était  possible  de  dégag-er  de  la  formation  de  certains  actes 
n'était  qu'une  qualité  de  la  déclaration  unilatérale  d'une  vo- 
lonté publique  ou  privée.  Cette  thèse  ne  s'oppose  pas  à  ce  que 
l'on  applique  la  théorie  de  l'acte  complexe  à  une  branche 
quelconque  de  la  science  juridique;  mais  Borsi  constate,  en 
même  temps,  comme  nous  l'avons  déjà  fait  remarquer, 
qu'une  semblable  conception  constitue  «  une  déviation  abso- 
lue par  rapport  au  but  et  aux  intentions  des  premiers  inter- 
prètes de  la  doctrine,  eux  qui  ont  entendu  prendre  en  consi- 
dération non  une  qualité  simplement  possible  des  actes 
juridiques,  mais  bien  un  type  d'acte  nég-lig-é  jusqu'à  eux,  doté 
d'un  caractère  propre  et  susceptible  d'effets  spéciaux  que  l'on 

1.  Brondi,  op.  cit.,  p.  SSg.  «  Noi  siamo  ben  lungi  dal  volere,  col  faUo 
richiamo,  inferire  qualsiasi  analogia  e  tanto  più  dall'  attribuere  ail'  conceUo 
di  aUo  complesso  una  cosi  ampia  ed  efficace  funzione.  Ma  l'avere  sorpreso 
in  isvariate  manif'estazioni  délia  vita  giuridica  questa  forma  particolare  di 
unione  dei  voleri  che  si  differeuzia  in  quella  contrattuale,  l'averia  isolata  e 
considerata  in  se  conie  concetto  e  cates;oria  giuridica ,  strumento  di  analisi 
e  di  costruzione,  non  puo  essere  senza  conseguenze  di  qualche  rilievo.  » 

2.  Borsi,  op.  cit.,  I,  3. 


SUR  l'acte  complexe.  34 1 

ne  rencontre  dans  aucun  autre  type  d'acte'  ».  Entreprendre 
une  pareille  étude,  c'est  faire  des  reclierches  sur  la  genèse  de 
la  volonté  et  sur  ses  modes  de  manifestation,  c'est  se  lancer 
dans  une  voie  plus  psycholog'ique  que  juridique.  Nous  som- 
mes en  présence  de  deux  théories  de  portée  bien  différente, 
émises  à  propos  des  actes  dérivant  de  l'union  de  plusieurs 
volontés,  concourant  chacune  à  réaliser  un  but  unique  sus- 
ceptible de  satisfaire  un  intérêt  parallèle.  Ce  concours  de 
volontés,  dans  la  doctrine  de  Binding-,  de  Kuntze  et  de 
Triepel,  est  la  source  d'une  efficacité  juridique  spéciale ,  et 
crée  une  nouvelle  catégorie  d'actes  juridiques.  D'après  la 
thèse  de  Brondi,  ce  concours  indique  simplement  un  mode  de 
formation  des  actes  unilatéraux.  Faut-il  choisir  entre  ces  deux 
tendances  ,  lorsque  l'on  étudie  les  actes  complexes  du  droit 
administratif?  Non,  dit  Borsi.  «  Le  terme  d'acte  complexe 
ne  correspond  pas,  en  droit  administratif,  à  une  idée  unique, 
mais  bien  à  deux  idées  distinctes  \  »  Il  y  a  des  actes  com- 
plexes dans  lesquels  l'union  des  volontés  donne  naissance  à 
la  volonté  d'un  être  unique  au  point  de  vue  juridique  :  la 
complexité  qui  se  manifeste  dans  la  formation  de  ces  actes 
n'intéresse  que  leur  structure  interne,  et  pour  ces  actes,  c'est 
la  thèse  de  Brondi  qu'il  faut  adopter.  Borsi  groupe  les  hypo- 
thèses qui  rentrent  dans  cette  catégorie  sous  l'appellation 
d'«  actes  de  complexité  interne  ».  Il  y  a  d'autre  part  des 
actes  complexes  dans  lesquels  l'union  des  volontés  particu- 
lières forme  la  volonté  de  plusieurs  êtres  distincts  en  droit  et 
constituant  en  fait  une  unité  subjective  établie  en  vue  de  la 
réalisation  de  buts  déterminés  et  limités.  La  «  complexité  » 
dans  ces  actes  est  bien  la  source  d'une  efficacité  juridique 
spéciale  au  sens  où  les  auteurs  allemands  entendaient  cette 
expression;    nous    les    appellerons    «    actes    de    complexité 


1.  Borsi,  I,  7. 

2.  kl.,  I,  9. 


342  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

externe  ».  Le  critérium  de  celte  distinction  repose  sur  la 
nature  du  sujet  auquel  se  rattache  l'acte  complexe.  Pour  les 
premiers,  le  sujet  est  unique  en  droit  et  multiple  en  fait;  pour 
les  autres,  il  est  multiple  en  droit  et  en  fait.  En  résumé,  «  les 
actes  de  complexité  interne  peuvent,  au  point  de  vue  de  leurs 
effets  juridiques,  ne  pas  différer  des  actes  correspondants  qui 
sont  simples  dans  leur  nature  et  dans  leur  but  :  leur  struc- 
ture particulière  dépend  exclusivement  des  modes  d'organi- 
sation et  des  moyens  d'action  des  personnes  administratives. 
Les  actes  de  complexité  externe  ont,  au  contraire,  une  effica- 
cité juridique  qui  leur  est  propre  à  tel  point  qu'il  leur  serait 
désormais  impossible  de  devenir  simples;  c'est  précisément 
leur  nature  complexe  qui  en  fait  un  type  spécial  et  autonome 
d'acte  juridique.  La  complexité  est  donc  dans  ces  actes  un 
caractère  constitutif,  tandis  que  dans  les  actes  complexes  de 
l'autre  catég-orie  elle  constitue  une  qualité  insuffisante  pour 
déterminer  le  type  de  l'acte  '  ». 

Les  actes  de  complexité  externe  ne  peuvent  avoir  pour 
auteurs  que  des  unions  de  fait  de  personnes  administratives 
—  iinioni  di  enti  amministratiui  difatto  —  ne  constituant 
pas  des  personnes  juridiques.  La  raison  qu'en  donne  le  pro- 
fesseur Borsi  est  la  suivante  :  «  Quand  l'union  de  plusieurs 
personnes  arrive  à  constituer  une  personne  juridique  supé- 
rieure, les  personnes  qui  la  composent  agissent  par  ses  orga- 
nes, et  leurs  déclarations  de  volontés  particulières  se  trouvent 
en  face  de  la  déclaration  de  volonté  de  la  personne  supérieure 
dans  la  même  situation  que  les  déclarations  de  volonté  de 
personnes  physiques  agissant  comme  organes  d'une  personne 
administrative  simple  devant  la  déclaration  de  volonté  de 
celle-ci.  Et  puisqu'un  tel  rapport  est  de  nature  purement 
interne,  lorsque  les  déclarations  de  volonté  de  cette  personne 
présentent    un    caractère   complexe,    on   doit   les   considérer 

I.  Borsi,  op.  cit.,  l,  9. 


SUR  l'acte  complexe.  343 

comme  des  actes  de  complexité  interne.  Voilà  les  actes,  et  non 
plus  les  actes  de  complexité  externe ,  auxquels  peut  donner 
naissance  l'union  de  plusieurs  personnes  administratives, 
quand  cette  union  constitue  elle-même  une  personne  du  droit 
public,  un  nouvel  être  administratif.  Nous  disons  constitue^ 
et  non  est  susceptible  de  constituer.  En  effet,  les  unions  de 
fait  qui  peuvent  et  mieux  qui  doivent,  en  vertu  de  la  loi,  revêtir 
le  caractère  de  personnes  juridiques,  donnent  aussi  quelque- 
fois naissance  à  des  actes  administratifs  de  complexité  externe, 
avant  d'avoir  pris  effectivement  ce  caractère.  Les  unions  de 
cette  catég-orie  ont  d'ordinaire  une  existence  de  fait  de  très 
brève  durée  et  une  activité  des  plus  limitées;  quelquefois 
cependant  cette  existence  se  résume  toute  dans  la  création 
d'un  seul  acte,  base  constitutive  de  la  future  personne  juridi- 
que, c'est-à-dire  dans  l'élaboration  d'un  statut.  Les  statuts  des 
personnes  administratives  à  la  formation  desquels  ont  con- 
couru d'autres  personnes  administratives  sont  parmi  les  types 
les  plus  importants  des  actes  de  complexité  externe,  mais  les 
aspects  de  ces  actes  varient  à  l'infini  avec  leur  contenu,  sur- 
tout si  l'on  considère  ceux  qui  proviennent  d'unions  de  fait 
destinées  à  demeurer  telles'.  » 

En  ce  sens,  on  peut  affirmer  que  les  déclarations  interna- 
tionales constituent  des  actes  de  complexité  externe.  Pour  ce 
qui  est  du  droit  administratif,  les  groupements  —  consorzi  — 
les  plus  susceptibles  d'accomplir  des  actes  de  complexité  ex- 
terne sont  constitués  par  des  unions  de  personnes  administra- 
tives dépourvues  de  la  personnalité  juridique.  Ce  qui  se  ma- 
nifeste, en  effet,  dans  cette  hypothèse,  ce  n'est  pas  la  volonté 
d'un  sujet  juridiquement  un,  c'est  la  volonté  produite  par  la 
fusion  des  volontés  de  plusieurs  sujets  distincts  en  fait  et  en 
droit'.  C'est  ce  qui  se  produit,  par  exemple,  lorsque  plusieurs 


1.  Borsi,  II,  i3. 

2.  Borsi^  op.  cit.,  II,  16  :  «  Nell'  ordine  dei  rapport!  si  proietta  non  la 


344  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

communes  limitrophes  se  groupent  en  vue  de  pourvoir  à  la 
marche  de  certains  services.  Ces  g-roupements,  volontaires  en 
principe,  n'ont  pas  une  personnalité  juridique  propre;  leurs 
actes  constituent  bien  des  actes  de  complexité  externe.  Il 
existe  aussi  des  unions  innommées  dont  le  but  le  plus  ordi- 
naire est  de  préparer  la  constitution  d'un  groupement  suscep- 
tible d'acquérir  la  personnalité  juridique.  Supposons,  par 
exemple,  que  plusieurs  communes  s'ntiissent  en  vue  d'obtenir 
leur  fusion  légale  :  cette  fusion  résultera,  d'après  la  loi  ita- 
lienne, d'un  acte  émanant  du  pouvoir  central.  Il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  tous  les  actes  qui  doivent  précéder  le  décret 
de  fusion  ont  bien  la  nature  et  l'efficacité  des  actes  de  com- 
plexité externe.  Une  dernière  question  reste  à  solutionner  : 
quelle  est  la  nature  de  ces  actes  dotés  d'une  efficacité  juridique 
spéciale?  Borsi,  reprenant  les  idées  d'Anschûtz,  répond  par 
ces  paroles  que  le  tribunal  administratif  suj)rême  de  Prusse 
applique  aux  Vereinbarungen  :  «  Ces  actes  n'ont  nullement  le 
caractère  de  pactes  contractuels  entre  les  intéressés,  mais  celui 
de  statuts  autonomes  de  droit  public  local  \  »  Ces  manifes- 
tations de  l'activité  juridique  d'une  collectivité  de  fait  dépour- 
vue de  personnalité  revêt  ainsi  un  double  caractère  :  ce  sont 
des  statuts  de  droit  public  local,  et  en  ce  sens  ils  participent 
de  la  nature  juridique  de  ce  que  les  Italiens  appellent  Vosser- 
vanca,  de  la  coutume  en  somme,  puisqu'ils  ne  s'imposent  qu'à 
une  étendue  territoriale  limitée.  Ce  sont  aussi  des  statuts  au- 
tonomes, participant  de  la  nature  du  principe  d'autonomie, 
puisqu'ils  renferment  l'expression  d'un  pouvoir  collectif  cons- 
tituant, leur  donnant,  non  la  force  obligatoire  du  contrat, 
mais  l'efficacité   impérative  de   la  loi ,    efficacité    qui    diffère 


volontà  unica  di  un  subietto  giuridicamente  unico,  ma  la  volontà  unica  pro- 
dotto  délia  fusione  deivoleri  di  piùsubietti,  in  fatlo  e  in  diritto  distinti,  anche 
nel  momento  délia  cstrinsecazione  di  tali  voleri.  » 

I.  Entsclieidiingen  des  Preussischen  Oberverwaltiingtsgerichts,\o\.  il\, 
p.  242.  Cf.  Borsi,  op.  cit.,  II,  21, 


SUR  l'acte  complexe.  345 

d'ailleurs  de  celle  que  possède  un  acte  d'autorité  émis  par 
un  corps  administratif  unique.  Il  est  facile  de  se  rendre 
compte  du  lien  qui  s'établit  entre  les  membres  de  la  collecti- 
vité de  fait.  «  Si  la  commune  A  émet  un  projet  en  matière 
sanitaire,  délibère,  par  exemple,  qu'elle  ne  recevra  pas  dans 
son  hôpital  les  g-ens  atteints  de  quelque  infirmité  légère  et 
temporaire,  une  relation  certaine  s'établit  entre  elle  et  ses 
habitants,  — comiinisli ; —  mais  cette  relation  peut  varier  dans 
les  limites  lég"ales,  selon  la  volonté  de  l'autorité  communale, 
et  un  nouveau  projet  révoquer  le  précédent  ou  le  modifier  en 
aug-mentant  les  catégories  d'infirmes  non  admis  à  l'hôpital. 
Cette  relation  ne  contient  donc  aucun  lien  et  personne  ne  son- 
g-erait  à  lui  attribuer  un  caractère  contractuel.  Mais  si^  pour 
couvrir  les  frais  de  son  hôpital,  la  commune  A  vient  à  former 
un  groupement  avec  les  communes  B  et  C,  en  leur  offrant  de 
recevoir  leurs  malades,  si  ces  corps  g-roupés  par  un  acte  com- 
plexe ont  décidé  de  ne  pas  admettre  dans  l'hôpital  ceux  qui 
sont  affligés  de  quelques  légères  infirmités,  cet  acte  n'est  plus 
alors  susceptible  d'être  révoqué  ou  modifié  au  seul  bon  plaisir 
de  A ,  et  le  rapport  établi  entre  A  et  ses  habitants  comme 
fondement  de  cet  acte  contient  vis-à-vis  de  A  un  lien  indi- 
rect. Ce  rapport  ne  pourra  se  modifier,  en  effet,  que  lorsque 
cette  modification  résultera  de  la  volonté  collective  des  com- 
munes g-roupées.  Ce  lien  n'est  pas  plus  contractuel  pour  A 
qu'il  ne  l'est  pour  B  et  pour  C;  il  l'est  encore  moins  vis-à-vis 
des  habitants  de  A,  mais  une  certaine  obligation  directe  ou 
indirecte  se  glisse  dans  les  rapports  eng-endrés  par  l'acte  entre 
A,  B  et  C  d'un  côté,  entre  chacune  de  ces  communes  et  leurs 
habitants  respectifs  de  l'autre'.  » 


I.  Borsi,  op.  cit.,  II,  22.  Et  l'auteur  ajoute  :  «  ...  s'intende  corne  l'esis- 
tenza  del  viucolo  stesso  possa  aver  fatto  per  lungo  tempo  attribuire  ail'  alto 
carattere  contrattuale  et  tuttora  glielo  faccia  attribuire  nella  pratica  ammi- 
nistrativa.  Ciô  che  invece,  corne  é  noto,  neppure  si  pensa  per  l'atto  d'im- 
pero  emanato  da  un  qualunque  ente  amministrativo  semplice.  » 


3/16  RECrTEIL    DE    LEGISLATION. 

L'étude  des  actes  de  cnmplexilé  interne  se  rattache  à  celle 
de  la  formation  des  actes  administratifs;  aussi,  Borsi  lui  con- 
sacre-t-il  peu  de  développements.  Le  caractère  de  «  com- 
plexité »  que  l'on  déçaw-e  de  ces  actes  ne  modifie  en  rien  l'ef- 
ficacité juridique  normale  des  actes  administratifs.  Reprenant 
la  classification  de  Kuntze,  notre  auteur  les  groupe  en  deux 
classes  :  actes  égaux  et  actes  inégaux.  <(  L'acte  complexe  est 
égal  —  uguale  —  quand  les  volontés  concourantes  jouent  cha- 
cune le  même  rôle  dans  sa  formation  :  ses  éléments  apparais- 
sent comme  entièrement  homog-ènes;  l'acte  complexe  est  inégal 
—  ineguale  —  quand  les  volontés  concourantes  remplissent 
en  le  formant  des  offices  divers,  l'une  ou  quelques-unes  d'entre 
elles  constituant  l'élément  principal,  l'autre  ou  les  autres  se 
présentant  comme  un  élément  accessoire  de  l'acte  ^  »  Citons 
parmi  les  premiers  les  décisions  émanant  de  corps  délibérants^ 
et  parmi  les  seconds  les  actes  d'un  corps  autonome  soumis  à 
l'approbation  de  l'autorité  tutrice.  Brondi,  nous  l'avons  vu, 
rejette  cette  distinction;  il  n'y  a  d'actes  complexes,  à  ses 
yeux,  que  lorsque  les  volontés  concourantes  sont  qualitative- 
ment égales  et  l'inégalité  des  volontés  engendre  des  actes  dis- 
tincts. Borsi  repousse  cette  condition,  car  si  les  volontés  en 
présence  sont  «  inégales  »,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'elles 
constituent  les  éléments  de  l'acte  futur  et  que  ces  éléments 
n'existent  que  l'un  par  l'autre;  voilà  pourquoi  «  s'il  est  pos- 
sible en  fait  de  distinguer  plusieurs  actes,  jamais  on  ne  pourra 
les  considérer  comme  des  actes  juridiques  distincts"  ».  Affir- 
mation très  critiquable,  non  seulement  au  point  de  vue  théo- 
rique, mais  surtout  au  point  de  vue  du  droit  positif^.  En  ter- 


1.  Borsi,  op.  cit.,  III,  28. 

2.  Borsi^  op.  cit.  et  loc.  cit. 

3.  Pour  ce  qui  est  de  la  crili(|ue  théorique  de  cette  affirmation,  voir  fsuprn, 
p.  817.  La  législation  et  la  jurisprudence  administrative  françaises  font  de 
l'approbation  et  de  l'acte  approuvé  deux  actes  juridiques  distincts,  dotés 
chacun  d'une  vie  propre.  Exemple  :  un  corps  autonome  peut  se  refuser  à 


SUR  l'acte  complexe.  347 

minanl  l'exposé  de  ces  idées  qui  cherclient  à  concilier  les 
thèses  de  Broiidi  el  de  Triepel,  Borsi  constate  que  la  décou- 
verte d'un  type  d'acte  juridique  demeuré  longtemps  obscur 
et  confus  a  été  des  plus  utiles  d'une  façon  immédiate,  d'abord, 
par  les  conséquences  qui  en  découlent,  d'une  manière  plus 
indirecte  aussi  en  ce  qu'elle  est  venue  apporter  une  contribu- 
tion précieuse  à  la  théorie  si  délicate  de  la  formation  des  actes 
administratifs. 

Peu  de  temps  après  l'apparition  de  la  brochure  de  Borsi^ 
le  professeur  Donato-Donati  reprend  la  question  de  Vatto 
coniplesso.  On  se  trouve  en  présence  d'actes  de  cette  nature, 
d'après  cet  auteur,  lorsqu'on  peut  constater  une  fusion  des 
volontés  de  plusieurs  organes  ou  de  plusieurs  sujets  en  une 
volonté  nouvelle  et  distincte  des  volontés  composantes,  va- 
lable comme  volonté  d'un  organe  ou  d'un  sujet  distinct  des 
organes  ou  des  sujets  qui  ont  coopéré  à  le  former.  Ces  actes 
peuvent  être  égaux  ou  inégaux;  mais  il  ne  faut  pas  croire 
que  ces  termes  expriment  une  différence  qui  se  manifeste 
dans  l'intensité  de  la  volonté;  on  veut  ou  on  ne  veut  pas,  et 
il  n'est  pas  possible  de  vouloir  plus  ou  moins;  il  s'agit  ici  du 
fait  que  le  droit  attribue  plus  d'importance  à  l'une  des  vo- 
lontés qu'à  une  autre.  Dans  ces  conditions,  l'acte  est  égal 
lorsque  l'union  de  volontés  qu'il  contient  donne  naissance  à 
une  volonté  unique  constituant  l'exercice  d'un  droit  apparte- 
nant à  un  sujet  ou  organe  distinct  des  sujets  ou  organes 
coopérants;  l'acte  complexe  est  inégal,  au  contraire,  lorsque 
ce  droit  appartient  à  l'un  d'entre  eux  ^  Donato-Donati  insiste 
surtout   sur    les   conditions    qui    sont   nécessaires    pour    que 

exécuter  un  acte  approuvé  et  l'autorité  tutrice  ne  peut  que  s'incliner  devant 
ceUe  décision.  (V.  G.  E.,  3  décenijjre  1864,  co/nmn/ie  d'Ornon,  recueil  des 
arrêts  du  C.  E.,  p.  gSo.)  Une  autorité  tutrice  peut  retirer  son  approbation 
après  l'avoir  donnée.  (V.  C.  15.,  25  juin  1876,  Abribdt  el  autres,  p.  610.) 
Tout  cela  sous  réserve  des  droits  des  tiers. 

I.  Donato-Donati,  op.  cit.,  §  3,  texte  et  note  l\  (i)p.  12  et  suiv.  du  tii"ay-e 
à  part). 


3^8  RECUEIL    in:    LÉGISLATION. 

rnniou  de  volontés  conlemic  dans  un  acle  lui  donne  le  carac- 
tère d'acte  complexe  égal  ou  inégal.  Il  faut,  pour  que  ce 
résultat  soit  atteint,  que  les  déclarations  de  volonté  particu- 
lières possèdent  un  r.onlenn  identique  ,  tendent  vers  un  même 
effet  en  vue  de  la  satisfaction  d'un  seul  et  unique  intérêt  cl 
non  d'intérêts  égaux  ou  communs.  L'auteur  précise  ici  la 
théorie  allemande,  et  les  conditions  qu'il  énumère  l'obligent  à 
rejeter  de  la  catégorie  des  actes  complexes  certains  exem- 
ples que  Borsi  y  avait  introduits,  —  notamment  celui  de 
l'acte  d'un  corps  autonome  soumis  à  la  nécessité  d'obtenir 
l'approbation  de  l'autorité  tutrice  :  le  contenu  exact  des  deux 
déclarations  de  volonté  en  présence  n'est  pas  identique,  leur 
effet  diffère,  l'intérêt  n'est  pas  unique,  comme  Triepel  l'avait 
nettement  montré.  —  La  définition  de  l'acte  complexe  ainsi 
précisée,  il  est  une  question  qu'il  faut  résoudre  avant  de  ter- 
miner ce  rapide  exposé  :  Donato-Donati  accepte-t-il  les  théo- 
ries allemandes  de  Kuntze  et  de  Triepel  ;  voit-il  dans  l'acte 
complexe  un  nouveau  negotium  juridicuni  plur daterai^  ou 
considère-t-il,  comme  Brondi,  que  cette  étude  n'est  que  l'ana- 
lyse juridique  d'un  aspect  particulier  de  certains  actes  uni- 
latéraux? Nous  devons  remarquer  tout  d'abord  que  Donato- 
Donati  considère  la  conciliation  de  Borsi  comme  inaccep- 
table; c'est  une  pure  fiction  que  de  vouloir  attril)uer  de 
l'importance  à  ce  fait  que  les  actes  complexes  se  rattachent, 
en  droit,  à  un  sujet  unique  ou  à  une  pluralité  de  sujets.  Pour 
notre  auteur,  l'élaboration  doctrinale  de  la  théorie  n'a  jamais 
eu  pour  effet,  comme  certains  auteurs  allemands  ont  pu  le 
croire,  de  doter  la  science  du  droit  d'une  nouvelle  figure 
d'acte;  mais  Donato-Donati  va  plus  loin,  et  la  thèse  de 
Brondi  lui  semble  encore  accorder  trop  de  valeur  au  carac- 
tère de  complexité  :  l'étude  des  actes  complexes  n'a  pas  eu 
pour  résultat  de  faire  apparaître  un  aspect  et  une  structure 
spéciale  de  certains  actes  unilatéraux;  «  son  seul  effet  a  été 
d'éclairer,  d'une  part,  le  processus  de  formation  de  la  décla- 


SUR  l'acte  complexe.  349 

ration  unilatérale  de  volonté  et,  d'autre  part,  le  rapport 
existant  entre  les  déclai-ations  de  volonté  de  plusieurs  sujets 
ou  organes  qui  accomplissent  un  acte  en  commun  en  vue  d'un 
effet  juridique  tendant  à  satisfaire  en  même  temps  les  intérêts 
de  chacun  des  repi'ésentés,  et  ne  pouvant  être  atteint  que  par 
le  concours  des  divers  participants'  ».  En  privant  aiusi  de 
tout  effet  juridique  direct  le  caractère  de  «  complexité  »  ma- 
nifesté par  certains  actes,  Donato-Donati  en  arrive  donc  à 
enlever  à  la  théorie  de  l'acte  complexe  un  rôle  dont  la  thèse 
de  Brondi  avait  déjà  diminué  l'importance.  Nous  sommes 
bien  loin  des  théories  de  Triepel  sur  la  Vereinbariing  et  nous 
nous  rapprochons  des  conclusions  de  Gleitsmann,  quoique 
notre  auteur  affirme  encore  l'utilité  de  continuer  une  étude 
qui  nous  apparaît  comme  purement  théorique. 

12.  Conclusion.  —  Nous  avons  exposé  les  théories  dont 
l'acte  complexe  a  été  l'objet  en  Allemag-ne  et  en  Italie,  et  dans 
ces  deux  pays  nous  avons  vu  les  auteurs  aboutir  à  des  con- 
clusions négatives.  La  Vereinbariing  n'est  pas  une  solution, 
avait   dit   Gleitsmann;  la  «  complexité  »  que   l'on   rencontre 


I.  Donato-Donati,  op.  cit.,  %  3,  note  4  (p.  17  du  tirage  à  part).  Il  ajoute  : 
«  Il  concetto  di  atto  giuridico  non  muta,  esso  è  sempre  dichiara^ione  di 
volontà  g-iuridicamente  rilevante;  solo  se  ne  illumina  la  struttura,  osser- 
vando,  da  un  lato,  che  l'atto  non  solo  puô  manifestare  una  volonlà 
semplice,  quale  è  quella  di  una  persona  fisica,  ma  anche  una  volontà 
complessa,  quale  è  quell'  iinica  volontà  alla  cui  formazione  cooperano  più 
soggetti  o  più  organi,  dall'  altro  —  ne  si  tratta  di  nozione  nuova,  —  che  ia 
uno  stesso  c  unico  atto  e  dalla  stessa  parte  possono  trovare  contemporanea 
manifestazione  più  volontà  distinte,  che  abbiano  identico  contenuto  et  mi- 
rino,  benché  ciascuna  pel  proprio  particolare  interesse,  ad  un  unico  e  me- 
desimo  effetto,  il  quale  per  la  sua  natura  o  per  volontà  del  legislatore  non 
possa  essere  raggiunto  altrimenti  che  colla  reciproca  collaborazione.  Nel 
primo  caso  si  potrà  parlare  di  un  atto  di  volontà  complessa  o,  semplice- 
meute,  di  un  alto  coinplesso,  nel  secundo  di  un  atto  colleitivo,  intendendo 
con  ciô  non  d'iadicare  figure  d'atto,  distlnte  da  quelle  già  conosciute,  cioè 
dall'atto  unilatérale  e  dall'atto  bilatérale  o  contralto,  ma  solo  un  modo  di 
essere  proprio  cosi  ail' una  corne  aU'altra  specie  di  atto.  » 


35o  RECUEIL    DE    LEGISLATION, 

dans  certains  actes  ne  modifie  en  rien  la  nature  juridique  de 
ces  actes  et  n'est  la  source  d'aucun  lien  nouveau,  dit  Donato- 
Donati.  Il  est  permis  de  se  demander  ce  qui  reste  alors  des 
théories  de  Binding-,  de  Kuntze  et  de  Triepcl,  et  s'il  est  bien 
utile,  après  des  conclusions  semblables,  de  parler  encore  des 
actes  complexes.  Nous  ne  voyons  plus  à  quel  résultat  pratique 
peuvent  aboutir  des  recherches  qui  dénotent  un  besoin  esti- 
mable d'analyse  juridique,  mais  qui,  à  notre  avis,  n'en  sont 
pas  moins  dangereuses  à  raison  des  conq)lications  inutiles 
qu'elles  introduisent  dans  l'étude  des  actes  et  des  confusions 
qu'elles  sont  susceptibles  d'amener  dans  les  esprits.  L'acte 
complexe  sera  une  troisième  catég^orie  d'actes  juridiques,  in- 
termédiaires entre  les  actes  unilatéraux  et  les  contrats,  et 
dotés  de  ce  chef  d'effets  pratiques  spéciaux,  ou  il  ne  sera 
pas,  ou  son  étude  ne  constituera  qu'une  subtile  analyse  de  la 
formation  interne  des  actes,  dépourvue  de  conséquences  juri- 
diques, et  ressortissant  du  domaine  de  la  psychologie  plus 
que  de  celui  du  droit.  La  théorie  de  la  déclaration  de  volonté, 
comme  nous  le  disions  au  début  de  ces  quelques  pag-es,  avait 
eu  le  grand  mérite  de  rendre  plus  concrète  l'étude  du  fonde- 
ment des  actes  juridiques;  il  ne  faut  pas  qu'un  développe- 
ment inopportun  de  celte  doctrine  vienne  nous  ramener  au 
point  de  départ. 

Nous  avons  voulu,  en  exposant  ces  idées^  faire  connaître 
en  France  un  aspect  du  mouvement  de  la  pensée  juridique 
allemande  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle.  Ce  mouvement  a 
échoué;  nous  sommes  plus  que  jamais  persuadés  que  la  dis- 
tinction classique  des  actes  unilatéraux  et  des  contrats  est  la 
seule  possible,  et  que  l'introduction  dans  la  science  juridique 
de  la  notion  de  complexité,  —  ne  fût-elle  considérée  que 
comme  un  aspect  que  les  actes  unilatéraux  sont  susceptibles 
de  revêtir,  —  n'est  pas  de  nature  à  venir  simplifier  et  éclai- 
rer l'étude  de  la  théorie  des  actes  juridiques.  En  dépit  de  ces 
conclusions  nég-atives,  l'examen  de  l'élaboration  doctrinale  de 


SUR  l'acte  complexe.  35 1 

la  théorie  de  l'acte  complexe  n'en  présente  pas  moins  un 
certain  intérêt  qui  justifie  l'exposé  qui  précède.  L'étude  de 
tout  mouvement  de  la  pensée  humaine,  quelque  théorique  et 
abstrait  qu'il  soit,  est  intéressant  à  étudier  tant  au  point  de 
vue  des  conséquences  indirectes  dont  il  est  la  source  qu'au 
point  de  vue  de  l'état  d'esprit  qu'il  dénote  chez  ceux  qui  le 
lancent.  En  battant  en  brèche  les  vieilles  distinctions  classi- 
ques, la  théorie  de  Kuntze  et  de  Triepel  n'a-t-elle  pas  pro- 
vo(pié  tout  un  mouvement  de  fines  études  juridiques  sur  les 
notions  d'actes  unilatéraux  et  de  contrat,  et,  à  ce  titre,  ne 
sent-on  pas  combien  toutes  ces  discussions  sont  venues  à  leur 
heure,  au  moment  où  les  exigences  économiques  modernes 
tendent  à  modifier,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  les  rapports 
juridiques  qui  s'établissent  entre  les  hommes?  Cette  théorie, 
par  ses  défauts  mêmes,  indique  la  période  de  tâtonnements 
qui  s'ouvrait  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle,  particulièrement 
en  Allemag-ne,  où  l'on  travaillait  à  l'étabhssement  d'une  législa- 
tion g-énérale  fondée  sur  des  principes  nouveaux,  en  s'apprè- 
tant  à  rejeter  les  influences  anciennes,  en  particulier  celle 
qu'exerçait  encore  dans  ce  pays  le  Gode  civil  de  i8o4.  Si  nous 
nous  élevons  à  des  considérations  d'un  ordre  plus  g-énéral , 
cette  doctrine  est  encore  intéressante  à  connaître,  car  dans 
l'éternelle  lutte  entre  le  principe  social  et  le  principe  indivi- 
duel ,  elle  a  représenté  le  développement  de  théories  chères 
aux  socialistes  d'Etat.  La  volonté  individuelle  disparaissait 
une  fois  de  plus  dans  cette  Vereinbariirig  source  d'une  volonté 
collective  agissante;  la  tentative  ne  pouvait  naître  qu'en  Alle- 
magne. L'élément  individuel  a,  pour  une  fois,  triomphé;  il 
ne  faut  peut-être  pas  le  regretter. 

Guillaume  de  Bezin^ 

Avocat. 


L'IMPOT  DES  PRESTATIONS 

ET  LA  TAXE  VICINALE 


L'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale  :  un  seul  et 
même  impôt  sous  deux  formes  distinctes,  et  dont  le  produit 
est  destiné  à  pourvoir  aux  dépenses  de  construction  et  d'en- 
tretien des  chemins  vicinaux. 

En  effet,  quoique  créée  par  la  loi  de  finances  du  3i  mars 
1903  (article  5),  la  taxe  vicinale  n'est  pas,  à  proprement  par- 
ler, une  taxe  nouvelle,  en  ce  sens  qu'elle  ne  s'ajoute  pas  aux 
impôts  communaux  déjà  existants  et  ne  vient  pas  grossir  le 
chiffre  considérable  de  la  plupart  des  budgets  municipaux. 
C'est  une  taxe  de  remplacement  de  ce  vieil  impôt  des  presta- 
tions, que  la  Restauration  (l'empruntant  à  l'ancien  rég^ime) 
introduisit  dans  notre  législation  par  la  loi  du  28  juillet  1824 
et  que  la  Monarchie  de  juillet  consacra  définitivement  par  la 
loi  du  21  mai  i836. 

Cependant,  la  réforme  accomplie  en  igoS  ne  fait  pas  dispa- 
raître complètement  la  prestation.  Elle  n'est  que  facultative 
pour  les  communes,  de  telle  sorte  que  celles-ci  ont  désormais 
le  choix  entre  deux  régimes  :  le  régime  de  la  loi  de  i836  ou 
la  prestation,  et  le  régime  de  la  loi  de  1903  ou  la  taxe  vici- 
nale. 

Nous  étudierons  ici  ces  deux  régimes  dans  leurs  traits  prin- 
cipaux, mais  nous  insisterons  davantage  sur  la  taxe  vicinale. 


L*IMPÔT    DES    PRESTATIONS    ET    LA    TAXE    VICINALE.  353 

A  raison  de  son  institution  récente  d'abord,  son  étude  offre 
un  incontestable  intérêt.  Elle  n'a  encore  été  que  rarement 
tentée  et  incomplètement  faite;  c'est  en  somme  un  impôt  peu 
connu  dans  certaines  localités.  Elle  est,  en  outre,  intéressante, 
à  raison  de  l'importance  que  présente  une  réforme  portant 
sur  la  ressource  capitale  des  budgets  communaux,  à  raison 
de  l'extension  déjà  prise  par  l'application  de  la  taxe  munici-. 
pale,  à  raison  enfin  du  bouleversement  profond  qu'elle  apporte 
dans  la  répartition  entre  les  contribuables  des  charges  des 
chemins,  et  de  l'etfet  qu'elle  peut  avoir  sur  les  progrès  de  la 
vicinalité. 

Toutefois,  comme  la  taxe  vicinale  est  destinée  à  remplacer 
l'impôt  des  prestations,  il  nous  faut  tout  d'abord  exposer  en 
quoi  consiste  ce  dernier  impôt,  comment  il  fonctionne,  quels 
griefs  on  élève  généralement  contre  lui  ;  nous  aborderons 
ensuite  l'élude  de  la  taxe  vicinale  dont  nous  ferons  l'histori- 
que, montrerons  les  caractères  et  le  mécanisme,  et  recherche- 
rons les  inconvénients  et  les  avantages. 


L'impôt  des  prestations  consiste  dans  l'obligation,  mise  à 
la  charge  de  certaines  personnes  déterminées,  de  contribuer 
en  argent  ou  en  travail  à  la  construction  et  à  l'entretien  des 
chemins  vicinaux. 

C'est  le  Conseil  municipal  qui  vote  l'impôt  des  prestations; 
il  le  fait  chaque  année,  pour  l'année  suivante,  dans  la  session 
du  mois  de  mai.  Mais  il  ne  peut  créer  cette  ressource  que  si 
les  revenus  ordinaires  de  la  commune  ne  sont  pas  suffisants 
pour  couvrir  les  dépenses  vicinales;  et  même,  en  cas  d'insuf- 
fisance des  revenus  ordinaires,  le  Conseil  municipal  a  le  choix 
entre  le  vote  des  prestations  en  nature  et  celui  de  cinq  centi- 
mes spéciaux  (au  maximum),  en  addition  aux  quatre  contri- 
butions directes.  Il  peut  prendre   aussi  un  troisième  parti  et 

23 


354  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

voter  ces  deux  dernières  ressources  à  la  fois  :  prestations  et 
centimes  (art.  2  de  la  loi  du  21  mai  i83G).  En  fait,  dans  pres- 
que toutes  les  communes  (dans  plus  de  35, 000  sur  36, 200), 
les  revenus  ordinaires  ne  suffisent  pas,  et  les  prestations  et 
centimes  forment  les  bases  du  budget  vicinal  ;  ce  sont  les 
recettes  normales  et  permanentes,  les  véritables  ressources 
ordinaires  de  ce  budget.  Et  si  le  Conseil  municipal  néglige  ou 
refuse  de  les  voter,  le  Préfet  le  met  en  demeure  d'y  pourvoir  et 
use  de  son  droit  d'imposition  d'office  (art.  5  de  la  loi  de  i830j. 
Les  prestations  en  nature  consistent,  d'après  l'article  2  de 
la  loi  de  i836,  en  un  maximum  de  trois  journées  de  travail 
pour  chacun  des  éléments  soumis  à  la  taxe.  Mais  les  journées 
doivent  être  votées  entières,  afin  de  ne  pas  compliquer  l'as- 
siette et  la  comptabilité  de  l'impôt;  ainsi,  on  ne  saurait  voter 
une  journée  et  demie.  Elles  doivent,  en  outre,  porter  en  nom- 
bre égal  sur  les  différents  éléments  imposables,  c'est-à-dii"e, 
par  exemple,  que  le  vote  d'une  seule  journée  d'homme  et  de 
deux  ou  trois  journées  d'animaux  et  voitures  serait  un  vote 
illégal. 

L'article  3  de  la  loi  du  21  mai  i836  règle  l'assiette  de  la 
prestation.  Le  législateur  s'est  inspiré,  pour  déterminer  cette 
assiette,  de  cette  idée  que  les  chemins  doivent  être  entretenus 
par  ceux  qui  en  usent,  et  il  s'est  préoccupé  d'assujettir  à  l'im- 
pôt, dans  chaque  commune,  habitants  et  propriétaires  en  rai- 
son du  profit  qu'ils  retirent  des  chemins  vicinaux  et  des  dégra- 
dations qu'ils  leur  causent.  Quoique  manquant  quelque  peu 
de  clarté  dans  sa  rédaction,  l'article  3  permet  de  distinguer 
deux  sortes  de  prestation  : 

1°  La  prestation  personnelle  ou  ind'widiielle,  due,  pour  sa 
personne,  par  tout  individu  remplissant  les  conditions  sui- 
vantes : 

a)  Etre  habitant  de  la  commune  ; 

h)  Etre  porté  au  rôle  de  l'une  quelconque  des  quatre  con- 
tributions directes  : 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        355 

c)  Être  du  sexe  masculin; 

d)  Être  âg-é  de  plus  de  dix-huit  ans  et  de  moins  de  soixante; 
é)  Être  valide. 

La  profession  est  indifférente.  Peu  importe  aussi  que  l'in- 
dividu soit  célibataire  ou  marié.  Les  trois  dernières  condi- 
tions, purement  physiques,  sont  commandées  par  l'idée  de 
ne  soumettre  à  la  taxe  que  les  individus  susceptibles  de  jouir 
intégralement  des  avantages  que  la  loi  leur  accorde,  et  no- 
tamment d'acquitter  en  nature  la  cote  qui  leur  est  imposée. 
Elles  font,  en  effet,  présumer  ceux  qui  les  remplissent  capa- 
bles de  se  livrer  aux  travaux  des  chemins. 

2°  La  prestation  imposée  au  chef  de  famille  ou  d'établisse- 
ment (c'est-à-dire  d'exploitation,  f[ue  cette  exploitation  soit 
agricole  ou  commerciale  ou  industrielle)  à  raison  de  certains 
individus  ou  de  certains  moyens  de  transport  dépendant  de 
sa  famille  ou  de  son  établissement.  Cette  prestation  est  dite 
réelle,  et  cela  bien  qu'elle  porte  en  partie  sur  des  personnes, 
parce  que  celui  qui  la  doit  ne  la  doit  pas  pour  lui-même,  pour 
sa  personne,  comme  dans  le  premier  cas,  mais  pour  des  élé- 
ments autres  que  sa  personne.  En  d'autres  termes,  l'obliga- 
tion qui  pèse  ici  sur  le  chef  de  famille  ou  d'établissement  pèse 
sur  lui  indirectement,  tandis  que,  plus  haut,  l'obligation  est 
personnelle  ;  et  l'on  peut  même  dire  que  c'est  plutôt  la  famille 
ou  l'étabUssement  qui  doit  la  prestation,  que  son  chef. 

Les  éléments  de  la  prestation  réelle  sont  : 

a)  Les  membres  de  la  famille  et  les  serviteurs; 

b)  Les  charrettes  et  voitures  attelées.  Les  automobiles  sont 
considérées  comme  des  voitures  attelées  et  partant  doivent 
l'impôt;  la  loi  du  lo  juillet  1901,  article  7,  a  consacré  la  juris- 
prudence en  ce  sens  du  Conseil  d'Etat; 

c)  Les  bêtes  de  somme,  de  trait  ou  de  selle. 

Mais  la  prestation  n'est  due  pour  les  membres  et  serviteurs 
qu'autant  qu'ils  remplissent  les  conditions  d'âge,  de  sexe  et 
de  validité  exigées  par  la  loi  et  qu'ils  ont  leur  résidence  dans 


356  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

la  commune.  Les  animaux  el  voituies  ne  sont  imposables  que 
s'ils  soiil  employés  à  l'usage  (quel  que  soit  cet  usage)  de  la 
famille  ou  de  rélablissemcut  dans  la  commune. 

La  prestation  personnelle  est  due  dans  la  commune  où  le 
contribuable  a  sa  résidence  habituelle;  dans  le  cas  où  un  indi- 
vidu a  plusieurs  résidences  successives,  il  est  imposé  dans  le 
lieu  où  il  paie  la  contribution  personnelle.  Les  membres  de 
la  famille  (jui  demeurent  avec  le  chef  sont  imposés  dans  la 
même  commune,  de  même  que  les  serviteurs,  chevaux  et  voi- 
tures qui  le  suivent  dans  ses  diverses  résidences.  Au  contraire, 
tous  les  éléments  fixes,  personnels  et  matériels  qui  sont  atta- 
chés, non  à  la  personne,  mais  à  une  exploitation  doivent  être 
portés  au  rôle  de  la  commune  sur  le  territoire  de  laquelle  est 
situé  l'établissement  dont  ils  dépendent. 

L'impôt  des  prestations  est  soumis  au  principe  dit  de  «  l'an- 
nualité »  de  l'impôt,  c'est-à-dire  que  la  taxe  n'est  due  qu'à 
raison  des  faits  existant  au  i^^  janvier  de  l'année  pour  laquelle 
elle  est  imposée,  mais  qu'elle  est  due  pour  toute  l'année  à 
raison  de  ces  mêmes  faits.  Toutefois,  depuis  la  loi  du  24  fé- 
vrier 1900,  la  rig-ueur  de  ce  principe  a  fléchi  quelque  peu,  et 
les  communes  peuvent  inscrire  sur  des  rôles  supplémentaires 
publiés  avant  le  i^'"  avril  :  1°  les  individus  qui  sont  devenus 
imposables  ou  dont  les  éléments  d'imposition  ont  augmenté 
avant  le  r*^^  janvier;  2*^  ceux  qui  ont  été  omis  par  erreur  au 
rôle  primitif. 

Pour  l'assiette  des  prestations,  il  est  dressé,  dans  chaque 
commune,  par  les  soins  des  agents  des  contributions  directes 
(contrôleurs),  avec  le  concours  du  maire  et  des  répartiteurs, 
un  état  appelé  état-matrice,  indiquant,  par  ordre  alphabé- 
tique, les  contribuables  assujettis  à  la  taxe  avec  la  mention 
de  leurs  nom,  prénoms,  domicile,  et  l'indication  de  leurs 
éléments  imposables.  Cet  état-matrice,  rédig^é  pour  quatre 
ans,  subit  une  revision  annuelle  destinée  à  le  tenir  au  courant 
des  changements  survenus  dans  la  matière  imposable. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        357 

L'étal-mal rice  sert  de  base  à  la  rédaction,  par  l'administra- 
tioii  des  contributions  directes,  du  rôle  annuel.  Celui-ci  n'est 
qu'une  copie  de  celui-là.  Seulement,  il  fait,  en  outre,  ressortir, 
en  face  du  nom  de  chaque  contribuable,  le  montant  total  de 
la  cote  qui  lui  est  imposée,  avec  le  détail  de  son  évaluation 
pour  chaque  espèce  de  journées,  d'après  le  tarif  arrêté  par  le 
Conseil  général  du  département,  conformément  à  l'article  4  de 
la  loi  du  21  mai  i836. 

Une  fois  établi,  le  rôle  est  rendu  exécutoire  par  le  préfet, 
puis  publié  par  le  maire  dans  les  formes  prescrites  pour  le 
rôle  des  contributions  directes.  La  publication  du  rôle  a  lieu 
dans  les  premiers  jours  du  mois  de  novembre,  afin  de  per- 
mettre au  service  vicinal  de  remplir  toutes  les  formalités  qui 
précèdent  l'ouverture  des  travaux,  avant  le  commencement 
de  l'année.  Des  avertissements  sont  aussitôt  envoyés  sans 
frais  à  tous  les  redevables  pour  leur  faire  connaître  le  mon- 
tant de  leur  taxe  et  les  prévenir  qu'ils  disposent  d'un  mois,  à 
dater  de  la  publication  du  rôle,  pour  déclarer  s'ils  entendent 
se  libérer  en  nature  de  la  part  d'impôt  qui  leur  incombe,  et 
que,  faute  par  eux  d'effectuer  cette  option  dans  ce  délai  d'un 
mois,  leur  cote  deviendra  de  plein  droit  exigible  en  argent. 

Les  mêmes  réclamations  qui  sont  recevables  en  matière  de 
contributions  directes  sont  recevables  en  matière  de  presta- 
tions :  demandes  confentieuses  en  décharge  ou  réduction; 
demandes  gracieuses  en  remise  ou  modération.  Dans  le  pre- 
mier cas,  le  prestataire  se  prétend  imposé  à  tort^  il  invoque 
un  droit  lésé;  dans  le  second  cas,  il  sollicite  seulement  une 
faveur,  parce  qu'il  se  trouve  dans  un  état  de  gêne  qui  ne  lui 
permet  pas  de  se  libérer  en  totalité  ou  en  partie.  Toutes  ces 
demandes  peuvent  être  formées  sur  papier  libre^  quel  que  soit 
le  montant  de  la  taxe,  contrairement  à  ce  qui  a  lieu  pour  les 
contributions  directes  où  la  franchise  du  timbre  n'est  accor- 
dée que  pour  les  cotes  inférieures  à  3o  francs.  Elles  doivent 
être  instruites  sans  frais  et  dans  les  mêmes  formes  qu'en  ma- 


358  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

tièrc  de  contributions  directes.  Les  réclamations  contenlieuses 
doivent  être  présentées  dans  un  délai  de  trois  mois  à  dater  de 
la  publication  du  nMe;  mais  si  ce  rôle  est  publié  avant  le 
i"""  janvier,  comme  c'est  ordinairement  le  cas,  les  trois  mois  ne 
courent  que  du  i*^""  janvier.  C'est  le  Conseil  de  préfecture  qui 
statue.  Les  réclamations  gracieuses  sont  examinées  par  le  Con- 
seil municipal  qui,  par  une  délibération  formelle,  rendue  exé- 
cutoire après  approbation  du  Préfet,  les  rejette  ou  les  admet. 
L'impôt  des  prestations  est  payable  en  ar«-ent  ou  en  nature, 
au  gré  du  contribuable,  qui  doit,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
dans  le  mois  de  la  publication  du  rôle  et  sous  peine  de  per- 
dre le  droit  d'acquittement  en  nature,  déclarer,  sur  un  registre 
déposé  à  cet  effet  à  la  mairie  de  la  commune,  qu'il  désire  se 
libérer  en  travail.  La  municipalité  connaît  ainsi  les  ressources 
pécuniaires  et  en  nature  sur  lesquelles  elle  peut  compter. 

Pour  permettre  au  redevable  d'exercer  en  pleine  connais- 
sance de  cause  son  droit  d'option  et  pour  indiquer  à  celui  qui 
veut  acquitter  ses  journées  en  argent  quel  sera  le  montant  de 
sa  cote,  la  valeur  de  chaque  journée  d'homme,  de  bête  de 
somme,  de  trait  ou  de  selle,  de  chaque  voiture  attelée,  est 
appréciée  annuellement  par  le  Conseil  général,  sur  la  propo- 
sition des  Conseils  d'arrondissement.  Le  Conseil  général  dresse 
ce  que  l'on  nomme  le  a  tarif  de  rachat  »  des  prestations  en 
nature.  Il  peut,  soit  adopter  le  même  tarif  de  rachat  pour 
toutes  les  communes  du  département  (c'est  ce  qui  a  générale- 
ment lieu),  soit  établir  un  tarif  spécial  pour  chaque  arrondis- 
sement, et  même  pour  chaque  commune. 

Le  receveur  municipal  poursuit  le  recouvrement  des  cotes 
payables  en  argent  suivant  les  règles  usitées  pour  les  contri- 
butions directes  :  payement  par  douzièmes,  émargement  au 
rôle,  délivrance  d'une  quittance  à  souche,  etc.,  etc. 

L'acquittement  en  nature  peut  avoir  Heu  à  la  journée  ou  à 
la  tâche.  Mais  ici  l'option  individuelle  n'existe  pas;  ce  n'est 
pas  le  prestataire  lui-même  qui  choisit  entre  ces  deux  modes 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        359 

de  libération,  c'est  le  Conseil  municipal  qui  décide  lequel  de 
ces  deux  procédés  sera  employé  pour  l'exécution  des  pres- 
tations dans  la  commune  et  qui  dresse  un  tarif  de  conversion 
des  journées  en  tâches. 

Les  époques  pendant  lesquelles  les  prestations  en  nature 
doivent  être  accomplies  sont  déterminées  par  le  préfet  chaque 
année.  Entre  les  dates  extrêmes  fixées  par  ce  haut  fonction- 
naire, le  maire  choisit,  de  concert  avec  l'açent  voyer  cantonal, 
les  jours  qui  paraissent  le  mieux  concilier  les  intérêts  de  la 
vicinalité  et  ceux  de  l'agriculture. 

En  cas  d'acquittement  à  la  journée,  les  prestataires  sont 
convoqués,  [)ar  les  soins  du  maire,  cinq  jours  au  moins  avant 
l'époque  fixée  pour  l'ouverture  des  travaux.  Le  prestataire  em- 
pêché par  la  maladie  ou  tout  autre  motif  de  se  rendre  sur  les 
chantiers  doit  faire  connaître  son  empêchement  dans  les  vingt- 
quatre  heures  au  moins  qui  précèdent  le  jour  qui  lui  avait  été 
désigné.  Chaque  chantier  est  surveillé  par  un  agent  du  ser- 
vice vicinal,  un  cantonnier  d'ordinaire,  ou  toute  autre  per- 
sonne présentant  des  garanties  suffisantes  et  désignée  par  le 
maire  et  l'agent  voyer.  Le  surveillant  fait,  sur  l'atelier,  l'appel 
des  prestataires  convoqués,  qui  doivent  venir  avec  les  outils 
désignés  dans  la  réquisition  et  qui  doivent  amener  les  animaux 
harnachés;  il  marque  les  absents,  indique  les  travaux  à  faire 
et  tient  note  de  l'emploi  des  journées  effectuées.  Si  le  sur- 
veillant estime  que  le  prestataire  n'a  pas  convenablement  em- 
ployé son  temps,  il  ne  tient  compte  que  de  la  fraction  de 
journée  répondant  à  un  travail  sérieux.  Lorsque  le  presta- 
taire a  achevé  ses  journées,  son  bulletin  de^réquisition  lui  est 
remis,  quittancé  définitivement  au  dos. 

En  cas  d'acquittement  à  la  tâche,  le  prestataire  reçoit  éga- 
lement du  maire  un  bulletin  de  réquisition  indiquant  les  tra- 
vaux à  effectuer  et  le  délai  assigné  pour  l'exécution  de  la  tache. 
La  réception  des  travaux  est  faite  par  le  maire  et  l'agent 
voyer,  en  présence  du  prestataire  ;   et  si  les  travaux  ne  sont 


36o  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

pas  satisfaisants,  le  cote  n'est  acquittée  que  pour  la  valeur  des 
travaux  efFectués. 


Tels  sont  les  principes  essentiels  qui  régissent  le  fonctionne- 
ment de  l'impôt  des  prestations.  Tel  est,  considéré  dans  ses 
traits  caractéristiques,  le  système  créé  par  les  législateurs  de 
1824  et  i836  pour  remédier  à  la  situation  lamentable  dans 
laquelle  se  trouvait  alors  la  vicinalité.  Ce  système  a  duré,  sans 
modification,  jusqu'en  igoS.  C'est  à  peine  si,  en  1868,  on  a 
étendu  pour  une  période  limitée  (dix  années)  la  quotité  de 
l'impôt  applicable  aux  chemins  vicinaux  et  permis  de  porter 
le  nombre  des  journées  de  trois  à  quatre  (loi  du  11  juillet  1868, 
article  3),  et  si  deux  lois,  de  1870  et  de  1881,  ont  étendu 
Vobjet  et  la  quotité  de  l'impôt  en  l'appliquant  aux  chemins 
ruraux  et  en  autorisant  alors  la  création  d'une  quatrième 
journée  de  prestation  (loidu2i  juillet  1870  et  loi  du  20  août  1881, 
article  10). 

Cependant,  ce  système  a  été,  à  diverses  reprises,  l'objet  des 
plus  vives  attaques.  Nul  impôt,  on  peut  le  dire,  n'a  été  criti- 
qué et  n'est  encore  critiqué  avec  autant  d'acliarnemeut  et  de 
passion  que  celui-là  ;  nul  aussi  n'a  été  plus  habilement  et  plus 
chaleureusement  défendu.  Il  nous  faudra  bien  reconnaître 
cependant  que  les  reproches  adressés  à  la  prestation  sont  gé- 
néralement fondés  et  que  le  maintien  de  cet  impôt  dans  notre 
système  fiscal  et  à  notre  époque  se  justifie  très  difficilement. 

Le  premier  grief  qu'on  adresse  d'ordinaire  à  l'impôt  des 
prestations,  c'est  d'être  une  image,  une  continuation  de  la 
corvée,  un  vestige  de  l'ancien  régime,  et  par  conséquent,  un 
impôt  impopulaire.  Certes,  l'assimilation  de  la  prestation  à  la 
corvée  est  fausse  si  on  entend  par  corvée  la  corvée  féodale, 
car  il  s'agit  ici,  non  pas  de  services  imposés  à  une  classe  d'in- 
dividus au  profit  de  certaines  personnes,  mais  d'une  charge 
publique  répartie  sur  tout  le  monde  en  vue  d'un  service  d'uti- 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         36 1 

lilé  générale.  Mais  à  coté  de  la  corvée  féodale,  rancien  régime 
connut  la  corvée  royale,  appliquée  à  la  construction  et  à  l'en- 
tretien des  grandes  routes,  surtout  pendant  la  seconde  moitié 
du  dix-huitième  siècle.  Cette  institution,  qui  avait  bien  incon- 
testablement un  caractère  d'intérêt  général,  présente  de  gran- 
des analogies  avec  la  prestation;  elle  a  avec  elle,  a-t-on  dit, 
un  «  air  de  famille  ».  Ainsi,  la  prestation  est  un  impôt  de 
capitation,  comme  la  corvée;  elle  frappe^  comme  elle,  les  indi- 
vidus valides  de  dix-huit  à  soixante  ans;  elle  exempte  à  peu 
près  les  mêmes  personnes  :  malades,  infirmes,  indigents,  etc. 
Les  prestataires,  comme  les  corvoyeurs,  sont  invoqués  indivi- 
duellement par  le  maire  qui  remplace  le  syndic  ou  le  subdélé- 
g-ué.  La  surveillance  des  chantiers  était  faite  autrefois  comme 
elle  l'est  aujourd'hui  encore,  par  un  piqueur..  un  chef  canton- 
nier. La  corvée  s'exécutait  à  la  journée  ou  à  la  tache.  Enfin, 
le  travail  des  défaillants  était  exécuté  à  prix  d'arg-ent  sous  le 
régime  de  la  corvée  comme  il  l'est  sous  le  régime  de  la  pres- 
tation. Il  faut  bien  admettre  aussi  que  des  différences  assez 
sensibles  séparent  les  deux  impôts,  notamment  les  abus  nom- 
breux et  criants,  les  vices  profonds  qui  entachaient  la  corvée, 
qui  la  rendaient  odieuse  au  peuple,  et  que  Turg-ot  a  si  admi- 
rablement décrits  et  stigmatisés  dans  le  préambule  de  son  Edit 
de  mars  1776,  relatif  à  l'abolition  des  corvées  :  durée  indéter- 
minée et  arbitraire  des  travaux,  éloignement  considérable  des 
chantiers,  exemption  des  privilégiés,  nobles  et  ecclésiastiques, 
et  des  habitants  des  villes,  obligation  de  se  libérer  en  nature,  etc. 
La  prestation  n'a  donc  pas  toutes  les  rigueurs  de  la  corvée 
qu'elle  continue,  c'est  vrai;  mais  aussi,  si  elle  les  avait,  serait- 
elle  tolérée  aujourd'hui?  Ne  faut-il  pas  tenir  compte  de  la 
différence  des  mœurs,  aux  deux  époques,  au  dix-huitième  siè- 
cle et  au  vingtième  siècle?  Ne  faut-il  pas  compter  avec  les 
progrès  de  l'esprit  humain,  à  la  suite  du  grand  événement  de 
la  Révolution  française? 

Ce  caractère  incontestable  de  prolongement  de  la  c^:>rvée, 


."^62  RECUF.II,    DE    LÉGISLATION. 

explifjiKMil  les  adversaires  fie  notre  impôt,  cette  oblig-ation 
pour  le  citoyen  pauvre  et  qui  n'a  cpie  ses  hras  pour  vivre  et 
faire  vivre  souvent  une  nombreuse  famille,  d'aller  travailler 
sur  les  chemins  sous  les  ordres  d'aq^ents  de  l'administration, 
tandis  (jne  le  coiilribualde  liclic  se  libère  en  ari];-ent,  font  de 
la  prestation  en  nature  un  impôt  contraire  aux  idées  de  justice 
et  d'égalité  qui  éclairent  les  temps  modernes,  un  impôt  humi- 
liant, dégradant,  souverainement  attentatoire  à  la  dignité  de 
la  personne  humaine,  et  parlant  un  impôt  impopulaire,  le  plus 
impopulaire  même  de  tous  les  impôts. 

Les  partisans  de  la  prestation  objectent,  il  est  vrai,  contre 
cette  opinion,  que  tous  les  impôts  sont  impopulaires  pour  ceux 
qui  doivent  les  payer,  que  la  prestation  en  nature  jouit  au 
contraire  d'une  certaine  popularité  :  à  preuve  les  manifesta- 
lions  répétées  des  Conseils  généraux  (assemblées  bien  placées 
pour  la  juger)  en  sa  faveur  chaque  fois  qu'ils  ont  été  consul- 
tés à  son  sujet;  à  preuve  encore  la  prédominance  constante 
de  l'acquittement  en  nature  sur  l'acquittement  en  argent 
(60  p.  100  environ  de  prestations  acquittées  en  travail  con- 
tre !\o  p.  100  de  prestations  payées  en  argent).  On  fait  valoir 
enfin  que  le  système  de  la  loi  de  i836  respecte  la  liberté  indi- 
viduelle du  contribuable,  qui  demeure  libre,  en  effet,  de  payer 
en  argent  ou  en  travail  ;  on  explique  que  le  paysan  acquitte 
volontiers  en  nature  la  prestation  parce  qu'il  a  peu  ou  point 
d^argent  et  qu'à  ses  yeux  le  numéraire  a  une  valeur  beaucoup 
plus  grande  que  la  quantité  de  travail  qu'il  représente;  parce 
qu'il  peut  ainsi  se  libérer  en  donnant  son  travail  personnel  et 
en  employant  ses  animaux  et  son  matériel  aux  époques  de 
l'année  où  les  travaux  des  champs  n'absorbent  pas  tout  son 
temps  et  où,  par  conséquent,  ses  loisirs  sont  nombreux. 

Mais  les  adversaires  de  la  prestation  n'ont  guère  de  peine  à 
démontrer  que  les  réponses  des  Conseils  généraux  ne  prou- 
vent nullement  la  popularité  et  l'excellence  de  notre  impôt  ; 
que  si  les  assemblées  départementales  se  sont  toujours  mon- 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         363 

trées  en  majorité  favorables  à  la  prestation,  ce  n'est  pas  parce 
que  celle-ci  est  sympathique  aux  populations,  mais  bien  plu- 
tôt parce  que,  chaque  fois,  la  question  leur  a  été  mal  posée, 
qu'on  leur  a  soumis  généralement  des  projets  de  réforme  por- 
tant remplacement  obligatoire  de  la  prestation  par  des  centi- 
mes additionnels  aux  quatre  contributions  directes,  parce  que 
chaque  fois  aussi  le  service  vicinal  des  départements  a  exercé 
une  pression  indirecte  sur  les  Conseils  généraux  en  leur  four- 
nissant des  rapports  favorables  au  statu  quo.  En  outre,  il  ne 
faut  pas  perdre  de  vue  qu'à  chaque  nouvelle  consultation  des 
Conseils  généraux  le  nombre  de  ces  assemblées  fidèles  à  la 
prestation  diminue  sensiblement,  et  qu'en  1895.,  date  de  la 
dernière  enquête,  si  quarante-un  Conseils  ont  demandé  le 
maintien  du  statu  quo,  trente-neuf  se  sont  prononcés  pour  la 
réforme  du  système  de  i836,  et  parmi  ces  trente-neuf,  douze 
ont  voté  pour  la  suppression  complète  de  la  prestation.  Enfin, 
depuis  1895,  dix  années  se  sont  écoulées,  plusieurs  renouvel- 
lements électoraux  ont  eu  lieu,  qui  ont  infusé  dans  les.  assem- 
blées départementales  un  sang  plus  démocratique,  et  il  est 
probable  que  la  majorité  d'hier  serait  la  minorité  d'aujour- 
d'hui. D'ailleurs,  s'il  faut  avoir  égard  à  l'avis  des  représen- 
tants cantonaux,  il  ne  faut  pas  négliger  le  sentiment  du  Par- 
lement, sentiment  qui  s'est  manifesté  à  de  Jiombreuses  reprises, 
par  des  propositions  de  loi,  des  discussions  à  la  tribune  et  des 
votes  favorables  à  une  modification  de  l'impôt  des  prestations. 
De  même,  il  faut  noter  que  lorsque  les  communes,  qui  n'ont 
besoin  que  d'une  partie  des  ressources  mises  à  leur  disposition 
par  la  loi  de  i836,  ont  à  choisir  entre  les  journées  de  presta- 
tions et  les  centimes  spéciaux  par  exemple,  elles  accordent  le 
plus  souvent  la  préférence  aux  centimes  spéciaux,  c'est-à-diie 
à  l'impôt  en  argent,  et  que,  tandis  que  moins  de  cent  commu- 
nes en  France  peuvent  se  passer  des  centimes  spéciaux,  plus 
de  six  cents  suffisent  avec  le  produit  de  ces  derniers  centimes 
à  leurs  dépenses  vicinales  et  n'ont  pas  recours  à  la  prestation. 


364  RECUEIL    DE    LÉGISLATIOIV. 

Quant  à  la  j)rétendue  préférence  du  paysan  pour  l'acquitte- 
nionf  en  nature,  l'explication  rpi'on  en  fournit  est  insuffisante. 
Il  est  facile  de  voir,  en  effet,  que  s'il  n'y  avait  pas  de  presta- 
tions à  payer,  le  cultivateur  gag-nerail  tout  aussi  bien  à  temps 
perdu  de  l'arg-ent  en  se  mettant  au  service  des  adjudicataires 
de  fournitures  d'entretien  qui  les  remplaceraient.  Et  puis  leur 
option  n'est  pas  libre;  ils  n'ont  pas  d'arg-ent,  ils  ne  peuvent 
pas  en  donner  :  voilà  surtout  la  raison  de  la  préférence  des 
paysans  pcMir  rimjxM-travail;  et,  ce  qui  le  montre  bien,  c'est 
qu'à  mesure  que  l'arg-ent  devient  plus  abondant,  l'acquitte- 
ment en  nature  perd  du  terrain;  il  est  tombé  de  8i  pour  loo, 
en  i84<>,  à  60  pour  roo  environ,  de  nos  jours.  Mais  à  des  g^ens 
(jui  n'ont  que  leurs  l)ras  et  qui  ont  besoin  de  ces  bras  pour 
subsister,  pourquoi  demander  quelque  chose  ? 

La  question  primordiale  n'est  pas,  en  effet,  de  savoir  si  le 
paysan,  obligé  par  la  loi  de  payer  la  prestation,  est  heureux  de 
pouvoir  l'acquitter  sans  verser  d'arg-ent;  ce  qui  importe  surtout 
c'est  de  savoir  si,  en  réalité  et  en  toute  justice^  il  doit  bien  cet 
impôt  et  s'il  le  doit  dans  la  mesure  où  on  le  lui  réclame.  En 
d'autres  termes,  l'impôt  des  prestations,  conformément  au 
principe  essentiel  qui,  depuis  1789,  domine  toute  la  matière 
de  nos  impôts  directs,  frappe-t-il  le  redevable  en  raison  de 
ses  facultés,  de  ses  forces  contributives? 

Est-il  proportionnel  à  la  fortune  de  celui  qui  le  paie? 
Evidemment  non,  et  c'est  là  le  second  et  en  même  temps  le 
plus  g-rave  reproche  à  adresser  à  l'impôt  des  prestations.  C'est 
un  impôt  improporlionnel  au  premier  chef,  un  impôt  «  pro- 
|)ortionnel  à  rebours  »,  selon  l'expression  de  M.  Dupu}'- 
Dutemps  à  la  Chambre  des  députés  ',  un  impôt  qui  aug-mente 
en  raison  directe  de  la  pauvreté  et  en  raison  inverse  de  la 
fortune.  Dans  l'assiette  de  l'impôt,  le  lég-islateur  ne  doit  se 
préoccuper  et  ne  se  préoccupe  en  g-énéral  ni   de  l'âg-e,  ni  du 

I.  Séance  du  27  avril  1898,  /.  oJJ^.  du  28,  Débats,  Chambre,  p.  1240. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        365 

sexe,  ni  de  l'état  de  santé  des  individus,  il  ne  considère  que 
leurs  ressources.  Mais  la  loi  de  i836  méconnaît  complètement 
ce  principe.  Elle  exemple  de  la  prestation  en  nature  les  fem- 
mes, les  mineurs,  les  vieillards,  les  valétudinaires.  Ces  exemp- 
tions sont  injustifiables,  car  ces  personnes  ont  un  intérêt  évi- 
dent au  bon  entretien  des  chemins.  Gomment  admettre,  en 
effet,  qu'une  femme  millionnaire  ne  devra  rien  pour  l'entretien 
des  chemins,  par  le  seul  motif  qu'elle  est  une  femme?  Qu'un 
capitaliste  mineur,  ou  sexagénaire,  ou  malade,  ne  devront  rien 
non  plus  sous  le  futile  et  ridicule  prétexte  de  l'àg-e  ou  de  la 
maladie?  Mais  ces  personnes  peuvent  se  libérer  en  arg-ent. 
On  nous  dira,  sans  doute,  qu'imposer  ces  personnes,  c'est 
leur  enlever  un  des  avantages  les  plus  précieux  que  la  loi  leur 
reconnaît  (l'option  en  nature),  c'est  détruire,  à  leur  détriment, 
l'égalité  de  la  loi.  Il  est  facile  de  répondre  que  ces  personnes 
peuvent  se  faire  remplacer  sur  les  chantiers  ;  que  si  elles  sont 
trop  pauvres  pour  payer  en  arg-ent  ou  pour  se  donner  un 
rempla(;ant,  alors  il  n'y  a  qu'à  les  exempter.  Gomment  jus- 
tifier encore  l'exonération  dont  bénéficient  les  [)ropriétaires 
absents  de  la  commune,  alors  qu'ordinairement  ce  sont  les 
plus  riches? 

Il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'à  côté  de  ces  nombreux  pri- 
vilég-iés,  le  petit  cultivateur,  le  journalier,  l'ouvrier,  qui  ont 
un  moiudre  intérêt  à  la  bonne  viabilité  des  chemins,  contri- 
buent aux  charg'es  de  ceux-ci  dans  un  rapport  exorbitant  avec 
leurs  ressources.  Ils  doivent  payer  leurs  journées  ou  les  faire 
en  travail;  et  cependant,  bien  souvent,  nous  le  répétons,  leur 
travail  constitue  leur  seule  ressource,  et  ils  ont  une  nombreuse 
famille  dont  ils  sont  l'unique  soutien.  Est-ce  conforme  à  la 
justice? 

Est-il  conforme  à  la  justice  ég-aleinent,  à  la  règle  de  la  pro- 
portionnalité, que  le  journalier  qui  g"agne  600  francs  par  an 
et  le  millionnaire  qui  a  60,000  francs  de  revenus  soient  égale- 
ment taxés   à    la  prestation  individuelle;  qu'à  tous  les  deux, 


3GG  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

par  exemple,  il  soit  deinandé  la  même  somme  :  6  francs;  qu'il 
soit  pris  donc  à  l'un  le  centième  de  son  revenu,  tandis  que 
la  charg-e  de  l'autre  sera  cent  fois  plus  léi-ère?  Et  encore  que 
prend-on  au  capitaliste?  Le  superflu  seulement,  alors  qu'au 
journalier  on  prend  le  strict  nécessaire,  on  im[)ose  le  «  capital 
vivant  »  de  ses  hras. 

Mais,  objecte-t-on,  l'improporlionnalité  de  la  prestation 
personnelle  est  corrig-ée  par  les  autres  éléments,  réels,  de  la 
prestation,  qui  frappent  plus  le  riche  que  le  pauvre  ;  et  dès 
lors,  on  ne  peut  plus  soutenir  que  notre  impôt  soit  un  impôt 
de  capitation.  Si  le  riche  et  le  pauvre  sont  également  imposés 
pour  leur  [)ersonne,  le  pauvre  ne  paie  que  pour  lui,  tandis  que 
le  riche  paie  pour  tout  ce  qui  est  l'indice  de  sa  richesse,  pour 
ses  serviteurs,  ses  voitures,  ses  animaux,  en  un  mot,  pour  sa 
maison  et  pour  son  matériel  d'exploitation.  Le  propriétaire 
absent  ou  n'exploitant  pas  lui-même  a  des  fermiers  imposés  à 
sa  place.  La  charge  de  la  prestation  se  proportionne  donc  ici 
aux  facultés  du  contribuable. 

A  ce  raisonnement,  on  peut  répondre  que  la  prestation 
réelle  n'est  guère  plus  proportionnelle  elle-même  que  la  pres- 
tation personnelle.  D'abord,  en  général,  les  familles  laborieu- 
ses ont  plus  d'enfants  que  les  familles  riches.  En  second  lieu, 
le  nombre  des  serviteurs,  dans  une  propriété  rurale,  n'est  pas 
un  indice  certain  de  fortune  ;  il  répond  à  un  besoin  de  l'ex- 
ploitation, tandis  que,  dans  les  familles  riches,  les  domestiques 
sont  la  manifestation  de  l'opulence.  Or,  ces  deux  catég-ories 
de  serviteurs  sont  soumis  à  la  même  prestation.  Pour  les  ani- 
maux et  voitures,  la  loi  ne  distingue  pas  non  plus  entre  les 
équipages  de  luxe  du  rentier  et  l'attelage  étique  du  petit  culti- 
vateur. D'ailleurs,  il  est  tout  à  fait  inexact  de  dire  que  le 
nombre  des  voitures  et  animaux  attachés  à  une  exploitation 
est  en  raison  directe  de  l'importance  de  l'exploitation,  car  il 
peut  y  avoir  une  très  grande  différence  dans  la  nature  des 
terres,  dans  la  facilité  de  leur  culture,  etc. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        367 

Pour  les  propriétaires  absents,  et  qui,  dit-on,  ont  des  fer- 
miers payant  la  prestation  à  leur  place,  il  faut  faire  observer 
qu'il  existe  des  propriétés  hors  ferme  (prairies,  bois,  etc.) 
dont  les  propriétaires  vendent  eux-mêmes  les  produits  sur 
pied,  chaque  année,  et  qui  leur  rapportent  d'appréciables  re- 
venus. Or,  ces  propriétaires  ne  sont  pas  taxés  à  la  prestation. 

Si  maintenant,  sortant  du  domaine  des  abstractions  et  des 
aftirmations  théoriques,  nous  voulions  établir  par  des  faits 
concrets  l'improportionnalité  de  la  prestation,  nulle  entre- 
prise ne  serait  [)lus  facile.  A  la  tiibune  de  la  Chambre  des 
députés,  en  1898,  MM.  Dupuy-Dulemps  et  Brincard  ont  fait 
cette  démonstration  d'une  manière  péremptoire.  Prenant  des 
exemples,  le  premier,  dans  une  commune  du  département  du 
Tarn,  le  second,  dans  une  commune  de  Seine-et-Oise,  ils  ont 
montré  que  la  prestation  était  inversement  proportionnelle  au 
chiffre  des  contributions  directes,  chiffre  qui  donne  aussi 
exactement  que  possible  la  fortune  de  chacun.  Ainsi, 
M.  Dupuj-Dutemps  a  cité  le  cas  d'un  contribuable  payant 
12  francs  de  prestations  et  seulement  3  fr.  1 4  d'impôts  directs, 
tandis  qu'un  autre  contribuable,  non  imposé  à  la  prestation, 
avait  une  cote  d'impôts  directs  s'élevant  à  100  francs'.  M.  lli- 
chard  Waddington  également  a  cité,  au  Sénat,  en  1890, 
l'exemple,  dans  une  petite  commune  de  l'arrondissement  de 
Rouen  (Seine-Inférieure),  d'un  ouvrier  agricole  payant  6  francs 
de  prestations  pour  i  fr.  5o  de  contributions  directes  (sa  con- 
tribution personnelle),  soit  donc  l[00  p.  100,  alors  qu'un  cul- 
tivateur porté  au  rôle  des  contributions  pour  90  fr.  5o  doit 
37  fr.  5o  de  prestations,  soit  4op.  100  environ,  et  qu'un  autre 
contribuable,  riche  propriétaire  payant  1,991  fr.  5o  d'impôts 
directs,  n'est  taxé  à  la  prestation  que  pour  34  fr.  5o,  soit  un 
peu  plus  de   i  fr.  70  p.  100".  Pour  nous,   dans  la  commune 

1.  Séance  du  27  avril  1898,  /.  oj/'.  du  28,  Débats,  Chambre,  pp.  1289  et 
1243. 

2.  Séance  du  12  mars  iSgô,  /.  OJ/".  du  i3.  Débats,  Sénat,  pp.  181  et  s. 


308  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

de  Puy-crArurtc,  départcmont  de  la  Corrèze,  où  nous  avons 
plus  j»ar"liculièrenient  éUidié  le  jeu  de  rinipôt  des  prestations, 
nous  avons  remarqué  des  petits  propriétaires  payant  4  f''-  ôo 
ou  12  francs  de  prestations  contre  des  cotes  de  contributions 
directes  de  lo  à  3o  francs,  alors  que  les  plus  çros  proprié- 
taires de  la  commune,  qui  doivent  220  et  35o  francs  d'impôts 
directs,  ne  sont  taxés  à  la  prestation  que  pour  16  fr.  5o  et 
21  francs. 

Impuissants  à  contester  des  chiffres  si  suççestifs,  les  parti- 
sans de  la  prestation  élèvent  une  nouvelle  objection.  Pour 
apprécier  sainement,  prétendent-ils,  la  proportionnalité  de 
notre  inqxM,  il  ne  faut  pas  l'envisag-er  isolément;  il  ne  faut 
})as  le  séparer  de  l'autre  ressource  vicinale  à  côté  de  laquelle 
le  lét;islateur  l'a  placé,  des  cinq  centimes  additionnels  spéciaux 
que  les  communes  peuvent,  nous  l'avons  vu,  voter  en  même 
temps  que  les  journées  de  prestations,  et  qui  ont  pour  objet 
d'atteindre  les  facultés  imposables. 

Il  est  essentiel  de  combiner  ces  deux  éléments.  Il  faut  en- 
core supputer  les  autres  ressources  que  l'impôt  direct  fournit 
à  la  vicinalité,  et  notamment  les  centimes  facultatifs  ordi- 
naires départementaux,  les  centimes  spéciaux  départementaux 
(articles  8  et  12  de  la  loi  du  21  mai  i836),  les  centimes 
extraordinaires  votés  })Our  la  vicinalité  en  cas  d'insuffisance 
des  autres  ressources,  etc.,  etc.  Que  l'on  fasse  entrer  en  ligne 
de  compte  ces  divers  éléments  et  l'on  trouvera  que  les  charg-es 
vicinales  sont  réparties  à  peu  près  proportionnellement  à  la 
fortune  de  chacun. 

Cette  thèse  n'est  qu'ingénieuse.  M.  Casimir-Périer  en  a 
réfuté  par  des  chiffres  décisifs  la  première  partie,  celle  qui 
consiste  à  dire  que,  combinée  avec  les  cinq  centimes  spéciaux 
de  l'article  2  de  la  loi  du  21  mai  i836,  la  prestation  est  pro- 
portionnelle'. Prenant  pour  exemple  quatre  individus  inéga- 

I.  V.  l'exposé  des  motifs  de  la  proposition  de  loi  de  M.  Casimir-Périer, 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        369 

lement  riches,  inég-alement  imposés  au  rôle  des  quatre  con- 
tributions, il  a  montré  que  la  cote  vicinale  ("prestations  et  cinq 
centimes)  de  chacun  était  loin  d'être  proportionnelle  aux 
facultés  imposables;  ainsi,  pour  le  premier,  le  plus  pauvre, 
elle  représente  la  moitié,  pour  le  second,  moins  du  tiers,  pour 
le  troisième,  moins  du  quart,  et  pour  le  dernier,  gros  proprié- 
taire, moins  du  dixième  du  montant  des  quatre  contributions. 

Et  l'on  change  très  peu  de  choses  au  raisonnement  si  l'on 
ajoute  aux  cinq  centimes  spéciaux  les  autres  ressources  ci- 
dessus  désignées  et  provenant  de  l'impôt  direct.  En  effet,  les 
petits  contribuables,  ceux  qui  sont  faiblement  imposés  au 
litre  des  quatre  contributions,  paient,  proportionnellement  à 
leur  fortune,  comme  les  gros  contribuables,  leur  part  de  ces 
ressources;  de  sorte  que  ces  dernières  sont  équitablement 
réparties.  Mais  la  prestation  reste,  toujours  inégale;  son  im- 
proportionnalité originelle  subsiste,  légèrement  atténuée  si 
l'on  veut,  mais  elle  subsiste  néanmoins. 

Les  partisans  de  la  prestation  semblent  du  reste  le  com- 
prendre; car  pour  sauver  du  discrédit  leur  impôt,  ils  tentent 
alors  une  diversion  habile.  Au  surplus,  disent-ils,  le  législa- 
teur de  i836  n'a  pas  entendu  distribuer  la  charg-e  de  la  pres- 
tation eu  égard  à  la  fortune  des  contribuables  ;  c'est  sur  le 
principe,  entièrement  différent,  de  l'usag-e  des  chemins,  que 
la  taxe  repose.  On  prétend  simplement  proportionner  les 
charges  de  chacun  à  l'utilité  qu'il  retire  des  chemins;  les 
chemins  vicinaux  doivent  être  entretenus  par  ceux  qui  en 
profitent  et  dans  la  mesure  où  ils  en  profitent  ;  la  prestation 
en  nature  est  une  charge  de  l'habitation. 

Mais  c'est  un  principe  erroné  et  injuste  que  celui  qui  met 
les  chemins  vicinaux  à  la  charg-e  des  habitants  des  communes 
qu'ils  traversent,  à  la  charge  des  populations  rurales;  car  ces 


du    28  février   1882   :    /.   off.,    mars    1882,    Doc.  pari..   Annexe  n"  487, 
p.  461. 

24 


^yo  RECUEIL    DE    LÉGISLATION- 

lial)ilants,  ces  j)opulations  ne  profilent  pas  seules  do  la  bonne 
viabilité  des  chemins.  Les  cultivateurs,  qu'atteint  surtout  la 
prestation  en  frappant  leurs  instruments  de  travail,  ne  sont 
pas  les  seuls  à  se  servir  des  chemins  vicinaux  ;  les  citadins, 
touristes,  négociants,  marchands  ambulants,  industiiels  en 
usent,  les  uns  par  délassement,  les  autres  pour  l'exercice  de 
leur  profession.  On  peut  même  dii'e,  sans  crainte  d'èti'e  para- 
doxal, que  ce  sont  les  cultivateurs  qui  s'en  servent  le  moins. 
Pour  l'exploitation  de  leurs  terres,  en  effet,  pour  leurs  trans- 
ports a^^ricoles,  ils  emploient  plus  souvent  les  chemins  ruraux 
plus  nombreux  et  traversant  le  moindre  petit  hameau  ;  la  cir- 
culation commerciale  ou  industrielle,,  au  contraire,  n'a  lieu 
que  sur  des  chemins  en  bon  état,  traversant  des  ag-j^loméra- 
tions  assez  importantes.  Les  transports  agricoles,  même  lors- 
qu'ils sont  faits  sur  les  routes,  dégradent  peu  celles-ci,  car  ils 
sont  et  ne  peuvent  être,  en  général,  exécutés  que  par  des 
temps  secs,  lorsque  le  sol  n'est  pas  détrempé,  parce  que  c'est 
alors  seulement  que  le  cultivateur  peut  pénétrer  facilement 
dans  ses  terres.  Au  contraire,  les  transports  industriels  font 
subir  une  détérioration  considérable  aux  chemins,  car  ils  s'ef- 
fectuent par  tous  les  temps,  au  moyen  de  voitures  lourde- 
ment chargées  et  suivant  toutes  la  même  ornière.  Les  che- 
mins vicinaux  servent  donc  à  tous,  gens  du  pays  et  étrangers, 
citadins  et  campagnards,  oisifs  et  travailleurs.  Ils  sont  d'inté- 
rêt général  ;  ils  aboutissent  aux  grandes  routes^  ils  sont  reliés 
aux  voies  ferrées,  ils  font  communiquer  les  villes  et  les  cam- 
pagnes, facilitent  les  débouchés,  les  échanges;  ils  aident,  en 
un  mot,  au  bien-être  du  pays  tout  entier  et  sont  des  facteurs 
puissants  de  la  richesse  publique. 

Le  principe  est  donc  faux.  Mais  supposons-le  juste  un  ins- 
tant. Les  petits  propriétaires,  les  cultivateurs,  les  artisans,  les 
ouvriers  qui  habitent  loin  des  villes  et  ne  voyagent  que  rare- 
ment pourront  refuser,  au  nom  de  ce  principe,  de  payer  leur 
part,  sous  forme  de  contributions,  des  sommes  nécessaires  à 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         Syi 

l'entretien  des  routes  nationales,  à  la  construction  des  che- 
mins de  fer,  des  canaux,  des  dépenses  de  toutes  ces  voies  de 
communication  dont  ils  ne  font  pas  usag-e  et  qui  doivent  dès 
lors  être  à  la  charg-e  exclusive  de  ceux  qui  s'en  servent'. 

Enfin  (dernier  grand  reproche  adressé  à  la  prestation  en 
tant  qu'elle  est  acquittée  en  nature),  notre  taxe  est  improduc- 
tive, c'est-à-dire  qu'elle  produit  des  résultats  très  imparfaits 
et  en  tout  cas  bien  inférieurs  à  ceux  qui  seraient  obtenus 
d'ouvriers  salariés;  et  il  en  résulte  pour  les  communes  une  dé- 
perdition de  ressources  énorme. 

Au  point  de  vue  d'abord  de  la  quantité  du  travail,  il  est 
certain  que  les  prestataires,  non  habitués  à  travailler  ensem- 
ble sous  les  ordres  d'un  agent  de  l'autorité,  non  exercés  aux 
travaux  des  chemins,  perdant  du  temps  souvent  à  raison  de 
l'éloignement  des  chantiers^  écourtant  autant  que  possible  la 
durée  d'une  journée  pour  laquelle  ils  ne  reçoivent  aucune  ré- 
munération, accomplissent  moins  d'ouvrage  que  des  ouvriers 
salariés ,  professionnels  rompus  aux  travaux  qu'on  exig-e 
d'eux,  ayant  l'habitude  de  travailler  côte  à  côte,  s'entr'aidant 
mutuellement  et  stimulés  par  l'intérêt  personnel.  De  plus,  les 

I.  L'impôt  des  prestations  n'est  pas  seulement  réparti  d'une  manière  tout 
à  fait  défectueuse  entre  les  particuliers,  dans  une  même  commune;  il  offre 
encore  des  inégalités  entre  les  communes  et  entre  les  départements. 

Les  diverses  communes  d'un  même  département  d'abord  ne  payent  pas  le 
même  nombre  de  journées  de  prestations;  celles  qui  ont  des  ressources  ordi- 
naires suffisantes  n'en  payent  pas  du  tout  (elles  sont  au  nombre  de  sept  cents 
environ)  ;  d'autres,  moins  riches,  mais  cependant  encore  assez  fortunées, 
peuvent  se  contenter  de  une  ou  deux  journées;  les  communes  pauvres,  au 
contraire,  doivent  s'imposer  le  maximum  de  trois  joui'nées. 

Entre  les  divers  départements,  mêmes  inéo'alités.  Le  poids  de  l'impôt  par 
tête  de  prestataire  est  variable  suivant  les  départements  :  ici,  g  francs;  là, 
4  fr.  5o  ;  ailleurs,  3  francs  seulement.  Cela  tient  surtout  à  ce  que  le  prix 
des  journées  des  différents  éléments  imposables  n'est  pas  apprécié  à  la 
même  valeur  par  les  divers  Conseils  généraux.  Ainsi,  le  prix  de  la  journée 
d'homme  est  de  3  francs  dans  les  Ardennes  ;  de  2  francs  dans  la  Seine-Infé- 
rieure ;  I  fr.  75  c.  dans  la  Charente  et  l'Orne  ;  i  fr.  5o  c.  dans  l'Ariège, 
la  Corrèze;  i  fr.  20  c.  dans  la  Haute-Garonne;  i  franc  dans  le  Lot,  les 
Bouches-du-Rhône,  le  Finistère. 


372  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

ateliers  sont  mal  ortjanisés;  les  divers  éléments  imposables  ne 
s'y  trouvent  pas  en  heureuse  proportion,  et  des  gaspillages 
en  résultent  inévitablement  ;  ici,  c'est  la  main-d'œuvre  qui 
surabonde,  et  les  matériaux  qui  font  défaut  par  suite  du  man- 
(jue  de  voituriers  pour  les  transporter;  là,  l'inverse  se  pro- 
duit. De  plus  encore  la  surveillance  est  insuffisante;  les  sur- 
veillants sont  trop  peu  nombreux,  et  ils  peuvent,  en  outre, 
difficilement  sévir;  car  la  discipline  indispose  le  prestataire 
non  accoutumé  à  la  subir,  et  [luis  il  faut  que  les  autorités  mu- 
nici{)ales,  dans  l'intérêt  de  leur  maintien  au  pouvoir,,  se  mon- 
trent tolérantes  vis-à-vis  de  leurs  administrés. 

Au  point  de  vue  de  la  qualité  maintenant,  le  travail  des 
prestataires  est  médiocre;  ils  l'exécutent  sans  j^oùt  et,  par 
suite,  sans  précision;  ils  n'ont  pas  l'habitude  de  faire  de  tels 
travaux  chez  eux;  bien  souvent^  c'est  un  tailleur,  un  cordon- 
nier, un  horloger,  auquel  le  maniement  des  pioches,  pelles, 
masses  n'est  pas  familier.  La  plupart  des  prestataires  sont 
incapables  d'exécuter  les  travaux  d'art  qui  sont  parfois  néces- 
saires. Il  en  serait  autrement  avec  des  ouvriers  salariés. 

Ces  inconvénients,  applicables  surtout  aux  travaux  faits  à 
la  journée,  sont  moindres,  disparaissent  même  complètement, 
affirment  les  défenseurs  de  la  prestation  en  nature,  lorsque 
l'acquittement  de  l'impôt  a  lieu  à  la  tâche.  Au  point  de  vue  de 
la  quantité,  il  est  vrai  de  dire  que  le  travail  est  beaucoup  plus 
abondant  à  la  tâche  qu'à  la  journée;  mais  il  ne  lui  est  pas 
supérieur  au  point  de  vue  de  la  qualité;  au  contraire,  car  le 
prestataire  a  hâte  d'être  libéré  de  son  obligation.  D'ailleurs, 
le  mode  de  libération  à  la  tâche,  quoique  se  généralisant  assez 
vite  depuis  quelques  années,  n'est  encore  usité  que  pour  la 
moitié  environ  du  total  des  prestations  en  nature. 

La  perte  de  ressources  qu'entraîne  pour  les  communes  l'im- 
productivité de  la  prestation  a  été  diversement  appréciée.  Les 
uns  l'ont  évaluée  à  76  %  du  montant  en  argent  des  pres- 
tations, les  autres  à  la  moitié,  les  autres  à  un  tiers,  d'autres 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.        373 

enfin  à  un  cinquième  ou  à  un  sixième.  M.  Dupuy-Dutemps 
reconnaît  une  moins-value  g-lobale  de  4oo,ooo  francs  par  an 
environ  '  ;  mais  il  est  fort  au-clessous  de  la  vérité,  car  les 
chiffres  qu'il  donne  lui  ont  été  fournis  par  l'administration; 
or,  on  peut  bien  penser  que  celle-ci  n'a  pas  voulu  trop  déni- 
g-rer  un  impôt  dont  elle  assure  le  fonctionnement.  Nous  esti- 
mons, nous,  que  pour  être  juste,  il  faut  adopter  le  chiffre 
moyen  de  un  tiers;  cela  fait  donc  une  perte  de  20  millions 
chaque  année  et  une  perte  globale  de  plus  de  5oo  millions 
depuis  i836. 

Tels  sont,  résumés  aussi  brièvement  que  possible,  les  griefs 
principaux  que  l'on  élève  contre  la  prestation  et  les  raisons 
que  l'on  oppose  à  ces  g-riefs.  Il  est  un  dernier  arg-ument 
cependant  que  les  partisans  de  notre  impôt  mettent  triompha- 
lement en  avant  pour  justifier  son  maintien,  et  dont  il  nous 
faut  dire  un  mot.  Cet  argument  consiste  à  invoquer  les  ser- 
vices rendus  à  notre  vicinalité  par  la  prestation;  c'est  à  elle 
que  l'on  doit  cet  admirable  réseau  de  chemins  vicinaux  qui 
couvre  notre  pays  et  dont  nous  avons  le  droit  d'être  fiers  parce 
qu'aucune  autre  nation  n'en  possède  de  semblable;  comment 
dès  lors  peut-on  contester  son  efficacité  ?  Mais  devons-nous  à 
la  prestation  seule  ce  magnifique  réseau  vicinal  que  l'étrang-er 
nous  envie?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Nous  le  devons  aussi  à 
r obligation  édictée  en  i836  pour  les  communes  de  créer  les 
ressources  nécessaires  à  l'entretien  des  chemins,  alors  qu'avant 
cette  époque,  le  vole  des  ressources  vicinales  était  purement 
facultatif.  Nous  le  devons  aux  ressources  que  l'impôt  direct 
nous  fournit  sous  forme  de  centimes,  et  qui  sont  appliquées  aux 
chemins  vicinaux.  Nous  le  devons  au  personnel  intellig-ent  et 
actif  du  service  vicinal,  qui  a  tout  mis  en  œuvre  pour  améliorer 
nos  voies  de  communication.  Nous  le  devons  enfin  à  la  création 


I.  Rapport   de  M.  Dupuy-Dutemps  du  27  juin   1891  :  Journal  officiel 
du  i5  août  i8()i,  Doc.  pari..  Chambre  des  députés,  pp.  i534  et  suiv. 


874  RECUEIL    DE    LF:GISLATI0N. 

de  chemins  de  fer,  de  canaux,  qui  ont  provoqué  la  construc- 
tion de  chemins  d'accès.  Que  si,  du  reste,  la  prestation  a  été 
très  bienfaisante,  elle  l'a  surtout  été  dans  le  passé,  au  mo- 
ment où  notre  réseau  était  dans  la  période  de  construction; 
mais  maintenant  notre  réseau  vicinal  est  presque  achevé,  nous 
sommes  dans  la  période  d'entretien  et  la  prestation  ne  peut 
plus  guère  nous  être  utile,  parce  que  c'est  un  instrument  trop 
imparfait,  trop  difficilement  maniable.  Et  d'ailleurs,  les  servi- 
ces rendus  par  la  prestation  en  nature  sont-ils  un  titre  suffi- 
sant au  maintien  de  cet  impôt  ?  Est-ce  qu'il  n'est  pas  permis 
de  penser  que  si  l'on  avait  eu  en  argent  les  5oo  millions  per- 
dus par  le  fait  de  cette  taxe,  notre  réseau  vicinal  serait  encore 
plus  développé,  plus  merveilleux  ? 


Les  critiques  appellent  naturellement  les  propositions  de 
réforme.  Nombreuses  ont  été  ces  propositions  touchant 
l'impôt  des  prestations.  Jusqu'en  1908,  aucune  cependant  n'a 
abouti.  On  peut  les  classer  en  deux  grandes  catégories  : 
1°  celles  qui  conservent  notre  impôt  et  visent  seulement  à 
en  améliorer  l'assiette  dans  le  sens  de  la  proportionnalité; 
2"  celles  qui  demandent  la  suppression  de  la  prestation  et  son 
remplacement  par  d'autres  ressources  d'origines  diverses. 
Dans  la  première  classe,  les  systèmes  imaginés  sont  nombreux. 
Il  faut  surtout  signaler  :  une  proposition  émanée  d'un  mem- 
bre de  la  Commission  de  revision  de  la  législation  vicinale  à 
l'Assemblée  législative  de  1849;  une  proposition  de  M.  Casi- 
mir-Périer  du  18  février  1882,  et  un  contre-projet  présenté 
par  M.  Philippon  à  la  Chambre  des  députés,  le  27  avril  1898. 
Nous  n'examinerons  pas  un  à  un  ces  trois  systèmes,  car 
aujourd'hui  la  seule  modification  de  lassiette  de  la  prestation 
n'est  plus  guère  réclamée;  la  faveur  va  surtout  aux  proposi- 
tions de  la  seconde  catégorie.  Disons  toutefois  que  l'idée  qui 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         875 

se  retrouve  au  fond  de  tous  ces  systèmes,  plus  ou  inoins  ingé- 
nieux et  plus  ou  moins  compliqués,  et  qui  les  caractérise, 
consiste  à  étal)lir  des  classifications  de  redevables,  d'après  le 
chiffre  de  leurs  contributions  directes,  et  à  faire  varier  le  nom- 
bre de  journées  à  imposer  proportionnellement  aux  cotes  de 
contributions  de  ces  redevables.  Ces  systèmes  doivent  être 
écartés,  car  les  classifications  qu'ils  établissent  n'aboutissent 
qu'à  des  inégalités  choquantes  et  beaucoup  plus  grandes  que 
celles  provenant  du  système  actuel;  il  ne  peut,  du  reste,  en 
être  différemment,  attendu  que,  pour  les  rendre  applicables, 
on  est  obligé  de  réduire  le  plus  possible  le  nombre  des  caté- 
gories et  à  laisser  subsister  entre  elles  des  écarts  très  sensibles 
qui,  pour  beaucoup  de  contribuables^  détruisent  absolument 
la  proportionnalité  que  l'on  voulait  réaliser. 

Les  systèmes  de  la  seconde  catégorie  se  subdivisent  eux- 
mêmes  en  trois  groupes  : 

A.  —  Les  systèmes  qui  transforment  la  prestation  en  un 
impôt  d'Etat. 

B.  —  Les  systèmes  qui  la  remplacent  par  un  impôt  dépar- 
temental. 

C.  —  Les  systèmes  qui  lui  substituent  un  impôt  communal 
formé  par  des  centimes  additionnels  aux  quatre  contributions 
directes. 

A.  —  Les  partisans  d'un  impôt  d'Etat  remplaçant  la  pres- 
tation supprimée  font  valoir,  à  l'appui  de  leur  thèse,  le  carac- 
tère d'utilité  générale,  d'intérêt  national  des  chemins  vicinaux, 
à  l'égal  des  chemins  de  fer,  des  canaux,  des  routes  nationa- 
les. La  situation,  disent-ils,  s'est  profondément  modifiée 
depuis  i836,  et  les  chemins  vicinaux  qui,  à  cette  époque,  ne 
servaient,  à  raison  de  leur  impraticabilité  et  de  la  rareté  des 
vovages,  qu'aux  populations  des  communes  sur  le  territoire 
desquelles  ils  étaient  établis,  et  par  suite  étaient  justement 
mis  à  la  charg-e  de  ces  communes,  servent  aujourd'hui  à  la 
circulation  générale  et  sont  un  des  principaux  éléments  de  la 


376  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

prospérité  nationale  ;  il  est  dès  lors  logique  et  équitable,  puis- 
qu'ils sont  utiles  à  tous,  d'en  faire  supporter  les  charges  à 
tous.  «  Notre  vicinal! té,  dit  un  des  partisans  les  plus  déter- 
minés de  ce  système,  M.  Bourgeois,  député  du  Jura,  joue 
dans  l'ensemble  des  actes  qui  constituent  la  vie  d'un  pays  un 
rôle  aussi  indispensable  que  le  réseau  artériel  dans  l'économie 
animale.  Elle  intéresse  le  pays  tout  entier;  pourquoi  donc 
n'y  aurait-il  qu'une  partie  du  pays,  et  celle  qui  localement 
en  tire  le  moins  de  bénéfices,  qui  devrait  en  supporter  tous 
les  frais?  '  0  On  invoque  ensuite,  en  faveur  d'un  impôt  d'Etat, 
les  inégalités  que  le  système  de  i836  crée  entre  les  commu- 
nes, n'ayant  aucun  égard  à  la  situation  budgétaire  de  celles-ci 
et  accablant  les  communes  pauvres,  à  territoire  étendu,  les 
communes  rurales,  tandis  que  les  villes  et  celles  des  commu- 
nes rurales  qui  jouissent  d'un  budget  abondamment  pourvu 
en  sont  totalement  exemptes^  et  que  celles  qui,  sans  être  aussi 
prospères  que  les  précédentes,  ont  cependant  quelques  excé- 
dents, n'ont  qu'un  léger  sacrifice  à  s'imposer  en  votant  seu- 
lement une  ou  deux  journées  de  prestations^ 

Théoriquement,  le  remplacement  de  la  prestation  par  un 
impôt  d'Etat  est  la  meilleure  solution  de  notre  problème. 
Mais  les  difficultés  pratiques  sont  nombreuses  et  peut-être 
insurmontables,  à  l'époque  où  nous  sommes  tout  au  moins. 
En  quoi  consistera,  en  effet,  cet  impôt  d'Etat  qu'on  préconise 
comme  remède  aux  maux  de  la  prestation?  En  des  centimes 
additionnels  généraux,  disent  les  uns,  c'est-à-dire  en  de  nou- 
veaux impôts.   Or,    une  politique   financière    prudente,    dit  : 

1.  Rapport  présenté  par  M.  Bourgeois  (Jura),  le  7  mars  1889.  /.  off., 
Doc.  Pari.,  Chambre  des  députés,  Annexe  no  8,574,  p.  596. 

2.  Parmi  les  propositions  remplaçant  la  prestation  par  un  impôt  d'Etat, 
signalons  une  proposition  de  M.  Bourgeois  (Jura),  du  27  mai  i886  :  J. 
off.,  Doc.  pari.,  Chambre,  Annexe  no  786,  p.  1764;  une  proposition  de 
M.  Peyrusse  du  20  mai  1890  :  J.  off.,  Doc.  pari.,  Chambre,  Annexe  n»  576, 
p.  854;  une  autre  proposition  de  M.  Bourgeois  du  i4  juin  1890  :  J.  off., 
Doc.  Pari.,  Chambre,  Annexe  no  666,  p.  1159,  etc.,  etc. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         877 

«  Ni  emprunts,  ni  impôts  nouveaux.  »  C'est  qu'en  effet  la 
limite  des  facultés  contributives  semble  atteinte.  Impossible 
donc  de  rien  demander  au  budget  général  de  l'Etat.  Un 
impôt  sur  le  revenu,  dit-on,  fournirait  les  sommes  nécessai- 
res au  rachat  de  la  prestation.  Mais  l'établissement  d'un  tel 
impôt  est  une  entreprise  difficile  et  long-ue  et  qu'on  ne  voit 
pas  bien  tentée  dans  le  but  spécial  et  limité,  en  somme,  qui 
nous  intéresse.  On  a  proposé  d'autre  part  d'affecter  au  rachat 
de  la  prestation  le  produit  de  diverses  économies  à  réaliser, 
le  produit  de  grands  monopoles  à  établir  (monopoles  de 
l'alcool,  des  assurances,  etc.).  Mais  chacun  sait  combien  il  est 
malaisé  de  réaliser  des  économies  à  notre  époque  de  budgets 
sans  cesse  grossissants  et  péniblement  équilibrés,  et  combien 
est  controversée  cette  question  de  la  constitution  de  g-rands 
monopoles  d'Etat.  Enfin,  on  dit,  pour  écarter  l'impôt  d'Etat, 
que  les  chemins  vicinaux,  s'ils  ont  une  utilité  générale  incon- 
testable^  ont  une  utilité  locale  plus  grande,  et  que  les  mettre 
à  la  charge  de  l'Etat  c'est  demander  un  sacrifice  injuste 
aux  départements  et  aux  communes  qui  ont  déjà  beaucoup 
dépensé  pour  leur  réseau  vicinal  (sacrifice  qui  constituerait 
un  profit  immérité  pour  les  départements  et  les  communes 
qui  ont  peu  fait  dans  le  même  but);  c'est^  en  même  temps, 
dépouiller  les  communes  Ccai'  il  est  à  craindre  que  l'Etat 
fournissant  les  ressources  ne  s'empare  de  l'administration  des 
chemins)  d'un  élément  de  leur  patrimoine  qu'elles  sont  mieux 
à  même  de  gérer  que  l'Etat,  à  raison  de  leur  connaissance 
plus  complète  des  besoins  locaux;  c'est  centraliser  à  outrance, 
alors  que  la  tendance  actuelle  est  à  une  large  décentralisation 
et   à  l'extension  des  franchises  municipales. 

B.  —  Les  partisans  de  la  transformation  de  la  prestation  en 
un  impôt  départemental,  sans  toutefois  prétendre  que  les 
chemins  vicinaux  sont  d'utilité  exclusivement  nationale,  pro- 
testent néanmoins  contre  le  caractère  communal  donné  au 
service  de  la  vicinalité  par  le  législateur  de  i836;  et  prenant 


^7^  UKCtJKIL    DE    LÉGISLATION. 

iiii  jll^l<'  iiiilicii  (Milrc  les  deux  llit'orics  opposées,  ils  procla- 
ment le  caractère  d'inlérèt  rég^ional  des  chemins  vicinaux 
et  proposent  dès  lors  d'en  faire  supporter  les  cliari^-es  au  bud- 
get du  département,  par  la  création  de  centimes  additionnels 
départementaux.  Ce  système,  disent-ils,  a  l'avantage  de  sup- 
primer les  inégalités  entre  communes  et  de  rétablir  la  pro- 
portionnalité de  l'impôt  entre  les  particuliers,  dans  une  même 
commune". 

Ce  système  est  plus  facilement  applicable  que  le  précédent. 
INIais  on  le  combat  eu  montrant  (ju'il  laisse  subsister  des  iné- 
galités graves  dans  la  répartition  des  charges  vicinales  entre 
les  départements,  qu'il  impose  un  sacrifice  minime  à  certains 
d'entre  eux,  aux  riches,  alors  qu'il  écrase  les  autres,  plus  pau- 
vres (le  nombre  des  centimes  à  voter  devant  varier  de  o  c.  548 
dans  la  Seine,  à  44  c.  4  dans  les  Landes  et  46  centimes  dans 
la  Corse).  Enfin,  la  nouvelle  charge  pèserait  d'une  manière 
égale  sur  les  communes  qui  se  seraient  imposées  des  sacrifices 
considérables  en  faveur  de  leur  vicinalité  et  sur  celles  qui 
n'auraient  pas  fait  de  semblables  dépenses  ;  ce  qui  serait 
injuste. 

C.  —  Les  systèmes  enfin  du  troisième  et  dernier  groupe  de 
systèmes  supprimant  la  prestation  substituent  à  cet  impôt  une 
taxe  communale  constituée  par  des  centimes  additionnels  aux 
quatre  contributions  directes.  Ce  sont  les  systèmes  les  plus 
timides,  les  plus  modérés,  car  ils  restent  fidèles  au  principe  de 
l'utilité  locale  des  chemins  vicinaux,  en  faveur  duquel  ils  invo- 
quent la  nécessité  de  maintenir  intact  le  patrimoine  matériel 
et  moral  des  communes  ;  ils  se  préoccupent  seulement  d'assu- 
rer une  répartition  proportionnelle  des  dépenses  vicinales  en- 
tre les  contribuables  de  la  commune.  Mais  ce  sont  aussi  les 


I .  V.  en  ce  sens  la  proposition  de  loi  de  M.  Albert  Gallot  du  i8  mars  1901 , 
J.  off.,  Doc.  pari.,  Chambre  des  députés.  Annexe  no  2271,  pp.  211  et  s.. 
et  la  proposition  de  loi  de  M.  Lucien  Hubert  du  19  novembre  igoS,  /.  ojff.j 
Doc.  pari.,  Chambre  des  députés,  Annexe  no  i3o5,  pp.  161  et  s. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         379 

systèmes  le  plus  fréquemment  proposés;  précisément  sans  doute 
parce  qu'ils  n'apportent  pas  à  notre  proi>lème  une  solution 
trop  révolutionnaire. 

Ace  groupe  appartient  la  réforme  réalisée  en  1908. 

MM.  de  la  Pasture  et  Goupil  de  Préfeln,  en  1824  et  en  i836, 
préconisent  comme  base  de  répartition  de  la  prestation  les 
quatre  contributions  directes. 

La  Commission  extraparlementaire  des  prestations  propose, 
en  1848,  le  rachat  par  des  centimes  communaux. 

Ce  mojen  est  l'objet  de  plusieurs  amendements  à  l'Assem- 
blée lég-islative  en  1849  ^^  ^^^  i85o. 

En  1876,  le  système  est  repris  par  MM.  Escanyé,  Massot  et 
Uoug-é,  députés,  qui  demandent  que,  dans  toutes  les  communes, 
sur  la  demande  du  Conseil  municipal  et  avec  l'approbation  du 
Conseil  général,  la  prestation  puisse  être  transformée  en  un 
impôt  exclusivement  pécuniaire  et  proportionnel,  en  centimes 
additionnels  calculés  de  manière  à  fournir  une  somme  égale  au 
produit  moyen  (diminué  d'un  huitième)  de  la  prestation  pen- 
dant les  dix  dernières  années'.  Sur  un  rapport  favorable  de 
M.  Casimir-Périer,  au  nom  de  la  Commission  des  prestations, 
la  proposition  Escanyé  est  renvoyée  à  l'examen  d'une  Commis- 
sion spéciale^.  JMais  elle  n'aboutit  pas,  par  suite  de  la  dissolu- 
tion de  la  Chambre  des  députés. 

Le  21  novembre  1881,  MM.  Antonin  Dubost  et  de  la  Porte 
proposent  d'accorder  aux  Conseils  municipaux  le  droit  de 
«  substituer  aux  trois  journées  de  prestation  un  nombre  de 
centimes  additionnels  au  principal  des  quatre  contributions 
directes,  calculé  de  manière  à  fournir  une  somme  équiva- 
lente-'' )>. 


1.  J.  njf.  du  2  juin  1876,  Annexe  u'-"  i3o,  p.  3777. 

2.  Rapport  de  M.  Casimir-Périer,  déposé  le  8  août  1876.  /.  oJJ.  du  9  no- 
vembre 1876,  Annexe  no  484,  p-  80G7. 

3.  /.  off.,  session  extraord.  1881,  Doc.  pari.,  (".liambre,  Annexe  no  iio, 
p.  1792. 


38o  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

M.  Aiiloiiin  Dul)ost  reprend  la  même  proposition  au  début 
de  la  lég-islature  suivante,  le  i5  novembre  1886'. 

Le  3o  juin  1888,  c'est  le  Gouvernement  rpii,  dans  la  per- 
sonne de  M.  Floquet,  ministre  de  l'Intérieur,  président  du 
Conseil,  dépose  sur  le  bureau  de  la  Chambre  des  députés  un 
projet  de  loi  tendant  au  rachat  obligatoire  de  la  prestation  par 
une  taxe  municipale  et  spéciale  répartie  proportionnellement 
aux  quatre  contributions  directes^.  Avant  de  soumettre  le 
projet  à  la  discussion  du  Parlement,  le  Gouvernement  décide 
de  le  présenter  à  l'appréciation  des  Conseils  y-énéraux.  Un 
fjuestionnaire,  préparé  dans  ce  but  par  M.  Léon  Bourgeois 
(Marne),  alors  sous-secrétaire  d'Etat  au  Ministère  de  l'Inté- 
rieur, est  envové  aux  assemblées  départementales  qui  désap- 
prouvent le  projet  et  demandent  en  grande  majorité  le  main- 
tien du  statu  qao. 

La  proposition  faite  par  M.  A.  Dubost  en  1881  et  en  1886 
est  encore  reprise  par  son  auteur  le  3o  novembre  1889,  au 
début  de  la  législature  de  1889 -''. 

Deux  jours  plus  tard,  le  2  décembre,  MM.  Brincard,  Hauss- 
mann,  Gauthier  de  Clagny,  Argeliés,  députés  de  Seine-et-Oise, 
complètent  la  proposition  de  M.  Dubost  par  l'octroi  aux  con- 
tribuables de  la  faculté  de  libération  en  nature  de  la  taxe 
nouvelle^. 

Les  deux  propositions  Dubost  et  Brincard  sont  renvoyées  à 
l'examen  d'une  Commission  spéciale,  en  même  temps  que 
deux  autres  propositions,  l'une  de  INI.  Peyrusse,  l'autre  de 
M.  Bourgeois  f  Jura)  ;  et  tendant  toutes  les  deux  à  l'institution 
d'un  impôt  d'Etat  en  remplacement  de  la  prestation.  M,  Diipuy- 


1.  Annexe  no  1248,  p.  1064. 

2.  J.  off.,  session  ordinaire  1888,  Doc.  pari..  Chambre,  Annexe  n»  2869, 
p.  906. 

3.  Annexe  no  128,  p.  249. 

4.  /.  off.,  Doc.  pari.,  Chambre,  Annexe  n»  i3i,  à  la  séance  du  2  décem- 
bre 1889,  page  252. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         38 1 

Dutemps  dépose  le  27  juin  1891  un  ra|)port  au  nom  de  la 
Commission'.  Ce  rapport  contient  le  texte  de  la  proposition 
élaborée  par  la  Commission  et  dont  les  dispositions  principa- 
les sont  empruntées  aux  deux  propositions  Dubost  et  Brin- 
card.  Comme  M.  A.  Dubost,  en  ellet,  la  Commission  adopte 
le  principe  du  rachat  facultatif  par  des  centimes  communaux; 
et  comme  M.  Brincard,  elle  reconnaît  aux  redevables  la  faculté 
de  se  libérer  par  des  travaux,  mais  avec  cette  restriction  que 
toutes  les  cotes  d'une  valeur  inférieure  au  prix  d'une  journée 
de  travail  seiont  exig-ibles  en  ar;;ent,  et  que  celles  qui  équivau- 
dront à  trente  journées  ou  plus  ne  pourront  être  acquittées 
en  nature  que  jusqu'à  concurrence  d'un  tiers.  Enfin,  la  Com- 
mission autorise  les  Conseils  municipaux  qui  le  désireront  à 
ne  supprimer  la  prestation  qu'en  partie;  mais  la  prestation  des 
animaux  et  voitures  ne  peut  être  remplacée  avant  que  la  pies- 
tation  individuelle  (hommes)  ait  été  supprimée. 

La  {)roposilion  de  la  Commission  vient  devant  la  Chambre 
des  députés  le  16  janvier  1892.  Après  un  discours  de 
M.  Viger,  en  partie  hostile  à  la  réforme,  deux  discours  favo- 
rables de  MM.  Brincard  et  Dupuy-Dutemps,  et  une  ardente 
harangue  de  M.  Bourg'eois  (Jura)  contre  la  prestation,  la  pro- 
position est  votée  en  première  lecture". 

La  deuxième  délibération,  à  peine  entamée  à  la  séance  du 

26  avril    de    l'année    suivante,    se    poursuit    le    lendeniaiii 

27  avril  1893.  On  y  entend  MM.  Dupuy-Dutemps,  rappor- 
teur, et  Brincard,  qui  appuient  avec  chaleur  la  réforme,  et 
M.  Bourgeois  qui  la  combat  vigoureusement.  Un  contre-projet 
dudit  M.  Bourgeois,  établissant,  à  la  place  de  la  prestation, 
un  impôt  de  10  centimes  par  1,000  francs  sur  le  capital  et  de 
5o  centimes  par  100  francs  sur  tous  les  revenus  au-dessus  de 
2,000  francs,  est  promptement  écarté  par  368  voix  contre  106. 


1.  /.  f)ff.  du  i5  août  i8gi,  Doc.  pari.,  Chambre,  p.  i534  et  s. 

2.  /.  ttjf.  du  17  janvier  1892,  Débats,  Chambre  des  députés,  pp.  10  et  s. 


38'i  RECUEIL    DE    LKCISLATION. 

El,  après  quelques  lég-ères  uiodificalious  de  détail,  notamment 
la  suppression  de  l'article  8  reslriolifde  la  faculté  d'acquitte- 
ment en  nature,  la  i)roposilion  est  votée  à  cette  môme  séance 
du  27  avril  '. 

Elle  est  aussitôt  transmise  au  Sénat  qui  nomme  une  Com- 
missiou  j)()ur  l'étudieT-.  M.  Emile  Labiche  est  chargé  do  rapport. 
II  dépose  un  premier  rapport,  provisoire,  le  20  juillet  iSqS, 
par  lequel,  après  un  résumé  des  études  déjà  faites  par  la 
Commission,  il  sollicite  du  Gouvernement  un  complément  de 
renseignements  sur  diverses  questions.  Le  rapport  définitif 
est  présenté  par  M.  Labiche  le  19  février  189.5;  il  conclut  au 
vote  du  texte  de  la  Chambre,  modifié  toutefois  sur  quelques 
points;  ainsi,  par  exemple,  il  est  ajouté  que,  lorsque  le  rem- 
placement de  la  prestation  exigera  plus  de  20  centimes  addi- 
tionnels, la  délibération  du  Conseil  municipal  devra  être 
approuvée  par  le  Préfet,  après  avis  conforme  du  Conseil  géné- 
ral ;  ainsi,  encore,  on  limite  à  six  kilomètres  la  distance 
extrême  à  laquelle  les  contribuables  se  libérant  en  nature 
pourront  être  envoyés'. 

La  discussion  du  projet  ainsi  remanié  commence  au  Sénat  le 
28  février  1896.  Elle  est  courte,  mais  ardente.  M.  Buffet,  le 
principal  adversaire  de  la  réforme,  demande  d'abord  le  ren- 
voi à  la  Commission  des  finances,  qui  ne  lui  est  pas  accordé  ; 
il  prononce  ensuite  un  très  vif  discours  dans  lequel  il  combat 
à  fond  toutes  les  dispositions  essentielles  du  projet,  en  se  pla- 
çant surtout  au  point  de  vue  de  ses  conséquences  financières 
générales.  La  réplique  du  rapporteur^  M.  Labiche,  est  non 
moins  énergique.  Les  amendements  sont  réservés  pour  la 
seconde  lecture  et  le  projet  est  voté  le  même  jour^  28  février-^. 
Le  projet  reparaît  à  l'ordre  du  jour  de  la  Haute-Assemblée  le 
II   mars  1895.   M.  Buffet  demande  l'ajournement,  pour  qu'il 

1.  /.  officiel  du  28  avril  1898,  Débats,  Chambre,  pp.  1287-1248. 

2.  /.  officiel  du  29  avril  iSgS,  Doc.  Pari.,  Sénat,  p.  21  et  s. 

3.  /.  officiel  du  iT  mars  1890,  Débats,  Sénat,  p.  89  et  s. 


l'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale.         383 

soit  permis  de  ratlacher  la  réforme  des  prestations  à  une 
refonte  complète  de  la  lég-islation  vicinale  et  de  consulter  les 
Conseils  g-énéraux:  i32  voix  contre  io4  repoussent  l'ajourne- 
ment proposé.  Trois  amendements  présentés  par  MM.  Hervé 
de  Saisy,  Girault  (du  Cher)  et  Buffet,  et  tendant  au  rempla- 
cement de  la  prestation  par  des  centimes  départementaux,  sont 
successivement  écartés'.  Le  lendemain,  12  mars,  M.  Baudens 
demande,  par  voie  d'amendement,  que  la  réforme  soit  res- 
treinte aux  communes  de  plus  de  six  mille  âmes.  M.  Tra- 
rieux,  garde  des  sceaux,  fait  repousser  cet  amendement.  Mais 
M.  Sébline  parvient  à  faire  prendre  en  considération  un 
amendement  tendant  à  rendre  obligatoire  le  rachat  de  la  pres- 
tation individuelle.  En  présence  de  ce  fait,  le  rapporteur  lui- 
même  propose  au  Sénat  d'ajourner  la  discussion  jusqu'à  ce 
que  le  Gouvernement  ait  pu  consulter  les  Préfets  et  les  Con- 
seils g-énéraux  sur  les  conséquences  qu'entraînerait  l'adoption 
définitive  de  l'amendement  Sébline^. 

Les  réponses  des  assemblées  départementales  sont  nette- 
ment défavorables  à  la  suppression  oblig-atoire  de  la  presta- 
tion individuelle;  la  majorité  se  prononce  également  en  faveur 
du  statu  quo"^.  Cependant,  dans  un  rapport  supplémentaire 
déposé  le  26  novembre  1897,  M.  Labiche,  d'accord  avec  le 
g-ouvernement,  propose  au  Sénat  le  vote  du  projet  déjà 
adopté  en  première  lecture  ^  Les  débats  sont  repris  le  9  dé- 
cembre 1897.  ^ï-  Baudens  combat  la  réforme,  infatigablement 
soutenue  par  le  rapporteur.  Une  partie  de  l'article  premier 
est  votée;  mais  à  la  suite  d'une  vive  discussion  portant   sur 

1.  /.  off.  du  12  mars  1895,  Débats,  Séiial,  pp.  166  et  s. 

2.  /.  off".  des  i3  et  i4  mars  1890,  Débats,  Séuat,  pp.  179  et  s.  et  pp.  189 
et  s. 

3.  V.  les  résultats  détaillés  de  cette  enquête  dans  le  rapport  de  M.  Mas- 
tier,  directeur  de  l'administration  départementale  et  communale  au  minis- 
tère de  l'intérieur,  Paris,  Imprimerie  nationale. 

4.  J.  off.,  session  extraord.  de  1897,  ^^c.  pari.,  Sénat,  Annexe  q»  87, 
p.  C25. 


384  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

l'interprétation  à  donner  aux  avis  des  Conseils  généraux,  le 
débat  est  renvoyé  à  huitaine'.  Il  n'est  repris  que  le  26  jan- 
vier 1898.  Attaquée  de  nouveau  avec  vi<5-ueur  par  MM.  Bau- 
dens,  Rolland  et  Sébline,  la  réforme  échoue,  quoique  très 
habilement  soutenue  par  MM.  Labiche  et  A.  Dubost  ;  l'en- 
semble de  l'article  premier  est,  en  effet,  rejeté  par  126  voix 
contre  108.  Un  contre-projet  de  M.  Baudens,  destiné  à  amé- 
liorer l'assiette  de  la  prestation,  est  pris  ensuite  en  considé- 
ration et  renvoyé  à  la  commission.  Mais  celle-ci  n'a  jamais 
fait  connaître  son  sentiment  sur  le  contre-projet,  qui  n'a  pas 
reparu  à  l'ordre  du  jour  du  Sénat  ^.  Tels  sont  les  antécédents  de 
la  réforme  de  igoS.  Voyons  maintenant  la  réforme  elle-même. 
(.4  suivre.)  A.  Ségalat. 

1.  J.  oj}.  du  10  décembre  1897,  Débats,  Sénat,  pp.  1887  et  s. 

2.  /.  off.  du  2O  janvier  1898,  Débuts,  Sénat,  pp.  i[\  et  s. 


LES  BÉNÉFICIAIRES  DE  LA  LOI  00  2!  JOILLET ISOÏ 

(DÉGRÈVEMENT  DES  PETITES  COTES  FONCIÈRES) 


La  loi  du  21  juillet  1897  a  eu  pour  but  d'atténuer  la 
charge  de  l'impôt  foncier  pour  les  petits  propriétaires  ru- 
raux :  elle  dégrève  de  la  totalité  les  cotes  de  moins  de  10  fr. 
(part  de  l'Etat)  et  partiellement  celles  de  10  à  26  francs', 
lorsque  la  contribution  personnelle-mobilière  de  l'intéressé 
n'est  pas  supérieure  à  20  francs.  A  raison  de  l'extrême  mor- 
cellement de  la  propriété  foncière  en  France,  le  nombre  des 
bénéficiaires  de  cette  loi  devait  être  considérable  :  il  a  atteint, 
en  190.3,  le  chiffre  de  3,202,175  propriétaires  représentant 
5,4o5,o32  cotes  foncières^. 

Pour  juger  la  portée  de  la  loi  de  1897,  on  s'est  demandé 
à  qui  elle  s'applique,  quelle  catégorie  de  la  population  elle 


1.  Les  cotes  de  10  à  i5  francs  sont  dégrevées  des  trois  quarts;  celle  de 
i5  à  20,  de  moitié;  celles  de  20  à  aS,  du  quart. 

2.  Annuaire  des  contributions  directes,  1908,  p.  67.  On  sait  qu'il  faut 
bien  se  garder  de  confondre  le  nombre  des  propriétaires  et  celui  des  cotes 
foncières;  il  y  a  beaucoup  plus  de  propriétaires  ([ue  de  cotes  foncières  : 
la  cote  (ou  quote  part)  foncière  est  le  montant  de  l'impôt  foncier  frappant 
un  contribuable  dans  une  commune  déterminée;  si  une  même  propriété 
s'étend  sur  trois  communes  différentes,  il  y  a  trois  cotes  et  un  seul  pro- 
priétaire. Souvent  même,  malgré  la  réunion,  dans  la  même  commune,  de 
plusieurs  parcelles  sur  la  tête  d'un  même  propriétaire,  notamment  par  héri- 
tage, les  percepteurs,  intéressés  à  la  multiplication  des  cotes,  négligent 
de  les  réunir. 

25 


386  RECUEIL    DR    LÉGISLATION. 

favoiisc.    A    ci'i  ri^aid,   des  asscrlioiis  assez  ('Iraiii'es  ont   ôté 
émises;  nous  allons  les  rappeler  et  essayer  de   les   mettre  au 

La  (juestion  est  d'importance,  puisquelle  vise  plus  de  trois 
millions  de  contribuables,  et  aussi  d'actualité,  à  raison  de  la 
revision  possible  de  notre  système  fl'impôls  directs.  Le  projet 
d'impôt  sur  !<'  in'nciiii,  (b'-posé  par  M.  K()u\ier,  abrf)i^eait,  en 
effet,  la  loi  de  1897.  J^ors  de  la  discussion  du  projet  à  la 
Cliand)re,  divers  orateurs,  JVL  Jaurès  notamment,  criti(pu''rent 
vivement  celte  dis{)osition  et  insistèrent  pour  le  maintien  du 
dégrèvement'.  Sans  doute,  s'il  est  iimtile,  s'il  ne  bénéficie  (pi'à 
des  contribuables  jxmi  int(''i'essants,  il  vaut  mieux  le  suppri- 
mer et  accroître  du  même  couj)  de  «piinze  millions  le  rende- 
ment de  rim[)ôt  foncier^. 

Une  première  et  très  y;rave  difficulté  se  pose  dès  que  l'on 
veut  être  renseig"né  sur  les  bénéficiaires  du  dégrèvement  :  elle 
résulte  de  l'extrême  inégalité  de  l'impôt  foncier  suivant  les 
départements,  les  communes  et  à  fortiori  les  contribuables. 
En  1891,  le  tanx  de  l'impôt  foncier  sur  la  propric'té  non 
bâtie  était  en  moyenne  de  4  "/o  I>ii'"  rapport  au  revenu  net; 
mais  dans  certaines  communes  il  atteignait  19,34  "/o  (à  Floi- 
rac,  Gironde),  tandis  qu'à  Coti-Chiavari  (Corse)  il  ne  se  mon- 
tait qu'à  0,19  °/o,  de  sorte  qu'une  même  cote  foncière  de  10  fr. 
en  princi[)al  eut  représenté,  à  Floirac,  un  reveiui  net  de 
5i  fr.  70,  c'est-à-dire  une  insignifiante  propriété,  et  à  Coti- 
Chiavari  un  revenu  net  de  plus  de  5, 000  francs,  c'est-à-dire 
un  immense  domaine.  Cette  inégalité,  résultant  de  l'immutabi- 
lité de  l'évaluation  cadastrale  du  revenu  net,  rend  certaine- 
ment très  inég^ale  à  son  tour,  suivant  les  rég-ions,  l'application 
de  la  loi  de  1897.  Il  est  certain  <]ue  dans  les  départements 
favorisés  au  point  de  vue  du  taux  de  l'impôt  foncier,  les  peti- 


I.   O//:,  1004,  Délj.  Pari.,  Ch.,  S.  E.,  p.  2759. 

a.    l"]ii  1902  le  déçrèvenient  a  été  de  1 5,390,920  fr.  79. 


LES  BéNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI  DU    21    JUILLET    1897.         ^^7 

tes  cotes  seront  beaucoup  plus  nombreuses,  et  par  conséquent 
Tapplication  de  la  loi  plus  étendue  que  dans  les  départements 
où  la  taxation  est  plus  élevée.  Les  dégrèvements  ne  s'appli- 
quent donc  pas  à  une  masse  de  contribuables  absolument  ho- 
mogène, mais  dans  des  conditions  variables  suivant  les  dépar- 
tements. 

Dès  la  discussion  de  la  loi  de  1897,  on  n'avait  pas  manqué 
de  mettre  en  lumière  cet  inconvénient  pour  en  tirer  un  argi'u- 
ment  contre  le  dégrèvement  projeté.  Le  cadastre  actuel,  avait- 
on  dit,  c'est  l'inég-alité  même  :  il  faut  donc  bien  se  garder  de 
rien  édifier  sur  lui;  attendons  la  réfectiiKi  du  cadastre;  ac- 
tuellement, tout  dég-rèvement  consacrerait  à  nouveau,  accen- 
tuerait l'insupportable  inégalité  fiscale  qui  résulte  du  cadastre. 
Le  Parlement  est  resté  insensible  à  cette  argumentation,  et, 
d'après  nous,  il  a  bien  fait.  Le  cadastre  est  odieusement  iné- 
g-al,  c'est  entendu;  mais  si  l'on  veut  attendre  sa  réfection 
intég-rale  pour  adoucir  la  charg-e  des  petits  propriétaires  fon- 
ciers, ces  derniers  risqueront  d'attendre  longtemps.  Ne  vaut- 
il  pas  mieux,  étant  donné  qu'en  fait  nous  ne  pouvons,  de 
long-temps  sans  doute,  nous  passer  de  cet  instrument  fort  im- 
parfait qu'est  le  cadastre,  tâcher  d'en  rendre,  tant  qu'il  existe, 
les  vices  plus  supportables  et  moins  odieux?  Le  dégrèvement 
sera  inég^al  sans  doute  ;  une  même  détaxe  sera  octroyée  à  des 
propriétaires  se  trouvant  dans  des  situations  peut-être  fort  dif- 
férentes, et  de  deux  propriétaires  jouissant  de  revenus  égaux, 
l'un  bénéficiera  de  la  loi  et  non  pas  l'autre.  Mais,  à  tout  pren- 
dre, la  situation  nouvelle  sera  moins  fâcheuse  encore  que  l'an- 
cienne :  avant  1897,  inég^alité  dans  la  taxation;  après  1897, 
inég-alité  dans  le  dégrèvement.  Sans  doute,  il  vaudrait  mieux 
qu'il  n'y  ait  plus  d'inégalité  du  tout;  mais  étant  donné  que  le 
Parlement,  à  la  veille  des  élections  de  1898,  entendait  faire  une 
libéralité  à  l'agriculture,  aux  paysans,  que  ce  sont  d'une  ma- 
nière très  générale  les  moins  aisés  des  propriétaires  de  cha- 
que commune  qui  devront  bénéficier  du  dégrèvement,  il  faut 


388  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

l^'iLMi  rccoriiiiiîtrc  <|ii«'  le  cadeau  octiové  à  l'ayiiniltiire  a  été 
réparti  aussi  liicu  (|u'il  pouxail  rèlrc,  cl  (|uc  si  tout  n'est  pas, 
ne  peut  être  partait  dans  le  meilleur  possible  des  déj^rève- 
meiits,  mieux  vaut  riiu'^alili'  dans  l'allèyement  que  l'inégalité 
dans  l'écrasement  des  coniriltuahles  les  moins  foi'tunés. 

Muoi  (|u'il  eu  soit,  ces  conslatalious  doivenl  nous  rendre  pru- 
dents et  modestes  dans  nos  recherches.  Nous  ne  devons  pas 
jxM'dre  de  vue  (pie  nos  trois  millions  de  contrihuahles  dégre- 
vés ne  constituent  nullement  une  masse  homogène  {)Our  toute 
la  France,  mais  plul(M  une  soiie  de  mosaïque  à  teintes  diver- 
ses, suivant  les  l'égions.  Nous  nous  garderons  d<»nc  de  nous 
fier  uni([uemenl  aux  chitîVes  pour  établir  nos  déductions;  nous 
nous  souviendrons  qu'il  n'est  rien  de  si  séduisant  et  de  si  fal- 
lacieux en  même  temps  que  des  moyennes,  et  nous  aurons 
recours,  pour  les  contrôler  et  les  mettre  au  point,  à  l'observa- 
tion des  faits,  à  l'analyse  d'une  série  de  situations  individuel- 
les dans  diverses  régions. 

Les  auteurs  qui  ont  envisagé  la  question  que  nous  nous  po- 
sons, qui  se  sont  demandé  quels  peuvent  être  les  bénéficiaires 
de  la  loi  de  97,  n'ont  pas  en  général  partagé  cette  réserve.  En 
général,  la  loi  de  97  n'a  pas  eu  une  bonne  presse,  et  c'est  d'un 
ton  acerbe  que  M.  Leroy-Iieaulieu  flétrit  la  «  vile  courtisanc- 
rie  électorale  »  '  du  Parlement  qui  a  voté  cette  «  poussière  de 
dégrèvement  »  et  que  M.  Stourm  en  marque  le  caractère 
«  ostentatoire  »^.  Sans  doute,  nous  le  reconnaissons  sans 
peine,  les  préoccupations  électorales  n'ont  pas  été  étrangères 
au  vote  de  la  loi  qui,  on  le  croyait  alors,  allait  toucher  })lus 
de  sept  millions  de  propriétaires,  c'est-à-dire  un  nombre  fort 
respectable  d'électeurs,   et  il   ne  trouva  à  la  Chambre,  pour 


1.  Traité  de  la  science  des  Jinances,  ijc  éd.,  1899,  ï'  P-  4o3. 

2.  Economiste  fi-ançais,  [\  septembre  1897.  Voir  ég-alement  les  Systè- 
mes socialistes,  de  V.  Pareto,  1908,  t.  I,  p.  90  :  «  Pour  préparer,  en 
France,  les  élections  de  1898,  le  gouvernement  fit  voter  ramendement  Bozé- 
rian  déorevant  de  vingt-cincj  millions  l'impôt  foncier.  » 


LES    BÉNÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  ^^9 

l'écarter,  que  ving-t-trois  députés,  dont  ou  ne  saurait  trop 
admirer  la  courag-euse  fermeté  de  convictions.  Mais  nous 
n'avons  pas  à  scruter  l'âme  parlementaire;  nous  devons  jug-er 
les  actes,  non  les  intentions  de  nos  représenlants,  et  il  nous 
est  fort  indiff('rent  (jue  la  Chambre  ait  voté  la  loi  de  97  dans 
un  accès  de  «  courtisanerie  »  si,  en  réalité,  cette  loi  a  adouci 
dans  quelque  mesure  la  situation  des  petits  propriétaires 
paysans. 

C'est  ce  poini  (jiie  M.  Leroy-Beaulieu  se  refuse  formelle- 
ment à  admettre  :  pour  Ini,  la  loi  de  97  a  b('néficié  à  tous 
les  habitants  de  la  campagne,  sauf  justement  à  ceux  que  le 
Parlement  enlendail  favoi'iser.  Li's  IxMU'ficiaii'es  de  la  loi, 
d'après  M.  Leroy-Beaulieu,  appailirnncnl  à  deux  classes  [)rin- 
cipales  :  i"  les  journaliiîrs,  ((  ouvri(,'rs  ag^ricoles  (pii  détien- 
nent quelques  lopins  de  (eric  leur-  fournissant  un  petit 
appoint  pour  leur  consommation  de  famille  »  ;  2"  «  les  habi- 
tants des  campagnes  qui  ne  vivent  j)as  de  l'agriculture  à  ])ro- 
prement  parler  :  artisans,  ag^ents  d'affaires,  notaires,  méde- 
cins, etc.,  qui  ont  un  jardinet  autour  de  leui'  demeure...  Les 
vérital)l.cs  petits  propriétaires  <n/  contrdire.  rrii.r  qui  rirent 
entièreineiit  (Iii  produit  (le  leur  propriété,  en  seront  e.ieelus^  ». 

Les  toutes  petites  cotes  foncières,  ajoute  le  même  auteur, 
représentent  en  grande  partie  non  des  terres  cultivées,  mais 
le  «  sol  des  maismis  et  constructions  rurales  "»  .  La  loi  a 
donc  conq)lèleiiuMil  iiKuupié  son  but  :  favoriser  les  petits  pro- 
priétaires ruraux  cultivant  eiLX-mèmes. 

Ces  mêmes  criticpies  se  retrouvent  notamment  chez  M.  Villey  ' 
et  chez  M.  Souchon*.  D'après  ce  dernier  auteur,  la  loi  de  97 
ne  bénéficie  nullement  à  la  «  véritable  propriété  paysanne  », 
et  M.  Souclion   entend   par  là   «    la    propri('t('   dont    la  récolte 

1.  Lnc.  cit.,  p.  4û«>-4)  ^^  Eciinuiniste  friuiçuis,  24  juillcl  1897. 

2.  Art.  cit 

3.  Revue  (l'écononiie  politique,  1897,  p.  87.5  et  siiiv. 

4.  La.  propriété  pai/sanne,  1899,  |).  234- 


SgO  RECUEIL   DE    LEGISLATION. 

doit  èiTC  assez  ahondanto  pour  nourrir  le  maître  et  sa  fa- 
mille, à  la  (loul)Ie  condilion  (jue  cette  famille  ne  soit  pas 
excessivement  nond)reuse  et  (pie  tous  ses  membres  consacrent 
leur  aclivi(('  aux  soins  de  l'cxploilalioii  '  ».  M.  Stourm  déclare 
enfin  (pie  le  véritable  agriculteur  a  vu  le  dét^rèvement  ((  passer 
par-dessus  sa  tète'  ». 

Sur  quels  ar^^uments  se  sont  apj)uvés  ces  auteurs  pour  sou- 
teiiii'  (pie  «  les  véritables  jx'tils  propiiélaires  »  ont  été  exclus 
du  dégrèvement? 

Sur  ce  fait  que  la  cote  foncière  de  ceux-ci  serait  toujours 
supérieure  à  2.5  francs,  limite  supérieure  du  dégrèvement. 
((  Les  véritables  petits  propriétaires,  écrit  M.  Leroy-Beaulieu, 
payent  au  moins  loo  ou  loo,  ou  même  200  à  3oo  francs  d'im- 
pôt foncier-'  ».  Ces  chiffres  sont  surprenants,  alors  nu'ine  qu'ils 
viseraient,  comme  nous  le  sup|)Osons,  la  somme  totale  d'im- 
pôt  foncier  en  principal  et  centimes.  En  1908,  la  contribution 
foncière  des  terres  a  rapporté  261  millions  au  total  pour  les 
5o  millions  d'hectares  environ  qu'occupe  le  sol  français "^j  ce 
qui  suppose  un  impôt  foncier  de  5  francs  environ  par  hec- 
tare; les  «  véritables  petits  propriétaires  »  seraient  donc  pos- 
sesseurs de  domaines  allant  de  20  à  60  hectares.  Au-dessous 
de  20  hectares,  pour  M.  Leroy-Beaulieu,  la  propriété  ne  mé- 
rite plus  la  sollicitude  du  législateur  ni  le  dégrèvement,  car 
elle  n'est  pas  «  la  véritable  }jetite  propriété  ».  Fort  prudem- 
ment, il  évite  de  nous  donner  la  définition  précise  de  ce  qu'il 

1.  Cette  définition  delà  «  véritable  propriété  paysanne  »  nous  parait  un  peu 
étroite  ;  quelle  que  soit  l'importance  de  la  place  qu'occupe  la  nourriture 
dans  le  budget  d'une  famille  paysanne,  il  est  certain  que  pour  qu'une 
famille  puisse  convenablement  vivre  sur  une  terre,  celle-ci  doit  produire 
un  peu  plus  que  la  stricte  nourriture  :  il  faut  bien  en  outre  se  vêtir  tant 
bien  que  mal  et  payer  les  impôts. 

2.  Arf.  cit. 

3.  Op.  cit.,  p.  /io4- 

4.  Nous  ne  faisons  pas  sur  ce  sol  les  déductions  qui  seraient  nécessaires 
pour  un  calcul  plus  précis  ;  et  nous  nous  appuyons  sur  le  rendement  de 
l'impôt  en  principal  et  centimes  additionnels. 


LES    BÉNÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  '^9^ 

entend  par  là'.  Mais  il  suffît  de  se  promener  à  la  cainpagrie, 
dans  inie  région  quelconque  de  la  France,  d'interrog-er  les 
paysans,  les  propriétaires,  pour  se  rendre  compte  que  l'im- 
mense majorité  des  propriétés  rurales  cultivées  par  le  proprié- 
taire lui-même  sont  d'une  contenance  inférieure  à  20  hectares 
et,  par  conséquent,  payent  moins  de  100  francs  d'impôt. 
Quant  aux  «  petites  propriétés  »  de  60  hectares,  cultivées  par 
leur  propriétaire  et  sa  famille,  nous  ne  croyons  guère  qu'il  y 
en  ait  en  France  beaucoup  de  ce  genre. 

Les  données  de  la  statistique  confirment  cette  manière  de 
voir.  Eu  i8()4^  il  y  avait  i4  millions  de  cotes  foncières;  3oo,ooo 
seulement  étaient  des  cotes  de  100  à  3o(j  francs,  ne  représen- 
tant (pie  2,25  "/n  (h*  l'inqxM  fonciei'".  Si  les  vues  de  INI.  Leroy- 
Beaulieu  étaient  justes,  il  faudrait  en  conclure  qu'il  n'v  a  dans 
noti'e  [)ays  (ju'une  (piantité  dérisoii-e  de  ((  vi'iitahles  petits  pro- 
pi'iélaires  »,  ce  qui  est  manifestement  inexact-^. 

Nous  avons  pu  étudier  de  près  deux  communes  rurales 
dans  des  régions  très  différentes  :  celles  de  Puv-d'Arnac  (Cor- 
rèze)  et  de  Labarthe-Inard  (Haute-Garonne).  Dans  ces  deux 
communes,  la  pi'opriété*  est  fort  morceh'e  :  l*uy-d'Arnac  compte 
811  habitants  et  180  pro[>riétaires  fonciers,  dont  i4o  bénéfi- 
cient de  la  loi  de  97;  à  Labarthe-lnard  ((393  habitants),  i5o 
propriétaires  sur  200  environ  sont  dégrevés;  les  cinq  sixièmes, 
les  trois  quarts  des  j)ro[)riétaires  fonciers,  dans  ces  régions 
agricoles,  ne  seraient  donc  pas,  pour  M.  I^eroy-Beaulieu,  de 
véritables  petits  pro|)riétaires. 

1.  Dans  un  article  fie  V Economiste  français,  i4  juillel  1897,  M.  Leroy- 
lieaulieu  coinpreml  parmi  les  petits  propritMaires  «  ceux  (jui  vivent  unique- 
ment ou  principalement  de  l'exploitation  de  leur  bien  ». 

2.  Dociimenis  slafisliqncs  sur-  les  cotes  foncières,  i8gG,  tableaux  i  et  2.. 

3.  Dans  l'art,  cit.,  M.  Leroy-Beaulieu  suppose  que  les  petits  propiétaires 
de  profession  doivent  retirer  de  leurs  petits  domaines  au  moins  i,3oo  à 
i,5oo  francs  de  revenu  brut,  soit  un  revenu  net  de  Ouo  à  1,000  francs;  «  ils 
payent  un  impôt  foncier  qui,  en  principal,  ne  descend  guère  au-dessous  de 
5o  ou  Go  francs  et  souvent  atteint  80  à  100  francs;  »  (soit  une  charge  d'im- 
pôts totale  de  i3o  à  2O0  francs  environ). 


392  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

M.  Stourm,  quoique  d'accord  an  fond  avec  le  directeur  de 
V Economiste  français,  se  montre  [iliis  précis;  ses  affirmations 
sont  à  la  fois  moins  tranchantes  et  plus  près  des  faits.  Pour 
lui,  si  le  véritable  at;;"riculteur  voit  le  dé^^rèvenient  passer  par- 
dessus sa  tète,  c'est  qu'il  paye  «   prescpie  toujours  »  plus  de 

10  francs  et  «  très  son  vent  »  plus  de  26  francs  en  principal 
d'iinp()t  foncier. 

Il  faut  ren»ar(pier  fout  de  suite  que  les  cotes  de  10  à  26  fr. 
en  principal  représentent  en  moyenne  des   superficies  de  5  à 

1 1  hectares,  superficies  très  suffisantes  dans  la  plupart  des 
réglions,  nous  le  montrerons  plus  loin,  pour  alimenter  le  très 
modeste  budget  d'une  famille  paysanne.  En  fait,  un  très  çrand 
nombre  de  familles  françaises  vivent  sur  des  étendues  de  terre 
beaucoup  moindres.  En  ce  moment,  nous  ne  juy^eons  pas  si 
c'est  là  un  mal  ou  un  bien,  nous  constatons  seulement  ce  fait; 
nous  en  fournirons  plus  loin  des  preuves  directes;  les  données 
de  la  statistique  nous  suffisent  pour  le  moment  à  l'établir.  En 
1894,  86  "/o  environ  des  cotes  foncières  étaient  inférieures  à 
10  francs  en  principal;  l'immense  majorité  des  propriétaires 
fonciers  paye  donc  une  contribution  inférieure  à  cette  somme; 
or,  cette  immense  majorité  est  fournie,  tout  le  monde  est  d'ac- 
cord sur  ce  point,  par  la  masse  des  propriétaires-ag^riculteurs  ; 
donc  ceux-ci,  en  définitive,  payent  le  plus  souvent  un  impôt 
inférieur  à  10  francs  en  principal,  à  fortiori  inférieur  à 
25  francs,  limite  supérieure  d'application  à  la  loi. 

A  qui  donc,  pour  ces  divers  auteurs,  bénéficiera  la  loi  de 
1897? 

A  trois  catégories  principales  de  contribuables  :  aux  ouvriers 
ag"ricoles,  aux  habitants  des  campag"nes  ne  vivant  pas  de  l'a- 
griculture à  proprement  parler,  artisans,  notaires,  méde- 
cins, etc.,  aux  citadins  propriétaires  de  maisons  à  la  campa- 
gne. Seuls  seraient  donc  exclus  du  bénéfice  de  la  loi,  par  une 
étrange  exception,  ceux  pour  qui  principalement  elle  a  été 
faite  :  les  petits  propriétaires  ruraux. 


LES   BÉNÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  SqS 

Examinons  snccessivement  ces  trois  situations  diverses  : 
i"  Les  journaliers,  possédant  en  même  temps  un  petit 
lopin  de  terre  qui  leur  fournit  un  appoint  de  leur  consom- 
mation familiale.  Certainement,  ceux-ci  profitent  dans  une 
larçe  mesure  du  dég"rèvement;  mais  leur  nombre  est,  d'après 
les  enquêtes  aj^ricoles  fort  sujettes  à  caution  d'ailleurs,  rela- 
tivement peu  considérable  et  en  voie  de  décroissance';  à 
côté  des  cinq  ou  six  cent  mille  journaliers  propriétaires,  il  y 
a  place  —  à  supposer  que  tous  profitent  du  dégrèvement,  et 
nous  reconnaissons  que  le  plus  grand  nombre  se  trouve  dans 
ce  cas  —  pour  bien  d'autres  bénéficiaires. 

D'ailleurs,  pour({uoi  la  catégorie  des  journaliers  proprit*- 
taires  serait-elle  moins  intéressante,  moins  digne  de  faveur 
que  d'autres,  que  celle  notamment  des  ])etits  propriétaires 
ruraux  indépendants?  Les  journaliers  n'ont-ils  pas  souffert 
eux  aussi  de  la  crise  agricole,  de  la  mévente  des  denrées,  de 
l'absentéisme  des  grands  propriétaires,  de  rinlroduction  du 
machinisme  dans  l'agriculture,  qui  ont  notablement  diminué 
la  demande  de  bras?  Aussi  leur  nombre  a  diminué;  ils  quit- 
tent la  campagne  (juand  ils  le  peuvent,  émigrent  à  la  ville, 
et  par  là,  victimes  eux-mêmes  de  la  crise  agricole,  ils  contri- 
buent à  l'accentuer.  N'est-il  pas  vraisemblable  que  l'exode 
vers  les  villes  de  ces  journaliers  sera  d'autant  plus  facilitée 
pour  eux  que  rien  ne  les  retient  à  la  campagne  ;  un  lopin  de 
terre,  bien  souvent  exigu  et  insuffisant  sans  doute,  les  atta- 
chera au  sol  natal  avec  plus  de  force  que  les  dissertations  des 
économistes  et  les  encouragements  des  moralistes  célébrant 
les  charmes  de  la  vie  chamj)être.  Nous  pouvons  donner  de 
ce  fait,  de  cet  attachement  au  sol  du  journalier  propriétaire, 
une  preuve   tirée  d'une  région  rurale  où  l'émigration  vers  la 

I.  En  1891,  il  était  du  727,000  environ;  en  1892,  de  589,000,  Il  ne  laut 
avoir  qu'une  confiance  extrêmement  limitée  dans  les  chiffres  des  enquêtes 
agricoles,  que  nous  indiquons  seulement  à  titre  de  renseignement  complé- 
mentaire. 


39A  RECtiKIL    DR    LEGISLATION. 

ville  s(''vit  avec  une  rare  intensité.  La  population  de  la  com- 
mune de  Puy-d'Arnac  (Corrèze)  a  passé  de  904  habitants 
en  1896  à  811  en  190F  :  cette  dimiiuition  est  due  à  un  excé- 
dent de  décès  de  24  et  à  l'émij^ration  de  (39  liahitants  pen- 
dant cette  période.  Or,  l'émi^^ration  n'a  porté  que  sur  des  indi- 
vidus no!i  propriétaires;  la  preuve  en  est  dans  le  noml)re 
stalionnaire  des  [U-opriétaires,  ils  ('laieiit  aoo  environ  en  1896, 
19.5  en  1904,  et  cette  très  lé^èic  diminiilioii  esl  due  à  l'extinc- 
tion de  .")  familles,  dont  les  l»iens  ont  ('•(('  à  des  individus 
déjà  j)ropri('tairi's. 

L'exemple  typique  de  la  commune  cpie  nous  citons  — 
d'après  des  renseignements  extrêmement  pic'cis  fournis  par 
un  de  nos  ('tudiants,  M.  Sét^alat  —  prouve  donc  (pie  l'émigra- 
li(jn  peut  entraîner  une  diminution  sensible  de  la  popvdation 
d'une  commune  rurale  sans  occasionner  nécessairement  pour 
cela  une  diminution  dans  le  noml)re  des  propriétaires;  c'est 
donc  que  les  propriétaires,  même  simples  journaliers,  n'éini- 
grent  pas,  ou  du  moins  émii^renl  moins  que  les  journaliers 
non  propriétaires. 

<(  Ce  ne  sont  pas  des  propriétaires,  des  chefs  de  iamille 
qui  quittent  le  pays,  nous  écrivait,  il  y  a  quelques  mois 
M.  Séçalat.  11  y  a  vint-t  ans,  à  la  suite  des  ruines  causées 
par  l'invasion  phylloxérique,  on  comptait  beaucoup  de  familles 
émigrant  en  entier  et  allant  surtout  dans  l'Amérique  du  Sud. 
Aujourd'hui,  le  vignoble  s'est  peu  à  peu  reconstitué,  et  puis 
on  s'est  tourné  vers  d'autres  sources  de  revenus  que  le  vin  et 
notamment  vers  l'élevage;  de  sorte  qu'une  relative  aisance 
règne  maintenant  dans  la  plupart  des  familles  et  attache  les 
chefs  à  la  terre  et  à  la  commune  natales.  Mais  si  on  ne  compte 
plus  guère  de  familles  entières  quittant  la  commune,  on  a 
malheureusement  à  déplorer  chez  nous  une  émigration  cons- 
tante d'individus,  de  membres  isolés  de  la  famille  autres  que 
le  chef.  Ce  sont  des  jeunes  gens  qui,  leur  service  militaire  fait, 
ne  rentrent  pas  au  village;  c'est  un  frère  qui,  à  la  suite  du 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    21    JUILLET    1897.         ^9^ 

partag-e  du  bien  familial,  se  jui^e  trop  à  l'étroit  sur  la  part 
qui  lui  a  été  dévolue,  laisse  cette  part  en  nature  à  son  frère 
moyennant  arg-ent,  et  s'en  va;  ce  sont  des  jeunes  filles  qui 
préfèrent  à  leur  liberté  des  champs  la  domesticité  des  villes. 
Toujours  est-il  que  ce  n'est  pas  le  propriétaire  (pii  quitte  son 
village.  » 

Est-il  souhaitable  de  voir  se  maintenir  à  la  canqiagne  cette 
classe  de  journaliers  pro])riétaires  ?  Nous  n'hésitons  pas  à 
répondre  affirmativement  et  par  conséquent  à  approuver  les 
mesures  qui,  comme  la  loi  de  1897,  peuvent  leur  être  favora- 
bles. Favoriser  le  journalier-propriétaire,  c'est  lui  faciliter  le 
moyen  d'accéder  à  la  propriété  autonome,  à  celle  qui  lui 
permettra  de  se  suffire  à  lui-même.  Le  journalier-propriétaire 
occupe  donc  une  situation  intermédiaire  entre  celle  du  tra- 
vailleur qui  n'a  à  sa  disposition  que  sa  «  force  de  travail  », 
du  travailleur  prolétarisé,  et  celle  du  propriétaire  autonome. 
Cette  situation  est  avantageuse  : 

a)  Pour  Vintérèl  général.  La  petite  propriété  retient  le 
travailleur  à  la  canq)ag'ne  et  constitue  par  là  un  frein  à  sa 
dépopulation. 

b)  Pour  1(1  (jnuide  et  la  moyenne  propriété,  (liràce  à  cet 
état  de  choses,  la  grande  propriété  ou  même  la  moyenne,  (pii, 
au  moins  à  certains  moments,  ont  besoin  du  secours  de  bras 
étrangers,  sont  sûres  d'en  trouver  à  leur  portée  et  à  de 
bonnes  conditions.  La  crise  agricole  est  faite,  en  très  grande 
partie,  de  la  difficulté  qu'ont  les  propriétaires  en  certaines 
réglions  à  trouver  des  bras  disponibles  ;  par  le  fait  qu'elle  fixe 
à  la  campagne  les  journaliers,  la  petite  propriété  atténue  dans 
une  certaine  mesure  à  cet  ég"ard  la  crise  ag^ricole. 

c)  Cette  situation  est,  de  [)lus,  avantageuse  au  journalier- 
propriétaire  lui-même  ;  la  possession  d'un  terrain  le  différencie 
du  prolétaire  (pii  n'a  que  ses  bras.  Sans  doute,  que  d'efforts, 
que  de  peines  représente  pour  lui  ce  domaine  miiuiscule! 
il  doit  sacrifier  quelques  journées  et  par  conséquent  réduire 


3f)6  RECUKIL    1)K    LÉGISLATION. 

ciicoi-c  SCS  iiiait^rcs  ressources  j)Oiir  le  eiilli\er,  on  j)lul(')t  c'est 
une  t'ois  la  journée  faite  chez  autrui  (lu'il  va,  (juelcjues  Iieures 
encore,  li-availler  son  pi'opi-c  i)ien.  Peiit-cMi'c,  an  ])olnt  de 
vue  écononii(jue,  cette  situation  est-elle  en  efï'et  bien  médiocre; 
mais  il  est  des  éléments  psychologiques  dont  il  faut  hien 
tenir  compte  :  il  n'y  a  rien  de  commun,  à  ce  point  de  vue, 
entre  le  (ravail  effectué  par  le  joninaliei'  sur  le  terrain  d'au- 
trui  et  celui  cpi'il  fournit  sur  son  j)i()pre  hien.  «  Le  paysan 
français,  nous  dit  M.  de  Foville,  aime  à  dormir  sous  un  toit 
(pii  lui  appartienne;  et  quand  le  terrain  sur  lequel  cet  humble 
toil  j)rojette  son  ondjie  lui  appartient  aussi,  sa  bêche  et  son 
arrosoir  en  savent  tirer  plus  de  profit  ([ue  ne  ferait  la  charrue 
d'un  hal)ile  fermier.  Voilà  donc  un  homme  (jui,  si  peu  pro- 
priétaire qu'il  soit,  jouit  réellement  de  l'être.  Et  s'il  est  plus 
heureux  comme  cela,  il  y  a  aussi  chance  qu'il  soit  meilleur  '  ». 
La  juxtaposition  chez  le  même  individu  des  deux  qualités 
de  journalier  et  de  propriétaire  peut  donner  lieu  à  des  com- 
binaisons extrêmement  ingénieuses  quant  à  l'emploi  de  son 
temps;  c'est  M.  Jaurès  qui  nous  les  signale  en  nous  décrivant 
la  situation  des  salariés  agricoles  propriétaires  dans  les  envi- 
rons de  (iaillac".  «  Depuis  (juelques  années,  depuis  que  les 
simples  salariés  agricoles  ont  retrouvé  l'espoir  d'acquérir 
quelques  lambeaux  des  vii^nes  reconstituées,  ils  ont  peu  à 
peu  imposé  un  curieux  usage.  La  journée  de  travail,  qui 
commence  il  est  vrai  de  très  bonne  heure,  presqu'à  la  pointe 
du  jour,  finit  le  soir  à  quatre  heures.  C'est  que  beaucoup  de 
ces  prolétaires,  de  ces  salariés  possèdent  un  tout  petit  mor- 
ceau de  vi§-ne,  et  que  voulant  le  travailler  après  la  journée 
de  travail  faite  chez  le  propriétaire  bourg"eois,  il  faut  qu'ils 
soient  libres...  J di  à  peine  besoin  de  dire  que  ce  travail 
qu  ils  accomplissent  pour  eu.r-mènies    est,    même    après    la 


1.  D^  Foville  :  Le  morcellement,  i885,  p.  98. 

2.  Jaurès  :  Etudes  socialistes,  1902,  p.  17  et  siiiv 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    2  1    JUILLET    1897.         ^97 

fatigue  du  travail  salarie,  une  douceur  et  une  joie...  Et  il 
est  fort  probable  qu'ils  éprouveraient  comme  un  manque  et 
une  diminution  vitale  s'ils  ne  retrouvaient  ])lus,  à  voir  se 
dorer  les  grappes  siu'  (|uel(jues  ceps  à  eux,  rien  qu'à  eux, 
cette  joie  close  où  il  y  a  plus  d'intimité  que  d'égoïsme.  »  Et 
M,  Jaurès  termine  en  nous  laissant  entendre  que  «  la  société 
communiste,  habile  à  cultiver  toute  la  variété  des  joies  », 
s'efforcera  de  maintenir  celle-là. 

Ces  constatations  de  M.  Jaurès  sont  intéressantes;  elles 
nous  prouvent  d'abord  que  la  situation  du  salarié-proprié- 
taire n'est  pas  nécessairement  cet  état  lamentable  et  grossier 
que  d'autres  écrivains,  Kautskv  notamment,  nous  ont  dépeint 
sous  les  j)lus  noires  couleurs,  et  aussi  (pi'il  peut  cesser  d'être 
l'éternel  opprimé,  réduit  à  des  salaires  dérisoires  et  à 
des  conditions  de  travail  inhumaines.  Dans  la  région 
de  Gaillac,  les  journaliers-propriétaires  ont  réussi  à  «  im- 
poser »  aux  propriétaires  bourgeois  leurs  conditions  de 
travail;  il  suifit  pour  cela  d'un  peu  d'entente  entre  eux  et 
de  la  conscience  de  leur  intérêts  communs. 

Tant  mieux,  dirons-nous  donc,  si  la  loi  de  1897  a  bénéfi- 
cié aux  salariés  agricoles  propriétaires,  et  si,  en  particulier 
dans  le  département  du  Tarn  où  nous  entraîiuùt  M.  Jaurès, 
5o  %  des  côtes  foncières  —  représentant  certainement  pour 
un  grand  nondjre  des  cotes  de  journaliers  —  profitent  du 
dégrèvement. 

Dans  chacune  des  deux  communes  que  nous  avons  pu 
observer,  notre  enquête  nous  a  mis  en  présence  de  journa- 
liers-propriétaires dégrevés  ;  voici,  par  exemple  :  à  Labarthe- 
Inard  (Haute-Garonne),  le  nommé  G...  (Jacques),  quarante- 
sept  ans,  habitant  avec  sa  mère,  sa  femme  et  deux  fils 
de  vingt  et  cinq  ans,  il  possède  un  petit  domaine  de  4  hecta- 
res 73  ares  qui  suffit  à  l'occuper;  son  fils  aîné  va  même  à  la 
journée  (deux  cents  journées  environ  par  an  à  2  francs^.  Sur 
un    budget    total   de   recettes   (en    argent   et   en    nature)    de 


398  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

i,3()()  francs  niviron,  les  joiirm'M's  du  fils  cotislilueiit  donc  un 
éhîmenl  important.  Est-ce  une  raison  pour  «pic  le  dé^'rève- 
inenl  dont  hénéticie  G...,  soit  mal  [)lacé,  ctani  donné  surtout 
(pren  l'cspcce  celui-ci  est  un  laborieux,  un  cultivateur  émérite, 
et  (ju'il  a  conquis  peu  à  peu,  par  ses  lonçs  efforts  et  son 
acliai-ncmcnt  au  li'avail,  la  modeste  aisance  dont  il  jouit 
aujourd'hui? 

La  situation  du  journalier-propriclaire  dci^ievé  que  nous 
avons  pu  observer  à  Puy-d'Arnac  est  plus  intéressante  encore. 
II  s'açit  aussi  (runc  famille  de  (pia(re  personnes  qui  doit  vivre 
sur  un  bien  de  2  hectares  35  centiares  (dont  55  ares  pré, 
5o  ares  bois  et  i  hectare  3o  centiares  de  terre  labourable); 
elle  possède  en  outre  un  àne,  une  vache,  deux  [)orcs  et  six 
mout(jns.  Cette  terre  est  évidemment  insuffisante  (étant  donnée 
la  médiocre  fertilité  du  sol  qui  ne  fournit  guère  que  8  hectolitres 
de  blé  environ  à  l'hectare)  pour  nourrir  cette  famille  dont  les 
membres  vont  parfois  à  la  journée.  Sur  un  bud^^et  de  recettes 
de  700  francs  environ  (en  arg^ent  et.  en  nature),  le  produit 
des  journées  constitue  certainement  l'élément  le  plus  considé- 
rable. Nous  trouvons  la  situation  de  ce  contribuable  tout  aussi 
intéressante  que  celle  de  tel  «  véritable  petit  propriétaire  »  ; 
et  nous  applaudirions  à  toute  mesure  qui  en  améliorant  son 
sort  lui  permettrait  de  se  rapprocher  peu  à  peu  de  ce  dernier 
état.  (Nous  n'avons  d'ailleurs  pas  l'illusion  de  croire  que  la 
loi  de  1897  puisse  avoir  une  portée  suffisante  pour  atteindre 
à  elle  seule  ce  résultat.)  Dans  tous  les  cas,  qu'on  ne  dise  pas 
que  le  dég^rèvement  de  1897  est  forcément  insignifiant'  :  le 

1.  On  nous  parlait  tout  à  l'heure  d'une  «  poussière  de  dégrèvement;  » 
d'après  la  Réforme  sociale,  avril  iQo/j,  p.  249,  les  remises  seraient  néces- 
sairement «  inefficaces  ».  Dans  le  même  sens,  MM.  Guillain  (Off.,  1900,  I^oc, 
p.,  Ch.,  S.  O-,  p.  1675),  Gide  et  Lambert  {Revue  d'écori.  poL,  1898,  p.  1G2) 
et  Truchy  [Ibid.,  1900,  p.  987)  :  «  Cette  loi  assez  mauvaise  en  ce  qu'elle  a 
émietté  la  contribution  foncière  sans  profit  appréciable  pour  le  contribua- 
ble... »  Par  contre,  M.  de  Contenson  (Syndicats,  mutualités,  retraites, 
Paris,   1905,  p.  149)    nous  parle  des  «  importantes  remises  »  de  la  loi  de 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI    DU    21    JUILLET    1897.         ^99 

journalier-propriétaire  de  Puy-d'Arnac,  au  revenu  de  700  francs 
environ,  a  été  dégrevé  de  la  totalité  de  la  part  de  l'Etat,  soit 
9  fr.  78  c.  Cette  somme  parait  à  première  vue  assez  mesquine; 
mais  si  nous  supposons  à  un  rentier  ou  me^me  à  un  économiste 
un  revenu  de  i4,ooo  francs,  trou\era-t-il  iusiynitiant  un  dét^rè- 
vement  exactement  proportionnel  de  195  fr.  80  c.  sur  ses  con- 
tributions directes? Et  il  faut  bien  reconnaître  que  probablement 
les  9  fr.  78  c.  du  journalier  seront  alfectés  à  la  satisfaction  de 
besoins  plus  uryents  que  ne  le  seraient  les  19  fr.  5o  c.  du  ren- 
tier ou  de  l'économiste. 

Nous  sommes  donc  d'accord  avec  M.  Leroy-Beaulieu  pour 
reconnaître  que  les  journaliers-propriétaires  qui  sont  en  France 
au  nombre  de  000,000  environ  l)énéticieront  dans  une  lari^e 
mesure  du  dégrèvement  de  la  loi  de  1897;  mais,  contraire- 
ment à  sa  manière  de  voir,  nous  nous  réjouissons  de  ce 
résultat. 

Mais  n'oublions  pas  qu'il  y  a  plus  de  3  millions  de  dégre- 
vés :  les  journaliers-propriétaires  ne  constituent  donc  parmi 
eux  ({u'une  minorité  très  restreinte,  à  admettre  même  que 
tous  aient  participé  au  dé^■rè^ement. 

2"  M.  Leroy-Beaulieu  indique  en  effet  une  deuxième  catégo- 
rie de  bénéficiaires;  ce  sont,  dit-il,  «  les  habitants  des  campa- 
g-nes  qui  ne  vivent  pas  de  l'agriculture  à  proprement  parler  : 
artisans,  agents  d'affaires,  notaires,  médecins,  etc.,  qui  ont  un 
jardinet  autour  de  leur  demeure  ». 

Il   est  certain,  tout   d'abord,  que   les   artisaus  établis  à  la 


1897,  ^^  ^'-  Buffel,  au  Sénat,  a  considéré  le  dégrèvement  comme  trop  élevé 
et  comme  devant  ])éneficier  en  certains  cas  à  des  contribuables  fort  à  leur 
aise.  «  Le  propriétaire  qui  paye.  26  francs  pour  la  part  de  l'Etat  est  déjà 
dans  mon  département  un  gros  propriétaire...  Il  y  a,  j'en  suis  convaincu, 
des  communes  où  il  n'existe  pas  de  propriétaires  payant  25  francs...  »  {OJ/,. 
1897,  Déb.  pari.,  Sert.,  S.  O.,  p.  i253.)Au  yeux  du  journal  le  Temps,  les 
dégrèvements  ont  pris  de  l'importance  au  moment  où  ils  ont  été  menacés  par 
le  projet  flouvier  :  «  La  petite  propriété  foncière  se  verrait  enlever  un  avan- 
tage qui  ne  lui  (irai/  pas  semblé  néffligeable.  »  [Le  Temps,  i8  juin  igoS.) 


400  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

campagne  bénéficieront  dans  nne  larg^e  mesure  du  dégrève- 
ment; un  g^rand  nombre  de  Ijoulangers,  cordonniers,  forge- 
rons, etc.,  y  participeront.  Mais  ici  encore  nous  nous  félicitons 
de  ce  résultat. 

M.  Leroy-Beaulieu  ne  parle  (pie  des  «  jardinets  »;  mais  il 
n'y  a  j)as  (pie  des  «  jai'dinets  »  cpii  soient  dég^revés.  Dans  les 
recherches  auxquelles  nous  nous  sommes  livrés  dans  les  com- 
munes de  Labarthe-lnard  et  de  Puy-d'Arnac,  nous  avons  exa- 
miné en  détail  la  situation  de  deux  contribuables  dégrevés  et 
pris  absolument  au  hasard  dans  ces  deux  communes  :  sur  ce 
nombre,  nous  avons  compté  trois  artisans  dégrevés,  à  raison 
d'un  domaine  très  restreint;  mais  nous  n'en  avons  rencontré 
aucun  qui  dût  exclusivement  son  dégrèvement  à  un  simple 
<(  jardinet  autour  de  sa  demeure  ». 

Voici  la  situation  des  artisans  dégrevés  comme  propriétaires 
et  que  nous  avons  rencontrés,  tous  les  trois,  sur  la  commune 
de  Labarthe-lnard  :  l'un,  cordonnier,  possède  un  jardin  et  un 
pré  fort  modestes  de  53  ares  92  centiares;  le  second,  boulan- 
ger, un  pré  et  une  vigne  de  70  ares  78  centiares;  le  dernier, 
tourneur  chaisier,  un  pré  et  une  terre  labourable  de  99  ares 
il\  centiares.  Evidemment,  ces  surfaces  étroites  de  terrain  ne 
peuvent  fournir  qu'un  appoint  assez  faible  au  budget  de  ces 
artisans,  qui  tirent  leurs  principales  ressources  de  leur  petite 
industrie.  Est-ce  une  raison  suffisante  pour  condamner  le  dé- 
grèvement qui  allège  un  peu  leurs  charges?  Ne  devons-nous 
pas,  au  contraire,  faciliter  par  tous  les  moyens,  à  ces  humbles 
artisans  qui  vivent  à  la  campagne  et  qui  subissent  la  sorte  de 
fascination  que  la  terre  exerce  sur  ceux  qui  vivent  près  d'elle, 
les  moyens  de  la  conquérir?  Ne  faut-il  pas  nous  réjouir  de  voir, 
au  moins  à  la  campagne,  l'artisan  échapper,  par  une  partie  de 
lui-même,  à  la  servitude  de  la  division  du  travail,  se  reposer 
du  tour,  du  pétrin  ou  de  l'alêne,  par  la  bêche  et  le  grand 
air? 

On  nous  objectera  peut-être  le  surmenage  auquel  les  arti- 


LES   BÉNÉFICIAIRES  DE  LA   LOI   DU    21    JUILLET    1897.         4oi 

sans-propriétaires,  eux  et  leur  famille,  seront  exposés,  surtout 
s'ils  cèdent  à  la  tentation  très  naturelle  d'açrandir  le  petit 
domaine,  hors  de  toute  proportion  avec  leurs  forces  et  celle 
des  leurs.  Mais  n'oublions  pas  qu'il  s'ag"it  d'artisans  de  la  cam- 
pagne qui  travaillent  à  leur  compte  et  sont  leurs  maîtres  : 
c'est  dire  qu'ils  ne  connaissent  pas  en  général  les  loiig"ues 
journées  épuisantes  de  la  grande  industrie  et  qu'il  leur  reste 
encore  des  forces,  une  fois  terminé  le  travail  du  jour,  pour 
cultiver  leur  petit  domaine.  M.  Jaurès,  nous  parlant  des  jour- 
naliers-vignerons de  Gaillac,  nous  disait'  qu'après  une  jour- 
née de  dix  heures  de  travail  effectif  sur  la  vigne  du  grand 
propriétaire,  ils  trouvaient,  dans  le  même  travail  accompli 
ensuite  pour  eux-mêmes,  sur  leur  propre  vigne,  «  une  douceur 
et  une  joie  ».  .1  fortiori,  en  est-il  ainsi  lorsque  le  travail  de 
la  terre  succède  non  pas  à  un  travail  similaire,  mais  à  une 
occupation  toute  dilférente  ;  par  là  se  trouvent  satisfaits  le 
besoin,  la  passion  du  chang-ement  dans  le  travail,  à  laquelle 
Fourier  avait  donné  le  nom  célèbre  de  la  «  papillonne  »  et 
qui  tenait  une  si  grande  place  dans  son  système  social. 

Il  y  a  à  cette  accession  des  artisans  à  la  propriété  foncière 
des  avantag"es  de  toute  espèce  :  par  là,  comme  les  journaliers, 
ils  s'attachent  au  sol  et  sont  plus  rebelles  à  l'émigration  (re- 
marquons en  passant  qu'ils  sont  naturellement  plus  tentés 
que  les  travailleurs  agricoles  par  la  ville,  puisqu'ils  seraient 
aptes  à  V  exercer  leur  propre  profession,  et  cela  à  des  condi- 
tions souvent  en  apparence  plus  rémunératrices  qu'à  la  cam- 
pag^ne).  Le  travail  des  champs,  s'effectuant  au  grand  air  et 
exerçant  d'autres  muscles  que  le  travail  industriel,  constitue 
pour  ces  artisans  une  occupation  excellente  au  point  de  vue 
hyg-iénique,  pourvu,  bien  entendu,  qu'il  n'y  ait  pas  d'abus  (il 
est  vrai  qu'il  n'v  a  pour  le  moment  aucun  moyen  d'empêcher 
les  paysans  de  trop  travailler  et  surtout  —  ce  qui  est  plus 

I.  Supra,  p.  397-7. 

26 


402  IIECUF.IL    DE    LEGISLATION". 

grave  —  crexi^or  un  clîorl  excessif  de  leurs  jeunes  enfants; 
mais  le  (lan;^"er  est  le  même  poiw  la  ((  v(''rilal)le  petite  pro- 
priété »  (pie  jxMir  crllc  (jiii  est  (h'-lcnuc  j)ar  des  ailisans).  Enfin, 
même  dans  le  cas  où  cette  propriété  est  minime,  elle  permet 
à  l'ai-tisan  la  jouissance  flouce  au  cœur  de  tout  propriétaire 
de  consommer  ce  <pie  sa  terre  a  produit;  à  sa  femme,  la  jouis- 
sance, si  douce  au  cceur  de  toute  ménagère,  d'éviter  de 
<(  sortir  de  l'ars^ent  »  poui-  acheter  certaines  denrées  de  con- 
sommation, telles  (pie  le  vin.  Le  boulan^Jier  dont  nous  [)arlions 
tout  à  l'heure,  et  qui  possède  une  vig^ne  de  35  ares  environ, 
récolte  ordinairement  une  quantité  de  vin  qui  suffit  à  sa  con- 
sommation et  à  celle  de  sa  famille  (sa  femme  et  son  enfant). 
A  qui  connaît  le  g"oiit  du  Méridional  pour  le  vin,  les  priva- 
tions qu'il  s'impose  au  besoin  pour  en  boire',  un  pareil  résul- 
tat ne  paraîtra  pas  nég-ligeable. 

Ne  s'agît-il  même  que  d'un  «  jardinet  »,  nous  applaudirions 
à  la  mesure  qui  en  faciliterait  l'acquisition  par  le  travailleur 
de  l'industrie.  Depuis  quelques  années,  la  question  de  l'habita- 
tion ouvrière  se  complique  de  celle  des  jardins  ouvriers;  ici, 
il  ne  s'agit  plus  seulement  d'attacher,  par  un  lien  à  la  fois 
juridique  et  sentimental,  l'artisan  rural  à  la  campagne,  il  faut 
encore  donner,  dans  la  mesure  du  possible,  à  l'ouvrier  de  la 
g^rande  industrie,  l'illusion  et  les  joies  de  la  vie  rurale;  il  faut 
tâcher  de  l'éloigner  du  cabaret  aux  heures  de  loisir.  Lors  de 
la  discussion,  à  la  Chambre,  du  projet  d'impcit  sur  le  revenu 
qui  supprime  le  dégrèvement  des  petites  cotes,  un  député  fai- 
sait observer,  pour  combattre  cette  mesure,  qu'un  grand  nom- 
bre d'ouvriers  de  la  grande  industrie,  de  mineurs  notamment, 
avaient  acheté  des  lopins  de  terre,  des  jardinets,  en  se  fiant  à 
l'exemption  d'impcU  foncier  (part  de  l'Etat),  et  qu'il  serait 
bien  rigoureux  de  les  y  soiunettre  après  coup  :  pour  ceux-ci, 

I .  Nous  connaissons  un  employé  de  banque  de  Toulouse,  très  ranii^c,  dont 
le  budget  de  recettes  est  de  2,5oo  francs  et  qui  dépense  annuellement 
45o  francs  de  vin  (pour  quatre  consommateurs). 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    2 1    JUILLET    1897.         ^^^ 

le  vote  de  l'impôt  sur  le  revenu  se  traduirait  par  une  surcharge. 

Loin  de  nous  inquiéter  de  voir  la  loi  de  1897  dégrever  les 
lopins  de  terre  possédés  par  les  artisans  ruraux,  les  jardinets 
possédés  par  les  ouvriers  de  l'industrie,  et  par  conséquent  en 
favoriser  la  multiplication,  nous  nous  réjouissons,  au  con- 
traire, à  tous  les  points  de  vue,  de  ce  résultat. 

Il  est   une   autre  classe   importante  de  dégrevés  qui  ne  vi- 
vent pas  exclusivement  de    la   terre  et    que   ne    signale    pas 
M.  Leroy-Beaulieu  ;  ce  sont  les  petits  fonctionnaires  :  institu- 
teurs, ag-ents  voyers,   cantonniers,  facteurs,    etc.    La  plupart 
d'entre  eux  ont  une  origine  rurale,  ont  conservé  la  portion  du 
sol,  parfois  la    maison,  comprise  dans  l'héritage  paternel,  et 
tâchent  d'exercer  leurs  fonctions  le  plus  près  possible  de  leur 
coin  de  terre.  A  leur  retraite,  ils  ne  manquent  pas,  en  géné- 
ral, de  venir  s'y  réfugier.   Sur  les  vingt  et  un  dégrevés  dont 
nous  avons  analysé  de  près  la  situation,  trois  rentraient  dans 
cette  catégorie  :  un  agent  voyer,  un  instituteur,  un  instituteur 
en  retraite.  Ce  que  nous  avons  dit  de  l'artisan  rural  s'applique 
avec  plus  de  force,  croyons-nous,  à  ces  fonctionnaires  et  en 
particulier  à  l'instituteur  :  il  est  souhaitable,  à  notre  avis,  de 
voir  ce  dernier  propriétaire,  et  propriétaire  dans  la  commune 
où  il  exerce  ses  fonctions;  par  là,  il  se  sent  lié  par  une  com- 
munauté d'intérêts  à  l'ensemble  de  la  population  au  milieu  de 
laquelle   il  vit,  il   n'est  plus   un  étranger  parmi  les  paysans. 
Exercée  par   lui,  la  profession  agricole  sera  pour   ainsi  dire 
relevée  aux  yeux  des  cultivateurs  qui  l'entourent.  A  l'heure 
où  l'on  essaie  de  répandre  à  la  campagne,  par  les  instituteurs 
et   les   professeurs   d'agriculture,  des  notions  de  culture  plus 
rationnelle,  le  terrain  de  l'instituteur  ne  sera-t-il  pas  le  champ 
d'expérience  tout  désigné  dans  la  commune  pour  les  innova- 
tions et  les  progrès,  et  ne  pourra-t-il  pas  à  ce  titre  remplir  en 
quelque   manière  les  fonctions  d'initiative  qu'on  assigne  d'or- 
dinaire exclusivement  à  la  grande  propriété  ?  Enfin,  après  la 
fatigue  des  longues  heures  de  classe,  le  travail  au  grand  air  ne 


4o4  UKGUEIL    DK    LKGISLATION. 

serail-il  j)as  jioiir  rinstituleiir  la  {)Ius  saine,  la  plus  réconfor- 
tante (les  o((Mij)Mlions  ?  Le  travail  ])urenient  cérébral  a  ses 
dangers  de  (oiile  espèce,  el  nous  ei(»\(»iis  (juil  serait  souliai- 
lahle  et  salul)re,  poui"  tous  ceux  (]ui  vivent  surt(jut  par  l'esprit, 
de  j)onvoir  s'occuper  quehpies  instants,  t(»us  les  jours,  au  travail 
de  la  leir<'.  C/esl  dii'e  qu<'  nous  nous  sonnnes  réjouis  de 
trouver  deux  insliluleuis  (l'un  en  activité,  l'autre  en  l'ctraitej 
j)arnii  nos  dégrevés. 

Par  contre,  M.  Leroy-Beaulieu  signale  avec  une  insistance 
toute  particulière  les  médecins,  notaires,  huissiers,  et  leurs 
jardinets,  comme  bénéficiant,  et  bénéficiant  à  tort,  du  dé;^rè- 
Aement. 

A  priori,  on  pourrait  être  tenté  de  lui  répondre  que  l'exi- 
g-ence  posée  par  la  loi  d'une  cote  personnelle-mobilière  maxima 
de  20  fraiics  (part  de  l'Etat)  constitue  un  obstacle  au  dégrè- 
vement de  ces  contribuables,  et  il  en  est  ainsi  toujours  certai- 
nement dans  les  villes,  plus  rarement,  il  faut  le  reconnaître, 
dans  les  canq)a^nes.  Ces  contribuables  pourront  assez  fré- 
({uemment  obtenir  le  dégrèvement  de  l'impôt  foncier  pour  leurs 
jardins;  la  part  de  l'Etat,  dans  leur  contribution  personnelle- 
mobilière,  sera  souvent,  en  effet,  inférieure  à  20  francs. 
Deux  séries  de  constatations  nous  permettent  de  l'affirmer  : 
1°  Le  produit  total  de  la  contribution  personnelle-mobilière 
se  divise  entre  l'Etat,  les  départements  et  les  communes  dans 
la  proportion  de  54,2  7o  pour  l'Etat  et  de  4^3,8  "/o  pour  les 
départements  et  communes'.  Il  en  résulte  qu'une  cote  de 
20  francs,  part  de  l'Etat,  implique  en  moyenne  une  cote  to- 
tale de  36  fr.  90.  Or,  les  cotes  personnelles-mobilières  infé- 
rieures à  3o  francs  (Etat,  départements  et  communes)  repré- 
sentent 88,81  °/o   du   nombre   total   des   cotes  mobilières    de 

1.  \JAiiniuiire  des  contfibiitions  directes,  igoS,  p.  l\l\,  donne  le  produit 
déHnitif,  en  principal,  des  centimes  d'Etat,  départementaux  et  communaux 
des  diverses  coutributions  pour  igo3.  I^a  part  de  l'Etat  se  monte  à  97  mil- 
lions ;  le  produit  total  de  la  contribution  personnelle-mobilière  à  1 79  millions . 


LES    BKINÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  4o5 

province';  autrement  dit,  plus  de  90  %  des  cotes  mobilières 
(si  l'on  tient  compte  de  ce  que  nous  n'avons  la  proportion 
exacle  (pie  pour  les  cotes  inférieures  à  3o  francs  et  non  pour 
celles  inférieures  à  36  fr.  90)  ne  dépassent  pas  20  francs  (part 
de  l'Etal).  C'est  donc  que  les  neuf  dixièmes  des  contribuables, 
la  presque  unanimité,  rempliraient  sur  ce  point  les  conditions 
pour  bénéficier  du  dégrèvement.  Et  les  premières  exceptions 
à  apporter  à  cette  quasi-règ-le  ne  sont  certainement  pas,  d'une 
manière  générale,  les  médecins,  notaires  ou  liuissiers  des 
campag'nes. 

2°  Le  taux  moyen  de  l'impôt  personnel-mobilier  (pari  de 
l'Etat)  par  rapport  au  loyer  était  pour  1908  de  0,70  °/°'; 
c'est-à-dire  qu'un  impôt  de  5,70  représentait  en  moyenne  une 
valeur  locative  de  100  francs.  A  ce  taux,  une  cote  de  20  fr. 
(part  de  l'Etat)  représente  une  valeur  locative  de  35o  francs 
environ.  Il  est  probable  qu'un  assez  grand  nombre  de  contri- 
buables dont  nous  nous  occupons  en  ce  moment  restent  en- 
deçà  de  cette  limite  et  par  conséquent  peuvent  bénéficier  de 
la  loi  de  1897. 

Si  certains  médecins,  notaires,  huissiers,  etc.,  résidant  à  la 
campagne,  voient  les  jardins  attenants  à  leur  demeure  dégre- 
vés, en  réalité,  ces  contribuables  sont  fort  peu  nombreux 
par  rapporta  l'imposante  masse  des  paysans;  n'oublions  pas 
que  trois  millions  de  personnes  sont  dégrevées  ;  il  est  donc 
assez  inutile  d'insister  outre  mesure  sur  les  quelques  milliers, 
peut-être,  de  médecins  ou  d'huissiers  qui  peuvent,  par  rac- 
croc,  bénéficier  de  quelques  centimes  du  dégrèvement. 

1.  Annuaire  c/es  con/rib/i/ions  ilii-edes,  p.  ii3,  et  Docnnien's  stafisti- 
i/iies  sur  les  cofes  foncières  des  'pr<>j)riétés  non  bâties  et  les  cotes  person- 
nelles-mohilières,  i8y6.  p.  ()6.  Les  tableaux  fournis  par  ces  pul)[ications 
sont  relatifs  à  l'année  i8(j4,  où  a  eu  lieu  le  dépouillement  f;,-énéral  des  cotes 
personnelles-mobilières. 

2.  L'Annuaire  des  con'ributions  directes,  1900,  p.  108,  donne  le  taux  de 
l'impôt  en  principal;  grâce  aux  chiffres  fournis  à  la  page  !\l\,  on  peut  obte- 
nir le  taux  de  l'impôî  personnel-mobilier  (part  de  l'Etat). 


4o6  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Nous  le  reconnaissons  donc  :  le  dëi^rèvemenl  de  la  loi  de 
1897  proHle  à  un  assez  t!;Taiifl  nonil)re  de  personnes  qui  ne 
vivent  pas  exclusivement  de  la  terre.  A  quel  chiffre,  sur  les 
3,200,000  déi^revés,  peut-on  les  estimer?  Il  est  extrêmement 
difficile  de  le  faire  avec  quelque  [)récision.  Mais  si  l'on  jette  les 
yeux  sur  une  commune  rurale,  il  est  facile  de  constater  que  les 
artisans  et  fonctionnaires  réunis  constituent  une  minorité  très 
restreinte  dans  la  population.  Sur  les  vinçt  et  un  dég-revés  que 
nous  avons  examinés  au  hasard  dans  deux  comnuuies  très  dis- 
semi)lal)les ,  nous  en  avons  constaté  six,  c'est-à-dire  un  peu 
plus  du  quart  et  un  peu  moins  du  tiers.  Il  est  vraisemblable 
que  cette  proportion  est  générale,  et  que  l'on  peut  estimer, 
par  conséquent,  au  chiff're  relativement  considérable  de  un 
million  environ  les  contribuables  dégrevés  en  vertu  de  la  loi 
de  1897  et  qui  ne  vivent  pas  exclusivement  de  la  terre. 

Mais  si  l'on  déduit  des  3, 200,000  dégrevés  les  5oo,ooo 
ouvriers  agricoles  propriétaires  et  le  million  de  contribuables 
qui  ne  vivent  pas  exclusivement  de  la  terre,  il  reste  encore  à 
rechercher  la  situation  des  1,700,000  autres  contribuables  :  ne 
seront-ils  pas  ces  «  véritables  petits  propriétaires  »  que  l'on  a 
cherché  à  favoriser  et  qui  sont  dignes  de  tout  intérêt?  Non, 
assure  M.  Leroy-Beaulieu ,  dans  un  article  de  rEcbnomiste 
français,  il  s'agit  là  de  cotes  foncières  représentant  non  des 
terrains  cultivables,  mais  uniquement  le  sol  des  maisons  ou 
constructions  rurales.  On  sait  que  les  bâtiments  sont  à  la  fois 
frappés  de  deux  impôts  fonciers  :  l'impôt  sur  la  propriété 
bâtie,  qui  frappe  la  construction  elle-même  ;  l'impôt  sur  la 
propriété  non  bâtie,  qui  frappe  le  sol  sur  lequel  le  bâtiment 
est  élevé.  Bien  entendu,  l'impôt  qui  porte  sur  le  sol  de  la 
maison  est  infime,  et,  il  faut  le  reconnaître  avec  M.  Leroy- 
Beaulieu,  les  cotes  foncières  inférieures  à  5  francs,  en  prin- 
cipal  et  centimes  additionnels,  qui  sont  plus  de  8,200,000' 

I.  Documents  statistiques  sur  les  côtes  foncières,  1896,  p.  16.  Le  nom- 


LES   BÉ;NÉFICIAIRES    de    la    loi    du    2  1    JUILLET    1897.  ^^7 

(sur  i4  millions  de  cotes  foncières  en  totalité)  «  représentent 
pour  la  plupart,  non  des  lopins  de  terre  en  culture,  mais 
simplement  le  sol  des  maisons  ou  constructions  rurales  ».  Ce 
serait  donc,  non  pas  la  propriété  rurale,  mais  la  propriété 
bâtie  qui  profite  en  dernière  analyse  du  dégrèvement. 

Nous  examinerons  successivement,  pour  apprécier  le  bien 
fondé  de  cette  opinion,  la  situation  des  maisons  à  la  campa- 
gne et  à  la  ville  : 

1°  Maisons  à  fa  campar/nr.  C'est  l'hypothèse  où  paraît 
se  placer  plus  spécialement  M.  Leroy-Beaulieu.  Mais,  en 
France,  on  trouvera  bien  rarement  une  maison  dans  un 
village  sans  une  exploitation  rurale  ])liis  ou  moins  modeste, 
de  sorte  que  la  cote  foncière  visant  le  sol  de  la  maison  ne 
sera  qu'un  élément  de  l'imposition  foncière  totale  qui  frappe 
le  propriétaire.  Dans  le  village  de  Labarthe-Inard  (Haute- 
Garonne),  nous  demandions  à  un  halntant  de  la  commune 
très  documenté  sur  la  question  le  nombre  approximatif  des 
propriétaires  fonciers  de  la  commune.  Il  nous  répondit  : 
a  C'est  très  simple  à  savoir;  il  n'y  a  qu'a  compter  le  nombre 
des  maisons  ».  Il  en  serait  de  même  dans  la  î^rande  majorité 
des  communes  rurales  françaises. 

2"  Maisons  urbaines.  Si  le  pro[)riétaire  de  la  maison 
urbaine  remplit  les  conditions  prévues  par  la  loi  de  rSgy, 
c'est-à-dire  si  la  totalité  des  cotes  foncières  à  sa  charg-e 
ne  dépasse  pas  (part  de  l'Etat)  2.5  francs  et  si  sa  cote  person- 
nelle-mobilière (part  de  l'Etat)  ne  dépasse  pas  20  francs,  il 
pourra  certainement  être  déi^revé.  Dans  ce  cas,  la  maison  con- 
sidérée sera  vraisemblablement  fort  modeste;  l'impôt  qui 
frappe  le  sol  sur  lequel  elle  s'élève,  et  par  conséquent  le  déç;-rè- 
vement  correspondant,  si  insignifiants,  que  vraisemblablement 


bre  des  propriétés  bàlies  relevé  par  l'enf[uète  de  iHijy  s'élève  à  neuf  millions 
environ  [Auniinirp  (h's  contrih.  dir.,  p.  -70) 


4o8  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

le  propriétaire  urbain  s'abstiendra  de  toute  demande  en  dégrè- 
vement. 

Ces  hypothèses  sont  confirnK'es  ijlfinoniont  par  les  données 
de  la  stalisTupie. 

I"  Le  département  où  le  dég^rèvement  de  1S97  a  produit 
son  elîet  minimum  est  un  de  ceux  où  domine  la  propriété 
bâtie'  ;  en  1908,  sur  les  3  millions  et  demi  d'habitants  de  la 
Seine,  449  seulement  ont  été  dégrevés;  laissons  de  côté  ce 
département  à  raison  de  sa  situation  toute  spéciale;  compa- 
rons deux  départements  également  agricoles  et  qui  compren- 
nent un  nombre  à  peu  près  égal  de  maisons  :  le  Maine-et- 
Loire  avec  1 5 1,394  maisons  et  le  Puy-de-Dome  avec  i55,5i3". 
Si  les  assertions  de  M.  Leroy-Beaulieu  étaient  exactes,  il 
faudrait  que  le  nombre  des  contribuables  profitant  de  la  loi 
de  1897  fût  presque  semblable  dans  l'un  et  l'autre  de  ces 
départements.  Or,  il  se  trouve  qu'avec  un  nombre  de  maisons 
presque  identique  —  et  toutes  choses  presque  égales  d'ailleurs 
—  le  nombre  des  propriétaires  dégrevés  est  environ  triple 
dans  le  Puy-de-Dôme  (91,176  dégrevés  contre  82,744  dans  le 
Maine-et-Loire,  pour  19023).  Comment  expliquer  un  écart 
aussi  notable?  En  se  reportant  tout  simplement  à  la  statisti- 
que des  cotes  foncières  non  bâties  pour  ces  deux  départe- 
ments, nous  en  trouvons  826,000  dans  le  Puv-de-Dôme  et 
172,000  seulement  pour  le  Maine-et-Loire^.   L'élément   pro- 

1.  On  compte,  pour  1904.  194,914  niaisous  dans  le  département  de  la 
Seine  {Ann.  des  contr.  dir.  p.  84). 

2.  Ihid.  Ajoutons  que  la  population  de  ces  deux  départements  est  très 
semblable  (5oo,ooo  dans  le  Maine-et-Loire,  628,000  dans  le  Puv-de-Dôme)  ; 
leur  superficie  assez  voisine  (721 ,000  hectares  pour  le  Maine-et-I^oire,  Soi  ,000 
pour  le  Puy-de-Dôme);  le  principal  de  leur  contribution  foncière  non  bâtie, 
presque  identique  (1,960,000  et  1,849,000  francs).  {Ihid.,  p.  58,  6;j,  5^^) 

3.  Renseignements  fournis  par  la  Direction  générale  des  Contributions 
directes.  Nous  adressons  à  M.  le  Directeur  général  des  Contributions  direc- 
tes l'expression  de  toute  notre  gratitude  pour  les  importants  documents 
qu'il  a  bien  voulu  nous  communiquer. 

4.  Ann.  des  Contr.  dir.,  p.  58. 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA  LOI   DU    2  1    JUILLET    1897.  4^9 

priété  bâtie  est  donc  à  peu  près  indifréreiit  pour  l'application 
de  la  loi  de  1897,  puisque  deux  départements  offrant  le  même 
nombre  de  maisons  présentent  des  quantités  de  contribuables 
dégrevés  si  différentes;  si  le  Puy-de-Domc  compte  un  nombre 
aussi  considérable  de  dégrevés,  c'est  uniquement  à  raison  du 
morcellement  de  la  petite  propriété  foncière  dans  cette  région; 
le  dégrèvement  profite  donc  surtout  aux  petits  propriétaires 
fonciers  ' . 

2°  Dans  la  perception  de  Toulouse  (S*^  circonscription),  les 
cotes  foncières  non  bâties  de  2  francs  sont  déjà  considérables, 
et,  d'autre  part,  les  20  francs  de  cote  personnelle-mobilière 
(part  de  l'Etat  )  supposent  ici  une  imposition  totale  de  près  de 
4o  francs  à  cette  contribution.  Or,  il  n'y  a  pas  un  cinquième 
des  contribuables  qui  payent  plus  de  [\o  francs.  C'est  dire  que 
la  très  grande  majorité  des  propriétaires  serait  susceptible 
d'obtenir  le  dégrèvement.  Or,  le  nombre  des  demandes  est 
absolument  dérisoire  :  28  en  1908;  29  en  1904.  C'est  évidem- 
ment que  les  contribuables  ne  jugent  pas  opportun  de  faire 
une  demande  pour  un  minime  dégrèvement. 

3'^  On  peut  constater,  entre  les  précisions  des  auteurs  de  la 
loi  et  les  résultats  de  son  application,  un  désaccord  flagrant. 
M.  Flandin  prévoyait  7,5oo,ooo  contribuables  dégrevés^. 
D'autre  part,  le  sacrifice  auquel  consentait  l'Etat  se  montait  à 
25,8o4,ooo  francs.  Or,  en  fait ,  le  nombre  des  demandes 
admises  en  1898  ne  dépassait  pas  3,438,899,   soit  [\\},iï^  7o 


1.  On  pourrait  multiplier  les  exemples.  Voici,  par  exemple,  l'Arièg-e,  avec 
sa  population  de  2o(3,ooo  habitants,  sa  superficie  de  490,000  hectares  et  ses 
08,000  maisons  seulement,  qui  compte  40jOOo  contribuables  dégrevés  par 
la  loi  de  iSq^;  tandis  que  le  Maine-et-Loire,  avec  ses  5oo,ooo  habitants, 
ses  721,000  hectares  et  ses  i5i,ooo  maisons  'beaucoup  plus  du  double  que 
l'Arlèi^'e),  ne  voit  que  82,000  contribuables  dés;revés.  N'est-ce  pas  la  preuve 
manifeste  que  ce  qui  compte  pour  le  dé!>Tèvement,  c'est  beaucoup  plus  la 
véritable  propriété  rurale  que  le  sol  des  maisons? 

2.  M.  Jourdan  (Var),  confondant  évidemment  le  nombre  des  cotes  fon- 
cières et  celui  des  propriétaires,  en  prévoyait  même  1 1  millions. 


/jIO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

(les  j»irvisi(ms  ;  depuis,  cr  rioiiihrc  n'a  cessé  de  décroître. 
Quant  au  montant  des  dégrèvements  accordés,  il  atteis^nait  la 
première  an nt'c  aussi  son  maximum  (  lO, 04,007),  soit  64,34  "/o 
du  coût  prévu. 

Ce  déchet  considérable,  soit  (piant  au  montant  des  dégrè- 
vements, soit  surtout  quant  au  iKuuhie  des  contribuables 
dégrevés,  comporte  plusieurs  causes  concurrentes  :  d'une  part, 
sans  doute,  le  peu  de  sûreté  des  évaluations,  surtout  en  ce  qui 
concerne  la  combinaison  des  conditions  exigées  par  l'article 
premiei'  de  la  loi  de  1897;  de  l'autre,  un  nombre  considérable 
d'abstentions  de  la  part  des  contribuables  intéressés. 

Ces  abstentions  elles-mêmes  s'expliquent  par  diverses  rai- 
sons : 

a)  Le  fait  que  le  dégrèvement  n'a  pas  lieu  d'office  et  que 
le  contribuable  intéressé  doit  prendre  vis-à-vis  de  l'adminis- 
tration l'attitude  d'un  solliciteur.  D'après  la  loi  de  1897  et  le 
décret  qui  en  a  réglé  l'application,  il  semblait  bien  que  tous 
les  ans  une  nouvelle  demande  fût  nécessaire  pour  obtenir  le 
dég'rèvement.  Cette  solution  présentait  l'inconvénient  très 
g-rave  au  point  de  vue  pratique  de  surcharger  périodiquement 
l'administration  d'une  très  encombrante  et  très  inutile  pape- 
rasserie, et,  d'autre  part,  de  compromettre  l'efficacité  de  la 
loi,  en  exigeant  tous  les  ans  de  chaque  aspirant  au  dégrève- 
ment une  demande  nouvelle.  Aussi,  une  circulaire  du  Direc- 
teur général  des  contributions  directes  informait  son  person- 
nel, le  24  décembre  1898',  d'une  décision  ministérielle  en 
vertu  de  laquelle  «  les  propriétaires  fonciers  avant  bénéficié  en 
1898  de  la  remise  d'impôt...  et  réunissant  les  conditions  ci- 
après  obtiendraient  en  1899  un  dégrèvement  égal...  sans  être 
tenus  de  renouveler  leur  déclaration.  Cette  décision,  ajoutait 
la  circulaire,  est  applicable  aux  contribuables  dont  la  contri- 

I.  Cire,  du  Directeur  g'énéral  des  contr.  dir.  du  24  décembre  1898, 
no  928.  Voir  aussi  la  cire,  du  24  décembre  1898,  du  Directeur  de  la  comp- 
tabilité publivjue  aux  percepteurs,  n^  lyA-^- 


LES    BÉNÉFICIAIRES   DE    LA    LOI    DU    2  1    .IIILLET    1897.  l\ll 

bution  personnelle-mobilière  sera  restée  en  1899  cçale  ou  in- 
férieure à  20  francs  (part  de  l'Etat  )  et  qui  depuis  le  dernier 
dégrèvement  n'aurait  acquis  ou  aliéné  aucun  immeuble  non 
bâti.  Le  dégrèvement  restera  subordonné  à  la  présentation 
d'une  déclaration  :  1°  pour  les  contribuables  dont  la  situation 
se  sera  modifiée  à  raison  d'acquisitions  ou  d'aliénations  im- 
mobilières et  qui  malgré  ces  modifications  se  trouvent  encore 
dans  les  conditions  voulues  pour  obtenir  une  remise  d'impôt  ; 
2°  pour  les  contribual)les  auxquels  il  n'a  pas  été  accordé  de 
dégrèvement  en  1898  et  qui  y  auraient  droit  en  1899  ».  Les 
circulaires  ont  donc  simplement  atténué  sur  ce  point  les  exi- 
g-ences  que  semblaient  imposer  loi  et  décret;  une  déclaration, 
une  demande,  n'en  restent  pas  moins  nécessaires  à  la  base  de 
tout  dégrèvement,  qu'il  s'agisse  de  l'obtenir  pour  la  première 
fois  ou  de  se  faire  dégrever  à  nouveau  après  radiation  '  ;  les 
circulaires  n'ont  eu  pour  effet  que  de  prolonger,  en  certains 
cas,  l'effet  utile  des  déclarations.  L^n  dégrèvement  automati- 
que eût  profité  à  tous  les  ayants-droit;  la  nécessité  d'une 
démarche  préliminaire  devait  nécessairement  en  écarter  un 
certain  nombre. 

La  diminution  très  sensible  qu'on  remarque  en  1899  dans 
le  nombre  des  dégrevés^  résulte,  cette  année-là,  d'une  cause 
particulière  :  la  circulaire  du  Directeur  de  la  comptabilité  pu- 
blique du  24  décembre  1898  portait  que  «  les  contribuables 
maintenus  d'office  sur  les  états  de  dégrèvement  sont  ])réveiuis 
par  lettres  spéciales.  En  ce  qui  concerne  les  contril)uables 
rayés  d'office  des  étals  de  dégrèvements,  le  percepteur  n'aura 
à  leur  transmettre  aucun  avis  spécial  ».  Le  résultat  de  cette 


1.  Notons  (]ue,  d'après  les  ternies  de  la  circulaire  précitée,  on  peut  être 
radié  d'ofUce  tout  en  ayant  toujours  droit  au  dégrèvement  ;  il  en  est  ainsi 
lorsqu'un  changement  quelconque,  même  une  diminution,  s'est  produit 
dans  le  patrimoine  immobilier. 

2.  Il  y  eut,  en  1898,  3,438,899  dégrevés,  et  en  1899,  3,299,021,  soit 
140,000  de  moins  environ. 


/4  I  2  RECURIL    DE    LKGISLATION. 

orai'anisalioti  ('lail  l'acilc  à  pri'voir  :  Irs  ronirihuables  doni  la 
l'orhim'  iiniuohilière  s'étail  iiioditirc  ii^'laiciit  nullement  pré- 
venus de  leur  radiation;  ignorants  de  la  situation  (jui  leur  était 
faite,  ils  ne  formaient  pas  de  ncmvelle  demande  et  se  trou- 
vaient pour  cet  le  année  exclus  du  hénéfiee  du  déy^rèvement.  Le 
système  de  la  circulaire  Ar  t8()8  avait  encore  un  yrave  incon- 
vénient, celui  d'oblii^er  les  percej)teurs  ii  une  formidable  pape- 
rasserie, chacun  des  3  millions  de  contribuables  restant  déi^re- 
vés  devant  recevoir  une  notificalion  individuelle. 

l'île  nou\elle  circulaire  du  27  déceml)ie  1899'  supprima 
avec  raison  la  lettre  d'avis  aux  ccjutribuables  maintenus  d'of- 
fice au  d(''i;rèvement;  «  par  contre,  il  a  paru  utile  d'aviser 
individuellement  les  contribuables  qui  seront  rayés...  et  qui 
n'auront  pas  présenté  de  demande  d'office.  Pour  chacun 
de  ces  contribuables,  le  percepteur  préparera  une  lettre  d'avis 
sur  laquelle  se  trouveront  imprimés  les  deux  motifs  principaux 
de  radiation.  » 

Dorénavant,  ce  seront  donc  les  contribuables  radiés  des 
états  de  dégrèvement  qui  seront  avertis  et  qui  pourront  pré- 
senter eu  connaissance  de  cause  une  nouvelle  demande.  Com- 
ment expliquer  dès  lors  que,  de  1899  à  1900,  le  nombre  des 
contribuables  dégrevés  ait  continué  à  baisser',  moins  vite  il 
est  vrai  que  l'année  précédente?  Par  suite  d'une  rédaction 
défectueuse  de  la  circulaire  du  27  décembre  1899,  qui  a  encore, 
par  un  détour,  privé  du  dégrèvement  un  certain  nombre 
d'ayants-droit.  Lorsque  le  percepteur  d'une  commune  s'aper- 
çoit d'une  modification  dans  le  patrimoine  immobilier  (pro- 
priété non  bâtie)  d'un  contribuable,  inscrit  aussi  sur  les  rôles 
de  l'impôt  foncier  d'une  autre  perception  et  dégrevé  sur  cette 
dernière,  il  avise  de  cette  modification  son  collègue,  dans  le 
délai  de  quarante-ciiuj  jours  après  la  publication  des  rôles  de 

1.  X''  1760. 

2.  11  y  a  eu,  pour  iSijg,  3,299,541  dégrevés,  et  pour  1900,  3,249,891, 
soit  5o,ooo  de  moins  environ. 


LES   BÉNÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    21    JUILLET    1897.  4l3 

l'année.  C'est  seulement  après  cette  communication  des  bulle- 
tins de  modification  que  les  contribuables  intéressés  sont 
avertis;  la  notification  aux  contribuables  peut  donc  avoir  lieu 
en  fait  plus  de  quarante-cincj  jours  après  la  publication  des 
rôles.  Mais,  d'après  le  décret  du  4  décembre  1897,  c'est  dans 
le  délai  d'un  mois  après  cette  publication  qu'ils  doivent  for- 
muler leur  demande;  ils  peuvent  donc  se  trouver  forchjs  au 
moment  où  leur  parviendra  l'avis  de  radiation.  Cette  circons- 
tance nous  explique  comment  la  diminution  dans  le  nombre 
des  dégrevés  a  été  seulement  ralentie  en  1900  et  comment  le 
dégrèvement  n'a  pu  se  relever  dès  la  première  année,  mais 
seulement  en  1901,  où  il  atteint  à  peu  près  le  niveau  de  1899', 

Dans  tous  les  cas,  j)Our  obtenir  un  premier  ou  un  nouveau 
dégrèvement,  il  faut  prendre  vis-à-vis  de  l'administration  l'at- 
titude d'un  solliciteur,  il  faut  demander,  remplir  ou  faire  rem- 
plir des  formules,  etc.,  et  cette  circonstance  est  certainement 
de  nature  à  écarter  un  certain  nombre  de  contribuables. 

h)  La  nécessité  de  former,  en  certains  cas,  outre  la  demande 
en  dégrèvement,  une  demande  en  mutation  de  cotes'.  Un  très 
grand  nombre  de  cotes  foncières,  en  effet,  ne  sont  pas  inscri- 
tes au  nom  du  véritable  propriétaire  de  l'immeuble  qu'elles 
représentent,  mais  au  nom  soit  du  vendeur  de  l'immeuble, 
soit  d'un  ascendant  du  propriétaire  actuel.  Cet  état  de  choses 
irrégulier  a  pu  se  maintenir,  car  il  est  fort  indifférent  au  con- 
tribuable de  payer  l'impôt  sur  son  nom  ou  sous  le  nom  d'au- 
trui,  tandis  que  les  percepteurs  ont  un  intérêt  pécuniaire  à  la 
multiplicité  des  cotes,  et  s'efforcent,  par  exemple  dans  le  cas 


1.  3,299,126  dégrevés. 

2.  Il  est  intéressant,  à  ce  sujet,  d'examiner  la  statistique  des  réclama- 
tions en  matière  de  contributions  directes  {Ami.  des  contr.  clir.,  p.  212). 
En  1897,  o"^  comptait  3,474  demandes  contentieuses  en  matière  de  contri- 
bution foncière  non  bâtie;  il  y  en  a  eu,  en  1898,  23,422;  en  1899,  12,746. 
Cette  aug-mentatiou  énorme  est  due,  comme  le  constate  VAnnuaire,  aux 
nombreuses  demandes  en  mutation  formulées  pour  l'application  de  la  loi  de 
1897. 


l\il\  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

OÙ  deux  immeubles  se  réunissent  entre  les  mains  d'un  même 
|)r()[ni(''laire,  de  luiiintenir  les  <lenx  cotes  antérieures.  Cette 
incxacliliide  dans  l'allrihiition  des  cotes  est  j)articulièr«'menl 
choquante  dans  la  très  petite  propriété,  <|ui  est  à  la  fois  mor- 
celée à  l'excès  et  soumise  à  des  mutations  nombreuses.  Aussi 
la  loi  de  1897,  ou  plutôt  le  décret  qui  l'a  suivie,  ont-ils  tenu 
à  profiler  de  l'occasion  qui  s'offrait  pour  tâcher  de  rég^ulariser 
cet  état  de  choses. 

Pour  les  demandes  contentieuses  en  décharg-e  ou  réduction, 
l'inscription  au  rôle  du  propriétaire  demandeur  est  une  con- 
dition nécessaire  de  recevabilité;  il  n'en  est  pas  ainsi  des  de- 
mandes prévues  par  la  loi  de  97  '  ;  l'article  premier  du  décret 
du  4  décembre  admet  la  demande  de  tout  propriétaire  ou  usu- 
fruitier, «  que  ces  cotes  soient  ou  ne  soient  pas  inscrites  à  son 
nom  ».  D'une  façon  g-énérale,  la  demande  en  mutation  de 
cote  n'est  donc  pas  imposée  au  réclamant. 

Mais  il  peut  se  faire  que  dans  sa  demande  de  dég^rèvement 
le. réclamant  comprenne -des  cotes  foncières  concernant  des 
immeubles  dont  il  n'est  propriétaire  que  pour  partie.  Suppo- 
sons, par  exemple,  un  grand-père  maternel  ayant  laissé  à  ses 
deux  petits-fils  un  champ  sans  que  la  mutation  de  cote  ait 
été  faite;  l'un  des  deux  héritiers,  propriétaire  de  la  moitié  du 
cliamp,  réclame  le  dégrèvement;  il  doit  comprendre  dans  sa 
demande  la  cote  foncière  toujours  inscrite  au  nom  de  son 
grand-père  et  concernant  cet  immeuble,  dont  il  n'est  pro- 
priétaire que  pour  partie.  Sur  les  déclarations  imprimées  qui 
servent  aux  contribuables,  un  tableau  spécial  est  réservé  aux 
«  articles  de  rôles  fonciers  comprenant  des  propriétés  qui  n'ap- 
partiennent pas  toutes  au  réclamant,  que  ces  articles  soient 
ou  ne  soient  pas  établis  à  son  nom  ».  En  regard  de  ce  tableau 
figure  un  «  avis  important  »  ;  au  sujet  de  ces  cotes  «  le  contri- 

I.  Nous  avons  vu  ailleurs  que  c'est  là  une  des  raisons  pour  lesquelles 
on  peut  dire  que  ces  demandes  ne  présentent  pas  un  caractère  contentieux. 
(Année  administrative,  1904^  p.  21.) 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI    DU    21    JUILLET    1897.         ^l5 

buable  doit  déclarer  s'il  entend  adresser  au  préfet  une  de- 
mande en  mutation  de  cote  ».  (Cf.  art.  2  du  décret.) 

Dans  le  cas  (jue  nous  envisageons,  une  oblig^ation  spéciale 
incombe  au  réclamant  :  celle  de  fournir  une  déclaration  sur 
le  point  suivant  :  fera-t-il  ou  non  une  demande  en  imitation 
de  cote'?  Le  décret  s'efforce  de  le  déterminer  à  la  première 
solution,  en  atténuant  sin$;"ulièrement  l'importance  du  dégrè- 
vement s'il  s'y  refuse".  Dans  ce  cas,  on  tiendra  compte  de  ces 
cotes  pour  déterminer  le  quantum  du  dégrèvement  (total,  des 
trois  quarts,  de  demi,  du  quart,  suivant  que  l'ensemble  des 
cotes,  part  de  l'Etat,  atteint  10,  i5,  20  ou  2.5  francs);  mais  on 
n'appliquera  pas  le  dégrèvement  ainsi  calculé  aux  dites 
cotes;  celles-ci  seront  exclues  du  dégrèvement,  même  pour  la 
partie  dont  le  réclamant  est  propriétaire. 

Voici  l'exemple  donné  par  la  circulaire  du  9  décembre  1897  3. 
Supposons  un  contribuable  assujetti  à  une  cote  foncière  de 
9  francs  (part  de  l'Etat)  et  possédant  dans  un  deuxième  im- 
meuble imposé  à  12  francs  une  portion  de  terrain  correspon- 
dant à  une  contribution  de  i  franc.  S'il  demande  la  mutation 
préalable,  l'ensemble  des  cotes  inscrites  à  son  nom  s'élèvera 
à  10  francs;  il  sera  totalement  dégrevé. 

Si,  au  contraire,  il  ne  demande  pas  la  mutation,  pour  cal- 
culer le  quantum  du  dégrèvement  on  ajoutera  les  deux  cotes; 
leur  montant  total  s'élevant  à  21  francs,  le  taux  du  dég^rève- 
ment  sera  fixé  au  quart  et  sera  appliqué  seulement  à  sa  cote  de 
9  francs,  c'est-à-dire  qu'il  ne  bénéficiera  que  d'un  dégrèvement 

1.  Cette  obligation  supplémentaire,  nécessaire  pour  le  bénéficiaire  de  la 
loi  de  1897,  résulte  non  de  la  loi  mais  du  décret  du  4  décembre;  certains 
auteurs  ont  considéré  la  disposition  qui  la  prescrit  comme  illégale  :  voir 
notamment  Wahl,  Renie  du  Droit  public,  t.  IX,  p.  498,  note  2,  et  notre 
étude  dans  VAnnée  administrative,  1904,  p.  22. 

2.  On  peut  considérer  avec  M.  Wahl  comme  une  deuxième  illégalité  cette 
deuxième  restriction. 

3.  Cette  circulaire  très  importante  (avec  ses  annexes  elle  atteint  i25 
grandes  pages)  se  trouve  dans  le  Recueil  officiel  des  Lois  et  Règlements 
relatifs  aux  contributions  directes,  première  partie,  17e  vol.,  1898,00915. 


AlO  RECUEIL    DR    LEGISLATION. 

de  2  fr.  2.').  «  Ouaiit  à  la  deuxù^'iuo  cote  de  12  francs,  ajoute  la 
circulaire,  radiiiiiiislialioii  ne  peut,  hieii  entendu,  en  accorder 
remise  «l'un  quarl  au  réclamant,  puisque  ce  dernier  ne  doit 
pas  rinléurilé  de  la  cote;  elle  ne  peut  pas  davantat^-e  accorder 
au  r(''clamanl  remise  d'un  (piail  de  la  portion  de  la  cote  qui 
ririh'ressc,  piiisfpi'cn  Taljsence  diiiH'  miilalion  de  cote  cette 
porlioii  n'est  pas  déterminée  d'une  manièie  certaiiie.  »  Dans 
riiv[>ollièse  in(li(piée,  le  contrihnahie  peid  donc  7  t'r.  70  à  ne 
pas  demander  la  mutation. 

11  est  même  des  cas  où,  sans  demande  en  mutation,  il  ne 
peut  obtenir  de  dégrèvement.  Pour  cela,  supposons  que  la 
deuxième  cote  au  lieu  d'être  de  i  franc  s'élève  à  1 7  francs  et 
intéresse  pour  i  franc  le  contribuable.  Le  total  des  deux  cotes 
(9+  17)  atteignant  26  francs,  aucune  remise  ne  serait  pos- 
sible, puisque  par  là  le  maximum  légal  serait  dépassé.  Après 
la  mutation  le  contribuable  ne  serait  imposé  que  pour  10  fr. 
/Q_|-ij^  c'est-à-dire  qu'il  pourrait  être  intégralement  dégrevé. 
Il  est  possible  que  ces  difticultés  aient  détourné  un  certain 
nombre  de  contribuables  de  solliciter  ou  les  aient  empêchés 
d'obtenir  le  dégrèvement  de  la  loi  de  1897. 

c)  La  brièveté  du  délai  dans  lequel  les  demandes  doivent 
être  formulées  :  un  mois  après  la  publication  des  rôles  (art.  7  du 
décret).  En  fait,  les  avertissements  ne  sont  envoyés  que  dans 
la  première  quinzaine  (jui  suit  la  publication;  et  comme  ceux- 
ci,  doivent  être  annexés  aux  demandes  (art.  5  du  décret),  le 
délai  est  en  fait  réduit  à  quinze  jours.  Nous  avons  même  vu 
plus  haut'  qu'en  certains  cas  le  contribuable  non  maintenu 
sur  l'état  des  dégrèvements  était  averti  trop  tard  de  sa  ra- 
diation pour  pouvoir  utilement  former  une  nouvelle  demande. 
Cette  excessive  brièveté  du  délai  a  été  signalée  à  la  Chambre 
par  M.  Petit  Jean  \  On  lui  a  répondu  que  ce  délai   d'un  mois 


1.  P.  4i3. 

2.  OJ/'.,  1902,  Déb.  Pari.,  Ch.,  S.  E.,  p.  2905. 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    2  1    JUILLET    1897.         4l7 

est  justement  celui  qui  est  fixé  pour  les  déclarations  à  faire 
dans  les  mairies  en  vertu  de  la  loi  du  2,5  juillet  1887.  La  ré- 
ponse est  aussi  insuffisante  que  possible  :  dans  ce  dernier  cas, 
en  effet,  subsiste  pour  le  contribuable,  malg-ré  sa  déclaration, 
dans  le  cas  où  elle  serait  rejetée,  le  droit  de  recourir  au  con- 
tentieux; pour  les  dégrèvements  de  la  loi  de  1897,  ^"^^  ^^^^ 
le  délai  d'un  mois  expiré,  toute  réclamation  ultérieure  est  im- 
possible. Pour  la  première  année  d'application  de  la  loi,  le 
délai  d'un  mois,  manifestement  insuffisant,  fut  exceptionnelle- 
ment doublé.  (Circulaire  du  directeur  général  des  contribu- 
tions directes  en  date  du  9  février  1898,  n°  922.) 

d)  L'application  de  la  loi  de  1897  dépend  dans  la  plus  large 
mesure  du  bon  vouloir  des  percepteurs  et  des  secrétaires  de 
mairie'.  Ce  sont  eux  qui,  en  fait,  rédigent  la  plupart  des 
demandes,  et  qui  seuls  peuvent  les  rédiger.  La  circulaire  du 
Directeur  général  de  la  conqjtabilité  publique  du  18  décembre 
1897  avait  sans  doute  prescrit  aux  comptables  et  à  leurs  com- 
mis ((  de  rester  étrangers  à  la  rédaction  proprement  dite  des 
demandes  :  ils  doivent  guider  tout  contribuable  dans  la  for- 
mation de  sa  demande,  mais  il  leur  est  défendu  de  rédig-er 
eux-mêmes  cette  demande  et  à  plus  forte  raison  de  la  si- 
gner ».  Cette  interdiction  absolue  dut  être  atténuée  par  la 
circulaire  du  28  janvier  1898  qui  autorisait  les  comptables  et 
leurs  commis  «  à  rédiger  les  demandes;  mais  il  leur  est  interdit 
de  les  signer...  Les  comptables  et  leurs  commis  ne  doivent 
accepter  aucune  rémunération  des  contribuables  ». 

Les  percepteurs  suivent-ils  scrupuleusement  la  «  recom- 
mandation »  qui  leur  est  faite  de  signaler  le  dégrèvement  aux 
contribuables   intéressés  ?  Apportent-ils  toujours  une  entière 


I.  Voir  notamment  à  ce  sujet  la  circulaire  du  Directeur  général  de  la 
comptabilité  publique  aux  percepteurs  (reproduite  comme  annexe  à  la  cir- 
culaire du  Directeur  yen.  des  contr.  dir.  du  9  février  1898  précitée)  :  «  En  vue 
de  donner  à  la  loi  la  plus  grande  publicité,  il  est  recommandé  aux  compta- 
bles de  rappeler...  ([u'un  dégrèvement  d'impôt  foncier  peut  être  obtenu...  » 

27 


4l8  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

hoiinc  j^iàce  à  se  mettre  à  la  disposition  des  solliciteurs?  En 
fait,  il  faut  reconnaître  qu'il  y  a  là  pour  eux  un  siu'croît  de  he- 
sogne  imprévu,  non  K'nninéré,  etqui  ne  renlic  pas  directement 
dans  leurs  attrihulions  normales.  Ajoutons  que  l'application 
de  la  loi  de  1897  donne  aux  percepteurs,  et  d'une  fa(;on  géné- 
rale à  toute  l'administration  des  contributions  directes,  une 
surcharge  extrême  de  travail,  et  par  consc-quent  «pi'il  est  assez 
naturel,  et  fort  conforme  à  la  loi  du  moindre  effort,  de  voir  les 
{)erceptenrs  peu  favorables  à  l'extension  des  dégrèvements, 
tpii  leur  demanderont  d'autant  plus  de  peine  et  de  temps  qu'ils 
seront  plus  nombreux.  Dans  les  cas  surtout  où  la  mutation 
de  cote  est  le  préliminaire  obligatoire  —  ou  presque  —  du 
dégrèvement,  l'opération  sera  évidemment  mal  vue  par  le  per- 
cepteur quand  elle  se  traduira  par  une  diminution  dans  le  nom- 
bre des  cotes,  c'est-à-dire  dans  le  chiffre  de  ses  émoluments. 

Dans  les  campagnes,  le  percepteur  est  souvent  trop  éloigné, 
trop  peu  accessible  ;  on  préférera  s'adresser  au  secrétaire  de 
mairie.  On  sait  la  violence  surprenante  que  revêtent,  dans  les 
communes  rurales,  les  inimitiés  personnelles  ou  politiques;  il 
est  donc  à  craindre  qu'en  certains  cas,  certains  contribuables, 
opposés  à  la  municipalité  au  pouvoir  et  appartenant  à  ce 
qu'on  appelle  dans  les  campagnes  du  Midi  «  le  contré-parti  », 
soient  écartés  en  fait  du  dégrèvement. 

e)  L'exclusion  des  fermiers  comme  bénéficiaires  du  dégrè- 
vement'. Quoique  la  loi  du  3  frimaire  an  Vil  les  expose  en  cer- 
tains cas  aux  poursuites  pour  le  payement  de  l'impôt  foncier, 
les  fermiers  n'ont  pas  qualité  pour  demander  personnelle- 
ment le  dégrèvement;  même  si,  d'après  les  causes  du  bail,  le 
fermier  doit  supporter  définitivement  la  charge  de  l'impôt,  le 
mandat  exprès  donné  par  le  propriétaire  lui  est  nécessaire 
pour  réclamer  le  dégrèvement  de  la  loi  de  1897. 


I.  Circulaire  du   Directeur  de   la  comptabilité  publique  du   18   décembre 
1897,  p.  8. 


LES   BÉNÉFICIAIRES    DE    LV    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  ^19 

/)  La  nécessité  pour  les  illettrés  qui  doiveut  être  relative- 
ment nombreux  parmi  les  dégrevés  de  recourir,  pour  formu- 
ler leur  demande,  à  une  attestation  d'identité,  émanée  du 
maire  (Circulaire  du  2  3  janvier  1898). 

g)  Enfin,  et  surtout,  ririsignifiance  du  dégrèvement  (or,  c'est 
justement,  nous  le  prouverons  bientôt,  pour  les  cotes  repré- 
sentant le  sol  des  maisons  que  cette  cause  d'abstention  se  ma- 
nifeste). 

Il  est  certain,  en  effet,  que  le  monfant  du  dég-rèvement  est 
bien  souvent  infime  :  il  était  en  moyenne  pour  1898  de  4  fr.  77 
par  contribuable  dé-^revé  (3  fr.  78  el  3  fr.  73  pour  la  catégorie 
des  dég-rèvements  totaux).  Déjà,  en  1898,  MM.  Gide  et  Lam- 
bert' prévoyaient  que,  pour  bon  nombre  de  contribuables,  le 
dé^rèAcmeiit  serait  tellement  insiy;'nifiant  qu'ils  ne  prendraient 
pas  la  peine  de  le  demander.  M.  Leroy-Beaulieu,  à  deux  re- 
prises^, sti£;-matisait  cette  «  poussière  de  dé^-rèvement  ».  Seul 
à  peu  près  à  ce  moment  dans  la  doctrine,  M.  WahP  consta- 
tait que  si  l'atténuation  d'impôt  était  insig-nifiante  aux  yeux  de 
l'économiste,  elle  présentait,  dans  un  t^rand  nombre  de  cas,  un 
puissant  intérêt  pour  le  cultivateur  dé^-revé;  plus  le  budget 
domestique  est  comprimé  et  soumis  au  rég^ime  de  l'économie 
naturelle,  plus  aussi  une  détaxe  de  10  francs,  de  5  francs  doit 
être  bien  accueillie.  Constatons,  d'ailleurs,  que  personne  ne 
souhaite  la  disparition  actuelle  du  dégrèvement  qui,  uoiis  le 
reconnaissons,  a  été  assez  mal  accueilli  par  les  économistes  à 


1.  Revue  d'économie  politique,  1898,11.  162. 

2.  Traité  de  la  scienre  des  finances  et  Economiste  français,  loc.  cil. 
Voir  aussi  Truchy,  Le  système  des  impôts  directs  d'Etat  en  France,  Re- 
vue d'économie  politique,  1900,  p.  987;  le  rapport  de  M.  Guillain  à  VOffi 
ciel,  1900,  Doc.  pari.,  Ch.,  S.  O.,  p.  1670  :  «  I^a  loi  de  1897  conduit  à  des 
remises  d'impôts  tellement  minimes  qu'elles  ne  présentent  aucun  intérêt 
pour  chacun  des  contribuables  déi^revés,  tout  en  représentant  un  total  im- 
portant au  point  de  vue  des  ressources  budc^cfaires.  » 

3.  Loc.  cit.;    voir  aussi  de  (^ontenson,   Sijnlicats,    mutualités,  retrai- 
fes,  igo.'î,  [).  i!\(). 


l\20  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

ses  débuts.  En  fait,  il  est  vrai,  il  serait  difficile,  au  point  de 
vue  politique,  de  le  supprimer,  et  tout  le  inonde  à  peu  près 
partasi^e  cet  avis".  Il  est  vrai,  le  projet  d'impôt  sur  le  revenu 
de  M.  Rouvier  abrog-e  la  loi  de  1897;  mais,  chose  curieuse, 
les  ennemis  du  dégrèvement  lui  ont  découvert  de  ce  fait  toute 
sorte  de  vertus.  Son  adversaire  le  plus  acharné,  M.  Leroy- 
Beauliou  Ini-inèine,  en  regretterait  la  disparition.  En  1899,  ^' 
dédai^iiiiait  celte  méprisable  «  poussière  de  dégrèvement  »  ;  le 
29  octobre  1904,  dans  VEconoiniste  français^,  il  reconnaît 
que  la  loi  de  1897  accordait  aux  populations  des  campag"nes 
de  «  notables  dégrèvements^  ». 

On  peut,  à  la  rigueur,  concilier  la  première  et  la  deuxième 
manière  de  M.  Leroy-Beaulieu  :  les  dégrèvements  sont  insi- 
g-nifiants  en  tant  qu'ils  visent  le  sol  des  maisons,  ils  présentent 
au  contraire  un  g^rand  intérêt  quand  ils  s'appliquent  à  des 
terres  cultivées;  ils  peuvent  atteindre  10  fr.  5oc.  (pour  les 
cotes  de  i4  francs),  somme  relativement  importante  par  rap- 
port à  des  budgets  de  1,000  francs  environ,  pour  des  familles 
soumises  encore,  dans  une  très  large  mesure,  au  rég^imc  de 
l'économie  en  nature,  et  pour  lesquelles,  par  conséquent,  un 
sacrifice  en  arg^ent  est  un  sacrifice  particulièrement  pénible,  et 
un  dégrèvement  d'impôt  une  appréciable  satisfaction.  . 

Quant  aux  dégrèvements  minuscules  de  quelques  centimes, 
ils  répondraient  aux  cotes  foncières  représentant  le  sol  des 
maisons ''^  :  c'est  sur  ce  point,    et  il  est  facile  d'en  fournir  la 

1.  Rapport  Guillain,  précité,  et  surtout  les  discours,  à  la  Chambre,  de 
MM.  Jaurès  (29  novembre  1904,  Off.,  Déb.  pari.,  Ch.,  S.  E.,  p.  2759)  et 
Lacombe  (28  nov.,  ibid.,  p.  2725):  «  Le  petit  cultivateur,  disait  ce  dernier, 
qui  a  vu  sa  cote  foncière  disparaître  il  y  a  huit  ans,  va  la  voir  renaître  l'an 
prochain.  Quelle  impression  voulez-vous  que  lui  cause  le  nouvel  impôt  au- 
quel vous  allez  le  soumettre  ?  » 

2.  P.  610. 

3.  Voir  aussi  la  critique  du  projet  Rouvier  dans  le  Temps  du  18  juin 
1908  :  «  La  petite  propriété  foncière  se  verrait  ainsi  enlever  un  avantao-e 
qui  ne  lui  avait  pas  semblé  négliiçeable  ». 

4.  Economiste  français  du  24  juillet  1897. 


LES    BÉNÉFICIAIRES    DE    LA    LOI    DU    2  1    JUILLET    1897.  '^^I 

preuve,  que  les  abstentions  des  intéressés  ont  été  les  plus 
nombreuses.  En  1898,  4,^07,491  cotes  de  moins  de  10  francs 
(part  de  l'Etat)  ont  été  dégrevées.  Or,  nous  pouvons,  grâce 
aux  documents  statistiques  pul)liés  par  l'administrafion  des 
contributions  directes',  connaître  le  nombre  total  des  cotes 
foncières  existant  en  France  en  1894  et  d'une  valeur  inférieure 
à  10  francs  (part  de  l'Etat).  En  1894,  une  cote  moyenne  de 
10  francs  (part  d'Etat)  représentait  une  cote  totale  de 
20  francs  environ"  ;  or,  on  pouvait  compter  approximative- 
ment 11,600,000  cotes  foncières  qui  fussent  inférieures  à  ce 
chiffre,  A  supposer  même  que  de  1894  à  1898  un  certain 
nombre  de  petites  cotes  eussent  disparu  pour  des  causes 
diverses,  il  n'en  subsiste  pas  moins  une  diff('rence  très  notable 
entre  le  nombre  de  cotes  existantes  de  moins  de  10  francs 
(11,600,000)  et  le  nombre  des  cotes  dégrev('es  de  moins  de 
10  francs  (4, -^00,000).  Bien  entendu,  une  part  de  ce  déchet 
est  attribuai )le  à  l'exigence  de  la  loi  relative  à  la  nécessité 
d'une  contribution  (part  de  l'Etat)  personnelle  inférieure  à 
20  francs  pour  bénéficier  du  dégrèvement.  Mais  nous  avons 
\ii  plus  haut  (p.  4<''">)  que  l'application  de  cette  règle  ne  peut 
g"uère  exclure  qu'une  (juantilé  médiocre  de  contribuables.  Il  y 
a  donc  eu  une  foule  d'abstentionnistes.  Où  les  chercher,  sinon 
parmi  ceux  dont  les  cotes  étaient  les  plus  faibles,  et  qui  par 
conséquent  avaient  le  moins  d'intérêt  à  solliciter  le  dégrè- 
vement? 

La  différence  entre  le  nombre  présumé  de  cotes  inférieures 
à  10  francs  (part  de  l'Etat)  en  1894  et  celui  des  cotes  dégre- 
vées totalement  en  1898  étant  de  7,800,000  environ,  on  peut 
arriver,  croyons-nous,  à  déterminer,  approximativement,  sur 
ce  nond:)re,  la  quantité  de  cotes  attribuables  à  des  abstention- 


1.  Doc.  cit.,  p.  10. 

2.  118  millions  perçus  par  l'Etat;  245,  en  tout.  {Ann.  Conir.  dir.,  1896, 
p.  34.) 


4*22  RECUEIL    DR    LKGISLATION. 

nistes.  De  i8()4  >*^  1898,  le  nomlni'  des  colrs  foncières  (non 
bâties)  a  (liiiiiriiK*  de  \2^),inn>,  nous  pouvons  supposer,  coii- 
foriiM'meiil  ;iu\  doriiiées  ri-dessus,  (jue  84  "/,,  représerilent  des 
coles  au-dessus  de  10  francs  (j)art  de  l'Etat);  par  conséquent, 
environ  100,000  coles  oui  disparu  i\v  ce  chef.  Une  déduction 
jilus  iMi[)orlanle  esl  à  opc'icr  sui'  ce  cliilÏTe  à  raison  de  la 
nécessilé  d'une  cote  peisonnelle-niohilière  de  «o  francs  pour 
bénéficier  âw  dé^•rèvemellt.  Nous  avons  vu  plus  haut  que 
89  "/')  <*'ivii(»n  de  l'ensemble  des  contiibuables  français  retn- 
pliraient  celle  condilion  ;  celle  ])ropoition  ne  saurait,  à  fortiori, 
être  diminuée  si  on  considère  les  petites  cotes  foncières  qui, 
pour  un  ^rand  membre,  appartiennent  à  des  contribuables 
assez  peu  fortunés.  Si  donc  on  déduit  des  7,800,000  cotes, 
d'abord  100,000,  puis  11  "/„  soit  800,000  environ,  on  trouve 
approximativement  6,4oo,ooo  cotes  non  dégrevées  et  qui 
auraient  j)u  bénéficier  du  dégrèvement. 

L'administration  des  contributions  directes  nous  a  fourni 
pour  1894  un  précieux  tableau  où  fissurent  le  nombre  et  la 
valeur  des  cotes  foncières  présentées  par  catégories.  D'après 
ce  tableau,  on  compte  environ  5,700,000'  cotes  au-dessous  de 
2  francs  (principal  et  centimes);  les  5,700,000  cotes  représen- 
tent une  contribution  foncière  de  2  millions  (part  de  l'Etat), 
soit  o  fr.  35  c.  par  cote.  Donc,  si  les  titulaires  des  6,4oo,ooo 
coles  foncières,  les  plus  minimes,  avaient  sollicité  le  dég-rè- 
vement,  ce  dernier  se  monterait  à  o  fr.  35  c,  environ  par  cote; 
or,  il  s'est  élevé  en  1898  à  2  fr.  2  5  c.  en  moyenne^  :  c'est 
donc  que  les  titulaires  des  plus  petites  cotes  se  sont  abstenus, 
et  nous  pouv»Mis  identifier,  sauf  un  assez  çraud  nombre 
d'exceptions  très  naturelles,  nos  6,4oo,ooo  cotes  d'abstention- 
nistes ^  avec  les  5,700,000  cotes  inférieures  à  2  francs. 


1.  Exactement,  5,691,340. 

2.  Dans  la  catégorie  des  plus  petits  contribuables  dégrevés  en  totalité. 

3.  Il  y  aurait  lieu  en  plus  de  déduire  de  ces  6,4oo,ooo  cotes  celles  en 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    2  1    JUILLET    1897.         ^^^ 

Où  trouverons-nous  donc  les  plus  petites  cotes  dég-revées? 
Si  nous  examinons  les  séries  de  cotes  foncières ,  nous  en 
rencontrons  4>^-J75000  de  2  à  10  francs  '  (ce  qui  correspond 
de  très  près  aux  45^07,000  cotes  de  la  première  catégorie 
dég-revés  en  i8t)8),  et  ce  qui  prouve  qu'il  s'ayit  là  des  mêmes 
cotes  foncières,  c'est  que  la  part  de  l'inqxU  d'Etat  supporté 
par  chacune  de  ces  cotes  (2  fr.  4^  c.  en  moyenne),  est  très 
voisine  de  celle  qui  pesait  sur  chacune  des  cotes  dégrevées  et 
dont  elles  ont  été  déchargées  (2  fr.  26  c.  en  moyenne). 

Il  est  donc  vrai  de  dire  que  les  abstentionnistes  sont  les 
titulaires  des  plus  petites  cotes  foncières,  c'est-à-dire  de  celles 
qui  représentent  le  sol  des  habitations. 

Autre  preuve  :  le  nombre  de  contribuables  dégrevés  n'a 
atteint  que  45,25  c.  °/o  des  prévisions,  tandis  qu'entre  le 
montant  effectif  des  dégrèvements  et  le  montant  prévu,  l'écart 
est  moindre;  le  montant  effectif  atteint  64,34  c.  %  des 
prévisions.  Cela  prouve  encore  que  les  abstentions  sont  en 
grande  partie  le  fait  de  propriétaires  qui  n'avaient  qu'un 
minime  dégrèvement  à  espérer. 

Autre  preuve  :  la  majorité  des  abstentions  s'est  produite 
chez  les  contribuables  susceptibles  d'un  dégrèvement  total, 
c'est-à-dire  appartenant  à  la  catégorie  seule  où  des  remises 
dérisoires  sont  possibles.  On  escomptait  5  millions  environ  de 
contribuables  dégrevés  dans  cette  catégorie.  En  1898,  on  n'en 
compte  que  la  moitié  environ,  soit  2,285,000. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  d'ailleurs  de  constater  le  médiocre 
empressement  des  propriétaires  de  maisons  à  demander  le 
dégèrvement  de  la  part  d'inqxM  frappant  le  sol.  Il  s'explique 
facilement  par  l'insijgnifiance  de  ce  dégrèvement,  les  formali- 


nombre  indéterminé  qui,  individuellement  inférieures  à  25  francs,  dépassent 
ce  chifïre  par  leur  réunion  sur  la  tète  d'un  même  propriétaire,  ce  qui  rap- 
proche encore  les  deux  chiffres. 

I.  Chaque  réclamant    de   la  première   catégorie  possédait    i,G6  cote,   en 
1898. 


424  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

tés  (jn'il  soiili'vc  o[  siiiloiit  par  l'rtal  d'esprit  de  ces  absten- 
tiomiisles.  Il  s'ai^il  là  de  iiiodcsies  projii'K'taires  liabitant  de 
t5raii(les  ou  |»('lil('s  villes  (nous  axons  vu  (jue  les  propriétaires 
de  maisons  à  la  cauipai^ne  sont  dans  la  prescpie  totalité  des  cas 
piijpriétaires  en  même  temps  d'un  tenain  non  hàti,  et  qu'ils 
bénéficient  du  dégrèvement  pour  l'ensendde  de  leurs  proprié- 
tés); or,  ces  personnes  sont  certainement  dans  un  t'Iat  d'esprit 
dilïérent  de  celui  du  paysan  vis-à-vis  du  dégrèvement;  le 
petit  paysan  f'ran(;ais  est  encore,  dans  la  majorité  des  cas, 
soumis  presqu'entièrement  au  rég'ime  de  l'économie  en  nature. 
Il  consomme  ses  propres  denrées,  et  s'il  réussit  à  vendre  aux 
marchés  quelques-uns  de  ses  produits,  il  met  soigneusement 
de  côté  le  numéraire  qu'il  réserve  souvent,  lorsque  l'occasion 
s'en  présentera,  pour  ime  extension  de  son  petit  domaine. 
Il  s'efforce  donc  de  ne  dépenser  que  le  moins  possible  :  les 
im[)ôts,  les  vêtements,  voilà  ses  principales  causes  de  sortie 
d'argent  dans  son  budget.  On  conçoit  donc  que,  pour  cette 
catégorie  de  contribuables,  un  dégrèvement,  même  léger,  ait 
de  l'importance  et  qu'ils  n'hésitent  pas  à  le  solliciter.  Plus  on 
avance  dans  la  montag^ne,  nous  disait  un  ag-ent  des  contribu- 
tions directes,  c'est-à-dire  en  somme  plus  on  se  rapproche  du 
régime  de  l'économie  naturelle,  plus  les  paysans  montrent 
d'âpreté  à  réclamer  le  dégrèvement  d'impôt;  c'est  ainsi, 
ajoutait-il,  que  l'arrondissement  de  Saint-Gaudens,  infiniment 
plus  montagneux  que  celui  de  Muret,  se  montre  plus  exig-eant 
à  cet  égard.  Il  est  certain,  au  contraire,  que  le  propriétaire 
habitant  la  ville,  même  la  très  petite  ville,  nous  présente  un 
budget,  souvent  sans  doute  plus  médiocre  au  fond  que  celui 
du  paysan,  mais  où  le  numéraire  occupe  une  place  prédomi- 
nante. Or,  croyons-nous,  l'importance  du  dég-rèvement  aux 
yeux  du  contribuable  doit  être  appréciée,  non  pas  par  rapport 
au  chiffre  total  de  son  budg'et,  mais,  dans  une  larg^e  mesure, 
par  rapport  à  l'élément  numéraire  de  son  budg'et  :  si  nou- 
supposons  deux  budgets  familiaux  de  i,ooo  francs,  l'un  exclu- 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DU    2 1    JUILLET    1897.         425 

sivement  en  arg-eiit,  l'autre  ne  présentant  que  200  francs  de 
numéraire,  il  nous  paraît  certain  qu'mi  dégrèvement  minime 
d'impôt,  de  o  fr.  5o  c.  par  exemple,  passera  presque  inaperçu 
du  premier,  mais  non  pas  du  second. 

Si  don(-  nous  reconnaissons  sur  deux  points  la  justesse  des 
vues  de  M.  Leroy-Beaulieu,  si  nous  lui  accordons  que  le  dé- 
grèvement a  bénéficié  dans  une  très  larçe  mesure  aux  journa- 
liers agricoles,  et  aussi  jusqu'à  un  certain  point  aux  artisans 
et  petits  fonctionnaires  ruraux,  nous  ne  saurions  être  d'accord 
avec  lui  quand  il  affirme  que  le  dégrèvement  de  1897  profite 
très  lari^ement  aux  propriétaires  des  maisons. 

En  1898,  on  comptait  8,438,899  contribuables  dégrevés; 
tenons-nous  au  chiffre  plus  modeste  de  1908  :  8,202,175. 
Nous  avons  estimé  à  5oo,ooo  environ  le  nombre  des  journa- 
liers-propriétaires dégrevés';  à  1,000,000  celui  des  proprié- 
taires dégrevés  ne  vivant  pas  exclusivement  de  la  terre;  restent 
donc  1,700,000  individus  qui  profitent  du  dégrèvement  et 
vivent  exclusivement  de  leur  terre.  Ce  sont  bien  là,  et  en 
nombre  respectable,  «  de  véritables  petits  propriétaires  ». 

Ce  n'est  d'ailleurs  pas  seulement  dans  les  statistiques  que 
nous  les  avons  trouvés,  mais  aussi  et  surtout  dans  la  réalité. 
Nous  avons  voulu  contrôler  sur  place,  dans  la  vie  concrète  de 
la  campagne,  les  résultats  auxquels  l'étude  abstraite  des  docu- 
ments dans  notre  salle  de  travail  nous  avait  conduit.  Notre 
examen  a  porté  sur  deux  communes  rurales  fort  éloignées  et 
très  différentes,  particulièrement  connues  de  deux  étudiants 
de  notre  Conférence,  MM.  Ségalat  et  Dessens^  :  l'une,  Puy- 
d'Arnac  (Corrèze),  compte  811  habitants  et  i85  propriétaires 
fonciers,  sur  lesquels    i45  bénéficient  de  la   loi  de  1897;  la 


1.  Il  ne  faut  regarder  ees  chiffres  que  comme  approximativement  exacts; 
les  journaliers-propriétaires  sont  souvent  très  difficiles  à  distinguer  des 
«  véritables  propriétaires  ».  Tel  individu  peut  travailler  ou  non  comme  jour- 
nalier chez  autrui,  suivant  les  moments,  les  circonstances. 

2.  Ce  dernier  est  maire  de  la  commune  de  Labarthe-Inard. 

28 


li'lC)  IXECUKlh    DR    LEGISLATION. 

population  (le  la  coininiine  est  décroissante  (en  1896,  elle  était 
(le  904);  la  commune  de  Labarthe-Inard  (arrondissement  de 
Saint-Gaud(Mis,  Haute-Garonne)  compte  696  hal)itanls  et 
200  proprii'liiires  environ,  sur  lesquels  i5o  hénéficient  de  la 
loi  de  1897;  la  population  de  la  commune  tend  à  s'accroître 
(en  189G,  elle  était  de  GOi').  Dans  ces  deux  communes,  nous 
avons  constaté  (pi'un  i^rand  nomi)re  de  petits  propriétaires 
vivant  exclusivement  de  leur  terre  étaient  dégrevés  :  tel,  à 
Labarthe-Inard,  le  nommé  D...,  vivant  sur  sa  terre  de  4  bec- 
tares  67  ares,  avec  sa  famille  (son  fils,  sa  belle-iille  et  trois 
petits-enfants,  dont  deux  en  Av^e  de  travailler),  est  dégrevé  de 
5  fr,  5o  c. 

Les  exemples  que  nous  offre  la  commune  de  Puy-d'Arnac 
sont  plus  probants  encore  pour  deux  raisons  :  i*^  dans  cette 
commune,  l'impôt  foncier  est  particulièrement  lourd;  tandis 
qu'en  moyenne  il  atteint  2  fr.  26  c.  (^part  de  l'Etat)  par  hec- 
tare pour  l'ensemble  de  la  France,  dans  cette  commune  il 
s'élève  à  3  fr.  49  c.  Par  là,  le  champ  d'application  du  dégrève- 
ment se  trouve  rétréci;  2"  à  Puy-d'Arnac,  la  terre  est  particu- 
lièrement ingrate  ;  la  moyenne  de  la  production  du  blé  à  l'hec- 
tare y  varie  entre  7  et  10  hectolitres,  tandis  qu'à  Labarthe- 
Inard,  notamment,  elle  atteint  16  hectolitres,  et  pour  la  France 
entière,  environ  17  hectolitres  en  moyenne.  Si  donc  on  vit  sur 
de  très  petits  espaces  dans  ce  pays  si  maltraité  par  l'impôt  et 
par  la  nature,  à  plus  forte  raison  le  pourra-t-on  en  des  rég-ions 
normalement  imposées  et  normalement  fertiles. 

Nous  avons  pris  au  hasard  dans  la  commune  de  Puy-d'Arnac 

I.  L'augmentation  de  la  population  dans  cette  commune  rurale  doit  être 
attribuée,  croyons-nous,  à  l'existence  d'une  usine  assez  importante  (une 
papeterie,  mue  par  la  Garonne).  En  1881,  la  population  de  la  comniune 
était  de  714  habitants;  l'usine  ferma  pendant  une  dizaine  d'années,  et  le 
chiffre  des  habitants  s'abaissa  à  660  ;  depuis  la  réouverture  de  l'usine,  la 
population  a  recommencé  à  s'accroître.  (Sur  l'importance  des  industries  au 
point  de  vue  du  maintien  et  de  l'accroissement  de  la  population  à  la  cam- 
pagne, voir  K^autsky,  La  question  agraire.) 


LES   BÉNÉFICIAIRES   DE   LA   LOI   DIT    21    JUILLET     1897.         [\2'] 

quatre  contribuables  dé§Tevés  dans  chacune  des  quatre  caté- 
gories prévues  par  la  loi  de  1897  ;  (un  seul,  celui  de  la  dernière 
catégorie,  a  besoin  de  ressources  complémentaires,  il  les  trouve 
dans  le  travail  agricole  salarié)  : 

i*^  Un  propriétaire  dégrevé  du  quart.  Il  possède  8  hectares 
12  centiares  (^dont  i  hectare  1/2  de  pré,  2  hectares  1/2  de 
bois,  4  hectares  environ  de  terres  labourables)  ;  il  élève  deux 
vaches,  un  cheval,  quatre  porcs,  huit  moutons.  Il  vit  exclusi- 
vement de  sa  terre,  avec  une  famille  de  quatre  personnes. 
Impôt  foncier,  62  fr.  87  c.  ;  part  de  l'Etat,  24  fr.  09  c;  dégrè- 
vement, 6  fr.  02  c.  ; 

2°  Un  propriétaire  dégrevé  de  moitié.  Il  possède  5  hectares 
39  ares  (2  hectares  pré,  2  hectares  terre,  i  hectare  89  bois)  ; 
élève  quatre  vaches,  trois  porcs,  huit  moutons,  et  vit  exclusi- 
vement de  sa  terre,  avec  une  famille  de  cinq  personnes.  Impôt 
foncier,  4^  fr.  54  c.;  part  de  l'Etat,  19  fr.  67;  dégrèvement, 
9  fr.  78  c.  ; 

3°  Un  propriétaire  dégrevé  des  trois  quarts.  Il  possède 
3  hectares  94  ares  (  i  hectare  pré,  i  hectare  bois  et  2  hectares 
terre)  ;  élève  deux  vaches,  un  âne,  deux  porcs,  six  moutons, 
et  vit  exclusivement  de  sa  terre,  avec  une  famille  de  trois  per- 
sonnes. Impôt  foncier,  27  fr.  5o  c.  ;  part  de  l'Etat,  16  fr.  65  c.  ; 
dég-rèvement,  9  fr.  47  c.  ; 

4°  Un  propriétaire  totalement  dégrevé.  Il  possède  2  hectares 
35  ares  (55  ares  de  pré,  5o  ares  de  bois,  i  hectare  3o  de  terre 
laboural)le);  élève  un  âne,  une  vache,  deux  porcs,  six  mou- 
tons. Sa  terre  est  insuffisante  k  faire  vivre  sa  famille  (quatre 
personnes)  et  il  va  travailler  chez  autrui  un  certain  nombre 
de  jours  par  an.  Impôt  foncier,  21  fr.  12  c.  ;  part  de  l'Etat. 
9  fr.  78  c.  ;  dégrèvement,  9  fr.  78  c. 

Notre  conclusion,  appuyée  sur  des  statistiques  abstraites 
d'une  part,  sur  des  faits  concrets  de  l'autre,  sera  donc  la  sui- 


[\2S  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

vante  :  la  loi  de  1897  a  profité  dans  une  très  large  mesure  à 
ceux  pour  lesquels  elle  a  été  faite,  c'est-à-dire  aux  propriétaires 
fonciers,  vivant  exclusivement  de  leurs  terres,  aux  «  véritables 
petits  propriétaires'  », 

Achille  Mestre  et  Pierre  Besse. 


I.  Cet  article  est,  avec  un  travail  paru  dans  V Année  administrative  de 
1904,  le  résultai  d'études  entreprises,  dans  la  deuxième  conférence  du  docto- 
rat polili(iue  à  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse,  sur  le  régime  fiscal  de  la 
petite  propriété  foncière. 


COMPTES    RENDUS 


Traité  du  contentieux  des  transferts  d'actions  et  d'obliga- 
tions nominatives,  par  J.  Bézard-Falgas,  docteur  en  droit, 
chef  adjoint  du  contentieux  des  titres  de  la  Compag-nie  P.-L.-M. 
—  Paris,  igoa,  444  pag"es  in-8o. 

M.  Bézard-Falgas  s'est  proposé  d'écrire  un  traité  théorique 
et  pratique  du  contentieux  des  transferts  de  titres.  Il  ne  mé- 
connaît pas  le  mérite  des  ouvrages  antérieurs,  mais  leurs 
auteurs,  se  plaçant  à  un  point  de  vue  exclusivement  pratique, 
se  bornaient  à  exposer  des  solutions  d'espèce  dans  le  dédale 
desquelles  il  était  malaisé  de  se  reconnaître. 

Le  but  de  M.  B.-F.  est,  au  lieu  d'envisager  les  questions 
isolément,  de  les  grouper  pour  en  donner  une  vue  d'ensemble 
et  de  «  construire  une  synthèse  théorique  remontant  aux  prin- 
cipes généraux  du  droit  ».  Il  limite  son  sujet  aux  actions  et 
obligations  nominatives  libérées  et  envisage  le  contentieux  : 
1°  des  transferts  et  conversions  qu'il  réunit  sous  le  nom  géné- 
rique de  mutations;  2°  des  remboursements. 

Parmi  les  caractères  essentiels  du  titre  nominatif,  il  men- 
tionne la  négociabilité,  c'est-'-dire  la  transmissibilité  par  voie 
de  transfert,  moyen  plus  rapide  et  plus  sûr  que  celui  qui 
résulte  de  l'article  1690  du  Code  civil  ». 

Le  transfert  est-il  un  moyen  plus  rapide?  M.  B.-F.  l'af- 
firme (p.  12),  parce  qu'il  s'approprie  une  formule  courante 
qu'on   répète  par  habitude,  sans  songer  à  la  discuter,   mais 


/l30  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

dont  rinexacliUide  est  si  évidente  qu'elle  devrait  être  définiti- 
vement abandonnée.  M.  B.-F.  observe  lui-même  avec  raison 
que  le  transfert  est  compliqué  (p.  1 1)  el  nécessite  parfois  des 
justifications  nombreuses  d'où  résultent  des  lenteurs  (p.  i4). 
En  revanche,  les  procédés  autorisés  par  l'article  1690  C.  c.  sont 
de  nature  à  se  réaliser  proniptement  et  en  particulier  la  sig^ni- 
fication  d'une  cession  par  huissier  j)eut  intervenir  dans  le 
plus  bref  délai.  11  est  bien  entendu  <jue  nous  raisonnons 
exclusivement  au  point  de  vue  de  la  rapidité  des  procédés 
juridiques  de  transmission  des  créances,  titres  négociables  ou 
non  négociables,  sans  vouloir  pousser  plus  avant  le  rappro- 
chement en  comparant  les  frais  afférents  à  chaque  procédé, 
ou  la  facilité  plus  ou  moins  grande  de  trouver  un  nouveau 
titulaire  de  créance  suivant  qu'elle  est  constatée  par  un  titre 
négociable  ou  non  négociable. 

Le  transfert  est-il  un  moyen  plus  sûr?  —  Non,  si  l'on  s'en 
tient  à  la  doctrine  traditionnelle  qui  étend  à  la  transmission 
d'un  litre  nominatif  les  règles  de  la  cession  de  créance. 

Inter  partes,  la  transmission  est  parfaite  par  le  seul  effet 
du  consentement,  en  vertu  du  principe  général  de  l'arti- 
cle 1 138  C.  c.  qui  est  applicable  aux  actions  et  aux  obligations, 
comme  aux  créances  et  à  tous  les  autres  biens  (voir  les  préci- 
sions du  n"  28). 

A  l'égard  des  tiers,  la  transmission  n'est  réahsée,  pour  le 
titre  nominatif,  que  lorsqu'elle  est  rendue  publique^  soit  par 
l'une  des  formalités  de  l'article  1690  C.  c,  soit  par  le  trans- 
fert de  l'article  36  G.  co.  —  Le  transfert  des  litres  nominatifs 
apparaît  comme  un  mode  de  publicité  dont  le  rôle  juridique 
est  comparé  par  Labbé  (note  sous  Req.,  17  décembre  1873. 
S.,  7.4,  1,409)  à  la  signification  portant  sur  une  créance  ordi- 
naire, à  l'endossement  d'un  titre  à  ordre,  à  la  transcription 
relative  à  un  immeuble.  11  en  j'ésulte  logiquement  que  le  trans- 
fert, pas  plus  que  la  signification  ou  la  transcription,  ne  peut, 
dit   Labbé,    «   couvrir  la  nulUté  d'une   cession  consentie  par 


COMPTES    RENDUS.  43  I 

un  incapable,  ou  une  personne  sans  droit  et  sans  pouvoir  ». 

Cette  conséquence  du  système  est  en  contradiction  avec  les 
préceptes  les  plus  élémentaires  de  l'économie  commerciale 
don(  l'une  des  préoccupations  constantes  est  de  sauvegarder 
les  intérêts  du  crédit  pul)lic.  Aussi  la  plupart  des  auteurs 
s' efforcent-ils  d'en  atténuer  la  portée.  Ceux  qui-  l'acceptent 
pleinement  en  admettant  l'exercice  de  l'action  en  nullité  et  en 
revendication  sont  les  premiers  à  regretter  de  ne  pouvoir  l'ex- 
clure afin  d'assurer  la  sécurité  des  négociations.  Pour  qu'une 
action  ou  obligation  constitue  un  titre  sérieux  de  placement, 
il  faut  que  son  titulaire,  s'il  est  de  bonne  foi,  puisse  regarder 
sans  crainte  le  passé  aussi  bien  que  l'avenir  et  qu'il  n'ait  à 
redouter  aucune  dépossession  ni  postérieure  ni  antérieure  à 
son  acquisition. 

Sous  l'influence  de  ce  besoin  pratique  impérieux,  la  Cour 
de  cassation  a  inauguré^  non  sans  hardiesse,  il  y  a  trente  ans 
environ,  une  jurisprudence  dont  l'expression  figure  dans  un 
arrêt  de  doctrine  de  la  Gliambre  civile  du  20  juin  1876.  En 
vertu  de  cette  jurisprudence  d'allure  prétorienne,  difficile  peut- 
être  à  concilier  avec  celle  du  Conseil  d'Etat  (Lévy-Ullmann, 
Essai  sur  les  titres  nominatifs.  Ann.  de  droit  comm.  1897, 
p.  61,  note  3),  le  transfert  constitue  d'une  manière  absolue  et 
à  l'égard  de  tous,  même  s'il  a  été  requis  par  un  ancien  titu- 
laire incapable  ou  inscrit  par  erreur,  la  preuve  complète  du 
droit  du  titulaire  de  bonne  foi  dont  le  nom  est  porté  sur  le 
registre.  Contre  ce  dernier  ne  peut  être  intentée  une  action 
en  nullité  et  en  revendication  :  le  transfert  lui  procure  une 
pleine  sécurité  et  éveille  l'idée  des  inscriptions  sur  les  regis- 
tres fonciers  dont  il  est  naturel  de  le  rapprocher  (rapport  de 
M.  Massigli  :  Procès-verbaux  de  la  Commission  du  cadastre; 
sous-commission  juridic/ue,  fasc.  I,  p.  262). 

Par  compensation ,  l'ancien  titulaire ,  dépouillé  de  ses 
droits  sur  le  titre,  exerce  un  recours  contre  certains  tiers 
dont   l'intervention  a  [termis   d'effectuer    le   transfert,    c'est- 


432  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

à-dire   contre    rétablissement   débiteur    et   contre   l'ag-ent    de 
cliange  intermédiaire  de  la  négociation. 

On  voit  combien  M.  B.-F,  a  raison  d'affirmer  que  la  trans- 
mission par  voie  de  transfert  est  «  un  moyen  plus  sûr  que 
celui  qui  résulte  de  l'article  1690  ».  La  difficulté  est  de  trou- 
ver un  fondement  solide  à  la  règle  nouvelle  (jui  ne  permet 
plus  de  revendiquer  des  titres  nominatifs.  Lorsqu'une  solu- 
tion de  jurisprudence  est  inspirée  par  des  nécessités  pratiques 
évidentes,  le  rôle  de  la  doctrine  est  de  lui  assigner,  dans  l'en- 
semble des  constructions  juridiques,  une  place  où  elle  n'entre 
en  lutte  avec  aucun  principe  théorique.  M.  B.-F.  montre  com- 
ment l'ingéniosité  des  jurisconsultes  s'est  donné  carrière  en 
faisant  appel  à  des  théories  variées  :  engagement  personnel  de 
l'établissement  débiteur  résultant  de  l'inscription  sur  ses  re- 
gistres, —  dépôt,  —  novation,  —  incorporation  du  droit  dans 
le  titre  présentée  sous  trois  aspects.  M.  Julliot,  Essai  d'une 
nouvelle  théorie  sur  le  litige  nominatif  et  le  transfert  {Rev. 
triin.  de  droit  ciuil,  1904)»  a  mis  en  avant  la  théorie  de  la 
stipulation  pour  autrui  qui,  à  la  suite  de  l'accroissement 
indéfini  de  son  domaine,  revêt  des  allures  de  conquérante. 
M.  Julliot  avait  rapporté  comme  représentant  l'opinion  ac- 
tuelle de  M.  Thaller  un  article  du  Journal  des  Sociétés, 
1882,  p.  378,  tandis  que  M.  Thaller  propose  aujour- 
d'hui {Traité  de  dr.  comni.,  3''^  édition,  1904,  n"^  600)  de 
voir  dans  le  transfert  une  délég-ation  (art.  1271  et  s.  C.  c.^. 
Voilà  comment  M.  Julliot,  réparant  son  anachronisme,  a 
écrit  (Ann.  de  dr.  comm.,  1904,  pp.  201  et  273)  une  seconde 
étude  :  Nature  Juridique  du  transfert  des  titres  nominatifs. 
Stipulation  pour  autrui  ou  délégation,  et  M.  Thaller  a  clos 
brillamment,  par  une  réponse  où  il  ])récise  sa  pensée,  un 
tournoi  du  plus  haut  intérêt. 

M.  B.-F.,  à  son  toui^  énonce  une  explication  basée  sur 
l'idée  de  négociabilité  qui  est  de  l'essence  du  titre  nominatif. 
Il  souligne  l'impossibilité  de  vérifier  en  fait  l'origine  de  pro- 


COMPTES    RENDUS.  433 

priété  et  les  transmissions  successives  d'un  titre  nominatif. 
Ce  titre,  à  raison  de  sa  négociabilité,  doit  rester  aux  mains  de 
l'acquéreur  de  bonne  foi,  sauf  le  droit  pour  l'ancien  titulaire 
privé  de  toute  action  en  restitution  d'exercer  un  recours  soit 
contre  l'établissement  débiteur,  soit  contre  l'ag-ent  de  change 
coupable  d'une  faute.  —  M.  B.-F.  (n''  24)  met  remarquable- 
ment en  lumière  les  raisons  d'utilité  qui  forment  un  fonde- 
ment pratique  au  système  de  la  jurisprudence.  L'idée  de 
négociabilité,  qui  lui  paraît  devoir  constituer  un  fondement 
théorique  définitif  du  système,  aura-t-elle  la  bonne  fortune 
d'être  accueillie  avec  faveur  et  de  concilier  tant  d'opinions 
opposées?  Ce  serait,  sans  doute,  une  illusion  de  l'espérer  : 
M.  B.-F.  a  du  moins  le  mérite  d'avoir  donné  sa  note  person- 
nelle et  proposé  une  conception  originale. 

Il  n'y  a  pas  lieu  d'être  surpris  que  l'établissement  débi- 
teur, en  présence  de  la  responsabilité  qui  pèse  sur  lui  lors- 
qu'il procède  à  une  mutation  ou  à  un  remboursement  (n°*  47- 
ii4),  multiplie  les  précautions  et  s'entoure  de  garanties 
(n°^  ii5-i84)-  On  sent  que  l'auteur,  en  traitant  ces  ques- 
tions, est  tout  à  fait  dans  son  domaine.  Il  évolue  avec  l'ai- 
sance d'un  praticien  consommé  à  travers  des  formalités  qui 
lui  sont  familières.  Il  n"a  point  omis  de  signaler  l'importance 
des  questions  fiscales  et  dit  un  mot  des  impôts  spéciaux  qui 
peuvent  atteindre  les  actions  ou  obligations  :  impôt  de  tim- 
bre,  impôt  sur  le  revenu,  taxe  de  circulation,  impôt  sur  la 
prime  de  remboursement,  impôt  de  transmission. 

En  somme,  la  monographie  de  M.  B.-F.,  écrite  avec  com- 
pétence sur  des  documents  de  première  main,  complets  et  à 
jour,  n'est  pas  seulement  appelée  à  rendre  aux  praticiens  de 
signalés  services ,  elle  est  digne  de  recevoir  le  plus  favorable 
accueil  dans  tous  les  milieux  juridiques. 

Louis  Fraissaingea. 


434  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Loi  argentine  sur  la  faillite  du  23  décembre   1902. 
Tia(luil(>  par  Hemu  Puudiiomme.  —  Paiis,  Pedone,  1904. 

La  k'gislalioii  des  failiilcs,  dans  la  République  argentine 
comme  dans  tous  les  pays  qui  continuent  à  subir  l'influence 
du  Code  de  commerce  français,  fait  partie  du  droit  commer- 
cial. Bien  que  le  Code  de  commerce  argentin  date  seulement 
de  1890,  son  livre  IV,  consacré  à  la  faillite,  a  été  abrogé  déjà 
par  la  loi  du  28  décembre  1902.  Dès  sa  prochaine  édition  offi- 
cielle, il  s'incorporera  les  articles  de  cette  loi  (voir  article  i65 
de  la  loi  du  23  décembre  1902)  qui  deviendront  les  arti- 
cles 1379-1542  d'un  nouveau  livre  IV.  Aussi  M.  Prudhomme, 
après  avoir  traduit  le  Code  de  commerce  de  1890,  s'est-il  em- 
pressé de  compléter  son  œuvre  par  une  traduction  de  la  loi 
du  28  décembre  1902. 

Toute  procédure  de  liquidation  universelle  et  collective  du 
patrimoine  doit  avoir  pour  but,  sans  compromettre  les  inté- 
rêts du  débiteur  qui  a  suspendu  ses  payements^  de  hâter  le 
règlement  des  droits  des  créanciers.  D'après  la  loi  argentine, 
cette  procédure  de  liquidation  peut  s'ouvrir  à  l'amiable  ou 
d'office. 

A  l'amiable,  elle  comporte  deux  procédés  :  1°  un  concor- 
dat intervenu  entre  débiteur  et  créanciers;  2°  une  cession  de 
biens  {acljiidicacion,  art.  34-42;  futurs  art.  1412-20  du  C.  co. 
argentin)  au  profit  de  la  masse.  II  y  a  lieu  de  noter  que  celle 
cession  de  biens  est  très  différente  de  notre  concordai  par 
abandon  d'actif,  puis([u'elle  peut  être  réalisée  en  dehors  du 
consentement  du  débiteur.  Voici,  en  efl'et,  le  texte  de  l'arti- 
cle 34  (futur  article  i4i2)  :  «  Les  créanciers,  lorsqu'ils  n'ac- 
ceptent pas  le  concordat  proposé  par  le  débiteur,  ou  que  ce 
dernier  ne  consent  pas  à  accepter  celui  qui  est  proposé  par 
les   créanciers,  pourront   décider  de  prendre   à  leur  charge 


COMPTES    RENDUS.  l^3b 

l'actif  et  le  passif  du  débiteur.  Cette  résolutiou  devra  être 
prise  à  la  même  majorité  que  celle  fixée  pour  l'acceptation  du 
concordat.  Celte  adjiidicacion  des  biens  est  soumise  à  l'ho- 
mologation (lu  tribunal  ».  La  difficulté  est  de  trouver  une  base 
juridique  à  cet  article  34,  en  vertu  duquel  est  autorisée  l'ex- 
pro{)riation  du  débiteur  à  qui  «  les  créanciers  demeurent 
substitués  dans  toutes  ses  actions  et  tous  ses  droits  et  obliga- 
tions concernant  ses  biens  »,  mais  (art.  36)  sans  que  «  la  res- 
ponsabilité des  créanciers  dépasse  jamais  le  montant  des  biens 
adjiKjés  ».  La  Commission  du  Sénat  a  cru  pouvoir  justifier 
l'adjiidicacioii  des  biens  en  affirmant  que  les  créanciers  ont 
sur  le  patrimoine  de  leur  débiteur  commerçant  une  sorte  de 
droit  réel  en  vertu  duquel  ils  ont  la  faculté,  non  seulement 
de  poursuivre  la  vente  de  ce  patrimoine  pour  être  payés  sur  le 
prix,  mais  encore  de  se  l'approprier  contre  la  volonté  du 
débiteur,  à  charge  d'éteindre  les  créances  garanties  par  des 
privilèges  ou  des  hypothèques. 

Cette  théorie,  qui  est  de  nature  à  prêter  à  des  discussions 
sans  nombre,  est  poussée  jusqu'aux  plus  extrêmes  conséquen- 
ces, puisque,  d'après  l'article  4o,  «  lorsque  les  biens  leur 
auront  été  adjugés,  les  créanciers  pourront,  à  la  même  ma- 
jorité que  celle  fixée  pour  l'approbation  du  concordat,  décider 
(|ue  l'on  continuera  les  opérations  du  débiteur  en  formant  une 
société  dans  laquelle  cha({ue  créancier  chii-ographaire  figurera 
comme  actionnaire  pour  le  montant  de  sa  créance  ».  Les 
créanciers  de  la  minorité  deviennent  les  actionnaires  forcés 
de  cette  société  qui  continue  le  commerce  du  débiteur. 

L'adjiidicacion  des  biens  est-elle  appelée  à  produire  d'heu- 
reux résultats  pratiques  qui. lui  assureront  une  longue  exis- 
tence? Ou  bien  est-il  dans  sa  destinée,  si  elle  devient  une 
source  d'injustices  pour  le  débiteur  et  d'abus  pour  la  minorité 
des  créanciers,  de  disparaître  après  une  expérience  de  quel- 
(jues  années?  S'il  est  difficile  de  prédire  l'avenir  de  cette  nou- 
velle  institution  juridique,    il    est  du   moins   intéressant  de 


436  RECUEIL    DE    LfîlGISLATION. 

constater  dès  son  apparition  qu'on  y  voit  se  révéler,  sous  un 
aspect  particulièrement  orig^inal,  la  tendance  de  plus  en  plus 
marquée  des  lég-islaleurs  qui  consiste  à  appliquer  la  loi  de  la 
majorité  dans  les  assemblées  des  sociétés  par  actions  ou  des 
créanciers  d'un  failli. 

Lorsque  la  liquidation  du  patrimoine  du  débiteur  n'a  pu 
avoir  lieu  ù  l'amiable,  elle  se  poursuit  d'office.  Mais  il  importe 
d'observer  que  le  débiteur,  malg^ré  le  dépôt  de  son  bilan, 
«  conserve  l'administration  de  ses  biens  et  poursuit  les  opéra- 
tions ordinaires  de  son  industrie  et  de  son  commerce  avec 
le  concours  des  créanciers  contrôleurs,  sans  pouvoir  réaliser 
d'opérations  ou  de  cessions  qui  diminuent  son  actif  ou  modi- 
fient la  situation  de  ses  créanciers  »  (cf.  article  ii).  La  loi 
arg-entine  ne  veut  pas  que  le  débiteur  considère  le  dépôt  de 
son  bilan  comme  la  catastrophe  suprême  qu'il  y  a  lieu  d'évi- 
ter à  tout  prix.  Elle  ouvre  contre  le  débiteur  une  procédure 
neutre  qui  n'est  point  qualifiée  dès  le  début.  C'est  seulement 
à  des  conditions  déterminées,  notamment  si  les  créanciers  ne 
votent  pas  le  concordat,  que  le  débiteur  subit  les  déchéances 
de  la  faillite.  La  loi  du  aS  décembre  1902  s'est  ainsi  heureu- 
sement inspirée  des  théories  les  plus  modernes  et  les  mieux 
conçues  et,  tout  en  org-anisant  une  procédure  qui  semble  très 
favorable  au  débiteur,  elle  assure  une  protection  vraiment 
bien  comprise  des  intérêts  des  créanciers. 

Louis  Fraissaingea. 


De  la  responsabilité  civile  des  armateurs  à  propos  d'acci- 
dents causés  à  des  personnes  de  l'équipage  par  la  faute 
des  préposés  du  navire,  par  Octave  Marais,  avocat,  ancien 
président  de  l'Association  française  de  droit  maritime. 

M.  Marais  se  propose  de  fixer  l'interprétation  de  l'article  1 1 
de  la  loi  du   21  avril  1898.  Au  nombre  des  plus  importantes 


COMPTES    RENDUS.  437 

réformes  législatives  adoptées  en  1898  %arent  les  lois  sur  les 
risques  et  accidents  professionnels.  L'une,  votée  le  9  avril, 
est  conne  sous  le  nom  de  loi  sur  les  accidents  du  travail, 
tandis  que  la  seconde,  datée  du  21  avril,  a  créé  au  profit  des 
marins  français  une  caisse  de  prévoyance  contre  les  risques 
maritimes.  La  pensée  primitive  des  promoteurs  de  la  réforme 
était  de  régler  par  une  seule  loi  les  conséquences  des  accidents 
terrestres  et  maritimes,  et  elle  fut  nettement  exprimée  à  la 
Chambre  des  députés  les  18  et  19  mai  1888.  Toutefois,  au 
cours  des  débats,  la  Commission  jug-ea  «  préférable  de  pren- 
dre une  disposition  spéciale  à  l'égard  des  marins  et  des 
pêcheurs  »,  afin^  disait  Félix  Faure  dans  la  séance  du 
28  juin  1888,  de  «  ne  pas  ajouter  une  difficulté  au  vote  de  la 
loi  »  sur  les  accidents  terrestres.  A  cette  raison  de  procédure 
parlementaire  s'ajoutait  un  autre  motif  de  nature  à  justifier 
la  confection  d'une  loi  propre  aux  accidents  de  mer.  Il  était 
nécessaire  pour  le  législateur  d'envisager  le  fond  des  choses 
et  de  mettre  la  loi  nouvelle  sur  les  accidents  de  mer  en  har- 
monie avec  les  anciennes  règles  du  droit  privé  relatives  aux 
marins  malades  ou  blessés  (art.  262  et  s.,  C.  co.),  de  même 
qu'avec  l'organisation  administrative  de  la  Caisse  des  invali- 
des de  la  marine.  Voilà  pourquoi  la  partie  maritime  du  pro- 
jet primitif,  détachée  des  dispositions  qui  sont  devenues 
après  de  longs  débats  la  loi  du  9  avril  1898  sur  les  accidents 
de  terre,  a  été  adoptée  sans  aucune  discussion  devant  la  Cham- 
bre et  le  Sénat  et  constitue  la  loi  du  21  avril  1898  sur  les 
accidents  de  mer. 

Les  lois  des  9  et  21  avril  1898  ont  les  mêmes  origines, 
elles  s'inspirent  des  mêmes  tendances  et  sont  dominées  par 
le  même  esprit;  la  secondé  est  le  corollaire  et  le  prolonge- 
ment de  la  première.  Cette  dualité  de  réglementation  des  acci- 
dents du  travail  en  deux  lois  distinctes  n'en  a  pas  moins  donné 
lieu  à  quelques  difficultés.  On  a  relevé  entre  elles  des  diffé- 
rences de  rédaction  dont  un  exemple  est  fourni  par  les  termes 


438  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

failli'  inr.rcnsnh/r  do  la  loi  du  9  avril  «M  fniifo  intentionnellp 
ou  /ourdi'  (le  la  loi  du  21  avril.  l\iur  quelques-uns,  ces 
dirtérenees  de  texte  doivent  correspondre  à  des  différences 
de  fond;  pour  les  antres,  elles  sont  sans  importance  et  s'ex- 
pliquent parce  que  la  loi  du  (j  avril  fut  soumise  à  la  Com- 
mission des  r.ccidenls  du  travail  et  la  loi  du  21  avril  à  la 
Commission  de  la  marine.  Toutefois,  elles  offrent  l'inconvé- 
nient pratique  d'avoir  fait  naître  une  question  fondamentale  : 
la  loi  du  ■>!  avril  forme-t-elle  un  code  complet  des  accidents 
maritimes?  Est-elle,  à  l'exemple  de  la  loi  du  9  avril,  une  loi 
forfaitaire  qui  écarte  l'application  des  articles  1882  et  i384 
du  Code  civil? 

L'article  11  de  la  loi  du  21  avril,  qui  seml)le  inspiré  par  la 
même  pensée  que  l'article  20  de  la  loi  du  9  avril,  s'en  sépare 
au  moins  dans  la  forme  en  attribuant  à  la  victime  d'un  acci- 
dent une  action  intentée  «  directement  suivant  les  principes 
et  les  règles  du  droit  commun  ».  Cette  action  est  accordée 
contre  les  «  personnes  responsables  de  faits  intentionnels  ou 
fautes  lourdes  ».  Dans  quelle  mesure  l'article  11  commande- 
t-il  l'application  du  droit  commun? 

Le  droit  commun  de  l'article  i382  peut  assurément  é're 
invoqué  contre  l'armateur  qui  s'est  rendu  personnellement 
coupable  du  fait  intentionnel  ou  de  la  faute  lourde. 

Le  droit  commun  de  l'article  i384  (mitigé  par  la  faculté 
d'abandon  de  l'article  216  C.  co.),  est-il  également  applicable  à 
l'armateur  en  dehors  de  toute  faute  personnelle  de  sa  part, 
lorsque  l'auteur  du  fait  intentionnel  ou  de  la  faute  lourde  est 
un  de  ses  proposés?  —  La  Cour  d'Aix,  dans  un  arrêt  du 
29  décembre  1899  (Autran,  XVI,  p.  28;,  penche  vers  l'appli- 
cation exclusive  de  la  loi  du  21  avril,  tandis  que  la  ('our  de 
Rouen,  par  un  arrêt  du  5  décembre  1903  (Aulran,  XIX, 
p.  827),  admet  la  possibilité  d'une  intervention  de  l'article  i384. 

M.  Marais  consacre  à  cette  question  neuve  une  discussion 
féconde  en  arguments  juridiques   et    économiques.   Il   l'exa- 


COMPTES    REXDITS.  439 

mine  sons  toutes  ses  faces  avec  la  force  d'nne  conviction  rai- 
sonnée.  Il  conclut  à  l'impossibilité  de  maintenir  l'application 
de  l'article  i384,  parce  que  ce  serait  établir  entre  les  lois  des 
9  et  2r  avril  une  dilFérence  fondamentale  contre  laquelle 
protestent  les  origines  et  les  travaux  préparatoires  des  deux 
lois  de  1898  aussi  bien  que  le  Init  poursuivi  [)ar  le  législateur. 
L'étude  de  M.  Marais,  publiée  par  VAssociation  française 
de  droit  maritime  (BnUetiii  n'^  5^),  est  venue  fort  à  propos 
attirer  l'attention  sur  l'interprétation  de  l'ai'ticle  11,  puis- 
qu'une proposition  de  loi  a  été  déposée  à  la  Chambre  des 
députés  le  4  décembre  1908  en  vue  de  modifier  sur  divers 
points  la  loi  du  21  avril  1898.  L'article  ir  règ-le  par  une 
rédaction  nonvelle  l'aclion  directe  des  articles  1 382-83  du 
Code  civil,  mais  ne  fait  aucune  allusion  à  la  responsabilité 
civile  basée  sur  l'article  i384  C.  c.  et  l'article  iG  C.  co...  C'est 
une  regrettable  lacune!  Elle  a  été  signalée  à  VAssociation 
française  de  droit  maritime  {Bulletin  «"  2.5 ,  p.  i j-20)  par 
une  de  ses  Commissions  chargée  d'apprécier  les  modifications 
que  l'initiative  de  quelques  députés  projette  d'apporter  à  la  loi 
du  i\  avril  1898.  On  verra,  en  consultant  le  rapport  présenté 
par  M.  de  Valroger  {Bulletin  n'^  2.5,  p.  /g),  que  la  Commis- 
sion a  accepté  la  conclusion  de  M.  Marais  :  elle  estime  qu'il  y 
a  lieu  d'  «  écarter  complètement  la  responsabilité  civile  de  l'ar- 
ticle 216  »  parce  que  les  propriétaires  et  armateurs  de  bâti- 
ments fran(;ais  sont  a  obligés,  comme  tels,  de  contribuer  à  la 
Caisse  de  prévoyance'  j). 

Louis  Fraissaixgea. 


I.  La  Chaml)re  des  députés  vient  d'adopter  une  proposition  de  loi  en 
trente  et  un  articles  destinée  à  moditier  la  loi  du  21  avril  1898.  {Débats 
part.,  Ch.  des  dép.  ;  séance  du  i4  déc,  190.5,  p.  39O7.)  Voici  la  nouvelle 
rédaction  de  l'art.  11  al.  2  dont  la  portée  se  passe  de  commentaire  :  «  Par 
dérogation  à  l'art.  1882  C.  c.  et  216  C.  co,  l'armateur  ou  le  propriétaire  du 
navire  est  aftVauchi  de  la  responsabilité  civile  des  fautes  du  capitaine  ou  de 
l'équipage.  11  ne  répond  que  de  sa  faute  personnelle,  intentionnelle  ou 
inexcusable » 


/|4o  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 


Traité  de  la  location  des  coffres-forts,  par  Jules  Valkry,  pro- 
fesseur Je  droit  commercial  à  1" Université  de  Montpellier,  — 
Paris,  if)o5. 

Le  contrat  de  location  des  coffres-forts  est  une  des  nou- 
veautés de  notre  épo(jue.  Il  a  été  imaginé  pour  procurer  aux 
propriétaires  d'objets  de  valeur  le  double  avantage  de  ne 
point  leur  enlever  la  libie  disposition  matérielle  de  ces  ob- 
jets et  de  leur  permettre  cependant  de  les  placer  en  sûreté 
dans  des  coffres-forts  particulièrement  bien  garantis  contre 
les  risques  de  perte,  de  vol  ou  de  destruction.  Il  répond  à  des 
besoins  si  pressants  ({u'il  est  presque  instantanément  devenu 
d'une  pratique  courante.  Les  grandes  maisons  de  banque  ont 
aménagé,  à  leur  siège  social  et  dans  leurs  succursales,  des 
locaux  où  sont  rangés  des  coffres-forts  subdivisés  en  compar- 
timents dont  l'usage  est  assuré  à  toute  personne  qui  paie  la 
redevance  fixée.  Bien  plus,  à  Londres,  une  société  par  actions 
a  fait  construire  en  i885,  dans  une  rue  placée  au  centre  de 
la  vie  commerciale,  un  vaste  édifice  uniquement  destiné  à  con- 
tenir des  coffres-forts  et  des  «  chambres-fortes  »  où  tout  indi- 
vidu peut  acquérir  le  droit  d'enfermer  des  objets  précieux. 

La  multiplicité  des  contrats  relatifs  à  l'usage  des  coffres- 
forts  devait  fatalement  susciter  des  difficultés  juridiques. 
M.  Valéry  a  été  l'un  des  premiers  à  s'en  préoccuper,  ainsi 
qu'en  témoignent  deux  dissertations  publiées  dans  le  Recueil 
périodique  de  Dalloz,  en  1902  et  igoS,  et  des  articles  très 
appréciés  des  lecteurs  d'une  importante  revue.  Voilà  com- 
ment il  a  été  amené  à  écrire  un  traité  de  la  location  des 
coffres-forts.  La  question  essentielle  consiste  à  déterminer  la 
nature  du  contrat  relatif  à  l'usage  d'un  compartiment  de  cof- 
fre-fort. Ce  contrat  se  rap[)roclie  du  louage  en  ce  qu'il  a  pour 
objet  la  jouissance  d'une  chose,  qu'il  donne  lieu  à  la  percep- 
tion d'un  loyer,  et  que  la  banque  se  dessaisit  dans  une  cer- 


COMPTES    RENDUS.  44  I 

taine  mesure  de  la  possession  des  compartiments  dont  elle 
concède  la  jouissance.  Il  se  rapproche  du  dépôt  par  le  but 
que  poursuivent  les  clients  de  la  banque  et  par  l'obligation 
de  g-arde  qui  pèse  sur  le  banquier.  Dès  lors  constitue-t-il  une 
variélè  de  louag-e?  une  variété  de  dépôt?  ou  bien  un  contrat 
innomé? 

La  question  ne  saurait  être  éludée,  car  elle  se  pose  néces- 
sairement dès  qu'on  veut  préciser,  non  seulement  les  droits 
respectifs  des  parties,  mais  encore  la  procédure  par  laquelle 
les  créanciers  des  propriétaires  de  valeurs  contenues  dans  un 
coffre-fort  peuvent  les  saisir  :  saisie-exécution  ou  saisie-arrêt. 
M.  Valéry  démontre  que  ce  contrat  est  une  variété  du  louag"e 
de  choses;  il  le  qualifie,  pour  plus  de  précision,  bail  de 
jouissance  locatiue  et  justifie  cette  dénomination  (n°  17)  par 
les  aperçus  les  plus  ino-énieux.  Sans  entrer  dans  les  détails  de 
la  discussion,  il  y  a  lieu  de  signaler  un  arg-ument  aussi  orig-i- 
nal  qu'inattendu  présenté  aux  n"*^  8  et  9  :  M.  Valéry  a  décou- 
vert l'existence  à  Rome  d'un  contrat  identique  qui  était  classé 
sans  conteste  parmi  les  cas  de  locatio  concluctio. 

Le  contrat  de  location  de  coffres-forts  produit  des  effets 
soit  entre  les  parties,  soit  à  l'ég-ard  des  tiers.  Ces  effets  sont 
analysés  avec  un  soin  minutieux,  et  ce  sera  justice  d'accorder 
une  attention  spéciale  à  l'étude  de  la  responsabilité  du  bail- 
leur. —  M.  Valéry,  dans  son  désir  de  ne  rien  omettre,  a 
consacré  deux  chapitres  aux  questions  que  soulève  la  ques- 
tion des  coffres-forts  en  droit  fiscal  et  en  droit  criminel.  — 
Son  traité  vient  trop  à  son  heure  pour  ne  pas  rendre  de 
signalés  services  un  peu  à  tout  le  monde.  Combien  nous  som- 
mes loin  des  temps  où  le  premier  dogme  de  l'Avare  était 
d'enfouir  son  trésor.  Si  La  Fontaine,  au  lieu  de  prendre 
en  homme  d'esprit  la  précaution  d'écrire  ses  fables  sous 
Louis  XIV,  avait  vécu  au  vingtième  siècle,  il  aurait  rimé  sur 
un  thème  nouveau,  au  risque  d'en  amoindrir  la  délicieuse  et 
piquante  naïveté,  le  Savetier  et  le  Financier  :  pour  rendre  à 

29 


44'2  RECUKIL    DE    LEGISLATION. 

sire  Grégoire  ses  chansons  et  son  somme,  il  ne  lui  aurait 
plus  fait  restituer  les  écus,  mais  l'aurait  représenté,  portant 
d'une  main  son  argent  et  de  l'autre  le  traité  de  M.  Valéry,  en 
arrêt  devant  une  banrpie  à  l'entrée  de  laquelle  se  détache- 
raient, très  en  vedette,  ces  mots  de  circonstance  ■:  Location 
de  coffres-forts. 

Louis  Fraissaingea. 


Essai  sur  les  institutions  politiques  du  Japon, 

[)ar  Théophile  Gollier.  M.  Roger  Teullé,  rapporteur. 

L'Académie  a  bien  voulu  me  charger  de  lui  rendre  compte 
d'un  très  intéressant  ouvrage,  [)ublié  par  M.  Théopliile  Gol- 
lier de  l'Ecole  des  sciences  politiques  et  sociales  de  l'Univer- 
sité de  Louvain.  Il  a  pour  titre  «  Essai  sur  les  institutions 
politiques  du  Japon  »  et  présente  une  toute  particulière  actua- 
lité. 

Avec  raison,  M.  Gollier  nous  dit  dans  sa  préface  que  l'Eu- 
rope a  vu  apparaître  à  la  fin  du  siècle  et  qu'elle  contemple 
avec  stupéfaction  un  phénomène  prodigieux,  unique  dans  les 
annales  des  peuples,  contraire  à  tous  les  témoignages  de  l'his- 
toire :  c'est  le  phénomène  que  nous  offre  l'Empire  du  Soleil- 
Levant.  Nous  voyons  'un  peuple  «  abandonnant  d'un  seul 
coup  des  coutumes  quatorze  fois  séculaires,  le  régime  féodal 
le  plus  intense  pour  leur  substituer  la  plus  raffinée  des  civili- 
sations, le  gouvernement  représentatif,  et  remplacer  un 
régime  de  despotisme  théocratique  par  une  monarchie  consti- 
tutionnelle. » 

Cette  transformation  quasi-subite  s'est  produite  dans  l'or- 
di'e  militaire,  ainsi  que  les  événements  récents  le  prouvent 
tous  les  jours;  elle  s'est  produite  également  dans  l'ordre  éco- 
nomique et  dans  l'ordre  politique.  Le  livre  de  M.  Gollier  ne 
s'occupe   que  de    cette  dernière   transformation,    (jui    dit-il, 


COMPTES    RENDUS.  443 

semble  donner  nn  démenti  éclatant  à  toutes  les  lois  psycholo- 
giques de  l'évolution  des  peuples.  Elle  est  également  contraire 
à  tous  les  précédents.  Combien  de  siècles  n'a-t-il  pas  fallu  à 
l'Europe  pour  passer  de  la  féodalité  à  la  civilisation  mo- 
derne ? 

Le  Japon  pouvait^ii  adopter  les  institutions  des  peuples  dont 
il  diffère  du  tout  au  tout  par  la  race,  par  l'histoire,  par  la 
civilisation,  par  les  mœurs,  les  coutumes  et  les  croyances?  Y 
a-t-il  assimilation  ou  simplement  superposition  de  certains 
éléments  de  la  civilisation  aryenne,  aux  coutumes  et  aux 
mœurs  de  la  civilisation  japonaise  ?  La  transformation  n'est- 
elle  que  superficielle  et  passag-ère,  ou  bien  faut-il  considérer 
les  changements  merveilleux  accomplis  comme  Tune  des  pha- 
ses de  l'évolution  nationale?  C'est  ce  que  M.  Collier  se  pro- 
pose de  rechercher  et  pour  cela  il  expose  d'abord  l'histoire  du 
Japon  et  explique  ensuite  les  institutions  politiques  actuelles. 


Tout  serait  à  citer  dans  le  remarquable  ouvrage  de  M.  Col- 
lier. Pour  ne  pas  dépasser  les  limites  restreintes  d'un  compte 
rendu,  nous  n'insisterons  que  sur  certains  points  spéciaux  qui 
nous  ont  paru  particulièrement  dignes  d'intérêt.  Toutefois, 
nous  ne  saurions  assez  engager  les  membres  de  l'Académie  à 
lire  cette  publication;  ils  y  trouveront  certainement  agrément 
et  profit. 

Les  trois  premiers  chapitres  sont  plutôt  historiques  que  ju- 
ridiques. Ils  traitent  de  l'origine  des  institutions  japonaises, 
—  du  territoire  japonais,  —  de  la  nation  japonaise.  Ils  sont 
écrits  dans  un  style  facile  qui  n'exclut  pas  la  netteté  et  la  pré- 
cision ;  le  lecteur  s'intéresse  vivement  aux  questions  traitées, 
notamment  à  la  lutte  entre  le  Strogun  et  le  Mikado  et  au  mou- 
vement impérialiste  qui  amena  un  conflit  avec  la  Corée^  pré- 
lude du  mouvement  impérialiste  bien  plus  important  de 
1908-1904?  cause  de  la  guerre  avec  la  Russie. 


kkk  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 


Au  Japon,  l'empereur  est  la  clef  de  voûte  de  l'organisation 
politique  ;  cela  se  conçoit  d'autant  plus  facilement  qu'il  est  la 
source  originaire  de  tous  les  pouvoirs.  Il  est  le  chef  de  l'Etat; 
il  possède  tous  les  droits  de  souveraineté  et  les  exerce  confor- 
mément aux  dispositions  constitutionnelles.  Il  exerce  le  pou- 
voir législatif  avec  l'assentiment  de  l'Assemblée  impériale. 

Il  a  le  droit  de  fixer  à  sa  guise  l'époque  de  la  réunion  de 
la  Dicte  impériale,  mais  il  est  obligé  de  la  convoquer  tous  les 
ans.  Il  a  le  droit  de  proroger  la  cession  parlementaire  au 
moment  qu'il  juge  opportun  ;  toutefois  la  prorogation  ne 
peut  être  ordonnée  que  pour  quinze  jours  au  plus,  sauf  à 
user  du  droit  de  prorogation  chaque  fois  que  la  chose  devient 
nécessaire  ;  dans  les  dernières  années  il  en  a  été  fait  un  usag-e 
absolument  abusif. 

La  constitution  confère  à  l'empereur  le  droit  de  dissoudre  la 
Chambre  des  représentants,  mais  elle  impose  la  nécessité  de 
rendre  en  même  temps  une  ordonnance  impéiiale  ordonnant 
l'élection  de  nouveaux  représentants  et  les  convoquant  dans 
les  cinq  mois  à  compter  du  jour  de  la  dissolution.  La  dissolu- 
tion de  la  Chambre  des  pairs  ne  peut  être  prononcée,  mais  en 
cas  de  dissolution  de  la  Chambre  des  représentants  elle  doit 
nécessairement  être  prorog-ée,  parce  qu'en  vertu  de  la  consti- 
tution, jamais  une  Chambre  ne  peut  siéger  sans  l'autre. 

L'empereur  exerce  le  droit  d'initiative  par  l'intermédiaire 
de  ses  ministres.  En  matière  de  revision  constitutionnelle  ce 
droit  lui  appartient  exclusivement. 

L'empereur  sanctionne  les  lois,  les  promulgue  et  veille  à 
leur  exécution.  Il  a  le  droit  de  refuser  sa  sanction.  En  cas  de 
refus,  il  n'est  nullement  obligé  de  signifier  expressément  son 
veto  ;  il  lui  suffit  de  garder  le  silence. 

Il  est  des  cas  où  l'empereur  jouit  constitutionnellement  de 
la  plénitude  du  pouvoir  législatif.  En  cas  de  nécessité  urgente 


COMPTES    RENDUS.  445 

pour  maintenir  la  sûreté  publirjue,  ou  pour  éviter  une  cala- 
mité publique,  des  ordonnances  impériales  (iennent  lieu  de 
loi.  Ces  ordonnances  doivent  être  soumises  à  l'Assemblée  im- 
périale dans  sa  prochaine  session.  Si  l'Assemblée  ne  les 
approuve  pas,  le  gouvernement  doit  proclamer  qu'elles  per- 
dent leur  vitalité  pour  l'avenir. 

Le  souverain  japonais  est  non  seulement  inviolable,  mais 
sacré,  comme  le  prouve  le  texte  original  de  la  constitution 
(prince  du  ciel). 

Les  ministres  ne  sont  nidlement  responsables  devant  la  nation 
ni  politiquement  ni  juridiquement  ;  leur  responsabilité  n'existe 
que  devant  l'empereur. 

L'empereur  nomme  et  révoque  ses  ministres  en  toute 
liberté.  Il  les  prend  dans  les  Chambres  ou  en  dehors  des 
Chambres  suivant  sa  convenance. 

Il  est  le  chef  du  pouvoir  exécutif.  C'est  à  lui  qu'il  appar- 
tient d'org-aniser  les  services  de  l'administration  comme  il  le 
jug-e  convenable.  Les  nominations  et  révocations  sont  faites 
en  son  nom. 

Il  dirige  seul  les  relations  extérieures  ;  il  déclare  la  guerre, 
fait  les  traités  et  nomme  les  agents  représentatifs  à  l'étran- 

Il  commande  les  forces  militaires,  organise  l'armée  et  la 
marine  et  fixe  le  chiffre  des  soldats  qu'il  jug-e  nécessaires  à  la 
défense  du  territoire. 

En  matière  judiciaire,  l'empereur  est  l'unique  source  de 
tout  pouvoir.  Toutefois,  l'indépendance  complète  du  pouvoir 
judiciaire  vis-à-vis  du  pouvoir  administratif  est  très  bien 
assurée. 

L'org-anisation  judiciaire  se  rapproche  beaucoup  de  notre 
organisation  française  :  L'empereur  nomme  tous  les  magis- 
trats, les  membres  des  cours  et  des  tribunaux  et  assure  l'exé- 
cution des  arrêts.  Les  jug-es  sont  nommés  parmi  les  personnes 
réunissant  les  quahtés  requises  par  la  loi.  Ils  ne  peuvent  être 


446  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

révoqués  qu'en  vertu  d'une  sentence  pénale  ou  d'une  punition 
disciplinaire. 

Seul  l'empereur  accorde  l'amnistie,   la  grâce,   la  commuta- 
tion de  peine  et  la  réhabilitation. 


A  côté  de  l'empereur  et  pour  assister  le  souverain  dans 
l'exercice  de  ses  pouvoirs^  un  Conseil  privé  fait  l'office  d'un 
haut  conseil  facultatif;  l'empereur  est  libre  de  suivre  ou  de  ne 
pas  suivre  ses  décisions. 

Le  Conseil  privé  se  compose  de  membres  de  droit  (les  mi- 
nistres d'Etat)  et  de  membres  de  nomination  impériale,  au 
nombre  de  quatorze,  choisis  par  l'empereur  à  sa  guise  sous  la 
seule  condition  qu'ils  aient  quarante  ans  révolus. 

Les  matières  qui  rentrent  dans  la  compétence  du  Conseil 
privé  sont  énumérées  limitativement  par  l'ordonnance  qui 
l'institue.  Il  ne  peut  délibérer  que  sur  les  questions  qui  lui 
sont  soumises  par  l'empereur  et  ne  peut  recevoir  aucune 
communication  de  l'une  ou  l'autre  des  deux  Chambres. 


Le  cabinet  se  compose  du  premier  ministre  ou  président  et 
de  neuf  ministres  à  portefeuille;  il  peut  comprendre  aussi  des 
ministres  sans  portefeuille. 

Les  ministres  sont  nommés  et  révoqués  par  l'empereur  en 
toute  liberté.  Il  les  choisit  indifféremment,  suivant  son  bon 
plaisir,  dans  le  milieu  parlementaire  ou  ailleurs.  La  règle  ordi- 
naire est  même  le  choix  en  dehors  de  l'Assemblée. 

Les  ministres  ne  sont  pas  responsables  devant  le  Parlement; 
ils  sont  les  serviteurs  et  les  agents  de  l'empereur  et  respon- 
sable seulement  devant  lui.  Mais  s'ils  se  rendent  coupables 
d'infractions  de  droit  commun  ils   peuvent    être    poursuivis 


COMPTES    RENDUS.  447 

devant   les   tribunaux  ordinaires   dans   les  mêmes  conditions 
que  les  autres  citoyens. 

L'irresponsabilité  ministérielle  a  soulevé  de  la  part  du  Par- 
lement nippon  les  plus  vives  protestations.  On  ne  compte  pas 
une  seule  session  législative  dans  laquelle  cette  question  n'ait 
été  ag-itée,  les  Chambres  réclamant  le  droit  d'exercer  un  con- 
trôle sur  le  cabinet  et  le  choix  des  ministres.  Mais  aux  parti- 
sans de  l'extension  des  prérogatives  parlementaires,  les  mi- 
nistres ont  toujours  opiniâtrement  opposé  la  théorie  constitu- 
tionnelle. 

Le  cabinet  se  réunit  très  rég'ulièrement  sous  la  présidence 
du  premier  ministre  qui  ordinairement  ne  prend  la  direc- 
tion d'aucun  ministère,  à  moins  que  ce  ne  soit  par  intérim. 

Le  président  du  cabinet  jouit  de  pouvoirs  spéciaux  :  il 
dirige  et  contrôle  l'action  de  ses  collèg-ues  ;  il  maintient  l'unité 
dans  toutes  les  branches  de  l'administration  et  a  le  droit,  en 
cas  de  nécessité,  de  suspendre  temporairement  l'exécution  des 
mesures  ou  ordonnances  de  tout  département  administratif. 


La  Chambre  des  pairs  se  compose  de  membres  héréditaires, 
de  membres  de  droit  et  de  membres  élus.  L'ordonnance  qui 
la  concerne  étal)lit  cinq  catég-ories  :  i"  famille  impériale; 
2°  princes  et  marquis;  3°  délég-ués  des  comtes,  vicomtes  et 
barons  que  ceux-ci  choisissent  entre  eux  dans  la  proportion 
d'un  sur  cinq;  4°  membres  nommés  par  l'empereur  pour  ser- 
vices rendus  à  l'Etat  ou  à  raison  de  leur  savoir;  5"  membres 
élus  par  les  plus  hauts  imposés  de  chaque  province  et  nom- 
més par  l'empereur. 

M.  Collier  observe,  non  sans  raison,  qu'au  Japon  la  Cham- 
bre haute  n'est  pas,  comme  dans  certains  pays  d'Europe,  une 
doublure  de  la  Chambre  basse  ;  plus  d'une  fois  elle  s'est  mise 
à  la  tête  du  mouvement  politique.  Elle  ne  s'est  pas  du  tout 


/^/jS  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

laissé  éclipser  j)ai-  la  Chambre  issue  directement  du  suffrage 
])()j)ulaire,  et  comme  elle  compte  parmi  ses  membre  l'élite 
de  la  nation,  elle  a  rendu  au  pays  d'inapj)réciables  services. 


Les  députés  sont  élus  au  scrutin  uninominal,  sauf  dans  quel- 
ques rares  circonscriptions  qui  en  nomment  deux. 

Depuis  la  loi  de  1900,  l'arrondissement  administratif  n'est 
plus  la  base  de  la  circonscription  électorale  comme  précédem- 
ment avec  la  loi  électorale  prévue  par  la  Constitution  et  pro- 
mulguée en  1889.  C'est  tantôt  une  cité,  tantôt  un  village, 
tantôt  un  quartier  de  cité.  La  cité  est  la  circonscription 
urbaine;  le  village,  la  circonscription  rurale.  Dans  certains 
cas,  la  loi  permet  de  réunir  plusieurs  villages  ou  plusieurs 
quartiers  de  la  ville  et  une  seule  circonscription. 

Tout  Japonais  âgé  de  trente  ans  est  éligible,  sauf  les  déments, 
les  faillis,  ou  ceux  qui  ont  été  frappés  de  certaines  condam- 
nations. 

Il  existe  des  cas  d'incompatibilité  absolue  et  des  cas  d'in- 
compatibilité relative. 

Les  membres  de  la  Chambre  sont  élus  pour  quatre  ans, 
mais  jamais  une  Chambre  n'a  accompli  son  entier  mandat. 

Les  ministres  peuvent  être  élus  députés  et  ne  doivent  pas 
se  représenter  devant  leurs   électeurs  après  leur  nomination. 

La  loi  de  1890  s'était  montrée  très  rigoureuse  pour  accor- 
der le  droit  de  vote.  Il  fallait  payer  un  cens  de  i5  yens 
(32  fr.  5o)  formé  uniquement  des  impôts  sur  le  sol  et  sur  le 
revenu.  C'était  beaucoup  pour  un  pays  pauvre;  aussi,  seuls 
les  gros  propriétaires  fonciers  votaient.  Le  nombre  des  élec- 
teurs comparé  à  la  population  de  l'empire  était  de  un  pour 
cent. 

Aux  termes  de  la  nouvelle  loi  en  vigueur  depuis  1899,  il 
faut,  pour  être  électeur  à  la  Chambre  des  représentants,  réu- 
nir les  conditions  suivantes  : 


COMPTES    RENDUS.  449 

1°  Etre  sujet  japonais  masculin  et  âgé  de  ving-t-cinq  ans 
accomplis  avant  la  date  fixée  pour  Télection  ; 

2"  Etre  inscrit  et  domicilié  dans  la  circonscription  électo- 
rale où  l'on  vote  depuis  un  an  au  moins  au  jour  de  la  con- 
fection des  listes  électorales; 

3°  Avoir  payé  depuis  un  an  au  moins,  au  jour  de  la  con- 
fection des  listes  électorales,  plus  de  lo  yens  d'impôts  sur  le 
sol,  ou  depuis  deux  ans  au  moins  plus  de  lo  yens  d'impôts 
autres  que  l'impôt  sur  le  sol.  En  cas  de  succession,  les  impôts 
pa^és  par  le  décédé  sont  comptés  au  profit  de  l'héritier. 

Les  listes  électorales  se  font  tous  les  ans  dans  le  courant 
du  mois  d'octobre.  Les  intéressés  —  par  une  procédure  offrant 
quelque  analogie  avec  ce  qui  se  fait  chez  nous  —  ont  le  droit 
de  solliciter  leur  inscription  et  de  veiller  à  ce  que  leurs  récla- 
mations soient  admises.  Nous  devons  signaler  une  analogie 
pareille  pour  ce  qui  a  trait  à  la  réception  des  votes,  au  dépouil- 
lement du  scrutin,  à  la  validité  des  bulletins,  à  la  proclamation 
des  résultats,  etc.  Observons  toutefois  que  les  contestations 
relatives  à  l'élection  sont  jug-ées  non  par  la  Chambre  des 
députés,  mais  par  les  tribunaux  ordinaires.  On  a  objecté  con- 
tre ce  système  qu'il  aurait  pour  effet  de  mêler  le  mag-istrat  à 
nos  luttes  politiques.  L'objection  ne  saurait  porter  pour  des 
magistrats  ayant  le  sentiment  exact  de  leur  auguste  mission 
et  le  souci  de  rendre  vraiment  la  justice.  Avec  de  tels  màg-is- 
trats,  assez  courageux  pour  être  indépendants,  on  n'assiste- 
rait pas  au  spectacle  honteux  d'invalidations  qui  déshonorent 
le  plus  souvent  ceux  qui  les  prononcent. 


La  charte  japonaise  détermine  limitativement  les  droits  de 
la  Diète  :  droit  de  voter  les  lois,  de  faire  des  représentations 
au  gouvernement,  de  l'interpeller,  de  présenter  des  adresses 
à  l'empereur,  de  recevoir  des  pétitions,  de  faire  des  règle- 
ments intérieurs.  Mais,  dans  la  pratique,  ces  droits  sont  en- 


45o  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

tourés  de  telles  restrictions,  soumis  à  de  telles  conditions,  que 
leur  importance  diminue  très  considérablemenl. 

Deux  dispositions  particulières  et  assez  caractéristiques 
nous  paraissent  de^•oir  être  signalées  :  l'une  a  trait  au  grou- 
pement dans  la  salle  des  séances,  l'autre  à  l'oblig-ation  de 
siéger. 

Les  députés  ne  peuvent  se  grouper  d'après  leurs  opinions 
et  les  partis  auxquels  ils  appartiennent.  L'ordre  des  sièges 
n'est  pas  libre  ;  il  est  fixé  au  commencement  de  chaque  ses- 
sion par  tirage  au  sort. 

L'obligation  de  siéger  est  sanctionnée  par  une  disposition 
législative.  Après  convocations  et  rappels,  les  députés  ou 
pairs  qui  ne  viennent  pas  siéger  sont  déclarés  déchus  :  d'of- 
fice s'il  s'agit  d'un  député,  par  révocation  signée  de  l'empe- 
reur s'il  s'agit  d'un  pair. 

La  Diète  ne  jouit  d'aucuns  pouvoirs  en  matière  de  relations 
extérieures,,  pas  même  pour  la  validité  des  traités  de  paix  ou 
de  commerce.  Toutes  ces  questions  sont  réservées  à  l'empe- 
reur seul. 

Comme  moyen  de  contrôle  du  pouvoir  exécutif,  la  Consti- 
tution japonaise  reconnaît  à  la  Diète  le  droit  de  question  et 
même  d'interpellation. 

La  Diète  peut  présenter,  sous  forme  d'adresse,  des  repré- 
sentations au  gouvernement,  soit  sur  une  question  législative, 
soit  sur  toute  autre  matière;  mais  si  ces  représentations  ne 
sont  pas  acceptées,  elles  ne  peuvent  être  réitérées  dans  la 
même  session. 

Les  sujets  japonais  ont  le  droit  d'adresser  des  pétitions  à 
l'une  ou  l'autre  des  deux  Chambres. 


D'après  la  Constitution,  la  Diète  partage,  ainsi  que  nous 
l'avons  déjà  dit,   le  pouvoir   législatif  avec  l'empereur  et  la 


COMPTES    RENDUS.  l\5l 

Chambre  des  pairs;  il  est  même  précisé  que  la  Diète  jouit  du 
droit  d'initiative. 

Il  ne  faut  toutefois  rien  exagérer,  et  des  exceptions  por- 
tent une  assez  grave  atteinte  au  principe  posé.  En  matière 
de  revision  constitutionnelle,  l'empereur  seul  jouit  du  droit 
d'initiative;  de  même,  il  rend  ou  fait  rendre  les  ordonnances 
nécessaires  pour  le  maintien  de  l'ordre  et  de  la  paix  publique, 
et  pour  l'accroissement  du  bien-être  de  ses  sujets. 

Pour  la  confection  des  lois,  l'Assemblée  impériale  joue  un 
très  g-rand  rôle,  et  nous  devons  surtout  signaler,  comme 
exemple  à  suivre  par  notre  Parlement,  le  soin  avec  lequel 
les  lois  sont  préparées  et  étudiées  avant  d'être  votées  :  nomi- 
nations de  commissions  ou  de  sections  ;  —  avertissement 
donné  au  gouvernement  lors  des  réunions  de  la  commission 
pour  une  étude  contradictoire;  —  explications  demandées  au 
g^ouvernement  par  l'intermédiaire  du  président  de  la  Cham- 
bre ;  —  prise  en  considération  décidée  par  la  Chambre  ;  — 
examen  par  la  commission;  —  rapport  à  la  Chambre  par  le 
président  de  la  Commission,  qui  est  toujours  rapporteur  de 
droit  ;  —  nouvelle  délibération  devant  la  Chambre  entière 
constituée  en  commision  g-énérale  ;  —  discussion  g-énérale  et 
discussion  détaillée  des  divers  articles  au  cours  desquelles  des 
amendements  peuvent  être  présentés  à  la  condition  de  pro- 
venir de  l'initiative  de  vingt  membres  au  moins;  —  enfin, 
dernière  lecture,  au  cours  de  laquelle  aucun  amendement 
ne  peut  plus  être  présenté  et  devant  aboutir  à  l'adoption 
définitive. 

N'avions-noLis  pas  raison  de  dire  que  de  nos  jours,  en 
France,  les  lois  sont  improvisées  avec  un  peu  moins  de  soin 
qu'au  Japon  ? 

Un  projet  de  loi  ainsi  voté  par  une  des  deux  Chambres 
passe  à  l'autre,  où  il  subit  le  même  processas.  Quand  les 
deux  Chambres  sont  en  désaccord  et  qu'elles  n'arrivent  pas  à 
s'entendre,  elles  doivent  proposer  la  constitution  d'une  com- 


452  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

mission  mixlc^  composée  de  ving^t  membres  au  plus,  nommés 
moitié  j);ir  cliaciiiie  des  deux  Chambres. 

Si  le  projet  est  rejeté,  il  ne  peut  plus  être  représenté  dans 
l'année. 

Si  le  projet  est  définitivement  adopté,  il  est  transmis  à  l'em- 
pereur [)ar  la  voie  du  minisire  d'Etat.  L'empereur  donne 
alors  sa  sanction  et  il  promidi^wc  la  loi  avant  l'ouverture  de 
la  session  suivante. 

Après  avoir  étudié  la  manière  de  délibérer  de  la  Diète, 
M.  Gollier  étudie  comment  cette  partie  de  la  Constitution  a 
foncti(jnné  de|)uis  qu'elle  a  été  promulg'uée.  Nous  avons  le 
regret  de  ne  pouvoir  le  suivre  dans  les  fort  curieux  détails 
qu'il  donne  pour  établir  que  l'initiative  de  la  Diète  a  peu  pro- 
duit au  Japon  :  la  Chambre  des  députés,  où  l'opposition  a 
presque  toujours  dominé,  usant  beaucoup  de  son  droit  d'ini- 
tiative, pour  des  propositions  mal  préparées  et  hostiles  au 
g-ouvernement,  et  par  suite  vouées  à  l'échec;  la  Chambre  des 
pairs  en  usant  au  contraire  fort  peu  et  d'ordinaire  pour  s'ap- 
proprier les  propositions  du  g-ouvernement.  Un  tableau  très 
curieux  résume  pour  les  quatorze  dernières  années  le  sort  des 
divers  projets  de  lois  proposés. 


D'après  la  constitution  japonaise,  «  les  dépenses  et  les 
recettes  de  l'Etat  sont  approuvées  par  la  Diète  impériale  au 
moven  d'un  budget  annuel  ». 

A  prendre  ce  texte  à  la  lettre  les  Chambres  seraient  toute- 
puissantes  en  matière  dévote  du  budget.  En  réalité  il  n'en  est 
rien,  soit  que  pour  certaines  dépenses  ses  pouvoirs  soient 
limités,  soit  parce  que  la  Constitution  a  pris  des  mesures  pour 
empêcher  les  Chambres  de  modifier,  suspendre  ou  abolir  une 
loi  existante  à  l'occasion  du  vote  du  budget. 

Les  restrictions  ap{)ortées  aux  pouvoirs  de  la  Diète  portent  : 
I''  sur  toutes  les  dépenses  établies  par  le  pouvoir  constitu- 


COMPTES    RENDUS.  453 

tionnel  de  l'empereur;  2°  sur  celles  qui  sont  la  conséquence 
d'une  loi;  3»  sur  celles  qui  sont  la  conséquence  d'une  ohlig-a- 
tion  lég-ale  du  gouvernement.  Quant  aux  mesures  prises  pour 
empêcher  toute  atteinte  aux  lois  existantes  elles  peuvent  se 
résumer  dans  ce  double  principe  proclamé  parla  constitution  : 
I"  Le  g-ouvernement  est  autorisé  à  percevoir  les  impots  et  à 
ordonnancer  les  dépenses  établies  par  les  lois,  alors  que  la 
Diète  les  aurait  supprimés  dans  le  projet  de  budy,et; 
2^  toute  création  de  nouvel  imp(H  ou  toute  modification  d'un 
impôt  déjà  existant  doit  résulter  d'une  loi.  Les  impôts  préle- 
vés jusqu'à  ce  jour  continueront  à  être  perçus  suivant  l'an- 
cien système,  jusqu'à  leur  modification  par  une  loi  nou- 
velle. 

Ce  sont  là  de  sages  dispositions  sur  lesquelles  nous  ferions 
bien  de  prendre  modèle,  sauf  à  les  modifier  sur  les  points 
qu'elles  peuvent  présenter  de  défectueux.  N'est-il  point  pro- 
fondément reg'rettable  de  voir  les  commissions  du  budg"et  se 
montrer  tous  les  ans  plus  osées  pour  apporter,  le  plus  sou- 
vent sans  réflexion  et  sans  préparation,  les  modifications  les 
plus  importantes  aux  lois  existantes  et  quelquefois  aussi  se 
lancer  dans  un  redoutable  inconnu?  Il  n'est  que  temps  de  por- 
ter remède  à  une  méthode  de  travail  devant  nécessairement 
entraîner  les  plus  fâcheuses  conséquences.  Pourquoi  ne  pas 
tenir  compte  de  ce  qui  se  fait  chez  les  autres  peuples  et  pour- 
quoi ne  pas  l'imiter  si  on  peut  en  tirer  profit? 


Je  passe  sans  y  insister,  car  il  faut  se  borner,  sur  le  curieux 
chapitre  que  M.  Collier  consacre  à  l'étude  des  partis  politiques 
au  Japon  :  satsouma,  shoshiou,  libéraux,  progressistes, 
nationaux  libéraux  avec  le  maréchal  Yamagata,  socialistes, 
constitutionnels  avec  le  marquis  Ito.  Il  se  termine  par  un  résu- 
mé des  diverses  législatures  au  cours  des  dix  dernières 
années;  celle  de  1896-1897  dura  sept  minutes.    Le  jour  même 


454  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

de  rouverture  de  la  session,  au  début  de  la  séance,  au  moment 
où  un  inlerpellaleur,  M.  Suzuki  montait  à  la  tribune  pour 
déposer  contre  le  ministère  un  vote  de  défiance,  un  rescrit 
im{)éiial  était  remis  au  président  qui  immédiatement  en  fit 
connaître  la  teneur  à  la  Chambre  :  «  En  vertu  de  l'article  3 
de  la  Constitution  de  l'empire,  nous  ordonnons,  par  la  pré- 
sente, la  dissolution  de  la  Chambre  des  députés. 


11  V  aurait  beaucoup  à  dire  sur  l'org^anisation  administrative 
du  .lapon,  inspirée  surtout  par  des  idées  de  centralisation  et 
par  le  système  français.  On  trouve  des  départements  (Ken) 
avec  des  préfets,  un  conseil  de  préfecture  et  un  conseil  géné- 
ral ;  des  arrondissements  igoiin)  avec  des  sous-préfets  et  un 
conseil  élu;  enfin,  des  communes  (son  ou  moura)  avec  des 
maires  et  des  conseils  communaux. 

La  commune  est  la  première  unité  administrative.  Elle  est 
considérée  comme  une  personne  morale  et  s'administre  elle- 
même  par  son  conseil  et  ses  fonctionnaires,  sous  la  surveil- 
lance du  préfet. 

L'adminisI ration  de  la  commune  est  confiée  à  un  conseil 
dont  les  attributions  principales  consistent  dans  la  délibéra- 
tion de  toutes  les  affaires  communales  et  à  un  maire  qui  est 
charçi^é  de  la  fonction  executive. 

Le  système  consacré  en  matière  de  droit  électoral  commu- 
nal est  le  suffrage  censitaire.  Tous  les  habitants  de  la  com- 
mune âgés  de  vingt-cinq  ans  au  moins,  jouissant  des  droits 
civils  et  politiques  et  payant  les  impôts  prescrits  par  la  loi , 
sont  électeurs  et  éligibles  au  conseil  communal.  On  s'est  ins- 
piré de  ce  qui  se  produit  en  Prusse  pour  l'élection  au  Lans- 
tag.  On  dresse  dans  chaque  commune  le  tableau  général  des 
électeurs,  en  inscrivant  en  tête  les  habitants  qui  paient  le 
plus;  la  liste  terminée,  on  additionne  les  chiffres  des  impôts 
et  on  la  divise  en  deux,  de  telle  sorte  que  chacune  des  deux 


COMPTES    RENDUS.  4^5 

catégories  paie  la  moitié  de  l'ensemble  des  taxes.  Chaque  classe 
élit  alors  la  moitié  des  membres  du  conseil  parmi  les  citoyens 
éligibles,  qu'ils  appartiennent  à  leur  propre  classe  ou  non. 

Le  maire  et  ses  adjoints  sont  nommés  par  le  conseil  muni- 
cipal, mais  ils  sont  toujours  pris  en  dehors  de  l'assemblée  et 
doivent  avoir  au  moins  trente  ans. 

Gomme  en  France,  le  maire  est  à  la  fois  chef  de  l'adminis- 
tration municipale,  agent  exécutif  de  la  commune,  officier  de 
police  judiciaire  et  délégué  du  pouvoir  central. 

A  côté  des  municipalités  et  des  arrondissements,  la  loi  ja- 
ponaise a  introduit  une  division  administrative  que  le  régime 
français  ne  connaît  pas  :  les  Shi  ou  cités.  Le  Japon  compte 
trois  de  ces  subdivisions;  ce  sont  les  cités  de  Tokyo,  de  Kyoto 
et  d'Osaka.  La  compétence  du  maire  de  la  Shi  est  beaucoup 
plus  restreinte  que  celle  du  chef  de  la  municipalité. 

Pour  les  Goiins  ou  arrondissements,  l'administration  se 
divise  en  trois  organes  :  le  conseil  d'arrondissement,  la  com- 
mission et  le  sous-préfet. 

Le  Japon  comprend  quarante-trois  départements  ou  pro- 
vinces. A  quelques  variantes  près,  l'administration  des  dépar- 
tements ressemble  en  tous  points  à  celle  des  préfectures  fran- 
çaises. Il  y  a  un  conseil  général,  une  commission  départe- 
mentale, un  préfet. 

M.  GoUier  traite  ensuite  des  codes  japonais  et  de  l'organi- 
sation judiciaire.  Tout  serait  à  citer,  et  on  arrive  à  cette  con- 
clusion qui  s'impose,  que,  tant  au  point  de  vue  des  codes  qu'au 
point  de  vue  de  l'organisation  judiciaire,  le  Japon  est  par- 
faitement outillé.  Il  a  fait  en  matière  de  droit  ce  qu'il  avait 
fait  déjà  en  matière  économique,  en  matière  d'enseignement 
et  en  matière  militaire. 

Le  besoin  d'une  codification  se  faisait  sentir  à  cause  de  la 
diversité  et  de  l'incertitude  des  coutumes  locales  et  surtout 
parce  qu'on  voulait  mettre  fin  au  régime  humiliant  de  la  juri- 
diction consulaire  et  faire  disparaître  ce  privilège  d'exterrito- 


456  RECUEIL    DE   LÉGISLATION. 

rialili'  (jiio  tous  les  Japonais,  très  chatouilleux  au  point  de 
vue  du  j)atriotisme,  reg'ardaienl  comme  incompatible  avec  la 
souveraineté  nationale. 

Un  Français,  M.  Boissonade,  professeur  à  la  Faculté  de 
droit  de  Paris,  a  eu  la  part  cousidt'>ral)le  dans  ce  travail  de 
codification.  Il  a  élaboré  le  code  civil,  le  code  pénal  et  le  code 
de  procédure  pénale.  Un  légiste  allemand,  M.  Rœrler  a  éla- 
boré le  code  de  connnerce. 

Le  projet  de  code  civil  de  M.  Boissonade  n'a  pas  été  fina- 
lement adopté,  on  lui  a  préféré  un  autre  projet  établi  par  une 
commission  (jui  s'est  surtout  inspirée  du  code  civil  allemand; 
mais  l'œuvre  ne  constitue  nullement  un  vulgaire  plagiat  et 
les  commissaires  ont  apporté  un  véritable  esprit  de  discerne- 
ment de  façon  à  mettre  le  code  civil  en  harmonie  avec  l'état 
social  du  pays.  «  La  façade  des  deux  côtés  est  la  même; 
l'édifice  est  tout  différent.  Ils  ont  élag^ué  une  foule  de  pres- 
criptions trop  minutieuses,  et  ils  ont  supprimé  toutes  les  dis- 
positions incompatibles  avec  leurs  mœurs  et  leurs  besoins. 
Dans  maints  endroits,  ils  ont  remplacé  le  moule  allemand 
par  le  moule  français,  et,  aussi  encore,  dans  un  cadre  étran- 
ger, ils  ont  jeté  des  dispositions  qui  leur  étaient  absolument 
propres.  » 

L'organisation  judiciaire  japonaise  ressemble  beaucoup  à 
l'org-anisation  prussienne,  sur  laquelle  elle  semble  d'ailleurs 
avoir  été  calquée.  On  compte  quatre  juridictions  :  i**  les 
cours  locales  ou  justices  de  paix;  2"  les  cours  de  districts 
ou  tribunaux  de  première  instance;  3°  les  cours  d'appel; 
4°  la  cour  suprême. 

Les  jug"es  sont  inamovibles.  Ils  sont  soumis  à  deux  con- 
cours. 

Il  n'existe  ni  tribunaux  de  commerce,  ni  cour  d'assises, 
le  jury  est  inconnu. 

La  Cour  suprême  a,  à  peu  près,  la  même  compétence  que 
notre  Cour  de  cassation,  mais  elle  juge  de   plus  les  crimes 


COMPTES    RENDUS.  457 

commis  contre  la  famille  impériale  et  les  causes  politiques. 
En  cette  matière,  elle  constitue  le  premier  et  uni(|ue  de^ré  de 
juridiction;  elle  statue  sur  le  fond  même  de  l'affaire. 


Un  des  derniers  cliapitres  est  consacré  à  l'enseig'nement  au 
Japon.  Ici  tout  serait  à  citer,  qu'il  s'agisse  des  écoles  secon- 
daires ou  de  l'enseignement  supérieur  des  filles,  ou  des  Uni- 
versités de  Tokyo  ou  de  Kyoto.  Je  ne  puis  que  renvoyer  à 
l'onvraoe  lui-même,  me  bornant  à  dire  quelques  mots  de  la 
question  d'enseis"nement  primaire  pour  constater  aussi  bien 
les  progrès  réalisés  en  quelques  années  que  les  leçons  de 
libéralisme  dont  nous  devrions  bénéficier  pour  nos  prochaines 
discussions  devant  la  Chambre  des  députés. 

Le  régime  général  est  celui  de  la  liberté  à  tous  les  degrés. 
Ajoutons  toutefois,  avec  l'auteur,  qu'il  est  bon  de  disting-uer 
soigneusement  entre  le  principe  et  son  application,  entre  la 
théorie  et  la  pratique.  Eu  pratique,  le  système  suivi  se  rap- 
proche beaucoup  du  système  allemand.  L'enseig-nement  est 
libre;  chacun  a  le  droit  d'enseig-ner,  mais  à  la  condition  de 
justifier  devant  les  autorités  d'une  capacité  morale,  scientifi- 
que et  technique. 

L'enseig'nement  primaire  est  obligatoire.  Les  enfants  doi- 
vent être  présents  à  l'école  de  six  à  quatorze  ans  accomplis, 
et  cette  période  est  appelée  l'âge  scolaire. 

Les  écoles  primaires  sont  fondées  dans  le  but  de  donner 
aux  enfants  une  éducation  à  la  fois  morale  et  patriotique,  de 
leur  enseigner  les  connaissances  générales  qui  peuvent  leur 
être  le  plus  utile  dans  la  vie  et  de  veiller  soigneusement  à 
leur  développement  physique.  Les  études  primaires  sont  divi- 
sées en  deux  cours  :  cours  ordinaire  et  cours  supérieur. 

L'enseig-nement  primaire  est  libre.  Tout  particulier  peut 
fonder  une  école  après  avoir  obtenu  l'autorisation  du  préfet. 
Les  conditions  à  remplir  pour  l'obtention  de  cette  autorisation 

30 


/j58  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

sont  analogues  à  celles  que  requièrent  les  lég-islations  prus- 
siennes et  françaises;  toutefois,  il  faut  y  ajouter  une  condition 

supplémentaire    toute    spéciale    :    la  nécessité    de  verser   les 
fonds  suffisants  pour  l'entretien  de  l'école. 

Une  statistique  nous  semble  devoir  être  citée  : 

Ecoles  primaires  ordinaires 22,383 

Ecoles  primaires  où  se  font  à  la  fois  les  supé- 
rieurs et  les  inférieurs 3,o54 

Ecoles  primaires  supérieures i,42i 

Total 26,808 

Instituteurs  titulaires 43,896 

Autres  instituteurs 35,4o3 

Total 79^299 

Elèves  des  cours  ordinaires 3,376,716 

Elèves  des  cours  supérieurs 618,1 10 

Total 3,994,826 


Les  traitements  des  membres  du  personnel  enseignant  sont 
excessivement  minimes  et  ne  supportent  pas  la  comparaison 
avec  les  émoluments  de  leurs  collègues  d'Europe.  Le  traite- 
ment mensuel  maximum  est  de  16  yens,  soit  4o  francs.  Il  y 
a  un  minimum  qu'on  ne  peut  dépasser,  mais  qui,  en  g-énéral, 
est  toujours  atteint.  Nous  le  donnons,  à  titre  d'exemple,  de 
l'infériorité  des  traitements  japonais  et  d'après  la  statistique 
du  ministère  de  l'instruction  publique  en  1898. 

Écoles  primaires  supérieures.  Instituteurs  titulaires.  Instituteurs  adjoints. 

Hommes 10  yens.  7  yens. 

Femmes 8     —  5     — 


COMPTES    RENDUS.  4^9 

Écoles  primaires  ordinaires.  Instituteurs  titulaires.  Instituteurs  adjoints. 

Hommes 8  yens.  5  yens. 

Femmes 6     —  4     — 

A  côté  de  ces  chiffres,  il  est  bon  de  citer,  pour  que  la  com- 
paraison ait  encore  plus  de  portée,  ce  court  passag^e  de 
M.  Collier  : 

«  On  a  dit  un  jour,  et  avec  raison,  semble-t-il,  que  l'insti- 
tuteur allemand  avait  g^agné  la  bataille  de  Sadowa  et  fait  la 
g-uerre  de  1870.  L'instituteur  japonais  a  fait  plus  :  il  a  fait 
de  sa  patrie  un  objet  d'étonnement  pour  le  monde  entier; 
il  a  été  l'agent  modeste,  mais  puissant  de  tous  les  prog-rès 
réalisés  par  le  Japon  dans  les  sciences,  dans  l'armée,  dans 
la  marine,  dans  l'industrie  et  dans  le  commerce.  Aucune  des 
modifications  profondes  que  l'empire  du  Soleil-Levant  a 
subies  n'eût  été  possible  sans  son  concours.  » 

Aujourd'hui,  bien  mieux  encore  qu'au  moment  où  écrivait 
M.  'Gollier,  nous  pouvons  admirer  l'œuvre  de  l'instituteur 
japonais  et  constater  qu'elle  est  un  objet  d'étonnement  pour 
le  monde  entier.  Après  Moukden  et  Tsoushima,  il  est  impos- 
sible de  ne  pas  reconnaître  la  merveilleuse  organisation  des 
armées  japonaises  de  terre  et  de  mer  et  de  nier  l'existence  du 
péril  jaune,  menace  pleine  de  dang-ers  pour  un  avenir  plus 
prochain  qu'on  ne  le  pense. 

M.  Gollier  a  fait  donc  une  œuvre  des  plus  utiles  en  nous 
faisant  connaître  les  institutions  japonaises.  L'ouvrag"e  est 
méthodique  et  précis,  on  le  lit  sans  fatigue,  car  il  est  tou- 
jours intéressant,  et  il  figurera  avec  honneur  dans  notre 
bibliothèque.  Je  suis  certain  d'être  l'interprète  de  l'Académie 
en  adressant  à  M.  Gollier  nos  sincères  félicitations  et  les 
remerciements  de  l'Académie  pour  son  envoi. 

Rog^er  Teullé. 


/|6o  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Centenaire  de  la  réorganisation  de  la  Faculté  de  Droit 
de  Toulouse  (1805),  par  M.  AtitoDin  Deloume,  doyen. 

AVANT-PROPOS 

La  Faculté  de  Droit  de  Toulouse,  fondée  en  1229,  suppri- 
mée en  179.3,  a  été  rétablie  en  i8o5,  il  y  a  un  siècle. 

Nous  avons  été  encouragés  par  la  Faculté  et  par  le  Conseil 
de  l'Université  à  penser  qu'il  convenait  de  célébrer  ce  cente- 
naire, en  publiant  une  notice  sur  le  passé  et  le  présent  de  la 
Faculté  ;  résumé  exact,  rapide,  se  référant  aux  documents  et 
aux  autorités  cités  ailleurs,  et  n'insistant  que  sur  les  faits  les 
plus  saillants  et  les  plus  caractéristiques  de  notre  histoire. 

Les  bibliothèques  très  anciennes  et  les  recueils  de  travaux 
de  nos  Sociétés  scientifiques  et  littéraires,  qui  seront  bientôt, 
j'espère,  soig^neusement  classés,  surveillés  et  livrés  au  §"rand 
public  à  l'hôtel  d'Assézat  et  de  Clémence-Isaure,  contiennent 
de  nombreux  et  inappréciables  documents  sur  la  vie  intellec- 
tuelle de  notre  passé  toulousain. 

Il  y  a  là,  parmi  les  livres  et  les  manuscrits  anciens  des  Aca- 
démies des  Jeux  Floraux,  des  Sciences,  de  Lég-islation,  et  des 
Sociétés  de  Médecine,  d'Archéolog^ie  et  de  Géographie,  de 
vraies  richesses  à  mettre  au  jour.    " 

Les  archives  de  notre  ville,  celles  de  Paris  et  de  Rome,  ont 
déjà  donné  lieu  à  de  g"rands  travaux  indiqués  pour  la  plupart 
dans  notre  Aperçu  liistoriqiie  sur  la  Faculté  de  Droit  de 
Toulouse,  publié  en  1900. 

La  notice  actuelle  ne  sera,  à  vrai  dire,  qu'une  retouche  de 
cette  précédente  étude,  avec  quelques  modifications,  des  ré- 
ductions et  des  additions  sur  certains  détails  plus  particulière- 
ment intéressants  à  l'égard  du  public. 

On  pourra  voir  comment  notre  histoire  se  rattache  de  très 
près,    non  seulement   au   mouvement  intellectuel   g'énéral   de 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  4^1 

cha(|ue  siècle,  mais  même  aux  principaux  incidents  de  l'his- 
toire du  Droit  public  et  aux  variations  de  la  politique,  en 
France  et  à  l'étrançer. 

Nous  nous  appliquerons,  dans  cette  publication,  à  mettre 
en  relief  trois  époques  particulièrement  animées  et  caractéris- 
tiques du  rôle  important  attribué  par  les  circonstances  à  notre 
institution. 

.1.  —  Ses  débuts  d'abord  :  elle  s'ore^anise  avec  l'Univer- 
sité, d'un  seul  coup,  au  treizième  siècle,  sur  d'antiques  bases, 
et  par  suite  d'un  grand  fait  politique  :  le  traité  de  Paris 
de  1229,  qui  préparait  le  rattachement  du  comté  de  Toulouse 
à  la  couronne  de  France. 

Nous  insisterons,  afin  de  protester  contre  l'impression  à  peu 
près  universellement  admise  à  la  légère,  que  ce  fut  un  instru- 
ment d'intolérance  religieuse  et  de  contrainte  créé  pour  pren- 
dre avec  quelques  autres,  et  notamment  avec  l'Inquisition 
inaue^urée  à  Toulouse  en  même  temps,  sa  part  active  à  la  des- 
truction violente  de  l'hérésie  des  Cathares  ou  Albigeois. 

Nous  montrerons,  par  les  documents  et  par  les  faits,  que  la 
nouvelle  Université  prit,  au  contraire,  dès  l'abord,  une  direc- 
tion d'études  étonnamment  libérale,  suivant  le  mot  presque 
trop  moderne,  mais  relativement  très  vrai,  de  M.  Gatien- 
Arnoult. 

Les  Théolog-iens  d'abord  appelés  à  elle,  comme  ailleurs, 
s'effacèrent  aussitôt  et  restèrent  séparés  d'elle  ;  ils  enseignè- 
rent dans  leurs  couvents  ^  Ils  n'eurent  de  Faculté  org^anisée  à 
l'Université  qu'en  i36o,  c'est-à-dire  cent  trente  et  un  ans  plus 
tard. 

L'Université  de  Toulouse  fut  créée,  non  par  les  papes, 
comme  on  le  dit  souvent,  mais  par  le  pouvoir  royal  qui  l'or- 

I.  M.  Fournier,  Histoire  de  la  science  du  Droit,  t.  III,  p.  22.5.  Paris, 
Larose,  éditeur,  1892.  —  Molinier,  Hisl.  de  Lanrjuedoc,  2e  écUt.,  t.  VIII, 
p.  074. 


402  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

ganisa  tout  «'iilit'ic,  en  vue  de  ses  intérêts  présents  et  à  venir, 
et  cela  par  les  termes  même  du  traité  de  Paris,  où  il  fig-urait 
seul  avec  le  comte  de  Toulouse. 

Les  Papes  l'acceptèrent  telle  (juelle,  contribuèrent  à  son 
recrutement  et  la  comblèrent  même  de  laveurs  pour  se  l'atta- 
cher de  plus  près. 

Ce  fut  une  œuvre  non  pas  de  lutte,  mais  de  pacification,  à  la 
fin  d'une  affreuse  g^uerre  entre  le  Nord  et  le  Midi  de  la 
France. 

Elle  devint,  dès  son  début,  un  de  ces  centres  d'études  puis- 
sants qui  gouvernaient  alors  le  monde  de  la  pensée,  mais  très 
spécialement  organisé  ici  en  vue  de  servir,  par  une  influence 
avant  tout  intellectuelle  et  morale,  à  l'unification  de  la  Patrie 
qui  se  constituait. 

C'est  ce  qui  ressort  des  circonstances  de  sa  fondation  et  ce 
que  devaient  démontrer,  presque  immédiatement  par  les  faits, 
les  lég-istes  du  Midi  devenus  bient(3t  «  les  plus  redoutables 
serviteurs  de  l'autorité  royale  '  »  dans  les  démêlés  des  rois  de 
France  et  de  la  papauté. 

B.  —  Nous  nous  arrêterons  ensuite  à  l'apogée  de  notre  his- 
toire :  aux  temps  troublés  et  glorieux  de  la  Renaissance. 

L'École  de  Toulouse  était  devenue  l'un  des  plus  g"rands 
centres  d'attraction  des  études  juridiques  dans  le  monde  sa- 
vant, avec  ses  quatre  ou  cinq  milliers  d'étudiants,  ses  a§"ita- 
teurs  célèbres  accourus  de  tous  côtés  vers  ces  foules  de  jeu- 
nes gens,  Jean  Bodin,  l'auteur  du  livre  de  La  République, 
l'éternel  ennemi  de  Cujas,  et  d'autre  part  Etienne  Dolet,  élu 
Orateur  des  étudiants  et  puis  chassé  de  Toulouse,  et,  ensuite, 
son  continuateur  Vanini,  qui  tous  les  deux  moururent  dans 
les  supplices. 

I.  Hanotaux,  Tableau  de  la  France  en  iOi4,  \>-  i^S.  Paris,  Didot,  édi- 
teur, 1898. 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  f^^)!^ 

Un  grand  nombre  de  publicisles  de  ce  temps,  des  hauts  di- 
gnitaires de  l'État  on  de  l'Église,  et  antérieurement  même 
plusieurs  papes,  se  rattachèrent  à  notre  Faculté,  soit  par  leurs 
études,  soit  par  l'enseignement  qu'ils  avaient  professé  dans 
ses  chaires  de  Droit  canonique  et  civil. 

C'est  l'époque  des  incidents  parfois  étrang-es,  des  mœurs 
pittoresques,  trag-iques  même,  sous  l'influence  des  g-uerres  re- 
ligieuses du  siècle  et  de  la  région.  Rabelais  en  a  parlé  avec 
émoi. 

Nous  y  rattacherons,  à  l'aide  de  documents  nouveaux,  la 
solution  définitive,  à  notre  avis,  de  la  controverse  lég'endaire 
sur  les  rapports  de  Cujas  avec  la  Faculté,  la  ville  et  le  Par- 
lement. 

M.  Hanotaux  a  écrit  dans  son  Tableait  de  la  France  à  cette 
époque '  : 

«  Dès  long-temps,  on  disait  de  l'Université  de  Toulouse  qu'elle 
était  l'école  des  plus  grands  mag^istrats  et  des  premiers  hom- 
mes d'État,  et  le  proverbe  répétait  à  son  tour  : 

Paris  pour  voir, 
Lyon  pour  avoir, 
Bordeaux  pour  dispendre 
Et  Toulouse  pour  apprendre. 

C  —  Mais  le  pouvoir  absolu,  surtout  depuis  Louis  XIV, 
s'emparait  d'un  enseignement  qui  ne  saurait  vivre  avec  di- 
g-nité,  dans  le  culte  des  principes  de  justice  et  au  service  de 
leur  indispensable  discussion,  sans  une  sage  et  vraie  indé- 
pendance. 

Après  un  déclin  lent  et  qui  se  prolongea  jusqu'à  la  Révo- 
lution, notre  Faculté  a  repris,  depuis  la  reconstitution  dont 
nous  célébrons  le  centenaire,  un  élan  continu  et  généreux 
dans  sa  marche  vers  le  progrès. 

I,  M.  Hanotaux,  eorf. 


464  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

Elle  ouvre,  avec  le  programme  des  études  juridiques  mo- 
dernes, des  horizons  inattendus  vers  les  carrières  pratiques 
des  sciences  sociales  de  plus  en  plus  diversifiées. 

Elle  discipline  et  rapproche  de  la  personne  des  maîtres  et 
aussi  des  instruments  de  travail  son  mode  d'enseignement  et 
ses  élèves. 

Elle  est  toujours  restée,  depuis  ses  débuts,  la  plus  suivie 
des  Facultés  de  province.  En  ce  moment,  elle  garde,  de 
beaucoup,  le  premier  rang-,  avec  les  quatorze  cent  soixante- 
seize  étudiants  inscrits  cette  année  sur  ses  reg-istres;  sans 
parler  de  l'annexe  hautement  libérale,  utile  et  prospère  de 
cette  Ecole  pratique  de  Droit  que  nous  assure  l'habileté, 
l'énerg-ie  à  toute  épreuve  de  l'un  des  nôtres  et  que  soutient 
notre  Université  provinciale'. 

C'est  par  ces  traits  saillants  que  nous  présenterons,  en  la 
débarrassant  des  détails  de  la  vie  quotidienne  et  technique, 
la  physionomie  exacte  de  notre  Faculté  de  Droit  près  de  sept 
fois  séculaire  et  plus  vivante  que  jamais. 

LE    TEMPS    PRÉSENT    ET    l'aVENIR. 

Tous  les  grands  Etats  sentent  profondément  aujourd'hui 
qu'ils  doivent  développer  en  eux  la  vie  scientifique,  intellec- 
tuelle et  morale  indispensable  à  leur  dignité  aussi  bien  qu'à 
leur  sécurité,  c'est-à-dire  à  leur  existence  même. 

C'est  dans  ce  sentiment  qu'on  doit  élever  avec  soin  les 
générations  qui  se  succèdent  hâtivement  dans  la  vie  actuelle 
des  peuples.  Et  cela  est  particulièrement  vrai  pour  notre 
pays  qui  ne  doit  la  grandeur  de  son  passé  ni  à  ses  richesses, 
ni  à  l'étendue  de  son  territoire,  mais  à  l'activité  incessante 
de  son  esprit  et  à  l'ardeur  irrésistible  de  ses  sentiments  géné- 
reux. 

I.  Voir  les  tableaux  statistiques  à  la  fin  de  la  présente  notice. 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  465 

«  Notre  pays  est  une  vieille  terre  d'héroïsme  »,  procla- 
mait iiag-uère  un  des  hommes  politiques  actuels,  dans  une 
grande  réunion  d'instituteurs  primaires.  «  Il  sue  l'histoire, 
comme  dit  Henri  Martin...  tout  ce  qui  nous  entoure,  le  bien- 
être  dont  nous  jouissons  vient  de  nos  ancêtres,  messieurs  les 
instituteurs...  Ne  nous  formez  pas  «  des  flasques  »,  suivant 
le  mot  de  Roosevelt...  Les  races  aveulies  sont  mûres,  je  le 
sais  et  j'en  ai  connu,  pour  toutes  les  servitudes  et  nous  vou- 
lons pour  notre  France  toujours  plus  de  liberté  et  d'indépen- 
dance. » 

Voilà  les  fortes  vérités  qui  doivent  ressortir  de  l'ensei- 
g-nement  français,  surtout  à  ses  degrés  supérieurs. 

Et  c'est  à  cela  que  peuvent  servir  les  grandes  Universités 
provinciales  auxquelles  on  a  entendu  donner,  avec  raison, 
plus  de  personnalité,  de  mouvement  propre,  de  cohésion  et 
d'indépendance. 

C'est  là  ce  qui  faisait  la  force  des  grandes  Universités  du 
Moyen-âge  et  de  la  Renaissance,  et  c'est  aussi  ce  que  les 
hommes  pratiques  par  excellence  du  Nouveau-Monde  font 
surg'ir  de  terre,  par  de  généreuses  entreprises  personelles 
et  au  prix  de  millions  qu'on  semble  ne  pas  compter. 

Ces  nouveaux  venus  ont  pour  eux,  il  est  vrai,  leurs  im- 
menses ressources  pécuniaires,  mais  nous  gardons  ce  qu'on 
ne  peut  nous  prendre,  ces  richesses  intellectuelles  accumu- 
lées dans  les  esprits  et  dans  les  choses,  que  nous  devons  à 
un  passé  d'études  dix  fois  séculaire,  aux  œuvres  de  nos 
grands  hommes  et  aux  fécondes  initiatives  de  notre  génie 
national. 

Dans  ces  grandes  réunions  des  éléments  de  la  science 
universelle  qui  s'entr'aident,  dans  ces  rapprochements  des 
hommes  qui  la  représentent  et  des  choses  qui  doivent  lui 
servir,  se  concentrent  ainsi  et  se  décuplent  les  forces  les  plus 
essentielles  au  progrès  de  la  matière  et  à  celui  de  la  pensée. 

C'est  de  leurs  laboratoires  silencieux  ou  de  leurs  enseigne- 


466  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

monts  publics  que  sortent,  à  l'envi,  les  révélations  de  la 
science  physique  ou  morale  nécessaire  aux  redoutables  be- 
soins de  la  i^uerre,  comme  à  la  prospérité  des  arts  ou  des 
industries  de  la  paix. 

Comment  la  direction  donnée  aux  Facultés  de  Droit  n'au- 
rait-elle pas  un  rôle  important  dans  cette  lutte  pour  la  vie? 

C'est  dans  le  Droit  (pie  viennent  se  résoudre,  en  effet,  toutes 
les  difficultés  de  l'existence;  toutes  les  grandes  choses  de  la 
vie  privée  et  publique  doivent  trouver  dans  ses  interprétations 
un  soutien,  un  refuse,  ou  au  moins  les  légitimes  espérances 
de  l'avenir.  Il  est  le  rég-ulateur  suprême  de  l'ordre  social. 

Or,  il  restait  à  faire,  pour  l'enseignement  officiel  du  Droit, 
ce  qui  a  été  largement  pratiqué  pour  toutes  les  autres  sciences 
et  pour  les  lettres,  c'est-à-dire  étendre  ses  domaines  jusqu'à 
leurs  limites  naturelles. 

Le  Droit  positif  repose  sur  deux  bases  essentielles,  \e  prin- 
cipe de  justice  et  le  principe  d'utilité  qui  doivent  rester  insé- 
parables et  savamment  pondérés  dans  la  confection  des  lois. 
Or,  les  lois  de  l'utile,  c'est-à-dire  l'économie  politique  et  ses 
annexes,  étaient  il  y  a  peu  d'années  encore  dédaignées;  on 
ne  s'occupait  d'elles  que  comme  d'un  accessoire  indifférent  à 
connaître  :  c'était  une  immense  faute. 

De  même,  dans  un  pays  de  suffrage  universel  comme  le 
nôtre,  on  laissait  dans  l'obscurité  les  règ-les  politiques  du 
Droit  constitutionnel ,  des  Sciences  financières  et  de  législa- 
tion comparée  que  nul  ne  devait  ignorer  pour  avoir  droit  à 
sa  part  de  gouvernement. 

Progressivement,  ces  lacunes  se  sont  rétrécies  et  le  récent 
décret  du  i ''"  août  1 905  a  pris  des  dispositions  utiles  dans  ce 
sens. 

Nous  ne  pouvons  que  nous  en  réjouir  pour  notre  pays, 
mais  à  la  condition  essentielle  de  ne  pas  oublier  que  dans 
l'enseig'nement  du  Droit,  c'est  le  Droit  civil  du  présent  et  celui 
du  passé  qui  doivent  g"arder  la  haute  main  sur  tous  les  au- 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  4(37 

très.  C'est  le  Droit  civil  qui  doit  rester  renseignement  com- 
mun imposé  à  tous  les  étudiants  de  nos  Facultés,  quelles  que 
soient  leurs  aspirations  pour  l'avenir  et  la  ligne  des  oj)tions 
qu'ils  veuillent  choisir  dans  les  cours. 

Nous  avons  à  peine  besoin  de  constater  ici,  en  ellet,  que  le 
Droit  civir  contient  en  lui  des  règles  qui  dominent  tous  les 
rapports  humains,  qu'il  s'agisse  des  individus  ou  bien  des 
personnes  morales  même  de  l'ordre  le  plus  élevé,  et  notam- 
ment des  Etats  dans  leurs  rapports  entre  eux. 

C'est  lui  qui  régit,  en  réalité,  les  rapports  d'obligation 
entre  les  personnes  de  tout  ordre,  aussi  bien  que  les  droits 
sur  les  choses.  C'est  en  lui  que,  sur  ces  matières  fondamen- 
tales, on  doit  chercher  les  analogies  décisives,  même  lorsque 
l'on  sort  de  sa  sphère  d'application  immédiate. 

C'est  lui  enfin  qui  fixe  l'état  des  personnes  dans  la  famille 
et  dans  la  société,  et  à  cet  égard  il  domine  encore  l'applica- 
tion de  toutes  les  matières  du  Droit  sans  distinction.  11  est  à 
ce  sujet  la  caractéristique  du  degré  de  civilisation  de  l'état 
pour  lequel  il  a  été  établi. 

Cela  est  tellement  vrai  que  certains  juristes,  et  même  des 
Facultés  de  Droit,  officiellement  consultées  à  une  époque 
encore  très  récente,  ont  demandé  à  conserver  le  statu  quo 
pour  la  limite  des  enseignements,  par  une  sorte  de  respect 
religieux  et  de  peur  que  la  prédominance  des  matières  juri- 
diques dont  nous  parlons  ait  à  subir  une  atteinte  par  les 
changements  proposés. 

Nous  avons  pensé  que,  grâce  aux  mesures  très  effectives 
prises  en  vue  d'assurer  la  supériorité  due  au  Droit  civil , 
nous  considérions  le  système  des  cours  à  options  avec  séries 
obligatoires  comme  supérieur  à  tous  les  autres.  C'est  l'opi- 
nion qui  vient  de  l'emporter;  nous  aurions  mauvaise  grâce 
à  prendre  maintenant  encore  une  fois  sa  défense.  Nous  nous 
bornerons  à  rappeler  ce  que  nous  écrivions  à  ce  sujet  dans 
le  rapport  sur  les  travaux  de  l'année  i9o3-4  :  «  Ce  système. 


468  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

trrs  lilx'ial  dans  ces  procédés  et  confiant  dans  le  bon  sens 
des  élèves,  disions-nous,  répond  avec  souplesse  et  fidèlement 
à  riiifini  variété  des  besoins  pratiques,  des  aptitudes  person- 
nelles et  des  carrières  à  choisir.  » 

On  faisait  à  ce  système  le  reproche  sing^ulier,  au  premier 
abord  surtout,  d'aug^menter  le  nombre  de  nos  élèves  et  par 
suite  celui  des  déclassés. 

Et  le  rapport  de  l'aniu'e  précédente  disait  déjà  : 

<(  Quant  au  grief  des  déclassés,  on  en  pouvait  parler  peut- 
être  alors  que  nos  élèves  étaient  moins  nombreux;  et  ceci, 
malg"ré  les  apparences,  n'est  certes  pas  un  paradoxe. 

«  Nos  études  ne  répondaient  alors  qu'aux  fonctions  de 
l'ordre  judiciaire,  de  la  magistrature,  des  offices  ministériels 
et  du  barreau  qui  n'occupent  qu'un  personnel  restreint.  Le 
Droit  ainsi  limité  ne  s'adaptait  guère  aux  besoins  ordinaires 
et  généraux  de  la  vie  normale.  Le  nombre  de  nos  licenciés 
pouvait,  en  effet,  dépasser  alors  l'étendue  des  emplois  ainsi 
limités.  On  n'est  pas  toute  la  vie  en  procès  ou  en  difficultés 
litig"ieuses. 

«  Mais  aujourd'hui,  entraînés  dans  le  mouvement  des 
idées  nouvelles  et  des  mœurs,  nous  avons  dii  larg^ement 
ouvrir  nos  étroits  horizons. 

((  L'exégèse  patiente  des  lois  d'ordre  privé  ne  pouvait  plus 
suffire,  comme  au  temps  des  traditions  séculaires  et  des  pai- 
sibles coutumes  du  Droit  interne. 

«  Il  fallait  répondre  aux  besoins  nouveaux  du  ^rand  com- 
merce, de  l'industrie,  des  relations  d'affaires  internationales, 
de  la  politique  active,  et  les  résultats  ne  se  firent  pas  at- 
tendre. 

«  On  vit  bien  qu'ouvrir  des  voies  nouvelles,  c'est  le  meil- 
leur moyen  de  réduire  le  nombre  des  déclassés,  en  utilisant 
partout  les  forces  vives  des  particuliers,  et  par  suite  celles  de 
l'État.  » 

Toutes   les  grandes  administrations  et  compagnies   finan- 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  4^9 

cières  ou  industrielles  donnent  des  avantages  parfois  formels 
à  la  licence  en  droit;  en  certains  cas  elles  l'exigent.  C'est  un 
fait  nouveau  et  sig^nificatif. 

C'est  dans  ces  vues  que  l'Etat  et  l'Université  augmentèrent 
dans  toutes  nos  Facultés,  mais  plus  complètement  à  Toulouse 
qu'ailleurs,  le  nombre  des  chaires  magistrales  et  des  cours 
complémentaires. 

Par  suite  de  ces  prévoyantes  innovations  et  aussi ,  il  faut 
bien  le  dire,  par  l'effet  des  dispenses  du  service  militaire,  le 
nombre  de  nos  élèves  s'accroissait  dans  des  proportions  inat- 
tendues. 

On  peut  constater,  dans  les  tableaux  de  notre  Appendice, 
([ue  le  nombre  des  inscrits  était  en  1 899-1 890  de  986  et  qu'il 
s'élevait  par  des  progrès  successifs  en  1904-1905  à  1.466  avec 
2.690  inscriptions,  soit  une  augmentation  de  près  de  5oo  élè- 
ves en  six  ans. 

La  nouvelle  loi  militaire  fera  certainement  une  brèche  dans 
nos  rangs,  mais  elle  serait  bien  plus  à  redouter  si  nous  n'ou- 
vrions la  carrière  qu'à  des  juristes  proprement  dits,  con- 
damnés par  leur  chiffre  même  à  être  de  plus  en  plus  du  nom- 
bre des  déclassés.  Les  nouvelles  études  utilitaires  nous  dé- 
fendent contre  de  trop  nombreux  abandons,  le  diplôme  de 
licencié  étant  demandé  ou  exigé  de  plus  en  plus  à  l'entrée 
des  carrières. 

Nous  devons  ajouter,  d'autre  part,  que  dans  notre  Faculté 
les  procédés  d'enseignement  tendent  aussi  à  se  mettre  au 
niveau  des  coutumes  et  des  besoins  modernes,  en  mêlant  les 
préoccupations  pratiques  à  celles  de  la  haute  science. 

Dans  un  article  de  la  Revue  internationale  de  l'enseigne- 
ment, l'un  des  nôtres  écrivait  il  y  a  quelques  années  ces 
paroles  justes  et  pittoresques  que  je  me  plais  à  redire  :  «  No- 
tre enseignement  applique  avec  persévérance  la  méthode  des 
semailles  sans  culture...  Le  professeur  vient  jeter  la  bonne 
parole  dans  la   terre  légère  des  attentions  distraites  et   des 


AyO  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

cahiers  mal  tonus...  [mis  il  s'en  va.  »  M.  Hauriou  ajoute 
avec  raison  (|u'il  faudrait  un  peu  plus  de  «  labour  ». 

Les  conférences  ont  ëté  crées  dans  ce  but,  sans  doute  ; 
mais  elles  sont  susceptibles  de  grands  perfectionnements 
qu'ont  tentés  avec  succès  plusieurs  de  nos  collèg^ues.  Ce  sont, 
dans  l'ordre  chronolog-ique,  d'abord  MM.  Hauriou,  le  regretté 
Brissaud,  Maria,  et  puis  après  eux  tous  nos  charg^és  de  con- 
férences pour  la  licence  et  le  doctorat. 

On  a  constitué  pour  trois  groupes  de  conférences  trois 
salles  de  travail  ouvertes  toutes  la  journée  aux  étudiants  ins- 
crits. Ils  y  trouvent  une  bibliothèque  spéciale  pour  la  nature 
de  leurs  études,  tous  les  moyens  matériels  de  travail  et  les 
recueils  de  jurisprudence  les  plus  utiles.  La  salle  de  travail 
pour  les  élèves  de  droit  public  contient  la  collection  complète 
de  la  jurisprudence  du  Conseil  d'Etat. 

Dans  les  autres  salles  d'histoire  et  de  droit  civil,  sont  le 
recueil  du  .Journal  du  palais  et  Sirey,  le  recueil  de  Dalloz  et 
des  livres  ou  documents  pour  le  Droit  romain  et  l'Histoire  du 
droit.  Les  élèves  y  trouvent  de  plus  les  conseils  et  la  direction 
de  leurs  maîtres  respectifs. 

L'élite  de  nos  jeunes  gens  a  ainsi  à  sa  disposition  et  sous 
sa  responsabilité  les  livres  qu'ils  ne  sauraient  a^oir  chez  eux 
et  qu'ils  ne  peuvent  pas  librement  consulter  dans  les  g^randes 
bibliothèques.  Ils  sont  à  l'abri  de  visiteurs  importuns  et  très 
souvent  augmentent  d'une  aide  amicale  et  commune  les  res- 
sources de  leur  travail  personnel.  C'est  le  milieu  le  plus  sain 
et  le  plus  utile  qui  se  puisse  établir  au  profit  des  jeunes  hom- 
mes de  bonne  volonté.  C'est  de  là,  ai-je  besoin  de  le  dire, 
que  sortent  à  peu  près  tous  nos  lauréats. 

Nous  devons  plusieurs  intéressantes  publications  à  ce  tra- 
vail en  commun  dirigé  par  des  maîtres  dévoués. 

Mais  nous  nous  préoccupons  aussi,  tout  en  répondant  aux 
nécessités  parfois  exigentes  de  notre  nombreux  personnel 
d'étudiants,  de  l'avenir  de  notre  recrutement. 


RECUEIL    DE    LÉGISLATION.  [\^  \ 

Depuis  plusieurs  années,  nous  ajoutons  à  notre  personnel, 
sous  le  nom  de  suppléants  provisoires  ou  maîtres  de  confé- 
rences, comme  ailleurs,  de  jeunes  docteurs  qui  ont  déjà 
concouru  ou  se  préparent  à  concourir  pour  l'agrégation.  Les 
concours,  très  espacés  les  uns  des  autres  et  très  chanceux 
par  le  nombre  de  ceux  qui  s'y  présentent,  découragent  bien 
des  jeunes  esprits  distingués. 

Or,  ces  sortes  d'accroissements  de  notre  personnel  qui 
nous  viennent  par  les  soins  de  l'Université  sont  très  néces- 
saires dans  nos  Facultés  de  Droit.  Dans  la  nôtre  spéciale- 
ment, avec  le  nombre  considérable  de  nos  élèves,  tous  les 
jours  présents  aux  cours  ou  aux  examens,  il  est  indispensable 
de  combler  à  l'instant  les  lacunes  qui  se  produisent  très  natu- 
rellement. 

Mais  de  plus,  et  la  considération  n'a  pas  moins  d'impor- 
tance, ces  charges,  utiles  pour  notre  fonctionnement,  peuvent 
servir  de  stage  et  d'encouragement,  de  poste  d'attente,  à  ceux 
de  nos  jeunes  docteurs  qui  se  préparent  au  concours  d'agré- 
g-ation  ou  qui  s'y  sont  déjà  distingués,  sans  avoir  pu  être 
chargés  de  cours  par  le  ministère. 

Nous  n'avons,  hélas!  dans  la  carrière  du  Droit,  pour  pré- 
parer et  faire  attendre  nos  meilleurs  candidats  jusqu'à  de 
tardives  épreuves,  ni  l'enseignement  secondaire,  ni  les  fonc- 
tions auxiliaires  des  autres  Facultés. 

Après  chaque  concours,  et  dernièrement  encore,  on  a  vu 
les  meilleurs,  parmi  les  concurrents,  quitter  cette  carrière 
difficile  pour  en  entreprendre  une  autre  plus  accessible  ou  plus 
lucrative,  au  barreau,  dans  la  magistrature,  dans  l'adminis- 
tration, dans  le  contentieux  et  l'industrie.  C'est  autant  de 
perdu  puur  l'Université,  faute  de  pouvoir  retenir  ces  jeunes 
gens  qui  lui  feraient  honneur. 

C'est  donc  la  régularité  du  service  quotidien,  et  par  le  fait 
même  les  meilleurs  choix  dans  les  recrutements,  que  notre 
Université   assure,   en  favorisant   ainsi   la  création  des   sup- 


472  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

pléances  et  des  maîtrises  de  conférence.  Et  c'est  ce  que  l'on 
fait  très  larg-ement  à  Paris  où  ces  créations  universitaires,  de 
genres  divers,  sont  très  nombreuses  chaque  année. 

On  nous  permettra,  pour  compléter  l'iiistoire  de  la  Faculté, 
d'ajouter  qu'elle  a  vui  peu  rayonné  autour  d'elle. 

Un  homme  de  haute  valeur  et  de  grande  énerg-ie,  qui  lui 
appartient  et  lui  fait  honneur,  M.  Hourpies-Fourcade ,  avait 
fondé,  il  y  a  quelques  années,  à  ses  frais  et  risques,  une  Ecole 
pratique  de  Droit  qui  s'annonçait  si  bien  que  la  Faculté  et 
l'Université  la  prirent  sous  leur  protection  et  s'en  portèrent 
g-arants.  La  Faculté  la  reçut  dans  un  local  communiquant 
avec  elle  sans  se  confondre;  elle  lui  donna  les  membres  les 
plus  dévoués  de  son  enseignement  et  l'Université  sanctionna 
cette  œuvre  par  ses  allocations  importantes. 

Cette  Ecole  a  pour  l)ut  «  de  préparer  aussi  complètement 
que  possible  les  jeunes  gens  à  l'exercice  des  diverses  fonctions 
judiciaires  et  aux  divers  concours  administratifs,  comme 
aussi  de  vulg'ariser  les  notions  commerciales  les  plus  impor- 
tantes ». 

Ses  élèves  réussissent  déjà  merveilleusement  dans  les  con- 
cours de  débuts  de  carrières  les  plus  difficiles,  l'enregistre- 
ment, les  contributions  directes,  la  banque,  et  sont  préparés 
pour  les  offices  ministériels,  à  la  fois,  par  des  praticiens  dis- 
ting-ués  dans  ces  diverses  spécialités  et  par  des  théoriciens 
autorisés  du  Droit. 

Nous  avons  souvent  dit  que  cette  œuvre  avait  une  portée 
d'éducation  morale  peut-être  plus  importante  encore  que 
l'éducation  intellectuelle,  pour  laquelle  seule  elle  semble  être 
faite. 

Les  jeunes  gens  qui  fréquentent  cette  Ecole  sont,  en  effet, 
surtout  ceux  auxquels  il  n'a  pas  été  permis  de  recevoir  la 
coûteuse  instruction  secondaire.  On  leur  en  offre  une  à  leur 
portée. 

De  plus,  ils  vivent   dans  des  milieux  où  il  est  difficile  de 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  47^ 

voir  autre  chose,  dans  la  pratique  judiciaire  notamment,  que 
les  formes  légales  à  suivre  et,  avant  tout,  le  but  à  atteindre. 
Ils  entrent,  au  contraire,  à  l'Ecole,  dans  un  milieu  où  on  peut 
leur  montrer  les  choses  de  plus  haut;  ils  peuvent  là  se  rendre 
compte  des  liens  qui  rattachent  le  Droit  à  la  pratique  et  com- 
prendre, en  même  temps,  les  règles  supérieures  qui  dominent 
et  doivent  inspirer  tous  les  actes  de  la  justice.  Le  but  est  en 
même  temps  moralisateur  et  libéral. 

C'est  une  institution  qui  complète  l'œuvre  scientifique  de  la 
Faculté  et  offre  à  tous,  ce  que  l'on  nous  reproche  de  ne  pas 
donner,  la  connaissance  des  détails  pratiques.  Nous  répon- 
dons à  ces  reproches  en  créant  une  œuvre  qui  démontrera 
désormais,  très  clairement,  toute  leur  injustice  et  qui  doit,  du 
même  coup,  en  faire  disparaître  toute  la  portée.  Ceux-là  seront 
seuls  en  faute  qui  ne  sauront  pas  en  bénéficier. 

Une  Ecole  de  notariat  reconnue  par  l'Etat  s'y  rattache  de- 
puis cette  année,  sous  la  directian  de  M.  Houques-Fourcade, 
à  qui  la  Chambre  de  commerce  a  confié  encore  la  fondation  de 
son  Ecole  supérieure,  pensant  que  le  poids  n'était  pas  trop 
lourd  pour  ses  robustes  épaules  ni  pour  l'énerg-ie  de  son  talent 
d'administrateur. 

C'est  encore  à  la  Faculté  de  Droit,  dans  des  sphères  plus 
élevées,  que  Toulouse  est  redevable  principalement  de  l'Aca- 
démie de  Lég-islation,  à  laquelle  était  accordée  par  le  jury  de 
l'Exposition  internationale  de  1900  la  médaille  d'or. 

Cette  Académie,  qui  a  été  fondée  par  l'un  de  mes  prédéces- 
seurs à  la  chaire  du  Droit  romain,  M.  Bénech,  et  aux  travaux 
de  laquelle  les  professeurs  de  la  Faculté  prennent  la  plus 
grande  part,  a  eu  un  singulier  mérite  à  ses  débuts  en  i855. 
Elle  a  été  le  premier  agent  des  relations  internationales  de  la 
France,  au  point  de  vue  du  Droit.  Elle  eut  pour  collaborateurs 
et  correspondants  les  juristes  les  plus  en  renom  de  l'Europe 
entière. 

La  Société  de  Législation  comparée  a  constitué  depuis,  dans 

31 


[\'^l\  REGUKIL    DE    LÉGISLATION'. 

ce  sens,  l'œuvre  admirable  que  son  séjour  à  Paris  et  les  secours 
abondants  de  l'Etal  hii  ont  permis  de  réaliser.  Mais  l'Académie 
de  Léijislation  continue  son  œuvre  première,  elle  a  pris  cette 
année  l'Université  comme  collaboratrice  et  comme  soutien; 
elle  se  rattache  donc  par  un  double  lien  à  la  Faculté. 

Eniiii,  nos  collègues  du  Droit  occupent  un  rôle  considérable 
dans  la  plupart  des  six  Académies  ou  Sociétés  savantes  que 
la  g-énérosité  de  M.  Ozenne  appela,  il  y  a  quelques  années,  à 
s'installer,  avec  leurs  bibliothèques,  leurs  archives  et  de 
belles  salles  de  réunion,  dans  un  des  chefs  d'œuvres  de  l'ar- 
chitecture de  notre  Renaissance  toulousaine  :  l'hôtel  d'As- 
sézat  et  de  Glémence-Isaure.  J'ai  eu  la  très  haute  satisfaction 
de  réaliser  les  intentions  généreuses  de  mon  vieil  ami  à  cet 
ég-ard. 

Une  de  ces  Sociétés,  l'Académie  des  Jeux  Floraux,  presque 
aussi  ancienne  que  notre  Université  elle-même,  remonte  à 
l'époque  des  troubadours  et  des  trouvères;  elle  fut  fondée  à 
Toulouse,  en  i323,  au  jardin  des  Augustines. 

C'est  à  son  histoire  que  se  rattache  le  nom  légendaire  et 
poétique  de  Clémence  Isaure  qui  en  fut  la  Restauratrix  au 
seizième  siècle.  Elle  possède  de  merveilleux  parchemins  qui 
rapportent  les  joies  de  ses  Jleiirs  et  la  Leys  d'amor. 

Les  cinq  autres  Sociétés  ont  attesté  leur  valeur  lors  du 
Congrès  des  Sociétés  savantes  de  France,  qui  se  tint  brillam- 
ment, pour  la  première  fois  en  province,  à  l'hôtel  d'Assézat 
et  de  Clémeiice-Isaure  en  1899;  car  c'est  ainsi  que  se  nomme, 
par  la  volonté  du  testateur,  l'admirable  demeure  qui  groupe 
en  une  sorte  d'Institut  provincial  :  l'Académie  des  Jeux-Flo- 
raux, l'Académie  des  Sciences,  Inscriptions  et  Belles-Lettres 
fondée  en  i64o,  l'Académie  de  Législation,  les  Sociétés  de 
Médecine,  Archéologique  du  Midi  de  la  France  et  de  Géogra- 
phie, cette  dernière  seule  Société  ouverte  compte  plus  de 
quatre  cents  membres  actifs. 

C'est  un  groupement  qui  s'est  fait  autour  de  notre  Univer- 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  47^ 

site,  mais  à  l'état  crindépendance  réciproque  et  nécessaire; 
j'en  redirai  nn  mot  avant  de  terminer. 

Si  je  peux  me  le  permettre,  je  resterai  encore  un  instant 
en  dehors  de  la  Faculté,  mais  tout  auprès  d'elle,  pour  rap- 
peler un  vœu  qui  peut  au  premier  abord  paraître  étrang-e  à 
ceux,  du  moins,  qui  ne  connaissent  pas  l'histoire  de  l'ensei- 
gnement du  Droit  dans  notre  pays  ou  ce  qui  se  passe  encore 
de  nos  jours,  en  dehors  de  lui. 

Je  veux  parler  de  la  participation  des  représentants  de 
l'enseignement  officiel  du  Droit  à  l'administration  de  la  jus- 
tice, au  moins  dans  les  diverses  juridictions  du  siège  de  leur 
Faculté,  à  tour  de  rôle,  avec  voix  délibérative  ou  même  sim- 
plement consultative.  Cette  adjonction  du  personnel  ensei- 
g-nant  à  l'ordre  judiciaire  devrait  être,  d'ailleurs,  très  discrète 
et  très  ordonnée,  sous  le  contrôle  actif  du  g"ouvernement. 

De  même,  en  effet,  que  la  jurisprudence  et  la  doctrine  se 
prêtent  un  constant  et  mutuel  appui ,  de  même  l'application 
des  lois  et  l'enseig-nement  du  Droit  devraient  marcher  ensem- 
ble, dans  un  contact  incessant  et  forcé. 

Ce  procédé,  que  nous  avons  vu  pratiqué  dans  l'ancienne 
Société  française  et  qui  est  admis  dans  certains  pays  étran- 
g-ers,  a  trouvé  un  exemple,  même  chez  nous,  dans  la  per- 
sonne de  deux  jurisconsultes  qui  ont  honoré  la  science  mo- 
derne. MM.  Aubry  et  Rau  furent  tous  les  deux  long-temps 
jug-es  suppléants,  occupés  au  tribunal  de  Strasbourg,  en 
même  temps  que  professeurs  éminents  à  la  Faculté  reg^rettée. 

Nous  ne  voudrions  pas  aller  jusque-là,  pour  ne  pas  sur- 
charg-er  à  vie  les  mêmes  hommes,  par  le  cumul  de  deux 
g-randes  fonctions.  Il  faut  être  moins  exig-eant. 

L'ancien  Droit  avait  établi  ce  rapprochement,  surtout  pour 
faire  bénéficier  la  mag^istrature  de  la  science  acquise  par  les 
travailleurs  de  l'école  ;  à  notre  humble  avis,  ce  serait  au 
moins  autant  au  profit  de  ces  travailleurs  eux-mêmes  et  par 
suite  de  ceux  à  qui  ils  doivent  enseigner. 


l\-j^  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Le  Droit  est  une  science  pratique  que  l'éducateur  a  dû  voir 
iV)actioiiner  sous  ses  yeux,  pour  pouvoir  la  bien  faire  connaî- 
tre aux  autres. 

C'est  là  une  pensée  de  progrès,  dont  l'ancien  rég"ime  nous 
avait  donné  l'exemple  et  qu'il  faut  reconstituer. 

Au  surplus,  cette  pensée  est  aussi  des  plus  modernes,  car 
nous  apporterions  à  l'élude  du  Droit  les  bienfaits  de  la  mé- 
thode expérimentale  aujourd'iiui  dominante  partout,  et  qui 
a  contribué  à  développer  si  merveilleusement  les  puissances 
scientifiques  de  notre  siècle. 

Si  chaque  professeur  était  ainsi  appelé,  par  exemple,  une 
fois  ou  deux,  ou  même  plus  souvent,  durant  une  année,  dans 
sa  carrière,  et  avec  un  coiig^é  ad  Iioc,  à  contrôler  ses  idées 
au  contact  des  événements  et  des  hommes,  il  épurerait,  pour 
ainsi  dire,  ou  fortifierait  ce  que  le  travail  scolaire  lui  a 
fait  acquérir.  Peut-être  pourrait-il  rendre  des  services  à 
son  tour. 

L'exercice  du  barreau  était  autrefois  fréquemment  cumulé 
avec  les  travaux  de  l'enseig-nement;  mais  cet  usag'e  tend  à 
disparaître,  il  avait  des  dangers  d'entraînement  et  de  préoc- 
cupations personnelles  auxquels  la  magistrature  n'expose 
g-uère. 

A  ce  vœu  nous  en  joindrons  un  autre,  de  moindre  impor- 
tance à  la  vérité,  mais  qui  a  pins  de  portée  qu'on  ne  le  croit 
peut-être.  Il  est  relatif  au  port  du  costume,  conservé  encore 
dans  toutes  les  Facultés  de  Droit  de  France,  comme  dans  les 
corps  judiciaires. 

Le  costume  traditionnel  est  le  trait-d'union  qui  nous  rap- 
proche visiblement  de  la  personne  des  représentants  de  la 
justice. 

Par  ce  temps  qui  a  la  prétention  de  tout  simplifier  et  de 
tout  ég^aliser,  dans  les  relations  de  la  vie,  la  robe  marque,  au 
palais  et  à  la  Faculté,  les  distances  nécessaires  et  conserve 
la  discipline  comme  à  l'armée. 


RECUEIL     DE    LEGISLATION.  /j^y 

Inulile  et  même  fâcheux  clans  les  conférences  qui  sont  des 
causeries  scientifiques  de  laboratoire  ou  de  bibliothèque,  le 
costume  rapelle,  aux  examens,  que  c'est  une  justice  souvent 
du  plus  haut  intérêt  qui  accomplit  là  ses  devoirs,  et  il  fait 
revivre  dans  les  chaires  des  cours  les  traditions  d'un  passé  qui 
nous  honore. 

Il  rappelle  enfin,  au  moyen  d'un  signe  extérieur  consacré 
par  les  siècles,  que  le  Droit  se  discute  dans  des  sphères  intel- 
lectuelles et  morales  d'ordre  supérieur  et  placées  au-dessus 
des  préoccupations  réalistes  et  banales  de  la  vie  dont  on 
semble  se  séparer  formellement. 

On  sait  bien,  du  reste,  le  mot  de  Pascal  sur  la  robe  et 
l'hermine  des  audiences,  il  est  toujours  vrai,  du  moins  pour 
le  palais;  pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  là  où  on  en- 
seigne officiellement  le  Droit  au  nom  de  l'Etat? 

Ge  n'est  ni  le  lieu  ni  le  moment  de  présenter  ici  d'autres 
desiderata  d'intérêt  plus  individuel,  sur  le  mode  de  classe- 
ment des  professeurs,  par  exemple. 

Il  faut  bien  dire  cependant  que  l'élévation  du  niveau  dans 
le  recrutement  de  la  fonction  dépend  de  la  considération  et 
des  avantages  qui  y  sont  rattachés.  On  peut  voir  ce  qui  se 
passe,  à  cet  égard,  dans  les  autres  gouvernements. 

Nous  terminerons  ces  observations  qu'excuse  le  fait  d'une 
longue  expérience  et  d'un  profond  et  respectueux  attache- 
ment à  notre  belle  mission,  par  quelques  considérations 
d'ordre  plus  important  et  plus  général. 

Assurément,  il  est  des  œuvres  que  l'on  ne  peut  accomplir 
en  un  jour.  En  instituant  les  Universités  nouvelles,  il  fallait 
compter  le  temps  comme  l'un  des  facteurs  nécessaires,  dans 
le  domaine  des  faits  matériels,  et,  plus  encore,  dans  celui 
des  esprits  et  des  bonnes  volontés.  En  effet,  il  faut  attendre 
pour  constater  tous  les  résultats  espérés. 

Et,  pourtant,  rapprocher  des  hommes  voués  à  des  travaux 


478  RECUEIL    DE    LÉGISLATION.       ' 

de  caractères  supérieur,  pour  qu'ils  s'entr'aidenl  dans  leurs 
labeurs  respectifs,  n'est-ce  pas  une  œuvre  scientifique  et  mo- 
rale tellement  naturelle  qu'elle  semblerait  devoir  s'accomplir 
d'elle-même  ? 

Il  n'en  est  certes  pas  toujours  ainsi.  Le  g-oût  de  la  solitude 
et  du  silence,  fréquent  chez  les  hommes  d'étude  d'une  part, 
et  d'autre  part  l'estime  parfois  trop  exclusive  de  chacun  pour 
sa  spécialité,  n'atténuent  que  trop  souvent  les  plus  nobles 
efforts  du  travail  individuel. 

Là  où  la  coopération  serait  fructueuse  et  facile,  où  les  rela- 
tions, même  passai^ères  et  mondaines,  si  utiles  à  la  simplifi- 
cation des  recherches  et  au  progrès  commun  s'offrent  sans 
cesse  d'elles-mêmes,  on  s'isole  et  l'on  perd  ainsi  le  bienfait 
de  la  plus  féconde  des  solidarités  :  celle  du  travail,  où  du 
moins  le  progrès  est  lent. 

Les  associations  scientifiques  libres,  les  académies  provin- 
ciales combattent  efficacement  ce  mal,  sur  certains  points.  Il 
faut  encourager  ces  initiatives  précieuses,  même  lorsqu'elles 
restent  sans  grand  éclat.  Et  c'est  très  grand  dommage  que 
les  départements  et  les  communes  délaissent  et  affectent  pres- 
que de  dédaigner  ces  collaborations  spontanées  que  les  con- 
grès annuels  des  sociétés  savantes  mettront  de  plus  en  plus 
en  relief. 

Les  grandes  Universités,  il  est  vrai,  et  nous  nous  plaisons 
à  le  redire,  y  contribuent  généreusement  par  leur  personnel 
de  toutes  les  Facultés  et  par  leurs  travaux,  mais  les  vents 
favorables  ne  sont  guère  en  ce  moment  pour  les  œuvres  aca- 
démiques. 

Il  faut  observer  d'ailleurs  que  les  LTniversités  ou  l'Etat  ne 
doivent  pas  s'ingérer  trop  activement  dans  ces  œuvres  de 
liberté.  Ce  serait  en  détruire  l'utile  el  noble  originalité  jusque 
dans  ses  racines  et  en  dessécher  tous  les  germes  féconds. 

En  réalité,  dans  l'ordre  actuel  des  lois  et  des  mœurs  de 
notre  pays,    c'est  donc  autour  des  grandes    Universités   de 


RECUEIL    DE    LEGISLATION.  4yt) 

l'Etat  cjue  gravitent,  en  province  du  moins,  ces  œuvres  des 
collectivités  intellectnelles  et  scientifiques;  mais  le  danger 
pour  elles  ne  vient  pas  de  là  en  ce  moment. 

La  création  de  nos  Universités  provinciales  a  été,  à  la  vé- 
rité, un  progrès  vers  la  décentralisation,  et  la  reconnaissance 
de  la  liberté  de  l'enseig-nement  supérieur  a  plus  avancé  encore 
dans  le  sens  d'une  organisation  libérale. 

Or,  il  faut  bien  le  dire,  cette  dernière  et  importante  innova- 
tion n'a  produit  que  des  effets  de  peu  d'étendue,  surtout  hors 
de  Paris.  Elle  a  mis  au  jour  et  soutenu  quelques  savants  de 
premier  ordre,  et  c'est  à  l'un  de  ceux-ci  notamment  que  nous 
devons  la  merveilleuse  et  féconde  découverte  de  la  télégraphie 
sans  fil. 

Mais  quelque  restreint  que  soient  ces  résultats ,  aujour- 
d'hui, le  principe  de  liberté  doit  être  maintenu.  Sag-ement 
ordonné,  dans  son  exercice,  il  contient  le  germe  de  la  concur- 
rence et  de  l'émulation,  ordinairement  g^énéreuse,  dans  ces 
hautes  régions  du  travail. 

Et  pour  en  revenir  à  nos  Facultés,  nous  dirons  surtout,  que 
ce  qui  doit  être  aussi  très  précieusement  conservé  comme 
gage  nécessaire  de  l'indépendance,  de  la  dignité  et  du  succès 
des  maîtres,  c'est  le  concours  au  début  et  l'inamovibilité  des 
fonctions  tels  qu'ils  existent.  C'est  ce  qui  assure,  comme  de 
plein  droit,  l'autorité  de  la  parole  même  à  nos  plus  jeunes 
recrues.  C'est  la  meilleure  garantie  de  notre  hberté. 

Nous  voulons  g-arder  cette  sage  indépendance  de  l'esprit 
sans  laquelle  il  ne  saurait  y  avoir  d'enseig^nement,  d'enseig-ne- 
ment  supérieur  surtout  vraiment  digne  de  ce  nom. 

Mais,  c'est' pour  nos  Facultés  de  Droit  particulièrement  que 
cela  est  vrai  et  doit  être  assuré.  L'interprétation  des  lois  est 
plus  qu'un  travail  de  science,  c'est  comme  la  sentence  du 
juge,  une  œuvre  de  conscience  intime. 

C'est  avant  tout  dans  le  sentiment  du  juste  que  le  juriste 
doit,  comme  le  magistrat,  librement  chercher  ses  inspirations 


48o  RECUEIL    DE    LEGISLATION.   " 

et  les  doctrines  de  son  enseig"nement.  Il  faut  pour  son  autorité 

professionnelle  et  sa  dii^nité  que  la  sincérité  de  sa  parole  reste 
toujours  en  incontestable  évidence. 

C'est  ce  qu'il  faudra  pouvoir  redire  pour  caractériser  et  célé- 
brer chacun  de  nos  centenaires  de  l'avenir. 

A.  Deloume, 
Doyen  de  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse. 


ACTES   DE   L'ACADÉMIE 


PROGRAMME 

DES  CONCOURS  ET  DES  SUJETS  DE  PRIX 

POUR    l'année    1906 

CONCOURS    SPÉCIAL    DES    LAURÉATS 
UNIVERSITAIRES 

PRIX   DE    L'ACADÉMIE 

Les  licenciés  en  droit,  les  aspirants  au  doctorat,  les  doc- 
teurs qui,  depuis  moins  de  cinq  ans,  ont  obtenu  des  prix  dans 
les  concours  pour  la  licence  ou  le  doctorat,  dans  l'une  des 
Facultés  de  droit,  ou  des  distinctions  analogues,  correspon- 
dantes dans  les  Universités  étrangères,  sont  seuls  admis  à  ce 
concours. 

Les  auteurs  jouissent  de  toute  liberté  pour  le  choix  du  genre 
et  du  sujet,  qui  pourra  porter  sur  toutes  les  branches  du  Droit 
indistinctement. 

L'Académie  présentera,,  à  la  séance  de  la  Fête  de  Cujas, 
les  Mémoires  qu'elle  aura  jugés  dignes  de  cette  distinction 
académique. 

Le  nombre  des  présentations  n'est  pas  limité. 

L'ordre  dans  lequel  elles  seront  faites  sera  réglé  d'après  la 
date  de  la  réception  des  Mémoires. 


482  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Une  médaille  d'or  de  la  valeur  de  deux  cents  francs,  qui 
prendra  le  litre  de  prix  de  V Académie,  sera  décernée,  s'il  y 
a  lieu,  au  meilleur  des  Mémoires  reconnus  dignes  d'être  pré- 
sentés. (Délibération  de  l'Académie  du  2  mai  i855.) 

CONCOURS  GÉNÉRAL 

PRIX    OZENNE 

L'Académie  se  réserve  de  décerner,  en  outre,  une  ou  plu- 
sieurs médailles  d'or,  d'une  valeur  de  cent  à  trois  cents  francs, 
aux  travaux  les  plus  remarquables  qui  pourront  lui  être 
adressés  par  les  auteurs  sur  un  sujet  juridique  de  leur  choix. 

PRIX    DU    MINISTRE    DE    l'iNSTRUCTIOX    PUBLIQUE 

L'Académie  décernera  une  médaille  d'or  de  la  valeur  de 
trois  cents  francs,  fondée  par  M.  le  Ministre  de  l'Instruction 
publique,  à  la  composition  qui  sera  reconnue  la  plus  remar- 
quable sous  le  rapport  de  la  science  du  droit  et  par  les  qua- 
lités du  stijle. 

Les  Mémoires  qui,  dans  le  courant  de  l'année  précédente, 
ont  obtenu,  devant  l'une  des  Facultés  de  droit,  le  premier  prix 
au  concours  ouvert  entre  les  aspirants  au  doctorat  et  les  doc- 
teurs, concourent  seuls  pour  le  prix  du  Ministre  de  l'Instruc- 
tion publique.  (Arrêté  ministériel  du  3o  mai  i855.) 

CONCOURS  POUR  LE  PRIX  JOSEPH  LAIR 

OUVERT    POUR    1906 

Comparaison  des  inconvénients  et  des  avantages  de  l'ina- 
liénabilité  dotale. 

Le  prix  consistera  en  une  somme  de  quatre  cents  francs,  ou 
une  médaille  d'or  de  cette  valeur,  au  choix  du  lauréat. 


ACTES    DE    l'académie.  483 

DISPOSITIONS    GÉNÉRALES 

I.  Les  Mémoires  doivent  être  déposés,  au  plus  tard,  le 
3o  avril  1906. 

(Les  adresser /r«nco  au  Secrétaire- Archiviste  de  l'Académie, 
rue  des  Potiers,  11,  à  Toulouse.) 

IL  Les  prix  seront  distribués  dans  la  séance  annuelle  de  la 

Fête  de  Cujas. 

III.  Les  Mémoires  seront  écrits  en  français  ou  en  latin.  Ils 
devront  être  très  lisibles. 

IV.  Les  Mémoires  déposés  deviendront  la  propriété  de 
l'Académie  ;  mais  les  concurrents  pourront  toujours  s'en  faire 
délivrer  une  copie,  à  leurs  frais. 

V.  Les  enveloppes  cachetées,  contenant  le  nom  des  auteurs, 
ne  seront  ouvertes  que  dans  le  cas  où  le  Mémoire  aura  obtenu 
une  distinction.  Pour  les  mentions,  elles  ne  seront  ouvertes 
que  sur  la  demande  des  intéressés. 

VI.  L'auteur  qui  livrerait  son  Mémoire  à  la  publicité  avant 
le  séance  solennelle  perdrait  tout  droit  au  prix  qu'il  aurait 
obtenu.  Cette  déchéance  ne  pourra  être  opposée  aux  auteurs 
des  Mémoires  qui  auront  obtenu  la  première  médaille  d'or  dans 
les  concours  des  Facultés  de  droit. 

VIL  Les  lauréats  qui  ont  obtenu  deux  médailles  d'or  ne  sont 
plus  admis  à  concourir,  mais  ils  peuvent  exercer  les  droits 
mentionnés  en  l'article  38  des  Statuts,  ainsi  formulé  :  «  Les 
«  lauréats  de  l'Académie  qui  auront  obtenu  deux  médailles 
«  d'or  ne  seront  plus  reçus  à  concourir,  mais  ils  auront  le 
«  droit  de  participer,  avec  voix  délibérative,  à  toutes  les  déci- 
«  sions  relatives  au  concours  et  de  siég^er  avec  les  membres  de 
«  l'Académie  dans  la  séance  publique. 


484  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

((  Si  les  lauréats  dont  il  est  question  sont  candidats  à  une 
«  place  d'associé  ordinaire,  en  cas  d'égalité  du  nombre  des 
«  sufîrag^es,  l'élection  leur  sera  acquise,  par  dérogation  ex-" 
«  presse,  en  leur  faveur,  aux  dispositions  du  1 2  de  l'article  22.  » 


Toulouse,  le  i^r  mars  1906. 

Le  Secrétaire  perpétuel  de  l'Académie, 
Antomn  DELOUME, 


ACTES    DE    l'académie.  485 


DISCOURS 

prononcé  par  M.  A.  Mérignhag,  professeur  à  ki  Faculté  de  Droit,  président, 
à  la  séance  d'installalioa  du  bureau  du   ii  janvier  igoG. 


Messieurs  et  chers  Confrères, 

Que  mon  premier  mot  soit  une  parole  de  remerciement  pour 
les  bienveillants  et  unanimes  sufFrag-es  qui  m'ont  placé,  pour 
cette  année,  en  tète  de  votre  Compagnie.  Croyez  bien  que  je 
les  apprécie  à  leur  juste  valeur  et  qu'il  me  serait  ag-réable 
de  vous  prouver  ma  reconnaissance  mieux  que  par  une  vaine 
manifestation  oratoire.  Que  pourrais-je  dire,  au  surplus,  qui 
n'ait  été  déjà  dit  et  redit  par  mes  prédécesseurs,  et  notam- 
ment par  le  très  distingué  président  sortant  M.  Crouzel?  Que 
puis-je  faire,  à  son  exemple  et  à  celui  de  nos  devanciers, 
sinon  de  vous  promettre  tout  le  concours  de  mon  activité, 
de  mon  énergie  et  de  ma  bonne  volonté?  Il  reste  peu  à  g-laner 
dans  un  champ  où  moissonnent ,  depuis  bientôt  cinquante 
ans,  les  juristes  éminents,  les  penseurs  à  l'esprit  vigoureux 
et  profond  de  la  Magistrature,  du  Professorat  et  du  Barreau, 
qui  ont  successivement  présidé  vos  débats.  Comme  eux,  je 
m'efforcerai  de  consacrer  le  meilleur  de  moi-même  à  la  pros- 
périté et  au  développement  de  cette  Académie  de  lég-islation, 
l'un  des  plus  beaux  fleurons  de  notre  antique  cité. 

Mais  ma  tâche  sera  certainement  plus  facile  que  celle  de 
ces  Professeurs,  Magistrats  et  Avocats,  ayant  présidé  dans  ces 
temps  antérieurs,  qui,  si  on  les  compare  aux  nôtres,  appa- 
raissent presque  comme  préhistoriques  !  C'était  l'époque  où  la 
salle  de  vos  réunions  au  Palais  de  Justice  était  trop  étroite  pour 
contenir  les  membres  empressés  aux  séances;  où  le  Secré- 
taire perpétuel  était  heureusement  assiég-é  par  des  demandes 
de  communications,  auxquelles  il  ne  pouvait  satisfaire,  et  qui 


486  RECUEIL    DE   LÉGISLATION. 

devaient  long^temps  attendre  leur  tour;  où  le  Président  était 
quelquefois  appelé  à  interposer  son  amicale  autorité  dans  les 
débats  de  réunions  toujours  courtoises,  mais  également  vives, 
souvent  animées  et  parfois  mouvementées. 

Que  les  temps  sont  chang-és  !  Dans  la  paisible  maison  d'Isaure, 
où  l'a  installée  la  libéralité  d'un  généreux  Mécène,  l'Académie 
mène  actuellement  une  existence  lang^uissante.  Elle  est  dans 
ce  bel  hôtel  d'Assézat,  où  dorment  tant  de  souvenirs,  en  quel- 
que sorte  endormie  elle-même,  nous  offrant  comme  l'imai^e 
effacée  d'une  activité  lointaine,  dont  la  mémoire  s'estompe  à 
travers  les  brumes  du  passé.  On  serait  tenté  de  dire  d'elle  : 

«   Stat  magni  nomiTiis  iinibra!  » 

Cet  àg-e  disparu,  Messieurs,  de  la  belle  et  verte  jeunesse 
de  l'Académie  ou  du  brillant  épanouissement  de  sa  maturité, 
c'était  celui  où  le  Droit  avait  encore  ses  fidèles  passionnés, 
où  l'on  s'intéressait  aux  questions  juridiques  même  les  plus 
arides!  Combien  nous  en  sommes  loin!  La  vie  intense  et  ra- 
pide nous  a  tous  saisis,  dissipant  cette  atmosphère  paisible  de 
l'activité  studieuse  qui  fut  celle  de  nos  prédécesseurs.  Les  con- 
ditions de  l'existence  en  g-énéral  et  spécialement  de  l'existence 
provinciale  sont  changées  d'une  façon  complète  :  comment, 
dans  ce  mouvement  fébrile  qui  nous  enveloppe,  trouver  l'heure 
propice  aux  méditations  longues  et  fructueuses,  aux  rêveries 
qui  enfantent  non  pas  seulement  les  harmonies  poétiques, 
mais  encore  les  harmonies  juridiques!  Et  puis  les  temps  aussi 
sont  devenus  mauvais  :  aux  vaches  grasses  ont  succédé  les 
vaches  maig'res,  aux  abondantes  allocations  de  jadis,  le  vide 
et  son  horreur  qui  répug-nent  autant  aux  Académiciens  qu'à 
la  nature.  On  a  dû  supprimer  ces  beaux  jetons  de  présence 
sur  lesquels  était  gravée  la  majestueuse  effigie  de  Cujas;  l'âge 
d'arg'ent  céda  la  place  à  l'àg-e  du  cuivre,  qui  n'est  plus  lui- 
même  qu'un  mélancolique  souvenir!  Or  les  jetons,  spéciale- 
ment ceux  d'arg-ent,  étaient  fort  prisés  même  par  les  lecteurs 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  ^87 

les  plus  désintéressés  qui  savaient  concilier  un  sa§-e  appétit 
des  biens  de  ce  monde  périssable  avec  les  juridiques  rêveries 
dont  nous  avons  parlé  ci-dessus. 

Enfin,  le  siècle  nouveau  a  fourni  également  chez  nous  l'élé- 
ment à  la  fois  fécondant  et  dissolvant  qu'il  a  apporté  dans 
beaucoup  d'autres  milieux.  Grâce  à  la  diffusion  des  idées,  à 
l'extension  des  pro§-rès  de  la  science,  les  Revues  se  sont  multi- 
pliées à  un  tel  point  qu'elles  manquent  souvent  de  collabora- 
teurs. Le  Droite  lui  aussi,  a  laroement  participé  à  cette  multi- 
plication. Les  articles  que  les  modestes  savants  d'autrefois 
étaient  heureux,  faute  de  mieux,  de  placer  dans  les  recueils 
locaux,  sont  réclamés  aujourd'hui,  avant  même  d'avoir  été 
écrits,  par  les  grandes  Revues  parisiennes.  Et  celles-ci,  bien 
qu'elles  ne  payent  pas  beaucoup,  accordent  cependant  des  ré- 
munérations bien  supérieures  à  la  valeur  des  anciens  jetons; 
d'ailleurs,  elles  sont  plus  répandues  et  aident,  par  suite,  da- 
vantage à  la  réputation  de  leurs  collaborateurs. 

Aussi  constate-t-on  que  l'ancienne  clientèle  du  Recueil  de 
l'Académie  lui  fait  de  plus  en  plus  défaut.  J'en  ai  feuilleté  les 
premiers  volumes  à  l'occasion  de  cette  séance.  Quelle  leçon 
de  choses  nous  donne  la  table  de  ces  volumes,  pul)liée  en  i865, 
par  Florentin  Astre  !  Parmi  les  magistrats,  on  relève  les  noms 
de  MM.  Auzies,  Carol,  Derrouch,  Daguilhon-Pujol,  Delquié, 
Fons,  Fort,  Garrisson,  Gouazé,  Sacase,  Serville;  parmi  les 
avocats  et  avoués,  ceux  de  MM.  Albert,  Astre,  Astrié,  Rahu- 
haud,  Boutan,  Dug-abé,  Fourtanier,  Fauré,  Timbal,  Vidal; 
parmi  les  professeurs,  enfin,  ceux  de  MM.  Batbie,  Bressolles, 
Chauveau,  Déniante,  Delpech,  Dufour,  Molinier,  Rodière,  Gi- 
nouilhac.  Hue,  Humbert,  Rataud,  Rozy.  A  cette  époque,  vous 
le  voyez,  les  trois  branches  dans  lesquelles  se  recrute  l'Acadé- 
mie collaboraient,  à  l'envi,  au  succès  de  l'œuvre  commune;  de 
la  trinité  féconde  de  la  Mag-istrature,  de  la  Faculté  et  du  Bar- 
reau jaillissait  la  triple  source  dont  la  réunion  formait  ce  fleuve 
superbe  qu'était  l'Académie  ! 


488  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Je  me  demande  quel  est  cet  astre  nouveau  du  ciel  de  l'Aca- 
démie qui  se  chara;era  de  confectionner  de  nouvelles  tables 
décennales,  à  moins  que  ce  ne  soit  notre  dévoué  président  sor- 
tant, M.  le  bibliothécaire  en  chef  Crouzel.  Dans  son  discours 
d'installation  de  l'an  passé,  il  nous  traçait,  avec  sa  grande 
compétence,  tout  un  plan  de  réorganisation  de  notre  bibliothè- 
que qu'il  aura  certainement  à  cœur  d'exécuter.  Et  lorsque  ces 
tables  seront  faites,  si  elles  le  sont  jamais,  il  en  ressortira  cette 
démonstration  que  je  vous  livre  sans  commentaire  :  des  trois 
sources  de  l'Académie,  une  seule  est  restée  féconde;  vous  la 
connaissez  sans  que  j'aie  à  insister  et,  du  reste,  une  réserve 
dont  vous  saisirez  fort  bien  les  motifs  me  force  à  glisser  sur  ce 
point.  Or,  si  c'est  beaucoup,  ce  n'est  point  assez,  tant  s'en  faut! 

Faut-il  donc  s'écrier  :  «  l'Académie  se  meurt,  l'Académie 
est  morte?  »  Non,  Messieurs,  et  nous  pourrons,  je  crois,  éviter 
la  douleur  que  nous  causait  la  perte  d'une  amie  si  chère,  en 
nous  mettant  résolument  à  l'œuvre.  Feuilletez,  comme  moi, 
les  premiers  volumes  du  Recueil^  avec  Astre  pour  guide,  et  le 
secret  de  l'activité  ancienne  vous  sera  bientôt  révélé,  aussi 
bien  que  la  manière  de  la  faire  revivre.  Magistrats,  dans  les 
affaires  portées  à  votre  audience,  bien  des  sujets  pourraient 
faire  l'objet  de  notes  intéressantes,  dont  les  éléments  seraient 
si  facilement  trouvés  grâce  aux  pièces  des  causes  plaidées 
devant  vous,  aux  conclusions  du  Ministère  public  et  à  vos 
recherches  personnelles.  Avocats,  vos  dossiers  vous  fourniront 
d'eux-mêmes,  si  vous  les  interrogez  bien,  des  dissertations 
toutes  faites  qui  viendront,  au  milieu  des  expositions  théori- 
ques de  l'Ecole,  apporter  le  souffle  vivifiant  de  la  pratique. 
Cet  appel  sera-t-il  entendu?  Je  l'espère,  sans  pouvoir  me  flat- 
ter d'avoir  plus  de  crédit  que  mes  prédécesseurs  qui  l'ont 
déjà  adressé  en  vain.  En  tout  cas,  il  était  de  mon  devoir  de 
le  renouveler  en  ternies  pressants,  car  jamais  l'heure  ne  fut 
plus  critique.  L'Académie  a  un  besoin  urgent  du  dévouement 
de  tous  ses  membres,  soit  comme  collaboration,  soit  comme 


ACTES    DE    l'académie.  489 

assiduité  aux  séances.  Puissent  ne  plus  revenir  ces  périodes 
néfastes  où  l'on  a  vu  votre  Secrétaire  perpétuel  obligé  de  bat- 
tre le  rappel  auprès  de  lecteurs  —  toujours,  hélas!  ou  à  peu 
près  les  Tnènies  —  qui,  malgré  leur  boiuic  volonté,  ne  pou- 
vaient souvent  satisfaire  à  sa  demande,  et  où,  ces  lecteurs 
enfin  trouvés,  la  séance  devait  parfois  être  levée  faute  d'un 
nombre  raisonnable  d'auditeurs.  Combien  ont  passé  par  là 
de  ceux  qui  m'écoutent  ! 

Au  cours  de  l'année  présente  s'est  produit  un  événement 
heureux  qui  peut  avoir  l'effet  le  meilleur  sur  l'avenir  de  notre 
Compagnie  :  les  Sociétés  diverses  installées  dans  l'hôtel  d'As- 
sézat,  en  vertu  du  testament  de  M.  Ozenne,  se  sont  fédérées,  et 
leurs  intérêts  sont  désormais  remis  aux  mains  d'un  comité  vig-i- 
lant,  ayant  à  sa  tête  notre  Secrétaire  perpétuel,  M.  Deloume. 
Il  va  s'ensuivre  une  réorg-anisation  des  services  g-énéraux,  prin- 
cipalement de  la  bibliothèque.  Cette  dernière,  d'une  grande 
richesse,  éparse  en  des  locaux  divers  et  ignorée  en  général,  sera 
réunie  en  un  local  unique,  où  l'on  pourra  facilement  consulter 
les  volumes  et  publications  de  toute  sorte.  Un  catalogue  métho- 
dique en  préparation  facilitera  encore  les  recherches. 

D'autre  part,  dans  le  courant  de  l'année  qui  vient  de  com- 
mencer, notre  Bulletin  paraîtra  sous  la  double  direction  de 
l'Académie  et  de  l'Université,  et  celle-ci  fournira  la  subvention 
nécessaire  pour  qu'il  puisse  continuer  à  se  développer  et  de- 
vienne trimestriel,  si  possible;  les  articles  désormais  en  seront 
payés.  Ces  mesures  donneront  plus  de  lecteurs  à  nos  séances, 
et,  en  outre,  le  Bulletin,  que  l'on  ne  lit  guère  parce  qu'il  ne 
paraît  qu'à  la  fin  de  chaque  année  et  en  un  seul  volume,  inté- 
ressera peut-être  davantage  lorsqu'on  le  recevra  en  fascicules 
correspondant  aux  divers  trimestres. 

Puissent  ces  réformes,  sinon  nous  ramener  aux  jours 
brillants  déjà  loin  de  nous,  du  moins  nous  donner  une  exis- 
tence paisible  et  assurée.  C'est,  en  tout  cas,  le  meilleur  vœu 
que  puisse  former,   au  début  de  l'année  1906,  votre  nouveau 

32 


490  RECURIL    DE    LÉGISLATION. 

Président.  Je  ne  veux  pas  tenniuer  cette  allocution,  ressem- 
blant par  certains  côtés  aux  anciennes  mercuriales,  sans 
solliciter  voire  bienveillante  indulg^ence  pour  des  conseils  qui 
eussent  peut-être  été  mieux  placés  dans  la  bouche  d'un  de 
nos  anciens.  A  la  séance  du  4  juillet  1862,  M.  Bénech,  alors 
secrétaire  perpétuel,  dans  son  rapport  sur  le  concours  de 
l'année  et  les  premiers  travaux  de  l'Académie,  s'exprimait 
ainsi  :  «  Je  m'abuse  peut-être,  mais  il  me  semble  que  l'Aca- 
démie naissante  doit  vous  être  plus  chère  par  cela  seul  qu'elle 
a  plus  besoin  de  votre  concours  et  de  votre  appui.  Si  le  pre- 
mier à^e  de  l'homme  excite  partout,  autour  de  lui,  à  cause  des 
espérances  qu'il  donne,  un  tendre  et  vif  intérêt  que  ne  lui 
disputent  ni  la  vieillesse  ni  l'àg'e  mur,  il  doit  en  être  de 
même  des  commencements  des  institutions  g-énéreuses...  ». 
A  cette  heure,  l'Académie  n'est  plus  naissante,  comme  au 
moment  où  parlait  M.  Bénech.  Je  ne  dirai  pas  qu'elle  est 
vieille,  car  on  doit  aux  dames  avant  dépassé  la  cinquantaine 
des  ég'ards  spéciaux  dont  le  principal  est  de  ne  pas  divulguer 
leur  âg-e.  Mettons,  si  vous  le  voulez,  qu'elle  est  dans  sa  pleine 
maturité.  En  tout  cas,  ce  que  je  sais,  c'est  qu'elle  a,  en  ce 
moment,  besoin  de  l'appui  de  tous  ses  membres  comme  à 
l'époque  de  M.  Bénech,  plus  même  qu'à  cette  époque  où  : 

«  Sa  bienvenue  au  jour  riait  dans  tous  les  yeux  ». 

Elle  doit  donc  vous  être  chère  comme  aux  académiciens  de 
1802,  plus  encore,  étant  donnée  sa  présente  infortune.  Dans 
son  discours  de  réception  à  l'Académie  des  Sciences  de  Bor- 
deaux, le  i'^'"  mai  17 16,  Montesquieu  disait  :  «  J'ai  toujours 
regardé  les  titres  de  votre  établissement  comme  les  titres  de 
ma  famille  ».  Pensons  tous  comme  l'illustre  auteur  de  l'Esprit 
des  Lois;  conduisons-nous  en  conséquence,  et  les  destinées  de 
l'Académie  de  Législation,  un  moment  incertaines,  reprendront 
vite,  je  vous  l'assure,  le  brillant  essor  et  la  prospérité  qui  furent 
si  longtemps  son  g'iorieux  apanage.  A.  Mérignhac. 


ACTES    DE    l'académie.  491 

RAPPORT  SUR  LES  TRAVAUX  DE  L'ANNÉE. 
Par  M.  Deloume,  secrétaire  perpétuel. 

Messieurs, 

Dans  le  premier  de  nos  rapports  sur  les  travaux  de  l'année 
en  1802,  mon  prédécesseur  presque  immédiat  à  la  Faculté  et 
ici  même,  M.  Benech,  vrai  fondateur  de  l'Académie,  s'expri- 
mait ainsi  : 

«  Il  est  des  villes  qui  semblent  avoir  une  vocation  spéciale. 
Aimer  les  hautes  études,  encourager  leur  culte,  leur  ouviir  un 
asile,  voilà  ce  qui  distingue  entre  toutes  les  cités  celle  dont 
le  génie  consiste  à  développer  les  arts  de  l'esprit;  voilà  les 
traits  principaux  qui  de  tout  temps  ont  donné  à  Toulouse  une 
physionomie,  comme  une  renommée  particulière.  » 

Et  parlant  des  deux  sœurs  aînées,  l'Académie  des  jeux  flo- 
raux et  celle  des  sciences,  inscriptions  et  belles-lettres,  il  ajou- 
tait que  notre  Académie  devenait  «  leur  alliée  bien  naturelle, 
touchant  à  la  première  par  le  côté  de  la  poésie  que  le  droit 
revêt  toujours  dans  ses  orig-ines,  Vico  l'a  démontré  dans  sa 
Philosophie  de  l'histoire,  se  rattachant  à  la  seconde  par  les 
procédés  de  déduction  rig-oureuse  communs  à  la  jurisprudence 
et  à  toutes  les  branches  des  sciences  exactes  ». 

Telles  sont,  Messieurs,  les  traditions  toulousaines  que  nous 
nous  appli(|uerons  à  maintenir  dans  la  nouvelle  forme  du  re- 
cueil. Là,  viendront  se  confondre,  sans  rien  absorber  ni  dé- 
truire, les  forces  combinées  de  l'Ecole  et  celles  des  travailleurs 
libres,  correspondants  ou  même  étrang-ers,  spontanément  ac- 
tifs, avides  d'émulations  fécondes  et  de  mutuels  secours  dans 
le  travail,  tout  ce  qui  donne  à  notre  œuvre  sa  saveur  parti- 
culière, ses  forces  et  surtout  son  originalité  dans  la  science  du 
droit. 


492  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

Pas  plus  (jue  par  le  passé,  nous  ne  saurions  oublier  que  ce 
mot  inènie  de  recueil  de  Législation  que  conserve  notre  titre, 
nous  ouvre  des  horizons  plus  larges  que  ceux  des  revues  fai- 
sant surtout  un  travail  directement  utilitaire,  de  recherches 
précises,  d'érudition,  de  discussion  technique  ou  bien  d'obser- 
vations pratiques  de  jurisprudence. 

La  législation  se  disting-ue  du  droit,  en  ce  que  c'est  tout 
autant  l'œuvre  préparatoire  et  créatrice  de  la  loi,  que  l'étude 
de  son  passé  ou  de  son  état  actuel  qui  doit  nous  occuper, 
en  élevant  ainsi  nos  pensées  et  nos  vues.  Le  travail  n'en 
est  pas  plus  aisé.  Cette  contribution  active  aux  progrès  dési- 
rables de  l'avenir  pécherait  plus  tôt  par  sa  difficulté  ;  c'est 
même  une  tâche  qui,  pour  être  autorisée  et  efficace,  suppose  de 
profondes  études  et  cette  expérience  personnelle  des  choses 
que  donne  seule  une  pratique  prolong-ée  et  attentive  de  la  vie 
des  Sociétés. 

Les  académiciens,  en  réalité,  ne  sont  guère  recrutés  parmi 
la  prime  jeunesse,  et  c'est  une  raison  de  plus,  peut-être,  de 
penser  que  nous  pouvons  ajouter  à  l'œuvre  des  publications 
les  plus  répandues  celle  qu'implique  le  nom  de  notre  Aca- 
démie toulousaine  consacrée  par  le  temps  à  la  Législation. 

Déjà  les  travaux  abondent,  et  très  délicate  sera  sans  doute 
la  mission  du  Comité  d'impression,  en  présence  des  études  im- 
portantes qui  se  disputeront  les  pages  forcément  restreintes 
de  notre  recueil.  Très  rationnellement  et  très  soig-neusement 
constitué,  ce  Comité  n'aura  pas  d'autres  préoccupations,  pour 
ses  choix,  que  la  valeur  relative  de  l'œuvre  et  l'opportunité 
actuelle  de  la  publication. 

Déjà  cette  première  fois,  bien  que,  par  l'effet  des  transitions 
à  ménag"er  pour  le  mode  et  l'époque  de  la  publication,  l'année 
académique  soit  réduite  à  quelques  mois,  nous  sommes  oblig'és 
d'opérer  de  douloureuses  amputations.  Que  sera-ce  lorsque,  aux 
travaux  de  nos  correspondants  déjà  représentés  par  la  haute 
mag-istrature  ou  le  barrau  extérieurs,  viendront  se  joindre  les 


ACTES    DE     L  ACADEMIE.  /(Q?) 

œuvres  de  doctrine  qui  se  multiplient  à  notre  appel,  autour  de 
de  nous. 

L'époque  de  la  fête  actuelle  de  Cujas  a  subi  elle-même, 
comme  vous  le  voyez,  Messieurs,  les  effets  de  nos  innovations. 
C'est  que  nous  tenons  à  faire  paraître  notre  volume  au  plus 
tard  au  moment  même  où  expire  l'année  dont  il  porte  la 
date.  Les  lauréats  de  nos  concours,  spécialement  ceux  de 
la  médaille  d'or  du  ministre,  ne  s'en  plaindront  pas,  et  les 
membres  de  nos  Commissions,  talonnés  par  des  échéances  fixes, 
redoubleront  de  zèle  pour  se  conformer  à  d'impérieuses  né- 
cessités. 

—  Si  les  travaux  lus  en  séance  celte  année  paraissent  peu 
nombreux  dans  le  rapport  actuel,  à  raison  du  rapprochement 
des  distances  dont  nous  avons  parlé  entre  la  fête  de  Cujas  de 
l'année  précédente  et  celle  d'aujourd'hui,  du  moins  ont-ils 
présenté  ce  caractère  de  préparation  ou  de  critique  législative 
que  nous  recherchons. 

Ainsi  l'a  compris  M.  Bressolles,  qui  préside  avec  un  zèle  et 
une  habileté  au-dessus  de  tout  élo§"e  une  institution  sociale  au 
premier  chef  et  très  charitable,  touchant  tout  particulièrement, 
par  ses  œuvres  pratiques,  aux  matières  de  la  procédure  et  du 
droit. 

Lue  Société  existe  depuis  un  certain  nombre  d'années  à 
Toulouse,  qui,  placée  sous  le  vocable  et  le  patronage  de  saint 
François  Régis,  s'est  donné  pour  mission  de  faire  rentrer  dans 
la  légalité  civile  et  religieuse  les  unions  irrégulières  et  persis- 
tantes, de  plus  en  plus  nombreuses,  hélas  !  dans  les  classes 
pauvres. 

Des  statistiques  éloquentes  prouvent  combien  de  centaines 
d'unions  ont  été  ainsi  stabilisées,  moralisées,  et  combien  d'en- 
fants, dont  l'avenir  était  livré  à  toutes  les  aventures  du  hasard, 
ont  été  placés  par  la    légitimation  sous  la  garde  d'un  foyer 


494  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

le  plus  soiivciil  rendu  par  là  à  restinic  et  au  respect  de  lui- 
même  et  des  autres. 

C'est  dans  cette  œuvre  journalière,  pleine  de  surprises  par- 
fois et  de  tristesses  cachées  mais  aussi  de  joies  réconfortantes, 
que  M.  Bressolles  a  pu  constater  souvent  les  défauts  et  les 
lacunes  de  la  procédure  très  imparfaite  du  mariage  civil.  Que 
de  fictions,  à  commencer  par  ces  deux  publications  à  huit  jours 
d'intervalle  un  jour  de  dimanclie,  devant  la  porte  de  la  maison 
commune,  que  personne  ne  peut  entendre  assurément,  avec 
l'afliche  de  l'acte  qui  eu  est  dressé  et  que  personne  ne  lit  guère 
davantage  ! 

Mais  c'est  particulièrement  dans  le  cas  des  mariages  in  extre- 
mis que  notre  confrère  nous  signale,  avec  la  raison  et  on  peut 
ajouter  avec  le  cœur,  les  redoutables  obstacles  qui  peuvent 
s'élever  pour  les  conjoints  irréguliers  trop  tardivement  repen- 
tants, et  plus  encore  pour  les  enfants  que  le  mourant  laisse 
après  lui,  avec  l'angoisse  de  n'avoir  plus  les  délais  nécessaires 
pour  les  légitimer. 

Dans  ces  sentiments,  M.  Bressolles  a  entretenu  l'Acadé- 
mie des  conditions  dans  lesquelles  peut  se  contracter  un 
mariage,  d'après  notre  loi  civile,  lorsque  l'un  des  futurs 
époux  est  en  danger  de  mort.  Ces  mariages,  dits  in  extremis, 
ont  le  plus  souvent  pour  objet,  nous  disait-il,  de  mettre  fin  à 
une  situation  irrégulière  et  de  procurer  à  des  enfants  le  bien- 
fait suprême  de  la  légitimation.  Notre  ancien  droit  les  recon- 
naissait comme  légitimes,  et  cependant  les  privait  des  effets 
civils.  Aujourd'hui,  ils  ne  sont  l'objet  d'aucune  disposition,  ils 
sont  donc  soumis  aux  règles  générales. 

M.  Bressolles  montre  que  cette  application  du  droit  commun 
rend  parfois  impossible  cette  dernière  et  légitime  satisfaction 
de  conscience  réclamée  par  un  mourant.  11  le  déplore,  tout  en 
reconnaissant  l'importance  capitale  des  cérémonies  et  de  la 
publication  des  mariages.  Or,  il  constate  que  la  plupart  des 
législations   étrangères    se    montrent    moins   rigoureuses  que 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  /|Ç)5 

notre  loi  civile.  Il  propose  donc  quelques  réformes;  il  demande 
notamment  qu'on  déclare  possible  la  dispense  de  toute  publi- 
cation. 

Il  est  à  souhaiter  que  les  conclusions  pratiques  de  cet  excel- 
lent travail,  aussi  exactement  documenté  que  solidement  établi, 
attirent  au  plus  tôt  l'attention  du  lég-islateur. 

M.  Mestre,  procédant  dans  le  même  esprit  de  préoccupations 
législatives,  mais  en  sens  inverse,  prend  une  loi  déjà  existante 
et  de  date  récente,  pour  la  défendre  contre  des  critiques  tout 
au  moins  exagérées,  pour  en  démontrer  l'opportunité  et  en  dé- 
voiler par  le  détail  la  réalisation  effective  conformément  aux 
intentions  du  lég^islateur. 

Une  loi  de  1897,  nous  disait  notre  confrère,  a  dégrevé  de 
rimpùt  foncier  les  petites  cotes.  Certains  économistes,  M.  Le- 
roy-Beaulieu  notamment,  ont  soutenu  que  le  bénéfice  du  dé- 
grèvement avait  exclusivement  profité  à  des  contribuables  qui 
ne  représentaient  pas  les  véritables  classes  rurales.  M.  Mestre, 
et  les  étudiants  de  la  Conférence  de  Doctorat  qu'il  dirige,  ont 
pu  démontrer,  g-râce  à  des  enquêtes  faites  sur  place,  c'est- 
à-dire  à  la  campagne,  que  les  bénéficiaires  du  dég'rèvement 
étaient  en  très  g'rande  majorité  les  petits  propriétaires  ruraux. 

Chacun  des  élèves  de  la  Conférence  est  chargé,  par  M.  Mes- 
tre, de  remplir  un  questionnaire  approprié,  dans  une  zone 
locale  déterminée,  et  plus  spécialement  d'ordinaire  dans  les 
alentours  de  son  lieu  d'habitation. 

On  pourra  voir,  dans  le  travail  tout  à  fait  captivant  de 
M.  Mestre,  combien  la  démonstration  est  probante,  au  moins 
pour  les  lieux  explorés.  Mais  on  nous  permettra  de  faire  re- 
marquer ce  procédé  très  ingénieux  d'enquête  qui  consiste  à 
faire  établir  des  statistiques  délicates  par  des  jeunes  g'ens  déjà 
licenciés  en  droit,  avocats  stagiaires  pour  la  plupart,  et  dont 
les  recherches,  par  conséquent,  présentent  des  garanties  parli- 
culièrement  sérieuses. 

Dans  ce  procédé  nouveau  d'études  juridiques,  ce  qui  nous 


496  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

loiiclic  [>Ims  encore  (juc  l'iililitc'  pratique  des  résiillats  obtenus, 
c'est  ce  système  d'éducation  par  les  expériences  d'un  g^rand 
laboratoire  à  l'air  libre,  pour  ainsi  dire,  et  par  le  contact  des 
jeunes  juristes  bien  diri^'('s  avec  les  affaires  et  avec  les  per- 
sonnes auxquelles  s'appliquent  les  lois  qu'ils  étudient. 

Ce  procédé,  très  intéressant  et  très  instructif,  n'en  est  pas 
à  ses  débuts  à  la  Faculté,  et  nous  félicitons  notre  cher  collè- 
gue et  confrère  d'en  avoir  révélé  les  avantagées  à  l'Académie. 

C'est  encore  un  de  nos  collèg"ues  de  la  Faculté  qui,  dans 
sa  spécialité  indéfiniment  extensible  du  droit  commercial, 
nous  a  fait  plusieurs  compte  rendus  d'ouvrages  adressés  à 
l'Académie,  mais  où  la  pensée  personnelle  domine  sans  cesse 
l'exposé   des    opinions   d'autrui    et   leur    discussion   savante. 

M.  Fraissaingea,  dans  divers  rapports  qu'il  a  été  charg^é  de 
présenter,  a  été  amené  à  traiter  des  sujets  très  variés.  A  pro- 
pos des  transferts  d'actions  et  (V obligations  nominatives,  il 
insiste  sur  la  règ-le,  couramment  admise  en  jurisprudence, 
suivant  laquelle  on  ne  revendique  pas  les   titres  nominatifs. 

Dans  la  loi  arg^entine  sur  la  faillite  du  28  décembre  1902, 
il  souligne  les  particularités  du  procédé  de  liquidation  amiable 
appelé  adjiidicaciôn.  La  responsabilité  civile  des  armateurs 
lui  fournit  l'occasion  d'établir  un  rapprochement  entre  les  lois 
des  9  et  21  avril  1898  sur  les  accidents  du  travail  de  terre  et 
mer.  Ces  rapports,  insérés  au  volume  de  l'année,  porteront 
les  détails  que  nous  ne  pouvons  reproduire  ici  sur  les  œuvres 
et  leurs  auteurs. 

Nous  signalerons  cependant  tout  particulièrement  le  livre 
de  M.  Bezard-Falgas,  docteur  de  notre  Faculté,  dont  les  liens 
d'alliance  ou  de  parenté  constituent  pour  nous  une  sympathi- 
que g-arantie. 

Les  fonctions  de  M.  Bezard-Falgas  l'oblig-ent  à  voir  tous  les 
jours  les  difficultés  qui  s'élèvent  sur  les  transferts  d'action 
et  d'obligations  nominatives,  et  il  a  écrit  un  beau  volume  sur 
ces  matières  aussi  pratiques  que  délicates.  Il  est  chef  adjoint 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  4g7 

du  contentieux  des  titres  de  la  Compagnie  Paris-Lyon-Médi- 
terranée;  il  a  su  joindre  la  science  du  docteur  à  l'expérience 
d'une  pratique  de  tous  les  jours  qui  lui  impose  une  redou- 
table responsabilité.  Nous  avons  été  heureux,  à  tous  ces  points 
de  vue,  de  nous  l'attacher,  et  c'est  avec  une  très  haute  satis- 
faction que  nous  l'avons  inscrit  parmi  nos  membres  corres- 
pondants. 

Notre  confrère  M.  Malavialle,  avec  l'autorité  qui  s'attache 
à  sa  personne  et  à  ses  fonctions  supérieures,  nous  a  entrete- 
nus d'une  brochure  de  son  collègue  des  Landes,  M.  Sale- 
franque,  l'un  de  nos  fidèles  correspondants,  sur  les  Budgets 
de  la  ville  de  Mont-de-Marsan  de  1808  à  1908.  C'est  un  tra- 
vail de  statistique  soigneusement  établi,  d'où  il  ressort  que  les 
municipalités  qui  se  sont  succédé  ont  sagement  administré  les 
finances  de  la  commune.  N'est-ce  pas  une  pensée  opportune 
et  utile  de  mettre  en  vue  de  si  longs  et  si  louables  exemples 
de  sagesse? 

C'est  sur  un  de  ses  travaux  personnels  que  M,  Ziglicki, 
à  son  tour,  a  fixé  notre  attention.  Il  nous  a  donné  l'analyse 
d'une  brochure  sur  les  bouilleurs  de  cru,  travail  de  vulgarisa- 
tion, suivant  sa  propre  expression,  destiné  à  faire  connaître 
aux  intéressés  le  régime  fiscal  organisé,  en  la  matière,  par  la 
loi  du  22  avril  1905. 

Au  moment  de  donner  le  bon  à  tirer  d'une  histoire  som- 
maire de  la  Faculté,  destinée  au  Bulletin  de  iLniversité  de 
Toulouse,  en  vue  de  célébrer  le  centenaire  de  notre  réorgani- 
sation en  1800,  j'ai  tenu  à  vous  faire  connaître  les  parties 
essentielles  de  ce  travail  :  d'abord  l'avant-propos  qui  présente  un 
tableau  d'ensemble,  et  la  dernière  partie  qui  formule  les  conclu- 
sions. Cette  communication  avant  la  lettre  est  une  pratique  dont 
j'ai  souvent  usé,  surtout  à  cause  de  l'utilité  qu'il  y  a  de  se 
faire  contrôler  par  des  hommes  compétents,  au  moment  où  on 
va  se  livrer  au  public.  J'ai  souvent  invité  mes  confrères  à  sui- 
vre cet  exemple,  si  bon  pour  l'auteur,  et  qui  peut  si  bien  inté- 


498  RECUEIL    DE   LEGISLATION. 

resser  nos  séances.  On  a  dii  le  pratiquer  ailleurs,  et  dès  long- 
temps. C'est  sans  doute  pour  cela  rpi'au  seizième  siècle  la 
célèl)re  Académie  délia  Crusca,  à  Florence,  avait  pris  pour 
emblème  un  crible  à  passer  la  farine,  avec  cette  devise  très 
poétique  :  «  II  piu  fino  fior  ne  coglie  »>.  Elle  en  recueille  la  plus 
fine  fleur. 

Je  me  suis  appliqué,  pièces  authentiques  en  main,  à  faire 
ressortir  les  erreurs  accréditées  de  tous  temps  sur  les  origines 
et  le  caractère  de  l'ancienne  Université  de  Toulouse,  pendant 
les  premiers  siècles  de  son  histoire. 

Fondée  par  le  traité  de  Paris,  en  1229,  elle  a  été  l'œuvre  du 
pouvoir  royal,  et  créée,  non  pour  partici{)er  à  une  mission  de 
contrainte  religieuse,  comme  on  le  redit  partout  à  la  légère, 
mais  pour  assurer  la  fusion  pacifique  des  races  du  Nord  et  du 
Midi  après  une  horrible  guerre,  maintenir  la  paix  et  travailler 
à  l'unification  de  la  patrie  qui  se  constituait.  C'était  un  noble 
mandat.  En  réalité,  moins  de  quarante  ans  après  sa  fonda- 
tion et  sous  Philippe  le  Bel,  les  juristes  du  Midi  étaient 
devenus  «  les  plus  redoutables  serviteurs  de  l'autorité  royale 
en  France  ». 

J'ai  ensuite  insisté  sur  le  départ  de  Cujas  et  disculpé  notre 
Faculté  d'une  faute  qu'elle  fut  la  première  à  combattre  et  à 
déplorer  amèrement,  et,  certes,  sans  y  avoir  participé. 

La  conclusion  de  mon  étude  a  été  dans  le  sens  de  la  liberté 
de  conscience  et  d'opinion  qui  doit  caractériser  les  œuvres  de 
la  justice  et  du  droit,  tout  autant  dans  l'enseignement  officiel 
que  dans  les  décisions  du  prétoire. 

Nous  parlerons  enfin  d'un  rapport  très  particulièrement 
intéressant  et  plein  d'une  brûlante  actualité,  que  nous  a  pré- 
senté M.  TeuUé,  sur  les  institutions  politiques  du  Japon. 

M.  Teullé  prenait  possession,  il  y  a  quelques  jours,  des 
fonctions  du  bâtonnat  qu'il  doit  à  l'estime  et  à  la  sympathie 
de  ses  confrères  du  barreau;  à  peu  près  en  même  temps,  sous 
l'inspiration  du  même  sentiment,  ses  confrères  de  l'Académie 


ACTES    DE    l'académie.  /jQQ 

l'avaient  appelé  à  la  vice-présidence,  qui  est  le  chemin  ordi- 
naire de  la  présidence  pour  l'année  qui  va  s'ouvrir.  Pouvons- 
nous  nous  permettre  de  lui  présenter  la  bienvenue?  Je  suis 
certain  que  personne  ici  ne  me  blâmera  d'avoir  voulu,  au 
moins,  la  faire  pressentir. 

M.  Teullé,  en  nous  parlant  du  livre  très  attrayant  que  nous 
avait  adressé  son  auteur  M.  Grollier,  rapportait  ces  mots  de 
la  préface  :  «  L'Europe  a  vu  apparaître  à  la  fin  du  siècle  et 
contemplé  avec  stupéfaction  un  phénomène  prodigieux,  uni- 
que dans  les  annales  des  peuples,  contraire  à  tous  les  témoi- 
g-nages  de  l'histoire  :  c'est  le  phénomène  que  nous  oftre  l'em- 
pire du  Soleil  levant.  Nous  voyons  un  peuple  abandonnant 
d'un  seul  coup  des  coutumes  quatorze  fois  s('culaires,  le 
régime  féodal  le  plus  intense,  pour  leur  substituer  la  plus 
raffinée  des  civilisations,  le  gouvernement  représcntif,  et  rem- 
placer un  régime  de  despotisme  théocratique  par  une  monar- 
chie constitutionnelle.  » 

Les  prodiges  accomplis  par  les  Japonais  à  la  g^uerre  nous 
prouvent  bien  que  les  progrès  de  cette  civilisation  subite  ne  se 
bornaient  pas  à  la  réforme  des  rouag'es  et  des  mœurs  de  la 
politique. 

Mais  M.  Grollier,  et  après  lui  M.  Teullé,  restent  sur  le 
terrain  qu'ils  ont  délimité  et  choisi. 

On  trouve,  à  côté  des  imitations  presque  littéralement 
copiées  dans  les  constitutions  européennes,  des  innovations  de 
détails,  trèscaractéristiqiu.^s  de  l'esprit  de  ces  habiles  tacticiens; 
c'est  ainsi  que,  dans  un  but  facile  à  apercevoir,  les  députés  ne 
peuvent  se  grouper  à  la  Chambre  d'après  leurs  opinions  et 
les  partis  auxquels  ils  appartiennent.  L'ordre  des  sièges 
n'est  pas  libre  :  il  est  fixé  au  commencement  de  chaque  ses- 
sion par  un  tirage  au  sort.  La  mesure  n'est  pas  très  libérale, 
mais  combien  opportune,  à  certains  moments  difficiles! 

Les  Japonais  sont  très  chatouilleux  au  point  de  vue  de  la 
famille,  de  la  nationalité  et  du  patriotisme.  La  rédaction  de 


fxx)  HECUFIL    I)K    T.KGISLATION. 

l«Mir  (lo(l('(i\iI  siirloiil  a  Iroiivi'  dans  cos  sontinients  de  nom- 
hriMix  obstacles.  Sur  ces  ])<»inls,  disait  M.  Teullé,  la  façade 
est  la  même  t\ur  eliez  nous,  rc'diliec  est  tout  difTérent.  Et 
e'eNt  là  <-e  (\n\  lait  de  cette  évolution  apparente  une  réforme 
superficielle  où  l'élément  moral,  c'est-à-dire  l'essentiel,  fait 
encore  (ItMaul. 

('/est  un  l'iaurais,  mend)re  correspondant  de  notre  Acadé- 
mie et  uoti-e  collègue  à  la  Faculté  de  Paris,  M.  Boissonade, 
(pii  a  eu  l'une  des  parts  les  plus  considérables  dans  ce  travail 
de  codirKalion.  Il  a  coopéré,  mais  sans  tous  les  résultats 
désirables,  au  Code  civil,  au  Code  pénal  et  au  Code  de  pro- 
cédure pénale.  C'est  un  lég-iste  allemand  qui  a  représenté  les 
idées  européennes  pour  la  codification  du  Code  de  commerce. 

M.  Grollier  fait  connaître  aussi  le  système  moderne  de  l'en- 
seigneuuMit  j)ublic  au  Japon.  «  On  a  dit  un  jour,  et  avec  rai- 
son, porte  le  savant  livre,  que  l'instituteur  allemand  avait 
g-ag-né  la  bataille  de  Sadowa  et  fait  la  guerre  de  1870.  L'ins- 
tituteur japonais  a  fait  plus...,  il  a  été  l'agent  modeste  mais 
jiuissant  de  tous  les  progrès...  Aucune  des  modifications  pro- 
fondes que  l'empire  du  Soleil  Levant  a  subies  n'eût  été  possi- 
ble sans  son  concours.  »  Quelle  leçon  de  choses  dans  cette 
aurore  roug"ie  du  sang'  de  nos  amis  ! 

Et  notre  rapporteur,  dont  je  ne  puis  malheureusement  ici 
que  sig-naler  les  observations  les  plus  saillantes,  aperçoit, 
plus  rapproché  qu'on  ne  le  pense  peut-être,  les  menaces  du 
péril  jaune. 

Ce  n'est  pas,  hélas!  le  seul  péril  que  nous  ayons  à  redou- 
ter. Nous  aussi  nous  avons  assisté  dans  ce  siècle  à  de  brusques 
et  surprenants  mouvements  de  notre  civilisation  tant  de  fois 
séculaire. 

Chez  nous,  c'est  aussi  le  défaut  d'harmonie  dans  les  prog-rès 
de  la  pensée,  sous  ses  formes  diverses,  qui  est  la  cause  de  nos 
agitations  sociales  et  de  nos  craintes.  Pendant  que  les  sciences 
utilitaires  travaillant  eu  vue   des  richesses  matérielles  et  les 


ACTES    DE    l'académie.  5oI 

sciences  physiques  et  naturelles  s'élevaient  à  leur  apogée,  les 
mêmes  progrès,  tant  s'en  faut,  ne  se  produisaient  pas  parallè- 
lement dans  le  domaine  des  sciences  et  des  pratiques  morales 
trop  délaissées. 

Il  faut  bien  le  dire,  les  prog-rès  étonnants  des  sciences  éco- 
nomiques avec  les  idées  philosophiques  qui  s'y  rattachent  le 
plus  souvent,  ont  surexcité  dans  tous  les  rang-s,  la  passion  de 
l'enrichissement  et  du  plaisir  qui  en  découle.  On  a  dit  : 
Enrichissez-vous,  et  les  raffinements  ou  les  brutahtés  de  la 
spéculation  à  outrance  ont  tout  envahi. 

Les  études,  les  recherches  approfondies  jusque  dans  les 
détails  les  plus  intimes  de  la  vie  matérielle  utiles  aux  riches, 
ont  révélé  aux  pauvres  les  causes  de  leur  misère,  elles  lui  en 
ont  dévoilé  toutes  les  laideurs  et  lui  en  ont  fait  sentir  toutes 
les  amertumes. 

Un  sentiment  trop  naturellement  communicatif  de  convoitise 
et  de  révolte  s'est  substitué  chez  eux  en  masse,  à  la  résig-na- 
tion  religieuse  ou  fataliste  et  à  la  soumission  traditionnelle. 

Assurément,  les  richesses  se  sont  développées  à  la  clarté  de 
ces  lumières  nouvelles,  et  ce  qui  est  meilleur,  les  pauvres  ont, 
très  légitimement,  pu  mieux  faire  entendre  leur  voix.  Grâce 
à  Dieu,  ils  ont  sensiblement  monté  eux  aussi.  Mais  ces  suc- 
cès, très  justes  en  eux-mêmes,  risquent  de  les  griser  sur  la 
route.  Et  les  masses  populaires  menaçantes,  le  bulletin  de  vote 
ou  parfois,  les  armes  à  la  main,  ont  fait  pressentir  toute  la 
fragilité  de  ces  trésors  matériels,  habilement  ou  savamment 
créés  et  acquis.  C'est  le  danger  du  suffrage  universel,  si,  au 
lieu  de  l'élever,  on  l'exalte,  on  le  trompe  et  on  le  surexcite. 

Il  faut  ajouter  que,  sur  un  autre  rameau  voisin,  dans  cet 
arbre  de  la  science  universelle,  la  branche  des  sciences  physi- 
ques et  naturelles,  en  créant  d'étourdissantes  merveilles,  venait 
porter  des  fruits  plus  périlleux  encore  et  rendre  le  danger  plus 
pressant. 

La  vapeur,  l'électricité,  au  service  de  la  presse  et  des  réu- 


002  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

nions  mondiales,  ont  fait  du  suffrag-e  aux  mains  des  pauvres 
afF()l«»s,  se  refusant  au  travail,  la  plus  terrible  menace  de  des- 
truction sociale.  Et,  de  plus,  on  a  vu  apparaître  chez  les 
révoltés,  individus  ou  légions,  ces  explosifs  qu'une  main  cri- 
minelle peut  jeter  où  il  lui  plaît  et  que  bientôt,  sans  doute, 
ni  aucun  gouvernement,  ni  avuMine  armée  ne  pourront  braver. 
D'autres  en  font  déjà,  à  nos  côtés,  la  fatale  expérience. 

Il  faudra  bien  trouver  cependant  un  abri  contre  ces  foudres 
redoutables  et  sans  cesse  imminentes  et  imprévues. 

Nobel  ne  voyait  pas  toute  la  portée  de  ses  découvertes,  en 
disant  qu'elles  rendraient  les  guerres  impossibles.  Ce  n'est  pas 
la  paix  qu'elles  apportent  au  monde.  C'est  au  contraire  la  me- 
nace du  danger  constant  et  universel. 

Quel  sera  le  remède  à  ces  maux  des  temps  modernes?  Il 
faut  évidemment  lui  trouver  une  formule  moderne  aussi,  et 
s'il  fallait  en  proposer  une,  ce  pourrait  être,  par  exemple, 
celle-ci  :  assurance  mutuelle  des  gens  de  bien  contre  les  mal- 
faiteurs. 

Mais,  en  vérité,  cela  n'est,  sous  une  forme  plus  pratique  et 
un  nom  plus  à  la  mode,  que  l'application  de  la  morale  éter- 
nelle, qui  dans  les  crises  aiguës  de  l'humanité  fait  sentir  dou- 
loureusement ses  sanctions  rigides  et  ses  inéluctables  néces- 
sités. 

Qu'importe,  d'ailleurs,  le  nom  ou  le  procédé  tenté  pour 
guérir,  pourvu  que  le  but  puisse  être  atteint  et  le  mal  conjuré. 

C'est,  appliquée  aux  nations,  l'antique  histoire  du  libre  ar- 
bitre, avec  ses  responsabilités  certaines,  quoique  on  n'en 
puisse  pas  toujours  fixer  exactement  d'avance  l'échéance 
fatale. 

Or,  Messieurs,  on  répète  instinctivement  et  sans  cesse 
autour  de  nous  que  des  myriades  de  barbares  s'accunmlent, 
s'agitent,  comme  jadis,  vers  l'Extrême-Orient.  Ils  auront  à 
leur  service,  de  plus  que  leurs  devanciers,  tous  les  progrès 
matériels  de  notre  civilisation  pour  nous  combattre. 


ACTES    DE    l'académie.  5o3 

C'est  à  ceux  qui  pensent,  qui  voient  de  haut  et  qui  ressen- 
tent ces  choses  essentielles,  à  harmoniser  à  leur  tour  leurs 
découvertes  et  la  marche  de  tous  leurs  prog-rès  de  moralisa- 
lisation  sociale  avec  les  merveilles  réalisées  par  les  autres,  et 
bien  loin  de  méconnaître  celles-ci  ou  de  vouloir  les  détruire, 
de  chercher  au  contraire  à  les  mettre  à  profit  pour  le  bien  de 
tous,  surtout  en  préconisant  la  morale  du  devoir  plus  haut 
encore  que  celle  du  droit. 

Les  juristes  sont  donc  aux  premiers  rangs,  parmi  ceux  qui 
doivent  combattre  pour  l'econstituer  cet  équilibre  intellectuel 
et  moral  uu  instant  conq)roinis.  Travaillons  sans  défiance  et 
sans  faiblesse  à  ces  progrès  dont  nous  devons,  par  l'œuvre  de 
la  législation,  être  les  ouvriers  modestes,  assurément,  mais 
dévoués  et  ardents  à  la  peine. 

Nous  trouverons  chez  nous,  ici-mème,  dans  notre  passé,  de 
nobles  exemples,  car  il  me  reste  le  pieux  devoir  de  rendre 
hommag-e  à  nos  morts;  hommag-es  qui,  hélas!  ne  chôment 
g-uère  dans  ces  rapports  annuels,  mais  (jui  nous  rappellent 
des  modèles  à  suivre  et  de  hautes  traditions  à  g-arder. 

C'est  d'abord  un  de  nos  correspondants  très  anciens  et  des 
plus  distingués,  du  royaume  de  Suède,  M.  Knu  d'Olivecrona, 
qui  a  été  l'objet  d'une  touchante  notice  de  M.  Ludovic  Beau- 
chet,  dans  la  nouvelle  Revue  historique  de  Droit  français  de 
juillet  dernier.  M.  Axel  Olivecrona,  fils  de  notre  confrère,  émi- 
nent,  vient  d'en  adresser  à  l'Académie  un  tiré  à  part,  où  je 
puise  quelques  détails  sur  la  vie  et  les  œuvres  du  savant  dé- 
funt. 

Né  en  Suède  en  1817,  il  vient  de  mourir  à  l'âg-e  de  quatre- 
ving-t-sept  ans,  après  une  vie  de  travail  constant  et  fertile  en 
œuvres. 

Professeur,  et  puis  Hector  magnificus  à  l'LTniversité  d'Upsal, 
il  fut  appelé  en  1868  à  la  cour  supaême  de  Suède,  àStockolm. 

Comme  membre  de  l'Assemblée  législative,  il  contribua  plus 
que   tout  autre  aux  réformes  du  Code  pénal.  Il   se   montra 


5o4  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

l'adversaire  déclaré  de  la  peine  de  mort  et  publia  un  ouvrage 
sur  cette  difficile  (piestiou,  qui  eut  un  grand  retentissement.  Il 
l'avait  communiqué  à  l'Académie,  ainsi  que  d'autres  travaux. 
Il  devint  un  des  écrivains  les  plus  remarquables  de  son  pays, 
comme  criniinaliste  et  comme  historien  du  Droit.  Il  est  mort 
plein  de  jours  et  d'oeuvres  élevées,  dans  toute  la  puissance  de 
son  esprit  supérieur. 

Et  son  biog-raphe,  comme  pour  montrer  qu'il  eut  tous  les 
bonheurs  dus  à  son  caractère  et  à  l'austérité  laborieuse  de  sa 
vie,  achève  sur  ces  mots  :  «  M'"''  d'Olivecrona  fut  elle  aussi  un 
écrivain  distingué,  un  poète  délicat,  et  la  littérature  suédoise 
lui  est  redevable  de  plusieurs  travaux  où  s'épanouissent  toutes 
les  qualités  de  son  cœur.  »  Nous  nous  permettons  de  lui 
adresser,  ainsi  qu'à  tous  les  siens,  l'expression  de  nos  sym- 
pathiques et  confraternels  reg-rets. 

Plus  près  de  nous  et  dans  des  conditions  de  vie  bien  diffé- 
rentes, s'éteig"nait,  il  y  a  quelques  jours  à  peine,  notre  cher 
confrère  et  collègue,  Joseph  Timbal. 

Le  Président  de  l'année  prononçait,  à  l'une  de  nos  derniè- 
res séances,  des  paroles  empreintes  de  souvenirs  personnels 
émus. 

Sur  sa  tombe  encore  ouverte,  je  fus  appelé  à  rappeler  prin- 
cipalement l'histoire  de  sa  vie  juridique;  j'en  retrace  ici  quel- 
ques mots  : 

«  Joseph  Timbal  était  né  en  i856,  à  Toulouse,  dans  un 
foyer  entouré  de  considération  et  de  respect,  où  il  ne  devait 
trouver  que  des  leçons  d'ordre  élevé  et  de  nobles  exemples. 

<(  Son  père  avait,  pendant  cinquante  ans,  occupé  une  des 
premières  places  à  notre  barreau;  il  avait  été  élu  quatre  fois 
bâtonnier  par  des  confrères  fiers  de  ses  lég-itimes  succès  à  la 
barre,  de  la  haute  probité  de  son  caractère  et  de  la  loyauté 
de  son  vig-oureux  esprit. 

«  Ce  père  favorisé  aurait  pu   voir  après  lui  ces  souvenirs 


ACTES    DE    l'académie.  5o5 

renaître  et    se   continuer  par  des  mérites  semblables,   ou  par 
de  belles  espérances  toutes  prêtes  à  se  réaliser. 

«  Notre  cher  collègue  lui-même,  fidèle  à  la  tradition,  avait 
plaidé  quelque  temps  et  remporté  la  médaille  d'or  des  sta- 
giaires. 

«  Après  avoir  obtenu  de  haute  lutte,  au  concours  de  i884, 
le  titre  d'ag'rég-é,  Timbal  fut  envoyé  à  la  Faculté  d'Aix-en- 
Provence.  Il  y  professa  pendant  deux  années,  à  peine  le 
temps  de  faire  pressentir  toute  sa  valeur  et  d'inspirer  d'affec- 
tueux regrets,  par  son  retour  au  foyer  paternel.  Il  devint 
bientôt  après  professeur  titulaire  de  droit  constitutionnel  à 
notre  Faculté. 

«  Nul  n'était  mieux  désigné  que  lui  pour  cet  enseignement 
(jui  nécessite  d'immenses  recherches  dans  le  passé  et  dans 
l'état  actuel  toujours  changeant  des  divers  gouvernements, 
qui  surtout  exige  un  esprit  impartial,  sans  parti-pris  intéressé, 
et  des  vues  élevées  sur  les  destinées  humaines,  en  même 
temps  que  sur  les  réalités  de  la  vie.  Tel  fut,  toute  sa  vie,  le 
nouveau  titulaire. 

«  Un  de  ses  anciens  élèves  écrivait  très  justement  :  «  Son 
«  œuvre  a  été  dans  ces  heures  d'un  enseignement  scientifi- 
«  que,  certes,  mais  qui  ne  dédaignait  pas  l'humour  et  le  pitto- 
«  resque  et  où  se  dévoilait  sa  belle  àme  libérale  et  tolérante, 
«  incapable  de  comprendre  la  haine  ou  la  fourberie.  » 

«  Respecté  et  aimé  de  ses  étudiants,  il  était  pour  eux  d'une 
condescendance  paternelle  et  touchante. 

((  Il  avait  préparé,  avec  Accarias,  une  édition  du  cours  du 
Droit  romain  (jue  les  circonstances  interrompirent,  et,  en 
1902,  il  publia,  en  colaboration  avec  nos  collègues  Brissaud  et 
Mestre,  une  traduction  avec  commentaires,  des  Principes  du 
Droit  constitutionnel  d'Orlando. 

a  II  avait  pris  à  notre  Académie  de  législation  la  place 
qu'y  avait  occupée  son  père,  et  c'était  fête  quand  il  venait  y 
soumettre  ses  savantes  et  originales  communications. 

33 


5of)  RECUEIL    I)i:    LÉGISL.VTFON. 

«  Lu  l)oii((''  t'iil  un  des  traits  doininaiits  de  sa  nature.  Il 
s'ouldiail  lui-même  pour  les  autres,  jusqu'aux  dernières  mi- 
nutes (le  sa  vie,  et  son  désintéressement  pour  les  choses  ma- 
térielles n'avait  pas  de  limites. 

«  Et  malgré  tout  cela,  peut-être  à  cause  de  tout  cela,  il 
était,  bien  avant  la  vieillesse  et  dès  le  moment  de  la  meil- 
leure maturité,  condamné  à  la  souffrance  et  aux  plus  tristes 
deuils  du  cœur. 

«  Il  succomba  sous  les  coups  de  la  douleur,  après  ceux  des 
nobles  fatigues  du  travail. 

«  Timbal  a  vécu  sans  un  instant  de  découragement  ou  de 
faiblesse,  en  conformité  avec  les  croyances  chrétiennes  et  iné- 
branlables qui  consolèrent  ses  douleurs.  Il  en  gardait  les 
hautes  espérances. 

«  La  justice,  dont  les  âmes,  même  les  plus  basses,  subis- 
sent le  sentiment  invincible,  ne  serait  qu'un  leurre  désolant, 
si  Dieu,  celui-là  même  qui  en  a  gravé  les  principes  immua- 
bles dans  nos  consciences,  n'en  achevait  pas  à  son  heure  les 
sanctions  suprêmes.  » 

Nous  nous  redirons,  Messieurs,  en  attendant  le  terme  fixé 
pour  nous,  le  mot  philosophique  habituel  à  l'un  de  ces  empe- 
reurs romains  dont  la  figure  austère  semble  présider  à  nos 
travaux  :  Lnboremiis .  Nous  aussi,  nous  avons  foi  dans  la  loi 
divine  du  travail. 


ACTES    DE    L*ACADÉMIE.  50^ 

RAPPORT     SUR    LE     CONCOURS 

ENTRE  LES  LAUREATS  DU  DOCTORAT 

présenté  à  la  séance  publique  annuelle  de  l'Académie,  le  17  décembre  igoS, 
par  A.  Mérignhac,  président. 


Messieurs, 

((  Puisse  la  raison  qui  s'affaiblit  quelquefois  dans  la  vieillesse 
nous  préserver  de  ce  défaut  trop  commun  d'élever  le  passé  aux 
dépens  du  présent  ».  Ainsi  s'est  exprimé  Voltaire  dans  ses 
Fragments  sur  l'histoire.  Ces  paroles  me  sont  revenues  en 
mémoire  au  moment  où,  pour  mieux  me  pénétrer  de  mon  rôle 
en  cette  séance,  je  relisais  les  discours  de  ceux  qui  m'ont  pré- 
cédé dans  des  circonstances  semblables.  Eh  bien  !  au  risque  de 
vous  sembler  bien  vieux,  je  suis  cependant  forcé  de  constater 
que,  pour  l'Académie,  au  point  de  vue  seulement  bien  entendu 
du  concours  des  lauréats  de  doctorat,  le  passé  valait  mieux  que 
le  présent.  Le  premier  des  rapporteurs  de  ce  concours,  M.  La- 
ferrière,  inspecteur  général  des  Facultés  de  Droit,  constatait, 
dans  la  séance  du  3  août  i856,  que,  sur  les  neuf  Facultés  de 
Droit  alors  existantes,  cinq  avaient  décerné  la  médaille  d'or 
pour  le  concours  entre  les  docteurs  et  aspirants  au  doctorat; 
que  deux  n'avaient  cru  pouvoir  accorder  que  des  mentions  ho- 
norables; que  les  deux  dernières,  enfin,  n'avaient  pas  eu  de 
mémoires  produits  en  i855,  à  raison  d'un  retard  accidentel 
dans  la  distribution  des  sujets  de  concours. 

Ainsi,  dans  cet  âge  d'or  des  études  du  droit  en  France,  la 
règ-le  normale  c'était  que  toutes  les  Facultés  eussent  un  ou  plu- 
sieurs concurrents  pour  le  concours  de  doctorat.  Et  ce  n'étaient 
pas  seulement  les  concours  des  Facultés  qui  étaient  ainsi  suivis. 
Les   Académies    provinciales,   elles    aussi,    étaient   richement 


5o8  RECUEIL    DE    LEfilSLATION. 

pourvues,  spécialement  rAcadéniie  de  législation  de  Toulouse, 
si  j'en  crois  notamment  le  rapport  que  jjréseîitait  M.  Beudant, 
le  futur  doyen  de  la  Faculté  de  Droit  de  Paris,  qui,  à  titre  de 
secrétaire-adjoint,  analysait,  dans  le  concours  de  1860,  treize 
mémoires  dont  quelques-uns  étaient  de  volumineux  in-folio  ! 

Combien  nous  sommes  loin  de  cette  magnifique  floraison 
juridique.  Cette  année,  l'Académie  n'a  vu  aborder  aucun  de 
ses  concours  propres;  et,  parmi  les  lauréats  de  la  médaille  d'or 
du  doctorat,  c'est  tout  juste  si  elle  s'est  vu  présenter  un  mé- 
moire unique! 

Mais  alors  u'allez-vous  pas  nous  suspecter  de  quelque  com- 
plaisance vis-à-vis  de  notre  unique  candidat,  et  ne  sommes- 
nous  pas,  en  le  couronnant,  quelque  peu  en  désaccord  avec  la 
lettre  même  de  l'arrêté  du  3o  mai  i855  fondant  le  prix  du 
Ministre?  Il  est  dit,  en  elfet,  dans  cet  arrêté  que  la  médaille 
sera  décernée  à  celui  des  jeunes  docteurs  dont  le  mémoire  sera 
jugé  ((  le  plus  remarquable  sous  le  rapport  de  la  science  et  par 
les  qualités  du  style  ».  Et  M.  Laferrière,  dans  la  séance  publi- 
que du  29  juillet  i855,  disait  :  «  Elle  sera,  par  conséquent, 
entre  les  vainqueurs,  le  prix  d'une  seconde  victoire;  et  ce  con- 
cours §;"énéral,  sans  rien  enlever  au  mérite  des  concours  parti- 
culiers, ajoutera  ainsi,  chaque  année,  un  nouvel  éclat  à  la 
coiu'onne  décernée  par  l'une  des  Facultés...  »  Or,  là  où  il  n'y 
a  qu'un  concurrent,  à  vrai  dire,  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas 
concoufs,  car  le  concours  suppose  la  lutte,  la  comparaison,  le 
doute,  la  discussion  dans  le  jury  et  finalement  l'élévation  d'un 
seul  au-dessus  des  autres. 

Et  pourtant.  Messieurs,  nous  croyons,  comme  l'ont  déjà 
cru  plusieurs  des  anciens  juges  de  l'Académie,  qu'il  peut  y 
avoir  concours,  lutte  et  victoire  là  même  où  il  n'y  a  qu'un  seul 
titulaire  de  la  première  médaille  d'or  du  doctorat.  C'est  un 
combat  sans  larmes,  puisqu'il  n'y  a  point  de  vaincus;  mais  il 
pourrait  y  avoir  un  vaincu  précisément  dans  la  personne 
même  du  candidat  unique,  car  l'Académie,  qu'elle  soit  en  pré- 


ACTES    DR    L  ACADÉMIE.  5o9 

sence  d'un  ou  de  plusieurs,  ne  décerne  le  prix  dont  le  i>rand 
maître  de  l'Université  de  France  fît  en  ses  mains  le  g-lorieux 
dépôt,  que  lorsqu'elle  se  trouve  en  présence  d'une  œuvre  à  peu 
près  impeccalde  dans  le  fond  et  dans  la  forme. 

Et  c'est  bien  d'une  œuvre  de  ce  ^enre  que  j'ai  à  vous  narrer 
aujourd'hui  les  mérites.  La  Faculté  de  Droit  de  Dijon  avait  mis 
au  concours  la  Saisie-arrèt  des  sa/aires.  Deux  mémoires  lui 
furent  présentés;  elle  préféra  celui  de  M.  Foncin,  qui,  disait 
le  rapporteur  des  concours  de  1904,  M.  Germain  Martin,  «  sait 
voir,  sous  tous  les  textes,  le  droit  vivant,  dont  l'esprit  s'élève 
sans  peine  aux  idées  générales  et  embrasse  facilement  les  en- 
sembles, dont  l'étude,  claire,  bien  divisée,  ne  s'écarte  pas  un 
instant  du  cadre  tracé  par  avance...  »  Essayons,  à  notre  tour, 
de  justifier  pourquoi  M.  Foncin  obtient  le  suffrag-e  de  l'Acadé- 
mie, comme  il  a  déjà  obtenu  celui  de  la  Faculté  de  Droit  de 
Dijon. 

Au  premier  abord,  le  sujet  proposé  paraît  être  un  sujet  de 
procédure  pure,  et  c'est  probalilement  ainsi  qu'on  l'eût  envi- 
sagé à  l'époque  encore  assez  rapprochée  de  la  nôtre,  où  les 
questions  ouvrières  étaient  loin  d'avoir  l'importance  qu'elles 
ont  acquise  aujourd'hui.  Mais  il  faudrait  être  aveugle  pour 
nier  la  place  prépondérante  prise  de  nos  jours  par  ces  ques- 
tions dans  la  crise  sociale  que  traversent  presque  sans  excep- 
tion tous  les  Etats  d'Europe.  Aussi  M.  Foncin  a-t-il  pensé  que 
c'était  surtout  le  côté  social  que  la  Faculté  de  Dijon  voulait 
voir  traiter  et  élucider  en  mettant  au  concours  le  sujet  pro- 
posé :  <(  Si.  dit-il  dans  son  Introduction,  nous  comprenons 
bien  la  pensée  des  rédacteurs  du  sujet,  c'est  que  l'on  estime  à 
juste  titre  que,  relativement  à  ces  personnes  surtout  (aux  ou- 
vriers) la  question  est  d'une  importance  capitale.  Il  s'agit  ici 
d'une  véritable  question  sociale,  qui  se  rattache  très  étroi- 
tement à  la  protection  de  la  classe  ouvrière,  aux  rapports 
entre  le  capital  et  le  travail,  par  là  des  plus  vivantes  et  des 
plus  intéressantes.  » 


OIO  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

M.  Foiiciii  csl-il  (Ml  parfaite  liarinonio  d'idées  avec,  ses  maî- 
tres? Il  est  peiinis  (^le  le  croire  puisqu'ils  l'ont  couronné.  Le 
rapporteur  de  Dijon  expose  ([u'après  avoir  indicpié  ce  qu'était 
la  saisie-arrêt  dans  le  C^ode  de  procédure  civile,  le  lauréat, 
arrivé  au  cœur  même  de  son  sujet ,  c'est-à-dire  à  la  loi 
du  12  janvier  1895  sur  la  saisie-arrêt  des  salaires,  donne  avec 
intention  de  cette  loi  «  un  commentaire  très  éclairé  mais  que 
d'aucuns  pourront  jug-er  un  peu  concis  ».  Ce  travail,  pensait- 
il,  n'était  pas  le  but  principal  du  sujet;  il  présentait,  au  sur- 
plus, peu  d'intérêt  car  il  a  déjà  été  fait  par  de  nombreux  au- 
teurs... Et  M.  Germain  Martin  de  conclure  que,  s'il  faut  savoir 
g-ré  à  M.  Foncin  d'avoir  évité  la  reproduction  de  travaux  déjà 
faits  et  bien,  telles  les  études  de  MM.  César-Bru,  Pabon,  Le- 
sage,  Compinet  Hémard,  on  doit  lui  reprocher  pourtant  d'avoir 
été  trop  vite  dans  l'exposé  de  la  procédure  de  la  saisie-arrêt 
des  salaires.  En  outre,  cet  exposé  renferme  quelques  inexacti- 
tudes :  il  y  est  supposé,  par  exemple,  que  la  loi  nouvelle  auto- 
rise plusieurs  saisies-arrêt,  tandis  que,  au  contraire,  suivant 
l'article  7  de  la  loi,  le  juge  ne  doit  désormais  en  autoriser 
qu'une.  Egalement,  le  professeur  de  procédure,  qui  siég-eait 
dans  le  jury  de  Dijon,  avait  constaté  que  l'auteur  n'avait  pas 
su  se  garder  de  certaines  confusions  qui  n'ont  pas  non  plus 
échappé  à  l'œil  perspicace  du  distingué  professeur  de  procé- 
dure que  le  jurv  de  Toulouse  comptait  parmi  ses  membres. 

En  somme,  il  résulte  bien  des  observations  qui  précèdent 
que  le  lauréat  de  Dijon  a  saisi  la  pensée  des  rédacteurs  de  son 
sujet  puisqu'ils  lui  ont  donné  le  prix  mais  que  pourtant  la 
Faculté  eût  été  plus  satisfaite  s'il  se  fut  étendu  davantag^e  sur 
la  loi  du  12  janvier  1890  que  M.  Martin  appelle  avec  raison, 
on  l'a  vu,  le  cœur  mcme  du  sujet.  Nous  aussi  nous  avons  été 
quelque  peu  étonné  de  voir  l'auteur  faire  une  part  restreinte 
à  cette  loi;  et  c'est  là  le  reproche  principal  que  nous  lui  adres- 
serions si,  comme  le  disait  encore  M.  Laferrière  à  la  séance 
dont  il  a  été  parlé  ci-dessus,  «  dans  l'exercice  de  littérature 


ACTKS    DK    L  ACADKiMIK. 


jiiiiflifjuc  auquel  so  livre  le  président  de  rAcadéniie  eu  séance 
j)iil)li(jue  annuelle,  ne  devait  prédomiuer  la  eiili(|ue"  (|ui  a  pour 
but  principal  de  l'aire  ressortir  les  (|ualil('s  des  ouvrat^es  cou- 
ronnés ».  Cl'est,  heureusement,  désormais  la  lâche  ai^réable  que 
nous  avons  à  remplir  en  analysant  le  mémoire  de  M.  Foncin. 

Ce  mémoire  est  divisé  en  quatre  parties  :  a)  généralités; 
b)  loi  du  12  janvier  i8g5;  c)  saisie-arrèt  des  salaires  en  droit 
comparé;  (/)  système  de  saisie-arrêt  rationnellement  et  théori- 
([uement  concevables.  —  Lequel  faut-il  adopter  en  pratique? 
Dans  les  ;^énéralités,  M.  Foncin  expose  successivement  un 
bref  historique  de  la  saisie-arrét  et  un  très  court  aperçu 
de  la  législation  relative  à  la  protection  des  ouvriers.  Les 
recherches  historiques  sur  la  saisie-arrèt  à  Rome  sont  savan- 
tes. L'auteur  ne  croit  point  que  cette  institution  fût  connue 
dans  le  monde  romain  ;  nuiis  il  retient  cette  remarque  im- 
portante que,  dès  le  di'but,  pour  des  raisons  d'humanité 
semblables  à  celles  qui  ont  fait  voter  chez  nous  la  loi  du 
12  janvier  1890,  les  Romains  ont  su  concilier  l'intérêt  du 
créancier  et  celui  du  délùteur.  Par  contre,  la  saisie-arrêt  exis- 
tait dans  notre  ancien  droit  français;  mais  celle  des  salaires 
n'y  pouvait  pas,  dit-il,  être  brûlante,  car,  «  avec  le  rég'ime 
des  corporations,  rée;ime  de  fraternité  sans  conteste,  les  ou- 
vriers devaient  toujours  être  assurés  du  pain  quotidien  ».  Dans 
la  période  du  Code  de  procédure  civile,  on  lira  avec  intérêt  une 
intéressante  analyse  de  la  jurisprudence  qui  avait  atténué 
dans  une  certaine  mesure  les  etfets  désastreux  de  la  saisie  des 
salaires  de  l'ouvrier,  en  attribuant  à  une  partie  du  salaire  un 
caractère  alimentaire. 

L'exposé  même  très  e;-énéral  des  lois  et  projets  de  lois  ten- 
dant à  l'amélioration  de  la  classe  ouvrière  est  fort  captivant 
et  habilement  tracé;  mais  était-il  bien  dans  le  sujet?  M.  Fon- 
cin croit  le  justifier  en  disant  que  «  l'on  pourra  mieux  ainsi 
placer  la  loi  nouvelle  dans  son  cadre  et  voir  qu'elle  n'est  pas 
une  manifestation  isolée  de  l'intérêt  qu'on  attache,  en  France, 


5l2  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

aux  questions  ouviirros  ».  Soit;  mais  à  ce  compte  il  aurait 
été  permis  aussi  de  nous  (l('peindre  tout  le  mouvement  social 
des  temps  anciens  et  contemporains,  au(|uel  se  rattaciient 
éti'oihMHcnl  les  (picslioMs  ouvi'ièi'es,  pai"  suite  fie  nous  présenter 
toute  riiistoii'e  de  rhumanit»' !  Et  puis,  pourquoi  se  restrein- 
dic  à  la  h'i'ancc,  puiscpie  M.  Foncin,  avec  raison,  consacrera 
une  partie  de  son  œuvre  à  la  législation  comparée?  Le  çrief 
n'est  pas  g^rand  puisqu'il  ne  s'agit  que  d'une  page  que  notre 
lauréat  fera  bien  de  supprimer,  croyons-nous,  s'il  livre  son 
travail  à  l'impression. 

Avec  la  deuxième  partie  nous  abordons  l'étude  de  la  loi  du 
12  janvier  1896  sur  la  saisie-arrêt  des  salaires  distribuée  dans 
les  chapitres  suivants  :  a)  travaux  préparatoires;  b)  commen- 
taire; c)  critiques  et  projets  de  réformes. 

Après  avoir  indiqué  les  ouvrages  et  études  autorisés,  tels 
que  ceux  de  MM.  Glasson,  Le  Saulnier,  Desjardins  et  Lyon- 
Caen,  dans  lesquels  avait  été  reconnue  la  nécessité  d'une  mo- 
dification du  Code  de  procédure  civile  et  les  projets  déposés 
aux  Chambres,  M.  Foncin  analyse  d'une  façon  très  nette  les 
discussions  qui  précédèrent  le  vote  de  la  loi  soit  à  la  Chambre, 
soit  au  Sénat.  Arrivé  au  commentaire  de  la  loi  elle-même,  il 
expose  bien  comment  le  législateur  de  1895  a  sensiblement 
modifié  la  procédure  et  l'a  largement  simplifiée  en  la  déga- 
geant de  la  dénonciation  de  l'exploit  au  saisi  et  de  la  contre- 
dénonciation  de  la  demande  en  validité  au  tiers-saisi.  Et  tou- 
tefois, si  l'on  va  au  fond  des  choses,  ne  pourrait-on  pas  voir 
une  assignation  véritable  dans  la  convocation  prévue  par  l'ar- 
ticle 8  de  la  loi,  convocation  qui  doit  précéder  le  jugement 
prononcé  par  le  juge  de  paix  statuant  sur  la  validité  de  la 
saisie?  Nous  aurions  été  bien  aise  de  voir  le  lauréat  s'expli- 
quer sur  ce  point,  que  nous  n'indiquons  nous-même  que  sous 
une  forme  interrogative  ?  La  loi  nouvelle  décide  que  le  juge  de 
paix  doit  trancher  simultanément,  dans  la  même  audience,  les 
demandes  en  validité,  en  nullité,  eu  mainlevée  de  la  saisie  et 


ACTES    DE    l'académie.  5i3 

hi  déclaration  affirmative  du  tiers-saisi.  C'est  là  une  mesure 
utile  et  de  nature  à  rendre  infiniment  plus  rapide  une  procé- 
dure autrefois  beaucoup  trop  longue  quand  ces  diverses  de- 
mandes devaient  être  examinées  isolément.  M.  Foncin  expose 
bien  tout  cela;  mais,  par  contre,  ainsi  qu'on  le  lui  a  reproché 
à  Dijon,  il  ne  donne  aucun  développement  au  principe  nou- 
veau suivant  lequel  désormais  le  juge  ne  doit  autoriser  qu'une 
seule  saisie-arrèt.  Bien  plus,  comme  nous  le  disions  au  début 
de  ce  rapport,  il  semble  supposer,  à  tort,  que  plusieurs  sont 
possibles. 

Après  avoir  examiné  en  détail  les  divers  actes  de  la 
procédure,  nous  aurions  voulu  que  le  lauréat  nous  pré- 
sentât, dans  une  sorte  de  tableau  d'ensemble  les  modifica- 
tions de  la  loi  nouvelle.  M.  Foncin  aurait  été  ainsi  amené 
à  se  demander  si  la  saisie-arrèt  des  salaiies  ne  pourrait  pas 
être  prise  comme  modèle  le  jour  où  l'on  se  décidei-a  à  modifier 
notre  Code  de  procédure  civile  et,  en  particulier,  à  rendre 
moins  compliquée  et,  par  suite,  moins  dispendieuse  la  saisie- 
arrêt  de  droit  commun.  Ce  serait-là,  croyons-nous,  une  excel- 
lente solution,  au  moins  en  principe,  car  en  quelques  cas  la  loi 
nouvelle  a  été  peu  heureusement  inspirée  ;  et  l'auteur  signale 
avec  g-rande  raison  la  lacune  qui  consiste  à  ne  soumettre  la 
saisie  à  aucun  délai  pour,  après  l'exploit  de  saisie-arrèt,  convo- 
quer les  intéressés  devant  le  juge  de  paix  afin  d'obtenir  un 
jugement  de  validité. 

Les  effets  du  jugement  de  validité  sont  indiqués  d'une  façon 
très  exacte.  L'auteur  n'accepte  pas  la  théorie  g-énéralement 
adoptée  et  qui  rapproche  trop,  d'après  lui,  la  saisie-arrêt  vali- 
dée d'une  cession  de  créance.  En  revanche,  les  développements 
consacrés  à  la  main  levée  de  la  saisie  sont  un  peu  écourtés 
ainsi  que  ceux  concernant  la  distribution  des  deniers.  Mais  la 
documentation  est  des  plus  sûres  au  sujet  de  la  jurisprudence 
amenée  par  la  mise  à  exécution  de  la  loi  nouvelle,  notamment 
en  ce  qui  concerne  quels  sont  ceux  qui  doivent  être  qualifiés 


5l4  RECUKIL    I)K    LÉGISLATION. 

d'ouvriers.  Des  criliques  pénétrantes  sont  dirig^ées,  lorsqu'il  y  a 
lieu,  contre  les  décisions  judiciaires  rendues.  Dans  le  doute, 
l'auteur  propose  la  solution  la  plus  favorable  au  débiteur,  qui 
consiste  à  le  considérer  comme  un  ouvrier,  solution  en  somme 
fort  log"ique,  puisque  riiii  des  j)iincipan.\  caractères  de  la  loi  du 
12  janvier  189.5  est,  suivant  lui,  d'être  <(  une  faveur  pour  les 
travailleurs,  une  amélioration  au  sort  de  ceux  qui  concourent 
à  la  production,  au  développement  et  à  la  circulation  de  la 
richesse  nationale  ».  A  l'occasion,  au  milieu  des  lois  de  pro- 
céduie,  M.  Foncin  ne  perd  point  de  vue  les  dispositions  des 
lois  civiles,  notamment  lorsqu'il  fait  remarquer  que  les  cas  de 
compensation  exceptionnellement  autorisés  par  l'article  4  àc 
la  loi  ne  remplissent  pas  les  conditions  des  articles  1291  et  sui- 
vants du  Code  civil. 

La  loi  que  vient  d'étudier  Fauteur  du  mémoire  n'a  pas 
donné  les  résultats  que  le  législateur  en  attendait  ;  de  toutes 
parts,  elle  a  soulevé  de  légitimes  protestations.  Une  enquête 
faite  par  les  soins  du  Ministère  du  Commerce  a  été  suivie  de 
discussions  très  vives  au  Parlement.  M.  Foncin  a  recherché 
quel  compte  il  convient  de  tenir  des  reproches  adressés  aux 
textes  nouveaux  quant  au  fond  et  quant  à  la  forme,  La  loi 
de  189.5,  a-t-oii  dit,  a  diminué  le  crédit  de  l'ouvrier.  M.  Fon- 
cin ne  le  pense  point  et  croit,  avec  de  nombreux  industriels, 
que  le  dixième  saisissable  est  très  suffisant  pour  garantir  le 
créancier  et,  par  suite,  pour  assurer  à  l'ouvrier  le  crédit  dont  il 
a  besoin.  On  ajoute  :  les  saisies  sont  plus  nombreuses,  car  le 
saisissant  est  obligé  de  faire  des  avances  moindres  à  raison  de 
la  simplification  de  la  procédure.  Sur  ce  point,  M.  Foncin 
déclare  que  les  statistiques  ne  sont  pas  assez  concluantes  pour 
permettre  d'avoir  une  opinion  bien  exacte  ;  il  fait  remarquer 
que  le  patron  a  un  moyen  très  simple  pour  réduire  le  nombre 
de  saisies,  moyen  qui  consiste  à  avertir  à  la  fois  l'ouvrier  et  le 
créancier  que  le  premier  sera  renvoyé  s'il  ne  s'est  pas  arrangé 
avec  le  second  dans  un  délai  déterminé.  En  définitive  pour- 


ACTES    DE    l'aCADÉiMIE.  5i5 

IcUit,  rautcur  estime  que  l'augmentation  des  frais  est  réelle  et 
qu'elle  doit  être  sérieusement  envisagée  dans   la  réforme.    Il 
admet,  d'autre   part,  le   bien   fondé  absolu  du  grief  coucer- 
nant  la    durée  des    retenues.    On  a   signalé    des    hypothèses 
fréquentes    où   l'ouvrier    n'arrive  pas  à   se    libérer  avant  sa 
mort.    A  propos  d'un  ouvrier  d'une  filature  des  Vosges,  il  a 
été  calculé  qu'il  aurait  fallu,  pour  amortir  sa  dette,  lui  saisir 
le  dixième  de  son    salaire  pendant  près  d'un   siècle.    Et  cet 
ouvrier    était    âgé    de    soixante-dix    ans  !    La   saisie    devient 
encore  inefficace  par  suite  du  renvoi  de    l'ouvrier  ou  de  son 
départ   spontané  de  chez  le  patron    pour   se  soustraire   à  la 
retenue.  La   fuite  est  facile  pour  les  ouvriers  qui  n'ont  point 
de  famille  et   possèdent  quelques  ressources,  en  sorte  que  ce 
sont  les  ouvriers  méritants,  les  plus  chargés  de  famille  et  les 
plus  pauvres,  qui  sont  obligés  de  subir  les  conséquences  de  la 
saisie  auxquelles  échappent  les  moins  dignes  d'intérêt.  D'autre 
part,  vu  rincertitude  de  ses  résultats,  seuls  le  plus  souvent  ont 
recours  à  cette  procédure  les   créanciers   les  plus  âpres,  les 
plus  durs,  les  moins  intéressants.  Pour  les  satisfaire,  on  ruine, 
on  met  au  désespoir  une  famille  entière  puisqu'une  dette  du 
père  autorise  à  frapper  de  saisie  les  produits  du  travail  de  la 
femme  et  des  enfants    mineurs.    Fatalement   accablé    sous    le 
fardeau  d'une  dette    qu'il    ne  peut  éteindre   et  que   viennent 
grossir  des  frais  démesurés ,  l'ouvrier  le  meilleur  se    décou- 
rage, abandonne  sa  famille  qu'il  ne  peut  nourrir  et  devient  un 
((  rouleur    ».    Ainsi,  le  système  légal  qui  l'écrase  produit  un 
effet  semblable  à  celui  de  l'alcool  ;  c'est  la  même  dégénéres- 
cence morale,  quand  les  deux  ne  coïncident  pas,  car  l'ouvrier, 
écarté  de  la  famille,  prend  facilement  le  chemin   du    cabaret 
qu'il  avait  ignoré  jusque-là  ! 

Avant  de  conclure  dans  le  sens  de  la  réforme  qui  hii  paraî- 
trait la  meilleure,  M.  Foncin  recherche  quelles  solutions  ont 
prévalu  à  l'étranger.  De  là  une  analyse  très  détaillée  et  pleine 
d'intérêt  des  dispositions  législatives  en  vigueur  chez  les  dif- 


5i6 


KEcrr.ii.   r)F,   i-koislation'. 


IVtciiIs  jKMiph's  (l'Europe  et  frAm(''ri(|U(',  L'auteur  ne  caehe  pas 
ses  préférences  pour  le  système  suivi  en  Suisse  (loi  fédérale 
(lu  II  avi'il  i88()i,  où  un  foTictiounaire  sp('cial  a[)pelé /j/Yy>06'«"' 
(///./'  jioursuitcs  délerniiue,  eu  é^ard  à  la  siluation  personnelle 
de  chaque  débiteur,  ce  qui  pourra  faire  l'objet  de  la  saisie- 
arr(*t.  I^e  pouvoii'  trt's  lar^e  du  préposé,  qui  décide  selon  les 
faits,  les  situations  et  les  besoins,  n'est  pas,  au  surplus,  tout 
à  fait  absolu.  Les  parties  ont  toujours  la  ressource  de  porter 
plainte  auprès  d'une  autorité  supérieure,  dite  de  surveillance, 
lorsque  les  décisions  du  préposé  sont  contraires  à  la  loi  ou 
ne  paraissent  pas  justifiées  en  fait. 

Arrivé  aux  réformes  possibles  et  au  système  le  meilleur  à 
choisir  dans  l'organisation  ultérieure  de  la  saisie  des  salaires, 
M.  Foncin  reproche  surtout  à  la  loi  de  189.5  son  manque  de 
souplesse,  ses  règles  rigides  et  absolues  qui  ne  permettent  pas 
au  juge  de  tenir  compte  des  situations  de  fait,  en  déclarant 
insaisissable  une  proportion  du  salaire  variant  nécessairement 
suivant  chaque  espèce  et  surtout  d'après  l'intérêt  qu'inspirent 
le  créancier  et  le  débiteur.  Ce  pouvoir  d'appréciation  néces- 
saire, la  jurisprudence  l'avait  créé  avant  1896;  ainsi,  la  Cour 
de  cassation,  par  un  arrêt  du  10  avril  1860  (D.,  60,  I,  166), 
avait  attribué,  on  l'a  vu,  à  une  quotité  du  salaire  un  caractère 
alimentaire,  ne  validant,  par  suite,  la  saisie  que  pour  le  sur- 
plus. De  là  un  arbitraire  inspiré  par  un  sentiment  de  commi- 
sération très  louable  sans  doute,  mais  ouvrant  forcément  une 
perspective  de  décisions  contradictoires,  de  nature  à  ne  laisser 
que  très  peu  de  sécurité  au  créancier  et  à  compromettre  par  là 
même  le  crédit  du  débiteur.  Sans  vouloir  trop  rappeler  ici  la 
maxime  fameuse  :  ((  Dieu  nous  g-arde  de  l'équité  du  juge  », 
nous  ne  saurions  trop  attirer  l'attention  du  législateur  sur  les 
inconvénients  de  l'absence  d'une  règle  précise  en  toute  matière 
et  spécialement  dans  celle  qui  nous  occupe.  Dans  cette  der- 
nière, en  effet,  les  préoccupations  humanitaires  et  quelquefois 
polili([ues  sont  essentiellement  redoutables,  à  une  époque  où 


ACTES    DE    LACADibriE.  5  I  7 

l'intérêt  de  l'ouvrier,  si  respectable  soit-il,  coiitrehalauce 
peut-être  trop  fortement  celui  de  l'autre  intéressé,  à  la  bourse 
duquel  il  n'a  point  hésité  à  faire  appel,  et  qui  lui  a,  en  somme, 
rendu  un  sig'nalé  service  en  lui  donnant  les  moyens  de  sub- 
venir à  son  entretien  et  à  celui  de  la  famille!  M.  Fonciu  l'a 
bien  compris  et,  à  l'image  de  la  Suisse,  il  conseille  de  contrô- 
ler sérieusement  les  décisions  de  l'autorité,  qui  doit,  d'après 
lui,  être  autoris(''e,  dans  une  législation  nouvelle,  à  déterminer 
en  fait,  suivant  les  situations  diverses,  la  partie  du  salaire 
soustraite  à  l'action  du  créancier.  Quelle  serait  cette  autorité? 
Ici  M.  Foncin  iiuiove  d'um^  façon  radicale  sur  le  système 
actuel  ;  il  dessaisit  le  ju§"e  de  paix  pour  attribuer  compétence 
au  Conseil  des  Prud'hommes,  «  juridiction,  dit-il,  toute  dési- 
gnée d'avance  pour  renq:»lir  les  délicates  fonctions  dont  il 
s'agit,  car  nul,  mieux  que  ses  membres  ne  sont  plus  à  même 
de  connaître  les  ouvriers,  leur  situation,  leurs  besoins,  leur 
genre  d'existence  et  leurs  mérites  personnels  ».  Les  décisions 
du  Conseil  seraient  contrôlées  par  un  rouage  choisi  dans 
le  sein  du  tribunal  civil  quant  aux  affaires  au-dessus  de  la 
compétence  des  Prud'hommes. 

Nous  n'hésitons  pas  à  considérer  cette  solution  comme 
bien  dangereuse.  Les  Prud'hommes  ne  connaissent  pas  le 
droit.  M.  Foncin  répond  que  «  rien  n'est  plus  simple  qu'une 
procédure  de  saisie-arrêt  de  salaires  au  point  de  vue  pratique  ». 
Il  oublie  qu'il  a  considéré  lui-même  cette  question  de  procé- 
dure comme  négligeable  et  que  la  loi  nouvelle  devait  surtout 
être,  d'après  lui,  appréciée  au  point  de  vue  économique  et 
social.  Or,  c'est  là  surtout  que  se  fait  sentir  le  besoin  d'une 
sérieuse  culture  juridique,  du  sentiment  du  Droit,  qui  seul 
peut  mettre  en  situation  de  résister  aux  entraînements  de  doc- 
trines variables  suivant  les  temps,  les  mœurs  et  l'esprit  poli- 
tique à  la  mode.  Deux  magistrats  bien  placés  pour  être  au 
courant  des  besoins  ouvriers  et  de  l'esprit  qui  doit  présider  à 
ra[)plication  de  la  loi  de  1890,  les  juyes  de  paix  du  Creusot  et 


5x8  RECUEIL    DF.    LKGISLATIOX. 

de  Monceau-les-Mines,  ont  affirmé  à  M.  Foncin  que  les  juges 
de  paix  appelés  à  apprécier  la  quotité  du  salaire  saisissable 
suivant  les  circonstances  se  trouvaient  fatalement  en  présence 
d'un  créancier  qui  ferait  1<'  débiteur  j)lus  riclie  qu'il  n'est  et 
d'un  d(''l)itein-  cpii  s'appauvrirait  tant  qu'il  le  pourrait,  en 
sorte  (jiie  l'on  serait  foicéuieut  obligé  de  s'en  rapporter  au 
dire  des  parties.  Mais,  ajouterons-nous,  les  parties  sont  deux, 
et  toutes  deux  en  opposition  ;  donc  à  qui  se  fier?  M.  Foncin 
croit-il  (\\w  le  (Conseil  des  Prud'hommes  sera  moins  embar- 
rassé cpu'  le  juge  de  paix?  Quelle  lumière  subite  l'éclairera  là 
où  le  juge  de  paix  se  déclare  environné  de  ténèbres  ?  Ou  plu- 
tôt, tandis  que  le  juge  de  paix,  même  dans  l'obscurité,  se 
décidera  tant  bien  que  mal  par  la  notion  de  la  justice, 
n'est-il  pas  à  craindre  que  les  Prud'hommes  ne  fassent  pen- 
cher consciemment  ou  inconsciemment  la  balance  au  gré  de 
leurs  préoccupations  sociales  et  politiques?  D'autre  part,  on 
conçoit  difficilement,  en  présence  de  ces  préoccupations  pos- 
sibles et  pro})ables  des  Prud'hommes,  le  contrôle  de  l'élément 
judiciaire  qui  n'éprouvera  certainement  pas  les  mêmes  préoc- 
cupations. Ce  sera  donc  l'opposition  probable  entre  les  deux 
rouages  inspirés  d'idées  et  de  sentiments  différents.  Enfin, 
quel  contrôle  exercera  l'élément  judiciaire  qui  n'aura  pas  plus 
de  renseig"nements  positifs  sur  la  situation  des  parties  que 
l'autorité  de  première  instance,  laquelle,  le  plus  souvent, 
comme  on  vient  de  le  voir,  n'en  aura  aucun  ! 

Quelle  que  fût,  au  surplus,  l'autorité  compétente  pour  dé- 
terminer la  quotité  saisissable  du  salaire,  sa  fixation,  néces- 
sairement arbitraire,  aurait  les  plus  graves  inconvénients 
qui  ont  été  sig"nalés  à  maintes  reprises  et  dont  nous  ne  re- 
tiendrons que  les  deux  suivants.  Le  premier,  déjà  indiqué, 
est  qu'il  faudra,  en  dernière  analyse,  s'en  rapporter  au  dire 
de  l'une  des  parties,  là  où  n'existe  aucun  élément  d'enquête 
digne  d'une  créance  absolue,  en  sorte  que,  dans  cette  incer- 
titude complète,   le  crédit   de   l'ouvrier   sera   affaibli  et  peut- 


ACTES    DR    L  ACADÉMIE.  f)  1  () 

être  ancauti.  Le  second  est  la  suite  du  premier  :  le  eréaii- 
cier  n'arrivant  à  aucun  résultat  appréciable  par  la  saisie  du 
salaire,  fera  saisir  les  ineul)les  de  sou  débiteur,  ce  (pii  occa- 
sionnera des  frais  excessifs,  i-uinera  l'ouvrier  sans  enrichir 
le  créancier,  tous  résultats  auxquels  jx'rsonne  ne  pourra 
s'opposer. 

En  définitive,  nous  croyons  que  le  choix  s'impose  entre  le 
système  de  la  loi  de  1895,  portant  fixation  d'un  taux  seul  saisis- 
sable  (le  dixième  en  l'espèce)  et  celui  de  l'insaisissabilité  absolue 
du  salaire  de  l'ouvrier.  Nous  avouons  (pie  nos  préférences  sont 
en  faveur  du  second.  Nous  ne  reviendr<jns  point  sur  les  incon- 
vénients du  premier,  qui  ont  été  généralement  reconnus,  et 
nous  allons  nous  borner,  en  quelques  mots,  à  indiquer  pour- 
quoi nous  pencherions  vers  l'insaisissabilité  absolue.  Ce  sys- 
tème, dit  M.  Foncin,  est  aujourd'hui  très  prôné;  dans  bien 
des  milieux  on  le  désire,  et  l'on  tient  la  loi  de  1895  comme 
devant  disparaître  pour  lui  faire  place.  Si,  ajoute-t-il,  tels  doi- 
vent être  les  événements,  si  l'indisponibilité  totale  des  salaires 
pénètre  dans  nos  lois,  malg^ré  les  efforts  et  les  barrières  qu'on 
devra  lui  opposer,  nous  ne  voyons  qu'un  moyen  d'échapper 
aux  dang-ers  sig-nalés  plus  haut.  Et  ce  moyen,  suivant  l'auteur, 
consiste  à  adopter  une  mesure  en  quelque  sorte  intermédiaire 
entre  l'insaisissabilité  partielle  et  l'insaisissabilité  totale,  de 
façon  à  tempérer  les  effets  trop  absolus  de  cette  dernière!  Nous 
sommes  donc  assez  près  de  nous  entendre,  car,  nous  aussi,  nous 
estimons  que  l'indisponibilité  totale,  admise  en  principe,  appelle 
des  correctifs  nécessaires.  Parmi  ces  correctifs,  nous  considé- 
rons comme  j)eu  sérieux  celui  consistant  à  faire  stipuler  l'insai- 
sissabilité totale  par  l'ouvrier  lors  du  prêt  à  lui  fait.  Il  y  aurait 
là  une  gêne  considérable  pour  les  transactions  commerciales. 
Nous  ne  tenons  pas  pour  plus  pratique  l'insertion,  à  la  dilig"ence 
du  déclarant,  qu'il  entend  profiter  de  l'insaisissabilité  totale, 
soit  dans  un  registre  public  soit  dans  des  journaux  de  la  loca- 
lité. Journaux  et  registres  ne  seraient  j)oint  consultés  et  on  ne 


0  20  RECUEIL    DE    LECxISLATION. 

sommerait  nulleiiUMil,  dans  les  milieux  ouvriers,  à  y  avoir  re- 
cours. 

Mais  nous  pensons  qu'on  pourrait  fort  bien  limiter  l'insai- 
sissabilité  totale  aux  petits  salaires,  car  c'est  surtout  en  ce  qui 
les  concerne  que  la  position  de  l'ouvrier  mérite  d'être  prise  en 
parlicuiière  considération.  Ainsi  la  loi  allemande  du  21  juin 
1869  déclare  insaisissables  les  salaires  des  ouvriers  inférieurs 
à  i,5oo  marks.  D'autre  part,  suivant  la  même  loi,  les  salaires 
en  question  ne  j)euvenl  être  saisis  ou  cédés  qu'après  que  le 
travail  dû  par  l'ouvrier  a  été  accompli  et  que  le  jour  du  paye- 
ment du  salaire  est  écoulé,  sans  que  l'ouvrier  ait  réclamé  ce 
pavement.  En  d'autres  termes,  le  législateur  allemand  prohibe, 
en  principe,  la  saisie  des  petits  salaires  non  échus;  seulement, 
d'après  la  loi  de  1869  elle-même  (art.  4)?  cette  règ-le  ne  con- 
cerne point  le  recouvrement  des  créances  alimentaires  que  des 
dispositions  légales  établissent  au  profit  des  membres  de  la 
famille  de  l'ouvrier.  Or,  ainsi  que  le  constate  fort  exactement 
M.  Hémard,  agrégé  près  la  Faculté  de  Droit  de  Dijon,  dans  une 
remarquable  thèse  de  doctorat,  soutenue  à  Paris,  en  1901,  sous 
ce  titre  :  Etude  critique  sur  l'insaisissabilité  du  salaire, 
les  besoins  qui  ont  suscité  la  loi  allemande  du  21  juin  1869 
étaient  les  mêmes  que  ceux  en  présence  desquels  on  se  trouve 
en  France  à  l'heure  actuelle,  et,  d'autre  part,  l'insaisissabilité 
proclamée  par  cette  loi  n'a  point  eu  de  l'autre  côté  du  Rhin 
les  inconvénients  que  l'on  redoute  chez  nous.  On  pourrait 
donc,  semble-t-il,  dans  une  refonte  de  notre  loi  de  1895,  uti- 
liser les  expériences  déjà  faites  en  Allemag^ne  et  modeler,  en 
principe,  sur  la  lég-islation  de  1869  la  future  réforme  française. 

Quoi  qu'il  en  soit,  tout  en  ne  partageant  point  absolument 
les  idées  de  M.  Foncin,  on  doit  constater  qu'il  fait,  en  général, 
dans  son  mémoire,  preuve  d'une  grande  érudition  et  de  beau- 
coup d'esprit  critique.  Ne  se  contentant  point  de  ses  recherches 
personnelles  dans  les  auteurs,  la  jurisprudence  et  la  législation 
en  France  et  à  l'étranger,  il  s'est  documenté  par  une  enquête 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  iJ2  I 

approfondie  auprès  de  ceux  qui  peuvent  être  considérés  comme 
les  praticiens  de  la  matière.  Nous  avons  exposé  ci-dessus  les 
opinions  des  jug-es  de  paix  du  Creusot  et  de  Monceau-Ies- 
Mines;  ajoutons  à  ces  deux  magistrats  M.  Lancien,  doyen  des 
juges  de  paix  de  Lille,  collaborateur  de  la  Revue  des  justices 
de  paix  et  des  Lois  nouvelles.  Je  ne  retiendrai  pas  davantage, 
Messieurs,  votre  bienveillante  attention;  j'en  ai,  je  crois,  assez 
et  même  trop  dit  pour  justifier  l'attribution  par  l'Académie 
de  la  médaille  d'or  des  Mémoires  de  doctorat  à  M.  Daniel, 
Ludovic  Foncin,  lauréat  de  la  Faculté  de  Droit  de  l'Univer- 
sité de  Dijon. 

A.  Mérignhac. 


NOTICE  BIOGRAPHIQUE  1   SUR  M«  AUGUSTE  ALBERT 

Par  M.  Raymond  SERVILLE,  avocat,  ancien  Bâtonnier  de  l'Ordre, 
Membre  de  l'Académie  de  Lée:islation. 


Messieurs, 

L'Académie  de  Législation  a  conservé  lé  pieux  usage  de 
fixer  les  traits  de  ses  membres  disparus,  de  raviver  et  de  con- 
server le  souvenir  des  intellig-ences  et  des  caractères  dont  les 
mérites  sont,  pour  les  survivants,  un  fécond  enseignement 
et  constituent,  pour  notre  Compagnie,  de  véritables  titres  de 
noblesse. 

De  vous  parler  de  M«  Auguste  Albert,  doyen  de  l'Académie 
à  laquelle  il  appartenait  depuis  le  7  mai  i85i,  date  de  sa  fon- 

I.  Notice  lue  à  la  séance  de  l'Académie  de  Législation  du  i5  mars  igo5. 

34 


02  2  RKCUEIL    DE    LEGISLATION, 


dation,  la  (àclie  m'est  écli'ie.  Iiniuédiatement  et  sans  prendre 
le  temps  de  la  réflexion,  je  l'ai  acceptée  sous  l'impression  que 
j'éprouverais  une  satisfaction  de  cœur  à  rendre  hommag'e  à 
l'homme  de  bien,  au  g-rand  confrèie,  uir  bonus  dicendi peri- 
tns,  dont  le  talent  éclatant  fil  l'admiration  de  ma  jeunesse  à 
laquelle  il  daig'iia  se  montrer  si  hienveillanl,  mais  bientôt  j'ai 
senti  mon  imprudence  à  la  difficulté  de  peindre  un  caractère. 
Vauvenarg-ues  n'a-t-il  pas  écrit  de  La  Bruyère  :  «  Il  ne  man- 
«  quait  pas  de  i^^énie  pour  faire  de  g-rands  caractères,  mais  il 
«  ne  l'a  pres([ue  jamais  osé.  Ses  poi'traits  paraissent  petits 
«  quand  on  les  compare  à  ceux  du  Télémaque  ou  des  Orai- 
«  sons  de  Bossuet.  » 

Je  considérais,  néanmoins,  que  l'œuvie  de  M^  Aug-uste 
Albert  avait  été  si  vaste,  qu'il  serait  possible  au  plus  modeste 
mais  aussi  au  plus  sincère  de  ses  admirateurs,  d'en  dégager 
sa  grande  imagination  douée  d'une  grande  sagesse,  son  juge- 
ment net  et  profond,  sa  passion  si  haute  et  si  vraie  du  beau 
et  du  bien,  de  vous  montrer  sa  grande  simplicité  «  nul  effort 
«  pour  paraître  grand,  une  extrême  sincérité,  beaucoup  d'é- 
«  loquence  et  point  d'art  que  celui  qui  vient  du  génie  ».  Je 
savais  que,  dans  sa  vie  de  labeurs,  il  avait  accumulé  des 
richesses  de  notes  et  de  documents  dans  lesquels  je  rêvais 
de  puiser  à  pleines  mains  pour  les  étaler  ensuite  devant  vous, 
mes  chers  confrères,  et  ainsi  charmer  votre  érudition,  provo- 
quer votre  admiration  et  rendre  à  sa  mémoire  l'hommage  qui 
lui  était  dû. 

Aussi  ne  puis-je  trouver  d'expression  pour  vous  dire  ma 
détresse,  lorsque  M.  Victor  Albert  son  frère,  qui  l'a  suivi 
récemment  dans  la  tombe,  me  remit  un  extrait  de  ses  der- 
nières volontés  ;  je  les  transcris  : 

«  Recommandations  à  ma  fille  :  Plaidoyers,  discours  du 
Bâtonnat,  lectures  aux  Académies  :  Je  me  suis  attaché  à  les 
anéantir  au  fur  et  à  mesure  que  je  les  composais. 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  523 

«  J'exige  V anéantissement  absolu  de  tout  ce  qui  est  sorti 
de  ma  plume  si,  par  hasard,  il  en  est  retrouvé. 

«  Ma  devise  est  aujourd'hui  :  Oubliant-Oublié.  » 

Quelle  exag-ératioii  de  modestie  !  Quel  renoncement  !  Nous 
nous  étions  incliné  respectueusement,  au  jour  de  ses  obsèques 
devant  une  autre  de  ses  volontés  qui  interdisait  tout  discours 
sur  sa  tombe  et  condamnait  le  Bâtonnier  de  l'Ordre  au  silence  ; 
nous  savions  d'ailleurs  que,  peu  de  temps  après  cette  lacune 
serait  comblée  par  notre  disting-ué  successeur  à  la  rentrée 
solennelle  du  stag-e.  Mais  l'anéantissement  absolu  de  son 
œuvre  !  cela  ne  peut  s'expliquer  que  par  cette  idée  qu'il  ne 
trouvait  rien  de  réel  dans  la  vie  que  ce  qu'il  avait  fait  pour 
Dieu,  rien  de  louable  que  les  œuvres  de  la  foi  et  de  la  piété, 
rien  de  grand  que  ce  qui  est  digne  de  l'éternité. 

Dans  quelle  mesure,  à  l'Académie  de  Législation,  avons- 
nous  le  droit  de  parler  de  lui  sans  violer  ses  volontés  et  sa 
devise  dans  laquelle  il  les  a  résumées  :  «  Oubliant-Oublié  »? 

Non,  il  ne  sera  pas  oublié,  notre  confrère  Aug-uste  Albert; 
le  sillon  qu'il  a  tracé  a  été  trop  profond  pour  s'effacer  si  vite 
et  sa  moisson  trop  abondante  pour  qu'elle  puisse  être  jetée 
aux  quatre  vents  du  ciel  !  Son  œuvre  pourra  être  anéantie 
matériellement,  mais  le  souvenir  de  ceux  qui  l'ont  connu,  qui 
ont  marché  côte  à  côte  avec  lui,  qui  ont  en  quelque  sorte  res- 
piré son  àme  et  senti  battre  son  cœur,  est  encore  vivant  au 
Palais,  aux  Académies,  à  la  Ville,  et  c'est  ce  souvenir  que 
que  nous  avons  le  droit  de  confier  à  notre  Recueil  et  de  trans- 
mettre aux  g-énérations.  Il  ne  faut  pas  de  long-ues  pages  pour 
retracer  une  vie  dont  l'unité  a  été  le  principal  caractère  et 
pour  préciser  ce  que  furent  en  lui  l'homme,  l'avocat,  le  juris- 
consulte. 


.     f  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

vil      .    Atnli    né   à   Toulouse  le 

Daurade,    da.is    une    fam.lk  commerce 

.rands-pères  furenl  l'ua  P^ '--"'-^''^  f  .^  '"""'    ,,.,       ;  ,Hait 

;::i:;::r:r:":rîeNou.e.oame,,e,us,uue 

iils  fui  prèlre.  ,  „„^  de  fortes  études  classiques  au 

Xou-e  coufrére  .,f  a  ^^f'^'l^^  „  d,oH  daus  uofre 
collège  Saiu.-Raymoud  et  a,  Ljc,c  ^^^  _^^^_^_ 

Faculté  ei  passa  une  année  a  Paus  pou  F 

naissances  J""<"l"'^';  .^  „  3,  „aU,re  se  manifestèrent 

Jeune  l>onune,  son  -   -'-«J  ,„^„,  ^„„^e  son  exis- 

immédiale.nent  tels  cp.  d»  de^  aient  ^^ 

11  f  ,    A!.^  la  orime    eunesse,  d  une  gianue  au. 
tence.  U  f"'- d-^s  'a  P»       ^     ^^^^^^„^.  i,  „-a  jamais  connu  le 

,_pta,.  aucune  invitation.  .    iie  ■  ece.ait  p^^^_ ^  ^^^ P^^_ 
dant  une  exception  a  le^^i.a  o  ^^  ^.,_ 

1      ,  ;i  MaW  devenu  le  Bâtonnier,  auquel  u  tu 
cats,  dont  il  elait  aeNenu  préoccu- 

eeption  Iraditionnelle    »- ^  l^-Hf'Xe  de  s'iuendre 
ner  priant  son  contrere  et  son  am,  .i  ,radition.  On 

■■■''■-■-r;:,rv-:rr  ,•:«:.:;:;.».« 

«    rv«t  nue   contrairemeat  a  ce  que  1  u 
,.ée  compagne,  C  es    que  ^^^  ^^  ^^^^^^^^^  .  ^„  ,^  j„. 

:i'inS:^r:::érieures  modes..  JA^ert - 
;.„.,amaisle.es.^^^^^^ 

Sa  modestie  était  vraie,  -^^Y'^'''';"^  p„,er  de  lui; 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  025 

discours  de  Bâtonnier  ne  furent  pas  imprimés  et  que  les  ma- 
nuscrits furent  détruits.  Il  alla  jusqu'à  refuser  de  laisser  fêter 
son  ciiKiuantenaire  au  Barreau  et  ne  voulut  point  accepter  la 
médaille  d'or  commémorative  que  l'Ordre  des  avocats  projetait 
de  lui  offrir  à  celte  occasion. 

Les  choses  de  la  vie  matérielle  n'existaient  pas  pour  lui.  Il 
y  a  quelques  années  un  adroit  voleur,  ayant  pénétré  dans  le 
vestiaire  des  avocats^  emporta  les  pardessus  de  M««  Albert 
et  (jiardelle.  Cela  causa  un  certain  émoi  au  Palais;  on  se  préoc- 
cupait de  donner  le  sig-nalement  des  objets  volés  et  quelqu'un 
demanda  à  M"  Albert  si  le  nom  de  son  tailleur  ne  figurait  pas 
sur  la  doublure  du  vêtement  et  quel  était  ce  tailleur?  Je 
l'ig-nore,  répondit-il,  c'est  M'"'  Albert  qui  s'occupe  de  com- 
mander mes  habits.  Ce  trait  peint  l'homme. 

C'était  trop  au-dessous  de  sa  grande  intellig-ence  de  songer 
à  ces  minuties  de  l'existence;  c'eut  été  du  temps  enlevé  aux 
choses  de  l'esprit  auxquelles  il  ne  marchandait  pas  les  heures. 
Il  ne  vivait  que  pour  le  travail  professionnel  ou  littéraire;  son 
cabinet  et  le  Palais  de  Justice  se  partageaient  sa  journée.  Pen- 
dant les  vacances  judiciaires,  il  venait  tous  les  jours  à  la 
bibliothèque  des  avocats  et  siégeait  aux  audiences  de  vaca- 
tions pour  compléter  le  tribunal  lorsqu'un  magistrat  était  em- 
pêché. 

Il  avait  au  plus  haut  degré  le  sens  artistique  et  littéraire;  on 
sait  sa  fidélité  aux  vendredis  de  l'Académie  des  Jeux  Floraux 
qui  couvrit  sa  jeunesse  de  fleurs  :  il  obtint  à  ses  concours 
TEglantine,  le  Souci,  la  Violette. 

M""  Albert  aurait  aimé  les  voyages,  s'il  en  avait  eu  le  temps. 
En  1867  il  se  rendit  à  l'Exposition  de  Paris  avec  M^  Eugène 
Lauzeral  et  ]\P  Pilloie;  il  allait  toujours  à  pied,  rejoignait  ses 
confrères,  les  charmait  par  ses  causeries  marquées  au  coin  de 
l'esprit  le  mieux  orné;  il  parcourait  les  galeries  sans  catalogue 
et  allait  droit  au  chef-d'œuvre  ;  il  fit  l'admiration  de  ses  com- 
pagnons de  voyage. 


526  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 


Auguste  Albert  débuta  comme  secrétaire  de  Fourtanier 
qui  l'appréciait  et  lui  témoignait  une  g'raiide  affection;  il  ne 
tarda  pas  à  conquérir  un  rôle  qui  eut  été  écrasant  s'il  n'avait 
été  doué  d'une  org-anisation  physique  et  intellectuelle  excep- 
tionnelle. 

Il  n'existe  pas  d'exemple  au  barreau  de  Toulouse  d'un 
pareil  rôle;  il  plaida  jusqu'à  huit  cents  affaires  par  an,  se 
inuUi^)liant  devant  toutes  les  juridictions,  même  au  Grand 
Criminel,  apportant  l'appui  de  sa  parole  devant  les  Cours 
d'appel  environnantes;  parfois,  hors  région,  devant  la  Cour 
d'Aix  ainsi  qu'à  Paris.  Ses  journées  étaient  surchargées;  on 
raconte  (et  l'avocat  qui  de  l'autre  côté  de  la  barre  lui  donna 
la  réplique  était  le  doyen  vénéré  actuel  de  notre  Ordre)  qu'un 
jour  M''  Albert  plaida  devant  le  jury  d'expropriation  de  huit 
heures  du  matin  à  onze  heures  et  demie,  que,  sans  avoir 
quitté  le  Palais,  il  plaida  de  midi  à  quatre  heures  à  la  Cour 
et  au  Tribunal,  courut  à  quatre  heures  un  quart  au  Conseil 
de  préfecture  et  remplit  une  audience  de  nuit  au  Tribunal  de 
commerce  :  il  accomplissait  cela  avec  facilité,  il  était  infatiga- 
ble, grâce  à  sa  vigueur  de  corps  et  d'esprit.  Il  est  vrai  que 
pour  préparer  cette  immense  besogne  il  était  levé  le  matin  à 
cinq  heures  et  ne  restait  pas  inoccupé  une  minute;  il  avait 
toujours  un  dossier  sous  la  main,  même  à  table  jiendant  le 
repas;  mais  sa  liberté  d'esprit  était  telle  qu'il  trouvait  le 
moyen  de  lire  avant  l'audience,  tous  les  jours,  les  journaux 
et  les  revues,  et  parfois  de  préparer  à  la  barre,  en  écoutant 
l'adversaire,  des  discours  de  réception  aux  Jeux  Floraux. 

Notre  confrère  avait  la  possession  de  lui-même  au  plus  haut 
degré.  Il  plaidait  un  jour  contre  Fourtanier  devant  la  Cour  de 
Toulouse;  un  plaideur  mécontent  tira  un  coup  de  pistolet  sur 
les  magistrats,   aucun  ne  fut  atteint;   mais  Albert  tenait  un 


ACTES    DE    l'aCADÉ3IIE.  627 

plan  déployé,  l'arme  ajant  éclaté,  les  projectiles  criblèrent  le 
plan;  on  comprend  sans  peine  l'éniolion  ([ui  dut  suivre  cet 
attentat;  l'audience  fut  suspendue.  Or,  dix  minutes  avant,  un 
avoué  avait  prévenu  M^  All)ert  qu'on  l'attendait  à  la  première 
chambre  du  Tribunal;  il  profile  de  l'émoi  général,  replie  son 
dossier,  court  au  Tribunal,  et  au  moment  où  le  président  Fort 
dit  :  «  Où  est  M*'  Albert?  »  celui-ci  apparaît,  a\ec  un  admi- 
rable sang-froid  aborde  la  barre  et  commence  à  plaider; 
M.  le  président  Fort,  qui  est  informé  aussitôt  de  l'événe- 
ment, l'arrête  :  «  Vous  avez  bien  droit,  dit-il,  à  un  moment 
de  ré|)it.  » 

Il  ne  faut  pas  être  surpris  qu'avec  cette  haute  intelligence, 
servie  par  une  surprenante  mémoire  et  un  pareil  caractère, 
notre  confrère  ait  conquis  une  si  grande  place.  Pendant  trente 
années  il  a  tenu  le  sceptre  du  Barreau  toulousain  en  présence 
de  toutes  les  illustrations  du  barreau  de  Paris  :  Lachaud,  Ber- 
rjer,  Jules  Favre,  Dufaure,  Nicolet,  Allou,  Sénard,  Pouillet. 

A  la  fin  de  i865,  Dominica  Serafina  Bernini,  surnommée 
Sylvia,  plaidait  en  séparation  de  corps  contre  Jules  Léotard, 
le  célèbre  g"jmnasiarque,  son  mari;  celui-ci,  reconventionnel- 
lement.  demandait  la  nullité  du  mariage  célébré  à  Londres 
comme  n'ayant  été  j)récédé  ni  des  publications  prescrites  par 
la  loi  française,  ni  du  consentement  de  ses  père  et  mère; 
ceux-ci  étaient  intervenus  au  procès  et  adhéraient  aux  con- 
clusions de  leur  fils.  Tournayre  plaidait  pour  Sylvia  Bernini; 
les  intérêts  de  Jules  Léotard  et  de  ses  parents  étaient  défen- 
dus par  Lachaud  et  par  Auguste  Albert;  M.  le  procureur 
g-énéral  Léo  Dupré  occupait  le  sièg-e  du  ministère  public. 
L'exposé  du  fait  avait  été  réservé  à  M^  Albert;  dès  qu'il  l'eut 
terminé,  et  vous  supposez  avec  quel  art  infini,  Lachaud,  qui 
l'avait  écoulé  en  manifestant  un  vif  intérêt,  dit  :  «  On  ne 
plaide  pas  mieux  à  Paris.  » 

Au  mois  de  novembre  1866,  Berryer  vint  soutenir  devant 
la  Cour  de  Toulouse  la  validité  d'un  testament  du  B.  P.  La- 


020  KIDCUEIL    DE    LEGISLATION. 

cordrtire  donl  l'hérilier  du  sang-,  représente  par  ]\P  Albert, 
demandait  la  nullité. 

Les  survivants  sont  rares  parmi  ceux  qui  assistèrent  à  cet 
admirable  tournoi  d'élocpience.  Celui  qui  écrit  ces  lignes,  bien 
qu'il  eût  alors  treize  ans  à  peine,  et  il  s'excuse  de  rappeler  ce 
souvenir  personnel,  n'a  pas  oublié  les  émotions  de  cette  au- 
dience ni  la  place  qu'il  occupait  d'où  il  voyait  le  proHl  du 
Maître  défenseur  de  Nej  et  de  Gambronne,  de  Chateaubriand, 
du  prince  Louis  Napoléon  après  sa  tentative  de  Boulog-ne,  du 
grand  orateur  politique  dont  l'éloquence,  dès  ses  débuts  à 
la  Gliambre  des  députés,  fit  songer  à  Démosthènes  et  à  Mi- 
rabeau. 

Précieux  est  le  souvenir  de  cette  physionomie  noble,  du 
geste  impérieux  et  dominateur;  la  voix,  jadis  retentissante, 
s'était  un  peu  afFaiblie;  trois  ans  auparavant  on  avait  fêté  le 
cinquantième  anniversaire  de  la  profession  d'avocat  de  Ber- 
ryer  dans  une  imposante  manifestation  qui  avait  permis  aux 
Bâtonniers  de  toutes  les  Cours  de  France  de  se  grouper  autour 
de  lui  dans  un  banquet  qui  avait  été  comme  la  fêle  de  V élo- 
quence^ et  l'année  suivante,  dans  un  voyage  qu'il  avait  fait 
en  Angleterre,  il  avait  reçu  un  hommage  semblable  du  Bar- 
reau anglais. 

Lorsque  M^  Albert  se  leva,  on  eut,  dit-on,  conscience,  pen- 
dant quelques  secondes,  de  l'émotion  qui  devait  l'assaillir; 
mais  immédiatement  il  s'éleva  à  la  hauteui'  de  sa  tâche  et  son 
exorde  fut  un  véritable  chef-d'œuvre...  Une  main  amie  qui 
l'avait  recueilli  par  la  sténographie  a  considéré  comme  un  de- 
voir de  le  détruire  à  raison  du  testament  et  de  cette  volonté 
d'anéantissement  que  tous  ensemble  nous  déplorons.  Le  Bar= 
reau  de  Toulouse  fêta  Berryer  dans  un  banquet  auquel  x\u- 
guste  Albert  n'assista  pas,  cette  circonstance  même  n'ayant 
pu  le  décider  à  modifier  ses  habitudes;  en  son  absence,  Ber- 
ryer parla  longuement  de  son  contradicteur,  exprimant  son 
admiration  pour  son  beau  talent. 


ACTES    DE    L  ACADEMIE.  029 

Quelques  années  jilus  tard,  en  1877,  un  des  incidents  de 
la  sucession  du  R.  P.  Lacordaire  avait  amené  Jules  Favre  à 
la  barre  de  la  Cour  de  Toulouse  où  il  rencontra  M^  Albert. 
En  présence  de  plusieurs  personnes  réunies  autour  de  lui  chez 
un  haut  magistrat,  il  ne  put  s'empêcher  de  dire  «  combien 
profonde  avait  été  l'impression  [)roduite  sur  lui  par  la  plai- 
doirie de  notre  éminent  confrère  ». 

Berryer,  Lachautl,  Jules  Favre,  autant  de  témoignages  qui 
ornaient  de  fleurons  précieux  la  tète  du  BaiTeau  toulousain. 

M^  Albert  contribua  à  transformer,  au  point  de  vue  oratoire, 
notre  vieux  Barreau  ({u'il  avait  connu  et  étudié  à  fond;  il 
avait  sur  chacun  des  notices  pleines  d'intérêt,  on  en  trouve 
la  preuve  dans  son  éloge  de  M«  Timbal. 

Vous  savez.  Messieurs,  que  nos  anciens  se  présentaient  à 
la  barre  avec  un  manuscrit  et  lisaient  leur  plaidoirie;  les 
quatre  parties  du  discours  étaient  observées,  on  remontait 
aux  sources  du  droit  romain  et  les  citations  latines  étaient 
nombreuses.  Une  nouvelle  période  commence  avec  Philippe 
Ferai,  Boisselet,  Timbal,  Fourtanier  et  Albert;  on  plaide  sur- 
tout le  fait,  c'est  l'exposé  de  la  cause  qui  doit  assurer  la  vic- 
toire, le  droit  joue  un  rôle  secondaire;  on  l'aborde,  on  le 
développe  seulement  lorsque  le  fait  ne  suffit  pas  pour  gagner 
le  procès. 

Plus  littéraire  que  Fourtanier  qui,  visant  surtout  à  l'argu- 
mentation, se  distinguait  par  la  force  de  sa  dialectique  et 
négligeait  un  peu  la  forme,  plus  pur  de  forme  que  Ferai,  ora- 
teur aux  puissantes  envolées,  mais  dont  la  phrase  était  parfois 
incorrecte,  M^  Albert  tranche  au  milieu  de  ses  éminents  ému- 
les avec  une  pureté  de  forme  impeccable,  un  style  et  un  lan- 
gage académiques,  des  inversions  remarquables,  une  rare 
finesse  d'esprit  et  une  simplicité  qui  s'éleva  souvent  jusqu'au 
sublime. 

Il  avait  une  méthode  de  travail  tout  à  fait  personnelle  et  qui 
explique  comment  il  n'a  jamais  éprouvé  le  besoin  d'avoir  un 


530  RECUEIL    DE    LEGISLATION. 

secrétaire.  II  recevail  le  client  et  préparait  sa  plaidoirie  en 
causant  avec  lui;  il  écoutait,  questionnait,  prenait  des  notes 
larges  avec  des  mots  espacés,  jetés  de-ci  de-Ià  sur  le  papier; 
ensuite,  il  lisait  le  dossier,  complétait  ses  notes,  intercalait  les 
idées  nouvelles,  org-anisait  le  fait  en  artiste,  puis  il  attendait 
l'audience  et  n'était  jamais  pris  au  dépourvu. 

M'"  Albert  n'était  pas  créateur  comme  Ehelol,  mais  il  avait 
une  puissance  d'assimilation  merveilleuse;  sur  une  simple 
indication,  même  indirecte,  il  saisissait  l'argument  et  le  dévelop- 
pait sur  l'heure.  Fin  causeur,  en  dehors  des  audiences;  il  avait 
toujours  quelque  anecdote  intéressante,  amusante  même;  par- 
fois il  décochait  des  traits  charmants  qu'aussit(>t  il  cherchait, 
avec  infiniment  de  grâce,  à  se  faire  paidonner. 

Aussi,  pendant  de  longues  années,  tiraillant  d'abord  au  Tri- 
bunal avec  Timbal  et  Pillore,  luttant  ensuite  à  la  Cour  aux 
côtés  des  grands  maîtres  de  l'époque,  rivalisant  plus  tard  avec 
Jacques  Piou,  Ebelot  et  Pillore,  fut-il  l'enfant  gâté  de  tous  ses 
brillants  émules. 

Que  n'a-t-il  eu  le  courage  de  songer  au  repos  alors  qu'il 
touchait  encore  à  l'apogée  du  rôle  que  puisse  rêver  un  avocat, 
entouré  de  l'admiration  sincère  provoquée  par  son  prestigieux 
talent  de  parole!  Les  soucis,  les  regrets,  les  abandons  inévi- 
tables de  la  vieillesse  lui  eussent  été  évités,  et  ils  lui  furent 
très  pénibles.  Certains  ne  gardèrent-ils  peut-être  pas  vis-à-vis 
de  lui  les  égards  dus  à  une  si  belle  carrière! 


M''  Auguste  Albert  possédait  la  science  du  droit,  il  en  con- 
naissait tous  les  secrets  ainsi  que  les  replis  de  la  jurispru- 
dence; mais  comme  jurisconsulte  il  était  timide  et  hésitant 
dans  la  consultation;  il  avait  tant  plaidé  et  tout  plaidé!  il 
avait  vu  tant  juger  et  tout  juger!  On  s'explique  les  doutes 
juridiques  qui  devaient  l'assaillir.  Dans  ses  plaidoiries  le  point 


ACTES    DE    l'académie.  53 1 

de  droit  n'était  pas  approfondi  parce  qu'il  n'en  avait  pas  eu 
le  temps  matériel,  mais  il  indiquait  avec  un  soin  scriqiuleux, 
dans  le  dispositif  très  complet  de  ses  conclusions,  les  nom- 
breux articles  des  Codes  qui  se  référaient  au  procès,  témoi- 
gnant par  là  de  ses  recherches  et  de  ses  préoccupations  juri- 
diques. Il  aimait  le  droit,  et  cette  inclination  se  manifesta  plus 
spécialement  dans  la  dernière  période  de  sa  vie.  Il  fut  profes- 
seur de  droit  commercial  à  la  Faculté  catholique  de  Toulouse 
et  plus  récemment  membre  du  Comité  de  patronage  de  l'Ecole 
pratique  de  droit. 

Notre  confrère  fut  toujoui"s  fidèle  à  l'Académie  de  Législa- 
tion depuis  la  séance  du  7  mai  i85i,  dans  laquelle,  sous  la 
présidence  de  M.  l'abbé  Berger,  doyen  d'âge,  elle  fut  instal- 
lée sur  la  base  de  statuts  organiques  adoptés  le  2  avril  précé- 
dent, sous  l'inspiration  du  romaniste  Bénech  qui  est  en  réa- 
lité son  fondateur'.  M*'  Auguste  Albert  était  l'avant-dernier 
survivant  de  ce  bataillon  sacré  inspiré  du  désir  et  de  la  volonté 
de  contribuer  au  développement  de  la  science  du  droit. 

En  i852,  il  fut  rapporteur  de  la  Commission  chargée  du 
travail  préparatoire  et  d'ensemble  sur  la  nomination  des 
membres  houoraiies  et  correspondants  :  parmi  les  premiers 
noms  nous  trouvons  ceux  de  Féraud-Giraud,  Lafei'i'ière,  Mar- 
cadé,  Mittermaïer,  Pont  et  Valette. 

Les  procès-verbaux  des  séances  de  l'Académie  renferment 
les  titi'es  des  lectures  de  notre  distingué  confrère  avec  le 
compte  rendu  analytique  et  sommaire  dii  à  la  plume  de  nos 
dévoués  secrétaires  adjoints.  Très  rares  sont  les  travaux  que 
l'Académie  a  pu^ faire  imprimer  dans  son  Recueil,  et  c'est  pro- 
bablement par  surprise  (jue  quelques  manuscrits  purent  être 
utilisés,  car  il  s'attachait  à  anéantir  ses  œuvres  au  fur  et  à 
mesure  qu'il  les  avait  composées. 


I.  Le  dei'Dier  survivant  est  M.  Gabriel  Demante,  professeur  houoraire  à 
la  Faculté  de  Droit  de  Paris, 


532  RECl'EIL    DE    LEGISLATION. 

Je  citerai  au  hasard,  un  rapport  sur  un  travail  de  M.  Léo 
Saig-nal,  avocat  à  Bordeaux,  ayant  pour  titre  :  Essai  sur 
l'Origine  de  In  Coutume  de  Bordeaux,  dans  lequel  M^  Albert 
mit  en  relief,  avec  beaucoup  d'humour,  la  situation  des  avo- 
cats de  ce  temps;  arrachée  au  sceptre  des  souverains  de  l'An- 
gleterre, Bordeaux  redevint  cité  française;  Louis  XI  y  établit 
un  parlement  dans  l'ancien  château  de  l'Ombrière  :  c'est  le 
moment  d'une  nouvelle  rédaction  des  coutumes;  alors  aussi  se 
forme  un  Barreau;  nous  voyons  des  avocats,  moins  indépen- 
dants que  ceux  de  nos  jours,  obligés  à  faire  serment  qu'ils  ne 
plaideront  aucune  cause  contraire  à  la  raison,  à  la  conscience 
ou  à  la  coutume^  mais  ils  ne  peuvent  refuser  leur  ministère 
qu'en  faisant  connaître  les  motifs  de  cette  abstention  en  justi- 
fiant qu'ils  sont  péremptoires  ;  de  plus,  l'avocat  doit  jurer  de 
ne  pas  faire  durer  ses  procès  plus  d'une  année...  ce  serait  de 
nos  jours,  et  pour  bien  des  motifs,  serinent  difficile  à  tenir  ! 
—  une  véritable  étude  personnelle  sur  les  Commentaires  de 
divers  titres  du  Code  de  commerce  qu'avait  publiés  successi- 
vement M.  Bédarrides  alors  avocat  à  la  Cour  d'Aix  et  membre 
correspondant  de  l'Académie;  —  le  compte  rendu  de  la 
seconde  édition  du  Commentaire  sur  le  Code  de  commerce, 
publié  par  M.  Alauzet;  M®  Albert  était,  mieux  que  tout  autre^ 
préparé  aux  études  critiques  du  droit  commercial  par  la  tra- 
dition familiale  et  par  l'expérience  personnelle;  —  un  mé- 
moire sur  les  anciennes  traductions  des  Institutes  de  Justi- 
nien  qui  n'offrait  pas  moins  d'intérêt  au  point  de  vue  littéraire 
qu'au  point  de  vue  juridique;  —  un  rapport  sur  une  bro- 
chure de  M.  Adan,  docteur  en  droit  à  Bruxelles,  intitulée  : 
Coup  d'œil  sur  le  projet  de  revision  du  Code  de  commerce 
belge,  dans  laquelle  l'auteur  donnait  à  ses  lecteurs  l'occasion 
d'étudier  les  assurances  sur  la  vie  comme  dans  un  traité  com- 
plet de  la  matière;  ce  rapport  provoqua  au  sein  de  l'Acadé- 
mie, c'était  en  1870.  une  intéressante  discusssion  sur  le  carac- 
tère et  la  légalité  des  assurances  sur  la  vie  ;  autant  de  ques- 


ACTES    DE    l'académie.  533 

lions  passées  aujourd'hui  dans  le  domaine  de  la  quotidienne 
pratique; —  plusieurs  rapports  sur  divers  envois  de  M.  Du- 
bédat,  de  M.  Pascaud,  de  M.  Léonce  Tiiomas,  de  U.  d'Al- 
drick-Gaumont  et  d'autres  encore. 

A  la  séance  du  3  janvier  1 8(3(3,  remplaçant  M.  Garol  au  fau- 
teuil de  la  présidence,  IVP  Albert,  dans  une  remarquable 
harang-ue,  entretint  ses  collègues  du  but  élevé  que  l'Académie 
se  propose,  de  ses  efforts  pour  l'atteindre,  de  ses  espérances, 
de  ses  constants  progrès.  La  même  année,  le  jour  de  la  fête 
de  Gujas,  il  lut,  en  sa  qualité  de  président,  un  très  intéressant 
rapport  sur  le  concours  du  prix  du  Ministre  ouvert  entre  les 
lauréats  du  doctorat  dans  les  Facultés  de  droit  de  France.  La 
moisson  fut  assez  belle  :  Dijon,  Grenoble,  Toulouse,  Paris, 
avaient  répondu  à  l'appel;  ce  fut  M.  Griolet,  lauréat  de  la 
Faculté  de  Paris,  qui  remporta  cette  victoire  académique 
après  avoir  obtenu  du  Gonseil  de  l'Ordre  des  avocats  de  Paris 
le  prix  institué  par  l'illustre  Paillet  pour  le  plus  studieux 
et  le  plus  méritant  des  avocats  stagiaires. 

Vous  vous  rappelez.  Messieurs,  la  lecture  de  M''  Albert 
sur  les  synonymes  dans  la  langue  juridique,  élude  très  origi- 
nale dans  latjuelle  il  s'attachait  a  à  démontrer,  à  l'aide  d'une 
<(  déhnition  attentive  et  de  l'étymolog-ie  consacrée,  combien 
«  les  discoureurs  ou  les  écrivains  en  procès  ont  généralement 
«  tort  de  rattacher  un  sens  identique  à  une  foule  de  mots  dif- 
«  férents,  dont  les  nuances  leur  ont  échappé,  sous  prétexte 
«  que  d'assez  près  ils  correspondraient  à  une  même  idée.  Le 
«  plus  souvent,  au  contraire,  il  n'y  a  qu'une  expression  qui 
«  soit  la  bonne.  Or,  il  n'est  pas  sans  inconvénient  d'en  em- 
«  ployer  une  autre  à  sa  place....  »  Ainsi  s'exprimait 
M"  Albert  ;  il  pouvait  poser  de  tels  principes  qui  lui  parais- 
saient d'une  application  facile  avec  la  pureté  de  forme  dont 
naturellement  il  revêtait  son  langag-e. 

Sous  une  plume  alerte,  dans  un  style  à  la  fois  élevé  et  sou- 
ple, s'adaptanl  en  quelque  sorte  aux  traits  qu'il  veut  peindre. 


534  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 

au  cai'actère  (ju'il  doit  définir,  à  la  nature  du  talent  qu'il 
louang-e,  IVP  Albert  a  fait  revivre  pour  l'Académie  les  figures 
si  sympathiques  de  M.  Victor  Fons,  de  M®  Prosper  Timhal,  de 
M.  Henry  Tournamille.  Avec  quelle  exactitude,  avec  quelle 
sincérité,  avec  quelle  éloquence,  il  vous  présenta  la  synthèse 
de  la  vie  du  mag"istrat  inlèg're  et  vaillant  érudit,  de  l'avocat  à 
la  puissante  envergure,  jurisconsulte  de  premier  ordre,  de 
l'ancien  avoué  à  la  Cour,  consciencieux  et  probe,  devenu  un 
savant  magistrat  ! 

Il  connut  leurs  épreuves  et  leurs  succès,  leurs  joies  et  leurs 
tristesses,  leur  existence  publique  et  leur  vie  intime,  les  mi- 
lieux divers  dans  lesquels  leur  carrière  s'est  déroulée  et  tout 
ensemble  il  met  en  relief,  il  apprécie,  il  juge,  avec  sa  pro- 
fonde connaissance  du  cœur  humain. 

En  dehors  de  l'Académie,  notre  confrère  consacra  de  très 
belles  pages  à  la  mémoire  d'Alexandre  Fourtanier,  auquel  il 
payait  une  dette  de  reconnaissance,  et  à  celle  de  M.  le  Premier 
Président  Piou,  dont  il  rattacha  la  longue  et  brillante  carrière 
aux  souvenirs  judiciaires  de  son  temps  (1800-1890). 

Ces  diverses  notices  biographiques  survivront  à  leur  auteur 
pour  ainsi  dire  malgré  lui,  parce  qu'elles  étaient  sorties  de  son 
patrimoine;  on  les  relira  avec  un  vif  intérêt,  car  elles  sont 
marquées  au  coin  du  fin  lettré,  du  chroniqueur  plein  d'érudi- 
tion, de  riiistoi'ien  fidèle  de  son  époque  ;  c'est  que  le  grand 
avocat  que  fut  M^  Albert  était  de  pied  en  cap  armé  pour  une 
pareille  entreprise. 

L'éloquence  judiciaire  est  étroitement  liée  à  la  vie  même  du 
pays  et  son  domaine  a  toujours  été  aussi  vaste  que  les  intérêts 
humains.  Oscar  de  Vallée  n'a-t-il  pas  admirablement  affirmé 
cette  pensée  en  ces  termes  :  «  Une  partie  de  l'histoire,  et  ce 
«  n'est  pas  la  moins  curieuse,  se  fait,  se  parle  et  s'écrit  à 
«  l'audience.  La  société  s'y  montre  avec  les  passions  qui 
«  l'agitent  ;  on  y  voit  sa  force  et  sa  faiblesse,  sa  grandeur  et 
<(  sa   décadence,  sa  richesse  et  sa   pauvreté,   ses  joies  et  ses 


ACTES  DE  l'académie.  535 

«  larmes,  ses  préférences,  son  passé,  son  présent  et  même 
«  son  avenir.  Ailleurs,  dans  les  rapports  du  monde,  tout  s'a- 
«  doucit  et  s'efface,  le  vice  et  la  vertu;  là,  au  contraire^  les 
«  masques  sont  levés,  les  visages  à  nu  et  les  portraits  se  font 
«  d'après  nature...  En  y  recueillant  ses  souvenirs  et  ses  im- 
«  pressions,  on  aurait  presque,  sans  erreurs,  la  vue  morale  de 
«  son  temps.  L'histoire  n'est  pas  toute  à  la  guerre,  ni  tlans  le 
((  cabinet  des  princes,  elle  est  aussi  dans  les  querelles  [)rivées 
«  et  dans  les  luttes  judiciaires.  » 

Noire  Compagnie  ai  perdu  le  plus  assidu  de  ses  membres  ; 
exact  aux  réunions  de  quinzaine  il  conserva  jusqu'au  dernier 
jour  l'habitude  d'arriver  le  premier  et  d'avance  afin  d'avoir  le 
temps  de  feuilleter  les  envois  adressés  à  l'Académie  depuis  la 
précédente  réunion;  il  était  toujours  prêt,  en  sa  ([ualité  de 
doyen  d'âge,  à  monter  au  fauteuil  de  la  présidence  en  l'ab- 
sence des  officiers  du  bureau  pour  assurer  l'exécution  de  l'or- 
dre du  jour  ;  il  fut  pour  tous  le  plus  bienveillant  des  con- 
frères et  pour  beaucoup  un  ami  sûr  et  dévoué. 

Il  avait  de  profondes  convictions  religieuses  ;  il  était  catholi- 
que pratiquant  et  trouva  dans  sa  foi,  aux  heures  de  deuil,  de 
précieuses  consolations.  C'est  dans  ces  senliments  de  toute  sa 
vie  qu'il  franchit  le  passage,  quittant  sans  regret  ce  monde 
dont  il  avait  méprisé  les  vanités  qui,  d'ailleurs,  à  cette  heure 
dernière,  se  dissipent  comme  de  la  fumée  :  aperiet  ociilos  suos  ■ 
et  ni  II  il  inveiiiet  ! 


536  RECUEIL    DE    LÉGISLATION. 


ALLOCUTION 


|)ronnnc(^o  par  M.  A.  Mérignhag,  président  de  rAcadémic,  à  la  séance 
d'ouverture  du  1 5  novembre  iqo5. 


Messieurs  et  chers  Confrères, 

J'ai,  en  ouvrant  les  séances  de  l'Académie,  à  la  repnse  de 
nos  travaux,  un  triste  devoir  à  remplir.  La  mort  r  fiappé  à 
coups  redoublés  dans  nos  rançs ,  particulièrement  sur  l'élé- 
ment universitaire.  Après  Brissaud,  Despiau;  après  Despiau, 
Timbal  !  Que  vous  dirais-je  de  notre  confrère  disparu  que 
votre  esprit  et  votre  cœur  n'aient  pas  déjà  dit  par  avance  et 
mieux  que  moi-même  !  Timbal  fut  mon  plus  vieux  camarade, 
et  j'évoque  avec  un  douloureux  plaisir  le  souvenir  des  années 
de  jeunesse  passées  avec  lui  à  Paris,  à  Aix  et  à  Toulouse. 

Vous  le  connaissiez  tous.  Il  était  la  bonté  même.  Inflexible 
sur  les  principes,  il  se  montrait,  vis-à-vis  des  personnes,  d'une 
courtoisie  et  d'une  bienveillance  qui,  durar  sa  trop  courte 
carrière,  ne  lui  ont  fait  que  des  amis.  Il  était  supérieurement 
doué  de  ce  tact  pénétrant  qui  distingue  le  vrai  jurisconsulte. 
Vous  n'avez  pas  oublié  cette  séance  de  l'Académie  dans 
laquelle  il  exposa,  avec  un  art  infini  et  une  indépendance  par- 
faite, la  difficile  et  alors  passionnante  thèse  des  «  Hautes- 
Cours  ».  Il  était  de  ceux  pour  qui  le  Droit  est  l'idéal  que  ne 
doit  souiller  aucune  compromission,  qu'aucun  doute  ne  sau- 
rait atteindre. 

Et  le  voilà  disparu  !  Touché  déjà  depuis  longtemps  par  un 
mal  implacable,  il  n'était  plus  que  l'ombre  de  ce  vigoureux 
athlète  qui,  en  i884,  conquit  l'agréçalion  de  haute  lutte.  Mais 
nous  l'aimions  ainsi,  reflet  un  peu  effacé  du  brillant  juriste 
d'autrefois.  Nous  espérions  le  garder  long'temps  encore  dans 


ACTES    DE    l/An\nÉMIE.  53  7 

celte  Académie  qu'il  aimait  passionnément  et  qui  le  lui  ren- 
dait. La  mort  impitoyable  en  a  décidé  autrement;  iiicliiioiis- 
nons  devant  la  volonté  supérieure  qui  nous  apporte  el  nous 
remporte  tous  à  riietire  in(h  iliible.  Timl)al  nous  lèi^ue,  à 
défaut  d'écrits,  que,  travailleur  infati^^able  pourtant,  il  no 
trouva  pres([ue  januiis  le  temps  de  livrer  à  la  publicité,  le  sou- 
venir de  ses  vertus  civi(pu's  et  domestiques  qui  ne  périra  point. 
La  mort  d'une  femme  charmante,  épousée  à  l'heure  de  la  matu- 
rité, avait  brisé  ce  cœur  affectueux  et  sensible  ;  de  cette  union  est 
né  un  enfant  encore  en. bas  âge,  à  qui  manquent  à  la  fois  les 
deux  amours  si  nécessaires  au  début  de  la  vie  :  l'amour  d'un 
père  etce/ui  d'une  mère!  Heureusement  pour  lui,  la  famille  est 
là  qui  veillera,  avec  toute  la  sollicitude  voulue,  sur  le  dévelop- 
pement de  sa  jeune  intelligence. 

Je  crois  être,  Messieurs,  votre  interprète  en  envoyant  à  la 
famille  de  notre  confrère,  qui  nous  est  chère  à  tant  de  titres, 
l'expression  de  toute  la  sympathie  que  l'Académie  de  lég'isla- 
tion  tient  à  lui  témoigner  en  présence  du  coup  terrible  qui 
vient  de  la  frapper. 


Je  remplis,  par  contre,  une  agréable  mission  en  installant, 
comme  membre  de  l'Académie,  M.  Hippolvte  Laurent.  Notre 
nouveau  confrère  porte  un  nom  cher  à  nous  tous,  en  estime 
toute  particulière  dans  notre  ville.  Il  vient  prendre  la  place  de 
son  père,  magistrat,  qui  a  laissé  dans  notre  Compagnie  une 
réputation  de  probité,  de  droiture  et  de  savoir  sur  laquelle  je 
n'ai  pas  à  insister.  Son  frère,  Alexandre  Laurent,  mort  na- 
guère substitut  du  procureur  de  la  République  à  Tonlouse, 
nous  aurait  aussi  appartenu  s'il  n'avait  point  été  prématuré- 
ment enlevé  comme  Timbal.  Tous  les  trois,  Alexandre  Laurent, 
Timbal  et  moi,  nous  avions  vécu  à  Paris  cette  vie  commune  de 
travail  qui  ne  s'oublie  point  et  à  laquelle  Hippolvte  Laurent 


-•^^  KRGIJEIL    DE    LEGISLATION. 

fui  hii  aussi  arr.v.Mn(Mit  associr.  Son  passé  est  donc  un  -âge  de 
c-e  ,,u'il  peut  donner  à  rAcadéniie,  qui  doit  attendre  beaucoup 

de  Tetlort  des  jeunes. 

'  pje  suis  donc  personnellement  très  heureux  d'avoir,  comme 
président,  à  lui  souhaiter  la  bienvenue  et  à  l'inviter  à  prendre 
part  à  nos  travaux. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Pages 

Traité  concernant  la  j)ul)licatiun  du  Recueil  cl  le  (loniitc  de  publi- 
cation   V 

Liste  aca(lcnii([ue  pour  l'année  190O ix 

Mémoires  : 

.Maurice   Hairiou,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse  :  Les 

éléments  du  contentieux  (à  siiirre) i 

Louis    ViÉ,  docteur   en  droit   :  L'Lîniversité  de  Toulouse  pendant  la 

Révolution yg 

I»aymond  Espin.vsse,  avocat  à  la  Cour  d'appel  de  Toulouse  :  Le  travail 

de  l'aigniille  à   Toulouse  (fraa^ment  d'en(iuète) 187 

Joseph    Bressolles,   professeur  à  la   Faculté  de  Droit  de  Toulouse  : 

Les  mariat!;es  in  extremis 176 

J.    FocRGOus   :   L'arbitrage  dans   le   droit    français  aux   treizième   et   • 

(pialorzième  siècles 2/|0 

G.  DE  Bezin  :  Exposé  des  théories  allemandes  sur  l'acte  complexe.  .  .  .      289 
.V.  Ségalat  :  L'impôt  des  prestations  et  la  taxe  vicinale  {à  siiirre).  .  .  .      352 
Achille   iMESTRE,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse,    et 
Pierre  Besse  :  Les  bénéficiaires  de  la  loi  du  21  juillet  1897  (dégrè- 
vement des  petites  cotes  foncières) 385 

Comptes  rendus  : 

Traité  du  contentieux  des  transferts  d'actions  et  d'obligations  nomi- 
natives, de  !NL  Bézard-Falii;'as,  parM.  Louis  Fr.vissainge.v,  profes- 
seur à  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse 429 

Loi  arj^entine  sur  la  faillite  de  1902,  traduite  par  M.  Henri  Prudhomme, 

par   .M.  Louis  Fraissai.ngea 4^4 


r>^|()  lAHLi;     DES    .MATIKURS. 

De  la  responsabilité  des  arniateurs  à  propos  d'accidents  causes  à  des 
personnes  de  l'équipage  par  la  faute  des  préposés  du  navire,  de 
M.  Octave  Marais,  par  M.  Louis  Fkaissaingea /jiiG 

Ti'aitéde  la  location  des  coffres-forts,  de  -M.  Jules  Valéry,  par  M.  Louis 

Fhaissainge.v. 44o 

Essai  sur  les  institutions  politiques  du  Japon,  de  M.  Théophile  (iollier, 

par  M.  Roii-er  Teullé 442 

Le  centenaire  de  la  réori^anisation  de  la  Faculté  de  Droit  de  Toulouse, 

par  1\L  Antonin  Deloume 4^'0 

Actes  de  l'Académie  : 

Programme  des  concours  pour  l'année  190O 48 1 

Discours  de  M.  MÉRi(i.\HAC,  professeur  à  la  Faculté  de  Droit  de  Tou- 
louse, président,  à  la  séance  d'installation  du  bureau,  le  1 1  jan- 
vier 1 900 485 

Rapport  sur  les  travaux  de  l'année,  par  M.   A.  Deloume,  secrétaire 

perpétuel .  .  •     49' 

Ka])port  sur  le  concours  entre  les  lauréats  du  doctorat,  par  M.  Méhi- 

GNHAC 5o7 

Notice  biographique  sur  Me  Aus^uste  Albert,  par  M.  Raymond  Servh.le, 

avocat,  ancien  bâtonnier  de  l'ordre 02 1 

Allocution  prononcée  par  M.  Mérionhac,  président,  à  la  séance  d'ou- 
verture du  i5  novendjre  1900 530 


iouioUKO,    llnp.    UuL'LAUiJi;UE-l'UlVAT,    1 UU  S'-Uolliu    3826 


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sér,«c 

t.l 


Académie  de  législation  de 
Toulouse 
Recueil 


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