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SERMONS
D E
M MASSILLON,
É V Ê Q U E
DE CLE RMONT,
Ci-devant Prêtre de VOratoire ,
Vux DES Quarante de l'Académie
Françoise.
' — — ■
PANÉGYRIQUES.
A PARIS, Rue St. JACQUES,
{Les Frères Estienne, à la Vertu.
E T
Hérissant, Fils, à St. Paul & à St. Hilaîrer
M. DCC. LXXVI/
Avu Approbation & PriyiL
.^
p
AVIS
AU LECTEUR.
c
E volume contient dix fer-
mons pour la fête d'autant de faints.
Nous ne craindrons point de le
dire : la plupart ferviront de mo-
dèle aux prédicateurs, qui jugeront
avec raifbn que l'inftruclion des au-
diteurs ne doit jamais être fépa-
rée de l'éloge du faint; au-lieu que
d'ordinaire dans les panégyriques,
l'orateur miiquement occupé à éta-
ler des penfées brillantes & ingé-
nieulès , en bannit entièrement la
morale , qui doit cependant faire
le fonds de tout difcours chrétien.
Nous ne ferons pourtant pas diffi-
culté d'avouer que tous ces dilcours
ne font pas de la même force. Quel-
ques-uns annoncent lans doute un
grand talent , mais ne le montrent
pas encore tel qu'il a été depuis.
AVIS AU LECTEUR.
Falloit-il les fupprimer? nous en
avons été tentés. Mais l'exemple
de tous ceux qui mettent au jour
les ouvrages des grands hommes ,
nous autorife à confèrver au public
ces premières produftions de la jeu-
nefle du Père Maflillon. N'eft-il
pas utile en effet de faire connoître
aux jeunes gens que ce n'eft jamais
tout-à-coup , mais par degrés , à
force de réfléchir & de travailler ,
que les plus grands génies mêmes
arrivent enfin à ce point de per-
feftiôn qui les tire de la foule des
auteurs , & affure l'immortalité à
leurs ouvrages.
SERMONS
contenus dans ce volume.
Jro UR le jour de. fainu Agnès ,
page T
Pour le jour de faint François de
Paule , 25
Pour le jour de faint Benoît , 58
Pour le jour de faint jfean-Bap-
tlfte , 97
Pour le jour defainte MagdelainCy
133
Pour le jour de faint Bernard, 173
Pour le jour de faint Louis, Roi
de France, 211
Pour le jour de faint Etienne, 252
Pour le jour de faint Thomas d^A-
quin, 281
Pour la Fête d'un faint Martyr^
patron d'une Eglife , 314
^
APPROBATION.
J'ai lu par ordre de Monfeîgneur le Chance-
lier, les fermons fur les Mjfleres^ & les Pa-
77égyriques ^ prêches par feu M. MASSILLON^
Evêque de Clermont, Les fujets de morale ne
font pas les feiils où ce grand homme a excellé;
fes difcours fur les Myfteres & fes Panégyriques,
ne font pas moins capables d'inftruire, d'édifier
^ de plaire , que les premiers qui ont enlevé
les fufFrages du public avec un fuccès auffi in-
térefîant pour la religion , qu'il efl: honorable à
îa mémoire de leur illuftre Auteur. A Paris , ce
ad Février 1745.
MILLET, Doaeur en Théologie de la
Faculté de Paris ^ fif Cenfeur Royal»
Le privilège efl à la fin du ^volume à€ P/iveJtf»
SERMON
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINTE AGNÈS.
Magnîficabitiir Chriftiis in corpore meo, fiveyer
vitam , five per mortem.
Jefin Chrijl fera glorifié dam mon corps ^ foit
par ma vie ou par ma mort. Philipp, i . 20.
ESUS-Christ n'a jamais paru
plus grand que dans fes faints ;
& ces fiecles heureux, où l'E-
glife teinte du fang des martyrs
gémiffoit dans roppreflîon , fa-
rent les fiecles de fa magnificence &c de
fa gloire.
Voilà pourquoi l'Eglife nous rappelle fans
cefîe aux premiers âges de l'Evangile : elle
noi'.s préfente ces héros de la foi, qui firent
tant d'honneur à la religion ; ces grands
modèles;, la gloire de leur fiecle & la
confufion du nôtre.
^ Mais parmi c^s, âmes IHuftres, qifi ren-
dirent témoignage à Jefus-Chrift, & qui le
1 Pour LE JOUR
glorifièrent dans leur corps, TEglife a tou-
jours donné un rang d'honneur & de dif^
tinélion à la fainte Martyre dont nous cé-
lébrons aujourd'hui la mémoire. Agnès à
peine fortie de l'enfance , vicloiieiife du
monde & des tyrans , des plaifirs & des
fupplices : c'eft le grand fpeclacîe que l'E-
glile préfente à notre foi , & rinftrudionen
même temps qu'elle donne aux fidèles.
Nous excufons nos foibleflTes fur Tâge,
fur le tempérament, fur les occafions : la
chafteté éminente de notre illuftre Vierge
va confondre ces vaines excufes. Nous juf-
tifions notre molleffe & notre impénitence
fur la foibleffe de Fhomme, & fur l'in-
compatibilité de l'Evangile avec nos mioeurs
& nos ufages : le courage de notre fainte
Martyre va détruire ces prétextes frivoles.
Préjugé de foibleffe &: de fragilité détruit
par le triomphe de fa chafteté ; préjugé d'im-
pénitence confondu par le courage de fon
martyre. Implorons, &c. Ave y Maria.
î. JLjE fang des martyrs étoît encore la fe-
Partie. y^^^qq des fidèles, &: les chrétiens perfécu-
tés accompiiffoient encore dans leur corps
ce qui manquoit à la paffion de leur Maî-
tre , quand Rome vit paroître l'iiluftre
Vierge que nous honorons.
Cette capitale de l'univers, qui avoit
trouvé le fecret , dit faint Auguftin , de
réunir toute la fageffe de la philofophle &
de la politique humaine , avec toutes les
DE SAINTE Agnès, 5
extravagances du culte; qui avoit adopté
tous les dieux les plus bizarres , & toutes
les (uperftitions des nations qu'elle avoit
vaincues; &c qui de toutes les folies de Tu-
nivers, avoit, pour ainfi dire, formé la ma-
jefté de ia religion & de Ces cérémonies,
ne parut inexorable qu'à la Ihinte folie de
la croix. Le démon , en poiïefllon de cette
maitrelTe du monde, la difputa long-temps
à Jefus-Chrift : il en coûta à l'Eglife fës
plus illuftres vidimes; &: il fallut encore
que cette ville célèbre , pour devenir une
cité lainte & nouvelle, fût fondée fur le
(ang de fes Apôtres , comme elle le fut
autrefois fur le fang rnémede ies deuxpre-*
niiers Fondateurs.
Au milieu de tant de généreux défen-
feurs de la foi , dont le triomphe rendoit
Rome encore plus illuftre que les viftoires
de fes anciens conquérants, Agnès parut
avec tant d'éclat , que fon nom feul de-
vint la gloire de l'Eglife , la honte du pa-
ganifme & l'admiration de tous les fiecîes,
La grâce & la nature avoient pris plaifir
de répandre à l'envi fur elle tous leurs tré-
fors ; une jeunefTe tendre & floriffante, une
beauté dont Dieu fembloit relever l'éclat,
comme autrefois dans Judith , arrêtèrent
d'abord fur elle les regards publics. Ce que
Rome avoit de plus grand, la rechercha :
des époux terredres fe préfenterent ; &
ne doutant pas que leur naiffance & leurs
grands biens ne devinrent un attrait invin-
cible pour la médiocrité de fa fortune, ils
Aij
4 Pour le jour
comptoient déjà pour époufe, celle qui ne
devoir avoir que Jefus-Chrift pour époux.
Quel écueil en effet pour une vertu vul-
gaire! fe refuie-t-on à cet âge à une for-
tune brillante qui s'offre; & fur-tout quand
l'honneur & !a religion n'y femblent met-
tre aucun obftacle ? Il eft vrai que l'ido-
lâtrie de ces prétendus époux devoit alar-
mer la foi de notre jeune Vierge : mais la •
femme fidellene pouvoit-elle pas fanftifîer
le man infidèle? D'ailleurs, y regarde-t-on
de 11 près , quand il s'agit d'un établiiTe-
ment qui va nous affurer un grand rang &
une fortune immenfe? les mœurs, la re-
ligion, la piété décident-elles de nos choix
dans ce facrement honorable ? Pintérêt ou
la paflîon ne forment -ils pas toujours les
nœuds de ce lien facré ? les biens & les
titres font comptés dans l'écrit fatal qui va
nous lier; les vertus y font-elles comptées?
On met tout en œuvre pour affortir les for-
tunes ; on ne fe met point en peine d'af-
fortir les cœurs : pourvu que tout le refle
convienne , on compte pour rien que
les humeurs ne conviennent pas. Une fo-
ciété fainte & indiffoluble n'a fouvent pour
tout lien qu'une opposition fecrete de ca-
raftere, qui va bientôt la troubler & peut-
être la rompre : la même cupidité qui nous
lie, nous a bientôt défunis. L'ouvrage des
paffions ne fauroit être durable ; on unit
îbuvent, & on unit en vain, ce que Dieu
avoit féparé. Tant de divorces fcandaîeux
font de foibles leçons , & ne rendent pas les
i> E S A I N t E Agnès; ç
mariages plus raintsS: plus prudents; & Ton
voit tous les jours les plus grandes maiibns
périr & s'éteindre, par le fièrement même
defliné à les Ibu tenir & à les perpétuer.
Mais ce n'eft pas la leule inftru^ion que
«ous donne la préférence que lait Agnès du
tréfor de la virginité à toutes les pompes du
iîecle. Nous regardons le dérèglement com-.
me une deflinée de Tage; nous pardonnons
le vice aux premières mœurs. Il femble
qu'il y a une iailbn pour les paffions ; &
que la régularité & la pudeur ne devien-
nent une vertu , que lorlqu'un âge plus
avancé nous en a fait une nécefïité ou du
moins une bienléance. Agnès, à la fleur de
rage, ne connoît rien de plus précieux que
le tréfor de l'innocence : ornée de tous les
talents qui conduifent toujours à la perdre,
elle en veille avec plus de foins à fa con-
fervation. Tous les temps lui paroiiTent ap-
partenir également à celui qui eft le Maî-
tre des temps & le Seigneur de l'éternité;
& le feul privilège qu'elle trouve dans fa
jeuneffe , ce font des attentions plus fève-
res, pour éloigner des paffions qu'il eft tou-
jours bien plus aifé de prévenir que d'é-
teindre.
Vous nous dites tous les jours cepen-
dant qu'il faut paffer quelque chofe à l'â-
ge : & moi je vous dis que c'eft à l'âge
qu'il ne faut rien pafTer , & que les pre-
mières mœurs décident d'ordinaire du refte
de la vie. La faifon des périls eft-elle donc
celle où il faut moins les craindre ? Les
A iij
6 Pour LE JOUR
pafïîons les plus vives nous autorlfent-elîes
à moins fuir tout ce qui les nourrit &
les allume? faut-il que le monde ait cor-
rompu le . cœur avant que nous le don-
nions à Dieu ; que le vice prépare les voies
à la vertu, & que tous les plaifirs foient
tifés avant qu'on prenne le parti de goû-
ter combien le Seigneur eft doux?
D'ailleurs, nos paffions finiflent - elles
avec la jeunefle ? Hélas! mes frères, vous^
le favez , les premiers dérèglements ne lai(^
fent-ils pas wn fonds de foibleiTe qui fem-
bîe fe fortifier avec les années ? & la fra-
gilité d'une vieillefîe criminelle n'eft-elle
pas prefque toujours le fruit & la puni-
tion de la licence des premières mœurs }
Une femme mondaine ne veut-elle pas
encore plaire au monde , lorfqu'elle n'en
eft plus que la rifée ou le dégoût? ne
cherche-t-el!e pas encore des regards qui
la fuient? ne ranime-t-elle pas encore un
vifage flétri & furanné^ par des artifices
qui rappellent plus fes années que fes at-
traits? ne fe donne-r-elle pas encore une
jeuneffe empruntée, qui ne trompe que (es
yeux feuls? Que dirai-je? n'achete-t-elle
pas peut-être des affiduités criminelles qu'elle
ne fauroit plus mériter? des choix hon-
teux ne deviennent-ils pas la reffource de
fon indigne foiblefle ? & l'âge en chan-
geant (es traits, a-t-il changé quelque chofe
à la honte de fon caraftere ? Vous vou-
lez nous apprendre , ô mon Dieu! qu'on
ne revient pas aifément à vous , quand une
DE SAINTE ACNfes. 7
fois on vous a abandonné jufqirà un cer-
tain point; &: qu'un cœur livré depuis long-
temps au monde & aux plaihrs, n'offre
prei'que plus de refTource à la grâce ?
Mais du moins, direz-vous , fi l'âge ne
mérite pas quelque indulgence, le tempé-
rament doit rendre nos toibleffes pardon-
nables ; c'eft un malheur d'être né d'une
certaine façon. Peut-on fe faire un cœur
à fon gré; être plus dur que l'airain , quand
on a apporté en naiffant une ame tendre
& feniible ? & ne trouvons-nous pas en
nous des penchants auxquels on peut , à
la vérité , fe refufer quelque temps , mais
dont il n'eft prefque pas po/Tible de fuir
toujours la deftinée ? C'eft-à-dire, mes frè-
res^ que lorfque Dieu nous donne un cœur
tendre & fenfible , il ne nous le donne
pas pour luL 11 ne s'eft donc réfervé que
les âmes dures & barbares ? il n'y a donc
que les cœurs dVirain fur lefquels il puifTe
avoir quelque droit , & qui foient nés pour
l'aimer? & dès qu'il nous a donné un bon
cœur, le bienfait même devient un titre
qui nous difpenfe de le fervir , & une ex-
cufe qui femble nous autorifer à l'oublier
& à lui déplaire ? Quel blafphême ! &C
quel outrage fait au fouverain Modérateur
de la nature & de la grâce , & à l'Au-
teur de tout don excellent ! Tout ce que
nous avons reçu de lui , ne l'avons-nous
pas reçu pour lui ? & la fertfibilité d'un
cœur tendre^ qu'eft-elle, qu'une difpofi-
tion & une facilité de l'aimer , que la na-
A iv
^ Pour le jour
tore elle-même a comme mjfe en nous ,
& dont nous abufons par une ingratitude
criminelle , pour proftituer nos affeftions
à la vile créature ?
Quel cœur plus tendre que celui d'A-
gnès? J'aime Jefus-Chrift, difoit-elle, &
en l'aimant je deviens plus chafle; en m^u-
niflant à lui, je me trouve plus pure ; en
le recevant au-dedans de moi, ]e mets
le fceau à ma' virginité : c'eft faire outrage
à cet Epoux célefie, de croire que ]e puifle
être touchée de quelqu'autre que de lui.
PérifTe mon corps, puifqu'il a pu plaire à
d'autres yeux qu'aux fiens : Pereat corpus
quod placcre pouft. oculis quibus nota. Elle
fait ufage pour Dieu feul d'une fenfibi-
lité qui ne doit nous conduire qu'à Dieu
feul. Mais de plus, où feroit le mérite de
la vertu ^ lî nous ne trouvions en nous des
penchants qui la combattent ? où place-
rions la violence qui ravit le royaume de
Dieu , s'il ne falloit pour l'obtenir , que
renoncer à des plaifirs où nul goût ne nous
entraîne? Vous alléguez le tempérament?
mais quel ell le pécheur qui ne devienne
par-là digne d'excufe? tous les crimes les
plus affreux ne fuppofent-ils pas dans ceux
qui s'en rendent coupables, des penchants
qui les y portent ? Le vice ceffe-t-il de
rêtre dès qu'il a le cœur pour lui ? feroit-
il befoin de nous l'interdire, fi un goût
malheureux ne nous le rendoit aimable ?
L'adultère de David fut-il moins odieux
& moins puni du Ciel^ parce que ce Prince
DE SAINTE Agnès. 9
ctoit né avec un cœur trop foible & trop
tendre? Les juftes ne trouvent-ils pas eu
eux , comme vous , des paflions à répri-
mer ? vainquent-ils fans combattre ? n'ont-
ils pas à réfifter à la chair &. au ihng? font-
ils paîtris d'une autre boue que nous? &:
lils fe livrent moins aux paillons j eft-ce
parce qu'ils font moins tentés, ou parce
qu'ils font plus fidèles ? Qu'eft-ce donc
que ce prétendu tempérament , qui di-
minue à vos yeux l'horreur de vos fau-
tes ? c'eil: un long ufage de dérèglement
qui vous l'a rendu comme néceflaire; c'efl:
un cœur fubjugué par les paffions, & pour
qui l'occafion devient toujours une chute;
c'eft une fragilité honteufe , toujours fûre
de périr dès qu'il faut réfifter ; c'eft une
volonté livrée au crime, &qui, à force
de fecouer le joug des devoirs, ne con-
noît plus même celui des bienféances.
Et quel fiecle a jamais vu plus de ces
triftes exemples que le nôtre? Le crime
fe cachoit du moins autrefois ; il fait gloire
aujourd'hui de fe donner en fpedacle : c'é-
toit autrefois une œuvre de confufion Se
de ténèbres; il affefte aujourd'hui la lu-
mière, & femble chercher effrontément
le grand jour dans un fexe même dont
la pudeur a toujours fait tout le mérite.
On voit des femmes infortunées- porter
avec oftentation fur le front leur déshon-
neur & leur ignominie ; tirer une gloire
honteufe que le public foit inftruit du fuc-
cès de leurs funeftes appas; compter com-
A v
10 Pour le jour
me autant de vidoires & de titres d'hon-
iieur, les âmes folbles qu'elles ont fait tom-
ber dans le piège ; déchirer elles-mêmes
fans pudeur le voile que la bienféance
avoit mis jufqu'ici fur le dérèglement; &C
prendre, ce femble, autant de foin de pu-
blier leur honte , que les fîecles précé-
dents en avoient pris de la cacher. On voit
Timpudence devenue un bon air; l'indé-
cence pouffée à un point, qu'elle infpire
même du dégoût à ceux à qui elle s'efforce
de plaire ; & le nom de la pudeur con-
facré à celui de la Vierge illuftre que nous
honorons , devenu un nom de mépris &C
de rifée. Alléguez-nous après cela le tem-
pérament 5 comme s'il fuffifoit de ne plus
mettre de bornes au vice , pour le rendre
plus excufable, Mai'S tel eft tous les jours
le langage de l'impiété : c'eft le tempéra-
ment feul qui fait les vertus & les vices.
On ôte à l'homme tout ufage de fa rai-
fon & de fa liberté ; & pour le rendre éga*
lement peu digne de blâme ou de louange^
on le fait agir par pur inftinâ: comme la bête.
Enfin , vous ajouterez peut-être que ce
n'eft ni le goût^ ni le tempérament qui
vous porte au défordre ; que vous étiez
lié avec d'heureufes inclinations; & que
les occafions feules ont fait jufqu'ici, &
font encore tous les jours vos malheurs.
Mais, plus vous étiez né heureufement,
plus vous êtQs coupables d'avoir rompu la
digue que la nature elle-même fembloit
avoir oppofée à votre foibleffe; plus vous
DE SAINTE ACNàS* Il
rendrez compte à Dieu d'un cœur que vous
avez livré à Satan , malgré tant de défen-
fes heureules dont Ta main miiéricordieufe
lavoit environné : c'eft-à-dire, plus vous
trouviez en vous de penchants qui vous
inclinoient à la vertu , moins vous trou-
verez devant Dieu d'excufes à vos vices;
& les mcmes occaiions qui font pour les
autres des malheurs , deviendront pour
vous des ingratitudes & des crimes.
D'ailleurs, qu'eft-ce que ces occafions
qui vous ont (éduit ? Sont-ce les talents
malheureux des grâces & de la beauté
dont la nature vous avoit pourvu? mais,
quel ufage en fit notre fainte Vierge ?
Mais c'eft cela mcme qui auroit dû ren-
dre vos attentions plus rigoureufes. Les
bienfaits du Créateur peuvent-ils devenir
une excufe lorfqu'on les tourne contre lui?
n'y a-t-il que le rebut du monde qui foit
propre à fervir Dieu ? Mais de plus , n'a-
joutez-vous pas aux grâces de la nature
un air dangereux qui les rend funeftes aux
autres & à vous-même? n'avez-vous pas
afluré le f^-iccès de vos déplorables appas
par des foins qui étoientdé'ja un crime pour
vous , avant que d'être un fujet de chute
pour vos frères? n'avez-vous pas même
peut-être fait fuppléer aux talents que la
nature vous a refufés, une effronterie qui
porte toujours un poifon plus fur dans les
cœurs , que toutes les grâces d'une beauté
charte & pudique ? & n'avez-vous pas ar-
raché , par des avances honteufes, des de-
A vj
11 Pour le tour
fiTS criminels, où à peine auriez- vous trouvé
de (impies regards? Vous dreflez vous-
même le piège, & l'occafion qui vous fait
périr ; & vous vous en prenez à elle de
votre perte.
Enfin , font-ce les féduftions dont vous
avez eu peine à vous détendre ? Les fbî-
lïcitatîons , les promefTes, les terreurs af-
fermlffent la vertu de notre Sainte. Les
fbllicitations ; elle n'offre qu'une fainte fierté
à des empreffements profanes : on met
tout en oeuvre pour toucher ion cœur; &
les efforts des hommes l'uniffent plus vi-
vement à Jefus-Chrift; & les fîammes im-
pures qu'on fait briller autour d'elle, vien*
Tient s'éteindre dans l'ardeur qu'elle a pour
fon Epoux célefte. Hélas! & vous avez
été vous-mêmes au-devant du crim.e : &
la facilité de vos mœurs a été comme un
fignal de dérèglement; & vous avez cher-
ché les regards qui vous fuyoient ; & vous
n'avez trouvé du goût que dans les lieux
où l'innocence étoit en danger ; & les jours
éloignés des occasions ont été pour vous
des jours d'ennui & de trifteffe ; & vous
n'avez pu trouver de plaifir, où vous ne
trouviez point de péril. Que répondrez-
vous à Jeius-Chrift? & vos excufes ne de-
viendront-elles pas de nouveaux crimes?
Alléguerez-vous des léduftions d'efpérance
& de fortune , qui vous ont fait fùccom-
ber ? mais les plus illuftres Romains of-
frent à Agnès, avec leur cœur, l'orgueit
de leur grandeur 6c de leur opulence ; le
DE SAINTE Agnès. if
inonde vient mettre à (es pieds tonte f»
gloire & toute fa magnificence , & elle la
foule comme (le la boue; & la couronne
de la fainte- virginité lui paroit préférable
à l'empire de l'univers. Hélas! faut-il le
dire ici? Et c'eft peut-être cette funefte
paflion qui a éloigné tous vos établifle-
ments , & mis un obftac'e honteux a vo-
tre fortune ; & vous avez peut-être facrifié
toutes vos efpérances à votre goût; & vous
avez peut-être acheté au prix de votre
gloire la honte de la volupté; Tambitioii
vous a paru incompatible avec le plaifir;
& vous n'avez connu d'autre gloire & d'au-
tre fortune que la trifte liberté de vous
fàtisfaire. Enfin , vous nous alléguerez peut-
être les terreurs & les menaces qu'on a
employées pour vous féduire. Mais on pré-
fente à la foibleflé de notre jeune Vierge
l'horreur des tourments ; on alarme fa pu-
deur en la traînant dans un lieu de prof-
titution & de honte ; on change en pu-
nition un vice , dont on n'a pu lui faire
un attrait ; & l'image honteufe du dérè-
glement ne fert qu'à redoubler fon amour
pour la chafteté & pour l'innocence. Hé-
las ! & loin d'avoir eu à foutenir des ter-
reurs & des menaces pour le devoir , vous
aviez tout à craindre en l'abandonnant, les
fuî-eurs d'un époux déshonoré, la cenfure
publique, l'indifcrétion des complices de
vos plallirs , un éclat honteux qui alloit
lâifTer fur votre front la tache éternelle du
vicei ^ malgré toutes ces terreurs û ca-
14 Pour le jour
pables de vous retenir dans les bornes du
devoir & de la vertu , vous avez marehé
d'un pas ferme & imprudent dans la voie
àes paflîons. Vous n'avez craint que de trop
craindre : les obftacles font devenus pour
vous un nouvel attrait; & vous avez trouvé
dans les périls qui dévoient vous dégoû-»
ter , une forte d'affaifonnement pour le
vice. O mon Dieu! tout fe tournera con-
tre l'ame criminelle devant votre tribunal
redoutable! Les exemples de vos faims con-
fondront ce vain langage d'excufes & de
préjugés 5 que le monde oppofe fans ceffe
aux préceptes de votre loi fainte : le pé-
cheur n'y paroîtra plus couvert que de (t^
crimes & de fa confufion. La chafteté d'A-
gnès mife à des épreuves fi dangereufes ,
& toujours triomphante de toutes les fé-
dudions & de toutes les terreurs , pronon-
cera un jugement terrible contre les dé-
sordres de notre fiecîe : l'éclat de fa jeu-
refîe & de fa beauté , joint à celui de fa
vertu , apprendra à celles de fon fexe ,
que l'âge & les talents de la nature don-
nent à la vérité un nouveau luftre à la pié-
té, mais ne peuvent jamais fervir d'ex-
x:ufe au crime : en un mot , fi les préju-
gés du dérèglement font confondus par
le triomphe de fa chafteté, tous les pré-
textes dont rimpénitence fe couvre , le
font encore plus par le courage de fon
martyre.
L
DE SAINTE A G Nfes. I^
ES partions toujours pénibles, toujours, lî.
entourées d'épines, ont pourtant reproché ^^^'^*^'
de tout temps à la vertu (es difficultés &
fes peines. C'ert un ancien langage du
monde , de prétendre que l'Evangile pra-
tiqué à la lettre, elî une idée de perfec-
tion où l'homme ne peut atteindre. Il iem-
ble que Jefus-Chrift , comme autrefois
ces philofophes vains & frivoles , ne foit
venu qu'étaler une morale fublime pour fe
faire des admirateurs, &c non pas plutôt
pour former des difciples; & que fa loi
lainte , qui eft la loi du cœur & des ac-
tions, ne foit plus qu'un jeu d'efprit , &
un ouvrage de fpéculation & de parefle.
On ne croit pas Tauftérité de l'Evangile
compatible avec les foiblefîesde l^homme,
& avec les mœurs autorifées par Tufage ;
& l'on s'endort fur ces deux préjugés j
comme fi la loi pouvoit ceffer d'être loi ,
parce que nous la regardons comme fi elle
ne l'étoit pas pour nous-mêmes.
Mais , mes frères , quand la parole feule
de Jefus-Chrifl ne fufïiroit pas pour con-
fondre nos vaines excufes ; Agnès tref-
faillant de joie au milieu des tourments,
& hâtant elle-même, par une fainte im-
patience , la lenteur des bourreaux , cou-
vrira de honte notre immortification &
notre parefTe; & juflificra plus la févérité
de notre condamnation , que l'Evangile
même qui l'a prononcée.
Nous nous retranchons fur l'âge , fur le
i6 Pour le jour
fexe , fur la foiblefle de tempérament , in-
capable de porter toute la rigueur & tout
le lërieux d'une vie exaftement conforme
à TEvangile. Sur l'âge ; il faut pour l'ob-
fervance rigoureufe des devoirs du chré-
tien une force, une maturité d'efprit, une
fermeté à l'épreuve de tout, une perfé-
vérance , un endurciffement à la peine &
à la violence , un empire fur fes paifions
& fur foi-même, qui ne paroît pas con-
venir à une jeuneiTe tendre, facile, aifée
à féduire ; & où toutes les paffions , pas
encore modérées par les réflexions & par
Texpérience , lemblent fortir en foule du
cœur , avec une impétuofité à laquelle il
feroit inutile d'oppofer une digue : il faut
laifier calmer ces premiers bouillons , &C
attendre cjuc la raifon plus raflîfe foit ca-
pable de quelque chofe de plus férieux &C
de plus folide. Mais Agnès , au fortir pref-
que de l'enfance , défie la fureur des ty-
rans : Phorreur de fon fupplice , qui alar-
me même la férocité de (es bourreaux ^
répand une joie fainte & comme un nou-
vel éclat fur fon vilage : pas- encore ac-
coutumée à fouffrir , elle paroît tranfpor-
tée d'alégrelTe au milieu des tourments les
plus cruels; & la délicateffe de fon corps,
à peine propre à recevoir des plaies , eft
déjà capable de les méprifer , dit faint Am-
S. ^w^. broife, & de remporter la viftoire : Nori'
dum idonca pcencz^ & jam matura vicloria^
Et en effet , mes frères, qu'y a-t-il dans
la vie chrétienne qui ne convienne au pre-
DE SAINTE A G N î^. S, ïf
îTtîer âge ? Quoi ! le rërîcux ? Mais la pîëté^
éi\ dans la joie de rErprit-Salnt : Tinno-
cence feule eft toujours accompagnée de
l'érénité & d'alé^refie ; & il ivy a que le
crime & les paflions qui Ibient triftes , fë-
rieules & fombres. Quoi ! la violence ?
Mais , c'cft dans le premier âge que les
partions plus dociles fe plient plus ailement
au devoir; que le cœur pas encore fouillé
reçoit avec moins de rëpugnance les im-
prefîions de la vertu; &c que les penchants
n'ëtant pas encore enchaînes par les habi-
tudes du vice 5 il lui en coûte moins d'éviter
tout ce qui peut y conduire. Quoi encore !
les réflexions, dont on n'eft pas capable
dans une grande jeuneffe ? Mais il faut de-
venir enfant pour être difciple. de Jefus-
Chrift : la grâce ne fe plaît que dans la
fîmplicitë & dans l'innocence. Nos incer-
titudes croiflent avec nos réflexions : plus
nous raifonnons , plus nous nous embar-
raiTons, plus nous enfonçons dans nos pro-
pres ténèbres. On fait tout quand on a la
foi 5 & pour être plus éclairé , il fuffit d'ê-
tre plus docile. Quoi enfin, la fei meté &
la perfëvérance ? Mais ce font nos paf-
lîons feules qui font toutes nos inconftan-
ces : les inégalités de la vie de l'homme
ne prennent leur fource que dans Ja di-
verfité des objets, qui tour- à-tour les do-
minent; & un cœur pur & innocent eft
toujours égal & tranquille.
Hélas ! mes frères , ne nous reprochons-
HGus pas tous les jours à nous-mêmes li?
i8 .Pour le jour
inauvals ufage que nous avons fait de cette
première faifon de notre vie ? ne nous re-
difons-nous pas fans ceffe qu'il eût été aifé
alors de prendre fur nous; que nous avions
porté en naiffant un cœur vertueux que le
crime alarmoit , & qui fembloit tendre les
mains à la grâce ; que tout nous applanif-
foit les voies de la vertu ; que les facrifi-
ces alors tuffent été bien légers ; que le
monde & les paflions ne nous avoient pas
encore liés de mille chaînes indiffolubles
qui nous laiiTent à peine la liberté de de-
firer notre délivrance ; que notre cœur ,
pas encore corrompu par un long ufage des
plaifirs, ne trouvoit pas la piété fi dégoû-
tante &: il affreufe ; qu'à mefure que l'âge
nous a approchés du tombeau , nous nous
fommes éloignés de la voie de la vérité
& de la vie ; & qu'enfin , en avançant en
âge , nous n'avons fait que croître en ma-
lice, en dérèglement & dans l'amour dé-
fordonné des créatures ? L'Evangile eft
donc la loi de tous les âges , comme il
l'eft de tous les fexes.
Je dis de tous les (exes : car. quel pré-
texte pourroit alléguer ici le fexe en fa fa-
veur contre l'auflérité & la difficulté des
devoirs de l'Evangile? Les Agnès, les Lu-
ce, les Cécile, tant d'autres héroïnes de la
foi, n'ont-elles pas trouvé dans leleur une
force & une grandeur d'ame, dont les hé-
ros profanes n'ont jamais approché ? Hé-
Jas! mes frères, de quoi n'eft pas capable
une femme mondaine pour l'objet crimi*
DE SAINTE AONfes. T^
ncl qui la polTede & qui la captive? quel
courage! quelle force! quels facrirtces! les
difficultés la raniment. Le repos, la réputa-
tion, la liberté, la fanté, la fortune, rien
ne tient devant la paflion : on voit tous les
jours de ces héroïnes infortunéi^s , capables
de tenter les plus grandes entreprifes : qui
facrihent tout à leur injufte goût ; qui ti-
rent de leur fexe un courage au-defTus de
rhomme; &c qui en ayant oublié la pudeur^
en ont auflî , ce femble, oublié la timidité
& la foiblefîé. Et pourquoi ne feroit-on ca-
pable de rien pour Dieu ? ce qu'on a pu
pour le monde, ne le pourroit-on pas pour
le falut? la paflion a fu nous donner des for-
ces & nous élever au-defliis de notre foi-
blefle , & la grâce n'auroit pas le même
privilège? Le lalut éternel, mes frères, ne
demande ni des facrifices fi éclatants , ni
des aflvjjettifTements fi pénibles que le mon-
de ; & nous n'ofons en eflayer : Jefus-
Chrift eft un maître bien plus aifé à fervir
que le monde, plus tendre, plus indulgent,
plus compatiflant , plus fidèle ; & nous le re-
gardons comme un tyran , qui rend malheu-
reux ceux qui le fervent. O mon Dieu ! que
l'homme eft à plaindre de vousconnoître fi
peu , & de fe connoître fi peu lui-même!
Qu'alléguerez -vous donc encore ? la
délicatefié du tempérament? Mais Agnès
trouve-t-elle dans la dclicatefle de fa com-
plexion des raifons pour craindre les chaî-
nes qui la lient & le glaive qui va l'immo-
ler? mais vous demande-^oa comme à
vy Pour LE JOUR
elle , que vous réfiftiez jnfqu'au fang? sV
glt-ll d'offrir votre corps à la rigueur des
feux ou à la torture des fupplices? Dieu
ne demande pas la force du^ corps : il de-
mande la pureté & l'innocence, de l'anie;
& alors celui qui eft infirme peut dire, je
fuis fort & puiffant ; les devoirs effentiels
de la foi s'accompIifTent au-dedans de nous.
C'eft l'amour, c'eft la crainte de Dieu, c'eflr
la reconnoiffance, c'eft le facrifice intérieur
des paflions : ce font là les vertus des foi-
bles comme des forts : plus même ce corps
de boue fe refufe au travail &c à la peine ,
& nous rend incapables de la foutenir; plus
le cœur doit ftippléer par la ferveur de fon
amour & de fes deiirs à la foibleffe du corps
terreftre. Hélas! mes frères, il faut un corps
de fer pour fournir aux agitations , aux jeux ,
aux plaifirs , aux veilles , aux affujettifle-
ments que le monde Se l'ambition vous im-
pofent: & cependant la foibleffe de votre
compîexion y peut fuffire; & cependant la
fanré eft une foible raifon contre le goût; ce-
pendant malgré le dépériffement d'un corps
qui fe refufe à vos dérangements, vous êtes
de tout, & la vivacité de vos pafTioas fup-
plée à la foibleffe de vos forces. Mais pour
remplir les devoirs de la religion , il ne faut
qu'un boa cœur; je l'ai déjà dit : une vo-
lonté pure & (incere fupplée à tout ; &c
Dieu nous compte les œuvres que nous
voudrions accomplir , comme celles que
nous avons faites : & cependant vous excu-
(iz votre molleffe & votre impénitence fur
DE SAINTE Agnès. ii
ta foibleffe de vos forces : vous juflifiez une
vie toute dans les l'ens & dans les plaifirs,
fur la dëlicatefie d'une coinplexion qui voi^s
rend inhabile à !a pratique des mortifica-
tions &: des violences; comme i\ Dieu de-
mandoit de nous ce qui ne dépend pas de
nous, comme (i avec une chair infirme on
ne pouvoit pas avoir un eîprit prompt &
fervent; comme lî la religion conliftoii dans
la force du corps; & non dans les difpofi-
fions du cœur : comme enfin s'il en ëtoit
de nous, ainfi que de ces viftimes figura-
tives de la loi, qu'on ne pouvoit offrir à
Dieu que lorfqu'elles jouilToient d'une fanté
parfaire , & que leur corps robufte &: en-
tier n'offroit aux yeux ni tache, ni défaut,
ni foiblefle. Donnez-lui fmcérement votre
cœur : c'eft là , dit Jefus-Chrift . wutc la Manh.f»
loi & Us prophètes. 12.
Enfin , vous nous oppoferez en dernier
lieu , l'incompatibilité de la vie chrétienne
avec la manière dont on vit & dont il faut
vivre dans le monde.
Mais Agnès confulte-t-elle fi fa conduite
va paroître extraordinaire aux Romains?
examine-t-elle s'ils vont traiter fon cou-
rage héroïque de fureur, & fon martyre
de fuperftition & de folie? Quoi de plus
fingulier félon le monde que de renoncer,
à fon âge , à des établiffements pompeux ,
& préférer l'opprobre public & la rigueur
des tourments , à des alliances éclatantes
qu'elle pouvoit fe flatter de concilier avec
fa foi si fon innocence ? Mais elle iavoit;
a2 Pour le jour
que la voie des juftes eft une vole folîtaire
-îk peu battue; que le monde a toujours eu
le grand nombre de Ton côté; & que pour
fuivre Dieu, il faut (e détourner du chemin
que tiennent prefque tous les hommes.
D'ailleurs , où eft cette incompatibilité
de TEvangile avec la fociété? Êft-il in-
compatible avec les devoirs de Tamitié ?
mais c'eft la religion toute feule qui peut
nous affurer des amis finceres & fidèles :
^vec les fentiments de la reconnoiffance?
mais c'eft la piété véritable qui forme les
bons cœurs : avec la joie des converfa-
tîons & des commerces? mais ce font nos
crimes qui forment toute la noirceur &
toute la bizarrerie de nos humeurs ; &
une confcience pure eft la feule fource
de la joie & des vrais plaifirs : avec le
lien du mariage ? mais c'eft la foi toute
feule qui rendant cette union fâmte , la
rend fûre & inviolable : avec les bienféan-
ces & les devoirs de la vie civile ? mais
C'eft l'Evangile qui nous rend doux, hum-
bles , affables , & qui nous perfuade que
nous devons toujours plus aux autres qu'on
ne nous doit à nous-mêmes : avec les fonc-
tions de la république? mais fi les maxi-
mes de l'Evangile gouvernoient les em-
pires 6l les royaumes , on ne verroit ni
Tabus de l'autorité, ni l'oppreffion des foi-
bles , ni la mauvaife foi dans les affaires ,
ni des fortunes monftrueufes, & par l'opu-
lence qu'elles étalent, & par les injuftices
qu'elles cachent; ni l'innocent devenu le
DE SAINTE Agnès. i^
jouet & la vidime du fourbe , ni la fo-
cJété déchirée par les haines , empoifon-
née par les jaloufies; ni enfin, les pafïîons
troubler & diviler les mcines hommes que
les i'eules pallions réunifient.
Voulez-vous donc favoir en quoi l'Evan-
gile eft oppofé à la fociété ? aux vices qui
la déshonorent , aux paflions qui la trou-
blent 5 aux débauches qui la renverfent ^
au luxe qui y répand la confufion & la mi-
lere, aux jeux qui en font ou une fureur,
ou un trafic éternel de rufe & d'artifice.
L'Evangile ne retranche que les défordres
qui corrompent la fociété; il en afiTure le
fond, la paix, les devoirs, les bienféances.
Vivez félon Dieu ; & vous ferez bon ci-
toyen, bon fujet, bon mari, magiftrat équi-
table, maître modéré, époufe fidelle, juf-
te, défintérefifé, charitable. Ne nous dites
donc plus que la piété n'eft pas compatible
avec la vie du monde : du monde pervers
& corrompu, il eft vrai; du monde qui ne
connoit pas Dieu; du monde qui eft en-
nemi de toute vérité &: de toute juftice.
Mais eft-il nécefiaire d'être fourbe difib-
lu, voluptueux, injufte, vindicatif, irreli-
gieux, pour vivre dans le monde? font-ce
donc les vices tout feuls, qui doivent lier
les hommes les uns aux autres ? n'eft-ce
pas là plutôt ce qui les défunit ? s'il refle
encore de la boî^ne foi , de l'équité, de
l'humaniré , de la fincérité parmi les hom-
mes, n'efl'Ce pas à la religion, que nous
en fommes redevables }
14 Pour le jour
Grand Dieu! je (ens bien moi-même
rinjuffice des prétextes que j'oppoie à mes
xievoirs : votre loi iainte n'eft incompati-
ble qu'avec mes paiTions : j'ai beau adopter
le langage du monde contre la vertu, ma
confcience s'éîeve contre moi-même, &
me force de convenir en fecret que fi j'é-
tcis à vous , & que jTiCs paiTions honteufes
fufîent éteintes , je ierois meilleur père ,
TneîHeur mari, meilleur maître, ami plus
fidèle, homme public plus appliqué & plus
intègre , citoyen plus utile à mes frères.
La piéré feule met tout à fa place : mes
paffions feules font que j'abufe de mes ta-
lents, de mes biens, de mon crédit, de
ii^Qs places , de ma fortune ; elles feules
troublent l'ordre de la fociété, que l'E-
vangile affure & ianclifie. C'eft mon cœur
tout feul , qui fe révolte contre vous : ma
raifon , mes lumières, ma confcience , mon
repos, mes intérêts mêmes, tout me foUi-
cite en votre faveur, tout me preiTe de re-
tourner à vous 5, ô mon Dieu ! les chaînes
feules qui me lient à mes dérèglements ,
s'y oppofent. Grand Dieu ! rendez- moi les
exemples de vos faints utiles : faites que mes
lumières l'emportent enfin fur mafoiblefie,
que ma raifon ne foit pas toujours le jouet
de mes paflîons. Ne vous contentez pas de
faire luire la vérité aux yeux de mon efprit;
faites que cette lumière divine m'enflamme,
brûle les liens honteux qui m'arrêtent, &
me délivre dans le temps , pour m'affurer
l'éternelle liberté de vos enfants. Ainfi foit-il.
SERMON
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINT FRANÇOIS
DE P A U L E.
Cùm infirmer, tune potens fum.
Je ne fuis jamais plus puïjjant que lorfque je
parois plus foible. i. Cor. 12. 10.
|-^^^«^l LUS on eft attentif aux voies
de la Providence dans l'établif-
N fement de l'Eglife; p!us on y
y entrevoit , je ne fais quels Ca-
rafteres divins , qui démêlent
d'abord la religion de Jefus-Chrift des opi-
nions & des leftes, & ôtent à {^s pre-
miers progrès toute l'apparence des en*
treprifes humaines. En ettet, choifir d^^%
moyens aflbrtis aux fins quon fe propcfe;
mettre en œuvre la force pour triompher,
l'éloquence pour perfuader, la grandeur
Fanég. B
L
l6 P O U II LE JOUR
pour éblouir , les plaliîrs pour corrompre ;
c'eft là comme le premier plan de la fa-
geîTe des hommes , & je n'y vois rien qui
tienne tant foit peu du prodige. Mais que
la foibleffe de Dieu ait été plus puiffante
que ce qu'il y a de plus fort parmi les
hommes; que toute la politefTe du fiecle
d'Augufte 5 toute la volupté de l'Afie , la
force des Romains , la fageffe des Grecs ,
la férocité des barbares , l'orgueil des phi-
lofophes , les préjugés & la fuperftition des
peuples ; enfin que toute hauteur foit ve-
nue fe brifer contre la groffiéreté , la foi-
bleffe, l'ignorance & les travaux de douze
pêcheurs ; que Daniel ait été l'arbitre des
Vieillards; Goliath le jouet d'un enfant;
Holopherne, ce conquérant impie, la proie,
la conquête d'une femme ; que Gédeon ,
que Barac , que Débora , perfonnes foi-
bles & viles, foient devenues la terreur
des ennemis d'Ifraël ; que Moïfe même,
malgré fa timidité, &: l'invincible embar-
ras de fa langue, ait confondu les fages
des Egyptiens , arraché à toute la puiflance
d'un grand Roi une nation entière , &
rendu ce peuple inquiet & intraitable do-
cile à des préceptes pénibles &: infinis : ce
font là , ô mon Dieu ! les routes ordi-
naires de votre fageffe , toujours indépen-
dante des moyens, toujours maîtreffe des
événements, & toujours marquant fes voies
par des traits fenfibles qui les diftinguent
il fort de celles de l'homme.
Je fais que dans ces fieçles avancés la
DE St. François de Paule. 27
foi n'a plus beibin de ces événements fin-
guliers pour s'établir dans relprit des peu-
ples, & que la lageffe de Dieu le cache,
pour ainfi dire, préCentement fous les dt-
hors communs de fa providence. Cepen-
dant, comme il lé trouve toujours de ces
Juits charnels qui demandent des fignes ;
chaque liecle fournit à la religion quelqu'un
de ces grands fpeftacles , cle peur que la
toi qui n'eft prelque plus qu'une lampe fu-
mante , ne s'éteigne tout-à-tait , & afin que
le Fils de l'Homme revenant puiffe en re-
trouver fur la terre.
Tel a été du temps de nos pères Fran-
çois de Paule, cet homme li foible félon la
chair, & fi puiffant félon l'efprit: cet inf-
trument vil ik méprifable aux fens : cette
pierre mal polie dont parle Daniel , &C
détachée fans art de la montagne , mais
qui, conduite par une main invifible, fut
humilier les ColoiTes orgueilleux, brifer la
dureté des cœurs , & devenir elle-même
une de ces faintes montagnes fur qui la cé-
lefle Sion eft fondée : & enfin cette au-
tre verge myftérieufe , feche & fragile en
apparence , mais qui , entre les mains du
Dieu de Pharaon , commanda aux vents
& à la mer , eut les clefs de la mort &C
de l'abyme, changea la face du ciel & de
la terre , s'attira le refpedl même des rois
qu'elle avoit frappés , 6c qui placée depuis
dans le faniluaire , pouiTa des branches lain-
tes, & couvrit toute l'arche de Tes feuilles.
Mais c'eft pour guérir nos erreurs , mes
B.j
i8 Pour le jour
frères, que ]e viens aujourd'hui vous ra-
conter fes prodiges : c'eft pour réformer
les fauffes idées que le monde nous donne
de la gloire & de la grandeur ; & vous
convaincre , hélas! que les diftinftions les
plus brillantes , une naiffance illuftre , une
îiipériorité de génie 5 un amas pénible des
plus rares connoiffances , une fortune rian-
te, des dignités où le mérite feul peut
conduire, des talents éclatants, l'art des
intrigues & des négociations, les emplois
de la paix & de la guerre, tout cela, fi
la grâce n'en fait des moyens de falut ,
n'eft aux yeux de la foi que comme un
glaive fatal entre les mains d'un furieux,
qui , après avoir fervi quelque temps d'a-
mufement à fa folie , devient l'inftrument
affuré de fa perte. Vous allez donc voir
dans cet éloge la prudence du fiecle ré-
prouvée , la force confondue par la foi-
bleffe , la fcience qui enfle, céder à la {im-
plicite qui édifie; & vous avouerez que
j:^mais faint ne parut plus foible aux yeux
de la chair , & que jamais faint ne fut plus
puiiiant aux yeux de la foi : je réduis tout
ce difcours à ces deux réflexions. Implo-
rons, &c. Ave y Maria.
\
I. jfjLQuoi fe réduit, mes frères, ce qui
Paktie. j^Q^j3 paroit ici-bas digne d'envie? & dans
cet amas d'enchantements qui nous font
perdre de vue les biens éternels, quels font
les principaux objets qui féduifent l'efprit.
DE St. François df Paule. 19
5c ufurpent feuls tous les hommages du
cœur humain ? C'eft Téclat de la naiffaii*-
ce , c'eft la di(Vinftion,qui nous vient des
fciences &: de Peiprit, c'eft lamollelTe qui
fuit les plaifirs & la félicité des iens, &C
enfin c'efl le fafte qui accompagne la gran-
deur & les dignités. Ce font là les fecrets
refTorts qui agitent les enfants d'Adam ; c*eft
là-deflTus que roulent nos projets , nos mou-
vements 5 nos defirs , nos efpérances ; c'eft
là comme le tréfor autour duquel notre
cœur veille fans celle, & le plus bel en-
droit de cette figure du monde qui nous
faifit & nous enchante.
La nobleffe du fang & la vanité des gé-
néalogies, eft de toutes les erreurs la plus
imiveriellement établie parmi les hommes*
On ne penfe pas quand on s'applaudit de
Téclat des ancêtres & de l'antiquité du
nom , que plus haut il nous fait remonter,
& plus il nous approche de notre boue ; que
ce qui diftingue les vafes d'ignominie, des
vafes d'honneur, n'eft pas la maffe dont ils
font tirés , mais le bon plaiiîr de l'ouvrier
qui les difcerne; que la nobleffe du chrétien
n'eft pas dans le fang qu'il tire de fcs ancê-
tres, mais dans la grâce qu'il hérite de Jefus-
Chrift; que la chair qui nous fait naitre, ne
fert à rien , mais que l'efprit félon lequel
nous renaiffons, eft utile à tout; & qu'enfin
l'origine comme la converfation du chrétien
étant dans le ciel , celle qu'il prend fur la
terre, eft une baiTeffe dont il doit gémir,
5c ncJn pas un titre dont il puiffe fe glorifier,
B iij
30 Pour le Jour
Ce fut pour rendre ces vérités du faîat
plus fenfibles aux hommes, que la Provi-
dence ménagea à Jrançois de Paule, une
naiffance vile & obfcure félon le fîecle. Il
naquit dans le fein de la piété, mais non
pas dans celui de la gloire; il ne recueil-
lit de (es pères qu'une fucceffion d'inno-
cence & de candeur ; il n'hérita comme
les Patriarches , que de la foi des promef-
s(cs^ & ne poiTéda rien dans une terre où il
devoit être toujours étranger. Ce fut un au-
tre Saiil deftiné par la naiffance à des em-
plois obfcurs, & le dernier de la tribu la
plus méprifée , mais qui devoit être à la
tête des princes dlfraël , & devenir le chef
& le légiflateur d'un grand peuple.
Peut-être, hélas! qu'une origine plus
éclatante l'eût rendu inutile, ô mon Dieu!
à raccom.pliffement de vos deffeins , & à l'a-
grandiliem.ent de votre héritage. Car qu'eft-
elle, mes frères, cette naiffance illuftre ?
C'eft une deftination aux erreurs du fîecle
& à fes ufages : c'eft un engagement anti-
cipé de crime & d'impénitence ; c'eft un
titre pour fe calmer fur les tranfgreffions de
la loi; c'eft un nouveau péché d'origine, fi
j'ofe le dire, ajouté à celui que nous ap-
portons tous en naiffant , & qui nous rend
le falut encore f>lus difficile; en un mot,
c'eft fouvent un préjugé de réprobation, &
la fuite des jugements impénétrables de
Dieu fur une ame.
L'éducation de notre Saint répondit à ft
naiffance. Il ne fut pas, comme Moïfe*, inf-
DE St. François de Paule. ^ï
truit dans les fciences & la fageffe des Egyp-
tiens ; mais il reçut comme lui de Dieu
nicme le livre de la loi , &c en expofa les
préceptes & les ordonnances au peuple. On
ne le vit pas comme Paul aux pieds de Ga-
maliel , s'inftruii e à fond de la vérité des
opinions & des doftrines : mais comme cet
Apôtre, fa foi Téieva jufqu'au plus haut des
deux, & là il apprit des lecrets que l'hom-
me profane n'eft pas digne d'entendre. Ce
fut Tonftion de la grâce qui l'inftruiiît, &
non pas le travail de la nature. Perfuadé
que les langues dévoient celTer ; que les
prophéties dévoient finir; que la fcience fe-
roit détruite, & que Tamour feul ne péri-
roit pas, 11 laifTa ces vents de doftrine qui
enflent pour s'en tenir à la charité qui édi-
fie : ce fut un Scribe inflruit dans le royau-
me des cieux, mais qui tira du feul tréfor
de la grâce , ces lumières anciennes & nou-
velles que nous n'avons , nous , jamais qu'à
demi &: à force de veilles & de recher-
ches. On ne le vit pas dans les plus fameu-
fes univerfîtés, pafTer les vieillards en in-
telligence, faire admirer une jeunelTe toute
brillante d'efpérances, & ouvrir par l'éclat
d'une première réputation mille vues d'am-
bition à une famille : l'Efprit de Dieu le
conduifit dans le défert avant prefque qu'il
eût converfé avec les hommes; une réfo-
lution de retraite perpétuelle , qui n'efl en
nous que le fruit tardif des réflexions & de
l'âge, fut en lui un efTai de l'enfance; &c
fur les traces du Précurfeur , il alla puifer
B iv
32. Pour LE Jour
dans la pénitence & clans la folitude cett^
haute réputation de fainteté , qui feule peut
autorifer à reprocher hardiment aux peu-
ples & aux princes mêmes leurs excès. Il
;apprit dans le lîlence à devenir la voix de
celui qui crie dans le défert ; & à force
de fe croire le moindre de tous , & indigne
de toucher aux pieds de ceux qui évangé-
lifent la paix, il devint plus que prophète^
& le plus grand des enfants des hommes.
C'eft donc ainfi , Seigneur , que des pier-
'Tcs mêmes vous fufcitez des enfants d'A-
braham : c'eft ainiî que d'une matière vile
& abjefle vous en formez un ferpent d'ai-
rain élevé dans le défert pour le falut de
votre peuple : c'efi: ainfi que d'un vafe de
terre caffé, d'un Anacorete foible & in-
firme ^ vous en faites foriir une lumière qui
met en fuite les ennemis d'Ifraël, &: rend
la paix & la tranquillité à TEglife : c'eft
amfi que la boue devient entre vos mains
un remède pour guérir les aveugles: c'eft
ainfi en un mot, que dans un poiflbn pris,
ce femble , au hazard au milieu d'une mer
orageufe , je veux dire, dans un hom.me
ignorant & muet, choifi parmi la foule,
vous mettez un tréfor capable de fatisfaire
les Céfars &. rendre la liberté à vos difciples.
Elevons-nous après cela , foibles que nous
fommes, de quelques légères connoiffances
qui nous démêlent un peu de la multitude :
réjouiiTons-nous à l'afpeft de ces petites
lueurs qui nous frappent pour un moment,
& ne nous font, ce femble, entrevoir les
DE St. François de Paule. 3^
fecrets de la grâce & ceux de la nature ^
que pour nous taire voir à plein les bor-
nes & la petitefle de l'elprit humain ; creu-
fons avec obftination dans ces profondeurs
(acrées , & cherchons-y des vérités , qui
femblables à ce feu Tacré , que les Juifs
avoient enfeveli dans les entrailles de la
terre , ne peuvent être retrouvées qu'au
Ibrtir de la captivité. Afflidion d'efprit &
aveu de notre ignorance! un feul moment
de grâce développe fouvent plus de véri-
tés que de longues années de travail ; quel-
quefois une anie fainte qui ignore jufqu'aux:
noms des do6frines & des opinions, voit
plus clair dans les voies de Dieu que les
dofteurs les plus confommés; & dans tous
les fiecles, il fe trouve des difciples grof»
fiers qui comprennent la parole de la croix
& la naiilance éternelle du Verbe , tandis
que des maîtres en Ifraëi ignorent les myf-
teres familiers de la renaidance de l'homme.
Mais que prétends- je ici, mes frères? bri-
fer l'orgueil de l'efprit, & non pas auto-
rifer une coupable ignorance. Je fais que
les lèvres du prêtre font les dépofitaires de
la fcience ; que nous avons l'honneur d'ê-
tre des nuées faintes placées fur la tête des
fidèles , pour faire pafîer jufqu'à eux les in-
fluences du ciel; que l'Ecriture nous com-
pare à des aigles qui devons aller envifa-
ger fixement le foleil de juftice , & de là
nous rabattre fur la terre : je fais que ces
deux grandes lumières que Dieu place d'a-
bord dans le firmament, font le fy mbole des
B V
34 Pour le jour
pafteurs de TEglife , & que l'efprit de no-
tre miniftere ne fauroit defcendre fur nous
qu'en forme de langue myftérieufe. Mais
je voudrois que la prière 6c l'innocence
fuifent les fources facrées de nos lumières ;
que le cœur d'un prêtre fût le depoiîtaire
de la piété; que ces nuées ne fuffent ja-
mais des nuées fans eau ; que ces aigles fuf-
fent s'aflfembler quelquefois autour du corps
pour y prendre de nouvelles forces ; que
ces grandes lumières ne prélidaflTent jamais
à la nuit , & que ces langues céleftes fuf-
fent toujours de5^4angues de feu.
L'ancienne folitude du mont Caflîn, fî
fameufe par les faints qui Tavoient habitée ;
ce Carmel de l'occident , cette demeure
de prophètes confacrée par les auftérités
& les cantiques de tant d'iliuftres pénitents,
fut le premier théâtre des macérations &
des rigueurs de François de Pauîe- Ecou-
tez-le 5 mes frères : oc dans un iîecle où
la charité eft refroidie ^ l'efprit de péni-
tence éteint , & où un long ufage de re-
lâchement vous fait regarder les auftéri-
tés de la loi comme des devoirs furan-
nés^ apprenez que l'Evangile eft de tous
les fiecles ; & que fi , comme vous le dites
fi fouvent , la nature baiiTe & devient tou-
jours plus infirme , la grâce ne baiffe point,
& fait même paroître plus glorieufement
fa force dans nos infirmités.
Tant de faintes victimes qui avoient au-
trefois confommé leur facrifice fur la mon-
tagne où François fe retire, y avoient , ce
DE St. François de Paule. 35
femhie , laifl'é des efprits de foufTfance &
de rigueur , qui dans un moment pafîent
tous dans le cœur de notre Saint, & l'ar-
ment d'une innocente indignation contre
foi-mcme. Des fauterelles & du miel Tau-
vage , du pain &c de l'eau , ce tut tou-
jours là l'on mets le plus délicieux : per-
iuadé que l'ufage des créatures eft le prix
du fang de Jelus-Chrift , il ne s'accorde
qu'avec mefure les plus infipides; & fem-
blable à David, même dans des befoins
extrêmes , il n'ofa jamais fe raffafier d'une
eau qui avoit été le prix du lang & le
péril des âmes. Marchant toujours pieds
nuds 5 couchant fur la dure , mêlant fans
ceffe Ion pain avec fes larmes, paflant com-
me Ion divin Maître les nuits en prières,
ranimant dans ces heures deftinées au re-
pos , comme les Antoines, les Hilarions,
raffoupiffement & la pefanteur de ce corps
terreftre par des cantiques facrés , déchi-
rant fa chair & fe châtiant le matin com-
me le Prophète; chargé de cette armure
de Dieu , dont parle faint Paul , portant
fur toutes les parties de fon corps les inf-
truments de juftice; & dans un âge, aufli
tendre que celui de David, ayant déjà
l'ufage de ces armes pefantes deftinées à
combattre Goliath , & à repoufler les traits
de l'ennemi.
Il n'en fut pas de fa pénitence comme de
celle de tant de chrétiens , qui dans un
commencement de converfion fe prêtent
avec plaifir au joug de Jefus-Chrift y ne
B vj
36 Pour l e j o u r
fentent pas prefque le poids de la .croix ^
n'ont jamais affez à leur gré châtié leur
corps, embrafî'ent avec ardeur tout ce qui
s'offre à eux de pénible , & ont befoin
d'un frein pour retenir rimpétuofité de l'el-
prit qui les pouffe ; mais qui peu- à-peu fen-
tent mollir leur zèle , ralentir leur vîtef-
ie, reviennent de temps en temps à eux-
mêmes; fe permettent aujourd'hui un plai(ir
& demain une faute ; & ne retenant de
leurs anciennes pratiques que certain ré-
gime de pénitence , ne donnent plus, pour
ainii dire , à l'amour de la croix que des
cmpreffements de bienféance.
L'amour que notre Saint eut pour la
croix, fut violent, mais il fut durable. Les
fatigues des voyages, les foins & les em-
barras de fa charge, les foibleffes même
& la défaillance de l'âge , rien ne put ja-
mais le faire relâcher de fa première fer-
veur. Oui, mes frères, arrivé à une ex-
trême vieilleffe, & dans un âge où la na-
ture défaillante n'a prefque befoin que de
fon propre poids pour fuccomber; chargé
de mille fruits de pénitence , loin de re-
cueillir les reftes précieux de fa vie pour
la confolation de (qs chers enfants , il re-
double {es auftérités ; & comme un autre
Samfon , c'efl: après mille fouffrances &c
dans une caducité où il ne paroît avoir plus
jrien de redoutable à l'ennemi, qu'il fent
plus de force que jamais pour la deftruc-
tion de cette maifon terreftre qui tient foa
ame captive, &c l'entière défaite des en-
DE St. François de Paule. 37
remis domeftiques qu'il avoit 11 Ibuveiit
vaincus.
Mais oferai-je vous le demander ici,
grand Saint ? ce corps que vous châtiez
avec tant de rigueur , a-t-il été autrefois un
corps de péché? laites-vous fervir à la ]uf-
tice des membres qui ont Tervi à l'iniquité ?
armez-vous votre bras contre une chair
qui ie ibit révoltée contre l'eiprit ? & com-
me un autre David, en immortalifant vo-
tre pénitence , ininurtaliferez-TOus aufli vos
foibleiïes ?
Hélas ! Meilleurs , le Seigneur le pré-
vint de (qs bénédiftions dès le fein de fa
mère. Ce temple de l'Efprit-Saint ne fut
jamais profané ; & il conferva jufqu'à la
fin ce vêtement de juftice & de fainteté
qu'il avoit reçu du ciel dans le facrement
qui nous régénère.
Et de quel œil , ô mon Dieu ! voyez-
vous donc tant de pécheurs fe préfenter
aux myfteres faints fans aucun facrifice d'ex-
piation , & fans pouvoir vous offrir que
ides abominations que le lendemain doit
peut-être voir recommencer? de quel œil
nous voyez-vous miénager à nos fens mille
nouvelles félicités ; forcer la nature pour
l'obliger de fournir à notre volupté ; fup-
pléer par la variété des plaifirs ce qui man-
que à leur folidité; alTaifonner le dégoût
qui les fuit, de mille caprices fenfuels; &
nous raflfurer après cela au lit de la mort
fur les fecours des facrements, fur lestré-
fors de votre miféricorde , ôc fur quelques
3^ Pour le jour
fentiments de douleur que le péril préfent
excite plutôt que les défordres paffés ? Il-
luiioiij mes frères : mais il eft écrit que
le monde fera dans l'erreur jufqu a la fin ,
& il faut que les Ecritures s'accompllfirent.
La pénitence de notre Saint fut tou-
jours fuivie de cette humilité profonde ,
qui domine fi fort dans fon caraftere , &c
qui toute feule vaut mieux que le facri-
fice. Qu'il en eft en effet de ces âmes pé-
nitentes qui en affoibliîTant leur chair , for-
tifient leur orgueil ; qui font de cet appa-
reil de pénitence qui les environne , une
efpece de trophée fecret à leur vanité ; qui
dans les traces facrées que les rigueurs de
la croix laifl^ent empreintes fur leur corps,
lifent tous les jours leur propre mérite;
& qui après avoir efîuyé comme Jonas
tout le poids du jour &c de la chaleur,
s'endorment peu-à-peu fur m.ilîe criminel-
les complaifances , & laifient enfin piquer
par un ver invifible la racine de cet ar-
bre chargé de fruits de pénitence qui fé-
che en un infiant , & les laifle expofés à
toute l'ardeur d^s paflions!
Ici ne craignez rien de femblable. Le
même que vous venez de voir monter
jufqu'aux cieux, vous Tallez voir defcen-
dre jufqu'aux entrailles de la terre : devenu
un fpeftacîe digne des anges & des hom-
mes 5 il fe regarde comme le rebut de tous ,
& l'anathême du monde : il n'eft point
d'ofiîce fi vil où il ne s'abaifle; point d'ac-
tion fi humiliante qui lui échappe j point de
DE St. François de Paule. 39
nom fi inéprifable qu'il ne fe donne. Leè
pontites du Seigneur & les rois de la terre
s'empreiïent à lui offrir des érablifTements
dignes de lui : les honneurs de la pourpre
& de répifcopat lui font prëfentcs ; mais
comme le Prophète , il craint la hauteur
du jour, & fa chère vertu ne lui paroît
être en (ûreté que fous les dehors obfcur^
d'une vie privée. Ordre pieux & auftere
dont il enrichit TEglife , nouveau bouclier
dont il orna la tour de David, afyle illul-
tre qu'il ajouta aux villes de refuge déjà
établies dans Ifraël , le nom feul que vous
portez 5 annonce d'abord l'humilité de vo-
tre faint Patriarche. Il n'en trouvoit pas
à fon gré, mes frères, d'affez rampant à
fe donner : & nous nous donnons (1 fou-
vent de plein droit des titres que le pu-
blic nous refufe & que nos ancêtres n'ont
jamais eus; & l'on voit parmi nous tant
de gens parer une roture encore toute fraî-
che d'un nom illuftre , & recueillir avec
affedaîion les débris de ces familles anti-
ques &c éteintes pour les enter fur un nom
obfcur , & à peine échappé de parmi le
peuple! Quel fiecle fut plus gâté là-defTus
que le nôtre? Hélas! nos pères ne vou-
loient être que ce qu'ils avoient été en
naifïant; contents chacun de ce que la na^
ture les avoit faits , ils ne rougiffoient pas
de leurs ancêtres; & en héritant de leurs
biens , ils n'avoient garde de défavouer
leur nom. On n'y voyoit pas ceux qui naif-
fent avec un rang , fe parer éternellement
5jo Pour le jour
de leur naiffance, être fur les formalité^
d'une délicateffe de mauvais goût & fe"
Ion TEvangile & félon le fiecie ; étudie^
avec foin ce qui leur eft dû; faire des paral-
lèles éternels; mefurer avec fcrupule le plus
ou le moins qui fe trouve dans les per-
sonnes qu'on aborde pour concerter là-
defiTus fon maintien &: (es pas , & ne pa-
roître nulle part fans fe faire précéder de
fon nom & de fa qualité.
Ajouterai-*] e ici que notre Saint s'éloigna
toujours du miniftere des autels & du fa-
cerdoce chrétien? Renouvellant dans ces
derniers fiecles ces grands exemples que
les premiers âges de la foi ont laiffés à la
religion , il n'ofa jamais entrer dans le fanc-
tuaire ; & fe contentant d'en être la vic-
time, il fe crut toujours indigne d'en être
le prêtre. Quoi, m.es frères, un cœur dif-
pofé par une longue pénitence , confecré
par tous les dons de i'Efprit-Saint , ne fe
crut pas affcz pur pour être marqué du
fceau du Seigneur ; une bouche fi fouvent
purifiée par le feu du ciel , toujours oc-
cupée à publier les louanges du Père ce-
lefte , Pinftrument facré de la converfion
de tant de pécheurs , & qui tant de fois
avoit fait defcendre Jefus-Chrift dans les
âmes , craignit de proférer les paroles re-
doutables qui changent les offrandes fain-
tes & le font defcendre fur les autels ;
des mains pures, qui levées vers le ciel,
avoient pu arracher les morts de Tempire
eu tombeau , ne bénirent jamais le pain
\
DE St, François de Paule. 41
de vie : & des cœurs mille fois profanés,
& encore flétris par les traces toutes vi-
ves du crime , ofcnt fe faire marquer du
caradere faint ? & des bouches fembla-
bles à des fépulcres ouverts, s'offrent tous
les jours pour ctre eniployces au miniflere
de vie? & des mains criminelles, mille fois
fouillées par les abominations de Babylo-
ne , forcent tous les obftacles qui leur fer-
ment l'entrée du fanéluaire , & ne frémif-
fent pas de fe voir confacrées par Tonftion
faintc, trempées dans le fang de l'Agneau,
Se occupées à offrir des dons purs & des
facrifices fans tache ? Sainte difcipline des
premiers temps , pieux excès de nos pères
ibr le choix des miniftres de l'autel , an-
cienne beauté du temple , que peut-on ac-
corder que des larmes à vos trlftes ruines?
Il eft vrai, mes frères, que depuis long-
temps des Zorobabels ont travaillé à ré-
parer les maux de la captivité : il eft vrai Le Car^
que le nouvel Efdras que le Ciel nous ^'^Jl^^'l.^^
fufcité depuis peu , va rendre la gloire de Jrciev. *
cette dernière maifon femblable à la pre- àt paris.
miere. Nous Talions voir lui-même le li-
vre de la loi à la main , rétablir les moeurs
d'Ifraël , & expofer fes préceptes & (es
ordonnances aux prêtres & aux peuples.
Nous Talions voir parcourir les cités de
Juda , répandre fur les contrées de fa dé-
pendance 5 des efprits de foi & de re-
ligion; & comme Tarche d'Ifraël, rem-
plir de mille bénédiftions tous les lieux
qui fe trouveront fur fa courfe. Nous Tal-
41 Pour le jour
Ions voir enfin comme un Pontife inno-
cent, féparé des pécheurs, appliqué à of-
frir des dons & des facrlfices , répandant
fon ame devant le Très-Haut, devenant la
réconciliation des hommes dans les temps
de colère, prenant fur lui les péchés de
fon peuple , & les expiant par fes aufté-
rités , defcendant jufqu'aux fonctions les
plus communes du miniftere ; Se en un mot ,
tel qu'un pontife qui ne s'eft pas clarifié
lui-même, mais qui a fu attendre que celui
qui avoit appelle Aaron , le fît affeoir dans
le lieu d'honneur, &: l'établît Pontife des
biens véritables & du tabernacle éterneU
Que vous rendrons-nous. Seigneur, pour
ce don que vous nous avez fait ? & que
nous refte-t-il à vous demander pour vo-
tre Eglife , que des pontifes qui lui relTem-
blent ? Paffons à notre dernière partie ; &C
après avoir montré qu'il ne fut jamais de
faint plus foible félon la chair , montrons
qu'il n'en fut jamais de plus puiffant félon
' l'efprit.
II. JL^ lEU eft admirable dans {qs faints, &
^^^^^^' la variété de fes voies fur les élus eft un
de ces tréfors cachés fur lefquels , félon
l'expreflion du Prophète , <à fageffe répand
P/ 32. ?• des abymés : Poncns in thcfauris abyffos.
En effet , dans Thiftoire de la religion ,
tantôt nous trouvons de grands hommes ,
qui fortis d'un fang illuftre, élevés dans la
connoiffance des fciences & des arts , nés
I
DE St. François de Paule. 4%
pour commander aux autres hommes , &
deftinés à Téclat & à la grandeur, fe font
enievelis tout vivants dans les retraites ('om-
bres; & là ont attendu le jour du Seigneur,
inconnus prefque à la terre , ne voulant
que Jefus-Chrifl:, environnés de mifere &C
d'infirmité, & l'objet du mépris & des rail-
leries des infenfés.
Et d'autre part, la grâce nous offre quel-
quefois des Ipeélacles bien différents. Ce
font des hommes foibles, nés dans Tobf-
curité , nourris dans l'ignorance , foumis
par leur dedinée à toutes les créatures, &C
s'abaifTant encore par un motif de foi au-
defTous même de leur bafTefle; & cepen-
dant, devenus tout-à-coup l'admiration de
leur fîecle ; décidant fur les points de la
loi ; exerçant un empire divm fur toutes
les créatures; élevés au plus haut point de
la gloire & de la réputation; & enfin re-
marquables par les mêmes endroits , qui
auroient dû les rendre vils aux yeux des
hommes.
Tel fut dans fon fiecle François de Paule.
La vertu de Dieu éclata dans fa foibleflTe :
cette pierre de rebut fut placée à la tête de
l'angle, &c au lieu le plus apparent de l'é-
difice : cette nuée obfcure & fortie du cen-
tre de la terre , s'éleva peu-à-peu , cou-
vrit le tabernacle, devint une colonne de
feu , & fervit de flambeau à ceux qui
croient affis dans les ténèbres & dans les
ombres de la mort.
A peine établi dans fa chère folitude ,
44 Pour le jour
&: commençant feulement à goûter com-
bien il eft doux d'être oublié des hommes,
& de vivre (bus les yeux de Dieu feul ;
une odeur de vie fe répand malgré lui aux
environs. Des bruits de fainteté & de pé-
nitence viennent réveiller les villes voifî-
nes, & fe gliffent même jufques dans les
Cours des princes : de toutes parts le peuple
de Dieu vient à Silo confulter le Voyant;
& les fouverains eux-mêmes , fous des ha-
bits empruntés , comme autrefois une Reine
d'Ifraëlj paroiflent dans fa retraite , & veu-
lent apprendre les deffeins du ciel fur eux
de la bouche de cet autre Prophète. La
France, l'Italie, TEfpagne, l'Europe entière
entend parler de lui : du fond de fa folitude,
il remplit le monde du bruit de fon nom;
-& comme fon, divin Maître, c^eft de l'obf-
curité même du défert qu'il eft tranfporté
fur le fommet du temple , & que là il de-
vient un fpeâacle aux yeux de l'univers.
Les faints, mes frères, n'ont jamais éclaté
que par-là, C'étoient des enfants de lu-
mière , qui pour être moins prudents dans
leurs voies que les enfants du fîecle , n'ont
pas laiffé de mieux arriver à leurs fins. Ils
ne connoifToient pas encore l'art pieux de
s'infinuer dans Tefprit & dans Teftime des
peuples : cette vertu faftueufe, qui ne retient
guère de la piété que la contenance & le
ftyle, n'étoit pas le vice de leur temps. On
ne les voyoit pas ménager avec adreïïe à
leur zèle des occafions éclatantes de fatigue
& de miféricorde : ils ne faifoient pas an-
DK St. François de Paule. 4c
noncer leur fainteté par mille traits ex-
traordinaires ; & ne reiTembloient point à
ces feux prophètes d'Iii acl , qui pour fé-
duire plus (ûreinent la crédulité des peu-
ples , & les empêcher de douter de leur
don de prophétie , afftCtoient des figures
bizarres, des ini'pirations ibudaines, & des
airs bien plus finguliers que les prophètes
du Seigneur.
Confondez , ô mon Dieu ! Teipérance
des hypocrites : ne fouffrez plus que vo-
tre laint nom ferve à l'iniquité : maudif-
fez ceux qui font votre ouvrage fraudu-
leufement; qui regardent la piété comme
un gain, & la {implicite de vos voies com-
me le chemin de Thonneur & de la gloire.
Difcernez vous-même les fentiers du jiule
de ceux du pécheur : empêchez que le mé-
pris dû à la fauffe vertu ne retombe fur
la véritable; & que vos ferviteurs qui n'ont
point de part avec les hypocrites, ne par-
tagent point dans l'efprit de vo^ ennemis
leur dérifon & leur honte!
Si malgré l'obfcuriîé de fa retraite & de
fon nom, notre Saint fut d'abord expofé
à Tadmiration des peuples ; on peut dire
aufTi que celui qui appelle les cbofes qui
ne font pas comme celles qui font , tira
en lui la lumière des ténèbres , & la fcience
de fes voies les plus fublimes, de la fim-
plicité & de l'ignorance.
Quelle gloire pour la foi, mes frères!
•un Solitaire fimple & fans lettres, je le
vois toutà-coup le conduftcur des aveu*
46 Pour le jour
gles , la lumière de ceux qui font dans les
ténèbres , le dofteur des ignorants, le maî-
tre des fimples & des enfants, &: ayant
la règle de la fcience & de la vérité dans
la loi. Il parle le langage des hommes &
des anges; il eft élevé à la dignité de pro-
phète ; il pénètre tous les myfteres ; il a
toute Icience, & cette foi capable de tranf-
porter les montagnes. C'eft le Samuel de
ion temps , Tinterprête des volontés du
Seigneur fur le peuple , le reftaurateur de
la doctrine & de la vérité, & l'arbitre de
la religion & du culte des princes.
R.ome même , le féjour du tabernacle
d'îfraél , où le Seigneur rend fes oracles
& où le peuple d^ Dieu va confulter ,
trouva dans {qs lumières de nouvelles ref-
fources:les princes des prêtres députèrent
vers lui , &: le prirent pour Jérémie ou
pour quelqu'un des prophètes : Sixte IV le
confuîta dans (es doutes; le regarda com-
me le guide & le coopérateur de fon pon-
tificat; & Ton vit pour la féconde fois le
Moïfe du peuple choifî, le légiflateur des
tribus, s^en tenir aux confeils d'un autre
Jéîhro , peu inftruit dans la loi & élevé
dans le défert de Madian.
Quelle fut fa pénétration dans les voies
de Dieu fur les âmes! Les fentiments de
l'homme qui ne peuvent être connus, dit
faint Paul , que par l'efprit qui eft en lui ^
n'échappèrent jamais au difcernement du
fîen : il découvrit les confeils des cœurs,
& vit clair dans Tabyme des confciencesi
DE St. François de Paule. 47
& comme Tagneau de rApocalypfe, fim-
p!e &: fans art , il ouvrit les Cept fceaux
f.clu livre myftérieux, où toute l'habileté
&. la prudence des vieillards auroit échoué.
Mais ce nci\ pas aujourd'hui ce don de
difcernement, qu'on cherche dans les ju-
ges des conl'ciences : trop de lumières en
eux nous gcne & nous embarrafl'e; nous
ne voulons pas qu'ils voient plus loin que
nous-mêmes dans nos défauts. On craint
ces lampes luifantes qui portent le jour
dans les lieux les plus ténébreux du cœur,
& n'y laillent rien à examiner : on s'ac-
commode mieux de celles dont la foible
lueur n'éclaire que la fuperficie des paf-
fions, & laiffe toujours delTous des myf-
teres d'iniquités fans les approfondir. En
un mot, on veut des idoles qui aient des
yeux & qui ne voient pas ; de ces aveu-
gles à demi clair-voyants qui ne voient
les hommes que comme des arbres; je
veux dire qui n'en voient que les feuilles
fans en découvrir la racine ; & Ton eft
content de foi-même, quand on a pu ame-
ner à fon point le miniftre de la récon*
ciliation ; comme fi la foibleflfe pouvoit ren-
dre Dieu injufte , ou fon ignorance l'aveu-
gler fur nos crimes. Semblables , fi j'ofois
le dire , aux Babyloniens , on aime ces
prêtres trompeurs, qui dévorant tout feuls
nos facrifices & nos iniquités , nous per-
fuadent que le Seigneur les a dévorées lui-
même ; (k on n'a guère recours aux Da-
niels infpirés de Dieu, qui. nous décou-
Pour le jour
vrent leurs routes lecretes , détrompent
notre créckillté, & nous font toucher au
doigt l'inutilité de nos offrandes & Tabus
de notre culte.
L'efprit de Dieu qui parloit dans no-
tre Saint, n'étoit pas toujours ce fouffle vé-
hément & impétueux qui ébranla le cé-
nacle & confterna les difciples : ce fut le
plus fouvent ce (buffle doux & infînuant
dont il QÛ parlé dans rhiftoire de Phomme
innocent 5 deftiné à tempérer l'ardeur du
jour , & à annoncer à nos premiers pères
la viiite &: l'approche du Créateur. Aufîî
le cœur des princes & des peuples , fut
pour ainfi dire, entre fes mains : on ne ré-
fîfta jamais à la fageffe & à l'efprit qui par-
loir en lui. Mille pécheurs virent expirer à
fes pieds leurs pallions criminelles; autant
de juftes y fentirent reiîiifciter la grâce de
leur vocation; & fa parole fut une odeur
de mort pour l'iniquité, & une odeur de
vie pour la juftice. Ferdinand , roi de Na-
ples, entendit ce nouveau Jean-Baptifte lui
reprocher au milieu de fa Cour (qs excès
avec cette fainte liberté qu'infpire la foi :
il admira Tinnocence & la (implicite de ce
Solitaire miraculeux; écoutâmes remontran-
ces que la douceur & l'humilité rendoient
prefque toujours viftorieufes ; & touché
comme David des charitables ménagements
& des pieux artifices de Nathan, il pro-
nonça le premier contre foi-même. Je fais
quelle efl: la délicateffe des grands & les
foudres qui partent de ces montagnes d'or-
gueil ,
DE St. François de Paule. 49
gncll , du moment qu'on les touche : mais,
o mon Dieu ! les rois entendroient , &
vvi:\ qui jugent la terre pourroient s'inf-
truire , s'il le trouvoit des prophètes en
Ifraèl qui ofafîefit porter votre parole devant
eux ; &: les princes ne (broient pas fi loin
du royaume de Jelus-Chrift , fi Tes dilciples
en favoient méprifer les premières places.
Le même Père des lumières qui lui dé-
couvrit les fecrets des cœurs, le fit percer
dans les ténèbres de l'avenir. Les fidèles de
Ion temps s'écrièrent avec furprife, qu'ua
grand Prophète avoit paru parmi eux, ÔC
que le Seigneur avoit vifité Ton peuple*
11 prévit les malheurs d'ifraël & la cap-
tivité dont Jérufalem étoit menacée ; &C
comme le Jérémie de ion fiecîe, il vit en
efprit partir de Babylone un -Prince infi-
dèle, 6c préparer les rers & les flammes
dont on devoit enchaîner l'Oint du Sei-
gneur , & brûler le temple & la ville
lainte. Mais qu'on eft peu difpofé, mes frè-
res, à écouter les prophètes d'Ifi-aël, lorf-
qu'ils n'annoncent que des chofes défagréa-
blcs! On traita fes prédictions de fonge &C
de foibleflTe; & Mahomet entré dans l'Ita-
lie &c déjà maître d'Otrante, étoit fur le
point de ravager l'héritage du Seigneur, ve-
nir placer l'abomination darfs le lieu faint,
-& mettre fous un tribut infâme la Reine
des nations & la MaîtrefTe des provinces,
que François de Paule levoit encore inu-
tilement les mains vers un peuple plein de
contradiftion & d'incrédulité.
Panég. C
>î^
k
5Ô Pou R LE JOUR
'Mais vos miféricordes. Seigneur, vont
toujours plus loin que nos inilercs : vous
vous laiffâtes toucher aux larmes & aux
prières de votre Serviteur; & il obtint de
vous un ange invifible qui rrappa Senna-
chérib de frayeur, diffipa les nations af-
femblées , & rendit la paix & ralëgrefle
à votre Eglife. Eh! ne fuiclterez-vous point
en nos jours quelque nouveau prophète
qui puiffe à fon tour obtenir de voi.s la
fin de nos troubles & de nos calamités?
n'enverrez -vous plus d'ange extermina-
teur pour diffiper les nations qui veulent
}4 la guerre ? avez- vous livré pour toujours
Jacob au pillage? vos tribus ont-elles juré
de fe détruire elles-mêmes , & de fervir
aux deffelns de vos ennemis ? & fouffri-
rez-vous qu'un autre Jéroboam , pour le
maintenir dans fon ufurpation, lesdivife,
altère publiquement votre culte , & jette
des femenfes éternelles de diiïention entre
Ifraël & Juda ? Vous châtiez , Seigneur ,
nos iniquités , il eft vrai : mais fi les mal-
heurs de nos familles, le fang de nos pro-
ches , les cris des peuples & la défola-
tion des provinces ne font pas encore
capables d'arrêter la main qui nous frappe;
ah ! que tant de profanations toujours in-
féparables des' guerres, vous défarment ,
& ne vengez plus votre juftice en multi-
pliant les crimes fur la terre.
Qui pourroit ici vous reoréfenter , mes
frères, notre Saint, cet homme pénitent,
mortifié p & qui fe permettoit à peine l'w-
DE St. François de Paule. ci
ïage des viandes les plus viles; qui pour-
roit vous le repréfenter , dis-je , fouve-
rain de toutes les créatures ; conduii'ant
au tombeau & en rappellant à Ion gré;
<:oinmandant aux vents Se à la mer; étei-
gnant rimpétuorué du feu; fermant la bol^
che des lions ; vainquant les royaumes par
la foi, & dépofitaire de la puiflance di-
vine fur la terre ? L'Eglife ne vit peut-
être jamais le fpeft;<tle d'une foi plus puif-
lante ; Tbifloire de fes prodiges ne finit
point ; & c'eft ici le feul lieu où Ton peut
wfer de l'hyperbole de l'Evangélifte , &c
dire que le monde entier n'en pourroit
prefque contenir le récit. Il marcha, com^
me les premiers difciples , fur les ferpents
fans en être blefTé ; ôta à des breuvages
mortels tout ce qu'ils avoient de nuifible ;
imprima à fon ombre mcme une force
toute-puiffante; exhala une vertu qui opé-
roit des prodiges tout à Pentour; affermit
par fa foi les eaux de la mer, & fans être
l'outenu , comme Pierre , de la préfence
de Jefus-Chrift , il la traverfa avec plus
de confiance 6c de fécurité que cet Apô-
tre ? Que vous dirai-je , mes frères ? il mit
fa bouche dans les nuées, félon Texpref-
fion du prophète , & fit pafïer fa langue
fur la terre; il ouvrit les cataraftes du ciel ,
& changea ou rétablit Tordre des faifons.
Il fut la réfurreftlon & la vie ; fit voir les
aveugles, parler les muets, ouir les fourds,
marcher les boiteux; & bienheureux ceux
qui ne feront pas fcandalifés en lui]
Cij
çx Pour le jour
Car, mes frères, quelle eft aujourd'hui
la fauflTe délicateiTe du fiecle fur les évé-
nements qui tiennent du prodige? On laif-
l'e, hélas! au peuple la (implicite & la can-
deur : la; religion de ceux qui fe piquent
de raifon 5 eft une religion de raffinements
& de doutes; & Ton fe fait un mérite d'ê-
tre difficile 5 comme ii le royaume de Dieu
venoit avec obfervadon. Ce n'eft pas que
je veuille ici donner du crédit aux fuperf-
titions, niautorifer tout ce que le zèle bon,
mais peu éclairé , des fiecles paffés a laifTé
gliller de faux dans Thidoire de nos faints :
mais je fuis touché que fous prétexte de
bon goût , on tombe dans le liberdnage
d'efprit; & qu'en s'accoutum.ant à douter
des faits indifférents, on doute tôt ou tard
des nécelTaires. La fimplicité, Meffieurs,
eft inféparable de la foi chrétienne ; il eft
beau même de fe tromper quelquefois pour
avoir voulu être plus religieux & plus do-
cile : les plus grands hommes de la religion
ont été des enfants fur les madères du falut.
Et d'ailleurs, vous, mon frère, qui contre
toutes les règles de la droite raifon , croyez
imprudemment que Dieu vous fauvera dans
une vie molle & mondaine , ce qu'il ne
fauroit faire , vous refufez votre «créance
à. des prodiges qui lui font très-poiïibles?
ah! pourquoi êtes-vous û crédule lorfqu'il
y a tout à rifquer ? & pourquoi faites- vous
gloire de l'être fi peu lorfqu'il n'y a rien
à perdre?
Il fai; droit ici pour mettre le dernier trait
DE St. François de Paule. ^^
à cet éloge, aprcs vous avoir montré l'obl-
curité de notre Saint fuivie d'une réputa-
tion éclatante, la candeur &c l'a (implicite
relevée par le don de l'ciençe & d'intel-
ligence, Ta pénitence & fon infirmité deve-
nue toute puillante, vobs montrer aufli fon
humilité récompeniéc, & invertie d'hom-
mages & de g'oire. Vous l'auriez vu afîis
à côté d'un grand Pape, comme autrefois
Moïfe auprès du pontife Aaron , partageant
avec lui les foins du facerdoce & la con-
duite du peuple de Dieu : vous l'auriez vu
entrer dans l'aflemblée des vieillards d'I-
fraël , & comme Daniel , régler leurs ju-
gements 5c prclider à leurs ordonnances^
Vous auriez vu les peuples en foule fortir
des villes, le recevoir comme autrefois le
fils de David, & environné d'un appareil
auflî humble que celui de Jefus-Chrift en-
trant dans Jéruialem : vous l'auriez vu trou-
ver par -tout les mêmes acclamations &c
une pompe auflî folemnelle. Les Cours des
princes mcmes li peu indulgentes à la fainte
folie de la croix, lui rendirent des honneurs
qu'on n'y rend guère qu'à la fagefle du
fiecle; & la folie inyflérieufe cle ce nou-
veau David, n'empêcha pas les rois mô-
mes des Phîliflins, de le retenir à leur Cour
avec toutes les diftin6iions & les égards dus
à fa vertu.
Car il faut le dire ici , minières du Sei-
gneur, les véritables faints peuvent bien
être incommodes au fiecle; mais dans le
fond ils n'y font guère méprifés. La piété
C iij
54 Pour le jour
qui eft félon Jefus -Chrift , quelque part
qu'elle fe trouve , a , je ne fais quoi de no-
ble & de grand 5 qui fait qu'on Teftime lors
même qu'on ne veut pas l'imiter. C'eft peu
connoître le monde que de prétendre nous
faire honneur auprès de lui de nos miferes
& de nos folbleffes : tout corrompu qu'on
le croit , il eft encore affez équitable pour
exiger de nous des exemples de régularité,
Z>L faire de la vertu même une bienféance
à notre état; & le plus fur moyen d'évi-
ter fon mépris, c'eft de ne fuivre p^s fes
Biaximes.
Au5i lorfque Louis XI fe fentit frappé
de la main de Dieu , ce ne fut point dans
h Cour qu^il chercha un prophète ; les
vertus de François de Paule , la puifîance
que Dieu lui communiquoit pour honorer
fa fainteté, écîatoient dans tout l'univers*
C'eft lui que le Prince demande , il le fait
venir des extrémités de l'Italie; & ce fut
alors que notre Saint paroiffant à la Cour
trompa l'attente du Souverain, & lui dit
hardiment comme un autre Elie : Prince
vous mourrez, & vous ne fortirez plus du
lit où vous* êtes monté, que pour defcen-
dre dans le tombeau.
Quel coup de foudre pour un Prince qui
aimoit la vie! il recrut en tremblant cet ar-
rêt foudroyant. Hélas I qu'il eft rare que
les inquiétudes & les foupirs des mourants
ne foient plutôt les agitations d^une ame qui
fe défend contre la mort, que des regrets
Cnceres fur la vie palléel Si Ton levé alors
DE St. François de Paule. ^ç
les yeux au ciel, hélas! ce n*eft que pour
détourner le glaive fatal qui va trancher
nos jours; & toutes ces marques de re-
pentir qu'on donne dans ce dernier mo-
ment , & qui confolent tant les amis &C
les proches , font d'ordinaire les derniers
trairs de notre arr<3t & la mefure funefte
de nos crimes.
C'eft à ce voyage que le royaume doit
rétablilTenient d'un Ordre, dont l'Eglife a
depuis été i\ honorée & le public fî édifié.
La candeur & l'aullérité du Saint & de (es
compagnons toucha les peuples : nos vil-
les à l'envi s'emprelîérent d'enfermer dans
leurs murs ces anges de la terre : de toutes
parts s'élevèrent de nouveaux édifices def-
tinés à leur fervir d'afylc : les richeffes de
l'Egypte furent employées avec profufioa
à conftruire ces tabernacles d'Ifraël , &i la
France ne pouvant difputer à l'Italie la naif-
fance de ce falnt inftitut, lui en difputa du
moins l'amour , & le zèle de fon accroif-
fement.
Nous avons, ]e le fais , fuccédé là-def-
fus au goût de nos pères ; Franc^ois de Paulc
& fes enfants font encore chers à nos peu-
ples; & c'eft là comme la dévotion do-
minante des Franqois. Mais d*où vient ,
mes frères, qu'avec toute notre confiance
envers ce Saint , nous fommes toujours fi
éloignés de le devenir nous-mêmes? Ah!
c'eft qu'outre que nous bornons nos hom-
mages à un culte extérieur & à certaines
pratiques de piété qui ne gênent ea rteii
C iv
5é Pour le jour
nos paffions ; nous n^avons recours à lui
comme ce Roi mourant que lorfqu'il s'agit
d'obtenir des faveurs temporelles , la dé-
livrance d'un péril qui nous alarme , d'une
infirmité qui nous accable , d'un chagria
qui nous mina & nous delTeche ; & luF
les befoins de Tame nous ibmmes muets.
On ne s'avife guère de demander la dé-
livrance d'une paffion qui nous tyrannife ,
d'une inimitié qui nous ronge , d'un en-
durciffement qui nous calme fur tout, de
mille périls où l'on échoue , d'un naturel
fragile & glilTant qui nous rend le falut fî
difficile.
Ce n'eil: donc pas, ô mon Dieu, le cré-
dit de vos iâints qui diminue, comme nous
le reprochent vos ennemis; c'eil l'incrédu-
lité des fidèles qui augmente. Vous êtes tou-
jours le Père des milericordes, & toujours
prêt à exaucer nos vœux, lorfqu'ils vous
font préfentés par les citoyens de la Jéru-
falem célefte ; mais il faut que ces vœux
foient dignes de vous , & allez purs pour
monter en odeur de fuavité jufqu'aux pieds
de votre trône. Et cependant, Seigneur,
quelles ont été jufqu'ici mes prières & mes
fupplications ! J'ai invoqué vos faints dans
mon affliftion , il eft vrai ; mais je n'ai at-
tendu d'eux que dts confolations toutes
terreftres , le fuccès d'une affaire , la ré-
gularité d'une faifon, la vie d'une perfonne
chère , la bienveillance d'un grand , l'é-
lévation d'une famille : du moment que
votre main m'a frappé , j'ai couru à leur$
DE St. François de Paule. 57
autels, pour obtenir la fin ou radouclffe-
ment de mes peines; & c'a toujours été
là le motif de mes dons &: de mes offran-
des. Souvent mcme, je ne rougis pas de
vous l'avouer, 6 mon Dieu, Ibuvent j^ai
voulu les faire (ervir à mes iniquités, les
intérefler dans mes foiblefTes ; les rendre
protedeurs d'un defir qui vous déplaît ,
d'une efpérance qui vous déshonore, d'un
attachement qui vous bleflTe : & au-lieu d'en
faire des intercefleurs de mon pardon, j'en
ai fait des confidents de mes fautes. Les
faints, mes frères , rejettent ces hommages
criminels; & la meilleure manière de les
hc^norer , c'eft de fuivre les traces qu'ils
nous ont frayées dans les voles de la juf-
tice , qui nous conduiront comme eux à
la bienheureufe immortalité. Ainfî foit-il.
'^^%m
^^ Pour le jour
SERMON
POUR. LE JOUR
D E
SAINT BENOÎT.
Fide Noe, refpo^1^o accepte de m qiiîe adhuc non
videbaïuur, metuens aptavit arcam in falutem
domûs fiice, per quam damnavit mundum,
Cefî par la foi que Noé ayant été divinement
averti de ce qui devait arriver , & appréhen*
dant ce qu'il ne voyoitpas encore^ il bâtit r ar-
che pour mettre le falut des fiens à couvert :
& cefl par-là quil condamna le monde. Hebr»
ES que la voix du ciel eut ap-
pris à Noé Parrêt que le Seigneur
I fe prëparoit de prononcer con-
tre les hommes , quoique le temps
de !a vengeance fût encore éloi-
gné 5 ce faim Patriarche le compta , pour
ainfi dire, arrivé; & le même jour où il
connut que tout alloit bientôt finir, fut
DE SAINT Benoît. ^9
pour lui comme la fin de toute créature.
Dès ce moment tout lui parut erreur &
vanité parmi les hommes; toujours occupé
de ce jour de colère , qui devoit exter-
miner toute chair, les plaifirs & les dillo-
lutions auxquels les hommes le livroient
alors avec tant d'excès, lui parurent com-
me les ris de ces fanatiques , qui ignorent
le danger prochain dont ils Ibnt menacés,
& qui ne font dignes que de notre com-
pafllon &c de nos larmes. Dès-lors fans
s'arrêtera l'exemple de la multitude, il ne
penfa plus qu'à prendre des mefures , de
peur d'être enveloppé dans la malédiftion
commune ; & peu content de travailler
à l^ fureté , il éleva un afyle , où le fa-
lut des fiens pût encore être à couvert.
Par-là, dit faint Paul, il vit les chofes à
venir conime fi elles étoient préfentes : il
devint l'héritier de la foi & de la juftice
des Patriarches , qui l'avoient précédé ; &
il condamna le monde , auquel l'exemple
de fes fages précautions fut inutile : Me- Usir. 11.
tucns , aptavit arcam in faluum domûs 7.
fu(Z^ pcr qiLam damnavit mundnm.
C'eft fous cette image que je me fuis
propofé de vous repréfenter aujourd'hui le
faint Patriarche dont nous honorons la mé-
moire; & ce qui m'a déterminé à la choi-
fir, c'eft qu'elle nfi'a paru encore plus heu-
reufe pour notre inftruftion que pour fou
éloge : car ce n'efl: pas un récit embelli
& exact des aftions de faint Benoît, que
vous devez attendre en ce jour , mais feu-
C Yj
6o Pour LE JOUR
lement une infirufiion fîmple & chrétien*
ne , fur les principales circonftances de
fa vie.
A peine la voix du ciel eut fait entendre
à cet homme plein de foi, l'arrêt de ma-
lédiction que Jefus-Chrift prononcera un
jour contre le monde ^ qu'il le regarda com-
me déjà condamné ; &. ce qui devoit pé-
rir, il l'envifagea comme s'il n'étoit plus.
Dès-lors il vit la fin de toutes chofes ; les
terreurs de l'éternité le troublèrent. Il mé-
prifa ce qu'il ne pouvoit toujours pofféder :
les fauffes joies, les defirs infenfés, les vai-
nes efpérances des hommes ne lui fem-
blerent plus que les fonges agréables d'un
criminel qui dort dans fa prilbn la veille
de fon fupplice , & qui à fon réveil doit
entendre prononcer la trifîe fentence. Tout
lui parut erreur, folie & danger dans le
monde* Il penfa donc à fauver fon ame
de l'anathcme général ; & touché enfuite
du falut de les frères , il éleva le pre-
mier cet afyle fi fameux depuis dans tous
les fiecles, où il pût les mettre à couvert
de la colère à venir; & les fauver de ce
déluge d'iniquité qui dcvoit faire périr toute
chair : Mctums , aptavlt arcam in faluum
domus fucz.
Ainfî Benoît recueillit feul la fuccefîîon
de la foi, de l'efprit, de la juflice des Antoi-
nes, des Hilarions , & de tous les hommes
de Dieu qui avoient peuplé les déferts de
l'orient. Ainfî il condamna le monde que {ts
grands exemp-îes ne purent corriger» Car
DE SAINT Benoît. 6i
la foi lui fit voir les chofes à venir com-
iTie 11 elles étoicnt préfentes , & les pré-
fentes comme fi elles n'éiolent plus : Fidc^
rcfponjo accepta de lis quœ non vidcban--
tur ; eiFrayé des malheurs qui menaçoient
le monde, la foi le détermina à préparer
un al'yle où fon falut ik celui des fiens
fût à couvert : Mautns , aptavit arcam in
falutcm domus fux : &c dans ces deux clr-
conftances principales de fa vie, Benoît
condamna le monde ; Pcr quam damnavït
mundum : je veux dire les faux jugements
& la fécurité du monde , par les lumières
qui lui en découvrirent le néant & le dan-
ger; le découragement &c les irréfolutions
du monde fur le falut , par la gloire &
le fuccès, qui accompagna la promptitude
de fon entreprife.
L
A fource déplorable de nos défocdres i.
eft prefque toujours dans nos erreurs ; g^ Partie.
nous ne faifons point de chute, où quel-
que faux jugement ne nous ait conduit.
Auiîî la grande différence que met TApô-
tre entre le jufte & le pécheur , eft que
le jufte eft un enfant de lumière , qui juge
de tout par des vues hautes & fubli'mes;
& qui à la faveur de cette clarté fupé-
rieure qui le guide, démêle par -tout le
vrai du faux , perce les dehors trompeurs
répandus fur tous les objets qui nous en-
vironnent, & ne voit en eux que ce qui
s'y trouve en effet ; au-lieu que le pé-
6z Pour lejoi^r
cheur eft un enfant de ténèbres , qu-î ne
juge que par des vues fauflTes & confufes^
qui ne voit de tout ce qui eft autour de lui
que la furface & Tëcorce; & qui loin de
porter la lumière fur les ténèbres qui l'en-
vironnent, répand fes propres ténèbres fur
un refte de clarté que lui offrent encore
les créatures, & les événements au mi-
lieu defquels il vit.
Or, mes frères, on peut marquer trois
erreurs principales, d'où naiffent cette foule
de fauffes maximes répandues dans le mon-
de , & qui dérobent prefque à tous les hom-
mes les voies de la juftlce & de la vérité.
La première eft une erreur d'efpérance^
qui formée par la vivacité du premier âge
&par le défaut d'expérience inséparable de
notre entrée dans le monde , ouvre à l'ima-
gination , fi capable alors de féduftion y
mille kieurs éloignées de fortune > de gloi-
re, de plaifir; & l'attache à ce monde ré-
prouvé , plus par les charmes qu'elle lui
promet , que par ceux qu'on y trouve dans
ïa fuite. La féconde eft une erreur de fur-
prife , qui ne trouvant pas le cœur en-
core inftruit fur le vuide , & l'inftabilité
des chofes humaines , fur les caprices du
monde & l'amertume des plaifirs, laifiTe
aux premières impreffions que fait fur nous
le fpeftacle du monde , le loifir de nous
toucher , de nous amollir , de nous en-
traîner ; & profite d'une circonfi:ance où
tout ce qui bleffe l'ame , ne s'efface plus ^
pour y faire entrer le venin plus avant ,
DE SAINT Benoît. 6j
Cela corrompre fans redburce. Enfin, la
dernière eft une erreur de fécurlté , qui
nous reprëfente les abus du monde , com-
me des uCages ; fes précipices couine des
voies droites & iTiies, les précautions de
la toi comme les t'oibleflTes ou les excès
d'une pieté mal entendue ; &c nous fait
marcher (ans rien craindre dans des (cn^
tiers, où tous les pas l'ont prefque des chii-
t-es. Or, les lumieres.de la foi découvri-
rent à Benoît trois vérités principales, qui
difîiperent d'abord Tillufion de ces trois er-
reurs, & qui encore aujourd'hui condam-
nent le monde , ou qui les ignore , ou qui
les méprife.
Il comprit, premièrement, que tout ce
qui paffe , & ne doit pas toujours demeu-
rer , n'eft pas digne du chrétien né pour
1 éternité. Il fentit en fécond lieu , que tout
ce que les créatures peuvent ménager de
plaifirs au cœur de l'homme , n'eft qu'un
peu d'eau jettée dans la fournaife, qui l'al-
lume loin de l'éteindre; que ce n'eft qu'un
amas de remords & de vers dévorants qui
rongent le cœur loin de le raftaftier; &C
que tout ce qui n'eft pas Dieu, peut le fur-
prendre , mais ne fauroit le fatisfaire. Enfin
il découvrit que le monde étoit le lieu des
tentations &c des naufrages, & que la piété
ne pou voit y rencontrer, ou que des piè-
ges dreffés par-tout pour la féduire , ou
que des fcandales établis pour Taffli^er ^
ou que des obftacles propres à la décoiv-
lager & à l'abattre»
64 Pour le jour
Envoyé à Rome en un âge encore ten^
dre , pour y cultiver refpérance de (es
premières années , par tous les fecours que
pouvoit fournir à l'éducation un féjour iî
célèbre , il fiiivit la route ordinaire à ceux
de fa naiffance &: de fon rang; il répon-
dit aux deffeins de (qs proches , qui par
les vues inféparables de la chair & du fang,
rapportoient les foins de fon éducation ,
non à le former pour le ciel, mais à l'éle-
ver dans le fiecle. if fe fit inftruire comme
Moïfe, dans la fageffe & dans la fcience
des Egyptiens ; il cultiva quelque temps
par les fecours humains les grands talents
qui parurent depuis en lui. Les études qui
fraient le chemin aux honneurs & à la
fortune , furent les premières occtapations
de fa jeunefle : mais la grâce s'étoit réfer-
vée le droit de le fanftifier , & de fe fer-
vir de toute cette vaine fcience d'Egypte,
pour en former comme autrefois dans Àloï-
fe, le légillateur d'un peuple faint , & le
chef qui devoit conduire au défert une nou-
velle armée d'Ifraélites pour s'y offrir eux-
mêmes en facrifice au Seigneur.
. C'eft à l'entrée de cette carrière , dit
faint Auguftin /que fe forment dans l'amê
peu inftruite encore fur les caprices de la
fortune , fur l'inftabilité & l'injuftice du
monde; que s'y forment, dls-je, des vues
d'élévation , des efpérances flatteufes, d'a-
gréables fonges. C'eft dans ce premier âge
qu'on fe donne , pour ainfi dire , à foi-
niéme tout ce qu'on ofe fouhaiteri qu'on
DE SA TNT Benoît. 6^
croit déjà voir à Tes pieds , comme le jeune
Jofeph, les afties mêmes du firmament qui
nous adorent , & que Timaglnation , pas
encore détrompée par l'expérience , raf-
iemble tout ce qui fe trouve partagé dans
les autres de grâces, de talents, de bon-
heur , pour s'en former à foi-mcme une
deftinée à fon gré , & un avenir chimé-
rique.
Mais la foi , dit faint Grégoire dans la
vie de notre Saint, la foi qui mûrit de
bonne heure la raifon , Se donne au pre-
mier âge toute la fagefTe & toute la ma-
turité des longues années, montra d'abord
à Benoît ce que Texpérience feule apprend
fî tard aux âmes que le monde a féduites,
A l'entrée prefque de la vie , Benoit vit
le monde tel que le pécheur, trop tard
détrompé , le voit enfin en mourant; c^eft-
à-dire, comme un fonge, qui après avoir
quelque temps réjoui notre imagination ,
fe diffipe enfin tout d'un coup, & ne nous
laide rien de plus réel que le regret inu-
tile d'avoir pu le prendre fi long-temps pour
quelque chofe de vrai & de folide. Il re-
tira le pied, ajoure faint Grégoire, qu'il
avoit comme avancé dans les voies pérjl-
leufes du fiecle : il interrompît des études
que l'ufage commence , & que l'ambition
foutient & achevé : il renonça à de vaines
connoififances, qui ne dévoient pas le con-
duire à la feule vérité qui nous délivre : il
regarda tous les moyens de parvenir com-
iTic des fentiers femés de précipices, ou
66 Pour le jour
les plus heureux font ceux , qui par des
dangers infinis , arrivent à un danger en-
core plus grand ; & s'éloigna du monde
à un âge , où il eft encore plus feduiiant
par les charmes qu'il promet, qu'il ne l'eft
enfuite par les faveurs réelles qu'il ac-»
corde.
• Oui , mes frères , telle eft l'illufion la
plus univerfelle , dont le démon s'eft fervi
dans tous les temps pour féduire les hom-
mes. Nul prefque de tous ceux qui m'é-
coutent ici, & que le monde féduit & en-
traîne , n'eft consent de fa deftinée; & û
l'efpoir d'une condition plus heureufe n'a-
douciffoit^ les peines de notre état préfent,
& ne iioit encore nos cœurs au monde,
il ne faudroit , pour nous en détromper ,
que les dégoûts & les amertumes vives que
nous y trouvons. Mais nous fommes cha-
cun en fecret ingénieux à noiis féduire fur
Tamertume de notre condition préfente.
Loin de conclure que le monde ne fauroit
faire des heureux , & qu'il faut chercher
ailleurs le bonheur où nous afpirons , &
que le monde ne fauroit nous donner ,
nous nous y promettons toujours ce qui
cous manque & ce que nous fouhaitons :
nous charmons nos ennuis préfents par Tef-
poir d'un avenir chimérique ; & par une
illufion perpétuelle & déplorable , nous
rendons toujours inutiles les dégoûts que
Dieu répand fur nos paffions in'juftes, pour
nous rappeller à hii par des efpérances que
l'événement dément toujours , mais où
DE SAINT Benoît. 67
nous prenons de notre méprite nicme l'oc-
ca(îon de tomber dans de nouvelles.
Voilà rétat de prefque toutes les âmes
que le monde & les paflTions entraînent^
Le Seigneur prévoyant que les biens in-
vifibles n'exciteroient que foiblement notre
foi 5 & que les imprefllons des fens plus
vives & plus préienies , nous entraîne-
roient toujours de leur côté , avoit ré-
pandu fur tous les objets fenfibles, des dé-
goûts & des nmertumes , capables de re-
froidir le penchant violent qui nous y por-
te , & de nous rappeller aux biens éter-
nels. C'eft par-là qu'il avoit voulu foute-
nir la foibleflTe de notre foi ^ & nous faire
trouver le remède dans le mal même : aufïî
par une fuite de cette fageffe miféricor-
dieufe , il a difpenfé avec un ordre fî ad-
mirable & fi divin nos deftinées, que quel-
que heureufe qu'en paroiffe la condition ,.
il manque toujours quelque chofe à notre
bonheur. Mais loin de chercher dans les
prcmefTes de la foi cette félicité qui nous
manque, nous la cherchons dans les pro-
meffes du monde même. Nous rempla-
çons par l'erreur de notre imagination ce
qui manque à nos delirs : nous ne jouif-
fons jamais; nous efpérons toujours. C'eft-
à-dire, ce n'eft pas le monde préfent que
nous aimons; nous n'y fommes pas affez
heureux; c'eft ce monde chimérique que
nous nous formons à nous-mêmes : ce n'eft
pas un bonheur réel qui nous éloigire de
JDieu; (car il n'y en a point hors de lui;)
6^ Pour LE JOUR
c'eft une vaine image , après laquelle nous
courons, fans jamais pouvoir y atteindre ;
c'eft un preftige qui nous joue; qui ne fe
montre jamais que de loin ; &' qui s'éva-
nouit, & s'éloigne encore lonque nous
croyons y toucher & le faifir. O mon
Dieu! & c'eft à ces fonges, que nous fa-
cnnons notre bonheur éternel! Le monde
tout leul eft trop trifte & trop dégoû-
tant pour nous plaire &: pour nous féduî-
re; il Faut que nous nous en mêlions nous-
mêmes, & que nous aidions par nos er-
reurs rimpuiffance de (es attraits. Ainfi ce
monde miférable & réprouvé que nous ai-
mons, n'exifte nulle part : c'eft une chi-
mère qui n'eft qu'en nous- mêmes; c'efl:
une divinité imaginaire, qui eft l'ouvrage
de notre cœur tout feul; ce font nos de-
fîrs & nos eipérances, qui font nos dieux
auxquels nous facrifions tout , & qui for-
ment nos leuls pîaifirs & nos paflîons les
plus violentes. Première illufîon, dont la
foi détrompa Benoît : l'âge des efpéran-:
ces & des erreurs , fut pour lui l'âge des
àes facrifices & de la vérité.
Mais non-feulement la foi l'éclaira fur cett«
erreur d'efpérance, fî dangereufe quand on
commence à entrer dans le monde ; elle
le préferva encore de cette erreur de fur-
prife que la nouveauté des pîaifirs, le dé-
faut de réflexions, & le torrent des exem-
ples & des ufages rendent comme inévitable
à ce premier âge. Car, mes frères, qu'il
eft difficile d'offrir d'abord aux illufions du
DE SAINT Benoît. 69
monde pas encore approfondies, un efprlt
en garde, pour ainli dire, & une ame qui
le défie de fes embûches! Cefl: alors que
Ton ouvre indiicrctement le cœur à tout
ce qui s'offre pour le toucher & pour le
corrompre ; que la raifon reçoit fans at-
tention toutes les faulTes maximes répan-
dues dans le monde ; que tout ce qui plaît ,
paroît avoir droit de plaire; que tout ce
que l'exemple commun autorife , iemble
jufte; que les éloges qu'on donne à nos ta-
lents , nous periuadent que nous n'en de-
vons ufer que pour nous-mêmes; & qu'on
ne fe défie, ni de l'artifice des hommes,
ni de l'amertume des plaifirs, ni des trif-
tes fuites des paffions. Ces grandes leçons
font d'ordinaire le fruit des réflexions &
de l'âge; & les plus heureux font ceux à
qui il a été nécedaire qu'ils fuffent féduits
pour fe détromper plus folidement & fans
retour de leurs erreurs pafTées.
Mais Benoit, dit faim Grégoire, parut
inftruit fur le vuide & l'amertume des plai-
firs, fans qu'il eût coûté à fon innocence
4)our s'en inftruire. Sa retraite ne fut pas
îe fruit de ces dégoûts inévitables, que la
longueur des paflions traîne toujours après
elles : il ne fortit point du monde comme
un homme qui fait naufrage, fort du mi-
lieu des flots à peine à demi-eiTuyé , &C
bien réfolu de ne plus fe fier à leur inconf-
tance. La première impreflion que le monde
fit fur ion cœur , fut le defir de l'abandon-
ner; Se il chercha la foliiude , comme Ta-
70 Pour le jour
fyle de ton innocence , & non comme un
lieu propre à pleurer les crimes.
Ce n'eft pas qu'une retraite de pénitence
ne Toit glorieufe à la grâce de Jefus-Chrift :
il eft beau de s'arracher enfin au monde, au-
quel on tenoit depuis long- temps par mille
liens injuftes; de rendre enfin à Dieu un
cœur que les payons infenfées lui avoient
ravi; & en le portant enfin aux pieds de
l'autel, dans le fecret d'un faint afyle , s'ap-
pliquer à le purifier par les larmes, par la
componction & par les faints exercices
(le la vie religieufe. Mais c'eft toujours un
cœur flétri , pour ainii dire , qu'on porte
dans le lanftuaire : c'eft une offrande com-
me encore Touillée qu'on va mettre fur l'au-
tel : c'eft un facrifice , pour ainfi dire , lu-
gubre, qu'on va faire au Seigneur, où la
victime n'eft parée que de deuil & de trif-
teïiG. Il femble que les âmes qui n'ont ja-
mais appartenu au monde & au démon ,
font bien plus propres à être confacrées à
Jefus-Chrift, parmi les vierges faintes qui
le fervent; &: à devenk fa portion &c fon
héritage : il femble qu'il habite en elles avec ^
plus de plaifir ; qu'il y règne plus en fouve-
rain; & qu'il les voit avec plus de complai-
fance autour de fon autel , parer le feftin
de l'Epoux de leur robe de candeur & d'in-
nocence,
Aufli ce n'eft pas une maxime fi fûre;
quoique très- ordinaire à des parents même
pieux & chrétiens , de fe perfuader qu'il eft:
boii que leurs enfants aient connu le mon-
DE SAINT Benoît. 71
de, avant de le confacrer à Jefus-Chiift
dans une retraite religieiile. Outre qu'il eft
rare de vouloir le connoître ce monde,
fans qu'il en coûte de l'avoir connu ; &
que cette expérience eft toujours trop cher
achetée : quand même on en fortiroit ians
y avoir recju des plaies mortelles ; quand
mcme, comme il n'arrive que trop fou-
vent , la grâce de la vocation n'échoueroit
pas contre des épreuves qui ne font point
dans Tordre de Dieu , & qui font plus ca-
pables de la corrompre & de Téteindre, que
de l'éprouver; quand cela feroit, il en refte
toujours je ne fais quelles impreffions fu-
neftes, qui viennent troubler le repos & la
douceur de la retraite. Ces vaines images,
pas encore effacées , Te repréfentent Tans
cefte à l'ame retirée , la rappellent à des
objets qu'elle ne pourroit jamais aflez ou-
blier ; font nourries même & comme ré-
veillées par le calme de la folitude , où
rien ne s'offre pour en foire diverfîon , &
deviennent , ou l'écueil , ou le trouble ,
ou la tentation continuelle de fa retraite,
H faut qu'elle fe défende & contre les dé-
goûts préfentsdefon état, & contre le fou-
venir de fes plaifirs paflés; qu'elle furmonte
& les répugnances d'un cœur que le joug
de Jefus-Chrift révolte, & les égarements
d'une imagination , qui s'emporte & s'é-
chauffe d'autant plus qu'on veut la g{?ner
& la contraindre : de forte que le même
monde fouvent, au milieu duquel on avoit
vécu fans l'ain^r , quand une fois on a mis
^^ P O U R L E y O U R
fes dépouilles aux pieds de l'autel , & qu'on
ne le voit plus que de loin, paroît dans
ce point de vue plus aimable qu'aupara-
vant ; touche plus par les vaines images
qu'il a laifiees , qu'il ne touchoit par les
plaifirs qu'il nous offroit autrefois; & par
une bizarrerie du cœur humain, le monde
trouve dans Pheureufe néceffité qu'on s'eft
împorëe de le haïr, un nouvel attrait pour
nous plaire.
Mais , mes frères , Benoît n'attend pas
que Teffai mille fois fait des plaifirs injuf-
tes, le détrompe enfin, & le convainque
que ce n'eft point là ce qui peut rendre
l'homme heureux : il n'attend pas que les
cris d'un cœur toujours inquiet au milieu
de la jouiflance des objets criminels, le rap-
pellent enfin à cet objet éternel, *qui feul
peut calmer nos defirs , parce que feul il
peut remplir tous nos befoins : il prend Dieu
ieul pour fa confolation & pour fon par-
tage , avant que d'avoir éprouvé que le
monde ne fauroit l'être. Et nous,détrom- 1
pés depuis tant d'années par notre propre
expérience ; nous , inftruits par nos propres
dégoûts; lafies du monde par les mômes
endroits , qui autrefois avoient pu nous le
rendre aimable; nous, qui comme le re-
prochoit autrefois Tertullien aux païens^
portons encore une ame chrétienne au mi-
lieu de toutes les partions qui la fouillent;
& qui dans le temps même que nous of-
frons de l'encens , & que nous proftituons
nos hommages à la volupté , à l'ambition,
à
DE SAINT Benoît. 7?
i la gloire & à tant d'autres divinités in-
uftes, reconnoiilonsau fond de notre cœur
qu'il y a un Dieu lupi cme & éternel , qui
mérite tout Teul^ notre ?mour S^ notre
culte ; lui adreirons niéine en fecret des lou-
pirs & des regrets que la trifteffe du crime
nous arrache ; i'entons vivement que le mon-
de, auquel nous facrifions notre falut éter-
nel, n'eft rien; c'eft-à-dire, qu'il n'eft au
tond que l'ouvrage de nos partions & de
nos erreurs : nous , qui éprouvons tous les
jours combien il eft trifte d'être livré à foi-
mcme, & de porter le poids & les inquié-
tudes d'un cœur criminel : nous, qui après
avoir efTayé ii long-temps de tout ce qui
peutfiatter notre cœur, n'avons réuffi qu'à
augmenter fa noirceur & fa trifteffe : nous,
fans confolation du côté de Dieu , que nous
ne fervonspas; fans douceur du côté des
4)laifirs , qui ne nous touchent plus; fans re-
pos du côté du cœur , qui eft devenu le
théâtre de nos remords & de nos inquié-
tudes; nous, mes frères, nous ne pouvons
<ependant nous déprendre de nous-mêmes.
Nous n'ofons rompre les liens qui nous
«iccablent & que nous portons à regret :
nous balançons de rejetter loin de nous un
breuvage , dont nous ne buvons plus qu'une
lie amere : nous flottons, dit faint Àuguf-
tln , entre le dégoût du monde & le dé-
goût de Dieu, entre la lafîîtude des paf-
îîons & le peu d'amour pour la juftice ; en-
tre l'ennui des plaifirs & de la vertu : Faf s, Auiuji,
iidio Jufl'uiœ , hr farina iniquitaùs. Nous
Panez* D
74 Pour le jour
nous défendons , & contre les amertumes
que le monde nous fait fcntir à chaque inf-
tant , & contre les attraits que la grâce
nous montre de. loin. Eh I juiques à quand
fuivrons-nous donc malgré nous-mêmes
des voies fi femées d'épines, fi pleines d'en-
nui , de travail &C de trifteffe ? pourquoi
s'obftiner julqu'à la fin à nous attacher à
Pombre qui nous fuit, à l'erreur qui nous
accsble de fon vuide & de fon néant ,
& fuir la vérité 5 qui nous rappelle, & qui
feule peut nous rendre la tranquillité que
nous avons perdue? O mon Dieu! quel
efi: donc Tincompréhenfible enchantement
de Ihomme , de vouloir périr malgré fes
defirs 5 fes remords &: ks lumières ! & êtes-
vous.donc un maître fi cruel & fi dur à
ceux qui vous fervent , qu'il faille préfé-
rer les amertumes mêmes du crime aux plus
douces confolations de la grâce ?
Enfin , la dernière erreur que les lumiè-
res de la foi découvrirent à Benoît , fut
une erreur de fécurité. Il efl: aflfez ordinaire
en effet aux perfonnes qu'un heureux tem-
pérament & les préventions de la grâce
ont préfervées de la corruption au mi-
l/eu du monde , & qui n'ont jamais fait de
grandes chûtes , de compter pour rien les
dangers où prefque tous les autres périf-
fent ; d'écouter tout ce qu'on dit contre
la contagion du monde , de (es ufages y
de fes plaifirs, de fes maximes, plutôt com-
me un langage de piété , que comme des
avis néceflaires pour la conferver; de ne
DE SAINT Benoît. 7c
voir point de mal, où elles fe perfuadcnt
qu'il ne s'en eft jamais trouvé pour elles.
Une certaine innocence extérieure, accom-
pagnée prefque toujours d'un cœur plein
d'amourpropre , d'attachements mondains,
de defirs terreftres, de pareiTe , d'indiffé-
rence pour les chofes du ciel ; cette in-
nocence , dis-je , qui fouvent n'eft le fruit
que d'un naturel tranquille ik parefl'eux,
nous raffure; nous rend les maximes de la
piété fur la tuite du monde & de Tes périls,
lades & inintelligibles ; nous fait regarder
la retraite & les circonfpedions rigoureuies
des âmes fidelles comme des voies outrées
& fîngulieres; & nous établit dans un état
de fécurité , où les difTipations du monde ne
touchant point à cette probité toute hu-
maine, qui contente notre amour-propre,
corrompent pourtant notre cœur , &: y
font des plaies d'autant plus incurables, que
n'étant pas fenlîbles, elles nous intérelTent
moins à leur chercher des remèdes.
Or, voilà recueil que la retraite de Be-
roît nous apprend à éviter. L'innocence
confervée dans le monde ne le lui ren-
dit pas moins redoutable : il fe défia d'un
ennemi qui paroiffoit l'épargner , & qui
compte nous avoir vaincus, des qu'il a pu
nous perfuader qu'il n'étoit plus à craindre.
I! fe retira donc de Rome : ce lieu , dit
fainr Grégoire, dont les merveilles & la
magnificence attirent de toutes parts les
étrangers, ne lui parut plus qu'une vallée
de larmes : cette ville fi fuperbe , le théâ-
76 Pour le jour
tre des grandeurs & des efpérancçs humai-
nes, ne fut plus pour lui qu'une Icene pué-
rile, où les rôles les plus brillants ne Ibnt
que des perfonnages d'un infiant : ce ie-
jour fî fameux par fes délices, ne lui of-
frit plus que des ferpents cachés fous des
fleurs , fur iefquelles malgré lattention la
plus rigoureufe , on ne pouvoit marcher
long-temps fans recevoir quelque piquure
mortelle. La nouveauté de fon delfein en
un liecle où ces exem.ples étoient encore
rares en occident, n'arrêta pas un moment
l'impreffion de Tefprit qui le conduifoit au
défert. Car qu'importe à une ame à qui
Dieu lui-même montre une voie, que les
homm*es la trouvent finguliere ? & que fert
d'avoir des exemples , quand on a la grâce
elle-même pour guide ?
L'efprit de Dieu conduit donc Benoît au
défert, La retraite mêmie qu'il avoit d'abord
choifie aux environs de Rome , ne le ca-
chant pas affez à fon gré au monde , il
en cherche une plus auftere : il craint de
retrouver dans le concours des perfonnes
que le bruit de fa piété attiroit déjà de tou-
tes parts à fon défert , les mêmes écueils
qu'il avoit voulu fuir en fortant du monde.
Il regarda ces applaudiffements nailTants
comme un monde encore plus dangereux
que celui auquel il avoit renoncé : il trem-
bla que les dons de Dieu ne s afFoiblilIent
en lui par des complaifances humaines ; &
ne voulant fuir le monde que pour en être
inconnu, & non pour en être recherché.
t) E SAINT Benoît. 77
il craignit mcme l'utilité qui poiivoit reve-
nir aux hommes de les exemples. En vain
quelques-uns de fes dilciples inllruits de Ion
deilein, s'efforcent de l'en diflfuader, ou
fe diJ'pofent du moins à le fuivre dans fa
nouvelle Iblitude. Il ie dérobe à ce nou-
veau peuple, qu'il avoit attiré au défert :
il fe retire Teul comme Moïfe fur la mon-
tagne pour y mourir au monde & à lui-
mcme, & pour y cacher fon tombeau au
refte des hommes; & là dans le fond d'un
antre , caché aux yeux de l'univers , &
connu de Dieu feul , il goûte à loifir ces
conlblations ineffables , que la grâce ne man-
que jamais de verfer abondamment dans
une ame qui s'eft dépouillée de tout , Sc
d'elle-même , pour être toute entière à Je-
fus-Chrift.
Ce n'eft pas, mes frères , que les cloî-
tres & les déferts foient la vocation géné-
rale de tous les hommes; Jefus-Chrift qui
ordonne à ce jeune hom.me de l'Evangile
de renoncer à tout , & de le fuivre, or-
donne à un autre de retourner dans la
inaifon de fon père , & d'annoncer les mer-
veilles que le Seigneur avoit opérées en
lui. Mais je dis que vous , mon cher aU'
diteur , pour qui tous les périls font pref-
que des chûtes ; vous , qui malgré mille
bons defirs , éprouvez toujours dans les
mêmes occafions les mêmes foiblefTes i
vous, qu'un fonds de complaifance rend
f\ peu ferme contre les perfuafions ôc les
exemples; vous enfin, qui ne fauriez vous
D iij
yS Pour le j.ovr
promettre d'être fideîe , tandis que vous
i'erez expofé : je dis que Dieu a gravé dans
la foiblefTe même de vos penchants , l'ar-
rêt qui vous fépare du monde; que l'exem-
ple des âmes fîdelles qui confervent au mi-
lieu du monde l'innocence & la piété , ne
doit pas vous raffurer, ni vous fervir de
modèle; que vos plus faintes réfolutions y
échoueront toujours; que tous vos fenti-
ments de piété ny feront jamais à l'épreuve
de la première occafion ; que votre vie ne
fera plus qu'une révolution éternelle de
chûtes & de repentir; & que le feul avan-
tage que vous aurez fur les âmes endur-
cies ^ ce fera de périr avec un peu plus de
remords qu'elles.
Ce n'eft pas , comme je Tai déjà dit ,
que le monde ne puiÏÏe être un défert
pour une ame chrétienne. Judith au mi-
lieu de Béthulie, vivoit dans le fecret de
fa maifon ; & ni le rang qu'elle tenoit
parmi Ton peuple , ni fa jeunefTe , ni fa
beauté , ni fcs grands biens , ne purent
jamais lui perfuader que les plaifirs ôc les
ufages d'un monde corrompu puflent de-
venir une loi ou une bienféance même
pour une fille d'Abraham. Mais pour fui-
vre fon exemple , il faut avoir la force
& la fermeté de fa vertu, il faut que les
exemples même de dérèglement, qui s'of-
frent fans ceffe à nous, raniment notre foi ,
* & deviennent pour nous un nouveau mo-
tif de perfévérer dans la piété : il faut que
les penchants qui nous portent au plaifir ,
DE SAINT Benoît. 79
foicnt moins violents que les foihles clelîrs
qui nous inclinent à la juftice : il faut que
Icpreuve mille fois faite de notre fidélité
au milieu des périls, nous ferve de garant
contre ceux que nous avons à craindre :
il faut que nos réfoîutions aient toujours
été viâorieufes des occafîons , & que les
nouvelles féduéf ions que le monde n'a cefî'é
de nous offrir, foient devenues pour nous
de nouveaux fujets de mérite. Si vous vous
reconnoiflTez à ces traits, les périls du mon-
de, les flammes au milieu defquelles vous
vous trouvez, ne rous nuiront pas, comme
aux trois enfants dans la fournaife ; & le
monde a pour vous toute la fureté & tous
les avantages de la plus auftere folitude.
Ce n'eft pas la fnuation , ce font nos pen-
chants qui décident de nos périls; & les
cXcmpiè^ de ceux qiii fe lauvent dans le
monde, ne concluent pour nous, qu'au-
tant que nous pouvons nous répondre des
précautions qui leur ont affuré le falut.
Voilà les trois erreurs fur lefquelles la
foi de Benoît nous défabufe & nous con-
damne. Pourfuivons , & montrons que fi
les lumières de fa foi confondent nos er-
reurs ; les démarches éclatantes & le fuc-
cès dont Dieu récompenfa fa foi, ne con-
damnent pas moins notre découragement
& nos vaines excufes.
L
ORSQUE Dieu, dans la parabole du u.
père d^ famille^ convie les pécheurs à ve- I'artie.
D iv
b*b Pour le jour
nlr goûter les fmntes confolations qu'il pré-
pare ici-bas même à ceux qui le fervent ,
figurées fous l'image d'un grand feftin , ils
oppofent tous quelque excufe à la voix du
Ciel qui les appelle ; & au-lieu ,. dit faint
Grégoire , qu'ils auroient dû preffer & fol-
liciter eux-mcmes pour obtenir ce don inef-
timable , ils font ingénieux à trouver des
prétextes pour le refufer, quand la bonté
du Père de famille le leur offre.
Le premier s'en défend fur ce qu'il vient
X«rr.4. iî;. d'époufer une femme : l/xorem duxi ; &
'^^' cette excufe , difent les faints^ eft une ex*
cufe de molleffe. L'autre fur ce qu'il veut
éprouver des bœufs qu'il vient d'acheter:
Juga boum ani ; & c'eft ici une excufe
de fauffe prudence, qui n'a jamais pris af-
fez de mefures , & qui à force de tout
éprouver avant d'eritreprendre \ n'entre-
prend jam.ais rien : Eo probarc ïlla. Enfin
le dernier prend cour prétexte une mai-
fon des champs qu'il vient d'acquérir? Vil-
lam cnii ; !k cette excufe , dit faint Gré-
goire, eft une excufe d'attachement & d'in-
térêt terreftre , qui regarde le parti de la
vertu comme oppofé à la fortune & aux
prétentions temporelles, comme fi fauver
ion ame ne valoit pas mieux que le gain
du monde entier. Or, les démarches de
la foi de Benoît vont confondre le monde
fur ces trois vaines excufes.
Caché d'abord au fond d'un antre , ou-
blié des homm.es, & connu de Dieu feul,
Benoît ne trouve plus de volupté qu'à cru*
DE SAINT Benoît. 8ï
ciiicr fa chair & la réduire en fervitude.
Là , rien ne le conlble que de pouvoir
fouffrir pour ce qu'il aime : là , comme
les Antoines &c les Hilarions , paflant les
nuits ou à chanter de làints cantiques , ou
à méditer les années éternelles, il ie plaint
que le retour trop prompt de Taurore vienne
troubler le (îlence 6c la douceur de ces chaf-
tes délices : là, (on corps aride & exténué
de mortifications & de fouflFrances, ne pa-
roît plus le Soutenir que par la grandeur de
fa toi; & fon facrifice eut été bientôt con-
fommé, il le Seigneur , attentif à prolon-
ger des jours qui dévoient être fi utiles &c
Il glorieux à l'Eglife , n'eût découvert à
un l'aint folitaire , comme autrefois au pro-
phète Habacuc , le lieu profond où ce nou-
vel homme de defirs s'étoit caché , l'ex-
trémité où il étoit réduit, & ne fe fût fervî
de fon miniftere , pour fecourir fon fer-
viteur dans une néceflité iî preffante.
Devenu père d'un peuple de folitaires, II
renouvelle en occident ces prodiges d'auf-
térité que les déferts de Scéthé & de la
Thébaïde avoient admirés; & la règle di-
vine qu'il laiffa à (ts direiples/& gùe tous
les fiecles ont depuis regardée comme*
un modèle admirable de fagefîé & de con-
duite, ne fut 5 dit faint Grégoire, que l'hif-
toire exafte des mœurs du (liint Légifla-
teur. Je ne rappelle pas ici les jeûnes fé-
veres , & prefque jamais interrompus; ce
filcnce éternel , ce travail des mains iî dur^
fie fi févérement recommandé ; cette i^^^
D V
82 P O U R L E J O U R
traite fî profonde & fi perpétuelle ; ces
jiuits que la nature a , ce femble , defti-
nées au foulagement du corps ^ employées
à l'abattre par les veilles & les prières ;
cette mortification univerfelle de tous les
{qïis , & une vie qui fembleroit prefque
n'être plus à la portée de la foiblefTe hu-
maine , par l'excès de (es auftérités , fi nous
ne la voyions de nos jours renouveîlée
dans un faint défert. J'abrège ce récit pour
venir à Tinfirudion.
Quand on nous propofe, mes frères^
ces grands modèles, difoit autrefois faint
Chryfoftome , en parlant des foîitaires de
fon temps , nous les admirons , nous nous
récrions fur la puiffance de la grâce dans
ces hommes extraordinaires; nous fommes
furpris qu'au milieu de la corruption & de
Ja décadence de nos mœurs , la bonté de
Dieu fufcite encore de ces grands exem-
ples à fon Eglife, Mais nous n'allons pas
plus loin. Sous prétexte que cette voie
n'eft pas la voie commune de tous les fidè-
les^ nous n'y voyons rien que nous puif-
fions nous appliquer; & parce que nous
ne croyons pas que ces modèles de pé-
nitence foient propofés pour être imités;
nous ne les croyons pas même faits pour
nous inftruire.
Maïs fouffrez que je vous demande, pre-
mièrement ^ mes frères , quel a pu être le
deflein de Dieu ^ en fufcitant dans tous
les fiecles & dans tous les pays, de ces
pénitents fameux , qui ont édifié l'Eglife ,
DE SAINT Benoît, 83
& dont rhiftoire fait encore aujourd'hui
tant d'honneur à la religion? N'eft-cepas
de nous faire comprendre de quoi notre
foibleiTe, foutenue de la grâce, eft encore
capal^le; que l'Evangile obl'ervc mcnie dans
toute la rigueur de Tes confeils , n'exige
rien d'impoflible ; & que fi à nos yeux ,
des hoinines pleins de foi ajoutent même
à la févërité de fes préceptes, des rigueurs
de furcrolt , nous ferons confondus pour
avoir trouvé tant d'inconvénients à prati-
quer fes violences les plus communes ?
Je vous demande encore , pourquoi ces
grands exemples de pénitence que les faints
nous ontlaiffés, nous paroiffent-ils fi éloi-
gnés de nos devoirs & de notre état?
Eft-ce parce qu'ils ont vécu dans des fie-
cles fort éloignés du nôtre ? mais outre
que le Seigneur en fufcite encore de nos
jours , les devoirs ne changent pas avec
les âges ; & rien ne change dans les rè-
gles de la foi que les moeurs des fidèles.
Eft-ce parce que les faints ont été des
hommes extraordinaires , & que leurs ac-
tions font plutôt des prodiges à admirer
que des exemples à fuivre ? mais les faints
ne font devenus parmi nous des hommes
extraordinaires , que parce que la corrup-
tion y eft devenue univerfelle. Dans les
premiers temps de l'Eglife , les faints ref-
fembloient au comrnun des fidèles, parce
que tous les fidèles étoient faints : il n'y
avoit d'hommes extraordinaires & fingu-
liers parmi eux que les pécheurs ; un Ana-
D vj
§4 Pour le j o u r
nie & un Saphire dans l'Egllfe de Jërufa-
lem ; un inceftueux dans celle de Corlnthe.
La voie des falnts étoit alors la voie com-
mune de tous les fidèles ; & elle n'eft de-
venue finguliere, que parce que tous les
fidèles prefque s'en font écartés. Eft-ce
enfin , parce que les mortifications , & les
faintes auftérités ne forment que le carac-
tère particulier de quelques faints; & que
des dons finguliers ne fauroient établir une
règle générale ? mais lifez l'hidoire de tous
les ferviteurs de Dieu, & vous trouverez
que les faintes auftérités de la pénitence
ont été la feule vertu commune à tous.-
Tous n'ont pas été favorifés du don des
miracles; & le Précurfeur lui-même n'en
opéra point dans la Judée : tous n'ont pas
répandu leur fang pour la vérité ; & lé
Difciple bien -aimé mourut en paix dans
une vieilleffe avancée, au milieu de fes
difciples : tous n'ont pas enrichi l'Eglife
de leurs ouvrages; & François d'AfTife n'a
laiiTé à fes enfants que la limplicité de fa
fol & l'éclat de fes exemples : tous n'ont
pas renoncé au lien facré du mariage; &
Abraham* mérita d'être le père des croyants,
en fanétifiant les périls de cet état : tous
ne fe font point cachés dans des déferts ;
un faint Louis à la tête des armées , &:
au milieu des foins & des dangers de la:
royauté , devint un Prince félon Je cœur
de- Dieu. Mais tous ont fait pénitence ;>
tous ont crucifié leur chair avec (es defirs ;;
tous ont porté, la. mortification de Jefusr
DE SAINT Benoît. S<;
Chrift dans leur propre corps : tous , au-
tant que leur état l'a pu permettre , ont
mené une vie de violence , de privation ,
de renoncement à eux-mtmes, d'éloigne-
lîient des plailirs ; & par -tout où vous
trouverez des lainis , vous les trouverez
pénitents.
Non , mes frères , nous avons beau noios
rafilirer fur l'exemple commun. Si les laints
l'avoient iuivi, ils ne mériteroient pas au-
jourd'hui nos hommages : TEvangile efl fait
pour nous , comme pour eux : & l'Evangile
n'a rien qui nous reflémble , ni par con(ér
quent qui doive nous ralTurer, Que nous fe-
rons furpris un jour devant Jefus-Chrift , lorf-
qu'on nous comparera à tant d'illuftres vicî-
times de la pénitence, qui ont édifié TE-
glife par le fpeftacle d'une vie dure &
mortifiée , & qui jouiffent déjà dans le
ciel du fruit de leurs travaux ; aux Be-
noit , aux Hilarion , aux Antoine , aux
Thérefe ! que ce parallèle nous fera pa^
roître fenfuels , immortifiés , voluptueux
ennemis de la croix de Jefus-Chrift ! On
nous demandera fi nous prétendons à la
même récompenfe que ces âmes généreu-
ies : fi nous ofons afpirer à une gloire
qu'elles ont achetée fi cher, & qui ne
nous a coûté à nous que la préfomptioa
d'y prétendre. Telles font les inftruftions
que nous donne la pénitence de Benoît,
& tel eft l'exemple qui confond notre mol-
leffe. xMais- la fermeté de cet homme de
Pieu aa milieu: de tous les obftaclesj & dès
86 Pour le Jour
contracliftions Infinies, qui traverferent Ton
entrepriie , ne confond pas inoins cette
faufTe prudence qui n'oie fuivre la voix du
Ciel, parce qu'elle trouve dans la voie que
Dieu nous montre , des difficultés infur-
montables; & qu'elle veut toutpefer, tout
examiner , tout éprouver , avant que de
fe rendre : Eo probarc illa. Seconde excufe
que nous avons appellée avec faint Gré-
goire, une excufe de fauffe prudence.
En effet, l'occident jufqu'à, Benoît n'a-
voit pas été , pour ainfi dire , la terre des
prophètes : ces anges du défert n'avoient
encore habité que des climats éloignés du
nôtre : c'étcit au milieu de l'Egypte , &c
dans les Ifles qui font au-delà des mers ,
comme il avoit été prédit , que le Seigneur
s'étoit formé ce noiweau peuple. Ce n'eft
pas qu'avant le fiecle de Benoît , il ne fe
lût élevé de temps en temps dans nos Gau-
les de faintes afiemblées de moines; mais
c'étoient des troupes difperfées , qu'une
même loi ne réuniffoit pas, qu'un même
efprit n'animoit pas , & qui ne combat-
toient pas fous la même difcipline : ainfi
on peut dire que Benoît fut fufcité de Dieu
pour être en occident, non feulement le
reftaurateur, mais le père de la vie céno-
bitique. Il eft vrai qu'il avoit reçu du ciel,
comme dit faint Grégoire, tous les talents
propres à une fi haute entreprife; le fel de
la fageffe, le difcernem.ent des efprits, la
force qui fait entreprendre , les lumières
qui afîurent le fwcccs j & que les dons de
DE SAINT Benoît. S7
la grâce furpaflToient encore en lui ceux de
la nature. Mais quelle entrepriie fut jamais
*pli:> traverfée & plus contredire!
Chargé d'abord de la conduire d'un mo- -
naftere voUin de la (blitude , il ne trouva
parmi ceux qui Tavoient choifi, que des
enfants pervers & corrompus, cachant fous
un habit de piété & de pénitence , tous
les dérèglements d'un cœur livré à l'ini-
quité : dans ce faint afyle les loix fages des
anciens n'étoient plus gravées que fur des
tables de pierre. Les remèdes font rares
pour les plaies du fanftuaire; & il eft vrai
que les perfonnes confacrées à Dieu 5 ne
tombent prefque jamais pour fe relever. Be-
noît fecoue donc la poufliere de fes pieds,
& fort d'un lieu , où l'efprit de difcorde ,
d'immortification, de murmure & d'indé-
pendance avoit pris la place de l'efprit de
Jefus-Chrift. Etabli dans une nouvelle fo-
litude, il y voyoit déjà croître, avec des
difciples plus fervents, l'efpérance de fes
foins , quand un autre Balaam vient drefler
des pièges à la pudeur &: à l'innocence de
ces pieux folitaires. Benoît eft donc encore
contraint de céder; & comme les Patriar-
ches, lorfque la jalbufîe ou la dépravation
de leurs voifms les obligeoit à changer de ,
demeure, il va à la tête de fon inno-
cente famille habiter une nouvelle terre. Le
Mont-Caflin, cette montagne depuis fi cé-
lèbre, le Carmel de l'occident, & la de-
meure des prophètes, étoit alors la retraite
des démons, &. un défert infâme confacré
88 Pour le jour
à la plus monftrueufe idolâtrie : on n'y
voyoit que des peuples fauvages qui vl-
voient fans loix, lans police, & dont tout
le culte fe bornoit à honorer des divinités
encore plus hideufes que leur affreux dé-
fert. C'eft là que l'homme de Dieu arri-
vé, il commence d'abord à élever un autel
au Dieu vivant dans cette terre infidelle :
il y invoque le premier le nom du Sei-
gneur ; &: à travers mille périls &: mille
contradictions , que la groffiereté & la fu-
perflition de ces homm.es barbares oppo-
sent à fon zèle , il renverfe leurs idoles ,
que la durée des temps avoit rendu ref-
peélables, il annonce le Dieu du ciel à ceux
qui n'avoient jamais entendu parler de lui;
il donne fur cette montagne fainte, comme
fur un autre Sinaï, la loi célefte à ks dif-
ciples. Là fe forment fous fes yeux & fous
la fageiïé &: la févérité de fa difcipline les
Maur 5 les Placide : là^ devenu père d'un
grand peuple de falnts folitaires, il remplit
tout l'occident du bruit de fon nom & de
fa fainteté : là enfin comme un autre Elie^
il annonce avec fermeté les ordres du Sei-
S:££h\^^> gneur à des rois barbares, 6^ laijjc des pro*
^' plûtes fucceffcurs après lui.
Mais, mes frères, il importe plus de vous
inftruire que de le louer. La grande foi de
Benoît, qui l'affermit contre toutes les dif-
ficultés que le démon oppofe à fon entre-
prife,. ne condamne-t-elle pas notre dé-
couragement dans les obftacles que nous
trouvons 3, ou que nous nous formons a:
DE SAINT Benoît. S\>
nous-mcmes aux démarches de conver-
fion & de pénitence que Dieu demande
de nous ? Plus le monde femble s'oppo-
fer à la fainte réfolution que nous avons
prife de l'abandonner & de penfer au fa-
lut, plus nous devrions préfumer que cette
rciblution vient du ciel , & que Dieu , qui
luimcme nous appelle y faura bien nous
foutenir. Si elle n'étoit pas fincere, & que
ce ne tTit que la fuite d'une inconflancc
naturelle, ou de quelque dégoût humain;,
ah! le monde & Tenfer verroient nos pro-
jets &c nos nouveaux defirs de pénitence
d'un œil tranquille ; rien ne s'oppoferoità
des réfolutions qui devroient à l'inftant
tomber d'elles-mêmes; le démon voyant
dans le principe de ces deiîrs , & de ces-
agitations infruftueufesde pénitence, qu'el-
les font plutôt dans rimagina(ion que dans
le cœur ; que la volonté n'eft point chan-
gée; & que ce font là plutôt les dégoûts
du crime, que des defirs fînceres de la ver-
tu ; le démon, dis-je , ne daigneroit pas tra-
verfer & refroidir ces nouveaux projets par
des contradi.ftions fufcitées ; il les laifferoit
s'éteindre & s'en aller en filmée d'eux-
mêmes, comme tant d'autres qui les ont
précédés. Mais quand il voit que la grâce
preffe ; que Thorreur des crimes pafTés, juf-
ques-là endormie , fe révdlle tout de bon;
que les plaifirs &: les efpérances du mon-
de, jufques-là fi chères, ne touchent plus^
& n'offrent mcme plus que des dégoûts
6c des amçrtumçs ; que les paflions les plus
90 Pour le jo^^r
violentes changent & s'éteignent; en un
mot 9 que tout annonce un changement
véritable ; ah ! c'eft alors que le démon
met en oeuvre toutes les créatures , que
le Seigneur femble avoir livrées à fa puif-
iance ; qu'il dérange l'ordre extérieur de
la fociété ; qu'il fuicite toutes les contra-
dictions ; qu'il renverfe le monde entier
pour décourager une ame touchée. Ainfî
ce font les difficultés & les obftacles eux-
mêmes qui doivent foutenir & animer une
ame dans la réfolution qu'elle prend de
changer de vie & de fervir Dieu. Si tout
étolt tranquille , ce grand calme devroit lui
faire appréhender pour une converfion à
laquelle le monde & l'enfer feroient fi fa-
vorables. Les contradiôions ont toujours
été le caraftere le plus confiant des œu-
vres de Dieu ; & h grâce n'ïiirpiTe rieti
qui ne trouve dans le monde ou dans no-
tre cœur des obftacles; mais ces obftacles
eux-mêmes deviennent ^alors de nouvelle9
grâces que le Ciel nous ménage : loin de
nous abattre^ ils font que le cœur s'em-
braie & s'allume davantage envers l'ob-
jet qu'on lui difpute : ils irritent l'amour,
loin de l'affoiblir. Tel eft le caraftere du
cœur humain : le fecret de ranimer fes
penchants & fes réfolutions , lorfqu'elles
font fincere? , c'eft de les traverfer & de
les contraindre. Aufti dès que les contra-
diftions & les periecutions cefferent dans
l'Eglife, la ferveur & la vivacité du zèle
femblerent cefter aufli : dès qu'il n'y eut
DE SAINT Benoît. 91
plus de tyrans , les faints devinrent plus
rares. La foi plus libre & plus tranquille ,
tut aufli plus languilVante ; & ne trouvant
plus d'obftacles autour d'elle , ni de ces
troubles" qui Tavoient agitée, elle s'endor-
mit dans le fein mcme du calme & de la
tranquillité. Seconde inftru6lion tirée des
difficultés & des contradiftions que la foi
fait furmonter à Benoît dans fon entreprife.
Enfin , la gloire & le fuccès éclatant
qui raccompagna, condamne la trcificme
excufe qui craint le parti de la vertu ,
comme Técueil ou de la réputation ou de
la fortune.
Vous le favez, mes frères, Benoît fur
le Mont-Cdffin , fut l'oracle de toute la
terre : les pays les plus éloignés entendi-
rent raconter les merveilles du ferviteur
de Dieu, & vinrent entendre de fa bou-
che les paroles de la vie éternelle : c'é-
toit la lampe allumée fur la montagne ,
qui répandoit un vif éclat fur toute TE-
glil'e. L'inftitut célèbre dont il jetta les fon-
dements , femblable au grain de fénevé^
devint bientôt un grand arbre qui cou-
vrit tout le champ de Jefus Chrift ; qui en
fit le plus bel ornement, & fervit même
d'afyle aux oifeaux du ciel, je veux dire,
aux plus grands hommesqui parurent alors
dans TEglife. Vous favez que tout ce qu'il
y avoit de plus élevé dans le fiecle, que
les princes &c les princeflTes elles-mêmes ,
y vinrent foumettre leur tête facrée au
joug de Jefus-Chriftj que les enfants de
^t Pour le Jouit
Benoît gouvernèrent long- temps toute TE*
glile ; que de ces faintes folitudes fortîrent
les Papes les plus faints , & les Evêques
les plus célèbres par leur do£lrine & par
leur piété ; que , comme Jacob , il fut le
père des -Patriarches ; que la fcience & la
vérité fe fauverent dans ce pieux afyle ^
de rignorance & de la barbarie de ces
lîecles infortunés , où l'irruption & le mé-
lange de tant de peuples féroces avoit éteint
dans l'occident te goût des lettres, & fort
altéré la pureté de la foi; & que comme
Noé, à qui nous Pavons d'abord comparé^
les alliances du fiecle furent mifes comme
en dépôt dans cette arche myflérieufe qu'il
avoit éievée, de peur que tout ne fût ef-
iacé fur la terre ^ & la mémoire des fic-
elés anciens enfevelie dans un éternel ou-
EecJL 44. bli : Teftamenta fœculi pojîta funt apucï
^^- illum ; ne dcleri po[jît diluvlo Gmnis caro*
Vous n'ignorez pas toutes ces circonftan-
ces éclatantes; & mon deffein, en les tou-
chant fi rapidement , n'eft pas , comme
vous le voyez , de les embellir par des
éloges 5 mais de venir à TinAruftion , où
je me hâte de conduire mon fujet.
Oui, mes frères, la fauffe prudence ; les
inconvénients de fortune, de réputation,
que nous croyons entrevoir dans une vie
chrétienne , l'emportent prefque toujours
fur les plus preffants mouvements de la grâce
qui nous y convient. Je ne parle pas ici
feulement de ces âmes mondaines , qui com-
mencent d'ouvrir les yeux à la vérité,- qiri
DE SAINT Benoît. 93
voudroient fe déclarer pour elle; mais qui
n'oient, parce que la crainte des dérifions
& des cenlures humaines les arrête; c'eft
une terreur puérile que nous avons fou-
. cnt confondue. Je parle de celles qui' fe
ibnt déjà déclarées pour Jefus-Chrift, &
qui font une profeflîon publique de le fer-
vir : & je dis que dans le détail de leurs
devoirs, elles facrifient prefque toujours à
<les égards humains les lumières &c les mou-
vements de leur propre confcience. Ce
n'eft pas à la vérité fur des points eflTen-
tiels, &c qui conduifent à la perte vifible
& déclarée de la grâce : mais fur une in-
finité de moindres démarches que Dieu de-
mande de nous; fur mille moyens de falut
que la voix du ciel nous montre en fecret,
que nous fentons nous-mêmes néceffai-
res à notre foibleffe; néceffaires pour nous
foutenir dans la vertu ; néceffaires pour y
avancer ; néceflfaires par rapport aux de(-
feins de Dieu fur nous; néceffaires enfin au
caractère de nos penchants, & à l'expiation
de nos mœurs paiïées, le monde nous ar-
rête : rimpreflion que notre nouvelle con-
duite fera fur les efprits, nous agite & nous
ébranle : la première penfée qui nous oc-
cupe , c'eft ce que le monde penfera de
nous. Ainfi après avoir abandonné le mon-
de, nous voulons encore le ménager; après
avoir renoncé à tout ce qui plaît, nous vou-
lons encore lui plaire mous voulons le met-
tre dans les intérêts de notre vertu ; &
5près lavoir eu peut-ctre pour cenfeur de
94 Pour le jour
nos plallîrs , nous voulons encore l'avoir
pour approbateur de notre pénitence : nous
vivons encore pour lui, quoique nous ne
vivions plus avec lui. C'eft une idole que
nous avons brilee & foulée aux pieds aux
yeux des hommes , mais à laquelle nous
rendons encore en fecret des hommages.
Pour peu que nous rentrions en nous-mê-
mes , nous trouverons ces difpoiîtions au
fond de notre cœur. On fe dit à foi-même
en fecret pour fe juftlfier fes infidélités; que
iur des chofes indifFérentes il ne faut pas
s'expofer mal-à-propos aux cenfures humai-
nes : & on ne prend pas garde que ce que
la grâce demande de nous , ne fauroit être
indifférent pour nous; quefacriner les mou-
vements de TEfprit-Saint à des égards hu-
mains 5 c'eft donner dans notre cœur la
préférence au monde fur Jefus-Chrift ; &
que plus les démarches que la grâce nous
infpire, font légères, moins la crainte qui^
nous les interdit 5 efl: etcufable. Car au fond ,
mes frères , fi nous regardons le monde
comme Tennemi de Dieu, que peut-il nous
arriver de plus heureux que de lui déplaire?
û nous fommes perfuadés que fes juge-
ments fur les chofes de Dieu font toujours
faux ; pourquoi avon^-nous la foibleffe , ou
de les refpefter , o« de les craindre ?
Lorfque Noé , à qui nous avons d abord
comparé notre Saint, bâtifîbit Tarche, dit
faint Chryfoftome, le monde fe moquoit
de fon entreprife : on regardoit comme
une foibleffe d'efprit les fages précautions
DE SAINT Benoît. 9c
àc cet homme fidèle. Tous les autres hom-
mes i'e rëjouifToient, dit l'Ecriture; les no-
ces &: les t'eftins étoient leur occupation
de tous les jours ; ils fe plongeoient tous
dans les voluptés criminelles; toute chair
avoir corrompu la voie ; jamais la vertu
ne fut plus rare ni plus mcprifëe : Noé
tout leul ola fe diftinguer dans cette cor-
ruption univerfelle; Noc tout feul vivant
à part, s'occupoit à bâtir Tarche fainte ,
qui devoir lui lërvir d'afyle & le prëi'er-
ver dans le temps de la colère. On fe mo-
quoit de l'extravagance prétendue de fon
defTem , de la fingularité de fa conduite^
& de la triftefle de fes mœurs ; mais quand
les eaux commencèrent à inonder la terre;
que la colère du Seigneur éclata , & que
les hommes furpris dans leur aveuglement
& dans leurs dlflblutions , ne trouvèrent
pjus de reffources que dans des gémiffe-
ments inutiles; Noé alors fe moqua à fou
tour de leur folie ; ou pour mieux dire ,
il fut pénétré de douleur & de compaflion
de la perte de fes frères , & jouit tout
feul du fruit de fa fage prévoyance. Ainfi ,
continue ce Père , loriqu'occupé à conf-
truire l'arche fainte au-dedans de vous ,
c'efl-à-dire, à édifier un temple à l'Eter-
nel dans votre ame , vous entendez les
difcours des infenlës, & vous devenez le
fujet de leurs dérifions & de leurs cen-
fures; n'interrompez pas ce faint ouvrage:
imitez la confiance & la fageffe de Noé:
lalfîez parler un monde fafciiic des choies
9S Pour le Jour, &:c.
préfentes , & qui ne volt pas un terrîWe
avenir. Plus le monde vous trouve fin-
gulier & extraordinaire , plus il condamne
votre entreprife; plus hâtez- vous de la con-
duire à fa perfection , & de vous prépa-
rer un afyle pour les jours mauvais. Les
difcours des hommes paiTeront., & feront
enfevelis avec eux dans la deftrudion gé-
nérale qui approche , & que la colère de
Dieu leur prépare ; m.ais l'ouvrage de la
foi, que vous avez entrepris, ne paffera
jamais. Le langage du monde va périr avec
Jiii; mais l'œuvre de Dieu furnagera, fub-
fîftera fur les débris du monde , vous met-
tra à couvert de la condamnadon géné-
rale, & vous établira fur les montagnes
éternelles, où il n'y aura plus ni deuil ^
ni gémiflement , ni douleur ; & où, à l'abri
de tous les périls & de toutes les tentations
de la terre , vous jouirez de la bienheu-
^eufe immortalité.
SERMON
^^*l
WTWTJgiafcJM
SERMON
POUR LE JOUR
B E
St. JEAN-BAPTISTE.
Hic venit in tefiimonium , ut teftimonîum perhî-
berec de lumine.
// vient pour fervir de témoin , pour rendre té-
moignage à la lumière. Joan. i. 7.
ES faintsne font fufcltés de Dieu
que pour condamner le inonde
& le rendre inexcufable; & le
monde ne paroit fubfifter que
pour abufer des exemples des
faints, ou pour les condamner. Il faut que
les divines écritures s'accomplirent : que le
monde trouve toujours des exemples qui
le confondent , & que le monde condamne
toujours tout ce qui ne lui reiïemble pas.
En vain la bonté de Dieu pour aller
au-devant de toutes les vaines excufes des
pécheurs, diverfifie fa grâce dans (es faints,
Panég. E
9S P O 1} R L E J O U R
& pfopofe au monde, dans la diverfité de
leurs dons, des modèles différents de vertu.
Quelque différentes que Ibient leurs voies,
elles le reffemblent toutes en un point ,
qui efl de condamner le monde, & d'être
condamnées par le monde même qu'elles
condamnent.
En effet, mes frères, jamais tém.oignage
parut-il plus propre à ramener les hommes
à la vérité , que celui de Jean-Baptifte dont
nous honorons en ce jour la mémoire, &
dont !a folemnité devient encore plus pom-
peufe par la piété des per Tonnes auguftes (^)
qui l'honorent de leur préfence? Cétoit
le plus grand des enfants des hommes: c'é-
toit l'Ange du défert prédit dans Ifaïe , qui
devoit préparer les voies au Seigneur : c'é-
toit un enfant de miracle , fanftifié dans le
fein de fa mère; le précurfeur du Melïîe,
le prophète du Très-Haut , la terreur des
Pharifiens , le cenfeur des rois, le prodige
de toute la Judée. Que pouvoit oppofer
le monde à un témoignage fi éclatant , &
fi propre à réconcilier le monde avec la
vérité , Il le monde pouvoit aimer ce qui
le condamne?
Cependant le monde rejette Jean-Bap-
tifte. Sa dodrine ne trouve que des con-
tradiftions , fes exemples des cenfures , fa
pénitence des dérifions , fon zèle des per-
fécuîions , & le crime de fa mort eft le
(a) Sermon prêché à Sceaux devant M. le
î>UQ c? Madame la Di4çhejfe du Maine.
DE Sx, Jean-Baptiste. 99
feul fruit que le monde retire de l'éclat &
de la (ainreté de fa vie.
Telle eft la deftinée du monde &: de
la vertu. Développons donc aujourd'hui
une .vérité (i importante, & d'un fi gr^nd
iifage pour ceux qui m'ccoutent. La meil-
leure manière de louer les (aints n'eft pas
d'exalter leurs vertus; c'eft de montrer
qu'elles rendent nos vices inexcufables.
C'eft aux citoyens du ciel à chanter les
louanges de la grâce , & les merveilles de
Dieu iur eux ; mais c'eft à nous à trouver
dans leur vie des inftruftlons qui con-
fondent les égarements de la nôtre : il
feroit inutile de célébrer la gloire de leurs
aftions , tandis que nous les condamnons
par nos exemples. Imitons-les : de tous les
éloges que nous pouvons leur donner,
c'eft le l'eul auquel ils peuvent être encore
fenfibles. Et c'eft pour cela que je me
contente de vous propofer Jean-Baptifte
aujourdMiui condamnant le monde par le
témoignage qu'il rend à la lumière & à la
vérité; & Jean-Baptifte condanmé du
monde, pour avoir rendu ce témoignage.
L
E monde a de tout temps taxé les auf- r.
térités de la vie des gens de bien , d'excès ^a^^^'*
& de fuigulariré ; leur humilité de pufil-
lanimité & de foiblefte; leur zèle de bizar-
rerie 8c d'aigreur : telle eft rinjuAice qu'é-
prouva Jean-Baptifte dans la Judée. C'eft
fur ces trois préjugés que fa miftion rendit
îoo Pour le jour
autrefois les Juifs plus inexcufables; & c'efl:
encore par-là qu'elle nous condamne nous-
mêmes.
Sanctifié dès le fein de fa mère , quels
exemples d'auftérité ne vient-il pas montrer
aux hommes ? Ce n'étoit pas ici un pé-
cheur, qui livré d'abord aux paflions in-
fenfées, prefqu'inféparables des premières
mœurs, vint expier dans les déferts les éga-
rements d'une vie licencieufe. Ce n'étoit
pas un mondain , qui fur le déclin de l'â-
ge , lalTé des diffipations du monde , & peu
propre déformais à (es plaifirs , cherchât
dans fa retraite , plutôt un repos honora*
ble à fa vieillefTe , qu'un lieu d'expiation
à (es crimes. Ce n'étoit pas un ambitieux ,
qui rebuté des injuftices du monde , de l'ou-
bli &: de l'indifférence de fes maîtres , fût
venu cacher fes chagrins dans la folitude,
plus pour fe plaindre des mauvais traite-
ments du monde , que pour en fuir la cor-
ruption & les périls. C'étoit un jufte en qui
îa grâce avolt prévenu , pour ainfi dire ,
la nature : & qui porte dans les déferts ,
non pas ces chûtes dont Dieu fe fert fou*
vent pour former des pénitents, mais ces
vertus pures dont il prévient fes élus , quand
il veut couronner l'innocence.
Cependant, fuivez-le dans les déferts de
la Judée, fur les bords du Jourdain, à la
Cour d'Hérode : quel fpeftacle de péni-
tence & de renoncement ne donne-t-il pas
à la Judée ? La différence des lieux ne
.change rien à l'auftérité de fes mœurs ; par-
DF St. Jean-Baptiste, io.ï
tout revctu de poil de chameau ; foutenant
k peine par un peu de inlel fauvage la tbi-
blelle de la nature ; animé de l'eCprit & de
la vertu d'Elie , il paroît au monde comme
un prodige nouveau , qui tantôt excite fon
admiration , tantôt réveille fa ceniure ; mais
qui ne lui eft d'aucun ulage, parce que le
monde ne peut comprendre qu'on ne Ibit
pas tait comme lui, & que tout ce qui le
con^lamne, lui paroit plutôt une impofture
inventée pour amufer les fimples , qu'un mo-
dèle propofé pour confondre les pécheurs.
En effet, quelle impreffion fait fur l'ef-
prit des Juifs la vie & le miniftere du Pré-
curfeur? Il leur déclare que la coignée eft:
déjà au pied de Tarbre; que la juftice de
t)ieu eft fur le point d'éclater contre les
crimes de la Synagogue , & que fans la
pénitence ils périront tous : il leur mon-
tre l'Agneau de Dieu feul capable d'effacer
leurs fouillures &c celles de leurs pères; cet
Agneau promis depuis la naiftance du mon-
de , & que la Judée attendoit comme la
feule reffburce que le Seigneur lui prépa*
roit pour en faire un peuple faint &c nou-
veau. Ce n'eft pas aux prêtres & aux doc-
teurs feulement qu'il fait cette menace; c'eft
aux grands de Jérufalem ; c'eft aux Sadu-
céens qui fe piquoient de raifon & de force
d'efprit, & qui regardoient les menaces de
la foi comme des terreurs vaines & po-
pulaires; c'eft aux foldats & à leurs chefs;
c'eft à la Cour d'Hérode & à tout ce que
la Paleftine avoit de plus grand & de plus
E iij
101 Pour le jour
augiifte : c'eft le feuî moyen qu'il leur pro
pôle pour fe mettre à couvert de la colère.
à venir. Le monde l'écoute ^ le monde
l'admire , le monde court en foule après
lui, le monde eft frappé de la fainteté de
fa doftrine; & le monde ne le croit pas;
& le monde demeure toujours tranquille
dans fon aveuglement & dans Ton impé-
nitence; &c les Pharilîens font toujours hy-
pocrites & orgueilleux ; & les Saduséens
ne rabattent rien de leurs voluptés & de
leurs blaiphêmes : & le peuple ne change
rien à Tes mœ\îrs; & la Cour d'Hérode eft
toujours le trône de la volupté, & l'afyle
des adultères & des inceftes. Et comment
pourrions- nous donc nous flatter que des
vérités , qui dans la bouche du plus grand
des enfants des hommes ne furent qu'un
airain fonnant, feroient dans nos bouches
plus efficaces &: plus heureufes ?
Quel langage nouveau que celui de la
pénitence, pour un monde qui ne la con-
noît pas ; pour des âmes qui ne croient
être nées que pour les (^ns^ & à qui tous
les plaifirs enfemble peuvent à peine fuf-
fîre! quelle foule d'obftacles, de prétextes,
d'inconvénients , le monde n'oppofe-t-il
pas à ce devoir? Je ne les ignore pas; &
la chaire chrétienne les a fî fouvent con-
fondus ^ qu'il feroit inutile ici de les con-
fondre encore. Et en effet, fur quoi vous
croyez-vous difpenfé de ce devoir, vous,
mon cher auditeur, qui m'écoutez? Eft-ce
Que votre, vie n'a pas été affez criminelle
DE St. Jean-Baptiste, to?
pour en venir enfin à une fincere péniten-
ce? mais, quand cela feroit, Jean-Baptifte
lanftihé avant que de naître, n'oie s'en dif-
penfer : mais, héîas! que ne pouvez-vous
du moins nous alléguer l'innocence de vo-
tre vie? nous reuclrions grâces avec vous
au Dieu tout-puilTant & miléricordieux ^
qui vous auroit préfervé de la corruption
générale; &c nous lairtericHis à la grâce qui
vous auroit prévenu dès votre enhmce, le
foin d'affermir & de perteftionner Ion ou-
vrage : nous n'aurions pas befoin de vous
inftruire fur vos devoirs; l'efprit de Dieu,
qui réfideroit en vous , vous apprendroit
toute vérité. Votre vie? hélas! oferiez-vous
vous-même la rappeller? une vie, où vos
jours n'ont été marqués qite par vos cri-
mes : une vie , dont vous n'ofez fonder
vous-mêmes les abymes; & dont le calios
d'iniquités & de fouillures où vous êtes
plongé , vous éloigne depuis fi long-temps
du tribunal de la réconciliation &c de la pé-
nitence : une vie , dont vous ne penfez
qu'en frémifiTant , à éclaircir les embarras
& les ténèbres : une vie , où Dieu, l'auteur
de votre être & de vos talents , n a ja-
mais trouvé un feul inftant pour lui y & où
vous ne vous êtes fouvenu peut-être de
fa majefié, que pour l'infulter par vos dé-
rifions & par vos blarphêmes : une vie de
laquelle vous pourriez dire avec bien plus
de raifon que Job : Que le iour qui m'a
vu naître périflTe ; & qu'on efface du livre
des vivants le moment infortuné qui vit
E iv
ro4 Pour le jour
. commencer une coiirfe fi abominable Se
^t^, 3. 3* fî fouillée; Pcrcat dies in quâ natus fum.
Que dirai -je enfin? une vie, dont vous
avez été peut-être le premier modèle ; &
qui par les horreurs fecretes dont elle eft
noircie fji 'a point eu parmi les perfonnes de
votre état , d'exemples dans les fîecles qui
nous ont précédés , & n'en trouvera peut-
être point dans ceux qui doivent fuivre.
Vous alléguerez peut-être la foibleffe de
votre famé qui vous arrête. Mais quel ufage
•^en faites-vous pas pour les plaifirs? que de
violence ne donnez-vous pas au monde,
à vos paffions, à vous-mêmes & à vos ca-
prices? quel héros n'êtes-vous point, quand
il faut vous contraindre pour la gloire , pour
Famitié , pour la fortune , pour vos maî-
tres ? Quel courage , pour ne pas dire quelle
fureur, quand le monde vous appelle, que
l'ambition vous anime , que l'envie de plaire
vous met en miouvement , qu'une vaine dif-
tinclion vous attire? Ecoutez-vous alors
une fanté qui fe refufe à vos agitations éter-
nelles, un corps qui s'écroule, pour ainfi
dire, fous le poids de vos plaifirs & de vos
erreurs? Et de plus on vous l'a dit fî fou-
Lui, 17. vent : Le. Royaume de Dieu eft au-dedans
de vous : Dieu ne demande pas la force du
corps, mais le changement de votre ame ,
mais la celTation de vos crimes , & dans
un corps ufé , les gémiflements du moins
d'un cœur brifé & humilié. Le monde re-
jette ceux qui ne font plus propres à fes
plaifirs ; il ne les foufFie pliis au nombre
11*
DE St. Jean-Baptiste. io$
de fes adorateurs; il infulte même à leur
oblVmation & à leur folie, lorfque déjà fur
le retour, ils s'attachent encore à le iuivre
& à lui plaire. Mais le Seigneur, toujours
clément &c miféricordieux, veut bien en-
core recevoir dans (on fein ceux que le
monde rejette : il nous trouve toujours ha-
biles A Ion fervice ^ toujours propres à Tai-
mer, à pleurer nos crimes, à implorer û^
milericordes éternelles. Ceft le Père de fa-
mille rendre &. compatifTant , toujours tranf-
porté de joie du retour d'un enfant égaré,
quoiqu'il ne reconnoifl'e prefque plus en lui
aucun trait de (a nobleffe &: de fa première
origine. O mon Dieu ! fe peut-il que vous
ibyez (î facile à recevoir le pécheur, &:
que le pécheur foit fi lent Se fi tardif à re-
venir à vous?
Enfin , c'eft peut-être là-defTus , & fur
la facilité avec laquelle Dieu recjoit toujours
le pécheur pénitent , que vous renvoyez à
l'avenir votre pénitence ; & que vous vous
promettez que la fuite apportera à ce ckan-
gement des facilités que vous ne trouvez
pas aujourd'hui. Il efl: vrai que Dieu reçoit
toujours le pécheur qui revient à lui. Mais^
qui vous a répondu que vous arriverez à
ce jour que vous vous marquez à vous-
mcme ; & que la mort ne vous fiirpren-
dra point dans le cours de ces années
que vous deftinez encore au monde & aux
paflTions ? Qui vous a répondu que Dieu
changera votre cœur, lorfque vous aurez
Biis le comble à vos crimes ; & qu'à forcs^
E V
m& Pour le jour
de l'irriter , en différant votre converfion
& continuant vos égarements , vous vous
le rendrez plus propice ? qui vous a ré-
pondu que vos pafTions alors plus invété-
rées , feront plus ailées à déraciner de vo-
tre cœur; & que le remède de wos plaies
fera la vieilleffe même qui les rend tou-
jours plus incurables? Depuis long-temps
vous vous féduifez vous-même par ces vains
projets de converfion : avez-vous rompu
depuis une feule de vos chaînes ? avez-
vous fait une feule démarche pour vous
rapprocher de Dieu ? & qu'ont produit
tous ces vains projets de repentir, que de
vous rendre plus tranquille dans vos cri-
mes? Eft-il un feul pécheur impénitent qui
ne defîre de changer de vie ? en eft-il un
feul qui foit dans la volonté affreufe de
mourir dans fon péché ? & qu'eft-ce que
rimpénitence, qu'un defir inutile de con- ^
verlion , qui calme nos rem.ords , & qui- !
ne délie jam.als nos chaînes?,
O mon Dieu ! fî comme l'impie j'avois
renoncé à la foi & à l'efpérance de vos
promefles, ma tranquillité feroit affreufe;
mais elle feroit moins étonnante. Mais y.
Seigneur , moi dans le cœur de qui vo-
tre main miféricordieufe conferve encore
ces premiers fentiments de religion , que
mes crimes n'ont pu effacer ; qu'eft-ce qui
peut encore me calmer dans mes égare-
ments ? Te connois que je vous outrage :
je defîre de fortir d'un état fî trifte & fî
criminel; je me dis mille fois à moi-même-
DE St. Jean-Baptiste. 107
que ]c ne luis fait que pour vous; & les
dégoûts (lu monde ^ des partions ne me
font que trop éprouver tous les jours, que
vous léul , o mon Dieu ! êtes la paix &
le feul bonheur de votre créature. Quel
eft donc, Seigneur, le charme qui me re-
tient & qui m'enchante? m'avez-vousdonc
rejette pour toujours? ne mettez-vous donc
dans mon cœur des defirs de falut , que
pour me rendre plus criminel par les op-
pohtions que j'y mets? & vos grâces fe-
roient-elles , non les préjugés heureux de
mon falut, mais des armes que fe prépare
contre moi la terreur de votre juftice?
C'eft ainfi que la pénitence de Jean-
Baptifte condamne lemonde. Mais fesabaif-
fements font encore pour le monde un nou-
veau fujet de condamnation ; & ici remar-
quez-en, je vous prie, tous les cara6te-
res. Il reconnoit que Jefus-Chrift eft plus
grand que lui; c'eft un aveu qu'il devoit
à la vérité & à la juftice : mais il déclare
qu'il n'eft pas digne même d'être fon mi-
nière; & cela dans un temps que le peu-
ple accouru en foule fur les bords du Jour-
dain , le regarde comme le Chrift , & eflr
prêt à lui rendre les honneurs deftinés au
Meffie; dans un temps où Jefus-Chrift lui-
même confondu dans la foule vient rece-
voir le baptême de fes mains, & femble
par cette démarche fe foumetîre comme
un de (qs difcipîes à fa doftrine & à fon
miniftere. Rien de plus grand & de plus
digne d'admiration que de s'abaifler au
E vj
io8 Pour le jouel
milieu des applaudiffements qiii nous élè-
vent ; & non-feulement de ne pas s'at-
tribuer les honneurs que Terreur publique
nous défère , mais de fe reconnoître in-
digne même de ceux qui nous font dus.
Enfin , il ne fe contente pas d'afîurer qu'iï
n'eft pas le Chrift ; il n'ofe même fe nom-
mer prophète , lui qui eft plus que pro-
phète : il lui fuffit de s'appeller la voix qui
crie dans le défert : il veut diminuer , afin
que Jefus-Chrift croiffe ; & ne fait fervir
fa gloire & fes talents , qu'à manifefter la
gloire du Meffie qu'il vient annoncer à la'
terre. Il eft rare dans les fonctions même"
les plus faintes, & dans les dons éclatants
que nous avons reçus de Dieu , de lui en
rapporter toute la gloire, & de n'en rien
retenir pour nous-mêmes.
En effet , revenons fur tous les carac-
tères de l'hwmilité de Jean-Baptifte , &
nous y retrouverons tous les carafteres de
notre orgueil marqués & confondus.
Premièrement , il rend gloire à la vé-
rité & à la juftice en fe reconnoiffant in-
férieur à Jefus-Chrift : & nous^ malgré tout
ce qui nous humilie au-dedans de nous ,
Mialgré ces foibleffes qui nous font rougir
en fecret; ce.vuide & ce néant que nous
trouvons en nou^ , & qui fait que nous nous
fommes à charge 5 & que nous portons par-
tout avec nous Tennui, le dégoût & l'hor-
reur , pour ainiî dire, de nous-mêmes;
nous voulons pourtant impofer au public ,
& qu'on nous prenne pour ce cfue nous ne*
HE St. Jean-Baptiste. 109-
femmes pas. Nous exigeons que les hom-
mes penient de nous ce que nous n'ofe*
rions en penfer nous-mêmes : & le com^
ble de rinjuftice, c'eil que tous ceux qui
nous retufent les qualités que nous n'avons
pas, &c les louanges que nous ne méritons
pas , 6c qui jugent de nous comme nous
en jugeons nous-mêmes en fecret , nou?
les haiÏÏbns; nous les décrions; nous leur
faiibns un crime de l'équité de leurs juge-
ments ; & nous nous en prenons , ce fem-
ble , à eux de nos miferes & de nos foi-
blefies. Telle eft Tinjudice de notre orgueiK
Secondement, Jean-Baptifte veut dimi-
nuer afin que Jeius-Chrift croiffe : il met
fa véritable grandeur à cacher l'éminence
de Tes titres ; il n'eft occupé qu'à publier
la gloire du Meffie qu'il vient annoncer.
La folide humilité eft grande & magnani-
me , & l'orgueil , toujours bas & ram-
pant. Auffi c'eft peu de vouloir nous at-
tribuer les talents & les vertus que nous
n'avons pas , nous difputons même aux
autres celles qu'ils ont. Il femble que leur
réputation nous humilie ; qu'on nous prive'
des louanges qu'on leur donne, & que-
les honneurs qu'ils reçoivent, font des in-
juftices qu'on nous fait : incapables d'élé--
vation, de vertu, de générofité, nous ne'
pouvons la fouffrir dans les autres ; nous
trouvons des taches où tout le monde ad-
mire des vertus. Au-lieu que Jean-Baptifte
diminue afin que Jefus-Chrift croiiïe, il
fembic que nous ne pouvons croître ôc
î 10 Pour le jour
nous élever , fans que les autres diminuent V'
le mérite nous bleiïe & nous éblouit ; &C
ne voulant pas nous défaire de nos vices ,^
nous voudrions pouvoir ôter aux autres
leurs vertus mêmes. Telle eft la bafleffe-
de l'orgueil.
Enfin, Jean-Baptlfte ne fait fervir Téclat'
de fes dons &: de fes talents qu'à la gloire
de Jefus-Chrift : il ne veut pas qu'il en rejail--
lide un feul rayon fur lui même : il refufe
le titre de prophète : Je ne fuis , dit-il ^
que la voix qui crie dans le défert; qu'un^
organe & qu'un vil inflrument entre les
mains de celui qui me fait parler & qui
m'anime. La reconnoilTance eft le carac-
tère inféparable de Thumilité : elle rap-
porte tout à celui de qui elle a tout reça.^
Hélas ! & tout ce que le Seigneur a mis
en nous de dons & de talents, nous n'ea>
faifons ufage que pour nous , Se fouvent
contre le Seigneur lui-même : les talents -
du miniftere, à nous faire un grand nom^.
à nous rendre recommandables auprès des-
grands & des puiiïants ; à nous acquérir
du crédit & de la confidération dans le-
monde 5 attirer à nous les pécheurs, loia
de les ramener à Dieu , &: agrandir no-
tre réputation , loin d'agrandir le royaume."
de Jefus-Chrift : le talent de la fcience &L
de la doftrine , à taxer d'ignorance tous
ceux qui ne penfent pas comme nous; à
croire que nous feuls avons la fcience &C
la fageffe en partage ; à ne vouloir pas fui--
vr-eles routes communes &c battues; à cher-
DE St. Jean-Baptiste, iti
cher fouvent à nous diftinguer par dos fin-
giilarités toujours diingereufes dans la doc-
trine ; à exciter des dllputes qui (candalilent
plus les fidèles , qu'elles n'éclairciilent les
iiiyfîeres de la toi ; enfin à troubler TE-
gjife , loin de la fbutenir &c de la déten-
dre. Telle eft Tinjurtice , la baffeiTe & l'in-
gratitude de l'orgueil , caractères qui en
lont inl'éparables , & qui font condam-
nés par les carafteres de Thumilité du Pré-
curleur.
Mais fon zèle ne nous fournit pas moins
de fujets de condamnation contre le mon-
de. Je dis fbn zèle, un zèle éclairé. Il ne^
s'en prend qu'aux abus ; il ne propofe à
chacun que les devoirs propres de fbn état ;
aux prctres la charité & le défintérefle-
ment; aux Pharifiens, Thumilité, la droi-
ture du cœur & l'horreur de l'hypocrifie;
aux gens de guerre, l'éloignement des ex-
cès , des rapines &c des violences ; à Hé-
rode, la fainteté du lit nuptial, &: l'hor-
reur du fcandale & des fuites de Tincon-
tinence; à tous, la pénitence & le renon-
cement. Il borne là fon miniftere ; il ne
cherche qu'à rendre fon zèle utile : il ne
veut pas qu'on l'admire ; il veut qu'on fe
repente : il ne fait pas parade, comme les
Pharifiens, d'une fé vérité outrée , & d'im-
pofer aux autres un joug accablant; il fe
contente de le porter lui-même , & de pro-
poler aux autres les règles communes de
la loi.
Cependant , ce zèle fi. humble & fi
m Pour LE jour
éclairé, n'en eft pas moins intrépide, tî
ne ménage ni les rangs, ni les dignités;
ni les erreurs les mieux établies ; ni les
Pharifiens fi refpeftés du peuple par la fauffe
apparence de leur fainteté ; ni les anciens
de Jérufalem fi redoutables par leur au-
torité; ni Hérode lui-m^me, fi élevé par
la majefté de ion rang & l'éclat de fa
couronne : il porte courageufement la vé-
rité jufqu'aux pieds du trône, d'où elle
n'approche prefque jamais. Les carefles &
les faveurs dont Hérode le comble , loin
de ramollir , raniment l'intrépidité de Ton
zèle : il croit être encore plus redeva-
ble de la vérité à un prince qui l'honore
de fa bienveillance. Il n'eft pas venu à fa
Cour pour afpirer à fa faveur & à fes grâ-
ces; mais pour le rendre digne lui-même
des faveurs du ciel. On ne craint rien ^
quand on ne fouhaite rien : on ne cache
rien, on ne diffimule rien, quand on ne
cherche pas à plaire , mais à édifier. Il lui
annonce hardiment : Non lieu; Il ne vous
eft pas permis : le trône vous met à cou-
vert de la févérité des loix humaines ; mais
il ne vous met pas au-deffus de la loi de
Dieu : votre puiffance vous rend mut pof-
fible ; mais elle ne rend pas innocent ce
que Dieu condamne : il devient même d'au-
tant plus criminel pour vous , que vous
pouvez moins le cacher aux yeux du pu-
blic , & que votre rang ajoute au crime
de la chute le crime inévitable du fcan-
éû^ ; Non lîac. En un mot , par-tout oii
DE St. Jean-Baptiste. ïi^
Jean-Baptifte trouve le vice, il Tattaque,
il le confond. Il ne connoît pas ces timi-
des ménagements qui font grâce au crime
en tàveur du pécheur , & mefurent leur
zèle, non fur la nature des dérèglements ,
mais fur le rang & la dignité des coupables*
Mais ne croyez pas que Tintrépidiré de
fon zele ne fût accompagnée de charité
& de prudence ; car c'eft la prudence &
la chanté toute feule qui affurent le fuc-
ces du zele. Je dis la prudence : non cette
prudence de la chair, qui n'cft qu'une cou-
pable timidité , & qui eft plus attentive
à ce qu'elle croit devoir aux hommes ,
qu'à ce qu'elle doit à la vérité; mais cette
prudence de l'Efprit- Saint , qui condamne
le vice fans aigrir le pécheur ; qui penfe
plus à le gagner, qu'à le confondre; &:
qui fans ménager le crime fait ménager
la foibleffe du coupable. Je dis la charité-:
non cette complaiiànce molle & humaine
qui excufe tout; qui ne met que de l'huile
fur la plaie invétérée, où il faudroit met-
tre le fer & le feu ; & qui en hiffont
le malade content du médecin , le laifTe
encore plus content de Ton état &: de lui-
mcme : mais cette charité ardente & corn?-
patiiTante , qui fupporîe le malade , mais
qui ne fouffre & ne déguife pas le mal ;
qui ne flatte pas les plaies, mais qui fait
aimer les remèdes; qui étudie les temps
& les moments; qui prend toutes les for-
mes ; qui mêle la douceur à la févéïité ;
qui joint la prière à l'inftrudion ; & qui
TI4 Pour le jour
s'oubliant elle-inême , n'oublie rien pour
fe rendre utile à (es frères.
Or , qu'il eft rare de retrouver tous ces
caraéteres dans le zèle des perfonnes qui
font profeffion de piété ! Notre zèle eft
éclairé ; c'eft-à-dire , nous fommesj clair-
voyants fur les défauts de nos frères : rien
ne nous échappe de leurs foibleffes. Nous
devinons celles qu'ils cachent; nous exa-
gérons celles qui paroiffent ; nous prédi-
ions même celles qui ne font pas encore;
notre vanité fe repaît, pour ainfi dire,
de leurs imperfeftions ; fous prétexte que
notre vie paroît confacrée à la piété , nous
nous faifons un mérite de condamner tout
ce qui ne nous relTembîe pas. Nos yeux
font perçants pour voir ce que la cha-
rité devroit nous cacher; & nous ne les
tournons jamais fur nous-mêmes; & nos
foibleffes qui déshonorent la piété, nous
ne les voyons pas ; & nos humeurs &
nos bizarreries & nos hauteurs , dont tous
ceux qui nous environnent, fouffrent , nous
les ignorons : nous fommes lumière pour
les autres , & nous ne fommes que té-
nèbres pour nous-mêmes.
Notre zèle eft intrépide. Mais tandis que
nous fommes fi féveres fur la conduite de
ceux que nous n'aimons pas , que nous ne
craignons pas , qui font inutiles ou même
©ppofés à nos vues , à nos intérêts , à nos
fentiments ; nous nous adouciffons envers
ceux , ou qui peuvent nous être utiles ,
©u qui penfent comme nous : nous ejicu-
DE St. Jean-Baptiste, iif
fons tout; nous donnons mcme à leurs
vices , les noms & les éloges de la vertu ;
nos feuls intérêts décident de notre zeîe :
ik au -lieu que leurs erreurs auroieni dû
trouver une refTource dans notre iincéritéç
elles trouvent un nouvel écueil dans nos
adulations & nos complaKances.
Et c'eft en quoi feulement notre zele
cfl: prudent, mais d'une prudence intéref-
fée & charnelle. Car d'ailleurs, le zele
prudent n'étend pas Tes cenfures & Tes
avis fur ceux que la Providence n'a pas
fournis à fon autorité : il ne reprend pas,
il ne cenfure pas ceux dont il ne répond
pas ; il ne fait pas d'une prétendue piété
un empire tyrannique ilir (es frères : il
n'entreprend pas d'inftruire & de corriger
ceux qu'il dcvroit fe contenter d'édifier :
il ne publie pas fur les toits ce qui ne de-
vroit pas être confié à l'oreille ; & ne fcan-
dalife pas le monde par les abus de la piété ,
plus que les pécheurs mêmes ne le fcanda-
lifent par les excès de leurs vices.
Enfin notre zele doit être charitable ^
dernier caraftere. Mais pour cela , il faut
être plus touché des chûtes de nos frères^
qu'aigri & rebuté de leurs foibleffes; leur
laifiTer paroître plus de compafTion que de
zele ; plus d'affeftion que de rigueur; plus
de defir & d'amour de leur falut, que d'in-
dignation & d'horreur de leurs fautes. Cha-
ritable, qui ne mêle pas le poifon de la,
malignité avec les faints offices de la cha-
rité ; qui ne confonde pas le zele avec
ir6 P O U R L E J O U R
la fatyre , l'humeur avec la correAîonf ;
qui fâche fe faire aimer , lors même qu'il
ne peut fe difpenfer de reprendre ; qui.
rende la vertu plus aimable par ks mé-
nagements, que redoutable par (^ cen-
fures , qui gagne les coeurs avant aen at-
taquer les foibleflTes, & mettre , pour ain^
dire , par fa douceur , les pécheurs d'in-
telligence avec lui contre eux-mêmes. En-
fin 5 charitable , qui tolère pour repren-
dre avec plus de fuccès, &c ne cherche
pas dans fes repréhenfions Toftentation de
fon zèle 5 mais rutilité & le falut de fon
frère.
Car de ces règles violées , vous , mes
frères, qui faites profeffion de piété, quel-
les cenfures ne fournlffez- vous pas tous
les jours au monde contre la piété même?
je vous l'ai dit fouvent ; & on ne fauroit
trop le redire , puifque c'eft le prétexte le
plus univerfel & le plus plaufible , dont
le monde fe fert tous les jours pour pré-
férer la vie mondaine à celle de la pié-
té, qu'il croit moins fùre pour le falut ^
que celle du monde même. Vous rendez la
vertu odieufe en la rendant mordante &
incommode; vous lui ôtez tout ce qu'elle a
d'aimable & de propre à gagner les cœurs;
vous faites penfer au mionde que la piétc,
ce don de Dieu , cette fageffe d'en-haut,
cette règle de tous les devoirs, ce doux
lien de la fociéré , n'eft qu'une hum.eur
chagrine & dangereufe , une enflure du
cœur, un travers, & une petitefle de I'^*
t>v. St. Jean-Baptiste, iiy
prit , le polfon des fociétcs & des com-
jnerces ; en un mot , un zèle amer pour
les autres, & une indulgence aveugle &c
^xceflive pour foi-mcme. Rendons donc
à la vertu par nos atttentlons, ce qu'elle
perd par nos foiblefles. Nous ne réconci-
lierons jamais le monde avec elle , il eft
vrai; mais du moins nous le forcerons de
la refpefter : nous ne la mettrons jamais
entièrement à couvert des dérifions & des
cenfures, mais du moins les Teuls contemp-
teurs de la religion , le deviendront de la
vertu. Corrigeons nos frères en les édi-
fiant 5 & non en les déchirant. Quand !e
devoir nous obligera de reprendre , nos
exemples auront déjà préparé les voies à
nos inftruftions : nous aurons tout dit en
vivant bien ; & le monde refpeftera une
piété qui ne fe pardonne rien , & qui fem-
ble tout pardonner aux autres. C'eft ain(î
que la pénitence , que les abaiiTements, que
le zèle du Précurfeur condamnent le mon-
de ; il nous refte à le voir condamné du
monde par les mêmes endroits par où il
vient lui-même de le condamner.
s
I la vie des juftes efl: une manière de ^^•
jugement anticipé , qui condamne le mon- ^^'^^^'
de , on peut dire que la corruption du
monde s'élcve ici bas un tribunal , où les
juftes ont toujours été condamnés. Ce font
deux tri[)unaux oppofés , dit faint Auguf-
tin , qui prononcent mutuellement Tua
^i8 Pour x e jour,
<:ontre l'autre 5 des anathêmes & des ar-
rêts de mort; & ce qu'il y a d'étonnant,
c'eft que fouvent les mêmes objets qui
fourniiîènt à l'un à^s motifs de condam-
nation, forment les arrêts & les juge-
ments de l'autre. C'eft la pénitence , Thu-
milité , le ze!e du Précurfeur qui condam-
nent le monde; nous l'avons vu ; &: c'eft
de fa pénitence même , de fon humilité
& de fon zèle , que le monde prend oc-
ca/îon de le condam.ner ; nous Talions voir.
Je dis de fa pénitence même. Et cer-
tes , mes frères , quels fentiments de ref-
peft , d'admiration, d'amour de la vertu,
la vie célefte du Précurfeur ne devoit-elle
pas former dans l'efprit des Juifs ? Quel
Prophète jufques-là avoit paru fur la terre
plus auilere dans fes mœurs , plus Tiéroï-
que dans fa pauvreté & fon défintéreffe-
îii ent , plus éloigné de tout ce qui peut
flatter les fentiments les plus innocents de
la nature ? Cependant cette vie fi auflere,
cette retraite fi profonde , ce détachement
û univerfe! & fi propre à faire glorifier
le Seigneur dans fes faints, trouvent parmi
les Juifs des dérifions , des cenfures. Loin
d'admirer la force de la grâce & le don
de Dieu, qui peut élever la foible créa»-
îure fi fort audeffus de fa propre foiblefie;
loin de conclure de fi grands exemples
d'auflérité , que nous pouvons tout en ce-
lui qui nous fortifie , &: que les difficultés
chimériques , que nous trouvons tous les
purs dans la févérité de la loi ^ font plu-
DE St. Jean-Baptiste. 119
loties vaines exciifes de nostranfgreflîons,
que des rairons légitimes qui ndhs difpen-
ient de Ton oblervance; loin de bënir les
richeflcs de la bonté du Seigneur, qui veut
bien encore de temps en temps , & dans
les iîecles les plus corrompus , tirer des tré-
fors de l'a miléricorde ces hommes extraor-
dinaires 5 & montrer ces grands fpeftacles
à la terre , pour animer les foibles , con-
fondre les pécheurs , îk fournir à la reli-
gion de nouvelles preuves contre l'impiété
& le libertinage : ils regardent les iéiints
excès de la pénitence de Jean-Baptide com-
me une illulion de refprit impofteur, qui le
féduit & qui l'anime; comme une frénéiie,
qui s'eft emparée de Tes fens & de fa rai-
fon; comme une vapeur noire qui le trou-
ble , & ne lui fait oublier ce qu'il doit à
fon corps , que parce qu'il n'eft plus en état
de fentir & de fe connoitre lui-même; en-
fin , comme un efprit bleffe de l'amour de
la fmgularité; & qui facrifie au démon de
la vanité , & à une complaifance infen-
fée, les fentiments les plus vifs & les pen-
chants les plus innocents de la nature :
f^enit Joanncs nequc manducans , Ticquc H- Mattl. 11.
bens ; & dicunt : DiZmonium haba. 18.
Et telle a été dans tous les temps, mes
frères, la deftinée du monde, de tourner
à fa perte les mêmes fecours que la bonté
de Dieu avoit préparés pour fon falut. Car,
mes frères , ne craignons pas de le dire ici ;
& puifque je ne viens que pour vous édi-
fier, ne cachons rien de tout ce qui peut
110 Pour le jour
vous inftruire : quelle impreflîon font fut
nous les dons de la grâce dans les fervi-
teurs de Dieu, lorrqu'eile les conduit par
ces voies rigoureufes & fingulieres ? que
penfez-vous, que dites-vous tous les jours,
des âmes qui pouffées par rEfprit'Saint ,
font fuccéder à vos yeux la retraite aux dif-
fipations du monde ^ les larmes aux plai-
iîrs, l'auftérité des mœurs aux charmes de
la volupté & de la molleiïe ? quels fenti-
ments réveillent en vous ces grands exem-
ples, ces heureufes fingularités, ces preu'
ves éclatantes de la puiffance du Seigneur^
& de fa miféricorde fur les hommes? Eu
êtes-vous touchés? en êtes-vous feulement
-édifiés? enviez-vous leur deftinée ? Non,
mes frères, leurs auftérités faintes, vous les
traitez de fingularité & de foibleffe; leur re-
traite, de bizarrerie & d'humeur; leurs lar-
mes , de pufillanimité & de foibleffe. Tan-
tôt, c'eft une afFeftation & un vain defir
de fe diftinguer, qui les pouffe & qui les
anime ; tantôt , c'eft une ardeur de tem-
pérament, qui croyant fe livrer aux mou-
vements de la grâce , ne fait que fuivre
rimpéîuofité de la nature; tantôt , c'eft une
raifon bleffée, qui ne voit plus rien au na-
turel , & à qui il n'eft plus que les excès
qui puiffent plaire : Venit Joannes mqm
manducans ^ ncque. bibms ; & dicunt : Z?^-
monium habet.
Que diraïje? que de cenfures! que de
réflexions , qui paroiffent même avoir un
air de modération &: de fageffe ! Car je
ne
DE St. Jean-Baptiste, m
ne parle pas ici des clériiions que les im-
pies &: les libertins font tous les jours de
ia vertu : & comment refpeïleroient-ils
les hommes , eux qui ne craignent plus
de Dieu ? &: de quel prix peut être la
vertu auprès de ceux qui regardent com-
me une chimère l'Auteur de tous les dons
& de la vertu même ? Je parle des plus
iages d'entre les mondains ; de ces hom-
mes prudents félon le fiecle , qui ne blaf-
phement pas contre l'Efprit-Saint , com-
me l'impie ; mais qui veulent juger des
dons de Dieu , &c de la foiie de la croix,
fur la faufl'e fagede de l'homme. Quels in-
convénients ne trouvent-ils pas aux iaintes
auftérités, & aux larmes heureufes de la
pénitence des juftes ? On voudroit mie
vertu plus modérée , & qui fe fit moins
remarquer : on fe plaint qu'une piété trop
auftere défefpere plutôt ceux qui en font
témoins 5 qu'elle ne les encourage : on re-
dit fans ceflTe qu'on ne va pas lom, qua^d
on s'y prend li vivement; que la gran le
arFaire n'eft pas d'entreprendre tout c j qu on
peut , mais de foutenir ce qu'on entre-
prend; &c que la vanité toute feule nous
I eue fouvent à des fmgularités, dont on
i iit honneur à la grâce : Fenit Joanncs ne-
qut manducans , ncque. bibens , &c. Vaine
1 igeffe des enfants des hommes, eft-ce à
toi à t'élever contre la fageffe de Dieu ,
£c contre les voies admirables de fa grâce
& de fa miféricorde , dans la fandilica-
tion des juftes?
PanéiT, jF
112 Pour le jour
Et ne croyez pas, mes frères, qu'une
vertu plus adoucie & pluscommune, trouve
plus d'indulgence auprès du monde. Le
même monde qui prêche tant la modéra-
tion aux gens de bien ; qui cenfure fi fort
les excès de leur piété, & qui condamne
il hautement leurs fingularités prétendues;
le même monde, dès que les gens de bien
paroilTent dans des mœurs plus communes ;
que leur piété n'a rien de trop auftere qui
frappe & qui furprenne; qu'ils fe permet-
tent certains plaifirs innocents, où la bien-
féance , plutôt que le goiit, les conduit;
& qu'ils afFeftent en tout ce que la ioi de
Dieu ne condamne pas, de refiemblerau
monde, de peur de révolter le monde;
ah! c'efl alors que le monde triomphe des
adouciffements de leur piété : c'eft alors
qu'on iniulte à cette vertu commode &
aifée : c'eft alors qu'on s'applaudit en fe-
cret, de trouver dans les gens de bien, des
penchants & des foibleffes prétendues, qui
juftifîent les nôtres; & qu'on fe raffuredans
les égarements du vice, en les oppofant aux
imperfections de la vertu : c'eft alors qu'on
met bien haut les obligations de l'Evan-
gile; que le monde devient un dofteur
rigide & outré ; & que tandis qu'il fe per-
met, fans fcrupule les plaifirs les plus cri-
minels, il taxe hardiment de crime les dé-
îaiïements les plus innocents des juftes; c'eft
alors que ces derifions fi vulgaires, contre
l'amour-propre & la vie commode des gens
de bien , ne font pas épargnées ; que h
DF St. Jean-Baptiste. 113
piété devient la fable & la rifée des pé-
cheurs; & que renoncer au monde n'efl:
plus, Telon eux, que chercher avec plus
de précaution & de ravinement, les aifes
îk les commodités du monde même.
Et voilà ce que Jefus Chrift reproche aux
Juifs de notre Evangile : (car le monde a
toujours penié & parlé de même dans tous
les temps.) Jean eft venu , leur dit-il , ne
mangeant, ni ne buvant, &: montrant à
la Judée l'exemple de la vie la plus retirée
ik la plus auftere ; & vous avez dit que
c'étoit un efprit d'illufion & de fureur, qui
le portoit à ces excès : f^cnit Joannzs neqiic
j; unducans^ mquc bibens ; & dïaint : Dœ^
monium Iiabct. Le Fils de l'homme a paru
inangeant & buvant, propofant aux hom-
mes le fpeftacle d'une vertu plus pratica-
ble & plus commune, &: fe mettant à por-
tée de tous, pour les fauver tous, 6^ vous
ttvcz dit que c'étoit un homme de ];onne
chère , Tami des pécheurs & des publi-*
cains ; & qui , dans une vie commode &
fenfuelle , vouloit jouir de la réputation
'de la vertu & de la fainteté, fans en fouf-
frir les privations & les peines : Kcnit Fi-nTattb.ii.
lins horninis manducans y & bibens; & di-^^)*
cunt : Eut homo vorax ^ & potatçr vini pu-
blïcanorum & pcccatorum amiciis. Et cVft
ainii , ajoute Jelus-Chrift , que la fagefle
de Dieu , dans la diveiïité des voies p.ir
où elle conduit (ts ferviteurs , qÇi juflifiéc
par les contradiftions infenfées du monde;
6l que les jugements des enfants des hom-
114 Pour le jour
ires 5 jamais dViCCord avec eux-mêmes ,
fourniflent tous les jours à fa judice de
nouvelles armes pour les condamner &
/i//î//à. II. pour les confondre : Et juftifxata cfi fa-
19. pUntia à filils fuis.
Mais fi la pénitence de Jean-Baptifte eft
condamnée du monde , Tes abaiffements ne
trouvent pas auprès de lui plus d'indulgen-
ce. Oui, mes frères, le monde qui con-
damne fî fort l'ambition dans les gens de
bien ; qui les accufe iî facilement d'aller
toujours à leurs fins ; d'être plus vifs fur
leurs intérêts , plus délicats , plus poindl-
leux , plus lenfibles aux honneurs & aux
préférences ; & de fe fervir même de la
vertu pour y parvenir : le monde qui efl
ravi d'avoir ce reproche à leur faire ; ce
monde lui-même, toujours plein de con-
tradiction, condamne rhumilité du Précur-
feur. L'aveu qu'il fait aux Juifs de fon néant,
de fa baffeife, & de la grandeur de Jefus-
Chrifl, les éloigne de lui, & ils ne paroif-
fent plus en foule à fa fiiite. Ses difciples
eux-mêmes font bleflés, & ne peuvent
fouffrir qu'il s'abaifTe fi fort audeffous de
Jefus-Chrifl: : (car fbuvent c'efl: la vanité
toute feule qui nous attache à la réputa-
tion de nos conducteurs ; ce n'efl pas le
defir qu'ils nous foient plus utiles :) ils vien-
nent lui repréfenter que ce Jefus à qui il
a rendu témoignage, fe mêle auffi de bap-
îifer , &: que le peuple en foule court après
Jean. 5. lui : Cui tu tcftimonium pcrhibuifli^ ecce hic
^0. baptifat ^ & omncs ycniunt ad cum. Ils font
DE St. Jean-Baptiste. 12^
jaloux que la multitude abandonne leur maî-
tre pour aller à Jefus-Chrift; & lemblent
vouloir le blâmer , à force d'avoir rendu
Jefus-Chrift trop grand, de s'être rendu
lui-nicine vil &c meprifable.
Et telle eft encore , mes frères , notre in-
juftlce envers la vertu. Nous, qui trouvons
fi mauvais que ceux qui en font profefïion ,
briguent des dignités & des places; nous,
qui fommes fi éloquents fur les voies fecre-
tes &: détournées, que les gens de bien fa-
vent prendre pour parvenir; nous , qui leur
faifons fouvent un crime des grâces mô-
mes & des honneurs qu'ils fuient; & que
leur mérite leur a attirés malgré eux-mê-
mes; nous, qui débitons fans ceffe que la
vertu n'eft que le premier reffort de lam-
bition ; & que fous \m règne fur-tout où
les grâces fuivent la piété, la piété n'efi:
fouvent que la recherche & la voie fecrete
des grâces; nous-mêmes, mes frères, fi un
jufte animé de l'efprit de Dieu, abdique
le ù{\q &l réclat des honneurs du fiecle;
s'il fait à la grandeur de la foi , & à la vé-
rité de fes promeftes, un facrifice de fa naif-
fance, de^fon nom, de (qs places, de (es
talents , pour méditer dans le filence &C
dans la retraite , les merveilles du Seigneur,
& les années éternelles; s'il préfère la fu-
reté du repos , & les douceurs d'une vie
fainte & privée, aux diflîpations de l'au-
torité, & aux périls des prétentions & des
efpérances; de quel œil regardons-nous la
grandeur de fon humilité , ^ le courage
F iij
Il6 P O U R L E J O U R
héroïque de Ton renoncement & de fa re-
traite? en taifons-nous honneur à la reli-
gion & à la puiflance de la grâce? hélas!
nous y trouvons de la pufillaniinité & de
la toibleffe : nous appelions une vie oifeufe
& obfcure , une vie qui fert de fpeftacle
aux anges & aux iaints ; nous taxons de
parelîe , & de défaut d'élévation , les fa-
crifices les plus héroïques^ & les fentiments
les plus nobles de la foi : nous donnons
à cette iàgefîe fubiime d'en-haut , qui fait
regarder au jufte tout ce qui palîe comme
de la boue, les noms rampants de timidité
& de petitefle d'efprit : nous regardons
comme des hommes devenus inutiles au
monde, ces hommes dont le monde n'eft
pas digne : & nous, qui admirons tant la fim-
plicité de vie, le défintérefTem.ent, la faufTe
lageiTe d'un Socrate , & le mépris orgueil-
leux que les philofophes avoient pour les
dignités & pour les richefles : nous, qui ne
voyons pas la baiïeflTe & la folie de ces pré-
tendus fages , de chercher pareillement la
gloire & la réputation, par une oftentation
de vertu , plus méprifable que le vice mê-
me; nous-mêmes, mes frères, oous regar-
dons comme un bon air de méprifer la no-
ble humilité des ferviteurs de Dieu , le no-
ble dépouillement des fages de l'Evangile ,
la (liinte magnanimité de leur foi ; & nous
donnons à l'extravagance & à la puérilité
de l'orgueil , les éloges que nous refufons
à l'élévation de l'humilité , à la fainte phi-
iQfophie de l'Evangile , & à la fageffe fu-
DE St. Jean-Baptiste. 117
blime de la grâce. Qu'eft-ce que l'homme,
o mon Dieu! & quel eft l'on aveuglement,
d'admirer tout ce qui Tavilit ; &: de mé-
prifer tout ce qui peut le rendre eftimable!
Enfin, non-i'eulenient rhumillté de Jean-
Baptifte devient un fujet de mépris pour
le monde; mais Ton zèle mcme, ce zèle
il lage, (î éclairé fournit au monde un der-
nier fujet de condamnation contre lui.
L'impiété d'Hérodias , & la foîbleiïe d'Hé-
rode , font au Précurfeur un crime de la
fainte liberté de fon miniftere : il devient
le martyr de la vérité. Heureux de l'avoir
annoncée ! plus heureux encore de mourir
pour elle I Heureux d'avoir ofé la publier
jans le palais des rois, & jufqu'aux pieds
du trône , où elle fait rarement entendre
fa voix parmi la foule des adulateurs qui
l'environnent! plus heureux encore d'avoir
ajouté, par fon fang , un nouvel éclat à
la vérité ! Heureux d'avoir condamné le
monde par la générofité de fon zèle! plus
heureux encore d'avoir par fon zèle faint
& généreux , fourni au monde un fujet de
condamnation contre lui!
Oui, mes frères, le monde ne fauroit
pardonner à la vérité, parce que la vérité
ne peut rien pardonner au monde. Et dans
quelle bouche pouvoit-elle être plus ref-
peftable, que dans celle du Précurfeur? Le '
prodige de fa naiiïance, le faint excès de
îes auftérités, l'éclat de fa réputation, la
grandeur de fon miniftere , les hommages
de toute la Judée, Tefprit de tous les pr«-
F iv
iiB Pour le jour
phetes qui paroît revivre en lui ; quel inf-
trument pouvoit choiiir la fageffe de Dieu
plus propre à rendre gloire à la vérité , Se
à confondre la volupté, lî la volupté pou-
voit rougir ; & fi elle ne inettoit pas fa
gloire dans ia confufion même & dans (on
ignominie ?
En effet , il fem.ble que tous les autres
vices laiilent encore un refte de goût, ou
^u moins de refpeâ: pour la vérité. Mais
la volupté en a été de tout temps la plus
inexorable persécutrice : il n'eft rien de ia-
cré pour elle : tout ce qui s'oppofe à fa paf-
fion, la rend furieufe &: barbare : le fang,
Ja nature , la religion , Tamitié ; il n'eft point
de droits qu'elle ne viole , point de liens
qu'elle refpede ; les crimes les plus affreux
ne coûtent plus rien dès qu'ils deviennent
néceffaires ; & tandis qu'on nous la pré-
fente fous les noms fpécieux de tendreffc
de cœur, de bonté de naturel, de fidé-
lité confiante , de fentiments nobles & gé-
néreux; c'eft une furie armée de fer & de
poifon, qui n'épargne rien, & qui eft ca-
pable de tout , dès qu'on Tnicommode , ou
qu'on la traverfe.
Hérodias n'eft touchée , ni de la fainteté
de Jean , ni de la dignité de fon miniftere,
ni de l'admiration de toute la Judée, qui
le regarde comme un prophète, ni dujef-
peft qu'Hérode ne peut refufer à fa vertu,
ni enfin de la circonftance même du fef-
tin , où jamais la barbarie elle-même ne
s'étoit avifée de mêler les horreurs du fang
DE St. Jean-Baptiste. T19
& de la mort , aux réjouiflknces de la ta-
ble. Jean-Baptifte la reprend : il condamne
le icandale de l'a palfion & de fon incefte ;
il oie lui reprocher la honte dont elle ne
craint pas de Te couvrir à la face de toute
la PalelVine , malgré fon rang & fa naif-
fance, & il faut que fon fang expie le crime
de cette liberté , & qu'elle immole à la fu-
reur de fa paffion , cette noble & faintc
victime.
Oui , mes frères , s'il étoit permis de
mcler à la joie & à la pompe de cette au-
gr.lle folemnité , le récit de tant de fpec-
tacles lugubres que la volupté donne tous
les jours à la terre , vous verriez que la
barbarie vX la fureur ont été dans tous les;
temps le caradere le plus marqué de ce
vice y que le monde appelle la foibleffe
des bons cœurs. Vous le verriez, le fer
& le poifon à la main, répandant le deuil
dans les familles , armant Tépoufe contre
répoux , le frère contre le frère , le père
contre l'enfant , l'ami contre l'ami ; fe
frayant tous les jours un chemin à l'ac-
compliffement de fes defirs infâmes , par
des horreurs fecretes indignes de l'huma-
nité, & trouvant dans la tendreflTe préten-
due d'un cœur voluptueux , tout ce que
peut enfanter de plus noir & de plus in-
humain, le cœur le plus barbare & le plus
féroce. Voilà où mené cette afFreufe paf-
fion à laquelle les théâtres impurs donnent
des noms fi doux & fi aimables.
Mais n'allons pas fi loin; arrcions-nous
F V
-ï^^ Four le jour
à ia folblelTe d'Hérode. Voyez ce que l'em-
pire de la volupté peut fur les cœurs mê-
mes les mieux faits , & les plus capables
de vérité, d'humanité & de juftice. Il n'a
pas la force de refufer la tête du Précur-
feur. Il frémit en fecret de l'horreur & de
la barbarie de cette injuftice ; il fe rappelle
toute la fainteté & toute la réputation de
ce Prophète ; il eft trifte ,, dit l'Evangile ;.
Se c'^eft à legret qu'il va fouiller fes mains^
du fang innocent : mais c'eft la volupté
qui le demande : & que peut- on refufer
2 la volupté lorfqu'une fois elle s'eft ren-
due maîtrelTe d'un cœur, & qu'on en eft
devenu Fefclave ? L'honneur , la raifon ,
l'équité , nojre gloire , notre intérêt mê-
me ont beau fe révolter contre ce qu'elle
exige : ce font de foibles moniteurs ; rien
n'eft étouté. Demandez à un homme pu-
blic une grâce iniufte, onéreufe au peu-
ple^ & dommageable à l'état: en vain
fa place , fa confcience , fa réputation
l'en détournent ; fi c'eft la volupté qui
demande , tout cède , & vous êtes fur
d'obtenir. Sollicitez auprès d'un grand la
difgrace , la perte d'un rival innocent , &
dont le m.érite fait tout le crime auprès
de vous : en vain le public va fe récrier
contre cette injuftice ; dès que la volupté
le demande , vous êtes bientôt exaucé.
Qu'un homme en place ait le malheur de
plaire à une autre Hérodias : en vain fes
talents , (ts fervices , fa probité parlent
pour lui : en vain l'état foufFrira de fon éloi-
DE St. Jean-Baptiste. i^r
gnement; c'eft la volupté qui le deniande;
il faut qu'il loit ikcrifié ; & le Prince ai-
mera mieux s'attirer le mépris & l'indigna-
tion publique, en facrifiant un lerviteur fidèle
& utile à l'état, que contriiier un moment
l'objet honteux de fa palîion. Mais d'un
autre côté, propoTez-lui un fujet indigne;
fans vQrtu , fans talents , que l'honneur
même d'une nation rougiroit de voir en
place , & dont l'incapacité blefteroit la
bienféance publique ; il devient capable
des emplois les plus hauts & les plus im-
portants , des que la volupré le défigne.
Que l'état périflé entre Tes mains , que le
gouvernement en foit déshonoré, que les
étrangers s'en moquent, que les lujets en
murmurent , la volupté le portera au faîte
des honneurs ; & ne craindra point d'au-
gmenter par la fingularité & Tinjuilice de
ce choix , l'éclat & le fcandale du vice»
O pajiion injufle & cruelle! que faudroit-
11 pour t'arracher du cœur des hommes ,
que les mêmes arrries dont tu te fers pour
les captiver & pour les féduire ?
Telle eft la récompenfe que trouve fur
la terre le zèle de Jean-Baptifte : telle eft
la deftinée de la vérité; toujours odieiife,
parce qu'elle ne nous eft jamais favora-
ble. Les grands fur-tout font comme une
profeffion publique de la haïr ; parce que
d'ordinaire elle les rend eux-mêmes trcs-
haïilables. Ils lui donnent toujours les noms
odieux d'imprudence & de témérité; pnrcc
Tadulation feule ufurpç auprès d'eux le nom
F vj
1^2 Pour le Jour, Sec.
glorieux de la vérité : trop heureux dans
la dépravation des mœurs où nous vi-
vons, de trouver encore des hommes qui
dent !a leur dire ; mais encore plus à plain-
dre aulîi de ne la connoître que pour la mé-
prifer; & de fe croire au-delTus de la vé-
rité , parce qu'ils fe voient au-deffus de
tous ceux qui la leur annoncent.
Pour nous , mes frères , aimons la vé-
rité , lors même qu'elle, nous condamne :
iraimons dans les hommes que la vérité ,
parce qu'elle feule les rend aimables. L'a-
dulation & la duplicité font le caraftere
des âmes baffes & mal nées : quiconque
eft capable de louer le vice , eft incapa-
ble de vertu. Méprifons ceux qui nous flat-
tent 5 parce qu'ils ne louent en nous que
ce qui nous rend méprifables ; ne comp-
tons pour nos amis , que les amis de la
vérité ; laidons-lui un libre accès auprès
de nous; allons même au-devant d'elle, &£
cherchons-la lors même qu'elle nous fuit
& fe cache. Plus nous fommes élevés, plus
elle s'éloigne de nous , & plus auflî nous
devons lui tendre la main , afin qu'elle fe
rapproche : elle ne fuit que ceux qui la
craignent. Aimons -la, & nous l'aurons
bientôt connue. Il eft fi grand d'aimer à
fe connoître foi-même ! & après l'avoir
cherchée fur la terre , elle fera notre joie
& notre éternelle félicité dans le ciel. Ainfî
foit-il.
t::^
^y;
SERMON
POUR LE JOUR
Z> E
Ste. magdelaine.
Remîttiiiitur ei pcccata multa ,* quoniàm dilexit
raultLim.
Beaucoup de péchés lui font remis , parce qu'elle
a beaucoup aimé. Luc. 7. 47.
'amour eft le principe & le
mérite de la pénitence; & quoi-
que la crainte du Seigneur Toit
un don de TErprit-Saint , il eft
rare qu'une douleur qui n'aime
pas, ne foit la nature toute feule qui craint,
ow l'amour-propre qui fe déguife. Le pé-
ché , dit faint Auguftin , n'eft que le dé-
règlement de l'amour ; la pénitence doit
donc en être l'ordre, puifque fon office
eft de rétablir dans l'état naturel ce que
le péché avoit renverfé. Nous ne fommes
coupables devant Dieu-^ que lorfc^ue nous
Î34 P O U R L E J O U R
aimons ce qu'il ne faudroit pas aimer, &
tous nos vices ne font que des amours in-
juftes. Nous ne faurions donc être de fin-
ceres pénitents qu'en rendant à notre Bien
véritable un amour que nous lui avons in-
juftementravi; autrement la pénitence ne
feroit ni le remède du péché, ni la récon^
ciliation du pécheur. En un mot, c'eft l'a-
mour qui décide de tout l'homme : nous
fommes juftes , s'il eft réglé ; s'il eft dé-
réglé , nous fommes pécheurs : & lui feul
fait nos vertus comme nos vices.
Ne foyez donc pas furpris, mes frères,
fi la pénitence de Magdelaine n'eft venue
jufqu'à nous qu'avec l'éloge de fon amour;.
& fi Jefus-Chrift ne nous donne point d'au-
tre raifon de fa grande miféricorde envers
cette péchereffe , fi ce n'eft qu'elle a beau-
coup aimé , Rcmittuntur ci peccata multa^
quonïam dikxit multàm. On ne nous dit
pas que plufieurs péchés lui font remis ^,
parce qu'elle a beaucoup pleuré , parce
qu'elle a répandu avec une fainte profu-
fion des parfums précieux fur les pieds du
Sauveur, parce qu'elle n'a ceffé de les bai-
fer. Pourquoi cela , mes frères? c'eft que
les larmes, les faintes largeftes, la parti-
cipation même au corps du Seigneur figu-
rée par le baifer de {^% pieds , les prati-
ques extérieures d'humiliation ne font que
comme le corps de la pénitence : c'eft l'a-
mour qui en eft l'ame; &: vous pleurez
en vain, fi ce n'eft pas l'amour lui-même
qui pleure ; vous répandez en vain vos rir
DE SAINTE MaGDELAINE. T]^
chefTes , fi ce nVft pas l^iniour qui les ré-
pand ; vous donnez en vain le haifer de
paix au Sauveur , fi ce n'efl: pas Tainour
qui le donne; en un mot , vous ne faites
rien , & vous n'ctes rien vous-inémes, fi
vous n'aimez pas.
Voulez-vous donc , mes frères, lorfque
vous vous proftei nez aux pieds des minif-
tres de TEglile , entendre fortir de la bou-
che du Sauveur cette lentence favorable:
Vos pcchés vous Tout remis? Aimez, dit
ini Père : Ahjolvi vis ? ama. Je ne vous
dis pas : Changez vos deux yeux en deux
fontaines de larmes comme David; frap-
pez votre poitrine comme le Publicain ;
déchirez vos vêtements , & couvrez-vous
de cendres &e*de ciliée , comme le Roi
de Ninive; rendez quatre fois autant que
vous avez pris, & partagez avec les pau-
vres ce qui vous refte , comme Zachée ;
renoncez à une-profeifion funefl:e à votre
innocence, & quittez la banque, comme
Lévi : mais je vous dis, aimez : l'amour
vous apprendra l'art facré de la pénitence :
il ne faut plus de leçons à un cœur que
l'amour inftruit; &: comme il efface tous
les vices, il apprend aufli toutes les vertuSi^
Voilà les inftruftions que nous donne
l'illuftre Pénitente , dont TEglife rappelle
aujourd'hui la converfion. Comme elle
avoit beaucoup aimé le monde, elle aime
beaucoup Jefus-Chrift ; & l'excès de fes
paffions devient le modèle de fa pénitence,.
'Or , elle avoit aimé le monde d'un amouc:
136 -Pour le jour
de goût & de vivacité, qui adouciiToit tout
ce qu'elle trouvoit de pénible dans (es
voies; d'un amour de préférence jufqu'à
tout facrifier au monde : c'efl ainfi qu'elle
aime Jefus-Chrift. C'eft un amour tendre
& ardent , qui adoucit tout ce qu'elle en-
treprend de plus amer pour lui; c'eft ma
première réflexion : un amour fort & gé-
néreux qui ne connoît plus rien qu'elle ne
lui facrifie ; c'eft ma féconde réflexion.
Voilà , mes frères , toute Thiftoire de fa
converfion & tout le fujet de cette inf-
truciion, ^ve^ Maria ^ &c.
l^l\^^ -LiA grâce de la converfion imite & fuit
* d'ordinaire le caradere du cœur qu'elle
touche : elle ramené Tame péchereffe à
Jefus-Chrift par les mêmes voies qu'elle
s'en étoit égarée ; & fans détruire fes pen-
chants, elle les facrifie, & fait fervir à la
juftice ce qui avoit jufques-là fervi au pé-
ché. La fureur de Saul contre les ennemis
prétendus de la religion de fes pères de-
vient une ardeur divine contre les enne-
mis de la foi de Jefus-Chrift : un zèle aveu-
gle en avoit fait un perfécuteur ; un zeîe
faint & ardent en fait un Apôtre. La na-
ture fournit , pour ainfi dire , le fonds à
la grâce ; & la miféricorde de Dieu trouve
toujours dans nos pafllions , les moyens me*
mes de notre pénitence.
Or , voilà ce qui fe pafTe aujourd'hui dans
le changement de Magdelaine. C'étoit une
DE SAINTE MaGDELAINE. 137
femme péchereflTe dans la ville de Jéru-
salem : MulUr quœ erat in civitatc pccca- ^-«^ 7- S?-
trix ; car Ibuffrez , mes frères , que je fuive
ici le langage le plus commun de l'Eglile,
& que fans entrer dans des dilcufllons inu-
tiles à rédification des mœurs, je confonde
avec la tradition des fiecles, ce que la cri-
tique de ce fiecle a cru devoir diflinguer.
Oëtoit donc une fcUime pëcherefîe, c'efl-
à-dire, une peribnne mondaine, plus oc-
cupée de les amours que de Tes miferes;
plus attentive à plaire qu'à édifier ; plus
touchée du plaifir que de Ibn falut. La plu-
part des faints ont borné là tous fes cri-
mes, & n'ont pas cru qu'il y eût du dé-
règlement groffier dans fa conduite : voilà
néanmoins ce que TEvangélifte appelle une
femme péchereiîe ; car la foi ne juge pas
de nos mœurs comme Tufàge , & il n'eft
pas Surprenant que ce qui paroît prefquc
innocent au (îecle , foit une abomination
dans le langage de l'efprir de Dieu : Mu-
lier in civitatc peccatrix.
Or, le monde avoir trouvé dans Magde-
laine un de ces cœurs tendres & faciles que
les premières impreffions bleffent; un de
ces cœurs habiles & ingénieux dans le choix
des moyens les plus propres à plaire ; un
de ces cœurs ardents & généreux, où les
pafïions ne favent pas même garder de me-
fures. La grâce trouve dans les mêmes ca-
ractères de fon cœur les heureufes refTour-
ces de fa pénitence. Entrons dans le dé-
tail, & accordez-moi votre attention.
î)S Pour le jour
, En premier lieu, le monde avoit trouve
dans Magdeîaine un de ces cœurs faciles
que les premières impreffions bleffent^un
de ces carafteres que tout entraîne , & à
qui tout devient prefque un écueil; que la
complaifance gagne; que l'exemple féduit;
que les occafions changent , & à qui une
circonftance de plaifir fait oublier mille de*
iirs de pénitence. Or , voilà la première
difpofîtion que la grâce fait aujourd'hui fer-
vir à fon falut.
Le bruit que les prodiges & la nouvelle
doctrine de Jefus-Chrift faifoient dans Je-
rudilem , avoit fans doute excité la curio-
fité de cette péchereffe ; elle voulut en-
tendre cet homme extraordinaire qui fe
vantoit d'avoir les paroles de vie & de fa-
lut. Elle vit ce nouveau Prophète ; ces traits
de majefté répandus fur fon vifage , cette
douceur capable de gagner les cœurs les
plus farouches ; cet air de pudeur & de
ïainteté devant qui la confcience criminelle
ne pouvoit foutenir fa honte, ni s'empê-
cher de rougir en fecret; ce zèle ardent &
définréreiré qui ne paroiffoit touché que du
falut du pécheur; cette autorité nouvelle
qui inftruifoit avec poids & qui parloit avec
dignité ; cette liberté prophétique qui ne
faifoit acception de perfon.ne, & qui enfei-
gnoit la voie de Dieu dans la vérité : elle
entendit les paroles de grâce qui fortoient
de fa bouche , & qui portoient des traits
céleftes & une onftion ineffable dans les
cœurs. Ce cœur û facile pour le monde
DE SAINTE MaGDELAINE, I39
ne fe défendit pas long-temps contre Jefus-
Clirirt. De nouvelles agitations naiiTent dans
fon ame : les idées de la vertu que ce Pro-
phète vient donner aUx hommes , la fur-
prennent & la lui rendent déjà aimable : les
couleurs terribles avec lefquelles il peint le
vice , Palarment ; "Se déjà elle fe propofe
des mœurs plus dignes de fa gloire & de
fon nom. Inquiète, combattue, déjà à demi
pénitente : Quel cft cet homme, fe dit-
elle lans doute en fecret, & quelle eft cette
nouvelle doftrine? ne feroit-ce point un
Prophète qui connoît le fecret des cœurs?
les regards tendres & divins m'ont mille
fois démêlée dans la foule; & comme s'il
eût vu les miferes fecretes de mon cœur,
ou les mouvements inexpliquables que fes
paroles y opéroient , il a eu fur moi des
attentions particulières; il n'a, ce me fem-
b!e, parlé que pour moi feule. Quand il
convioit avec des charmes fî faints les âmes
qui font laffées dans la voie de l'iniquité,
& qui gémiffent fous le poids de leurs chaî-
nes , de venir chercher un repos vérita-
ble auprès de lui : ah! fans doute il m'a-
drefToit le difcours , & avoit en vue la
trifte fituation où je me trouve. Lorfqu'il
enfeignoit que l'efprit impur ne peut être
chafîé que par le jeûne & par la prière ;
je fentois qu'il vouloit prefcrire des remè-
des à mes maux. Quand il déclaroit que
les péchereffes précéderoient les Pharifiens
dans le royaume de Dieu ; je voyois bien
que fon deiïein fecret étoit d'encourager
140 Pour LE JOUR
ma foibîeffe par l'elpérance du pardon. Il
n'a parlé de la Reine de Saba qui vint des
extrémités de la terre entendre la iagefle
de Salomon, que pour m'avertir de ne
point négliger le falut que le Seigneur me
préfente, & d'écouter celui qui eft plus
grand que Salomon même. Toutes fes inf-
truûions avoient quelque rapport fecret à
mes belbins & à mes erreurs ; ah ! fans
doute, c'eft un Prophète envoyé de Dieu
pour me retirer de mes voies égarées.
Voilà les premières imprelfions de Jefus-
Chrift fur cette aine : les mêmes facilites
que les attraits des paflîons avoient trouvées
en elle pour le monde , la grâce les trouve
pour le falut. Ce devroit être , il eft vrai ^
une heureufe difpofition pour le ciel , que
d'être né avec un cœur tendre & facile à
émouvoir; & le Seigneur en vous faifant
naître telle , vous qui m'écoutez , avoit
voulu fans doute mettre en vous une ame
plus à portée de fa grace,^ j'ofe le dire :
cependant c'eftparlà que vous périrez.Tout
vous touche , rien ne vous corrige. Suf-
ceptible de fentiments de falut, fufcep-
tible d'imprefïîons mondaines; vous vous
attendrilTez à un difcours évangélique , &C
vous allez vous attendrir à un fpeftacle
profane : vous n'êtes pas infenfible aux inf-
pirations du ciel comme tant de pécheurs
endurcis; mais vous le portez dans le mon-
de , où de nouvelles impreffions les effa-
cent : vous gémlffez quelquefois fous le
poids de vos chaînes, & vous en fuivez
DE SAINTE MaGDELAINE- I41
toujours la trifte defVmëe. Loin des plai-
iirs vous voulez tout quitter; du moment
qu'ils approchent , ils vous retrouvent la
mcme : au milieu du nionde &c de Tes amu-
fements, vous poufiez quelquefois en <c-
cret des foupirs vers le ciel , que la trif-
tefle fecrete du péché, que le dégoût lui-
même vous arrache; & au fond de la re-
traite où vous vous cachez quelquefois , vo-
tre cœur vous rentraïne d'abord en Egyp-
te, & vous regrettez des joies dont vous
venez feulement de vous ieparer. Carac-
tère dangereux pour le falut. Les âmes en-
durcies, \mt fois touchées peuvent fe con-
vertir; mais vous, vous pouvez être tou-
chée, & ne fauriez être convertie : imi-
tez Magdelaine, & faites fervir vos foi-
blefles mêmes à votre fanftification.
En effet, le monde en fécond lieu,avoît
trouvé en Magdelaine un cœur habile &
ingénieux dans le choix des moyens pour
arriver à fes fins. Car, mes chers auditeurs,
jufqu où ne va pas la fatale habileté de la
pafiîon ! David a bientôt trouvé le fecret
de rappeller Urie, & de couvrir par cet
artifice la honre de fa foibleiïë. Que d'ex-
pédients ne fournit- elle pas pour fortir des
embarras les plus épineux ! le fils du Roi
de Sichem inventa d'abord c\qs moyens pour
vaincre les obftacles que la différence du
culte & de la religion mettoit à fon amour
pour Dina. Que de reffources dans les oc-
caf^ons les plus difficiles! la perfide Dalila
concilie fans peine ics égards pour Samfoii
Ï42. P O U R L E J O U R
avec Tes compîaifances fecretes pour les
Philiftins. On trompe les yeux les plus at-
tentifs ; & Jacob trouve des idoles dans fa
maifon malgré toute Ta vigilance : on ca-
che fous des apparences pénibles les voies
de la paflion ; & le fils de David fe réfout
à feindre des maux trompeurs pour dérober
aux yeux de la Cour la plaie véritable Sc
honreufe qu'il porte dans Tame : on y fait
iérvir ceux même qui auroient intérêt de
la détruire; & Tinndelle époufe de Putiphar,
réufïit à faire de fon propre époux le ven-
geur de fon indigne foiblefTe : on la cou-
vre fous le voile de la piété & de la reli-
gion ; & les femmes dlfraël au temps d'Hé-
lî 5 fous prétexte de venir facrifier au Sei-
gneur^ veix)ient participer aux dérèglements
facrileges des enfants de ce Pontife. Que
dirai-je encore? on va à f^s fins par des
routes qui fembloient mener à des fins tou-
tes oppofées : en un mot, la paflion eft tou-
jours ingénieufe, & des perfonnes nées d'ail-
leurs avec un efprit borné &: des talents
médiocres, font ici habiles & éclairées, dit
s. ^mh. fgjp^t Ambroife : Ad inquirenda deUciatio^
'l^ ^*l^^^' num gênera aflud funt qui appumus funt
voliiptatum.
Or, cette malheureufe prudence qui avoit
conduit Magdelaine dans4es voies de l'ini-
quité , devient une pieufe fageflfe dans les
démarches de fa pénitence. Quels faints ar-
tifices i)'emploie-t-e!le pas pour toucher
celui à qui elle veut plaire , & pour en
obtenir le pardon des foutes qu'elle vient
DE SAINTE MaG DE LAINE. 143
pleurer à fes pieds ! premièrement , elle
vhoilît la falle crunfeftin, cVft-à-dire, un
lieu qui Tcxpoiant à la rifée 6s: à la cen-
fure publique, intéreflera Jerus-Chrift pour
elle , & le louchera de pitié fur les ou-
trages auxquels elle a bien voulu s'expofer
pour venir à lui; fecondement, une circonf-
tance où les grâces s'accordent plus faci-
lement & où la joie innocente du repas ne
permet pas de rebuter une infortunée qui
vient reconnoître fa faute : troifiémement,
des témoins tous Phaiifiens, c'eft-à-dire,
durs envers les pécheurs , ck devant qui
Jefus-Chiift, pour confondre leur dureté,
fe plaifoir à donner des marques de bonté
& de tendreiïe envers les brebis égarées:
quatrièmement , elle emploie une confu-
iion falutaire; elle n'ofe i'e préfenter à lui;
elle s'arrête derrière , dit l'Evangile, Sians
rétro ; elle fe laiflTe tomber à fes pieds de
douleur 6i d'accablement; ellen'ofemcme
lever les yeux jufqu'à celui en qui elle a
mis pourtant fa plus douce efpérance; elle
ne fait plus que rougir de fes égarements :
déjà elle voudroit fe cacher aux yeux de
tous les hommes , & ne montrer plus à
Jérufalem une pécherefîe qui en avoit été
le fcandale & comme le pédhé public , dit
im Père : elle ne parloit point; fa douleur,
fes larmes, fa pofture, fa confufion , tout
parle pour elle : Stans rctrb Jccus pcdcs Jefu. Lfic.7. 3S.
Elle auroit pu trouver fans doute de
vaines excufes pour adoucir au moins aux
yeux de fon Sauveur l'excès de ics éga-
144 Pour l>^r^ jour
rements , Ton âge, fa naiffance, des pen-
chants de foibleile nés avec elle , fes ta-
lents malheureux , le dérèglement de Jé-
rufalem , la licence des mœurs de ion fîe-
cie 5 l'exemple des autres femmes de la Pa-
leftine, l'ignorance où elle étoit de la doc-
trine de Jefus-Chrift, autant de prétex-
tes Ipécieux à une ame moins touchée.
Notre fainte péchereffe laiile à la bonté
de fon Seigneur à juger de la nature de
fes fautes ; elle pleure , elle fe tait ; & voilà
tout l'apologie qu'elle veut faire de fa con-
duite. Profternée à fes pieds , ne parlant
plus que par fes larmes : Il me connoît,
dit-elle en fecret , il voit mes befoins &
mes defirsf ma foibleffe, mes efforts im-
puiffants, & les gémiffements de mon cœur
ne lui font point inconnus : que pourrois-
je lui dire , qu'il ne lifc lui-même au fond
de mon ame, & qui puide égaler ce que
je fens? Agitée de mille mouvemeuts di-
vers, elleefpere, elle tremble, elle rougit,
elle fe raffure , elle aime , elle s'afflige ;
mais elle fe tait. Ce n'eft pas la honte
d'avouer fes défordres ; ah ! fes larmes les pu-
blient affez : c'eft un artifice de fon amour ;
un filence de confufion lui paroît plus pro-
pre à toucher fon Libérateur , que l'aveu
le plus éloquent de (es folblefTes.
Enfin , elle emploie une humilité pro-
fonde : elle répand des parfums précieux,
& ne veut pas prefque que le Sauveur s'en
apperçoive ; elle ne les répand que fur fes
pieds comme pour lui cacher le prix de
fa
DE SAINTE MaGDELAINE. I4Ç
ù fainte protulîon ; elle ne veut attirer
les regards de fon Libérateur que fur les
miferes de fon ame , & point du tout fur
le mérite de fes œuvres. Elle regarde les
pieds facrés du Seigneur comme fon par-
tage , trop heureufe encore qu'on veuille
l'y foufFfir : elle laiffe à i(^s difciples bien-
aimés le fublime avantage de repofer dans
ion charte fein ^ ou de répandre des par-
fums fur fa tête. Elle fait, dit faint Ber-
nard , qu'il faut gémir long-temps à {qs
pieds 5 avant que de venir lui donner le
baifer de paix dans TEuchariftie ; que la
précipitation cft ici périlleufe : & que com-
me dans l'Eglife du ciel il n'y aura que
ceux qui auront lavé leurs vêtements dans
le fang, & qui feront venus d'une grande
txibulation , qui auront droit d'environner
l'autel de l'Agneau ; ah ! de même dans
l'Eglife de la terre, il n'y a que ceux qui
ont lavé leurs fouillures dans le fang de
la pénitence , &: qui ont pafTé par les tri-
bulations de la croix , à qui il foit permis
de fe prélénter à fa table.
Voilà les faints artifices de l'amour de
Magdelaine ; elle avoit été prudente dans
le mal , elle eft prudente pour le bien :
au-licu que fouvent habiles dans la recher*
che des plaifirs & dans la conduite de
vos partions, femmes du monde, une feule
démarche de converfion vous jette dans
des embarras étranges. Vous ne favez plus
par où vous y prendre , quand il faut fe
déclarer pour Jefus-Chrift : c'cft ici où
Par:c^, G
146 Pour LE Jour
toute votre habileté & toutes vos reiTour-
ces vous abandonnent; tout vous arrête,
tout vous alarme ; tout eft pour vous per-
plexité ; votre efprit n'eft plus ingénieux à
trouver de ces moyens heureux qui vien-
nent à bout de tout. Vous êtes en peine
comment faire confentir un époux à vos
réiblutions de pénitence, & vous avez fu
le faire confentir à des démarches qu'il
étoit peut-être fi fort intéreffé d'empê-
cher. Vous ne croyez pas pouvoir vpus
faire dans la piété des amufements inno-
cents qui vous foutiennent ; &c vous en
inventez tous les jours de nouveaux dans
le monde pour égayer votre ennui & vos
dégoûts. Vous héfitez comment vous pour-
rez éloigner de vous certaines perfonnes
il funeftes à vos nouveaux deffeins de ver-
tu ; & vous étiez fi habile autrefois à vous
défaire de celles que la fageffe & la piété
rendoient importunes à vos plaifirs. En un^
mot, vos paffions étoient fécondes en ref-
fources ; votre pénitence fuccombe aux
plus légers obftacles. D'où vient cela? ah!
c'eft le coeur qui, fournit les expédients ,
& le vôtre n'eft pas bien touché ; c'eft
Tamour qui rend habile , & vous n'aimez
pas ; la grâce eft toujours moins ingénieufe
en vous que la paffion , parce que votre
pénitence n'eft jamais auflî fincere que vo-
tre égarement; & que différentes de Mag-
delaine, vous nVimez pas Jefus-Chrift com-
me vous aviez aimé le monde.
Aufli en troifieme lieu , le monde a voit
DE SAINTE MaGDELAINE. I47
trouvé dans Magdelaine un cœur ardent
où les partîons ne favoient pas mcme gar-
der de melures; c'eft-à-dire , prompt, &
pour qui un plallîr différé étoit un fupplice;
extrême dans (es joies , comme dans fes
chagrins; aveugle, qui ne connoiiToit ni
périls ni obflacles , & qui croyoit facile .
tout ce qui pouvoit fervir à fa paflîon.
Or, voulez-vous voir en elle les méme.s
traits dans le caractère de fon amour pour
Jefus-Chrift? A peine eut-elle appris, dit
TEvangile, que le Sauveur étoit entré dans
la maifon du Pharilien : Ut cognovit* Re- ^''^-r.sr-
marquez ici , premièrement , la prompti-
tude de fon amour : la première occaiion
qu'elle trouve de venir fe jetter aux pieds
du Sauveur, elle en profite; elle y court.
Elle ne balance pas des années entières en^-
tre la grâce & la paflion ; elle n'eft pas in-
génieufe comme vous l'êtes fi fouvent ,
femmes du monde , à trouver fans cefle
des prétextes pour remettre à un autre
temps cette première démarche : fa jeu-
neiïe ne lui fournit pas de ces raifons fri-
voles qui perfuadent d'attendre un âge plus
férieux &c moins propre au monde. On n'ai-
me pas quand on peut différer. Ah! bien
loin de vouloir reculer, & de renvoyer
au foir de fa vie ; elle voudroit pouvoir
renaître pour recommencer à aimer fon
Seigneur en commençant à vivre; fa dou-
leur la plus amere eli de l'avoir connu fi
tard; ce qui lui rcfte de vie, ne peut la
conforer de ce qu'elle en a perdu en des
Gij
148 P O U R L E J O U R
amours infenfës : elle fent qu'on ne peut
trop tôt aimer ce qu'on aimera toujours,
& elle veut regagner les jours d'indiffé-
rence par un iaint empreiTem.ent de ten-
dreffe : Ut cognovït.
En effet, mes chers auditeurs, la promp-
titude eft effentielle à la converfion ; la
grâce a des moments heureux, que ni le
temps , ni les années , ni les mêmes cir-
conftances ne ramènent plus. Ce jeune
homme de l'Evangile , qui appelle par Jefus-
Chrift, voulut aller enleveUr ion père avant
que de le fuivre , manqua fon moment;
& nous ne lifons pas qu'il revint enfuite
le mettre au nombre de {^s^ difciples. L'ef-
prit de Dieu eft cet efprit, dont parle le
prophète, qui va & qui ne revient plus:
& tout dépend de favoir entendre fa voix,
& de l'arrêter dans notre cœur lorfqu'il y
paffe & qu'il nous vifite : un defir de péni-
tence renvoyé eft preique un préjugé cer-
tain que vous ne vous repentirez plus. Voilà
la prom.ptitude de l'amour de Magdelaine.
Remarquez-en fecondem.ent, la vivacité.
Le monde avoit trouvé en elle un de ces
caractères extrêmes qui ne fe donne jamais
à demâ : c'eft ainli qu'elle aime Jefus-Chrift :
tout ce que l'amour a de plus vif & de plus
extrême, pourainft dire , elFe le fent; tou-
tes les marques de la douleur la plus pro-
fonde, elle les donne. Les fuites ne dimi-
nuent rien à cette ardeur : le dernier jour
de fa pénitence reffemblera à la première
démarche de fa converfion. Par-tout dans
DE SAINTE MaGDELAÎNE. Î49
TEvangile elle nous fera rcpréic^ntée com-
me une amante vive & fervente : tantôt
noas la verrons profternée anx pieds du
Sauveur, s'expofant même aux reproches
de fa fœur Marthe , plutôt que de perdre
un inftanr de vue le Libérateur qu'elle ai-
me; tantôt tranfportëe d'amour pour lui,
elle courra à fon tombeau avant tous les
dilciples, & les larmes qu'elle y répandra,
i'erônt aufli abondantes, que celles qui ar-
rofent aujourd'hui fes pieds divins dans la
falle du PharKien; tantôt en le rencontrant
fous une forme étrangère : Si vous l'avez
enlevé, lui dira-t-eile, dites-le-moi & je
l'emporterai : on ne fait quel eft celui qu'elle
redemande; elle ne penfe pas même à le
nommer; fon cœur en eft li plein, qu'elle
fuppoi'e que le cœur de tous les hommes
en eft occupé comme le (ien : Si tu fuf" joan. 2©.
tulilU cîim , dicito mihi ; elle ajoute qu'elle ^'
l'emportera ; un lille foible , accablée de
trifteffe, feule, elle fe perfuacîe qu'elle aura
aiTez de force pour emporter le corps mort
de fbn Sauveur : Et e^o euni tollam ; iba Ihid.
amour croit tout pofTiblc : tantôt enfin,
l'ayant reconnu elle ne fera plu: maîtreffe
de fon cœur ; elle courra à lui avec un faint
transport; elle voudra encore embraflTer fes
pieds facrés (i heureux pour elle , & qui
furent les premiers confidents de fa dou-
leur & les premiers afyles de fa péniten-
ce : par-tout elle foutiendra ce caraftere
de ferveur & de vivacité qui commence
fa converfion, & k durée de fa carrière
G iij
Î^O POVR LE JO¥R
ne la verra jamais ni ralentie ni moins
fidelle.
Inftruôion importante , mes chers audi-
teurs! Les converfions les plus vives finif-
fent d'ordinaire par la tiédeur & par le re-
lâchement. On fe repofe après les premiè-
res démarches , comme i\ Ton étoit déjà
arrivé au bout de (a courfe : on fe relâ-
che fur mille pratiques faintes que la vi-
vacité de la douleur avoit d'abord inspi-
rées : d'un pénitent zélé on devient un tiède
chrétien : nos péchés une fols pleures ne
Rous paroiiTent plus dignes de nos larmes;
& Ton trouve fouvent dans la tiédeur de
la pénitence, Pécuei! qu'on avoit cru éviter
en fortant du dérèglement du vice.
Enfin, à la vivacité confiante de notre
heureufe PécherefTe, ajoutez-y encore l'a*
veuglement de fon amour , pour alnfi dire.
Car quoique la grâce foit une lumière cé-
lefte qui éclaire refprit en même temps
qu'elle éch-auffe la volonté , il eft vrai de
dire néanmoins qu'elle aveugle la raifoa
charnelle fur mille difficultés que l'amour-
propre oppofe d'ordinaire aux premières dé-
marches de la converfion , & qu'ainfi la
charité a (es faintes erreurs comme la cu-
pidité a les (îennes.
En effet, mes frères, que de difficultés
Magdelaine n'auroit- elle pas pu prévoir
dans fon changement ! tant de liaifons à
rompre , tant d'occafions à éviter , tant de
commerces à fuir : difficultés du côté de
râge^ du côté des penchants , du côté du
DE SAINTE MaGDELAINE. I 5 I
nng , du côté des maximes qirelle alloit
embralFer : que de réflexions dévoient naî-
tre dans Ion eiprit , il Ion cœur lui eut
permis d'en taire ! mais le faint amour ne
raiibnne pas. Que ne pouvoit-el!e pas fe
dire à elle-mcme? Que vais-je taire? je
m'expole fans favoir li je ferai écoutée. A
la vérité ce Prophète affure qu'il n'efl: venu
que pour les pécheurs; mais une pèche-
refTe telle que je luis, peut-elle fe promet-
tre un accueil tavorable; ne pourra-t-oii
pas croire que ma dopleur n'clt pas lin-
cere, & que c'eft ici quelque fecret dé-
pit qui n'aura point de fuites? Eft-ce bien
prendre fon temps que d'aller troubler par
des larmes la joie d'un feftin ? d'ailleurs
fuis-je bien (ùre même fi mon changement
ne lera pas une douleur pafïagere , une vi-
vacité d'un indant, & fi après avoir fait
une démarche d'éclat j'en pourrai foute-
nir les fuites.
Que ne vous dites-vous pas tous les jours
à vous-mcme, ame infidelle, dans des cir-
conftances bien plus favorables au lalut ,
que ne Teft celle où fe trouve aujourd'hui
Magdelaine? elle pouvoit du moins fe faire
un prétexte de Ion âge ; & vous déjà fur
le retour, vous ne comprenez pas encore
comment on peut fe paiTer du monde : les
cmprefTements qu'on y avoit pour elle, au-
roient pu l'arrcter; & mille défagréments
ne fauroient en détacher votre cœur : la
Singularité de fa demande dans Jérufalem y
où peut-ctre feule & la première elle s'al-
G iv
î^l P O 1? R LE JOUR
loit déclarer pour Jefus-Chrift , auroit pu
former encore un nouvel obilacle; &c vous,
environnée de faints exemples de tant de
femmes chrétiennes qui vous montrent la
Toie du falut^ vous n'oferiez vous décla-
rer pour la piété ; tout vous paroît des obf-
tacles; vous voulez tout pei'er , tout exami^
ner avant que de faire le premier pas, &
vous n'avez jam^ais pris afîez de mcfures.
Ah ! mes chers auditeurs , les précau-
tions exceffives dans un commencement
de pénitence , outre qu'elles ne Tuppolént
qu'un cœur à demi touché, elles ne font
jamais heureufes : la grâce dans Tes pre-
miers mouvements fur-tout a d'heureufes
imprudences qui révoltent la fageffe hu-
maine, miais qui confomment l'ouvrage du
faîut. Je ne veux pas dire par-là que pour
mourir au monde & fervir Dieu , il faille
Tenverfer toutes les règles de la prudence ,
êc négliger tous les moyens néceffaires pour
applanir les obftacles que notre état ou no-
tre rang peuvent mettre à notre conver-
sion , lous cette fauffe confiance que c'eft
à Dieu feul à conduire fon ouvrage. Je fais
que la raifon eft donnée à Phomme pour
le conduire ; & c'eft tenter Dieu & for-
lir de Tordre de la providence , que de
ne pas confulter une lumière qu'il a mife
lui-même en nous. Mais je veux dire, que
trop de prévoyance & de circonfpeftion
arrête toujours l'ouvrage de la grâce; je
veux dire que dans les prem.ieres démar-
ches de la pénitence fur- tout ^ ah l il faut
DE SAINTE MAGDELAINE. IÇ^
laifTer quelque chofe à faire À l'efprit qui
nous touche , ne vouloir pas tout prévoir
foi- même, s'abandonner à Jefus-Chrift fur ^
mille difficultés auxquelles on ne voit pas
de refTources, & avoir encore plus de foi
& de confiance que de raifon; je veux di-
re, que lorfqu'on laifle à l'amour-propre le
loilir des réflexions , la grâce y perd tou-
jours quelque choie , &: quelquefois on
perd la grâce foi -même. Matthieu , au
premier ordre qu'il reçoit de Jefus-Chrift,
quitte fon bureau , Se ne penfe pas même
à rendre compte de fon adminlftration ,
ni à jufhfier devant fes maîtres une re-
traite fi prompte & i\ fulpefte dans les
perfonnes de ion emploi. Pierre jette les
filets dans la mer , quoique le travail in-
grat de toute une nuit^ ne femblât lui pro-
mettre que des foins inutiles de ce nou-
vel effort ; il n'a que la parole du Sau-
veur pour garant de fon entreprife , & le
fi!cccs répond à fa confiance : In vcrbo tuo Luc s. s.
Laxaho retc. Au contraire , il enfonce fur
les eaux , dès qu'il fait trop d'attention au
péril où il fe trouve, & Jefus-Chrift l'a-
bandonne dès qu'il commence à raifonner
& à fe défier.
Pourquoi vous défiez -vous de vous-
même? pourquoi vous inquiétez- vous tant
fur les fuites de votre pénitence , comme
fur des voies ameres & triftes qui vont
d'abord vous laffer ? pourquoi n'oîez-vous
vous déclarer pour Jefus-Chrift par la crainte ,.
toute feule de ne pouvoir foutenir une dé-
G V
1*^4 P O U R L E J O U R
marche d'éclat? Le Seigneur qui a déJ2r
commencé fon ouvrage en vous, ne Tera-
t-il pas aflez puiffant pour le continuer ?
S'il a pu vous toucher tandis que vous étiez
encore dans le crime , ne faura-t-il vous
Ibutenir^ quand vous ferez devenu jufte?
s'il a lu vous tirer du bourbier , refuiera-
t-il de vous donner la main lorfque vous
commencerez à marcher dans la voie du
falut ? s'il vous a cherché lorfque vous étiez
fi loin de lui , & que comme une brebis
égarée vous erriez dans des pâturages étran-
gers ; ah ! ne faura-t*il pas vous retenir quand
vous ferez retrouvée , & qu'il vous aura
ramenée au bercail ? Vous êtes foible , di-
tes-vous : mais ne vous connoit-il pas? &
vos moeurs paiTées ne Tont-elles pas mieux
inftruit que tout autre de votre foiblefTe?
r^pofez-vous-en luv iQS foins & fur la con-
noifîance qw'il a de votre cœur. Vous ères
d'un goût changeant , &: vous craignez
tout de votre inconftance : ah! les créatu-
res ont pu fixer cette légèreté par l'injurte
amour que vous avez eu n long-temps pour
elles; (k vous croyez que votre Dieu aura
moins de crédit fur votre cœur ? Vos in-
conflances paiTées ne venoient que de la
faulle^^é & de l'infuffifance des biens que
vous aimiez ; ne pouvant vous fatisfaire ^
ils ne pouvoient vous fixer ; mais Dieu
feul remplira tous vos befoins , & vous
ne fouhaiterez plus rien quand une fois vous
aurez goûté combien il eftMoux d'être à lui.
Oui, naes frères, la foi d'une ame vé*
' Il
DE SAINTE MaGDELAINE. IÇÇ
rifablement touchée eft une Foi génëreuie:
les montagnes mcnies ne l'arrctent pas ;
elle le promet de les tranfporter comme
des grains de fable ; &c quand on aime
vivement , ou Pon ne voit plus d'obfta*
clés, ou ils deviennent eux-mcmes des
moyens de falut. Ainfi , Magdelaine eut
pour Jclus-Chîift la même vivacité qu'elle
avoir eue pour le monde : mais Tamour
de prétérence fut encore égal ; & tout
ce qu'elle avoit fac! ifié au monde dans fes
Séréglements, elle le fa^crifie à Jefus-Chrift
dans la pénitence.
j
'appelle, avec faint Auguflin, amour ir.
de préférence, ce poids dominant de no-^^^^^^*
tre ame, qui rappelle à lui tous nos moin-
dres penchants; cet amour qui prévaut fur
tous nos amours, qui décide de nos choix,
qui règle nos jugements, qui devient le
principe de toutes nos actions ; cet amour,
comme dit faint Paul, que nulle tribulatioii
ne peut éteindre, nul péril alarmer, nulle
efpcrance corrompre , à Tépreuve de la
faim & de la nudité, plus fort que la mort
même : en un mot, l'amour de préférence
eft celui fur lequel rien ne l'emporte, que
rien ne peut même balancer , auquel on
cft toujours prêt de tout facrifier. Ce n'eft
pas tant ici une affaire de goût & de C^n^
timent , qu'un état de l'ame qui fe mani-
fefte dans les occafions , & qui fans ba-
lancer 5 fe déclare toujours pour l'objet
G vj
1^6 Pour le jour
auquel Ton amour a donné la préférence*
Or , mes frères , c'eft ainfi que Magde-
laine avoit aimé le monde ; elle lui avoit
facrifié fa réputation, fon repos, fes biens,
fes qualités naturelles : c'eft ainfi qu'elle
aime Jefus-Chrift; & voilà précifément ce
que fon amour lui facrifié aujourd'hui. Sui-
vons Phiftoire de fa pénitence ; & renou-
veliez , s'il vous plait , votre attention.
En premier lieu, Magdelaine avoit fa-
crifié au monde fa réputation. Son fexe 6^
fa naiffance la défendirent fans doute d'a-
bord contre la honte des paffions; & l'oiî
peut croire qu'elle appofa la barrière de
la pudeur &c de la fierté aux premiers ora-
ges qu'elle fentit s'élever dans fon cœur.
Mais lorfqu'une fois elle eut prêté l'oreille
à la voix du ferpent , qu'elle fe fut raflu-
rée contre elle-même, qu'elle eut pu )uf-
tifîer fa propre foiblelTe, & fe dire en fe-
eret ces maximes infenlées que le monde
infpire ; que ce n'étoit pas un crime d'ê-
tre touchée du mérite ; que ces rapports
fecrets qui forment les paffions, ne font pas
libres; &c que nous en trouvons la defti-
née dans nos cœurs; qu'il eft des liens fî
purs & il innocents , que la plus auftere
pudeur ne fauroit en rougir , & qu'après
tout il eft un âge où l'on peut être aimiée:
ah ! dès-lors fon cœur fut ouvert à tout
ce qui s'offrit pour le captiver ; tous les
nouveaux objets furent pour elle de nou-
velles pallions : fa gloire & fa raifon rou-
gilToient en vain en fecret de fes foibleffes ;
DE SAINTE MaGDELAINE. 157
Pafcendant cîe Ton caradere avoit déjà pris
le deflus; Ton cœur ne favoit plus vaincre,
& tout ce qui pouvoir plaire, pouvoir l'en-
t:i::-jr.
Que n'auroit-elle pas du fe dire à elle-
même (br le Icandale de la c&nduite , i\
la pafl'ion écoutoit la raiion ! Née avec un
nom & fortie d'une maifon qui la diftin-
guoit dans Ion peuple, n'étoit-elle pas obli-
gée à des attentions plus rigoureufes fur fa
gloire? La tache immortelle que les éga-
rements alloient faire à (on fang, la honte
qui en rctomberoit fur fes proches , les
exemples & les avis fages d'une fœur at-
tachée au devoir , les fuites mcme d'une
réputation flétrie dans les perfonnes de fon
âge , & le long repentir qu'elle fe prépa-
roit dans une vieillelTe trifte & déshono-
rée; enfin, l'éclat que (qs paffions alloient
faire dans Jérufalem, le féjour du roi Hé-
rode , d'un Préfet Romain , des plus il-
luftres maifons de la Paiefline, &: d'où le
bruit de fes emportements ne manqueroit
pas de fe répandre dans tout le refte de
la Judée : que de motifs puifîants de rete-
nue ! & que de réflexions à faire , fi la paf-
fion en faifoit quelquefois! Mais Magdelaine
armoit le monde , & il n'eft plus rien de
fi cher que Ton ne facrifie à ce qu'on ai-
me. Cette délicateffe fur la gloire que donne
la vertu , s'étoit effacée ; cette fierté qui
vient de la naifl'ance , s'étoit changée en
foiblefle ; cette pudeur attachée au fexe ,
avoit dégénéré en effronterie : ni les eoa-
15? Pour le jour
feils des gens de bien , ni les larmes de
Marthe, ni les railleries des mondains, ni^
les mépris même de fes amants infenfés à
qui elle avoit pu plaire; mais dont elle n'a-
voit pu réuffir à fe faire eftimer , car la
vertu toute feule efi: eftimable; tout cela
ne la touchoit plus. Elle paroiffoit avec of-
tentation au milieu d'une ville où elle n'é-
toit connue que par fes miferes; &: comme
cette femme de 1 Apocalypfe , elle portoit .
écrit fur fon front le nom de myftere;
c'eft-à-dire , elle ne faifoit plus un fecret
de fes paffions , & ne prenoit plus même
foin de cacher aux yeux du public les myf-
teres de fes folles amours. La palfion ar-
rivée à un certain point ne rougit plus : il
n'eft que les commencements qui foient ti-
mides ; &: plus la nature avoit formé votre
ame modefte & chrétienne, plus vous al-
lez loin d'un autre côté, quand ufie fois
vous avez pu fecouer ce joug importun.
Or, voyons comme dans fa pénitence
Magdelaine fait un facrifice de fa réputation
à Tamour qu'elle a pour Jefus-Chrifl:. Sur
le point d'éclater , & de venir chercher
le Sauveur dans une maifon étrangère ,
que dé réflexions pouvoient encore ici naî-
tre dans fon efprit? une perfonne de fort
âge & de fon fexe, aller comme une in-
icnfée dans un lieu où elle n'eft ni connue
ni priée; s'aller avouer pécherefTe devant
tant de conviés, malgré tout ce que cette
démarche alloit paroître avoir d'extraordi-
naire. Au fond que riiquoit elle d'attendre
il
DE SAINTK MaGDELAINE. 159
que Jefus-Chrlft fe fut retire chez quelqu'un
(le les difciples; & là en fecret &: à la fa-
veur des ténèbres de la nuit comme Nico-
dcme, lui expofer le trifte état de fon sme^
6c écouter les paroles du falut qui lorti-
roient de fa bouche. Mais le faint amour,
comme la paflîon, ne raifonnepas. Ah! elle
ne penlé pas à fe faire approuver des hom-
mes dans une aftion où elle va fe condam-
ner elle-même : elle ne prend pas de me-
liires pour adoucir aux yeux du public la
furprile de i(^n changement , &: le préparer
peu-à-peu, &: comme par des efTais de con-
verfion , à l'éclat d'une retraite. Bleflée d'a-
mour comme l'Epoufe , elle traverfe les
rues de Béthanie dans un appareil bien dif-
férent de celui 011 jufques-là elle y avoit
paru : trifte , éplorée y fondant en larmes,
elle ne voit pas le concours de citoyens
que ce nouveau fpeéfacle affemble autour
d'elle : elle n'tft occupée qu'à chercher
fon Bien-aimé, & n'a plus d'yeux pour le
refte du monde : elle entre dans la falle
du feftin ; elle s'avance avec une i'ainte im-
pudence : fa préfence renouvelle dans l'ef-
prit des fpeftateurs le fouvenir de fes ex-
ces palTés 5 & elle veut bien en foutenir
toute la honte. Déjà toute la Paleftine ne
s'entretient plus que de fon changement;
on en cherche les raifons dans quelque fe-
cret dépit , dans une paffion méprifée ,
dans une inconftance &: une légèreté de
naturel , dans des vues peut-être encore
plus cachées &C naoins fmceres ; chacun
l6o P O U R L E J O U R
trouve des conjeftures pour juftlfier !a ma-
lignité de les jugements : car c'efi ainfi qwe
le monde , ô mon Dieu ! juge toujours
humainement de vos œuvres : les prêtres
& les dofteurs eux-mêmes jaloux , & de
fon attachemient pour le Sauveur , & de
ce que ce n'étoit pas par leur miniftere
qu'elle avoit renoncé au monde, traitent
l'a converfion d'hypocrifie ; &c au-lieu de
louer fa piéré , iU tâchent cle rendre même
la foi fufpeCte. Magdeîaine dans un dé-
chaînement fi univerfel j, n'efi: touchée que
de fes crimes , n'ell: occupée que de fon
amour, ne pleure que l'innocence qu'elle
a pu perdre devant fon Dieu , ne penfe
au monde que pour Toublier. Les difcours
publics ne l'avoient jamais refroidie dans
ies pallions; ils ne lui font rien rabattre de
fa pénitence. O fainte fierté de la grâce!
ô héroïque magnanimité de l'ame jufie !
Et pourquoi , mes chers auditeurs , vous
que la crainte des jugements humains re-
tient encore dans la fouillure du péché ,
pourquoi ne pourriez-vous pas facrifier à
Jefus-Chrilt comme Magdeîaine , ce que
vous avez tant de fois facrifié au monde ?
Vos pafiîons n'ont point craint la cenfure
publique ; & votre pénitence feroit plus
timiide? vous ne vous êtes point ménagés
pour le plaifir, vous vous ménageriez pour
le falut? vous regardiez comme des efprits^
foibles ceux qui fe fcandalifoient de vos
défordres; & vous redouteriez comme des
hommes fages & fenfés ceux qui parle-^^
DE SAINTE MAGî^hLAlNli. 10 ï
vt nvec dériiion de votre vertu? Vous
Ciiiic. tant autrefois du milieu de vos joies
inlenfëes, qu'il taut lalffcr parler le monde ;
& cela^lorCquc vous l'aimiez le plus, &
que vous en liiiviez les maximes ; quoi ! (es
dil'cours leroient-ils donc devenus d'un plus
grand poids pour vous , depuis que vous
avez réfolu d'y renoncer? ou leregarde-
riez-vous comme un juge plus éclairé & plus
à craindre lur les voies de la grâce que liir
celles du péché ? Eh ! qu'importe à une
ame qui çommience à goûter ion Dieu ce
que les infenfés penfent d'elle ? Depuis
qu'elle a mépriie les maximes infenfées du
monde corrompu ^ elle méprife Tes vains
jugements ; depuis qu'elle a pu le haïr y
elle ne fauroit plus le craindre. Elle y a
vu fi fouvent le vice applaudi, qu'elle ne
trouve pas mauvais d'y trouver la vertu
condamnée : ravie même de le voir fou-
levé contre elle , elle fent par^là qu'elle
commence d'être à Jefus-Chrift ; elle fe
défieroit des démarches de fa pénitence, i\
elles avoient eu le malheur de plaire au
monde; ik le mépris clés hommes efî la
confolation de fa vertu, comme il en eft
la plus fûre marque.
Et en effet, qu'eft-ce que paroît le monde
à une ame qui connoît Dieu ? Le fenti-
ment le plus dangereux qui puifTe lui re-
venir de fes mépris, c'eft la fierté & la com-
plaifance : il eft doux de n'avoir pas pour •
io\ un juge de fi mauvais goût; & plus on
Ta connu , plus on eft tranquille fur ce
lôi Pour le jour
qu'il penfe. Ne craignez (es cenfures , que
lorfque vous voudrez le ménager & allier
Jefus-Chrift avec lui; il eft inexorable en-
vers la fauffe piété. Voulez-vous qu'il vous
eftiine? convainquez-le bien que vous le
méprifez. Ainfi toutes les précautions &
les mefures qui ne tendent qu'à adoucir
aux yeux des hommes la furpriie d'une con-
veriîon, ibnt des infidélités à la grâce, des
reftes lecrets de notre attachement pour-
le monde, & un hommage peu chrétien
que nous rendons encore à la fauiTeté de
fes maximes : on n'eft touché de Dieu qu'à
demi , tandis qu'on a encore le loifir de
le ménager avec les hommes. Première
inilruftion tirée du iaciifice que Magde-
laine fait à JeiusChrift de fa réputation.
En fécond lieu , elle avoit facrifié au
monde le repos de fon cœur :car, ô mon
Dieu! s'écrie faint Auguftin, vous l'avez
ordonné, & la chofe ne manque jamais
d'arriver, que toute amc qui eft dans le
- défordre, foit à elle-même fon fupplice. Si
l'on y goûte certains moments de félicité,
c'eft une ivrefie qui ne dure pas : le ver
de la confcience n'eft pas mort , il n'eft
qu'affoupi; la raifon aliénée revient bien-
tôt, & avec elle reviennent les troubles
amers , les penfées noires , & les cruel-
5 /^-v^:/,^. les inquiétudes ? Jufjijti y Domine^ & fie
efiy ut pœnd fuâjibi fit omnïs iuordïnatus.
• animus.
Mais outre ces troubles qui naiïïent du
fond d'une confcience coupable; que d'épi-
DE SAINTE MaGDELAIiNE. lô^
nés MagdeUine n'avoit-elle pas du trou-
ver dans les voies de l'iniquité ? Car je
veux qu'elle offrît aux difcours publics ua
front tranquille ; ces femences de gloire &
de vertu qu'une heureule éducation laiiïe
dans Tame , peuvent-elles le démentir 6c
s'etFacer tout à-tait? S^ les retours n'en font-
ils point défefpérants? D'ailleurs, à une
réputation mal établie , mille défagréments
font attachés dans le monde: des difcours
enveloppés faits en piél'ence qu'on entend
toute feule , qu'on fent vivement fans ofer
s'en appercevoir; des diftindions d'oubli
& de mépris dans des occafions publiques
dont on n'oferoit lé plaindre : je ne parle
pas ici des craintes , des foupçons , des ja-
loufies, des dégoûts, des perfidies, des pré-
férences , des fureurs inféparables de la paf-
fion ; il n'eft point d'iniquité tranquille,
& le crime eft toujours plus pénible que
la vertu : Ji/ffiJIi ^ Domine^ & Jzc ejî ^ ut
pœndjudfibiju omnis inordinaîzis animtts.
Or , voilà ce que Magdelaine avoit fa-
crifié au monde ; cette paix fi chère au
cœur, & la plus pure fource de nos plaifirs:
fon amour fait encore ici le même (acri-
fice à Jefus-Chrift. Ce n'eft pas, mes frè-
res, que Jefus-Chrlft ne foit lui-même la
paix véritable de nos cœurs, & qu'on puiffe
la perdre en lui devenant fidèle ; mais il
eft toujours une certaine paix à laquelle
le pécheur renonce en renonçant à (ts vi-
ces : la grâce fait au fond du cœur des
féparations douloureufes j & Jefus-Chrkl
164 Pour lé jous
qui eft venu annoncer la paix à nos âmes,
nous avertit affez qu'il y eft venu porter
auiîî le glaive & la douleur.
Car, premièrement, quelle violence ne
fe fit pas Magdelaine pour haïr ce qu'elle
avoit aimé., pour éteindre des paffions dont
le caraâere de Ton cœur la rendoit fi ca-
pable , pour rompre des liens qu'un long
ufage d'aimer avoit rendus preique indif--
folubles ! qu'il en coûte à des âmes d'un
certain caractère pour en venir à ces le-
parations !
Secondement , elle ne fe propoloit pas
un'B iqqnverfion douce & commode com-
me tant d'ames à demi converties. Elle
avoit appris du Sauveur que le feu de la
pénitence , comme un fel divin , devoit
guérir & préferver déformais de la corrup-
tion toute ame qui avoit été la viftime in-
Marc. 9. fortunée du monde & du péché : Omnis
^** viclima ignefalietur; que la violence étoit
la voie des âmes criminelles , & la croix
le partage &c la feule confolation du pé-
cheur. Or , à fon âge & avec un corps
nourri fi mollement , on n'entre pas dans
une carrière fi affreufe à la nature cor-
rompue com.me dans un chemin couvert
de fleurs : eh! qu'il faut prendre fur foi-
méme , pour accoutumer au joug une chair
qui frémit au feul nom de tout ce qui
peut la contraindre ! Cependant Magdelaine
attachée à la perfonne du Sauveur le fuit
dans (ts courfes; elle partage avec lui tous
les travaux de fa vie pénible, 6< ne trouve
DE SAINTE MAGDELAINE. i6ç
j^lus de conlblation après Ta inort que dans
les larniés & les macérations de fa retraite
& de fa pénitence.
Te ne parle point ici de toutes les alar-
mes qui fuivirent fon grand attachement
pour Jefus-Chrift. Elle n'entendoit fans
doute qu'en frémiiTant les calomnies des
Pharifiens : elle craignoit tout de leur fu-
reur & de leur jaloulie contre fon divin
Maître ; tant de complots formés pour le
. , . le
quell
mes de fon amour ! les paroles mêmes en-
veloppées du Sauveur fur le myftere de fa
croix & de fa mort, dont il avoit fans doute
entretenu fou vent fon amante, lorfqn'elle
étoit à fes pieds, comme il entretcnoit fes
difciples , & enfin, le fpedacle lui-même
du Calvaire : & d'autant mieux que plus
forte que les difciples, elle fut fpeftatrice
de ces triftes myfleres , &: ne voulut pas
mcme, pour adoucir fa peine, en dérober
Tobjet à fes yeux : de quel glaive de dou-
leur fon ame ne fut- elle point percée? C'eft
ainfi que renonçant au monde elle fit \,\n
facrifice de fon repos à Jefus-Chrift. Mon
Dieu ! & fouvent en fe déclarant pour
la piété, on y cherche une vie plus douce
& plus tpnquille ; on ne fort des voies
difficiles du fiecle , que pour trouver une
fahne oifiveté dans le femier du falut. La
vie chrétienne pour certaines peifonnes ,
n'ed précilëment qu'une vie qui les tire
l66 P O U R L E J O U R
des embarras du monde & de la, gêne des
bienréances; une vie qui les rappelle à des
mœurs plus calmes & plus de leur goût;
& tout le fruit de leur converfion, c'eft
qu'elles ont plus de loifir de jouir d'elles*
mêmes: leurs dérèglements avoientété pé-
HÎbles; leur pénitence eft douce & tran-
quille. Je fais que les gens de bien ont des
confolations intérieures , qu'aucun plaifir
profane n'égale, & que la paix eft le fruit
de la bonne confcience. Mais cette paix
eft le fruit des fouffrances; c'eft une paix
très-amere , comme dit l'Efprit-Sainr. Ce
n'eft qu'en rompant toutes (es inclinations
& en crucifiant fans cefte fa chair , que
l'on a droit de goûter cette joie fecrete qui
rend témoignage au jufte que l'Efprit-Saint
habite au-dedans de lui ; hors de là , vo-
tre paix eft une paix d'amour-propre &
une parefTe de cœur : la règle pour en ju-
ger 5 c'eft de voir ce qu'elle vous a coûté;
& toute piété qui n'eft pas pénitente &
crucifiée avec Jefus-Chrift , eft une illufioa
& une vertu de tempérament.
En troifieme lieu, Magdelaine avoit fa-
crifié fes biens au monde ; car quel ufage
en fait-on dans une vie toute mondaine
& telle que notre Péchereffe l'avoit me-
née ? Les foins de la parure & des orne-
ments connoiflent-ils quelques bornes? tout
ce qui peut aider à plaire , eft-il jamais trop
acheté? tout ce qui peut feulement fatif-
faire la vanité, pafte-t-il jamais les règles
ou de la condition ou du revenu ? Vos
DE SAINTE MaGDELAINE. 167
intentions Tont innocentes : mais fi vous ne
cherchez point à ctre vue, à quoi fervent
ces foins & ces attentions ? & d'ailleurs
les règles de modeflie & de fimplicité que
ITvangile prefcrit, peut-on les violer avec
innocence ? une femme chrétienne devroit-
elle chercher des ornements ailleurs que
dans la pudeur & dans une exafte bien-
féance ? Je ne parle point ici de toutes
les autres profufions qui fuivent les paf-
iions : les plaifirs qu'il faut foutenir , les
confidents qu'il faut payer , les fervices
qu'il faut acheter. Juda , fils de Jacob ,
donne jufques à l'anneau qu'il porte à fon
cloigt; Salomon fait bâtir des temples aux
dieux des femmes étrangères , & fes im-
menfes tréfors fuffifent à peine à fes plai-
firs ; l'Enfant prodigue diffipe la poirion
entière du bien qui lui étoit revenu; Hé-
rode promet la moitié de fon royaume :
la paffion n'eft jamais avare; les temps ne
font jamais malheureux pour elle , jamais
les faifons fâcheufes, les charges publiques
jamais trop incom.modes.
Magdelaine avoit fuivi l'égarement de ces
voies. Ses richefi^es avoient fervi à (qs paf-
fions; voyez comme elles fervent aujour-
d'hui à fa pénitence : elle répand des par-
fums précieux fur les pieds du Sauveur :
Et ungucnto ungebat. Vous la verrez bien- Luc. 75!
tôt renouvelle: cette fainte profufion &
mériter même un jour que Jefus-Chrîft la
juftifie contre les reproches de fes difciples
c?ui la blairent : fa m iifon mcme déformai»
î68 P G U R L E J O U R
va être ouverte à fon Libérateur. Là ^ il
Trouvera un faint délaffement au retour de
les voyages ; là il pourra venir célébrer
la Pâque avec ks difciples , & honorer
ibuvent la maifon de Béthanie & la table
des deux fœurs de fa préfence. Magdelaine
k fuivra même dans Tes courfes pour four-
nir à Ces befoins, &: lui rendre des bé-
nédictions temporelles pour les fplrituelles
qu'elle avoit reçues de lui. C'eft ainfi qu'elle
répare Tufage criminel qu'elle avoit fait de
ks biens.
Et voilà, mes chers auditeurs, le mo-
dèle de votre pénitence. Vous avez ré-
pandu pour l'iniquité ; femez pour la juf-
tice : vos plaifirs ont été prodigues ; que
vos vertus le foient auffi ; &: faites-vous
une noble paiîion du foulagement des mal-
heureux. Car, mes frères, il faut le dire
ici , fouvent après les excès & les protu-
iions des plaifirs, on prend avec la piété
des inclinations de réferve & d'épargne :
il femble qu'on veut regagner avec Jefus-
Chrift ce qu'on avoit perdu pour le mon-
de ; on met , pour ainfi dire , la piété à
profit pour la terre, au-lieu d'en faire un
gain folide de Téternité; & l'on n'expie les
folles dépenfes des pafTions que par une
exaûitude d'avarice, pire peut-être devant
le Seigneur que les excès dont on fe re-
pent. N'ayez donc rien de trop préc-eux
quand il s'agit de fecourir les membres de
Jefus-Chrift : fouvenez-vous feulement que
Magdelaine choifit les pieds pour répiindre
fe«
DE SAINTE MAGDFLATNE. 169
fcs largefTes comme les moins expofës aux
yeux du public; qu'elle ne cherche point
à les répandre fur la tête & dans des en-
droits éclatants , & que les lieux les plus
obfcurs l'ont toujours les plus liirs pour re-
cevoir les pieux dépots de notre charité :
fouvenez-vous feulement que Magdelaine
riêle Tes larmes à la profufion de les par-
fums; que les œuvres de miféricorde ne
font qu'une partie de la pénitence , & que
tout ce qui a l'ervi en vous à riniquité, doit
fervir à la juftice.
Auflî , mes frères, en dernier lieu, Mag-
delaine avoit facrifié au monde tous les
dons qu'elle avoit reçus de la nature; elle
en fait dans fa pénitence un facrifice à Je-
fus-Chrift : fa douleur n'excepte rien , &
la compenfation eft univerfelle. Ses yeux
avoient été ou les inftruments de les paf-
fions , ou les fources de fes foiblefîes ; ils
deviennent les organes de fa pénitence &C
les interprètes de fon amour : Lacrymis cœ- Luc. 7.^1
pit rigare pcdes cjus. Ses cheveux avoient
fervi d'attraits à la volupté ; elle les con-
facre aujourd'hui à un faint miniftere : Et Eîd.
capïllis capltisjui ur^^cbat. Sa bouche avoit
été mille fois fouillée ou par des difcours
de paflion, ou par des libertés criminelles;
elle la purifie par les marques les plus vi-
ves d'une fainte tendreiïe : Et ofcidabatur n,^
pcdes ejus. Son amour reprend toutes les
armes de fes paffions , & s'en fait autant
d'mftruments de juftice ; &c elle punit le
péché par le péché même. Elle n'imite
i'anêg. H
170 Pour le jour
point ces perfonnes qui dans leur pénitence
veulent encore fauver quelque choie du
débris de leurs paffions ; qui après avoir
renoncé aux amufements criminels , con-
fervent encore fur elles mêmes des foins
& des attentions dont la triftefle de la pé-
nitence ne s'accommode guère; qui n'é-
talent plus d'une manière indécente pour
allumer des defirs criminels, mais qui ne
négligent rien dans des ornements moins
brillants; qui cherchent les agréments juf-
ques dans la modeftie & dans la fimplicité ;
& qui veulent encore plaire 5 quoiqu'elles
foient fâchées d'avoir plu.
Or , mes frères , je le répète en finif-
fant , parce que ce doit être ici le fruit
de tout mon difcours : il doit y avoir
une exacte compenfation entre le péché
& la pénitence , entre le facrifice de juf-
tice , & le facrifice d'iniquité. Vous n'a-
viez pas été un demi -pécheur ; il ne
faut pas être un demi-pénitent. L'attache-
ment exceflif au foin de votre corps avoit
été la fource de vos malheurs ; il faut
qu'une fainte horreur de vous-même ré-
pare l'offenfe. L'afteftation & le fcandale
des parures avoit été i'écueil de votre in-
nocence & de celle de vos frères ; il faut
qu'une négligence chrétienne , qu'un ou-
bli de tout ce qui nous regarde , qu'une
pudeur exacte dans tout votre extérieur
commencent votre pénitence. Les com-
merces des hommes avoient bleffé votre
ame ; faites-vous une folitude dans votre
DE SAINTE MaGDELAINE, 171
cœur, & goûtez dans la retraite combien
le Seigneur eft doux : les agitations des
pliifirs vous avoient fait oublier votre Dieu;
priez fans ceffe , habitez avec vous , &
penfez qu'une anie n'eft pas chrétienne ,
tandis qu'elle n'eft pas intérieure. Vous
aviez ménagé à vos fens tout ce qui pou-
voir les flatter; appliquez- vous à les cru-
cifier : allez dans ces lieux de miféri-
corde où la piété appelle tant d'ames fain-
tes; approchez- vous des Lazares puants &
couverts de plaies ; ne refufez pas votre
miniftere & le fecours de vos mains à leurs
befoins ; & malgré les frémiffements fe-
crets de votre nature , accoutumez votre
délicatefte à ces œuvres de religion , &
furmontez par la foi & par l'ardeur de vo-
tre amour une corruption qui a fi fouvent
triomphé de vous-même. En un mot , pro-
portionnez les remèdes à vos maux : ne
difputez point à la grâce ce que vous n'a-
vez jamais eu la force de refufer à la cu-
pidité : aimez Jefus-Chrift comme vous avez
aimé le monde ; aufli tendrement , aufti
vivement , auflî aveuglément , pour ainfi
dire, aufti fouverainement; & que vos paf-
fions foient le modèle de votre pénitence.
Ah! peut-ctre le Seigneur n'a permis
votre vivacité dans les plaifirs , que pour
prévenir votre tiédeur dans une nouvelle
vie ; & dans ce que vous avez fait pour
le monde , il a voulu que vous comprif-
(iez ce que vous étiez capable de faire pour
lui. Peut-ctre ne vous a-t-il livré à toute
Hi)
î^i Pour le Jour, Sec.
la ienfibilité de votre cœur dans des en-
gagements profanes , que pour vous faire
fentir jufques à quel point votre cœur pou-
voir l'aimer; & il a voulu que vous fif-
fîez un effai funefte de votre ardeur dans
les paffions , afin que vous ne puifliez plus
ignorer combien vous pouviez être ardent
dans le bien & dans la vertu.
Mon Dieu! quand rappellant un jour
devant votre tribunal toute la vie d'unç
ame chrétienne , vous mettrez dans une
balance fes années d'iniquité d'un côté , &C
de l'autre les jours qu'elle a paiïes dans la
juftice; quand vous comparerez le pécheur
au pénitent ; quand vous oppoferez les paf-
fions aux vertus , les plailirs aux fouffran-
çes , & la charité à l'amour du monde :
ah! Seigneur , qu'il fe trouvera peu d'ames
que ce parallèle ne confonde ! que vous
trouverez alors de juftices défeélueufes, 8c
qu'il y aura d'ames abufées à qui vous direz
ces terribles paroles : Vous avez été pefées
dans la balance , & l'on vous a trouvées
i>/ï«.5.i7' d'un poids inégal : Jppcnfus es in ftatcâ^
& invmtus es minus liabens. Pour éviter ce
malheur, mes frères, propofez-vous fou-
vent l'exemple de notre fainte Pénitente :
penfez que les fauffes pénitences damne-
ront prefque plus de chrétiens que les cri-
mes & les excès : aimez beaucoup; c'eft
à l'amour que la rémiffion des péchés eft i
aujourd'hui accordée, & que la récorn^
penfe des faints eft promife. Ainfi foit-il. il
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINT BERNARD.
Dileftus à Domino Dec fuo, renovavit imperium,
& unxit principes in gente fiià; in legeDomini
congrcgationem judicavît, & in fide fuà pro-
batus cfl propheta.
// fut aimé du Seigneur fon Dieu ; il fit p'en^
dre à tout F état une face nouvelle , répandit
une onction falnte fur les princes de fon peu-
ple^ préfida aux affemblées d^Ifraël^ prononça
félon la loi du Seigneur , c? parut un vrai pro-
phète dans fa foi. C'efl: Téloge que le Saint-Efpric
fait de Samuel, au ch. 46 de TEccIéf. v. 16 & 17»
SRAEL infidèle au Dieu qui Ta-
voit tiré de TEgypte , éroit de-
venu depuis long-temps la proie
des nations & l'opprobre de Yes
voifins. La difcipîine des mœurs
y étoit triftement défigurée; la fainteté de
la loi tombée dans raviliflTement ; le culte
H iij
174 P O U R L E J O U R
du Seigneur négligé ; les facrifices & les
offrandes fouillées , ou par Timpiété des
prêtres, ou par la fuperftition de fidèles J
les enfants d'Héli, mini/Ires du fanftuaire^
faifoient des fondions mêmes de leur mi-
niftere , l'occafion de leurs défordres ; l'Ar-
ehefainte ne rendoit plusfes oracles à Silo,
mais tombée en la puiffance des Philiftins
elle avoit paru dans le temple de Dagon^
& depuis erroit indécemment dans les cam-
pagnes de la Judée. Enfin tout l'éclat de
la fille de Sion étoit obfcurci : fes folem-
nités & fes fabbats n'étoient plus que des
fpeôacles lugubres , elle n'avoit plus de
confolateur : fes prophètes ne lui repro-
choient plus fon iniquité pour Texciter à
pénitence; & le Seigneur avoit fait fé-
cher dans fa fureur Tabondance d'Ifraël,
& n'avoit pas épargné les beautés de
Jacob.
Tel étoit Pétat de la (ynagogue, lorf-
que Dieu touché des gémiffements & des
calamités de fon peuple, lui fufcita Samuel,
ce prophète chéri du Ciel qui renouvella
le gouvernement ; qui répandit une onc-
tion fainte fur les princes de fa nation , &
qui jugea raifemblée dlfraël félon la loi;
ce Prophète, qui d'abord fous les yeux du
grand-prêtre Héli invoqua le Seigneur dans
le calme & la retraite du fanftuaire ; qui
depuis confulté de tout Ifi-aël à Silo, où
il avoit choifi fa folitude , parut à la tête
du peuple de Dieu , fut connu depuis Dan
jufqu'à Berfabée , régla les différends des
DE SAINT Bernard. 17c
tribus, rétablit le culte du Seigneur, &c
fut le cenfeur des rois & des princes du
peuple; & qui enfin dépoiîtaire des véri-
tés de la loi fut reconnu fidèle dans (es
paroles , parce qu'il avoit vu le Dieu de
lumière; confondit Amalec, & brifa Tin-
folence des princes de Tyr & de tous les
chefs des Phillftins.
Eft-ce une prophétie, mes frères? eft-
ce une hiftoire ? & par quelle fuite de rap-
ports a-t-il pu arriver que le fiecle de Sa*
muel redemblât fi fort à celui dp Bernard ,
& ce Prophète fi fameux & fî fouvent loué
dans les livres faints, à celui dont j'en-
treprends aujourd'hui Téloge?
L'Epoufe de Jefus-Chriil: ne s'étoit ja-
mais vue couverte de plus de taches &C
de rides, que dans ces temps de ténèbres
& de difiTolutions où la Providence avoit
marqué dans (es confeils éternels la naif-
fance de ce grand homme. La foi éteinte
parmi les fidèles ; le culte défiguré & inondé
de fuperftitions ; les clercs & les princes des
prêtres plongés dans l'ignorance & dans
le vice ; la vigueur de la difcipline mona(^
tique affoiblie ; &c les élus eux-mêmes ,
f\ j'ofe le dire, fur le point de céder au
torrent, & de fe laifler entraîner par Ter-
reur corrimune. A tant de calamités, à
des plaies fi hideufes & fi touchantes vous
ne fermâtes pas Votre cœur, & n'endur-
cîtes pas, Seigneur, vos entrailles; mais
vous tirâtes des tréfors de votre miféri-
corde une de ces grandes refifources que
H iv
176 P O U R L E J O U R
VOUS ne refufez jamais aux befoins extré
mes de votre Egîiie.
Bernard, le Samuel de fon fiecle, naît;
il paffe les premières années de la vie dans
le repos & dans la retraite du fanftuairc ;
& c'eft là où vous lui donnez des mar-
ques fecretes & ineffables de votre amour:
DiUcîus à Domino^Deo fuo. Le bruit de
fon nom fe répand bientôt après : de tou-
tes parts on va confulîer le Voyant; il quitte
fa folitude , & devient le légiflateur àQ%
tributs ; il renouvelle la face de Tétat, &
les princes font touchés de Fonftion &
de la grâce de fes paroles : Rcnovavit im-
pcrlum 5 & unxit principes in gcnte fuâ.
Enfin, infiruit du Dieu même de lumière,
il confond l'héréiie & le fchifme, devient
Tarbitre des conciles, & préiîde aux affem-
blées d'Ifraël; & malgré les difcours des
înfenfés , la grandeur de fa foi le fait re-
connoître pour un vrai Prophète : In legc
Domïnï congregationcmjudicavit , 6* infidz
fud prohaius efl Prophcta. Et le voilà re-
préfenté dans les trois principales circonf-
tances de fa vie : parfait religieux, homme
apoflolique, & dofteur toujours invinci-
ble : c'eft ridée la plus naturelle de fon
éloge, & à laquelle je me fuis arrêté. Im-
plorons. Ave , Maria.
JL» ORS QUE la Providence deftine une
Partie, (créature à des entreprifes glorieufes , &
veut en faire Tindrument de fes plus no-
I.
DE SAINT Bernard. 177
blés defTeins , elle lui ménage de bonne
heure mille circonftances favorables que
lehazard feul paroît avoir aflemblées, verfe
dans ion ame les dons & les grâces qui
font comme les femences facrées des pro-
diges qu'elle veut opérer par fon entre-
iTîife ; & toujours attentive aux périls qui
l'environnent , elle entoure d'abord fon
cœur d'un mur d'airain , met à couvert
fon innocence fous un bouclier de falut ,
conduit par la main fçs paffions dès leur
naiflance , & lorfqu'elles font encore en état
d'être difciplinées ; & cultive avec des fbins
infinis ce grain qu'elle veut élever au-def-
fus de toutes les autres plantes, & dont
elle deftine les branches faintes à fervir
un jour d'afyle aux oifeaux du ciel.
Telle fut envers Bernard la conduite
de la grâce. Il reçut en naifTant cette bonté
d'ame & cette candeur de naturel, qui eft
comme le préfage & la première ébau-
che de la piété; des inclinations bienfai-
fantes, de la douceur & de la férénité dans
Tefprit, un cœur tranquille & innocent,
& prefque de fon propre fonds ennemi des
excès &c du vice. Les foins de l'éduca-
tion aidèrent ces heureufes efpérances; les
exemples domeftiques furent pour lui des
leçons de vertu : un père jufte & droit,
& qui avoit toujours marché fidèlement
devant le Seigneur ; une mère pieufe &
tendre, qui n'avoît jamais partagé fon cœur
qu'entre Jefjs-Chrift & fon époux, & qui
loin du monde & renfermée dans l'en-
H V
17B P O U R t E J O U R
ceinte de (es devoirs cherchoit à Te fanc-
tifier, comme dit faint Paul, au milieu de
fes enfants en les exhortant à perfëvérer
dans la foi , dans la charité, dans la fain-
teté , & à mener une vie réglée & digne
des faints.
Ce furent là les premières bénédi6lions
dont le Ciel prévint notre Vafe d'élite , def-
tiné à porter un jour la parole de vie de-
vant les princes & les rois, les nations &C
les enfants d'Ifraël. Heureux de n'avoir pas,
comme tant d'autres , dans un âge où le
cœur fe flétrit fi aifément, refpiré auprès
de ceux dont il tenoit la vie, une odeur fu-
nefte de mort, & trouvé dans leurs mœurs
des écueils à fon innocence! Car, hélas î
où avons-nous la plupart étudié l'iniquité,
que dans les exemples de nos pères? où
avons-nous vu fe former, ou plutôt croî-
tre & fe fortifier, cet homme de péché
que nous portons dans notre fonds, que
fous les yeux de ceux qui auroient dû y
former Jefus-Chrift ? d'où nous font ve-
nues CCS premières impreflîons fi fatales au
cœur , que de l'indifcrétion ou du déré-
glemicnt de nos proches ? & enfin , où
avons-nous appris, comme P^achel , à ado-
rer des idoles , que dans la maifon mêm»e
de Laban?
Avec de fi favorables difpofitions Ber-
nard entre dans le monde. Mais que peu-
vent les foins de la plus régulière éduca-
tion fur un âge où le cœur incapable de
précautions, & encore tout ouvert, (^nt
DE SAINT Bernard. 179
poindre de toutes parts les pafTions ? que
peut un naturel heureux contre l'exemple
de la multitude , & les attraits qu'offre à
tous les pas Tiniquité ? Aaron adore le
veau d'or avec la foule ; & Jonathas ne
peut le défendre de goûter du moins en
paiTant, le miel funefte qu'il trouve fur
ion chemin. "
De pareilles réflexions, (î peu familiè-
res à une jeunefTe inconfidérëe, occupent
déjà refprit de Bernard. A peine a-t- il jette
fes premiers regards fur le monde , qu'il
y découvre ces pièges infinis qu'on ne voit
guère qu'après coup , &: fur lefquels nos
chiites feules nous ouvrent les yeux. Déjà
même le fpeftacle d'une beauté mortelle
avoit penfé jetter dans fon cœur quelques
étincelle de péché; déjà violant le pafte
qu'il avoit fait avec Tes yeux , il avoit laififé
errer fes regards fur un objet périlleux.
Mais vous viendrez jufques-là , puiffance des
ténèbres, & ne pafferez pas outre ; & vous
y verrez brifer votre fureur & votre at-
tente. Bernard , comme un lion myfté-
rieux , n'a jamais plus de force que lorf-
qu'il fe fent légèrement bleffé. Un étang
d'eau glacé où il fe jette , punit à l'inftant
fa foibleffe : il éteuit dans ce nouveau bain
de la pénitence les traits enflammés de Sa*
tan; & comme un autre Jonas il calme,
en fe jettant dans les eaux , la tempête
naiffante que fon infidélité avoit excitée
dans fon cœur. Quelle tendreflfe d'inno-
cence , qui ne peut foutenir un feul mo-
H vj
î8o Pour le jour
ment le poids de la plus légère tranfgref-
iîon! Mais, chrétiens, en matière de périls
le paffé eft un mauvais garant pour Tave-
nir : le plus jufte ne peut répondre ni de
la grâce , ni de foi-même ; il y a douze
heures dans le jour, & toutes ne ferefîbm-
blent pas : la vertu mêm*e s'ule , pour ainfî
dire , & s'aftoiblit par Tes propres viftoires ;
& nos fuccès fouvent ne font qu'une feinte
de l'ennemi , qui nous cède les. premiers
avantages pour nous amui'er & nous en-
gager plus avant dans Toccafion. Bernard
ne l'ignore pas; & perfuadé que lorfqu'il
s'agit du falut, les précautions ne fauroient
être exceflives , il va chercher dans la fo-
litude une paix que le monde ne peut don-
ner, & croit que fe dérober à l'ennemi y
c'efl la plus fure manière de le vaincre.
Quelles furent les glorieufes circonftan-
ces de cette retraite ! Ce n'eft pas ici un
pénitent humilié qui fuit devant l'ennemi
comme un vaincu percé de coups ; c'eft
un Moife qui ne fort de l'Egypte pour
fe retirer dans le défert , qu'après avoir
vaincu Pharaon , & qui dans fa retraite
même conferve tout l'air d'un conquérant.
Il compte pour rien de fecouer lui feul
le joug du prince du fiecle , s'il ne déli-
vre encore tes frères avec lui ; il ne peut
fe réfoudre à laiffer triftement errer dans
une terre étrangère fes amis & (es pro-
ches, tandis qu'il va lui-même goûter dans
Je défert combien le Seigneur eft doux»
QuQ prétendons-nous, leur dit-il, com.-
DE SAINT Bernard. iS'i
me autrefois ce Courtifan dont parle laint
Auguftin? à quoi aboutiront enfui nos vues^^-^-^^'.^"/?-
&: nos efpérances ? La taveur du prince ^'^^^ '^''^'
eft le plus haut point où nous puifTions
afpirer; mais par combien de dangers faut-
il arriver à un danger encore plus grand?
& d'ailleurs quelle en fera la durée? Qjiam'^
dut ijlud cru? au-lieu que ii je veux être
%mi de mon Dieu , je le deviens à l'inf-
tanr : Eccc nunc fio ; &: c'eft là un tré-
for qui ne craint ni les vers, ni la rouille^
ni la fatalité des temps, ni Tenvie des hom-
mes. Ainfî fuivi de ((^s frères & de la plu-
part de (qs amis , comme d'autant d'il-
lufîres captifs qu'il vient d'enlever au prince
dufiecle, il fort du monde chargé de cts^
glorieufes dépouilles ; & comme fon di-
vin Maître , en s'arrachant à l'empire de .
la mort , il traîne après foi les Principau-
tés & les Puiffances, & les mené haute-
ment en triomphe à la face de l'univers :
Traduxit conjidaïur ^ palàni triumphans. Coïoff, zi
Ah! il les anges du ciel dans le féjour ^5.
mcme de la gloire font capables d'une nou-
velle joie à la converfion d'un feul pé-
cheur; quelle dut être la joie des anges du
défert 5 des pieux folitaires qui déjà depuis
quelque temps s'étoient retirés à Cîteaux ,
lorfqu'ils virent arriver Bernard à la tcte
d'une fi floriiïante troupe! Le filence, les
veilles, les jeûnes & toute la rigueur de
la difcipline monaftique, qui ailleurs ou ra-
lentie, ou tout-à-fait éteinte, s'obfervoit
Cins adouciflement à Cîteaux , rendoient
iSz Pour LE JOUR
l'abord de cette folitude formidable à ceux
d'entre les iecnîiers qui vouîoient renon-
cer au fiecle. On regardoit cette terre (aime
comane une terre peuplée par des hommes
extraordinaires, & qui dévoroit fes habi*
tants : peu de perfonnes ofoient y venir
elTayer un genre de vie d'autant plus dur,
qu'il étoit peu à la portée d'un fiecle où
le relâchement étoit devenu le goût do-
minant : cette chafte Sion étoit déierte &C
flérile , tandis que les autres époules moins
fidelles ie gloriiioient de la multitude de
leurs enfants; &: il étoit à craindre que ce
pieux établiffement ne tombât enfin faute
de fiijets. Etienne, abbé du monafiere , vé-
nérable par un grand âge & par une piété
confommée, voyoit avec douleur le fruit
de fes travaux fur- le point de périr. Mille
fois il avoit levé (es mains pures au ciel pour
demander à Dieu la multiplication <le fon
peuple; vk il attendoit avec confiance l'ef-
fet de ks prières, quand Bernard fuivl de
(es compagnons vient fe jetter à (qs pieds.
Que de larmes de joie & de tendreffe cou-
lèrent alors des yeux du faint Vieillard !
combien de fois dit-il au Seigneur, comme
Siméon, qu'il mouroit en paix, puifque fes
yeux avoient enfin vu le falut de «Dieu y
& celui qu'il avoit préparé pour être la lu-
mière des nations &C la gloire d'Ifraël.
Les fuites ne démentirent pas Tefpérance
du faint Abbé. Notre nouveau Solitaire
ayant , ce femble , dépouillé avec l'igno-
minie de l'habit féculier les reftes des in-
DE SAINT Bernard. 185
clinations du vieil homme, ne garde plus
de melures avec la vivacité de la foi : dé-
barralîé de Tes liens , il prend ion efifor vers
le ciel, & échappe prefque à la vue des
plus avancés.
Bernard , fe dit-il tous les jours à lui-
même, qu'es-tu venu chercher dans la io'
litude ? es-tu forti du fiecle pour traîner tes
chaînes après toi? voudrois-tu, comme
tant d'autres, conferver fous un habit auf-
terc & religieux un cœur profane & im-
mortifié? ^c/ quîd venifti? Ah! fi une vertu 5. Btm,
douce & aifée t'avoit paru fûre pour le fa-
lut , pourquoi fortir du fiecle où l'erreur
commune l'autorife, & venir dans ce lieu
de pénitence où des lumières plus pures &C
des exemples plus faints la condamnent ?
Voilà votre modèle, vous qui après avoir
commencé par une converfion d'éclat, &
des dehors foudains d'une piété auftere , re-
lâchant peu-à-peu de cette première fer-
veur, en êtes enfin venu à cet état dou-
teux de vertu* tiède & tranquille , qui à la
vérité fert encore de frein aux plus grof-
fieres pafïîons , mais qui ne fe prefcrit rien
fur la plupart des plaifirs, & bannit la fidé-
lité & la vigilance : Adquïd vcnifli? Tenez-
vous à vous-mcme ce langage : Quel eft
mon deflfein en me propofant une vie tiède
& infideîle ? fi le foin de mon falut me tou-
che encore , pourquoi m'en tenir à une
voie incertaine & périlleufe; & fi ]e veux
rendre tout-à-fait ma première foi vaine;
ch ! à quoi bon me gêner encore fur cer-
184 Pour le jour
tains plalfîrs & conferver un refte de vertu
iniuile ? La vie que je mené , eft trop félon
les fens, fî j'ai dedein de me fauver; mais
il je veux me perdre, elle eft encore trop
pénible.
Par le fecours de ces pieufes réflexions
Bernard nourriffoit fa foi , & refTufcitoît
fans ceffe en lui la grâce de fa vocation.
Cependant, ô mon Dieu, du fond de votre
fanftuaire vous répandiez déjà fur ce jeune
Samuel, ces bénédiftions infinies qui dé-
voient en faire le prophète & le légillateur
de votre peuple. Le cloître depuis Benoît
n'avoit pas vu de vertu plus confommée;
& c'étoit déjà urt heureux préjugé pour le
rétabliffement de la règle de ce grand Pa-
triarche , déchue alors dans la plupart des
monafteres de TOccident , & , comme
c'eft le fort des chofes humaines de baif-
fer toujours en s'éloignant de leurfource,
tombée de ce haut point de ferveur &
d'auftérité où on Tavoit vue, dans les adou-
cifTements , les interprétations & les pri-
vilèges.
Avec un corps délicat & une fanté mal
affermie , il n'elî point de macérations qui
puifTent faîisfaire Tamour de Bernard pour
Us croix & pour la pénitence. Et quelles
macérations , mes frères ? un (îlence éter-
nel, une folitude févere, des veilles con-
tinuelles , des jeûnes fans interruption , une
nourriture qui loin de foulager le corps,
le révolte par fon infipidité; le travail des
mains le plus dur , & un enchaînement
r^E SAINT ÊERNARD. 1?^
de mille exercices laborieux que ne laif-
fent pas refpirer Tamour-propre , & qui
en changeant crob'jet ne font que changer
de lupplice : environné de cet appareil de
pénitence , il trouve encore fa croix trop
douce 5 & croit , comme l'Epoux , être au
milieu des rofes & des lis. Les faints trem-
blent fur une feule faute expiée par une
vie entière de pénitence; & nous préfu-
mons fur une feule adtlon de pénitence ,
anéantie dans une vie toute de péchés.
La retraite de Bernard & de {qs com-
pagnons à Cîteaux, l'auftérité Se l'inno-
cence de leurs mœurs, répandoient déjà au
loin une odeur de vie; & attirés par des
exemples, fi nouveaux , plufieurs y accou-
roient de toutes parts. Le nombre des dif-
ciples croifTant , & l'enceinte de Cîteaux
fe trouvant trop étroite pour les contenir,
il fallut chercher une nouvelle terre : on
partage ce peuple faint; & Bernard à la
tête d'une tribu choifie, s'éloigne à regret
d'un lieu où tout lui retraçoit le doux fou-
venir des premières faveurs qu'il avoit re-
çues de fon divin Maître , & va établir fa
demeure à Clairvaux, folitude alors in-
connue, mais devenue depuis plus fameufe
que les principales cités de Juda, par la
préfence de celui qui devoit un jour régir
Ifraël.
Elevé à la dignité d'Abbé de ce mo-
naftere , que de nouveaux fpeâacles de
vertu ne donne-t-il pas dans ce nouveau
rang? Loin d'aifefteccesdiftindionsodieu-
i86 Pour LE JOUR
fes & ces vaines marques d'autorité qui
laiffent une diftance fi énorme entre les
enfants & le père, il ne fut jamais plus
avide d'abaidements : loin de regarder fa
dignité comme un prétexte honorable d'a-
douciffement & de repos , il n'ufa jamais
de plus de rigueurs envers Ibi-même. Qui
pourroit ici, m.es frères, raconter en dé-
tail les progrès de la grâce fur fon ame;
cet efpnt de prière & de recueillement ,
ces confolations ineffables de rEfprit-Saint,
cette mort univerfelle à foi-même & à
toutes les créatures, Tufage des fens pref-
que éteint? Hélas! à force de mortifier
fon goût, il ne lui en reftoit plus môme
pour difcerner les viandes : &c au-lieu que
les Ifraéiites trouvoient dans la feule juanne
des goûts divers ; les mets les plus dif-
férents n'avoient plus que le même goût
pour lui : les objets qu'il avoit même fous
les yeux , il ne fe fouvenoit pas de les
avoir vus : fa converfation toute dans le
ciel, fixolt là les opérations de fon ame:
& Ton peut dire de lui, quoique dans un
fens différent, ce que le Prophète dit des
idoles; qu'il avoit des yeux , & ne voyoit
plus; un odorat, & ne fentoit plus; une
bouche & des mains , & il ne s'en fer-
voit plus.
Ce fut alors que Dieu accorda à fes vœux
la vocation de fon père à Clairvaux , &c
fa retraite entière du fiecle. Cet homme
fi heureux dans fa famille , & dont les
enfants, comme ceux de Jacob, dévoient
DE SAINT Bernard, i^j
être un jour autant de Patriarches, quitte
enfin le pays de Canaan , vient joindre
Jofeph ce fils bien-aimé ; adore fon bâton
paftoral, cette marque facrée de (a puif-
fance; & plein de jours, il s'endort peu
après au Seigneur dans cette terre de Gef-
fen, ibus les yeux d'un fils qui Tavoit en-
fanté dans la toi & dans la charité.
Ainfi fe ibnt rendus agréables à Dieu
les laints, mes frères. Tous ceux que l'E-
glife honore comme tels, elle les honore
comme pénitents : l'Efprit de Dieu n'a pas
là-deflTus diverfes voies, & Ton ne peut
pas dire , qu'il opère différemment. Nous
flattons-nous qu'il y aura pour nous une
voie privilégiée ? lérons-nous traités plus
favorablement , parce que nous fommes
plus coupables? Si les bien-aimés du Père
célefte ont bu le calice amer ; croyons-
nous que la lie & l'amertume en Ibit ôtée
pour nous? Mais quand le royaume des
cieux ne feroit pas le prix de la feule vio-
lence, pourroit-il l'être de la volupté? &
quand on pourroit être faint fans la péni-
tence , pourroit-on l'être après les plaifirs?
Tel fut notre nouveau Samuel dans l'en-
ceinte du fanftuaire ; il fut cher au Sei-
gneur fon Dieu : Dilcclus à Domino Dca
fuo. Donnons à fon zèle de plus vaftes
bornes : il va renouveller la face de l'é-
tat , & répandre une onftion de grâce fur
les princes & les peuples : Rcnovavit im-
pcrium , 6* unxit principes in gentc fuu :
6c après que la foi en a fait un religieux
i83 Pour le jour
confommé, la charité va en faire un hom-
me apoftolique : c'efi: mon fécond point.
^ n. AL y a différents dons dans TEglife, dit
^^^^^•faint Paul; &d ces dons font partagés aux
divers membres qui la compofent , félon
la fecrete difpojfition de PEfprit qui foufBe
où il veut. Tous ne font point en même
temps apôtres , prophètes , doéleurs ; à
chacun eu donnée fa grâce particulière fé-
lon la mefure du don de Jefus-Chrift. Tel
dans le calme de la retraite conferve fon
ame pure & fans tache , qui tranfporté
dans le fiecle y verroit expirer fon inno-
cence & éteindre toute fa foi. Tel dans
le miniftere de la parole & les autres fonc-
. tions de Tapoftolat , luit comme un aftre
au milieu d'une nation corrompue & per-
verfe, & forme Jefus-Chrift dans les cœurs,
qui dans le défert auroit foupiré après l'E-
gypte 5 & feroit tombé dans la tiédeur &
l'abattement. Tel eft envoyé pour évan-
gélifer les (impies & les ignorants , qui
craindroit de porter le nom du Seigneur
devant les princes & les rois de la terre.
Tel s'oppofe comjne un mur d'airain pour
la maifon d'Ifraël , & réfifte aux puiffan-
ces du fiecle , qui n'oferoit toucher l'Oint
du Seigneur , ni contredire aux pontifes
de la loi. Tel enfin a le don d'interpré-
ter les écritures, qui n'a pas celui des pro-
diges pour s'en fervir comme de figne con-
tre les infidèles. Mais cet ordre établi de-
DE SAINT Bernard. 189
vous-mcme, 6 mon Dieu, n*eft pas une
loi pour vous : il eft certaines âmes fur
leiquelles, quand il vous plaît, vous ver-
fez à pleines mains la variété de vos dons,
& à qui votre efprit n'ell: pas donné par
mefurc.
Il hillolt au fiecle de Bernard une ame
de ce caraftere. Les dilîenticns domefli-
ques, les guerres étrangères , l'ignorance ,
qui toujours en eft le trifle fruit , avoient
répandu fur toutes les partiel de l'état je
ne fais quel air de licence & de barba-
rie, toujours fatal à la fainte politeffe &
à la candeur des mœurs chrétiennes. L'am-
bition 5 le fafte , & des vices encore plus
honteux s'étoient gliflés dans le fanftuai-
re , & faifoient de la maifon du Seigneur
un lieu d'intrigue, de moUeffe & de fcan-
dale : les cloîtres n'étoient plus des afyles
contre la contagion^ du iîecle ; le peuple
de Dieu qui habitoit cette terre fainte, peu
foigneux de l'alliance de Qs pères, avoit
lié commerce avec les nations, & adopté
leurs mœurs & leurs ufages; les fages loix
des fondateurs n'étoient plus écrites que
fur des tables de pierre; on y avoit mêlé
des traditions humaines qui en ruinoient
Tefprit; ces déferts arides &: fombres étoient
devenus des terres où couloient le lait &
le mid : ce n'étoient plus 'des lieux écar-
té^ , où fatigués du monde , on pût ve-
nir de temps en temps refpirer Tair de la
piété ; & illuftres autrefois par les faints
qui les avoient habitées , ces foliludes ne
iço Pour LE JOUR
bruloîent plus que par des bâtiments fomp-
tueux 5 des temples luperbes , des rlchef-
fes & des dons immenles; de forte que
les pieules libéralités des fidèles ^ & leur
fainte diminution , pour parler avec TA-
pôtre, étoient devenues l'excès de ce peu-
ple autrefois fi fimple & (i delaiffe.
Delà, mes frères! quel déluge d'iniqui-
tés dans le fiecle! Car il faut le dire ici,
les lampes d'Ifraël ne fauroient s'éteindre,
qu'il n'en forte une épaiffe fumée qui fe
répand au loin & va ternir tout l'éclat &
tout Por du tabernacle : les colonnes du
temple ne plient jamais, qu'elles n'entraî-
nent avec foi le refte de l'édifice; & pour
le dire fans figure , les vices des clercs &
des perfonnes confacrées à Dieu , font tou-
jours comme les étendards funeftes du
défordre , élevés au milieu des peuples :
jO^S'%6 Signum in nadonïbus.
A des befoins iî extrêmes &c fi divers,
vous n'oppofâtes , Seigneur , qu'un nou-
veau Moïfe fort! du défert de Madian ;
&: Bernard entre vos mains frappe les rois
& les royaumes , réforme le tabernacle
fur le modèle de celui que vous lui aviez
montré fur la montagne; confond les mi-
RÎftres murmurateurs; afiure la fouveraine
facrificature au Pontife que vous aviez éta-
bli ; renverfe Tidole que les enfants d'I-
fraël s'étoient eux-mêmes fabriquée; brife
les ennemis de votre nom , &: auroit con-
duit vos tribus à la conquête de Jérufa-
lem, fi leur 'ingratitude & leurs excès ne
I
DF SAINT Bernard. 191
vous eulVcnt pas fait retirer votre force &
votre bras du milieu d'elles.
Quelle fut l'ardeur, la fermeté, reten-
due de fon zèle! Il avoit re^u de la nature
ces avantages de l'efprit & du corps qui
femblent deftlner par avance ceux qui en
font pourvus, au miniftere de la parole-,
mais qui fans la grâce & la vocation du
Ciel , ne forment jamais qu'un airain fon-
nant & une cymbale retentiffante : un ef-
prit vade & nourri dans la lefture des li-
vres faints ; un cœur tendre & avec qui
etoient, ce femble, nées l'onftion & la
miféricorde; un extérieur doux & mortifié
qui préparoit les cœurs à la grâce, & dont
le feul fpeftacle verfoit d'abord dans l'ame,
je ne fais quel goût du don célefte &. des
biens du fiecle à venir.
Repréfentez-vous donc , mes frères, ce
nouveau Précurfeur fprti du défert , vêtu
pauvrement , la pénitence peinte fur le vi-
fage, cherchant dans fes difcours non pas
à fe rendre agréabhe au pécheur, mais à
rendre le pécheur défagréable à foi-mê-
me ; travaillant à préparer les voies au
Seigneur , & non pas à fa propre gloire;
applaniffant , non pas l'âpreté du fentier
évangélique, mais celle des cœurs rebel-
les; & prêchant , non pas certaines ablu-
tions aifces & des cérémonies extérieures
qui ne purifient que le dehors , mais met-
tant la coignée à la racine des pafTions ,
& annonçant un baptême de pénitence.
On le prend pour Elie ou pour quelqu'un
icfi Pour le jour
des prophètes : toute la France court pour
entendre cette nouvelle doctrine ; & tou-
chés des paroles de grâce & de vertu qui
fortent de fa bouche , les peuples en foule
viennent à lui pour favoir fi la colère
du Seigneur , coinme Tes dons , efl: fans re-
pentir, & s'il n'y a plus de reffource à
eux pour la fléchir. Eh I que pouvoit-on
attendre d'un Miniftre de Jelus-Chrift ,
qui loin du monde avoit long-temps mé-
dité la loi de Dieu dans le filence & dans
la prière ^ dont le cœur ^^uide des créa-
tures, n'étoit plein que de cet efprit qui
parîoit en lui^ & qui pouvoit dire avec une
confiance apoftohque aux fidèles : Soyez
mes imitateurs 5 comme je le fuis de Jefus-
Chrift ; que pouvoit-on , dis-]e , en at-
tendre, que le renouvellement de fon (ie-
cle , que la renaifTance de la foi & de
la piété ? Si notre miniftere n'a pas le
même fuccès; ce n'eft pas que le monde
foit plus corrompu, mais c'eft que la fource
de nos travaux n'eft pas la même. Eft-
ce l'efprit de Dieu qui nous ouvre la bou-
che ? & n'entre-t-il rien d'humain dans
notre zèle ?
Alors, mes frères, les ténèbres répan-
dues fur l'abyme commencèrent à fe dif-
fiper : la France, comme un autre cahos,
fe développa peu-à-peu : les cloîtres virent
revivre cet efprit primitif, cet héritage pré-
cieux qu'ils avoient reçu autrefois de leurs
pères. De nouvelles troupes de folitaires
forties de Clairvaux fe répandirent dans
l'Europe ,
DE SAINT Bernard. 19^
TEurope , allèrent repeupler les^ déferts;
les plus grands hommes de ce liecle s'y
retirèrent à Tenvi; les princes mcme pré-
férèrent Topprobre de Jefus-Chrift à la
pompe des Egyptiens; & ceux qui habi-
toient les palais des rois ne voulurent plus
être vêtus avec mollelTe; de là, comme
d'un nouveau cénacle, fortirent en foule
des pafteurs illuftres qui parurent à la tcte
de nos Eglifes; & les enfants de Bernard
devinrent les pères des fidèles. Mais quels
hommes, mes frères, que ces évoques!
quel zèle! quelle fimpliclté! quelle inno- --
cence ! quelle auftérité de mœurs! L'E-
pifçopat n'étoitpour eux qu'une fervitude
honorable : ils ne brilloient , comme
Moïfe , que d'un éclat defcendu du ciel,
& ne croyoient pas qu'une vaine affec-
tation de fafte & de repos , fût nécef-
faire pour rendre refpeftable au peuple
un miniftere de follicitude & d'humilité.
Ne nous bornons pas à envier cet heu-
reux fiecle : fouvenons-nous , mes frères ,
que les pafteurs fidèles ne font guère ac-
cordés qu'aux prières des peuples, & que
le défaut des miniftres faints , dont nous
nous plaignons quelquefois , loin de nous
fervir d'excufe un jour, ne fera peut-être
que notre crime.
A l'ardeur de la charité Bernard joi-
gnit la force. Car ne vous figurez pas ici un
de ces miniftres timides, qui fous prétexte
d'honorer les grands , croient qu'il faut
refpefter leurs vices; qui, éblouis de l'éclat
Panég, I
194 Pour le jour
qui les environnent, n'ofant envifager leurs
démarches, fe mettent volontairement uri
voile devant les yeux , de peur de les
appercevoir , &: donnent à leur foibleflTe
les noms Tpécieux de modération & de
prudence. Il efl: peu de Samueîs qui ofent
dire à ceux qui régnent : Prince, n'eft-ce
pas le Seigneur qui vous a établi Roi fur
liraël ? pourquoi n'avez -vous donc pas
écouté fa voix ? Il n'a que faire de vos
viftimes & de l'orgueil de vos offr.andes;
le facrifice le plus agréable à fes yeux ,
c'eft la foumiiîion & Tobéiffance. Ber-
nard laifTe cet exemple à la poftérité,
Louis-le-Gros ufurpe les droits de l'Egli-
fe ; des prélats généreux s'élèvent contre
cette nouveauté , il les profcrit : on a re-
cours à notre Saint : Prince, lui dit-il, l'E-
glife élevé fa voix contre vous devant fon
Epoux, & fe plaint de ce que celui qu'elle
avoit reçu pour fon défenfeur , devient
fon perfécuteur lui-même ; eh ! pourquoi
régnez- vous fur la terre, que pour y faire
régner la juftice & la piété?
Que de marques publiques de pénitence
n'obtint' il pas de Louis-le- Jeune fon fils,
fur le maffacre de Vitry ? Comme un nou-
vel Ambroife , il lui déclare hardiment que
la voix du fang qu'il a répandu, crie vers
le Seigneur, & demande vengeance con-
tre lui; &: par ces généreufes remontran-
ces, il donne encore à TEglife le fpec-
tacle confolant d'un Roi humilié, couvert
de cendres, proflerné à la porte de (qs.
DE SAINT Bernard. 19c
temples , & renouvelle les exemples fi ra-
res des David & des Théodole.
Mais comment rapporter ici les traits
divers de fa termetë ? L'abbé Suger , ce
miniftre fi Tage & i\ fameux dans nos hit-
tolres , corrigé par fes avis fur certaine
pompe réculiere , où l'air de la Cour Tavoit
conduit peu à- peu : la reine Eléonor elle-
iricme, Princeiîe fîere & mondaine, tra-
verlée dans Tes deffelns en un point aflez
délicat, & réduite enfin à revenir au fen-
timent de Bernard : clrconftance aiïez rare
dans une jeune Princeffe , enivrée encore
de plaifirs & de grandeurs ; qui aime à
dominer fur les efprits comme fur les
cœurs ; que toute réfiftance blefîe , & qui
ne fait pas affez de cas de la vertu pour
fouffrir d'en être contredite : car on lit
bien qu'Elie fut faire refpecter quelque-
fois la vérité , même à Timpie Achab ;
mais on ne lit pas que Jézabel lui par-
donna jamais la liberté d'un feui difcours,
ni fa réfiftance à TinjuAicé qu'elle vouloit
faire à Nabot.
Tous les fiecles admireront les înftruc-
tions vives & touchantes , & cette no-
ble fierté qui règne dans fes livres de la
Con/idêration au Pape Eugène. 11 eft vrai
que ce Pontife avoit vu croître fous les
yeux & la difcipline de notre Saint ces
grandes qualités qui depuis relevèrent au
Pontificat. Mais qui ne fait combien la reli-
gieufe foumiffion qu'on doit à tout ce qui
part de ce trône augufte, & les hommages
196 P O U R L E J O U R
éternels dont le Pontife eft environné ^
le ^faJTiilianfent peu avec une liberté chré-
tienne 5 & des difcours qui ne font pas
faits pour louer? Mais la charité ofe tout;
& Bernard toujours femblable à Samuel ,
honore à la vérité TOint du Seigneur de-
vant le peuple ^ mais ne laiffe pas de lui
annoncer enfuite les ordres du Ciel.
Les princes & les fouverains pontifes
refpeftent la liberté de Tefprit de Dieu
dans fon ferviteur : 6e aujourd'hui , mes
frères , dans le fiecle , û Ton fe trouve né
avec quelque diftinclion , on exige des mi-
niftres de Jefus-Chrift , des égards & des
ménagements indignes de leur carafterc :
on eft bleffé de leur zèle ; on croit être dé-
gradé s'ils nous difent la vérité comme
ils la difent au peuple : on diroit que la
fainte févérité deTEvangile ne regarde plus
que les âmes vulgaires ; & que les vices
des grands font nés nobles comme eux,
& qu'on leur doit les mêmes égards qu'à
leurs perfonnes.
Ah! le crime nulle part ne fut à cou-
vert du zèle de notre Saint : il le pour-
fuivit jufques fur le trône : les liens mê-
mes de la chair &c du fang, (î périlleux à
notre mnniftere , ne féduifirent pas fa conf-
tance. En vain touchée du bruit de fes pro-
diges &c de fa réputation , ou peut-être
dune vaine curiofité de le voir, fa fœur
vient à Clairvaux. L'orgueil de (es équi-
pages, &: la pompe du fieçle qui Tenvi-
xgnn^ , laiffe d'abord entrevoir au Saint
DE SAINT Bernard. 197
combien elle eft éloignée du joyaume de
Dieu : au bruit de cette faftueuie viiite ,
il gémit , il fe renferme dans l'enceinte
de ion monaftere ; & malgré la tendrefTe
qu'il a pour cette loeur, &c le fpeiirtacle
touchant de fa défolation & de fes larmes,
il refufe de la voir , fî au-lieu des paru-
res du iiecle qu'elle étale, elle ne fe cou-'
vre de pudeur & de modeftie : c'eft un
autre Moïfe qui , attentif aux feuls intérêts
de la gloire de fon Maître , fépare fans ba-
lancer fa fœur du camp du Seigneur, &C
lui interdit l'entrée du tabernacle, jufqu'à
ce qu'elle ait quitté cette lèpre qui cou-
vre fon corps, & ces marques honteufes
de fon orgueil & de fon infidélité.
Si vous trouvez aujourd'hui des minlf-
tres plus comp'aifants , femmes du fîecle ,
ce n'eft pas une excufe pour vos erreurs ;
car la foibleffe du prêtre n'affoiblit pas la
loi de Dieu : c'eft la peine de vos péchés,
& un jugement de la colère du Seigneur
fur vous, qui punit les fauffes raifons dont
vous vous fervez pour juftifier contre vos
propres lumières une vie molle & mon-
daine, par des miniftres qui l'autorifent.
Enfin , mes frères , fa voix brifa les cè-
dres du Liban , ébranla les déferts, & tonna
au milieu des eaux, je veux dire parmi les
peuples. On ne vit jamais avant lui de pro-
phète fî autorifé à reprendre les vices : le
Ciel l'avoit , ce femble , établi le cenfeur
des mœurs de fon fiecle. Que de différends
parmi les princes, appaifés par fa fageiïe 2^
1 iij
19S P o u n L E J O U R
que de lettres écrites pour le rérabîîflTement
de la dïfcipline & de la piété? Nous voyons
encore dans celles qui nous reftent ce dé-
tail immenfe de foins & de mefures où fa
charité le faifoit defcendre. Quel ftyle !
»quelles e^^'prelfions! quels artifices puilTanîs
d'une éloquence toute divine! La France^
ritalie 5 rÀUemagne le virent répandre par-
tout le feu divin que Jefus-Chrift eft venu
apporter fur la terre, &: dont il avoit em-
brafé fon cœur ; feul , il fut fuffire aux be-
foins divers & infinis de PEglife; & comme
ce ferpent d'airain élevé dans le défert ,
il n'y eut point de plaie qui fut à l'épreuve
de fa préfence.
Il ne manquoit à fes travaux que la ré-
compenfe des faints, ]e veux dire, les per-
fécudons & les calomnies; il eut la con-
folation d'y participer. Il entendit les plaira-
tes des inknfés contre lui fur le mauvais
fuccès de l'entreprife des François dans la
terre fainte : les prodiges dont Dieu avoit
accompagné (qs prédications , pour exciter
les chrétiens à cette milice facrée , furent:
traités de foibleffe & de crédulité ; la force
de fes difcours qui penfa déferter la France
& l'Allemagne , en infpirant aux peuples
le defir de fe croifer , paffa pour indifcré-
tion & faux zèle. Mais adorant dans le fe-
cret de fon cœur les defifeins impénétra-
bles de la Providence, il rappelloit le fou-
venir des Ifraélites, qui , quoiqu'appellés de
Dieu à la conquête d'une terre fainte , pé-
rirent dans le défert à caufe de leurs infz-
DE SAINT Bernard. 199
délités ; il rappelloit Thiftoire des tribus ,
qui engagées par Tordre exprès du Ciel à
combattre les Benjamites, n'en eurent pas
moins la honte d'une double défaite ; &C
gémilTant fur les excès des chrétiens qui
avoient attiré ces calamités du ciel, il étoit
bien plus touché de ce que les infidèles^
fiers de leurs avantages, demandoient in-
folemment : Où eft le Dieu des chrétiens?
& blafphémoient fon nom , que des ou-
trages dont fes frères tâchoient de noircir
le fien propre.
Ainfi on eft toujours prêt dans le fiecle
à cenfurer la conduite des faints : on n'a
pour leurs démarches que des yeux de ri-
gueur & de malignité : on veut les rendre
garants de tous les mauvais fuccès des en-
treprifes où ils ont eu quelque part ; & leur
zèle eft indifcret , du moment qu'il n'eft
pas heureux. Enfin il fuffit prefque d'être
homme de bien , pour ne trouver plus d'in-
dulgence fur la terre : & je ne fais fi c'efl
haine de la vertu , ou amour de nous-mê-
mes; mais nous ne manquons jamais d'ap-
percevoir des foiblefles dans les faints : foit
parce qu'à force de les croire juftes, nous
exigeons prefqu'aufîi qu'ils ne foient plus
hommes ; ou que ne pouvant parvenir à
leur refifembler , nous tâchons du moins
de nous perfuader qu'ils nous reflémblent
eux-mêmes. Vous venez de voir tout ce
que fit notre Saint pour le rétablifl'ement
des mœurs & de la piété : montrons en
peu de mots ce qu'il fit pour le rétablif--
I iv
200 Pour le joun
fement de la toi & de la doctrine; & dans
cet homme apoftoHque voyons encore le
dofteur le plus éclairé &: le plus humble
de ion temps : In Ugc Dominï congrega^ ■
tionem judicavlt , 6" in fide fud prohaùus
efl prophcta. Je finis dans un moment.
,j,^^]\ JLj'eGLISE, cette nouvelle Jérufalem,
"* eft à la vérité fondée fur des montagnes
faintes , les vents & les orages s'élèvent
en vain contre fes murs facrés ; fon Epoux
l'a promis, les portes de l'enfer ne prévau-
dront jainais contre elle. Cependant , toute
invincible qu'elle efl: , elle n'efl pas palfi-
hle : fes perfécuteurs ne fauroient la dé-
truire ; mais ils peuvent l'afîîiger : elle ne
craint pas à^s vainqueurs qui la réduifent
comme une efclave à adopter leurs dieux
5v leurs facrifices; mais elle peut avoir des
ennemis qui altèrent fa paix , ou qui défi-
gurent la pureté de fon culte : il efl même
peu de fiecles où elle n'en ait vu s'élever
quelques-uns. Née dans les combats & dans
les perfécutions , il femble que c'efl fon
deflin de n'en être jamais exempte; mais
les hérélîes &: les fchifmes ont eu leur uti^
lité. Nous devons la gloire de nos mar-
tyrs à la fureur des tyrans ; à qui fom-
mes-nous redevables auffi des travaux pré-
cieux des anciens défenfeurs de la vérité,
qu'aux dofteurs du menfonge qui parurent
dans leurs fiecles?
Dieu qui deflinoit Bernard à être le ref-
DE SAINT Bernard, lot
tan rate UT de la loi; lui en avoir développé
les fecrets inetFables dans le déi'ert. Sans
avoir été dil'ciple , dit un Hiftorien , que
des chcnes & des forets, & ians avoir eu
d autre maître que la grâce, on le vit pa(-
fer tout d'un coup de la folitude dans le
monde, & de Tombre des bois dans la lu-
mière du Ibleil. Sa (cience ne confifta pas
dans un amas de connoiflances vaines qu'on
acquiert par un dur travail , &: qu'on dé-
bite ians fruit 6c fans onftion. Il ne cher-
cha pas à éblouir les efprits par de nou-
velles découvertes , ni à fe faire honneur
de certains approfondifTements qui flattent
par leur fingularité ; mais à réformer le^
cœurs, & à rétablir la foi de fes pères fur
la ruine des nouveautés profanes : enfin il
ne fut pas de ceux qui regardent les fcien-
ces comme un trafic honteux , & qui font
de ces dons deftinés à maintenir le culte
du Seigneur & l'honneur de fes facrifices,
l'occafion de leur gain & le prétexte de
leur avarice.
Les livres faints furent fa plus chère étu-
de : rien ne lui paroifiToit plus digne de la
grandeur de Tefprir humain que l'hifloire
des merveilles de Dieu dans tes livres de
Moïfe , les beautés de fa loi , l'es divins
tranfports de (es prophètes , & Tonftioii
des autres écrivains infpirés. Auflfi il avoit
dévoré avec tant d'ardeur ce volume fa-
cré, & Tavoit f} bien changé en fa propre
fubftance, qu'il ne fait plus parler que ce
langage dans les écrits : les expreflfions de
l Y
102 P O U R L E J O U R
TEcriture y font femées à pleines malns^^;
elles paroifîent ion ftyle naturel. Saints &
pieux monuments de ion amour pour les
écritures, fruits précieux de fes. lumières
& de fa piété , vous êtQs encore entre
nos mains; & c'eft affez pour fon éloge.
Mais la lefture des divines écritures, qui
faifoit autrefois les plus chères délices des
premiers fidèles , cède aujourd'hui parmi les
chrétiens à des ouvrages de menionge &C
de péché, pernicieux à Tefprit qu'ils rem-
pliiîent de mille images profanes , & fu-
neftes au cœur, où ils jettent des femences
de crime , qui toujours dans leur temps
produifent des fruits de mort. Hélas! ne por-
tons-nous pas déjà dans notre fonds des dif-
poiitions afTez favorables à l'iniquité, fans
y en ajouter d'étrangères? Ce levain de
corruption qui croit avec notre cœur, ne
fuffit-il pas pour exercer notre innocence,
fans aider ia malignité ? & faut-il le fecours
de l'art à des paflions fur lefquelles nous
ne naiiTons que trop inftrults?
Ce fut cette fcience des livres faints , qui
rendit Bernard fi redoutable aux ennemis
de TEglife. La chaire de Pieire étoit de*
venue la proie d'un ufurpateur ; Dagon
avoit pris la place de l'arche; un intrus
plein de fiel & d'artifice paroiiïbit dans le
fanftualre , & y recevoir les hommages
du peuple de Dieu : la foi des Eglifes fuf-
pendues par le fpeftacle nouveau de deux
Pontifes dont chacun prétendoit être l'Oint
du Seigneur j attendoit comme autrefois que
DE SAINT Bernard, lo^
Dieu lui-mcme fît connoître celui qu'il
avôit élu ; on ne favoit plus s'il falloit aller
adorer à Jérul'alem , ou lur la montagne de
Garifiin : Pierre de Léon iouifloit à Rome
du fruit de Ton iniquité ; &c environné de
fes adorateurs , cet homme de péché étoit
aflîs dans le temple de Dieu; tandis que
le véritable Pontife Innocent II, chafTéde
fon liège , & errant comme l'arche d'Ifraël
de contrée en contrée dans un équipage
peu convenable à fa dignité , étoit enfia
venu aborder en France , & y avoit trouvé
un afyle plus honorable fous la protection
& la piété de nos rois : car tel a été de
tout temps le deftin de la France , d'ou-
vrir fon fein aux pontifes & aux fouverains
détrônés, & de voir (es Monarques armes
contre les ufurpateurs & les rebelles.
Or, mes frères, quel eft le trifle état
de l'Eglife , lorfqu'elle eft ainfî déchirée
au-dedans; &c que Térendard de la révolte
& de la diffention eft élevé jufques dans
le fanftuaire de la paix & de l'unité! Les
uns font à Céphas , les autres à Paul , &C
perfonne à Jefus-Chrift. Ses dignités font
ou le prix ou le lien de la rébellion ; fes
grâces, loin d'être difpenfées avec majefté,
font offertes avec balTefte ; fes foudres ne
font plus les peines du vice, mais les inftru-
ments de la paflîon; & de part & d'au-
tre on cherche à fe faire des amis , non
pas avec des richeffes d'iniquité , mais avec
]es tréfors mêmes du fanftuaire.
Quel fcandale plus digne du zèle & des
l vj
204 Pour le jour
lumières de Bernard que ceîul-ci ? Il p^
roit au mil'eu des prélats du royaume ,
aflbmbiés à Etampes pour prononcer fur
ce différend : il préfidç , comme un autre
Daniel y à l'aflémblée des vieillards : les
princes , pour nie lervir des paroles de
Job, ceflént de parler devant lui, & font
attentifs à ks jugements ; tous les Feres du
Concile refpectant dans Bernard je ne fais
quelle autorité qui fuit une haute réputa-
tion de vertu, s'en remettent unanimement
à fa décifion ; de forte que les yeux de
toute cette illuftre affemblée font tournés
fur cet homme merveilleux : lui feul tû
rinterprete du Saint-Efprit; lui feul forme
un concile entier, & toute la France re-
çoit de fa main Innocent II ppur légitime
râpe. C'eft toujours le Samuel de fon iie-
cle , qui au milieu des tribus aflemblées^
fait expliquer le fort en faveur de celui
que le Seigneur avoit oint & deftiné à régir
ion peuple.
Que de courfes en Sicile, en Italie, en
Allemagne, pour éteindre le5 reftesdu fchif-
me &: raffembier les aigles autour du corps ?
On le vit foudroyer un Prince, dont le
crédit fomentolt la di/Tention ; aller à lui
dans un temple, aimé du corps de Jefus-
Chrift; & lui ordonner de la part de ce
Dieu terrible qu'il tenoit entre les mains ^
de ne plus troubler la paix de i'Eglife. A
ce fpeftacle fî nouveau le Duc de Guienne
fe trouble ; toute fa fierté fe change en
frayeur i & renvçrfé comme Paul par la
DE SAINT Bernard, lo^
préfence du Dieu dont la majefté fe rend
lenlible , il devient comme lui , d'infliu-
ment de la fureur d'un faux Pontife, un
vafe d'eledion.
Mais c'ëtoit peu d'avoir rétabli la paix
au-dcdans de TEgllfe ; il falloit , comme
Moife, après avoir afTûré contre les mur-
murateurs le fouverain facerdoce à Aaron,
mettre le peuple de Dieu à couvert *des
féduélions de Balaam. Les conciles de Sens
& de Rheims adfnirerent la fécondité de
(es lumières & la force de fon génie , & le
virent défendre glorieufement Tan tiquité &C
la limplicité de la foi contre les raffinements
dangereux d'un Evéque de Poitiers, & les
nouveautés profanes d'Abaillard.
Cet homme enflé d'une vaine fcience,
& pourvu de ces talents naturels propres
à féduire les efprits, & à donner au men-
ionge tout l'air de la vérité ; éloquent ,
poli, atificieux dans fes difcours, vain de
mille connoiffances fingulieres , avoit en-
trepris de rendre les myfteres de la foi pal-
pables à la raifon humaine; & au-lieu de
cette lampe qui luit dans un lieu ténébreux,
y introduire une lumière qui ne paroîtra que
lorfque nous ferons transformés de clarté
en clarté. Déjà les fidèles attirés par les
charmes de fon éloquence , & par Tafcen-
dant de la nouveauté, toujours inévitable
en matière de religion fur l'efprit des peu-
ples , commençoient à franchir les bor-
nes iaintes que nos anciens avoient fi fa-
gement poiéç^, Ce P^^ftçrç d'iniquité n'o*
206 P O U R L E J O U R
péroit prefque plus en fecret; & Aball-
lard fier de Ton fuccès, déficit hautement
le peuple de Dieu y comme ce Géant des
Philiftins , de lui oppofer un ennemi di-
gne de lui ; mais Pinfolence de cet Hé-
réfiarque préparoit à Bernard une nou-
velle gloire. Tous deux fe rendent au con-
cile de Sens : & là devant les Pontifes du
Seigneur, la fcience qui enfle, cède à la
fîmplicité qui édifie ; les paroles artificieu-
fes de la fageffe humaims à la vertu de la
croix & de Teiprit ; & le philofophe le
plus orgueilleux de Ton temps, à un Scribe
inftruit dans le royaume des cieux.
Sorti de cette viéloire, il vole à Tou-
loufe, où Henri, moine apoftat, préchoit
une nouvelle doftrine, & s'élevant con-
tre rinftitution fainte des facrements & les
traditions de rEglife , préparoit déjà les
voies à la nailTance de ces monflres que
Terreur enfanta le fiecle pafle , & qu'un Mo-
narque toujours heureux a étouffé le pre-
mier, dans un royaume, qui le premier
prefque les avoit vu naître. Mais arrêtons-
Hous : un éloge n'eft pas une hiftoire; &
tout n'y fauroit entrer.
^ Et d'ailleurs, mes frères, ce n'eft pas
In ce que la vie de notre Saint nous of-
fre de plusinftruftif. Ces circonftances écla-
tantes embellifient , à la vérité , la vie du
Saint qu'on loue , mais ne propofent rien
à imiter aux pécheurs devant qui Ton par-
le : elles expofent de grands traits , mais
elles n'offrent point d'exemples ; Thumi-
i^E SAINT Bernard. 107
lité de Bernard au milieu de toute fa gloi-
re, eft un endroit bien plus propre à nous
toucher. Hélas ! une fragile réputation où
Terreur des hommes a plus de part que
nos bonnes qualités, nous groflit Ci ion à
nous-mêmes notre propre idée! & arrivé
au plus haut point de gloire où la France
ait jamais vu un particulier, Bernard a tou-
jours les yeux attachés fur fes miferes, &
ne les en détourne jamais pour voir ce
qui brille autour de lui, & rencontrer les
regards des hommes attentifs à l'admirer.
Tantôt il fe refufe à des églifes illuftres
qui l'ont choilî pour Pafteur & regarde le
trône épifcopal comme une efpece de buif-
fon facré , dont il ne lui eft pas permis
d'approcher. Tantôt revêtu par les Papes
du caractère de Légat univerfel dans le
monde chrétien , & ne voyant plus par
ce nouveau titre que le fouverain Pontife
au-defîus de lui , il fait aux évêques un
hommage refpeftueux de fa dignité, n'agit
que fous leurs ordres, refufe de fe fouf-
traire à cette puiffance de Dieu , & ne
fouffre même pas que les fiens fortent de
la loi commune, & acceptent des préro-
gatives & des exemptions, qui font à la
vérité utiles dans leur établiffement &fain-
tes dans leur fin ; mais qui ne laiffent pas
d'être de ces remèdes prefqu'auffi fâcheux
que les maux , & dont le befoin eft tou-
jours une fuite de la tiédeur & du relâ-
chement de TEglife, parce qu'il marque
ou l'abus de la puiffance dans le pafteur ,
ic8 Pour LE JOUR
ou l'amour de rindépendance dans les mi-
nières fubalternes.
Tantôt honoré à Clairvaux de la vifîte
d'un fouverain Pontife luivi d'une Cour
magnifique & nombreufe , il paroît à la
tête de Tes religieux, tous les yeux bait-
fés gardant un profond filence , & laillant
paroitre fur leur vifage au milieu d\me
lolemnité fî extraordinaire , un air de pé-
nitence & de recueillement dont le fpec-
tacle attendrit le Pontife ; & le faint Abbé
confervant un maintien tranquille & cal-
me 5 & paroiffant prefque infenfible à un
honneur ii nouveau ^ rappelle le fouvenir
de ce Prophète dlfraël, qui vifité dans fa
retraite par Nàaman , Prince environné
d'éclat & de magnificence , peu touché de
cette nouveauté , ne daigna pas le regar-
der ; &: occupé des malheurs d'îfraël &
du foin d'appaifer la colère de Dieu irrité
fur fon peuple , ne parut prefque faire au-
cune attention au rang de ce Prince &
à l'éclat qui l'environnoit.
Tantôt enfin ne converfant avec les
hommes que pour fixer leur converfation
dans le ciel , il fe plaint fans ceffe à foi-
méme & à fes amis de la diffipation de
fa vie 5 & regarde les fervices qu'il rend
au public comme Aqs prévarications à (es
devoirs particuliers. Je ne vis plus, difoit-
il , ni en eccléfiaflique , ni en laïc ; car il
y a long-temps que je ne fais plus la vie
de religieux dont je porte l'habit ; que fuis-
jç donc ? je ne fuis plus que comme, le
DE SAINT Bernard. 209
prodige & le monftre de mon fiecle. Auflî
combien de fois touché de ce que les rois
de la terre venoient le confulter dans (on
défert, & troubler le repos facré de fon
tombeau, leur rcpondoit-11 comme Samuel
à Saiil : Eh ! pourquoi voulez- vous reflTufci-
ter pour le (iecle un homme enfeveli dans
la région des morts? Q^uarc inquictafli me t.Reg.zB,
ut [ufcitarcr ? '^*
Voilà , mes frères , les fentiments de
crainte & d'humilité , qui toujours ont ac-
compagné les avions les plus héroïques
des faints. La charité a , comme Tamour-
propre , (qs pieufes erreurs &: d^s inno-
centes léduftions.
La grâce & la cupidité nous déguifent
prefque également à nous mcmes; & com-
me la plupart de nos vices ne iont en fu-
reté que par les faufl'es idées que nous
nous en formons , fouvent les vertus des
faints n'ont été à couvert que fous les
images trompeufes fous lefquelles ils fe les
font repréfentées.
* Ainfi la vie du fiecle , les dangers des
converfations & des commerces^ les di-
vertifTements criminels des fpcftacles, le
vuide & rinutilité de nos œuvres, cette
révolution éternelle de nouveaux plaifirs;
tout cela, vous ne le regardez que com-
me des amufements innocents & des dé-
laffements inévitables à la foibleffe humai-
ne ; & les travaux de la charité , & les
œuvres extérieures de miféricorde ne font
aux yeux des faints qui s'y trouvent ap-
iio Pour le jour^ &c*
pelles, que des agitations périlleufes au re-
cueillement de l'ame, & des obftacles aux?
fecretes confolations de la grâce. Ainfi Ber-
nard fe méconnoit jufqu'à croire fa vie
monftrueufe , parce que les befoins de TE-
glife & la vocation du Ciel l'engagent à
des emplois tumultueux peu compatibles
avec le filence & la retraite d'un Solitai-
re; & tous les jours, ô mon Dieu! vos
miniftres s'abufent jufqu'à trduver dans une
vie toute fëculiere , & des mœurs profa-
nes , la fainteté de leur état & les obli-
gations redoutables du facerdoce : hélas l
on traite prefque defoibleïïe dans vos faints
les erreurs de leur humilité ; & des erreurs
de nos paflions, nous en faifons un mé-
rite même à notre prudence. Rompez ,
Seigneur, ce charme funefle, & éclairez
les yeux de nos cœurs , afin que ne nouf
égarant plus dans nos voies, nous fuivions
les routes que vos faints nous ont frayées ,
& arrivions comme eux à Theureufe éter-
liité. Ainfi foit-il.
m
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINT LOUIS,
ROI DE FRviNCE.
'An nefcitis quoniam fanéli de hoc mundo judî-
cabunt?
Ne faveZ'Vous pas que les faints doivent un jouf
juger le monde? i. Cor. 6. 2.
I la loi de Dieu toute feule de-
voit un jour juger le monde 9
mes frères , le monde pourroit
oppofer à fa condamnation le^
obftacles prefque infurmonta-
bles que chacun de nous trouve dans fon
état , à la pratique des devoirs qui nous
font prefcrits : il pourroit accufer la loi
d'injuftice ^ fur ce qu'elle exige de nous
mille chofes qu'il n'eft pas poflible d*allier
^l^ Pour le jour
avec les fituatlons diverfes où la naiflance,
la fortune & les grandes places nous enga-
gent : & la loi de Dieu , fi jufte dans les ju-
gements , & dans Tes préceptes , ne leroit
plus juftifiée devant la faufle fageffe des
hommes. Auffi TApôtre nous avertit que
les juftes de tous les états paroîtront alors
à côté de Jelus-Chrift; qu'ils feront les dé-
fenfeurs de fa loi contre toutes les vaines
excufes des pécheurs; & que leur exem-
ple jugera le m.onde, qui n'a pas voulu les
^ imiter.
Mais ce droit de juger le monde ne leur
conviendra pas à tous également. Ce n'eft
pas affez , ce femble , de l'avoir méprifé
& foulé aux pieds, pour être en droit de
condamner ceux qui Taiment. : il faut l'a-
voir vaincu avec tout ce qu'il a d'éclat,
« de pompe, de magnificence, de plaifirs,
& réfifté à tous fes périls , pour pouvoir
confondre toutes (es excufes.
Ainfi juge par avance le monde , le faint
Roi que la France aima autrefois comme
fon père ; & qu'elle honore aujourd'hui
comme fon protefteur. Le monde ne fau«
roit oppofer d'illufion.aux devoirs de la loi ,
que ce grand exemple ne confonde : tout
prétexte contre la vertu trouve ici fa con-
damnation; les vaines raifons du rang, de
la naifiance , des places difparoiilent , &
n'oferoient plus être alléguées ; & le mon-
de , forcé de refpefter fa fainteté , n'a plus
rien à nous dire pour colorer (es dérè-
glements , ou pour juftifier fes ufages.
DE SAINT Louis, ii^
En effet , mes frères , deux erreurs ré-
gnent clans le monde contre la véritable
piété. Premièrement, on la regarde com-
me incomp'atible avec ces qualités brillan-
tes îk héroïques, qui donnent de la ré-
putation parmi les hommes, & nous ren-
dent dignes de remplir avec éclat les plus
grandes places. Secondement, on regarde
un grand rang & une place éminente com-
me un privilcge qui adoucit à notre égard
toutes lef pratiques pénibles de la piété.
C'eft-à-dire , on fe figure prefque la piété
comme une foibleffe , ou qui déshonore
les grands, ou qui rend incapable des gran-
des places; première erreur : on croit que
l'élévation permet un genre de vertu plus
commode & plus autorifé à jouir de tous
les plaifirs, & à fuivretous les ufages que
le monde approuve, & que la loi de Dieu
condamne ; féconde erreur.
Or le faint Roi , dont nous allons au-
jourd'hui propofer plutôt les exemples que
louer les vertus, condamne le monde fur
ces deux erreurs. Premièrement, il trouva
dans la piété la fource de toutes ces qua-
lités héroïques, qui le rendirent le plus grand
Roi de fon fiecle; fecondement, il trouva
dans fa qualité de Roi de nouveaux en-
gagements pour s'animer aux devoirs les
plus aufteres de la piété. C'eft-à-dire, il
fut un grand Roi devant les hommes , parce
qu'il fut un Roi faint aux yeux de Dieu:
il crut qu'il devoit être d'autant plus faint
aux yeux de Dieu , qu'il étoit plus grand
2T4 Pour le jour
devant les hommes, La falnteté en fit un
grand Roi : la royauté le rendit un grand
faint. C'eft ainfi , ô mon Dieu , que ce
Prince félon votre cœur devient un ac-
cufateur qui nous confond : faites-en un
modèle qui nous confole & qui nous ani-
me; & ne permettez pas qu'un fi grand
exemple domeftique, que la religion nous
propofe avec tant de folemnité pour nous
inftruire, n'ait prefque plus d'autre utilité
pour nous , que de nous rendre plus inex-
cufab'les*
^- Xl n'eft que trop vrai , mes frères , que
"^^^'^'le monde, toujours in)ufl:e eftimateur de
la piété , la regarde comme le partage des
î^mes foibles &: bornées. On attache aux
fentiments tendres de la foi , je ne fais quoi
qui annonce ou de la pufillanimité dans le
cœur 5 ou de la médiocrité dans la raifon :
l'innocence des m.œurs ne devient un mé-
rite 5 que pour ceux qu'un caraftere borné
rend incapables des plus grandes chofes :
le héros & le faint paroiflent des perfon-
nages incompatibles ; & il femble que les
hommes ne peuvent être grands^ que par
les paflSons mêmes qui les aviliflent. Ce-
pendant, mes frères, rien n'eft plus grand
pour Phomme que de vivre félon Dieu : la
piété efl: Pefibrt le plus héroïque du cœur,
& l'ufage le plus noble & le plus fenfé de
la raifon : une ame exercée à la vie de la
foi, ne connoit plus d'entreprife au-defiTus
DE SAINT Louis, iiç
^'elle ; & le infte a la réalité de toutes les
grandes vertus, dont le héros mondain n^a
Ibuvent que la réputation & Timage,
C'eft pour convaincre le monde d'une
vérité il honorable à la toi, que le Seigneur
donna autrefois à la France le faint Roi,
dont la mémoire , li précieufç à tous les
François , nous aifemble tous les ans en
ce lieu de religion. Les inftruftions & les
exemples d'une mère lainte tournèrent fes
premiers penchants à la vertu : au milieu
des foins d'une régence difficile, la reine
Blanche n'en connut pas de plus important
que l'éducation du jeune Roi. Perfuadée
qu^en formant les mœurs du Souverain,,
elle formoit, pour ainfi dire, les mœurs
publiques, & que le bonheur de la Monar- •
chle étoit attaché au caraâere de celui que
Dieu avoit deiliné à la gouverner ; elle
n'oublia rien pour jetter dans fon ame ces
premières femences de magnanimité & de
vertu , qui produilirent dans la fuite des
fruits il faints & fi éclatants. Peu contente
d'avoir allemblé auprès de lui tout ce que
la France avoit de plus pieux & de plus
habile, elle-même voulut avoir la prin-
cipale part à ce grand ouvrage. Mêlant fans
ceffe les leçons de la foi à celles de la
royauté; tantôt formant le chrétien, tan-
tôt inftruifant le Prince, elle lui apprit à
ne i imais féparer ces deux devoirs, & ^
regarder comme oppofé aux véritables in-
térêts de fa gloire & de fa couronne, t:)Ut
ce qui feroit contraire à la loi de Dieu.
Il6 P O TJ R ' L E JOUR
Des attentions fi rellgleufes trouvèrent
des cenieurs dans le mondé; (car.il faut
s'attendre à les cenfures , quand on ne
veut pas fuivre fes exemples. ) On publia
que la jeuneffe des rois devoit avoir de
plus nobles amuiements 5 que des pratiques
journalières de piété ; que fous prétexte de
préferver fon innocence , on amolliffoit
Ion courage ; qu'il falloit laiffer plus de car-
rière à des penchants, qui dans la fuite ne
trouvant plus de frein dans l'autorité fou-
veraine , iroient d'autant plus loin qu'on au-
roit plus voulu les contraindre ; &c qu'enfin
une vertu fi rigoureufe & fî exafte pou-
voit former de bons folitaires , mais qu'elle-
n'avoit jamais formé de grands princes.
Le langage du monde ne change point,
'mes frères; vous le voyez rainfi, juftifie-
t-on tous les jours les abus des éducations
profanes. Ce n'eft pas qu'on ne recom-
mande à ceux qui y préiident , d'impri-
mer de bonne heure aux enfants qu'on leur
confie, les maxim.es de la vertu & de la
fagefle ; mais ce font les feules impreffions
qu'on craint toujours qui ne foient pouf-
fées trop loin. L'amour de la gloire , le defir
de parvenir , l'art de plaire font les plus
férieules & les plus importantes leçons qui
cultivent la jeuneffe de ceux que' leur naif-
fance deftine à de grandes places; on aimé
à voir briller dans cet âge tendre les pre-
mières lueurs de toutes ces dangereufes paf-
fîons : les ébauches naiffantes des grands vi-
ces, on les appelle de grandes efpérances.
Oa
DE SAINT Louis- 117
On reairde les inclinations hcureures &
tranquilles d'un naturel tourné à la vertu
comme des prelages moins favorables; on
craint tout d'une entance moins docile aux
kçons de la vanité ; on y réveille par mille
artifices les paflions que la nature mcme
iembloit avoir aflbupies; &: Ibuvent Dieu
permet que ces impreflions étrangères pré-
valent, & que ceux pour qui on avoit craint
un excès de fageffe &: de vertu , devien-
nent trop licencieux pour le monde mcme.
La mère pieufe de Louis n'écouta les
cenlures du monde fur l'éducation du jeune
Roi , que pour lé féliciter de les avoir mé-
ritées : on eft sûr d'être dans la bonne
voie , dès qu'on a choifi celle que le monde
condamne. Auffi , inftruit de bonne heure
dans la foi & dans la piété , Louis porta
fur le trône, outre l'innocence du premier
âge, la grâce de l'onclion fainte qui ve-
noit de le marquer du caraftere augufte de
la royauté & l'établir fuccefleur du grand
Clovis. Un règne commencé avec cette
grâce qui confacre les rois & les fait ré-
gner faintemcnt, ne pouvoit qu'être faint
& glorieux. C'eft la manière d'entrer dans
les dignités , qui d'ordinaire en fanétifie
ou en dérègle l'ufage : Dieu préfide tou-
jours au règne des Souverains que fa grâce
elle-même a placé fur le trône : il devient
alors lui-mcme le protecteur du Roi &C
du peuple; & s'il permet des événements
fâcheux , il en fait tirer de nouveaux
avanM2;es , & pour le Souverain &c pour
Panc2. K
î/î§ Pour le jour
les fujets. Ainfi , ne croyez pas que la piété
du faint Roi aille diminuer quelque chofe
de la gloire de fon règne. Un roi n'eft
établi de Dieu fur les peuples, que pour
les défendre & les protéger dans la guer-
re 5 ou pour les rendre heureux durant la
paix ; c'eft par-là que les rois vantés dans
riiiftoire , ont mérité que la poftérité les
démêlât de la foule de leurs ancêtres» Or,
jamais l'amour de la gloire ne pouffa fi
loin dans les autres princes les vertus pa-
cifiques & militaires, que la foi dans le
faint Roi dont nous honorons la mémoi-
re. Perfuadé que le trône n'étoit pas le
iiege de la molleffe, de l'orgueil &: de la
volupté, mais un tribunal de juftice, de
religion & de vigilance, il regarda fon
royaume comme fa famille, &: comprit
qu'il n'étoit fouverain de (ts fujets que
pour en être le père.
Et ici , mes frères , repréfentez-vous
le détail immenfe des foins de la royau-
té , & un Prince qui veut fuffire à tous ,
& à qui tous peuvent à peine fuffire ;
aboliflant le*^ abus, rétabliffant la décence
& l'autorité des loix , tirant les dignirés pu-
bliques de Taviliffement où les choix in-
juftes les avoient laiffées ; ne laiiTant ja-
inais les talents & le mérite, ou inutiles,
ou malheureux ; jaloux des droits de fa
Couronne, plus jaloux encore des inté-
rêts de Dieu; foutenant la majefté & les
prérogatives du trône , fans rien perdre
de l'amour de fes peuples; toujours prêt
DE SAINT Louis, 119
à écouter les plaintes , ou à conibler les
iniieres : voulant être inftruit de tout pour
remédier à tout : ne cherchant pas dans
lin abord inacceffible le lecret d'ignorer
les miu\ publics 5 de peur d'ctre obligé
de les foulager; convaincu que rafBiclioii
eft un titre qui donne droit d'aborder un
bon prince , & qu'il n'eft point de mal-
heureux, dont les plaintes ne méritent du
moins d'être écoucées; en un mot, cher
à ion peuple par fa bonté, redoutable au
vice par (on équité , précieux à TEglife par
la religion ; & perfuadé que la fouverai-
neté n'eft plus qu'une tyrannie des qu'elle
n'eft utile qu'à celui qui règne , dès que
les peuples ne vivent que pour le prince ^
& que le prince ne vit que pour lui feul.
Maximes l'aintes ; foyez à jamiis gravées
-autour du diadème & dans le cœur de
ùs auguftes defcendants.
En effet , mes frères , la bonté eft la
p-emiere vertu des rois. C'eft elle, dit un
grand Roi lui-même , qui eft la force & Prov. zo.
le foutien de leur trône : ils ne font puif- **^'
fants que pour être bienfaifants : ils ne ré-
gnent proprement qu'autant qu'ils font ai-
més : c'eft la naiffance qui leur donne les
royaumes; mais c'eft l'amour qui leur for-
me des fujets. Elevé dans cqs maximes,
& d'ailleurs ayant appris dans l'Evangile
que les rois des nations ne cherchent qu'à
dominer fur leurs peuples, mais que les
rois chrétiens ne doivent s'appliquer qu'à
U% rendre heureux, ce fut là aufïi laprin-
Ki,
aïo Pour le jour
cipale occupation de Louis. Sous les règnes
précédents, & durant les troubles infépa-
rables d'une longue minorité , la France
prefque épuifée avoit éprouvé ces temps
difficiles , où le falut des peuples rend la
dureté àcs charges publiques néceffaire ,
& où pour les défendre , il faut prefque
les accabler. Le faint Roi leur rendit avec
la tranquillité , la joie , l'abondance ; les
familles virent renaître ces fiecles heureux,
qu'elles avoient tant regrettés ; les villes
reprirent leur premier éclat, les arts faci-
lités par les largelTes du Prince attirèrent
chez nous les richefles des étrangers ; le
royaume, déjà fi abondant de fon propre
fonds, fe vit encore enrichi de l'abondance
de nos voifins. Les François vivoient heu-
reux ; & fous un fi bon Roi , tout ce qu'ils
pouvoient fouhaiter à leurs enfants , c'é-
toit un fucceffeur qui lui fût femblable.
Mais peu content d'être attentif aux be-
foins des particuliers , Louis redoubla fon
attention pour remédier aux miferes pu-
bliques , & même pour les prévenir. C'eft
le privilège & en même temps le devoir
des grands , de préparer non-feulement à
leur fiecle, mais aux fiecles à venir, des
fecours publics aux miferes publiques : no-
tre faint Roi connut ce devoir, & jamais
prince ne fit plus d'ufage d'un fi heureux
privilège. Que de maifons faintes dotées !
eue de lieux de miféricorde élevés par fes
libéralités ! que d'établifiTements utiles en-
trepris par fes foins î il n'eft point de genre
DE SAINT Louis, m
de inilere à laquelle ce pieux Roi n'ait lailîc
pour tous les âges fuivants une reiTource
publique. Ville heureufe qui le vîtes au-
tretois rogner, au milieu de vos murs s'c-
lèvent encore & lublifteront toujours des
édifices facrés , les fruits immortels de fa
charité & de Ion amour pour Ton peuple.
Mais l'enceinte de cette capitale ne ren-
ferma pas tous les foins bienfailants de fa
magnificence 6< de ù pic^c. Obligé fou-
vent de vifiîer les provinces , & de fe
montrer à les lujets les plus éloignés , il
laifTa par-tout des monum^^nts durables de
fa miféricorde & de fa bonté; & encore
aujourd'hui on ne marque fes voyages dans
les divers endroits du royaume , que com-
me autrefois les Juifs marquoient ceux des
Patriarches dans la Paleftine, c'eft-à-dire,
par les lieux de religion , qu'il éleva à la
gloire du Dieu de its pères. Ses tréfors
pouvoient à peine fuffire à fes pieufes lar-
gefTes ; & comme on lui remontroit , dit
l'ancien Hiftorien de fa vie , que ces dons
excefSfs épuifolent l'épargne, & pouvoient
nuire à des befoins plus preflants : Il vaut
mieux l'épulfer , répon^oit-il , pour fou-
lager les pauvres dont je fuis le père, &
que Dieu m'ordonne de fecourir, que pour
fournir à des profufions & à de vaines ma-
gnificences que la royauté femble permet-
tre, mais que la loi de Dieu me défend*
Ab/a il prenoit même fur fes propres be-
foins les fonds deftinés aux malheureux;
& tout roi qu'il étoit, il fe croyoit les
K iij
212 Pour lie. jour
.dépenfes les moins fuperflues interdites ,
tandis qu'il lui reftoit encore des mlferes
à ibulager.
Quel exemple, ô mon Dieu, pour con-
fondre un jour les excufes barbares que le
rang & la nailTance oppofent au devoir de
la miféricorde ! Eh ! quoi , mes frères , tan-
dis que la magnificence & les plaifirs pu-
blics de cette ville fuperbe y attirent de
toutes parts les étrangers ; que la pompe
lafcive des théâtres & des fpeftacles fur-
paflfe prefque celle des fiecles païens ; que
l'orgueil des édifices & Texcès bizarre des
ameublements n'a plus de bornes ; que la
fureur du jeu a eu befoin miême du freia
de l'autorité fouveraine ; que le luxe , croif-
fant tous les jours, commence à devenir
tin ufage onéreux & infoutenable au monde
même qui l'a inventé ; que c'efl d'ici qu'il
fe répand dans toute l'Europe, & que nos
voifins viennent en chercher chez nous le
modèle : en un mot , tandis qu'il n'eft point
de profufion, dont cette ville fomptueufe
ne donne l'exemple aux autres peuples ,
les miferes publiques y feront négligées }
les maifons communes de miféricorde, que
les villes païennes elles-mêmes entrete-
noient avec tant de foin & de magnificen-
ce , tomberoient faute de fecours au mi-
lieu de la nôtre? les pauvres manqueroient
de reflfource publique & particulière ? le
zèle des gens de bien ne feroit plus fécon-
dé ? les œuvres les plus utiles feroient dé-
laiffées : & les larmes de tant d'infortunés
DE SAINT Louis, iij
qui y venoient chercher un afyle , l'y cher-
cheront en vain, & ne trouveront plus de
main charitable qui les effuie? Dieu vous
jugera , mes frères ; & clans fon tribunal
terrible vos richefl'es s'ëlcveront contre
vous , & fe plaindront que vous les avez
fait fervir à la vanité & à la volupté; elles
qui croient deftinéesà glorifier, par des ufa-
ges miféricordieux, le (buverain Difpenfii-
teur qui vous les avoit confiées.
Ainfi la piété & l'humanité du faint Roî
faiibit la félicité de fon peuple. Accefîîble
à tous, il ne difputoit pas même au dernier
de (qs fujets le plaifir de voir fon Souve-
rain : leur montrant toujours un vifage
rbnt, tempérant par l'affabilité la majefté
du trône; jettant, comme Moïfe, un voile
de douceur &: de tempérament (uc i'éclat
de fa perfonne & de fa dignité, pour ralTu-
rer les regards de ceux qui l'approchoient;
& fe dépouillant fi fort de tout le fafte qui
environne la grandeur, qu'en l'abordant,
on ne s'appercevoit prefque qu'il étoit le
maître , que lorfqu'il accordoit des grâces.
L'affabilité & l'humanité feroient les ver-
tus naturelles des grands, s'ils fe fouve-
noient qu'ils font les pères de leurs peu-
ples : le dédain & la fierté, loin d'être
les prérogatives de leur rang, en font l'a-
bus & l'opprobre ; & ils ne méritent plus
d'ctre maîtres de leurs' fujets, des qu'ils
oublient qu'ils en font les pères : cette
lec^on regarde tous ceux que leurs digni-
tés établiffent fur les peuples. Hélas ! fou*
K iv
224 Pour le jouk
VQTït on lailTe à rautorité un front fi leverc
& un abord fi difficile , que les affligés
comptent pour leur plus grand malheur
la nëceflîté d'aborder celui duquel ils en
attendent la délivrance. Cependant les pla-
ces qui nous élèvent fur les peuples , ne
font établies que pour eux : ce font les be-
foins publics qui ont formé les dignités pu-
bliques ; &: il Tautorité doit être un joug
accablant , elle doit l'être pour ceux qui
l'exercent & qui en font revêtus , & non
pour ceux qui l'implorent ^ & qui vien-
nent y chercher un afyle.
Il eft vrai que la bonté toute feule fe-
roit dangereufe dans les foins publics , fi
elle n'étoit tempérée par une jufte févi-
rité ; & que comme les princes portent le
fceptre pour marquer qu'ils font les paf-
teurs de leurs peuples & qu'ils doivent
pourvoir ,à leurs befoins , ils portent aufîi
le glaive pour fe fouvenir qu'ils font éta-
blis pour en corriger ou punir les abus :
ç'eft ce que le faim Roi n'ignora pas. Les
diffentions civiles , la foiblefle des règnes
précédents , l'ignorance même & la cor-
ruption de ces temps malheureux avoient
confondu dans le Royaume la majefié des
loix avec la licence des ufages. Au mi-
lieu même de la capitale , & fous les yeux
du Prince , étoient revêtus de l'autorité
publique des hommes corrompus qui abu-
foient des loix , & auprès defquels l'indi-
gence étoit le feul crime auquel on ne
taifoit point de grâce» Sous de tels cen-
DE SAINT Louis, iiç
(eurs des défordres publics, vous compre-
nez afl'ez quelle devoir être dans ce iiecle
infortuné , la diicipline des mœurs. Il s'é-
toit répandu dans toutes nos villes une
tbule d'Hiftîions, qui fur des théâtres im-
purs corrompoient les peupFes; &: qui mê-
lant même les myfteres (aints de la reli-
gion dans leurs tades & indécents fpefta-
cles , débitoient avec impudence des obf-
cénirës que ce mélange impie &: ridicule
rendoit encore plus facrileges , mais dont
la grollîéreté de ces temps ne permettoit
pas alors de fentir toute l'mfamie &c toute
l'impiété. De ces écoles publiques de lu-
bricité naifioit, comme il arrive toujours ^
un débordement de vices ; & la France
plus civilifée depuis qu'elle avoit embraflé
la foi chrétienne , avoit , ce femble , re-
pris , par cette effrénée licence , la barba-
rie de fes ancêtres. A de fi grands maux,
le faint Roi crut qu'il falloit appliquer de
grands remèdes. Il commença par établir
ces règlements utiles qui font tant d'hon-
neur encore aujourd'hui à la jurifprudence
du royaume : des perfonnages intègres &C
éclairés furent choifis pour préfider à fes
côtés à la juftice & aux jugements. Des
hommes nouveaux élevés fur les ruines
des peuples & peu capables d'être touchés
des miferes publiques , dont ils avoient
été eux-mêmes les auteurs , ne parurent
plus affis parmi les anciens d'Ifraél : le bien
& la faveur n'élevèrent plus à des charges,
#ù il ne faut que de la lumière, du défin-
K V
2i6 Pour le jour
téreffement & de l'équité : on chercha
dans tout le royaume d^s hommes de
ce caraftere ; & fouvent le mérite , ap-
pelle des lieux les plus éloignés & de la
iîtuation la plus obfcure , venoit rem-
plir le premier tribunal de la ville capi-
tale. Le don le plus précieux que les rois
puiffent faire à leurs peuples, c'eft de ne
confier leur autorité qu'à des hommes
qui ii^cn ufent que pour les peuples eux-
mêmes.
Ainfî ie rétablilToit tous les jours la ma-
jefté des loix & la bienféance des mœurs
publiques. On vit bientôt la fource des dé-
sordres publics arrêtée , les lieux de honte
& d'ignom^inie profcrits , les théâtres im-
purs renverfés , les fpeftacles dont nous
avons tant de peine aujourd'hui à vou$
faire comprendre le danger par toutes les
règles de la foi, interdits comme des cri-
mes par les loix mêmes de Tétat; & les
comédiens , que le monde du plus haut
rang ne rougit pas aujourd'hui d'honorer
de fa familiarité , & auxquels des parents
chrétiens ofent même confier le foin d'inf-
truire leurs enfants de tous les arts propres
à plaire , déclarés infâmes & bannis du
royaume comme des corrupteurs publics
des mœurs & de la piété.
Mais fi le faint Roi purgea l'état par la
févérité de Cqs joix , quels furent (es foins
pour rétablir la majefté du culte & la fain-
teté des autels! Les François, peuple fier
& belliqueux, en conquérant les Gaules,
DE SAINT Louis. 217
y avoient porte avec eux une efpece de
barbarie &c de férocité inféparables d'une
nation dont la guerre avoit été jufques-
là la Teule occupation , & que la foi qu'elle
embrafla depuis n'avoir pas encore adou-
cie : nos premiers Rois mêmes conierve-
rent long-temps ce refte de férocité ; &
leurs règnes furent prefque toujours fouil-
lés de fang & de carnage. La religion qui
wionta fur le trône avec le grand Clovis,
y fit monter avec elle plus de clémence &
d'humanité ; mais Tefprit bouillant de la
nation ne changea pas fitôt : & quoique TE-
glife de France , toujours célèbre par fes
lumières & par fa piété, ne fût pas dépour-
vue alors de faints pafteurs; la plupart de
ceux que nos rois élevoient à ces dignités
faintes, en quittant l'habit du fiecle ^ n'en
quittoient pas les moeurs & les abus ; & fe
trouvant par le droit de leurs Eglifes, fei-
gneurs de fiefs confidérables &c d'un grand
nombre de vaflTaux , on les voyoit fouvent
plus occupés à faire la guerre à leurs voi-
ïins y qu'à inftruire & édifier leurs peuples.
Delà l'ignorance, le relâchement, l'oubli
des règles , le mépris de la difcipline n'a-
voient pas manqué de paflTer des premiers
pafteurs dans tout le refte du clergé : &
quoique fous les règnes précédents , les évê-
ques fouvent affemblés , n'euiTent rien ou-
blié pour remédier, à ce fcandale par des
règlements utiles qui font encore aujour-
d'hui un des plus précieux monuments de
i'Eglife de France; néanmoins la plaie n'é-
K vj
iiB Pour le jour
toit pas encore tout-à- fait fermée, quand
Je faint Roi monta fur le trône.
Auffi , perfuadé que fa puiffance , qui
venolt de Dieu , ne lui avoit été donnée
que pour faire régner Dieu fur fon peu-
ple; que les rois n'étoient établis que pour
protéger & agrandir le royaume de Jefus-
Chrift fur la terre ; & que les Céfars , com-
me le difoit autrefois TertuUien , ne naif-
foient que pour les fidèles : les intérêts de
la religion devinrent un de fes foins les
plus chers ck les plus prenants. Il comprit
d'abord que la première fource des maux
de l'Eglife eft toujours dans l'incapacité ou
le dérèglement de ceux qui en rempliffent
les premières places ; que fous des pafteurs
ignorants ou mondains , la doftrine s'af-
foiblit , & le culte peu-à-peu dégénère ;
Se que l'arche fainte ne tarde pas de tom-
ber dans l'avililTement , & de devenir
même la rifée des Philiftins, dès que les
enfants d'Héli en font établis les princi-
paux dépositaires. Le faint Roi commença
donc à rétablir la fainteté & la majefté
du fanétuaire , en élevant aux premières
dignités, des minières fidèles. LanaifTance,
la brigue , la faveur ne donnèrent plus des
guides aux peuples & des pafieurs aux égli-
ies : îa difpenfation des honneurs facrés ne
fut plus une intrigue de Cour, mais une
afFaire de religion : les fervices rendus à
l'état ne furent plus payés des revenus &
des honneurs du fanduaire : un miniftere
de paix & de douceur ne fut plus le prix
OE SAINT Loris. 119
du fang & la récompenfc des vl6ïolres.
Oti n'eut égard aux follicitatlons, que pour
exclure ceux qui étoient allez téméraires
pour iblUciter Se s'appeller eux-mcmes :
on tira de robfcurité des cloîtres ce que
ces pieux afyles , i\ fertiles alors en grands
hommes, avoient déplus (aint & de plus
éclairé : on élevoit ceux qui avoient lu fe
cacher; & pour être digne des premières
places , il falloir avoir eu le courage de
les refuiér. O mon Dieu, renouveliez cet
cfprit primitif dans le relâchement de nos
fiecles! Secondez les faintes intentions d'un
Monarque religieux ; & au milieu des cu-
pidités humaines dont le trône eft toujours
environné, cachées même fouvent fous
les apparences de la vertu , éclairez Tes
yeux li favorables à la piété ! montrez-lui
vous-même ceux que vous avez choifis ;
& continuez à protéger votre Eglife , en
confervant un Prince qui , fur les traces
de fon faint Prédéceffeur, regarde comme
la fonélion la plus importante de fa cou-
ronne , de donner aux peuples de faints
pafteurs , & à TEglife des miniftres fidèles.
Mais ce ne fut pas alTez même pour faint
Louis d'élever des hommes pieux & ha-
biles aux honneurs facrés ; il les honora
de fa familiarité. Ce que fon fîecle avoit
alors de plus illuftre en doftrine ou en
fainteté, venoit prefque tous les jours, ou
le délaffer des foins de la royauté par des
difcouisde falut , ou les partager avec lui
par d^s confeils utiles, Thomas, Bonaveii-
230 P O U R L E J O U R
ture, Robert Sorbon , ces hommes fî cé-
lèbres & fi faints, parurent fouvent affis
à fa table : & en honorant ainfi la fcience
& la piété, non-feulement il montroitque
lâ familiarité des bons princes devroit être
la récompenfe du mérite & de la vertu;
mais encore que la royauté elle-même ne
fournit pas de plaifirs plus vifs & plus purs,
que ceux qui fe goûtent avec des amis faints
& fidèles. Et c'eft ainfi que dès-lors on
commençoit à voir ce que nous voyons
aujourd'hui fous un règne encore plus flo-
riffant, c'eft-à-dire, le palais du prince de-
venu l'afyle des fciences & des lettres;
les favants afifemblés autour du trône, y
faire tous les jours de nouveaux progrès
dans la connoiffance de la nature, y polir
les mœurs & le langage , renouveller Télo-
quence des bons fiecles , éclairer ce que
l'antiquité a de plus obfur & de plus cu-
rieux; &c par-là la France devenue l'école
publique de toute l'Europe, & les hommes
doftes s'y multiplier autant par le génie heu-
reux de la nation , que par les largefi^es du
Souverain , qui ne laiflTe jamais fans récom-
penfe les talents & le mérite.
Un règne accompagné de tant de fa-
gefîe & de juftice , fut bientôt propofé com-
me le modèle de tous les règnes^, & rendit
le faintRoi Tadmiration de toutes les Cours
de l'Europe. Nos voifins de tout temps ja-
loux de la grandeur & de la gloire de la
monarchie , la voyoit profpérer fans en-
yie fous un Monarque dont ils é«toient for-
DE SAINT Louis, iji
ces (Vadmirer la prudence & la vertu ; ils
cherchoient plus à étudier & imiter la far
geffe du gouvcri\ement & le bonheur de
Ion règne , qu'à venir le troubler. On les *
voyoit mcme venir mettre aux pieds de
fon trône leurs dilientions & leurs querel-
les ; s'en remettre à fa déciiîon feule de
tous leurs intérêts; & malgré les raifons
d'état, qui fembloient nous rendre leurs
querelles utiles, ils trouvoient toujours en
lui un juge équitable & délintéreifé , qui
régloit leurs différends , qui afloupiflbit leurs
animolités, & qui, en les réunifiant, ne
failbit que réunir en fa faveur leur admi-
ration & leurs hommages. Non , mes frè-
res , c'cft déshonorer la foi des chrétiens '
ôc blarphcmer contre elle, d'ofer foute-
nir que les maximes de l'Evangile ne s'ac-
cordent guère avec celles du gouverne-
ment. La religion qui établit les rois, feule
conferve & foutient les royaumes : la pru-
dence de la croix f^it régner encore plus
fièrement que la faufie prudence de la chair:
l'ambition &: la mauvaife foi ont renverfé
beaucoup de trônes : mais la juftice & la
piété les ont toujours affermis.
La fource de cette illufion , c'eft qu'on
regarde la piété comm.e le partage d'une
ame foible & timide ; & qu'on ne croit pas
que les vertus militaires, qui fuppofent du
courage, de l'ardeur, de l'élévation, puif-
fent s'allier dans un cœur avec la tendrefîe
de la charité, la paix & la douceur de l'in-
Tiocence; comme s'il falloit être vicieux
t'^l P O U R L E J O U R
pour être vaillant , au-lieu que !a valewr
la plus lure eft celle qui prend fa fource
dans la vertu. Auffi le Héros dans notre
pieux Monarque , ne fut pas moindre que
le faint. A la tête des armées , ce n'étolt
plus ce Roi pacifique , acceffible à les fu-
jets; afîîs fous le bois de Vincennes avec
une affabilité, que la fimplicité du lieu ren-
doit encore plus refpeftable; réglant les in-
térêts des familles; réconciliant les pères
avec les enfants; démêlant les paflions de
réquité; afifirant les droits de la veuve &C
de l'orphelin; paroiilant plutôt un père au
milieu de fa famille , qu'un roi à la tête
de fes fujets; entrant dans des détails dont
des fubalternes fe feroient crus déshono-
rés , & ne trouvant indigne d'un prince
& indécent à la majefté des rois, que d'i-
gnorer les befoins de leurs peuples.
Ce n'étoit plus , dis-je , ce Roi pacifi-
que &c clément : c'étoit un héros toujours
plus intrépide à mefure que le péril au-
gmentoit ; plus magnanime dans la défaite
que dans la viftoire; terrible à fes enne-
mis, lors même qu'il étoit leur captif. Elevé
fur un trône que les troubles de la mino-
rité avoient affoibli, avec quelle valeur en
rétablit-il la gloire & la majefté ! Les grands,
fous prétexte de mécontentement contre
la Régente, avoient pris les armées contre
leur Roi : un Prince de fon fang à la tête
des rebelles entrainoit tout dans fon parti;
& dé*]a la plupart des provinces, gouver-
nées alors par de petits fouverains, ne vou-
DE SAINT Louis. 23^
loient plusreconnoître le Maître commun.
Le jeune Louis , ^^^ milieu de ces troubles,
(î dangereux à une autorité naifTante , af-
femble des troupes, pourfuit les rel)clles ,
prend les villes, ramené les provinces au
devoir. Le Prince chef de la révolte de-
mande la paix : les grands luivent fon exem-
ple; obligés de venir implorer la clémence
du vainqueur ,' ils font furpris de retrou-
ver un père; &: le voyant p\r-tout plus
grand, ou que le danger , ou que !a vic-
toire , ils s'applaudifient d'un malheur qui
les a rendus à un fi bon Maître , & qui
leur a fait connoître un fi grand Roi.
En fubjuguant alniî les ennemis domef-
tiques, notre pieux Héros s'exerçoit à com-
battre un jour les enntmls de la foi. Il
voyoit avec douleur les armes des prin-
ces chrétiens employées à s'exterminer les
uns les autres, &: leurs triftes divifions au-
gmenter tous les jours Tinfolence & les
conquêtes des nations infidelles. PoufTé d'un
zele faint, il fort comme un autre Abra-
ham de fa terre , & de la maifon de fes
pères : il s'arrache à tous les délices du trô-
ne; & à la tête de fes plus vaillants fu-
jets , il vole venger la gloire de Jefus-
Chrift outragée par des barbares qui fou-
loient encore aux pieds une partie des lieux
faints de la Paîeftine, & mena(^oient d'en-
vahir le refte que la valeur des François
venoit de conquérir depuis peu. Terre in-
fortunée , qui arrofée du l'ang de Jelus-
Chrift, ôc confacrée par les myfteres qi»
154 Pour le jour
ont opéré le falut de tous les hommes^
gémifléz pourtant encore , malgré les ef-
forts de nos pères , fous une dure iérvi-
tude^pour iervir fans doute de inonuinent
jufqu'à la fin, à la vérité, des prédirions
du Sauveur & à la trifte réprobation des
Juifs ; terre infortunée , vous rappellâtes
alors , en voyant ce pieux Héros armé pour
la délivrance de la fainte Jérufalem , vous
rappellâtes vos anciens jours de gloire &
dalégreffe : vous parûtes animée d'une
nouvelle efpérance : vous crûtes revoir les
Jofué , les Gédeon , les David à la tête
de vos tributs , qui venoient brifer votre
i-oug, & vous délivrer de la fervitude & de
Toppreflion d'un peuple incirconcis : mais
Je temps de votre délivrance n'étoit pas
encore arrivé : le crime de vos pères n'étoit
pas encore expié; & le Seigneur ne vou-
loit que glorifier fon Serviteur en l'éprou-
vant, & point du tout mettre fin à vos
malheurs & à votre ignominie,
Cependarit tout femblolt annoncer des
fuccès heureux : la fainteté de Tentrepri-
fe, le zèle ardent d'une nation accoutumée
à vaincre , le bonheur de la première ex-
pédition conduite par le vaillant Gode-
froijles prières de toute l'Eglife, qui don*
nent toujours une nouvelle force aux ar-
mées qui vont combattre pour la gloire
du Seigneur; & enfin la valeur & la piété
du Prince , à qiii la religion feule avoit
înfplré ce grand & pieux projet. Je dis fa
valeur. Car, mes frères, qui pourroit re-
DE SAINT Louis. i3f
dire ici tout ce qi^e ion courage lui fit en-
treprendre crhëroïque clans une guerre (i
femeufe par les malheurs & par fa foi. Tan-
tôt arrivé au port de Damiette, impatient
de venger la gloire du Seigneur, il fe jette
dans Teau Pépée à la main & le bouclier
pendu au col; Se devançant (es troupes à
la vue de Tennemi , Ou eft le Dieu de
Louis, s'écrie-t-il comme un autre Théo-
dofe ? raffure les fiens ébranlés par la gran-
deur du péril , g!ace les ennemis par la
fierté de fa contenance, &: Damiette de-
vient la conquête de fa foi & de fa valeur.
Tantôt courant par-tout où le péril de-
vient plus grand, e:ïpofant à tout moment
avec fa perfonne le falut de fon armée ;
fourd aux remontrances des fiens, le jet-
tant dans la mêlée comme un fimple fol-
dat , il ne fe fouvient qu'il eft roi , que
pour fe fouvenir qu'il eft obligé de don-
ner fa vie pour le falut de fon peuple. Tan-
tôt invincible même dans les fers, fon cou-
rage & fa grandeur n'y perdent rien de
la majefté dL\ trône ; & tout captif qu'il
eft , il fait fe faire rendre des hommages
par des vainqueurs barbares.
Non, mes frères; (& c'eft ici le fruit
de cette première partie de mon difcours:)
les grandes qualités que le monde admire y
ne font héroïques que dans les faints : par-
tout ailleurs elles font des partions ou des
foibleffes. La piété eft la fburce du vrai
mérite : les aftions les plus brillantes des
pécheurs, rapprochées de la corruption du
136 Pour le jour
cœur d'où elles partent , rouglfTent tou-
jours de la baiTelTe de leur origine; il en
eft d'elles comme de ces nuées éclatantes,
qui n'ont de beau que le fpeftacle , mais
qui fe font foi mées dans la plus vile boue
des marais. On applaudit aux viftoires d'un
conquérant : mais fi fon cœur eft corrom-
pu , mais s'il ne craint pas le Seigneur, on
peut louer fes fuccès, mais le héros mé-
rite peu de louanges , & Von prend pour
grandeur d'ame , ou une férocité de na-
turel, qui le rend intrépide, ou une ivreflfe
de raifon qui lui cache le danger, ou une
baiTelTe d'ame qui s'expofe & rifque tout
pour s'attirer de vains honneurs & de vains
éloges. On loue îa fermeté d'un homme ,
que Tadverfité ne peut abattre : mais fî
le principe de fa confiance n'eft pas dans
fa foi , dans la confolation de fa propre
confcience, & dans la foumiflion aux or-
dres de Dieu qui le frappe; c'efl: un im-
porteur qui fe trahit & qui nous trompe ,
ou un barbare qui n'a pas même afTez de
naturel pour s'affliger.
Soyez donc faints, mes Frères , fî vous
voulez être véritablement grands. La piété,
que vous regardez comme une foiblefîe ,
feule anoblit le cœur, l'élevé au-deffusdes
paflions vulgaires, &c forme feule les gran-
des qualités, parce qu'elle feule nous fait
agir par de grands principes. Ceft ainfi que
faint Louis fut un grand Roi devant le mon-
de , parce qu'il fut un Roi faint aux yeux:
de Dieu. Mais ce n'eftpas afTez : il crut
DE SAINT Louis. 137
qu'il devoir cire (raiitant plus faint aux
yeux de Dieu , qu'il étoit plus grand de-
vant le monde; c'eft ce qui nie refte à
vous montrer.
I
L n'eft pas d'erreur plus répandue dans n.
le monde que celle qui nous tait regarder ^artijc.
le rang &c la naifîance comme des titres qui
adoucilTent à notre égnrd les obligations de
l'Evangile. On croit que Textreme difpro-
portion qui fe trouve entre les de voirsd^ine
vie chrétienne, &: les ufages iniéparahles
de la grandeur, doit modérer en notre fa-
veur l'auftérité des règles faintes , comme
fi les ol}ftacles de falut qui font la peine
& la malédiftion de la profpérité , pou-
voient en devenir eux-mcmes un privilège
qui leur en facilitât les voies; & que ce
qui fait le péril & le malheur des grands ,
dût en faire en même temps la fureté &
l'avantage. On fe perfuade que plus nous
fommes élevés, plus le mérite de nos œu-
vres les plus légères croît devant Dieu ;
& que pour peu que nous faffions pour
le Ciel , nos foibles efforts enflés de nos
titres &: de, nos dignités, ont le même
poids dans la balance du fouverain Juge,
que les juftices les plus abondantes & les
œuvres les plus faintes & les plus pénibles
des âmes vulgaires.
A une illufion fi commune faint Louis
oppoia les vues de la foi. Loin d'envifagcr
la royauté comme un rang qui juftifie des
^3^' Pour le jour
mœurs voliiptueufes & toutes fenfuelles^
il comprit avec laint Ambroife , que plus
il avoit reçu , plus on exigeroit de lui; &
que les périls du trône étant infinis , les
fautes prefque irréparables , les exemples
du Souverain elTentiels , il avoit befoin de
plus de vigilance , pour y conferver fon
ame pure ; de plus de mortification , pour y
expier, outre fes propres foibleffes , tant
de fautes étrangères , inévitables dans les
grandes places; & enfin de plus de fidé-
lité dans le détail de Tes devoirs domefti-
ques 5 pour y être le modèle de fes peuples^
Je dis en premier lieu, de plus de vi-
gilance pour y conferver fon ame pure.
En effet, mes frères, tout eft péril dans
la dignité fouveraine : l'orgueil que nour-
rilTent des adulations injuftes ; les paffions
auxquelles applaudiiTent toujours des com-
plaifances bafîes ; les plaifirs que facilite
l'autorité fuprême ; Toubli de Dieu que
produit la multiplicité des foins , ou i'oilive
indolence ;. enfin les ufàges que tous les
fiecles ont reçu , mais que la loi de Dieu,
plus ancienne que les iiecles , a toujours
réprouvés. Au milieu de tant d'écueils , le
plus dangereux encore , c'eft de ne pas
les connoitre : car les grands , toujours
loués & jamais inftruits , périffent d'ordi-
naire fans avoir même fu qu'ils avoient
lieu de craindre.
Convaincu de ces grandes vérités , le
pieux Prince régla fa vigilance fur la mul-
titude de fes périls. Les grands d'ordi-
DR SAINT Louis. 239
naire, des qu'ils oublient Dieu, ils ne
inettent plus de bornes à la licence : laf-
fés des défordres coinmuns , il leur faut
cks excès bizarres pour réveiller leur ame
rafiafiée de voluptés : & jul'qnes dans le
crime même , il n'eft qu'une affreufe dif-
tindion d cnormité qui puilTe leur plaire,
Ainfi ce Prince de JBabylone n'eût pas
trouvé alfez de goût aux dilTolutions im-
pures de Tes feftins, s'il ne les eût afîai-
ibnnées par 1 impie profanation des vafes
du fanftuaire. Notre faint Roi fe fit des
monftres des fautes les plus légères : rien
n'égala dans fon efprit l'horreur d'un feul
péché qui tue l'ame , & qui la met dans
la diigrace éternelle de fon Dieu. 11 ne
pouvoir comprendre que les hommes con-
nuffent de plus grand malheur fur la terre
que celui de tomber dans le péché : c'ctoit
là le fujet le plus ordinaire de fes entre-
tiens; &, comme il le difoit fouvent , la
perte de fon royaume lui eût paru un gain,
s'il avoit fallu s'en dépouiller pour éviter
un feul crime. Reffufcitez, ô mon Dieu,
au milieu des grands & des princes de vo-
tre peuple , une foi fi vive &c fi digne
de la religion ; & faites-leur comprendre
que dans la plus haute fortune , & fur le
trône même, on n'eft plus rien & on a
tout perdu , dès qu'on a eu le malheur
de vous perdre.
Aux fentiments , faint Louis ajouta les
précautions 6c les remèdes : car qui ne
lair, mes frères, que l'adulation eft l'écueil
140 Pour le jour
des meilleurs princes; que leurs vices ne
trouvant autour d'eux que des yeux fa-
vorables & des langues mercenaires , ne
reviennent jamais à eux que fous les cou-
leurs flatteufes de la vertu; & que tout
les trompe , parce que l'art de leur plaire ,
c'efl: de les tromper ? Le faint Roi n'eut
point de flatteurs , parce qu'il n'aima point
les fautes : environné d'un nombre d'amis
faints & fidèles , il les établiiioit les cen-*
ieurs de fa conduite : les plus fînceres lui
étoient toujours les plus chers. Perfuadé
que les princes n'apprennent jamais que les
vérités agréables ; qu'on eft à plaindre fur
le trône de n'être puifîant que pour n'a-
voir pas un ami , & de rendre les hom-
mes faux &c timides par les grâces mômes
oui nous les attachent, le faint Roi cher-
cha dans les gens de bien cette droiture
de cœur, cette fincérité de lèvres, cette
liberté défintéreffée qu'on ne fauroit trou-
ver qu'en eux feuls. Il vouloit être inftruit;
il ne vouloit pas être flatté : la vérité n'eft
odieufe qu'à ceux qui craignent de la con-
noitre.
Mais peu content d'éviter les périls de
la Royauté, faint Louis fe crut obligé d'en
expier fans celle les fautes, ou inévitables,
ou inconnues. Car, mes frères, quelabyme
qu'une grande place , qui nous établit fur
les peuples , qui nous rend refponfables
devant Dieu de la deftinée des villes &
des provinces , de la tranquillité des fa-
milles, de Tobfervance des loix , des fuites
de
DE SAINT Louis. 241
de la paix ou de la guerre, de Tabondance
ou des calamités publiques , de la licence
ou de la difcipline des mœurs, des artifices
& des pairions humaines; des abus, ou im-
punis, ou autorifes; des vertus, ou négli-
gées, ou peut-être perfécutées; des grâces
ou accordées au vice, ou refufées au mé-
rite! Grand Dieu! vous ne rejettez pas les
grands & les puillants , puifque vous les
avez établis vous-même , & qu'ils tiennent
leur puiOance de vous feul ; mais que les
grandes places folit de grands écueils pour
le falut!
Plein de ces vues de la fol, le (liint Roî
gémiiïbit fans celle fous le poids de la cou-
ronne & fous la multiplicité de fes foins
& de fes devoirs. Il n'étoit pas ébloui de
réclat qui environne le trône; il étoit ef»
frayé des follicitudes & des obligations im-
menfes cachées fous cet éclat trompeur. Il
puniffoit fur fa propre chair les défordres pu-
blics : il regardoit les péchés de fes peuples
comme (es péchés propres, & fe croyoit
obligé d'expier tout ce qu'il ne pouvoit em-
pêcher. Sous l'éclat de la pourpre royale il
cachoit la mortification de Jefus-Chrift :
l'auftérité d'une haire prefque perpétuelle
affligeoit l'innocence de fon corps : la feule
foumlffion aux avis du guide de fa con-
fcience fufpendolt quelquefois cette prati-
que douloureufe; & des membres qui n'a-
voient jamais fervi à la volupté, fervoient
à la juftice & à la pénitence. Cependant
après les plus grands crimes, on n'oferoit
Pancg. h
%^% Pour le jour
l'exîger des grands : leurs plus légères dé-
marches de la religion font accompagnées
d'éloges fi pompeux, qu'on les donneroit
à peine à la piété la plus conlommce :
ils font des modèles de vertus , le moment
après qu'ils ont ceffé de l'être du vice &
de la licence. Auflî, comme le difoit faint
Ambroife au grand Théodofe , les fiecles
paflés ont vu beaucoup de princes pécheurs
aflis fur lé trône; mais ils n'y ont prefquç
vu qu'un feul David pénitent. Cgmbien de
fois dans les calamités pflbliques. qui affli-
geoient le royaume , cette ville régnante
vit-elle notre faint Roi traverfer les rues
couvert de cendres & de cilice ; aller im-
plorer publiquement dans nos temples le
fecours du Ciel; s'offrir lui-m.eme, à l'exem-
ple de David, comme une viftime de pro-
pitiation pour toutfon peuple ;fe reconnoî-
tre feul coupable des malheurs publics; 6i
comme ce Prince, dire au Seigneur : Dé-
tournez fur moi feul, ô mon Dieu, le
glaive de votre fureur & de votre colère :
épargnez ce peuple que vous avez choili,
qui vous connoit &: qui vous adore , &C
dont peut-être tout le crime à vos yeux
eft d'avoir un Prince que vous avez com-
blé de faveurs, & qui ne vous en eft pas
c./îef.24.plus fidèle : Vcrtatur^ obfccro ^ maniis tua
ï7« contra nu : ego fum qui pcccavi ; ifli qui
ovcs funt ^ quid fcccrunt ?
Et au fond, mes frères, ces fentiments
fi humbles dans la bouche de faint Louis,
ne feroient que les difpofitions les plus lé-
t) E SAINT Louis. 143
gltimes des perfonnes élevées. Les niaN
heurs des peuples ibnt prefque toujours une
fuite des crimes des grands. Oui , mes frè-
res , le peuple (impie adore encore le Dieu
de les peies avec une toi humble & une
conibience Imcere; la religion n'cft pref-
que plus que pour lui : c'eft parmi les grands
& les puiiTants que la rcliid^ion devient un
problcme ; que la foi paiïe pour crédu-
lité; que rimpiété n'a fouvent d'autre frein
que la bienféance ou la févérite religieufe
du maître; que la volupté ne connoît pas
même les bornes facrées de la nature §£
de l'humanité ; & que l'ennui & la fa-
tiété , qui fuit les plaifirs , eft le partage
des plus vertueux & des plus fages. Ce-
pendant, mes frères, c'eft vous feuls qui
attirez les châtiments publics fur les peu-
ples; & c'eft le peuple feul qui foufFre de
ces châtiments publics : vous vous fervez
même tous les jours de l'excufe des ca-
lamités publiques pour diminuer vos lar-
gelTes & vous difpenfer de les foulager :
vos jeux, vos tables, vos profufions, vos
plaifirs n'y perdent rien; les devoirs feuls
de la miféricorde font retranchés : vous
êtes les feuls coupables; & les pauvres feuls
font punis : votre crime devient votre ex-
cufe; les calamités publiques qui font tou-
jours la peine de vos diffolutions , & qui
devroient être le jufte fujet de vos lar-
mes & de vos largefTes, le deviennent de
votre dureté & de votre babarie. Vous
•avez attiré l'indignation de Dieu fur fon
Lij
244 Pour le jour
peuple par l'ufage criminel des biens dont
il vous a comblés : vous rallumez fa fou-
dre en les refufant aux malheureux qu'il
ne frappe que pour vous donner occaiion
de l'appaifer en les foulageant. Malheur à
vous, qui après avoir abufé des grâces du
Ciel , alDulez encore de ies châtiments; &
qui également infenfibles aux démarches
d'un Dieu ou bienfaifant ou févere, trou-
vez par-tout ou Toccafîon de vos crimes,
ou le prétexte de votre impénitence !
Du moins , mes frères , vous devez
l'exemple aux peuples, quand même vous
trouveriez des prétextes pour vous difpen-
fer de*la réparation des maux publics qui
les affligent ; dernier motif de vertu que
le faint Roi trouva dans la dignité fouve-
raine. En effet, les exemiples des grands dé-
cident prefque toujours des mœurs publi-
ques : les hommes aiment les grands mo-
dèles; & par une vanité naturelle que cha-
cun trouve en foi, on croit en copiant les
mœurs , entrer en part de leur grandeur
& de leur naiïïance : le peuple fur-tout ,
qui n'eft pas capable de fe faire des règles^
cherche des exemples; & comme les grands
lui paroiflént les plus dignes d'envie , ils
font aufli ceux qui lui femblent les plus di-
gnes d'imitation. Ajoutez à ce defir qu'inf-
pire la nature , les motifs étrangers de com-
plaifance, de crainte, de fortune qui don-
nent aux grands tant d'imitateurs , & qui
rendent fi dangereux , ou fi utiles, les exem-
ples de ceux à qui on a intérêt de plaire.
I
DE SAINT Louis. 14^
Plus donc on eft expofé aux regards pu-
blics, plus on doit à ion rang le l'peftacle
d'une vie pure &: irrépréheniible. Aufli on
admire encore aujourd'hui dans faint Louis
toutes les qualités d'un grand roi , jointes
à toutes les vertus d'un liinple fidèle. Plus
magnifique que tous les princes de fon fie-
cle , dans les occafions où la dignité du
trône le demandoit, il favoit reprendre en-
fuite cette {implicite chrétienne dont les
grands ne font pas dlfpenfës; & en furpaf-
fant même fes fujets, comme le remarque
THiftorien de fa vie, dans la fimplicité de
fes habits & dans la frugalité de fa table;
il nous apprenoit que l'ufage n'eft une loi
que pour ceux qui 1 aiment , &: que ce font
les partions des hommes 5 & non leur rang
fk leurs dignités , qui ont rendu le luxe
& les profufions néceflaires. De plus , plein
d'une noble fierté quand il s'agiffoit de fou-
tenir les droits de l'empire, de ramener
au devoir des fujets rebelles, ou de faire
refpefter à des vainqueurs barbares la ma-
jefté de fon rang ; on le voyolt au fortir
de là , tantôt porter aux pieds des autels
la componftlon & Thumilité d'un péni-
tent; tantôt abaiffer aux pieds des pauvres,
qu'il fervoit prefque tous les jours de (es
mains, la majeflé royale; tantôt enfeve-
lir lui-même au milieu de la contagion &C
de la défaite de fon armée , les foldats
morts pour la gloire de Jefus-Chrift, ani-
mer les fiens par fon exemple; & malgré
l'odeur de mort, que l'air corrompu par
L iij
146 Pour le jour
la puanteur des corps ^ rëpandoit à Ten-
tour & rhorreur du fpedacle , aimer mieux
expofer fa perfonne à cette infedion mor-
telle , que laifl'er expoiés à Tinfulte des
infidèles des corps confacrés par la grâce
du baptême , & par la gloire de s'être dé-
voués à la mort pour l'honneur de la re-
ligion. Exemple d'autant plus rare , que les
grands ne croient être nés que pour eux-
mêmes ; que le bonheur oc Pintérêt des
peuples eft compté pour rien , dès qu'il
lui en doit coûter un feul plaifir; qu'ils re-
gardent le refle des hommes comme des
créatures d'une autre efpece , & faites feu-
lement pour fervir à leurs paffions ou à
leurs caprices ; & que loin d'être les vic-
times du bien public , le public eft d'ordi-
naire la vidime de leurs cupidités injuftes.
Ici , mes frères, fi la brièveté d'un dif-
cours le permettoit , après vous avoir re-
préfenté faint Louis comme l'exemple de
tes peuples & le modèle des rois , il fau-
droit nous renfermer dans l'enceinte de?
fes devoirs domeftiques, & le confiderer
comme le modèle des pères de famille.
"Et certes, mes frères, il eft plus aifé , ce
femble , de remplir avec fidélité les de-
voirs publics où l'on eft comme foutenu
par l'éclat de fes aftions mêmes; mais c'eft
dans la pratique conftante de ces devoirs
obfcurs & ordinaires, où l'on eft moins
en garde contre foi-même , que la vertu
folide paroit principalement ; & rien n'eft
plus rare dans la piété des grands fur-tout ,
1
DE SAINT Louis. 147
plus dominés par les inégalités de liiumeur
que les autres hommes , que de Ibutenir
avec dignité cette partie obfcure de leur
vie, qui eft toute cachée aux yeux, du pu-
blic & renfermée dans le devoir domef-
tique.
Cependant les foins d'un vafte royaume
n'empccherent jamais le faint Roi d'offrir
tous les jours au Seigneur à la tête de fa
familîe royale, des vœux communs & des
prières ferventes. Son palais étoit devenu
une égliie domeftique ; 6c cette demeure
fuperbe des rois, où fe forment toutes les
partions , & d'où elles fe répandent en-
suite fur toute la terre , n'étoit plus que
le féjour de Tinnocence où le Seigneur étoit
invoqué, &d où couloient fur tout le royau»
me des fources de Vie & de vertu.
C'eft ainfi que fes exemples, autant que
fes inftruftions, infpiroient de bonne heure
la crainte de Dieu à Philippe fon fils aîné
& aux autres princes fes enfants. Qu'on
lit encore avec vm famt refpeil: pour ce
pieux Roi , mes frères , les foins où il vou-
loit bien entrer lui*m.ême pour leur édu*
carion ! les affembiant tous les foirs auprès
de fa perfonne ; étudiant dans la naïveté
ce leurs dilcours leurs inclinations naiflan*
tes, ou pour les redreffer lorfqu'elles pa-
roiffbient dangereulés, ou pour les cultiver
lorfqu'elles étoient louables ; leur propo-
fant dans Thiftoire des rois leurs ancêtres ,
des exemples de vice & de vertu ; & en
leur faifant remarquer les deftinées diffé-
L iv
i4§ Pour le jour
rentes des bons & des méchants princes,
le bonheur ou le niaheur de leur règne ,
& les blâmes ou les louanges, que la pof-
téritë toujours équitable , donnera jufqu'à
la fin à leur mémoire , les animant par ces
grands motifs à imiter les qualités louables
& bienfaifantes des uns, & à éviter les vi-
ces & les fautes des autres. On aime affez,
je Tavoue, mes frères, à donner à des en-
fants des leçons de vertu & de probité:
on fe fait honneur même de leur débiter
les maximes les plus féveres & les plus
héroïques de la fageiïe ; mais la conduite
domeflique foutient mal le fafte & la va-
nité de ces infirudions : on leur propofe
les vertus de leurs ancêtres; & on afFoi-
blit, en les démentant foi-même par des
moeurs oppofées, l'impreffion qu'auroit pu
faire le fouvenir de ces anciens modèles.
Ainfi, loin de leur infpirer des fentiments
de vertu par ces inftruélions contredites par
nos exemples, nous les accoutumons à pen-
fer de bonne heure que la vertu n'eft qu^un
nom ; que les maximes qu'on nous en débite,
ne font qu'un langage & une façon de par-
ler, qui a paffé des pères aux enfants, mais
que l'ufage a toujours contredit ; & qu'enfin
ceux qui en ont paru dans tous les temps
les plus zélés défenfeurs , ont toujours été
au fond femblables au refte des hommes^
Tel fut le faint Roi, dont je n'ai fait
qu'abréger l'hifloire; perfuadé que le fimple
récit de fa vie étoit un parfait éloge & une
excellente inftrudion. Une terre infidelle
DE SAINT Louis. 249
reçut fes derniers foupirs. Les malheurs de
<a première expédition dans la PaleftinenV
voienr pu ralentir ion zèle ; déjà caflé , moins
par les infirmités d'un âge avancé , par les
fatigues de fes voyages & de fes guerres,
que par le^ aurtérités d'une vie dure &c pé-
nitente, il part ^ marche encore contre
les infidèles l'uivi de fes princes &c de fes
troupes : il aborde en Afrique , perfuadé
que s'il peut chaflTer de ces contrées les en-
nemis de Jefus-Chrift, cette conquête lui
facilitera celle des lieux faints, & de cette
terre , dont la délivrance avoit toujours fait
le pieux objet de tous fes defirs. Mais il
meurt, comme Moïfe, avant d'avoir pu
païïer le Jourdain : il falue de loin comme
lui, cette terre heureufe promife à fa pof-
téiité; & fe confolant, à l'exemple de Moï-
fe 5 dans l'efpérance que fes fucceffeurs éta-
bliroient enfin un jour le peuple de Dieu
dans fon héritage , & en chafferoient les
., ennemis du Seigneur : Je meurs dans cette
terre étrangère, dit-il à fes enfants & aux
principaux chefs de fon armée , comme
autrefois Moïfe fur le point de fa mort:
Ecce morior in hdc huma. Le Seigneur re- nevt» 4.
fufe fans doute à mes infidélités la confola- -^*
tion que j'avois tant fouhaitée de délivrer
fon héritage : Non tranjibo Jordancm : mais
vous , ou vos fucceffeurs , le délivrerez , &
cette terre promife au peuple de Dieu ,
deviendra enfin la conquête des héritiers
de mon fang &c de mon trône : Vos tran^^
fibïtïs , 6^ pojjïdcbitis urram tgrcgiam.
L y .
250 Pour l e ï o i; r
O Dieu , confervez donc à la France
une fî fainte & fi augufte poftériié 1 Faites
pafler jufqu'à la dernière génération aux
defcendants de faint Louis , avec ion rang
& fa couronne, toutes les vertus qui ren-
dirent fon nom fi refpectable à les voi-
ûns , & Ion règne fi heureux à (es peu-
ples ! Donnez toujours votre juftice & vo-
tre jugement aux enfants de ce Taint Roi :
rendez -les faints , & vous les rendrez
grands ! N'en faites pas les vainqueurs des
provinces & à^s royaumes; faites-en les
pères de leurs peuples ! les conquêtes les
plus éclatantes ébranlent fouvent le trône
où eit aflis le conquérant ; & Tamour de
{es fiijets TaiFermit toujours. Ecoutez les
vœux fur-tout que nous vous offrons tous
les jours pour le plus grand de (es fuc-
cefieurs, pour qui nous n'avons plus rien
à defirer, qu'un règne aufli long & aufli
faint , qu'il a été jufqu'ici glorieux! Secon-
dez ks pieux deffeins; éclairez la droiture
& la fainteté de ks intentions ; montrez-
lui vous-même vos voies, puifqu'il les cher-
che de bonne foi , & que fon defir le plus
vif & le plus marqué eft de les connoî-
tre! Et foyez béni à jamais. Seigneur,
de ce que vous avez voulu enfin fanfti-
fier la profpérité de fon règne ; faire fer-
vir fa gloire à fon falut ; embellir fon hif-
toire , déjà pleine de tant de prodiges ,
des avions de la foi plus durables & plus
immortelles que les viftoires & les con-
quêtes, & combler toutes les grâces dont
DE SAINT Louis- i-^i
vous Tavlez favorifé jufqu'ici par la pIuS
grar.de de toutes , je veux dire par une
piété tendre & fincere.
Pour vous , mes frères , Inftruits dans
ces grands exemples , ne rougiffez plus de
la piété comme d'une foibleïïe. Souvenez-
vous que c'eft le plus haut point de gloire
où l'homme puiffe atteindre , qu'elle feule
donne du prix & une véritable grandeur
à nos aftions ; que fans elle les plus grands
hommes font petits & rampants , & avec
elle les plus petits & les plus obfcurs de-
viennent grands & héroïques ; & qu'enfin
il n'y a de réel fur la terre , que ce que
nous faifons pour le ciel , que je vous
fouhaite , &c, Ainfi foit-il.
1^
Lvj
252' P O U R L E J O U R
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINT ETIENNE.
Et non poternnt refiftere fapîentte & Spirîcui qui
loquebaciir.
Ef ils ne pouvaient réjllîer à la fagefe £? à PEf-
prit qui parlait en lui. A(5l. 6. lo.
OUT chrétien eft établi par le
baptême , témoin & défenfeur
de la vérité. Ceft un dépôt fa-
cré que TEglife en nous régéné-
rant, nous met entre les mains;
que nous fommes obligés de conferver dans
ce lieu d'erreurs & de ténèbres , & de dé-
fendre contre toutes les fauffes maximes
que le monde ne cefîe de lui oppofer.
C'eft là une des principales fondions du
jufte : il doit briller au milieu du monde,
félon Texpreflion de l'Apôtre , comme un
aftre toujours luifant , diiïîpant par l'éclat
DE SAINT ETIENNE. l'Ç^
de fes lumières les ténèbres qne les paf-
lions répandent parmi les hommes, redref-
lant par la majeftë de Ta courte tant de
voies obliques dont le monde eft plein ,
& contondant par fa pureté & par Ton
innocence les excès & les dérèglements
qui l'environnent. Mais comme les jufles
font rares fur la terre, il eft peu de fidèles
qui aient confervé le droit de défendre
la vérité. Il faut la connoître , & prefque
tous les hommes l'ignorent ; il faut l'ai-
mer, & tous cherchent bien moins les in-
térêts de la vérité que leur intérêt pro-
pre; enfin , il faut aimer fes frères , & la
charité qui nous unit à eux , eft prefque
plus rare que la vérité , qui nous découvre
en eux les titres qui nous les rendent ai-
mables.
Et voilà , mes frères , les trois grandes
înftruftions que nous fournit aujourd'hui
la folemnité du faint Martyr dont je viens
vous propofer les exemples plutôt que louer
les vertus. La vérité n'eut jamais de plus
zélé défenfeur, parce qu'elle ne trouva ja-
mais tant de lumières, tant de force, tant
de charité : il eut pour elle un amour éclai-
ré , un amour intrépide, un amour ten-
dre & compatiftant. Pour nous , ou nous
n'aimons pas la vérité, parce que nos paf-
fions nous empêchent de la connoître ;
ou la connoiftant, nous n'ofons nous en
déclarer les défcnfeurs , parce que nous
craignons plus le monde , que nous n'ai-
mofls la vérité; enfin, ou la défendant, il
154 Pour le jour
entre dans notre zèle moins d'amour pour
la vérité, que de haine contre ceux qui
l'attaquent. Implorons, &c. Ave y Maria.
T. X-jES trois fources de lumière font l'in-
Partie. j^Q^gj^^^ de la vie, le defir de s'inftruire,
la pureté de l'intention : l'innocence de la
vie , parcequ'un cœur corrompu nous cache
les vérités qui nous condamnent , & c'eft
une ignorance de corruption ; le deiîr de
«'inftruire , parce que la vérité ne fe mon-
tre pas à ceux qui ne la cherchent pas,
& c'eft une ignorance de pareflei enfin la
pureté de l'intention , parce que ce n'efl:
pas chercher la vérité, dit faint Auguftin,
que de la chercher pour quelqu'autre chofe
que pour elle-même , & c'eft une igno-
raïKe de malice. Or c'eft fur ces trois gran-
des difpofitions, que notre faint Martyr va
nous fervir aujourd'hui de modèle.
L'innocence de {ts raœurs fut la pre-
mière fource de fes lumières. Il apporta à
la connoilTance de Jefus-Chrift un cœur
pur , une jeunefîe fainte , un efprit pré-
fervé de la corruption , une heureufe igno-
rance de tous les dérèglements qui fouil-
lent d'ordinaire les premières mœurs , &:
le premier ufage que nous faifons de la vie.
Auffi le nombre des fidèles croiffant , &
les Apôtre^ partagés par trop de foins cher-
chant des hommes pleins de foi & de Tefprit
de Dieu , fur qui ils puflent fe décharger
d'une partie de leur miniftere, & les affo*
DE SAINT ÉTTFNNE, l^^f
cler , comme autrefois Moife , à la conf-
tru(flion du tabernacle faint & à la forma-
tion de TEgllfe, Etienne a le premier hon-
neur du choix , & paroît à la tête de ces
nouveaux miniftres. Quelle gloire ! mes
frères , parmi tant de difciples , tous té-
moins de la rëfurrectlon de Jefus-Chrift ,
tous remplis des dons de l'Ei'prit-Saint depuis
peu répandu Ibr eux , la plupart compa-
gnons des courfes & des travaux de leur
divin Maître ; tous dépofitaires de fa puif-
fance , marchant fur fes pas , & chailant
les e(pri:s immondes : parmi ces hommes
les fondateurs de la foi , les conquérants
des peuples , les premières colonnes des
Eglifes 5 qu'on prend pour des Dieux &
qui fervent déjà de fpeftacle au ciel & à
la terre , Etienne eft préféré ; & au mi-
lieu de tant de lumières ce nouvel Aftre
brille & fe fait remarquer ^ comme s'il
paroiiïbit tout feul au milieu d'une nuit
profonde,
Ainii Etienne fe prépara à devenir mi-
niftre de la vérité en dégageant de bonne
heure fon cœur de toutes les paflions qui
nous la cachent. Car , mes frères , d'où
viennent tant de fauffes maxirnes que nous
nous faifons tous les jours fur nos devoirs
les plus inconteftables tk les plus effentiels ?
d'où viennent tant de ténèbres que nous
répandons fur la plupart des obligations de
la vie chrétienne, ou pour les adoucir, ou
pour les combattre ? D'où vient que nous
ne convenons prefque jamais des vérités
1^6 Pour le jour
qui nous condamnent ; & que de tant de
pécheurs dont le monde eft plein, il n'en
eft prefque pas un feu! qui ne fe juftifie à
lui-même Tes propres voies, ou qui du moins
ne les envifage que par les endroits qui en
diminuent à hs propres yeux la honte &
rinjuftlce? D'où vient que l'impudique n'eft
prefque point frappé de fon ignominie, &
de fa foibleiïe ? que le vindicatif trouve fa
gloire dans fa confufion même ? que Tin-
jufîe ne voit dans l'iniquité de fon gain
& de fes profits , que ion bonheur & fon
adreffe ? que l'avare , au milieu de tant de
miferes qui accablent fes frères , prend
dans les malheurs même des temps , des
prétextes pour fe juftifier fa dureté & fa
barbarie? que Tame mondaine regarde fon
ivrefTe &: fes diflipations comme le privi-
lège de fon âge ou de fon état, & la
condition néceffaire de la vie humaine ?
D'où vient que dans ces chaires chrénen-
nes loin d'annoncer TEvangile , nous ne
fommes prefque plus occupés qu'à le juf-
tifier ? que loin de condamner & de ju-
ger le monde par la vérité , il faut dé-
fendre la vérité contre lui , & que notre
miniftere , qui n'eft établi que pour infpi-
rer la vertu , ne fert prefque plus qu'à em-
pêcher qu'on ne la confonde avec le vi-
ce ? c'eft que chaque pécheur trouve dans
fa paffion le. voile mêm.e qui la lui cache;
c'eft que nos lumières ne font pures que
lorfque notre cœur l'eft auffi ; c'eft qu'il
fauc commencer par rompre nos attache-
DE SAINT ÊtIÏÏ. NNF. 2«Ç7
mcnts, pour parvenir à connoître nos de-
voirs ; c'eft que la vérité eft le fruit de
la pureté & de l'innocence. Delà vient
que chaque pécheur prefque eft tranquille
dans Ton état ; qu'il voit le danger des
autres payions, & qu'il eft aveugle fur le
précipice qu'il fe creufe à lui-même. Delà
vient que Tambitieux méprife la volupté
comme une vie d'obfcurité & de pareflTe;
que le voluptueux ne voit dans l'ambition
qu'une fureur infenfée qui fait que nous
devenons les martyrs de nos propres chi-
mères : en un mot^ que chacun voit loin
de lui les pièges qui ne le regardent pas ,
& qu'on n'a point d'yeux pour ceux où
l'on tombe foi-même.
Mais ce n'eft pas encore afîez d'appor-
ter à la connoiffance de la vérité un cœur
pur; il faut ajouter à cette première dif-
position un deiîr fincere de la connoître.
L'innocence d'Etienne lui fraya les pre-
mières voies à la connoiffance de Jefus-
Chrift; mais il n'en demeura pas là. Mal-
gré les préjugés de fon peuple contre la
doftrine & la perfonne du Sauveur ; mal-
gré les bruits injurieux que les Pharifiens
répandoient contre la fainteté de (es œu-
vres & la vérité de fon miniftere ; mal-
gré la honte attachée à la profeffion publi-
que d'être au nombre de fcs difciples ;
malgré les mépris même dont on étoit
menacé en s'attachant à (es maximes &
à l'efpérance de fes promeffes : Etienne
cherche la lumière qui commence déjà à
25^ P O ir R L E J O U R
fe montrer à lui ; il foupire comme les
Patriarches fes ancêtres après le Libéra-
teur dont il fent l'approche ; il en étudie
dans Jefus-Chrift les marques & les carac-
tères prédits dans les prophètes ; il les dé-
couvre dans {qs œuvres & dans fa doc-
trine; & la connoiîTance de la vérité eft
en lui le prix du defir lîncere qu'il avoit
toujours eu de la connoître.
Pour nous, mes frères, nous vivons dans
une ignorance profonde de nos devoirs ,
parce que nous ne voulons pas nous en
inftruire. Nous fuyons tout ce qui poai roit
éclaircir nos erreurs & diiîiper nos ténè-
bres; nous fom.mes ravis de pouvoir nous
faire une confcience tranquille dans nos
égarements; nous aimons cette fauile paix
qui eft le fruit de notre aveuglement &
de nos méprifes; nous fuyons tout ce qui
pourroit en troubler la fauffe douceur; nons
fommes habiles à nous dérober à la lumiè-
re, qui malgré nous nous pourfuit & nous
éclaire; nous nous faifons de faufles rai-
fons pour en infirmer la vérité , & nous la
regardons, félon rexpreflion de Job , com-
2^. me le menfonge & Tombre de la mort : Et
Jîfubitb apparucrit aurora , arbïtrantur um-
hrarn mortis. Tout ce qui nous condamne ,
nous le regardons comme outré; tout ce
qui ne favorife pas les préjugés de nos paf-
fions, nous le traitons de fcrupule & de
petiteffe; tout ce qui combat ce que nous
aimons, nous paroît les opinions des hom-
mes plutôt que les décifions de la vérité;
DE SAINT Etienne. 159
tout ce qui nous découvre à nous-mcmes,
nous le prenons pour une ceniiire & non
pas pour une inftruélion : ce n'eft pas aflet
pour nous de vivre dans Terreur , nous
voulons que ce que nous aimons, comme
dit iaint Auguftin , devienne la vérité. Ainfî
la chaire chrétien^ie, loin de nous détrom-
per , nous aigrit & nous révolte ; nous la
regardons comme un art d'exagération &
d'hyperbole ; nous oppofons nos propres
lumières à la lumière de Dieu ; nous con-
tcftons contre les décifions de TEvangile,
comme fi Ton pouvoit en nppeller de Jefus-
Chrift à nous-mêmes, comme fi le monde
pouvoit jufiifier ce que le Seigneur con-
damne. Ainfi tout nous affermit dan^ nos
erreurs : la lumière même deftinée à nous
éclairer, nous égare & nous aveugle ; les
remèdes qui auroient dû nous guérir , font
pour nous de nouvelles plaies; les minif-
tres établis dans l'Eglife pour notre fane-
tification , coopèrent à notre perte : &r par ,
une jufte permiffion de Dieu qui permet
toujours que la vérité devienne une oc-
cafion d'erreur à ceux qui ne veulent pas
la connoure , nous trouvons la mort &
les ténèbres, où nous aurions dû trouver
U vie &c la lumière.
Enfin , la pureté de l'intention fut la der-
nière difpofition qui prépara Etienne à la
connoiflance de Jefus-Chrift. Il ne fe pro-
pofa dans la recherche de la vérité que le
bonheur de la connoître. Des intérêts hu-
mains ne l'attachèrent point à Jefus-Chrift :
i6o Pour le jour
il favoit que les perfëcutions & les oppro-
bres étoient la récompenle qu'il avoit pro-
mife ici-bas à fes dilciples. Il n'y chercha
ni une vaine diftinétion , puifque fon élé-
vation au miniftere fut le prix de fa mo-
deftie & de fon innocence ; ni les premiè-
res places dans le royaume de fôn Maî-
tre , puifqu'il avoit déjà appris de fa divine
bouche que le dernier de fes difciples fe-
roit le premier ; ni les louanges frivoles
des hommes , puifqu'il s'expofoit par-là à
leurs dérifions & à leurs cenfures; ni une
vie plus douce & plus tranquille, puifqu'on
ne lui avoit annoncé que la faim , la foif ^
la pauvreté, des travaux & des peines; ni
la gloire même d^opérer des prodiges com-
me le facrilege Simon , puifqu'il avoit même
appris que tous ceux qui auroient opéré de
grands miracles , ne feroient pas pour cela
mis au nombre des difciples de fon di-
vin Maître. Il chercha Jefus-Chrift pour
Jefus-Chrlft lui-même; il comprit qu'en
lui étoient tous les tréfors de la fcience &
de la fageffe; que le trouvant il avoit tout
trouvé & que c'étoit le perdre, que de fe
propofer en le cherchant quelqu'autre chofe
que lui-même.
Quelle infl:ru6^ion , mes frères, pour la
plupart de ceux qui m'écoutent! Nous mê-
lons prefque toujours à la recherche de la
vérité des intérêts humains & des vues baf-
fes & rampantes : le falut éternel tout feul
ne paroît pas un prix affez digne de nos
foins 6c de nos démarches, Dieu lui-même
DE SAINT ETIENNE. l6l
ne nous fuffit pas; il faut que le monde,
que les hommes, que la terre remplacent
à notre égard ce que nous ne croyons pas
trouver en lui. Tous presque cherchent
leurs intérêts , plutôt que les intérêts de
Jelus-Chrift : je dis leurs intérêts; une
vaine réputation , les premières places dans
un royaume terreftre, la gloire frivole de
piaiie au\ hommes pref^ue toujours in-
compatible avec la gloire d'être ferviteur
de Jefus-Chrift , l'honneur de la vertu plu-
tôt que la vertu même : que diraije? ibu-
vent le defir fecret d'affoiblir ou de corn*
battre la vérité en faifant femblant de cher-
cher à la connoître : voilà , mes frères ,
les intentions fouillées que la plupart des
hommes apportent à la recherche de la vé-
rité & de la vertu.
Les uns ne fe déclarent pour Jefus-Chrift
que parce que le monde les abandonne :
ils regardent la vertu comme la refîburce
des partions & la bienféance du dernier
âge; ils attendent de n'être plus propres au
monde &L à fes plalfirs, pour être propres
au royaume de Dieu & à fa juftice ; ils
couvrent des apparences de la religion les
prétextes d'une vie criminelle & mondai-
ne; & ne pouvant plus fe faire un amu-
fement du vice , ils fe font un art de la
yertu.
Les autres regardent la piété comme un
gain : ils font fervir les dons du Ciel aux
efpérances de la terre ; ils cherchent le
monde en faifant femblant d'y renoncer i
262 Pour le jour
ils veulent plaire aux hommes en fe don-
nant à Dieu ; & après avoir épuii'é pour
parvenir à leurs uns toutes les refTources
criminelles des paflîons , ils y font fervir
la vertu même.
Il en eft qui ne fe propofent dans la
piété que le délaflement des inquiétudes
du crime : ils font fatigués de leurs paf-
lîons ^ & non pas touchés de la vertu ;
ils fentent le poids du dérèglement , mais
non pas Thorreur de leurs fautes; ils veu-
lent finir leurs agitations, & non pas com-
mencer leur pénitence; ils cherchent à fe
mettre en paix avec eux-mêmes plutôt
qu'avec Dieu ; ils défirent de calmer leur
cœur , & non pas de le purifier ; & n'ayant
pu trouver un repos humain dans le cri-
me , ils le cherchent dans la vertu.
Enfin, il s'en trouve encore qui ne s'inf-
truifent de la vérité qu'à deffein d'y trou-
ver des armes pour la combattre : des hom-
mes corrompus dans l'efprit & dans le
cœur , dit l'Apôtre , qui ne cherchent dans
la doctrine de la religion que les endroits
qui peuvent la leur rendre fufpefte; qui
ne lifent les divines Ecritures que pour y
trouver de quoi en affoiblir l'autorité & l'é-
vidence ; qui n'étudient curieuiément la
fainfeté de nos myfteres que pour en faire
le fujet de leurs doutes & de leurs blaf-
phem^es ; qui ne veulent être inftruits que
pour réfifter à la lumière , & qui font fer-
vir la vérité d'occafion à leur aveuglement
& à leurs ténèbres. Ainfi , mes frères , il
DE SAINT ETIENNE. 263
n'eft prefque plus de foi fur la terre , &
la vérité fe montre à peu de fidèles, parce
qu'il en eft peu qui apportent à fa recherche^
comme Etienne, un cœur pur , un defir
fîncere de la connoître , & une intention
droite qui ne fe propofe qaelle-méme.
Mais non- feulement la vérité trouva dans
ce faint Martyr un défenfeur éclairé : elle
y trouva encore un dcfenfcur intrépide.
T
ROIS défauts font oppofés à cette fer- ^ ^ï-
nieté chrétienne qui oblige tout fidèle d'ê-
tre le défenfeur intrépide de la vérité. Pre-
mièrement, la crainte des hommes, qui
malgré nos propres lumières, fait que nous
nous déclarons contre elle; fecondement,
la prudence de la chair qui fait que la con-
noifTant, nous gardons un filence crimi-
nel , & n'ofons tout haut en prendre la
défenfe ; enfin une faufiTe complaifance qui
voulant allier la vérité & le menfonge,
Taltere &c l'adoucit , & cherche à plaire aux
hommes aux dépens de la vérité &C de la
confcience. Or, l'hiftoire du faint Martyr
que nous honorons aujourd'hui , nous offre
des inftruftlons & des vertus très-oppofées
à ces trois défauts.
Et, premièrement , quoique le pafteur
fr^^ppé, les brebis fuffent difperfées; quoi-
qie la fureur d'Hérode, la malice des prê-
tres, la fuperftition du peuple, laiflafTent
tout à craindre pour les nouveaux difciples;
quoique la plupart de ceux qui avoient été
164 Pour LE JOUR
témoins & participants même des prodi-
ges de Jefus-Chrift, de peur d'être enve-
loppés dans fa Condamnation, fe rangeaf-
iénr du côté de Tes ennemis , & répan-
diffent avec eux des opprobres & des ca-
lomnies contre la mémoire ; quelque prix
l'envie des Juifs attachât alors à la lâcheté
de ceux qui fe déclaroient contre le Sau-
veur, Etienne perfévere dans* la fidéhté
qu'il lui a jurée : il ne fe laiffe point ébran-
ler comme Pierre , ni corrompre comme
Judas. Egalement infenfible aux promeflTes
& aux menaces des hommes qui périflént
avec eux , il ne craint que celui qui de-
meure toujours, & qui feul peut perdre
Tame ou la fauver éternellement; il voit
avec une fainte douleur l'aveuglement de
fon peuple contre Jefjs Chrift ; l'exemple
commun, loin de l'ébranler , l'affermit &
le fortifie ; il tire de l'erreur publique , de
nouveaux motifs de fidélité & de pré-
voyance- Il n'a pas oublié que félon la doc-
trine de fon divin Maître , le parti de la
multitude n'eft prefque jamais celui de la
vérité : que le monde ne fauroit aimer
Jefus-Chrift; que les perfécutions & les op-
probres font les carafteres les mieux mar-
qués de fon Evangile; &: que la voie qu'il
nous a montrée, eft trop étroite & trop
difficile pour être jamais la voie du plus
grand nombre.
Et voilà, mes frères, ce qui confond rib»
tre peu de foi, & condamne notre lâcheté
dans toute la conduite de notre vie- Nous
refpec-
DE SAINT Etienne. i6^
rcfpcftons les décifîons du nionde; ce que
la multitude approuve, nous Tapprouvons;
ce que rexeiiiplc commun autoiife, nous
y donnons nos applaudilîemeius ik nob liif-
trages : les erreurs publiques nous lont plus
chères que la vérité; nous n'oibns contre-
dire le langage commun du monde & des
paflîons; nous craignons la singularité com-
me un vice, elle qui forme le trait le plus
éclatant des difciples de Jefus-Chrifl. En
vain la grâce nous éclaire en fecret , & nous
découvre les illufions du monde & de feS
maximes ; en vain , une éducation chré-
tienne & un naturel heureux ont laifTé
en nous des femences de vérité qui nous
marquent le faux & le danger des voies
que la plupart des hommes fuivent ; en
vain notre confcience, d'intelligence avec
la loi de Dieu , nous difte tout bas les
maximes de la vie éternelle ; nous par-
lons comme le monde , quoique nous ne
penfions pas comme lui : nous tournons
comme lui la vérité en ridicule , quoiqu'au
fond nous en fentions le prix & Texcel-
lence ; nous donnons de vaines louanges
à des pciffions dont nous connoiiïbns en
fecret le frivole & la folie : nous pallions
des abus dont Tinjuftice ne nous eft pas
douteufe ; nous approuvons des plaifirs
que notre confcience condamne ; nous
faifons tous les jours Tapologie des maxi-
mes du monde , tandis que notre cœur
contredit en fecret nos décifîons; nous ne
faifons pas d'autre ufage de la vérité qui
i66 Pour le jour
fe montre à nous, que de la retenir dans
rinjuftice : par-tout prefque nous trahif-
fons notre confcience & nos fentiments.
Nous nous lalflTons entraîner à la multi-
tude ; nous n'oibns être tout feuls de notre
côté ; nous craignons la finguiarité de la
vertu & de la vérité , comme un ridicule
qui nous couvriroit de honte. Toute no-
tre vie eft un outrage continuel que nous
faifons à la vérité : tantôt la complaifance
pour nos fupérieurs; tantôt la foiblefle pour
nos amis ; tantôt la crainte des dériuons &
des cenfures ; tantôt une vaine indolence
qui fait que la vérité nous eft prelqu'aufli
indifférente que le m.enlonge ; tantôt une
ivreffe &: une mauvaife toi qui cherche à
s'étourdir dans fes égarements , débitant
des maximes que Ton condamne tout bas
foi-méme; tantôt une faulTe vertu de fo-
ciété qui aime mieux applaudir au men-
fonge que prendre la défenfe de la vérité
incommode; tantôt un bon air qu'on trouve
à parler comme ceux que le monde ap-
plaudit : enfin, prefque par-tout nous nous
déclarons pour le monde contre Jefus-
Chrift ; loin d'être fes témoins fidèles par-
mi les hommes, nous nous joignons avec
eux contre lui. Nous louons dans nos amis
comme des vertus des défauts que la loi
de Dieu demande ; nous adhérons à leurs
erreurs , & nous aidolis à les rendre plus
inexcufables; nous donnons à leurs paflions
les noms de la juftice & de l'équité : nous
appelions leurs vengeances , des reffenti-
DE SAINT ETIENNE. ^C^'J
inents équitables ; leurs attachements cri-
minels , des caraderes & des fuites d'un
cœur tendre & Hdele; leurs dérèglements
honteux , des tbibleffes pardonnables; leurs
protulions infenfées des penchants d'une
ame noble & généreufe ; leur ambition
démelurée , une élévation d'elprit & de
cœur; leur avarice fordide, une fage éco-
nomie ; leur médifance cruelle , une ai-
mable vivacité ; la hireur du jeu qui les
pofTede, un délaiTement néceflaire. En un
mot, il eft rare que nous prenions fur nous
les intérêts de la vérité : vifs, tiers, intrai-
tables, quand il s'agit de nos paflîons; nous
devenons lâches, timides, rampants, des
qu'il ne s'agit plus que de la vérité : nous ne
connoifTons point cette fainte fierté , cette
droiture de cœur, cette haute magnanimi-
té, cette noble {implicite fi refpeftée même
dans le monde, dont les premiers dii'ciples
de la foi nous ont laifTé de fi grands exem-
ples, & qui a toujours été le caraftere <[t%
âmes fidelles. Nous vivons pour les hom*
mes; nous ne vivons pas pour Dieu & pour
nous-mêmes : nous nous faifons une con-
fcience &c une religion, une humeur, un
caractère, un efprit & un cœur pour eux ;
& ils font la fin de toutes nos voies & le
motif de toutes nos aftions , comme s'ils
pouvoient en être le prix & la récompen-
îe : tout ce que nous ne faifons pa<; pour
eux , nous le comptons comme perdu ,
comme s'il n'y avoit de réel que ce qui doit
périr avec nous; &c après plufieuis années
M ij
^6'S Pour le jour
palTëes fur ce ton , Dieu feul pour qui nous
devions vivre, fe trouve à notre mort le
ieul qui ne faurolt compter pour lui un feul
moment pre(que de toute notre vie.
Le fécond défaut oppofé à cette fer-
meté chrétienne, dont notre faint Martyr
nous fournit aujourdliiii le modèle , eft
cette prudence de la chair qui fait que
connoiiTant la vérité , nous gardons un
fîlence criminel , &: n'ofons tout haut en
prendre la détenfe. En Qn^t , il ne fuffit
pas de ne fe point déclarer pour le monde
contre Jefus-Chnit , & de garder , pour
ainfi dire, une manière de neutralité en-
tre l'un & l'autre ; il faut encore confef-
fer tout haut Jefus-Chrift (ans ménagement
& fans honte : qiû n'tCt pas avec lui , eft
contre lui ; &: n'ofer fe déclarer fon dif-
ciple , c'eft être fon perfécuteur & fon
adverfaire. Or, c'eft encore ici que la fer-
meté d'Etienne nous inftruit & nous con-
damne. Que de vains prétextes n'auroit-il
pas pu fe former à lui-même pour fe mé-
nager avec les Juifs par un fage filence^,
& ne pas leur reprocher encore tout haut •
leur aveuglement & leur crime? le pré-
texte d'attendre un temps plus favorable^
6c où la vérité auroit trouvé plus d'ac-
cès dans leur efprit ; Tincertitude où il
étoit de n'être point écouté, & de jetter
la pierre précicufe de l'Evangile devant
des animaux immondes ; la crainte d'ex-
citer une perfécution contre TEglife , en
irritant la fureur des Juifs; une faufle mo-
DE SAINT ETIENNE- 169
cleftie , en fe per(uaclant que les i^potres
s'étant rëlervë le miniftere de la parole ,
il falloit le leur lailTer & fe renfermer dans
le foin des veuves qifon lui avoit confié
& de la diftributlon des aumônes; Texem-
ple des autres diacres nouvellement élus
qui ne fortoient point de leurs foiiftions &c
ne couroient point annoncer Jefus-Chrift
au peuple. Mais le généreux Martyr n'é-
coute pas les vaines raifons de la chair &
du fans. Livré à l'impulfion de l'efprit de
Dieu qui le remplir & qui Taniine, il dé-
veloppe aux Juifs Tefpiit &c les figures de
la loi ; il leur découvre Jefus-Chrift dans
toute rhiftoire 'de leurs ancêtres; il leur
montre leur aveuglement prédit dans les
prophètes; il leur reproche leur ingratitude
& Toubli des bienfaits dont le Seigneur
les avoit toujours favorifés ; il leur an-
nonce que la mefure de leurs crimes &
de ceux de leur père eft comblée par le
fang innocent qu'ils ont répandu ; il leur
remet devant les yeux le fang de tant de
prophètes dont leur ville a été fouillée ^
& fe fert de leurs propres armes pour les
attaquer & pour les combattre.
Oui, mes frères, ]e parle ici principa-
lement aux perfonnes touchées de Dieu:
nous croyons en erre quittes en notre con-
fcience, quand témoins tous les jours de
tant de faufTes maximes que les mondains
débitent; de tant d'illufions fur les règles
& fur les devoirs, 'qu'ils fe forment à eux-
mêmes ; de tant de fcandales fur lefquels
M iij
270 Pour le jour
ils ne s'avifent pas même d'entrer en fcru*
pule : nous croyons, dis-je , avoir ratif-
iait à ce que Dieu demande de nous en
ne les approuvant pas tout haut , en nous
renfermant dans la modération d'un lâche
fîlence , en ne leur oppofant qu'un défa-
veu fecre't & timide. Nous nous formons
mille prétextes pour nous juftifier à nous-
mêmes notre lâcheté : la crainte de ren-
dre la vérité odieufe en la rendant trop
incommode ; la fauffe perfuafion que nous
ne femmes point chargés de la confcience
des autres; &c que ce n'eft pas à nous à
inftruire nos frères; la peur d'éloigner nos
amis par le cont*^etemps de nos cenfures,
ou de nous attirer leurs dérifions en vou-
lant combattre leurs maximes; enfin, tout
nous juftifie à nous-mêmes notre indiffé-
rence pour la vérité : nous oublions que
chacun de nous en particulier en eft char-
gé ; que nous devons la vérité à nos frè-
res ; que nous ne vivons au milieu du
monde que pour empêcher l'erreur de pré-
valoir contre elle , & conferver à ceux
qui nous fuivront le langage de la foi &
de la doctrine fainte ; que nous devons
luire comme des aftres au milieu d'une na-
tion corrompue, & que cacher la lumière,
c'eft être ingrat envers celui qui la répand
fur nous & qui nous éclaire ; que l'amitié
n'eft fondée que fur la vérité; que ce n'eft
point aimer nos amis , que de les voir pé-
rir fans ofer leur découvrir du moins le
précipice où ils fe jettent, & qu'il faut fou-
DE SAINT ETIENNE. IJÎ
vent avoir la force de leur déplaire pour
leur devenir plus utile. Hëlas! mes frères^
le monde ne craint point de débiter tout
haut Tes erreurs &c (es maximes de mort
&■ de péché ; & nous craignons de ren-
dre gloire aux vérités de la vie éternelle ;
le monde (e fait un honneur infenfé de
fa doctrine; & nous nous faifons une honte
de la doctrine de Jefus-Chrift ? le monde
ofe tous les jours contredire le langage de
la foi par les illufions qu'il lui oppofe; &C
nous craignons de contredire les iliuhons
du monde par le langage de la foi &c du fa-
lut ? le monde s'éteve infolemmcnt contre
TEvangile; ik nous n'ofons foutenir l'hon-
neur de l'Evangile contre lui? le monde
traite publiquement la doft^ine de Jefus-
Chrift de folie &C de foiblefTe ; & nous
avons pour fes folies &c pour fes erreurs
des égards qu'il refufe à la vérité? le monde
ne ménage point la piéré des ferviteurs de
Dieu , il la méprife, en fair le f liet de (es
dérifions S: de (es cenfures; & la piété des
ferviteurs de Dieu ménage la corruption
du monde ^ & n'ofe la couvrir de la con-
fufion qui lui eft due? Nous nous faifons
une gloire & un devoir de foutenir les in-
térêts de nos amis contre ceux qui les at-
taquent : nous nous ferions un crime de
nous ménager , lorfqu'on noircit devant
nous leur réputation & leur conduite; le
filence nous paroîtroir alors une lâcheté &
une perfidie; nous ne croyons pas devoir
des égards à ceux qui en manquent devant
M iv
2L7^ Pour le jour
nous envers ceux que nous aimons : Se
les intérêts de Jefus-Chrift dont nous nous
difons les amis & les difciples , nous trou-
vent inlenfibles; & fa gloire qu'on outrage
tous les jours devant nous, ne réveille pas
notre indignation & notre zèle; & le filen-
ce , quand on attaque fa doétrine &: l'hon-
neur de fa loi, nous paroît une prudence
néceiïaire; & nous craignons de déplaire
à ceux qui ne craignent pas de Tinfulter ?
O mon Dieu ! peut-on être à vous , &
rougir de vous connoître? Peut-on vous
aimer , & vouloir être encore aimé de
ceux qui vous haïlTent? & n'eft-ce point
fe joindre au monde contre vous, que de
n'ofer le condamner comme vous?
Enfin, mes frères, la troifieme manière
dont nous nous rendons coupables envers
la vérité, c'eft en l'adouciffant & en l'ac-
commodant aux préjugés & aux paflions
de ceux à qui nous craignons de déplaire»
Or , c'eft ici principalement , qu'Etienne
nous fert & de condamnation & de mo-
dèle. Il auroit pu, ce femble, ménager da-
vantage les préventions & la délicatefTe des
dofteurs & des prêtres : il pouvoit en ap-
parence, comme Gamaliel , le contenter
de leur repréienter que fi Tceuvre de l'E-
vangile étoit l'œuvre de Dieu , il feroit
inutile d'entreprendre de le détruire , &
que s'il ne Tétoit pas, il tomberoit bientôt
lui-même; il pouvoit excufer en quelque
forte leur crime envers Jefus-Chrift, en
iuppofant qu'ils n'avoient connu ni la di-
DE SAINT Etienne. 27^
vinlté de fa mliTion , ni la vérité de fou
niiniftere; il pouvoit adoucir les reproches
dont ils méritoient d'être chargés pour avoir
rejette le Me(îie promis à leurs pères ; il
pouvoit leur vanter la fainteté de la loi de
Moïle , &c louer le zèle & le refpeft dont
ils failbient oftentation pour Tes préceptes
& pour fes cérémonies : en un mot , il
pouvoit 5 ce femble, en infinuant la vé-
rité, accorder quelque chofe à la toiblefTe
& aux préjugés de fon peuple ; mais le
faint Martyr ne connoit pas ces timides
ménagements : il les appelle fans balan-
cer, cœurs rcbdlcs & incirconcis. Loin d'ex- /1<!^.7.sî.
culer leur ignorance , il les accufe de ré-
fifter fans ceH'e à TEfprit faint; loin de les
flatter fur leur refpeft pour la loi de MoiTe,
c'eft par-là même qu'il les confond & qu'il
les condamne; loin de faire valoir les bien-
faits dont le Seigneur avoit favorite leurs
pères, il leur reproche de marcher fur leurs
traces , & d'ajouter au fang des prophè-
tes, dont ils avoient fouillé leurs mains,
le fang du Jufte qu'ils venoient de mettre
à mort. Les hommes pouffent quelquefois
à un tel point leur haine contre la vérité,
qu'ils ne méritent plus de ménagement ni
de mefure. Ce n'eft pas que la vérité ne
foit inféparable de la charité, comme nous
le dirons dans un moment : ce n'eft pas
qu'il ne faille préparer les voies à la lu-
mière par de fages précautions, & lui fa-
ciliter l'accès dans les cœurs ou l'on veut
la répandre : ce n*eft pas que la vérité foit
M Y
274 Pour le jour
toujours dure, inipérieufe; & qu'elle cher-
che plus rofientation de la viccoire , que
le fruit iblide du falut & la gloire de Tuti-
litë : ce n'eu pas qu'il ne faille être foible
avec les foibles pour les fauver tous; ren-
dre la vérité aimable pour la rendre plus
utile ; attirer les pécheurs pour les reti-
rer du péché; ménager leur foiblelie pour
triompher plus fûrement de leurs pallions;.
& n'employer le fer pour les plaies , qu'a-
près avoir endormi , pour ainii dire , par
des paroles de paix &: de coniblation , la
chair du malade.
Mais je ne voudrois pas qu'on honorât
du nom de prudence cette complaifance
criminelle , qui fait que dans nos entre-
tiens avec nos frères, nous trouvons tou-
jours des tempéraments entre le monde &
Jefus-Chrift; nous entrons dans les fauiles
idées que le monde fe forme de la vertu ,
fous prétexte de blâmer les excès; nous
applaudiffons à l'inutilité &: à la pareffe ;
nous accordons bien plus au monde & à
fes ufages, que l'Evangile ne leur accorde;
nous louons l'éloignement du crime com-
me la perfection de la vertu; nous donnons
aux talents de la nature , les éloges qui
ne font dus qu'aux dons de la grâce ; nous
trouvons toujours dans les vices mêmes
de nos amis que nous condamnons , des
endroits qui les rendent plus excufables ;
nous ne montrons jamais la vérité dans
toute rétendue qu'elle fe montre à nous;.
nous nous faifons une fauffe règle de cba-
DE SAINT Etienne. 27^
rîté & de fageiTe , de nous accommoder
jufqu'à un certain point aux préjugés de
ceux avec qui nous avons à vivre ; nous
portons parmi les hommes un fond d'a-
mour-propre qui nous rend ingénieux à
concilier les intérêts de la vérité qu'ils haïf-
lent, avec les intérêts des paflions qu'ils
aiment ; nous ne leur parlons jamais qu'à
demi fur ce qui les regarde ; &: nous me-
lons à la vérité que nous ne voudrions pas
trahir, tant d'adoucifTements, qu'ils la font
perdre de vue. Ainfi nous devenons aux
hommes une occafion d'erreur; ils laifTent
la vérité que nous em])arralîons , & s'ar-
rêtent au voile qui ia leur cache. Et delà ,
mes frères^ il arrive fouvent que les gens
du monde ne s'autorifent dans leurs dif-
fipations , que par les fuffrages des gens
de bien. Delà , nous entendons tous les
jours les pécheurs juftlfier la vie mondaine
en nous oppofant des jufîes qui ne la con-
damnent pas. Delà , les fauiïes complai-
fances d'un homme de bien pour le monde
deviennent fa juftification & fa défenfe :
il triomphe de nos lâchetés ; il infulte à
nos condefcendances; il fait bien faire va-
loir à fon avantage les légères complaifan-
ces qu'il obtient de nous; pour s'excufer,
il condamne les juftes, (k cherche tou-
jours à nous blâmer par les mêmes endroits
par où nous avons cherché à lui plaire-
Grand Dieu ! faut-il que ce monde mifé-
rable puide entrer en parallèle dans notre
cœur avec votre éternelle vérité? Faut-il
M vj
27^ Pour le jour
que nous cherchions encore à plaire à ce
qui nous paroît fi digne d'être mépfifé ,
&: que tandis qwe nous décrions le monde,
que nous en exagérons le vuide & la fo-
lie , que nous en connoifîbns fi profon-
dément les abus &: la miiere , que nous
parlons fi fouvent de fes illufions & de
les chimères; nous le ménagions encore,
nous refpeftions encore (es maximes, nous
foyons encore jaloux de (es kifFrages, nous
voulions encore garder des mefures avec
lui; & qu'après l'avoir abandonné, nous
n'ayions pas la force de le condamner ôc
de lui déplaire }
îiT. J E fais, mes frères, que la fermeté de
Tartie. j^ vérité eft une fermeté pleine de dou-
ceur & de tendrefie , & qu'elle n'aime que
des défenfeurs compatiffants & charitables :
& ce devroit être ici la dernière partie de
cette inftruftion; mais jeTabrege. En effet,
de quel amour fincere pour les Juifs Etienne
n'accompagne-t-il pas la force des vérités
qu'il leur annonce ? Plus touché de leur
aveuglement que de fa propre perte , il
levé les mains au Ciel pour eux; infenfi-
ble , ce fenible, aux coups dont ils l'acca-
blent, il ne fent que les malheurs qu'ils
fe préparent à eux-mêmes : il offre fon fang
même qu'ils répandent , pour obtenir le
pardon de leur crime : leur barbarie ne
déchire fon corps que pour ouvrir fon cœur
à des gémifTements & à des prières capa--
DE SAINT ÊtTENNE. rij
bles de fléchir le Seigneur à leur égard, fi
leur endurciflenient n'eût pas été à l'on
comble. Il comptoit pour rien fa mort ,
fi leur lalut devoit en être le fruit &: le
falaire : il voit le Fils de l'Homme affis
à la droite de fon Père; & le (aint tranf-
port de joie qui l'anime d:uîs l'efpérance
de le pofféder bientôt , n'eft troublé que
par la réprobation de fon peuple dont il
lit, ce fcmble , l'arrêt dans l'accès de fa
vifion , gravé en carafteres immortels fur
les colonnes du temple célefte. Il ne de-
mande pas vengeance contre ces meur-
triers; il ne s'écrie pas comme Job : Terre^
m caches point mon fang ^ & laiffes-en mon-
ter la voix jufqu'au tiône du Tout-Puif-
fant , pour foUiciter fes foudres contre les
barbares qui le répandent : Terra , ne ope- pb.i6i^>
rias fanguincm mcum ; & ne pouvant ob-
tenir le falut du peuple qui veut périr &
qui s'eft exclu lui-même du falut, il ob-
tient du moins la converfion de Saul qui
participe au crim.e de fa mort. Son fang
répandu efl comme une femence fainte
d'où fortira un jour ce nouvel Apôtre ;
fes prières préparent déjà les grâces, qui
d'un perfécuteur doivent en former dans
la fuite un vafe d'éleftion , & un fpefta-
cle digne des anges & des hommes; &c
{\ fon zèle n'a pu faire connoître Jefus-
Chrift à l'infidelle Jérufalem , fa mort va.
du moins inftruire un miniftre puifTant en
œuvres & en paroles qui le fera connoî-
tre un jour à toute la terre*
Z-j'b P O U R L E J O U R
Tels font , mes frères , les défenfeurs
que fe forme la vérité : c'eft la charité qui
leur prépare des viâioires : il faut aimer le
falut de ceux dont nous combattons les
erreurs. La vérité trouve prefque toujours
des cœurs rebelles , parce qu'elle ne trouve
prefque que des défenfeurs aigres & peu
charitables. Souvent on mêle aux inftruc-
tions qu'on donne à {qs frères plus d'en-
vie de les mortifier que de defir de les
inltruire ; fouvent leurs défauts ne nous
déplaifent, que parce que leurs perfonnes
nous font déjà odieufes ; fouvent en dé-
fendant la vérité, on cherche plus à domi-
ner 5 qu'à faire dominer la vérité elle-même ;
fouvent c'eft l'humeur qu'on fuit , & non
pas la vérité qu'on cherche ; fouvent fous
prétexte de venger les intérêts de la vérité,
on n'eft pas fâché de fe venger foi-même;
fouvent en reprenant nos frères, nous vou-
lons plutôt triompher de leurs fautes que
les relever charitablement de leurs chûtes;
fouvent on eft plus aife de les voir s'é-
garer, qu'on ne le feroit de les voir dociles
à la vérité dont on prend tout feul la dé-
{tn(Q ; fouvent on s'applaudit en fecret de
leur aveuglement , tandis qu'on fait fem-
blant de mettre tout en œuvre pour les
rappeller à la lumière ; fouvent nous ne
fommes éclairés fur leurs vices, que parce
que nous fommes jaloux de leurs vertus :
enfin , rien n'eft fi rare que de mêler la
charité avec la vérité. Et delà vient, mes
frères y que ceux- qui nous font fournis ,
DE SAINT ÉttENNË. Î79
regardent d'ordinaire nos inllruftions com-
me des cenlures ; qwe nos entants , nos
intérieurs , nos domeftiques ne trouvent
dans nos corredions que Thuineur qui ic-
volre , & non pas la charité qui édifie;
qu'ils nous regardent plutôt comme les cen-
(éurs impitoyables de leurs foiblefTes, que
comme les médecins charitables de leurs
plaies ; &c que nous perdons fur eux l'a-
vantage que nous donne la vérité, par
les détauts que nous melons à fa détenfe.
Delà vient que les exemples des gens de
bien trouvent dans le monde plus de cen-
feurs qui les condamnent, que d'imitateurs
qui les luivent; c'efi: qu'ils Te bornent fou-
vent à décrier les vices de leurs frères,
oc qu'en faifant paroître beaucoup de zèle
contre les défauts des autres, ils ne mon-
trent pas afTez de compaffion pour leurs
foibleiiés ; c'eft ^cjue fous prétexte de ne
point ménager le vice , ils ne ménagent
pas afTez les pécheurs ; c'eft que dans leurs
cenfures , ils paroiflTent quelquefois plutôt
s'applaudir de leur régularité , qu'être tou-
chés du dérèglement qu'ils blâment ; ôc
rendant la vertu odieufe aux pécheurs ^
ils leur font paroître la vérité revêtue de
tous les défauts qui ne font attachés qu'à
eux-mêmes.
Delà vient enfin , que nos réconcilia-
tions avec nos ennemis ne font prefque
jamais finceres , parce que ce n'eft pas la
charité qui les form.e. On fe réunit ; mais
on ne s'aime point; les bienféance^ fe ré-
iSo Pour le Jour, Sec.
tabîifîent ; mais les fentiments font tou-
jours les mêmes : les perfonnes fe rappro-
chent ; mais les coeurs demeurent toujours
éloignes : les dehors font diflFérents; mais
les dedans font toujours femblables, La
haine prend feulement les apparences de
la charité : elle fe contraint ; mais elle
n'eft pas éteinte : on fe rend des devoirs;
mais on ne fe rend pas Tamour fans le-
quel tout le refte n'eft rien; on ajoute feu-
lement au crime de la haine celui du dé-
guifement & de Timpoilure ; & fouvent
ayant la raifon & la vérité pour foi , on.
n'en eft pas moins coupable aux yeux de
Dieu , parce qu'on n'a pas la charité qui
foufFre tout , &: qu'on doit toujours à (es
frères.
Telles font les inilruftions que nous
donne aujourd'hui le généreux Martyr dont
la folemnité nous aflemble en ce lieu faint :
la vérité montra en lui un défenfeur éclai-
ré , un défenfeur intrépide, un défenfeur
tendre & charitable. Quelle confolation
pour vous, mes frères, de retrouver tou-
tes ces qualités dans le Pafteur fidèle que
le Seigneur vous a fufcité dans fa mifé-
ricorde; c'eft-à-dire, de retrouver un doc-
teur éclairé pour vous inftruire , un mi-
niftre ferme pour vous corriger , & un
père tendre pour vous fecourir & vous
confoler dans vos peines, & vous faci-
liter à toutes les voies de la vie éternelle !
Ainfi foit-lL
î^^
fïMb.^-^^^^
Ll «^ . «.-^ -jt^mtMumummmmm
SERMON
POUR LE JOUR
D E
SAINT THOMAS
D'AQUIN.
Paravît cor fimmiit învedignret legem Domini»
& faccret & doceret in Ifraê'l prcecepaim &
judiciuni,
// difpofa [on cœur à la recherche de la loi du
Seigneur ^ il pratiqua ^enfeignadamlfrail
fes préceptes ^ [es ordonnances. C'eft Téloge
que le Saint-Efpiit ftit d'K<riras, au chapitre
fepiieme du livre premier de fon hiftoire.
r-j-^^-^-^ijiEN n'eft plus confolant, mes
r^"Vr=^^./1 frères, que de fuivre des yeux
de la foi , les routes de la Pro-
vidence dans la conduite del'E-
glife. A combien de mënaee-
ments fa bonté ne s'eft-elle pas abaifTée
pour empêcher que les portes de Tenfer
rr—l
r
i
'm
E
^4
iSi Pour le jour
ne prévâlufTent contre cette fainte cite ,
fnuée depuis !a naiffance des fîecles fur la
montagne , & fi bien affermie , que mal-
gré tous les efforts des enfants de Baby-
lone elle ne fera jamais renverfée?
II falloir à la foi dans fa naiffance des
carafteres fenfibles & éclatants pour triom-
pher de l'incrédulité. Auflî quels hommes
que les hommes apoftoliques! ils vont au-
delà des prodiges qu'a fait leur Maître; leur
ombre même eft toute-puiffante. Attaquée
par les Empereurs, qu\m faux zeîe pour
le paganifme arme contre elle ^ elle a be-
foin de force & de confiance pour fou-
tenir la fureur des pcrfécurions : que de
héros, dans ces fiecles de feu & de fang,
la grâce ne forma-t-elle pas? quelle har-
dieffe & quelle confiance ne vit-on pas
dans l'âge le plus tendre , & dans le fexe
le plus foible, pour braver les tyrans , &
ce que les tourments ont de plus affreux?
On voyoit les chrétiens courir aux fuppli-
ces avec plus d'ardeur que n'en ont les hom-
mes les plus voluptueux pour les plainrs.
Enfin, livrée dans des temps plus tran-
quilles & plus reculés à la difpute des hom-
mes, ébranlée par les affaurs de l'héréhe^
défigurée par les couleurs étrangères dont
fes enfants mêmes ont voulu flétrir fa beau-
té , il lui a fallu des hommes dont les lè-
vres fuffent les dépofitaires delafcience;
des doéleurs éclairés, de nouveaux Efdras,
qui s'appliquaffent à la recherche de la loi
dans la firnplicité de leur cœur , & qui
DE St. Thomas d'Aquin. 183
Rprcs en avoir pratiqué les préceptes Se les
ordonnances, ibiTent les défendre contre
les ennemis de la foi , & les enfeigner aux
fidèles dans toute leur pureté. Or tels fu-
rent dans leurs fiecles les Bafile , les Hi-
laire , les Jérôme , les Auguftin ; tel fut
auflî dans des temps poftérieurs le iaint
Doreur, dont je viens aujourd'hui pro-
pofer plutôt les exemples que relever fes
vertus. En effet, il difpofa fon cœur à la
recherche de la loi du Seigneur; il pra-
tiqua & enfeigna dans Ifraél fes préceptes
& fes ordonnances : Paravit corfuum ^ &c.
Point d'erreur que Thomas n'ait combat-
tue ; point de vérité qu'il nVit établie ; peu
de doutes qu'il n'ait éclaircis; &C tant qu'il
vécut, l'Eglife trouva dans fa perfonne un
défenfeur invincible, qu'elle retrouve en-
core dans Tes écrits après fa mort.
Mais pour me renfermer dans quelque
chofe de précis , en confulérant faint Tho-
mas comme un grand dofteur^^je ramené
à deux idées toutes fimples que me fournit
mon texte , tout le fujet de fon éloge ,
qui fera en même temps pour les minif-
tres de TEglife la matière d'une grande inf-
truclion. L'étude de la religion , qui en ma-
nifeftant la vérité fembleroit devoir nous
en infpirer l'amour, ne laiffe pas d'expo-
fer la piété à de très- grands périls. Que
d'écueils dans la recherche de cette fcien-
ce ! que de pas délicats dans fon ufage !
faint Thomas s'eft fanftifié dans la recher-
che de la fcience de la religion ; il en a
2^4 P O U R L E J O U R
fanftiné Vufâge. La piété Ta guidé clans h
recherche de ia fcience de la religion ;
voilà mon premier point : Tufage de cette
fcience Ta affermi dans la piété ; c'eft le
fécond : c'eft- à-dire, qu'il a cherché la loi
du Seigneur dans la- (implicite de fon cœur,
& qu'il a pratiqué & enleigné dans Kraël
fes-ordonnances & (^s préceptes. Implo-
rons , &cc. jlve y Maria.
>ak'tie. %^UE rhomme eft profondément cor-
rompu , mes très-chers frères ! Il lui eft
refté , dit faint Augufhn , du débris de Ton
innocence, certains penchants de gloire,
de plaifirs , de vérité , qui font comme
les efpérances de ion rétabliiTement : mai^,
hélas' des reftes heureux de fon ancienne
droiture, il en fait les premières ébauches
de fes paffions; & ces reïTources conlb-
lantes deviennent entre fes mains de trif-
tes écueils.
Quoi de plus digne de Tefprît que cette
avidité de tout favoir qui lui eCt C^ natu-
relle ? quoi de plus indigne de lui que la
manière dont on la fatisfait? Il femble que
la vérité n'ait plus que des charmes im-
puifTants : toute feule , elle touche peu ;
& fi des vues de fortune & d'intérêt ne
nous raniment, on languit dans fa recher-
che : premier écueil ordinaire à tous ceux
qui s'appliquent aux fciences, foit facrées,
foit profanes. D'autre part, Tefprit laffé de
trouver toujours les mêmes objets dans l'eu*
DE St. Thomas o'Aquin, iH^
cdnîe de la toi, s'y trouve à Tétroit, s'é-
chappe au-delà des barrières ficrëes , &
par une curioiîte peu relpeftiieufe , veut
entrer dans un fanftuaire qu'il falloir ado-
rer de loin : autre écucil encore plus dé-
licat que le premier. Enfin , Tétude épui-
i'ant toute Papplication de Tanie diflîpe l'ef-
prit , defleche le cœur , ralentit la dévo-
tion : troilieme écueil iur lequel nous gé-
miiîons tous les jours, nous qui par les en-
gagement*, d'un état laint , devons à l'E-
gliie îk l'odeur du bon exemple & la lu-
mière de la doctrine.
Saint Thomas le fraya dans la recher-
che des fciences des routes bie_n plus i\x^
res &c plus chrétiennes. Car , première-
ment, il renonce à toutes les prétentions
do4it une grande naidance & le crédit de
fa famille auprès d'un Empereur pouvoient
le flatter , & fe fert du mépris de la gran-
deur , comme d'un degré pour atteindre
aux fciences; en fécond lieu, avec l'efprit
le plus vafte qui peut-être ait jamais paru,
il ne le guide que par les lumières d'au-
trui , baile les traces facrées des anciens,
fe contente de mettre en œuvie les pré-
cieux débris qu'il trouve épars çà & là dans
leurs ouvrages; &: pouvant, comme Moi-
fe , trouver lui-même des m.atériaux pour
conftruire le tabernacle, il lui fuffit comme
à Béléléel de les aifortir, & de leur don-
ner ce bel ordre , qui dans tous les fiecles
fera la (urpme & les délices des favants :
enfin, toujours artentir à reffufclter la grâce
iSô Pour le jour
de fa vocation, la prière, la retraite, Tnille
macérations font le plus doux afîaifonne-
ment de ies études ; & Ponction de votre
efprit, ô mon Dieu ] lui développe plus de
difficultés, que tous les eitorts de i'efprit
humain.
Premier écueil à éviter, des vues de for-
tune 6^" d'intérêt. Né des plus illuftres fa-
milles de fa province , on confie le foin
de réducation de notre Saine aux moines
du célèbre monaftere du Mont-Caffin ,
ufage ancien & ii chéri fur-tout de nos
pères. Il me femble voir la fille de Pha-
raon confier à la mère de Moife cet en-
i:.vv^. 2.9. fgj^^ in'ixaQulenx : ^ccipe piurum ^ lui di-
foit-elle , & nutri mïhï. Elevez-le pour
toute la grandeur où je le deftine, pour
la pompe & Féclat de TEgypte. Telles
étoient les vues de la mère de notre Saint :
car, hélas! on ne peut trop le dire, on
décide prefque toujours de la deftinée des
enfants ; & on les a déjà donnés au monde
ou à JefuS'Chrift , avant qu'ils foient en
état de connoître ni Tun ni l'autre. Mais
que vos vues , Seigneur , étoient bien dif-
férentes! vous ne l'aviez fauve des eaux,
comme Moife , que pour le conduire au
défert , lui confier les intérêts de votre
loi, & en faire le dofteur de votre peuple.
L'Ordre de faint Dominique avoit com-
mencé depuis peu à grofi[ir le camp du
Dieu d'Ifraél d'une nouvelle tribu. Les or-
dres qui l'avoient devancé, n'étoient , (î
i'ofe le dire, que comme des effais de U
DE St. Thomas d'Aquin. 1S7
grâce : Initiiim aliquod creatnnt ejns : la re-
traite, la prière, des auftërités édifiantes,
c'étoit là le plan de ces anciens fondateurs
qui avoient fait fleurir en Occident la difci-
plinemonaftique; ici on joignoir la fcience
à la prière , les fondions apoftoliques à
la retraite; le travail de Telprit aux macé-
rations du corps. Thomas Ibvtit du Mont-
CalFin où les uiftruftions ck les exemples
des pieux folitaire*^ qui habitoient cette mon-
tagne, avoieni nourri &: lait cioître ces
lemences de vertu que la grâce avoit mi-
les de bonne heure dans fon ame : arrivé
à Naples, il entend parler des enfants de
Dominique ; les merveilles qu'on lui en
raconte , excitent fa curiofité; il les voit,
& aufii-tôt il fent un attrait fecret pour
ce nouvel établifTement, & fe propofe de
Tembrafler ; il confulte, il examine, il sV
dre'Te au Père des lumières ; & convaincu
que c'eft là que Dieu l'appelle , fermant
les yeux à tout ce qui pourroit l'arrêter,
il exécute fon defTein. En vain le dieu de
ce monde lui fait voir au loin fes royau-
mes , & toute leur gloire : en vain l'enfer
invente tous les jours de nouveaux artifices
pour recouvrer une proie fur qui les en-
gagements d'une naiffance diftinguée fem-
bloient lui donner tant de droit. Vous le
favez, Seigneur! les larnies, les menaces,
les intrigues d'une mère toujours ingénieufe
dans fa douleur , la puiiTance d'un Empe-
reur, mille afifauts qu'on livre à fon inno-
cence, une trifte & longue prifon; rlc»
aB8 Pour le jour
n'eft oublié 5 afin que rien ne manquât au
mérite de fa foi : mais tous ces efforts font
vains, & inutiles ; les obftacles qu'on lui
fufcite 5 ne font qu'enflammer fon defir, &
fa perfévérance eft enfin couronnée par
le fuccès. Voilà le premier pas que fait
Thomas avant de s'engager dans la car-
rière pénible & laborieufe des fciences :
non-feulement il ne bâtit pas des idées de
fortune &c de grandeur fur les progrès qu'il
y fera; il renonce d'abord à une fortuné
ik à une grandeur préfente, afin que nul
motif étranger ne vienne le diftraire dans
les recherches de la vérité,
Oferoit-on, ô mon Dieu! propofer ici
cet exemple au fiecle? Eft-ce une chofe or-
dinaire qu'on aille enfevelir^au fond d'un
cloître Tefpérance flatteufe de parvenir ?
eh! dans le monde on attache de la gloire
à favoir par ces routes d^iniquité le ména-
ger des occafions de fortune ; & la plus
haute vertu s'y borne à les attendre. Nous-
mêmjes , minifties du Seigneur, dont les
lèvres font les dépofitaires de la doftri-
ne , nous frayons nous une entrée dans les
Iciences fur les débris de toutes les pré-
tentions du fiecle? Hélas! qui nous lou-
tient dans nos pénibles veilles? un rang
qui nous donne de la diftindion dans un
corps , une réputation qui nous produit
agréablement dans le fiecle , un établif-
fement , où parvenus , l'on fent expirer
chaque jour l'amour du travail & de l'é-
tude, ou enfin une vaine curiofité qui ra-
nime
DE St. Thomas d'Aqdin. 189
niine nos fatigues , mais qui ralentit no-
tre foi.
Le fécond écueil que les favants ont à
craindre , c'eft de ne pouvoir fe renfer-
mer dans les bornes étroites de la foi : &
c'eft ici où fe prëfente à moi un des plus
beaux endroits de la vie de notre Saint. La
foi eft une vertu commode pour les ef-
prits médiocres; comme ils ne voient pas
de loin , il leur en coûte peu de croire :
leur mérite en ce point eft un mérite tout
du cœur : ils n'ont pas befoin d'immoler
ces lumières favorites dont leur ame n'eft
jamais frappée; & ft la foi eft pour eux:
un facrifice , c'eft un facrifice tout pareil
à celui d'Abraham ; on y trouve du bois
& du feu , de l'amour & de la fimpli-
cité , mais il n'y a point de. victime : Eue, Gen,t2,7>
ignis & ligna : Ubï cfl viclima holocaufli ?
Il n'en eft pas de même de ces efprîts
vaftes & lumineux. Accoutumés à voir clair
dans les vérités où l'efprit peut atteindre,
ils fouffrent impatiemment la fainte obf-
curité de celles qu'il doit adorer : intro-
duits depuis long-temps par un privilège
délicat dans le fancl:uaire de la vérité , il
leur en coûte pour ne pas franchir cette
haie facrée, qui fert comme de barrière à
celui de la foi. On fe feroit une religion
de toucher à certains articles ; mais pour
les autres, on les tare, on les fonde, on
veut que l'ignorance feule de nos pères
nous les ait donnés pour impénétrables :
un air de nouveauté vient là-deftus, flatte,
Panég, N
açO P O U R L E J O U R
attire , emporte ; on s'égare malheureufe-
ment; & notre erreur , comme dit faint
Auguftin , devient notre Dieu : on ou-
blie que donner atteinte à un point de
la loi , c'eft faire écrouler tout 'l'édifice :
en un mot, on veut bien fubir le joug de
la foi; mais on veut fe Timpofer foi-mcme ,
l'adoucir & y faire des retranchements à
fon gré. Tel a été fouvent l'écueil des plus
grands génies : les annales de la religion
nous ont confervé le fouvenir de leur chu-
te; & chaque fiecle a prefque été fameux
par quelqu'un de ces triftes naufrages.
Delà , mes frères , quelle fource de
gloire pour faint Thomas! avec tous ces
grands talents qui font les hommes ex-
traordinaires : un efprit vafte, élevé, pro-
fond, univerfel; un jugement droit, net,
affuré; une imaginanon belle, heureufe,
exacte; une mémoire immenfe ; quels hom-
mages nVt-il pas fait de toutes ces pré-
cieufes richeffes aux pieds des maîtres de
l'Eglife qui Tavoient précédé ? 11 fayoit ,
ô mon Dieu! que vous avez marqué des
bornes à l'orgueil de l'efprit humain, auffi-
bien qu'à Timpétuofité des flots de la mer;
& que , comme cet élément furieux ne
fauroit rompre fa digue invincible fans eau-
fer des défordres dans l'univers , l'efprit
de l'homme ne s'emporte jamais au-delà
du ternie que vous lui avez prefcrit , fans
tom^ber dans des égarements aufli funel-
tes que déplorables.
Sorti de l'école d'Albert-le-Grand , il pa-
DE St. Thomas d'Aqutn. 191
roît chns la capitale de la France, & dans
la première univerlité du monde ; mais
avec quelle dirtinftion! Son mérite perce
d'abord cette foule de (avants, qui attirés
par les libéralités de nos rois, y venaient
de tous les endroits de l'Europe .porter le
tribut de leur érudition. Mais s'il lé diftin-
gue parmi tant de lavants , par la iaga-
cité de fon efprit & par l'abondance de
ies lumières; combien leur eft-il ibpérieur
par la manière fage & refpeftueule dont
il traite les myfteres ineffables de notre
fainte religion , fans jamais donner l'eiïor
à fon efprit dans des matières où il eft
queftion de croire, & non pas de raifon-
ner? Aufli, mes frères, il eft peu de doc-
teurs de fon fiecle auxquels on ne repro-
che des opinions fingulieres , hardies , &
qu'on auroit peine à garantir de la cen-
l'ure ; mais la doftrine de Thomas a tou-
jours été hors d'atteinte , & n'a jamais mé-
rité que des éloges.
Cependant, me^ frères, il ne s'étoit pas
renfermé uniquement dans l'étude de la re-
ligion, quoique la religion fût la fin à la-
quelle il rapportoir toutes (es autres con-
noiflances ; & le commerce des fcieiices
profanes auxquelles il s'appliqua , infpire
fouvent par une fuite de notre folbleffe^
Je ne fais quel libertinage d'efprit , hilas !
trop commun dans ce malheureux fî.cle.
Comme la raifon s'accoutume à ex-imi-
ner, elle fe déiaccoutume de croire : il
£aut revenir de trop loin;c'eft defcendre
N ij
ic)i Pour le jour
du trône pour recevoir des fers; c'eft dé-
pouiller , comme David , les marques de
la royauté , & venir devant l'arche paf-
ier pour infenfé à caufe de Jefus-Chrift.
Delà ces noms odieux que donnent à la
philofophie des anciens les premiers apo-
îogiftes de la religion ; 1 ertuUien , tou-
jours extrême , veut qu'elle foit irrécon-
ciliable avec TEvangile ; &c que comme
un autre Samfon , à craindre même de-
puis qu'elle a été enchaînée par les Apô-
tres 5 elle ébranle encore & faffe prefque
écrouler tout l'édifice de la foi : Concufjîo
vcritdtis phllofGphia. Delà cette fainte hor-
reur qu'en avoient les premiers difciples.
Confervant précieufement là-deffus le fou-
venir des avis de faint Paul , ils prenoient
les fages précautions de cet Apôtre pour
des défeniés précifes Se irrévocables. Qu'il
y ait dans ce zèle quelque chofe , ii l'on
veut , qui ne foit pas tout- à-fait félon la
fcience; hélas, que ces excès édifient! Ils
font fondés fur la foibleffe de l'efprit hu-
main : eh! qu'il (éroit à fouhaiter que cette
pieufe délicateffe reprît le deffus dans no-
tre fiecle! la foi regagneroit d'une part ce
que les fciences profanes perdroient peut-
être de l'autre; la France auroit peut-être
moins de favants, maisl'Eglife en échange
auroit plus de fidèles.
Loin d'être infeft é dans l'étude des pro-
fanes par cet air malin qu'on y refpire , no-
tre Saint purifie cesiburces fufpeéles; mêle
letus eaux croupiflantes, avec les eaux vi-
DE St. Thomas d'Aquin. 293
ves de la doftrine évangélique; en grodit
ce fleuve facré, qui coulant de ficcle en
iiecle depuis la naifîance de rEglile , va fe
perdre dans le fein de Dieu même d'où
il eft ibrti ; & par un art tout nouveau ,
il fait fervir le menfonge à la vérité , la
philofophle à la foi , la Tuperflition au vrai
culte, les dépouilles de l'Egypte à la conf-
tru6lion du tabernacle; en un mot, il con-
facre les armes des géants au temple du
Seigneur , après s'en être fervi contre les
Philiftins mêmes.
Combien d'efprlts gâtés qui vont puifer
jufques dans les livres faints , la matière
de leurs doutes , & de quoi nourrir leur
incrédulité? La foi de Thomas trouve au
milieu même des profanes de nouvelles
forces ; Ariftote devient entre fes mains
Tapologifte de la religion.
Mais d'où vient que l'intégrité de fa foi
foutïre fi peu du commerce qu'il a avec
les profanes? C'eft que la foi de ce grand
Homme n'étoit point établie fur la légè-
reté d'un fable mouvant, mais fondée fur
la folidité de la pierre; c'eft que toujours
en garde contre les fentiments des auteurs
profanes , les vérités de la foi étoient la
régie par laquelle il en jugeoit, toujours
prêt à rejetter tout ce qui ne s'ajuftoit pas
à cette règle infaillible; c'eft qu'il a foin
de fortifier continuellement fa foi par l'é-
tude des livres faints & des dodeurs de
TEglife. Il fait , comme David , fes plus
chères délices de la loi du Seigneur : il dé-
N iij
^94 P O U R L E J O U R
vore ce volume facré ; il le change en fa
propre fubftance, ne cherchant pas moins
à s'^édifier qu'à s'inftruire : au-lieu qu'il ne
lit les auteurs profanes qu'avec précaution
& avec défiance, fâchant que ce font des
hommes, & des hommes fujets à l'erreur;
il lit les divines écritures avec une fou-
miffion entière, pour y former fon lan-
gage & fes fentiments, fâchant que c'eft
h parole de Dieu même , du Dieu de
vérité, également incapable de tromper
& d'être trompé. Entreprend-il d'en dé-
velopper les myfteres & d'en expliquer les
difficultés? ne craignez pas qu'il s'avife de
débiter (es propres idées ; non, mes frères,
le plus bel efprit de fon fiecle, le plus au-
torifé à hdzarder fes conjeftures, ne mar-
che jp.maîs que fur les traces d'autrui dans
rexplication des livres faints. Il va recueil-
lir religieufement dans les ouvrages des an-
ciens do6ïeurs , dans ces fources facrées
de la véritable doftrine, les précieux ref-
tes de leur efprit. Peu jaloux de la gloire
de l'invention, gloire fi délicate pour ceux
qui fe piquent de la fcience , il ufe les plus
beaux talents qui furent jamais, à ramaf^
1er , à ranger, à éclaircir, à fortifier par de
nouvelles raifons ce que les autres avoient
dit avant lui. Aufiî qui pourroit louer af-
fez dignement fes favants & pieux Com-
mentaires , monuments éternels de fon
amour pour les écritures? malgré les pro-
grès que l'on a faits depuis fon fiecle dans
hs langues & dans la critique, les plus ha-
DE St. Thomas d'Aquin. 29c
biles y trouvent encore de quoi admirer
& de quoi s'inftruire.
Mais ce n'^eft pas feulement lorfqu'il eft
queftion d'éclaircir les laintes obl'curités de
récriture , qu'il a ce refpeft religieux pour
les anciens Pères; c'eft dans tous Tes au-
tres ouvrages , .que leurs fentiments font
la règle di^s fiens. Attaché fur- tout aux
écrits du grand falnt Augudln , 11 en ex-
prima , pour ainfi dire, le fuc; il mit dans
un ordre naturel cet amas prodigieux de
richeffes éparfes cà & là ,dans les ouvra-
ges de ce grand Homme ; il dépouilla fa
doéliine de tout cet appareil d'éloquence
qui l'enveloppe & nous la dérobe quelque-
fois; & un peu différent d'Eîifée, fans hé-
riter du manteau de fon maître, il ne lalfTa
pas d'hériter de tout fon efprit. Grand
Dieu, infpiiez ces fentiments à tous ceux
qui traitent les vérités. de la religion! Puifîe
notre faint Dofteur leur fervir à tous de
modèle , & leur apprendre à fe précau-
tionner contre le venin dangereux de tant
de livres dont la le<flure les dégoûte de
la {implicite de la parole de Dieu , & à
ne chercher la vérité que dans les fources
où Dieu nous a promis que nous la trou-
verions infailliblement !
Mais ce qui mérite le plus notre atten-
tion dans la vie de notre falnt Dofteur,
c'eft le foin extrême avec lequel il évita
le dernier écuell de l'étude; j'entends la
diffipation de l'efprit qui deflTeche le cœur,
2c ôtc à la piété cette ferveur , fans la-
N iv
iç6 Pour le jour
quelle il eft fî difficile qu'elle fe puiffe fou-
tenir long-temps.
Oui, mes frères, c'eft là le grand écueil
des favants; l'étude devient fouvent en eux
Une paffion violente qui fait tout négliger,
à laquelle ils facrifient jufqu'aux devoirs
même les plus efTentieîs de la piété. Sur-
tout lorfque le fuccès vient encore ani-
mer leur ardeur : ils fe laiflent bientôt em-
porter à la curiofité fi naturelle à l'hom-
me; au defir de fe diftinguer par de nou-
velles découvertes; à la crainte que la ré-
putation ne vienne à baifTer , fi de nou-
velles produftions ne la foutiennent; que
lais-)e? à l'utilité qu'ils fe perfuadent fa-
cilem.ent que le public retirera de leurs veil-
ler & de leurs travaux. Mais ne croyez
pas qu'on en vienne du premier coup à
un retranchement univerfel cle tout exer-
cice de dévotion : la confcience en feroit
trop alarmée. On commence par y ap-
porter plus de précipitation, pour pouvoir
retourner plus prom.ptement à (es chères
études; on fe permet enfuite quelques re-
tranchements légers; enfin, on en vient
înfenfiblcment au point de paflTer la vie
clans la recherche de la vérité &: dans l'ou-
bli de Dieu. Que la conduite de notre faint
Docteur fut bien différente ! le foin de fon
ame fut toujours la première & la plus im-
portante de toutes fes occupations, Trouve-
t-il dans la carrière des fciences de ces nua-
ges épais , que toute la vivacité & l'ap-
plication de l'efprit ne fauroient diflîper ?
DE St. Thomas d'Aquin- 197
ce n'eft point pour lui une raifon de né-
gliger l'es exercices de piété lous le pré-
texte fpécieux de donner pins de temps
à rétude : au contraire , alors il va à la
fource des lumières , il a recours à Torai-
ion. Lui arrive-t-il de n'y être point éclai-
ré ? il ranime fa ferveur & liipporte lés
ténèbres avec patience , facrifiant au Dieu
qui fe cache , avec autant de zèle qu'au
Dieu qui fe manifefte. C'étoit dans ces
moments , que s'eftlmant indigne des fa-
veurs du Ciel, il s'adrefToit à faint Bona-
venture. La piété &: !e mérite de ce grand
Homme, avoient fait naître dans le cœur
de notre Saint ces fentiments de tendrelïé y
qui ne font (inceres , dit faint Auguftin ,
que parmi les faints ; & qui eût vu ces
deux Anges s'entreregarder & fe confulter
l'un l'autre pour développer les fecrets de
la Divinité, eût penfé voir les deux Ché-
rubins du tabernacle qui fe regardoient ,
& au milieu defquels Dieu fe plaifoit à
prononcer fes loix & à rendre (qs oracles..
Non, mes frères, l'ambition d'acquérir
de nouvelles connolfTances ne prit jamais
lien dans notre faint Do6leur fur la régu-
larité la plus fcrupuleufe à tous les exer-
cices de fon état : chez lui l'étude a (es
lieures réglées; mais tous les autres de-
voirs ont aufîi chacun leur temps marqué.
A quoi me fervira , difoit-il , la fcience
qui enfle , fi je n'ai pas la charité qui édi-
fie ? Le nombre prodigieux de fes écrits
eut fufîi tout feul pour rendre fa vie non-
N v
iç^ Pour le jour
feulement laborieufe, mais très-pénitente;
cependant que de jeûnes ^ qte de macé-
rations nV ajoutoit-il pas, plutôt pour Te
rendre conforme à Jefiis crucifié , que
pour réduire fon corps en l'ervitude ! Car,
mes frères , la grâce avoit fait cefTer en
lui de bonne heure, ces combats fâcheux
d'une chair qui fe révolte contre refprit,
afin , ce femble, que fon ame dégagée
de ces noirs brouillards qui s'élèvent du
fond de notre boue , pût s'appliquer plus
librement, fans être diftraite , à la recher^
che de la vérité ; & la pureté de fon cœur
lui eût fait donner le nom de Dodeur an-
géîique , quand il ne l'eût pas mérité par
h fublimité de fes lumières.
Mais pour vous bien repréfcnter cette
piété folide , & en mémie temps fi ten-
dre & fi affeftueufe, qui étoit dans no-
tre Saint, & avec quel foin il travailloit
à l'y entretenir & à 1'}^ faire croître; je
n'ai qu'à vous renvoyer à cet office ad-
mirable qu'il a compofé pour l'adorable
Sacrement de nos autels : c'eft là que te
fond de fon cœur fe manifefte. Oui, mes
frères , le cœur feul pçut parler ce lan-
gage de piété &: de religion; & tant qu'on
n'a point ces fendments gravés au-dedans
de foi , c'eft en vain qu'on entreprendroit
de les' exprimer par des paroles. Quelle
onftion , quelle lumière dans les expref-
fions!" quelle vivacité dans les fentiments!
ah ! encore une fois , ce n'eft point ici
une produftion de refprit;. c'eil rouvrage.:
DE St. Thomas d'Aquin. 299
d'un cœur feul , & d'un cœur embraie
d'amour. Ne craignons donc point de dire
*que 11 le Ciel avoit orné (on efprlt d\\n
trëfor de Tcience & de fagelle, il avoit
rempli (on cœur d'un trélbr de grâces &
de vertus ; & que s'il fut le plus grand
do(^eur de (bn iiecle, il fut auffi le plus
faint religieux de ion ordre , le plus exaàl:,
le plus fervent.
Quel exemple, mes frères! & qu'il eft
peu imité ! Eit-ce là en effet la manière
dont nous nous conduirons? Sous prétexte
que nos occupations n'ont rien que de per-
mis , & même de louable en (bi , nous
nous y livrons tour entiers , & la piété
cft ablolument négligée. Je ne parle poin^.
ici de ces perfonnes qui n'ont dans l'ei-
prit que des projets de fortune & des vues
d'ambition, &: qui renfermant toute leur
félicité dans les bornes étroites de cette
vie, emploient fans fcrupule les voies les
plus iniques pour réuffir , & ne fe ména-
gent fur rien. Des hommes, qui, comme
dit l'Apôtre , n'ont de penfées & d'affec-
tions que pour les biens de la terre ; eft-
11 furprenant qu'ils ne s'occupent pas des
biens à venir, dont la foi eft peat-être
éteinte dans leur cœur? Mais vous, mes
frères , vous qui ne renoncez pas à re(-
pérance des biens futurs ; vous qui vous
interdifez le dol , la fraude, la rapine; qui
faites une haute profeffion d'honneur &C
de probité : vous dont les mœurs font ré-
glées, &c fort éloignées de tout excès;
N vj^
300 Pour le jour
vous qui ne refufez point votre fecours
à l'orphelin , SsC au pauvre la portion de
vos biens que la Providence lui a defti-
iiée; d'où vient que votre temps eft telle-
ment rempli par vos occupations , que les
exercices de religion ne fauroient y trou-
ver leur place ? Vous dites que la vraie
piété confifte à rem^plir les devoirs de Ton
état; j'en conviens : m^ais prenez garde;
l'illuiion eft ici à craindre : ce ne font pas
tant nos aétions, que la manière de les fai-
re 5 qui les rend agréables à Dieu ; il ne
prend pas fur fon compte toutes nos œu-
vres, àès qu'elles n'ont rien de contraire
à fa loi : pour qu'il les agrée, il faut les
lui offrir, il faut l'avoir en vue dans tout
ce que nous faifons , &" defirer de lui plai-
re : or, ce devoir fi eflentiel s'accomplit-
il lorfque la prière eft fi rare dans tout le
cours de notre vie ; lorfque nous vivons
dans un entier oubli de Dieu ? Mais d'ail-
leurs , fi la piété ne fe trouve que dans
l'exaftitude aux devoirs de notre état ; je
vous demande, votre état principal n'eft-
il pas d'être chrétien & membre de l'E-
glife? donc votre premier devoir doit être
de rendre à Dieu & à la religion ce que
vous leur devez. Il eft étonnant à ^quel
point on fe fait illufion là-deflus, & com-
bien de perfonnes croyant porter au tri-
bunal de Jefus-Chrift un tréfor immenfe
de bonnes œuvres, n'y trouveront qu'un
vuide affreux , & un tréfor effroyable de
colère, qui les accablera éternellement.
DE St. Thomas d'Aqlin. 301
Mais revenons à notre (i']c: : vous venez
de voir connue la piété guida notre faint
Docteur dans la recherche des Iciences;
je vais vous montrer comme Tufage de
ces mcmes fciences Taffermit dans la piéié.
JLj E jour, dit le Prophète, indiuit le n.
jour, & la nuit donne de triftes leçons ^'^^'^^'^^
à la nuit. La cupidité vous a-t-elle iervi
de motif dans la recherche des fciences }
elle fera votre but dans leur ufage. Car,
premièrement, y ctes-vous entré par ces
routes fecretes qu'un vii intérêt a frayées ?
vous ferez un dofteur fiottant; votre for-
tune décidera de vos fentiments; & il en
fera de vos lumières comme de ces jours
empruntés, dont on règle Tufage fur le
hefoin : premier écueil dans l'ufage dts
fciences, & qui naît de ce premier écueil
dont nous avons parlé dans leur recher-
che. En fécond lieu , avez-vous cherché
à contenter une vaine curiofité ? vos lu-
mières vous feront chères ; vous vous ap-
plaudirez de vos découvertes ; vous ado-
rerez cet ouvrage de vos mains ; vous
ferez un dofteur fingulier ; les opinions
vous paroîtront douteufes , du moment
qu'elles feront communes : fécond écueil
dans l'ufage des fciences, fuite du fécond
écueil qu'on a marqué dans leur recher-
che. Enfin, votre ferveur a-t-elle foufFert
de votre application aux fciences ? avez-
vous négligé de réparer par la prière cette
301 Pour le jour
dlîïipatlon de cœur inféparabîe d'une étude
protbnde & foutenue ? plein de vous-mê-
me , & vuide de Dieu , vous ferez un doc-
teur vain; vous ne rendrez point au Sei-
gneur la gloire qui lui eft due : & fembla-
ble à ces impies dont parle le Prophète ,
vous direz que votre langue s'eft fignalée
elle-m.ême, & que vos lèvres vous appar-
Tfai, II. tiennent : Dlxzrunt : Linguam noftram ma-
^ g'1-ficabïmus ; labïa noftra à nobis fiint :
troifieme écueil dans Tufage des fciences,
toujours inféparabîe du troifieme écueil qui
fe trouve dans leur recherche.
Saint Thomas qui dans la reche-rche des
fciences s'étoit frayé des routes bien dif-
férentes , mais malheureufement fi peu bat-
tues dans tous les temps , ne fe dément
pas dans leur ufage. Il y étoit entré par un
mépris généreux de toutes les prétentions
du fiecle ; auffi , loin d'être un dofteur flot-
tant, devient-il un dofteur exaét, unifor-
me, défintérefTé : jam.ais il n'y avoit marché
qu'à la lueur des afi:res de l'Eglife qui la*
voient précédé; auffi, loin d'être un doc-
teur fingulier, devient-il, je puis le dire ici,
un dofteur œcuménique & univerfel : ^n-^
fin , il avoit toujours mêlé la prière à l'étu-
de; ah! auffi avec la réputation la plus ex-
traordinaire qu'aucun autre avant lui ait ja-
mais eue en ce genre , il fut le dofteur le
plus humble de fon temps, & femblable à
Moïfe, feul il ne s'apperçut pas de la gloire
.« v^i. 34^ doi^i- ji brilloit : Ignorabat quàd cornuta effet
*^* facUs fua ex corifordo fcrmonis Domini<,
D.E St. Thomas d'Aquin. 305
Il fut un doéteur exaâ: & dcfinfcrcRé,
n'ayant d'autre but que de faire connoî-
tre la vérité : cette louange que je donné
à notre Saint, paroîtia pcut-ctre peu de
chofe à bien des gens; mais fouffiez que
je la mette dans le point de vue d'où elle
m'a frappé.
Repréfentez- vous l'homme de Ton fiecle
le plus confulté : le nouvel Efdras à qui
on a recours pour Tinterprétation de la
loi ; l'arbitre & l'oracle des grands de la
terre dans leurs difficultés &: dans leurs
doutes. Que cette fituation eft délicate j.
Les puifTants de la terre veulent être fou-
verains par-tout : on diroit que la vérité
eft de leur reflbrt; il faut qu'elle fe trouve
quelque part qu'ils veuillent la placer : ils
ne favent pas avoir tort : & leur oppofer
la raifon , c'eft prefque fe rendre coupable
du crime de félonie : l'air même qu'on
rcfpire auprès d'eux, a, je ne fais quoi de
malin qui dérange toute la conftitution de
l'efprit. Tel qui loin de la grandeur & dans
l'oDfcurité de la province, s'applaudit en
fecret de fon défintérefTement , retrouve-
t-il cette même force & ce même cou-
rage, lorfqu'il eft une fois expofé au grand
jour ? On plie la loi; on Tajufte au temps ^
à l'humeur , au befoin : hélas! on n'a point
de fentiments propres; & fouvent on n'a.
que les fentiments de tous ceux auxquels
il eft avantageux de plaire. Vous le fa^
vez, Seigneur; &: tous les fiecles en ont
vu de trifies exemples,
304 Pour le jour
Or , mes frères, quel ordre , quelle exac-
titude, quel air uniforme & foutenu dans
la do6lrine de notre Saint! on voit bien
qu'il ne cherche que la vérité. Donne-t-il
des règles pour les mœurs ? quelle droi-
ture ! il ne penche ni à droite ni à gau-
che 5 félon Pexpreflion du Prophète. Eloi-
gné de ce zèle amer & intraitable qui veut
faire defcendre le feu du ciel fur les villes
péchereflTes, qui fans nul égard achevé de
brifer un rofeau déjà cafîe j &c d'éteindre
vue lampe encore fumante , qui bannit
de l'Evangile cette humanité confacrée par
mille paraboles qu'on y rencontre ; éloi-
gné auffi de cette molle complaifance qui
éteint le feu facré que Jefus-Chrift eft venu
allumer fur la terre , qui loin de renou-
veller un vêtement vieux & pourri , fe con-
tente d'y appliquer un peu d'étoffe neuve ,
qui bannit de la morale de Jefus-Chrift
cette fainte auftérité qui en eft Tefprit do-
minant ; il tient toujours ce fage milieu
dont chacun fe fait honneur, mais que fi
peu de gens favent tenir , & Ton trouve
encore'aujourd'hui dans les belles décifions
qu'il nous a laiffées fur les mœurs , com-
me dans l'arche d'Ifraël , & la douceur
de la manne , & la rigueur falutaire de la
verge.
Minières de la nouvelle alliance, vous
qui tous les jours travaillez à conftruire au
Seigneur des tabernacles vivants, regardez
& faites félon ce modèle. Malheur , dit
TEfprit-Saintj malheur aux pafteurs qui trai-
DE St. Thomas d'Aquin. 305
tent leurs brebis avec une rigueur févere
&c pleine d'empire ; mais malheur aufli à
ceux qui préparent des coufTinets pour les
mettre fous les coudes. Il ne faut pas ca-
cher aux hommes l'immenfité des mifé-
ricordes du Seigneur; mais il ne faut pas
non phis leur laifTer ignorer la fainte ri-
gueur de fa juftice, & combien c'eft une
chofe horrible de tomber entre les mains
du Dieu vivant avant que de Tavoir ap-
paifé par de dignes fruits de pénitence :
en un mot, il faut inftruire les hommes
de la vérité fans y ajouter, fans diminuer,
fans la déguifer. Or, que ce talent eft rare!
& qu'il eft dangereux de fe mêler d'inf-
truire lorfqu'on manque de ce talent!
Thomas le pofiTédoit ce talent fî rare,
& il fut le conferver au milieu de la fa-
veur des grands. Urbain IV veut Télever
aux premières dignités de TEglife; TAr-
chevêché de Naples lui eft offert : fembla-
ble à Moïfe , il lui fuffit d'être légiflateur
du peuple de Dieu ; il laifte à d'autres l'hon-
neur du facerdoce : mais non content dV
voir refufé cette dignité , fe défiant de lui-
m<?me en quelque forte , il conjure le Pon-
tife de ne lui en plus donner d'autres , &
de le laifter finir fa courfe dans la pau-
vreté & l'humilité de fa profeflîon ; exem-
ple rare , ô mon Dieu! & qui femble n'être
plus à la portée du fiecle. Ah ! on ne de-
mande plus que vous ofiez refufer les di-
gnités de l'Eglife qu'on vous oflFre : c'eft
une vertu des premiers âges; c'eft un hé-
lo6 Pour le jour
roïfme qu'on renvoie , û j'ofe le dîre ,
aux temps fabuleux : mais ofez ne pas y
parvenir par des (entiers d'iniuftice &c d'ini-
quité; ofez ne pas acheter le don de Dieu ;
ofez réfifter à la tentation d'un bénéfice ,
pour lequel il faut traiter & drefler des
articles comme pour un bien profane.
Les Princes de la terre non contents
de refpeâer la vertu de notre Saint , &c
de lui accorder leur eftime, l'honorèrent
m.!^me de leur familiarité. Saint Louis ap-
pelle fouvent faint Thomas à fa table; mais
de quelles penfées croyez-vous donc qu'efl
alors occupé ce faint Dofteur ? Ecoutez,
ho'mmes enivrés de la grandeur ; & ap-
prenez de rinfenfibilité des faints, de quel
prix eft à leurs yeux cette faveur des grands
dont vous /aires votre idole : il eft de-
vant un Roi de la terre , comme vou$
êtes û fouvent en la préfence du Roi des
rois ; à peine fe fouvient-il que le Prince
eft là préfent: il retrouve jufqu'au milieu
de la Cour le calme de fa retraite & le
fouvenir de fes chères études; il y eft pro-
fondément en!éveli; & par une fainte mé-
prife qu'on peut regarder comme une des
plus grandes preuve:, de fa piété & du peu
d'attache & de goût qu'il avoit pour, les
chofes de la terre, il prononce tout haut,
comme il eût fait dans fa cellule , un nou-
vel arrêt qu'il vient de drefler contre les
hérétiques : Conclufum eft contra Mani^
chœos. Jugez par ce .trait fi la faveur du
Prince faifoit une forte imprefîion fur (on
DE Sr. Thomas d'Aquin. 307
cœur, & fi l'on peut croire qu'il Teût re-
cherchée.
Les enfants du fiecle , ie le fais , en-
têtés d'une taufTe délicatefle, verront fans
doute d'un autre œil cet endroit de la vie
de notre Saint; mais qu'ils apprennent de
l'admiration même de faint Louis, que la
folie apparente des faints eft plus iage que
toute la fagefle du monde.
Mais fi le mépris du fiecle fit faint Tho-
mas un dodeur exaft & défintéreiTé , le
mépris de fes lumières en fit un dodeur
œcuménique &c unlverfel ; le mépris de
lui-même , un dofteur humble ; & c'eft
ainfi qu'il évita ^es autres écueils que Ton
trouve dans Tufage des fciences.
L'amour de la nouveauté , dangereufe
& délicate paffion des favants , fut tou-
jours roh*]2t le plus confiant de la haine
de notre Saint. Vous avez vu , mes frè-
res , avec quel foin il évita toujours toute
£ngu!arité dans la doctrine; avec quel rel-
peci il s'attachoit aux fentiments des an-
ciens docteurs de TEgliie , qui nous ont
tranfmis la foi qu^ils avoient reçue des
Apôtres; & voilà ce qui l'a rendu en quel-
que forte dans l'Eglife, un dodeur œcu-
ménique & univerfel, je veux dire, fuivi
& approuvé univerfellement.
Rome, Paris, Naples , Boulogne, ces
villes célèbres l'admirèrent tour-à-tour, &
entendirent les paroles de vérité qui for-
toient de fa bouche ; & dans tous ces dif-
férents endroits fa do6lrine recroît les mcr
30S P O U R L E J O U II
mes applaudliïements & les mômes élo-
ges. On Tadmire, non parce qu'il dit des
chofes nouvelles, mais parce que chacun
reconnoît dans fes difcours la foi de fes
pères , & s'en convainc de plus en plus
par les preuves folides & lumineufes qu'en
donne notre faint Dodeur.
Mais c'eft fur-tout depuis fa mort, que
Dieu a glorifié notre Saint ^ & qu'il l'a
rendu un dofteur univerfeL Ici , mes frè-
res, vous me prévenez : d'abord s'offrent
à vos efprits toutes les Univerfités du mon-
de, fidelles dépofîtaires de fa doftrine; &C
fur toutes les autres , celle qui le forma
dans fon fein , l'illuftre Faculté de Paris ,
plus glorieufe par cet endroit que par mille
autres , qui depuis tant de fiecles la met-
tent fî fort au-deiïus de toutes les focié-
tés de favants répandues dans le monde
chrétien. Parmi tant de pieufes & favantes
communautés régulières , boucliers facrés
dont TEglife , cette tour de David , eft
environnée , en eft-il une où les décidions
du fondateur tiennent plus lieu de règle
dans la difcipline & dans les moeurs, que
celles de notre Saint dans la foi & dans
la doftrine? Mais fur toutes les autres com-
munautés , celle qui avec lui a donné &
donne tous les jours à TEglife tant de grands
hommes , tant de faints pontifes , tant de
dofteurs diftingués; l'Ordre de faint Domi-
nique, qui toujours a occupé le rang d'hon-
neur dans le camp du Seigneur; d'où cet Or-
dre célèbre tire-t-il aujourd'hui fon princi-
DE St. Thomas d'Aquin. 309
pal éclat, finon de rattachement inviolable
qu^il conlerve pour la cloàbine de notre
faint Dofteur? Vous dirai-je que l'oracle
du monde chrétien , Rome mcme , ce
centre de la foi & de Funité , a vu fou-
vent fes Pontifes defcendre du tribunal fa-
cré , &c y faire monter les écrits de notre
Saint pour prononcer iur les différends qui
troubloient TEglife ; que les Conciles eux-
mcmes , ces juges vénérables &c infailli-
bles de la doctrine , ont formé leurs dé-
crets fur fes déclfions; que les partifans de
l'erreur n'ont jamais eu de plus redoutable
ennemi, & que comme les Philiftins, ils
ont défefpéré de pouvoir exterminer l'ar-
mée du Dieu vivant , tandis que cet Ar-
che réfidoit au milieu d'elle : ToUc Tko^
niam , & diffipabo Ecckjiam DcL Aufli
de quels éloges les Pontifes Romains n'ont-
ils pas honoré fa doctrine? eh! je ne fini-
rois pas, (î je voulois recueillir ici , & vous
mettre fous les yeux, tous ceux qu'il a re-
çus dans tout le monde chrétien.
Mais que ne puis- je du moins vous le re-
préfenter dans le plus haut degré de répu-
tation où la vanité la plus emportée puiffe
prétendre, connu, admiré, confulté de
tout l'univers, regardé conune une lampe
éclatante , placée fur le chandelier pour
éclairer toute TEglife, &: en même temps
plus ingénieux à fe cacher à foi-méme fon
mérite que nous ne le fommes nous , à
donner du relief & à g'-offir le nôtre à
uos propres yçux l Je pafle ici mille traits
310 Pour le jour
dont rhiftoire de fa vie efl toute femée.
Combien peu étoit-il empreffé d'étaler les
tréîbrs de Tcience & de lageiïe dont il
étoit rempli? juiques-Ià que ibn fiience
donna lieu quelquefois à des méprifes, &
le tit prendre pour un efprit commun &
vulgaire. Combien étoit-il éloigné d'affec-
ter la moindre Supériorité au-delîus de les
treres , ou plutôt avec quelle attention il
les prévenoit totis par des témoignages
d'honneur & de déférence, quoique tout
le monde reconnût &c rendît hommage
à la fupériorité de grâce & de lumières
qui étoit en lui ? Avec quelle attention
rapportoitil tous (es talents à celui de qui
delcend tout don parfait , & toutes fe^i
connoiffances au Père des lumières , ne
ceïïant de dire qu'il étoit plus redevable
à la prière qu'à l'étude , du peu qu'if fa-
voit ? Mais ce qui manifefte fur-tout le
fonds admirable d'humilité qui étoit, dans
notre Saint , & qui montre qu'en culti-
vant fon efprit , il avoit encore plus de
foin de régler fon cœur , c'eft cet air de
réferve & de modération qui règne dans
fa manière d'écrire. L'entend-on jamais
parler lur le ton déclfif & important qui
veut tout ramener à foi , & qui pour ga-
rant de lés raifons ne donne que fa pro-
pre autorité? Les altercations de l'école,
la chaleur des difputes, la variété des opi-
nions & des doctrines font-elles jamais
fait fortir de ce caraftere modefte & uni?
Il propolb funplement, décide modefte-
DE St. Thomas d'Aquin. 311
ment, condamne peu , ne blciie jamais ;
oui , dans des ouvrages immenfes & fur
des matières prelque toutes dilputées, il
ne lui eft pas échappé un feul mot qui fe
fente de Taigreur & de la difpute ; & s'il
a bâti un temple à la vérité , cj'a été , fi
je Tofe dire, comme Salomon , fans em-
ployer le fer ni fans donner un coup de
marteau. Hélas! pourquoi ne s'en eil-on
pas tenu là dans les fiecles fuivants? pour-
quoi, loin de défendre Jérufalem invertie
d'ennemis de toutes parts , a-t-on tourné
les armes les uns contre les autres? pour-
quoi appelle-ton fi fouvent la paflion au
fecours de la vérité ? Quelle folie , s'é-
crioit autrefois faint Auguftin , gémifiant
fur ce défordre , de donner de mortelles
atteintes à la charité pour défendre une
loi dont la charité feule efi: la fin & Tac-
complifTement : Vide quàmftultum Jzt pcr*
niciojîs conttnùonïbus ipfam offindcre ca-
ritaum , propter quam diclafunt omnia eu*
jus dicla conamur exporitre. Ce feroit ici
un nouveau fujet d'éloge pour notre Saint :
mais je ne finirois pas fi je voulois met-
tre dans leur jour tous les traits que four-
nit ia vie; en voilà plus qu'il n'en faut
pour notre édification. Admirons fur-tout ,
mes frères, l'humilité profonde de ce grand
Dofteur. Hélas ! nous nous élevons Sou-
vent au defius des auties fans aucun fonde-
ment , aveuglés par notre amour- propre
qui nous cache des défauts grofliers , &C
nous fait voir en nous des vertus que nous
311 Pour le jour
n'avons point; le Ciel nous a-t-il départi
quelques-uns de ces talents rares parmi le
commun des hommes; dès- lors il faut
que tout ce qui nous approche, nous rende
des relpecls tSc des hommages , & la dé-
licateffe de notre orgueil fe bleffe contre
quiconque oferoit les lui refufer : & voilà
un Saint, qui réunit en fa perfonne tout
ce qui excite Teftime & l'admiration, les
dons de la nature , ceux de la grâce , les
talents acquis; cependant loin d'exiger des
égards & des attentions , s'il pouvoit fe
bleïïer de quelque chofe , ce feroit de ce
qu'il ne peut vivre oublié & confondu dans
la foule de (es frères. Voilà , chrétiens ,
voilà le vrai caraftere des faints; l'humi-
lité , cette vertu que Jefus-Chrift nous a
tant recommandée , parce que ce n'eft que
par elle que nous pouvons lui être ren-
dus conformes; l'humilité , parce que toute
feule elle fuffit, & que fans celle-là toutes
les autres ne font rien : mais , hélas ! c'eft
de toutes les vertus la plus rare ; quoi-
qu'il femble qu'elle dût nous être fi na-
turelle. Car enfin , mes frères , fi nous
nous connoiflions tels que nous fommes;
il nous ne nous attribuions que ce qui eft
véritablement à nous; en un mot, fi nous
nous rendions la juftice que nous méri-
tons , quel fondement trouverions-nous à
notre orgueil ? ^
Grand Dieu! ]e ne vois rîen en moi
qui ne me rende abjeft & méprifable à
vos yeux & aux yeux des hommes; &: fi
j'étois
DE St. Thomas d'Aquin. 31^
jVtols connu tel que je fuis, je ne pourrois
ine plaindre crctre bafoue avec le dernier
mépris; cependant vous me promettez un
poids immenfe de gloire , pourvu que je
prcferve mon cœur de la vanité. Ah ! je
m'humilierai de plus en plus , je ferai pe-
tit à mes yeux , afin de mériter par-la cette
gloire immortelle que vous deftinez aux
humbles de cœur; je vous la fouhaite, &:c.
Ainfi foit-il.
'V^SS
h -M
%
anez*
3ï4 Pour LA FÊTE
SERMON i
POUR LA FÊTE
D^UN St. martyr,
PATRON D'UNE ÉGLISE.
Vos eritis inihi tedes.
Fous me rendrez témoignage. Aét, i. 8.
9^^:J^=^^ E N D R E témoignage à Jefus-
j^I^Pa/JI Chrift eft pour tout fidèle un
jnjtlmly devoir indifpeni
fable; & le mar-
tyre eft fans doute le plus grand
témoignage que Dieu puifTe exi-
ger de l'homme, puifque rien n'eft fi grand
que Tamour , & que le martyre en eft la
confommation & la plénitude. Je fais que
ce témoignage n'eft pas de tous les temps,
& qu'il a fallu que TEglife ait eu fes ty-
rans & fes perfécuteurs , pour avoir (qs
martyrs & (ts apôtres ; mais il eft un mar-
tyre de foi comme un martyre de fang.
d'un saint Martyr, &c. 315
Quoique les perfécutions aient fini , &C
que les Céi'ars roicnt devenus les protec-
teurs de la religion qu'ils avoient voulu
d'abord détruire ; tout fidèle n'en eft pas
moins obligé d'ctre un témoin de Jelus-
Chrift, comme le iaint Martyr dont nous
honorons ici la mémoire : la paix de l'E-
glife qui n'oiQ rien au mérite de la foi ,
note rien non plus à ks obligations; la
vie chrétienne eft toujours une vie de com-
bat, de tentation & de Ibuffrance : le chré-
tien eft toujours un martyr qui doit en un
iens mourir chaque jour pour Jelus-Chrift;
il faut dans tous les temps qu'il perde fon
ame pour la regagner ; & îî fa vie n'eft
pas un témoignage continuel &: pénible de
fa foi , elle en eft une défertion & une
indigne apoftafie. Mais pour développer
une vérité lî capitale & d'un fi grand ufage
pour les fidèles, je la partage en trois ré*
flexions , qui vous apprendont ce ^ue c'eft
que ce témoignage , que nul fidèle ne peut
fe difpenfer de rendre à Jefus-Chrift. Nous
avons beibin des lumières de l'Efprit-Saint;
invoquons-le par Tinterceffion de Marie.
j4ve^ Maria.
V^UAND je parle du témoignage que , i«
toi;i chrétien eft obligé de rendre à Jefus- 1^^^^^^-
Chrift, je n'entends pas feulement la pro-
fcfiion extérieure que nous faifons tous de
fa do(5lrine : tous ceux qui lui diront : Sei-
gneur, Seigneur, c'eft-à-dire, qui imvo-
Oij
3i6 Pour là Fête
queront avec TEglife , ne feront pas pour
cela un jour au nombre de fes diiciples :
je parle d'un témoignage qui coûte , qui
ne démente pas par la conduite la foi qu'il
profefle au-cîehors , qui ne défavoue pas
Jefus-Chrift par fes œuvres tandis qu'il le
confeiTe de bouche; d'un témoignage qui
honore la religion, qui glorifie le Seigneur,
qui fanftifie le fidèle ^ & qui par le facri-
fice continuel qu'il fait des chofes préfen-
tes , le rende un témoin éclatant des fu-
tures; c'eft 'à-dire, que le témoignage que
la foi exige de tout fidèle , eft un témoi-
gnage de fouifrance , un témoignage de
foumilîion , &: un témoignage de defîr.
Un témoignage de fouffrance. Oui, mes
frères , ce n'oft qu'en foufrrant que nous
pouvons rendre témoignage que nous fom-
mes chrétiens : les martyrs en donnant leur
vie pour Jefus-Chrift n'ont fait qu'abréger
leur facrifice , & terminer par un feul aéle
héroïque & douloureux cette longue car-
rière de fouffrances que doit fournir tout
fidèle. Il ne s'agit pas feulement ici de
ces maux extérieurs dont la Providence
fouvent nous afflige , & que la condition
humaine nous rend inévitables ; ce font
des épreuves que Dieu n'exige pas éga-
lement de chacun de nous, & des moyens
de fanftification dont fa fageiTe fe fert pour
accomplir fes deffeins de miféricorde ou de
juflice fur certaines âmes fidelles. Il s'agit
de ces fouffrances qui forment proprement
la vie chrétienne , de cet efprit de croix
D*uN SAINT Martyr, &:c- 317
& de mortification qui rend témoignage
que nous Tommes dilbiples de Jeius-Chrift,
l'edateurs de fa doélrine, & alToclés à (es
promeiles. Il s'agit de ce renoncement in-
térieur , de ce martyre invifible & con-
tinuel, qui fait que nous réfiftons à nos pal-
fions ; que nous réprimons nos deiirs in-
juftes ; que nous combattons nos penchants
vicieux ; que nous afFoibliiïbns les impref-
iions des iens par les vues de la foi, &
que nous élevons dans nous la vie de Tef-
prit & de la grâce fur les débris de Tamour-
propre & de la nature. Il s'agit de cette
pénitence du cœur, fans laquelle il n'y a
point de falut , qui fait que nous pardon-
nons les injures; que nous aimons ceux
qui nous haïirent; que nous difons du bien
de ceux qui nous font du mal ; que nous
étouffons les faillies de la colère , les im-
pétuofités de l'humeur , les mouvements
de la vanité ; que nous retranchons les
excès de l'amour-propre , les complaifan-
ces de l'orgueil, les inutilités des plaifirs^
les dangers des commerces , les périls des
occafions, les charmes de la pareffe , les
écueils de l'ambition ; & que nous pre-
nons fans ceffe le parti de la foi & de
l'Evangile contre nous-mêmes. Il s'agit de
cette violence fi fouvent commandée dans
l'Evangile , qui fini que prefque dans tou-
tes nos adions nous devons être en garde
contre notre cœur, craindre que l'amitié
ne le fcduife ; que la haine ne le flétriffe ;
que la flatterie ne l'empoifonne ; que la
O iij
3iS Pour la Fête
compîailance ne l'entraîne ; que l'intérêt
ne Taveugle ; que Tenvie ne le fouille ;
que le plaifir ne l'emporte; que l'indolence
ne Tafloupiffe ; que l'exemple ne le raf-
fure; que nous ne prenions nos penchants
pour nos devoirs 5 & les abus que nous
juftifîons, pour les règles que nous devons
ibivre. Il s'agit de cette vie de la foi, qui
combat fans celle au-dedans de nous la
vie des fens ; qui dans toutes les aftions
5^ dans tous les événements trouve des
iacrifices à faire, parce que par-tout elle
trouve ou des périls à craindre, ou fes pro-
pres penchants à combattre ; & qui nous
trouvant toujours oppofés à la loi de Dieu,
nous fait toujours trouver en nous-mêmes,
& la fource de toutes nos tentations, &
l'occafion de tous nos mérites. Il s'agit en-
fin , de cette guerre continuelle qui fait
que le chrétien ne peut fe fauver fans qu'il
lui en coûte, fans fe vaincre foi-même,
fans rapprocher fans cefiTe de la loi de Dieu
/es penchants qui s'en éloignent fans celle;
fans facrifier aux impreiîions de la foi , les
împreflîons des fens qui les contredifent;
fans vivre pour Dieu au milieu de tous
les objets qui nous portent à nous cher-
cher nous-mêmes; fans être étranger dans
une terre où tout nous retient & nous at-
tache; en un mot, fans faire de tout ce
qui fait nos crimes & nos plaifirs la fource
de nos vertus , & l'occafion de nos fouf-
frances.
y oilà le martyre que la foi exige de tout
d'un saint Martyr, &c. 319
fidèle ; c'eil à ce prix que le royaume de
Dieu nous eft promis. Les ilipplices ihs
martyrs, les auftérités des anacoretes font
des grâces; mais ce ne (ont point des de-
voirs : tous n'ont pas ce don, comme parle
TApôtre, &c tous ne font pas appelles au
mcme honneur; mais la vie cruciiiée, mais
la mortification des partions, mais la vio-
lence des fens, mais la pénitence du cœur
eft la vocation de tout fidèle, le premier
devoir de la toi, le fond & comme lame
de toute la vie chrétienne. Ainfi tout chré-
tien eft un témoin de Jeius-Chrift, parce
que par les violences continuelles que l'E-
vangile l'oblige de faire à fon cœur & à
(es partions, il rend témoignage que Jefus-
Chrift eft le maître des coeurs, le rému-
nérateur des fidèles, le juge éternel de nos
œuvres; que. fa doftrine eft la voie du
falut, & la dodrine de la vérité; que fes
promertes font préférables à tous les plai-
firs dont elles exigent le facrifice. C'eft à
nous maintenant à nous demander fi nous
fommes chrétiens , c'eft-à-dire , les mar-
tyrs de la foi &c les témoins- de Jefus-Chrift;
à nous demander ce que la religion nous
coûte ; quels facrifices nous faifons à fes
promertes; fi Jefus-Chrift eft pour nous un
époux de fang , & quelles violences nous
pourrons lui offrir un jour comme le té-
moignage de notre foi & le prix de fon
royaume. Je vous demande fi ceux qui ne
croient pas en Jefus-Chrift , &c à qui la
dodlrine de la croix n'a pas été prcchée ,
O iv
310 Pour la Fête
mènent une vie différente de la nôtre; fî
nous fbnimes plus patients qu'eux , plus
chartes, plus charitables, plus aufteres dans
nos mœurs 5 plus modérés dans nos paf-
iîons , plus équitables envers nos frères ,
plus circonfpefts dans nos difcours , plus
détachés des chofes préfentes : & fi le feul
avantage que nous avons fur eux , n'eft
pas une loi plus fainte & une vie plus cri-
minelle. Premier témoignage, un témoi-
gnage de fouffrance.
1 î. J^ E fécond témoignage que nous devons
rendre a la toi, eit un témoignage de lou-
miffion. Je dis de foumiflion , non-feule-
ment à la profondeur de fts myfteres &
à Tautorité de fa parole , en facrifiant nos
lumières , en captivant notre raifon , en
adorant ce que nous ne pouvons com-
prendre, & en ne voulant pas être fa-
ges contre Dieu même : de foumifîîon,
non-feulement en ne voulant pas appro-
fondir témérairement ce que l'œil n'a ja-
mais vu , & ce que l'oreille n'a jamais en-
tendu ; en ne mêlant pas à la {implicite
de la foi, la vanité de nos raifonnements
& la foibleffe de nos conjeftures; en ne
regardant pas comme un bon air une force
d'efprit qui en eft toujours l'aveuglement
ôc la folie ; en méprifant les hommes au-
dacieux qui croient s'élever au-deffus des
autres , en s'élevant au deffus de la foi ;
qui s'honorent de l'impiété , comme d'un
d'un saint Martyr, ^c. 311
tître de diftinftion & de gloire; & en ne
trouvant rien de plus noble & de plus
grand que la docilité & la foumiffion du
tidele : de ioumiflîon, non- feulement en
refpedant les pratiques du culte extérieur
de la toi, les pieufes traditions de nos pè-
res , les lolx de l'Eglife ; en rendant hom-
inage à la grandeur de la religion par no-
tre Hdéliré à remplir les devoirs les plus
limples & les plus vulgaires, & ne croyant
indigne de nous que de nous mettre nous-
mêmes au-deflTus de la loi & des règles.
Cette foumiflion ne regarde propre-
ment que TeTprit : mais la toi exige en-
core la foumiflion du cœur; je veux dire,
l'acceptation des ordres de Dieu fur nous,
la conformité à fa volonté fainte dans tou-
tes les fituations où il nous place; en fup-
portant avec patience les croix que fa
bonté nous m.énage , les infirmités dont
il nous afflige, les injures de nos enne-
mis , les perfidies de nos amis , la perte
de nos proches ,'les difgraces de la for-
tune , & tous les événements, ou qui
mortifient nôtre orgueil, ou qui trompent
notre efperance; en faifant des peines at-
tachées à notre état , des moyens de fa-
lut. Vous fur-tout, mes frères, que la Pro-
vidence a fait naître dans une condition
pauvre & laborieufe : loin d'envier ladef-
tinée de ceux qui vivent dans l'abondan-
ce; loin de murmurer contre l'ordre de
Dieu, qui femble vous condamner au tra-
vail 5 à la pauvreté 6>c à la mifere; loin
O V
312 Pour la Fête
de porter impatiemment le poids du jour
ôc de la chaleur , que la Providence iem-
ble vous avoir impofé à vous (euls ; loin
de vous regarder comme malheureux ,
parce que vous êtes pauvres ; vous de-
vez au contraire bénir la miîëricorde de
Dieu de vous avoir fait naître dans une
condition où le falut eft plus facile , parce
que les dangers y font moindres ; dans
une condition où vous avez moins de ten-
tations à craindre , moins de pièges à évi-
ter , moins d'obftacles à furmonter , &
où tout vous facilite les voies du falut &
de la vie éternelle ; dans une condition
GÙ Jefus-Chrift appelle bienheureux ceux:
qui y font nés , puifque les riches doi-
vent fe priver par un efprit de foi , des
plaifirs que la naiiTance vous refufe; qu'ils
doivent porter dans le' cœur la pauvreté
que vous étalez au-dehors; qu'ils doivent
remplacer par une pénitence volontaire ,
les travaux que la nature vous impofe ;
& que vous pouvez avoir le mérite de
leur état fans en partager les tentadons &
les vices. Penfez quelquefois, mes frères,
que la vie eft courte , & que le chré-
tien eft condamné à fouffrir : qu'ainfi l'é-
tat qui nous attache le moins à la vie ;
qui nous éloigne plus des plaifirs qui cor-
rompent le cœur ; qui nous ménage plus
d'occafions de privations & de fouffran-
ces, qui laifte à nos paflîons moins de
moyens de fe fatisfaire; qui met entre les
grandes tentations du monde & nous , un
d'un saint Martyr, &c. 325
Intervalle preCque infini , eft un état heu-
reux pour le ialut, puilqu'il nous en four-
nit tous les n)oyens & qu'il nous en éloi-
gne tous les obitacles. Souvenez-vous qu'il
faut foufFrir clans le monde ou clans l'é*
ternité; qu'il eft rare ou mcnie impoiîi-
ble 5 d'ctre heureux fur la terre & dan.ç
le ciel ; que la religion retranche aux ri-
ches ce que la nature vous a déjà retran-
ché ; que s'ils ont plus de biens que vous ,
ils auront aulîi un plus grand compte à
rendre ; que nous ferons cous égaux de-
vant le tribunal de Jefus-Chrift; & que ce
qui diftinguera alors les fidèles , ce ne fe-
ront plus les noms & les honneurs , mais
les œuvres & les mérites.
Ainfi, qui que nous foyons, mes frères,
& en quelque état que la Providence nous
ait fait naître, il eft inévitable que nous
ne trouvions des croix & des peines dans
notre état. Or , le témoignage que nous
devons rendre à la foi , c'eft de glori-
fier Dieu dan^ nos peines ; c'eft de nous
foumettre à fa fagefle qui nous les impo-
fe ; c'eft de reconnoitre l'ordre du Sou-
verain qui difpenfe les événements agréa-
bles ou fâcheux pour accomplir (es âeÇ"
feins de miféricorde fur les hommes; c'eft
de fentir que les peines de notre état font
les voies de notre fandlficatlon; que nous
fommes perdus, fi nous en fortons en mur-
murant contre la main qui nous frappe ;
que Dieu a (qs ralfons dans toutes fes dé-
marches à notre égard ; que fon unique
•O vj
314 Pour la Fête
vue, dans fes différentes conduites, eft de
nous conduire plus fûrement aufalut; que
rien n'eft plus à craindre que de n'avoir
rien à fouffrir, & que notre état n'eft fur,
qu'autant que nous y trouvons des difficul-
tés & des peines. Voilà le témoignage glo-
rieux que nous devons rendre à la foi :
car rien n'honore plus la religion que la
patience & la foumifïîon du fidèle ; rien
ne fait mieux comprendre la grandeur &
la puiffance de la foi , que de trouver dans
l'efpérance des promeffes futures une ref-
fource toujours prête contre les peines pré-
fentes; &: il Dieu eft grand dans (es fair^ts,
il Teft principalement dans ceux qui favent
fouffrir & fe foumettre.
Et cependant il femble qu'il n'eft point
pour nous de Providence : nous la comp-
tons pour rien dans tous les événements
qvf} conipoient notre vie ; nous n'y voyons
que la malice de nos ennemis , les in-
juftices de nos maîtres , la mauvaife foi
de nos amis, l'animofité de nos envieux;
il iemble que les hommes gouvernent l'u-
nivers 5 & difpenfent à leur gré les ré-
volutions diverfes qui nous intéreffent ;
il femblfe que leurs paffions font les pre-
miers mobiles des changements & des for-
tunes : nous ne remontons jamais juf-
qu'au Souverain qui les met en œuvre,
,& les fait fervir à fes deffeins éternels
fur nos deftinées; nous n'y voyons pas
un Dieu , & fupréme & fecret difpenfa-
teur de toutes chofes, fans Tordre duquel
d'un saint Martyr , &c. 31?^
pas un cheveu nicme de notre tcte ne
tombe ; qui tait tout , qui conduit tout ,
qui difpofe de tout , qui a prépare de toute
éternité les événements les plus foudains
& les plus furprenants pour les faire fer-
vir à notre lanftification , & qui fe joue
de la vaine fagede des hommes , en les
conduifant à les fins par les voies mê-
mes qu'ils avoient choifies pour les évi-
ter. Quelle reffource pour un fidèle que
la fubîmiité de ces vues! quelle élévation
la foi ne donne-t-elle pas à l'homme ,
puifqu'elle le met au-deflus de tous les
événements! & quand la religion n'auroit
que cet avantage' au milieu des traverles
& des viciffitudes inévitables dans la vie ,
le pécheur ne feroit-il pas à plaindre de
S'en priver ? &c y auroit-il rien de plus
infenfé & de plus malheureux , qu'un hom-
me livré à lui-même, & qui vit fans Dieu,
fans religion &c fans confcience?
JCjNFIN, le dernier témoignage que nous in.
devons rendre à la foi, eft un témoignage Rî-fle.t,
de defir. Comme nous fommes étrangers
fur la terre ; que nous n^avons point ici-
bas de cité permanente; que les jours mê-
mes de notre pèlerinage font courts & la-
borieux, & que le ciel eft la patrie du fidè-
le ; le premier devoir de la foi eft de
foupirer après la patrie qui nous eft mon-
trée de loin : c'eft de rapporter à cet
heureux terme de nos travaux, nos foins.
3i6 Pour LA FÊTE
nos œuvres , nos defirs & nos penfées ;
c'efl de ne perdre jamais de vue ce lieu
de repos promis au peuple de Dieu, vers
lequel nous marchons fans cefTe , & où
toutes nos démarches &: tous nos mouve-
ments doivent nous conduire; c'efl de re-
garder tout ce qui nous environne comme
n'étant point à nous , puifque tout ce que
nous ne pourrions pofféder toujours, nous
ne l'avons que par emprunt; c'eft d'ufer du
monde & de toutes les chofes du monde
comme n'en ufantpas, c'eft-à-dire, com-
me d'un dépôt dont nous n'avons que
l'ufage , & qui ne doit que paffer par nos
mains ; c'eft de ne nous attacher qu'à ce
qui doit demeurer toujours ; c'eft de ne
fouhaiter que les biens permanents , que
perlbnne ne pourra plus nous ravir & qui
rendent heureux ceux qui les poffedent ;
c'eft de fentir que nous ne fommes point
faits pour les créatures , puifque toutes en-
femble elles ne peuvent afTurer à notre
cœur le repos que nous y cherchons, &
que les biens qui nous y attachent , font
plutôt la fource de nos chagrins que le
remède de nos peines. C'eft de nous être
à charge à nous-mêmes dans un lieu où
tout irrite nos pafïîons , &c rien ne peut
les fatisfaire ; où tous les pas que nous
faifons, font des chûtes ou des écueils; où
les mêmes objets que nous avons long-
temps defirés , forment enfuite nos plus
vives amertumes ; où tout nous éloigne
de Dieu, & où plus nous nous éloignons
d'un saint Mautyr , &c. 317
c!e lui , plus nous nous devenons infiip*
portables à nous-mêmes : d^ns un lieu
que nous aimons lans être heureux ; que
nous méprirons l'ans en être détachés ;
dont nous lénfons le vuide & le Frivole,
fans en être déi'abuiés ; oii tout nous dé-
plaît : & où cependant tout nous atta-
che ; dans un lieu où tout eft piège &
tentation : où nos bons defirs trouvent
tant d'obftacles , notre toiblefle tant d'ex-
cufes j notre foi tant d'illufions , notre
cœur tant de féduftions; où la profpé-
rite nous élevé , Taffliftion nous abat ,
la fanté nous fait oublier Dieu, la mala-
die-nous remplit de nous-mêmes; les af-
faires nous diifipent, le repos nous amol-
lit, les commerces nous léduifent, la fo-
litude nous nuit , les exemples nous en-
traînent , la fmgularité nous égare; & oii
la vertu n'eft jamais fûre , parce qu'elle
eft toujours entre nos mains , & que nous
portons toujours ce tréfor dans un vaif-
feau de terre. Voilà ce qui a tant fait tou-
jours foupirer les faints après leur déli-
vrance ; voilà ce qui doit nous faire de-
firer cette rédemption parfaite où toutes
les larmes feront effuyées , toutes les ten-
tations finies, toutes les pafîîons éteintes,
tous les defirs remplis , toutes les vertus
aflTurées , la fource de tous les vices à
jamais tarie : voilà ce qui doit nous faire
fupporter notre vie avec une fainte trif-
tefife , porter le poids de notre corps avec
frayeur, 6>c regarder la terre comme le^
3l8 P O U Px LA FÊTE
lieu des combats, des tentations, des nau-
frages ; vivre au milieu des créatures com-
me au milieu d'ennemis qui ont juré no-
tre perte , vk defirer que le règne de Dieu
vienne enfin s'établir pour toujours dans
nos cœurs. Et ne croyez pas que ce defir
fbit une lîmple vertu de perfection : c'eft
le premier devoir de la foi ; c'eft la drfpo-
fîtion la plus effentielle du fidèle; c'eft la
piété fincere & véritable; c'eft ce qui dif-
tingue les enfants du fiecle des enfants de
Dieu; c'eft l'état du chrétien fur la terre.
Quiconque ne regarde pas le monde com-
me un exil , n'eft pas citoyen du ciel ; qui-
conque met fes afreftions ici-bas, n'a plus
droit à la patrie promife aux fidèles ; qui-
conque ne fe compte pas comme étranger
dans le monde, n'eft plus un homme du
fiecle à venir, renonce à la foi, n'a plus
de droit aux promefîes futures, & eft pire
qu'un infidèle. Et voilà pourquoi, mes frè-
res, Jefus-Chrift nous affure que le royau-
me du ciel eft pour les pauvres & pour
les affligés : car il eft bien plus aifé de
fe regarder comme étranger fur la terre ,
quand on n'y polTede rien ; de regarder le
monde comme un exil , quand il eft pour
nous un lieu de privation &: de peines ,.
& d'attendre fa confolation dans le ciel>
quand on ne la trouve pas fur la terre.
Mais ce n'eft pas l'état, c'eft le cœur qui
fait les véritables pauvres. Si vous regar-
dez la pauvreté comme un malheur , fî
TOUS fouhaitez les richeffes que la Pro-
N
d'un saint Martyr, Src. 319
vldence vous refufe , fi vous les comp-
tez comme des biens véritables , fi vous
fonhaitez de les acquérir par des voies in-
jufies ; votre cœur eft riche , tandis que
vo:re condition eft pauvre; vous êtes mal-
heureux , & vous êtes coupable^; vous
participez à la malédidion des richeiïes ,
ik vous n'en partagez pas les commodi-
tés & les avantages. Au contraire, fi les
riches vivent détachés de leur opulence;
^'ik regardent les biens que la Providence
leur a confiés , comme des moyens de
miféricorde & le prix du royaume du ciel;
s'ils ibnt la confolation des affligés & la
reffburce des miférables ; fi loin dé s'éle-
ver de leur état , ils préfèrent la crainte
de Dieu & le tréfor de la juftice à toutes
les richeffes de la terre ; ils font pauvres
de cœur aux yeux de Dieu , & ils parti-
cipent à toutes les bénédiftions de la pau-
vreté , fans en partager les incommodités
& les peines.
Tels font les témoignages que la reli-
gion exige de nous. C'eft ainfi que tout
chrétien doit être un martyr de la foi :
non pas en répandant fon fang , en allant
annoncer Jefus-Chrift à des nations infi-
delles, en quittant fes proches & fa pa-
trie, comme le faint ^artyr dont la fo-
lemnité nous aflTemble aujourd'hui ; mais
en mortifiant fes paffions,par un principe
de foi , & c'eft un témoignage de fouf-
france ; mais en acceptant (es peines &C
fes affligions pour rendre hommage à la-
530 Pour la Fête
fbip & c'eft un témoignage de foumiffion;
mais en mëpriiant tout ce qui paffe , &
ne regardant comme des biens Iblides que
les biens éternels & les promelTes de la
foi 5 & c'eft un témoignage de deiîr : c'eft
ainfî que vous pouvez partager avec vo-
tre faint Patron la gloire & la couronne
de Ton martyre. Vous enviez quelquefois,
mes frères, le bonheur de ceux qui ont
répandu leur fang pour Jefus-Chrift; il
vous paroît heureux d'acheter à ce prix
& par un moment de fouffrance un royau-
me éternel ; mais ]e vous l'ai déia dit , il ne
tient qu'à vous de leur reiTembler. Dieu
ne demande pas le facriflce de votre corps;
mais il demande celui de vos paflions : il
ne demande pas que vous alliez vous of-
frir à des peines & à des tourments pour
fa gloire ; il demande que vous acceptiez
avec foumiffion celles qu'il vous ménage :
il ne demande pas que vous renonciez à
tout ; mais il demande que vous foyez dé-
tachés de tout. A quoi tient-il donc , mes
frères, que nous ne marchions fur les tra-
ces du faint Martyr que nous honorons?
Eft-ce que ce qu'on demande de nous eft
trop pénible? mais la grâce l'adoucit. Eft-ce
qu'il eft impoflible ? mais tant de faints
Pont pratiqué. Eft-ce qu'il eft inutile ? mais
c'eft le prix de notre falut. Mon Dieu ,
fi nous étions plus heureux fur la terre
en nous abandonnant à nos paflions , en
nous révoltant contre nos peines , en nous
attachant aux créatures , notre aveugle-
d'un saint Martyr, &c. 331
ment auroit une excufe : mais en favo-
rllant nos paflîons , nous augmentons nos
inquiétudes; en murmurant clans nos mal-
heurs , nous aigriffons nos peines ; en nous
attachant aux créatures, nous multiplions
nos liens , & nous agg[ravons notre Ser-
vitude. Vous ne nous demandez donc que
ce qui nous eft utile & expédient ; vous
nous intéreffez à vous fervir en promet-
tant que nous ne trouverons de repos vé-
ritable que dans votre lervice ; & vous
attachez à Tobiervance de votre loi , &
les avantages de la vie préfente , 6c les
promeffes de ia future, Ainfî foit-il.
"i;vM,ua
ANALYSES
DES SERMONS
CONTENUS DANS CE VOLUME.
POl/R LE JOUR DE SAINTE AGNÈS.
DIVISION. Deîix préjugés dans le inonde. L Un
préjugé defoiblcjjé & de fragilité ^ détr^uit par le
triomphe de la cbafteté d'Agnès, IL Un préjugé d'im-
pénitence , confondu par Je courage de fou martyre,
I. Partie. Préjugé de f cible j]e & de fragilité ,
qu Agnes confond par le triomphe de fa chafteté. Au
milieu de tant de généreux défenfeurs de la foi , donc
le triomphe rendoit Rome encore plus illuftre que \q.s
victoires de ks anciens conquérants, Agnes parut avec
tant d'éclat, que Ton nom Ibul devint i«'-gloire de TE-
gliie, la honte du paganifme, & l'admiration de tous
les fieclcs. La grâce & la nature avoient pris plaifir de
répandre à Tenvi fur elle tous leurs tréfors : aufîî s'a-
tira-t-elle d'abord les regards pubncs,&: ce que Rome
avoit de plus grand , la rechercha. Quel écueil pour
une vertu vulgaire! car refufe-t-on à cet âge une fortune
brillante qui s'offre, & fur-tout quand fhonneur & la
^ religion n'y femblenc mettre aucun obflacle ? Mais
* Agnès ne balance pas à préférer le tréfor de la virgi-
nité à toutes les pompes du fiecle. Quelle inftrudion
pour nous, qui regaidous le dérèglement comme une
334 Analyfcs des Sermons.
deflinée de Tàge , & qui pardonnons le vice aux pre-
mières mœurs î Agnès , à ia fleur de fon âge , ne con-
noîr rien de plus précieux que le tréfor de l'inno-
cence ; & le feul privilège qu elle trouve dans fa jeu-
nefie, ce font des attentions plus féveres pour éloigner
des pallions qu il eft toujours bien plus aifé de préve-
nir que d'éteindre.
Mais, dit-on 5 il faut pafier quelque chofe à Tàge.
Et moi, je dis que c'efl: à fàge qu'il ne faut rien paf-
fer, parce que les premières mceurs décident d'ordi-
naire du reil:e delà vie ;& d'ailleurs nos paflions finif-
■fent- elles avec la jeunelfe? Mais au moins le tempé-
rament, ajoute-t-on, doit rendre nos foibleilès plus
pardonnables. Cefr à-dire donc que, lorfque Dieu nous
donne un cœur tendre & fenfible, il ne nous le donne
pas pour lui? «S: qu'il ne s'efl réfervé que les âmes
dures & barbares. Agnès avoit le cœur bien tendre,
mais c'ell pour Dieu feul qu'elle 'fait ufage d'une fen-
fibilité qui ne doit nous conduire qu^'à Dieu feul. Pé-
riife mon corps , dit-elle , puifqu'.il a pu plaire à d'au-
tres yeux qu'aux fiens. Et d'ailleurs , où feroit le mé-
rite de la vertu, fi nous ne trouvions en nous des
penchants qui la combattent? & feroit-il befoin de
nous interdire le vice , fi un goût malheureux ne nous
le rendoit aimable? ûlais,. continue-t-on , ce n'efl ni
par goût ni par tempérament , qu'on fe laifTe aller au
déiordre ; ce font des occafions qui entraînent , aux-
quelles on ne peut réfifier. Mais , premièrement , puif-
que vous étiez né fans goût & fans tempérament pour
le vice , plus vous rendrez compte à Dieu d'un cœur
que vous avez livré à Sacan , malgré tant de dèfenfes
heureufes dont la main milericordieufe favoit envi-
ronné. Secondement, qu'efr-ce que ces occafions qui
vous ont féduite? Sont-ce les talents malheureux des
grâces & de la beauté , dont la nature vous avoit
pourvue ? Voyez quel ufage en fit Agnès ; c'eil: cela
même qui , à fon exemple , auroit dû rendre vos at- *
tentions plus rigoureufes. Les bienfaits du Créateur
peuvent-ils devenir une excufe, lorfqu'on les courue
Analyfcs des Sermons. 33c
contre lui? D'ailleurs, n'avez- vous pas affuro le fuccès
de vos déplorables appas par des foins & des artifi-
ces , qui font déjà un crime pour vous , avant que d'ê-
tre un fujet de chute pour vos frères? Vous drcdcz
vous-mcnie le piège & Toccailon qui vous lait pcrir ,
& vous vous en prenez à elle de votre perte. Troi-
fiémcinent, je vous demande encore, qu'appellez-vous
occarion>? Sont-ce les fcductions dont vous avez eu
peine à vous défendre ? I\Iais les follicitations , les
promelfes, les terreurs affermiflent la vertu d'Agnes:
pour vous , vous avez été au-devant du crime par la
facilité de vos mœurs , qui a été comme un fignal de
dérèglement. L'exemple d'Agnès confondra donc ce
vain langage d'excufes & de préjugés que le monde
oppofe fans cefle aux préceptes de la loi de Dieu.
II. Partie. Le préjugé cTimpénitence ^ confondis
par le courage du marf^re d'Agnès, i^. On fe retran-
che fur fàge 5 fur le fexe , fur la foiblefTe du tempé-
rament, incapable de porter toute la rigueur & tout le
férieux d'une vie exactement conforme à fEvangile.
Premièrement 5 fur l'âge : parce qu'il faut, dit-on,
pour robfervance rigoureufe des devoirs du chrétien ,
une force , une maturité d'efprit , une fermeté à l'é-
preuve de tout, une perfévérance, un endurciiïement à
la peine & à la violence, un empire fur fes pafîîons &
fur foi-raéme, qui ne paroît pas convenir à une jeuneffc
tendre, facile, aiféeà féduire, & où les pafîîons ne font
pas encore modérées par \qs réflexions. Mais Agnès au
fortir prefque de l'enfance, défie la fureur des tyrans;
& rhorreur de fon fupplice , qui alarme même la fé-
rocité de fes bourreaux , répand une joie fainte , &
comme un nouvel éclat fur fon vifage. En eiFet, qu'y
a-t-il dans la vie chrétienne, qui ne convienne au pre-
mier âge? Le férieux? mais finnocence feule cft tou-
jours accompagnée de férénité & d'alégrelfe; & il n'y
a que le crime & les pallions qui foient triftes , férieu-
fes & forabres. La violence ? mais c'efl: dans le pre-
mier âge que les paflîons plus dociles, fe plient plus
airément au devoir. Lea réflexions àoiu on n'ell pas
336 Analyfcs des Sermons.
capable dans la jeunefle ? mais la grâce ne fe plak
que dans la fimplicité & dans Tinnocence : &'nos in-
certitudes croilfent d'ordinaire avec nos réflexions. La
fermeté & la perfévérance ? mais ce font nos pafîîons
feules qui font toutes nos inconftances : auiîi nous re-
prochons-nous fouvent, & avec vérité, qu'en avan-
çant en âge, nous n'avons fait que croître en malice ,
^n dérèglement, & dans famour défordonné des créa-
tures* L'Evangile ell: donc la loi de tous les âges.
Secondement , on fe retranche fur le fexe. Mais
quel prétexte pour alléguer le fexe en fa faveur, cpn-
tre l'auftérîté & la difficulté des devoirs de fEvaiîgi-
le. Les Agnès , \qs> Luce , \qs Cécile , tant d'autres
héroïnes de la foi, n'ont-elles pas trouvé dans le leur
une force & une grandeur d'ame dont les héros pro-
fanes n'ont jamais approché ? Qui ne fait de quoi efi:
capable une femme mondaine, pour l'objet criminel
qui la poffede ? Et pourquoi ne feroit-on capable de
rien pour Dieu? ce qu'on a pu pour le monde, ne le
pourroit-on pas pour le falut?
Troifiémement , on fe retranche fur la délîcatefTe
du tempérament. Mais Agnès trouve-t-eile dans la dé-
îicatefle de fa complexion , des raifons pour craindre
les chaînes qui la lient, & le glaive qui va fimmoler?
Et d'ailleurs, vous demande-t-on, comme à elle, que
vous réfiftiez jufqu'au fang? Dieu ne demande pas la
force du corps , il demande la pureté & l'innocence
de famé , & les devoirs effentiels de la foi s'accom-
plillent au-dedans de nous; c'eft famour , c'eft la
crainte de Dieu, c'efl: la reconnoiflance, c'efl le fa-
crifice intérieur ô.qs pafîîons : or, ce font là les ver-
tus des foibles comme des forts. Il faut un corps de
fer pour fournir aux agitations , aux jeux , aux plai-
firs , aux veilles , aux alfujetiifiements que le monde
& farabition vous impofent ; & cependant la folblefle
de votre complexion peut y fuffire : mais pour rem-
plir les devoirs de la religion , il ne faut qu'un bon
cœur; & cependant vous excufez votre molleffe &
vQ;re imp*;^aicence fur la foibleife de vos forces, comme
fi
Analyses des Sermons. 357
fc Dieu demandoit de nous ce qui ne dc^pend pas de
nous.
2'". On oppofe rincomparibiliti5 de la vie chrcrienn^
avec la manière dont on vit, & dont il faut vivre
dans le monde. IMais Agin^s confulte-t-elle (i Ta con-
duite va pnroitre extraordinaire aux Romains ? Exa-
mine-t-elle s'ils vont traiter Ton courai^e héroïque de
fureur, & Ion martyre de fuperllition & de folie?
Elle favoit que ia voie des jufles eft une voie peu
battue; & que pour fuivre Dieu , il faut fo détour-
ner du chemin que fuivent prefque tous les hommes.
Et d'ailleurs , où eft cette incompatibilité de TE-
vani::ile avec la fociétti? Il n'efl incompatible ni avec
famitié, ni avec les fentiments de la rcconnoilïancc,
ni avec la joie àct^ converfations & des commerces,
ni avec les liens du mariage, ni avec les devoirs de la
vie civile , ni avec \^% Ibnétions de la république.
I/Evani^iîe n'eft oppofé qu'aux vices qui déshonorent
la fociété, aux pafîîons qui la troublent, aux débau-
ches qui la renverfent, &c. L'Evangile ne retranche
que les délbrdres qui corrompent la fociété; il en aP-
fure les fonds , la paix , les devoirs , \q,^ bienféanccs.
Aufîî vivez félon fEvangile, & vous aurez toutes les
vertus qui doivent lier les hommes \^^ uns aux autres.
LE JOUR DE SAINT FRANÇOIS
DE PAU LE.
DIVISION. /. Jamais faint ne parut plus foihU
aux '^eux de la chair ^ que François de Paule.
IL Jamais faint ne fut fi put faut aux yeux de la foi.
1. Partiiî. Jamais faint ne parut plus foible aux
yeux de la chair que François de Pauie. Ce qui nous
paroît ici-bas digne d'envie, cet amas d'enchantements
qui. nous font perdre de vue les biens éternels, qui
féduifcnt fefprit & ufurpcnt feuls tous les hommages
du cœur humain, font, féclat de la naifîance, la dif-
tinction qui vient des fcieuccs iS: de fefprit, la mol-
Pancc:. P
3^8 Analyfis des Sermons.
îeffe qui fiîît les plailîrs & Itv félicité des fens; & enfin
c'eft le fViile qui accompngne la grandeur & les digni-
tés. Or, François de Paule n'eut rien de tout cela.
I^ L'éclat de la naiOhnce. La nobleiTe du fang &
la vanité des généalogies eti de toutes les erreurs la
plus univerfellenient établie parmi les hommes : on ne
penfe pas que ce qui dillingue les vafes d'ignominie
des vates d'honneur, n'eil pas la raafTë donc ils font
tirés, mais le bon plaifir de fouvrier qui les diicerne;
qneforigine, comme la converfation du chrétien, étant
dans le ciel , celle qu'il prend fur la terre e(i une baf-
fefle dont il doit gémir, & non pas un titre dont il
puiife fe glorifier. Ce fut pour rendre ces vérités du
falut plus leniibles aux hommes , que la Providence
ménagea à Frar.çois de Pauie une naiffance vile & obf-
cure îelon le fiecle. Il naquit dans le fein de la piété,
& non pa? dans le fein de la gloire : peut-être, héîas!
qu'une origine plus éclatante Fciit rendu inunie à l'ac-
complijTement des defleins de Dieu fur lui , & à fa-
grandiiTement de fon hérirr.ge ; car une naiffance il-
luftie n'efî fouvent qu'un préjugé de réprobation, & la
fuite des jif^ements impénétrables de Dieu fur une ame.
2^. La diftinction qui vient uns fciences & de fef-
prit. Voilà encore ce que notre (aint n'eut point : fon
éducation répondit à ia naiflance. Il laiflà ces vents
dt; doctiîne qui enflent , pour s'en tenir à la charité
oui édifie. Ce fut v.w Scribe îndruit dans le royaume
des deux ; mais qui tira du feul tréfor de la grâce ces
lumières anciennes & nouvelles que nous n'avons ja-
mais qu'à demi à force de veilles & de recherches.
Au-licu de paroître dans les plus fameufes univerfités,
& d'y faire admirer une jeunefle toute brillante d'ef-
pérances, il vient puifer dans la pénitence, & dans la
Iblitude d'un défert, cette haute réputation de fainceté
qui feule peut autorifer à reprocher hardiment aux peu-
ples, & aux princes mêmes, leurs excès : à force de
le croire le moindre de tous, & indigne de touchcF
aux pieds de ceux qui évangélifent la paix , il devint
plus que prophète; & le plus grand des enfants des
Analyfcs des Sermons. 339
^•ortiTTies. Elevons-nous oprcs cela , foiWes que nous
ibnimes, de quelques légères connoiflhnces qui nous
tV-môlcnt un peu de la multitude. \1\\ feul inomcnt
oe grâce développe fouvent plus de vcritcs, que de
iongues années de travail.
y. La inolieirc qui fuit les plaifirs & la félicite des
fens. Loin de s'y livrer, François de Paule fe retire
dans Tancienne folitude du Mont-Caflîn : cette de-
meure , confacrée par les auftérités & les cantiques de
tant dMlIullres pénitents, fut le premier théâtre des ma-
cérations de François de Paule. Tant de faintes vi^ftimcs
qui avoient autrefois confommé leur facrifice fur cette
montagne, y avoient, ce femble , laiflc des efprits de
foulfiance & de rigueur, qui dans un moment pafienc
tous dan.^ le cccur de notre Saint, & l'arment d'une
innocente indignation contre foi-méme. Mais il n'eu
fut pas de fa pénitence comme de celle de tant de
chrétiens, qui dans un commencement de converlîon
embralVent avec ardeur tout ce qui s'offre à eux de pé-
nible, mais qui peu>à-peu fentent mollir leur zèle,
& ralentir leur vitefle. L'amour que notre Saint eut
pour la croix, fut violent, mais il fut durable; cepen-
dant le corps qu'il chàpoit avec tant de rigueur , n'a-
voit pas été un corps de péché , & les membres qu'il
faifoit fervir à la juflice , n'avoient pas fervi à l'ini-
quité. Le Seigneur le prévinif de fes bénédiétions dès
le fein de fa mère, & il conferva jufqu'à la iin ce vê-
tement de juftice & de fainteté qu'il avoit reçu dans
le facrement qui nous régénère.
4°. Le fafie qui accompagne les grandeurs & les di-
gnités. François de Paule fut bien éloigné de ce vice,
fon carnélere propre fut cette humilité profonde, qui
toute feule vaut mieux (]ue le facrifice. Devenu le fpec-
tacle des anges & des hommes , il fe regarde comme
le rebut de tous & l'anathême du monde. Les ponti-
fes du Seigneur & les rois de lateiTê s'emprelfcnt à
lui offrir des éiabliffements dignes de lui : les honneurs
de la pourpre & de l'épifcopat lui font préfentés; mai»
fa chère vertu ne lui paroît être en filreté , que fous
Pij
340 Analyfcs des Sermons.
les dehors obfcurs d'une vie privée. Le nom feiil de
Tordre pieux & auftere dont il enrichit i'Eglife , an-
nonce d'abord l'humilité de fon faint Patriarche. Il n'en
trouvoit pas à fon gré d'aiTez rampant à (e donner;
tandis que nous nous donnons fi fouvent de plein
droit des titres que le public nous refufe , & que
nos ancêtres n'ont jamais eus : & quel fiecle fut plus
gâté là-defius que le nôtre! L'humilité de François de
Paule l'éloigna toujours du miniilere Aqs autels, & du
fanctuaire chrétien ; & ce cœur difpofé par une lon-
gue pénitence, confacré par tous les dons de l'Efprit-
Saint 5 ne fe crut pas allez pur pour être marqué du
fceau du Seigneur , tandis que des cœurs mille fois
profanés, & encore flétris par des traces toutes vives
du crim.e, ofent fe faire marquer du crraétere faint.
IL PaPvTu:. Jamaiî faint ne fut plus put [jant mix
yenx de la foi , que François de Paule, En effet , la
vertu de Dieu éclata dans fa foiblene. Cette pierre de
rebut fut placée à la tête de l'angle, & au lieu le plus
apparent de l'édifice. A peine étoit-il établi dans la
chère folitude, qu'une odeur de vie fe répand malgré
lui dans les environs; & bientôt la France, l'Italie,
TEfpagne, l'Europe entière entend parler de lui, &
du fonds de fa folitude , il remplit le monde du bruit
de fon nom. Ce fut une grande gloire pour la foi ,
de voir un folitaire fimple & fans lettres qui devient
tout-à-coup :
\^. Le conducteur des aveugles : Rome même, où
le Seigneur rend fes oracles, & où le peuple de Dieu
va confulter, trouva dans fes lumières de nouvelles
reffources ; & Sixte IV. eut recours à lui dans fes
doutes , & le regarda comme le guide & le coopéra-
teur de fon pontificat.
2^. Il eut une pénétration étonnante dans les voies
de Dieu fur les âmes. Les fentiments Aq:% hommes ,
qui ne peuvent être connus , dit faint Paul , que par fef-
prit qui eiî en eux, n'échappèrent jernais au difcerne-
ment du fien. Il découvrit les confeils des cœurs, &
vit clair dans Tabyme des confciences ; & comme la
Analyfcs dis Sermons. ^41
l'.onccur ctoit joiîuc ù la luinicre, le cœur des princes
is: des peuples fut, pour ainii dire, encre les mains:
on ne rciilla jamais à la grâce & i\ refprit qui parioic
en lui. Ferdinand, Roi deNnples, Tentendit au milieu
de fa Cour lui reprocher fes excès avec cette faintc
libercé qu'inlpire la foi ; & touché , ccmnne David ,
des charitables ménagements , & des pieux artifices
de Naihan , il prononça le premier contre foi-méme.
3". Le même Père des lumières qui lui découvroir
le fecret des cœurs, le lit percer dans l'avenir; & les:
fidèles de fon temps sV'crierent avec furprife, qu'mi
grand prophète avoit paru parmi eux , & que le Sei-
gneur avoic vifité fon peuple. Comme le Jérémie de
fjn fiecle, il vil en efprit partir de Babylonê un prince
infidèle, & préparer les fers & les flaunnes dont on
devoit enchaîner foînt du Seigneur, & brûler ie tem-
ple & la ville fainte.
4-. On vit François de Paule fouverain de toutes les
créatures, conduifant au tombeau, & en rappellant à
Ion gré ; commandant aux vents & à la mer , étei-
gnant rimpétuofité du feu , fermant la bouche des
lions, vainquant les royaumes par la foi, & dépofi-
taire de la puiflance divine fur la terre.
5'". Son humilité fut récompenfée & invertie d'hom-
mage & de gloire. On le vit aflis à côté d'un grand
Pape, comme autrefois I\Toïfe auprès du pontife Aaron^
partageant avec lui les foins du facerdoce, & la con-
duite du peuple de Dieu. On vit les peuples en foule
fortir des villes , le recevoir comme autrefois le fils de
David, & environné d'un appareil auiïi humble que
celui de Jefus-Chrifl: entrant dans Jérufalem. Les Cours
des princes même , fi peu indulgentes à la fainte folie
de la croix, lui rendirent des honneurs qu'on ne rend
guère qu'à la fagelle du fiecle; & la folie myflérieufe
de ce nouveau David , i>'empccha pas les rois même
des Philiflins de le retenir à leur Cour, avec touts*
les diftinctions & les égards dus à (ii vertu.
i^J
541 AnalyfiS des Sermons,
LE JOUR DE ST. BENOIT.
DIVISION. /. Benoît condamna le monde ^ je veux
dire , les faux jugements & la fécuriîé du mon-
de , par les lumières qui lui en découvrirent le néant
^ le danger. IL II condamna le découragement &
les irréfohitions du monde fur le falut , par la gloire
6? le fuccès qui* accompagna la promptitude de fon
tnîreprife,
I. Partie. Benoît condamne les faux jngements C5?
la fécurité du monde , par les lumières qui lui en dé*
(^ouvrirent le néant fi? le danger. C'efl de trois er-
reurs principales que naiiïent cette foule de faulTes
maximes répandues dans le monde, qui dérobent pref-
qu'à tous les hommes , les voies de la juflice & de la
vérité : la première efl une eirreur d'efpérance, qui
ouvre à l'imagination, fi capable de féduélion dans le
premier âge , mille lueurs éloignées de fortune , de
gloire, de pîaifir; la féconde, efl une erreur de fur-
prife , qui ne trouvant pas le cœur encore înflruit fur
le vuide & l'inftabilité des chofes humaines , profite
d'une circonftance où tout ce qui bleffe l'ame, ne
s'eiface plus, pour y faire entrer le venin plus avant,
& la corrompre fans refiburce ; la dernière eft une
erreur de fécurité, qui nous repréfente \q% abus du
nK)ndc comme ^i^% ufages & des voies fûres, & nous
fait marcher, fans rien craindre, dans à.^^ fentiers où
tous les pas font prefque des chûtes. Or, les lumières
de la foi découvrirent à Benoît trois vérités principa-
les, qui dilTîperent d'abord fillufion de ces trois er-
reurs, & qui encore aujourdhui condamnent le mon-
de, ou qui les ignore, ou qui les méprife.
1°. Contre l'erreur d'efpérance, il comprit que tout
ce qui fe palfe & ne doit pas toujours demeurer ,
îi'eft pas digne du chrétien né pour l'éternité. Envoyé
à Rome en un âge affez tendre, pour y cultiver l'ef-
pérauce de fes premières années par tous les fecours
Analyfes dès Sermons. 34^
que poiivoit fournir à rédiiCinion un fjjonr fi cclcbre»
la foi qui mOrit ilc bonne heure la raifon , & donne
au premier lige toute la fagefie & toute la maturité
des longues années , montra d'abord h Benoît ce que
fexpcrience feule apprend fi tard aux âmes que le
monde a féduites, & dès fcntrce prefque de la vie.,
J^cnoît vit le monde tel que le pCcheur trop tard de-
ti'oinpcS le voit enfin en mourant, & s'en éloigna en
un -Age où il eft encore plus féJuilant par \qs charmes
ou'il promet , qu'il ne fcll enlliite par les faveurs
replies qu'il accorde. Car voih\ fillufion unîverfelle»
dont le monde s'efl: fcrvi dans tous les temps pour fé-
duire les hommes. Dieu répand fans ceffe des dégoûts
& A<ts amertumes fur nos pafiîons injufies pour nous
rappeller à lui; mais nous rendons ces dégoûts inuti-
Jes, en charmant nos ennuis prcfents par l'efpoird'uii
-:»vcnir chimérique que févénenient dément toujours.
C eft là fétat de prefque toutes les âmes que le monde
& les païïîons entraînent. Loin de chercher dans les
promelTes de la foi cette félicité qui nous manque ,
-nous la cherchons dans les promeffes du monde même;
& c'eft à ces vaines promelfes que nous facrifions no-
tre bonheur éternel.
2'. La foi préferva Benoît dès fa jeunofTe de cette
crenr de furprife, que la nouveauté des plaifirs, le
d.iiiut de réflexions , & le torrent des exemples &
tkss^ufages, rend comme in<:vitable à ce premier âge.
Il fenrit que tour ce qui n'eft pas Dieu , peut furpren-
ilre le cœur de Phomme, mais ne fuiroit le fatisfaire.
Ce n'eft lu d'ordinaire que le fruit A^^^ réflexions Hc
xle l'âge; & heureux ceux, qui après avoir été féduits»
trouvent dans la féduclion même de quoi fe détrom-
per plus fondement & fans retour de leurs erreurs paf-
fées ! Mais Ifcnoît parut inftruit fur le vuide & l'amer-
tume des plaifirs, fans qu'il en eût coûté à fon inno-
cence pour s"q\\ infiruire. La première imprefîion que
Je monde fit fur Ion cœur , fut le dcfir de l'abandon-
ner; & il chercha la folicude, comme fafyle de fon
innocence, ik non comme un lieu propre à pleurer fes
P iv
544 Analyfes des Sermons.
crimes. Ce n'efl pns qu'âne retraite de pénitence ne
foit^ glorieure à la grâce de Jefus-Chrirt : mais c'eil
toujours un cœur flétri , pour ainfi dire, qu'on porte
dans le ran(rtuaire ; c'efi: une offrande comme encore
fouillée, qu'on va mettre fur faute! ;• or, il fembleque
Jes âmes qui n'ont jamais appartenu au monde & au
démon , font bien plus propres à être confacrées à
Jefus-Chrift parmi les vierges fiintes qui le fervent,
& à devenir fa portion & fon héritage.
Delà îis'enfiiirque ce n'eftpas une maxime fi sûre,
quoique trés-ordinaii-e à Aqs parents même pieux &
chrétiens , de fe perRiader qu'il eft bon que leurs en-
fants aient connu le monde, avant de les confacrer à
]efus-Chri(l dans une retraite religieufe. Car outre qu'il
eft rare de vouloir connoître le monde, fans quil en
coûte de l'avoir connu; quand cela n'arriveroit pas,
il en refle toujours, je ne fais quelles impreHions fu^
neftes, qui viennent troubler le repos & la douceur
de la retraite ; &: fouvent il touche plus par \qs vai-
nes images qu'il a iaifiées , qu'il ne touchoit par les
plaifirs qu'il nous offroit autrefois. Aufîî Benoît n'at-
tend pas que feifai mille fois fait des plaifirs injuf-
tes, le détrompe enfin , & le convainque que ce n'eîl
point là ce qui peut rendre f homme heureux. Il prend
Dieu feu! pour fa confolation & pour fon partage,
avant que d'avoir éprouvé que le monde ne fauroit
l'être. Et nous, détrompés depuis tant d'années par
TiOtre propre expérience, inlîruits par nos propres dé-
bours , laffés du monde par les mêmes endroits qui
autrefois avoient pu nous le rendre aimable, nous ne
pouvons cependant nous déprendre de nous-mêmes;
nous n'ofons rompre des liens qui nous accablent, &
que nous portons à regret. Dieu eft-il donc un maître
li cruel & fi dur à ceux qui le fervent , qu'il faille
préférer les amertumes même du crime aux plus dou-
ces cônfolations de la grâce ?
3\ La dernière erreur que les lumières de la foi dé-
couvrirent à Benoît , fut une erreur de fécurité. Il
«fl: aflez ordinaire aux perfonnes qu'un heureux tem-
jinalyfcs des Sermons. 345
péramcnt & les prévemions de la ^race ont pré-
lèrvé de grandes chûtes dans le monde , de compter
pour rien les dangers où tous les autres pcrillent , &
d'ccouter tout ce qu'on dit contre la contagion du
monde , plutôt comme un langage de pittc , que com-
me des avis nccellaires pour la confcrver. Cette laufle
idée les établit dans une (ecuritc qui rend les plaies
qu'elles reçoivent dans le monde, d'autant plus incu-
rables, que n'y étant pas fenfibles,. elles ne leur cher-
chent point de remèdes. Cell là fécueil que la re-
traite de Benoît nous apprend à éviter. L'innocence
confervée dans le monde , ne le lui rendit pas moins
redoutable. Il fe retira donc de Rome, pour aller fe
cacher dans la folitude , & la nouveauté de fon def-
lein, en un (îecle où ces exemples étoient encore ra-
res en Occident, n'arrêta pas un moment l'imprefTioii
de l'Efprit qui le conduiibit au défert : & la retraite
qu'il avoit choifie aux environs de Rome , ne le ca-
chant pas afiez à fon gré au monde, il en chercha une
plus auftere, craignant de retrouver dans le concoure
des perfonnes que le bruit de fa piété attiroit déjà de
toutes parts à fon défert, les mcmes écueiis qu'il avoic
voulu fuir en fortant du monde.
Il ne s'enfuit pas delà que les cloîtres & les déferts
foient la vocation générale de tous les hommes. Mais
pour vous, pour qui tous les périls font prefque des
chûtes, & qui ne fauriez vous promettre d'être fidèle ,
tandis que vous ferez expofé, il eft évident que Dieu
r gravé dans la foibleflè même de vos penchants, l'ar-
rêt qui vous fépare à\\ monde , & les exemples de
ceux qui fe fauvent dans le (lecle ne conclut rien
pour vous , à moins que vous ne puiflîez vous ré-
pondre des précautions qui leur ont afTuré le fàlut.
1 1 . P A R T 1 E. Benoît -cou damne le cUcoiirage7nent (2?
les irrcpjlu lions du monde fur le falut , par la gloire
^ le Juccès qui accompagna la promptitude de J'on
entreprife. Lorfque Dieu convie les pécheurs à ve-
nir goûter les faintes Cunfolations qu'il prépare ici-bas
m'-me , à ceux qui le fervent, iigurées fous riuiag.«-
P V
54^ Analyfes des Sermons.
d'un feftin ; nu-iieu de l'emprefFemenr qu'on devroi-r
montrer, on oppofe d'ordinaire , comme l'Evan^nle
nous l'apprend, trois fortes d'excufes à la voix^du
Ciel. La première excufe efi une excufe de molIefTe ;
uxorem duxi : la féconde , eft une excufe de faufl'e
prudence , qui n'a jamais pris aflez de mefures ; juga
boum emi, eo probare illa : la troifieme excufe, efl
* une excufe d'attachement & d'intérêt terredre ; vL7am
^mi. Or les démarches de la foi de Benoît confon-
dent le monde fur ces trois vaines excufes.
^ i^. L'excufe de mollefîe. Caché d'abord au fond
d'un antre , oublié des hommes, & connu de Dieii
feul, paffant les nuits ou à chanter de faînts cantiques
ou à méditer les années éternelles, Benoît ne trouve
plus de volupté qu'à crucifier fa chair, & la réduire
en fervîtude; devenu v)QrQ d'un peuple de foh'caires,
il renouvelle en Occident ces prodiges d'auflérité ,
que les déferts de Scéthé & de la Thébaïde avoient ad-
mirés ;^ ^Ç^ règle fi eftimée depuis,.. ne fut, dit faint
Grégoire , que fhiftoire exade A^s mœurs du faint Lé-
giflateur. C'ed ainfi que Benoît confond la moîlefle
du monde. En eiièt , quand on nous propofe ces
grands modèles , nous nous récrions fur la puifiance
de la grâce dans ces hommes extraordinaires , mais
nous n'allons pas plus loin ; & parce que nous ne
croyons pas que ces modèles de pénitence foîent pro-
pofés pour être imités , nous ne les croyons pas même
laits pour nous inftruire. Mais quel a pu être le def-
ièin de Dieu en fufcitant dans tous les fiecles, de ces
pénitents fomeux qui ont édifié l'Eglife ? n'eii-ce paj
de nous faire comprendre de quoi notre foiblelfe,
foutenue de la grâce , efr encore capable ? De plus ,
je vous demande pourquoi ces grands exemples de
pénitence nous paroiiïènt-ils fi éloignés de nos de-
voirs & de notre état? Eilce parce qu'ils ont vécii
dans des fiecles fort éloignés des nôtres ? mais les de-
voirs ne changent pas avec les ilges. Efî ce parce
que Ws faints ont été des hommes extraordinaires?
xiais les fuiuci ne. fom devenus parmi. xïOïi% ù.qs homr-
Analyfcs des Sermons. 347
aies extraordinaires que parce que la corruption ell
devenue unlvericlle. EtVce parce que les mortifica-
lions & les faiiucs audérité^ ne forment que le carac-
icre paniculier de quelques Taints? Mais lifez les hiP-
toires,tous ont fait pénitence, tous ont crucifié leur
chair avec leurs defirs; & par-tout où vous trouverez
des faints, vous les trouverez pénitents. Nous avons
donc beau nous raflurer fur fexeinplc commun; (i les
faints favoient fuivi , ils ne mériteroient pas aujour-
d'hui nos homnwges. L'Evangiie ell fait pour nous
comme pour eux; & comme il n'a rien qui nous ref-
fcmble, il n'a rien non plus qui doive nous ralfurer*
2". Seconde excufe : la faulle prudence qui trouve
toujours des difficultés infurmontables , que Benoîc
confond pareillement. Quoiqu'il y eût déjà eu dans
nos Gaules de faintes aflëmblécs de moines, on peut
dire que 33cnoît fut fufcité de Dieu, & rempli de tous
les dons de la nature & de la gr^xe, pour être en Oc-
cident non-feulement le refTaurateur, mais le père de
la vie cénobiiique. Mais quelle encreprife fut jamais
plus traverfée & plus contredite? il ell obligé de quit-
ter le premier monallere doiir on favoit chargé, parce
qu'il n'y trouva que des enfants pervers & corrom-
pus : il n'eft pas plus tranquille dans la nouvelle foli-
tude qu'il s'efi: choifi : enfin il r.borde au iNlont-Cafliii
cette montagne fi célèbre , le Carmel de fOccident ;
il n'y trouve que des idolâtres , il en bannit fidolù-
trie, & y élevé un autel au Dieu vivant, il y donne
fa loi célefle à fes difciples ; & devenu père d'un grand
peuple de faints folitaires, il remplit tout fOccident
du bruit de fon nom & de fa faînteté. M-iis il importe
plus de nous inrtruire que de le louer. La grande foi
de Benoît qui rafiermit contre toutes \ts difîicultés que
le démon oppofe à fon entrcpiife , condamne notre
découragement dans les obflack's qui traverfent les
démarches de converfion que Dieu demande de nous:
ce font les difficultés & \qs obllacles eux-mêmes qui
doivent foutenir & animer une ame dans la réf^lu-
wiun qu'elle prend de changer de vie, & de fervir
P vj
348 Analyfes des Sermons.
Dieu. Si tout étok tranquille, ce grand calme devrok
lui faire appréhender pour une converfion à hquelie
le monde & Tenfer feroient (î favorables : les contra-
dictions ont toujours été le caractère le plus confiant
des œuvres de Dieu.
3^. Troifieme excufe; rattachement aux chofes de
la terre, à la fortune, ou à la réputation : elle e(î
condamnée par la gloire & le fuccés qui accompagna
Benoît dans fon entreprîfe. Benoit fur le Mont-Caf-
fin, fut foracle de toute la terre; l'inditut célèbre dont
il jetta les fondements, femblable au grain de fénevé,
devint bientôt un grand arbre qui couvrit le "champ
de Jefus-Chrifl: , & en fit le plus bel ornement. Les
enfants de Benoît gouvernèrent long- temps toute TE-
giife; & comme Jacob, il fut le père des Patriarches.
Ce fut dans ces pieux afyîes que la fcience & la vé-
rité fe fauverent de l'ignorance & de la barbarie de
ces fiecles infortunés qui fuivirentle fiecle de Benoît.
Telle fut la gloire , tels furent les fuccès de notre
Saint; & voilà ce qui nous confond, nous en qui la
fauffe prudence, & les inconvénients de fortune &
de réputation que nous croyons entrevoir dans une vie-
chrétienne, remportent prefque toujours fur les plus
prelfants mouvements de la grâce qui nous y convient-
Oui, les perfonnes mêmes qyi fe font déjà déclarées-
pour Jefus-Chrifl dans le. détail de leurs devoirs, fa-
crifient pre(c]ue toujours à des égards humains, les lu-
mières & les mouvements de leur propre confcience,.
Ce n'eft pas à la vérité fur dei points eifentiels; mais-
cert fur une infinité de moindres démarches que DieU:
demande de nous , & que nous fentons nous être né-
ceflaires : cependant le monde nous arrête , la première
penfée qui nous occupe , c'eft ce que le monde pen-
fera de nous ; & après l'avoir abandonné , nous vou*
Ions encore le ménager; & nous ne penfons pas que.
fi-nous regardons le monde comme fennemi de Dieu,
il ne peut rien nous arriver de plus heureux que de
lui déplaire»..
Analyfcs des Sonnons. 34g
LE JOUR DE St. JEAN-BAPTlSTE.
DIVISION. /. jcan-BaptîJie condamvmu le monde
par le témoignage quil rend à la lumière fi? à
la vérité. II. Jcan-Baptifle condamné du monde povr
avoir rendu ce témoignage.
I. Partie. Jean- Baptijîe condamnant le vwjide
par fon témoignage. Le monde a de tout temps taxé
les aiifîérités de la vie des gens de bien , d'excès &
de fingularité; leur humilité, de pufillanimité & de
foiblefle; leur zèle, de bizarrerie & d'aigreur. Or c'efl:
fur ces trois préjuges fi injuftes que Jean-Baptilîe con-
damne le monde.
i^. Sur la pénitence que le monde taxe d'excès &
defingularicé. Quoique ranclifié dès le fein de fa mère;
quoique ce ne fût pas un pécheur , un mondain , un
ambitieux, mais un jufte en qui la grâce avoit pré-
venu la naiure , quels exemples d'auflérité ne vientil
pas montrer aux hommes? Suivez-le dans les déferts,
lur les bords du Jourdain , à la cour d'IIérode , la dif-
férence des lieux ne change rien à l'auftérité de fes
mœurs; il ell par-tout le même. Cependant le monde
n'en ed: point touché , parce que le monde ne peut
comprendre qu'on ne foit pas fait comme lui ; & que
tout ce qui le condamne , lui paroît plutôt une impof-
ture hivcntée pour amufer les fimples, qu'un modèle
propofé pour confondre les pécheurs, Jean-Baptifle
TTC Ce contente pas de prêcher la pénitence par Çqs exem-
ples; il la prêche dans fes difcours, comme le feul
moyen de fe mettre à couvert de la colère à venir;
mais c'efl un langage bien nouveau que la pénitence,-
pour un monde qui ne la connoît pas, Auffi le monde
l'écoute , le monde l'admire ; mais le monde ne le croit
pa? , h il demeure toujours tranquille dans fon aveu-
glement. Cependant , fur quoi le monde fc croit-il dif-
penfé de faire pénitence? Seroit-ce fur finnocence de
U vie? hélas! n'a- 1- il pas aiFtz de crinici à expier'^
Î5^ Analyfcs des Sermons.
Seroit-ce la foiblefTe de la fanté qui arrête? mais quel
ufage n'en fait-on pas pour les plaillrs, pour la gloire,
pour la fortune? Seroit-ce fur la facilité avec laquelle
Dieu reçoit toujours le pécheur pénitent? il efl: \Tai,
Dieu reçoit toujours le pécheur qui revient à lui ; mais
qui vous a répondu que vous arriverez à ce jour que
vous vous marquez à vous-même ; & que Dieu chan-
gera votre cœur , lorfque vous aurez mis le comble
à vos crimes ?
2°. Les abaiiïements de Jenn-Baptifte font encore
un nouveau fujet de condamnation pour le monde qui
traite Thumilité de pufilîanimité & de foibielle. Et- re-
marquons convment tous les caracleres de Thumilité
de Jean-Baptifte confondent notre orgueil. Première-
ment, il rend gloire à la vérité & à la juflice, en fe
reconnoiffant inférieur à Jefus-Chrifl; & nous, mal-
gré tout ce qui nous humilie au dedans de nous , nous
exigeons que les hommes penfent de nous ce que nous
n'oferions en penfer nous-mêmes. Secondement, il veut
diminuer, afin que Jefus-Chrifl croiiïe, & met fa vé-
ritable grandeur à cacher féminence de ^t% titres ; &
nous , non-feulement nous voulons nous attribuer V^^
talents & les vertus que nous n'avons pas , nous dif-
putons même aux autres^ celles quils ont, comme fi
kur réputation nous humilioit, & ou on nous privât
des louanges qu'on leur donne. Troifiémement , Jean-
Baptifte ne fait fervir Téclat de fes dons & de fes ta-
lents qu'cà la gloire de Jefus-Chrifl; & tout ce que le
Seigneur a mis en nous*^ de dons & de talents , hélas !
nous n'en faifons ufage que pour nous , & fouvenc
contre le Seigneur lui même.
3^ Le zèle de Jean-Bnp:if>e condamne le monde
qui a coutume de le traiter de bizarrerie & d'aigreur.
Son zèle efl éclairé; il ne ^q\\ prend qu'aux abus; il
ne propofe à chacun que les devoirs propres de ^<^'X
état : mais il n^en efl pas moins intrépide. Il ne mé-
nage ni \^s^ rangs , ni \^^ dignités , ni les erreurs- les-
. mieux établies \ par-tout où il trouve le vice , il l'at-
i^^iue 3- ii le confond , & ne. coanoît gas ces limides
Analyfis dis Sermons. j^t
mc^nn^^çments qui font f?r»nce nu crime en fnveur du
pccheur. Mais cette intrépidité de ze!c eft accoinpa-
gnce de prudence & de charité; de cette prudence qui
condamne le vice lans aiiî:rir le pécheur ; de cette cha-
rité qui fupporte le malade , mais qui ne fouilVe ik ne
déguife pas le mal , qui prend toutes les formes , qui
mêle la douceur & la févérité. Or, qu'il efl rare de
trouver tous ces caracftcres dans le zele des perfonnes
qui font profeflîon de piété. Notre zele elt éclairé;
c'ell-à-dire, nous fommes clairvoyants fur \(is, défauts
do nos frères , rien ne nous échappe de leurs foibleiïes.
Notre zele e(1: intrépide; mais c'cll envers ceux que
nous n'aimons pas, que nous ne craignons pas, qui
nous font inutiles, ou mime oppofcj; à nos vues, à
nos intérêts , à nos feniiment^. Aullî notre zele eft
prudent ; mais ce n'eft que d'une prudence intéref-
ïé^ & charnelkv Enfin notre zele, au-lieu d'être cha-
ritable, e(l plus aigri & rebuté , que touché des chiV
tes & des tbiblelles de nos frères ; il leur fait pa-
roître plus de rigueur, plus d'indignation & d'hor-
reur de leurs fautes , que d'affection , de defir & d'a-
mour de leur fa!ut. Il rend la vertu plus redoutable
par ^Qi cenfures , qu'aimable par its> ménagements.
Or , en violant ces règles du véritable zele , nous
founiilTons au monde un préjugé fâcheux contre la
piété même.
II. Partie. Le monde condamnant Jean-Baptifîe
fur les mêmes chofes fur lefquclles Jcan-Baptiflc Va
condamné.
1^. Sur la pénitence. Sa vie fi aufîere, fa retraite
fi profonde, fon détachement fi univerfel , qui ne doi-
vent former dans les cœurs que des fentinients d'ad-
miration & de refpefl , ne trouvent parmi les Juifs
^UQ des dérifions & des cenfures\ Loin d'animer leur
foibleflè par fon exemple, loin de bénir Dieu de ce
qu'il veirt bien donner de temps en temps à la terre
ces grands exemples de pénitence, fi propres à con-
fondre les pécheurs & les libertins, ils regardent les
faints exois de ]^n-ljapti(le comme une illufion de
3^1 Analyfcs des Sermons.
l'erprir împofteur qui ie féduit, & comme une frénéfî^ :
Fenit Joamies , tion mandiicans , neqtie bihem ; fif t/i-
cunt : D^moniufn habet. Telle a été de tout temps
la deftinée du monde , îl tourne à fa perte les mêmes
fecours que la bonté de Dieu avoit préparés pour fon
falut. En effet , lorfque des âmes pouflees par rEfprit-
Saint, font fuccéder à vos yeux la retraite aux diffipa-
tions du monde, les larmes aux charmes de la volupté
& de la molleUe ^ en êtes-vous feulement édifiés? Non ;
leurs auftérités faintes , vous les traitez de finguiarité
& de foiblelle; leur retraite, de bizarrerie & d'humeur;
leurs larmes, de pufillanimité & de foiblefle. C'eft une
afl^eclation , une ardeur de tempérament, une raifon
blellee : & ce ne font pas feulement les libertins qui
parlent de la forte ; ce font les plus fages d'entre les
mondains, qui trouvent des inconvénients infinis aux
faintes aulTérités , & aux larmes heureufes de la péni-
tence des juftes. Ils voudroient une vertu modérée
qui ne défefpere pas ceux qui en font témoins , au-
lieu de les encourager; ils redifentfans cefle qu'on i>e
va pr.s loin , quand on s'y prend fi vivement.
]\Iais d'un autre côté , une vertu plus adoucie &
plus commune ne trouve pas plus d'indulgence auprès
du monde. Car ce même monde qui prêche tant la modé-
ration aux gens de bien , dés que ceux-ci paroiflent dans
des mœurs plus communes , & que leur piété n'a rien de
trop aullere qui frappe & qui furprenne, ah ! c'efl: alors
que le monde infuîte à cette vertu commode & aifée;
c'eft alors qu'il met bien haut les obligations de TE-
yangile, & qu'il devient un docteirr rigide & outré?
& c'efl là îe reproche que Jefus-Ghrift fait aux Juifs de
notre Evangile.
2". Le monde condamne Jean-Bap:i{te fur les abaiP
fDments. Oui, le monde qui accufe fi facilement les
tîcns de bien d'aller toujours à leurs fins, d'être fi fen-
fibles aux honneurs & aux préférences , toujours plein
de contradictions 5 condamne l'humilité du Précurfeur.
L'aveu qu'il fait aux juifs de fon néant & de fa baf-
feile. & de ia grandeur de Jefus-Chrill^ Jes éloigne de
Analyfcs des Sermons. 35Ç
luî, & Hs ne paroilTenc plus en ioule ù fa fuite : telle
ell encore notre iniullice envers la vertu. Nous qui
trouvons fi mauvais c^uc ceux qui en font profellion ,
briguent des dignités & des pinces, qui leur tuifons
ibuvent v.n crime des grâces même & des honneurs
qu'ils fuient, & que le mérite leur n attires malgré eux-
mêmes; nous-mêmes, fi un nifle animé de Telprit de
Dieu abdique le i-ifle & féclat des honneurs du iie-
cle, pour méditer dans la retraite les merveilles du
Seigneur & les années éternelles, de quel œil regar-
dons nous .la grandeur de fon humilité, & le courage
héroïque de fon renoncement & de fa retraite? Nous
y trouvons de la pufillanimité & de la foibleiïe : nous
appelions une vie oifeufe & obfcure , une vie quifert
de fpedacle aux anges & aux faints : nous taxons de
parelfe 6: de défaut d'élévation les facrifices les plus
héroïques , & les fentiments les plus nobles de la foi;
& tandis que nous admirons le défintérelTement ,
la fauflè fagellè , & le mépris orgueilleux que les
philofophes avoient pour les dignités & \qs richeiTes ,
nous regardons comme un bon air de mcprifer la noble
humilité de? ferviteurs de Dieu. Tel efi Paveuglement
du monde, d'admirer tout ce qui favliit, &. de mé*
prifer tout ce qui peut le rendre eflimable.
3^, Le monde condamne Jean-Baptifte fur fon zele.
L'impiété d'Hérodias & la foibleflè d'Hérode font au
Prccurfeur un crime de la fainte libené de fon minif-
tere. Il devient le martyr de la vérité : heureux de
l'avoir annoncé jufques dans le palais des rois, & aux
pieds du trône : plus heureux encore de mourir pour
elle, & d'avoir eu aflèz de zele pour mériter d'être
condamné par le monde ! Tel cfi: le caraélere du mon-
de ; il ne fauroit pardonner à la vérité, parce que la
vérité ne peut lui rien pardonner. Cependant dans quelle
bouche la vérité pouvoit-elle être plusrefpeclable, que
dans celle du Précurfeur? Le prodige de fa naiiïânce ,
le iaint excès de fes auftérités, fa réputation , les hom-
mages de toute la Judée, l'efprit de tous les prophe*
x&% qui paroît revivre en lui , le rendoient finflrument
354 Analyfcs des Sermons.
îe plus propre à rendre gloire à la vérité , & à Con-
fondre la volupté. Il la volupté pouvoic rougir. Mais
ce vice n'efl: pas comme les autres , qui laiiient en-
core un refte de goût , au moins de refped pour la
vérité ; pour la volupté , elle en a été de tout temps
kl plus inexorable perfécurrice. Il n'efl: rien de facré
pour elle : tout ce qui s'oppofe à fa pafiîon , la rend
furieufe & barbare : les crimes les plus affreux ne coû-
tent plus rien , dés qu'ils deviennent néceiîaires ; &
malgré les noms doux & aimables que les théâtres
impurs donnent à cette infâme paiîîon , c'eft dans la
vérité une furie armée de fer & de poifon , qui n'é-
pargne rien, & qui efl: capable de tout, dès qu'on l'in-
commode & qu'on la traverfe. Hérodias n'elt touchée
ni de lafainieté & des autres qualités de Jean-Baptifte,
ni du refpect qu'Hérode ne peut refufer à fa vertu , ni
même de la circonftance du feftin : Jean-Baptifte la
reprend ; il ofe lui reprocher la honte dont elle ne
craint pas defe couvrir à la face de toute la Pa)effine;
il faut que fon fang expie le crime de cette liberté.
Voilà où mené cette aiFreufe pafïîon.
Mais fans pouffer les chofes fi loin , arrêtons-nous
à la foibleffe d'Hérode. Voyez ce que l'empire de la
volupté peut fur les cœurs même les mieux faits ; il
n'n pas la force de refwifer la tête du Précurfeur^ il
frémit en fecret de fhorreur & de la barbarie de cette
injuftice ; il fe rappelle toute la fainteté de ce pro-
phète, c'eft à regret qu'il va fouiller fes mains du fang
innocent; mais c' efl la volupté qui îe demande, & eft-
il pofRble de rien refufer à la volupté, quand une fois
elle s'ell rendue maîtreffe d'un cœur? L'honneur, la
taifon, féquitc, notre gloire, notre intérêt même ont
beau fe révolter contre ce qu'elle exige ; ce font de
foibles moniteurs, rien n'efl: écouté. Telle efl: la ré-
compenfe que trouve fur la terre le zèle de Jean-
Baptiffe, telle eft la deftinée de la vérité, toujours
odieiife au monde, parce qu'elle ne luieft jamais fa-
vorable* •
Analyfcs des Sermons. 3^^
— I »■■■■■ ..I . É I . . ■ ■ . „ ...^
LE JOUR DE Ste. MAGDELAINE.
Di V I s 1 o N. JSIagdelaine avoit aimé le monde d'un
aviour de goût c? de vivacité , qui adouci [Joit
tout ce qiCelle trouvoit de pénible dans fes voies : d'un
amour de préférence jîifrju^i tout fa cri fier au monde.
Elle aime Jcfu^-Chriji ^ L d'un amour tendre & ar-
dent , qui adoucit tout ce qu'elle entreprend de plus
amer pour lui. IL D'un amour fort & généreux ^ qui
r»e connoît plus rien qii'elle ne lui facrife,
I. Partie. Magdelaine aime Jefus-Chrift d'un
amour tendre & ardent , qui adoucit tout ce qu'elle
entreprend de plus amer pour lui. La grâce de la
converfîon imite & fliit d'ordinaire le carnftere du cœur
qu'elle touche ; & la miféricorde de Dieu trouve tou-
jours dans nos paffîorjs , \^s moyens mêmes d^ notre
pcnitence. Or, voilà ce qui fe paffè aujourd'hui dans
le changement de Magdelaine.
i^. Le monde avoit trouvé en elle un de ces cœurs
tendres & faciles, que les premières impreiïîons bief-
fent, un de ces carafteres que tout entraîne, & à qui
tout devient prefque un écueil : & voilà' la première
difpofition que la grâce fait aujourd'hui fervir à fon-
falur. Excitée par la curiofité, elle vient entendre les
paroles de grâce qui fortoient de la bouche du Sau-
veur, & qui portoicnt ^ts> traits célefles & une onc-
tion ineffable dans les cœurs. Ce cœur, fi facile pour
le monde, ne fe défendit pas long-temps contre Jefus-
Chriil. De nouvelles agitations nniiïent dans fon ame:
les idées de la vertu que ce Prophète vient doniîer
aux hommes, la furprenncnt, & la lui rendent déjà
aimable : les couleurs terribles avec lefquelles il peint
le vice, Palarment, & déjà elle fe propofe des mœurs
plus dignes de fa gloire & de fon nom. Voilà la première
imprefïïon de Jeius-Chrift fur cette ame : les mêmes fa-
cilités que les attraits des pafîîons avoient trouvées en
CÎle pour le monde, la jjrace kis trouve pour le falut^
3^6 Analyfes des Sermons.
2^ Le inonde avoir trou^'é en Magdelaine un cœiîT"
habile & ingénieux dans le choix des moyens pour
arrivera Tes fins : or, cette malheureufe prudence qui
Tavoit conduite dans les voies de Tiniquité, devient
une pieufe fageflè dans les démarches de fa pénitence.
Elle choifit les cîrconfîances les plus favorables pour
toucher Jefus-Chrift , & obtenir de lui le pardon de
fes fautes. Elle choific, premièrement, la falle du fef-
tin; c'eft-à-dire, un lieu qui l'expofant à la rifée &
à la cenfure publique , întéreflTera Jefus-Chrift pour
elle, & le touchera de pitié. Secondement, le tem.ps
du repas , où les grâces s'accordent plus facilement.
Troifiémement , la préfence des Pharifiens , parce que
Jefus-Chrift, pour confondre leur dureté, fe plaifoic
à donner des mxarques de bonté & de tendrefle envers
les brebis égarées. Quatrièmement, elle emploie une
confufion falutaire, fans chercher de vaines excufes
pour adoucir du moins aux yeux de fon Sauveur, fex-
cts de fes égarements, & fe contente de fe tenir à
fes pieds. Cinquièmement, elle emploie pour le flé-
chir une humilité profonde : elle répand des parfums
précieux; mais elle ne les répand que fur Çqs pieds,
ne voulant prefque pas que le Seigneur s'en appcr-
çoîve : elle ne veut attirer le5 regards de fon Libéra-
teur, que fur les miferes de fon ame, & point du tout
fur les mérites de fes œuvres. Voilà les faints artifices
de Tamour de Magdelaine ; elle avoir été prudente
dans le mal , elle eft prudente pour le bien ; au-lieu
que fouvent habiles dans la recherche des plaifirs, &
dans la conduite de leurs pafîions , les femmes du
monde ne favent plus par où s'y prendre, quand il
faut fe déclarer pour Jefus-Chrift..
i^. Le monde avôit trouvé dans Magdelaine un
cœur ardent, où les paflîons ne favoient pas même
garder de mefures : vous allez voir les mêmes traits
dans le caraétere de fon amour pour Jefus-Chrift. Pre-
mièrement , la promptitude. A peine eut-elle appris
que le Sauveur étoic entré dans la maifon du Pharl-
lîen , elle y court ; elle profite de la première occa-
Analyfcs des Sermons. 357
fion qirelle trouve de venir fe jetter à Çqs pieds. Ceft
qu'en etlet la promptitude ell eneiiticlle à la conver-
fion : la grâce a des moments heureux , que ni le
temps, ni les années, ni les mcmes circonfîances ne
ramènent plus. Secondement la vivacité. Le monde
avoit trouve en elle un de ces caradercs extrOmcs qui
ne fe donnent jamais à demi. C'elt ainfi qu'elle aime
Jefus Chrill : tout ce que l'amour a de plus vif & de
plus extrême, pour ainli dire, elle le fent : toutes les
marques de la douleur la plus profonde, elle les don-
ne. Les fuites ne diminuent rien à cette ardeur; &
par- tout dans l'Evangile elle nous fera reprcfcntée
comme une amnnte vive & fervente. Infirudion im-
portante; car fj l'on n'y prend garde, les convcrfions
les plus vives fmifient d'ordinaire par la tiédeur & par
le relikhement ; & d'un pénitent zélé , on devient un
tiède chrétien. Troifiémement, l'aveugiement de fon
amour , fi j'ofe ainfi m'exprimer : car , quoique la
grâce foit une lumière céîcfte , il eft vrai de dire
néanmoins qu'elle aveugle la raifon charnelle fur mille
diilîcultés que famour-propre oppofe d'ordinaire «^ux
premières démarches de la converfion. Aufii IMagde-
laine ne raifonne point furies difficultés iniinies qu'eile
pourra rencontrer dans fon. changement. En effer ,
les précautions exceflîves dans un commencement de
pénitence , outre qu'elles ne fuppofent qu'un cœur
à demi touché , ne font jamais heureufes. La grâ-
ce, dans fes premiers mouvements fur-tout, a d'heu-
reufes imprudences qui révoltent la fagelfe humai-
ne, mais qui confomment l'ouvrage du ftlut. Ce n'ell
pas que pour mourir au m.onde & fervir Dieu , il
faille renverfer toutes les règles de la prudence. La
raifon eft donnée à fhomme pour le conduire ; c'ert
tenter Dieu, & fortir de l'ordre de la Providence,
que de ne pas confulter une lumière qu'il a mife
lui-même en nous : mais il eft certain que trop de
prévoyance & de circonfpection arrête toujours l'ou-
vrage de la grâce ; & que dans les premières dé-
marches de la grâce fur-tout, il faut lailfer quelque
3^8 Analyfcs des Sermons.
chofe à faire à rcfprit qui nous touche , ne vou-
loir pas tout prévoir foi-meme , s'abandonner à Je-
fus-'Chrift fur mille difficukés auxquelles on ne voie
pas de reffource , & avoir encore plus de foi &
de confiance que de raifon,
IL Partie. Magdelaine aime JefusChrifl d'un
auîGur fort <2? généreux qui 77e connaît plus rien
qu'elle ne lui fa cri fie. Magdelaine avoit aimé le monde
d'un amour de préférence; elle lui avoit facrifié fa ré-
putation , fon repos , ^qs^ biens & fes qualités natu-
relles : c'eft ainfi qu'elle aime Jefus-ChriH; & voilà
précifément ce que fon amour lui facrifie aujourd'hui.
i^. Sa réputation. Elle favoit d'abord facrifiée au
monde : d'abord arrêtée fans doute par la pudeur na-
turelle à fon fexe & par fa naiflance, enfuite raffu-
rée contre elle même par ces maximes infenfées que
îe monde infpirCj elle ouvrit fon cœur à tout ce qui
s'offrit pour le captiver. En vain fa gloire & fa raifon
rougiflènt en fecret de Çqs> foibleffes; l'afcendant de fon
caractère avoit pris le deffus , & tous les nouveaux
objets étoient pour elle de nouvelles pafîîons. Elle a
îes motifs les plus puiffants de retenue, fa naiïïance ^
la tache immortelle que fes égarem,ents aUoient faire
à fon fang, l'exemple d'une fueur attac^iée au'devoir,
les fuites mêmes d'une réputation flétrie dans les per-
fonnes de fon âge, &c. mais elle aime le monde, &
il n'efl: plus rien de fi cher qu'on ne facrifie à ce qu'on
aime. Maintenant elle aime Jefus-Chrift; & voyez com^
ment elle fait un facrifice de fa réputation à l'amour
qu'elle a pour lui. Elle vient chercher Jefus-Chrift
dans une maifon étrangère où elle n'cft ni connue ni
priée , & s'avoue péchereiïe par cette démarche ^ fans
écouter toutes les réflexions qui pouvoient naître dans
fon efprit fur fon âge , fur fon fexe , &c. Elle ne rif-
quoit rien , ce femble , d'attendre que Jefus-Chrifl: fe
fût retiré chez quelqu'un de ks difciples , où elle lui
eût expofé en fecret le trille état de fon ame : mais
le faint amour, comme la pafîîon, ne raifonne pas. Elle
ne paife pas à fe faire approuver des hommes dans
Analyfcs des Sermons. 359
une afHon où elle va fe conJamncr elle-même : elle
traverfe les rues de Bcthiinie dans un appareil bien
difTôrent de celui où elle y avoit paru : elle entre dans
la lalle du icllin avec une ihinte impudence : là prc-
Tence renouvelle dans Terpric des fpeclateurs le fou-
venir de Tes excès palTcs , & elle veut bien en foute-
nir toute la honte. Chacun cherche dans fa malignité
des raifons de Ion changement; & dans ce duchaînement
imiverfel , elle n'ell touch(^e que de les crimes , & n'eft
occupée que de Ton amour. Les difcours publics ne Ta-
voient jamais refroidie A^m les paflîon.s ils ne lui font
rien rabattre de fa pénitence. Et en eftet, pourquoi
les pallions n'ayant point craint la cenfurc publique ^
la pénitence feroit-e'.le plus timide? Le monde cil-il
donc un juge plus éclairé & plus à craindre fur les
voies de la ^ace , que fur celles du péché ? On n'eft
touché de Dieu qu à demi , tandis qu'on a encore le
loifir de fe ménager avec les hommes.
2°. Son repos. Rlagdelainc avoit facrifié au monde
le repos de Ion cœur ; cette paix li chère à famé ,
& la plus si'\re fource de nos plaifirs. Car, s'écrie
faint Auguflîn , vous l'avez ordonné , ô mon Dieu !
& la chofe ne manque jamais d'arriver , que toute
ame qui efl dans le défordve , foit à elle-même fon
fupplice : il n'eft point d'iniquité tranquille ; & le
crime ell toujours plus pénible que la vertu. Son amour
fait encore ici le même facrifice à Jefus-Chrifl : elle
lui facrifié, non la paix véritable, mais une certaine
paix à laquelle le pécheur renonce véritablement ; en
renonçant à Ç^s vices , parce que la grâce fait toujours
au fond du cœur des féparations douloureufes. Pre-
mièrement, elle fe fit une grande violence pour étein-
dre des pflflîons , dont le caraftere de Ion cœur la
rendoit fi capable. Secondement , elle ne fe propola
pas une converfion douce & commode : comme tant
d'ames à demi-converties. Or, à fon âge, il faut bien
prendre fur foi-mcme pour accoutumer au joug une
chair qui frémit au feul nom de tout ce qui peut la
coutraindre, Magdclaiue attachée à la perfonne du
l6o ^ndlyfe$ des Sermons.
Sauveur , le fuit dans fes courfes , & partage avec lùî
tous les travaux de fa vie pénitente. Ajoutez à cela
les alarmes qui fuivirent fon tendre amour pour Jefus-
Chrift , & tour ce qu'elle craignoit de la fureur &
de la jaloufie des Phariliens contre fon divin IMaître :
ajoutez à cela le fpectacledu Calvaire; de quel glaive
de douleur fon ame ne fut-elle point percée? Ceft
ainfi que renonçant au monde, Magdelaine fit un fa-
critice de fon repos à Jefus-Chrill : & fouvent en fe
déclarant pour la piété, on y cherche une vie plus douce
& plus tranquille ; & on ne fort des voies difficiles
du fiecle , que pour trouver une fainte oifiveté dans
le fentier du falut.
3°. Ses biens. Magdelaineavoit facrîfié fes biens au
inonde : car quel ufage en fait-on dans une vie toute
mondaine? hi pafïïon n'efl: jamais avare; & tout ce
qui peut aider à la fatisfaire, n'efl jamais trop acheté.
Ses biens fervent aujourd'hui à fa pénitence : elle ré-
pand des parfums précieux fur les pieds du Sauveur ;
elle lui ouvre famaifon au retour de i^ts voyages; elle
le fuit dans fes courfes pour fournir à ^qs befoins : &
voilà le modèle de la pénitence des pécheurs. Ils
ont femé pour l'iniquité , il faut qu'ils fement pour
la juflice : cependant, fouvent après les excès & les
profulions des piaifirs , on prend avec la piété des
inclinations de réferve & d'épargne ; & il femble
qu'on veut regagner avec Jefus-Chrift ce qu'on a
perdu pour le monde.
4"^. Les qualités naturelles. Magdelaine avoit fa-
criHé au monde tous les dons qu'elle avoit reçus
de la nature , elle en fait dans fa pénitence un facrî-
fice à Jefus-Chriil. Sa douleur n'excepte rien, &
fa compenlâtion eft univerfelle : fon amour reprend
toutes les armes de fes paflions , & ^'^w fait autant
d'inllruments de juftice. Elle punit le péché par le
péché même , & n'imite point ces perfonnes qui
dans leur pénitence, veulent encore fauver quelque
chofe du débris de leurs paflions. Or , il doit y avoir
uiie compeufaiion entre le péchc & la péuiteace, entre
le
Jnalyfcs des Sermons. 361
Je facnTice de juftice & le facriiice criniquité : &
piiîfquon n'a pas été un demi pOcheur, on ne doic
pas être un demi pénitent.
I— ■ TTM ^-
LE JOUR DE St. BERNARD.
DIVISION. /. Bernard parfait religieux. II. Hnm^
me apoflolique. III. Doâcur toujours invincible.
I.' Partir. Bernard parfait religieux. \\ re^^ut
en naiflant cette bonté d'amc, & cette candeur de na-
turel , qui eft comme la première ébauche de la piété.
Les foins de l'éducation aidèrent ces premk'res cfpé-
ranccs ; & les exemples domeftiqucs furent pour lui
des leçons de vertu. Cell avec de fi flworables dif-
pofitions que Bernard entre dans le monde; mais mal-
gré cela, il ne laiife pas de craindre que ce naturel
heureux cifil a re:u du Ciel , fortifié même par l'é-
ducation, ne puide tenir contre l'exemple de la mul-
titude , & les attraits qu'offre à tous ^t'^ pas finiquitc.
A peine a-t-il jette fes premiers regards fur le monde,
qu'il y découvre ces pièges infinis qu'on ne voit guère
qu'après coup : & perfuadé que lorfqu'il s'agit du
falut , les précautions ne fauroient être excellives ; il
va chercher dans la foîitude une paix que le monde
ne peut donner, & croit que fe dérober à l'ennemi,
c'eft la plus sûre manière de le vaincre. Mais il compte
pour rien de fecouer lui feul le joug du prince du (ie-
cle, s'il ne délivre encore fes amis & {^^ proches avec
lui : il les gagne bientôt par fes exhortations ; & fort
ainfi du monde , fuivi de fes frer<?s & de la plupart de
fes amis, comme d'autant d'illuflres captifs qu'il vient
d'eniever au Démon. A la tête d'une ti floriffanre trou-
pe, il arrive à Cîtcaux; cette foîitude dont lefilence,
les veilles, les jeûnes, & toutes les rigueurs de la dif-
cipîine m.onaftique , rendoient j'abord formidable à
ceux d'entre les féculiers qui vouloicnt renoncer au
fiecle. Peu de perfonnes ofoient y venir eflâyer d'ua
genre de vie d'autant plus dur , qu'il ctoit peu à la
FanéjT Q
362 Analyfes des Sermons.
portée d'un fiecle, où le reldehement étoît devenu \t
goût dominant. Pour Bernard , ayant, ce fembie , dé-
pouillé avec rignominie de Hiabit féculier, le relie
des inclinations du vieil homme, il ne garde plus de
mefures avec la vivacité de fa foi ; débarralTe de fes
liens , il prend Ton eflbr vers le ciel , & échappe
prefque à la vue des plus avancés. Il le dit tous les
jours à lui-même : Bernard , qiiestti venu chercher
dans la foïitiide? Es- tu foni du fiecle pour traîner tes
chaînes après toi? voudrois-tu, comme tant d'autres,
conferver (bus un habit auitere & religieux , un cœur
profane & immortifié? Si une vertu douce & aiCée
t'avoit paru plus fûre pour le lalut, pourquoi fonir
du (lecie où Terreur commune Tautorilè ?
Par le iecours de ces pieufes réflexions, Bernard
nourrllToit fa foi , & refUifcitoit fans cède en lui la
fi^race de fa vocation. Avec un corps délicat & une
fluué mal aîTermie , il n'eil: point de macération qui
puiiïe fatisiaire '^ow amour pour la croix & pour la
pénitence.
Cependant, la retraite de Bernard & de k% com-
pagnons à Cîteaux , faullérité & finnocence de leurs
mccurs répandoient déjà au loin une odeur de vie; &
attirés par des exemples fi nouveaux, plufieurs y ac-
couroient de toutes parts. L'enceinte de Cîteaux (e
trouvant trop étroite pour les contenir , il fallut cher-
cher une nouvelle terre; & Bernard à la tête d'une
tribu choifie, va s'établir à Clairvaux, fblitude alors
inconnue, mais devenue depuis fi fameufe. Elevé à la
dignité d'Abbé , que de nouveaux fpectacîes de vertu
ne^dcnne-til pas dans ce nouveau rang? Il n'afîede
point ces diftindions odieufes , & ces vaines marques
d'autorité qui lailfent une difiance fi énorme entre les
enfants & le père; au contraire, il ne fut jamais plus
avide d'abaiflèments. Il ne regarde point fi dignité
comme un prétexte honorable d'adouciffement & de
repos; au contraire, il n'ufù jamais de plus de rigueurs
envers foi- même : on voyoit en lui un efprit de prière
& de recueillement continuel , une more univerlélle à
Analyfcs des Sermons. 365
r()î-m(îme,& atomes les créatures, & Tufage des fens
prerque éteint,
II. Partii:. Bernard homme apo^olique. Il y a dif-
fcrents dons dans l'Egiife, dit iaint Paul; & ces dons
font partages aux divers membres qui la compofent ,
'olon la fecrcte dirpofuiGn de l'cPprit qui fouffle où il
\eut. .Mais il cfl: certaines amcs fur lefqueiies Dieu
crfe à pleines mains la variété de fcs dons, & à qui
fEfprit-Snint n'ell pns donné par mefure : il falloit au
fiecle de Bernard une ame de ce caractère. L'igno-
rance & la dilTolution des mœurs rcgnoient par- tout ,
jfiî-bien dans Pêglife que dans l'état, & \^Si cloîtres
eux-mêmes n'ctoient plus des afyîes contre la contagion
du liccle. A des befoins fi extrêmes & fi divers le
Seigneur n'oppofa qu'un nouveau Moïfe forti du dé-
fert de Madian ; & Bernard entre ^^% mains , frappe
les rois & les royaumes, rélorme le tabernacle, con-
fond le> minifires murmuratenrs , afllire la fouveraine
facriKCature au Pontife que Dieu avoit établi , renverfc
ridole que les enfants d'Ifraël avoient eux-mêmes fa-
briquée, brife les ennemis du nom du Seigneur, & au
roi: conduit le peuple chrétien à la conquête dejé-
rufalem , fi fon ingratitude & ^'c'^ excès ne feuflénc
piivé du fecours du Ciel.
En effet, rien n'égaloit l'ardeur du^zele de l^ernard :
anfîî le prend-on pour Eiie ou pour quelqu'un des pro*
phetes. Toute la France court pour l'entendre; tou-
chés des paroles de grâce & de verui qui fortent de fa
bouche, les peuples en foule viennent à lui pour favoir
Il la colère du Seigneur, comme ^^^ dons, efi: fans re-
pentir, & s'il n'y a plus de reffource à eux pour la
fléchir. Alors , \(ts^ ténèbres répandues fur fabyme com-
mencèrent à fe dilîîper; la France, comme un autre
cahos , fe développa peu-à-peu ; & les cloîtres virent
revivre cet efprit primitif, cet héritage précieux qu'ils
avoient autrefois reçu de leurs. pères.
A fardeur du zèle , Bernard y joigiîoit la force. Ce
n'étoit point im de ces minifires timides , qui , fous
prétexte d'honorer les grands , croient qu'il faut rcl-
Qij
I
^64 Analyfts des Sermons.
peétcr iiifqifà leurs vices. Avec quelle faînte liberté
parla-t-il à Louis-le Gros? Que de nrarques publiques
de péniience u'obtiPit-i! pas de Louis-le-Jeune Ton liis,
lur le nialTacre de Vitry ? La reine Eléonore elle-mê-
me, Princellè ficre & mondaine, traverfée dans Tes
delTeins en un point aiîèz délicat, fut enfin réduite à
revenir au fentiment de Bernard. Et tous \q$ fiecles
admireront les inflruétions vives & touchantes , &
cette noble liberté qui règne dans les livres de la Coii-
iidération au pnpe Eugène.
Enfin , quelle fut l'étendue de fon zèle ? Le Cieî
J'avoit, ce fembîe, établi le cenfeur des mœurs de fon
fiecle. -Que de diflerends parmi \es princes , appaifés
par fa fageile ? que de lettres écrites pour le rétabiif-
îement de la difcipline & de la piété ? Que de foins
& de mefures où fa charité le faiibit defcendre? La
France, ritalie, fAllcmagne le virent répandre par-tout
ie feu divin que Jefus Chrifl: efi venu apporter fur la
terre , & dont il avoit e.mbrafé fon cœur : feul il fut
fuHîre aux befoins divers & infinis de i'Eglife. Il ne
manquoit à Çqs travaux que la récompenfe des faints ,
je veux dire les perfécutions & les calomnies ; il eut
la confoiatîon d'y pfirticiper ; il entendit les plaintes
clés inienfés contre lui , fur ie mauvais fuccés de fen-
trcprife des François dans la Terre-Sainte.
111. Partie. Bernard floâeur toujours invincible.
A la vérité , les portes de fenfer ne prévaudront jamais
contre rEgliié ; cependant, toute invincible qu'elle
efr 5 elle n'eil pas paifible; Çqs perfécuteurs ne fauroient
la détruire, mais ils peuvent failliger ; née dans' les
combats & dans les perfécutions, il femble que e'eit
fon dcllin de n'en être jamais exempte. Mais les héré-
fies,.& les fchifmes ont eu leur utilité; (S: c'efl: aux
docteurs du menfonge que nous fommes redevables
des o'avaux précieux des anciens défenfeurs de la vé-
rité. Ainfi Dieu qui deftinoit Bernard à être le rcftau-
rateur de fa loi , lui en avoit développé les fecrets ad-
mirables dans îe défert : les livres faints furent fa plus
dicre ttude; & ce fut cette fcience des livres faints
Analyfcs des Sermons. 365
'^'^' rendit Bernard li redoutable aux ennemis de ri>
j. La chaire de Pierre ctoit devenue la proie d'un
uilirpateur; & Innocent II, cliaflo de fon liegc, & er-
rnnt comme Tarche d'Ifracl de conrrce en contrc^c,
c:-ns un équipai^e peu convenable à fa dignité , étoit
enfin venu aborder en France. Quel cfl le trille état
de rEî^'life , lorf^n'elle ell ainfi déchirée au-dedans V
Les uns font à Céphas, les autres h Paul, & prefque
peribnne à Jel'us ChrilT. Cétoit I^ un fcandale digne
du zèle, &'des lumières de Bernard; il paroît au nri-
liou des Prélacs aireiVibîés ^ Etampes pour proi;oncer
entre les deux contendants : on s'en remet unanin'ie-
nienr ^ fa décilion ; lui fcul forme un Concile entier,
&: toute la Fmnce reçoit de fa main Innocent II pour
léi-^itime Pape. ^\\(^ de courfes en Sicile, en Italie, en
Allemagne pour éteindre les refies du fcliifmc !
INIais c'étok peu d'avoir rétabli la paix au-dedans
de rEgii'l* ; il faiîoit mettre le peuple de Dieu à cou-
vert de la fédiiCtion des faux prophètes. Les Conciles
de Sens & de Rheims admirèrent la fécondité de {q^
lumières tc la force de fon génie, & le virent défen-
dre gîorieufement fantiquité & la fimplicité de la foi
c.>!ure les raffiiiements dangereux d'un Evoque (le Poi-
tiers, & les nouveautés profanes d'Abailard. Sorti de
cette victoire , il vole à Touloufe pour s'oppofer à
Henri , moine apollat, qui y préchoit une nouvelle
doctrine.
IVlais ce qu'il y a de plus merveilleux & de plus
digne de notre attention, c'cft f humilité de Bernard
au milieu de toute fa gloire. Tantôt il fe refufe à des
l'^glifes illultres qui font choili pour leur padeur : tan-
tôt revêtu par le Pape du caraélere de légat univer-
fel dans tout le mr^nde chrétien , il fait aux évéques
un hommage refpedueux de fa dignité, & n'agit que
fous leurs ordres. Tantôt honoré à Clairvaux de hi
vifite d'un fouvcrain Pontife, il conferve au milieu
de fes religieux un maintien tranquille & calme, & pa-
roît prefqu'infenfible à un honneur (i nouveau. Tan-
tôt enfin , quoiqu'il ne converfe avvC les houiiucs que
366 Analyfis des Sermons.
pour fixer leur converfation ^'m^ le ciel , il Te pInîiTt
fans cefie à foi-mêine & à fes amis de la difîîpation de
fa vie. Je ne vis plus, ditoit-il, ni en eccîéfiaftique,
ni en laïc : & il y a long- temps que je ne mené plus
la vie de religieux dont je porte Thabit. (^w^ fuis-je
donc? Voilà les fentiments de crainte & d'humilité,
qui toujours ont accompagné les actions héroïques des
faints.
LE JOUR DE SAINT LOUIS,
Roi de France.
Div]sio]S!, On fe figure prefque la pîéîi comme une
foihlejfe^ ou qui déshonore les grands ou qui rend
incapable des grandes places : première erreur. On
croit que P élévation permet un genre de vertu plus com-
mode : féconde erreur. I. Saint Louis ^ au contraire ^
trouva dans la piété la fource de toutes ces qualités
héroïques qui le rendirent le plus grand Roi de [on
fîecle. II. Il trouva dans la qualité de Roi de non*
veaux engagements pour s'animer aux devoirs les
plus aufleres de la piété.
I. Partie. Z^ piété de Louis ^ fource de toutes fes
grandes qualités. Le monde toujours injufle , regarde
Ja piété comme le partage des âmes foibIes& bornées,
cependant la piété eftPeffort le plus héroïque du cœur,
& Tufage le plus noble & le plus fenfé de la raifon.
Une ame exercée à la vie de la foi ^ ne connoît plus
d'entreprife au-deffus d'elle; & le jufle a la réalité de
toutes les grandes vertus dont le héros mondain n'a
fouvent que la réputation & IMmage. Ceft pour con-
vaincre le monde d'une vérité fi honorable à la foi ,
que Louis fut autrefois donné à la France. Un roi
n'efl établi de Dieu fur les peuples, que pour les dé-
fendre & les protéger dans la guerre , ou pour les ren-
dre heureux durant la paix. Ôr, jamais famour de la
gloire ne poufla fi loin dans les autres princes les ver-
AnrJyfcs des Scrrrors. 3(^7
tus pnciliqnc? & niilirniro's , que la foi dnni; notre fhint
Roi.
I '. Les vertus pacitiques. Il fe rendit cher ù fon peu-
ple par fil bonté, redoutable au vice par fon cquittS
j^r^'cieux ^ TEglife par fa religion. Premièrement, cher
à foji peuple par fa bonté. La bonté efl la première
venu des rois ; elle e(l la force & le fouiien du tr(^ne :
les rois ne font puiflhnts que pour être bienfnifants; ils ne
régnent proprement qu'autant qu'ils font aimés. Louis
clevé dans ces maximes, en fit fa principale occupa-
î-n. Sous les règnes précéd:ntS5 & durant Ic^ trou-
/ j> inféparables d'une longue minorité, la France
l'.efqueépuifée, avoit éprouvé ces temps difficiles, où
j falut dos peuples rend la dureté des charges publi-
ques nécellaires : le faint Roi leur rendit avec la tran-
quillité la joie & l'abondance ; les François vivoient
i.enreux, & fous un fi bon Roi , tout ce qu'ils pou-
v(»îent fouhairer ^ leurs enfants, c'étoit un fuccefieur
qui lui fut feml^lable. Mais peu content d'être attentif
auxbefoins des particuliers, Louis redoubla fon atten-
tion pour remédier aux miferes publiques, & même
p >ur les prévenir. Que de maifons faintes dotées!
qi.'e de lieux de rniTéricorde clevés par Ces libéralités!
rue d'établiffements utiles entrepris par fes foins ! En
vain lui rcmontroit-on que ces dons exceflîfs épui-
foient l'épargne, & pouvoicnt nuire à des befoins plus
prenants : 11 vaut mieux l'épuifer, répondoit-il, pour
' )ulnger les pauvres dont je fuis le père, que pour,
ijurnîr à àes profufions, & à de vaines magnificences.
Il prenoit m.cme fur fes propres befoins les fonds defli-
iiés aux malheureux. Quel exemple pour confondre
un jour les excnfcs barbares que le rang & la naiffance
oppufent aux devoirs de la miféricorde ! C'efl ainfi
que la piété & fhumanité du faint Roi faifoit la féli-
cité de fon peuple. Accefîible à tous , il ne difputoit
pas même au dernier de fes fujets le plaifir de voir foa
Souverain ; bien différent de ceux qui Iniffent à l'auto-
ité un front fi féverc & un abord fi difficile, que
les affligés comptent pour leur plus grand malheur
Q iv
^63 Analyfcs des Sermens,
la néceflîté d'fiborder celui duquel ils attendent la déiT-
vrance.
Mais la bonté toute feule feroît dangereufe dans les
foins public:^, fi elle n'éroit tempérée par une jude le-
vérité ; c'efl: ce que le lafnt Roi n'ignora pas. Les dif-
fentions civiles , la ibiblefTe des règnes précédents ,
rignorance même & la corruption de ces temps mal-
heureux avoient confondu dans le royaume la maielîé
è^s loix avec la licence Aqs ufages. L'autorité pubii-
que étoit entre les mains d'hommes corrompus qui
âbufoient des loix. Toutes nos villes étoicnt pleine?
d'une foule d'hiflrions qiii mêlant même les myfteres
Maints de la religion dans leurs fades & indécents
fpeftacles , débiroient avec impudence des obrcénités
que ce mélange impie & ridicule rendort encore plus
facrileges , & corrompoient ainfi les peuples. Delà
naiflbit un débordement de vices effroyable. A de (i
grands maux le faint Roi crut qu'il falloir appliquer
de grands remèdes. Les fpeftacles furent interdits coin-
ine des crimes par les loix mêmes de l'état, & les co-
médiens déclarés infâmes & bannis du royaume comme
des corrupteurs publics des mœurs & de la piété.
Après avoir établi ces règlements utiles qui foni
rant d'honneur encore aujourd'hui à la jurifprudence
du royaume^ il s'aiïbcia des perfonnages intègres &
t'clairés, pour préfider à i^Qs côtés à la jullice & aux
jugements ; & rétablit par ce moyen la majefté des
loix , & la bienféance des moeurs publiques.
iNiais fi le faint Roi purgea l'étar par la févérité de
fes loix , quels furent fes foins pour rétablir la ma-
iefié du cnlte, & la fainteté des autels? Les François
en conquérant les Gaules , y avoient apporté avec eux
une efpece de barbarie & de férocité , inféparables
d'une nation guerrière;- & G la religion qui monta fur
le trône avec le grand Clovis , y fie monter avec elle
plus de clémence & d'humanité, elle n'adoucit pour-
tant pas entièrement Tefprit bouillant & fangulnaire
de la nation. Auiïï , quoique l'Eglife de France ait tou-
jours été célèbre par iQ% lumières & par fa piété , ce-
Analyfcs des Sermons, 369
pendant on voyoic fouvent les pnfleiirs pins occupés
.' faire Li guerre à leurs vuilins, qu'à inllruire 6c cdi-
lier leurs peuples. Delà rii::norance , le relâchement ,
Toubli lies règles, le mépris de la dilcipline; & mal-
:^ré les remèdes qu'on avoit tâché d'y apporter fous
les rej^nes précédents, la plaie n'étoit pas encore tout-
:^ihit fermée, quand le faint Roi monta fur le trône.
Mais, pcrfuadé que les rois n'étoient établis de Dieu
que pour protéger & agrandir le royaume de Jeiii.>
Chrifl lur la ten'e , les intérêts de la religion devin-
rent un de i^iis^ foins les plus chers & les plus preflant^
Il comprit d'abord que la première fource des maux
de f Eglife efl toujours dans l'incapacité & le dérè-
glement de ceux qui en remplirent \qs premières pla-
ces : il commença donc à rétablir la fainteté & la ma-
ieflé du fanctuaire en élevant aux premières dignités
des minières fidèles fans avoir égard à la np.illànce ,
à la brigue & à la faveur ; il les honoroit de fa fa-
miliarité . & ce que fon fiecle avoit alors de plus il-
lulîre en doftrine ou en fainteté, venoit prefque tous
îes jours , ou le délaffer des foins de la royauté par
des difcours de falut , ou les partager avec lui par de-i
confeils utiles*
2". Les vertus militaires. On foutîent d'ordinaire que
cs maximes de l'Evangile ne s'accordent pas avec cel-
[Qs du gouvernement. La fource de cette illufion ,
c'cll qu'on regarde la piété comme le partage d'une
ame foible & timide, & qu'on ne croit pas que les
vertus militaires- qui fuppofent du courage , de l'ar-
deur , de l'élévation , puillènt s'allier dans un cœur
avec la tendrefle de la charité, la paix & la douceur
de finnocence , comme s'il falloir être vicieux pour
être vaillant ; au-lieu que la valeur la plus sûre elt celle
qui prend fa fource dans la vertu. Aulli le héros, dans
notre pieux Monarque, ne fut pas moindre que le
f?int, A la tête i^s armées ce n'étoit plus ce Roi pa-
l'ifique & clcment , c'étoit un Pléros toujours intré-
pide à mcfure c^,y\(^ le pcril augmentoit; plus magna-
tàvù:: A^ns ia défaite que dans la vi(^toire ; terrible ;i
370 Analyfes des Sermons.
fes ennemis, lors même qu'il écoîc leur c?.ptîf. Elevé
fur un trône que les troubles de la minorité avoienc
nfFoibli , avec quelle valeur en rétnblit-il la gloire &
la majefté? Et qui pourroit redire ici tout ce que fon
courage lui fit entreprendre d'héroïque dans cette guerre
fi fameufe par fes malheurs & par fa foi ? c'efl: donc
la piété qui efl: la fource du vrai mérite, & qui forme
feule les grandes qualités , parce qu'elle feule nous
fait agir par de grands principes.
IL Partie. Louis trouva dans la qualité de Roi
de nouveaux engagements pour s^ animer aux devoirs
les plus aufîeres de la piété. On croit communément
dans le monde , que fextreme difproportion qui fc
trouve entre les devoirs d'une vie chrétienne, & les
ufages inféparables de la grandeur , doit modérer en
notre faveur fauftérité des règles faintes. A une illu-
fion fi commune, faint Louis oppofa les vues de la
foi , & comprit avec faint Ambroife, que plus il avoit
reçu, plus on exigeroit de lui; & que les périls du
trône étant infinis , les fautes prefqu'irréparables , les
exemples du fouverain efientiels , il avoir befoin de
plus de vigilance, pour y conferver {on ame pure, de
plus de mortification pour y expier, outre {^^ pro-
pres foibleffes , tant de fautes étrangères, & enfin de
plus de fidélité dans le détail de {^^ devoirs domefti-
ques , pour y être le modèle de fon peuple.
1°. Il crut avoir befoin de plus de vigilance pour
y conferver fon ame pure. Il régla fa vigilance fur la
multitude de fes périls. Les grands d'ordinaire , dès
qu'ils oublient Dieu , ne mettent plus de bornes à la
licence. Notre faint Roi fe fit des monfires des fau-
ves les plus légères; &, comme il le difoit fouvent,
la perte de fon royaume lui eût paru un gain, s'il avoit
fallu s'en dépouiller pour éviter un feul de ces pé-
chés qui tuent famé. A cette horreur pour le crime,
il ajoutoit \q% précautions & \^î, remèdes. L'adulation
eft fécueil des meilleurs princes; les langues merce-
naires qui les environnent, leur préfentent toujours
ieurs vices fous les couleurs fiatteufe^ de la vertu. Le
Analyfes des Sermons. 371
fnint Roi n'eut point de. flatteurs, pnrce qu'il n'nima
point l*es foutes; environne* d'un nombre d'amis fnints
0^: lidoie^, i! les ctablillbic les CcMileurs de fa condui-
te , & les plus finceres lui ^îtoient toujours les plu9
chers.
2^. Il crut avoir befoin de plus de mortification
pour expier fans celle les fautes ou inévitables ou in-
connues. Une grande place qui nous établit fur les peu-
ples, nous rend refponfables devant Dieu de la def-
lince des villes. & des provinces, de tout le mal qiii
$y fait, & de tout le bien qui ne s'y fait pas. I^Ioiii
de ces vues de la foi; le faint Roi, loin d'être ébioui
de f éclat qui environne le trône, étoit effrayé des fol-
licitudes & des obligations imnienfes cachées fou-; cet
éclat trompeur. Il punidbit fur fa propre chair \qs dé-
fordres publics, regardant les péchés de fon peuple,
comme Ces péchés propres, & fe croyant obligé d'ex-
pier tout ce qu'il ne pouvoit empêcher; & des mem-
bres qui n'avoient jamais fervi à la volupté, fervoient
fi la juftice & à la pénitence, tandis qu'après les plus
grands crimes on n'oferoit l'exiger des grands. Com-
bien de fois, dans les calamités publiques, cette ville
régnante vit-elle notre faint Roi traverfcr les rues cou-
vert de cendres & de ciîice, aller implorer publique-
ment dans nos temples le fecours du Ciel , & fe re-
connoître feul coupable des malheurs publics? Sentî-
inents bien humbles dan*? la bouche de funt Louis,
mais qui devroient être les difpoiitions ordinaires des
perfonnes élevées, puifque les malheurs des peuples
font prefque toujours xme fuite des crimes des grands.
Mais combien en fonr-ils éloignés?
3^. Il crut avoir befoin de plus de fidélité , pour
être le modèle de fon peuple. Les exemples des grands
décident prefque toujours des mœurs publiques. Pre-
mièrement , par vanité : on croit en copiant leurs
mœurc, entrer en part de leur grandeur & de leurnaif-
fance. Secondement, on cherche à imiter les grands,
par complaifance , par crainte, par intérêt. Plus donc
on eft expofc aux regards publics , plus on doit a foa
Q vj
'^jl Analyfcs des Sermons.
rang !e fpectacle d'une vie pure & irrépréheufible. AulTT
on admire encore aujourd'hui dans faint Louis toutes
les qualités d'un grand Roi, jointes à toutes les ver-
tus d'un finiple fidèle. Excepté dans certaines occa-
fions d'éclat, il furoafToit même (es fujets, dit l'Hif-
torien de fa vie, dans la fimplicité de fes habfrs , &
dans la frugalité de fa table; & nous apprenoit que^
ce font les pafîîons des hommes & non leur rarrg &
leur dignité qui ont rendu le lUxXe & les profufions
néceffaires. De plus, plein d'une noble fierté, quand
il s'agilfoit de foutenir les droits de l'empire, & la
inajerté de fou rang, on le voyoit au fortir de là , tan-
tôt porter la componction & Thumilité d\ui pénitent,
tantôt sVoaifîer aux pieds des pauvres , & les fervir
de i^Qs mains, tantôt enfevelir lui-même au milieu de
ja contagion les foldats morts pour la gloire de Jefus-
Chriii. Mais non^feulement il éVoii fexemple cîe les-
peuples, il étoic auflr le modèle des pères de famille,
quoiqu'il n'y ait rien de plus rare dans la piété des^
t^rands fur-tout , que de foutenir avec dignité cette;
partie obfcure de leur vie, qui, cachée aux yeux du
public, ell toute renfermée dans le devoir domefii-
Ciue : & les foins d'un vafte royaume n'empêchèrent-
pas le faine Roi , de flure de fou palais comme une
egiife domeilique , où le Seigneur étoit invoqué, &;
^'où couloit fur tout le royaume des fources de vie.
& de vertu. C'eft ainfi que fes exemples , autant que
ies inftructions , infpiroient de bonne heure la crainte-
de Dieu à Philippe fon fils aîné, & aux.autres prin-
ces fes enfants.
Tel fat le faint Roi ,- dont nous n'avons fait qu'a-
bréger l'hifloire, pour faire fon éloge. Une terre étran-
gère re^ut les derniers foupirs de ce Prince, moins
oalfé par les infirmités d'un âge avancé, & par les fa-
ligucs de la guerre & de fes voyages, que par lesauf-
■îériiés d'une vie dure & pénitente*.
Analyses des Sermons. 375
LE JOUR DE St. ETIENNE.
DIVISION. Tout chrétien cfl établi par le hap-
tcnie , pour tHrc témoin & défcnlcnr de la vé-
rité; mais pour bicndéfcudre la vérité , il faut de la
lumière^ de la force, de la charité. Or, faint Etienne
etit pour la vérité^ I, un amour éclairé. IL Un amour
intrépide, III. Un amour tendre & compatiffant.
1. Partie. Un amour éclairé. Les trois fources
de lumière Ibiu rimiocence de la vie, le defir de s'inf-
truire. In pureté de riiltencion.
I . L'innocence de la vie, parce qu'un cœur cor-
rompu nous cache les vérités qui nous condamnent ,
& c'ed une ignorance de corruption. Or, Etienne
apporta à la connoillance de Jcius-Cln'ifl: un cœur
pur, ime jeunefie feinte, un esprit préfervc de la cor-
ruption. Autlî les Apôtres cherchant des hommes pleini
de foi & de feiprit de Dieu , fur qui ils pufient fe
décharger d'une partie de leur minidere, Etienne a
le premier lionneur du choix , & paroîc ^, la tête de
ces nouveaux minières. Il fe prépara donc à devenir
le miniflre de la vérité, en dégageant de bonne heure
fon cœur de toutes les pallions qui nous la cachent..
En effet , les ténèbres que nous répandons fur la plu-
part des obligation? de la vie chrétienne, ou pour les
adoiicir, ou pour les combattre, ne viennent que de
ce que chaque pécheur trouve dans fa paîîîon le voile
ineme qui la lui cache. Nos lumières ne font pures,
que- lorfqne notre cœur feft auflî; & il faut commen-
cer par rompre nos attachemeiîis 5 pour parvenir à con-
xioître nos devoirs.
2"^ La féconde fource de- nos lumières, c'efl le
defir de s'inflruire; parce que la vérité ne fe montra
pas à ceux qui ne la cherchent pas, & c'eit une igno-
rance ce parcfie. Etienne malgré les préjugés de foii
peuple contre la doctrine & la perfonne du Sauveur ,
maigre la lioiua & le. ipjpris at:achés ù la profefik^u
374 Analyfes des Sermons.
publique d'être au nombre de Çqs difciples, cherche
la lumière qui commence déjà à fe montrer à lui; il
Ibupire comme les patriarches fes ancêtres après le
Libérai^^ur dont il fent l'approche; il en étudie & en
découvre les marques & les carnéteres , dans Jefus-
Chrirt; dans ks œuvres, dans Ta dodrine ; & la con-
noilTance de la vérité efl: en lui le prix du defir lîncere
qu'il avoit toujours eu de la connoître. Pour nous,
nous vivons dans une ignorance profonde de nos de-
voirs, parce que nous ne voulons pas nous en inf-
truire. Ravis de pouvoir nous faire une confcience
tranquille dans nos égarements , nous aimons cette
faufie paix , qui efl le fruit de notre aveuglement &
de nos méprifes ; & fans vouloir examiner, tout ce
qui nous condamne, nous le regardons comme outré;
tout ce qui ne favorife pas les préjugés de nos paf-
fions , nous le traitons de fcrupule & de petiteiïe.
. 3". La troifieme fource de nos lumières , c'efl: la
pureté de fintention ; parce que ce n'efl: pas cher-
cher la vérité , dit faint Augullin , que de la cher-
cher pour autre chofe que pour elle-même. Etienne
ne fe propofa dans la connoiirance de la vérité que
le bonheur de la connoîn*e; d^s intérêts humains ne
l'attachèrent point à Jefus-Chrill:. Sachant que les per-
fécutions & les opprobres étoient la feule récompenfe
qu'il avoit promife ici-bas à ^^s> difciples, il chercha
Jefus-Chrill: pour Jefus-Chrifi: lui-même; il comprit
que le trouvant, il avoit tout trouvé, & que c'étoit
le perdre, que de fe propofer, en le cherchant, quel-
qu'autre chofe que lui-même.
Pour nous, nous méions prefque toujours à la re-
cherche de la vérité des intérêts humains, & des vues
baffes & rampantes : Dieu liri-même ne nous fuffit
pas; il faut que le monde, que les hommes, que la
terre remplacent à notre égard ce que nous ne croyons
pas trouver en lui. Les uns ne fe déclarent pour Jefus-
Chrift, que parce que le monde les abandonne; \qs
autres regardent la piété comme un gain : il en elt
qui ne fe propofent dans la piété que le délaflemeut
Ânalyfcs des Sermons. 375
des inquiétudes du crime ; enlin , il s'en trouve qui
ne s'inllruilenc de la vcricé, qu'ù dedein d'y trouver
Aq$ armes pour la combattre. Voilà les intentions tnuil-
Ices que la plupart des liommes apportent à la re-
cherche de la vc^rité & de la vertu ; & voilà pour-
quoi il y a fi peu de foi fur la terre , & la vérité le
«lontre ù (i peu de fidèles.
II. Paiitjk. Un ûwottr ifitrépi(le.Txo\sdéh\M^Çov\t
oppofcs à cette fermeté chrétienne qui oblige tout
fidèle d'être le défenfeur intrépide de la vérité. Or,
rhiftoire d'Etienne nous odre des iiillruftions & des
vertus trésoppofées à ces défauts.
i"". Le premier défaut, c'eil la crainte Aqs hom-
mes, qui ma!p;ré nos propres lumières, fait que nous
nous déclarons contre la vérité. Or, quoique le Paf-
.teur frappé, les brebis fulTent difpeifées; quoique la
fureur dllérode, la malice des prêtres, la fuperftition
du peuple „ lainhUcnt tout à craindre pour les nou-
veaux difciples du Sauveur : quelque prix que l'envie
des Juifs attachât alors ^ la lâcheté de ceux qui fe
déciaroient contre lui : Etienne perfévere dans la fidé-
lité qu'il lui a jurée : également infenfible aux promef-
fes & aux menaces des hommes, il ne craint que ce-
lui qui feul peut perdre famé ou la fauver éternelle-
ment. Et voilà ce qui confond notre peu de foi, &
condamne notre lâcheté dans toute la conduite de
notre vie. Nous refpedtons les décifions du monde;
les erreurs publiques nous font plus chères que la vé-
rité ; & nous craignous la fingulnrité comme un vice,
elle qui forme le trait Je plus éclatant ô.qs difciples
de Jefus-Chrifl. En vain la grâce nous éclaire en fe-
cret, & nous découvre les iliulions du monde & de
fes maximes; en vain uotre confcience d'intelligence
avec la loi de Dieu , nous difte tout bas les maxi-
mes de la vie éternelle, nous parlons comme le monde,
quoique nous ne penfions pas comme lui , tantôt par
complaifance, tantôt par foiblellë, tantôt par crainte,
tantôt par indolence, tantôt par mauvaife foi, & pref-
que par-iout nous nous déclarons pour le monde con-
^j6 Analyfes des Sermons.
cre fefus-Chiîft , loin d'être fes témoins fidèles parmi
les hommes.
2'. Le fécond défaut, c'eft cette prudence de là
chair, qui connoîHanc la vérité, garde un (ilence cri-
minel, & n'ofe tout haut en prendre la défenfe. Car
il ne fuffitpas de ne fe point déclarer pour le monde
contre Jefus - Chrift ; il finit encore le confelîer tout
haut fans m.énagement & fans honte. Or, c'ed encore
ici que îa fermeté d'Etienne nous inftruit & nous
condamne. II a^^oit une infinité de prétextes pour fe
ménager avec les Juifs par un fage îiîence, & ne pas
leur reprocher encore tout haut leur aveuglement &
leur crime; mais le généreux Alartyr n'écoute pas les
vaines raifons de la chair & du fang , livré à fim-
preflîon de TEfprit de Dieu qui le remplit & qui l'a-
nime. Pour nous, témoins tous les jours- de tant de
faulTes maximas que les mondains débitent, de tant
d'iiîufions fur les règles & fur \q^ devoirs qu'ils fe for-
ment à eux-mêmes; nous croyons en être quitte? en
notre confcience, en ne \qs approuvant pas tout haut,
& en ne leur oppofimt qu'un défiveu fecret & timide;
& nous formons mille prétexter? pour nous juftifier à
nous mêmes notre làchcié, & notre indiftérenee pour
îa vérité, oubliaut que chacun de nous en particulier
en efl chargé, & de plus, que nous devons la vérité
à nos frères. Hélas I le monde ne craint point de dé-
biter tout haut fes maximes de mort & de péché , &
nous craignons de rendre gloire aux vérités de la vie
éternelle !
3^. Le troifieme défaut efl une faufTe complaifr.nce-,
qui voulant allier la vérité & le menfonge , l'aliere,
l'adoucit, & cherche à plaire aux hom.mes aux dépens
de la vérité & de la confcience. Or, c'eil: ici princi-
palement qu'Etienne nous fert & de conriamnation &
de modèle.- II auroit pu, ce femble, ménager davan-
tage les préventions & la délicatefle des docteurs &
des prêtres, & en Infinuant la vérité , accorder quel-
que chofe à la foibiefTe & aux préjugés de fon peupler
mais le laint îMartvr ne cormok nas ces timides- ma-
AnalyfùS des Sermons. 7^'J'J
m^ements; parce que les hommes pouflent quelque-
fois à un tel point leur htiine contre la vc^TÎtc, qu'iLsMie
mcritent plus d'être munngLS. Ce n'ert pas que la vé-
rité ne foît infcpnrnble de la charité, & qu'il uc taille
préparer les voies ù la lumière par de lages prccau-
lions : mais on ne devroit pas honorer du nom de pru-
dence cette complaifancc criminelle qui fait que dans
ros entretiens avec nos treres nous trouvons touiours
des tempcraments entre le monde & Jefus-Chiilt , &
nous entrons dans les fauflcs idées que le monde fe
forme de la vertu; parce que par- là nous devenons
aux liommes une occaiion d'erreur.
111. Partie. In anwur tendre & compatijfant.
Or, notre ihint îMartyr nous donne encore ici un grand
exemple. De quel amour fincere pour les Juifs n'ac-
compagne-t-il pas la force des vérités qu il-leur annon-
ce? Infcndble, ce femblc , aux coups dont ils facca-
blenr, il ne fent que les malheurs qu'ils fe préparent à
eux-nvimes; il otTre fon iang même qu'ils répandent,
pour obtenir le pardon de leur crime; il compte pour
rien fa mort, fi leur falut doit en être le fruit. Tels
font les défenfeurs que fe forme la vérité; c'efl: la cha-
rité qui leur prépare des victoires. 11 faut aimer le la-
lut de ceux dont nous combattons les erreurs : la vé-
rité trouve prefque toujours des cœurs rebelles, parce
tuf elle ne trouve prefque que des défenfeiu's aigres &
peu cliaritabîes.
LE JOUR DE St. THOMAS D'AQ.
DIVISION. /. Z^ piété a guidé Thomaî dans la re-
cherche de la fcicnce de la religion. II. Lufage
de cette fcience Pa affermi dam la piété.
I. Parti h. La piété a guidé Thomas dans la re^
cherche de la fcience de la religion. On trouve d'or-
dinaire trois écueils dans cette recherche. Première-
ment, ce font des vues de fortune & d'intérêt, qui
nous y portent. Secoadeiiient,onnc peut fe renfermer
37^ Analyfcs des Sermons.
dans les bornes étroites de la foi. Troifiémement, î'é-
tude épnifant toute l'application de Tame , dillipe Tef-
prit, deOeche le cœur, ralentit la de'votion.
i^. Premier écueil à éviter dans Tétude de la reli-
gion, des vues de fortune & d'intérêt. Thomas quoi-
que né des plus illuflres familles de fa province & que
par fa naiflance il pût prétendre à tout , après avoir
paffé le temps de fenfance au Mont-Caffin, fe déter-
mine à entrer dans l'Ordre de faint Dominique : &
non-feulement il ne bâtit pas Aes idées de fortune &
de grandeur fur les progrès qu'il fera dans les fcien-
ces, maïs il renonce d'abord à une fortune & à une
grandeur préfente, afin que nul motif étranger ne vienne
le didraire dans la recherche de la vérité. Oferoit-on
feulement propofer cet exemple au fiecle?
2 . Le fécond écueil que les favants ont à éviter,
c'eil de ne pouvoir fe renfermer dans les bornes étroi-
tes de la foi. En effet, la foi eft une vertu commode
pour les efprits médiocres ; comme ils ne voient pis de
loin , il leur en coûte peu de croire. Mais il n'en eft
pas de même de ces efprirs vaftes & lumineux : accou-
tumés à voir clair dans les vérités où fefprit peut at-
teindre, ils fouifrent impatiemment l'obfcurité de celles
qu'il doit adorer. Delà quelle fource de gloire pour
fâint Thomas ! Né avec tous \qs grands talents qui font
les hommes extraordinaires; un efprit vafte, é-evé,
profond, univerfel; un jugement droit, net, affuré, &c-
quels hommages n'a-t-il pas fait de toutes ces pré-
cieufes richefles aux pieds ô.qs> maîtres de l'Eglife qui
favoient précédé? S'il fe diftingue parmi tous les fa-
vants qu'il trouve à Paris par la fagacitéde fon efprit,
& par l'abondance de Ç^s lumières, il leur eft encore
plus fupérieur par la manière fage & refpeftueufe dont
il traite les myfteres ineffables de notre fainte religion.
Cependant le commerce àQs fciences profanes aux-
quelles il s'appliqua, infpire fouvent par une fuite de
Dotre foiblefté, je ne fais quel libertinage d'efprit : corn-
jiie la raifon s'y accoutume à examiner, elle s'y défac-
coutume de croire, il faut revenir de trop loin. Mais
Analyfcs des Sermons. 379
notre Saint, bien diiK-rent de ces efprîts pAtiis , qui
vont puifer jufqiies dans les livres fainrs la matière de
leurs doutes, & de quoi nourrir leur incrédulité,
trouve le moyen de fortifier fa foi dans la lefture même
ces auteurs profanes, & Aridote devient entre fe^ mains
TApologifle de la religion. Mais d'où vient que fin-
tcgrité de fa foi fouîTrc ^\ peu du commerce qu'il a
avec les profanes? c'eft qu'il a foin de la fortifier con-
tinuellement par l'étude des livres faints, & des doc-
teurs de TEglife, où il formée fon langage & fes faw
tîments; car dans tous fes ouvrages, quoique le plus
bel efprit de fon fiecle , le plus autorifé à bazarder fes
conjectures , il ne marche jamais que fur les traces
d'autrui, renonçant à !a gloire de l'invention, gloire fi
délicate pour les favant*?.
3^. Le troifieme écueil à éviter dans fétude , c'eft la
difîipation de fefprit , qui deffecbe le cœur , & anéan-
tit pcu-à-peu la dévotion; mais dans notre Saint le foin
de fon ame fut toujours la première & la plus impor-
tante de toutes fes occupations. Dans les difficultés qu'il
rencontre, loin de négliger fes exercices de piété, fous
prétexte de donner plus de temps à l'étude , c'eft alors
qu'il a recours à la prière avec plus de ferveur, comme
à la vraie fource des lumières. Ainfi fambition d'acqué-
rir de nouvelles connoifThnces ne prit jamais rien dans
notre faintDo(fteur fur la régularité la plus fcrupuleufe
à tous les exercices de fon étar. A quoi me fervira, di-
foit-il, la fcience qui enfle , fi je n'ai pas la charité qui
édifie? Pour connoitre cette piété tendre &aïïèâ:ueure
qui étoit dans notre Saint , il n'y a qu'à lire l'office admi-
rable qu'il a compofé pour fadorable facrement de nos
autels : le cœur feul peut parler ce langage de piété &
de religion. On peut donc affurer que fi Thomas fut le
plus grand dofteur de fon fiecle, il fut aufîî le plusfaint
religieux de fon Ordre, le plus exaél, le plus fervent.
Quel exemple, & qu'il cfi peu imité dans le monde!
car f(nis prétexte que nos occupations n'ont rien que
de permis , & même de louable en foi , on s'y livre
tc^ut entier, & la piété cfi entièrement négligée. Mais,
3§0 Analyfcs des Sermons. r
dit on , h vraie piété ne confille-t-elle pas à remplir
les devoirs de Ton état? oui, fans doiue; mais de les
remplir en les offrant à Dieu , & defirant de lui plaire;
ce qui ne peut fe faire , lorfqu'on néglige totalement
la prière , & qu'on vit dans un entier oubli de Dîeu^
Et d'ailleurs, noci^e principal état n'efî-il pas d'être chré-
tien? notre premier devoir doit donc être de rendre
à Dieu & à PEglife ce que nous leur devons.
II. Partie. Lufage de la fcience de la religion
a affermi Thomas dans la piété. Ceux à qui la cupi-
dicé a fervi de motif dans !a recherche à^s fciences,
n'ont d'autre but que la cupidité dans leur ufage. Ainfi,
premièrement , y êtes- vous entré par cqs routes fecre-
tes quun vil intérêt a fi-ayées? vous ferez un docteur
Hottant; voire fortune décidera de vos fentiments. Se-
condement, avez-vous cherché à contenter une vaine
curiofité? vous ferez un docteur lingulier, & les opi-
nions vous paroirront douteufes , dès qu'elles ieront
commoiies. Troifiémement, avez-vous négligé de ré-
parer par la prière cette diilîpation de cceïir infépara.-
ble d'une étude profonde & foutenue? plein de vous-
mém.e, & vuide de Dieu, vous ferez un docleur vain»
Thomas, qui dans la recherche des fciences, s'étoit
frayé des routes bien diiitrentes, mais malheureufe*
ment fi peu battues dans tous les temps, ne fe démeni
pas dans leur ufage.
I .^ Au-lieu d'être un dofteur flottant, dont la for-
tune décide des fentiments , ii fut un dofteur exact &
défintéreHe , n'ayant d'autre but que de faire connoî-
tre la vérité. Donne-t-il des règles pour les mœurs ?
quelle droiture ! il ne penche, ni ù droit,- ni a gauche,
fuivant rexpreiîîon du Prophète; il tient toujours ce
fage milieu dont chacun fe fut honneur, mais que fi
peu de gens faveur tenir, & apprend aux miniftres de
l'Egîife, Q^xxQn ne cachant point aux hommes fimmen-
fité des miféricordes du Seigneur, il ne faut pas non
plus leur lailTer ignorer les faintes rigueurs de f^ juftice.
Cette droiture le fit arriver fans le vouloir à la fii-
vcur des grands ; fArchcvêché deNaplcsIui ell oflerc
Analyfcs ci es Sermons. 381
par Urbain IV. Snint Louis Pncimettoit foiivent à fa
table, mais il parut toujours infcnfible ù cette faveur:
il refufe la dignité qu'on lui olïVe ; & il eft devant un
Roi de la terre, comme les gens du monde font fi
iouvent devant le Roi des Rois, c'eltà-dire , qu'à
peine *fe fouvient-il que le Prince eft là prcfent, &
qu'il retrouve au milieu delà Cour, le calme de fa
retraire, & le fouvcnir de [es chères études.
2^. Aulieu d'être un do(5leur (îr.culier, Thomas fut
un docteur œcumcnic^ue & univerfel ; je veux dire,
fuiviis: approuvé univerfellemcnt. 11 cnfigne, à Rome,
à Paris, h Boulogne, & partout fa do;!:lrine reçoit
lc> mêmes applaudiflcmcnts & les mêmes éloges. Mais
c'ell fur-tour depuis i''^ mort que Dieu a glorifié notre
Sr.int , & fa rendu un docteur univerfel. Toutes les
univerCtcs du monde, fur-tout celle de Paris qui le
forma dans fon fein , font de fidèles dépoHtaires de
fa docttine. Dans toutes les communautés régulières,
fur tout dans celle de faint Dominique, \qs décifions
du Fondateur ue tiennent pas plus lieu de règle dans
la difcîpline & dans les mœurs, que celles de notre
Saint dans la foi & dans la docftrine. L'Oracle du monde
chrétien , Rome même a vu fouvent f^s pontifes def-
cendre dti tribunal facré, & y faire monter les écrits
de notre Saint , pour pronoixer fur \\ts différends qui
troubloient f Èglife. Les Conciles œcuméniques , les
juges vénérables & infaillibles de notre foi, ont formé
leurs décrets fur fes décifions ; & les partifans de Ter-
reur n'ont jamais eu de plus redoutable ennemi.
3^ Au-Iieu d'être un dofteur vaii-i, il n'y en eut ja-
mais de plus humble que notre Saint; & cela, dans
le plus haut degré de réputation où îa vanité la plus
emportée puilfe prûcndre : connu , admiré , conllilté
de tout funivers, il étoit plus ingénieux à fe cacher
à foi-méme fon mérite, que nous ne le fummes ù don-
ner du rel'tf & a grollir le nôtre à nos propies yeux.
Nul etnpreifement à étaler les tréfors de icience &
de fagefl'c dom: ii ctoit rempli; & infiniment éloi^-né
d'afiécter la nioiiulie l'upériorité fi.r fes frcres : il les
382 Analyfas des Sermons.
prcvenoit tous par des témoignages d'honneur & de
déférence. Tous fes talents, toutes fes connoiiTances,
il les rapportoit à Dieu, ne ceflant de dire qu'il étoit
plus redevable à la prière qu'à l'étude, du peu qu'il la-
voit. Mais ce qui nianifefte parfaitement l'humilité de
ce grand Docteur, c'ell cet air de réferve & de modé-
racion qui règne dans toute la manière d'écrire , ne
parlant jamais fur ce ton dccifif & important qui veut
tout ramener à foi , & qui , pour garant de fes rai-
f<jns, ne donne que fa propre autorité. C'eft cette hu-
milité que nous devons fur-tout imiter dans notre faint
Do(5teur; c'eil là le vrai caractère des faints; car l'hu-
miîité toute feule fuîlît pour faire des faints : mais fans
cette vertu , toutes les autres ne font rien.
LA FÊTE D'UN MARTYR,
Patron d'une paroisse.
DIVISION. Chaque fidèle , comme les martyrs^
doit rendre téuioignage à Jefus-Chrijl. Or , le
tèaioignage que tout fidèle doit à Jefus-Chrifl eft de
trois fortes : L Un témoignage de fouffrance. II, Un
témoignage de foumijjlon. III. Un témoignage de dcfir.
i". Un témoignagG de foufifrance. Ce n'efl: qu'en ibuF-
frant , que nous pouvons rendre témoignage que nous
fommes chrétiens : mais les foufFrances par lefquelles
Dieu veut que nous lui rendions témoignage, ne font
pas feulement ces maux extérieurs que la condition
humaine rend inévitables , il s'agit de ces fouifrances qui
forment proprement la vie chrétienne, de cet efprit de
croix & de mortification qui rend témoignage que
nous fommes difciples de Jefus-Chrift, feftateurs de
fa doftrine , alTociés à fes promefïes : il s'agit de ce
renoncement intérieur , & de ce martyre invifibîe &
continuel qui fait que nous réfiflons à nos pafïïons,
& que nous prenons fans cefTe le parti de la foi & de
l'Evangile contre nous-mêmes : il s'agit de cette vio-
lence fi fouvent commandée dans l'Evangile, qui fait
j4nalyfcs des Sermons. 385
que prefquc dans toutes nos aftions , nous devons
éiXQ en garde contre notre cœur; de cette vie de la
foi qui combat fnn? celle au-dcdans de nous la vie des
^^-^m : voiia le tûnoignage que la foi exige de tout
J.e'e ; c'ell en ce fens que tout chrétien efl témoin
de Jelus-Chrill, parce que par les violences coiuîmic!-
les qi:e rEvan^^ile Toblige de taire à Ton cœur & à
fes pallions, il rend témoignage que la dodrine de
Jefus-Chrift ell la voie du lalut & la doélrine de 'a vé-
rité, & que les promeiles font préfcrables à tous les
plailirs doiu elle exi;.^e le lacriiice.
2". Un témùipiage de foumifjhn. Il ne s'agit pas feu-
lement de foumilliou à la profondeur de fes myfleres,
& à faiitorité de la parole, en ficritiant nos lumières, '
& en captivant notre raifon : cette Ibumillion ne re-
garde proprement que fefprit; mais la foi exige en-
core la foumilîîon du cœur, je veux dire, l'accepta-
tion di^^ ordres de Dieu fur nous, & la conformité à
fa volonté fainte dans toutes les iituations où il nous
place, en fupportant avec patience & fans murmurer,
les croix que ^'^ bonté nous ménage. Voilà le fécond
témoigi^age que nous devons rendre à la foi , glori-
fier Dieu dans nos peines , & nous foumettre ù la fh-
geflequi nous les impofe, en reconnoiîlhnt Tordre du
Souverain qui difpenfe les événements agréables ou
fâcheux , pour accomplir fes delfeins de miféricorde
fur les hommes.
3^'. Un témoignage de dcjtr. Comme nous fommes
étrangers fur la terre, que les jours même de notre
pèlerinage font courts & latforieux , & que le ciel ell
la patrie du fidèle, le premier devoir de la foi efl: de
foupirer après (a patrie qui nous efr montrée de loin;
c'ert de regarder tout ce qui nous environne, comme
if étant point à nous, & d'ufer du monde , & de tou-
tes les chofes du monde comme n'en ufant pas ; c'cd
de nous être à charge à nous mêmes dans un lieu où
tout irrite nos pafiîons , & rien ne peut nous fatisfai-
rc, ou tous les pas que nous faifons font des chûtes
ou des ccueils , où tout nous éloigne de Dieu, & où
584 Analyfis des Sermons.
plus nous nous éloignons de lui, plus nous nous de-
venons infupportabies à nous-mêmes; c'efr enfin de de-
firer que le règne de Dieu vienne s'établir pour tou-
jours dans nos cœurs. Et ce delir n'eft pas une fimple
vertu de perfection, c'efi: le premier devoir de la foi;.
& ce qui dillingue les enfants du fiecîe des enfants
de Dieu. Et voilà pourquoi Jefus-Chriil: nous aflure
que le royaume des cieux efl: pour les pauvres & les
affligés, parce qu'il efl: bien aifé de n'attendre fa con-
folation que dans le ciel , quand on ne la trouve pas
fur la tecre.
Tels font les témoignages que la religion exige de
nous; c'eft aiufi que tout chrétien doi: être martyr de
la foi, non pas en répandant fon fang pour JeiLis-Clirill ,
mais en mortifiant fes palfions par un principe de foi,
& c'efl: un témoignage de fonflVance : en acceptant {^s>
peines & fe? afflictions pour rendre homma.^e à la foi ,
& c'eft un témoignage de foumilîîon; en méprifant tout
ce qui paile , & ne regardant comme des biens folîdes
que les biens éternels, & c'eft un témoignage de defn\
Fin des Analyfcs.
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