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Full text of "Sermons de M. Massillon, évêque de Clermont .."

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/v.:*  V, 


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# 


SERMONS 

D  E 

M  MASSILLON, 

É  V  Ê  Q  U  E 

DE    CLE  RMONT, 

Ci-devant  Prêtre  de  VOratoire , 

Vux  DES  Quarante  de  l'Académie 
Françoise. 

'  — —   ■ 

PANÉGYRIQUES. 


A  PARIS,  Rue  St.  JACQUES, 

{Les  Frères   Estienne,   à  la  Vertu. 
E   T 
Hérissant,  Fils,  à  St.  Paul  &  à  St.  Hilaîrer 

M.    DCC.    LXXVI/ 

Avu  Approbation  &  PriyiL 


.^ 


p 


AVIS 

AU  LECTEUR. 


c 


E  volume  contient  dix  fer- 
mons pour  la  fête  d'autant  de  faints. 
Nous  ne  craindrons  point  de  le 
dire  :  la  plupart  ferviront  de  mo- 
dèle aux  prédicateurs,  qui  jugeront 
avec  raifbn  que  l'inftruclion  des  au- 
diteurs ne  doit  jamais  être  fépa- 
rée  de  l'éloge  du  faint;  au-lieu  que 
d'ordinaire  dans  les  panégyriques, 
l'orateur  miiquement  occupé  à  éta- 
ler des  penfées  brillantes  &  ingé- 
nieulès ,  en  bannit  entièrement  la 
morale ,  qui  doit  cependant  faire 
le  fonds  de  tout  difcours  chrétien. 
Nous  ne  ferons  pourtant  pas  diffi- 
culté d'avouer  que  tous  ces  dilcours 
ne  font  pas  de  la  même  force.  Quel- 
ques-uns annoncent  lans  doute  un 
grand  talent ,  mais  ne  le  montrent 
pas  encore  tel  qu'il  a  été  depuis. 


AVIS  AU  LECTEUR. 

Falloit-il  les  fupprimer?  nous  en 
avons  été  tentés.  Mais  l'exemple 
de  tous  ceux  qui  mettent  au  jour 
les  ouvrages  des  grands  hommes , 
nous  autorife  à  confèrver  au  public 
ces  premières  produftions  de  la  jeu- 
nefle  du  Père  Maflillon.  N'eft-il 
pas  utile  en  effet  de  faire  connoître 
aux  jeunes  gens  que  ce  n'eft  jamais 
tout-à-coup  ,  mais  par  degrés ,  à 
force  de  réfléchir  &  de  travailler , 
que  les  plus  grands  génies  mêmes 
arrivent  enfin  à  ce  point  de  per- 
feftiôn  qui  les  tire  de  la  foule  des 
auteurs ,  &  affure  l'immortalité  à 
leurs  ouvrages. 


SERMONS 

contenus  dans  ce  volume. 

Jro  UR  le  jour  de.  fainu  Agnès , 

page  T 

Pour  le  jour  de  faint  François  de 
Paule ,  25 

Pour  le  jour  de  faint  Benoît ,  58 

Pour  le  jour  de  faint  jfean-Bap- 
tlfte ,  97 

Pour  le  jour  defainte  MagdelainCy 

133 
Pour  le  jour  de  faint  Bernard,  173 

Pour  le  jour  de  faint  Louis,  Roi 
de  France,  211 

Pour  le  jour  de  faint  Etienne,  252 

Pour  le  jour  de  faint  Thomas  d^A- 
quin,  281 

Pour  la  Fête  d'un  faint  Martyr^ 
patron  d'une  Eglife ,  314 


^ 


APPROBATION. 

J'ai  lu  par  ordre  de  Monfeîgneur  le  Chance- 
lier, les  fermons  fur  les  Mjfleres^  &  les  Pa- 
77égyriques  ^  prêches  par  feu  M.  MASSILLON^ 
Evêque  de  Clermont,  Les  fujets  de  morale  ne 
font  pas  les  feiils  où  ce  grand  homme  a  excellé; 
fes  difcours  fur  les  Myfteres  &  fes  Panégyriques, 
ne  font  pas  moins  capables  d'inftruire,  d'édifier 
^  de  plaire  ,  que  les  premiers  qui  ont  enlevé 
les  fufFrages  du  public  avec  un  fuccès  auffi  in- 
térefîant  pour  la  religion ,  qu'il  efl:  honorable  à 
îa  mémoire  de  leur  illuftre  Auteur.  A  Paris ,  ce 
ad  Février  1745. 

MILLET,  Doaeur  en  Théologie  de  la 
Faculté  de  Paris  ^  fif  Cenfeur  Royal» 


Le  privilège  efl  à  la  fin  du  ^volume  à€  P/iveJtf» 


SERMON 


SERMON 

POUR   LE  JOUR 

D  E 

SAINTE   AGNÈS. 

Magnîficabitiir  Chriftiis  in  corpore  meo,  fiveyer 
vitam ,  five  per  mortem. 

Jefin  Chrijl  fera  glorifié  dam  mon  corps  ^  foit 
par  ma  vie  ou  par  ma  mort.  Philipp,  i .  20. 

ESUS-Christ  n'a  jamais  paru 
plus  grand  que  dans  fes  faints  ; 
&  ces  fiecles  heureux,  où  l'E- 
glife  teinte  du  fang  des  martyrs 
gémiffoit  dans  roppreflîon  ,  fa- 
rent  les  fiecles  de  fa  magnificence  &c  de 
fa  gloire. 

Voilà  pourquoi  l'Eglife  nous  rappelle  fans 
cefîe  aux  premiers  âges  de  l'Evangile  :  elle 
noi'.s  préfente  ces  héros  de  la  foi,  qui  firent 
tant  d'honneur  à  la  religion  ;  ces  grands 
modèles;,  la  gloire  de  leur  fiecle  &  la 
confufion  du  nôtre. 

^  Mais  parmi  c^s,  âmes  IHuftres,  qifi  ren- 
dirent témoignage  à  Jefus-Chrift,  &  qui  le 


1         Pour    LE    JOUR 

glorifièrent  dans  leur  corps,  TEglife  a  tou- 
jours donné  un  rang  d'honneur  &  de  dif^ 
tinélion  à  la  fainte  Martyre  dont  nous  cé- 
lébrons aujourd'hui  la  mémoire.  Agnès  à 
peine  fortie  de  l'enfance ,  vicloiieiife  du 
monde  &  des  tyrans  ,  des  plaifirs  &  des 
fupplices  :  c'eft  le  grand  fpeclacîe  que  l'E- 
glile  préfente  à  notre  foi ,  &  rinftrudionen 
même  temps  qu'elle  donne  aux  fidèles. 

Nous  excufons  nos  foibleflTes  fur  Tâge, 
fur  le  tempérament,  fur  les  occafions  :  la 
chafteté  éminente  de  notre  illuftre  Vierge 
va  confondre  ces  vaines  excufes.  Nous  juf- 
tifions  notre  molleffe  &  notre  impénitence 
fur  la  foibleffe  de  Fhomme,  &  fur  l'in- 
compatibilité de  l'Evangile  avec  nos  mioeurs 
&  nos  ufages  :  le  courage  de  notre  fainte 
Martyre  va  détruire  ces  prétextes  frivoles. 
Préjugé  de  foibleffe  &:  de  fragilité  détruit 
par  le  triomphe  de  fa  chafteté  ;  préjugé  d'im- 
pénitence  confondu  par  le  courage  de  fon 
martyre.  Implorons,  &c.  Ave  y  Maria. 

î.  JLjE  fang  des  martyrs  étoît  encore  la  fe- 
Partie.  y^^^qq  des  fidèles,  &:  les  chrétiens  perfécu- 
tés  accompiiffoient  encore  dans  leur  corps 
ce  qui  manquoit  à  la  paffion  de  leur  Maî- 
tre ,  quand  Rome  vit  paroître  l'iiluftre 
Vierge  que  nous  honorons. 

Cette  capitale  de  l'univers,  qui  avoit 
trouvé  le  fecret ,  dit  faint  Auguftin  ,  de 
réunir  toute  la  fageffe  de  la  philofophle  & 
de  la  politique  humaine ,  avec  toutes  les 


DE   SAINTE  Agnès,        5 

extravagances  du  culte;  qui  avoit  adopté 
tous  les  dieux  les  plus  bizarres ,  &  toutes 
les  (uperftitions  des  nations  qu'elle  avoit 
vaincues;  &c  qui  de  toutes  les  folies  de  Tu- 
nivers,  avoit,  pour  ainfi  dire,  formé  la  ma- 
jefté  de  ia  religion  &  de  Ces  cérémonies, 
ne  parut  inexorable  qu'à  la  Ihinte  folie  de 
la  croix.  Le  démon ,  en  poiïefllon  de  cette 
maitrelTe  du  monde,  la  difputa  long-temps 
à  Jefus-Chrift  :  il  en  coûta  à  l'Eglife  fës 
plus  illuftres  vidimes;  &:  il  fallut  encore 
que  cette  ville  célèbre  ,  pour  devenir  une 
cité  lainte  &  nouvelle,  fût  fondée  fur  le 
(ang  de  fes  Apôtres ,  comme  elle  le  fut 
autrefois  fur  le  fang  rnémede  ies  deuxpre-* 
niiers  Fondateurs. 

Au  milieu  de  tant  de  généreux  défen- 
feurs  de  la  foi ,  dont  le  triomphe  rendoit 
Rome  encore  plus  illuftre  que  les  viftoires 
de  fes  anciens  conquérants,  Agnès  parut 
avec  tant  d'éclat ,  que  fon  nom  feul  de- 
vint la  gloire  de  l'Eglife ,  la  honte  du  pa- 
ganifme  &  l'admiration  de  tous  les  fiecîes, 

La  grâce  &  la  nature  avoient  pris  plaifir 
de  répandre  à  l'envi  fur  elle  tous  leurs  tré- 
fors  ;  une  jeunefTe  tendre  &  floriffante,  une 
beauté  dont  Dieu  fembloit  relever  l'éclat, 
comme  autrefois  dans  Judith  ,  arrêtèrent 
d'abord  fur  elle  les  regards  publics.  Ce  que 
Rome  avoit  de  plus  grand,  la  rechercha  : 
des  époux  terredres  fe  préfenterent  ;  & 
ne  doutant  pas  que  leur  naiffance  &  leurs 
grands  biens  ne  devinrent  un  attrait  invin- 
cible pour  la  médiocrité  de  fa  fortune,  ils 

Aij 


4         Pour    le    jour 

comptoient  déjà  pour  époufe,  celle  qui  ne 
devoir  avoir  que  Jefus-Chrift  pour  époux. 
Quel  écueil  en  effet  pour  une  vertu  vul- 
gaire! fe  refuie-t-on  à  cet  âge  à  une  for- 
tune brillante  qui  s'offre;  &  fur-tout  quand 
l'honneur  &  !a  religion  n'y  femblent  met- 
tre aucun  obftacle  ?  Il  eft  vrai  que  l'ido- 
lâtrie de  ces  prétendus  époux  devoit  alar- 
mer la  foi  de  notre  jeune  Vierge  :  mais  la  • 
femme  fidellene  pouvoit-elle  pas  fanftifîer 
le  man  infidèle?  D'ailleurs,  y  regarde-t-on 
de  11  près ,  quand  il  s'agit  d'un  établiiTe- 
ment  qui  va  nous  affurer  un  grand  rang  & 
une  fortune  immenfe?  les  mœurs,  la  re- 
ligion, la  piété  décident-elles  de  nos  choix 
dans  ce  facrement  honorable  ?  Pintérêt  ou 
la  paflîon  ne  forment -ils  pas  toujours  les 
nœuds  de  ce  lien  facré  ?  les  biens  &  les 
titres  font  comptés  dans  l'écrit  fatal  qui  va 
nous  lier;  les  vertus  y  font-elles  comptées? 
On  met  tout  en  œuvre  pour  affortir  les  for- 
tunes ;  on  ne  fe  met  point  en  peine  d'af- 
fortir  les  cœurs  :  pourvu  que  tout  le  refle 
convienne  ,  on  compte  pour  rien  que 
les  humeurs  ne  conviennent  pas.  Une  fo- 
ciété  fainte  &  indiffoluble  n'a  fouvent  pour 
tout  lien  qu'une  opposition  fecrete  de  ca- 
raftere,  qui  va  bientôt  la  troubler  &  peut- 
être  la  rompre  :  la  même  cupidité  qui  nous 
lie,  nous  a  bientôt  défunis.  L'ouvrage  des 
paffions  ne  fauroit  être  durable  ;  on  unit 
îbuvent,  &  on  unit  en  vain,  ce  que  Dieu 
avoit  féparé.  Tant  de  divorces  fcandaîeux 
font  de  foibles  leçons ,  &  ne  rendent  pas  les 


i>  E  S  A I  N  t  E  Agnès;       ç 

mariages  plus  raintsS:  plus  prudents;  &  Ton 
voit  tous  les  jours  les  plus  grandes  maiibns 
périr  &  s'éteindre,  par  le  fièrement  même 
defliné  à  les  Ibu tenir  &  à   les  perpétuer. 

Mais  ce  n'eft  pas  la  leule  inftru^ion  que 
«ous  donne  la  préférence  que  lait  Agnès  du 
tréfor  de  la  virginité  à  toutes  les  pompes  du 
iîecle.  Nous  regardons  le  dérèglement  com-. 
me  une  deflinée  de  Tage;  nous  pardonnons 
le  vice  aux  premières  mœurs.  Il  femble 
qu'il  y  a  une  iailbn  pour  les  paffions  ;  & 
que  la  régularité  &  la  pudeur  ne  devien- 
nent une  vertu  ,  que  lorlqu'un  âge  plus 
avancé  nous  en  a  fait  une  nécefïité  ou  du 
moins  une bienléance.  Agnès,  à  la  fleur  de 
rage,  ne  connoît  rien  de  plus  précieux  que 
le  tréfor  de  l'innocence  :  ornée  de  tous  les 
talents  qui  conduifent  toujours  à  la  perdre, 
elle  en  veille  avec  plus  de  foins  à  fa  con- 
fervation.  Tous  les  temps  lui  paroiiTent  ap- 
partenir également  à  celui  qui  eft  le  Maî- 
tre des  temps  &  le  Seigneur  de  l'éternité; 
&  le  feul  privilège  qu'elle  trouve  dans  fa 
jeuneffe ,  ce  font  des  attentions  plus  fève- 
res,  pour  éloigner  des  paffions  qu'il  eft  tou- 
jours bien  plus  aifé  de  prévenir  que  d'é- 
teindre. 

Vous  nous  dites  tous  les  jours  cepen- 
dant qu'il  faut  paffer  quelque  chofe  à  l'â- 
ge :  &  moi  je  vous  dis  que  c'eft  à  l'âge 
qu'il  ne  faut  rien  pafTer  ,  &  que  les  pre- 
mières mœurs  décident  d'ordinaire  du  refte 
de  la  vie.  La  faifon  des  périls  eft-elle  donc 
celle  où  il  faut  moins  les  craindre  ?  Les 

A  iij 


6        Pour    LE    JOUR 

pafïîons  les  plus  vives  nous  autorlfent-elîes 
à  moins  fuir  tout  ce  qui  les  nourrit  & 
les  allume?  faut-il  que  le  monde  ait  cor- 
rompu le  .  cœur  avant  que  nous  le  don- 
nions à  Dieu  ;  que  le  vice  prépare  les  voies 
à  la  vertu,  &  que  tous  les  plaifirs  foient 
tifés  avant  qu'on  prenne  le  parti  de  goû- 
ter combien  le  Seigneur  eft  doux? 

D'ailleurs,  nos  paffions  finiflent  -  elles 
avec  la  jeunefle  ?  Hélas!  mes  frères,  vous^ 
le  favez ,  les  premiers  dérèglements  ne  lai(^ 
fent-ils  pas  wn  fonds  de  foibleiTe  qui  fem- 
bîe  fe  fortifier  avec  les  années  ?  &  la  fra- 
gilité d'une  vieillefîe  criminelle  n'eft-elle 
pas  prefque  toujours  le  fruit  &  la  puni- 
tion de  la  licence  des  premières  mœurs  } 

Une  femme  mondaine  ne  veut-elle  pas 
encore  plaire  au  monde ,  lorfqu'elle  n'en 
eft  plus  que  la  rifée  ou  le  dégoût?  ne 
cherche-t-el!e  pas  encore  des  regards  qui 
la  fuient?  ne  ranime-t-elle  pas  encore  un 
vifage  flétri  &  furanné^  par  des  artifices 
qui  rappellent  plus  fes  années  que  fes  at- 
traits? ne  fe  donne-r-elle  pas  encore  une 
jeuneffe  empruntée,  qui  ne  trompe  que  (es 
yeux  feuls?  Que  dirai-je?  n'achete-t-elle 
pas  peut-être  des  affiduités  criminelles  qu'elle 
ne  fauroit  plus  mériter?  des  choix  hon- 
teux ne  deviennent-ils  pas  la  reffource  de 
fon  indigne  foiblefle  ?  &  l'âge  en  chan- 
geant (es  traits,  a-t-il  changé  quelque chofe 
à  la  honte  de  fon  caraftere  ?  Vous  vou- 
lez nous  apprendre  ,  ô  mon  Dieu!  qu'on 
ne  revient  pas  aifément  à  vous ,  quand  une 


DE    SAINTE     ACNfes.  7 

fois  on  vous  a  abandonné  jufqirà  un  cer- 
tain point;  &:  qu'un  cœur  livré  depuis  long- 
temps au  monde  &  aux  plaihrs,  n'offre 
prei'que  plus  de  refTource  à  la  grâce  ? 

Mais  du  moins,  direz-vous ,  fi  l'âge  ne 
mérite  pas  quelque  indulgence,  le  tempé- 
rament doit  rendre  nos  toibleffes  pardon- 
nables ;  c'eft  un  malheur  d'être  né  d'une 
certaine  façon.  Peut-on  fe  faire  un  cœur 
à  fon  gré;  être  plus  dur  que  l'airain ,  quand 
on  a  apporté  en  naiffant  une  ame  tendre 
&  feniible  ?  &  ne  trouvons-nous  pas  en 
nous  des  penchants  auxquels  on  peut ,  à 
la  vérité ,  fe  refufer  quelque  temps ,  mais 
dont  il  n'eft  prefque  pas  po/Tible  de  fuir 
toujours  la  deftinée  ?  C'eft-à-dire,  mes  frè- 
res^ que  lorfque  Dieu  nous  donne  un  cœur 
tendre  &  fenfible  ,  il  ne  nous  le  donne 
pas  pour  luL  11  ne  s'eft  donc  réfervé  que 
les  âmes  dures  &  barbares  ?  il  n'y  a  donc 
que  les  cœurs  dVirain  fur  lefquels  il  puifTe 
avoir  quelque  droit ,  &  qui  foient  nés  pour 
l'aimer?  &  dès  qu'il  nous  a  donné  un  bon 
cœur,  le  bienfait  même  devient  un  titre 
qui  nous  difpenfe  de  le  fervir ,  &  une  ex- 
cufe  qui  femble  nous  autorifer  à  l'oublier 
&  à  lui  déplaire  ?  Quel  blafphême  !  &C 
quel  outrage  fait  au  fouverain  Modérateur 
de  la  nature  &  de  la  grâce  ,  &  à  l'Au- 
teur de  tout  don  excellent  !  Tout  ce  que 
nous  avons  reçu  de  lui ,  ne  l'avons-nous 
pas  reçu  pour  lui  ?  &  la  fertfibilité  d'un 
cœur  tendre^  qu'eft-elle,  qu'une  difpofi- 
tion  &  une  facilité  de  l'aimer ,  que  la  na- 

A  iv 


^        Pour    le    jour 

tore  elle-même  a  comme  mjfe  en  nous  , 
&  dont  nous  abufons  par  une  ingratitude 
criminelle  ,  pour  proftituer  nos  affeftions 
à  la  vile  créature  ? 

Quel  cœur  plus  tendre  que  celui  d'A- 
gnès? J'aime  Jefus-Chrift,  difoit-elle,  & 
en  l'aimant  je  deviens  plus  chafle;  en  m^u- 
niflant  à  lui,  je  me  trouve  plus  pure  ;  en 
le  recevant  au-dedans  de  moi,  ]e  mets 
le  fceau  à  ma' virginité  :  c'eft  faire  outrage 
à  cet  Epoux  célefie,  de  croire  que  ]e  puifle 
être  touchée  de  quelqu'autre  que  de  lui. 
PérifTe  mon  corps,  puifqu'il  a  pu  plaire  à 
d'autres  yeux  qu'aux  fiens  :  Pereat  corpus 
quod  placcre  pouft.  oculis  quibus  nota.  Elle 
fait  ufage  pour  Dieu  feul  d'une  fenfibi- 
lité  qui  ne  doit  nous  conduire  qu'à  Dieu 
feul.  Mais  de  plus,  où  feroit  le  mérite  de 
la  vertu  ^  lî  nous  ne  trouvions  en  nous  des 
penchants  qui  la  combattent  ?  où  place- 
rions la  violence  qui  ravit  le  royaume  de 
Dieu ,  s'il  ne  falloit  pour  l'obtenir ,  que 
renoncer  à  des  plaifirs  où  nul  goût  ne  nous 
entraîne?  Vous  alléguez  le  tempérament? 
mais  quel  ell  le  pécheur  qui  ne  devienne 
par-là  digne  d'excufe?  tous  les  crimes  les 
plus  affreux  ne  fuppofent-ils  pas  dans  ceux 
qui  s'en  rendent  coupables,  des  penchants 
qui  les  y  portent  ?  Le  vice  ceffe-t-il  de 
rêtre  dès  qu'il  a  le  cœur  pour  lui  ?  feroit- 
il  befoin  de  nous  l'interdire,  fi  un  goût 
malheureux  ne  nous  le  rendoit  aimable  ? 
L'adultère  de  David  fut-il  moins  odieux 
&  moins  puni  du  Ciel^  parce  que  ce  Prince 


DE   SAINTE   Agnès.        9 

ctoit  né  avec  un  cœur  trop  foible  &  trop 
tendre?  Les  juftes  ne  trouvent-ils  pas  eu 
eux ,  comme  vous ,  des  paflions  à  répri- 
mer ?  vainquent-ils  fans  combattre  ?  n'ont- 
ils  pas  à  réfifter  à  la  chair  &.  au  ihng?  font- 
ils  paîtris  d'une  autre  boue  que  nous?  &: 
lils  fe  livrent  moins  aux  paillons  j  eft-ce 
parce  qu'ils  font  moins  tentés,  ou  parce 
qu'ils  font  plus  fidèles  ?  Qu'eft-ce  donc 
que  ce  prétendu  tempérament ,  qui  di- 
minue à  vos  yeux  l'horreur  de  vos  fau- 
tes ?  c'eil:  un  long  ufage  de  dérèglement 
qui  vous  l'a  rendu  comme  néceflaire;  c'efl: 
un  cœur  fubjugué  par  les  paffions,  &  pour 
qui  l'occafion  devient  toujours  une  chute; 
c'eft  une  fragilité  honteufe  ,  toujours  fûre 
de  périr  dès  qu'il  faut  réfifter  ;  c'eft  une 
volonté  livrée  au  crime,  &qui,  à  force 
de  fecouer  le  joug  des  devoirs,  ne  con- 
noît  plus  même  celui  des  bienféances. 

Et  quel  fiecle  a  jamais  vu  plus  de  ces 
triftes  exemples  que  le  nôtre?  Le  crime 
fe  cachoit  du  moins  autrefois  ;  il  fait  gloire 
aujourd'hui  de  fe  donner  en  fpedacle  :  c'é- 
toit  autrefois  une  œuvre  de  confufion  Se 
de  ténèbres;  il  affefte  aujourd'hui  la  lu- 
mière, &  femble  chercher  effrontément 
le  grand  jour  dans  un  fexe  même  dont 
la  pudeur  a  toujours  fait  tout  le  mérite. 
On  voit  des  femmes  infortunées-  porter 
avec  oftentation  fur  le  front  leur  déshon- 
neur &  leur  ignominie  ;  tirer  une  gloire 
honteufe  que  le  public  foit  inftruit  du  fuc- 
cès  de  leurs  funeftes  appas;  compter  com- 

A  v 


10       Pour    le    jour 

me  autant  de  vidoires  &  de  titres  d'hon- 
iieur,  les  âmes  folbles  qu'elles  ont  fait  tom- 
ber dans  le  piège  ;  déchirer  elles-mêmes 
fans  pudeur  le  voile  que  la  bienféance 
avoit  mis  jufqu'ici  fur  le  dérèglement;  &C 
prendre,  ce  femble,  autant  de  foin  de  pu- 
blier leur  honte  ,  que  les  fîecles  précé- 
dents en  avoient  pris  de  la  cacher.  On  voit 
Timpudence  devenue  un  bon  air;  l'indé- 
cence pouffée  à  un  point,  qu'elle  infpire 
même  du  dégoût  à  ceux  à  qui  elle  s'efforce 
de  plaire  ;  &  le  nom  de  la  pudeur  con- 
facré  à  celui  de  la  Vierge  illuftre  que  nous 
honorons ,  devenu  un  nom  de  mépris  &C 
de  rifée.  Alléguez-nous  après  cela  le  tem- 
pérament 5  comme  s'il  fuffifoit  de  ne  plus 
mettre  de  bornes  au  vice ,  pour  le  rendre 
plus  excufable,  Mai'S  tel  eft  tous  les  jours 
le  langage  de  l'impiété  :  c'eft  le  tempéra- 
ment feul  qui  fait  les  vertus  &  les  vices. 
On  ôte  à  l'homme  tout  ufage  de  fa  rai- 
fon  &  de  fa  liberté  ;  &  pour  le  rendre  éga* 
lement  peu  digne  de  blâme  ou  de  louange^ 
on  le  fait  agir  par  pur  inftinâ:  comme  la  bête. 

Enfin ,  vous  ajouterez  peut-être  que  ce 
n'eft  ni  le  goût^  ni  le  tempérament  qui 
vous  porte  au  défordre  ;  que  vous  étiez 
lié  avec  d'heureufes  inclinations;  &  que 
les  occafions  feules  ont  fait  jufqu'ici,  & 
font  encore  tous  les  jours  vos  malheurs. 

Mais,  plus  vous  étiez  né  heureufement, 
plus  vous  êtQs  coupables  d'avoir  rompu  la 
digue  que  la  nature  elle-même  fembloit 
avoir  oppofée  à  votre  foibleffe;  plus  vous 


DE    SAINTE    ACNàS*  Il 

rendrez  compte  à  Dieu  d'un  cœur  que  vous 
avez  livré  à  Satan ,  malgré  tant  de  défen- 
fes  heureules  dont  Ta  main  miiéricordieufe 
lavoit  environné  :  c'eft-à-dire,  plus  vous 
trouviez  en  vous  de  penchants  qui  vous 
inclinoient  à  la  vertu  ,  moins  vous  trou- 
verez devant  Dieu  d'excufes  à  vos  vices; 
&  les  mcmes  occaiions  qui  font  pour  les 
autres  des  malheurs  ,  deviendront  pour 
vous  des  ingratitudes  &  des  crimes. 

D'ailleurs,  qu'eft-ce  que  ces  occafions 
qui  vous  ont  (éduit  ?  Sont-ce  les  talents 
malheureux    des  grâces  &  de   la   beauté 
dont  la  nature  vous  avoit  pourvu?  mais, 
quel    ufage  en    fit  notre   fainte  Vierge  ? 
Mais  c'eft  cela  mcme  qui  auroit  dû  ren- 
dre  vos  attentions   plus  rigoureufes.   Les 
bienfaits  du  Créateur  peuvent-ils  devenir 
une  excufe  lorfqu'on  les  tourne  contre  lui? 
n'y  a-t-il  que  le  rebut  du  monde  qui  foit 
propre  à  fervir  Dieu  ?  Mais  de  plus ,  n'a- 
joutez-vous pas  aux  grâces  de  la  nature 
un  air  dangereux  qui  les  rend  funeftes  aux 
autres  &  à  vous-même?  n'avez-vous  pas 
afluré  le  f^-iccès  de  vos  déplorables  appas 
par  des  foins  qui  étoientdé'ja  un  crime  pour 
vous ,  avant  que  d'être  un  fujet  de  chute 
pour  vos  frères?  n'avez-vous   pas  même 
peut-être  fait  fuppléer  aux  talents  que  la 
nature  vous  a  refufés,  une  effronterie  qui 
porte  toujours  un  poifon  plus  fur  dans  les 
cœurs ,  que  toutes  les  grâces  d'une  beauté 
charte  &  pudique  ?  &  n'avez-vous  pas  ar- 
raché ,  par  des  avances  honteufes,  des  de- 

A  vj 


11       Pour    le    tour 

fiTS  criminels,  où  à  peine  auriez- vous  trouvé 
de  (impies  regards?  Vous  dreflez  vous- 
même  le  piège,  &  l'occafion  qui  vous  fait 
périr  ;  &  vous  vous  en  prenez  à  elle  de 
votre  perte. 

Enfin  ,  font-ce  les  féduftions  dont  vous 
avez  eu  peine  à  vous  détendre  ?  Les  fbî- 
lïcitatîons ,  les  promefTes,  les  terreurs  af- 
fermlffent  la  vertu   de  notre  Sainte.  Les 
fbllicitations  ;  elle  n'offre  qu'une  fainte  fierté 
à  des  empreffements  profanes  :  on  met 
tout  en  oeuvre  pour  toucher  ion  cœur;  & 
les  efforts  des  hommes  l'uniffent  plus  vi- 
vement à  Jefus-Chrift;  &  les  fîammes  im- 
pures qu'on  fait  briller  autour  d'elle,  vien* 
Tient  s'éteindre  dans  l'ardeur  qu'elle  a  pour 
fon  Epoux  célefte.  Hélas!  &  vous  avez 
été  vous-mêmes  au-devant  du  crim.e  :  & 
la  facilité  de  vos  mœurs  a  été  comme  un 
fignal  de  dérèglement;  &  vous  avez  cher- 
ché les  regards  qui  vous  fuyoient  ;  &  vous 
n'avez  trouvé  du  goût  que  dans  les  lieux 
où  l'innocence  étoit  en  danger  ;  &  les  jours 
éloignés  des  occasions  ont  été  pour  vous 
des  jours  d'ennui  &  de  trifteffe  ;  &  vous 
n'avez  pu  trouver  de  plaifir,  où  vous  ne 
trouviez  point  de  péril.   Que  répondrez- 
vous  à  Jeius-Chrift?  &  vos  excufes  ne  de- 
viendront-elles pas  de  nouveaux  crimes? 
Alléguerez-vous  des  léduftions  d'efpérance 
&  de  fortune  ,  qui  vous  ont  fait  fùccom- 
ber  ?   mais  les  plus  illuftres  Romains   of- 
frent à  Agnès,  avec  leur  cœur,  l'orgueit 
de  leur  grandeur  6c  de  leur  opulence  ;  le 


DE  SAINTE  Agnès.       if 

inonde  vient  mettre  à  (es  pieds  tonte  f» 
gloire  &  toute  fa  magnificence ,  &  elle  la 
foule  comme  (le  la  boue;  &  la  couronne 
de  la  fainte-  virginité  lui  paroit  préférable 
à  l'empire  de  l'univers.  Hélas!  faut-il  le 
dire  ici?  Et  c'eft  peut-être  cette  funefte 
paflion  qui  a  éloigné  tous  vos  établifle- 
ments ,  &  mis  un  obftac'e  honteux  a  vo- 
tre fortune  ;  &  vous  avez  peut-être  facrifié 
toutes  vos  efpérances  à  votre  goût;  &  vous 
avez  peut-être  acheté  au  prix  de  votre 
gloire  la  honte  de  la  volupté;  Tambitioii 
vous  a  paru  incompatible  avec  le  plaifir; 
&  vous  n'avez  connu  d'autre  gloire  &  d'au- 
tre fortune  que  la  trifte  liberté  de  vous 
fàtisfaire.  Enfin ,  vous  nous  alléguerez  peut- 
être  les  terreurs  &  les  menaces  qu'on  a 
employées  pour  vous  féduire.  Mais  on  pré- 
fente à  la  foibleflé  de  notre  jeune  Vierge 
l'horreur  des  tourments  ;  on  alarme  fa  pu- 
deur en  la  traînant  dans  un  lieu  de  prof- 
titution  &  de  honte  ;  on  change  en  pu- 
nition un  vice ,  dont  on  n'a  pu  lui  faire 
un  attrait  ;  &  l'image  honteufe  du  dérè- 
glement ne  fert  qu'à  redoubler  fon  amour 
pour  la  chafteté  &  pour  l'innocence.  Hé- 
las !  &  loin  d'avoir  eu  à  foutenir  des  ter- 
reurs &  des  menaces  pour  le  devoir  ,  vous 
aviez  tout  à  craindre  en  l'abandonnant,  les 
fuî-eurs  d'un  époux  déshonoré,  la  cenfure 
publique,  l'indifcrétion  des  complices  de 
vos  plallirs ,  un  éclat  honteux  qui  alloit 
lâifTer  fur  votre  front  la  tache  éternelle  du 
vicei  ^  malgré  toutes  ces  terreurs  û  ca- 


14       Pour    le    jour 

pables  de  vous  retenir  dans  les  bornes  du 
devoir  &  de  la  vertu  ,  vous  avez  marehé 
d'un  pas  ferme  &  imprudent  dans  la  voie 
àes  paflîons.  Vous  n'avez  craint  que  de  trop 
craindre  :  les  obftacles  font  devenus  pour 
vous  un  nouvel  attrait;  &  vous  avez  trouvé 
dans  les  périls  qui  dévoient  vous  dégoû-» 
ter ,  une  forte  d'affaifonnement  pour  le 
vice.  O  mon  Dieu!  tout  fe  tournera  con- 
tre l'ame  criminelle  devant  votre  tribunal 
redoutable!  Les  exemples  de  vos  faims  con- 
fondront ce  vain  langage  d'excufes  &  de 
préjugés  5  que  le  monde  oppofe  fans  ceffe 
aux  préceptes  de  votre  loi  fainte  :  le  pé- 
cheur n'y  paroîtra  plus  couvert  que  de  (t^ 
crimes  &  de  fa  confufion.  La  chafteté  d'A- 
gnès mife  à  des  épreuves  fi  dangereufes , 
&  toujours  triomphante  de  toutes  les  fé- 
dudions  &  de  toutes  les  terreurs ,  pronon- 
cera un  jugement  terrible  contre  les  dé- 
sordres de  notre  fiecîe  :  l'éclat  de  fa  jeu- 
refîe  &  de  fa  beauté  ,  joint  à  celui  de  fa 
vertu ,  apprendra  à  celles  de  fon  fexe  , 
que  l'âge  &  les  talents  de  la  nature  don- 
nent à  la  vérité  un  nouveau  luftre  à  la  pié- 
té, mais  ne  peuvent  jamais  fervir  d'ex- 
x:ufe  au  crime  :  en  un  mot ,  fi  les  préju- 
gés du  dérèglement  font  confondus  par 
le  triomphe  de  fa  chafteté,  tous  les  pré- 
textes dont  rimpénitence  fe  couvre  ,  le 
font  encore  plus  par  le  courage  de  fon 
martyre. 


L 


DE    SAINTE    A  G  Nfes.         I^ 


ES  partions  toujours  pénibles,  toujours,  lî. 
entourées  d'épines,  ont  pourtant  reproché  ^^^'^*^' 
de  tout  temps  à  la  vertu  (es  difficultés  & 
fes  peines.  C'ert  un  ancien  langage  du 
monde  ,  de  prétendre  que  l'Evangile  pra- 
tiqué à  la  lettre,  elî  une  idée  de  perfec- 
tion où  l'homme  ne  peut  atteindre.  Il  iem- 
ble  que  Jefus-Chrift  ,  comme  autrefois 
ces  philofophes  vains  &  frivoles ,  ne  foit 
venu  qu'étaler  une  morale  fublime  pour  fe 
faire  des  admirateurs,  &c  non  pas  plutôt 
pour  former  des  difciples;  &  que  fa  loi 
lainte ,  qui  eft  la  loi  du  cœur  &  des  ac- 
tions, ne  foit  plus  qu'un  jeu  d'efprit ,  & 
un  ouvrage  de  fpéculation  &  de  parefle. 
On  ne  croit  pas  Tauftérité  de  l'Evangile 
compatible  avec  les  foiblefîesde  l^homme, 
&  avec  les  mœurs  autorifées  par  Tufage  ; 
&  l'on  s'endort  fur  ces  deux  préjugés  j 
comme  fi  la  loi  pouvoit  ceffer  d'être  loi  , 
parce  que  nous  la  regardons  comme  fi  elle 
ne  l'étoit  pas  pour  nous-mêmes. 

Mais ,  mes  frères  ,  quand  la  parole  feule 
de  Jefus-Chrifl  ne  fufïiroit  pas  pour  con- 
fondre nos  vaines  excufes  ;  Agnès  tref- 
faillant  de  joie  au  milieu  des  tourments, 
&  hâtant  elle-même,  par  une  fainte  im- 
patience ,  la  lenteur  des  bourreaux  ,  cou- 
vrira de  honte  notre  immortification  & 
notre  parefTe;  &  juflificra  plus  la  févérité 
de    notre  condamnation  ,  que  l'Evangile 


même  qui  l'a  prononcée. 


Nous  nous  retranchons  fur  l'âge  ,  fur  le 


i6      Pour    le    jour 

fexe ,  fur  la  foiblefle  de  tempérament ,  in- 
capable de  porter  toute  la  rigueur  &  tout 
le  lërieux  d'une  vie  exaftement  conforme 
à  TEvangile.  Sur  l'âge  ;  il  faut  pour  l'ob- 
fervance  rigoureufe  des  devoirs  du  chré- 
tien une  force,  une  maturité  d'efprit,  une 
fermeté  à  l'épreuve  de  tout,  une  perfé- 
vérance ,  un  endurciffement  à  la  peine  & 
à  la  violence  ,  un  empire  fur  fes  paifions 
&  fur  foi-même,  qui  ne  paroît  pas  con- 
venir à  une  jeuneiTe  tendre,  facile,  aifée 
à  féduire  ;  &  où  toutes  les  paffions ,  pas 
encore  modérées  par  les  réflexions  &  par 
Texpérience ,  lemblent  fortir  en  foule  du 
cœur ,  avec  une  impétuofité  à  laquelle  il 
feroit  inutile  d'oppofer  une  digue  :  il  faut 
laifier  calmer  ces  premiers  bouillons  ,  &C 
attendre  cjuc  la  raifon  plus  raflîfe  foit  ca- 
pable de  quelque  chofe  de  plus  férieux  &C 
de  plus  folide.  Mais  Agnès  ,  au  fortir  pref- 
que  de  l'enfance  ,  défie  la  fureur  des  ty- 
rans :  Phorreur  de  fon  fupplice  ,  qui  alar- 
me même  la  férocité  de  (es  bourreaux  ^ 
répand  une  joie  fainte  &  comme  un  nou- 
vel éclat  fur  fon  vilage  :  pas-  encore  ac- 
coutumée à  fouffrir ,  elle  paroît  tranfpor- 
tée  d'alégrelTe  au  milieu  des  tourments  les 
plus  cruels;  &  la  délicateffe  de  fon  corps, 
à  peine  propre  à  recevoir  des  plaies  ,  eft 
déjà  capable  de  les  méprifer ,  dit  faint  Am- 
S.  ^w^.  broife,  &  de  remporter  la  viftoire  :  Nori' 
dum  idonca  pcencz^  &  jam  matura  vicloria^ 
Et  en  effet ,  mes  frères,  qu'y  a-t-il  dans 
la  vie  chrétienne  qui  ne  convienne  au  pre- 


DE    SAINTE    A  G  N  î^.  S,         ïf 

îTtîer  âge  ?  Quoi  !  le  rërîcux  ?  Mais  la  pîëté^ 
éi\  dans  la  joie  de  rErprit-Salnt  :  Tinno- 
cence  feule  eft  toujours  accompagnée  de 
l'érénité  &  d'alé^refie  ;  &  il  ivy  a  que  le 
crime  &  les  paflions  qui  Ibient  triftes ,  fë- 
rieules  &  fombres.  Quoi  !  la  violence  ? 
Mais ,  c'cft  dans  le  premier  âge  que  les 
partions  plus  dociles  fe  plient  plus  ailement 
au  devoir;  que  le  cœur  pas  encore  fouillé 
reçoit  avec  moins  de  rëpugnance  les  im- 
prefîions  de  la  vertu;  &c  que  les  penchants 
n'ëtant  pas  encore  enchaînes  par  les  habi- 
tudes du  vice  5  il  lui  en  coûte  moins  d'éviter 
tout  ce  qui  peut  y  conduire.  Quoi  encore  ! 
les  réflexions,  dont  on  n'eft  pas  capable 
dans  une  grande  jeuneffe  ?  Mais  il  faut  de- 
venir enfant  pour  être  difciple.  de  Jefus- 
Chrift  :  la  grâce  ne  fe  plaît  que  dans  la 
fîmplicitë  &  dans  l'innocence.  Nos  incer- 
titudes croiflent  avec  nos  réflexions  :  plus 
nous  raifonnons  ,  plus  nous  nous  embar- 
raiTons,  plus  nous  enfonçons  dans  nos  pro- 
pres ténèbres.  On  fait  tout  quand  on  a  la 
foi  5  &  pour  être  plus  éclairé ,  il  fuffit  d'ê- 
tre plus  docile.  Quoi  enfin,  la  fei meté  & 
la  perfëvérance  ?  Mais  ce  font  nos  paf- 
lîons  feules  qui  font  toutes  nos  inconftan- 
ces  :  les  inégalités  de  la  vie  de  l'homme 
ne  prennent  leur  fource  que  dans  Ja  di- 
verfité  des  objets,  qui  tour- à-tour  les  do- 
minent; &  un  cœur  pur  &  innocent  eft 
toujours  égal  &  tranquille. 

Hélas  !  mes  frères ,  ne  nous  reprochons- 
HGus  pas  tous  les  jours  à  nous-mêmes  li? 


i8      .Pour    le    jour 

inauvals  ufage  que  nous  avons  fait  de  cette 
première  faifon  de  notre  vie  ?  ne  nous  re- 
difons-nous  pas  fans  ceffe  qu'il  eût  été  aifé 
alors  de  prendre  fur  nous;  que  nous  avions 
porté  en  naiffant  un  cœur  vertueux  que  le 
crime  alarmoit ,  &  qui  fembloit  tendre  les 
mains  à  la  grâce  ;  que  tout  nous  applanif- 
foit  les  voies  de  la  vertu  ;  que  les  facrifi- 
ces  alors  tuffent  été  bien  légers  ;  que  le 
monde  &  les  paflions  ne  nous  avoient  pas 
encore  liés  de  mille  chaînes  indiffolubles 
qui  nous  laiiTent  à  peine  la  liberté  de  de- 
firer  notre  délivrance  ;  que  notre  cœur  , 
pas  encore  corrompu  par  un  long  ufage  des 
plaifirs,  ne  trouvoit  pas  la  piété  fi  dégoû- 
tante &:  il  affreufe  ;  qu'à  mefure  que  l'âge 
nous  a  approchés  du  tombeau ,  nous  nous 
fommes  éloignés  de  la  voie  de  la  vérité 
&  de  la  vie  ;  &  qu'enfin ,  en  avançant  en 
âge ,  nous  n'avons  fait  que  croître  en  ma- 
lice, en  dérèglement  &  dans  l'amour  dé- 
fordonné  des  créatures  ?  L'Evangile  eft 
donc  la  loi  de  tous  les  âges ,  comme  il 
l'eft  de  tous  les  fexes. 

Je  dis  de  tous  les  (exes  :  car.  quel  pré- 
texte pourroit  alléguer  ici  le  fexe  en  fa  fa- 
veur contre  l'auflérité  &  la  difficulté  des 
devoirs  de  l'Evangile?  Les  Agnès,  les  Lu- 
ce,  les  Cécile,  tant  d'autres  héroïnes  de  la 
foi,  n'ont-elles  pas  trouvé  dans  leleur  une 
force  &  une  grandeur  d'ame,  dont  les  hé- 
ros profanes  n'ont  jamais  approché  ?  Hé- 
Jas!  mes  frères,  de  quoi  n'eft  pas  capable 
une  femme  mondaine  pour  l'objet  crimi* 


DE     SAINTE     AONfes.         T^ 

ncl  qui  la  polTede  &  qui  la  captive?  quel 
courage!  quelle  force!  quels  facrirtces!  les 
difficultés  la  raniment.  Le  repos,  la  réputa- 
tion, la  liberté,  la  fanté,  la  fortune,  rien 
ne  tient  devant  la  paflion  :  on  voit  tous  les 
jours  de  ces  héroïnes  infortunéi^s ,  capables 
de  tenter  les  plus  grandes  entreprifes  :  qui 
facrihent  tout  à  leur  injufte  goût  ;  qui  ti- 
rent de  leur  fexe  un  courage  au-defTus  de 
rhomme;  &c  qui  en  ayant  oublié  la  pudeur^ 
en  ont  auflî ,  ce  femble,  oublié  la  timidité 
&  la  foiblefîé.  Et  pourquoi  ne  feroit-on  ca- 
pable de  rien  pour  Dieu  ?  ce  qu'on  a  pu 
pour  le  monde,  ne  le  pourroit-on  pas  pour 
le  falut?  la  paflion  a  fu  nous  donner  des  for- 
ces &  nous  élever  au-defliis  de  notre  foi- 
blefle  ,  &  la  grâce  n'auroit  pas  le  même 
privilège?  Le  lalut  éternel,  mes  frères,  ne 
demande  ni  des  facrifices  fi  éclatants ,  ni 
des  aflvjjettifTements  fi  pénibles  que  le  mon- 
de ;  &  nous  n'ofons  en  eflayer  :  Jefus- 
Chrift  eft  un  maître  bien  plus  aifé  à  fervir 
que  le  monde,  plus  tendre,  plus  indulgent, 
plus  compatiflant ,  plus  fidèle  ;  &  nous  le  re- 
gardons comme  un  tyran ,  qui  rend  malheu- 
reux ceux  qui  le  fervent.  O  mon  Dieu  !  que 
l'homme  eft  à  plaindre  de  vousconnoître  fi 
peu  ,  &  de  fe  connoître  fi  peu  lui-même! 
Qu'alléguerez -vous  donc  encore  ?  la 
délicatefié  du  tempérament?  Mais  Agnès 
trouve-t-elle  dans  la  dclicatefle  de  fa  com- 
plexion  des  raifons  pour  craindre  les  chaî- 
nes qui  la  lient  &  le  glaive  qui  va  l'immo- 
ler? mais  vous  demande-^oa  comme  à 


vy       Pour    LE    JOUR 

elle ,  que  vous  réfiftiez  jnfqu'au  fang?  sV 
glt-ll  d'offrir  votre  corps  à  la  rigueur  des 
feux  ou  à  la  torture  des  fupplices?  Dieu 
ne  demande  pas  la  force  du^  corps  :  il  de- 
mande la  pureté  &  l'innocence,  de  l'anie; 
&  alors  celui  qui  eft  infirme  peut  dire,  je 
fuis  fort  &  puiffant  ;  les  devoirs  effentiels 
de  la  foi  s'accompIifTent  au-dedans  de  nous. 
C'eft  l'amour,  c'eft  la  crainte  de  Dieu,  c'eflr 
la  reconnoiffance,  c'eft  le  facrifice  intérieur 
des  paflions  :  ce  font  là  les  vertus  des  foi- 
bles  comme  des  forts  :  plus  même  ce  corps 
de  boue  fe  refufe  au  travail  &c  à  la  peine  , 
&  nous  rend  incapables  de  la  foutenir;  plus 
le  cœur  doit  ftippléer  par  la  ferveur  de  fon 
amour  &  de  fes  deiirs  à  la  foibleffe  du  corps 
terreftre.  Hélas!  mes  frères,  il  faut  un  corps 
de  fer  pour  fournir  aux  agitations ,  aux  jeux  , 
aux  plaifirs ,  aux  veilles  ,  aux  affujettifle- 
ments  que  le  monde  Se  l'ambition  vous  im- 
pofent:  &  cependant  la  foibleffe  de  votre 
compîexion  y  peut  fuffire;  &  cependant  la 
fanré  eft  une  foible  raifon  contre  le  goût;  ce- 
pendant malgré  le  dépériffement  d'un  corps 
qui  fe  refufe  à  vos  dérangements,  vous  êtes 
de  tout,  &  la  vivacité  de  vos  pafTioas  fup- 
plée  à  la  foibleffe  de  vos  forces.  Mais  pour 
remplir  les  devoirs  de  la  religion  ,  il  ne  faut 
qu'un  boa  cœur;  je  l'ai  déjà  dit  :  une  vo- 
lonté pure  &  (incere  fupplée  à  tout  ;  &c 
Dieu  nous  compte  les  œuvres  que  nous 
voudrions  accomplir  ,  comme  celles  que 
nous  avons  faites  :  &  cependant  vous  excu- 
(iz  votre  molleffe  &  votre  impénitence  fur 


DE  SAINTE  Agnès.  ii 
ta  foibleffe  de  vos  forces  :  vous  juflifiez  une 
vie  toute  dans  les  l'ens  &  dans  les  plaifirs, 
fur  la  dëlicatefie  d'une  coinplexion  qui  voi^s 
rend  inhabile  à  !a  pratique  des  mortifica- 
tions &:  des  violences;  comme  i\  Dieu  de- 
mandoit  de  nous  ce  qui  ne  dépend  pas  de 
nous,  comme  (i  avec  une  chair  infirme  on 
ne  pouvoit  pas  avoir  un  eîprit  prompt  & 
fervent;  comme  lî  la  religion  conliftoii  dans 
la  force  du  corps;  &  non  dans  les  difpofi- 
fions  du  cœur  :  comme  enfin  s'il  en  ëtoit 
de  nous,  ainfi  que  de  ces  viftimes  figura- 
tives de  la  loi,  qu'on  ne  pouvoit  offrir  à 
Dieu  que  lorfqu'elles  jouilToient  d'une  fanté 
parfaire ,  &  que  leur  corps  robufte  &:  en- 
tier n'offroit  aux  yeux  ni  tache,  ni  défaut, 
ni  foiblefle.  Donnez-lui  fmcérement  votre 
cœur  :  c'eft  là  ,  dit  Jefus-Chrift  .  wutc  la  Manh.f» 
loi  &  Us  prophètes.  12. 

Enfin ,  vous  nous  oppoferez  en  dernier 
lieu ,  l'incompatibilité  de  la  vie  chrétienne 
avec  la  manière  dont  on  vit  &  dont  il  faut 
vivre  dans  le  monde. 

Mais  Agnès  confulte-t-elle  fi  fa  conduite 
va  paroître  extraordinaire  aux  Romains? 
examine-t-elle  s'ils  vont  traiter  fon  cou- 
rage héroïque  de  fureur,  &  fon  martyre 
de  fuperftition  &  de  folie?  Quoi  de  plus 
fingulier  félon  le  monde  que  de  renoncer, 
à  fon  âge  ,  à  des  établiffements  pompeux  , 
&  préférer  l'opprobre  public  &  la  rigueur 
des  tourments ,  à  des  alliances  éclatantes 
qu'elle  pouvoit  fe  flatter  de  concilier  avec 
fa  foi  si  fon  innocence  ?  Mais  elle  iavoit; 


a2       Pour    le    jour 

que  la  voie  des  juftes  eft  une  vole  folîtaire 
-îk  peu  battue;  que  le  monde  a  toujours  eu 
le  grand  nombre  de  Ton  côté;  &  que  pour 
fuivre  Dieu,  il  faut  (e  détourner  du  chemin 
que  tiennent  prefque  tous  les  hommes. 

D'ailleurs ,  où  eft  cette  incompatibilité 
de  TEvangile  avec  la  fociété?  Êft-il  in- 
compatible avec  les  devoirs  de  Tamitié  ? 
mais  c'eft  la  religion  toute  feule  qui  peut 
nous  affurer  des  amis  finceres  &  fidèles  : 
^vec  les  fentiments  de  la  reconnoiffance? 
mais  c'eft  la  piété  véritable  qui  forme  les 
bons  cœurs  :  avec  la  joie  des  converfa- 
tîons  &  des  commerces?  mais  ce  font  nos 
crimes  qui  forment  toute  la  noirceur  & 
toute  la  bizarrerie  de  nos  humeurs  ;  & 
une  confcience  pure  eft  la  feule  fource 
de  la  joie  &  des  vrais  plaifirs  :  avec  le 
lien  du  mariage  ?  mais  c'eft  la  foi  toute 
feule  qui  rendant  cette  union  fâmte  ,  la 
rend  fûre  &  inviolable  :  avec  les  bienféan- 
ces  &  les  devoirs  de  la  vie  civile  ?  mais 
C'eft  l'Evangile  qui  nous  rend  doux,  hum- 
bles ,  affables ,  &  qui  nous  perfuade  que 
nous  devons  toujours  plus  aux  autres  qu'on 
ne  nous  doit  à  nous-mêmes  :  avec  les  fonc- 
tions de  la  république?  mais  fi  les  maxi- 
mes de  l'Evangile  gouvernoient  les  em- 
pires 6l  les  royaumes  ,  on  ne  verroit  ni 
Tabus  de  l'autorité,  ni  l'oppreffion  des  foi- 
bles ,  ni  la  mauvaife  foi  dans  les  affaires  , 
ni  des  fortunes  monftrueufes,  &  par  l'opu- 
lence qu'elles  étalent,  &  par  les  injuftices 
qu'elles  cachent;  ni  l'innocent  devenu  le 


DE  SAINTE   Agnès.       i^ 

jouet  &  la  vidime  du  fourbe ,  ni  la  fo- 
cJété  déchirée  par  les  haines ,  empoifon- 
née  par  les  jaloufies;  ni  enfin,  les  pafïîons 
troubler  &  diviler  les  mcines  hommes  que 
les  i'eules  pallions  réunifient. 

Voulez-vous  donc  favoir  en  quoi  l'Evan- 
gile eft  oppofé  à  la  fociété  ?  aux  vices  qui 
la  déshonorent ,  aux  paflions  qui  la  trou- 
blent 5  aux  débauches  qui  la  renverfent  ^ 
au  luxe  qui  y  répand  la  confufion  &  la  mi- 
lere,  aux  jeux  qui  en  font  ou  une  fureur, 
ou  un  trafic  éternel  de  rufe  &  d'artifice. 
L'Evangile  ne  retranche  que  les  défordres 
qui  corrompent  la  fociété;  il  en  afiTure  le 
fond,  la  paix,  les  devoirs,  les  bienféances. 
Vivez  félon  Dieu  ;  &  vous  ferez  bon  ci- 
toyen, bon  fujet,  bon  mari,  magiftrat  équi- 
table, maître  modéré,  époufe  fidelle,  juf- 
te,  défintérefifé,  charitable.  Ne  nous  dites 
donc  plus  que  la  piété  n'eft  pas  compatible 
avec  la  vie  du  monde  :  du  monde  pervers 
&  corrompu,  il  eft  vrai;  du  monde  qui  ne 
connoit  pas  Dieu;  du  monde  qui  eft  en- 
nemi de  toute  vérité  &:  de  toute  juftice. 
Mais  eft-il  nécefiaire  d'être  fourbe  difib- 
lu,  voluptueux,  injufte,  vindicatif,  irreli- 
gieux, pour  vivre  dans  le  monde?  font-ce 
donc  les  vices  tout  feuls,  qui  doivent  lier 
les  hommes  les  uns  aux  autres  ?  n'eft-ce 
pas  là  plutôt  ce  qui  les  défunit  ?  s'il  refle 
encore  de  la  boî^ne  foi  ,  de  l'équité,  de 
l'humaniré ,  de  la  fincérité  parmi  les  hom- 
mes,  n'efl'Ce  pas  à  la  religion,  que  nous 
en  fommes  redevables } 


14       Pour    le    jour 

Grand  Dieu!  je   (ens  bien  moi-même 
rinjuffice  des  prétextes  que  j'oppoie  à  mes 
xievoirs  :  votre  loi  iainte  n'eft  incompati- 
ble qu'avec  mes  paiTions  :  j'ai  beau  adopter 
le  langage  du  monde  contre  la  vertu,  ma 
confcience  s'éîeve  contre  moi-même,  & 
me  force  de  convenir  en  fecret  que  fi  j'é- 
tcis  à  vous ,  &  que  jTiCs  paiTions  honteufes 
fufîent  éteintes ,  je  ierois  meilleur  père  , 
TneîHeur  mari,  meilleur  maître,  ami  plus 
fidèle,  homme  public  plus  appliqué  &  plus 
intègre  ,  citoyen  plus  utile  à  mes  frères. 
La  piéré  feule  met  tout  à  fa  place  :  mes 
paffions  feules  font  que  j'abufe  de  mes  ta- 
lents,  de  mes  biens,  de  mon  crédit,  de 
ii^Qs  places ,  de  ma  fortune  ;  elles  feules 
troublent  l'ordre  de  la  fociété,  que  l'E- 
vangile affure  &  ianclifie.  C'eft  mon  cœur 
tout  feul ,  qui  fe  révolte  contre  vous  :  ma 
raifon  ,  mes  lumières,  ma  confcience ,  mon 
repos,  mes  intérêts  mêmes,  tout  me  foUi- 
cite  en  votre  faveur,  tout  me  preiTe  de  re- 
tourner à  vous  5,  ô  mon  Dieu  !  les  chaînes 
feules  qui  me  lient  à  mes  dérèglements  , 
s'y  oppofent.  Grand  Dieu  !  rendez- moi  les 
exemples  de  vos  faints  utiles  :  faites  que  mes 
lumières  l'emportent  enfin  fur  mafoiblefie, 
que  ma  raifon  ne  foit  pas  toujours  le  jouet 
de  mes  paflîons.  Ne  vous  contentez  pas  de 
faire  luire  la  vérité  aux  yeux  de  mon  efprit; 
faites  que  cette  lumière  divine  m'enflamme, 
brûle  les  liens  honteux  qui  m'arrêtent,  & 
me  délivre  dans  le  temps ,  pour  m'affurer 
l'éternelle  liberté  de  vos  enfants.  Ainfi  foit-il. 

SERMON 


SERMON 

POUR    LE    JOUR 

D  E 

SAINT   FRANÇOIS 

DE    P  A  U  L  E. 

Cùm  infirmer,  tune  potens  fum. 

Je  ne  fuis  jamais  plus  puïjjant  que  lorfque  je 
parois  plus  foible.  i.  Cor.  12.  10. 


|-^^^«^l  LUS  on  eft  attentif  aux  voies 

de  la  Providence  dans  l'établif- 

N  fement  de  l'Eglife;  p!us  on  y 

y  entrevoit ,  je  ne  fais  quels  Ca- 


rafteres  divins  ,  qui  démêlent 
d'abord  la  religion  de  Jefus-Chrift  des  opi- 
nions &  des  leftes,  &  ôtent  à  {^s  pre- 
miers progrès  toute  l'apparence  des  en* 
treprifes  humaines.  En  ettet,  choifir  d^^% 
moyens  aflbrtis  aux  fins  quon  fe  propcfe; 
mettre  en  œuvre  la  force  pour  triompher, 
l'éloquence  pour  perfuader,  la  grandeur 
Fanég.  B 


L 


l6  P   O    U   II      LE      JOUR 

pour  éblouir ,  les  plaliîrs  pour  corrompre  ; 
c'eft  là  comme  le  premier  plan  de  la  fa- 
geîTe  des  hommes ,  &  je  n'y  vois  rien  qui 
tienne  tant  foit  peu  du  prodige.  Mais  que 
la  foibleffe  de  Dieu  ait  été  plus  puiffante 
que  ce  qu'il  y  a  de  plus  fort  parmi  les 
hommes;  que  toute  la  politefTe  du  fiecle 
d'Augufte  5  toute  la  volupté  de  l'Afie ,  la 
force  des  Romains ,  la  fageffe  des  Grecs , 
la  férocité  des  barbares  ,  l'orgueil  des  phi- 
lofophes ,  les  préjugés  &  la  fuperftition  des 
peuples  ;  enfin  que  toute  hauteur  foit  ve- 
nue fe  brifer  contre  la  groffiéreté  ,  la  foi- 
bleffe, l'ignorance  &  les  travaux  de  douze 
pêcheurs  ;  que  Daniel  ait  été  l'arbitre  des 
Vieillards;  Goliath  le  jouet  d'un  enfant; 
Holopherne,  ce  conquérant  impie,  la  proie, 
la  conquête  d'une  femme  ;  que  Gédeon  , 
que  Barac  ,  que  Débora  ,  perfonnes  foi- 
bles  &  viles,  foient  devenues  la  terreur 
des  ennemis  d'Ifraël  ;  que  Moïfe  même, 
malgré  fa  timidité,  &:  l'invincible  embar- 
ras de  fa  langue,  ait  confondu  les  fages 
des  Egyptiens ,  arraché  à  toute  la  puiflance 
d'un  grand  Roi  une  nation  entière ,  & 
rendu  ce  peuple  inquiet  &  intraitable  do- 
cile à  des  préceptes  pénibles  &:  infinis  :  ce 
font  là  ,  ô  mon  Dieu  !  les  routes  ordi- 
naires de  votre  fageffe  ,  toujours  indépen- 
dante des  moyens,  toujours  maîtreffe  des 
événements,  &  toujours  marquant  fes  voies 
par  des  traits  fenfibles  qui  les  diftinguent 
il  fort  de  celles  de  l'homme. 

Je  fais  que  dans  ces  fieçles  avancés  la 


DE  St.  François  de  Paule.    27 

foi  n'a  plus  beibin  de  ces  événements  fin- 
guliers  pour  s'établir  dans  relprit  des  peu- 
ples, &  que  la  lageffe  de  Dieu  le  cache, 
pour  ainfi  dire,  préCentement  fous  les  dt- 
hors  communs  de  fa  providence.  Cepen- 
dant, comme  il  lé  trouve  toujours  de  ces 
Juits  charnels  qui  demandent  des  fignes  ; 
chaque  liecle  fournit  à  la  religion  quelqu'un 
de  ces  grands  fpeftacles  ,  cle  peur  que  la 
toi  qui  n'eft  prelque  plus  qu'une  lampe  fu- 
mante ,  ne  s'éteigne  tout-à-tait ,  &  afin  que 
le  Fils  de  l'Homme  revenant  puiffe  en  re- 
trouver fur  la  terre. 

Tel  a  été  du  temps  de  nos  pères  Fran- 
çois de  Paule,  cet  homme  li  foible  félon  la 
chair,  &  fi  puiffant  félon  l'efprit:  cet  inf- 
trument  vil  ik  méprifable  aux  fens  :  cette 
pierre  mal  polie  dont  parle  Daniel ,  &C 
détachée  fans  art  de  la  montagne  ,  mais 
qui,  conduite  par  une  main  invifible,  fut 
humilier  les  ColoiTes  orgueilleux,  brifer  la 
dureté  des  cœurs ,  &  devenir  elle-même 
une  de  ces  faintes  montagnes  fur  qui  la  cé- 
lefle  Sion  eft  fondée  :  &  enfin  cette  au- 
tre verge  myftérieufe  ,  feche  &  fragile  en 
apparence  ,  mais  qui ,  entre  les  mains  du 
Dieu  de  Pharaon  ,  commanda  aux  vents 
&  à  la  mer ,  eut  les  clefs  de  la  mort  &C 
de  l'abyme,  changea  la  face  du  ciel  &  de 
la  terre ,  s'attira  le  refpedl  même  des  rois 
qu'elle  avoit  frappés  ,  6c  qui  placée  depuis 
dans  le  faniluaire ,  pouiTa  des  branches  lain- 
tes,  &  couvrit  toute  l'arche  de  Tes  feuilles. 
Mais  c'eft  pour  guérir  nos  erreurs ,  mes 

B.j 


i8       Pour    le    jour 

frères,  que  ]e  viens  aujourd'hui  vous  ra- 
conter fes  prodiges  :  c'eft  pour  réformer 
les  fauffes  idées  que  le  monde  nous  donne 
de  la  gloire  &  de  la  grandeur  ;  &  vous 
convaincre  ,  hélas!  que  les  diftinftions  les 
plus  brillantes  ,  une  naiffance  illuftre ,  une 
îiipériorité  de  génie  5  un  amas  pénible  des 
plus  rares  connoiffances ,  une  fortune  rian- 
te, des  dignités  où  le  mérite  feul  peut 
conduire,  des  talents  éclatants,  l'art  des 
intrigues  &  des  négociations,  les  emplois 
de  la  paix  &  de  la  guerre,  tout  cela,  fi 
la  grâce  n'en  fait  des  moyens  de  falut , 
n'eft  aux  yeux  de  la  foi  que  comme  un 
glaive  fatal  entre  les  mains  d'un  furieux, 
qui ,  après  avoir  fervi  quelque  temps  d'a- 
mufement  à  fa  folie ,  devient  l'inftrument 
affuré  de  fa  perte.  Vous  allez  donc  voir 
dans  cet  éloge  la  prudence  du  fiecle  ré- 
prouvée ,  la  force  confondue  par  la  foi- 
bleffe  ,  la  fcience  qui  enfle,  céder  à  la  {im- 
plicite qui  édifie;  &  vous  avouerez  que 
j:^mais  faint  ne  parut  plus  foible  aux  yeux 
de  la  chair ,  &  que  jamais  faint  ne  fut  plus 
puiiiant  aux  yeux  de  la  foi  :  je  réduis  tout 
ce  difcours  à  ces  deux  réflexions.  Implo- 
rons, &c.  Ave  y  Maria. 


\ 


I.       jfjLQuoi  fe  réduit,  mes  frères,  ce  qui 

Paktie.  j^Q^j3  paroit  ici-bas  digne  d'envie?  &  dans 

cet  amas  d'enchantements  qui  nous  font 

perdre  de  vue  les  biens  éternels,  quels  font 

les  principaux  objets  qui  féduifent  l'efprit. 


DE  St.  François  df  Paule.    19 

5c  ufurpent  feuls  tous  les  hommages  du 
cœur  humain  ?  C'eft  Téclat  de  la  naiffaii*- 
ce ,  c'eft  la  di(Vinftion,qui  nous  vient  des 
fciences  &:  de  Peiprit,  c'eft  lamollelTe  qui 
fuit  les  plaifirs  &  la  félicité  des  iens,  &C 
enfin  c'efl  le  fafte  qui  accompagne  la  gran- 
deur &  les  dignités.  Ce  font  là  les  fecrets 
refTorts  qui  agitent  les  enfants  d'Adam  ;  c*eft 
là-deflTus  que  roulent  nos  projets ,  nos  mou- 
vements 5  nos  defirs ,  nos  efpérances  ;  c'eft 
là  comme  le  tréfor  autour  duquel  notre 
cœur  veille  fans  celle,  &  le  plus  bel  en- 
droit de  cette  figure  du  monde  qui  nous 
faifit  &  nous  enchante. 

La  nobleffe  du  fang  &  la  vanité  des  gé- 
néalogies, eft  de  toutes  les  erreurs  la  plus 
imiveriellement  établie  parmi  les  hommes* 
On  ne  penfe  pas  quand  on  s'applaudit  de 
Téclat  des  ancêtres  &  de  l'antiquité  du 
nom  ,  que  plus  haut  il  nous  fait  remonter, 
&  plus  il  nous  approche  de  notre  boue  ;  que 
ce  qui  diftingue  les  vafes  d'ignominie,  des 
vafes  d'honneur,  n'eft  pas  la  maffe  dont  ils 
font  tirés ,  mais  le  bon  plaiiîr  de  l'ouvrier 
qui  les  difcerne;  que  la  nobleffe  du  chrétien 
n'eft  pas  dans  le  fang  qu'il  tire  de  fcs  ancê- 
tres, mais  dans  la  grâce  qu'il  hérite  de  Jefus- 
Chrift;  que  la  chair  qui  nous  fait  naitre,  ne 
fert  à  rien  ,  mais  que  l'efprit  félon  lequel 
nous  renaiffons,  eft  utile  à  tout;  &  qu'enfin 
l'origine  comme  la  converfation  du  chrétien 
étant  dans  le  ciel ,  celle  qu'il  prend  fur  la 
terre,  eft  une  baiTeffe  dont  il  doit  gémir, 
5c  ncJn  pas  un  titre  dont  il  puiffe  fe  glorifier, 

B  iij 


30       Pour    le    Jour 

Ce  fut  pour  rendre  ces  vérités  du  faîat 
plus  fenfibles  aux  hommes,  que  la  Provi- 
dence ménagea  à  Jrançois  de  Paule,  une 
naiffance  vile  &  obfcure  félon  le  fîecle.  Il 
naquit  dans  le  fein  de  la  piété,  mais  non 
pas  dans  celui  de  la  gloire;  il  ne  recueil- 
lit de  (es  pères  qu'une  fucceffion  d'inno- 
cence &  de  candeur  ;  il  n'hérita  comme 
les  Patriarches ,  que  de  la  foi  des  promef- 
s(cs^  &  ne  poiTéda  rien  dans  une  terre  où  il 
devoit  être  toujours  étranger.  Ce  fut  un  au- 
tre Saiil  deftiné  par  la  naiffance  à  des  em- 
plois obfcurs,  &  le  dernier  de  la  tribu  la 
plus  méprifée  ,  mais  qui  devoit  être  à  la 
tête  des  princes  dlfraël ,  &  devenir  le  chef 
&  le  légiflateur  d'un  grand  peuple. 

Peut-être,  hélas!  qu'une  origine  plus 
éclatante  l'eût  rendu  inutile,  ô  mon  Dieu! 
à  raccom.pliffement  de  vos  deffeins ,  &  à  l'a- 
grandiliem.ent  de  votre  héritage.  Car  qu'eft- 
elle,  mes  frères,  cette  naiffance  illuftre  ? 
C'eft  une  deftination  aux  erreurs  du  fîecle 
&  à  fes  ufages  :  c'eft  un  engagement  anti- 
cipé de  crime  &  d'impénitence  ;  c'eft  un 
titre  pour  fe  calmer  fur  les  tranfgreffions  de 
la  loi;  c'eft  un  nouveau  péché  d'origine,  fi 
j'ofe  le  dire,  ajouté  à  celui  que  nous  ap- 
portons tous  en  naiffant ,  &  qui  nous  rend 
le  falut  encore  f>lus  difficile;  en  un  mot, 
c'eft  fouvent  un  préjugé  de  réprobation,  & 
la  fuite  des  jugements  impénétrables  de 
Dieu  fur  une  ame. 

L'éducation  de  notre  Saint  répondit  à  ft 
naiffance.  Il  ne  fut  pas,  comme  Moïfe*,  inf- 


DE  St.  François  de  Paule.    ^ï 

truit  dans  les  fciences  &  la  fageffe  des  Egyp- 
tiens ;  mais  il  reçut  comme  lui  de  Dieu 
nicme  le  livre  de  la  loi ,  &c  en  expofa  les 
préceptes  &  les  ordonnances  au  peuple.  On 
ne  le  vit  pas  comme  Paul  aux  pieds  de  Ga- 
maliel ,  s'inftruii  e  à  fond  de  la  vérité  des 
opinions  &  des  doftrines  :  mais  comme  cet 
Apôtre,  fa  foi  Téieva  jufqu'au  plus  haut  des 
deux,  &  là  il  apprit  des  lecrets  que  l'hom- 
me profane  n'eft  pas  digne  d'entendre.  Ce 
fut  Tonftion  de  la  grâce  qui  l'inftruiiît,  & 
non  pas  le  travail  de  la  nature.  Perfuadé 
que  les  langues  dévoient  celTer  ;  que  les 
prophéties  dévoient  finir;  que  la  fcience  fe- 
roit  détruite,  &  que  Tamour  feul  ne  péri- 
roit  pas,  11  laifTa  ces  vents  de  doftrine  qui 
enflent  pour  s'en  tenir  à  la  charité  qui  édi- 
fie :  ce  fut  un  Scribe  inflruit  dans  le  royau- 
me des  cieux,  mais  qui  tira  du  feul  tréfor 
de  la  grâce ,  ces  lumières  anciennes  &  nou- 
velles que  nous  n'avons ,  nous ,  jamais  qu'à 
demi  &:  à  force  de  veilles  &  de  recher- 
ches. On  ne  le  vit  pas  dans  les  plus  fameu- 
fes  univerfîtés,  pafTer  les  vieillards  en  in- 
telligence, faire  admirer  une  jeunelTe  toute 
brillante  d'efpérances,  &  ouvrir  par  l'éclat 
d'une  première  réputation  mille  vues  d'am- 
bition à  une  famille  :  l'Efprit  de  Dieu  le 
conduifit  dans  le  défert  avant  prefque  qu'il 
eût  converfé  avec  les  hommes;  une  réfo- 
lution  de  retraite  perpétuelle ,  qui  n'efl  en 
nous  que  le  fruit  tardif  des  réflexions  &  de 
l'âge,  fut  en  lui  un  efTai  de  l'enfance;  &c 
fur  les  traces  du  Précurfeur ,  il  alla  puifer 

B  iv 


32.       Pour    LE    Jour 

dans  la  pénitence  &  clans  la  folitude  cett^ 
haute  réputation  de  fainteté ,  qui  feule  peut 
autorifer  à  reprocher  hardiment  aux  peu- 
ples &  aux  princes  mêmes  leurs  excès.  Il 
;apprit  dans  le  lîlence  à  devenir  la  voix  de 
celui  qui  crie  dans  le  défert  ;  &  à  force 
de  fe  croire  le  moindre  de  tous ,  &  indigne 
de  toucher  aux  pieds  de  ceux  qui  évangé- 
lifent  la  paix,  il  devint  plus  que  prophète^ 
&  le  plus  grand  des  enfants  des  hommes. 

C'eft  donc  ainfi ,  Seigneur ,  que  des  pier- 
'Tcs  mêmes  vous  fufcitez  des  enfants  d'A- 
braham :  c'eft  ainiî  que  d'une  matière  vile 
&  abjefle  vous  en  formez  un  ferpent  d'ai- 
rain élevé  dans  le  défert  pour  le  falut  de 
votre  peuple  :  c'efi:  ainfi  que  d'un  vafe  de 
terre  caffé,  d'un  Anacorete  foible  &  in- 
firme ^  vous  en  faites  foriir  une  lumière  qui 
met  en  fuite  les  ennemis  d'Ifraël,  &:  rend 
la  paix  &  la  tranquillité  à  TEglife  :  c'eft 
amfi  que  la  boue  devient  entre  vos  mains 
un  remède  pour  guérir  les  aveugles:  c'eft 
ainfi  en  un  mot,  que  dans  un  poiflbn  pris, 
ce  femble ,  au  hazard  au  milieu  d'une  mer 
orageufe ,  je  veux  dire,  dans  un  hom.me 
ignorant  &  muet,  choifi  parmi  la  foule, 
vous  mettez  un  tréfor  capable  de  fatisfaire 
les  Céfars  &.  rendre  la  liberté  à  vos  difciples. 

Elevons-nous  après  cela ,  foibles  que  nous 
fommes,  de  quelques  légères  connoiffances 
qui  nous  démêlent  un  peu  de  la  multitude  : 
réjouiiTons-nous  à  l'afpeft  de  ces  petites 
lueurs  qui  nous  frappent  pour  un  moment, 
&  ne  nous  font,  ce  femble,  entrevoir  les 


DE  St.  François  de  Paule.    3^ 

fecrets  de  la  grâce  &  ceux  de  la  nature  ^ 
que  pour  nous  taire  voir  à  plein  les  bor- 
nes &  la  petitefle  de  l'elprit  humain  ;  creu- 
fons  avec  obftination  dans  ces  profondeurs 
(acrées ,  &  cherchons-y  des  vérités ,  qui 
femblables  à  ce  feu  Tacré  ,  que  les  Juifs 
avoient  enfeveli  dans  les  entrailles  de  la 
terre  ,  ne  peuvent  être  retrouvées  qu'au 
Ibrtir  de  la  captivité.  Afflidion  d'efprit  & 
aveu  de  notre  ignorance!  un  feul  moment 
de  grâce  développe  fouvent  plus  de  véri- 
tés que  de  longues  années  de  travail  ;  quel- 
quefois une  anie  fainte  qui  ignore  jufqu'aux: 
noms  des  do6frines  &  des  opinions,  voit 
plus  clair  dans  les  voies  de  Dieu  que  les 
dofteurs  les  plus  confommés;  &  dans  tous 
les  fiecles,  il  fe  trouve  des  difciples  grof» 
fiers  qui  comprennent  la  parole  de  la  croix 
&  la  naiilance  éternelle  du  Verbe ,  tandis 
que  des  maîtres  en  Ifraëi  ignorent  les  myf- 
teres  familiers  de  la  renaidance  de  l'homme. 
Mais  que  prétends- je  ici,  mes  frères?  bri- 
fer  l'orgueil  de  l'efprit,  &  non  pas  auto- 
rifer  une  coupable  ignorance.  Je  fais  que 
les  lèvres  du  prêtre  font  les  dépofitaires  de 
la  fcience  ;  que  nous  avons  l'honneur  d'ê- 
tre des  nuées  faintes  placées  fur  la  tête  des 
fidèles ,  pour  faire  pafîer  jufqu'à  eux  les  in- 
fluences du  ciel;  que  l'Ecriture  nous  com- 
pare à  des  aigles  qui  devons  aller  envifa- 
ger  fixement  le  foleil  de  juftice ,  &  de  là 
nous  rabattre  fur  la  terre  :  je  fais  que  ces 
deux  grandes  lumières  que  Dieu  place  d'a- 
bord dans  le  firmament,  font  le  fy mbole  des 

B  V 


34       Pour    le    jour 

pafteurs  de  TEglife ,  &  que  l'efprit  de  no- 
tre miniftere  ne  fauroit  defcendre  fur  nous 
qu'en  forme  de  langue  myftérieufe.  Mais 
je  voudrois  que  la  prière  6c  l'innocence 
fuifent  les  fources  facrées  de  nos  lumières  ; 
que  le  cœur  d'un  prêtre  fût  le  depoiîtaire 
de  la  piété;  que  ces  nuées  ne  fuffent  ja- 
mais des  nuées  fans  eau  ;  que  ces  aigles  fuf- 
fent s'aflfembler  quelquefois  autour  du  corps 
pour  y  prendre  de  nouvelles  forces  ;  que 
ces  grandes  lumières  ne  prélidaflTent  jamais 
à  la  nuit ,  &  que  ces  langues  céleftes  fuf- 
fent toujours  de5^4angues  de  feu. 

L'ancienne  folitude  du  mont  Caflîn,  fî 
fameufe  par  les  faints  qui  Tavoient  habitée  ; 
ce  Carmel  de  l'occident ,  cette  demeure 
de  prophètes  confacrée  par  les  auftérités 
&  les  cantiques  de  tant  d'iliuftres  pénitents, 
fut  le  premier  théâtre  des  macérations  & 
des  rigueurs  de  François  de  Pauîe-  Ecou- 
tez-le 5  mes  frères  :  oc  dans  un  iîecle  où 
la  charité  eft  refroidie  ^  l'efprit  de  péni- 
tence éteint  ,  &  où  un  long  ufage  de  re- 
lâchement vous  fait  regarder  les  auftéri- 
tés de  la  loi  comme  des  devoirs  furan- 
nés^  apprenez  que  l'Evangile  eft  de  tous 
les  fiecles  ;  &  que  fi ,  comme  vous  le  dites 
fi  fouvent ,  la  nature  baiiTe  &  devient  tou- 
jours plus  infirme ,  la  grâce  ne  baiffe  point, 
&  fait  même  paroître  plus  glorieufement 
fa  force  dans  nos  infirmités. 

Tant  de  faintes  victimes  qui  avoient  au- 
trefois confommé  leur  facrifice  fur  la  mon- 
tagne où  François  fe  retire,  y  avoient ,  ce 


DE  St.  François  de  Paule.    35 

femhie  ,  laifl'é  des  efprits  de  foufTfance  & 
de  rigueur ,  qui  dans  un  moment  pafîent 
tous  dans  le  cœur  de  notre  Saint,  &  l'ar- 
ment d'une  innocente  indignation  contre 
foi-mcme.  Des  fauterelles  &  du  miel  Tau- 
vage ,  du  pain  &c  de  l'eau  ,  ce  tut  tou- 
jours là  l'on  mets  le  plus  délicieux  :  per- 
iuadé  que  l'ufage  des  créatures  eft  le  prix 
du  fang  de  Jelus-Chrift ,  il  ne  s'accorde 
qu'avec  mefure  les  plus  infipides;  &  fem- 
blable  à  David,  même  dans  des  befoins 
extrêmes ,  il  n'ofa  jamais  fe  raffafier  d'une 
eau  qui  avoit  été  le  prix  du  lang  &  le 
péril  des  âmes.  Marchant  toujours  pieds 
nuds  5  couchant  fur  la  dure ,  mêlant  fans 
ceffe  Ion  pain  avec  fes  larmes,  paflant  com- 
me Ion  divin  Maître  les  nuits  en  prières, 
ranimant  dans  ces  heures  deftinées  au  re- 
pos ,  comme  les  Antoines,  les  Hilarions, 
raffoupiffement  &  la  pefanteur  de  ce  corps 
terreftre  par  des  cantiques  facrés ,  déchi- 
rant fa  chair  &  fe  châtiant  le  matin  com- 
me le  Prophète;  chargé  de  cette  armure 
de  Dieu  ,  dont  parle  faint  Paul ,  portant 
fur  toutes  les  parties  de  fon  corps  les  inf- 
truments  de  juftice;  &  dans  un  âge,  aufli 
tendre  que  celui  de  David,  ayant  déjà 
l'ufage  de  ces  armes  pefantes  deftinées  à 
combattre  Goliath ,  &  à  repoufler  les  traits 
de  l'ennemi. 

Il  n'en  fut  pas  de  fa  pénitence  comme  de 
celle  de  tant  de  chrétiens ,  qui  dans  un 
commencement  de  converfion  fe  prêtent 
avec  plaifir  au  joug  de  Jefus-Chrift  y  ne 

B  vj 


36       Pour    l  e    j  o  u  r 

fentent  pas  prefque  le  poids  de  la  .croix  ^ 
n'ont  jamais  affez  à  leur  gré  châtié  leur 
corps,  embrafî'ent  avec  ardeur  tout  ce  qui 
s'offre  à  eux  de  pénible  ,  &  ont  befoin 
d'un  frein  pour  retenir  rimpétuofité  de  l'el- 
prit  qui  les  pouffe  ;  mais  qui  peu- à-peu  fen- 
tent mollir  leur  zèle ,  ralentir  leur  vîtef- 
ie,  reviennent  de  temps  en  temps  à  eux- 
mêmes;  fe  permettent  aujourd'hui  un  plai(ir 
&  demain  une  faute  ;  &  ne  retenant  de 
leurs  anciennes  pratiques  que  certain  ré- 
gime de  pénitence ,  ne  donnent  plus,  pour 
ainii  dire ,  à  l'amour  de  la  croix  que  des 
cmpreffements  de  bienféance. 

L'amour  que  notre  Saint  eut  pour  la 
croix,  fut  violent,  mais  il  fut  durable.  Les 
fatigues  des  voyages,  les  foins  &  les  em- 
barras de  fa  charge,  les  foibleffes  même 
&  la  défaillance  de  l'âge ,  rien  ne  put  ja- 
mais le  faire  relâcher  de  fa  première  fer- 
veur. Oui,  mes  frères,  arrivé  à  une  ex- 
trême vieilleffe,  &  dans  un  âge  où  la  na- 
ture défaillante  n'a  prefque  befoin  que  de 
fon  propre  poids  pour  fuccomber;  chargé 
de  mille  fruits  de  pénitence ,  loin  de  re- 
cueillir les  reftes  précieux  de  fa  vie  pour 
la  confolation  de  (qs  chers  enfants ,  il  re- 
double {es  auftérités  ;  &  comme  un  autre 
Samfon  ,  c'efl:  après  mille  fouffrances  &c 
dans  une  caducité  où  il  ne  paroît  avoir  plus 
jrien  de  redoutable  à  l'ennemi,  qu'il  fent 
plus  de  force  que  jamais  pour  la  deftruc- 
tion  de  cette  maifon  terreftre  qui  tient  foa 
ame  captive,  &c  l'entière  défaite  des  en- 


DE  St.  François  de  Paule.    37 

remis  domeftiques  qu'il  avoit  11  Ibuveiit 
vaincus. 

Mais  oferai-je  vous  le  demander  ici, 
grand  Saint  ?  ce  corps  que  vous  châtiez 
avec  tant  de  rigueur ,  a-t-il  été  autrefois  un 
corps  de  péché?  laites-vous  fervir  à  la  ]uf- 
tice  des  membres  qui  ont  Tervi  à  l'iniquité  ? 
armez-vous  votre  bras  contre  une  chair 
qui  ie  ibit  révoltée  contre  l'eiprit  ?  &  com- 
me un  autre  David,  en  immortalifant  vo- 
tre pénitence ,  ininurtaliferez-TOus  aufli  vos 
foibleiïes  ? 

Hélas  !  Meilleurs ,  le  Seigneur  le  pré- 
vint de  (qs  bénédiftions  dès  le  fein  de  fa 
mère.  Ce  temple  de  l'Efprit-Saint  ne  fut 
jamais  profané  ;  &  il  conferva  jufqu'à  la 
fin  ce  vêtement  de  juftice  &  de  fainteté 
qu'il  avoit  reçu  du  ciel  dans  le  facrement 
qui  nous  régénère. 

Et  de  quel  œil ,  ô  mon  Dieu  !  voyez- 
vous  donc  tant  de  pécheurs  fe  préfenter 
aux  myfteres  faints  fans  aucun  facrifice  d'ex- 
piation ,  &  fans  pouvoir  vous  offrir  que 
ides  abominations  que  le  lendemain  doit 
peut-être  voir  recommencer?  de  quel  œil 
nous  voyez-vous  miénager  à  nos  fens  mille 
nouvelles  félicités  ;  forcer  la  nature  pour 
l'obliger  de  fournir  à  notre  volupté  ;  fup- 
pléer  par  la  variété  des  plaifirs  ce  qui  man- 
que à  leur  folidité;  alTaifonner  le  dégoût 
qui  les  fuit,  de  mille  caprices  fenfuels;  & 
nous  raflfurer  après  cela  au  lit  de  la  mort 
fur  les  fecours  des  facrements,  fur  lestré- 
fors  de  votre  miféricorde ,  ôc  fur  quelques 


3^      Pour    le    jour 

fentiments  de  douleur  que  le  péril  préfent 
excite  plutôt  que  les  défordres  paffés  ?  Il- 
luiioiij  mes  frères  :  mais  il  eft  écrit  que 
le  monde  fera  dans  l'erreur  jufqu  a  la  fin  , 
&  il  faut  que  les  Ecritures  s'accompllfirent. 
La  pénitence  de  notre  Saint  fut  tou- 
jours fuivie  de  cette  humilité  profonde  , 
qui  domine  fi  fort  dans  fon  caraftere ,  &c 
qui  toute  feule  vaut  mieux  que  le  facri- 
fice.  Qu'il  en  eft  en  effet  de  ces  âmes  pé- 
nitentes qui  en  affoibliîTant  leur  chair ,  for- 
tifient leur  orgueil  ;  qui  font  de  cet  appa- 
reil de  pénitence  qui  les  environne ,  une 
efpece  de  trophée  fecret  à  leur  vanité  ;  qui 
dans  les  traces  facrées  que  les  rigueurs  de 
la  croix  laifl^ent  empreintes  fur  leur  corps, 
lifent  tous  les  jours  leur  propre   mérite; 
&  qui  après  avoir   efîuyé   comme  Jonas 
tout  le  poids  du  jour  &c  de  la  chaleur, 
s'endorment  peu-à-peu  fur  m.ilîe  criminel- 
les complaifances ,  &  laifient  enfin  piquer 
par  un  ver  invifible  la  racine  de  cet  ar- 
bre chargé  de  fruits  de  pénitence  qui  fé- 
che  en  un  infiant ,  &  les  laifle  expofés  à 
toute  l'ardeur  d^s  paflions! 

Ici  ne  craignez  rien  de  femblable.  Le 
même  que  vous  venez  de  voir  monter 
jufqu'aux  cieux,  vous  Tallez  voir  defcen- 
dre  jufqu'aux  entrailles  de  la  terre  :  devenu 
un  fpeftacîe  digne  des  anges  &  des  hom- 
mes 5  il  fe  regarde  comme  le  rebut  de  tous , 
&  l'anathême  du  monde  :  il  n'eft  point 
d'ofiîce  fi  vil  où  il  ne  s'abaifle;  point  d'ac- 
tion fi  humiliante  qui  lui  échappe  j  point  de 


DE  St.  François  de  Paule.    39 

nom  fi  inéprifable  qu'il  ne  fe  donne.  Leè 
pontites  du  Seigneur  &  les  rois  de  la  terre 
s'empreiïent  à  lui  offrir  des  érablifTements 
dignes  de  lui  :  les  honneurs  de  la  pourpre 
&  de  répifcopat  lui  font  prëfentcs  ;  mais 
comme  le  Prophète  ,  il  craint  la  hauteur 
du  jour,  &  fa  chère  vertu  ne  lui  paroît 
être  en  (ûreté  que  fous  les  dehors  obfcur^ 
d'une  vie  privée.  Ordre  pieux  &  auftere 
dont  il  enrichit  TEglife ,  nouveau  bouclier 
dont  il  orna  la  tour  de  David,  afyle  illul- 
tre  qu'il  ajouta  aux  villes  de  refuge  déjà 
établies  dans  Ifraël ,  le  nom  feul  que  vous 
portez  5  annonce  d'abord  l'humilité  de  vo- 
tre faint  Patriarche.  Il  n'en  trouvoit  pas 
à  fon  gré,  mes  frères,  d'affez  rampant  à 
fe  donner  :  &  nous  nous  donnons  (1  fou- 
vent  de  plein  droit  des  titres  que  le  pu- 
blic nous  refufe  &  que  nos  ancêtres  n'ont 
jamais  eus;  &  l'on  voit  parmi  nous  tant 
de  gens  parer  une  roture  encore  toute  fraî- 
che d'un  nom  illuftre ,  &  recueillir  avec 
affedaîion  les  débris  de  ces  familles  anti- 
ques &c  éteintes  pour  les  enter  fur  un  nom 
obfcur ,  &  à  peine  échappé  de  parmi  le 
peuple!  Quel  fiecle  fut  plus  gâté  là-defTus 
que  le  nôtre?  Hélas!  nos  pères  ne  vou- 
loient  être  que  ce  qu'ils  avoient  été  en 
naifïant;  contents  chacun  de  ce  que  la  na^ 
ture  les  avoit  faits ,  ils  ne  rougiffoient  pas 
de  leurs  ancêtres;  &  en  héritant  de  leurs 
biens ,  ils  n'avoient  garde  de  défavouer 
leur  nom.  On  n'y  voyoit  pas  ceux  qui  naif- 
fent  avec  un  rang ,  fe  parer  éternellement 


5jo       Pour    le    jour 

de  leur  naiffance,  être  fur  les  formalité^ 
d'une  délicateffe  de  mauvais  goût  &  fe" 
Ion  TEvangile  &  félon  le  fiecie  ;  étudie^ 
avec  foin  ce  qui  leur  eft  dû;  faire  des  paral- 
lèles éternels;  mefurer  avec  fcrupule  le  plus 
ou  le  moins  qui  fe  trouve  dans  les  per- 
sonnes qu'on  aborde  pour  concerter  là- 
defiTus  fon  maintien  &:  (es  pas ,  &  ne  pa- 
roître  nulle  part  fans  fe  faire  précéder  de 
fon  nom  &  de  fa  qualité. 

Ajouterai-*] e  ici  que  notre  Saint  s'éloigna 
toujours  du  miniftere  des  autels  &  du  fa- 
cerdoce  chrétien?  Renouvellant  dans  ces 
derniers  fiecles  ces  grands  exemples  que 
les  premiers  âges  de  la  foi  ont  laiffés  à  la 
religion  ,  il  n'ofa  jamais  entrer  dans  le  fanc- 
tuaire  ;  &  fe  contentant  d'en  être  la  vic- 
time, il  fe  crut  toujours  indigne  d'en  être 
le  prêtre.  Quoi,  m.es  frères,  un  cœur  dif- 
pofé  par  une  longue  pénitence ,  confecré 
par  tous  les  dons  de  i'Efprit-Saint ,  ne  fe 
crut  pas  affcz  pur  pour  être  marqué  du 
fceau  du  Seigneur  ;  une  bouche  fi  fouvent 
purifiée  par  le  feu  du  ciel ,  toujours  oc- 
cupée à  publier  les  louanges  du  Père  ce- 
lefte ,  Pinftrument  facré  de  la  converfion 
de  tant  de  pécheurs ,  &  qui  tant  de  fois 
avoit  fait  defcendre  Jefus-Chrift  dans  les 
âmes  ,  craignit  de  proférer  les  paroles  re- 
doutables qui  changent  les  offrandes  fain- 
tes  &  le  font  defcendre  fur  les  autels  ; 
des  mains  pures,  qui  levées  vers  le  ciel, 
avoient  pu  arracher  les  morts  de  Tempire 
eu  tombeau ,  ne  bénirent  jamais  le  pain 


\ 


DE  St,  François  de  Paule.    41 

de  vie  :  &  des  cœurs  mille  fois  profanés, 
&  encore  flétris  par  les  traces  toutes  vi- 
ves du  crime ,  ofcnt  fe  faire  marquer  du 
caradere  faint  ?  &  des  bouches  fembla- 
bles  à  des  fépulcres  ouverts,  s'offrent  tous 
les  jours  pour  ctre  eniployces  au  miniflere 
de  vie?  &  des  mains  criminelles,  mille  fois 
fouillées  par  les  abominations  de  Babylo- 
ne ,  forcent  tous  les  obftacles  qui  leur  fer- 
ment l'entrée  du  fanéluaire ,  &  ne  frémif- 
fent  pas  de  fe  voir  confacrées  par  Tonftion 
faintc,  trempées  dans  le  fang  de  l'Agneau, 
Se  occupées  à  offrir  des  dons  purs  &  des 
facrifices  fans  tache  ?  Sainte  difcipline  des 
premiers  temps ,  pieux  excès  de  nos  pères 
ibr  le  choix  des  miniftres  de  l'autel ,  an- 
cienne beauté  du  temple ,  que  peut-on  ac- 
corder que  des  larmes  à  vos  trlftes  ruines? 
Il  eft  vrai,  mes  frères,  que  depuis  long- 
temps des  Zorobabels  ont  travaillé  à  ré- 
parer les  maux  de  la  captivité  :  il  eft  vrai  Le  Car^ 
que  le  nouvel  Efdras  que  le  Ciel  nous  ^'^Jl^^'l.^^ 
fufcité  depuis  peu ,  va  rendre  la  gloire  de  Jrciev.  * 
cette  dernière  maifon  femblable  à  la  pre-  àt  paris. 
miere.  Nous  Talions  voir  lui-même  le  li- 
vre de  la  loi  à  la  main ,  rétablir  les  moeurs 
d'Ifraël ,  &  expofer  fes  préceptes  &  (es 
ordonnances  aux  prêtres  &  aux  peuples. 
Nous  Talions  voir  parcourir  les  cités  de 
Juda ,  répandre  fur  les  contrées  de  fa  dé- 
pendance 5  des  efprits  de  foi  &  de  re- 
ligion; &  comme  Tarche  d'Ifraël,  rem- 
plir de  mille  bénédiftions  tous  les  lieux 
qui  fe  trouveront  fur  fa  courfe.  Nous  Tal- 


41       Pour    le    jour 

Ions  voir  enfin  comme  un  Pontife  inno- 
cent, féparé  des  pécheurs,  appliqué  à  of- 
frir des  dons  &  des  facrlfices ,  répandant 
fon  ame  devant  le  Très-Haut,  devenant  la 
réconciliation  des  hommes  dans  les  temps 
de  colère,  prenant  fur  lui  les  péchés  de 
fon  peuple  ,  &  les  expiant  par  fes  aufté- 
rités ,  defcendant  jufqu'aux  fonctions  les 
plus  communes  du  miniftere  ;  Se  en  un  mot , 
tel  qu'un  pontife  qui  ne  s'eft  pas  clarifié 
lui-même,  mais  qui  a  fu  attendre  que  celui 
qui  avoit  appelle  Aaron  ,  le  fît  affeoir  dans 
le  lieu  d'honneur,  &:  l'établît  Pontife  des 
biens  véritables  &  du  tabernacle  éterneU 
Que  vous  rendrons-nous.  Seigneur,  pour 
ce  don  que  vous  nous  avez  fait  ?  &  que 
nous  refte-t-il  à  vous  demander  pour  vo- 
tre Eglife ,  que  des  pontifes  qui  lui  relTem- 
blent  ?  Paffons  à  notre  dernière  partie  ;  &C 
après  avoir  montré  qu'il  ne  fut  jamais  de 
faint  plus  foible  félon  la  chair ,  montrons 
qu'il  n'en  fut  jamais  de  plus  puiffant  félon 
'     l'efprit. 

II.       JL^  lEU  eft  admirable  dans  {qs  faints,  & 

^^^^^^'  la  variété  de  fes  voies  fur  les  élus  eft  un 

de  ces  tréfors  cachés  fur  lefquels ,  félon 

l'expreflion  du  Prophète ,  <à  fageffe  répand 

P/  32.  ?•  des  abymés  :  Poncns  in  thcfauris  abyffos. 

En  effet ,  dans  Thiftoire  de  la  religion , 

tantôt  nous  trouvons  de  grands  hommes , 

qui  fortis  d'un  fang  illuftre,  élevés  dans  la 

connoiffance  des  fciences  &  des  arts ,  nés 


I 


DE  St.  François  de  Paule.    4% 

pour  commander  aux  autres  hommes ,  & 
deftinés  à  Téclat  &  à  la  grandeur,  fe  font 
enievelis  tout  vivants  dans  les  retraites  ('om- 
bres; &  là  ont  attendu  le  jour  du  Seigneur, 
inconnus  prefque  à  la  terre  ,  ne  voulant 
que  Jefus-Chrifl:,  environnés  de  mifere  &C 
d'infirmité,  &  l'objet  du  mépris  &  des  rail- 
leries des  infenfés. 

Et  d'autre  part,  la  grâce  nous  offre  quel- 
quefois des  Ipeélacles  bien  différents.  Ce 
font  des  hommes  foibles,  nés  dans  Tobf- 
curité ,  nourris  dans  l'ignorance  ,  foumis 
par  leur  dedinée  à  toutes  les  créatures,  &C 
s'abaifTant  encore  par  un  motif  de  foi  au- 
defTous  même  de  leur  bafTefle;  &  cepen- 
dant, devenus  tout-à-coup  l'admiration  de 
leur  fîecle  ;  décidant  fur  les  points  de  la 
loi  ;  exerçant  un  empire  divm  fur  toutes 
les  créatures;  élevés  au  plus  haut  point  de 
la  gloire  &  de  la  réputation;  &  enfin  re- 
marquables par  les  mêmes  endroits  ,  qui 
auroient  dû  les  rendre  vils  aux  yeux  des 
hommes. 

Tel  fut  dans  fon  fiecle  François  de  Paule. 
La  vertu  de  Dieu  éclata  dans  fa  foibleflTe  : 
cette  pierre  de  rebut  fut  placée  à  la  tête  de 
l'angle,  &c  au  lieu  le  plus  apparent  de  l'é- 
difice :  cette  nuée  obfcure  &  fortie  du  cen- 
tre de  la  terre  ,  s'éleva  peu-à-peu  ,  cou- 
vrit le  tabernacle,  devint  une  colonne  de 
feu  ,  &  fervit  de  flambeau  à  ceux  qui 
croient  affis  dans  les  ténèbres  &  dans  les 
ombres  de  la  mort. 

A  peine  établi  dans  fa  chère  folitude  , 


44       Pour    le    jour 

&:  commençant  feulement  à  goûter  com- 
bien il  eft  doux  d'être  oublié  des  hommes, 
&  de  vivre  (bus  les  yeux  de  Dieu  feul  ; 
une  odeur  de  vie  fe  répand  malgré  lui  aux 
environs.  Des  bruits  de  fainteté  &  de  pé- 
nitence viennent  réveiller  les  villes  voifî- 
nes,  &  fe  gliffent  même  jufques  dans  les 
Cours  des  princes  :  de  toutes  parts  le  peuple 
de  Dieu  vient  à  Silo  confulter  le  Voyant; 
&  les  fouverains  eux-mêmes ,  fous  des  ha- 
bits empruntés ,  comme  autrefois  une  Reine 
d'Ifraëlj  paroiflent  dans  fa  retraite  ,  &  veu- 
lent apprendre  les  deffeins  du  ciel  fur  eux 
de  la  bouche  de  cet  autre  Prophète.  La 
France,  l'Italie,  TEfpagne,  l'Europe  entière 
entend  parler  de  lui  :  du  fond  de  fa  folitude, 
il  remplit  le  monde  du  bruit  de  fon  nom; 
-&  comme  fon, divin  Maître,  c^eft  de  l'obf- 
curité  même  du  défert  qu'il  eft  tranfporté 
fur  le  fommet  du  temple ,  &  que  là  il  de- 
vient un  fpeâacle  aux  yeux  de  l'univers. 
Les  faints,  mes  frères,  n'ont  jamais  éclaté 
que  par-là,  C'étoient  des  enfants  de  lu- 
mière ,  qui  pour  être  moins  prudents  dans 
leurs  voies  que  les  enfants  du  fîecle ,  n'ont 
pas  laiffé  de  mieux  arriver  à  leurs  fins.  Ils 
ne  connoifToient  pas  encore  l'art  pieux  de 
s'infinuer  dans  Tefprit  &  dans  Teftime  des 
peuples  :  cette  vertu  faftueufe,  qui  ne  retient 
guère  de  la  piété  que  la  contenance  &  le 
ftyle,  n'étoit  pas  le  vice  de  leur  temps.  On 
ne  les  voyoit  pas  ménager  avec  adreïïe  à 
leur  zèle  des  occafions  éclatantes  de  fatigue 
&  de  miféricorde  :  ils  ne  faifoient  pas  an- 


DK  St.  François  de  Paule.    4c 

noncer  leur  fainteté  par  mille  traits  ex- 
traordinaires ;  &  ne  reiTembloient  point  à 
ces  feux  prophètes  d'Iii  acl ,  qui  pour  fé- 
duire  plus  (ûreinent  la  crédulité  des  peu- 
ples ,  &  les  empêcher  de  douter  de  leur 
don  de  prophétie ,  afftCtoient  des  figures 
bizarres,  des  ini'pirations  ibudaines,  &  des 
airs  bien  plus  finguliers  que  les  prophètes 
du  Seigneur. 

Confondez ,  ô  mon  Dieu  !  Teipérance 
des  hypocrites  :  ne  fouffrez  plus  que  vo- 
tre laint  nom  ferve  à  l'iniquité  :  maudif- 
fez  ceux  qui  font  votre  ouvrage  fraudu- 
leufement;  qui  regardent  la  piété  comme 
un  gain,  &  la  {implicite  de  vos  voies  com- 
me le  chemin  de  Thonneur  &  de  la  gloire. 
Difcernez  vous-même  les  fentiers  du  jiule 
de  ceux  du  pécheur  :  empêchez  que  le  mé- 
pris dû  à  la  fauffe  vertu  ne  retombe  fur 
la  véritable;  &  que  vos  ferviteurs  qui  n'ont 
point  de  part  avec  les  hypocrites,  ne  par- 
tagent point  dans  l'efprit  de  vo^  ennemis 
leur  dérifon  &  leur  honte! 

Si  malgré  l'obfcuriîé  de  fa  retraite  &  de 
fon  nom,  notre  Saint  fut  d'abord  expofé 
à  Tadmiration  des  peuples  ;  on  peut  dire 
aufTi  que  celui  qui  appelle  les  cbofes  qui 
ne  font  pas  comme  celles  qui  font ,  tira 
en  lui  la  lumière  des  ténèbres ,  &  la  fcience 
de  fes  voies  les  plus  fublimes,  de  la  fim- 
plicité  &  de  l'ignorance. 

Quelle  gloire  pour  la  foi,  mes  frères! 
•un  Solitaire  fimple  &  fans  lettres,  je  le 
vois  toutà-coup  le  conduftcur  des  aveu* 


46       Pour    le    jour 

gles ,  la  lumière  de  ceux  qui  font  dans  les 
ténèbres ,  le  dofteur  des  ignorants,  le  maî- 
tre des  fimples  &  des  enfants,  &:  ayant 
la  règle  de  la  fcience  &  de  la  vérité  dans 
la  loi.  Il  parle  le  langage  des  hommes  & 
des  anges;  il  eft  élevé  à  la  dignité  de  pro- 
phète ;  il  pénètre  tous  les  myfteres  ;  il  a 
toute  Icience,  &  cette  foi  capable  de  tranf- 
porter  les  montagnes.  C'eft  le  Samuel  de 
ion  temps  ,  Tinterprête  des  volontés  du 
Seigneur  fur  le  peuple ,  le  reftaurateur  de 
la  doctrine  &  de  la  vérité,  &  l'arbitre  de 
la  religion  &  du  culte  des  princes. 

R.ome  même  ,  le  féjour  du  tabernacle 
d'îfraél ,  où  le  Seigneur  rend  fes  oracles 
&  où  le  peuple  d^  Dieu  va  confulter , 
trouva  dans  {qs  lumières  de  nouvelles  ref- 
fources:les  princes  des  prêtres  députèrent 
vers  lui ,  &:  le  prirent  pour  Jérémie  ou 
pour  quelqu'un  des  prophètes  :  Sixte  IV  le 
confuîta  dans  (es  doutes;  le  regarda  com- 
me le  guide  &  le  coopérateur  de  fon  pon- 
tificat; &  Ton  vit  pour  la  féconde  fois  le 
Moïfe  du  peuple  choifî,  le  légiflateur  des 
tribus,  s^en  tenir  aux  confeils  d'un  autre 
Jéîhro ,  peu  inftruit  dans  la  loi  &  élevé 
dans  le  défert  de  Madian. 

Quelle  fut  fa  pénétration  dans  les  voies 
de  Dieu  fur  les  âmes!  Les  fentiments  de 
l'homme  qui  ne  peuvent  être  connus,  dit 
faint  Paul ,  que  par  l'efprit  qui  eft  en  lui  ^ 
n'échappèrent  jamais  au  difcernement  du 
fîen  :  il  découvrit  les  confeils  des  cœurs, 
&  vit  clair  dans  Tabyme  des  confciencesi 


DE  St.  François  de  Paule.  47 
&  comme  Tagneau  de  rApocalypfe,  fim- 
p!e  &:  fans  art ,  il  ouvrit  les  Cept  fceaux 
f.clu  livre  myftérieux,  où  toute  l'habileté 
&.  la  prudence  des  vieillards  auroit  échoué. 
Mais  ce  nci\  pas  aujourd'hui  ce  don  de 
difcernement,  qu'on  cherche  dans  les  ju- 
ges des  conl'ciences  :  trop  de  lumières  en 
eux  nous  gcne  &  nous  embarrafl'e;  nous 
ne  voulons  pas  qu'ils  voient  plus  loin  que 
nous-mêmes  dans  nos  défauts.  On  craint 
ces  lampes  luifantes  qui  portent  le  jour 
dans  les  lieux  les  plus  ténébreux  du  cœur, 
&  n'y  laillent  rien  à  examiner  :  on  s'ac- 
commode mieux  de  celles  dont  la  foible 
lueur  n'éclaire  que  la  fuperficie  des  paf- 
fions,  &  laiffe  toujours  delTous  des  myf- 
teres  d'iniquités  fans  les  approfondir.  En 
un  mot,  on  veut  des  idoles  qui  aient  des 
yeux  &  qui  ne  voient  pas  ;  de  ces  aveu- 
gles à  demi  clair-voyants  qui  ne  voient 
les  hommes  que  comme  des  arbres;  je 
veux  dire  qui  n'en  voient  que  les  feuilles 
fans  en  découvrir  la  racine  ;  &  Ton  eft 
content  de  foi-même,  quand  on  a  pu  ame- 
ner à  fon  point  le  miniftre  de  la  récon* 
ciliation  ;  comme  fi  la  foibleflfe  pouvoit  ren- 
dre Dieu  injufte  ,  ou  fon  ignorance  l'aveu- 
gler fur  nos  crimes.  Semblables ,  fi  j'ofois 
le  dire  ,  aux  Babyloniens  ,  on  aime  ces 
prêtres  trompeurs,  qui  dévorant  tout  feuls 
nos  facrifices  &  nos  iniquités ,  nous  per- 
fuadent  que  le  Seigneur  les  a  dévorées  lui- 
même  ;  (k  on  n'a  guère  recours  aux  Da- 
niels infpirés  de  Dieu,  qui. nous  décou- 


Pour    le    jour 

vrent  leurs  routes  lecretes  ,  détrompent 
notre  créckillté,  &  nous  font  toucher  au 
doigt  l'inutilité  de  nos  offrandes  &  Tabus 
de  notre  culte. 

L'efprit  de  Dieu  qui  parloit  dans  no- 
tre Saint,  n'étoit  pas  toujours  ce  fouffle  vé- 
hément &  impétueux  qui  ébranla  le  cé- 
nacle &  confterna  les  difciples  :  ce  fut  le 
plus  fouvent  ce  (buffle  doux  &  infînuant 
dont  il  QÛ  parlé  dans  rhiftoire  de  Phomme 
innocent  5  deftiné  à  tempérer  l'ardeur  du 
jour ,  &  à  annoncer  à  nos  premiers  pères 
la  viiite  &:  l'approche  du  Créateur.  Aufîî 
le  cœur  des  princes  &  des  peuples ,  fut 
pour  ainfi  dire,  entre  fes  mains  :  on  ne  ré- 
fîfta  jamais  à  la  fageffe  &  à  l'efprit  qui  par- 
loir en  lui.  Mille  pécheurs  virent  expirer  à 
fes  pieds  leurs  pallions  criminelles;  autant 
de  juftes  y  fentirent  reiîiifciter  la  grâce  de 
leur  vocation;  &  fa  parole  fut  une  odeur 
de  mort  pour  l'iniquité,  &  une  odeur  de 
vie  pour  la  juftice.  Ferdinand ,  roi  de  Na- 
ples,  entendit  ce  nouveau  Jean-Baptifte  lui 
reprocher  au  milieu  de  fa  Cour  (qs  excès 
avec  cette  fainte  liberté  qu'infpire  la  foi  : 
il  admira  Tinnocence  &  la  (implicite  de  ce 
Solitaire  miraculeux;  écoutâmes  remontran- 
ces que  la  douceur  &  l'humilité  rendoient 
prefque  toujours  viftorieufes  ;  &  touché 
comme  David  des  charitables  ménagements 
&  des  pieux  artifices  de  Nathan,  il  pro- 
nonça le  premier  contre  foi-même.  Je  fais 
quelle  efl:  la  délicateffe  des  grands  &  les 
foudres  qui  partent  de  ces  montagnes  d'or- 
gueil , 


DE  St.  François  de  Paule.    49 

gncll ,  du  moment  qu'on  les  touche  :  mais, 
o  mon  Dieu  !  les  rois  entendroient  ,  & 
vvi:\  qui  jugent  la  terre  pourroient  s'inf- 
truire  ,  s'il  le  trouvoit  des  prophètes  en 
Ifraèl  qui  ofafîefit  porter  votre  parole  devant 
eux  ;  &:  les  princes  ne  (broient  pas  fi  loin 
du  royaume  de  Jelus-Chrift  ,  fi  Tes  dilciples 
en  favoient  méprifer  les  premières  places. 
Le  même  Père  des  lumières  qui  lui  dé- 
couvrit les  fecrets  des  cœurs,  le  fit  percer 
dans  les  ténèbres  de  l'avenir.  Les  fidèles  de 
Ion  temps  s'écrièrent  avec  furprife,  qu'ua 
grand  Prophète  avoit  paru  parmi  eux,  ÔC 
que  le  Seigneur  avoit  vifité  Ton  peuple* 
11  prévit  les  malheurs  d'ifraël  &  la  cap- 
tivité dont  Jérufalem  étoit  menacée  ;  &C 
comme  le  Jérémie  de  ion  fiecîe,  il  vit  en 
efprit  partir  de  Babylone  un  -Prince  infi- 
dèle, 6c  préparer  les  rers  &  les  flammes 
dont  on  devoit  enchaîner  l'Oint  du  Sei- 
gneur ,  &  brûler  le  temple  &  la  ville 
lainte.  Mais  qu'on  eft  peu  difpofé,  mes  frè- 
res, à  écouter  les  prophètes  d'Ifi-aël,  lorf- 
qu'ils  n'annoncent  que  des  chofes  défagréa- 
blcs!  On  traita  fes  prédictions  de  fonge  &C 
de  foibleflTe;  &  Mahomet  entré  dans  l'Ita- 
lie &c  déjà  maître  d'Otrante,  étoit  fur  le 
point  de  ravager  l'héritage  du  Seigneur,  ve- 
nir placer  l'abomination  darfs  le  lieu  faint, 
-&  mettre  fous  un  tribut  infâme  la  Reine 
des  nations  &  la  MaîtrefTe  des  provinces, 
que  François  de  Paule  levoit  encore  inu- 
tilement les  mains  vers  un  peuple  plein  de 
contradiftion  &  d'incrédulité. 


Panég.  C 


>î^ 


k 


5Ô  Pou  R     LE     JOUR 

'Mais  vos  miféricordes.  Seigneur,  vont 
toujours  plus  loin  que  nos  inilercs  :  vous 
vous  laiffâtes  toucher  aux  larmes  &  aux 
prières  de  votre  Serviteur;  &  il  obtint  de 
vous  un  ange  invifible  qui  rrappa  Senna- 
chérib  de  frayeur,  diffipa  les  nations  af- 
femblées ,  &  rendit  la  paix  &  ralëgrefle 
à  votre  Eglife.  Eh!  ne  fuiclterez-vous  point 
en   nos  jours  quelque  nouveau  prophète 
qui  puiffe  à  fon  tour  obtenir  de  voi.s  la 
fin  de  nos  troubles  &  de  nos  calamités? 
n'enverrez -vous  plus  d'ange   extermina- 
teur pour  diffiper  les  nations  qui  veulent 
}4       la  guerre  ?  avez- vous  livré  pour  toujours 
Jacob  au  pillage?  vos  tribus  ont-elles  juré 
de  fe  détruire  elles-mêmes ,  &  de  fervir 
aux  deffelns  de  vos  ennemis  ?  &  fouffri- 
rez-vous  qu'un  autre  Jéroboam  ,  pour  le 
maintenir  dans  fon  ufurpation,  lesdivife, 
altère  publiquement  votre  culte  ,  &  jette 
des  femenfes  éternelles  de  diiïention  entre 
Ifraël  &  Juda  ?  Vous  châtiez ,  Seigneur , 
nos  iniquités ,  il  eft  vrai  :  mais  fi  les  mal- 
heurs de  nos  familles,  le  fang  de  nos  pro- 
ches ,  les  cris  des  peuples   &  la  défola- 
tion  des  provinces    ne   font   pas   encore 
capables  d'arrêter  la  main  qui  nous  frappe; 
ah  !  que  tant  de  profanations  toujours  in- 
féparables  des'  guerres,  vous  défarment , 
&  ne  vengez  plus  votre  juftice  en  multi- 
pliant les  crimes  fur  la  terre. 

Qui  pourroit  ici  vous  reoréfenter ,  mes 
frères,  notre  Saint,  cet  homme  pénitent, 
mortifié p  &  qui  fe  permettoit  à  peine  l'w- 


DE  St.  François  de  Paule.    ci 

ïage  des  viandes  les  plus  viles;  qui  pour- 
roit  vous  le  repréfenter  ,  dis-je  ,  fouve- 
rain  de  toutes  les  créatures  ;  conduii'ant 
au  tombeau  &  en  rappellant  à  Ion  gré; 
<:oinmandant  aux  vents  Se  à  la  mer;  étei- 
gnant rimpétuorué  du  feu;  fermant  la  bol^ 
che  des  lions  ;  vainquant  les  royaumes  par 
la  foi,  &  dépofitaire  de  la  puiflance  di- 
vine fur  la  terre  ?  L'Eglife  ne  vit  peut- 
être  jamais  le  fpeft;<tle  d'une  foi  plus  puif- 
lante  ;  Tbifloire  de  fes  prodiges  ne  finit 
point  ;  &  c'eft  ici  le  feul  lieu  où  Ton  peut 
wfer  de  l'hyperbole  de  l'Evangélifte  ,  &c 
dire  que  le  monde  entier  n'en  pourroit 
prefque  contenir  le  récit.  Il  marcha,  com^ 
me  les  premiers  difciples ,  fur  les  ferpents 
fans  en  être  blefTé  ;  ôta  à  des  breuvages 
mortels  tout  ce  qu'ils  avoient  de  nuifible  ; 
imprima  à  fon  ombre  mcme  une  force 
toute-puiffante;  exhala  une  vertu  qui  opé- 
roit  des  prodiges  tout  à  Pentour;  affermit 
par  fa  foi  les  eaux  de  la  mer,  &  fans  être 
l'outenu  ,  comme  Pierre  ,  de  la  préfence 
de  Jefus-Chrift  ,  il  la  traverfa  avec  plus 
de  confiance  6c  de  fécurité  que  cet  Apô- 
tre ?  Que  vous  dirai-je ,  mes  frères  ?  il  mit 
fa  bouche  dans  les  nuées,  félon  Texpref- 
fion  du  prophète ,  &  fit  pafïer  fa  langue 
fur  la  terre;  il  ouvrit  les  cataraftes  du  ciel  , 
&  changea  ou  rétablit  Tordre  des  faifons. 
Il  fut  la  réfurreftlon  &  la  vie  ;  fit  voir  les 
aveugles,  parler  les  muets,  ouir  les  fourds, 
marcher  les  boiteux;  &  bienheureux  ceux 
qui  ne  feront  pas  fcandalifés  en  lui] 

Cij 


çx       Pour    le    jour 

Car,  mes  frères,  quelle  eft  aujourd'hui 
la  fauflTe  délicateiTe  du  fiecle  fur  les  évé- 
nements qui  tiennent  du  prodige?  On  laif- 
l'e,  hélas!  au  peuple  la  (implicite  &  la  can- 
deur :  la;  religion  de  ceux  qui  fe  piquent 
de  raifon  5  eft  une  religion  de  raffinements 
&  de  doutes;  &  Ton  fe  fait  un  mérite  d'ê- 
tre difficile  5  comme  ii  le  royaume  de  Dieu 
venoit  avec  obfervadon.  Ce  n'eft  pas  que 
je  veuille  ici  donner  du  crédit  aux  fuperf- 
titions,  niautorifer  tout  ce  que  le  zèle  bon, 
mais  peu  éclairé ,  des  fiecles  paffés  a  laifTé 
gliller  de  faux  dans  Thidoire  de  nos  faints  : 
mais  je  fuis  touché  que  fous  prétexte  de 
bon  goût ,  on  tombe  dans  le  liberdnage 
d'efprit;  &  qu'en  s'accoutum.ant  à  douter 
des  faits  indifférents,  on  doute  tôt  ou  tard 
des  nécelTaires.  La  fimplicité,  Meffieurs, 
eft  inféparable  de  la  foi  chrétienne  ;  il  eft 
beau  même  de  fe  tromper  quelquefois  pour 
avoir  voulu  être  plus  religieux  &  plus  do- 
cile :  les  plus  grands  hommes  de  la  religion 
ont  été  des  enfants  fur  les  madères  du  falut. 
Et  d'ailleurs,  vous,  mon  frère,  qui  contre 
toutes  les  règles  de  la  droite  raifon ,  croyez 
imprudemment  que  Dieu  vous  fauvera  dans 
une  vie  molle  &  mondaine  ,  ce  qu'il  ne 
fauroit  faire  ,  vous  refufez  votre  «créance 
à.  des  prodiges  qui  lui  font  très-poiïibles? 
ah!  pourquoi  êtes-vous  û  crédule  lorfqu'il 
y  a  tout  à  rifquer  ?  &  pourquoi  faites- vous 
gloire  de  l'être  fi  peu  lorfqu'il  n'y  a  rien 
à  perdre? 

Il  fai; droit  ici  pour  mettre  le  dernier  trait 


DE  St.  François  de  Paule.    ^^ 

à  cet  éloge,  aprcs  vous  avoir  montré  l'obl- 
curité  de  notre  Saint  fuivie  d'une  réputa- 
tion éclatante,  la  candeur  &c  l'a  (implicite 
relevée  par  le  don  de  l'ciençe  &  d'intel- 
ligence, Ta  pénitence  &  fon  infirmité  deve- 
nue toute  puillante,  vobs  montrer  aufli  fon 
humilité  récompeniéc,  &  invertie  d'hom- 
mages &  de  g'oire.  Vous  l'auriez  vu  afîis 
à  côté  d'un  grand  Pape,  comme  autrefois 
Moïfe  auprès  du  pontife  Aaron ,  partageant 
avec  lui  les  foins  du  facerdoce  &  la  con- 
duite du  peuple  de  Dieu  :  vous  l'auriez  vu 
entrer  dans  l'aflemblée  des  vieillards  d'I- 
fraël ,  &  comme  Daniel ,  régler  leurs  ju- 
gements 5c  prclider  à  leurs  ordonnances^ 
Vous  auriez  vu  les  peuples  en  foule  fortir 
des  villes,  le  recevoir  comme  autrefois  le 
fils  de  David,  &  environné  d'un  appareil 
auflî  humble  que  celui  de  Jefus-Chrift  en- 
trant dans  Jéruialem  :  vous  l'auriez  vu  trou- 
ver par -tout  les  mêmes  acclamations  &c 
une  pompe  auflî  folemnelle.  Les  Cours  des 
princes  mcmes  li  peu  indulgentes  à  la  fainte 
folie  de  la  croix,  lui  rendirent  des  honneurs 
qu'on  n'y  rend  guère  qu'à  la  fagefle  du 
fiecle;  &  la  folie  inyflérieufe  cle  ce  nou- 
veau David,  n'empêcha  pas  les  rois  mô- 
mes des  Phîliflins,  de  le  retenir  à  leur  Cour 
avec  toutes  les  diftin6iions  &  les  égards  dus 
à  fa  vertu. 

Car  il  faut  le  dire  ici ,  minières  du  Sei- 
gneur, les  véritables  faints  peuvent  bien 
être  incommodes  au  fiecle;  mais  dans  le 
fond  ils  n'y  font  guère  méprifés.  La  piété 

C  iij 


54       Pour    le    jour 

qui  eft  félon  Jefus  -Chrift  ,  quelque  part 
qu'elle  fe  trouve ,  a ,  je  ne  fais  quoi  de  no- 
ble &  de  grand  5  qui  fait  qu'on  Teftime  lors 
même  qu'on  ne  veut  pas  l'imiter.  C'eft  peu 
connoître  le  monde  que  de  prétendre  nous 
faire  honneur  auprès  de  lui  de  nos  miferes 
&  de  nos  folbleffes  :  tout  corrompu  qu'on 
le  croit ,  il  eft  encore  affez  équitable  pour 
exiger  de  nous  des  exemples  de  régularité, 
Z>L  faire  de  la  vertu  même  une  bienféance 
à  notre  état;  &  le  plus  fur  moyen  d'évi- 
ter fon  mépris,  c'eft  de  ne  fuivre  p^s  fes 
Biaximes. 

Au5i  lorfque  Louis  XI  fe  fentit  frappé 
de  la  main  de  Dieu ,  ce  ne  fut  point  dans 
h  Cour  qu^il  chercha  un  prophète  ;  les 
vertus  de  François  de  Paule ,  la  puifîance 
que  Dieu  lui  communiquoit  pour  honorer 
fa  fainteté,  écîatoient  dans  tout  l'univers* 
C'eft  lui  que  le  Prince  demande ,  il  le  fait 
venir  des  extrémités  de  l'Italie;  &  ce  fut 
alors  que  notre  Saint  paroiffant  à  la  Cour 
trompa  l'attente  du  Souverain,  &  lui  dit 
hardiment  comme  un  autre  Elie  :  Prince 
vous  mourrez,  &  vous  ne  fortirez  plus  du 
lit  où  vous* êtes  monté,  que  pour  defcen- 
dre  dans  le  tombeau. 

Quel  coup  de  foudre  pour  un  Prince  qui 
aimoit  la  vie!  il  recrut  en  tremblant  cet  ar- 
rêt foudroyant.  Hélas  I  qu'il  eft  rare  que 
les  inquiétudes  &  les  foupirs  des  mourants 
ne  foient  plutôt  les  agitations  d^une  ame  qui 
fe  défend  contre  la  mort,  que  des  regrets 
Cnceres  fur  la  vie  palléel  Si  Ton  levé  alors 


DE  St.  François  de  Paule.    ^ç 

les  yeux  au  ciel,  hélas!  ce  n*eft  que  pour 
détourner  le  glaive  fatal  qui  va  trancher 
nos  jours;  &  toutes  ces  marques  de  re- 
pentir qu'on  donne  dans  ce  dernier  mo- 
ment ,  &  qui  confolent  tant  les  amis  &C 
les  proches ,  font  d'ordinaire  les  derniers 
trairs  de  notre  arr<3t  &  la  mefure  funefte 
de  nos  crimes. 

C'eft  à  ce  voyage  que  le  royaume  doit 
rétablilTenient  d'un  Ordre,  dont  l'Eglife  a 
depuis  été  i\  honorée  &  le  public  fî  édifié. 
La  candeur  &  l'aullérité  du  Saint  &  de  (es 
compagnons  toucha  les  peuples  :  nos  vil- 
les à  l'envi  s'emprelîérent  d'enfermer  dans 
leurs  murs  ces  anges  de  la  terre  :  de  toutes 
parts  s'élevèrent  de  nouveaux  édifices  def- 
tinés  à  leur  fervir  d'afylc  :  les  richeffes  de 
l'Egypte  furent  employées  avec  profufioa 
à  conftruire  ces  tabernacles  d'Ifraël ,  &i  la 
France  ne  pouvant  difputer  à  l'Italie  la  naif- 
fance  de  ce  falnt  inftitut,  lui  en  difputa  du 
moins  l'amour ,  &  le  zèle  de  fon  accroif- 
fement. 

Nous  avons,  ]e  le  fais ,  fuccédé  là-def- 
fus  au  goût  de  nos  pères  ;  Franc^ois  de  Paulc 
&  fes  enfants  font  encore  chers  à  nos  peu- 
ples; &  c'eft  là  comme  la  dévotion  do- 
minante des  Franqois.  Mais  d*où  vient  , 
mes  frères,  qu'avec  toute  notre  confiance 
envers  ce  Saint ,  nous  fommes  toujours  fi 
éloignés  de  le  devenir  nous-mêmes?  Ah! 
c'eft  qu'outre  que  nous  bornons  nos  hom- 
mages à  un  culte  extérieur  &  à  certaines 
pratiques  de  piété  qui  ne  gênent  ea  rteii 

C  iv 


5é       Pour    le    jour 

nos  paffions  ;  nous  n^avons  recours  à  lui 
comme  ce  Roi  mourant  que  lorfqu'il  s'agit 
d'obtenir  des  faveurs  temporelles ,  la  dé- 
livrance d'un  péril  qui  nous  alarme ,  d'une 
infirmité  qui  nous  accable ,  d'un  chagria 
qui  nous  mina  &  nous  delTeche  ;  &  luF 
les  befoins  de  Tame  nous  ibmmes  muets. 
On  ne  s'avife  guère  de  demander  la  dé- 
livrance d'une  paffion  qui  nous  tyrannife  , 
d'une  inimitié  qui  nous  ronge ,  d'un  en- 
durciffement  qui  nous  calme  fur  tout,  de 
mille  périls  où  l'on  échoue ,  d'un  naturel 
fragile  &  glilTant  qui  nous  rend  le  falut  fî 
difficile. 

Ce  n'eil:  donc  pas,  ô  mon  Dieu,  le  cré- 
dit de  vos  iâints  qui  diminue,  comme  nous 
le  reprochent  vos  ennemis;  c'eil  l'incrédu- 
lité des  fidèles  qui  augmente.  Vous  êtes  tou- 
jours le  Père  des  milericordes,  &  toujours 
prêt  à  exaucer  nos  vœux,  lorfqu'ils  vous 
font  préfentés  par  les  citoyens  de  la  Jéru- 
falem  célefte  ;  mais  il  faut  que  ces  vœux 
foient  dignes  de  vous ,  &  allez  purs  pour 
monter  en  odeur  de  fuavité  jufqu'aux  pieds 
de  votre  trône.  Et  cependant,  Seigneur, 
quelles  ont  été  jufqu'ici  mes  prières  &  mes 
fupplications  !  J'ai  invoqué  vos  faints  dans 
mon  affliftion ,  il  eft  vrai  ;  mais  je  n'ai  at- 
tendu d'eux  que  dts  confolations  toutes 
terreftres ,  le  fuccès  d'une  affaire ,  la  ré- 
gularité d'une  faifon,  la  vie  d'une  perfonne 
chère  ,  la  bienveillance  d'un  grand  ,  l'é- 
lévation d'une  famille  :  du  moment  que 
votre  main  m'a  frappé ,  j'ai  couru  à  leur$ 


DE  St.  François  de  Paule.    57 

autels,  pour  obtenir  la  fin  ou  radouclffe- 
ment  de  mes  peines;  &  c'a  toujours  été 
là  le  motif  de  mes  dons  &:  de  mes  offran- 
des. Souvent  mcme,  je  ne  rougis  pas  de 
vous  l'avouer,  6  mon  Dieu,  Ibuvent  j^ai 
voulu  les  faire  (ervir  à  mes  iniquités,  les 
intérefler  dans  mes  foiblefTes  ;  les  rendre 
protedeurs  d'un  defir  qui  vous  déplaît  , 
d'une  efpérance  qui  vous  déshonore,  d'un 
attachement  qui  vous  bleflTe  :  &  au-lieu  d'en 
faire  des  intercefleurs  de  mon  pardon,  j'en 
ai  fait  des  confidents  de  mes  fautes.  Les 
faints,  mes  frères ,  rejettent  ces  hommages 
criminels;  &  la  meilleure  manière  de  les 
hc^norer ,  c'eft  de  fuivre  les  traces  qu'ils 
nous  ont  frayées  dans  les  voles  de  la  juf- 
tice ,  qui  nous  conduiront  comme  eux  à 
la  bienheureufe  immortalité.  Ainfî  foit-il. 


'^^%m 


^^      Pour    le    jour 


SERMON 

POUR.  LE  JOUR 

D  E 

SAINT    BENOÎT. 

Fide  Noe,  refpo^1^o  accepte  de  m  qiiîe  adhuc  non 
videbaïuur,  metuens  aptavit  arcam  in  falutem 
domûs  fiice,  per  quam  damnavit  mundum, 

Cefî  par  la  foi  que  Noé  ayant  été  divinement 
averti  de  ce  qui  devait  arriver ,  &  appréhen* 
dant  ce  qu'il  ne  voyoitpas  encore^  il  bâtit  r  ar- 
che pour  mettre  le  falut  des  fiens  à  couvert  : 
&  cefl  par-là  quil  condamna  le  monde.  Hebr» 

ES  que  la  voix  du  ciel  eut  ap- 
pris à  Noé  Parrêt  que  le  Seigneur 


I  fe  prëparoit  de  prononcer  con- 
tre les  hommes ,  quoique  le  temps 
de  !a  vengeance  fût  encore  éloi- 
gné 5  ce  faim  Patriarche  le  compta ,  pour 
ainfi  dire,  arrivé;  &  le  même  jour  où  il 
connut  que  tout  alloit  bientôt  finir,  fut 


DE   SAINT    Benoît.       ^9 

pour  lui  comme  la  fin  de  toute  créature. 
Dès  ce  moment  tout  lui  parut  erreur  & 
vanité  parmi  les  hommes;  toujours  occupé 
de  ce  jour  de  colère  ,  qui  devoit  exter- 
miner toute  chair,  les  plaifirs  &  les  dillo- 
lutions  auxquels  les  hommes  le  livroient 
alors  avec  tant  d'excès,  lui  parurent  com- 
me les  ris  de  ces  fanatiques ,  qui  ignorent 
le  danger  prochain  dont  ils  Ibnt  menacés, 
&  qui  ne  font  dignes  que  de  notre  com- 
pafllon  &c  de  nos  larmes.  Dès-lors  fans 
s'arrêtera  l'exemple  de  la  multitude,  il  ne 
penfa  plus  qu'à  prendre  des  mefures ,  de 
peur  d'être  enveloppé  dans  la  malédiftion 
commune  ;  &  peu  content  de  travailler 
à  l^  fureté  ,  il  éleva  un  afyle  ,  où  le  fa- 
lut  des  fiens  pût  encore  être  à  couvert. 
Par-là,  dit  faint  Paul,  il  vit  les  chofes  à 
venir  conime  fi  elles  étoient  préfentes  :  il 
devint  l'héritier  de  la  foi  &  de  la  juftice 
des  Patriarches ,  qui  l'avoient  précédé  ;  & 
il  condamna  le  monde  ,  auquel  l'exemple 
de  fes  fages  précautions  fut  inutile  :  Me-  Usir.  11. 
tucns  ,  aptavit  arcam  in  faluum  domûs  7. 
fu(Z^  pcr  qiLam  damnavit  mundnm. 

C'eft  fous  cette  image  que  je  me  fuis 
propofé  de  vous  repréfenter  aujourd'hui  le 
faint  Patriarche  dont  nous  honorons  la  mé- 
moire; &  ce  qui  m'a  déterminé  à  la  choi- 
fir,  c'eft  qu'elle  nfi'a  paru  encore  plus  heu- 
reufe  pour  notre  inftruftion  que  pour  fou 
éloge  :  car  ce  n'efl:  pas  un  récit  embelli 
&  exact  des  aftions  de  faint  Benoît,  que 
vous  devez  attendre  en  ce  jour ,  mais  feu- 

C    Yj 


6o       Pour    LE    JOUR 

lement  une  infirufiion  fîmple  &  chrétien* 
ne  ,  fur  les  principales  circonftances  de 
fa  vie. 

A  peine  la  voix  du  ciel  eut  fait  entendre 
à  cet  homme  plein  de  foi,  l'arrêt  de  ma- 
lédiction que  Jefus-Chrift  prononcera  un 
jour  contre  le  monde  ^  qu'il  le  regarda  com- 
me déjà  condamné  ;  &.  ce  qui  devoit  pé- 
rir, il  l'envifagea  comme  s'il  n'étoit  plus. 
Dès-lors  il  vit  la  fin  de  toutes  chofes  ;  les 
terreurs  de  l'éternité  le  troublèrent.  Il  mé- 
prifa  ce  qu'il  ne  pouvoit  toujours  pofféder  : 
les  fauffes  joies,  les  defirs  infenfés,  les  vai- 
nes efpérances  des  hommes  ne  lui  fem- 
blerent  plus  que  les  fonges  agréables  d'un 
criminel  qui  dort  dans  fa  prilbn  la  veille 
de  fon  fupplice ,  &  qui  à  fon  réveil  doit 
entendre  prononcer  la  trifîe  fentence.  Tout 
lui  parut  erreur,  folie  &  danger  dans  le 
monde*  Il  penfa  donc  à  fauver  fon  ame 
de  l'anathcme  général  ;  &  touché  enfuite 
du  falut  de  les  frères ,  il  éleva  le  pre- 
mier cet  afyle  fi  fameux  depuis  dans  tous 
les  fiecles,  où  il  pût  les  mettre  à  couvert 
de  la  colère  à  venir;  &  les  fauver  de  ce 
déluge  d'iniquité  qui  dcvoit  faire  périr  toute 
chair  :  Mctums  ,  aptavlt  arcam  in  faluum 
domus  fucz. 

Ainfî  Benoît  recueillit  feul  la  fuccefîîon 
de  la  foi,  de  l'efprit,  de  la  juflice  des  Antoi- 
nes,  des  Hilarions ,  &  de  tous  les  hommes 
de  Dieu  qui  avoient  peuplé  les  déferts  de 
l'orient.  Ainfî  il  condamna  le  monde  que  {ts 
grands  exemp-îes  ne  purent  corriger»  Car 


DE  SAINT   Benoît.      6i 

la  foi  lui  fit  voir  les  chofes  à  venir  com- 
iTie  11  elles  étoicnt  préfentes ,  &  les  pré- 
fentes comme  fi  elles  n'éiolent  plus  :  Fidc^ 
rcfponjo  accepta  de  lis  quœ  non  vidcban-- 
tur ;  eiFrayé  des  malheurs  qui  menaçoient 
le  monde,  la  foi  le  détermina  à  préparer 
un  al'yle  où  fon  falut  ik  celui  des  fiens 
fût  à  couvert  :  Mautns  ,  aptavit  arcam  in 
falutcm  domus  fux  :  &c  dans  ces  deux  clr- 
conftances  principales  de  fa  vie,  Benoît 
condamna  le  monde  ;  Pcr  quam  damnavït 
mundum  :  je  veux  dire  les  faux  jugements 
&  la  fécurité  du  monde ,  par  les  lumières 
qui  lui  en  découvrirent  le  néant  &  le  dan- 
ger; le  découragement  &c  les  irréfolutions 
du  monde  fur  le  falut ,  par  la  gloire  & 
le  fuccès,  qui  accompagna  la  promptitude 
de  fon  entreprife. 


L 


A  fource  déplorable  de  nos  défocdres  i. 
eft  prefque  toujours  dans  nos  erreurs  ;  g^  Partie. 
nous  ne  faifons  point  de  chute,  où  quel- 
que faux  jugement  ne  nous  ait  conduit. 
Auiîî  la  grande  différence  que  met  TApô- 
tre  entre  le  jufte  &  le  pécheur  ,  eft  que 
le  jufte  eft  un  enfant  de  lumière  ,  qui  juge 
de  tout  par  des  vues  hautes  &  fubli'mes; 
&  qui  à  la  faveur  de  cette  clarté  fupé- 
rieure  qui  le  guide,  démêle  par -tout  le 
vrai  du  faux ,  perce  les  dehors  trompeurs 
répandus  fur  tous  les  objets  qui  nous  en- 
vironnent, &  ne  voit  en  eux  que  ce  qui 
s'y  trouve  en  effet  ;  au-lieu  que  le  pé- 


6z       Pour    lejoi^r 

cheur  eft  un  enfant  de  ténèbres ,  qu-î  ne 
juge  que  par  des  vues  fauflTes  &  confufes^ 
qui  ne  voit  de  tout  ce  qui  eft  autour  de  lui 
que  la  furface  &  Tëcorce;  &  qui  loin  de 
porter  la  lumière  fur  les  ténèbres  qui  l'en- 
vironnent, répand  fes  propres  ténèbres  fur 
un  refte  de  clarté  que  lui  offrent  encore 
les  créatures,  &  les  événements  au  mi- 
lieu defquels  il  vit. 

Or,  mes  frères,  on  peut  marquer  trois 
erreurs  principales,  d'où  naiffent  cette  foule 
de  fauffes  maximes  répandues  dans  le  mon- 
de ,  &  qui  dérobent  prefque  à  tous  les  hom- 
mes les  voies  de  la  juftlce  &  de  la  vérité. 
La  première  eft  une  erreur  d'efpérance^ 
qui  formée  par  la  vivacité  du  premier  âge 
&par  le  défaut  d'expérience  inséparable  de 
notre  entrée  dans  le  monde  ,  ouvre  à  l'ima- 
gination ,  fi  capable  alors  de  féduftion  y 
mille  kieurs  éloignées  de  fortune  >  de  gloi- 
re, de  plaifir;  &  l'attache  à  ce  monde  ré- 
prouvé ,  plus  par  les  charmes  qu'elle  lui 
promet ,  que  par  ceux  qu'on  y  trouve  dans 
ïa  fuite.  La  féconde  eft  une  erreur  de  fur- 
prife  ,  qui  ne  trouvant  pas  le  cœur  en- 
core inftruit  fur  le  vuide  ,  &  l'inftabilité 
des  chofes  humaines ,  fur  les  caprices  du 
monde  &  l'amertume  des  plaifirs,  laifiTe 
aux  premières  impreffions  que  fait  fur  nous 
le  fpeftacle  du  monde  ,  le  loifir  de  nous 
toucher ,  de  nous  amollir ,  de  nous  en- 
traîner ;  &  profite  d'une  circonfi:ance  où 
tout  ce  qui  bleffe  l'ame  ,  ne  s'efface  plus  ^ 
pour  y  faire  entrer  le  venin  plus  avant , 


DE  SAINT  Benoît.      6j 

Cela  corrompre  fans  redburce.  Enfin,  la 
dernière  eft  une  erreur  de  fécurlté ,  qui 
nous  reprëfente  les  abus  du  monde ,  com- 
me des  uCages  ;  fes  précipices  couine  des 
voies  droites  &  iTiies,  les  précautions  de 
la  toi  comme  les  t'oibleflTes  ou  les  excès 
d'une  pieté  mal  entendue  ;  &c  nous  fait 
marcher  (ans  rien  craindre  dans  des  (cn^ 
tiers,  où  tous  les  pas  l'ont  prefque  des  chii- 
t-es.  Or,  les  lumieres.de  la  foi  découvri- 
rent à  Benoît  trois  vérités  principales,  qui 
difîiperent  d'abord  Tillufion  de  ces  trois  er- 
reurs, &  qui  encore  aujourd'hui  condam- 
nent le  monde ,  ou  qui  les  ignore  ,  ou  qui 
les  méprife. 

Il  comprit,  premièrement,  que  tout  ce 
qui  paffe ,  &  ne  doit  pas  toujours  demeu- 
rer ,  n'eft  pas  digne  du  chrétien  né  pour 
1  éternité.  Il  fentit  en  fécond  lieu  ,  que  tout 
ce  que  les  créatures  peuvent  ménager  de 
plaifirs  au  cœur  de  l'homme  ,  n'eft  qu'un 
peu  d'eau  jettée  dans  la  fournaife,  qui  l'al- 
lume loin  de  l'éteindre;  que  ce  n'eft  qu'un 
amas  de  remords  &  de  vers  dévorants  qui 
rongent  le  cœur  loin  de  le  raftaftier;  &C 
que  tout  ce  qui  n'eft  pas  Dieu,  peut  le  fur- 
prendre  ,  mais  ne  fauroit  le  fatisfaire.  Enfin 
il  découvrit  que  le  monde  étoit  le  lieu  des 
tentations  &c  des  naufrages,  &  que  la  piété 
ne  pou  voit  y  rencontrer,  ou  que  des  piè- 
ges dreffés  par-tout  pour  la  féduire  ,  ou 
que  des  fcandales  établis  pour  Taffli^er  ^ 
ou  que  des  obftacles  propres  à  la  décoiv- 
lager  &  à  l'abattre» 


64       Pour    le    jour 

Envoyé  à  Rome  en  un  âge  encore  ten^ 
dre  ,  pour  y  cultiver  refpérance  de  (es 
premières  années  ,  par  tous  les  fecours  que 
pouvoit  fournir  à  l'éducation  un  féjour  iî 
célèbre  ,  il  fiiivit  la  route  ordinaire  à  ceux 
de  fa  naiffance  &:  de  fon  rang;  il  répon- 
dit aux  deffeins  de  (qs  proches ,  qui  par 
les  vues  inféparables  de  la  chair  &  du  fang, 
rapportoient  les  foins  de  fon  éducation  , 
non  à  le  former  pour  le  ciel,  mais  à  l'éle- 
ver dans  le  fiecle.  if  fe  fit  inftruire  comme 
Moïfe,  dans  la  fageffe  &  dans  la  fcience 
des  Egyptiens  ;  il  cultiva  quelque  temps 
par  les  fecours  humains  les  grands  talents 
qui  parurent  depuis  en  lui.  Les  études  qui 
fraient  le  chemin  aux  honneurs  &  à  la 
fortune  ,  furent  les  premières  occtapations 
de  fa  jeunefle  :  mais  la  grâce  s'étoit  réfer- 
vée  le  droit  de  le  fanftifier ,  &  de  fe  fer- 
vir  de  toute  cette  vaine  fcience  d'Egypte, 
pour  en  former  comme  autrefois  dans  Àloï- 
fe,  le  légillateur  d'un  peuple  faint ,  &  le 
chef  qui  devoit  conduire  au  défert  une  nou- 
velle armée  d'Ifraélites  pour  s'y  offrir  eux- 
mêmes  en  facrifice  au  Seigneur. 
.  C'eft  à  l'entrée  de  cette  carrière  ,  dit 
faint  Auguftin  /que  fe  forment  dans  l'amê 
peu  inftruite  encore  fur  les  caprices  de  la 
fortune  ,  fur  l'inftabilité  &  l'injuftice  du 
monde;  que  s'y  forment,  dls-je,  des  vues 
d'élévation  ,  des  efpérances  flatteufes,  d'a- 
gréables fonges.  C'eft  dans  ce  premier  âge 
qu'on  fe  donne  ,  pour  ainfi  dire  ,  à  foi- 
niéme  tout  ce  qu'on  ofe  fouhaiteri  qu'on 


DE   SA  TNT  Benoît.      6^ 

croit  déjà  voir  à  Tes  pieds ,  comme  le  jeune 
Jofeph,  les  afties  mêmes  du  firmament  qui 
nous  adorent  ,  &  que  Timaglnation  ,  pas 
encore  détrompée  par  l'expérience ,  raf- 
iemble  tout  ce  qui  fe  trouve  partagé  dans 
les  autres  de  grâces,  de  talents,  de  bon- 
heur ,  pour  s'en  former  à  foi-mcme  une 
deftinée  à  fon  gré ,  &  un  avenir  chimé- 
rique. 

Mais  la  foi ,  dit  faint  Grégoire  dans  la 
vie  de  notre  Saint,  la  foi  qui  mûrit  de 
bonne  heure  la  raifon ,  Se  donne  au  pre- 
mier âge  toute  la  fagefTe  &  toute  la  ma- 
turité des  longues  années,  montra  d'abord 
à  Benoît  ce  que  Texpérience  feule  apprend 
fî  tard  aux  âmes  que  le  monde  a  féduites, 
A  l'entrée  prefque  de  la  vie  ,  Benoit  vit 
le  monde  tel  que  le  pécheur,  trop  tard 
détrompé  ,  le  voit  enfin  en  mourant;  c^eft- 
à-dire,  comme  un  fonge,  qui  après  avoir 
quelque  temps  réjoui  notre  imagination  , 
fe  diffipe  enfin  tout  d'un  coup,  &  ne  nous 
laide  rien  de  plus  réel  que  le  regret  inu- 
tile d'avoir  pu  le  prendre  fi  long-temps  pour 
quelque  chofe  de  vrai  &  de  folide.  Il  re- 
tira le  pied,  ajoure  faint  Grégoire,  qu'il 
avoit  comme  avancé  dans  les  voies  pérjl- 
leufes  du  fiecle  :  il  interrompît  des  études 
que  l'ufage  commence ,  &  que  l'ambition 
foutient  &  achevé  :  il  renonça  à  de  vaines 
connoififances,  qui  ne  dévoient  pas  le  con- 
duire à  la  feule  vérité  qui  nous  délivre  :  il 
regarda  tous  les  moyens  de  parvenir  com- 
iTic  des  fentiers  femés  de  précipices,  ou 


66       Pour    le    jour 

les  plus  heureux  font  ceux  ,  qui  par  des 
dangers  infinis ,  arrivent  à  un  danger  en- 
core plus  grand  ;  &  s'éloigna  du  monde 
à  un  âge ,  où  il  eft  encore  plus  feduiiant 
par  les  charmes  qu'il  promet,  qu'il  ne  l'eft 
enfuite  par  les  faveurs  réelles  qu'il  ac-» 
corde. 

•  Oui ,  mes  frères ,  telle  eft  l'illufion  la 
plus  univerfelle ,  dont  le  démon  s'eft  fervi 
dans  tous  les  temps  pour  féduire  les  hom- 
mes. Nul  prefque  de  tous  ceux  qui  m'é- 
coutent  ici,  &  que  le  monde  féduit  &  en- 
traîne ,  n'eft  consent  de  fa  deftinée;  &  û 
l'efpoir  d'une  condition  plus  heureufe  n'a- 
douciffoit^  les  peines  de  notre  état  préfent, 
&  ne  iioit  encore  nos  cœurs  au  monde, 
il  ne  faudroit ,  pour  nous  en  détromper  , 
que  les  dégoûts  &  les  amertumes  vives  que 
nous  y  trouvons.  Mais  nous  fommes  cha- 
cun en  fecret  ingénieux  à  noiis  féduire  fur 
Tamertume  de  notre  condition  préfente. 
Loin  de  conclure  que  le  monde  ne  fauroit 
faire  des  heureux ,  &  qu'il  faut  chercher 
ailleurs  le  bonheur  où  nous  afpirons ,  & 
que  le  monde  ne  fauroit  nous  donner , 
nous  nous  y  promettons  toujours  ce  qui 
cous  manque  &  ce  que  nous  fouhaitons  : 
nous  charmons  nos  ennuis  préfents  par  Tef- 
poir  d'un  avenir  chimérique  ;  &  par  une 
illufion  perpétuelle  &  déplorable  ,  nous 
rendons  toujours  inutiles  les  dégoûts  que 
Dieu  répand  fur  nos  paffions  in'juftes,  pour 
nous  rappeller  à  hii  par  des  efpérances  que 
l'événement  dément  toujours ,   mais  où 


DE   SAINT   Benoît.       67 

nous  prenons  de  notre  méprite  nicme  l'oc- 
ca(îon  de  tomber  dans  de  nouvelles. 

Voilà  rétat  de  prefque  toutes  les  âmes 
que  le  monde  &  les  paflTions  entraînent^ 
Le  Seigneur  prévoyant  que  les  biens  in- 
vifibles  n'exciteroient  que  foiblement  notre 
foi  5  &  que  les  imprefllons  des  fens  plus 
vives  &  plus  préienies  ,  nous  entraîne- 
roient  toujours  de  leur  côté  ,  avoit  ré- 
pandu fur  tous  les  objets  fenfibles,  des  dé- 
goûts &  des  nmertumes ,  capables  de  re- 
froidir le  penchant  violent  qui  nous  y  por- 
te ,  &  de  nous  rappeller  aux  biens  éter- 
nels. C'eft  par-là  qu'il  avoit  voulu  foute- 
nir  la  foibleflTe  de  notre  foi  ^  &  nous  faire 
trouver  le  remède  dans  le  mal  même  :  aufïî 
par  une  fuite  de  cette  fageffe  miféricor- 
dieufe ,  il  a  difpenfé  avec  un  ordre  fî  ad- 
mirable &  fi  divin  nos  deftinées,  que  quel- 
que heureufe  qu'en  paroiffe  la  condition  ,. 
il  manque  toujours  quelque  chofe  à  notre 
bonheur.  Mais  loin  de  chercher  dans  les 
prcmefTes  de  la  foi  cette  félicité  qui  nous 
manque,  nous  la  cherchons  dans  les  pro- 
meffes  du  monde  même.  Nous  rempla- 
çons par  l'erreur  de  notre  imagination  ce 
qui  manque  à  nos  delirs  :  nous  ne  jouif- 
fons  jamais;  nous  efpérons  toujours.  C'eft- 
à-dire,  ce  n'eft  pas  le  monde  préfent  que 
nous  aimons;  nous  n'y  fommes  pas  affez 
heureux;  c'eft  ce  monde  chimérique  que 
nous  nous  formons  à  nous-mêmes  :  ce  n'eft 
pas  un  bonheur  réel  qui  nous  éloigire  de 
JDieu;  (car  il  n'y  en  a  point  hors  de  lui;) 


6^       Pour    LE    JOUR 

c'eft  une  vaine  image ,  après  laquelle  nous 
courons,  fans  jamais  pouvoir  y  atteindre  ; 
c'eft  un  preftige  qui  nous  joue;  qui  ne  fe 
montre  jamais  que  de  loin  ;  &'  qui  s'éva- 
nouit, &  s'éloigne  encore  lonque  nous 
croyons  y  toucher  &  le  faifir.  O  mon 
Dieu!  &  c'eft  à  ces  fonges,  que  nous  fa- 
cnnons  notre  bonheur  éternel!  Le  monde 
tout  leul  eft  trop  trifte  &  trop  dégoû- 
tant pour  nous  plaire  &:  pour  nous  féduî- 
re;  il  Faut  que  nous  nous  en  mêlions  nous- 
mêmes,  &  que  nous  aidions  par  nos  er- 
reurs rimpuiffance  de  (es  attraits.  Ainfi  ce 
monde  miférable  &  réprouvé  que  nous  ai- 
mons, n'exifte  nulle  part  :  c'eft  une  chi- 
mère qui  n'eft  qu'en  nous- mêmes;  c'efl: 
une  divinité  imaginaire,  qui  eft  l'ouvrage 
de  notre  cœur  tout  feul;  ce  font  nos  de- 
fîrs  &  nos  eipérances,  qui  font  nos  dieux 
auxquels  nous  facrifions  tout ,  &  qui  for- 
ment nos  leuls  pîaifirs  &  nos  paflîons  les 
plus  violentes.  Première  illufîon,  dont  la 
foi  détrompa  Benoît  :  l'âge  des  efpéran-: 
ces  &  des  erreurs  ,  fut  pour  lui  l'âge  des 
àes  facrifices  &  de  la  vérité. 

Mais  non-feulement  la  foi  l'éclaira  fur  cett« 
erreur  d'efpérance,  fî  dangereufe  quand  on 
commence  à  entrer  dans  le  monde  ;  elle 
le  préferva  encore  de  cette  erreur  de  fur- 
prife  que  la  nouveauté  des  pîaifirs,  le  dé- 
faut de  réflexions,  &  le  torrent  des  exem- 
ples &  des  ufages  rendent  comme  inévitable 
à  ce  premier  âge.  Car,  mes  frères,  qu'il 
eft  difficile  d'offrir  d'abord  aux  illufions  du 


DE    SAINT   Benoît.       69 

monde  pas  encore  approfondies,  un  efprlt 
en  garde,  pour  ainli  dire,  &  une  ame  qui 
le  défie  de  fes  embûches!  Cefl:  alors  que 
Ton  ouvre  indiicrctement  le  cœur  à  tout 
ce  qui  s'offre  pour  le  toucher  &  pour  le 
corrompre  ;  que  la  raifon  reçoit  fans  at- 
tention toutes  les  faulTes  maximes  répan- 
dues dans  le  monde  ;  que  tout  ce  qui  plaît , 
paroît  avoir  droit  de  plaire;  que  tout  ce 
que  l'exemple  commun  autorife  ,  iemble 
jufte;  que  les  éloges  qu'on  donne  à  nos  ta- 
lents ,  nous  periuadent  que  nous  n'en  de- 
vons ufer  que  pour  nous-mêmes;  &  qu'on 
ne  fe  défie,  ni  de  l'artifice  des  hommes, 
ni  de  l'amertume  des  plaifirs,  ni  des  trif- 
tes  fuites  des  paffions.  Ces  grandes  leçons 
font  d'ordinaire  le  fruit  des  réflexions  & 
de  l'âge;  &  les  plus  heureux  font  ceux  à 
qui  il  a  été  nécedaire  qu'ils  fuffent  féduits 
pour  fe  détromper  plus  folidement  &  fans 
retour  de  leurs  erreurs  pafTées. 

Mais  Benoit,  dit  faim  Grégoire,  parut 
inftruit  fur  le  vuide  &  l'amertume  des  plai- 
firs, fans  qu'il  eût  coûté  à  fon  innocence 
4)our  s'en  inftruire.  Sa  retraite  ne  fut  pas 
îe  fruit  de  ces  dégoûts  inévitables,  que  la 
longueur  des  paflions  traîne  toujours  après 
elles  :  il  ne  fortit  point  du  monde  comme 
un  homme  qui  fait  naufrage,  fort  du  mi- 
lieu des  flots  à  peine  à   demi-eiTuyé  ,  &C 
bien  réfolu  de  ne  plus  fe  fier  à  leur  inconf- 
tance.  La  première  impreflion  que  le  monde 
fit  fur  ion  cœur ,  fut  le  defir  de  l'abandon- 
ner; Se  il  chercha  la  foliiude ,  comme  Ta- 


70       Pour    le    jour 

fyle  de  ton  innocence ,  &  non  comme  un 
lieu  propre  à  pleurer  les  crimes. 

Ce  n'eft  pas  qu'une  retraite  de  pénitence 
ne  Toit  glorieufe  à  la  grâce  de  Jefus-Chrift  : 
il  eft  beau  de  s'arracher  enfin  au  monde,  au- 
quel on  tenoit  depuis  long- temps  par  mille 
liens  injuftes;  de  rendre  enfin  à  Dieu  un 
cœur  que  les  payons  infenfées  lui  avoient 
ravi;  &  en  le  portant  enfin  aux  pieds  de 
l'autel,  dans  le  fecret  d'un  faint  afyle ,  s'ap- 
pliquer à  le  purifier  par  les  larmes,  par  la 
componction  &    par  les   faints  exercices 
(le  la  vie  religieufe.  Mais  c'eft  toujours  un 
cœur  flétri ,  pour  ainii  dire ,  qu'on  porte 
dans  le  lanftuaire  :  c'eft  une  offrande  com- 
me encore  Touillée  qu'on  va  mettre  fur  l'au- 
tel :  c'eft  un  facrifice ,  pour  ainfi  dire  ,  lu- 
gubre, qu'on  va  faire  au  Seigneur,  où  la 
victime  n'eft  parée  que  de  deuil  &  de  trif- 
teïiG.  Il  femble  que  les  âmes  qui  n'ont  ja- 
mais appartenu  au  monde  &  au  démon , 
font  bien  plus  propres  à  être  confacrées  à 
Jefus-Chrift,  parmi  les  vierges  faintes  qui 
le  fervent;  &:  à  devenk  fa  portion  &c  fon 
héritage  :  il  femble  qu'il  habite  en  elles  avec  ^ 
plus  de  plaifir  ;  qu'il  y  règne  plus  en  fouve- 
rain;  &  qu'il  les  voit  avec  plus  de  complai- 
fance  autour  de  fon  autel ,  parer  le  feftin 
de  l'Epoux  de  leur  robe  de  candeur  &  d'in- 
nocence, 

Aufli  ce  n'eft  pas  une  maxime  fi  fûre; 
quoique  très- ordinaire  à  des  parents  même 
pieux  &  chrétiens ,  de  fe  perfuader  qu'il  eft: 
boii  que  leurs  enfants  aient  connu  le  mon- 


DE   SAINT   Benoît.       71 

de,  avant  de  le  confacrer  à  Jefus-Chiift 
dans  une  retraite  religieiile.  Outre  qu'il  eft 
rare  de  vouloir  le  connoître  ce  monde, 
fans  qu'il  en  coûte  de  l'avoir  connu  ;  & 
que  cette  expérience  eft  toujours  trop  cher 
achetée  :  quand  même  on  en  fortiroit  ians 
y  avoir  recju  des  plaies  mortelles  ;  quand 
mcme,  comme  il  n'arrive  que  trop  fou- 
vent  ,  la  grâce  de  la  vocation  n'échoueroit 
pas  contre  des  épreuves  qui  ne  font  point 
dans  Tordre  de  Dieu ,  &  qui  font  plus  ca- 
pables de  la  corrompre  &  de  Téteindre,  que 
de  l'éprouver; quand  cela  feroit,  il  en  refte 
toujours  je  ne  fais  quelles  impreffions  fu- 
neftes,  qui  viennent  troubler  le  repos  &  la 
douceur  de  la  retraite.  Ces  vaines  images, 
pas  encore  effacées ,  Te  repréfentent  Tans 
cefte  à  l'ame  retirée  ,  la  rappellent  à  des 
objets  qu'elle  ne  pourroit  jamais  aflez  ou- 
blier ;  font  nourries  même  &  comme  ré- 
veillées par  le  calme  de  la  folitude  ,  où 
rien  ne  s'offre  pour  en  foire  diverfîon ,  & 
deviennent ,  ou  l'écueil ,  ou  le  trouble  , 
ou  la  tentation  continuelle  de  fa  retraite, 
H  faut  qu'elle  fe  défende  &  contre  les  dé- 
goûts préfentsdefon  état,  &  contre  le  fou- 
venir  de  fes  plaifirs  paflés;  qu'elle  furmonte 
&  les  répugnances  d'un  cœur  que  le  joug 
de  Jefus-Chrift  révolte,  &  les  égarements 
d'une  imagination  ,  qui  s'emporte  &  s'é- 
chauffe d'autant  plus  qu'on  veut  la  g{?ner 
&  la  contraindre  :  de  forte  que  le  même 
monde  fouvent,  au  milieu  duquel  on  avoit 
vécu  fans  l'ain^r ,  quand  une  fois  on  a  mis 


^^  P  O  U   R     L  E      y   O  U  R 

fes  dépouilles  aux  pieds  de  l'autel ,  &  qu'on 
ne  le  voit  plus  que  de  loin,  paroît  dans 
ce  point  de  vue  plus  aimable  qu'aupara- 
vant ;  touche  plus  par  les  vaines  images 
qu'il  a  laifiees  ,  qu'il  ne  touchoit  par  les 
plaifirs  qu'il  nous  offroit  autrefois;  &  par 
une  bizarrerie  du  cœur  humain,  le  monde 
trouve  dans  Pheureufe  néceffité  qu'on  s'eft 
împorëe  de  le  haïr,  un  nouvel  attrait  pour 
nous  plaire. 

Mais ,  mes  frères ,  Benoît  n'attend  pas 
que  Teffai  mille  fois  fait  des  plaifirs  injuf- 
tes,  le  détrompe  enfin,  &  le  convainque 
que  ce  n'eft  point  là  ce  qui  peut  rendre 
l'homme  heureux  :  il  n'attend  pas  que  les 
cris  d'un  cœur  toujours  inquiet  au  milieu 
de  la  jouiflance  des  objets  criminels,  le  rap- 
pellent enfin  à  cet  objet  éternel, *qui  feul 
peut  calmer  nos  defirs ,  parce  que  feul  il 
peut  remplir  tous  nos  befoins  :  il  prend  Dieu 
ieul  pour  fa  confolation  &  pour  fon  par- 
tage ,  avant  que  d'avoir  éprouvé  que  le 
monde  ne  fauroit  l'être.  Et  nous,détrom-  1 
pés  depuis  tant  d'années  par  notre  propre 
expérience  ;  nous  ,  inftruits  par  nos  propres 
dégoûts;  lafies  du  monde  par  les  mômes 
endroits ,  qui  autrefois  avoient  pu  nous  le 
rendre  aimable;  nous,  qui  comme  le  re- 
prochoit  autrefois  Tertullien  aux  païens^ 
portons  encore  une  ame  chrétienne  au  mi- 
lieu de  toutes  les  partions  qui  la  fouillent; 
&  qui  dans  le  temps  même  que  nous  of- 
frons de  l'encens ,  &  que  nous  proftituons 
nos  hommages  à  la  volupté ,  à  l'ambition, 

à 


DE   SAINT  Benoît.      7? 

i  la  gloire  &  à  tant  d'autres  divinités  in- 
uftes,  reconnoiilonsau  fond  de  notre  cœur 
qu'il  y  a  un  Dieu  lupi  cme  &  éternel ,  qui 
mérite  tout  Teul^  notre  ?mour  S^  notre 
culte  ;  lui  adreirons  niéine  en  fecret  des  lou- 
pirs  &  des  regrets  que  la  trifteffe  du  crime 
nous  arrache  ;  i'entons  vivement  que  le  mon- 
de, auquel  nous  facrifions  notre  falut  éter- 
nel, n'eft  rien;  c'eft-à-dire,  qu'il  n'eft  au 
tond  que  l'ouvrage  de  nos  partions  &  de 
nos  erreurs  :  nous ,  qui  éprouvons  tous  les 
jours  combien  il  eft  trifte  d'être  livré  à  foi- 
mcme,  &  de  porter  le  poids  &  les  inquié- 
tudes d'un  cœur  criminel  :  nous,  qui  après 
avoir  efTayé  ii  long-temps  de  tout  ce  qui 
peutfiatter  notre  cœur,  n'avons  réuffi  qu'à 
augmenter  fa  noirceur  &  fa  trifteffe  :  nous, 
fans  confolation  du  côté  de  Dieu ,  que  nous 
ne  fervonspas;  fans  douceur  du  côté  des 
4)laifirs ,  qui  ne  nous  touchent  plus;  fans  re- 
pos du  côté  du  cœur ,  qui  eft  devenu  le 
théâtre  de  nos  remords  &  de  nos  inquié- 
tudes; nous,  mes  frères,  nous  ne  pouvons 
<ependant  nous  déprendre  de  nous-mêmes. 
Nous  n'ofons  rompre  les  liens  qui  nous 
«iccablent  &  que  nous  portons  à  regret  : 
nous  balançons  de  rejetter  loin  de  nous  un 
breuvage ,  dont  nous  ne  buvons  plus  qu'une 
lie  amere  :  nous  flottons,  dit  faint  Àuguf- 
tln ,  entre  le  dégoût  du  monde  &  le  dé- 
goût de  Dieu,  entre  la  lafîîtude  des  paf- 
îîons  &  le  peu  d'amour  pour  la  juftice  ;  en- 
tre l'ennui  des  plaifirs  &  de  la  vertu  :  Faf  s,  Auiuji, 
iidio  Jufl'uiœ ,  hr  farina  iniquitaùs.  Nous 
Panez*  D 


74       Pour    le    jour 

nous  défendons ,  &  contre  les  amertumes 
que  le  monde  nous  fait  fcntir  à  chaque  inf- 
tant ,  &  contre  les  attraits  que  la  grâce 
nous  montre  de.  loin.  Eh  I  juiques  à  quand 
fuivrons-nous  donc  malgré  nous-mêmes 
des  voies  fi  femées  d'épines,  fi  pleines  d'en- 
nui ,  de  travail  &C  de  trifteffe  ?  pourquoi 
s'obftiner  julqu'à  la  fin  à  nous  attacher  à 
Pombre  qui  nous  fuit,  à  l'erreur  qui  nous 
accsble  de  fon  vuide  &  de  fon  néant , 
&  fuir  la  vérité  5  qui  nous  rappelle,  &  qui 
feule  peut  nous  rendre  la  tranquillité  que 
nous  avons  perdue?  O  mon  Dieu!  quel 
efi:  donc  Tincompréhenfible  enchantement 
de  Ihomme ,  de  vouloir  périr  malgré  fes 
defirs  5  fes  remords  &:  ks  lumières  !  &  êtes- 
vous.donc  un  maître  fi  cruel  &  fi  dur  à 
ceux  qui  vous  fervent ,  qu'il  faille  préfé- 
rer les  amertumes  mêmes  du  crime  aux  plus 
douces  confolations  de  la  grâce  ? 

Enfin ,  la  dernière  erreur  que  les  lumiè- 
res de  la  foi  découvrirent  à  Benoît ,  fut 
une  erreur  de  fécurité.  Il  efl:  aflfez  ordinaire 
en  effet  aux  perfonnes  qu'un  heureux  tem- 
pérament &  les  préventions  de  la  grâce 
ont  préfervées  de  la  corruption  au  mi- 
l/eu du  monde ,  &  qui  n'ont  jamais  fait  de 
grandes  chûtes ,  de  compter  pour  rien  les 
dangers  où  prefque  tous  les  autres  périf- 
fent  ;  d'écouter  tout  ce  qu'on  dit  contre 
la  contagion  du  monde  ,  de  (es  ufages  y 
de  fes  plaifirs,  de  fes  maximes,  plutôt  com- 
me un  langage  de  piété ,  que  comme  des 
avis  néceflaires  pour  la  conferver;  de  ne 


DE  SAINT  Benoît.  7c 
voir  point  de  mal,  où  elles  fe  perfuadcnt 
qu'il  ne  s'en  eft  jamais  trouvé  pour  elles. 
Une  certaine  innocence  extérieure,  accom- 
pagnée prefque  toujours  d'un  cœur  plein 
d'amourpropre ,  d'attachements  mondains, 
de  defirs  terreftres,  de  pareiTe  ,  d'indiffé- 
rence pour  les  chofes  du  ciel  ;  cette  in- 
nocence ,  dis-je ,  qui  fouvent  n'eft  le  fruit 
que  d'un  naturel  tranquille  ik  parefl'eux, 
nous  raffure;  nous  rend  les  maximes  de  la 
piété  fur  la  tuite  du  monde  &  de  Tes  périls, 
lades  &  inintelligibles  ;  nous  fait  regarder 
la  retraite  &  les  circonfpedions  rigoureuies 
des  âmes  fidelles  comme  des  voies  outrées 
&  fîngulieres;  &  nous  établit  dans  un  état 
de  fécurité ,  où  les  difTipations  du  monde  ne 
touchant  point  à  cette  probité  toute  hu- 
maine, qui  contente  notre  amour-propre, 
corrompent  pourtant  notre  cœur ,  &:  y 
font  des  plaies  d'autant  plus  incurables,  que 
n'étant  pas  fenlîbles,  elles  nous  intérelTent 
moins  à  leur  chercher  des  remèdes. 

Or,  voilà  recueil  que  la  retraite  de  Be- 
roît  nous  apprend  à  éviter.  L'innocence 
confervée  dans  le  monde  ne  le  lui  ren- 
dit pas  moins  redoutable  :  il  fe  défia  d'un 
ennemi  qui  paroiffoit  l'épargner  ,  &  qui 
compte  nous  avoir  vaincus,  des  qu'il  a  pu 
nous  perfuader  qu'il  n'étoit  plus  à  craindre. 

I!  fe  retira  donc  de  Rome  :  ce  lieu  ,  dit 
fainr  Grégoire,  dont  les  merveilles  &  la 
magnificence  attirent  de  toutes  parts  les 
étrangers,  ne  lui  parut  plus  qu'une  vallée 
de  larmes  :  cette  ville  fi  fuperbe ,  le  théâ- 


76       Pour    le    jour 

tre  des  grandeurs  &  des  efpérancçs  humai- 
nes,  ne  fut  plus  pour  lui  qu'une  Icene  pué- 
rile, où  les  rôles  les  plus  brillants  ne  Ibnt 
que  des  perfonnages  d'un  infiant  :  ce  ie- 
jour  fî  fameux  par  fes  délices,  ne  lui  of- 
frit plus  que  des  ferpents  cachés  fous  des 
fleurs ,  fur  iefquelles  malgré  lattention  la 
plus  rigoureufe ,  on  ne  pouvoit  marcher 
long-temps  fans  recevoir  quelque  piquure 
mortelle.  La  nouveauté  de  fon  delfein  en 
un  liecle  où  ces  exem.ples  étoient  encore 
rares  en  occident,  n'arrêta  pas  un  moment 
l'impreffion  de  Tefprit  qui  le  conduifoit  au 
défert.  Car  qu'importe  à  une  ame  à  qui 
Dieu  lui-même  montre  une  voie,  que  les 
homm*es  la  trouvent  finguliere  ?  &  que  fert 
d'avoir  des  exemples ,  quand  on  a  la  grâce 
elle-même  pour  guide  ? 

L'efprit  de  Dieu  conduit  donc  Benoît  au 
défert,  La  retraite  mêmie  qu'il  avoit  d'abord 
choifie  aux  environs  de  Rome ,  ne  le  ca- 
chant pas  affez  à  fon  gré  au  monde ,  il 
en  cherche  une  plus  auftere  :  il  craint  de 
retrouver  dans  le  concours  des  perfonnes 
que  le  bruit  de  fa  piété  attiroit  déjà  de  tou- 
tes parts  à  fon  défert ,  les  mêmes  écueils 
qu'il  avoit  voulu  fuir  en  fortant  du  monde. 
Il  regarda  ces  applaudiffements  nailTants 
comme  un  monde  encore  plus  dangereux 
que  celui  auquel  il  avoit  renoncé  :  il  trem- 
bla que  les  dons  de  Dieu  ne  s  afFoiblilIent 
en  lui  par  des  complaifances  humaines  ;  & 
ne  voulant  fuir  le  monde  que  pour  en  être 
inconnu,  &  non  pour  en  être  recherché. 


t)  E   SAINT  Benoît.      77 

il  craignit  mcme  l'utilité  qui  poiivoit  reve- 
nir aux  hommes  de  les  exemples.  En  vain 
quelques-uns  de  fes  dilciples  inllruits  de  Ion 
deilein,  s'efforcent  de  l'en  diflfuader,  ou 
fe  diJ'pofent  du  moins  à  le  fuivre  dans  fa 
nouvelle  Iblitude.  Il  ie  dérobe  à  ce  nou- 
veau peuple,  qu'il  avoit  attiré  au  défert  : 
il  fe  retire  Teul  comme  Moïfe  fur  la  mon- 
tagne pour  y  mourir  au  monde  &  à  lui- 
mcme,  &  pour  y  cacher  fon  tombeau  au 
refte  des  hommes;  &  là  dans  le  fond  d'un 
antre ,  caché  aux  yeux  de  l'univers ,  & 
connu  de  Dieu  feul ,  il  goûte  à  loifir  ces 
conlblations  ineffables ,  que  la  grâce  ne  man- 
que jamais  de  verfer  abondamment  dans 
une  ame  qui  s'eft  dépouillée  de  tout ,  Sc 
d'elle-même ,  pour  être  toute  entière  à  Je- 
fus-Chrift. 

Ce  n'eft  pas,  mes  frères ,  que  les  cloî- 
tres &  les  déferts  foient  la  vocation  géné- 
rale de  tous  les  hommes;  Jefus-Chrift  qui 
ordonne  à  ce  jeune  hom.me  de  l'Evangile 
de  renoncer  à  tout ,  &  de  le  fuivre,  or- 
donne à  un  autre  de  retourner  dans  la 
inaifon  de  fon  père ,  &  d'annoncer  les  mer- 
veilles que  le  Seigneur  avoit  opérées  en 
lui.  Mais  je  dis  que  vous ,  mon  cher  aU' 
diteur ,  pour  qui  tous  les  périls  font  pref- 
que  des  chûtes  ;  vous ,  qui  malgré  mille 
bons  defirs  ,  éprouvez  toujours  dans  les 
mêmes  occafions  les  mêmes  foiblefTes  i 
vous,  qu'un  fonds  de  complaifance  rend 
f\  peu  ferme  contre  les  perfuafions  ôc  les 
exemples;  vous  enfin,  qui  ne  fauriez  vous 

D  iij 


yS       Pour    le    j.ovr 

promettre  d'être  fideîe  ,  tandis  que  vous 
i'erez  expofé  :  je  dis  que  Dieu  a  gravé  dans 
la  foiblefTe  même  de  vos  penchants ,  l'ar- 
rêt qui  vous  fépare  du  monde;  que  l'exem- 
ple des  âmes  fîdelles  qui  confervent  au  mi- 
lieu du  monde  l'innocence  &  la  piété ,  ne 
doit  pas  vous  raffurer,  ni  vous  fervir  de 
modèle;  que  vos  plus  faintes  réfolutions  y 
échoueront  toujours;  que  tous  vos  fenti- 
ments  de  piété  ny  feront  jamais  à  l'épreuve 
de  la  première  occafion  ;  que  votre  vie  ne 
fera  plus  qu'une  révolution  éternelle  de 
chûtes  &  de  repentir;  &  que  le  feul  avan- 
tage que  vous  aurez  fur  les  âmes  endur- 
cies ^  ce  fera  de  périr  avec  un  peu  plus  de 
remords  qu'elles. 

Ce  n'eft  pas ,  comme  je  Tai  déjà  dit , 
que  le  monde  ne  puiÏÏe  être  un  défert 
pour  une  ame  chrétienne.  Judith  au  mi- 
lieu de  Béthulie,  vivoit  dans  le  fecret  de 
fa  maifon  ;   &  ni  le  rang    qu'elle  tenoit 
parmi  Ton  peuple  ,  ni  fa  jeunefTe  ,   ni  fa 
beauté  ,  ni  fcs  grands  biens  ,  ne  purent 
jamais  lui  perfuader  que  les  plaifirs  ôc  les 
ufages  d'un  monde  corrompu  puflent  de- 
venir une  loi  ou  une  bienféance  même 
pour  une  fille  d'Abraham.  Mais  pour  fui- 
vre  fon  exemple  ,  il  faut  avoir  la  force 
&  la  fermeté  de  fa  vertu,  il  faut  que  les 
exemples  même  de  dérèglement,  qui  s'of- 
frent fans  ceffe  à  nous,  raniment  notre  foi , 
*  &  deviennent  pour  nous  un  nouveau  mo- 
tif de  perfévérer  dans  la  piété  :  il  faut  que 
les  penchants  qui  nous  portent  au  plaifir , 


DE   SAINT  Benoît.       79 

foicnt  moins  violents  que  les  foihles  clelîrs 
qui  nous  inclinent  à  la  juftice  :  il  faut  que 
Icpreuve  mille  fois  faite  de  notre  fidélité 
au  milieu  des  périls,  nous  ferve  de  garant 
contre  ceux  que  nous  avons  à  craindre  : 
il  faut  que  nos  réfoîutions  aient  toujours 
été  viâorieufes  des  occafîons ,  &  que  les 
nouvelles  féduéf  ions  que  le  monde  n'a  cefî'é 
de  nous  offrir,  foient  devenues  pour  nous 
de  nouveaux  fujets  de  mérite.  Si  vous  vous 
reconnoiflTez  à  ces  traits,  les  périls  du  mon- 
de, les  flammes  au  milieu  defquelles  vous 
vous  trouvez,  ne  rous  nuiront  pas,  comme 
aux  trois  enfants  dans  la  fournaife  ;  &  le 
monde  a  pour  vous  toute  la  fureté  &  tous 
les  avantages  de  la  plus  auftere  folitude. 
Ce  n'eft  pas  la  fnuation ,  ce  font  nos  pen- 
chants qui  décident  de  nos  périls;  &  les 
cXcmpiè^  de  ceux  qiii  fe  lauvent  dans  le 
monde,  ne  concluent  pour  nous,  qu'au- 
tant que  nous  pouvons  nous  répondre  des 
précautions  qui  leur  ont  affuré  le  falut. 

Voilà  les  trois  erreurs  fur  lefquelles  la 
foi  de  Benoît  nous  défabufe  &  nous  con- 
damne. Pourfuivons ,  &  montrons  que  fi 
les  lumières  de  fa  foi  confondent  nos  er- 
reurs ;  les  démarches  éclatantes  &  le  fuc- 
cès  dont  Dieu  récompenfa  fa  foi,  ne  con- 
damnent pas  moins  notre  découragement 
&  nos  vaines  excufes. 


L 


ORSQUE  Dieu,  dans  la  parabole  du      u. 
père  d^  famille^  convie  les  pécheurs  à  ve-  I'artie. 

D  iv 


b*b      Pour    le    jour 

nlr  goûter  les  fmntes  confolations  qu'il  pré- 
pare ici-bas  même  à  ceux  qui  le  fervent , 
figurées  fous  l'image  d'un  grand  feftin ,  ils 
oppofent  tous  quelque  excufe  à  la  voix  du 
Ciel  qui  les  appelle  ;  &  au-lieu  ,.  dit  faint 
Grégoire ,  qu'ils  auroient  dû  preffer  &  fol- 
liciter  eux-mcmes  pour  obtenir  ce  don  inef- 
timable ,  ils  font  ingénieux  à  trouver  des 
prétextes  pour  le  refufer,  quand  la  bonté 
du  Père  de  famille  le  leur  offre. 

Le  premier  s'en  défend  fur  ce  qu'il  vient 
X«rr.4. iî;.  d'époufer  une  femme  :  l/xorem  duxi ;  & 
'^^'  cette  excufe  ,  difent  les  faints^  eft  une  ex* 
cufe  de  molleffe.  L'autre  fur  ce  qu'il  veut 
éprouver  des  bœufs  qu'il  vient  d'acheter: 
Juga  boum  ani  ;  &  c'eft  ici  une  excufe 
de  fauffe  prudence,  qui  n'a  jamais  pris  af- 
fez  de  mefures  ,  &  qui  à  force  de  tout 
éprouver  avant  d'eritreprendre  \  n'entre- 
prend jam.ais  rien  :  Eo  probarc  ïlla.  Enfin 
le  dernier  prend  cour  prétexte  une  mai- 
fon  des  champs  qu'il  vient  d'acquérir?  Vil- 
lam  cnii  ;  !k  cette  excufe ,  dit  faint  Gré- 
goire, eft  une  excufe  d'attachement  &  d'in- 
térêt terreftre ,  qui  regarde  le  parti  de  la 
vertu  comme  oppofé  à  la  fortune  &  aux 
prétentions  temporelles,  comme  fi  fauver 
ion  ame  ne  valoit  pas  mieux  que  le  gain 
du  monde  entier.  Or,  les  démarches  de 
la  foi  de  Benoît  vont  confondre  le  monde 
fur  ces  trois  vaines  excufes. 

Caché  d'abord  au  fond  d'un  antre ,  ou- 
blié des  homm.es,  &  connu  de  Dieu  feul, 
Benoît  ne  trouve  plus  de  volupté  qu'à  cru* 


DE   SAINT   Benoît.       8ï 

ciiicr  fa  chair  &  la  réduire  en  fervitude. 
Là  ,  rien  ne  le  conlble  que  de  pouvoir 
fouffrir  pour  ce  qu'il  aime  :  là  ,  comme 
les  Antoines  &c  les  Hilarions ,  paflant  les 
nuits  ou  à  chanter  de  làints  cantiques ,  ou 
à  méditer  les  années  éternelles,  il  ie  plaint 
que  le  retour  trop  prompt  de  Taurore  vienne 
troubler  le  (îlence  6c  la  douceur  de  ces  chaf- 
tes  délices  :  là,  (on  corps  aride  &  exténué 
de  mortifications  &  de  fouflFrances,  ne  pa- 
roît  plus  le  Soutenir  que  par  la  grandeur  de 
fa  toi;  &  fon  facrifice  eut  été  bientôt  con- 
fommé,  il  le  Seigneur ,  attentif  à  prolon- 
ger des  jours  qui  dévoient  être  fi  utiles  &c 
Il  glorieux  à  l'Eglife  ,  n'eût  découvert  à 
un  l'aint  folitaire ,  comme  autrefois  au  pro- 
phète Habacuc  ,  le  lieu  profond  où  ce  nou- 
vel homme  de  defirs  s'étoit  caché  ,  l'ex- 
trémité où  il  étoit  réduit,  &  ne  fe  fût  fervî 
de  fon  miniftere  ,  pour  fecourir  fon  fer- 
viteur  dans  une  néceflité  iî  preffante. 

Devenu  père  d'un  peuple  de  folitaires,  II 
renouvelle  en  occident  ces  prodiges  d'auf- 
térité  que  les  déferts  de  Scéthé  &  de  la 
Thébaïde  avoient  admirés;  &  la  règle  di- 
vine qu'il  laiffa  à  (ts  direiples/&  gùe  tous 
les  fiecles  ont  depuis  regardée  comme* 
un  modèle  admirable  de  fagefîé  &  de  con- 
duite, ne  fut 5  dit  faint  Grégoire,  que  l'hif- 
toire  exafte  des  mœurs  du  (liint  Légifla- 
teur.  Je  ne  rappelle  pas  ici  les  jeûnes  fé- 
veres ,  &  prefque  jamais  interrompus;  ce 
filcnce  éternel ,  ce  travail  des  mains  iî  dur^ 
fie  fi  févérement  recommandé  ;  cette  i^^^ 

D  V 


82  P    O   U   R      L  E      J  O   U   R 

traite  fî  profonde  &  fi  perpétuelle  ;  ces 
jiuits  que  la  nature  a ,  ce  femble  ,  defti- 
nées  au  foulagement  du  corps ^  employées 
à  l'abattre  par  les  veilles  &  les  prières  ; 
cette  mortification  univerfelle  de  tous  les 
{qïis  ,  &  une  vie  qui  fembleroit  prefque 
n'être  plus  à  la  portée  de  la  foiblefTe  hu- 
maine ,  par  l'excès  de  (es  auftérités ,  fi  nous 
ne  la  voyions  de  nos  jours  renouveîlée 
dans  un  faint  défert.  J'abrège  ce  récit  pour 
venir  à  Tinfirudion. 

Quand  on  nous  propofe,  mes  frères^ 
ces  grands  modèles,  difoit  autrefois  faint 
Chryfoftome ,  en  parlant  des  foîitaires  de 
fon  temps ,  nous  les  admirons ,  nous  nous 
récrions  fur  la  puiffance  de  la  grâce  dans 
ces  hommes  extraordinaires;  nous  fommes 
furpris  qu'au  milieu  de  la  corruption  &  de 
Ja  décadence  de  nos  mœurs ,  la  bonté  de 
Dieu  fufcite  encore  de  ces  grands  exem- 
ples à  fon  Eglife,  Mais  nous  n'allons  pas 
plus  loin.  Sous  prétexte  que  cette  voie 
n'eft  pas  la  voie  commune  de  tous  les  fidè- 
les^ nous  n'y  voyons  rien  que  nous  puif- 
fions  nous  appliquer;  &  parce  que  nous 
ne  croyons  pas  que  ces  modèles  de  pé- 
nitence foient  propofés  pour  être  imités; 
nous  ne  les  croyons  pas  même  faits  pour 
nous  inftruire. 

Maïs  fouffrez  que  je  vous  demande,  pre- 
mièrement ^  mes  frères ,  quel  a  pu  être  le 
deflein  de  Dieu  ^  en  fufcitant  dans  tous 
les  fiecles  &  dans  tous  les  pays,  de  ces 
pénitents  fameux ,  qui  ont  édifié  l'Eglife  , 


DE  SAINT  Benoît,       83 

&  dont  rhiftoire  fait  encore  aujourd'hui 
tant  d'honneur  à  la  religion?  N'eft-cepas 
de  nous  faire  comprendre  de  quoi  notre 
foibleiTe,  foutenue  de  la  grâce,  eft  encore 
capal^le;  que  l'Evangile  obl'ervc  mcnie  dans 
toute  la  rigueur  de  Tes  confeils ,  n'exige 
rien  d'impoflible  ;  &  que  fi  à  nos  yeux  , 
des  hoinines  pleins  de  foi  ajoutent  même 
à  la  févërité  de  fes  préceptes,  des  rigueurs 
de  furcrolt ,  nous  ferons  confondus  pour 
avoir  trouvé  tant  d'inconvénients  à  prati- 
quer fes  violences  les  plus  communes  ? 

Je  vous  demande  encore  ,  pourquoi  ces 
grands  exemples  de  pénitence  que  les  faints 
nous  ontlaiffés,  nous  paroiffent-ils  fi  éloi- 
gnés de  nos  devoirs  &  de  notre  état? 
Eft-ce  parce  qu'ils  ont  vécu  dans  des  fie- 
cles  fort  éloignés  du  nôtre  ?  mais  outre 
que  le  Seigneur  en  fufcite  encore  de  nos 
jours  ,  les  devoirs  ne  changent  pas  avec 
les  âges  ;  &  rien  ne  change  dans  les  rè- 
gles de  la  foi  que  les  moeurs  des  fidèles. 
Eft-ce  parce  que  les  faints  ont  été  des 
hommes  extraordinaires ,  &  que  leurs  ac- 
tions font  plutôt  des  prodiges  à  admirer 
que  des  exemples  à  fuivre  ?  mais  les  faints 
ne  font  devenus  parmi  nous  des  hommes 
extraordinaires ,  que  parce  que  la  corrup- 
tion y  eft  devenue  univerfelle.  Dans  les 
premiers  temps  de  l'Eglife  ,  les  faints  ref- 
fembloient  au  comrnun  des  fidèles,  parce 
que  tous  les  fidèles  étoient  faints  :  il  n'y 
avoit  d'hommes  extraordinaires  &  fingu- 
liers  parmi  eux  que  les  pécheurs  ;  un  Ana- 

D  vj 


§4      Pour    le    j  o  u  r 

nie  &  un  Saphire  dans  l'Egllfe  de  Jërufa- 
lem  ;  un  inceftueux  dans  celle  de  Corlnthe. 
La  voie  des  falnts  étoit  alors  la  voie  com- 
mune de  tous  les  fidèles  ;  &  elle  n'eft  de- 
venue finguliere,  que  parce  que  tous  les 
fidèles  prefque  s'en  font  écartés.   Eft-ce 
enfin  ,  parce  que  les  mortifications  ,  &  les 
faintes  auftérités  ne  forment  que  le  carac- 
tère particulier  de  quelques  faints;  &  que 
des  dons  finguliers  ne  fauroient  établir  une 
règle  générale  ?  mais  lifez  l'hidoire  de  tous 
les  ferviteurs  de  Dieu,  &  vous  trouverez 
que  les  faintes  auftérités  de  la  pénitence 
ont  été  la  feule  vertu  commune  à  tous.- 
Tous  n'ont  pas  été  favorifés  du  don  des 
miracles;  &  le  Précurfeur  lui-même  n'en 
opéra  point  dans  la  Judée  :  tous  n'ont  pas 
répandu  leur  fang  pour  la  vérité  ;  &  lé 
Difciple  bien -aimé  mourut  en  paix  dans 
une  vieilleffe  avancée,  au  milieu  de  fes 
difciples  :  tous  n'ont  pas  enrichi  l'Eglife 
de  leurs  ouvrages;  &  François  d'AfTife  n'a 
laiiTé  à  fes  enfants  que  la  limplicité  de  fa 
fol  &  l'éclat  de  fes  exemples  :  tous  n'ont 
pas  renoncé  au  lien  facré  du  mariage;  & 
Abraham*  mérita  d'être  le  père  des  croyants, 
en  fanétifiant  les  périls  de  cet  état  :  tous 
ne  fe  font  point  cachés  dans  des  déferts  ; 
un  faint  Louis  à  la  tête  des  armées ,  &: 
au  milieu  des  foins  &  des  dangers  de  la: 
royauté ,  devint  un  Prince  félon  Je  cœur 
de-  Dieu.    Mais  tous  ont  fait  pénitence  ;> 
tous  ont  crucifié  leur  chair  avec  (es  defirs  ;; 
tous  ont  porté,  la. mortification  de  Jefusr 


DE  SAINT   Benoît.      S<; 

Chrift  dans  leur  propre  corps  :  tous ,  au- 
tant que  leur  état  l'a  pu  permettre  ,  ont 
mené  une  vie  de  violence  ,  de  privation , 
de  renoncement  à  eux-mtmes,  d'éloigne- 
lîient  des  plailirs  ;  &  par -tout  où  vous 
trouverez  des  lainis ,  vous  les  trouverez 
pénitents. 

Non ,  mes  frères ,  nous  avons  beau  noios 
rafilirer  fur  l'exemple  commun.  Si  les  laints 
l'avoient  iuivi,  ils  ne  mériteroient  pas  au- 
jourd'hui nos  hommages  :  TEvangile  efl  fait 
pour  nous ,  comme  pour  eux  :  &  l'Evangile 
n'a  rien  qui  nous  reflémble  ,  ni  par  con(ér 
quent  qui  doive  nous  ralTurer,  Que  nous  fe- 
rons furpris  un  jour  devant  Jefus-Chrift ,  lorf- 
qu'on  nous  comparera  à  tant  d'illuftres  vicî- 
times  de  la  pénitence,  qui  ont  édifié  TE- 
glife  par  le  fpeftacle  d'une   vie   dure  & 
mortifiée  ,   &   qui  jouiffent  déjà  dans  le 
ciel  du  fruit  de  leurs  travaux  ;  aux   Be- 
noit ,    aux  Hilarion  ,   aux  Antoine  ,   aux 
Thérefe  !   que  ce  parallèle  nous  fera  pa^ 
roître  fenfuels ,  immortifiés  ,  voluptueux 
ennemis  de  la  croix  de  Jefus-Chrift  !  On 
nous  demandera  fi  nous  prétendons  à  la 
même  récompenfe  que  ces  âmes  généreu- 
ies  :  fi  nous   ofons  afpirer   à   une  gloire 
qu'elles  ont  achetée   fi  cher,   &  qui  ne 
nous  a  coûté  à  nous  que  la  préfomptioa 
d'y  prétendre.  Telles  font  les  inftruftions 
que  nous  donne  la  pénitence  de  Benoît, 
&  tel  eft  l'exemple  qui  confond  notre  mol- 
leffe.  xMais-  la  fermeté  de  cet  homme  de 
Pieu  aa  milieu:  de  tous  les  obftaclesj  &  dès 


86       Pour    le    Jour 

contracliftions  Infinies,  qui  traverferent  Ton 
entrepriie  ,  ne  confond  pas  inoins  cette 
faufTe  prudence  qui  n'oie  fuivre  la  voix  du 
Ciel,  parce  qu'elle  trouve  dans  la  voie  que 
Dieu  nous  montre  ,  des  difficultés  infur- 
montables;  &  qu'elle  veut  toutpefer,  tout 
examiner  ,  tout  éprouver ,  avant  que  de 
fe  rendre  :  Eo  probarc  illa.  Seconde  excufe 
que  nous  avons  appellée  avec  faint  Gré- 
goire, une  excufe  de  fauffe  prudence. 

En  effet,  l'occident  jufqu'à, Benoît  n'a- 
voit  pas  été ,  pour  ainfi  dire ,  la  terre  des 
prophètes  :  ces  anges  du  défert  n'avoient 
encore  habité  que  des  climats  éloignés  du 
nôtre  :  c'étcit  au  milieu  de  l'Egypte ,  &c 
dans  les  Ifles  qui  font  au-delà  des  mers  , 
comme  il  avoit  été  prédit ,  que  le  Seigneur 
s'étoit  formé  ce  noiweau  peuple.  Ce  n'eft 
pas  qu'avant  le  fiecle  de  Benoît ,  il  ne  fe 
lût  élevé  de  temps  en  temps  dans  nos  Gau- 
les de  faintes  afiemblées  de  moines;  mais 
c'étoient  des  troupes  difperfées ,  qu'une 
même  loi  ne  réuniffoit  pas,  qu'un  même 
efprit  n'animoit  pas  ,  &  qui  ne  combat- 
toient  pas  fous  la  même  difcipline  :  ainfi 
on  peut  dire  que  Benoît  fut  fufcité  de  Dieu 
pour  être  en  occident,  non  feulement  le 
reftaurateur,  mais  le  père  de  la  vie  céno- 
bitique.  Il  eft  vrai  qu'il  avoit  reçu  du  ciel, 
comme  dit  faint  Grégoire,  tous  les  talents 
propres  à  une  fi  haute  entreprife;  le  fel  de 
la  fageffe,  le  difcernem.ent  des  efprits,  la 
force  qui  fait  entreprendre  ,  les  lumières 
qui  afîurent  le  fwcccs  j  &  que  les  dons  de 


DE  SAINT  Benoît.  S7 
la  grâce  furpaflToient  encore  en  lui  ceux  de 
la  nature.  Mais  quelle  entrepriie  fut  jamais 
*pli:>  traverfée  &  plus  contredire! 

Chargé  d'abord  de  la  conduire  d'un  mo-  - 
naftere  voUin  de  la  (blitude ,  il  ne  trouva 
parmi  ceux  qui  Tavoient  choifi,  que  des 
enfants  pervers  &  corrompus,  cachant  fous 
un  habit  de  piété  &  de  pénitence  ,  tous 
les  dérèglements  d'un  cœur  livré  à  l'ini- 
quité :  dans  ce  faint  afyle  les  loix  fages  des 
anciens  n'étoient  plus  gravées  que  fur  des 
tables  de  pierre.  Les  remèdes  font  rares 
pour  les  plaies  du  fanftuaire;  &  il  eft  vrai 
que  les  perfonnes  confacrées  à  Dieu  5  ne 
tombent  prefque  jamais  pour  fe  relever.  Be- 
noît fecoue  donc  la  poufliere  de  fes  pieds, 
&  fort  d'un  lieu  ,  où  l'efprit  de  difcorde , 
d'immortification,  de  murmure  &  d'indé- 
pendance avoit  pris  la  place  de  l'efprit  de 
Jefus-Chrift.  Etabli  dans  une  nouvelle  fo- 
litude,  il  y  voyoit  déjà  croître,  avec  des 
difciples  plus  fervents,  l'efpérance  de  fes 
foins ,  quand  un  autre  Balaam  vient  drefler 
des  pièges  à  la  pudeur  &:  à  l'innocence  de 
ces  pieux  folitaires.  Benoît  eft  donc  encore 
contraint  de  céder;  &  comme  les  Patriar- 
ches, lorfque  la  jalbufîe  ou  la  dépravation 
de  leurs  voifms  les  obligeoit  à  changer  de  , 
demeure,  il  va  à  la  tête  de  fon  inno- 
cente famille  habiter  une  nouvelle  terre.  Le 
Mont-Caflin,  cette  montagne  depuis  fi  cé- 
lèbre, le  Carmel  de  l'occident,  &  la  de- 
meure des  prophètes,  étoit  alors  la  retraite 
des  démons,  &.  un  défert  infâme  confacré 


88      Pour    le    jour 

à  la  plus  monftrueufe  idolâtrie  :  on  n'y 
voyoit  que  des  peuples  fauvages  qui  vl- 
voient  fans  loix,  lans  police,  &  dont  tout 
le  culte  fe  bornoit  à  honorer  des  divinités 
encore  plus  hideufes  que  leur  affreux  dé- 
fert.  C'eft  là  que  l'homme  de  Dieu  arri- 
vé, il  commence  d'abord  à  élever  un  autel 
au  Dieu  vivant  dans  cette  terre  infidelle  : 
il  y  invoque  le  premier  le  nom  du  Sei- 
gneur ;  &:  à  travers  mille  périls  &:  mille 
contradictions ,  que  la  groffiereté  &  la  fu- 
perflition  de  ces  homm.es  barbares  oppo- 
sent à  fon  zèle  ,  il  renverfe  leurs  idoles  , 
que  la  durée  des  temps  avoit  rendu  ref- 
peélables,  il  annonce  le  Dieu  du  ciel  à  ceux 
qui  n'avoient  jamais  entendu  parler  de  lui; 
il  donne  fur  cette  montagne  fainte,  comme 
fur  un  autre  Sinaï,  la  loi  célefte  à  ks  dif- 
ciples.  Là  fe  forment  fous  fes  yeux  &  fous 
la  fageiïé  &:  la  févérité  de  fa  difcipline  les 
Maur  5  les  Placide  :  là^  devenu  père  d'un 
grand  peuple  de  falnts  folitaires,  il  remplit 
tout  l'occident  du  bruit  de  fon  nom  &  de 
fa  fainteté  :  là  enfin  comme  un  autre  Elie^ 
il  annonce  avec  fermeté  les  ordres  du  Sei- 
S:££h\^^>  gneur  à  des  rois  barbares,  6^  laijjc  des pro* 
^'  plûtes  fucceffcurs  après  lui. 

Mais,  mes  frères,  il  importe  plus  de  vous 
inftruire  que  de  le  louer.  La  grande  foi  de 
Benoît,  qui  l'affermit  contre  toutes  les  dif- 
ficultés que  le  démon  oppofe  à  fon  entre- 
prife,. ne  condamne-t-elle  pas  notre  dé- 
couragement dans  les  obftacles  que  nous 
trouvons 3,  ou  que  nous  nous  formons  a: 


DE   SAINT   Benoît.      S\> 

nous-mcmes  aux   démarches  de  conver- 
fion  &  de  pénitence  que  Dieu  demande 
de  nous  ?  Plus  le  monde  femble  s'oppo- 
fer  à  la  fainte  réfolution  que  nous  avons 
prife  de  l'abandonner  &  de  penfer  au  fa- 
lut,  plus  nous  devrions  préfumer  que  cette 
rciblution  vient  du  ciel ,  &  que  Dieu  ,  qui 
luimcme  nous  appelle  y  faura  bien  nous 
foutenir.  Si  elle  n'étoit  pas  fincere,  &  que 
ce  ne  tTit  que  la  fuite  d'une  inconflancc 
naturelle,  ou  de  quelque  dégoût  humain;, 
ah!  le  monde  &  Tenfer  verroient  nos  pro- 
jets &c  nos  nouveaux  defirs  de  pénitence 
d'un  œil  tranquille  ;  rien  ne  s'oppoferoità 
des  réfolutions  qui    devroient  à  l'inftant 
tomber  d'elles-mêmes;  le  démon  voyant 
dans  le  principe  de  ces  deiîrs ,  &  de  ces- 
agitations  infruftueufesde  pénitence,  qu'el- 
les font  plutôt  dans  rimagina(ion  que  dans 
le  cœur  ;  que  la  volonté  n'eft  point  chan- 
gée; &  que  ce  font  là  plutôt  les  dégoûts 
du  crime,  que  des  defirs  fînceres  de  la  ver- 
tu ;  le  démon,  dis-je ,  ne  daigneroit  pas  tra- 
verfer  &  refroidir  ces  nouveaux  projets  par 
des  contradi.ftions  fufcitées  ;  il  les  laifferoit 
s'éteindre  &  s'en  aller  en  filmée  d'eux- 
mêmes,  comme  tant  d'autres  qui  les  ont 
précédés.  Mais  quand  il  voit  que  la  grâce 
preffe  ;  que  Thorreur  des  crimes  pafTés,  juf- 
ques-là  endormie  ,  fe  révdlle  tout  de  bon; 
que  les  plaifirs  &:  les  efpérances  du  mon- 
de, jufques-là  fi  chères,  ne  touchent  plus^ 
&  n'offrent  mcme  plus  que  des  dégoûts 
6c  des  amçrtumçs  ;  que  les  paflions  les  plus 


90       Pour    le    jo^^r 

violentes  changent  &  s'éteignent;  en  un 
mot  9  que  tout  annonce  un  changement 
véritable  ;  ah  !  c'eft  alors  que  le  démon 
met  en  oeuvre  toutes  les  créatures ,  que 
le  Seigneur  femble  avoir  livrées  à  fa  puif- 
iance  ;  qu'il  dérange  l'ordre  extérieur  de 
la  fociété  ;  qu'il  fuicite  toutes  les  contra- 
dictions ;  qu'il  renverfe  le  monde  entier 
pour  décourager  une  ame  touchée.  Ainfî 
ce  font  les  difficultés  &  les  obftacles  eux- 
mêmes  qui  doivent  foutenir  &  animer  une 
ame  dans  la  réfolution  qu'elle  prend  de 
changer  de  vie  &  de  fervir  Dieu.  Si  tout 
étolt  tranquille  ,  ce  grand  calme  devroit  lui 
faire  appréhender  pour  une  converfion  à 
laquelle  le  monde  &  l'enfer  feroient  fi  fa- 
vorables.  Les  contradiôions  ont  toujours 
été  le  caraftere  le  plus  confiant  des  œu- 
vres de  Dieu  ;  &  h  grâce  n'ïiirpiTe  rieti 
qui  ne  trouve  dans  le  monde  ou  dans  no- 
tre cœur  des  obftacles;  mais  ces  obftacles 
eux-mêmes  deviennent  ^alors  de  nouvelle9 
grâces  que  le  Ciel  nous  ménage  :  loin  de 
nous  abattre^  ils  font  que  le  cœur  s'em- 
braie &  s'allume  davantage  envers  l'ob- 
jet qu'on  lui  difpute  :  ils  irritent  l'amour, 
loin  de  l'affoiblir.  Tel  eft  le  caraftere  du 
cœur  humain  :  le  fecret  de   ranimer  fes 
penchants  &  fes  réfolutions  ,   lorfqu'elles 
font  fincere? ,  c'eft  de  les  traverfer  &  de 
les  contraindre.  Aufti  dès  que  les  contra- 
diftions  &  les  periecutions  cefferent  dans 
l'Eglife,  la  ferveur  &  la  vivacité  du  zèle 
femblerent  cefter  aufli  :  dès  qu'il  n'y  eut 


DE  SAINT  Benoît.  91 
plus  de  tyrans ,  les  faints  devinrent  plus 
rares.  La  foi  plus  libre  &  plus  tranquille , 
tut  aufli  plus  languilVante  ;  &  ne  trouvant 
plus  d'obftacles  autour  d'elle  ,  ni  de  ces 
troubles" qui  Tavoient  agitée,  elle  s'endor- 
mit dans  le  fein  mcme  du  calme  &  de  la 
tranquillité.  Seconde  inftru6lion  tirée  des 
difficultés  &  des  contradiftions  que  la  foi 
fait  furmonter  à  Benoît  dans  fon  entreprife. 

Enfin  ,  la  gloire  &  le  fuccès  éclatant 
qui  raccompagna,  condamne  la  trcificme 
excufe  qui  craint  le  parti  de  la  vertu , 
comme  Técueil  ou  de  la  réputation  ou  de 
la  fortune. 

Vous  le  favez,  mes  frères,  Benoît  fur 
le  Mont-Cdffin  ,  fut  l'oracle  de  toute  la 
terre  :  les  pays  les  plus  éloignés  entendi- 
rent raconter  les  merveilles  du  ferviteur 
de  Dieu,  &  vinrent  entendre  de  fa  bou- 
che les  paroles  de  la  vie  éternelle  :  c'é- 
toit  la  lampe  allumée  fur  la  montagne  , 
qui  répandoit  un  vif  éclat  fur  toute  TE- 
glil'e.  L'inftitut  célèbre  dont  il  jetta  les  fon- 
dements ,  femblable  au  grain  de  fénevé^ 
devint  bientôt  un  grand  arbre  qui  cou- 
vrit tout  le  champ  de  Jefus  Chrift  ;  qui  en 
fit  le  plus  bel  ornement,  &  fervit  même 
d'afyle  aux  oifeaux  du  ciel,  je  veux  dire, 
aux  plus  grands  hommesqui  parurent  alors 
dans  TEglife.  Vous  favez  que  tout  ce  qu'il 
y  avoit  de  plus  élevé  dans  le  fiecle,  que 
les  princes  &c  les  princeflTes  elles-mêmes , 
y  vinrent  foumettre  leur  tête  facrée  au 
joug  de  Jefus-Chriftj  que  les  enfants  de 


^t       Pour    le    Jouit 

Benoît  gouvernèrent  long- temps  toute  TE* 
glile  ;  que  de  ces  faintes  folitudes  fortîrent 
les  Papes  les  plus  faints ,  &  les  Evêques 
les  plus  célèbres  par  leur  do£lrine  &  par 
leur  piété  ;  que  ,  comme  Jacob ,  il  fut  le 
père  des  -Patriarches  ;  que  la  fcience  &  la 
vérité  fe  fauverent  dans  ce  pieux  afyle  ^ 
de  rignorance  &  de  la  barbarie  de  ces 
lîecles  infortunés ,  où  l'irruption  &  le  mé- 
lange de  tant  de  peuples  féroces  avoit  éteint 
dans  l'occident  te  goût  des  lettres,  &  fort 
altéré  la  pureté  de  la  foi;  &  que  comme 
Noé,  à  qui  nous  Pavons  d'abord  comparé^ 
les  alliances  du  fiecle  furent  mifes  comme 
en  dépôt  dans  cette  arche  myflérieufe  qu'il 
avoit  éievée,  de  peur  que  tout  ne  fût  ef- 
iacé  fur  la  terre  ^  &  la  mémoire  des  fic- 
elés anciens  enfevelie  dans  un  éternel  ou- 
EecJL  44.  bli  :  Teftamenta  fœculi  pojîta  funt  apucï 
^^-  illum  ;  ne  dcleri  po[jît  diluvlo  Gmnis  caro* 

Vous  n'ignorez  pas  toutes  ces  circonftan- 
ces  éclatantes;  &  mon  deffein,  en  les  tou- 
chant fi  rapidement ,  n'eft  pas  ,  comme 
vous  le  voyez  ,  de  les  embellir  par  des 
éloges  5  mais  de  venir  à  TinAruftion ,  où 
je  me  hâte  de  conduire  mon  fujet. 

Oui,  mes  frères,  la  fauffe  prudence  ;  les 
inconvénients  de  fortune,  de  réputation, 
que  nous  croyons  entrevoir  dans  une  vie 
chrétienne ,  l'emportent  prefque  toujours 
fur  les  plus  preffants  mouvements  de  la  grâce 
qui  nous  y  convient.  Je  ne  parle  pas  ici 
feulement  de  ces  âmes  mondaines ,  qui  com- 
mencent d'ouvrir  les  yeux  à  la  vérité,-  qiri 


DE  SAINT  Benoît.       93 
voudroient  fe  déclarer  pour  elle; mais  qui 
n'oient,  parce  que  la  crainte  des  dérifions 
&  des  cenlures  humaines  les  arrête;  c'eft 
une  terreur  puérile  que  nous  avons  fou- 
.  cnt  confondue.  Je  parle  de  celles  qui'  fe 
ibnt  déjà  déclarées  pour  Jefus-Chrift,  & 
qui  font  une  profeflîon  publique  de  le  fer- 
vir  :  &  je  dis  que  dans  le  détail  de  leurs 
devoirs,  elles  facrifient  prefque  toujours  à 
<les  égards  humains  les  lumières  &c  les  mou- 
vements de  leur  propre  confcience.   Ce 
n'eft  pas  à  la  vérité  fur  des  points  eflTen- 
tiels,  &c  qui  conduifent  à  la  perte  vifible 
&  déclarée  de  la  grâce  :  mais  fur  une  in- 
finité de  moindres  démarches  que  Dieu  de- 
mande de  nous;  fur  mille  moyens  de  falut 
que  la  voix  du  ciel  nous  montre  en  fecret, 
que  nous   fentons  nous-mêmes  néceffai- 
res  à  notre  foibleffe;  néceffaires  pour  nous 
foutenir  dans  la  vertu  ;  néceffaires  pour  y 
avancer  ;  néceflfaires  par  rapport  aux  de(- 
feins  de  Dieu  fur  nous;  néceffaires  enfin  au 
caractère  de  nos  penchants,  &  à  l'expiation 
de  nos  mœurs  paiïées,  le  monde  nous  ar- 
rête :  rimpreflion  que  notre  nouvelle  con- 
duite fera  fur  les  efprits,  nous  agite  &  nous 
ébranle  :  la  première  penfée  qui  nous  oc- 
cupe ,  c'eft  ce  que  le  monde  penfera  de 
nous.  Ainfi  après  avoir  abandonné  le  mon- 
de, nous  voulons  encore  le  ménager;  après 
avoir  renoncé  à  tout  ce  qui  plaît,  nous  vou- 
lons encore  lui  plaire  mous  voulons  le  met- 
tre dans  les  intérêts  de  notre  vertu  ;  & 
5près  lavoir  eu  peut-ctre  pour  cenfeur  de 


94       Pour    le    jour 

nos  plallîrs ,  nous  voulons  encore  l'avoir 
pour  approbateur  de  notre  pénitence  :  nous 
vivons  encore  pour  lui,  quoique  nous  ne 
vivions  plus  avec  lui.  C'eft  une  idole  que 
nous  avons  brilee  &  foulée  aux  pieds  aux 
yeux  des  hommes ,  mais  à  laquelle  nous 
rendons  encore  en  fecret  des  hommages. 
Pour  peu  que  nous  rentrions  en  nous-mê- 
mes ,  nous  trouverons  ces  difpoiîtions  au 
fond  de  notre  cœur.  On  fe  dit  à  foi-même 
en  fecret  pour  fe  juftlfier  fes  infidélités;  que 
iur  des  chofes  indifFérentes  il  ne  faut  pas 
s'expofer  mal-à-propos  aux  cenfures  humai- 
nes :  &  on  ne  prend  pas  garde  que  ce  que 
la  grâce  demande  de  nous ,  ne  fauroit  être 
indifférent  pour  nous;  quefacriner  les  mou- 
vements de  TEfprit-Saint  à  des  égards  hu- 
mains 5  c'eft  donner  dans  notre  cœur  la 
préférence  au  monde  fur  Jefus-Chrift  ;  & 
que  plus  les  démarches  que  la  grâce  nous 
infpire,  font  légères,  moins  la  crainte  qui^ 
nous  les  interdit  5  efl:  etcufable.  Car  au  fond  , 
mes  frères ,  fi  nous  regardons  le  monde 
comme  Tennemi  de  Dieu,  que  peut-il  nous 
arriver  de  plus  heureux  que  de  lui  déplaire? 
û  nous  fommes  perfuadés  que  fes  juge- 
ments fur  les  chofes  de  Dieu  font  toujours 
faux  ;  pourquoi  avon^-nous  la  foibleffe ,  ou 
de  les  refpefter ,  o«  de  les  craindre  ? 

Lorfque  Noé ,  à  qui  nous  avons  d  abord 
comparé  notre  Saint,  bâtifîbit  Tarche,  dit 
faint  Chryfoftome,  le  monde  fe  moquoit 
de  fon  entreprife  :  on  regardoit  comme 
une  foibleffe  d'efprit  les  fages  précautions 


DE   SAINT   Benoît.       9c 

àc  cet  homme  fidèle.  Tous  les  autres  hom- 
mes i'e  rëjouifToient,  dit  l'Ecriture;  les  no- 
ces &:  les  t'eftins  étoient  leur  occupation 
de  tous  les  jours  ;  ils  fe  plongeoient  tous 
dans  les  voluptés  criminelles;  toute  chair 
avoir  corrompu  la  voie  ;  jamais  la  vertu 
ne  fut  plus  rare  ni  plus  mcprifëe  :  Noé 
tout  leul  ola  fe  diftinguer  dans  cette  cor- 
ruption univerfelle;  Noc  tout  feul  vivant 
à  part,  s'occupoit  à  bâtir  Tarche  fainte , 
qui  devoir  lui  lërvir  d'afyle  &  le  prëi'er- 
ver  dans  le  temps  de  la  colère.  On  fe  mo- 
quoit  de  l'extravagance  prétendue  de  fon 
defTem  ,  de  la  fingularité  de  fa  conduite^ 
&  de  la  triftefle  de  fes  mœurs  ;  mais  quand 
les  eaux  commencèrent  à  inonder  la  terre; 
que  la  colère  du  Seigneur  éclata ,  &  que 
les  hommes  furpris  dans  leur  aveuglement 
&  dans  leurs  dlflblutions ,  ne  trouvèrent 
pjus  de  reffources  que  dans  des  gémiffe- 
ments  inutiles;  Noé  alors  fe  moqua  à  fou 
tour  de  leur  folie  ;  ou  pour  mieux  dire  , 
il  fut  pénétré  de  douleur  &  de  compaflion 
de  la  perte  de   fes  frères ,  &  jouit  tout 
feul  du  fruit  de  fa  fage  prévoyance.  Ainfi , 
continue  ce  Père  ,   loriqu'occupé  à  conf- 
truire  l'arche   fainte  au-dedans  de  vous , 
c'efl-à-dire,  à  édifier  un  temple  à  l'Eter- 
nel dans  votre  ame ,  vous  entendez  les 
difcours  des  infenlës,  &  vous  devenez  le 
fujet  de  leurs  dérifions  &  de  leurs  cen- 
fures;  n'interrompez  pas  ce  faint  ouvrage: 
imitez  la  confiance  &  la  fageffe  de  Noé: 
lalfîez  parler  un  monde  fafciiic  des  choies 


9S      Pour   le   Jour,  &:c. 

préfentes ,  &  qui  ne  volt  pas  un  terrîWe 
avenir.  Plus  le  monde  vous  trouve  fin- 
gulier  &  extraordinaire ,  plus  il  condamne 
votre  entreprife;  plus  hâtez- vous  de  la  con- 
duire à  fa  perfection  ,  &  de  vous  prépa- 
rer un  afyle  pour  les  jours  mauvais.  Les 
difcours  des  hommes  paiTeront.,  &  feront 
enfevelis  avec  eux  dans  la  deftrudion  gé- 
nérale qui  approche ,  &  que  la  colère  de 
Dieu  leur  prépare  ;  m.ais  l'ouvrage  de  la 
foi,  que  vous  avez  entrepris,  ne  paffera 
jamais.  Le  langage  du  monde  va  périr  avec 
Jiii;  mais  l'œuvre  de  Dieu  furnagera,  fub- 
fîftera  fur  les  débris  du  monde ,  vous  met- 
tra à  couvert  de  la  condamnadon  géné- 
rale, &  vous  établira  fur  les  montagnes 
éternelles,  où  il  n'y  aura  plus  ni  deuil ^ 
ni  gémiflement ,  ni  douleur  ;  &  où,  à  l'abri 
de  tous  les  périls  &  de  toutes  les  tentations 
de  la  terre ,  vous  jouirez  de  la  bienheu- 
^eufe  immortalité. 


SERMON 


^^*l 


WTWTJgiafcJM 


SERMON 

POUR   LE   JOUR 

B  E 

St.  JEAN-BAPTISTE. 

Hic  venit  in  tefiimonium ,  ut  teftimonîum  perhî- 
berec  de  lumine. 

//  vient  pour  fervir  de  témoin  ,  pour  rendre  té- 
moignage à  la  lumière.  Joan.  i.  7. 

ES  faintsne  font  fufcltés  de  Dieu 
que  pour  condamner  le  inonde 
&  le  rendre  inexcufable;  &  le 
monde  ne  paroit  fubfifter  que 
pour  abufer  des  exemples  des 
faints,  ou  pour  les  condamner.  Il  faut  que 
les  divines  écritures  s'accomplirent  :  que  le 
monde  trouve  toujours  des  exemples  qui 
le  confondent ,  &  que  le  monde  condamne 
toujours  tout  ce  qui  ne  lui  reiïemble  pas. 
En  vain  la  bonté  de  Dieu  pour  aller 
au-devant  de  toutes  les  vaines  excufes  des 
pécheurs,  diverfifie  fa  grâce  dans  (es  faints, 
Panég.  E 


9S  P  O   1}   R     L  E      J   O   U   R 

&  pfopofe  au  monde,  dans  la  diverfité  de 
leurs  dons,  des  modèles  différents  de  vertu. 
Quelque  différentes  que  Ibient  leurs  voies, 
elles  le  reffemblent  toutes  en  un  point , 
qui  efl  de  condamner  le  monde,  &  d'être 
condamnées  par  le  monde  même  qu'elles 
condamnent. 

En  effet,  mes  frères,  jamais  tém.oignage 

parut-il  plus  propre  à  ramener  les  hommes 

à  la  vérité ,  que  celui  de  Jean-Baptifte  dont 

nous  honorons  en  ce  jour  la  mémoire,  & 

dont  !a  folemnité  devient  encore  plus  pom- 

peufe  par  la  piété  des  per Tonnes  auguftes  (^) 

qui  l'honorent  de  leur  préfence?  Cétoit 

le  plus  grand  des  enfants  des  hommes:  c'é- 

toit  l'Ange  du  défert  prédit  dans  Ifaïe ,  qui 

devoit  préparer  les  voies  au  Seigneur  :  c'é- 

toit  un  enfant  de  miracle  ,  fanftifié  dans  le 

fein  de  fa  mère;  le  précurfeur  du  Melïîe, 

le  prophète  du  Très-Haut ,  la  terreur  des 

Pharifiens  ,  le  cenfeur  des  rois,  le  prodige 

de  toute  la  Judée.  Que  pouvoit  oppofer 

le  monde  à  un  témoignage  fi  éclatant ,  & 

fi  propre  à  réconcilier  le  monde  avec  la 

vérité ,  Il  le  monde  pouvoit  aimer  ce  qui 

le  condamne? 

Cependant  le  monde  rejette  Jean-Bap- 
tifte.  Sa  dodrine  ne  trouve  que  des  con- 
tradiftions ,  fes  exemples  des  cenfures ,  fa 
pénitence  des  dérifions ,  fon  zèle  des  per- 
fécuîions ,  &  le  crime  de  fa  mort  eft  le 


(a)  Sermon  prêché  à   Sceaux  devant  M.  le 
î>UQ  c?  Madame  la  Di4çhejfe  du  Maine. 


DE  Sx,  Jean-Baptiste.  99 
feul  fruit  que  le  monde  retire  de  l'éclat  & 
de  la  (ainreté  de  fa  vie. 

Telle  eft  la  deftinée  du  monde  &:  de 
la  vertu.  Développons  donc  aujourd'hui 
une  .vérité  (i  importante,  &  d'un  fi  gr^nd 
iifage  pour  ceux  qui  m'ccoutent.  La  meil- 
leure manière  de  louer  les  (aints  n'eft  pas 
d'exalter  leurs  vertus;  c'eft  de  montrer 
qu'elles  rendent  nos  vices  inexcufables. 
C'eft  aux  citoyens  du  ciel  à  chanter  les 
louanges  de  la  grâce  ,  &  les  merveilles  de 
Dieu  iur  eux  ;  mais  c'eft  à  nous  à  trouver 
dans  leur  vie  des  inftruftlons  qui  con- 
fondent les  égarements  de  la  nôtre  :  il 
feroit  inutile  de  célébrer  la  gloire  de  leurs 
aftions ,  tandis  que  nous  les  condamnons 
par  nos  exemples.  Imitons-les  :  de  tous  les 
éloges  que  nous  pouvons  leur  donner, 
c'eft  le  l'eul  auquel  ils  peuvent  être  encore 
fenfibles.  Et  c'eft  pour  cela  que  je  me 
contente  de  vous  propofer  Jean-Baptifte 
aujourdMiui  condamnant  le  monde  par  le 
témoignage  qu'il  rend  à  la  lumière  &  à  la 
vérité;  &  Jean-Baptifte  condanmé  du 
monde,  pour  avoir  rendu  ce  témoignage. 


L 


E  monde  a  de  tout  temps  taxé  les  auf-  r. 
térités  de  la  vie  des  gens  de  bien  ,  d'excès  ^a^^^'* 
&  de  fuigulariré  ;  leur  humilité  de  pufil- 
lanimité  &  de  foiblefte;  leur  zèle  de  bizar- 
rerie 8c  d'aigreur  :  telle  eft  rinjuAice  qu'é- 
prouva Jean-Baptifte  dans  la  Judée.  C'eft 
fur  ces  trois  préjugés  que  fa  miftion  rendit 


îoo     Pour    le    jour 

autrefois  les  Juifs  plus  inexcufables;  &  c'efl: 
encore  par-là  qu'elle  nous  condamne  nous- 


mêmes. 


Sanctifié  dès  le  fein  de  fa  mère  ,  quels 
exemples  d'auftérité  ne  vient-il  pas  montrer 
aux  hommes  ?  Ce  n'étoit  pas  ici  un  pé- 
cheur, qui  livré  d'abord  aux  paflions  in- 
fenfées,  prefqu'inféparables  des  premières 
mœurs,  vint  expier  dans  les  déferts  les  éga- 
rements d'une  vie  licencieufe.  Ce  n'étoit 
pas  un  mondain ,  qui  fur  le  déclin  de  l'â- 
ge ,  lalTé  des  diffipations  du  monde ,  &  peu 
propre  déformais  à  (es  plaifirs  ,  cherchât 
dans  fa  retraite ,  plutôt  un  repos  honora* 
ble  à  fa  vieillefTe  ,  qu'un  lieu  d'expiation 
à  (es  crimes.  Ce  n'étoit  pas  un  ambitieux , 
qui  rebuté  des  injuftices  du  monde ,  de  l'ou- 
bli &:  de  l'indifférence  de  fes  maîtres ,  fût 
venu  cacher  fes  chagrins  dans  la  folitude, 
plus  pour  fe  plaindre  des  mauvais  traite- 
ments du  monde ,  que  pour  en  fuir  la  cor- 
ruption &  les  périls.  C'étoit  un  jufte  en  qui 
îa  grâce  avolt  prévenu  ,  pour  ainfi  dire  , 
la  nature  :  &  qui  porte  dans  les  déferts  , 
non  pas  ces  chûtes  dont  Dieu  fe  fert  fou* 
vent  pour  former  des  pénitents,  mais  ces 
vertus  pures  dont  il  prévient  fes  élus ,  quand 
il  veut  couronner  l'innocence. 

Cependant,  fuivez-le  dans  les  déferts  de 
la  Judée,  fur  les  bords  du  Jourdain,  à  la 
Cour  d'Hérode  :  quel  fpeftacle  de  péni- 
tence &  de  renoncement  ne  donne-t-il  pas 
à  la  Judée  ?  La  différence  des  lieux  ne 
.change  rien  à  l'auftérité  de  fes  mœurs  ;  par- 


DF  St.  Jean-Baptiste,    io.ï 

tout  revctu  de  poil  de  chameau  ;  foutenant 
k  peine  par  un  peu  de  inlel  fauvage  la  tbi- 
blelle  de  la  nature  ;  animé  de  l'eCprit  &  de 
la  vertu  d'Elie ,  il  paroît  au  monde  comme 
un  prodige  nouveau ,  qui  tantôt  excite  fon 
admiration  ,  tantôt  réveille  fa  ceniure  ;  mais 
qui  ne  lui  eft  d'aucun  ulage,  parce  que  le 
monde  ne  peut  comprendre  qu'on  ne  Ibit 
pas  tait  comme  lui,  &  que  tout  ce  qui  le 
con^lamne,  lui  paroit  plutôt  une  impofture 
inventée  pour  amufer  les  fimples ,  qu'un  mo- 
dèle propofé  pour  confondre  les  pécheurs. 
En  effet,  quelle  impreffion  fait  fur  l'ef- 
prit  des  Juifs  la  vie  &  le  miniftere  du  Pré- 
curfeur?  Il  leur  déclare  que  la  coignée  eft: 
déjà  au  pied  de  Tarbre;  que  la  juftice  de 
t)ieu  eft  fur  le  point  d'éclater  contre  les 
crimes  de  la  Synagogue  ,  &  que  fans  la 
pénitence  ils  périront  tous  :  il  leur  mon- 
tre l'Agneau  de  Dieu  feul  capable  d'effacer 
leurs  fouillures  &c  celles  de  leurs  pères;  cet 
Agneau  promis  depuis  la  naiftance  du  mon- 
de ,  &  que  la  Judée  attendoit  comme  la 
feule  reffburce  que  le  Seigneur  lui  prépa* 
roit  pour  en  faire  un  peuple  faint  &c  nou- 
veau. Ce  n'eft  pas  aux  prêtres  &  aux  doc- 
teurs feulement  qu'il  fait  cette  menace;  c'eft 
aux  grands  de  Jérufalem  ;  c'eft  aux  Sadu- 
céens  qui  fe  piquoient  de  raifon  &  de  force 
d'efprit,  &  qui  regardoient  les  menaces  de 
la  foi  comme  des  terreurs  vaines  &  po- 
pulaires; c'eft  aux  foldats  &  à  leurs  chefs; 
c'eft  à  la  Cour  d'Hérode  &  à  tout  ce  que 
la  Paleftine  avoit  de  plus  grand  &  de  plus 

E  iij 


101     Pour    le    jour 

augiifte  :  c'eft  le  feuî  moyen  qu'il  leur  pro 
pôle  pour  fe  mettre  à  couvert  de  la  colère. 
à  venir.  Le  monde  l'écoute  ^  le  monde 
l'admire  ,  le  monde  court  en  foule  après 
lui,  le  monde  eft  frappé  de  la  fainteté  de 
fa  doftrine;  &  le  monde  ne  le  croit  pas; 
&  le  monde  demeure  toujours  tranquille 
dans  fon  aveuglement  &  dans  Ton  impé- 
nitence;  &c  les  Pharilîens  font  toujours  hy- 
pocrites &  orgueilleux  ;  &  les  Saduséens 
ne  rabattent  rien  de  leurs  voluptés  &  de 
leurs  blaiphêmes  :  &  le  peuple  ne  change 
rien  à  Tes  mœ\îrs;  &  la  Cour  d'Hérode  eft 
toujours  le  trône  de  la  volupté,  &  l'afyle 
des  adultères  &  des  inceftes.  Et  comment 
pourrions- nous  donc  nous  flatter  que  des 
vérités ,  qui  dans  la  bouche  du  plus  grand 
des  enfants  des  hommes  ne  furent  qu'un 
airain  fonnant,  feroient  dans  nos  bouches 
plus  efficaces  &:  plus  heureufes  ? 

Quel  langage  nouveau  que  celui  de  la 
pénitence,  pour  un  monde  qui  ne  la  con- 
noît  pas  ;  pour  des  âmes  qui  ne  croient 
être  nées  que  pour  les  (^ns^  &  à  qui  tous 
les  plaifirs  enfemble  peuvent  à  peine  fuf- 
fîre!  quelle  foule  d'obftacles,  de  prétextes, 
d'inconvénients ,  le  monde  n'oppofe-t-il 
pas  à  ce  devoir?  Je  ne  les  ignore  pas;  & 
la  chaire  chrétienne  les  a  fî  fouvent  con- 
fondus ^  qu'il  feroit  inutile  ici  de  les  con- 
fondre encore.  Et  en  effet,  fur  quoi  vous 
croyez-vous  difpenfé  de  ce  devoir,  vous, 
mon  cher  auditeur,  qui  m'écoutez?  Eft-ce 
Que  votre,  vie  n'a  pas  été  affez  criminelle 


DE  St.  Jean-Baptiste,    to? 

pour  en  venir  enfin  à  une  fincere  péniten- 
ce? mais,  quand  cela  feroit,  Jean-Baptifte 
lanftihé  avant  que  de  naître,  n'oie  s'en  dif- 
penfer  :  mais,  héîas!  que  ne  pouvez-vous 
du  moins  nous  alléguer  l'innocence  de  vo- 
tre vie?  nous  reuclrions  grâces  avec  vous 
au  Dieu  tout-puilTant  &  miléricordieux  ^ 
qui  vous  auroit  préfervé  de  la  corruption 
générale;  &c  nous  lairtericHis  à  la  grâce  qui 
vous  auroit  prévenu  dès  votre  enhmce,  le 
foin  d'affermir  &  de  perteftionner  Ion  ou- 
vrage :  nous  n'aurions  pas  befoin  de  vous 
inftruire  fur  vos  devoirs;  l'efprit  de  Dieu, 
qui  réfideroit  en  vous  ,   vous  apprendroit 
toute  vérité.  Votre  vie?  hélas! oferiez-vous 
vous-même  la  rappeller?  une  vie,  où  vos 
jours  n'ont  été  marqués  qite  par  vos  cri- 
mes :  une  vie  ,  dont  vous  n'ofez  fonder 
vous-mêmes  les  abymes;  &  dont  le  calios 
d'iniquités  &  de   fouillures  où  vous  êtes 
plongé  ,  vous  éloigne  depuis  fi  long-temps 
du  tribunal  de  la  réconciliation  &c  de  la  pé- 
nitence :  une  vie  ,  dont  vous  ne  penfez 
qu'en  frémifiTant ,  à  éclaircir  les  embarras 
&  les  ténèbres  :  une  vie  ,  où  Dieu,  l'auteur 
de  votre  être  &  de  vos  talents ,  n  a  ja- 
mais trouvé  un  feul  inftant  pour  lui  y  &  où 
vous  ne  vous  êtes  fouvenu  peut-être  de 
fa  majefié,  que  pour  l'infulter  par  vos  dé- 
rifions  &  par  vos  blarphêmes  :  une  vie  de 
laquelle  vous  pourriez  dire  avec  bien  plus 
de  raifon  que  Job  :  Que  le  iour  qui  m'a 
vu  naître  périflTe  ;  &  qu'on  efface  du  livre 
des  vivants  le  moment  infortuné  qui  vit 

E  iv 


ro4      Pour    le    jour 

.  commencer  une  coiirfe  fi  abominable  Se 
^t^,  3.  3* fî  fouillée;  Pcrcat  dies  in  quâ  natus  fum. 
Que  dirai -je  enfin?  une  vie,  dont  vous 
avez  été  peut-être  le  premier  modèle  ;  & 
qui  par  les  horreurs  fecretes  dont  elle  eft 
noircie  fji 'a  point  eu  parmi  les  perfonnes  de 
votre  état ,  d'exemples  dans  les  fîecles  qui 
nous  ont  précédés ,  &  n'en  trouvera  peut- 
être  point  dans  ceux  qui  doivent  fuivre. 
Vous  alléguerez  peut-être  la  foibleffe  de 
votre  famé  qui  vous  arrête.  Mais  quel  ufage 
•^en  faites-vous  pas  pour  les  plaifirs?  que  de 
violence  ne  donnez-vous  pas  au  monde, 
à  vos  paffions,  à  vous-mêmes  &  à  vos  ca- 
prices? quel  héros  n'êtes-vous point, quand 
il  faut  vous  contraindre  pour  la  gloire ,  pour 
Famitié ,  pour  la  fortune  ,  pour  vos  maî- 
tres ?  Quel  courage ,  pour  ne  pas  dire  quelle 
fureur,  quand  le  monde  vous  appelle,  que 
l'ambition  vous  anime ,  que  l'envie  de  plaire 
vous  met  en  miouvement ,  qu'une  vaine  dif- 
tinclion  vous  attire?  Ecoutez-vous  alors 
une  fanté  qui  fe  refufe  à  vos  agitations  éter- 
nelles, un  corps  qui  s'écroule,  pour  ainfi 
dire,  fous  le  poids  de  vos  plaifirs  &  de  vos 
erreurs?  Et  de  plus  on  vous  l'a  dit  fî  fou- 
Lui,  17.  vent  :  Le.  Royaume  de  Dieu  eft  au-dedans 
de  vous  :  Dieu  ne  demande  pas  la  force  du 
corps,  mais  le  changement  de  votre  ame , 
mais  la  celTation  de  vos  crimes ,  &  dans 
un  corps  ufé ,  les  gémiflements  du  moins 
d'un  cœur  brifé  &  humilié.  Le  monde  re- 
jette ceux  qui  ne  font  plus  propres  à  fes 
plaifirs  ;  il  ne  les  foufFie  pliis  au  nombre 


11* 


DE  St.  Jean-Baptiste.    io$ 

de  fes  adorateurs;  il  infulte  même  à  leur 
oblVmation  &  à  leur  folie,  lorfque  déjà  fur 
le  retour,  ils  s'attachent  encore  à  le  iuivre 
&  à  lui  plaire.  Mais  le  Seigneur,  toujours 
clément  &c  miféricordieux,  veut  bien  en- 
core recevoir  dans  (on  fein  ceux  que  le 
monde  rejette  :  il  nous  trouve  toujours  ha- 
biles A  Ion  fervice  ^  toujours  propres  à  Tai- 
mer,  à  pleurer  nos  crimes,  à  implorer  û^ 
milericordes  éternelles.  Ceft  le  Père  de  fa- 
mille rendre  &.  compatifTant ,  toujours  tranf- 
porté  de  joie  du  retour  d'un  enfant  égaré, 
quoiqu'il  ne  reconnoifl'e  prefque  plus  en  lui 
aucun  trait  de  (a  nobleffe  &:  de  fa  première 
origine.  O  mon  Dieu  !  fe  peut-il  que  vous 
ibyez  (î  facile  à  recevoir  le  pécheur,  &: 
que  le  pécheur  foit  fi  lent  Se  fi  tardif  à  re- 
venir à  vous? 

Enfin  ,  c'eft  peut-être  là-defTus ,  &  fur 
la  facilité  avec  laquelle  Dieu  recjoit  toujours 
le  pécheur  pénitent ,  que  vous  renvoyez  à 
l'avenir  votre  pénitence  ;  &  que  vous  vous 
promettez  que  la  fuite  apportera  à  ce  ckan- 
gement  des  facilités  que  vous  ne  trouvez 
pas  aujourd'hui.  Il  efl:  vrai  que  Dieu  reçoit 
toujours  le  pécheur  qui  revient  à  lui.  Mais^ 
qui  vous  a  répondu  que  vous  arriverez  à 
ce  jour  que  vous  vous  marquez  à  vous- 
mcme  ;  &  que  la  mort  ne  vous  fiirpren- 
dra  point  dans  le  cours  de  ces  années 
que  vous  deftinez  encore  au  monde  &  aux 
paflTions  ?  Qui  vous  a  répondu  que  Dieu 
changera  votre  cœur,  lorfque  vous  aurez 
Biis  le  comble  à  vos  crimes  ;  &  qu'à  forcs^ 

E  V 


m&    Pour    le    jour 

de  l'irriter ,  en  différant  votre  converfion 
&  continuant  vos  égarements ,  vous  vous 
le  rendrez  plus  propice  ?  qui  vous  a  ré- 
pondu que  vos  pafTions  alors  plus  invété- 
rées ,  feront  plus  ailées  à  déraciner  de  vo- 
tre cœur;  &  que  le  remède  de  wos  plaies 
fera  la  vieilleffe  même  qui  les  rend  tou- 
jours plus  incurables?  Depuis  long-temps 
vous  vous  féduifez  vous-même  par  ces  vains 
projets  de  converfion  :  avez-vous  rompu 
depuis  une  feule  de  vos  chaînes  ?  avez- 
vous  fait  une  feule  démarche  pour  vous 
rapprocher  de  Dieu  ?  &  qu'ont  produit 
tous  ces  vains  projets  de  repentir,  que  de 
vous  rendre  plus  tranquille  dans  vos  cri- 
mes? Eft-il  un  feul  pécheur  impénitent  qui 
ne  defîre  de  changer  de  vie  ?  en  eft-il  un 
feul  qui  foit  dans  la  volonté  affreufe  de 
mourir  dans  fon  péché  ?  &  qu'eft-ce  que 
rimpénitence,  qu'un  defir  inutile  de  con-  ^ 
verlion  ,  qui  calme  nos  rem.ords ,  &  qui-  ! 
ne  délie  jam.als  nos  chaînes?, 

O  mon  Dieu  !  fî  comme  l'impie  j'avois 
renoncé  à  la  foi  &  à  l'efpérance  de  vos 
promefles,  ma  tranquillité  feroit  affreufe; 
mais  elle  feroit  moins  étonnante.  Mais  y. 
Seigneur ,  moi  dans  le  cœur  de  qui  vo- 
tre main  miféricordieufe  conferve  encore 
ces  premiers  fentiments  de  religion ,  que 
mes  crimes  n'ont  pu  effacer  ;  qu'eft-ce  qui 
peut  encore  me  calmer  dans  mes  égare- 
ments ?  Te  connois  que  je  vous  outrage  : 
je  defîre  de  fortir  d'un  état  fî  trifte  &  fî 
criminel;  je  me  dis  mille  fois  à  moi-même- 


DE  St.  Jean-Baptiste.    107 

que  ]c  ne  luis  fait  que  pour  vous;  &  les 
dégoûts  (lu  monde  ^  des  partions  ne  me 
font  que  trop  éprouver  tous  les  jours,  que 
vous  léul  ,  o  mon  Dieu  !  êtes  la  paix  & 
le  feul  bonheur  de  votre  créature.  Quel 
eft  donc,  Seigneur,  le  charme  qui  me  re- 
tient &  qui  m'enchante?  m'avez-vousdonc 
rejette  pour  toujours?  ne  mettez-vous  donc 
dans  mon  cœur  des  defirs  de  falut ,  que 
pour  me  rendre  plus  criminel  par  les  op- 
pohtions  que  j'y  mets?  &  vos  grâces  fe- 
roient-elles ,  non  les  préjugés  heureux  de 
mon  falut,  mais  des  armes  que  fe  prépare 
contre  moi  la  terreur  de  votre  juftice? 

C'eft  ainfi  que  la  pénitence  de  Jean- 
Baptifte  condamne  lemonde.  Mais  fesabaif- 
fements  font  encore  pour  le  monde  un  nou- 
veau fujet  de  condamnation  ;  &  ici  remar- 
quez-en, je  vous  prie,  tous  les  cara6te- 
res.  Il  reconnoit  que  Jefus-Chrift  eft  plus 
grand  que  lui;  c'eft  un  aveu  qu'il  devoit 
à  la  vérité  &  à  la  juftice  :  mais  il  déclare 
qu'il  n'eft  pas  digne  même  d'être  fon  mi- 
nière; &  cela  dans  un  temps  que  le  peu- 
ple accouru  en  foule  fur  les  bords  du  Jour- 
dain ,  le  regarde  comme  le  Chrift ,  &  eflr 
prêt  à  lui  rendre  les  honneurs  deftinés  au 
Meffie;  dans  un  temps  où  Jefus-Chrift  lui- 
même  confondu  dans  la  foule  vient  rece- 
voir le  baptême  de  fes  mains,  &  femble 
par  cette  démarche  fe  foumetîre  comme 
un  de  (qs  difcipîes  à  fa  doftrine  &  à  fon 
miniftere.  Rien  de  plus  grand  &  de  plus 
digne  d'admiration   que  de  s'abaifler   au 

E  vj 


io8     Pour    le    jouel 

milieu  des  applaudiffements  qiii  nous  élè- 
vent ;  &  non-feulement  de  ne  pas  s'at- 
tribuer les  honneurs  que  Terreur  publique 
nous  défère  ,  mais  de  fe  reconnoître  in- 
digne même  de  ceux  qui  nous  font  dus. 
Enfin  ,  il  ne  fe  contente  pas  d'afîurer  qu'iï 
n'eft  pas  le  Chrift  ;  il  n'ofe  même  fe  nom- 
mer prophète  ,  lui  qui  eft  plus  que  pro- 
phète :  il  lui  fuffit  de  s'appeller  la  voix  qui 
crie  dans  le  défert  :  il  veut  diminuer ,  afin 
que  Jefus-Chrift  croiffe  ;  &  ne  fait  fervir 
fa  gloire  &  fes  talents ,  qu'à  manifefter  la 
gloire  du  Meffie  qu'il  vient  annoncer  à  la' 
terre.  Il  eft  rare  dans  les  fonctions  même" 
les  plus  faintes,  &  dans  les  dons  éclatants 
que  nous  avons  reçus  de  Dieu ,  de  lui  en 
rapporter  toute  la  gloire,  &  de  n'en  rien 
retenir  pour  nous-mêmes. 

En  effet ,  revenons  fur  tous  les  carac- 
tères de  l'hwmilité  de  Jean-Baptifte  ,  & 
nous  y  retrouverons  tous  les  carafteres  de 
notre  orgueil  marqués  &  confondus. 

Premièrement ,  il  rend  gloire  à  la  vé- 
rité &  à  la  juftice  en  fe  reconnoiffant  in- 
férieur à  Jefus-Chrift  :  &  nous^  malgré  tout 
ce  qui  nous  humilie  au-dedans  de  nous , 
Mialgré  ces  foibleffes  qui  nous  font  rougir 
en  fecret;  ce.vuide  &  ce  néant  que  nous 
trouvons  en  nou^ ,  &  qui  fait  que  nous  nous 
fommes  à  charge  5  &  que  nous  portons  par- 
tout avec  nous  Tennui,  le  dégoût  &  l'hor- 
reur ,  pour  ainiî  dire,  de  nous-mêmes; 
nous  voulons  pourtant  impofer  au  public  , 
&  qu'on  nous  prenne  pour  ce  cfue  nous  ne* 


HE  St.  Jean-Baptiste.    109- 

femmes  pas.  Nous  exigeons  que  les  hom- 
mes penient  de  nous  ce  que  nous  n'ofe* 
rions  en  penfer  nous-mêmes  :  &  le  com^ 
ble  de  rinjuftice,  c'eil  que  tous  ceux  qui 
nous  retufent  les  qualités  que  nous  n'avons 
pas,  &c  les  louanges  que  nous  ne  méritons 
pas ,  6c  qui  jugent  de  nous  comme  nous 
en  jugeons  nous-mêmes  en  fecret ,  nou? 
les  haiÏÏbns;  nous  les  décrions;  nous  leur 
faiibns  un  crime  de  l'équité  de  leurs  juge- 
ments ;  &  nous  nous  en  prenons ,  ce  fem- 
ble ,  à  eux  de  nos  miferes  &  de  nos  foi- 
blefies.  Telle  eft  Tinjudice  de  notre  orgueiK 
Secondement,  Jean-Baptifte  veut  dimi- 
nuer afin  que  Jeius-Chrift  croiffe  :  il  met 
fa  véritable  grandeur  à  cacher  l'éminence 
de  Tes  titres  ;  il  n'eft  occupé  qu'à  publier 
la  gloire  du  Meffie  qu'il  vient  annoncer. 
La  folide  humilité  eft  grande  &  magnani- 
me ,  &  l'orgueil ,  toujours  bas  &  ram- 
pant. Auffi  c'eft  peu  de  vouloir  nous  at- 
tribuer les  talents  &  les  vertus  que  nous 
n'avons  pas ,  nous  difputons  même  aux 
autres  celles  qu'ils  ont.  Il  femble  que  leur 
réputation  nous  humilie  ;  qu'on  nous  prive' 
des  louanges  qu'on  leur  donne,  &  que- 
les  honneurs  qu'ils  reçoivent,  font  des  in- 
juftices  qu'on  nous  fait  :  incapables  d'élé-- 
vation,  de  vertu,  de  générofité,  nous  ne' 
pouvons  la  fouffrir  dans  les  autres  ;  nous 
trouvons  des  taches  où  tout  le  monde  ad- 
mire des  vertus.  Au-lieu  que  Jean-Baptifte 
diminue  afin  que  Jefus-Chrift  croiiïe,  il 
fembic  que  nous  ne  pouvons  croître  ôc 


î  10     Pour    le    jour 

nous  élever ,  fans  que  les  autres  diminuent  V' 
le  mérite  nous  bleiïe  &  nous  éblouit  ;  &C 
ne  voulant  pas  nous  défaire  de  nos  vices  ,^ 
nous  voudrions  pouvoir  ôter  aux  autres 
leurs  vertus  mêmes.  Telle  eft  la  bafleffe- 
de  l'orgueil. 

Enfin,  Jean-Baptlfte  ne  fait  fervir  Téclat' 
de  fes  dons  &:  de  fes  talents  qu'à  la  gloire 
de  Jefus-Chrift  :  il  ne  veut  pas  qu'il  en  rejail-- 
lide  un  feul  rayon  fur  lui  même  :  il  refufe 
le  titre  de  prophète  :  Je  ne  fuis  ,  dit-il  ^ 
que  la  voix  qui  crie  dans  le  défert;  qu'un^ 
organe  &  qu'un  vil  inflrument  entre  les 
mains  de  celui  qui  me  fait  parler  &  qui 
m'anime.  La  reconnoilTance  eft  le  carac- 
tère  inféparable  de  Thumilité  :  elle  rap- 
porte tout  à  celui  de  qui  elle  a  tout  reça.^ 
Hélas  !  &  tout  ce  que  le  Seigneur  a  mis 
en  nous  de  dons  &  de  talents,  nous  n'ea> 
faifons  ufage  que  pour  nous ,  Se  fouvent 
contre  le  Seigneur  lui-même  :  les  talents - 
du  miniftere,  à  nous  faire  un  grand  nom^. 
à  nous  rendre  recommandables  auprès  des- 
grands  &  des  puiiïants  ;  à  nous  acquérir 
du  crédit  &  de  la  confidération  dans  le- 
monde  5  attirer  à  nous  les  pécheurs,  loia 
de  les  ramener  à  Dieu  ,  &:  agrandir  no- 
tre réputation  ,  loin  d'agrandir  le  royaume." 
de  Jefus-Chrift  :  le  talent  de  la  fcience  &L 
de  la  doftrine  ,  à  taxer  d'ignorance  tous 
ceux  qui  ne  penfent  pas  comme  nous;  à 
croire  que  nous  feuls  avons  la  fcience  &C 
la  fageffe  en  partage  ;  à  ne  vouloir  pas  fui-- 
vr-eles  routes  communes  &c  battues;  à  cher- 


DE  St.  Jean-Baptiste,    iti 

cher  fouvent  à  nous  diftinguer  par  dos  fin- 
giilarités  toujours  diingereufes  dans  la  doc- 
trine ;  à  exciter  des  dllputes  qui  (candalilent 
plus  les  fidèles ,  qu'elles  n'éclairciilent  les 
iiiyfîeres  de  la  toi  ;  enfin  à  troubler  TE- 
gjife  ,  loin  de  la  fbutenir  &c  de  la  déten- 
dre. Telle  eft  Tinjurtice ,  la  baffeiTe  &  l'in- 
gratitude de  l'orgueil ,  caractères  qui  en 
lont  inl'éparables  ,  &  qui  font  condam- 
nés par  les  carafteres  de  Thumilité  du  Pré- 
curleur. 

Mais  fon  zèle  ne  nous  fournit  pas  moins 
de  fujets  de  condamnation  contre  le  mon- 
de. Je  dis  fbn  zèle,  un  zèle  éclairé.  Il  ne^ 
s'en  prend  qu'aux  abus  ;  il  ne  propofe  à 
chacun  que  les  devoirs  propres  de  fbn  état  ; 
aux  prctres  la  charité  &  le  défintérefle- 
ment;  aux  Pharifiens,  Thumilité,  la  droi- 
ture du  cœur  &  l'horreur  de  l'hypocrifie; 
aux  gens  de  guerre,  l'éloignement  des  ex- 
cès ,  des  rapines  &c  des  violences  ;  à  Hé- 
rode,  la  fainteté  du  lit  nuptial,  &:  l'hor- 
reur du  fcandale  &  des  fuites  de  Tincon- 
tinence;  à  tous,  la  pénitence  &  le  renon- 
cement. Il  borne  là  fon  miniftere  ;  il  ne 
cherche  qu'à  rendre  fon  zèle  utile  :  il  ne 
veut  pas  qu'on  l'admire  ;  il  veut  qu'on  fe 
repente  :  il  ne  fait  pas  parade,  comme  les 
Pharifiens,  d'une  fé vérité  outrée ,  &  d'im- 
pofer  aux  autres  un  joug  accablant;  il  fe 
contente  de  le  porter  lui-même ,  &  de  pro- 
poler  aux  autres  les  règles  communes  de 
la  loi. 

Cependant  ,  ce   zèle  fi.  humble  &  fi 


m     Pour    LE    jour 

éclairé,  n'en  eft  pas  moins  intrépide,  tî 
ne  ménage  ni  les  rangs,  ni  les  dignités; 
ni  les  erreurs  les  mieux  établies  ;  ni  les 
Pharifiens  fi  refpeftés  du  peuple  par  la  fauffe 
apparence  de  leur  fainteté  ;  ni  les  anciens 
de  Jérufalem  fi  redoutables  par  leur  au- 
torité; ni  Hérode  lui-m^me,  fi  élevé  par 
la  majefté  de  ion  rang  &  l'éclat  de  fa 
couronne  :  il  porte  courageufement  la  vé- 
rité jufqu'aux  pieds  du  trône,  d'où  elle 
n'approche  prefque  jamais.  Les  carefles  & 
les  faveurs  dont  Hérode  le  comble  ,  loin 
de  ramollir ,  raniment  l'intrépidité  de  Ton 
zèle  :  il  croit  être  encore  plus  redeva- 
ble de  la  vérité  à  un  prince  qui  l'honore 
de  fa  bienveillance.  Il  n'eft  pas  venu  à  fa 
Cour  pour  afpirer  à  fa  faveur  &  à  fes  grâ- 
ces; mais  pour  le  rendre  digne  lui-même 
des  faveurs  du  ciel.  On  ne  craint  rien  ^ 
quand  on  ne  fouhaite  rien  :  on  ne  cache 
rien,  on  ne  diffimule  rien,  quand  on  ne 
cherche  pas  à  plaire ,  mais  à  édifier.  Il  lui 
annonce  hardiment  :  Non  lieu;  Il  ne  vous 
eft  pas  permis  :  le  trône  vous  met  à  cou- 
vert de  la  févérité  des  loix  humaines  ;  mais 
il  ne  vous  met  pas  au-deffus  de  la  loi  de 
Dieu  :  votre  puiffance  vous  rend  mut  pof- 
fible  ;  mais  elle  ne  rend  pas  innocent  ce 
que  Dieu  condamne  :  il  devient  même  d'au- 
tant plus  criminel  pour  vous  ,  que  vous 
pouvez  moins  le  cacher  aux  yeux  du  pu- 
blic ,  &  que  votre  rang  ajoute  au  crime 
de  la  chute  le  crime  inévitable  du  fcan- 
éû^  ;  Non  lîac.  En  un  mot ,  par-tout  oii 


DE  St.  Jean-Baptiste.    ïi^ 

Jean-Baptifte  trouve  le  vice,  il  Tattaque, 
il  le  confond.  Il  ne  connoît  pas  ces  timi- 
des ménagements  qui  font  grâce  au  crime 
en  tàveur  du  pécheur ,  &  mefurent  leur 
zèle,  non  fur  la  nature  des  dérèglements  , 
mais  fur  le  rang  &  la  dignité  des  coupables* 
Mais  ne  croyez  pas  que  Tintrépidiré  de 
fon  zele  ne  fût  accompagnée  de  charité 
&  de  prudence  ;  car  c'eft  la  prudence  & 
la  chanté  toute  feule  qui  affurent  le  fuc- 
ces  du  zele.  Je  dis  la  prudence  :  non  cette 
prudence  de  la  chair,  qui  n'cft  qu'une  cou- 
pable timidité ,  &  qui  eft  plus  attentive 
à  ce  qu'elle  croit  devoir  aux  hommes  , 
qu'à  ce  qu'elle  doit  à  la  vérité;  mais  cette 
prudence  de  l'Efprit- Saint ,  qui  condamne 
le  vice  fans  aigrir  le  pécheur  ;  qui  penfe 
plus  à  le  gagner,  qu'à  le  confondre;  &: 
qui  fans  ménager  le  crime  fait  ménager 
la  foibleffe  du  coupable.  Je  dis  la  charité-: 
non  cette  complaiiànce  molle  &  humaine 
qui  excufe  tout;  qui  ne  met  que  de  l'huile 
fur  la  plaie  invétérée,  où  il  faudroit  met- 
tre le  fer  &  le  feu  ;  &  qui  en  hiffont 
le  malade  content  du  médecin ,  le  laifTe 
encore  plus  content  de  Ton  état  &:  de  lui- 
mcme  :  mais  cette  charité  ardente  &  corn?- 
patiiTante  ,  qui  fupporîe  le  malade ,  mais 
qui  ne  fouffre  &  ne  déguife  pas  le  mal  ; 
qui  ne  flatte  pas  les  plaies,  mais  qui  fait 
aimer  les  remèdes;  qui  étudie  les  temps 
&  les  moments;  qui  prend  toutes  les  for- 
mes ;  qui  mêle  la  douceur  à  la  févéïité  ; 
qui  joint  la  prière  à  l'inftrudion  ;  &  qui 


TI4     Pour    le    jour 

s'oubliant  elle-inême ,  n'oublie  rien  pour 
fe  rendre  utile  à  (es  frères. 

Or ,  qu'il  eft  rare  de  retrouver  tous  ces 
caraéteres  dans  le  zèle  des  perfonnes  qui 
font  profeffion  de  piété  !  Notre  zèle  eft 
éclairé  ;  c'eft-à-dire  ,  nous  fommesj  clair- 
voyants fur  les  défauts  de  nos  frères  :  rien 
ne  nous  échappe  de  leurs  foibleffes.  Nous 
devinons  celles  qu'ils  cachent;  nous  exa- 
gérons celles  qui  paroiffent  ;  nous  prédi- 
ions  même  celles  qui  ne  font  pas  encore; 
notre  vanité  fe  repaît,  pour  ainfi  dire, 
de  leurs  imperfeftions  ;  fous  prétexte  que 
notre  vie  paroît  confacrée  à  la  piété ,  nous 
nous  faifons  un  mérite  de  condamner  tout 
ce  qui  ne  nous  relTembîe  pas.  Nos  yeux 
font  perçants  pour  voir  ce  que  la  cha- 
rité devroit  nous  cacher;  &  nous  ne  les 
tournons  jamais  fur  nous-mêmes;  &  nos 
foibleffes  qui  déshonorent  la  piété,  nous 
ne  les  voyons  pas  ;  &  nos  humeurs  & 
nos  bizarreries  &  nos  hauteurs ,  dont  tous 
ceux  qui  nous  environnent,  fouffrent ,  nous 
les  ignorons  :  nous  fommes  lumière  pour 
les  autres ,  &  nous  ne  fommes  que  té- 
nèbres pour  nous-mêmes. 

Notre  zèle  eft  intrépide.  Mais  tandis  que 
nous  fommes  fi  féveres  fur  la  conduite  de 
ceux  que  nous  n'aimons  pas ,  que  nous  ne 
craignons  pas ,  qui  font  inutiles  ou  même 
©ppofés  à  nos  vues  ,  à  nos  intérêts ,  à  nos 
fentiments  ;  nous  nous  adouciffons  envers 
ceux  ,  ou  qui  peuvent  nous  être  utiles , 
©u  qui  penfent  comme  nous  :  nous  ejicu- 


DE  St.  Jean-Baptiste,    iif 

fons  tout;  nous  donnons  mcme  à  leurs 
vices ,  les  noms  &  les  éloges  de  la  vertu  ; 
nos  feuls  intérêts  décident  de  notre  zeîe  : 
ik  au -lieu  que  leurs  erreurs  auroieni  dû 
trouver  une  refTource  dans  notre  iincéritéç 
elles  trouvent  un  nouvel  écueil  dans  nos 
adulations  &  nos  complaKances. 

Et  c'eft  en  quoi  feulement  notre  zele 
cfl:  prudent,  mais  d'une  prudence  intéref- 
fée  &  charnelle.  Car  d'ailleurs,  le  zele 
prudent  n'étend  pas  Tes  cenfures  &  Tes 
avis  fur  ceux  que  la  Providence  n'a  pas 
fournis  à  fon  autorité  :  il  ne  reprend  pas, 
il  ne  cenfure  pas  ceux  dont  il  ne  répond 
pas  ;  il  ne  fait  pas  d'une  prétendue  piété 
un  empire  tyrannique  ilir  (es  frères  :  il 
n'entreprend  pas  d'inftruire  &  de  corriger 
ceux  qu'il  dcvroit  fe  contenter  d'édifier  : 
il  ne  publie  pas  fur  les  toits  ce  qui  ne  de- 
vroit  pas  être  confié  à  l'oreille  ;  &  ne  fcan- 
dalife  pas  le  monde  par  les  abus  de  la  piété , 
plus  que  les  pécheurs  mêmes  ne  le  fcanda- 
lifent  par  les  excès  de  leurs  vices. 

Enfin  notre  zele  doit  être  charitable  ^ 
dernier  caraftere.  Mais  pour  cela ,  il  faut 
être  plus  touché  des  chûtes  de  nos  frères^ 
qu'aigri  &  rebuté  de  leurs  foibleffes;  leur 
laifiTer  paroître  plus  de  compafTion  que  de 
zele  ;  plus  d'affeftion  que  de  rigueur;  plus 
de  defir  &  d'amour  de  leur  falut,  que  d'in- 
dignation &  d'horreur  de  leurs  fautes.  Cha- 
ritable, qui  ne  mêle  pas  le  poifon  de  la, 
malignité  avec  les  faints  offices  de  la  cha- 
rité ;  qui  ne  confonde  pas  le  zele  avec 


ir6       P  O   U  R     L  E     J  O   U  R 

la  fatyre  ,  l'humeur  avec  la  correAîonf  ; 
qui  fâche  fe  faire  aimer  ,  lors  même  qu'il 
ne  peut  fe  difpenfer  de  reprendre  ;  qui. 
rende  la  vertu  plus  aimable  par  ks  mé- 
nagements, que  redoutable  par  (^  cen- 
fures ,  qui  gagne  les  coeurs  avant  aen  at- 
taquer les  foibleflTes,  &  mettre  ,  pour  ain^ 
dire  ,  par  fa  douceur ,  les  pécheurs  d'in- 
telligence avec  lui  contre  eux-mêmes.  En- 
fin 5  charitable  ,  qui  tolère  pour  repren- 
dre avec  plus  de  fuccès,  &c  ne  cherche 
pas  dans  fes  repréhenfions  Toftentation  de 
fon  zèle  5  mais  rutilité  &  le  falut  de  fon 
frère. 

Car  de  ces  règles  violées ,  vous ,  mes 
frères,  qui  faites  profeffion  de  piété,  quel- 
les cenfures  ne  fournlffez- vous  pas  tous 
les  jours  au  monde  contre  la  piété  même? 
je  vous  l'ai  dit  fouvent  ;  &  on  ne  fauroit 
trop  le  redire ,  puifque  c'eft  le  prétexte  le 
plus  univerfel  &  le  plus  plaufible  ,  dont 
le  monde  fe  fert  tous  les  jours  pour  pré- 
férer la  vie  mondaine  à  celle  de  la  pié- 
té, qu'il  croit  moins  fùre  pour  le  falut  ^ 
que  celle  du  monde  même.  Vous  rendez  la 
vertu  odieufe  en  la  rendant  mordante  & 
incommode;  vous  lui  ôtez  tout  ce  qu'elle  a 
d'aimable  &  de  propre  à  gagner  les  cœurs; 
vous  faites  penfer  au  mionde  que  la  piétc, 
ce  don  de  Dieu  ,  cette  fageffe  d'en-haut, 
cette  règle  de  tous  les  devoirs,  ce  doux 
lien  de  la  fociéré  ,  n'eft  qu'une  hum.eur 
chagrine  &  dangereufe  ,  une  enflure  du 
cœur,  un  travers,  &  une  petitefle  de  I'^* 


t>v.  St.  Jean-Baptiste,    iiy 

prit ,  le  polfon  des  fociétcs  &  des  com- 
jnerces  ;  en  un  mot  ,  un  zèle  amer  pour 
les  autres,  &  une  indulgence  aveugle  &c 
^xceflive  pour  foi-mcme.  Rendons  donc 
à  la  vertu  par  nos  atttentlons,  ce  qu'elle 
perd  par  nos  foiblefles.  Nous  ne  réconci- 
lierons jamais  le  monde  avec  elle  ,  il  eft 
vrai;  mais  du  moins  nous  le  forcerons  de 
la  refpefter  :  nous  ne  la  mettrons  jamais 
entièrement  à  couvert  des  dérifions  &  des 
cenfures,  mais  du  moins  les  Teuls  contemp- 
teurs de  la  religion ,  le  deviendront  de  la 
vertu.  Corrigeons  nos  frères  en  les  édi- 
fiant 5  &  non  en  les  déchirant.  Quand  !e 
devoir  nous  obligera  de  reprendre  ,  nos 
exemples  auront  déjà  préparé  les  voies  à 
nos  inftruftions  :  nous  aurons  tout  dit  en 
vivant  bien  ;  &  le  monde  refpeftera  une 
piété  qui  ne  fe  pardonne  rien ,  &  qui  fem- 
ble  tout  pardonner  aux  autres.  C'eft  ain(î 
que  la  pénitence ,  que  les  abaiiTements,  que 
le  zèle  du  Précurfeur  condamnent  le  mon- 
de ;  il  nous  refte  à  le  voir  condamné  du 
monde  par  les  mêmes  endroits  par  où  il 
vient  lui-même  de  le  condamner. 


s 


I  la  vie  des  juftes  efl:  une  manière  de  ^^• 
jugement  anticipé  ,  qui  condamne  le  mon-  ^^'^^^' 
de  ,  on  peut  dire  que  la  corruption  du 
monde  s'élcve  ici  bas  un  tribunal ,  où  les 
juftes  ont  toujours  été  condamnés.  Ce  font 
deux  tri[)unaux  oppofés ,  dit  faint  Auguf- 
tin  ,  qui  prononcent  mutuellement  Tua 


^i8     Pour    x  e    jour, 

<:ontre  l'autre  5  des  anathêmes  &  des  ar- 
rêts de  mort;  &  ce  qu'il  y  a  d'étonnant, 
c'eft  que   fouvent  les   mêmes  objets  qui 
fourniiîènt  à  l'un  à^s  motifs  de  condam- 
nation,  forment  les  arrêts   &    les   juge- 
ments de  l'autre.  C'eft  la  pénitence ,  Thu- 
milité  ,  le  ze!e  du  Précurfeur  qui  condam- 
nent le  monde;  nous  l'avons  vu  ;  &:  c'eft 
de  fa  pénitence  même  ,   de  fon  humilité 
&  de  fon  zèle  ,  que  le  monde  prend  oc- 
ca/îon  de  le  condam.ner  ;  nous  Talions  voir. 
Je  dis  de  fa  pénitence  même.   Et  cer- 
tes ,  mes  frères ,  quels  fentiments  de  ref- 
peft  ,  d'admiration,  d'amour  de  la  vertu, 
la  vie  célefte  du  Précurfeur  ne  devoit-elle 
pas  former  dans  l'efprit  des  Juifs  ?  Quel 
Prophète  jufques-là  avoit  paru  fur  la  terre 
plus  auilere  dans  fes  mœurs ,  plus  Tiéroï- 
que  dans  fa  pauvreté  &  fon  défintéreffe- 
îii ent ,  plus  éloigné  de  tout  ce  qui  peut 
flatter  les  fentiments  les  plus  innocents  de 
la  nature  ?  Cependant  cette  vie  fi  auflere, 
cette  retraite  fi  profonde ,  ce  détachement 
û  univerfe!  &  fi  propre   à   faire   glorifier 
le  Seigneur  dans  fes  faints,  trouvent  parmi 
les  Juifs  des  dérifions ,  des  cenfures.  Loin 
d'admirer  la  force  de  la  grâce  &  le  don 
de  Dieu,  qui  peut  élever  la  foible  créa»- 
îure  fi  fort  audeffus  de  fa  propre  foiblefie; 
loin   de  conclure  de   fi  grands  exemples 
d'auflérité ,  que  nous  pouvons  tout  en  ce- 
lui qui  nous  fortifie  ,  &:  que  les  difficultés 
chimériques ,  que  nous  trouvons  tous  les 
purs  dans  la  févérité  de  la  loi  ^  font  plu- 


DE  St.  Jean-Baptiste.    119 

loties  vaines  exciifes  de  nostranfgreflîons, 
que  des  rairons  légitimes  qui  ndhs  difpen- 
ient  de  Ton  oblervance;  loin  de  bënir  les 
richeflcs  de  la  bonté  du  Seigneur,  qui  veut 
bien  encore  de  temps  en  temps ,  &  dans 
les  iîecles  les  plus  corrompus ,  tirer  des  tré- 
fors  de  l'a  miléricorde  ces  hommes  extraor- 
dinaires 5  &  montrer  ces  grands  fpeftacles 
à  la  terre  ,  pour  animer  les  foibles ,  con- 
fondre les  pécheurs  ,  îk  fournir  à  la  reli- 
gion de  nouvelles  preuves  contre  l'impiété 
&  le  libertinage  :  ils  regardent  les  iéiints 
excès  de  la  pénitence  de  Jean-Baptide  com- 
me une  illulion  de  refprit  impofteur,  qui  le 
féduit  &  qui  l'anime;  comme  une  frénéiie, 
qui  s'eft  emparée  de  Tes  fens  &  de  fa  rai- 
fon;  comme  une  vapeur  noire  qui  le  trou- 
ble ,  &  ne  lui  fait  oublier  ce  qu'il  doit  à 
fon  corps ,  que  parce  qu'il  n'eft  plus  en  état 
de  fentir  &  de  fe  connoitre  lui-même;  en- 
fin ,  comme  un  efprit  bleffe  de  l'amour  de 
la  fmgularité;  &  qui  facrifie  au  démon  de 
la  vanité  ,  &  à  une  complaifance  infen- 
fée,  les  fentiments  les  plus  vifs  &  les  pen- 
chants les  plus  innocents  de  la  nature  : 
f^enit  Joanncs  nequc  manducans ,  Ticquc  H-  Mattl. 11. 
bens  ;  &  dicunt  :  DiZmonium  haba.  18. 

Et  telle  a  été  dans  tous  les  temps,  mes 
frères,  la  deftinée  du  monde,  de  tourner 
à  fa  perte  les  mêmes  fecours  que  la  bonté 
de  Dieu  avoit  préparés  pour  fon  falut.  Car, 
mes  frères ,  ne  craignons  pas  de  le  dire  ici  ; 
&  puifque  je  ne  viens  que  pour  vous  édi- 
fier, ne  cachons  rien  de  tout  ce  qui  peut 


110     Pour    le    jour 

vous  inftruire  :  quelle  impreflîon  font  fut 
nous  les  dons  de  la  grâce  dans  les  fervi- 
teurs  de  Dieu,  lorrqu'eile  les  conduit  par 
ces  voies  rigoureufes  &  fingulieres  ?  que 
penfez-vous,  que  dites-vous  tous  les  jours, 
des  âmes  qui  pouffées  par  rEfprit'Saint , 
font  fuccéder  à  vos  yeux  la  retraite  aux  dif- 
fipations  du  monde  ^  les  larmes  aux  plai- 
iîrs,  l'auftérité  des  mœurs  aux  charmes  de 
la  volupté  &  de  la  molleiïe  ?  quels  fenti- 
ments  réveillent  en  vous  ces  grands  exem- 
ples, ces  heureufes  fingularités,  ces  preu' 
ves  éclatantes  de  la  puiffance  du  Seigneur^ 
&  de  fa  miféricorde  fur  les  hommes?  Eu 
êtes-vous  touchés?  en  êtes-vous  feulement 
-édifiés?  enviez-vous  leur  deftinée  ?  Non, 
mes  frères,  leurs  auftérités  faintes,  vous  les 
traitez  de  fingularité  &  de  foibleffe;  leur  re- 
traite, de  bizarrerie  &  d'humeur;  leurs  lar- 
mes ,  de  pufillanimité  &  de  foibleffe.  Tan- 
tôt, c'eft  une  afFeftation  &  un  vain  defir 
de  fe  diftinguer,  qui  les  pouffe  &  qui  les 
anime  ;  tantôt ,  c'eft  une  ardeur  de  tem- 
pérament, qui  croyant  fe  livrer  aux  mou- 
vements de  la  grâce  ,  ne  fait  que  fuivre 
rimpéîuofité  de  la  nature;  tantôt ,  c'eft  une 
raifon  bleffée,  qui  ne  voit  plus  rien  au  na- 
turel ,  &  à  qui  il  n'eft  plus  que  les  excès 
qui  puiffent  plaire  :  Venit  Joannes  mqm 
manducans  ^  ncque.  bibms  ;  &  dicunt  :  Z?^- 
monium  habet. 

Que  diraïje?  que  de  cenfures!  que  de 
réflexions ,  qui  paroiffent  même  avoir  un 
air  de  modération  &:  de  fageffe  !  Car  je 

ne 


DE  St.  Jean-Baptiste,    m 
ne  parle  pas  ici  des  clériiions  que  les  im- 
pies &:  les  libertins  font  tous  les  jours  de 
ia  vertu  :  &  comment  refpeïleroient-ils 
les  hommes ,  eux  qui  ne  craignent    plus 
de  Dieu  ?    &:  de  quel    prix  peut  être  la 
vertu  auprès  de  ceux  qui  regardent  com- 
me une  chimère  l'Auteur  de  tous  les  dons 
&  de  la  vertu  même  ?   Je  parle  des  plus 
iages  d'entre  les  mondains  ;  de  ces  hom- 
mes prudents  félon  le  fiecle ,  qui  ne  blaf- 
phement  pas  contre   l'Efprit-Saint ,  com- 
me  l'impie  ;  mais   qui  veulent   juger  des 
dons  de  Dieu  ,  &c  de  la  foiie  de  la  croix, 
fur  la  faufl'e  fagede  de  l'homme.  Quels  in- 
convénients ne  trouvent-ils  pas  aux  iaintes 
auftérités,  &  aux  larmes  heureufes  de  la 
pénitence   des  juftes  ?    On  voudroit  mie 
vertu  plus  modérée  ,  &  qui  fe  fit  moins 
remarquer  :  on  fe  plaint  qu'une  piété  trop 
auftere  défefpere  plutôt  ceux  qui  en  font 
témoins  5  qu'elle  ne  les  encourage  :  on  re- 
dit fans  ceflTe  qu'on  ne  va  pas  lom,  qua^d 
on  s'y  prend  li  vivement;  que  la  gran  le 
arFaire  n'eft  pas  d'entreprendre  tout  c  j  qu  on 
peut ,   mais  de    foutenir   ce  qu'on  entre- 
prend; &c  que  la  vanité  toute  feule  nous 
I   eue  fouvent  à  des  fmgularités,  dont  on 
i  iit  honneur  à  la  grâce  :  Fenit  Joanncs  ne- 
qut  manducans  ,  ncque.  bibens  ,  &c.  Vaine 
1  igeffe  des  enfants  des  hommes,  eft-ce  à 
toi  à  t'élever  contre  la  fageffe  de  Dieu  , 
£c  contre  les  voies  admirables  de  fa  grâce 
&  de  fa  miféricorde ,  dans  la  fandilica- 
tion  des  juftes? 

PanéiT,  jF 


112     Pour    le    jour 

Et  ne  croyez  pas,  mes  frères,  qu'une 
vertu  plus  adoucie  &  pluscommune,  trouve 
plus  d'indulgence  auprès  du  monde.  Le 
même  monde  qui  prêche  tant  la  modéra- 
tion aux  gens  de  bien  ;  qui  cenfure  fi  fort 
les  excès  de  leur  piété,  &  qui  condamne 
il  hautement  leurs  fingularités  prétendues; 
le  même  monde,  dès  que  les  gens  de  bien 
paroilTent  dans  des  mœurs  plus  communes  ; 
que  leur  piété  n'a  rien  de  trop  auftere  qui 
frappe  &  qui  furprenne;  qu'ils  fe  permet- 
tent certains  plaifirs  innocents,  où  la  bien- 
féance ,  plutôt  que  le  goiit,  les  conduit; 
&  qu'ils  afFeftent  en  tout  ce  que  la  ioi  de 
Dieu  ne  condamne  pas,  de  refiemblerau 
monde,  de  peur  de  révolter  le  monde; 
ah!  c'efl  alors  que  le  monde  triomphe  des 
adouciffements  de  leur  piété  :  c'eft  alors 
qu'on  iniulte  à  cette  vertu  commode  & 
aifée  :  c'eft  alors  qu'on  s'applaudit  en  fe- 
cret,  de  trouver  dans  les  gens  de  bien,  des 
penchants  &  des  foibleffes  prétendues,  qui 
juftifîent  les  nôtres;  &  qu'on  fe  raffuredans 
les  égarements  du  vice,  en  les  oppofant  aux 
imperfections  de  la  vertu  :  c'eft  alors  qu'on 
met  bien  haut  les  obligations  de  l'Evan- 
gile; que  le  monde  devient  un  dofteur 
rigide  &  outré  ;  &  que  tandis  qu'il  fe  per- 
met, fans  fcrupule  les  plaifirs  les  plus  cri- 
minels, il  taxe  hardiment  de  crime  les  dé- 
îaiïements  les  plus  innocents  des  juftes;  c'eft 
alors  que  ces  derifions  fi  vulgaires,  contre 
l'amour-propre  &  la  vie  commode  des  gens 
de  bien ,  ne  font  pas  épargnées  ;  que  h 


DF  St.  Jean-Baptiste.     113 

piété  devient  la  fable  &  la  rifée  des  pé- 
cheurs; &  que  renoncer  au  monde  n'efl: 
plus,  Telon  eux,  que  chercher  avec  plus 
de  précaution  &  de  ravinement,  les  aifes 
îk  les  commodités  du  monde  même. 

Et  voilà  ce  que  Jefus  Chrift  reproche  aux 
Juifs  de  notre  Evangile  :  (car  le  monde  a 
toujours  penié  &  parlé  de  même  dans  tous 
les  temps.)  Jean  eft  venu  ,  leur  dit-il ,  ne 
mangeant,  ni  ne  buvant,  &:  montrant  à 
la  Judée  l'exemple  de  la  vie  la  plus  retirée 
ik  la  plus  auftere  ;  &  vous  avez  dit  que 
c'étoit  un  efprit  d'illufion  &  de  fureur,  qui 
le  portoit  à  ces  excès  :  f^cnit  Joannzs  neqiic 
j;  unducans^  mquc  bibens  ;  &  dïaint  :  Dœ^ 
monium  Iiabct.  Le  Fils  de  l'homme  a  paru 
inangeant  &  buvant,  propofant  aux  hom- 
mes le  fpeftacle  d'une  vertu  plus  pratica- 
ble &  plus  commune,  &:  fe  mettant  à  por- 
tée de  tous,  pour  les  fauver  tous,  6^  vous 
ttvcz  dit  que  c'étoit  un  homme  de  ];onne 
chère ,  Tami  des  pécheurs  &  des  publi-* 
cains  ;  &  qui ,  dans  une  vie  commode  & 
fenfuelle  ,  vouloit  jouir  de  la  réputation 
'de  la  vertu  &  de  la  fainteté,  fans  en  fouf- 
frir  les  privations  &  les  peines  :  Kcnit  Fi-nTattb.ii. 
lins  horninis  manducans y  &  bibens;  &  di-^^)* 
cunt  :  Eut  homo  vorax  ^  &  potatçr  vini  pu- 
blïcanorum  &  pcccatorum  amiciis.  Et  cVft 
ainii ,  ajoute  Jelus-Chrift  ,  que  la  fagefle 
de  Dieu  ,  dans  la  diveiïité  des  voies  p.ir 
où  elle  conduit  (ts  ferviteurs ,  qÇi  juflifiéc 
par  les  contradiftions  infenfées  du  monde; 
6l  que  les  jugements  des  enfants  des  hom- 


114     Pour    le    jour 
ires  5  jamais  dViCCord  avec  eux-mêmes , 
fourniflent  tous  les  jours   à  fa  judice  de 
nouvelles  armes  pour  les  condamner  & 

/i//î//à.  II.  pour  les  confondre  :  Et  juftifxata  cfi  fa- 

19.  pUntia  à  filils  fuis. 

Mais  fi  la  pénitence  de  Jean-Baptifte  eft 
condamnée  du  monde ,  Tes  abaiffements  ne 
trouvent  pas  auprès  de  lui  plus  d'indulgen- 
ce. Oui,  mes  frères,  le  monde  qui  con- 
damne fî  fort  l'ambition  dans  les  gens  de 
bien  ;  qui  les  accufe  iî  facilement  d'aller 
toujours  à  leurs  fins  ;  d'être  plus  vifs  fur 
leurs  intérêts ,  plus  délicats  ,  plus  poindl- 
leux ,  plus  lenfibles  aux  honneurs  &  aux 
préférences  ;  &  de  fe  fervir  même  de  la 
vertu  pour  y  parvenir  :  le  monde  qui  efl 
ravi  d'avoir  ce  reproche  à  leur  faire  ;  ce 
monde  lui-même,  toujours  plein  de  con- 
tradiction, condamne  rhumilité  du  Précur- 
feur.  L'aveu  qu'il  fait  aux  Juifs  de  fon  néant, 
de  fa  baffeife,  &  de  la  grandeur  de  Jefus- 
Chrifl,  les  éloigne  de  lui,  &  ils  ne  paroif- 
fent  plus  en  foule  à  fa  fiiite.  Ses  difciples 
eux-mêmes  font  bleflés,  &  ne  peuvent 
fouffrir  qu'il  s'abaifTe  fi  fort  audeffous  de 
Jefus-Chrifl:  :  (car  fbuvent  c'efl:  la  vanité 
toute  feule  qui  nous  attache  à  la  réputa- 
tion de  nos  conducteurs  ;  ce  n'efl  pas  le 
defir  qu'ils  nous  foient  plus  utiles  :)  ils  vien- 
nent lui  repréfenter  que  ce  Jefus  à  qui  il 
a  rendu  témoignage,  fe  mêle  auffi  de  bap- 
îifer ,  &:  que  le  peuple  en  foule  court  après 
Jean.  5.  lui  :  Cui  tu  tcftimonium  pcrhibuifli^  ecce  hic 

^0.  baptifat  ^  &  omncs  ycniunt  ad  cum.  Ils  font 


DE  St.  Jean-Baptiste.    12^ 

jaloux  que  la  multitude  abandonne  leur  maî- 
tre pour  aller  à  Jefus-Chrift;  &  lemblent 
vouloir  le  blâmer ,  à  force  d'avoir  rendu 
Jefus-Chrift  trop  grand,  de  s'être  rendu 
lui-nicine  vil  &c  meprifable. 

Et  telle  eft  encore ,  mes  frères ,  notre  in- 
juftlce  envers  la  vertu.  Nous,  qui  trouvons 
fi  mauvais  que  ceux  qui  en  font  profefïion  , 
briguent  des  dignités  &  des  places;  nous, 
qui  fommes  fi  éloquents  fur  les  voies  fecre- 
tes  &:  détournées,  que  les  gens  de  bien  fa- 
vent  prendre  pour  parvenir;  nous ,  qui  leur 
faifons  fouvent  un  crime  des  grâces  mô- 
mes &  des  honneurs  qu'ils  fuient;  &  que 
leur  mérite  leur  a  attirés  malgré  eux-mê- 
mes; nous,  qui  débitons  fans  ceffe  que  la 
vertu  n'eft  que  le  premier  reffort  de  lam- 
bition  ;  &  que  fous  \m  règne  fur-tout  où 
les  grâces  fuivent  la  piété,  la  piété  n'efi: 
fouvent  que  la  recherche  &  la  voie  fecrete 
des  grâces;  nous-mêmes,  mes  frères,  fi  un 
jufte  animé  de  l'efprit  de  Dieu,  abdique 
le  ù{\q  &l  réclat  des  honneurs  du  fiecle; 
s'il  fait  à  la  grandeur  de  la  foi ,  &  à  la  vé- 
rité de  fes  promeftes,  un  facrifice  de  fa  naif- 
fance,  de^fon  nom,  de  (qs  places,  de  (es 
talents ,  pour  méditer  dans  le  filence  &C 
dans  la  retraite ,  les  merveilles  du  Seigneur, 
&  les  années  éternelles;  s'il  préfère  la  fu- 
reté du  repos ,  &  les  douceurs  d'une  vie 
fainte  &  privée,  aux  diflîpations  de  l'au- 
torité, &  aux  périls  des  prétentions  &  des 
efpérances;  de  quel  œil  regardons-nous  la 
grandeur  de  fon  humilité ,  ^  le  courage 

F  iij 


Il6       P   O   U   R      L   E      J   O    U  R 

héroïque  de  Ton  renoncement  &  de  fa  re- 
traite? en  taifons-nous  honneur  à  la  reli- 
gion &  à  la  puiflance  de  la  grâce?  hélas! 
nous  y  trouvons  de  la  pufillaniinité  &  de 
la  toibleffe  :  nous  appelions  une  vie  oifeufe 
&  obfcure  ,  une  vie  qui  fert  de  fpeftacle 
aux  anges  &  aux  iaints  ;  nous  taxons  de 
parelîe ,  &  de  défaut  d'élévation ,  les  fa- 
crifices  les  plus  héroïques^  &  les  fentiments 
les  plus  nobles  de  la  foi  :  nous  donnons 
à  cette  iàgefîe  fubiime  d'en-haut ,  qui  fait 
regarder  au  jufte  tout  ce  qui  palîe  comme 
de  la  boue,  les  noms  rampants  de  timidité 
&  de  petitefle  d'efprit  :  nous  regardons 
comme  des  hommes  devenus  inutiles  au 
monde,  ces  hommes  dont  le  monde  n'eft 
pas  digne  :  &  nous,  qui  admirons  tant  la  fim- 
plicité  de  vie,  le  défintérefTem.ent,  la  faufTe 
lageiTe  d'un  Socrate ,  &  le  mépris  orgueil- 
leux que  les  philofophes  avoient  pour  les 
dignités  &  pour  les  richefles  :  nous,  qui  ne 
voyons  pas  la  baiïeflTe  &  la  folie  de  ces  pré- 
tendus fages ,  de  chercher  pareillement  la 
gloire  &  la  réputation,  par  une  oftentation 
de  vertu ,  plus  méprifable  que  le  vice  mê- 
me; nous-mêmes,  mes  frères,  oous  regar- 
dons comme  un  bon  air  de  méprifer  la  no- 
ble humilité  des  ferviteurs  de  Dieu ,  le  no- 
ble dépouillement  des  fages  de  l'Evangile , 
la  (liinte  magnanimité  de  leur  foi  ;  &  nous 
donnons  à  l'extravagance  &  à  la  puérilité 
de  l'orgueil ,  les  éloges  que  nous  refufons 
à  l'élévation  de  l'humilité ,  à  la  fainte  phi- 
iQfophie  de  l'Evangile ,  &  à  la  fageffe  fu- 


DE  St.  Jean-Baptiste.    117 

blime  de  la  grâce.  Qu'eft-ce  que  l'homme, 
o  mon  Dieu!  &  quel  eft  l'on  aveuglement, 
d'admirer  tout  ce  qui  Tavilit  ;  &:  de  mé- 
prifer  tout  ce  qui  peut  le  rendre  eftimable! 

Enfin,  non-i'eulenient  rhumillté  de  Jean- 
Baptifte  devient  un  fujet  de  mépris  pour 
le  monde;  mais  Ton  zèle  mcme,  ce  zèle 
il  lage,  (î  éclairé  fournit  au  monde  un  der- 
nier fujet  de  condamnation  contre  lui. 

L'impiété  d'Hérodias ,  &  la  foîbleiïe  d'Hé- 
rode ,  font  au  Précurfeur  un  crime  de  la 
fainte  liberté  de  fon  miniftere  :  il  devient 
le  martyr  de  la  vérité.  Heureux  de  l'avoir 
annoncée  !  plus  heureux  encore  de  mourir 
pour  elle  I  Heureux  d'avoir  ofé  la  publier 
jans  le  palais  des  rois,  &  jufqu'aux  pieds 
du  trône  ,  où  elle  fait  rarement  entendre 
fa  voix  parmi  la  foule  des  adulateurs  qui 
l'environnent!  plus  heureux  encore  d'avoir 
ajouté,  par  fon  fang ,  un  nouvel  éclat  à 
la  vérité  !  Heureux  d'avoir  condamné  le 
monde  par  la  générofité  de  fon  zèle!  plus 
heureux  encore  d'avoir  par  fon  zèle  faint 
&  généreux ,  fourni  au  monde  un  fujet  de 
condamnation  contre  lui! 

Oui,  mes  frères,  le  monde  ne  fauroit 
pardonner  à  la  vérité,  parce  que  la  vérité 
ne  peut  rien  pardonner  au  monde.  Et  dans 
quelle  bouche  pouvoit-elle  être  plus  ref- 
peftable,  que  dans  celle  du  Précurfeur?  Le  ' 
prodige  de  fa  naiiïance,  le  faint  excès  de 
îes  auftérités,  l'éclat  de  fa  réputation,  la 
grandeur  de  fon  miniftere ,  les  hommages 
de  toute  la  Judée,  Tefprit  de  tous  les  pr«- 

F   iv 


iiB      Pour    le    jour 

phetes  qui  paroît  revivre  en  lui  ;  quel  inf- 
trument  pouvoit  choiiir  la  fageffe  de  Dieu 
plus  propre  à  rendre  gloire  à  la  vérité ,  Se 
à  confondre  la  volupté,  lî  la  volupté  pou- 
voit rougir  ;  &  fi  elle  ne  inettoit  pas  fa 
gloire  dans  ia  confufion  même  &  dans  (on 
ignominie  ? 

En  effet ,  il  fem.ble  que  tous  les  autres 
vices  laiilent  encore  un  refte  de  goût,  ou 
^u  moins  de  refpeâ:  pour  la  vérité.  Mais 
la  volupté  en  a  été  de  tout  temps  la  plus 
inexorable  persécutrice  :  il  n'eft  rien  de  ia- 
cré  pour  elle  :  tout  ce  qui  s'oppofe  à  fa  paf- 
fion,  la  rend  furieufe  &:  barbare  :  le  fang, 
Ja  nature ,  la  religion ,  Tamitié  ;  il  n'eft  point 
de  droits  qu'elle  ne  viole ,  point  de  liens 
qu'elle  refpede  ;  les  crimes  les  plus  affreux 
ne  coûtent  plus  rien  dès  qu'ils  deviennent 
néceffaires  ;  &  tandis  qu'on  nous  la  pré- 
fente fous  les  noms  fpécieux  de  tendreffc 
de  cœur,  de  bonté  de  naturel,  de  fidé- 
lité confiante ,  de  fentiments  nobles  &  gé- 
néreux; c'eft  une  furie  armée  de  fer  &  de 
poifon,  qui  n'épargne  rien,  &  qui  eft  ca- 
pable de  tout ,  dès  qu'on  Tnicommode ,  ou 
qu'on  la  traverfe. 

Hérodias  n'eft  touchée ,  ni  de  la  fainteté 
de  Jean  ,  ni  de  la  dignité  de  fon  miniftere, 
ni  de  l'admiration  de  toute  la  Judée,  qui 
le  regarde  comme  un  prophète,  ni  dujef- 
peft  qu'Hérode  ne  peut  refufer  à  fa  vertu, 
ni  enfin  de  la  circonftance  même  du  fef- 
tin ,  où  jamais  la  barbarie  elle-même  ne 
s'étoit  avifée  de  mêler  les  horreurs  du  fang 


DE  St.  Jean-Baptiste.    T19 

&  de  la  mort ,  aux  réjouiflknces  de  la  ta- 
ble. Jean-Baptifte  la  reprend  :  il  condamne 
le  icandale  de  l'a  palfion  &  de  fon  incefte  ; 
il  oie  lui  reprocher  la  honte  dont  elle  ne 
craint  pas  de  Te  couvrir  à  la  face  de  toute 
la  PalelVine  ,  malgré  fon  rang  &  fa  naif- 
fance,  &  il  faut  que  fon  fang  expie  le  crime 
de  cette  liberté  ,  &  qu'elle  immole  à  la  fu- 
reur de  fa  paffion ,  cette  noble  &  faintc 
victime. 

Oui  ,  mes  frères  ,  s'il  étoit  permis  de 
mcler  à  la  joie  &  à  la  pompe  de  cette  au- 
gr.lle  folemnité ,  le  récit  de  tant  de  fpec- 
tacles  lugubres  que  la  volupté  donne  tous 
les  jours  à  la  terre  ,  vous  verriez  que  la 
barbarie  vX  la  fureur  ont  été  dans  tous  les; 
temps  le  caradere  le  plus  marqué  de  ce 
vice  y  que  le  monde  appelle  la  foibleffe 
des  bons  cœurs.  Vous  le  verriez,  le  fer 
&  le  poifon  à  la  main,  répandant  le  deuil 
dans  les  familles ,  armant  Tépoufe  contre 
répoux  ,  le  frère  contre  le  frère ,  le  père 
contre  l'enfant  ,  l'ami  contre  l'ami  ;  fe 
frayant  tous  les  jours  un  chemin  à  l'ac- 
compliffement  de  fes  defirs  infâmes ,  par 
des  horreurs  fecretes  indignes  de  l'huma- 
nité,  &  trouvant  dans  la  tendreflTe  préten- 
due d'un  cœur  voluptueux  ,  tout  ce  que 
peut  enfanter  de  plus  noir  &  de  plus  in- 
humain, le  cœur  le  plus  barbare  &  le  plus 
féroce.  Voilà  où  mené  cette  afFreufe  paf- 
fion à  laquelle  les  théâtres  impurs  donnent 
des  noms  fi  doux  &  fi  aimables. 

Mais  n'allons  pas  fi  loin;  arrcions-nous 

F  V 


-ï^^     Four    le    jour 

à  ia  folblelTe  d'Hérode.  Voyez  ce  que  l'em- 
pire de  la  volupté  peut  fur  les  cœurs  mê- 
mes les  mieux  faits  ,  &  les  plus  capables 
de  vérité,  d'humanité  &  de  juftice.  Il  n'a 
pas  la  force  de  refufer  la  tête  du  Précur- 
feur.  Il  frémit  en  fecret  de  l'horreur  &  de 
la  barbarie  de  cette  injuftice  ;  il  fe  rappelle 
toute  la  fainteté  &  toute  la  réputation  de 
ce  Prophète  ;  il  eft  trifte ,,  dit  l'Evangile  ;. 
Se  c'^eft  à  legret  qu'il  va  fouiller  fes  mains^ 
du  fang  innocent  :  mais  c'eft  la  volupté 
qui  le  demande  :  &  que  peut- on  refufer 
2  la  volupté  lorfqu'une  fois  elle  s'eft  ren- 
due maîtrelTe  d'un  cœur,  &  qu'on  en  eft 
devenu  Fefclave  ?  L'honneur ,  la  raifon  , 
l'équité  ,  nojre  gloire  ,  notre  intérêt  mê- 
me ont  beau  fe  révolter  contre  ce  qu'elle 
exige  :  ce  font  de  foibles  moniteurs  ;  rien 
n'eft  étouté.  Demandez  à  un  homme  pu- 
blic une  grâce  iniufte,  onéreufe  au  peu- 
ple^ &  dommageable   à  l'état:  en  vain 
fa  place  ,   fa  confcience  ,    fa  réputation 
l'en   détournent  ;  fi    c'eft  la  volupté  qui 
demande  ,  tout  cède  ,   &   vous  êtes  fur 
d'obtenir.  Sollicitez  auprès  d'un  grand  la 
difgrace ,  la  perte  d'un  rival  innocent ,  & 
dont  le  m.érite  fait  tout  le  crime  auprès 
de  vous  :  en  vain  le  public  va  fe  récrier 
contre  cette  injuftice  ;  dès  que  la  volupté 
le  demande  ,  vous   êtes  bientôt   exaucé. 
Qu'un  homme  en  place  ait  le  malheur  de 
plaire  à  une  autre  Hérodias  :  en  vain  fes 
talents  ,  (ts  fervices  ,   fa   probité   parlent 
pour  lui  :  en  vain  l'état  foufFrira  de  fon  éloi- 


DE  St.  Jean-Baptiste.    i^r 

gnement;  c'eft  la  volupté  qui  le  deniande; 
il  faut  qu'il  loit  ikcrifié  ;  &  le  Prince  ai- 
mera mieux  s'attirer  le  mépris  &  l'indigna- 
tion publique,  en  facrifiant  un  lerviteur  fidèle 
&  utile  à  l'état,  que  contriiier  un  moment 
l'objet  honteux  de  fa  palîion.  Mais  d'un 
autre  côté,  propoTez-lui  un  fujet  indigne; 
fans  vQrtu  ,  fans  talents  ,  que  l'honneur 
même  d'une  nation  rougiroit  de  voir  en 
place  ,  &  dont  l'incapacité  blefteroit  la 
bienféance  publique  ;  il  devient  capable 
des  emplois  les  plus  hauts  &  les  plus  im- 
portants ,  des  que  la  volupré  le  défigne. 
Que  l'état  périflé  entre  Tes  mains ,  que  le 
gouvernement  en  foit  déshonoré,  que  les 
étrangers  s'en  moquent,  que  les  lujets  en 
murmurent ,  la  volupté  le  portera  au  faîte 
des  honneurs  ;  &  ne  craindra  point  d'au- 
gmenter par  la  fingularité  &  Tinjuilice  de 
ce  choix  ,  l'éclat  &  le  fcandale  du  vice» 
O  pajiion  injufle  &  cruelle!  que  faudroit- 
11  pour  t'arracher  du  cœur  des  hommes , 
que  les  mêmes  arrries  dont  tu  te  fers  pour 
les  captiver  &  pour  les  féduire  ? 

Telle  eft  la  récompenfe  que  trouve  fur 
la  terre  le  zèle  de  Jean-Baptifte  :  telle  eft 
la  deftinée  de  la  vérité;  toujours  odieiife, 
parce  qu'elle  ne  nous  eft  jamais  favora- 
ble. Les  grands  fur-tout  font  comme  une 
profeffion  publique  de  la  haïr  ;  parce  que 
d'ordinaire  elle  les  rend  eux-mêmes  trcs- 
haïilables.  Ils  lui  donnent  toujours  les  noms 
odieux  d'imprudence  &  de  témérité;  pnrcc 
Tadulation  feule  ufurpç  auprès  d'eux  le  nom 

F  vj 


1^2  Pour  le  Jour,  Sec. 
glorieux  de  la  vérité  :  trop  heureux  dans 
la  dépravation  des  mœurs  où  nous  vi- 
vons, de  trouver  encore  des  hommes  qui 
dent  !a  leur  dire  ;  mais  encore  plus  à  plain- 
dre aulîi  de  ne  la  connoître  que  pour  la  mé- 
prifer;  &  de  fe  croire  au-delTus  de  la  vé- 
rité ,  parce  qu'ils  fe  voient  au-deffus  de 
tous  ceux  qui  la  leur  annoncent. 

Pour  nous ,  mes  frères ,  aimons  la  vé- 
rité ,  lors  même  qu'elle,  nous  condamne  : 
iraimons  dans  les  hommes  que  la  vérité  , 
parce  qu'elle  feule  les  rend  aimables.  L'a- 
dulation &  la  duplicité  font  le  caraftere 
des  âmes  baffes  &  mal  nées  :  quiconque 
eft  capable  de  louer  le  vice ,  eft  incapa- 
ble de  vertu.  Méprifons  ceux  qui  nous  flat- 
tent 5  parce  qu'ils  ne  louent  en  nous  que 
ce  qui  nous  rend  méprifables  ;  ne  comp- 
tons pour  nos  amis  ,  que  les  amis  de  la 
vérité  ;  laidons-lui  un  libre  accès  auprès 
de  nous;  allons  même  au-devant  d'elle,  &£ 
cherchons-la  lors  même  qu'elle  nous  fuit 
&  fe  cache.  Plus  nous  fommes  élevés,  plus 
elle  s'éloigne  de  nous ,  &  plus  auflî  nous 
devons  lui  tendre  la  main ,  afin  qu'elle  fe 
rapproche  :  elle  ne  fuit  que  ceux  qui  la 
craignent.  Aimons -la,  &  nous  l'aurons 
bientôt  connue.  Il  eft  fi  grand  d'aimer  à 
fe  connoître  foi-même  !  &  après  l'avoir 
cherchée  fur  la  terre ,  elle  fera  notre  joie 
&  notre  éternelle  félicité  dans  le  ciel.  Ainfî 
foit-il. 


t::^ 


^y; 


SERMON 

POUR  LE  JOUR 

Z>  E 

Ste.  magdelaine. 

Remîttiiiitur  ei  pcccata  multa  ,*  quoniàm  dilexit 
raultLim. 

Beaucoup  de  péchés  lui  font  remis ,  parce  qu'elle 
a  beaucoup  aimé.  Luc.  7.  47. 

'amour  eft  le  principe  &  le 
mérite  de  la  pénitence;  &  quoi- 
que la  crainte  du  Seigneur  Toit 
un  don  de  TErprit-Saint ,  il  eft 
rare  qu'une  douleur  qui  n'aime 
pas,  ne  foit  la  nature  toute  feule  qui  craint, 
ow  l'amour-propre  qui  fe  déguife.  Le  pé- 
ché ,  dit  faint  Auguftin  ,  n'eft  que  le  dé- 
règlement de  l'amour  ;  la  pénitence  doit 
donc  en  être  l'ordre,  puifque  fon  office 
eft  de  rétablir  dans  l'état  naturel  ce  que 
le  péché  avoit  renverfé.  Nous  ne  fommes 
coupables  devant  Dieu-^  que  lorfc^ue  nous 


Î34       P  O   U  R     L  E      J   O   U  R 

aimons  ce  qu'il  ne  faudroit  pas  aimer,  & 
tous  nos  vices  ne  font  que  des  amours  in- 
juftes.  Nous  ne  faurions  donc  être  de  fin- 
ceres  pénitents  qu'en  rendant  à  notre  Bien 
véritable  un  amour  que  nous  lui  avons  in- 
juftementravi;  autrement  la  pénitence  ne 
feroit  ni  le  remède  du  péché,  ni  la  récon^ 
ciliation  du  pécheur.  En  un  mot,  c'eft  l'a- 
mour qui  décide  de  tout  l'homme  :  nous 
fommes  juftes  ,  s'il  eft  réglé  ;  s'il  eft  dé- 
réglé ,  nous  fommes  pécheurs  :  &  lui  feul 
fait  nos  vertus  comme  nos  vices. 

Ne  foyez  donc  pas  furpris,  mes  frères, 
fi  la  pénitence  de  Magdelaine  n'eft  venue 
jufqu'à  nous  qu'avec  l'éloge  de  fon  amour;. 
&  fi  Jefus-Chrift  ne  nous  donne  point  d'au- 
tre raifon  de  fa  grande  miféricorde  envers 
cette  péchereffe ,  fi  ce  n'eft  qu'elle  a  beau- 
coup aimé ,  Rcmittuntur  ci  peccata  multa^ 
quonïam  dikxit  multàm.  On  ne  nous  dit 
pas  que  plufieurs  péchés  lui  font  remis  ^, 
parce  qu'elle  a  beaucoup  pleuré  ,  parce 
qu'elle  a  répandu  avec  une  fainte  profu- 
fion  des  parfums  précieux  fur  les  pieds  du 
Sauveur,  parce  qu'elle  n'a  ceffé  de  les  bai- 
fer.  Pourquoi  cela  ,  mes  frères?  c'eft  que 
les  larmes,  les  faintes  largeftes,  la  parti- 
cipation même  au  corps  du  Seigneur  figu- 
rée par  le  baifer  de  {^%  pieds ,  les  prati- 
ques extérieures  d'humiliation  ne  font  que 
comme  le  corps  de  la  pénitence  :  c'eft  l'a- 
mour qui  en  eft  l'ame;  &:  vous  pleurez 
en  vain,  fi  ce  n'eft  pas  l'amour  lui-même 
qui  pleure  ;  vous  répandez  en  vain  vos  rir 


DE   SAINTE   MaGDELAINE.     T]^ 

chefTes  ,  fi  ce  nVft  pas  l^iniour  qui  les  ré- 
pand ;  vous  donnez  en  vain  le  haifer  de 
paix  au  Sauveur ,  fi  ce  n'efl:  pas  Tainour 
qui  le  donne;  en  un  mot ,  vous  ne  faites 
rien  ,  &  vous  n'ctes  rien  vous-inémes,  fi 
vous  n'aimez  pas. 

Voulez-vous  donc  ,  mes  frères,  lorfque 
vous  vous  proftei  nez  aux  pieds  des  minif- 
tres  de  TEglile  ,  entendre  fortir  de  la  bou- 
che du  Sauveur  cette  lentence  favorable: 
Vos  pcchés  vous  Tout  remis?  Aimez,  dit 
ini  Père  :  Ahjolvi  vis  ?  ama.  Je  ne  vous 
dis  pas  :  Changez  vos  deux  yeux  en  deux 
fontaines  de  larmes  comme  David;  frap- 
pez votre   poitrine  comme  le  Publicain  ; 
déchirez  vos  vêtements ,  &  couvrez-vous 
de  cendres  &e*de  ciliée  ,  comme  le  Roi 
de  Ninive;  rendez  quatre  fois  autant  que 
vous  avez  pris,  &  partagez  avec  les  pau- 
vres ce  qui  vous  refte  ,  comme  Zachée  ; 
renoncez  à  une-profeifion  funefl:e  à  votre 
innocence,  &  quittez  la  banque,  comme 
Lévi  :  mais  je  vous  dis,  aimez  :  l'amour 
vous  apprendra  l'art  facré  de  la  pénitence  : 
il  ne  faut  plus  de  leçons  à  un  cœur  que 
l'amour  inftruit;  &:  comme  il  efface  tous 
les  vices,  il  apprend  aufli  toutes  les  vertuSi^ 
Voilà  les  inftruftions  que  nous  donne 
l'illuftre  Pénitente  ,  dont  TEglife  rappelle 
aujourd'hui   la   converfion.    Comme   elle 
avoit  beaucoup  aimé  le  monde,  elle  aime 
beaucoup  Jefus-Chrift  ;  &  l'excès  de  fes 
paffions  devient  le  modèle  de  fa  pénitence,. 
'Or ,  elle  avoit  aimé  le  monde  d'un  amouc: 


136  -Pour    le    jour 

de  goût  &  de  vivacité,  qui  adouciiToit  tout 
ce  qu'elle  trouvoit  de  pénible  dans  (es 
voies;  d'un  amour  de  préférence  jufqu'à 
tout  facrifier  au  monde  :  c'efl  ainfi  qu'elle 
aime  Jefus-Chrift.  C'eft  un  amour  tendre 
&  ardent ,  qui  adoucit  tout  ce  qu'elle  en- 
treprend de  plus  amer  pour  lui;  c'eft  ma 
première  réflexion  :  un  amour  fort  &  gé- 
néreux qui  ne  connoît  plus  rien  qu'elle  ne 
lui  facrifie  ;  c'eft  ma  féconde  réflexion. 
Voilà  ,  mes  frères ,  toute  Thiftoire  de  fa 
converfion  &  tout  le  fujet  de  cette  inf- 
truciion,  ^ve^  Maria  ^  &c. 

l^l\^^  -LiA  grâce  de  la  converfion  imite  &  fuit 
*  d'ordinaire  le  caradere  du  cœur  qu'elle 
touche  :  elle  ramené  Tame  péchereffe  à 
Jefus-Chrift  par  les  mêmes  voies  qu'elle 
s'en  étoit  égarée  ;  &  fans  détruire  fes  pen- 
chants, elle  les  facrifie,  &  fait  fervir  à  la 
juftice  ce  qui  avoit  jufques-là  fervi  au  pé- 
ché. La  fureur  de  Saul  contre  les  ennemis 
prétendus  de  la  religion  de  fes  pères  de- 
vient une  ardeur  divine  contre  les  enne- 
mis de  la  foi  de  Jefus-Chrift  :  un  zèle  aveu- 
gle en  avoit  fait  un  perfécuteur  ;  un  zeîe 
faint  &  ardent  en  fait  un  Apôtre.  La  na- 
ture fournit ,  pour  ainfi  dire ,  le  fonds  à 
la  grâce  ;  &  la  miféricorde  de  Dieu  trouve 
toujours  dans  nos  pafllions ,  les  moyens  me* 
mes  de  notre  pénitence. 

Or ,  voilà  ce  qui  fe  pafTe  aujourd'hui  dans 
le  changement  de  Magdelaine.  C'étoit  une 


DE  SAINTE   MaGDELAINE.      137 

femme  péchereflTe  dans  la  ville  de  Jéru- 
salem :  MulUr  quœ  erat  in  civitatc  pccca-  ^-«^  7-  S?- 
trix ;  car  Ibuffrez  ,  mes  frères ,  que  je  fuive 
ici  le  langage  le  plus  commun  de  l'Eglile, 
&  que  fans  entrer  dans  des  dilcufllons  inu- 
tiles à  rédification  des  mœurs,  je  confonde 
avec  la  tradition  des  fiecles,  ce  que  la  cri- 
tique de  ce  fiecle  a  cru  devoir  diflinguer. 
Oëtoit  donc  une  fcUime  pëcherefîe,  c'efl- 
à-dire,  une  peribnne  mondaine,  plus  oc- 
cupée de  les  amours  que  de  Tes  miferes; 
plus  attentive  à  plaire  qu'à  édifier  ;  plus 
touchée  du  plaifir  que  de  Ibn  falut.  La  plu- 
part des  faints  ont  borné  là  tous  fes  cri- 
mes, &  n'ont  pas  cru  qu'il  y  eût  du  dé- 
règlement groffier  dans  fa  conduite  :  voilà 
néanmoins  ce  que  TEvangélifte  appelle  une 
femme  péchereiîe  ;  car  la  foi  ne  juge  pas 
de  nos  mœurs  comme  Tufàge ,  &  il  n'eft 
pas  Surprenant  que  ce  qui  paroît  prefquc 
innocent  au  (îecle  ,  foit  une  abomination 
dans  le  langage  de  l'efprir  de  Dieu  :  Mu- 
lier  in  civitatc  peccatrix. 

Or,  le  monde  avoir  trouvé  dans  Magde- 
laine  un  de  ces  cœurs  tendres  &  faciles  que 
les  premières  impreffions  bleffent;  un  de 
ces  cœurs  habiles  &  ingénieux  dans  le  choix 
des  moyens  les  plus  propres  à  plaire  ;  un 
de  ces  cœurs  ardents  &  généreux,  où  les 
pafïions  ne  favent  pas  même  garder  de  me- 
fures.  La  grâce  trouve  dans  les  mêmes  ca- 
ractères de  fon  cœur  les  heureufes  refTour- 
ces  de  fa  pénitence.  Entrons  dans  le  dé- 
tail, &  accordez-moi  votre  attention. 


î)S     Pour    le    jour 

,  En  premier  lieu,  le  monde  avoit  trouve 
dans  Magdeîaine  un  de  ces  cœurs  faciles 
que  les  premières  impreffions  bleffent^un 
de  ces  carafteres  que  tout  entraîne ,  &  à 
qui  tout  devient  prefque  un  écueil;  que  la 
complaifance  gagne;  que  l'exemple  féduit; 
que  les  occafions  changent ,  &  à  qui  une 
circonftance  de  plaifir  fait  oublier  mille  de* 
iirs  de  pénitence.  Or ,  voilà  la  première 
difpofîtion  que  la  grâce  fait  aujourd'hui  fer- 
vir  à  fon  falut. 

Le  bruit  que  les  prodiges  &  la  nouvelle 
doctrine  de  Jefus-Chrift  faifoient  dans  Je- 
rudilem ,  avoit  fans  doute  excité  la  curio- 
fité  de  cette  péchereffe  ;  elle  voulut  en- 
tendre cet  homme  extraordinaire  qui  fe 
vantoit  d'avoir  les  paroles  de  vie  &  de  fa- 
lut. Elle  vit  ce  nouveau  Prophète  ;  ces  traits 
de  majefté  répandus  fur  fon  vifage ,  cette 
douceur  capable  de  gagner  les  cœurs  les 
plus  farouches  ;  cet  air  de  pudeur  &  de 
ïainteté  devant  qui  la  confcience  criminelle 
ne  pouvoit  foutenir  fa  honte,  ni  s'empê- 
cher de  rougir  en  fecret;  ce  zèle  ardent  & 
définréreiré  qui  ne  paroiffoit  touché  que  du 
falut  du  pécheur;  cette  autorité  nouvelle 
qui  inftruifoit  avec  poids  &  qui  parloit  avec 
dignité  ;  cette  liberté  prophétique  qui  ne 
faifoit  acception  de  perfon.ne,  &  qui  enfei- 
gnoit  la  voie  de  Dieu  dans  la  vérité  :  elle 
entendit  les  paroles  de  grâce  qui  fortoient 
de  fa  bouche  ,  &  qui  portoient  des  traits 
céleftes  &  une  onftion  ineffable  dans  les 
cœurs.  Ce  cœur  û  facile  pour  le  monde 


DE   SAINTE   MaGDELAINE,     I39 
ne  fe  défendit  pas  long-temps  contre  Jefus- 
Clirirt.  De  nouvelles  agitations  naiiTent  dans 
fon  ame  :  les  idées  de  la  vertu  que  ce  Pro- 
phète vient  donner  aUx  hommes ,  la  fur- 
prennent  &  la  lui  rendent  déjà  aimable  :  les 
couleurs  terribles  avec  lefquelles  il  peint  le 
vice  ,  Palarment  ;  "Se  déjà  elle  fe  propofe 
des  mœurs  plus  dignes  de  fa  gloire  &  de 
fon  nom.  Inquiète,  combattue,  déjà  à  demi 
pénitente  :  Quel  cft  cet  homme,  fe  dit- 
elle  lans  doute  en  fecret,  &  quelle  eft  cette 
nouvelle  doftrine?  ne  feroit-ce  point  un 
Prophète  qui  connoît  le  fecret  des  cœurs? 
les  regards  tendres  &  divins  m'ont  mille 
fois  démêlée  dans  la  foule;  &  comme  s'il 
eût  vu  les  miferes  fecretes  de  mon  cœur, 
ou  les  mouvements  inexpliquables  que  fes 
paroles  y  opéroient ,  il  a  eu  fur  moi  des 
attentions  particulières;  il  n'a,  ce  me  fem- 
b!e,  parlé  que  pour  moi  feule.  Quand  il 
convioit  avec  des  charmes  fî  faints  les  âmes 
qui  font  laffées  dans  la  voie  de  l'iniquité, 
&  qui  gémiffent  fous  le  poids  de  leurs  chaî- 
nes ,  de   venir  chercher  un  repos  vérita- 
ble auprès  de  lui  :  ah!  fans  doute  il  m'a- 
drefToit  le  difcours  ,  &  avoit  en  vue  la 
trifte  fituation  où  je  me  trouve.  Lorfqu'il 
enfeignoit  que  l'efprit  impur  ne  peut  être 
chafîé  que  par  le  jeûne  &  par  la  prière  ; 
je  fentois  qu'il  vouloit  prefcrire  des  remè- 
des à  mes  maux.  Quand  il  déclaroit  que 
les  péchereffes  précéderoient  les  Pharifiens 
dans  le  royaume  de  Dieu  ;  je  voyois  bien 
que  fon  deiïein  fecret  étoit  d'encourager 


140     Pour    LE    JOUR 

ma  foibîeffe  par  l'elpérance  du  pardon.  Il 
n'a  parlé  de  la  Reine  de  Saba  qui  vint  des 
extrémités  de  la  terre  entendre  la  iagefle 
de  Salomon,  que  pour  m'avertir  de  ne 
point  négliger  le  falut  que  le  Seigneur  me 
préfente,  &  d'écouter  celui  qui  eft  plus 
grand  que  Salomon  même.  Toutes  fes  inf- 
truûions  avoient  quelque  rapport  fecret  à 
mes  belbins  &  à  mes  erreurs  ;  ah  !  fans 
doute,  c'eft  un  Prophète  envoyé  de  Dieu 
pour  me  retirer  de  mes  voies  égarées. 

Voilà  les  premières  imprelfions  de  Jefus- 
Chrift  fur  cette  aine  :  les  mêmes  facilites 
que  les  attraits  des  paflîons  avoient  trouvées 
en  elle  pour  le  monde ,  la  grâce  les  trouve 
pour  le  falut.  Ce  devroit  être  ,  il  eft  vrai  ^ 
une  heureufe  difpofition  pour  le  ciel ,  que 
d'être  né  avec  un  cœur  tendre  &  facile  à 
émouvoir;  &  le  Seigneur  en  vous  faifant 
naître  telle ,  vous  qui  m'écoutez ,  avoit 
voulu  fans  doute  mettre  en  vous  une  ame 
plus  à  portée  de  fa  grace,^  j'ofe  le  dire  : 
cependant  c'eftparlà  que  vous  périrez.Tout 
vous  touche ,  rien  ne  vous  corrige.  Suf- 
ceptible  de  fentiments  de  falut,  fufcep- 
tible  d'imprefïîons  mondaines;  vous  vous 
attendrilTez  à  un  difcours  évangélique ,  &C 
vous  allez  vous  attendrir  à  un  fpeftacle 
profane  :  vous  n'êtes  pas  infenfible  aux  inf- 
pirations  du  ciel  comme  tant  de  pécheurs 
endurcis;  mais  vous  le  portez  dans  le  mon- 
de ,  où  de  nouvelles  impreffions  les  effa- 
cent :  vous  gémlffez  quelquefois  fous  le 
poids  de  vos  chaînes,  &  vous  en  fuivez 


DE    SAINTE    MaGDELAINE-     I41 

toujours  la  trifte  defVmëe.  Loin  des  plai- 
iirs  vous  voulez  tout  quitter;  du  moment 
qu'ils  approchent ,  ils  vous  retrouvent  la 
mcme  :  au  milieu  du  nionde  &c  de  Tes  amu- 
fements,  vous  poufiez  quelquefois  en  <c- 
cret  des  foupirs  vers  le  ciel  ,  que  la  trif- 
tefle  fecrete  du  péché,  que  le  dégoût  lui- 
même  vous  arrache;  &  au  fond  de  la  re- 
traite où  vous  vous  cachez  quelquefois ,  vo- 
tre cœur  vous  rentraïne  d'abord  en  Egyp- 
te, &  vous  regrettez  des  joies  dont  vous 
venez  feulement  de  vous  ieparer.  Carac- 
tère dangereux  pour  le  falut.  Les  âmes  en- 
durcies, \mt  fois  touchées  peuvent  fe  con- 
vertir; mais  vous,  vous  pouvez  être  tou- 
chée, &  ne  fauriez  être  convertie  :  imi- 
tez Magdelaine,  &  faites  fervir  vos  foi- 
blefles  mêmes  à  votre  fanftification. 

En  effet,  le  monde  en  fécond  lieu,avoît 
trouvé  en  Magdelaine  un  cœur  habile  & 
ingénieux  dans  le  choix  des  moyens  pour 
arriver  à  fes  fins.  Car,  mes  chers  auditeurs, 
jufqu  où  ne  va  pas  la  fatale  habileté  de  la 
pafiîon  !  David  a  bientôt  trouvé  le  fecret 
de  rappeller  Urie,  &  de  couvrir  par  cet 
artifice  la  honre  de  fa  foibleiïë.  Que  d'ex- 
pédients ne  fournit- elle  pas  pour  fortir  des 
embarras  les  plus  épineux  !  le  fils  du  Roi 
de  Sichem  inventa  d'abord  c\qs  moyens  pour 
vaincre  les  obftacles  que  la  différence  du 
culte  &  de  la  religion  mettoit  à  fon  amour 
pour  Dina.  Que  de  reffources  dans  les  oc- 
caf^ons  les  plus  difficiles!  la  perfide  Dalila 
concilie  fans  peine  ics  égards  pour  Samfoii 


Ï42.  P  O  U  R  L  E  J  O  U  R 
avec  Tes  compîaifances  fecretes  pour  les 
Philiftins.  On  trompe  les  yeux  les  plus  at- 
tentifs ;  &  Jacob  trouve  des  idoles  dans  fa 
maifon  malgré  toute  Ta  vigilance  :  on  ca- 
che fous  des  apparences  pénibles  les  voies 
de  la  paflion  ;  &  le  fils  de  David  fe  réfout 
à  feindre  des  maux  trompeurs  pour  dérober 
aux  yeux  de  la  Cour  la  plaie  véritable  Sc 
honreufe  qu'il  porte  dans  Tame  :  on  y  fait 
iérvir  ceux  même  qui  auroient  intérêt  de 
la  détruire;  &  Tinndelle  époufe  de  Putiphar, 
réufïit  à  faire  de  fon  propre  époux  le  ven- 
geur de  fon  indigne  foiblefTe  :  on  la  cou- 
vre fous  le  voile  de  la  piété  &  de  la  reli- 
gion ;  &  les  femmes  dlfraël  au  temps  d'Hé- 
lî  5  fous  prétexte  de  venir  facrifier  au  Sei- 
gneur^ veix)ient  participer  aux  dérèglements 
facrileges  des  enfants  de  ce  Pontife.  Que 
dirai-je  encore?  on  va  à  f^s  fins  par  des 
routes  qui  fembloient  mener  à  des  fins  tou- 
tes oppofées :  en  un  mot,  la  paflion  eft  tou- 
jours ingénieufe,  &  des  perfonnes  nées  d'ail- 
leurs avec  un  efprit  borné  &:  des  talents 
médiocres,  font  ici  habiles  &  éclairées,  dit 
s.  ^mh.  fgjp^t  Ambroife  :  Ad  inquirenda  deUciatio^ 
'l^  ^*l^^^'  num  gênera  aflud  funt  qui  appumus  funt 
voliiptatum. 

Or,  cette  malheureufe  prudence  qui  avoit 
conduit  Magdelaine  dans4es  voies  de  l'ini- 
quité ,  devient  une  pieufe  fageflfe  dans  les 
démarches  de  fa  pénitence.  Quels  faints  ar- 
tifices i)'emploie-t-e!le  pas  pour  toucher 
celui  à  qui  elle  veut  plaire ,  &  pour  en 
obtenir  le  pardon  des  foutes  qu'elle  vient 


DE  SAINTE   MaG  DE  LAINE.     143 

pleurer  à  fes  pieds  !  premièrement  ,  elle 
vhoilît  la  falle  crunfeftin,  cVft-à-dire,  un 
lieu  qui  Tcxpoiant  à  la  rifée  6s:  à  la  cen- 
fure  publique,  intéreflera  Jerus-Chrift  pour 
elle  ,  &  le  louchera  de  pitié  fur  les  ou- 
trages auxquels  elle  a  bien  voulu  s'expofer 
pour  venir  à  lui;  fecondement,  une  circonf- 
tance  où  les  grâces  s'accordent  plus  faci- 
lement &  où  la  joie  innocente  du  repas  ne 
permet  pas  de  rebuter  une  infortunée  qui 
vient  reconnoître  fa  faute  :  troifiémement, 
des  témoins  tous  Phaiifiens,  c'eft-à-dire, 
durs  envers  les  pécheurs ,  ck  devant  qui 
Jefus-Chiift,  pour  confondre  leur  dureté, 
fe  plaifoir  à  donner  des  marques  de  bonté 
&  de  tendreiïe  envers  les  brebis  égarées: 
quatrièmement ,  elle  emploie  une  confu- 
iion  falutaire;  elle  n'ofe  i'e  préfenter  à  lui; 
elle  s'arrête  derrière  ,  dit  l'Evangile,  Sians 
rétro  ;  elle  fe  laiflTe  tomber  à  fes  pieds  de 
douleur  6i  d'accablement;  ellen'ofemcme 
lever  les  yeux  jufqu'à  celui  en  qui  elle  a 
mis  pourtant  fa  plus  douce  efpérance;  elle 
ne  fait  plus  que  rougir  de  fes  égarements  : 
déjà  elle  voudroit  fe  cacher  aux  yeux  de 
tous  les  hommes ,  &  ne  montrer  plus  à 
Jérufalem  une  pécherefîe  qui  en  avoit  été 
le  fcandale  &  comme  le  pédhé  public ,  dit 
im  Père  :  elle  ne  parloit  point;  fa  douleur, 
fes  larmes,  fa  pofture,  fa  confufion ,  tout 
parle  pour  elle  :  Stans  rctrb Jccus pcdcs  Jefu.  Lfic.7.  3S. 

Elle  auroit  pu  trouver  fans  doute  de 
vaines  excufes  pour  adoucir  au  moins  aux 
yeux  de  fon  Sauveur  l'excès  de  ics  éga- 


144     Pour  l>^r^  jour 

rements ,  Ton  âge,  fa  naiffance,  des  pen- 
chants de  foibleile  nés  avec  elle ,  fes  ta- 
lents malheureux ,  le  dérèglement  de  Jé- 
rufalem ,  la  licence  des  mœurs  de  ion  fîe- 
cie  5  l'exemple  des  autres  femmes  de  la  Pa- 
leftine,  l'ignorance  où  elle  étoit  de  la  doc- 
trine de  Jefus-Chrift,  autant  de  prétex- 
tes Ipécieux  à  une  ame  moins  touchée. 
Notre  fainte  péchereffe  laiile  à  la  bonté 
de  fon  Seigneur  à  juger  de  la  nature  de 
fes  fautes  ;  elle  pleure  ,  elle  fe  tait  ;  &  voilà 
tout  l'apologie  qu'elle  veut  faire  de  fa  con- 
duite. Profternée  à  fes  pieds  ,  ne  parlant 
plus  que  par  fes  larmes  :  Il  me  connoît, 
dit-elle  en  fecret ,  il  voit  mes  befoins  & 
mes  defirsf  ma  foibleffe,  mes  efforts  im- 
puiffants,  &  les  gémiffements  de  mon  cœur 
ne  lui  font  point  inconnus  :  que  pourrois- 
je  lui  dire  ,  qu'il  ne  lifc  lui-même  au  fond 
de  mon  ame,  &  qui  puide  égaler  ce  que 
je  fens?  Agitée  de  mille  mouvemeuts  di- 
vers, elleefpere,  elle  tremble,  elle  rougit, 
elle  fe  raffure ,  elle  aime  ,  elle  s'afflige  ; 
mais  elle  fe  tait.   Ce   n'eft  pas  la  honte 
d'avouer  fes  défordres  ;  ah  !  fes  larmes  les  pu- 
blient affez  :  c'eft  un  artifice  de  fon  amour  ; 
un  filence  de  confufion  lui  paroît  plus  pro- 
pre à  toucher  fon  Libérateur ,  que  l'aveu 
le  plus  éloquent  de  (es  folblefTes. 

Enfin  ,  elle  emploie  une  humilité  pro- 
fonde :  elle  répand  des  parfums  précieux, 
&  ne  veut  pas  prefque  que  le  Sauveur  s'en 
apperçoive  ;  elle  ne  les  répand  que  fur  fes 
pieds  comme  pour  lui  cacher  le  prix  de 

fa 


DE    SAINTE  MaGDELAINE.     I4Ç 
ù  fainte   protulîon  ;  elle  ne  veut  attirer 
les  regards  de  fon  Libérateur  que  fur  les 
miferes  de  fon  ame ,  &  point  du  tout  fur 
le  mérite  de  fes  œuvres.  Elle  regarde  les 
pieds  facrés  du  Seigneur  comme  fon  par- 
tage ,  trop  heureufe  encore  qu'on  veuille 
l'y  foufFfir  :  elle  laiffe  à  i(^s  difciples  bien- 
aimés  le  fublime  avantage  de  repofer  dans 
ion  charte  fein  ^  ou  de  répandre  des  par- 
fums fur  fa  tête.   Elle  fait,  dit  faint  Ber- 
nard ,  qu'il    faut  gémir  long-temps  à  {qs 
pieds  5  avant  que  de  venir  lui  donner  le 
baifer  de  paix  dans  TEuchariftie  ;  que  la 
précipitation  cft  ici  périlleufe  :  &  que  com- 
me dans  l'Eglife  du  ciel  il  n'y  aura  que 
ceux  qui  auront  lavé  leurs  vêtements  dans 
le  fang,  &  qui  feront  venus  d'une  grande 
txibulation  ,  qui  auront  droit  d'environner 
l'autel  de  l'Agneau  ;  ah  !  de  même  dans 
l'Eglife  de  la  terre,  il  n'y  a  que  ceux  qui 
ont  lavé  leurs  fouillures  dans  le  fang  de 
la  pénitence  ,  &:  qui  ont  pafTé  par  les  tri- 
bulations de  la  croix ,  à  qui  il  foit  permis 
de  fe  prélénter  à  fa  table. 

Voilà  les  faints  artifices  de  l'amour  de 
Magdelaine  ;  elle  avoit  été  prudente  dans 
le  mal ,  elle  eft  prudente  pour  le  bien  : 
au-licu  que  fouvent  habiles  dans  la  recher* 
che  des  plaifirs  &  dans  la  conduite  de 
vos  partions,  femmes  du  monde,  une  feule 
démarche  de  converfion  vous  jette  dans 
des  embarras  étranges.  Vous  ne  favez  plus 
par  où  vous  y  prendre  ,  quand  il  faut  fe 
déclarer    pour  Jefus-Chrift  :  c'cft  ici  où 

Par:c^,  G 


146     Pour    LE    Jour 

toute  votre  habileté  &  toutes  vos  reiTour- 
ces  vous  abandonnent;  tout  vous  arrête, 
tout  vous  alarme  ;  tout  eft  pour  vous  per- 
plexité ;  votre  efprit  n'eft  plus  ingénieux  à 
trouver  de  ces  moyens  heureux  qui  vien- 
nent à  bout  de  tout.  Vous  êtes  en  peine 
comment  faire  confentir  un  époux  à  vos 
réiblutions  de  pénitence,  &  vous  avez  fu 
le  faire  confentir   à   des  démarches  qu'il 
étoit  peut-être  fi  fort  intéreffé  d'empê- 
cher. Vous  ne  croyez  pas  pouvoir  vpus 
faire  dans  la  piété  des  amufements  inno- 
cents qui  vous  foutiennent  ;  &c  vous  en 
inventez  tous  les  jours  de  nouveaux  dans 
le  monde  pour  égayer  votre  ennui  &  vos 
dégoûts.  Vous  héfitez  comment  vous  pour- 
rez éloigner  de  vous  certaines  perfonnes 
il  funeftes  à  vos  nouveaux  deffeins  de  ver- 
tu ;  &  vous  étiez  fi  habile  autrefois  à  vous 
défaire  de  celles  que  la  fageffe  &  la  piété 
rendoient  importunes  à  vos  plaifirs.  En  un^ 
mot,  vos  paffions étoient  fécondes  en  ref- 
fources  ;  votre   pénitence  fuccombe   aux 
plus  légers  obftacles.  D'où  vient  cela?  ah! 
c'eft  le  coeur  qui,  fournit  les  expédients , 
&  le  vôtre  n'eft  pas  bien  touché  ;  c'eft 
Tamour  qui  rend  habile  ,  &  vous  n'aimez 
pas  ;  la  grâce  eft  toujours  moins  ingénieufe 
en  vous  que  la  paffion  ,  parce  que  votre 
pénitence  n'eft  jamais  auflî  fincere  que  vo- 
tre égarement;  &  que  différentes  de  Mag- 
delaine,  vous  nVimez  pas  Jefus-Chrift  com- 
me vous  aviez  aimé  le  monde. 

Aufli  en  troifieme  lieu  ,  le  monde  a  voit 


DE  SAINTE  MaGDELAINE.  I47 
trouvé  dans  Magdelaine  un  cœur  ardent 
où  les  partîons  ne  favoient  pas  mcme  gar- 
der de  melures;  c'eft-à-dire ,  prompt,  & 
pour  qui  un  plallîr  différé  étoit  un  fupplice; 
extrême  dans  (es  joies  ,  comme  dans  fes 
chagrins;  aveugle,  qui  ne  connoiiToit  ni 
périls  ni  obflacles ,  &  qui  croyoit  facile  . 
tout  ce  qui  pouvoit  fervir  à  fa  paflîon. 

Or,  voulez-vous  voir  en  elle  les  méme.s 
traits  dans  le  caractère  de  fon  amour  pour 
Jefus-Chrift?  A  peine  eut-elle  appris,  dit 
TEvangile,  que  le  Sauveur  étoit  entré  dans 
la  maifon  du  Pharilien  :  Ut  cognovit*  Re- ^''^-r.sr- 
marquez  ici  ,  premièrement ,  la  prompti- 
tude de  fon  amour  :  la  première  occaiion 
qu'elle  trouve  de  venir  fe  jetter  aux  pieds 
du  Sauveur,  elle  en  profite;  elle  y  court. 
Elle  ne  balance  pas  des  années  entières  en^- 
tre  la  grâce  &  la  paflion  ;  elle  n'eft  pas  in- 
génieufe  comme  vous  l'êtes  fi  fouvent , 
femmes  du  monde ,  à  trouver  fans  cefle 
des  prétextes  pour  remettre  à  un  autre 
temps  cette  première  démarche  :  fa  jeu- 
neiïe  ne  lui  fournit  pas  de  ces  raifons  fri- 
voles qui  perfuadent  d'attendre  un  âge  plus 
férieux  &c  moins  propre  au  monde.  On  n'ai- 
me pas  quand  on  peut  différer.  Ah!  bien 
loin  de  vouloir  reculer,  &  de  renvoyer 
au  foir  de  fa  vie  ;  elle  voudroit  pouvoir 
renaître  pour  recommencer  à  aimer  fon 
Seigneur  en  commençant  à  vivre;  fa  dou- 
leur la  plus  amere  eli  de  l'avoir  connu  fi 
tard;  ce  qui  lui  rcfte  de  vie,  ne  peut  la 
conforer  de  ce  qu'elle  en  a  perdu  en  des 

Gij 


148        P   O   U   R      L  E      J   O   U   R 

amours  infenfës  :  elle  fent  qu'on  ne  peut 
trop  tôt  aimer  ce  qu'on  aimera  toujours, 
&  elle  veut  regagner  les  jours  d'indiffé- 
rence par  un  iaint  empreiTem.ent  de  ten- 
dreffe  :  Ut  cognovït. 

En  effet,  mes  chers  auditeurs,  la  promp- 
titude eft  effentielle  à  la  converfion  ;  la 
grâce  a  des  moments  heureux,  que  ni  le 
temps ,  ni  les  années ,  ni  les  mêmes  cir- 
conftances  ne  ramènent  plus.  Ce  jeune 
homme  de  l'Evangile ,  qui  appelle  par  Jefus- 
Chrift,  voulut  aller  enleveUr  ion  père  avant 
que  de  le  fuivre ,  manqua  fon  moment; 
&  nous  ne  lifons  pas  qu'il  revint  enfuite 
le  mettre  au  nombre  de  {^s^  difciples.  L'ef- 
prit  de  Dieu  eft  cet  efprit,  dont  parle  le 
prophète,  qui  va  &  qui  ne  revient  plus: 
&  tout  dépend  de  favoir  entendre  fa  voix, 
&  de  l'arrêter  dans  notre  cœur  lorfqu'il  y 
paffe  &  qu'il  nous  vifite  :  un  defir  de  péni- 
tence renvoyé  eft  preique  un  préjugé  cer- 
tain que  vous  ne  vous  repentirez  plus.  Voilà 
la  prom.ptitude  de  l'amour  de  Magdelaine. 

Remarquez-en  fecondem.ent,  la  vivacité. 
Le  monde  avoit  trouvé  en  elle  un  de  ces 
caractères  extrêmes  qui  ne  fe  donne  jamais 
à  demâ  :  c'eft  ainli  qu'elle  aime  Jefus-Chrift  : 
tout  ce  que  l'amour  a  de  plus  vif  &  de  plus 
extrême,  pourainft  dire  ,  elFe  le  fent;  tou- 
tes les  marques  de  la  douleur  la  plus  pro- 
fonde, elle  les  donne.  Les  fuites  ne  dimi- 
nuent rien  à  cette  ardeur  :  le  dernier  jour 
de  fa  pénitence  reffemblera  à  la  première 
démarche  de  fa  converfion.  Par-tout  dans 


DE  SAINTE  MaGDELAÎNE.  Î49 
TEvangile  elle  nous  fera  rcpréic^ntée  com- 
me une  amante  vive  &  fervente  :  tantôt 
noas  la  verrons  profternée  anx  pieds  du 
Sauveur,  s'expofant  même  aux  reproches 
de  fa  fœur  Marthe ,  plutôt  que  de  perdre 
un  inftanr  de  vue  le  Libérateur  qu'elle  ai- 
me; tantôt  tranfportëe  d'amour  pour  lui, 
elle  courra  à  fon  tombeau  avant  tous  les 
dilciples,  &  les  larmes  qu'elle  y  répandra, 
i'erônt  aufli  abondantes,  que  celles  qui  ar- 
rofent  aujourd'hui  fes  pieds  divins  dans  la 
falle  du  PharKien;  tantôt  en  le  rencontrant 
fous  une  forme  étrangère  :  Si  vous  l'avez 
enlevé,  lui  dira-t-eile,  dites-le-moi  &  je 
l'emporterai  :  on  ne  fait  quel  eft  celui  qu'elle 
redemande;  elle  ne  penfe  pas  même  à  le 
nommer;  fon  cœur  en  eft  li  plein,  qu'elle 
fuppoi'e  que  le  cœur  de  tous  les  hommes 
en  eft  occupé  comme  le  (ien  :  Si  tu  fuf"  joan.  2©. 
tulilU  cîim ,  dicito  mihi  ;  elle  ajoute  qu'elle  ^' 
l'emportera  ;  un  lille  foible  ,  accablée  de 
trifteffe,  feule,  elle  fe  perfuacîe  qu'elle  aura 
aiTez  de  force  pour  emporter  le  corps  mort 
de  fbn  Sauveur  :  Et  e^o  euni  tollam  ;  iba  Ihid. 
amour  croit  tout  pofTiblc  :  tantôt  enfin, 
l'ayant  reconnu  elle  ne  fera  plu:  maîtreffe 
de  fon  cœur  ;  elle  courra  à  lui  avec  un  faint 
transport;  elle  voudra  encore  embraflTer  fes 
pieds  facrés  (i  heureux  pour  elle  ,  &  qui 
furent  les  premiers  confidents  de  fa  dou- 
leur &  les  premiers  afyles  de  fa  péniten- 
ce :  par-tout  elle  foutiendra  ce  caraftere 
de  ferveur  &  de  vivacité  qui  commence 
fa  converfion,  &  k  durée  de  fa  carrière 

G  iij 


Î^O        POVR      LE      JO¥R 

ne    la  verra  jamais  ni  ralentie  ni  moins 
fidelle. 

Inftruôion  importante ,  mes  chers  audi- 
teurs! Les  converfions  les  plus  vives  finif- 
fent  d'ordinaire  par  la  tiédeur  &  par  le  re- 
lâchement. On  fe  repofe  après  les  premiè- 
res démarches ,  comme  i\  Ton  étoit  déjà 
arrivé  au  bout  de  (a  courfe  :  on  fe  relâ- 
che fur  mille  pratiques  faintes  que  la  vi- 
vacité de  la  douleur  avoit  d'abord  inspi- 
rées :  d'un  pénitent  zélé  on  devient  un  tiède 
chrétien  :  nos  péchés  une  fols  pleures  ne 
Rous  paroiiTent  plus  dignes  de  nos  larmes; 
&  Ton  trouve  fouvent  dans  la  tiédeur  de 
la  pénitence,  Pécuei!  qu'on  avoit  cru  éviter 
en  fortant  du  dérèglement  du  vice. 

Enfin,  à  la  vivacité  confiante  de  notre 
heureufe  PécherefTe,  ajoutez-y  encore  l'a* 
veuglement  de  fon  amour ,  pour  alnfi  dire. 
Car  quoique  la  grâce  foit  une  lumière  cé- 
lefte  qui  éclaire  refprit  en  même  temps 
qu'elle  éch-auffe  la  volonté ,  il  eft  vrai  de 
dire  néanmoins  qu'elle  aveugle  la  raifoa 
charnelle  fur  mille  difficultés  que  l'amour- 
propre  oppofe  d'ordinaire  aux  premières  dé- 
marches de  la  converfion  ,  &  qu'ainfi  la 
charité  a  (es  faintes  erreurs  comme  la  cu- 
pidité a  les  (îennes. 

En  effet,  mes  frères,  que  de  difficultés 
Magdelaine  n'auroit- elle  pas  pu  prévoir 
dans  fon  changement  !  tant  de  liaifons  à 
rompre ,  tant  d'occafions  à  éviter ,  tant  de 
commerces  à  fuir  :  difficultés  du  côté  de 
râge^  du  côté  des  penchants ,  du  côté  du 


DE   SAINTE   MaGDELAINE.      I  5  I 

nng ,  du  côté  des  maximes  qirelle  alloit 
embralFer  :  que  de  réflexions  dévoient  naî- 
tre dans  Ion  eiprit  ,  il  Ion  cœur  lui  eut 
permis  d'en  taire  !  mais  le  faint  amour  ne 
raiibnne  pas.  Que  ne  pouvoit-el!e  pas  fe 
dire  à  elle-mcme?  Que  vais-je  taire?  je 
m'expole  fans  favoir  li  je  ferai  écoutée.  A 
la  vérité  ce  Prophète  affure  qu'il  n'efl:  venu 
que  pour  les  pécheurs;  mais  une  pèche- 
refTe  telle  que  je  luis,  peut-elle  fe  promet- 
tre un  accueil  tavorable;  ne  pourra-t-oii 
pas  croire  que  ma  dopleur  n'clt  pas  lin- 
cere,  &  que  c'eft  ici  quelque  fecret  dé- 
pit qui  n'aura  point  de  fuites?  Eft-ce  bien 
prendre  fon  temps  que  d'aller  troubler  par 
des  larmes  la  joie  d'un  feftin  ?  d'ailleurs 
fuis-je  bien  (ùre  même  fi  mon  changement 
ne  lera  pas  une  douleur  pafïagere ,  une  vi- 
vacité d'un  indant,  &  fi  après  avoir  fait 
une  démarche  d'éclat  j'en  pourrai  foute- 
nir  les  fuites. 

Que  ne  vous  dites-vous  pas  tous  les  jours 
à  vous-mcme,  ame  infidelle,  dans  des  cir- 
conftances  bien  plus  favorables  au  lalut , 
que  ne  Teft  celle  où  fe  trouve  aujourd'hui 
Magdelaine?  elle  pouvoit  du  moins  fe  faire 
un  prétexte  de  Ion  âge  ;  &  vous  déjà  fur 
le  retour,  vous  ne  comprenez  pas  encore 
comment  on  peut  fe  paiTer  du  monde  :  les 
cmprefTements  qu'on  y  avoit  pour  elle,  au- 
roient  pu  l'arrcter;  &  mille  défagréments 
ne  fauroient  en  détacher  votre  cœur  :  la 
Singularité  de  fa  demande  dans  Jérufalem  y 
où  peut-ctre  feule  &  la  première  elle  s'al- 

G  iv 


î^l       P   O   1?    R      LE      JOUR 

loit  déclarer  pour  Jefus-Chrift  ,  auroit  pu 
former  encore  un  nouvel  obilacle;  &c  vous, 
environnée  de  faints  exemples  de  tant  de 
femmes  chrétiennes  qui  vous  montrent  la 
Toie  du  falut^  vous  n'oferiez  vous  décla- 
rer pour  la  piété  ;  tout  vous  paroît  des  obf- 
tacles;  vous  voulez  tout  pei'er ,  tout  exami^ 
ner  avant  que  de  faire  le  premier  pas,  & 
vous  n'avez  jam^ais  pris  afîez  de  mcfures. 
Ah  !  mes  chers  auditeurs  ,  les  précau- 
tions exceffives  dans  un   commencement 
de  pénitence  ,  outre  qu'elles  ne  Tuppolént 
qu'un  cœur  à  demi  touché,  elles  ne  font 
jamais  heureufes  :  la  grâce  dans  Tes  pre- 
miers mouvements  fur-tout  a  d'heureufes 
imprudences  qui  révoltent  la  fageffe  hu- 
maine, miais  qui  confomment  l'ouvrage  du 
faîut.  Je  ne  veux  pas  dire  par-là  que  pour 
mourir  au  monde  &  fervir  Dieu ,  il  faille 
Tenverfer  toutes  les  règles  de  la  prudence  , 
êc  négliger  tous  les  moyens  néceffaires  pour 
applanir  les  obftacles  que  notre  état  ou  no- 
tre rang  peuvent  mettre  à  notre  conver- 
sion ,  lous  cette  fauffe  confiance  que  c'eft 
à  Dieu  feul  à  conduire  fon  ouvrage.  Je  fais 
que  la  raifon  eft  donnée  à  Phomme  pour 
le  conduire  ;  &  c'eft  tenter  Dieu  &  for- 
lir  de  Tordre  de  la  providence ,  que   de 
ne  pas  confulter  une  lumière  qu'il  a  mife 
lui-même  en  nous.  Mais  je  veux  dire,  que 
trop  de  prévoyance  &  de  circonfpeftion 
arrête  toujours  l'ouvrage  de  la  grâce;  je 
veux  dire  que  dans  les  prem.ieres  démar- 
ches de  la  pénitence  fur- tout  ^  ah  l  il  faut 


DE  SAINTE   MAGDELAINE.     IÇ^ 

laifTer  quelque  chofe  à  faire  À  l'efprit  qui 
nous  touche ,  ne  vouloir  pas  tout  prévoir 
foi- même,  s'abandonner  à  Jefus-Chrift  fur  ^ 
mille  difficultés  auxquelles  on  ne  voit  pas 
de  refTources,  &  avoir  encore  plus  de  foi 
&  de  confiance  que  de  raifon;  je  veux  di- 
re, que  lorfqu'on  laifle  à  l'amour-propre  le 
loilir  des  réflexions ,  la  grâce  y  perd  tou- 
jours quelque  choie  ,  &:  quelquefois  on 
perd  la  grâce  foi -même.  Matthieu  ,  au 
premier  ordre  qu'il  reçoit  de  Jefus-Chrift, 
quitte  fon  bureau ,  Se  ne  penfe  pas  même 
à  rendre  compte  de  fon  adminlftration  , 
ni  à  jufhfier  devant  fes  maîtres  une  re- 
traite fi  prompte  &  i\  fulpefte  dans  les 
perfonnes  de  ion  emploi.  Pierre  jette  les 
filets  dans  la  mer  ,  quoique  le  travail  in- 
grat de  toute  une  nuit^  ne  femblât  lui  pro- 
mettre que  des  foins  inutiles  de  ce  nou- 
vel effort  ;  il  n'a  que  la  parole  du  Sau- 
veur pour  garant  de  fon  entreprife  ,  &  le 
fi!cccs  répond  à  fa  confiance  :  In  vcrbo  tuo  Luc  s.  s. 
Laxaho  retc.  Au  contraire  ,  il  enfonce  fur 
les  eaux ,  dès  qu'il  fait  trop  d'attention  au 
péril  où  il  fe  trouve,  &  Jefus-Chrift  l'a- 
bandonne dès  qu'il  commence  à  raifonner 
&  à  fe  défier. 

Pourquoi  vous  défiez -vous  de  vous- 
même?  pourquoi  vous  inquiétez- vous  tant 
fur  les  fuites  de  votre  pénitence  ,  comme 
fur  des  voies  ameres  &  triftes  qui  vont 
d'abord  vous  laffer  ?  pourquoi  n'oîez-vous 
vous  déclarer  pour  Jefus-Chrift  par  la  crainte  ,. 
toute  feule  de  ne  pouvoir  foutenir  une  dé- 

G  V 


1*^4       P   O    U   R      L  E      J   O    U   R 
marche  d'éclat?   Le  Seigneur  qui  a  déJ2r 
commencé  fon  ouvrage  en  vous,  ne  Tera- 
t-il  pas  aflez  puiffant  pour  le  continuer  ? 
S'il  a  pu  vous  toucher  tandis  que  vous  étiez 
encore  dans  le  crime  ,  ne  faura-t-il  vous 
Ibutenir^  quand  vous  ferez  devenu  jufte? 
s'il  a  lu  vous  tirer  du  bourbier  ,  refuiera- 
t-il  de  vous  donner  la  main  lorfque  vous 
commencerez  à  marcher  dans  la  voie  du 
falut  ?  s'il  vous  a  cherché  lorfque  vous  étiez 
fi  loin  de  lui ,  &  que  comme  une  brebis 
égarée  vous  erriez  dans  des  pâturages  étran- 
gers ;  ah  !  ne  faura-t*il  pas  vous  retenir  quand 
vous  ferez  retrouvée ,  &  qu'il  vous  aura 
ramenée  au  bercail  ?  Vous  êtes  foible ,  di- 
tes-vous :  mais  ne  vous  connoit-il  pas?  & 
vos  moeurs  paiTées  ne  Tont-elles  pas  mieux 
inftruit  que  tout  autre  de  votre  foiblefTe? 
r^pofez-vous-en  luv  iQS  foins  &  fur  la  con- 
noifîance  qw'il  a  de  votre  cœur.  Vous  ères 
d'un   goût  changeant  ,  &:   vous  craignez 
tout  de  votre  inconftance  :  ah!  les  créatu- 
res ont  pu  fixer  cette  légèreté  par  l'injurte 
amour  que  vous  avez  eu  n  long-temps  pour 
elles;  (k  vous  croyez  que  votre  Dieu  aura 
moins  de  crédit  fur  votre  cœur  ?  Vos  in- 
conflances  paiTées  ne  venoient  que  de  la 
faulle^^é  &  de  l'infuffifance  des  biens  que 
vous  aimiez  ;  ne  pouvant  vous  fatisfaire  ^ 
ils  ne  pouvoient  vous  fixer  ;  mais  Dieu 
feul  remplira  tous   vos  befoins ,  &  vous 
ne  fouhaiterez  plus  rien  quand  une  fois  vous 
aurez  goûté  combien  il  eftMoux  d'être  à  lui. 
Oui,  naes  frères,  la  foi  d'une  ame  vé* 


'  Il 


DE   SAINTE  MaGDELAINE.      IÇÇ 

rifablement  touchée  eft  une  Foi  génëreuie: 
les  montagnes  mcnies  ne  l'arrctent  pas  ; 
elle  le  promet  de  les  tranfporter  comme 
des  grains  de  fable  ;  &c  quand  on  aime 
vivement ,  ou  Pon  ne  voit  plus  d'obfta* 
clés,  ou  ils  deviennent  eux-mcmes  des 
moyens  de  falut.  Ainfi ,  Magdelaine  eut 
pour  Jclus-Chîift  la  même  vivacité  qu'elle 
avoir  eue  pour  le  monde  :  mais  Tamour 
de  prétérence  fut  encore  égal  ;  &  tout 
ce  qu'elle  avoit  fac!  ifié  au  monde  dans  fes 
Séréglements,  elle  le  fa^crifie  à  Jefus-Chrift 
dans  la  pénitence. 


j 


'appelle,  avec  faint  Auguflin,  amour      ir. 
de  préférence,  ce  poids  dominant  de  no-^^^^^^* 
tre  ame,  qui  rappelle  à  lui  tous  nos  moin- 
dres penchants;  cet  amour  qui  prévaut  fur 
tous  nos  amours,  qui  décide  de  nos  choix, 
qui  règle  nos  jugements,  qui  devient  le 
principe  de  toutes  nos  actions  ;  cet  amour, 
comme  dit  faint  Paul,  que  nulle  tribulatioii 
ne  peut  éteindre,  nul  péril  alarmer,  nulle 
efpcrance  corrompre  ,  à  Tépreuve  de  la 
faim  &  de  la  nudité,  plus  fort  que  la  mort 
même  :  en  un  mot,  l'amour  de  préférence 
eft  celui  fur  lequel  rien  ne  l'emporte,  que 
rien  ne  peut  même  balancer  ,  auquel  on 
cft  toujours  prêt  de  tout  facrifier.  Ce  n'eft 
pas  tant  ici  une  affaire  de  goût  &  de  C^n^ 
timent ,  qu'un  état  de  l'ame  qui  fe  mani- 
fefte  dans  les  occafions ,  &  qui  fans  ba- 
lancer 5  fe  déclare  toujours  pour  l'objet 

G  vj 


1^6     Pour    le    jour 

auquel  Ton  amour  a  donné  la  préférence* 
Or ,  mes  frères ,  c'eft  ainfi  que  Magde- 
laine  avoit  aimé  le  monde  ;  elle  lui  avoit 
facrifié  fa  réputation,  fon  repos,  fes  biens, 
fes  qualités  naturelles  :  c'eft  ainfi  qu'elle 
aime  Jefus-Chrift;  &  voilà  précifément  ce 
que  fon  amour  lui  facrifié  aujourd'hui.  Sui- 
vons Phiftoire  de  fa  pénitence  ;  &  renou- 
veliez ,  s'il  vous  plait  ,  votre  attention. 
En  premier  lieu,  Magdelaine  avoit  fa- 
crifié au  monde  fa  réputation.  Son  fexe  6^ 
fa  naiffance  la  défendirent  fans  doute  d'a- 
bord contre  la  honte  des  paffions;  &  l'oiî 
peut  croire  qu'elle  appofa  la  barrière  de 
la  pudeur  &c  de  la  fierté  aux  premiers  ora- 
ges qu'elle  fentit  s'élever  dans  fon  cœur. 
Mais  lorfqu'une  fois  elle  eut  prêté  l'oreille 
à  la  voix  du  ferpent ,  qu'elle  fe  fut  raflu- 
rée  contre  elle-même,  qu'elle  eut  pu  )uf- 
tifîer  fa  propre  foiblelTe,  &  fe  dire  en  fe- 
eret  ces  maximes  infenlées  que  le  monde 
infpire  ;  que  ce  n'étoit  pas  un  crime  d'ê- 
tre touchée  du  mérite  ;  que  ces  rapports 
fecrets  qui  forment  les  paffions,  ne  font  pas 
libres;  &c  que  nous  en  trouvons  la  defti- 
née  dans  nos  cœurs;  qu'il  eft  des  liens  fî 
purs  &  il  innocents  ,  que  la  plus  auftere 
pudeur  ne  fauroit  en  rougir ,  &  qu'après 
tout  il  eft  un  âge  où  l'on  peut  être  aimiée: 
ah  !  dès-lors  fon  cœur  fut  ouvert  à  tout 
ce  qui  s'offrit  pour  le  captiver  ;  tous  les 
nouveaux  objets  furent  pour  elle  de  nou- 
velles pallions  :  fa  gloire  &  fa  raifon  rou- 
gilToient  en  vain  en  fecret  de  fes  foibleffes  ; 


DE  SAINTE   MaGDELAINE.     157 

Pafcendant  cîe  Ton  caradere  avoit  déjà  pris 
le  deflus;  Ton  cœur  ne  favoit  plus  vaincre, 
&  tout  ce  qui  pouvoir  plaire,  pouvoir  l'en- 
t:i::-jr. 

Que  n'auroit-elle  pas  du  fe  dire  à  elle- 
même  (br  le  Icandale  de  la  c&nduite  ,  i\ 
la  pafl'ion  écoutoit  la  raiion  !  Née  avec  un 
nom  &  fortie  d'une  maifon  qui  la  diftin- 
guoit  dans  Ion  peuple,  n'étoit-elle  pas  obli- 
gée à  des  attentions  plus  rigoureufes  fur  fa 
gloire?  La  tache  immortelle  que  les  éga- 
rements alloient  faire  à  (on  fang,  la  honte 
qui  en  rctomberoit  fur  fes  proches  ,  les 
exemples  &  les  avis  fages  d'une  fœur  at- 
tachée au  devoir ,  les  fuites  mcme  d'une 
réputation  flétrie  dans  les  perfonnes  de  fon 
âge  ,  &  le  long  repentir  qu'elle  fe  prépa- 
roit  dans  une  vieillelTe  trifte  &  déshono- 
rée; enfin,  l'éclat  que  (qs  paffions  alloient 
faire  dans  Jérufalem,  le  féjour  du  roi  Hé- 
rode  ,  d'un  Préfet  Romain  ,  des  plus  il- 
luftres  maifons  de  la  Paiefline,  &:  d'où  le 
bruit  de  fes  emportements  ne  manqueroit 
pas  de  fe  répandre  dans  tout  le  refte  de 
la  Judée  :  que  de  motifs  puifîants  de  rete- 
nue !  &  que  de  réflexions  à  faire ,  fi  la  paf- 
fion  en  faifoit  quelquefois!  Mais  Magdelaine 
armoit  le  monde  ,  &  il  n'eft  plus  rien  de 
fi  cher  que  Ton  ne  facrifie  à  ce  qu'on  ai- 
me. Cette  délicateffe  fur  la  gloire  que  donne 
la  vertu  ,  s'étoit  effacée  ;  cette  fierté  qui 
vient  de  la  naifl'ance ,  s'étoit  changée  en 
foiblefle  ;  cette  pudeur  attachée  au  fexe , 
avoit  dégénéré  en  effronterie  :  ni  les  eoa- 


15?      Pour    le    jour 

feils  des  gens  de  bien  ,  ni  les  larmes  de 
Marthe,  ni  les  railleries  des  mondains,  ni^ 
les  mépris  même  de  fes  amants  infenfés  à 
qui  elle  avoit  pu  plaire;  mais  dont  elle  n'a- 
voit  pu  réuffir  à  fe  faire  eftimer  ,  car  la 
vertu  toute  feule  efi:  eftimable;  tout  cela 
ne  la  touchoit  plus.  Elle  paroiffoit  avec  of- 
tentation  au  milieu  d'une  ville  où  elle  n'é- 
toit  connue  que  par  fes  miferes;  &:  comme 
cette  femme  de  1  Apocalypfe ,  elle  portoit  . 
écrit  fur  fon  front  le  nom  de  myftere; 
c'eft-à-dire ,  elle  ne  faifoit  plus  un  fecret 
de  fes  paffions ,  &  ne  prenoit  plus  même 
foin  de  cacher  aux  yeux  du  public  les  myf- 
teres  de  fes  folles  amours.  La  palfion  ar- 
rivée à  un  certain  point  ne  rougit  plus  :  il 
n'eft  que  les  commencements  qui  foient  ti- 
mides ;  &:  plus  la  nature  avoit  formé  votre 
ame  modefte  &  chrétienne,  plus  vous  al- 
lez loin  d'un  autre  côté,  quand  ufie  fois 
vous  avez  pu  fecouer  ce  joug  importun. 

Or,  voyons  comme  dans  fa  pénitence 
Magdelaine  fait  un  facrifice  de  fa  réputation 
à  Tamour  qu'elle  a  pour  Jefus-Chrifl:.  Sur 
le  point  d'éclater  ,  &  de  venir  chercher 
le  Sauveur  dans  une  maifon  étrangère  , 
que  dé  réflexions  pouvoient  encore  ici  naî- 
tre dans  fon  efprit?  une  perfonne  de  fort 
âge  &  de  fon  fexe,  aller  comme  une  in- 
icnfée  dans  un  lieu  où  elle  n'eft  ni  connue 
ni  priée;  s'aller  avouer  pécherefTe  devant 
tant  de  conviés,  malgré  tout  ce  que  cette 
démarche  alloit  paroître  avoir  d'extraordi- 
naire. Au  fond  que  riiquoit  elle  d'attendre 


il 


DE   SAINTK   MaGDELAINE.     159 

que  Jefus-Chrlft  fe  fut  retire  chez  quelqu'un 
(le  les  difciples;  &  là  en  fecret  &:  à  la  fa- 
veur des  ténèbres  de  la  nuit  comme  Nico- 
dcme,  lui  expofer  le  trifte  état  de  fon  sme^ 
6c  écouter  les  paroles  du  falut  qui  lorti- 
roient  de  fa  bouche.  Mais  le  faint  amour, 
comme  la  paflîon,  ne  raifonnepas.  Ah!  elle 
ne  penlé  pas  à  fe  faire  approuver  des  hom- 
mes dans  une  aftion  où  elle  va  fe  condam- 
ner elle-même  :  elle  ne  prend  pas  de  me- 
liires  pour  adoucir  aux  yeux  du  public  la 
furprile  de  i(^n  changement ,  &:  le  préparer 
peu-à-peu,  &:  comme  par  des  efTais  de  con- 
verfion ,  à  l'éclat  d'une  retraite.  Bleflée  d'a- 
mour comme  l'Epoufe ,  elle  traverfe  les 
rues  de  Béthanie  dans  un  appareil  bien  dif- 
férent de  celui  011  jufques-là  elle  y  avoit 
paru  :  trifte  ,  éplorée  y  fondant  en  larmes, 
elle  ne  voit  pas  le  concours  de  citoyens 
que  ce  nouveau  fpeéfacle  affemble  autour 
d'elle  :  elle  n'tft  occupée  qu'à  chercher 
fon  Bien-aimé,  &  n'a  plus  d'yeux  pour  le 
refte  du  monde  :  elle  entre  dans  la  falle 
du  feftin  ;  elle  s'avance  avec  une  i'ainte  im- 
pudence :  fa  préfence  renouvelle  dans  l'ef- 
prit  des  fpeftateurs  le  fouvenir  de  fes  ex- 
ces  palTés  5  &  elle  veut  bien  en  foutenir 
toute  la  honte.  Déjà  toute  la  Paleftine  ne 
s'entretient  plus  que  de  fon  changement; 
on  en  cherche  les  raifons  dans  quelque  fe- 
cret dépit  ,  dans  une  paffion  méprifée  , 
dans  une  inconftance  &:  une  légèreté  de 
naturel ,  dans  des  vues  peut-être  encore 
plus  cachées  &C  naoins  fmceres  ;  chacun 


l6o        P   O    U   R      L   E      J    O    U   R 

trouve  des  conjeftures  pour  juftlfier  !a  ma- 
lignité de  les  jugements  :  car  c'efi  ainfi  qwe 
le  monde  ,  ô  mon  Dieu  !  juge  toujours 
humainement  de  vos  œuvres  :  les  prêtres 
&  les  dofteurs  eux-mêmes  jaloux  ,  &  de 
fon  attachemient  pour  le  Sauveur ,  &  de 
ce  que  ce  n'étoit  pas  par  leur  miniftere 
qu'elle  avoit  renoncé  au  monde,  traitent 
l'a  converfion  d'hypocrifie  ;  &c  au-lieu  de 
louer  fa  piéré ,  iU  tâchent  cle  rendre  même 
la  foi  fufpeCte.  Magdeîaine  dans  un  dé- 
chaînement fi  univerfel  j,  n'efi:  touchée  que 
de  fes  crimes ,  n'ell:  occupée  que  de  fon 
amour,  ne  pleure  que  l'innocence  qu'elle 
a  pu  perdre  devant  fon  Dieu  ,  ne  penfe 
au  monde  que  pour  Toublier.  Les  difcours 
publics  ne  l'avoient  jamais  refroidie  dans 
ies  pallions;  ils  ne  lui  font  rien  rabattre  de 
fa  pénitence.  O  fainte  fierté  de  la  grâce! 
ô  héroïque  magnanimité  de  l'ame  jufie  ! 
Et  pourquoi ,  mes  chers  auditeurs  ,  vous 
que  la  crainte  des  jugements  humains  re- 
tient encore  dans  la  fouillure  du  péché  , 
pourquoi  ne  pourriez-vous  pas  facrifier  à 
Jefus-Chrilt  comme  Magdeîaine  ,  ce  que 
vous  avez  tant  de  fois  facrifié  au  monde  ? 
Vos  pafiîons  n'ont  point  craint  la  cenfure 
publique  ;  &  votre  pénitence  feroit  plus 
timiide?  vous  ne  vous  êtes  point  ménagés 
pour  le  plaifir,  vous  vous  ménageriez  pour 
le  falut?  vous  regardiez  comme  des  efprits^ 
foibles  ceux  qui  fe  fcandalifoient  de  vos 
défordres;  &  vous  redouteriez  comme  des 
hommes  fages  &  fenfés  ceux  qui  parle-^^ 


DE  SAINTE  MAGî^hLAlNli.  10 ï 
vt  nvec  dériiion  de  votre  vertu?  Vous 
Ciiiic.  tant  autrefois  du  milieu  de  vos  joies 
inlenfëes,  qu'il  taut  lalffcr  parler  le  monde  ; 
&  cela^lorCquc  vous  l'aimiez  le  plus,  & 
que  vous  en  liiiviez  les  maximes  ;  quoi  !  (es 
dil'cours  leroient-ils  donc  devenus  d'un  plus 
grand  poids  pour  vous ,  depuis  que  vous 
avez  réfolu  d'y  renoncer?  ou  leregarde- 
riez-vous  comme  un  juge  plus  éclairé  &  plus 
à  craindre  lur  les  voies  de  la  grâce  que  liir 
celles  du  péché  ?  Eh  !  qu'importe  à  une 
ame  qui  çommience  à  goûter  ion  Dieu  ce 
que  les  infenfés  penfent  d'elle  ?  Depuis 
qu'elle  a  mépriie  les  maximes  infenfées  du 
monde  corrompu  ^  elle  méprife  Tes  vains 
jugements  ;  depuis  qu'elle  a  pu  le  haïr  y 
elle  ne  fauroit  plus  le  craindre.  Elle  y  a 
vu  fi  fouvent  le  vice  applaudi,  qu'elle  ne 
trouve  pas  mauvais  d'y  trouver  la  vertu 
condamnée  :  ravie  même  de  le  voir  fou- 
levé  contre  elle  ,  elle  fent  par^là  qu'elle 
commence  d'être  à  Jefus-Chrift  ;  elle  fe 
défieroit  des  démarches  de  fa  pénitence,  i\ 
elles  avoient  eu  le  malheur  de  plaire  au 
monde;  ik  le  mépris  clés  hommes  efî  la 
confolation  de  fa  vertu,  comme  il  en  eft 
la  plus  fûre  marque. 

Et  en  effet,  qu'eft-ce  que  paroît  le  monde 
à  une  ame  qui  connoît  Dieu  ?  Le  fenti- 
ment  le  plus  dangereux  qui  puifTe  lui  re- 
venir de  fes  mépris,  c'eft  la  fierté  &  la  com- 
plaifance  :  il  eft  doux  de  n'avoir  pas  pour  • 
io\  un  juge  de  fi  mauvais  goût;  &  plus  on 
Ta  connu ,  plus  on  eft  tranquille  fur  ce 


lôi     Pour    le    jour 

qu'il  penfe.  Ne  craignez  (es  cenfures ,  que 
lorfque  vous  voudrez  le  ménager  &  allier 
Jefus-Chrift  avec  lui;  il  eft  inexorable  en- 
vers la  fauffe  piété.  Voulez-vous  qu'il  vous 
eftiine?  convainquez-le  bien  que  vous  le 
méprifez.  Ainfi  toutes  les  précautions  & 
les  mefures  qui  ne  tendent  qu'à  adoucir 
aux  yeux  des  hommes  la  furpriie  d'une  con- 
veriîon,  ibnt  des  infidélités  à  la  grâce,  des 
reftes  lecrets  de  notre  attachement  pour- 
le  monde,  &  un  hommage  peu  chrétien 
que  nous  rendons  encore  à  la  fauiTeté  de 
fes  maximes  :  on  n'eft  touché  de  Dieu  qu'à 
demi ,  tandis  qu'on  a  encore  le  loifir  de 
le  ménager  avec  les  hommes.  Première 
inilruftion  tirée  du  iaciifice  que  Magde- 
laine  fait  à  JeiusChrift  de  fa  réputation. 

En  fécond  lieu  ,  elle  avoit   facrifié  au 
monde  le  repos  de  fon  cœur  :car,  ô  mon 
Dieu!  s'écrie  faint  Auguftin,  vous  l'avez 
ordonné,  &  la  chofe  ne  manque  jamais 
d'arriver,  que   toute  amc  qui  eft  dans  le 
-     défordre,  foit  à  elle-même  fon  fupplice.  Si 
l'on  y  goûte  certains  moments  de  félicité, 
c'eft  une  ivrefie  qui  ne  dure  pas  :  le  ver 
de  la  confcience  n'eft  pas  mort ,  il  n'eft 
qu'affoupi;  la  raifon  aliénée  revient  bien- 
tôt, &  avec  elle  reviennent  les  troubles 
amers ,  les  penfées  noires  ,  &  les  cruel- 
5  /^-v^:/,^.  les  inquiétudes  ?   Jufjijti  y  Domine^  &  fie 
efiy  ut  pœnd  fuâjibi  fit  omnïs  iuordïnatus. 
•  animus. 

Mais  outre  ces  troubles  qui  naiïïent  du 
fond  d'une  confcience  coupable;  que  d'épi- 


DE   SAINTE   MaGDELAIiNE.      lô^ 

nés  MagdeUine  n'avoit-elle  pas  du  trou- 
ver dans  les  voies  de  l'iniquité  ?  Car  je 
veux  qu'elle  offrît  aux  difcours  publics  ua 
front  tranquille  ;  ces  femences  de  gloire  & 
de  vertu  qu'une  heureule  éducation  laiiïe 
dans  Tame  ,  peuvent-elles  le  démentir  6c 
s'etFacer  tout  à-tait?  S^  les  retours  n'en  font- 
ils  point  défefpérants?  D'ailleurs,  à  une 
réputation  mal  établie  ,  mille  défagréments 
font  attachés  dans  le  monde:  des  difcours 
enveloppés  faits  en  piél'ence  qu'on  entend 
toute  feule  ,  qu'on  fent  vivement  fans  ofer 
s'en  appercevoir;  des  diftindions  d'oubli 
&  de  mépris  dans  des  occafions  publiques 
dont  on  n'oferoit  lé  plaindre  :  je  ne  parle 
pas  ici  des  craintes ,  des  foupçons ,  des  ja- 
loufies,  des  dégoûts,  des  perfidies,  des  pré- 
férences ,  des  fureurs  inféparables  de  la  paf- 
fion  ;  il  n'eft  point  d'iniquité  tranquille, 
&  le  crime  eft  toujours  plus  pénible  que 
la  vertu  :  Ji/ffiJIi ^  Domine^  &  Jzc  ejî ^  ut 
pœndjudfibiju  omnis  inordinaîzis  animtts. 
Or ,  voilà  ce  que  Magdelaine  avoit  fa- 
crifié  au  monde  ;  cette  paix  fi  chère  au 
cœur,  &  la  plus  pure  fource  de  nos  plaifirs: 
fon  amour  fait  encore  ici  le  même  (acri- 
fice  à  Jefus-Chrift.  Ce  n'eft  pas,  mes  frè- 
res, que  Jefus-Chrlft  ne  foit  lui-même  la 
paix  véritable  de  nos  cœurs,  &  qu'on  puiffe 
la  perdre  en  lui  devenant  fidèle  ;  mais  il 
eft  toujours  une  certaine  paix  à  laquelle 
le  pécheur  renonce  en  renonçant  à  (ts  vi- 
ces :  la  grâce  fait  au  fond  du  cœur  des 
féparations  douloureufes  j  &  Jefus-Chrkl 


164     Pour    lé    jous 

qui  eft  venu  annoncer  la  paix  à  nos  âmes, 
nous  avertit  affez  qu'il  y  eft  venu  porter 
auiîî  le  glaive  &  la  douleur. 

Car,  premièrement,  quelle  violence  ne 
fe  fit  pas  Magdelaine  pour  haïr  ce  qu'elle 
avoit  aimé.,  pour  éteindre  des  paffions  dont 
le  caraâere  de  Ton  cœur  la  rendoit  fi  ca- 
pable ,  pour  rompre  des  liens  qu'un  long 
ufage  d'aimer  avoit  rendus  preique  indif-- 
folubles  !  qu'il  en  coûte  à  des  âmes  d'un 
certain  caractère  pour  en  venir  à  ces  le- 
parations  ! 

Secondement ,  elle  ne  fe  propoloit  pas 
un'B  iqqnverfion  douce  &  commode  com- 
me tant  d'ames  à  demi  converties.  Elle 
avoit  appris  du  Sauveur  que  le  feu  de  la 
pénitence ,  comme  un  fel  divin  ,  devoit 
guérir  &  préferver  déformais  de  la  corrup- 
tion toute  ame  qui  avoit  été  la  viftime  in- 
Marc.  9.  fortunée  du  monde  &  du  péché  :  Omnis 
^**  viclima  ignefalietur;  que  la  violence  étoit 

la  voie  des  âmes  criminelles ,  &  la  croix 
le  partage  &c  la  feule  confolation  du  pé- 
cheur. Or ,  à  fon  âge  &  avec  un  corps 
nourri  fi  mollement ,  on  n'entre  pas  dans 
une  carrière  fi  affreufe  à  la  nature  cor- 
rompue com.me  dans  un  chemin  couvert 
de  fleurs  :  eh!  qu'il  faut  prendre  fur  foi- 
méme ,  pour  accoutumer  au  joug  une  chair 
qui  frémit  au  feul  nom  de  tout  ce  qui 
peut  la  contraindre  !  Cependant  Magdelaine 
attachée  à  la  perfonne  du  Sauveur  le  fuit 
dans  (ts  courfes;  elle  partage  avec  lui  tous 
les  travaux  de  fa  vie  pénible,  6<  ne  trouve 


DE  SAINTE  MAGDELAINE.  i6ç 
j^lus  de  conlblation  après  Ta  inort  que  dans 
les  larniés  &  les  macérations  de  fa  retraite 
&  de  fa  pénitence. 

Te  ne  parle  point  ici  de  toutes  les  alar- 
mes qui  fuivirent  fon  grand  attachement 
pour  Jefus-Chrift.  Elle  n'entendoit  fans 
doute  qu'en  frémiiTant  les  calomnies  des 
Pharifiens  :  elle  craignoit  tout  de  leur  fu- 
reur &  de  leur  jaloulie  contre  fon  divin 
Maître  ;  tant  de  complots  formés  pour  le 


.     ,      .         le 
quell 

mes  de  fon  amour  !  les  paroles  mêmes  en- 
veloppées du  Sauveur  fur  le  myftere  de  fa 
croix  &  de  fa  mort,  dont  il  avoit  fans  doute 
entretenu  fou  vent  fon  amante,  lorfqn'elle 
étoit  à  fes  pieds,  comme  il  entretcnoit  fes 
difciples ,  &  enfin,  le  fpedacle  lui-même 
du  Calvaire  :  &  d'autant  mieux  que  plus 
forte  que  les  difciples,  elle  fut  fpeftatrice 
de  ces  triftes  myfleres ,  &:  ne  voulut  pas 
mcme,  pour  adoucir  fa  peine,  en  dérober 
Tobjet  à  fes  yeux  :  de  quel  glaive  de  dou- 
leur fon  ame  ne  fut- elle  point  percée?  C'eft 
ainfi  que  renonçant  au  monde  elle  fit  \,\n 
facrifice  de  fon  repos  à  Jefus-Chrift.  Mon 
Dieu  !  &  fouvent  en  fe  déclarant  pour 
la  piété,  on  y  cherche  une  vie  plus  douce 
&  plus  tpnquille  ;  on  ne  fort  des  voies 
difficiles  du  fiecle ,  que  pour  trouver  une 
fahne  oifiveté  dans  le  femier  du  falut.  La 
vie  chrétienne  pour  certaines  peifonnes  , 
n'ed  précilëment  qu'une  vie  qui  les  tire 


l66        P   O   U   R      L  E      J  O  U  R 

des  embarras  du  monde  &  de  la,  gêne  des 
bienréances;  une  vie  qui  les  rappelle  à  des 
mœurs  plus  calmes  &  plus  de  leur  goût; 
&  tout  le  fruit  de  leur  converfion,  c'eft 
qu'elles  ont  plus  de  loifir  de  jouir  d'elles* 
mêmes:  leurs  dérèglements  avoientété pé- 
HÎbles;  leur  pénitence  eft  douce  &  tran- 
quille. Je  fais  que  les  gens  de  bien  ont  des 
confolations  intérieures  ,  qu'aucun  plaifir 
profane  n'égale,  &  que  la  paix  eft  le  fruit 
de  la  bonne  confcience.  Mais  cette  paix 
eft  le  fruit  des  fouffrances;  c'eft  une  paix 
très-amere ,  comme  dit  l'Efprit-Sainr.  Ce 
n'eft  qu'en  rompant  toutes  (es  inclinations 
&  en  crucifiant  fans  cefte  fa  chair ,  que 
l'on  a  droit  de  goûter  cette  joie  fecrete  qui 
rend  témoignage  au  jufte  que  l'Efprit-Saint 
habite  au-dedans  de  lui  ;  hors  de  là  ,  vo- 
tre paix  eft  une  paix  d'amour-propre  & 
une  parefTe  de  cœur  :  la  règle  pour  en  ju- 
ger 5  c'eft  de  voir  ce  qu'elle  vous  a  coûté; 
&  toute  piété  qui  n'eft  pas  pénitente  & 
crucifiée  avec  Jefus-Chrift ,  eft  une  illufioa 
&  une  vertu  de  tempérament. 

En  troifieme  lieu,  Magdelaine  avoit  fa- 
crifié  fes  biens  au  monde  ;  car  quel  ufage 
en  fait-on  dans  une  vie  toute  mondaine 
&  telle  que  notre  Péchereffe  l'avoit  me- 
née ?  Les  foins  de  la  parure  &  des  orne- 
ments connoiflent-ils  quelques  bornes?  tout 
ce  qui  peut  aider  à  plaire ,  eft-il  jamais  trop 
acheté?  tout  ce  qui  peut  feulement  fatif- 
faire  la  vanité,  pafte-t-il  jamais  les  règles 
ou  de  la  condition  ou  du  revenu  ?  Vos 


DE  SAINTE  MaGDELAINE.     167 
intentions  Tont  innocentes  :  mais  fi  vous  ne 
cherchez  point  à  ctre  vue,  à  quoi  fervent 
ces  foins  &  ces  attentions  ?  &  d'ailleurs 
les  règles  de  modeflie  &  de  fimplicité  que 
ITvangile  prefcrit,  peut-on  les  violer  avec 
innocence  ?  une  femme  chrétienne  devroit- 
elle  chercher  des  ornements  ailleurs  que 
dans  la  pudeur  &  dans  une  exafte  bien- 
féance  ?  Je  ne  parle  point  ici  de   toutes 
les  autres  profufions  qui  fuivent  les  paf- 
iions  :  les  plaifirs  qu'il  faut  foutenir ,  les 
confidents  qu'il   faut   payer  ,    les  fervices 
qu'il  faut  acheter.    Juda  ,   fils  de  Jacob  , 
donne  jufques  à  l'anneau  qu'il  porte  à  fon 
cloigt;  Salomon  fait  bâtir  des  temples  aux 
dieux  des  femmes  étrangères ,  &  fes  im- 
menfes  tréfors  fuffifent  à  peine  à  fes  plai- 
firs ;  l'Enfant  prodigue  diffipe  la  poirion 
entière  du  bien  qui  lui  étoit  revenu;  Hé- 
rode  promet  la  moitié  de  fon  royaume  : 
la  paffion  n'eft  jamais  avare;  les  temps  ne 
font  jamais  malheureux  pour  elle ,  jamais 
les  faifons  fâcheufes,  les  charges  publiques 
jamais  trop  incom.modes. 

Magdelaine  avoit  fuivi  l'égarement  de  ces 
voies.  Ses  richefi^es  avoient  fervi  à  (qs  paf- 
fions;  voyez  comme  elles  fervent  aujour- 
d'hui à  fa  pénitence  :  elle  répand  des  par- 
fums précieux  fur  les  pieds  du  Sauveur  : 
Et  ungucnto  ungebat.  Vous  la  verrez  bien-  Luc.  75! 
tôt  renouvelle:  cette  fainte  profufion  & 
mériter  même  un  jour  que  Jefus-Chrîft  la 
juftifie  contre  les  reproches  de  fes  difciples 
c?ui  la  blairent  :  fa  m  iifon  mcme  déformai» 


î68        P   G   U  R      L  E      J   O   U   R 

va  être  ouverte  à  fon  Libérateur.  Là  ^  il 
Trouvera  un  faint  délaffement  au  retour  de 
les  voyages  ;  là  il  pourra  venir  célébrer 
la  Pâque  avec  ks  difciples ,  &  honorer 
ibuvent  la  maifon  de  Béthanie  &  la  table 
des  deux  fœurs  de  fa  préfence.  Magdelaine 
k  fuivra  même  dans  Tes  courfes  pour  four- 
nir à  Ces  befoins,  &:  lui  rendre  des  bé- 
nédictions temporelles  pour  les  fplrituelles 
qu'elle  avoit  reçues  de  lui.  C'eft  ainfi  qu'elle 
répare  Tufage  criminel  qu'elle  avoit  fait  de 
ks  biens. 

Et  voilà,  mes  chers  auditeurs,  le  mo- 
dèle de  votre  pénitence.  Vous  avez  ré- 
pandu pour  l'iniquité  ;  femez  pour  la  juf- 
tice  :  vos  plaifirs  ont  été  prodigues  ;  que 
vos  vertus  le  foient  auffi  ;  &:  faites-vous 
une  noble  paiîion  du  foulagement  des  mal- 
heureux. Car,  mes  frères,  il  faut  le  dire 
ici ,  fouvent  après  les  excès  &  les  protu- 
iions  des  plaifirs,  on  prend  avec  la  piété 
des  inclinations  de  réferve  &  d'épargne  : 
il  femble  qu'on  veut  regagner  avec  Jefus- 
Chrift  ce  qu'on  avoit  perdu  pour  le  mon- 
de ;  on  met ,  pour  ainfi  dire  ,  la  piété  à 
profit  pour  la  terre,  au-lieu  d'en  faire  un 
gain  folide  de  Téternité;  &  l'on  n'expie  les 
folles  dépenfes  des  pafTions  que  par  une 
exaûitude  d'avarice,  pire  peut-être  devant 
le  Seigneur  que  les  excès  dont  on  fe  re- 
pent.  N'ayez  donc  rien  de  trop  préc-eux 
quand  il  s'agit  de  fecourir  les  membres  de 
Jefus-Chrift  :  fouvenez-vous  feulement  que 
Magdelaine  choifit  les  pieds  pour  répiindre 

fe« 


DE   SAINTE  MAGDFLATNE.      169 

fcs  largefTes  comme  les  moins  expofës  aux 
yeux  du  public;  qu'elle  ne  cherche  point 
à  les  répandre  fur  la  tête  &  dans  des  en- 
droits éclatants ,  &  que  les  lieux  les  plus 
obfcurs  l'ont  toujours  les  plus  liirs  pour  re- 
cevoir les  pieux  dépots  de  notre  charité  : 
fouvenez-vous  feulement  que  Magdelaine 
riêle  Tes  larmes  à  la  profufion  de  les  par- 
fums; que  les  œuvres  de  miféricorde  ne 
font  qu'une  partie  de  la  pénitence ,  &  que 
tout  ce  qui  a  l'ervi  en  vous  à  riniquité,  doit 
fervir  à  la  juftice. 

Auflî ,  mes  frères,  en  dernier  lieu,  Mag- 
delaine avoit  facrifié  au  monde  tous  les 
dons  qu'elle  avoit  reçus  de  la  nature;  elle 
en  fait  dans  fa  pénitence  un  facrifice  à  Je- 
fus-Chrift  :  fa  douleur  n'excepte  rien ,  & 
la  compenfation  eft  univerfelle.  Ses  yeux 
avoient  été  ou  les  inftruments  de  les  paf- 
fions ,  ou  les  fources  de  fes  foiblefîes  ;  ils 
deviennent  les  organes  de  fa  pénitence  &C 
les  interprètes  de  fon  amour  :  Lacrymis  cœ-  Luc.  7.^1 
pit  rigare  pcdes  cjus.  Ses  cheveux  avoient 
fervi  d'attraits  à  la  volupté  ;  elle  les  con- 
facre  aujourd'hui  à  un  faint  miniftere  :  Et  Eîd. 
capïllis  capltisjui  ur^^cbat.  Sa  bouche  avoit 
été  mille  fois  fouillée  ou  par  des  difcours 
de  paflion,  ou  par  des  libertés  criminelles; 
elle  la  purifie  par  les  marques  les  plus  vi- 
ves d'une  fainte  tendreiïe  :  Et  ofcidabatur  n,^ 
pcdes  ejus.  Son  amour  reprend  toutes  les 
armes  de  fes  paffions ,  &  s'en  fait  autant 
d'mftruments  de  juftice  ;  &c  elle  punit  le 
péché  par  le  péché  même.  Elle  n'imite 

i'anêg.  H 


170     Pour    le    jour 

point  ces  perfonnes  qui  dans  leur  pénitence 
veulent  encore  fauver  quelque  choie  du 
débris  de  leurs  paffions  ;  qui  après  avoir 
renoncé  aux  amufements  criminels ,  con- 
fervent  encore  fur  elles  mêmes  des  foins 
&  des  attentions  dont  la  triftefle  de  la  pé- 
nitence ne  s'accommode  guère;  qui  n'é- 
talent plus  d'une  manière  indécente  pour 
allumer  des  defirs  criminels,  mais  qui  ne 
négligent  rien  dans  des  ornements  moins 
brillants;  qui  cherchent  les  agréments  juf- 
ques  dans  la  modeftie  &  dans  la  fimplicité  ; 
&  qui  veulent  encore  plaire  5  quoiqu'elles 
foient  fâchées  d'avoir  plu. 

Or ,  mes  frères ,  je  le  répète  en  finif- 
fant  ,  parce  que  ce  doit  être  ici  le  fruit 
de  tout  mon  difcours  :  il  doit  y  avoir 
une  exacte  compenfation  entre  le  péché 
&  la  pénitence  ,  entre  le  facrifice  de  juf- 
tice ,  &  le  facrifice  d'iniquité.  Vous  n'a- 
viez pas  été  un  demi -pécheur  ;  il  ne 
faut  pas  être  un  demi-pénitent.  L'attache- 
ment exceflif  au  foin  de  votre  corps  avoit 
été  la  fource  de  vos  malheurs  ;  il  faut 
qu'une  fainte  horreur  de  vous-même  ré- 
pare l'offenfe.  L'afteftation  &  le  fcandale 
des  parures  avoit  été  i'écueil  de  votre  in- 
nocence &  de  celle  de  vos  frères  ;  il  faut 
qu'une  négligence  chrétienne ,  qu'un  ou- 
bli de  tout  ce  qui  nous  regarde  ,  qu'une 
pudeur  exacte  dans  tout  votre  extérieur 
commencent  votre  pénitence.  Les  com- 
merces des  hommes  avoient  bleffé  votre 
ame  ;  faites-vous  une  folitude  dans  votre 


DE  SAINTE  MaGDELAINE,  171 
cœur,  &  goûtez  dans  la  retraite  combien 
le  Seigneur  eft  doux  :  les  agitations  des 
pliifirs  vous  avoient  fait  oublier  votre  Dieu; 
priez  fans  ceffe ,  habitez  avec  vous  ,  & 
penfez  qu'une  anie  n'eft  pas  chrétienne  , 
tandis  qu'elle  n'eft  pas  intérieure.  Vous 
aviez  ménagé  à  vos  fens  tout  ce  qui  pou- 
voir les  flatter;  appliquez- vous  à  les  cru- 
cifier :  allez  dans  ces  lieux  de  miféri- 
corde  où  la  piété  appelle  tant  d'ames  fain- 
tes;  approchez- vous  des  Lazares  puants  & 
couverts  de  plaies  ;  ne  refufez  pas  votre 
miniftere  &  le  fecours  de  vos  mains  à  leurs 
befoins  ;  &  malgré  les  frémiffements  fe- 
crets  de  votre  nature  ,  accoutumez  votre 
délicatefte  à  ces  œuvres  de  religion ,  & 
furmontez  par  la  foi  &  par  l'ardeur  de  vo- 
tre amour  une  corruption  qui  a  fi  fouvent 
triomphé  de  vous-même.  En  un  mot ,  pro- 
portionnez les  remèdes  à  vos  maux  :  ne 
difputez  point  à  la  grâce  ce  que  vous  n'a- 
vez jamais  eu  la  force  de  refufer  à  la  cu- 
pidité :  aimez  Jefus-Chrift  comme  vous  avez 
aimé  le  monde  ;  aufli  tendrement ,  aufti 
vivement ,  auflî  aveuglément ,  pour  ainfi 
dire,  aufti  fouverainement;  &  que  vos  paf- 
fions  foient  le  modèle  de  votre  pénitence. 
Ah!  peut-ctre  le  Seigneur  n'a  permis 
votre  vivacité  dans  les  plaifirs ,  que  pour 
prévenir  votre  tiédeur  dans  une  nouvelle 
vie  ;  &  dans  ce  que  vous  avez  fait  pour 
le  monde ,  il  a  voulu  que  vous  comprif- 
(iez  ce  que  vous  étiez  capable  de  faire  pour 
lui.  Peut-ctre  ne  vous  a-t-il  livré  à  toute 

Hi) 


î^i  Pour  le  Jour,  Sec. 
la  ienfibilité  de  votre  cœur  dans  des  en- 
gagements profanes ,  que  pour  vous  faire 
fentir  jufques  à  quel  point  votre  cœur  pou- 
voir l'aimer;  &  il  a  voulu  que  vous  fif- 
fîez  un  effai  funefte  de  votre  ardeur  dans 
les  paffions ,  afin  que  vous  ne  puifliez  plus 
ignorer  combien  vous  pouviez  être  ardent 
dans  le  bien  &  dans  la  vertu. 

Mon  Dieu!  quand  rappellant  un  jour 
devant  votre  tribunal  toute  la  vie  d'unç 
ame  chrétienne  ,  vous  mettrez  dans  une 
balance  fes  années  d'iniquité  d'un  côté ,  &C 
de  l'autre  les  jours  qu'elle  a  paiïes  dans  la 
juftice;  quand  vous  comparerez  le  pécheur 
au  pénitent  ;  quand  vous  oppoferez  les  paf- 
fions aux  vertus ,  les  plailirs  aux  fouffran- 
çes  ,  &  la  charité  à  l'amour  du  monde  : 
ah!  Seigneur ,  qu'il  fe  trouvera  peu  d'ames 
que  ce  parallèle  ne  confonde  !  que  vous 
trouverez  alors  de  juftices  défeélueufes,  8c 
qu'il  y  aura  d'ames  abufées  à  qui  vous  direz 
ces  terribles  paroles  :  Vous  avez  été  pefées 
dans  la  balance ,  &  l'on  vous  a  trouvées 
i>/ï«.5.i7'  d'un  poids  inégal  :  Jppcnfus  es  in  ftatcâ^ 
&  invmtus  es  minus  liabens.  Pour  éviter  ce 
malheur,  mes  frères,  propofez-vous  fou- 
vent  l'exemple  de  notre  fainte  Pénitente  : 
penfez  que  les  fauffes  pénitences  damne- 
ront prefque  plus  de  chrétiens  que  les  cri- 
mes &  les  excès  :  aimez  beaucoup;  c'eft 
à  l'amour  que  la  rémiffion  des  péchés  eft  i 
aujourd'hui  accordée,  &  que  la  récorn^ 
penfe  des  faints  eft  promife.  Ainfi  foit-il.  il 


SERMON 

POUR   LE   JOUR 

D  E 

SAINT  BERNARD. 

Dileftus  à  Domino  Dec  fuo,  renovavit  imperium, 
&  unxit  principes  in  gente  fiià;  in  legeDomini 
congrcgationem  judicavît,  &  in  fide  fuà  pro- 
batus  cfl  propheta. 

//  fut  aimé  du  Seigneur  fon  Dieu  ;  il  fit  p'en^ 
dre  à  tout  F  état  une  face  nouvelle ,  répandit 
une  onction  falnte  fur  les  princes  de  fon  peu- 
ple^  préfida  aux  affemblées  d^Ifraël^  prononça 
félon  la  loi  du  Seigneur ,  c?  parut  un  vrai  pro- 
phète dans  fa  foi.  C'efl:  Téloge  que  le  Saint-Efpric 
fait  de  Samuel,  au  ch.  46 de  TEccIéf.  v.  16  &  17» 

SRAEL  infidèle  au  Dieu  qui  Ta- 
voit  tiré  de  TEgypte ,  éroit  de- 
venu depuis  long-temps  la  proie 
des  nations  &  l'opprobre  de  Yes 
voifins.  La  difcipîine  des  mœurs 
y  étoit  triftement  défigurée;  la  fainteté  de 
la  loi  tombée  dans  raviliflTement  ;  le  culte 

H  iij 


174        P  O    U   R      L   E      J  O   U   R 

du  Seigneur  négligé  ;  les  facrifices  &  les 
offrandes  fouillées  ,  ou  par  Timpiété  des 
prêtres,  ou  par  la  fuperftition  de  fidèles J 
les  enfants  d'Héli,  mini/Ires  du  fanftuaire^ 
faifoient  des  fondions  mêmes  de  leur  mi- 
niftere ,  l'occafion  de  leurs  défordres  ;  l'Ar- 
ehefainte  ne  rendoit  plusfes  oracles  à  Silo, 
mais  tombée  en  la  puiffance  des  Philiftins 
elle  avoit  paru  dans  le  temple  de  Dagon^ 
&  depuis  erroit  indécemment  dans  les  cam- 
pagnes de  la  Judée.  Enfin  tout  l'éclat  de 
la  fille  de  Sion  étoit  obfcurci  :  fes  folem- 
nités  &  fes  fabbats  n'étoient  plus  que  des 
fpeôacles  lugubres ,  elle  n'avoit  plus  de 
confolateur  :  fes  prophètes  ne  lui  repro- 
choient  plus  fon  iniquité  pour  Texciter  à 
pénitence;  &  le  Seigneur  avoit  fait  fé- 
cher  dans  fa  fureur  Tabondance  d'Ifraël, 
&  n'avoit  pas  épargné  les  beautés  de 
Jacob. 

Tel  étoit  Pétat  de  la  (ynagogue,  lorf- 
que  Dieu  touché  des  gémiffements  &  des 
calamités  de  fon  peuple,  lui  fufcita  Samuel, 
ce  prophète  chéri  du  Ciel  qui  renouvella 
le  gouvernement  ;  qui  répandit  une  onc- 
tion fainte  fur  les  princes  de  fa  nation ,  & 
qui  jugea  raifemblée  dlfraël  félon  la  loi; 
ce  Prophète,  qui  d'abord  fous  les  yeux  du 
grand-prêtre  Héli  invoqua  le  Seigneur  dans 
le  calme  &  la  retraite  du  fanftuaire  ;  qui 
depuis  confulté  de  tout  Ifi-aël  à  Silo,  où 
il  avoit  choifi  fa  folitude ,  parut  à  la  tête 
du  peuple  de  Dieu ,  fut  connu  depuis  Dan 
jufqu'à  Berfabée  ,  régla  les  différends  des 


DE  SAINT  Bernard.  17c 
tribus,  rétablit  le  culte  du  Seigneur,  &c 
fut  le  cenfeur  des  rois  &  des  princes  du 
peuple;  &  qui  enfin  dépoiîtaire  des  véri- 
tés de  la  loi  fut  reconnu  fidèle  dans  (es 
paroles ,  parce  qu'il  avoit  vu  le  Dieu  de 
lumière;  confondit  Amalec,  &  brifa  Tin- 
folence  des  princes  de  Tyr  &  de  tous  les 
chefs  des  Phillftins. 

Eft-ce  une  prophétie,  mes  frères?  eft- 
ce  une  hiftoire  ?  &  par  quelle  fuite  de  rap- 
ports a-t-il  pu  arriver  que  le  fiecle  de  Sa* 
muel  redemblât  fi  fort  à  celui  dp  Bernard  , 
&  ce  Prophète  fi  fameux  &  fî  fouvent  loué 
dans  les  livres  faints,  à  celui  dont  j'en- 
treprends aujourd'hui  Téloge? 

L'Epoufe  de  Jefus-Chriil:  ne  s'étoit  ja- 
mais vue  couverte  de  plus  de  taches  &C 
de  rides,  que  dans  ces  temps  de  ténèbres 
&  de  difiTolutions  où  la  Providence  avoit 
marqué  dans  (es  confeils  éternels  la  naif- 
fance  de  ce  grand  homme.  La  foi  éteinte 
parmi  les  fidèles  ;  le  culte  défiguré  &  inondé 
de  fuperftitions  ;  les  clercs  &  les  princes  des 
prêtres  plongés  dans  l'ignorance  &  dans 
le  vice  ;  la  vigueur  de  la  difcipline  mona(^ 
tique  affoiblie  ;  &c  les  élus  eux-mêmes  , 
f\  j'ofe  le  dire,  fur  le  point  de  céder  au 
torrent,  &  de  fe  laifler  entraîner  par  Ter- 
reur corrimune.  A  tant  de  calamités,  à 
des  plaies  fi  hideufes  &  fi  touchantes  vous 
ne  fermâtes  pas  Votre  cœur,  &  n'endur- 
cîtes pas,  Seigneur,  vos  entrailles;  mais 
vous  tirâtes  des  tréfors  de  votre  miféri- 
corde  une  de  ces  grandes  refifources  que 

H  iv 


176       P   O   U   R     L  E      J  O   U   R 

VOUS  ne  refufez  jamais  aux  befoins  extré 
mes  de  votre  Egîiie. 

Bernard,  le  Samuel  de  fon  fiecle,  naît; 
il  paffe  les  premières  années  de  la  vie  dans 
le  repos  &  dans  la  retraite  du  fanftuairc  ; 
&  c'eft  là  où  vous  lui  donnez  des  mar- 
ques fecretes  &  ineffables  de  votre  amour: 
DiUcîus  à  Domino^Deo  fuo.  Le  bruit  de 
fon  nom  fe  répand  bientôt  après  :  de  tou- 
tes parts  on  va  confulîer  le  Voyant;  il  quitte 
fa  folitude ,  &  devient  le  légiflateur  àQ% 
tributs  ;  il  renouvelle  la  face  de  Tétat,  & 
les  princes  font  touchés  de  Fonftion  & 
de  la  grâce  de  fes  paroles  :  Rcnovavit  im- 
pcrlum  5  &  unxit  principes  in  gcnte  fuâ. 
Enfin,  infiruit  du  Dieu  même  de  lumière, 
il  confond  l'héréiie  &  le  fchifme,  devient 
Tarbitre  des  conciles,  &  préiîde  aux  affem- 
blées  d'Ifraël;  &  malgré  les  difcours  des 
înfenfés  ,  la  grandeur  de  fa  foi  le  fait  re- 
connoître  pour  un  vrai  Prophète  :  In  legc 
Domïnï  congregationcmjudicavit ,  6*  infidz 
fud  prohaius  efl  Prophcta.  Et  le  voilà  re- 
préfenté  dans  les  trois  principales  circonf- 
tances  de  fa  vie  :  parfait  religieux,  homme 
apoflolique,  &  dofteur  toujours  invinci- 
ble :  c'eft  ridée  la  plus  naturelle  de  fon 
éloge,  &  à  laquelle  je  me  fuis  arrêté.  Im- 
plorons. Ave ,  Maria. 

JL»  ORS  QUE  la  Providence  deftine  une 
Partie,  (créature  à  des  entreprifes  glorieufes  ,    & 
veut  en  faire  Tindrument  de  fes  plus  no- 


I. 


DE  SAINT   Bernard.    177 

blés  defTeins ,  elle  lui  ménage  de  bonne 
heure  mille  circonftances  favorables  que 
lehazard  feul  paroît  avoir  aflemblées,  verfe 
dans  ion  ame  les  dons  &  les  grâces  qui 
font  comme  les  femences  facrées  des  pro- 
diges qu'elle  veut  opérer  par  fon  entre- 
iTîife  ;  &  toujours  attentive  aux  périls  qui 
l'environnent  ,  elle  entoure  d'abord  fon 
cœur  d'un  mur  d'airain ,  met  à  couvert 
fon  innocence  fous  un  bouclier  de  falut , 
conduit  par  la  main  fçs  paffions  dès  leur 
naiflance ,  &  lorfqu'elles  font  encore  en  état 
d'être  difciplinées  ;  &  cultive  avec  des  fbins 
infinis  ce  grain  qu'elle  veut  élever  au-def- 
fus  de  toutes  les  autres  plantes,  &  dont 
elle  deftine  les  branches  faintes  à  fervir 
un  jour  d'afyle  aux  oifeaux  du  ciel. 

Telle  fut  envers  Bernard  la  conduite 
de  la  grâce.  Il  reçut  en  naifTant  cette  bonté 
d'ame  &  cette  candeur  de  naturel,  qui  eft 
comme  le  préfage  &  la  première  ébau- 
che de  la  piété;  des  inclinations  bienfai- 
fantes,  de  la  douceur  &  de  la  férénité  dans 
Tefprit,  un  cœur  tranquille  &  innocent, 
&  prefque  de  fon  propre  fonds  ennemi  des 
excès  &c  du  vice.  Les  foins  de  l'éduca- 
tion aidèrent  ces  heureufes  efpérances;  les 
exemples  domeftiques  furent  pour  lui  des 
leçons  de  vertu  :  un  père  jufte  &  droit, 
&  qui  avoit  toujours  marché  fidèlement 
devant  le  Seigneur  ;  une  mère  pieufe  & 
tendre,  qui  n'avoît  jamais  partagé  fon  cœur 
qu'entre  Jefjs-Chrift  &  fon  époux,  &  qui 
loin  du  monde  &  renfermée  dans  l'en- 

H  V 


17B       P   O   U   R     t  E     J   O   U  R 

ceinte  de  (es  devoirs  cherchoit  à  Te  fanc- 
tifier,  comme  dit  faint  Paul,  au  milieu  de 
fes  enfants  en  les  exhortant  à  perfëvérer 
dans  la  foi ,  dans  la  charité,  dans  la  fain- 
teté  ,  &  à  mener  une  vie  réglée  &  digne 
des  faints. 

Ce  furent  là  les  premières  bénédi6lions 
dont  le  Ciel  prévint  notre  Vafe  d'élite ,  def- 
tiné  à  porter  un  jour  la  parole  de  vie  de- 
vant les  princes  &  les  rois,  les  nations  &C 
les  enfants d'Ifraël.  Heureux  de  n'avoir  pas, 
comme  tant  d'autres ,  dans  un  âge  où  le 
cœur  fe  flétrit  fi  aifément,  refpiré  auprès 
de  ceux  dont  il  tenoit  la  vie,  une  odeur  fu- 
nefte  de  mort,  &  trouvé  dans  leurs  mœurs 
des  écueils  à  fon  innocence!  Car,  hélas î 
où  avons-nous  la  plupart  étudié  l'iniquité, 
que  dans  les  exemples  de  nos  pères?  où 
avons-nous  vu  fe  former,  ou  plutôt  croî- 
tre &  fe  fortifier,  cet  homme  de  péché 
que  nous  portons  dans  notre  fonds,  que 
fous  les  yeux  de  ceux  qui  auroient  dû  y 
former  Jefus-Chrift  ?  d'où  nous  font  ve- 
nues CCS  premières  impreflîons  fi  fatales  au 
cœur ,  que  de  l'indifcrétion  ou  du  déré- 
glemicnt   de  nos  proches  ?   &  enfin  ,  où 
avons-nous  appris,  comme  P^achel ,  à  ado- 
rer des  idoles ,  que  dans  la  maifon  mêm»e 
de  Laban? 

Avec  de  fi  favorables  difpofitions  Ber- 
nard entre  dans  le  monde.  Mais  que  peu- 
vent les  foins  de  la  plus  régulière  éduca- 
tion fur  un  âge  où  le  cœur  incapable  de 
précautions,  &  encore  tout  ouvert,  (^nt 


DE   SAINT  Bernard.    179 

poindre  de  toutes  parts  les  pafTions  ?  que 
peut  un  naturel  heureux  contre  l'exemple 
de  la  multitude  ,  &  les  attraits  qu'offre  à 
tous  les  pas  Tiniquité  ?  Aaron  adore  le 
veau  d'or  avec  la  foule  ;  &  Jonathas  ne 
peut  le  défendre  de  goûter  du  moins  en 
paiTant,  le  miel  funefte  qu'il  trouve  fur 
ion  chemin.  " 

De  pareilles  réflexions,  (î  peu  familiè- 
res à  une  jeunefTe  inconfidérëe,  occupent 
déjà  refprit  de  Bernard.  A  peine  a-t- il  jette 
fes  premiers  regards  fur  le  monde  ,  qu'il 
y  découvre  ces  pièges  infinis  qu'on  ne  voit 
guère  qu'après  coup  ,  &:  fur  lefquels  nos 
chiites  feules  nous  ouvrent  les  yeux.  Déjà 
même  le  fpeftacle  d'une  beauté  mortelle 
avoit  penfé  jetter  dans  fon  cœur  quelques 
étincelle  de  péché;  déjà  violant  le  pafte 
qu'il  avoit  fait  avec  Tes  yeux ,  il  avoit  laififé 
errer  fes   regards  fur  un  objet  périlleux. 
Mais  vous  viendrez  jufques-là ,  puiffance  des 
ténèbres,  &  ne  pafferez  pas  outre  ;  &  vous 
y  verrez  brifer  votre  fureur  &  votre  at- 
tente. Bernard  ,   comme  un  lion  myfté- 
rieux  ,  n'a  jamais  plus  de  force  que  lorf- 
qu'il  fe  fent  légèrement  bleffé.  Un  étang 
d'eau  glacé  où  il  fe  jette  ,  punit  à  l'inftant 
fa  foibleffe  :  il  éteuit  dans  ce  nouveau  bain 
de  la  pénitence  les  traits  enflammés  de  Sa* 
tan;  &  comme  un  autre  Jonas  il  calme, 
en  fe  jettant  dans  les  eaux ,  la  tempête 
naiffante  que  fon  infidélité   avoit  excitée 
dans  fon  cœur.  Quelle  tendreflfe  d'inno- 
cence ,  qui  ne  peut  foutenir  un  feul  mo- 

H  vj 


î8o     Pour    le    jour 

ment  le  poids  de  la  plus  légère  tranfgref- 
iîon!  Mais,  chrétiens,  en  matière  de  périls 
le  paffé  eft  un  mauvais  garant  pour  Tave- 
nir  :  le  plus  jufte  ne  peut  répondre  ni  de 
la  grâce  ,  ni  de  foi-même  ;  il  y  a  douze 
heures  dans  le  jour,  &  toutes  ne  ferefîbm- 
blent  pas  :  la  vertu  mêm*e  s'ule ,  pour  ainfî 
dire ,  &  s'aftoiblit  par  Tes  propres  viftoires  ; 
&  nos  fuccès  fouvent  ne  font  qu'une  feinte 
de  l'ennemi ,  qui  nous  cède  les.  premiers 
avantages  pour  nous  amui'er  &  nous  en- 
gager plus  avant  dans  Toccafion.  Bernard 
ne  l'ignore  pas;  &  perfuadé  que  lorfqu'il 
s'agit  du  falut,  les  précautions  ne  fauroient 
être  exceflives ,  il  va  chercher  dans  la  fo- 
litude  une  paix  que  le  monde  ne  peut  don- 
ner, &  croit  que  fe  dérober  à  l'ennemi  y 
c'efl  la  plus  fure  manière  de  le  vaincre. 

Quelles  furent  les  glorieufes  circonftan- 
ces  de  cette  retraite  !  Ce  n'eft  pas  ici  un 
pénitent  humilié  qui  fuit  devant  l'ennemi 
comme  un  vaincu  percé  de  coups  ;  c'eft 
un  Moife  qui  ne  fort  de  l'Egypte  pour 
fe  retirer  dans  le  défert ,  qu'après  avoir 
vaincu  Pharaon  ,  &  qui  dans  fa  retraite 
même  conferve  tout  l'air  d'un  conquérant. 
Il  compte  pour  rien  de  fecouer  lui  feul 
le  joug  du  prince  du  fiecle  ,  s'il  ne  déli- 
vre encore  tes  frères  avec  lui  ;  il  ne  peut 
fe  réfoudre  à  laiffer  triftement  errer  dans 
une  terre  étrangère  fes  amis  &  (es  pro- 
ches, tandis  qu'il  va  lui-même  goûter  dans 
Je  défert  combien  le  Seigneur  eft  doux» 

QuQ  prétendons-nous,  leur  dit-il,  com.- 


DE   SAINT   Bernard.    iS'i 

me  autrefois  ce  Courtifan  dont  parle  laint 
Auguftin?  à  quoi  aboutiront  enfui  nos  vues^^-^-^^'.^"/?- 
&:  nos  efpérances  ?  La  taveur  du  prince  ^'^^^  '^''^' 
eft  le  plus  haut  point  où  nous  puifTions 
afpirer;  mais  par  combien  de  dangers  faut- 
il  arriver  à  un  danger  encore  plus  grand? 
&  d'ailleurs  quelle  en  fera  la  durée?  Qjiam'^ 
dut  ijlud  cru?  au-lieu  que  ii  je  veux  être 
%mi  de  mon  Dieu  ,  je  le  deviens  à  l'inf- 
tanr  :  Eccc  nunc  fio  ;  &:  c'eft  là  un  tré- 
for  qui  ne  craint  ni  les  vers,  ni  la  rouille^ 
ni  la  fatalité  des  temps,  ni  Tenvie  des  hom- 
mes. Ainfî  fuivi  de  ((^s  frères  &  de  la  plu- 
part de  (qs  amis  ,  comme  d'autant  d'il- 
lufîres  captifs  qu'il  vient  d'enlever  au  prince 
dufiecle,  il  fort  du  monde  chargé  de  cts^ 
glorieufes  dépouilles  ;  &  comme  fon  di- 
vin Maître  ,  en  s'arrachant  à  l'empire  de  . 
la  mort ,  il  traîne  après  foi  les  Principau- 
tés &  les  Puiffances,  &  les  mené  haute- 
ment en  triomphe  à  la  face  de  l'univers  : 
Traduxit  conjidaïur  ^  palàni  triumphans.   Coïoff,  zi 

Ah!  il  les  anges  du  ciel  dans  le  féjour  ^5. 
mcme  de  la  gloire  font  capables  d'une  nou- 
velle joie  à  la  converfion  d'un  feul  pé- 
cheur; quelle  dut  être  la  joie  des  anges  du 
défert  5  des  pieux  folitaires  qui  déjà  depuis 
quelque  temps  s'étoient  retirés  à  Cîteaux  , 
lorfqu'ils  virent  arriver  Bernard  à  la  tcte 
d'une  fi  floriiïante  troupe!  Le  filence,  les 
veilles,  les  jeûnes  &  toute  la  rigueur  de 
la  difcipline  monaftique,  qui  ailleurs  ou  ra- 
lentie, ou  tout-à-fait  éteinte,  s'obfervoit 
Cins  adouciflement  à  Cîteaux ,  rendoient 


iSz      Pour    LE    JOUR 

l'abord  de  cette  folitude  formidable  à  ceux 
d'entre  les  iecnîiers  qui  vouîoient  renon- 
cer au  fiecle.  On  regardoit  cette  terre  (aime 
comane  une  terre  peuplée  par  des  hommes 
extraordinaires,  &  qui  dévoroit  fes  habi* 
tants  :  peu  de  perfonnes  ofoient  y  venir 
elTayer  un  genre  de  vie  d'autant  plus  dur, 
qu'il  étoit  peu  à  la  portée  d'un  fiecle  où 
le  relâchement  étoit  devenu  le  goût  do- 
minant :  cette  chafte  Sion  étoit  déierte  &C 
flérile ,  tandis  que  les  autres  époules  moins 
fidelles  ie  gloriiioient  de  la  multitude  de 
leurs  enfants;  &:  il  étoit  à  craindre  que  ce 
pieux  établiffement  ne  tombât  enfin  faute 
de  fiijets.  Etienne,  abbé  du  monafiere ,  vé- 
nérable par  un  grand  âge  &  par  une  piété 
confommée,  voyoit  avec  douleur  le  fruit 
de  fes  travaux  fur- le  point  de  périr.  Mille 
fois  il  avoit  levé  (es  mains  pures  au  ciel  pour 
demander  à  Dieu  la  multiplication <le  fon 
peuple;  vk  il  attendoit  avec  confiance  l'ef- 
fet de  ks  prières,  quand  Bernard  fuivl  de 
(es  compagnons  vient  fe  jetter  à  (qs  pieds. 
Que  de  larmes  de  joie  &  de  tendreffe  cou- 
lèrent alors  des  yeux  du  faint  Vieillard  ! 
combien  de  fois  dit-il  au  Seigneur,  comme 
Siméon,  qu'il  mouroit  en  paix,  puifque  fes 
yeux  avoient  enfin  vu  le  falut  de  «Dieu  y 
&  celui  qu'il  avoit  préparé  pour  être  la  lu- 
mière des  nations  &C  la  gloire  d'Ifraël. 

Les  fuites  ne  démentirent  pas  Tefpérance 
du  faint  Abbé.  Notre  nouveau  Solitaire 
ayant  ,  ce  femble ,  dépouillé  avec  l'igno- 
minie de  l'habit  féculier  les  reftes  des  in- 


DE  SAINT  Bernard.    185 

clinations  du  vieil  homme,  ne  garde  plus 
de  melures  avec  la  vivacité  de  la  foi  :  dé- 
barralîé  de  Tes  liens ,  il  prend  ion  efifor  vers 
le  ciel,  &  échappe  prefque  à  la  vue  des 
plus  avancés. 

Bernard  ,  fe  dit-il  tous  les  jours  à  lui- 
même,  qu'es-tu  venu  chercher  dans  la  io' 
litude  ?  es-tu  forti  du  fiecle  pour  traîner  tes 
chaînes  après  toi?  voudrois-tu,  comme 
tant  d'autres,  conferver  fous  un  habit  auf- 
terc  &  religieux  un  cœur  profane  &  im- 
mortifié? ^c/  quîd  venifti?  Ah!  fi  une  vertu  5.  Btm, 
douce  &  aifée  t'avoit  paru  fûre  pour  le  fa- 
lut ,  pourquoi  fortir  du  fiecle  où  l'erreur 
commune  l'autorife,  &  venir  dans  ce  lieu 
de  pénitence  où  des  lumières  plus  pures  &C 
des  exemples  plus  faints  la  condamnent  ? 
Voilà  votre  modèle,  vous  qui  après  avoir 
commencé  par  une  converfion  d'éclat,  & 
des  dehors  foudains  d'une  piété  auftere ,  re- 
lâchant peu-à-peu  de  cette  première  fer- 
veur, en  êtes  enfin  venu  à  cet  état  dou- 
teux de  vertu*  tiède  &  tranquille ,  qui  à  la 
vérité  fert  encore  de  frein  aux  plus  grof- 
fieres  pafïîons ,  mais  qui  ne  fe  prefcrit  rien 
fur  la  plupart  des  plaifirs,  &  bannit  la  fidé- 
lité &  la  vigilance  :  Adquïd  vcnifli?  Tenez- 
vous  à  vous-mcme  ce  langage  :  Quel  eft 
mon  deflfein  en  me  propofant  une  vie  tiède 
&  infideîle  ?  fi  le  foin  de  mon  falut  me  tou- 
che encore  ,  pourquoi  m'en  tenir  à  une 
voie  incertaine  &  périlleufe;  &  fi  ]e  veux 
rendre  tout-à-fait  ma  première  foi  vaine; 
ch  !  à  quoi  bon  me  gêner  encore  fur  cer- 


184     Pour    le    jour 

tains  plalfîrs  &  conferver  un  refte  de  vertu 
iniuile  ?  La  vie  que  je  mené ,  eft  trop  félon 
les  fens,  fî  j'ai  dedein  de  me  fauver;  mais 
il  je  veux  me  perdre,  elle  eft  encore  trop 
pénible. 

Par  le  fecours  de  ces  pieufes  réflexions 
Bernard  nourriffoit  fa  foi  ,  &  refTufcitoît 
fans  ceffe  en  lui  la  grâce  de  fa  vocation. 
Cependant,  ô  mon  Dieu,  du  fond  de  votre 
fanftuaire  vous  répandiez  déjà  fur  ce  jeune 
Samuel,  ces  bénédiftions  infinies  qui  dé- 
voient en  faire  le  prophète  &  le  légillateur 
de  votre  peuple.  Le  cloître  depuis  Benoît 
n'avoit  pas  vu  de  vertu  plus  confommée; 
&  c'étoit  déjà  urt  heureux  préjugé  pour  le 
rétabliffement  de  la  règle  de  ce  grand  Pa- 
triarche ,  déchue  alors  dans  la  plupart  des 
monafteres  de  TOccident  ,  &  ,  comme 
c'eft  le  fort  des  chofes  humaines  de  baif- 
fer  toujours  en  s'éloignant  de  leurfource, 
tombée  de  ce  haut  point  de  ferveur  & 
d'auftérité  où  on  Tavoit  vue, dans  les  adou- 
cifTements ,  les  interprétations  &  les  pri- 
vilèges. 

Avec  un  corps  délicat  &  une  fanté  mal 
affermie ,  il  n'elî  point  de  macérations  qui 
puifTent  faîisfaire  Tamour  de  Bernard  pour 
Us  croix  &  pour  la  pénitence.  Et  quelles 
macérations ,  mes  frères  ?  un  (îlence  éter- 
nel, une  folitude  févere,  des  veilles  con- 
tinuelles ,  des  jeûnes  fans  interruption ,  une 
nourriture  qui  loin  de  foulager  le  corps, 
le  révolte  par  fon  infipidité;  le  travail  des 
mains  le  plus  dur ,  &  un  enchaînement 


r^E     SAINT    ÊERNARD.     1?^ 

de  mille  exercices  laborieux  que  ne  laif- 
fent  pas  refpirer  Tamour-propre  ,  &  qui 
en  changeant  crob'jet  ne  font  que  changer 
de  lupplice  :  environné  de  cet  appareil  de 
pénitence  ,  il  trouve  encore  fa  croix  trop 
douce  5  &  croit ,  comme  l'Epoux ,  être  au 
milieu  des  rofes  &  des  lis.  Les  faints  trem- 
blent fur  une  feule  faute  expiée  par  une 
vie  entière  de  pénitence;  &  nous  préfu- 
mons fur  une  feule  adtlon  de  pénitence  , 
anéantie  dans  une  vie  toute  de  péchés. 

La  retraite  de  Bernard  &  de  {qs  com- 
pagnons à  Cîteaux,  l'auftérité  Se  l'inno- 
cence de  leurs  mœurs,  répandoient  déjà  au 
loin  une  odeur  de  vie;  &  attirés  par  des 
exemples,  fi  nouveaux  ,  plufieurs  y  accou- 
roient  de  toutes  parts.  Le  nombre  des  dif- 
ciples  croifTant ,  &  l'enceinte  de  Cîteaux 
fe  trouvant  trop  étroite  pour  les  contenir, 
il  fallut  chercher  une  nouvelle  terre  :  on 
partage  ce  peuple  faint;  &  Bernard  à  la 
tête  d'une  tribu  choifie,  s'éloigne  à  regret 
d'un  lieu  où  tout  lui  retraçoit  le  doux  fou- 
venir  des  premières  faveurs  qu'il  avoit  re- 
çues de  fon  divin  Maître  ,  &  va  établir  fa 
demeure  à  Clairvaux,  folitude  alors  in- 
connue, mais  devenue  depuis  plus  fameufe 
que  les  principales  cités  de  Juda,  par  la 
préfence  de  celui  qui  devoit  un  jour  régir 
Ifraël. 

Elevé  à  la  dignité  d'Abbé  de  ce  mo- 
naftere  ,  que  de  nouveaux  fpeâacles  de 
vertu  ne  donne-t-il  pas  dans  ce  nouveau 
rang?  Loin  d'aifefteccesdiftindionsodieu- 


i86     Pour    LE    JOUR 

fes  &  ces  vaines  marques  d'autorité  qui 
laiffent  une  diftance  fi  énorme  entre  les 
enfants  &  le  père,  il  ne  fut  jamais  plus 
avide  d'abaidements  :  loin  de  regarder  fa 
dignité  comme  un  prétexte  honorable  d'a- 
douciffement  &  de  repos ,  il  n'ufa  jamais 
de  plus  de  rigueurs  envers  Ibi-même.  Qui 
pourroit  ici,  m.es  frères,  raconter  en  dé- 
tail les  progrès  de  la  grâce  fur  fon  ame; 
cet  efpnt  de  prière  &  de  recueillement , 
ces  confolations  ineffables  de  rEfprit-Saint, 
cette  mort  univerfelle  à  foi-même  &  à 
toutes  les  créatures,  Tufage  des  fens  pref- 
que  éteint?  Hélas!  à  force  de  mortifier 
fon  goût,  il  ne  lui  en  reftoit  plus  môme 
pour  difcerner  les  viandes  :  &c  au-lieu  que 
les  Ifraéiites  trouvoient  dans  la  feule  juanne 
des  goûts  divers  ;  les  mets  les  plus  dif- 
férents n'avoient  plus  que  le  même  goût 
pour  lui  :  les  objets  qu'il  avoit  même  fous 
les  yeux  ,  il  ne  fe  fouvenoit  pas  de  les 
avoir  vus  :  fa  converfation  toute  dans  le 
ciel,  fixolt  là  les  opérations  de  fon  ame: 
&  Ton  peut  dire  de  lui,  quoique  dans  un 
fens  différent,  ce  que  le  Prophète  dit  des 
idoles;  qu'il  avoit  des  yeux  ,  &  ne  voyoit 
plus;  un  odorat,  &  ne  fentoit  plus;  une 
bouche  &  des  mains ,  &  il  ne  s'en  fer- 
voit  plus. 

Ce  fut  alors  que  Dieu  accorda  à  fes  vœux 
la  vocation  de  fon  père  à  Clairvaux ,  &c 
fa  retraite  entière  du  fiecle.  Cet  homme 
fi  heureux  dans  fa  famille  ,  &  dont  les 
enfants,  comme  ceux  de  Jacob,  dévoient 


DE  SAINT  Bernard,  i^j 
être  un  jour  autant  de  Patriarches,  quitte 
enfin  le  pays  de  Canaan  ,  vient  joindre 
Jofeph  ce  fils  bien-aimé  ;  adore  fon  bâton 
paftoral,  cette  marque  facrée  de  (a  puif- 
fance;  &  plein  de  jours,  il  s'endort  peu 
après  au  Seigneur  dans  cette  terre  de  Gef- 
fen,  ibus  les  yeux  d'un  fils  qui  Tavoit  en- 
fanté dans  la  toi  &  dans  la  charité. 

Ainfi  fe  ibnt  rendus  agréables  à  Dieu 
les  laints,  mes  frères.  Tous  ceux  que  l'E- 
glife  honore  comme  tels,  elle  les  honore 
comme  pénitents  :  l'Efprit  de  Dieu  n'a  pas 
là-deflTus  diverfes  voies,  &  Ton  ne  peut 
pas  dire ,  qu'il  opère  différemment.  Nous 
flattons-nous  qu'il  y  aura  pour  nous  une 
voie   privilégiée  ?  lérons-nous  traités  plus 
favorablement ,   parce  que   nous  fommes 
plus  coupables?  Si  les  bien-aimés  du  Père 
célefte  ont  bu  le  calice  amer  ;  croyons- 
nous  que  la  lie  &  l'amertume  en  Ibit  ôtée 
pour  nous?  Mais  quand  le  royaume  des 
cieux  ne  feroit  pas  le  prix  de  la  feule  vio- 
lence, pourroit-il  l'être  de  la  volupté?  & 
quand  on  pourroit  être  faint  fans  la  péni- 
tence ,  pourroit-on  l'être  après  les  plaifirs? 
Tel  fut  notre  nouveau  Samuel  dans  l'en- 
ceinte du  fanftuaire  ;  il  fut  cher  au  Sei- 
gneur fon  Dieu  :  Dilcclus  à  Domino  Dca 
fuo.  Donnons  à  fon  zèle  de  plus  vaftes 
bornes  :  il  va  renouveller  la  face  de  l'é- 
tat ,  &  répandre  une  onftion  de  grâce  fur 
les  princes  &  les  peuples  :  Rcnovavit  im- 
pcrium ,  6*  unxit  principes  in  gentc  fuu  : 
6c  après  que  la  foi  en  a  fait  un  religieux 


i83     Pour    le    jour 

confommé,  la  charité  va  en  faire  un  hom- 
me apoftolique  :  c'efi:  mon  fécond  point. 

^  n.  AL  y  a  différents  dons  dans  TEglife,  dit 
^^^^^•faint  Paul;  &d  ces  dons  font  partagés  aux 
divers  membres  qui  la  compofent ,  félon 
la  fecrete  difpojfition  de  PEfprit  qui  foufBe 
où  il  veut.  Tous  ne  font  point  en  même 
temps  apôtres ,  prophètes ,  doéleurs  ;  à 
chacun  eu  donnée  fa  grâce  particulière  fé- 
lon la  mefure  du  don  de  Jefus-Chrift.  Tel 
dans  le  calme  de  la  retraite  conferve  fon 
ame  pure  &  fans  tache  ,  qui  tranfporté 
dans  le  fiecle  y  verroit  expirer  fon  inno- 
cence &  éteindre  toute  fa  foi.  Tel  dans 
le  miniftere  de  la  parole  &  les  autres  fonc- 
.  tions  de  Tapoftolat ,  luit  comme  un  aftre 
au  milieu  d'une  nation  corrompue  &  per- 
verfe,  &  forme  Jefus-Chrift  dans  les  cœurs, 
qui  dans  le  défert  auroit  foupiré  après  l'E- 
gypte 5  &  feroit  tombé  dans  la  tiédeur  & 
l'abattement.  Tel  eft  envoyé  pour  évan- 
gélifer  les  (impies  &  les  ignorants  ,  qui 
craindroit  de  porter  le  nom  du  Seigneur 
devant  les  princes  &  les  rois  de  la  terre. 
Tel  s'oppofe  comjne  un  mur  d'airain  pour 
la  maifon  d'Ifraël ,  &  réfifte  aux  puiffan- 
ces  du  fiecle ,  qui  n'oferoit  toucher  l'Oint 
du  Seigneur  ,  ni  contredire  aux  pontifes 
de  la  loi.  Tel  enfin  a  le  don  d'interpré- 
ter les  écritures,  qui  n'a  pas  celui  des  pro- 
diges pour  s'en  fervir  comme  de  figne  con- 
tre les  infidèles.  Mais  cet  ordre  établi  de- 


DE  SAINT  Bernard.  189 
vous-mcme,  6  mon  Dieu,  n*eft  pas  une 
loi  pour  vous  :  il  eft  certaines  âmes  fur 
leiquelles,  quand  il  vous  plaît,  vous  ver- 
fez  à  pleines  mains  la  variété  de  vos  dons, 
&  à  qui  votre  efprit  n'ell:  pas  donné  par 
mefurc. 

Il  hillolt  au  fiecle  de  Bernard  une  ame 
de  ce  caraftere.  Les  dilîenticns  domefli- 
ques,  les  guerres  étrangères ,  l'ignorance , 
qui  toujours  en  eft  le  trifle  fruit ,  avoient 
répandu  fur  toutes  les  partiel  de  l'état  je 
ne  fais  quel  air  de  licence  &  de  barba- 
rie, toujours  fatal  à  la  fainte  politeffe  & 
à  la  candeur  des  mœurs  chrétiennes.  L'am- 
bition 5  le  fafte  ,  &  des  vices  encore  plus 
honteux  s'étoient  gliflés  dans  le  fanftuai- 
re ,  &  faifoient  de  la  maifon  du  Seigneur 
un  lieu  d'intrigue,  de  moUeffe  &  de  fcan- 
dale  :  les  cloîtres  n'étoient  plus  des  afyles 
contre  la  contagion^  du  iîecle  ;  le  peuple 
de  Dieu  qui  habitoit  cette  terre  fainte,  peu 
foigneux  de  l'alliance  de  Qs  pères,  avoit 
lié  commerce  avec  les  nations,  &  adopté 
leurs  mœurs  &  leurs  ufages;  les  fages  loix 
des  fondateurs  n'étoient  plus  écrites  que 
fur  des  tables  de  pierre;  on  y  avoit  mêlé 
des  traditions  humaines  qui  en  ruinoient 
Tefprit;  ces  déferts  arides  &:  fombres  étoient 
devenus  des  terres  où  couloient  le  lait  & 
le  mid  :  ce  n'étoient  plus 'des  lieux  écar- 
té^ ,  où  fatigués  du  monde  ,  on  pût  ve- 
nir de  temps  en  temps  refpirer  Tair  de  la 
piété  ;  &  illuftres  autrefois  par  les  faints 
qui  les  avoient  habitées ,  ces  foliludes  ne 


iço     Pour    LE    JOUR 

bruloîent  plus  que  par  des  bâtiments  fomp- 
tueux  5  des  temples  luperbes ,  des  rlchef- 
fes  &  des  dons  immenles;  de  forte  que 
les  pieules  libéralités  des  fidèles  ^  &  leur 
fainte  diminution ,  pour  parler  avec  TA- 
pôtre,  étoient  devenues  l'excès  de  ce  peu- 
ple autrefois  fi  fimple  &  (i  delaiffe. 

Delà,  mes  frères!  quel  déluge  d'iniqui- 
tés dans  le  fiecle!  Car  il  faut  le  dire  ici, 
les  lampes  d'Ifraël  ne  fauroient  s'éteindre, 
qu'il  n'en  forte  une  épaiffe  fumée  qui  fe 
répand  au  loin  &  va  ternir  tout  l'éclat  & 
tout  Por  du  tabernacle  :  les  colonnes  du 
temple  ne  plient  jamais,  qu'elles  n'entraî- 
nent avec  foi  le  refte  de  l'édifice;  &  pour 
le  dire  fans  figure ,  les  vices  des  clercs  & 
des  perfonnes  confacrées  à  Dieu  ,  font  tou- 
jours comme  les  étendards  funeftes  du 
défordre  ,  élevés  au  milieu  des  peuples  : 
jO^S'%6  Signum  in  nadonïbus. 

A  des  befoins  iî  extrêmes  &c  fi  divers, 
vous  n'oppofâtes ,  Seigneur  ,  qu'un  nou- 
veau Moïfe  fort!  du  défert  de  Madian  ; 
&:  Bernard  entre  vos  mains  frappe  les  rois 
&  les  royaumes  ,  réforme  le  tabernacle 
fur  le  modèle  de  celui  que  vous  lui  aviez 
montré  fur  la  montagne;  confond  les  mi- 
RÎftres  murmurateurs;  afiure  la  fouveraine 
facrificature  au  Pontife  que  vous  aviez  éta- 
bli ;  renverfe  Tidole  que  les  enfants  d'I- 
fraël s'étoient  eux-mêmes  fabriquée;  brife 
les  ennemis  de  votre  nom  ,  &:  auroit  con- 
duit vos  tribus  à  la  conquête  de  Jérufa- 
lem,  fi  leur 'ingratitude  &  leurs  excès  ne 


I 


DF  SAINT  Bernard.  191 
vous  eulVcnt  pas  fait  retirer  votre  force  & 
votre  bras  du  milieu  d'elles. 

Quelle  fut  l'ardeur,  la  fermeté,  reten- 
due de  fon  zèle!  Il  avoit  re^u  de  la  nature 
ces  avantages  de  l'efprit  &  du  corps  qui 
femblent  deftlner  par  avance  ceux  qui  en 
font  pourvus,  au  miniftere  de  la  parole-, 
mais  qui  fans  la  grâce  &  la  vocation  du 
Ciel ,  ne  forment  jamais  qu'un  airain  fon- 
nant  &  une  cymbale  retentiffante  :  un  ef- 
prit  vade  &  nourri  dans  la  lefture  des  li- 
vres faints  ;  un  cœur  tendre  &  avec  qui 
etoient,  ce  femble,  nées  l'onftion  &  la 
miféricorde;  un  extérieur  doux  &  mortifié 
qui  préparoit  les  cœurs  à  la  grâce,  &  dont 
le  feul  fpeftacle  verfoit  d'abord  dans  l'ame, 
je  ne  fais  quel  goût  du  don  célefte  &.  des 
biens  du  fiecle  à  venir. 

Repréfentez-vous  donc ,  mes  frères,  ce 
nouveau  Précurfeur  fprti  du  défert ,  vêtu 
pauvrement ,  la  pénitence  peinte  fur  le  vi- 
fage,  cherchant  dans  fes  difcours  non  pas 
à  fe  rendre  agréabhe  au  pécheur,  mais  à 
rendre  le  pécheur  défagréable  à  foi-mê- 
me ;  travaillant  à  préparer  les  voies  au 
Seigneur  ,  &  non  pas  à  fa  propre  gloire; 
applaniffant ,  non  pas  l'âpreté  du  fentier 
évangélique,  mais  celle  des  cœurs  rebel- 
les; &  prêchant ,  non  pas  certaines  ablu- 
tions aifces  &  des  cérémonies  extérieures 
qui  ne  purifient  que  le  dehors ,  mais  met- 
tant la  coignée  à  la  racine  des  pafTions , 
&  annonçant  un  baptême  de  pénitence. 
On  le  prend  pour  Elie  ou  pour  quelqu'un 


icfi  Pour  le  jour 
des  prophètes  :  toute  la  France  court  pour 
entendre  cette  nouvelle  doctrine  ;  &  tou- 
chés des  paroles  de  grâce  &  de  vertu  qui 
fortent  de  fa  bouche  ,  les  peuples  en  foule 
viennent  à  lui  pour  favoir  fi  la  colère 
du  Seigneur ,  coinme  Tes  dons ,  efl:  fans  re- 
pentir, &  s'il  n'y  a  plus  de  reffource  à 
eux  pour  la  fléchir.  Eh  I  que  pouvoit-on 
attendre  d'un  Miniftre  de  Jelus-Chrift  , 
qui  loin  du  monde  avoit  long-temps  mé- 
dité la  loi  de  Dieu  dans  le  filence  &  dans 
la  prière  ^  dont  le  cœur  ^^uide  des  créa- 
tures,  n'étoit  plein  que  de  cet  efprit  qui 
parîoit  en  lui^  &  qui  pouvoit  dire  avec  une 
confiance  apoftohque  aux  fidèles  :  Soyez 
mes  imitateurs  5  comme  je  le  fuis  de  Jefus- 
Chrift  ;  que  pouvoit-on ,  dis-]e  ,  en  at- 
tendre, que  le  renouvellement  de  fon  (ie- 
cle ,  que  la  renaifTance  de  la  foi  &  de 
la  piété  ?  Si  notre  miniftere  n'a  pas  le 
même  fuccès;  ce  n'eft  pas  que  le  monde 
foit  plus  corrompu,  mais  c'eft  que  la  fource 
de  nos  travaux  n'eft  pas  la  même.  Eft- 
ce  l'efprit  de  Dieu  qui  nous  ouvre  la  bou- 
che ?  &  n'entre-t-il  rien  d'humain  dans 
notre  zèle  ? 

Alors,  mes  frères,  les  ténèbres  répan- 
dues fur  l'abyme  commencèrent  à  fe  dif- 
fiper  :  la  France,  comme  un  autre  cahos, 
fe  développa  peu-à-peu  :  les  cloîtres  virent 
revivre  cet  efprit  primitif,  cet  héritage  pré- 
cieux qu'ils  avoient  reçu  autrefois  de  leurs 
pères.  De  nouvelles  troupes  de  folitaires 
forties  de  Clairvaux  fe  répandirent  dans 

l'Europe , 


DE  SAINT   Bernard.   19^ 

TEurope  ,  allèrent  repeupler  les^  déferts; 
les  plus  grands  hommes  de  ce  liecle  s'y 
retirèrent  à  Tenvi;  les  princes  mcme  pré- 
férèrent Topprobre  de  Jefus-Chrift  à  la 
pompe  des  Egyptiens;  &  ceux  qui  habi- 
toient  les  palais  des  rois  ne  voulurent  plus 
être  vêtus  avec  mollelTe;  de  là,  comme 
d'un  nouveau  cénacle,  fortirent  en  foule 
des  pafteurs  illuftres  qui  parurent  à  la  tcte 
de  nos  Eglifes;  &  les  enfants  de  Bernard 
devinrent  les  pères  des  fidèles.  Mais  quels 
hommes,  mes  frères,  que  ces  évoques! 
quel  zèle!  quelle  fimpliclté!  quelle  inno- -- 
cence  !  quelle  auftérité  de  mœurs!  L'E- 
pifçopat  n'étoitpour  eux  qu'une  fervitude 
honorable  :  ils  ne  brilloient  ,  comme 
Moïfe  ,  que  d'un  éclat  defcendu  du  ciel, 
&  ne  croyoient  pas  qu'une  vaine  affec- 
tation de  fafte  &  de  repos ,  fût  nécef- 
faire  pour  rendre  refpeftable  au  peuple 
un  miniftere  de  follicitude  &  d'humilité. 
Ne  nous  bornons  pas  à  envier  cet  heu- 
reux fiecle  :  fouvenons-nous ,  mes  frères , 
que  les  pafteurs  fidèles  ne  font  guère  ac- 
cordés qu'aux  prières  des  peuples,  &  que 
le  défaut  des  miniftres  faints  ,  dont  nous 
nous  plaignons  quelquefois ,  loin  de  nous 
fervir  d'excufe  un  jour,  ne  fera  peut-être 
que  notre  crime. 

A  l'ardeur  de  la  charité  Bernard  joi- 
gnit la  force.  Car  ne  vous  figurez  pas  ici  un 
de  ces  miniftres  timides,  qui  fous  prétexte 
d'honorer  les  grands  ,  croient  qu'il  faut 
refpefter  leurs  vices;  qui,  éblouis  de  l'éclat 

Panég,  I 


194     Pour    le    jour 

qui  les  environnent,  n'ofant  envifager  leurs 
démarches,  fe  mettent  volontairement  uri 
voile  devant  les  yeux  ,   de  peur  de   les 
appercevoir  ,  &:  donnent  à  leur  foibleflTe 
les  noms  Tpécieux  de  modération  &  de 
prudence.  Il  efl:  peu  de  Samueîs  qui  ofent 
dire  à  ceux  qui  régnent  :  Prince,  n'eft-ce 
pas  le  Seigneur  qui  vous  a  établi  Roi  fur 
liraël  ?    pourquoi  n'avez -vous  donc  pas 
écouté  fa  voix  ?  Il  n'a  que  faire  de  vos 
viftimes  &  de  l'orgueil  de  vos  offr.andes; 
le  facrifice  le   plus  agréable  à  fes  yeux  , 
c'eft  la   foumiiîion  &   Tobéiffance.  Ber- 
nard laifTe    cet    exemple    à   la   poftérité, 
Louis-le-Gros  ufurpe  les  droits  de  l'Egli- 
fe  ;  des  prélats  généreux  s'élèvent  contre 
cette  nouveauté ,  il  les  profcrit  :  on  a  re- 
cours à  notre  Saint  :  Prince,  lui  dit-il,  l'E- 
glife  élevé  fa  voix  contre  vous  devant  fon 
Epoux,  &  fe  plaint  de  ce  que  celui  qu'elle 
avoit  reçu  pour  fon  défenfeur ,   devient 
fon  perfécuteur  lui-même  ;  eh  !  pourquoi 
régnez- vous  fur  la  terre,  que  pour  y  faire 
régner  la  juftice  &  la  piété? 

Que  de  marques  publiques  de  pénitence 
n'obtint' il  pas  de  Louis-le- Jeune  fon  fils, 
fur  le  maffacre  de  Vitry  ?  Comme  un  nou- 
vel Ambroife  ,  il  lui  déclare  hardiment  que 
la  voix  du  fang  qu'il  a  répandu,  crie  vers 
le  Seigneur,  &  demande  vengeance  con- 
tre lui;  &:  par  ces  généreufes  remontran- 
ces, il  donne  encore  à  TEglife  le  fpec- 
tacle  confolant  d'un  Roi  humilié,  couvert 
de  cendres,  proflerné  à  la  porte  de  (qs. 


DE   SAINT  Bernard.   19c 

temples ,  &  renouvelle  les  exemples  fi  ra- 
res des  David  &  des  Théodole. 

Mais  comment  rapporter  ici  les  traits 
divers  de  fa  termetë  ?  L'abbé  Suger ,  ce 
miniftre  fi  Tage  &  i\  fameux  dans  nos  hit- 
tolres ,  corrigé  par  fes  avis  fur  certaine 
pompe  réculiere ,  où  l'air  de  la  Cour  Tavoit 
conduit  peu  à- peu  :  la  reine  Eléonor  elle- 
iricme,  Princeiîe  fîere  &  mondaine,  tra- 
verlée  dans  Tes  deffelns  en  un  point  aflez 
délicat,  &  réduite  enfin  à  revenir  au  fen- 
timent  de  Bernard  :  clrconftance  aiïez  rare 
dans  une  jeune  Princeffe  ,  enivrée  encore 
de  plaifirs  &  de  grandeurs  ;  qui  aime  à 
dominer  fur  les  efprits  comme  fur  les 
cœurs  ;  que  toute  réfiftance  blefîe  ,  &  qui 
ne  fait  pas  affez  de  cas  de  la  vertu  pour 
fouffrir  d'en  être  contredite  :  car  on  lit 
bien  qu'Elie  fut  faire  refpecter  quelque- 
fois la  vérité ,  même  à  Timpie  Achab  ; 
mais  on  ne  lit  pas  que  Jézabel  lui  par- 
donna jamais  la  liberté  d'un  feui  difcours, 
ni  fa  réfiftance  à  TinjuAicé  qu'elle  vouloit 
faire  à  Nabot. 

Tous  les  fiecles  admireront  les  înftruc- 
tions  vives  &  touchantes  ,  &  cette  no- 
ble fierté  qui  règne  dans  fes  livres  de  la 
Con/idêration  au  Pape  Eugène.  11  eft  vrai 
que  ce  Pontife  avoit  vu  croître  fous  les 
yeux  &  la  difcipline  de  notre  Saint  ces 
grandes  qualités  qui  depuis  relevèrent  au 
Pontificat.  Mais  qui  ne  fait  combien  la  reli- 
gieufe  foumiffion  qu'on  doit  à  tout  ce  qui 
part  de  ce  trône  augufte,  &  les  hommages 


196       P   O    U   R      L   E      J    O    U   R 

éternels  dont  le  Pontife  eft  environné  ^ 
le  ^faJTiilianfent  peu  avec  une  liberté  chré- 
tienne 5  &  des  difcours  qui  ne  font  pas 
faits  pour  louer?  Mais  la  charité  ofe  tout; 
&  Bernard  toujours  femblable  à  Samuel , 
honore  à  la  vérité  TOint  du  Seigneur  de- 
vant le  peuple  ^  mais  ne  laiffe  pas  de  lui 
annoncer  enfuite  les  ordres  du  Ciel. 

Les  princes  &  les  fouverains  pontifes 
refpeftent  la  liberté  de  Tefprit  de  Dieu 
dans  fon  ferviteur  :  6e  aujourd'hui ,  mes 
frères ,  dans  le  fiecle ,  û  Ton  fe  trouve  né 
avec  quelque  diftinclion  ,  on  exige  des  mi- 
niftres  de  Jefus-Chrift ,  des  égards  &  des 
ménagements  indignes  de  leur  carafterc  : 
on  eft  bleffé  de  leur  zèle  ;  on  croit  être  dé- 
gradé s'ils  nous  difent  la  vérité  comme 
ils  la  difent  au  peuple  :  on  diroit  que  la 
fainte  févérité  deTEvangile  ne  regarde  plus 
que  les  âmes  vulgaires  ;  &  que  les  vices 
des  grands  font  nés  nobles  comme  eux, 
&  qu'on  leur  doit  les  mêmes  égards  qu'à 
leurs  perfonnes. 

Ah!  le  crime  nulle  part  ne  fut  à  cou- 
vert du  zèle  de  notre  Saint  :  il  le  pour- 
fuivit  jufques  fur  le  trône  :  les  liens  mê- 
mes de  la  chair  &c  du  fang,  (î  périlleux  à 
notre  mnniftere  ,  ne  féduifirent  pas  fa  conf- 
tance.  En  vain  touchée  du  bruit  de  fes  pro- 
diges &c  de  fa  réputation  ,  ou  peut-être 
dune  vaine  curiofité  de  le  voir,  fa  fœur 
vient  à  Clairvaux.  L'orgueil  de  (es  équi- 
pages,  &:  la  pompe  du  fieçle  qui  Tenvi- 
xgnn^  ,  laiffe   d'abord  entrevoir  au  Saint 


DE  SAINT  Bernard.    197 

combien  elle  eft  éloignée  du  joyaume  de 
Dieu  :  au  bruit  de  cette  faftueuie  viiite , 
il  gémit ,  il  fe  renferme  dans  l'enceinte 
de  ion  monaftere  ;  &  malgré  la  tendrefTe 
qu'il  a  pour  cette  loeur,  &c  le  fpeiirtacle 
touchant  de  fa  défolation  &  de  fes  larmes, 
il  refufe  de  la  voir  ,  fî  au-lieu  des  paru- 
res du  iiecle  qu'elle  étale,  elle  ne  fe  cou-' 
vre  de  pudeur  &  de  modeftie  :  c'eft  un 
autre  Moïfe  qui ,  attentif  aux  feuls  intérêts 
de  la  gloire  de  fon  Maître ,  fépare  fans  ba- 
lancer fa  fœur  du  camp  du  Seigneur,  &C 
lui  interdit  l'entrée  du  tabernacle,  jufqu'à 
ce  qu'elle  ait  quitté  cette  lèpre  qui  cou- 
vre fon  corps,  &  ces  marques  honteufes 
de  fon  orgueil  &  de  fon  infidélité. 

Si  vous  trouvez  aujourd'hui  des  minlf- 
tres  plus  comp'aifants ,  femmes  du  fîecle  , 
ce  n'eft  pas  une  excufe  pour  vos  erreurs  ; 
car  la  foibleffe  du  prêtre  n'affoiblit  pas  la 
loi  de  Dieu  :  c'eft  la  peine  de  vos  péchés, 
&  un  jugement  de  la  colère  du  Seigneur 
fur  vous,  qui  punit  les  fauffes  raifons  dont 
vous  vous  fervez  pour  juftifier  contre  vos 
propres  lumières  une  vie  molle  &  mon- 
daine, par  des  miniftres  qui  l'autorifent. 

Enfin  ,  mes  frères ,  fa  voix  brifa  les  cè- 
dres du  Liban ,  ébranla  les  déferts,  &  tonna 
au  milieu  des  eaux,  je  veux  dire  parmi  les 
peuples.  On  ne  vit  jamais  avant  lui  de  pro- 
phète fî  autorifé  à  reprendre  les  vices  :  le 
Ciel  l'avoit ,  ce  femble  ,  établi  le  cenfeur 
des  mœurs  de  fon  fiecle.  Que  de  différends 
parmi  les  princes,  appaifés  par  fa  fageiïe  2^ 

1  iij 


19S      P  o  u  n     L  E     J  O  U  R 

que  de  lettres  écrites  pour  le  rérabîîflTement 
de  la  dïfcipline  &  de  la  piété?  Nous  voyons 
encore  dans  celles  qui  nous  reftent  ce  dé- 
tail immenfe  de  foins  &  de  mefures  où  fa 
charité  le  faifoit  defcendre.  Quel  ftyle  ! 
»quelles  e^^'prelfions!  quels  artifices  puilTanîs 
d'une  éloquence  toute  divine!  La  France^ 
ritalie  5  rÀUemagne  le  virent  répandre  par- 
tout le  feu  divin  que  Jefus-Chrift  eft  venu 
apporter  fur  la  terre,  &:  dont  il  avoit  em- 
brafé  fon  cœur  ;  feul ,  il  fut  fuffire  aux  be- 
foins  divers  &  infinis  de  PEglife;  &  comme 
ce  ferpent  d'airain  élevé  dans  le  défert  , 
il  n'y  eut  point  de  plaie  qui  fut  à  l'épreuve 
de  fa  préfence. 

Il  ne  manquoit  à  fes  travaux  que  la  ré- 
compenfe  des  faints,  ]e  veux  dire,  les  per- 
fécudons  &  les  calomnies;  il  eut  la  con- 
folation  d'y  participer.  Il  entendit  les  plaira- 
tes  des  inknfés  contre  lui  fur  le  mauvais 
fuccès  de  l'entreprife  des  François  dans  la 
terre  fainte  :  les  prodiges  dont  Dieu  avoit 
accompagné  (qs  prédications ,  pour  exciter 
les  chrétiens  à  cette  milice  facrée  ,  furent: 
traités  de  foibleffe  &  de  crédulité  ;  la  force 
de  fes  difcours  qui  penfa  déferter  la  France 
&  l'Allemagne  ,  en  infpirant  aux  peuples 
le  defir  de  fe  croifer ,  paffa  pour  indifcré- 
tion  &  faux  zèle.  Mais  adorant  dans  le  fe- 
cret  de  fon  cœur  les  defifeins  impénétra- 
bles de  la  Providence,  il  rappelloit  le  fou- 
venir  des  Ifraélites,  qui ,  quoiqu'appellés  de 
Dieu  à  la  conquête  d'une  terre  fainte ,  pé- 
rirent dans  le  défert  à  caufe  de  leurs  infz- 


DE   SAINT   Bernard.    199 

délités  ;  il  rappelloit  Thiftoire  des  tribus , 
qui  engagées  par  Tordre  exprès  du  Ciel  à 
combattre  les  Benjamites,  n'en  eurent  pas 
moins  la  honte  d'une  double  défaite  ;  &C 
gémilTant  fur  les  excès  des  chrétiens  qui 
avoient  attiré  ces  calamités  du  ciel,  il  étoit 
bien  plus  touché  de  ce  que  les  infidèles^ 
fiers  de  leurs  avantages,  demandoient  in- 
folemment  :  Où  eft  le  Dieu  des  chrétiens? 
&  blafphémoient  fon  nom  ,  que  des  ou- 
trages dont  fes  frères  tâchoient  de  noircir 
le  fien  propre. 

Ainfi  on  eft  toujours  prêt  dans  le  fiecle 
à  cenfurer  la  conduite  des  faints  :  on  n'a 
pour  leurs  démarches  que  des  yeux  de  ri- 
gueur &  de  malignité  :  on  veut  les  rendre 
garants  de  tous  les  mauvais  fuccès  des  en- 
treprifes  où  ils  ont  eu  quelque  part  ;  &  leur 
zèle  eft  indifcret ,  du  moment  qu'il  n'eft 
pas  heureux.  Enfin  il  fuffit  prefque  d'être 
homme  de  bien ,  pour  ne  trouver  plus  d'in- 
dulgence fur  la  terre  :  &  je  ne  fais  fi  c'efl 
haine  de  la  vertu ,  ou  amour  de  nous-mê- 
mes; mais  nous  ne  manquons  jamais  d'ap- 
percevoir  des  foiblefles  dans  les  faints  :  foit 
parce  qu'à  force  de  les  croire  juftes,  nous 
exigeons  prefqu'aufîi  qu'ils  ne  foient  plus 
hommes  ;  ou  que  ne  pouvant  parvenir  à 
leur  refifembler  ,  nous  tâchons  du  moins 
de  nous  perfuader  qu'ils  nous  reflémblent 
eux-mêmes.  Vous  venez  de  voir  tout  ce 
que  fit  notre  Saint  pour  le  rétablifl'ement 
des  mœurs  &  de  la  piété  :  montrons  en 
peu  de  mots  ce  qu'il  fit  pour  le  rétablif-- 

I  iv 


200     Pour    le    joun 

fement  de  la  toi  &  de  la  doctrine;  &  dans 
cet  homme  apoftoHque  voyons  encore  le 
dofteur  le  plus  éclairé  &:  le  plus  humble 
de  ion  temps  :  In  Ugc  Dominï  congrega^  ■ 
tionem  judicavlt ,  6"  in  fide  fud  prohaùus 
efl  prophcta.  Je  finis  dans  un  moment. 

,j,^^]\  JLj'eGLISE,  cette  nouvelle  Jérufalem, 
"*  eft  à  la  vérité  fondée  fur  des  montagnes 
faintes  ,  les  vents  &  les  orages  s'élèvent 
en  vain  contre  fes  murs  facrés  ;  fon  Epoux 
l'a  promis,  les  portes  de  l'enfer  ne  prévau- 
dront jainais  contre  elle.  Cependant ,  toute 
invincible  qu'elle  efl: ,  elle  n'efl  pas  palfi- 
hle  :  fes  perfécuteurs  ne  fauroient  la  dé- 
truire ;  mais  ils  peuvent  l'afîîiger  :  elle  ne 
craint  pas  à^s  vainqueurs  qui  la  réduifent 
comme  une  efclave  à  adopter  leurs  dieux 
5v  leurs  facrifices;  mais  elle  peut  avoir  des 
ennemis  qui  altèrent  fa  paix ,  ou  qui  défi- 
gurent la  pureté  de  fon  culte  :  il  efl  même 
peu  de  fiecles  où  elle  n'en  ait  vu  s'élever 
quelques-uns.  Née  dans  les  combats  &  dans 
les  perfécutions ,  il  femble  que  c'efl  fon 
deflin  de  n'en  être  jamais  exempte;  mais 
les  hérélîes  &:  les  fchifmes  ont  eu  leur  uti^ 
lité.  Nous  devons  la  gloire  de  nos  mar- 
tyrs à  la  fureur  des  tyrans  ;  à  qui  fom- 
mes-nous  redevables  auffi  des  travaux  pré- 
cieux des  anciens  défenfeurs  de  la  vérité, 
qu'aux  dofteurs  du  menfonge  qui  parurent 
dans  leurs  fiecles? 

Dieu  qui  deflinoit  Bernard  à  être  le  ref- 


DE   SAINT  Bernard,   lot 

tan  rate  UT  de  la  loi;  lui  en  avoir  développé 
les  fecrets  inetFables  dans  le  déi'ert.  Sans 
avoir  été  dil'ciple  ,  dit  un  Hiftorien  ,  que 
des  chcnes  &  des  forets,  &  ians  avoir  eu 
d autre  maître  que  la  grâce,  on  le  vit  pa(- 
fer  tout  d'un  coup  de  la  folitude  dans  le 
monde,  &  de  Tombre  des  bois  dans  la  lu- 
mière du  Ibleil.  Sa  (cience  ne  confifta  pas 
dans  un  amas  de  connoiflances  vaines  qu'on 
acquiert  par  un  dur  travail ,  &:  qu'on  dé- 
bite ians  fruit  6c  fans  onftion.  Il  ne  cher- 
cha pas  à  éblouir  les  efprits  par  de  nou- 
velles découvertes ,  ni  à  fe  faire  honneur 
de  certains  approfondifTements  qui  flattent 
par  leur  fingularité  ;  mais  à  réformer  le^ 
cœurs,  &  à  rétablir  la  foi  de  fes  pères  fur 
la  ruine  des  nouveautés  profanes  :  enfin  il 
ne  fut  pas  de  ceux  qui  regardent  les  fcien- 
ces  comme  un  trafic  honteux ,  &  qui  font 
de  ces  dons  deftinés  à  maintenir  le  culte 
du  Seigneur  &  l'honneur  de  fes  facrifices, 
l'occafion  de  leur  gain  &  le  prétexte  de 
leur  avarice. 

Les  livres  faints  furent  fa  plus  chère  étu- 
de :  rien  ne  lui  paroifiToit  plus  digne  de  la 
grandeur  de  Tefprir  humain  que  l'hifloire 
des  merveilles  de  Dieu  dans  tes  livres  de 
Moïfe  ,  les  beautés  de  fa  loi ,  l'es  divins 
tranfports  de  (es  prophètes  ,  &  Tonftioii 
des  autres  écrivains  infpirés.  Auflfi  il  avoit 
dévoré  avec  tant  d'ardeur  ce  volume  fa- 
cré,  &  Tavoit  f}  bien  changé  en  fa  propre 
fubftance,  qu'il  ne  fait  plus  parler  que  ce 
langage  dans  les  écrits  :  les  expreflfions  de 

l    Y 


102       P   O   U  R     L  E     J  O   U  R 

TEcriture  y  font  femées  à  pleines  malns^^; 
elles  paroifîent  ion  ftyle  naturel.  Saints  & 
pieux  monuments  de  ion  amour  pour  les 
écritures,  fruits  précieux  de  fes. lumières 
&  de  fa  piété ,  vous  êtQs  encore  entre 
nos  mains;  &  c'eft  affez  pour  fon  éloge. 

Mais  la  lefture  des  divines  écritures,  qui 
faifoit  autrefois  les  plus  chères  délices  des 
premiers  fidèles ,  cède  aujourd'hui  parmi  les 
chrétiens  à  des  ouvrages  de  menionge  &C 
de  péché,  pernicieux  à  Tefprit  qu'ils  rem- 
pliiîent  de  mille  images  profanes ,  &  fu- 
neftes  au  cœur,  où  ils  jettent  des  femences 
de  crime  ,  qui  toujours  dans  leur  temps 
produifent  des  fruits  de  mort.  Hélas!  ne  por- 
tons-nous pas  déjà  dans  notre  fonds  des  dif- 
poiitions  afTez  favorables  à  l'iniquité,  fans 
y  en  ajouter  d'étrangères?  Ce  levain  de 
corruption  qui  croit  avec  notre  cœur,  ne 
fuffit-il  pas  pour  exercer  notre  innocence, 
fans  aider  ia  malignité  ?  &  faut-il  le  fecours 
de  l'art  à  des  paflions  fur  lefquelles  nous 
ne  naiiTons  que  trop  inftrults? 

Ce  fut  cette  fcience  des  livres  faints  ,  qui 
rendit  Bernard  fi  redoutable  aux  ennemis 
de  TEglife.  La  chaire  de  Pieire  étoit  de* 
venue  la  proie  d'un  ufurpateur  ;  Dagon 
avoit  pris  la  place  de  l'arche;  un  intrus 
plein  de  fiel  &  d'artifice  paroiiïbit  dans  le 
fanftualre  ,  &  y  recevoir  les  hommages 
du  peuple  de  Dieu  :  la  foi  des  Eglifes  fuf- 
pendues  par  le  fpeftacle  nouveau  de  deux 
Pontifes  dont  chacun  prétendoit  être  l'Oint 
du  Seigneur  j  attendoit  comme  autrefois  que 


DE  SAINT   Bernard,   lo^ 

Dieu  lui-mcme  fît  connoître  celui  qu'il 
avôit  élu  ;  on  ne  favoit  plus  s'il  falloit  aller 
adorer  à  Jérul'alem ,  ou  lur  la  montagne  de 
Garifiin  :  Pierre  de  Léon  iouifloit  à  Rome 
du  fruit  de  Ton  iniquité  ;  &c  environné  de 
fes  adorateurs ,  cet  homme  de  péché  étoit 
aflîs  dans  le  temple  de  Dieu;  tandis  que 
le  véritable  Pontife  Innocent  II,  chafTéde 
fon  liège ,  &  errant  comme  l'arche  d'Ifraël 
de  contrée  en  contrée  dans  un  équipage 
peu  convenable  à  fa  dignité  ,  étoit  enfia 
venu  aborder  en  France ,  &  y  avoit  trouvé 
un  afyle  plus  honorable  fous  la  protection 
&  la  piété  de  nos  rois  :  car  tel  a  été  de 
tout  temps  le  deftin  de  la  France ,  d'ou- 
vrir fon  fein  aux  pontifes  &  aux  fouverains 
détrônés,  &  de  voir  (es  Monarques  armes 
contre  les  ufurpateurs  &  les  rebelles. 

Or,  mes  frères,  quel  eft  le  trifle  état 
de  l'Eglife  ,  lorfqu'elle  eft  ainfî  déchirée 
au-dedans;  &c  que  Térendard  de  la  révolte 
&  de  la  diffention  eft  élevé  jufques  dans 
le  fanftuaire  de  la  paix  &  de  l'unité!  Les 
uns  font  à  Céphas ,  les  autres  à  Paul ,  &C 
perfonne  à  Jefus-Chrift.  Ses  dignités  font 
ou  le  prix  ou  le  lien  de  la  rébellion  ;  fes 
grâces,  loin  d'être  difpenfées  avec  majefté, 
font  offertes  avec  balTefte  ;  fes  foudres  ne 
font  plus  les  peines  du  vice,  mais  les  inftru- 
ments  de  la  paflîon;  &  de  part  &  d'au- 
tre on  cherche  à  fe  faire  des  amis ,  non 
pas  avec  des  richeffes  d'iniquité ,  mais  avec 
]es  tréfors  mêmes  du  fanftuaire. 

Quel  fcandale  plus  digne  du  zèle  &  des 

l  vj 


204     Pour    le    jour 

lumières  de  Bernard  que  ceîul-ci  ?  Il  p^ 
roit  au  mil'eu  des  prélats  du  royaume  , 
aflbmbiés  à  Etampes  pour  prononcer  fur 
ce  différend  :  il  préfidç ,  comme  un  autre 
Daniel  y  à  l'aflémblée  des  vieillards  :  les 
princes  ,  pour  nie  lervir  des  paroles  de 
Job,  ceflént  de  parler  devant  lui,  &  font 
attentifs  à  ks  jugements  ;  tous  les  Feres  du 
Concile  refpectant  dans  Bernard  je  ne  fais 
quelle  autorité  qui  fuit  une  haute  réputa- 
tion de  vertu,  s'en  remettent  unanimement 
à  fa  décifion  ;  de  forte  que  les  yeux  de 
toute  cette  illuftre  affemblée  font  tournés 
fur  cet  homme  merveilleux  :  lui  feul  tû 
rinterprete  du  Saint-Efprit;  lui  feul  forme 
un  concile  entier,  &  toute  la  France  re- 
çoit de  fa  main  Innocent  II  ppur  légitime 
râpe.  C'eft  toujours  le  Samuel  de  fon  iie- 
cle  ,  qui  au  milieu  des  tribus  aflemblées^ 
fait  expliquer  le  fort  en  faveur  de  celui 
que  le  Seigneur  avoit  oint  &  deftiné  à  régir 
ion  peuple. 

Que  de  courfes  en  Sicile,  en  Italie,  en 
Allemagne,  pour  éteindre  le5  reftesdu  fchif- 
me  &:  raffembier  les  aigles  autour  du  corps  ? 
On  le  vit  foudroyer  un  Prince,  dont  le 
crédit  fomentolt  la  di/Tention  ;  aller  à  lui 
dans  un  temple,  aimé  du  corps  de  Jefus- 
Chrift;  &  lui  ordonner  de  la  part  de  ce 
Dieu  terrible  qu'il  tenoit  entre  les  mains ^ 
de  ne  plus  troubler  la  paix  de  i'Eglife.  A 
ce  fpeftacle  fî  nouveau  le  Duc  de  Guienne 
fe  trouble  ;  toute  fa  fierté  fe  change  en 
frayeur i  &  renvçrfé  comme  Paul  par  la 


DE  SAINT  Bernard,   lo^ 

préfence  du  Dieu  dont  la  majefté  fe  rend 
lenlible  ,  il  devient  comme  lui ,  d'infliu- 
ment  de  la  fureur  d'un  faux  Pontife,  un 
vafe  d'eledion. 

Mais  c'ëtoit  peu  d'avoir  rétabli  la  paix 
au-dcdans  de  TEgllfe  ;  il  falloit ,  comme 
Moife,  après  avoir  afTûré  contre  les  mur- 
murateurs  le  fouverain  facerdoce  à  Aaron, 
mettre  le  peuple  de  Dieu  à  couvert *des 
féduélions  de  Balaam.  Les  conciles  de  Sens 
&  de  Rheims  adfnirerent  la  fécondité  de 
(es  lumières  &  la  force  de  fon  génie ,  &  le 
virent  défendre  glorieufement  Tan tiquité  &C 
la  limplicité  de  la  foi  contre  les  raffinements 
dangereux  d'un  Evéque  de  Poitiers,  &  les 
nouveautés  profanes  d'Abaillard. 

Cet  homme  enflé  d'une  vaine  fcience, 
&  pourvu  de  ces  talents  naturels  propres 
à  féduire  les  efprits,  &  à  donner  au  men- 
ionge  tout  l'air  de  la  vérité  ;  éloquent , 
poli,  atificieux  dans  fes  difcours,  vain  de 
mille  connoiffances  fingulieres ,  avoit  en- 
trepris de  rendre  les  myfteres  de  la  foi  pal- 
pables à  la  raifon  humaine;  &  au-lieu  de 
cette  lampe  qui  luit  dans  un  lieu  ténébreux, 
y  introduire  une  lumière  qui  ne  paroîtra  que 
lorfque  nous  ferons  transformés  de  clarté 
en  clarté.  Déjà  les  fidèles  attirés  par  les 
charmes  de  fon  éloquence ,  &  par  Tafcen- 
dant  de  la  nouveauté,  toujours  inévitable 
en  matière  de  religion  fur  l'efprit  des  peu- 
ples ,  commençoient  à  franchir  les  bor- 
nes iaintes  que  nos  anciens  avoient  fi  fa- 
gement  poiéç^,  Ce  P^^ftçrç  d'iniquité  n'o* 


206       P  O   U  R     L  E      J   O   U  R 

péroit  prefque  plus  en  fecret;  &  Aball- 
lard  fier  de  Ton  fuccès,  déficit  hautement 
le  peuple  de  Dieu  y  comme  ce  Géant  des 
Philiftins ,  de  lui  oppofer  un  ennemi  di- 
gne de  lui  ;  mais  Pinfolence  de  cet  Hé- 
réfiarque  préparoit  à  Bernard  une  nou- 
velle gloire.  Tous  deux  fe  rendent  au  con- 
cile de  Sens  :  &  là  devant  les  Pontifes  du 
Seigneur,  la  fcience  qui  enfle,  cède  à  la 
fîmplicité  qui  édifie  ;  les  paroles  artificieu- 
fes  de  la  fageffe  humaims  à  la  vertu  de  la 
croix  &  de  Teiprit  ;  &  le  philofophe  le 
plus  orgueilleux  de  Ton  temps,  à  un  Scribe 
inftruit  dans  le  royaume  des  cieux. 

Sorti  de  cette  viéloire,  il  vole  à  Tou- 
loufe,  où  Henri,  moine  apoftat,  préchoit 
une  nouvelle  doftrine,  &  s'élevant  con- 
tre rinftitution  fainte  des  facrements  &  les 
traditions  de  rEglife  ,  préparoit  déjà  les 
voies  à  la  nailTance  de  ces  monflres  que 
Terreur  enfanta  le  fiecle  pafle ,  &  qu'un  Mo- 
narque toujours  heureux  a  étouffé  le  pre- 
mier, dans  un  royaume,  qui  le  premier 
prefque  les  avoit  vu  naître.  Mais  arrêtons- 
Hous  :  un  éloge  n'eft  pas  une  hiftoire;  & 
tout  n'y  fauroit  entrer. 
^  Et  d'ailleurs,  mes  frères,  ce  n'eft  pas 
In  ce  que  la  vie  de  notre  Saint  nous  of- 
fre de  plusinftruftif.  Ces  circonftances  écla- 
tantes embellifient ,  à  la  vérité  ,  la  vie  du 
Saint  qu'on  loue ,  mais  ne  propofent  rien 
à  imiter  aux  pécheurs  devant  qui  Ton  par- 
le :  elles  expofent  de  grands  traits ,  mais 
elles  n'offrent  point  d'exemples  ;  Thumi- 


i^E  SAINT  Bernard.   107 

lité  de  Bernard  au  milieu  de  toute  fa  gloi- 
re, eft  un  endroit  bien  plus  propre  à  nous 
toucher.  Hélas  !  une  fragile  réputation  où 
Terreur  des  hommes  a  plus  de  part  que 
nos  bonnes  qualités,  nous  groflit  Ci  ion  à 
nous-mêmes  notre  propre  idée!  &  arrivé 
au  plus  haut  point  de  gloire  où  la  France 
ait  jamais  vu  un  particulier,  Bernard  a  tou- 
jours les  yeux  attachés  fur  fes  miferes,  & 
ne  les  en  détourne  jamais  pour  voir  ce 
qui  brille  autour  de  lui,  &  rencontrer  les 
regards  des  hommes  attentifs  à  l'admirer. 
Tantôt  il  fe  refufe  à  des  églifes  illuftres 
qui  l'ont  choilî  pour  Pafteur  &  regarde  le 
trône  épifcopal  comme  une  efpece  de  buif- 
fon  facré  ,  dont  il  ne  lui  eft  pas  permis 
d'approcher.  Tantôt  revêtu  par  les  Papes 
du  caractère  de  Légat  univerfel  dans  le 
monde  chrétien  ,  &  ne  voyant  plus  par 
ce  nouveau  titre  que  le  fouverain  Pontife 
au-defîus  de  lui  ,  il  fait  aux  évêques  un 
hommage  refpeftueux  de  fa  dignité,  n'agit 
que  fous  leurs  ordres,  refufe  de  fe  fouf- 
traire  à  cette  puiffance  de  Dieu  ,  &  ne 
fouffre  même  pas  que  les  fiens  fortent  de 
la  loi  commune,  &  acceptent  des  préro- 
gatives &  des  exemptions,  qui  font  à  la 
vérité  utiles  dans  leur  établiffement  &fain- 
tes  dans  leur  fin  ;  mais  qui  ne  laiffent  pas 
d'être  de  ces  remèdes  prefqu'auffi  fâcheux 
que  les  maux ,  &  dont  le  befoin  eft  tou- 
jours une  fuite  de  la  tiédeur  &  du  relâ- 
chement de  TEglife,  parce  qu'il  marque 
ou  l'abus  de  la  puiffance  dans  le  pafteur , 


ic8     Pour    LE    JOUR 

ou  l'amour  de  rindépendance  dans  les  mi- 
nières fubalternes. 

Tantôt  honoré  à  Clairvaux  de  la  vifîte 
d'un  fouverain  Pontife  luivi  d'une  Cour 
magnifique  &  nombreufe ,  il  paroît  à  la 
tête  de  Tes  religieux,  tous  les  yeux  bait- 
fés  gardant  un  profond  filence  ,  &  laillant 
paroitre  fur  leur  vifage  au  milieu  d\me 
lolemnité  fî  extraordinaire ,  un  air  de  pé- 
nitence &  de  recueillement  dont  le  fpec- 
tacle  attendrit  le  Pontife  ;  &  le  faint  Abbé 
confervant  un  maintien  tranquille  &  cal- 
me 5  &  paroiffant  prefque  infenfible  à  un 
honneur  ii  nouveau  ^  rappelle  le  fouvenir 
de  ce  Prophète  dlfraël,  qui  vifité  dans  fa 
retraite  par  Nàaman  ,  Prince  environné 
d'éclat  &  de  magnificence ,  peu  touché  de 
cette  nouveauté  ,  ne  daigna  pas  le  regar- 
der ;  &:  occupé  des  malheurs  d'îfraël  & 
du  foin  d'appaifer  la  colère  de  Dieu  irrité 
fur  fon  peuple ,  ne  parut  prefque  faire  au- 
cune attention  au  rang  de  ce  Prince  & 
à  l'éclat  qui  l'environnoit. 

Tantôt  enfin  ne  converfant  avec  les 
hommes  que  pour  fixer  leur  converfation 
dans  le  ciel  ,  il  fe  plaint  fans  ceffe  à  foi- 
méme  &  à  fes  amis  de  la  diffipation  de 
fa  vie  5  &  regarde  les  fervices  qu'il  rend 
au  public  comme  Aqs  prévarications  à  (es 
devoirs  particuliers.  Je  ne  vis  plus,  difoit- 
il ,  ni  en  eccléfiaflique ,  ni  en  laïc  ;  car  il 
y  a  long-temps  que  je  ne  fais  plus  la  vie 
de  religieux  dont  je  porte  l'habit  ;  que  fuis- 
jç  donc  ?  je  ne  fuis  plus  que  comme,  le 


DE  SAINT  Bernard.   209 

prodige  &  le  monftre  de  mon  fiecle.  Auflî 

combien  de  fois  touché  de  ce  que  les  rois 

de  la  terre  venoient  le  confulter  dans  (on 

défert,  &  troubler  le  repos  facré  de  fon 

tombeau,  leur  rcpondoit-11  comme  Samuel 

à  Saiil  :  Eh  !  pourquoi  voulez- vous  reflTufci- 

ter  pour  le  (iecle  un  homme  enfeveli  dans 

la  région  des  morts?  Q^uarc  inquictafli  me  t.Reg.zB, 

ut  [ufcitarcr  ?  '^* 

Voilà  ,  mes  frères  ,  les  fentiments  de 
crainte  &  d'humilité  ,  qui  toujours  ont  ac- 
compagné les  avions  les  plus  héroïques 
des  faints.  La  charité  a  ,  comme  Tamour- 
propre  ,  (qs  pieufes  erreurs  &:  d^s  inno- 
centes léduftions. 

La  grâce  &  la  cupidité  nous  déguifent 
prefque  également  à  nous  mcmes;  &  com- 
me la  plupart  de  nos  vices  ne  iont  en  fu- 
reté que  par  les  faufl'es  idées  que  nous 
nous  en  formons ,  fouvent  les  vertus  des 
faints  n'ont  été  à  couvert  que  fous  les 
images  trompeufes  fous  lefquelles  ils  fe  les 
font  repréfentées. 
*  Ainfi  la  vie  du  fiecle  ,  les  dangers  des 
converfations  &  des  commerces^  les  di- 
vertifTements  criminels  des  fpcftacles,  le 
vuide  &  rinutilité  de  nos  œuvres,  cette 
révolution  éternelle  de  nouveaux  plaifirs; 
tout  cela,  vous  ne  le  regardez  que  com- 
me des  amufements  innocents  &  des  dé- 
laffements  inévitables  à  la  foibleffe  humai- 
ne ;  &  les  travaux  de  la  charité  ,  &  les 
œuvres  extérieures  de  miféricorde  ne  font 
aux  yeux  des  faints  qui  s'y  trouvent  ap- 


iio    Pour  le   jour^  &c* 

pelles,  que  des  agitations  périlleufes  au  re- 
cueillement de  l'ame,  &  des  obftacles  aux? 
fecretes  confolations  de  la  grâce.  Ainfi  Ber- 
nard fe  méconnoit  jufqu'à  croire  fa  vie 
monftrueufe ,  parce  que  les  befoins  de  TE- 
glife  &  la  vocation  du  Ciel  l'engagent  à 
des  emplois  tumultueux  peu  compatibles 
avec  le  filence  &  la  retraite  d'un  Solitai- 
re; &  tous  les  jours,  ô  mon  Dieu!  vos 
miniftres  s'abufent  jufqu'à  trduver  dans  une 
vie  toute  fëculiere ,  &  des  mœurs  profa- 
nes ,  la  fainteté  de  leur  état  &  les  obli- 
gations redoutables  du  facerdoce  :  hélas  l 
on  traite  prefque  defoibleïïe  dans  vos  faints 
les  erreurs  de  leur  humilité  ;  &  des  erreurs 
de  nos  paflions,  nous  en  faifons  un  mé- 
rite même  à  notre  prudence.   Rompez , 
Seigneur,  ce  charme  funefle,  &  éclairez 
les  yeux  de  nos  cœurs ,  afin  que  ne  nouf 
égarant  plus  dans  nos  voies,  nous  fuivions 
les  routes  que  vos  faints  nous  ont  frayées , 
&  arrivions  comme  eux  à  Theureufe  éter- 
liité.  Ainfi  foit-il. 


m 


SERMON 

POUR    LE   JOUR 

D  E 

SAINT    LOUIS, 

ROI  DE   FRviNCE. 

'An  nefcitis  quoniam  fanéli  de  hoc  mundo  judî- 
cabunt? 

Ne  faveZ'Vous  pas  que  les  faints  doivent  un  jouf 
juger  le  monde?  i.  Cor.  6.  2. 

I  la  loi  de  Dieu  toute  feule  de- 
voit  un  jour  juger  le  monde  9 
mes  frères ,  le  monde  pourroit 
oppofer  à  fa  condamnation  le^ 
obftacles  prefque  infurmonta- 
bles  que  chacun  de  nous  trouve  dans  fon 
état  ,  à  la  pratique  des  devoirs  qui  nous 
font  prefcrits  :  il  pourroit  accufer  la  loi 
d'injuftice  ^  fur  ce  qu'elle  exige  de  nous 
mille  chofes  qu'il  n'eft  pas  poflible  d*allier 


^l^      Pour    le    jour 

avec  les  fituatlons  diverfes  où  la  naiflance, 
la  fortune  &  les  grandes  places  nous  enga- 
gent :  &  la  loi  de  Dieu  ,  fi  jufte  dans  les  ju- 
gements ,  &  dans  Tes  préceptes ,  ne  leroit 
plus  juftifiée  devant  la  faufle  fageffe  des 
hommes.  Auffi  TApôtre  nous  avertit  que 
les  juftes  de  tous  les  états  paroîtront  alors 
à  côté  de  Jelus-Chrift;  qu'ils  feront  les  dé- 
fenfeurs  de  fa  loi  contre  toutes  les  vaines 
excufes  des  pécheurs;  &  que  leur  exem- 
ple jugera  le  m.onde,  qui  n'a  pas  voulu  les 
^  imiter. 

Mais  ce  droit  de  juger  le  monde  ne  leur 
conviendra  pas  à  tous  également.  Ce  n'eft 
pas  affez ,  ce  femble  ,  de  l'avoir  méprifé 
&  foulé  aux  pieds,  pour  être  en  droit  de 
condamner  ceux  qui  Taiment.  :  il  faut  l'a- 
voir vaincu  avec  tout  ce  qu'il  a  d'éclat, 
«  de  pompe,  de  magnificence,  de  plaifirs, 
&  réfifté  à  tous  fes  périls ,  pour  pouvoir 
confondre  toutes  (es  excufes. 

Ainfi  juge  par  avance  le  monde ,  le  faint 
Roi  que  la  France  aima  autrefois  comme 
fon  père  ;  &  qu'elle  honore  aujourd'hui 
comme  fon  protefteur.  Le  monde  ne  fau« 
roit  oppofer  d'illufion.aux  devoirs  de  la  loi , 
que  ce  grand  exemple  ne  confonde  :  tout 
prétexte  contre  la  vertu  trouve  ici  fa  con- 
damnation; les  vaines  raifons  du  rang,  de 
la  naifiance  ,  des  places  difparoiilent ,  & 
n'oferoient  plus  être  alléguées  ;  &  le  mon- 
de ,  forcé  de  refpefter  fa  fainteté ,  n'a  plus 
rien  à  nous  dire  pour  colorer  (es  dérè- 
glements ,  ou  pour  juftifier  fes  ufages. 


DE    SAINT    Louis,   ii^ 

En  effet ,  mes  frères ,  deux  erreurs  ré- 
gnent clans  le  monde  contre  la  véritable 
piété.  Premièrement,  on  la  regarde  com- 
me incomp'atible  avec  ces  qualités  brillan- 
tes îk  héroïques,  qui  donnent  de  la  ré- 
putation parmi  les  hommes,  &  nous  ren- 
dent dignes  de  remplir  avec  éclat  les  plus 
grandes  places.  Secondement,  on  regarde 
un  grand  rang  &  une  place  éminente  com- 
me un  privilcge  qui  adoucit  à  notre  égard 
toutes  lef  pratiques  pénibles  de  la  piété. 
C'eft-à-dire ,  on  fe  figure  prefque  la  piété 
comme  une  foibleffe  ,  ou  qui  déshonore 
les  grands,  ou  qui  rend  incapable  des  gran- 
des places;  première  erreur  :  on  croit  que 
l'élévation  permet  un  genre  de  vertu  plus 
commode  &  plus  autorifé  à  jouir  de  tous 
les  plaifirs,  &  à  fuivretous  les  ufages  que 
le  monde  approuve,  &  que  la  loi  de  Dieu 
condamne  ;  féconde  erreur. 

Or  le  faint  Roi  ,  dont  nous  allons  au- 
jourd'hui propofer  plutôt  les  exemples  que 
louer  les  vertus,  condamne  le  monde  fur 
ces  deux  erreurs.  Premièrement,  il  trouva 
dans  la  piété  la  fource  de  toutes  ces  qua- 
lités héroïques,  qui  le  rendirent  le  plus  grand 
Roi  de  fon  fiecle;  fecondement,  il  trouva 
dans  fa  qualité  de  Roi  de  nouveaux  en- 
gagements pour  s'animer  aux  devoirs  les 
plus  aufteres  de  la  piété.  C'eft-à-dire,  il 
fut  un  grand  Roi  devant  les  hommes ,  parce 
qu'il  fut  un  Roi  faint  aux  yeux  de  Dieu: 
il  crut  qu'il  devoit  être  d'autant  plus  faint 
aux  yeux  de  Dieu  ,  qu'il  étoit  plus  grand 


2T4  Pour  le  jour 
devant  les  hommes,  La  falnteté  en  fit  un 
grand  Roi  :  la  royauté  le  rendit  un  grand 
faint.  C'eft  ainfi ,  ô  mon  Dieu  ,  que  ce 
Prince  félon  votre  cœur  devient  un  ac- 
cufateur  qui  nous  confond  :  faites-en  un 
modèle  qui  nous  confole  &  qui  nous  ani- 
me; &  ne  permettez  pas  qu'un  fi  grand 
exemple  domeftique,  que  la  religion  nous 
propofe  avec  tant  de  folemnité  pour  nous 
inftruire,  n'ait  prefque  plus  d'autre  utilité 
pour  nous ,  que  de  nous  rendre  plus  inex- 
cufab'les* 

^-  Xl  n'eft  que  trop  vrai ,  mes  frères ,  que 
"^^^'^'le  monde,  toujours  in)ufl:e  eftimateur  de 
la  piété ,  la  regarde  comme  le  partage  des 
î^mes  foibles  &:  bornées.  On  attache  aux 
fentiments  tendres  de  la  foi ,  je  ne  fais  quoi 
qui  annonce  ou  de  la  pufillanimité  dans  le 
cœur  5  ou  de  la  médiocrité  dans  la  raifon  : 
l'innocence  des  m.œurs  ne  devient  un  mé- 
rite 5  que  pour  ceux  qu'un  caraftere  borné 
rend  incapables  des  plus  grandes  chofes  : 
le  héros  &  le  faint  paroiflent  des  perfon- 
nages  incompatibles  ;  &  il  femble  que  les 
hommes  ne  peuvent  être  grands^  que  par 
les  paflSons  mêmes  qui  les  aviliflent.  Ce- 
pendant, mes  frères,  rien  n'eft  plus  grand 
pour  Phomme  que  de  vivre  félon  Dieu  :  la 
piété  efl:  Pefibrt  le  plus  héroïque  du  cœur, 
&  l'ufage  le  plus  noble  &  le  plus  fenfé  de 
la  raifon  :  une  ame  exercée  à  la  vie  de  la 
foi,  ne  connoit  plus  d'entreprife  au-defiTus 


DE   SAINT   Louis,   iiç 

^'elle  ;  &  le  infte  a  la  réalité  de  toutes  les 
grandes  vertus,  dont  le  héros  mondain  n^a 
Ibuvent  que  la  réputation  &  Timage, 

C'eft  pour  convaincre  le  monde  d'une 
vérité  il  honorable  à  la  toi,  que  le  Seigneur 
donna  autrefois  à  la  France  le  faint  Roi, 
dont  la  mémoire ,  li  précieufç  à  tous  les 
François ,  nous  aifemble  tous  les  ans  en 
ce  lieu  de  religion.  Les  inftruftions  &  les 
exemples  d'une  mère  lainte  tournèrent  fes 
premiers  penchants  à  la  vertu  :  au  milieu 
des  foins  d'une  régence  difficile,  la  reine 
Blanche  n'en  connut  pas  de  plus  important 
que  l'éducation  du  jeune  Roi.  Perfuadée 
qu^en  formant  les  mœurs  du  Souverain,, 
elle  formoit,  pour  ainfi  dire,  les  mœurs 
publiques,  &  que  le  bonheur  de  la  Monar-  • 
chle  étoit  attaché  au  caraâere  de  celui  que 
Dieu  avoit  deiliné  à  la  gouverner  ;  elle 
n'oublia  rien  pour  jetter  dans  fon  ame  ces 
premières  femences  de  magnanimité  &  de 
vertu  ,  qui  produilirent  dans  la  fuite  des 
fruits  il  faints  &  fi  éclatants.  Peu  contente 
d'avoir  allemblé  auprès  de  lui  tout  ce  que 
la  France  avoit  de  plus  pieux  &  de  plus 
habile,  elle-même  voulut  avoir  la  prin- 
cipale part  à  ce  grand  ouvrage.  Mêlant  fans 
ceffe  les  leçons  de  la  foi  à  celles  de  la 
royauté;  tantôt  formant  le  chrétien,  tan- 
tôt inftruifant  le  Prince,  elle  lui  apprit  à 
ne  i  imais  féparer  ces  deux  devoirs,  &  ^ 
regarder  comme  oppofé  aux  véritables  in- 
térêts de  fa  gloire  &  de  fa  couronne,  t:)Ut 
ce  qui  feroit  contraire  à  la  loi  de  Dieu. 


Il6       P  O   TJ   R   '  L  E     JOUR 

Des  attentions  fi  rellgleufes  trouvèrent 
des  cenieurs  dans  le  mondé;  (car.il  faut 
s'attendre  à  les  cenfures ,  quand  on  ne 
veut  pas  fuivre  fes  exemples.  )  On  publia 
que  la  jeuneffe  des  rois  devoit  avoir  de 
plus  nobles  amuiements  5  que  des  pratiques 
journalières  de  piété  ;  que  fous  prétexte  de 
préferver  fon  innocence  ,  on  amolliffoit 
Ion  courage  ;  qu'il  falloit  laiffer  plus  de  car- 
rière à  des  penchants,  qui  dans  la  fuite  ne 
trouvant  plus  de  frein  dans  l'autorité  fou- 
veraine  ,  iroient  d'autant  plus  loin  qu'on  au- 
roit  plus  voulu  les  contraindre  ;  &c  qu'enfin 
une  vertu  fi  rigoureufe  &  fî  exafte  pou- 
voit  former  de  bons  folitaires ,  mais  qu'elle- 
n'avoit  jamais  formé  de  grands  princes. 

Le  langage  du  monde  ne  change  point, 
'mes  frères;  vous  le  voyez  rainfi,  juftifie- 
t-on  tous  les  jours  les  abus  des  éducations 
profanes.  Ce  n'eft  pas  qu'on  ne  recom- 
mande à  ceux  qui  y  préiident ,  d'impri- 
mer de  bonne  heure  aux  enfants  qu'on  leur 
confie,  les  maxim.es  de  la  vertu  &  de  la 
fagefle  ;  mais  ce  font  les  feules  impreffions 
qu'on  craint  toujours  qui  ne  foient  pouf- 
fées  trop  loin.  L'amour  de  la  gloire ,  le  defir 
de  parvenir ,  l'art  de  plaire  font  les  plus 
férieules  &  les  plus  importantes  leçons  qui 
cultivent  la  jeuneffe  de  ceux  que' leur  naif- 
fance  deftine  à  de  grandes  places;  on  aimé 
à  voir  briller  dans  cet  âge  tendre  les  pre- 
mières lueurs  de  toutes  ces  dangereufes  paf- 
fîons  :  les  ébauches  naiffantes  des  grands  vi- 
ces, on  les  appelle  de  grandes  efpérances. 

Oa 


DE  SAINT  Louis-  117 
On  reairde  les  inclinations  hcureures  & 
tranquilles  d'un  naturel  tourné  à  la  vertu 


comme  des  prelages  moins  favorables;  on 
craint  tout  d'une  entance  moins  docile  aux 
kçons  de  la  vanité  ;  on  y  réveille  par  mille 
artifices  les  paflions  que  la  nature  mcme 
iembloit  avoir  aflbupies;  &:  Ibuvent  Dieu 
permet  que  ces  impreflions  étrangères  pré- 
valent,  &  que  ceux  pour  qui  on  avoit  craint 
un  excès  de  fageffe  &:  de  vertu  ,  devien- 
nent trop  licencieux  pour  le  monde  mcme. 

La  mère  pieufe  de  Louis  n'écouta  les 
cenlures  du  monde  fur  l'éducation  du  jeune 
Roi ,  que  pour  lé  féliciter  de  les  avoir  mé- 
ritées :  on  eft  sûr  d'être  dans  la  bonne 
voie ,  dès  qu'on  a  choifi  celle  que  le  monde 
condamne.  Auffi ,  inftruit  de  bonne  heure 
dans  la  foi  &  dans  la  piété ,  Louis  porta 
fur  le  trône,  outre  l'innocence  du  premier 
âge,  la  grâce  de  l'onclion  fainte  qui  ve- 
noit  de  le  marquer  du  caraftere  augufte  de 
la  royauté  &  l'établir  fuccefleur  du  grand 
Clovis.  Un  règne  commencé  avec  cette 
grâce  qui  confacre  les  rois  &  les  fait  ré- 
gner faintemcnt,  ne  pouvoit  qu'être  faint 
&  glorieux.  C'eft  la  manière  d'entrer  dans 
les  dignités ,  qui  d'ordinaire  en  fanétifie 
ou  en  dérègle  l'ufage  :  Dieu  préfide  tou- 
jours au  règne  des  Souverains  que  fa  grâce 
elle-même  a  placé  fur  le  trône  :  il  devient 
alors  lui-mcme  le  protecteur  du  Roi  &C 
du  peuple;  &  s'il  permet  des  événements 
fâcheux  ,  il  en  fait  tirer  de  nouveaux 
avanM2;es ,  &  pour  le  Souverain  &c  pour 

Panc2.  K 


î/î§  Pour  le  jour 
les  fujets.  Ainfi  ,  ne  croyez  pas  que  la  piété 
du  faint  Roi  aille  diminuer  quelque  chofe 
de  la  gloire  de  fon  règne.  Un  roi  n'eft 
établi  de  Dieu  fur  les  peuples,  que  pour 
les  défendre  &  les  protéger  dans  la  guer- 
re 5  ou  pour  les  rendre  heureux  durant  la 
paix  ;  c'eft  par-là  que  les  rois  vantés  dans 
riiiftoire  ,  ont  mérité  que  la  poftérité  les 
démêlât  de  la  foule  de  leurs  ancêtres»  Or, 
jamais  l'amour  de  la  gloire  ne  pouffa  fi 
loin  dans  les  autres  princes  les  vertus  pa- 
cifiques &  militaires,  que  la  foi  dans  le 
faint  Roi  dont  nous  honorons  la  mémoi- 
re. Perfuadé  que  le  trône  n'étoit  pas  le 
iiege  de  la  molleffe,  de  l'orgueil  &:  de  la 
volupté,  mais  un  tribunal  de  juftice,  de 
religion  &  de  vigilance,  il  regarda  fon 
royaume  comme  fa  famille,  &:  comprit 
qu'il  n'étoit  fouverain  de  (ts  fujets  que 
pour  en  être  le  père. 

Et  ici ,  mes  frères  ,  repréfentez-vous 
le  détail  immenfe  des  foins  de  la  royau- 
té ,  &  un  Prince  qui  veut  fuffire  à  tous  , 
&  à  qui  tous  peuvent  à  peine  fuffire  ; 
aboliflant  le*^  abus,  rétabliffant  la  décence 
&  l'autorité  des  loix  ,  tirant  les  dignirés  pu- 
bliques de  Taviliffement  où  les  choix  in- 
juftes  les  avoient  laiffées  ;  ne  laiiTant  ja- 
inais  les  talents  &  le  mérite,  ou  inutiles, 
ou  malheureux  ;  jaloux  des  droits  de  fa 
Couronne,  plus  jaloux  encore  des  inté- 
rêts de  Dieu;  foutenant  la  majefté  &  les 
prérogatives  du  trône  ,  fans  rien  perdre 
de  l'amour  de  fes  peuples;  toujours  prêt 


DE    SAINT    Louis,   119 

à  écouter  les  plaintes ,  ou  à  conibler  les 
iniieres  :  voulant  être  inftruit  de  tout  pour 
remédier  à  tout  :  ne  cherchant  pas  dans 
lin  abord  inacceffible  le  lecret  d'ignorer 
les  miu\  publics  5  de  peur  d'ctre  obligé 
de  les  foulager;  convaincu  que  rafBiclioii 
eft  un  titre  qui  donne  droit  d'aborder  un 
bon  prince ,  &  qu'il  n'eft  point  de  mal- 
heureux, dont  les  plaintes  ne  méritent  du 
moins  d'être  écoucées;  en  un  mot,  cher 
à  ion  peuple  par  fa  bonté,  redoutable  au 
vice  par  (on  équité ,  précieux  à  TEglife  par 
la  religion  ;  &  perfuadé  que  la  fouverai- 
neté  n'eft  plus  qu'une  tyrannie  des  qu'elle 
n'eft  utile  qu'à  celui  qui  règne  ,  dès  que 
les  peuples  ne  vivent  que  pour  le  prince  ^ 
&  que  le  prince  ne  vit  que  pour  lui  feul. 
Maximes  l'aintes  ;  foyez  à  jamiis  gravées 
-autour  du  diadème  &  dans  le  cœur  de 
ùs  auguftes  defcendants. 

En  effet ,  mes  frères ,  la  bonté  eft  la 
p-emiere  vertu  des  rois.  C'eft  elle,  dit  un 
grand  Roi  lui-même  ,  qui  eft  la  force  &  Prov.  zo. 
le  foutien  de  leur  trône  :  ils  ne  font  puif-  **^' 
fants  que  pour  être  bienfaifants  :  ils  ne  ré- 
gnent proprement  qu'autant  qu'ils  font  ai- 
més :  c'eft  la  naiffance  qui  leur  donne  les 
royaumes;  mais  c'eft  l'amour  qui  leur  for- 
me des  fujets.  Elevé  dans  cqs  maximes, 
&  d'ailleurs  ayant  appris  dans  l'Evangile 
que  les  rois  des  nations  ne  cherchent  qu'à 
dominer  fur  leurs  peuples,  mais  que  les 
rois  chrétiens  ne  doivent  s'appliquer  qu'à 
U%  rendre  heureux,  ce  fut  là  aufïi  laprin- 

Ki, 


aïo      Pour    le    jour 

cipale  occupation  de  Louis.  Sous  les  règnes 
précédents,  &  durant  les  troubles  infépa- 
rables  d'une  longue  minorité  ,  la  France 
prefque  épuifée  avoit  éprouvé  ces  temps 
difficiles ,  où  le  falut  des  peuples  rend  la 
dureté  àcs  charges  publiques  néceffaire  , 
&  où  pour  les  défendre  ,  il  faut  prefque 
les  accabler.  Le  faint  Roi  leur  rendit  avec 
la  tranquillité  ,  la  joie ,  l'abondance  ;  les 
familles  virent  renaître  ces  fiecles  heureux, 
qu'elles  avoient  tant  regrettés  ;  les  villes 
reprirent  leur  premier  éclat,  les  arts  faci- 
lités par  les  largelTes  du  Prince  attirèrent 
chez  nous  les  richefles  des  étrangers  ;  le 
royaume,  déjà  fi  abondant  de  fon  propre 
fonds,  fe  vit  encore  enrichi  de  l'abondance 
de  nos  voifins.  Les  François  vivoient  heu- 
reux ;  &  fous  un  fi  bon  Roi ,  tout  ce  qu'ils 
pouvoient  fouhaiter  à  leurs  enfants  ,  c'é- 
toit  un  fucceffeur  qui  lui  fût  femblable. 

Mais  peu  content  d'être  attentif  aux  be- 
foins  des  particuliers ,  Louis  redoubla  fon 
attention  pour  remédier  aux  miferes  pu- 
bliques ,  &  même  pour  les  prévenir.  C'eft 
le  privilège  &  en  même  temps  le  devoir 
des  grands ,  de  préparer  non-feulement  à 
leur  fiecle,  mais  aux  fiecles  à  venir,  des 
fecours  publics  aux  miferes  publiques  :  no- 
tre faint  Roi  connut  ce  devoir,  &  jamais 
prince  ne  fit  plus  d'ufage  d'un  fi  heureux 
privilège.  Que  de  maifons  faintes  dotées  ! 
eue  de  lieux  de  miféricorde  élevés  par  fes 
libéralités  !  que  d'établifiTements  utiles  en- 
trepris par  fes  foins  î  il  n'eft  point  de  genre 


DE    SAINT    Louis,   m 

de  inilere  à  laquelle  ce  pieux  Roi  n'ait  lailîc 
pour  tous  les  âges  fuivants  une  reiTource 
publique.  Ville  heureufe  qui  le  vîtes  au- 
tretois  rogner,  au  milieu  de  vos  murs  s'c- 
lèvent  encore  &  lublifteront  toujours  des 
édifices  facrés  ,  les  fruits  immortels  de  fa 
charité  &  de  Ion  amour  pour  Ton  peuple. 
Mais  l'enceinte  de  cette  capitale  ne  ren- 
ferma pas  tous  les  foins  bienfailants  de  fa 
magnificence  6<  de  ù  pic^c.  Obligé  fou- 
vent  de  vifiîer  les  provinces ,  &  de  fe 
montrer  à  les  lujets  les  plus  éloignés ,  il 
laifTa  par-tout  des  monum^^nts  durables  de 
fa  miféricorde  &  de  fa  bonté;  &  encore 
aujourd'hui  on  ne  marque  fes  voyages  dans 
les  divers  endroits  du  royaume ,  que  com- 
me autrefois  les  Juifs  marquoient  ceux  des 
Patriarches  dans  la  Paleftine,  c'eft-à-dire, 
par  les  lieux  de  religion  ,  qu'il  éleva  à  la 
gloire  du  Dieu  de  its  pères.  Ses  tréfors 
pouvoient  à  peine  fuffire  à  fes  pieufes  lar- 
gefTes  ;  &  comme  on  lui  remontroit ,  dit 
l'ancien  Hiftorien  de  fa  vie ,  que  ces  dons 
excefSfs  épuifolent  l'épargne,  &  pouvoient 
nuire  à  des  befoins  plus  preflants  :  Il  vaut 
mieux  l'épulfer  ,  répon^oit-il ,  pour  fou- 
lager  les  pauvres  dont  je  fuis  le  père,  & 
que  Dieu  m'ordonne  de  fecourir,  que  pour 
fournir  à  des  profufions  &  à  de  vaines  ma- 
gnificences que  la  royauté  femble  permet- 
tre, mais  que  la  loi  de  Dieu  me  défend* 
Ab/a  il  prenoit  même  fur  fes  propres  be- 
foins les  fonds  deftinés  aux  malheureux; 
&  tout  roi  qu'il  étoit,  il  fe  croyoit  les 

K  iij 


212      Pour    lie.    jour 

.dépenfes  les  moins  fuperflues  interdites  , 
tandis  qu'il  lui  reftoit  encore  des  mlferes 
à  ibulager. 

Quel  exemple,  ô  mon  Dieu,  pour  con- 
fondre un  jour  les  excufes  barbares  que  le 
rang  &  la  nailTance  oppofent  au  devoir  de 
la  miféricorde  !  Eh  !  quoi ,  mes  frères ,  tan- 
dis que  la  magnificence  &  les  plaifirs  pu- 
blics de  cette  ville  fuperbe  y  attirent  de 
toutes  parts  les  étrangers  ;  que  la  pompe 
lafcive  des  théâtres  &  des  fpeftacles  fur- 
paflfe  prefque  celle  des  fiecles  païens  ;  que 
l'orgueil  des  édifices  &  Texcès  bizarre  des 
ameublements  n'a  plus  de  bornes  ;  que  la 
fureur  du  jeu  a  eu  befoin  miême  du  freia 
de  l'autorité  fouveraine  ;  que  le  luxe ,  croif- 
fant  tous  les  jours,  commence  à  devenir 
tin  ufage  onéreux  &  infoutenable  au  monde 
même  qui  l'a  inventé  ;  que  c'efl  d'ici  qu'il 
fe  répand  dans  toute  l'Europe,  &  que  nos 
voifins  viennent  en  chercher  chez  nous  le 
modèle  :  en  un  mot ,  tandis  qu'il  n'eft  point 
de  profufion,  dont  cette  ville  fomptueufe 
ne  donne  l'exemple  aux  autres  peuples  , 
les  miferes  publiques  y  feront  négligées  } 
les  maifons communes  de  miféricorde,  que 
les   villes  païennes  elles-mêmes  entrete- 
noient  avec  tant  de  foin  &  de  magnificen- 
ce ,  tomberoient  faute  de  fecours  au  mi- 
lieu de  la  nôtre?  les  pauvres  manqueroient 
de  reflfource  publique  &  particulière  ?  le 
zèle  des  gens  de  bien  ne  feroit  plus  fécon- 
dé ?  les  œuvres  les  plus  utiles  feroient  dé- 
laiffées  :  &  les  larmes  de  tant  d'infortunés 


DE    SAINT    Louis,   iij 

qui  y  venoient  chercher  un  afyle ,  l'y  cher- 
cheront en  vain,  &  ne  trouveront  plus  de 
main  charitable  qui  les  effuie?  Dieu  vous 
jugera  ,  mes  frères  ;  &  clans  fon  tribunal 
terrible  vos  richefl'es  s'ëlcveront  contre 
vous ,  &  fe  plaindront  que  vous  les  avez 
fait  fervir  à  la  vanité  &  à  la  volupté;  elles 
qui  croient  deftinéesà  glorifier,  par  des  ufa- 
ges  miféricordieux,  le  (buverain  Difpenfii- 
teur  qui  vous  les  avoit  confiées. 

Ainfi  la  piété  &  l'humanité  du  faint  Roî 
faiibit  la  félicité  de  fon  peuple.  Accefîîble 
à  tous,  il  ne  difputoit  pas  même  au  dernier 
de  (qs  fujets  le  plaifir  de  voir  fon  Souve- 
rain :  leur  montrant  toujours  un  vifage 
rbnt,  tempérant  par  l'affabilité  la  majefté 
du  trône;  jettant,  comme  Moïfe,  un  voile 
de  douceur  &:  de  tempérament  (uc  i'éclat 
de  fa  perfonne  &  de  fa  dignité,  pour  ralTu- 
rer  les  regards  de  ceux  qui  l'approchoient; 
&  fe  dépouillant  fi  fort  de  tout  le  fafte  qui 
environne  la  grandeur,  qu'en  l'abordant, 
on  ne  s'appercevoit  prefque  qu'il  étoit  le 
maître ,  que  lorfqu'il  accordoit  des  grâces. 
L'affabilité  &  l'humanité  feroient  les  ver- 
tus naturelles  des  grands,  s'ils  fe  fouve- 
noient  qu'ils  font  les  pères  de  leurs  peu- 
ples :  le  dédain  &  la  fierté,  loin  d'être 
les  prérogatives  de  leur  rang,  en  font  l'a- 
bus &  l'opprobre  ;  &  ils  ne  méritent  plus 
d'ctre  maîtres  de  leurs'  fujets,  des  qu'ils 
oublient  qu'ils  en  font  les  pères  :  cette 
lec^on  regarde  tous  ceux  que  leurs  digni- 
tés établiffent  fur  les  peuples.  Hélas  !  fou* 

K  iv 


224      Pour    le    jouk 

VQTït  on  lailTe  à  rautorité  un  front  fi  leverc 
&  un  abord  fi  difficile  ,  que  les  affligés 
comptent  pour  leur  plus  grand  malheur 
la  nëceflîté  d'aborder  celui  duquel  ils  en 
attendent  la  délivrance.  Cependant  les  pla- 
ces qui  nous  élèvent  fur  les  peuples ,  ne 
font  établies  que  pour  eux  :  ce  font  les  be- 
foins  publics  qui  ont  formé  les  dignités  pu- 
bliques ;  &:  il  Tautorité  doit  être  un  joug 
accablant ,  elle  doit  l'être  pour  ceux  qui 
l'exercent  &  qui  en  font  revêtus ,  &  non 
pour  ceux  qui  l'implorent  ^  &  qui  vien- 
nent y  chercher  un  afyle. 

Il  eft  vrai  que  la  bonté  toute  feule  fe- 
roit  dangereufe  dans  les  foins  publics ,  fi 
elle  n'étoit  tempérée  par  une  jufte  févi- 
rité  ;  &  que  comme  les  princes  portent  le 
fceptre  pour  marquer  qu'ils  font  les  paf- 
teurs  de  leurs  peuples  &  qu'ils  doivent 
pourvoir  ,à  leurs  befoins  ,  ils  portent  aufîi 
le  glaive  pour  fe  fouvenir  qu'ils  font  éta- 
blis pour  en  corriger  ou  punir  les  abus  : 
ç'eft  ce  que  le  faim  Roi  n'ignora  pas.  Les 
diffentions  civiles ,  la  foiblefle  des  règnes 
précédents ,  l'ignorance  même  &  la  cor- 
ruption de  ces  temps  malheureux  avoient 
confondu  dans  le  Royaume  la  majefié  des 
loix  avec  la  licence  des  ufages.  Au  mi- 
lieu même  de  la  capitale ,  &  fous  les  yeux 
du  Prince  ,  étoient  revêtus  de  l'autorité 
publique  des  hommes  corrompus  qui  abu- 
foient  des  loix  ,  &  auprès  defquels  l'indi- 
gence étoit  le  feul  crime  auquel  on  ne 
taifoit  point  de  grâce»  Sous  de  tels  cen- 


DE    SAINT    Louis,   iiç 

(eurs  des  défordres  publics,  vous  compre- 
nez afl'ez  quelle  devoir  être  dans  ce  iiecle 
infortuné  ,  la  diicipline  des  mœurs.  Il  s'é- 
toit  répandu  dans  toutes  nos  villes  une 
tbule  d'Hiftîions,  qui  fur  des  théâtres  im- 
purs corrompoient  les  peupFes;  &:  qui  mê- 
lant même  les  myfteres  (aints  de  la  reli- 
gion dans  leurs  tades  &  indécents  fpefta- 
cles ,  débitoient  avec  impudence  des  obf- 
cénirës  que  ce  mélange  impie  &:  ridicule 
rendoit  encore  plus  facrileges ,  mais  dont 
la  grollîéreté  de  ces  temps  ne  permettoit 
pas  alors  de  fentir  toute  l'mfamie  &c  toute 
l'impiété.  De  ces  écoles  publiques  de  lu- 
bricité naifioit,  comme  il  arrive  toujours  ^ 
un  débordement  de  vices  ;  &  la  France 
plus  civilifée  depuis  qu'elle  avoit  embraflé 
la  foi  chrétienne ,  avoit ,  ce  femble  ,  re- 
pris ,  par  cette  effrénée  licence ,  la  barba- 
rie de  fes  ancêtres.  A  de  fi  grands  maux, 
le  faint  Roi  crut  qu'il  falloit  appliquer  de 
grands  remèdes.  Il  commença  par  établir 
ces  règlements  utiles  qui  font  tant  d'hon- 
neur encore  aujourd'hui  à  la  jurifprudence 
du  royaume  :  des  perfonnages  intègres  &C 
éclairés  furent  choifis  pour  préfider  à  fes 
côtés  à  la  juftice  &  aux  jugements.  Des 
hommes  nouveaux  élevés  fur  les  ruines 
des  peuples  &  peu  capables  d'être  touchés 
des  miferes  publiques  ,  dont  ils  avoient 
été  eux-mêmes  les  auteurs ,  ne  parurent 
plus  affis  parmi  les  anciens  d'Ifraél  :  le  bien 
&  la  faveur  n'élevèrent  plus  à  des  charges, 
#ù  il  ne  faut  que  de  la  lumière,  du  défin- 

K  V 


2i6      Pour    le    jour 

téreffement  &  de  l'équité  :  on  chercha 
dans  tout  le  royaume  d^s  hommes  de 
ce  caraftere  ;  &  fouvent  le  mérite ,  ap- 
pelle des  lieux  les  plus  éloignés  &  de  la 
iîtuation  la  plus  obfcure  ,  venoit  rem- 
plir le  premier  tribunal  de  la  ville  capi- 
tale. Le  don  le  plus  précieux  que  les  rois 
puiffent  faire  à  leurs  peuples,  c'eft  de  ne 
confier  leur  autorité  qu'à  des  hommes 
qui  ii^cn  ufent  que  pour  les  peuples  eux- 


mêmes. 


Ainfî  ie  rétablilToit  tous  les  jours  la  ma- 
jefté  des  loix  &  la  bienféance  des  mœurs 
publiques.  On  vit  bientôt  la  fource  des  dé- 
sordres publics  arrêtée  ,  les  lieux  de  honte 
&  d'ignom^inie  profcrits ,  les  théâtres  im- 
purs renverfés ,  les  fpeftacles  dont  nous 
avons  tant  de  peine  aujourd'hui  à  vou$ 
faire  comprendre  le  danger  par  toutes  les 
règles  de  la  foi,  interdits  comme  des  cri- 
mes par  les  loix  mêmes  de  Tétat;  &  les 
comédiens ,  que  le  monde  du  plus  haut 
rang  ne  rougit  pas  aujourd'hui  d'honorer 
de  fa  familiarité  ,  &  auxquels  des  parents 
chrétiens  ofent  même  confier  le  foin  d'inf- 
truire  leurs  enfants  de  tous  les  arts  propres 
à  plaire  ,  déclarés  infâmes  &  bannis  du 
royaume  comme  des  corrupteurs  publics 
des  mœurs  &  de  la  piété. 

Mais  fi  le  faint  Roi  purgea  l'état  par  la 
févérité  de  Cqs  joix ,  quels  furent  (es  foins 
pour  rétablir  la  majefté  du  culte  &  la  fain- 
teté  des  autels!  Les  François,  peuple  fier 
&  belliqueux,  en  conquérant  les  Gaules, 


DE    SAINT   Louis.   217 

y  avoient  porte  avec  eux  une  efpece  de 
barbarie  &c  de  férocité  inféparables  d'une 
nation  dont  la  guerre  avoit  été  jufques- 
là  la  Teule  occupation  ,  &  que  la  foi  qu'elle 
embrafla  depuis  n'avoir  pas  encore  adou- 
cie :  nos  premiers  Rois  mêmes  conierve- 
rent  long-temps  ce  refte  de  férocité  ;  & 
leurs  règnes  furent  prefque  toujours  fouil- 
lés de  fang  &  de  carnage.  La  religion  qui 
wionta  fur  le  trône  avec  le  grand  Clovis, 
y  fit  monter  avec  elle  plus  de  clémence  & 
d'humanité  ;  mais  Tefprit  bouillant  de  la 
nation  ne  changea  pas  fitôt  :  &  quoique  TE- 
glife  de  France ,  toujours  célèbre  par  fes 
lumières  &  par  fa  piété,  ne  fût  pas  dépour- 
vue alors  de  faints  pafteurs;  la  plupart  de 
ceux  que  nos  rois  élevoient  à  ces  dignités 
faintes,  en  quittant  l'habit  du  fiecle  ^  n'en 
quittoient  pas  les  moeurs  &  les  abus  ;  &  fe 
trouvant  par  le  droit  de  leurs  Eglifes,  fei- 
gneurs  de  fiefs  confidérables  &c  d'un  grand 
nombre  de  vaflTaux ,  on  les  voyoit  fouvent 
plus  occupés  à  faire  la  guerre  à  leurs  voi- 
ïins  y  qu'à  inftruire  &  édifier  leurs  peuples. 
Delà  l'ignorance,  le  relâchement,  l'oubli 
des  règles ,  le  mépris  de  la  difcipline  n'a- 
voient  pas  manqué  de  paflTer  des  premiers 
pafteurs  dans  tout  le  refte  du  clergé  :  & 
quoique  fous  les  règnes  précédents ,  les  évê- 
ques  fouvent  affemblés  ,  n'euiTent  rien  ou- 
blié pour  remédier,  à  ce  fcandale  par  des 
règlements  utiles  qui  font  encore  aujour- 
d'hui un  des  plus  précieux  monuments  de 
i'Eglife  de  France;  néanmoins  la  plaie  n'é- 

K  vj 


iiB     Pour    le    jour 

toit  pas  encore  tout-à- fait  fermée,  quand 
Je  faint  Roi  monta  fur  le  trône. 

Auffi  ,  perfuadé   que  fa  puiffance  ,  qui 
venolt  de  Dieu  ,  ne  lui  avoit  été  donnée 
que  pour  faire  régner  Dieu  fur  fon  peu- 
ple; que  les  rois  n'étoient  établis  que  pour 
protéger  &  agrandir  le  royaume  de  Jefus- 
Chrift  fur  la  terre  ;  &  que  les  Céfars ,  com- 
me le  difoit  autrefois  TertuUien ,  ne  naif- 
foient  que  pour  les  fidèles  :  les  intérêts  de 
la  religion  devinrent  un  de  fes  foins  les 
plus  chers  ck  les  plus  prenants.  Il  comprit 
d'abord  que  la  première  fource  des  maux 
de  l'Eglife  eft  toujours  dans  l'incapacité  ou 
le  dérèglement  de  ceux  qui  en  rempliffent 
les  premières  places  ;  que  fous  des  pafteurs 
ignorants  ou  mondains  ,  la  doftrine  s'af- 
foiblit  ,  &  le  culte  peu-à-peu  dégénère  ; 
Se  que  l'arche  fainte  ne  tarde  pas  de  tom- 
ber  dans  l'avililTement  ,    &   de  devenir 
même  la  rifée  des  Philiftins,  dès  que  les 
enfants  d'Héli  en  font  établis  les  princi- 
paux dépositaires.  Le  faint  Roi  commença 
donc  à  rétablir  la  fainteté  &  la  majefté 
du  fanétuaire  ,  en   élevant  aux  premières 
dignités,  des  minières  fidèles.  LanaifTance, 
la  brigue  ,  la  faveur  ne  donnèrent  plus  des 
guides  aux  peuples  &  des  pafieurs  aux  égli- 
ies  :  îa  difpenfation  des  honneurs  facrés  ne 
fut  plus  une  intrigue  de  Cour,  mais  une 
afFaire  de  religion  :  les  fervices  rendus  à 
l'état  ne  furent  plus  payés  des  revenus  & 
des  honneurs  du  fanduaire  :  un  miniftere 
de  paix  &  de  douceur  ne  fut  plus  le  prix 


OE     SAINT     Loris.     119 

du  fang  &   la   récompenfc  des  vl6ïolres. 
Oti  n'eut  égard  aux  follicitatlons,  que  pour 
exclure   ceux  qui  étoient  allez  téméraires 
pour  iblUciter  Se  s'appeller  eux-mcmes  : 
on  tira  de  robfcurité  des  cloîtres  ce  que 
ces  pieux  afyles ,  i\  fertiles  alors  en  grands 
hommes,  avoient  déplus  (aint  &  de  plus 
éclairé  :  on  élevoit  ceux  qui  avoient  lu  fe 
cacher;  &  pour  être  digne  des  premières 
places ,  il  falloir  avoir   eu  le  courage  de 
les  refuiér.  O  mon  Dieu,  renouveliez  cet 
cfprit  primitif  dans  le  relâchement  de  nos 
fiecles!  Secondez  les  faintes  intentions  d'un 
Monarque  religieux  ;  &  au  milieu  des  cu- 
pidités humaines  dont  le  trône  eft  toujours 
environné,  cachées   même   fouvent  fous 
les  apparences  de  la   vertu  ,  éclairez  Tes 
yeux  li  favorables  à  la  piété  !  montrez-lui 
vous-même  ceux  que  vous  avez  choifis  ; 
&  continuez  à  protéger  votre  Eglife ,  en 
confervant   un  Prince  qui ,  fur  les  traces 
de  fon  faint  Prédéceffeur,  regarde  comme 
la  fonélion  la  plus  importante  de  fa  cou- 
ronne ,  de   donner  aux  peuples  de  faints 
pafteurs  ,  &  à  TEglife  des  miniftres  fidèles. 
Mais  ce  ne  fut  pas  alTez  même  pour  faint 
Louis  d'élever  des  hommes  pieux  &  ha- 
biles aux   honneurs  facrés  ;  il  les  honora 
de  fa  familiarité.  Ce  que  fon  fîecle  avoit 
alors  de    plus  illuftre  en  doftrine   ou  en 
fainteté,  venoit  prefque  tous  les  jours,  ou 
le  délaffer  des  foins  de  la  royauté  par  des 
difcouisde  falut ,  ou  les  partager  avec  lui 
par  d^s  confeils  utiles,  Thomas,  Bonaveii- 


230        P   O   U  R     L  E      J  O   U   R 

ture,  Robert  Sorbon  ,  ces  hommes  fî  cé- 
lèbres &  fi  faints,  parurent  fouvent  affis 
à  fa  table  :  &  en  honorant  ainfi  la  fcience 
&  la  piété,  non-feulement  il  montroitque 
lâ  familiarité  des  bons  princes  devroit  être 
la  récompenfe  du  mérite  &  de  la  vertu; 
mais  encore  que  la  royauté  elle-même  ne 
fournit  pas  de  plaifirs  plus  vifs  &  plus  purs, 
que  ceux  qui  fe  goûtent  avec  des  amis  faints 
&  fidèles.  Et   c'eft  ainfi  que  dès-lors  on 
commençoit  à  voir  ce  que  nous  voyons 
aujourd'hui  fous  un  règne  encore  plus  flo- 
riffant,  c'eft-à-dire,  le  palais  du  prince  de- 
venu l'afyle  des  fciences  &  des  lettres; 
les  favants  afifemblés  autour  du  trône,  y 
faire  tous  les  jours  de  nouveaux  progrès 
dans  la  connoiffance  de  la  nature,  y  polir 
les  mœurs  &  le  langage ,  renouveller  Télo- 
quence  des  bons  fiecles ,  éclairer  ce  que 
l'antiquité  a  de  plus  obfur  &  de  plus  cu- 
rieux; &c  par-là  la  France  devenue  l'école 
publique  de  toute  l'Europe,  &  les  hommes 
doftes  s'y  multiplier  autant  par  le  génie  heu- 
reux de  la  nation ,  que  par  les  largefi^es  du 
Souverain ,  qui  ne  laiflTe  jamais  fans  récom- 
penfe les  talents  &  le  mérite. 

Un  règne  accompagné  de  tant  de  fa- 
gefîe  &  de  juftice ,  fut  bientôt  propofé  com- 
me le  modèle  de  tous  les  règnes^,  &  rendit 
le  faintRoi  Tadmiration  de  toutes  les  Cours 
de  l'Europe.  Nos  voifins  de  tout  temps  ja- 
loux de  la  grandeur  &  de  la  gloire  de  la 
monarchie  ,  la  voyoit  profpérer  fans  en- 
yie  fous  un  Monarque  dont  ils  é«toient  for- 


DE    SAINT   Louis,   iji 

ces  (Vadmirer  la  prudence  &  la  vertu  ;  ils 
cherchoient  plus  à  étudier  &  imiter  la  far 
geffe  du  gouvcri\ement  &  le  bonheur  de 
Ion  règne ,  qu'à  venir  le  troubler.  On  les  * 
voyoit  mcme  venir  mettre  aux  pieds  de 
fon  trône  leurs  dilientions  &  leurs  querel- 
les ;  s'en  remettre  à  fa  déciiîon  feule  de 
tous  leurs  intérêts;  &  malgré  les  raifons 
d'état,  qui  fembloient  nous  rendre  leurs 
querelles  utiles,  ils  trouvoient  toujours  en 
lui  un  juge  équitable  &  délintéreifé  ,  qui 
régloit  leurs  différends ,  qui  afloupiflbit  leurs 
animolités,  &  qui,  en  les  réunifiant,  ne 
failbit  que  réunir  en  fa  faveur  leur  admi- 
ration &  leurs  hommages.  Non  ,  mes  frè- 
res ,  c'cft  déshonorer  la  foi  des  chrétiens  ' 
ôc  blarphcmer  contre  elle,  d'ofer  foute- 
nir  que  les  maximes  de  l'Evangile  ne  s'ac- 
cordent guère  avec  celles  du  gouverne- 
ment. La  religion  qui  établit  les  rois,  feule 
conferve  &  foutient  les  royaumes  :  la  pru- 
dence de  la  croix  f^it  régner  encore  plus 
fièrement  que  la  faufie  prudence  de  la  chair: 
l'ambition  &:  la  mauvaife  foi  ont  renverfé 
beaucoup  de  trônes  :  mais  la  juftice  &  la 
piété  les  ont  toujours  affermis. 

La  fource  de  cette  illufion ,  c'eft  qu'on 
regarde  la  piété  comm.e  le  partage  d'une 
ame  foible  &  timide  ;  &  qu'on  ne  croit  pas 
que  les  vertus  militaires,  qui  fuppofent  du 
courage,  de  l'ardeur,  de  l'élévation,  puif- 
fent  s'allier  dans  un  cœur  avec  la  tendrefîe 
de  la  charité,  la  paix  &  la  douceur  de  l'in- 
Tiocence;  comme  s'il  falloit  être  vicieux 


t'^l       P   O  U   R     L  E     J   O  U  R 

pour  être  vaillant  ,  au-lieu  que  !a  valewr 
la  plus  lure  eft  celle  qui  prend  fa  fource 
dans  la  vertu.  Auffi  le  Héros  dans  notre 
pieux  Monarque  ,  ne  fut  pas  moindre  que 
le  faint.  A  la  tête  des  armées ,  ce  n'étolt 
plus  ce  Roi  pacifique ,  acceffible  à  les  fu- 
jets;  afîîs  fous  le  bois  de  Vincennes  avec 
une  affabilité,  que  la  fimplicité  du  lieu  ren- 
doit  encore  plus  refpeftable;  réglant  les  in- 
térêts des  familles;  réconciliant  les  pères 
avec  les  enfants;  démêlant  les  paflions  de 
réquité;  afifirant  les  droits  de  la  veuve  &C 
de  l'orphelin;  paroiilant  plutôt  un  père  au 
milieu  de  fa  famille  ,  qu'un  roi  à  la  tête 
de  fes  fujets;  entrant  dans  des  détails  dont 
des  fubalternes  fe  feroient  crus  déshono- 
rés ,  &  ne  trouvant  indigne  d'un  prince 
&  indécent  à  la  majefté  des  rois,  que  d'i- 
gnorer les  befoins  de  leurs  peuples. 

Ce  n'étoit  plus ,  dis-je  ,  ce  Roi  pacifi- 
que &c  clément  :  c'étoit  un  héros  toujours 
plus  intrépide  à  mefure  que  le  péril  au- 
gmentoit  ;  plus  magnanime  dans  la  défaite 
que  dans  la  viftoire;  terrible  à  fes  enne- 
mis, lors  même  qu'il  étoit  leur  captif.  Elevé 
fur  un  trône  que  les  troubles  de  la  mino- 
rité avoient  affoibli,  avec  quelle  valeur  en 
rétablit-il  la  gloire  &  la  majefté  !  Les  grands, 
fous  prétexte  de  mécontentement  contre 
la  Régente,  avoient  pris  les  armées  contre 
leur  Roi  :  un  Prince  de  fon  fang  à  la  tête 
des  rebelles  entrainoit  tout  dans  fon  parti; 
&  dé*]a  la  plupart  des  provinces,  gouver- 
nées alors  par  de  petits  fouverains,  ne  vou- 


DE  SAINT  Louis.  23^ 
loient  plusreconnoître  le  Maître  commun. 
Le  jeune  Louis ,  ^^^  milieu  de  ces  troubles, 
(î  dangereux  à  une  autorité  naifTante ,  af- 
femble  des  troupes,  pourfuit  les  rel)clles , 
prend  les  villes,  ramené  les  provinces  au 
devoir.  Le  Prince  chef  de  la  révolte  de- 
mande la  paix  :  les  grands  luivent  fon  exem- 
ple; obligés  de  venir  implorer  la  clémence 
du  vainqueur  ,' ils  font  furpris  de  retrou- 
ver un  père;  &:  le  voyant  p\r-tout  plus 
grand,  ou  que  le  danger  ,  ou  que  !a  vic- 
toire ,  ils  s'applaudifient  d'un  malheur  qui 
les  a  rendus  à  un  fi  bon  Maître ,  &  qui 
leur  a  fait  connoître  un  fi  grand  Roi. 

En  fubjuguant  alniî  les  ennemis  domef- 
tiques,  notre  pieux  Héros  s'exerçoit  à  com- 
battre un  jour  les  enntmls  de  la  foi.  Il 
voyoit  avec  douleur  les  armes  des  prin- 
ces chrétiens  employées  à  s'exterminer  les 
uns  les  autres,  &:  leurs  triftes  divifions  au- 
gmenter tous  les  jours  Tinfolence  &  les 
conquêtes  des  nations  infidelles.  PoufTé  d'un 
zele  faint,  il  fort  comme  un  autre  Abra- 
ham de  fa  terre ,  &  de  la  maifon  de  fes 
pères  :  il  s'arrache  à  tous  les  délices  du  trô- 
ne; &  à  la  tête  de  fes  plus  vaillants  fu- 
jets ,  il  vole  venger  la  gloire  de  Jefus- 
Chrift  outragée  par  des  barbares  qui  fou- 
loient  encore  aux  pieds  une  partie  des  lieux 
faints  de  la  Paîeftine,  &  mena(^oient  d'en- 
vahir le  refte  que  la  valeur  des  François 
venoit  de  conquérir  depuis  peu.  Terre  in- 
fortunée ,  qui  arrofée  du  l'ang  de  Jelus- 
Chrift,  ôc  confacrée  par  les  myfteres  qi» 


154  Pour  le  jour 
ont  opéré  le  falut  de  tous  les  hommes^ 
gémifléz  pourtant  encore ,  malgré  les  ef- 
forts de  nos  pères  ,  fous  une  dure  iérvi- 
tude^pour  iervir  fans  doute  de  inonuinent 
jufqu'à  la  fin,  à  la  vérité,  des  prédirions 
du  Sauveur  &  à  la  trifte  réprobation  des 
Juifs  ;  terre  infortunée  ,  vous  rappellâtes 
alors ,  en  voyant  ce  pieux  Héros  armé  pour 
la  délivrance  de  la  fainte  Jérufalem ,  vous 
rappellâtes  vos  anciens  jours  de  gloire  & 
dalégreffe  :  vous  parûtes  animée  d'une 
nouvelle  efpérance  :  vous  crûtes  revoir  les 
Jofué ,  les  Gédeon ,  les  David  à  la  tête 
de  vos  tributs ,  qui  venoient  brifer  votre 
i-oug,  &  vous  délivrer  de  la  fervitude  &  de 
Toppreflion  d'un  peuple  incirconcis  :  mais 
Je  temps  de  votre  délivrance  n'étoit  pas 
encore  arrivé  :  le  crime  de  vos  pères  n'étoit 
pas  encore  expié;  &  le  Seigneur  ne  vou- 
loit  que  glorifier  fon  Serviteur  en  l'éprou- 
vant, &  point  du  tout  mettre  fin  à  vos 
malheurs  &  à  votre  ignominie, 

Cependarit  tout  femblolt  annoncer  des 
fuccès  heureux  :  la  fainteté  de  Tentrepri- 
fe,  le  zèle  ardent  d'une  nation  accoutumée 
à  vaincre ,  le  bonheur  de  la  première  ex- 
pédition conduite  par  le  vaillant  Gode- 
froijles  prières  de  toute  l'Eglife,  qui  don* 
nent  toujours  une  nouvelle  force  aux  ar- 
mées qui  vont  combattre  pour  la  gloire 
du  Seigneur;  &  enfin  la  valeur  &  la  piété 
du  Prince  ,  à  qiii  la  religion  feule  avoit 
înfplré  ce  grand  &  pieux  projet.  Je  dis  fa 
valeur.  Car,  mes  frères,  qui  pourroit  re- 


DE    SAINT    Louis.   i3f 

dire  ici  tout  ce  qi^e  ion  courage  lui  fit  en- 
treprendre crhëroïque  clans  une  guerre  (i 
femeufe  par  les  malheurs  &  par  fa  foi.  Tan- 
tôt arrivé  au  port  de  Damiette,  impatient 
de  venger  la  gloire  du  Seigneur,  il  fe  jette 
dans  Teau  Pépée  à  la  main  &  le  bouclier 
pendu  au  col;  Se  devançant  (es  troupes  à 
la  vue  de  Tennemi ,  Ou  eft  le  Dieu  de 
Louis,  s'écrie-t-il  comme  un  autre  Théo- 
dofe  ?  raffure  les  fiens  ébranlés  par  la  gran- 
deur du  péril ,  g!ace  les  ennemis  par  la 
fierté  de  fa  contenance,  &:  Damiette  de- 
vient la  conquête  de  fa  foi  &  de  fa  valeur. 
Tantôt  courant  par-tout  où  le  péril  de- 
vient plus  grand,  e:ïpofant  à  tout  moment 
avec  fa  perfonne  le  falut  de  fon  armée  ; 
fourd  aux  remontrances  des  fiens,  le  jet- 
tant  dans  la  mêlée  comme  un  fimple  fol- 
dat ,  il  ne  fe  fouvient  qu'il  eft  roi ,   que 
pour  fe  fouvenir  qu'il  eft  obligé  de  don- 
ner fa  vie  pour  le  falut  de  fon  peuple.  Tan- 
tôt invincible  même  dans  les  fers,  fon  cou- 
rage &  fa  grandeur  n'y  perdent  rien  de 
la  majefté  dL\  trône  ;  &  tout  captif  qu'il 
eft ,  il  fait  fe  faire  rendre  des  hommages 
par  des  vainqueurs  barbares. 

Non,  mes  frères;  (&  c'eft  ici  le  fruit 
de  cette  première  partie  de  mon  difcours:) 
les  grandes  qualités  que  le  monde  admire  y 
ne  font  héroïques  que  dans  les  faints  :  par- 
tout ailleurs  elles  font  des  partions  ou  des 
foibleffes.  La  piété  eft  la  fburce  du  vrai 
mérite  :  les  aftions  les  plus  brillantes  des 
pécheurs,  rapprochées  de  la  corruption  du 


136     Pour    le    jour 

cœur  d'où  elles  partent ,  rouglfTent  tou- 
jours de  la  baiTelTe  de  leur  origine;  il  en 
eft  d'elles  comme  de  ces  nuées  éclatantes, 
qui  n'ont  de  beau  que  le  fpeftacle  ,  mais 
qui  fe  font  foi mées  dans  la  plus  vile  boue 
des  marais.  On  applaudit  aux  viftoires  d'un 
conquérant  :  mais  fi  fon  cœur  eft  corrom- 
pu ,  mais  s'il  ne  craint  pas  le  Seigneur,  on 
peut  louer  fes  fuccès,  mais  le  héros  mé- 
rite peu  de  louanges ,  &  Von  prend  pour 
grandeur  d'ame  ,  ou  une  férocité  de  na- 
turel, qui  le  rend  intrépide,  ou  une  ivreflfe 
de  raifon  qui  lui  cache  le  danger,  ou  une 
baiTelTe  d'ame  qui  s'expofe  &  rifque  tout 
pour  s'attirer  de  vains  honneurs  &  de  vains 
éloges.  On  loue  îa  fermeté  d'un  homme , 
que  Tadverfité  ne  peut  abattre  :  mais  fî 
le  principe  de  fa  confiance  n'eft  pas  dans 
fa  foi  ,  dans  la  confolation  de  fa  propre 
confcience,  &  dans  la  foumiflion  aux  or- 
dres de  Dieu  qui  le  frappe;  c'efl:  un  im- 
porteur  qui  fe  trahit  &  qui  nous  trompe  , 
ou  un  barbare  qui  n'a  pas  même  afTez  de 
naturel  pour  s'affliger. 

Soyez  donc  faints,  mes  Frères ,  fî  vous 
voulez  être  véritablement  grands.  La  piété, 
que  vous  regardez  comme  une  foiblefîe , 
feule  anoblit  le  cœur,  l'élevé  au-deffusdes 
paflions  vulgaires,  &c  forme  feule  les  gran- 
des qualités,  parce  qu'elle  feule  nous  fait 
agir  par  de  grands  principes.  Ceft  ainfi  que 
faint  Louis  fut  un  grand  Roi  devant  le  mon- 
de ,  parce  qu'il  fut  un  Roi  faint  aux  yeux: 
de  Dieu.  Mais  ce  n'eftpas  afTez  :  il  crut 


DE    SAINT    Louis.   137 

qu'il  devoir  cire  (raiitant  plus  faint  aux 
yeux  de  Dieu  ,  qu'il  étoit  plus  grand  de- 
vant le  monde;  c'eft  ce  qui  nie  refte  à 
vous  montrer. 


I 


L  n'eft  pas  d'erreur  plus  répandue  dans  n. 
le  monde  que  celle  qui  nous  tait  regarder  ^artijc. 
le  rang  &c  la  naifîance  comme  des  titres  qui 
adoucilTent  à  notre  égnrd  les  obligations  de 
l'Evangile.  On  croit  que  Textreme  difpro- 
portion  qui  fe  trouve  entre  les  de voirsd^ine 
vie  chrétienne,  &:  les  ufages  iniéparahles 
de  la  grandeur,  doit  modérer  en  notre  fa- 
veur l'auftérité  des  règles  faintes ,  comme 
fi  les  ol}ftacles  de  falut  qui  font  la  peine 
&  la  malédiftion  de  la  profpérité  ,  pou- 
voient  en  devenir  eux-mcmes  un  privilège 
qui  leur  en  facilitât  les  voies;  &  que  ce 
qui  fait  le  péril  &  le  malheur  des  grands  , 
dût  en  faire  en  même  temps  la  fureté  & 
l'avantage.  On  fe  perfuade  que  plus  nous 
fommes  élevés,  plus  le  mérite  de  nos  œu- 
vres les  plus  légères  croît  devant  Dieu  ; 
&  que  pour  peu  que  nous  faffions  pour 
le  Ciel ,  nos  foibles  efforts  enflés  de  nos 
titres  &:  de,  nos  dignités,  ont  le  même 
poids  dans  la  balance  du  fouverain  Juge, 
que  les  juftices  les  plus  abondantes  &  les 
œuvres  les  plus  faintes  &  les  plus  pénibles 
des  âmes  vulgaires. 

A  une  illufion  fi  commune  faint  Louis 
oppoia  les  vues  de  la  foi.  Loin  d'envifagcr 
la  royauté  comme  un  rang  qui  juftifie  des 


^3^'  Pour  le  jour 
mœurs  voliiptueufes  &  toutes  fenfuelles^ 
il  comprit  avec  laint  Ambroife  ,  que  plus 
il  avoit  reçu  ,  plus  on  exigeroit  de  lui;  & 
que  les  périls  du  trône  étant  infinis ,  les 
fautes  prefque  irréparables  ,  les  exemples 
du  Souverain  elTentiels ,  il  avoit  befoin  de 
plus  de  vigilance ,  pour  y  conferver  fon 
ame  pure  ;  de  plus  de  mortification  ,  pour  y 
expier,  outre  fes  propres  foibleffes ,  tant 
de  fautes  étrangères ,  inévitables  dans  les 
grandes  places;  &  enfin  de  plus  de  fidé- 
lité dans  le  détail  de  Tes  devoirs  domefti- 
ques  5  pour  y  être  le  modèle  de  fes  peuples^ 

Je  dis  en  premier  lieu,  de  plus  de  vi- 
gilance pour  y  conferver  fon  ame  pure. 

En  effet,  mes  frères,  tout  eft  péril  dans 
la  dignité  fouveraine  :  l'orgueil  que  nour- 
rilTent  des  adulations  injuftes  ;  les  paffions 
auxquelles  applaudiiTent  toujours  des  com- 
plaifances  bafîes  ;  les  plaifirs  que  facilite 
l'autorité  fuprême  ;  Toubli  de  Dieu  que 
produit  la  multiplicité  des  foins ,  ou  i'oilive 
indolence  ;. enfin  les  ufàges  que  tous  les 
fiecles  ont  reçu ,  mais  que  la  loi  de  Dieu, 
plus  ancienne  que  les  iiecles ,  a  toujours 
réprouvés.  Au  milieu  de  tant  d'écueils ,  le 
plus  dangereux  encore  ,  c'eft  de  ne  pas 
les  connoitre  :  car  les  grands ,  toujours 
loués  &  jamais  inftruits  ,  périffent  d'ordi- 
naire fans  avoir  même  fu  qu'ils  avoient 
lieu  de  craindre. 

Convaincu  de  ces  grandes  vérités  ,  le 
pieux  Prince  régla  fa  vigilance  fur  la  mul- 
titude de  fes   périls.   Les  grands  d'ordi- 


DR    SAINT    Louis.   239 

naire,    des   qu'ils    oublient  Dieu,  ils  ne 
inettent  plus  de  bornes  à  la  licence  :  laf- 
fés  des  défordres  coinmuns ,  il  leur  faut 
cks  excès  bizarres  pour  réveiller  leur  ame 
rafiafiée  de  voluptés  :  &   jul'qnes  dans  le 
crime  même ,  il  n'eft  qu'une  affreufe  dif- 
tindion  d  cnormité  qui  puilTe  leur  plaire, 
Ainfi    ce   Prince  de  JBabylone   n'eût   pas 
trouvé  alfez  de  goût  aux  dilTolutions  im- 
pures de  Tes  feftins,  s'il  ne  les  eût  afîai- 
ibnnées  par  1  impie  profanation  des  vafes 
du  fanftuaire.  Notre  faint  Roi  fe  fit  des 
monftres  des  fautes  les  plus  légères  :  rien 
n'égala  dans  fon  efprit  l'horreur  d'un  feul 
péché  qui  tue  l'ame  ,  &  qui  la  met  dans 
la  diigrace  éternelle  de  fon  Dieu.    11  ne 
pouvoir  comprendre  que  les  hommes  con- 
nuffent  de  plus  grand  malheur  fur  la  terre 
que  celui  de  tomber  dans  le  péché  :  c'ctoit 
là  le  fujet  le  plus  ordinaire  de  fes  entre- 
tiens; &,  comme  il  le  difoit  fouvent ,  la 
perte  de  fon  royaume  lui  eût  paru  un  gain, 
s'il  avoit  fallu  s'en  dépouiller  pour  éviter 
un  feul  crime.  Reffufcitez,  ô  mon  Dieu, 
au  milieu  des  grands  &  des  princes  de  vo- 
tre  peuple  ,  une  foi  fi  vive  &c  fi  digne 
de  la  religion  ;  &  faites-leur  comprendre 
que  dans  la  plus  haute  fortune  ,  &  fur  le 
trône  même,  on  n'eft  plus  rien  &  on  a 
tout  perdu  ,   dès  qu'on  a  eu  le  malheur 
de  vous  perdre. 

Aux  fentiments  ,  faint  Louis  ajouta  les 
précautions  6c  les  remèdes  :  car  qui  ne 
lair,  mes  frères,  que  l'adulation  eft  l'écueil 


140     Pour    le    jour 

des  meilleurs  princes;  que  leurs  vices  ne 
trouvant  autour  d'eux  que  des  yeux  fa- 
vorables &  des  langues  mercenaires ,  ne 
reviennent  jamais  à  eux  que  fous  les  cou- 
leurs flatteufes  de  la  vertu;  &  que  tout 
les  trompe ,  parce  que  l'art  de  leur  plaire  , 
c'efl:  de  les  tromper  ?  Le  faint  Roi  n'eut 
point  de  flatteurs ,  parce  qu'il  n'aima  point 
les  fautes  :  environné  d'un  nombre  d'amis 
faints  &  fidèles  ,  il  les  établiiioit  les  cen-* 
ieurs  de  fa  conduite  :  les  plus  fînceres  lui 
étoient  toujours  les  plus  chers.  Perfuadé 
que  les  princes  n'apprennent  jamais  que  les 
vérités  agréables  ;  qu'on  eft  à  plaindre  fur 
le  trône  de  n'être  puifîant  que  pour  n'a- 
voir pas  un  ami ,  &  de  rendre  les  hom- 
mes faux  &c  timides  par  les  grâces  mômes 
oui  nous  les  attachent,  le  faint  Roi  cher- 
cha dans  les  gens  de  bien  cette  droiture 
de  cœur,  cette  fincérité  de  lèvres,  cette 
liberté  défintéreffée  qu'on  ne  fauroit  trou- 
ver qu'en  eux  feuls.  Il  vouloit  être  inftruit; 
il  ne  vouloit  pas  être  flatté  :  la  vérité  n'eft 
odieufe  qu'à  ceux  qui  craignent  de  la  con- 
noitre. 

Mais  peu  content  d'éviter  les  périls  de 
la  Royauté,  faint  Louis  fe  crut  obligé  d'en 
expier  fans  celle  les  fautes,  ou  inévitables, 
ou  inconnues.  Car,  mes  frères,  quelabyme 
qu'une  grande  place  ,  qui  nous  établit  fur 
les  peuples ,  qui  nous  rend  refponfables 
devant  Dieu  de  la  deftinée  des  villes  & 
des  provinces ,  de  la  tranquillité  des  fa- 
milles, de  Tobfervance  des  loix ,  des  fuites 

de 


DE     SAINT     Louis.     241 

de  la  paix  ou  de  la  guerre,  de  Tabondance 
ou  des  calamités  publiques  ,  de  la  licence 
ou  de  la  difcipline  des  mœurs,  des  artifices 
&  des  pairions  humaines;  des  abus,  ou  im- 
punis, ou  autorifes;  des  vertus,  ou  négli- 
gées, ou  peut-être  perfécutées;  des  grâces 
ou  accordées  au  vice,  ou  refufées  au  mé- 
rite! Grand  Dieu!  vous  ne  rejettez  pas  les 
grands  &  les  puillants  ,  puifque  vous  les 
avez  établis  vous-même  ,  &  qu'ils  tiennent 
leur  puiOance  de  vous  feul  ;  mais  que  les 
grandes  places  folit  de  grands  écueils  pour 
le  falut! 

Plein  de  ces  vues  de  la  fol,  le  (liint  Roî 
gémiiïbit  fans  celle  fous  le  poids  de  la  cou- 
ronne &  fous  la  multiplicité  de  fes  foins 
&  de  fes  devoirs.  Il  n'étoit  pas  ébloui  de 
réclat  qui  environne  le  trône;  il  étoit  ef» 
frayé  des  follicitudes  &  des  obligations  im- 
menfes  cachées  fous  cet  éclat  trompeur.  Il 
puniffoit  fur  fa  propre  chair  les  défordres  pu- 
blics :  il  regardoit  les  péchés  de  fes  peuples 
comme  (es  péchés  propres,  &  fe  croyoit 
obligé  d'expier  tout  ce  qu'il  ne  pouvoit  em- 
pêcher. Sous  l'éclat  de  la  pourpre  royale  il 
cachoit  la  mortification  de  Jefus-Chrift  : 
l'auftérité  d'une  haire  prefque  perpétuelle 
affligeoit  l'innocence  de  fon  corps  :  la  feule 
foumlffion  aux  avis  du  guide  de  fa  con- 
fcience  fufpendolt  quelquefois  cette  prati- 
que douloureufe;  &  des  membres  qui  n'a- 
voient  jamais  fervi  à  la  volupté,  fervoient 
à  la  juftice  &  à  la  pénitence.  Cependant 
après  les  plus  grands  crimes,  on  n'oferoit 

Pancg.  h 


%^%     Pour    le    jour 

l'exîger  des  grands  :  leurs  plus  légères  dé- 
marches de  la  religion  font  accompagnées 
d'éloges  fi  pompeux,  qu'on  les  donneroit 
à  peine  à  la  piété  la  plus  conlommce  : 
ils  font  des  modèles  de  vertus ,  le  moment 
après  qu'ils  ont  ceffé  de  l'être  du  vice  & 
de  la  licence.  Auflî,  comme  le  difoit  faint 
Ambroife  au  grand  Théodofe ,  les  fiecles 
paflés  ont  vu  beaucoup  de  princes  pécheurs 
aflis  fur  lé  trône;  mais  ils  n'y  ont  prefquç 
vu  qu'un  feul  David  pénitent.  Cgmbien  de 
fois  dans  les  calamités  pflbliques.  qui  affli- 
geoient  le  royaume  ,  cette  ville  régnante 
vit-elle  notre  faint  Roi  traverfer  les  rues 
couvert  de  cendres  &  de  cilice  ;  aller  im- 
plorer publiquement  dans  nos  temples  le 
fecours  du  Ciel;  s'offrir  lui-m.eme,  à  l'exem- 
ple de  David,  comme  une  viftime  de  pro- 
pitiation  pour  toutfon  peuple  ;fe  reconnoî- 
tre  feul  coupable  des  malheurs  publics;  6i 
comme  ce  Prince,  dire  au  Seigneur  :  Dé- 
tournez fur  moi  feul,  ô  mon  Dieu,  le 
glaive  de  votre  fureur  &  de  votre  colère  : 
épargnez  ce  peuple  que  vous  avez  choili, 
qui  vous  connoit  &:  qui  vous  adore ,  &C 
dont  peut-être  tout  le  crime  à  vos  yeux 
eft  d'avoir  un  Prince  que  vous  avez  com- 
blé de  faveurs,  &  qui  ne  vous  en  eft  pas 
c./îef.24.plus  fidèle  :  Vcrtatur^  obfccro  ^  maniis  tua 
ï7«  contra  nu  :  ego  fum  qui  pcccavi  ;  ifli  qui 

ovcs  funt  ^  quid  fcccrunt  ? 

Et  au  fond,  mes  frères,  ces  fentiments 
fi  humbles  dans  la  bouche  de  faint  Louis, 
ne  feroient  que  les  difpofitions  les  plus  lé- 


t)  E    SAINT    Louis.   143 
gltimes  des  perfonnes  élevées.  Les  niaN 
heurs  des  peuples  ibnt  prefque  toujours  une 
fuite  des  crimes  des  grands.  Oui ,  mes  frè- 
res ,  le  peuple  (impie  adore  encore  le  Dieu 
de  les  peies  avec  une  toi  humble  &  une 
conibience  Imcere;  la  religion  n'cft  pref- 
que plus  que  pour  lui  :  c'eft  parmi  les  grands 
&  les  puiiTants  que  la  rcliid^ion  devient  un 
problcme  ;  que  la  foi  paiïe  pour  crédu- 
lité; que  rimpiété  n'a  fouvent  d'autre  frein 
que  la  bienféance  ou  la  févérite  religieufe 
du  maître;  que  la  volupté  ne  connoît  pas 
même  les  bornes  facrées  de  la  nature  §£ 
de  l'humanité  ;  &  que  l'ennui  &  la  fa- 
tiété  ,  qui  fuit  les  plaifirs ,  eft  le  partage 
des  plus  vertueux  &  des  plus  fages.  Ce- 
pendant, mes  frères,  c'eft  vous  feuls  qui 
attirez  les  châtiments  publics  fur  les  peu- 
ples; &  c'eft  le  peuple  feul  qui  foufFre  de 
ces  châtiments  publics  :  vous  vous  fervez 
même  tous  les  jours  de  l'excufe  des  ca- 
lamités publiques  pour  diminuer  vos  lar- 
gelTes  &  vous  difpenfer  de  les  foulager  : 
vos  jeux,  vos  tables,  vos  profufions,  vos 
plaifirs  n'y  perdent  rien;  les  devoirs  feuls 
de  la  miféricorde  font  retranchés  :  vous 
êtes  les  feuls  coupables;  &  les  pauvres  feuls 
font  punis  :  votre  crime  devient  votre  ex- 
cufe;  les  calamités  publiques  qui  font  tou- 
jours la  peine  de  vos  diffolutions ,  &  qui 
devroient  être  le  jufte  fujet  de  vos  lar- 
mes &  de  vos  largefTes,  le  deviennent  de 
votre  dureté  &  de  votre  babarie.   Vous 
•avez  attiré  l'indignation  de  Dieu  fur  fon 

Lij 


244      Pour    le    jour 

peuple  par  l'ufage  criminel  des  biens  dont 
il  vous  a  comblés  :  vous  rallumez  fa  fou- 
dre en  les  refufant  aux  malheureux  qu'il 
ne  frappe  que  pour  vous  donner  occaiion 
de  l'appaifer  en  les  foulageant.  Malheur  à 
vous,  qui  après  avoir  abufé  des  grâces  du 
Ciel ,  alDulez  encore  de  ies  châtiments;  & 
qui  également  infenfibles  aux  démarches 
d'un  Dieu  ou  bienfaifant  ou  févere,  trou- 
vez par-tout  ou  Toccafîon  de  vos  crimes, 
ou  le  prétexte  de  votre  impénitence  ! 

Du  moins  ,   mes  frères  ,    vous  devez 
l'exemple  aux  peuples,  quand  même  vous 
trouveriez  des  prétextes  pour  vous  difpen- 
fer  de*la  réparation  des  maux  publics  qui 
les  affligent  ;  dernier  motif  de  vertu  que 
le  faint  Roi  trouva  dans  la  dignité  fouve- 
raine.  En  effet,  les  exemiples  des  grands  dé- 
cident prefque  toujours  des  mœurs  publi- 
ques :  les  hommes  aiment  les  grands  mo- 
dèles; &  par  une  vanité  naturelle  que  cha- 
cun trouve  en  foi,  on  croit  en  copiant  les 
mœurs ,  entrer  en  part  de  leur  grandeur 
&  de  leur  naiïïance  :  le  peuple  fur-tout , 
qui  n'eft  pas  capable  de  fe  faire  des  règles^ 
cherche  des  exemples;  &  comme  les  grands 
lui  paroiflént  les  plus  dignes  d'envie  ,  ils 
font  aufli  ceux  qui  lui  femblent  les  plus  di- 
gnes d'imitation.  Ajoutez  à  ce  defir  qu'inf- 
pire  la  nature ,  les  motifs  étrangers  de  com- 
plaifance,  de  crainte,  de  fortune  qui  don- 
nent aux  grands  tant  d'imitateurs  ,  &  qui 
rendent  fi  dangereux ,  ou  fi  utiles,  les  exem- 
ples de  ceux  à  qui  on  a  intérêt  de  plaire. 


I 


DE   SAINT    Louis.   14^ 

Plus  donc  on  eft  expofé  aux  regards  pu- 
blics, plus  on  doit  à  ion  rang  le  l'peftacle 
d'une  vie  pure  &:  irrépréheniible.  Aufli  on 
admire  encore  aujourd'hui  dans  faint  Louis 
toutes  les  qualités  d'un  grand  roi ,  jointes 
à  toutes  les  vertus  d'un  liinple  fidèle.  Plus 
magnifique  que  tous  les  princes  de  fon  fie- 
cle  ,  dans  les  occafions  où  la  dignité  du 
trône  le  demandoit,  il  favoit  reprendre  en- 
fuite  cette  {implicite  chrétienne  dont  les 
grands  ne  font  pas  dlfpenfës;  &  en  furpaf- 
fant  même  fes  fujets,  comme  le  remarque 
THiftorien  de  fa  vie,  dans  la  fimplicité  de 
fes  habits  &  dans  la  frugalité  de  fa  table; 
il  nous  apprenoit  que  l'ufage  n'eft  une  loi 
que  pour  ceux  qui  1  aiment ,  &:  que  ce  font 
les  partions  des  hommes  5  &  non  leur  rang 
fk  leurs  dignités  ,  qui  ont  rendu  le  luxe 
&  les  profufions  néceflaires.  De  plus ,  plein 
d'une  noble  fierté  quand  il  s'agiffoit  de  fou- 
tenir  les  droits  de  l'empire,  de  ramener 
au  devoir  des  fujets  rebelles,  ou  de  faire 
refpefter  à  des  vainqueurs  barbares  la  ma- 
jefté  de  fon  rang  ;  on  le  voyolt  au  fortir 
de  là  ,  tantôt  porter  aux  pieds  des  autels 
la  componftlon  &  Thumilité  d'un  péni- 
tent; tantôt  abaiffer  aux  pieds  des  pauvres, 
qu'il  fervoit  prefque  tous  les  jours  de  (es 
mains,  la  majeflé  royale;  tantôt  enfeve- 
lir  lui-même  au  milieu  de  la  contagion  &C 
de  la  défaite  de  fon  armée ,  les  foldats 
morts  pour  la  gloire  de  Jefus-Chrift,  ani- 
mer les  fiens  par  fon  exemple;  &  malgré 
l'odeur  de  mort,  que  l'air  corrompu  par 

L  iij 


146     Pour    le    jour 

la  puanteur  des  corps  ^  rëpandoit  à  Ten- 
tour  &  rhorreur  du  fpedacle ,  aimer  mieux 
expofer  fa  perfonne  à  cette  infedion  mor- 
telle ,  que  laifl'er  expoiés  à  Tinfulte  des 
infidèles  des  corps  confacrés  par  la  grâce 
du  baptême  ,  &  par  la  gloire  de  s'être  dé- 
voués à  la  mort  pour  l'honneur  de  la  re- 
ligion. Exemple  d'autant  plus  rare  ,  que  les 
grands  ne  croient  être  nés  que  pour  eux- 
mêmes  ;  que  le  bonheur  oc  Pintérêt  des 
peuples  eft  compté  pour  rien  ,  dès  qu'il 
lui  en  doit  coûter  un  feul  plaifir;  qu'ils  re- 
gardent le  refle  des  hommes  comme  des 
créatures  d'une  autre  efpece ,  &  faites  feu- 
lement pour  fervir  à  leurs  paffions  ou  à 
leurs  caprices  ;  &  que  loin  d'être  les  vic- 
times du  bien  public  ,  le  public  eft  d'ordi- 
naire la  vidime  de  leurs  cupidités  injuftes. 
Ici ,  mes  frères,  fi  la  brièveté  d'un  dif- 
cours  le  permettoit ,  après  vous  avoir  re- 
préfenté  faint  Louis  comme  l'exemple  de 
tes  peuples  &  le  modèle  des  rois ,  il  fau- 
droit  nous  renfermer  dans  l'enceinte  de? 
fes  devoirs  domeftiques,  &  le  confiderer 
comme  le  modèle  des  pères  de  famille. 
"Et  certes,  mes  frères,  il  eft  plus  aifé  ,  ce 
femble  ,  de  remplir  avec  fidélité  les  de- 
voirs publics  où  l'on  eft  comme  foutenu 
par  l'éclat  de  fes  aftions  mêmes;  mais  c'eft 
dans  la  pratique  conftante  de  ces  devoirs 
obfcurs  &   ordinaires,  où  l'on  eft  moins 
en  garde  contre  foi-même  ,  que  la  vertu 
folide  paroit  principalement  ;  &  rien  n'eft 
plus  rare  dans  la  piété  des  grands  fur-tout , 


1 


DE    SAINT    Louis.   147 

plus  dominés  par  les  inégalités  de  liiumeur 
que  les  autres  hommes ,  que  de  Ibutenir 
avec  dignité  cette  partie  obfcure  de  leur 
vie,  qui  eft  toute  cachée  aux  yeux,  du  pu- 
blic &  renfermée  dans  le  devoir  domef- 
tique. 

Cependant  les  foins  d'un  vafte  royaume 
n'empccherent  jamais  le  faint  Roi  d'offrir 
tous  les  jours  au  Seigneur  à  la  tête  de  fa 
familîe  royale,  des  vœux  communs  &  des 
prières  ferventes.  Son  palais  étoit  devenu 
une  égliie  domeftique  ;  6c  cette  demeure 
fuperbe  des  rois,  où  fe  forment  toutes  les 
partions ,  &  d'où  elles  fe  répandent  en- 
suite fur  toute  la  terre  ,  n'étoit  plus  que 
le  féjour  de  Tinnocence  où  le  Seigneur  étoit 
invoqué,  &d  où  couloient  fur  tout  le  royau» 
me  des  fources  de  Vie  &  de  vertu. 

C'eft  ainfi  que  fes  exemples,  autant  que 
fes  inftruftions,  infpiroient  de  bonne  heure 
la  crainte  de  Dieu  à  Philippe  fon  fils  aîné 
&  aux  autres  princes  fes  enfants.  Qu'on 
lit  encore  avec  vm  famt  refpeil:  pour  ce 
pieux  Roi ,  mes  frères ,  les  foins  où  il  vou- 
loit  bien  entrer  lui*m.ême  pour  leur  édu* 
carion  !  les  affembiant  tous  les  foirs  auprès 
de  fa  perfonne  ;  étudiant  dans  la  naïveté 
ce  leurs  dilcours  leurs  inclinations  naiflan* 
tes,  ou  pour  les  redreffer  lorfqu'elles  pa- 
roiffbient  dangereulés,  ou  pour  les  cultiver 
lorfqu'elles  étoient  louables  ;  leur  propo- 
fant  dans  Thiftoire  des  rois  leurs  ancêtres , 
des  exemples  de  vice  &  de  vertu  ;  &  en 
leur  faifant  remarquer  les  deftinées  diffé- 

L  iv 


i4§     Pour    le    jour 

rentes  des  bons  &  des  méchants  princes, 
le  bonheur  ou  le  niaheur  de  leur  règne , 
&  les  blâmes  ou  les  louanges,  que  la  pof- 
téritë  toujours  équitable  ,  donnera  jufqu'à 
la  fin  à  leur  mémoire ,  les  animant  par  ces 
grands  motifs  à  imiter  les  qualités  louables 
&  bienfaifantes  des  uns,  &  à  éviter  les  vi- 
ces &  les  fautes  des  autres.  On  aime  affez, 
je  Tavoue,  mes  frères,  à  donner  à  des  en- 
fants des  leçons  de  vertu  &  de  probité: 
on  fe  fait  honneur  même  de  leur  débiter 
les  maximes  les  plus  féveres  &  les  plus 
héroïques  de  la  fageiïe  ;  mais  la  conduite 
domeflique  foutient  mal  le  fafte  &  la  va- 
nité de  ces  infirudions  :  on  leur  propofe 
les  vertus  de  leurs  ancêtres;  &  on  afFoi- 
blit,  en  les  démentant  foi-même  par  des 
moeurs  oppofées,  l'impreffion  qu'auroit  pu 
faire  le  fouvenir  de  ces  anciens  modèles. 
Ainfi,  loin  de  leur  infpirer  des  fentiments 
de  vertu  par  ces  inftruélions  contredites  par 
nos  exemples,  nous  les  accoutumons  à  pen- 
fer  de  bonne  heure  que  la  vertu  n'eft  qu^un 
nom  ;  que  les  maximes  qu'on  nous  en  débite, 
ne  font  qu'un  langage  &  une  façon  de  par- 
ler, qui  a  paffé  des  pères  aux  enfants,  mais 
que  l'ufage  a  toujours  contredit  ;  &  qu'enfin 
ceux  qui  en  ont  paru  dans  tous  les  temps 
les  plus  zélés  défenfeurs ,  ont  toujours  été 
au  fond  femblables  au  refte  des  hommes^ 
Tel  fut  le  faint  Roi,  dont  je  n'ai  fait 
qu'abréger  l'hifloire;  perfuadé  que  le  fimple 
récit  de  fa  vie  étoit  un  parfait  éloge  &  une 
excellente  inftrudion.  Une  terre  infidelle 


DE   SAINT   Louis.   249 

reçut  fes  derniers  foupirs.  Les  malheurs  de 
<a  première  expédition  dans  la  PaleftinenV 
voienr  pu  ralentir  ion  zèle  ;  déjà  caflé ,  moins 
par  les  infirmités  d'un  âge  avancé  ,  par  les 
fatigues  de  fes  voyages  &  de  fes  guerres, 
que  par  le^  aurtérités  d'une  vie  dure  &c  pé- 
nitente, il  part  ^  marche  encore  contre 
les  infidèles  l'uivi  de  fes  princes  &c  de  fes 
troupes  :  il  aborde  en  Afrique ,  perfuadé 
que  s'il  peut  chaflTer  de  ces  contrées  les  en- 
nemis de  Jefus-Chrift,  cette  conquête  lui 
facilitera  celle  des  lieux  faints,  &  de  cette 
terre ,  dont  la  délivrance  avoit  toujours  fait 
le  pieux  objet  de  tous  fes  defirs.  Mais  il 
meurt,  comme  Moïfe,  avant  d'avoir  pu 
païïer  le  Jourdain  :  il  falue  de  loin  comme 
lui,  cette  terre  heureufe  promife  à  fa  pof- 
téiité;  &  fe  confolant,  à  l'exemple  de  Moï- 
fe 5  dans  l'efpérance  que  fes  fucceffeurs  éta- 
bliroient  enfin  un  jour  le  peuple  de  Dieu 
dans  fon  héritage ,  &  en  chafferoient  les 
.,   ennemis  du  Seigneur  :  Je  meurs  dans  cette 
terre  étrangère,  dit-il  à  fes  enfants  &  aux 
principaux  chefs  de  fon  armée  ,  comme 
autrefois  Moïfe  fur  le  point  de  fa  mort: 
Ecce  morior  in  hdc  huma.  Le  Seigneur  re-    nevt»  4. 
fufe  fans  doute  à  mes  infidélités  la  confola-  -^* 
tion  que  j'avois  tant  fouhaitée  de  délivrer 
fon  héritage  :  Non  tranjibo  Jordancm  :  mais 
vous ,  ou  vos  fucceffeurs ,  le  délivrerez ,  & 
cette  terre  promife  au  peuple  de  Dieu  , 
deviendra  enfin  la  conquête  des  héritiers 
de  mon  fang  &c  de  mon  trône  :  Vos  tran^^ 
fibïtïs ,  6^  pojjïdcbitis  urram  tgrcgiam. 

L  y     . 


250     Pour    l  e    ï  o  i;  r 

O  Dieu  ,  confervez  donc  à  la  France 
une  fî  fainte  &  fi  augufte  poftériié  1  Faites 
pafler  jufqu'à  la  dernière  génération  aux 
defcendants  de  faint  Louis ,  avec  ion  rang 
&  fa  couronne,  toutes  les  vertus  qui  ren- 
dirent fon  nom  fi  refpectable  à  les  voi- 
ûns ,  &  Ion  règne  fi  heureux  à  (es  peu- 
ples !  Donnez  toujours  votre  juftice  &  vo- 
tre jugement  aux  enfants  de  ce  Taint  Roi  : 
rendez -les  faints  ,  &  vous  les  rendrez 
grands  !  N'en  faites  pas  les  vainqueurs  des 
provinces  &  à^s  royaumes;  faites-en  les 
pères  de  leurs  peuples  !  les  conquêtes  les 
plus  éclatantes  ébranlent  fouvent  le  trône 
où  eit  aflis  le  conquérant  ;  &  Tamour  de 
{es  fiijets  TaiFermit  toujours.  Ecoutez  les 
vœux  fur-tout  que  nous  vous  offrons  tous 
les  jours  pour  le  plus  grand  de  (es  fuc- 
cefieurs,  pour  qui  nous  n'avons  plus  rien 
à  defirer,  qu'un  règne  aufli  long  &  aufli 
faint ,  qu'il  a  été  jufqu'ici  glorieux!  Secon- 
dez ks  pieux  deffeins;  éclairez  la  droiture 
&  la  fainteté  de  ks  intentions  ;  montrez- 
lui  vous-même  vos  voies,  puifqu'il  les  cher- 
che de  bonne  foi ,  &  que  fon  defir  le  plus 
vif  &  le  plus  marqué  eft  de  les  connoî- 
tre!  Et  foyez  béni  à  jamais.  Seigneur, 
de  ce  que  vous  avez  voulu  enfin  fanfti- 
fier  la  profpérité  de  fon  règne  ;  faire  fer- 
vir  fa  gloire  à  fon  falut  ;  embellir  fon  hif- 
toire  ,  déjà  pleine  de  tant  de  prodiges , 
des  avions  de  la  foi  plus  durables  &  plus 
immortelles  que  les  viftoires  &  les  con- 
quêtes, &  combler  toutes  les  grâces  dont 


DE   SAINT   Louis-   i-^i 

vous  Tavlez  favorifé  jufqu'ici  par  la  pIuS 
grar.de  de  toutes ,  je  veux  dire  par  une 
piété  tendre  &  fincere. 

Pour  vous  ,  mes  frères ,  Inftruits  dans 
ces  grands  exemples ,  ne  rougiffez  plus  de 
la  piété  comme  d'une  foibleïïe.  Souvenez- 
vous  que  c'eft  le  plus  haut  point  de  gloire 
où  l'homme  puiffe  atteindre ,  qu'elle  feule 
donne  du  prix  &  une  véritable  grandeur 
à  nos  aftions  ;  que  fans  elle  les  plus  grands 
hommes  font  petits  &  rampants ,  &  avec 
elle  les  plus  petits  &  les  plus  obfcurs  de- 
viennent grands  &  héroïques  ;  &  qu'enfin 
il  n'y  a  de  réel  fur  la  terre ,  que  ce  que 
nous  faifons  pour  le  ciel  ,  que  je  vous 
fouhaite ,  &c,  Ainfi  foit-il. 


1^ 


Lvj 


252'        P   O    U   R      L   E      J   O   U   R 


SERMON 

POUR   LE   JOUR 

D  E 

SAINT  ETIENNE. 

Et  non  poternnt  refiftere  fapîentte  &  Spirîcui  qui 
loquebaciir. 

Ef  ils  ne  pouvaient  réjllîer  à  la  fagefe  £?  à  PEf- 
prit  qui  parlait  en  lui.  A(5l.  6.  lo. 

OUT  chrétien  eft  établi  par  le 
baptême  ,  témoin  &  défenfeur 
de  la  vérité.  Ceft  un  dépôt  fa- 
cré  que  TEglife  en  nous  régéné- 
rant, nous  met  entre  les  mains; 
que  nous  fommes  obligés  de  conferver  dans 
ce  lieu  d'erreurs  &  de  ténèbres ,  &  de  dé- 
fendre  contre  toutes  les  fauffes  maximes 
que  le  monde  ne  cefîe  de  lui  oppofer. 
C'eft  là  une  des  principales  fondions  du 
jufte  :  il  doit  briller  au  milieu  du  monde, 
félon  Texpreflion  de  l'Apôtre  ,  comme  un 
aftre  toujours  luifant ,  diiïîpant  par  l'éclat 


DE     SAINT     ETIENNE.     l'Ç^ 

de  fes  lumières  les  ténèbres  qne  les  paf- 
lions  répandent  parmi  les  hommes,  redref- 
lant  par  la  majeftë  de  Ta  courte  tant  de 
voies  obliques  dont  le  monde  eft  plein  , 
&  contondant  par  fa  pureté  &  par  Ton 
innocence  les  excès  &  les  dérèglements 
qui  l'environnent.  Mais  comme  les  jufles 
font  rares  fur  la  terre,  il  eft  peu  de  fidèles 
qui  aient  confervé  le  droit  de  défendre 
la  vérité.  Il  faut  la  connoître ,  &  prefque 
tous  les  hommes  l'ignorent  ;  il  faut  l'ai- 
mer, &  tous  cherchent  bien  moins  les  in- 
térêts de  la  vérité  que  leur  intérêt  pro- 
pre; enfin  ,  il  faut  aimer  fes  frères ,  &  la 
charité  qui  nous  unit  à  eux  ,  eft  prefque 
plus  rare  que  la  vérité ,  qui  nous  découvre 
en  eux  les  titres  qui  nous  les  rendent  ai- 
mables. 

Et  voilà  ,  mes  frères ,  les  trois  grandes 
înftruftions  que  nous  fournit  aujourd'hui 
la  folemnité  du  faint  Martyr  dont  je  viens 
vous  propofer  les  exemples  plutôt  que  louer 
les  vertus.  La  vérité  n'eut  jamais  de  plus 
zélé  défenfeur,  parce  qu'elle  ne  trouva  ja- 
mais tant  de  lumières,  tant  de  force,  tant 
de  charité  :  il  eut  pour  elle  un  amour  éclai- 
ré ,  un  amour  intrépide,  un  amour  ten- 
dre &  compatiftant.  Pour  nous ,  ou  nous 
n'aimons  pas  la  vérité,  parce  que  nos  paf- 
fions  nous  empêchent  de  la  connoître  ; 
ou  la  connoiftant,  nous  n'ofons  nous  en 
déclarer  les  défcnfeurs  ,  parce  que  nous 
craignons  plus  le  monde  ,  que  nous  n'ai- 
mofls  la  vérité;  enfin,  ou  la  défendant,  il 


154     Pour    le    jour 

entre  dans  notre  zèle  moins  d'amour  pour 
la  vérité,  que  de  haine  contre  ceux  qui 
l'attaquent.  Implorons,  &c.  Ave  y  Maria. 

T.  X-jES  trois  fources  de  lumière  font  l'in- 
Partie.  j^Q^gj^^^  de  la  vie,  le  defir  de  s'inftruire, 
la  pureté  de  l'intention  :  l'innocence  de  la 
vie ,  parcequ'un  cœur  corrompu  nous  cache 
les  vérités  qui  nous  condamnent  ,  &  c'eft 
une  ignorance  de  corruption  ;  le  deiîr  de 
«'inftruire ,  parce  que  la  vérité  ne  fe  mon- 
tre pas  à  ceux  qui  ne  la  cherchent  pas, 
&  c'eft  une  ignorance  de  pareflei  enfin  la 
pureté  de  l'intention ,  parce  que  ce  n'efl: 
pas  chercher  la  vérité,  dit  faint  Auguftin, 
que  de  la  chercher  pour  quelqu'autre  chofe 
que  pour  elle-même  ,  &  c'eft  une  igno- 
raïKe  de  malice.  Or  c'eft  fur  ces  trois  gran- 
des difpofitions,  que  notre  faint  Martyr  va 
nous  fervir  aujourd'hui  de  modèle. 

L'innocence  de  {ts  raœurs  fut  la  pre- 
mière fource  de  fes  lumières.  Il  apporta  à 
la  connoilTance  de  Jefus-Chrift  un  cœur 
pur ,  une  jeunefîe  fainte ,  un  efprit  pré- 
fervé  de  la  corruption ,  une  heureufe  igno- 
rance de  tous  les  dérèglements  qui  fouil- 
lent d'ordinaire  les  premières  mœurs ,  &: 
le  premier  ufage  que  nous  faifons  de  la  vie. 

Auffi  le  nombre  des  fidèles  croiffant ,  & 
les  Apôtre^  partagés  par  trop  de  foins  cher- 
chant des  hommes  pleins  de  foi  &  de  Tefprit 
de  Dieu  ,  fur  qui  ils  puflent  fe  décharger 
d'une  partie  de  leur  miniftere,  &  les  affo* 


DE     SAINT     ÉTTFNNE,     l^^f 

cler ,  comme  autrefois  Moife ,  à  la  conf- 
tru(flion  du  tabernacle  faint  &  à  la  forma- 
tion de  TEgllfe,  Etienne  a  le  premier  hon- 
neur du  choix  ,  &  paroît  à  la  tête  de  ces 
nouveaux  miniftres.   Quelle  gloire  !  mes 
frères ,  parmi  tant  de  difciples ,  tous  té- 
moins de  la  rëfurrectlon  de  Jefus-Chrift  , 
tous  remplis  des  dons  de  l'Ei'prit-Saint  depuis 
peu  répandu  Ibr  eux  ,  la  plupart  compa- 
gnons des  courfes  &  des  travaux  de  leur 
divin  Maître  ;  tous  dépofitaires  de  fa  puif- 
fance  ,  marchant  fur  fes  pas ,  &  chailant 
les  e(pri:s  immondes  :  parmi  ces  hommes 
les  fondateurs  de  la  foi ,  les  conquérants 
des  peuples ,  les  premières  colonnes  des 
Eglifes  5  qu'on  prend  pour  des  Dieux  & 
qui  fervent  déjà  de  fpeftacle  au  ciel  &  à 
la  terre ,  Etienne  eft  préféré  ;  &  au  mi- 
lieu de  tant  de  lumières  ce  nouvel  Aftre 
brille  &  fe  fait  remarquer  ^  comme  s'il 
paroiiïbit  tout   feul  au  milieu  d'une  nuit 
profonde, 

Ainii  Etienne  fe  prépara  à  devenir  mi- 
niftre  de  la  vérité  en  dégageant  de  bonne 
heure  fon  cœur  de  toutes  les  paflions  qui 
nous  la  cachent.  Car  ,  mes  frères  ,  d'où 
viennent  tant  de  fauffes  maxirnes  que  nous 
nous  faifons  tous  les  jours  fur  nos  devoirs 
les  plus  inconteftables  tk  les  plus  effentiels  ? 
d'où  viennent  tant  de  ténèbres  que  nous 
répandons  fur  la  plupart  des  obligations  de 
la  vie  chrétienne,  ou  pour  les  adoucir,  ou 
pour  les  combattre  ?  D'où  vient  que  nous 
ne  convenons  prefque  jamais  des  vérités 


1^6     Pour    le    jour 

qui  nous  condamnent  ;  &  que  de  tant  de 
pécheurs  dont  le  monde  eft  plein,  il  n'en 
eft  prefque  pas  un  feu!  qui  ne  fe  juftifie  à 
lui-même  Tes  propres  voies,  ou  qui  du  moins 
ne  les  envifage  que  par  les  endroits  qui  en 
diminuent  à  hs  propres  yeux  la  honte  & 
rinjuftlce?  D'où  vient  que  l'impudique  n'eft 
prefque  point  frappé  de  fon  ignominie,  & 
de  fa  foibleiïe  ?  que  le  vindicatif  trouve  fa 
gloire  dans  fa  confufion  même  ?  que  Tin- 
jufîe  ne  voit  dans  l'iniquité  de  fon  gain 
&  de  fes  profits ,  que  ion  bonheur  &  fon 
adreffe  ?  que  l'avare ,  au  milieu  de  tant  de 
miferes  qui  accablent  fes  frères  ,  prend 
dans  les  malheurs  même  des  temps ,  des 
prétextes  pour  fe  juftifier  fa  dureté  &  fa 
barbarie?  que  Tame  mondaine  regarde  fon 
ivrefTe  &:  fes  diflipations  comme  le  privi- 
lège de  fon  âge  ou  de  fon  état,  &  la 
condition  néceffaire  de  la  vie  humaine  ? 
D'où  vient  que  dans  ces  chaires  chrénen- 
nes  loin  d'annoncer  TEvangile ,  nous  ne 
fommes  prefque  plus  occupés  qu'à  le  juf- 
tifier  ?  que  loin  de  condamner  &  de  ju- 
ger le  monde  par  la  vérité  ,  il  faut  dé- 
fendre la  vérité  contre  lui ,  &  que  notre 
miniftere ,  qui  n'eft  établi  que  pour  infpi- 
rer  la  vertu  ,  ne  fert  prefque  plus  qu'à  em- 
pêcher qu'on  ne  la  confonde  avec  le  vi- 
ce ?  c'eft  que  chaque  pécheur  trouve  dans 
fa  paffion  le.  voile  mêm.e  qui  la  lui  cache; 
c'eft  que  nos  lumières  ne  font  pures  que 
lorfque  notre  cœur  l'eft  auffi  ;  c'eft  qu'il 
fauc  commencer  par  rompre  nos  attache- 


DE  SAINT  ÊtIÏÏ.  NNF.  2«Ç7 
mcnts,  pour  parvenir  à  connoître  nos  de- 
voirs ;  c'eft  que  la  vérité  eft  le  fruit  de 
la  pureté  &  de  l'innocence.  Delà  vient 
que  chaque  pécheur  prefque  eft  tranquille 
dans  Ton  état  ;  qu'il  voit  le  danger  des 
autres  payions,  &  qu'il  eft  aveugle  fur  le 
précipice  qu'il  fe  creufe  à  lui-même.  Delà 
vient  que  Tambitieux  méprife  la  volupté 
comme  une  vie  d'obfcurité  &  de  pareflTe; 
que  le  voluptueux  ne  voit  dans  l'ambition 
qu'une  fureur  infenfée  qui  fait  que  nous 
devenons  les  martyrs  de  nos  propres  chi- 
mères :  en  un  mot^  que  chacun  voit  loin 
de  lui  les  pièges  qui  ne  le  regardent  pas , 
&  qu'on  n'a  point  d'yeux  pour  ceux  où 
l'on  tombe  foi-même. 

Mais  ce  n'eft  pas  encore  afîez  d'appor- 
ter à  la  connoiffance  de  la  vérité  un  cœur 
pur;  il  faut  ajouter  à  cette  première  dif- 
position  un  deiîr  fincere  de  la  connoître. 
L'innocence  d'Etienne  lui  fraya  les  pre- 
mières voies  à  la  connoiffance  de  Jefus- 
Chrift;  mais  il  n'en  demeura  pas  là.  Mal- 
gré les  préjugés  de  fon  peuple  contre  la 
doftrine  &  la  perfonne  du  Sauveur  ;  mal- 
gré les  bruits  injurieux  que  les  Pharifiens 
répandoient  contre  la  fainteté  de  (es  œu- 
vres &  la  vérité  de  fon  miniftere  ;  mal- 
gré la  honte  attachée  à  la  profeffion  publi- 
que d'être  au  nombre  de  fcs  difciples  ; 
malgré  les  mépris  même  dont  on  étoit 
menacé  en  s'attachant  à  (es  maximes  & 
à  l'efpérance  de  fes  promeffes  :  Etienne 
cherche  la  lumière  qui  commence  déjà  à 


25^       P   O    ir  R      L   E      J   O    U   R 

fe  montrer  à  lui  ;  il  foupire  comme  les 
Patriarches  fes  ancêtres  après  le  Libéra- 
teur dont  il  fent  l'approche  ;  il  en  étudie 
dans  Jefus-Chrift  les  marques  &  les  carac- 
tères prédits  dans  les  prophètes  ;  il  les  dé- 
couvre dans  {qs  œuvres  &  dans  fa  doc- 
trine; &  la  connoiîTance  de  la  vérité  eft 
en  lui  le  prix  du  defir  lîncere  qu'il  avoit 
toujours  eu  de  la  connoître. 

Pour  nous,  mes  frères,  nous  vivons  dans 
une  ignorance  profonde  de  nos  devoirs , 
parce  que  nous  ne  voulons  pas  nous  en 
inftruire.  Nous  fuyons  tout  ce  qui  poai  roit 
éclaircir  nos  erreurs  &  diiîiper  nos  ténè- 
bres; nous  fom.mes  ravis  de  pouvoir  nous 
faire  une  confcience  tranquille  dans  nos 
égarements;  nous  aimons  cette  fauile  paix 
qui  eft  le  fruit  de  notre  aveuglement  & 
de  nos  méprifes;  nous  fuyons  tout  ce  qui 
pourroit  en  troubler  la  fauffe  douceur;  nons 
fommes  habiles  à  nous  dérober  à  la  lumiè- 
re, qui  malgré  nous  nous  pourfuit  &  nous 
éclaire;  nous  nous  faifons  de  faufles  rai- 
fons  pour  en  infirmer  la  vérité ,  &  nous  la 
regardons,  félon  rexpreflion  de  Job ,  com- 
2^.  me  le  menfonge  &  Tombre  de  la  mort  :  Et 
Jîfubitb  apparucrit  aurora ,  arbïtrantur  um- 
hrarn  mortis.  Tout  ce  qui  nous  condamne , 
nous  le  regardons  comme  outré;  tout  ce 
qui  ne  favorife  pas  les  préjugés  de  nos  paf- 
fions,  nous  le  traitons  de  fcrupule  &  de 
petiteffe;  tout  ce  qui  combat  ce  que  nous 
aimons,  nous  paroît  les  opinions  des  hom- 
mes plutôt  que  les  décifions  de  la  vérité; 


DE   SAINT   Etienne.    159 

tout  ce  qui  nous  découvre  à  nous-mcmes, 
nous  le  prenons  pour  une  ceniiire  &  non 
pas  pour  une  inftruélion  :  ce  n'eft  pas  aflet 
pour  nous  de  vivre  dans  Terreur ,  nous 
voulons  que  ce  que  nous  aimons,  comme 
dit  iaint  Auguftin  ,  devienne  la  vérité.  Ainfî 
la  chaire  chrétien^ie,  loin  de  nous  détrom- 
per ,  nous  aigrit  &  nous  révolte  ;  nous  la 
regardons  comme  un  art  d'exagération  & 
d'hyperbole  ;  nous  oppofons  nos  propres 
lumières  à  la  lumière  de  Dieu  ;  nous  con- 
tcftons  contre  les  décifions  de  TEvangile, 
comme  fi  Ton  pouvoit  en  nppeller  de  Jefus- 
Chrift  à  nous-mêmes,  comme  fi  le  monde 
pouvoit  jufiifier  ce  que  le  Seigneur  con- 
damne. Ainfi  tout  nous  affermit  dan^  nos 
erreurs  :  la  lumière  même  deftinée  à  nous 
éclairer,  nous  égare  &  nous  aveugle  ;  les 
remèdes  qui  auroient  dû  nous  guérir ,  font 
pour  nous  de  nouvelles  plaies;  les  minif- 
tres  établis  dans  l'Eglife  pour  notre  fane- 
tification  ,  coopèrent  à  notre  perte  :  &r  par  , 
une  jufte  permiffion  de  Dieu  qui  permet 
toujours  que  la  vérité  devienne  une  oc- 
cafion  d'erreur  à  ceux  qui  ne  veulent  pas 
la  connoure ,  nous  trouvons  la  mort  & 
les  ténèbres,  où  nous  aurions  dû  trouver 
U  vie  &c  la  lumière. 

Enfin ,  la  pureté  de  l'intention  fut  la  der- 
nière difpofition  qui  prépara  Etienne  à  la 
connoiflance  de  Jefus-Chrift.  Il  ne  fe  pro- 
pofa  dans  la  recherche  de  la  vérité  que  le 
bonheur  de  la  connoître.  Des  intérêts  hu- 
mains ne  l'attachèrent  point  à  Jefus-Chrift  : 


i6o  Pour  le  jour 
il  favoit  que  les  perfëcutions  &  les  oppro- 
bres étoient  la  récompenle  qu'il  avoit  pro- 
mife  ici-bas  à  fes  dilciples.  Il  n'y  chercha 
ni  une  vaine  diftinétion  ,  puifque  fon  élé- 
vation au  miniftere  fut  le  prix  de  fa  mo- 
deftie  &  de  fon  innocence  ;  ni  les  premiè- 
res places  dans  le  royaume  de  fôn  Maî- 
tre ,  puifqu'il  avoit  déjà  appris  de  fa  divine 
bouche  que  le  dernier  de  fes  difciples  fe- 
roit  le  premier  ;  ni  les  louanges  frivoles 
des  hommes ,  puifqu'il  s'expofoit  par-là  à 
leurs  dérifions  &  à  leurs  cenfures;  ni  une 
vie  plus  douce  &  plus  tranquille,  puifqu'on 
ne  lui  avoit  annoncé  que  la  faim ,  la  foif  ^ 
la  pauvreté,  des  travaux  &  des  peines;  ni 
la  gloire  même  d^opérer  des  prodiges  com- 
me le  facrilege  Simon ,  puifqu'il  avoit  même 
appris  que  tous  ceux  qui  auroient  opéré  de 
grands  miracles ,  ne  feroient  pas  pour  cela 
mis  au  nombre  des  difciples  de  fon  di- 
vin Maître.  Il  chercha  Jefus-Chrift  pour 
Jefus-Chrlft  lui-même;  il  comprit  qu'en 
lui  étoient  tous  les  tréfors  de  la  fcience  & 
de  la  fageffe;  que  le  trouvant  il  avoit  tout 
trouvé  &  que  c'étoit  le  perdre,  que  de  fe 
propofer  en  le  cherchant  quelqu'autre  chofe 
que  lui-même. 

Quelle  infl:ru6^ion ,  mes  frères,  pour  la 
plupart  de  ceux  qui  m'écoutent!  Nous  mê- 
lons prefque  toujours  à  la  recherche  de  la 
vérité  des  intérêts  humains  &  des  vues  baf- 
fes &  rampantes  :  le  falut  éternel  tout  feul 
ne  paroît  pas  un  prix  affez  digne  de  nos 
foins  6c  de  nos  démarches,  Dieu  lui-même 


DE     SAINT     ETIENNE.      l6l 
ne  nous  fuffit  pas;  il  faut  que  le  monde, 
que  les  hommes,  que  la  terre  remplacent 
à  notre  égard  ce  que  nous  ne  croyons  pas 
trouver  en   lui.   Tous  presque  cherchent 
leurs  intérêts ,  plutôt  que  les  intérêts  de 
Jelus-Chrift  :  je    dis  leurs  intérêts;  une 
vaine  réputation  ,  les  premières  places  dans 
un  royaume  terreftre,  la  gloire  frivole  de 
piaiie  au\  hommes  pref^ue  toujours  in- 
compatible avec  la  gloire  d'être  ferviteur 
de  Jefus-Chrift  ,  l'honneur  de  la  vertu  plu- 
tôt que  la  vertu  même  :  que  diraije?  ibu- 
vent  le  defir  fecret  d'affoiblir  ou  de  corn* 
battre  la  vérité  en  faifant  femblant  de  cher- 
cher à  la  connoître  :  voilà  ,  mes  frères , 
les  intentions  fouillées  que  la  plupart  des 
hommes  apportent  à  la  recherche  de  la  vé- 
rité &  de  la  vertu. 

Les  uns  ne  fe  déclarent  pour  Jefus-Chrift 
que  parce  que  le  monde  les  abandonne  : 
ils  regardent  la  vertu  comme  la  refîburce 
des  partions  &  la  bienféance  du  dernier 
âge;  ils  attendent  de  n'être  plus  propres  au 
monde  &L  à  fes  plalfirs,  pour  être  propres 
au  royaume  de  Dieu  &  à  fa  juftice  ;  ils 
couvrent  des  apparences  de  la  religion  les 
prétextes  d'une  vie  criminelle  &  mondai- 
ne; &  ne  pouvant  plus  fe  faire  un  amu- 
fement  du  vice ,  ils  fe  font  un  art  de  la 
yertu. 

Les  autres  regardent  la  piété  comme  un 
gain  :  ils  font  fervir  les  dons  du  Ciel  aux 
efpérances  de  la  terre  ;  ils  cherchent  le 
monde  en  faifant  femblant  d'y  renoncer i 


262     Pour    le    jour 

ils  veulent  plaire  aux  hommes  en  fe  don- 
nant à  Dieu  ;  &  après  avoir  épuii'é  pour 
parvenir  à  leurs  uns  toutes  les  refTources 
criminelles  des  paflîons ,  ils  y  font  fervir 
la  vertu  même. 

Il  en  eft  qui  ne  fe  propofent  dans  la 
piété  que  le  délaflement  des  inquiétudes 
du  crime  :  ils  font  fatigués  de  leurs  paf- 
lîons ^  &  non  pas  touchés  de  la  vertu  ; 
ils  fentent  le  poids  du  dérèglement ,  mais 
non  pas  Thorreur  de  leurs  fautes;  ils  veu- 
lent finir  leurs  agitations,  &  non  pas  com- 
mencer leur  pénitence;  ils  cherchent  à  fe 
mettre  en  paix  avec  eux-mêmes  plutôt 
qu'avec  Dieu  ;  ils  défirent  de  calmer  leur 
cœur ,  &  non  pas  de  le  purifier  ;  &  n'ayant 
pu  trouver  un  repos  humain  dans  le  cri- 
me ,  ils  le  cherchent  dans  la  vertu. 

Enfin,  il  s'en  trouve  encore  qui  ne  s'inf- 
truifent  de  la  vérité  qu'à  deffein  d'y  trou- 
ver des  armes  pour  la  combattre  :  des  hom- 
mes corrompus  dans  l'efprit  &  dans  le 
cœur  ,  dit  l'Apôtre ,  qui  ne  cherchent  dans 
la  doctrine  de  la  religion  que  les  endroits 
qui  peuvent  la  leur  rendre  fufpefte;  qui 
ne  lifent  les  divines  Ecritures  que  pour  y 
trouver  de  quoi  en  affoiblir  l'autorité  &  l'é- 
vidence ;  qui  n'étudient  curieuiément  la 
fainfeté  de  nos  myfteres  que  pour  en  faire 
le  fujet  de  leurs  doutes  &  de  leurs  blaf- 
phem^es  ;  qui  ne  veulent  être  inftruits  que 
pour  réfifter  à  la  lumière ,  &  qui  font  fer- 
vir la  vérité  d'occafion  à  leur  aveuglement 
&  à  leurs  ténèbres.  Ainfi ,  mes  frères ,  il 


DE    SAINT    ETIENNE.     263 

n'eft  prefque  plus  de  foi  fur  la  terre ,  & 
la  vérité  fe  montre  à  peu  de  fidèles,  parce 
qu'il  en  eft  peu  qui  apportent  à  fa  recherche^ 
comme  Etienne,  un  cœur  pur  ,  un  defir 
fîncere  de  la  connoître ,  &  une  intention 
droite  qui  ne  fe  propofe  qaelle-méme. 
Mais  non- feulement  la  vérité  trouva  dans 
ce  faint  Martyr  un  défenfeur  éclairé  :  elle 
y  trouva  encore   un  dcfenfcur  intrépide. 


T 


ROIS  défauts  font  oppofés  à  cette  fer-  ^  ^ï- 
nieté  chrétienne  qui  oblige  tout  fidèle  d'ê- 
tre le  défenfeur  intrépide  de  la  vérité.  Pre- 
mièrement,  la  crainte  des  hommes,  qui 
malgré  nos  propres  lumières,  fait  que  nous 
nous  déclarons  contre  elle;  fecondement, 
la  prudence  de  la  chair  qui  fait  que  la  con- 
noifTant,  nous  gardons  un  filence  crimi- 
nel ,  &  n'ofons  tout  haut  en  prendre  la 
défenfe  ;  enfin  une  faufiTe  complaifance  qui 
voulant  allier  la  vérité  &  le  menfonge, 
Taltere  &c  l'adoucit ,  &  cherche  à  plaire  aux 
hommes  aux  dépens  de  la  vérité  &C  de  la 
confcience.  Or,  l'hiftoire  du  faint  Martyr 
que  nous  honorons  aujourd'hui ,  nous  offre 
des  inftruftlons  &  des  vertus  très-oppofées 
à  ces  trois  défauts. 

Et,  premièrement  ,  quoique  le  pafteur 
fr^^ppé,  les  brebis  fuffent  difperfées;  quoi- 
qie  la  fureur  d'Hérode,  la  malice  des  prê- 
tres,  la  fuperftition  du  peuple,  laiflafTent 
tout  à  craindre  pour  les  nouveaux  difciples; 
quoique  la  plupart  de  ceux  qui  avoient  été 


164     Pour    LE    JOUR 

témoins  &  participants  même  des  prodi- 
ges de  Jefus-Chrift,  de  peur  d'être  enve- 
loppés dans  fa  Condamnation,  fe  rangeaf- 
iénr  du  côté  de  Tes  ennemis ,  &  répan- 
diffent  avec  eux  des  opprobres  &  des  ca- 
lomnies contre  la  mémoire  ;  quelque  prix 
l'envie  des  Juifs  attachât  alors  à  la  lâcheté 
de  ceux  qui  fe  déclaroient  contre  le  Sau- 
veur, Etienne  perfévere  dans*  la  fidéhté 
qu'il  lui  a  jurée  :  il  ne  fe  laiffe  point  ébran- 
ler comme  Pierre  ,  ni  corrompre  comme 
Judas.  Egalement  infenfible  aux  promeflTes 
&  aux  menaces  des  hommes  qui  périflént 
avec  eux  ,  il  ne  craint  que  celui  qui  de- 
meure toujours,  &  qui  feul  peut  perdre 
Tame  ou  la  fauver  éternellement;  il  voit 
avec  une  fainte  douleur  l'aveuglement  de 
fon  peuple  contre  Jefjs  Chrift  ;  l'exemple 
commun,  loin  de  l'ébranler ,  l'affermit  & 
le  fortifie  ;  il  tire  de  l'erreur  publique  ,  de 
nouveaux  motifs  de  fidélité  &  de  pré- 
voyance- Il  n'a  pas  oublié  que  félon  la  doc- 
trine de  fon  divin  Maître  ,  le  parti  de  la 
multitude  n'eft  prefque  jamais  celui  de  la 
vérité  :  que  le  monde  ne  fauroit  aimer 
Jefus-Chrift;  que  les  perfécutions  &  les  op- 
probres font  les  carafteres  les  mieux  mar- 
qués de  fon  Evangile;  &:  que  la  voie  qu'il 
nous  a  montrée,  eft  trop  étroite  &  trop 
difficile  pour  être  jamais  la  voie  du  plus 
grand  nombre. 

Et  voilà,  mes  frères,  ce  qui  confond  rib» 
tre  peu  de  foi,  &  condamne  notre  lâcheté 
dans  toute  la  conduite  de  notre  vie-  Nous 

refpec- 


DE   SAINT  Etienne.    i6^ 

rcfpcftons  les  décifîons  du  nionde;  ce  que 
la  multitude  approuve,  nous  Tapprouvons; 
ce  que  rexeiiiplc  commun  autoiife,  nous 
y  donnons  nos  applaudilîemeius  ik  nob  liif- 
trages  :  les  erreurs  publiques  nous  lont  plus 
chères  que  la  vérité;  nous  n'oibns  contre- 
dire le  langage  commun  du  monde  &  des 
paflîons;  nous  craignons  la  singularité  com- 
me un  vice,  elle  qui  forme  le  trait  le  plus 
éclatant  des  difciples  de  Jefus-Chrifl.  En 
vain  la  grâce  nous  éclaire  en  fecret ,  &  nous 
découvre  les  illufions  du  monde  &  de  feS 
maximes  ;  en  vain  ,  une  éducation  chré- 
tienne &  un  naturel  heureux  ont  laifTé 
en  nous  des  femences  de  vérité  qui  nous 
marquent  le  faux  &  le  danger  des  voies 
que  la  plupart  des  hommes  fuivent  ;  en 
vain  notre  confcience,  d'intelligence  avec 
la  loi  de  Dieu  ,  nous  difte  tout  bas  les 
maximes  de  la  vie  éternelle  ;  nous  par- 
lons comme  le  monde  ,  quoique  nous  ne 
penfions  pas  comme  lui  :  nous  tournons 
comme  lui  la  vérité  en  ridicule  ,  quoiqu'au 
fond  nous  en  fentions  le  prix  &  Texcel- 
lence  ;  nous  donnons  de  vaines  louanges 
à  des  pciffions  dont  nous  connoiiïbns  en 
fecret  le  frivole  &  la  folie  :  nous  pallions 
des  abus  dont  Tinjuftice  ne  nous  eft  pas 
douteufe  ;  nous  approuvons  des  plaifirs 
que  notre  confcience  condamne  ;  nous 
faifons  tous  les  jours  Tapologie  des  maxi- 
mes du  monde  ,  tandis  que  notre  cœur 
contredit  en  fecret  nos  décifîons;  nous  ne 
faifons  pas  d'autre  ufage  de  la  vérité  qui 


i66      Pour    le    jour 

fe  montre  à  nous,  que  de  la  retenir  dans 
rinjuftice  :  par-tout  prefque  nous  trahif- 
fons  notre  confcience  &  nos  fentiments. 
Nous  nous  lalflTons  entraîner  à  la  multi- 
tude ;  nous  n'oibns  être  tout  feuls  de  notre 
côté  ;  nous  craignons  la  finguiarité  de  la 
vertu  &  de  la  vérité ,  comme  un  ridicule 
qui  nous  couvriroit  de  honte.  Toute  no- 
tre vie  eft  un  outrage  continuel  que  nous 
faifons  à  la  vérité  :  tantôt  la  complaifance 
pour  nos  fupérieurs;  tantôt  la  foiblefle  pour 
nos  amis  ;  tantôt  la  crainte  des  dériuons  & 
des  cenfures  ;  tantôt  une  vaine  indolence 
qui  fait  que  la  vérité  nous  eft  prelqu'aufli 
indifférente  que  le  m.enlonge  ;  tantôt  une 
ivreffe  &:  une  mauvaife  toi  qui  cherche  à 
s'étourdir  dans  fes  égarements  ,  débitant 
des  maximes  que  Ton  condamne  tout  bas 
foi-méme;  tantôt  une  faulTe  vertu  de  fo- 
ciété  qui  aime  mieux  applaudir  au  men- 
fonge  que  prendre  la  défenfe  de  la  vérité 
incommode;  tantôt  un  bon  air  qu'on  trouve 
à  parler  comme  ceux  que  le  monde  ap- 
plaudit :  enfin,  prefque  par-tout  nous  nous 
déclarons  pour  le  monde  contre  Jefus- 
Chrift  ;  loin  d'être  fes  témoins  fidèles  par- 
mi les  hommes,  nous  nous  joignons  avec 
eux  contre  lui.  Nous  louons  dans  nos  amis 
comme  des  vertus  des  défauts  que  la  loi 
de  Dieu  demande  ;  nous  adhérons  à  leurs 
erreurs ,  &  nous  aidolis  à  les  rendre  plus 
inexcufables;  nous  donnons  à  leurs  paflions 
les  noms  de  la  juftice  &  de  l'équité  :  nous 
appelions  leurs  vengeances ,  des  reffenti- 


DE     SAINT    ETIENNE.      ^C^'J 

inents  équitables  ;  leurs  attachements  cri- 
minels ,  des  caraderes  &  des  fuites  d'un 
cœur  tendre  &  Hdele;  leurs  dérèglements 
honteux  ,  des  tbibleffes  pardonnables;  leurs 
protulions  infenfées  des  penchants  d'une 
ame  noble  &  généreufe  ;  leur  ambition 
démelurée  ,  une  élévation  d'elprit  &  de 
cœur;  leur  avarice  fordide,  une  fage  éco- 
nomie ;  leur  médifance  cruelle  ,  une  ai- 
mable vivacité  ;  la  hireur  du  jeu  qui  les 
pofTede,  un  délaiTement  néceflaire.  En  un 
mot,  il  eft  rare  que  nous  prenions  fur  nous 
les  intérêts  de  la  vérité  :  vifs,  tiers,  intrai- 
tables, quand  il  s'agit  de  nos  paflîons;  nous 
devenons  lâches,  timides,  rampants,  des 
qu'il  ne  s'agit  plus  que  de  la  vérité  :  nous  ne 
connoifTons  point  cette  fainte  fierté  ,  cette 
droiture  de  cœur,  cette  haute  magnanimi- 
té, cette  noble  {implicite  fi  refpeftée  même 
dans  le  monde,  dont  les  premiers  dii'ciples 
de  la  foi  nous  ont  laifTé  de  fi  grands  exem- 
ples, &  qui  a  toujours  été  le  caraftere  <[t% 
âmes  fidelles.  Nous  vivons  pour  les  hom* 
mes;  nous  ne  vivons  pas  pour  Dieu  &  pour 
nous-mêmes  :  nous  nous  faifons  une  con- 
fcience  &c  une  religion,  une  humeur,  un 
caractère,  un  efprit  &  un  cœur  pour  eux  ; 
&  ils  font  la  fin  de  toutes  nos  voies  &  le 
motif  de  toutes  nos  aftions  ,  comme  s'ils 
pouvoient  en  être  le  prix  &  la  récompen- 
îe  :  tout  ce  que  nous  ne  faifons  pa<;  pour 
eux ,  nous  le  comptons  comme  perdu , 
comme  s'il  n'y  avoit  de  réel  que  ce  qui  doit 
périr  avec  nous;  &c  après  plufieuis  années 

M  ij 


^6'S      Pour    le    jour 
palTëes  fur  ce  ton ,  Dieu  feul  pour  qui  nous 
devions  vivre,  fe  trouve  à  notre  mort  le 
ieul  qui  ne  faurolt  compter  pour  lui  un  feul 
moment  pre(que  de  toute  notre  vie. 

Le  fécond  défaut  oppofé  à  cette  fer- 
meté chrétienne,  dont  notre  faint  Martyr 
nous  fournit  aujourdliiii  le  modèle  ,  eft 
cette  prudence  de  la  chair  qui  fait  que 
connoiiTant  la  vérité  ,  nous  gardons  un 
fîlence  criminel ,  &:  n'ofons  tout  haut  en 
prendre  la  détenfe.  En  Qn^t ,  il  ne  fuffit 
pas  de  ne  fe  point  déclarer  pour  le  monde 
contre  Jefus-Chnit ,  &  de  garder ,  pour 
ainfi  dire,  une  manière  de  neutralité  en- 
tre l'un  &  l'autre  ;  il  faut  encore  confef- 
fer  tout  haut  Jefus-Chrift  (ans  ménagement 
&  fans  honte  :  qiû  n'tCt  pas  avec  lui ,  eft 
contre  lui  ;  &:  n'ofer  fe  déclarer  fon  dif- 
ciple  ,  c'eft  être  fon  perfécuteur  &  fon 
adverfaire.  Or,  c'eft  encore  ici  que  la  fer- 
meté d'Etienne  nous  inftruit  &  nous  con- 
damne. Que  de  vains  prétextes  n'auroit-il 
pas  pu  fe  former  à  lui-même  pour  fe  mé- 
nager avec  les  Juifs  par  un  fage  filence^, 
&  ne  pas  leur  reprocher  encore  tout  haut  • 
leur  aveuglement  &  leur  crime?  le  pré- 
texte d'attendre  un  temps  plus  favorable^ 
6c  où  la  vérité  auroit  trouvé  plus  d'ac- 
cès dans  leur  efprit  ;  Tincertitude  où  il 
étoit  de  n'être  point  écouté,  &  de  jetter 
la  pierre  précicufe  de  l'Evangile  devant 
des  animaux  immondes  ;  la  crainte  d'ex- 
citer une  perfécution  contre  TEglife  ,  en 
irritant  la  fureur  des  Juifs;  une  faufle  mo- 


DE     SAINT     ETIENNE-     169 

cleftie  ,  en  fe  per(uaclant  que  les  i^potres 
s'étant  rëlervë  le  miniftere  de  la  parole  , 
il  falloit  le  leur  lailTer  &  fe  renfermer  dans 
le  foin  des  veuves  qifon  lui  avoit  confié 
&  de  la  diftributlon  des  aumônes;  Texem- 
ple  des  autres  diacres  nouvellement  élus 
qui  ne  fortoient  point  de  leurs  foiiftions  &c 
ne  couroient  point  annoncer  Jefus-Chrift 
au  peuple.  Mais  le  généreux  Martyr  n'é- 
coute pas  les  vaines  raifons  de  la  chair  & 
du  fans.  Livré  à  l'impulfion  de  l'efprit  de 
Dieu  qui  le  remplir  &  qui  Taniine,  il  dé- 
veloppe aux  Juifs  Tefpiit  &c  les  figures  de 
la  loi  ;  il  leur  découvre  Jefus-Chrift  dans 
toute  rhiftoire  'de  leurs  ancêtres;  il  leur 
montre  leur  aveuglement  prédit  dans  les 
prophètes;  il  leur  reproche  leur  ingratitude 
&  Toubli  des  bienfaits  dont  le  Seigneur 
les  avoit  toujours  favorifés  ;  il  leur  an- 
nonce que  la  mefure  de  leurs  crimes  & 
de  ceux  de  leur  père  eft  comblée  par  le 
fang  innocent  qu'ils  ont  répandu  ;  il  leur 
remet  devant  les  yeux  le  fang  de  tant  de 
prophètes  dont  leur  ville  a  été  fouillée  ^ 
&  fe  fert  de  leurs  propres  armes  pour  les 
attaquer  &  pour  les  combattre. 

Oui,  mes  frères,  ]e  parle  ici  principa- 
lement aux  perfonnes  touchées  de  Dieu: 
nous  croyons  en  erre  quittes  en  notre  con- 
fcience,  quand  témoins  tous  les  jours  de 
tant  de  faufTes  maximes  que  les  mondains 
débitent;  de  tant  d'illufions  fur  les  règles 
&  fur  les  devoirs, 'qu'ils  fe  forment  à  eux- 
mêmes  ;  de  tant  de  fcandales  fur  lefquels 

M  iij 


270      Pour    le    jour 

ils  ne  s'avifent  pas  même  d'entrer  en  fcru* 
pule  :  nous  croyons,  dis-je  ,  avoir  ratif- 
iait à  ce  que  Dieu  demande  de  nous  en 
ne  les  approuvant  pas  tout  haut ,  en  nous 
renfermant  dans  la  modération  d'un  lâche 
fîlence  ,  en  ne  leur  oppofant  qu'un  défa- 
veu  fecre't  &  timide.  Nous  nous  formons 
mille  prétextes  pour  nous  juftifier  à  nous- 
mêmes  notre  lâcheté  :  la  crainte  de  ren- 
dre la  vérité  odieufe  en  la  rendant  trop 
incommode  ;  la  fauffe  perfuafion  que  nous 
ne  femmes  point  chargés  de  la  confcience 
des  autres;  &c  que  ce  n'eft  pas  à  nous  à 
inftruire  nos  frères;  la  peur  d'éloigner  nos 
amis  par  le  cont*^etemps  de  nos  cenfures, 
ou  de  nous  attirer  leurs  dérifions  en  vou- 
lant combattre  leurs  maximes;  enfin,  tout 
nous  juftifie  à  nous-mêmes  notre  indiffé- 
rence pour  la  vérité  :  nous  oublions  que 
chacun  de  nous  en  particulier  en  eft  char- 
gé ;  que  nous  devons  la  vérité  à  nos  frè- 
res ;  que  nous  ne  vivons  au  milieu  du 
monde  que  pour  empêcher  l'erreur  de  pré- 
valoir contre  elle  ,  &  conferver  à  ceux 
qui  nous  fuivront  le  langage  de  la  foi  & 
de   la  doctrine  fainte  ;  que  nous  devons 
luire  comme  des  aftres  au  milieu  d'une  na- 
tion corrompue,  &  que  cacher  la  lumière, 
c'eft  être  ingrat  envers  celui  qui  la  répand 
fur  nous  &  qui  nous  éclaire  ;  que  l'amitié 
n'eft  fondée  que  fur  la  vérité;  que  ce  n'eft 
point  aimer  nos  amis ,  que  de  les  voir  pé- 
rir fans  ofer  leur  découvrir  du  moins  le 
précipice  où  ils  fe  jettent,  &  qu'il  faut  fou- 


DE     SAINT    ETIENNE.      IJÎ 
vent  avoir  la  force  de  leur  déplaire  pour 
leur  devenir  plus  utile.  Hëlas!  mes  frères^ 
le  monde  ne  craint  point  de  débiter  tout 
haut  Tes  erreurs  &c  (es  maximes  de  mort 
&■  de  péché  ;  &  nous  craignons  de  ren- 
dre gloire  aux  vérités  de  la  vie  éternelle  ; 
le  monde  (e  fait  un  honneur  infenfé  de 
fa  doctrine;  &  nous  nous  faifons  une  honte 
de  la  doctrine  de  Jefus-Chrift  ?  le  monde 
ofe  tous  les  jours  contredire  le  langage  de 
la  foi  par  les  illufions  qu'il  lui  oppofe;  &C 
nous  craignons  de  contredire  les  iliuhons 
du  monde  par  le  langage  de  la  foi  &c  du  fa- 
lut  ?  le  monde  s'éteve  infolemmcnt  contre 
TEvangile;  ik  nous  n'ofons  foutenir  l'hon- 
neur de  l'Evangile  contre  lui?  le  monde 
traite  publiquement  la  doft^ine  de  Jefus- 
Chrift  de  folie  &C  de  foiblefTe  ;  &  nous 
avons  pour  fes  folies  &c  pour  fes  erreurs 
des  égards  qu'il  refufe  à  la  vérité?  le  monde 
ne  ménage  point  la  piéré  des  ferviteurs  de 
Dieu  ,  il  la  méprife,  en  fair  le  f  liet  de  (es 
dérifions  S:  de  (es  cenfures;  &  la  piété  des 
ferviteurs  de  Dieu  ménage  la  corruption 
du  monde  ^  &  n'ofe  la  couvrir  de  la  con- 
fufion  qui  lui  eft  due?  Nous  nous  faifons 
une  gloire  &  un  devoir  de  foutenir  les  in- 
térêts de  nos  amis  contre  ceux  qui  les  at- 
taquent :  nous  nous  ferions  un  crime  de 
nous   ménager  ,  lorfqu'on  noircit  devant 
nous  leur  réputation  &  leur  conduite;  le 
filence  nous  paroîtroir  alors  une  lâcheté  & 
une  perfidie;  nous  ne  croyons  pas  devoir 
des  égards  à  ceux  qui  en  manquent  devant 

M  iv 


2L7^      Pour    le    jour 

nous  envers  ceux  que  nous  aimons  :  Se 
les  intérêts  de  Jefus-Chrift  dont  nous  nous 
difons  les  amis  &  les  difciples ,  nous  trou- 
vent inlenfibles;  &  fa  gloire  qu'on  outrage 
tous  les  jours  devant  nous,  ne  réveille  pas 
notre  indignation  &  notre  zèle;  &  le  filen- 
ce ,  quand  on  attaque  fa  doétrine  &:  l'hon- 
neur de  fa  loi,  nous  paroît  une  prudence 
néceiïaire;  &  nous  craignons  de  déplaire 
à  ceux  qui  ne  craignent  pas  de  Tinfulter  ? 
O  mon  Dieu  !  peut-on  être  à  vous ,  & 
rougir  de  vous  connoître?  Peut-on  vous 
aimer ,  &  vouloir  être  encore  aimé  de 
ceux  qui  vous  haïlTent?  &  n'eft-ce  point 
fe  joindre  au  monde  contre  vous,  que  de 
n'ofer  le  condamner  comme  vous? 

Enfin,  mes  frères,  la  troifieme  manière 
dont  nous  nous  rendons  coupables  envers 
la  vérité,  c'eft  en  l'adouciffant  &  en  l'ac- 
commodant aux  préjugés  &  aux  paflions 
de  ceux  à  qui  nous  craignons  de  déplaire» 
Or ,  c'eft  ici  principalement ,  qu'Etienne 
nous  fert  &  de  condamnation  &  de  mo- 
dèle. Il  auroit  pu, ce  femble,  ménager  da- 
vantage les  préventions  &  la  délicatefTe  des 
dofteurs  &  des  prêtres  :  il  pouvoit  en  ap- 
parence, comme  Gamaliel  ,  le  contenter 
de  leur  repréienter  que  fi  Tceuvre  de  l'E- 
vangile étoit  l'œuvre  de  Dieu  ,  il  feroit 
inutile  d'entreprendre  de  le  détruire  ,  & 
que  s'il  ne  Tétoit  pas,  il  tomberoit  bientôt 
lui-même;  il  pouvoit  excufer  en  quelque 
forte  leur  crime  envers  Jefus-Chrift,  en 
iuppofant  qu'ils  n'avoient  connu  ni  la  di- 


DE   SAINT   Etienne.    27^ 

vinlté  de  fa  mliTion  ,  ni  la  vérité  de  fou 
niiniftere;  il  pouvoit  adoucir  les  reproches 
dont  ils  méritoient  d'être  chargés  pour  avoir 
rejette  le  Me(îie  promis  à  leurs  pères  ;  il 
pouvoit  leur  vanter  la  fainteté  de  la  loi  de 
Moïle ,  &c  louer  le  zèle  &  le  refpeft  dont 
ils  failbient  oftentation  pour  Tes  préceptes 
&  pour  fes  cérémonies  :  en  un  mot ,  il 
pouvoit  5  ce  femble,  en  infinuant  la  vé- 
rité, accorder  quelque  chofe  à  la  toiblefTe 
&  aux  préjugés  de  fon  peuple  ;  mais  le 
faint  Martyr  ne  connoit  pas  ces  timides 
ménagements  :  il  les  appelle  fans  balan- 
cer, cœurs  rcbdlcs  &  incirconcis.  Loin  d'ex-  /1<!^.7.sî. 
culer  leur  ignorance ,  il  les  accufe  de  ré- 
fifter  fans  ceH'e  à  TEfprit  faint;  loin  de  les 
flatter  fur  leur  refpeft  pour  la  loi  de  MoiTe, 
c'eft  par-là  même  qu'il  les  confond  &  qu'il 
les  condamne;  loin  de  faire  valoir  les  bien- 
faits dont  le  Seigneur  avoit  favorite  leurs 
pères,  il  leur  reproche  de  marcher  fur  leurs 
traces ,  &  d'ajouter  au  fang  des  prophè- 
tes, dont  ils  avoient  fouillé  leurs  mains, 
le  fang  du  Jufte  qu'ils  venoient  de  mettre 
à  mort.  Les  hommes  pouffent  quelquefois 
à  un  tel  point  leur  haine  contre  la  vérité, 
qu'ils  ne  méritent  plus  de  ménagement  ni 
de  mefure.  Ce  n'eft  pas  que  la  vérité  ne 
foit  inféparable  de  la  charité,  comme  nous 
le  dirons  dans  un  moment  :  ce  n'eft  pas 
qu'il  ne  faille  préparer  les  voies  à  la  lu- 
mière par  de  fages  précautions,  &  lui  fa- 
ciliter l'accès  dans  les  cœurs  ou  l'on  veut 
la  répandre  :  ce  n*eft  pas  que  la  vérité  foit 

M  Y 


274      Pour    le    jour 

toujours  dure,  inipérieufe;  &  qu'elle  cher- 
che plus  rofientation  de  la  viccoire  ,  que 
le  fruit  iblide  du  falut  &  la  gloire  de  Tuti- 
litë  :  ce  n'eu  pas  qu'il  ne  faille  être  foible 
avec  les  foibles  pour  les  fauver  tous;  ren- 
dre la  vérité  aimable  pour  la  rendre  plus 
utile  ;  attirer  les  pécheurs  pour  les  reti- 
rer du  péché;  ménager  leur  foiblelie  pour 
triompher  plus  fûrement  de  leurs  pallions;. 
&  n'employer  le  fer  pour  les  plaies ,  qu'a- 
près avoir  endormi ,  pour  ainii  dire ,  par 
des  paroles  de  paix  &:  de  coniblation  ,  la 
chair  du  malade. 

Mais  je  ne  voudrois  pas  qu'on  honorât 
du  nom  de  prudence  cette  complaifance 
criminelle  ,  qui  fait  que  dans  nos  entre- 
tiens avec  nos  frères,  nous  trouvons  tou- 
jours des  tempéraments  entre  le  monde  & 
Jefus-Chrift;  nous  entrons  dans  les  fauiles 
idées  que  le  monde  fe  forme  de  la  vertu  , 
fous  prétexte  de  blâmer  les  excès;  nous 
applaudiffons  à  l'inutilité  &:  à  la  pareffe  ; 
nous  accordons  bien  plus  au  monde  &  à 
fes  ufages,  que  l'Evangile  ne  leur  accorde; 
nous  louons  l'éloignement  du  crime  com- 
me la  perfection  de  la  vertu;  nous  donnons 
aux  talents  de  la  nature  ,  les  éloges  qui 
ne  font  dus  qu'aux  dons  de  la  grâce  ;  nous 
trouvons  toujours  dans  les  vices  mêmes 
de  nos  amis  que  nous  condamnons  ,  des 
endroits  qui  les  rendent  plus  excufables  ; 
nous  ne  montrons  jamais  la  vérité  dans 
toute  rétendue  qu'elle  fe  montre  à  nous;. 
nous  nous  faifons  une  fauffe  règle  de  cba- 


DE  SAINT  Etienne.  27^ 
rîté  &  de  fageiTe  ,  de  nous  accommoder 
jufqu'à  un  certain  point  aux  préjugés  de 
ceux  avec  qui  nous  avons  à  vivre  ;  nous 
portons  parmi  les  hommes  un  fond  d'a- 
mour-propre qui  nous  rend  ingénieux  à 
concilier  les  intérêts  de  la  vérité  qu'ils  haïf- 
lent,  avec  les  intérêts  des  paflions  qu'ils 
aiment  ;  nous  ne  leur  parlons  jamais  qu'à 
demi  fur  ce  qui  les  regarde  ;  &:  nous  me- 
lons à  la  vérité  que  nous  ne  voudrions  pas 
trahir,  tant  d'adoucifTements,  qu'ils  la  font 
perdre  de  vue.  Ainfi  nous  devenons  aux 
hommes  une  occafion  d'erreur;  ils  laifTent 
la  vérité  que  nous  em])arralîons ,  &  s'ar- 
rêtent au  voile  qui  ia  leur  cache.  Et  delà  , 
mes  frères^  il  arrive  fouvent  que  les  gens 
du  monde  ne  s'autorifent  dans  leurs  dif- 
fipations  ,  que  par  les  fuffrages  des  gens 
de  bien.  Delà  ,  nous  entendons  tous  les 
jours  les  pécheurs  juftlfier  la  vie  mondaine 
en  nous  oppofant  des  jufîes  qui  ne  la  con- 
damnent pas.  Delà  ,  les  fauiïes  complai- 
fances  d'un  homme  de  bien  pour  le  monde 
deviennent  fa  juftification  &  fa  défenfe  : 
il  triomphe  de  nos  lâchetés  ;  il  infulte  à 
nos  condefcendances;  il  fait  bien  faire  va- 
loir à  fon  avantage  les  légères  complaifan- 
ces  qu'il  obtient  de  nous;  pour  s'excufer, 
il  condamne  les  juftes,  (k  cherche  tou- 
jours à  nous  blâmer  par  les  mêmes  endroits 
par  où  nous  avons  cherché  à  lui  plaire- 
Grand  Dieu  !  faut-il  que  ce  monde  mifé- 
rable  puide  entrer  en  parallèle  dans  notre 
cœur  avec  votre  éternelle  vérité?  Faut-il 

M  vj 


27^     Pour    le    jour 

que  nous  cherchions  encore  à  plaire  à  ce 
qui  nous  paroît  fi  digne  d'être  mépfifé  , 
&:  que  tandis  qwe  nous  décrions  le  monde, 
que  nous  en  exagérons  le  vuide  &  la  fo- 
lie ,  que  nous  en  connoifîbns  fi  profon- 
dément les  abus  &:  la  miiere  ,  que  nous 
parlons  fi  fouvent  de  fes  illufions  &  de 
les  chimères;  nous  le  ménagions  encore, 
nous  refpeftions  encore  (es  maximes,  nous 
foyons  encore  jaloux  de  (es  kifFrages,  nous 
voulions  encore  garder  des  mefures  avec 
lui;  &  qu'après  l'avoir  abandonné,  nous 
n'ayions  pas  la  force  de  le  condamner  ôc 
de  lui  déplaire  } 

îiT.  J  E  fais,  mes  frères,  que  la  fermeté  de 
Tartie.  j^  vérité  eft  une  fermeté  pleine  de  dou- 
ceur &  de  tendrefie ,  &  qu'elle  n'aime  que 
des  défenfeurs  compatiffants  &  charitables  : 
&  ce  devroit  être  ici  la  dernière  partie  de 
cette inftruftion;  mais  jeTabrege.  En  effet, 
de  quel  amour  fincere  pour  les  Juifs  Etienne 
n'accompagne-t-il  pas  la  force  des  vérités 
qu'il  leur  annonce  ?  Plus  touché  de  leur 
aveuglement  que  de  fa  propre  perte ,  il 
levé  les  mains  au  Ciel  pour  eux;  infenfi- 
ble ,  ce  fenible,  aux  coups  dont  ils  l'acca- 
blent, il  ne  fent  que  les  malheurs  qu'ils 
fe  préparent  à  eux-mêmes  :  il  offre  fon  fang 
même  qu'ils  répandent ,  pour  obtenir  le 
pardon  de  leur  crime  :  leur  barbarie  ne 
déchire  fon  corps  que  pour  ouvrir  fon  cœur 
à  des  gémifTements  &  à  des  prières  capa-- 


DE     SAINT     ÊtTENNE.      rij 

bles  de  fléchir  le  Seigneur  à  leur  égard,  fi 
leur  endurciflenient  n'eût  pas  été   à  l'on 
comble.   Il  comptoit  pour  rien  fa  mort , 
fi  leur  lalut  devoit  en  être  le  fruit  &:  le 
falaire  :  il  voit  le  Fils  de  l'Homme  affis 
à  la  droite  de  fon  Père;  &  le  (aint  tranf- 
port  de  joie  qui  l'anime  d:uîs  l'efpérance 
de  le  pofféder  bientôt ,  n'eft  troublé  que 
par  la  réprobation  de  fon  peuple  dont  il 
lit,  ce  fcmble  ,  l'arrêt  dans  l'accès  de  fa 
vifion  ,  gravé  en  carafteres  immortels  fur 
les  colonnes  du  temple  célefte.  Il  ne  de- 
mande pas  vengeance  contre  ces  meur- 
triers; il  ne  s'écrie  pas  comme  Job  :  Terre^ 
m  caches  point  mon  fang  ^  &  laiffes-en  mon- 
ter la  voix  jufqu'au  tiône  du  Tout-Puif- 
fant ,  pour  foUiciter  fes  foudres  contre  les 
barbares  qui  le  répandent  :  Terra ,  ne  ope-  pb.i6i^> 
rias  fanguincm  mcum  ;  &  ne  pouvant  ob- 
tenir le  falut  du  peuple  qui  veut  périr  & 
qui  s'eft  exclu  lui-même  du  falut,  il  ob- 
tient du  moins  la  converfion  de  Saul  qui 
participe  au  crim.e  de  fa  mort.  Son  fang 
répandu   efl  comme  une  femence  fainte 
d'où  fortira  un  jour  ce  nouvel  Apôtre  ; 
fes  prières  préparent  déjà  les  grâces,  qui 
d'un  perfécuteur  doivent  en  former  dans 
la  fuite  un  vafe  d'éleftion ,  &  un  fpefta- 
cle  digne  des  anges  &   des  hommes;  &c 
{\  fon  zèle  n'a  pu  faire  connoître  Jefus- 
Chrift  à  l'infidelle  Jérufalem  ,  fa  mort  va. 
du  moins  inftruire  un  miniftre  puifTant  en 
œuvres  &  en  paroles  qui  le  fera  connoî- 
tre un  jour  à  toute  la  terre* 


Z-j'b        P   O    U   R      L   E      J    O    U   R 

Tels  font ,  mes  frères ,  les  défenfeurs 
que  fe  forme  la  vérité  :  c'eft  la  charité  qui 
leur  prépare  des  viâioires  :  il  faut  aimer  le 
falut  de  ceux  dont  nous  combattons  les 
erreurs.  La  vérité  trouve  prefque  toujours 
des  cœurs  rebelles  ,  parce  qu'elle  ne  trouve 
prefque  que  des  défenfeurs  aigres  &  peu 
charitables.  Souvent  on  mêle  aux  inftruc- 
tions  qu'on  donne  à  {qs  frères  plus  d'en- 
vie de  les  mortifier  que  de  defir  de  les 
inltruire  ;  fouvent  leurs  défauts  ne  nous 
déplaifent,  que  parce  que  leurs  perfonnes 
nous  font  déjà  odieufes  ;  fouvent  en  dé- 
fendant la  vérité,  on  cherche  plus  à  domi- 
ner 5  qu'à  faire  dominer  la  vérité  elle-même  ; 
fouvent  c'eft  l'humeur  qu'on  fuit ,  &  non 
pas  la  vérité  qu'on  cherche  ;  fouvent  fous 
prétexte  de  venger  les  intérêts  de  la  vérité, 
on  n'eft  pas  fâché  de  fe  venger  foi-même; 
fouvent  en  reprenant  nos  frères,  nous  vou- 
lons plutôt  triompher  de  leurs  fautes  que 
les  relever  charitablement  de  leurs  chûtes; 
fouvent  on  eft  plus  aife  de  les  voir  s'é- 
garer, qu'on  ne  le  feroit  de  les  voir  dociles 
à  la  vérité  dont  on  prend  tout  feul  la  dé- 
{tn(Q  ;  fouvent  on  s'applaudit  en  fecret  de 
leur  aveuglement ,  tandis  qu'on  fait  fem- 
blant  de  mettre  tout  en  œuvre  pour  les 
rappeller  à  la  lumière  ;  fouvent  nous  ne 
fommes  éclairés  fur  leurs  vices,  que  parce 
que  nous  fommes  jaloux  de  leurs  vertus  : 
enfin  ,  rien  n'eft  fi  rare  que  de  mêler  la 
charité  avec  la  vérité.  Et  delà  vient,  mes 
frères  y  que  ceux-  qui  nous  font  fournis , 


DE     SAINT    ÉttENNË.      Î79 

regardent  d'ordinaire  nos  inllruftions  com- 
me des  cenlures  ;  qwe  nos  entants ,  nos 
intérieurs  ,  nos  domeftiques  ne  trouvent 
dans  nos  corredions  que  Thuineur  qui  ic- 
volre  ,  &  non  pas  la  charité  qui  édifie; 
qu'ils  nous  regardent  plutôt  comme  les  cen- 
(éurs  impitoyables  de  leurs  foiblefTes,  que 
comme  les  médecins  charitables  de  leurs 
plaies  ;  &c  que  nous  perdons  fur  eux  l'a- 
vantage que  nous  donne  la  vérité,  par 
les  détauts  que  nous  melons  à  fa  détenfe. 
Delà  vient  que  les  exemples  des  gens  de 
bien  trouvent  dans  le  monde  plus  de  cen- 
feurs  qui  les  condamnent,  que  d'imitateurs 
qui  les  luivent;  c'efi:  qu'ils  Te  bornent  fou- 
vent  à  décrier  les  vices  de  leurs  frères, 
oc  qu'en  faifant  paroître  beaucoup  de  zèle 
contre  les  défauts  des  autres,  ils  ne  mon- 
trent pas  afTez  de  compaffion  pour  leurs 
foibleiiés  ;  c'eft  ^cjue  fous  prétexte  de  ne 
point  ménager  le  vice  ,  ils  ne  ménagent 
pas  afTez  les  pécheurs  ;  c'eft  que  dans  leurs 
cenfures ,  ils  paroiflTent  quelquefois  plutôt 
s'applaudir  de  leur  régularité ,  qu'être  tou- 
chés du  dérèglement  qu'ils  blâment  ;  ôc 
rendant  la  vertu  odieufe  aux  pécheurs  ^ 
ils  leur  font  paroître  la  vérité  revêtue  de 
tous  les  défauts  qui  ne  font  attachés  qu'à 
eux-mêmes. 

Delà  vient  enfin ,  que  nos  réconcilia- 
tions avec  nos  ennemis  ne  font  prefque 
jamais  finceres ,  parce  que  ce  n'eft  pas  la 
charité  qui  les  form.e.  On  fe  réunit  ;  mais 
on  ne  s'aime  point;  les  bienféance^  fe  ré- 


iSo  Pour  le  Jour,  Sec. 
tabîifîent  ;  mais  les  fentiments  font  tou- 
jours les  mêmes  :  les  perfonnes  fe  rappro- 
chent ;  mais  les  coeurs  demeurent  toujours 
éloignes  :  les  dehors  font  diflFérents;  mais 
les  dedans  font  toujours  femblables,  La 
haine  prend  feulement  les  apparences  de 
la  charité  :  elle  fe  contraint  ;  mais  elle 
n'eft  pas  éteinte  :  on  fe  rend  des  devoirs; 
mais  on  ne  fe  rend  pas  Tamour  fans  le- 
quel tout  le  refte  n'eft  rien;  on  ajoute  feu- 
lement au  crime  de  la  haine  celui  du  dé- 
guifement  &  de  Timpoilure  ;  &  fouvent 
ayant  la  raifon  &  la  vérité  pour  foi ,  on. 
n'en  eft  pas  moins  coupable  aux  yeux  de 
Dieu ,  parce  qu'on  n'a  pas  la  charité  qui 
foufFre  tout ,  &:  qu'on  doit  toujours  à  (es 
frères. 

Telles  font  les  inilruftions  que  nous 
donne  aujourd'hui  le  généreux  Martyr  dont 
la  folemnité  nous  aflemble  en  ce  lieu  faint  : 
la  vérité  montra  en  lui  un  défenfeur  éclai- 
ré ,  un  défenfeur  intrépide,  un  défenfeur 
tendre  &  charitable.  Quelle  confolation 
pour  vous,  mes  frères,  de  retrouver  tou- 
tes ces  qualités  dans  le  Pafteur  fidèle  que 
le  Seigneur  vous  a  fufcité  dans  fa  mifé- 
ricorde;  c'eft-à-dire,  de  retrouver  un  doc- 
teur éclairé  pour  vous  inftruire ,  un  mi- 
niftre  ferme  pour  vous  corriger ,  &  un 
père  tendre  pour  vous  fecourir  &  vous 
confoler  dans  vos  peines,  &  vous  faci- 
liter à  toutes  les  voies  de  la  vie  éternelle  ! 
Ainfi  foit-lL 


î^^ 


fïMb.^-^^^^ 


Ll  «^ .  «.-^  -jt^mtMumummmmm 


SERMON 

POUR   LE  JOUR 

D  E 

SAINT  THOMAS 

D'AQUIN. 

Paravît  cor  fimmiit  învedignret  legem  Domini» 
&  faccret  &  doceret  in  Ifraê'l  prcecepaim  & 
judiciuni, 

//  difpofa  [on  cœur  à  la  recherche  de  la  loi  du 
Seigneur  ^  il  pratiqua  ^enfeignadamlfrail 
fes  préceptes  ^  [es  ordonnances.  C'eft  Téloge 
que  le  Saint-Efpiit  ftit  d'K<riras,  au  chapitre 
fepiieme  du  livre  premier  de  fon  hiftoire. 

r-j-^^-^-^ijiEN  n'eft  plus  confolant,  mes 
r^"Vr=^^./1  frères,  que  de  fuivre  des  yeux 
de  la  foi ,  les  routes  de  la  Pro- 
vidence dans  la  conduite  del'E- 
glife.  A  combien  de  mënaee- 
ments  fa  bonté  ne  s'eft-elle  pas  abaifTée 
pour  empêcher  que  les  portes  de  Tenfer 


rr—l 

r 

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'm 

E 

^4 

iSi      Pour    le    jour 

ne  prévâlufTent  contre  cette  fainte  cite  , 
fnuée  depuis  !a  naiffance  des  fîecles  fur  la 
montagne ,  &  fi  bien  affermie  ,  que  mal- 
gré tous  les  efforts  des  enfants  de  Baby- 
lone  elle  ne  fera  jamais  renverfée? 

II  falloir  à  la  foi  dans  fa  naiffance  des 
carafteres  fenfibles  &  éclatants  pour  triom- 
pher de  l'incrédulité.  Auflî  quels  hommes 
que  les  hommes  apoftoliques!  ils  vont  au- 
delà  des  prodiges  qu'a  fait  leur  Maître;  leur 
ombre  même  eft  toute-puiffante.  Attaquée 
par  les  Empereurs,  qu\m  faux  zeîe  pour 
le  paganifme  arme  contre  elle  ^  elle  a  be- 
foin  de  force  &  de  confiance  pour  fou- 
tenir  la  fureur  des  pcrfécurions  :  que  de 
héros,  dans  ces  fiecles  de  feu  &  de  fang, 
la  grâce  ne  forma-t-elle  pas?  quelle  har- 
dieffe  &  quelle  confiance  ne  vit-on  pas 
dans  l'âge  le  plus  tendre  ,  &  dans  le  fexe 
le  plus  foible,  pour  braver  les  tyrans  ,  & 
ce  que  les  tourments  ont  de  plus  affreux? 
On  voyoit  les  chrétiens  courir  aux  fuppli- 
ces  avec  plus  d'ardeur  que  n'en  ont  les  hom- 
mes les  plus  voluptueux  pour  les  plainrs. 

Enfin,  livrée  dans  des  temps  plus  tran- 
quilles &  plus  reculés  à  la  difpute  des  hom- 
mes, ébranlée  par  les  affaurs  de  l'héréhe^ 
défigurée  par  les  couleurs  étrangères  dont 
fes  enfants  mêmes  ont  voulu  flétrir  fa  beau- 
té ,  il  lui  a  fallu  des  hommes  dont  les  lè- 
vres fuffent  les  dépofitaires  delafcience; 
des  doéleurs  éclairés,  de  nouveaux  Efdras, 
qui  s'appliquaffent  à  la  recherche  de  la  loi 
dans  la  firnplicité  de  leur  cœur ,  &  qui 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.  183 
Rprcs  en  avoir  pratiqué  les  préceptes  Se  les 
ordonnances,  ibiTent  les  défendre  contre 
les  ennemis  de  la  foi ,  &  les  enfeigner  aux 
fidèles  dans  toute  leur  pureté.  Or  tels  fu- 
rent dans  leurs  fiecles  les  Bafile  ,  les  Hi- 
laire  ,  les  Jérôme  ,  les  Auguftin  ;  tel  fut 
auflî  dans  des  temps  poftérieurs  le  iaint 
Doreur,  dont  je  viens  aujourd'hui  pro- 
pofer  plutôt  les  exemples  que  relever  fes 
vertus.  En  effet,  il  difpofa  fon  cœur  à  la 
recherche  de  la  loi  du  Seigneur;  il  pra- 
tiqua &  enfeigna  dans  Ifraél  fes  préceptes 
&  fes  ordonnances  :  Paravit  corfuum  ^  &c. 
Point  d'erreur  que  Thomas  n'ait  combat- 
tue ;  point  de  vérité  qu'il  nVit  établie  ;  peu 
de  doutes  qu'il  n'ait  éclaircis;  &C  tant  qu'il 
vécut,  l'Eglife  trouva  dans  fa  perfonne  un 
défenfeur  invincible,  qu'elle  retrouve  en- 
core dans  Tes  écrits  après  fa  mort. 

Mais  pour  me  renfermer  dans  quelque 
chofe  de  précis ,  en  confulérant  faint  Tho- 
mas comme  un  grand  dofteur^^je  ramené 
à  deux  idées  toutes  fimples  que  me  fournit 
mon  texte  ,  tout  le  fujet  de  fon  éloge  , 
qui  fera  en  même  temps  pour  les  minif- 
tres  de  TEglife  la  matière  d'une  grande  inf- 
truclion.  L'étude  de  la  religion  ,  qui  en  ma- 
nifeftant  la  vérité  fembleroit  devoir  nous 
en  infpirer  l'amour,  ne  laiffe  pas  d'expo- 
fer  la  piété  à  de  très- grands  périls.  Que 
d'écueils  dans  la  recherche  de  cette  fcien- 
ce  !  que  de  pas  délicats  dans  fon  ufage  ! 
faint  Thomas  s'eft  fanftifié  dans  la  recher- 
che de  la  fcience  de  la  religion  ;  il  en  a 


2^4       P   O   U   R      L   E      J   O    U  R 

fanftiné  Vufâge.  La  piété  Ta  guidé  clans  h 
recherche  de  ia  fcience  de  la  religion  ; 
voilà  mon  premier  point  :  Tufage  de  cette 
fcience  Ta  affermi  dans  la  piété  ;  c'eft  le 
fécond  :  c'eft- à-dire,  qu'il  a  cherché  la  loi 
du  Seigneur  dans  la- (implicite  de  fon  cœur, 
&  qu'il  a  pratiqué  &  enleigné  dans  Kraël 
fes-ordonnances  &  (^s  préceptes.  Implo- 
rons ,  &cc.  jlve  y  Maria. 

>ak'tie.  %^UE  rhomme  eft  profondément  cor- 
rompu ,  mes  très-chers  frères  !  Il  lui  eft 
refté  ,  dit  faint  Augufhn ,  du  débris  de  Ton 
innocence,  certains  penchants  de  gloire, 
de  plaifirs  ,  de  vérité  ,  qui  font  comme 
les  efpérances  de  ion  rétabliiTement  :  mai^, 
hélas'  des  reftes  heureux  de  fon  ancienne 
droiture,  il  en  fait  les  premières  ébauches 
de  fes  paffions;  &  ces  reïTources  conlb- 
lantes  deviennent  entre  fes  mains  de  trif- 
tes  écueils. 

Quoi  de  plus  digne  de  Tefprît  que  cette 
avidité  de  tout  favoir  qui  lui  eCt  C^  natu- 
relle ?  quoi  de  plus  indigne  de  lui  que  la 
manière  dont  on  la  fatisfait?  Il  femble  que 
la  vérité  n'ait  plus  que  des  charmes  im- 
puifTants  :  toute  feule ,  elle  touche  peu  ; 
&  fi  des  vues  de  fortune  &  d'intérêt  ne 
nous  raniment,  on  languit  dans  fa  recher- 
che :  premier  écueil  ordinaire  à  tous  ceux 
qui  s'appliquent  aux  fciences,  foit  facrées, 
foit  profanes.  D'autre  part,  Tefprit  laffé  de 
trouver  toujours  les  mêmes  objets  dans  l'eu* 


DE  St.  Thomas  o'Aquin,    iH^ 

cdnîe  de  la  toi,  s'y  trouve  à  Tétroit,  s'é- 
chappe au-delà  des  barrières  ficrëes ,  & 
par  une  curioiîte  peu  relpeftiieufe  ,  veut 
entrer  dans  un  fanftuaire  qu'il  falloir  ado- 
rer de  loin  :  autre  écucil  encore  plus  dé- 
licat que  le  premier.  Enfin ,  Tétude  épui- 
i'ant  toute  Papplication  de  Tanie  diflîpe  l'ef- 
prit ,  defleche  le  cœur ,  ralentit  la  dévo- 
tion :  troilieme  écueil  iur  lequel  nous  gé- 
miiîons  tous  les  jours,  nous  qui  par  les  en- 
gagement*, d'un  état  laint ,  devons  à  l'E- 
gliie  îk  l'odeur  du  bon  exemple  &  la  lu- 
mière de  la  doctrine. 

Saint  Thomas  le  fraya  dans  la  recher- 
che des  fciences  des  routes  bie_n  plus  i\x^ 
res  &c  plus  chrétiennes.  Car  ,  première- 
ment, il  renonce  à  toutes  les  prétentions 
do4it  une  grande  naidance  &  le  crédit  de 
fa  famille  auprès  d'un  Empereur  pouvoient 
le  flatter ,  &  fe  fert  du  mépris  de  la  gran- 
deur ,  comme  d'un  degré  pour  atteindre 
aux  fciences;  en  fécond  lieu,  avec  l'efprit 
le  plus  vafte  qui  peut-être  ait  jamais  paru, 
il  ne  le  guide  que  par  les  lumières  d'au- 
trui ,  baile  les  traces  facrées  des  anciens, 
fe  contente  de  mettre  en  œuvie  les  pré- 
cieux débris  qu'il  trouve  épars  çà  &  là  dans 
leurs  ouvrages;  &:  pouvant,  comme  Moi- 
fe ,  trouver  lui-même  des  m.atériaux  pour 
conftruire  le  tabernacle,  il  lui  fuffit  comme 
à  Béléléel  de  les  aifortir,  &  de  leur  don- 
ner ce  bel  ordre ,  qui  dans  tous  les  fiecles 
fera  la  (urpme  &  les  délices  des  favants  : 
enfin,  toujours  artentir  à  reffufclter  la  grâce 


iSô     Pour    le    jour 

de  fa  vocation,  la  prière,  la  retraite,  Tnille 
macérations  font  le  plus  doux  afîaifonne- 
ment  de  ies  études  ;  &  Ponction  de  votre 
efprit,  ô  mon  Dieu  ]  lui  développe  plus  de 
difficultés,  que  tous  les  eitorts  de  i'efprit 
humain. 

Premier  écueil  à  éviter,  des  vues  de  for- 
tune 6^"  d'intérêt.  Né  des  plus  illuftres  fa- 
milles de  fa  province  ,  on  confie  le  foin 
de  réducation  de  notre  Saine  aux  moines 
du  célèbre  monaftere  du  Mont-Caffin  , 
ufage  ancien  &  ii  chéri  fur-tout  de  nos 
pères.  Il  me  femble  voir  la  fille  de  Pha- 
raon confier  à  la  mère  de  Moife  cet  en- 
i:.vv^.  2.9.  fgj^^  in'ixaQulenx  :  ^ccipe  piurum  ^  lui  di- 
foit-elle  ,  &  nutri  mïhï.  Elevez-le  pour 
toute  la  grandeur  où  je  le  deftine,  pour 
la  pompe  &  Féclat  de  TEgypte.  Telles 
étoient  les  vues  de  la  mère  de  notre  Saint  : 
car,  hélas!  on  ne  peut  trop  le  dire,  on 
décide  prefque  toujours  de  la  deftinée  des 
enfants  ;  &  on  les  a  déjà  donnés  au  monde 
ou  à  JefuS'Chrift  ,  avant  qu'ils  foient  en 
état  de  connoître  ni  Tun  ni  l'autre.  Mais 
que  vos  vues ,  Seigneur ,  étoient  bien  dif- 
férentes! vous  ne  l'aviez  fauve  des  eaux, 
comme  Moife  ,  que  pour  le  conduire  au 
défert  ,  lui  confier  les  intérêts  de  votre 
loi,  &  en  faire  le  dofteur  de  votre  peuple. 
L'Ordre  de  faint  Dominique  avoit  com- 
mencé depuis  peu  à  grofi[ir  le  camp  du 
Dieu  d'Ifraél  d'une  nouvelle  tribu.  Les  or- 
dres qui  l'avoient  devancé,  n'étoient ,  (î 
i'ofe  le  dire,  que  comme  des  effais  de  U 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    1S7 

grâce  :  Initiiim  aliquod  creatnnt  ejns  :  la  re- 
traite, la  prière,  des  auftërités  édifiantes, 
c'étoit  là  le  plan  de  ces  anciens  fondateurs 
qui  avoient  fait  fleurir  en  Occident  la  difci- 
plinemonaftique;  ici  on  joignoir  la  fcience 
à  la  prière ,  les  fondions   apoftoliques  à 
la  retraite;  le  travail  de  Telprit  aux  macé- 
rations du  corps.  Thomas  Ibvtit  du  Mont- 
CalFin  où  les  uiftruftions  ck  les  exemples 
des  pieux  folitaire*^  qui  habitoient  cette  mon- 
tagne,   avoieni  nourri  &:   lait  cioître  ces 
lemences  de  vertu  que  la  grâce  avoit  mi- 
les de  bonne  heure  dans  fon  ame  :  arrivé 
à  Naples,  il  entend  parler  des  enfants  de 
Dominique  ;  les  merveilles  qu'on  lui  en 
raconte  ,  excitent  fa  curiofité;  il  les  voit, 
&  aufii-tôt  il  fent  un  attrait  fecret  pour 
ce  nouvel  établifTement,  &  fe  propofe  de 
Tembrafler  ;  il  confulte,  il  examine,  il  sV 
dre'Te  au  Père  des  lumières  ;  &  convaincu 
que  c'eft  là  que  Dieu  l'appelle ,  fermant 
les  yeux  à  tout  ce  qui  pourroit  l'arrêter, 
il  exécute  fon  defTein.  En  vain  le  dieu  de 
ce  monde  lui  fait  voir  au  loin  fes  royau- 
mes ,  &  toute  leur  gloire  :  en  vain  l'enfer 
invente  tous  les  jours  de  nouveaux  artifices 
pour  recouvrer  une  proie  fur  qui  les  en- 
gagements d'une  naiffance  diftinguée  fem- 
bloient  lui  donner  tant  de  droit.  Vous  le 
favez,  Seigneur!  les  larnies,  les  menaces, 
les  intrigues  d'une  mère  toujours  ingénieufe 
dans  fa  douleur ,  la  puiiTance  d'un  Empe- 
reur, mille  afifauts  qu'on  livre  à  fon  inno- 
cence, une  trifte  &  longue  prifon;  rlc» 


aB8     Pour    le    jour 

n'eft  oublié  5  afin  que  rien  ne  manquât  au 
mérite  de  fa  foi  :  mais  tous  ces  efforts  font 
vains,  &  inutiles  ;  les  obftacles  qu'on  lui 
fufcite  5  ne  font  qu'enflammer  fon  defir,  & 
fa  perfévérance  eft  enfin  couronnée  par 
le  fuccès.  Voilà  le  premier  pas  que  fait 
Thomas  avant  de  s'engager  dans  la  car- 
rière pénible  &  laborieufe  des  fciences  : 
non-feulement  il  ne  bâtit  pas  des  idées  de 
fortune  &c  de  grandeur  fur  les  progrès  qu'il 
y  fera;  il  renonce  d'abord  à  une  fortuné 
ik  à  une  grandeur  préfente,  afin  que  nul 
motif  étranger  ne  vienne  le  diftraire  dans 
les  recherches  de  la  vérité, 

Oferoit-on,  ô  mon  Dieu!  propofer  ici 
cet  exemple  au  fiecle?  Eft-ce  une  chofe  or- 
dinaire qu'on  aille  enfevelir^au  fond  d'un 
cloître  Tefpérance  flatteufe  de  parvenir  ? 
eh!  dans  le  monde  on  attache  de  la  gloire 
à  favoir  par  ces  routes  d^iniquité  le  ména- 
ger des  occafions  de  fortune  ;  &  la  plus 
haute  vertu  s'y  borne  à  les  attendre.  Nous- 
mêmjes ,  minifties  du  Seigneur,  dont  les 
lèvres  font  les  dépofitaires  de  la  doftri- 
ne ,  nous  frayons  nous  une  entrée  dans  les 
Iciences  fur  les  débris  de  toutes  les  pré- 
tentions du  fiecle?  Hélas!  qui  nous  lou- 
tient  dans  nos  pénibles  veilles?  un  rang 
qui  nous  donne  de  la  diftindion  dans  un 
corps  ,  une  réputation  qui  nous  produit 
agréablement  dans  le  fiecle  ,  un  établif- 
fement  ,  où  parvenus ,  l'on  fent  expirer 
chaque  jour  l'amour  du  travail  &  de  l'é- 
tude, ou  enfin  une  vaine  curiofité  qui  ra- 
nime 


DE  St.  Thomas  d'Aqdin.  189 
niine  nos  fatigues  ,  mais  qui  ralentit  no- 
tre foi. 

Le  fécond  écueil  que  les  favants  ont  à 
craindre  ,  c'eft  de  ne  pouvoir  fe  renfer- 
mer dans  les  bornes  étroites  de  la  foi  :  & 
c'eft  ici  où  fe  prëfente  à  moi  un  des  plus 
beaux  endroits  de  la  vie  de  notre  Saint.  La 
foi  eft  une  vertu  commode  pour  les  ef- 
prits  médiocres;  comme  ils  ne  voient  pas 
de  loin ,  il  leur  en  coûte  peu  de  croire  : 
leur  mérite  en  ce  point  eft  un  mérite  tout 
du  cœur  :  ils  n'ont  pas  befoin  d'immoler 
ces  lumières  favorites  dont  leur  ame  n'eft 
jamais  frappée;  &  ft  la  foi  eft  pour  eux: 
un  facrifice  ,  c'eft  un  facrifice  tout  pareil 
à  celui  d'Abraham  ;  on  y  trouve  du  bois 
&  du  feu  ,  de  l'amour  &  de  la  fimpli- 
cité ,  mais  il  n'y  a  point  de.  victime  :  Eue,  Gen,t2,7> 
ignis  &  ligna  :  Ubï  cfl  viclima  holocaufli  ? 

Il  n'en  eft  pas  de  même  de  ces  efprîts 
vaftes  &  lumineux.  Accoutumés  à  voir  clair 
dans  les  vérités  où  l'efprit  peut  atteindre, 
ils  fouffrent  impatiemment  la  fainte  obf- 
curité  de  celles  qu'il  doit  adorer  :  intro- 
duits depuis  long-temps  par  un  privilège 
délicat  dans  le  fancl:uaire  de  la  vérité ,  il 
leur  en  coûte  pour  ne  pas  franchir  cette 
haie  facrée,  qui  fert  comme  de  barrière  à 
celui  de  la  foi.  On  fe  feroit  une  religion 
de  toucher  à  certains  articles  ;  mais  pour 
les  autres,  on  les  tare,  on  les  fonde,  on 
veut  que  l'ignorance  feule  de  nos  pères 
nous  les  ait  donnés  pour  impénétrables  : 
un  air  de  nouveauté  vient  là-deftus,  flatte, 

Panég,  N 


açO        P  O   U  R      L   E      J   O   U   R 

attire  ,  emporte  ;  on  s'égare  malheureufe- 
ment;  &  notre  erreur ,  comme  dit  faint 
Auguftin  ,  devient  notre  Dieu  :  on  ou- 
blie que  donner  atteinte  à  un  point  de 
la  loi ,  c'eft  faire  écrouler  tout  'l'édifice  : 
en  un  mot,  on  veut  bien  fubir  le  joug  de 
la  foi;  mais  on  veut  fe  Timpofer  foi-mcme , 
l'adoucir  &  y  faire  des  retranchements  à 
fon  gré.  Tel  a  été  fouvent  l'écueil  des  plus 
grands  génies  :  les  annales  de  la  religion 
nous  ont  confervé  le  fouvenir  de  leur  chu- 
te; &  chaque  fiecle  a  prefque  été  fameux 
par  quelqu'un  de  ces  triftes  naufrages. 

Delà  ,  mes   frères  ,   quelle  fource    de 
gloire  pour  faint  Thomas!  avec  tous  ces 
grands  talents  qui  font  les  hommes   ex- 
traordinaires :  un  efprit  vafte,  élevé,  pro- 
fond, univerfel;  un  jugement  droit,  net, 
affuré;  une  imaginanon  belle,  heureufe, 
exacte;  une  mémoire  immenfe  ;  quels  hom- 
mages nVt-il  pas  fait  de  toutes  ces  pré- 
cieufes  richeffes  aux  pieds  des  maîtres  de 
l'Eglife  qui  Tavoient  précédé  ?   11  fayoit , 
ô  mon  Dieu!  que  vous  avez  marqué  des 
bornes  à  l'orgueil  de  l'efprit  humain,  auffi- 
bien  qu'à  Timpétuofité  des  flots  de  la  mer; 
&  que  ,  comme  cet  élément  furieux  ne 
fauroit  rompre  fa  digue  invincible  fans  eau- 
fer  des  défordres  dans  l'univers  ,  l'efprit 
de  l'homme  ne  s'emporte  jamais  au-delà 
du  ternie  que  vous  lui  avez  prefcrit ,  fans 
tom^ber  dans  des  égarements  aufli  funel- 
tes  que  déplorables. 

Sorti  de  l'école  d'Albert-le-Grand ,  il  pa- 


DE  St.  Thomas  d'Aqutn.    191 

roît  chns  la  capitale  de  la  France,  &  dans 
la   première    univerlité   du  monde  ;  mais 
avec  quelle  dirtinftion!  Son  mérite  perce 
d'abord  cette  foule  de  (avants,  qui  attirés 
par  les  libéralités  de  nos  rois,  y  venaient 
de  tous  les  endroits  de  l'Europe  .porter  le 
tribut  de  leur  érudition.  Mais  s'il  lé  diftin- 
gue  parmi  tant  de   lavants  ,   par  la  iaga- 
cité  de  fon  efprit  &  par  l'abondance  de 
ies  lumières;  combien  leur  eft-il  ibpérieur 
par  la  manière  fage  &  refpeftueule  dont 
il  traite  les  myfteres  ineffables  de   notre 
fainte  religion ,  fans  jamais  donner  l'eiïor 
à  fon  efprit  dans  des  matières  où  il  eft 
queftion  de  croire,  &  non  pas  de  raifon- 
ner?  Aufli,  mes  frères,  il  eft  peu  de  doc- 
teurs de  fon  fiecle  auxquels  on  ne  repro- 
che des  opinions  fingulieres ,  hardies ,  & 
qu'on  auroit  peine  à  garantir  de  la  cen- 
l'ure  ;  mais  la  doftrine  de  Thomas  a  tou- 
jours été  hors  d'atteinte ,  &  n'a  jamais  mé- 
rité que  des  éloges. 

Cependant,  me^  frères,  il  ne  s'étoit  pas 
renfermé  uniquement  dans  l'étude  de  la  re- 
ligion, quoique  la  religion  fût  la  fin  à  la- 
quelle il  rapportoir  toutes  (es  autres  con- 
noiflances  ;  &  le  commerce  des  fcieiices 
profanes  auxquelles  il  s'appliqua  ,  infpire 
fouvent  par  une  fuite  de  notre  folbleffe^ 
Je  ne  fais  quel  libertinage  d'efprit  ,  hilas  ! 
trop  commun  dans  ce  malheureux  fî.cle. 
Comme  la  raifon  s'accoutume  à  ex-imi- 
ner,  elle  fe  déiaccoutume  de  croire  :  il 
£aut  revenir  de  trop  loin;c'eft  defcendre 

N  ij 


ic)i  Pour  le  jour 
du  trône  pour  recevoir  des  fers;  c'eft  dé- 
pouiller ,  comme  David  ,  les  marques  de 
la  royauté  ,  &  venir  devant  l'arche  paf- 
ier  pour  infenfé  à  caufe  de  Jefus-Chrift. 
Delà  ces  noms  odieux  que  donnent  à  la 
philofophie  des  anciens  les  premiers  apo- 
îogiftes  de  la  religion  ;  1  ertuUien ,  tou- 
jours extrême  ,  veut  qu'elle  foit  irrécon- 
ciliable avec  TEvangile  ;  &c  que  comme 
un  autre  Samfon ,  à  craindre  même  de- 
puis qu'elle  a  été  enchaînée  par  les  Apô- 
tres 5  elle  ébranle  encore  &  faffe  prefque 
écrouler  tout  l'édifice  de  la  foi  :  Concufjîo 
vcritdtis  phllofGphia.  Delà  cette  fainte  hor- 
reur qu'en  avoient  les  premiers  difciples. 
Confervant  précieufement  là-deffus  le  fou- 
venir  des  avis  de  faint  Paul ,  ils  prenoient 
les  fages  précautions  de  cet  Apôtre  pour 
des  défeniés  précifes  Se  irrévocables.  Qu'il 
y  ait  dans  ce  zèle  quelque  chofe  ,  ii  l'on 
veut  ,  qui  ne  foit  pas  tout- à-fait  félon  la 
fcience;  hélas,  que  ces  excès  édifient!  Ils 
font  fondés  fur  la  foibleffe  de  l'efprit  hu- 
main :  eh!  qu'il  (éroit  à  fouhaiter  que  cette 
pieufe  délicateffe  reprît  le  deffus  dans  no- 
tre fiecle!  la  foi  regagneroit  d'une  part  ce 
que  les  fciences  profanes  perdroient  peut- 
être  de  l'autre;  la  France  auroit  peut-être 
moins  de  favants,  maisl'Eglife  en  échange 
auroit  plus  de  fidèles. 

Loin  d'être  infeft é  dans  l'étude  des  pro- 
fanes par  cet  air  malin  qu'on  y  refpire  ,  no- 
tre Saint  purifie  cesiburces  fufpeéles;  mêle 
letus  eaux  croupiflantes,  avec  les  eaux  vi- 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    293 

ves  de  la  doftrine  évangélique;  en  grodit 
ce  fleuve  facré,  qui  coulant  de  ficcle  en 
iiecle  depuis  la  naifîance  de  rEglile  ,  va  fe 
perdre  dans  le  fein  de  Dieu  même  d'où 
il  eft  ibrti  ;  &  par  un  art  tout  nouveau  , 
il  fait  fervir  le  menfonge  à  la  vérité  ,  la 
philofophle  à  la  foi ,  la  Tuperflition  au  vrai 
culte,  les  dépouilles  de  l'Egypte  à  la  conf- 
tru6lion  du  tabernacle;  en  un  mot,  il  con- 
facre  les  armes  des  géants  au  temple  du 
Seigneur ,  après  s'en  être  fervi  contre  les 
Philiftins  mêmes. 

Combien  d'efprlts  gâtés  qui  vont  puifer 
jufques  dans  les  livres  faints  ,  la  matière 
de  leurs  doutes  ,  &  de  quoi  nourrir  leur 
incrédulité?  La  foi  de  Thomas  trouve  au 
milieu  même  des  profanes  de  nouvelles 
forces  ;  Ariftote  devient  entre  fes  mains 
Tapologifte  de  la  religion. 

Mais  d'où  vient  que  l'intégrité  de  fa  foi 
foutïre  fi  peu  du  commerce  qu'il  a  avec 
les  profanes?  C'eft  que  la  foi  de  ce  grand 
Homme  n'étoit  point  établie  fur  la  légè- 
reté d'un  fable  mouvant,  mais  fondée  fur 
la  folidité  de  la  pierre;  c'eft  que  toujours 
en  garde  contre  les  fentiments  des  auteurs 
profanes  ,  les  vérités  de  la  foi  étoient  la 
régie  par  laquelle  il  en  jugeoit,  toujours 
prêt  à  rejetter  tout  ce  qui  ne  s'ajuftoit  pas 
à  cette  règle  infaillible;  c'eft  qu'il  a  foin 
de  fortifier  continuellement  fa  foi  par  l'é- 
tude des  livres  faints  &  des  dodeurs  de 
TEglife.  Il  fait ,  comme  David  ,  fes  plus 
chères  délices  de  la  loi  du  Seigneur  :  il  dé- 

N  iij 


^94       P   O   U   R      L   E      J   O   U   R 

vore  ce  volume  facré  ;  il  le  change  en  fa 
propre  fubftance,  ne  cherchant  pas  moins 
à  s'^édifier  qu'à  s'inftruire  :  au-lieu  qu'il  ne 
lit  les  auteurs  profanes  qu'avec  précaution 
&  avec  défiance,  fâchant  que  ce  font  des 
hommes,  &  des  hommes  fujets  à  l'erreur; 
il  lit  les  divines  écritures  avec  une  fou- 
miffion  entière,  pour  y  former  fon  lan- 
gage &  fes  fentiments,  fâchant  que  c'eft 
h  parole  de  Dieu  même  ,  du  Dieu  de 
vérité,  également  incapable  de  tromper 
&  d'être  trompé.  Entreprend-il  d'en  dé- 
velopper les  myfteres  &  d'en  expliquer  les 
difficultés?  ne  craignez  pas  qu'il  s'avife  de 
débiter  (es  propres  idées  ;  non,  mes  frères, 
le  plus  bel  efprit  de  fon  fiecle,  le  plus  au- 
torifé  à  hdzarder  fes  conjeftures,  ne  mar- 
che jp.maîs  que  fur  les  traces  d'autrui  dans 
rexplication  des  livres  faints.  Il  va  recueil- 
lir religieufement  dans  les  ouvrages  des  an- 
ciens do6ïeurs  ,  dans  ces  fources  facrées 
de  la  véritable  doftrine,  les  précieux  ref- 
tes  de  leur  efprit.  Peu  jaloux  de  la  gloire 
de  l'invention,  gloire  fi  délicate  pour  ceux 
qui  fe  piquent  de  la  fcience ,  il  ufe  les  plus 
beaux  talents  qui  furent  jamais,  à  ramaf^ 
1er ,  à  ranger,  à  éclaircir,  à  fortifier  par  de 
nouvelles  raifons  ce  que  les  autres  avoient 
dit  avant  lui.  Aufiî  qui  pourroit  louer  af- 
fez  dignement  fes  favants  &  pieux  Com- 
mentaires ,  monuments  éternels  de  fon 
amour  pour  les  écritures?  malgré  les  pro- 
grès que  l'on  a  faits  depuis  fon  fiecle  dans 
hs  langues  &  dans  la  critique,  les  plus  ha- 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    29c 

biles  y  trouvent  encore  de  quoi  admirer 
&   de  quoi  s'inftruire. 

Mais  ce  n'^eft  pas  feulement  lorfqu'il  eft 
queftion  d'éclaircir  les  laintes  obl'curités  de 
récriture ,  qu'il  a  ce  refpeft  religieux  pour 
les  anciens  Pères;  c'eft  dans  tous  Tes  au- 
tres ouvrages ,  .que  leurs  fentiments  font 
la  règle  di^s  fiens.  Attaché  fur- tout  aux 
écrits  du  grand  falnt  Augudln  ,  11  en  ex- 
prima ,  pour  ainfi  dire,  le  fuc;  il  mit  dans 
un  ordre  naturel  cet  amas  prodigieux  de 
richeffes  éparfes  cà  &  là  ,dans  les  ouvra- 
ges de  ce  grand  Homme  ;  il  dépouilla  fa 
doéliine  de  tout  cet  appareil  d'éloquence 
qui  l'enveloppe  &  nous  la  dérobe  quelque- 
fois; &  un  peu  différent  d'Eîifée,  fans  hé- 
riter du  manteau  de  fon  maître,  il  ne  lalfTa 
pas  d'hériter  de  tout  fon  efprit.  Grand 
Dieu,  infpiiez  ces  fentiments  à  tous  ceux 
qui  traitent  les  vérités. de  la  religion!  Puifîe 
notre  faint  Dofteur  leur  fervir  à  tous  de 
modèle  ,  &  leur  apprendre  à  fe  précau- 
tionner contre  le  venin  dangereux  de  tant 
de  livres  dont  la  le<flure  les  dégoûte  de 
la  {implicite  de  la  parole  de  Dieu  ,  &  à 
ne  chercher  la  vérité  que  dans  les  fources 
où  Dieu  nous  a  promis  que  nous  la  trou- 
verions infailliblement  ! 

Mais  ce  qui  mérite  le  plus  notre  atten- 
tion dans  la  vie  de  notre  falnt  Dofteur, 
c'eft  le  foin  extrême  avec  lequel  il  évita 
le  dernier  écuell  de  l'étude;  j'entends  la 
diffipation  de  l'efprit  qui  deflTeche  le  cœur, 
2c  ôtc  à  la  piété  cette  ferveur ,  fans  la- 

N  iv 


iç6     Pour    le    jour 

quelle  il  eft  fî  difficile  qu'elle  fe  puiffe  fou- 
tenir  long-temps. 

Oui,  mes  frères,  c'eft  là  le  grand  écueil 
des  favants;  l'étude  devient  fouvent  en  eux 
Une  paffion  violente  qui  fait  tout  négliger, 
à  laquelle  ils  facrifient  jufqu'aux  devoirs 
même  les  plus  efTentieîs  de  la  piété.  Sur- 
tout lorfque  le  fuccès  vient  encore  ani- 
mer leur  ardeur  :  ils  fe  laiflent  bientôt  em- 
porter à  la  curiofité  fi  naturelle  à  l'hom- 
me; au  defir  de  fe  diftinguer  par  de  nou- 
velles découvertes;  à  la  crainte  que  la  ré- 
putation ne  vienne  à  baifTer ,  fi  de  nou- 
velles produftions  ne  la  foutiennent;  que 
lais-)e?  à  l'utilité  qu'ils  fe  perfuadent  fa- 
cilem.ent  que  le  public  retirera  de  leurs  veil- 
ler &  de  leurs  travaux.  Mais  ne  croyez 
pas  qu'on  en  vienne  du  premier  coup  à 
un  retranchement  univerfel  cle  tout  exer- 
cice de  dévotion  :  la  confcience  en  feroit 
trop  alarmée.  On  commence  par  y  ap- 
porter plus  de  précipitation,  pour  pouvoir 
retourner  plus  prom.ptement  à  (es  chères 
études;  on  fe  permet  enfuite  quelques  re- 
tranchements légers;  enfin,  on  en  vient 
înfenfiblcment  au  point  de  paflTer  la  vie 
clans  la  recherche  de  la  vérité  &:  dans  l'ou- 
bli de  Dieu.  Que  la  conduite  de  notre  faint 
Docteur  fut  bien  différente  !  le  foin  de  fon 
ame  fut  toujours  la  première  &  la  plus  im- 
portante de  toutes  fes  occupations,  Trouve- 
t-il  dans  la  carrière  des  fciences  de  ces  nua- 
ges épais ,  que  toute  la  vivacité  &  l'ap- 
plication de  l'efprit  ne  fauroient  diflîper  ? 


DE  St.  Thomas  d'Aquin-    197 
ce  n'eft  point  pour  lui  une  raifon  de  né- 
gliger l'es  exercices  de  piété  lous  le  pré- 
texte fpécieux  de  donner  pins  de  temps 
à  rétude  :  au  contraire  ,  alors  il  va  à  la 
fource  des  lumières ,  il  a  recours  à  Torai- 
ion.  Lui  arrive-t-il  de  n'y  être  point  éclai- 
ré ?  il  ranime  fa  ferveur  &  liipporte  lés 
ténèbres  avec  patience ,  facrifiant  au  Dieu 
qui  fe  cache ,  avec  autant  de  zèle  qu'au 
Dieu  qui  fe   manifefte.  C'étoit  dans  ces 
moments ,  que  s'eftlmant  indigne  des  fa- 
veurs du  Ciel,  il  s'adrefToit  à  faint  Bona- 
venture.  La  piété  &:  !e  mérite  de  ce  grand 
Homme,  avoient  fait  naître  dans  le  cœur 
de  notre  Saint  ces  fentiments  de  tendrelïé  y 
qui  ne  font  (inceres ,  dit  faint  Auguftin  , 
que  parmi  les  faints  ;  &  qui  eût  vu   ces 
deux  Anges  s'entreregarder  &  fe  confulter 
l'un  l'autre  pour  développer  les  fecrets  de 
la  Divinité,  eût  penfé  voir  les  deux  Ché- 
rubins du  tabernacle  qui  fe  regardoient , 
&  au  milieu  defquels  Dieu  fe  plaifoit  à 
prononcer  fes  loix  &  à  rendre  (qs  oracles.. 
Non,  mes  frères,  l'ambition  d'acquérir 
de  nouvelles  connolfTances  ne  prit  jamais 
lien  dans  notre  faint  Do6leur  fur  la  régu- 
larité la  plus  fcrupuleufe  à  tous  les  exer- 
cices de  fon  état  :  chez  lui  l'étude  a  (es 
lieures  réglées;  mais  tous  les  autres  de- 
voirs ont  aufîi  chacun  leur  temps  marqué. 
A  quoi  me   fervira ,  difoit-il ,  la  fcience 
qui  enfle ,  fi  je  n'ai  pas  la  charité  qui  édi- 
fie ?  Le  nombre  prodigieux  de  fes  écrits 
eut  fufîi  tout  feul  pour  rendre  fa  vie  non- 

N  v 


iç^     Pour    le    jour 

feulement  laborieufe,  mais  très-pénitente; 
cependant  que  de  jeûnes  ^  qte  de  macé- 
rations nV  ajoutoit-il  pas,  plutôt  pour  Te 
rendre  conforme  à  Jefiis  crucifié  ,  que 
pour  réduire  fon  corps  en  l'ervitude  !  Car, 
mes  frères  ,  la  grâce  avoit  fait  cefTer  en 
lui  de  bonne  heure,  ces  combats  fâcheux 
d'une  chair  qui  fe  révolte  contre  refprit, 
afin  ,  ce  femble,  que  fon  ame  dégagée 
de  ces  noirs  brouillards  qui  s'élèvent  du 
fond  de  notre  boue ,  pût  s'appliquer  plus 
librement,  fans  être  diftraite  ,  à  la  recher^ 
che  de  la  vérité  ;  &  la  pureté  de  fon  cœur 
lui  eût  fait  donner  le  nom  de  Dodeur  an- 
géîique  ,  quand  il  ne  l'eût  pas  mérité  par 
h  fublimité  de  fes  lumières. 

Mais  pour  vous  bien  repréfcnter  cette 
piété  folide  ,  &  en  mémie  temps  fi  ten- 
dre &  fi  affeftueufe,  qui  étoit  dans  no- 
tre Saint,  &  avec  quel  foin  il  travailloit 
à  l'y  entretenir  &  à  1'}^  faire  croître;  je 
n'ai  qu'à  vous  renvoyer  à  cet  office  ad- 
mirable qu'il  a  compofé  pour  l'adorable 
Sacrement  de  nos  autels  :  c'eft  là  que  te 
fond  de  fon  cœur  fe  manifefte.  Oui,  mes 
frères ,  le  cœur  feul  pçut  parler  ce  lan- 
gage de  piété  &:  de  religion;  &  tant  qu'on 
n'a  point  ces  fendments  gravés  au-dedans 
de  foi ,  c'eft  en  vain  qu'on  entreprendroit 
de  les'  exprimer  par  des  paroles.  Quelle 
onftion ,  quelle  lumière  dans  les  expref- 
fions!"  quelle  vivacité  dans  les  fentiments! 
ah  !  encore  une  fois ,  ce  n'eft  point  ici 
une  produftion  de  refprit;.  c'eil  rouvrage.: 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.  299 
d'un  cœur  feul ,  &  d'un  cœur  embraie 
d'amour.  Ne  craignons  donc  point  de  dire 
*que  11  le  Ciel  avoit  orné  (on  efprlt  d\\n 
trëfor  de  Tcience  &  de  fagelle,  il  avoit 
rempli  (on  cœur  d'un  trélbr  de  grâces  & 
de  vertus  ;  &  que  s'il  fut  le  plus  grand 
do(^eur  de  (bn  iiecle,  il  fut  auffi  le  plus 
faint  religieux  de  ion  ordre  ,  le  plus  exaàl:, 
le  plus  fervent. 

Quel  exemple,  mes  frères!  &  qu'il  eft 
peu  imité  !  Eit-ce  là  en  effet  la  manière 
dont  nous  nous  conduirons?  Sous  prétexte 
que  nos  occupations  n'ont  rien  que  de  per- 
mis ,  &  même  de  louable  en  (bi ,  nous 
nous  y  livrons  tour  entiers  ,  &  la  piété 
cft  ablolument  négligée.  Je  ne  parle  poin^. 
ici  de  ces  perfonnes  qui  n'ont  dans  l'ei- 
prit  que  des  projets  de  fortune  &  des  vues 
d'ambition,  &:  qui  renfermant  toute  leur 
félicité  dans  les  bornes  étroites  de  cette 
vie,  emploient  fans  fcrupule  les  voies  les 
plus  iniques  pour  réuffir ,  &  ne  fe  ména- 
gent fur  rien.  Des  hommes,  qui,  comme 
dit  l'Apôtre  ,  n'ont  de  penfées  &  d'affec- 
tions que  pour  les  biens  de  la  terre  ;  eft- 
11  furprenant  qu'ils  ne  s'occupent  pas  des 
biens  à  venir,  dont  la  foi  eft  peat-être 
éteinte  dans  leur  cœur?  Mais  vous,  mes 
frères ,  vous  qui  ne  renoncez  pas  à  re(- 
pérance  des  biens  futurs  ;  vous  qui  vous 
interdifez  le  dol ,  la  fraude,  la  rapine;  qui 
faites  une  haute  profeffion  d'honneur  &C 
de  probité  :  vous  dont  les  mœurs  font  ré- 
glées,  &c  fort  éloignées  de  tout  excès; 

N  vj^ 


300      Pour    le    jour 

vous  qui  ne  refufez  point  votre  fecours 
à  l'orphelin  ,  SsC  au  pauvre  la  portion  de 
vos  biens  que  la  Providence  lui  a  defti- 
iiée;  d'où  vient  que  votre  temps  eft  telle- 
ment rempli  par  vos  occupations ,  que  les 
exercices  de  religion  ne  fauroient  y  trou- 
ver leur  place  ?  Vous  dites  que  la  vraie 
piété  confifte  à  rem^plir  les  devoirs  de  Ton 
état;  j'en  conviens  :  m^ais  prenez  garde; 
l'illuiion  eft  ici  à  craindre  :  ce  ne  font  pas 
tant  nos  aétions,  que  la  manière  de  les  fai- 
re 5  qui  les  rend  agréables  à  Dieu  ;  il  ne 
prend  pas  fur  fon  compte  toutes  nos  œu- 
vres, àès  qu'elles  n'ont  rien  de  contraire 
à  fa  loi  :  pour  qu'il  les  agrée,  il  faut  les 
lui  offrir,  il  faut  l'avoir  en  vue  dans  tout 
ce  que  nous  faifons ,  &"  defirer  de  lui  plai- 
re :  or,  ce  devoir  fi  eflentiel  s'accomplit- 
il  lorfque  la  prière  eft  fi  rare  dans  tout  le 
cours  de  notre  vie  ;  lorfque  nous  vivons 
dans  un  entier  oubli  de  Dieu  ?  Mais  d'ail- 
leurs ,  fi  la  piété  ne  fe  trouve  que  dans 
l'exaftitude  aux  devoirs  de  notre  état  ;  je 
vous  demande,  votre  état  principal  n'eft- 
il  pas  d'être  chrétien  &  membre  de  l'E- 
glife?  donc  votre  premier  devoir  doit  être 
de  rendre  à  Dieu  &  à  la  religion  ce  que 
vous  leur  devez.  Il  eft  étonnant  à  ^quel 
point  on  fe  fait  illufion  là-deflus,  &  com- 
bien de  perfonnes  croyant  porter  au  tri- 
bunal de  Jefus-Chrift  un  tréfor  immenfe 
de  bonnes  œuvres,  n'y  trouveront  qu'un 
vuide  affreux ,  &  un  tréfor  effroyable  de 
colère,  qui  les  accablera  éternellement. 


DE  St.  Thomas  d'Aqlin.  301 
Mais  revenons  à  notre  (i']c:  :  vous  venez 
de  voir  connue  la  piété  guida  notre  faint 
Docteur  dans  la  recherche  des  Iciences; 
je  vais  vous  montrer  comme  Tufage  de 
ces  mcmes  fciences  Taffermit  dans  la  piéié. 

JLj  E  jour,  dit  le  Prophète,  indiuit  le  n. 
jour,  &  la  nuit  donne  de  triftes  leçons  ^'^^'^^'^^ 
à  la  nuit.  La  cupidité  vous  a-t-elle  iervi 
de  motif  dans  la  recherche  des  fciences } 
elle  fera  votre  but  dans  leur  ufage.  Car, 
premièrement,  y  ctes-vous  entré  par  ces 
routes  fecretes  qu'un  vii  intérêt  a  frayées  ? 
vous  ferez  un  dofteur  fiottant;  votre  for- 
tune décidera  de  vos  fentiments;  &  il  en 
fera  de  vos  lumières  comme  de  ces  jours 
empruntés,  dont  on  règle  Tufage  fur  le 
hefoin  :  premier  écueil  dans  l'ufage  dts 
fciences,  &  qui  naît  de  ce  premier  écueil 
dont  nous  avons  parlé  dans  leur  recher- 
che. En  fécond  lieu ,  avez-vous  cherché 
à  contenter  une  vaine  curiofité  ?  vos  lu- 
mières vous  feront  chères  ;  vous  vous  ap- 
plaudirez de  vos  découvertes  ;  vous  ado- 
rerez cet  ouvrage  de  vos  mains  ;  vous 
ferez  un  dofteur  fingulier  ;  les  opinions 
vous  paroîtront  douteufes  ,  du  moment 
qu'elles  feront  communes  :  fécond  écueil 
dans  l'ufage  des  fciences,  fuite  du  fécond 
écueil  qu'on  a  marqué  dans  leur  recher- 
che. Enfin,  votre  ferveur  a-t-elle  foufFert 
de  votre  application  aux  fciences  ?  avez- 
vous  négligé  de  réparer  par  la  prière  cette 


301     Pour    le    jour 

dlîïipatlon  de  cœur  inféparabîe  d'une  étude 
protbnde  &  foutenue  ?  plein  de  vous-mê- 
me ,  &  vuide  de  Dieu ,  vous  ferez  un  doc- 
teur vain;  vous  ne  rendrez  point  au  Sei- 
gneur la  gloire  qui  lui  eft  due  :  &  fembla- 
ble  à  ces  impies  dont  parle  le  Prophète , 
vous  direz  que  votre  langue  s'eft  fignalée 
elle-m.ême,  &  que  vos  lèvres  vous  appar- 
Tfai,  II.  tiennent  :  Dlxzrunt  :  Linguam  noftram  ma- 
^  g'1-ficabïmus  ;   labïa  noftra  à  nobis  fiint  : 

troifieme  écueil  dans  Tufage  des  fciences, 
toujours  inféparabîe  du  troifieme  écueil  qui 
fe  trouve  dans  leur  recherche. 

Saint  Thomas  qui  dans  la  reche-rche  des 
fciences  s'étoit  frayé  des  routes  bien  dif- 
férentes ,  mais  malheureufement  fi  peu  bat- 
tues dans  tous  les  temps ,  ne  fe  dément 
pas  dans  leur  ufage.  Il  y  étoit  entré  par  un 
mépris  généreux  de  toutes  les  prétentions 
du  fiecle  ;  auffi ,  loin  d'être  un  dofteur  flot- 
tant, devient-il  un  dofteur  exaét,  unifor- 
me, défintérefTé  :  jam.ais  il  n'y  avoit  marché 
qu'à  la  lueur  des  afi:res  de  l'Eglife  qui  la* 
voient  précédé;  auffi,  loin  d'être  un  doc- 
teur fingulier,  devient-il,  je  puis  le  dire  ici, 
un  dofteur  œcuménique  &  univerfel  :  ^n-^ 
fin  ,  il  avoit  toujours  mêlé  la  prière  à  l'étu- 
de; ah!  auffi  avec  la  réputation  la  plus  ex- 
traordinaire qu'aucun  autre  avant  lui  ait  ja- 
mais eue  en  ce  genre ,  il  fut  le  dofteur  le 
plus  humble  de  fon  temps,  &  femblable  à 
Moïfe,  feul  il  ne  s'apperçut  pas  de  la  gloire 
.« v^i.  34^  doi^i-  ji  brilloit  :  Ignorabat  quàd  cornuta  effet 
*^*         facUs  fua  ex  corifordo  fcrmonis  Domini<, 


D.E  St.  Thomas  d'Aquin.    305 

Il  fut  un  doéteur  exaâ:  &  dcfinfcrcRé, 
n'ayant  d'autre  but  que  de  faire  connoî- 
tre  la  vérité  :  cette  louange  que  je  donné 
à  notre  Saint,  paroîtia  pcut-ctre  peu  de 
chofe  à  bien  des  gens;  mais  fouffiez  que 
je  la  mette  dans  le  point  de  vue  d'où  elle 
m'a  frappé. 

Repréfentez- vous  l'homme  de  Ton  fiecle 
le  plus  confulté  :  le  nouvel  Efdras  à  qui 
on  a  recours  pour  Tinterprétation  de  la 
loi  ;  l'arbitre  &  l'oracle  des  grands  de  la 
terre  dans  leurs  difficultés  &:  dans  leurs 
doutes.  Que  cette  fituation  eft  délicate  j. 
Les  puifTants  de  la  terre  veulent  être  fou- 
verains  par-tout  :  on  diroit  que  la  vérité 
eft  de  leur  reflbrt;  il  faut  qu'elle  fe  trouve 
quelque  part  qu'ils  veuillent  la  placer  :  ils 
ne  favent  pas  avoir  tort  :  &  leur  oppofer 
la  raifon ,  c'eft  prefque  fe  rendre  coupable 
du  crime  de  félonie  :  l'air  même  qu'on 
rcfpire  auprès  d'eux,  a,  je  ne  fais  quoi  de 
malin  qui  dérange  toute  la  conftitution  de 
l'efprit.  Tel  qui  loin  de  la  grandeur  &  dans 
l'oDfcurité  de  la  province,  s'applaudit  en 
fecret  de  fon  défintérefTement ,  retrouve- 
t-il  cette  même  force  &  ce  même  cou- 
rage, lorfqu'il  eft  une  fois  expofé  au  grand 
jour  ?  On  plie  la  loi;  on  Tajufte  au  temps ^ 
à  l'humeur  ,  au  befoin  :  hélas!  on  n'a  point 
de  fentiments  propres;  &  fouvent  on  n'a. 
que  les  fentiments  de  tous  ceux  auxquels 
il  eft  avantageux  de  plaire.  Vous  le  fa^ 
vez,  Seigneur;  &:  tous  les  fiecles  en  ont 
vu  de  trifies  exemples, 


304      Pour    le    jour 

Or ,  mes  frères,  quel  ordre ,  quelle  exac- 
titude, quel  air  uniforme  &  foutenu  dans 
la  do6lrine  de  notre  Saint!  on  voit  bien 
qu'il  ne  cherche  que  la  vérité.  Donne-t-il 
des  règles  pour  les  mœurs  ?  quelle  droi- 
ture !  il  ne  penche  ni  à  droite  ni  à  gau- 
che 5  félon  Pexpreflion  du  Prophète.  Eloi- 
gné de  ce  zèle  amer  &  intraitable  qui  veut 
faire  defcendre  le  feu  du  ciel  fur  les  villes 
péchereflTes,  qui  fans  nul  égard  achevé  de 
brifer  un  rofeau  déjà  cafîe  j  &c  d'éteindre 
vue  lampe  encore  fumante  ,  qui  bannit 
de  l'Evangile  cette  humanité  confacrée  par 
mille  paraboles  qu'on  y  rencontre  ;  éloi- 
gné auffi  de  cette  molle  complaifance  qui 
éteint  le  feu  facré  que  Jefus-Chrift  eft  venu 
allumer  fur  la  terre  ,  qui  loin  de  renou- 
veller  un  vêtement  vieux  &  pourri ,  fe  con- 
tente d'y  appliquer  un  peu  d'étoffe  neuve  , 
qui  bannit  de  la  morale  de  Jefus-Chrift 
cette  fainte  auftérité  qui  en  eft  Tefprit  do- 
minant ;  il  tient  toujours  ce  fage  milieu 
dont  chacun  fe  fait  honneur,  mais  que  fi 
peu  de  gens  favent  tenir ,  &  Ton  trouve 
encore'aujourd'hui  dans  les  belles  décifions 
qu'il  nous  a  laiffées  fur  les  mœurs ,  com- 
me dans  l'arche  d'Ifraël  ,  &  la  douceur 
de  la  manne  ,  &  la  rigueur  falutaire  de  la 
verge. 

Minières  de  la  nouvelle  alliance,  vous 
qui  tous  les  jours  travaillez  à  conftruire  au 
Seigneur  des  tabernacles  vivants,  regardez 
&  faites  félon  ce  modèle.  Malheur  ,  dit 
TEfprit-Saintj  malheur  aux  pafteurs  qui  trai- 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    305 

tent  leurs  brebis  avec  une  rigueur  févere 
&c  pleine  d'empire  ;  mais  malheur  aufli  à 
ceux  qui  préparent  des  coufTinets  pour  les 
mettre  fous  les  coudes.  Il  ne  faut  pas  ca- 
cher aux  hommes  l'immenfité  des  mifé- 
ricordes  du  Seigneur;  mais  il  ne  faut  pas 
non  phis  leur  laifTer  ignorer  la  fainte  ri- 
gueur de  fa  juftice,  &  combien  c'eft  une 
chofe  horrible  de  tomber  entre  les  mains 
du  Dieu  vivant  avant  que  de  Tavoir  ap- 
paifé  par  de  dignes  fruits  de  pénitence  : 
en  un  mot,  il  faut  inftruire  les  hommes 
de  la  vérité  fans  y  ajouter,  fans  diminuer, 
fans  la  déguifer.  Or,  que  ce  talent  eft  rare! 
&  qu'il  eft  dangereux  de  fe  mêler  d'inf- 
truire  lorfqu'on  manque  de  ce  talent! 

Thomas  le  pofiTédoit  ce  talent  fî  rare, 
&  il  fut  le  conferver  au  milieu  de  la  fa- 
veur des  grands.  Urbain  IV  veut  Télever 
aux  premières  dignités  de  TEglife;  TAr- 
chevêché  de  Naples  lui  eft  offert  :  fembla- 
ble  à  Moïfe  ,  il  lui  fuffit  d'être  légiflateur 
du  peuple  de  Dieu  ;  il  laifte  à  d'autres  l'hon- 
neur du  facerdoce  :  mais  non  content  dV 
voir  refufé  cette  dignité  ,  fe  défiant  de  lui- 
m<?me  en  quelque  forte ,  il  conjure  le  Pon- 
tife de  ne  lui  en  plus  donner  d'autres ,  & 
de  le  laifter  finir  fa  courfe  dans  la  pau- 
vreté &  l'humilité  de  fa  profeflîon  ;  exem- 
ple rare ,  ô  mon  Dieu!  &  qui  femble  n'être 
plus  à  la  portée  du  fiecle.  Ah  !  on  ne  de- 
mande plus  que  vous  ofiez  refufer  les  di- 
gnités de  l'Eglife  qu'on  vous  oflFre  :  c'eft 
une  vertu  des  premiers  âges;  c'eft  un  hé- 


lo6     Pour    le    jour 

roïfme  qu'on  renvoie  ,  û  j'ofe  le  dîre  , 
aux  temps  fabuleux  :  mais  ofez  ne  pas  y 
parvenir  par  des  (entiers  d'iniuftice  &c  d'ini- 
quité; ofez  ne  pas  acheter  le  don  de  Dieu  ; 
ofez  réfifter  à  la  tentation  d'un  bénéfice , 
pour  lequel  il  faut  traiter  &  drefler  des 
articles  comme  pour  un  bien  profane. 

Les  Princes  de  la  terre  non  contents 
de  refpeâer  la  vertu  de  notre  Saint ,  &c 
de  lui  accorder  leur  eftime,  l'honorèrent 
m.!^me  de  leur  familiarité.  Saint  Louis  ap- 
pelle fouvent  faint  Thomas  à  fa  table;  mais 
de  quelles  penfées  croyez-vous  donc  qu'efl 
alors  occupé  ce  faint  Dofteur  ?  Ecoutez, 
ho'mmes  enivrés  de  la  grandeur  ;  &  ap- 
prenez de  rinfenfibilité  des  faints,  de  quel 
prix  eft  à  leurs  yeux  cette  faveur  des  grands 
dont  vous  /aires  votre  idole  :  il  eft  de- 
vant un  Roi  de  la  terre  ,  comme  vou$ 
êtes  û  fouvent  en  la  préfence  du  Roi  des 
rois  ;  à  peine  fe  fouvient-il  que  le  Prince 
eft  là  préfent:  il  retrouve  jufqu'au  milieu 
de  la  Cour  le  calme  de  fa  retraite  &  le 
fouvenir  de  fes  chères  études;  il  y  eft  pro- 
fondément en!éveli;  &  par  une  fainte  mé- 
prife  qu'on  peut  regarder  comme  une  des 
plus  grandes  preuve:,  de  fa  piété  &  du  peu 
d'attache  &  de  goût  qu'il  avoit  pour,  les 
chofes  de  la  terre,  il  prononce  tout  haut, 
comme  il  eût  fait  dans  fa  cellule ,  un  nou- 
vel arrêt  qu'il  vient  de  drefler  contre  les 
hérétiques  :  Conclufum  eft  contra  Mani^ 
chœos.  Jugez  par  ce  .trait  fi  la  faveur  du 
Prince  faifoit  une  forte  imprefîion  fur  (on 


DE  Sr.  Thomas  d'Aquin.  307 
cœur,  &  fi  l'on  peut  croire  qu'il  Teût  re- 
cherchée. 

Les  enfants  du  fiecle  ,  ie  le  fais ,  en- 
têtés d'une  taufTe  délicatefle,  verront  fans 
doute  d'un  autre  œil  cet  endroit  de  la  vie 
de  notre  Saint;  mais  qu'ils  apprennent  de 
l'admiration  même  de  faint  Louis,  que  la 
folie  apparente  des  faints  eft  plus  iage  que 
toute  la  fagefle  du  monde. 

Mais  fi  le  mépris  du  fiecle  fit  faint  Tho- 
mas un  dodeur  exaft  &  défintéreiTé  ,  le 
mépris  de  fes  lumières  en  fit  un  dodeur 
œcuménique  &c  unlverfel  ;  le  mépris  de 
lui-même  ,  un  dofteur  humble  ;  &  c'eft 
ainfi  qu'il  évita  ^es  autres  écueils  que  Ton 
trouve  dans  Tufage  des  fciences. 

L'amour  de  la  nouveauté  ,  dangereufe 
&  délicate  paffion  des  favants ,  fut  tou- 
jours roh*]2t  le  plus  confiant  de  la  haine 
de  notre  Saint.  Vous  avez  vu  ,  mes  frè- 
res ,  avec  quel  foin  il  évita  toujours  toute 
£ngu!arité  dans  la  doctrine;  avec  quel  rel- 
peci  il  s'attachoit  aux  fentiments  des  an- 
ciens docteurs  de  TEgliie  ,  qui  nous  ont 
tranfmis  la  foi  qu^ils  avoient  reçue  des 
Apôtres;  &  voilà  ce  qui  l'a  rendu  en  quel- 
que forte  dans  l'Eglife,  un  dodeur  œcu- 
ménique &  univerfel,  je  veux  dire,  fuivi 
&  approuvé  univerfellement. 

Rome,  Paris,  Naples ,  Boulogne,  ces 
villes  célèbres  l'admirèrent  tour-à-tour,  & 
entendirent  les  paroles  de  vérité  qui  for- 
toient  de  fa  bouche  ;  &  dans  tous  ces  dif- 
férents endroits  fa  do6lrine  recroît  les  mcr 


30S        P   O   U   R      L  E      J   O   U   II 

mes  applaudliïements  &  les  mômes  élo- 
ges. On  Tadmire,  non  parce  qu'il  dit  des 
chofes  nouvelles,  mais  parce  que  chacun 
reconnoît  dans  fes  difcours  la  foi  de  fes 
pères ,  &  s'en  convainc  de  plus  en  plus 
par  les  preuves  folides  &  lumineufes  qu'en 
donne  notre  faint  Dodeur. 

Mais  c'eft  fur-tout  depuis  fa  mort,  que 
Dieu  a  glorifié  notre  Saint  ^  &  qu'il  l'a 
rendu  un  dofteur  univerfeL  Ici ,  mes  frè- 
res, vous  me  prévenez  :  d'abord  s'offrent 
à  vos  efprits  toutes  les  Univerfités  du  mon- 
de, fidelles  dépofîtaires  de  fa  doftrine;  &C 
fur  toutes  les  autres ,  celle  qui  le  forma 
dans  fon  fein  ,  l'illuftre  Faculté  de  Paris , 
plus  glorieufe  par  cet  endroit  que  par  mille 
autres ,  qui  depuis  tant  de  fiecles  la  met- 
tent fî  fort  au-deiïus  de  toutes  les  focié- 
tés  de  favants  répandues  dans  le  monde 
chrétien.  Parmi  tant  de  pieufes  &  favantes 
communautés  régulières  ,  boucliers  facrés 
dont  TEglife  ,  cette  tour  de  David  ,  eft 
environnée ,  en  eft-il  une  où  les  décidions 
du  fondateur  tiennent  plus  lieu  de  règle 
dans  la  difcipline  &  dans  les  moeurs,  que 
celles  de  notre  Saint  dans  la  foi  &  dans 
la  doftrine?  Mais  fur  toutes  les  autres  com- 
munautés ,  celle  qui  avec  lui  a  donné  & 
donne  tous  les  jours  à  TEglife  tant  de  grands 
hommes ,  tant  de  faints  pontifes ,  tant  de 
dofteurs  diftingués;  l'Ordre  de  faint  Domi- 
nique, qui  toujours  a  occupé  le  rang  d'hon- 
neur dans  le  camp  du  Seigneur;  d'où  cet  Or- 
dre célèbre  tire-t-il  aujourd'hui  fon  princi- 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    309 

pal  éclat,  finon  de  rattachement  inviolable 
qu^il  conlerve  pour  la  cloàbine  de  notre 
faint  Dofteur?  Vous  dirai-je  que  l'oracle 
du  monde  chrétien  ,  Rome  mcme  ,  ce 
centre  de  la  foi  &  de  Funité ,  a  vu  fou- 
vent  fes  Pontifes  defcendre  du  tribunal  fa- 
cré ,  &c  y  faire  monter  les  écrits  de  notre 
Saint  pour  prononcer  iur  les  différends  qui 
troubloient  TEglife  ;  que  les  Conciles  eux- 
mcmes  ,  ces  juges  vénérables  &c  infailli- 
bles de  la  doctrine  ,  ont  formé  leurs  dé- 
crets fur  fes  déclfions;  que  les  partifans  de 
l'erreur  n'ont  jamais  eu  de  plus  redoutable 
ennemi,  &  que  comme  les  Philiftins,  ils 
ont  défefpéré  de  pouvoir  exterminer  l'ar- 
mée du  Dieu  vivant ,  tandis  que  cet  Ar- 
che réfidoit  au  milieu  d'elle  :  ToUc  Tko^ 
niam  ,   &  diffipabo  Ecckjiam  DcL    Aufli 
de  quels  éloges  les  Pontifes  Romains  n'ont- 
ils  pas  honoré  fa  doctrine?  eh!  je  ne  fini- 
rois  pas,  (î  je  voulois  recueillir  ici ,  &  vous 
mettre  fous  les  yeux,  tous  ceux  qu'il  a  re- 
çus dans  tout  le  monde  chrétien. 

Mais  que  ne  puis- je  du  moins  vous  le  re- 
préfenter  dans  le  plus  haut  degré  de  répu- 
tation où  la  vanité  la  plus  emportée  puiffe 
prétendre,  connu,  admiré,  confulté  de 
tout  l'univers,  regardé  conune  une  lampe 
éclatante  ,  placée  fur  le  chandelier  pour 
éclairer  toute  TEglife,  &:  en  même  temps 
plus  ingénieux  à  fe  cacher  à  foi-méme  fon 
mérite  que  nous  ne  le  fommes  nous ,  à 
donner  du  relief  &  à  g'-offir  le  nôtre  à 
uos  propres  yçux  l  Je  pafle  ici  mille  traits 


310      Pour    le    jour 

dont  rhiftoire  de  fa  vie  efl  toute  femée. 
Combien  peu  étoit-il  empreffé  d'étaler  les 
tréîbrs  de  Tcience  &  de  lageiïe  dont  il 
étoit  rempli?  juiques-Ià  que  ibn  fiience 
donna  lieu  quelquefois  à  des  méprifes,  & 
le  tit  prendre  pour  un  efprit  commun  & 
vulgaire.  Combien  étoit-il  éloigné  d'affec- 
ter la  moindre  Supériorité  au-delîus  de  les 
treres ,  ou  plutôt  avec  quelle  attention  il 
les  prévenoit  totis  par  des  témoignages 
d'honneur  &  de  déférence,  quoique  tout 
le  monde  reconnût  &c  rendît  hommage 
à  la  fupériorité  de  grâce  &  de  lumières 
qui  étoit  en  lui  ?  Avec  quelle  attention 
rapportoitil  tous  (es  talents  à  celui  de  qui 
delcend  tout  don  parfait  ,  &  toutes  fe^i 
connoiffances  au  Père  des  lumières  ,  ne 
ceïïant  de  dire  qu'il  étoit  plus  redevable 
à  la  prière  qu'à  l'étude  ,  du  peu  qu'if  fa- 
voit  ?  Mais  ce  qui  manifefte  fur-tout  le 
fonds  admirable  d'humilité  qui  étoit, dans 
notre  Saint ,  &  qui  montre  qu'en  culti- 
vant fon  efprit ,  il  avoit  encore  plus  de 
foin  de  régler  fon  cœur  ,  c'eft  cet  air  de 
réferve  &  de  modération  qui  règne  dans 
fa  manière  d'écrire.  L'entend-on  jamais 
parler  lur  le  ton  déclfif  &  important  qui 
veut  tout  ramener  à  foi ,  &  qui  pour  ga- 
rant de  lés  raifons  ne  donne  que  fa  pro- 
pre autorité?  Les  altercations  de  l'école, 
la  chaleur  des  difputes,  la  variété  des  opi- 
nions &  des  doctrines  font-elles  jamais 
fait  fortir  de  ce  caraftere  modefte  &  uni? 
Il  propolb  funplement,  décide  modefte- 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    311 
ment,  condamne  peu  ,  ne  blciie  jamais  ; 
oui  ,  dans  des  ouvrages  immenfes  &   fur 
des    matières   prelque  toutes  dilputées,  il 
ne  lui  eft  pas  échappé  un  feul  mot  qui  fe 
fente  de  Taigreur  &  de  la  difpute  ;  &  s'il 
a  bâti  un  temple  à  la  vérité  ,  cj'a  été  ,  fi 
je  Tofe  dire,  comme  Salomon ,  fans  em- 
ployer le  fer  ni  fans  donner  un  coup  de 
marteau.   Hélas!  pourquoi  ne  s'en  eil-on 
pas  tenu  là  dans  les  fiecles  fuivants?  pour- 
quoi, loin  de  défendre  Jérufalem  invertie 
d'ennemis  de  toutes  parts  ,  a-t-on  tourné 
les  armes  les  uns  contre  les  autres?  pour- 
quoi appelle-ton  fi  fouvent  la  paflion  au 
fecours  de  la  vérité  ?  Quelle  folie ,  s'é- 
crioit  autrefois   faint  Auguftin  ,  gémifiant 
fur  ce  défordre ,  de  donner  de  mortelles 
atteintes  à  la  charité   pour  défendre  une 
loi  dont  la  charité  feule  efi:  la  fin  &  Tac- 
complifTement  :  Vide  quàmftultum  Jzt  pcr* 
niciojîs  conttnùonïbus  ipfam  offindcre  ca- 
ritaum ,  propter  quam  diclafunt  omnia  eu* 
jus  dicla  conamur  exporitre.  Ce  feroit  ici 
un  nouveau  fujet  d'éloge  pour  notre  Saint  : 
mais  je  ne  finirois  pas  fi  je   voulois  met- 
tre dans  leur  jour  tous  les  traits  que  four- 
nit ia  vie;  en   voilà  plus  qu'il  n'en  faut 
pour  notre  édification.  Admirons  fur-tout , 
mes  frères,  l'humilité  profonde  de  ce  grand 
Dofteur.  Hélas  !  nous  nous  élevons  Sou- 
vent au  defius  des  auties  fans  aucun  fonde- 
ment ,  aveuglés  par  notre  amour- propre 
qui  nous  cache  des  défauts  grofliers ,  &C 
nous  fait  voir  en  nous  des  vertus  que  nous 


311     Pour    le    jour 

n'avons  point;  le  Ciel  nous  a-t-il  départi 
quelques-uns  de  ces  talents  rares  parmi  le 
commun  des  hommes;  dès- lors  il  faut 
que  tout  ce  qui  nous  approche,  nous  rende 
des  relpecls  tSc  des  hommages ,  &  la  dé- 
licateffe  de  notre  orgueil  fe  bleffe  contre 
quiconque  oferoit  les  lui  refufer  :  &  voilà 
un  Saint,  qui  réunit  en  fa  perfonne  tout 
ce  qui  excite  Teftime  &  l'admiration,  les 
dons  de  la  nature ,  ceux  de  la  grâce ,  les 
talents  acquis;  cependant  loin  d'exiger  des 
égards  &  des  attentions ,  s'il  pouvoit  fe 
bleïïer  de  quelque  chofe  ,  ce  feroit  de  ce 
qu'il  ne  peut  vivre  oublié  &  confondu  dans 
la  foule  de  (es  frères.  Voilà ,  chrétiens  , 
voilà  le  vrai  caraftere  des  faints;  l'humi- 
lité ,  cette  vertu  que  Jefus-Chrift  nous  a 
tant  recommandée ,  parce  que  ce  n'eft  que 
par  elle  que  nous  pouvons  lui  être  ren- 
dus conformes;  l'humilité ,  parce  que  toute 
feule  elle  fuffit,  &  que  fans  celle-là  toutes 
les  autres  ne  font  rien  :  mais ,  hélas  !  c'eft 
de  toutes  les  vertus  la  plus  rare  ;  quoi- 
qu'il femble  qu'elle  dût  nous  être  fi  na- 
turelle. Car  enfin  ,  mes  frères  ,  fi  nous 
nous  connoiflions  tels  que  nous  fommes; 
il  nous  ne  nous  attribuions  que  ce  qui  eft 
véritablement  à  nous;  en  un  mot,  fi  nous 
nous  rendions  la  juftice  que  nous  méri- 
tons ,  quel  fondement  trouverions-nous  à 
notre   orgueil  ?    ^ 

Grand  Dieu!  ]e  ne  vois  rîen  en  moi 
qui  ne  me  rende  abjeft  &  méprifable  à 
vos  yeux  &  aux  yeux  des  hommes;  &:  fi 

j'étois 


DE  St.  Thomas  d'Aquin.    31^ 

jVtols  connu  tel  que  je  fuis,  je  ne  pourrois 
ine  plaindre  crctre  bafoue  avec  le  dernier 
mépris;  cependant  vous  me  promettez  un 
poids  immenfe  de  gloire  ,  pourvu  que  je 
prcferve  mon  cœur  de  la  vanité.  Ah  !  je 
m'humilierai  de  plus  en  plus  ,  je  ferai  pe- 
tit à  mes  yeux  ,  afin  de  mériter  par-la  cette 
gloire  immortelle  que  vous  deftinez  aux 
humbles  de  cœur;  je  vous  la  fouhaite,  &:c. 
Ainfi  foit-il. 


'V^SS 


h  -M 


% 


anez* 


3ï4      Pour    LA    FÊTE 


SERMON  i 

POUR   LA   FÊTE 

D^UN  St.  martyr, 

PATRON  D'UNE  ÉGLISE. 


Vos  eritis  inihi  tedes. 

Fous  me  rendrez  témoignage.  Aét,  i.  8. 


9^^:J^=^^  E  N  D  R  E  témoignage  à  Jefus- 
j^I^Pa/JI  Chrift  eft  pour  tout  fidèle  un 
jnjtlmly  devoir  indifpeni 


fable;  &  le  mar- 
tyre eft  fans  doute  le  plus  grand 
témoignage  que  Dieu  puifTe  exi- 


ger de  l'homme,  puifque  rien  n'eft  fi  grand 
que  Tamour ,  &  que  le  martyre  en  eft  la 
confommation  &  la  plénitude.  Je  fais  que 
ce  témoignage  n'eft  pas  de  tous  les  temps, 
&  qu'il  a  fallu  que  TEglife  ait  eu  fes  ty- 
rans &  fes  perfécuteurs  ,  pour  avoir  (qs 
martyrs  &  (ts  apôtres  ;  mais  il  eft  un  mar- 
tyre de  foi  comme  un  martyre  de  fang. 


d'un  saint  Martyr,  &c.  315 

Quoique  les  perfécutions  aient  fini  ,  &C 
que  les  Céi'ars  roicnt  devenus  les  protec- 
teurs de  la  religion  qu'ils  avoient  voulu 
d'abord  détruire  ;  tout  fidèle  n'en  eft  pas 
moins  obligé  d'ctre  un  témoin  de  Jelus- 
Chrift,  comme  le  iaint  Martyr  dont  nous 
honorons  ici  la  mémoire  :  la  paix  de  l'E- 
glife  qui  n'oiQ  rien  au  mérite  de  la  foi , 
note  rien  non  plus  à  ks  obligations;  la 
vie  chrétienne  eft  toujours  une  vie  de  com- 
bat, de  tentation  &  de  Ibuffrance  :  le  chré- 
tien eft  toujours  un  martyr  qui  doit  en  un 
iens  mourir  chaque  jour  pour  Jelus-Chrift; 
il  faut  dans  tous  les  temps  qu'il  perde  fon 
ame  pour  la  regagner  ;  &  îî  fa  vie  n'eft 
pas  un  témoignage  continuel  &:  pénible  de 
fa  foi ,  elle  en  eft  une  défertion  &  une 
indigne  apoftafie.  Mais  pour  développer 
une  vérité  lî  capitale  &  d'un  fi  grand  ufage 
pour  les  fidèles,  je  la  partage  en  trois  ré* 
flexions ,  qui  vous  apprendont  ce  ^ue  c'eft 
que  ce  témoignage ,  que  nul  fidèle  ne  peut 
fe  difpenfer  de  rendre  à  Jefus-Chrift.  Nous 
avons  beibin  des  lumières  de  l'Efprit-Saint; 
invoquons-le  par  Tinterceffion  de  Marie. 
j4ve^  Maria. 

V^UAND  je  parle  du  témoignage  que     ,  i« 
toi;i  chrétien  eft  obligé  de  rendre  à  Jefus- 1^^^^^^- 
Chrift,  je  n'entends  pas  feulement  la  pro- 
fcfiion  extérieure  que  nous  faifons  tous  de 
fa  do(5lrine  :  tous  ceux  qui  lui  diront  :  Sei- 
gneur, Seigneur,  c'eft-à-dire,  qui  imvo- 

Oij 


3i6     Pour    là    Fête 

queront  avec  TEglife ,  ne  feront  pas  pour 
cela  un  jour  au  nombre  de  fes  diiciples  : 
je  parle  d'un  témoignage  qui  coûte  ,  qui 
ne  démente  pas  par  la  conduite  la  foi  qu'il 
profefle  au-cîehors ,  qui  ne  défavoue  pas 
Jefus-Chrift  par  fes  œuvres  tandis  qu'il  le 
confeiTe  de  bouche;  d'un  témoignage  qui 
honore  la  religion,  qui  glorifie  le  Seigneur, 
qui  fanftifie  le  fidèle  ^  &  qui  par  le  facri- 
fice  continuel  qu'il  fait  des  chofes  préfen- 
tes ,  le  rende  un  témoin  éclatant  des  fu- 
tures; c'eft 'à-dire,  que  le  témoignage  que 
la  foi  exige  de  tout  fidèle ,  eft  un  témoi- 
gnage de  fouifrance ,  un  témoignage  de 
foumilîion  ,  &:  un  témoignage  de  defîr. 
Un  témoignage  de  fouffrance.  Oui,  mes 
frères ,  ce  n'oft  qu'en  foufrrant  que  nous 
pouvons  rendre  témoignage  que  nous  fom- 
mes  chrétiens  :  les  martyrs  en  donnant  leur 
vie  pour  Jefus-Chrift  n'ont  fait  qu'abréger 
leur  facrifice  ,  &  terminer  par  un  feul  aéle 
héroïque  &  douloureux  cette  longue  car- 
rière de  fouffrances  que  doit  fournir  tout 
fidèle.   Il  ne  s'agit  pas  feulement  ici  de 
ces  maux  extérieurs  dont  la  Providence 
fouvent  nous  afflige  ,  &  que  la  condition 
humaine  nous  rend  inévitables  ;  ce  font 
des  épreuves  que  Dieu  n'exige  pas  éga- 
lement de  chacun  de  nous,  &  des  moyens 
de  fanftification  dont  fa  fageiTe  fe  fert  pour 
accomplir  fes  deffeins  de  miféricorde  ou  de 
juflice  fur  certaines  âmes  fidelles.  Il  s'agit 
de  ces  fouffrances  qui  forment  proprement 
la  vie  chrétienne  ,  de  cet  efprit  de  croix 


D*uN  SAINT  Martyr,  &:c-  317 

&  de  mortification  qui  rend  témoignage 
que  nous  Tommes  dilbiples  de  Jeius-Chrift, 
l'edateurs  de  fa  doélrine,  &  alToclés  à  (es 
promeiles.  Il  s'agit  de  ce  renoncement  in- 
térieur ,  de  ce  martyre  invifible  &  con- 
tinuel, qui  fait  que  nous  réfiftons  à  nos  pal- 
fions  ;  que  nous  réprimons  nos  deiirs  in- 
juftes  ;  que  nous  combattons  nos  penchants 
vicieux  ;  que  nous  afFoibliiïbns  les  impref- 
iions  des  iens  par  les  vues  de  la  foi,  & 
que  nous  élevons  dans  nous  la  vie  de  Tef- 
prit  &  de  la  grâce  fur  les  débris  de  Tamour- 
propre  &  de  la  nature.  Il  s'agit  de  cette 
pénitence  du  cœur,  fans  laquelle  il  n'y  a 
point  de  falut ,  qui  fait  que  nous  pardon- 
nons les  injures;  que  nous  aimons  ceux 
qui  nous  haïirent;  que  nous  difons  du  bien 
de  ceux  qui  nous  font  du  mal  ;  que  nous 
étouffons  les  faillies  de  la  colère  ,  les  im- 
pétuofités  de  l'humeur ,  les  mouvements 
de  la  vanité  ;  que  nous  retranchons  les 
excès  de  l'amour-propre  ,  les  complaifan- 
ces  de  l'orgueil,  les  inutilités  des  plaifirs^ 
les  dangers  des  commerces ,  les  périls  des 
occafions,  les  charmes  de  la  pareffe ,  les 
écueils  de  l'ambition  ;  &  que  nous  pre- 
nons fans  ceffe  le  parti  de  la  foi  &  de 
l'Evangile  contre  nous-mêmes.  Il  s'agit  de 
cette  violence  fi  fouvent  commandée  dans 
l'Evangile ,  qui  fini  que  prefque  dans  tou- 
tes nos  adions  nous  devons  être  en  garde 
contre  notre  cœur,  craindre  que  l'amitié 
ne  le  fcduife  ;  que  la  haine  ne  le  flétriffe  ; 
que  la  flatterie  ne  l'empoifonne  ;  que  la 

O  iij 


3iS     Pour    la    Fête 

compîailance  ne  l'entraîne  ;  que  l'intérêt 
ne  Taveugle  ;  que  Tenvie  ne  le  fouille  ; 
que  le  plaifir  ne  l'emporte;  que  l'indolence 
ne  Tafloupiffe  ;  que  l'exemple  ne  le  raf- 
fure;  que  nous  ne  prenions  nos  penchants 
pour  nos  devoirs  5  &  les  abus  que  nous 
juftifîons,  pour  les  règles  que  nous  devons 
ibivre.  Il  s'agit  de  cette  vie  de  la  foi,  qui 
combat  fans  celle  au-dedans  de  nous  la 
vie  des  fens  ;  qui  dans  toutes  les  aftions 
5^  dans  tous  les  événements  trouve  des 
iacrifices  à  faire,  parce  que  par-tout  elle 
trouve  ou  des  périls  à  craindre,  ou  fes  pro- 
pres penchants  à  combattre  ;  &  qui  nous 
trouvant  toujours  oppofés  à  la  loi  de  Dieu, 
nous  fait  toujours  trouver  en  nous-mêmes, 
&  la  fource  de  toutes  nos  tentations,  & 
l'occafion  de  tous  nos  mérites.  Il  s'agit  en- 
fin ,  de  cette  guerre  continuelle  qui  fait 
que  le  chrétien  ne  peut  fe  fauver  fans  qu'il 
lui  en  coûte,  fans  fe  vaincre  foi-même, 
fans  rapprocher  fans  cefiTe  de  la  loi  de  Dieu 
/es  penchants  qui  s'en  éloignent  fans  celle; 
fans  facrifier  aux  impreiîions  de  la  foi ,  les 
împreflîons  des  fens  qui  les  contredifent; 
fans  vivre  pour  Dieu  au  milieu  de  tous 
les  objets  qui  nous  portent  à  nous  cher- 
cher nous-mêmes;  fans  être  étranger  dans 
une  terre  où  tout  nous  retient  &  nous  at- 
tache; en  un  mot,  fans  faire  de  tout  ce 
qui  fait  nos  crimes  &  nos  plaifirs  la  fource 
de  nos  vertus ,  &  l'occafion  de  nos  fouf- 
frances. 
y  oilà  le  martyre  que  la  foi  exige  de  tout 


d'un  saint  Martyr,  &c.  319 

fidèle  ;  c'eil  à  ce  prix  que  le  royaume  de 
Dieu  nous  eft  promis.  Les  ilipplices  ihs 
martyrs,  les  auftérités  des  anacoretes  font 
des  grâces;  mais  ce  ne  (ont  point  des  de- 
voirs :  tous  n'ont  pas  ce  don,  comme  parle 
TApôtre,  &c  tous  ne  font  pas  appelles  au 
mcme  honneur;  mais  la  vie  cruciiiée,  mais 
la  mortification  des  partions, mais  la  vio- 
lence des  fens,  mais  la  pénitence  du  cœur 
eft  la  vocation  de  tout  fidèle,  le  premier 
devoir  de  la  toi,  le  fond  &  comme  lame 
de  toute  la  vie  chrétienne.  Ainfi  tout  chré- 
tien eft  un  témoin  de  Jeius-Chrift,  parce 
que  par  les  violences  continuelles  que  l'E- 
vangile l'oblige  de  faire  à  fon  cœur  &  à 
(es  partions,  il  rend  témoignage  que  Jefus- 
Chrift  eft  le  maître  des  coeurs,  le  rému- 
nérateur des  fidèles,  le  juge  éternel  de  nos 
œuvres;  que. fa  doftrine  eft  la  voie  du 
falut,  &  la  dodrine  de  la  vérité;  que  fes 
promertes  font  préférables  à  tous  les  plai- 
firs  dont  elles  exigent  le  facrifice.  C'eft  à 
nous  maintenant  à  nous  demander  fi  nous 
fommes  chrétiens ,  c'eft-à-dire  ,  les  mar- 
tyrs de  la  foi  &c  les  témoins- de  Jefus-Chrift; 
à  nous  demander  ce  que  la  religion  nous 
coûte  ;  quels  facrifices  nous  faifons  à  fes 
promertes;  fi  Jefus-Chrift  eft  pour  nous  un 
époux  de  fang ,  &  quelles  violences  nous 
pourrons  lui  offrir  un  jour  comme  le  té- 
moignage de  notre  foi  &  le  prix  de  fon 
royaume.  Je  vous  demande  fi  ceux  qui  ne 
croient  pas  en  Jefus-Chrift  ,  &c  à  qui  la 
dodlrine  de  la  croix  n'a  pas  été  prcchée , 

O  iv 


310     Pour    la    Fête 

mènent  une  vie  différente  de  la  nôtre;  fî 
nous  fbnimes  plus  patients  qu'eux  ,  plus 
chartes,  plus  charitables,  plus  aufteres  dans 
nos  mœurs  5  plus  modérés  dans  nos  paf- 
iîons ,  plus  équitables  envers  nos  frères , 
plus  circonfpefts  dans  nos  difcours ,  plus 
détachés  des  chofes  préfentes  :  &  fi  le  feul 
avantage  que  nous  avons  fur  eux  ,  n'eft 
pas  une  loi  plus  fainte  &  une  vie  plus  cri- 
minelle. Premier  témoignage,  un  témoi- 
gnage de  fouffrance. 

1  î.  J^  E  fécond  témoignage  que  nous  devons 
rendre  a  la  toi,  eit  un  témoignage  de  lou- 
miffion.  Je  dis  de  foumiflion ,  non-feule- 
ment à  la  profondeur  de  fts  myfteres  & 
à  Tautorité  de  fa  parole ,  en  facrifiant  nos 
lumières ,  en  captivant  notre  raifon ,  en 
adorant  ce  que  nous  ne  pouvons  com- 
prendre, &  en  ne  voulant  pas  être  fa- 
ges  contre  Dieu  même  :  de  foumifîîon, 
non-feulement  en  ne  voulant  pas  appro- 
fondir témérairement  ce  que  l'œil  n'a  ja- 
mais vu ,  &  ce  que  l'oreille  n'a  jamais  en- 
tendu ;  en  ne  mêlant  pas  à  la  {implicite 
de  la  foi,  la  vanité  de  nos  raifonnements 
&  la  foibleffe  de  nos  conjeftures;  en  ne 
regardant  pas  comme  un  bon  air  une  force 
d'efprit  qui  en  eft  toujours  l'aveuglement 
ôc  la  folie  ;  en  méprifant  les  hommes  au- 
dacieux qui  croient  s'élever  au-deffus  des 
autres ,  en  s'élevant  au  deffus  de  la  foi  ; 
qui  s'honorent  de  l'impiété ,  comme  d'un 


d'un  saint  Martyr,  ^c.  311 

tître  de  diftinftion  &  de  gloire;  &  en  ne 
trouvant  rien  de  plus  noble  &  de  plus 
grand  que  la  docilité  &  la  foumiffion  du 
tidele  :  de  ioumiflîon,  non- feulement  en 
refpedant  les  pratiques  du  culte  extérieur 
de  la  toi,  les  pieufes  traditions  de  nos  pè- 
res ,  les  lolx  de  l'Eglife  ;  en  rendant  hom- 
inage  à  la  grandeur  de  la  religion  par  no- 
tre Hdéliré  à  remplir  les  devoirs  les  plus 
limples  &  les  plus  vulgaires,  &  ne  croyant 
indigne  de  nous  que  de  nous  mettre  nous- 
mêmes  au-deflTus  de  la  loi  &  des  règles. 
Cette  foumiflion  ne  regarde  propre- 
ment que  TeTprit  :  mais  la  toi  exige  en- 
core la  foumiflion  du  cœur;  je  veux  dire, 
l'acceptation  des  ordres  de  Dieu  fur  nous, 
la  conformité  à  fa  volonté  fainte  dans  tou- 
tes les  fituations  où  il  nous  place;  en  fup- 
portant  avec  patience  les  croix  que  fa 
bonté  nous  m.énage  ,  les  infirmités  dont 
il  nous  afflige,  les  injures  de  nos  enne- 
mis ,  les  perfidies  de  nos  amis ,  la  perte 
de  nos  proches  ,'les  difgraces  de  la  for- 
tune ,  &  tous  les  événements,  ou  qui 
mortifient  nôtre  orgueil,  ou  qui  trompent 
notre  efperance;  en  faifant  des  peines  at- 
tachées à  notre  état ,  des  moyens  de  fa- 
lut.  Vous  fur-tout,  mes  frères,  que  la  Pro- 
vidence a  fait  naître  dans  une  condition 
pauvre  &  laborieufe  :  loin  d'envier  ladef- 
tinée  de  ceux  qui  vivent  dans  l'abondan- 
ce; loin  de  murmurer  contre  l'ordre  de 
Dieu,  qui  femble  vous  condamner  au  tra- 
vail 5  à  la  pauvreté  6>c  à  la  mifere;  loin 

O  V 


312     Pour    la    Fête 

de  porter  impatiemment  le  poids  du  jour 
ôc  de  la  chaleur  ,  que  la  Providence  iem- 
ble  vous  avoir  impofé  à  vous  (euls  ;  loin 
de   vous   regarder   comme   malheureux , 
parce  que  vous   êtes  pauvres  ;  vous   de- 
vez au  contraire  bénir  la  miîëricorde  de 
Dieu  de  vous  avoir  fait  naître  dans  une 
condition  où  le  falut  eft  plus  facile ,  parce 
que   les  dangers  y  font  moindres  ;  dans 
une  condition  où  vous  avez  moins  de  ten- 
tations à  craindre ,  moins  de  pièges  à  évi- 
ter ,  moins  d'obftacles  à  furmonter ,  & 
où  tout  vous  facilite  les  voies  du  falut  & 
de  la  vie  éternelle  ;   dans  une  condition 
GÙ  Jefus-Chrift  appelle  bienheureux  ceux: 
qui  y  font  nés  ,    puifque   les  riches  doi- 
vent fe  priver  par  un  efprit  de  foi ,  des 
plaifirs  que  la  naiiTance  vous  refufe;  qu'ils 
doivent  porter  dans  le' cœur  la  pauvreté 
que  vous  étalez  au-dehors;  qu'ils  doivent 
remplacer  par  une  pénitence  volontaire , 
les  travaux  que  la  nature  vous  impofe  ; 
&  que  vous  pouvez  avoir  le  mérite  de 
leur  état  fans  en  partager  les  tentadons  & 
les  vices.  Penfez  quelquefois,  mes  frères, 
que  la  vie  eft  courte  ,   &  que  le  chré- 
tien eft  condamné  à  fouffrir  :  qu'ainfi  l'é- 
tat qui  nous  attache  le  moins  à  la  vie  ; 
qui  nous  éloigne  plus  des  plaifirs  qui  cor- 
rompent le  cœur  ;  qui  nous  ménage  plus 
d'occafions  de  privations  &  de  fouffran- 
ces,   qui  laifte  à  nos  paflîons  moins  de 
moyens  de  fe  fatisfaire;  qui  met  entre  les 
grandes  tentations  du  monde  &  nous ,  un 


d'un  saint  Martyr,  &c.  325 

Intervalle  preCque  infini ,  eft  un  état  heu- 
reux pour  le  ialut,  puilqu'il  nous  en  four- 
nit tous  les  n)oyens  &  qu'il  nous  en  éloi- 
gne tous  les  obitacles.  Souvenez-vous  qu'il 
faut  foufFrir  clans  le  monde  ou  clans  l'é* 
ternité;  qu'il  eft  rare  ou  mcnie  impoiîi- 
ble  5  d'ctre  heureux  fur  la  terre  &  dan.ç 
le  ciel  ;  que  la  religion  retranche  aux  ri- 
ches ce  que  la  nature  vous  a  déjà  retran- 
ché ;  que  s'ils  ont  plus  de  biens  que  vous  , 
ils  auront  aulîi  un  plus  grand  compte  à 
rendre  ;  que  nous  ferons  cous  égaux  de- 
vant le  tribunal  de  Jefus-Chrift;  &  que  ce 
qui  diftinguera  alors  les  fidèles ,  ce  ne  fe- 
ront plus  les  noms  &  les  honneurs ,  mais 
les  œuvres  &  les  mérites. 

Ainfi,  qui  que  nous  foyons,  mes  frères, 
&  en  quelque  état  que  la  Providence  nous 
ait  fait  naître,  il  eft  inévitable  que  nous 
ne  trouvions  des  croix  &  des  peines  dans 
notre  état.  Or ,  le  témoignage  que  nous 
devons  rendre  à  la  foi  ,  c'eft  de  glori- 
fier Dieu  dan^  nos  peines  ;  c'eft  de  nous 
foumettre  à  fa  fagefle  qui  nous  les  impo- 
fe  ;  c'eft  de  reconnoitre  l'ordre  du  Sou- 
verain qui  difpenfe  les  événements  agréa- 
bles ou  fâcheux  pour  accomplir  (es  âeÇ" 
feins  de  miféricorde  fur  les  hommes;  c'eft 
de  fentir  que  les  peines  de  notre  état  font 
les  voies  de  notre  fandlficatlon;  que  nous 
fommes  perdus,  fi  nous  en  fortons  en  mur- 
murant contre  la  main  qui  nous  frappe  ; 
que  Dieu  a  (qs  ralfons  dans  toutes  fes  dé- 
marches à  notre  égard  ;  que  fon  unique 

•O  vj 


314     Pour    la    Fête 

vue,  dans  fes  différentes  conduites,  eft  de 
nous  conduire  plus  fûrement  aufalut;  que 
rien  n'eft  plus  à  craindre  que  de  n'avoir 
rien  à  fouffrir,  &  que  notre  état  n'eft  fur, 
qu'autant  que  nous  y  trouvons  des  difficul- 
tés &  des  peines.  Voilà  le  témoignage  glo- 
rieux que  nous  devons  rendre  à  la  foi  : 
car  rien  n'honore  plus  la  religion  que  la 
patience  &  la  foumifïîon  du  fidèle  ;  rien 
ne  fait  mieux  comprendre  la  grandeur  & 
la  puiffance  de  la  foi ,  que  de  trouver  dans 
l'efpérance  des  promeffes  futures  une  ref- 
fource  toujours  prête  contre  les  peines  pré- 
fentes; &:  il  Dieu  eft  grand  dans  (es  fair^ts, 
il  Teft  principalement  dans  ceux  qui  favent 
fouffrir  &  fe  foumettre. 

Et  cependant  il  femble  qu'il  n'eft  point 
pour  nous  de  Providence  :  nous  la  comp- 
tons pour  rien  dans  tous  les  événements 
qvf}  conipoient  notre  vie  ;  nous  n'y  voyons 
que  la  malice  de  nos  ennemis  ,  les  in- 
juftices  de  nos  maîtres ,  la  mauvaife  foi 
de  nos  amis,  l'animofité  de  nos  envieux; 
il  iemble  que  les  hommes  gouvernent  l'u- 
nivers 5  &  difpenfent  à  leur  gré  les  ré- 
volutions diverfes  qui  nous  intéreffent  ; 
il  femblfe  que  leurs  paffions  font  les  pre- 
miers mobiles  des  changements  &  des  for- 
tunes :  nous  ne  remontons  jamais  juf- 
qu'au  Souverain  qui  les  met  en  œuvre, 
,&  les  fait  fervir  à  fes  deffeins  éternels 
fur  nos  deftinées;  nous  n'y  voyons  pas 
un  Dieu  ,  &  fupréme  &  fecret  difpenfa- 
teur  de  toutes  chofes,  fans  Tordre  duquel 


d'un  saint  Martyr  ,  &c.  31?^ 

pas  un  cheveu  nicme  de  notre  tcte  ne 
tombe  ;  qui  tait  tout ,  qui  conduit  tout , 
qui  difpofe  de  tout ,  qui  a  prépare  de  toute 
éternité  les  événements  les  plus  foudains 
&  les  plus  furprenants  pour  les  faire  fer- 
vir  à  notre  lanftification  ,  &  qui  fe  joue 
de  la  vaine  fagede  des  hommes ,  en  les 
conduifant  à  les  fins  par  les  voies  mê- 
mes qu'ils  avoient  choifies  pour  les  évi- 
ter. Quelle  reffource  pour  un  fidèle  que 
la  fubîmiité  de  ces  vues!  quelle  élévation 
la  foi  ne  donne-t-elle  pas  à  l'homme  , 
puifqu'elle  le  met  au-deflus  de  tous  les 
événements!  &  quand  la  religion  n'auroit 
que  cet  avantage' au  milieu  des  traverles 
&  des  viciffitudes  inévitables  dans  la  vie , 
le  pécheur  ne  feroit-il  pas  à  plaindre  de 
S'en  priver  ?  &c  y  auroit-il  rien  de  plus 
infenfé  &  de  plus  malheureux ,  qu'un  hom- 
me livré  à  lui-même,  &  qui  vit  fans  Dieu, 
fans  religion  &c  fans  confcience? 

JCjNFIN,  le  dernier  témoignage  que  nous  in. 
devons  rendre  à  la  foi,  eft  un  témoignage  Rî-fle.t, 
de  defir.  Comme  nous  fommes  étrangers 
fur  la  terre  ;  que  nous  n^avons  point  ici- 
bas  de  cité  permanente;  que  les  jours  mê- 
mes de  notre  pèlerinage  font  courts  &  la- 
borieux, &  que  le  ciel  eft  la  patrie  du  fidè- 
le ;  le  premier  devoir  de  la  foi  eft  de 
foupirer  après  la  patrie  qui  nous  eft  mon- 
trée de  loin  :  c'eft  de  rapporter  à  cet 
heureux  terme  de  nos  travaux,  nos  foins. 


3i6      Pour    LA    FÊTE 

nos  œuvres ,  nos  defirs  &  nos  penfées  ; 
c'efl  de  ne  perdre  jamais  de  vue  ce  lieu 
de  repos  promis  au  peuple  de  Dieu,  vers 
lequel  nous  marchons  fans  cefTe ,  &  où 
toutes  nos  démarches  &:  tous  nos  mouve- 
ments doivent  nous  conduire;  c'efl  de  re- 
garder tout  ce  qui  nous  environne  comme 
n'étant  point  à  nous ,  puifque  tout  ce  que 
nous  ne  pourrions  pofféder  toujours,  nous 
ne  l'avons  que  par  emprunt;  c'eft  d'ufer  du 
monde  &  de  toutes  les  chofes  du  monde 
comme  n'en  ufantpas,  c'eft-à-dire,  com- 
me d'un  dépôt  dont  nous  n'avons  que 
l'ufage ,  &  qui  ne  doit  que  paffer  par  nos 
mains  ;  c'eft  de  ne  nous  attacher  qu'à  ce 
qui  doit  demeurer  toujours  ;  c'eft  de  ne 
fouhaiter  que  les  biens  permanents ,  que 
perlbnne  ne  pourra  plus  nous  ravir  &  qui 
rendent  heureux  ceux  qui  les  poffedent  ; 
c'eft  de  fentir  que  nous  ne  fommes  point 
faits  pour  les  créatures ,  puifque  toutes  en- 
femble  elles  ne  peuvent  afTurer  à  notre 
cœur  le  repos  que  nous  y  cherchons,  & 
que  les  biens  qui  nous  y  attachent ,  font 
plutôt  la  fource  de  nos  chagrins  que  le 
remède  de  nos  peines.  C'eft  de  nous  être 
à  charge  à  nous-mêmes  dans  un  lieu  où 
tout  irrite  nos  pafïîons ,  &c  rien  ne  peut 
les  fatisfaire  ;  où  tous  les  pas  que  nous 
faifons,  font  des  chûtes  ou  des  écueils;  où 
les  mêmes  objets  que  nous  avons  long- 
temps defirés ,  forment  enfuite  nos  plus 
vives  amertumes  ;  où  tout  nous  éloigne 
de  Dieu,  &  où  plus  nous  nous  éloignons 


d'un  saint  Mautyr  ,  &c.  317 

c!e  lui ,  plus  nous  nous  devenons  infiip* 
portables  à  nous-mêmes  :  d^ns  un  lieu 
que  nous  aimons  lans  être  heureux  ;  que 
nous  méprirons  l'ans  en  être  détachés  ; 
dont  nous  lénfons  le  vuide  &  le  Frivole, 
fans  en  être  déi'abuiés  ;  oii  tout  nous  dé- 
plaît :  &  où  cependant  tout  nous  atta- 
che ;  dans  un  lieu  où  tout  eft  piège  & 
tentation  :  où  nos  bons  defirs  trouvent 
tant  d'obftacles ,  notre  toiblefle  tant  d'ex- 
cufes  j  notre  foi  tant  d'illufions  ,  notre 
cœur  tant  de  féduftions;  où  la  profpé- 
rite  nous  élevé  ,  Taffliftion  nous  abat , 
la  fanté  nous  fait  oublier  Dieu,  la  mala- 
die-nous  remplit  de  nous-mêmes;  les  af- 
faires nous  diifipent,  le  repos  nous  amol- 
lit, les  commerces  nous  léduifent,  la  fo- 
litude  nous  nuit ,  les  exemples  nous  en- 
traînent ,  la  fmgularité  nous  égare;  &  oii 
la  vertu  n'eft  jamais  fûre ,  parce  qu'elle 
eft  toujours  entre  nos  mains ,  &  que  nous 
portons  toujours  ce  tréfor  dans  un  vaif- 
feau  de  terre.  Voilà  ce  qui  a  tant  fait  tou- 
jours foupirer  les  faints  après  leur  déli- 
vrance ;  voilà  ce  qui  doit  nous  faire  de- 
firer  cette  rédemption  parfaite  où  toutes 
les  larmes  feront  effuyées ,  toutes  les  ten- 
tations finies,  toutes  les  pafîîons  éteintes, 
tous  les  defirs  remplis ,  toutes  les  vertus 
aflTurées  ,  la  fource  de  tous  les  vices  à 
jamais  tarie  :  voilà  ce  qui  doit  nous  faire 
fupporter  notre  vie  avec  une  fainte  trif- 
tefife ,  porter  le  poids  de  notre  corps  avec 
frayeur,  6>c  regarder  la  terre  comme  le^ 


3l8       P  O   U   Px      LA      FÊTE 

lieu  des  combats,  des  tentations,  des  nau- 
frages ;  vivre  au  milieu  des  créatures  com- 
me au  milieu  d'ennemis  qui  ont  juré  no- 
tre perte  ,  vk  defirer  que  le  règne  de  Dieu 
vienne  enfin  s'établir  pour  toujours  dans 
nos  cœurs.  Et  ne  croyez  pas  que  ce  defir 
fbit  une  lîmple  vertu  de  perfection  :  c'eft 
le  premier  devoir  de  la  foi  ;  c'eft  la  drfpo- 
fîtion  la  plus  effentielle  du  fidèle;  c'eft  la 
piété  fincere  &  véritable;  c'eft  ce  qui  dif- 
tingue  les  enfants  du  fiecle  des  enfants  de 
Dieu;  c'eft  l'état  du  chrétien  fur  la  terre. 
Quiconque  ne  regarde  pas  le  monde  com- 
me un  exil ,  n'eft  pas  citoyen  du  ciel  ;  qui- 
conque met  fes  afreftions  ici-bas,  n'a  plus 
droit  à  la  patrie  promife  aux  fidèles  ;  qui- 
conque ne  fe  compte  pas  comme  étranger 
dans  le  monde,  n'eft  plus  un  homme  du 
fiecle  à  venir,  renonce  à  la  foi,  n'a  plus 
de  droit  aux  promefîes  futures,  &  eft  pire 
qu'un  infidèle.  Et  voilà  pourquoi,  mes  frè- 
res, Jefus-Chrift  nous  affure  que  le  royau- 
me du  ciel  eft  pour  les  pauvres  &  pour 
les  affligés  :  car  il  eft  bien  plus  aifé  de 
fe  regarder  comme  étranger  fur  la  terre  , 
quand  on  n'y  polTede  rien  ;  de  regarder  le 
monde  comme  un  exil ,  quand  il  eft  pour 
nous  un  lieu  de  privation  &:  de  peines  ,. 
&  d'attendre  fa  confolation  dans  le  ciel> 
quand  on  ne  la  trouve  pas  fur  la  terre. 
Mais  ce  n'eft  pas  l'état,  c'eft  le  cœur  qui 
fait  les  véritables  pauvres.  Si  vous  regar- 
dez la  pauvreté  comme  un  malheur ,  fî 
TOUS  fouhaitez  les  richeffes  que  la  Pro- 


N 


d'un  saint  Martyr,  Src.  319 
vldence  vous  refufe  ,  fi  vous  les  comp- 
tez comme  des  biens  véritables  ,  fi  vous 
fonhaitez  de  les  acquérir  par  des  voies  in- 
jufies  ;  votre  cœur  eft  riche  ,  tandis  que 
vo:re  condition  eft  pauvre;  vous  êtes  mal- 
heureux ,  &  vous  êtes  coupable^;  vous 
participez  à  la  malédidion  des  richeiïes , 
ik  vous  n'en  partagez  pas  les  commodi- 
tés &  les  avantages.  Au  contraire,  fi  les 
riches  vivent  détachés  de  leur  opulence; 
^'ik  regardent  les  biens  que  la  Providence 
leur  a  confiés  ,  comme  des  moyens  de 
miféricorde  &  le  prix  du  royaume  du  ciel; 
s'ils  ibnt  la  confolation  des  affligés  &  la 
reffburce  des  miférables  ;  fi  loin  dé  s'éle- 
ver de  leur  état ,  ils  préfèrent  la  crainte 
de  Dieu  &  le  tréfor  de  la  juftice  à  toutes 
les  richeffes  de  la  terre  ;  ils  font  pauvres 
de  cœur  aux  yeux  de  Dieu ,  &  ils  parti- 
cipent à  toutes  les  bénédiftions  de  la  pau- 
vreté ,  fans  en  partager  les  incommodités 
&  les  peines. 

Tels  font  les  témoignages  que  la  reli- 
gion exige  de  nous.  C'eft  ainfi  que  tout 
chrétien  doit  être  un  martyr  de  la  foi  : 
non  pas  en  répandant  fon  fang ,  en  allant 
annoncer  Jefus-Chrift  à  des  nations  infi- 
delles,  en  quittant  fes  proches  &  fa  pa- 
trie, comme  le  faint  ^artyr  dont  la  fo- 
lemnité  nous  aflTemble  aujourd'hui  ;  mais 
en  mortifiant  fes  paffions,par  un  principe 
de  foi ,  &  c'eft  un  témoignage  de  fouf- 
france  ;  mais  en  acceptant  (es  peines  &C 
fes  affligions  pour  rendre  hommage  à  la- 


530      Pour    la    Fête 

fbip  &  c'eft  un  témoignage  de  foumiffion; 
mais  en  mëpriiant  tout  ce  qui  paffe  ,  & 
ne  regardant  comme  des  biens  Iblides  que 
les  biens  éternels  &  les  promelTes  de  la 
foi  5  &  c'eft  un  témoignage  de  deiîr  :  c'eft 
ainfî  que  vous  pouvez  partager  avec  vo- 
tre faint  Patron  la  gloire  &  la  couronne 
de  Ton  martyre.  Vous  enviez  quelquefois, 
mes  frères,  le  bonheur  de  ceux  qui  ont 
répandu  leur  fang  pour  Jefus-Chrift;  il 
vous  paroît  heureux  d'acheter  à  ce  prix 
&  par  un  moment  de  fouffrance  un  royau- 
me éternel  ;  mais  ]e  vous  l'ai  déia  dit ,  il  ne 
tient  qu'à  vous  de  leur  reiTembler.  Dieu 
ne  demande  pas  le  facriflce  de  votre  corps; 
mais  il  demande  celui  de  vos  paflions  :  il 
ne  demande  pas  que  vous  alliez  vous  of- 
frir à  des  peines  &  à  des  tourments  pour 
fa  gloire  ;  il  demande  que  vous  acceptiez 
avec  foumiffion  celles  qu'il  vous  ménage  : 
il  ne  demande  pas  que  vous  renonciez  à 
tout  ;  mais  il  demande  que  vous  foyez  dé- 
tachés de  tout.  A  quoi  tient-il  donc ,  mes 
frères,  que  nous  ne  marchions  fur  les  tra- 
ces du  faint  Martyr  que  nous  honorons? 
Eft-ce  que  ce  qu'on  demande  de  nous  eft 
trop  pénible?  mais  la  grâce  l'adoucit.  Eft-ce 
qu'il  eft  impoflible  ?  mais  tant  de  faints 
Pont  pratiqué.  Eft-ce  qu'il  eft  inutile  ?  mais 
c'eft  le  prix  de  notre  falut.  Mon  Dieu , 
fi  nous  étions  plus  heureux  fur  la  terre 
en  nous  abandonnant  à  nos  paflions ,  en 
nous  révoltant  contre  nos  peines ,  en  nous 
attachant  aux  créatures ,  notre  aveugle- 


d'un  saint  Martyr,  &c.  331 

ment  auroit  une  excufe  :  mais  en  favo- 
rllant  nos  paflîons ,  nous  augmentons  nos 
inquiétudes;  en  murmurant  clans  nos  mal- 
heurs ,  nous  aigriffons  nos  peines  ;  en  nous 
attachant  aux  créatures,  nous  multiplions 
nos  liens ,  &  nous  agg[ravons  notre  Ser- 
vitude. Vous  ne  nous  demandez  donc  que 
ce  qui  nous  eft  utile  &  expédient  ;  vous 
nous  intéreffez  à  vous  fervir  en  promet- 
tant que  nous  ne  trouverons  de  repos  vé- 
ritable que  dans  votre  lervice  ;  &  vous 
attachez  à  Tobiervance  de  votre  loi ,  & 
les  avantages  de  la  vie  préfente ,  6c  les 
promeffes  de  ia  future,  Ainfî  foit-il. 


"i;vM,ua 


ANALYSES 

DES  SERMONS 

CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 

POl/R  LE  JOUR  DE  SAINTE  AGNÈS. 

DIVISION.  Deîix  préjugés  dans  le  inonde.  L  Un 
préjugé  defoiblcjjé  &  de  fragilité  ^  détr^uit  par  le 
triomphe  de  la  cbafteté  d'Agnès,  IL  Un  préjugé  d'im- 
pénitence ,  confondu  par  Je  courage  de  fou  martyre, 

I.  Partie.  Préjugé  de  f cible j]e  &  de  fragilité  , 
qu  Agnes  confond  par  le  triomphe  de  fa  chafteté.  Au 
milieu  de  tant  de  généreux  défenfeurs  de  la  foi ,  donc 
le  triomphe  rendoit  Rome  encore  plus  illuftre  que  \q.s 
victoires  de  ks  anciens  conquérants,  Agnes  parut  avec 
tant  d'éclat,  que  Ton  nom  Ibul  devint  i«'-gloire  de  TE- 
gliie,  la  honte  du  paganifme,  &  l'admiration  de  tous 
les  fieclcs.  La  grâce  &  la  nature  avoient  pris  plaifir  de 
répandre  à  Tenvi  fur  elle  tous  leurs  tréfors  :  aufîî  s'a- 
tira-t-elle  d'abord  les  regards  pubncs,&:  ce  que  Rome 
avoit  de  plus  grand ,  la  rechercha.  Quel  écueil  pour 
une  vertu  vulgaire!  car  refufe-t-on  à  cet  âge  une  fortune 
brillante  qui  s'offre,  &  fur-tout  quand  fhonneur  &  la 
^  religion   n'y  femblenc  mettre  aucun  obflacle  ?  Mais 
*  Agnès  ne  balance  pas  à  préférer  le  tréfor  de  la  virgi- 
nité à  toutes  les  pompes  du  fiecle.   Quelle  inftrudion 
pour  nous,  qui  regaidous  le  dérèglement  comme  une 


334  Analyfcs  des  Sermons. 

deflinée  de  Tàge ,  &  qui  pardonnons  le  vice  aux  pre- 
mières mœurs  î  Agnès ,  à  ia  fleur  de  fon  âge ,  ne  con- 
noîr  rien  de  plus  précieux  que  le  tréfor  de  l'inno- 
cence ;  &  le  feul  privilège  qu  elle  trouve  dans  fa  jeu- 
nefie,  ce  font  des  attentions  plus  féveres  pour  éloigner 
des  pallions  qu  il  eft  toujours  bien  plus  aifé  de  préve- 
nir que  d'éteindre. 

Mais,  dit-on  5  il  faut  pafier  quelque  chofe  à  Tàge. 
Et  moi,  je  dis  que  c'efl:  à  fàge  qu'il  ne  faut  rien  paf- 
fer,  parce  que  les  premières  mceurs  décident  d'ordi- 
naire du  reil:e  delà  vie  ;&  d'ailleurs  nos  paflions  finif- 
■fent- elles  avec  la  jeunelfe?  Mais  au  moins  le  tempé- 
rament, ajoute-t-on,  doit  rendre  nos  foibleilès  plus 
pardonnables.  Cefr à-dire  donc  que,  lorfque  Dieu  nous 
donne  un  cœur  tendre  &  fenfible,  il  ne  nous  le  donne 
pas  pour  lui?  «S:  qu'il  ne  s'efl  réfervé  que  les  âmes 
dures  &  barbares.  Agnès  avoit  le  cœur  bien  tendre, 
mais  c'ell  pour  Dieu  feul  qu'elle  'fait  ufage  d'une  fen- 
fibilité  qui  ne  doit  nous  conduire  qu^'à  Dieu  feul.  Pé- 
riife  mon  corps ,  dit-elle ,  puifqu'.il  a  pu  plaire  à  d'au- 
tres yeux  qu'aux  fiens.  Et  d'ailleurs ,  où  feroit  le  mé- 
rite de  la  vertu,  fi  nous  ne  trouvions  en  nous  des 
penchants  qui  la  combattent?  &  feroit-il  befoin  de 
nous  interdire  le  vice  ,  fi  un  goût  malheureux  ne  nous 
le  rendoit  aimable?  ûlais,.  continue-t-on ,  ce  n'efl  ni 
par  goût  ni  par  tempérament ,  qu'on  fe  laifTe  aller  au 
déiordre  ;  ce  font  des  occafions  qui  entraînent ,  aux- 
quelles on  ne  peut  réfifier.  Mais ,  premièrement ,  puif- 
que  vous  étiez  né  fans  goût  &  fans  tempérament  pour 
le  vice ,  plus  vous  rendrez  compte  à  Dieu  d'un  cœur 
que  vous  avez  livré  à  Sacan  ,  malgré  tant  de  dèfenfes 
heureufes    dont  la  main  milericordieufe  favoit  envi- 
ronné. Secondement,  qu'efr-ce  que  ces  occafions  qui 
vous  ont  féduite?  Sont-ce  les  talents  malheureux  des 
grâces   &   de  la  beauté  ,  dont  la  nature  vous  avoit 
pourvue  ?  Voyez  quel  ufage  en  fit  Agnès  ;  c'eil:  cela 
même  qui ,  à  fon  exemple ,  auroit  dû  rendre  vos  at-  * 
tentions  plus  rigoureufes.  Les  bienfaits  du  Créateur 
peuvent-ils  devenir  une  excufe,  lorfqu'on  les  courue 


Analyfcs  des  Sermons.  33c 

contre  lui?  D'ailleurs,  n'avez- vous  pas  affuro  le  fuccès 
de  vos  déplorables  appas  par  des  foins  &  des  artifi- 
ces ,  qui  font  déjà  un  crime  pour  vous ,  avant  que  d'ê- 
tre un  fujet  de  chute  pour  vos  frères?  Vous  drcdcz 
vous-mcnie  le  piège  &  Toccailon  qui  vous  lait  pcrir , 
&  vous  vous  en  prenez  à  elle  de  votre  perte.  Troi- 
fiémcinent,  je  vous  demande  encore,  qu'appellez-vous 
occarion>?  Sont-ce  les  fcductions  dont  vous  avez  eu 
peine  à  vous  défendre  ?  I\Iais  les  follicitations  ,  les 
promelfes,  les  terreurs  affermiflent  la  vertu  d'Agnes: 
pour  vous ,  vous  avez  été  au-devant  du  crime  par  la 
facilité  de  vos  mœurs ,  qui  a  été  comme  un  fignal  de 
dérèglement.  L'exemple  d'Agnès  confondra  donc  ce 
vain  langage  d'excufes  &  de  préjugés  que  le  monde 
oppofe  fans  cefle  aux  préceptes  de  la  loi  de  Dieu. 

II.  Partie.  Le  préjugé  cTimpénitence  ^  confondis 
par  le  courage  du  marf^re  d'Agnès,  i^.  On  fe  retran- 
che fur  fàge  5  fur  le  fexe ,  fur  la  foiblefTe  du  tempé- 
rament, incapable  de  porter  toute  la  rigueur  &  tout  le 
férieux  d'une  vie  exactement  conforme  à  fEvangile. 

Premièrement  5  fur  l'âge  :  parce  qu'il  faut,  dit-on, 
pour  robfervance  rigoureufe  des  devoirs  du  chrétien , 
une  force ,  une  maturité  d'efprit ,  une  fermeté  à  l'é- 
preuve de  tout,  une  perfévérance,  un  endurciiïement  à 
la  peine  &  à  la  violence,  un  empire  fur  fes  pafîîons  & 
fur  foi-raéme,  qui  ne  paroît  pas  convenir  à  une  jeuneffc 
tendre,  facile,  aiféeà  féduire,  &  où  les  pafîîons  ne  font 
pas  encore  modérées  par  \qs  réflexions.  Mais  Agnès  au 
fortir  prefque  de  l'enfance,  défie  la  fureur  des  tyrans; 
&  rhorreur  de  fon  fupplice  ,  qui  alarme  même  la  fé- 
rocité de  fes  bourreaux  ,  répand  une  joie  fainte  ,  & 
comme  un  nouvel  éclat  fur  fon  vifage.  En  eiFet,  qu'y 
a-t-il  dans  la  vie  chrétienne,  qui  ne  convienne  au  pre- 
mier âge?  Le  férieux?  mais  finnocence  feule  cft  tou- 
jours accompagnée  de  férénité  &  d'alégrelfe;  &  il  n'y 
a  que  le  crime  &  les  pallions  qui  foient  triftes ,  férieu- 
fes  &  forabres.  La  violence  ?  mais  c'efl:  dans  le  pre- 
mier âge  que  les  paflîons  plus  dociles,  fe  plient  plus 
airément  au  devoir.  Lea  réflexions  àoiu  on  n'ell  pas 


336  Analyfcs  des  Sermons. 

capable  dans  la  jeunefle  ?  mais  la  grâce  ne  fe  plak 
que  dans  la  fimplicité  &  dans  Tinnocence  :  &'nos  in- 
certitudes croilfent  d'ordinaire  avec  nos  réflexions.  La 
fermeté  &  la  perfévérance  ?  mais  ce  font  nos  pafîîons 
feules  qui  font  toutes  nos  inconftances  :  auiîi  nous  re- 
prochons-nous fouvent,  &  avec  vérité,  qu'en  avan- 
çant en  âge,  nous  n'avons  fait  que  croître  en  malice  , 
^n  dérèglement,  &  dans  famour  défordonné  des  créa- 
tures*   L'Evangile  ell:  donc  la  loi  de  tous  les  âges. 

Secondement ,  on  fe  retranche  fur  le  fexe.  Mais 
quel  prétexte  pour  alléguer  le  fexe  en  fa  faveur,  cpn- 
tre  l'auftérîté  &  la  difficulté  des  devoirs  de  fEvaiîgi- 
le.  Les  Agnès ,  \qs>  Luce ,  \qs  Cécile  ,  tant  d'autres 
héroïnes  de  la  foi,  n'ont-elles  pas  trouvé  dans  le  leur 
une  force  &  une  grandeur  d'ame  dont  les  héros  pro- 
fanes n'ont  jamais  approché  ?  Qui  ne  fait  de  quoi  efi: 
capable  une  femme  mondaine,  pour  l'objet  criminel 
qui  la  poffede  ?  Et  pourquoi  ne  feroit-on  capable  de 
rien  pour  Dieu?  ce  qu'on  a  pu  pour  le  monde,  ne  le 
pourroit-on  pas  pour  le  falut? 

Troifiémement ,  on  fe  retranche  fur  la  délîcatefTe 
du  tempérament.  Mais  Agnès  trouve-t-eile  dans  la  dé- 
îicatefle  de  fa  complexion ,  des  raifons  pour  craindre 
les  chaînes  qui  la  lient,  &  le  glaive  qui  va  fimmoler? 
Et  d'ailleurs,  vous  demande-t-on,  comme  à  elle,  que 
vous  réfiftiez  jufqu'au  fang?  Dieu  ne  demande  pas  la 
force  du  corps ,  il  demande  la  pureté  &  l'innocence 
de  famé ,  &  les  devoirs  effentiels  de  la  foi  s'accom- 
plillent  au-dedans  de  nous;  c'eft  famour  ,  c'eft  la 
crainte  de  Dieu,  c'efl:  la  reconnoiflance,  c'efl  le  fa- 
crifice  intérieur  ô.qs  pafîîons  :  or,  ce  font  là  les  ver- 
tus des  foibles  comme  des  forts.  Il  faut  un  corps  de 
fer  pour  fournir  aux  agitations ,  aux  jeux ,  aux  plai- 
firs ,  aux  veilles ,  aux  alfujetiifiements  que  le  monde 
&  farabition  vous  impofent  ;  &  cependant  la  folblefle 
de  votre  complexion  peut  y  fuffire  :  mais  pour  rem- 
plir les  devoirs  de  la  religion  ,  il  ne  faut  qu'un  bon 
cœur;  &  cependant  vous  excufez  votre  molleffe  & 
vQ;re  imp*;^aicence  fur  la  foibleife  de  vos  forces,  comme 

fi 


Analyses  des  Sermons.  357 

fc  Dieu  demandoit  de  nous  ce  qui  ne  dc^pend  pas  de 
nous. 

2'".  On  oppofe  rincomparibiliti5  de  la  vie  chrcrienn^ 
avec  la  manière  dont  on  vit,  &  dont  il  faut  vivre 
dans  le  monde.  IMais  Agin^s  confulte-t-elle  (i  Ta  con- 
duite va  pnroitre  extraordinaire  aux  Romains  ?  Exa- 
mine-t-elle  s'ils  vont  traiter  Ton  courai^e  héroïque  de 
fureur,  &  Ion  martyre  de  fuperllition  &  de  folie? 
Elle  favoit  que  ia  voie  des  jufles  eft  une  voie  peu 
battue;  &  que  pour  fuivre  Dieu  ,  il  faut  fo  détour- 
ner du  chemin  que  fuivent  prefque  tous  les  hommes. 

Et  d'ailleurs  ,  où  eft  cette  incompatibilité  de  TE- 
vani::ile  avec  la  fociétti?  Il  n'efl  incompatible  ni  avec 
famitié,  ni  avec  les  fentiments  de  la  rcconnoilïancc, 
ni  avec  la  joie  àct^  converfations  &  des  commerces, 
ni  avec  les  liens  du  mariage,  ni  avec  les  devoirs  de  la 
vie  civile  ,  ni  avec  \^%  Ibnétions  de  la  république. 
I/Evani^iîe  n'eft  oppofé  qu'aux  vices  qui  déshonorent 
la  fociété,  aux  pafîîons  qui  la  troublent,  aux  débau- 
ches qui  la  renverfent,  &c.  L'Evangile  ne  retranche 
que  les  délbrdres  qui  corrompent  la  fociété;  il  en  aP- 
fure  les  fonds ,  la  paix ,  les  devoirs ,  \q,^  bienféanccs. 
Aufîî  vivez  félon  fEvangile,  &  vous  aurez  toutes  les 
vertus  qui  doivent  lier  les  hommes  \^^  uns  aux  autres. 

LE  JOUR  DE  SAINT  FRANÇOIS 
DE  PAU  LE. 

DIVISION.  /.  Jamais  faint  ne  parut  plus  foihU 
aux  '^eux  de  la  chair  ^  que  François  de  Paule. 
IL  Jamais  faint  ne  fut  fi  put  faut  aux  yeux  de  la  foi. 
1.  Partiiî.  Jamais  faint  ne  parut  plus  foible  aux 
yeux  de  la  chair  que  François  de  Pauie.  Ce  qui  nous 
paroît  ici-bas  digne  d'envie,  cet  amas  d'enchantements 
qui. nous  font  perdre  de  vue  les  biens  éternels,  qui 
féduifcnt  fefprit  &  ufurpcnt  feuls  tous  les  hommages 
du  cœur  humain,  font,  féclat  de  la  naifîance,  la  dif- 
tinction  qui  vient  des  fcieuccs  iS:  de  fefprit,  la  mol- 
Pancc:.  P 


3^8  Analyfis  des  Sermons. 

îeffe  qui  fiîît  les  plailîrs  &  Itv  félicité  des  fens;  &  enfin 
c'eft  le  fViile  qui  accompngne  la  grandeur  &  les  digni- 
tés. Or,  François  de  Paule  n'eut  rien  de  tout  cela. 

I^  L'éclat  de  la  naiOhnce.  La  nobleiTe  du  fang  & 
la  vanité  des  généalogies  eti  de  toutes  les  erreurs  la 
plus  univerfellenient  établie  parmi  les  hommes  :  on  ne 
penfe  pas  que  ce  qui  dillingue  les  vafes  d'ignominie 
des  vates  d'honneur,  n'eil  pas  la  raafTë  donc  ils  font 
tirés,  mais  le  bon  plaifir  de  fouvrier  qui  les  diicerne; 
qneforigine,  comme  la  converfation  du  chrétien,  étant 
dans  le  ciel ,  celle  qu'il  prend  fur  la  terre  e(i  une  baf- 
fefle  dont  il  doit  gémir,  &  non  pas  un  titre  dont  il 
puiife  fe  glorifier.  Ce  fut  pour  rendre  ces  vérités  du 
falut  plus  leniibles  aux  hommes ,  que  la  Providence 
ménagea  à  Frar.çois  de  Pauie  une  naiffance  vile  &  obf- 
cure  îelon  le  fiecle.  Il  naquit  dans  le  fein  de  la  piété, 
&  non  pa?  dans  le  fein  de  la  gloire  :  peut-être,  héîas! 
qu'une  origine  plus  éclatante  Fciit  rendu  inunie  à  l'ac- 
complijTement  des  defleins  de  Dieu  fur  lui ,  &  à  fa- 
grandiiTement  de  fon  hérirr.ge  ;  car  une  naiffance  il- 
luftie  n'efî  fouvent  qu'un  préjugé  de  réprobation,  &  la 
fuite  des  jif^ements  impénétrables  de  Dieu  fur  une  ame. 

2^.  La  diftinction  qui  vient  uns  fciences  &  de  fef- 
prit.  Voilà  encore  ce  que  notre  (aint  n'eut  point  :  fon 
éducation  répondit  à  ia  naiflance.  Il  laiflà  ces  vents 
dt;  doctiîne  qui  enflent ,  pour  s'en  tenir  à  la  charité 
oui  édifie.  Ce  fut  v.w  Scribe  îndruit  dans  le  royaume 
des  deux  ;  mais  qui  tira  du  feul  tréfor  de  la  grâce  ces 
lumières  anciennes  &  nouvelles  que  nous  n'avons  ja- 
mais qu'à  demi  à  force  de  veilles  &  de  recherches. 
Au-licu  de  paroître  dans  les  plus  fameufes  univerfités, 
&  d'y  faire  admirer  une  jeunefle  toute  brillante  d'ef- 
pérances,  il  vient  puifer  dans  la  pénitence,  &  dans  la 
Iblitude  d'un  défert,  cette  haute  réputation  de  fainceté 
qui  feule  peut  autorifer  à  reprocher  hardiment  aux  peu- 
ples, &  aux  princes  mêmes,  leurs  excès  :  à  force  de 
le  croire  le  moindre  de  tous,  &  indigne  de  touchcF 
aux  pieds  de  ceux  qui  évangélifent  la  paix ,  il  devint 
plus  que  prophète;  &  le  plus  grand  des  enfants  des 


Analyfcs  des  Sermons.  339 

^•ortiTTies.  Elevons-nous  oprcs  cela ,  foiWes  que  nous 
ibnimes,  de  quelques  légères  connoiflhnces  qui  nous 
tV-môlcnt  un  peu  de  la  multitude.  \1\\  feul  inomcnt 
oe  grâce  développe  fouvent  plus  de  vcritcs,  que  de 
iongues  années  de  travail. 

y.  La  inolieirc  qui  fuit  les  plaifirs  &  la  félicite  des 
fens.  Loin  de  s'y  livrer,  François  de  Paule  fe  retire 
dans  Tancienne  folitude  du  Mont-Caflîn  :  cette  de- 
meure ,  confacrée  par  les  auftérités  &  les  cantiques  de 
tant  dMlIullres  pénitents,  fut  le  premier  théâtre  des  ma- 
cérations de  François  de  Paule.  Tant  de  faintes  vi^ftimcs 
qui  avoient  autrefois  confommé  leur  facrifice  fur  cette 
montagne,  y  avoient,  ce  femble ,  laiflc  des  efprits  de 
foulfiance  &  de  rigueur,  qui  dans  un  moment  pafienc 
tous  dan.^  le  cccur  de  notre  Saint,  &  l'arment  d'une 
innocente  indignation  contre  foi-méme.  Mais  il  n'eu 
fut  pas  de  fa  pénitence  comme  de  celle  de  tant  de 
chrétiens,  qui  dans  un  commencement  de  converlîon 
embralVent  avec  ardeur  tout  ce  qui  s'offre  à  eux  de  pé- 
nible, mais  qui  peu>à-peu  fentent  mollir  leur  zèle, 
&  ralentir  leur  vitefle.  L'amour  que  notre  Saint  eut 
pour  la  croix,  fut  violent,  mais  il  fut  durable;  cepen- 
dant le  corps  qu'il  chàpoit  avec  tant  de  rigueur ,  n'a- 
voit  pas  été  un  corps  de  péché ,  &  les  membres  qu'il 
faifoit  fervir  à  la  juflice  ,  n'avoient  pas  fervi  à  l'ini- 
quité. Le  Seigneur  le  prévinif  de  fes  bénédiétions  dès 
le  fein  de  fa  mère,  &  il  conferva  jufqu'à  la  iin  ce  vê- 
tement de  juftice  &  de  fainteté  qu'il  avoit  reçu  dans 
le  facrement  qui  nous  régénère. 

4°.  Le  fafie  qui  accompagne  les  grandeurs  &  les  di- 
gnités. François  de  Paule  fut  bien  éloigné  de  ce  vice, 
fon  carnélere  propre  fut  cette  humilité  profonde,  qui 
toute  feule  vaut  mieux  (]ue  le  facrifice.  Devenu  le  fpec- 
tacle  des  anges  &  des  hommes ,  il  fe  regarde  comme 
le  rebut  de  tous  &  l'anathême  du  monde.  Les  ponti- 
fes du  Seigneur  &  les  rois  de  lateiTê  s'emprelfcnt  à 
lui  offrir  des  éiabliffements  dignes  de  lui  :  les  honneurs 
de  la  pourpre  &  de  l'épifcopat  lui  font  préfentés;  mai» 
fa  chère  vertu  ne  lui  paroît  être  en  filreté ,  que  fous 

Pij 


340  Analyfcs  des  Sermons. 

les  dehors  obfcurs  d'une  vie  privée.  Le  nom  feiil  de 
Tordre  pieux  &  auftere  dont  il  enrichit  i'Eglife ,  an- 
nonce d'abord  l'humilité  de  fon  faint  Patriarche.  Il  n'en 
trouvoit  pas  à  fon  gré  d'aiTez  rampant  à  (e  donner; 
tandis  que  nous  nous  donnons  fi  fouvent  de  plein 
droit  des  titres  que  le  public  nous  refufe  ,  &  que 
nos  ancêtres  n'ont  jamais  eus  :  &  quel  fiecle  fut  plus 
gâté  là-defius  que  le  nôtre!  L'humilité  de  François  de 
Paule  l'éloigna  toujours  du  miniilere  Aqs  autels,  &  du 
fanctuaire  chrétien  ;  &  ce  cœur  difpofé  par  une  lon- 
gue pénitence,  confacré  par  tous  les  dons  de  l'Efprit- 
Saint  5  ne  fe  crut  pas  allez  pur  pour  être  marqué  du 
fceau  du  Seigneur  ,  tandis  que  des  cœurs  mille  fois 
profanés,  &  encore  flétris  par  des  traces  toutes  vives 
du  crim.e,  ofent  fe  faire  marquer  du  crraétere  faint. 

IL  PaPvTu:.  Jamaiî  faint  ne  fut  plus  put [jant  mix 
yenx  de  la  foi ,  que  François  de  Paule,  En  effet ,  la 
vertu  de  Dieu  éclata  dans  fa  foiblene.  Cette  pierre  de 
rebut  fut  placée  à  la  tête  de  l'angle,  &  au  lieu  le  plus 
apparent  de  l'édifice.  A  peine  étoit-il  établi  dans  la 
chère  folitude,  qu'une  odeur  de  vie  fe  répand  malgré 
lui  dans  les  environs;  &  bientôt  la  France,  l'Italie, 
TEfpagne,  l'Europe  entière  entend  parler  de  lui,  & 
du  fonds  de  fa  folitude ,  il  remplit  le  monde  du  bruit 
de  fon  nom.  Ce  fut  une  grande  gloire  pour  la  foi , 
de  voir  un  folitaire  fimple  &  fans  lettres  qui  devient 
tout-à-coup  : 

\^.  Le  conducteur  des  aveugles  :  Rome  même,  où 
le  Seigneur  rend  fes  oracles,  &  où  le  peuple  de  Dieu 
va  confulter,  trouva  dans  fes  lumières  de  nouvelles 
reffources  ;  &  Sixte  IV.  eut  recours  à  lui  dans  fes 
doutes ,  &  le  regarda  comme  le  guide  &  le  coopéra- 
teur  de  fon  pontificat. 

2^.  Il  eut  une  pénétration  étonnante  dans  les  voies 
de  Dieu  fur  les  âmes.  Les  fentiments  Aq:%  hommes , 
qui  ne  peuvent  être  connus ,  dit  faint  Paul ,  que  par  fef- 
prit  qui  eiî  en  eux,  n'échappèrent  jernais  au  difcerne- 
ment  du  fien.  Il  découvrit  les  confeils  des  cœurs,  & 
vit  clair  dans  Tabyme  des  confciences  ;  &  comme  la 


Analyfcs  dis  Sermons.  ^41 

l'.onccur  ctoit  joiîuc  ù  la  luinicre,  le  cœur  des  princes 
is:  des  peuples  fut,  pour  ainii  dire,  encre  les  mains: 
on  ne  rciilla  jamais  à  la  grâce  &  i\  refprit  qui  parioic 
en  lui.  Ferdinand,  Roi  deNnples,  Tentendit  au  milieu 
de  fa  Cour  lui  reprocher  fes  excès  avec  cette  faintc 
libercé  qu'inlpire  la  foi  ;  &  touché  ,  ccmnne  David  , 
des  charitables  ménagements ,  &  des  pieux  artifices 
de  Naihan ,  il  prononça  le  premier  contre  foi-méme. 

3".  Le  même  Père  des  lumières  qui  lui  découvroir 
le  fecret  des  cœurs,  le  lit  percer  dans  l'avenir;  &  les: 
fidèles  de  fon  temps  sV'crierent  avec  furprife,  qu'mi 
grand  prophète  avoit  paru  parmi  eux ,  &  que  le  Sei- 
gneur avoic  vifité  fon  peuple.  Comme  le  Jérémie  de 
fjn  fiecle,  il  vil  en  efprit  partir  de  Babylonê  un  prince 
infidèle,  &  préparer  les  fers  &  les  flaunnes  dont  on 
devoit  enchaîner  foînt  du  Seigneur,  &  brûler  ie  tem- 
ple &  la  ville  fainte. 

4-.  On  vit  François  de  Paule  fouverain  de  toutes  les 
créatures,  conduifant  au  tombeau,  &  en  rappellant  à 
Ion  gré  ;  commandant  aux  vents  &  à  la  mer  ,  étei- 
gnant rimpétuofité  du  feu  ,  fermant  la  bouche  des 
lions,  vainquant  les  royaumes  par  la  foi,  &  dépofi- 
taire  de  la  puiflance  divine  fur  la  terre. 

5'".  Son  humilité  fut  récompenfée  &  invertie  d'hom- 
mage &  de  gloire.  On  le  vit  aflis  à  côté  d'un  grand 
Pape,  comme  autrefois  I\Toïfe  auprès  du  pontife  Aaron^ 
partageant  avec  lui  les  foins  du  facerdoce,  &  la  con- 
duite du  peuple  de  Dieu.  On  vit  les  peuples  en  foule 
fortir  des  villes ,  le  recevoir  comme  autrefois  le  fils  de 
David,  &  environné  d'un  appareil  auiïi  humble  que 
celui  de  Jefus-Chrifl:  entrant  dans  Jérufalem.  Les  Cours 
des  princes  même ,  fi  peu  indulgentes  à  la  fainte  folie 
de  la  croix,  lui  rendirent  des  honneurs  qu'on  ne  rend 
guère  qu'à  la  fagelle  du  fiecle;  &  la  folie  myflérieufe 
de  ce  nouveau  David  ,  i>'empccha  pas  les  rois  même 
des  Philiflins  de  le  retenir  à  leur  Cour,  avec  touts* 
les  diftinctions  &  les  égards  dus  à  (ii  vertu. 


i^J 


541  AnalyfiS  des  Sermons, 


LE  JOUR  DE   ST.  BENOIT. 

DIVISION.  /.  Benoît  condamna  le  monde ^  je  veux 
dire ,  les  faux  jugements  &  la  fécuriîé  du  mon- 
de ,  par  les  lumières  qui  lui  en  découvrirent  le  néant 
^  le  danger.  IL  II  condamna  le  découragement  & 
les  irréfohitions  du  monde  fur  le  falut ,  par  la  gloire 
6?  le  fuccès  qui*  accompagna  la  promptitude  de  fon 
tnîreprife, 

I.  Partie.  Benoît  condamne  les  faux  jngements  C5? 
la  fécurité  du  monde ,  par  les  lumières  qui  lui  en  dé* 
(^ouvrirent  le  néant  fi?  le  danger.  C'efl  de  trois  er- 
reurs principales  que  naiiïent  cette  foule  de  faulTes 
maximes  répandues  dans  le  monde,  qui  dérobent  pref- 
qu'à  tous  les  hommes ,  les  voies  de  la  juflice  &  de  la 
vérité  :  la  première  efl  une  eirreur  d'efpérance,  qui 
ouvre  à  l'imagination,  fi  capable  de  féduélion  dans  le 
premier  âge  ,  mille  lueurs  éloignées  de  fortune ,  de 
gloire,  de  pîaifir;  la  féconde,  efl  une  erreur  de  fur- 
prife ,  qui  ne  trouvant  pas  le  cœur  encore  înflruit  fur 
le  vuide  &  l'inftabilité  des  chofes  humaines ,  profite 
d'une  circonftance  où  tout  ce  qui  bleffe  l'ame,  ne 
s'eiface  plus,  pour  y  faire  entrer  le  venin  plus  avant, 
&  la  corrompre  fans  refiburce  ;  la  dernière  eft  une 
erreur  de  fécurité,  qui  nous  repréfente  \q%  abus  du 
nK)ndc  comme  ^i^%  ufages  &  des  voies  fûres,  &  nous 
fait  marcher,  fans  rien  craindre,  dans  à.^^  fentiers  où 
tous  les  pas  font  prefque  des  chûtes.  Or,  les  lumières 
de  la  foi  découvrirent  à  Benoît  trois  vérités  principa- 
les, qui  dilTîperent  d'abord  fillufion  de  ces  trois  er- 
reurs, &  qui  encore  aujourdhui  condamnent  le  mon- 
de, ou  qui  les  ignore,  ou  qui  les  méprife. 

1°.  Contre  l'erreur  d'efpérance,  il  comprit  que  tout 
ce  qui  fe  palfe  &  ne  doit  pas  toujours  demeurer  , 
îi'eft  pas  digne  du  chrétien  né  pour  l'éternité.  Envoyé 
à  Rome  en  un  âge  affez  tendre,  pour  y  cultiver  l'ef- 
pérauce  de  fes  premières  années  par  tous  les  fecours 


Analyfes  dès  Sermons.  34^ 

que  poiivoit  fournir  à  rédiiCinion  un  fjjonr  fi  cclcbre» 
la  foi  qui  mOrit  ilc  bonne  heure  la  raifon  ,  &  donne 
au  premier  lige  toute  la  fagefie  &  toute  la  maturité 
des  longues  années ,  montra  d'abord  h  Benoît  ce  que 
fexpcrience  feule  apprend  fi  tard  aux  âmes  que  le 
monde  a  féduites,  &  dès  fcntrce  prefque  de  la  vie., 
J^cnoît  vit  le  monde  tel  que  le  pCcheur  trop  tard  de- 
ti'oinpcS  le  voit  enfin  en  mourant,  &  s'en  éloigna  en 
un  -Age  où  il  eft  encore  plus  féJuilant  par  \qs  charmes 
ou'il  promet ,  qu'il  ne  fcll  enlliite  par  les  faveurs 
replies  qu'il  accorde.  Car  voih\  fillufion  unîverfelle» 
dont  le  monde  s'efl:  fcrvi  dans  tous  les  temps  pour  fé- 
duire  les  hommes.  Dieu  répand  fans  ceffe  des  dégoûts 
&  A<ts  amertumes  fur  nos  pafiîons  injufies  pour  nous 
rappeller  à  lui;  mais  nous  rendons  ces  dégoûts  inuti- 
Jes,  en  charmant  nos  ennuis  prcfents  par  l'efpoird'uii 
-:»vcnir  chimérique  que  févénenient  dément  toujours. 
C  eft  là  fétat  de  prefque  toutes  les  âmes  que  le  monde 
&  les  païïîons  entraînent.  Loin  de  chercher  dans  les 
promelTes  de  la  foi  cette  félicité  qui  nous  manque , 
-nous  la  cherchons  dans  les  promeffes  du  monde  même; 
&  c'eft  à  ces  vaines  promelfes  que  nous  facrifions  no- 
tre bonheur  éternel. 

2'.  La  foi  préferva  Benoît  dès  fa  jeunofTe  de  cette 
crenr  de  furprife,  que  la  nouveauté  des  plaifirs,  le 
d.iiiut  de  réflexions  ,  &  le  torrent  des  exemples  & 
tkss^ufages,  rend  comme  in<:vitable  à  ce  premier  âge. 
Il  fenrit  que  tour  ce  qui  n'eft  pas  Dieu ,  peut  furpren- 
ilre  le  cœur  de  Phomme,  mais  ne  fuiroit  le  fatisfaire. 
Ce  n'eft  lu  d'ordinaire  que  le  fruit  A^^^  réflexions  Hc 
xle  l'âge;  &  heureux  ceux,  qui  après  avoir  été  féduits» 
trouvent  dans  la  féduclion  même  de  quoi  fe  détrom- 
per  plus  fondement  &  fans  retour  de  leurs  erreurs  paf- 
fées  !  Mais  Ifcnoît  parut  inftruit  fur  le  vuide  &  l'amer- 
tume des  plaifirs,  fans  qu'il  en  eût  coûté  à  fon  inno- 
cence pour  s"q\\  infiruire.  La  première  imprefîion  que 
Je  monde  fit  fur  Ion  cœur ,  fut  le  dcfir  de  l'abandon- 
ner; &  il  chercha  la  folicude,  comme  fafyle  de  fon 
innocence,  ik  non  comme  un  lieu  propre  à  pleurer  fes 

P  iv 


544  Analyfes  des  Sermons. 

crimes.  Ce  n'efl  pns  qu'âne  retraite  de  pénitence  ne 
foit^  glorieure  à  la  grâce  de  Jefus-Chrirt  :  mais  c'eil 
toujours  un  cœur  flétri ,  pour  ainfi  dire,  qu'on  porte 
dans  le  ran(rtuaire  ;  c'efi:  une  offrande  comme  encore 
fouillée,  qu'on  va  mettre  fur  faute! ;•  or,  il  fembleque 
Jes  âmes  qui  n'ont  jamais  appartenu  au  monde  &  au 
démon  ,  font  bien  plus  propres  à  être  confacrées  à 
Jefus-Chrift  parmi  les  vierges  fiintes  qui  le  fervent, 
&  à  devenir  fa  portion  &  fon  héritage. 

Delà  îis'enfiiirque  ce  n'eftpas  une  maxime  fi  sûre, 
quoique  trés-ordinaii-e  à  Aqs  parents  même  pieux  & 
chrétiens ,  de  fe  perRiader  qu'il  eft  bon  que  leurs  en- 
fants aient  connu  le  monde,  avant  de  les  confacrer  à 
]efus-Chri(l  dans  une  retraite  religieufe.  Car  outre  qu'il 
eft  rare  de  vouloir  connoître  le  monde,  fans  quil  en 
coûte  de  l'avoir  connu;  quand  cela  n'arriveroit  pas, 
il  en  refle  toujours,  je  ne  fais  quelles  impreHions  fu^ 
neftes,  qui  viennent  troubler  le  repos  &  la  douceur 
de  la  retraite  ;  &:  fouvent  il  touche  plus  par  \qs  vai- 
nes images  qu'il  a  iaifiées ,  qu'il  ne  touchoit  par  les 
plaifirs  qu'il  nous  offroit  autrefois.  Aufîî  Benoît  n'at- 
tend pas  que  feifai  mille  fois  fait  des  plaifirs  injuf- 
tes,  le  détrompe  enfin ,  &  le  convainque  que  ce  n'eîl 
point  là  ce  qui  peut  rendre  f  homme  heureux.  Il  prend 
Dieu  feu!  pour  fa  confolation  &  pour  fon  partage, 
avant  que  d'avoir  éprouvé  que  le  monde  ne  fauroit 
l'être.  Et  nous,  détrompés  depuis  tant  d'années  par 
TiOtre  propre  expérience,  inlîruits  par  nos  propres  dé- 
bours ,  laffés  du  monde  par  les  mêmes  endroits  qui 
autrefois  avoient  pu  nous  le  rendre  aimable,  nous  ne 
pouvons  cependant  nous  déprendre  de  nous-mêmes; 
nous  n'ofons  rompre  des  liens  qui  nous  accablent,  & 
que  nous  portons  à  regret.  Dieu  eft-il  donc  un  maître 
li  cruel  &  fi  dur  à  ceux  qui  le  fervent ,  qu'il  faille 
préférer  les  amertumes  même  du  crime  aux  plus  dou- 
ces cônfolations  de  la  grâce  ? 

3\  La  dernière  erreur  que  les  lumières  de  la  foi  dé- 
couvrirent à  Benoît  ,  fut  une  erreur  de  fécurité.  Il 
«fl:  aflez  ordinaire  aux  perfonnes  qu'un  heureux  tem- 


jinalyfcs  des  Sermons.  345 

péramcnt  &  les  prévemions  de  la  ^race  ont  pré- 
lèrvé  de  grandes  chûtes  dans  le  monde ,  de  compter 
pour  rien  les  dangers  où  tous  les  autres  pcrillent ,  & 
d'ccouter  tout  ce  qu'on  dit  contre  la  contagion  du 
monde ,  plutôt  comme  un  langage  de  pittc  ,  que  com- 
me des  avis  nccellaires  pour  la  confcrver.  Cette  laufle 
idée  les  établit  dans  une  (ecuritc  qui  rend  les  plaies 
qu'elles  reçoivent  dans  le  monde,  d'autant  plus  incu- 
rables, que  n'y  étant  pas  fenfibles,. elles  ne  leur  cher- 
chent point  de  remèdes.  Cell  là  fécueil  que  la  re- 
traite de  Benoît  nous  apprend  à  éviter.  L'innocence 
confervée  dans  le  monde ,  ne  le  lui  rendit  pas  moins 
redoutable.  Il  fe  retira  donc  de  Rome,  pour  aller  fe 
cacher  dans  la  folitude ,  &  la  nouveauté  de  fon  def- 
lein,  en  un  (îecle  où  ces  exemples  étoient  encore  ra- 
res en  Occident,  n'arrêta  pas  un  moment  l'imprefTioii 
de  l'Efprit  qui  le  conduiibit  au  défert  :  &  la  retraite 
qu'il  avoit  choifie  aux  environs  de  Rome ,  ne  le  ca- 
chant pas  afiez  à  fon  gré  au  monde,  il  en  chercha  une 
plus  auftere,  craignant  de  retrouver  dans  le  concoure 
des  perfonnes  que  le  bruit  de  fa  piété  attiroit  déjà  de 
toutes  parts  à  fon  défert,  les  mcmes  écueiis  qu'il  avoic 
voulu  fuir  en  fortant  du  monde. 

Il  ne  s'enfuit  pas  delà  que  les  cloîtres  &  les  déferts 
foient  la  vocation  générale  de  tous  les  hommes.  Mais 
pour  vous,  pour  qui  tous  les  périls  font  prefque  des 
chûtes,  &  qui  ne  fauriez  vous  promettre  d'être  fidèle , 
tandis  que  vous  ferez  expofé,  il  eft  évident  que  Dieu 
r  gravé  dans  la  foibleflè  même  de  vos  penchants,  l'ar- 
rêt qui  vous  fépare  à\\  monde ,  &  les  exemples  de 
ceux  qui  fe  fauvent  dans  le  (lecle  ne  conclut  rien 
pour  vous  ,  à  moins  que  vous  ne  puiflîez  vous  ré- 
pondre des  précautions  qui  leur  ont  afTuré  le  fàlut. 

1 1 .  P  A  R  T 1 E.  Benoît  -cou damne  le  cUcoiirage7nent  (2? 
les  irrcpjlu lions  du  monde  fur  le  falut ,  par  la  gloire 
^  le  Juccès  qui  accompagna  la  promptitude  de  J'on 
entreprife.  Lorfque  Dieu  convie  les  pécheurs  à  ve- 
nir goûter  les  faintes  Cunfolations  qu'il  prépare  ici-bas 
m'-me  ,  à  ceux  qui  le  fervent,  iigurées  fous  riuiag.«- 

P  V 


54^  Analyfes  des  Sermons. 

d'un  feftin  ;  nu-iieu  de  l'emprefFemenr  qu'on  devroi-r 
montrer,  on  oppofe  d'ordinaire  ,  comme  l'Evan^nle 
nous  l'apprend,  trois  fortes  d'excufes  à  la  voix^du 
Ciel.  La  première  excufe  efi  une  excufe  de  molIefTe  ; 
uxorem  duxi  :  la  féconde ,  eft  une  excufe  de  faufl'e 
prudence ,  qui  n'a  jamais  pris  aflez  de  mefures  ;  juga 
boum  emi,  eo  probare  illa  :  la  troifieme  excufe,  efl 
*  une  excufe  d'attachement  &  d'intérêt  terredre  ;  vL7am 
^mi.  Or  les  démarches  de  la  foi  de  Benoît  confon- 
dent le  monde  fur  ces  trois  vaines  excufes. 

^  i^.  L'excufe  de  mollefîe.  Caché  d'abord  au  fond 
d'un  antre  ,  oublié  des  hommes,   &  connu  de  Dieii 
feul,  paffant  les  nuits  ou  à  chanter  de  faînts  cantiques 
ou  à  méditer  les  années  éternelles,  Benoît  ne  trouve 
plus  de  volupté  qu'à  crucifier  fa  chair,  &  la  réduire 
en  fervîtude;  devenu  v)QrQ  d'un  peuple  de  foh'caires, 
il  renouvelle  en  Occident  ces  prodiges  d'auflérité  , 
que  les  déferts  de  Scéthé  &  de  la  Thébaïde  avoient  ad- 
mirés ;^  ^Ç^  règle  fi  eftimée  depuis,.. ne  fut,  dit  faint 
Grégoire ,  que  fhiftoire  exade  A^s  mœurs  du  faint  Lé- 
giflateur.  C'ed  ainfi  que  Benoît  confond  la   moîlefle 
du  monde.   En  eiièt  ,   quand  on  nous  propofe  ces 
grands  modèles ,  nous  nous  récrions  fur  la  puifiance 
de  la  grâce  dans  ces  hommes  extraordinaires ,  mais 
nous  n'allons  pas   plus  loin  ;  &  parce  que  nous  ne 
croyons  pas  que  ces  modèles  de  pénitence  foîent  pro- 
pofés  pour  être  imités ,  nous  ne  les  croyons  pas  même 
laits  pour  nous  inftruire.  Mais  quel  a  pu  être  le  def- 
ièin  de  Dieu  en  fufcitant  dans  tous  les  fiecles,  de  ces 
pénitents  fomeux  qui  ont  édifié  l'Eglife  ?  n'eii-ce  paj 
de  nous  faire  comprendre  de  quoi  notre  foiblelfe, 
foutenue  de  la  grâce  ,  efr  encore  capable  ?  De  plus , 
je  vous  demande  pourquoi  ces  grands  exemples  de 
pénitence  nous  paroiiïènt-ils  fi   éloignés  de  nos  de- 
voirs &  de  notre  état?  Eilce  parce  qu'ils  ont  vécii 
dans  des  fiecles  fort  éloignés  des  nôtres  ?  mais  les  de- 
voirs ne  changent  pas   avec  les  ilges.   Efî  ce  parce 
que  Ws  faints  ont  été  des  hommes  extraordinaires? 
xiais  les  fuiuci  ne.  fom  devenus  parmi.  xïOïi%  ù.qs  homr- 


Analyfcs  des  Sermons.  347 

aies  extraordinaires  que  parce  que  la  corruption  ell 
devenue  unlvericlle.  EtVce  parce  que  les  mortifica- 
lions  &  les  faiiucs  audérité^  ne  forment  que  le  carac- 
icre  paniculier  de  quelques  Taints?  Mais  lifez  les  hiP- 
toires,tous  ont  fait  pénitence,  tous  ont  crucifié  leur 
chair  avec  leurs  defirs;  &  par-tout  où  vous  trouverez 
des  faints,  vous  les  trouverez  pénitents.  Nous  avons 
donc  beau  nous  raflurer  fur  fexeinplc  commun;  (i  les 
faints  favoient  fuivi ,  ils  ne  mériteroient  pas  aujour- 
d'hui nos  homnwges.  L'Evangiie  ell  fait  pour  nous 
comme  pour  eux;  &  comme  il  n'a  rien  qui  nous  ref- 
fcmble,  il  n'a  rien  non  plus  qui  doive  nous  ralfurer* 
2".  Seconde  excufe  :  la  faulle  prudence  qui  trouve 
toujours  des  difficultés  infurmontables  ,  que  Benoîc 
confond  pareillement.  Quoiqu'il  y  eût  déjà  eu  dans 
nos  Gaules  de  faintes  aflëmblécs  de  moines,  on  peut 
dire  que  33cnoît  fut  fufcité  de  Dieu,  &  rempli  de  tous 
les  dons  de  la  nature  &  de  la  gr^xe,  pour  être  en  Oc- 
cident non-feulement  le  refTaurateur,  mais  le  père  de 
la  vie  cénobiiique.  Mais  quelle  encreprife  fut  jamais 
plus  traverfée  &  plus  contredite?  il  ell  obligé  de  quit- 
ter le  premier  monallere  doiir  on  favoit  chargé,  parce 
qu'il  n'y  trouva  que  des  enfants  pervers  &  corrom- 
pus :  il  n'eft  pas  plus  tranquille  dans  la  nouvelle  foli- 
tude  qu'il  s'efi:  choifi  :  enfin  il  r.borde  au  iNlont-Cafliii 
cette  montagne  fi  célèbre ,  le  Carmel  de  fOccident  ; 
il  n'y  trouve  que  des  idolâtres ,  il  en  bannit  fidolù- 
trie,  &  y  élevé  un  autel  au  Dieu  vivant,  il  y  donne 
fa  loi  célefle  à  fes  difciples  ;  &  devenu  père  d'un  grand 
peuple  de  faints  folitaires,  il  remplit  tout  fOccident 
du  bruit  de  fon  nom  &  de  fa  faînteté.  M-iis  il  importe 
plus  de  nous  inrtruire  que  de  le  louer.  La  grande  foi 
de  Benoît  qui  rafiermit  contre  toutes  \ts  difîicultés  que 
le  démon  oppofe  à  fon  entrcpiife  ,  condamne  notre 
découragement  dans  les  obflack's  qui  traverfent  les 
démarches  de  converfion  que  Dieu  demande  de  nous: 
ce  font  les  difficultés  &  \qs  obllacles  eux-mêmes  qui 
doivent  foutenir  &  animer  une  ame  dans  la  réf^lu- 
wiun  qu'elle  prend  de  changer  de  vie,  &  de  fervir 

P  vj 


348  Analyfes  des  Sermons. 

Dieu.  Si  tout  étok  tranquille,  ce  grand  calme  devrok 
lui  faire  appréhender  pour  une  converfion  à  hquelie 
le  monde  &  Tenfer  feroient  (î  favorables  :  les  contra- 
dictions ont  toujours  été  le  caractère  le  plus  confiant 
des  œuvres  de  Dieu. 

3^.  Troifieme  excufe;  rattachement  aux  chofes  de 
la  terre,  à  la  fortune,  ou  à  la  réputation  :   elle  e(î 
condamnée  par  la  gloire  &  le  fuccés  qui  accompagna 
Benoît  dans  fon  entreprîfe.   Benoit  fur  le  Mont-Caf- 
fin,  fut  foracle  de  toute  la  terre;  l'inditut  célèbre  dont 
il  jetta  les  fondements,  femblable  au  grain  de  fénevé, 
devint  bientôt  un  grand  arbre  qui  couvrit  le  "champ 
de  Jefus-Chrifl: ,  &  en  fit  le  plus  bel  ornement.   Les 
enfants  de  Benoît  gouvernèrent  long- temps  toute  TE- 
giife;  &  comme  Jacob,  il  fut  le  père  des  Patriarches. 
Ce  fut  dans  ces  pieux  afyîes  que  la  fcience  &  la  vé- 
rité fe  fauverent  de  l'ignorance  &  de  la  barbarie  de 
ces  fiecles  infortunés  qui  fuivirentle  fiecle  de  Benoît. 
Telle  fut  la  gloire  ,  tels  furent  les  fuccès  de  notre 
Saint;  &  voilà  ce  qui  nous  confond,  nous  en  qui  la 
fauffe  prudence,  &  les  inconvénients  de  fortune  & 
de  réputation  que  nous  croyons  entrevoir  dans  une  vie- 
chrétienne,  remportent  prefque  toujours  fur  les  plus 
prelfants  mouvements  de  la  grâce  qui  nous  y  convient- 
Oui,  les  perfonnes  mêmes  qyi  fe  font  déjà  déclarées- 
pour  Jefus-Chrifl  dans  le.  détail  de  leurs  devoirs,  fa- 
crifient  pre(c]ue  toujours  à  des  égards  humains,  les  lu- 
mières &  les  mouvements  de  leur  propre  confcience,. 
Ce  n'eft  pas  à  la  vérité  fur  dei  points  eifentiels;  mais- 
cert  fur  une  infinité  de  moindres  démarches  que  DieU: 
demande  de  nous ,  &  que  nous  fentons  nous  être  né- 
ceflaires  :  cependant  le  monde  nous  arrête  ,  la  première 
penfée  qui  nous  occupe ,  c'eft  ce  que  le  monde  pen- 
fera  de  nous  ;  &  après  l'avoir  abandonné ,  nous  vou* 
Ions  encore  le  ménager;  &  nous  ne  penfons  pas  que. 
fi-nous  regardons  le  monde  comme  fennemi  de  Dieu, 
il  ne  peut  rien  nous  arriver  de  plus  heureux  que  de 
lui  déplaire».. 


Analyfcs  des  Sonnons.  34g 


LE  JOUR  DE  St.  JEAN-BAPTlSTE. 

DIVISION.  /.  jcan-BaptîJie  condamvmu  le  monde 
par  le  témoignage  quil  rend  à  la  lumière  fi?  à 
la  vérité.  II.  Jcan-Baptifle  condamné  du  monde  povr 
avoir  rendu  ce  témoignage. 

I.  Partie.  Jean-  Baptijîe  condamnant  le  vwjide 
par  fon  témoignage.  Le  monde  a  de  tout  temps  taxé 
les  aiifîérités  de  la  vie  des  gens  de  bien ,  d'excès  & 
de  fingularité;  leur  humilité,  de  pufillanimité  &  de 
foiblefle;  leur  zèle,  de  bizarrerie  &  d'aigreur.  Or  c'efl: 
fur  ces  trois  préjuges  fi  injuftes  que  Jean-Baptilîe  con- 
damne le  monde. 

i^.  Sur  la  pénitence  que  le  monde  taxe  d'excès  & 
defingularicé.  Quoique  ranclifié  dès  le  fein  de  fa  mère; 
quoique  ce  ne  fût  pas  un  pécheur ,  un  mondain ,  un 
ambitieux,  mais  un  jufte  en  qui  la  grâce  avoit  pré- 
venu la  naiure ,  quels  exemples  d'auflérité  ne  vientil 
pas  montrer  aux  hommes?  Suivez-le  dans  les  déferts, 
lur  les  bords  du  Jourdain  ,  à  la  cour  d'IIérode ,  la  dif- 
férence des  lieux  ne  change  rien  à  l'auftérité  de  fes 
mœurs;  il  ell  par-tout  le  même.  Cependant  le  monde 
n'en  ed:  point  touché ,  parce  que  le  monde  ne  peut 
comprendre  qu'on  ne  foit  pas  fait  comme  lui  ;  &  que 
tout  ce  qui  le  condamne ,  lui  paroît  plutôt  une  impof- 
ture  hivcntée  pour  amufer  les  fimples,  qu'un  modèle 
propofé  pour  confondre  les  pécheurs,  Jean-Baptifle 
TTC  Ce  contente  pas  de  prêcher  la  pénitence  par  Çqs  exem- 
ples; il  la  prêche  dans  fes  difcours,  comme  le  feul 
moyen  de  fe  mettre  à  couvert  de  la  colère  à  venir; 
mais  c'efl  un  langage  bien  nouveau  que  la  pénitence,- 
pour  un  monde  qui  ne  la  connoît  pas,  Auffi  le  monde 
l'écoute ,  le  monde  l'admire  ;  mais  le  monde  ne  le  croit 
pa? ,  h  il  demeure  toujours  tranquille  dans  fon  aveu- 
glement. Cependant ,  fur  quoi  le  monde  fc  croit-il  dif- 
penfé  de  faire  pénitence?  Seroit-ce  fur  finnocence  de 
U  vie?  hélas!  n'a- 1- il  pas  aiFtz  de  crinici  à  expier'^ 


Î5^  Analyfcs  des  Sermons. 

Seroit-ce  la  foiblefTe  de  la  fanté  qui  arrête?  mais  quel 
ufage  n'en  fait-on  pas  pour  les  plaillrs,  pour  la  gloire, 
pour  la  fortune?  Seroit-ce  fur  la  facilité  avec  laquelle 
Dieu  reçoit  toujours  le  pécheur  pénitent?  il  efl:  \Tai, 
Dieu  reçoit  toujours  le  pécheur  qui  revient  à  lui  ;  mais 
qui  vous  a  répondu  que  vous  arriverez  à  ce  jour  que 
vous  vous  marquez  à  vous-même  ;  &  que  Dieu  chan- 
gera votre  cœur ,  lorfque  vous  aurez  mis  le  comble 
à  vos  crimes  ? 

2°.  Les  abaiiïements  de  Jenn-Baptifte  font  encore 
un  nouveau  fujet  de  condamnation  pour  le  monde  qui 
traite  Thumilité  de  pufilîanimité  &  de  foibielle.  Et- re- 
marquons convment  tous  les  caracleres  de  Thumilité 
de  Jean-Baptifte  confondent  notre  orgueil.  Première- 
ment, il  rend  gloire  à  la  vérité  &  à  la  juflice,  en  fe 
reconnoiffant  inférieur  à  Jefus-Chrifl;  &  nous,  mal- 
gré tout  ce  qui  nous  humilie  au  dedans  de  nous ,  nous 
exigeons  que  les  hommes  penfent  de  nous  ce  que  nous 
n'oferions  en  penfer  nous-mêmes.  Secondement,  il  veut 
diminuer,  afin  que  Jefus-Chrifl  croiiïe,  &  met  fa  vé- 
ritable grandeur  à  cacher  féminence  de  ^t%  titres  ;  & 
nous ,  non-feulement  nous  voulons  nous  attribuer  V^^ 
talents  &  les  vertus  que  nous  n'avons  pas ,  nous  dif- 
putons  même  aux  autres^  celles  quils  ont,  comme  fi 
kur  réputation  nous  humilioit,  &  ou  on  nous  privât 
des  louanges  qu'on  leur  donne.  Troifiémement ,  Jean- 
Baptifte  ne  fait  fervir  Téclat  de  fes  dons  &  de  fes  ta- 
lents qu'cà  la  gloire  de  Jefus-Chrifl;  &  tout  ce  que  le 
Seigneur  a  mis  en  nous*^  de  dons  &  de  talents ,  hélas  ! 
nous  n'en  faifons  ufage  que  pour  nous  ,  &  fouvenc 
contre  le  Seigneur  lui  même. 

3^  Le  zèle  de  Jean-Bnp:if>e  condamne  le  monde 
qui  a  coutume  de  le  traiter  de  bizarrerie  &  d'aigreur. 
Son  zèle  efl  éclairé;  il  ne  ^q\\  prend  qu'aux  abus;  il 
ne  propofe  à  chacun  que  les  devoirs  propres  de  ^<^'X 
état  :  mais  il  n^en  efl  pas  moins  intrépide.  Il  ne  mé- 
nage ni  \^s^  rangs ,  ni  \^^  dignités ,  ni  les  erreurs-  les- 
.  mieux  établies  \  par-tout  où  il  trouve  le  vice ,  il  l'at- 
i^^iue  3-  ii  le  confond  ,  &  ne.  coanoît  gas  ces  limides 


Analyfis  dis  Sermons.  j^t 

mc^nn^^çments  qui  font  f?r»nce  nu  crime  en  fnveur  du 
pccheur.  Mais  cette  intrépidité  de  ze!c  eft  accoinpa- 
gnce  de  prudence  &  de  charité;  de  cette  prudence  qui 
condamne  le  vice  lans  aiiî:rir  le  pécheur  ;  de  cette  cha- 
rité qui  fupporte  le  malade ,  mais  qui  ne  fouilVe  ik  ne 
déguife  pas  le  mal ,  qui  prend  toutes  les  formes ,  qui 
mêle  la  douceur  &  la  févérité.  Or,  qu'il  efl  rare  de 
trouver  tous  ces  caracftcres  dans  le  zele  des  perfonnes 
qui  font  profeflîon  de  piété.  Notre  zele  elt  éclairé; 
c'ell-à-dire,  nous  fommes  clairvoyants  fur  \(is,  défauts 
do  nos  frères ,  rien  ne  nous  échappe  de  leurs  foibleiïes. 
Notre  zele  e(1:  intrépide;  mais  c'cll  envers  ceux  que 
nous  n'aimons  pas,  que  nous  ne  craignons  pas,  qui 
nous  font  inutiles,  ou  mime  oppofcj;  à  nos  vues,  à 
nos  intérêts  ,  à  nos  feniiment^.  Aullî  notre  zele  eft 
prudent  ;  mais  ce  n'eft  que  d'une  prudence  intéref- 
ïé^  &  charnelkv  Enfin  notre  zele,  au-lieu  d'être  cha- 
ritable, e(l  plus  aigri  &  rebuté  ,  que  touché  des  chiV 
tes  &  des  tbiblelles  de  nos  frères  ;  il  leur  fait  pa- 
roître  plus  de  rigueur,  plus  d'indignation  &  d'hor- 
reur de  leurs  fautes ,  que  d'affection ,  de  defir  &  d'a- 
mour de  leur  fa!ut.  Il  rend  la  vertu  plus  redoutable 
par  ^Qi  cenfures  ,  qu'aimable  par  its>  ménagements. 
Or  ,  en  violant  ces  règles  du  véritable  zele ,  nous 
founiilTons  au  monde  un  préjugé  fâcheux  contre  la 
piété  même. 

II.  Partie.  Le  monde  condamnant  Jean-Baptifîe 
fur  les  mêmes  chofes  fur  lefquclles  Jcan-Baptiflc  Va 
condamné. 

1^.  Sur  la  pénitence.  Sa  vie  fi  aufîere,  fa  retraite 
fi  profonde,  fon  détachement  fi  univerfel ,  qui  ne  doi- 
vent former  dans  les  cœurs  que  des  fentinients  d'ad- 
miration &  de  refpefl  ,  ne  trouvent  parmi  les  Juifs 
^UQ  des  dérifions  &  des  cenfures\  Loin  d'animer  leur 
foibleflè  par  fon  exemple,  loin  de  bénir  Dieu  de  ce 
qu'il  veirt  bien  donner  de  temps  en  temps  à  la  terre 
ces  grands  exemples  de  pénitence,  fi  propres  à  con- 
fondre les  pécheurs  &  les  libertins,  ils  regardent  les 
faints  exois  de  ]^n-ljapti(le  comme  une  illufion  de 


3^1  Analyfcs  des  Sermons. 

l'erprir  împofteur  qui  ie  féduit,  &  comme  une  frénéfî^  : 
Fenit  Joamies ,  tion  mandiicans ,  neqtie  bihem  ;  fif  t/i- 
cunt  :  D^moniufn  habet.  Telle  a  été  de  tout  temps 
la  deftinée  du  monde ,  îl  tourne  à  fa  perte  les  mêmes 
fecours  que  la  bonté  de  Dieu  avoit  préparés  pour  fon 
falut.  En  effet ,  lorfque  des  âmes  pouflees  par  rEfprit- 
Saint,  font  fuccéder  à  vos  yeux  la  retraite  aux  diffipa- 
tions  du  monde,  les  larmes  aux  charmes  de  la  volupté 
&  de  la  molleUe  ^  en  êtes-vous  feulement  édifiés?  Non  ; 
leurs  auftérités  faintes ,  vous  les  traitez  de  finguiarité 
&  de  foiblelle;  leur  retraite,  de  bizarrerie  &  d'humeur; 
leurs  larmes,  de  pufillanimité  &  de  foiblefle.  C'eft  une 
afl^eclation  ,  une  ardeur  de  tempérament,  une  raifon 
blellee  :  &  ce  ne  font  pas  feulement  les  libertins  qui 
parlent  de  la  forte  ;  ce  font  les  plus  fages  d'entre  les 
mondains,  qui  trouvent  des  inconvénients  infinis  aux 
faintes  aulTérités ,  &  aux  larmes  heureufes  de  la  péni- 
tence des  juftes.  Ils  voudroient  une  vertu  modérée 
qui  ne  défefpere  pas  ceux  qui  en  font  témoins ,  au- 
lieu  de  les  encourager;  ils  redifentfans  cefle  qu'on  i>e 
va  pr.s  loin  ,  quand  on  s'y  prend  fi  vivement. 

]\Iais  d'un  autre  côté ,  une  vertu  plus  adoucie  & 
plus  commune  ne  trouve  pas  plus  d'indulgence  auprès 
du  monde.  Car  ce  même  monde  qui  prêche  tant  la  modé- 
ration aux  gens  de  bien ,  dés  que  ceux-ci  paroiflent  dans 
des  mœurs  plus  communes ,  &  que  leur  piété  n'a  rien  de 
trop  aullere  qui  frappe  &  qui  furprenne,  ah  !  c'efl:  alors 
que  le  monde  infuîte  à  cette  vertu  commode  &  aifée; 
c'eft  alors  qu'il  met  bien  haut  les  obligations  de  TE- 
yangile,  &  qu'il  devient  un  docteirr  rigide  &  outré? 
&  c'efl  là  îe  reproche  que  Jefus-Ghrift  fait  aux  Juifs  de 
notre  Evangile. 

2".  Le  monde  condamne  Jean-Bap:i{te  fur  les  abaiP 
fDments.  Oui,  le  monde  qui  accufe  fi  facilement  les 
tîcns  de  bien  d'aller  toujours  à  leurs  fins,  d'être  fi  fen- 
fibles  aux  honneurs  &  aux  préférences ,  toujours  plein 
de  contradictions  5  condamne  l'humilité  du  Précurfeur. 
L'aveu  qu'il  fait  aux  juifs  de  fon  néant  &  de  fa  baf- 
feile.  &  de  ia  grandeur  de  Jefus-Chrill^  Jes  éloigne  de 


Analyfcs  des  Sermons.  35Ç 

luî,  &  Hs  ne  paroilTenc  plus  en  ioule  ù  fa  fuite  :  telle 
ell  encore  notre  iniullice  envers  la  vertu.  Nous  qui 
trouvons  fi  mauvais  c^uc  ceux  qui  en  font  profellion  , 
briguent  des  dignités  &  des  pinces,  qui  leur  tuifons 
ibuvent  v.n  crime  des  grâces  même  &  des  honneurs 
qu'ils  fuient,  &  que  le  mérite  leur  n  attires  malgré  eux- 
mêmes;  nous-mêmes,  fi  un  nifle  animé  de  Telprit  de 
Dieu  abdique  le  i-ifle  &  féclat  des  honneurs  du  iie- 
cle,  pour  méditer  dans  la  retraite  les  merveilles  du 
Seigneur  &  les  années  éternelles,  de  quel  œil  regar- 
dons nous  .la  grandeur  de  fon  humilité,  &  le  courage 
héroïque  de  fon  renoncement  &  de  fa  retraite?  Nous 
y  trouvons  de  la  pufillanimité  &  de  la  foibleiïe  :  nous 
appelions  une  vie  oifeufe  &  obfcure ,  une  vie  quifert 
de  fpedacle  aux  anges  &  aux  faints  :  nous  taxons  de 
parelfe  6:  de  défaut  d'élévation  les  facrifices  les  plus 
héroïques  ,  &  les  fentiments  les  plus  nobles  de  la  foi; 
&   tandis  que   nous  admirons   le   défintérelTement  , 
la  fauflè  fagellè ,   &  le  mépris  orgueilleux  que  les 
philofophes  avoient  pour  les  dignités  &  \qs  richeiTes , 
nous  regardons  comme  un  bon  air  de  mcprifer  la  noble 
humilité  de?  ferviteurs  de  Dieu.  Tel  efi  Paveuglement 
du  monde,  d'admirer  tout  ce  qui  favliit,  &.  de  mé* 
prifer  tout  ce  qui  peut  le  rendre  eflimable. 

3^,  Le  monde  condamne  Jean-Baptifte  fur  fon  zele. 
L'impiété  d'Hérodias  &  la  foibleflè  d'Hérode  font  au 
Prccurfeur  un  crime  de  la  fainte  libené  de  fon  minif- 
tere.  Il  devient  le  martyr  de  la  vérité  :  heureux  de 
l'avoir  annoncé  jufques  dans  le  palais  des  rois,  &  aux 
pieds  du  trône  :  plus  heureux  encore  de  mourir  pour 
elle,  &  d'avoir  eu  aflèz  de  zele  pour  mériter  d'être 
condamné  par  le  monde  !  Tel  cfi:  le  caraélere  du  mon- 
de ;  il  ne  fauroit  pardonner  à  la  vérité,  parce  que  la 
vérité  ne  peut  lui  rien  pardonner.  Cependant  dans  quelle 
bouche  la  vérité  pouvoit-elle  être  plusrefpeclable,  que 
dans  celle  du  Précurfeur?  Le  prodige  de  fa  naiiïânce  , 
le  iaint  excès  de  fes  auftérités,  fa  réputation ,  les  hom- 
mages de  toute  la  Judée,  l'efprit  de  tous  les  prophe* 
x&%  qui  paroît  revivre  en  lui ,  le  rendoient  finflrument 


354  Analyfcs  des  Sermons. 

îe  plus  propre  à  rendre  gloire  à  la  vérité ,  &  à  Con- 
fondre la  volupté.  Il  la  volupté  pouvoic  rougir.  Mais 
ce  vice  n'efl:  pas  comme  les  autres ,  qui  laiiient  en- 
core un  refte  de  goût ,  au  moins  de  refped  pour  la 
vérité  ;  pour  la  volupté ,  elle  en  a  été  de  tout  temps 
kl  plus  inexorable  perfécurrice.  Il  n'efl:  rien  de  facré 
pour  elle  :  tout  ce  qui  s'oppofe  à  fa  pafiîon ,  la  rend 
furieufe  &  barbare  :  les  crimes  les  plus  affreux  ne  coû- 
tent plus  rien ,  dés  qu'ils  deviennent  néceiîaires  ;  & 
malgré  les  noms  doux  &  aimables  que  les  théâtres 
impurs  donnent  à  cette  infâme  paiîîon ,  c'eft  dans  la 
vérité  une  furie  armée  de  fer  &  de  poifon ,  qui  n'é- 
pargne rien,  &  qui  efl:  capable  de  tout,  dès  qu'on  l'in- 
commode &  qu'on  la  traverfe.  Hérodias  n'elt  touchée 
ni  de  lafainieté  &  des  autres  qualités  de  Jean-Baptifte, 
ni  du  refpect  qu'Hérode  ne  peut  refufer  à  fa  vertu ,  ni 
même  de  la  circonftance  du  feftin  :  Jean-Baptifte  la 
reprend  ;  il  ofe  lui  reprocher  la  honte  dont  elle  ne 
craint  pas  defe  couvrir  à  la  face  de  toute  la  Pa)effine; 
il  faut  que  fon  fang  expie  le  crime  de  cette  liberté. 
Voilà  où  mené  cette  aiFreufe  pafïîon. 

Mais  fans  pouffer  les  chofes  fi  loin ,  arrêtons-nous 
à  la  foibleffe  d'Hérode.  Voyez  ce  que  l'empire  de  la 
volupté  peut  fur  les  cœurs  même  les  mieux  faits  ;  il 
n'n  pas  la  force  de  refwifer  la  tête  du  Précurfeur^  il 
frémit  en  fecret  de  fhorreur  &  de  la  barbarie  de  cette 
injuftice  ;  il  fe  rappelle  toute  la  fainteté  de  ce  pro- 
phète, c'eft  à  regret  qu'il  va  fouiller  fes  mains  du  fang 
innocent;  mais  c' efl  la  volupté  qui  îe  demande,  &  eft- 
il  pofRble  de  rien  refufer  à  la  volupté,  quand  une  fois 
elle  s'ell  rendue  maîtreffe  d'un  cœur?  L'honneur,  la 
taifon,  féquitc,  notre  gloire,  notre  intérêt  même  ont 
beau  fe  révolter  contre  ce  qu'elle  exige  ;  ce  font  de 
foibles  moniteurs,  rien  n'efl:  écouté.  Telle  efl:  la  ré- 
compenfe  que  trouve  fur  la  terre  le  zèle  de  Jean- 
Baptiffe,  telle  eft  la  deftinée  de  la  vérité,  toujours 
odieiife  au  monde,  parce  qu'elle  ne  luieft  jamais  fa- 
vorable* • 


Analyfcs  des  Sermons.  3^^ 

—  I        »■■■■■     ..I  .  É  I   .  .        ■     ■  .  „  ...^ 

LE  JOUR  DE  Ste.  MAGDELAINE. 

Di  V I  s  1  o  N.  JSIagdelaine  avoit  aimé  le  monde  d'un 
aviour  de  goût  c?  de  vivacité ,  qui  adouci [Joit 
tout  ce  qiCelle  trouvoit  de  pénible  dans  fes  voies  :  d'un 
amour  de  préférence  jîifrju^i  tout  fa  cri  fier  au  monde. 
Elle  aime  Jcfu^-Chriji  ^  L  d'un  amour  tendre  &  ar- 
dent ,  qui  adoucit  tout  ce  qu'elle  entreprend  de  plus 
amer  pour  lui.  IL  D'un  amour  fort  &  généreux  ^  qui 
r»e  connoît  plus  rien  qii'elle  ne  lui  facrife, 

I.  Partie.  Magdelaine  aime  Jefus-Chrift  d'un 
amour  tendre  &  ardent ,  qui  adoucit  tout  ce  qu'elle 
entreprend  de  plus  amer  pour  lui.  La  grâce  de  la 
converfîon  imite  &  fliit  d'ordinaire  le  carnftere  du  cœur 
qu'elle  touche  ;  &  la  miféricorde  de  Dieu  trouve  tou- 
jours dans  nos  paffîorjs ,  \^s  moyens  mêmes  d^  notre 
pcnitence.  Or,  voilà  ce  qui  fe  paffè  aujourd'hui  dans 
le  changement  de  Magdelaine. 

i^.  Le  monde  avoit  trouvé  en  elle  un  de  ces  cœurs 
tendres  &  faciles,  que  les  premières  impreiïîons  bief- 
fent,  un  de  ces  carafteres  que  tout  entraîne,  &  à  qui 
tout  devient  prefque  un  écueil  :  &  voilà'  la  première 
difpofition  que  la  grâce  fait  aujourd'hui  fervir  à  fon- 
falur.  Excitée  par  la  curiofité,  elle  vient  entendre  les 
paroles  de  grâce  qui  fortoient  de  la  bouche  du  Sau- 
veur, &  qui  portoicnt  ^ts>  traits  célefles  &  une  onc- 
tion ineffable  dans  les  cœurs.  Ce  cœur,  fi  facile  pour 
le  monde,  ne  fe  défendit  pas  long-temps  contre  Jefus- 
Chriil.  De  nouvelles  agitations  nniiïent  dans  fon  ame: 
les  idées  de  la  vertu  que  ce  Prophète  vient  doniîer 
aux  hommes,  la  furprenncnt,  &  la  lui  rendent  déjà 
aimable  :  les  couleurs  terribles  avec  lefquelles  il  peint 
le  vice,  Palarment,  &  déjà  elle  fe  propofe  des  mœurs 
plus  dignes  de  fa  gloire  &  de  fon  nom.  Voilà  la  première 
imprefïïon  de  Jeius-Chrift  fur  cette  ame  :  les  mêmes  fa- 
cilités que  les  attraits  des  pafîîons  avoient  trouvées  en 
CÎle  pour  le  monde,  la  jjrace  kis  trouve  pour  le  falut^ 


3^6  Analyfes  des  Sermons. 

2^  Le  inonde  avoir  trou^'é  en  Magdelaine  un  cœiîT" 
habile  &  ingénieux  dans  le  choix  des  moyens  pour 
arrivera  Tes  fins  :  or,  cette  malheureufe  prudence  qui 
Tavoit  conduite  dans  les  voies  de  Tiniquité,  devient 
une  pieufe  fageflè  dans  les  démarches  de  fa  pénitence. 
Elle  choifit  les  cîrconfîances  les  plus  favorables  pour 
toucher  Jefus-Chrift  ,  &  obtenir  de  lui  le  pardon  de 
fes  fautes.  Elle  choific,  premièrement,  la  falle  du  fef- 
tin;  c'eft-à-dire,  un  lieu  qui  l'expofant  à  la  rifée  & 
à  la  cenfure  publique  ,  întéreflTera  Jefus-Chrift  pour 
elle,  &  le  touchera  de  pitié.  Secondement,  le  tem.ps 
du  repas ,  où  les  grâces  s'accordent  plus  facilement. 
Troifiémement ,  la  préfence  des  Pharifiens ,  parce  que 
Jefus-Chrift,  pour  confondre  leur  dureté,  fe  plaifoic 
à  donner  des  mxarques  de  bonté  &  de  tendrefle  envers 
les  brebis  égarées.  Quatrièmement,  elle  emploie  une 
confufion  falutaire,  fans  chercher  de  vaines  excufes 
pour  adoucir  du  moins  aux  yeux  de  fon  Sauveur,  fex- 
cts  de  fes  égarements,  &  fe  contente  de  fe  tenir  à 
fes  pieds.  Cinquièmement,  elle  emploie  pour  le  flé- 
chir une  humilité  profonde  :  elle  répand  des  parfums 
précieux;  mais  elle  ne  les  répand  que  fur  Çqs  pieds, 
ne  voulant  prefque  pas  que  le  Seigneur  s'en  appcr- 
çoîve  :  elle  ne  veut  attirer  le5  regards  de  fon  Libéra- 
teur, que  fur  les  miferes  de  fon  ame,  &  point  du  tout 
fur  les  mérites  de  fes  œuvres.  Voilà  les  faints  artifices 
de  Tamour  de  Magdelaine  ;  elle  avoir  été  prudente 
dans  le  mal ,  elle  eft  prudente  pour  le  bien  ;  au-lieu 
que  fouvent  habiles  dans  la  recherche  des  plaifirs,  & 
dans  la  conduite  de  leurs  pafîions  ,  les  femmes  du 
monde  ne  favent  plus  par  où  s'y  prendre,  quand  il 
faut  fe  déclarer  pour  Jefus-Chrift.. 

i^.  Le  monde  avôit  trouvé  dans  Magdelaine  un 
cœur  ardent,  où  les  paflîons  ne  favoient  pas  même 
garder  de  mefures  :  vous  allez  voir  les  mêmes  traits 
dans  le  caraétere  de  fon  amour  pour  Jefus-Chrift.  Pre- 
mièrement ,  la  promptitude.  A  peine  eut-elle  appris 
que  le  Sauveur  étoic  entré  dans  la  maifon  du  Pharl- 
lîen ,  elle  y  court  ;  elle  profite  de  la  première  occa- 


Analyfcs  des  Sermons.  357 

fion  qirelle  trouve  de  venir  fe  jetter  à  Çqs  pieds.  Ceft 
qu'en  etlet  la  promptitude  ell  eneiiticlle  à  la  conver- 
fion  :  la   grâce  a  des   moments  heureux  ,  que  ni  le 
temps,  ni  les  années,  ni  les  mcmes  circonfîances  ne 
ramènent  plus.  Secondement  la  vivacité.   Le  monde 
avoit  trouve  en  elle  un  de  ces  caradercs  extrOmcs  qui 
ne  fe  donnent  jamais  à  demi.  C'elt  ainfi  qu'elle  aime 
Jefus  Chrill  :  tout  ce  que  l'amour  a  de  plus  vif  &  de 
plus  extrême,  pour  ainli  dire,  elle  le  fent  :  toutes  les 
marques  de  la  douleur  la  plus  profonde,  elle  les  don- 
ne. Les  fuites  ne  diminuent  rien  à  cette  ardeur;  & 
par- tout  dans  l'Evangile  elle   nous  fera  reprcfcntée 
comme  une  amnnte  vive  &  fervente.  Infirudion  im- 
portante; car  fj  l'on  n'y  prend  garde,  les  convcrfions 
les  plus  vives  fmifient  d'ordinaire  par  la  tiédeur  &  par 
le  relikhement  ;  &  d'un  pénitent  zélé ,  on  devient  un 
tiède  chrétien.  Troifiémement,  l'aveugiement  de  fon 
amour  ,  fi  j'ofe  ainfi  m'exprimer  :  car  ,  quoique  la 
grâce  foit  une   lumière  céîcfte  ,  il  eft  vrai  de  dire 
néanmoins  qu'elle  aveugle  la  raifon  charnelle  fur  mille 
diilîcultés  que  famour-propre  oppofe  d'ordinaire  «^ux 
premières  démarches  de  la  converfion.  Aufii  IMagde- 
laine  ne  raifonne  point  furies  difficultés  iniinies  qu'eile 
pourra  rencontrer  dans  fon.  changement.   En  effer  , 
les  précautions  exceflîves  dans  un  commencement  de 
pénitence  ,  outre  qu'elles  ne  fuppofent  qu'un  cœur 
à  demi  touché  ,  ne  font  jamais  heureufes.  La  grâ- 
ce, dans  fes  premiers  mouvements  fur-tout,  a  d'heu- 
reufes  imprudences  qui  révoltent  la  fagelfe  humai- 
ne, mais  qui  confomment  l'ouvrage  du  ftlut.  Ce  n'ell 
pas  que  pour  mourir  au  m.onde  &  fervir  Dieu ,   il 
faille  renverfer  toutes  les  règles  de  la  prudence.   La 
raifon  eft  donnée  à  fhomme  pour  le  conduire  ;  c'ert 
tenter  Dieu,  &  fortir  de  l'ordre  de  la  Providence, 
que  de  ne   pas  confulter  une  lumière   qu'il  a  mife 
lui-même  en  nous  :  mais  il  eft  certain  que  trop  de 
prévoyance  &  de  circonfpection  arrête  toujours  l'ou- 
vrage de  la  grâce  ;   &  que  dans  les  premières  dé- 
marches de  la  grâce  fur-tout,  il  faut  lailfer  quelque 


3^8  Analyfcs  des  Sermons. 

chofe  à  faire  à  rcfprit  qui  nous  touche  ,  ne  vou- 
loir pas  tout  prévoir  foi-meme  ,  s'abandonner  à  Je- 
fus-'Chrift  fur  mille  difficukés  auxquelles  on  ne  voie 
pas  de  reffource  ,  &  avoir  encore  plus  de  foi  & 
de  confiance  que  de  raifon, 

IL  Partie.  Magdelaine  aime  JefusChrifl  d'un 
auîGur  fort  <2?  généreux  qui  77e  connaît  plus  rien 
qu'elle  ne  lui  fa  cri  fie.  Magdelaine  avoit  aimé  le  monde 
d'un  amour  de  préférence;  elle  lui  avoit  facrifié  fa  ré- 
putation ,  fon  repos ,  ^qs^  biens  &  fes  qualités  natu- 
relles :  c'eft  ainfi  qu'elle  aime  Jefus-ChriH;  &  voilà 
précifément  ce  que  fon  amour  lui  facrifie  aujourd'hui. 

i^.  Sa  réputation.  Elle  favoit  d'abord  facrifiée  au 
monde  :  d'abord  arrêtée  fans  doute  par  la  pudeur  na- 
turelle à  fon  fexe  &  par  fa  naiflance,  enfuite  raffu- 
rée  contre  elle  même  par  ces  maximes  infenfées  que 
îe  monde  infpirCj  elle  ouvrit  fon  cœur  à  tout  ce  qui 
s'offrit  pour  le  captiver.  En  vain  fa  gloire  &  fa  raifon 
rougiflènt  en  fecret  de  Çqs>  foibleffes;  l'afcendant  de  fon 
caractère  avoit  pris  le  deffus ,  &  tous  les  nouveaux 
objets  étoient  pour  elle  de  nouvelles  pafîîons.  Elle  a 
îes  motifs  les  plus  puiffants  de  retenue,  fa  naiïïance  ^ 
la  tache  immortelle  que  fes  égarem,ents  aUoient  faire 
à  fon  fang,  l'exemple  d'une  fueur  attac^iée  au'devoir, 
les  fuites  mêmes  d'une  réputation  flétrie  dans  les  per- 
fonnes  de  fon  âge,  &c.  mais  elle  aime  le  monde,  & 
il  n'efl:  plus  rien  de  fi  cher  qu'on  ne  facrifie  à  ce  qu'on 
aime.  Maintenant  elle  aime  Jefus-Chrift;  &  voyez  com^ 
ment  elle  fait  un  facrifice  de  fa  réputation  à  l'amour 
qu'elle  a  pour  lui.  Elle  vient  chercher  Jefus-Chrift 
dans  une  maifon  étrangère  où  elle  n'cft  ni  connue  ni 
priée ,  &  s'avoue  péchereiïe  par  cette  démarche  ^  fans 
écouter  toutes  les  réflexions  qui  pouvoient  naître  dans 
fon  efprit  fur  fon  âge ,  fur  fon  fexe ,  &c.  Elle  ne  rif- 
quoit  rien ,  ce  femble  ,  d'attendre  que  Jefus-Chrifl:  fe 
fût  retiré  chez  quelqu'un  de  ks  difciples ,  où  elle  lui 
eût  expofé  en  fecret  le  trille  état  de  fon  ame  :  mais 
le  faint amour,  comme  la  pafîîon,  ne  raifonne  pas.  Elle 
ne  paife  pas  à  fe  faire  approuver  des  hommes  dans 


Analyfcs  des  Sermons.  359 

une  afHon  où  elle  va  fe  conJamncr  elle-même  :  elle 
traverfe  les  rues  de  Bcthiinie  dans  un  appareil  bien 
difTôrent  de  celui  où  elle  y  avoit  paru  :  elle  entre  dans 
la  lalle  du  icllin  avec  une  ihinte  impudence  :  là  prc- 
Tence  renouvelle  dans  Terpric  des  fpeclateurs  le  fou- 
venir  de  Tes  excès  palTcs ,  &  elle  veut  bien  en  foute- 
nir  toute  la  honte.  Chacun  cherche  dans  fa  malignité 
des  raifons  de  Ion  changement;  &  dans  ce  duchaînement 
imiverfel ,  elle  n'ell  touch(^e  que  de  les  crimes ,  &  n'eft 
occupée  que  de  Ton  amour.  Les  difcours  publics  ne  Ta- 
voient  jamais  refroidie  A^m  les  paflîon.s  ils  ne  lui  font 
rien  rabattre  de  fa  pénitence.  Et  en  eftet,  pourquoi 
les  pallions  n'ayant  point  craint  la  cenfurc  publique  ^ 
la  pénitence  feroit-e'.le  plus  timide?  Le  monde  cil-il 
donc  un  juge  plus  éclairé  &  plus  à  craindre  fur  les 
voies  de  la  ^ace ,  que  fur  celles  du  péché  ?  On  n'eft 
touché  de  Dieu  qu  à  demi ,  tandis  qu'on  a  encore  le 
loifir  de  fe  ménager  avec  les  hommes. 

2°.  Son  repos.  Rlagdelainc  avoit  facrifié  au  monde 
le  repos  de  Ion  cœur  ;  cette  paix  li  chère  à  famé , 
&  la  plus  si'\re  fource  de  nos  plaifirs.  Car,  s'écrie 
faint  Auguflîn  ,  vous  l'avez  ordonné ,  ô  mon  Dieu  ! 
&  la  chofe  ne  manque  jamais  d'arriver ,  que  toute 
ame  qui  efl  dans  le  défordve  ,  foit  à  elle-même  fon 
fupplice  :  il  n'eft  point  d'iniquité  tranquille  ;  &  le 
crime  ell  toujours  plus  pénible  que  la  vertu.  Son  amour 
fait  encore  ici  le  même  facrifice  à  Jefus-Chrifl  :  elle 
lui  facrifié,  non  la  paix  véritable,  mais  une  certaine 
paix  à  laquelle  le  pécheur  renonce  véritablement  ;  en 
renonçant  à  Ç^s  vices ,  parce  que  la  grâce  fait  toujours 
au  fond  du  cœur  des  féparations  douloureufes.  Pre- 
mièrement, elle  fe  fit  une  grande  violence  pour  étein- 
dre des  pflflîons  ,  dont  le  caraftere  de  Ion  cœur  la 
rendoit  fi  capable.  Secondement ,  elle  ne  fe  propola 
pas  une  converfion  douce  &  commode  :  comme  tant 
d'ames  à  demi-converties.  Or,  à  fon  âge,  il  faut  bien 
prendre  fur  foi-mcme  pour  accoutumer  au  joug  une 
chair  qui  frémit  au  feul  nom  de  tout  ce  qui  peut  la 
coutraindre,   Magdclaiue  attachée  à  la  perfonne  du 


l6o  ^ndlyfe$  des  Sermons. 

Sauveur ,  le  fuit  dans  fes  courfes ,  &  partage  avec  lùî 
tous  les  travaux  de  fa  vie  pénitente.  Ajoutez  à  cela 
les  alarmes  qui  fuivirent  fon  tendre  amour  pour  Jefus- 
Chrift ,  &  tour  ce  qu'elle  craignoit  de  la  fureur  & 
de  la  jaloufie  des  Phariliens  contre  fon  divin  IMaître  : 
ajoutez  à  cela  le  fpectacledu  Calvaire;  de  quel  glaive 
de  douleur  fon  ame  ne  fut-elle  point  percée?  Ceft 
ainfi  que  renonçant  au  monde,  Magdelaine  fit  un  fa- 
critice  de  fon  repos  à  Jefus-Chrill  :  &  fouvent  en  fe 
déclarant  pour  la  piété,  on  y  cherche  une  vie  plus  douce 
&  plus  tranquille  ;  &  on  ne  fort  des  voies  difficiles 
du  fiecle  ,  que  pour  trouver  une  fainte  oifiveté  dans 
le  fentier  du  falut. 

3°.  Ses  biens.  Magdelaineavoit  facrîfié  fes  biens  au 
inonde  :  car  quel  ufage  en  fait-on  dans  une  vie  toute 
mondaine?  hi  pafïïon  n'efl:  jamais  avare;  &  tout  ce 
qui  peut  aider  à  la  fatisfaire,  n'efl  jamais  trop  acheté. 
Ses  biens  fervent  aujourd'hui  à  fa  pénitence  :  elle  ré- 
pand des  parfums  précieux  fur  les  pieds  du  Sauveur  ; 
elle  lui  ouvre  famaifon  au  retour  de  i^ts  voyages;  elle 
le  fuit  dans  fes  courfes  pour  fournir  à  ^qs  befoins  :  & 
voilà  le  modèle  de  la  pénitence  des  pécheurs.  Ils 
ont  femé  pour  l'iniquité  ,  il  faut  qu'ils  fement  pour 
la  juflice  :  cependant,  fouvent  après  les  excès  &  les 
profulions  des  piaifirs  ,  on  prend  avec  la  piété  des 
inclinations  de  réferve  &  d'épargne  ;  &  il  femble 
qu'on  veut  regagner  avec  Jefus-Chrift  ce  qu'on  a 
perdu  pour  le  monde. 

4"^.  Les  qualités  naturelles.  Magdelaine  avoit  fa- 
criHé  au  monde  tous  les  dons  qu'elle  avoit  reçus 
de  la  nature ,  elle  en  fait  dans  fa  pénitence  un  facrî- 
fice  à  Jefus-Chriil.  Sa  douleur  n'excepte  rien,  & 
fa  compenlâtion  eft  univerfelle  :  fon  amour  reprend 
toutes  les  armes  de  fes  paflions  ,  &  ^'^w  fait  autant 
d'inllruments  de  juftice.  Elle  punit  le  péché  par  le 
péché  même  ,  &  n'imite  point  ces  perfonnes  qui 
dans  leur  pénitence,  veulent  encore  fauver  quelque 
chofe  du  débris  de  leurs  paflions.  Or ,  il  doit  y  avoir 
uiie  compeufaiion  entre  le  péchc  &  la  péuiteace,  entre 

le 


Jnalyfcs  des  Sermons.  361 

Je  facnTice  de  juftice  &  le  facriiice  criniquité  :  & 
piiîfquon  n'a  pas  été  un  demi  pOcheur,  on  ne  doic 
pas  être  un  demi  pénitent. 

I— ■    TTM ^- 

LE  JOUR  DE  St.  BERNARD. 

DIVISION.  /.  Bernard  parfait  religieux.  II.  Hnm^ 
me  apoflolique.  III.  Doâcur  toujours  invincible. 
I.' Partir.  Bernard  parfait  religieux.    \\  re^^ut 
en  naiflant  cette  bonté  d'amc,  &  cette  candeur  de  na- 
turel ,  qui  eft  comme  la  première  ébauche  de  la  piété. 
Les  foins  de  l'éducation  aidèrent  ces  premk'res  cfpé- 
ranccs  ;  &  les  exemples  domeftiqucs  furent  pour  lui 
des  leçons  de  vertu.  Cell  avec  de  fi  flworables  dif- 
pofitions  que  Bernard  entre  dans  le  monde;  mais  mal- 
gré cela,  il  ne  laiife  pas  de  craindre  que  ce  naturel 
heureux  cifil  a  re:u  du  Ciel ,  fortifié  même  par  l'é- 
ducation, ne  puide  tenir  contre  l'exemple  de  la  mul- 
titude ,  &  les  attraits  qu'offre  à  tous  ^t'^  pas  finiquitc. 
A  peine  a-t-il  jette  fes  premiers  regards  fur  le  monde, 
qu'il  y  découvre  ces  pièges  infinis  qu'on  ne  voit  guère 
qu'après  coup  :  &  perfuadé  que  lorfqu'il   s'agit  du 
falut ,  les  précautions  ne  fauroient  être  excellives  ;  il 
va  chercher  dans  la  foîitude  une  paix  que  le  monde 
ne  peut  donner,  &  croit  que  fe  dérober  à  l'ennemi, 
c'eft  la  plus  sûre  manière  de  le  vaincre.  Mais  il  compte 
pour  rien  de  fecouer  lui  feul  le  joug  du  prince  du  (ie- 
cle,  s'il  ne  délivre  encore  fes  amis  &  {^^  proches  avec 
lui  :  il  les  gagne  bientôt  par  fes  exhortations  ;  &  fort 
ainfi  du  monde  ,  fuivi  de  fes  frer<?s  &  de  la  plupart  de 
fes  amis,  comme  d'autant  d'illuflres  captifs  qu'il  vient 
d'eniever  au  Démon.  A  la  tête  d'une  ti  floriffanre  trou- 
pe, il  arrive  à  Cîtcaux;  cette  foîitude  dont  lefilence, 
les  veilles,  les  jeûnes,  &  toutes  les  rigueurs  de  la  dif- 
cipîine  m.onaftique  ,  rendoient  j'abord  formidable  à 
ceux  d'entre  les  féculiers  qui  vouloicnt  renoncer  au 
fiecle.  Peu  de  perfonnes  ofoient  y  venir  eflâyer  d'ua 
genre  de  vie  d'autant  plus  dur ,  qu'il  ctoit  peu  à  la 
FanéjT  Q 


362  Analyfes  des  Sermons. 

portée  d'un  fiecle,  où  le  reldehement  étoît  devenu  \t 
goût  dominant.  Pour  Bernard  ,  ayant,  ce  fembie  ,  dé- 
pouillé avec  rignominie  de  Hiabit  féculier,  le  relie 
des  inclinations  du  vieil  homme,  il  ne  garde  plus  de 
mefures  avec  la  vivacité  de  fa  foi  ;  débarralTe  de  fes 
liens ,  il  prend  Ton  eflbr  vers  le  ciel  ,  &  échappe 
prefque  à  la  vue  des  plus  avancés.  Il  le  dit  tous  les 
jours  à  lui-même  :  Bernard ,  qiiestti  venu  chercher 
dans  la  foïitiide?  Es- tu  foni  du  fiecle  pour  traîner  tes 
chaînes  après  toi?  voudrois-tu,  comme  tant  d'autres, 
conferver  (bus  un  habit  auitere  &  religieux  ,  un  cœur 
profane  &  immortifié?  Si  une  vertu  douce  &  aiCée 
t'avoit  paru  plus  fûre  pour  le  lalut,  pourquoi  fonir 
du  (lecie  où  Terreur  commune  Tautorilè  ? 

Par  le  iecours  de  ces  pieufes  réflexions,  Bernard 
nourrllToit  fa  foi ,  &  refUifcitoit  fans  cède  en  lui  la 
fi^race  de  fa  vocation.  Avec  un  corps  délicat  &  une 
fluué  mal  aîTermie ,  il  n'eil:  point  de  macération  qui 
puiiïe  fatisiaire  '^ow  amour  pour  la  croix  &  pour  la 
pénitence. 

Cependant,  la  retraite  de  Bernard  &  de  k%  com- 
pagnons à  Cîteaux ,  faullérité  &  finnocence  de  leurs 
mccurs  répandoient  déjà  au  loin  une  odeur  de  vie;  & 
attirés  par  des  exemples  fi  nouveaux,  plufieurs  y  ac- 
couroient  de  toutes  parts.  L'enceinte  de  Cîteaux  (e 
trouvant  trop  étroite  pour  les  contenir ,  il  fallut  cher- 
cher une  nouvelle  terre;  &  Bernard  à  la  tête  d'une 
tribu  choifie,  va  s'établir  à  Clairvaux,  fblitude  alors 
inconnue,  mais  devenue  depuis  fi  fameufe.  Elevé  à  la 
dignité  d'Abbé ,  que  de  nouveaux  fpectacîes  de  vertu 
ne^dcnne-til  pas  dans  ce  nouveau  rang?  Il  n'afîede 
point  ces  diftindions  odieufes ,  &  ces  vaines  marques 
d'autorité  qui  lailfent  une  difiance  fi  énorme  entre  les 
enfants  &  le  père;  au  contraire,  il  ne  fut  jamais  plus 
avide  d'abaiflèments.  Il  ne  regarde  point  fi  dignité 
comme  un  prétexte  honorable  d'adouciffement  &  de 
repos;  au  contraire,  il  n'ufù  jamais  de  plus  de  rigueurs 
envers  foi- même  :  on  voyoit  en  lui  un  efprit  de  prière 
&  de  recueillement  continuel ,  une  more  univerlélle  à 


Analyfcs  des  Sermons.  365 

r()î-m(îme,&  atomes  les  créatures, &  Tufage  des  fens 
prerque  éteint, 

II.  Partii:.  Bernard  homme  apo^olique.  Il  y  a  dif- 
fcrents  dons  dans  l'Egiife,  dit  iaint  Paul;  &  ces  dons 
font  partages  aux  divers  membres  qui  la  compofent , 
'olon  la  fecrcte  dirpofuiGn  de  l'cPprit  qui  fouffle  où  il 
\eut.  .Mais  il  cfl:  certaines   amcs  fur  lefqueiies  Dieu 

crfe  à  pleines  mains  la  variété  de  fcs  dons,  &  à  qui 
fEfprit-Snint  n'ell  pns  donné  par  mefure  :  il  falloit  au 
fiecle  de  Bernard  une  ame  de  ce  caractère.  L'igno- 
rance &  la  dilTolution  des  mœurs  rcgnoient  par- tout , 

jfiî-bien  dans  Pêglife  que  dans  l'état,  &  \^Si  cloîtres 
eux-mêmes  n'ctoient  plus  des  afyîes  contre  la  contagion 
du  liccle.  A  des  befoins  fi  extrêmes  &  fi  divers  le 
Seigneur  n'oppofa  qu'un  nouveau  Moïfe  forti  du  dé- 
fert  de  Madian  ;  &  Bernard  entre  ^^%  mains ,  frappe 
les  rois  &  les  royaumes,  rélorme  le  tabernacle,  con- 
fond le>  minifires  murmuratenrs ,  afllire  la  fouveraine 
facriKCature  au  Pontife  que  Dieu  avoit  établi ,  renverfc 
ridole  que  les  enfants  d'Ifraël  avoient  eux-mêmes  fa- 
briquée, brife  les  ennemis  du  nom  du  Seigneur,  &  au 
roi:  conduit  le  peuple  chrétien  à  la  conquête  dejé- 
rufalem ,  fi  fon  ingratitude  &  ^'c'^  excès  ne  feuflénc 
piivé  du  fecours  du  Ciel. 

En  effet,  rien  n'égaloit  l'ardeur  du^zele  de  l^ernard  : 
anfîî  le  prend-on  pour  Eiie  ou  pour  quelqu'un  des  pro* 
phetes.  Toute  la  France  court  pour  l'entendre;  tou- 
chés des  paroles  de  grâce  &  de  verui  qui  fortent  de  fa 
bouche,  les  peuples  en  foule  viennent  à  lui  pour  favoir 
Il  la  colère  du  Seigneur,  comme  ^^^  dons,  efi:  fans  re- 
pentir, &  s'il  n'y  a  plus  de  reffource  à  eux  pour  la 
fléchir.  Alors ,  \(ts^  ténèbres  répandues  fur  fabyme  com- 
mencèrent à  fe  dilîîper;  la  France,  comme  un  autre 
cahos ,  fe  développa  peu-à-peu  ;  &  les  cloîtres  virent 
revivre  cet  efprit  primitif,  cet  héritage  précieux  qu'ils 
avoient  autrefois  reçu  de  leurs. pères. 

A  fardeur  du  zèle  ,  Bernard  y  joigiîoit  la  force.  Ce 
n'étoit  point  im  de  ces  minifires  timides ,  qui ,  fous 
prétexte  d'honorer  les  grands ,  croient  qu'il  faut  rcl- 

Qij 


I 


^64  Analyfts  des  Sermons. 

peétcr  iiifqifà  leurs  vices.  Avec  quelle  faînte  liberté 
parla-t-il  à  Louis-le  Gros?  Que  de  nrarques  publiques 
de  péniience  u'obtiPit-i!  pas  de  Louis-le-Jeune  Ton  liis, 
lur  le  nialTacre  de  Vitry  ?  La  reine  Eléonore  elle-mê- 
me, Princellè  ficre  &  mondaine,  traverfée  dans  Tes 
delTeins  en  un  point  aiîèz  délicat,  fut  enfin  réduite  à 
revenir  au  fentiment  de  Bernard.  Et  tous  \q$  fiecles 
admireront  les  inflruétions  vives  &  touchantes  ,  & 
cette  noble  liberté  qui  règne  dans  les  livres  de  la  Coii- 
iidération  au  pnpe  Eugène. 

Enfin  ,  quelle  fut  l'étendue  de  fon  zèle  ?  Le  Cieî 
J'avoit,  ce  fembîe,  établi  le  cenfeur  des  mœurs  de  fon 
fiecle.  -Que  de  diflerends  parmi  \es  princes ,  appaifés 
par  fa  fageile  ?  que  de  lettres  écrites  pour  le  rétabiif- 
îement  de  la  difcipline  &  de  la  piété  ?  Que  de  foins 
&  de  mefures  où  fa  charité  le  faiibit  defcendre?  La 
France,  ritalie,  fAllcmagne  le  virent  répandre  par-tout 
ie  feu  divin  que  Jefus  Chrifl:  efi  venu  apporter  fur  la 
terre  ,  &  dont  il  avoit  e.mbrafé  fon  cœur  :  feul  il  fut 
fuHîre  aux  befoins  divers  &  infinis  de  i'Eglife.  Il  ne 
manquoit  à  Çqs  travaux  que  la  récompenfe  des  faints , 
je  veux  dire  les  perfécutions  &  les  calomnies  ;  il  eut 
la  confoiatîon  d'y  pfirticiper  ;  il  entendit  les  plaintes 
clés  inienfés  contre  lui ,  fur  ie  mauvais  fuccés  de  fen- 
trcprife  des  François  dans  la  Terre-Sainte. 

111.  Partie.  Bernard  floâeur  toujours  invincible. 
A  la  vérité  ,  les  portes  de  fenfer  ne  prévaudront  jamais 
contre  rEgliié  ;  cependant,  toute  invincible  qu'elle 
efr  5  elle  n'eil  pas  paifible;  Çqs  perfécuteurs  ne  fauroient 
la  détruire,  mais  ils  peuvent  failliger  ;  née  dans' les 
combats  &  dans  les  perfécutions,  il  femble  que  e'eit 
fon  dcllin  de  n'en  être  jamais  exempte.  Mais  les  héré- 
fies,.&  les  fchifmes  ont  eu  leur  utilité;  (S:  c'efl:  aux 
docteurs  du  menfonge  que  nous  fommes  redevables 
des  o'avaux  précieux  des  anciens  défenfeurs  de  la  vé- 
rité. Ainfi  Dieu  qui  deftinoit  Bernard  à  être  le  rcftau- 
rateur  de  fa  loi ,  lui  en  avoit  développé  les  fecrets  ad- 
mirables dans  îe  défert  :  les  livres  faints  furent  fa  plus 
dicre  ttude;  &  ce  fut  cette  fcience  des  livres  faints 


Analyfcs  des  Sermons.  365 

'^'^'  rendit  Bernard  li  redoutable  aux  ennemis  de  ri> 
j.  La  chaire  de  Pierre  ctoit  devenue  la  proie  d'un 
uilirpateur;  &  Innocent  II,  cliaflo  de  fon  liegc,  &  er- 
rnnt  comme  Tarche  d'Ifracl  de  conrrce  en  contrc^c, 
c:-ns  un  équipai^e  peu  convenable  à  fa  dignité  ,  étoit 
enfin  venu  aborder  en  France.  Quel  cfl  le  trille  état 
de  rEî^'life  ,  lorf^n'elle  ell  ainfi  déchirée  au-dedans  V 
Les  uns  font  à  Céphas,  les  autres  h  Paul,  &  prefque 
peribnne  à  Jel'us  ChrilT.  Cétoit  I^  un  fcandale  digne 
du  zèle,  &'des  lumières  de  Bernard;  il  paroît  au  nri- 
liou  des  Prélacs  aireiVibîés  ^  Etampes  pour  proi;oncer 
entre  les  deux  contendants  :  on  s'en  remet  unanin'ie- 
nienr  ^  fa  décilion  ;  lui  fcul  forme  un  Concile  entier, 
&:  toute  la  Fmnce  reçoit  de  fa  main  Innocent  II  pour 
léi-^itime  Pape.  ^\\(^  de  courfes  en  Sicile,  en  Italie,  en 
Allemagne  pour  éteindre  les  refies  du  fcliifmc  ! 

INIais  c'étok  peu  d'avoir  rétabli  la  paix  au-dedans 
de  rEgii'l*  ;  il  faiîoit  mettre  le  peuple  de  Dieu  à  cou- 
vert de  la  fédiiCtion  des  faux  prophètes.  Les  Conciles 
de  Sens  &  de  Rheims  admirèrent  la  fécondité  de  {q^ 
lumières  tc  la  force  de  fon  génie,  &  le  virent  défen- 
dre gîorieufement  fantiquité  &  la  fimplicité  de  la  foi 
c.>!ure  les  raffiiiements  dangereux  d'un  Evoque  (le  Poi- 
tiers, &  les  nouveautés  profanes  d'Abailard.  Sorti  de 
cette  victoire ,  il  vole  à  Touloufe  pour  s'oppofer  à 
Henri  ,  moine  apollat,  qui  y  préchoit  une  nouvelle 
doctrine. 

IVlais  ce  qu'il  y  a  de  plus  merveilleux  &  de  plus 
digne  de  notre  attention,  c'cft  f humilité  de  Bernard 
au  milieu  de  toute  fa  gloire.  Tantôt  il  fe  refufe  à  des 
l'^glifes  illultres  qui  font  choili  pour  leur  padeur  :  tan- 
tôt revêtu  par  le  Pape  du  caraélere  de  légat  univer- 
fel  dans  tout  le  mr^nde  chrétien  ,  il  fait  aux  évéques 
un  hommage  refpedueux  de  fa  dignité,  &  n'agit  que 
fous  leurs  ordres.  Tantôt  honoré  à  Clairvaux  de  hi 
vifite  d'un  fouvcrain  Pontife,  il  conferve  au  milieu 
de  fes religieux  un  maintien  tranquille  &  calme,  &  pa- 
roît  prefqu'infenfible  à  un  honneur  (i  nouveau.  Tan- 
tôt enfin ,  quoiqu'il  ne  converfe  avvC  les  houiiucs  que 


366  Analyfis  des  Sermons. 

pour  fixer  leur  converfation  ^'m^  le  ciel ,  il  Te  pInîiTt 
fans  cefie  à  foi-mêine  &  à  fes  amis  de  la  difîîpation  de 
fa  vie.  Je  ne  vis  plus,  ditoit-il,  ni  en  eccîéfiaftique, 
ni  en  laïc  :  &  il  y  a  long- temps  que  je  ne  mené  plus 
la  vie  de  religieux  dont  je  porte  Thabit.  (^w^  fuis-je 
donc?  Voilà  les  fentiments  de  crainte  &  d'humilité, 
qui  toujours  ont  accompagné  les  actions  héroïques  des 
faints. 


LE  JOUR  DE  SAINT  LOUIS, 
Roi  de  France. 

Div]sio]S!,  On  fe  figure prefque  la pîéîi  comme  une 
foihlejfe^  ou  qui  déshonore  les  grands  ou  qui  rend 
incapable  des  grandes  places  :  première  erreur.  On 
croit  que  P élévation  permet  un  genre  de  vertu  plus  com- 
mode :  féconde  erreur.  I.  Saint  Louis  ^  au  contraire  ^ 
trouva  dans  la  piété  la  fource  de  toutes  ces  qualités 
héroïques  qui  le  rendirent  le  plus  grand  Roi  de  [on 
fîecle.  II.  Il  trouva  dans  la  qualité  de  Roi  de  non* 
veaux  engagements  pour  s'animer  aux  devoirs  les 
plus  aufleres  de  la  piété. 

I.  Partie.  Z^  piété  de  Louis ^  fource  de  toutes  fes 
grandes  qualités.  Le  monde  toujours  injufle ,  regarde 
Ja  piété  comme  le  partage  des  âmes  foibIes&  bornées, 
cependant  la  piété  eftPeffort  le  plus  héroïque  du  cœur, 
&  Tufage  le  plus  noble  &  le  plus  fenfé  de  la  raifon. 
Une  ame  exercée  à  la  vie  de  la  foi  ^  ne  connoît  plus 
d'entreprife  au-deffus  d'elle;  &  le  jufle  a  la  réalité  de 
toutes  les  grandes  vertus  dont  le  héros  mondain  n'a 
fouvent  que  la  réputation  &  IMmage.  Ceft  pour  con- 
vaincre le  monde  d'une  vérité  fi  honorable  à  la  foi , 
que  Louis  fut  autrefois  donné  à  la  France.  Un  roi 
n'efl  établi  de  Dieu  fur  les  peuples,  que  pour  les  dé- 
fendre &  les  protéger  dans  la  guerre  ,  ou  pour  les  ren- 
dre heureux  durant  la  paix.  Ôr,  jamais  famour  de  la 
gloire  ne  poufla  fi  loin  dans  les  autres  princes  les  ver- 


AnrJyfcs  des  Scrrrors.  3(^7 

tus  pnciliqnc?  &  niilirniro's ,  que  la  foi  dnni;  notre  fhint 
Roi. 

I  '.  Les  vertus  pacitiques.  Il  fe  rendit  cher  ù  fon  peu- 
ple par  fil  bonté,  redoutable  au  vice  par  fon  cquittS 
j^r^'cieux  ^  TEglife  par  fa  religion.  Premièrement,  cher 
à  foji  peuple  par  fa  bonté.  La  bonté  efl  la  première 
venu  des  rois  ;  elle  e(l  la  force  &  le  fouiien  du  tr(^ne  : 
les  rois  ne  font  puiflhnts  que  pour  être  bienfnifants;  ils  ne 
régnent  proprement  qu'autant  qu'ils  font  aimés.  Louis 
clevé  dans  ces  maximes,  en  fit  fa  principale  occupa- 
î-n.  Sous  les  règnes  précéd:ntS5  &  durant  Ic^  trou- 
/  j>  inféparables  d'une  longue  minorité,   la   France 
l'.efqueépuifée,  avoit  éprouvé  ces  temps  difficiles,  où 
j  falut  dos  peuples  rend  la  dureté  des  charges  publi- 
ques nécellaires  :  le  faint  Roi  leur  rendit  avec  la  tran- 
quillité la  joie  &  l'abondance  ;  les  François  vivoient 
i.enreux,  &  fous  un  fi  bon  Roi  ,  tout  ce  qu'ils  pou- 
v(»îent  fouhairer  ^  leurs  enfants,  c'étoit  un  fuccefieur 
qui  lui  fut  feml^lable.  Mais  peu  content  d'être  attentif 
auxbefoins  des  particuliers,  Louis  redoubla  fon  atten- 
tion pour  remédier  aux  miferes  publiques,  &  même 
p  >ur  les  prévenir.  Que  de  maifons  faintes   dotées! 
qi.'e  de  lieux  de  rniTéricorde  clevés  par  Ces  libéralités! 
rue  d'établiffements  utiles  entrepris  par  fes  foins  !  En 
vain  lui   rcmontroit-on  que  ces  dons  exceflîfs  épui- 
foient  l'épargne,  &  pouvoicnt  nuire  à  des  befoins  plus 
prenants  :  11  vaut  mieux  l'épuifer,  répondoit-il,  pour 
'  )ulnger  les  pauvres  dont  je  fuis  le  père,  que  pour, 
ijurnîr  à  àes  profufions,  &  à  de  vaines  magnificences. 
Il  prenoit  m.cme  fur  fes  propres  befoins  les  fonds  defli- 
iiés  aux  malheureux.  Quel  exemple  pour  confondre 
un  jour  les  excnfcs  barbares  que  le  rang  &  la  naiffance 
oppufent  aux  devoirs  de  la  miféricorde  !  C'efl  ainfi 
que  la  piété  &  fhumanité  du  faint  Roi  faifoit  la  féli- 
cité de  fon  peuple.  Accefîible  à  tous ,  il  ne  difputoit 
pas  même  au  dernier  de  fes  fujets  le  plaifir  de  voir  foa 
Souverain  ;  bien  différent  de  ceux  qui  Iniffent  à  l'auto- 
ité  un   front   fi   féverc  &  un  abord  fi  difficile,  que 
les  affligés  comptent  pour  leur  plus  grand   malheur 

Q  iv 


^63  Analyfcs  des  Sermens, 

la  néceflîté  d'fiborder  celui  duquel  ils  attendent  la  déiT- 
vrance. 

Mais  la  bonté  toute  feule  feroît  dangereufe  dans  les 
foins  public:^,  fi  elle  n'éroit  tempérée  par  une  jude  le- 
vérité  ;  c'efl:  ce  que  le  lafnt  Roi  n'ignora  pas.  Les  dif- 
fentions  civiles ,  la  ibiblefTe  des  règnes  précédents  , 
rignorance  même  &  la  corruption  de  ces  temps  mal- 
heureux avoient  confondu  dans  le  royaume  la  maielîé 
è^s  loix  avec  la  licence  Aqs  ufages.  L'autorité  pubii- 
que  étoit  entre  les  mains  d'hommes  corrompus  qui 
âbufoient  des  loix.  Toutes  nos  villes  étoicnt  pleine? 
d'une  foule  d'hiflrions  qiii  mêlant  même  les  myfteres 
Maints  de  la  religion  dans  leurs  fades  &  indécents 
fpeftacles ,  débiroient  avec  impudence  des  obrcénités 
que  ce  mélange  impie  &  ridicule  rendort  encore  plus 
facrileges  ,  &  corrompoient  ainfi  les  peuples.  Delà 
naiflbit  un  débordement  de  vices  effroyable.  A  de  (i 
grands  maux  le  faint  Roi  crut  qu'il  falloir  appliquer 
de  grands  remèdes.  Les  fpeftacles  furent  interdits  coin- 
ine  des  crimes  par  les  loix  mêmes  de  l'état,  &  les  co- 
médiens déclarés  infâmes  &  bannis  du  royaume  comme 
des  corrupteurs  publics  des  mœurs  &  de  la  piété. 

Après  avoir  établi  ces  règlements  utiles  qui  foni 
rant  d'honneur  encore  aujourd'hui  à  la  jurifprudence 
du  royaume^  il  s'aiïbcia  des  perfonnages  intègres  & 
t'clairés,  pour  préfider  à  i^Qs  côtés  à  la  jullice  &  aux 
jugements  ;  &  rétablit  par  ce  moyen  la  majefté  des 
loix ,  &  la  bienféance  des  moeurs  publiques. 

iNiais  fi  le  faint  Roi  purgea  l'étar  par  la  févérité  de 
fes  loix  ,  quels  furent  fes  foins  pour  rétablir  la  ma- 
iefié  du  cnlte,  &  la  fainteté  des  autels?  Les  François 
en  conquérant  les  Gaules ,  y  avoient  apporté  avec  eux 
une  efpece  de  barbarie  &  de  férocité  ,  inféparables 
d'une  nation  guerrière;-  &  G  la  religion  qui  monta  fur 
le  trône  avec  le  grand  Clovis ,  y  fie  monter  avec  elle 
plus  de  clémence  &  d'humanité,  elle  n'adoucit  pour- 
tant pas  entièrement  Tefprit  bouillant  &  fangulnaire 
de  la  nation.  Auiïï ,  quoique  l'Eglife  de  France  ait  tou- 
jours été  célèbre  par  iQ%  lumières  &  par  fa  piété ,  ce- 


Analyfcs  des  Sermons,  369 

pendant  on  voyoic  fouvent  les  pnfleiirs  pins  occupés 
.'  faire  Li  guerre  à  leurs  vuilins,  qu'à  inllruire  6c  cdi- 
lier  leurs  peuples.  Delà  rii::norance ,  le  relâchement , 
Toubli  lies  règles,  le  mépris  de  la  dilcipline;  &  mal- 
:^ré  les  remèdes  qu'on  avoit  tâché  d'y  apporter  fous 
les  rej^nes  précédents,  la  plaie  n'étoit  pas  encore  tout- 
:^ihit  fermée,  quand  le  faint  Roi  monta  fur  le  trône. 
Mais,  pcrfuadé  que  les  rois  n'étoient  établis  de  Dieu 
que  pour  protéger  &  agrandir  le  royaume  de  Jeiii.> 
Chrifl  lur  la  ten'e ,  les  intérêts  de  la  religion  devin- 
rent un  de  i^iis^  foins  les  plus  chers  &  les  plus  preflant^ 
Il  comprit  d'abord  que  la  première  fource  des  maux 
de  f  Eglife  efl  toujours  dans  l'incapacité  &  le  dérè- 
glement de  ceux  qui  en  remplirent  \qs  premières  pla- 
ces :  il  commença  donc  à  rétablir  la  fainteté  &  la  ma- 
ieflé  du  fanctuaire  en  élevant  aux  premières  dignités 
des  minières  fidèles  fans  avoir  égard  à  la  np.illànce , 
à  la  brigue  &  à  la  faveur  ;  il  les  honoroit  de  fa  fa- 
miliarité .  &  ce  que  fon  fiecle  avoit  alors  de  plus  il- 
lulîre  en  doftrine  ou  en  fainteté,  venoit  prefque  tous 
îes  jours  ,  ou  le  délaffer  des  foins  de  la  royauté  par 
des  difcours  de  falut ,  ou  les  partager  avec  lui  par  de-i 
confeils  utiles* 

2".  Les  vertus  militaires.  On  foutîent  d'ordinaire  que 
cs  maximes  de  l'Evangile  ne  s'accordent  pas  avec  cel- 
[Qs  du  gouvernement.  La  fource  de  cette  illufion  , 
c'cll  qu'on  regarde  la  piété  comme  le  partage  d'une 
ame  foible  &  timide,  &  qu'on  ne  croit  pas  que  les 
vertus  militaires-  qui  fuppofent  du  courage ,  de  l'ar- 
deur ,  de  l'élévation  ,  puillènt  s'allier  dans  un  cœur 
avec  la  tendrefle  de  la  charité,  la  paix  &  la  douceur 
de  finnocence  ,  comme  s'il  falloir  être  vicieux  pour 
être  vaillant  ;  au-lieu  que  la  valeur  la  plus  sûre  elt  celle 
qui  prend  fa  fource  dans  la  vertu.  Aulli  le  héros,  dans 
notre  pieux  Monarque,  ne  fut  pas  moindre  que  le 
f?int,  A  la  tête  i^s  armées  ce  n'étoit  plus  ce  Roi  pa- 
l'ifique  &  clcment ,  c'étoit  un  Pléros  toujours  intré- 
pide à  mcfure  c^,y\(^  le  pcril  augmentoit;  plus  magna- 
tàvù::  A^ns  ia  défaite  que  dans  la  vi(^toire  ;  terrible  ;i 


370  Analyfes  des  Sermons. 

fes  ennemis,  lors  même  qu'il  écoîc  leur  c?.ptîf.  Elevé 
fur  un  trône  que  les  troubles  de  la  minorité  avoienc 
nfFoibli ,  avec  quelle  valeur  en  rétnblit-il  la  gloire  & 
la  majefté?  Et  qui  pourroit  redire  ici  tout  ce  que  fon 
courage  lui  fit  entreprendre  d'héroïque  dans  cette  guerre 
fi  fameufe  par  fes  malheurs  &  par  fa  foi  ?  c'efl:  donc 
la  piété  qui  efl:  la  fource  du  vrai  mérite,  &  qui  forme 
feule  les  grandes  qualités  ,  parce  qu'elle  feule  nous 
fait  agir  par  de  grands  principes. 

IL  Partie.  Louis  trouva  dans  la  qualité  de  Roi 
de  nouveaux  engagements  pour  s^ animer  aux  devoirs 
les  plus  aufîeres  de  la  piété.  On  croit  communément 
dans  le  monde  ,  que  fextreme  difproportion  qui  fc 
trouve  entre  les  devoirs  d'une  vie  chrétienne,  &  les 
ufages  inféparables  de  la  grandeur ,  doit  modérer  en 
notre  faveur  fauftérité  des  règles  faintes.  A  une  illu- 
fion  fi  commune,  faint  Louis  oppofa  les  vues  de  la 
foi ,  &  comprit  avec  faint  Ambroife,  que  plus  il  avoit 
reçu,  plus  on  exigeroit  de  lui;  &  que  les  périls  du 
trône  étant  infinis ,  les  fautes  prefqu'irréparables ,  les 
exemples  du  fouverain  efientiels  ,  il  avoir  befoin  de 
plus  de  vigilance,  pour  y  conferver  {on  ame  pure,  de 
plus  de  mortification  pour  y  expier,  outre  {^^  pro- 
pres foibleffes ,  tant  de  fautes  étrangères,  &  enfin  de 
plus  de  fidélité  dans  le  détail  de  {^^  devoirs  domefti- 
ques ,  pour  y  être  le  modèle  de  fon  peuple. 

1°.  Il  crut  avoir  befoin  de  plus  de  vigilance  pour 
y  conferver  fon  ame  pure.  Il  régla  fa  vigilance  fur  la 
multitude  de  fes  périls.  Les  grands  d'ordinaire ,  dès 
qu'ils  oublient  Dieu ,  ne  mettent  plus  de  bornes  à  la 
licence.  Notre  faint  Roi  fe  fit  des  monfires  des  fau- 
ves les  plus  légères;  &,  comme  il  le  difoit  fouvent, 
la  perte  de  fon  royaume  lui  eût  paru  un  gain,  s'il  avoit 
fallu  s'en  dépouiller  pour  éviter  un  feul  de  ces  pé- 
chés qui  tuent  famé.  A  cette  horreur  pour  le  crime, 
il  ajoutoit  \q%  précautions  &  \^î,  remèdes.  L'adulation 
eft  fécueil  des  meilleurs  princes;  les  langues  merce- 
naires qui  les  environnent,  leur  préfentent  toujours 
ieurs  vices  fous  les  couleurs  fiatteufe^  de  la  vertu.  Le 


Analyfes  des  Sermons.  371 

fnint  Roi  n'eut  point  de.  flatteurs,  pnrce  qu'il  n'nima 
point  l*es  foutes;  environne*  d'un  nombre  d'amis  fnints 
0^:  lidoie^,  i!  les  ctablillbic  les  CcMileurs  de  fa  condui- 
te ,  &  les  plus  finceres  lui  ^îtoient  toujours  les  plu9 
chers. 

2^.  Il  crut  avoir  befoin  de  plus  de  mortification 
pour  expier  fans  celle  les  fautes  ou  inévitables  ou  in- 
connues. Une  grande  place  qui  nous  établit  fur  les  peu- 
ples, nous  rend  refponfables  devant  Dieu  de  la  def- 
lince  des  villes.  &  des  provinces,  de  tout  le  mal  qiii 
$y  fait,  &  de  tout  le  bien  qui  ne  s'y  fait  pas.  I^Ioiii 
de  ces  vues  de  la  foi;  le  faint  Roi,  loin  d'être  ébioui 
de  f éclat  qui  environne  le  trône,  étoit  effrayé  des  fol- 
licitudes  &  des  obligations  imnienfes  cachées  fou-;  cet 
éclat  trompeur.  Il  punidbit  fur  fa  propre  chair  \qs  dé- 
fordres  publics,  regardant  les  péchés  de  fon  peuple, 
comme  Ces  péchés  propres,  &  fe  croyant  obligé  d'ex- 
pier tout  ce  qu'il  ne  pouvoit  empêcher;  &  des  mem- 
bres qui  n'avoient  jamais  fervi  à  la  volupté,  fervoient 
fi  la  juftice  &  à  la  pénitence,  tandis  qu'après  les  plus 
grands  crimes  on  n'oferoit  l'exiger  des  grands.  Com- 
bien de  fois,  dans  les  calamités  publiques,  cette  ville 
régnante  vit-elle  notre  faint  Roi  traverfcr  les  rues  cou- 
vert de  cendres  &  de  ciîice,  aller  implorer  publique- 
ment dans  nos  temples  le  fecours  du  Ciel ,  &  fe  re- 
connoître  feul  coupable  des  malheurs  publics?  Sentî- 
inents  bien  humbles  dan*?  la  bouche  de  funt  Louis, 
mais  qui  devroient  être  les  difpoiitions  ordinaires  des 
perfonnes  élevées,  puifque  les  malheurs  des  peuples 
font  prefque  toujours  xme  fuite  des  crimes  des  grands. 
Mais  combien  en  fonr-ils  éloignés? 

3^.  Il  crut  avoir  befoin  de  plus  de  fidélité ,  pour 
être  le  modèle  de  fon  peuple.  Les  exemples  des  grands 
décident  prefque  toujours  des  mœurs  publiques.  Pre- 
mièrement ,  par  vanité  :  on  croit  en  copiant  leurs 
mœurc,  entrer  en  part  de  leur  grandeur  &  de  leurnaif- 
fance.  Secondement,  on  cherche  à  imiter  les  grands, 
par  complaifance  ,  par  crainte,  par  intérêt.  Plus  donc 
on  eft  expofc  aux  regards  publics ,  plus  on  doit  a  foa 

Q  vj 


'^jl  Analyfcs  des  Sermons. 

rang  !e  fpectacle  d'une  vie  pure  &  irrépréheufible.  AulTT 
on  admire  encore  aujourd'hui  dans  faint  Louis  toutes 
les  qualités  d'un  grand  Roi,  jointes  à  toutes  les  ver- 
tus d'un  finiple  fidèle.  Excepté  dans  certaines  occa- 
fions  d'éclat,  il  furoafToit  même  (es  fujets,  dit  l'Hif- 
torien  de  fa  vie,  dans  la  fimplicité  de  fes  habfrs ,  & 
dans  la  frugalité  de  fa  table;  &  nous  apprenoit  que^ 
ce  font  les  pafîîons  des  hommes  &  non  leur  rarrg  & 
leur  dignité  qui  ont  rendu  le  lUxXe  &  les  profufions 
néceffaires.  De  plus,  plein  d'une  noble  fierté,  quand 
il  s'agilfoit  de  foutenir  les  droits  de  l'empire,  &  la 
inajerté  de  fou  rang,  on  le  voyoit  au  fortir  de  là ,  tan- 
tôt porter  la  componction  &  Thumilité  d\ui  pénitent, 
tantôt  sVoaifîer  aux  pieds  des  pauvres ,  &  les  fervir 
de  i^Qs  mains,  tantôt  enfevelir  lui-même  au  milieu  de 
ja  contagion  les  foldats  morts  pour  la  gloire  de  Jefus- 
Chriii.  Mais  non^feulement  il  éVoii  fexemple  cîe  les- 
peuples,  il  étoic  auflr  le  modèle  des  pères  de  famille, 
quoiqu'il  n'y  ait  rien  de  plus  rare  dans  la  piété  des^ 
t^rands  fur-tout ,  que  de  foutenir  avec  dignité  cette; 
partie  obfcure  de  leur  vie,  qui,  cachée  aux  yeux  du 
public,  ell  toute  renfermée  dans  le  devoir  domefii- 
Ciue  :  &  les  foins  d'un  vafte  royaume  n'empêchèrent- 
pas  le  faine  Roi ,  de  flure  de  fou  palais  comme  une 
egiife  domeilique  ,  où  le  Seigneur  étoit  invoqué,  &; 
^'où  couloit  fur  tout  le  royaume  des  fources  de  vie. 
&  de  vertu.  C'eft  ainfi  que  fes  exemples ,  autant  que 
ies  inftructions ,  infpiroient  de  bonne  heure  la  crainte- 
de  Dieu  à  Philippe  fon  fils  aîné,  &  aux.autres  prin- 
ces fes  enfants. 

Tel  fat  le  faint  Roi  ,-  dont  nous  n'avons  fait  qu'a- 
bréger l'hifloire,  pour  faire  fon  éloge.  Une  terre  étran- 
gère re^ut  les  derniers  foupirs  de  ce  Prince,  moins 
oalfé  par  les  infirmités  d'un  âge  avancé,  &  par  les  fa- 
ligucs  de  la  guerre  &  de  fes  voyages,  que  par  lesauf- 
■îériiés  d'une  vie  dure  &  pénitente*. 


Analyses  des  Sermons.  375 


LE   JOUR   DE   St.   ETIENNE. 

DIVISION.  Tout  chrétien  cfl  établi  par  le  hap- 
tcnie ,  pour  tHrc  témoin  &  défcnlcnr  de  la  vé- 
rité; mais  pour  bicndéfcudre  la  vérité  ,  il  faut  de  la 
lumière^  de  la  force,  de  la  charité.  Or,  faint  Etienne 
etit  pour  la  vérité^  I,  un  amour  éclairé.  IL  Un  amour 
intrépide,  III.  Un  amour  tendre  &  compatiffant. 

1.  Partie.  Un  amour  éclairé.  Les  trois  fources 
de  lumière  Ibiu  rimiocence  de  la  vie,  le  defir  de  s'inf- 
truire.  In  pureté  de  riiltencion. 

I  .  L'innocence  de  la  vie,  parce  qu'un  cœur  cor- 
rompu nous  cache  les  vérités  qui  nous  condamnent , 
&  c'ed  une  ignorance  de  corruption.  Or,  Etienne 
apporta  à  la  connoillance  de  Jcius-Cln'ifl:  un  cœur 
pur,  ime  jeunefie  feinte,  un  esprit  préfervc  de  la  cor- 
ruption. Autlî  les  Apôtres  cherchant  des  hommes  pleini 
de  foi  &  de  feiprit  de  Dieu ,  fur  qui  ils  pufient  fe 
décharger  d'une  partie  de  leur  minidere,  Etienne  a 
le  premier  lionneur  du  choix ,  &  paroîc  ^,  la  tête  de 
ces  nouveaux  minières.  Il  fe  prépara  donc  à  devenir 
le  miniflre  de  la  vérité,  en  dégageant  de  bonne  heure 
fon  cœur  de  toutes  les  pallions  qui  nous  la  cachent.. 
En  effet ,  les  ténèbres  que  nous  répandons  fur  la  plu- 
part des  obligation?  de  la  vie  chrétienne,  ou  pour  les 
adoiicir,  ou  pour  les  combattre,  ne  viennent  que  de 
ce  que  chaque  pécheur  trouve  dans  fa  paîîîon  le  voile 
ineme  qui  la  lui  cache.  Nos  lumières  ne  font  pures, 
que- lorfqne  notre  cœur  feft  auflî;  &  il  faut  commen- 
cer par  rompre  nos  attachemeiîis  5  pour  parvenir  à  con- 
xioître  nos  devoirs. 

2"^  La  féconde  fource  de- nos  lumières,  c'efl  le 
defir  de  s'inflruire;  parce  que  la  vérité  ne  fe  montra 
pas  à  ceux  qui  ne  la  cherchent  pas,  &  c'eit  une  igno- 
rance ce  parcfie.  Etienne  malgré  les  préjugés  de  foii 
peuple  contre  la  doctrine  &  la  perfonne  du  Sauveur , 
maigre  la  lioiua  &  le.  ipjpris  at:achés  ù  la  profefik^u 


374  Analyfes  des  Sermons. 

publique  d'être  au  nombre  de  Çqs  difciples,  cherche 
la  lumière  qui  commence  déjà  à  fe  montrer  à  lui;  il 
Ibupire  comme  les  patriarches  fes  ancêtres  après  le 
Libérai^^ur  dont  il  fent  l'approche;  il  en  étudie  &  en 
découvre  les  marques  &  les  carnéteres ,  dans  Jefus- 
Chrirt;  dans  ks  œuvres,  dans  Ta  dodrine  ;  &  la  con- 
noilTance  de  la  vérité  efl:  en  lui  le  prix  du  defir  lîncere 
qu'il  avoit  toujours  eu  de  la  connoître.  Pour  nous, 
nous  vivons  dans  une  ignorance  profonde  de  nos  de- 
voirs,  parce  que  nous  ne  voulons  pas  nous  en  inf- 
truire.  Ravis  de  pouvoir  nous  faire  une  confcience 
tranquille  dans  nos  égarements  ,  nous  aimons  cette 
faufie  paix ,  qui  efl  le  fruit  de  notre  aveuglement  & 
de  nos  méprifes  ;  &  fans  vouloir  examiner,  tout  ce 
qui  nous  condamne,  nous  le  regardons  comme  outré; 
tout  ce  qui  ne  favorife  pas  les  préjugés  de  nos  paf- 
fions ,  nous  le  traitons  de  fcrupule  &  de  petiteiïe. 
.  3".  La  troifieme  fource  de  nos  lumières ,  c'efl:  la 
pureté  de  fintention  ;  parce  que  ce  n'efl:  pas  cher- 
cher la  vérité  ,  dit  faint  Augullin  ,  que  de  la  cher- 
cher pour  autre  chofe  que  pour  elle-même.  Etienne 
ne  fe  propofa  dans  la  connoiirance  de  la  vérité  que 
le  bonheur  de  la  connoîn*e;  d^s  intérêts  humains  ne 
l'attachèrent  point  à  Jefus-Chrill:.  Sachant  que  les  per- 
fécutions  &  les  opprobres  étoient  la  feule  récompenfe 
qu'il  avoit  promife  ici-bas  à  ^^s>  difciples,  il  chercha 
Jefus-Chrill:  pour  Jefus-Chrifi:  lui-même;  il  comprit 
que  le  trouvant,  il  avoit  tout  trouvé,  &  que  c'étoit 
le  perdre,  que  de  fe  propofer,  en  le  cherchant,  quel- 
qu'autre  chofe  que  lui-même. 

Pour  nous,  nous  méions  prefque  toujours  à  la  re- 
cherche de  la  vérité  des  intérêts  humains,  &  des  vues 
baffes  &  rampantes  :  Dieu  liri-même  ne  nous  fuffit 
pas;  il  faut  que  le  monde,  que  les  hommes,  que  la 
terre  remplacent  à  notre  égard  ce  que  nous  ne  croyons 
pas  trouver  en  lui.  Les  uns  ne  fe  déclarent  pour  Jefus- 
Chrift,  que  parce  que  le  monde  les  abandonne;  \qs 
autres  regardent  la  piété  comme  un  gain  :  il  en  elt 
qui  ne  fe  propofent  dans  la  piété  que  le  délaflemeut 


Ânalyfcs  des  Sermons.  375 

des  inquiétudes  du  crime  ;  enlin ,  il  s'en  trouve  qui 
ne  s'inllruilenc  de  la  vcricé,  qu'ù  dedein  d'y  trouver 
Aq$  armes  pour  la  combattre.  Voilà  les  intentions  tnuil- 
Ices  que  la  plupart  des  liommes  apportent  à  la  re- 
cherche de  la  vc^rité  &  de  la  vertu  ;  &  voilà  pour- 
quoi il  y  a  fi  peu  de  foi  fur  la  terre ,  &  la  vérité  le 
«lontre  ù  (i  peu  de  fidèles. 

II.  Paiitjk.  Un  ûwottr ifitrépi(le.Txo\sdéh\M^Çov\t 
oppofcs  à  cette  fermeté  chrétienne  qui  oblige  tout 
fidèle  d'être  le  défenfeur  intrépide  de  la  vérité.  Or, 
rhiftoire  d'Etienne  nous  odre  des  iiillruftions  &  des 
vertus  trésoppofées  à  ces  défauts. 

i"".  Le  premier  défaut,  c'eil  la  crainte  Aqs  hom- 
mes,  qui  ma!p;ré  nos  propres  lumières,  fait  que  nous 
nous  déclarons  contre  la  vérité.  Or,  quoique  le  Paf- 
.teur  frappé,  les  brebis  fulTent  difpeifées;  quoique  la 
fureur  dllérode,  la  malice  des  prêtres,  la  fuperftition 
du  peuple  „  lainhUcnt  tout  à  craindre  pour  les  nou- 
veaux difciples  du  Sauveur  :  quelque  prix  que  l'envie 
des  Juifs  attachât  alors  ^  la  lâcheté  de  ceux  qui  fe 
déciaroient  contre  lui  :  Etienne  perfévere  dans  la  fidé- 
lité qu'il  lui  a  jurée  :  également  infenfible  aux  promef- 
fes  &  aux  menaces  des  hommes,  il  ne  craint  que  ce- 
lui qui  feul  peut  perdre  famé  ou  la  fauver  éternelle- 
ment. Et  voilà  ce  qui  confond  notre  peu  de  foi,  & 
condamne  notre  lâcheté  dans  toute  la  conduite  de 
notre  vie.  Nous  refpedtons  les  décifions  du  monde; 
les  erreurs  publiques  nous  font  plus  chères  que  la  vé- 
rité ;  &  nous  craignous  la  fingulnrité  comme  un  vice, 
elle  qui  forme  le  trait  Je  plus  éclatant  ô.qs  difciples 
de  Jefus-Chrifl.  En  vain  la  grâce  nous  éclaire  en  fe- 
cret,  &  nous  découvre  les  iliulions  du  monde  &  de 
fes  maximes;  en  vain  uotre  confcience  d'intelligence 
avec  la  loi  de  Dieu  ,  nous  difte  tout  bas  les  maxi- 
mes de  la  vie  éternelle,  nous  parlons  comme  le  monde, 
quoique  nous  ne  penfions  pas  comme  lui ,  tantôt  par 
complaifance,  tantôt  par  foiblellë,  tantôt  par  crainte, 
tantôt  par  indolence,  tantôt  par  mauvaife  foi,  &  pref- 
que  par-iout  nous  nous  déclarons  pour  le  monde  con- 


^j6  Analyfes  des  Sermons. 

cre  fefus-Chiîft ,  loin  d'être  fes  témoins  fidèles  parmi 
les  hommes. 

2'.  Le  fécond  défaut,  c'eft  cette  prudence  de  là 
chair,  qui  connoîHanc  la  vérité,  garde  un  (ilence  cri- 
minel, &  n'ofe  tout  haut  en  prendre  la  défenfe.  Car 
il  ne  fuffitpas  de  ne  fe  point  déclarer  pour  le  monde 
contre  Jefus  -  Chrift  ;  il  finit  encore  le  confelîer  tout 
haut  fans  m.énagement  &  fans  honte.  Or,  c'ed  encore 
ici  que  îa  fermeté  d'Etienne  nous  inftruit  &  nous 
condamne.  II  a^^oit  une  infinité  de  prétextes  pour  fe 
ménager  avec  les  Juifs  par  un  fage  îiîence,  &  ne  pas 
leur  reprocher  encore  tout  haut  leur  aveuglement  & 
leur  crime;  mais  le  généreux  Alartyr  n'écoute  pas  les 
vaines  raifons  de  la  chair  &  du  fang  ,  livré  à  fim- 
preflîon  de  TEfprit  de  Dieu  qui  le  remplit  &  qui  l'a- 
nime. Pour  nous,  témoins  tous  les  jours-  de  tant  de 
faulTes  maximas  que  les  mondains  débitent,  de  tant 
d'iiîufions  fur  les  règles  &  fur  \q^  devoirs  qu'ils  fe  for- 
ment à  eux-mêmes;  nous  croyons  en  être  quitte?  en 
notre  confcience,  en  ne  \qs  approuvant  pas  tout  haut, 
&  en  ne  leur  oppofimt  qu'un  défiveu  fecret  &  timide; 
&  nous  formons  mille  prétexter?  pour  nous  juftifier  à 
nous  mêmes  notre  làchcié,  &  notre  indiftérenee  pour 
îa  vérité,  oubliaut  que  chacun  de  nous  en  particulier 
en  efl  chargé,  &  de  plus,  que  nous  devons  la  vérité 
à  nos  frères.  Hélas  I  le  monde  ne  craint  point  de  dé- 
biter tout  haut  fes  maximes  de  mort  &  de  péché ,  & 
nous  craignons  de  rendre  gloire  aux  vérités  de  la  vie 
éternelle  ! 

3^.  Le  troifieme  défaut  efl  une  faufTe  complaifr.nce-, 
qui  voulant  allier  la  vérité  &  le  menfonge  ,  l'aliere, 
l'adoucit,  &  cherche  à  plaire  aux  hom.mes  aux  dépens 
de  la  vérité  &  de  la  confcience.  Or,  c'eil:  ici  princi- 
palement qu'Etienne  nous  fert  &  de  conriamnation  & 
de  modèle.-  II  auroit  pu,  ce  femble,  ménager  davan- 
tage les  préventions  &  la  délicatefle  des  docteurs  & 
des  prêtres,  &  en  Infinuant  la  vérité ,  accorder  quel- 
que chofe  à  la  foibiefTe  &  aux  préjugés  de  fon  peupler 
mais  le  laint  îMartvr  ne  cormok  nas  ces  timides- ma- 


AnalyfùS  des  Sermons.  7^'J'J 

m^ements;  parce  que  les  hommes  pouflent  quelque- 
fois à  un  tel  point  leur  htiine  contre  la  vc^TÎtc,  qu'iLsMie 
mcritent  plus  d'être  munngLS.  Ce  n'ert  pas  que  la  vé- 
rité ne  foît  infcpnrnble  de  la  charité,  &  qu'il  uc  taille 
préparer  les  voies  ù  la  lumière  par  de  lages  prccau- 
lions  :  mais  on  ne  devroit  pas  honorer  du  nom  de  pru- 
dence cette  complaifancc  criminelle  qui  fait  que  dans 
ros  entretiens  avec  nos  treres  nous  trouvons  touiours 
des  tempcraments  entre  le  monde  &  Jefus-Chiilt ,  & 
nous  entrons  dans  les  fauflcs  idées  que  le  monde  fe 
forme  de  la  vertu;  parce  que  par- là  nous  devenons 
aux  liommes  une  occaiion  d'erreur. 

111.  Partie.  In  anwur  tendre  &  compatijfant. 
Or,  notre  ihint  îMartyr  nous  donne  encore  ici  un  grand 
exemple.  De  quel  amour  fincere  pour  les  Juifs  n'ac- 
compagne-t-il  pas  la  force  des  vérités  qu  il-leur  annon- 
ce? Infcndble,  ce  femblc ,  aux  coups  dont  ils  facca- 
blenr,  il  ne  fent  que  les  malheurs  qu'ils  fe  préparent  à 
eux-nvimes;  il  otTre  fon  iang  même  qu'ils  répandent, 
pour  obtenir  le  pardon  de  leur  crime;  il  compte  pour 
rien  fa  mort,  fi  leur  falut  doit  en  être  le  fruit.  Tels 
font  les  défenfeurs  que  fe  forme  la  vérité;  c'efl:  la  cha- 
rité qui  leur  prépare  des  victoires.  11  faut  aimer  le  la- 
lut  de  ceux  dont  nous  combattons  les  erreurs  :  la  vé- 
rité trouve  prefque  toujours  des  cœurs  rebelles,  parce 
tuf  elle  ne  trouve  prefque  que  des  défenfeiu's  aigres  & 
peu  cliaritabîes. 


LE  JOUR  DE  St.  THOMAS  D'AQ. 

DIVISION.  /.  Z^  piété  a  guidé  Thomaî  dans  la  re- 
cherche de  la  fcicnce  de  la  religion.  II.  Lufage 
de  cette  fcience  Pa  affermi  dam  la  piété. 

I.  Parti  h.  La  piété  a  guidé  Thomas  dans  la  re^ 
cherche  de  la  fcience  de  la  religion.  On  trouve  d'or- 
dinaire trois  écueils  dans  cette  recherche.  Première- 
ment, ce  font  des  vues  de  fortune  &  d'intérêt,  qui 
nous  y  portent.  Secoadeiiient,onnc  peut  fe  renfermer 


37^  Analyfcs  des  Sermons. 

dans  les  bornes  étroites  de  la  foi.  Troifiémement,  î'é- 
tude  épnifant  toute  l'application  de  Tame ,  dillipe  Tef- 
prit,  deOeche  le  cœur,  ralentit  la  de'votion. 

i^.  Premier  écueil  à  éviter  dans  Tétude  de  la  reli- 
gion, des  vues  de  fortune  &  d'intérêt.  Thomas  quoi- 
que né  des  plus  illuflres  familles  de  fa  province  &  que 
par  fa  naiflance  il  pût  prétendre  à  tout ,  après  avoir 
paffé  le  temps  de  fenfance  au  Mont-Caffin,  fe  déter- 
mine à  entrer  dans  l'Ordre  de  faint  Dominique  :  & 
non-feulement  il  ne  bâtit  pas  Aes  idées  de  fortune  & 
de  grandeur  fur  les  progrès  qu'il  fera  dans  les  fcien- 
ces,  maïs  il  renonce  d'abord  à  une  fortune  &  à  une 
grandeur  préfente,  afin  que  nul  motif  étranger  ne  vienne 
le  didraire  dans  la  recherche  de  la  vérité.  Oferoit-on 
feulement  propofer  cet  exemple  au  fiecle? 

2  .  Le  fécond  écueil  que  les  favants  ont  à  éviter, 
c'eil  de  ne  pouvoir  fe  renfermer  dans  les  bornes  étroi- 
tes de  la  foi.  En  effet,  la  foi  eft  une  vertu  commode 
pour  les  efprits  médiocres  ;  comme  ils  ne  voient  pis  de 
loin ,  il  leur  en  coûte  peu  de  croire.  Mais  il  n'en  eft 
pas  de  même  de  ces  efprirs  vaftes  &  lumineux  :  accou- 
tumés à  voir  clair  dans  les  vérités  où  fefprit  peut  at- 
teindre, ils  fouifrent  impatiemment  l'obfcurité  de  celles 
qu'il  doit  adorer.  Delà  quelle  fource  de  gloire  pour 
fâint  Thomas  !  Né  avec  tous  \qs  grands  talents  qui  font 
les  hommes  extraordinaires;  un  efprit  vafte,  é-evé, 
profond,  univerfel;  un  jugement  droit,  net,  affuré,  &c- 
quels  hommages  n'a-t-il  pas  fait  de  toutes  ces  pré- 
cieufes  richefles  aux  pieds  ô.qs>  maîtres  de  l'Eglife  qui 
favoient  précédé?  S'il  fe  diftingue  parmi  tous  les  fa- 
vants qu'il  trouve  à  Paris  par  la  fagacitéde  fon  efprit, 
&  par  l'abondance  de  Ç^s  lumières,  il  leur  eft  encore 
plus  fupérieur  par  la  manière  fage  &  refpeftueufe  dont 
il  traite  les  myfteres  ineffables  de  notre  fainte  religion. 
Cependant  le  commerce  àQs  fciences  profanes  aux- 
quelles il  s'appliqua,  infpire  fouvent  par  une  fuite  de 
Dotre  foiblefté,  je  ne  fais  quel  libertinage  d'efprit  :  corn- 
jiie  la  raifon  s'y  accoutume  à  examiner,  elle  s'y  défac- 
coutume  de  croire,  il  faut  revenir  de  trop  loin.  Mais 


Analyfcs  des  Sermons.  379 

notre  Saint,  bien  diiK-rent  de  ces  efprîts  pAtiis ,  qui 
vont  puifer  jufqiies  dans  les  livres  fainrs  la  matière  de 
leurs  doutes,  &  de  quoi  nourrir  leur  incrédulité, 
trouve  le  moyen  de  fortifier  fa  foi  dans  la  lefture  même 
ces  auteurs  profanes,  &  Aridote  devient  entre  fe^  mains 
TApologifle  de  la  religion.  Mais  d'où  vient  que  fin- 
tcgrité  de  fa  foi  fouîTrc  ^\  peu  du  commerce  qu'il  a 
avec  les  profanes?  c'eft  qu'il  a  foin  de  la  fortifier  con- 
tinuellement par  l'étude  des  livres  faints,  &  des  doc- 
teurs de  TEglife,  où  il  formée  fon  langage  &  fes  faw 
tîments;  car  dans  tous  fes  ouvrages,  quoique  le  plus 
bel  efprit  de  fon  fiecle  ,  le  plus  autorifé  à  bazarder  fes 
conjectures ,  il  ne  marche  jamais  que  fur  les  traces 
d'autrui,  renonçant  à  !a  gloire  de  l'invention,  gloire  fi 
délicate  pour  les  favant*?. 

3^.  Le  troifieme  écueil  à  éviter  dans  fétude ,  c'eft  la 
difîipation  de  fefprit ,  qui  deffecbe  le  cœur ,  &  anéan- 
tit pcu-à-peu  la  dévotion;  mais  dans  notre  Saint  le  foin 
de  fon  ame  fut  toujours  la  première  &  la  plus  impor- 
tante de  toutes  fes  occupations.  Dans  les  difficultés  qu'il 
rencontre,  loin  de  négliger  fes  exercices  de  piété,  fous 
prétexte  de  donner  plus  de  temps  à  l'étude ,  c'eft  alors 
qu'il  a  recours  à  la  prière  avec  plus  de  ferveur,  comme 
à  la  vraie  fource  des  lumières.  Ainfi  fambition  d'acqué- 
rir de  nouvelles  connoifThnces  ne  prit  jamais  rien  dans 
notre  faintDo(fteur  fur  la  régularité  la  plus  fcrupuleufe 
à  tous  les  exercices  de  fon  étar.  A  quoi  me  fervira,  di- 
foit-il,  la  fcience  qui  enfle ,  fi  je  n'ai  pas  la  charité  qui 
édifie?  Pour  connoitre  cette  piété  tendre  &aïïèâ:ueure 
qui  étoit  dans  notre  Saint ,  il  n'y  a  qu'à  lire  l'office  admi- 
rable qu'il  a  compofé  pour  fadorable  facrement  de  nos 
autels  :  le  cœur  feul  peut  parler  ce  langage  de  piété  & 
de  religion.  On  peut  donc  affurer  que  fi  Thomas  fut  le 
plus  grand  dofteur  de  fon  fiecle,  il  fut  aufîî  le  plusfaint 
religieux  de  fon  Ordre,  le  plus  exaél,  le  plus  fervent. 
Quel  exemple,  &  qu'il  cfi  peu  imité  dans  le  monde! 
car  f(nis  prétexte  que  nos  occupations  n'ont  rien  que 
de  permis ,  &  même  de  louable  en  foi ,  on  s'y  livre 
tc^ut  entier,  &  la  piété  cfi  entièrement  négligée.  Mais, 


3§0  Analyfcs  des  Sermons.  r 

dit  on ,  h  vraie  piété  ne  confille-t-elle  pas  à  remplir 
les  devoirs  de  Ton  état?  oui,  fans  doiue;  mais  de  les 
remplir  en  les  offrant  à  Dieu ,  &  defirant  de  lui  plaire; 
ce  qui  ne  peut  fe  faire ,  lorfqu'on  néglige  totalement 
la  prière ,  &  qu'on  vit  dans  un  entier  oubli  de  Dîeu^ 
Et  d'ailleurs,  noci^e  principal  état  n'efî-il  pas  d'être  chré- 
tien? notre  premier  devoir  doit  donc  être  de  rendre 
à  Dieu  &  à  PEglife  ce  que  nous  leur  devons. 

II.  Partie.  Lufage  de  la  fcience  de  la  religion 
a  affermi  Thomas  dans  la  piété.  Ceux  à  qui  la  cupi- 
dicé  a  fervi  de  motif  dans  !a  recherche  à^s  fciences, 
n'ont  d'autre  but  que  la  cupidité  dans  leur  ufage.  Ainfi, 
premièrement ,  y  êtes- vous  entré  par  cqs  routes  fecre- 
tes  quun  vil  intérêt  a  fi-ayées?  vous  ferez  un  docteur 
Hottant;  voire  fortune  décidera  de  vos  fentiments.  Se- 
condement, avez-vous  cherché  à  contenter  une  vaine 
curiofité?  vous  ferez  un  docteur  lingulier,  &  les  opi- 
nions vous  paroirront  douteufes ,  dès  qu'elles  ieront 
commoiies.  Troifiémement,  avez-vous  négligé  de  ré- 
parer par  la  prière  cette  diilîpation  de  cceïir  infépara.- 
ble  d'une  étude  profonde  &  foutenue?  plein  de  vous- 
mém.e,  &  vuide  de  Dieu,  vous  ferez  un  docleur  vain» 

Thomas,  qui  dans  la  recherche  des  fciences,  s'étoit 
frayé  des  routes  bien  diiitrentes,  mais  malheureufe* 
ment  fi  peu  battues  dans  tous  les  temps,  ne  fe  démeni 
pas  dans  leur  ufage. 

I  .^  Au-lieu  d'être  un  dofteur  flottant,  dont  la  for- 
tune décide  des  fentiments ,  ii  fut  un  dofteur  exact  & 
défintéreHe ,  n'ayant  d'autre  but  que  de  faire  connoî- 
tre  la  vérité.  Donne-t-il  des  règles  pour  les  mœurs  ? 
quelle  droiture  !  il  ne  penche,  ni  ù  droit,-  ni  a  gauche, 
fuivant  rexpreiîîon  du  Prophète;  il  tient  toujours  ce 
fage  milieu  dont  chacun  fe  fut  honneur,  mais  que  fi 
peu  de  gens  faveur  tenir,  &  apprend  aux  miniftres  de 
l'Egîife,  Q^xxQn  ne  cachant  point  aux  hommes  fimmen- 
fité  des  miféricordes  du  Seigneur,  il  ne  faut  pas  non 
plus  leur  lailTer  ignorer  les  faintes  rigueurs  de  f^  juftice. 

Cette  droiture  le  fit  arriver  fans  le  vouloir  à  la  fii- 
vcur  des  grands  ;  fArchcvêché  deNaplcsIui  ell  oflerc 


Analyfcs  ci  es  Sermons.  381 

par  Urbain  IV.  Snint  Louis  Pncimettoit  foiivent  à  fa 
table,  mais  il  parut  toujours  infcnfible  ù  cette  faveur: 
il  refufe  la  dignité  qu'on  lui  olïVe  ;  &  il  eft  devant  un 
Roi  de  la  terre,  comme  les  gens  du  monde  font  fi 
iouvent  devant  le  Roi  des  Rois,  c'eltà-dire ,  qu'à 
peine  *fe  fouvient-il  que  le  Prince  eft  là  prcfent,  & 
qu'il  retrouve  au  milieu  delà  Cour,  le  calme  de  fa 
retraire,  &  le  fouvcnir  de  [es  chères  études. 

2^.  Aulieu  d'être  un  do(5leur  (îr.culier,  Thomas  fut 
un  docteur  œcumcnic^ue  &  univerfel  ;  je  veux  dire, 
fuiviis:  approuvé  univerfellemcnt.  11  cnfigne,  à  Rome, 
à  Paris,  h  Boulogne,  &  partout  fa  do;!:lrine  reçoit 
lc>  mêmes  applaudiflcmcnts  &  les  mêmes  éloges.  Mais 
c'ell  fur-tour  depuis  i''^  mort  que  Dieu  a  glorifié  notre 
Sr.int ,  &  fa  rendu  un  docteur  univerfel.  Toutes  les 
univerCtcs  du  monde,  fur-tout  celle  de  Paris  qui  le 
forma  dans  fon  fein  ,  font  de  fidèles  dépoHtaires  de 
fa  docttine.  Dans  toutes  les  communautés  régulières, 
fur  tout  dans  celle  de  faint  Dominique,  \qs  décifions 
du  Fondateur  ue  tiennent  pas  plus  lieu  de  règle  dans 
la  difcîpline  &  dans  les  mœurs,  que  celles  de  notre 
Saint  dans  la  foi  &  dans  la  docftrine.  L'Oracle  du  monde 
chrétien ,  Rome  même  a  vu  fouvent  f^s  pontifes  def- 
cendre  dti  tribunal  facré,  &  y  faire  monter  les  écrits 
de  notre  Saint ,  pour  pronoixer  fur  \\ts  différends  qui 
troubloient  f Èglife.  Les  Conciles  œcuméniques ,  les 
juges  vénérables  &  infaillibles  de  notre  foi,  ont  formé 
leurs  décrets  fur  fes  décifions  ;  &  les  partifans  de  Ter- 
reur n'ont  jamais  eu  de  plus  redoutable  ennemi. 

3^  Au-Iieu  d'être  un  dofteur  vaii-i,  il  n'y  en  eut  ja- 
mais de  plus  humble  que  notre  Saint;  &  cela,  dans 
le  plus  haut  degré  de  réputation  où  îa  vanité  la  plus 
emportée  puilfe  prûcndre  :  connu  ,  admiré ,  conllilté 
de  tout  funivers,  il  étoit  plus  ingénieux  à  fe  cacher 
à  foi-méme  fon  mérite,  que  nous  ne  le  fummes  ù  don- 
ner du  rel'tf  &  a  grollir  le  nôtre  à  nos  propies  yeux. 
Nul  etnpreifement  à  étaler  les  tréfors  de  icience  & 
de  fagefl'c  dom:  ii  ctoit  rempli;  &  infiniment  éloi^-né 
d'afiécter  la  nioiiulie  l'upériorité  fi.r  fes  frcres  :  il  les 


382  Analyfas  des  Sermons. 

prcvenoit  tous  par  des  témoignages  d'honneur  &  de 
déférence.  Tous  fes  talents,  toutes  fes  connoiiTances, 
il  les  rapportoit  à  Dieu,  ne  ceflant  de  dire  qu'il  étoit 
plus  redevable  à  la  prière  qu'à  l'étude,  du  peu  qu'il  la- 
voit.  Mais  ce  qui  nianifefte  parfaitement  l'humilité  de 
ce  grand  Docteur,  c'ell  cet  air  de  réferve  &  de  modé- 
racion  qui  règne  dans  toute  la  manière  d'écrire ,  ne 
parlant  jamais  fur  ce  ton  dccifif  &  important  qui  veut 
tout  ramener  à  foi ,  &  qui ,  pour  garant  de  fes  rai- 
f<jns,  ne  donne  que  fa  propre  autorité.  C'eft  cette  hu- 
milité que  nous  devons  fur-tout  imiter  dans  notre  faint 
Do(5teur;  c'eil  là  le  vrai  caractère  des  faints;  car  l'hu- 
miîité  toute  feule  fuîlît  pour  faire  des  faints  :  mais  fans 
cette  vertu ,  toutes  les  autres  ne  font  rien. 

LA   FÊTE    D'UN    MARTYR, 
Patron  d'une  paroisse. 

DIVISION.  Chaque  fidèle  ,  comme  les  martyrs^ 
doit  rendre  téuioignage  à  Jefus-Chrijl.  Or ,  le 
tèaioignage  que  tout  fidèle  doit  à  Jefus-Chrifl  eft  de 
trois  fortes  :  L  Un  témoignage  de  fouffrance.  II,  Un 
témoignage  de  foumijjlon.  III.  Un  témoignage  de  dcfir. 
i".  Un  témoignagG  de  foufifrance.  Ce  n'efl:  qu'en  ibuF- 
frant ,  que  nous  pouvons  rendre  témoignage  que  nous 
fommes  chrétiens  :  mais  les  foufFrances  par  lefquelles 
Dieu  veut  que  nous  lui  rendions  témoignage,  ne  font 
pas  feulement  ces  maux  extérieurs  que  la  condition 
humaine  rend  inévitables ,  il  s'agit  de  ces  fouifrances  qui 
forment  proprement  la  vie  chrétienne,  de  cet  efprit  de 
croix  &  de  mortification  qui  rend  témoignage  que 
nous  fommes  difciples  de  Jefus-Chrift,  feftateurs  de 
fa  doftrine ,  alTociés  à  fes  promefïes  :  il  s'agit  de  ce 
renoncement  intérieur ,  &  de  ce  martyre  invifibîe  & 
continuel  qui  fait  que  nous  réfiflons  à  nos  pafïïons, 
&  que  nous  prenons  fans  cefTe  le  parti  de  la  foi  &  de 
l'Evangile  contre  nous-mêmes  :  il  s'agit  de  cette  vio- 
lence fi  fouvent  commandée  dans  l'Evangile,  qui  fait 


j4nalyfcs  des  Sermons.  385 

que  prefquc  dans   toutes  nos  aftions ,  nous  devons 
éiXQ  en  garde  contre  notre  cœur;  de  cette  vie  de  la 

foi  qui  combat  fnn?  celle  au-dcdans  de  nous  la  vie  des 
^^-^m  :  voiia  le  tûnoignage  que  la  foi  exige  de  tout 
J.e'e  ;  c'ell  en  ce  fens  que  tout  chrétien  efl  témoin 
de  Jelus-Chrill,  parce  que  par  les  violences  coiuîmic!- 
les  qi:e  rEvan^^ile  Toblige  de  taire  à  Ton  cœur  &  à 
fes  pallions,  il  rend  témoignage  que  la  dodrine  de 
Jefus-Chrift  ell  la  voie  du  lalut  &  la  doélrine  de  'a  vé- 
rité, &  que  les  promeiles  font  préfcrables  à  tous  les 
plailirs  doiu  elle  exi;.^e  le  lacriiice. 

2".  Un  témùipiage  de  foumifjhn.  Il  ne  s'agit  pas  feu- 
lement de  foumilliou  à  la  profondeur  de  fes  myfleres, 
&  à  faiitorité  de  la  parole,  en  ficritiant  nos  lumières,  ' 
&  en  captivant  notre  raifon  :  cette  Ibumillion  ne  re- 
garde proprement  que  fefprit;  mais  la  foi  exige  en- 
core la  foumilîîon  du  cœur,  je  veux  dire,  l'accepta- 
tion di^^  ordres  de  Dieu  fur  nous,  &  la  conformité  à 
fa  volonté  fainte  dans  toutes  les  iituations  où  il  nous 
place,  en  fupportant  avec  patience  &  fans  murmurer, 
les  croix  que  ^'^  bonté  nous  ménage.  Voilà  le  fécond 
témoigi^age  que  nous  devons  rendre  à  la  foi ,  glori- 
fier Dieu  dans  nos  peines ,  &  nous  foumettre  ù  la  fh- 
geflequi  nous  les  impofe,  en  reconnoiîlhnt  Tordre  du 
Souverain  qui  difpenfe  les  événements  agréables  ou 
fâcheux ,  pour  accomplir  fes  delfeins  de  miféricorde 
fur  les  hommes. 

3^'.  Un  témoignage  de  dcjtr.  Comme  nous  fommes 
étrangers  fur  la  terre,  que  les  jours  même  de  notre 
pèlerinage  font  courts  &  latforieux ,  &  que  le  ciel  ell 
la  patrie  du  fidèle,  le  premier  devoir  de  la  foi  efl:  de 
foupirer  après  (a  patrie  qui  nous  efr  montrée  de  loin; 
c'ert  de  regarder  tout  ce  qui  nous  environne,  comme 
if étant  point  à  nous,  &  d'ufer  du  monde ,  &  de  tou- 
tes les  chofes  du  monde  comme  n'en  ufant  pas  ;  c'cd 
de  nous  être  à  charge  à  nous  mêmes  dans  un  lieu  où 
tout  irrite  nos  pafiîons ,  &  rien  ne  peut  nous  fatisfai- 
rc,  ou  tous  les  pas  que  nous  faifons  font  des  chûtes 
ou  des  ccueils ,  où  tout  nous  éloigne  de  Dieu,  &  où 


584  Analyfis  des  Sermons. 

plus  nous  nous  éloignons  de  lui,  plus  nous  nous  de- 
venons infupportabies  à  nous-mêmes;  c'efr  enfin  de  de- 
firer  que  le  règne  de  Dieu  vienne  s'établir  pour  tou- 
jours dans  nos  cœurs.  Et  ce  delir  n'eft  pas  une  fimple 
vertu  de  perfection,  c'efi:  le  premier  devoir  de  la  foi;. 
&  ce  qui  dillingue  les  enfants  du  fiecîe  des  enfants 
de  Dieu.  Et  voilà  pourquoi  Jefus-Chriil:  nous  aflure 
que  le  royaume  des  cieux  efl:  pour  les  pauvres  &  les 
affligés,  parce  qu'il  efl:  bien  aifé  de  n'attendre  fa  con- 
folation  que  dans  le  ciel ,  quand  on  ne  la  trouve  pas 
fur  la  tecre. 

Tels  font  les  témoignages  que  la  religion  exige  de 
nous;  c'eft  aiufi  que  tout  chrétien  doi:  être  martyr  de 
la  foi,  non  pas  en  répandant  fon  fang  pour  JeiLis-Clirill , 
mais  en  mortifiant  fes  palfions  par  un  principe  de  foi, 
&  c'efl:  un  témoignage  de  fonflVance  :  en  acceptant  {^s> 
peines  &  fe?  afflictions  pour  rendre  homma.^e  à  la  foi , 
&  c'eft  un  témoignage  de  foumilîîon;  en  méprifant  tout 
ce  qui  paile ,  &  ne  regardant  comme  des  biens  folîdes 
que  les  biens  éternels,  &  c'eft  un  témoignage  de  defn\ 


Fin  des  Analyfcs. 


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