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Full text of "Secrets d'état"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


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#       • • 


EDITION  - 


DU  -T^ONDE- ILLUSTRE, 


TRISTAN  BERNARD 


crets  d'Etat 


15  QUAI  VOLTAIRE- 
PARIS- 


;;(;   \^F/y^M 


DANS  LA  MÊME  COLLECTION 


Lucinde  (roman  de  tb(...Li  <.; Pall  v..i.,ic:» ... 

LeRomandela  Vingtième  Année  Jacques  des  Gachoi 
Sous  Peine  de  Mort!  (roman  poli- 
cier)    riEAnON-IIlLL. 

Du  Berceau  à  la  Tombe  . 

Les  Aventures  de  M.  Haps m.kx  ^Iaurey  et  Ji 

Patatras  I Maurice  Vaucaire. 

Nouvelles Léonide  Andreiefp. 

L'Epouvante Maurice  Lbvel. 

Popote Henri  Duvernois. 

Mi'«  Don  Quichotte Philippe  Maquet. 

Le  Mot  de  l'Enigme Berr  de  Turique. 

Les  Héros  de  la  Yellovi^stone. . .  Léo  Claretie. 

Les  Fatidiques IIené  Fbaudet. 

A    PARAITRE    : 

L'Eau  qui  dort TIippolyte  Lemaire, 

Le  Vent  du  Boulet Georges  d'Esparbèp. 


Ce  livre,  supplément  gratuit  de 
rabonnement  au  "  Monde  Illustré 
ne  peut  être  vendu. 
(Novembre  1908.) 


SECRETS    D'ETAT 


OEYEAGES  DU  MÊME  AUTEUR 


Mémoires  d'un  Jeune  Homme  rangé  (roman),  biblio- 
thèque Charpentier,  Eug.  Fasquelle,  éditeur. 

Un  Mari  pacifique  (roman),  bibliothèque  Charpentier, 
Eug.  Fasquelle,  éditeur,  1  vol. 

Vous  m'en  direz  tant  (nouvelles,  avec  Pierre  Véber). 

Contes  de  Pantruche  et  d'ailleurs  (nouvelles),  F.  Juven, 
éditeur. 

Sous  toutes  réserves  (nouvelles). 

Citoyens,  Animaux,  Phénomènes  (nouvelles),  E.  Flam- 
marion, éditeur. 

Amants  et  Voleurs  (nouvelles),  bibliothèque  Charpentier, 

Eug.  Fasquelle,  éditeur. 
Deux  Amateurs  de  Femmes,  Ollendojf,  éditeur. 

THÉÂTRE 

i  Librairie  théâtrale. 
Pièces  détachées,  s  OUendorf. 

'  Calmann-Lévy. 
1er  Volume.  Calmann-Lévy. 


Tristan  BERNARD 


Secrets  d'Etat 


PARIS 

ÉDITION  DU  "  MONDE  ILLUSTRÉ 
13,  ùUAi  Voltaire,  13 

1908 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés  pour  tous  pays. 

Published  Novemher  30,  1908.  Privilège  of  copyright  in  the  United 
Sûtes  reserved  under  ilie  act  approved  March  3,  1905,  by  «  Le  Monde 
Illustré,  » 


A  Fernand  VANDÉREM 


—  Il  y  a  là  ce  monsieur  qui  est  venu  l'autre  jour 
pour  Monsieur,  me  dit  ma  vieille  nourrice,  qui  me 
tutoie,  mais  à  qui  j'ai  demandé  de  me  parler  le  plus 
souvent  qu'elle  peut  à  la  troisième  personne.  Et  elle 
ajouta  : 

—  Monsieur  désire-t-il  que  je  le  fasse  entrer  dans 
ton  cabinet? 

—  Monsieur,  lui  dis-je,  désire  que  tu  me  fiches  la 
paix  ! 

—  Bon  !  dit-elle,  puisque  tu  le  prends  sur  ce  ton, 
je  vais  le  faire  entrer.  Vous  vous  débrouillerez 
ensemble. 

Je  vis  donc  entrer,  pour  la  deuxième  fois,  ce  petit 
homme  roux,  d'âge  incertain,  effronté  comme  un 
adolescent  audacieux,  ou  décidé  comme  un  vieil 
homme  d'expérience.  Il  s'assit  en  face  de  moi,  s'em- 
para de  divers  objets  de  bureau  :  presse-papier, 
tampon-buvard,  pot  à  colle,  et,  tout  en  me  parlant, 


X  PREFACE 

entreprit,  en  prenant  comme  soutien  V Annuaire  des 
Téléphones^  diverses  petites  constructions. 

—  Avez-vous  lu  les  notes  que  je  vous  ai  apportées 
la  semaine  dernière,  et  pensez-vous,  comme  je  vous 
l'ai  demandé,  pouvoir  vous  en  servir  pour  écrire  un 
livre  ? 

—  Je  les  ai  lues,  lui  répondis-je,  et  je  dois  dire 
qu'elles  m'ont  très  vivement  intéressé.  Ces  notes, 
n'est-ce  pas,  vous  ont  bien  été  communiquées  par  un 
jeune  Français  qui  réside  dans  un  état  d'Allemagne? 

—  Oui,  c'est  un  de  mes  camarades  du  quartier. 
Il  me  sait  un  peu  tenace  et  se  doute  très  bien  que  je 
parviendrai  à  les  placer.  Si,  avec  sa  mollesse  natu- 
relle, il  s'en  occupait  lui-même,  ces  notes  risqueraient 
fort  de  rester  à  jamais  inédites.  D'ailleurs,  les  exi- 
gences de  mon  ami  rendent  l'affaire  très  faisable  : 
il  ne  demande  rien.  Il  lui  plairait  seulement  que  les 
notes  en  question  fussent  coordonnées,  mises  en  ordre 
par  un  écrivain... 

—  Je  suis  très  flatté  d'avoir  été  choisi  par  votre 
ami  pour  accomplir  ce  travail,  mais...  suis-je  bien 
l'homme  désigné?  Je  vous  accorde  que  dans  cette 
histoire,  la  réalité  paraît  aussi  capricieuse  que  de  la 
fantaisie,  —  mais  tout  de  même  y  a-t-il  matière  là- 


PRÉFACE  XI 

dedans  à  un  livre  gai  ?  N'oubliez  pas  que  celui  à  qui 
vous  vous  adressez  aujourd'hui  a  la  triste  réputation 
d'être  un  écrivain  gai... 

—  Alors,  dit  le  petit  homme  roux  avec  une  autorité 
véhémente,  parce  qu'on  vous  a  enfermé  dans  un  genre, 
vous  n'en  voulez  pas  sortir?  Vous  êtes  l'esclave  de 
votre  clientèle? 

—  Non,  monsieur,  non.  Ne  croyez  pas  ça.  Les 
écrivains  ne  sont  pas  esclaves  de  leur  clientèle  :  ce 
ne  sont  pas  eux  qui  la  suivent,  c'est  elle  qui  s'attache 
à  leurs  pas.  Ils  peuvent  lui  faire  parcourir  beaucoup 
de  chemin  et  suivre  des  routes  non  tracées,  mais  à  la 
condition  de  ne  pas  l'essouffler  et  la  troubler  par  des 
à-coups  brusques,  par  des  bonds  imprévus  qui  les 
éloignent  un  peu  trop,  elle  et  lui,  l'un  de  l'autre.  Il 
faut  que,  si  l'écrivain  s'égare  un  instant,  on  puisse  le 
retrouver  un  peu  plus  loin  :  t  Ah  !  le  voilà  !  i  Vous 
voyez  qu'il  y  a  une  imprudence  assez  grave  à  changer 
de  genre.  Or,  le  livre  que  vous  me  demandez  d'écrire 
désorientera  sans  doute  la  petite  troupe  complaisante 
de  mes  ûdèles  lecteurs.  Il  vaudrait  mieux,  je  vous 
assure,  vous  adresser  à  quelqu'un  d'autre... 

Mais  j'avais  affaire  à  un  adversaire  extrêmement 
endurant,  et  en  parlant  trop,  en  lui  donnant  trop  de 


XII  PREFACE 

raisons,  j'engageais  le  fer  avec  imprudence.  Un  seul 
bon  argument  vaut  mieux  que  plusieurs  arguments 
meilleurs. 

Au  bout  de  cinq  minutes,  le  petit  homme  roux  me 
tenait  devant  lui,  pieds  et  poings  liés...  Le  pis  fut 
que,  mon  consentement  acquis,  il  revint  tous  les  jours 
pour  exiger  que  je  me  misse  au  travail.  Je  l'avais  en 
horreur  !  Il  arriva  presque  à  me  faire  détester  la  tâche 
qui]  m'imposait. 

Alors,  pour  me  débarrasser  de  lui,  j'écrivis  un 
matin  délibérément  sur  la  première  page  :  Chapitre  I, 
et  pour  ne  pas  m'ennuyer  pendant  trois  cents  pages, 
je  résolus  de  m'amuser  le  plus  que  je  pourrais,  et 
je  me  mis  à  raconter  cette  histoire,  ma  foi  !  avec  assez 
de  plaisir... 


Les  événements  singuliers  que  je  me  propose 
de  relater  ici  sont  à  la  vérité  trop  graves  et  trop 
récents  pour  que  je  puisse  donner  des  noms  réels 
aux  personnages  de  cette  histoire,  et  au  pays  où 
elle  s'est  passée.  Je  dirai  seulement  que  l'Etat 
dont  il  sera  question  ici  —  et  que  nous  appel- 
lerons la  principauté  de  Bergensland  —  se  trouve 
dans  l'Europe  Centrale;  sa  capitale  —  nommons- 
la  Schoenburg  —  est  une  ville  très  importante, 
dont  la  population  dépasse  de  beaucoup  le  chiffre 
de  deux  cent  mille  habitants.  Je  donne  ici  un 
nombre  très  au-dessous  du  nombre  réel,  afin  de 
ne  pas  fournir  de  trop  claires  indications. 

Il  est  assez  curieux  que  j'aie  été  amené  à 
occuper  dans  celte  ville  une  situation  élevée,  moi 
qui  avais  végété  au  quartier  latin  en  donnant  des 


2  SECRETS    D  ETAT 

leçons  de  français  à  un  seul  élève,  un  jeune 
homme  borné  et  paresseux,  qu'une  riche  famille 
de  snobs  lançait  de  force  dans  le  journalisme 
mondain. 

Chaque  mois,  mon  élève  me  remettait  dix 
louis  sur  les  trois  cents  francs  que  sa  mère  lui 
allouait  pour  ses  leçons.  Je  lui  libellais  un  reçu 
de  trois  cents  francs  qu'il  montrait  à  sa  famille. 
J'avais  commencé,  par  un  scrupule  de  conscience 
un  peu  hypocrite,  par  exiger  qu'il  vînt  chez  moi 
trois  ou  quatre  fois  par  semaine.  Les  premiers 
jours,  j'avais  essayé  consciencieusement  de  lui 
donner  une  leçon,  mais,  devant  son  air  rébarbatif, 
je  pris  le  parti  de  lui  lire  à  haute  voix  de  bons 
auteurs,  de  façon  à  perfectionner  son  style.  Je 
feignais  de  ne  pas  voir  qu'il  dormait,  et  je  lisais 
pour  moi,  ce  qui  était  assez  agréable.  Ainsi,  je 
touchais  une  faible  somme  qui  m'aidait  à  vivre, 
je  me  perfectionnais  dans  l'étude  de  nos  clas- 
siques, et  mon  élève,  tout  en  augmentant  sa 
pension  de  cent  francs,  se  reposait  de  ses  nuits  de 
fatigues.  Jamais  trois  cents  francs  ne  furent 
mieux  employés. 

Cependant  j'aurais  bien  voulu  trouver  un  autre 


SECRETS    D  ETAT  6 

emploi  pour  m'assiirer  une  existence  moins 
étroite.  J'avais  toujours  avec  moi  quelque  com- 
pagne à  qui  j'étais  attaché  par  la  faiblesse  de 
l'habitude.  Cent  francs  par  mois,  ce  n'est  pas 
lourd  pour  un  garçon  de  vingt-six  ans  qui  aime 
les  femmes,  et  cjui  ne  veut  pas  trop  être  aimé 
d'elles. 

Je  prenais  mes  repas  dans  un  petit  restaurant 
de  la  rue  Saint-Jacques,  où  la  pension  coûtait 
cinquante  francs  par  mois.  La  nourriture  n'y  était 
pas  très  bonne,  mais  je  restais  fidèle  à  cet  éta- 
blissement auquel  me  retenait  —  je  dois  le  dire 
—  un  arriéré  continuel.  J'ai  longtemps  maudit 
cet  arriéré...  La  Providence  avait  son  idée.  C'est 
en  effet  dans  ce  restaurant  que  je  fis  la  connais- 
sance d'un  petit  tailleur  allemand... 

Il  se  nommait  Karl  Merck,  il  était  de  Carlsruhe. 
Après  avoir  séjourné  pendant  trois  ans  dans  le 
Bergensland,  il  était  venu  s'installer  depuis  quel- 
que temps  à  Paris.  J'avais  horreur  de  cet  homme, 
je  détestais  son  empressement,  ses  amabilités, 
d'autant  que  je  ne  lui  accordais  aucune  impor- 
tance sociale... 

Ce  fut  pourtant  ce  personnage  négligeable  qui 


4  SECRETS  d'État 

fut  l'aiguilleur  de  mon  destin,  et,  de  la  voie  de 
garage  herbue  où  je  végétais,  me  dirigea  sur  la 
grande  ligne  où  passe  le  rapide,  et  qui  va  loin. 

Il  avait  des  relations  avec  un  secrétaire  de 
l'ambassade,  chez  qui  sa  sœur,  je  crois,  était  pla- 
cée comme  gouvernante.  Le  secrétaire,  que  son 
gouvernement  avait  chargé  de  chercher  un  jeune 
Français  pour  tenir  là-bas  un  emploi  de  confiance, 
s'était  adressé  à  lui,  à  tout  hasard,  faute  sans 
doute  d'avoir  des  relations  suffisantes  en  dehors 
du  ministère  français  des  affaires  étrangères,  à 
qui  il  valait  mieux  ne  rien  demander.  On  leur 
aurait  envoyé  quelqu'un  qu'ils  auraient  été  forcés 
de  garder,  même  s'ils  avaient  été  mécontents  de 
ses  services,  ou  s'ils  n'avaient  pas  été  tout  à  fait 
sûrs  de  sa  loyauté. 

J'allai  donc  un  malin  en  compagnie  de  Karl 
Merck  à  l'ambassade  du  Bergensland.  Je  m'effor- 
çais de  n'être  pas  trop  aimable  avec  le  tailleur, 
afin  de  ne  pas  trop  m'apercevoir  du  contraste  de 
mon  attitude  actuelle  avec  ma  froideur  passée. 

C'était  très  gênant  de  marcher  dans  la  rue  avec 
lui,  parce  qu'il  était  extraordinairement  petit,  et 
qu'il  avait  la  manie  de  se  mettre  toujours  au  pas. 


SECRETS    D  ETAT  O 

Je  me  souviens  que,  pendant  tout  ce  trajet,  je 
fis  mon  possible,  sans  en  avoir  l'air,  pour  con- 
trarier cette  manie... 

Nous  arrivâmes  à  l'ambassade,  et  sur  un  mot 
que  tendit  Karl  Merck  au  domestique,  on  nous 
introduisit  auprès  du  secrétaire,  qui  me  fit  subir 
un  petit  interrogatoire  sur  ma  famille,  et  sur  mon 
instruction.  Puis  il  m'accompagna  chez  «  le 
patron  ». 

Je  me  trouvai  en  présence  d'un  homme  très 
grand,  complètement  rasé,  qui  ressemblait  à  un 
énorme  garçonnet.  Le  secrétaire  lui  répéta  tous 
les  renseignements  sur  moi-même  que  je  lui  avais 
fournis.  Le  grand  petit  garçon  répétait  sans 
cesse  :  «  Oui,  oui  »,  en  hochant  la  tête  avec  non- 
chalance. 

—  Eh  bien,  dit-il,  d'une  voix  condescendante 
et  fatiguée,  qu'on  lui  donne  trois.  Oui,  oui!  faites- 
lui  donner  trois...  Monsieur  Humbert,  me  dit-il, 
trois  mille  francs  je  vous  fais  remettre...  Ceci, 
pour  les  frais  de  votre  départ...  Puis  il  se  leva,  et 
alla,  sans  mot  dire,  appuyer  son  front  contre  la 
vitre  de  la  haute  croisée. 

L'ambassade  était  installée  dans  un  vieil  hôtel 

2 


6  SECRETS  d'État 

du  faubourg  Saint-Germain.  Les  pièces  étaient 
très  hautes  et  très  austères.  Quand  l'ambassadeur 
fut  resté  quelques  instants  à  la  fenêtre,  il  revint, 
reprit  place  derrière  son  grand  bureau,  inclina  la 
tête,  les  yeux  fermés,  en  faisant  la  grimace  comme 
quelqu'un  qui  souffre  des  dents  pendant  son  som- 
meil; puis  il  me  regarda,  les  yeux  brusquement 
grands  ouverts  : 

—  Cette  mission  que  vous  avez  n'a  pas  un 
caractère  secret...  Non,  non...  mais  cependant, 
bien  évidemment,  Monsieur  Humbert,  il  vaudrait 
mieux,  en  tout  cas,  ne  pas  parler  à  droite  et  à 
gauche... 

Chaque  fois  qu'il  disait  :  monsieur  Humbert,  il 
aspirait  fortement  1'//,  sans  qu'on  pût  voir  si 
c'était  par  mépris  ou  par  politesse. 

Puis  il  se  mit  à  échanger  quelques  mots  avec 
le  secrétaire,  qui  lui  donnait  le  titre  de  <(  prince  ». 

On  me  remit  donc  trois  mille  francs,  sur  les- 
quels je  voulus  laisser  trois  cents  francs  au  petit 
tailleur,  mais  il  n'accepta  rien.  Je  ne  sais  pas  s'il 
touchait  quelque  chose  de  l'ambassade,  je  ne  le 
crois  pas.  Je  suis  persuadé  qu'il  agissait  ainsi 
par  pure  obligeance.  Il  aimait  rendre  des  services 


SECRETS    D  ETAT  7 

aux  gens,  mais  il  était  d'un  physique  tellement 
peu  avenant  qu'on  ne  lui  en  savait  aucun  gré. 

Il  y  avait  bien  longtemps  que  je  n'avais  eu  à 
ma  disposition  une  somme  aussi  importante.  A  la 
vérité,  mon  chiffre  de  dettes  était  presque  aussi 
élevé.  Mais  ces  dettes  criardes,  aussitôt  que  je  fus 
nanti  de  numéraire,  cessèrent  de  crier  comme 
par  enchantement. 

J'écrivis  à  mes  créanciers  des  lettres  posées,  par 
lesquelles  je  les  remettais  paisiblement  au  se- 
mestre suivant,  pour  un  acompte.  J'allai  dans  un 
grand  magasin,  où  j'achetai  du  linge,  des  habits 
et  des  chaussures,  afin  de  faire  bonne  figure  à  la 
Cour.  Je  trouvai  au  rayon  de  costumes  d'homme 
jusqu'à  une  culotte  courte  en  drap  blanc  pour  la 
tenue  de  gala.  Le  secrétaire  d'ambassade  m'avait 
bien  recommandé  ce  détail.  Et  j'achetai  dans  un 
café  de  la  rue  de  Vaugirard  une  épée  qu'un  gar- 
çon me  vendit.  Il  l'avait  eue,  je  crois,  d'un  étu- 
diant qui  lui  devait  de  l'argent,  et  il  affirmait  que 
c'était  la  propre  épée  d'un  homme  illustre  dont 
le  nom,  à  vrai  dire,  tel  qu'il  le  prononçait,  était 
inconnu,  mais  pouvait  bien  être  celui,  passable- 
ment altéré,  de  M.  de  Talleyrand. 


8  SECRETS  d'État 

Le  tailleur  me  confia  un  petit  livre  où  j'appris 
quelques  rudiments  de  la  langue  du  Bergensland, 
qui  ressemblait  d'ailleurs  beaucoup  à  l'allemand. 

Après  avoir  fait  mes  adieux  à  ma  petite  amie 
actuelle,  qui  travaillait  dans  les  modes,  et  lui 
avoir  remis  une  certaine  somme,  pas  très  impor- 
tante d'ailleurs  (quatre-vingts  francs),  je  pris  le 
Nord-Express,  où  mon  voyage  était  payé. 


II 


Comment  tout  cela  allait-il  finir?  Je  me  disais 
que  c'était  une  aubaine  extraordinaire,  mais  je 
ne  voulais  pas  trop  y  réfléchir  :  j'avais  peur. 
J'avais  beau  être  tombé,  avant  ces  événements,  à 
une  condition  si  humble  que  tout  changement 
d'existence  ne  pouvait  être  qu'avantageux,  je  me 
sentais  effrayé  par  l'aventure,  par  l'inconnu.  J'ai 
toujours  été  un  jeune  homme  tranquille,  et  si  je 
suis  devenu  un  bohème,  ce  n'est  certes  pas  par 
goût  :  c'est  plutôt  parce  que  ma  famille  s'était 
trouvée  ruinée  et  que  j'étais  assez  paresseux;  mes 
penchants  véritables  me  faisaient  désirer  une 
existence  régulière  et  calme  où  très  loin  devant 
soi  on  aperçoit  une  route  monotone,  mais  sûre. 

J'avais  été  élevé  dans  la  peur  des  tournants  et 
de  l'imprévu. 


10  SECRETS  d'État 

J'étais  depuis  quelques  heures  installé  dans 
le  train.  Nous  approchions  de  la  frontière  d'Alle- 
magne. Je  m'étais  levé  à  diverses  reprises  pour 
regarder  le  pays  que  je  ne  connaissais  pas.  Ce 
n'était  pas  précisément  par  curiosité,  mais  plutôt 
par  un  besoin  raisonnable,  impérieux  et  légère- 
ment fatigant,  de  ne  pas  laisser  perdre  un  spec- 
tacle nouveau  pour  moi.  Mes  yeux  s'ingénièrent 
à  admirer  ces  campagnes,  et  à  leur  trouver 
quelque  différence  avec  d'autres  points  de  vue 
que  déjà,  au  cours  d'autres  voyages,  j'avais 
consciencieusement  admirés. 

Pendant  un  petit  congé  d'inattention  que  je 
m'accordais,  je  vis,  en  regardant  à  mes  côtés, 
un  jeune  homme  qui  semblait  chercher  à  me 
parler.  Il  était  mince  et  de  haute  taille.  Ses  che- 
veux blond  pâle,  presque  blancs,  avaient  la 
même  couleur  que  sa  peau,  et  s'en  distinguaient 
seulement  par  leur  reflet  soyeux.  Le  jeune  mon- 
sieur me  déclina  ses  nom,  titre  et  qualités  :  Henry, 
comte  de  Tolberg,  troisième  secrétaire  d'ambas- 
sade du  Bergensland.  Il  m'avait  aperçu  à  la  léga- 
tion, le  matin  où  j'y  étais  allé  avec  Merck.  Il  se 


SECRETS  d'État  11 

rendail  dans  le  Bergensland,  où  il  allait  passer 
de  petites  vacances. 

Le  comte  de  Tolberg  parlait  le  français  avec 
un  léger  accent,  mais  de  la  façon  la  plus  correcte. 
Tl  mit  la  conversation  sur  les  théâtres  de  Paris, 
particulièrement  sur  les  petits  théâtres.  Je  lui 
répondis  de  mon  mieux.  Je  n'avais  été  dans 
aucun  de  ces  endroits  depuis  plusieurs  années, 
mais  je  pouvais  néanmoins  en  parler,  d'après  ce 
que  j'avais  lu  dans  les  journaux.  Puis  le  jeune 
comte  me  donna  des  détails  sur  la  Cour  du  Ber- 
gensland. Il  me  parla  du  roi.  Le  roi  du  Bergens- 
land, d'après  le  comte  de  Tolberg,  était  un  homme 
fort  intelligent  et  un  peu  original.  Il  se  cloîtrait 
pendant  des  semaines  dans  un  pavillon  de  chasse, 
se  contentant  de  voir  ses  ministres  de  temps  à 
autre.  Quelquefois  il  se  murait  pendant  des  se- 
maines, sans  se  montrer  à  une  autre  personne 
qu'à  Herner,  son  «  premier  ». 

—  Le  peuple,  ajouta  le  comte  de  Tolberg,  ne 
le  voit  jamais,  mais  ce  qu'il  perd  en  affection,  il 
le  gagne  en  prestige.  C'est  un  roi  mystérieux. 
On  le  vénère,  on  le  craint  un  peu  comme  un  per- 
sonnage légendaire. 


12  SECRETS  d'État 

Dès  qu'il  ne  parlait  plus  de  Paris  et  qu'il  ne 
se  croyait  pas  obligé  d'affecter  la  frivolité  fran- 
çaise, le  jeune  comte  me  paraissait  un  esprit 
bien  plus  charmant  et  plus  profond. 

—  Le  «  premier  »,  ajouta-t-il,  le  baron  de 
Herner,  passe  aux  yeux  de  bien  des  gens  pour 
le  véritable  roi,  et,  au  juste,  c'est  le  roi  qui  fait 
de  lui  tout  ce  qu'il  peut  être.  Herner  a  la  bride 
libre,  mais  on  ne  la  lui  lâche  pas.  Et  on  peut  très 
bien  lui  retirer  la  faveur  royale.  D'ailleurs, 
Herner  sait  à  quoi  s'en  tenir  sur  la  haute  valeur 
du  roi.  Ce  Herner,  vous  le  verrez  très  souvent. 
Vous  serez  en  rapport  direct  avec  lui.  Grande 
puissance  intellectuelle,  mais  peu  de  charme. 
Très  peu  de  ces  qualités  de  sentiments  qui  rendent 
une  intelligence  agréable. 

C'était  vraiment  un  peu  étonnant  de  voir  ce 
jeune  diplomate,  qui  me  connaissait  depuis  une 
heure,  me  parler  avec  autant  de  liberté  des 
choses  de  son  pays  et  s'exprimer  aussi  franche- 
ment sur  le  compte  du  premier  ministre,  person- 
nage considérable  que  j'allais  approcher  et  à  qui 
je  pourrais  —  en  savait-il  quelque  chose?  —  rap- 
porter ses  paroles. 


SECRETS  d'État  13 

Mais  le  comte  de  Tolberg  avait  très  bien  com- 
pris que  je  ne  le  trahirais  pas.  Il  avait  eu  en 
moi  une  confiance  spontanée  qui  me  rapprocha 
singulièrement  de  lui. 

—  Vos  fonctions,  me  dit-il  encore,  vous  met- 
tront également  en  rapport  avec  deux  fidèles  de 
Herner  :  le  ministre  de  l'intérieur.  Von  Mulen,  et 
le  ministre  de  la  guerre,  le  général  de  Fritz.  Les 
trois  ministres  semblent  tenir  entre  leurs  mains 
les  destinées  du  Bergensland.  Au  fond,  c'est  le 
«  premier  »  tout  seul  qui  compte  pour  quelque 
chose.  Quant  au  Parlement,  dont  la  présence 
donne  une  allure  de  monarchie  constitutionnelle 
à  notre  gouvernement,  il  ne  fait,  dans  la  réalité, 
qu'accroître  le  pouvoir  absolu  du  roi.  Le  roi 
semble  dirigé  par  ses  députés  et  c'est  lui  qui  gou- 
verne par  eux.  Ce  sont  ses  serviteurs  fidèles.  Les 
députés  chez  nous  sont  décorables.  On  ne  se  prive 
donc  pas  de  les  décorer  et  de  les  anoblir  au  fur 
et  à  mesure  des  besoins... 

—  C'est  très  curieux,  me  dit  tout  à  coup  le 
comte  de  Tolberg,  énonçant  tout  haut  cette  re- 
marque que  j'avais  faite  à  part  moi  l'instant 
d'auparavant,  comment  se  fait-il  que  je  vous  dise 


14  SECRETS  d'État 

tout  cela?  Tout  à  l'heure,  jetais  venu  à  vous 
simplement  pour  causer,  et  à  mesure  que  vous 
m'avez  écouté,  je  vous  ai  fait  des  confidences 
plus  intimes  et  plus  graves.  Dès  que  j'ai  senti  que 
vous  n'étiez  pas  le  premier  venu,  je  me  suis  mis 
à  parler,  à  parler,  et  j'ai  même  trouvé  des  choses 
que  je  n'avais  pour  ainsi  dire  jamais  formulées. 
J'ai  eu  soudain  des  visions  sur  les  gens  de  <(  là- 
bas  »,  qui  ne  m'étaient  jamais  apparues  aussi 
nettement. 

Il  dit  encore,  sans  me  regarder,  comme  se  par- 
lant à  lui-même  : 

—  Comme  on  est  reconnaissant  à  ceux  qui  vous 
accroissent  ainsi...  La  jeune  femme  que  j'aime- 
rais entre  toutes  serait  celle  qui  m'obligerait,  par 
son  charme,  par  la  façon  dont  elle  m'écouterait, 
à  être  toujours  meilleur  et  toujours  plus  intel- 
ligent que  je  ne  suis. 

Au  ton  attendri  du  jeune  diplomate,  je  vis  bien 
que  la  jeune  femme  qu'il  aimerait  entre  toutes 
était  peut-être  celle  qu'il  aimait  à  l'heure  présente. 
On  n'a  pas  un  air  aussi  charmé  et  aussi  languis- 
sant quand  on  parle  d'une  dame  au  conditionnel. 

—  J'ai  connu. . .  jadis. . .  une  femme  comme  cela, 


SECRETS  d'État  15 

dit-il  encore.  (Déjà,  dans  le  besoin  de  parler  de 
cette  amie,  il  la  rapprochait  de  lui  et  lui  faisait 
quitter  le  monde  hypothétique  pour  l'amener  tout 
doucement  dans  le  passé  réel...)  Cette  personne 
que  j'ai  connue,  dit-il,  avait  de  ces  beaux  yeux 
qui  vous  forçaient  à  la  sincérité  absolue.  Quand 
ils  vous  regardaient,  on  ne  pouvait  même  pas  se 
mentir  à  soi-même...  Et  sa  joie!  Et  son  rire!  Quel 
rire  impétueux,  généreux!...  Je  vous  semble 
incohérent  dans  mes  propos  et  j'ai  l'air  de  vous 
dire  cela  pêle-mêle;  mais  dans  mon  esprit,  mes 
paroles  ont  un  lien...  J'ai  fermé  un  instant  les 
yeux;  son  visage  charmant  m'est  apparu;  je  l'ai 
vue  sourire;  je  l'ai  entendue  rire... 

...  Elle  ne  riait  pas  toujours...  Pendant  qu'elle 
était  grave,  son  visage  d'un  ovale  merveilleux 
avait  une  douceur  asiatique.  Il  était  comme  ces 
visages  de  femmes  japonaises,  brodés  sur  des 
étoffes  précieuses.  Ils  ressemblent  à  de  grandes 
fleurs  de  soie. 

—  Pardonnez-moi,  lui  dis-je,  mais  ce  qui  me 
semble  étrange,  c'est  que  vous  puissiez  me  parler 
avec  autant  de  plaisir  d'un  être  qui  n'est  plus, 
qui  semble  avoir  disparu   de  votre   vie.   Il  est 


16  SECRETS  d'État 

étrange  que  vous  ayez  si  peu  de  tristesse  en  son- 
geant à  sa  disparition. 

Il  me  regarda. 

—  Vous  avez  bien  compris,  dit-il  en  souriant, 
que  cet  être  existait  encore.  C'est  vraiment  un 
peu  tôt  pour  vous  faire  des  confidences  aussi 
intimes,  mais  ma  foi,  tant  pis!  j'y  arriverai  fata- 
lement, et  comme  j'ai  hâte  d'y  arriver  et  que  je 
ne  vous  ai  peut-être  abordé  que  pour  cela,  je 
vais  tout  de  suite  vous  parler  d'elle... 


III 


—  Vous  allez  la  voir  à  la  Cour.  Il  est  d'ailleurs 
probable  qu'on  vous  dira  sur  son  compte  et  sur 
le  mien  toutes  sortes  d'histoires...  des  choses  qui 
ne  sont  pas.  Il  est  bien  évident  que  si  ces  choses 
étaient,  je  vous  dirais  qu'elles  ne  sont  pas.  Je 
ne  viens  pas  poser  ici  au  galant  homme.  Il  m'est 
arrivé  d'être  au  mieux  avec  une  femme  et  de  le 
dire  à  des  amis  dont  j'étais  sûr,  mais  il  se  trou- 
vait que  la  dame  l'avait  toujours  dit  avant  moi 
à  des  amies,  car  les  femmes  n'ont  aucune  dis- 
crétion... Mais  si  jamais  tout  ce  qu'on  dit  de  moi 
et  de  celte  personne  arrivait  réellement,  je  crois 
très  sincèrement  que  je  ne  le  révélerais  pas  à  mon 
meilleur  ami.  Ce  n'est  pas  par  galanterie  qu'on 
lait  ces  choses-là,  c'est  par  une  sorte  de  pudeur. 
Le  don  qu'une  femme  fait  de  soi-même  est  aux 


18  SECRETS  d'État 

yeux  de  celui  qui  l'aime  quelque  chose  de  grave, 
de  digne  de  respect.  Quand  c'est  une  autre  per- 
sonne qui  en  parle,  cela  paraît  tout  autre  chose. 

—  Si  je  reviens  à  Schoenburg,  continua  le 
jeune  comte  avec  plus  d'abandon  encore  —  car 
ces  confidences  nous  rapprochaient  de  plus  en 
plus  —  si  je  reviens,  vous  pensez  que  c'est  uni- 
quement pour  la  revoir.  Il  y  a  cinq  mois  que  je 
ne  l'ai  vue.  Bien  entendu,  nous  nous  écrivons 
tous  les  jours. 

Quand  je  vous  ai  parlé  du  premier  ministre,  je 
vous  ai  dit  d'abord  de  lui  moins  de  mal  que  je 
n'en  pensais,  car  j'ai  tellement  de  raisons  de  le 
détester  que  je  fais  tout  mon  possible  pour  le  juger 
avec  bienveillance.  D'ailleurs,  il  ne  faut  jamais 
être  m.alveillant.  Je  considère  que  la  malveillance 
empêche  d'être  clairvoyant  et  que  perdre  sa  clair- 
voyance, c'est  le  plus  grand  malheur  qui  puisse 
arriver  à  un  homme. 

Le  comte  de  Tolberg  aimait  assez  mêler  à  son 
langage  certains  de  ces  aphorismes  qu'il  énonçait 
avec  hésitation,  comme  si  c'étaient  des  idées  qui 
lui  venaient  à  l'instant  même  et  qu'il  essayait  de 
formuler.   Mais  je   pensais  bien   qu'il  les   avait 


SECRETS  d'État  19 

trouvées  déjà  depuis  longtemps  et  qu'il  ne  les 
exprimait  pas  pour  la  première  fois.  Il  forçait  un 
peu  les  transitions  pour  arriver  à  placer  au  bon 
endroit  ces  vérités  ingénieuses  dont  il  savait  l'in- 
térêt. Il  faisait  visiblement  des  frais.  Il  sortait  en 
mon  honneur  toutes  les  richesses  de  son  esprit. 
Cet  empressement  à  me  plaire  ne  pouvait  m'être 
antipathique;  il  était  d'ailleurs  assez  ingénu  et 
très  gracieux. 

—  J'ai  toutes  les  raisons,  me  dit-il,  de  détester 
ce  Herner.  Bertha,  la  personne  dont  je  vous  parle, 
a  un  mari,  un  malheureux  enfermé  depuis  quatre 
ans  dans  un  asile  d'aliénés.  Elle  voudrait  divor- 
cer, mais  la  chose  n'est  pas  très  facile  chez  nous, 
surtout  pour  une  personne  de  l'entourage  du  roi. 
Herner  fait  tout  son  possible  pour  entraver  les 
projets  de  mon  amie...  Je  ne  crois  pas  qu'il 
l'aime,  mais  il  lui  a  fait  la  cour  et  il  verrait  un 
avantage  positif  à  l'épouser.  Or,  il  sait  que  si  elle 
divorce,  ce  sera  plutôt  moi  qu'elle  épousera.  Il 
cherche  donc  par  tous  les  moyens  à  l'empêcher  de 
revenir  à  Schoenburg  ;  auparavant,  tous  nos 
attachés  voyageaient  et  rentraient  chez  eux  à 
leur  guise;  maintenant,  —  ceci  a  été  fait  en  mon 


20  SECRETS  d'État 

honneur,  —  il  a  voulu  les  obliger  à  demander  des 
congés  réguliers.  Heureusement  qu'avec  notre 
ambassadeur,  il  a  trouvé  à  qui  parler...  Vous 
Tavez  vu  à  Paris,  notre  ambassadeur? 

—  Oui,  ce  grand  garçon  qui  balance  constam- 
ment la  tête? 

—  Il  a  Tair  nonchalant,  n'est-ce  pas?  Mais  je 
vous  assure  qu'il  veut  bien  ce  qu'il  veut...  Comme 
il  est  prince  et  de  famille  presque  royale,  Herner 
est  obligé  de  le  ménager.  Heureusement  que 
l'ambassadeur  me  soutient,  parce  que  j'ai  dans  le 
premier  ministre  un  ennemi  capable  de  tout,  et 
terrible,  beaucoup  trop  terrible  pour  moi.  Je  ne 
manque  pas  de  courage,  mais  je  ne  peux  en  avoir 
qu'à  l'occasion.  Je  ne  suis  pas  combatif,  je  crois 
que  je  donnerais  très  bien  une  minute  d'héroïsme, 
mais  je  ne  suis  pas  un  homme  à  lutter  constam- 
ment... J'ai  l'âme  trop  faible...  Je  ne  dis  pas  cela 
par  veulerie  ou  par  lâcheté.  Je  me  l'afhrme  de 
temps  en  temps  parce  que  je  ne  suis  pas  fâché 
de  m'en  rendre  compte,  et  parce  que  je  sais  ainsi 
mieux  ce  que  je  peux  attendre  de  moi  :  une  force 
rapide,  presque  indomptable...  mais  aucune  opi- 
niâtreté. Je  sais  que,  dans  bien  des  cas,  je  ne  peux 


SECRETS  d'État  21 

pas  compter  sur  moi  :  c'est  un  grand  avantage 
d'être  renseigné  là-dessus. 

—  Voulez-vous  me  permettre  de  vous  dire,  bien 
que  ce  soit  un  peu  prétentieux  de  ma  part,  que 
vous  aurez  un  allié  là-bas. 

—  Je  vous  remercie.  Soyez  persuadé  que  ce 
que  vous  dites  n'a  rien  de  prétentieux.  On  vous 
donnera  à  Schoenburg  un  poste  de  confiance  dont 
l'importance  doit  dépendre  de  la  valeur  de 
l'homme  qui  l'occupera.  Vous  pourrez  me  rendre 
de  grands  services...  Je  les  accepterai,  si  je  ne 
dois  pas  gêner  ainsi  vos  intérêts,  et  si  je  ne  com- 
promets pas  votre  situation  à  la  Cour.  Je  vous 
remercie  donc,  et  croyez  bien  que  lorsque  je  vous 
ai  abordé,  je  l'ai  fait  sans  arrière-pensée...  Ce 
n'était  pas  pour  m'assurer  un  allié... 

—  Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le  dire.  Quand 
je  vous  connaîtrais  depuis  dix  ans,  je  ne  saurais 
pas  mieux  que  maintenant  à  quel  point  vos  sen- 
timents sont  désintéressés... 

Je  m'arrêtai.  Nous  abandonnâmes,  d'un  accord 
tacite,  ce  sujet  de  conversation.  Il  nous  semblait 
que  nous  nous  étions  déjà  dit  pour  ce  jour-là 
suffisamment  de  choses  agréables. 


IV 


Il  y  avait  près  d'un  jour  que  nous  étions  en 
roule,  et  nous  approchions  de  Shoenburg.  Mon 
compagnon  et  moi,  nous  avions  passé  des  heures 
charmantes...  Mais  à  mesure  que  le  train  nous 
rapprochait  de  Bertha,  je  sentais  le  comte  plus 
distrait... 

J'étais  un  peu  ébloui  par  tout  ce  qu'il  me  racon- 
tait au  sujet  de  l'emploi  que  j'allais  occuper  à  la 
Cour,  et  ce  qui  m'étonnait  dans  cette  fortune 
subite,  c'était  d'avoir  été  choisi,  moi,  un  inconnu, 
pour  une  fonction  qui  pouvait  devenir  très  impor- 
tante. J'allais  jusqu'à  me  demander  si  c'était  bien 
là  un  effet  unique  du  hasard,  et  si  je  n'avais  pas 
été  appelé  à  ce  poste  pour  une  raison  secrète. 
N'y  avait-il  pas  quelque  mystère  dans  ma  nais- 
sance, une  aventure  romanesque  ?  Mais  aussi  loin 


24  SECRETS  d'État 

que  je  pouvais  remonter  dans  ma  famille,  on 
n'avait  jamais  connu,  chez  ces  paisibles  mar- 
chands de  Mâcon,  de  landgraves,  de  ducs  ou 
d'archiducs  en  voyage. 

Le  comte  de  Tolberg  m'expliqua  pourquoi  ces 
gens  du  Bergensîand  avaient  fait  choix  d'un 
étranger  pour  tenir  l'emploi  qui  m'était  destiné  : 
c'est  parce  qu'ils  savaient  bien  qu'un  homme  qui 
n'était  pas  de  chez  eux  ne  pourrait  jamais  par- 
venir, quelle  que  fût  son  influence,  aux  plus 
hautes  fonctions  officielles. 

—  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  il  y  a  peu  de  per- 
sonnes là-bas,  en  dehors  du  roi,  du  premier  mi- 
nistre, de  l'ambassadeur  et  de  moi,  qui  sachent 
très  bien  le  français.  Moi,  je  n'ai  pas  comme  vous 
l'avantage  d'être  barré  d'avance  pour  les  situa- 
tions élevées.  Si  grand  que  devienne  votre  pou- 
voir, —  et  il  deviendra  grand,  j'en  suis  sûr,  — 
vous  ne  serez  jamais  qu'un  fonctionnaire  sans 
titre. 

Cependant,  nous  arrivions  à  une  gare  qui  se 
trouvait  à  une  demi-heure  de  Schocnburg,  et  nous 
aperçûmes  sur  le  quai  une  grande  jeune  femme 
brune.   Tolberg  tressaillit  en  l'apercevant.  Elle 


SECRETS  d'État  25 

le  regardait  avec  un  visage  faible,  comme  exsan- 
gue... Ses  lèvres  tremblaient;  c'était  une  expres- 
sion si  violente  qu'on  ne  savait  si  elle  était  de  joie 
ou  de  douleur. 

Il  sauta  sur  le  quai,  alla  lui  prendre  la  main, 
et  l'attira  doucement  jusqu'au  wagon,  enlanti- 
nement,  comme  un  petit  garçon  va  chercber  une 
petite  fille.  Ils  se  regardèrent  en  silence.  Au  bout 
d'un  instant,  Tolberg  me  désigna  de  la  main  : 
((  Un  très  bon  ami  ».  On  ne  prononça  aucun  nom; 
je  m'inclinai  et  je  m'éloignai  dans  le  couloir,  mais 
en  évitant  de  mettre,  à  les  laisser  seuls  ensemble, 
une  précipitation  trop  indiscrète. 


Cependant  il  était  temps  de  quitter  mon  ulster 
et  ma  casquette  de  voyage,  et  de  remettre  dans 
ma  valise,  avant  de  la  boucler,  mes  livres  et  mes 
journaux. 

Quelle  émotion  à  la  pensée  que  dans  un  instant 
on  va  se  trouver  en  présence  d'une  grande  ville 
inconnue!...  Puis  c'est  toujours  une  déception. 
La  ville  nouvelle  est  pareille  à  d'autres  :  ces 
omnibus,  ces  grelots,  cet  hôtel  en  face  de  la 
gare...  Il  y  a  trop  peu  de  temps  que  les  chemins 
de  fer  existent  :  toutes  les  gares  sont  de  la  même 
époque;  c'est  la  même  civilisation  qui  a  édifié  ces 
bâtiments,  aménagé  ce  grand  espace  vide  devant 
la  station.  Et  ces  trottoirs  où  des  employés  d'hôtel, 
pour  se  servir  de  langues  diverses,  emploient 
toujours  les  mêmes  formules  de  racolage...  Ils 


28  SECRETS  d'État 

vous  parlent  un  langage  connu  ou  inconnu  avec 
la  même  expression  de  visage.  Les  gares  les  plus 
étrangères  ont  le  même  costume,  un  uniforme 
banal  et  triste,  pour  accueillir  le  voyageur. 

Dans  le  brouhaha  de  l'arrivée,  j'avais  perdu  de 
vue  le  comte  de  Tolberg.  En  passant  dans  le  cou- 
loir qui  conduit  à  la  sortie,  je  le  vis  à  deux  pas 
de  moi,  et  il  eut  le  temps  de  me  dire  en  souriant  : 

—  N'ayons  pas  Tair  de  trop  bien  nous  con- 
naître. 

Quant  à  son  amie,  à  qui  il  avait  parlé  de  moi, 
elle  me  regarda  si  gentiment  que  mon  cœur 
en  battit,  et  que  dans  un  élan  intérieur  je  lui  vouai 
une  de  ces  affections  qui  durent  la  vie  entière... 

Je  remarquai  qu'ils  s'en  allaient  chacun  de 
leur  côté,  et,  malgré  moi,  je  suivais  des  yeux  la 
jeune  femme,  pendant  qu'elle  montait  en  voiture, 
lorsque  je  m'entendis  appeler  par  mon  nom... 
J'avais  devant  moi  un  homme  à  barbe  grise,  de 
petite  taille,  qui  me  regardait  de  tout  son  œil 
gauche,  et  d'une  partie  de  son  œil  droit,  sur  le- 
quel tombait  une  paupière  désemparée,  comme 
un  de  ces  stores  à  l'italienne  qui  ne  fonctionnent 
plus. 


SECRETS  d'État  29 

C'était  le  précepteur  des  neveux  du  roi.  On 
l'avait  dcpcché  à  ma  rencontre  parce  qu'il  savait 
un  peu  de  français.  Il  parlait  notre  langue  avec 
plus  d'intrépidité  que  de  bonheur.  Il  se  lançait 
dans  une  conversation  française  avec  une  audace 
que  rien  ne  décourageait  :  les  obstacles  ne  le  rebu- 
taient pas;  il  en  rencontrait  à  chaque  mol,  mais 
il  en  triomphait  en  remuant  le  bras,  en  tapant  du 
pied,  à  moins  qu'il  n'abandonnât  résolument  sa 
phrase  pour  aborder  la  phrase  suivante.  A  défaut 
de  vocables  exacts,  ses  gestes  étaient  si  abon- 
dants, si  expressifs,  qu'on  finissait  par  le  com- 
prendre. Mais  il  valait  mieux  ne  faire  aucune 
attention  aux  mots  qu'il  prononçait  et  qui,  non 
seulement  ne  servaient  en  rien  à  l'intelligence  du 
texte,  mais  encore  lui  nuisaient  fortement;  car  il 
employait  constamment  des  expressions  les  unes 
pour  les  autres,  supprimait  les  négations,  en 
ajoutait  d'intempestives,  et  quand  il  se  trouvait 
dans  un  encombrement  inextricable,  raidissait 
tous  les  muscles  de  son  visage,  puis  s'écriait  : 
((  Voilà!  ))  avec  un  air  de  triomphe... 

Il  me  fit  monter  dans  un  landau,  et  je  vis  tout 
de  suite,  au  ion  qu'il  prit  avec  le  cocher  et  le 


30  SECRETS  d'État 

valet  de  pied,  qu'il  cherchait  à  se  donner  à  mes 
3'eux  une  grande  importance.  Mais  ses  desseins 
n'étaient  pas  secondés  par  les  domestiques  qui  ne 
lui  parlaient  pas  précisément  comme  à  un  prince 
du  sang. 

Dans  la  voiture,  M.  Bôlmôller,  qui  n'avait  pas 
été  long  à  me  dire  son  nom  et  ses  titres,  se  mit 
à  me  parler  pêle-mêle,  sans  nuances,  avec  des 
gestes  énormes,  de  tous  les  personnages  de  la 
Cour.  C'était  peut-être  parce  qu'il  savait  que  je 
me  trouverais  en  relations  avec  ces  différentes 
personnes,  et  que  je  pourrais  leur  répéter  à  l'oc- 
casion tout  le  hien  qu'il  me  disait  d'elles.  Il  était 
assez  capable  de  ces  calculs  ingénus.  Mais  je 
crois  plutôt  qu'uniquement  occupé  de  lui-même, 
il  n'avait  aucune  opinion  précise  sur  les  gens,  et 
qu'il  en  adoptait  au  hasard  une  quelconque,  de 
préférence  favorable,  pour  ne  pas  se  compro- 
mettre. 

Il  me  parlait  depuis  cinq  minutes  à  peine,  et 
j'avais  déjà  renoncé  à  l'écouter.  Je  regardais  à 
travers  les  vilres  du  landau  la  ville  que  nous  tra- 
versions. Le  temps  était  froid  et  gris.  Appro- 
chions-nous du  palais?  Les  chevaux  trottaient  à 


SECRETS  d'État  31 

bonne  allure  le  long  d'un  boulevard  bordé  de 
petites  maisons  basses,  qui  avaient  chacune  de- 
vant elles  un  petit  jardin. 

En  me  penchant  un  peu,  j'apercevais  au  loin 
une  vague  place.  Etait-ce  là?  Je  ne  voulais  rien 
demander  à  mon  voisin.  J'aimais  mieux  en  avoir 
la  surprise. 

Oui,  c'était  certainement  ce  grand  bâtiment 
carré  où  je  voyais  de  loin  un  soldat  en  faction. 
Elle  était  un  peu  sévère,  cette  bâtisse,  mais  elle 
avait  une  certaine  grandeur...  J^étais  tout  de 
même  déçu  que  ce  fût  cela.  J'attendais  je  ne  sais 
pas  quoi,  mais  autre  chose... 

Cependant,  le  landau  passa  devant  le  palais, 
sans  y  entrer.  Le  factionnaire,  reconnaissant  la 
livrée  royale,  avait  présenté  les  armes,  à  tout 
hasard. 

Puis  soudain,  quelques  minutes  après,  comme 
je  ne  m'y  attendais  plus,  comme  j'y  avais  presque 
renoncé,  nous  arrivâmes...  Le  cocher  tourna 
brusquement  sur  une  place,  entra  sans  prévenir 
sous  une  grande  porte,  et  traversa  la  cour  pavée 
du  palais  royal.  La  voiture  s'arrêta  devant  un 
perron  très  haut,  et  qui,  bien  que  les  marches 


32  SECRETS  d'État 

fussent  basses,  devait  être  dur  à  escalader  par 

les  grandes  chaleurs. 

Il  n'y  avait  personne  dans  le  vestibule  d'entrée, 
et  j'en  eus,  malgré  moi,  une  petite  déception. 
Assurément,  je  ne  pensais  pas  que  le  roi  et  toute 
la  Cour  dussent  venir  à  ma  rencontre.  Mais  per- 
sonne!... J'avais  ressenti  une  sorte  de  vanité 
inconsciente  de  tout  ce  que  m'avait  dit  mon  ami 
Tolberg,  au  sujet  de  l'importance  possible  de 
mes  fonctions... 

Bôlmôller,  pour  faire  venir  quelqu'un,  toussa 
avec  autorité.  Alais  cet  appel  resta  sans  effet,  et 
si  une  grande  femme  âgée  fit  son  apparition  l'ins- 
tant d'après,  ce  fut  bien,  semble-t-il,  le  résultat 
d'un  hasard.  Cette  femme  avait  des  boucles  de 
cheveux  gris,  comme  un  vieux  portrait,  mais  en 
quantité  vraiment  anormale.  Elle  me  parla  dans 
la  langue  du  pays  comme  si  j'allais  comprendre 
d'emblée,  avec  la  tranquillité  de  Bôlmôller  lui- 
même,  quand  il  se  lançait  dans  une  conversation 
française.  Bôlmôller  me  traduisit  ses  paroles  avec 
sa  bonne  volonté  ordinaire.  Puis,  de  guerre 
lasse,  ils  se  dirigèrent,  sans  insister  davantage, 


SECRETS   D*ÉTAT  33 

vers  un  petit  escalier,  en  me  faisant  signe  de  les 
suivre. 

Ma  chambre  était  au  troisième.  Le  toit  en  était 
mansardé;  il  était  assez  élevé  en  certaines  parties; 
celte  chambre  était  en  somme  une  grande  et  im- 
posante mansarde.  On  l'avait  meublée  avec  des 
vieux  meubles  qui  avaient  sans  doute  une  grande 
valeur;  mais  je  ne  m'y  connaissais  pas.  C'étaient 
des  meubles  étrangers,  et  des  vieux  meubles, 
c'est  encore  plus  étranger  que  les  meubles  neufs. 
Ils  ont  été  mêlés  à  trop  d'existences  inconnues. 
On  avait  cardé  à  neuf  le  matelas,  qui  bom.bait  un 
ventre  énorme.  Je  pensais  que  je  serais  mal  cou- 
ché pendant  une  ou  deux  nuits.  Et  cela  m'attrista. 
A  ce  moment,  je  regrettai  ma  vie  de  Paris,  mé- 
diocre et  à  peu  près  tranquille. 

La  femme  âgée  nous  avait  quittés,  et  j'avais 
commencé  à  faire  ma  toilette  après  avoir  ouvert 
mon  petit  sac  de  voyage  (ma  malle  était  restée 
à  la  gare).  Bôlmôller  continuait  à  me  parler  avec 
animation.  Il  me  parlait  à  propos  de  tout,  de  la 
forme  d'une  brosse,  de  l'eau  du  pays,  qui  était 
très  saine.  Je  ne  l'écoutais  pas;  cependant  j'avais 
pour  lui  un  petit  atlachement,  un  peu  de  l'affection 


34  SECRETS   D  ETAT 

de  Robinson  pour  Vendredi.  Je  sentais  bien  que 
je  le  lâcherais  aussitôt  que  j'aurais  trouvé  mieux. 
Mais,  pour  le  moment,  c'était  le  seul  être  que  je 
connusse  dans  ce  palais  inconnu. 

Je  mettais  fm  à  un  premier  nettoyage  hâtif, 
quand  on  frappa  à  la  porte.  Un  grand  domestique, 
plus  dédaigneux  encore  que  le  cocher  pour  la 
personnalité  de  Bôlmôller,  vint  proférer  quelques 
mots  que  mon  interprête  me  traduisit  d'une  façon 
à  peu  près  claire...  Le  premier  ministre  me  faisait 
demander. 

Et  pour  la  première  fois,  j'eus  un  sentiment  de 
crainte,  à  l'idée  que  j'allais  comparaître  devant 
quelqu'un,  qu'on  allait  m'interroger,  comme  pour 
un  examen,  et  que  peut-être  je  ne  ferais  pas 
l'affaire. 

Je  suivis  le  grand  domestique.  Bôlmôller  m'ac- 
compagna jusqu'au  premier  étage.  Là,  il  me 
serra  la  main,  en  me  disant  :  «  Je  n'entre  pas  », 
du  ton  d'un  homme  occupé  ailleurs.  Il  ajouta 
qu'on  se  reverrait  un  peu  plus  tard  à  la  table  de 
l'intendant. 

Je  traversai,  précédé  du  valet  de  chambre,  une 


SECRETS   D*ÉTAT  35 

salle  d'attente,  ornée  de  grands  tableaux  fumeux. 
Puis  nous  entrâmes  dans  le  cabinet  de  M.  de 
Herner.  Un  homme  au  visage  froid,  mais  sym- 
pathique, se  leva  d'une  table  de  travail,  et  me 
lendit  la  main.  C'était  le  premier  ministre. 

Je  fus  surpris  de  son  air  de  jeunesse.  J'ai  su 
depuis  qu'il  avait  quarante  ans  bien  passés,  mais 
il  paraissait  trente-cinq  ans  à  peine.  Il  avait  une 
figure  un  peu  longue,  une  moustache  châtain 
clair,  des  cheveux  de  même  couleur  un  peu  cré- 
pus. Mais  je  regardais  surtout  ses  yeux  bleus, 
nets  plutôt  que  froids,  et  je  vis  avec  satisfaction 
(|ue  son  regard  ne  me  gênait  pas  comme  certains 
regards,  même  d'amis,  que  j'affronte  avec  une 
certaine  gêne. 

Il  parlait  français  avec  des  hésitations  que,  fort 
adroitement,  il  masquait  par  des  silences,  qui 
semblaient  être  de  songerie  ou  de  réflexion.  Je 
le  regardais  pendant  qu'il  parlait  et  je  me  disais 
que  Tolberg  avait  peut-être  tort,  que  ce  Herner 
n'était  pas  le  mauvais  homme  qu'il  semblait  dire, 
et  que,  quoi  qu'il  en  pensât,  le  jeune  comte  se 
laissait  influencer  par  ses  rancunes  dans  le  juge- 
ment qu'il  portait  sur  le  premier  ministre.  Sans 


36  SECRETS  d'État 

que  la  sympathie  naturelle  que  j'avais  ressentie 
si  vite  pour  mon  compagnon  de  voyage  diminuât, 
je  commençais  à  regretter  de  lui  avoir  promis 
mon  aide;  cette  promesse  me  donnait  déjà  un  peu 
à  mes  yeux  une  allure  de  traître  vis-à-vis  de  ce 
Herner  qui  m'accueillait  si  bien. 

Il  me  pria  de  dîner  chez  lui  le  soir  même.  Il  me 
donna  l'impression  d'un  homme  que  la  satisfac- 
tion de  commander  ne  satisfaisait  pas  complète- 
ment, et  qui  s'ennuyait;  et  je  fus  flatté  que  ce 
grand  de  la  terre  songeât  à  moi  pour  se  distraire. 

Je  n'avais  pas  mon  habit  qui  était  resté  dans 
ma  malle.  Mais  le  baron  de  Herner  me  dit  en 
souriant  que  le  dîner  où  il  me  conviait  n'avait  rien 
de  protocolaire.  Puis  il  me  tendit  la  main,  et  me 
dit  :  ((  A  sept  heures.  » 

Bôlmôller,  de  son  côté,  m'avait  donné  rendez- 
vous  à  la  table  de  l'intendant.  Où  pourrais-je  le 
prévenir?...  Je  le  rencontrai  sur  le  palier  du  pre- 
mier, où  il  se  trouvait  comme  par  hasard.  Cette 
curiosité  me  déplut.  Je  commençais  déjà  à  me 
détacher  de  lui.  Et  je  m'en  aperçus  moi-même  au 
ton  un  peu  méchant  de  regret  poli  que  je  pris 
pour  lui  dire  que  je  ne  dînerais  pas  le  soir  en  sa 


SECRETS  d'État  37 

compagnie.  Jajoulai,  de  l'air  le  plus  naturel  du 
monde,  que  j'élais  invilé  chez  le  premier  ministre. 
Il  me  répondit,  du  même  air,  qu'il  n'y  avait 
jamais  dîné,  qu'il  ne  savait  pas  comme  on  y  man- 
geait... Lui  n'avait  jamais  mangé  qu'à  la  table 
du  roi,  —  assez  fréquemment,  ajoutait-il,  et  la 
chère  y  était  fort  remarquable.  Ce  petit  Bolmôller 
n'était  pas  très  fm;  mais  quand  il  était  piqué  par 
l'envie,  il  trouvait  des  répliques  assez  ingénieuses. 

A  partir  de  ce  moment,  il  fut  pour  moi  une 
manière  d'ennemi  ou  tout  au  moins  de  rival,  un 
rival  que  je  méprisais  et  dont  j'avais  honte,  mais 
que  je  ne  pouvais  me  retenir  d'humilier  le  plus 
souvent  possible,  tout  en  me  répétant  que  c'était 
un  être  sans  importance,  dont  vraiment  je  n'au- 
rais pas  dû  m'occuper. 

Je  remontai  dans  ma  chambre.  Ma  malle  était 
ari'ivée,  et  je  m'en  aperçus  avec  une  certaine  tris- 
tesse :  car  alors,  je  n'avais  plus  d'excuse  pour 
rester  en  costume  de  voyage.  Il  fallait  mettre  une 
redingote.  Je  déleste  m'habiller,  et  je  suis  tou- 
jours partagé  entre  la  paresse  de  changer  de 
vêtements  et  même  de  me  laver,  et  un  cruel  souci 
de  convenance  et  de  propreté. 

4 


38  SECRETS  d'État 

En  même  temps  que  ma  malle,  je  trouvai  le 
valet  de  chambre  qui  m'était  affecte,  un  suisse  de 
mauvaise  mine,  qui  paraissait  plutôt  «  en  des- 
sous »  :  la  vérité  est  que  je  n'ai  jamais  rien  eu  à 
lui  reprocher,  mais  il  ne  minspirait  pas  confiance; 
il  semblait  animé  d'une  préoccupation  secrète  et 
ce  ne  fut  qu'au  bout  de  quelques  semaines  que 
je  la  découvris.  Deux  ou  trois  fois  des  enveloppes 
de  lettres  se  perdirent;  et  il  me  mentait  visible- 
ment quand  je  l'interrogeais  sur  leur  disparition. 

Je  m'aperçus  un  jour  que  c'était  un  innocent 
collectionneur  de  timbres-poste... 


VI 


Pour  aller  chez  le  premier  ministre,  ainsi  que 
le  suisse  me  l'expliqua,  il  fallait  sortir  du  palais 
par  le  jardin,  et  suivre  un  petit  canal  bordé 
d'arbres.  Le  jardin  du  palais,  avec  ses  grandes 
pelouses  voluptueuses,  ses  arbres  puissants  et 
doux,  était  plus  tiède  que  les  rues  de  la  ville.  Pour- 
tant, le  canal,  très  abrité,  donnait  la  même  im- 
pression de  climat  indulgent  et  calme.  C'était  à 
cet  endroit  une  ancienne  petite  rivière,  dont  on 
avait  régularisé  le  courant. 

De  vieilles  maisons,  d'un  côté,  descendaient 
jusque  dans  l'eau.  De  l'autre  côté,  la  berge  était 
plantée  d'arbres,  et  aussi  de  bancs  peints  en  vert, 
qui  s'ornaient  nécessairement  de  quelques  vieil- 
lards bien  décrépits,  agrémentés  de  pipes  alle- 
mandes. Ils  ressemblaient  aux  vieux  de  tous  les 


40  secRETS  d'État 

pays,  quand  ils  sont  si  âgés  qu'ils  ne  changent 
plus  et  qu'ils  ont  Tair  désormais  d'être  là  pour 
toujours,  jusqu'au  moment  où  le  destin  les  balaie 
en  passant,  avec  l'air  de  ne  pas  s'en  apercevoir. 

Sur  l'autre  rive,  on  voyait  l'intérieur  des  mai- 
sons populaires.  Le  couvert  était  mis  dans  des 
salles  à  manger  modestes,  et  on  allait  encore 
recommencer  une  soirée.  Des  ménagères  allaient 
lentement  remplir  des  seaux.  Un  petit  garçon, 
plein  de  conviction,  montrait  à  un  autre  petit 
garçon  sa  m^ain  pleine  de  billes. 

A  l'endroit  où  le  canal  tourne,  m'avait  dit  le 
suisse,  vous  trouverez  un  petit  pont  que  vous  tra- 
verserez. Puis  vous  passerez  sous  une  espèce 
d'arche.  De  l'autre  côté  de  cette  arche,  c'est  la 
rue  de  la  Paix,  la  plus  belle  rue  de  Schoenburg. 
La  place  Neuve,  où  se  trouve  l'hôtel  privé  du 
baron  de  Herner,  est  à  une  centaine  de  pas. 

J'avais  encore  près  d'un  quart  d'heure  avant 
le  dîner,  et  j'en  profitai  pour  regarder  les  maga- 
sins. Ils  étaient  très  luxueux,  et  les  vitrines  regor- 
geaient d'objets  en  cuir  et  en  nickel.  Je  vis, 
comme  à  Bruxelles,  ces  marchands  de  tabac  gran- 
dioses, qui  me  donnaient  envie  de  me  remettre  à 


SECRETS   D*ÉTAT  41 

fumer,  avec  leurs  longs  cigares  odorants  rangés, 
comme  les  dos  de  belles  reliures,  dans  les  boîtes 
enluminées. 

Je  croisai  des  officiers,  élégants  et  pleins  d'au- 
torité, et  je  me  souvins  avec  satisfaction  que 
j'étais  «  du  gouvernement  ».  Je  ne  fus  pas  loin 
de  me  dire  que  ces  officiers  étaient  «  mes  sol- 
dats ». 

Je  vis  encore  un  grand  restaurant  rempli  déjà 
de  dîneurs  dont  les  âmes  s'exaltaient  aux  airs 
entraînants,  que  jouait  sans  relâche  un  brillant 
orchestre,  composé  d'une  douzaine  de  dames  de 
différents  âges,  qui  toutes  laissaient  pendre  sur 
leur  dos  des  cheveux  dénoués,  de  la  même  lon- 
gueur et  du  même  blond. 

J'étais  amusé  par  cette  ville  si  brillante  et  qui 
s'animait  si  gaîment  vers  le  soir.  Je  regrettais 
presque  d'être  obligé  d'aller  passer  la  soirée  chez 
cet  hôte  de  marque,  qui  m'honorait  beaucoup, 
mais  qui  m'obligeait  à  faire  des  frais.  Je  me  pro- 
mis bien  de  revenir  en  bon  paresseux  jouisseur 
dans  ce  restaurant  en  fête,  où  m'arriverait  quel- 
qu'une de  ces  aventures  galantes  et  peu  compli- 


42  SECRETS  d'État 

quées  qu'on  espère  toujours  en  arrivant  dans  une 
ville  étrangère. 

Cependant  l'heure  était  venue.  Sans  enthou- 
siasme, je  gagnai  la  Place  Neuve,  et  je  trouvai 
bientôt  la  marque  que  l'on  m'avait  indiquée  pour 
reconnaître  Thôtel  du  baron  :  un  haut-relief  en 
pierre,  au-dessus  de  la  porte,  représentant  un 
jeune  guerrier  avec  des  ailes,  chevauchant  un 
cheval  cabré...  Je  me  dis  même,  tout  en  sonnant 
à  la  porte,  que  j'aurais  peut-être  dû  m'informer 
de  la  personnalité  exacte  de  ce  guerrier  ailé; 
c'était  peut-être  quelqu'un  de  très  connu  dans  la 
mythologie,  et  qu'il  était  de  mauvais  ton  d'igno- 
rer... Quand  la  porte  se  fut  ouverte,  je  me  trouvai 
dans  une  petite  cour  assez  simple.  Une  femme  à 
boucles  grises  (c'était  décidément  les  boucles 
d'ordonnance  dans  ce  pays-là),  se  tenait  sur  le 
pas  d'une  porte  vitrée.  Elle  me  conduisit  dans  un 
salon  plutôt  sévère,  où  je  trouvai  le  premier  mi- 
nistre en  compagnie  de  deux  invités,  et  de  sa 
mère,  la  baronne  de  Herner,  une  dame  pas  trop 
âgée.  Je  reconnus  dans  la  figure  de  cette  personne 
comme  une  épreuve  antérieure  de  la  longue 
figure  du  baron,  et  les  mômes  yeux  bleus,  mais 


SECRETS   D*ÉTAT  43 

plus  durs.  Elle  m'adressa  en  bon  français 
quelques  paroles  auxquelles,  me  sembla-t-il,  je 
répondis  d'une  façon  assez  convenable  et  pas 
trop  embarrassée...  Mon  entrée  dans  le  grand 
monde  se  faisait  d'une  façon  plus  aisée  que  je 
n'aurais  cru  :  ce  fut,  je  crois,  grâce  à  ce  petit 
détail  accidentel  :  en  me  dirigeant  du  côté  du 
salon,  j'avais  renversé  quelque  chose  —  je  ne 
savais  pas  trop  au  juste  —  qui  se  trouvait  sur 
une  table  de  l'antichambre,  et  je  me  demandais, 
pendant  les  présentations  :  Est-ce  un  bronze?  ou 
est-ce  un  objet  plus  fragile?  Ce  qu'il  y  a  de  ter- 
rible, c'est  que  je  ne  l'ai  jamais  su,  et  je  me  de- 
mande encore  si  ce  n'est  pas  à  cette  maladresse 
qu'il  fallait  attribuer  la  froideur  que  me  témoigna 
plus  tard,  au  cours  de  certaines  entrevues,  la 
baronne  de  Herner. 

J'examinais  cependant  les  deux  aulres  invités, 
un  jeune  officier  aux  yeux  fatigués  et  mielleux, 
—  le  neveu  du  ministre,  —  et  un  monsieur  qui 
était,  paraît-il,  le  poêle  national  du  Bergensland. 
C'était  un  individu  d'un  âge  chimérique,  entre 
trente  et  quatre-vingts  ans,  sans  couleur  indica- 
trice de  cheveux  ou  de  barbe,  car,  privé  même 


44  SECRETS   D  ÉTAT 

de  sourcils,  il  n'avait,  en  fait  de  poils,  que  de 
très  longs  cils  blonds  ou  blancs.  On  n'était  pas 
sûr  qu'il  eût  un  grand  talent,  mais  comme  c'était 
le  seul  poète  bien  élevé  parmi  ceux  qui  traitaient 
de  sujets  nobles,  on  l'avait,  à  tout  hasard,  décoré 
de  tous  les  ordres  civils,  et  l'on  attendait  qu'il 
eût  terminé  un  hymne  guerrier  pour  lui  décerner 
tous  les  ordres  mihtaires. 

Ce  poète,  vivant  seul  au  milieu  de  profanes, 
avait  perdu  l'habitude  de  songer  à  la  poésie.  Il 
ne  s'en  occupait  qu'une  fois  l'an,  au  moment  de 
son  poème  de  circonstance  pour  la  fête  du  roi,  en 
dehors,  bien  entendu,  des  occasions  extraordi- 
naires, tels  que  visites  de  souverains  étrangers  ou 
désastres  amenant  une  fête  de  charité  et  justi- 
fiant une  intervention  lyrique. 

Ce  diner,  de  hautes  sphères  officielles,  ressem- 
bla beaucoup,  pour  les  sujets  de  conversations 
qui  y  furent  traités,  à  des  dîners  de  milieux  plus 
modestes.  On  y  parla  de  la  vitesse  des  automo- 
biles, qui  commençaient  à  envahir  le  pays.  On 
m'interrogea  naturellement  sur  Paris,  que  tous 
les  convives  connaissaient  pour  y  être  allés  au 
moins  une  fois. 


SECRETS  d'État  45 

Le  poêle  parlait  assez  passablement  notre 
langue,  à  part  un  abus  du  mot  Monsieur  qui  arri- 
vait après  chaque  vii'gule.  Il  évoqua  avec  un  sou- 
rire attendri  ce  gai  quartier  latin  où  j'avais  tiré 
une  vie  si  pénible,  cet  endiablé  bal  Bullier,  où 
je  n'avais  jamais  mis  les  pieds,  et  cet  admirable 
Collège  de  France,  que  je  connaissais  pour  être 
passé  devant.  L'officier,  naturellement,  parla  des 
petits  théâtres,  avec  des  petits  rires  sifflants  qui 
se  prolongeaient  en  dehors  de  toute  mesure.  Il 
raconta  des  scènes  de  pièces  qui  l'avaient  réjoui 
au  delà  des  prévisions  de  l'auteur,  et  nous  redit 
des  mots  qu'il  répéta  de  telle  sorte  que  je  fus  seul 
à  m'en  amuser,  parce  que  j'étais  le  seul  à  com- 
prendre qu'ils  ne  voulaient  rien  dire. 

Le  baron  de  Herner  parlait  peu.  Je  remarquai 
seulement  qu'il  mangeait  pas  mal,  mais  sans  trop 
faire  attention  à  ce  qu'il  mangeait.  Il  ne  me  faisait 
pas  l'effet  d'un  jouisseur.  Rien  chez  lui  d'ailleurs 
n'éfait  luxueux. 

Je  me  dis  ce  soir-là  que  si  cet  homme  aimait 
le  pouvoir,  c'était  sans  doute  pour  la  volupté 
froide  d'être  le  maître,  et  non  pour  en  tirer  des 
avantages  matériels  et  des  joies  physiques.  Il  n'y 


46  SECRETS  d'État 

avait  pas  à  craindre  de  lui  les  exactions  où  se 
laisse  entraîner  un  débauché,  mais  il  n'avait  pas 
non  plus  ces  moments  de  générosité  attendrie 
dont  sont  capables  les  gens  qui  mangent  bien. 

Après  tout,  je  ne  savais  pas  si  ce  haut  person- 
nage était  vraiment  l'homme  que  je  dis  et  si  cer- 
tains de  ses  actes  ne  sont  pas  en  contradiction 
avec  la  définition  de  son  caractère.  Je  me  suis 
mis  en  garde,  depuis  pas  mal  de  temps  déjà, 
contre  le  danger  qu'il  peut  y  avoir  à  définir  les 
gens  trop  tôt;  car  on  est  amené  par  la  suite  à 
examiner  leurs  actes  avec  le  parti-pris  d'un 
homme  qui  a  classé,  localisé  un  sujet,  et  qui,  sous 
aucun  prétexte,  ne  veut  avoir  la  peine  de  recom- 
mencer son  petit  travail. 

Quand  le  dîner  fut  terminé,  nous  passâmes  au 
fumoir,  où  M"^'  de  Herner,  que  le  cigare  ne  gênait 
pas,  nous  accompagna.  Le  baron  de  Herner  me 
prit  à  part  et  se  mit  à  me  parler  avec  assez 
d'abandon. 

Je  pensais,  non  sans  satisfaction,  que  j'avais  à 
ses  yeux  plus  d'importance  que  l'officier,  et  même 
que  le  poète  national.  Il  me  dit  que  je  serais 


SECRETS  d'État  47 

attaché  à  sa  personne  et  à  la  personne  du  roi,  et 
que  mon  travail  consisterait  à  analyser  tous  les 
journaux  et  autres  documents  français  qui  arri- 
vaient à  l'ambassade.  Dès  le  lendemain,  nous 
irions  ensemble  voir  le  roi,  qui,  bien  que  la  saison 
fût  un  peu  avancée,  était  encore  à  la  campagne, 
dans  sa  résidence  d'été... 

J'étais  obligé  de  faire  de  grands  efforts  pour 
ramener  mon  attention.  Car,  tout  occupé  à  me 
dire  :  «  Le  ministre  me  parle!  »  j'avais  peine  à 
écouter  ce  qu'il  me  disait. 

Ce  qui  l'intéressait  le  plus  dans  les  journaux 
français,  ce  n'était  pas  seulement  la  politique 
extérieure  de  la  France,  mais  le  mouvement  socia- 
liste... «  Nous  n'avons  pas  encore  beaucoup  de 
socialistes  chez  nous,  me  dit-il.  Nous  avons,  en 
revanche,  pas  mal  de  réfugiés  russes,  qui  réus- 
sissent à  tromper  la  surveillance  de  notre  police. 
Ils  complotent  contre  la  famille  impériale  russe 
et,  pour  se  faire  la  main,  contre  notre  bien-aimé 
roi.  Nous  avons  surpris  l'année  dernière  des  pré- 
paratifs d'attentat.  Le  hasard  est  venu  en  aide  à 
nos  policiers,  qui  n'auraient  certainement  rien 
trouvé  sans  le  secours  du  ciel. 


48  SECRETS  d'État 

))  Je  suis  servi  par  des  brutes  prétentieuses.  Je 
ne  me  risque  même  pas  à  leur  reprocher  leur 
manque  d'initiative...  Quand  ils  s'avisent  d'en 
avoir,  ils  sont  encore  plus  dangereux.  » 

La  soirée  ne  se  prolongea  pas  très  tard.  Le 
premier  ministre  se  levait  de  très  bonne  heure. 
Je  sortis  avec  le  poète  et  le  militaire,  et  nous 
allâmes  bourgeoisement  prendre  de  la  bière, 
dans  ce  grand  café  éclatant  de  lumières  où  l'or- 
chestre de  dames  continuait  à  faire  rage.  Le 
neveu  du  baron  se  fit  apporter  du  jambon,  en 
disant  qu'il  mourait  de  faim,  et  que  c'était  tou- 
jours ainsi  chaque  fois  qu'il  mangeait  chez  sa 
grand'tante.  Je  vis  bien,  aux  plaisanteries  que 
le  poète  national  fit  à  son  tour  sur  ce  sujet,  que 
c'était  un  thème  familier  aux  invités  du  premier 
ministre. 

Je  leur  offris  un  rire  plus  timide,  plus  prudent, 
juste  ce  qu'il  fallait  pour  n'avoir  pas  l'air  de 
désapprouver  leurs  sarcasmes. 

L'officier  nous  proposa  de  nous  emmener  chez 
une  nommée  Irma.  Mais  le  poète  dit  qu'il  était 
fatigué.  Je  sus  plus  tard  qu'il  était  le  prisonnier 
d'une  gouvernante,  une  petite  femme  desséchée 


SECRETS  d'État  49 

d'une  cinquantaine  d'années  dont  on  retrouvait 
les  longs  clieveux  paies  dans  maint  sonnet  du 
maître... 

Quant  à  moi,  je  refusai  également  l'invitation 
de  l'officier.  Je  ne  voulais  pas  rentrer  trop  tard 
au  palais  pour  le  premier  soir.  Je  revins,  accom- 
pagné de  mes  deux  nouvelles  connaissances, 
jusqu'à  ma  royale  demeure.  Le  chemin  était  un 
peu  plus  long  qu'en  venant,  parce  qu'à  cette 
lieure  tardive,  je  ne  pouvais  pas  rentrer  par  le 
fond  du  jardin.  Le  poêle,  en  suivant  ma  route,  ne 
se  détournait  pas  trop  de  son  chemin.  Quant  à 
l'officier  désœuvré  qui  ne  pouvait  pas  se  résoudre 
à  aller  se  coucher,  c'était  la  providence  des  gens 
qui  ont  peur  de  renirer  seuls  le  soir.  C'est  en  cette 
considération  qu'on  le  tolérait  l'après-midi,  à  des 
heures  plus  claires  de  la  journée,  où  sa  présence 
n'avait  pas  celte  utilité  tutélaire. 

Les  portiers  des  palais  royaux  dorment  aussi 
lourdement  que  ceux  de  la  rue  Saint- Jacques,  où 
jadis,  les  yeux  vers  le  prochain  angle  de  rues,  il 
m'était  arrivé  souvent  de  me  livrer  à  des  consta- 
tations indignées  sur  la  profondeur  spéciale  du 
«  premier  sommeil  »... 


50  SECRETS  d'État 

A  Schoenburg,  au  moins,  j'avais  pour  me  ras- 
surer, le  factionnaire  de  garde,  qui  donnait  des 
coups  de  crosse  dans  la  porte,  pendant  que  je 
tirais  sans  espoir  une  sonnette  argentine,  trop 
faible  pour  troubler  le  doux  sommeil  du  con- 
cierge, capable  seulement  de  compléter  d'un  léger 
bruit  de  clochettes  un  songe  de  verdure  et  de 
bergerie. 

Quand  la  porte,  enfin  condescendante,  s'entre- 
bâilla, je  pus  me  mettre  en  campagne,  au  travers 
de  la  cour  obscure,  avec  d'innombrables  relais 
d'allumettes.  Grâce  à  cette  course  au  flambeau 
à  rebours  (où  c'est  le  porteur  qui  change  de 
torche,  et  non  la  torche  de  porteur),  j'arrivai 
jusqu'à  ma  chambre,  en  essayant  de  faire  le 
moins  de  bruit  possible  pour  mon  premier  soir, 
bien  qu'en  somme,  j'eusse  une  excuse,  puisque 
je  venais  de  chez  le  premier  ministre  :  c'était  un 
service  commandé. 

Je  pénétrai  avec  un  peu  d'angoisse  dans  ma 
grande  chambre  sombre.  Je  fis  le  tour  du  grand 
lit  à  baldaquin,  qui  s'entourait  de  rideaux 
sinistres.  Je  les  secouai  au  passage  pour  faire 
tomber  les  guerriers  armés.  Il  y  avait  dans  les 


SECRETS  d'État  51 

recoins  du  plafond  des  ombres  qui  étaient  peut- 
être  des  trous,  et  où  devaient  nicher  des  araignées 
énormes  et  venimeuses.  Je  constatai  avec  plaisir 
que  les  draps  étaient  en  vieille  toile  très  douce. 
La  servante  âgée  m'avait  mis  sur  ma  table  une 
Bible,  qui,  avec  sa  reliure  de  maroquin,  me  parut 
mieux  faite  que  le  marbre  de  la  cheminée  pour 
supporter  ma  montre.  Il  y  avait  un  sucrier,  et 
de  l'eau  dans  la  carafe.  Mais  était-ce  de  l'eau 
filtrée? 


VII 


Le  lendemain,  à  dix  heures,  je  montai  en  voi- 
lure, dans  un  landau  découvert,  à  côté  du  premier 
ministre.  Nous  allions  voir  le  roi. 

J'avais  endossé  cette  fois  la  redingote  officielle. 
Le  baron  de  Herner  était  dans  le  même  costume. 
Je  constatai  avec  un  certain  plaisir  que  mon  haut- 
de-forme,  dont  c'était  d'ailleurs  la  première  sortie, 
était  plus  brillant  que  le  sien. 

J'étais  un  peu  surpris  de  l'abandon  avec  lequel 
me  parlait  le  premier  ministre.  Il  faut  croire  que 
j'inspirais  vraiment  de  la  confiance  aux  gens.  Le 
comte  de  Tolberg  m'avait  parlé  avec  la  môme 
liberté.  Le  hasard  m'avait  amené  à  être  le  confi- 
dent de  ces  deux  ennemis.  Comment  tout  cela 
allait-il  tourner?  Pour  le  moment,  je  m'abandon- 
nais à  une  quiétude  paresseuse.  Le  jour  où  un 

6 


54  SECRETS  d'État 

conflit  se  produirait,  il  serait  peut-être  temps  de 
s'en  préoccuper.  En  prévision  de  complications, 
qui  n'arriveraient  peut-être  jamais,  je  n'allais  pas 
gêner,  par  un  air  de  trop  grande  réserve,  l'ex- 
pansion dont  ce  grand  personnage  voulait  bien 
me  favoriser. 

Le  landau  traversa  la  ville,  en  passant  sous  une 
vieille  tour  qui  commandait  une  des  entrées. 
C'était  par  là  qu'avaient  pénétré  dans  la  ville,  à 
je  ne  sais  plus  quelle  époque,  des  soldats  étrangers 
de  je  ne  sais  plus  quelle  nation...  Toujours  est-il 
qu'on  s'était  battu  dans  le  faubourg,  qu'il  était 
mort  un  grand  nombre  d'hommes,  et  que  les 
cloches,  comme  dans  toutes  les  histoires  de  ce 
genre,  n'avaient  cessé  de  sonner. 

La  campagne  était  très  paisible,  coupée  de 
canaux  et  de  longues  allées  d'arbres.  De  temps 
en  temps,  nous  croisions  un  bicycliste  obstiné,  ou 
un  grand  tombereau  attelé  de  quatre  bœufs,  ou 
une  voiture  de  maraîchers,  que  traînaient  trois 
chiens  agiles.  Le  premier  ministre  me  parlait  du 
roi  et  se  réjouissait  qu'il  fût  bien  portant.  Si,  par 
malheur,  il  lui  arrivait  un  accident,  le  royaume 
passerait  entre  les  mains  de  sa  belle-sœur,   la 


SECRETS  d'État  55 

femme  de  son  frère  défunt,  qui  gouvernerait  au 
nom  de  son  fils  aîné,  âgé  pour  l'instant  de  quatorze 
ans.  Et  cette  princesse,  qui  venait  des  états  de 
l'Allemagne,  amènerait  avec  elle  toute  une  sé- 
quelle de  gens  de  son  pays...  Le  baron  de  Herner 
me  surprenait.  Il  dérangeait  fortement  la  concep- 
tion que  je  m'étais  faite  des  hommes  d'Etat,  que 
je  me  représentais  comme  des  personnages  mys- 
térieux et  fermés,  évitant  d'employer  un  langage 
simple  et  net  pour  parler  des  affaires  publiques. 

Celui-ci  n'y  allait  pas  par  quatre  chemins  et  me 
donnait  carrément  son  avis  sur  les  hommes  et  sur 
les  choses... 

En  sortant  d'une  allée  d'arbres,  j'aperçus  tout 
à  coup,  sur  une  sorte  de  monticule  de  verdure, 
un  château  d'architecture  antique,  mais  qui  était 
un  chAteau  reconstitué,  ainsi  qu'en  témoignait  la 
blancheur  de  sa  pierre.  C'était  la  résidence  d'été. 
Je  sentais  toujours  en  moi  beaucoup  de  curiosité, 
mais  aucune  émotion  :  j'avais  désormais  ma  petite 
habitude  des  grands  de  ce  monde.  C'est  curieux 
comme  on  prend  vite  pied  dans  les  grandeurs. 

Nous  étions  entrés  dans  une  cour  d'honneur  et 
nous  allions  gravir  le  perron  qui  conduisait  au 


56  SECRETS  d'État 

salon  de  réception  quand  nous  entendîmes  un  : 
Hep  !  qui  n'avait  rien  de  protocolaire.  C'était  le 
roi  qui  nous  appelait  d'une  des  salles  du  rez-de- 
chaussée,  où  il  faisait  de  la  photographie.  Je 
reconnus  le  visage  du  monarque,  dont  j'avais  vu 
plusieurs  portraits. 

Il  nous  invita  d'un  geste  à  entrer  dans  son 
atelier.  Il  était  vêtu  d'une  culotte  de  drap  beige, 
de  molletières  de  cuir  fauve  et  d'une  chemise  de 
soie  écrue,  dont  les  manches  étaient  relevées  jus- 
qu'au coude.  Sans  la  moindre  formule  de  bien- 
venue et  en  s'adressant  à  moi,  comme  s'il  me 
connaissait  depuis  longtemps,  il  nous  montra  des 
épreuves  qu'il  venait  de  terminer,  dont  l'une 
représentait  un  coin  de  forêt,  et  l'autre  un  cheval 
en  liberté,  en  train  de  bondir  dans  un  pré.  Moi, 
je  regardais  ces  épreuves  avec  une  attention 
exagérée;  mais  je  ne  pensais  qu'à  examiner 
Charles  XYI,  qui  m'apparaissait  comme  un  bon 
garçon  enjoué. 

Je  crois  que  je  n'aurais  vu  en  lui  rien  d'autre 
si  l'opinion  favorable  que  m'avait  exprimée  sur 
son  compte  le  jeune  Tolberg  ne  m'avait  pré- 
venu en  sa  faveur.  Il  y  avait  chez  ce  gros  homme 


SECRETS  d'État  57 

beaucoup  plus  de  philosophie  que  d'insouciance, 
ou  plutôt  c'était  une  insouciance  naturelle  qu'en- 
courageaient sa  volonté  et  sa  raison.  Il  pensait 
qu'il  ne  fallait  pas  agir  au  delà  du  nécessaire,  qu'il 
fallait  plutôt  surveiller  les  événements  que  les  pro- 
voquer. Il  s'occupait  des  affaires  de  l'Etat,  juste 
assez  pour  ne  pas  les  négliger. 

D'ailleurs  il  avait  trouvé  chez  Herner  une  acti- 
vité très  précieuse,  du  moment  qu'il  était  là  pour 
la  réfréner. 

Je  ne  sais  pas  s'il  s'était  fait  toutes  ces  réflexions 
et  s'il  s'était  volontairement  conformé  à  cette  phi- 
losophie. Il  me  semble  plutôt  qu'il  l'avait  instinc- 
tivement adoptée... 

Je  n'ai  jamais  vu  un  homme  capable  d'un  travail 
aussi  extraordinaire  et  aussi  rapide.  Il  lui  est 
arrivé  dans  certains  moments,  où  il  y  avait  intérêt 
à  se  renseigner  rapidement  sur  la  situation,  de 
faire  avec  moi  l'analyse  dont  j'étais  chargé,  et  il 
me  laissait  littéralement  en  roule,  moi  qui  ai  pour- 
tant le  travail  facile.  Et  cet  homme,  merveilleuse- 
ment doué  pour  accomplir  en  deux  journées  un 
travail  surhumain,  était  capable  également  de 
rester  des  mois  entiers  dans  l'inaction,  à  vivre  une 


58  SECRETS  d'État 

vie  presque  animale,  sans  songer  à  rien,  et  sans 
avoir  le  moindre  remords  de  sa  paresse. 

Il  baissa  sans  façon  ses  manches  sur  ses  poi- 
gnets, remit  tout  seul  une  veste  de  chasse  qu'il 
avait  posée  sur  une  table.  Herner,  qui  connais- 
sait ses  habitudes,  ne  fit  aucun  mouvement  pour 
l'aider  à  l'endosser.  Puis  nous  sortîmes  tous  les 
trois  dans  la  cour.  Il  me  regarda  un  instant,  me 
demanda  comment  je  trouvais  Schoenburg.  Puis 
il  s'éloigna  avec  son  ministre  pour  causer  des 
affaires  courantes...  Je  les  regardais  marcher  l'un 
à  côté  de  l'autre.  La  marche  du  roi  n'avait  rien 
de  vulgaire  ni  de  majestueux.  On  l'eût  pris  pour 
un  propriétaire  de  campagne  qui  parlait  affaire 
avec  un  notaire  de  la  ville.  Mais  le  propriétaire  et 
le  notaire  a  dégottaient  »  assez  bien.  Et  tout  à 
coup,  au  moment  de  prendre  congé,  après  que  cet 
homme  en  veston  eût  tendu  la  main  à  cet  homme 
en  redingote,  il  y  eut  dans  la  simple  différence 
des  saluts,  le  salut  profond  de  celui-ci  et  une 
inclinaison  de  tête  de  celui-là,  il  y  eut  quelque 
chose  de  barbare  et  d'antique,  une  subite  inéga- 
lité, que  leur  promenade  côte  à  côte  de  tout  à 
l'heure  rendait  étrange  et  inconcevable. 


SECRETS   D  ETAT  W 

Je  restai  donc  seul  avec  cet  homme,  mon  sem- 
blable d'aspect,  et  qui  se  trouvait  en  vertu  de  cer- 
taines conventions  un  être  surnaturel.  Il  passa 
familièrement  sous  le  mien  son  bras  symbolique 
et  m'entraîna  vers  la  salle  à  manger. 

Ce  fut  pour  moi  une  après-midi  admirable,  une 
de  ces  journées  où  l'on  fait  feu  des  quatre  pieds 
pour  éblouir  quelqu'un,  avec  l'angoisse  de  tout 
gâter  soudain  par  une  parole  inférieure.  C'est  une 
conquête  que  l'on  veut  faire  par  des  moyens 
loyaux  et  sans  tricherie,  pour  avoir  une  sorte  de 
contrôle  de  sa  propre  valeur. 

J'étais  obligé,  de  temps  en  temps,  de  me  répéter, 
pour  ne  pas  l'oublier,  qu'il  était  un  roi. 

Il  avait  lu  plusieurs  de  mes  livres  de  prédilec- 
tion :  mais  il  y  en  avait  quelques-uns  qu'il  ne 
connaissait  pas  encore.  Je  pus  lui  en  parler.  Et 
quand  je  lui  récitai  certains  des  passages  que 
j'aimais,  nous  éprouvâmes  de  ces  émotions  com- 
munes qui  vous  rapprochent  tant. 

J'étais  très  exalté  et  un  peu  inquiet.  Je  me  disais 
que  ce  roi  qui  s'ennuyait,  et  qui  paraissait  se 
plaire  en  ma  compagnie,  me  garderait  peut-être 
auprès  de  lui.  Or,  c'était  un  compagnon  un  peu 


60  SECRETS  d'État 

fatigant,  à  cause  des  frais  continuels  qu'il  fallait 
faire.  J'avais  peur  de  ne  pas  pouvoir  me  soutenir 
et  de  lui  plaire  moins. 

Après  déjeuner,  nous  étions  allés  nous  pro- 
mener dans  un  jardin  inculte,  dont  le  roi  aimait 
beaucoup  la  sauvagerie,  soigneusement  entre- 
tenue par  un  habile  jardinier.  Nous  y  passâmes 
près  de  trois  heures  à  dire  des  vers  et  à  raconter 
des  hisioires  héroïques.  Quand  nous  rentrâmes 
dans  la  maison,  je  vis  qu'un  petit  tonneau  de  pro- 
mxonade  était  attelé  dans  la  cour. 

—  Je  vais  vous  reconduire  jusqu'aux  portes  de 
la  ville,  me  dit  Charles  XVI.  Je  n'entre  pas  à 
Schoenburg  dans  un  tel  équipage. 

Comme  nous  ahions  monter  en  voiture,  un 
homme  d'une  quarantaine  d'années,  très  distingué 
d'allures,  entra  dans  la  cour.  Le  roi  alla  à  lui  avec 
empressement,  et  lui  serra  la  main  avec  une  vive 
amitié.  Ils  se  dirent  quelques  mots,  et  revini-ent 
lentem.ent  vers  la  voiture.  Le  roi  était  tout  son- 
geur... Il  me  présenta  à  son  ami  qu'il  me  nomma  : 
le  comte  de  Ilerrenstein,  lui  dit  :  «  A  tout  à 
l'heure  »,  et  monta  en  voiture  avec  moi. 

Il  ne  me  disait  rien.  Je  ne  savais  si  je  devais 


SECRETS  d'État  61 

me  taire,  ou  s'il  fallait  lui  parler.  Je  lui  fis  remar- 
quer que  le  paysage  ressemblait  bien  au  cadre 
d'un  roman  dont  nous  avions  évoqué  certains  pas- 
sages. Il  approuva  avec  un  peu  trop  de  précipi- 
tation pour  un  homme  qui  s'intéresse  vraiment  à 
ce  qu'on  lui  dit. 

Quand  nous  arrivâmes  à  une  centaine  de  pas 
de  la  vieille  porte  de  ville,  le  roi  arrêta  la  voiture 
et  me  dit  qu'il  me  ferait  chercher  un  de  ces  jours 
prochains.  Je  le  suivis  un  instant  du  regard;  puis 
je  vis  qu'au  lieu  de  rentrer  au  château,  il  quittait 
la  grande  route,  et  prenait  un  petit  chemin  sur  la 
gauche.  Où  allait-il?...  Alors,  quoi?  Charles  XVI 
me  faisait  déjà  des  cachotteries? 


VIII 


—  C€  comte  de  Ilerrenslein,  me  dit  le  premier 
ministre  qui  m'avait  interrogé,  d'un  ton  adroite- 
ment aisé  et  naturel,  sur  mon  entrevue  avec  le 
roi,  ce  comte  de  Herrenstein  est  une  espèce  de 
misanthrope  sans  ambition  apparente,  qui  est  très 
lié  avec  Sa  Majesté.  Il  est  le  confident  de  certaines 
affaires  sentimentales  de  sa  vie...  et  d'une  liaison 
que,  cela  va  sans  dire,  nous  connaissons  aussi. 
C'est  une  histoire  qui  remonte  à  très  loin.  Le 
roi  ne  vous  en  parlera  pas,  môme  s'il  vous  accorde 
sa  confiance  amicale,  comme  il  a  l'air  d'en  prendre 
le  chemin... 

Je  n'avais  cependant  pas  trop  insisté  sur  le 
plaisir  que  Sa  .Majesté  semblait  avoir  eu  à  me 
voir.  Un  secret  instinct  m'avertissait  que  celte 
amitié  du  roi  pouvait  porter  ombrage  au  premier 


64  SECRETS  d'État 

ministre.  Mais  il  savait  à  quoi  s'en  tenir,  et  le  ton 
simple  et  dégagé,  qu'il  avait  pris  pour  m'en 
parler,  ne  voulait  pas  précisément  dire  qu'il 
n'attachait  à  ces  marques  d'amitié  aucune  impor- 
tance. 

—  Le  roi,  même  s'il  se  lie  avec  vous,  ne  vous 
parlera  pas  de  cette  histoire,  que  jadis,  dans  le 
feu  de  sa  passion,  il  a  racontée  au  comte  de  Her- 
renstein.  Il  ne  vous  en  dira  rien,  non  par  manque 
de  confiance,  mais  parce  que  maintenant  ce  n'est 
plus  qu'un  devoir  douloureux  dont  il  ne  peut  plus 
parler  avec  joie. 

«  Il  a  aimé  pendant  plusieurs  années  une  femme 
attachée  à  lui.  Cette  femme  a  vieilli...  Mais  le  roi 
est  bon  :  il  ne  peut  pas  supporter  de  voir  souffrir 
les  gens.  Il  est  beaucoup  plus  à  elle  maintenant 
qu'à  l'époque  lointaine  où  elle  était  séduisante. 

»  Von  Hôlen,  mon  prédécesseur,  qui  était  un 
peu  mon  maître  (quoique  je  sois  peut-être  moins 
dur  que  lui),  me  disait  qu'il  ne  fallait  pas  faire 
attention  à  des  souffrances  isolées.  Il  me  disait 
qu'il  y  en  avait  beaucoup  sur  la  terre.  Il  disait 
encore  qu'un  homme  d'Etat  ne  devait  jamais 
regarder  autour  de  lui,  trop  près  de  lui...  Von 


SECRETS   D*ÉTAT  65 

Hôlen  est  mort  pauvre  et  détesté.  Il  avait  une 
dureté  inflexible.  Il  a  refusé  des  grâces  qu'un 
Torquemada  eût  accordées.  Le  jour  de  sa  mort, 
des  habitants  de  Schoenburg  n'ont  pas  eu  honte 
d'illuminer  leurs  maisons. 

»  Or,  il  laissait  le  royaume  plus  prospère  que 
jamais,  deux  fois  plus  riche  qu'à  la  mort  de  son 
prédécesseur,  le  sage  et  indulgent  Berzach. 

»  Au  fond,  continua  M.  de  lierner,  il  est  assez 
bon  pour  le  roi  qu'il  ait  eu  cette  histoire  dans  sa 
vie.  Il  a  été  beaucoup  mieux  préservé  des  aven- 
tures par  la  douce  et  puissante  influence  de  cette 
femme,  qu'il  n'en  eût  été  détourné  par  le  souci 
de  la  majesté  royale.  Il  n'y  a  aucune  pose  dans 
sa  vie,  ni  la  moindre  affectation  de  fantaisie.  C'est 
simplement  un  esprit  libre.  Or,  un  esprit  libre, 
qui  agit  simplement,  s'expose  à  commettre  mille 
folies... 

»  Analysez-moi  donc  ce  paquet  de  journaux.  Il 
n'y  a  rien  d'important  ces  temps-ci.  Mais  ce  sera 
pour  vous  comme  un  exercice,  qui  vous  servira  à 
vous  constituer  pour  l'avenir  une  méthode  de  tra- 
vail rapide.  Dans  ces  derniers  mois,  comme  je 
n'avais  personne,  j'avais  eu  recours  à  cet  imbécile 


66  SECRETS  d'État 

de  Bôlmôller.  \'ous  n'avez  aucune  idée  de  ce  qu'il 
m'a  livré  !  C'était  un  fatras,  une  confusion  abomi- 
nable. Des  nouvelles  sans  intérêt  étaient  résumées 
en  un  texte  deux  fois  plus  long  que  le  texte  fran- 
çais. 

»  Je  vous  ai  fait  allouer  huit  cents  francs  par 
mois,  ajouta  M.  de  Herner.  C'est  un  peu  plus  que 
ce  qu'on  a  dû  vous  dire  à  Paris.  Mais  nous  ne  vous 
connaissions  pas.  Et,  d'autre  part,  j'ai  pensé  qu'il 
ne  vous  serait  pas  toujours  agréable  de  prendre 
vos  repas  au  palais.  Venez  quand  il  vous  plaira 
à  la  table  de  l'intendant,  où  votre  couvert  sera 
toujours  mis.  Mais  ne  vous  privez  pas  du  plaisir 
d'aller  déjeuner  ou  dîner  en  ville.  Je  ne  suis 
d'ailleurs  pas  fâché  que  vous  vous  mêliez  un  peu 
à  la  vie  de  Schoenburg.  Vous  êtes  un  homme  dis- 
cret. Je  sais  que  rien  de  ce  qui  se  passe  au  palais 
devant  vous  ne  sera  divulgué  dans  la  ville.  Mais 
il  n'est  pas  mauvais  que  l'état  d'esprit  de  la  capi- 
tale soit  pénétré  par  quelqu'un  du  palais.  » 

Je  remerciai  le  baron  de  Herner,  comme  je 
remercie  les  gens,  en  balbutiant  quelques  paroles 
indécises.  (Mais  je  sais  aussi  que  ce  genre  de 
confusion,  que  je  n'affecte  pas,  que  j'utilise  peut- 


SECRETS  d'État  67 

être,  est  aussi  apprécié  que  quelques  phrases 
correctes  et  clichées.) 

J  étais  assez  content  que  cette  latitude  me  fût 
laissée  d'aller  prendre  mes  repas  à  droite  et  à 
gauche  :  évidemment  je  me  plairais  mieux  à  la 
table  de  l'intendant,  du  moment  que  l'on  ne 
m'obligeait  pas  à  y  figurer.  Sans  parler  de  la 
petite  économie  qui  en  résulterait  pour  moi. 
(Depuis  que  j'étais  un  monsieur  ((  à  son  aise  )>, 
je  me  sentais  devenir  un  peu  plus  regardant.) 

La  veille,  en  revenant  de  chez  le  roi,  j'avais 
dîné  au  palais.  Je  m'étais  présenté  à  sept  heures 
dans  la  salle  à  manger  de  l'intendance,  encore 
vêtu,  par  paresse  de  me  déshabiller,  de  la  redin- 
gote neuve,  endossée  pour  aller  chez  le  roi.  J'étais 
prêt  à  m'excuser  d'être  venu  en  tenue  si  cérémo- 
nieuse... Mais  je  vis  que  tout  le  monde  était  en 
habit,'  et  je  dus  m'excuser  de  n'avoir  pas  eu  le 
temps  de  me  mettre  en  toilette  de  soirée. 

Bien  que  le  roi  ne  fût  pas  au  palais  et  qu'en 
son  absence  aucun  protocole  n'ordonnât  le  frac, 
ces  gentilshommes  de  chambre,  et  officiers  du 
palais,  par  goût  de  l'étiquette,  persistaient  à 
revêtir  leurs  habits  de  demi-gala. 


68  SECRETS  d'État 

Il  y  avait  là  l'intendant  qui  portait  encore  plu- 
sieurs titres  surannés,  tels  que  «  grand  officier  de 
bouche  »,  un  très  haut  vieillard  incapable,  que 
secondait,  heureusement  pour  lui,  son  épouse, 
Hedwige  de  Brahmhausen,  une  grande  femme 
aux  cheveux  très  blancs,  dont  Tair  de  race  était 
un  peu  trop  classique,  et  qui  se  montrait  d'une 
âpre  té  sans  exemple  avec  les  fournisseurs. 

Le  grand  écuyer  était  célibataire.  C'était  un 
homme  de  quatre-vingt-deux  ans,  long  plutôt  que 
haut,  car  une  défmitive  courbature  l'empêchait  de 
se  redresser  de  toute  sa  taille.  Il  était  arrivé  à 
cette  époque  critique,  où  un  vieil  homme,  jadis 
blond,  cesse  de  se  teindre,  de  sorte  que  pour 
exprimer  la  couleur  de  sa  moustache,  de  ses 
favoris  et  de  ses  longs  cheveux  du  front  qui  arri- 
vaient de  très  loin  par  derrière,  il  était  bon  d'at- 
tendre patiemment  que  cette  sorte  de  mue  eût 
cessé. 

Comme  il  avait  la  vue  très  basse,  il  ne  montait 
plus  à  cheval,  mais  c'était  toujours  lui  qui  exa- 
minait les  chevaux  qu'on  amenait  aux  écuries  du 
roi,  lui  qui  jugeait  de  leur  silhouette  en  leur 
caressant  la  tête,  en  leur  tâtant  le  garrot  et  la 


SECRETS   D*ÉTAT  69 

croupe,  et  qui  s'assurait,  en  leur  palpant  les 
canons,  que  leurs  membres  étaient  sains. . .  A  table, 
il  mangeait  les  yeux  fermés,  très  lentement,  sans 
un  instant  d'arrêt.  Il  buvait  à  tout  petits  coups, 
les  lèvres  crispées  au  bord  du  verre,  en  sifflant; 
ce  petit  sifflement  est  le  seul  bruit  qui  émanât  de 
lui,  car  il  ne  parlait  jamais. 

Le  chevalier  Finck,  gentilhomme  de  chambre, 
et  grand  majordome  du  roi  —  je  me  perdais  dans 
leurs  titres,  —  était  un  gros  garçon  blond  et  rasé, 
dont  les  yeux,  tout  rapprochés,  s'embusquaient 
derrière  un  tout  petit  binocle  sans  monture.  Il 
avait  l'air  d'un  principal  clerc  affairé  et  curieux. 
Il  était  particulièrement  odieux  à  Sa  Majesté,  à 
cause  de  ses  prévenances  excédantes,  et  du  sourire 
écœurant  avec  lequel,  à  partir  d'un  certain  titre, 
il  écoutait  les  gens.  Aussitôt  que  le  roi  était  de 
retour;  on  violentait  tous  les  usages  pour  envoyer 
ce  gentilhomme  de  chambre  en  voyage,  investi  de 
n'importe  quelle  mission. 

Le  grand  écuyer  et  le  chevalier  Finck 
étaient  célibataires.  Le  deuxième  gentilhomme 
de  chambre  était  marié.  Sa  femme  remplissait  je 
ne  sais  quel  office  auprès  de  M'^^  Brahmhausen. 

6 


70  SECRETS  d'État 

Ce  couple,  qui  avec  Bôlmôller  (et  Tofficier  qui  se 
trouvait  commander  le  peloton  de  garde),  complé- 
tait la  table  de  l'intendant,  semblait  cbargé  d'ap- 
porter u  la  note  de  jeunesse  »  dans  cette  assemblée 
de  vieilles  gens. 

Lui,  fils  d'un  député  récemment  anobli,  elle, 
fille  d'un  usinier  des  environs  de  Scboenburg,  ne 
se  lassaient  pas,  depuis  six  mois,  de  la  joie  de 
manger  et  dbabiter  au  palais  royal.  Aussi  rem- 
plissaient-ils en  conscience  leur  rôle  d'oiseaux 
joyeux,  et  répondaient-ils  avec  une  grande  bonne 
humeur,  d'ailleurs  peu  communicative,  à  toutes 
les  questions  qu'on  leur  posait. 

Personne  ne  parlait  français  à  cette  table,  en 
dehors  de  Bôlmôller,  et,  à  cet  égard,  je  savais  ce 
qu'il  fallait  attendre  du  précepteur.  Il  ne  me  parla 
pas  moins  avec  volubilité,  pour  étonner,  je  crois, 
les  autres,  et  j'eus  la  condescendance  d'avoir  l'air 
de  le  comprendre.  Le  reste  du  temps,  je  suivis 
la  conversation  animée  des  convives.  Je  crois, 
d'ailleurs,  que  l'on  se  rend  mieux  compte  du  carac- 
tère des  gens  quand  on  n'entend  pas  ce  qu'ils 
disent,  et  qu'aucun  verbe  menteur  ne  vous  induit 


SECRETS  d'État  71 

à  vous  tromper  sur  Faloi  de  leur  regard  et 
la  sincérité  de  leur  sourire. 

Après  le  dîner,  on  allait  prendre  le  café  dans 
un  petit  salon  indien.  L'intendant  offrait  aux 
fumeurs  des  cigares  où  un  brin  de  paille  était 
piqué.  M""'  de  Brahmhausen  allumait,  pour  son 
usage  personnel,  une  cigarette  de  tabac  jaune, 
fine  et  démesurément  longue.  Puis  on  arrivait 
fatalement  à  conduire  au  piano  la  jeune  personne, 
qui  exbalait  sa  gaîté  en  une  demi-douzaine  de 
valses  bongroises.  Il  y  avait  longtemps  à  ce  mo- 
ment qu'on  avait  couché  le  grand  écuyer.  Enfin 
on  se  disait  bonsoir,  et  l'on  rentrait  dans  ses 
appartements. 

Quand  je  ne  dînais  pas  au  palais,  j'allais  à  ce 
grand  restaurant  de  la  rue  de  la  Paix,  qui  m'avait 
attiré  dès  le  soir  de  mon  arrivée,  et  qui  s'appelait 
la  Grande-Taverne.  Je  n'avais  toujours  pas 
trouvé  la  petite  aventure  sentimentale,  —  pas 
trop  gênante  et  pas  trop  attacbante,  —  que  j'at- 
tendais depuis  mon  arrivée  à  Schoenburg.  Plus 
le  temps  passait,  plus  je  me  sentais  disposé  à  me 
montrer  facile  sur  le  cliarme  et  la  classe  sociale 
de  la  personne  inconnue  en  question. 


72  SECRETS   D*ÉTAT 

Je  n'avais  rencontré  en  fait  de  jeune  femme  que 
la  jeune  mariée  du  palais.  Pas  une  minute,  je  ne 
songeais  à  troubler  l'union  du  jeune  ménage.  Il 
n'y  avait  pas  de  femme  chez  le  premier  ministre. 
Je  n'avais  pas  revu  depuis  mon  arrivée  le  comte 
de  Tolberg,  et  je  n  étais  pas  pressé  de  le  revoir, 
parce  que  je  sentais  bien  que  c'était  de  ce  côté-là 
que  viendraient  certaines  complications...  Je 
pensais  retrouver  à  la  taverne  cet  insupportable 
officier,  neveu  du  ministre,  qui  m'avait  parlé 
d'une  nommée  Irma,  et  qui  devait  avoir  des  amies. 
Mais  il  était  en  permission,  et  s'était  en  allé  pour 
quelques  jours  à  la  campagne.  Ces  considérations 
me  déterminèrent  à  choisir  une  table  à  la  taverne, 
dans  les  environs  de  l'orchestre  des  dames.  Quel- 
ques-unes étaient  encore  jeunes,  et  possédaient 
quelques  charmes,  abstraction  faite,  bien  entendu, 
de  leurs  blonds  cheveux,  qu'il  valait  mieux  ne  pas 
faire  entrer  en  ligne  de  compte  dans  la  liste  de 
leurs  attraits  naturels* 

Après  trois  soirs  de  patience,  je  fis  la  connais- 
sance de  la  plus  agréable  de  ces  dames,  qui  se 
trouvait  être  le  chef  d'orchestre  elle-même. 

C'était  une  dame  belge  de  trente-deux  ans,  qui 


SECRETS   D*ÉTAT  73 

avait  beaucoup  voyagé,  qui  avait  donné  des  leçons 
de  piano,  des  leçons  de  français  et  fait  travailler 
des  animaux  dans  des  music-halls.  Elle  avait  un 
bel  engagement  pour  diriger  un  orchestre  dans 
une  exposition  d'appareils  agricoles.  Elle  allait 
quiller  Schoenburg  le  mois  d'après;  ce  qui  me 
décida  à  faire  avec  elle  plus  ample  connaissance. 


IX 


Mon  aventure  avec  le  chef  d'orchestre  ne  mo- 
difia pas  ma  vie.  Il  y  avait  dix  jours  que  j'avais 
vu  le  roi  pour  la  première  fois,  et  il  ne  m'avait 
pas  rappelé.  Le  ministre  était  content  de  moi.  Je 
faisais  régulièrement,  à  sa  satisfaction,  mon  tra- 
vail d'analyse.  Mais  j'avais  trop  vile  réussi  dans 
mes  fonctions.  Je  commençais  à  trouver  ma  vie 
monotone...  La  suite  prouvera  qu'il  ne  faut  pas 
se  las'ser  de  sa  tranquillité,  ni  demander  au  destin 
un  peu  d'imprévu  :  il  nous  fait  trop  bonne 
mesure... 

J'étais  arrivé  à  Schoenburg  un  jeudi,  et  j'avais 
vu  le  roi  le  lendemain  de  mon  arrivée:  il  ne  me 
fil  demander  qu'une  dizaine  de  jours  après,  c'est- 
à-dire  le  lundi,  non  de  la  semaine  suivante,  mais 
de  la  semaine  d'après;  le  petit  tonneau,  conduit 


76  SECRETS   D*ÉTAT  , 

par  un  jeune  cocher  anglais,  vint  me  chercher 
dans  la  matinée. 

A  ce  moment,  je  me  trouvais  chez  le  premier 
ministre,  et  j 'étais  en  train  de  lui  lire  un  résumé 
que  je  venais  de  terminer.  Il  y  avait  dans  son  ca- 
binet le  secrétaire  d'Etat  de  l'intérieur,  Von  Mûl- 
len,  un  gros  homme  en  baudruche  qui  s'était 
élevé  aux  honneurs  comme  un  énorme  ballon 
sans  poids.  Le  comte  de  Fritz,  petit  homme  carré 
d'épaules,  arriva  l'instant  d'après.  Il  avait  la  ré- 
putation d'un  grand  tacticien,  ayant  suivi  pendant 
une  dizaine  d'années  les  manœuvres  des  armées 
étrangères.  Mais  comme  il  n'avait  jamais,  à  pro- 
prement parler,  fa-t  la  guerre,  il  était  difficile  de 
dire  de  lui  que  c'était  un  grand  capitaine.  On 
se  bornait  donc  à  le  traiter  de  «  haute  person- 
nalité militaire  ». 

,11  venait  apprendre  à  Herner  l'exécution  d'un 
soldat  des  garnisons  du  sud,  qui  avait  frappé  un 
de  ses  chefs  et  dont  la  grâce,  sur  les  instances 
de  Herner,  avait  été  re jetée  par  le  roi. 

Quand  j'arrivai  chez  le  roi,  je  fus  un  peu  dé- 
concerté par  son  accueil,  très  aimable  certes, 
mais  pas  aussi  amical  que  j'avais  pensé.  Peut-être 


SECRETS  d'État  77 

après  son  amabilité  de  la  dernière  fois,  s'élait-il 
repris...  Je  me  demandais  si  j'avais  fait  quelque 
chose  qui  lui  eût  déplu...  Peut-être  Ilerner  m'a- 
vail-il  desservi  auprès  de  lui,  et  cette  préoccupa- 
lion  m'assombrit  pendant  une  partie  du  repas. 

Il  y  avait  avec  nous  l'ami  du  roi,  le  comte  de 
Herrenstein,  un  homme  très  grand  et  mince,  aux 
3^eux  tristes;  je  l'avais  déjà  entrevu  à  ma  dernière 
visite. 

Ce  ne  fut  qu'au  bout  d'un  quart  d'heure  que  je 
me  sentis  rassuré.  Si  le  roi  était  de  moins  bonne 
humeur,  c'était  à  cause  d'une  affaire  qui  ne  me 
regardait  pas.  Il  pensait  à  l'exécution  de  ce  soldat 
dont  Herner,  la  veille,  après  une  longue  discus- 
sion, lui  avait  arraché  l'arrêt  de  mort.  Le  premier 
ministre  avait  mis  en  avant  de  bonnes  raisons,  et 
la  nécessité  de  faire  un  exemple  dans  cette  gar- 
nison où  l'état  d'esprit  était  très  fâcheux. 

—  Il  a  tort,  fit  le  roi,  en  brisant  avec  énergie 
la  coquille  d'un  œuf  qu'il  venait  de  gober;  il  a 
tort! 

Puis  il  nous  dit  des  choses,  assez  belles  vrai- 
ment. Il  émit  des  idées  très  modernes  et  très 


lÈ  SECRETS  d'État 

«  civilisées  »,  qui  prenaient  d'autant  plus  d'impor- 
tance qu'elles  étaient  exprimées  par  un  roi. 

—  Aucune  raison,  affirmait-il  avec  énergie,  ne 
doit  prévaloir  contre  la  nécessité  d'affirmer  que 
la  vie  humaine  est  sacrée... 

Le  comte  de  Herrenstein,  moins  par  conviction 
que  pour  calmer  les  remords  du  roi,  fit  valoir  les 
aj'guments  les  plus  célèbres  :  la  nécessité  pour  la 
société  de  se  défendre... 

Mais  le  roi  répondit  que  le  premier  devoir  d'une 
société  était  de  ne  pas  donner  l'exemple  immoral 
du  meurtre. 

—  La  boutade  bien  connue  :  «  Que  messieurs 
les  assassins  commencent  »,  est  une  des  paroles 
les  plus  misérables  qu'on  ait  pu  prononcer.  Le 
plus  coupable  n'est  pas  celui  qui  commence,  mais 
celui  qui  continue,  et  la  société  est  beaucoup  plus 
coupable  que  l'assassin,  parce  qu'il  est  ignorant 
et  corrompu,  tandis  qu'elle  est  savante  et  policée. 
En  attendant  qu'elle  veuille  bien  commencer  à  être 
civilisée,  la  société  se  ravale  au  niveau  de  cet  être 
barbare...  Si  la  suppression  de  la  peine  de  mort 
augmente  dans  quelques  années  le  nombre  des 
crimesj  tant  pis  :  tout  vaut  mieux  que  de  pro- 


SECRETS  d'État  79 

pager  pendant  des  temps  infinis,  celte  mons- 
trueuse idée  que  la  société  intelligente  a  le  droit 
de  tuer... 

Puis  il  parla  conti^  la  guerre. 

—  Quand  on  parle  de  supprimer  la  guerre,  dit- 
il,  on  est  traité  de  naïf  et  d'utopiste.  Il  est  peut- 
être  vrai  qu'actuellement  ce  soit  encore  une 
utopie,  mais  c'est  prolonger  le  règne  de  l'utopie 
que  de  la  traiter  éternellement  comme  telle... 

Le  bon  roi  nous  dit  assez  de  choses  très  judi- 
cieuses et  très  élevées.  A  nous  faire  part  de  ses 
remords,  il  les  éloignait  peu  à  peu.  Nous  étions 
passés  insensiblement  des  régions  troublées  de  la 
vie  dans  le  domaine  plus  serein  de  la  spéculation 
et  de  la  littérature. 

Le  comte  de  Herrenstein,  après  le  déjeuner,  se 
mit  au  piano.  Ce  grand  homme  mince,  au  visage 
un  peu  bronzé,  parlait  peu,  mais  écoutait  très  bien. 
La  musique  qu'il  jouait,  avec  beaucoup  d'émotion 
sur  le  visage,  était  d'une  passion  concentrée, 
coupée  de  silences  profonds.  Le  morceau  finissait 
toujours  lamentablement...  Les  mains  du  pianiste 
demeuraient  accablées  et  comme  mortes  sur  les 
louches.  Elles  glissaient  du  clavier,  le  comte  de 


80  SECRETS  d'État 

Herrenstein  tournait   sur  le   tabouret,    et   nous 
regardait  avec  un  sourire  triste... 

J'aimais  mieux  être  seul  avec  le  roi.  D'abord 
leur  musique  ne  m'intéressait  pas.  J'étais  ému  et 
transporté  pendant  une  demi-minute.  Puis  je  me 
mettais  à  penser  à  autre  chose  qui  n'avait  aucun 
rapport  avec  ce  qu'on  jouait.  La  fin  du  morceau 
arrivait  subitement  alors  que  j'étais  à  mille  lieues 
de  là.  Il  fallait  se  composer  tout  de  suite  un  visage 
admiratif.  Comme  je  n'avais  pas  pris  part  à  leurs 
émotions,  j'avais  des  tendances  à  croire  qu'elles 
étaient  «  chiquées  ».  Puis  je  faisais  un  retour  sur 
moi-même...  Quand  je  m'exaltais  en  compagnie 
du  roi  sur  un  poème,  c'était  pourtant  bien  sincère. 
Et  cependant  les  gens  qui  ne  comprenaient  pas 
notre  émotion  pouvaient  être  portés  à  en  nier  le 
bon  aloi.  Mais  si  l'émotion  du  roi  et  du  comte  de 
Herrenstein  était  sincère  aussi,  il  était  un  peu 
vexant  pour  moi  d'en  être  exclu.  Heureusement 
que  nous  allâmes,  l'instant  d'après,  dans  le  jardin 
sauvage,  où  Charles  XVI  me  pria  de  dire  des 
vers.  L'autorité  du  roi  me  dispensait  de  me  faire 
prier.  Le  comte  de  Herrenstein  m  écouta  les  yeux 


SECRETS  d'État  81 

fermés,  en  hochant  de  temps  en  temps  la  tête  d'un 
air  meurtri. 

Cependant  le  caractère  de  Charles  XVI  se  pré- 
cisait de  phis  en  plus.  Un  jour,  plus  tard,  dans 
un  moment  d'emportement  où  il  ne  se  surveillait 
plus,  le  premier  ministre  s'ouhlia  devant  moi  jus- 
qu'à dire  que  son  maître  était  un  gros  paresseux. 
Il  y  avait  du  vrai  dans  ce  jugement  un  peu  hrutal. 
On  pouvait  discerner  certainement  beaucoup  de 
paresse  dans  cette  habitude  distinguée  de  recher- 
cher sans  grand  choix  des  sensations  d'art.  C'était 
par  une  paresse  plus  grave  qu'il  n'avait  pas  dis- 
puté à  la  féroce  autorité  de  Herner  la  vie  du  soldat 
condamné.  Mais  la  faculté  qu'il  avait  d'appliquer 
ses  principes  libertaires  diminuait  la  foi  qu'il  avait 
en  eux.  Il  se  contentait  de  corriger  légèrement 
le  conservatisme  de  ses  prédécesseurs,  représenté 
à  la  Cour  par  le  baron  de  Herner. 

Il  devait  d'autant  plus  se  repentir  d'avoir  cédé 
à  son  premier  ministre  que  l'exécution  du  soldat 
Ilassen  fit  très  mauvais  effet  dans  la  ville  où  le 
régiment  était  en  garnison.  Des  bandes  de  mani- 
festants parcoururent  les  rues  et  allèrent  jusqu'à 
pousser  des  cris  de  mort  devant  la  maison  de  l'offî- 


82  SECRETS   D  ETAT 

cier  qui  avait  présidé  le  conseil  de  guerre;  des 
arrestations  furent  faites  par  la  police,  et  quel- 
ques-uns des  manifestants  étaient  sous  les  verrous. 
Il  s'agissait  de  les  déférer  devant  un  tribunal. 

Leurs  partisans  qui  comptaient  sur  un  acquitte- 
ment réclamaient  la  cour  d'assises.  Mais  le  préfet 
du  district,  —  représentant  de  Herner,  —  voulait 
les  envoyer  devant  des  juges  professionnels  dont 
on  avait  quelques  raisons  d'escompter  la  sévérité. 

J'eus  l'occasion  de  voir  pendant  cette  période 
agitée  un  Herner  que  je  ne  connaissais  pas.  Cette 
espèce  de  férocité  autoritaire  que  je  croyais  pure- 
ment théorique,  je  la  vis  «  sortir  »  sur  son  visage, 
comme  sort  une  maladie  éruptive  longtemps 
couvée.  Un  matin,  j'étais  allé  le  chercher  pour 
lui  dire  que  le  préfet  en  question  était  à  Schoen- 
burg  et  l'attendait  au  palais.  Je  le  trouvai  chez 
lui  en  compagnie  de  sa  mère,  et  leur  ressemblance 
me  frappa  encore  plus  vivement  qu'au  premier 
jour.  Mais  la  vieille  dame  avait  encore  quelque 
chose  de  plus  âpre.  Ces  deux  êtres  m'étonnaient 
beaucoup,  car  avant  de  les  connaître,  je  ne  croyais 
pas  qu'il  existât  des  méchants  qui  fussent  vraiment 
des  méchants.  Je  croyais  qu'il  y  avait  des  envieux 


SECRLTS  d'État  83 

ou  des  maladroits,  et  que  les  gens  qui  semblaient 
agir  méchamment  ne  pensent  pas  dans  le  fond 
d'eux-mêmes  être  vraiment  méchants.  A  vrai  dire, 
le  baron  de  Herner  avait  toujours  cette  excuse 
qu'il  semblait  agir  pour  le  bien  de  son  pays;  mais 
il  avait  vraiment  un  goût  de  la  vengeance,  qui 
était  monstrueux,  quelque  mauvaise  opinion  qu'on 
pût  avoir  de  l'humanité.  Il  aimait  obliger  les  gens 
parce  que  c'était  une  façon  de  leur  manifester  sa 
puissance.  Mais  il  n'aimait  pas  le  goût  de  la  joie 
d'autrui.  Bien  qu'il  ne  tînt  pas  au  luxe  ni  à  la 
bonne  chère,  il  détestait  tous  ceux  qui  pouvaient 
s'offrir  ces  jouissances,  à  cause  du  plaisir  qu'ils 
en  éprouvaient 


Un  matin  que  j'étais  en  train  de  lire  mes  jour- 
naux français  dans  le  petit  bureau  que  m'avait 
fait  aménager,  à  côté  du  sien,  le  baron  de  Herner, 
on  frappa  à  ma  porte,  et  l'on  entra  sans  que  j'aie 
eu  le  temps  de  dire  :  «  Entrez  !  ». 

Un  jeune  homme  en  vêtement  clair  se  tenait 
devant  moi,  me  souriant  d'un  bon  sourire. 
C'était  Henry  de  Tolberg. 

—  Hé  bien  !  monsieur  le  secrétaire  particulier, 
il  me  semble  que  l'on  oublie  ses  amis,  une  fois 
qu'on  est  dans  les  grandeurs  !  C'est  moi  qui  m'ex- 
cuse, continua-t-il  en  souriant.  Aussitôt  mon 
arrivée...  cette  personne  que  vous  connaissez  est 
allée  passer  quelque  temps  chez  une  tante  à  elle 
qui  habite  un  vieux  château  terrible  à  vingt  lieues 
d'ici,  n  se  trouve  que  je  ne  suis  pas  trop  mal  vu 

7 


86  SECRETS  d'État 

dans  la  maison  et  que  cette  tante  a  bien  voulu 
m'inviter  aussi,  de  sorte  que  nous  avons  passé 
deux  heureuses  semaines,  qui,  malheureusement, 
sont  passées...  .Mais  ce  qui  nous  console,  c'est  que 
nos  affaires  avancent.  Quelqu'un  de  très  bien  en 
cour  a  parlé  à  la  belle-sœur  du  roi.  Et  le  comte 
de  Herrenstein  a  dû  parler  au  roi  lui-même,  qui 
n'a  encore  rien  dit,  mais  qui,  je  crois,  va  sous- 
crire au  divorce.  Je  ne  crois  pas  que  le  premier 
ministre  fasse  une  forte  résistance,   étant  donné 
les  difficultés  de  l'heure  actuelle,  qui  doivent  pri- 
mer pour  lui  toute  autre  préoccupation.  Et  sans 
aller  jusqu'à  prévoir  sa  disgrâce  possible,  nous 
sommes  peut-être  autorisés  à  penser  que  pour  le 
moment  il  cherche  à  ménager  son  crédit  auprès 
de   Charles  XVI,   et  qu'il  ne  se  soucie  pas  de 
heurter  la  volonté  royale  pour  une  affaire  qui  n'in- 
téresse pas  la  chose  publique...  Je  sais  les  argu- 
ments dont  il  s'est  servi  jusqu'à  présent  pour  jus- 
tifier sa  résistance.  Il  n'y  a  eu  que  deux  divorces 
à  la  Cour  depuis  la  nouvelle  loi...  Et  ces  deux 
divorces  ont  fait  mauvais  effet  dans  le  pubHc. 
L'un,  c'est  celui  de  la  princesse  Breimingen,  qui, 
après  s'être  séparée  de  son  mari,  parce  qu'il  était 


SECRETS  d'État  87 

infidèle,  a  trompé  elle-même  son  second  mari 
d'une  façon  encore  plus  scandaleuse,  de  sorte  que 
le  tribunal  ne  sait  que  faire  de  leurs  petits  en- 
fants... L'autre  divorce  présente  avec  celui  de 
mon  amie  une  analogie  d'espèce  un  peu  grossière, 
en  ce  sens  que  le  mari  de  la  surintendante,  avec 
qui  elle  a  divorcé,  était,  comme  le  mari  de  mon 
amie,  enfermé  dans  une  maison  de  santé.  On 
reproche  à  la  surintendante  d'avoir  épousé  un 
homme  très  riche,  alors  que  les  affaires  de  son 
premier  mari  étaient  en  fâcheux  état.  Je  n'ai  pas 
besoin  de  vous  dire  qu'il  n'y  a  rien  de  semblable 
dans  le  cas  de  mon  amie.  Son  mari  a  une  fortune 
personnelle  beaucoup  plus  considérable  que  la 
mienne.  Cette  fortune  retournera  tout  entière,  en 
cas  de  divorce,  à  la  famille  du  malheureux  interné. 
Le  baron  de  Herner  le  sait  bien;  mais  cela  ne 
l'empêche  pas  d'exploiter  auprès  du  roi  le  fâcheux 
effet  des  deux  divorces  précédents...  Le  roi  ne  se 
doute  pas  naturellement  des  véritables  raisons  du 
premier  ministre.  Mais  on  les  a  dites  au  comte 
de  Herrenstein,  et  nous  espérons  bien  que  Sa 
Majesté  en  sera  informée  par  lui... 
—  Je  pourrai   peut-être   lui  en   parler  aussi, 


8S  SECRETS  d'État 

m'écriai-je,  sans  trop  penser  à  ce  moment  à  la 
petite  vanité  de  déceler  mon  intimité  avec  le  roi. 

Depuis  quelque  t«mps,  sans  que  j'eusse  contre 
le  baron  de  Herner  des  griefs  personnels,  je  me 
sentais  moins  lié  à  lui.  Il  était  vraiment  trop  diffé- 
rent de  moi,  avec  son  énergie  presque  brutale,  son 
tempérament  vindicatif,  —  qui  surtout  offensait 
chez  moi  cette  impuissance  de  rancune,  cette  ten- 
dance à  chercher  et  à  comprendre  les  raisons  de 
l'adversaire,  si  funeste  à  un  homme  d'action  qui 
a  besoin  au  contraire,  pour  lutter,  de  toute  la 
force  de  sa  conviction. 

Je  savais  très  bien  que  le  baron  de  Herner  était 
un  de  ces  êtres  avec  qui,  dans  certains  cas,  on 
ne  peut  pas  s'exphquer.  Les  relations  ne  sont 
jamais  sures  avec  les  hommes  de  ce  genre.  On 
est  toujours  sous  la  menace  d'une  rupture  pos- 
sible. Ce  sont  ces  gens  dont  le  vulgaire  dit  qu'ils 
ont  un  mauvais  caractère.  J'avais  dans  ma  jeu- 
nesse un  camarade  plus  âgé  que  moi,  qui  «  se 
fâchait  »  pendant  des  mois  pour  un  rien.  Toute 
discussion  avec  lui  me  faisait  trembler.  Je  crai- 
gnais toujours  qu'elle  se  terminât  par  une  de  ces 


SFXRETS  d'État  89 

brouilles  si  longues,  et  si  pénibles  pour  mon  cœur 
d'enfant. 

Plus  âgé,  mais  toujours  aussi  sensible,  j'avais 
pris  le  sage  parti  de  fuir  ces  sortes  d'amis. 

Je  ne  pouvais  donc  plus  hésiter  entre  Tolberg 
et  le  baron,  d'autant  qu'il  ne  me  semblait  pas 
qu'il  existât  entre  le  baron  et  moi  des  liens  de 
reconnaissance  assez  puissants  pour  que  la  dé- 
marche que  j'allais  faire  auprès  du  roi,  et  qui 
contrecarrait  les  plans  de  Herner,  pût  être  consi- 
dérée comme  un  acte  de  trahison  envers  un  bien- 
faiteur. 

D'ailleurs  si  j'avais  pu  avoir  une  hésitation  sur 
la  conduite  à  tenir,  elle  eût  été  dissipée  le  soir 
même,  car  j'eus  l'occasion  de  revoir  Bertha. 

C'était  au  bal  du  ministre  de  l'intérieur.  J'avais 
reçu  une  invitation  et  j'avais  d'abord  hésité  à  m'y 
rendre.  C'était  une  des  dernières  soirées  que  le 
chef  d'orchestre  passait  à  Schoenburg  avant  son 
départ  pour  Vienne.  Son  engagement  avec  la 
Grande-Taverne  avait  pris  fin.  L'orchestre  de 
dames  s'était  dispersé,  et  avait  fait  place  à  des 
Hongrois  chanteurs  qui  criaient  comme  des  mal- 
heureux, de  sept  heures  du  soir  à  une  heure  du 


90  SECRETS  d'État 

matin.  Le  chef  d'orchestre,  qui  n'avait  pas  eu  une 
soirée  à  elle  depuis  trois  ans,  aurait  voulu  aller 
au  théâtre  de  Schoenburg,  où  1  on  jouait  ce  soir-là 
un  drame  émouvant.  Je  n'ai  d'ailleurs  jamais  vu 
d'âme  aussi  naïve  et  aussi  simple  que  celle  de 
cette  dame  voyageuse,  qui  depuis  son  adoles- 
cence avait  vécu  dans  tant  de  villes,  et  joué  de 
divers  instruments  dans  une  cinquantaine  de 
cafés,  sous  des  costumes  les  plus  divers.  Je  lui 
expliquai  en  dînant  avec  elle  que  les  exigences 
de  ma  profession  m'obligeaient  à  me  rendre  à  un 
bal.  Elle  avait  une  âme  de  fonctionnaire  modèle, 
et  comprit  admirablement  mes  raisons. 

A  dix  heures,  vêtu  d'un  frac,  d'une  culotte  de 
gala,  et  orné,  Dieu  me  pardonne  !  d'une  épée  au 
.côté,  je  me  rendis  au  ministère  de  l'intérieur.  Les 
réceptions  de  M.  Von  Miillen  étaient  justement 
renomxmées.  Le  ministre  avait  une  fortune  colos- 
sale, et  M"^^  Von  Mûllen  passait  pour  une  personne 
fort  distinguée.  C'était  une  grande  blonde  lan- 
guissante, toujours  un  peu  malade,  et  qui,  assise 
dans  un  fauteuil  comme  dans  un  palanquin, 
régnait  sur  une  foule  d'invités  dociles. 

J'étais  un  peu  préoccupé  à  l'idée  de  rencontrer 


SECRETS  d'État  91 

Tolberg  en  présence  du  baron  de  Herner.  Mais 
le  premier  ministre  ne  fit  qu'une  apparition  très 
brève.  Il  paraissait  absorbé.  Il  me  serra  la  main 
en  passant,  et  me  dit  :  «  Nous  irons  demain  chez 
le  roi.  Nous  avons  une  lettre  importante  à  envoyer 
à  Paris  )>. 

Il  me  serra  encore  une  fois  la  main,  comme  à 
son  ordinaire,  aimablement,  mais  sans  trop  d'ex- 
pansion. Ce  fut  assez  cependant  pour  me  donner 
quelques  remords. 

Au  moment  où  il  sortait  de  la  salle  d'entrée, 
—  je  le  suivais  du  regard,  —  je  le  vis  se  croiser 
avec  Bertha,  qui  entrait.  Il  s'inclina  devant  elle. 
Elle  le  salua  d'un  léger  signe  de  tête.  Puis  il  sortit 
sans  se  retourner.  Le  cœur  me  battit.  Je  crois 
qu'à  cette  rencontre,  j'avais  eu  plus  d'émotion 
qu'eux-mêmes. 

Je  n'osais  aller  présenter  mes  hommages  à  la 
jeune  femme  avant  l'arrivée  de  Tolberg  :  c'était 
par  un  vague  souci  de  convenance,  mais  surtout 
par  timidité.  En  attendant  l'arrivée  du  jeune 
comte,  je  me  promenai  dans  les  salons.  La  pre- 
mière impression  de  luxe  qui  m'avait  ébloui  en 
entrant  se  trouvait  passablement  modifiée,  quand 


92  SECRETS  d'État 

on  examinait  en  détail  ces  fonctionnaires  étriqués, 
et  ces  industriels  à  la  forte  encolure.  Quant  à  l'aris- 
tocratie du  Bergensland,  elle  n'était  guère  plus 
distinguée  dans  la  majeure  partie  de  ses  échan- 
tillons, dont  la  noblesse  était  pourtant  de  vieille 
souche.  Elle  présentait  cependant  quelques  beaux 
produits,  comme  Bertha  et  le  comte  de  Tolberg. 
Mais  M""®  Horf,  la  femme  du  banquier,  qui  était 
la  fille  d'un  marchand  de  bois,  avait  un  visage 
extrêmement  délicat,  des  gestes  harmonieux,  et 
des  attaches  très  fines.  Et  le  fils  Kiéfer,  dont  le 
père  avait  débuté  dans  la  vie  en  vendant  des  jour- 
naux dans  les  gares,  le  fils  Kiéfer,  gagnant  du 
Prix  des  Habits-Rouges,  au  concours  hippique, 
avait  la  noble  dégaine  d'un  gentilhomme  de 
race. 

Bôlmôller  se  cogna  dans  moi.  Il  portait  une 
épée,  ce  qui  me  donna  le  désir  de  retirer  la  mienne. 
La  devanture  de  son  œil  droit  tombait  de  plus  en 
plus,  vu  sans  doute  Iheure  avancée.  Mais  son  œil 
gauche  redoublait  de  lumière.  Il  s'était  fait  friser 
les  cheveux,  et  onduler  la  barbe;  il  avait  empri- 
sonné dans  des  bas  de  soie  des  mollets  qui  n'étaient 
pas,  semblait-il,  de  la  même  dimension.  Il  se  tenait 


SECRETS    D*ÉTAT  93 

dans  les  environs  du  buffet,  qu'il  butinait  inlassa- 
blement, telle  une  abeille  diligente. 

J'eus  également  la  satisfaction  de  voir  le  grand 
écuyer  qui  s'était  assis  dans  la  salle  de  jeu,  auprès 
d'une  table  de  whist.  On  ne  savait  toujours  pas 
si  ses  yeux  étaient  fermés  ou  si  quelque  regard 
glissait  à  travers  une  mince  rainure.  Je  ne  l'avais 
jamais  vu  qu'à  table;  mais  je  pus  constater  que, 
même  en  dehors  des  repas,  ses  vieilles  mâchoires 
obstinées  continuaient  leur  lent  travail  de  masti- 
cation. Il  avait  mis  une  culotte  comme  la  plupart 
des  invités;  mais  il  n'avait  pas  cherché  à  dissi- 
muler sa  noble  et  invraisemblable  maigreur.  Et 
ses  longs  canons  desséchés  ne  remplissaient  point 
l'étui  pourtant  bien  étroit  de  ses  bas  de  soie 
blancs.  De  temps  en  temps,  il  passait  sur  son 
crâne  et  sur  son  visage  sa  longue  main  tremblante, 
claquait  des  dents  deux  ou  trois  fois,  et  recom- 
mençait à  ruminer. 

Comme  j'étais  en  train  de  regarder  les  joueurs, 
quelqu'un  me  frappa  l'épaule.  Je  vis,  en  me 
retournant,  la  figure  souriante  du  jeune  comte  de 
Tolberg. 

—  On  vous  demande  par  là-bas. 


94  SECRETS    D  ETAT 

Puis  il  m'entraîna  doucement  jusque  dans  un 
salon  voisin,  où  Bertha  nous  attendait  en  compa- 
gnie d'une  vieille  parente.  La  jeune  femme  me 
sourit,  en  me  voyant,  comme  à  un  véritable  ami. 
Quand  elle  me  souriait  ainsi,  aucune  autre  consi- 
dération n'existait  plus.  Je  crois  que  j'aurais  trahi 
Herner.  même  si  j'eusse  été  uni  à  lui  par  des  liens 
de  la  plus  inextricable  reconnaissance. 

Bertha  vous  souriait  comme  une  compagne  d'en- 
fance. Il  semblait  qu'on  l'eût  toujours  connue... 
Tolberg  ayant  pris  à  son  bras  la  dame  âgée  et 
l'ayant  menée  pieusement  vers  le  buffet,  je  restai 
seul  avec  l'amie  de  mon  ami.  J'étais  heureux,  au 
fond,  de  penser  qu'elle  était  à  un  autre.  Rien  ne 
m'obligeait  à  me  faire  aimer  d'elle.  Je  pouvais 
donc  l'aimer  en  toute  sécurité.  Je  m'abandonnais 
à  la  joie  d'être  séduit.  Je  l'écoutais  parler,  et  lui 
parlais  en  toute  confiance.  Elle  m'interrogea  sur 
mes  impressions  de  Schoenburg,  et  je  lui  contai 
avec  une  sincérité  éperdue  et  heureuse,  comme  à 
un  confesseur,  tout  ce  que  j'avais  éprouvé  depuis 
mon  arrivée  dans  la  ville.  Je  lui  parlai  du  roi, 
du  plumier  ministre,  en  lui  disant,   ce  qui  me 


SECRETS  d'État  95 

soulagea  beaucoup,  tous  les  scrupules  que  j'avais 
éprouvés  à  l'idée  que  je  serais  peut-être  obligé 
de  trahir  mon  maître,  même  au  profit  d'un  homme 
que  j'aimais  beaucoup,  comme  Henry  de  Tolberg. 
Toute  réticence  avec  elle  était  impossible.  Il  me 
semblait,  quand  je  lui  parlais,  que  mon  âme  était 
de  verre,  et  que  rien  ne  lui  eût  échappé  de  mes 
plus  secrètes  intentions. 

Elle  me  dit  à  son  tour  toutes  ses  préoccupa- 
tions, et  elle  ne  fut  jamais  plus  charmante  que 
pendant  ces  confidences.  Elle  apparaissait  le  plus 
souvent  comme  une  personne  très  sage,  très  judi- 
cieuse, et  à  d'autres  moments,  elle  avait  dans  le 
regard  l'ingénuité  d'une  petite  fille  de  douze  ans. 
Elle  disait  enfantinement  :  «  N'est-ce  pas  ?  Je  ne 
pouvais  pas  faire  autrement  ?  »  Elle  n'avait  jamais 
l'air  sûre  d'elle-même.  Et  cependant  elle  ne  don- 
nait jamais  l'impression  qu'elle  hésiterait,  quand 
elle  se  trouverait  en  présence  de  certains  devoirs... 
Je  sais  très  bien  qu'on  se  fait  de  belles  illusions 
sur  les  vertus  d'une  femme  quand  on  la  voit  pour 
la  première  fois,  et  qu'elle  est  très  belle;  mais  je 
dois  dire  que  rien  dans  la  suite  n'est  venu  infirmer 
cette  bonne  opinion  que  j'avais  eue  de  Bertha. 


96  SECRETS  d'État 

Quand  Tolberg  i*evint,  après  avoir  mis  la  vieille 
dans  un  lieu  sûr  —  à  un  baccara,  je  crois,  — 
on  décida  que  l'on  souperait  tous  les  trois  à  la 
même  table.  Ce  n'était  peut-être  pas  prudent  à 
cause  de  Herner...  Sans  doute  il  se  trouverait 
quelqu'un,  à  la  suite  de  cette  soirée,  pour  mettre 
le  premier  ministre  au  courant  de  notre  intimité. 
C'était  dangereux  pour  moi,  et  pour  mon  avenir 
à  la  Cour  de  Schoenburg.  D'autre  part,  en  affi- 
chant mon  amitié  avec  Tolberg  et  Bertha,  je  me 
mettais  en  moins  bonne  position  pour  les  servir 
utilement  à  la  Cour.  Mais  ni  Tun  ni  l'autre  nous 
ne  pûmes  écouter  les  conseils  de  la  prudence, 
tant  nous  étions  contents  d'être  ensemble.  Ce  qui 
pouvait  nous  arriver  de  pis,  semblait-il,  c'eût  été 
de  nous  quitter. 

D'ailleurs,  le  baron  ne  sut  jamais  que  j'avais 
passé  la  soirée  avec  son  ennemi,  et  la  femme  qu'il 
aimait.  Il  paraissait  inévitable  qu'il  l'apprît;  nous 
lûmes  aperçus  par  plus  de  cinquante  personnes 
de  son  entourage,  et  il  ne  sut  jamais  rien  de  cette 
sorte  d'escapade.  Il  est  vrai  que  les  événements 
graves  qui  se  passèrent  les  jours  suivants  eurent 
de  quoi  détourner  son  attention. 


SECRETS  d'État  97 

J'étais  allé,  en  entrant,  présenter  mes  hom- 
mages à  la  maîtresse  de  maison.  Elle  m'avait 
salué  avec  condescendance,  comme  on  salue  un 
vassal  ignoré.  Mais  je  fus  ramené  à  elle  pour  une 
entrevue  plus  sérieuse  par  son  mari  lui-même,  le 
ministre  de  l'intérieur  et  des  finances.  J'ai  honte 
de  dire  que  cet  homme  d'Etat  qui  suivait  un  régime 
très  sévère  contre  l'embonpoint,  passait  la  soirée 
à  conduire  des  dam_es  au  buiïet,  pour  s'alimenter 
lui-même,  tout  heureux  de  pouvoir  tromper,  à  la 
faveur  de  cette  fête,  l'attention  de  sa  femme  et  de 
son  médecin. 

M.  Von  Alùllen  arrivait  à  s'exprimer  en  fran- 
çais, mais  au  prix  d'efforts  énormes,  qui  le  met- 
taient httéralement  en  sueur.  Sa  femme  savait 
certaines  phrases  plus  coulantes.  Mais  je  crois, 
d'après  le  long  sourire  monotone  qu'elle  avait  en 
vous  écoutant,  quelle  ne  comprenait  strictement 
rien  de  ce  qu'on  lui  répondait.  Une  longue  conver- 
sation était  difficile  entre  nous.  J'avais  pris  le 
parti  de  sourire  comme  elle,  sans  rien  dire.  Mais 
je  ne  savais  pas  comment  m'en  aller.  Une  dame 
passa  en  ce  moment,  qui  ne  sut  jamais  pourquoi 
la  ministresse,  dans  son  besoin  de  me  quitter  à 


98  SECRETS  d'État 

tout  prix,  se  précipita  sur  elle  avec  tant  de  bonne 
grâce. 

On  soupait  par  tables  de  huit  et  de  quatre  cou- 
verts; Tolberg,  après  s'être  assuré  une  table  de 
quatre,  eut  l'excellente  idée  de  me  procurer  une 
compagne  de  souper,  qui  n'était  vraiment  gênante 
pour  personne.  C'était  une  jeune  femme  de 
Leipzig,  vaguement  cousine  de  Bertha,  et  qui  ne 
parlait  et  ne  comprenait  que  lallemand.  Je  pus 
être  galant  avec  elle  à  peu  de  frais,  grâce  à  quel- 
ques épithètes  aimables  que  j'avais  apprises  durant 
les  dix  stériles  années  d'allemand  que  j'avais  tirées 
au  collège.  Quand  mes  souvenirs  me  faisaient 
défaut  pour  distraire  la  dame  allemande,  je  me 
rattrappais  en  lui  mettant  le  plus  de  victuailles 
possibles  sur  son  assiette. 

Nous  nous  étions  attablés  dans  un  salon,  qui 
n'était  pas  le  salon  d'honneur,  et  où  le  personnel, 
composé  d'extras,  ne  gênait  pas  les  invités;  ceux- 
ci  se  servaient  eux-mêmes  de  deux  ou  trois  plats 
froids,  qu'on  avait  posés  et  laissés  à  leur  discré- 
tion sur  la  table. 

Cette  dame  de  Leipzig  eût  été  assez  jolie,  si  elle 
avait  eu  des  sourcils  moins  larges  et  moins  épais. 


SECRETS  d'État  99 

Elle  mangea  beaucoup  et  but  tout  le  Champagne. 
<(  Soyez  sage  en  la  reconduisant  chez  elle  »,  me 
dit  Bertha,  en  regardant  dans  une  autre  direction, 
pour  n'avoir  pas  l'air  de  parler  d'elle.  ((  Son  mari, 
qui  est  un  haut  fonctionnaire  allemand,  n'est  pres- 
que jamais  chez  lui.  Je  ne  crois  pas  qu'elle  tienne 
beaucoup  à  lui.  Mais  je  suis  sûre  qu'elle  ne 
pense  pas  à  avoir  des  amants.  Elle  travaille  cons- 
tamment à  des  ouvrages  de  broderie.  Elle  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  de  s'ennuyer,  ni  de  se  distraire. 
Quand  elle  a  fmi  de  broder  des  taies  d'oreiller, 
elle  commence  un  chemin  de  table.  Ne  la  détour- 
nez pas  de  sa  vie  tranquille  ». 

Je  me  mis  à  rire,  et  je  protestai  de  mes  inten- 
tions pures.  Et  la  vérité  est  que  je  ne  songeais 
pas  à  mal  avant  que  Bertha  ne  m'eût  parlé  de 
cela.  Mais,  à  partir  de  ce  moment,  je  me  mis  à 
penser  qu'il  allait  peut-être  se  passer  quelque 
chose  dans  la  voiture.  Et  je  versai  un  peu  de 
Champagne  à  la  dame  de  Leipzig,  dont  les  bonnes 
joues  rouges  et  les  yeux  animés  brillaient  à  l'envi. 
J'écoutai  un  peu  distraitement  ce  que  me  dirent 
mes  amis,  et  je  commençai  à  me  demander  jusqu'à 
quand  durerait  la  fête...  Je  ne  savais  pas  à  quel 


lOÔ  SECRETS  d'État 

hôtel  était  descendue  cette  dame.  Peut-être  était-ce 
tout  près  du  ministère...  J'étais  toujours  très 
distrait  quand  on  se  leva  après  souper.  J'écoutai 
mal  le  rendez-vous  que  me  donna  Tolberg.  Bertha 
dit  en  allemand  à  son  amie  que  j'allais  la  recon- 
duire. Puis  elle  me  répéta  en  français  :  «  Vous 
allez  reconduire  ma  cousine  à  son  hôtel  ».  Je  ne 
pus  m'empêcher  de  rougir  et  je  m'inchnai  respec- 
tueusement. 

J'allai  chercher  au  vestiaire  le  manteau  de 
soirée  de  la  dame  de  Leipzig,  et,  avec  beaucoup 
de  trouble,  je  l'aidai  à  passer  les  manches. 

Qu'allait-il  arriver  ?  Je  préférais  ne  pas  y  pen- 
ser, ne  rien  prévoir,  attendre  tout  du  hasard.  Au 
cas  où  l'aventure  irait  assez  loin,  ça  deviendrait 
tout  de  suite  plus  compliqué... 

Je  ne  pouvais  pas  l'emmener  au  palais,  et  je 
n'avais  pas  de  chambre  en  ville.  J'étais  peu  fami- 
liarisé avec  les  hôtels  du  pays.  Descendre  à  son 
hôtel  avec  elle  me  paraissait  assez  difficile.  Elle  y 
était  sans  doute  trop  connue  :  c'était  compro- 
mettant. Le  mieux  était  de  se  fier  au  hasard. 

Nous  trouvâmes  à  la  porte  du  ministère  une 
de  ces  calèches  de  forme  surannée  qui  font  à 


SECRETS    b'ÉTAT  101 

Schoenbiirg  le  service  de  nos  voitures  de  remise. 
Je  donnai  au  cocher  l'adresse  de  Mûnscher  Hof, 
où  la  dame  me  dit  qu'elle  habitait;  je  ne  savais 
pas  au  juste  si  c'était  loin  ou  près,  et  je  n'osai 
le  demander  au  cocher,  avec  les  quelques  mots 
que  je  savais  de  la  langue  du  pays.  Il  fallait  donc, 
dans  le  doute,  ne  pas  perdre  de  temps,  et  mettre 
tout  de  suite  à  profit  les  instants  disponibles.  Je 
pris  la  main  de  ma  compagne,  et  la  lui  serrai 
doucement.  Puis  je  m'approchai  d'elle,  et  je  lui 
dis  :  ((  Ich  Liebe  Sie  »,  sans  autre  préparation; 
mais  ma  connaissance  imparfaite  de  la  langue 
allemande  m'interdisait  l'art  savant  des  grada- 
tions et  des  nuances.  D'ailleurs  cette  façon  de 
brusquer  les  choses  fut  assez  efficace,  et  je  créai 
par  cette  prompte  entrée  en  matière  un  trouble 
que  ma  délicatesse  française,  avec  ses  ménage- 
ments timides,  n'aurait  pas  su  provoquer.  A  la 
faveur  de  cette  émotion,  je  m'approchai  plus  près 
encore  :  ma  compagne  me  rendit  mes  baisers  en 
soupirant. 

J'avais  passé  mon  bras  derrière  son  dos  quand 
elle  se  mit  à  sangloter.  Je  voulus  lui  dire  ten- 
drement :  Ne  pleurez  pas!...  Mais  je  ne  savais 

8 


102  SECRETS  d'État 

plus  du  tout  comment  on  dit  pleurer  en  allemand 
Je  me  bornai  à  répéter  :  Nein!...  Nein!...  Elle 
commença  à  pleurer  si  fort  que  je  la  lâchai  déci- 
dément. Et  je  ne  sus  que  lui  tapoter  doucement 
les  mains  pour  la  calmer,  en  souhaitant  désormais 
que  le  -Mûnscher  Hôtel  fût  très  près  de  là. 

La  voiture  s'arrêta  enfin.  Il  me  sembla  conve- 
nable de  prendre  cette  dame  dans  mes  bras  et  de 
lui  baiser  les  joues  avec  beaucoup  de  tendresse 
et  de  ferveur.  Puis,  je  sus  lui  dire  en  allemand  : 
((  Je  viendrai  vous  voir  ».  Je  la  fis  descendre  de 
voiture  avec  les  précautions  dont  on  entoure  une 
personne  très  souffrante.  J'attendis  quelques  ins- 
tants que  la  porte  fût  ouverte.  Puis  je  baisai  la 
main  de  la  personne  avec  tout  le  tact  et  toute  la 
galanterie  françaises. 

Comme  le  cocher  me  ramenait  au  palais,  je  me 
pris  à  me  demander  si  cette  crise  de  larmes  était, 
comme  je  l'avais  pensé,  une  révolte  ou  bien  sim- 
plement une  manifestation  ner\^euse,  qui  n'atté- 
nuait en  rien  le  consentement  qu'on  avait  semblé 
me  donner. 

Il  me  fut  insupportable  de  penser  que  je  m'étais 
trompé,  et  que  ma  réserve  discrète,  au  lieu  de 


SECRETS  d'État  108 

loucher  cette  dame,  avait  pu  lui  causer  une  cer- 
taine déception.  Agacé  par  celte  idée,  et  ne  pou- 
vant terminer  la  soirée  sur  cette  impression 
fâcheuse,  je  donnai  un  contre-ordre  au  cocher,  et 
je  me  fis  conduire  à  l'hôtel  où  habitait  le  chef 
d'orchestre. 


XI 


Il  faisait  grand  jour  depuis  longtemps  quand 
mon  domestique  suisse  entra  dans  ma  chambre, 
et  me  dit  en  toute  hâte  que  le  premier  ministre 
m'attendait  au  bureau.  J'étais  rentré  au  palais  à 
quatre  heures  passées  :  je  me  levai  précipitam- 
ment, très  ému  d'être  en  faute. 

Je  me  débarbouillai  aussi  vite  que  je  pus,  pen- 
dant que  le  suisse  emportait  mon  costume  de 
gala  pour  le  brosser.  Cet  homme  usait  les  vêle- 
ments en  les  brossant.  Ce  n'était  pas  par  zèle, 
c'était  par  distraction.  Il  rêvait  à  ses  collections 
de  timbres  et  continuait  à  frotter  avec  ardeur. 
Rien  ne  lasse,  au  contraire,  la  patience  comme 
de  penser  à  ce  qu'on  fait. 

Le  baron  de  Herner  m'attendait  dans  son 
cabinet. 


106  SECRETS  d'État 

—  Eh  bien!  me  dit-il,  sans  mauvaise  humeur, 
mais  d'un  air  toujours  préoccupé,  je  pense  que 
Ton  s'est  couché  tard  cette  nuit?  Cela  vous  amuse 
à  ce  point  les  réceptions  officielles?  Moi,  je  ne 
peux  pas  m'y  voir.  Il  est  vrai  qu'en  ce  moment 
je  ne  suis  guère  disposé  à  m'amuser...  Nous 
aurons  beaucoup  à  faire  aujourd'hui.  Les  socia- 
listes du  royaume  ont  reçu  une  adresse  des  socia- 
listes français  et  des  socialistes  allemands.  Il  faut 
que  nous  écrivions  à  nos  ambassadeurs...  Nous 
avons  aussi  à  écrire  au  gouvernement  français 
pour  une  autre  affaire  de  moindre  importance  : 
un  petit  traité  de  commerce  relatif  à  certains 
trafics  entre  des  possessions  que  nous  avons  en 
Afrique  et  des  colonies  françaises  avoisinantes. 
Notre  ambassadeur  à  Paris  doit  rédiger  le  docu- 
ment; mais  je  tiens  à  lui  faire  parvenir  un  projet 
tout  préparé.  Je  ne  suis  pas  fâché  de  montrer  à 
notre  représentant  qu'il  y  a  une  direction  à 
Schoenburg,  et  qu'il  n'est  pas  seul  à  mener  nos 
affaires  en  France,  comme  il  a  des  tendances,  ce 
digne  prince,  à  se  l'imaginer  quelquefois... 

Vraiment  je  ne  suis  pas  un  homme  de  parti... 
J'ai  toujours  une  telle  fidélité  pour  les  gens  avec 


SECRETS  d'État  107 

qui  je  me  trouve  que  je  me  sens  devenir  infidèle 
à  ceux  que  je  viens  de  quitter.  Etais-je  assez  loin 
du  premier  ministre  pendant  cette  soirée  de  la 
veille  !  Et  maintenant  que  je  me  trouvais  avec  lui, 
maintenant  quil  me  parlait  si  librement,  et  vrai- 
ment avec  tout  l'abandon  dont  il  était  capable, 
il  me  semblait  de  nouveau  que  c'était  une  trahison 
que  de  servir  mes  amis  en  contrecarrant  ses 
volontés.  C'est  avec  un  cruel  ennui  que  je  pensais 
que,  tout  à  l'heure,  il  faudrait  parler  au  roi  du 
divorce  de  Bertha.  En  somme,  je  suis  de  ces  gens 
dont  le  vulgaire  dit  avec  mépris  qu'ils  sont  tou- 
jours de  l'avis  des  personnes  avec  qui  ils  sont... 
Hé  bien  !  puisque  je  suis  de  ces  gens-là,  je 
suis  qualifié  pour  prendre  leur  défense.  Nous  ne 
sommes  peut-être  pas  si  méprisables...  Nous  souf- 
frons d'être  dans  la  nécessité  de  faire  de  la  peine 
à  autrui,  non  pas  à  un  autrui  vague,  mais  à  un 
autrui  que  nous  avons  approché.  Et  vraiment 
cette  impuissance  à  nuire  à  son  prochain  —  qua- 
lifiée de  faiblesse  honteuse  par  ceux  qui  s'en 
trouvent  lésés  —  n'est  pas  un  sentiment  si  répré- 
hensible.  Et  quand  deux  parties  sont  en  différend, 
nous  avons  des  tendances  à  croire  qu'il  n'est  pas 


108  SECRETS  d'État 

forcé  que  lime  d'elles  ait  nécessairement  tort,  et 
l'autre  nécessairement  raison. 

—  J'ai  encore  d'autres  préoccupations  très 
graves,  dit  le  baron  de  Herner.  Je  vous  dirai  cela 
en  chemin,  car  il  commence  à  se  faire  tard. 

Il  me  fit  prendre  quelques  papiers,  et  nous 
descendîmes  à  la  hâte.  Le  landau  officiel  nous 
attendait  dans  la  cour. 

Le  baron  de  Herner  pensait  tout  haut  devant 
moi.  C'étaient  des  propos  coupés  de  silences.  Il 
suivait  son  idée  obscurément.  Puis,  quand  elle 
était  élucidée,  il  la  formulait  à  haute  voix  : 

—  J'ai  reçu  des  nouvelles  inquiétantes,  me  dit-il 
au  bout  d'un  instant...  des  nouvelles  incomplètes, 
naturellement,  comme  celles  que  sont  capables 
de  me  donner  les  braves  gens  qui  font  partie  de 
ma  police. 

Il  haussa  les  épaules,  puis  ajouta  : 

—  Nous  avons  toujours  eu  peur  d'employer  de 
véritables  crapules  à  ce  service-là.  Alors,  nous 
n'avons  à  notre  disposition  pour  cette  besogne 
louche  que  des  serviteurs  loyaux,  mais  imbéciles. 

—  C'est  bien  scabreux,  lui  dis-je  d'employer 
des  coquins. 


SECRETS    D  ETAT 


109 


—  Pourquoi  ?  dil-il.  iMoi,  je  supporte  très  bien 
d'avoir  affaire  à  des  coquins  intelligents. 

—  Mais  cest  une  méfiance  continuelle... 

—  Eh  bien,  on  se  méfie,  voilà  tout  !  Il  ne  faut 
pas  avoir  peur  de  se  méfier...  Je  sais  bien  que 
les  hommes  d'Elat  sont  souvent  lâches  et  pares- 
seux. C'est  par  paresse  qu'ils  veulent  avoir  à  leur 
service  des  gens  sur  qui  ils  peuvent  se  reposer, 
comme  ils  disent...  Eh  bien,  on  ne  doit  pas  se 
reposer;  on  doil  se  ménager  tout  au  plus.  On  doit 
faire  faire  par  d'autres  le  travail  qu'on  n'est  pas 
absolument  obligé  d'exécuter  soi-même.  Ainsi  on 
a  plus  de  temps  à  soi.  Mais  il  faut  garder  pour  soi 
le  plus  de  responsabiliiés  possibles,  et  il  ne  faut 
pas  craindre  d'être  sur  le  qui-vive.  C'est,  au  con- 
traire, une  position  qui  me  plaît,  dit-il  avec  un 
grand  air  de  satisfaction. 

((  Quand  je  serai  le  maître  un  peu  plus  que  je 
ne  le  suis,  quand  je  serai  débarrassé  des  gens  qui 
sont  autour  du  roi,  qui  nuisent  à  mon  crédit  et 
diminuent  ma  puissance,  je  crois  que  je  saurai 
m'entourer  d'aides  utiles,  et  aller  dénicher  n'im- 
porte où  elle  se  trouve  la  vraie  capacité.  Et  les 
canailles  que  j'emploierai  ne  me  trahiront  pas,  je 


110  SECRETS  d'État 

vous  en  réponds.  Les  gens  n'ont  pas  le  droit  de 
se  plaindre  d'être  trahis  :  ils  n'ont  qu'à  faire 
attention.  » 

Le  premier  ministre  resta  ensuite  quelques 
instants  sans  rien  dire,  mais  il  paraissait  surex- 
cité. 

—  Ah!  je  ferai  de  belles  choses,  si  je  continue 
à  être  le  maître...  ^lais  il  ne  faut  pas,  dit-il  en 
s'assombrissant.  qu'il  arrive  malheur  au  roi.  C'est 
mon  seul  soutien.  Xous  avons  parfois  des  dissen- 
timents, mais  il  sait,  lui,  ce  que  je  vaux...  Si  le 
roi  disparaissait,  —  j'ai  peur  d'y  penser,  —  ce 
serait  un  malheur  pour  moi  et  pour  toute  la  poli- 
tique que  je  représente... 

Le  premier  ministre  revenait  si  souvent  sur 
cette  disparition  du  roi,  que  je  fmis  par  lui  de- 
mander si  la  santé  de  Charles  XVI  donnait  des 
inquiétudes. 

—  Sa  santé  ?  Non,  me  répondit-il.  Dans  cette 
famille  de  Tornhausen,  dont  il  est,  ils  sont  forts 
comme  des  bêtes  de  somme.  C'est  là  que  d'autres 
familles  régnaates  débilitées  viennent  chercher 
des  princesses  qui  soient  des  mères  un  peu  so- 
lides, et  qui  revivifient  les  souches  appauvries... 


SECRETS  d'État  111 

Non,  ce  qui  m'inquiète  pour  le  roi,  ce  n'est  pas 
sa  santé,  c'est  son  insouciance,  la  liberté  impru- 
dente de  sa  vie,  son  habitude  de  s'en  aller  à  droite, 
à  gauche,  sans  vouloir  être  gardé...  J'ai  peur  de 
toutes  ces  affaires  sentimentales  dont  il  fait  la 
confidence  à  son  ami  Herrenstein...  Il  lui  faut  un 
confident,  et  c'est  ce  maudit  Herrenstein...  Je  ne 
dis  pas  cela  par  jalousie,  car  je  ne  le  crains  pas, 
mais  s'il  ne  s'était  pas  trouvé  là,  c'est  peut-être 
à  moi  que  le  roi  aurait  raconté  toutes  ses  aven- 
tures, et  je  pourrais  veiller  au  grain...  Tout  ce 
que  je  sais,  c'est  qu'il  y  a  encore  du  nouveau; 
mes  policiers  me  l'ont  appris,  ou  plutôt  fait 
deviner,  car  ces  idiots  sont  capables  de  me  fournir 
tout  au  plus  de  vagues  indices...  Je  crois  que  le 
roi  a  une  autre  histoire  en  tête.  On  a  vu  sa  voi- 
ture fermée  ces  jours-ci  se  diriger  du  côté  du 
château  de  Reinig,  où  habite  la  jeune  sœur  de  son 
amie.  Oh!  il  est  tellement  compliqué!...  C'est 
([u'il  pourrait  être  maintenant  amoureux  de 
celle-là  !  Il  en  est  bien  capable  !...  C'est  la  seule 
femme  (ju'il  voyait  en  dehors  de  sa  maîtresse; 
c'était  la  seule  (ju'elle  lui  laissait  voir,  et  c'était 
probablement  encore  une  de  trop. 


112  SECRETS  d'État 

<(  Le  danger,  —  car,  moi.  le  reste,  ça  m'est  égal, 
il  peut  bien  faire  ce  qui  lui  plaît,  —  le  danger, 
c'est  que  dans  ses  allées  et  venues,  il  est  toujours 
seul  ou  à  peu  près.  Il  ne  veut  pas  de  la  surveil- 
lance de  notre  police...  Mais  il  a  derrière  lui  une 
autre  surveillance  qui  ne  lui  fait  pas  défaut  :  c'est 
celle  des  anarchistes  réfugiés...  Tout  ce  que  mes 
limiers  ont  pu  me  dire,  c'est  qu'ils  ont  vu  deux 
ou  trois  fois  des  promeneurs  un  peu  suspects 
sur  la  route  que  devait  suivre  le  roi.  Ces  anar- 
chistes russes  qui  s'attachent  à  la  piste  du  roi 
sont  malheureusement  d'autres  gaillards  que  mes 
gens  de  la  pohce.  Ce  sont  des  étudiants  très  ins- 
truits, pour  la  plupart  assez  fms,  et  surtout  des 
hommes  qui  ne  craignent  rien.  S'ils  prennent  des 
précautions,  ce  n'est  pas  pour  garer  leur  vie,  c'est 
pour  préserver  ce  qu'ils  appellent  «  leur  œuvre  ». 
Ils  sont  dangereux.  Nous  ne  sommes  pas  suffi- 
samment armés  contre  ces  gens-là.  » 

La  voiture  était  maintenant  à  l'entrée  de  la  très 
longue  allée  herbue  qui  menait  à  l'entrée  du 
château  royal. 

—  Chaque  fois  que  je  rentre  dans  cette  allée, 
me  dit  le  ministre,  je  me  demande  ce  qui  va  m'ar- 


SECRETS  d'État  113 

river  quand  je  serai  tout   au  bout...   ce  que  je 
vais  apprendre. 

—  Mais  n'avez-vous  aucune  crainte  pour  vous  ? 
Car,  en  somme,  le  même  accident  qui  peut 
atteindre  le  roi  menace  également  le  premier 
ministre... 

Si  j'avais  eu  affaire  à  une  âme  inquiète,  je 
n'aurais  sans  doute  jamais  posé  cette  question; 
mais,  sans  en  savoir  exactement  les  termes,  j  étais 
sûr  d'avance  de  la  réponse  qui  me  serait  faite. 
Et  peut-être  y  eût-il  eu  de  ma  part  un  peu  de 
courtisanerie  instinctive  à  fournir  au  premier 
ministre  l'occasion  de  prononcer  de  belles  paroles 
courageuses. 

—  Si  c'est  moi  qui  reçois  la  bombe,  me  dit-il 
en  souriant,  ça  sera  tout  de  suite  fmi,  et  je  ne 
serai  pas  là  pour  voir  ce  qui  se  passera  après. 
Et  puis  le  roi  sera  toujours  là.  Je  ne  veux  pas 
faire  de  fausse  modestie,  et  dire  qu'il  me  rem- 
placera facilement  :  je  ne  le  crois  pas.  Mais  c'est 
un  homme  de  grande  valeur,  et  s'il  n'a  personne 
pour  le  seconder,  eh  bien  !  il  gouvernera  tout 
seul.  Et  même,  ajouta  le  baron  de  Herner  en 
souriant,  ce  ne  sera  peut-être  pas  un  monarque 


114  SECRETS  d'État 

aussi  tolérant  qu'on  pourrait  le  croire.  Il  sait  très 
bien  que  tant  que  je  serai  là,  il  ne  risque  rien  à 
être  tolérant...  et  que  mon  autoritarisme  corri- 
gera son  indulgence  excessive.  Mais  une  fois  qu'il 
sera  seul,  il  ne  se  laissera  plus  aller  à  être  aussi 
facilement  débonnaire...  Non,  répéta  Herner, 
pour  beaucoup  de  raisons,  il  vaut  mieux  que  ce 
soit  moi  qui  m'en  aille,  si  l'un  de  nous  deux  doit 
disparaître.  D'abord,  ajouta-t-il,  avec  cette 
expression  de  méchanceté  soudaine,  cette  sauva- 
gerie originelle,  qui  faisait  parfois  irruption  en 
lui,  l'idée  que  cette...  —  il  eut  la  force  de  retenir 
le  mot  violent  qui  venait  à  ses  lèvres,  —  ...  que 
cette  princesse  Eisa  peut  venir  au  pouvoir  avec 
sa  tourbe  de  Bavarois,  l'idée  que  tout  ce  que  j'ai 
fait  sera  défait  en  un  instant  par  une  bêtise  du 
sort...  que  je  n'aurai  pas  fait  voter  ma  loi  de 
justice  qui  réglera  une  fois  pour  toutes  la  juris- 
prudence de  nos  procès  politiques,  et  ne  nous 
exposera  plus  à  laisser  juger  des  manifestants 
par  des  jurés  stupides  ou  poltrons,  l'idée  que  ces 
gens  qui  n'étaient  rien  seront  les  maîtres,  et  mes 
maîtres,  je  crois  que  je  serais  capable  de  me  faire 
anarchiste  à  mon  tour... 


SFXRETs  d'État  115 

Il  ne  plaisantait  pas.  Il  avait  pris  sa  canne 
dans  sa  main  crispée,  et  tapait  avec  violence  le 
fond  de  la  voiture...  Il  se  calma  un  peu  l'instant 
d'après. 

—  Vous  voyez,  me  dit-il,  avec  un  sourire  un 
peu  forcé,  ce  que  c'est  que  la  passion  du  pouvoir. 
J'en  suis  possédé,  et  je  trouve,  en  dépit  des  philo- 
sophes, que  je  ne  suis  ni  has  ni  ridicule.  Il  faut 
connaître  ces  choses-là  pour  s'en  rendre  compte. 
On  n'en  jouit  pas,  mais  on  y  tient.  On  y  tient 
d'autant  plus  violemment  qu'on  n'en  jouit  pas,  et 
que  l'on  sait  bien  qu'une  fois  parti  du  pouvoir, 
on  n'en  gardera  aucun  bon  souvenir.  Quand  on 
est  au  pouvoir,  on  méprise  la  considération  des 
gens.  Mais  aussitôt  qu'on  est  déchu,  et  qu'elle 
vous  fait  défaut,  on  souffre  de  ne  plus  sentir 
autour  de  soi  celte  estime,  cette  déférence,  cette 
crainte... 

Nous  étions  arrivés  dans  la  cour,  et  le  ministre 
avait  jeté  un  regard  inquiet  autour  de  nous.  Il 
ne  semblait  pas  que  le  roi  fût  au  château.  Au  bout 
d'un  instant,  la  porte  du  perron  s'ouvrit,  et  nous 
vîmes  s'avancer  jusqu'à  nous  le  valet  de  chambre 
du  roi,  celui  qui  était  spécialement  attaché  à  sa 


116  SECRETS  d'État 

personne,  et  le  suivait  dans  tous  ses  déplace- 
ments. C'était  un  petit  bonhomme  qui  n'avait  ni 
la  solennité  ni  le  style  d'un  domestique  d'apparat. 
Avec  ses  cheveux  courts  mal  plantés,  sa  petite 
moustache  et  de  rares  poils  de  barbe  sur  les 
joues,  il  ressemblait  plutôt,  dans  son  veston  noir, 
à  un  cireur  de  bottes  endimanché.  Il  vint  dire  au 
baron  de  Herner,  d'un  grand  air  de  discrétion, 
que  Sa  Majesté  n'était  pas  rentrée  depuis  la 
veille...  Le  fait  en  lui-même  n'avait  rien  d'inquié- 
tant ;  mais  ce  qu'il  ajouta  parut  alarmer  le 
ministre,  déjà  si  disposé  à  l'inquiétude.  Le  roi, 
même  dans  ses  fugues,  gardait  généralement 
quelques  précautions  d'homme  rangé,  et  quand 
il  s'absentait  ainsi,  prévenait  son  domestique  qu'il 
rentrerait  ou  ne  rentrerait  pas.  Mais  cette  fois,  il 
n'avait  rien  dit  en  partant,  et  quand  il  ne  disait 
rien,  c'était  qu'il  avait  l'intention  de  rentrer. 

Il  y  avait  donc  de  quoi  s'inquiéter.  Le  petit 
valet  de  chambre  ajouta  cependant  ce  détail  qui 
calma  un  peu  l'anxiété  du  ministre,  c'est  que  le 
roi,  il  s'en  souvenait  maintenant,  était  parti  en 
voiture  après  l'avoir  envoyé  en  course  à  la  ville. 
Il  était  donc  possible  que  Sa  Majesté  eût  décidé 


SECRETS  d'État  117 

qu'elle  passerait  la  nuit  dehors,  changeant  ainsi 
d'avis  pendant  le  temps  qui  s'était  écoulé  entre 
le  départ  du  domestique  et  son  propre  départ  du 
château...  Cette  hypothèse  ne  tranquillisa  pas  le 
baron. 

—  Il  y  a  là  quelque  chose  de  pas  naturel,  me 
dit-il,  quand  le  domestique  se  fut  éloigné...  Il  a 
dû  se  passer  un  événement  anormal.  Comment 
expliquez-vous  que  le  roi  ne  m'ait  rien  fait  dire 
à  moi  ?  Nous  avions  aujourd'hui  des  décisions 
très  graves  à  prendre  ensemble...  Humbert,  me 
dit-il  d'un  ton  énervé,  il  ne  s'agit  pas  de  chercher 
à  me  rassurer.  Demandez-vous  avec  moi,  sans 
avoir  peur  d'envisager  les  éventuahtés  les  plus 
graves,  quelles  sont  les  possibilités...  Mon  avis 
est  que  nous  ne  perdions  pas  notre  temps  à  rester 
là;  il  est  certainement  allé  au  château  de  Reinig 
ou  au  château  de  Kreusach,  où  habite  sa  maî- 
tresse. C'est  sur  la  même  route.  Il  faut  aller  le 
chercher  là. 

Je  fis  cette  timide  objection  que  l'on  risquait 
de  mécontenter  le  roi,  en  allant  ainsi  à  sa  re- 
cherche. Mais  le  baron  ne  s'y  arrêta  pas.  Il  ne 
craignait  jamais  de  mécontenter  les  gens.  C'était 

9 


118  SECRETS  d'État 

sa  force.  Il  préférait  agir  d'abord,  quitte  à  s'excu- 
ser après.  Mais  il  ne  voulait  pas  être  entravé  dans 
ses  actions  par  des  craintes  de  ce  genre,  qui  pou- 
vaient d'ailleurs  être  chimériques.  «  Ce  n'est  pas 
»  pour  mon  plaisir  ou  pour  satisfaire  une  vaine 
/)  curiosité  que  je  vais  à  sa  recherche.  Le  roi  le 
))  sait  bien.  » 

Il  appela  le  cocher  qui  nous  avait  amenés  et 
qui  attendait  des  ordres  pour  savoir  s'il  devait 
dételer  ou  retourner  à  la  ville...  Puis  il  changea 
d'avis  et  fit  atteler  le  petit  tonneau.  Je  compris 
qu'il  aimait  mieux  ne  pas  emmener  de  domes- 
tique avec  nous. 


XII 


Nous  partîmes  donc  tous  les  deux  dans  la 
campagne,  par  une  route  encaissée  et  sombre  qui 
devait  plaire  au  roi;  car,  avec  plus  de  naturel, 
elle  était  un  peu  dans  le  goût  de  son  jardin  sau- 
vage. Parfois  les  deux  talus  de  verdure  qui  bor- 
daient ce  chemin  comme  deux  murailles  s'abais- 
saient tout  à  coup  et  nous  traversions  une  carrière 
abandonnée. 

—  Quand  je  pense,  disait  le  ministre,  qu'il 
passe  sa  vie  à  s'en  aller  tout  seul  dans  ces  che- 
mins, et  qu'on  peut  si  facilement  l'attendre  dans 
une  de  ces  carrières  ! 

—  Mais  hier,  il  n'est  pas  sorti  seul  ? 

— ■  C'est  ce  qui  me  rassure  un  peu.  Je  suis 
assez  tranquille  sur  le  compte  du  cocher.  C'est 
un  «  serviteur  loyal  »,  comme  tous  nos  gens... 


120  SECRETS  d'État 

Pourtant,  quand  j'y  réfléchis,  cette  circonstance, 
qu'il  n'était  pas  seul  dans  sa  voiture,  m'inquiète 
maintenant  au  lieu  de  me  rassurer.  Je  suis  très 
étonné  qu'il  n'ait  pas  envoyé  son  cocher  au  châ- 
teau pour  me  prévenir,  puisqu'il  l'avait  sous  la 
main. 

Le  baron  était  décidément  très  énervé.  Il  avait 
poussé  un  peu  trop  le  double  poney  qui  nous 
emmenait,  si  bien  que  l'animal,  à  une  montée, 
donna  des  signes  de  fatigue.  Il  était  plus  sage  de 
nous  arrêter  quelques  instants  à  une  auberge  qui 
se  trouvait  à  mi-côte.  Pendant  que  le  cheval  souf- 
flait un  peu,  le  baron  nous  fit  servir  du  fromage 
et  du  pain.  J'en  mangeai  avec  un  bonheur  véri- 
table. J'étais  parti  le  matin  sans  prendre  le  café 
au  lait  qui  était  si  bien  servi  au  palais,  où  l'on 
avait  de  bonnes  habitudes  allemandes. 

Il  y  avait  longtemps  que  midi  avait  sonné,  et 
en  présence  des  graves  occupations  qui  agitaient 
le  gouvernement  du  Bergensland,  je  n'avais  pas 
osé  parler  de  déjeuner.  Le  premier  ministre,  plus 
absorbé,  fit  moins  honneur  à  ce  frugal  repas.  Il 
parlait  à  une  vieille  paysanne,  qui  tenait  l'au- 
berge. Je  ne  connaissais  pas  encore  suffisamment 


SECRETS  d'État  121 

la  langue  du  pays  pour  comprendre  tous  les 
termes  de  la  conversation.  Mais  je  devinais, 
d'après  les  gestes  du  baron  de  Herner,  qui  lui 
montrait  alternativement  les  deux  directions  de 
la  route,  qu'il  lui  demandait  si  elle  n'avait  pas  vu 
passer  la  voiture  du  roi.  Cet  interrogatoire  ne 
paraissait  donner  aucun  résultat.  L'air  paisible 
et  la  tête  oscillante,  elle  se  tenait  sans  rien  dire 
devant  le  baron,  qui,  de  guerre  lasse,  s'était  mis 
à  manger,  visiblement  aussi  préoccupé  qu'aupa- 
ravant. 

Puis  soudain  la  vieille  femme,  toujours  avec  son 
air  paisible,  se  mit  à  dire  quelque  chose  que  je 
ne  compris  pas.  Mais  je  vis  le  baron  de  Herner 
lever  brusquement  la  tête,  son  visage  pâlir,  les 
yeux  largement  ouverts.  Je  le  vis  interroger  la 
paysanne  avec  véhémence:  puis  il  me  dit  : 
Venez... 

Je  lui  demandai  avec  une  curiosité  ardente, 
et  sans  y  mettre  de  formes  : 

—  Qu'est-ce  qu'elle  vous  a  dit?... 

Il  paraissait  ne  pas  m'entendre,  et  je  n'osai 
pas  répéter  ma  question. 


122  SECRETS  d'État 

Il  poussait  maintenant  à  grands  coups  de  fouet 
le  petit  cheval,  qui  montait  au  galop  la  côte... 

—  Ce  qu'elle  m'a  dit?...  Vous  voulez  le 
savoir  ?...  Elle  m'a  dit  simplement,  sans  se  douter 
de  l'effet  qu'elle  allait  me  faire  :  «  Qu'est-ce  que 
»  c'était  donc  que  ce  bruit  qu'on  a  entendu  hier 
»  soir  par  là-haut  ?  Çà  a  tonné  comme  un  gros 
))  coup  de  canon.  On  aurait  dit  que  les  rochers 
»  allaient  crouler...  et  j'en  suis  restée  sourde  pen- 
»  dant  un  grand  quart  d'heure  !  »  ...  Voilà  ce 
qu'elle  m'a  dit. 

Je  hasardai  cette  hypothèse  qu'il  s'agissait 
peut-être  de  travaux  de  mine,  de  rochers  qu'on 
faisait  sauter  dans  les  carrières... 

Mais  le  baron  me  répondit  d'une  voix  altérée 
que  les  carrières  étaient  abandonnées  depuis 
longtemps  dans  toute  la  région. 

—  C'est  de  ce  côté  qu'elle  a  entendu  le  bruit... 
Hier  soir,  à  neuf  heures,  à  l'heure  où  la  voiture, 
dit-il  en  baissant  la  voix,  devait  passer  par  ici 
pour  rentrer  au  palais. 

Depuis  que  les  carrières  n'étaient  plus  exploi- 
tées, cette  route  était  absolument  déserte.  Elle 
conduisait  de  Schoenburg  au  village  de  Simstadt, 


SECRETS  d'État  123 

une  petite  ville  ancienne  dont  le  commerce  était 
tombé.  Et  les  rares  transactions  qui  se  faisaient 
entre  cette  localité  et  la  capitale  utilisaient  plutôt 
une  autre  route  plus  commode  et  plus  courte, 
qui  suivait  le  cours  du  canal. 

Nous  étions  arrivés  au  haut  de  la  côte.  El  la 
route  continuait  pendant  un  demi-kilomètre  jus- 
qu'à un  nouveau  tournant...  Le  baron  me  le  dési- 
gna de  l'extrémité  de  son  fouet,  qui  tremblait  au 
bout  de  son  bras. 

—  Il  y  a  là  une  autre  carrière... 

Et  il  cessa  de  fouetter  le  cheval;  on  eût  dit  qu'il 
craignait  d'arriver  trop  vite  à  cet  endroit...  Le 
coude  était  très  brusque.  Comme  nous  allions 
tourner  une  arête  de  rocher,  le  poney  stoppa,  et 
fit  un  écart.  Je  sautai  à  terre,  et  j'allai  le  prendre 
à  la  bride.  Mais  en  passant  devant  la  voiture, 
j'aperçus  toute  l'étendue  de  la  carrière,  et  je  vis 
qu  elle  était  pleine  de  corbeaux  qui  couvraient  le 
sol,  comme  un  tapis  funéraire. 

—  Des  corbeaux... 

A  son  toui',  le  ministre  sauta  en  bas  de  la 
voiture... 

—  Attachez  le  cheval... 


124  SECRETS  d'État 

J'attachai  le  cheval  à  un  arbuste  qui  avait 
poussé  sur  le  talus,  entre  deux  rochers. 

Le  ministre,  le  fouet  à  la  main,  s'avançait  vers 
les  corbeaux,  qui  formaient  un  tas  plus  serré  au 
milieu  de  la  route.  Il  brandit  son  fouet.  Des 
oiseaux  s'envolèrent,  et  pendant  un  instant,  l'air 
s'obscurcit  de  leurs  ailes,  comme  si  le  crépuscule 
était  venu  tout  à  coup.  Puis  nous  vîmes,  épars 
sur  le  sol,  une  roue  de  voiture,  presque  intacte, 
la  tête  et  l'avant-main  d'un  cheval,  à  l'état  de 
squelette,  des  morceaux  de  bois  peints  en  bleu, 
à  la  couleur  des  carrosses  royaux. 

Le  baron  de  Herner  allait  et  venait  au  milieu 
de  la  route,  regardait  et  inventoriait  tous  ces 
débris  avec  un  calrne  effrayant.  En  dehors  du 
chemin,  sur  le  sol  de  la  carrière,  nous  aperçûmes 
d'autres  débris  encore  plus  impressionnants. 
C'étaient  cette  fois  des  morceaux  de  squelettes 
humains. 

L'explosion  avait  dû  être  terrible.  Elle  avait 
emporté  très  loin  le  corps  des  deux  hommes,  et 
il  ne  restait  plus  des  chevaux  qu'une  moitié  de 
carcasse  complètement  dénudée.  Il  était  facile  de 
retrouver,  entre  les  deux  squelettes  humains,  quel 


SECRETS  d'État  125 

était  celui  du  roi.  Le  cocher  Hofman,  avec  qui 
il  était  parti  la  veille,  était  de  petite  taille,  et  bien 
qu'il  eût  la  moitié  des  jambes  emportée,  nous 
pûmes  voir  facilement,  en  comparant  la  longueur 
des  épines  dorsales,  que  cet  autre  assemblage 
d'os  qui  se  trouvait  plus  près  de  la  route,  presque 
sur  le  bord,  était  tout  ce  qui  restait  du  roi. 

Il  n'avait  pas  été,  semblait-il,  atteint  par  un 
projectile,  mais  la  commotion  l'avait  tué.  Il  était 
tombé  couché  sur  le  côté.  Un  des  bras  déchiquetés 
avait  une  position  anormale  et  contournée.  Il  est 
probable  que  dans  leur  besogne  immonde  les  cor- 
beaux avaient  changé  la  position  des  membres. 

Nous  revenions  en  silence  auprès  de  notre  voi- 
ture, quand  le  baron  aperçut  autre  chose.  Il 
quitta  la  route,  et  se  dirigea  vers  un  renfoncement 
de  la  carrière.  Arrivé  là,  il  me  fit  signe  de  la 
main...  Il  était  arrêté  devant  un  troisième  corps, 
plus  affreux  à  voir  que  les  autres,  parce  que  les 
corbeaux  ne  l'avaient  pas  encore  achevé...  Les  os 
de  la  tête  étaient  déjà  dénudés.  Le  corps  était 
encore  couvert  de  ses  vêtements,  et  nous  vîmes 
qu'il  était  vêtu  à  la  russe,  avec  des  bottes  et  des 
culottes    bouffantes.    La    plupart    des    réfugiés 


126  SECRETS  d'État 

étaient  habillés  de  la  sorte.  Ils  arrivaient  d'ordi- 
naire, même  les  étudiants,  avec  des  costumes  de 
moujiks,  et  trouvaient  ainsi  moyen,  faute  d'autres 
ressources,  de  se  faire  embaucher  pour  les  tra- 
vaux des  champs. 

Nous  étions  certainement  en  présence  de 
l'homme  qui  avait  lancé  la  bombe.  Il  avait  dû  être 
blessé  mortellement  par  quelque  projectile.  Il 
était  mort  plus  tard  que  les  autres.  C'est  ce  qui 
expliquait  que  les  corbeaux  ne  se  fussent  appro- 
chés de  lui  que  quelques  heures  après. 

Il  ne  nous  restait  plus  qu'à  reprendre  le  chemin 
de  la  ville,  à  prévenir  les  magistrats  et  à  faire  faire 
les  constatations  officielles.  J'allai  détacher  le 
cheval,  et,  le  baron  et  moi,  nous  reprîmes  place 
dans  la  voiture. 

Le  ministre  ne  disait  rien.  Il  avait  posé  le 
fouet  dans  le  porte-fouet,  et  laissait  le  petit  cheval 
aller  à  sa  guise.  Nous  descendîmes  la  côte,  et 
nous  repassâmes  devant  la  petite  auberge.  Le 
baron  de  Herner  paraissait  de  plus  en  plus  ab- 
sorbé. Deux  ou  trois  fois,  la  voiture  s'arrêta.  A 
ce  moment  il  avait  un  sursaut,  comme  un  cocher 


SECRETS  d'État  127 

qui  s'éveille,  et  remettait  le  cheval  en  mouvement, 
en  secouant  nerveusement  les  rênes. 

Tout  à  coup,  il  arrêta  le  poney  de  son  plein 
gré,  se  tourna  de  mon  côté,  et  se  mit  à  me  regar- 
der dans  les  yeux.  Puis  il  me  dit  : 

—  Descendons. 

Il  attacha  lui-même  le  cheval  à  une  branche 
d'arbre.  Ensuite  il  me  prit  le  bras,  et  me  fit 
marciier  à  ses  côtés.  Il  était  dans  un  état  de 
surexcitation  extraordinaire.  Il  avait  les  larmes 
aux  yeux  et  ne  pouvait  parler. 

Nous  marchâmes  quelques  instants  en  silence. 
Il  me  serrait  fébrilement  le  bras.  Puis  il  se  mit  à 
me  regarder  comme  l'instant  d'avant,  à  me  re- 
garder profondément. 

—  Humbert,  me  dit-il,  les  dents  serrées,  Hum- 
bert,  je  ne  veux  pas  quitter  le  pouvoir  !  Je  ne 
veux  pas  quitter  le  pouvoir  !  Je  ne  veux  pas  m'en 
aller  bêtement  et  stupidement  parce  que  le  sort 
me  force  à  m'en  aller...  Je  ne  veux  pas  céder  la 
place  à  ces  gens.  Je  veux  rester  le  maître...  Vous 
m'entendez  ? 

Il  me  prit  le  bras  et  nous  marchâmes  de  nou- 
veau en  silence. 


128  SECRETS  d'État 

—  Il  n'y  a  que  nous  qui  ayons  vu...  ce  que 
nous  avons  vu.  Il  n'y  a  encore  que  nous  qui 
sachions  ce  que  nous  savons.  Tout  le  monde 
ignore  que  la  succession  du  royaume  est  ouverte  : 
quand  on  la  proclamera  ouverte,  c'est  parce  que 
nous  l'aurons  dit... 

Il  est  déjà  arrivé,  continua-t-il.  que  le  roi 
s'absente  pendant  plusieurs  semaines  pour  une 
destination  mystérieuse.  Dans  ces  cas-là,  il  ne 
prévenait  que  moi.  Et  c'était  moi  qui  disais  sim- 
plement aux  ministres  :  «  Sa  Majesté  est  partie 
pour  quelque  temps.  »  Et  je  n'avais  d'autres 
comptes  à  rendre  personne... 

((  Nous  sommes  les  seuls  témoins  de  la  dispa- 
rition du  roi...  Il  n'y  avait  là  que  l'assassin,  et  il 
ne  parlera  plus.  J'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il  n'y 
a  pas  eu  de  complot.  Les  crimes  anarchistes  ont 
souvent  ceci  d'effrayant  que,  comme  un  crime  de 
droit  commun,  ils  sont  conçus  et  exécutés  par  un 
seul  être,  qui  ne  s'en  ouvre  à  personne.  Et  l'as- 
sassin anarchiste  est  d'autant  plus  difficile  à 
retrouver  que  nul  lien  connu,  comme  dans  les 
crimes  passionnels,  ne  le  rattache  à  la  victime, 
et  qu'il  n'est  pas  dénoncé,  comme  le  voleur,  par 


SECRETS  d'État  129 

le  produit  d'un  vol,  dont  il  sèmerait  des  traces 
derrière  lui...  En  admettant  que  cette  fois  le  cri- 
minel ait  eu  des  complices,  ils  croiront  que  le 
coup  est  manqué. 

»...  Nous  allons  remonter  là-haut  pour  plus 
de  sûreté,  dit  le  baron.  » 

Je  commençais  à  deviner  ce  qu'il  avait  l'inten- 
tion de  faire.  Nous  revînmes  à  la  terrible  carrière, 
d'où  nous  ne  nous  étions  pas  trop  éloignés.  Il 
poussait  de  nouveau  fortement  le  malheureux 
petit  cheval,  pour  qui  c'était  décidément  une  rude 
journée.  11  fallait  maintenant  ne  pas  perdre  de 
temps...  11  ne  passait  d'ordinaire  personne  sur  la 
route;  mais  il  pouvait  passer  quelqu'un  ce  jour- 
là.  Et  justement,  comme  nous  arrivions  à  la 
carrière,  nous  vîmes  un  chemineau  en  arrêt 
auprès  des  débris  de  la  voiture  royale.  Le  baron 
me  fit  signe  de  ne  pas  descendre  du  petit  tonneau. 
Il  mit  simplement  son  cheval  au  pas,  l'arrêta  en 
arrivant  près  du  chemineau,  et  regarda  d'un  air 
indifférent  tous  ces  os  et  ces  morceaux  de  bois. 

Le  chemineau  lui  dit  quelques  mots  que  je 
ne  compris  pas,  mais  dont  je  pus,  grâce  à  des 
gestes  de  l'homme,  reconstituer  le  sens.  Il  agita 


130  SECRETS  d'État 

les  deux  poings  avec  la  prétention  visible  d'imiter 
le  galop  d'un  cheval.  Puis  il  tourna  les  mains 
l'une  autour  de  l'autre,  pour  donner  l'impression 
d'une  chute  finale.  Il  fit  une  sorte  de  moue  philo- 
sophique et  prit  sans  transition  un  ton  beaucoup 
plus  apitoyé  pour  parler  de  ses  affaires  person- 
nelles et  de  ses  embarras  financiers,  que  le  baron 
soulagea  avec  empressement  par  l'offre  d'une 
large  pièce  blanche. 

Puis  nous  feignîmes  de  continuer  notre  route, 
au  pas,  comme  des  gens  qui  font  souffler  leur 
cheval.  Ce  damné  chemineau  ne  s'en  allait  pas. 
Il  marchait  avec  une  lenteur  ! 

Enfin  nous  le  vîmes  tourner  le  coin  de  la 
route... 

Notre  tâche,  assez  pénible,  allait  commencer. 


XIII 


Nous  prîmes  d'abord  les  débris  de  bois,  et  nous 
les  portâmes  dans  un  recoin  de  la  carrière,  der- 
rière un  tas  de  pierres,  qui  les  dérobait  à  la  vue 
des  passants. 

Nous  roulâmes  jusqu'à  cet  endroit  la  seule  roue 
qui  restât  du  carrosse  royal. 

Puis  il  fallut  emporter  les  ossements;  il  fallut 
abandonner  dans  ce  coin  de  carrière  ce  qui  restait 
du  malheureux  roi.  Nous  n'avions  aucun  outil  et 
la  terre  était  trop  dure  pour  que  nous  puissions 
donner  à  ces  misérables  restes  une  sépulture 
même  improvisée.  Mais  le  baron  de  Herner  n'était 
pas  sentimental.  Il  avait  aimé  le  roi;  ce  fut  cepen- 
dant sans  émotion  apparente  qu'il  mania  avec  moi 
ces  ossements.  D'ailleurs,  moi-même  qui  avais 
approché  le  roi,  et  qui  avais  été  tellement  séduit 


132  SECRETS  d'État 

par  lui,  j'exécutai  ce  travail  macabre  sans  autre 
émotion  que  celle  d'un  dégoût  physique,  car  il 
restait  encore  après  ces  os  quelques  rognures  de 
chair  que  les  corbeaux  avaient  laissées. 

Le  baron  était  désormais  d'une  tranquillité  par- 
faite. Cette  tranquillité  me  surprenait.  Il  ne  suffi- 
sait pas  d'avoir  pris  l'audacieuse  résolution  qu'il 
avait  adoptée.  Il  me  semblait  que  ce  plan  témé- 
raire était  difficile  à  exécuter.  Ce  mensonge  pou- 
vait durer  deux  mois,  six  mois,  mais  il  arriverait 
bien  un  moment  où  Ton  s'étonnerait  de  cette 
absence  prolongée...  Il  voulait  d'abord  rester  au 
pouvoir  suffisamment  de  temps  pour  consolider 
son  œuvre.  Après  il  s'occuperait  de  la  suite.  Je 
crois  qu'il  pensait  qu'il  serait  toujours  temps  de 
faire  mourir  le  roi  oUiciellement...  Un  souverain, 
comme  jadis  Louis  II  de  Bavière,  pouvait  trouver 
la  mort  dans  une  partie  de  bateau...  Mais  d'ici  là, 
le  baron  de  Herner,  seul  maître  du  pouvoir,  aurait 
dicté  au  Parlement  les  lois  nécessaires,  les  lois 
de  justice,  les  organisations  militaires  nouvelles. 
Il  pourrait  même  modifier  la  constitution  du  Ber- 
gensland  en  ce  qui  concernait  les  familles  ré- 
gnantes,  prévoir  l'éventualité  d'une  régence,   et 


SECRETS  d'État  133 

l'interdire  par  avance  aux  princesses  de  famille 
étrangère,  de  façon  à  écarter  définitivement  du 
pouvoir  cette  princesse  bavaroise  et  la  séquelle 
ennemie  qui  l'entourait. 

Le  baron  était  tout  entier  à  cette  confiance  exa- 
gérée que  l'on  éprouve  quand  on  a  échappé  par 
son  propre  effort  à  un  danger  qui  vous  avait  for- 
tement effrayé.  Il  n'était  pas  loin  de  se  croire 
invincible  et  invulnérable. 

Nous  étions  remontés  en  voiture.  Il  fouettait  le 
cheval  et  le  stimulait  de  la  voix  avec  bonne 
humeur.  Et  vraiment  les  gens  qui  nous  auraient 
rencontrés  n'auraient  pas  pu,  en  nous  voyant, 
soupçonner  ce  que  nous  venions  de  faire.  Nous 
avions  l'air  de  deux  bons  amis  en  promenade 
d'agrément. 

Comme  nous  passions  devant  l'auberge,  le  ba- 
ron se  sentit  pris  d'une  belle  fringale.  Il  mit  pied 
à  terre  et  se  fit  servir  tout  ce  qu'on  put  trouver 
dans  la  cuisine,  du  saucisson  et  une  omelette  au 
lard. 


10 


XIV 


Par  bonheur,  le  cocher  Ilofman,  célibataire,  ne 
laissait  pas  après  lui  une  famille  que  sa  dispari- 
tion pût  inquiéter.  On  prévint  tout  de  suite  les 
gens  du  château  que  Sa  Majesté  serait  absente 
pour  un  long  mois.  Le  ministre  laissa  entendre  à 
ses  collègues  du  cabinet  qu'il  connaissait  la 
retraite  du  roi,  que  Sa  Majesté  lui  avait  à  lui  seul 
révélée...  Il  voulait  se  réserver,  au  cas  où  sur- 
girait une  difficulté  inopinée,  la  faculté  de  pouvoir 
aller,  soi-disant,  trouver  le  roi  dans  cette  retraite 
mystérieuse,  et  de  rapporter  sa  décision.  Il  avait 
pour  les  cas  graves  quelques  blancs-seings  du 
roi  dont  il  pouvait  faire  usage;  je  crois  d'ailleurs 
qu'au  point  où  il  en  était  arrivé,  la  perspective 
de  commettre  un  faux  ne  l'eût  pas  effrayé. 

Dès  le  soir  même,  il  me  fit  venir  chez  lui  et 


J36  SECRETS  d'État 

travailla  avec  moi  à  cette  loi  de  procédure,  qu'il 
était  très  pressé  de  faire  voter  par  le  Parlement. 
C'était  une  simple  question  de  travail  matériel  et 
de  formalités,  car  les  représentants  du  peuple, 
pour  une  forte  majorité,  étaient  entièrement  au 
service  de  Herner. 

Nous  travaillâmes  jusqu'à  une  heure  assez 
avancée.  Ma  nuit  précédente  et  ma  journée  avaient 
été  très  dures:  mais  je  ne  sentais  aucune  fatigue. 
J'étais  trop  surexcité  pour  dormir:  ce  travail  que 
nous  fîmes  ensemble  nous  calma  tous  les  deux. 
Ce  fut  lui  le  premier  qui  se  sentit  las.  Il  me  dit 
d'aller  me  coucher.  Au  moment  de  nous  quitter, 
il  me  serra  la  main  comme  à  son  ordinaire.  Puis 
il  parut  se  souvenir  des  événements  de  la  journée, 
et  il  me  donna  sur  l'épaule  une  tape  plus  amicale. . . 
mais  qui  n'était  pas  spontanée,  et  je  sentis  que 
cette  forte  association,  qu'avait  créée  entre  nous 
cette  grave  journée,  n'était  peut-être  pas  une 
union  véritable;  nous  ne  nous  quittions  pas  comme 
des  amis,  mais  comme  des  complices. 

Le  lendemain,  je  reçus  la  visite  de  Tolberg,  qui 
voulait  savoir  si  j'avais  parlé  au  roi.  Je  lui  dis, 
sans  trop  de  gêne,  que  le  roi  était  parti  pour  un 


SECRETS  d'État  137 

temps  indéterminé.  Ce  qui  me  rendait  ce  men- 
songe assez  facile,  c'est  que  j'y  étais  absolument 
obligé. 

—  Alors  je  n'ai  plus  aucun  espoir,  dit  Tolberg, 
d'un  air  de  détresse.  La  demande  de  divorce  doit 
passer  d'ici  très  peu  de  temps  au  tribunal  suprême. 
Si  elle  n'y  arrive  pas  avec  un  avis  favorable  du 
roi,  elle  sera  rejetée;  le  ministre  leur  fera  connaître 
lavis  du  gouvernement  et  si  même,  par  esprit  de 
justice,  ils  passaient  outre  et  l'acceptaient,  Herner 
ferait  agir  le  prêtre.  Il  n'y  a  plus  aucun  espoir 
d'arriver  à  notre  but  en  suivant  les  formes  régu- 
lières. Perdu  pour  perdu,  j'essaierai  d'autres 
moyens. . .  Vous  savez  que  tout  un  parti  s'est  formé 
contre  le  premier  ministre.  Ce  parti  s'était  flatté 
d'agir  sur  l'esprit  du  roi  et  de  ruiner  la  faveur 
de  Herner.  Mais  notre  souverain  ne  gouverne  plus. 
Vous  voyez  qu'il  choisit  le  moment  où  la  situation 
est  très  critique  à  l'intérieur  pour  disparaître  tout 
à  coup.  Puisque  nous  ne  pouvons  plus  compter 
sur  lui  pour  défendre  le  droit,  nous  compterons 
désormais  sur  nous-mêmes... 

Je  ne  demandais  qu'à  ne  pas  recevoir  les  confi- 


138  SECRETS  d'État 

deiices  de  Tolberg.  Ma  situation  était  déjà  très 
compliquée.  Mais  les  gens  avaient  décidément  en 
moi  une  confiance  intarissable. 

—  On  conspire  sérieusement  contre  Herner, 
me  dit  Tolberg,  en  baissant  la  voix.  Nous  avons 
déjà  avec  nous  plusieurs  officiers  de  la  garnison 
de  Scboenburg.  Le  départ  du  roi  peut  très  bien 
activer  les  choses.  Il  nous  permettra  de  dissiper 
les  hésitations  de  quelques  personnes  d'impor- 
tance, qui  voulaient  bien  marcher  contre  le  pre- 
mier ministre,  et  qui  n'auraient  jamais  pris  les 
armes  contre  le  roi.  Car  vous  ne  vous  y  trompez 
pas,  Humbert,  l'absence  du  roi  dans  les  circons- 
tances présentes,  produira  certainement  un  très 
mauvais  effet. 

Je  ne  pouvais  pas  arrêter  Tolberg  dans  ses 
indiscrétions,  et  lui  dire  que  le  fait  de  savoir  tout 
ce  dont  il  m'instruisait  allait  rendre  assez  fausse 
ma  situation  auprès  du  premier  ministre.  Je  ne 
devais  ni  ne  pouvais  révéler  les  liens  d'intimité 
forcée  qui  existaient  entre  Herner  et  moi.  Je  laissai 
donc  parler  le  jeune  diplomate,  en  me  disant  que 
je  me  souviendrais  le  moins  possible  de  tout  ce 
qu'il  me  racontait  là. 


SECRETS  d'État  139 

—  Nous  aurons  avec  nous  la  princesse  Eisa, 
continua  Tolberg.  Elle  est  assez  populaire  à 
Schoenburg.  Le  prince  Henry,  son  défunt  mari,  le 
frère  du  roi,  était  très  aimé  du  peuple,  et  l'on  sait 
qu'elle  a  très  bien  élevé  ses  deux  enfants...  Mais 
j'allais  oublier  de  vous  dire  pourquoi  surtout 
j'étais  venu  ce  matin.  Bertha  est  de  nouveau  ins- 
tallée chez  elle.  Elle  veut  que  toute  affaire  cessante, 
vous  veniez  dîner  ce  soir  avec  nous... 

Je  pensai  que  je  les  étonnerais  beaucoup  en  refu- 
sant, et  je  promis  à  Tolberg  de  venir,  tout  en 
me  disant  à  part  moi  que  j'enverrais  un  contre- 
ordre. 

Je  considérais  toujours  que  mon  intimité  avec 
ce  couple  était  une  sorte  de  trahison  à  l'égard  de 
Herner.  N'avais-je  pas  encore  moins  le  droit  de 
le  trahir,  depuis  qu'il  mavait  associé  à  son  terrible 
secret  ?  Agacé  de  ces  complications,  j'eus  presque 
envie  d'envoyer  tout  le  monde  promener,  et  de 
retourner  à  Paris...  Ce  n'étaient  pas  des  velléités 
bien  sérieuses.  Non  seulement  je  n'en  fis  rien, 
mais  je  n'envoyai  même  pas  de  contre-ordre  à 
Bertha,  et  je  me  rendis  tout  de  même  chez  elle, 
au  mépris  de  toute  autre  considération,  simple- 


140  SECRETS  d'État 

ment  parce  que  je  m'ennuyais  et  que  c'était  un 
plaisir  pour  moi  de  dîner  en  compagnie  de  mon 
ami  et  de  cette  jolie  jeune  femme. 

J'avais  revu  le  baron  de  Herner  dans  la  ma- 
tinée. Il  paraissait  fatigué  cette  fois.  L'après-midi, 
il  ne  vint  pas  au  palais.  Il  avait  fait  venir  chez  lui 
deux  magistrats,  avec  qui  il  rédigeait  en  termes 
juridiques  son  fameux  projet  de  loi.  Moi,  mon 
travail  d'analyse  terminé,  j  étais  allé  me  promener 
au  Jardin  des  Plantes.  Je  m'ennuyais.  Le  chef 
d'orchestre  était  parti  la  veille  pour  Vienne.  Peut- 
être  la  dame  de  Leipzig  était-elle  à  son  hôtel.  Je 
m'y  rendis,  en  me  répétant  que  c  était  absurde, 
que  j'allais  encore  me  lancer  dans  une  histoire 
stupide,  que  le  meilleur  qui  pouvait  m'arriver 
était  qu'elle  ne  fût  plus  là.  Elle  n'était  plus  là, 
hélas  !  et  je  n'eus  pas  la  force  de  m'en  féliciter. 

Après  une  heure  passée  au  Jardin  des  Plantes, 
je  revins  me  promener  dans  la  rue  de  la  Paix, 
avec  l'espoir  secret  de  i^trouver  le  capitaine  de 
Lmcke,  le  neveu  du  premier  ministre,  celui  qui 
connaissait  une  nommée  Irma.  Mais  le  capitaine 
ne  devait  pas  être  revenu  de  permission.  Il  n'était 
pas  à  la  terrasse  de  la  Grande-Taverne,   ni  au 


SECRETS  d'État  141 

café  Grinzel,  où  se  réunissaient  habituellement  les 
officiers. 

Il  y  avait  au  palais  une  magnifique  bibliothèque 
remplie  de  ces  chefs-d'œuvre  des  temps  passés, 
que  je  connaissais  si  mal.  Je  m'étais  dit  bien  des 
fois  :  ((  Si  j'ai  une  journée  de  libre,  je  viendrai 
me  plonger  là-dedans  ».  Je  fis  quelques  pas  timides 
vers  le  palais,  puis  je  m'arrêtai...  «  Non,  ça  ne 
vaut  plus  la  peine,  il  est  trop  tard  ». 

Mon  maître,  le  baron  de  Herner,  était  le  véri- 
table roi  de  Schoenburg,  et  je  détenais  en  somme 
une  partie  de  sa  puissance,  puisque  je  connaissais 
son  secret.  Et  je  me  trouvais  triste  et  sans  res- 
sources morales  dans  les  rues  de  cette  ville,  que 
je  pouvais  considérer  comme  m'apparlenant  un 
peu.  C'est  ce  jour-là  que  je  me  blasai  pour  jamais 
sur  les  charmes  du  pouvoir. 

Je  vis  enfin  qu'il  était  six  heures  et  demie,  et 
que  je  pouvais  me  rendre,  en  marchant  douce- 
ment, chez  Bertha,  où  l'on  m'attendait  vers  sept 
heures.  Il  fallait  traverser  la  longue  promenade 
publique,  uù  trois  fois  par  semaine  la  musique  de 
la  garde  venait  jouer  à  cinq  heures.  La  musique 
était  partie;  mais  on  n'avait  pas  encore  retiré  les 


142  SECRETS  d'État 

chaises.  Des  enfants  s'y  étaient  installés  et  imi- 
taient les  musiciens  en  jouant  de  la  trompette  dans 
leurs  poings,  pendant  qu'un  autre  enfant,  debout 
au  milieu  du  cercle,  battait  la  mesure  avec  un 
bâton  de  cerceau.  Je  les  i^gardai  un  instant  avec 
l'intérêt  lassé  que  j  "étais  disposé  à  accorder  ce 
jour-là  à  n'importe  quel  spectacle,  quand  je  sentis 
qu'on  me  touchait  le  bras...  Je  vis  alors  une 
femme,  aux  traits  fatigués,  mais  dont  le  regard 
profond  m'impressionna. 

—  C'est  bien  Monsieur  Humbert  ?  me  dit-elle... 
Cet  enfant  que  voici,  le  fils  de  la  concierge  du 
palais,  vous  a  désigné  à  moi.  Je  vous  cherche 
depuis  trois  heures  et  je  désespérais  de  vous 
trouver. 

Elle  me  ht  signe  de  venir  un  peu  à  l'écart. 

—  Excusez-moi  d'arriver  brusquement  ainsi. 
Vous  ne  me  connaissez  pas,  mais  moi  je  sais  qui 
vous  êtes...  Le  roi  m'a  souvent  parlé  de  vous... 
Je  suis  affolée  depuis  hier.  J'attendais  le  roi  hier 
à  déjeuner,  et  il  n'est  pas  venu.  J'ai  passé  une 
journée  abominable...  sans  personne  à  qui  me 
confier.  Ma  jeune  sœur,  qui  habite  le  château  de 
Reinig,    est    partie    précisément    en    Angleterre 


SECRETS  d'État  143 

avant-hier  avec  le  comte  de  Herrenstein,  le  seul 
ami  que  j'aie  en  dehors  du  roi.  Je  leur  ai  envoyé 
une  dépêche.  Mais  je  n'étais  pas  sûre  de  leur  itiné- 
raire et  je  n'ai  reçu  aucune  réponse.  Ce  matin  je 
n'ai  plus  pu  y  tenir.  Je  suis  arrivée  comme  une 
folle  au  château  royal.  Le  gardien  m'a  dit  que 
le  roi  était  parti  pour  un  mois. . .  deux  mois. . .  parti 
sans  me  prévenir  !  Je  me  suis  permis  de  venir 
vous  trouver...  pardonnez-moi...  je  suis  seule... 
je  me  suis  permis  de  venir  vous  demander  si  vous 
saviez  quelque  chose...  Le  roi  vous  aime  beau- 
coup, monsieur  :  peut-être  vous  a-t-il  fait  part  de 
ses  projets  ?... 

Je  répondis  que  je  ne  savais  rien  et  que  je 
croyais  que  le  roi  avait  dû  s'absenter  pour  une 
raison  politique,  une  raison  que  connaissait  sans 
doute  le  premier  ministre. 

—  Je  n'ose  pas  aller  lui  parler,  dit  cette  pauvre 
femme  avec  angoisse. 

—  Je  ne  pense  pas  qu'il  puisse  vous  dire  quoi 
que  ce  soit...  C'est  sûrement  un  motif  grave  qui 
a  déterminé  le  roi  à  s'absenter  si  vite... 

—  Et  sans  me  prévenir  !  Non,  je  ne  puis  conce- 
voir qu'il  ne  m'ait  [)as  prévenue  ! 


144  SECRETS  d'État 

—  Peut-être  a-t-il  chargé  le  ministre  de  vous 
faire  dire  quelque  chose;  et  le  ministre,  qui,  je  le 
sais,  a  de  gros  soucis,  a-t-il  négligé  de  s'acquitter 
tout  de  suite  de  la  commission... 

Je  disais  ce  que  je  pouvais  pour  la  rassurer.  Je 
lui  conseillai  même  d "aller  voir  le  ministre  au 
palais  le  lendemain.  D'ici  là,  je  me  proposai  de 
prévenir  le  baron  de  Herner,  qui  saurait  bien 
imaginer  un  faux  message  du  roi  pour  la  rassu- 
rer, et  arrêter  en  même  temps  ses  investigations... 
Car  il  semblait  impossible  à  cette  pauvre  femme 
que  le  roi  pût  la  quitter  ainsi  et  la  première  idée 
qui  lui  était  venue,  en  ne  le  revoyant  plus,  fut 
qu'il  avait  été  victime  d'un  accident.  Il  valait 
mieux  que  son  esprit  ne  sarrêtât  plus  longtemps 
à  une  telle  hypothèse. 

—  Je  regrette  vivement,  lui  dis-je,  de  ne  pas 
pouvoir  rester  avec  vous;  mais  je  suis  attendu. 
Est-ce  que  vous  allez  de  ce  côté  ? 

Elle  me  répondit  quelle  allait  n'importe  où, 
qu'elle  passerait  la  nuit  dans  un  hôtel  quelconque, 
et  qu'elle  attendrait  fiévreusement  le  lendemain, 
et  l'heure  d'aller  voir  le  ministre. 

Je  connaissais  à  peine  cette  femme;  mais  je  la 


SECRETS  d'État  145 

connaissais  assez  pour  que  l'idée  qu'elle  allait 
passer  une  nuit  d'angoisse  me  fût  insuppor- 
table. 

—  Le  roi  a  chargé  le  ministre  de  vous  prévenir, 
lui  dis-je.  Je  puis  vous  le  dire  tout  de  suite.  Le 
ministre  m'en  avait  parlé  à  moi,  et  c'est  moi,  sans 
doute,  qu'il  vous  aurait  envoyé.  Je  ne  devrais  pas 
vous  dire  cela;  mais  je  vous  vois  si  anxieuse  que 
je  crois  pouvoir  prendre  sur  moi  de  devancer 
l'ordre  qu'on  me  donnera... 

Elle  me  remercia  et  je  sentis  qu'elle  était  un 
peu  soulagée.  Mais  quel  soulagement  passager  ! 
Et  je  me  disais  qu'avant  trois  mois  celui  quelle 
aimait  mourrait,  pour  elle  et  pour  les  autres. 

Comme  elle  était  exténuée,  je  lui  offris  mon 
bras.  Je  la  regardai  à  la  dérobée.  C'était  presque 
une  vieille  femme.  Son  visage  n'avait  plus  d'éclat, 
mais  ses  yeux  étaient  restés  admirables.  Il  y  avait 
dans  l'expression  de  cette  figure  fine  une  telle 
douceur,  une  faiblesse  si  éternelle,  que  l'idée 
qu'elle  pût  souffrir  vous  était  tout  de  suite  into- 
lérable. 

Elle  me  dit  qu'elle  connaissait  quelques  per- 
sonnes à  Schoenburg,  mais  qu'elle  n'irait  certai- 


146  SECRETS  d'État 

nement  pas  les  voir.  Elle  me  parlait  avec  un  parfait 
abandon,  comme  si  nous  nous  étions  toujours 
connus. 

Elle  me  dit  encore  qu  elle  me  reverrait  le  lende- 
main au  palais,  et  me  fit  promettre  d'aller  la  voir 
chez  elle,  à  son  château  de  Kreuzach. 

J'étais  arrivé  devant  chez  Bertha;  mais  je  fis 
encore  quelques  pas  avec  la  maîtresse  du  roi  pour 
la  mettre  sur  le  chemin  du  Grand-Quai,  où  il  y 
avait  des  hôtels  convenables. 


XV 


Quand  j'arrivai  chez  Bertha,  je  la  trouvai  avec 
Tolberg  et  un  monsieur  pesant,  qui  ressemblait 
beaucoup  à  certain  gros  vieillard,  que  j'avais  eu 
jadis  comme  professeur  de  mathématiques.  Ce 
monsieur,  qui  marchait  avec  une  certaine  diffi- 
culté, était  un  colonel  de  chevau-légers,  en  gar- 
nison à  Schoenburg.  Je  compris  tout  de  suite  qu'il 
faisait  partie  de  la  conspiration.  Tolberg  se  hâta 
de  me  présenter  comme  un  homme  sûr.  Il  dit  que 
j'étais  secrétaire  du  premier  ministre,  mais  que 
l'on  pouvait  se  fier  à  moi.  Très  gêné,  je  crus  néces- 
saire de  faire  une  déclaration  un  peu  émue,  où 
je  disais  que  mon  ami  Tolberg  me  connaissait 
assez  pour  savoir  que  je  ne  les  trahirais  point, 
mais  qu'en  aucun  cas,  je  ne  pouvais  les  seconder. 
Ma  qualité  d'étranger...  et  je  ne  voulais  pas  non 


148  SECRETS  d'État 

plus  jouer  un  rôle  de  traître.  Et  puis  le  premier 
ministre  n'avait  jamais  eu  à  mon  égard  de  mau- 
vais procédés... 

Cette  déclaration  produisit  un  certain  froid.  Au 
bout  d'un  instant,  Bertha  dit  :  «  C'est  très  compré- 
hensible ».  Tolberg  balbutia  quelques  mots  dans 
le  même  sens.  Quant  au  colonel,  il  fmit  aussi  par 
approuver  après  quelques  instants,  en  donnant 
toutefois  à  mes  paroles  un  sens  un  peu  moins  noble 
que  celui  que  je  désirais  leur  voir  attribuer. 

—  Oui,  c'est  bien  naturel,  un  étranger  n'a 
pas  besoin  de  courir  tous  les  risques  qui  nous 
menacent,  pour  une  affaire  qui  naturellement  ne 
lui  tient  pas  à  cœur  comme  à  nous. 

Tolberg  m'en  voulait  de  s'être  lui-même  un  peu 
trop  avancé,  en  promettant  à  la  conjuration  mon 
concours.  Seulement,  il  n'était  pas  homme  à 
«  bouder  ».  Il  détestait  être  en  froid  avec  ses  amis. 
Et  sa  bonne  humeur  un  peu  forcée  devint  au  bout 
d'un  instant  une  cordialité  véritable.  Bertha,  avec 
plus  de  grâce  encore,  s'ingénia  à  être  aimable 
et  y  réussit  si  bien  que,  bientôt  à  nouveau  conquis 
par  elle,  je  m'efforçais  de  noircir  dans  mon  esprit 
la  figure  de  Herner,  et  je  me  demandais  si  vrai- 


SECRETS  d'État  149 

ment  il  n'y  aurait  pas  à  le  trahir  une  raison  de 
justice.  -Mais  je  commençais  à  me  connaître,  et 
je  savais  bien  que  ces  idées  disparaîtraient  aussitôt 
que  je  me  retrouverais  en  présence  du  baron. 

Le  colonel,  qui  n'était  pas  attaché  à  moi  par 
les  mêmes  liens  d'amitié,  garda  vis-à-vis  de  moi 
une  grande  réserve;  il  ne  fut  pas  question  de  la 
conspiration  et  Ion  s'abstint  de  prononcer  le  nom 
du  premier  ministre.  Mais  le  colonel  avait  une 
passion,  sa  haine  du  ministre  de  la  guerre.  Il  ne 
put  s'empêcher  de  parler  de  M.  de  Fritz,  et  je  vis 
clairement  quel  mobile  l'avait  poussé  à  se  mettre 
du  complot.  Le  général  de  Fritz  était  son  cama- 
rade de  promotion.  Une  âpre  rivalité  les  avait 
enfiévrés  pendant  toute  leur  carrière.  Un  moment, 
le  colonel  avait  dépassé  son  émule.  Il  avait  été 
attaché  à  l'ambassade  de  France.  Mais  pendant 
le  long  séjour  que  le  colonel  avait  fait  à  Paris, 
de  Fritz  avait  intrigué.  Il  s'était  fait  désigner  plu- 
sieurs fois  pour  suivre  les  manœuvres  françaises. . . 
Tous  deux  avaient  écrit  des  ouvrages  de  tactique, 
qu'ils  réfutaient  mutuellement  dans  des  revues 
avec  tant  de  férocité  qu'ils  risquaient  de  se  démolir 
l'un    l'autre    et    de    ruiner    mutuellement    leur 

11 


150  SECRETS  d'État 

autorité.  Heureusement,  ces  articles  n'étaient  lus 
que  par  eux. 

J'écoutai  avec  tant  de  bonne  volonté  les  diatribes 
du  colonel  et  les  histoires  interminables  destinées 
à  illustrer  l'incapacité  du  ministre  de  la  guerre, 
je  prêtai  une  oreille  si  complaisante  à  d'oiseuses 
anecdotes  qu'il  avait  rapportées  de  son  séjour  à 
Paris,  que  l'attitude  du  gros  homme  à  mon  égard 
changea  beaucoup  vers  la  fm  du  repas.  D'autant 
que  pour  suivre  un  régime  spécial,  il  buvait  sans 
arrêt  un  thé  très  fort,  additionné  d'un  rhum  qui 
augmentait  à  vue  d'œil  son  animation  et  son 
expansivité. 

Après  le  dîner,  on  passa  dans  un  petit  fumoir. 
Tolberg  et  le  tacticien  se  mirent  un  peu  à  l'écart, 
et  je  pus  causer  avec  Bertha,  qui  me  parla  de 
Ilerner. 

L'amour  du  premier  ministre  était  surtout  fait 
de  dépit.  Cet  homme  puissant  s'était  exaspéré 
parce  qu'on  lui  résistait.  C'était  du  moins  l'im- 
pression qu'elle  avait  eue,  et  qui  me  semblait 
assez  juste,  étant  donné  le  caractère  du  premier 
ministre,  qui  ne  m'avait  jamais  paru  troublé  par 
le  souvenir  d'une  femme. 


SECRETS  d'État  151 

Bertha  occupait  à  Schoenburg  une  sorte  de 
pied-à-terre.  Elle  habitait  d'ordinaire  dans  le  châ- 
teau de  son  mari.  Et  ses  façons  discrètes  et  fami- 
lières avec  Tolberg,  l'espèce  de  tranquillité  con- 
fiante qui  les  unissait,  me  faisaient  croire  qu'il  y 
avait  entre  eux  une  intimité  complète. 

Nous  autres  Français,  nous  nous  posons  tou- 
jours ces  questions,  avec  nos  habitudes  de  curio- 
sité libertine.  Mais  il  est  rare  que  nous  sachions 
à  quoi  nous  en  tenir,  parce  que  nous  n'examinons 
pas  avec  assez  de  désintéressement  les  sujets  ainsi 
mis  en  observation.  Exemple  :  le  désir  de  voir 
un  mari  trompé  nous  fait  désirer  que  «  cela  soit  ». 
Et  nous  souhaitons,  par  contre,  que  cela  ne  soit 
pas,  par  la  crainte  jalouse  de  savoir  un  amant 
heureux. 

Moi,  j'étais  très  content  de  penser  que  Bertha 
et  Henry  u  étaient  bien  ensemble  »,  parce  que 
je  les  aimais  beaucoup  tous  les  deux,  et  parce 
que  je  me  disais  qu'ils  étaient  heureux.  Et  en 
même  temps,  je  regrettais  moins  de  ne  pas  leur 
pouvoir  venir  en  aide,  en  avançant  leur  mariage; 
je  pensais  en  effet  que,  tout  réduit  qu'il  était  par 


152  SECRETS  d'État 

cette  contrainte  où  ils  vivaient,  leur  bonheur  n'en 
était  pas  moins  considérable.  Je  trouvais  le  jeune 
homme  bien  imprudent  d'engager  sa  vie  dans 
une  conspiration  qui  me  paraissait  pleine  de 
périls. 

J'entendis  bientôt  que  Bertha  partageait  mes 
angoisses,  et  qu'elle  s'était  efforcée  de  le  détourner 
de  ce  projet  dangereux.  Et  pourtant  elle  se  déses- 
pérait de  ne  pas  vivre  constamment  avec  lui. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  vue  qu'en  sa  pré- 
sence, me  dit-elle  en  souriant.  Il  faut  me  voir 
quand  il  n'est  pas  là.  Ce  n'est  pas  une  vie.  Tout 
m'affole,  au  point  que,  moi  qui  l'aime  tant,  qui 
sais  ce  qu'il  vaut,  qui  connais  sa  loyauté  d'homme 
et  sa  fidélité...  d'ami,  je  vais  jusqu'à  le  soupçonner 
des  trahisons  les  plus  invraisemblables...  Mais 
quand  il  n'est  pas  là,  je  n'ai  pas  mon  bon 
sens,  je  mène  une  vie  absurde,  une  vie  de  cau- 
chemar. 

<(  ...  Non,  je  ne  peux  plus  vivre  ainsi.  Il  m'a  sou- 
vent proposé  de  nous  en  aller  ensemble.  Mais  de 
quoi  vivrions-nous  ?  Il  n'a  de  ressources  que  ce 
que  lui  donne  sa  famille,  des  gens  terribles,  d'un 
rigorisme  de  vie  indomptable,  et  qui  ne  lui  enver- 


SECRETS  d'État  153 

raient  plus  rien  s'il  arrivait  un  scandale  pareil. 
Et  puis  je  me  dis  aussi  qu'il  ne  peut  pas  sacrifier 
son  avenir.  Vous  me  répondrez  qu'il  risque  autant 
en  conspirant:  je  le  lui  ai  répété  maintes  fois. 
Mais  il  me  dit  alors  que  c'est  un  jeu  où  il  peut 
gagner...  En  somme,  quand  il  n'est  pas  là,  je 
souffre  tant  d'être  séparée  de  lui  que  je  me  sens 
prête  à  jouer  le  terrible  jeu  dont  il  parle.  Mais 
quand  je  l'ai  là,  près  de  moi,  continua  Bertha, 
je  tremble  de  peur  à  l'idée  que  je  peux  le 
perdre...  » 

La  soirée  tirait  à  sa  fin.  Le  chef  militaire  de 
la  conspiration  n'aimait  pas  à  se  coucher  tard. 
Au  moment  où  il  s'en  allait,  Bertha  et  Tolberg 
me  dirent  :  <<  Restez  encore,  vous  n'êtes  pas 
pressé...  ».  Tolberg  avait  d'abord  fait  mine  de 
s'en  aller  avec  nous.  Je  me  dis  que  ma  présence 
lui  fournissait  peut-être,  vis-à-vis  du  colonel,  un 
bon  prétexte  pour  rester  encore. 

—  Vous  voyez,  Henry,  dit  Bertha,  votre  ami 
Humbert  est  de  mon  avis.  Il  pense  que  c'est  une 
folie  de  se  lancer  dans  cette  conspiration... 

—  Mais  non,  dit  Tolberg,  ça  ne  sera  pas  si  dan- 


154  SECRETS  d'État 

gereux...  Nous  avons  à  peu  près  renoncé  à  l'idée 
d'un  coup  de  force.  Nous  ne  sommes  pas  assez 
sûrs  des  militaires.  Nous  nous  exposerions  à 
faire  battre  nos  soldats  les  uns  contre  les  autres. 
Une  pareille  révolution  serait  très  impopulaire. 
Nous  vivons  dans  un  pays  de  commerçants  tran- 
quilles et  d'industriels  timorés.  En  admettant  que 
nous  triomphions,  jamais  ces  gens-là  ne  seraient 
de  bons  soutiens  pour  un  gouvernement  qui  les 
aurait  terrorisés... 

»  ...  En  somme,  l'homime  que  nous  visons,  c'est 
le  premier  ministre  seul.  Celui-là,  l'idée  de  le  tuer 
ne  nous  effraie  pas.  Mais  il  nous  semble  inutile, 
pour  l'atteindre  et  pour  le  jeter  à  bas  du  pouvoir, 
de  sacrifier  la  vie  d'un  tas  de  braves  gens  qui  n'en 
peuvent  mais. 

»  On  va  tâcher  de  s'en  débarrasser  avec  une 
simplicité  tout  orientale...  J'ai  l'air  d'être  un  sau- 
vage, parce  que  je  parle  de  ces  projets  de  mort 
avec  une  apparence  de  légèreté.  Si  j'en  parle  ainsi, 
c'est  qu'en  vérité,  je  ne  peux  pas  croire  à  la  réali- 
sation de  ces  choses  barbares  et  anormales.  Dans 
les  conseils  que  nous  tenons,  j'ai  toujours,  au 
moment  où  ces  questions  viennent  sur  le  tapis, 


SECRETS  d'État  155 

un  petit  air  détaché,  qui,  à  la  longue,  va  me  faire 
une  réputation  de  férocité  froide. 

—  Un  beau  barbare,  dit  Bertha,  un  terrible 
justicier  !  Non,  je  ne  crois  pas  non  plus  que  vous 
soyez  fait  pour  conspirer.  Vous  avez  trop  de 
sagesse. 

—  J'ai  ce  que  beaucoup  d'autres  conjurés  n'ont 
pas,  dit  Tolberg;  j'ai  une  conviction...  Oui,  je 
crois  fermement  que  la  réussite  du  complot  vous 
rendra  heureuse...  Et  voilà  qui  me  fournit  une 
bonne  raison  d'agir,  la  meilleure. 

Il  s'approcha  d'elle  si  tendrement  que  je  m'avisai 
tout  à  coup  qu'il  était  lard.  Je  m'apprêtai  à 
prendre  congé  d'eux... 

—  Attendez,  je  vais  avec  vous,  dit  Tolberg, 
avec  un  peu  d'embarras. 

—  Mais  non,  mon  cher.  Nous  n'allons  pas  du 
même  côté. 

—  Ah  !  ce  Humbert,  dit-il  en  riant,  qui  ne  veut 
pas  être  vu  en  compagnie  d'un  conspirateur. 

—  C'est  vrai  que  ce  n'est  pas  prudent,  dis-je 
en  feignant  d'adopter  celte  idée. 

—  Si  vous  n'êtes  pas  trop  fatiguée,  chère 
Bertha,  nous  allons  bavarder  un  peu. 


156  SECRETS  d'État 

—  Un  quart  d'heure,  dit  Bertha. 

—  Pas  plus,  dit  Tolberg. 

Petite  comédie  charmante,  qui  ne  trompait  per- 
sonne. Mais  nous  restions  ainsi  des  gens  bien 
élevés  et  de  bonne  tenue. 


XVI 


Le  lendemain,  de  grand  matin,  j'attendais  le 
ministre  au  palais,  et  je  le  mettais  au  courant  de 
mon  entrevue  avec  la  maîtresse  du  roi. 

—  Vous  la  recevrez  vous-même,  me  dit-il,  et 
de  ma  part,  officiellement,  vous  lui  confirmerez 
ce  que  vous  lui  avez  dit  hier.  Je  préfère  ne  pas 
kl  voir.  Elle  m'interrogerait.  Il  lui  faudrait  des 
détails  complémentaires  :  avec  moi,  elle  insiste- 
rait. Vous  ne  saurez,  vous,  que  ce  que  je  vous 
ai  dit  :  «  Le  roi  est  parti,  et  des  raisons  politiques 
très  graves  obligent  le  premier  ministre  à  taire 
la  raison  de  son  absence  ».  Ce  n'est  pas  absolu- 
ment vraisemblable.  Mais  nous  n'avons  pas  le 
choix.  Et  vous,  au  moins,  vous  n'avez  pas  d'expli- 
cations à  donner... 

—  Vous  savez,  ajouta  Herner  avec  entrain,  que 


158  SECRETS  d'État 

mon  projet  de  loi  va  très  bien,  qu'il  est  entiè- 
rement rédigé,  et  qu'il  sera  soumis  au  Parlement 
d'ici  quelques  jours  ! 

La  maîtresse  du  roi  arriva  quelques  instants 
après.  Elle  fut  très  déçue  de  ne  pas  voir  le  pre- 
mier ministre,  de  qui  elle  espérait  évidemment 
recevoir  des  détails  plus  circonstanciés  sur  Tab- 
sence  du  roi.  Elle  dut  se  contenter  de  ce  que  je 
lui  répétai.  Je  lui  promis  d'aller  la  voir  le  plus 
tôt  que  je  pourrais  à  Kreuzach,  et  de  la  mettre 
au  courant  de  tout  ce  que  j'aurais  appris. 

—  Peut-être  vais-je  trouver  une  lettre  en  ren- 
trant, me  dit-elle. 

—  C'est  possible...  Mais  n'ayez  pas  de  décep- 
tion si  vous  n'en  avez  pas.  Car  j'ai  bien  l'impres- 
sion que  les  intérêts  auxquels  le  roi  obéit  sont 
supérieurs  aux  siens  propres,  et  à  toute  considé- 
ration. Il  faut  évidemment  qu'il  garde  un  silence 
absolu  sur  tout  ce  qui  concerne  ce  voyage.  Il  ne 
veut  pas  qu'on  sache  où  il  se  trouve,  et  même  la 
poste  n'est  pas  tout  à  fait  sûre.  Il  est  donc  infi- 
niment probable  que  toutes  les  nouvelles  du  roi 
vous  arriveront  par  l'intermédiaire  du  premier 


SECRETS  d'État  159 

minisire.  Comme  il  ne  m'a  rien  remis  pour  vous 
ce  matin,  il  est  à  peu  près  certain  qu'il  n'est  rien 
arrivé  entre  ses  mains;  il  faut  donc  encore  prendre 
patience.  Soyez  certaine  que  s'il  arrive  quelque 
chose,  je  ne  serai  pas  long  à  vous  en  avertir. 

Elle  partit  sur  ces  mots.  Quelques  instants 
après,  comme  je  rêvais,  le  front  appuyé  contre  la 
fenêtre,  je  la  regardai  traverser  la  cour.  Je  me 
rendis  compte,  bien  que  je  ne  l'eusse  pas  connue 
avant,  qu'elle  avait  vieilli  considérablement  depuis 
le  départ  du  roi. 

Ce  n'était  pas  seulement  la  souffrance;  c'était 
qu'elle  n'était  plus  soutenue,  maintenant  qu'il 
n'était  plus  là,  par  cette  surveillance  désespérée 
d'une  femme  qui  ne  veut  pas  changer.  Lui  parti, 
elle  s'était  affaissée  tout  à  coup.  Et,  toute  en  noir 
au  milieu  de  la  cour,  elle  avait  plutôt  l'air  de 
porter  le  deuil  d'un  fils  que  celui  d'un  amant. 

J'allai  rendre  compte  au  baron  de  tout  ce  qui 
s'était  dit  dans  celte  visite.  Il  m'écouta  avec  une 
espèce  d'air  méchant  qu'il  avait  quelquefois,  et 
qui  m'était  odieux.  C'est  dans  ces  moments  que  je 
me  disais  :  «  Je  vais,  sans  me  presser,  prendre 


160  SECRETS  d'État 

mes  dispositions  pour  rentrer  à  Paris.  Je  ne  veux 
plus  lier  partie  avec  cet  homme-là  ». 

Depuis  la  mort  du  roi,  je  n'étais  pas  retourné 
à  la  table  de  l'intendant.  La  vie  du  palais,  une 
petite  vie  paisible  et  bien  réglée,  s'y  poursuivait 
avec  les  mêmes  rites.  Ce  jour-là,  cependant,  il  y 
avait  deux  convives  supplémentaires,  et  deux 
convives  de  marque.  C'étaient  les  deux  élèves  de 
Bôlmôller,  les  deux  neveux  du  roi,  et  je  me  pris 
à  penser  que  l'aîné,  âgé  de  quatorze  ans,  était, 
sans  qu'aucun  de  ces  gens  s'en  doutât,  le  véri- 
table roi  du  pays. 

Je  n'avais  jamais  vu  les  deux  jeunes  princes, 
ni  la  fameuse  princesse  Eisa,  qui  habitait  d'ailleurs 
en  dehors  de  Schoenburg,  à  deux  lieues  de  la 
ville.  Les  deux  enfants  étaient  pâles  et  blonds. 
Ils  étaient  habillés  à  la  mode  anglaise,  avec  de 
grands  cols  blancs,  de  courtes  vestes  noires  et 
des  pantalons  gris.  Je  crus  comprendre  qu'on 
avait  dû  d'abord  les  servir  à  une  table  séparée, 
mais  qu'ils  avaient  demandé  à  manger  avec  tout 
le  monde:  ce  qui  avait  amené  un  bouleversement 
dans  le  placement  des  convives.  Du  coup,  la 
femme  du  second  gentilhomme  de  chambre,   la 


SECRETS  d'État  161 

fille  de  l'usinier,  en  était  devenue  muette.  Le  che- 
valier Finck  déployait  toutes  ses  grâces  pour 
éblouir  les  petits  garçons.  Quant  au  vieil  écuyer, 
dont  les  aïeux,  depuis  plusieurs  siècles,  avaient 
mis  en  selle  tous  les  princes  du  sang,  il  était  tout 
ragaillardi  par  la  présence  de  ces  Altesses  royales. 
Il  était  malheureusement  le  dernier  de  cette  lignée 
de  cavaliers,  et  il  s'abstenait  de  parler  d'un  fils 
indigne,  établi  pharmacien  à  Varsovie.  xMais  il 
recevait  cependant  par  la  poste  des  paquets  mys- 
térieux, et  des  poches  profondes  de  sa  culotte  de 
peau  de  daim,  il  tirait,  pour  en  faire  hommage 
aux  chevaux  du  roi,  d'inépuisables  réserves  de 
boules  de  gomme. 

Bôlmôller  ne  manquait  pas,  pour  affirmer  son 
autorité  de  précepteur,  de  dire  à  ses  nobles  élèves  : 
'(  Cet  après-midi,  il  faut  que  nous  fassions  ceci... 
ou  que  nous  allions  là. . .  )>.  Mais  les  jeunes  princes, 
complètement  indifférents  à  ses  paroles,  sem- 
blaient ne  pas  se  douter  qu'il  existât  de  par  le 
monde  un  individu  du  nom  de  Bôlmôller. 

Les  deux  jeunes  gens,  après  le  déjeuner,  s'ap- 
prochèrent de  moi,  et  entamèrent  une  conversa- 
tion. Ils  parlaient  le  français  difficilement;  mais 


162  SECRETS  d'État 

je  connaissais  assez  leur  professeur  pour  les 
excuser  d'avance. 

Ils  me  posèrent  des  quantités  de  questions  sur 
la  tour  Eiffel,  sur  la  vitesse  des  automobiles,  sur 
les  différents  uniformes  de  l'armée  française. 

Le  plus  jeune,  le  prince  Frédéric-Georges,  me 
demanda  si  j'avais  des  timbres  français  de  l'Em- 
pire. 11  avait  la  même  passion  que  mon  valet  de 
chambre.  Puis  le  prince  Frédéric,  l'aîné,  après 
s'être  recueilli  comme  pour  un  grand  effort,  me 
dit,  tout  d'une  traite,  cette  longue  phrase  :  «  Vous 
nous  ferez  l'amitié  de  venir  déjeuner  au  château. 
La  princesse,  notre  mère,  aura  plaisir  à  faire  votre 
connaissance...  ».  Puis  il  s'arrêta,  tout  essoufflé. 

Je  les  remerciai  et  promis  d'aller  les  voir.  En- 
suite, après  avoir  recueilli  protocolairement  les 
salutations  des  personnes  qui  se  trouvaient  là,  ils 
sortirent,  et  je  les  vis  traverser  la  cour  l'instant 
d'après,  à  grandes  enjambées  athlétiques,  tandis 
que  Bôlmôller,  qui  trottait  derrière  eux  à  petits 
pas,  se  donnait  l'allure  d'un  homme  pressé,  pour 
ne  pas  avoir  l'air  de  leur  courir  après. 

Je  pris  l'habitude,  tous  ces  jours-là,  de  revenir 
à  la  table  de  l'intendant,  où  je  trouvais  une  bonne 


SFXRETS  d'État  163 

petite  tranquillité  de  pension  de  famille.  J'enten- 
dais parler  ces  gens  sans  trop  les  comprendre. 
C'était  distrayant  et  ce  n'était  pas  fatigant.  Ma 
vie  était  confortable.  Je  passais  mes  matinées 
dans  un  bureau  clair  qui  donnait  sur  la  cour  et 
qui  était  attenant  à  une  spacieuse  bibliothèque, 
dont  les  grandes  fenêtres  ouvraient  sur  le  magni- 
fique parc  du  château.  Si  l'on  m'avait  décrit  à 
Paris  cette  existence  et  ce  décor,  j'en  aurais  été 
enthousiasmé,  et  je  n'eusse  rien  rêvé  de  plus  ten- 
tant qu'une  telle  vie,  au  milieu  de  richesses  intel- 
lectuelles admirables  et  d'une  somptueuse  ver- 
dure. Or,  je  m'ennuyais  mortellement.  Mes 
journées  étaient  interminables.  J'avais  cru,  au 
moment  de  la  mort  du  roi,  et  du  mensonge  de 
Herner,  que  mon  existence  allait  être  bouleversée. 
Et  maintenant,  il  me  semblait  que  rien  ne  s'était 
passé.  Et  je  n'avais  même  plus  l'impression  que 
le  roi  était  mort.  La  fiction  créée  par  Herner  avait 
pris  pour  moi  tout  l'aspect  d'une  réalité. 

Un  malin,  j'étais  dans  mon  cabinet  en  train  de 
parcourir  les  journaux  de  Paris,  et  je  songeais 
tout  en  lisant,  que  j'étais  malheureux,  sans  avoir, 
en  réalité,  de  sérieuses  raisons  de  l'être.  Or,  je 


164  SECRETS  d'État 

l'avais  déjà  constaté,  le  sort  n'aime  pas  que  nous 
nous  attristions  pour  des  choses  aussi  imprécises. 
Il  nous  envoie  dans  ce  cas  un  bon  sujet  d'alarmes, 
bien  positif  et  bien  sérieux,  pour  que  nous  ne  per- 
dions pas  notre  temps  à  être  ennuyés  pour 
rien. 


XVII 


Tolberg  entra,  presque  sans  frapper.  Il  était 
affairé,  plutôt  que  soucieux.  Il  s'assit  près  de  mon 
bureau,  me  tendit  la  main,  et  me  dit  sans  préam- 
bule : 

—  J'ai  quelque  chose  de  très  grave  à  vous 
confier.  Les  événements  ont  marché  depuis  que 
nous  nous  sommes  vus.  L'attentat  contre...  est 
décidé.  C'est  aujourd'hui,  ce  soir,  qu'il  doit  se 
produire.  Nous  avons  pensé  qu'il  fallait  profiter 
de  la  présence  des  réfugiés  russes  à  Schoenburg 
pour  exécuter  ce  que  nous  avons  projeté.  On 
mettra  cette  histoire  sur  leur  compte,  et  les  gens 
du  complot  ne  seront  pas  inquiétés.  Cette  combi- 
naison manque  un  peu  d'élégance.  Elle  n'en  a  pas 
moins  été  adoptée  par  nos  conjurés,  qui  ne  sont 
pas  tous  courageux. 

12 


166  SECRETS  d'État 

»  Il  se  peut  très  bien  que  je  sois  désigné  pour 
lancer  la  bombe.  Le  tirage  au  sort  a  lieu  tout  à 
l'heure,  et  nous  ne  sommes  que  six  qui  tirons.  Il 
s'agit  de  savoir  qui  se  postera  sur  la  route  de 
Boern.  C'est  là  que  le  ministre  passera  vers  sept 
heures.  Dans  l'hypothèse  où  se  serait  moi  qui 
serais  désigné,  j'ai  voulu  vous  prévenir  et  vous 
remettre  cette  lettre  fermée,  où  vous  verrez  quel- 
ques instructions... 

—  Ainsi  c'est  donc  vrai?  lui  dis-je.  Ces  réso- 
lutions barbares  auxquelles  vous  ne  pouviez 
croire... 

—  J'y  crois  encore  à  peine  maintenant.  Pour- 
tant j'ai  pas  mal  de  chances  d'être  choisi.  Un 
numéro  sur  six.  Aux  petits  chevaux,  où  j'ai  sou- 
vent joué,  j'avais  une  chance  sur  neuf  de  gagner, 
en  misant  sur  les  numéros  pleins.  Et  il  m'est 
arrivé  quatre  ou  cinq  fois  de  gagner  du  premier 
coup  en  entrant  dans  la  salle  de  jeu.  Ici,  mes 
chances  sont  encore  plus  fortes...  Une  chance  sur 
six  d'être  chargé  de  tuer  quelqu'un...  Et  pourtant 
je  n'y  crois  toujours  pas.  C'est  par  un  effort  de 
raison  que  j'ai  pris  ces  quelques  dispositions  que 
je  suis  venu  vous  communiquer. 


SECRETS  d'État  167 

»  S'il  m'arrive  malheur,  je  vous  prie  d'ouvrir 
cette  lettre...  \''ous  voyez,  je  ne  peux  pas  m'em- 
pêcher  d'avoir  envie  de  rire,  en  vous  disant  ces 
choses  graves,  et  dont  la  solennité,  malgré  moi, 
me  paraît  absurde  et  enfantine. 

—  Et  à  quelle  heure  saurez-vous  si  vous  êtes 
désigné  ? 

—  Tout  de  suite;  mais  vous  avez  l'air,  vous, 
de  croire  que  «  c'est  arrivé  »  ? 

—  Prévenez-moi  aussitôt  que  vous  le  saurez, 
pour  que  je  sache  à  quoi  m'en  tenir.  Je  rirai  plus 
volontiers  avec  vous  si  vous  n'êtes  plus  en  jeu. 

—  Une  fois  que  je  ne  serai  plus  en  jeu,  dit 
Tolberg,  je  serai  plus  sérieux.  Car,  au  fond,  que 
ce  soit  moi  ou  un  autre  qui  agisse,  à  ce  moment, 
l'assassinat  sera  en  train...  Quelque  noble  nom 
qu'on  donne  à  de  tels  actes,  il  s'agit  d'un  assassi- 
nat... Et  c'est  ce  qui  fait  que  j'ai  tout  de  même 
une  petite  peur  d'être  choisi...  N'y  pensons  pas, 
et  allons  tirer  au  sort. 

Le  baron  de  Herner  ne  devait  pas  venir  ce 
matin-là.  Il  y  avait  conseil  de  cabinet,  et  les 
ministres  s'étaient  réunis  chez  Von  Miillen,  qui 
souffrait  d'une  attaque  de  goutte.  Je  pus  donc 


168  SECRETS  d'État 

sortir  de  mon  bureau  avec  Tolberg.  et  traverser 
la  cour  avec  lui.  Je  l'accompagnai  jusqu'à  la  porte 
d'entrée,  et  je  lui  fis  promettre  de  venir  me  pré- 
venir tout  de  suite,  aussitôt  qu'il  saurait  à  quoi  s'en 
tenir.  Puis  je  remontai  dans  ma  chambre,  pour 
mettre  en  lieu  sûr,  dans  un  petit  coffret  que 
j'avais,  le  pli  que  le  jeune  comte  m'avait  confié. 

Je  déjeunai  ce  jour-là  à  la  terrasse  de  la  Grande- 
Taverne.  Il  fut  convenu  que  Tolberg,  dès  qu'il 
aurait  du  nouveau,  viendrait  me  le  dire  en  passant. 
J'étais  installé  devant  ma  table  depuis  un  quart 
d'heure,  et  mon  déjeuner  tirait  à  sa  fin,  quand 
j'aperçus  la  tête  fine  et  blonde  de  mon  ami.  Il  fut 
quelque  temps  sans  me  voir,  et  il  me  sembla  tout 
de  suite,  d'après  son  air,  qu'il  n'avait  rien  à 
m'annoncer  de  ce  que  je  craignais.  Pourtant  je 
pouvais  me  tromper  et  précisément  cet  air-là... 
A  ce  moment,  ses  yeux  rencontrèrent  les  miens 
et  il  me  fit  tout  de  suite  de  la  tête  un  petit  non 
rassurant. 

Puis  il  vint  jusqu'à  ma  table.  Je  n'avais  pas  de 
voisins  immédiats,  et  il  n'était  pas  obligé  de  me 
parler  tout  bas. 

—  Hé  bien  !  Voilà  I  ce  n'est  pas  moi  !  et  je  n'en 


SECRETS  d'État  169 

suis  pas  fâché...  J'ai  eu  une  petite  émotion  quand 
on  a  mis  la  main  dans  le  chapeau  pour  tirer  le 
nom.  Mais  je  n'étais  pas  le  plus  ému.  Il  me  restait 
assez  de  sang-froid  pour  regarder  les  autres.  A 
part  un  préparateur  de  chimie,  qui  a  fabriqué 
l'engin,  et  qui  est  une  espèce  d'illuminé,  mes 
compagnons  montraient  des  pâleurs  impression- 
nantes, ou  des  sourires  forcés  qui  n'étaient  pas 
beaux  à  voir.  Celui  dont  le  nom  a  été  tiré  était 
précisément  un  de  ceux  qui  souriaient  ainsi. 
Quand  on  a  dit  son  nom,  il  nous  a  regardés  d'un 
air  égaré,  en  souriant  davantage...  Je  ne  crois  pas 
que  l'engin  soit  en  de  bonnes  mains.  Sur  ces  six 
hommes,  il  y  en  avait  au  moins  trois  qui  n'étaient 
pas  courageux,  et  qui  sont  venus  là  avec  une  con- 
fiance de  joueurs,  en  comptant  que  le  sort  ne  les 
désignerait  pas. 

—  Dans  ces  conditions,  dis-je  à  Tolberg,  je 
puis  vous  rendre  le  pli  que  vous  m'avez  confié. 
Mais  je  l'ai  mis  dans  ma  chambre  en  lieu  sûr. 
J'irai  vous  le  rapporter  cet  après-midi. 

—  Non,  dit  Tolberg,  gardez-le.  Toutes  ces  his- 
toires-là ne  sont  pas  finies.  Le  coup  d'aujourd'hui 


170  SECRETS  d'État 

manquera  peut-être.  Et  je  peux  être  désigné 
demain  pour  une  autre  affaire.  Si  je  suis  désigné 
à  l'improviste,  je  pourrai  très  bien  n'avoir  pas  le 
temps  nécessaire  pour  vous  porter  ça.  Et  je  suis 
plus  tranquille  de  le  savoir  ainsi  entre  vos  mains. 
Sur  ce,  je  vais  aller  faire  une  surprise  à  mon  amie 
qui  ne  m'attendait  pas  à  déjeuner.  Bien  entendu, 
elle  ne  savait  rien  de  tout  ce  qui  se  passait  ce 
matin.  Et,  comme  je  ne  suis  pas  très  sûr  de  mon 
courage,  j'avais  prévu  l'éventualité  où  je  serais 
désigné,  et  je  ne  voulais  pas  être  obligé  d'aller 
déjeuner  avec  elle  avec  ce  petit  secret  sur  le  cœur. 

Nous  nous  serrâmes  la  main.  Je  terminai  rapi- 
dement mon  déjeuner,  et  je  rentrai  au  palais,  où 
m'attendait  mon  travail  d'analyse,  que  la  visite  de 
Tolberg  m'avait  empêché  de  finir  le  matin. 

En  rentrant,  je  trouvai  sur  ma  table  un  mot  du 
premier  ministre.  Il  avait  reçu  des  nouvelles  de 
France,  au  sujet  de  la  petite  affaire  coloniale  qui 
divisait  le  Bergensland  et  le  gouvernement  fran- 
çais. Il  y  avait  une  réponse  à  préparer,  et  le 
ministre  me  recommandait  de  l'attendre  au  palais 
dans  l'après-midi.  Alors  je  pensai  à  ce  que  m'avait 
appris  Tolberg.  Jusqu'à  ce  moment,  je  n'avais  été 


SECRETS  d'État  171 

préoccupé  que  du  sort  de  mon  ami.  Maintenant 
que  le  tirage  au  sort  l'avait  mis  hors  d'affaire, 
je  pensai  tout  à  coup  que  la  vie  de  Herner  était 
menacée,  que  je  le  savais,  que  j'allais  passer 
l'après-midi  avec  cet  homme,  et  que  je  ne  lui  dirais 
rien... 

Je  n'avais  pas  le  droit  de  parler  :  la  confiance 
de  Tolberg  m'avait  mis  en  possession  de  ce  secret; 
il  fallait  le  garder  pour  moi  comme  un  confesseur. 

Et,  d'autre  part,  c'était  un  peu  ma  faute  si 
Tolberg  avait  eu  la  légèreté  de  me  le  confier.  Je 
ne  lui  avais  jamais  dit  exactement  quels  étaient 
mes  rapports  avec  le  ministre.  Je  lui  avais  toujours 
parlé  en  termes  défavorables  de  son  ennemi...  Ce 
n'était  pas  par  duplicité;  mais  vraiment,  quand 
je  me  trouvais  avec  Tolberg  et  Bertha,  je  pensais 
toujours,  et  de  très  bonne  foi,  beaucoup  de  mal 
de  Herner. 

Après  tout,  mon  devoir  était  bien  simple,  et  ne 
souffrait  pas  la  discussion.  Il  m'était  interdit  de 
parler;  je  n'avais  rien  entendu;  je  ne  savais  rien... 
C'était  une  dure  épreuve  à  passer,  mais  il  fallait 
la  subir. 


172  SECRETS  d'État 

Si  je  parlais,  Tolberg  avait,  de  mon  fait,  les 
torts  les  plus  graves  envers  son  parti.  En  se 
confiant  à  moi,  il  avait  commis  une  imprudence 
qui  était  presque  une  trahison.  Cette  imprudence, 
c'est  moi  qui  l'avais  provoquée.  Mon  ami,  à  mes 
yeux,  pour  moi  qui  savais  bien  ce  qui  s'était  passé, 
n'avait  eu  d'autre  tort  que  d'avoir  en  moi  une 
confiance  excessive.  Est-ce  que  je  pouvais  trahir 
cette  confiance  ? 

Quand  Herner  arriva,  la  paix  s'était  faite  en 
moi.  Je  n'avais  plus  aucune  hésitation  sur  la 
conduite  à  tenir.  Un  événement  fortuit  m'avait  mis 
en  possession  d'un  secret  que  sous  aucun  pré- 
texte, je  n'avais  le  droit  de  livrer.  De  même,  quel- 
que temps  auparavant,  le  ministre  lui-même 
m'avait  confié  un  secret  très  grave,  et  je  savais 
bien  que  ce  secret  était  en  sûreté  absolue...  Tant 
pis  pour  cet  homme,  après  tout  !  C'était  dans  la 
vie  un  terrible  joueur.  Il  faisait  des  coups  auda- 
cieux. Il  avait  une  politique  dangereuse,  dont  il 
subissait  tous  les  risques.  Et  puis,  toutes  ces 
affaires-là  ne  me  regardaient  pas.  J'étais  un 
étranger.  Je  n'avais  qu'à  laisser  ces  gens  s'égor- 
ger entre  eux,  et  à  ne  pas  m'en  mêler. 


SECRETS   d'état  173 

Herner  était  assis  à  son  bureau.  Il  m'avait  dit  : 
n  Je  vais,  au  sujet  de  cette  réponse,  jeter  sur  le 
papier  quelques  idées  qui  me  sont  venues  en  route. 
Nous  reprendrons  cela  ensemble,  et  nous  verrons 
s'il  y  a  quelque  chose  à  en  tirer  ». 

Je  le  regardais  écrire.  Je  pensais  qu'il  allait 
mourir,  que  je  le  savais  et  que  je  ne  ferais  rien 
pour  empêcher  cela.  Jamais  il  ne  m'avait  paru  si 
intelligent,  si  brillamment  doué  que  ce  jour-là.  Il 
s'arrêtait  par  moments  d'écrire  et  regardait  fixe- 
ment devant  lui.  Et  je  sentais  en  lui  une  puissance 
exceptionnelle  de  réflexion.  Il  donnait  l'impression 
d'une  vitalité  d'esprit  intense.  Et  je  pensais  : 
«  Tout  cela  va  s'arrêter,  va  être  détruit.  Cette 
chose  mystérieuse,  la  vie  humaine,  qui  vient  d'on 
ne  sait  où,  nous  allons  la  supprimer,  et  en  faire 
nous  ne  savons  quoi  ». 

Je  me  dis  avec  beaucoup  de  force  :  ((  Cet  homme 
de  valeur  est  un  homme  malfaisant.  Il  gêne 
d'autres  êtres;  il  fera  périr  d'autres  êtres;  c'est 
lui  qui  a  tué  le  soldat  Hassen,  en  somme...  puis- 
que le  roi  voulait  le  gracier,  et  que  lui,  Herner, 
ne  l'a  pas  voulu. 

»  Mais  ce  soldat  Hassen,   il  ne  le  connaissait 


174  SECRETS    D*ÉTAT 

pas.  Il  n'avait  contre  lui  aucune  haine  personnelle. 
S'il  l'a  tué,  c'est  qu'il  pensait  que  sa  mort  était 
nécessaire. 

»  Moi,  je  pense  que  l'on  n'a  pas  le  droit  de 
tuer  —  pour  quelque  raison  que  ce  soit. 

»  Oui,  mais  si  l'on  n'a  pas  le  droit  de  tuer  le 
soldat  Hassen,  on  n'a  pas  non  plus  le  droit  de 
tuer  le  ministre  Herner. 

»  Le  ministre  Herner,  qui  est  un  homme  dont 
je  connais  la  haute  valeur,  a  pris  sur  lui  de  laisser 
tuer  le  soldat  Hassen  et  je  l'ai  désapprouvé. 
Aujourd'hui,  c'est  moi  qui  vais  laisser  tuer  le 
ministre  Herner.  Et  par  qui  est-il  condamné  ? 

»  Par  une  hande  de  mécontents,  par  ce  faible 
et  charmant  Tolberg,  qui  s'est  laissé  entraîner 
dans  cette  affaire,  et  qui  d'ailleurs  poursuit  la 
ruine  du  ministre  pour  la  satisfaction  d'intérêts 
privés.  Herner  est  condamné  par  ce  gros  pro- 
fesseur de  stratégie,  cette  solennelle  nullité,  que 
son  ambition  déçue  et  sa  haine  personnelle  du 
ministre  de  Fritz  ont  amené  à  conspirer  ». 

Et  je  pensai  à  ces  hommes  tremblants  et  lâches, 
qui  tiraient  au  sort  dans  un  chapeau.  C'était  de 


SECRETS  d'État  175 

ces  gens-là  que  j'étais  le  complice,  puisque  je  lais- 
sais leur  crime  s'accomplir... 

Mais  je  pensais  aussi  à  ce  chimiste  ardent  dont 
m'avait  parlé  Tolberg. 

Celui-là  n'était  pas  poussé  par  un  bas  intérêt, 
et  il  y  avait  sans  doute  encore  dans  le  parti 
d'autres  hommes  honnêtes  et  réfléchis  qui  avaient 
jugé,  dans  leur  conscience,  que  la  mort  de  ce 
ministre  autoritaire  était  utile  à  l'Etat  et  à  l'huma- 
nité, que  cette  mort  servirait  d'exemple  à  d'autres 
despotes,  et  que,  grâce  à  ce  sacrifice  humain, 
nécessaire,  on  éviterait  à  beaucoup  d'autres  mal- 
heureux le  sort  du  soldat  Hassen. 

En  somme,  ce  n'était  pas  seulement  quelques 
mécontents  médiocres  que  je  trahirais,  c'étaient 
ces  citoyens  libertaires  qui,  pour  des  raisons  que 
je  ne  connaissais  pas,  et  que  je  n'avais  pas  à 
connaître,  avaient  décidé  la  mort  du  ministre 
Herner. 

Je  ne  pouvais  pas  trahir  ces  gens-là.  Je  ne  pou- 
vais pas  trahir  mon  ami  Tolberg...  Ces  raisonne- 
ments me  semblaient  irréfutables.  Cependant 
quand  le  ministre  se  leva  et  me  dit  :  «  Je  vois 
que  cette  réponse  est  plus  difficile  que  je  ne  pen- 


176  SECRETS  d'État 

sais.  Nous  l'écrirons  demain;  il  se  fait  tard;  il  faut 
que  j'aille  dîner  à  la  campagne,  chez  ma  mère  >», 
quand  il  se  dirigea  vers  la  porte,  je  me  levai  aussi, 
déterminé  à  sauver  cet  homme,  en  dépit  de  tous 
les  raisonnements  et  de  tous  les  devoirs,  simple- 
ment parce  que  j'avais  sa  vie  entre  les  mains,  et 
que  je  ne  voulais  pas  le  laisser  mourir. 


XVIII 


Il  fallait  empêcher  IJerner  de  s'en  aller  sur  cette 
route  où  lattendait  Tassassin.  Mais  quel  moyen 
employer  ?  Je  ne  savais  qu'inventer,  et  le  temps 
pressait  ;  la  voiture  du  ministre  était  dans  la 
cour.  Allons  !  Allons  !  il  n'y  avait  pas  à  chercher 
de  petites  ruses,  à  lui  demander,  par  exemple,  de 
prendre  un  autre  chemin  pour  me  conduire  à  tel 
endroit  où  soi-disant  j  étais  obligé  d'aller.  Je  ne 
connaissais  pas  assez  la  topographie  du  pays 
pour  trouver  sur-le-champ  ce  prétexte,  d'ailleurs 
bien  misérable.  Et  puis,  à  supposer  que  le  mi- 
nistre évitât  la  mort  à  l'aller,  il  était  probable  que 
l'homme  embusqué  l'attendrait  au  retour...  Ou 
bien  le  coup  recommencerait  le  lendemain...  Non, 
puisque  j'avais  décidé  de  le  sauver,  il  fallait  le 
sauver  tout  à  fait. 


178  SECRETS  d'État 

Pourquoi  avais-je  trahi  les  conjurés  ?  Car,  en 
somme,  je  les  trahissais.  Etait-ce  pour  m'épargner 
un  moment  douloureux  ?  Non,  c'était  pour  sauver 
la  vie  d'un  homme.  Je  me  répétais  donc  qu'il 
fallait  le  sauver  tout  à  fait. 

Je  descendais  l'escalier  avec  lui,  affolé  de  ne 
rien  trouver  pour  le  retenir.  C'est  ce  désarroi  qui 
me  fit  brusquer  les  choses  et  m'amena  à  en  dire 
plus  que  je  n'aurais  voulu. 

Comme  il  arrivait  dans  le  vestibule  d'entrée, 
je  lui  touchai  le  bras... 

—  Monsieur  le  Ministre... 
Il  s'arrêta,  étonné. 

—  Monsieur  le  Ministre,  j'ai  besoin  de  vous 
parler...  Dans  une  circonstance  que  je  n'ai  pas 
besoin  de  rappeler,  vous  avez  fait  appel  à  ma  dis- 
crétion, —  qui  d'ailleurs  vous  était  due  et 
acquise,  —  mempressai-je  de  dire.  Aujourd'hui, 
il  se  passe  quelque  chose...  quelque  chose  de  très 
grave...  Je  sais  que  votre  vie  est  en  danger...  Je 
vous  prie  de  ne  pas  chercher  à  savoir  comment 
je  le  sais... 

Il  m'avait  écouté  avec  ce  visage  hautain  de  ces 
hommes  autoritaires  qui  veulent  bien,    de  leur 


SECRETS  d'État  179 

plein  gré,  vous  parler  comme  à  un  égal,  et  vous 
demander  des  services,  mais  voient  avec  humeur 
qu'on  leur  rende  un  service  qu'ils  n'ont  pas 
demandé. 

—  Il  ne  faut  pas  que  vous  alliez  ce  soir  où  vous 
comptiez  aller.  C'est  tout  ce  que  je  puis  vous  dire. 

—  Alors  vous  me  défendez  de  vous  interroger  ? 
Vous  oubliez  qu'un  complot  dirigé  contre  moi 
intéresse  la  sûreté  de  l'Elat,  et  que  j'ai  le  devoir 
de  me  renseigner... 

Il  avait  dit  ces  quelques  mots  avec  cet  air  mau- 
vais qu'il  avait  quelquefois,  et  qui  m'éloignait 
tant  de  lui. 

—  Au  fait,  reprit-il,  si  vous  ne  voulez  pas 
parler,  c'est  votre  affaire...  Et  je  vous  remercie, 
ajouta-t-il,  comme  avec  un  effort...  Je  vous  re- 
mercie, répéta-t-il  encore  en  me  serrant  la  main. 

...  Rien  au  monde  ne  donnerait  à  nos  relations 
celte  cordialité  naturelle  qui  leur  avait  toujours 
manqué.  Mais  cela,  je  le  savais  déjà,  je  ne  m'at- 
tendais à  rien  d'autre.  Et  je  n'avais  jamais  songé 
à  gagner  le  cœur  étranger  de  Herner.  S'il  y  eut 
une  surprise  pour  moi,  ce  fut  au  contraire  de 
trouver  chez  lui  des  marques  de  gratitude  plus 


180  SECRETS  d'État 

répétées  que  je  n'aurais  cru.  Et  je  dois  dire  même 
que  j'en  fus  un  peu  inquiet,  d'autant  qu'il  ne  me 
dit  rien  des  mesures  qu'il  comptait  prendre  pour 
assurer  sa  sécurité.  Il  m'était  venu  le  soupçon 
terrible  qu'il  connaissait  mes  relations  avec  Tol- 
berg,  et  qu'il  pouvait  deviner  que  mon  ami  était 
du  complot.  Il  quitta  le  palais  l'instant  d'après, 
et  me  laissa  en  proie  à  l'inquiétude  et  à  un 
remords  grandissant. 

J'évitai  ce  soir-là  de  sortir  du  palais  et  d'aller 
dîner  au  restaurant.  J'aurais  pu  rencontrer  Tol- 
berg,  et  je  ne  me  sentais  pas  le  courage  d'affronter 
sa  vue.  J'aime  beaucoup  les  gens  qui  disent  : 
«  Il  faut  avoir  le  courage  de  ses  actes  et  en 
accepter  la  responsabilité.  )>  Je  n'ai  pas  autant 
de  confiance  en  moi,  et  je  n'ai  pas,  comme  ces 
gens,  la  hardiesse  de  penser  que  le  parti  que  j'ai 
choisi  est  nécessairement  le  seul  auquel  il  fallait 
s'arrêter. 

Je  dînai  donc  à  la  table  de  l'intendant.  ^lais,  ce 
soir-là,  mes  convives  ne  m'égayèrent  pas.  Quand 
le  dîner  fut  terminé,  j'eus  hâte  de  m'en  aller  dans 
la  ville,  pour  apprendre  quelque  chose.  Au  palais, 
au  siège  du  gouvernement,  on  ne  savait  rien  de 


SECRETS  d'État  181 

rien;  les  fonctionnaires  royaux  vivaient  à  mille 
lieues  de  la  ville  et  à  mille  ans  en  deçà  de  leur 
époque. 

Je  me  promenai  dans  cette  rue  de  la  Paix, 
que  j'avais  foulée,  quelque  temps  auparavant, 
avec  tant  d'indépendance  et  de  tranquillité.  Et 
dans  quels  événements  n'avais-je  pas  été  jeté  ! 
J'étais  comme  un  promeneur  innocent  et  rêveur 
que  le  hasard  conduit  au  milieu  d'un  terrible  jeu 
de  quilles. 

Dans  la  rue  de  la  Paix,  qui  est  comme  «  le 
boulevard  »  de  Schoenburg,  c'était,  ainsi  que  tous 
les  soirs,  une  animation  tranquille.  Les  crieurs 
vendaient  des  journaux  du  soir;  mais  ces  jour- 
naux n'annonçaient  rien.  Ils  ne  pouvaient  rien 
annoncer  encore.  Peut-être,  si  j'avais  pu  aller 
dans  un  bureau  de  rédaction,  eussé-je  appris 
quelques  nouvelles.  Mais  à  part  un  courriériste 
de  théâtre,  vaguement  critique,  que  j'avais  ren- 
contré au  café,  je  ne  connaissais  personne  dans 
les  journaux.  J'eus  un  moment  l'idée  d'aller 
chercher  le  courriériste  aux  bureaux  de  son 
journal,  la  «  Presse  »  de  Schoenburg,  afin  de 
tâcher  d'entendre  là,  sans  avoir  l'air  de  rien,  si 

13 


182  SECRETS  d'État 

on  ne  parlait  pas  d'un  complot  éventé,  de  mesures 
de  police.  Une  timidité  m'arrêta...  Il  y  avait  bien 
au  palais  un  employé  chargé  des  rapports  avec  la 
presse.  Mais  je  le  connaissais  très  peu;  je  savais 
d'ailleurs  que  toutes  les  communications  sérieuses 
étaient  faites  directement  par  Herner,  et  que  cet 
employé  était  un  homme  sans  importance  et  qu'il 
n'avait  que  le  titre  de  ses  fonctions...  Déci- 
dément, je  n'apprendrais  rien  avant  le  lendemain. 
J'étais  partagé  entre  lïdée  de  rentrer  immédia- 
tement, de  tâcher  de  m'endormir  le  plus  tôt  pos- 
sible pour  que  cette  nuit  fût  plus  vite  finie,  et  le 
besoin  de  ne  pas  me  retrouver  seul,  de  rester 
longtemps  dans  ceîte  foule  étourdissante,  où 
pourtant  je  n'évitais  rien  des  obsédantes  idées  qui 
venaient  me  hanter  tour  à  tour.  Je  pensais 
constamment  à  Tolberg,  dont  j'avais,  dans  une 
circonstance  si  grave,  trompé  la  confiance...  Je 
pensais  à  ces  conjurés  qui  avaient  patiemment 
préparé  cette  œuvre  essentielle,  pour  laquelle  ils 
risquaient  leur  vie,  et  je  voyais  surtout,  comme 
«n  un  rêve  de  malade,  cette  tête  ardente  de  chi- 
miste, que  m'avait  décrite  Tolberg,  cette  tête 
d'apôtre  passionné. 


SECRETS  d'État  183 

...  Je  l'avais  trahi,  lui  et  les  autres.  Et  je  me 
disais  que  si  j'avais  sauvé  le  ministre,  c'était  par 
faiblesse...  Mais  ce  qui  me  calmait  un  peu,  c'est 
que  je  sentais  bien  que  cet  acte  de  faiblesse,  je 
le  recommencerais  encore,  je  le  recommencerais 
toujours. 

Cependant  ma  trahison  n'allait-elle  pas  les 
atteindre  d'une  façon  plus  grave  ?  Peut-être 
avais-je  commis  un  autre  crime  que  de  leur 
dérober  leur  victime.  Peut-être...  certainement 
le  ministre  allait  chercher  à  les  atteindre.  Mais 
oui  !  Il  ne  pouvait  pas  faire  autrement  !  C'était 
une  folie  de  penser  qu'il  s'en  tiendrait  là  et  que, 
mis  en  éveil,  il  n'allait  pas,  pour  la  sûreté  de 
l'Etat,  pour  sa  sûreté  personnelle,  faire  dispa- 
raître ce  danger  permanent,  en  mettant  la  main 
sur  les  coupables. 

Il  n'avait  pas,  comme  moi,  des  raisons  pour  les 
ménager.  Je  me  figurais  sans  doute  que,  pour  me 
faire  plaisir,  pour  ne  pas  troubler  mes  relations 
avec  mes  amis,  il  allait  se  priver  de  prendre 
contre  les  conjurés  les  mesures  nécessaires  ! 

Voilà  pourtant  ce  qu'oublient  toujours  les  gens 
à  qui  l'on  confie  un  secret.  Ils  le  répètent  à  une 


184  SECRETS  d'État 

autre  personne,  qui  a  encore  moins  de  raisons 
qu'eux-mêmes  detre  discrets.  A  mesure  qu'un 
secret  s'éloigne  de  son  origine,  les  raisons  de  ne 
pas  le  trahir  s'affaiblissent... 

J'étais  malheureux  de  ne  rien  savoir,  de  n'être 
pas  fixé  sur  la  portée  de  mon  acte.  J'étais  comme 
un  chasseur  qui  a  tiré  dans  la  nuit,  qui  a  cru 
entendre  un  cri  humain  et  qui  doit  attendre  jus- 
qu'au jour  pour  savoir  s'il  n'a  pas  blessé  ou  tué 
quelqu'un... 

Déjà,  dans  la  rue  de  la  Paix,  les  passants  se 
faisaient  plus  rares.  Encore  une  heure,  et  j'allais 
sentir  la  solitude  autour  de  moi...  Je  me  dirigeai 
vers  le  palais,  lorsque  quelqu'un  me  toucha  le 
bras.  Je  me  retournai  brusquement.  J'étais  un 
peu  troublé,  et  je  ne  reconnus  pas  tout  de  suite 
le  lieutenant,  neveu  de  Herner,  avec  qui  j'avais 
dîné  chez  le  premier  ministre. 

Il  revenait  de  permission.  Il  était  allé  passer 
quelques  jours  avec  sa  mère,  et  s'était,  disait-il, 
tellement  ennuyé  à  la  campagne,  qu'il  revenait 
avant  l'expiration  de  sa  permission.  Il  avait  hâte 
de  reprendre  pied  à  Schoenburg,  où  sa  vie  désœu- 
vrée le  réclamait. 


SECRETS  d'État  185 

—  Mon  cher  !  la  campagne  !  me  dit-il  avec  son 
accent  extraordinaire.  Vraiment  vous  ne  pouvez 
pas  vous  figurer  !  C'est  la  mort  ! 

Il  m'emmena  dans  un  restaurant  de  nuit.  Et 
je  me  laissai  entraîner.  Il  arrivait  vraiment  au 
bon  moment.  Je  crois  que,  cette  nuit-là,  j'étais 
disposé  à  lasser  son  noctambulisme,  et  à  écouter 
ses  propos  oiseux  jusqu'au  jour. 

—  Vous  savez,  mon  cher,  cette  petite  chanteus.e, 
qui  était  à  l'Alhambra  avant  mon  départ...  Ah! 
non  !  c'est  vrai,  vous  n'avez  pas  connue.  Ce  n'était 
pas  avec  vous...  Elle  chante...  (il  fit  une  moue 
dédaigneuse)...  la  figure...  (autre  moue  mépri- 
sante), mais  enfin  (geste  d'acquiescement  résigné), 
c'est  suffisant.  Ici,  mon  cher,  nous  ne  sommes 
pas  gâtés.  Je  pensais  qu'elle  avait  dû  quitter  la 
ville,  et  je  l'ai  justement  rencontrée  en  descen- 
dant de  la  gare.  Malheureusement,  je  n'avais  pas 
la  veine,  elle  doit  souper  ce  soir  avec  des  cama- 
rades. Mais  je  crois  que  peut-être  elle  sera  chez 
elle  vers  une  heure  du  matin,  et  que  l'on  pourra 
prendre  une  tasse  de  thé.  Mon  cher,  pourquoi 
vous  ne  prenez  pas  de  ce  rosbif?  Je  vous  assure; 
c'est  vraiment  très  convenable.  C'est  meilleur  que 


186  SECRETS  d'État 

chez  mon  oncle,   ajouta-t-il,  en  riant  d'un  gros 
rire... 

Mais  à  propos  de  mon  oncle,  —  il  changea  de 
ton,  il  prit  un  air  intéressé  qui  fixa  tout  de  suite 
mon  attention,  et  me  donna  comme  un  petit  fris- 
son, —  à  propos  de  mon  oncle,  vous  ne  me  parlez 
pas  des  nouvelles  de  ce  soir  ?  Il  paraît  que  cet 
oncle  vient  d'échapper  à  un  grand  danger.  J'ai 
vu  tout  à  l'heure  l'officier  qui  est  de  garde  à  la 
prison  militaire.  On  a  arrêté  ce  soir  un  des  conspi- 
rateurs, qui  se  trouvait  porteur  d'un  engin.  Oui, 
on  l'a  trouvé  sur  la  route  de  Boern,  que  suivait 
tous  les  soirs  mon  oncle  pour  aller  voir  la  vieille 
grand'tante...  Mais  ce  conspirateur,  vous  ne  devi- 
nerez jamais  qui  c'est  ?  C'est  une  connaissance 
à  moi,  mon  cher,  un  garçon  charmant,  un  de  nos 
attachés  à  l'ambassade  de  Paris.  Hé  parbleu  !  je 
crois  que  vous  le  connaissez  aussi,  c'est  le  comte 
de  Tolberg... 


XIX 


Quand  j'essaie  de  me  rendre  compte  à  distance 
de  l'impression  que  firent  ces  paroles,  je  crois  me 
souvenir  que  j'avais  la  tête  comme  vide,  et  que 
ces  mots  :  ((  le  comte  de  Tolberg  »  résonnèrent  en 
moi,  sans  que  je  pusse  en  saisir  le  sens.  Je  restai 
là,  les  yeux  perdus  et  sans  pensée,  avec  l'impres- 
sion vague  qu'il  était  arrivé  un  grand  malheur. 

—  Qui  est-ce  qui  aurait  pu  se  douter  de  cela  ? 
répétait  l'officier.  On  disait  qu'il  y  avait  entre  les 
deux  une  rivalité  de  femme.  Mais  ce  petit  Tolberg 
est  fou  de  s'en  aller  faire  des  choses  pareilles. 
Sans  compter  que  l'oncle  n'est  pas  commode.  Une 
histoire  comme  cela  avec  l'oncle,  mais  on  y  laisse 
sûrement  sa  tête... 

Comment  ?  par  quelle  monstrueuse  combinai- 
son du  hasard  était-ce  Tolberg  qui  s'était  trouvé 


188  SECRETS  d'État 

sur  la  route  de  Boern  et  non  l'homme  que,  le 
matin,  le  sort  avait  désigné  ? 

Tolberg  m'avait-il  menti  ?  Etait-ce  lui  dont  le 
nom  était  sorti  du  chapeau  ?  Me  l'avait-il  caché 
pour  ne  pas  m'alarmer,  ou  pour  m'empêcher  de 
le  détourner  de  son  projet  ? 

Mais  non,  ce  n'était  pas  lui...  Je  revoyais  très 
bien  sa  figure  du  matin...  ce  n'était  pas  celle  d'un 
homme  qui  ment. 

—  Vous  savez  qu'il  faut  nous  dépêcher,  si  nous 
ne  voulons  pas  arriver  trop  tard  chez  la  petite. 

J'étais  sur  le  point  de  m'excuser,  de  prétexter 
une  fatigue  subite,  car  j'avais  besoin  maintenant 
de  me  retrouver  seul.  Mais  le  lieutenant  insista 
tellement  que  je  l'accompagnai,  peut-être  parce 
que  je  craignais  qu'il  ne  devinât  mes  terribles 
soucis.  Et  je  me  disais  aussi  depuis  un  instant 
que  le  lendemain  il  faudrait  aller  en  personne, 
coûte  que  coûte,  voir  Tolberg.  Le  lieutenant  ne 
venait-il  pas  de  me  dire  qu'il  connaissait  l'officier 
de  garde  ?  C'était  sans  doute  un  moyen  d'avoir 
un  accès  auprès  du  prisonnier... 

Je  tenais  à  voir  Tolberg  parce  que  je  voulais 


SECRETS  d'État  189 

tout  lui  dire.  Il  fallait  qu'il  sût  de  moi-même  que 
c'était  par  ma  faute  qu'il  avait  été  arrêté. 

Ce  n'était  pas  seulement  chez  moi  un  besoin 
éperdu  de  franchise  :  il  ne  fallait  pas  qu'un  autre 
que  moi  lui  révélât  qui  lavait  trahi.  D'autant  que 
moi,  je  pourrais  plaider  ma  cause...  Certes, 
j'étais  un  grand  coupable,  mais  j'avais  des  cir- 
constances atténuantes.  Je  n'avais  pas  trahi  pour 
trahir  ou  parce  que  j'y  avais  un  intérêt...  Il  fallait 
que  Tolberg  se  rendît  compte  de  tout  cela  au 
moment  même  où  il  serait  mis  au  courant  de  ma 
trahison...  Car,  ces  circonstances  atténuantes, 
Tolberg  ne  pouvait  les  imaginer  lui-même...  On 
n'excuse  un  ami  que  si  on  a  confiance  en  lui.  Or, 
le  fait  de  ma  trahison  devait  lui  faire  perdre  toute 
espèce  de  confiance... 

Voilà  ce  que  je  me  disais  pendant  que  l'officier 
égayait  notre  route  par  toutes  sortes  de  facéties, 
telles  que  de  racler  violemment  avec  son  sabre 
les  devantures  des  boutiques,  ou  de  lancer  des 
pierres  dans  les  vitres  des  réverbères.  Il  accom- 
plissait comme  des  rites  ces  plaisanteries  consa- 
crées. Il  sonna  au  passage  à  quelques  portes. 
Mais  comme  j'étais  trop  absorbé  pour  faire  du 


190  SECRETS  d'État 

succès  à  ces  petites  manifestations,  il  y  renonça, 
et  n\arclia  sagement  à  mes  côtés,  en  chantant  tou- 
tefois un  air  en  vogue  pour  entretenir  sa  gaîté 
et  ne  pas  la  laisser  s'éteindre. 

Nous  avions  pris  quelques  rues  étroites  du 
vieux  Schoenburg,  et  nous  arrivions  sur  la  place, 
où  était  l'Alhambra.  Elle  était,  cette  petite  place, 
toute  changée,  méconnaissable,  maintenant  que 
se  trouvaient  éteintes  les  brillantes  girandoles  du 
café-concert.  Les  petites  maisons  voisines  repre- 
naient leur  âge  et  leur  aspect  modeste. 

—  C'est  par  ici,  dans  la  seconde  rue,  me  dit 
l'officier.  Vous  voyez  son  nom  sur  l'affiche. 

A  côté  de  l'affiche  du  concert,  se  trouvaient  les 
affiches  particulières  des  différentes  attractions. 
La  chanteuse  en  question  s'intitulait  :  Mam'selle 
Jane;  elle  chantait  en  français,  en  allemand  et  en 
anglais...  Cette  promenade  nocturne,  vers  des 
logis  inconnus,  ressemblait  à  un  rêve.  Je  ne 
pensais  plus  à  rien.  Je  suivais  l'officier.  Il  frappait 
maintenant  à  des  volets.  Je  ne  m'étais  pas  arrêté, 
croyant  à  une  nouvelle  farce.  Mais  il  paraît  que 
nous  étions  arrivés.  Au  bout  d'un  instant,  une 


SECRETS  d'État  191 

porte  s'ouvrit,  et  la  chanteuse  elle-même  nous 
fît  entrer. 

Elle  avait  gardé  sa  jupe  courte,  qu'elle  mettait 
pour  chanter  ses  chansons  polyglottes,  et  danser 
des  danses  de  différents  pays.  Il  n'était  pas  aisé 
de  dire  à  quelle  nationalité  elle  pouvait  appar- 
tenir. Et  son  âge,  la  couleur  de  ses  cheveux 
étaient  également  assez  difficiles  à  déterminer. 
Elle  ne  connaissait  de  la  langue  française  que  les 
paroles  de  ses  chansons,  et  je  vis,  d'après  diffé- 
rents essais  de  conversation  qu'elle  tenta  avec  le 
lieutenant,  qu'elle  parlait  très  mal  l'allemand  et 
l'anglais.  Elle  finit  par  nous  dire  qu'elle  était  de 
New-York:  mais  nous  sentîmes  que  ce  n'était  pas 
absolument  irrévocable. 

Elle  avait  préparé  du  thé;  mais  elle  n'avait  que 
deux  tasses,  et  l'officier  eut  la  faveur  de  boire 
dans  la  même  tasse  qu'elle.  Je  m'en  consolai  en 
pensant  que  ma  tasse  ne  servirait  qu'à  moi. 

Mam'sefie  Jane  était  venue  s'asseoir  sur  les 
genoux  de  mon  compagnon,  qui  riait  d'un  gros 
rire  embarrassé,  et  la  baisait  sur  ses  cheveux 
blonds  ou  roux,  de  provenance  incertaine.  Au 
bout  d'un  instant,  il  voulut  par  politesse  qu'elle 


192  SECRETS  d'État 

vînt  s'asseoir  aussi  sur  moi,  et  je  dus  m'appliquer 
à  ne  pas  donner  trop  d'énergie  à  mon  geste  de 
dénégation. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  cet  officier,  dans  son  for 
intérieur,  pensait  de  Mam'selle  Jane,  mais  il  sen- 
tait bien  qu'elle  ne  me  plaisait  pas  outre  mesure, 
et  son  impression  personnelle  en  fut  influencée. 
Cinq  minutes  se  passèrent  dans  le  silence  et  dans 
l'indécision,  pour  savoir  dans  quelle  langue  on 
allait  prendre  congé. 

Quand  nous  sortîmes  de  là,  le  lieutenant  com- 
mença à  se  moquer  de  cette  chanteuse;  ce  qui  me 
déplut  un  peu.  bien  qu'à  ce  moment  je  fusse  assez 
loin  de  ce  qu'il  me  disait.  Il  semblait  qu'il  voulût 
rompre  toute  attache  avec  cette  femme,  et  ne  pas 
garder  vis-à-vis  d'un  «  Parisien  »  la  responsabilité 
d'une  telle  présentation.  Quand  il  m'eût  reconduit 
jusqu'à  ma  porte,  il  ne  me  quitta  pas  avant  que 
nous  ayons  pris  jour  pour  souper  avec  des  amies 
à  lui. 

Je  compris  qu'il  allait  remuer  ciel  et  terre  pour 
m'amener  de  jolies  personnes,  afin  d'effacer  de 
mon  esprit  la  fâcheuse  impression  qu'y  avait 
laissée  sans  doute  cette  chanteuse  de  l'Alhambra. 


SECRETS  d'État  193 

En  traversant  la  cour  du  palais,  je  pensais  à 
ce  que  serait  ma  journée  du  lendemain.  Mais 
j'étais  un  peu  soulagé  par  la  résolution  que  j'avais 
prise  d'aller  trouver  Tolberg,  et  de  lui  raconter 
tout  ce  qui  s'était  passé.  Je  pensais  avec  plus 
d'appréhension  ce  qu'il  faudrait  dire  à  Bcrlha  : 
si  Tolberg  était  homme  à  me  pardonner,  malgré 
la  faute  que  j'avais  commise,  je  savais  bien  qu'il 
n'y  avait  aucune  miséricorde  à  attendre  de  la 
jeune  femme.  J'avais  perdu  son  amant;  j'étais  un 
être  exécrable,  que  rien  à  ses  yeux  ne  pourrait 
absoudre...  Soudain,  je  pensai  au  pli  que  Tolberg 
m'avait  confié...  Etais-je  encore  qualifié  pour  en 
prendre  connaissance  ?  A  qui  pourrais-je  rendre 
ce  dépôt  ?  Pourrais-je  le  faire  parvenir  à  Tolberg  ? 
Il  ne  m'avait  pas  autorisé  à  le  remettre  à  Bertha. 
Le  mieux  était  d'attendre  d'avoir  vu  le  prisonnier, 
et  de  lui  demander  à  lui-même  ce  qu'il  fallait  faire 
de  celte  lettre. 

Oui,  mais  le  jeune  homme  n'avait-il  pas  spé- 
cifié que  je  devais  ouvrir  l'enveloppe  s'il  lui  arri- 
vait malheur  ce  soir-là  ?  Ces  instructions  concer- 
naient peut-être  des  mesures  à  prendre  sans 
relard.  Il  me  semblait  que  j'obéissais  mieux  à  la 


194  SECRETS  d'État 

volonté  de  mon  ami,  en  m'assurant  dès  le  soir 
même  de  ce  que  pouvait  contenir  cette  enveloppe. 

Je  ne  veux  pas  par  sévérité  chercher  à  ma  con- 
duite des  motifs  trop  bas,  mais  je  crois  bien  que 
dans  cette  lutte  d'arguments,  ma  curiosité  inter- 
vint discrètement,  et,  sans  avoir  l'air,  fit  pencher 
la  balance. 

Aussitôt  que  j'eus  décidé  d'ouvrir  la  lettre,  je 
montai  à  ma  chambre  avec  une  certaine  hâte.  Je 
me  dépêchai,  une  fois  entré,  d'allumer  ma  bougie 
et  j'allai  jusqu'à  mon  armoire  où  j'avais  enfermé 
mon  coffret.  Jeus  une  commotion  de  surprise  : 
l'armoire  avait  été  ouverte,  le  petit  coffret  avait 
été  brisé,  la  lettre  de  Tolberg  ne  s'y  trouvait 
plus... 


XX 


Vraiiiient,  on  n'avait  pas  idée  d'une  pareille 
audace.  Et  il  n'y  avait  pas  de  doute  possible  : 
Herner  et  sa  police  avaient  passé  par  là. 

Je  demeurai  d'abord  comme  accablé.  Puis,  je 
me  calmai  au  bout  d'un  moment.  Le  ministre, 
par  cet  acte  d'hostilité  stupide,  se  mettait  en 
guerre  contre  moi.  Vraiment  ce  n'était  pas  dune 
habile  politique.  C'était  même  un  coup  d'une  im- 
prudence stupéfiante...  Il  se  mettait  mal  avec  moi, 
avec  moi  qui  connaissais  ses  secrets  et  qui  pouvais 
le  perdre  d'un  seul  mot  !  Je  lui  parlerais  le 
lendemain. 

Je  me  couchai  rapidement  ;  mais,  iiTilé  et 
énervé,  j'eus  beaucoup  de  mal  à  m'endormir. 

Je  recommençai  dix  fois  mon  entretien  avec  le 
ministre.  Je  lui  parlai  avec  une  telle  animation 
qu'à  plusieurs  reprises,  incapable  de  rester  au  lit, 


196  SECRETS  d'État 

je  me  relevai  pour  parcourir  la  chambre  à  grands 
pas  et  pour  répéter  à  voix  haute  ma  diatribe  à 
l'adresse  de  Herner.  Puis  je  fus  pris  d'un  grand 
mal  de  tête;  j'essayai  de  m'endormir,  en  faisant 
tous  mes  efforts  pour  oublier  mes  agitantes 
préoccupations.  Je  ne  les  perdis  pas  en  trouvant 
le  sommeil.  Mes  songes  se  passèrent  à  chercher 
Herner,  et  à  le  manquer... 

Je  ne  dormis  que  trois  heures  à  peine,  et  je 
me  réveillai  sans  courage,  effrayé  du  poids  de  la 
terrible  journée  qui  commençait.  La  veille,  j'avais 
trop  de  choses  à  dire  au  premier  ministre.  Je  me 
voyais  lui  parlant  d'abondance,  et  l'écrasant  sous 
des  discours  irréfutables.  Et  maintenant,  mal 
disposé  et  faible,  je  me  demandais  comment  j'al- 
lais commencer  ce  décisif  entretien,  si  je  n'allais 
pas  tout  compromettre  en  m'y  prenant  mal,  si  en 
lâchant  tout  de  suite  mon  arme  principale,  je 
n'allais  pas  me  démunir  dangereusement  et  me 
trouver  sans  moyens  de  défense  quand  il  s'agirait 
de  sauver  Tolberg...  Pourtant  il  fallait  parler  dès 
ce  matin.  A  la  vérité,  j  avais  eu  un  instant  l'idée 
de  ne  rien  dire  pour  le  moment.  C  était  bien  tou- 
jours cette  politique  d'attente  —  ou  de  paresse  — 
que  me  conseillait  ma  lâcheté  matinale. 


SECRETS  d'État  197 

Mais  tout  de  même  je  ne  pouvais  pas  ne  pas 
m  être  aperçu  de  la  perquisition  —  ou  du  cam- 
briolage —  que  Herner  avait  eu  l'audace  de  faire 
pratiquer  chez  moi.  Il  fallait  absolument,  que  ce 
fût  sur  un  ton  d'irritation  ou  de  digne  reproche, 
obtenir  une  explication. 

Malgré  mon  indécision  et  ma  crainte,  j'avais 
une  certaine  hâte  à  me  retrouver  en  présence  de 
Herner.  C'était  de  la  curiosité;  c'était  aussi  une 
satisfaction  d'avoir  de  justes  griefs  contre  quel- 
qu'un. 

Je  descendis  à  mon  cabinet  d'assez  bonne 
heure,  et  j'attendis  le  ministre  avec  une  émotion 
impatiente.  La  petite  pièce  claire  où  je  travaillais 
était' attenante  à  son  bureau.  La  plupart  du  temps, 
la  porte  de  communication  restait  ouverte.  C'était 
le  baron  qui  la  fermait  quand  il  recevait  quel- 
qu'un. Un  moment,  je  guettai  par  la  fenêtre;  mais 
je  réfléchis  qu'il  arrivait  quelquefois  à  pied  par 
le  jardin.  Alors,  pour  tromper  l'ennui  agacé  de 
cette  attente,  je  me  mis  à  faire  rapidement  ma 
besogne  quotidienne,  à  dépouiller  les  journaux 
français,  que  je  trouvais  chaque  matin  rangés 
sur  ma  table  de  travail  par  les  soins  du  garçon 

de  bureau. 

14 


198  SECRETS  d'État 

J'étais  arrivé  à  faire  ce  travail  assez  vite.  Au 
début,  j'y  mettais  une  conscience  exagérée.  C'était 
complet  et  confus.  Maintenant  je  me  perdais 
moins  dans  les  détails.  Mon  résumé  était  plus 
clair  et  plus  court.  Les  premiers  jours,  j'éprou- 
vais un  véritable  scrupule  à  ne  pas  mentionner 
certaines  nouvelles,  qui  me  paraissaient  d'abord 
sans  intérêt  et  qui  toujours,  à  la  réflexion,  pre- 
naient de  l'importance. 

C'est  cette  timidité  de  caractère  qui  vous  em- 
pêche de  vider  un  tiroir  rempli  de  vieilles  lettres; 
on  se  dit  toujours  que  précisément  la  lettre  que 
l'on  a  jugée  insignifiante,  et  que  l'on  jette  au 
panier,  sera  justement,  par  la  suite,  celle  que  l'on 
regrettera  d'avoir  sacrifiée. 

J'avais  achevé  la  lecture  des  journaux,  et  je 
commençais  à  rédiger  mon  rapport,  quand  j'en- 
tendis s'ouvrir  la  porte  du  cabinet  à  côté  et  le 
ministre  dit  quelques  mots  au  garçon  de  bureau... 
C'était  le  moment.  Ce  cabinet  à  côté  était  effrayant 
comme  un  cabinet  de  dentiste,  où  Ion  va  entrer 
d'un  instant  à  l'autre.  Et  c'était  moi  qui  donnerais 
le  signal.  Irais-je  trouver  Herner  tout  de  suite  ou 
un  peu  plus  tard?...  Soudain  sa  voix  se  fit 
entendre. 


SECRETS   d'i^TAT  199 

—  Humbert  ! 

Je  passai  dan-  son  bureau.  îl  continnait  à  écrire 
sans  lever  ia  tête. 

Au  bout  d'un  instant,  il  se  renversa  dans  son 
fauteuil,  me  regarda  gravement  et  me  dit  : 

—  On  s'est  servi  vis-à  vis  de  vous  d'un  procédé 
inqualifiable.  J'avais  envoyé  hier  chez  vous  le 
chef  de  la  police.  Car,  ainsi  que  je  vous  l'ai  dit 
hier,  l'intérêt  de  l'Etat  me  commandait  d'avoir 
des  éclaircissements  complets.  C^t  animal  —  je 
vous  ai  déjà  dit  que  je  n'étais  servi  que  par  des 
brutes  —  a  pris  sur  lui  de  se  livrer  chez  vous  à 
une  perquisition.  Il  m'a  rapporté  triomphalement 
un  pli  qu'il  avait  trouvé  dans  un  petit  coffret.  Il 
l'avait  ouvert  et  en  avait  pris  connaissance.  Ce 
qu'il  contient  est  assez  grave,  puisqu'il  émane  de 
rhomm.e  arrêté,  qui  prend  des  dispositions  der- 
nières, et  qui  donne  ainsi  la  preuve  que  son  crime 
était  prémédité.  Je  vous  rends  ce  papier,  qui  était 
déjà  dans  les  mains  du  procureur,  et  je  vous 
donne  l'assurance  que  je  ferai  tout  mon  possible 
pour  qu'il  n'en  soit  pas  fait  état  dans  le  procès... 
Je  voulais  vous  dire  également  que  j'avais  beau- 
coup réfléchi  depuis  douze  heures  à  ce  que  je 
vous  dois,  et  que  les  raisons  que  j'avais  de  vous 


200  SECRETS  d'État 

vouloir  du  bien  ont  encore  augmenté  depuis  la 
journée  d'hier.  Je  ne  pourrai  pas  Toublier... 
Apportez-moi  le  résumé. 

J'allai  chercher  le  résumé  sans  répondre,  et 
sans  penser  à  quoi  que  ce  fût.  Pendant  qu'il  par- 
courait sous  mes  yeux  ma  note  analytique,  je  me 
dis  qu'il  fallait  tout  de  même  lui  parler  de 
Tolberg. 

—  Monsieur  le  Ministre,  vous  pensez  bien  qu'en 
faisant  ce  que  j'ai  fait  hier,  j'ai  agi  sans  arrière- 
pensée,  et  que  je  ne  cherchais  pas  à  obtenir  une 
récompense.  Cependant  il  s'est  passé  cette  chose 
effroyable  que  mon  acte  a  causé  la  perte  d'un 
homme  que  j'aime  beaucoup.  Je  sais  très  bien 
qu'il  vous  serait  difficile  d'arracher  cet  homme  à 
la  rigueur  des  lois.  Mais  je  pense  cependant 
avoir  acquis  le  droit  d'intercéder  en  sa  faveur... 

—  A  l'heure  qu'il  est.  me  répondit  Herner,  il 
m'est  impossible  de  faire  quoi  que  ce  soit.  Il  est 
entre  les  mains  de  la  justice.  Et  la  justice  ne  le 
lâchera  pas.  }\lais  je  verrai  s'il  est  en  mon  pou- 
voir de  concilier  la  nécessité  politique  d'un  châ- 
timent et  le  désir  que  j'ai  de  vous  être  agréable. 
Terminez-moi  ce  résumé.  Je  vous  reverrai  avant 
mon  départ. 


SECRETS    D ETAT  201 

Il  m'accompagna  jusqu'à  ma  porte,  qu'il  re- 
ferma, ayant  probablement  du  monde  à  recevoii'. 
Resté  seul,  je  me  mis  à  repasser  dans  mon  esprit 
tout  ce  qu'il  m'avait  dit.  J'avais  d'abord  eu  une 
impression  de  contentement,  en  voyant  que  l'en- 
tretien ne  prenait  pas  une  tournure  hostile.  Ce 
n'est  pas  que  je  redoute  les  <(  attrapages  ».  Mais 
je  m'y  sens  inférieur.  Je  les  conduis  mal,  sans 
aucune  progression.  Je  lâche  mes  arguments 
principaux,  et  si,  même  sans  être  réfutés,  ils  ne 
produisent  pas  sur  l'adversaire  tout  l'effet  que 
j'attendais,  je  me  sens  tout  à  coup  comme  un 
soldat  désarmé,  qui  a  brûlé  toute  sa  poudre. 
J'étais  donc  assez  heureux  de  cet  entretien  paci- 
fique, et  qui  semblait  tout  de  concessions.  Mais 
ceci  posé,  et  en  y  réfléchissant,  je  ne  pouvais  me 
dissimuler  que  j'avais  été  roulé. 

Il  eût  fallu  ne  pas  connaître  le  ministre  pour 
croire  un  instant  que  cette  perquisition  s'était 
faite,  comme  il  le  disait,  sans  son  aveu.  Je  savais 
fort  bien  qu'il  n'était  jamais  arrêté  dans  ses  pro- 
jets par  la  crainte  de  mécontenter  les  gens;  son 
système,  je  m'en  étais  déjà  aperçu,  était  d'agir 
d'abord,  et  de  s'excuser  après...  Il  était  évident 


202  SECRETS  d'État 

qu'il  cherchait  à  me  ménager,  à  cause  du  secret 
dont  j'étais  le  détenteur. 

Je  n'avais  aucune  confiance  dans  les  assurances 
quil  m'avait  données  au  sujet  de  Tolberg.  Il  avait 
évité  soigneusemeat  les  promesses  formelles;  il 
m'avait  parlé  de  cette  affaire  avec  une  prudence 
très  habile,  de  façon  à  me  laisser  le  droit  d'es- 
pérer, sans  prendre  aucune  espèce  d'engagement. 

Cependant,  il  m'avait  laissé  voir  assez  claire- 
ment le  besoin  qu'il  avait  de  me  ménager.  Mais 
si  la  connaissance  de  son  secret  m'était  utile 
comme  une  menace,  je  me  demandais  avec  un  peu 
d'effroi  comment  il  faudrait  m'y  prendre  si  j'avais 
besoin  tout  à  coup  de  me  servir  de  cette  arme. 
A  qui  devrais-je  m'adresser,  si  l'attitude  du  mi- 
nistre m'obligeait  à  le  trahir  ? 

L'idée  de  me  trouver  subitement  en  lumière 
m'effrayait  beaucoup.  Je  ne  suis  pas  dénué  d'am- 
bition. Et  c'était  sans  appréhension  que  dans  mes 
rêves  de  gloire,  je  me  voyais  arriver  aux  plus 
grands  honneurs.  Mais  alors  j'y  arrivais  tout 
doucement,  paisiblement,  par  la  force  de  mon 
mérite,  et  non  brusquement,  par  la  volonté  sou- 
daine du  hasard. 


XXI 


Je  résolus,  en  attendant,  de  demander  au  mi- 
nistre la  permission  d'aller  voir  Tolberg  en  sa 
prison.  La  combinaison  à  laquelle  j'avais  songé 
tout  d'abord,  et  qui  consistait  à  obtenir  l'accès 
de  cette  prison  par  l'intermédiaire  de  l'officier  de 
garde,  me  parut  à  la  réflexion  trop  aléatoire. 
Non,  le  mieux  était  de  profiter  des  bonnes  dispo- 
sitions apparentes  de  Herner,  et  de  m'adresser 
carrément  à  lui. 

Je  terminai  rapidement  mon  résumé  et  je 
frappai  à  sa  porte.  Il  était  seul  dans  son  bureau. 
Vraiment,  je  m'illusionnais  beaucoup  quand  je 
m'imaginais  dominer  cet  homme,  parce  que  le 
hasard  m'avait  mis  en  possession  de  son  secret. 
Jamais  je  ne  serais  maître  de  lui.  Je  l'abordais 
toujours  avec  la  même  timidité  craintive.  Je  dus 


204  SECRETS  d'État 

faire,  comme  à  l'ordinaire,  un  grand  effort  pour 
entamer  la  conversation.  C'est  à  peine  si  j'enten- 
dais les  premières  paroles  que  je  lui  disais.  Une 
fois  que  j'étais  lancé,  mon  ton  s'affermissait  un 
peu. 

—  Monsieur  le  Ministre... 

Il  me  semblait  que  lorsque  je  lui  disais  :  Mon- 
sieur le  Ministre,  il  avait  l'air  de  penser  :  Allons  ! 
qu'est-ce  qu'il  a  encore  ? 

L'idée  d'être  un  importun,  que  l'on  tolère  par 
obligeance  ou  par  politesse,  m'a  toujours  horri- 
blement gêné. 

—  Monsieur  le  Ministre,  j'ai  à  vous  demander 
une  faveur... 

J'essayais,  par  la  façon  dont  je  prononçais  le 
mot  faveur,  —  avec  une  certaine  fermeté,  —  d'in- 
diquer que  je  n'étais  pas  un  solliciteur,  que  cette 
faveur  était  presque  un  droit,  et  que  ce  n'était  que 
par  politesse  que  je  consentais  à  employer  cette 
expression...  Mais  quand  j'y  réfléchis,  je  crois 
que  ces  nuances  n'étaient  perceptibles  que  pour 
moi-même,  et  qu'elles  eussent  échappé  au  plus  fm 
des  auditeurs. 

—  Je  ne  veux  pas  vous  cacher  les  liens  d'amitié 


SECRETS  d'État  205 

qui  m'unissent  à  Henry  de  Tolberg.  Vous  pouvez 
vous  imaginer  la  peine  que  j'ai  éprouvée  quand 
j'ai  appris  son  arrestation.  Je  vous  prie  de  m'au- 
toriser  à  aller  le  voir  dans  sa  prison. 

—  x\vant  de  vous  accorder  cette  permission, 
me  dit-il  après  un  instant  de  silence,  je  suis  obligé 
de  vous  demander  si  cette  visite  est  une  simple 
manifestation  d'amitié,  ou  bien  si  vous  avez 
(|uelque  communication  spéciale  à  lui  faire.  Dans 
le  premier  cas,  si  c'est  une  visite  purement  ami- 
cale, je  vous  demanderai  de  bien  vouloir  l'ajour- 
ner, et  la  remettre  à  quarante-huit  heures,  afm 
que  le  juge  ait  terminé  sa  première  enquête.  Vous 
savez  qu'il  est  seul  maître  d'accorder  des  permis 
de  visite,  et  je  ne  voudrais  pas  empiéter  sur  ses 
attributions.  D'ici  deux  jours,  je  pourrai,  sans 
avoir  l'air  de  venir  troubler  de  mon  autorité 
l'instruction  de  cette  affaire,  lui  demander  une 
carte  d'accès  auprès  du  détenu...  Maintenant,  s'il 
s'agit  d'une  communication  urgente  au  comte  de 
Tolberg,  c'est  une  autre  affaire.  Vous  compren- 
drez que  je  ne  puis  pas  vous  laisser  aller  auprès 
de  lui  sans  savoir  en  quoi  consiste  cette  commu- 
nication. Ainsi  que  je  vous  l'ai  déjà  dit,  j'ai,  dans 


206  SECRETS  d'État 

cette  affaire  politique,  publique,  le  devoir  de  tout 
savoir. 

—  Je  n'éprouve  aucun  embarras,  monsieur  le 
Ministre,  à  vous  exposer  ce  que  je  compte  dire  au 
comte  de  Tolberg.  Je  veux  qu'il  sache  à  quoi 
s'en  tenir  sur  mon  rôle  dans  cette  affaire.  Je  veux 
qu'il  sache  que  c'est  moi  qui  l'ai  trahi.  Mais  je 
lui  dirai  pourquoi...  C'est  en  somme  une  confes- 
sion que  je  veux  lui  faire.  Je  suis  coupable  envers 
lui.  Je  veux  qu'il  le  sache,  et  qu'il  sache  dans 
quelle  mesure  j'ai  pu  l'être.  Je  serai  très  soulagé 
quand  je  lui  aurai  dit  cela. 

—  Humbert  !  Humbert  !  me  dit  le  baron,  avec 
un  accent  familier  et  presque  affectueux.  Quel 
garçon  compUqué  vous  faites  !  A  quoi  cela  ser- 
vira-t-il  que  vous  alliez  lui  raconter  cela  ?  Il  ne 
saura  jamais  que  s'il  a  été  arrêté,  c'est  à  la  suite 
des  révélations  que  vous  m'avez  faites.  Vous  ne 
l'avez  pas  trahi  pour  le  trahir.  Vous  avez  fait 
votre  devoir  en  me  prévenant  du  péril  qui  me 
menaçait.  Et  vous  ne  saviez  pas  que  c'était  sur 
lui  que  ça  retomberait.  Vous  n'avez  rien  à  vous 
reprocher  dans  cette  affaire-là.  Il  est  absurde 
d'aller  lui  faire  cette  confession... 


SECRETS  d'État  207 

...  En  lui  disant  que  le  coup  est  venu  de  vous, 
vous  allez  l'affliger  davantage. 

...  D'autre  part,  moi,  j'ai  un  intérêt  politique 
sérieux  à  ce  que  ces  gens-là  et  tout  le  monde 
croient  que  ma  police  a  tout  découvert.  Nous 
savons  à  quoi  nous  en  tenir,  nous,  sur  l'imbécillité 
de  ces  limiers.  Mais  je  ne  suis  pas  fâché  de  leur 
donner  ainsi  un  peu  de  prestige,  et  de  laisser 
croire  au  peuple  et  aux  fauteurs  de  troubles  que 
le  gouvernement  est  bien  gardé. 

...  Ah  !  mon  ami,  vous  voulez  vous  soulager  ! 
Vous  ne  pouvez  pas  vivre  avec  des  remords  ? 
Savez-vous  qui  vous  me  rappelez  ?  Vous  me  rap- 
pelez ce  pauvre  roi  que  nous  avons  connu.  Il 
aurait  été  un  profond  politique,  s'il  avait  eu  un 
peu  plus  de  force  d'âme.  Mais  il  ne  pouvait  pas 
vivre  avec  un  souci...  Il  ne  faut  pas  être  aussi 
douillet  que  ça  pour  sa  tranquillité  d'esprit.  On 
vit  très  bien  avec  des  soucis.  Le  tout  est  d'en 
prendre  l'habitude.  Que  d'initiative  et  de  temps 
on  laisse  perdre  quand  on  a  peur  des  soucis  et 
qu'on  cherche  à  les  éviter  ! 

Je  quittai  le  baron  de  Ilerner  en  me  disant, 


208  SECRETS  d'État 

résigné  et  presque  satisfait,  que  je  n'étais  qu'un 
enfant  auprès  de  lui.  Je  me  sentais  brisé  et  un 
peu  lâche.  J'avais  depuis  la  veille  trop  discuté 
avec  moi-même.  Je  sentais  le  besoin  de  faire  en 
moi  un  peu  de  trêve.  La  pensée  que  j'avais  trahi 
Tolberg,  qu'il  était  en  prison,  qu'il  serait  con- 
damné et  qu'il  mourrait  peut-être,  cette  pensée 
affreuse  était  comme  endormie...  Je  me  disais 
aussi  pour  le  moment,  en  suivant  docilement 
l'idée  du  ministre,  qu'il  valait  mieux  ne  rien  dire 
à  Tolberg,  et  ne  pas  l'affliger  du  récit  de  ma 
trahison. 

En  somme,  Herner  me  l'avait  clairement  expli- 
qué :  son  intérêt  n'était  pas  de  dire  à  Tolberg  que 
c'était  moi  qui  l'avais  dénoncé.  Je  pensai  alors  à 
lire  le  pli  que  m'avait  confié  Tolberg,  et  qui  avait 
passé  par  les  mains  du  chef  de  la  police.  Il  ne 
contenait,  heureusement,  que  des  choses  insigni- 
fiantes :  l'indication  de  "quelques  sommes  d'argent 
à  recouvrer,  les  adresses  où  il  fallait  les  faire 
parvenir... 

Il  me  disait  aussi  de  remettre  à  Bertha  quelques 
objets,  des  bagues  et  des  chaînes  d'or.  Rien  ne 
précisait,   heureusement,   les  relations  du  jeune 


SECRETS  d'État  209 

homme  et  de  la  jeime  femme...  Pourtant,  il  fallait 
aller  la  voir.  C'était  pour  moi  une  terrible 
épreuve  !  J'allais  la  voir...  moi,  la  cause  de  son 
malheur  !  quelle  figure  allais-je  faire  auprès 
d'elle?... 

Mais,  puisqu'il  le  fallait...  il  le  fallait  !  comme 
dit  l'autre... 

Je  me  rendis  chez  elle  après  déjeuner,  et  je  la 
trouvai  beaucoup  plus  courageuse  que  je  n'aurais 
pensé.  Tolberg  —  je  ne  sais  comment  —  lui  avait 
fait  parvenir  une  lettre  où  il  lui  racontait  en  peu 
de  mots  qu'il  était  pris...  mais  il  ne  paraissait 
pas  découragé. 

Que  pouvait-il  espérer,  grand  Dieu?...  Et  je 
reconnus  chez  Bertha  une  confiance  qui  me  fit 
mal,  cette  folle  confiance  que  veulent  avoir,  malgré 
tout,  ceux  dont  le  malheur  est  irrémédiable. 

Enfin  Tolberg  serait  très  probablement  con- 
damné à  mort,  et  si  je  réussissais  à  obtenir  sa 
grâce,  il  ne  s'en  tirerait  pas  à  moins  d'une  déten- 
tion perpétuelle...  Lui  et  Bertha  seraient  séparés 
pour  toujours;  ils  ne  semblaient  s'en  douter  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Et  c'était  moi  qui  étais  cause  de  tout  cela  !  Cette 


210  SECRETS  d'État 

pensée  que  je  chassais  continuellement  rentrait 
toujours  en  moi,  au  bout  de  quelque  temps,  et 
j'avais  toujours,  en  la  retrouvant,  la  même  im- 
pression de  détresse. 

Oh  !  comme  j'aurais  été  soulagé  si  j'avais  pu 
faire  ma  confession  à  Bertha  !...  me  faire  maudire 
par  elle  !... 

Je  n'avais  pas  l'énergie  de  mon  maître,  le  baron 
de  Herner,  cette  tranquillité  souveraine  avec  la- 
quelle il  vivait  en  plein  mensonge  :  il  était  aussi 
confortablement  installé  dans  sa  puissance  royale 
que  si  elle  n'eût  pas  reposé  sur  une  duperie. 

Pourtant  cette  fiction  aurait  un  terme.  D'ici 
deux,  trois  ou  six  mois,  il  faudrait  agir.  Mais 
Herner  était  de  ceux  qui  emploient  toute  leur 
force  à  ne  songer  qu'au  présent...  Et,  moi,  la 
confiance  de  Bertha  dans  les  événements  me  dé- 
sespérait. Je  ne  me  consolais  pas  en  constatant 
en  elle  cet  état  d'esprit.  Au  contraire,  il  redoublait 
ma  détresse,  car  je  voyais  à  quel  point  ses  espé- 
rances étaient  précaires  ! 

Elle  me  dit  que  Tolberg  avait  déjà  fait  choix 
d'un  avocat,   un  de  leurs  amis  du  barreau  de 


SECRETS  d'État  211 

Schoenburg.  un  jeune  homme  très  écouté  et  très 
avantageusement  connu  clans  le  parti  libéral. 

On  connaissait  assez  son  dévouement  pour 
savoir  qu'il  plaiderait  le  procès  de  Tolberg,  et  ne 
chercherait  pas  à  faire  une  manifestation  poli- 
tique, utile,  sans  doute,  pour  la  propagande  du 
parti,  mais  qui  ne  manquerait  pas  d'être  funeste 
à  notre  malheureux  ami. 

J'allai  la  quitter,  et  je  finissais  par  être  un  peu 
rassuré  malgré  moi,  gagné  par  son  besoin  d'opti- 
misme et  par  sa  vaillance,  quand  elle  me  parla 
du  comte  de  Herrenstein,  leur  ami.  Et  je  vis  avec 
désespoir  qu'un  des  grands  éléments  de  sa  con- 
fiance était  que  ce  comte  de  Herrenstein  intercé- 
derait auprès  du  roi  ! 

Ainsi  donc,  c'était  dans  le  roi  que  cette  pauvre 
femme  espérait?... 

—  J'ai  écrit,  me  dit-elle,  au  comte  de  Herrens- 
tein... Malheureusement  il  ne  doit  pas  être  ici  en 
ce  moment,  car  je  n'ai  reçu  aucune  réponse  à  une 
lettre  que  je  lui  ai  envoyée  il  y  a  cinq  ou  six  jours 
et  qui  a  dû  le  suivre  en  voyage. 

A  ce  moment  il  me  vint  une  idée  que  je  commu- 
niquais à  Bertha.  Je  pourrais  peut-être,  par  une 


212  SECRETS  d'État 

personne  que  je  connaissais,  savoir  à  peu  près  où 
se  trouvait  Herrenstein.  Le  comte  de  Herrenstein 
était  parti  avec  la  sœur  de  jM""^  de  Linstein.  Peut- 
être  la  maîtresse  du  roi  connaissait-elle  son 
adresse  actuelle.  Je  résolus  d'aller  la  voir  dès 
le  lendemain...  J'avais  pensé  tout  à  coup  que  si 
la  conduite  de  Herner  me  forçait  à  «  manger  le 
morceau  )\  c'était  au  comte  de  Herrenstein,  à 
lami  du  roi  défunt  que  j'irais  d'abord  tout  racon- 
ter. Et  cet  homme,  qui  m'avait  toujours  paru 
intelligent  et  réfléchi,  me  donnerait  certainement 
le  meilleur  conseil. 


XXII 


Je  n'avais  pas  revu  M*"*  de  Linstein  depuis  le 
matin  où  elle  était  venue  au  palais.  Ne  recevant 
aucune  nouvelle,  elle  m'avait  écrit  une  lettre 
désespérée  que  j'avais  communiquée  au  premier 
ministre.  Herner  m'avait  alors  chargé  pour  elle 
d'un  faux  message  du  roi,  message  verbal  où 
Sa  Majesté  indiquait  pour  son  retour  une  date 
approximative,  et  naturellement  assez  éloignée. 

Je  me  rendis  donc  le  lendemain,  dans  l'après- 
midi,  au  château  de  Kreuzach.  Il  était  situé  à  une 
lieue  de  la  gare  de  Mizdagen  qui  se  trouvait  elle- 
même  à  une  demi-heure  de  Schoenburg.  J'avais 
prévenu  M"''  de  Linstein  de  ma  visite,  mais  comme 
je  craignais  qu'elle  en  conçût  une  fausse  joie,  je 
lui  avais  dit  en  môme  temps  que  le  message  dont 

15 


214  SECRETS  d'État 

j'étais  porteur  était  à  peu  près  semblable  au 
précédent. 

Le  lendemain,  à  la  première  heure,  je  pris  le 
train  pour  Mizdagen.  Je  me  souviens  qu'il  y  avait 
dans  le  compartiment  un  gros  homme  blond, 
accablé  de  chaleur.  Il  contemplait  la  campagne 
comme  s'il  ne  devait  plus  jamais  la  revoir,  d'un 
regard  profond  et  alangui  de  jeune  captive.  De 
temps  en  temps,  par  désœuvrement,  il  empoignait 
un  journal,  tout  plein,  je  le  devinais,  de  nouvelles 
du  complot,  et  il  le  lisait,  lui,  citoj^en  du  Ber- 
gensland,  avec  une  belle  indifférence  de  matière 
gouvernable. 

Quand  le  train  entra  en  gare  de  Alizdagen,  je 
vis  de  l'autre  côté  de  la  barrière  M'"^  de  Linstein, 
qui  m'attendait  dans  sa  voiture,  et  j'eus,  en  la 
voyant,  un  mouvement  d  etonnement  charmé.  Ce 
n'était  plus  du  tout  la  femme  vieillie  et  fatiguée 
que  j'avais  rencontrée  à  Schoenburg.  Avec  sa 
claire  robe  d'été,  son  grand  chapeau  blanc,  c'était 
une  femme  de  trente  ans,  svelte  et  souple.  Peut- 
être  lui  fallait-il  son  cadre  habituel,  ce  pays  de 
Kreuzach  où  elle  ne  sortait  jamais  ?  Il  m'avait 
semblé  déjà  que  la  robe  qu'elle  portait  à  Schoen- 


SECRETS  d'État  215 

burg  était  d  une  coupe  un  peu  ancienne,  tandis 
qu'à  Kreuzach,  je  la  retrouvais  habillée  avec  un 
goût  parfait.  C'était  l'endroit  où  elle  vivait;  c'est 
à  ce  décor  habituel  que  s'accommodait  instinctive- 
ment sa  mise. 

Elle  me  prévint  tout  de  suite  que  je  dînerais 
avec  elle  au  château,  qu'il  y  avait  un  train  à  dix 
heures  et  demie  du  soir,  et  qu'au  besoin,  elle  me 
ferait  reconduire  à  Schoenburg  par  sa  voiture. 

—  J'étais  heureuse,  me  dit-elle,  avec  fougue, 
heureuse,  heureuse,  quand  j'ai  reçu  votre  lettre. 
Jo  pensais,  sans  doute,  que  vous  m'apportiez  des 
nouvelles  du  roi,  mais  j'étais  aussi  contente  de 
vous  revoir. 

Elle  n'était  pas  seulement  jeune  de  visage  et 
d'allures.  Elle  avait  un  sourire  et  un  abandon  de 
petite  fdle,  et  ce  n'était  pas  pénible  comme  chez 
certaines  dames  âgées  qui  jouent  au  petit  enfant  : 
c'était  d'une  ingénuité  et  d'une  innocence  éter- 
nelles. 

Je  n'eus  pas  besoin  de  lui  demander  le  rensei- 
gnement que  j'étais  venu  chercher;  ce  fut  elle  qui 
me  le  donna  dans  la  conversation.  Elle  avait  pré- 


216  SECRETS  d'État 

cisément  reçu  des  nouvelles  de  sa  sœur  et  du  comte 
de  Herrenstein.  Sa  sœur  lui  disait  qu'ils  étaient 
encore  à  Londres,  mais  qu'ils  allaient  partir  tout 
de  suite  pour  l'Ecosse  ou  pour  l'Irlande;  ce  n'était 
pas  encore  fixé. 

—  ]\Ionsieur  de  Herrenstein,  me  dit-elle,  a  un 
peu  les  goûts  vagabonds  du  roi,  mais  il  est  toute- 
fois moins  bohèm.e...  Je  me  souviens  d'un  voyage 
que  Charles  XVI  et  moi  nous  avons  fait  en  France. 
Il  avait  tellement  acheté  de  tableaux,  de  tapis- 
series et  de  vieux  meubles,  qu'il  ne  lui  restait  pour 
ainsi  dire  plus  d'argent,  et  comme  nous  ne  vou- 
lions pas  écrire  ici,  nous  avons  voyagé  en  seconde 
classe,  pour  ménager,  jusqu'au  retour,  les  quel- 
ques centaines  de  francs  que  nous  avions  encore... 
Le  roi,  figurez-vous,  avait  pris  le  nom  de  comte  de 
la  Sourdière,  un  nom  qu'il  avait  trouvé  dans  un 
livre...  Mais  c'était  encore  un  trop  beau  pseudo- 
nyme pour  le  train  que  nous  menions.  A  Avignon, 
nous  avons  entendu  un  garçon  d'hôtel  dire  à  un 
de  ses  camarades  :  <(  Ça,  un  comte  !  Il  est  comte 
comme  moi  !  »  Je  le  répétai  au  roi  qui  en  rit 
beaucoup,  et  qui,  désespéré  de  ne  pas  avoir  la 


SECRETS  d'État  217 

noblesse  d'allure  nécessaire,  prit  dorénavant  le 
nom  de  Capionnet. 

»  Herrenstein,  quoique  plus  triste,  est  aussi 
un  nomade,  et  elle  doit  cire  bien  désorientée,  ma 
petite  sœur,  qui  est  une  personne  fort  tranquille. 
Elle  a  perdu,  il  y  a  deux  ans,  son  mari,  une  espèce 
de  gentilhomme  chasseur,  un  homme  très  laid, 
très  rude,  qui  ne  lui  parlait  jamais.  Ce  qui  ne  l'a 
pas  empêchée  de  le  pleurer  comme  une  pauvre 
petite  bote  abandonnée. 

»  Aussitôt  ses  affaires  de  succession  terminées, 
elle  a  vendu  ses  terres,  et  nous  lui  avons  trouvé 
ce  château  de  Reinig  qui  est  tout  près  d'ici.  Le 
roi  avait  beaucoup  d'amitié  pour  elle.  Quant  au 
comte  de  Herrenstein,  il  lui  faisait  une  cour  assez 
vive.  Je  ne  pensais  pas,  toutefois,  que  les  choses 
iraient  aussi  vile,  et  quand  j'ai  appris  qu'ils  étaient 
partis  ensemble,  j'ai  été  stupéfaite  et  môme  un 
peu  vexée.  Marie  est  un  peu  plus  jeune  que  moi, 
beaucoup  plus  jeune,  et  ce  départ  ressemblait  à 
une  petite  trahison.  » 

iM""^  de  Linslcin  continua  de  parler  ainsi  pen- 
dant le  déjeuner,  qui  fut  fort  agréable. 


218  SECRETS  d'État 

Ce  château  de  Kreuzach  était  d'ailleurs  une  rési- 
dence d'un  charme  rare.  Le  petit  salon  intime  où 
nous  déjeunions  ne  donnait  pas  sur  le  petit  jardin 
traditionnel  et  ennuyeux,  orné  comme  des  pan- 
toufles en  tapisserie.  Il  prenait  jour  sur  une 
espèce  de  cour  de  ferme  où  vivaient  des  quan- 
tités de  poules  de  races  naines  et  de  petits  coqs 
dorés,  somptueux  et  gracieux  comme  des  petits 
maîtres...  M"^^  de  Linstein  aimait  beaucoup  re- 
garder les  animaux,  sans  faire  aucune  réflexion, 
simplement  pour  les  voir  remuer  et  vivre,  pour 
jouir  du  caprice  de  leurs  allées  et  venues,  de  leurs 
arrêts  soudains,  de  leurs  effarements  gratuits,  de 
leurs  cris  arbitraires. 

—  C'est  le  roi,  m.e  dit-elle,  qui  m'a  donné  ainsi 
ce  goût  des  cires  vivants.  Quand  nous  voyageons 
ensemble,  nous  restons  pendant  des  heures  en- 
tières à  des  terrasses  de  café,  à  voir  passer  des 
gens  que  nous  ne  connaissons  pas  et  dont  nous 
imaginons  la  vie.  Il  me  dit  souvent  qu'il  est  un 
souverain  dans  le  genre  de  Xéron,  aussi  répré- 
hensible  aux  yeux  des  hommes  d'Etat  sérieux, 
mais,  ajoute-t-il,  plus  pratique  et,  somme  toute, 
un  peu  moins  bête.  «  Il  n'est  vraiment  pas  néces- 


SECRETS  d'État  219 

saire  de  mettre  le  feu  à  Rome,  disait-il,  pour  voir 
dans  la  vie  des  choses  intéressantes.  » 

Notre  après-midi  se  passa  à  parler  du  roi.  A 
force  de  dissimuler,  j'oubliais  qu'il  n'existait  plus. 
Et  puis  je  pensais  moins  au  roi  qu'à  M""^  de  Lins- 
tein.  Je  ressentais  auprès  d'elle  la  même  impres- 
sion qu'auprès  de  Berllia.  J'étais  bien  heureux 
qu'elle  fût  si  attachée  au  roi  —  ou  à  son  souvenir, 
—  afin  de  n'être  pas  obligé  de  lui  faire  la  cour. 
Ainsi  je  pouvais  subir  son  charme  en  toute  tran- 
quillité, sans  avoir  la  préoccupation  de  me  dire  : 
«  Si  je  ne  fais  pas  la  cour  à  cette  aimable  dame, 
que  va-t-elle  penser  de  moi?  ». 

J'admirais  à  quel  point  j'avais  pu  me  tromper 
sur  son  compte.  Dès  notre  première  entrevue,  je 
l'avais  jugée  d'une  tendresse  très  attachante,  mais 
d'une  séduction  périmée,  et  très  impropre  désor- 
mais à  distraire  un  esprit  exigeant.  J'ai  été  long- 
temps, comme  beaucoup  de  gens,  une  victime  du 
besoin  de  juger.  Je  ne  pouvais  pas  m'empêcher 
de  donner  une  cote  à  chaque  personne  avec  qui 
j'entrais  en  relations.  Il  était  urgent  de  me  former 
tout  de  suite  une  opinion  sur  son  intelligence  et 
sur  sa  valeur  morale.  De  môme,  quand  on  me 


220  SECRETS  d'État 

demandait  mon  appréciation  sur  quelqu'un,  il 
m'eût  semblé  déshonorant  de  ne  pas  en  fournir 
une  sur  l'heure,  complète  et  bien  conditionnée. 
Jamais  je  n'aurais  osé  ruiner  mon  renom  de  dé- 
gustateur rapide,  en  répondant  que  je  ne  connais- 
sais pas  suffisamment  cette  personne,  et  que  j'at- 
tendais de  l'avoir  revue  une  ou  deux  fois  avant 
de  porter  un  jugement  sur  elle.  Le  pis  est  que 
ces  jugements  hâtifs  se  réforment  difficilement. 
L'important  pour  nous  est  que,  par  la  suite,  les 
actes  ou  les  paroles  de  la  personne  jugée  ne  soient 
pas  en  désaccord  avec  notre  verdict.  Ou  bien  nous 
préférons  ne  pas  tenir  compte  de  ces  actes,  pour 
ne  pas  risquer  de  nous  démentir,  ou  bien  nous 
leur  donnons  une  interprétation  qui  soit  plus  en 
conformité  avec  le  dossier  de  la  personne  incri- 
minée. Rien  n'égale  notre  hâte  à  donner  force  de 
loi  aux  jugements  que  nous  portons  sur  notre 
prochain,  surtout  s'ils  sont  défavorables. 

Je  dois  me  rendre  cette  justice  que  je  revenais 
assez  facilement  sur  mes  appréciations  quand  je 
n'en  avais  pas  fait  part  à  quelqu'un  d'autre  qu'à 
moi-même.  En  ce  qui  concernait  M""'  de  Linstein, 


SECRETS  d'État  221 

je  n'eus  aucune  peine  à  modifier  ma  première  im- 
pression, et  je  la  modifiai  même  avec  joie. 

Elle  me  parlait  avec  un  parfait  abandon.  Elle 
me  disait  même  des  choses  qu'elle  ne  s'était  jamais 
dites  à  elle-même,  qui  gisaient  confusément  en 
elle  et  que  ma  présence  l'aidait  à  formuler. 

—  Je  vois  bien  maintenant,  disait-elle,  —  et  je 
m'en  suis  particulièrement  rendu  compte  depuis 
qu'il  n'est  plus  ici,  —  je  vois  à  quel  point  j'ai  dû 
<i  embêter  »  le  roi...  Non,  je  ne  vous  demande  pas 
de  geste  de  dénégation.  Je  sais  très  bien  que  je 
ne  vous  fais  pas  l'effet  d'une  femme  u  embêtante  ». 
Mai^  lui,  je  l'ai  embêté  :  le  mot  n'est  pas  trop  fort. 
C'est  très  délicat,  vous  savez,  la  garde  d'un  amant. 
C'est  aussi  compliqué  que  la  garde  et  l'éducation 
d'un  enfant.  Les  hommes  voudraient  nous  per- 
suader qu'il  faut  les  laisser  libres.  Mais  ce  sont 
eux  qui  le  disent.  «  On  est  tout  disposé  à  fuir, 
affirment-ils,  la  domination  d'une  femme  trop  exi- 
geante et  trop  jalouse,  tandis  qu'on  ne  trahit  pas 
une  maîtresse,  dont  la  confiance  vous  a  touché  ». 
La  vérité  est  qu'on  la  trahit  avec  toutes  sortes  de 
remords,  mais  qu'on  ne  s'en  prive  pas. 

((  Si  j'aime  le  roi,  me  dit-elle  encore,  ce  n'est 


222  SECRETS  d'État 

pas  parce  qu'il  est  un  roi.  Peut-être  ai-je  com- 
mencé à  l'aimer  pour  cela.  Après,  je  n'y  ai  plus 
pensé,  et  je  l'ai  aimé  <<  parce  que  c'était  lui  »,  et 
chaque  jour  davantage.  Je  ne  dis  pas  qu'à  l'ori- 
gine je  n'aie  pas  rêvé  de  venir  à  la  Cour,  d'être  la 
reine  —  réelle  ou  effective,  —  mais  au  fur  et  à 
mesure  que  je  l'ai  aimé,  j'ai  senti  le  besoin  de 
l'avoir  à  moi  davantage,  et  j'ai  pensé  qu'il  serait 
mieux  à  moi,  si  je  n'allais  pas  à  la  Cour,  d'autant, 
ajouta-t-elle,  avec  son  petit  air  d'enfant  têtue, 
d'autant  qu'à  la  Cour  il  aurait  vu  «  des  femmes  », 
et  que  ce  n'était  pas  la  peine.  » 

Elle  avait  prononcé  ce  mot  :  des  femmes,  de  la 
façon  la  plus  amusante,  comme  on  parle  d'êtres 
dangereux,  venimeux,  haïssables.  Et  je  sentis  que 
chez  cette  femme  de  grand  sens  et  de  sensibilité 
affinée,  il  y  avait  un  autre  petit  être  indomptable, 
qu'on  ne  changeait  pas,  avec  qui  on  ne  discutait 
pas,  et  qui  avait  dû  —  non  pas  ennuyer,  —  mais 
fortement  embêter  le  roi.  Et  je  pensai  que  M"^^  de 
Einstein  me  mentait  peut-être  ou  se  mentait  quand 
elle  me  présentait  comme  un  système  réfléchi  ce 
besoin  de  possession  continuelle  et  exclusive. 

Je  ne  lui  parlai  pas  de  la  fameuse  affaire  du 


SECRETS  d'État  223 

complot.  Comme  je  ne  pouvais  tout  lui  dire,  et 
lui  révéler  quelles  armes  j'avais  contre  le  premier 
ministre,  je  préférai  ne  pas  aborder  ce  sujet;  il 
m'est  impossible  d  entamer  avec  des  amis  un  sujet 
de  conversation  sur  lequel  je  suis  obligé  à  des  réti- 
cences. 

Une  heure  avant  dîner,  la  voiture  vint  nous 
prendre  pour  nous  faire  faire  un  tour  dans  une 
forêt  fraîche  et  noire  qui  se  trouvait  près  du 
château.  J'en  rapportai  une  impression  de  tris- 
tesse, à  la  pensée  que  Charles  XVI  était  mort, 
que  l'espoir  de  cette  femme  serait  à  jamais  trompé, 
et  que  jamais,  comme  elle  en  formait  le  projet, 
je  ne  pourrais  venir  passer  des  journées,  dans 
cette  heureuse  retraite,  avec  elle  et  ce  roi  déli- 
cieux. Mais  il  n'y  avait  rien  d'immédiat  à  craindre, 
et  ce  dont  je  souffre  surtout,  c'est  de  l'approche 
du  malheur,  et  de  la  nécessité  d'agir. 

Après  le  dîner,  M"""  de  Linstcin  vint  me  recon- 
duire à  la  gare.  Elle  était  tout  près  de  moi  dans 
la  voiture.  Et  je  fus  pris  tout  à  coup  du  désir  de 
lui  prendre  la  main.  Je  m'étais  dit  soudain  que 
le  roi  était  mort  et  que  cette  femme  n'était  à  per- 
sonne. C'était  aussi  grossier  que  cela.  Il  y  a  chez 


224  SECRETS  d'État 

moi  aussi  un  être  instinctif,  élevé  à  la  sauvage. 
Heureusement  pour  moi,  il  n'a  pas  beaucoup 
d'énergie...  Je  pris  la  main  de  M""'  de  Linstein... 
Elle  me  la  laissa.  Mon  cœur  battit  violemment... 
Je  me  penchai  vers  elle,  et  je  vis  son  bon  sourire 
amical.  Nos  deux  êtres  sauvages  ne  s'étaient  pas 
rencontrés. 


XXIII 


Ce  petit  incident,  tout  intime,  me  gâta  ma 
journée,  —  pas  longtemps  d'ailleurs,  —  car  si 
je  suis  assez  clairvoyant  dans  la  façon  de  me 
juger,  je  ne  suis  pas  d'une  sévérité  extrême,  et  je 
me  pardonne  facilement. 

D'ailleurs,  d'autres  préoccupations  plus  graves 
allaient  m'assaillir,  car  à  Schoenburg  les  événe- 
ments s'étaient  précipités  pendant  le  temps  qu'a- 
vait duré  ma  visite  à  Kreuzach. 

En  rentrant  dans  la  capitale,  je  m'étais  rendu 
dans  la  rue  de  la  Paix,  où  l'on  devait  me  connaître, 
car  je  m'arrêtais  tous  les  soirs  à  la  Grande- 
Taverne,  après  avoir  stationné  à  la  devanture  du 
marchand  de  tabac  qui,  maintenant  que  je  le 
connaissais  davantage,  me  paraissait  moins  somp- 
tueux. Après  avoir  rêvé  devant  les  boîtes  de  ciga- 


226  SECRETS  d'État 

rettes  historiées  et  dorées,  et  devant  les  cigares 
à  deux  francs  cinquante,  enfermés  dans  des  tubes 
de  verre,  je  me  décidais,  d'ordinaire,  à  faire  un 
tour,  pour  me  dégourdir  les  jambes;  mais  j'avais 
à  peine  dépassé  d'une  vingtaine  de  pas  la  devan- 
ture de  la  Grande-Taverne,  que  je  ressentais  une 
petite  fatigue  qui  m'obligeait  à  revenir  sur  mes 
pas  et  à  atterrir  à  la  même  table  du  coin,  qui 
m'était  toujours  laissée  libre,  peut-être  par  quel- 
que superstition  populaire. 

Devant  moi,  un  vieil  homme  boiteux  passa,  en 
criant  les  journaux  du  soir.  Je  lui  remis  une  pièce 
d'argent.  Après  un  assez  long  calcul,  et  après 
avoir  fait  séjourner  dans  sa  bouche  une  autre 
pièce  plus  petite,  avec  quelques  sous,  il  me  rendit 
toute  cette  monnaie  humide.  Puis  il  reprit  sa 
course,  en  boitant  avec  un  entrain  nouveau. 

A  la  première  page  de  la  Schoenburger  Zeiiung, 
je  vis  une  nouvelle  sensationnelle  :  le  Parlement 
était  convoqué  pour  la  fin  de  la  semaine,  et  la 
Haute-Cour  de  justice  devait  juger  Tolberg,  et 
ceux  de  ses  complices  que  l'enquête  pourrait 
découvrir  jusqu'au  jour  de  la  convocation. 

Je  voyais  bien  le  plan  du  ministre  :  le  jugement 


SECRETS  d'État  227 

que  rendrait  la  Haute-Cour  serait  sans  appel,  et 
la  condamnation  des  conspirateurs  aurait  ainsi 
plus  d'importance.  Elle  contenait  en  soi,  si  elle 
était  sévère,  une  approbation  de  la  politique  minis- 
térielle. Aussi  Herner  ferait-il  son  possible  pour 
qu'une  condamnation  capitale  fût  prononcée 
contre  mon  malheureux  ami. 

Je  ne  devais  pas  soustraire  une  minute  à  l'ac- 
complissement de  ma  tâche,  qui  était  de  sauver 
celui  que  j'avais  mis  en  péril.  Certes  ma  démarche 
au  château  de  Kreuzach,  je  l'avais  faite  pour 
Tolberg,  mais  il  me  semblait  que  j'y  avais  pris 
trop  de  plaisir  et  consacré  trop  de  temps.  Voilà 
comme  je  suis  !  Je  passe  des  journées  entières 
dans  la  nonchalance,  puis,  tout  à  coup,  le  remords 
de  ma  paresse  me  saisit,  et  je  suis  pris  d'une 
activité  fiévreuse,  bousculée,  et  le  plus  souvent 
stérile... 

Le  ministre  ne  gracierait  pas  Tolberg,  c'était 
certain.  Sans  doute,  il  ne  se  mettrait  pas  en  état 
d'hostilité  ouverte  avec  moi.  Il  imaginerait  quel- 
que subterfuge  pour  rendre  la  grâce  impossible, 
ou  ferait  sournoisement  précipiter  l'exécution, 
comme  il  avai-t  fait  pour  le  soldai  Hassen...  Il 


228  SECRETS  d'État 

s'arrangerait  avec  moi  après.  Il  savait  que  j'étais 
de  composition  assez  facile... 

Il  me  semblait  toujours  lire  en  lui  le  mépris 
qu'il  avait  de  moi  et  de  ma  valeur  comme  homme 
d'action. 

Dès  demain,  je  partirais  pour  l'Angleterre,  et 
je  retrouverais  le  comte  de  Herrenstein.  Je  passe- 
rais par  Ostende  et  Douvres  :  j'y  serais  en  qua- 
rante heures. 

Je  me  levai  pour  rentrer  chez  moi,  et  j'avais 
déjà  jeté  au  garçon  la  petite  pièce  encore  mouillée 
que  m'avait  remise  le  marchand  de  journaux,  et 
déjà  le  garçon  avait  sorti  d'entre  ses  lèvres  une 
autre  pièce  de  cuivre,  que  je  préférai  lui  aban- 
donner... 

A  ce  moment  se  dressa  devant  moi  un  person- 
nage très  troublé  et  très  agité;  c'était  mon  domes- 
tique suisse,  le  collectionneur  de  timbres-poste. 
Il  attendit  que  le  garçon  se  fût  éloigné,  puis  il 
me  dit  à  demi-voix  : 

—  Il  faut  que  je  parle  à  Monsieur...  tout  de 
suite.  Seulement,  il  vaudrait  mieux  qu'on  ne  me 
voie  pas  avec  Monsieur... 

Je  pensai  que  le  meilleur  endroit  pour  nous  ren- 


SECRETS  d'État  229 

contrer  était  riiùlel  de  Vienne,  où  j'irais  prendre 
une  chambre  pour  la  nuit.  Je  dis  donc  à  mon 
suisse  de  s'y  rendre  en  tâchant  de  dépister  les 
gens  qui  pouvaient  le  suivre.  Moi,  de  mon  côté, 
avec  les  mêmes  précautions,  je  gagnerais  Thôtcl 
par  un  chemin  différent. 

Il  me  dit  encore  avant  de  me  quitter  : 

—  Comme  Monsieur  ne  rentrera  probablement 
pas  au  palais  après  ce  que  je  lui  dirai,  il  pourra 
emporter  son  petit  coffret,  que  j'ai  avec  moi.  J'ai 
pris  également  ce  portefeuille  que  Monsieur  avait 
laissé  dans  son  veston. 

Je  remerciai  le  brave  suisse  de  son  zèle, 
d'ailleurs  inutile:  car,  depuis  la  fameuse  perqui- 
sition si  énergiquement  désavouée  par  le  baron 
de  Ilerner,  je  ne  laissais  plus  rien  d'intéressant 
rians  le  petit  coffret.  J'avais  pris  sur  moi  la  lettre 
(pli  contenait  les  dernières  dispositions  de  Tolberg. 
J'avais  déposé  deux  mille  francs  dans  une  banque 
de  Schoenburg,  qui  m'avait  remis  un  carnet  de 
chèques.  Je  portais  sur  moi  le  reste  de  mes  éco- 
nomies, soit  quatre  ou  cinq  cents  francs. 

J'avais  donc  tout  ce  qu'il  fallait  pour  prendre 
la  fuite. 

16 


230  SECRETS  d'État 

Je  demandai  rapidement  au  suisse  : 

—  Dites-moi,  en  deux  mots,  de  quoi  il  s'agit. 
\''ous  me  donnerez  des  explications  plus  détaillées 
quand  nous  serons  à  l'hôtel. 

—  On  veut  arrêter  Monsieur,  me  répondit-il. 
On  a  beau  s'y  attendre  un  peu,  une  pareille 

phrase  est  toujours  désagréable  à  entendre. 


XXIV 


Nous  nous  séparâmes.  Il  se  rendit  à  l'iiùlel  en 
suivant  les  quais,  et  moi  je  passai  par  la  vieille 
ville  dont  les  rues  tortueuses  convenaient  mieux 
à  un  homme  traqué.  Tout  en  marchant,  je  me 
disais  que  îlerner  avait  choisi  en  somme  le 
meilleur  parti,  et  en  tout  cas  celui  qui  s'accordait 
avec  sa  politique  habituelle.  Il  me  faisait  empri- 
sonner pour  raison  d'Etat.  Il  reculait  l'instant 
où  je  comparaîtrais  devant  le  juge  d'instruction 
jusqu'au  jour  où  le  procès  de  Tolberg  serait 
terminé,  et  mon  malheureux  ami  exécuté.  A  ce 
moment,  il  en  serait  quitte,  pensait-il,  pour  me 
faire  des  excuses,  pour  me  raconter  par  exemple 
que  le  juge  lui  avait  forcé  la  main,  en  lui  repré- 
sentant que  le  fait  de  détenir  chez  moi  les  der- 
nières volontés  de  Tolberg,  l'inculpé,  faisait  de 


232  SECRETS  d'État 

moi  un  homme  suspect,  qu'il  valait  mieux  mettre 
en  lieu  sûr.  Puis,  après  s'être  ainsi  excusé,  il  me 
comblerait  de  présents  compensateurs,  à  moins 
que,  pendant  ma  captivité,  il  ne  trouvât  un  moyen 
définitif  de  me  réduire  éternellement  au  silence. 

J'avais  souvent  pensé  que  le  baron  de  Herner 
était  capable  de  tout,  et  qu'il  pouvait  me  faire 
disparaître  pour  toujours...  J'étais  un  témoin  bien 
gênant  pour  lui.  et  vraiment  c'était  de  sa  part  une 
bienveillance  surprenante  que  d'avoir  toléré  jus- 
qu'à ce  moment  cette  continuelle  menace  sus- 
pendue au-dessus  de  son  œuvre. 

J'arrivai  à  l'hôtel  sans  avoir  vu  de  figures  sus- 
pectes sur  mon  passage.  D'ailleurs,  il  commen- 
çait à  être  très  tard,  et  il  n'y  avait  personne  dans 
les  rues.  Seule,  une  silhouette  me  fit  tressaillir... 
J'avais  aperçu  devant  l'hôtel  un  homme  qui  mar- 
chait de  long  en  large...  Ce  n'était  que  mon  brave 
suisse  que  je  reconnaissais  toujours  assez  mal  au 
premier  abord...  Je  demandai  au  veilleur  de  nuit 
uYiC  chambre.  Je  craignis  d'abord  de  ne  pas  l'ob- 
tenir, parce  que  je  n'avais  pas  de  bagages.  Mais 
je  m'aperçus  que  l'air  méfiant  de  ce  veilleur  venait 


SECRETS  d'État  233 

de  son  ennui  d'être  réveillé.  Il  monta  avec  moi  au 
deuxième  ;  je  lui  donnai,  chemin  faisant,  toutes 
sortes  d'explications  pour  justifier  mon  manque 
de  bagages.  J'avais  mon  appartement  en  répara- 
lions,  et  j'étais  obligé  de  venir  passer  un  jour  ou 
deux  à  riicMel...  Mais  j'ai  rarement  rencontré  un 
confident  d'une  telle  indifférence;  c'en  était  pres- 
que blessant.  Je  crus  bien  faire  en  demandant 
également  une  chambre  pour  mon  suisse  :  heu- 
reusement, il  n'y  en  avait  pas.  C'était,  en  effet, 
une  assez  mauvaise  idée  que  de  l'empêcher  d'aller 
coucher  au  palais,  où  son  absence,  coïncidant 
avec  la  mienne,  eût  sans  doute  été  remarquée.  Ce 
que  j'en  disais,  c'était  pour  que  le  veilleur  ne 
s'étonnât  pas  de  le  voir  rester  avec  moi  à  conférer 
dans  ma  chambre.  Alais  ce  veilleur  ne  s'étonnait, 
et  même  ne  s'occupait  de  rien. 

Depuis  que  nous  avions  causé  à  la  taverne,  et 
qu'il  avait  vu  l'importance  que  j'accordais  à  ses 
révélations,  mon  ami  le  suisse  s'était  pénétré  de 
l'intérêt  de  sa  tûche.  Il  parlait  avec  un  air  de 
grande  perspicacité,  en  faisant  de  petits  yeux  fins. 

—  Vers  trois  heures,  ou  plutôt  vers  quelque 
chose  comme  trois  heures  dix,   il  est  venu  au 


234  SECRETS  d'État 

palais  un  homme  de  la  police,  qui  a  demandé 
après  ]\Ionsieur.  C'était  tout  justement  un  des 
hommes  qui  s'étaient  permis  de  venir  fouiller, 
l'avant-veille,  dans  les  affaires  de  Monsieur.  11 
s'est  donc  adressé  à  moi  avec  un  air  de  rien,  et 
m'a  demandé  où  était  Monsieur,  et  si  Monsieur 
était  pour  rentrer  bientôt;  moi,  comme  de  juste, 
j'ai  dit  que  je  n'en  savais  rien.  Seulement  cet 
homme  de  police  était  allé  dans  les  cuisines  parce 
qu'il  connaissait  une  fdle  qui  est  par  là,  même  qu'il 
plaisante  un  peu  avec  elle.  La  fille  lui  a  donné  à 
boire  et  il  s'est  mis  à  bavarder. 

Ce  suisse  avait  habité  Paris  pendant  quelques 
années;  il  avait  été  employé  dans  un  restaurant 
des  Ternes.  Aussi,  son  français,  qu'il  parlait  avec 
un  fort  accent  allemand,  se  distinguait  par  de 
belles  tournures  faubouriennes. 

—  Moi,  j'avais  bien  vu  où  il  s'en  allait,  et  je 
l'avais  pisté.  De  sorte  que  la  fille  de  cuisine,  avec 
qui  on  est  bien  camarades  tous  les  deux,  m'a  dit 
tout  ce  qu'il  a  bavardé,  et  qu'il  comptait  revenir 
jusqu'à  tant  qu'il  ait  trouvé  ce  qu'il  cherchait, 
et  qu'il  y  aurait  du  nouveau  dans  la  maison. 


i 


SECRETS  d'État  235 

<(  Alors  moi,  comme  Monsieur  pense,  j'ai  eu 
peur  pour  Monsieur.  Je  ne  savais  pas  du  tout  où 
prévenir  Monsieur.  J'ai  été  bien  content  que 
Monsieur  ne  revienne  pas  dîner.  Dans  la  soirée, 
comme  l'homme  est  revenu  tournailler  dans  la 
cour,  je  suis  sorti  du  palais.  Je  voulais  rester  par 
là  aux  alentours,  pour  empocher  Monsieur  de 
rentrer.  Mais  j'ai  vu  d'autres  vilaines  figures  qui 
se  promenaient  dans  les  coins  de  rue.  Je  me  suis 
dit  que  si  on  me  voyait  guetter  Monsieur,  bien  sûr 
qu'on  me  soupçonnerait  de  quelque  chose.  C'est 
alors  que  j'ai  eu  Tidée  que  Alonsieur  venait  de 
temps  en  temps  prendre  le  café  à  cette  taverne, 
où  je  l'avais  vu  bien  des  fois  en  passant.  J'ai  donc 
pu  trouver  Monsieur,  et  je  crois  que  ce  n'était  pas 
inutile...  » 

Je  serrai  la  main  de  ce  fidèle  serviteur,  et  je 
le  retins  quelques  instants  pour  arrêter  mon  plan 
de  campagne.  Puis  l'idée  me  vint  de  prévenir 
Bertha  de  mon  départ.  J'envoyai  donc  le  suisse 
chez  elle,  avec  un  mot.  Je  savais  qu  elle  avait  un 
concierge  très  dévoue  et  que  nous  ne  risquerions 
pas  d'être  trahis.  Et  je  recommandai  à  mon 
homme   de   venir  tout  de   suite   me   donner   la 


236  SECRETS  d'État 

réponse.  ^les  fenêtres  donnaient  sur  la  rue.  Je 
resterais  en  observation  de  façon  qu'au  cas  où  il 
n'aurait  pas  de  message  important  à  me  remettre 
de  la  part  de  Bertha,  il  n'eût  pas  besoin  de  se 
faire  ouvrir  la  porte  de  l'hôtel  par  ce  veilleur 
avide  de  sommeil. 

Pendant  son  absence,  j'exam.inai  différents  pro- 
jets de  fuite. 

Le  moyen  le  plus  pratique  était  de  prendre  le 
train.  Mais  il  était  évident  que  Herner  aurait  du 
monde  à  la  gare  pour  ne  pas  laisser  partir  ainsi 
son  ami  Humbert,  et  insister,  par  des  moyens 
énergiques,  pour  le  faire  rester  dans  le  Bergens- 
land. 

M'en  aller  en  voiture  jusqu'à  une  petite  station 
de  la  ligne,  c'était  une  grosse  perte  de  temps;  le 
train  rapide,  en  effet,  ne  s'arrêtait,  une  fois 
Scboenburg  passé,  qu'assez  loin  de  la  capitale.  Il 
faudrait  attendre  le  train  omnibus  qui  mettrait 
très  longtemps  à  me  conduire  jusqu'à  la  prochaine 
gare  importante. 

Et  puis,  toutes  ces  combinaisons  n'empêchaient 
pas  l'arrêt  forcé  à  la  gare  frontière,  et  là,  je  trou- 
verais mille  dangers... 


SECRETS  d'État  237 

Partir  à  bic3Tl€lte  jusqu'au  pays  voisin  le  plus 
proche  élait  encore  une  idée,  mais  il  aurait  fallu 
faire  cinquante-cinq  kilomètres  après  être  sorti  de 
cette  damnée  capitale  qui  se  trouvait  dans  une 
espèce  de  bas-fonds.  De  quelque  côté  que  l'on 
franchît  les  remparts,  il  fallait  monter  deux  ou 
trois  kilomètres  de  côte  escarpée,  et  une  fois  là- 
haut,  on  n'était  pas  au  bout  de  ses  peines.  Ce 
n'étaient  que  côtes  abruptes  et  descentes  rapides. 
Je  devrais  faire  les  montées  à  pied  pour  ne  pas 
m'épuiser,  et  les  descentes  de  même,  pour  ne  pas 
me  casser  le  cou... 

Dans  ces  conditions,  il  était  presque  aussi  pra- 
ti(|ue  de  ne  pas  se  charger  d'une  bicyclette  et 
de  s'en  aller  à  pied...  Mais  cinquante-cinq  kilo- 
mètres... Je  n'étais  pas  entraîné  à  ce  genre  d'exer- 
cice, n'ayant  rien  de  ces  proscrits  intrépides,  dont 
la  vie  se  passe  en  périlleuses  évasions  et  en  fuites 
héroïques. 

Le  suisse  revint  quelque  temps  après,  me  rap- 
porter un  mot  de  Bertha  où  elle  me  souhaitait 
bon  courage.  Puis  je  pris  congé  du  fidèle  servi- 
teur. Nos  mains  se  joignirent  avec  une  émotion 
un  peu  traditionnelle. 


238  SECRETS  d'État 

J'avais  songé  un  instant  à  m'en  aller  avant  le 
jour,  mais  il  y  avait  dans  les  rues  des  rondes 
d'agents  qui  me  remarqueraient  mieux  à  cette 
heure  trouble.  D'autre  part,  je  ne  pouvais  pas 
rester  très  longtemps  à  l'hôtel,  car  je  pensais  que 
tous  les  hôtels  et  garnis  seraient  certainement 
fouillés  à  la  première  heure...  Pourtant  je  me 
résolus  à  attendre.  Je  tombais  d'ailleurs  de  fatigue 
et  je  m'étendis  sur  le  lit,  simplement  pour  reposer 
mes  membres,  et  décidé  à  ne  pas  m'endormir. 

Quand  je  me  réveillai,  il  faisait  grand  jour.  Je 
promenai  des  regards  égarés  dans  cette  chambre 
inconnue.  Puis  je  me  rappelai  brusquement  que 
j'étais  traqué.  J'avais  sans  doute  perdu  un  temps 
précieux.  La  visite  des  gens  de  Herner  dans  les 
hôtels  avait  dû  commencer.  Peut-être  leur  avait-on 
signalé  l'arrivée  d'un  voyageur  suspect... 

Je  descendis  avec  précaution,  et  je  vis  que  le 
vestibule  était  encombré  de  gens,  mais  le  bruit  de 
leurs  voix  n'avait  rien  d'inquiétant.  C'était  une 
bande  de  touristes  qu'un  employé  d'agence  menait 
conmie  un  troupeau. 

Si  je  me  joignais  à  eux  ?  On  n'aurait  sans  doute 
pas  l'idée  d'aller  me  chercher  au  milieu  de  cette 


SECRETS  d'État  239 

compagnie.  Ils  s'apprêtaient  à  prendre  le  train. 
Restait  à  s'enquérir  de  la  direction  qu'ils  comp- 
taient prendre  et  à  demander  au  conducteur  de 
l'expédition  s'il  lui  était  possible  d'accepter  un 
voyageur  supplémentaire  en  cours  de  route. 

Mais  je  vis  tout  de  suite  qu'il  était  assez  difficile 
de  parler  à  cet  homme  considérable  et  fort  affairé. 
Il  était  d'ailleurs  d'une  politesse  obséquieuse,  vous 
écoutait  quelques  secondes  avec  une  grande  atten- 
tion, en  caressant  sa  barbe  blonde,  puis,  brusque- 
ment, s'excusait  en  gestes  désespérés  d'être  obligé 
de  vous  quitter  un  instant,  un  tout  petit  instant... 
On  croyait  tenir  cet  être  brumeux  let  insaisis- 
sable :  tout  à  coup  sa  longue  barbe  fuyait  loin 
de  vous...  Ce  ne  fut  qu'à  la  cinquième  ou  à  la 
sixième  reprise  que  je  pus  savoir  de  lui  qu'il  s'en 
allait  avec  des  Anglais  du  côté  de  la  frontière  du 
nord.  Il  parlait  un  français  indigent,  où  le  mot 
«  certaiment,  ccrtaiment  »  revenait  plusieurs  fois 
par  phrase.  Je  crois  qu'avec  son  air  de  ne  pas 
comprendre,  il  avait  joyeusement  adopté  cette 
combinaison  d'emmener,  sans  en  référer  à  sa 
Compagnie,  ce  touriste  supplémentaire  qui  lui 
verserait  directement  les  frais  de  son  voyage. 


240  SECRETS  d'État 

Quelques  instants  après,  je  montai  dans  le  grand 
omnibus  qui  attendait  la  bande  pour  la  conduire 
à  la  gare. 

Alais  à  peine  le  véhicule  s'était-il  mis  en  marche 
que  je  fus  saisi  d'une  crainte  subite.  Evidemment, 
à  la  gare,  je  serais  protégé  par  les  gens  qui  m'en- 
touraient, mais  le  succès  n'était  pas  certain... 

C'était  précisément  parce  que  les  policiers  de 
Herner  n'étaient  pas  des  gaillards  extrêmement 
malins,  que  le  jeu  avec  eux  était  difficile  et  incer- 
tain. Pouvait-on  savoir  d'avance  ce  que  ces 
mauvais  joueurs  s'aviseraient  de  prévoir  ou  de 
deviner  ? 

Je  fis  arrêter  l'omnibus,  en  expliquant  hâtive- 
ment au  chef  de  l'expédition  que  j'avais  oublié 
des  papiers  importants  à  l'hôtel,  que  j'allais 
retourner  les  prendre  avec  une  voiture,  et  que  je 
les  retrouverais  tous  à  la  gare. 

On  me  descendit  place  de  l'Hôtel-de-Ville,  et  je 
fis  au  monsieur  blond  un  signe  amical  qui  voulait 
dire  pour  lui  :  «  Au  revoir  !  »,  et  pour  moi  : 
((  Adieu  !  Adieu  î  ». 

Ma  fuite  commençait  donc  par  une  fausse  ma- 


SECRETS  d'État  241 

nœuvre,  et  j'étais  un  peu  humilié  vis-à-vis  de  moi- 
même  clans  mon  orgueil  de  tacticien.  Je  finis  par 
m'avouer  qu'il  était  tout  de  môme  très  bon  d'avoir 
eu  recours  à  celle  voilure  d'agence  pour  sortir  de 
Ihôtel. 

Oui  sait  s'il  n'y  avait  pas,  dans  la  rue,  quel- 
(jue  mouchard  qui  épiait  ma  sortie  et  à  qui  ainsi 
j'avais  pu  échapper  ? 

Cependant,  le  problème  de  mon  évasion  restait 
entier.  J'étais  arrivé  tout  doucement  sur  un  pont, 
au  point  de  la  ville  où  j'étais  certainement  le  moins 
caché.  Soudain  mes  regards  tombèrent  sur  le 
fleuve  où  glissaient  constamment  des  trains  de 
bateaux.  Peut-être  trouverais-je  un  bateau  à 
vapeur  pour  me  conduire  dans  une  grande  ville 
de  l'état  voisin...  Mais  si  les  embarcadères  étaient 
surveillés  ! 

C'est  alors  que  l'idée  me  vint  de  m'embarquer 
sur  un  des  longs  radeaux  qui  transportent  des 
bois.  Je  descendrais  le  fleuve  vers  le  nord  jusqu'à 
une  des  prochaines  stations  du  bateau  à  vapeur. 
El  je  prendrais  le  petit  steamer  qui  me  conduirait 
assez  rapidement  jus(|u'à  Ruilz,   la  capitale  de 


242  SECRETS  d'État 

l'état  voisin,  où  je  serais  à  labri  des  atteintes  de 
Herner. 

Cependant,  avant  de  descendre  sur  la  berge, 
je  crus  bon  d'envoyer  un  mot  au  premier  ministre, 
pour  l'informer  de  mon  départ  qui  ne  devait  pas, 
jusqu'à  nouvel  ordre,  ressembler  à  une  fuite. 
J'entrai  dans  un  bureau  de  poste  voisin  et  j'écrivis 
à  Herner  une  de  ces  lettres  à  timbre  double  qui 
sont  en  usage  à  Schoenburg,  et  qui  correspondent 
à  nos  petits  bleus  de  Paris. 

Je  dis  au  ministre  que  j'étais  obligé  de  deman- 
der un  congé  de  deux  jours  pour  une  affaire  privée 
d'une  haute  importance.  Je  m'excusai  de  n'avoir 
pu  l'attendre  pour  obtenir  l'autorisation  de  m'ab- 
senter,  mais  le  temps  m'avait  pressé...  A  mon 
retour,  je  me  réservais  de  lui  donner  par  le  détail 
les  raisons  de  ce  départ  précipité. 

J'ajoutais  que  je  reviendrais  avant  trois  jours. 
Si  j'avais  indiqué  un  laps  de  temps  plus  grand, 
ma  lettre  n'eût  pas  gardé  le  caractère  de  «.  plau- 
sibilité  »  que  je  désirais  lui  conserver. 

Les  bateaux  qui  se  trouvaient  amarrés  à  la  rive 
avaient  l'air  d'avoir  renoncé  à  la  navigation  et 
s'être  fixés  là  pour  toujours.  Il  semblait  que  rien 


SECRETS  d'État  24o 

ne  vccûl  dans  celte  cité  marinière,  hormis  un 
homme  peu  vivant,  ohèse  sous  sa  casquette 
galonnée,  et  qui  marchait  lentement  au  bord  du 
fleuve...  Je  me  méfiais  des  personnes  qui,  par  des 
ramifications  quelconques,  se  rattachaient  à  l'ad- 
ministration du  Bergensland.  Et  je  me  dirigeais 
dans  une  autre  direction,  quand  j'aperçus  derrière 
des  tonneaux  un  tout  petit  enfant  dont  l'extrême 
jeunesse  me  parut  rassurante,  et  qui  avait  toute 
chance  de  ne  pas  être  un  suppôt  de  Herner.  Je 
demandai  à  ce  petit,  en  langue  du  pays,  si  quehpie 
bateau  devait  quitter  le  port  dans  la  matinée.  Mais 
il  répondit  à  mes  questions  avec  une  prolixité  qui 
m'accabla.  Puis  il  me  fit  signe  de  le  suivre  jusqu'à 
d'autres  tonneaux,  entre  lesquels  je  découvris  un 
homme  d'un  grand  âge,  que  l'on  avait  mis  au  sec 
à  cet  endroit.  Ce  vieillard,  avec  beaucoup  moins 
de  paroles,  arrivait  à  être  tout  aussi  inintelligible 
que  son  jeune  compagnon. 

Il  fallut  donc  me  rabattre,  au  mépris  de  toute 
prudence,  sur  l'homme  à  casquette  galonnée.  Je 
lui  demandai,  d'un  air  détaché,  s'il  n'y  aurait  pas 
moyen  de  faire  une  petite  promenade  sur  le  fleuve 
dans  un  de  ces  bateaux  marchands. 


244  SECRETS    D  ETAT 

Il  me  répondit  que  j'aurais  meilleur  temps  de 
prendre  le  bateau  à  vapeur,  —  ce  que  je  savais 
fort  bien. 

Très  embarrassé,  je  dis  :  Oui  î  Oui... 

Puis  ridée  me  vint  de  dire  à  ce  brave  douanier 
(ou  garde-côtes,  ou  employé  de  la  Régie)  que  la 
fumée  du  bateau  me  donnait  mal  au  cœur.  Ce  qui 
le  fit  rire  énormément.  Il  me  conseilla  de  l'accom- 
pagner pour  faire  un  tour  sur  le  port,  où  certaine- 
ment nous  trouverions  un  bateau  en  partance. 

Nous  vîmes,  en  effet,  tout  près  du  pont,  sur  un 
bateau,  deux  sacs  de  charbon  remuer,  s'animer 
peu  à  peu  sur  un  tas  d'autres  sacs  analogues, 
^lon  compagnon  s'adressa  à  eux,  malgré  leur  état 
quasi-léthargique.  Ils  répondirent  qu'ils  atten- 
daient un  remorqueur  et  qu'ils  seraient  partis  d'ici 
dix  minutes. 

Le  médium  continua  ses  questions  en  leur  de- 
mandant s'ils  voulaient  emmener  un  monsieur  qui 
désirait  voir  la  rivière.  L'un  des  sujets  répondit 
une  petite  phrase  que  je  compris  mal,  mais  où  il 
était  question  d'un  litre. 

Le  médium  me  dit  :  «  Ils  veulent  bien  vous 


SECRETS  d'État  245 

emmener,  vous  en  serez  quitte  pour  leur  payer 
la  goutte  ». 

C'était,  pour  un  homme  traqué,  s'en  tirer  à  bon 
compte.  Il  me  semblait  que  tout  le  monde  connais- 
sait ma  situation  de  fugitif,  et  que  le  moindre 
secours  devait  se  payer  d'une  bourse  pleine  d'or. 

Quand  je  sus  que  je  partirais  dix  minutes  après, 
il  me  sembla  que  ce  court  laps  de  temps  me  serait 
fatal  et  qu'il  me  paraîtrait  interminable.  Comment 
l'occuper  ? 

J'offris  un  verre  au  fonctionnaire.  Une  petite 
buvette  s'apercevait  parmi  les  tonneaux.  Je  l'in- 
vitai à  m'y  accompagner,  et  je  vis  tout  de  suite 
que  dans  ce  modeste  établissement,  il  était  loin 
d'être  un  inconnu. 

Ces  dix  minutes  me  parurent  non  pas  un  siècle, 

mais  simplement  les  trois  quarts  d'heure  qu'elles 

durèrent   réellement.    Nous   étions    entrés    à    la 

buvette  pour  faire  une  petite  collation,  manger  un 

morceau   de   fromage  et   du  pain;  mais  j'avais 

compté  sans  l'appétit  du  fonctionnaire.  Il  fit  sortir 

des  flancs  de  cette  humble  construction  toutes 

sortes  de  trésors  qu'on  ne  pouvait  y  soupçonner  : 

de  courtes  saucisses  froides,  du  poisson  frit,  une 

17 


246  SECRETS  d'État 

boîte  de  thon  mariné,  de  la  graisse  d'oie,  du  bœuf 
fumé...  On  entendit  le  sifflet  du  remorqueur,  mais 
il  envoya  un  gamin  pour  dire  que  Ton  m'attende, 
et  il  me  força  à  finir  avec  lui  toutes  ces  provi- 
sions indigestes.  Je  mangeai  pour  ma  part  le 
moins  que  je  pus,  mais  suffisamment  pour  me 
donner  des  inquiétudes;  ce  n'était  vraiment  pas 
un  régime  pour  un  proscrit  en  fuite,  et  qui  ne 
doit  pas  être  retardé  dans  son  expédition  par  des 
préoccupations  de  digestion. 

Enfin  j'arrivai  à  payer  la  patronne,  et  nous  nous 
levâmes.  Mais  il  voulut  à  toute  force  me  conduire 
jusqu'au  bateau.  Il  marchait  maintenant  encore 
plus  lentement,  soit  qu'il  fût  un  peu  alourdi  par 
ce  repas,  soit  qu'il  tînt  à  me  raconter  avant  mon 
embarquement,  l'histoire  complète  des  personnes 
qui  tenaient  la  buvette,  leurs  parentés,  leurs 
succès  commerciaux  et  leurs  revers. 


XXV 


Je  m'attendais  à  essuyer  les  reproches  des  deux 
hommes  du  bateau  charbonnier,  pour  retarder 
ainsi  leur  voyage.  Mais  leur  vie  n'était  que  retards 
continuels,  subis  avec  la  plus  grande  patience. 
Je  vis  que  l'équipage  s'était  augmenté  d'une 
femme  du  peuple  aux  cheveux  jaunes,  et  d'un 
petit  garçon  de  quatre  ans  aux  cheveux  blancs. 
On  avait  sorti  en  mon  honneur  deux  chaises  de 
paille  qu'on  avait  placées  auprès  d'un  tas  de 
charbon.  Je  remarquai  avec  désespoir  que  le 
bateau  se  trouvait  entouré  de  tous  côtés  par 
d'autres  bateaux  et  je  me  demandai  comment  il 
allait  sortir  de  là.  En  écartant  les  uns,  en  repous- 
sant les  autres,  on  y  arriva  cependant,  et  bientôt 
nous  nous  éloignâmes  de  la  rive  en  glissant  sur 
Teau  si  lentement  que  nous  n'avions  pas  l'air  de 


248  SECRETS  d'État 

marcher,  que  nous  franchissions  les  ponts  sans 
nous  en  apercevoir,  et  que  nous  nous  trouvâmes 
tout  à  coup  dans  la  campagne  sans  avoir  eu  l'im- 
pression de  quitter  Schoenburg. 

C'est  à  partir  de  ce  moment  que  je  commençai 
à  sentir  un  peu  d'agacement,  parce  que  je  n'avais 
rien  à  faire,  aucune  décision  à  prendre  pour  le 
moment,  et  des  résolutions  assez  graves  à  exa- 
miner pour  plus  tard. 

Je  regardais  la  femme  aux  cheveux  jaunes  qui 
faisait  du  filet.  L'un  des  hommes  était  monté  à 
bord  du  remorqueur;  l'autre  homme,  à  quelques 
pas  de  moi,  taillait  un  morceau  de  bois  avec  son 
couteau. 

Je  me  dis  tout  à  coup  que  les  rives  du  fleuve 
devaient  être  fort  belles;  je  les  regardai  et  les 
trouvai  belles,  en  effet.  Pendant  quelques  instants 
je  me  forçai  à  goûter  le  plaisir  de  me  trouver  sur 
un  bateau  qui  glissait  lentement  entre  deux  rives 
agréables. 

Cependant  il  fallait  se  préoccuper  de  la  suite. 
A  quel  endroit  pourrais-je  prendre  le  bateau  à 
vapeur?  Avait-il  déjà  passé?  ou  s'il  n'avait  pas 
passé,  ne  nous  rattraperait-il  pas  avant  le  pro- 


SECRETS  d'État  249 

chain   embarcadère?   J'interrogeai   riiomme   du 
bateau.  Il  me  dit  posément  : 

—  Le  bateau  a  passé  quand  nous  étions  en 
train  de  quitter  le  pont. 

Et  comme  je  réfléchissais  aux  conséquences  de 
ce  retard,  il  interrogea  de  loin  sa  femme. 

—  C'esl-y  que  le  bateau  à  vapeur  a  passé  ? 
Elle  répondit  avec  une  grande  sûreté  : 

—  Mais  non,  qu'il  n'a  pas  passé  ! 
Il  me  regarda  et  me  dit  : 

—  C'est  qu'il  n'a  pas  passé... 
Je  lui  demandai  : 

—  Est-ce  qu'il  ne  va  pas  passer  devant  nous 
avant  le  prochain  embarcadère  ? 

Il  me  répondit  : 

—  Oh  !  non,  monsieur  !  Il  ne  nous  passera  pas. 
Il  n'y  a  certes  aucun  danger  qu'il  nous  passe. 
Vous  pouvez  être  tranquille,  monsieur.  Et  il 
ajouta  : 

—  C'est  suivant  où  que  c'est,  l'embarcadère... 
Je  poursuivis  : 

—  Vous  n'avez  aucune  idée  de  l'endroit  où 
peut  être  l'embarcadère  ? 


250  SECRETS    D  ETAT 

—  Si,  monsieur,  répondit-il,  je  sais  très  bien. 
Et  il  cria  à  sa  femme  : 

—  Sais-tu  où  qu'  c'est,  la  prochaine  station  du 
bateau  à  vapeur  ? 

La  femme  fit  :  Non  !  de  la  tête. 

—  Non,  monsieur,  fit  l'homme,  je  ne  peux  pas 
vous  dire... 

Cependant  nous  arrivions  dans  un  de  ces  vil- 
lages de  grande  banlieue  qui  dressent  au  bord  de 
l'eau  quelques  buvettes  et  des  brasseries.  Nous 
aperçûmes  deux  pontons  qui  devaient  bien  servir 
à  quelque  chose.  On  fit  signe  à  un  remorqueur 
de  stopper.  On  bêla  une  petite  barque,  et  je  pris 
congé  de  l'homme  au  couteau  en  lui  glissant  une 
large  pièce. 

—  Tenez,  me  dit-il,  voilà  justement  le  sifflet  du 
vapeur,..  Vous  voyez  que  j'avais  raison!  Nous 
arrivons  juste  !... 

Je  ne  cherchai  pas  à  comprendre  en  quoi  il 
avait  raison.  Je  me  dépêchai  de  descendre  dans 
la  barque.  11  me  semblait  que  ce  vapeur  qui 
s'approchait  du  ponton  ne  m'atteindrait  jamais. 
Mais  je  vis  bientôt  qu'avec  lui,  comme  avec  les 


SECRETS  d'État  251 

hommes  du  bateau  charbonnier,  on  pouvait  pren- 
dre son  temps. 

A  peine  avait-il  touché  le  ponton  que  je  me 
précipitai  à  bord,  en  bousculant  presque  des  per- 
sonnes qui  débarquaient.  Mais  une  fois  que  je  fus 
sur  le  pont,  il  s'écoula  un  temps  tellement  long 
qu'il  me  sembla  qu'il  n'était  plus  question  de 
départ,  et  s'il  n'était  pas  resté  du  monde  sur  le 
bateau,  j'aurais  pensé  que  nous  étions  au  point 
terminus. 

J'étais  énervé;  les  circonstances  étaient  mal 
clioisies  pour  que  je  pusse  me  faire  à  toutes  les 
lenteurs  de  cette  vie  fluviale.  Il  me  semblait  à 
chaque  instant  que  je  n'étais  pas  en  sûreté  tant 
que  nous  touchions  à  la  rive,  et  je  m'attendais  à 
voir  surgir  des  cavaliers  qui  feraient  signe  au 
bateau  de  ne  pas  s'éloigner  du  bord. 

Enfin,  nous  quittâmes  la  rive,  à  mon  grand 
soulagement,  et  j'eus  un  peu  de  tranquillité 
d'esprit  pour  regarder  autour  de  moi.  C'était  un 
vapeur  de  dimensions  très  modestes.  Le  personnel 
du  bord  se  composait  d'un  capitaine  qui  se  tenait 
à  la  roue;  d'un  chauffeur  invisible,  et  d'un  vieil- 
lard, le  plus  loup  de  mer  de  la  bande,  dont  les 


252  SECRETS  d'État 

fonctions  ne  nécessitaient  pas  cependant  une  expé- 
rience navale  considérable,  car  elles  consistaient 
simplement  à  poinçonner  des  billets. 

J'étais  le  seul  passager  de  la  plate-forme  réser- 
vée. A  l'arrière,  toute  une  famille  de  touristes 
s'était  endormie,  accablée  par  la  beauté  des  rives. 
L'avant  était  assez  bien  garni.  C'étaient  surtout 
des  gens  de  la  campagne  :  une  paysanne  avait  à 
côté  d'elle  un  panier  qui  gloussait.  Ça  sentait  bon 
les  œufs  crottés... 

Au  fur  et  à  mesure  que  le  bateau  s'éloignait 
de  la  ville,  les  stations  s'espaçaient,  les  aspects  du 
paysage  variaient  sous  un  ciel  un  peu  nuageux. 
Nous  traversâmes  un  bourg  amusant,  dont  les 
maisons  avaient  l'air  de  petites  vieilles  curieuses 
accourues  des  deux  côtés  de  la  rivière  pour  voir 
passer  les  bateaux.  Puis  ce  furent  des  kilomètres 
inutiles  sur  une  eau,  toujours  la  même,  entre  des 
plaines  uniformes  dont  on  aurait  pu,  sans  incon- 
vénient, supprimer  d'énormes  morceaux. 

Nous  devions  arriver  vers  quatre  heures  à 
Sinshausen,  la  ville  frontière.  C'était  du  moins  ce 
qu'indiquait  un  document  placardé  à  bord  et  qui 
s'intitulait  de  la  façon  la  plus  arbitraire  :  Horaire 


SECRETS  d'État  253 

du  bateau.  Il  indiquait,  pour  les  différents  embar- 
cadères de  la  route,  des  heures  de  passage,  en 
dehors  de  toute  réahlé  et  des  noms  de  stations 
inconnues  sur  n'importe  quelle  ligne  de  bateaux 
du  monde. 

Nous  arrivâmes  en  vue  de  Sinshausen  vers  cinq 
heures.  A  cet  endroit,  le  fleuve,  rigide  comme  un 
canal,  s'en  allait  sans  dévier  pendant  quelques 
kilomètres,  et  j'aperçus,  de  très  loin,  le  ponton  de 
la  ville-frontière.  Dès  lors,  je  fus  pris  d'une  an- 
goisse terrible,  et  je  me  dis  que  j'aurais  dû  des- 
cendre du  bateau  à  la  station  d'avant,  qui  se  trou- 
vait à  quatre  lieues  de  la  frontière.  J'aurais  bien 
trouvé  une  carriole  pour  me  transporter  en  lieu 
sûr.  Comment  n'avais-je  pas  songé  à  cela  ?  Mon 
signalement  n'était-il  pas  aux  mains  de  ces  per- 
sonnes mystérieuses  dont  je  voyais  la  toute  petile 
silhouette  noire  sur  le  ponton? 

Je  fus  sur  le  point  de  faire  une  démarche  impru- 
dente auprès  du  timonier,  et  de  lui  offrir  de 
l'argent  pour  me  déposer  sur  la  rive  avant  notre 
arrivée  au  ponton. 

Heureusement,  je  fus  arrêté  par  cette  idée  que 
les  gens  du  ponton  pouvaient  me  voir  opérer  ce 


254  SECRETS  d'État 

débarquement.  Je  fus  donc  un  peu  soulagé,  selon 
mon  habitude,  quand  je  fus  bien  persuadé  que  le 
mal  était  fait  et  qu'il  était  trop  tard  pour  y  porter 
remède. 

Cependant,  le  ponton  approchait  toujours,  et 
les  silhouettes  se  précisaient.  I\Ion  inquiétude 
diminuait  un  peu  en  constatant  que  ces  trois  per- 
sonnes —  elles  étaient  bien  trois  —  semblaient 
remuer  nonchalamment,  aller  de  droite  à  gauche. 

Il  mé  sembla  que  si  elles  m'avaient  attendu, 
elles  seraient  figées  sur  place,  ainsi  que  j'étais, 
sur  le  bateau;  elles  auraient  eu  les  yeux  fixés  sur 
le  vapeur  qui  s'approchait,  comme  mes  yeux  à 
moi  restaient  fixés  sur  le  ponton.  Il  est  vrai  que 
l'instant  d'après  je  pensais  exactement  le  con- 
traire, et  je  me  dis  que  cette  attitude  paresseuse 
était  sans  doute  préméditée...  Il  était  temps  que 
le  bateau  arrivât... 

Quand  il  fut  à  cent  pas  du  ponton,  je  m'aperçus 
qu'une  des  silhouettes  incriminées  était  une  vieille 
femme  qui  balayait  le  ponton  et  que  les  deux 
autres  étaient  des  employés  de  cette  Compagnie 
de  navigation,  ainsi  que  leur  nonchalance  inimi- 
table aurait  dû  m'en  avertir...  Mais  je  n'en  avais 


SECRETS  d'État  255 

pas  fini  avec  mes  angoisses.  Bien  qu'il  n'y  eût 
aucun  voyageur  à  embarquer  dans  cette  petite 
station,  le  bateau  s'y  éternisait.  Je  fus  sur  le  point 
de  descendre  dans  la  ville  et  de  gagner  la  frontière 
à  pied.  Cependant  aucune  ombre  inquiétante  ne 
s'entrevoyait  à  l'horizon.  Ce  fut  seulement  au 
moment  où  nous  quittions  la  rive  que  j'eus  une 
alerte  sérieuse.  Des  gens  tournaient  en  courant 
le  coin  de  la  rue,  en  faisant  signe  au  capitaine 
d'arrêter...  Mais  il  s'agissait  tout  simplement  d'un 
petit  pa({uet  dont  une  femme  du  pays  voulait  nous 
charger. 

Quand  le  bateau  eut  gagné  le  milieu  du  fleuve, 
je  me  sentis  envahi  d'un  bonheur  incroyable. 
J'avais  pu  quitter  le  Bergensland  !...  J'aurais 
voulu  faire  des  folies,  me  promener  voluptueu- 
sement sur  le  pont,  avec  un  gros  cigare  aux 
lèvres,  moi  qui  ne  fumais  jamais  ! 

A  ce  moment,  je  pensais  que  je  devais  avoir 
faim.  Il  n'y  avait  rien  à  manger  à  bord.  Le 
bateau  allait  s'arrêter  dans  une  station  très 
proche,  au  ponton-frontière  du  pays  où  nous 
étions. 

Je  tieuvai   à  cette  station  une  petite  buvette 


256  SECRETS  d'État 

convenablement  fournie  en  bière,  en  pain  et  en 
jambon.  Le  bateau  resta  assez  longtemps,  mais 
cette  fois,  il  me  sembla  qu'il  partait  trop  tôt,  tant 
je  goûtais  la  tranquillité  de  cette  balte  exempte 
de  périls. 

Le  nombre  des  passagers  de  la  plate-forme 
réservée  ne  s'était  pas  augmenté.  J'étais  toujours 
seul,  n'ayant  comme  compagnon  que  le  peu 
loquace  capitaine,  qui,  aux  rares  questions  que 
j'essayais  de  lui  poser,  répondait,  sans  me  regar- 
der, par  des  petites  phrases  courtes,  que  je  ne 
tentais  pas  de  comprendre,  n'ayant  fait  l'interro- 
gation que  par  sociabilité,  et  sans  attacher  le 
moindre  intérêt  à  la  réponse. 

Il  était  près  de  huit  heures  quand  le  bateau 
arriva  enfin  à  Ruitz,  au  point  terminus.  Depuis 
longtemps,  des  chantiers  de  bois,  des  usines  an- 
nonçaient l'approche  de  la  grande  ville.  Puis,  ce 
fut  la  glissade  lente,  presque  solennelle,  entre 
deux  quais  anciens,  bordés  de  parapets  de  pierre. 
Le  bateau  se  mit  à  mugir.  Une  cloche  lui  répondit, 
sur  la  rive,  pour  appeler  les  déchargeurs.  Notre 
petit  vapeur  prenait  tout  de  suite  une  importance, 
et  avait  l'air  de  quelqu'un... 


XXVI 


Il  est  dans  ma  nature  de  ne  pouvoir  pas  plus 
supporter  la  quiétude  que  l'inquiétude.  Je  prends 
assez  bien  mon  parti  d'un  gros  ennui,  bien  défini 
et  ((  arrivé  »;  mais  les  menaces  de  la  destinée 
m'affolent;  et  aussitôt  qu'elles  cessent,  ce  calme 
et  ce  silence  m'effraient  et  je  pense  tout  de  suite 
à  ce  qui  pourrait  survenir  de  nouveau.  Aussitôt 
que  je  fus  rassuré  sur  le  succès  de  ma  fuite,  je  fus 
obligé  de  penser  à  Tolberg,  et  je  me  dis  qu'il 
ne  fallait  pas  perdre  un  moment  pour  gagner 
Londres,  faire  mes  révélations  au  comte  de  Her- 
renstein,  et  meltre  tout  en  œuvre  pour  arrêter 
par  un  coup  de  théâtre  le  procès  de  mon  ami. 

Le  comte  de  Ilerrenslein  était  vraiment  la  seule 
personne  a  qui  je  pusse  me  confier.  Je  lui  remet- 
trais entre  les  mains  le  secret  dont  j'étais  por- 


258  SECRETS  d'État 

teur...  Je  trahissais  maintenant  Herner  pour  Tol- 
berg,  comme  j'avais  trahi  Tolberg  pour  Herner. 

S'il  était  prouvé  que  Herner  était  un  imposteur, 
la  justice  ne  suivrait  pas  son  cours,  dès  qu'il 
serait  établi  que  la  convocation  du  Parlement 
signée  soi-disant  du  roi,  émanait  du  premier 
ministre,  toute  la  procédure  de  la  Haute-Cour 
serait,  de  ce  fait,  viciée.  Il  faudrait  recommencer 
le  procès,  et  les  juges,  sans  doute,  auraient  moins 
de  sévérité  contre  les  ennemis  d'un  fourbe  et  d'un 
usurpateur  qui,  lui-même,  serait  certainement 
traduit  en  justice. 

La  disgrâce  de  Herner,  c'était  l'arrivée  au  pou- 
voir de  la  princesse  de  Bavière,  c'est-à-dire  du 
parti  de  Tolberg. 

Après  avoir  quitté  le  bateau,  j'errai  pendant 
quelques  instants,  un  peu  au  hasard,  dans  les 
rues  de  Ruitz.  Je  n'avais  pas  dormi  la  nuit  précé- 
dente, et  j'étais  comme  une  loque.  Et  malgré  moi 
je  songeais  avec  terreur  à  la  nuit  qu'il  faudrait 
passer  dans  le  train.  Mais  il  se  trouva  que  le  sort 
m'accorda  le  répit  que  je  n'aurais  pas  voulu  me 
donner.  Le  rapide  était  passé  une  heure  aupara- 


SECRETS  d'État  259 

vant,  et  le  prochain  ne  passerait  que  le  lendemain 
matin,  à  huit  heures. 

Une  heure  après  je  reposai  clans  une  chambre 
confortable  du  Grand-Hôfel  de  Ruitz. 

Le  lendemain,  en  partant  à  l'heure  dite,  par 
l'express  qui  devait  trente  heures  plus  tard  me 
dép«i^er  à  Ostende,  je  trouvais  que  ça  me  man- 
quait un  peu  de  n'avoir  plus  à  mes  trousses  les 
limiers  du  baron  de  Herner.  J'avais  hôte  d'arriver 
à  Londres,  et  je  ne  pensais  qu'au  terme  du 
voyage.  Cette  journée  de  chemin  de  fer  qui  serait 
suivie  le  lendemain  d'une  journée  de  chemin  de 
fer  et  de  bateau,  la  pluie  qui  ne  cessa  de  tomber, 
le  sommeil  exaspérant  d'un  vieux  monsieur  qui 
était  dans  mon  compartiment,  tout  cela  me  fai- 
sait presque  regretter  mon  petit  bateau.  Puis,  je 
pensais  que  ma  vie  de  cour  était  sans  doute  ter- 
minée; que  je  n'avais  pas  beaucoup  d'argent 
devant  moi,  qu'il  faudrait  retourner  à  Paris,  que 
je  me  retrouverais  seul  dans  la  vie,  que  je  n'avais 
pas  de  compagne,  et  que,  —  c'était  là  le  plus 
triste,  —  je  ne  tenais  môme  pas  à  en  avoir  une... 

J'étais  déjà  allé  à  Londres.  Je  m'y  étais  plu 
beaucoup.  Les  théâtres,  les  restaurants,  la  vie  des 


260  SECRETS   D*ÉTAT 

rues  m'amusaient.  Je  n'y  avais  pas  fait  un  long 
séjour,  et  je  m'étais  bien  promis  d'y  retourner; 
mais  les  ressources  me  manquaient  pour  cela. 
Maintenant  le  destin  m'y  renvoyait  dans  des 
conditions  vraiment  désagréables,  avec  une  tâche 
à  accomplir.  Je  ne  jouirais  pas  de  la  ville.  Il  était 
probable  qu'aussitôt  les  révélations  faites,  je 
retournerais  tout  de  suite  avec  Herrenstein  à 
proximité  du  Bergensland. 

De  nos  jours,  les  voyages  sont  trop  longs, 
parce  qu'ils  sont  plus  courts  que  naguère.  Jadis 
un  voyage,  c'était  une  partie  de  la  vie. 

Maintenant,  un  voyage  en  chemin  de  fer,  qu'il 
dure  dix  heures  ou  deux  jours,  est  un  entr'acte 
qui  sépare  deux  phases  de  notre  existence.  C'est 
de  la  vie  qui  ne  compte  pas,  de  la  vie  sacrifiée. 
Cette  impression  de  la  longueur  du  voyage,  on 
l'a  bien  davantage  quand  on  se  rend  à  un  endroit 
pour  y  accomplir  une  action  précise.  Il  semble 
que  l'on  n'arrivera  jamais  au  bout  de  cette  journée 
inoccupée,  et  si  l'on  a  le  malheur  de  compter  le 
temps,  c'est  interminable.  Les  heures  ont  soixante 
minutes,  dont  chacune  est  aussi  longue  qu'une 
heure.  On  est  pris  de  désespoir  en  songeant  à  ce 


SECRETS  d'État  261 

qui  vous  reste  à  ((  tirer  »,  et  il  nous  semble  mira- 
culeux que  cela  puisse  finir. 

J'arrivai  à  Douvres  le  lendemain,  vers  deux 
heures,  par  une  pluie  infatigable.  Cette  bonne 
pluie  anglaise  était  allée  chercher  notre  bateau 
à  Ostende  et  l'avait  accompagné  jusque  sur  les 
côtes  britanniques. 

Le  train  de  Londres  était  rangé  contre  un  mur. 
On  rencontrait  deux  ou  trois  employés  qui 
avaient  l'air  de  ne  s'occuper  de  rien,  mais  le  ser- 
vice se  faisait  tout  de  même.  Et  le  train  partit 
(juand  il  le  fallut,  avec  quelques  minutes  de  re- 
!ard,  afin  de  n'avoir  pas  l'air  de  rafiiner  sur 
l'exactitude. 

J'arrivai  à  Londres,  et  je  quittai  tout  de  suite 
la  gare,  léger  comme  un  voyageur  sans  bagages. 
Je  n'avais  qu'un  petit  sac  de  voyage.  Un  cab  me 
conduisit  à  Easton  Hôtel,  où  j'avais  hâte  d'arriver 
pour  demander  si  le  comte  de  Ilerrenslein  était 
toujours  là. 

Ce  fut  un  grand  soulagement  quand  on  m'ap- 
prit qu'il  n'avait  pas  quitté  Londres.  Il  était  sorti 
pour  le  moment;  il  faisait  une  promenade  en' voi- 
ture, mais  il  avait  dit  qu'il  reviendrait  pour  le 

18 


262  SECRETS  d'état 

dîner.  Il  dînait  d'ordinaire  vers  huit  heures  et 
demie,  dans  ses  appartements. 

J'avais  déjeuné  d'assez  bonne  heure  sur  le 
bateau  d'Ostende.  J'allai  prendre  mon  repas  du 
soir  dans  la  salle  à  manger  de  Thôtel.  J'avais 
résolu  de  voir  Herrenstein  dès  le  soir  même. 
J'allai  me  poster  devant  la  porte,  pour  voir  le 
comte  à  sa  descente  de  voiture. 

Puis  je  réfléchis  qu'il  serait  peut-être  gêné 
d'être  aperçu  par  moi,  s'il  était  en  compagnie 
de  quelque  femme.  Je  dis  donc  à  un  jeune  homme 
pâle  qui  se  tenait  au  bureau  : 

—  Quand  le  comte  de  Herrenstein  rentrera, 
vous  me  ferez  prévenir  dans  ma  chambre. 

—  Mais,  monsieur,  me  répondit-il,  il  doit  être 
rentré. 

Je  lui  fis  alors  passer  ma  carte  avec  un  mot. 
Je  m'excusai  de  le  déranger,  et  je  l'avertissais 
que  j'avais  une  communication  très  grave  et 
urgente  à  lui  faire. 

En  somme,  tout  s'était  passé  sans  encombre 
depuis  mon  départ  de  Schoenburg.  Je  n'avais  subi 
que  des  retards  insignifiants,  et  j'avais  la  chance 


SECRETS    d'ÉTxM  263 

de  retrouver  à  Londres,  sans  avoir  besoin  de  pro- 
longer mon  voyage,  l'homme  que  j'élais  venu 
chercher... 

Cependant,  l'employé  que  j'avais  envoyé  chez 
le  comte  de  Herrenstein  ne  redescendait  pas,  et 
je  commençais  à  être  un  peu  étonné,  car  je  m'at- 
tendais à  être  reçu  tout  de  suite  et  avec  empres- 
sement... 

Un  quart  d'heure  se  passa...  Peut-être  ne 
tenait-il  pas  à  me  voir  ?  Pourquoi  donc  ?  Par  quel 
mystère  que  je  ne  soupçonnais  pas?...  Peut-être, 
après  tout,  n'avait-on  pas  fait  la  commission... 
J'allais  envoyer  un  autre  messager,  quand  l'em- 
ployé redescendit  et  me  lit  une  réponse  bien 
étonnante  :  le  comte  ne  pouvait  pas  me  recevoir 
ce  soir,  et  il  me  demandait  de  lui  donner  par  écrit 
des  détails  complémentaires  sur  l'objet  de  ma 
visite. 

J'envoyai  un  bout  de  billet  :  je  ne  pouvais 
m'expliquer  que  de  vive  voix.  J'insistai  sur  le 
grand  intérêt  privé  et  politique  qu'il  y  avait  à  me 
recevoir  au  plus  tôt.  Si  j'avais  fait  spécialement 
le  vovage  de  Schoenburg  à  Londres,  c'était  —  le 


264  SECRETS  d'État 

comle  le  pensait  bien  —  pour  une  affaire  des  plus 
sérieuses. 

Comme  ce  comte  de  Herrenstein  se  faisait 
prier!  Pour  qui  me  prenait-il?...  Je  n'étais  tout 
de  môme  pas  le  premier  venu,  et  j'avais  parlé  à 
d'autres  personnages!... 

Peut-être  l'avais-je  jugé  trop  favorablement,  et 
avais-je  eu  le  tort  de  le  considérer  comme  un 
homme  de  confiance  à  qui  je  pouvais  dévoiler  des 
secrets  aussi  capitaux...  N'était-ce  qu'un  amateur 
d'art  distingué,  légèrement  snob?...  Aurait-il  un 
bon  conseil  à  me  donner  dans  cette  terrible  affaire? 
Mais  j'avais  fait  le  voyage  ;  il  fallait  lui  parler 
maintenant...  D'ailleurs,  c'était  le  seul  salut  qui 
me  restait... 

Cependant  l'employé  apparut  au  haut  de  l'es- 
calier, et  me  dit  que  je  pouvais  monter. 

Les  appartements  de  cet  hôtel  étaient  meublés 
avec  une  élégance  française  un  peu  surannée. 
Le  salon,  où  je  fis  encore  une  station  assez 
longue,  et  qui  était  attenant  à  la  chambre  du 
comte,  s'ornait  d'une  table  de  palissandre  et  de 
chaises  en  bois  doré,  capitonnées  en  satin  rouge. 
L'Hôtel  Easton  était  un  vieil  hôtel  cossu,  et  je 


SECRETS  d'État  2G5 

comprenais  assez  que  le  comte  l'eût  choisi  pour 
un  voyage  clandestin... 

Au  bout  d'un  quart  d'heure  environ,  la  porte 
s'ouvrit  et  je  vis  paraître  une  jeune  femme  en 
peignoir  blanc,  blonde,  petite,  assez  grasse,  et 
qui  ne  ressemblait  que  d'une  façon  assez  lointaine 
à  M'^'  de  Linstein. 

Celte  personne,  qui  s'exprimait  en  français 
avec  une  certaine  difficulté,  avait  un  air  poli, 
mais  un  peu  hostile.  Elle  me  dit  que  le  comte 
était  très  souffrant,  et  qu'il  me  priait,  si  c'était 
possible,  de  lui  confier  à  elle  tout  ce  que  j'avais 
à  dire...  Je  répondis  avec  une  courtoisie  un  peu 
froide  et  légèrement  impatientée,  que  les  secrets 
que  j'apportais  n'étaient  pas  les  miens,  et  qu'il 
ne  m'était  possible  de  les  confier  qu'au  comte  de 
Ilerrenstein.  La  dame  garda  un  instant  le  silence, 
puis  elle  disparut  à  nouveau  dans  la  chambre  à 
côté.  Nouvelle  attente  énervante.  Je  finissais  par 
penser  que  je  ne  verrais  jamais  le  comte  de 
Ilerrenstein... 

La  porte,  au  bout  d'un  instant  assez  long,  se 
rouvrit.  Je  vis  apparaître  une  seconde  fois  la 
jeune  femme.  Elle  avait  un  air  embarrassé...  Elle 


266  SECRETS  d'État 

allait  m'introduire  auprès  du  comte  de  Herrens- 
tein.  Puis  elle  ajouta,  d'un  air  plus  gêné  encore  : 

—  Le  comte  est  très  souffrant.  Il  ne  peut  pas 
supporter  la  lumière...  Il  vous  prie  de  l'excuser 
s'il  vous  reçoit  dans  l'obscurité.. . 

C'était  vraiment  un  peu  déconcertant,  mais  en 
somme  cela  pouvait  s'expliquer.  Ce  qui  m'inquiéta 
le  plus,  ce  fut  le  ton  un  peu  bizarre  de  la  dame 
quand  elle  me  posa  ces  conditions. 

N'était-ce  pas  un  faux  comte  de  Herrenstein 
que  j'allais  rencontrer  dans  cette  chambre...  Les 
imaginations  les  plus  folles  me  passèrent  par  la 
tête... 

Je  me  laissai  cependant  conduire  jusque  dans 
la  chambre,  et  je  pris  place  sur  un  fauteuil.  Le 
comte  était  en  face  de  moi,  et  je  ne  voyais  rien 
dans  cette  pièce  parfaitement  noire.  La  lumière 
du  salon  n'y  pénétrait  pas,  car  les  deux  pièces 
n'étaient  pas  attenantes,  comme  je  l'avais  cru  : 
un  petit  cabinet  les  séparait. 

N'était-ce  pas  imprudent  de  parler?...  Avais-je 
vraiment  devant  moi  le  comte  de  Herrenstein?... 
Je  me  lançai  subitement  dans  mon  récit,   pour 


SECRETS  d'État  267 

faire  cesser  en  moi  toute  indécision.  Puis,  le  plus 
lentement  que  je  pus,  je  racontai  ma  visite  au 
château  royal  le  matin  du  jour  où  le  ministre  et 
moi  nous  avions  trouvé  la  maison  vide.  Je  dis 
l'inquiétude  de  Herner  en  voyant  que  Sa  Majesté 
n'était  pas  rentrée,  surtout  après  les  renseigne- 
ments qu'il  avait  reçus  sar  les  complots  anar- 
chistes. Puis,  j'arrivai  à  notre  expédition  pour 
retrouver  le  roi.  J'eus  un  moment  d'hésitation, 
quand  il  fallut  parler  de  notre  horrible  décou- 
verte, car  je  m'étais  souvenu  à  ce  moment  des 
liens  d'amitié  qui  unissaient  Herrenstein  au  roi 
défunt,  et  je  baissai  la  voix  pour  lui  annoncer 
cette  vieille  et  affreuse  nouvelle...  Dès  que  je 
parlai  des  débris  de  la  voiture,  il  me  sembla  qu'il 
remuait,  et  je  sentis  son  attention  aux  aguets  dans 
les  ténèbres.  Je  continuai  d'une  voix  plus  basse 
encore;  je  parlai  des  ossements,  de  ce  qui  restait 
des  deux  hommes...  Ses  soupirs  oppressés  de- 
vinrent des  sanglots.  J'entendis  alors  une  phrase 
dont  je  ne  m'expliquai  pas  le  sens;  une  voix 
désespérée  répétait  :  «  Herrenstein  est  mort  ! 
Herrenstein  est  mort  !  » 
Je  me  levai  : 


268  SECRETS  d'État 

—  Mais  alors  vous  n'êtes  pas?... 

Il  ne  me  répondit  point,  mais  il  tourna  un  bou- 
ton d'électricité,  et  j'aperçus  devant  moi,  sur  un 
fauteuil,  les  traits  décomposés,  les  yeux  malheu- 
reux. Sa  Majesté  Charles  XVI,  roi  du  Bergens- 
land... 


XXVII 


Le  jour  où  le  roi  s'était  décidé  à  quitter  son 
château,  et  à  disparaître  pour  un  temps  indéter- 
miné, sa  liaison  avec  Marie,  sœur  de  M'"^  de  Lins- 
tein,  durait  depuis  longtemps  déjà. 

Le  roi,  je  l'ai  dit,  était  faible,  et  il  aimait  les 
femmes.  Il  eut  un  moment  de  folie  u.n  soir  qu'il 
la  reconduisait  de  Kreuzach  au  château  voisin... 

Marie  n'avait  jamais  eu  d'ami  dans  sa  vie.  Elle 
s'attacha  imprudemment  à  cet  homme  tendre,  si 
riche  d'esprit,  si  inventif  dans  la  câlinerie,  si  dis- 
trayant vraiment,  et  qui  animait  tant  la  vie  d'une 
femme  que  les  heures  passées  loin  de  lui  parais- 
saient vides  et  désolées.  Ce  fut  bientôt  pour  elle 
un  besoin  impérieux  d'être  toujours  avec  lui,  de 
l'avoir  tout  à  elle.  En  somme  cette  môme  maladie 
de  jalousie  qui  possédait  sa  sœur  aînée,  —  sa 


270  SECRETS  d'État 

sœur  et  tant  d'autres,  —  une  jalousie  sauvage 
et  sans  merci,  s'éveilla  dans  son  cœur.  M""^  de  Lins- 
tein,  pour  défendre  son  bien,  faisait  aux  autres 
femmes  une  guerre  farouche.  Marie,  ennemie  in- 
soupçonnée, lui  fit  une  guerre  aussi  âpre  pour  lui 
prendre  son  amant,  et  le  garder  tout  à  fait  à  elle. 
L'affection  ancienne,  le  sentiment  familial  très 
profond  qu'elle  avait  pour  M""^  de  Linstein,  tout 
cela  fut  réduit  à  rien.  Elle  combattit  sa  rivale  avec 
d'autant  plus  de  succès  que  l'autre,  ne  se  doutant 
de  rien,  se  trouvait  sans  défense. 

Pour  détourner  les  soupçons  de  la  maîtresse  en 
litre,  on  avait  imaginé  un  flirt  entre  la  jeune 
femme  et  le  comte  de  Herrenstein,  qui,  dans  celte 
affaire,  n'était  que  le  confident  du  roi.  Chaque 
soir,  Herrenstein  reconduisait  Alarie  au  château 
de  Reinig.  La  jeune  femme,  en  s'en  allant,  em- 
brassait sa  sœur,  et  tendait  la  main  au  roi, 
et  le  sensible  Charles  XVI  était  torturé,  en  voyant 
la  détresse  qu'exprimait  le  visage  de  Alarie,  navrée 
de  le  laisser  ainsi  «  avec  une  autre.  » 

Depuis  longtemps,  chaque  fois  qu'ils  pouvaient 
se  trouver  ensemble,  c'était  entre  eux  des  scènes 


SECRETS  d'État  271 

déchirantes.  Elle  le  suppliait  de  l'emmener  avec 
lui  pendant  quelques  semaines,  pour  recom- 
mencer avec  elle  un  de  ces  voyages  qu'il  avait  fait 
jadis  avec  AI""^  de  Linstein  et  dont  celle-ci,  avec 
une  cruauté  inconsciente,  avait  tant  parlé  à  sa 
jeune  sœur. 

Le  roi  avait  passé  des  heures  abominahles  à 
refL=;er  d'abord,  à  promettre  enfin,  à  souffrir  du 
remords  d'avoir  promis. 

Tout  ceci  se  passait  au  moment  où  j'étais  arrivé 
à  Schoenburg  et  où  j'avais  été  présenté  au  roi.  Les 
paroles  mystérieuses  (jui  s'étaient  échangées  entre 
Charles  XVI  et  le  comte  de  Ilerrenstein  le  jour 
de  mon  arrivée  au  château,  cet  entretien  secret, 
avaient  trait  à  ces  débats  douloureux.  Puis  comme 
il  fallait  en  finir,  comme  il  ne  supportait  plus 
cette  vie,  à  la  suite  d'une  scène  presque  tra- 
gique qui  s'était  passée  au  château  de  Reinig,  il 
avait,  excédé,  décidé  de  partir  brusfpicment,  en 
chargeant  Ilerrenstein  de  deux  messages  :  l'un 
pour  M""^  de  Linstein,  l'autre  pour  le  baron  de 
Ilerner. 

Le  roi  avait  pris  le  train  le  môme  soir  avec 


272  SECRETS  d'État 

Marie,  pendant  que  le  malheureux  Herrenstein 
montait  dans  le  landau  royal  que  les  nihilistes 
attendaient  au  passage  dans  la  carrière  aban- 
donnée. 

L'explosion  avait  tout  anéanti  :  le  messager  et 
les  messages.  La  lettre  qu'il  porlait  à  Herner, 
celle  qu'il  devait  remettre  à  ]\1'"'  de  Linstein,  et  où 
le  roi  indiquait  à  sa  maîtresse  qu'une  raison  ;joli- 
tique  mystérieuse  l'obligeait  à  s'en  aller.  C'était 
en  somme  la  miême  défaite  que  nous  avions 
trouvée,  le  ministre  et  moi,  quand  il  s'était  agi  de 
calmer  les  inquiétudes  de  M"^'  de  Linstein.  Il  allait 
justement,  au  moment  où  j'arrivais  à  Londres, 
écrire  au  ministre  pour  lui  dire  qu'il  prolongeait 
son  voyage,  et  mes  révélations,  comme  bien  l'on 
pense,  modifièrent  ses  projets. 

Le  baron  de  Herner  n'eut  donc  pas  la  surprise 
de  recevoir  la  lettre  d'un  mort...  Mais  il  ne  perdait 
rien  pour  attendre,  et  on  lui  ménageait  d'autres 
stupéfactions. 

Quand  le  roi  m'eut  tout  raconté,  il  fit  venir  son 
amie.  Il  l'avait  priée  de  le  laisser  seul  avec  moi, 
en  lui  disant  qu'il  se  passait  des  événements  graves 


SECRETS  d'État  273 

à  Sclioenburg.  C'est  pendant  ces  quelques  instants 
qu'il  me  fit  toutes  ces  confidences,  comme  au  seul 
ami  qu'il  eût  au  monde.  Je  crois  qu'il  eut  un 
grand  soulagement  de  trouver  un  ami  qui  fut  un 
homme.  Il  avait  eu  pendant  quelques  semaines 
quelques  moments  très  malheureux,  et  il  n'avait 
rien  osé  en  laisser  paraître  pour  ne  pas  gâter 
chez  ^larie  la  joie  de  l'avoir  à  elle  sans  partage. 

Mais  lui  ne  supportait  pas  le  remords  d'aban- 
donner ainsi  M°'°  de  Linstein. 

Il  eût  voulu  prendre  le  temps  de  préparer  la 
jeune  femme  à  l'idée  de  son  retour  à  Schoenburg. 
Je  sentis  qu'il  fallait  être  énergique  à  sa  place. 

Je  lui  représentai  que  Marie  était  déjà  préparée 
par  ma  visite.  Les  nouvelles  que  j'étais  censé 
apporter  fournissaient,  pour  justifier  notre  retour 
immédiat,  des  raisons  impérieuses,  et  que  nous 
ne  pourrions  plus  retrouver  les  jours  suivants. 

On  fil  venir  la  jeune  femme,  et  le  roi  lui  dit 
devant  moi  que  le  lendemain  môme  il  était  obligé 
'^e  retourner  dans  ses  Etats. 

Elle  le  connaissait,  et  savait  bien  que  si  même 
il  était  disposé  à  rester  avec  elle,  s'il  retournait 


274  SECRETS  d'État 

là-bas,  il  ne  romprait  pas  tout  de  suite  avec 
M™^  de  Linstein.  Elle  se  disait  donc  qu'au  moins 
pendant  quelque  temps  il  lui  faudrait  se  priver 
de  vivre  avec  le  roi...  Elle  nous  écouta  sans  mot 
dire,  en  hochant  faiblement  la  tête.  Puis  elle  sortit 
de  la  chambre... 


XXVIII 


—  Ou  est-ce  que  vous  dites,  Mossieu  ?  me 
demanda  avec  un  fort  accent  allemand  le  baron 
de  Gentz,  qui  représentait,  à  Londres,  l'Etat  du 
Bergensland...  Est-ce  que  vraiment  c'est  pos- 
sible... Sa  Majesté  serait  à  Londres?...  Non, 
Mossieu,  je  ne  puis  croire... 

Et  il  tournait  dans  ses  courtes  mains  gantées 
de  gris  perle  la  lettre  que  m'avait  confiée  le  roi. 
Il  se  résigna  enfin  à  l'ouvrir,  et  son  nez  écrasé 
se  mit  à  soupirer  d'émotion  dans  la  touffe  de  sa 
moustacbe  et  de  sa  barbe... 

—  Oui,  oui,  il  faut  aller  tout  de  suite  au  minis- 
tère des  affaires  étrangères...  le  ministre  lui- 
même  je  dois  voir  pour  cette  affaire.  Si  la  jeune 
femme  s'est  tuée  cette  nuit,  si  la  police  est  déjà 
prévenue,  il  n'y  a  aucun  temps  à  perdre,  Mossieu, 


276  SECRETS  d'État 

pour  arrêter  cela...  Oui,  oui,  Mossieu,  nous  l'arrê- 
terons, dit-il  en  haussant  les  épaules,  comme  si 
j'avais  mis  en  doute  sa  puissance...  Mais  à  la 
vérité,  quelle  surprise,  Mossieu,  que  le  bien-aimé 
souverain  soit  à  Londres  !... 

Il  ajouta  que  certes  il  viendrait  le  voir  avant 
une  heure. 

Je  lui  dis  alors  que  le  roi  préférait  ne  recevoir 
aucune  visite,  qu'il  viendrait  lui-même  à  l'am- 
bassade dans  le  courant  de  l'après-midi.  Mais  il 
priait  Tambassadeur  de  ne  dire  un  mot  à  qui  que 
ce  fût  de  sa  présence  à  Londres,  sauf  au  ministre 
anglais,  si  c'était  nécessaire.  J'ajoutai  que  sous 
aucun  prétexte  il  ne  fallait  en  référer  à  Schoen- 
burg.  A  la  vérité.  Sa  Majesté,  tout  à  sa  douleur, 
ne  m'avait  fait  aucune  de  ces  observations,  mais 
c'est  moi  qui  avais  pris  cela  sous  ma  responsa- 
bilité. Je  me  formais  peu  à  peu;  je  prenais  de 
l'initiative  ;  j'acquérais  des  qualités  d'homme 
d'Etat. 

Quand  je  rentrai  à  l'hôtel,  je  trouvai  le  roi  à 
la  place  où  je  l'avais  quitté,  auprès  du  lit  où  gisait 
la  jeune  femme.  Cette  nuit  même,  au  moment  où 
il  me  reconduisait  après  notre  conversation,  nous 


SECRETS  d'État  277 

avions  entendu  un  coup  de  feu.  Aussitôt  qu'elle 
avait  su  qu'elle  ne  vivrait  plus  avec  le  roi,  Marie 
avait  couru  à  la  mort  comme  un  prisonnier  court 
à  une  porte  ouverte.  Elle  n'avait  laissé  sur  sa  table 
aucun  mot  d'écrit.  Elle  savait  très  bien  que  l'on 
comprendrait. 

Ce  n'était  pas  une  méchante  femme,  mais  elle 
voulait  être  heureuse  à  tout  prix,  et  ce  besoin 
avide,  comme  animal,  d'être  satisfaite,  l'avait 
rendue  coupable  de  toutes  les  cruautés.  Ainsi  elle 
montra  qu'elle  n'avait  pas  la  force  de  renoncer 
au  bonheur. 

Ce  qui  sauva  le  roi,  c'est  qu'il  était  le  roi.  Mais 
si  sa  vie  n'avait  pas  été  occupée  par  d'autres 
choses  que  par  l'amour,  je  crois  qu'il  se  serait 
tué,  lui  aussi,  plutôt  que  d'aller  retrouver,  auprès 
de  M""*  de  Einstein,  un  autre  remords.  Mais  il 
n'était  pas  un  amant  autant  que  Marie  était  une 
amante.  Quand  l'amour  prend  ces  pauvres  êtres 
désœuvrés,  il  les  prend  tout  entiers. 


19 


XXIX 


La  veille  au  soir,  je  n'avais  pu  que  parler  assez 
brièvement  au  roi.  Il  avait  lu  dans  les  journaux 
les  grands  événements  du  Bergensland.  Il  avait 
eu  connaissance  de  la  convocation  du  Parlement, 
et  il  s  était  dit  que  Herner  agissait  bien  en  pour- 
suivant cette  affaire  avec  rigueur.  Comme  il  lais- 
sait toujours  à  son  premier  ministre  une  grande 
initiative  et  une  grande  liberté,  il  ne  s'était  pas 
étonné  qu'il  eût  utilisé,  pour  convoquer  la  Haute- 
Cour,  les  blancs-seings  qu'il  lui  avait  laissés. 

A  la  vérité,  il  avait  été  un  peu  étonné  de  ne 
recevoir  aucune  nouvelle  du  ministre,  car  dans 
le  message  qu'il  avait  chargé  Herrenstein  de 
porter  au  château  royal,  il  donnait  deux  adresses 
où  des  télégrammes  pouvaient  lui  être  adressés 
par  Herner,  en  cas  de  besoin  urgent. 


280  SECRETS  d'État 

Il  s'était  dit  cependant  que  le  ministre  avait  dû 
agir  avec  rapidité,  et  n'avait  pas  eu  le  temps  de 
prendre  Tordre  du  souverain,  dans  une  circons- 
tance évidemment  d  une  haute  gravité,  mais  où 
l'avis  du  roi  n'était  pas  douteux. 

Herner  était  sûr,  étant  donné  les  idées  de 
Charles  XVI,  esprit  libéral,  mais  monarque,  en 
somme,  assez  ferme,  que  les  mesures  énergiques 
prises  par  le  Gouvernement  seraient  certainement 
approuvées  par  le  roi. 

Le  silence  de  Herrenstein  l'avait  d'autant  moins 
surpris  que  le  comte,  d'après  leurs  conventions, 
ne  devait  écrire  ou  télégraphier  que  dans  le  cas 
d'un  gros  ennui.  L'absence  de  nouvelles  signifiait  : 
bonnes  nouvelles. 

Le  roi  me  donna  l'assurance  que  la  peine  capi- 
tale qui  serait  certainement  prononcée  contre 
Tolberg  serait  commuée  en  un  bannissement  per- 
pétuel. Il  ajouta  qu'il  prendrait  telles  dispositions 
pour  que  Bertha  pût  suivre  son  ami  dans  son  exil. 

J'emmenai  le  roi  le  plus  tôt  que  je  pus  loin 
des  tristes  souvenirs  de  l'hôtel  Easton.  Mais  je 
comprenais  bien  qu'il  ne  pouvait  pas  rentrer  tout 


SECRETS  d'État  281 

de  suite  à  Schoenburg  et  retrouver  M"^^  de  Lins- 
lein,  à  qui  il  faudrait  cacher  toute  sa  douleur. 

Nous  restâmes  quelques  jours  à  Bruxelles. 
Charles  XVI  était  dans  un  tel  état  d'esprit  qu'il 
n'eût  pas  toléré  la  vie  des  champs.  Dans  la  vie 
des  villes,  sa  tristesse  était  moins  accablante;  il 
jouissait  malgré  lui  de  tout  ce  qu'il  voyait  des 
hommes  et  des  choses.  Il  avait  une  faculté  singu- 
lière pour  reconstituer  la  vie  des  gens  rien  qu'en 
les  voyant  passer...  C'est  cette  faculté  de  profiter 
des  êtres,  de  prendre  plaisir  à  leurs  gestes,  de 
saisir  tout  leur  charme  apparent  ou  caché,  qui 
faisait  de  lui  un  amant  si  attaché,  si  constant  et 
si  naturellement  infidèle.  Sa  passion  était  d'une 
clairvoyance  admirable  ;  il  distinguait  en  une 
femme  toutes  ses  séductions  qui  le  retenaient  très 
sûrement  à  elle.  Mais  il  était  sensible  à  d'autres 
charmes  pour  peu  qu'il  s'en  approchât.  L'être 
aimé  était  aimé  par  lui  mieux  que  par  n'importe 
quel  amant,  mais  il  n'était  pas  aimé  exclusive- 
ment. Ses  maîtresses  avaient  peut-être  raison  de 
le  garder  aussi  jalousement,  comme  un  Turc 
garde  ses  femmes. 

Je  me  souviens  qu'un  soir  où  il  avait  été  parti- 


282  SECRETS  d'État 

culièrement  triste,  il  m'avait  dit  avec  une  sincérité 
profonde  que  jamais  il  ne  goûterait  plus  de  joie 
dans  la  vie.  Ce  soir-là,  nous  nous  rendîmes  en- 
semble dans  une  sorte  de  music-hall  d'été.  Une 
petite  fille  de  seize  ans  qui  vendait  des  bouquets 
s'approcha  du  roi,  dont  la  tristesse  se  fit  tout  de 
suite  un  peu  plus  attendrie.  Il  la  pria  de  s'asseoir 
à  une  table,  dans  le  jardin.  Il  la  retint  à  causer 
avec  lui  pendant  une  heure,  et  je  crois  qu'il  l'aurait 
emmenée  à  l'hôtel;  mais  il  n'osa  pas,  à  cause  de 
moi... 

Je  ne  voulais  pas  trop  le  presser  pour  rentrer 
à  Schoenburg.  Mais  je  pensais  que  le  procès  de 
Tolberg  devait  être  commencé.  Je  craignais 
qu'une  fois  la  sentence  rendue,  Herner  ne  préci- 
pitât les  choses.  Qui  sait  même  si,  pour  se  débar- 
rasser de  son  ennemi,  il  n'était  pas  homme  à  ima- 
giner quelque  suicide?...  Mais  le  roi,  à  qui  je 
fis  part  de  mes  craintes,  me  répondit  qu'elles 
étaient  sans  fondement. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  Herner  comme  je 
le  connais.  Certainement  c'est  un  homme  que  rien 
n'arrête,  mais  il  est  incapable  d'un  crime  inutile. 
Ainsi,  vous,  par  exemple,  mon  brave  Humbert, 


SECRETS  d'État  283 

il  ne  vous  aurait  jamais  tué  parce  qu'il  avait  la 
ressource  de  vous  coffrer... 

Rien  ne  l'avait  tant  égayé  que  l'histoire  de  ma 
fuite.  Il  répétait  qu'il  aurait  bien  voulu  voir 
Humbert  en  prisonnier,  et  que,  d'ailleurs,  il 
s  offrirait  un  jour  cette  joie-là. 

Enfin,  une  dizaine  de  jours  après  avoir  quitté 
Londres,  il  me  dit  un  matin  : 

—  Nous  allons  rentrer  à  Schoenburg. 

Le  rapide  nous  y  amenait  le  lendemain  au  point 
du  jour.  Nous  descendîmes  de  la  gare  à  pied.  Le 
roi  traversa  sa  bonne  ville  endormie.  C'était  la 
première  fois  de  sa  vie  qu'il  la  voyait  à  cette 
heure. 

En  passant  sur  la  place  de  l'Hôtel-de-Ville,  le 
roi,  qui  me  tenait  familièrement  par  le  bras, 
s'arrêta.  11  regarda  autour  de  lui  toutes  ces 
vieilles  maisons  silencieuses.  Ce  n'était  pas  uni- 
quement le  froid  du  matin  qui  lui  mouillait  les 
paupières.  Charles  XVI  aimait  bien  son  vieux 
Schoenburg... 

La  sentinelle  du  palais  ne  reconnut  pas  cet 
homme  de  forte  taille,  qui  rentrait  à  cette  heure 
matinale,  le  col  de  son  ulster  relevé. 


284  SECRETS  d'État 

Nous  montâmes  jusqu'à  ma  chambre,  qui  était 
telle  que  je  l'avais  laissée.  Le  roi  trouva  qu'on 
m'avait  mal  logé.  Comme  il  restait  de  l'eau  dans 
le  pot  à  eau,  Sa  Majesté  se  débarbouilla.  Puis, 
pendant  que  le  palais  dormait  encore,  nous  des- 
cendîmes tous  les  deux  dans  mon  cabinet  dont  je 
fermai  soigneusement  la  porte. 

C'est  là  que  le  roi,  sans  être  vu,  devait  attendre 
l'arrivée  de  Herner. 

Comme  il  était  fatigué,  il  s'étendit  sur  un  canapé 
où  il  sommeilla,  tandis  que,  trop  énervé  pour 
dormir,  je  m'asseyais  à  mon  bureau,  et  je  com- 
mençais machinalement  à  dépouiller  les  piles 
énormes  de  journaux  qui,  en  mon  absence, 
s'étaient  amoncelés  sur  ma  table. 

Vers  six  heures,  j'entendis  le  bruit  des  garçons 
de  bureau  qui  arrivaient.  L'un  d'eux  ouvrit  la 
porte  du  cabinet  de  Herner,  et  s'en  vint  jusqu'à 
la  porte  du  mien.  Mais  je  lui  criai  que  je  m'étais 
enfermé  pour  travailler,  et  qu'il  ferait  le  cabinet 
plus  tard. 

Vers  neuf  heures,  je  me  mis  à  la  fenêtre  et  je 
guettai  impatiemment  la  venue  de  Herner.  Le  roi 
s'était  levé  et  s'était  mis  à  mes  côtés,  et  nous 


SECRETS  d'État  285 

vîmes  ensemble  le  premier  ministre  qui  traversait 
la  cour  et  se  dirigeait  vers  le  perron  d'entrée, 
d'où  il  s'apprêtait  à  gagner  innocemment  son 
cabinet...  c'est  là  que  l'attendait  une  surprise 
assez  considérable. 

De  Londres,  j'avais  écrit  à  Herner  une  seconde 
lettre  où  j'expli([uais  que  mon  absence  serait  un 
peu  plus  longue  que  je  n'avais  prévu. 

Je  suis  sûr  que  le  ministre  n'avait  pas  cru  à 
mon  histoire,  et  qu'il  était  bien  persuadé  que 
j'avais  voulu  fuir... 

J'avais  laissé  le  roi  dans  mon  petit  bureau,  et 
je  m'installai  dans  le  cabinet  du  ministre.  Quand 
il  ouvrit  la  porte,  il  eut  un  sursaut  d'étonnement. 
Ma  rentrée  bouleversait  évidemment  toutes  ses 
prévisions. 

Il  se  remit  assez  promptement  pour  me  dire  : 

—  Ah  !  vous  voilà  de  retour  ?  et  me  tendre  la 
main  avec  une  parfaite  aisance. 

—  Monsieur  le  ministre,  lui  dis-je,  avec  une 
certaine  émotion,  je  suis  revenu  encore  plus  tôt 
que  je  ne  pensais...  C'est  (fue  je  venais  réclamer 
de  vous  l'exécution  d'une  promesse... 


286  SECRETS  d'État 

Il  semblait  m'écouter  distraitement  et  classer 
dès  papiers  avec  attention. 

—  J'ai  vu,  continuai-je,  que  le  comte  de  Tol- 
berg  avait  été  jugé  et  condamné.  Vous  m'avez  dit 
que,  pour  le  principe,  vous  teniez  à  avoir  une 
condamnation  contre  lui,  mais  vous  m'avez  promis 
qu'après  la  condamnation,  vous  prendriez  en  sa 
faveur  une  mesure  de  clémence... 

Il  sembla  regarder  avec  une  application  scru- 
puleuse des  papiers  quelconques  qu'il  était  en 
train  de  ranger. 

—  Sans  prendre  aucun  engagement,  répondit-il 
au  bout  d'un  instant.  J'ai  dit  et  je  répète  que  je 
ferai  mon  possible  pour  vous  donner  satisfaction. 
Dès  demain  je  réunirai  les  ministres,  et  nous 
verrons  si  nous  pouvons  remettre  le  dossier  à  la 
compagnie  des  grâces.  Je  pense  qu'avec  mon 
appui,  ce  sera  chose  faisable. 

—  Monsieur  le  ministre,  lui  dis-je,  excusez-moi 
si  je  réclame  de  vous  une  promesse  plus  formelle. 

J'avais  pris  un  ton  ferme  que  je  ne  me  connais- 
sais pas.  Ah  !  je  n'avais  pas  peur  de  parler  à  un 
ministre,  quand  j'avais  un  roi  derrière  moi  !... 


SECRETS  d'État  287 

Il  fut  étonné  de  cette  assurance.  Il  me  regarda 
et  me  dit,  avec  une  certaine  hauteur,  que  je 
n'avais  qu'à  me  fier  à  lui.  Et  il  se  demandait  de 
quel  droit... 

Je  répondis  que  ce  droit,  je  le  tenais  de  lui- 
même.  Il  avait  bien  voulu  m'honorer  de  sa 
confiance  en  me  faisant  le  dépositaire  d'un  cer- 
tain secret... 

Il  y  avait  bien  longtemps  qu'il  m'avait  compris, 
mais  il  attendait  pour  se  mettre  en  colère  que  je 
me  fusse  expliqué  nettement  et  sans  équivoque. 
Maintenant  il  était  forcé  de  comprendre... 

—  C'est  ce  qu'on  appelle  du  chantage,  me  dit-il. 
Et  je  vis  s'allumer  dans  ses  yeux  ce  même  éclair 

de  sauvagerie  et  de  brutalité  qui  les  faisait  briller 
quand  il  parlait  d'un  de  ses  ennemis  :  la  princesse 
Eisa,  par  exemple.  Il  était  maître  de  laisser  ou 
de  ne  pas  laisser  pénétrer  la  colère  en  lui,  mais 
aussitôt  qu'elle  y  entrait,  il  en  était  saisi  tout 
entier. 

—  Chantage  ou  non,  répondis-je,  je  désire 
avoir  de  vous.  Monsieur  le  ministre,  la  promesse 
que  je  vous  ai  demandée. 


288  SECRETS  d'État 

—  \'ous  n'aurez  rien,  me  dit-il;  je  ne  cède  pas 
aux  menaces. 

Je  restai  un  moment  sans  rien  dire.  J'étais 
maître  de  mon  coup  de  théâtre.  J'avais  demandé 
au  roi  la  lettre  de  grâce  de  Tolberg,  et  je  n'avais 
qu'à  la  tendre  à  Herner,  il  serait  confondu,  comme 
dans  ces  mélodrames  où  le  traître  vaincu  courbe 
la  tête,  et  se  jette  ensuite  dans  un  précipice,  en 
criant  :  «  Vous  ne  m'aurez  pas  vivant  !  ». 

Mais  la  vérité,  c'est  que  c'était  assez  de  comédie, 
et  que  je  sentis  malgré  moi,  à  ce  moment,  une 
sorte  de  respect  pour  cet  homme  qui  méritait  sans 
doute  qu'on  se  vengeât,  mais  non  qu'on  se  jouât 
de  lui.  Et  je  sentis  aussi  qu'en  apprenant  que  son 
souverain  était  encore  en  vie,  il  allait  éprouver 
une  grave  émotion. 

De  sorte  que  je  ne  lui  dis  plus  rien  des  choses 
dramatiques  que  j'avais  préparées,  et  que  les 
larmes  me  vinrent  aux  yeux,  malgré  moi.  Je  lui 
mis  la  main  sur  l'épaule,  et  je  lui  criai,  la  gorge 
serrée,  le  plus  vite  que  je  pus  : 

—  Le  roi  est  vivant  !  Il  est  là  ! . . . 


XXX 


—  Vous  voilà,  usurpateur!  avait  dit  Sa  Majesté. 

Le  ministre  et  son  roi  s'étaient  regardés  en 
silence,  et  j'avais  compris  en  les  voyant  quels 
liens  profonds  les  unissaient  auprès  de  ce  Ber- 
gensland,  dont  l'un  avait  la  garde  héréditaire  et 
à  qui  l'autre  s'était  consacré. 

Le  roi  vivant,  il  ne  restait  de  la  culpabilité  de 
Herner  que  l'histoire  de  quelques  faux,  dont  on 
ne  parla  point.  Une  personne  de  plus  était  dans 
la  confidence,  et  connaissait  la  conduite  auda- 
cieuse du  premier  ministre.  J'aimais  mieux  cela. 
Quand  j 'étais  seul  avec  Herner  à  porter  ce  secret, 
je  trouvais  qu'il  pesait  un  peu  lourd  sur  mes 
épaules. 

yme  ^^  Linstein  apprit  avec  une  grande  douleur 
la  mort  de  sa  sœur  et  de  son  ami  Herrenstein, 


290  SECRETS  d'État 

victimes  d'un  accident  d'automobile  en  Angle- 
terre. 

Ainsi  que  le  roi  l'avait  promis,  la  peine  de  Tol- 
berg  fut  commuée  en  un  bannissement.  On  ne 
pouvait  pas  gracier  complètement  un  homme 
dont  la  culpabilité  était  aussi  indéniable,  mais  la 
clémence  royale  n'avait  pas  dit  son  dernier  mot. 
Un  jour  d'oubli  viendrait  où  l'on  pourrait  faire 
mieux. 

En  attendant,  Charles  XVI  fit  connaître  offi- 
cieusement à  la  Chambre  des  divorces  qu'il  était 
favorable  au  divorce  de  Bertha.  Sa  Majesté  eut 
la  bonté  de  distraire  de  sa  cassette  privée  une 
somme  de  vingt-cinq  mille  livres,  dont  il  me  fai- 
sait soi-disant  présent,  et  que  je  remettrais  en 
mon  nom  propre  à  Tolberg,  pour  l'aider  à  vivre 
à  Paris,  jusqu'au  jour  où  sa  famille  s'humanise- 
rait... Le  roi  connaissait  à  peine  Tolberg  et  s'inté- 
ressait d'une  façon  très  superficielle  aux  malheurs 
de  Bertha,  mais  il  se  plaisait  beaucoup  à  me  faire 
plaisir. 

Jamais  banni  ne  s'embarqua  si  joyeusement 
pour  l'exil  que  le  comte  de  Tolberg.  Bertha  ne 
prenait  pas  le  train  en  même  temps  que  lui,  pour 


SECRETS  d'État  291 

ménager  les  apparences,  mais  elle  devait  le 
rejoindre  à  Ersladt,  la  première  station  du  rapide. 
Quand  j'accompagnai  mon  ami  à  la  gare,  il  m'ap- 
prit comment  il  avait  remplacé,  au  dernier  mo- 
ment, celui  des  conjurés  que  le  sort  avait  primi- 
tivement désigné,  et  qu'une  maladie  avait  rendu 
indisponible. 

A  quelques  jours  de  là,  je  fus  mandé  au  château 
de  la  princesse  Eisa,  et  je  m'y  rendis  avec  un 
certain  frémissement...  Je  savais  que  c'était  une 
jeune  femme.  On  m'avait  bien  dit  qu'elle  n'était 
pas  très  jolie;  mais  c'était  une  princesse  et  j'avais 
fait  souvent  ce  rêve  fantaisiste  et  inavoué  qu'il  se 
passerait  quelque  chose  entre  elle  et  moi... 

Mais  elle  était  décidément  trop  courte,  trop 
rouge  de  teint,  et  trop  duvetée  sous  les  joues  et 
dans  le  cou. 

Elle  me  dit  qu'elle  avait  causé  avec  le  roi,  et 
que  je  lui  serais  très  agréable  si  je  voulais  me 
charger  de  l'éducation  des  jeunes  princes.  Bôl- 
môller  avait  perdu  toute  espèce  de  prestige  aux 
yeux  de  ses  élèves.  On  l'avait  nommé  je  ne  sais 
pas  quoi,  inspecteur  général  de  quelque  chose 
d'insignifiant.  L'éducation  de  l'héritier  présomptif 


292  SECRETS  d'État 

entre  mes  mains,  c'était  une  grande  sécurité  pour 
Herner,  qui,  ainsi,  ne  craignait  plus  les  menées 
des  Bavarois. 

Tout  va  désormais  paisiblement  à  la  Cour  et 
chez  AI""®  de  Linstein.  Le  roi,  très  assagi  au  point 
de  vue  sentimental,  s'occupe  un  peu  plus  des 
affaires  publiques,  et  continue  à  guerroyer  contre 
l'autoritarisme  de  son  premier  ministre...  Mais  il 
prétend  que  Herner  fera  un  jour  un  libéral  excel- 
lent; de  même  que  les  anciens  libéraux  font  d'ex- 
cellents ministres  autoritaires. 

—  Il  est  bon,  me  dit  le  roi,  d'avoir  pratiqué  les 
deux  opinions... 


FIN 


Imprimerie  Oberthur,  Rennes-Paris  (3896-08). 


-■'.vC , 


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PQ  Bernard,   Tristan 

2603  Secrets  d'fitat 

E6S4 
1908