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University of Ottawa
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EDITION -
DU -T^ONDE- ILLUSTRE,
TRISTAN BERNARD
crets d'Etat
15 QUAI VOLTAIRE-
PARIS-
;;(; \^F/y^M
DANS LA MÊME COLLECTION
Lucinde (roman de tb(...Li <.; Pall v..i.,ic:» ...
LeRomandela Vingtième Année Jacques des Gachoi
Sous Peine de Mort! (roman poli-
cier) riEAnON-IIlLL.
Du Berceau à la Tombe .
Les Aventures de M. Haps m.kx ^Iaurey et Ji
Patatras I Maurice Vaucaire.
Nouvelles Léonide Andreiefp.
L'Epouvante Maurice Lbvel.
Popote Henri Duvernois.
Mi'« Don Quichotte Philippe Maquet.
Le Mot de l'Enigme Berr de Turique.
Les Héros de la Yellovi^stone. . . Léo Claretie.
Les Fatidiques IIené Fbaudet.
A PARAITRE :
L'Eau qui dort TIippolyte Lemaire,
Le Vent du Boulet Georges d'Esparbèp.
Ce livre, supplément gratuit de
rabonnement au " Monde Illustré
ne peut être vendu.
(Novembre 1908.)
SECRETS D'ETAT
OEYEAGES DU MÊME AUTEUR
Mémoires d'un Jeune Homme rangé (roman), biblio-
thèque Charpentier, Eug. Fasquelle, éditeur.
Un Mari pacifique (roman), bibliothèque Charpentier,
Eug. Fasquelle, éditeur, 1 vol.
Vous m'en direz tant (nouvelles, avec Pierre Véber).
Contes de Pantruche et d'ailleurs (nouvelles), F. Juven,
éditeur.
Sous toutes réserves (nouvelles).
Citoyens, Animaux, Phénomènes (nouvelles), E. Flam-
marion, éditeur.
Amants et Voleurs (nouvelles), bibliothèque Charpentier,
Eug. Fasquelle, éditeur.
Deux Amateurs de Femmes, Ollendojf, éditeur.
THÉÂTRE
i Librairie théâtrale.
Pièces détachées, s OUendorf.
' Calmann-Lévy.
1er Volume. Calmann-Lévy.
Tristan BERNARD
Secrets d'Etat
PARIS
ÉDITION DU " MONDE ILLUSTRÉ
13, ùUAi Voltaire, 13
1908
Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays.
Published Novemher 30, 1908. Privilège of copyright in the United
Sûtes reserved under ilie act approved March 3, 1905, by « Le Monde
Illustré, »
A Fernand VANDÉREM
— Il y a là ce monsieur qui est venu l'autre jour
pour Monsieur, me dit ma vieille nourrice, qui me
tutoie, mais à qui j'ai demandé de me parler le plus
souvent qu'elle peut à la troisième personne. Et elle
ajouta :
— Monsieur désire-t-il que je le fasse entrer dans
ton cabinet?
— Monsieur, lui dis-je, désire que tu me fiches la
paix !
— Bon ! dit-elle, puisque tu le prends sur ce ton,
je vais le faire entrer. Vous vous débrouillerez
ensemble.
Je vis donc entrer, pour la deuxième fois, ce petit
homme roux, d'âge incertain, effronté comme un
adolescent audacieux, ou décidé comme un vieil
homme d'expérience. Il s'assit en face de moi, s'em-
para de divers objets de bureau : presse-papier,
tampon-buvard, pot à colle, et, tout en me parlant,
X PREFACE
entreprit, en prenant comme soutien V Annuaire des
Téléphones^ diverses petites constructions.
— Avez-vous lu les notes que je vous ai apportées
la semaine dernière, et pensez-vous, comme je vous
l'ai demandé, pouvoir vous en servir pour écrire un
livre ?
— Je les ai lues, lui répondis-je, et je dois dire
qu'elles m'ont très vivement intéressé. Ces notes,
n'est-ce pas, vous ont bien été communiquées par un
jeune Français qui réside dans un état d'Allemagne?
— Oui, c'est un de mes camarades du quartier.
Il me sait un peu tenace et se doute très bien que je
parviendrai à les placer. Si, avec sa mollesse natu-
relle, il s'en occupait lui-même, ces notes risqueraient
fort de rester à jamais inédites. D'ailleurs, les exi-
gences de mon ami rendent l'affaire très faisable :
il ne demande rien. Il lui plairait seulement que les
notes en question fussent coordonnées, mises en ordre
par un écrivain...
— Je suis très flatté d'avoir été choisi par votre
ami pour accomplir ce travail, mais... suis-je bien
l'homme désigné? Je vous accorde que dans cette
histoire, la réalité paraît aussi capricieuse que de la
fantaisie, — mais tout de même y a-t-il matière là-
PRÉFACE XI
dedans à un livre gai ? N'oubliez pas que celui à qui
vous vous adressez aujourd'hui a la triste réputation
d'être un écrivain gai...
— Alors, dit le petit homme roux avec une autorité
véhémente, parce qu'on vous a enfermé dans un genre,
vous n'en voulez pas sortir? Vous êtes l'esclave de
votre clientèle?
— Non, monsieur, non. Ne croyez pas ça. Les
écrivains ne sont pas esclaves de leur clientèle : ce
ne sont pas eux qui la suivent, c'est elle qui s'attache
à leurs pas. Ils peuvent lui faire parcourir beaucoup
de chemin et suivre des routes non tracées, mais à la
condition de ne pas l'essouffler et la troubler par des
à-coups brusques, par des bonds imprévus qui les
éloignent un peu trop, elle et lui, l'un de l'autre. Il
faut que, si l'écrivain s'égare un instant, on puisse le
retrouver un peu plus loin : t Ah ! le voilà ! i Vous
voyez qu'il y a une imprudence assez grave à changer
de genre. Or, le livre que vous me demandez d'écrire
désorientera sans doute la petite troupe complaisante
de mes ûdèles lecteurs. Il vaudrait mieux, je vous
assure, vous adresser à quelqu'un d'autre...
Mais j'avais affaire à un adversaire extrêmement
endurant, et en parlant trop, en lui donnant trop de
XII PREFACE
raisons, j'engageais le fer avec imprudence. Un seul
bon argument vaut mieux que plusieurs arguments
meilleurs.
Au bout de cinq minutes, le petit homme roux me
tenait devant lui, pieds et poings liés... Le pis fut
que, mon consentement acquis, il revint tous les jours
pour exiger que je me misse au travail. Je l'avais en
horreur ! Il arriva presque à me faire détester la tâche
qui] m'imposait.
Alors, pour me débarrasser de lui, j'écrivis un
matin délibérément sur la première page : Chapitre I,
et pour ne pas m'ennuyer pendant trois cents pages,
je résolus de m'amuser le plus que je pourrais, et
je me mis à raconter cette histoire, ma foi ! avec assez
de plaisir...
Les événements singuliers que je me propose
de relater ici sont à la vérité trop graves et trop
récents pour que je puisse donner des noms réels
aux personnages de cette histoire, et au pays où
elle s'est passée. Je dirai seulement que l'Etat
dont il sera question ici — et que nous appel-
lerons la principauté de Bergensland — se trouve
dans l'Europe Centrale; sa capitale — nommons-
la Schoenburg — est une ville très importante,
dont la population dépasse de beaucoup le chiffre
de deux cent mille habitants. Je donne ici un
nombre très au-dessous du nombre réel, afin de
ne pas fournir de trop claires indications.
Il est assez curieux que j'aie été amené à
occuper dans celte ville une situation élevée, moi
qui avais végété au quartier latin en donnant des
2 SECRETS D ETAT
leçons de français à un seul élève, un jeune
homme borné et paresseux, qu'une riche famille
de snobs lançait de force dans le journalisme
mondain.
Chaque mois, mon élève me remettait dix
louis sur les trois cents francs que sa mère lui
allouait pour ses leçons. Je lui libellais un reçu
de trois cents francs qu'il montrait à sa famille.
J'avais commencé, par un scrupule de conscience
un peu hypocrite, par exiger qu'il vînt chez moi
trois ou quatre fois par semaine. Les premiers
jours, j'avais essayé consciencieusement de lui
donner une leçon, mais, devant son air rébarbatif,
je pris le parti de lui lire à haute voix de bons
auteurs, de façon à perfectionner son style. Je
feignais de ne pas voir qu'il dormait, et je lisais
pour moi, ce qui était assez agréable. Ainsi, je
touchais une faible somme qui m'aidait à vivre,
je me perfectionnais dans l'étude de nos clas-
siques, et mon élève, tout en augmentant sa
pension de cent francs, se reposait de ses nuits de
fatigues. Jamais trois cents francs ne furent
mieux employés.
Cependant j'aurais bien voulu trouver un autre
SECRETS D ETAT 6
emploi pour m'assiirer une existence moins
étroite. J'avais toujours avec moi quelque com-
pagne à qui j'étais attaché par la faiblesse de
l'habitude. Cent francs par mois, ce n'est pas
lourd pour un garçon de vingt-six ans qui aime
les femmes, et cjui ne veut pas trop être aimé
d'elles.
Je prenais mes repas dans un petit restaurant
de la rue Saint-Jacques, où la pension coûtait
cinquante francs par mois. La nourriture n'y était
pas très bonne, mais je restais fidèle à cet éta-
blissement auquel me retenait — je dois le dire
— un arriéré continuel. J'ai longtemps maudit
cet arriéré... La Providence avait son idée. C'est
en effet dans ce restaurant que je fis la connais-
sance d'un petit tailleur allemand...
Il se nommait Karl Merck, il était de Carlsruhe.
Après avoir séjourné pendant trois ans dans le
Bergensland, il était venu s'installer depuis quel-
que temps à Paris. J'avais horreur de cet homme,
je détestais son empressement, ses amabilités,
d'autant que je ne lui accordais aucune impor-
tance sociale...
Ce fut pourtant ce personnage négligeable qui
4 SECRETS d'État
fut l'aiguilleur de mon destin, et, de la voie de
garage herbue où je végétais, me dirigea sur la
grande ligne où passe le rapide, et qui va loin.
Il avait des relations avec un secrétaire de
l'ambassade, chez qui sa sœur, je crois, était pla-
cée comme gouvernante. Le secrétaire, que son
gouvernement avait chargé de chercher un jeune
Français pour tenir là-bas un emploi de confiance,
s'était adressé à lui, à tout hasard, faute sans
doute d'avoir des relations suffisantes en dehors
du ministère français des affaires étrangères, à
qui il valait mieux ne rien demander. On leur
aurait envoyé quelqu'un qu'ils auraient été forcés
de garder, même s'ils avaient été mécontents de
ses services, ou s'ils n'avaient pas été tout à fait
sûrs de sa loyauté.
J'allai donc un malin en compagnie de Karl
Merck à l'ambassade du Bergensland. Je m'effor-
çais de n'être pas trop aimable avec le tailleur,
afin de ne pas trop m'apercevoir du contraste de
mon attitude actuelle avec ma froideur passée.
C'était très gênant de marcher dans la rue avec
lui, parce qu'il était extraordinairement petit, et
qu'il avait la manie de se mettre toujours au pas.
SECRETS D ETAT O
Je me souviens que, pendant tout ce trajet, je
fis mon possible, sans en avoir l'air, pour con-
trarier cette manie...
Nous arrivâmes à l'ambassade, et sur un mot
que tendit Karl Merck au domestique, on nous
introduisit auprès du secrétaire, qui me fit subir
un petit interrogatoire sur ma famille, et sur mon
instruction. Puis il m'accompagna chez « le
patron ».
Je me trouvai en présence d'un homme très
grand, complètement rasé, qui ressemblait à un
énorme garçonnet. Le secrétaire lui répéta tous
les renseignements sur moi-même que je lui avais
fournis. Le grand petit garçon répétait sans
cesse : « Oui, oui », en hochant la tête avec non-
chalance.
— Eh bien, dit-il, d'une voix condescendante
et fatiguée, qu'on lui donne trois. Oui, oui! faites-
lui donner trois... Monsieur Humbert, me dit-il,
trois mille francs je vous fais remettre... Ceci,
pour les frais de votre départ... Puis il se leva, et
alla, sans mot dire, appuyer son front contre la
vitre de la haute croisée.
L'ambassade était installée dans un vieil hôtel
2
6 SECRETS d'État
du faubourg Saint-Germain. Les pièces étaient
très hautes et très austères. Quand l'ambassadeur
fut resté quelques instants à la fenêtre, il revint,
reprit place derrière son grand bureau, inclina la
tête, les yeux fermés, en faisant la grimace comme
quelqu'un qui souffre des dents pendant son som-
meil; puis il me regarda, les yeux brusquement
grands ouverts :
— Cette mission que vous avez n'a pas un
caractère secret... Non, non... mais cependant,
bien évidemment, Monsieur Humbert, il vaudrait
mieux, en tout cas, ne pas parler à droite et à
gauche...
Chaque fois qu'il disait : monsieur Humbert, il
aspirait fortement 1'//, sans qu'on pût voir si
c'était par mépris ou par politesse.
Puis il se mit à échanger quelques mots avec
le secrétaire, qui lui donnait le titre de <( prince ».
On me remit donc trois mille francs, sur les-
quels je voulus laisser trois cents francs au petit
tailleur, mais il n'accepta rien. Je ne sais pas s'il
touchait quelque chose de l'ambassade, je ne le
crois pas. Je suis persuadé qu'il agissait ainsi
par pure obligeance. Il aimait rendre des services
SECRETS D ETAT 7
aux gens, mais il était d'un physique tellement
peu avenant qu'on ne lui en savait aucun gré.
Il y avait bien longtemps que je n'avais eu à
ma disposition une somme aussi importante. A la
vérité, mon chiffre de dettes était presque aussi
élevé. Mais ces dettes criardes, aussitôt que je fus
nanti de numéraire, cessèrent de crier comme
par enchantement.
J'écrivis à mes créanciers des lettres posées, par
lesquelles je les remettais paisiblement au se-
mestre suivant, pour un acompte. J'allai dans un
grand magasin, où j'achetai du linge, des habits
et des chaussures, afin de faire bonne figure à la
Cour. Je trouvai au rayon de costumes d'homme
jusqu'à une culotte courte en drap blanc pour la
tenue de gala. Le secrétaire d'ambassade m'avait
bien recommandé ce détail. Et j'achetai dans un
café de la rue de Vaugirard une épée qu'un gar-
çon me vendit. Il l'avait eue, je crois, d'un étu-
diant qui lui devait de l'argent, et il affirmait que
c'était la propre épée d'un homme illustre dont
le nom, à vrai dire, tel qu'il le prononçait, était
inconnu, mais pouvait bien être celui, passable-
ment altéré, de M. de Talleyrand.
8 SECRETS d'État
Le tailleur me confia un petit livre où j'appris
quelques rudiments de la langue du Bergensland,
qui ressemblait d'ailleurs beaucoup à l'allemand.
Après avoir fait mes adieux à ma petite amie
actuelle, qui travaillait dans les modes, et lui
avoir remis une certaine somme, pas très impor-
tante d'ailleurs (quatre-vingts francs), je pris le
Nord-Express, où mon voyage était payé.
II
Comment tout cela allait-il finir? Je me disais
que c'était une aubaine extraordinaire, mais je
ne voulais pas trop y réfléchir : j'avais peur.
J'avais beau être tombé, avant ces événements, à
une condition si humble que tout changement
d'existence ne pouvait être qu'avantageux, je me
sentais effrayé par l'aventure, par l'inconnu. J'ai
toujours été un jeune homme tranquille, et si je
suis devenu un bohème, ce n'est certes pas par
goût : c'est plutôt parce que ma famille s'était
trouvée ruinée et que j'étais assez paresseux; mes
penchants véritables me faisaient désirer une
existence régulière et calme où très loin devant
soi on aperçoit une route monotone, mais sûre.
J'avais été élevé dans la peur des tournants et
de l'imprévu.
10 SECRETS d'État
J'étais depuis quelques heures installé dans
le train. Nous approchions de la frontière d'Alle-
magne. Je m'étais levé à diverses reprises pour
regarder le pays que je ne connaissais pas. Ce
n'était pas précisément par curiosité, mais plutôt
par un besoin raisonnable, impérieux et légère-
ment fatigant, de ne pas laisser perdre un spec-
tacle nouveau pour moi. Mes yeux s'ingénièrent
à admirer ces campagnes, et à leur trouver
quelque différence avec d'autres points de vue
que déjà, au cours d'autres voyages, j'avais
consciencieusement admirés.
Pendant un petit congé d'inattention que je
m'accordais, je vis, en regardant à mes côtés,
un jeune homme qui semblait chercher à me
parler. Il était mince et de haute taille. Ses che-
veux blond pâle, presque blancs, avaient la
même couleur que sa peau, et s'en distinguaient
seulement par leur reflet soyeux. Le jeune mon-
sieur me déclina ses nom, titre et qualités : Henry,
comte de Tolberg, troisième secrétaire d'ambas-
sade du Bergensland. Il m'avait aperçu à la léga-
tion, le matin où j'y étais allé avec Merck. Il se
SECRETS d'État 11
rendail dans le Bergensland, où il allait passer
de petites vacances.
Le comte de Tolberg parlait le français avec
un léger accent, mais de la façon la plus correcte.
Tl mit la conversation sur les théâtres de Paris,
particulièrement sur les petits théâtres. Je lui
répondis de mon mieux. Je n'avais été dans
aucun de ces endroits depuis plusieurs années,
mais je pouvais néanmoins en parler, d'après ce
que j'avais lu dans les journaux. Puis le jeune
comte me donna des détails sur la Cour du Ber-
gensland. Il me parla du roi. Le roi du Bergens-
land, d'après le comte de Tolberg, était un homme
fort intelligent et un peu original. Il se cloîtrait
pendant des semaines dans un pavillon de chasse,
se contentant de voir ses ministres de temps à
autre. Quelquefois il se murait pendant des se-
maines, sans se montrer à une autre personne
qu'à Herner, son « premier ».
— Le peuple, ajouta le comte de Tolberg, ne
le voit jamais, mais ce qu'il perd en affection, il
le gagne en prestige. C'est un roi mystérieux.
On le vénère, on le craint un peu comme un per-
sonnage légendaire.
12 SECRETS d'État
Dès qu'il ne parlait plus de Paris et qu'il ne
se croyait pas obligé d'affecter la frivolité fran-
çaise, le jeune comte me paraissait un esprit
bien plus charmant et plus profond.
— Le « premier », ajouta-t-il, le baron de
Herner, passe aux yeux de bien des gens pour
le véritable roi, et, au juste, c'est le roi qui fait
de lui tout ce qu'il peut être. Herner a la bride
libre, mais on ne la lui lâche pas. Et on peut très
bien lui retirer la faveur royale. D'ailleurs,
Herner sait à quoi s'en tenir sur la haute valeur
du roi. Ce Herner, vous le verrez très souvent.
Vous serez en rapport direct avec lui. Grande
puissance intellectuelle, mais peu de charme.
Très peu de ces qualités de sentiments qui rendent
une intelligence agréable.
C'était vraiment un peu étonnant de voir ce
jeune diplomate, qui me connaissait depuis une
heure, me parler avec autant de liberté des
choses de son pays et s'exprimer aussi franche-
ment sur le compte du premier ministre, person-
nage considérable que j'allais approcher et à qui
je pourrais — en savait-il quelque chose? — rap-
porter ses paroles.
SECRETS d'État 13
Mais le comte de Tolberg avait très bien com-
pris que je ne le trahirais pas. Il avait eu en
moi une confiance spontanée qui me rapprocha
singulièrement de lui.
— Vos fonctions, me dit-il encore, vous met-
tront également en rapport avec deux fidèles de
Herner : le ministre de l'intérieur. Von Mulen, et
le ministre de la guerre, le général de Fritz. Les
trois ministres semblent tenir entre leurs mains
les destinées du Bergensland. Au fond, c'est le
« premier » tout seul qui compte pour quelque
chose. Quant au Parlement, dont la présence
donne une allure de monarchie constitutionnelle
à notre gouvernement, il ne fait, dans la réalité,
qu'accroître le pouvoir absolu du roi. Le roi
semble dirigé par ses députés et c'est lui qui gou-
verne par eux. Ce sont ses serviteurs fidèles. Les
députés chez nous sont décorables. On ne se prive
donc pas de les décorer et de les anoblir au fur
et à mesure des besoins...
— C'est très curieux, me dit tout à coup le
comte de Tolberg, énonçant tout haut cette re-
marque que j'avais faite à part moi l'instant
d'auparavant, comment se fait-il que je vous dise
14 SECRETS d'État
tout cela? Tout à l'heure, jetais venu à vous
simplement pour causer, et à mesure que vous
m'avez écouté, je vous ai fait des confidences
plus intimes et plus graves. Dès que j'ai senti que
vous n'étiez pas le premier venu, je me suis mis
à parler, à parler, et j'ai même trouvé des choses
que je n'avais pour ainsi dire jamais formulées.
J'ai eu soudain des visions sur les gens de <( là-
bas », qui ne m'étaient jamais apparues aussi
nettement.
Il dit encore, sans me regarder, comme se par-
lant à lui-même :
— Comme on est reconnaissant à ceux qui vous
accroissent ainsi... La jeune femme que j'aime-
rais entre toutes serait celle qui m'obligerait, par
son charme, par la façon dont elle m'écouterait,
à être toujours meilleur et toujours plus intel-
ligent que je ne suis.
Au ton attendri du jeune diplomate, je vis bien
que la jeune femme qu'il aimerait entre toutes
était peut-être celle qu'il aimait à l'heure présente.
On n'a pas un air aussi charmé et aussi languis-
sant quand on parle d'une dame au conditionnel.
— J'ai connu. . . jadis. . . une femme comme cela,
SECRETS d'État 15
dit-il encore. (Déjà, dans le besoin de parler de
cette amie, il la rapprochait de lui et lui faisait
quitter le monde hypothétique pour l'amener tout
doucement dans le passé réel...) Cette personne
que j'ai connue, dit-il, avait de ces beaux yeux
qui vous forçaient à la sincérité absolue. Quand
ils vous regardaient, on ne pouvait même pas se
mentir à soi-même... Et sa joie! Et son rire! Quel
rire impétueux, généreux!... Je vous semble
incohérent dans mes propos et j'ai l'air de vous
dire cela pêle-mêle; mais dans mon esprit, mes
paroles ont un lien... J'ai fermé un instant les
yeux; son visage charmant m'est apparu; je l'ai
vue sourire; je l'ai entendue rire...
... Elle ne riait pas toujours... Pendant qu'elle
était grave, son visage d'un ovale merveilleux
avait une douceur asiatique. Il était comme ces
visages de femmes japonaises, brodés sur des
étoffes précieuses. Ils ressemblent à de grandes
fleurs de soie.
— Pardonnez-moi, lui dis-je, mais ce qui me
semble étrange, c'est que vous puissiez me parler
avec autant de plaisir d'un être qui n'est plus,
qui semble avoir disparu de votre vie. Il est
16 SECRETS d'État
étrange que vous ayez si peu de tristesse en son-
geant à sa disparition.
Il me regarda.
— Vous avez bien compris, dit-il en souriant,
que cet être existait encore. C'est vraiment un
peu tôt pour vous faire des confidences aussi
intimes, mais ma foi, tant pis! j'y arriverai fata-
lement, et comme j'ai hâte d'y arriver et que je
ne vous ai peut-être abordé que pour cela, je
vais tout de suite vous parler d'elle...
III
— Vous allez la voir à la Cour. Il est d'ailleurs
probable qu'on vous dira sur son compte et sur
le mien toutes sortes d'histoires... des choses qui
ne sont pas. Il est bien évident que si ces choses
étaient, je vous dirais qu'elles ne sont pas. Je
ne viens pas poser ici au galant homme. Il m'est
arrivé d'être au mieux avec une femme et de le
dire à des amis dont j'étais sûr, mais il se trou-
vait que la dame l'avait toujours dit avant moi
à des amies, car les femmes n'ont aucune dis-
crétion... Mais si jamais tout ce qu'on dit de moi
et de celte personne arrivait réellement, je crois
très sincèrement que je ne le révélerais pas à mon
meilleur ami. Ce n'est pas par galanterie qu'on
lait ces choses-là, c'est par une sorte de pudeur.
Le don qu'une femme fait de soi-même est aux
18 SECRETS d'État
yeux de celui qui l'aime quelque chose de grave,
de digne de respect. Quand c'est une autre per-
sonne qui en parle, cela paraît tout autre chose.
— Si je reviens à Schoenburg, continua le
jeune comte avec plus d'abandon encore — car
ces confidences nous rapprochaient de plus en
plus — si je reviens, vous pensez que c'est uni-
quement pour la revoir. Il y a cinq mois que je
ne l'ai vue. Bien entendu, nous nous écrivons
tous les jours.
Quand je vous ai parlé du premier ministre, je
vous ai dit d'abord de lui moins de mal que je
n'en pensais, car j'ai tellement de raisons de le
détester que je fais tout mon possible pour le juger
avec bienveillance. D'ailleurs, il ne faut jamais
être m.alveillant. Je considère que la malveillance
empêche d'être clairvoyant et que perdre sa clair-
voyance, c'est le plus grand malheur qui puisse
arriver à un homme.
Le comte de Tolberg aimait assez mêler à son
langage certains de ces aphorismes qu'il énonçait
avec hésitation, comme si c'étaient des idées qui
lui venaient à l'instant même et qu'il essayait de
formuler. Mais je pensais bien qu'il les avait
SECRETS d'État 19
trouvées déjà depuis longtemps et qu'il ne les
exprimait pas pour la première fois. Il forçait un
peu les transitions pour arriver à placer au bon
endroit ces vérités ingénieuses dont il savait l'in-
térêt. Il faisait visiblement des frais. Il sortait en
mon honneur toutes les richesses de son esprit.
Cet empressement à me plaire ne pouvait m'être
antipathique; il était d'ailleurs assez ingénu et
très gracieux.
— J'ai toutes les raisons, me dit-il, de détester
ce Herner. Bertha, la personne dont je vous parle,
a un mari, un malheureux enfermé depuis quatre
ans dans un asile d'aliénés. Elle voudrait divor-
cer, mais la chose n'est pas très facile chez nous,
surtout pour une personne de l'entourage du roi.
Herner fait tout son possible pour entraver les
projets de mon amie... Je ne crois pas qu'il
l'aime, mais il lui a fait la cour et il verrait un
avantage positif à l'épouser. Or, il sait que si elle
divorce, ce sera plutôt moi qu'elle épousera. Il
cherche donc par tous les moyens à l'empêcher de
revenir à Schoenburg ; auparavant, tous nos
attachés voyageaient et rentraient chez eux à
leur guise; maintenant, — ceci a été fait en mon
20 SECRETS d'État
honneur, — il a voulu les obliger à demander des
congés réguliers. Heureusement qu'avec notre
ambassadeur, il a trouvé à qui parler... Vous
Tavez vu à Paris, notre ambassadeur?
— Oui, ce grand garçon qui balance constam-
ment la tête?
— Il a Tair nonchalant, n'est-ce pas? Mais je
vous assure qu'il veut bien ce qu'il veut... Comme
il est prince et de famille presque royale, Herner
est obligé de le ménager. Heureusement que
l'ambassadeur me soutient, parce que j'ai dans le
premier ministre un ennemi capable de tout, et
terrible, beaucoup trop terrible pour moi. Je ne
manque pas de courage, mais je ne peux en avoir
qu'à l'occasion. Je ne suis pas combatif, je crois
que je donnerais très bien une minute d'héroïsme,
mais je ne suis pas un homme à lutter constam-
ment... J'ai l'âme trop faible... Je ne dis pas cela
par veulerie ou par lâcheté. Je me l'afhrme de
temps en temps parce que je ne suis pas fâché
de m'en rendre compte, et parce que je sais ainsi
mieux ce que je peux attendre de moi : une force
rapide, presque indomptable... mais aucune opi-
niâtreté. Je sais que, dans bien des cas, je ne peux
SECRETS d'État 21
pas compter sur moi : c'est un grand avantage
d'être renseigné là-dessus.
— Voulez-vous me permettre de vous dire, bien
que ce soit un peu prétentieux de ma part, que
vous aurez un allié là-bas.
— Je vous remercie. Soyez persuadé que ce
que vous dites n'a rien de prétentieux. On vous
donnera à Schoenburg un poste de confiance dont
l'importance doit dépendre de la valeur de
l'homme qui l'occupera. Vous pourrez me rendre
de grands services... Je les accepterai, si je ne
dois pas gêner ainsi vos intérêts, et si je ne com-
promets pas votre situation à la Cour. Je vous
remercie donc, et croyez bien que lorsque je vous
ai abordé, je l'ai fait sans arrière-pensée... Ce
n'était pas pour m'assurer un allié...
— Vous n'avez pas besoin de me le dire. Quand
je vous connaîtrais depuis dix ans, je ne saurais
pas mieux que maintenant à quel point vos sen-
timents sont désintéressés...
Je m'arrêtai. Nous abandonnâmes, d'un accord
tacite, ce sujet de conversation. Il nous semblait
que nous nous étions déjà dit pour ce jour-là
suffisamment de choses agréables.
IV
Il y avait près d'un jour que nous étions en
roule, et nous approchions de Shoenburg. Mon
compagnon et moi, nous avions passé des heures
charmantes... Mais à mesure que le train nous
rapprochait de Bertha, je sentais le comte plus
distrait...
J'étais un peu ébloui par tout ce qu'il me racon-
tait au sujet de l'emploi que j'allais occuper à la
Cour, et ce qui m'étonnait dans cette fortune
subite, c'était d'avoir été choisi, moi, un inconnu,
pour une fonction qui pouvait devenir très impor-
tante. J'allais jusqu'à me demander si c'était bien
là un effet unique du hasard, et si je n'avais pas
été appelé à ce poste pour une raison secrète.
N'y avait-il pas quelque mystère dans ma nais-
sance, une aventure romanesque ? Mais aussi loin
24 SECRETS d'État
que je pouvais remonter dans ma famille, on
n'avait jamais connu, chez ces paisibles mar-
chands de Mâcon, de landgraves, de ducs ou
d'archiducs en voyage.
Le comte de Tolberg m'expliqua pourquoi ces
gens du Bergensîand avaient fait choix d'un
étranger pour tenir l'emploi qui m'était destiné :
c'est parce qu'ils savaient bien qu'un homme qui
n'était pas de chez eux ne pourrait jamais par-
venir, quelle que fût son influence, aux plus
hautes fonctions officielles.
— D'ailleurs, ajouta-t-il, il y a peu de per-
sonnes là-bas, en dehors du roi, du premier mi-
nistre, de l'ambassadeur et de moi, qui sachent
très bien le français. Moi, je n'ai pas comme vous
l'avantage d'être barré d'avance pour les situa-
tions élevées. Si grand que devienne votre pou-
voir, — et il deviendra grand, j'en suis sûr, —
vous ne serez jamais qu'un fonctionnaire sans
titre.
Cependant, nous arrivions à une gare qui se
trouvait à une demi-heure de Schocnburg, et nous
aperçûmes sur le quai une grande jeune femme
brune. Tolberg tressaillit en l'apercevant. Elle
SECRETS d'État 25
le regardait avec un visage faible, comme exsan-
gue... Ses lèvres tremblaient; c'était une expres-
sion si violente qu'on ne savait si elle était de joie
ou de douleur.
Il sauta sur le quai, alla lui prendre la main,
et l'attira doucement jusqu'au wagon, enlanti-
nement, comme un petit garçon va chercber une
petite fille. Ils se regardèrent en silence. Au bout
d'un instant, Tolberg me désigna de la main :
(( Un très bon ami ». On ne prononça aucun nom;
je m'inclinai et je m'éloignai dans le couloir, mais
en évitant de mettre, à les laisser seuls ensemble,
une précipitation trop indiscrète.
Cependant il était temps de quitter mon ulster
et ma casquette de voyage, et de remettre dans
ma valise, avant de la boucler, mes livres et mes
journaux.
Quelle émotion à la pensée que dans un instant
on va se trouver en présence d'une grande ville
inconnue!... Puis c'est toujours une déception.
La ville nouvelle est pareille à d'autres : ces
omnibus, ces grelots, cet hôtel en face de la
gare... Il y a trop peu de temps que les chemins
de fer existent : toutes les gares sont de la même
époque; c'est la même civilisation qui a édifié ces
bâtiments, aménagé ce grand espace vide devant
la station. Et ces trottoirs où des employés d'hôtel,
pour se servir de langues diverses, emploient
toujours les mêmes formules de racolage... Ils
28 SECRETS d'État
vous parlent un langage connu ou inconnu avec
la même expression de visage. Les gares les plus
étrangères ont le même costume, un uniforme
banal et triste, pour accueillir le voyageur.
Dans le brouhaha de l'arrivée, j'avais perdu de
vue le comte de Tolberg. En passant dans le cou-
loir qui conduit à la sortie, je le vis à deux pas
de moi, et il eut le temps de me dire en souriant :
— N'ayons pas Tair de trop bien nous con-
naître.
Quant à son amie, à qui il avait parlé de moi,
elle me regarda si gentiment que mon cœur
en battit, et que dans un élan intérieur je lui vouai
une de ces affections qui durent la vie entière...
Je remarquai qu'ils s'en allaient chacun de
leur côté, et, malgré moi, je suivais des yeux la
jeune femme, pendant qu'elle montait en voiture,
lorsque je m'entendis appeler par mon nom...
J'avais devant moi un homme à barbe grise, de
petite taille, qui me regardait de tout son œil
gauche, et d'une partie de son œil droit, sur le-
quel tombait une paupière désemparée, comme
un de ces stores à l'italienne qui ne fonctionnent
plus.
SECRETS d'État 29
C'était le précepteur des neveux du roi. On
l'avait dcpcché à ma rencontre parce qu'il savait
un peu de français. Il parlait notre langue avec
plus d'intrépidité que de bonheur. Il se lançait
dans une conversation française avec une audace
que rien ne décourageait : les obstacles ne le rebu-
taient pas; il en rencontrait à chaque mol, mais
il en triomphait en remuant le bras, en tapant du
pied, à moins qu'il n'abandonnât résolument sa
phrase pour aborder la phrase suivante. A défaut
de vocables exacts, ses gestes étaient si abon-
dants, si expressifs, qu'on finissait par le com-
prendre. Mais il valait mieux ne faire aucune
attention aux mots qu'il prononçait et qui, non
seulement ne servaient en rien à l'intelligence du
texte, mais encore lui nuisaient fortement; car il
employait constamment des expressions les unes
pour les autres, supprimait les négations, en
ajoutait d'intempestives, et quand il se trouvait
dans un encombrement inextricable, raidissait
tous les muscles de son visage, puis s'écriait :
(( Voilà! )) avec un air de triomphe...
Il me fit monter dans un landau, et je vis tout
de suite, au ion qu'il prit avec le cocher et le
30 SECRETS d'État
valet de pied, qu'il cherchait à se donner à mes
3'eux une grande importance. Mais ses desseins
n'étaient pas secondés par les domestiques qui ne
lui parlaient pas précisément comme à un prince
du sang.
Dans la voiture, M. Bôlmôller, qui n'avait pas
été long à me dire son nom et ses titres, se mit
à me parler pêle-mêle, sans nuances, avec des
gestes énormes, de tous les personnages de la
Cour. C'était peut-être parce qu'il savait que je
me trouverais en relations avec ces différentes
personnes, et que je pourrais leur répéter à l'oc-
casion tout le hien qu'il me disait d'elles. Il était
assez capable de ces calculs ingénus. Mais je
crois plutôt qu'uniquement occupé de lui-même,
il n'avait aucune opinion précise sur les gens, et
qu'il en adoptait au hasard une quelconque, de
préférence favorable, pour ne pas se compro-
mettre.
Il me parlait depuis cinq minutes à peine, et
j'avais déjà renoncé à l'écouter. Je regardais à
travers les vilres du landau la ville que nous tra-
versions. Le temps était froid et gris. Appro-
chions-nous du palais? Les chevaux trottaient à
SECRETS d'État 31
bonne allure le long d'un boulevard bordé de
petites maisons basses, qui avaient chacune de-
vant elles un petit jardin.
En me penchant un peu, j'apercevais au loin
une vague place. Etait-ce là? Je ne voulais rien
demander à mon voisin. J'aimais mieux en avoir
la surprise.
Oui, c'était certainement ce grand bâtiment
carré où je voyais de loin un soldat en faction.
Elle était un peu sévère, cette bâtisse, mais elle
avait une certaine grandeur... J^étais tout de
même déçu que ce fût cela. J'attendais je ne sais
pas quoi, mais autre chose...
Cependant, le landau passa devant le palais,
sans y entrer. Le factionnaire, reconnaissant la
livrée royale, avait présenté les armes, à tout
hasard.
Puis soudain, quelques minutes après, comme
je ne m'y attendais plus, comme j'y avais presque
renoncé, nous arrivâmes... Le cocher tourna
brusquement sur une place, entra sans prévenir
sous une grande porte, et traversa la cour pavée
du palais royal. La voiture s'arrêta devant un
perron très haut, et qui, bien que les marches
32 SECRETS d'État
fussent basses, devait être dur à escalader par
les grandes chaleurs.
Il n'y avait personne dans le vestibule d'entrée,
et j'en eus, malgré moi, une petite déception.
Assurément, je ne pensais pas que le roi et toute
la Cour dussent venir à ma rencontre. Mais per-
sonne!... J'avais ressenti une sorte de vanité
inconsciente de tout ce que m'avait dit mon ami
Tolberg, au sujet de l'importance possible de
mes fonctions...
Bôlmôller, pour faire venir quelqu'un, toussa
avec autorité. Alais cet appel resta sans effet, et
si une grande femme âgée fit son apparition l'ins-
tant d'après, ce fut bien, semble-t-il, le résultat
d'un hasard. Cette femme avait des boucles de
cheveux gris, comme un vieux portrait, mais en
quantité vraiment anormale. Elle me parla dans
la langue du pays comme si j'allais comprendre
d'emblée, avec la tranquillité de Bôlmôller lui-
même, quand il se lançait dans une conversation
française. Bôlmôller me traduisit ses paroles avec
sa bonne volonté ordinaire. Puis, de guerre
lasse, ils se dirigèrent, sans insister davantage,
SECRETS D*ÉTAT 33
vers un petit escalier, en me faisant signe de les
suivre.
Ma chambre était au troisième. Le toit en était
mansardé; il était assez élevé en certaines parties;
celte chambre était en somme une grande et im-
posante mansarde. On l'avait meublée avec des
vieux meubles qui avaient sans doute une grande
valeur; mais je ne m'y connaissais pas. C'étaient
des meubles étrangers, et des vieux meubles,
c'est encore plus étranger que les meubles neufs.
Ils ont été mêlés à trop d'existences inconnues.
On avait cardé à neuf le matelas, qui bom.bait un
ventre énorme. Je pensais que je serais mal cou-
ché pendant une ou deux nuits. Et cela m'attrista.
A ce moment, je regrettai ma vie de Paris, mé-
diocre et à peu près tranquille.
La femme âgée nous avait quittés, et j'avais
commencé à faire ma toilette après avoir ouvert
mon petit sac de voyage (ma malle était restée
à la gare). Bôlmôller continuait à me parler avec
animation. Il me parlait à propos de tout, de la
forme d'une brosse, de l'eau du pays, qui était
très saine. Je ne l'écoutais pas; cependant j'avais
pour lui un petit atlachement, un peu de l'affection
34 SECRETS D ETAT
de Robinson pour Vendredi. Je sentais bien que
je le lâcherais aussitôt que j'aurais trouvé mieux.
Mais, pour le moment, c'était le seul être que je
connusse dans ce palais inconnu.
Je mettais fm à un premier nettoyage hâtif,
quand on frappa à la porte. Un grand domestique,
plus dédaigneux encore que le cocher pour la
personnalité de Bôlmôller, vint proférer quelques
mots que mon interprête me traduisit d'une façon
à peu près claire... Le premier ministre me faisait
demander.
Et pour la première fois, j'eus un sentiment de
crainte, à l'idée que j'allais comparaître devant
quelqu'un, qu'on allait m'interroger, comme pour
un examen, et que peut-être je ne ferais pas
l'affaire.
Je suivis le grand domestique. Bôlmôller m'ac-
compagna jusqu'au premier étage. Là, il me
serra la main, en me disant : « Je n'entre pas »,
du ton d'un homme occupé ailleurs. Il ajouta
qu'on se reverrait un peu plus tard à la table de
l'intendant.
Je traversai, précédé du valet de chambre, une
SECRETS D*ÉTAT 35
salle d'attente, ornée de grands tableaux fumeux.
Puis nous entrâmes dans le cabinet de M. de
Herner. Un homme au visage froid, mais sym-
pathique, se leva d'une table de travail, et me
lendit la main. C'était le premier ministre.
Je fus surpris de son air de jeunesse. J'ai su
depuis qu'il avait quarante ans bien passés, mais
il paraissait trente-cinq ans à peine. Il avait une
figure un peu longue, une moustache châtain
clair, des cheveux de même couleur un peu cré-
pus. Mais je regardais surtout ses yeux bleus,
nets plutôt que froids, et je vis avec satisfaction
(|ue son regard ne me gênait pas comme certains
regards, même d'amis, que j'affronte avec une
certaine gêne.
Il parlait français avec des hésitations que, fort
adroitement, il masquait par des silences, qui
semblaient être de songerie ou de réflexion. Je
le regardais pendant qu'il parlait et je me disais
que Tolberg avait peut-être tort, que ce Herner
n'était pas le mauvais homme qu'il semblait dire,
et que, quoi qu'il en pensât, le jeune comte se
laissait influencer par ses rancunes dans le juge-
ment qu'il portait sur le premier ministre. Sans
36 SECRETS d'État
que la sympathie naturelle que j'avais ressentie
si vite pour mon compagnon de voyage diminuât,
je commençais à regretter de lui avoir promis
mon aide; cette promesse me donnait déjà un peu
à mes yeux une allure de traître vis-à-vis de ce
Herner qui m'accueillait si bien.
Il me pria de dîner chez lui le soir même. Il me
donna l'impression d'un homme que la satisfac-
tion de commander ne satisfaisait pas complète-
ment, et qui s'ennuyait; et je fus flatté que ce
grand de la terre songeât à moi pour se distraire.
Je n'avais pas mon habit qui était resté dans
ma malle. Mais le baron de Herner me dit en
souriant que le dîner où il me conviait n'avait rien
de protocolaire. Puis il me tendit la main, et me
dit : (( A sept heures. »
Bôlmôller, de son côté, m'avait donné rendez-
vous à la table de l'intendant. Où pourrais-je le
prévenir?... Je le rencontrai sur le palier du pre-
mier, où il se trouvait comme par hasard. Cette
curiosité me déplut. Je commençais déjà à me
détacher de lui. Et je m'en aperçus moi-même au
ton un peu méchant de regret poli que je pris
pour lui dire que je ne dînerais pas le soir en sa
SECRETS d'État 37
compagnie. Jajoulai, de l'air le plus naturel du
monde, que j'élais invilé chez le premier ministre.
Il me répondit, du même air, qu'il n'y avait
jamais dîné, qu'il ne savait pas comme on y man-
geait... Lui n'avait jamais mangé qu'à la table
du roi, — assez fréquemment, ajoutait-il, et la
chère y était fort remarquable. Ce petit Bolmôller
n'était pas très fm; mais quand il était piqué par
l'envie, il trouvait des répliques assez ingénieuses.
A partir de ce moment, il fut pour moi une
manière d'ennemi ou tout au moins de rival, un
rival que je méprisais et dont j'avais honte, mais
que je ne pouvais me retenir d'humilier le plus
souvent possible, tout en me répétant que c'était
un être sans importance, dont vraiment je n'au-
rais pas dû m'occuper.
Je remontai dans ma chambre. Ma malle était
ari'ivée, et je m'en aperçus avec une certaine tris-
tesse : car alors, je n'avais plus d'excuse pour
rester en costume de voyage. Il fallait mettre une
redingote. Je déleste m'habiller, et je suis tou-
jours partagé entre la paresse de changer de
vêtements et même de me laver, et un cruel souci
de convenance et de propreté.
4
38 SECRETS d'État
En même temps que ma malle, je trouvai le
valet de chambre qui m'était affecte, un suisse de
mauvaise mine, qui paraissait plutôt « en des-
sous » : la vérité est que je n'ai jamais rien eu à
lui reprocher, mais il ne minspirait pas confiance;
il semblait animé d'une préoccupation secrète et
ce ne fut qu'au bout de quelques semaines que
je la découvris. Deux ou trois fois des enveloppes
de lettres se perdirent; et il me mentait visible-
ment quand je l'interrogeais sur leur disparition.
Je m'aperçus un jour que c'était un innocent
collectionneur de timbres-poste...
VI
Pour aller chez le premier ministre, ainsi que
le suisse me l'expliqua, il fallait sortir du palais
par le jardin, et suivre un petit canal bordé
d'arbres. Le jardin du palais, avec ses grandes
pelouses voluptueuses, ses arbres puissants et
doux, était plus tiède que les rues de la ville. Pour-
tant, le canal, très abrité, donnait la même im-
pression de climat indulgent et calme. C'était à
cet endroit une ancienne petite rivière, dont on
avait régularisé le courant.
De vieilles maisons, d'un côté, descendaient
jusque dans l'eau. De l'autre côté, la berge était
plantée d'arbres, et aussi de bancs peints en vert,
qui s'ornaient nécessairement de quelques vieil-
lards bien décrépits, agrémentés de pipes alle-
mandes. Ils ressemblaient aux vieux de tous les
40 secRETS d'État
pays, quand ils sont si âgés qu'ils ne changent
plus et qu'ils ont Tair désormais d'être là pour
toujours, jusqu'au moment où le destin les balaie
en passant, avec l'air de ne pas s'en apercevoir.
Sur l'autre rive, on voyait l'intérieur des mai-
sons populaires. Le couvert était mis dans des
salles à manger modestes, et on allait encore
recommencer une soirée. Des ménagères allaient
lentement remplir des seaux. Un petit garçon,
plein de conviction, montrait à un autre petit
garçon sa m^ain pleine de billes.
A l'endroit où le canal tourne, m'avait dit le
suisse, vous trouverez un petit pont que vous tra-
verserez. Puis vous passerez sous une espèce
d'arche. De l'autre côté de cette arche, c'est la
rue de la Paix, la plus belle rue de Schoenburg.
La place Neuve, où se trouve l'hôtel privé du
baron de Herner, est à une centaine de pas.
J'avais encore près d'un quart d'heure avant
le dîner, et j'en profitai pour regarder les maga-
sins. Ils étaient très luxueux, et les vitrines regor-
geaient d'objets en cuir et en nickel. Je vis,
comme à Bruxelles, ces marchands de tabac gran-
dioses, qui me donnaient envie de me remettre à
SECRETS D*ÉTAT 41
fumer, avec leurs longs cigares odorants rangés,
comme les dos de belles reliures, dans les boîtes
enluminées.
Je croisai des officiers, élégants et pleins d'au-
torité, et je me souvins avec satisfaction que
j'étais « du gouvernement ». Je ne fus pas loin
de me dire que ces officiers étaient « mes sol-
dats ».
Je vis encore un grand restaurant rempli déjà
de dîneurs dont les âmes s'exaltaient aux airs
entraînants, que jouait sans relâche un brillant
orchestre, composé d'une douzaine de dames de
différents âges, qui toutes laissaient pendre sur
leur dos des cheveux dénoués, de la même lon-
gueur et du même blond.
J'étais amusé par cette ville si brillante et qui
s'animait si gaîment vers le soir. Je regrettais
presque d'être obligé d'aller passer la soirée chez
cet hôte de marque, qui m'honorait beaucoup,
mais qui m'obligeait à faire des frais. Je me pro-
mis bien de revenir en bon paresseux jouisseur
dans ce restaurant en fête, où m'arriverait quel-
qu'une de ces aventures galantes et peu compli-
42 SECRETS d'État
quées qu'on espère toujours en arrivant dans une
ville étrangère.
Cependant l'heure était venue. Sans enthou-
siasme, je gagnai la Place Neuve, et je trouvai
bientôt la marque que l'on m'avait indiquée pour
reconnaître Thôtel du baron : un haut-relief en
pierre, au-dessus de la porte, représentant un
jeune guerrier avec des ailes, chevauchant un
cheval cabré... Je me dis même, tout en sonnant
à la porte, que j'aurais peut-être dû m'informer
de la personnalité exacte de ce guerrier ailé;
c'était peut-être quelqu'un de très connu dans la
mythologie, et qu'il était de mauvais ton d'igno-
rer... Quand la porte se fut ouverte, je me trouvai
dans une petite cour assez simple. Une femme à
boucles grises (c'était décidément les boucles
d'ordonnance dans ce pays-là), se tenait sur le
pas d'une porte vitrée. Elle me conduisit dans un
salon plutôt sévère, où je trouvai le premier mi-
nistre en compagnie de deux invités, et de sa
mère, la baronne de Herner, une dame pas trop
âgée. Je reconnus dans la figure de cette personne
comme une épreuve antérieure de la longue
figure du baron, et les mômes yeux bleus, mais
SECRETS D*ÉTAT 43
plus durs. Elle m'adressa en bon français
quelques paroles auxquelles, me sembla-t-il, je
répondis d'une façon assez convenable et pas
trop embarrassée... Mon entrée dans le grand
monde se faisait d'une façon plus aisée que je
n'aurais cru : ce fut, je crois, grâce à ce petit
détail accidentel : en me dirigeant du côté du
salon, j'avais renversé quelque chose — je ne
savais pas trop au juste — qui se trouvait sur
une table de l'antichambre, et je me demandais,
pendant les présentations : Est-ce un bronze? ou
est-ce un objet plus fragile? Ce qu'il y a de ter-
rible, c'est que je ne l'ai jamais su, et je me de-
mande encore si ce n'est pas à cette maladresse
qu'il fallait attribuer la froideur que me témoigna
plus tard, au cours de certaines entrevues, la
baronne de Herner.
J'examinais cependant les deux aulres invités,
un jeune officier aux yeux fatigués et mielleux,
— le neveu du ministre, — et un monsieur qui
était, paraît-il, le poêle national du Bergensland.
C'était un individu d'un âge chimérique, entre
trente et quatre-vingts ans, sans couleur indica-
trice de cheveux ou de barbe, car, privé même
44 SECRETS D ÉTAT
de sourcils, il n'avait, en fait de poils, que de
très longs cils blonds ou blancs. On n'était pas
sûr qu'il eût un grand talent, mais comme c'était
le seul poète bien élevé parmi ceux qui traitaient
de sujets nobles, on l'avait, à tout hasard, décoré
de tous les ordres civils, et l'on attendait qu'il
eût terminé un hymne guerrier pour lui décerner
tous les ordres mihtaires.
Ce poète, vivant seul au milieu de profanes,
avait perdu l'habitude de songer à la poésie. Il
ne s'en occupait qu'une fois l'an, au moment de
son poème de circonstance pour la fête du roi, en
dehors, bien entendu, des occasions extraordi-
naires, tels que visites de souverains étrangers ou
désastres amenant une fête de charité et justi-
fiant une intervention lyrique.
Ce diner, de hautes sphères officielles, ressem-
bla beaucoup, pour les sujets de conversations
qui y furent traités, à des dîners de milieux plus
modestes. On y parla de la vitesse des automo-
biles, qui commençaient à envahir le pays. On
m'interrogea naturellement sur Paris, que tous
les convives connaissaient pour y être allés au
moins une fois.
SECRETS d'État 45
Le poêle parlait assez passablement notre
langue, à part un abus du mot Monsieur qui arri-
vait après chaque vii'gule. Il évoqua avec un sou-
rire attendri ce gai quartier latin où j'avais tiré
une vie si pénible, cet endiablé bal Bullier, où
je n'avais jamais mis les pieds, et cet admirable
Collège de France, que je connaissais pour être
passé devant. L'officier, naturellement, parla des
petits théâtres, avec des petits rires sifflants qui
se prolongeaient en dehors de toute mesure. Il
raconta des scènes de pièces qui l'avaient réjoui
au delà des prévisions de l'auteur, et nous redit
des mots qu'il répéta de telle sorte que je fus seul
à m'en amuser, parce que j'étais le seul à com-
prendre qu'ils ne voulaient rien dire.
Le baron de Herner parlait peu. Je remarquai
seulement qu'il mangeait pas mal, mais sans trop
faire attention à ce qu'il mangeait. Il ne me faisait
pas l'effet d'un jouisseur. Rien chez lui d'ailleurs
n'éfait luxueux.
Je me dis ce soir-là que si cet homme aimait
le pouvoir, c'était sans doute pour la volupté
froide d'être le maître, et non pour en tirer des
avantages matériels et des joies physiques. Il n'y
46 SECRETS d'État
avait pas à craindre de lui les exactions où se
laisse entraîner un débauché, mais il n'avait pas
non plus ces moments de générosité attendrie
dont sont capables les gens qui mangent bien.
Après tout, je ne savais pas si ce haut person-
nage était vraiment l'homme que je dis et si cer-
tains de ses actes ne sont pas en contradiction
avec la définition de son caractère. Je me suis
mis en garde, depuis pas mal de temps déjà,
contre le danger qu'il peut y avoir à définir les
gens trop tôt; car on est amené par la suite à
examiner leurs actes avec le parti-pris d'un
homme qui a classé, localisé un sujet, et qui, sous
aucun prétexte, ne veut avoir la peine de recom-
mencer son petit travail.
Quand le dîner fut terminé, nous passâmes au
fumoir, où M"^' de Herner, que le cigare ne gênait
pas, nous accompagna. Le baron de Herner me
prit à part et se mit à me parler avec assez
d'abandon.
Je pensais, non sans satisfaction, que j'avais à
ses yeux plus d'importance que l'officier, et même
que le poète national. Il me dit que je serais
SECRETS d'État 47
attaché à sa personne et à la personne du roi, et
que mon travail consisterait à analyser tous les
journaux et autres documents français qui arri-
vaient à l'ambassade. Dès le lendemain, nous
irions ensemble voir le roi, qui, bien que la saison
fût un peu avancée, était encore à la campagne,
dans sa résidence d'été...
J'étais obligé de faire de grands efforts pour
ramener mon attention. Car, tout occupé à me
dire : « Le ministre me parle! » j'avais peine à
écouter ce qu'il me disait.
Ce qui l'intéressait le plus dans les journaux
français, ce n'était pas seulement la politique
extérieure de la France, mais le mouvement socia-
liste... « Nous n'avons pas encore beaucoup de
socialistes chez nous, me dit-il. Nous avons, en
revanche, pas mal de réfugiés russes, qui réus-
sissent à tromper la surveillance de notre police.
Ils complotent contre la famille impériale russe
et, pour se faire la main, contre notre bien-aimé
roi. Nous avons surpris l'année dernière des pré-
paratifs d'attentat. Le hasard est venu en aide à
nos policiers, qui n'auraient certainement rien
trouvé sans le secours du ciel.
48 SECRETS d'État
)) Je suis servi par des brutes prétentieuses. Je
ne me risque même pas à leur reprocher leur
manque d'initiative... Quand ils s'avisent d'en
avoir, ils sont encore plus dangereux. »
La soirée ne se prolongea pas très tard. Le
premier ministre se levait de très bonne heure.
Je sortis avec le poète et le militaire, et nous
allâmes bourgeoisement prendre de la bière,
dans ce grand café éclatant de lumières où l'or-
chestre de dames continuait à faire rage. Le
neveu du baron se fit apporter du jambon, en
disant qu'il mourait de faim, et que c'était tou-
jours ainsi chaque fois qu'il mangeait chez sa
grand'tante. Je vis bien, aux plaisanteries que
le poète national fit à son tour sur ce sujet, que
c'était un thème familier aux invités du premier
ministre.
Je leur offris un rire plus timide, plus prudent,
juste ce qu'il fallait pour n'avoir pas l'air de
désapprouver leurs sarcasmes.
L'officier nous proposa de nous emmener chez
une nommée Irma. Mais le poète dit qu'il était
fatigué. Je sus plus tard qu'il était le prisonnier
d'une gouvernante, une petite femme desséchée
SECRETS d'État 49
d'une cinquantaine d'années dont on retrouvait
les longs clieveux paies dans maint sonnet du
maître...
Quant à moi, je refusai également l'invitation
de l'officier. Je ne voulais pas rentrer trop tard
au palais pour le premier soir. Je revins, accom-
pagné de mes deux nouvelles connaissances,
jusqu'à ma royale demeure. Le chemin était un
peu plus long qu'en venant, parce qu'à cette
lieure tardive, je ne pouvais pas rentrer par le
fond du jardin. Le poêle, en suivant ma route, ne
se détournait pas trop de son chemin. Quant à
l'officier désœuvré qui ne pouvait pas se résoudre
à aller se coucher, c'était la providence des gens
qui ont peur de renirer seuls le soir. C'est en cette
considération qu'on le tolérait l'après-midi, à des
heures plus claires de la journée, où sa présence
n'avait pas celte utilité tutélaire.
Les portiers des palais royaux dorment aussi
lourdement que ceux de la rue Saint- Jacques, où
jadis, les yeux vers le prochain angle de rues, il
m'était arrivé souvent de me livrer à des consta-
tations indignées sur la profondeur spéciale du
« premier sommeil »...
50 SECRETS d'État
A Schoenburg, au moins, j'avais pour me ras-
surer, le factionnaire de garde, qui donnait des
coups de crosse dans la porte, pendant que je
tirais sans espoir une sonnette argentine, trop
faible pour troubler le doux sommeil du con-
cierge, capable seulement de compléter d'un léger
bruit de clochettes un songe de verdure et de
bergerie.
Quand la porte, enfin condescendante, s'entre-
bâilla, je pus me mettre en campagne, au travers
de la cour obscure, avec d'innombrables relais
d'allumettes. Grâce à cette course au flambeau
à rebours (où c'est le porteur qui change de
torche, et non la torche de porteur), j'arrivai
jusqu'à ma chambre, en essayant de faire le
moins de bruit possible pour mon premier soir,
bien qu'en somme, j'eusse une excuse, puisque
je venais de chez le premier ministre : c'était un
service commandé.
Je pénétrai avec un peu d'angoisse dans ma
grande chambre sombre. Je fis le tour du grand
lit à baldaquin, qui s'entourait de rideaux
sinistres. Je les secouai au passage pour faire
tomber les guerriers armés. Il y avait dans les
SECRETS d'État 51
recoins du plafond des ombres qui étaient peut-
être des trous, et où devaient nicher des araignées
énormes et venimeuses. Je constatai avec plaisir
que les draps étaient en vieille toile très douce.
La servante âgée m'avait mis sur ma table une
Bible, qui, avec sa reliure de maroquin, me parut
mieux faite que le marbre de la cheminée pour
supporter ma montre. Il y avait un sucrier, et
de l'eau dans la carafe. Mais était-ce de l'eau
filtrée?
VII
Le lendemain, à dix heures, je montai en voi-
lure, dans un landau découvert, à côté du premier
ministre. Nous allions voir le roi.
J'avais endossé cette fois la redingote officielle.
Le baron de Herner était dans le même costume.
Je constatai avec un certain plaisir que mon haut-
de-forme, dont c'était d'ailleurs la première sortie,
était plus brillant que le sien.
J'étais un peu surpris de l'abandon avec lequel
me parlait le premier ministre. Il faut croire que
j'inspirais vraiment de la confiance aux gens. Le
comte de Tolberg m'avait parlé avec la môme
liberté. Le hasard m'avait amené à être le confi-
dent de ces deux ennemis. Comment tout cela
allait-il tourner? Pour le moment, je m'abandon-
nais à une quiétude paresseuse. Le jour où un
6
54 SECRETS d'État
conflit se produirait, il serait peut-être temps de
s'en préoccuper. En prévision de complications,
qui n'arriveraient peut-être jamais, je n'allais pas
gêner, par un air de trop grande réserve, l'ex-
pansion dont ce grand personnage voulait bien
me favoriser.
Le landau traversa la ville, en passant sous une
vieille tour qui commandait une des entrées.
C'était par là qu'avaient pénétré dans la ville, à
je ne sais plus quelle époque, des soldats étrangers
de je ne sais plus quelle nation... Toujours est-il
qu'on s'était battu dans le faubourg, qu'il était
mort un grand nombre d'hommes, et que les
cloches, comme dans toutes les histoires de ce
genre, n'avaient cessé de sonner.
La campagne était très paisible, coupée de
canaux et de longues allées d'arbres. De temps
en temps, nous croisions un bicycliste obstiné, ou
un grand tombereau attelé de quatre bœufs, ou
une voiture de maraîchers, que traînaient trois
chiens agiles. Le premier ministre me parlait du
roi et se réjouissait qu'il fût bien portant. Si, par
malheur, il lui arrivait un accident, le royaume
passerait entre les mains de sa belle-sœur, la
SECRETS d'État 55
femme de son frère défunt, qui gouvernerait au
nom de son fils aîné, âgé pour l'instant de quatorze
ans. Et cette princesse, qui venait des états de
l'Allemagne, amènerait avec elle toute une sé-
quelle de gens de son pays... Le baron de Herner
me surprenait. Il dérangeait fortement la concep-
tion que je m'étais faite des hommes d'Etat, que
je me représentais comme des personnages mys-
térieux et fermés, évitant d'employer un langage
simple et net pour parler des affaires publiques.
Celui-ci n'y allait pas par quatre chemins et me
donnait carrément son avis sur les hommes et sur
les choses...
En sortant d'une allée d'arbres, j'aperçus tout
à coup, sur une sorte de monticule de verdure,
un château d'architecture antique, mais qui était
un chAteau reconstitué, ainsi qu'en témoignait la
blancheur de sa pierre. C'était la résidence d'été.
Je sentais toujours en moi beaucoup de curiosité,
mais aucune émotion : j'avais désormais ma petite
habitude des grands de ce monde. C'est curieux
comme on prend vite pied dans les grandeurs.
Nous étions entrés dans une cour d'honneur et
nous allions gravir le perron qui conduisait au
56 SECRETS d'État
salon de réception quand nous entendîmes un :
Hep ! qui n'avait rien de protocolaire. C'était le
roi qui nous appelait d'une des salles du rez-de-
chaussée, où il faisait de la photographie. Je
reconnus le visage du monarque, dont j'avais vu
plusieurs portraits.
Il nous invita d'un geste à entrer dans son
atelier. Il était vêtu d'une culotte de drap beige,
de molletières de cuir fauve et d'une chemise de
soie écrue, dont les manches étaient relevées jus-
qu'au coude. Sans la moindre formule de bien-
venue et en s'adressant à moi, comme s'il me
connaissait depuis longtemps, il nous montra des
épreuves qu'il venait de terminer, dont l'une
représentait un coin de forêt, et l'autre un cheval
en liberté, en train de bondir dans un pré. Moi,
je regardais ces épreuves avec une attention
exagérée; mais je ne pensais qu'à examiner
Charles XYI, qui m'apparaissait comme un bon
garçon enjoué.
Je crois que je n'aurais vu en lui rien d'autre
si l'opinion favorable que m'avait exprimée sur
son compte le jeune Tolberg ne m'avait pré-
venu en sa faveur. Il y avait chez ce gros homme
SECRETS d'État 57
beaucoup plus de philosophie que d'insouciance,
ou plutôt c'était une insouciance naturelle qu'en-
courageaient sa volonté et sa raison. Il pensait
qu'il ne fallait pas agir au delà du nécessaire, qu'il
fallait plutôt surveiller les événements que les pro-
voquer. Il s'occupait des affaires de l'Etat, juste
assez pour ne pas les négliger.
D'ailleurs il avait trouvé chez Herner une acti-
vité très précieuse, du moment qu'il était là pour
la réfréner.
Je ne sais pas s'il s'était fait toutes ces réflexions
et s'il s'était volontairement conformé à cette phi-
losophie. Il me semble plutôt qu'il l'avait instinc-
tivement adoptée...
Je n'ai jamais vu un homme capable d'un travail
aussi extraordinaire et aussi rapide. Il lui est
arrivé dans certains moments, où il y avait intérêt
à se renseigner rapidement sur la situation, de
faire avec moi l'analyse dont j'étais chargé, et il
me laissait littéralement en roule, moi qui ai pour-
tant le travail facile. Et cet homme, merveilleuse-
ment doué pour accomplir en deux journées un
travail surhumain, était capable également de
rester des mois entiers dans l'inaction, à vivre une
58 SECRETS d'État
vie presque animale, sans songer à rien, et sans
avoir le moindre remords de sa paresse.
Il baissa sans façon ses manches sur ses poi-
gnets, remit tout seul une veste de chasse qu'il
avait posée sur une table. Herner, qui connais-
sait ses habitudes, ne fit aucun mouvement pour
l'aider à l'endosser. Puis nous sortîmes tous les
trois dans la cour. Il me regarda un instant, me
demanda comment je trouvais Schoenburg. Puis
il s'éloigna avec son ministre pour causer des
affaires courantes... Je les regardais marcher l'un
à côté de l'autre. La marche du roi n'avait rien
de vulgaire ni de majestueux. On l'eût pris pour
un propriétaire de campagne qui parlait affaire
avec un notaire de la ville. Mais le propriétaire et
le notaire a dégottaient » assez bien. Et tout à
coup, au moment de prendre congé, après que cet
homme en veston eût tendu la main à cet homme
en redingote, il y eut dans la simple différence
des saluts, le salut profond de celui-ci et une
inclinaison de tête de celui-là, il y eut quelque
chose de barbare et d'antique, une subite inéga-
lité, que leur promenade côte à côte de tout à
l'heure rendait étrange et inconcevable.
SECRETS D ETAT W
Je restai donc seul avec cet homme, mon sem-
blable d'aspect, et qui se trouvait en vertu de cer-
taines conventions un être surnaturel. Il passa
familièrement sous le mien son bras symbolique
et m'entraîna vers la salle à manger.
Ce fut pour moi une après-midi admirable, une
de ces journées où l'on fait feu des quatre pieds
pour éblouir quelqu'un, avec l'angoisse de tout
gâter soudain par une parole inférieure. C'est une
conquête que l'on veut faire par des moyens
loyaux et sans tricherie, pour avoir une sorte de
contrôle de sa propre valeur.
J'étais obligé, de temps en temps, de me répéter,
pour ne pas l'oublier, qu'il était un roi.
Il avait lu plusieurs de mes livres de prédilec-
tion : mais il y en avait quelques-uns qu'il ne
connaissait pas encore. Je pus lui en parler. Et
quand je lui récitai certains des passages que
j'aimais, nous éprouvâmes de ces émotions com-
munes qui vous rapprochent tant.
J'étais très exalté et un peu inquiet. Je me disais
que ce roi qui s'ennuyait, et qui paraissait se
plaire en ma compagnie, me garderait peut-être
auprès de lui. Or, c'était un compagnon un peu
60 SECRETS d'État
fatigant, à cause des frais continuels qu'il fallait
faire. J'avais peur de ne pas pouvoir me soutenir
et de lui plaire moins.
Après déjeuner, nous étions allés nous pro-
mener dans un jardin inculte, dont le roi aimait
beaucoup la sauvagerie, soigneusement entre-
tenue par un habile jardinier. Nous y passâmes
près de trois heures à dire des vers et à raconter
des hisioires héroïques. Quand nous rentrâmes
dans la maison, je vis qu'un petit tonneau de pro-
mxonade était attelé dans la cour.
— Je vais vous reconduire jusqu'aux portes de
la ville, me dit Charles XVI. Je n'entre pas à
Schoenburg dans un tel équipage.
Comme nous ahions monter en voiture, un
homme d'une quarantaine d'années, très distingué
d'allures, entra dans la cour. Le roi alla à lui avec
empressement, et lui serra la main avec une vive
amitié. Ils se dirent quelques mots, et revini-ent
lentem.ent vers la voiture. Le roi était tout son-
geur... Il me présenta à son ami qu'il me nomma :
le comte de Ilerrenstein, lui dit : « A tout à
l'heure », et monta en voiture avec moi.
Il ne me disait rien. Je ne savais si je devais
SECRETS d'État 61
me taire, ou s'il fallait lui parler. Je lui fis remar-
quer que le paysage ressemblait bien au cadre
d'un roman dont nous avions évoqué certains pas-
sages. Il approuva avec un peu trop de précipi-
tation pour un homme qui s'intéresse vraiment à
ce qu'on lui dit.
Quand nous arrivâmes à une centaine de pas
de la vieille porte de ville, le roi arrêta la voiture
et me dit qu'il me ferait chercher un de ces jours
prochains. Je le suivis un instant du regard; puis
je vis qu'au lieu de rentrer au château, il quittait
la grande route, et prenait un petit chemin sur la
gauche. Où allait-il?... Alors, quoi? Charles XVI
me faisait déjà des cachotteries?
VIII
— C€ comte de Ilerrenslein, me dit le premier
ministre qui m'avait interrogé, d'un ton adroite-
ment aisé et naturel, sur mon entrevue avec le
roi, ce comte de Herrenstein est une espèce de
misanthrope sans ambition apparente, qui est très
lié avec Sa Majesté. Il est le confident de certaines
affaires sentimentales de sa vie... et d'une liaison
que, cela va sans dire, nous connaissons aussi.
C'est une histoire qui remonte à très loin. Le
roi ne vous en parlera pas, môme s'il vous accorde
sa confiance amicale, comme il a l'air d'en prendre
le chemin...
Je n'avais cependant pas trop insisté sur le
plaisir que Sa .Majesté semblait avoir eu à me
voir. Un secret instinct m'avertissait que celte
amitié du roi pouvait porter ombrage au premier
64 SECRETS d'État
ministre. Mais il savait à quoi s'en tenir, et le ton
simple et dégagé, qu'il avait pris pour m'en
parler, ne voulait pas précisément dire qu'il
n'attachait à ces marques d'amitié aucune impor-
tance.
— Le roi, même s'il se lie avec vous, ne vous
parlera pas de cette histoire, que jadis, dans le
feu de sa passion, il a racontée au comte de Her-
renstein. Il ne vous en dira rien, non par manque
de confiance, mais parce que maintenant ce n'est
plus qu'un devoir douloureux dont il ne peut plus
parler avec joie.
« Il a aimé pendant plusieurs années une femme
attachée à lui. Cette femme a vieilli... Mais le roi
est bon : il ne peut pas supporter de voir souffrir
les gens. Il est beaucoup plus à elle maintenant
qu'à l'époque lointaine où elle était séduisante.
» Von Hôlen, mon prédécesseur, qui était un
peu mon maître (quoique je sois peut-être moins
dur que lui), me disait qu'il ne fallait pas faire
attention à des souffrances isolées. Il me disait
qu'il y en avait beaucoup sur la terre. Il disait
encore qu'un homme d'Etat ne devait jamais
regarder autour de lui, trop près de lui... Von
SECRETS D*ÉTAT 65
Hôlen est mort pauvre et détesté. Il avait une
dureté inflexible. Il a refusé des grâces qu'un
Torquemada eût accordées. Le jour de sa mort,
des habitants de Schoenburg n'ont pas eu honte
d'illuminer leurs maisons.
» Or, il laissait le royaume plus prospère que
jamais, deux fois plus riche qu'à la mort de son
prédécesseur, le sage et indulgent Berzach.
» Au fond, continua M. de lierner, il est assez
bon pour le roi qu'il ait eu cette histoire dans sa
vie. Il a été beaucoup mieux préservé des aven-
tures par la douce et puissante influence de cette
femme, qu'il n'en eût été détourné par le souci
de la majesté royale. Il n'y a aucune pose dans
sa vie, ni la moindre affectation de fantaisie. C'est
simplement un esprit libre. Or, un esprit libre,
qui agit simplement, s'expose à commettre mille
folies...
» Analysez-moi donc ce paquet de journaux. Il
n'y a rien d'important ces temps-ci. Mais ce sera
pour vous comme un exercice, qui vous servira à
vous constituer pour l'avenir une méthode de tra-
vail rapide. Dans ces derniers mois, comme je
n'avais personne, j'avais eu recours à cet imbécile
66 SECRETS d'État
de Bôlmôller. \'ous n'avez aucune idée de ce qu'il
m'a livré ! C'était un fatras, une confusion abomi-
nable. Des nouvelles sans intérêt étaient résumées
en un texte deux fois plus long que le texte fran-
çais.
» Je vous ai fait allouer huit cents francs par
mois, ajouta M. de Herner. C'est un peu plus que
ce qu'on a dû vous dire à Paris. Mais nous ne vous
connaissions pas. Et, d'autre part, j'ai pensé qu'il
ne vous serait pas toujours agréable de prendre
vos repas au palais. Venez quand il vous plaira
à la table de l'intendant, où votre couvert sera
toujours mis. Mais ne vous privez pas du plaisir
d'aller déjeuner ou dîner en ville. Je ne suis
d'ailleurs pas fâché que vous vous mêliez un peu
à la vie de Schoenburg. Vous êtes un homme dis-
cret. Je sais que rien de ce qui se passe au palais
devant vous ne sera divulgué dans la ville. Mais
il n'est pas mauvais que l'état d'esprit de la capi-
tale soit pénétré par quelqu'un du palais. »
Je remerciai le baron de Herner, comme je
remercie les gens, en balbutiant quelques paroles
indécises. (Mais je sais aussi que ce genre de
confusion, que je n'affecte pas, que j'utilise peut-
SECRETS d'État 67
être, est aussi apprécié que quelques phrases
correctes et clichées.)
J étais assez content que cette latitude me fût
laissée d'aller prendre mes repas à droite et à
gauche : évidemment je me plairais mieux à la
table de l'intendant, du moment que l'on ne
m'obligeait pas à y figurer. Sans parler de la
petite économie qui en résulterait pour moi.
(Depuis que j'étais un monsieur (( à son aise )>,
je me sentais devenir un peu plus regardant.)
La veille, en revenant de chez le roi, j'avais
dîné au palais. Je m'étais présenté à sept heures
dans la salle à manger de l'intendance, encore
vêtu, par paresse de me déshabiller, de la redin-
gote neuve, endossée pour aller chez le roi. J'étais
prêt à m'excuser d'être venu en tenue si cérémo-
nieuse... Mais je vis que tout le monde était en
habit,' et je dus m'excuser de n'avoir pas eu le
temps de me mettre en toilette de soirée.
Bien que le roi ne fût pas au palais et qu'en
son absence aucun protocole n'ordonnât le frac,
ces gentilshommes de chambre, et officiers du
palais, par goût de l'étiquette, persistaient à
revêtir leurs habits de demi-gala.
68 SECRETS d'État
Il y avait là l'intendant qui portait encore plu-
sieurs titres surannés, tels que « grand officier de
bouche », un très haut vieillard incapable, que
secondait, heureusement pour lui, son épouse,
Hedwige de Brahmhausen, une grande femme
aux cheveux très blancs, dont Tair de race était
un peu trop classique, et qui se montrait d'une
âpre té sans exemple avec les fournisseurs.
Le grand écuyer était célibataire. C'était un
homme de quatre-vingt-deux ans, long plutôt que
haut, car une défmitive courbature l'empêchait de
se redresser de toute sa taille. Il était arrivé à
cette époque critique, où un vieil homme, jadis
blond, cesse de se teindre, de sorte que pour
exprimer la couleur de sa moustache, de ses
favoris et de ses longs cheveux du front qui arri-
vaient de très loin par derrière, il était bon d'at-
tendre patiemment que cette sorte de mue eût
cessé.
Comme il avait la vue très basse, il ne montait
plus à cheval, mais c'était toujours lui qui exa-
minait les chevaux qu'on amenait aux écuries du
roi, lui qui jugeait de leur silhouette en leur
caressant la tête, en leur tâtant le garrot et la
SECRETS D*ÉTAT 69
croupe, et qui s'assurait, en leur palpant les
canons, que leurs membres étaient sains. . . A table,
il mangeait les yeux fermés, très lentement, sans
un instant d'arrêt. Il buvait à tout petits coups,
les lèvres crispées au bord du verre, en sifflant;
ce petit sifflement est le seul bruit qui émanât de
lui, car il ne parlait jamais.
Le chevalier Finck, gentilhomme de chambre,
et grand majordome du roi — je me perdais dans
leurs titres, — était un gros garçon blond et rasé,
dont les yeux, tout rapprochés, s'embusquaient
derrière un tout petit binocle sans monture. Il
avait l'air d'un principal clerc affairé et curieux.
Il était particulièrement odieux à Sa Majesté, à
cause de ses prévenances excédantes, et du sourire
écœurant avec lequel, à partir d'un certain titre,
il écoutait les gens. Aussitôt que le roi était de
retour; on violentait tous les usages pour envoyer
ce gentilhomme de chambre en voyage, investi de
n'importe quelle mission.
Le grand écuyer et le chevalier Finck
étaient célibataires. Le deuxième gentilhomme
de chambre était marié. Sa femme remplissait je
ne sais quel office auprès de M'^^ Brahmhausen.
6
70 SECRETS d'État
Ce couple, qui avec Bôlmôller (et Tofficier qui se
trouvait commander le peloton de garde), complé-
tait la table de l'intendant, semblait cbargé d'ap-
porter u la note de jeunesse » dans cette assemblée
de vieilles gens.
Lui, fils d'un député récemment anobli, elle,
fille d'un usinier des environs de Scboenburg, ne
se lassaient pas, depuis six mois, de la joie de
manger et dbabiter au palais royal. Aussi rem-
plissaient-ils en conscience leur rôle d'oiseaux
joyeux, et répondaient-ils avec une grande bonne
humeur, d'ailleurs peu communicative, à toutes
les questions qu'on leur posait.
Personne ne parlait français à cette table, en
dehors de Bôlmôller, et, à cet égard, je savais ce
qu'il fallait attendre du précepteur. Il ne me parla
pas moins avec volubilité, pour étonner, je crois,
les autres, et j'eus la condescendance d'avoir l'air
de le comprendre. Le reste du temps, je suivis
la conversation animée des convives. Je crois,
d'ailleurs, que l'on se rend mieux compte du carac-
tère des gens quand on n'entend pas ce qu'ils
disent, et qu'aucun verbe menteur ne vous induit
SECRETS d'État 71
à vous tromper sur Faloi de leur regard et
la sincérité de leur sourire.
Après le dîner, on allait prendre le café dans
un petit salon indien. L'intendant offrait aux
fumeurs des cigares où un brin de paille était
piqué. M""' de Brahmhausen allumait, pour son
usage personnel, une cigarette de tabac jaune,
fine et démesurément longue. Puis on arrivait
fatalement à conduire au piano la jeune personne,
qui exbalait sa gaîté en une demi-douzaine de
valses bongroises. Il y avait longtemps à ce mo-
ment qu'on avait couché le grand écuyer. Enfin
on se disait bonsoir, et l'on rentrait dans ses
appartements.
Quand je ne dînais pas au palais, j'allais à ce
grand restaurant de la rue de la Paix, qui m'avait
attiré dès le soir de mon arrivée, et qui s'appelait
la Grande-Taverne. Je n'avais toujours pas
trouvé la petite aventure sentimentale, — pas
trop gênante et pas trop attacbante, — que j'at-
tendais depuis mon arrivée à Schoenburg. Plus
le temps passait, plus je me sentais disposé à me
montrer facile sur le cliarme et la classe sociale
de la personne inconnue en question.
72 SECRETS D*ÉTAT
Je n'avais rencontré en fait de jeune femme que
la jeune mariée du palais. Pas une minute, je ne
songeais à troubler l'union du jeune ménage. Il
n'y avait pas de femme chez le premier ministre.
Je n'avais pas revu depuis mon arrivée le comte
de Tolberg, et je n étais pas pressé de le revoir,
parce que je sentais bien que c'était de ce côté-là
que viendraient certaines complications... Je
pensais retrouver à la taverne cet insupportable
officier, neveu du ministre, qui m'avait parlé
d'une nommée Irma, et qui devait avoir des amies.
Mais il était en permission, et s'était en allé pour
quelques jours à la campagne. Ces considérations
me déterminèrent à choisir une table à la taverne,
dans les environs de l'orchestre des dames. Quel-
ques-unes étaient encore jeunes, et possédaient
quelques charmes, abstraction faite, bien entendu,
de leurs blonds cheveux, qu'il valait mieux ne pas
faire entrer en ligne de compte dans la liste de
leurs attraits naturels*
Après trois soirs de patience, je fis la connais-
sance de la plus agréable de ces dames, qui se
trouvait être le chef d'orchestre elle-même.
C'était une dame belge de trente-deux ans, qui
SECRETS D*ÉTAT 73
avait beaucoup voyagé, qui avait donné des leçons
de piano, des leçons de français et fait travailler
des animaux dans des music-halls. Elle avait un
bel engagement pour diriger un orchestre dans
une exposition d'appareils agricoles. Elle allait
quiller Schoenburg le mois d'après; ce qui me
décida à faire avec elle plus ample connaissance.
IX
Mon aventure avec le chef d'orchestre ne mo-
difia pas ma vie. Il y avait dix jours que j'avais
vu le roi pour la première fois, et il ne m'avait
pas rappelé. Le ministre était content de moi. Je
faisais régulièrement, à sa satisfaction, mon tra-
vail d'analyse. Mais j'avais trop vile réussi dans
mes fonctions. Je commençais à trouver ma vie
monotone... La suite prouvera qu'il ne faut pas
se las'ser de sa tranquillité, ni demander au destin
un peu d'imprévu : il nous fait trop bonne
mesure...
J'étais arrivé à Schoenburg un jeudi, et j'avais
vu le roi le lendemain de mon arrivée: il ne me
fil demander qu'une dizaine de jours après, c'est-
à-dire le lundi, non de la semaine suivante, mais
de la semaine d'après; le petit tonneau, conduit
76 SECRETS D*ÉTAT ,
par un jeune cocher anglais, vint me chercher
dans la matinée.
A ce moment, je me trouvais chez le premier
ministre, et j 'étais en train de lui lire un résumé
que je venais de terminer. Il y avait dans son ca-
binet le secrétaire d'Etat de l'intérieur, Von Mûl-
len, un gros homme en baudruche qui s'était
élevé aux honneurs comme un énorme ballon
sans poids. Le comte de Fritz, petit homme carré
d'épaules, arriva l'instant d'après. Il avait la ré-
putation d'un grand tacticien, ayant suivi pendant
une dizaine d'années les manœuvres des armées
étrangères. Mais comme il n'avait jamais, à pro-
prement parler, fa-t la guerre, il était difficile de
dire de lui que c'était un grand capitaine. On
se bornait donc à le traiter de « haute person-
nalité militaire ».
,11 venait apprendre à Herner l'exécution d'un
soldat des garnisons du sud, qui avait frappé un
de ses chefs et dont la grâce, sur les instances
de Herner, avait été re jetée par le roi.
Quand j'arrivai chez le roi, je fus un peu dé-
concerté par son accueil, très aimable certes,
mais pas aussi amical que j'avais pensé. Peut-être
SECRETS d'État 77
après son amabilité de la dernière fois, s'élait-il
repris... Je me demandais si j'avais fait quelque
chose qui lui eût déplu... Peut-être Ilerner m'a-
vail-il desservi auprès de lui, et cette préoccupa-
lion m'assombrit pendant une partie du repas.
Il y avait avec nous l'ami du roi, le comte de
Herrenstein, un homme très grand et mince, aux
3^eux tristes; je l'avais déjà entrevu à ma dernière
visite.
Ce ne fut qu'au bout d'un quart d'heure que je
me sentis rassuré. Si le roi était de moins bonne
humeur, c'était à cause d'une affaire qui ne me
regardait pas. Il pensait à l'exécution de ce soldat
dont Herner, la veille, après une longue discus-
sion, lui avait arraché l'arrêt de mort. Le premier
ministre avait mis en avant de bonnes raisons, et
la nécessité de faire un exemple dans cette gar-
nison où l'état d'esprit était très fâcheux.
— Il a tort, fit le roi, en brisant avec énergie
la coquille d'un œuf qu'il venait de gober; il a
tort!
Puis il nous dit des choses, assez belles vrai-
ment. Il émit des idées très modernes et très
lÈ SECRETS d'État
« civilisées », qui prenaient d'autant plus d'impor-
tance qu'elles étaient exprimées par un roi.
— Aucune raison, affirmait-il avec énergie, ne
doit prévaloir contre la nécessité d'affirmer que
la vie humaine est sacrée...
Le comte de Herrenstein, moins par conviction
que pour calmer les remords du roi, fit valoir les
aj'guments les plus célèbres : la nécessité pour la
société de se défendre...
Mais le roi répondit que le premier devoir d'une
société était de ne pas donner l'exemple immoral
du meurtre.
— La boutade bien connue : « Que messieurs
les assassins commencent », est une des paroles
les plus misérables qu'on ait pu prononcer. Le
plus coupable n'est pas celui qui commence, mais
celui qui continue, et la société est beaucoup plus
coupable que l'assassin, parce qu'il est ignorant
et corrompu, tandis qu'elle est savante et policée.
En attendant qu'elle veuille bien commencer à être
civilisée, la société se ravale au niveau de cet être
barbare... Si la suppression de la peine de mort
augmente dans quelques années le nombre des
crimesj tant pis : tout vaut mieux que de pro-
SECRETS d'État 79
pager pendant des temps infinis, celte mons-
trueuse idée que la société intelligente a le droit
de tuer...
Puis il parla conti^ la guerre.
— Quand on parle de supprimer la guerre, dit-
il, on est traité de naïf et d'utopiste. Il est peut-
être vrai qu'actuellement ce soit encore une
utopie, mais c'est prolonger le règne de l'utopie
que de la traiter éternellement comme telle...
Le bon roi nous dit assez de choses très judi-
cieuses et très élevées. A nous faire part de ses
remords, il les éloignait peu à peu. Nous étions
passés insensiblement des régions troublées de la
vie dans le domaine plus serein de la spéculation
et de la littérature.
Le comte de Herrenstein, après le déjeuner, se
mit au piano. Ce grand homme mince, au visage
un peu bronzé, parlait peu, mais écoutait très bien.
La musique qu'il jouait, avec beaucoup d'émotion
sur le visage, était d'une passion concentrée,
coupée de silences profonds. Le morceau finissait
toujours lamentablement... Les mains du pianiste
demeuraient accablées et comme mortes sur les
louches. Elles glissaient du clavier, le comte de
80 SECRETS d'État
Herrenstein tournait sur le tabouret, et nous
regardait avec un sourire triste...
J'aimais mieux être seul avec le roi. D'abord
leur musique ne m'intéressait pas. J'étais ému et
transporté pendant une demi-minute. Puis je me
mettais à penser à autre chose qui n'avait aucun
rapport avec ce qu'on jouait. La fin du morceau
arrivait subitement alors que j'étais à mille lieues
de là. Il fallait se composer tout de suite un visage
admiratif. Comme je n'avais pas pris part à leurs
émotions, j'avais des tendances à croire qu'elles
étaient « chiquées ». Puis je faisais un retour sur
moi-même... Quand je m'exaltais en compagnie
du roi sur un poème, c'était pourtant bien sincère.
Et cependant les gens qui ne comprenaient pas
notre émotion pouvaient être portés à en nier le
bon aloi. Mais si l'émotion du roi et du comte de
Herrenstein était sincère aussi, il était un peu
vexant pour moi d'en être exclu. Heureusement
que nous allâmes, l'instant d'après, dans le jardin
sauvage, où Charles XVI me pria de dire des
vers. L'autorité du roi me dispensait de me faire
prier. Le comte de Herrenstein m écouta les yeux
SECRETS d'État 81
fermés, en hochant de temps en temps la tête d'un
air meurtri.
Cependant le caractère de Charles XVI se pré-
cisait de phis en plus. Un jour, plus tard, dans
un moment d'emportement où il ne se surveillait
plus, le premier ministre s'ouhlia devant moi jus-
qu'à dire que son maître était un gros paresseux.
Il y avait du vrai dans ce jugement un peu hrutal.
On pouvait discerner certainement beaucoup de
paresse dans cette habitude distinguée de recher-
cher sans grand choix des sensations d'art. C'était
par une paresse plus grave qu'il n'avait pas dis-
puté à la féroce autorité de Herner la vie du soldat
condamné. Mais la faculté qu'il avait d'appliquer
ses principes libertaires diminuait la foi qu'il avait
en eux. Il se contentait de corriger légèrement
le conservatisme de ses prédécesseurs, représenté
à la Cour par le baron de Herner.
Il devait d'autant plus se repentir d'avoir cédé
à son premier ministre que l'exécution du soldat
Ilassen fit très mauvais effet dans la ville où le
régiment était en garnison. Des bandes de mani-
festants parcoururent les rues et allèrent jusqu'à
pousser des cris de mort devant la maison de l'offî-
82 SECRETS D ETAT
cier qui avait présidé le conseil de guerre; des
arrestations furent faites par la police, et quel-
ques-uns des manifestants étaient sous les verrous.
Il s'agissait de les déférer devant un tribunal.
Leurs partisans qui comptaient sur un acquitte-
ment réclamaient la cour d'assises. Mais le préfet
du district, — représentant de Herner, — voulait
les envoyer devant des juges professionnels dont
on avait quelques raisons d'escompter la sévérité.
J'eus l'occasion de voir pendant cette période
agitée un Herner que je ne connaissais pas. Cette
espèce de férocité autoritaire que je croyais pure-
ment théorique, je la vis « sortir » sur son visage,
comme sort une maladie éruptive longtemps
couvée. Un matin, j'étais allé le chercher pour
lui dire que le préfet en question était à Schoen-
burg et l'attendait au palais. Je le trouvai chez
lui en compagnie de sa mère, et leur ressemblance
me frappa encore plus vivement qu'au premier
jour. Mais la vieille dame avait encore quelque
chose de plus âpre. Ces deux êtres m'étonnaient
beaucoup, car avant de les connaître, je ne croyais
pas qu'il existât des méchants qui fussent vraiment
des méchants. Je croyais qu'il y avait des envieux
SECRLTS d'État 83
ou des maladroits, et que les gens qui semblaient
agir méchamment ne pensent pas dans le fond
d'eux-mêmes être vraiment méchants. A vrai dire,
le baron de Herner avait toujours cette excuse
qu'il semblait agir pour le bien de son pays; mais
il avait vraiment un goût de la vengeance, qui
était monstrueux, quelque mauvaise opinion qu'on
pût avoir de l'humanité. Il aimait obliger les gens
parce que c'était une façon de leur manifester sa
puissance. Mais il n'aimait pas le goût de la joie
d'autrui. Bien qu'il ne tînt pas au luxe ni à la
bonne chère, il détestait tous ceux qui pouvaient
s'offrir ces jouissances, à cause du plaisir qu'ils
en éprouvaient
Un matin que j'étais en train de lire mes jour-
naux français dans le petit bureau que m'avait
fait aménager, à côté du sien, le baron de Herner,
on frappa à ma porte, et l'on entra sans que j'aie
eu le temps de dire : « Entrez ! ».
Un jeune homme en vêtement clair se tenait
devant moi, me souriant d'un bon sourire.
C'était Henry de Tolberg.
— Hé bien ! monsieur le secrétaire particulier,
il me semble que l'on oublie ses amis, une fois
qu'on est dans les grandeurs ! C'est moi qui m'ex-
cuse, continua-t-il en souriant. Aussitôt mon
arrivée... cette personne que vous connaissez est
allée passer quelque temps chez une tante à elle
qui habite un vieux château terrible à vingt lieues
d'ici, n se trouve que je ne suis pas trop mal vu
7
86 SECRETS d'État
dans la maison et que cette tante a bien voulu
m'inviter aussi, de sorte que nous avons passé
deux heureuses semaines, qui, malheureusement,
sont passées... .Mais ce qui nous console, c'est que
nos affaires avancent. Quelqu'un de très bien en
cour a parlé à la belle-sœur du roi. Et le comte
de Herrenstein a dû parler au roi lui-même, qui
n'a encore rien dit, mais qui, je crois, va sous-
crire au divorce. Je ne crois pas que le premier
ministre fasse une forte résistance, étant donné
les difficultés de l'heure actuelle, qui doivent pri-
mer pour lui toute autre préoccupation. Et sans
aller jusqu'à prévoir sa disgrâce possible, nous
sommes peut-être autorisés à penser que pour le
moment il cherche à ménager son crédit auprès
de Charles XVI, et qu'il ne se soucie pas de
heurter la volonté royale pour une affaire qui n'in-
téresse pas la chose publique... Je sais les argu-
ments dont il s'est servi jusqu'à présent pour jus-
tifier sa résistance. Il n'y a eu que deux divorces
à la Cour depuis la nouvelle loi... Et ces deux
divorces ont fait mauvais effet dans le pubHc.
L'un, c'est celui de la princesse Breimingen, qui,
après s'être séparée de son mari, parce qu'il était
SECRETS d'État 87
infidèle, a trompé elle-même son second mari
d'une façon encore plus scandaleuse, de sorte que
le tribunal ne sait que faire de leurs petits en-
fants... L'autre divorce présente avec celui de
mon amie une analogie d'espèce un peu grossière,
en ce sens que le mari de la surintendante, avec
qui elle a divorcé, était, comme le mari de mon
amie, enfermé dans une maison de santé. On
reproche à la surintendante d'avoir épousé un
homme très riche, alors que les affaires de son
premier mari étaient en fâcheux état. Je n'ai pas
besoin de vous dire qu'il n'y a rien de semblable
dans le cas de mon amie. Son mari a une fortune
personnelle beaucoup plus considérable que la
mienne. Cette fortune retournera tout entière, en
cas de divorce, à la famille du malheureux interné.
Le baron de Herner le sait bien; mais cela ne
l'empêche pas d'exploiter auprès du roi le fâcheux
effet des deux divorces précédents... Le roi ne se
doute pas naturellement des véritables raisons du
premier ministre. Mais on les a dites au comte
de Herrenstein, et nous espérons bien que Sa
Majesté en sera informée par lui...
— Je pourrai peut-être lui en parler aussi,
8S SECRETS d'État
m'écriai-je, sans trop penser à ce moment à la
petite vanité de déceler mon intimité avec le roi.
Depuis quelque t«mps, sans que j'eusse contre
le baron de Herner des griefs personnels, je me
sentais moins lié à lui. Il était vraiment trop diffé-
rent de moi, avec son énergie presque brutale, son
tempérament vindicatif, — qui surtout offensait
chez moi cette impuissance de rancune, cette ten-
dance à chercher et à comprendre les raisons de
l'adversaire, si funeste à un homme d'action qui
a besoin au contraire, pour lutter, de toute la
force de sa conviction.
Je savais très bien que le baron de Herner était
un de ces êtres avec qui, dans certains cas, on
ne peut pas s'exphquer. Les relations ne sont
jamais sures avec les hommes de ce genre. On
est toujours sous la menace d'une rupture pos-
sible. Ce sont ces gens dont le vulgaire dit qu'ils
ont un mauvais caractère. J'avais dans ma jeu-
nesse un camarade plus âgé que moi, qui « se
fâchait » pendant des mois pour un rien. Toute
discussion avec lui me faisait trembler. Je crai-
gnais toujours qu'elle se terminât par une de ces
SFXRETS d'État 89
brouilles si longues, et si pénibles pour mon cœur
d'enfant.
Plus âgé, mais toujours aussi sensible, j'avais
pris le sage parti de fuir ces sortes d'amis.
Je ne pouvais donc plus hésiter entre Tolberg
et le baron, d'autant qu'il ne me semblait pas
qu'il existât entre le baron et moi des liens de
reconnaissance assez puissants pour que la dé-
marche que j'allais faire auprès du roi, et qui
contrecarrait les plans de Herner, pût être consi-
dérée comme un acte de trahison envers un bien-
faiteur.
D'ailleurs si j'avais pu avoir une hésitation sur
la conduite à tenir, elle eût été dissipée le soir
même, car j'eus l'occasion de revoir Bertha.
C'était au bal du ministre de l'intérieur. J'avais
reçu une invitation et j'avais d'abord hésité à m'y
rendre. C'était une des dernières soirées que le
chef d'orchestre passait à Schoenburg avant son
départ pour Vienne. Son engagement avec la
Grande-Taverne avait pris fin. L'orchestre de
dames s'était dispersé, et avait fait place à des
Hongrois chanteurs qui criaient comme des mal-
heureux, de sept heures du soir à une heure du
90 SECRETS d'État
matin. Le chef d'orchestre, qui n'avait pas eu une
soirée à elle depuis trois ans, aurait voulu aller
au théâtre de Schoenburg, où 1 on jouait ce soir-là
un drame émouvant. Je n'ai d'ailleurs jamais vu
d'âme aussi naïve et aussi simple que celle de
cette dame voyageuse, qui depuis son adoles-
cence avait vécu dans tant de villes, et joué de
divers instruments dans une cinquantaine de
cafés, sous des costumes les plus divers. Je lui
expliquai en dînant avec elle que les exigences
de ma profession m'obligeaient à me rendre à un
bal. Elle avait une âme de fonctionnaire modèle,
et comprit admirablement mes raisons.
A dix heures, vêtu d'un frac, d'une culotte de
gala, et orné, Dieu me pardonne ! d'une épée au
.côté, je me rendis au ministère de l'intérieur. Les
réceptions de M. Von Miillen étaient justement
renomxmées. Le ministre avait une fortune colos-
sale, et M"^^ Von Mûllen passait pour une personne
fort distinguée. C'était une grande blonde lan-
guissante, toujours un peu malade, et qui, assise
dans un fauteuil comme dans un palanquin,
régnait sur une foule d'invités dociles.
J'étais un peu préoccupé à l'idée de rencontrer
SECRETS d'État 91
Tolberg en présence du baron de Herner. Mais
le premier ministre ne fit qu'une apparition très
brève. Il paraissait absorbé. Il me serra la main
en passant, et me dit : « Nous irons demain chez
le roi. Nous avons une lettre importante à envoyer
à Paris )>.
Il me serra encore une fois la main, comme à
son ordinaire, aimablement, mais sans trop d'ex-
pansion. Ce fut assez cependant pour me donner
quelques remords.
Au moment où il sortait de la salle d'entrée,
— je le suivais du regard, — je le vis se croiser
avec Bertha, qui entrait. Il s'inclina devant elle.
Elle le salua d'un léger signe de tête. Puis il sortit
sans se retourner. Le cœur me battit. Je crois
qu'à cette rencontre, j'avais eu plus d'émotion
qu'eux-mêmes.
Je n'osais aller présenter mes hommages à la
jeune femme avant l'arrivée de Tolberg : c'était
par un vague souci de convenance, mais surtout
par timidité. En attendant l'arrivée du jeune
comte, je me promenai dans les salons. La pre-
mière impression de luxe qui m'avait ébloui en
entrant se trouvait passablement modifiée, quand
92 SECRETS d'État
on examinait en détail ces fonctionnaires étriqués,
et ces industriels à la forte encolure. Quant à l'aris-
tocratie du Bergensland, elle n'était guère plus
distinguée dans la majeure partie de ses échan-
tillons, dont la noblesse était pourtant de vieille
souche. Elle présentait cependant quelques beaux
produits, comme Bertha et le comte de Tolberg.
Mais M""® Horf, la femme du banquier, qui était
la fille d'un marchand de bois, avait un visage
extrêmement délicat, des gestes harmonieux, et
des attaches très fines. Et le fils Kiéfer, dont le
père avait débuté dans la vie en vendant des jour-
naux dans les gares, le fils Kiéfer, gagnant du
Prix des Habits-Rouges, au concours hippique,
avait la noble dégaine d'un gentilhomme de
race.
Bôlmôller se cogna dans moi. Il portait une
épée, ce qui me donna le désir de retirer la mienne.
La devanture de son œil droit tombait de plus en
plus, vu sans doute Iheure avancée. Mais son œil
gauche redoublait de lumière. Il s'était fait friser
les cheveux, et onduler la barbe; il avait empri-
sonné dans des bas de soie des mollets qui n'étaient
pas, semblait-il, de la même dimension. Il se tenait
SECRETS D*ÉTAT 93
dans les environs du buffet, qu'il butinait inlassa-
blement, telle une abeille diligente.
J'eus également la satisfaction de voir le grand
écuyer qui s'était assis dans la salle de jeu, auprès
d'une table de whist. On ne savait toujours pas
si ses yeux étaient fermés ou si quelque regard
glissait à travers une mince rainure. Je ne l'avais
jamais vu qu'à table; mais je pus constater que,
même en dehors des repas, ses vieilles mâchoires
obstinées continuaient leur lent travail de masti-
cation. Il avait mis une culotte comme la plupart
des invités; mais il n'avait pas cherché à dissi-
muler sa noble et invraisemblable maigreur. Et
ses longs canons desséchés ne remplissaient point
l'étui pourtant bien étroit de ses bas de soie
blancs. De temps en temps, il passait sur son
crâne et sur son visage sa longue main tremblante,
claquait des dents deux ou trois fois, et recom-
mençait à ruminer.
Comme j'étais en train de regarder les joueurs,
quelqu'un me frappa l'épaule. Je vis, en me
retournant, la figure souriante du jeune comte de
Tolberg.
— On vous demande par là-bas.
94 SECRETS D ETAT
Puis il m'entraîna doucement jusque dans un
salon voisin, où Bertha nous attendait en compa-
gnie d'une vieille parente. La jeune femme me
sourit, en me voyant, comme à un véritable ami.
Quand elle me souriait ainsi, aucune autre consi-
dération n'existait plus. Je crois que j'aurais trahi
Herner. même si j'eusse été uni à lui par des liens
de la plus inextricable reconnaissance.
Bertha vous souriait comme une compagne d'en-
fance. Il semblait qu'on l'eût toujours connue...
Tolberg ayant pris à son bras la dame âgée et
l'ayant menée pieusement vers le buffet, je restai
seul avec l'amie de mon ami. J'étais heureux, au
fond, de penser qu'elle était à un autre. Rien ne
m'obligeait à me faire aimer d'elle. Je pouvais
donc l'aimer en toute sécurité. Je m'abandonnais
à la joie d'être séduit. Je l'écoutais parler, et lui
parlais en toute confiance. Elle m'interrogea sur
mes impressions de Schoenburg, et je lui contai
avec une sincérité éperdue et heureuse, comme à
un confesseur, tout ce que j'avais éprouvé depuis
mon arrivée dans la ville. Je lui parlai du roi,
du plumier ministre, en lui disant, ce qui me
SECRETS d'État 95
soulagea beaucoup, tous les scrupules que j'avais
éprouvés à l'idée que je serais peut-être obligé
de trahir mon maître, même au profit d'un homme
que j'aimais beaucoup, comme Henry de Tolberg.
Toute réticence avec elle était impossible. Il me
semblait, quand je lui parlais, que mon âme était
de verre, et que rien ne lui eût échappé de mes
plus secrètes intentions.
Elle me dit à son tour toutes ses préoccupa-
tions, et elle ne fut jamais plus charmante que
pendant ces confidences. Elle apparaissait le plus
souvent comme une personne très sage, très judi-
cieuse, et à d'autres moments, elle avait dans le
regard l'ingénuité d'une petite fille de douze ans.
Elle disait enfantinement : « N'est-ce pas ? Je ne
pouvais pas faire autrement ? » Elle n'avait jamais
l'air sûre d'elle-même. Et cependant elle ne don-
nait jamais l'impression qu'elle hésiterait, quand
elle se trouverait en présence de certains devoirs...
Je sais très bien qu'on se fait de belles illusions
sur les vertus d'une femme quand on la voit pour
la première fois, et qu'elle est très belle; mais je
dois dire que rien dans la suite n'est venu infirmer
cette bonne opinion que j'avais eue de Bertha.
96 SECRETS d'État
Quand Tolberg i*evint, après avoir mis la vieille
dans un lieu sûr — à un baccara, je crois, —
on décida que l'on souperait tous les trois à la
même table. Ce n'était peut-être pas prudent à
cause de Herner... Sans doute il se trouverait
quelqu'un, à la suite de cette soirée, pour mettre
le premier ministre au courant de notre intimité.
C'était dangereux pour moi, et pour mon avenir
à la Cour de Schoenburg. D'autre part, en affi-
chant mon amitié avec Tolberg et Bertha, je me
mettais en moins bonne position pour les servir
utilement à la Cour. Mais ni Tun ni l'autre nous
ne pûmes écouter les conseils de la prudence,
tant nous étions contents d'être ensemble. Ce qui
pouvait nous arriver de pis, semblait-il, c'eût été
de nous quitter.
D'ailleurs, le baron ne sut jamais que j'avais
passé la soirée avec son ennemi, et la femme qu'il
aimait. Il paraissait inévitable qu'il l'apprît; nous
lûmes aperçus par plus de cinquante personnes
de son entourage, et il ne sut jamais rien de cette
sorte d'escapade. Il est vrai que les événements
graves qui se passèrent les jours suivants eurent
de quoi détourner son attention.
SECRETS d'État 97
J'étais allé, en entrant, présenter mes hom-
mages à la maîtresse de maison. Elle m'avait
salué avec condescendance, comme on salue un
vassal ignoré. Mais je fus ramené à elle pour une
entrevue plus sérieuse par son mari lui-même, le
ministre de l'intérieur et des finances. J'ai honte
de dire que cet homme d'Etat qui suivait un régime
très sévère contre l'embonpoint, passait la soirée
à conduire des dam_es au buiïet, pour s'alimenter
lui-même, tout heureux de pouvoir tromper, à la
faveur de cette fête, l'attention de sa femme et de
son médecin.
M. Von Alùllen arrivait à s'exprimer en fran-
çais, mais au prix d'efforts énormes, qui le met-
taient httéralement en sueur. Sa femme savait
certaines phrases plus coulantes. Mais je crois,
d'après le long sourire monotone qu'elle avait en
vous écoutant, quelle ne comprenait strictement
rien de ce qu'on lui répondait. Une longue conver-
sation était difficile entre nous. J'avais pris le
parti de sourire comme elle, sans rien dire. Mais
je ne savais pas comment m'en aller. Une dame
passa en ce moment, qui ne sut jamais pourquoi
la ministresse, dans son besoin de me quitter à
98 SECRETS d'État
tout prix, se précipita sur elle avec tant de bonne
grâce.
On soupait par tables de huit et de quatre cou-
verts; Tolberg, après s'être assuré une table de
quatre, eut l'excellente idée de me procurer une
compagne de souper, qui n'était vraiment gênante
pour personne. C'était une jeune femme de
Leipzig, vaguement cousine de Bertha, et qui ne
parlait et ne comprenait que lallemand. Je pus
être galant avec elle à peu de frais, grâce à quel-
ques épithètes aimables que j'avais apprises durant
les dix stériles années d'allemand que j'avais tirées
au collège. Quand mes souvenirs me faisaient
défaut pour distraire la dame allemande, je me
rattrappais en lui mettant le plus de victuailles
possibles sur son assiette.
Nous nous étions attablés dans un salon, qui
n'était pas le salon d'honneur, et où le personnel,
composé d'extras, ne gênait pas les invités; ceux-
ci se servaient eux-mêmes de deux ou trois plats
froids, qu'on avait posés et laissés à leur discré-
tion sur la table.
Cette dame de Leipzig eût été assez jolie, si elle
avait eu des sourcils moins larges et moins épais.
SECRETS d'État 99
Elle mangea beaucoup et but tout le Champagne.
<( Soyez sage en la reconduisant chez elle », me
dit Bertha, en regardant dans une autre direction,
pour n'avoir pas l'air de parler d'elle. (( Son mari,
qui est un haut fonctionnaire allemand, n'est pres-
que jamais chez lui. Je ne crois pas qu'elle tienne
beaucoup à lui. Mais je suis sûre qu'elle ne
pense pas à avoir des amants. Elle travaille cons-
tamment à des ouvrages de broderie. Elle ne sait
pas ce que c'est de s'ennuyer, ni de se distraire.
Quand elle a fmi de broder des taies d'oreiller,
elle commence un chemin de table. Ne la détour-
nez pas de sa vie tranquille ».
Je me mis à rire, et je protestai de mes inten-
tions pures. Et la vérité est que je ne songeais
pas à mal avant que Bertha ne m'eût parlé de
cela. Mais, à partir de ce moment, je me mis à
penser qu'il allait peut-être se passer quelque
chose dans la voiture. Et je versai un peu de
Champagne à la dame de Leipzig, dont les bonnes
joues rouges et les yeux animés brillaient à l'envi.
J'écoutai un peu distraitement ce que me dirent
mes amis, et je commençai à me demander jusqu'à
quand durerait la fête... Je ne savais pas à quel
lOÔ SECRETS d'État
hôtel était descendue cette dame. Peut-être était-ce
tout près du ministère... J'étais toujours très
distrait quand on se leva après souper. J'écoutai
mal le rendez-vous que me donna Tolberg. Bertha
dit en allemand à son amie que j'allais la recon-
duire. Puis elle me répéta en français : « Vous
allez reconduire ma cousine à son hôtel ». Je ne
pus m'empêcher de rougir et je m'inchnai respec-
tueusement.
J'allai chercher au vestiaire le manteau de
soirée de la dame de Leipzig, et, avec beaucoup
de trouble, je l'aidai à passer les manches.
Qu'allait-il arriver ? Je préférais ne pas y pen-
ser, ne rien prévoir, attendre tout du hasard. Au
cas où l'aventure irait assez loin, ça deviendrait
tout de suite plus compliqué...
Je ne pouvais pas l'emmener au palais, et je
n'avais pas de chambre en ville. J'étais peu fami-
liarisé avec les hôtels du pays. Descendre à son
hôtel avec elle me paraissait assez difficile. Elle y
était sans doute trop connue : c'était compro-
mettant. Le mieux était de se fier au hasard.
Nous trouvâmes à la porte du ministère une
de ces calèches de forme surannée qui font à
SECRETS b'ÉTAT 101
Schoenbiirg le service de nos voitures de remise.
Je donnai au cocher l'adresse de Mûnscher Hof,
où la dame me dit qu'elle habitait; je ne savais
pas au juste si c'était loin ou près, et je n'osai
le demander au cocher, avec les quelques mots
que je savais de la langue du pays. Il fallait donc,
dans le doute, ne pas perdre de temps, et mettre
tout de suite à profit les instants disponibles. Je
pris la main de ma compagne, et la lui serrai
doucement. Puis je m'approchai d'elle, et je lui
dis : (( Ich Liebe Sie », sans autre préparation;
mais ma connaissance imparfaite de la langue
allemande m'interdisait l'art savant des grada-
tions et des nuances. D'ailleurs cette façon de
brusquer les choses fut assez efficace, et je créai
par cette prompte entrée en matière un trouble
que ma délicatesse française, avec ses ménage-
ments timides, n'aurait pas su provoquer. A la
faveur de cette émotion, je m'approchai plus près
encore : ma compagne me rendit mes baisers en
soupirant.
J'avais passé mon bras derrière son dos quand
elle se mit à sangloter. Je voulus lui dire ten-
drement : Ne pleurez pas!... Mais je ne savais
8
102 SECRETS d'État
plus du tout comment on dit pleurer en allemand
Je me bornai à répéter : Nein!... Nein!... Elle
commença à pleurer si fort que je la lâchai déci-
dément. Et je ne sus que lui tapoter doucement
les mains pour la calmer, en souhaitant désormais
que le -Mûnscher Hôtel fût très près de là.
La voiture s'arrêta enfin. Il me sembla conve-
nable de prendre cette dame dans mes bras et de
lui baiser les joues avec beaucoup de tendresse
et de ferveur. Puis, je sus lui dire en allemand :
(( Je viendrai vous voir ». Je la fis descendre de
voiture avec les précautions dont on entoure une
personne très souffrante. J'attendis quelques ins-
tants que la porte fût ouverte. Puis je baisai la
main de la personne avec tout le tact et toute la
galanterie françaises.
Comme le cocher me ramenait au palais, je me
pris à me demander si cette crise de larmes était,
comme je l'avais pensé, une révolte ou bien sim-
plement une manifestation ner\^euse, qui n'atté-
nuait en rien le consentement qu'on avait semblé
me donner.
Il me fut insupportable de penser que je m'étais
trompé, et que ma réserve discrète, au lieu de
SECRETS d'État 108
loucher cette dame, avait pu lui causer une cer-
taine déception. Agacé par celte idée, et ne pou-
vant terminer la soirée sur cette impression
fâcheuse, je donnai un contre-ordre au cocher, et
je me fis conduire à l'hôtel où habitait le chef
d'orchestre.
XI
Il faisait grand jour depuis longtemps quand
mon domestique suisse entra dans ma chambre,
et me dit en toute hâte que le premier ministre
m'attendait au bureau. J'étais rentré au palais à
quatre heures passées : je me levai précipitam-
ment, très ému d'être en faute.
Je me débarbouillai aussi vite que je pus, pen-
dant que le suisse emportait mon costume de
gala pour le brosser. Cet homme usait les vêle-
ments en les brossant. Ce n'était pas par zèle,
c'était par distraction. Il rêvait à ses collections
de timbres et continuait à frotter avec ardeur.
Rien ne lasse, au contraire, la patience comme
de penser à ce qu'on fait.
Le baron de Herner m'attendait dans son
cabinet.
106 SECRETS d'État
— Eh bien! me dit-il, sans mauvaise humeur,
mais d'un air toujours préoccupé, je pense que
Ton s'est couché tard cette nuit? Cela vous amuse
à ce point les réceptions officielles? Moi, je ne
peux pas m'y voir. Il est vrai qu'en ce moment
je ne suis guère disposé à m'amuser... Nous
aurons beaucoup à faire aujourd'hui. Les socia-
listes du royaume ont reçu une adresse des socia-
listes français et des socialistes allemands. Il faut
que nous écrivions à nos ambassadeurs... Nous
avons aussi à écrire au gouvernement français
pour une autre affaire de moindre importance :
un petit traité de commerce relatif à certains
trafics entre des possessions que nous avons en
Afrique et des colonies françaises avoisinantes.
Notre ambassadeur à Paris doit rédiger le docu-
ment; mais je tiens à lui faire parvenir un projet
tout préparé. Je ne suis pas fâché de montrer à
notre représentant qu'il y a une direction à
Schoenburg, et qu'il n'est pas seul à mener nos
affaires en France, comme il a des tendances, ce
digne prince, à se l'imaginer quelquefois...
Vraiment je ne suis pas un homme de parti...
J'ai toujours une telle fidélité pour les gens avec
SECRETS d'État 107
qui je me trouve que je me sens devenir infidèle
à ceux que je viens de quitter. Etais-je assez loin
du premier ministre pendant cette soirée de la
veille ! Et maintenant que je me trouvais avec lui,
maintenant quil me parlait si librement, et vrai-
ment avec tout l'abandon dont il était capable,
il me semblait de nouveau que c'était une trahison
que de servir mes amis en contrecarrant ses
volontés. C'est avec un cruel ennui que je pensais
que, tout à l'heure, il faudrait parler au roi du
divorce de Bertha. En somme, je suis de ces gens
dont le vulgaire dit avec mépris qu'ils sont tou-
jours de l'avis des personnes avec qui ils sont...
Hé bien ! puisque je suis de ces gens-là, je
suis qualifié pour prendre leur défense. Nous ne
sommes peut-être pas si méprisables... Nous souf-
frons d'être dans la nécessité de faire de la peine
à autrui, non pas à un autrui vague, mais à un
autrui que nous avons approché. Et vraiment
cette impuissance à nuire à son prochain — qua-
lifiée de faiblesse honteuse par ceux qui s'en
trouvent lésés — n'est pas un sentiment si répré-
hensible. Et quand deux parties sont en différend,
nous avons des tendances à croire qu'il n'est pas
108 SECRETS d'État
forcé que lime d'elles ait nécessairement tort, et
l'autre nécessairement raison.
— J'ai encore d'autres préoccupations très
graves, dit le baron de Herner. Je vous dirai cela
en chemin, car il commence à se faire tard.
Il me fit prendre quelques papiers, et nous
descendîmes à la hâte. Le landau officiel nous
attendait dans la cour.
Le baron de Herner pensait tout haut devant
moi. C'étaient des propos coupés de silences. Il
suivait son idée obscurément. Puis, quand elle
était élucidée, il la formulait à haute voix :
— J'ai reçu des nouvelles inquiétantes, me dit-il
au bout d'un instant... des nouvelles incomplètes,
naturellement, comme celles que sont capables
de me donner les braves gens qui font partie de
ma police.
Il haussa les épaules, puis ajouta :
— Nous avons toujours eu peur d'employer de
véritables crapules à ce service-là. Alors, nous
n'avons à notre disposition pour cette besogne
louche que des serviteurs loyaux, mais imbéciles.
— C'est bien scabreux, lui dis-je d'employer
des coquins.
SECRETS D ETAT
109
— Pourquoi ? dil-il. iMoi, je supporte très bien
d'avoir affaire à des coquins intelligents.
— Mais cest une méfiance continuelle...
— Eh bien, on se méfie, voilà tout ! Il ne faut
pas avoir peur de se méfier... Je sais bien que
les hommes d'Elat sont souvent lâches et pares-
seux. C'est par paresse qu'ils veulent avoir à leur
service des gens sur qui ils peuvent se reposer,
comme ils disent... Eh bien, on ne doit pas se
reposer; on doil se ménager tout au plus. On doit
faire faire par d'autres le travail qu'on n'est pas
absolument obligé d'exécuter soi-même. Ainsi on
a plus de temps à soi. Mais il faut garder pour soi
le plus de responsabiliiés possibles, et il ne faut
pas craindre d'être sur le qui-vive. C'est, au con-
traire, une position qui me plaît, dit-il avec un
grand air de satisfaction.
(( Quand je serai le maître un peu plus que je
ne le suis, quand je serai débarrassé des gens qui
sont autour du roi, qui nuisent à mon crédit et
diminuent ma puissance, je crois que je saurai
m'entourer d'aides utiles, et aller dénicher n'im-
porte où elle se trouve la vraie capacité. Et les
canailles que j'emploierai ne me trahiront pas, je
110 SECRETS d'État
vous en réponds. Les gens n'ont pas le droit de
se plaindre d'être trahis : ils n'ont qu'à faire
attention. »
Le premier ministre resta ensuite quelques
instants sans rien dire, mais il paraissait surex-
cité.
— Ah! je ferai de belles choses, si je continue
à être le maître... ^lais il ne faut pas, dit-il en
s'assombrissant. qu'il arrive malheur au roi. C'est
mon seul soutien. Xous avons parfois des dissen-
timents, mais il sait, lui, ce que je vaux... Si le
roi disparaissait, — j'ai peur d'y penser, — ce
serait un malheur pour moi et pour toute la poli-
tique que je représente...
Le premier ministre revenait si souvent sur
cette disparition du roi, que je fmis par lui de-
mander si la santé de Charles XVI donnait des
inquiétudes.
— Sa santé ? Non, me répondit-il. Dans cette
famille de Tornhausen, dont il est, ils sont forts
comme des bêtes de somme. C'est là que d'autres
familles régnaates débilitées viennent chercher
des princesses qui soient des mères un peu so-
lides, et qui revivifient les souches appauvries...
SECRETS d'État 111
Non, ce qui m'inquiète pour le roi, ce n'est pas
sa santé, c'est son insouciance, la liberté impru-
dente de sa vie, son habitude de s'en aller à droite,
à gauche, sans vouloir être gardé... J'ai peur de
toutes ces affaires sentimentales dont il fait la
confidence à son ami Herrenstein... Il lui faut un
confident, et c'est ce maudit Herrenstein... Je ne
dis pas cela par jalousie, car je ne le crains pas,
mais s'il ne s'était pas trouvé là, c'est peut-être
à moi que le roi aurait raconté toutes ses aven-
tures, et je pourrais veiller au grain... Tout ce
que je sais, c'est qu'il y a encore du nouveau;
mes policiers me l'ont appris, ou plutôt fait
deviner, car ces idiots sont capables de me fournir
tout au plus de vagues indices... Je crois que le
roi a une autre histoire en tête. On a vu sa voi-
ture fermée ces jours-ci se diriger du côté du
château de Reinig, où habite la jeune sœur de son
amie. Oh! il est tellement compliqué!... C'est
([u'il pourrait être maintenant amoureux de
celle-là ! Il en est bien capable !... C'est la seule
femme (ju'il voyait en dehors de sa maîtresse;
c'était la seule (ju'elle lui laissait voir, et c'était
probablement encore une de trop.
112 SECRETS d'État
<( Le danger, — car, moi. le reste, ça m'est égal,
il peut bien faire ce qui lui plaît, — le danger,
c'est que dans ses allées et venues, il est toujours
seul ou à peu près. Il ne veut pas de la surveil-
lance de notre police... Mais il a derrière lui une
autre surveillance qui ne lui fait pas défaut : c'est
celle des anarchistes réfugiés... Tout ce que mes
limiers ont pu me dire, c'est qu'ils ont vu deux
ou trois fois des promeneurs un peu suspects
sur la route que devait suivre le roi. Ces anar-
chistes russes qui s'attachent à la piste du roi
sont malheureusement d'autres gaillards que mes
gens de la pohce. Ce sont des étudiants très ins-
truits, pour la plupart assez fms, et surtout des
hommes qui ne craignent rien. S'ils prennent des
précautions, ce n'est pas pour garer leur vie, c'est
pour préserver ce qu'ils appellent « leur œuvre ».
Ils sont dangereux. Nous ne sommes pas suffi-
samment armés contre ces gens-là. »
La voiture était maintenant à l'entrée de la très
longue allée herbue qui menait à l'entrée du
château royal.
— Chaque fois que je rentre dans cette allée,
me dit le ministre, je me demande ce qui va m'ar-
SECRETS d'État 113
river quand je serai tout au bout... ce que je
vais apprendre.
— Mais n'avez-vous aucune crainte pour vous ?
Car, en somme, le même accident qui peut
atteindre le roi menace également le premier
ministre...
Si j'avais eu affaire à une âme inquiète, je
n'aurais sans doute jamais posé cette question;
mais, sans en savoir exactement les termes, j étais
sûr d'avance de la réponse qui me serait faite.
Et peut-être y eût-il eu de ma part un peu de
courtisanerie instinctive à fournir au premier
ministre l'occasion de prononcer de belles paroles
courageuses.
— Si c'est moi qui reçois la bombe, me dit-il
en souriant, ça sera tout de suite fmi, et je ne
serai pas là pour voir ce qui se passera après.
Et puis le roi sera toujours là. Je ne veux pas
faire de fausse modestie, et dire qu'il me rem-
placera facilement : je ne le crois pas. Mais c'est
un homme de grande valeur, et s'il n'a personne
pour le seconder, eh bien ! il gouvernera tout
seul. Et même, ajouta le baron de Herner en
souriant, ce ne sera peut-être pas un monarque
114 SECRETS d'État
aussi tolérant qu'on pourrait le croire. Il sait très
bien que tant que je serai là, il ne risque rien à
être tolérant... et que mon autoritarisme corri-
gera son indulgence excessive. Mais une fois qu'il
sera seul, il ne se laissera plus aller à être aussi
facilement débonnaire... Non, répéta Herner,
pour beaucoup de raisons, il vaut mieux que ce
soit moi qui m'en aille, si l'un de nous deux doit
disparaître. D'abord, ajouta-t-il, avec cette
expression de méchanceté soudaine, cette sauva-
gerie originelle, qui faisait parfois irruption en
lui, l'idée que cette... — il eut la force de retenir
le mot violent qui venait à ses lèvres, — ... que
cette princesse Eisa peut venir au pouvoir avec
sa tourbe de Bavarois, l'idée que tout ce que j'ai
fait sera défait en un instant par une bêtise du
sort... que je n'aurai pas fait voter ma loi de
justice qui réglera une fois pour toutes la juris-
prudence de nos procès politiques, et ne nous
exposera plus à laisser juger des manifestants
par des jurés stupides ou poltrons, l'idée que ces
gens qui n'étaient rien seront les maîtres, et mes
maîtres, je crois que je serais capable de me faire
anarchiste à mon tour...
SFXRETs d'État 115
Il ne plaisantait pas. Il avait pris sa canne
dans sa main crispée, et tapait avec violence le
fond de la voiture... Il se calma un peu l'instant
d'après.
— Vous voyez, me dit-il, avec un sourire un
peu forcé, ce que c'est que la passion du pouvoir.
J'en suis possédé, et je trouve, en dépit des philo-
sophes, que je ne suis ni has ni ridicule. Il faut
connaître ces choses-là pour s'en rendre compte.
On n'en jouit pas, mais on y tient. On y tient
d'autant plus violemment qu'on n'en jouit pas, et
que l'on sait bien qu'une fois parti du pouvoir,
on n'en gardera aucun bon souvenir. Quand on
est au pouvoir, on méprise la considération des
gens. Mais aussitôt qu'on est déchu, et qu'elle
vous fait défaut, on souffre de ne plus sentir
autour de soi celte estime, cette déférence, cette
crainte...
Nous étions arrivés dans la cour, et le ministre
avait jeté un regard inquiet autour de nous. Il
ne semblait pas que le roi fût au château. Au bout
d'un instant, la porte du perron s'ouvrit, et nous
vîmes s'avancer jusqu'à nous le valet de chambre
du roi, celui qui était spécialement attaché à sa
116 SECRETS d'État
personne, et le suivait dans tous ses déplace-
ments. C'était un petit bonhomme qui n'avait ni
la solennité ni le style d'un domestique d'apparat.
Avec ses cheveux courts mal plantés, sa petite
moustache et de rares poils de barbe sur les
joues, il ressemblait plutôt, dans son veston noir,
à un cireur de bottes endimanché. Il vint dire au
baron de Herner, d'un grand air de discrétion,
que Sa Majesté n'était pas rentrée depuis la
veille... Le fait en lui-même n'avait rien d'inquié-
tant ; mais ce qu'il ajouta parut alarmer le
ministre, déjà si disposé à l'inquiétude. Le roi,
même dans ses fugues, gardait généralement
quelques précautions d'homme rangé, et quand
il s'absentait ainsi, prévenait son domestique qu'il
rentrerait ou ne rentrerait pas. Mais cette fois, il
n'avait rien dit en partant, et quand il ne disait
rien, c'était qu'il avait l'intention de rentrer.
Il y avait donc de quoi s'inquiéter. Le petit
valet de chambre ajouta cependant ce détail qui
calma un peu l'anxiété du ministre, c'est que le
roi, il s'en souvenait maintenant, était parti en
voiture après l'avoir envoyé en course à la ville.
Il était donc possible que Sa Majesté eût décidé
SECRETS d'État 117
qu'elle passerait la nuit dehors, changeant ainsi
d'avis pendant le temps qui s'était écoulé entre
le départ du domestique et son propre départ du
château... Cette hypothèse ne tranquillisa pas le
baron.
— Il y a là quelque chose de pas naturel, me
dit-il, quand le domestique se fut éloigné... Il a
dû se passer un événement anormal. Comment
expliquez-vous que le roi ne m'ait rien fait dire
à moi ? Nous avions aujourd'hui des décisions
très graves à prendre ensemble... Humbert, me
dit-il d'un ton énervé, il ne s'agit pas de chercher
à me rassurer. Demandez-vous avec moi, sans
avoir peur d'envisager les éventuahtés les plus
graves, quelles sont les possibilités... Mon avis
est que nous ne perdions pas notre temps à rester
là; il est certainement allé au château de Reinig
ou au château de Kreusach, où habite sa maî-
tresse. C'est sur la même route. Il faut aller le
chercher là.
Je fis cette timide objection que l'on risquait
de mécontenter le roi, en allant ainsi à sa re-
cherche. Mais le baron ne s'y arrêta pas. Il ne
craignait jamais de mécontenter les gens. C'était
9
118 SECRETS d'État
sa force. Il préférait agir d'abord, quitte à s'excu-
ser après. Mais il ne voulait pas être entravé dans
ses actions par des craintes de ce genre, qui pou-
vaient d'ailleurs être chimériques. « Ce n'est pas
» pour mon plaisir ou pour satisfaire une vaine
/) curiosité que je vais à sa recherche. Le roi le
)) sait bien. »
Il appela le cocher qui nous avait amenés et
qui attendait des ordres pour savoir s'il devait
dételer ou retourner à la ville... Puis il changea
d'avis et fit atteler le petit tonneau. Je compris
qu'il aimait mieux ne pas emmener de domes-
tique avec nous.
XII
Nous partîmes donc tous les deux dans la
campagne, par une route encaissée et sombre qui
devait plaire au roi; car, avec plus de naturel,
elle était un peu dans le goût de son jardin sau-
vage. Parfois les deux talus de verdure qui bor-
daient ce chemin comme deux murailles s'abais-
saient tout à coup et nous traversions une carrière
abandonnée.
— Quand je pense, disait le ministre, qu'il
passe sa vie à s'en aller tout seul dans ces che-
mins, et qu'on peut si facilement l'attendre dans
une de ces carrières !
— Mais hier, il n'est pas sorti seul ?
— ■ C'est ce qui me rassure un peu. Je suis
assez tranquille sur le compte du cocher. C'est
un « serviteur loyal », comme tous nos gens...
120 SECRETS d'État
Pourtant, quand j'y réfléchis, cette circonstance,
qu'il n'était pas seul dans sa voiture, m'inquiète
maintenant au lieu de me rassurer. Je suis très
étonné qu'il n'ait pas envoyé son cocher au châ-
teau pour me prévenir, puisqu'il l'avait sous la
main.
Le baron était décidément très énervé. Il avait
poussé un peu trop le double poney qui nous
emmenait, si bien que l'animal, à une montée,
donna des signes de fatigue. Il était plus sage de
nous arrêter quelques instants à une auberge qui
se trouvait à mi-côte. Pendant que le cheval souf-
flait un peu, le baron nous fit servir du fromage
et du pain. J'en mangeai avec un bonheur véri-
table. J'étais parti le matin sans prendre le café
au lait qui était si bien servi au palais, où l'on
avait de bonnes habitudes allemandes.
Il y avait longtemps que midi avait sonné, et
en présence des graves occupations qui agitaient
le gouvernement du Bergensland, je n'avais pas
osé parler de déjeuner. Le premier ministre, plus
absorbé, fit moins honneur à ce frugal repas. Il
parlait à une vieille paysanne, qui tenait l'au-
berge. Je ne connaissais pas encore suffisamment
SECRETS d'État 121
la langue du pays pour comprendre tous les
termes de la conversation. Mais je devinais,
d'après les gestes du baron de Herner, qui lui
montrait alternativement les deux directions de
la route, qu'il lui demandait si elle n'avait pas vu
passer la voiture du roi. Cet interrogatoire ne
paraissait donner aucun résultat. L'air paisible
et la tête oscillante, elle se tenait sans rien dire
devant le baron, qui, de guerre lasse, s'était mis
à manger, visiblement aussi préoccupé qu'aupa-
ravant.
Puis soudain la vieille femme, toujours avec son
air paisible, se mit à dire quelque chose que je
ne compris pas. Mais je vis le baron de Herner
lever brusquement la tête, son visage pâlir, les
yeux largement ouverts. Je le vis interroger la
paysanne avec véhémence: puis il me dit :
Venez...
Je lui demandai avec une curiosité ardente,
et sans y mettre de formes :
— Qu'est-ce qu'elle vous a dit?...
Il paraissait ne pas m'entendre, et je n'osai
pas répéter ma question.
122 SECRETS d'État
Il poussait maintenant à grands coups de fouet
le petit cheval, qui montait au galop la côte...
— Ce qu'elle m'a dit?... Vous voulez le
savoir ?... Elle m'a dit simplement, sans se douter
de l'effet qu'elle allait me faire : « Qu'est-ce que
» c'était donc que ce bruit qu'on a entendu hier
» soir par là-haut ? Çà a tonné comme un gros
)) coup de canon. On aurait dit que les rochers
» allaient crouler... et j'en suis restée sourde pen-
» dant un grand quart d'heure ! » ... Voilà ce
qu'elle m'a dit.
Je hasardai cette hypothèse qu'il s'agissait
peut-être de travaux de mine, de rochers qu'on
faisait sauter dans les carrières...
Mais le baron me répondit d'une voix altérée
que les carrières étaient abandonnées depuis
longtemps dans toute la région.
— C'est de ce côté qu'elle a entendu le bruit...
Hier soir, à neuf heures, à l'heure où la voiture,
dit-il en baissant la voix, devait passer par ici
pour rentrer au palais.
Depuis que les carrières n'étaient plus exploi-
tées, cette route était absolument déserte. Elle
conduisait de Schoenburg au village de Simstadt,
SECRETS d'État 123
une petite ville ancienne dont le commerce était
tombé. Et les rares transactions qui se faisaient
entre cette localité et la capitale utilisaient plutôt
une autre route plus commode et plus courte,
qui suivait le cours du canal.
Nous étions arrivés au haut de la côte. El la
route continuait pendant un demi-kilomètre jus-
qu'à un nouveau tournant... Le baron me le dési-
gna de l'extrémité de son fouet, qui tremblait au
bout de son bras.
— Il y a là une autre carrière...
Et il cessa de fouetter le cheval; on eût dit qu'il
craignait d'arriver trop vite à cet endroit... Le
coude était très brusque. Comme nous allions
tourner une arête de rocher, le poney stoppa, et
fit un écart. Je sautai à terre, et j'allai le prendre
à la bride. Mais en passant devant la voiture,
j'aperçus toute l'étendue de la carrière, et je vis
qu elle était pleine de corbeaux qui couvraient le
sol, comme un tapis funéraire.
— Des corbeaux...
A son toui', le ministre sauta en bas de la
voiture...
— Attachez le cheval...
124 SECRETS d'État
J'attachai le cheval à un arbuste qui avait
poussé sur le talus, entre deux rochers.
Le ministre, le fouet à la main, s'avançait vers
les corbeaux, qui formaient un tas plus serré au
milieu de la route. Il brandit son fouet. Des
oiseaux s'envolèrent, et pendant un instant, l'air
s'obscurcit de leurs ailes, comme si le crépuscule
était venu tout à coup. Puis nous vîmes, épars
sur le sol, une roue de voiture, presque intacte,
la tête et l'avant-main d'un cheval, à l'état de
squelette, des morceaux de bois peints en bleu,
à la couleur des carrosses royaux.
Le baron de Herner allait et venait au milieu
de la route, regardait et inventoriait tous ces
débris avec un calrne effrayant. En dehors du
chemin, sur le sol de la carrière, nous aperçûmes
d'autres débris encore plus impressionnants.
C'étaient cette fois des morceaux de squelettes
humains.
L'explosion avait dû être terrible. Elle avait
emporté très loin le corps des deux hommes, et
il ne restait plus des chevaux qu'une moitié de
carcasse complètement dénudée. Il était facile de
retrouver, entre les deux squelettes humains, quel
SECRETS d'État 125
était celui du roi. Le cocher Hofman, avec qui
il était parti la veille, était de petite taille, et bien
qu'il eût la moitié des jambes emportée, nous
pûmes voir facilement, en comparant la longueur
des épines dorsales, que cet autre assemblage
d'os qui se trouvait plus près de la route, presque
sur le bord, était tout ce qui restait du roi.
Il n'avait pas été, semblait-il, atteint par un
projectile, mais la commotion l'avait tué. Il était
tombé couché sur le côté. Un des bras déchiquetés
avait une position anormale et contournée. Il est
probable que dans leur besogne immonde les cor-
beaux avaient changé la position des membres.
Nous revenions en silence auprès de notre voi-
ture, quand le baron aperçut autre chose. Il
quitta la route, et se dirigea vers un renfoncement
de la carrière. Arrivé là, il me fit signe de la
main... Il était arrêté devant un troisième corps,
plus affreux à voir que les autres, parce que les
corbeaux ne l'avaient pas encore achevé... Les os
de la tête étaient déjà dénudés. Le corps était
encore couvert de ses vêtements, et nous vîmes
qu'il était vêtu à la russe, avec des bottes et des
culottes bouffantes. La plupart des réfugiés
126 SECRETS d'État
étaient habillés de la sorte. Ils arrivaient d'ordi-
naire, même les étudiants, avec des costumes de
moujiks, et trouvaient ainsi moyen, faute d'autres
ressources, de se faire embaucher pour les tra-
vaux des champs.
Nous étions certainement en présence de
l'homme qui avait lancé la bombe. Il avait dû être
blessé mortellement par quelque projectile. Il
était mort plus tard que les autres. C'est ce qui
expliquait que les corbeaux ne se fussent appro-
chés de lui que quelques heures après.
Il ne nous restait plus qu'à reprendre le chemin
de la ville, à prévenir les magistrats et à faire faire
les constatations officielles. J'allai détacher le
cheval, et, le baron et moi, nous reprîmes place
dans la voiture.
Le ministre ne disait rien. Il avait posé le
fouet dans le porte-fouet, et laissait le petit cheval
aller à sa guise. Nous descendîmes la côte, et
nous repassâmes devant la petite auberge. Le
baron de Herner paraissait de plus en plus ab-
sorbé. Deux ou trois fois, la voiture s'arrêta. A
ce moment il avait un sursaut, comme un cocher
SECRETS d'État 127
qui s'éveille, et remettait le cheval en mouvement,
en secouant nerveusement les rênes.
Tout à coup, il arrêta le poney de son plein
gré, se tourna de mon côté, et se mit à me regar-
der dans les yeux. Puis il me dit :
— Descendons.
Il attacha lui-même le cheval à une branche
d'arbre. Ensuite il me prit le bras, et me fit
marciier à ses côtés. Il était dans un état de
surexcitation extraordinaire. Il avait les larmes
aux yeux et ne pouvait parler.
Nous marchâmes quelques instants en silence.
Il me serrait fébrilement le bras. Puis il se mit à
me regarder comme l'instant d'avant, à me re-
garder profondément.
— Humbert, me dit-il, les dents serrées, Hum-
bert, je ne veux pas quitter le pouvoir ! Je ne
veux pas quitter le pouvoir ! Je ne veux pas m'en
aller bêtement et stupidement parce que le sort
me force à m'en aller... Je ne veux pas céder la
place à ces gens. Je veux rester le maître... Vous
m'entendez ?
Il me prit le bras et nous marchâmes de nou-
veau en silence.
128 SECRETS d'État
— Il n'y a que nous qui ayons vu... ce que
nous avons vu. Il n'y a encore que nous qui
sachions ce que nous savons. Tout le monde
ignore que la succession du royaume est ouverte :
quand on la proclamera ouverte, c'est parce que
nous l'aurons dit...
Il est déjà arrivé, continua-t-il. que le roi
s'absente pendant plusieurs semaines pour une
destination mystérieuse. Dans ces cas-là, il ne
prévenait que moi. Et c'était moi qui disais sim-
plement aux ministres : « Sa Majesté est partie
pour quelque temps. » Et je n'avais d'autres
comptes à rendre personne...
(( Nous sommes les seuls témoins de la dispa-
rition du roi... Il n'y avait là que l'assassin, et il
ne parlera plus. J'ai tout lieu de croire qu'il n'y
a pas eu de complot. Les crimes anarchistes ont
souvent ceci d'effrayant que, comme un crime de
droit commun, ils sont conçus et exécutés par un
seul être, qui ne s'en ouvre à personne. Et l'as-
sassin anarchiste est d'autant plus difficile à
retrouver que nul lien connu, comme dans les
crimes passionnels, ne le rattache à la victime,
et qu'il n'est pas dénoncé, comme le voleur, par
SECRETS d'État 129
le produit d'un vol, dont il sèmerait des traces
derrière lui... En admettant que cette fois le cri-
minel ait eu des complices, ils croiront que le
coup est manqué.
»... Nous allons remonter là-haut pour plus
de sûreté, dit le baron. »
Je commençais à deviner ce qu'il avait l'inten-
tion de faire. Nous revînmes à la terrible carrière,
d'où nous ne nous étions pas trop éloignés. Il
poussait de nouveau fortement le malheureux
petit cheval, pour qui c'était décidément une rude
journée. 11 fallait maintenant ne pas perdre de
temps... 11 ne passait d'ordinaire personne sur la
route; mais il pouvait passer quelqu'un ce jour-
là. Et justement, comme nous arrivions à la
carrière, nous vîmes un chemineau en arrêt
auprès des débris de la voiture royale. Le baron
me fit signe de ne pas descendre du petit tonneau.
Il mit simplement son cheval au pas, l'arrêta en
arrivant près du chemineau, et regarda d'un air
indifférent tous ces os et ces morceaux de bois.
Le chemineau lui dit quelques mots que je
ne compris pas, mais dont je pus, grâce à des
gestes de l'homme, reconstituer le sens. Il agita
130 SECRETS d'État
les deux poings avec la prétention visible d'imiter
le galop d'un cheval. Puis il tourna les mains
l'une autour de l'autre, pour donner l'impression
d'une chute finale. Il fit une sorte de moue philo-
sophique et prit sans transition un ton beaucoup
plus apitoyé pour parler de ses affaires person-
nelles et de ses embarras financiers, que le baron
soulagea avec empressement par l'offre d'une
large pièce blanche.
Puis nous feignîmes de continuer notre route,
au pas, comme des gens qui font souffler leur
cheval. Ce damné chemineau ne s'en allait pas.
Il marchait avec une lenteur !
Enfin nous le vîmes tourner le coin de la
route...
Notre tâche, assez pénible, allait commencer.
XIII
Nous prîmes d'abord les débris de bois, et nous
les portâmes dans un recoin de la carrière, der-
rière un tas de pierres, qui les dérobait à la vue
des passants.
Nous roulâmes jusqu'à cet endroit la seule roue
qui restât du carrosse royal.
Puis il fallut emporter les ossements; il fallut
abandonner dans ce coin de carrière ce qui restait
du malheureux roi. Nous n'avions aucun outil et
la terre était trop dure pour que nous puissions
donner à ces misérables restes une sépulture
même improvisée. Mais le baron de Herner n'était
pas sentimental. Il avait aimé le roi; ce fut cepen-
dant sans émotion apparente qu'il mania avec moi
ces ossements. D'ailleurs, moi-même qui avais
approché le roi, et qui avais été tellement séduit
132 SECRETS d'État
par lui, j'exécutai ce travail macabre sans autre
émotion que celle d'un dégoût physique, car il
restait encore après ces os quelques rognures de
chair que les corbeaux avaient laissées.
Le baron était désormais d'une tranquillité par-
faite. Cette tranquillité me surprenait. Il ne suffi-
sait pas d'avoir pris l'audacieuse résolution qu'il
avait adoptée. Il me semblait que ce plan témé-
raire était difficile à exécuter. Ce mensonge pou-
vait durer deux mois, six mois, mais il arriverait
bien un moment où Ton s'étonnerait de cette
absence prolongée... Il voulait d'abord rester au
pouvoir suffisamment de temps pour consolider
son œuvre. Après il s'occuperait de la suite. Je
crois qu'il pensait qu'il serait toujours temps de
faire mourir le roi oUiciellement... Un souverain,
comme jadis Louis II de Bavière, pouvait trouver
la mort dans une partie de bateau... Mais d'ici là,
le baron de Herner, seul maître du pouvoir, aurait
dicté au Parlement les lois nécessaires, les lois
de justice, les organisations militaires nouvelles.
Il pourrait même modifier la constitution du Ber-
gensland en ce qui concernait les familles ré-
gnantes, prévoir l'éventualité d'une régence, et
SECRETS d'État 133
l'interdire par avance aux princesses de famille
étrangère, de façon à écarter définitivement du
pouvoir cette princesse bavaroise et la séquelle
ennemie qui l'entourait.
Le baron était tout entier à cette confiance exa-
gérée que l'on éprouve quand on a échappé par
son propre effort à un danger qui vous avait for-
tement effrayé. Il n'était pas loin de se croire
invincible et invulnérable.
Nous étions remontés en voiture. Il fouettait le
cheval et le stimulait de la voix avec bonne
humeur. Et vraiment les gens qui nous auraient
rencontrés n'auraient pas pu, en nous voyant,
soupçonner ce que nous venions de faire. Nous
avions l'air de deux bons amis en promenade
d'agrément.
Comme nous passions devant l'auberge, le ba-
ron se sentit pris d'une belle fringale. Il mit pied
à terre et se fit servir tout ce qu'on put trouver
dans la cuisine, du saucisson et une omelette au
lard.
10
XIV
Par bonheur, le cocher Ilofman, célibataire, ne
laissait pas après lui une famille que sa dispari-
tion pût inquiéter. On prévint tout de suite les
gens du château que Sa Majesté serait absente
pour un long mois. Le ministre laissa entendre à
ses collègues du cabinet qu'il connaissait la
retraite du roi, que Sa Majesté lui avait à lui seul
révélée... Il voulait se réserver, au cas où sur-
girait une difficulté inopinée, la faculté de pouvoir
aller, soi-disant, trouver le roi dans cette retraite
mystérieuse, et de rapporter sa décision. Il avait
pour les cas graves quelques blancs-seings du
roi dont il pouvait faire usage; je crois d'ailleurs
qu'au point où il en était arrivé, la perspective
de commettre un faux ne l'eût pas effrayé.
Dès le soir même, il me fit venir chez lui et
J36 SECRETS d'État
travailla avec moi à cette loi de procédure, qu'il
était très pressé de faire voter par le Parlement.
C'était une simple question de travail matériel et
de formalités, car les représentants du peuple,
pour une forte majorité, étaient entièrement au
service de Herner.
Nous travaillâmes jusqu'à une heure assez
avancée. Ma nuit précédente et ma journée avaient
été très dures: mais je ne sentais aucune fatigue.
J'étais trop surexcité pour dormir: ce travail que
nous fîmes ensemble nous calma tous les deux.
Ce fut lui le premier qui se sentit las. Il me dit
d'aller me coucher. Au moment de nous quitter,
il me serra la main comme à son ordinaire. Puis
il parut se souvenir des événements de la journée,
et il me donna sur l'épaule une tape plus amicale. . .
mais qui n'était pas spontanée, et je sentis que
cette forte association, qu'avait créée entre nous
cette grave journée, n'était peut-être pas une
union véritable; nous ne nous quittions pas comme
des amis, mais comme des complices.
Le lendemain, je reçus la visite de Tolberg, qui
voulait savoir si j'avais parlé au roi. Je lui dis,
sans trop de gêne, que le roi était parti pour un
SECRETS d'État 137
temps indéterminé. Ce qui me rendait ce men-
songe assez facile, c'est que j'y étais absolument
obligé.
— Alors je n'ai plus aucun espoir, dit Tolberg,
d'un air de détresse. La demande de divorce doit
passer d'ici très peu de temps au tribunal suprême.
Si elle n'y arrive pas avec un avis favorable du
roi, elle sera rejetée; le ministre leur fera connaître
lavis du gouvernement et si même, par esprit de
justice, ils passaient outre et l'acceptaient, Herner
ferait agir le prêtre. Il n'y a plus aucun espoir
d'arriver à notre but en suivant les formes régu-
lières. Perdu pour perdu, j'essaierai d'autres
moyens. . . Vous savez que tout un parti s'est formé
contre le premier ministre. Ce parti s'était flatté
d'agir sur l'esprit du roi et de ruiner la faveur
de Herner. Mais notre souverain ne gouverne plus.
Vous voyez qu'il choisit le moment où la situation
est très critique à l'intérieur pour disparaître tout
à coup. Puisque nous ne pouvons plus compter
sur lui pour défendre le droit, nous compterons
désormais sur nous-mêmes...
Je ne demandais qu'à ne pas recevoir les confi-
138 SECRETS d'État
deiices de Tolberg. Ma situation était déjà très
compliquée. Mais les gens avaient décidément en
moi une confiance intarissable.
— On conspire sérieusement contre Herner,
me dit Tolberg, en baissant la voix. Nous avons
déjà avec nous plusieurs officiers de la garnison
de Scboenburg. Le départ du roi peut très bien
activer les choses. Il nous permettra de dissiper
les hésitations de quelques personnes d'impor-
tance, qui voulaient bien marcher contre le pre-
mier ministre, et qui n'auraient jamais pris les
armes contre le roi. Car vous ne vous y trompez
pas, Humbert, l'absence du roi dans les circons-
tances présentes, produira certainement un très
mauvais effet.
Je ne pouvais pas arrêter Tolberg dans ses
indiscrétions, et lui dire que le fait de savoir tout
ce dont il m'instruisait allait rendre assez fausse
ma situation auprès du premier ministre. Je ne
devais ni ne pouvais révéler les liens d'intimité
forcée qui existaient entre Herner et moi. Je laissai
donc parler le jeune diplomate, en me disant que
je me souviendrais le moins possible de tout ce
qu'il me racontait là.
SECRETS d'État 139
— Nous aurons avec nous la princesse Eisa,
continua Tolberg. Elle est assez populaire à
Schoenburg. Le prince Henry, son défunt mari, le
frère du roi, était très aimé du peuple, et l'on sait
qu'elle a très bien élevé ses deux enfants... Mais
j'allais oublier de vous dire pourquoi surtout
j'étais venu ce matin. Bertha est de nouveau ins-
tallée chez elle. Elle veut que toute affaire cessante,
vous veniez dîner ce soir avec nous...
Je pensai que je les étonnerais beaucoup en refu-
sant, et je promis à Tolberg de venir, tout en
me disant à part moi que j'enverrais un contre-
ordre.
Je considérais toujours que mon intimité avec
ce couple était une sorte de trahison à l'égard de
Herner. N'avais-je pas encore moins le droit de
le trahir, depuis qu'il mavait associé à son terrible
secret ? Agacé de ces complications, j'eus presque
envie d'envoyer tout le monde promener, et de
retourner à Paris... Ce n'étaient pas des velléités
bien sérieuses. Non seulement je n'en fis rien,
mais je n'envoyai même pas de contre-ordre à
Bertha, et je me rendis tout de même chez elle,
au mépris de toute autre considération, simple-
140 SECRETS d'État
ment parce que je m'ennuyais et que c'était un
plaisir pour moi de dîner en compagnie de mon
ami et de cette jolie jeune femme.
J'avais revu le baron de Herner dans la ma-
tinée. Il paraissait fatigué cette fois. L'après-midi,
il ne vint pas au palais. Il avait fait venir chez lui
deux magistrats, avec qui il rédigeait en termes
juridiques son fameux projet de loi. Moi, mon
travail d'analyse terminé, j étais allé me promener
au Jardin des Plantes. Je m'ennuyais. Le chef
d'orchestre était parti la veille pour Vienne. Peut-
être la dame de Leipzig était-elle à son hôtel. Je
m'y rendis, en me répétant que c était absurde,
que j'allais encore me lancer dans une histoire
stupide, que le meilleur qui pouvait m'arriver
était qu'elle ne fût plus là. Elle n'était plus là,
hélas ! et je n'eus pas la force de m'en féliciter.
Après une heure passée au Jardin des Plantes,
je revins me promener dans la rue de la Paix,
avec l'espoir secret de i^trouver le capitaine de
Lmcke, le neveu du premier ministre, celui qui
connaissait une nommée Irma. Mais le capitaine
ne devait pas être revenu de permission. Il n'était
pas à la terrasse de la Grande-Taverne, ni au
SECRETS d'État 141
café Grinzel, où se réunissaient habituellement les
officiers.
Il y avait au palais une magnifique bibliothèque
remplie de ces chefs-d'œuvre des temps passés,
que je connaissais si mal. Je m'étais dit bien des
fois : (( Si j'ai une journée de libre, je viendrai
me plonger là-dedans ». Je fis quelques pas timides
vers le palais, puis je m'arrêtai... « Non, ça ne
vaut plus la peine, il est trop tard ».
Mon maître, le baron de Herner, était le véri-
table roi de Schoenburg, et je détenais en somme
une partie de sa puissance, puisque je connaissais
son secret. Et je me trouvais triste et sans res-
sources morales dans les rues de cette ville, que
je pouvais considérer comme m'apparlenant un
peu. C'est ce jour-là que je me blasai pour jamais
sur les charmes du pouvoir.
Je vis enfin qu'il était six heures et demie, et
que je pouvais me rendre, en marchant douce-
ment, chez Bertha, où l'on m'attendait vers sept
heures. Il fallait traverser la longue promenade
publique, uù trois fois par semaine la musique de
la garde venait jouer à cinq heures. La musique
était partie; mais on n'avait pas encore retiré les
142 SECRETS d'État
chaises. Des enfants s'y étaient installés et imi-
taient les musiciens en jouant de la trompette dans
leurs poings, pendant qu'un autre enfant, debout
au milieu du cercle, battait la mesure avec un
bâton de cerceau. Je les i^gardai un instant avec
l'intérêt lassé que j "étais disposé à accorder ce
jour-là à n'importe quel spectacle, quand je sentis
qu'on me touchait le bras... Je vis alors une
femme, aux traits fatigués, mais dont le regard
profond m'impressionna.
— C'est bien Monsieur Humbert ? me dit-elle...
Cet enfant que voici, le fils de la concierge du
palais, vous a désigné à moi. Je vous cherche
depuis trois heures et je désespérais de vous
trouver.
Elle me ht signe de venir un peu à l'écart.
— Excusez-moi d'arriver brusquement ainsi.
Vous ne me connaissez pas, mais moi je sais qui
vous êtes... Le roi m'a souvent parlé de vous...
Je suis affolée depuis hier. J'attendais le roi hier
à déjeuner, et il n'est pas venu. J'ai passé une
journée abominable... sans personne à qui me
confier. Ma jeune sœur, qui habite le château de
Reinig, est partie précisément en Angleterre
SECRETS d'État 143
avant-hier avec le comte de Herrenstein, le seul
ami que j'aie en dehors du roi. Je leur ai envoyé
une dépêche. Mais je n'étais pas sûre de leur itiné-
raire et je n'ai reçu aucune réponse. Ce matin je
n'ai plus pu y tenir. Je suis arrivée comme une
folle au château royal. Le gardien m'a dit que
le roi était parti pour un mois. . . deux mois. . . parti
sans me prévenir ! Je me suis permis de venir
vous trouver... pardonnez-moi... je suis seule...
je me suis permis de venir vous demander si vous
saviez quelque chose... Le roi vous aime beau-
coup, monsieur : peut-être vous a-t-il fait part de
ses projets ?...
Je répondis que je ne savais rien et que je
croyais que le roi avait dû s'absenter pour une
raison politique, une raison que connaissait sans
doute le premier ministre.
— Je n'ose pas aller lui parler, dit cette pauvre
femme avec angoisse.
— Je ne pense pas qu'il puisse vous dire quoi
que ce soit... C'est sûrement un motif grave qui
a déterminé le roi à s'absenter si vite...
— Et sans me prévenir ! Non, je ne puis conce-
voir qu'il ne m'ait [)as prévenue !
144 SECRETS d'État
— Peut-être a-t-il chargé le ministre de vous
faire dire quelque chose; et le ministre, qui, je le
sais, a de gros soucis, a-t-il négligé de s'acquitter
tout de suite de la commission...
Je disais ce que je pouvais pour la rassurer. Je
lui conseillai même d "aller voir le ministre au
palais le lendemain. D'ici là, je me proposai de
prévenir le baron de Herner, qui saurait bien
imaginer un faux message du roi pour la rassu-
rer, et arrêter en même temps ses investigations...
Car il semblait impossible à cette pauvre femme
que le roi pût la quitter ainsi et la première idée
qui lui était venue, en ne le revoyant plus, fut
qu'il avait été victime d'un accident. Il valait
mieux que son esprit ne sarrêtât plus longtemps
à une telle hypothèse.
— Je regrette vivement, lui dis-je, de ne pas
pouvoir rester avec vous; mais je suis attendu.
Est-ce que vous allez de ce côté ?
Elle me répondit quelle allait n'importe où,
qu'elle passerait la nuit dans un hôtel quelconque,
et qu'elle attendrait fiévreusement le lendemain,
et l'heure d'aller voir le ministre.
Je connaissais à peine cette femme; mais je la
SECRETS d'État 145
connaissais assez pour que l'idée qu'elle allait
passer une nuit d'angoisse me fût insuppor-
table.
— Le roi a chargé le ministre de vous prévenir,
lui dis-je. Je puis vous le dire tout de suite. Le
ministre m'en avait parlé à moi, et c'est moi, sans
doute, qu'il vous aurait envoyé. Je ne devrais pas
vous dire cela; mais je vous vois si anxieuse que
je crois pouvoir prendre sur moi de devancer
l'ordre qu'on me donnera...
Elle me remercia et je sentis qu'elle était un
peu soulagée. Mais quel soulagement passager !
Et je me disais qu'avant trois mois celui quelle
aimait mourrait, pour elle et pour les autres.
Comme elle était exténuée, je lui offris mon
bras. Je la regardai à la dérobée. C'était presque
une vieille femme. Son visage n'avait plus d'éclat,
mais ses yeux étaient restés admirables. Il y avait
dans l'expression de cette figure fine une telle
douceur, une faiblesse si éternelle, que l'idée
qu'elle pût souffrir vous était tout de suite into-
lérable.
Elle me dit qu'elle connaissait quelques per-
sonnes à Schoenburg, mais qu'elle n'irait certai-
146 SECRETS d'État
nement pas les voir. Elle me parlait avec un parfait
abandon, comme si nous nous étions toujours
connus.
Elle me dit encore qu elle me reverrait le lende-
main au palais, et me fit promettre d'aller la voir
chez elle, à son château de Kreuzach.
J'étais arrivé devant chez Bertha; mais je fis
encore quelques pas avec la maîtresse du roi pour
la mettre sur le chemin du Grand-Quai, où il y
avait des hôtels convenables.
XV
Quand j'arrivai chez Bertha, je la trouvai avec
Tolberg et un monsieur pesant, qui ressemblait
beaucoup à certain gros vieillard, que j'avais eu
jadis comme professeur de mathématiques. Ce
monsieur, qui marchait avec une certaine diffi-
culté, était un colonel de chevau-légers, en gar-
nison à Schoenburg. Je compris tout de suite qu'il
faisait partie de la conspiration. Tolberg se hâta
de me présenter comme un homme sûr. Il dit que
j'étais secrétaire du premier ministre, mais que
l'on pouvait se fier à moi. Très gêné, je crus néces-
saire de faire une déclaration un peu émue, où
je disais que mon ami Tolberg me connaissait
assez pour savoir que je ne les trahirais point,
mais qu'en aucun cas, je ne pouvais les seconder.
Ma qualité d'étranger... et je ne voulais pas non
148 SECRETS d'État
plus jouer un rôle de traître. Et puis le premier
ministre n'avait jamais eu à mon égard de mau-
vais procédés...
Cette déclaration produisit un certain froid. Au
bout d'un instant, Bertha dit : « C'est très compré-
hensible ». Tolberg balbutia quelques mots dans
le même sens. Quant au colonel, il fmit aussi par
approuver après quelques instants, en donnant
toutefois à mes paroles un sens un peu moins noble
que celui que je désirais leur voir attribuer.
— Oui, c'est bien naturel, un étranger n'a
pas besoin de courir tous les risques qui nous
menacent, pour une affaire qui naturellement ne
lui tient pas à cœur comme à nous.
Tolberg m'en voulait de s'être lui-même un peu
trop avancé, en promettant à la conjuration mon
concours. Seulement, il n'était pas homme à
« bouder ». Il détestait être en froid avec ses amis.
Et sa bonne humeur un peu forcée devint au bout
d'un instant une cordialité véritable. Bertha, avec
plus de grâce encore, s'ingénia à être aimable
et y réussit si bien que, bientôt à nouveau conquis
par elle, je m'efforçais de noircir dans mon esprit
la figure de Herner, et je me demandais si vrai-
SECRETS d'État 149
ment il n'y aurait pas à le trahir une raison de
justice. -Mais je commençais à me connaître, et
je savais bien que ces idées disparaîtraient aussitôt
que je me retrouverais en présence du baron.
Le colonel, qui n'était pas attaché à moi par
les mêmes liens d'amitié, garda vis-à-vis de moi
une grande réserve; il ne fut pas question de la
conspiration et Ion s'abstint de prononcer le nom
du premier ministre. Mais le colonel avait une
passion, sa haine du ministre de la guerre. Il ne
put s'empêcher de parler de M. de Fritz, et je vis
clairement quel mobile l'avait poussé à se mettre
du complot. Le général de Fritz était son cama-
rade de promotion. Une âpre rivalité les avait
enfiévrés pendant toute leur carrière. Un moment,
le colonel avait dépassé son émule. Il avait été
attaché à l'ambassade de France. Mais pendant
le long séjour que le colonel avait fait à Paris,
de Fritz avait intrigué. Il s'était fait désigner plu-
sieurs fois pour suivre les manœuvres françaises. . .
Tous deux avaient écrit des ouvrages de tactique,
qu'ils réfutaient mutuellement dans des revues
avec tant de férocité qu'ils risquaient de se démolir
l'un l'autre et de ruiner mutuellement leur
11
150 SECRETS d'État
autorité. Heureusement, ces articles n'étaient lus
que par eux.
J'écoutai avec tant de bonne volonté les diatribes
du colonel et les histoires interminables destinées
à illustrer l'incapacité du ministre de la guerre,
je prêtai une oreille si complaisante à d'oiseuses
anecdotes qu'il avait rapportées de son séjour à
Paris, que l'attitude du gros homme à mon égard
changea beaucoup vers la fm du repas. D'autant
que pour suivre un régime spécial, il buvait sans
arrêt un thé très fort, additionné d'un rhum qui
augmentait à vue d'œil son animation et son
expansivité.
Après le dîner, on passa dans un petit fumoir.
Tolberg et le tacticien se mirent un peu à l'écart,
et je pus causer avec Bertha, qui me parla de
Ilerner.
L'amour du premier ministre était surtout fait
de dépit. Cet homme puissant s'était exaspéré
parce qu'on lui résistait. C'était du moins l'im-
pression qu'elle avait eue, et qui me semblait
assez juste, étant donné le caractère du premier
ministre, qui ne m'avait jamais paru troublé par
le souvenir d'une femme.
SECRETS d'État 151
Bertha occupait à Schoenburg une sorte de
pied-à-terre. Elle habitait d'ordinaire dans le châ-
teau de son mari. Et ses façons discrètes et fami-
lières avec Tolberg, l'espèce de tranquillité con-
fiante qui les unissait, me faisaient croire qu'il y
avait entre eux une intimité complète.
Nous autres Français, nous nous posons tou-
jours ces questions, avec nos habitudes de curio-
sité libertine. Mais il est rare que nous sachions
à quoi nous en tenir, parce que nous n'examinons
pas avec assez de désintéressement les sujets ainsi
mis en observation. Exemple : le désir de voir
un mari trompé nous fait désirer que « cela soit ».
Et nous souhaitons, par contre, que cela ne soit
pas, par la crainte jalouse de savoir un amant
heureux.
Moi, j'étais très content de penser que Bertha
et Henry u étaient bien ensemble », parce que
je les aimais beaucoup tous les deux, et parce
que je me disais qu'ils étaient heureux. Et en
même temps, je regrettais moins de ne pas leur
pouvoir venir en aide, en avançant leur mariage;
je pensais en effet que, tout réduit qu'il était par
152 SECRETS d'État
cette contrainte où ils vivaient, leur bonheur n'en
était pas moins considérable. Je trouvais le jeune
homme bien imprudent d'engager sa vie dans
une conspiration qui me paraissait pleine de
périls.
J'entendis bientôt que Bertha partageait mes
angoisses, et qu'elle s'était efforcée de le détourner
de ce projet dangereux. Et pourtant elle se déses-
pérait de ne pas vivre constamment avec lui.
— Vous ne m'avez jamais vue qu'en sa pré-
sence, me dit-elle en souriant. Il faut me voir
quand il n'est pas là. Ce n'est pas une vie. Tout
m'affole, au point que, moi qui l'aime tant, qui
sais ce qu'il vaut, qui connais sa loyauté d'homme
et sa fidélité... d'ami, je vais jusqu'à le soupçonner
des trahisons les plus invraisemblables... Mais
quand il n'est pas là, je n'ai pas mon bon
sens, je mène une vie absurde, une vie de cau-
chemar.
<( ... Non, je ne peux plus vivre ainsi. Il m'a sou-
vent proposé de nous en aller ensemble. Mais de
quoi vivrions-nous ? Il n'a de ressources que ce
que lui donne sa famille, des gens terribles, d'un
rigorisme de vie indomptable, et qui ne lui enver-
SECRETS d'État 153
raient plus rien s'il arrivait un scandale pareil.
Et puis je me dis aussi qu'il ne peut pas sacrifier
son avenir. Vous me répondrez qu'il risque autant
en conspirant: je le lui ai répété maintes fois.
Mais il me dit alors que c'est un jeu où il peut
gagner... En somme, quand il n'est pas là, je
souffre tant d'être séparée de lui que je me sens
prête à jouer le terrible jeu dont il parle. Mais
quand je l'ai là, près de moi, continua Bertha,
je tremble de peur à l'idée que je peux le
perdre... »
La soirée tirait à sa fin. Le chef militaire de
la conspiration n'aimait pas à se coucher tard.
Au moment où il s'en allait, Bertha et Tolberg
me dirent : << Restez encore, vous n'êtes pas
pressé... ». Tolberg avait d'abord fait mine de
s'en aller avec nous. Je me dis que ma présence
lui fournissait peut-être, vis-à-vis du colonel, un
bon prétexte pour rester encore.
— Vous voyez, Henry, dit Bertha, votre ami
Humbert est de mon avis. Il pense que c'est une
folie de se lancer dans cette conspiration...
— Mais non, dit Tolberg, ça ne sera pas si dan-
154 SECRETS d'État
gereux... Nous avons à peu près renoncé à l'idée
d'un coup de force. Nous ne sommes pas assez
sûrs des militaires. Nous nous exposerions à
faire battre nos soldats les uns contre les autres.
Une pareille révolution serait très impopulaire.
Nous vivons dans un pays de commerçants tran-
quilles et d'industriels timorés. En admettant que
nous triomphions, jamais ces gens-là ne seraient
de bons soutiens pour un gouvernement qui les
aurait terrorisés...
» ... En somme, l'homime que nous visons, c'est
le premier ministre seul. Celui-là, l'idée de le tuer
ne nous effraie pas. Mais il nous semble inutile,
pour l'atteindre et pour le jeter à bas du pouvoir,
de sacrifier la vie d'un tas de braves gens qui n'en
peuvent mais.
» On va tâcher de s'en débarrasser avec une
simplicité tout orientale... J'ai l'air d'être un sau-
vage, parce que je parle de ces projets de mort
avec une apparence de légèreté. Si j'en parle ainsi,
c'est qu'en vérité, je ne peux pas croire à la réali-
sation de ces choses barbares et anormales. Dans
les conseils que nous tenons, j'ai toujours, au
moment où ces questions viennent sur le tapis,
SECRETS d'État 155
un petit air détaché, qui, à la longue, va me faire
une réputation de férocité froide.
— Un beau barbare, dit Bertha, un terrible
justicier ! Non, je ne crois pas non plus que vous
soyez fait pour conspirer. Vous avez trop de
sagesse.
— J'ai ce que beaucoup d'autres conjurés n'ont
pas, dit Tolberg; j'ai une conviction... Oui, je
crois fermement que la réussite du complot vous
rendra heureuse... Et voilà qui me fournit une
bonne raison d'agir, la meilleure.
Il s'approcha d'elle si tendrement que je m'avisai
tout à coup qu'il était lard. Je m'apprêtai à
prendre congé d'eux...
— Attendez, je vais avec vous, dit Tolberg,
avec un peu d'embarras.
— Mais non, mon cher. Nous n'allons pas du
même côté.
— Ah ! ce Humbert, dit-il en riant, qui ne veut
pas être vu en compagnie d'un conspirateur.
— C'est vrai que ce n'est pas prudent, dis-je
en feignant d'adopter celte idée.
— Si vous n'êtes pas trop fatiguée, chère
Bertha, nous allons bavarder un peu.
156 SECRETS d'État
— Un quart d'heure, dit Bertha.
— Pas plus, dit Tolberg.
Petite comédie charmante, qui ne trompait per-
sonne. Mais nous restions ainsi des gens bien
élevés et de bonne tenue.
XVI
Le lendemain, de grand matin, j'attendais le
ministre au palais, et je le mettais au courant de
mon entrevue avec la maîtresse du roi.
— Vous la recevrez vous-même, me dit-il, et
de ma part, officiellement, vous lui confirmerez
ce que vous lui avez dit hier. Je préfère ne pas
kl voir. Elle m'interrogerait. Il lui faudrait des
détails complémentaires : avec moi, elle insiste-
rait. Vous ne saurez, vous, que ce que je vous
ai dit : « Le roi est parti, et des raisons politiques
très graves obligent le premier ministre à taire
la raison de son absence ». Ce n'est pas absolu-
ment vraisemblable. Mais nous n'avons pas le
choix. Et vous, au moins, vous n'avez pas d'expli-
cations à donner...
— Vous savez, ajouta Herner avec entrain, que
158 SECRETS d'État
mon projet de loi va très bien, qu'il est entiè-
rement rédigé, et qu'il sera soumis au Parlement
d'ici quelques jours !
La maîtresse du roi arriva quelques instants
après. Elle fut très déçue de ne pas voir le pre-
mier ministre, de qui elle espérait évidemment
recevoir des détails plus circonstanciés sur Tab-
sence du roi. Elle dut se contenter de ce que je
lui répétai. Je lui promis d'aller la voir le plus
tôt que je pourrais à Kreuzach, et de la mettre
au courant de tout ce que j'aurais appris.
— Peut-être vais-je trouver une lettre en ren-
trant, me dit-elle.
— C'est possible... Mais n'ayez pas de décep-
tion si vous n'en avez pas. Car j'ai bien l'impres-
sion que les intérêts auxquels le roi obéit sont
supérieurs aux siens propres, et à toute considé-
ration. Il faut évidemment qu'il garde un silence
absolu sur tout ce qui concerne ce voyage. Il ne
veut pas qu'on sache où il se trouve, et même la
poste n'est pas tout à fait sûre. Il est donc infi-
niment probable que toutes les nouvelles du roi
vous arriveront par l'intermédiaire du premier
SECRETS d'État 159
minisire. Comme il ne m'a rien remis pour vous
ce matin, il est à peu près certain qu'il n'est rien
arrivé entre ses mains; il faut donc encore prendre
patience. Soyez certaine que s'il arrive quelque
chose, je ne serai pas long à vous en avertir.
Elle partit sur ces mots. Quelques instants
après, comme je rêvais, le front appuyé contre la
fenêtre, je la regardai traverser la cour. Je me
rendis compte, bien que je ne l'eusse pas connue
avant, qu'elle avait vieilli considérablement depuis
le départ du roi.
Ce n'était pas seulement la souffrance; c'était
qu'elle n'était plus soutenue, maintenant qu'il
n'était plus là, par cette surveillance désespérée
d'une femme qui ne veut pas changer. Lui parti,
elle s'était affaissée tout à coup. Et, toute en noir
au milieu de la cour, elle avait plutôt l'air de
porter le deuil d'un fils que celui d'un amant.
J'allai rendre compte au baron de tout ce qui
s'était dit dans celte visite. Il m'écouta avec une
espèce d'air méchant qu'il avait quelquefois, et
qui m'était odieux. C'est dans ces moments que je
me disais : « Je vais, sans me presser, prendre
160 SECRETS d'État
mes dispositions pour rentrer à Paris. Je ne veux
plus lier partie avec cet homme-là ».
Depuis la mort du roi, je n'étais pas retourné
à la table de l'intendant. La vie du palais, une
petite vie paisible et bien réglée, s'y poursuivait
avec les mêmes rites. Ce jour-là, cependant, il y
avait deux convives supplémentaires, et deux
convives de marque. C'étaient les deux élèves de
Bôlmôller, les deux neveux du roi, et je me pris
à penser que l'aîné, âgé de quatorze ans, était,
sans qu'aucun de ces gens s'en doutât, le véri-
table roi du pays.
Je n'avais jamais vu les deux jeunes princes,
ni la fameuse princesse Eisa, qui habitait d'ailleurs
en dehors de Schoenburg, à deux lieues de la
ville. Les deux enfants étaient pâles et blonds.
Ils étaient habillés à la mode anglaise, avec de
grands cols blancs, de courtes vestes noires et
des pantalons gris. Je crus comprendre qu'on
avait dû d'abord les servir à une table séparée,
mais qu'ils avaient demandé à manger avec tout
le monde: ce qui avait amené un bouleversement
dans le placement des convives. Du coup, la
femme du second gentilhomme de chambre, la
SECRETS d'État 161
fille de l'usinier, en était devenue muette. Le che-
valier Finck déployait toutes ses grâces pour
éblouir les petits garçons. Quant au vieil écuyer,
dont les aïeux, depuis plusieurs siècles, avaient
mis en selle tous les princes du sang, il était tout
ragaillardi par la présence de ces Altesses royales.
Il était malheureusement le dernier de cette lignée
de cavaliers, et il s'abstenait de parler d'un fils
indigne, établi pharmacien à Varsovie. xMais il
recevait cependant par la poste des paquets mys-
térieux, et des poches profondes de sa culotte de
peau de daim, il tirait, pour en faire hommage
aux chevaux du roi, d'inépuisables réserves de
boules de gomme.
Bôlmôller ne manquait pas, pour affirmer son
autorité de précepteur, de dire à ses nobles élèves :
'( Cet après-midi, il faut que nous fassions ceci...
ou que nous allions là. . . )>. Mais les jeunes princes,
complètement indifférents à ses paroles, sem-
blaient ne pas se douter qu'il existât de par le
monde un individu du nom de Bôlmôller.
Les deux jeunes gens, après le déjeuner, s'ap-
prochèrent de moi, et entamèrent une conversa-
tion. Ils parlaient le français difficilement; mais
162 SECRETS d'État
je connaissais assez leur professeur pour les
excuser d'avance.
Ils me posèrent des quantités de questions sur
la tour Eiffel, sur la vitesse des automobiles, sur
les différents uniformes de l'armée française.
Le plus jeune, le prince Frédéric-Georges, me
demanda si j'avais des timbres français de l'Em-
pire. 11 avait la même passion que mon valet de
chambre. Puis le prince Frédéric, l'aîné, après
s'être recueilli comme pour un grand effort, me
dit, tout d'une traite, cette longue phrase : « Vous
nous ferez l'amitié de venir déjeuner au château.
La princesse, notre mère, aura plaisir à faire votre
connaissance... ». Puis il s'arrêta, tout essoufflé.
Je les remerciai et promis d'aller les voir. En-
suite, après avoir recueilli protocolairement les
salutations des personnes qui se trouvaient là, ils
sortirent, et je les vis traverser la cour l'instant
d'après, à grandes enjambées athlétiques, tandis
que Bôlmôller, qui trottait derrière eux à petits
pas, se donnait l'allure d'un homme pressé, pour
ne pas avoir l'air de leur courir après.
Je pris l'habitude, tous ces jours-là, de revenir
à la table de l'intendant, où je trouvais une bonne
SFXRETS d'État 163
petite tranquillité de pension de famille. J'enten-
dais parler ces gens sans trop les comprendre.
C'était distrayant et ce n'était pas fatigant. Ma
vie était confortable. Je passais mes matinées
dans un bureau clair qui donnait sur la cour et
qui était attenant à une spacieuse bibliothèque,
dont les grandes fenêtres ouvraient sur le magni-
fique parc du château. Si l'on m'avait décrit à
Paris cette existence et ce décor, j'en aurais été
enthousiasmé, et je n'eusse rien rêvé de plus ten-
tant qu'une telle vie, au milieu de richesses intel-
lectuelles admirables et d'une somptueuse ver-
dure. Or, je m'ennuyais mortellement. Mes
journées étaient interminables. J'avais cru, au
moment de la mort du roi, et du mensonge de
Herner, que mon existence allait être bouleversée.
Et maintenant, il me semblait que rien ne s'était
passé. Et je n'avais même plus l'impression que
le roi était mort. La fiction créée par Herner avait
pris pour moi tout l'aspect d'une réalité.
Un malin, j'étais dans mon cabinet en train de
parcourir les journaux de Paris, et je songeais
tout en lisant, que j'étais malheureux, sans avoir,
en réalité, de sérieuses raisons de l'être. Or, je
164 SECRETS d'État
l'avais déjà constaté, le sort n'aime pas que nous
nous attristions pour des choses aussi imprécises.
Il nous envoie dans ce cas un bon sujet d'alarmes,
bien positif et bien sérieux, pour que nous ne per-
dions pas notre temps à être ennuyés pour
rien.
XVII
Tolberg entra, presque sans frapper. Il était
affairé, plutôt que soucieux. Il s'assit près de mon
bureau, me tendit la main, et me dit sans préam-
bule :
— J'ai quelque chose de très grave à vous
confier. Les événements ont marché depuis que
nous nous sommes vus. L'attentat contre... est
décidé. C'est aujourd'hui, ce soir, qu'il doit se
produire. Nous avons pensé qu'il fallait profiter
de la présence des réfugiés russes à Schoenburg
pour exécuter ce que nous avons projeté. On
mettra cette histoire sur leur compte, et les gens
du complot ne seront pas inquiétés. Cette combi-
naison manque un peu d'élégance. Elle n'en a pas
moins été adoptée par nos conjurés, qui ne sont
pas tous courageux.
12
166 SECRETS d'État
» Il se peut très bien que je sois désigné pour
lancer la bombe. Le tirage au sort a lieu tout à
l'heure, et nous ne sommes que six qui tirons. Il
s'agit de savoir qui se postera sur la route de
Boern. C'est là que le ministre passera vers sept
heures. Dans l'hypothèse où se serait moi qui
serais désigné, j'ai voulu vous prévenir et vous
remettre cette lettre fermée, où vous verrez quel-
ques instructions...
— Ainsi c'est donc vrai? lui dis-je. Ces réso-
lutions barbares auxquelles vous ne pouviez
croire...
— J'y crois encore à peine maintenant. Pour-
tant j'ai pas mal de chances d'être choisi. Un
numéro sur six. Aux petits chevaux, où j'ai sou-
vent joué, j'avais une chance sur neuf de gagner,
en misant sur les numéros pleins. Et il m'est
arrivé quatre ou cinq fois de gagner du premier
coup en entrant dans la salle de jeu. Ici, mes
chances sont encore plus fortes... Une chance sur
six d'être chargé de tuer quelqu'un... Et pourtant
je n'y crois toujours pas. C'est par un effort de
raison que j'ai pris ces quelques dispositions que
je suis venu vous communiquer.
SECRETS d'État 167
» S'il m'arrive malheur, je vous prie d'ouvrir
cette lettre... \''ous voyez, je ne peux pas m'em-
pêcher d'avoir envie de rire, en vous disant ces
choses graves, et dont la solennité, malgré moi,
me paraît absurde et enfantine.
— Et à quelle heure saurez-vous si vous êtes
désigné ?
— Tout de suite; mais vous avez l'air, vous,
de croire que « c'est arrivé » ?
— Prévenez-moi aussitôt que vous le saurez,
pour que je sache à quoi m'en tenir. Je rirai plus
volontiers avec vous si vous n'êtes plus en jeu.
— Une fois que je ne serai plus en jeu, dit
Tolberg, je serai plus sérieux. Car, au fond, que
ce soit moi ou un autre qui agisse, à ce moment,
l'assassinat sera en train... Quelque noble nom
qu'on donne à de tels actes, il s'agit d'un assassi-
nat... Et c'est ce qui fait que j'ai tout de même
une petite peur d'être choisi... N'y pensons pas,
et allons tirer au sort.
Le baron de Herner ne devait pas venir ce
matin-là. Il y avait conseil de cabinet, et les
ministres s'étaient réunis chez Von Miillen, qui
souffrait d'une attaque de goutte. Je pus donc
168 SECRETS d'État
sortir de mon bureau avec Tolberg. et traverser
la cour avec lui. Je l'accompagnai jusqu'à la porte
d'entrée, et je lui fis promettre de venir me pré-
venir tout de suite, aussitôt qu'il saurait à quoi s'en
tenir. Puis je remontai dans ma chambre, pour
mettre en lieu sûr, dans un petit coffret que
j'avais, le pli que le jeune comte m'avait confié.
Je déjeunai ce jour-là à la terrasse de la Grande-
Taverne. Il fut convenu que Tolberg, dès qu'il
aurait du nouveau, viendrait me le dire en passant.
J'étais installé devant ma table depuis un quart
d'heure, et mon déjeuner tirait à sa fin, quand
j'aperçus la tête fine et blonde de mon ami. Il fut
quelque temps sans me voir, et il me sembla tout
de suite, d'après son air, qu'il n'avait rien à
m'annoncer de ce que je craignais. Pourtant je
pouvais me tromper et précisément cet air-là...
A ce moment, ses yeux rencontrèrent les miens
et il me fit tout de suite de la tête un petit non
rassurant.
Puis il vint jusqu'à ma table. Je n'avais pas de
voisins immédiats, et il n'était pas obligé de me
parler tout bas.
— Hé bien ! Voilà I ce n'est pas moi ! et je n'en
SECRETS d'État 169
suis pas fâché... J'ai eu une petite émotion quand
on a mis la main dans le chapeau pour tirer le
nom. Mais je n'étais pas le plus ému. Il me restait
assez de sang-froid pour regarder les autres. A
part un préparateur de chimie, qui a fabriqué
l'engin, et qui est une espèce d'illuminé, mes
compagnons montraient des pâleurs impression-
nantes, ou des sourires forcés qui n'étaient pas
beaux à voir. Celui dont le nom a été tiré était
précisément un de ceux qui souriaient ainsi.
Quand on a dit son nom, il nous a regardés d'un
air égaré, en souriant davantage... Je ne crois pas
que l'engin soit en de bonnes mains. Sur ces six
hommes, il y en avait au moins trois qui n'étaient
pas courageux, et qui sont venus là avec une con-
fiance de joueurs, en comptant que le sort ne les
désignerait pas.
— Dans ces conditions, dis-je à Tolberg, je
puis vous rendre le pli que vous m'avez confié.
Mais je l'ai mis dans ma chambre en lieu sûr.
J'irai vous le rapporter cet après-midi.
— Non, dit Tolberg, gardez-le. Toutes ces his-
toires-là ne sont pas finies. Le coup d'aujourd'hui
170 SECRETS d'État
manquera peut-être. Et je peux être désigné
demain pour une autre affaire. Si je suis désigné
à l'improviste, je pourrai très bien n'avoir pas le
temps nécessaire pour vous porter ça. Et je suis
plus tranquille de le savoir ainsi entre vos mains.
Sur ce, je vais aller faire une surprise à mon amie
qui ne m'attendait pas à déjeuner. Bien entendu,
elle ne savait rien de tout ce qui se passait ce
matin. Et, comme je ne suis pas très sûr de mon
courage, j'avais prévu l'éventualité où je serais
désigné, et je ne voulais pas être obligé d'aller
déjeuner avec elle avec ce petit secret sur le cœur.
Nous nous serrâmes la main. Je terminai rapi-
dement mon déjeuner, et je rentrai au palais, où
m'attendait mon travail d'analyse, que la visite de
Tolberg m'avait empêché de finir le matin.
En rentrant, je trouvai sur ma table un mot du
premier ministre. Il avait reçu des nouvelles de
France, au sujet de la petite affaire coloniale qui
divisait le Bergensland et le gouvernement fran-
çais. Il y avait une réponse à préparer, et le
ministre me recommandait de l'attendre au palais
dans l'après-midi. Alors je pensai à ce que m'avait
appris Tolberg. Jusqu'à ce moment, je n'avais été
SECRETS d'État 171
préoccupé que du sort de mon ami. Maintenant
que le tirage au sort l'avait mis hors d'affaire,
je pensai tout à coup que la vie de Herner était
menacée, que je le savais, que j'allais passer
l'après-midi avec cet homme, et que je ne lui dirais
rien...
Je n'avais pas le droit de parler : la confiance
de Tolberg m'avait mis en possession de ce secret;
il fallait le garder pour moi comme un confesseur.
Et, d'autre part, c'était un peu ma faute si
Tolberg avait eu la légèreté de me le confier. Je
ne lui avais jamais dit exactement quels étaient
mes rapports avec le ministre. Je lui avais toujours
parlé en termes défavorables de son ennemi... Ce
n'était pas par duplicité; mais vraiment, quand
je me trouvais avec Tolberg et Bertha, je pensais
toujours, et de très bonne foi, beaucoup de mal
de Herner.
Après tout, mon devoir était bien simple, et ne
souffrait pas la discussion. Il m'était interdit de
parler; je n'avais rien entendu; je ne savais rien...
C'était une dure épreuve à passer, mais il fallait
la subir.
172 SECRETS d'État
Si je parlais, Tolberg avait, de mon fait, les
torts les plus graves envers son parti. En se
confiant à moi, il avait commis une imprudence
qui était presque une trahison. Cette imprudence,
c'est moi qui l'avais provoquée. Mon ami, à mes
yeux, pour moi qui savais bien ce qui s'était passé,
n'avait eu d'autre tort que d'avoir en moi une
confiance excessive. Est-ce que je pouvais trahir
cette confiance ?
Quand Herner arriva, la paix s'était faite en
moi. Je n'avais plus aucune hésitation sur la
conduite à tenir. Un événement fortuit m'avait mis
en possession d'un secret que sous aucun pré-
texte, je n'avais le droit de livrer. De même, quel-
que temps auparavant, le ministre lui-même
m'avait confié un secret très grave, et je savais
bien que ce secret était en sûreté absolue... Tant
pis pour cet homme, après tout ! C'était dans la
vie un terrible joueur. Il faisait des coups auda-
cieux. Il avait une politique dangereuse, dont il
subissait tous les risques. Et puis, toutes ces
affaires-là ne me regardaient pas. J'étais un
étranger. Je n'avais qu'à laisser ces gens s'égor-
ger entre eux, et à ne pas m'en mêler.
SECRETS d'état 173
Herner était assis à son bureau. Il m'avait dit :
n Je vais, au sujet de cette réponse, jeter sur le
papier quelques idées qui me sont venues en route.
Nous reprendrons cela ensemble, et nous verrons
s'il y a quelque chose à en tirer ».
Je le regardais écrire. Je pensais qu'il allait
mourir, que je le savais et que je ne ferais rien
pour empêcher cela. Jamais il ne m'avait paru si
intelligent, si brillamment doué que ce jour-là. Il
s'arrêtait par moments d'écrire et regardait fixe-
ment devant lui. Et je sentais en lui une puissance
exceptionnelle de réflexion. Il donnait l'impression
d'une vitalité d'esprit intense. Et je pensais :
« Tout cela va s'arrêter, va être détruit. Cette
chose mystérieuse, la vie humaine, qui vient d'on
ne sait où, nous allons la supprimer, et en faire
nous ne savons quoi ».
Je me dis avec beaucoup de force : (( Cet homme
de valeur est un homme malfaisant. Il gêne
d'autres êtres; il fera périr d'autres êtres; c'est
lui qui a tué le soldat Hassen, en somme... puis-
que le roi voulait le gracier, et que lui, Herner,
ne l'a pas voulu.
» Mais ce soldat Hassen, il ne le connaissait
174 SECRETS D*ÉTAT
pas. Il n'avait contre lui aucune haine personnelle.
S'il l'a tué, c'est qu'il pensait que sa mort était
nécessaire.
» Moi, je pense que l'on n'a pas le droit de
tuer — pour quelque raison que ce soit.
» Oui, mais si l'on n'a pas le droit de tuer le
soldat Hassen, on n'a pas non plus le droit de
tuer le ministre Herner.
» Le ministre Herner, qui est un homme dont
je connais la haute valeur, a pris sur lui de laisser
tuer le soldat Hassen et je l'ai désapprouvé.
Aujourd'hui, c'est moi qui vais laisser tuer le
ministre Herner. Et par qui est-il condamné ?
» Par une hande de mécontents, par ce faible
et charmant Tolberg, qui s'est laissé entraîner
dans cette affaire, et qui d'ailleurs poursuit la
ruine du ministre pour la satisfaction d'intérêts
privés. Herner est condamné par ce gros pro-
fesseur de stratégie, cette solennelle nullité, que
son ambition déçue et sa haine personnelle du
ministre de Fritz ont amené à conspirer ».
Et je pensai à ces hommes tremblants et lâches,
qui tiraient au sort dans un chapeau. C'était de
SECRETS d'État 175
ces gens-là que j'étais le complice, puisque je lais-
sais leur crime s'accomplir...
Mais je pensais aussi à ce chimiste ardent dont
m'avait parlé Tolberg.
Celui-là n'était pas poussé par un bas intérêt,
et il y avait sans doute encore dans le parti
d'autres hommes honnêtes et réfléchis qui avaient
jugé, dans leur conscience, que la mort de ce
ministre autoritaire était utile à l'Etat et à l'huma-
nité, que cette mort servirait d'exemple à d'autres
despotes, et que, grâce à ce sacrifice humain,
nécessaire, on éviterait à beaucoup d'autres mal-
heureux le sort du soldat Hassen.
En somme, ce n'était pas seulement quelques
mécontents médiocres que je trahirais, c'étaient
ces citoyens libertaires qui, pour des raisons que
je ne connaissais pas, et que je n'avais pas à
connaître, avaient décidé la mort du ministre
Herner.
Je ne pouvais pas trahir ces gens-là. Je ne pou-
vais pas trahir mon ami Tolberg... Ces raisonne-
ments me semblaient irréfutables. Cependant
quand le ministre se leva et me dit : « Je vois
que cette réponse est plus difficile que je ne pen-
176 SECRETS d'État
sais. Nous l'écrirons demain; il se fait tard; il faut
que j'aille dîner à la campagne, chez ma mère >»,
quand il se dirigea vers la porte, je me levai aussi,
déterminé à sauver cet homme, en dépit de tous
les raisonnements et de tous les devoirs, simple-
ment parce que j'avais sa vie entre les mains, et
que je ne voulais pas le laisser mourir.
XVIII
Il fallait empêcher IJerner de s'en aller sur cette
route où lattendait Tassassin. Mais quel moyen
employer ? Je ne savais qu'inventer, et le temps
pressait ; la voiture du ministre était dans la
cour. Allons ! Allons ! il n'y avait pas à chercher
de petites ruses, à lui demander, par exemple, de
prendre un autre chemin pour me conduire à tel
endroit où soi-disant j étais obligé d'aller. Je ne
connaissais pas assez la topographie du pays
pour trouver sur-le-champ ce prétexte, d'ailleurs
bien misérable. Et puis, à supposer que le mi-
nistre évitât la mort à l'aller, il était probable que
l'homme embusqué l'attendrait au retour... Ou
bien le coup recommencerait le lendemain... Non,
puisque j'avais décidé de le sauver, il fallait le
sauver tout à fait.
178 SECRETS d'État
Pourquoi avais-je trahi les conjurés ? Car, en
somme, je les trahissais. Etait-ce pour m'épargner
un moment douloureux ? Non, c'était pour sauver
la vie d'un homme. Je me répétais donc qu'il
fallait le sauver tout à fait.
Je descendais l'escalier avec lui, affolé de ne
rien trouver pour le retenir. C'est ce désarroi qui
me fit brusquer les choses et m'amena à en dire
plus que je n'aurais voulu.
Comme il arrivait dans le vestibule d'entrée,
je lui touchai le bras...
— Monsieur le Ministre...
Il s'arrêta, étonné.
— Monsieur le Ministre, j'ai besoin de vous
parler... Dans une circonstance que je n'ai pas
besoin de rappeler, vous avez fait appel à ma dis-
crétion, — qui d'ailleurs vous était due et
acquise, — mempressai-je de dire. Aujourd'hui,
il se passe quelque chose... quelque chose de très
grave... Je sais que votre vie est en danger... Je
vous prie de ne pas chercher à savoir comment
je le sais...
Il m'avait écouté avec ce visage hautain de ces
hommes autoritaires qui veulent bien, de leur
SECRETS d'État 179
plein gré, vous parler comme à un égal, et vous
demander des services, mais voient avec humeur
qu'on leur rende un service qu'ils n'ont pas
demandé.
— Il ne faut pas que vous alliez ce soir où vous
comptiez aller. C'est tout ce que je puis vous dire.
— Alors vous me défendez de vous interroger ?
Vous oubliez qu'un complot dirigé contre moi
intéresse la sûreté de l'Elat, et que j'ai le devoir
de me renseigner...
Il avait dit ces quelques mots avec cet air mau-
vais qu'il avait quelquefois, et qui m'éloignait
tant de lui.
— Au fait, reprit-il, si vous ne voulez pas
parler, c'est votre affaire... Et je vous remercie,
ajouta-t-il, comme avec un effort... Je vous re-
mercie, répéta-t-il encore en me serrant la main.
... Rien au monde ne donnerait à nos relations
celte cordialité naturelle qui leur avait toujours
manqué. Mais cela, je le savais déjà, je ne m'at-
tendais à rien d'autre. Et je n'avais jamais songé
à gagner le cœur étranger de Herner. S'il y eut
une surprise pour moi, ce fut au contraire de
trouver chez lui des marques de gratitude plus
180 SECRETS d'État
répétées que je n'aurais cru. Et je dois dire même
que j'en fus un peu inquiet, d'autant qu'il ne me
dit rien des mesures qu'il comptait prendre pour
assurer sa sécurité. Il m'était venu le soupçon
terrible qu'il connaissait mes relations avec Tol-
berg, et qu'il pouvait deviner que mon ami était
du complot. Il quitta le palais l'instant d'après,
et me laissa en proie à l'inquiétude et à un
remords grandissant.
J'évitai ce soir-là de sortir du palais et d'aller
dîner au restaurant. J'aurais pu rencontrer Tol-
berg, et je ne me sentais pas le courage d'affronter
sa vue. J'aime beaucoup les gens qui disent :
« Il faut avoir le courage de ses actes et en
accepter la responsabilité. )> Je n'ai pas autant
de confiance en moi, et je n'ai pas, comme ces
gens, la hardiesse de penser que le parti que j'ai
choisi est nécessairement le seul auquel il fallait
s'arrêter.
Je dînai donc à la table de l'intendant. ^lais, ce
soir-là, mes convives ne m'égayèrent pas. Quand
le dîner fut terminé, j'eus hâte de m'en aller dans
la ville, pour apprendre quelque chose. Au palais,
au siège du gouvernement, on ne savait rien de
SECRETS d'État 181
rien; les fonctionnaires royaux vivaient à mille
lieues de la ville et à mille ans en deçà de leur
époque.
Je me promenai dans cette rue de la Paix,
que j'avais foulée, quelque temps auparavant,
avec tant d'indépendance et de tranquillité. Et
dans quels événements n'avais-je pas été jeté !
J'étais comme un promeneur innocent et rêveur
que le hasard conduit au milieu d'un terrible jeu
de quilles.
Dans la rue de la Paix, qui est comme « le
boulevard » de Schoenburg, c'était, ainsi que tous
les soirs, une animation tranquille. Les crieurs
vendaient des journaux du soir; mais ces jour-
naux n'annonçaient rien. Ils ne pouvaient rien
annoncer encore. Peut-être, si j'avais pu aller
dans un bureau de rédaction, eussé-je appris
quelques nouvelles. Mais à part un courriériste
de théâtre, vaguement critique, que j'avais ren-
contré au café, je ne connaissais personne dans
les journaux. J'eus un moment l'idée d'aller
chercher le courriériste aux bureaux de son
journal, la « Presse » de Schoenburg, afin de
tâcher d'entendre là, sans avoir l'air de rien, si
13
182 SECRETS d'État
on ne parlait pas d'un complot éventé, de mesures
de police. Une timidité m'arrêta... Il y avait bien
au palais un employé chargé des rapports avec la
presse. Mais je le connaissais très peu; je savais
d'ailleurs que toutes les communications sérieuses
étaient faites directement par Herner, et que cet
employé était un homme sans importance et qu'il
n'avait que le titre de ses fonctions... Déci-
dément, je n'apprendrais rien avant le lendemain.
J'étais partagé entre lïdée de rentrer immédia-
tement, de tâcher de m'endormir le plus tôt pos-
sible pour que cette nuit fût plus vite finie, et le
besoin de ne pas me retrouver seul, de rester
longtemps dans ceîte foule étourdissante, où
pourtant je n'évitais rien des obsédantes idées qui
venaient me hanter tour à tour. Je pensais
constamment à Tolberg, dont j'avais, dans une
circonstance si grave, trompé la confiance... Je
pensais à ces conjurés qui avaient patiemment
préparé cette œuvre essentielle, pour laquelle ils
risquaient leur vie, et je voyais surtout, comme
«n un rêve de malade, cette tête ardente de chi-
miste, que m'avait décrite Tolberg, cette tête
d'apôtre passionné.
SECRETS d'État 183
... Je l'avais trahi, lui et les autres. Et je me
disais que si j'avais sauvé le ministre, c'était par
faiblesse... Mais ce qui me calmait un peu, c'est
que je sentais bien que cet acte de faiblesse, je
le recommencerais encore, je le recommencerais
toujours.
Cependant ma trahison n'allait-elle pas les
atteindre d'une façon plus grave ? Peut-être
avais-je commis un autre crime que de leur
dérober leur victime. Peut-être... certainement
le ministre allait chercher à les atteindre. Mais
oui ! Il ne pouvait pas faire autrement ! C'était
une folie de penser qu'il s'en tiendrait là et que,
mis en éveil, il n'allait pas, pour la sûreté de
l'Etat, pour sa sûreté personnelle, faire dispa-
raître ce danger permanent, en mettant la main
sur les coupables.
Il n'avait pas, comme moi, des raisons pour les
ménager. Je me figurais sans doute que, pour me
faire plaisir, pour ne pas troubler mes relations
avec mes amis, il allait se priver de prendre
contre les conjurés les mesures nécessaires !
Voilà pourtant ce qu'oublient toujours les gens
à qui l'on confie un secret. Ils le répètent à une
184 SECRETS d'État
autre personne, qui a encore moins de raisons
qu'eux-mêmes detre discrets. A mesure qu'un
secret s'éloigne de son origine, les raisons de ne
pas le trahir s'affaiblissent...
J'étais malheureux de ne rien savoir, de n'être
pas fixé sur la portée de mon acte. J'étais comme
un chasseur qui a tiré dans la nuit, qui a cru
entendre un cri humain et qui doit attendre jus-
qu'au jour pour savoir s'il n'a pas blessé ou tué
quelqu'un...
Déjà, dans la rue de la Paix, les passants se
faisaient plus rares. Encore une heure, et j'allais
sentir la solitude autour de moi... Je me dirigeai
vers le palais, lorsque quelqu'un me toucha le
bras. Je me retournai brusquement. J'étais un
peu troublé, et je ne reconnus pas tout de suite
le lieutenant, neveu de Herner, avec qui j'avais
dîné chez le premier ministre.
Il revenait de permission. Il était allé passer
quelques jours avec sa mère, et s'était, disait-il,
tellement ennuyé à la campagne, qu'il revenait
avant l'expiration de sa permission. Il avait hâte
de reprendre pied à Schoenburg, où sa vie désœu-
vrée le réclamait.
SECRETS d'État 185
— Mon cher ! la campagne ! me dit-il avec son
accent extraordinaire. Vraiment vous ne pouvez
pas vous figurer ! C'est la mort !
Il m'emmena dans un restaurant de nuit. Et
je me laissai entraîner. Il arrivait vraiment au
bon moment. Je crois que, cette nuit-là, j'étais
disposé à lasser son noctambulisme, et à écouter
ses propos oiseux jusqu'au jour.
— Vous savez, mon cher, cette petite chanteus.e,
qui était à l'Alhambra avant mon départ... Ah!
non ! c'est vrai, vous n'avez pas connue. Ce n'était
pas avec vous... Elle chante... (il fit une moue
dédaigneuse)... la figure... (autre moue mépri-
sante), mais enfin (geste d'acquiescement résigné),
c'est suffisant. Ici, mon cher, nous ne sommes
pas gâtés. Je pensais qu'elle avait dû quitter la
ville, et je l'ai justement rencontrée en descen-
dant de la gare. Malheureusement, je n'avais pas
la veine, elle doit souper ce soir avec des cama-
rades. Mais je crois que peut-être elle sera chez
elle vers une heure du matin, et que l'on pourra
prendre une tasse de thé. Mon cher, pourquoi
vous ne prenez pas de ce rosbif? Je vous assure;
c'est vraiment très convenable. C'est meilleur que
186 SECRETS d'État
chez mon oncle, ajouta-t-il, en riant d'un gros
rire...
Mais à propos de mon oncle, — il changea de
ton, il prit un air intéressé qui fixa tout de suite
mon attention, et me donna comme un petit fris-
son, — à propos de mon oncle, vous ne me parlez
pas des nouvelles de ce soir ? Il paraît que cet
oncle vient d'échapper à un grand danger. J'ai
vu tout à l'heure l'officier qui est de garde à la
prison militaire. On a arrêté ce soir un des conspi-
rateurs, qui se trouvait porteur d'un engin. Oui,
on l'a trouvé sur la route de Boern, que suivait
tous les soirs mon oncle pour aller voir la vieille
grand'tante... Mais ce conspirateur, vous ne devi-
nerez jamais qui c'est ? C'est une connaissance
à moi, mon cher, un garçon charmant, un de nos
attachés à l'ambassade de Paris. Hé parbleu ! je
crois que vous le connaissez aussi, c'est le comte
de Tolberg...
XIX
Quand j'essaie de me rendre compte à distance
de l'impression que firent ces paroles, je crois me
souvenir que j'avais la tête comme vide, et que
ces mots : (( le comte de Tolberg » résonnèrent en
moi, sans que je pusse en saisir le sens. Je restai
là, les yeux perdus et sans pensée, avec l'impres-
sion vague qu'il était arrivé un grand malheur.
— Qui est-ce qui aurait pu se douter de cela ?
répétait l'officier. On disait qu'il y avait entre les
deux une rivalité de femme. Mais ce petit Tolberg
est fou de s'en aller faire des choses pareilles.
Sans compter que l'oncle n'est pas commode. Une
histoire comme cela avec l'oncle, mais on y laisse
sûrement sa tête...
Comment ? par quelle monstrueuse combinai-
son du hasard était-ce Tolberg qui s'était trouvé
188 SECRETS d'État
sur la route de Boern et non l'homme que, le
matin, le sort avait désigné ?
Tolberg m'avait-il menti ? Etait-ce lui dont le
nom était sorti du chapeau ? Me l'avait-il caché
pour ne pas m'alarmer, ou pour m'empêcher de
le détourner de son projet ?
Mais non, ce n'était pas lui... Je revoyais très
bien sa figure du matin... ce n'était pas celle d'un
homme qui ment.
— Vous savez qu'il faut nous dépêcher, si nous
ne voulons pas arriver trop tard chez la petite.
J'étais sur le point de m'excuser, de prétexter
une fatigue subite, car j'avais besoin maintenant
de me retrouver seul. Mais le lieutenant insista
tellement que je l'accompagnai, peut-être parce
que je craignais qu'il ne devinât mes terribles
soucis. Et je me disais aussi depuis un instant
que le lendemain il faudrait aller en personne,
coûte que coûte, voir Tolberg. Le lieutenant ne
venait-il pas de me dire qu'il connaissait l'officier
de garde ? C'était sans doute un moyen d'avoir
un accès auprès du prisonnier...
Je tenais à voir Tolberg parce que je voulais
SECRETS d'État 189
tout lui dire. Il fallait qu'il sût de moi-même que
c'était par ma faute qu'il avait été arrêté.
Ce n'était pas seulement chez moi un besoin
éperdu de franchise : il ne fallait pas qu'un autre
que moi lui révélât qui lavait trahi. D'autant que
moi, je pourrais plaider ma cause... Certes,
j'étais un grand coupable, mais j'avais des cir-
constances atténuantes. Je n'avais pas trahi pour
trahir ou parce que j'y avais un intérêt... Il fallait
que Tolberg se rendît compte de tout cela au
moment même où il serait mis au courant de ma
trahison... Car, ces circonstances atténuantes,
Tolberg ne pouvait les imaginer lui-même... On
n'excuse un ami que si on a confiance en lui. Or,
le fait de ma trahison devait lui faire perdre toute
espèce de confiance...
Voilà ce que je me disais pendant que l'officier
égayait notre route par toutes sortes de facéties,
telles que de racler violemment avec son sabre
les devantures des boutiques, ou de lancer des
pierres dans les vitres des réverbères. Il accom-
plissait comme des rites ces plaisanteries consa-
crées. Il sonna au passage à quelques portes.
Mais comme j'étais trop absorbé pour faire du
190 SECRETS d'État
succès à ces petites manifestations, il y renonça,
et n\arclia sagement à mes côtés, en chantant tou-
tefois un air en vogue pour entretenir sa gaîté
et ne pas la laisser s'éteindre.
Nous avions pris quelques rues étroites du
vieux Schoenburg, et nous arrivions sur la place,
où était l'Alhambra. Elle était, cette petite place,
toute changée, méconnaissable, maintenant que
se trouvaient éteintes les brillantes girandoles du
café-concert. Les petites maisons voisines repre-
naient leur âge et leur aspect modeste.
— C'est par ici, dans la seconde rue, me dit
l'officier. Vous voyez son nom sur l'affiche.
A côté de l'affiche du concert, se trouvaient les
affiches particulières des différentes attractions.
La chanteuse en question s'intitulait : Mam'selle
Jane; elle chantait en français, en allemand et en
anglais... Cette promenade nocturne, vers des
logis inconnus, ressemblait à un rêve. Je ne
pensais plus à rien. Je suivais l'officier. Il frappait
maintenant à des volets. Je ne m'étais pas arrêté,
croyant à une nouvelle farce. Mais il paraît que
nous étions arrivés. Au bout d'un instant, une
SECRETS d'État 191
porte s'ouvrit, et la chanteuse elle-même nous
fît entrer.
Elle avait gardé sa jupe courte, qu'elle mettait
pour chanter ses chansons polyglottes, et danser
des danses de différents pays. Il n'était pas aisé
de dire à quelle nationalité elle pouvait appar-
tenir. Et son âge, la couleur de ses cheveux
étaient également assez difficiles à déterminer.
Elle ne connaissait de la langue française que les
paroles de ses chansons, et je vis, d'après diffé-
rents essais de conversation qu'elle tenta avec le
lieutenant, qu'elle parlait très mal l'allemand et
l'anglais. Elle finit par nous dire qu'elle était de
New-York: mais nous sentîmes que ce n'était pas
absolument irrévocable.
Elle avait préparé du thé; mais elle n'avait que
deux tasses, et l'officier eut la faveur de boire
dans la même tasse qu'elle. Je m'en consolai en
pensant que ma tasse ne servirait qu'à moi.
Mam'sefie Jane était venue s'asseoir sur les
genoux de mon compagnon, qui riait d'un gros
rire embarrassé, et la baisait sur ses cheveux
blonds ou roux, de provenance incertaine. Au
bout d'un instant, il voulut par politesse qu'elle
192 SECRETS d'État
vînt s'asseoir aussi sur moi, et je dus m'appliquer
à ne pas donner trop d'énergie à mon geste de
dénégation.
Je ne sais pas ce que cet officier, dans son for
intérieur, pensait de Mam'selle Jane, mais il sen-
tait bien qu'elle ne me plaisait pas outre mesure,
et son impression personnelle en fut influencée.
Cinq minutes se passèrent dans le silence et dans
l'indécision, pour savoir dans quelle langue on
allait prendre congé.
Quand nous sortîmes de là, le lieutenant com-
mença à se moquer de cette chanteuse; ce qui me
déplut un peu. bien qu'à ce moment je fusse assez
loin de ce qu'il me disait. Il semblait qu'il voulût
rompre toute attache avec cette femme, et ne pas
garder vis-à-vis d'un « Parisien » la responsabilité
d'une telle présentation. Quand il m'eût reconduit
jusqu'à ma porte, il ne me quitta pas avant que
nous ayons pris jour pour souper avec des amies
à lui.
Je compris qu'il allait remuer ciel et terre pour
m'amener de jolies personnes, afin d'effacer de
mon esprit la fâcheuse impression qu'y avait
laissée sans doute cette chanteuse de l'Alhambra.
SECRETS d'État 193
En traversant la cour du palais, je pensais à
ce que serait ma journée du lendemain. Mais
j'étais un peu soulagé par la résolution que j'avais
prise d'aller trouver Tolberg, et de lui raconter
tout ce qui s'était passé. Je pensais avec plus
d'appréhension ce qu'il faudrait dire à Bcrlha :
si Tolberg était homme à me pardonner, malgré
la faute que j'avais commise, je savais bien qu'il
n'y avait aucune miséricorde à attendre de la
jeune femme. J'avais perdu son amant; j'étais un
être exécrable, que rien à ses yeux ne pourrait
absoudre... Soudain, je pensai au pli que Tolberg
m'avait confié... Etais-je encore qualifié pour en
prendre connaissance ? A qui pourrais-je rendre
ce dépôt ? Pourrais-je le faire parvenir à Tolberg ?
Il ne m'avait pas autorisé à le remettre à Bertha.
Le mieux était d'attendre d'avoir vu le prisonnier,
et de lui demander à lui-même ce qu'il fallait faire
de celte lettre.
Oui, mais le jeune homme n'avait-il pas spé-
cifié que je devais ouvrir l'enveloppe s'il lui arri-
vait malheur ce soir-là ? Ces instructions concer-
naient peut-être des mesures à prendre sans
relard. Il me semblait que j'obéissais mieux à la
194 SECRETS d'État
volonté de mon ami, en m'assurant dès le soir
même de ce que pouvait contenir cette enveloppe.
Je ne veux pas par sévérité chercher à ma con-
duite des motifs trop bas, mais je crois bien que
dans cette lutte d'arguments, ma curiosité inter-
vint discrètement, et, sans avoir l'air, fit pencher
la balance.
Aussitôt que j'eus décidé d'ouvrir la lettre, je
montai à ma chambre avec une certaine hâte. Je
me dépêchai, une fois entré, d'allumer ma bougie
et j'allai jusqu'à mon armoire où j'avais enfermé
mon coffret. Jeus une commotion de surprise :
l'armoire avait été ouverte, le petit coffret avait
été brisé, la lettre de Tolberg ne s'y trouvait
plus...
XX
Vraiiiient, on n'avait pas idée d'une pareille
audace. Et il n'y avait pas de doute possible :
Herner et sa police avaient passé par là.
Je demeurai d'abord comme accablé. Puis, je
me calmai au bout d'un moment. Le ministre,
par cet acte d'hostilité stupide, se mettait en
guerre contre moi. Vraiment ce n'était pas dune
habile politique. C'était même un coup d'une im-
prudence stupéfiante... Il se mettait mal avec moi,
avec moi qui connaissais ses secrets et qui pouvais
le perdre d'un seul mot ! Je lui parlerais le
lendemain.
Je me couchai rapidement ; mais, iiTilé et
énervé, j'eus beaucoup de mal à m'endormir.
Je recommençai dix fois mon entretien avec le
ministre. Je lui parlai avec une telle animation
qu'à plusieurs reprises, incapable de rester au lit,
196 SECRETS d'État
je me relevai pour parcourir la chambre à grands
pas et pour répéter à voix haute ma diatribe à
l'adresse de Herner. Puis je fus pris d'un grand
mal de tête; j'essayai de m'endormir, en faisant
tous mes efforts pour oublier mes agitantes
préoccupations. Je ne les perdis pas en trouvant
le sommeil. Mes songes se passèrent à chercher
Herner, et à le manquer...
Je ne dormis que trois heures à peine, et je
me réveillai sans courage, effrayé du poids de la
terrible journée qui commençait. La veille, j'avais
trop de choses à dire au premier ministre. Je me
voyais lui parlant d'abondance, et l'écrasant sous
des discours irréfutables. Et maintenant, mal
disposé et faible, je me demandais comment j'al-
lais commencer ce décisif entretien, si je n'allais
pas tout compromettre en m'y prenant mal, si en
lâchant tout de suite mon arme principale, je
n'allais pas me démunir dangereusement et me
trouver sans moyens de défense quand il s'agirait
de sauver Tolberg... Pourtant il fallait parler dès
ce matin. A la vérité, j avais eu un instant l'idée
de ne rien dire pour le moment. C était bien tou-
jours cette politique d'attente — ou de paresse —
que me conseillait ma lâcheté matinale.
SECRETS d'État 197
Mais tout de même je ne pouvais pas ne pas
m être aperçu de la perquisition — ou du cam-
briolage — que Herner avait eu l'audace de faire
pratiquer chez moi. Il fallait absolument, que ce
fût sur un ton d'irritation ou de digne reproche,
obtenir une explication.
Malgré mon indécision et ma crainte, j'avais
une certaine hâte à me retrouver en présence de
Herner. C'était de la curiosité; c'était aussi une
satisfaction d'avoir de justes griefs contre quel-
qu'un.
Je descendis à mon cabinet d'assez bonne
heure, et j'attendis le ministre avec une émotion
impatiente. La petite pièce claire où je travaillais
était' attenante à son bureau. La plupart du temps,
la porte de communication restait ouverte. C'était
le baron qui la fermait quand il recevait quel-
qu'un. Un moment, je guettai par la fenêtre; mais
je réfléchis qu'il arrivait quelquefois à pied par
le jardin. Alors, pour tromper l'ennui agacé de
cette attente, je me mis à faire rapidement ma
besogne quotidienne, à dépouiller les journaux
français, que je trouvais chaque matin rangés
sur ma table de travail par les soins du garçon
de bureau.
14
198 SECRETS d'État
J'étais arrivé à faire ce travail assez vite. Au
début, j'y mettais une conscience exagérée. C'était
complet et confus. Maintenant je me perdais
moins dans les détails. Mon résumé était plus
clair et plus court. Les premiers jours, j'éprou-
vais un véritable scrupule à ne pas mentionner
certaines nouvelles, qui me paraissaient d'abord
sans intérêt et qui toujours, à la réflexion, pre-
naient de l'importance.
C'est cette timidité de caractère qui vous em-
pêche de vider un tiroir rempli de vieilles lettres;
on se dit toujours que précisément la lettre que
l'on a jugée insignifiante, et que l'on jette au
panier, sera justement, par la suite, celle que l'on
regrettera d'avoir sacrifiée.
J'avais achevé la lecture des journaux, et je
commençais à rédiger mon rapport, quand j'en-
tendis s'ouvrir la porte du cabinet à côté et le
ministre dit quelques mots au garçon de bureau...
C'était le moment. Ce cabinet à côté était effrayant
comme un cabinet de dentiste, où Ion va entrer
d'un instant à l'autre. Et c'était moi qui donnerais
le signal. Irais-je trouver Herner tout de suite ou
un peu plus tard?... Soudain sa voix se fit
entendre.
SECRETS d'i^TAT 199
— Humbert !
Je passai dan- son bureau. îl continnait à écrire
sans lever ia tête.
Au bout d'un instant, il se renversa dans son
fauteuil, me regarda gravement et me dit :
— On s'est servi vis-à vis de vous d'un procédé
inqualifiable. J'avais envoyé hier chez vous le
chef de la police. Car, ainsi que je vous l'ai dit
hier, l'intérêt de l'Etat me commandait d'avoir
des éclaircissements complets. C^t animal — je
vous ai déjà dit que je n'étais servi que par des
brutes — a pris sur lui de se livrer chez vous à
une perquisition. Il m'a rapporté triomphalement
un pli qu'il avait trouvé dans un petit coffret. Il
l'avait ouvert et en avait pris connaissance. Ce
qu'il contient est assez grave, puisqu'il émane de
rhomm.e arrêté, qui prend des dispositions der-
nières, et qui donne ainsi la preuve que son crime
était prémédité. Je vous rends ce papier, qui était
déjà dans les mains du procureur, et je vous
donne l'assurance que je ferai tout mon possible
pour qu'il n'en soit pas fait état dans le procès...
Je voulais vous dire également que j'avais beau-
coup réfléchi depuis douze heures à ce que je
vous dois, et que les raisons que j'avais de vous
200 SECRETS d'État
vouloir du bien ont encore augmenté depuis la
journée d'hier. Je ne pourrai pas Toublier...
Apportez-moi le résumé.
J'allai chercher le résumé sans répondre, et
sans penser à quoi que ce fût. Pendant qu'il par-
courait sous mes yeux ma note analytique, je me
dis qu'il fallait tout de même lui parler de
Tolberg.
— Monsieur le Ministre, vous pensez bien qu'en
faisant ce que j'ai fait hier, j'ai agi sans arrière-
pensée, et que je ne cherchais pas à obtenir une
récompense. Cependant il s'est passé cette chose
effroyable que mon acte a causé la perte d'un
homme que j'aime beaucoup. Je sais très bien
qu'il vous serait difficile d'arracher cet homme à
la rigueur des lois. Mais je pense cependant
avoir acquis le droit d'intercéder en sa faveur...
— A l'heure qu'il est. me répondit Herner, il
m'est impossible de faire quoi que ce soit. Il est
entre les mains de la justice. Et la justice ne le
lâchera pas. }\lais je verrai s'il est en mon pou-
voir de concilier la nécessité politique d'un châ-
timent et le désir que j'ai de vous être agréable.
Terminez-moi ce résumé. Je vous reverrai avant
mon départ.
SECRETS D ETAT 201
Il m'accompagna jusqu'à ma porte, qu'il re-
ferma, ayant probablement du monde à recevoii'.
Resté seul, je me mis à repasser dans mon esprit
tout ce qu'il m'avait dit. J'avais d'abord eu une
impression de contentement, en voyant que l'en-
tretien ne prenait pas une tournure hostile. Ce
n'est pas que je redoute les <( attrapages ». Mais
je m'y sens inférieur. Je les conduis mal, sans
aucune progression. Je lâche mes arguments
principaux, et si, même sans être réfutés, ils ne
produisent pas sur l'adversaire tout l'effet que
j'attendais, je me sens tout à coup comme un
soldat désarmé, qui a brûlé toute sa poudre.
J'étais donc assez heureux de cet entretien paci-
fique, et qui semblait tout de concessions. Mais
ceci posé, et en y réfléchissant, je ne pouvais me
dissimuler que j'avais été roulé.
Il eût fallu ne pas connaître le ministre pour
croire un instant que cette perquisition s'était
faite, comme il le disait, sans son aveu. Je savais
fort bien qu'il n'était jamais arrêté dans ses pro-
jets par la crainte de mécontenter les gens; son
système, je m'en étais déjà aperçu, était d'agir
d'abord, et de s'excuser après... Il était évident
202 SECRETS d'État
qu'il cherchait à me ménager, à cause du secret
dont j'étais le détenteur.
Je n'avais aucune confiance dans les assurances
quil m'avait données au sujet de Tolberg. Il avait
évité soigneusemeat les promesses formelles; il
m'avait parlé de cette affaire avec une prudence
très habile, de façon à me laisser le droit d'es-
pérer, sans prendre aucune espèce d'engagement.
Cependant, il m'avait laissé voir assez claire-
ment le besoin qu'il avait de me ménager. Mais
si la connaissance de son secret m'était utile
comme une menace, je me demandais avec un peu
d'effroi comment il faudrait m'y prendre si j'avais
besoin tout à coup de me servir de cette arme.
A qui devrais-je m'adresser, si l'attitude du mi-
nistre m'obligeait à le trahir ?
L'idée de me trouver subitement en lumière
m'effrayait beaucoup. Je ne suis pas dénué d'am-
bition. Et c'était sans appréhension que dans mes
rêves de gloire, je me voyais arriver aux plus
grands honneurs. Mais alors j'y arrivais tout
doucement, paisiblement, par la force de mon
mérite, et non brusquement, par la volonté sou-
daine du hasard.
XXI
Je résolus, en attendant, de demander au mi-
nistre la permission d'aller voir Tolberg en sa
prison. La combinaison à laquelle j'avais songé
tout d'abord, et qui consistait à obtenir l'accès
de cette prison par l'intermédiaire de l'officier de
garde, me parut à la réflexion trop aléatoire.
Non, le mieux était de profiter des bonnes dispo-
sitions apparentes de Herner, et de m'adresser
carrément à lui.
Je terminai rapidement mon résumé et je
frappai à sa porte. Il était seul dans son bureau.
Vraiment, je m'illusionnais beaucoup quand je
m'imaginais dominer cet homme, parce que le
hasard m'avait mis en possession de son secret.
Jamais je ne serais maître de lui. Je l'abordais
toujours avec la même timidité craintive. Je dus
204 SECRETS d'État
faire, comme à l'ordinaire, un grand effort pour
entamer la conversation. C'est à peine si j'enten-
dais les premières paroles que je lui disais. Une
fois que j'étais lancé, mon ton s'affermissait un
peu.
— Monsieur le Ministre...
Il me semblait que lorsque je lui disais : Mon-
sieur le Ministre, il avait l'air de penser : Allons !
qu'est-ce qu'il a encore ?
L'idée d'être un importun, que l'on tolère par
obligeance ou par politesse, m'a toujours horri-
blement gêné.
— Monsieur le Ministre, j'ai à vous demander
une faveur...
J'essayais, par la façon dont je prononçais le
mot faveur, — avec une certaine fermeté, — d'in-
diquer que je n'étais pas un solliciteur, que cette
faveur était presque un droit, et que ce n'était que
par politesse que je consentais à employer cette
expression... Mais quand j'y réfléchis, je crois
que ces nuances n'étaient perceptibles que pour
moi-même, et qu'elles eussent échappé au plus fm
des auditeurs.
— Je ne veux pas vous cacher les liens d'amitié
SECRETS d'État 205
qui m'unissent à Henry de Tolberg. Vous pouvez
vous imaginer la peine que j'ai éprouvée quand
j'ai appris son arrestation. Je vous prie de m'au-
toriser à aller le voir dans sa prison.
— x\vant de vous accorder cette permission,
me dit-il après un instant de silence, je suis obligé
de vous demander si cette visite est une simple
manifestation d'amitié, ou bien si vous avez
(|uelque communication spéciale à lui faire. Dans
le premier cas, si c'est une visite purement ami-
cale, je vous demanderai de bien vouloir l'ajour-
ner, et la remettre à quarante-huit heures, afm
que le juge ait terminé sa première enquête. Vous
savez qu'il est seul maître d'accorder des permis
de visite, et je ne voudrais pas empiéter sur ses
attributions. D'ici deux jours, je pourrai, sans
avoir l'air de venir troubler de mon autorité
l'instruction de cette affaire, lui demander une
carte d'accès auprès du détenu... Maintenant, s'il
s'agit d'une communication urgente au comte de
Tolberg, c'est une autre affaire. Vous compren-
drez que je ne puis pas vous laisser aller auprès
de lui sans savoir en quoi consiste cette commu-
nication. Ainsi que je vous l'ai déjà dit, j'ai, dans
206 SECRETS d'État
cette affaire politique, publique, le devoir de tout
savoir.
— Je n'éprouve aucun embarras, monsieur le
Ministre, à vous exposer ce que je compte dire au
comte de Tolberg. Je veux qu'il sache à quoi
s'en tenir sur mon rôle dans cette affaire. Je veux
qu'il sache que c'est moi qui l'ai trahi. Mais je
lui dirai pourquoi... C'est en somme une confes-
sion que je veux lui faire. Je suis coupable envers
lui. Je veux qu'il le sache, et qu'il sache dans
quelle mesure j'ai pu l'être. Je serai très soulagé
quand je lui aurai dit cela.
— Humbert ! Humbert ! me dit le baron, avec
un accent familier et presque affectueux. Quel
garçon compUqué vous faites ! A quoi cela ser-
vira-t-il que vous alliez lui raconter cela ? Il ne
saura jamais que s'il a été arrêté, c'est à la suite
des révélations que vous m'avez faites. Vous ne
l'avez pas trahi pour le trahir. Vous avez fait
votre devoir en me prévenant du péril qui me
menaçait. Et vous ne saviez pas que c'était sur
lui que ça retomberait. Vous n'avez rien à vous
reprocher dans cette affaire-là. Il est absurde
d'aller lui faire cette confession...
SECRETS d'État 207
... En lui disant que le coup est venu de vous,
vous allez l'affliger davantage.
... D'autre part, moi, j'ai un intérêt politique
sérieux à ce que ces gens-là et tout le monde
croient que ma police a tout découvert. Nous
savons à quoi nous en tenir, nous, sur l'imbécillité
de ces limiers. Mais je ne suis pas fâché de leur
donner ainsi un peu de prestige, et de laisser
croire au peuple et aux fauteurs de troubles que
le gouvernement est bien gardé.
... Ah ! mon ami, vous voulez vous soulager !
Vous ne pouvez pas vivre avec des remords ?
Savez-vous qui vous me rappelez ? Vous me rap-
pelez ce pauvre roi que nous avons connu. Il
aurait été un profond politique, s'il avait eu un
peu plus de force d'âme. Mais il ne pouvait pas
vivre avec un souci... Il ne faut pas être aussi
douillet que ça pour sa tranquillité d'esprit. On
vit très bien avec des soucis. Le tout est d'en
prendre l'habitude. Que d'initiative et de temps
on laisse perdre quand on a peur des soucis et
qu'on cherche à les éviter !
Je quittai le baron de Ilerner en me disant,
208 SECRETS d'État
résigné et presque satisfait, que je n'étais qu'un
enfant auprès de lui. Je me sentais brisé et un
peu lâche. J'avais depuis la veille trop discuté
avec moi-même. Je sentais le besoin de faire en
moi un peu de trêve. La pensée que j'avais trahi
Tolberg, qu'il était en prison, qu'il serait con-
damné et qu'il mourrait peut-être, cette pensée
affreuse était comme endormie... Je me disais
aussi pour le moment, en suivant docilement
l'idée du ministre, qu'il valait mieux ne rien dire
à Tolberg, et ne pas l'affliger du récit de ma
trahison.
En somme, Herner me l'avait clairement expli-
qué : son intérêt n'était pas de dire à Tolberg que
c'était moi qui l'avais dénoncé. Je pensai alors à
lire le pli que m'avait confié Tolberg, et qui avait
passé par les mains du chef de la police. Il ne
contenait, heureusement, que des choses insigni-
fiantes : l'indication de "quelques sommes d'argent
à recouvrer, les adresses où il fallait les faire
parvenir...
Il me disait aussi de remettre à Bertha quelques
objets, des bagues et des chaînes d'or. Rien ne
précisait, heureusement, les relations du jeune
SECRETS d'État 209
homme et de la jeime femme... Pourtant, il fallait
aller la voir. C'était pour moi une terrible
épreuve ! J'allais la voir... moi, la cause de son
malheur ! quelle figure allais-je faire auprès
d'elle?...
Mais, puisqu'il le fallait... il le fallait ! comme
dit l'autre...
Je me rendis chez elle après déjeuner, et je la
trouvai beaucoup plus courageuse que je n'aurais
pensé. Tolberg — je ne sais comment — lui avait
fait parvenir une lettre où il lui racontait en peu
de mots qu'il était pris... mais il ne paraissait
pas découragé.
Que pouvait-il espérer, grand Dieu?... Et je
reconnus chez Bertha une confiance qui me fit
mal, cette folle confiance que veulent avoir, malgré
tout, ceux dont le malheur est irrémédiable.
Enfin Tolberg serait très probablement con-
damné à mort, et si je réussissais à obtenir sa
grâce, il ne s'en tirerait pas à moins d'une déten-
tion perpétuelle... Lui et Bertha seraient séparés
pour toujours; ils ne semblaient s'en douter ni
l'un ni l'autre.
Et c'était moi qui étais cause de tout cela ! Cette
210 SECRETS d'État
pensée que je chassais continuellement rentrait
toujours en moi, au bout de quelque temps, et
j'avais toujours, en la retrouvant, la même im-
pression de détresse.
Oh ! comme j'aurais été soulagé si j'avais pu
faire ma confession à Bertha !... me faire maudire
par elle !...
Je n'avais pas l'énergie de mon maître, le baron
de Herner, cette tranquillité souveraine avec la-
quelle il vivait en plein mensonge : il était aussi
confortablement installé dans sa puissance royale
que si elle n'eût pas reposé sur une duperie.
Pourtant cette fiction aurait un terme. D'ici
deux, trois ou six mois, il faudrait agir. Mais
Herner était de ceux qui emploient toute leur
force à ne songer qu'au présent... Et, moi, la
confiance de Bertha dans les événements me dé-
sespérait. Je ne me consolais pas en constatant
en elle cet état d'esprit. Au contraire, il redoublait
ma détresse, car je voyais à quel point ses espé-
rances étaient précaires !
Elle me dit que Tolberg avait déjà fait choix
d'un avocat, un de leurs amis du barreau de
SECRETS d'État 211
Schoenburg. un jeune homme très écouté et très
avantageusement connu clans le parti libéral.
On connaissait assez son dévouement pour
savoir qu'il plaiderait le procès de Tolberg, et ne
chercherait pas à faire une manifestation poli-
tique, utile, sans doute, pour la propagande du
parti, mais qui ne manquerait pas d'être funeste
à notre malheureux ami.
J'allai la quitter, et je finissais par être un peu
rassuré malgré moi, gagné par son besoin d'opti-
misme et par sa vaillance, quand elle me parla
du comte de Herrenstein, leur ami. Et je vis avec
désespoir qu'un des grands éléments de sa con-
fiance était que ce comte de Herrenstein intercé-
derait auprès du roi !
Ainsi donc, c'était dans le roi que cette pauvre
femme espérait?...
— J'ai écrit, me dit-elle, au comte de Herrens-
tein... Malheureusement il ne doit pas être ici en
ce moment, car je n'ai reçu aucune réponse à une
lettre que je lui ai envoyée il y a cinq ou six jours
et qui a dû le suivre en voyage.
A ce moment il me vint une idée que je commu-
niquais à Bertha. Je pourrais peut-être, par une
212 SECRETS d'État
personne que je connaissais, savoir à peu près où
se trouvait Herrenstein. Le comte de Herrenstein
était parti avec la sœur de jM""^ de Linstein. Peut-
être la maîtresse du roi connaissait-elle son
adresse actuelle. Je résolus d'aller la voir dès
le lendemain... J'avais pensé tout à coup que si
la conduite de Herner me forçait à « manger le
morceau )\ c'était au comte de Herrenstein, à
lami du roi défunt que j'irais d'abord tout racon-
ter. Et cet homme, qui m'avait toujours paru
intelligent et réfléchi, me donnerait certainement
le meilleur conseil.
XXII
Je n'avais pas revu M*"* de Linstein depuis le
matin où elle était venue au palais. Ne recevant
aucune nouvelle, elle m'avait écrit une lettre
désespérée que j'avais communiquée au premier
ministre. Herner m'avait alors chargé pour elle
d'un faux message du roi, message verbal où
Sa Majesté indiquait pour son retour une date
approximative, et naturellement assez éloignée.
Je me rendis donc le lendemain, dans l'après-
midi, au château de Kreuzach. Il était situé à une
lieue de la gare de Mizdagen qui se trouvait elle-
même à une demi-heure de Schoenburg. J'avais
prévenu M"'' de Linstein de ma visite, mais comme
je craignais qu'elle en conçût une fausse joie, je
lui avais dit en môme temps que le message dont
15
214 SECRETS d'État
j'étais porteur était à peu près semblable au
précédent.
Le lendemain, à la première heure, je pris le
train pour Mizdagen. Je me souviens qu'il y avait
dans le compartiment un gros homme blond,
accablé de chaleur. Il contemplait la campagne
comme s'il ne devait plus jamais la revoir, d'un
regard profond et alangui de jeune captive. De
temps en temps, par désœuvrement, il empoignait
un journal, tout plein, je le devinais, de nouvelles
du complot, et il le lisait, lui, citoj^en du Ber-
gensland, avec une belle indifférence de matière
gouvernable.
Quand le train entra en gare de Alizdagen, je
vis de l'autre côté de la barrière M'"^ de Linstein,
qui m'attendait dans sa voiture, et j'eus, en la
voyant, un mouvement d etonnement charmé. Ce
n'était plus du tout la femme vieillie et fatiguée
que j'avais rencontrée à Schoenburg. Avec sa
claire robe d'été, son grand chapeau blanc, c'était
une femme de trente ans, svelte et souple. Peut-
être lui fallait-il son cadre habituel, ce pays de
Kreuzach où elle ne sortait jamais ? Il m'avait
semblé déjà que la robe qu'elle portait à Schoen-
SECRETS d'État 215
burg était d une coupe un peu ancienne, tandis
qu'à Kreuzach, je la retrouvais habillée avec un
goût parfait. C'était l'endroit où elle vivait; c'est
à ce décor habituel que s'accommodait instinctive-
ment sa mise.
Elle me prévint tout de suite que je dînerais
avec elle au château, qu'il y avait un train à dix
heures et demie du soir, et qu'au besoin, elle me
ferait reconduire à Schoenburg par sa voiture.
— J'étais heureuse, me dit-elle, avec fougue,
heureuse, heureuse, quand j'ai reçu votre lettre.
Jo pensais, sans doute, que vous m'apportiez des
nouvelles du roi, mais j'étais aussi contente de
vous revoir.
Elle n'était pas seulement jeune de visage et
d'allures. Elle avait un sourire et un abandon de
petite fdle, et ce n'était pas pénible comme chez
certaines dames âgées qui jouent au petit enfant :
c'était d'une ingénuité et d'une innocence éter-
nelles.
Je n'eus pas besoin de lui demander le rensei-
gnement que j'étais venu chercher; ce fut elle qui
me le donna dans la conversation. Elle avait pré-
216 SECRETS d'État
cisément reçu des nouvelles de sa sœur et du comte
de Herrenstein. Sa sœur lui disait qu'ils étaient
encore à Londres, mais qu'ils allaient partir tout
de suite pour l'Ecosse ou pour l'Irlande; ce n'était
pas encore fixé.
— ]\Ionsieur de Herrenstein, me dit-elle, a un
peu les goûts vagabonds du roi, mais il est toute-
fois moins bohèm.e... Je me souviens d'un voyage
que Charles XVI et moi nous avons fait en France.
Il avait tellement acheté de tableaux, de tapis-
series et de vieux meubles, qu'il ne lui restait pour
ainsi dire plus d'argent, et comme nous ne vou-
lions pas écrire ici, nous avons voyagé en seconde
classe, pour ménager, jusqu'au retour, les quel-
ques centaines de francs que nous avions encore...
Le roi, figurez-vous, avait pris le nom de comte de
la Sourdière, un nom qu'il avait trouvé dans un
livre... Mais c'était encore un trop beau pseudo-
nyme pour le train que nous menions. A Avignon,
nous avons entendu un garçon d'hôtel dire à un
de ses camarades : <( Ça, un comte ! Il est comte
comme moi ! » Je le répétai au roi qui en rit
beaucoup, et qui, désespéré de ne pas avoir la
SECRETS d'État 217
noblesse d'allure nécessaire, prit dorénavant le
nom de Capionnet.
» Herrenstein, quoique plus triste, est aussi
un nomade, et elle doit cire bien désorientée, ma
petite sœur, qui est une personne fort tranquille.
Elle a perdu, il y a deux ans, son mari, une espèce
de gentilhomme chasseur, un homme très laid,
très rude, qui ne lui parlait jamais. Ce qui ne l'a
pas empêchée de le pleurer comme une pauvre
petite bote abandonnée.
» Aussitôt ses affaires de succession terminées,
elle a vendu ses terres, et nous lui avons trouvé
ce château de Reinig qui est tout près d'ici. Le
roi avait beaucoup d'amitié pour elle. Quant au
comte de Herrenstein, il lui faisait une cour assez
vive. Je ne pensais pas, toutefois, que les choses
iraient aussi vile, et quand j'ai appris qu'ils étaient
partis ensemble, j'ai été stupéfaite et môme un
peu vexée. Marie est un peu plus jeune que moi,
beaucoup plus jeune, et ce départ ressemblait à
une petite trahison. »
iM""^ de Linslcin continua de parler ainsi pen-
dant le déjeuner, qui fut fort agréable.
218 SECRETS d'État
Ce château de Kreuzach était d'ailleurs une rési-
dence d'un charme rare. Le petit salon intime où
nous déjeunions ne donnait pas sur le petit jardin
traditionnel et ennuyeux, orné comme des pan-
toufles en tapisserie. Il prenait jour sur une
espèce de cour de ferme où vivaient des quan-
tités de poules de races naines et de petits coqs
dorés, somptueux et gracieux comme des petits
maîtres... M"^^ de Linstein aimait beaucoup re-
garder les animaux, sans faire aucune réflexion,
simplement pour les voir remuer et vivre, pour
jouir du caprice de leurs allées et venues, de leurs
arrêts soudains, de leurs effarements gratuits, de
leurs cris arbitraires.
— C'est le roi, m.e dit-elle, qui m'a donné ainsi
ce goût des cires vivants. Quand nous voyageons
ensemble, nous restons pendant des heures en-
tières à des terrasses de café, à voir passer des
gens que nous ne connaissons pas et dont nous
imaginons la vie. Il me dit souvent qu'il est un
souverain dans le genre de Xéron, aussi répré-
hensible aux yeux des hommes d'Etat sérieux,
mais, ajoute-t-il, plus pratique et, somme toute,
un peu moins bête. « Il n'est vraiment pas néces-
SECRETS d'État 219
saire de mettre le feu à Rome, disait-il, pour voir
dans la vie des choses intéressantes. »
Notre après-midi se passa à parler du roi. A
force de dissimuler, j'oubliais qu'il n'existait plus.
Et puis je pensais moins au roi qu'à M""^ de Lins-
tein. Je ressentais auprès d'elle la même impres-
sion qu'auprès de Berllia. J'étais bien heureux
qu'elle fût si attachée au roi — ou à son souvenir,
— afin de n'être pas obligé de lui faire la cour.
Ainsi je pouvais subir son charme en toute tran-
quillité, sans avoir la préoccupation de me dire :
« Si je ne fais pas la cour à cette aimable dame,
que va-t-elle penser de moi? ».
J'admirais à quel point j'avais pu me tromper
sur son compte. Dès notre première entrevue, je
l'avais jugée d'une tendresse très attachante, mais
d'une séduction périmée, et très impropre désor-
mais à distraire un esprit exigeant. J'ai été long-
temps, comme beaucoup de gens, une victime du
besoin de juger. Je ne pouvais pas m'empêcher
de donner une cote à chaque personne avec qui
j'entrais en relations. Il était urgent de me former
tout de suite une opinion sur son intelligence et
sur sa valeur morale. De môme, quand on me
220 SECRETS d'État
demandait mon appréciation sur quelqu'un, il
m'eût semblé déshonorant de ne pas en fournir
une sur l'heure, complète et bien conditionnée.
Jamais je n'aurais osé ruiner mon renom de dé-
gustateur rapide, en répondant que je ne connais-
sais pas suffisamment cette personne, et que j'at-
tendais de l'avoir revue une ou deux fois avant
de porter un jugement sur elle. Le pis est que
ces jugements hâtifs se réforment difficilement.
L'important pour nous est que, par la suite, les
actes ou les paroles de la personne jugée ne soient
pas en désaccord avec notre verdict. Ou bien nous
préférons ne pas tenir compte de ces actes, pour
ne pas risquer de nous démentir, ou bien nous
leur donnons une interprétation qui soit plus en
conformité avec le dossier de la personne incri-
minée. Rien n'égale notre hâte à donner force de
loi aux jugements que nous portons sur notre
prochain, surtout s'ils sont défavorables.
Je dois me rendre cette justice que je revenais
assez facilement sur mes appréciations quand je
n'en avais pas fait part à quelqu'un d'autre qu'à
moi-même. En ce qui concernait M""' de Linstein,
SECRETS d'État 221
je n'eus aucune peine à modifier ma première im-
pression, et je la modifiai même avec joie.
Elle me parlait avec un parfait abandon. Elle
me disait même des choses qu'elle ne s'était jamais
dites à elle-même, qui gisaient confusément en
elle et que ma présence l'aidait à formuler.
— Je vois bien maintenant, disait-elle, — et je
m'en suis particulièrement rendu compte depuis
qu'il n'est plus ici, — je vois à quel point j'ai dû
<i embêter » le roi... Non, je ne vous demande pas
de geste de dénégation. Je sais très bien que je
ne vous fais pas l'effet d'une femme u embêtante ».
Mai^ lui, je l'ai embêté : le mot n'est pas trop fort.
C'est très délicat, vous savez, la garde d'un amant.
C'est aussi compliqué que la garde et l'éducation
d'un enfant. Les hommes voudraient nous per-
suader qu'il faut les laisser libres. Mais ce sont
eux qui le disent. « On est tout disposé à fuir,
affirment-ils, la domination d'une femme trop exi-
geante et trop jalouse, tandis qu'on ne trahit pas
une maîtresse, dont la confiance vous a touché ».
La vérité est qu'on la trahit avec toutes sortes de
remords, mais qu'on ne s'en prive pas.
(( Si j'aime le roi, me dit-elle encore, ce n'est
222 SECRETS d'État
pas parce qu'il est un roi. Peut-être ai-je com-
mencé à l'aimer pour cela. Après, je n'y ai plus
pensé, et je l'ai aimé << parce que c'était lui », et
chaque jour davantage. Je ne dis pas qu'à l'ori-
gine je n'aie pas rêvé de venir à la Cour, d'être la
reine — réelle ou effective, — mais au fur et à
mesure que je l'ai aimé, j'ai senti le besoin de
l'avoir à moi davantage, et j'ai pensé qu'il serait
mieux à moi, si je n'allais pas à la Cour, d'autant,
ajouta-t-elle, avec son petit air d'enfant têtue,
d'autant qu'à la Cour il aurait vu « des femmes »,
et que ce n'était pas la peine. »
Elle avait prononcé ce mot : des femmes, de la
façon la plus amusante, comme on parle d'êtres
dangereux, venimeux, haïssables. Et je sentis que
chez cette femme de grand sens et de sensibilité
affinée, il y avait un autre petit être indomptable,
qu'on ne changeait pas, avec qui on ne discutait
pas, et qui avait dû — non pas ennuyer, — mais
fortement embêter le roi. Et je pensai que M"^^ de
Einstein me mentait peut-être ou se mentait quand
elle me présentait comme un système réfléchi ce
besoin de possession continuelle et exclusive.
Je ne lui parlai pas de la fameuse affaire du
SECRETS d'État 223
complot. Comme je ne pouvais tout lui dire, et
lui révéler quelles armes j'avais contre le premier
ministre, je préférai ne pas aborder ce sujet; il
m'est impossible d entamer avec des amis un sujet
de conversation sur lequel je suis obligé à des réti-
cences.
Une heure avant dîner, la voiture vint nous
prendre pour nous faire faire un tour dans une
forêt fraîche et noire qui se trouvait près du
château. J'en rapportai une impression de tris-
tesse, à la pensée que Charles XVI était mort,
que l'espoir de cette femme serait à jamais trompé,
et que jamais, comme elle en formait le projet,
je ne pourrais venir passer des journées, dans
cette heureuse retraite, avec elle et ce roi déli-
cieux. Mais il n'y avait rien d'immédiat à craindre,
et ce dont je souffre surtout, c'est de l'approche
du malheur, et de la nécessité d'agir.
Après le dîner, M""" de Linstcin vint me recon-
duire à la gare. Elle était tout près de moi dans
la voiture. Et je fus pris tout à coup du désir de
lui prendre la main. Je m'étais dit soudain que
le roi était mort et que cette femme n'était à per-
sonne. C'était aussi grossier que cela. Il y a chez
224 SECRETS d'État
moi aussi un être instinctif, élevé à la sauvage.
Heureusement pour moi, il n'a pas beaucoup
d'énergie... Je pris la main de M""' de Linstein...
Elle me la laissa. Mon cœur battit violemment...
Je me penchai vers elle, et je vis son bon sourire
amical. Nos deux êtres sauvages ne s'étaient pas
rencontrés.
XXIII
Ce petit incident, tout intime, me gâta ma
journée, — pas longtemps d'ailleurs, — car si
je suis assez clairvoyant dans la façon de me
juger, je ne suis pas d'une sévérité extrême, et je
me pardonne facilement.
D'ailleurs, d'autres préoccupations plus graves
allaient m'assaillir, car à Schoenburg les événe-
ments s'étaient précipités pendant le temps qu'a-
vait duré ma visite à Kreuzach.
En rentrant dans la capitale, je m'étais rendu
dans la rue de la Paix, où l'on devait me connaître,
car je m'arrêtais tous les soirs à la Grande-
Taverne, après avoir stationné à la devanture du
marchand de tabac qui, maintenant que je le
connaissais davantage, me paraissait moins somp-
tueux. Après avoir rêvé devant les boîtes de ciga-
226 SECRETS d'État
rettes historiées et dorées, et devant les cigares
à deux francs cinquante, enfermés dans des tubes
de verre, je me décidais, d'ordinaire, à faire un
tour, pour me dégourdir les jambes; mais j'avais
à peine dépassé d'une vingtaine de pas la devan-
ture de la Grande-Taverne, que je ressentais une
petite fatigue qui m'obligeait à revenir sur mes
pas et à atterrir à la même table du coin, qui
m'était toujours laissée libre, peut-être par quel-
que superstition populaire.
Devant moi, un vieil homme boiteux passa, en
criant les journaux du soir. Je lui remis une pièce
d'argent. Après un assez long calcul, et après
avoir fait séjourner dans sa bouche une autre
pièce plus petite, avec quelques sous, il me rendit
toute cette monnaie humide. Puis il reprit sa
course, en boitant avec un entrain nouveau.
A la première page de la Schoenburger Zeiiung,
je vis une nouvelle sensationnelle : le Parlement
était convoqué pour la fin de la semaine, et la
Haute-Cour de justice devait juger Tolberg, et
ceux de ses complices que l'enquête pourrait
découvrir jusqu'au jour de la convocation.
Je voyais bien le plan du ministre : le jugement
SECRETS d'État 227
que rendrait la Haute-Cour serait sans appel, et
la condamnation des conspirateurs aurait ainsi
plus d'importance. Elle contenait en soi, si elle
était sévère, une approbation de la politique minis-
térielle. Aussi Herner ferait-il son possible pour
qu'une condamnation capitale fût prononcée
contre mon malheureux ami.
Je ne devais pas soustraire une minute à l'ac-
complissement de ma tâche, qui était de sauver
celui que j'avais mis en péril. Certes ma démarche
au château de Kreuzach, je l'avais faite pour
Tolberg, mais il me semblait que j'y avais pris
trop de plaisir et consacré trop de temps. Voilà
comme je suis ! Je passe des journées entières
dans la nonchalance, puis, tout à coup, le remords
de ma paresse me saisit, et je suis pris d'une
activité fiévreuse, bousculée, et le plus souvent
stérile...
Le ministre ne gracierait pas Tolberg, c'était
certain. Sans doute, il ne se mettrait pas en état
d'hostilité ouverte avec moi. Il imaginerait quel-
que subterfuge pour rendre la grâce impossible,
ou ferait sournoisement précipiter l'exécution,
comme il avai-t fait pour le soldai Hassen... Il
228 SECRETS d'État
s'arrangerait avec moi après. Il savait que j'étais
de composition assez facile...
Il me semblait toujours lire en lui le mépris
qu'il avait de moi et de ma valeur comme homme
d'action.
Dès demain, je partirais pour l'Angleterre, et
je retrouverais le comte de Herrenstein. Je passe-
rais par Ostende et Douvres : j'y serais en qua-
rante heures.
Je me levai pour rentrer chez moi, et j'avais
déjà jeté au garçon la petite pièce encore mouillée
que m'avait remise le marchand de journaux, et
déjà le garçon avait sorti d'entre ses lèvres une
autre pièce de cuivre, que je préférai lui aban-
donner...
A ce moment se dressa devant moi un person-
nage très troublé et très agité; c'était mon domes-
tique suisse, le collectionneur de timbres-poste.
Il attendit que le garçon se fût éloigné, puis il
me dit à demi-voix :
— Il faut que je parle à Monsieur... tout de
suite. Seulement, il vaudrait mieux qu'on ne me
voie pas avec Monsieur...
Je pensai que le meilleur endroit pour nous ren-
SECRETS d'État 229
contrer était riiùlel de Vienne, où j'irais prendre
une chambre pour la nuit. Je dis donc à mon
suisse de s'y rendre en tâchant de dépister les
gens qui pouvaient le suivre. Moi, de mon côté,
avec les mêmes précautions, je gagnerais Thôtcl
par un chemin différent.
Il me dit encore avant de me quitter :
— Comme Monsieur ne rentrera probablement
pas au palais après ce que je lui dirai, il pourra
emporter son petit coffret, que j'ai avec moi. J'ai
pris également ce portefeuille que Monsieur avait
laissé dans son veston.
Je remerciai le brave suisse de son zèle,
d'ailleurs inutile: car, depuis la fameuse perqui-
sition si énergiquement désavouée par le baron
de Ilerner, je ne laissais plus rien d'intéressant
rians le petit coffret. J'avais pris sur moi la lettre
(pli contenait les dernières dispositions de Tolberg.
J'avais déposé deux mille francs dans une banque
de Schoenburg, qui m'avait remis un carnet de
chèques. Je portais sur moi le reste de mes éco-
nomies, soit quatre ou cinq cents francs.
J'avais donc tout ce qu'il fallait pour prendre
la fuite.
16
230 SECRETS d'État
Je demandai rapidement au suisse :
— Dites-moi, en deux mots, de quoi il s'agit.
\''ous me donnerez des explications plus détaillées
quand nous serons à l'hôtel.
— On veut arrêter Monsieur, me répondit-il.
On a beau s'y attendre un peu, une pareille
phrase est toujours désagréable à entendre.
XXIV
Nous nous séparâmes. Il se rendit à l'iiùlel en
suivant les quais, et moi je passai par la vieille
ville dont les rues tortueuses convenaient mieux
à un homme traqué. Tout en marchant, je me
disais que îlerner avait choisi en somme le
meilleur parti, et en tout cas celui qui s'accordait
avec sa politique habituelle. Il me faisait empri-
sonner pour raison d'Etat. Il reculait l'instant
où je comparaîtrais devant le juge d'instruction
jusqu'au jour où le procès de Tolberg serait
terminé, et mon malheureux ami exécuté. A ce
moment, il en serait quitte, pensait-il, pour me
faire des excuses, pour me raconter par exemple
que le juge lui avait forcé la main, en lui repré-
sentant que le fait de détenir chez moi les der-
nières volontés de Tolberg, l'inculpé, faisait de
232 SECRETS d'État
moi un homme suspect, qu'il valait mieux mettre
en lieu sûr. Puis, après s'être ainsi excusé, il me
comblerait de présents compensateurs, à moins
que, pendant ma captivité, il ne trouvât un moyen
définitif de me réduire éternellement au silence.
J'avais souvent pensé que le baron de Herner
était capable de tout, et qu'il pouvait me faire
disparaître pour toujours... J'étais un témoin bien
gênant pour lui. et vraiment c'était de sa part une
bienveillance surprenante que d'avoir toléré jus-
qu'à ce moment cette continuelle menace sus-
pendue au-dessus de son œuvre.
J'arrivai à l'hôtel sans avoir vu de figures sus-
pectes sur mon passage. D'ailleurs, il commen-
çait à être très tard, et il n'y avait personne dans
les rues. Seule, une silhouette me fit tressaillir...
J'avais aperçu devant l'hôtel un homme qui mar-
chait de long en large... Ce n'était que mon brave
suisse que je reconnaissais toujours assez mal au
premier abord... Je demandai au veilleur de nuit
uYiC chambre. Je craignis d'abord de ne pas l'ob-
tenir, parce que je n'avais pas de bagages. Mais
je m'aperçus que l'air méfiant de ce veilleur venait
SECRETS d'État 233
de son ennui d'être réveillé. Il monta avec moi au
deuxième ; je lui donnai, chemin faisant, toutes
sortes d'explications pour justifier mon manque
de bagages. J'avais mon appartement en répara-
lions, et j'étais obligé de venir passer un jour ou
deux à riicMel... Mais j'ai rarement rencontré un
confident d'une telle indifférence; c'en était pres-
que blessant. Je crus bien faire en demandant
également une chambre pour mon suisse : heu-
reusement, il n'y en avait pas. C'était, en effet,
une assez mauvaise idée que de l'empêcher d'aller
coucher au palais, où son absence, coïncidant
avec la mienne, eût sans doute été remarquée. Ce
que j'en disais, c'était pour que le veilleur ne
s'étonnât pas de le voir rester avec moi à conférer
dans ma chambre. Alais ce veilleur ne s'étonnait,
et même ne s'occupait de rien.
Depuis que nous avions causé à la taverne, et
qu'il avait vu l'importance que j'accordais à ses
révélations, mon ami le suisse s'était pénétré de
l'intérêt de sa tûche. Il parlait avec un air de
grande perspicacité, en faisant de petits yeux fins.
— Vers trois heures, ou plutôt vers quelque
chose comme trois heures dix, il est venu au
234 SECRETS d'État
palais un homme de la police, qui a demandé
après ]\Ionsieur. C'était tout justement un des
hommes qui s'étaient permis de venir fouiller,
l'avant-veille, dans les affaires de Monsieur. 11
s'est donc adressé à moi avec un air de rien, et
m'a demandé où était Monsieur, et si Monsieur
était pour rentrer bientôt; moi, comme de juste,
j'ai dit que je n'en savais rien. Seulement cet
homme de police était allé dans les cuisines parce
qu'il connaissait une fdle qui est par là, même qu'il
plaisante un peu avec elle. La fille lui a donné à
boire et il s'est mis à bavarder.
Ce suisse avait habité Paris pendant quelques
années; il avait été employé dans un restaurant
des Ternes. Aussi, son français, qu'il parlait avec
un fort accent allemand, se distinguait par de
belles tournures faubouriennes.
— Moi, j'avais bien vu où il s'en allait, et je
l'avais pisté. De sorte que la fille de cuisine, avec
qui on est bien camarades tous les deux, m'a dit
tout ce qu'il a bavardé, et qu'il comptait revenir
jusqu'à tant qu'il ait trouvé ce qu'il cherchait,
et qu'il y aurait du nouveau dans la maison.
i
SECRETS d'État 235
<( Alors moi, comme Monsieur pense, j'ai eu
peur pour Monsieur. Je ne savais pas du tout où
prévenir Monsieur. J'ai été bien content que
Monsieur ne revienne pas dîner. Dans la soirée,
comme l'homme est revenu tournailler dans la
cour, je suis sorti du palais. Je voulais rester par
là aux alentours, pour empocher Monsieur de
rentrer. Mais j'ai vu d'autres vilaines figures qui
se promenaient dans les coins de rue. Je me suis
dit que si on me voyait guetter Monsieur, bien sûr
qu'on me soupçonnerait de quelque chose. C'est
alors que j'ai eu Tidée que Alonsieur venait de
temps en temps prendre le café à cette taverne,
où je l'avais vu bien des fois en passant. J'ai donc
pu trouver Monsieur, et je crois que ce n'était pas
inutile... »
Je serrai la main de ce fidèle serviteur, et je
le retins quelques instants pour arrêter mon plan
de campagne. Puis l'idée me vint de prévenir
Bertha de mon départ. J'envoyai donc le suisse
chez elle, avec un mot. Je savais qu elle avait un
concierge très dévoue et que nous ne risquerions
pas d'être trahis. Et je recommandai à mon
homme de venir tout de suite me donner la
236 SECRETS d'État
réponse. ^les fenêtres donnaient sur la rue. Je
resterais en observation de façon qu'au cas où il
n'aurait pas de message important à me remettre
de la part de Bertha, il n'eût pas besoin de se
faire ouvrir la porte de l'hôtel par ce veilleur
avide de sommeil.
Pendant son absence, j'exam.inai différents pro-
jets de fuite.
Le moyen le plus pratique était de prendre le
train. Mais il était évident que Herner aurait du
monde à la gare pour ne pas laisser partir ainsi
son ami Humbert, et insister, par des moyens
énergiques, pour le faire rester dans le Bergens-
land.
M'en aller en voiture jusqu'à une petite station
de la ligne, c'était une grosse perte de temps; le
train rapide, en effet, ne s'arrêtait, une fois
Scboenburg passé, qu'assez loin de la capitale. Il
faudrait attendre le train omnibus qui mettrait
très longtemps à me conduire jusqu'à la prochaine
gare importante.
Et puis, toutes ces combinaisons n'empêchaient
pas l'arrêt forcé à la gare frontière, et là, je trou-
verais mille dangers...
SECRETS d'État 237
Partir à bic3Tl€lte jusqu'au pays voisin le plus
proche élait encore une idée, mais il aurait fallu
faire cinquante-cinq kilomètres après être sorti de
cette damnée capitale qui se trouvait dans une
espèce de bas-fonds. De quelque côté que l'on
franchît les remparts, il fallait monter deux ou
trois kilomètres de côte escarpée, et une fois là-
haut, on n'était pas au bout de ses peines. Ce
n'étaient que côtes abruptes et descentes rapides.
Je devrais faire les montées à pied pour ne pas
m'épuiser, et les descentes de même, pour ne pas
me casser le cou...
Dans ces conditions, il était presque aussi pra-
ti(|ue de ne pas se charger d'une bicyclette et
de s'en aller à pied... Mais cinquante-cinq kilo-
mètres... Je n'étais pas entraîné à ce genre d'exer-
cice, n'ayant rien de ces proscrits intrépides, dont
la vie se passe en périlleuses évasions et en fuites
héroïques.
Le suisse revint quelque temps après, me rap-
porter un mot de Bertha où elle me souhaitait
bon courage. Puis je pris congé du fidèle servi-
teur. Nos mains se joignirent avec une émotion
un peu traditionnelle.
238 SECRETS d'État
J'avais songé un instant à m'en aller avant le
jour, mais il y avait dans les rues des rondes
d'agents qui me remarqueraient mieux à cette
heure trouble. D'autre part, je ne pouvais pas
rester très longtemps à l'hôtel, car je pensais que
tous les hôtels et garnis seraient certainement
fouillés à la première heure... Pourtant je me
résolus à attendre. Je tombais d'ailleurs de fatigue
et je m'étendis sur le lit, simplement pour reposer
mes membres, et décidé à ne pas m'endormir.
Quand je me réveillai, il faisait grand jour. Je
promenai des regards égarés dans cette chambre
inconnue. Puis je me rappelai brusquement que
j'étais traqué. J'avais sans doute perdu un temps
précieux. La visite des gens de Herner dans les
hôtels avait dû commencer. Peut-être leur avait-on
signalé l'arrivée d'un voyageur suspect...
Je descendis avec précaution, et je vis que le
vestibule était encombré de gens, mais le bruit de
leurs voix n'avait rien d'inquiétant. C'était une
bande de touristes qu'un employé d'agence menait
conmie un troupeau.
Si je me joignais à eux ? On n'aurait sans doute
pas l'idée d'aller me chercher au milieu de cette
SECRETS d'État 239
compagnie. Ils s'apprêtaient à prendre le train.
Restait à s'enquérir de la direction qu'ils comp-
taient prendre et à demander au conducteur de
l'expédition s'il lui était possible d'accepter un
voyageur supplémentaire en cours de route.
Mais je vis tout de suite qu'il était assez difficile
de parler à cet homme considérable et fort affairé.
Il était d'ailleurs d'une politesse obséquieuse, vous
écoutait quelques secondes avec une grande atten-
tion, en caressant sa barbe blonde, puis, brusque-
ment, s'excusait en gestes désespérés d'être obligé
de vous quitter un instant, un tout petit instant...
On croyait tenir cet être brumeux let insaisis-
sable : tout à coup sa longue barbe fuyait loin
de vous... Ce ne fut qu'à la cinquième ou à la
sixième reprise que je pus savoir de lui qu'il s'en
allait avec des Anglais du côté de la frontière du
nord. Il parlait un français indigent, où le mot
« certaiment, ccrtaiment » revenait plusieurs fois
par phrase. Je crois qu'avec son air de ne pas
comprendre, il avait joyeusement adopté cette
combinaison d'emmener, sans en référer à sa
Compagnie, ce touriste supplémentaire qui lui
verserait directement les frais de son voyage.
240 SECRETS d'État
Quelques instants après, je montai dans le grand
omnibus qui attendait la bande pour la conduire
à la gare.
Alais à peine le véhicule s'était-il mis en marche
que je fus saisi d'une crainte subite. Evidemment,
à la gare, je serais protégé par les gens qui m'en-
touraient, mais le succès n'était pas certain...
C'était précisément parce que les policiers de
Herner n'étaient pas des gaillards extrêmement
malins, que le jeu avec eux était difficile et incer-
tain. Pouvait-on savoir d'avance ce que ces
mauvais joueurs s'aviseraient de prévoir ou de
deviner ?
Je fis arrêter l'omnibus, en expliquant hâtive-
ment au chef de l'expédition que j'avais oublié
des papiers importants à l'hôtel, que j'allais
retourner les prendre avec une voiture, et que je
les retrouverais tous à la gare.
On me descendit place de l'Hôtel-de-Ville, et je
fis au monsieur blond un signe amical qui voulait
dire pour lui : « Au revoir ! », et pour moi :
(( Adieu ! Adieu î ».
Ma fuite commençait donc par une fausse ma-
SECRETS d'État 241
nœuvre, et j'étais un peu humilié vis-à-vis de moi-
même clans mon orgueil de tacticien. Je finis par
m'avouer qu'il était tout de môme très bon d'avoir
eu recours à celle voilure d'agence pour sortir de
Ihôtel.
Oui sait s'il n'y avait pas, dans la rue, quel-
(jue mouchard qui épiait ma sortie et à qui ainsi
j'avais pu échapper ?
Cependant, le problème de mon évasion restait
entier. J'étais arrivé tout doucement sur un pont,
au point de la ville où j'étais certainement le moins
caché. Soudain mes regards tombèrent sur le
fleuve où glissaient constamment des trains de
bateaux. Peut-être trouverais-je un bateau à
vapeur pour me conduire dans une grande ville
de l'état voisin... Mais si les embarcadères étaient
surveillés !
C'est alors que l'idée me vint de m'embarquer
sur un des longs radeaux qui transportent des
bois. Je descendrais le fleuve vers le nord jusqu'à
une des prochaines stations du bateau à vapeur.
El je prendrais le petit steamer qui me conduirait
assez rapidement jus(|u'à Ruilz, la capitale de
242 SECRETS d'État
l'état voisin, où je serais à labri des atteintes de
Herner.
Cependant, avant de descendre sur la berge,
je crus bon d'envoyer un mot au premier ministre,
pour l'informer de mon départ qui ne devait pas,
jusqu'à nouvel ordre, ressembler à une fuite.
J'entrai dans un bureau de poste voisin et j'écrivis
à Herner une de ces lettres à timbre double qui
sont en usage à Schoenburg, et qui correspondent
à nos petits bleus de Paris.
Je dis au ministre que j'étais obligé de deman-
der un congé de deux jours pour une affaire privée
d'une haute importance. Je m'excusai de n'avoir
pu l'attendre pour obtenir l'autorisation de m'ab-
senter, mais le temps m'avait pressé... A mon
retour, je me réservais de lui donner par le détail
les raisons de ce départ précipité.
J'ajoutais que je reviendrais avant trois jours.
Si j'avais indiqué un laps de temps plus grand,
ma lettre n'eût pas gardé le caractère de «. plau-
sibilité » que je désirais lui conserver.
Les bateaux qui se trouvaient amarrés à la rive
avaient l'air d'avoir renoncé à la navigation et
s'être fixés là pour toujours. Il semblait que rien
SECRETS d'État 24o
ne vccûl dans celte cité marinière, hormis un
homme peu vivant, ohèse sous sa casquette
galonnée, et qui marchait lentement au bord du
fleuve... Je me méfiais des personnes qui, par des
ramifications quelconques, se rattachaient à l'ad-
ministration du Bergensland. Et je me dirigeais
dans une autre direction, quand j'aperçus derrière
des tonneaux un tout petit enfant dont l'extrême
jeunesse me parut rassurante, et qui avait toute
chance de ne pas être un suppôt de Herner. Je
demandai à ce petit, en langue du pays, si quehpie
bateau devait quitter le port dans la matinée. Mais
il répondit à mes questions avec une prolixité qui
m'accabla. Puis il me fit signe de le suivre jusqu'à
d'autres tonneaux, entre lesquels je découvris un
homme d'un grand âge, que l'on avait mis au sec
à cet endroit. Ce vieillard, avec beaucoup moins
de paroles, arrivait à être tout aussi inintelligible
que son jeune compagnon.
Il fallut donc me rabattre, au mépris de toute
prudence, sur l'homme à casquette galonnée. Je
lui demandai, d'un air détaché, s'il n'y aurait pas
moyen de faire une petite promenade sur le fleuve
dans un de ces bateaux marchands.
244 SECRETS D ETAT
Il me répondit que j'aurais meilleur temps de
prendre le bateau à vapeur, — ce que je savais
fort bien.
Très embarrassé, je dis : Oui î Oui...
Puis ridée me vint de dire à ce brave douanier
(ou garde-côtes, ou employé de la Régie) que la
fumée du bateau me donnait mal au cœur. Ce qui
le fit rire énormément. Il me conseilla de l'accom-
pagner pour faire un tour sur le port, où certaine-
ment nous trouverions un bateau en partance.
Nous vîmes, en effet, tout près du pont, sur un
bateau, deux sacs de charbon remuer, s'animer
peu à peu sur un tas d'autres sacs analogues,
^lon compagnon s'adressa à eux, malgré leur état
quasi-léthargique. Ils répondirent qu'ils atten-
daient un remorqueur et qu'ils seraient partis d'ici
dix minutes.
Le médium continua ses questions en leur de-
mandant s'ils voulaient emmener un monsieur qui
désirait voir la rivière. L'un des sujets répondit
une petite phrase que je compris mal, mais où il
était question d'un litre.
Le médium me dit : « Ils veulent bien vous
SECRETS d'État 245
emmener, vous en serez quitte pour leur payer
la goutte ».
C'était, pour un homme traqué, s'en tirer à bon
compte. Il me semblait que tout le monde connais-
sait ma situation de fugitif, et que le moindre
secours devait se payer d'une bourse pleine d'or.
Quand je sus que je partirais dix minutes après,
il me sembla que ce court laps de temps me serait
fatal et qu'il me paraîtrait interminable. Comment
l'occuper ?
J'offris un verre au fonctionnaire. Une petite
buvette s'apercevait parmi les tonneaux. Je l'in-
vitai à m'y accompagner, et je vis tout de suite
que dans ce modeste établissement, il était loin
d'être un inconnu.
Ces dix minutes me parurent non pas un siècle,
mais simplement les trois quarts d'heure qu'elles
durèrent réellement. Nous étions entrés à la
buvette pour faire une petite collation, manger un
morceau de fromage et du pain; mais j'avais
compté sans l'appétit du fonctionnaire. Il fit sortir
des flancs de cette humble construction toutes
sortes de trésors qu'on ne pouvait y soupçonner :
de courtes saucisses froides, du poisson frit, une
17
246 SECRETS d'État
boîte de thon mariné, de la graisse d'oie, du bœuf
fumé... On entendit le sifflet du remorqueur, mais
il envoya un gamin pour dire que Ton m'attende,
et il me força à finir avec lui toutes ces provi-
sions indigestes. Je mangeai pour ma part le
moins que je pus, mais suffisamment pour me
donner des inquiétudes; ce n'était vraiment pas
un régime pour un proscrit en fuite, et qui ne
doit pas être retardé dans son expédition par des
préoccupations de digestion.
Enfin j'arrivai à payer la patronne, et nous nous
levâmes. Mais il voulut à toute force me conduire
jusqu'au bateau. Il marchait maintenant encore
plus lentement, soit qu'il fût un peu alourdi par
ce repas, soit qu'il tînt à me raconter avant mon
embarquement, l'histoire complète des personnes
qui tenaient la buvette, leurs parentés, leurs
succès commerciaux et leurs revers.
XXV
Je m'attendais à essuyer les reproches des deux
hommes du bateau charbonnier, pour retarder
ainsi leur voyage. Mais leur vie n'était que retards
continuels, subis avec la plus grande patience.
Je vis que l'équipage s'était augmenté d'une
femme du peuple aux cheveux jaunes, et d'un
petit garçon de quatre ans aux cheveux blancs.
On avait sorti en mon honneur deux chaises de
paille qu'on avait placées auprès d'un tas de
charbon. Je remarquai avec désespoir que le
bateau se trouvait entouré de tous côtés par
d'autres bateaux et je me demandai comment il
allait sortir de là. En écartant les uns, en repous-
sant les autres, on y arriva cependant, et bientôt
nous nous éloignâmes de la rive en glissant sur
Teau si lentement que nous n'avions pas l'air de
248 SECRETS d'État
marcher, que nous franchissions les ponts sans
nous en apercevoir, et que nous nous trouvâmes
tout à coup dans la campagne sans avoir eu l'im-
pression de quitter Schoenburg.
C'est à partir de ce moment que je commençai
à sentir un peu d'agacement, parce que je n'avais
rien à faire, aucune décision à prendre pour le
moment, et des résolutions assez graves à exa-
miner pour plus tard.
Je regardais la femme aux cheveux jaunes qui
faisait du filet. L'un des hommes était monté à
bord du remorqueur; l'autre homme, à quelques
pas de moi, taillait un morceau de bois avec son
couteau.
Je me dis tout à coup que les rives du fleuve
devaient être fort belles; je les regardai et les
trouvai belles, en effet. Pendant quelques instants
je me forçai à goûter le plaisir de me trouver sur
un bateau qui glissait lentement entre deux rives
agréables.
Cependant il fallait se préoccuper de la suite.
A quel endroit pourrais-je prendre le bateau à
vapeur? Avait-il déjà passé? ou s'il n'avait pas
passé, ne nous rattraperait-il pas avant le pro-
SECRETS d'État 249
chain embarcadère? J'interrogeai riiomme du
bateau. Il me dit posément :
— Le bateau a passé quand nous étions en
train de quitter le pont.
Et comme je réfléchissais aux conséquences de
ce retard, il interrogea de loin sa femme.
— C'esl-y que le bateau à vapeur a passé ?
Elle répondit avec une grande sûreté :
— Mais non, qu'il n'a pas passé !
Il me regarda et me dit :
— C'est qu'il n'a pas passé...
Je lui demandai :
— Est-ce qu'il ne va pas passer devant nous
avant le prochain embarcadère ?
Il me répondit :
— Oh ! non, monsieur ! Il ne nous passera pas.
Il n'y a certes aucun danger qu'il nous passe.
Vous pouvez être tranquille, monsieur. Et il
ajouta :
— C'est suivant où que c'est, l'embarcadère...
Je poursuivis :
— Vous n'avez aucune idée de l'endroit où
peut être l'embarcadère ?
250 SECRETS D ETAT
— Si, monsieur, répondit-il, je sais très bien.
Et il cria à sa femme :
— Sais-tu où qu' c'est, la prochaine station du
bateau à vapeur ?
La femme fit : Non ! de la tête.
— Non, monsieur, fit l'homme, je ne peux pas
vous dire...
Cependant nous arrivions dans un de ces vil-
lages de grande banlieue qui dressent au bord de
l'eau quelques buvettes et des brasseries. Nous
aperçûmes deux pontons qui devaient bien servir
à quelque chose. On fit signe à un remorqueur
de stopper. On bêla une petite barque, et je pris
congé de l'homme au couteau en lui glissant une
large pièce.
— Tenez, me dit-il, voilà justement le sifflet du
vapeur,.. Vous voyez que j'avais raison! Nous
arrivons juste !...
Je ne cherchai pas à comprendre en quoi il
avait raison. Je me dépêchai de descendre dans
la barque. 11 me semblait que ce vapeur qui
s'approchait du ponton ne m'atteindrait jamais.
Mais je vis bientôt qu'avec lui, comme avec les
SECRETS d'État 251
hommes du bateau charbonnier, on pouvait pren-
dre son temps.
A peine avait-il touché le ponton que je me
précipitai à bord, en bousculant presque des per-
sonnes qui débarquaient. Mais une fois que je fus
sur le pont, il s'écoula un temps tellement long
qu'il me sembla qu'il n'était plus question de
départ, et s'il n'était pas resté du monde sur le
bateau, j'aurais pensé que nous étions au point
terminus.
J'étais énervé; les circonstances étaient mal
clioisies pour que je pusse me faire à toutes les
lenteurs de cette vie fluviale. Il me semblait à
chaque instant que je n'étais pas en sûreté tant
que nous touchions à la rive, et je m'attendais à
voir surgir des cavaliers qui feraient signe au
bateau de ne pas s'éloigner du bord.
Enfin, nous quittâmes la rive, à mon grand
soulagement, et j'eus un peu de tranquillité
d'esprit pour regarder autour de moi. C'était un
vapeur de dimensions très modestes. Le personnel
du bord se composait d'un capitaine qui se tenait
à la roue; d'un chauffeur invisible, et d'un vieil-
lard, le plus loup de mer de la bande, dont les
252 SECRETS d'État
fonctions ne nécessitaient pas cependant une expé-
rience navale considérable, car elles consistaient
simplement à poinçonner des billets.
J'étais le seul passager de la plate-forme réser-
vée. A l'arrière, toute une famille de touristes
s'était endormie, accablée par la beauté des rives.
L'avant était assez bien garni. C'étaient surtout
des gens de la campagne : une paysanne avait à
côté d'elle un panier qui gloussait. Ça sentait bon
les œufs crottés...
Au fur et à mesure que le bateau s'éloignait
de la ville, les stations s'espaçaient, les aspects du
paysage variaient sous un ciel un peu nuageux.
Nous traversâmes un bourg amusant, dont les
maisons avaient l'air de petites vieilles curieuses
accourues des deux côtés de la rivière pour voir
passer les bateaux. Puis ce furent des kilomètres
inutiles sur une eau, toujours la même, entre des
plaines uniformes dont on aurait pu, sans incon-
vénient, supprimer d'énormes morceaux.
Nous devions arriver vers quatre heures à
Sinshausen, la ville frontière. C'était du moins ce
qu'indiquait un document placardé à bord et qui
s'intitulait de la façon la plus arbitraire : Horaire
SECRETS d'État 253
du bateau. Il indiquait, pour les différents embar-
cadères de la route, des heures de passage, en
dehors de toute réahlé et des noms de stations
inconnues sur n'importe quelle ligne de bateaux
du monde.
Nous arrivâmes en vue de Sinshausen vers cinq
heures. A cet endroit, le fleuve, rigide comme un
canal, s'en allait sans dévier pendant quelques
kilomètres, et j'aperçus, de très loin, le ponton de
la ville-frontière. Dès lors, je fus pris d'une an-
goisse terrible, et je me dis que j'aurais dû des-
cendre du bateau à la station d'avant, qui se trou-
vait à quatre lieues de la frontière. J'aurais bien
trouvé une carriole pour me transporter en lieu
sûr. Comment n'avais-je pas songé à cela ? Mon
signalement n'était-il pas aux mains de ces per-
sonnes mystérieuses dont je voyais la toute petile
silhouette noire sur le ponton?
Je fus sur le point de faire une démarche impru-
dente auprès du timonier, et de lui offrir de
l'argent pour me déposer sur la rive avant notre
arrivée au ponton.
Heureusement, je fus arrêté par cette idée que
les gens du ponton pouvaient me voir opérer ce
254 SECRETS d'État
débarquement. Je fus donc un peu soulagé, selon
mon habitude, quand je fus bien persuadé que le
mal était fait et qu'il était trop tard pour y porter
remède.
Cependant, le ponton approchait toujours, et
les silhouettes se précisaient. I\Ion inquiétude
diminuait un peu en constatant que ces trois per-
sonnes — elles étaient bien trois — semblaient
remuer nonchalamment, aller de droite à gauche.
Il mé sembla que si elles m'avaient attendu,
elles seraient figées sur place, ainsi que j'étais,
sur le bateau; elles auraient eu les yeux fixés sur
le vapeur qui s'approchait, comme mes yeux à
moi restaient fixés sur le ponton. Il est vrai que
l'instant d'après je pensais exactement le con-
traire, et je me dis que cette attitude paresseuse
était sans doute préméditée... Il était temps que
le bateau arrivât...
Quand il fut à cent pas du ponton, je m'aperçus
qu'une des silhouettes incriminées était une vieille
femme qui balayait le ponton et que les deux
autres étaient des employés de cette Compagnie
de navigation, ainsi que leur nonchalance inimi-
table aurait dû m'en avertir... Mais je n'en avais
SECRETS d'État 255
pas fini avec mes angoisses. Bien qu'il n'y eût
aucun voyageur à embarquer dans cette petite
station, le bateau s'y éternisait. Je fus sur le point
de descendre dans la ville et de gagner la frontière
à pied. Cependant aucune ombre inquiétante ne
s'entrevoyait à l'horizon. Ce fut seulement au
moment où nous quittions la rive que j'eus une
alerte sérieuse. Des gens tournaient en courant
le coin de la rue, en faisant signe au capitaine
d'arrêter... Mais il s'agissait tout simplement d'un
petit pa({uet dont une femme du pays voulait nous
charger.
Quand le bateau eut gagné le milieu du fleuve,
je me sentis envahi d'un bonheur incroyable.
J'avais pu quitter le Bergensland !... J'aurais
voulu faire des folies, me promener voluptueu-
sement sur le pont, avec un gros cigare aux
lèvres, moi qui ne fumais jamais !
A ce moment, je pensais que je devais avoir
faim. Il n'y avait rien à manger à bord. Le
bateau allait s'arrêter dans une station très
proche, au ponton-frontière du pays où nous
étions.
Je tieuvai à cette station une petite buvette
256 SECRETS d'État
convenablement fournie en bière, en pain et en
jambon. Le bateau resta assez longtemps, mais
cette fois, il me sembla qu'il partait trop tôt, tant
je goûtais la tranquillité de cette balte exempte
de périls.
Le nombre des passagers de la plate-forme
réservée ne s'était pas augmenté. J'étais toujours
seul, n'ayant comme compagnon que le peu
loquace capitaine, qui, aux rares questions que
j'essayais de lui poser, répondait, sans me regar-
der, par des petites phrases courtes, que je ne
tentais pas de comprendre, n'ayant fait l'interro-
gation que par sociabilité, et sans attacher le
moindre intérêt à la réponse.
Il était près de huit heures quand le bateau
arriva enfin à Ruitz, au point terminus. Depuis
longtemps, des chantiers de bois, des usines an-
nonçaient l'approche de la grande ville. Puis, ce
fut la glissade lente, presque solennelle, entre
deux quais anciens, bordés de parapets de pierre.
Le bateau se mit à mugir. Une cloche lui répondit,
sur la rive, pour appeler les déchargeurs. Notre
petit vapeur prenait tout de suite une importance,
et avait l'air de quelqu'un...
XXVI
Il est dans ma nature de ne pouvoir pas plus
supporter la quiétude que l'inquiétude. Je prends
assez bien mon parti d'un gros ennui, bien défini
et (( arrivé »; mais les menaces de la destinée
m'affolent; et aussitôt qu'elles cessent, ce calme
et ce silence m'effraient et je pense tout de suite
à ce qui pourrait survenir de nouveau. Aussitôt
que je fus rassuré sur le succès de ma fuite, je fus
obligé de penser à Tolberg, et je me dis qu'il
ne fallait pas perdre un moment pour gagner
Londres, faire mes révélations au comte de Her-
renstein, et meltre tout en œuvre pour arrêter
par un coup de théâtre le procès de mon ami.
Le comte de Ilerrenslein était vraiment la seule
personne a qui je pusse me confier. Je lui remet-
trais entre les mains le secret dont j'étais por-
258 SECRETS d'État
teur... Je trahissais maintenant Herner pour Tol-
berg, comme j'avais trahi Tolberg pour Herner.
S'il était prouvé que Herner était un imposteur,
la justice ne suivrait pas son cours, dès qu'il
serait établi que la convocation du Parlement
signée soi-disant du roi, émanait du premier
ministre, toute la procédure de la Haute-Cour
serait, de ce fait, viciée. Il faudrait recommencer
le procès, et les juges, sans doute, auraient moins
de sévérité contre les ennemis d'un fourbe et d'un
usurpateur qui, lui-même, serait certainement
traduit en justice.
La disgrâce de Herner, c'était l'arrivée au pou-
voir de la princesse de Bavière, c'est-à-dire du
parti de Tolberg.
Après avoir quitté le bateau, j'errai pendant
quelques instants, un peu au hasard, dans les
rues de Ruitz. Je n'avais pas dormi la nuit précé-
dente, et j'étais comme une loque. Et malgré moi
je songeais avec terreur à la nuit qu'il faudrait
passer dans le train. Mais il se trouva que le sort
m'accorda le répit que je n'aurais pas voulu me
donner. Le rapide était passé une heure aupara-
SECRETS d'État 259
vant, et le prochain ne passerait que le lendemain
matin, à huit heures.
Une heure après je reposai clans une chambre
confortable du Grand-Hôfel de Ruitz.
Le lendemain, en partant à l'heure dite, par
l'express qui devait trente heures plus tard me
dép«i^er à Ostende, je trouvais que ça me man-
quait un peu de n'avoir plus à mes trousses les
limiers du baron de Herner. J'avais hôte d'arriver
à Londres, et je ne pensais qu'au terme du
voyage. Cette journée de chemin de fer qui serait
suivie le lendemain d'une journée de chemin de
fer et de bateau, la pluie qui ne cessa de tomber,
le sommeil exaspérant d'un vieux monsieur qui
était dans mon compartiment, tout cela me fai-
sait presque regretter mon petit bateau. Puis, je
pensais que ma vie de cour était sans doute ter-
minée; que je n'avais pas beaucoup d'argent
devant moi, qu'il faudrait retourner à Paris, que
je me retrouverais seul dans la vie, que je n'avais
pas de compagne, et que, — c'était là le plus
triste, — je ne tenais môme pas à en avoir une...
J'étais déjà allé à Londres. Je m'y étais plu
beaucoup. Les théâtres, les restaurants, la vie des
260 SECRETS D*ÉTAT
rues m'amusaient. Je n'y avais pas fait un long
séjour, et je m'étais bien promis d'y retourner;
mais les ressources me manquaient pour cela.
Maintenant le destin m'y renvoyait dans des
conditions vraiment désagréables, avec une tâche
à accomplir. Je ne jouirais pas de la ville. Il était
probable qu'aussitôt les révélations faites, je
retournerais tout de suite avec Herrenstein à
proximité du Bergensland.
De nos jours, les voyages sont trop longs,
parce qu'ils sont plus courts que naguère. Jadis
un voyage, c'était une partie de la vie.
Maintenant, un voyage en chemin de fer, qu'il
dure dix heures ou deux jours, est un entr'acte
qui sépare deux phases de notre existence. C'est
de la vie qui ne compte pas, de la vie sacrifiée.
Cette impression de la longueur du voyage, on
l'a bien davantage quand on se rend à un endroit
pour y accomplir une action précise. Il semble
que l'on n'arrivera jamais au bout de cette journée
inoccupée, et si l'on a le malheur de compter le
temps, c'est interminable. Les heures ont soixante
minutes, dont chacune est aussi longue qu'une
heure. On est pris de désespoir en songeant à ce
SECRETS d'État 261
qui vous reste à (( tirer », et il nous semble mira-
culeux que cela puisse finir.
J'arrivai à Douvres le lendemain, vers deux
heures, par une pluie infatigable. Cette bonne
pluie anglaise était allée chercher notre bateau
à Ostende et l'avait accompagné jusque sur les
côtes britanniques.
Le train de Londres était rangé contre un mur.
On rencontrait deux ou trois employés qui
avaient l'air de ne s'occuper de rien, mais le ser-
vice se faisait tout de même. Et le train partit
(juand il le fallut, avec quelques minutes de re-
!ard, afin de n'avoir pas l'air de rafiiner sur
l'exactitude.
J'arrivai à Londres, et je quittai tout de suite
la gare, léger comme un voyageur sans bagages.
Je n'avais qu'un petit sac de voyage. Un cab me
conduisit à Easton Hôtel, où j'avais hâte d'arriver
pour demander si le comte de Ilerrenslein était
toujours là.
Ce fut un grand soulagement quand on m'ap-
prit qu'il n'avait pas quitté Londres. Il était sorti
pour le moment; il faisait une promenade en' voi-
ture, mais il avait dit qu'il reviendrait pour le
18
262 SECRETS d'état
dîner. Il dînait d'ordinaire vers huit heures et
demie, dans ses appartements.
J'avais déjeuné d'assez bonne heure sur le
bateau d'Ostende. J'allai prendre mon repas du
soir dans la salle à manger de Thôtel. J'avais
résolu de voir Herrenstein dès le soir même.
J'allai me poster devant la porte, pour voir le
comte à sa descente de voiture.
Puis je réfléchis qu'il serait peut-être gêné
d'être aperçu par moi, s'il était en compagnie
de quelque femme. Je dis donc à un jeune homme
pâle qui se tenait au bureau :
— Quand le comte de Herrenstein rentrera,
vous me ferez prévenir dans ma chambre.
— Mais, monsieur, me répondit-il, il doit être
rentré.
Je lui fis alors passer ma carte avec un mot.
Je m'excusai de le déranger, et je l'avertissais
que j'avais une communication très grave et
urgente à lui faire.
En somme, tout s'était passé sans encombre
depuis mon départ de Schoenburg. Je n'avais subi
que des retards insignifiants, et j'avais la chance
SECRETS d'ÉTxM 263
de retrouver à Londres, sans avoir besoin de pro-
longer mon voyage, l'homme que j'élais venu
chercher...
Cependant, l'employé que j'avais envoyé chez
le comte de Herrenstein ne redescendait pas, et
je commençais à être un peu étonné, car je m'at-
tendais à être reçu tout de suite et avec empres-
sement...
Un quart d'heure se passa... Peut-être ne
tenait-il pas à me voir ? Pourquoi donc ? Par quel
mystère que je ne soupçonnais pas?... Peut-être,
après tout, n'avait-on pas fait la commission...
J'allais envoyer un autre messager, quand l'em-
ployé redescendit et me lit une réponse bien
étonnante : le comte ne pouvait pas me recevoir
ce soir, et il me demandait de lui donner par écrit
des détails complémentaires sur l'objet de ma
visite.
J'envoyai un bout de billet : je ne pouvais
m'expliquer que de vive voix. J'insistai sur le
grand intérêt privé et politique qu'il y avait à me
recevoir au plus tôt. Si j'avais fait spécialement
le vovage de Schoenburg à Londres, c'était — le
264 SECRETS d'État
comle le pensait bien — pour une affaire des plus
sérieuses.
Comme ce comte de Herrenstein se faisait
prier! Pour qui me prenait-il?... Je n'étais tout
de môme pas le premier venu, et j'avais parlé à
d'autres personnages!...
Peut-être l'avais-je jugé trop favorablement, et
avais-je eu le tort de le considérer comme un
homme de confiance à qui je pouvais dévoiler des
secrets aussi capitaux... N'était-ce qu'un amateur
d'art distingué, légèrement snob?... Aurait-il un
bon conseil à me donner dans cette terrible affaire?
Mais j'avais fait le voyage ; il fallait lui parler
maintenant... D'ailleurs, c'était le seul salut qui
me restait...
Cependant l'employé apparut au haut de l'es-
calier, et me dit que je pouvais monter.
Les appartements de cet hôtel étaient meublés
avec une élégance française un peu surannée.
Le salon, où je fis encore une station assez
longue, et qui était attenant à la chambre du
comte, s'ornait d'une table de palissandre et de
chaises en bois doré, capitonnées en satin rouge.
L'Hôtel Easton était un vieil hôtel cossu, et je
SECRETS d'État 2G5
comprenais assez que le comte l'eût choisi pour
un voyage clandestin...
Au bout d'un quart d'heure environ, la porte
s'ouvrit et je vis paraître une jeune femme en
peignoir blanc, blonde, petite, assez grasse, et
qui ne ressemblait que d'une façon assez lointaine
à M'^' de Linstein.
Celte personne, qui s'exprimait en français
avec une certaine difficulté, avait un air poli,
mais un peu hostile. Elle me dit que le comte
était très souffrant, et qu'il me priait, si c'était
possible, de lui confier à elle tout ce que j'avais
à dire... Je répondis avec une courtoisie un peu
froide et légèrement impatientée, que les secrets
que j'apportais n'étaient pas les miens, et qu'il
ne m'était possible de les confier qu'au comte de
Ilerrenstein. La dame garda un instant le silence,
puis elle disparut à nouveau dans la chambre à
côté. Nouvelle attente énervante. Je finissais par
penser que je ne verrais jamais le comte de
Ilerrenstein...
La porte, au bout d'un instant assez long, se
rouvrit. Je vis apparaître une seconde fois la
jeune femme. Elle avait un air embarrassé... Elle
266 SECRETS d'État
allait m'introduire auprès du comte de Herrens-
tein. Puis elle ajouta, d'un air plus gêné encore :
— Le comte est très souffrant. Il ne peut pas
supporter la lumière... Il vous prie de l'excuser
s'il vous reçoit dans l'obscurité.. .
C'était vraiment un peu déconcertant, mais en
somme cela pouvait s'expliquer. Ce qui m'inquiéta
le plus, ce fut le ton un peu bizarre de la dame
quand elle me posa ces conditions.
N'était-ce pas un faux comte de Herrenstein
que j'allais rencontrer dans cette chambre... Les
imaginations les plus folles me passèrent par la
tête...
Je me laissai cependant conduire jusque dans
la chambre, et je pris place sur un fauteuil. Le
comte était en face de moi, et je ne voyais rien
dans cette pièce parfaitement noire. La lumière
du salon n'y pénétrait pas, car les deux pièces
n'étaient pas attenantes, comme je l'avais cru :
un petit cabinet les séparait.
N'était-ce pas imprudent de parler?... Avais-je
vraiment devant moi le comte de Herrenstein?...
Je me lançai subitement dans mon récit, pour
SECRETS d'État 267
faire cesser en moi toute indécision. Puis, le plus
lentement que je pus, je racontai ma visite au
château royal le matin du jour où le ministre et
moi nous avions trouvé la maison vide. Je dis
l'inquiétude de Herner en voyant que Sa Majesté
n'était pas rentrée, surtout après les renseigne-
ments qu'il avait reçus sar les complots anar-
chistes. Puis, j'arrivai à notre expédition pour
retrouver le roi. J'eus un moment d'hésitation,
quand il fallut parler de notre horrible décou-
verte, car je m'étais souvenu à ce moment des
liens d'amitié qui unissaient Herrenstein au roi
défunt, et je baissai la voix pour lui annoncer
cette vieille et affreuse nouvelle... Dès que je
parlai des débris de la voiture, il me sembla qu'il
remuait, et je sentis son attention aux aguets dans
les ténèbres. Je continuai d'une voix plus basse
encore; je parlai des ossements, de ce qui restait
des deux hommes... Ses soupirs oppressés de-
vinrent des sanglots. J'entendis alors une phrase
dont je ne m'expliquai pas le sens; une voix
désespérée répétait : « Herrenstein est mort !
Herrenstein est mort ! »
Je me levai :
268 SECRETS d'État
— Mais alors vous n'êtes pas?...
Il ne me répondit point, mais il tourna un bou-
ton d'électricité, et j'aperçus devant moi, sur un
fauteuil, les traits décomposés, les yeux malheu-
reux. Sa Majesté Charles XVI, roi du Bergens-
land...
XXVII
Le jour où le roi s'était décidé à quitter son
château, et à disparaître pour un temps indéter-
miné, sa liaison avec Marie, sœur de M'"^ de Lins-
tein, durait depuis longtemps déjà.
Le roi, je l'ai dit, était faible, et il aimait les
femmes. Il eut un moment de folie u.n soir qu'il
la reconduisait de Kreuzach au château voisin...
Marie n'avait jamais eu d'ami dans sa vie. Elle
s'attacha imprudemment à cet homme tendre, si
riche d'esprit, si inventif dans la câlinerie, si dis-
trayant vraiment, et qui animait tant la vie d'une
femme que les heures passées loin de lui parais-
saient vides et désolées. Ce fut bientôt pour elle
un besoin impérieux d'être toujours avec lui, de
l'avoir tout à elle. En somme cette môme maladie
de jalousie qui possédait sa sœur aînée, — sa
270 SECRETS d'État
sœur et tant d'autres, — une jalousie sauvage
et sans merci, s'éveilla dans son cœur. M""^ de Lins-
tein, pour défendre son bien, faisait aux autres
femmes une guerre farouche. Marie, ennemie in-
soupçonnée, lui fit une guerre aussi âpre pour lui
prendre son amant, et le garder tout à fait à elle.
L'affection ancienne, le sentiment familial très
profond qu'elle avait pour M""^ de Linstein, tout
cela fut réduit à rien. Elle combattit sa rivale avec
d'autant plus de succès que l'autre, ne se doutant
de rien, se trouvait sans défense.
Pour détourner les soupçons de la maîtresse en
litre, on avait imaginé un flirt entre la jeune
femme et le comte de Herrenstein, qui, dans celte
affaire, n'était que le confident du roi. Chaque
soir, Herrenstein reconduisait Alarie au château
de Reinig. La jeune femme, en s'en allant, em-
brassait sa sœur, et tendait la main au roi,
et le sensible Charles XVI était torturé, en voyant
la détresse qu'exprimait le visage de Alarie, navrée
de le laisser ainsi « avec une autre. »
Depuis longtemps, chaque fois qu'ils pouvaient
se trouver ensemble, c'était entre eux des scènes
SECRETS d'État 271
déchirantes. Elle le suppliait de l'emmener avec
lui pendant quelques semaines, pour recom-
mencer avec elle un de ces voyages qu'il avait fait
jadis avec AI""^ de Linstein et dont celle-ci, avec
une cruauté inconsciente, avait tant parlé à sa
jeune sœur.
Le roi avait passé des heures abominahles à
refL=;er d'abord, à promettre enfin, à souffrir du
remords d'avoir promis.
Tout ceci se passait au moment où j'étais arrivé
à Schoenburg et où j'avais été présenté au roi. Les
paroles mystérieuses (jui s'étaient échangées entre
Charles XVI et le comte de Ilerrenstein le jour
de mon arrivée au château, cet entretien secret,
avaient trait à ces débats douloureux. Puis comme
il fallait en finir, comme il ne supportait plus
cette vie, à la suite d'une scène presque tra-
gique qui s'était passée au château de Reinig, il
avait, excédé, décidé de partir brusfpicment, en
chargeant Ilerrenstein de deux messages : l'un
pour M""^ de Linstein, l'autre pour le baron de
Ilerner.
Le roi avait pris le train le môme soir avec
272 SECRETS d'État
Marie, pendant que le malheureux Herrenstein
montait dans le landau royal que les nihilistes
attendaient au passage dans la carrière aban-
donnée.
L'explosion avait tout anéanti : le messager et
les messages. La lettre qu'il porlait à Herner,
celle qu'il devait remettre à ]\1'"' de Linstein, et où
le roi indiquait à sa maîtresse qu'une raison ;joli-
tique mystérieuse l'obligeait à s'en aller. C'était
en somme la miême défaite que nous avions
trouvée, le ministre et moi, quand il s'était agi de
calmer les inquiétudes de M"^' de Linstein. Il allait
justement, au moment où j'arrivais à Londres,
écrire au ministre pour lui dire qu'il prolongeait
son voyage, et mes révélations, comme bien l'on
pense, modifièrent ses projets.
Le baron de Herner n'eut donc pas la surprise
de recevoir la lettre d'un mort... Mais il ne perdait
rien pour attendre, et on lui ménageait d'autres
stupéfactions.
Quand le roi m'eut tout raconté, il fit venir son
amie. Il l'avait priée de le laisser seul avec moi,
en lui disant qu'il se passait des événements graves
SECRETS d'État 273
à Sclioenburg. C'est pendant ces quelques instants
qu'il me fit toutes ces confidences, comme au seul
ami qu'il eût au monde. Je crois qu'il eut un
grand soulagement de trouver un ami qui fut un
homme. Il avait eu pendant quelques semaines
quelques moments très malheureux, et il n'avait
rien osé en laisser paraître pour ne pas gâter
chez ^larie la joie de l'avoir à elle sans partage.
Mais lui ne supportait pas le remords d'aban-
donner ainsi M°'° de Linstein.
Il eût voulu prendre le temps de préparer la
jeune femme à l'idée de son retour à Schoenburg.
Je sentis qu'il fallait être énergique à sa place.
Je lui représentai que Marie était déjà préparée
par ma visite. Les nouvelles que j'étais censé
apporter fournissaient, pour justifier notre retour
immédiat, des raisons impérieuses, et que nous
ne pourrions plus retrouver les jours suivants.
On fil venir la jeune femme, et le roi lui dit
devant moi que le lendemain môme il était obligé
'^e retourner dans ses Etats.
Elle le connaissait, et savait bien que si même
il était disposé à rester avec elle, s'il retournait
274 SECRETS d'État
là-bas, il ne romprait pas tout de suite avec
M™^ de Linstein. Elle se disait donc qu'au moins
pendant quelque temps il lui faudrait se priver
de vivre avec le roi... Elle nous écouta sans mot
dire, en hochant faiblement la tête. Puis elle sortit
de la chambre...
XXVIII
— Ou est-ce que vous dites, Mossieu ? me
demanda avec un fort accent allemand le baron
de Gentz, qui représentait, à Londres, l'Etat du
Bergensland... Est-ce que vraiment c'est pos-
sible... Sa Majesté serait à Londres?... Non,
Mossieu, je ne puis croire...
Et il tournait dans ses courtes mains gantées
de gris perle la lettre que m'avait confiée le roi.
Il se résigna enfin à l'ouvrir, et son nez écrasé
se mit à soupirer d'émotion dans la touffe de sa
moustacbe et de sa barbe...
— Oui, oui, il faut aller tout de suite au minis-
tère des affaires étrangères... le ministre lui-
même je dois voir pour cette affaire. Si la jeune
femme s'est tuée cette nuit, si la police est déjà
prévenue, il n'y a aucun temps à perdre, Mossieu,
276 SECRETS d'État
pour arrêter cela... Oui, oui, Mossieu, nous l'arrê-
terons, dit-il en haussant les épaules, comme si
j'avais mis en doute sa puissance... Mais à la
vérité, quelle surprise, Mossieu, que le bien-aimé
souverain soit à Londres !...
Il ajouta que certes il viendrait le voir avant
une heure.
Je lui dis alors que le roi préférait ne recevoir
aucune visite, qu'il viendrait lui-même à l'am-
bassade dans le courant de l'après-midi. Mais il
priait Tambassadeur de ne dire un mot à qui que
ce fût de sa présence à Londres, sauf au ministre
anglais, si c'était nécessaire. J'ajoutai que sous
aucun prétexte il ne fallait en référer à Schoen-
burg. A la vérité. Sa Majesté, tout à sa douleur,
ne m'avait fait aucune de ces observations, mais
c'est moi qui avais pris cela sous ma responsa-
bilité. Je me formais peu à peu; je prenais de
l'initiative ; j'acquérais des qualités d'homme
d'Etat.
Quand je rentrai à l'hôtel, je trouvai le roi à
la place où je l'avais quitté, auprès du lit où gisait
la jeune femme. Cette nuit même, au moment où
il me reconduisait après notre conversation, nous
SECRETS d'État 277
avions entendu un coup de feu. Aussitôt qu'elle
avait su qu'elle ne vivrait plus avec le roi, Marie
avait couru à la mort comme un prisonnier court
à une porte ouverte. Elle n'avait laissé sur sa table
aucun mot d'écrit. Elle savait très bien que l'on
comprendrait.
Ce n'était pas une méchante femme, mais elle
voulait être heureuse à tout prix, et ce besoin
avide, comme animal, d'être satisfaite, l'avait
rendue coupable de toutes les cruautés. Ainsi elle
montra qu'elle n'avait pas la force de renoncer
au bonheur.
Ce qui sauva le roi, c'est qu'il était le roi. Mais
si sa vie n'avait pas été occupée par d'autres
choses que par l'amour, je crois qu'il se serait
tué, lui aussi, plutôt que d'aller retrouver, auprès
de M""* de Einstein, un autre remords. Mais il
n'était pas un amant autant que Marie était une
amante. Quand l'amour prend ces pauvres êtres
désœuvrés, il les prend tout entiers.
19
XXIX
La veille au soir, je n'avais pu que parler assez
brièvement au roi. Il avait lu dans les journaux
les grands événements du Bergensland. Il avait
eu connaissance de la convocation du Parlement,
et il s était dit que Herner agissait bien en pour-
suivant cette affaire avec rigueur. Comme il lais-
sait toujours à son premier ministre une grande
initiative et une grande liberté, il ne s'était pas
étonné qu'il eût utilisé, pour convoquer la Haute-
Cour, les blancs-seings qu'il lui avait laissés.
A la vérité, il avait été un peu étonné de ne
recevoir aucune nouvelle du ministre, car dans
le message qu'il avait chargé Herrenstein de
porter au château royal, il donnait deux adresses
où des télégrammes pouvaient lui être adressés
par Herner, en cas de besoin urgent.
280 SECRETS d'État
Il s'était dit cependant que le ministre avait dû
agir avec rapidité, et n'avait pas eu le temps de
prendre Tordre du souverain, dans une circons-
tance évidemment d une haute gravité, mais où
l'avis du roi n'était pas douteux.
Herner était sûr, étant donné les idées de
Charles XVI, esprit libéral, mais monarque, en
somme, assez ferme, que les mesures énergiques
prises par le Gouvernement seraient certainement
approuvées par le roi.
Le silence de Herrenstein l'avait d'autant moins
surpris que le comte, d'après leurs conventions,
ne devait écrire ou télégraphier que dans le cas
d'un gros ennui. L'absence de nouvelles signifiait :
bonnes nouvelles.
Le roi me donna l'assurance que la peine capi-
tale qui serait certainement prononcée contre
Tolberg serait commuée en un bannissement per-
pétuel. Il ajouta qu'il prendrait telles dispositions
pour que Bertha pût suivre son ami dans son exil.
J'emmenai le roi le plus tôt que je pus loin
des tristes souvenirs de l'hôtel Easton. Mais je
comprenais bien qu'il ne pouvait pas rentrer tout
SECRETS d'État 281
de suite à Schoenburg et retrouver M"^^ de Lins-
lein, à qui il faudrait cacher toute sa douleur.
Nous restâmes quelques jours à Bruxelles.
Charles XVI était dans un tel état d'esprit qu'il
n'eût pas toléré la vie des champs. Dans la vie
des villes, sa tristesse était moins accablante; il
jouissait malgré lui de tout ce qu'il voyait des
hommes et des choses. Il avait une faculté singu-
lière pour reconstituer la vie des gens rien qu'en
les voyant passer... C'est cette faculté de profiter
des êtres, de prendre plaisir à leurs gestes, de
saisir tout leur charme apparent ou caché, qui
faisait de lui un amant si attaché, si constant et
si naturellement infidèle. Sa passion était d'une
clairvoyance admirable ; il distinguait en une
femme toutes ses séductions qui le retenaient très
sûrement à elle. Mais il était sensible à d'autres
charmes pour peu qu'il s'en approchât. L'être
aimé était aimé par lui mieux que par n'importe
quel amant, mais il n'était pas aimé exclusive-
ment. Ses maîtresses avaient peut-être raison de
le garder aussi jalousement, comme un Turc
garde ses femmes.
Je me souviens qu'un soir où il avait été parti-
282 SECRETS d'État
culièrement triste, il m'avait dit avec une sincérité
profonde que jamais il ne goûterait plus de joie
dans la vie. Ce soir-là, nous nous rendîmes en-
semble dans une sorte de music-hall d'été. Une
petite fille de seize ans qui vendait des bouquets
s'approcha du roi, dont la tristesse se fit tout de
suite un peu plus attendrie. Il la pria de s'asseoir
à une table, dans le jardin. Il la retint à causer
avec lui pendant une heure, et je crois qu'il l'aurait
emmenée à l'hôtel; mais il n'osa pas, à cause de
moi...
Je ne voulais pas trop le presser pour rentrer
à Schoenburg. Mais je pensais que le procès de
Tolberg devait être commencé. Je craignais
qu'une fois la sentence rendue, Herner ne préci-
pitât les choses. Qui sait même si, pour se débar-
rasser de son ennemi, il n'était pas homme à ima-
giner quelque suicide?... Mais le roi, à qui je
fis part de mes craintes, me répondit qu'elles
étaient sans fondement.
— Vous ne connaissez pas Herner comme je
le connais. Certainement c'est un homme que rien
n'arrête, mais il est incapable d'un crime inutile.
Ainsi, vous, par exemple, mon brave Humbert,
SECRETS d'État 283
il ne vous aurait jamais tué parce qu'il avait la
ressource de vous coffrer...
Rien ne l'avait tant égayé que l'histoire de ma
fuite. Il répétait qu'il aurait bien voulu voir
Humbert en prisonnier, et que, d'ailleurs, il
s offrirait un jour cette joie-là.
Enfin, une dizaine de jours après avoir quitté
Londres, il me dit un matin :
— Nous allons rentrer à Schoenburg.
Le rapide nous y amenait le lendemain au point
du jour. Nous descendîmes de la gare à pied. Le
roi traversa sa bonne ville endormie. C'était la
première fois de sa vie qu'il la voyait à cette
heure.
En passant sur la place de l'Hôtel-de-Ville, le
roi, qui me tenait familièrement par le bras,
s'arrêta. 11 regarda autour de lui toutes ces
vieilles maisons silencieuses. Ce n'était pas uni-
quement le froid du matin qui lui mouillait les
paupières. Charles XVI aimait bien son vieux
Schoenburg...
La sentinelle du palais ne reconnut pas cet
homme de forte taille, qui rentrait à cette heure
matinale, le col de son ulster relevé.
284 SECRETS d'État
Nous montâmes jusqu'à ma chambre, qui était
telle que je l'avais laissée. Le roi trouva qu'on
m'avait mal logé. Comme il restait de l'eau dans
le pot à eau, Sa Majesté se débarbouilla. Puis,
pendant que le palais dormait encore, nous des-
cendîmes tous les deux dans mon cabinet dont je
fermai soigneusement la porte.
C'est là que le roi, sans être vu, devait attendre
l'arrivée de Herner.
Comme il était fatigué, il s'étendit sur un canapé
où il sommeilla, tandis que, trop énervé pour
dormir, je m'asseyais à mon bureau, et je com-
mençais machinalement à dépouiller les piles
énormes de journaux qui, en mon absence,
s'étaient amoncelés sur ma table.
Vers six heures, j'entendis le bruit des garçons
de bureau qui arrivaient. L'un d'eux ouvrit la
porte du cabinet de Herner, et s'en vint jusqu'à
la porte du mien. Mais je lui criai que je m'étais
enfermé pour travailler, et qu'il ferait le cabinet
plus tard.
Vers neuf heures, je me mis à la fenêtre et je
guettai impatiemment la venue de Herner. Le roi
s'était levé et s'était mis à mes côtés, et nous
SECRETS d'État 285
vîmes ensemble le premier ministre qui traversait
la cour et se dirigeait vers le perron d'entrée,
d'où il s'apprêtait à gagner innocemment son
cabinet... c'est là que l'attendait une surprise
assez considérable.
De Londres, j'avais écrit à Herner une seconde
lettre où j'expli([uais que mon absence serait un
peu plus longue que je n'avais prévu.
Je suis sûr que le ministre n'avait pas cru à
mon histoire, et qu'il était bien persuadé que
j'avais voulu fuir...
J'avais laissé le roi dans mon petit bureau, et
je m'installai dans le cabinet du ministre. Quand
il ouvrit la porte, il eut un sursaut d'étonnement.
Ma rentrée bouleversait évidemment toutes ses
prévisions.
Il se remit assez promptement pour me dire :
— Ah ! vous voilà de retour ? et me tendre la
main avec une parfaite aisance.
— Monsieur le ministre, lui dis-je, avec une
certaine émotion, je suis revenu encore plus tôt
que je ne pensais... C'est (fue je venais réclamer
de vous l'exécution d'une promesse...
286 SECRETS d'État
Il semblait m'écouter distraitement et classer
dès papiers avec attention.
— J'ai vu, continuai-je, que le comte de Tol-
berg avait été jugé et condamné. Vous m'avez dit
que, pour le principe, vous teniez à avoir une
condamnation contre lui, mais vous m'avez promis
qu'après la condamnation, vous prendriez en sa
faveur une mesure de clémence...
Il sembla regarder avec une application scru-
puleuse des papiers quelconques qu'il était en
train de ranger.
— Sans prendre aucun engagement, répondit-il
au bout d'un instant. J'ai dit et je répète que je
ferai mon possible pour vous donner satisfaction.
Dès demain je réunirai les ministres, et nous
verrons si nous pouvons remettre le dossier à la
compagnie des grâces. Je pense qu'avec mon
appui, ce sera chose faisable.
— Monsieur le ministre, lui dis-je, excusez-moi
si je réclame de vous une promesse plus formelle.
J'avais pris un ton ferme que je ne me connais-
sais pas. Ah ! je n'avais pas peur de parler à un
ministre, quand j'avais un roi derrière moi !...
SECRETS d'État 287
Il fut étonné de cette assurance. Il me regarda
et me dit, avec une certaine hauteur, que je
n'avais qu'à me fier à lui. Et il se demandait de
quel droit...
Je répondis que ce droit, je le tenais de lui-
même. Il avait bien voulu m'honorer de sa
confiance en me faisant le dépositaire d'un cer-
tain secret...
Il y avait bien longtemps qu'il m'avait compris,
mais il attendait pour se mettre en colère que je
me fusse expliqué nettement et sans équivoque.
Maintenant il était forcé de comprendre...
— C'est ce qu'on appelle du chantage, me dit-il.
Et je vis s'allumer dans ses yeux ce même éclair
de sauvagerie et de brutalité qui les faisait briller
quand il parlait d'un de ses ennemis : la princesse
Eisa, par exemple. Il était maître de laisser ou
de ne pas laisser pénétrer la colère en lui, mais
aussitôt qu'elle y entrait, il en était saisi tout
entier.
— Chantage ou non, répondis-je, je désire
avoir de vous. Monsieur le ministre, la promesse
que je vous ai demandée.
288 SECRETS d'État
— \'ous n'aurez rien, me dit-il; je ne cède pas
aux menaces.
Je restai un moment sans rien dire. J'étais
maître de mon coup de théâtre. J'avais demandé
au roi la lettre de grâce de Tolberg, et je n'avais
qu'à la tendre à Herner, il serait confondu, comme
dans ces mélodrames où le traître vaincu courbe
la tête, et se jette ensuite dans un précipice, en
criant : « Vous ne m'aurez pas vivant ! ».
Mais la vérité, c'est que c'était assez de comédie,
et que je sentis malgré moi, à ce moment, une
sorte de respect pour cet homme qui méritait sans
doute qu'on se vengeât, mais non qu'on se jouât
de lui. Et je sentis aussi qu'en apprenant que son
souverain était encore en vie, il allait éprouver
une grave émotion.
De sorte que je ne lui dis plus rien des choses
dramatiques que j'avais préparées, et que les
larmes me vinrent aux yeux, malgré moi. Je lui
mis la main sur l'épaule, et je lui criai, la gorge
serrée, le plus vite que je pus :
— Le roi est vivant ! Il est là ! . . .
XXX
— Vous voilà, usurpateur! avait dit Sa Majesté.
Le ministre et son roi s'étaient regardés en
silence, et j'avais compris en les voyant quels
liens profonds les unissaient auprès de ce Ber-
gensland, dont l'un avait la garde héréditaire et
à qui l'autre s'était consacré.
Le roi vivant, il ne restait de la culpabilité de
Herner que l'histoire de quelques faux, dont on
ne parla point. Une personne de plus était dans
la confidence, et connaissait la conduite auda-
cieuse du premier ministre. J'aimais mieux cela.
Quand j 'étais seul avec Herner à porter ce secret,
je trouvais qu'il pesait un peu lourd sur mes
épaules.
yme ^^ Linstein apprit avec une grande douleur
la mort de sa sœur et de son ami Herrenstein,
290 SECRETS d'État
victimes d'un accident d'automobile en Angle-
terre.
Ainsi que le roi l'avait promis, la peine de Tol-
berg fut commuée en un bannissement. On ne
pouvait pas gracier complètement un homme
dont la culpabilité était aussi indéniable, mais la
clémence royale n'avait pas dit son dernier mot.
Un jour d'oubli viendrait où l'on pourrait faire
mieux.
En attendant, Charles XVI fit connaître offi-
cieusement à la Chambre des divorces qu'il était
favorable au divorce de Bertha. Sa Majesté eut
la bonté de distraire de sa cassette privée une
somme de vingt-cinq mille livres, dont il me fai-
sait soi-disant présent, et que je remettrais en
mon nom propre à Tolberg, pour l'aider à vivre
à Paris, jusqu'au jour où sa famille s'humanise-
rait... Le roi connaissait à peine Tolberg et s'inté-
ressait d'une façon très superficielle aux malheurs
de Bertha, mais il se plaisait beaucoup à me faire
plaisir.
Jamais banni ne s'embarqua si joyeusement
pour l'exil que le comte de Tolberg. Bertha ne
prenait pas le train en même temps que lui, pour
SECRETS d'État 291
ménager les apparences, mais elle devait le
rejoindre à Ersladt, la première station du rapide.
Quand j'accompagnai mon ami à la gare, il m'ap-
prit comment il avait remplacé, au dernier mo-
ment, celui des conjurés que le sort avait primi-
tivement désigné, et qu'une maladie avait rendu
indisponible.
A quelques jours de là, je fus mandé au château
de la princesse Eisa, et je m'y rendis avec un
certain frémissement... Je savais que c'était une
jeune femme. On m'avait bien dit qu'elle n'était
pas très jolie; mais c'était une princesse et j'avais
fait souvent ce rêve fantaisiste et inavoué qu'il se
passerait quelque chose entre elle et moi...
Mais elle était décidément trop courte, trop
rouge de teint, et trop duvetée sous les joues et
dans le cou.
Elle me dit qu'elle avait causé avec le roi, et
que je lui serais très agréable si je voulais me
charger de l'éducation des jeunes princes. Bôl-
môller avait perdu toute espèce de prestige aux
yeux de ses élèves. On l'avait nommé je ne sais
pas quoi, inspecteur général de quelque chose
d'insignifiant. L'éducation de l'héritier présomptif
292 SECRETS d'État
entre mes mains, c'était une grande sécurité pour
Herner, qui, ainsi, ne craignait plus les menées
des Bavarois.
Tout va désormais paisiblement à la Cour et
chez AI""® de Linstein. Le roi, très assagi au point
de vue sentimental, s'occupe un peu plus des
affaires publiques, et continue à guerroyer contre
l'autoritarisme de son premier ministre... Mais il
prétend que Herner fera un jour un libéral excel-
lent; de même que les anciens libéraux font d'ex-
cellents ministres autoritaires.
— Il est bon, me dit le roi, d'avoir pratiqué les
deux opinions...
FIN
Imprimerie Oberthur, Rennes-Paris (3896-08).
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PQ Bernard, Tristan
2603 Secrets d'fitat
E6S4
1908