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Full text of "Servitude et grandeur militaires : Laurette, ou, Le cachet rouge : La veillée de Vincennes : La canne de jonc"

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ŒUVRES   COMPLETES 
DE 

ALFRED    DE   VIGNY 


SERVITUDE  ET  GRANDEUR 
MILITAIRES 

LAURETTE   OU   LE   CACHET  ROUGE 
LA  VEILLÉE  DE  VINCENNES  —  LA  CANNE  DE  JONC 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS 
DE 

M.   FERNAND   BALDENSPERGER 


PARIS 

LOUIS  CONARD,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

17,  BOULEVARD  DE  LA  MADELEINE,  \J 

MDCCCCXIV 


ŒUVRES  COMPLETES 

DE 

ALFRED    DE   VIGNY 


LA   PRESENTE  EDITION 

DES 

ŒUVRES    COMPLÈTES    DE   ALFRED    DE    VIGNY 

A  ÉTÉ  TIRÉE 

PAR    L'IMPRIMERIE   NATIONALE 

EN    VERTU 

D'UNE  AUTORISATION  DE  M.  LE  MINISTRE  DES  FINANCES 

EN   DATE  DU    3  I   MM    I  9  I  3 

//  a  été  tiré  de  cette  édition  ; 

25  exemplaires,  numérotés  i  à  25,  sur  japon  nnpcrial. 
50  exemplaires,  numérotés  26  à  75,  sur  japon  ancien. 

Ces  exemplaires  contiennent  une  double  suite  des  portiaits. 


Le  texte  de  ce  volume  est  conforme  à  celui  de  la  dernière 
édition  corrigée  par  l'auteur,  Œuvres  complètes,  in-8°,  Paris, 
Librairie  Nouvelle,  1857,  sauf  pour  les  variantes  indiquées 
dans  les  NoTES. 


(EUVRES   COMPLETES 
DE 

ALFRED    DE  VIGNY 


SERVITUDE  ET  GRANDEUR 
MILITAIRES 

LAURETTE   OU  LE  CACHET  ROUGE 
LA  VEILLÉE  DE  VINCENNES  -  LA  CANNE  DE  JONC 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS 

DK 

M.   FERNAND   B  ALDEN  SPERGER 


PARIS 

LOUIS   CONARD,  LIBRAIRE-ÉDITEUR 

17,  BOULEVARD  DE  LA  .MADELEINE,   I7 

MDCCCCXIV 


SOUVENIRS 

DE 

SERVITUDE    MILITAIRE 

Aie,  Casar,  morituri  te  salutant. 


LIVRE  PREMIER. 


CHAPITRE  I. 

POURQUOI   J'AI    RASSEMBLÉ    CES   SOUVENIRS. 


S'il  est  vrai,  selon  le  poète  catholique,  qu'il  n'y  ait 
pas  de  plus  grande  peine  que  de  se  rappeler  un  temps 
heureux,  dans  la  misère,  il  est  aussi  vrai  que  l'âme 
trouve  quelque  bonheur  à  se  rappeler,  dans  un  moment  de 
cahne  et  de  liberté,  les  temps  de  peine  ou  d'esclavage. 
Cette  mélancohque  émotion  me  fait  jeter  en  arrière  un 
triste  regard  sur  quelques  années  de  ma  vie,  quoique  ces 
années  soient  bien  proches  de  celle-ci,  et  que  cette  vie  ne 
soit  pas  bien  longue  encore. 

Je  ne  puis  m'empêcher  de  dire  combien  j'ai  vu  de  souf- 
frances peu  connues  et  courageusement  portées  par  une 
race  d'hommes  toujours  dédaignée  ou  honorée  outre  me- 
sure, selon  que  les  nations  la  trouvent  inutile  ou  nécessaire. 
Cependant  ce  sentiment  ne  me  porte  pas  seul  à  cet  écrit, 
et  j'espère  qu'il  pourra  servir  à  montrer  quelquefois,  par 
des  détails  de  mœurs  observés  de  mes  yeux,  ce  qu'il  nous 
reste  encore  d'arriéré  et  de   barbare   dans   l'organisation 


4  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

toute  moderne  de  nos  Armées  permanentes,  où  l'homme 
de  guerre  est  isolé  du  citoyen ,  où  il  est  malheureux  et  fé- 
roce, parce  qu'il  sent  sa  condition  mauvaise  et  absurde.  Il 
est  triste  que  tout  se  modifie  au  milieu  de  nous,  et  que  la 
destinée  des  Armées  soit  la  seule  immobile.  La  loi  chré- 
tienne a  changé  une  fois  les  usages  farouches  de  la  guerre; 
mais  les  conséquences  des  nouvelles  mœurs  qu'elle  intro- 
duisit n'ont  pas  été  poussées  assez  loin  sur  ce  point,  .\vant 
elle,  le  vaincu  était  massacré  ou  esclave  pour  la  vie,  les 
villes  prises  saccagées,  les  habitants  chassés  et  dispersés; 
aussi  chaque  Etat  épouvanté  se  tenait-il  constamment  prêt 
à  des  mesures  désespérées,  et  la  défense  était  aussi  atroce 
que  l'attaque.  A  présent,  les  villes  conquises  n'ont  à  craindre 
que  de  payer  des  contributions.  Ainsi  la  guerre  s'est  civi- 
hsée,  mais  non  les  Armées;  car  non-seulement  la  routine 
de  nos  coutumes  leur  a  conservé  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
mauvais  en  elles;  mais  l'ambition  ou  les  terreurs  des  gou- 
vernements ont  accru  le  mai,  en  les  séparant  chaque  jour 
du  pays,  et  en  leur  faisant  une  Servitude  plus  oisive  et  plus 
grossière  que  jamais.  Je  crois  peu  aux  bienfaits  des  subites 
organisations;  mais  je  conçois  ceux  des  améliorations  suc- 
cessives. Quand  l'attention  générale  est  attirée  sur  une 
blessure,  la  guérison  tarde  peu.  Cette  guérison  sans  doute 
est  un  problème  difficile  à  résoudre  pour  le  législateur,  mais 
il  n'en  était  que  plus  nécessaire  de  le  poser.  Je  le  fais  ici, 
et  si  notre  époque  n'est  pas  destinée  à  en  avoir  la  solution, 
du  moins  ce  vœu  aura  reçu  de  moi  sa  forme,  et  les  diffi- 
cultés en  seront  peut-être  diminuées.  On  ne  peut  trop  hâter 
l'époque  où  les  Armées  seront  identifiées  à  la  Nation,  si 
elle  doit  acheminer  au  temps  où  les  Armées  et  la  guerre  ne 
seront  plus,  et  où  le  globe  ne  portera  plus  qu'une  nation 
unanime  enfin  sur  ses  formes  sociales;  événement  qui,  de- 
puis longtemps,  devrait  être  accompli. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  5 

Je  n'ai  nul  dessein  d'intéresser  à  moi-même,  et  ces  sou- 
venirs seront  plutôt  les  mémoires  des  autres  que  les  miens; 
mais  j'ai  été  assez  vivement  et  assez  longtemps  blessé  des 
étrangetés  de  la  vie  des  Armées  pour  en  pouvoir  parler. 
Ce  n'est  que  pour  constater  ce  triste  droit  que  je  dis 
quelques  mots  sur  moi. 

J'appartiens  à  cette  génération  née  avec  le  siècle,  qui, 
nourrie  de  bulletins  par  l'Empereur,  avait  toujours  devant 
les  yeux  une  épée  nue,  et  vint  la  prendre  au  moment 
même  où  la  France  la  remettait  dans  le  fourreau  des 
Bourbons.  Aussi  dans  ce  modeste  tableau  d'une  partie 
obscure  de  ma  vie,  je  ne  veux  paraître  que  ce  que  je  fus, 
spectateur  plus  qu'acteur,  à  mon  grand  regret.  Les  évé- 
nements que  je  cherchais  ne  vinrent  pas  aussi  grands 
qu'il  me  les  eût  fallu.  Qu'y  faire?  On  n'est  pas  toujours 
maître  de  jouer  le  rôle  qu'on  eût  aimé,  et  l'habit  ne  nous 
vient  pas  toujours  au  temps  où  nous  le  porterions  le 
mieux.  Au  moment  où  j'écris  ■'',  un  homme  de  vingt  ans 
de  service  n'a  pas  vu  une  bataille  rangée.  J'ai  peu  d'aven- 
tures à  vous  raconter,  mais  j'en  ai  entendu  beaucoup. 
Je  ferai  donc  parler  les  autres  plus  que  moi-même,  hors 
quand  je  serai  forcé  de  m'appeler  comme  témoin.  Je  m'y 
suis  toujours  senti  quelque  répugnance,  en  étant  empêché 
par  une  certaine  pudeur  au  moment  de  me  mettre  en 
scène.  Quand  cela  m'arrivera,  du  moins  puis-je  attester 
qu'en  ces  endroits  je  serai  vrai.  Quand  on  parle  de  soi,  la 
meilleure  muse  est  la  Franchise.  Je  ne  saurais  me  parer 
de  bonne  grâce  de  la  plume  des  paons;  toute  belle  qu'elle 
est,  je  crois  que  chacun  doit  lui  préférer  la  sienne.  Je  ne 
me  sens  pas  assez  de  modestie,  )e  l'avoue,  pour  croire 
gagner   beaucoup   en    |)renant  quelque   chose   de    l'allure 

"    En  1835. 


6  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

d'un  autre,  et  en  posant  dans  une  attitude  grandiose, 
artistement  choisie,  et  péniblement  conservée  aux  dépens 
des  bonnes  inclinations  naturelles  et  d'un  penchant  inné 
que  nous  avons  tous  vers  la  vérité.  Je  ne  sais  si  de  nos 
jours  il  ne  s'est  pas  fait  quelque  abus  de  cette  littéraire 
singerie;  et  il  me  semble  que  la  moue  de  Bonaparte  et 
celle  de  Bvron  ont  fait  grimacer  bien  des  figures  inno- 
centes. 

La  vie  est  trop  courte  pour  que  nous  en  perdions  une 
part  précieuse  à  nous  contrefaire.  Encore  si  l'on  avait  affaire 
à  un  peuple  grossier  et  facile  à  duper  !  mais  le  nôtre  a 
l'œil  si  prompt  et  si  fin,  qu'il  reconnaît  sur-le-champ  à  quel 
modèle  vous  empruntez  ce  mot  ou  ce  geste,  cette  parole 
ou  cette  démarche  favorite,  ou  seulement  telle  coiffure  ou 
tel  habit.  11  souffle  tout  d'abord  sur  la  barbe  de  votre 
masque  et  prend  en  mépris  votre  vrai  visage,  dont, 
sans  cela,  il  eût  peut-être  pris  en  amitié  les  traits  natu- 
rels. 

Je  ferai  donc  peu  le  guerrier,  ayant  peu  vu  la  guerre; 
mais  j'ai  droit  de  parler  des  mâles  coutumes  de  l'Armée, 
où  les  fatigues  et  les  ennuis  ne  me  furent  point  épargnés, 
et  qui  trempèrent  mon  âme  dans  une  patience  à  toute 
épreuve,  en  lui  faisant  rejeter  ses  forces  dans  le  recueil- 
lement solitaire  et  l'étude.  Je  pourrai  faire  voir  aussi  ce 
qu'il  y  a  d'attachant  dans  la  vie  sauvage  des  armes,  toute 
pénible  qu'elle  est,  y  étant  demeuré  si  longtemps  entre 
l'écho  et  le  rêve  des  batailles.  C'eût  été  là  assurément  qua- 
torze ans  de  perdus,  si  je  n'y  eusse  exercé  une  observation 
attentive  et  persévérante,  qui  faisait  son  profit  de  tout 
pour  l'avenir.  Je  dois  même  à  la  vie  de  l'Armée  des  vues 
de  la  nature  humaine  que  jamais  je  n'eusse  pu  rechercher 
autrement  que  sous  l'habit  militaire.  Il  y  a  des  scènes  que 
l'on  ne  trouve  qu'à  travers  des  dégoûts  qui  seraient  vrai- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  7 

ment  intolérables,  si  l'on  n'était  pas  forcé  par  l'honneur 
de  les  tolérer. 

J'aimai  toujours  à  écouter,  et  quand  j'étais  tout  enfant, 
je  pris  de  bonne  heure  ce  goût  sur  les  genoux  blessés  de 
mon  vieux  père.  Il  me  nourrit  d'abord  de  l'histoire  de  ses 
campagnes,  et,  sur  ses  genoux,  je  trouvai  la  guerre  assise 
à  côté  de  moi;  il  me  montra  la  guerre  dans  ses  blessures, 
la  guerre  dans  les  parchemins  et  le  blason  de  ses  pères,  la 
guerre  dans  leurs  grands  portraits  cuirassés,  suspendus, 
en  Beauce,  dans  un  vieux  château.  Je  vis  dans  la  No- 
blesse une  grande  famille  de  soldats  héréditaires,  et  je  ne 
pensai  plus  qu'à  m'élever  à  la  taille  d'un  soldat. 

Mon  père  racontait  ses  longues  guerres  avec  l'obser- 
vation profonde  d'un  philosophe  et  la  grâce  d'un  homme 
de  cour.  Par  lui,  je  connais  intimement  Louis  XV  et  le 
grand  Frédéric;  je  n'affirmerais  pas  que  je  n'aie  pas  vécu 
de  leur  temps,  familier  comme  je  le  fus  avec  eux  par  tant 
de  récits  de  la  guerre  de  Sept  ans. 

Mon  père  avait  pour  Frédéric  II  cette  admiration  éclairée 
qui  voit  les  hautes  facultés  sans  s'en  étonner  outre  mesure. 
Il  me  frappa  tout  d'abord  l'esprit  de  cette  vue,  me  disant 
aussi  comment  trop  d'enthousiasme  pour  cet  illustre  en- 
nemi avait  été  un  tort  des  officiers  de  son  temps;  qu'ils 
étaient  à  demi  vaincus  par  là,  quand  Frédéric  s'avançait 
grandi  par  l'exaltation  française;  que  les  divisions  succes- 
sives des  trois  puissances  entre  elles  et  des  généraux  fran- 
çais entre  eux  l'avaient  servi  dans  la  fortune  éclatante 
de  ses  armes,  mais  que  sa  grandeur  avait  été  surtout  de 
se  connaître  parfaitement,  d'apprécier  à  leur  juste  valeur 
les  éléments  de  son  élévation,  et  de  faire,  avec  la  mo- 
destie d'un  sage,  les  honneurs  de  sa  victoire.  Il  paraissait 
quelquefois  penser  que  l'Europe  l'avait  ménagé.  Mon 
ère  avait  vu  de   près  ce   roi   philosophe,   sur  le  champ 


8  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

de  bataille,  où  son  frère,  l'aîné  de  mes  sept  oncles, 
avait  été  emporté  d'un  boulet  de  canon;  il  avait  été 
reçu  souvent  par  le  Roi  sous  la  tente  prussienne  avec  une 
grâce  et  une  politesse  toutes  françaises,  et  l'avait  entendu 
parler  de  Voltaire  et  jouer  de  la  flûte  après  une  bataille 
gagnée.  Je  m'étends  ici,  presque  malgré  moi,  parce  que 
ce  fut  le  premier  grand  homme  dont  me  fut  tracé  ainsi, 
en  famille,  le  portrait  d'après  nature,  et  parce  que  mon 
admiration  pour  lui  fut  le  premier  symptôme  de  mon  in- 
utile amour  des  armes,  la  cause  première  d'une  des  plus 
complètes  déceptions  de  ma  vie.  Ce  portrait  est  brillant 
encore,  dans  ma  mémoire,  des  plus  vives  couleurs,  et  le 
portrait  physique  autant  que  l'autre.  Son  chapeau  avancé 
sur  un  front  poudré,  son  dos  voûté  à  cheval,  ses  grands 
yeux,  sa  bouche  moqueuse  et  sévère,  sa  canne  d'invalide 
faite  en  béquille,  rien  ne  m'était  étranger;  et,  au  sortir  de 
ces  récits,  je  ne  vis  qu'avec  humeur  Bonaparte  prendre 
chapeau,  tabatière  et  gestes  pareils;  il  me  parut  d'abord 
plagiaire  :  et  qui  sait  si,  en  ce  point,  ce  grand  homme  ne 
le  fut  pas  quelque  peu?  qui  saura  peser  ce  qu'il  entre 
du  comédien  dans  tout  homme  public  toujours  en  vue? 
Frédéric  II  n'était-il  pas  le  premier  type  du  grand  capitaine 
tacticien  moderne,  du  roi  philosophe  et  organisateur? 
C'étaient  là  les  premières  idées  qui  s'agitaient  dans  mon 
esprit,  et  j'assistais  à  d'autres  temps  racontés  avec  une 
vérité  toute  remplie  de  saines  leçons.  J'entends  encore 
mon  père  tout  irrité  des  divisions  du  prince  de  Soubise  et 
de  M.  de  Clermont;  j'entends  encore  ses  grandes  indi- 
gnations contre  les  intrigues  de  l'Œil-de-Bœuf,  qui  fai- 
saient que  les  généraux  français  s'abandonnaient  tour  à 
tour  sur  le  champ  de  bataille,  préférant  la  défaite  de 
l'Armée  au  triomphe  d'un  rival;  je  l'entends  tout  ému 
de    SCS    antiques    amitiés    pour    M.    de   Chevert    et    pour 


SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  .MILITAIRE.  9 

M.  d'Assas,  avec  qui  il  était  au  camp  la  nuit  de  sa  mort. 
Les  yeux  qui  les  avaient  vus  mirent  leur  image  dans  les 
miens,  et  aussi  celle  de  bien  des  personnages  célèbres 
morts  longtemps  avant  ma  naissance.  Les  récits  de  famille 
ont  cela  de  bon,  qu'ils  se  gravent  plus  fortement  dans  la 
mémoire  que  les  narrations  écrites;  ils  sont  vivants  comme 
le  conteur  vénéré,  et  ils  allongent  notre  vie  en  arrière, 
comme  l'imagination  qui  devine  peut  l'allonger  en  avant 
dans  l'avenir. 

Je  ne  sais  si  un  jour  j'écrirai  pour  moi-même  tous  les 
détails  intimes  de  ma  vie;  mais  je  ne  veux  parler  ici  que 
d'une  des  préoccupations  de  mon  âme. Quelquefois,  l'esprit 
tourmenté  du  passé  et  attendant  peu  de  chose  de  l'avenir, 
on  cède  trop  aisément  à  la  tentation  d'amuser  quelques 
désœuvrés  des  secrets  de  sa  famille  et  des  mystères  de  son 
cœur.  Je  conçois  que  quelques  écrivains  se  soient  plu  à 
faire  pénétrer  tous  les  regards  dans  l'intérieur  de  leur  vie 
et  même  de  leur  conscience,  l'ouvrant  et  le  laissant  sur- 
prendre par  la  lumière,  tout  en  désordre  et  comme  en- 
combré de  familiers  souvenirs  et  des  fautes  les  plus  chéries. 
11  y  a  des  œuvres  telles  parmi  les  plus  beaux  livres  de 
notre  langue,  et  qui  nous  resteront  comme  ces  beaux  por- 
traits de  lui-même  que  Raphaël  ne  cessait  de  faire.  Mais 
ceux  qui  se  sont  représentés  ainsi,  soit  avec  un  voile,  soit 
à  visage  découvert,  en  ont  eu  le  droit,  et  je  ne  pense  pas 
que  l'on  puisse  faire  ses  confessions  à  voix  haute,  avant 
d'être  assez  vieux,  assez  illustre  ou  assez  repentant,  pour 
intéresser  toute  une  nation  à  ses  péchés.  Jusque-là  on  ne 
peut  guère  prétendre  qu'à  lui  être  utile  par  ses  idées 
ou  par  ses  actions. 

Vers  la  fin  de  l'Empire,  je  fus  un  lycéen  distrait.  La 
guerre  était  debout  dans  le  lycée,  le  tambour  étouffait 
à  mes  oreilles  la  voix  des  maîtres,  et  la  voix  mystérieuse 


lO  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

des  livres  ne  nous  parlait  qu'un  langage  froid  et  pédan- 
tesque.  Les  logarithmes  et  les  tropes  n'étaient  à  nos  yeux 
que  des  degrés  pour  monter  à  l'étoile  de  la  Légion  d'hon- 
neur, la  plus  belle  étoile  des  cieux  pour  des  enfants. 

Nulle  méditation  ne  pouvait  enchaîner  longtemps  des 
têtes  étourdies  sans  cesse  par  les  canons  et  les  cloches 
des  Te  Deuni!  Lorsqu'un  de  nos  frères,  sorti  depuis  quel- 
ques mois  du  collège,  reparaissait  en  uniforme  de  housard 
et  le  bras  en  écharpe,  nous  rougissions  de  nos  livres  et 
nous  les  jetions  à  la  tête  des  maîtres.  Les  maîtres  mêmes 
ne  cessaient  de  nous  lire  les  bulletins  de  la  Grande  Armée, 
et  nos  cris  de  Vive  l'Empereur!  interrompaient  Tacite  et 
Platon.  Nos  précepteurs  ressemblaient  à  des  hérauts 
d'armes,  nos  salles  d'études  à  des  casernes,  nos  récréations 
à  des  manœuvres,  et  nos  examens  à  des  revues. 

Il  me  prit  alors  plus  que  jamais  un  amour  vraiment 
désordonné  de  la  gloire  des  armes;  passion  d'autant  plus 
malheureuse  que  c'était  le  temps  précisément  où,  comme 
je  l'ai  dit,  la  France  commençait  à  s'en  guérir.  Mais 
l'orage  grondait  encore,  et  ni  mes  études  sévères,  rudes, 
forcées,  et  trop  précoces,  ni  le  bruit  du  grand  monde,  où, 
pour  me  distraire  de  ce  penchant,  on  m'avait  jeté  tout 
adolescent,  ne  me  purent  ôter  cette  idée  fixe. 

Bien  souvent  j'ai  souri  de  pitié  sur  moi-même  en  voyant 
avec  quelle  force  une  idée  s'empare  de  nous,  comme  elle 
nous  fait  sa  dupe,  et  combien  il  faut  de  temps  pour  l'user. 
La  satiété  même  ne  parvint  qu'à  me  faire  désobéir  à 
celle-ci,  non  à  la  détruire  en  moi,  et  ce  livre  aussi  me 
prouve  que  je  prends  plaisir  encore  à  la  caresser,  et  que 
je  ne  serais  pas  éloigné  d'une  rechute.  Tant  les  impressions 
d'enfance  sont  profondes,  et  tant  s'était  bien  gravée  sur 
nos  cœurs  la  marque  brûlante  de  l'Aigle  Romaine! 

Ce  ne  fut  que  très-tard  que  je  m'aperçus  que  mes  ser- 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  1  I 

vices  n'étaient  qu'une  longue  méprise,  et  que  j'avais  porté 
dans  une  vie  tout  active  une  nature  toute  contemplative. 
Mais  j'avais  suivi  la  pente  de  cette  génération  de  l'Empire, 
née  avec  le  siècle,  et  de  laquelle  je  suis. 

La  guerre  nous  semblait  si  bien  l'état  naturel  de  notre 
pays,  que  lorsque,  échappés  des  classes,  nous  nous  jetâmes 
dans  l'Armée,  selon  le  cours  accoutumé  de  notre  torrent, 
nous  ne  pûmes  croire  au  calme  durable  de  la  paix.  II  nous 
parut  que  nous  ne  risquions  rien  en  faisant  semblant  de 
nous  reposer,  et  que  l'immobilité  n'était  pas  un  mal  sérieux 
en  France.  Cette  impression  nous  dura  autant  qu'a  duré 
la  Restauration.  Chaque  année  apportait  l'espoir  d'une 
guerre;  et  nous  n'osions  quitter  l'épée,  dans  la  crainte  que 
le  jour  de  la  démission  ne  devînt  la  veille  d'une  campagne. 
Nous  traînâmes  et  perdîmes  ainsi  des  années  précieuses, 
rêvant  le  champ  de  bataille  dans  le  Champ-de-Mars,  et 
épuisant  dans  des  exercices  de  parade  et  dans  des  querelles 
particulières  une  puissante  et  inutile  énergie. 

.\ccablé  d'un  ennui  que  je  n'attendais  pas  dans  cette 
vie  si  vivement  désirée,  ce  fut  alors  pour  moi  une  nécessité 
que  de  me  dérober,  dans  les  nuits,  au  tumulte  fatigant  et 
vain  des  journées  militaires  :  de  ces  nuits,  où  j'agrandis 
en  silence  ce  que  j'avais  reçu  de  savoir  de  nos  études 
tumultueuses  et  publiques,  sortirent  mes  poèmes  et  mes 
livres;  de  ces  journées  il  me  reste  ces  souvenirs  dont  je 
rassemble  ici,  autour  d'une  idée,  les  traits  principaux. 
Car,  ne  comptant  pour  la  gloire  des  armes  ni  sur  le  pré- 
sent ni  sur  l'avenir,  je  la  cherchais  dans  les  souvenirs  de 
mes  compagnons.  Le  peu  qui  m'est  advenu  ne  servira 
que  de  cadre  à  ces  tableaux  de  la  vie  militaire  et  des 
mœurs  de  nos  armées,  dont  tous  les  traits  ne  sont  pas 
connus. 


CHAPITRE  II. 


SUR  LE  CARACTERE  GENERAL  DES  ARMEES. 


L'Armée  est  une  nation  dans  la  Nation  ;  c'est  un  vice 
de  nos  temps.  Dans  l'antiquité  il  en  était  autrement  :  tout 
citoyen  était  guerrier,  et  tout  guerrier  était  citoyen;  les 
hommes  de  l'Armée  ne  se  faisaient  point  un  autre  visage 
que  les  hommes  de  la  cité.  La  crainte  des  dieux  et  des 
lois,  la  fidélité  à  la  patrie,  l'austérité  des  mœurs,  et,  chose 
étrange!  l'amour  de  la  paix  et  de  l'ordre,  se  trouvaient 
dans  les  camps  plus  que  dans  les  villes,  parce  que  c'était 
l'élite  de  la  Nation  qui  les  habitait.  La  paix  avait  des  tra- 
vaux plus  rudes  que  la  guerre  pour  ces  armées  intelligentes. 
Par  elles  la  terre  de  la  Patrie  était  couverte  de  monuments 
ou  sillonnée  de  larges  routes,  et  le  ciment  romain  des 
aqueducs  était  pétri,  ainsi  que  Rome  elle-même,  des  mains 
qui  la  défendaient.  Le  repos  des  soldats  était  fécond  autant 
que  celui  des  nôtres  est  stérile  et  nuisible.  Les  citoyens 
n'avaient  ni  admiration  pour  leur  valeur,  ni  mépris  pour 
leur  oisiveté,  parce  que  le  même  sang  circulait  sans  cesse 
des  veines  de  la  Nation  dans  les  veines  de  l'Armée. 

Dans  le  moyen  âge  et  au  delà,  jusqu'à  la  fin  du  règne 
de  Louis  XIV,  l'Armée  tenait  à  la  Nation ,  sinon  par  tous 
ses  soldats,  du  moins  par  tous  leurs  chefs,  parce  que  le 
soldat  était  l'honmie  du  Noble,  levé  par  lui  sur  sa  terre, 


SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE.  1  3 

amené  à  sa  suite  à  l'Armée,  et  ne  relevant  que  de  lui  : 
or,  son  seigneur  était  propriétaire  et  vivait  dans  les  entrailles 
mêmes  de  la  mère  patrie.  Soumis  à  Tmlluence  toute  popu- 
laire du  prêtre,  il  ne  fit  autre  chose,  durant  le  moyen  âge, 
que  de  se  dévouer  corps  et  biens  au  pays;  souvent  en 
lutte  contre  la  couronne,  et  sans  cesse  révolté  contre  une 
hiérarchie  de  pouvoirs  qui  eût  amené  trop  d'abaissement 
dans  l'obéissance,  et,  par  conséquent,  d'humiliation  dans 
la  profession  des  armes.  Le  régiment  appartenait  au  co- 
lonel, la  compagnie  au  capitaine,  et  l'un  et  l'autre  savaient 
fort  bien  emmener  leurs  hommes  quand  leur  conscience, 
comme  citoyens,  n'était  pas  d'accord  avec  les  ordres  qu'ils 
recevaient  comme  hommes  de  guerre.  Cette  indépendance 
de  l'Armée  dura  en  France  jusqu'à  M.  de  Louvois,  qui, 
le  premier,  la  soumit  aux  bureaux  et  la  remit,  pieds  et 
poings  liés,  dans  la  main  du  Pouvoir  souverain.  II  n'y 
éprouva  pas  peu  de  résistance,  et  les  derniers  défenseurs 
de  la  Liberté  généreuse  des  hommes  de  guerre  furent  ces 
rudes  et  francs  gentilshommes,  qui  ne  voulaient  amener 
leur  famille  de  soldats  à  l'Armée  que  pour  aller  en  guerre. 
Quoiqu'ils  n'eussent  pas  passé  l'année  à  enseigner  l'éternel 
maniement  d'armes  à  des  automates,  je  vois  qu'eux  et 
les  leurs  se  tiraient  assez  bien  d'affaire  sur  les  champs  de 
bataille  de  Turenne.  Ils  haïssaient  particulièrement  l'uni- 
forme, qui  donne  à  tous  le  même  aspect,  et  soumet  les 
esprits  à  l'habit  et  non  à  l'homme.  Ils  se  plaisaient  à  se 
vêtir  de  rouge  les  jours  de  combat,  pour  être  mieux  vus 
des  leurs,  et  mieux  visés  de  l'ennemi;  et  j'aime  à  rap- 
peler, sur  la  foi  de  Mirabeau,  ce  vieux  marquis  de  Coët- 
quen,  qui,  plutôt  que  de  paraître  en  uniforme  à  la  revue 
du  Roi,  se  fit  casser  par  lui  à  la  tête  de  son  régiment  : 
—  Heureusement,  sire,  que  les  morceaux  me  restent, 
dit-il  après.  C'était  quelque  chose  que  de  répondre  ainsi 


I4  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

à  Louis  XIV.  Je  n'ignore  pas  les  mille  défauts  de  l'orga- 
nisation qui  expirait  alors;  mais  je  dis  qu'elle  avait  cela 
de  meilleur  que  la  nôtre,  de  laisser  plus  librement  luire  et 
flamber  le  feu  national  et  guerrier  de  la  France.  Cette 
sorte  d'Armée  était  une  armure  très- forte  et  très-complète 
dont  la  Patrie  couvrait  le  Pouvoir  souverain,  mais  dont 
toutes  les  pièces  pouvaient  se  détacher  d'elles-mêmes,  l'une 
après  l'autre,  si  le  Pouvoir  s'en  sers'ait  contre  elle. 

La  destinée  d'une  Armée  moderne  est  tout  autre  que 
celle-là,  et  la  centralisation  des  Pouvoirs  l'a  faite  ce  qu'elle 
est.  C'est  un  corps  séparé  du  grand  corps  de  la  Nation, 
et  qui  semble  le  corps  d'un  enfant,  tant  il  marche  en 
arrière  pour  l'intelligence,  et  tant  il  lui  est  défendu  de 
grandir.  L'Armée  moderne,  sitôt  qu'elle  cesse  d'être  en 
guerre,  devient  une  sorte  de  gendarmerie.  Elle  se  sent 
honteuse  d'elle-même,  et  ne  sait  ni  ce  qu'elle  fait  ni  ce 
qu'elle  est;  elle  se  demande  sans  cesse  si  elle  est  esclave 
ou  reine  de  l'Etat  :  ce  corps  cherche  partout  son  âme  et 
ne  la  trouve  pas. 

L'homme  soldé,  le  Soldat,  est  un  pauvre  glorieux,  vic- 
time et  bourreau,  bouc  émissaire  journellement  sacrifié  à 
son  peuple  et  pour  son  peuple,  qui  se  joue  de  lui;  c'est  un 
martyr  féroce  et  humble  tout  ensemble,  que  se  rejettent 
le  Pouvoir  et  la  Nation  toujours  en  désaccord. 

Que  de  fois,  lorsqu'il  m'a  fallu  prendre  une  part  obscure 
mais  active  dans  nos  troubles  civils,  j'ai  senti  ma  conscience 
s'indigner  de  cette  condition  inférieure  et  cruelle!  Que  de 
fois  j'ai  comparé  cette  existence  à  celle  du  Gladiateur! 
Le  peuple  est  le  César  indifférent,  le  Claude  ricaneur 
auquel  les  soldats  disent  sans  cesse  en  défilant  :  Ceux  qui 
vont  mourir  te  saluent. 

Que  quelques  ouvriers,  devenus  plus  misérables  à  me- 
sure que  s'accroissent  leur  travail  et  leur  industrie ,  viennent 


SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  I  5 

à  s'ameuter  contre  leur  chef  d'atelier;  ou  qu'un  fabricant 
ait  la  fantaisie  d'ajouter  cette  année  quelques  cent  mille 
francs  à  son  revenu;  ou  seulement  qu'une  bonne  ville, 
jalouse  de  Paris,  veuille  avoir  aussi  ses  trois  journées  de 
fusillade,  on  crie  au  secours  de  part  et  d'autre.  Le  gou- 
vernement, quel  qu'il  soit,  répond  avec  assez  de  sens  : 
La  loi  ne  me  permet  pas  de  juger  entre  vous;  tout  le  monde  a 
raison;  moi,  je  n'ai  à  vous  envovcr  que  mes  gladiateurs,  qui  vous 
tueront  et  que  vous  tuerez.  En  effet,  ils  vont,  ils  tuent,  et  sont 
tués.  La  paix  revient;  on  s'embrasse,  on  se  complimente, 
et  les  chasseurs  de  lièvres  se  félicitent  de  leur  adresse  dans 
le  tir  à  l'ofFicier  et  au  soldat.  Tout  calcul  fait,  reste  une 
simple  soustraction  de  quelques  morts  ;  mais  les  soldats 
n'y  sont  pas  portés  en  nombre,  ils  ne  comptent  pas.  On 
s'en  inquiète  peu.  Il  est  convenu  que  ceux  qui  meurent 
sous  l'uniforme  n'ont  ni  père,  ni  mère,  ni  femme,  ni  amie 
à  faire  mourir  dans  les  larmes.  C'est  un  sang  anonyme. 

Quelquefois  (chose  fréquente  aujourd'hui)  les  deux 
partis  séparés  s'unissent  pour  accabler  de  haine  et  de  malé- 
diction les  malheureux  condamnés  à  les  vaincre. 

Aussi  le  sentiment  qui  dominera  ce  livre  sera-t-il  celui 
qui  me  l'a  fait  commencer,  le  désir  de  détourner  de  la 
tète  du  Soldat  cette  malédiction  que  le  citoyen  est  souvent 
prêt  à  lui  donner,  et  d'appeler  sur  l'Armée  le  pardon  de 
la  Nation.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  après  l'inspiration, 
c'est  le  dévouement;  après  le  Poète,  c'est  le  Soldat;  ce 
n'est  pas  sa  faute  s'il  est  condamné  à  un  état  d'ilote. 

L'Armée  est  aveugle  et  muette.  Elle  frappe  devant  elle 
du  lieu  où  on  la  met.  Elle  ne  veut  rien  et  agit  par  ressort. 
C'est  une  grande  chose  que  l'on  meut  et  qui  tue;  mais 
aussi  c'est  une  chose  qui  souffre. 

C'est  pour  cela  que  j'ai  toujours  parlé  d'elle  avec  un 
attendrissement    involontaire.   Nous   voici    jetés   dans   ces 


l6  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

temps  sévères  où  les  villes  de  France  deviennent  tour  à 
tour  des  champs  de  bataille,  et,  depuis  peu,  nous  avons 
beaucoup  à  pardonner  aux  hommes  qui  tuent. 

En  regardant  de  près  la  vie  de  ces  troupes  armées  que, 
chaque  jour,  pousseront  sur  nous  tous  les  Pouvoirs  qui  se 
succéderont,  nous  trouverons  bien,  il  est  vrai,  que,  comme 
je  l'ai  dit,  l'existence  du  Soldat  est  (après  la  peine  de  mort) 
la  trace  la  plus  douloureuse  de  barbarie  qui  subsiste  parmi 
les  hommes,  mais  aussi  que  rien  n'est  plus  digne  de  l'in- 
térêt et  de  l'amour  de  la  Nation  que  cette  famille  sacrifiée 
qui  lui  donne  quelquefois  tant  de  gloire. 


CHAPITRE  III. 

DE  LA  SERVITUDE  DU  SOLDAT 
ET   DE   SON   CARACTÈRE   INDIVIDUEL. 


Les  mots  de  notre  langage  familier  ont  cjuelcjue l'ois  une 
parfaite  justesse  de  sens.  C'est  bien  servir,  en  effet,  qu'obéir 
et  commander  dans  une  Armée.  II  faut  gémir  de  cette 
Servitude,  mais  il  est  juste  d'admirer  ces  esclaves.  Tous 
acceptent  leur  destinée  avec  toutes  ses  conséquences,  et, 
en  France  surtout,  on  prend  avec  une  extrême  prompti- 
tude les  qualités  exigées  par  l'état  militaire.  Toute  cette 
activité  que  nous  avons  se  fond  tout  à  coup  pour  faire 
place  à  je  ne  sais  quoi  de  morne  et  de  consterné. 

La  vie  est  triste,  monotone,  régulière.  Les  heures  son- 
nées par  le  tambour  sont  aussi  sourdes  et  aussi  sombres 
que  lui.  La  démarche  et  l'aspect  sont  uniformes  comme 
l'habit.  La  vivacité  de  la  jeunesse  et  la  lenteur  de  l'âge 
mûr  finissent  par  prendre  la  même  allure,  et  c'est  celle  de 
Varme.  L'anne  où  l'on  sert  est  le  moule  où  l'on  jette  son 
caractère,  où  il  se  change  et  se  refond  pour  prendre  une 
forme  générale  imprimée  pour  toujours.  L'Homme  s'efface 
sous  le  Soldat. 

La  Servitude  militaire  est  lourde  et  inflexible  comme  le 
masque  de  fer  du  prisonnier  sans  nom,  et  donne  à  tout 
homme  de  guerre  une  figure  uniforme  et  froide. 

Aussi,  au  seul  aspect  d'un  corps  d'armée,  on  s"aper(,oit 


I  8  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

que  l'ennui  et  le  mécontentement  sont  les  traits  généraux 
du  visage  militaire.  La  fatigue  y  ajoute  ses  rides,  le  soleil 
ses  teintes  jaunes,  et  une  vieillesse  anticipée  sillonne  des 
figures  de  trente  ans.  Cependant  une  idée  commune  à  tous 
a  souvent  donné  à  cette  réunion  d'hommes  sérieux  un 
grand  caractère  de  majesté,  et  cette  idée  est  l'Abnégation. 
—  L'Abnégation  du  Guerrier  est  une  croix  plus  lourde 
que  celle  du. Martyr.  Il  faut  l'avoir  portée  longtemps  pour 
en  savoir  la  grandeur  et  le  poids. 

Il  faut  bien  que  le  Sacrifice  soit  la  plus  belle  chose  de 
la  terre,  puisqu'il  a  tant  de  beauté  dans  des  hommes 
simples  qui,  souvent,  n'ont  pas  la  pensée  de  leur  mérite 
et  le  secret  de  leur  vie.  C'est  lui  qui  fait  que  de  cette  vie 
de  gêne  et  d'ennuis  il  sort,  comme  par  miracle,  un  carac- 
tère factice,  mais  généreux,  dont  les  traits  sont  grands 
et  bons  comme  ceux  des  médailles  antiques. 

L'Abnégation  complète  de  soi-même,  dont  je  viens  de 
parler,  l'attente  continuelle  et  indifférente  de  la  mort,  la 
renonciation  entière  à  la  liberté  de  penser  et  d'agir,  les 
lenteurs  imposées  à  une  ambition  bornée,  et  l'impossibilité 
d'accumuler  des  richesses,  produisent  des  vertus  qui  sont 
plus  rares  dans  les  classes  libres  et  actives. 

En  général,  le  caractère  militaire  est  simple,  bon,  pa- 
tient; et  l'on  y  trouve  quelque  chose  d'enfantin,  parce  que 
la  vie  des  régiments  tient  un  peu  de  la  vie  des  collèges. 
Les  traits  de  rudesse  et  de  tristesse  qui  l'obscurcissent  lui 
sont  imprimés  par  l'ennui,  mais  surtout  par  une  position 
toujours  fausse  vis-à-vis  de  la  Nation  et  par  la  comédie 
nécessaire  de  l'autorité. 

L'autorité  absolue  qu'exerce  un  homme  le  contraint  à 
une  perpétuelle  réserve.  11  ne  peut  dérider  son  front  devant 
ses  inférieurs,  sans  leur  laisser  prendre  une  familiarité  qui 
porte  atteinte  à  son  pouvoir.  Il  se  retranche  l'abandon  et 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  ip 

la  causerie  amicale,  de  peur  qu'on  ne  prenne  acte  contre 
lui  de  quelque  aveu  de  la  vie  ou  de  quelque  faiblesse  qui 
serait  de  mauvais  exemple.  J'ai  connu  des  officiers  qui  s'en- 
fermaient dans  un  silence  de  trappiste,  et  dont  la  bouche 
sérieuse  ne  soulevait  la  moustache  que  pour  laisser  passage 
à  un  commandement.  Sous  l'Empire,  cette  contenance 
était  presque  toujours  celle  des  officiers  supérieurs  et  des 
généraux.  L'exemple  en  avait  été  donné  par  le  maître, 
la  coutume  sévèrement  conservée,  et  à  propos;  car,  à  la 
considération  nécessaire  d'éloigner  la  familiarité,  se  joi- 
gnait encore  le  besoin  qu'avait  leur  vieille  expérience  de 
conserver  sa  dignité  aux  yeux  d'une  jeunesse  plus  instruite 
qu'elle,  envoyée  sans  cesse  par  les  écoles  militaires,  et 
arrivant  toute  bardée  de  chiffres,  avec  une  assurance  de 
lauréat,  que  le  silence  seul  pouvait  tenir  en  bride. 

Je  n'ai  jamais  aimé  l'espèce  des  jeunes  officiers,  même 
lorsque  j'en  faisais  partie.  Un  secret  instinct  de  la  vérité 
m'avertissait  qu'en  toute  chose  la  théorie  n'est  rien  auprès 
de  la  pratique,  et  le  grave  et  silencieux  sourire  des  vieux 
capitaines  me  tenait  en  garde  contre  toute  cette  pauvre 
science  qui  s'apprend  en  quelques  jours  de  lecture.  Dans 
les  régiments  où  j'ai  servi,  j'aimais  à  écouter  ces  vieux 
officiers  dont  le  dos  voûté  avait  encore  l'attitude  d'un  dos 
de  soldat,  chargé  d'un  sac  plein  d'habits  et  d'une  giberne 
pleine  de  cartouches.  Ils  me  faisaient  de  vieilles  histoires 
d'Egypte,  d'Italie  et  de  Russie,  qui  m'en  apprenaient  plus 
sur  la  guerre  que  l'ordonnance  de  1789,  les  règlements  de 
service  et  les  interminables  instructions,  à  commencer  par 
celle  du  grand  Frédéric  à  ses  généraux.  Je  trouvais,  au 
contraire,  quelque  chose  de  fastidieux  dans  la  fatuité 
confiante,  désœuvrée  et  ignorante  des  jeunes  officiers  de 
cette  époque,  fumeurs  et  joueurs  éternels,  attentifs  seu- 
lement à  la  rigueur  de  leur  tenue,  savants  sur  la  coupe  de 


20  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

leur  habit,  orateurs  de  café  et  de  billard.  Leur  conversation 
n'avait  rien  de  plus  caractérisé  que  celle  de  tous  les  jeunes 
gens  ordinaires  du  grand  monde;  seulement  les  banalités 
y  étaient  un  peu  plus  grossières.  Pour  tirer  quelque  parti 
de  ce  qui  m'entourait,  je  ne  perdais  nulle  occasion  d'é- 
couter; et  le  plus  habituellement  j'attendais  les  heures 
de  promenades  régulières,  où  les  anciens  officiers  aiment 
à  se  communiquer  leurs  souvenirs.  Ils  n'étaient  pas  fâchés, 
de  leur  côté,  d'écrire  dans  ma  mémoire  les  iiistoires  parti- 
culières de  leur  vie,  et,  trouvant  en  moi  une  patience 
égale  à  la  leur  et  un  silence  aussi  sérieux,  ils  se  montrèrent 
toujours  prêts  à  s'ouvrir  à  moi.  Nous  marchions  souvent 
le  soir  dans  les  champs,  ou  dans  les  bois  qui  environnaient 
les  garnisons,  ou  sur  le  bord  de  la  mer,  et  la  vue  générale 
de  la  nature,  ou  le  momdre  accident  de  terrain,  leur  don- 
nait des  souvenirs  inépuisables  :  c'était  une  bataille  navale, 
une  retraite  célèbre,  une  embuscade  fatale,  un  combat 
d'infanterie,  un  siège,  et  partout  des  regrets  d'un  temps 
de  dangers,  du  respect  pour  la  mémoire  de  tel  grand  gé- 
néral, une  reconnaissance  naïve  pour  tel  nom  obscur  qu'ils 
croyaient  illustre;  et,  au  milieu  de  tout  cela,  une  tou- 
chante simplicité  de  cœur  qui  remplissait  le  mien  d'une 
sorte  de  vénération  pour  ce  mâle  caractère,  forgé  dans  de 
continuelles  adversités,  et  dans  les  doutes  d'une  position 
fausse  et  mauvaise. 

J'ai  le  don,  souvent  douloureux,  d'une  mémoire  que 
le  temps  n'altère  jamais;  ma  vie  entière,  avec  toutes  ses 
journées,  m'est  présente  comme  un  tableau  ineffaçable. 
Les  traits  ne  se  confondent  jamais;  les  couleurs  ne  pâ- 
lissent point.  Quelques-unes  sont  noires,  et  ne  perdent 
rien  de  leur  énergie  qui  m'afiligc.  Quelques  (leurs  s'y 
trouvent  aussi,  dont  les  corolles  sont  aussi  fraîches  qu'au 
jour  qui  les  fit   épanouir,  surtout  lorscju'unc   larme  iiivo- 


SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  Zl 

lontaire  tombe  sur  elles  de  mes  yeux,  et  leur  donne  un 
plus  vif  éclat. 

La  conversation  la  plus  inutile  de  ma  vie  m'est  toujours 
présente  à  l'instant  où  je  l'évoque,  et  j'aurais  trop  à  dire, 
si  je  voulais  faire  de  ces  récits  qui  n'ont  pour  eux  que  le 
mérite  d'une  vérité  naïve;  mais  rempli  d'une  amicale  pitié 
pour  la  misère  des  Armées,  je  choisirai  dans  mes  souvenirs 
ceux  qui  se  présentent  à  moi  comme  un  vêtement  assez 
décent,  et  d'une  forme  digne  d'envelopper  une  pensée 
choisie,  et  de  montrer  combien  de  situations  contraires 
aux  développements  du  caractère  et  de  l'intelligence  dé- 
rivent de  la  Servitude  grossière  et  des  mœurs  arriérées 
des  Armées  permanentes. 

Leur  couronne  est  une  couronne  d'épines  et,  parmi  ses 
pointes,  je  ne  pense  pas  qu'il  en  soit  de  plus  douloureuse 
que  celle  de  l'obéissance  passive.  Ce  sera  la  première 
aussi  dont  je  ferai  sentir  l'aiguillon.  J'en  parlerai  d'abord, 
parce  qu'elle  me  fournit  le  premier  exemple  des  nécessités 
cruelles  de  l'Armée,  en  suivant  l'ordre  de  mes  années. 
Quand  je  remonte  à  mes  plus  lointains  souvenirs,  je 
trouve  dans  mon  enfance  militaire  une  anecdote  qui  m'est 
présente  à  la  mémoire,  et,  telle  qu'elle  me  fut  racontée, 
je  la  redirai,  sans  chercher,  mais  sans  éviter,  dans  aucun 
de  mes  récits,  les  traits  minutieux  de  la  vie  ou  du  caractère 
militaire,  qui,  l'un  et  l'autre,  je  ne  saurais  trop  le  redire, 
sont  en  retard  sur  l'esprit  général  et  la  marche  de  la 
Nation,  et  sont,  par  conséquent,  toujours  empreints  d'une 
certaine  puérilité. 


LAURETTE 


LE    CACHET   ROUGE 


LAURETTE 

ou 
LE    CACHET    ROUGE 


CHAPITRE  IV. 

DE    LA    RENCONTRE    Q.UE   JE   FIS    UN  JOUR 
SUR  LA  GRANDE   ROUTE. 

LA  grande  route  d'Artois  et  de  Flandre  est  longue 
et  triste.  Elle  s'étend  en  ligne  droite,  sans  ar- 
bres, sans  fossés,  dans  des  campagnes  unies  et 
pleines  d'une  boue  jaune  en  tout  temps.  Au  mois  de 
mars  1815,  Je  passai  sur  cette  route,  et  je  fis  une  ren- 
contre que  je  n'ai  point  oubliée  depuis. 

J'étais  seul,  j'étais  à  cheval,  j'avais  un  bon  manteau 
blanc,  un  habit  rouge,  un  casque  noir,  des  pistolets  et 
un  grand  sabre;  il  pleuvait  à  verse  depuis  quatre  jours 
et  quatre  nuits  de  marche,  et  je  me  souviens  que  je 
chantais  Joconde  à  pleine  voix.  J'étais  si  jeune!  —  La 
maison  du  Roi,  en  1814,  avait  été  remplie  d'enfants  et 
de  vieillards;  l'Empire  semblait  avoir  pris  et  tué  les 
hommes. 


2.6  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

Mes  camarades  étaient  en  avant,  sur  la  route,  à  la 
suite  du  roi  Louis  XVIII;  je  voyais  leurs  manteaux 
blancs  et  leurs  Iiabits  rouges,  tout  à  l'horizon  au  nord; 
les  lanciers  de  Bonaparte,  qui  surveillaient  et  suivaient 
notre  retraite  pas  à  pas,  montraient  de  temps  en  temps 
la  flamme  tricolore  de  leurs  lances  à  l'autre  horizon. 
Un  fer  perdu  avait  retardé  mon  cheval  :  il  était  jeune 
et  fort,  je  le  pressai  pour  rejoindre  mon  escadron;  il 
partit  au  grand  trot.  Je  mis  la  main  à  ma  ceinture,  elle 
était  assez  garnie  d'or;  j'entendis  résonner  le  fourreau 
de  fer  de  mon  sabre  sur  l'étrier,  et  je  me  sentis  très-fier 
et  parfaitement  heureux. 

11  pleuvait  toujours,  et  je  chantais  toujours. Cepen- 
dant je  me  tus  bientôt,  ennuyé  de  n'entendre  que  moi, 
et  je  n'entendis  plus  que  la  pluie  et  les  pieds  de  mon 
cheval,  qui  pataugeait  dans  les  ornières.  Le  pavé  de 
la  route  manqua;  j'enfonçais,  il  fallut  prendre  le  pas. 
Mes  grandes  bottes  étaient  enduites,  en  dehors,  d'une 
croûte  épaisse  de  boue  jaune  comme  de  l'ocre  ;  en  de- 
dans elles  s'emplissaient  de  pluie.  Je  regardai  mes 
épaulettes  d'or  toutes  neuves,  ma  félicité  et  ma  conso- 
lation; elles  étaient  hérissées  par  l'eau,  cela  m'affligea. 

Mon  cheval  baissait  la  tête;  je  fis  comme  lui  :  je  me 
mis  à  penser,  et  je  me  demandai,  pour  la  première  fois, 
où  j'allais.  Je  n'en  savais  absolument  rien;  mais  cela 
ne  m'occupa  pas  longtemps  :  j'étais  certain  que  mon 
escadron  étant  là,  là  aussi  était  mon  devoir. Comme  je 
sentais  en  mon  cœur  un  calme  profond  et  inaltérable, 
j'en  rendis  grâce  à  ce  sentiment  inefTablc  du  Devoir, 
et  je  cherchai  à  me  l'expliquer. Voyant  de  près  com- 


LAURETTE  OU  LE   CACHET  ROUGE.  2^ 

ment  des  fatigues  inaccoutumées  étaient  gaiement 
portées  par  des  têtes  si  blondes  ou  si  blanches,  com- 
ment un  avenir  assuré  était  si  cavalièrement  risqué 
par  tant  d'hommes  de  vie  heureuse  et  mondaine,  et 
prenant  ma  part  de  cette  satisfaction  miraculeuse  que 
donne  à  tout  homme  la  conviction  qu'il  ne  se  peut 
soustraire  à  nulle  des  dettes  de  l'Honneur,  je  compris 
que  c'était  une  chose  plus  facile  et  plus  commune 
qu'on  ne  pense,  que  l'Abnégation. 

Je  me  demandais  si  l'abnégation  de  soi-même 
n'était  pas  un  sentiment  né  avec  nous;  ce  que  c'était 
que  ce  besoin  d'obéir  et  de  remettre  sa  volonté  en 
d'autres  mains,  comme  une  chose  lourde  et  importune; 
d'oîi  venait  le  bonheur  secret  d'être  débarrassé  de  ce 
fardeau,  et  comment  l'orgueil  humain  n'en  était  jamais 
révolté.  Je  voyais  bien  ce  mystérieux  instinct  lier,  de 
toutes  parts,  les  peuples  en  de  puissants  faisceaux, 
mais  je  ne  voyais  nulle  part  aussi  complète  et  aussi 
redoutable  que  dans  les  Armées  la  renonciation  à 
ses  actions,  à  ses  paroles,  à  ses  désirs  et  presque  à  ses 
pensées.  Je  voyais  partout  la  résistance  possible  et 
usitée,  le  citoyen  ayant,  en  tous  lieux,  une  obéissance 
clairvoyante  et  intelligente  qui  examine  et  peut  s'ar- 
rêter. Je  voyais  même  la  tendre  soumission  de  la 
femme  finir  où  le  mal  commence  à  lui  être  ordonné, 
et  la  loi  prendre  sa  défense;  mais  l'obéissance  mili- 
taire, passive  et  active  en  même  temps,  recevant  l'ordre 
et  l'exécutant,  frappant,  les  yeux  fermés,  comme  le 
Destin  antique  !  Je  suivais  dans  ses  conséquences 
possibles  cette   Abnégation    du   soldat,   sans  retour, 


28  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

sans  conditions,  et  conduisant  quelquefois  à  des  fonc- 
tions sinistres. 

Je  pensais  ainsi  en  marchant  au  gré  de  mon  clieval, 
regardant  fheure  à  ma  montre,  et  voyant  le  chemin 
s'allonger  toujours  en  ligne  droite,  sans  un  arbre  et 
sans  une  maison,  et  couper  la  plaine  jusqu'à  l'horizon, 
comme  une  grande  raie  jaune  sur  une  toile  grise. 
Quelquefois  la  raie  liquide  se  délayait  dans  la  terre 
liquide  qui  l'entourait  et,  quand  un  jour  un  peu 
moins  pâle  faisait  briller  cette  triste  étendue  de  pavs, 
je  me  voyais  au  milieu  dune  mer  bourbeuse,  suivant 
un  courant  de  vase  et  de  plâtre. 

En  examinant  avec  attention  cette  raie  jaune  de  la 
route,  j'y  remarquai,  à  un  quart  de  lieue  environ, 
un  petit  point  noir  qui  marchait.  Cela  me  fit  plaisir, 
c'était  quelqu'un.  Je  n'en  détournai  plus  les  yeux. 
Je  vis  que  ce  point  noir  allait  comme  moi  dans  la 
direction  de  Lille,  et  qu'il  allait  en  zigzag,  ce  qui 
annonçait  une  marche  pénible.  Je  hâtai  le  pas  et  je 
gagnai  du  terrain  sur  cet  objet,  qui  s'allongea  un  peu 
et  grossit  à  ma  vue.  Je  repris  le  trot  sur  un  sol  plus 
ferme  et  je  crus  reconnaître  une  sorte  de  petite  voiture 
noire.  J'avais  faim,  j'espérai  que  c'était  la  voiture  d'une 
cantinière  et,  considérant  mon  pauvre  cheval  comme 
une  chaloupe,  je  lui  fis  faire  force  de  rames  pour 
arriver  à  cette  île  fortunée,  dans  cette  mer  où  il  s'en- 
fonçait jusqu'au  ventre  quelquefois. 

A  une  centaine  de  pas,  je  vins  à  distinguer  clai- 
rement une  petite  charrette  de  bois  blanc,  couverte 
de  trois  cercles  et  dune  toile  cirée  noire.  Cela  resseni- 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  29 

blait  à  un  petit  berceau  posé  sur  deux  roues.  Les 
roues  s'embourbaient  jusqu'à  l'essieu;  un  petit  mulet 
qui  les  tirait  était  péniblement  conduit  par  un  homme 
à  pied  qui  tenait  la  bride.  Je  m'approchai  de  lui  et  le 
considérai  attentivement. 

C'était  un  homme  d'environ  cinquante  ans,  à  mous- 
taches blanches,  fort  et  grand,  le  dos  voûté  à  la 
manière  des  vieux  officiers  d'infanterie  qui  ont  porté 
le  sac.  Il  en  avait  l'uniforme,  et  l'on  entrevoyait  une 
épaulette  de  chef  de  bataillon  sous  un  petit  manteau 
bleu  court  et  usé.  II  avait  un  visage  endurci  mais  bon, 
comme  à  l'armée  il  y  en  a  tant.  Il  me  regarda  de  côté 
sous  ses  gros  sourcils  noirs,  et  tira  lestement  de  sa 
charrette  un  fusil  qu'il  arma,  en  passant  de  l'autre 
côté  de  son  mulet,  dont  il  se  faisait  un  rempart.  Ayant 
vu  sa  cocarde  blanche,  je  me  contentai  de  montrer  la 
manche  de  mon  habit  rouge,  et  il  remit  son  fusil  dans 
la  charrette,  en  disant  : 

—  Ah!  c'est  différent,  je  vous  prenais  pour  un  de 
ces  lapins  qui  courent  après  nous.  Voulez-vous  boire 
la  goutte? 

— ■  Volontiers,  dis-je  en  m'approchant,  il  y  a  vingt- 
quatre  heures  que  je  n'ai  bu. 

Il  avait  à  son  cou  une  noix  de  coco,  très-bien 
sculptée,  arrangée  en  flacon,  avec  un  goulot  d'argent, 
et  dont  il  semblait  tirer  assez  de  vanité.  11  me  la  passa, 
et  j'y  bus  un  peu  de  mauvais  vin  blanc  avec  beau- 
coup de  plaisir;  je  lui  rendis  le  coco. 

—  A  la  santé  du  Roi  !  dit-il  en  buvant  ;  il  m'a  fait 
officier  de  la  Légion  d'honneur,  il  est  juste  que  je  le 


30  SOUVENIRS  DE  SER\  ITUDE  MILITAIRE. 

suive  jusqu'à  la  frontière.  Par  exemple,  comme  je  n'ai 
que  mon  épaulette  pour  vivre,  je  reprendrai  mon 
bataillon  après,  c'est  mon  devoir. 

En  parlant  ainsi  comme  à  lui-même,  il  remit  en 
marche  son  petit  mulet,  en  disant  que  nous  n'avions 
pas  de  temjîs  à  perdre;  et  comme  j'étais  de  son  avis, 
je  me  remis  en  chemin  à  deux  pas  de  lui.  Je  le  regar- 
dais toujours  sans  questionner,  n'ayant  jamais  aimé  la 
bavarde  indiscrétion  assez  fréquente  parmi  nous. 

Nous  allâmes  sans  rien  dire  durant  un  quart  de 
lieue  environ.  Comme  il  s'arrêtait  alors  pour  faire 
reposer  son  pauvre  petit  mulet,  qui  me  faisait  peine 
à  voir,  je  m'arrêtai  aussi  et  je  tâchai  d'exprimer  l'eau 
qui  remplissait  mes  bottes  à  fécujère,  comme  deux 
réservoirs  oià  j'aurais  eu  les  jambes  trempées. 

—  Vos  bottes  commencent  à  vous  tenir  aux  pieds, 
dit-il. 

—  II  y  ^  quatre  nuits  que  je  ne  les  ai  quittées,  lui 
dis-je. 

—  Bah!  dans  huit  jours  vous  n'y  penserez  plus, 
reprit-il  avec  sa  voix  enrouée;  c'est  quelque  chose  que 
d'être  seul,  allez,  dans  des  temps  comme  ceux  où 
nous  vivons.  Savez-vous  ce  que  j'ai  là  dedans? 

—  Non,  lui  dis-je. 

—  C'est  une  femme. 

Je  dis  :  —  Ah!  —  sans  trop  d'étonncment,  et  je 
me  remis  en  marche  tranquillement,  au  pas.  11  me 
suivit. 

—  Cette  mauvaise  broucttc-Ià  ne  m'a  pas  coûté 
bien  cher,  rcprit-il,  ni  lo  mulet  non  plus;  mais  c'est 


LAURETTE  OU   LE   CACHET  ROUGE.  3  I 

tout  ce  qu'il  me  faut,  quoique  ce  chemin-là  soit  un 
ruban  de  queue  un  peu  long. 

Je  lui  offris  de  monter  mon  cheval  quand  il  serait 
fatigué;  et  comme  je  ne  lui  parlais  que  gravement  et 
avec  simplicité  de  son  équipage,  dont  il  craignait  le 
ridicule,  il  se  mit  à  son  aise  tout  à  coup  et,  s'appro- 
chant  de  mon  étrier,  me  frappa  sur  le  genou  en  me 
disant  : 

—  Eh  bien,  vous  êtes  un  bon  enfiuit,  quoique 
dans  les  Rouges. 

Je  sentis  dans  son  accent  amer,  en  désignant  ainsi 
les  quatre  Compagnies-Rouges,  combien  de  préven- 
tions haineuses  avaient  données  à  l'Armée  le  luxe  et 
les  grades  de  ces  corps  d'officiers. 

—  Cependant,  ajouta-t-il,  je  n'accepterai  pas  votre 
offre,  vu  que  je  ne  sais  pas  monter  à  cheval  et  que  ce 
n'est  pas  mon  affaire,  à  moi. 

—  Mais,  Commandant,  les  officiers  supérieurs 
comme  vous  y  sont  obligés. 

—  Bah!  une  fois  par  an,  à  l'inspection,  et  encore 
sur  un  cheval  de  louage.  Moi  j'ai  toujours  été  marin, 
et  depuis  fantassin;  je  ne  connais  pas  l'équitation. 

11  fît  vingt  pas  en  me  regardant  de  côté  de  temps 
à  autre,  comme  s'attendant  à  une  question  :  et  comme 
il  ne  venait  pas  un  mot,  il  poursuivit  : 

—  Vous  n'êtes  pas  curieux,  par  exemple!  cela 
devrait  vous  étonner,  ce  que  je  dis  là. 

—  Je  m'étonne  bien  peu,  dis-je. 

—  Oh  !  cependant  si  je  vous  contais  comment  j'ai 
quitté  la  mer,  nous  verrions. 


32  SOUVENIRS   DE   SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Eli  bien,  repris-je,  pourquoi  n'essayez -vous 
pas?  cela  vous  réchauffera,  et  cela  me  fera  oublier 
que  la  pluie  m'entre  dans  le  dos  et  ne  s'arrête  qu'à 
mes  talons. 

Le  bon  Chef  de  bataillon  s'apprêta  solennellement 
à  parler,  avec  un  plaisir  d'enfant.  Il  rajusta  sur  sa  tête 
le  schako  couvert  de  toile  cirée,  et  il  donna  ce  coup 
d'épaule  que  personne  ne  peut  se  représenter  s'il  n'a 
servi  dans  l'infanterie,  ce  coup  d'épaule  que  donne 
le  fantassin  à  son  sac  pour  le  hausser  et  alléger  un 
moment  son  poids;  c'est  une  habitude  du  soldat  qui, 
lorsqu'il  devient  officier,  devient  un  tic.  Après  ce 
geste  convulsif,  il  but  encore  un  peu  de  vin  dans  son 
coco,  donna  un  coup  de  pied  d'encouragement  dans 
le  ventre  du  petit  mulet,  et  commença. 


CHAPITRE  V. 


HISTOIRE  DU  CACHET  ROLGE. 


—  Vous  saurez  d'abord,  mon  entant,  que  je  suis 
né  à  Brest;  j'ai  commencé  par  être  enfant  de  troupe, 
gagnant  ma  demi-ration  et  mon  demi-prêt  dès  I  âge 
de  neuf  ans,  mon  père  étant  soldat  aux  Gardes.  Mais 
comme  j'aimais  la  mer,  une  belle  nuit,  pendant  que 
j'étais  en  congé  à  Brest,  je  me  cachai  à  fond  de  cale 
d'un  bâtiment  marchand  qui  partait  pour  les  Indes; 
on  ne  m'aperçut  qu'en  pleine  mer,  et  le  capitaine 
aima  mieux  me  faire  mousse  que  de  me  jeter  à  l'eau. 
Qiiand  vint  la  Révolution,  j'avais  fait  du  chemin,  et 
j'étais  à  mon  tour  devenu  capitaine  d'un  petit  bâtiment 
marchand  assez  propre,  ayant  écume  la  mer  quinze 
ans.  Comme  l'ex-marme  royale,  vieille  bonne  marine, 
ma  foi!  se  trouva  tout  à  coup  dépeuplée  d'officiers, 
on  prit  des  capitaines  dans  la  marine  marchande. 
J'avais  eu  quelques  affaires  de  flibustiers  que  je  pourrai 
vous  dire  plus  tard  :  on  me  donna  le  commandement 
d'un  brick  de  guerre  nommé  le  Marat. 

Le  28  fructidor  1797,  je  reçus  ordre  d'appareiller 
pour  Cayennc.  Je  devais  y  conduire  soixante  soldats 


34  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

et  un  déporté  qui  restait  des  cent  quatre-vingt-treize 
que  la  frégate  la  Décade  avait  pris  à  bord  quelques 
jours  auparavant.  J'avais  ordre  de  traiter  cet  individu 
avec  ménagement,  et  la  première  lettre  du  Directoire 
en  renfermait  une  seconde,  scellée  de  trois  cachets 
rouges,  au  milieu  desquels  il  y  en  avait  un  démesuré. 
J'avais  défense  d'ouvrir  cette  lettre  avant  le  premier 
degré  de  latitude  nord,  du  27"  au  28"  de  longitude, 
c'est-à-dire  près  de  passer  la  ligne. 

Cette  grande  lettre  avait  une  figure  toute  particu- 
lière. Elle  était  longue,  et  fermée  de  si  près  que  je  ne 
pus  rien  lire  entre  les  angles  ni  à  travers  l'enveloppe. 
Je  ne  suis  pas  superstitieux,  mais  elle  me  fit  peur, 
cette  lettre.  Je  la  mis  dans  ma  chambre,  sous  le  verre 
d'une  mauvaise  petite  pendule  anglaise  clouée  au- 
dessus  de  mon  lit.  Ce  lit-là  était  un  vrai  lit  de  marin, 
comme  vous  savez  qu'ils  sont.  Mais  je  ne  sais,  moi, 
ce  que  je  dis  :  vous  avez  tout  au  plus  seize  ans,  vous 
ne  pouvez  pas  avoir  vu  ça. 

La  chambre  d'une  reine  ne  peut  pas  être  aussi  pro- 
prement rangée  que  celle  d'un  marin ,  soit  dit  sans 
vouloir  nous  vanter.  Chaque  chose  a  sa  petite  place 
et  son  petit  clou.  Rien  ne  remue.  Le  bâtiment  peut 
rouler  tant  qu'il  veut  sans  rien  déranger.  Les  meubles 
sont  faits  selon  la  forme  du  vaisseau  et  de  la  petite 
chambre  qu'on  a.  Mon  lit  était  un  coffre.  Quand  on 
l'ouvrait,  j'y  couchais;  quand  on  le  fermait,  c'était 
mon  sofii  et  j'y  fumais  ma  pipe.  Quelquefois  c'était  ma 
table,  alors  on  s'asseyait  sur  deux  petits  tonneaux  qui 
étaient  dans  la   chambre.  Mon  parquet  était   ciré  et 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  3  5 

frotté  comme  de  l'acajou,  et  brillant  comme  un  bijou  : 
un  vrai  miroir  !  Oh  !  c'était  une  jolie  petite  chambre  ! 
Et  mon  brick  avait  bien  son  prix  aussi.  On  s'y  amu- 
sait souvent  d'une  fière  façon,  et  le  voyage  commença 
cette  fois  assez  agréablement,  si  ce  n'était...  Mais 
n'anticipons  pas. 

Nous  avions  un  joli  vent  nord-nord-ouest,  et  j'étais 
occupé  à  mettre  cette  lettre  sous  le  verre  de  ma  pen- 
dule, quand  mon  déporté  entra  dans  ma  chambre;  il 
tenait  par  la  main  une  belle  petite  de  dix-sept  ans 
environ.  Lui  me  dit  qu'il  en  avait  dix-neuf;  beau 
garçon,  quoique  un  peu  pâle,  et  trop  blanc  pour  un 
homme.  C'était  un  homme  cependant,  et  un  homme 
qui  se  comporta  dans  l'occasion  mieux  que  bien  des 
anciens  n'auraient  fait  :  vous  allez  le  voir.  11  tenait  sa 
petite  femme  sous  le  bras;  elle  était  fraîche  et  gaie 
comme  une  enfant.  Ils  avaient  l'air  de  deux  tour- 
tereaux. Ça  me  faisait  plaisir  à  voir,  moi.  Je  leur 
dis  : 

—  Eh  bien,  mes  enfants!  vous  venez  faire  visite 
au  vieux  capitaine;  c'est  gentil  à  vous.  Je  vous  emmène 
un  peu  loin;  mais  tant  mieux,  nous  aurons  le  temps 
de  nous  connaître.  Je  suis  fâché  de  recevoir  madame 
sans  mon  habit;  mais  c'est  que  je  cloue  là-haut  cette 
grande  coquine  de  lettre.  Si  vous  vouliez  m'aider  un 
peu? 

Ça  faisait  vraiment  de  bons  petits  enfants.  Le  petit 
mari  prit  le  marteau,  et  la  petite  femme  les  clous,  et 
ils  me  les  passaient  à  mesure  que  je  les  demandais  ; 
et  elle  me  disait  :  A  droite!  à  gauche!  capitaine!  tout  en 


36  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

riant,  parce  que  le  tangage  faisait  ballotter  ma  pen- 
dule. Je  l'entends  encore  d'ici  avec  sa  petite  voix  : 
A  gauche!  à  droite!  capitaine!  Elle  se  moquait  de  moi. 
—  Ah  !  je  dis,  petite  méchante  !  je  vous  ferai  gronder 
par  votre  mari,  allez.  • —  Alors  elle  lui  sauta  au 
cou  et  l'embrassa.  Ils  étaient  vraiment  gentils,  et  la 
connaissance  se  fit  comme  ça.  Nous  fûmes  tout  de 
suite  bons  amis. 

Ce  fut  aussi  une  jolie  traversée.  J'eus  toujours  un 
temps  fait  exprès.  Comme  je  n'avais  jamais  eu  que 
des  visages  noirs  à  mon  bord,  je  faisais  venir  à  ma 
table,  tous  les  jours,  mes  deux  petits  amoureux.  Cela 
m'égayait.  Qiiand  nous  avions  mangé  le  biscuit  et  le 
poisson,  la  petite  femme  et  son  mari  restaient  à  se 
regarder  comme  s'ils  ne  s'étaient  jamais  vus.  Alors  je 
me  mettais  à  rire  de  tout  mon  cœur  et  me  moquais 
d'eux.  Ils  riaient  aussi  avec  moi.  Vous  auriez  ri  de 
nous  voir  comme  trois  imbéciles,  ne  sachant  pas  ce 
que  nous  avions.  C'est  que  c'était  vraiment  plaisant 
de  les  voir  s'aimer  comme  ça!  Ils  se  trouvaient  bien 
partout;  ils  trouvaient  bon  tout  ce  qu'on  leur  donnait. 
Cependant  ils  étaient  à  la  ration  comme  nous  tous  ; 
j'y  ajoutais  seulement  un  peu  d'eau-de-vie  suédoise 
quand  ils  dûiaient  avec  moi,  mais  un  petit  verre,  pour 
tenir  mon  rang.  Ils  couchaient  dans  un  iiamac,  où  le 
vaisseau  les  roulait  comme  ces  deux  poires  que  j'ai 
là  dans  mon  mouchoir  mouillé.  Ils  étaient  alertes  et 
contents.  Je  faisais  comme  vous,  je  ne  questionnais 
pas.  Qu'avais-je  besoin  de  savoir  leur  nom  et  leurs 
affaires,  moi,  passeur  d'eau?  Je  les  portais  de  l'autre 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE.  37 

côté  de  la  mer,  comme  j'aurais  porté  deux  oiseaux 
de  paradis. 

J'avais  fini,  après  un  mois,  par  les  regarder  comme 
mes  enfants.  Tout  le  jour,  quand  je  les  appelais,  ils 
venaient  s'asseoir  auprès  de  moi.  Le  jeune  homme 
écrivait  sur  ma  table,  c'est-à-dire  sur  mon  lit;  et, 
quand  je  voulais,  il  m'aidait  à  faire  mon  point  :  il  le 
sut  bientôt  faire  aussi  bien  que  moi;  j'en  étais  quel- 
quefois tout  interdit.  La  jeune  femme  s'asseyait  sur 
un  petit  baril  et  se  mettait  à  coudre. 

Un  jour  qu'ils  étaient  posés  comme  cela ,  je  leur  dis  : 
—  Savez-vous,  mes  petits  amis,  que  nous  faisons 
un  tableau  de  famille  comme  nous  voilà?  Je  ne  veux 
pas  vous  interroger,  mais  probablement  vous  n'avez 
pas  plus  d'argent  qu'il  ne  vous  en  faut,  et  vous  êtes 
joliment  délicats  tous  deux  pour  bêcher  et  piocher 
comme  font  les  déportés  à  Cayenne.  C  est  un  vilam 
pays,  de  tout  mon  cœur  je  vous  le  dis;  mais  moi, 
qui  suis  une  vieille  peau  de  loup  desséchée  au  soleil, 
j'y  vivrais  comme  un  seigneur.  Si  vous  aviez,  comme 
il  me  semble  (sans  vouloir  vous  interroger),  tant  soit 
peu  d'amitié  pour  moi,  je  quitterais  assez  volontiers 
mon  vieux  brick,  qui  n'est  qu'un  sabot  à  présent,  et 
je  m'établirais  là  avec  vous,  si  cela  vous  convient. 
Moi,  je  n'ai  pas  plus  de  famille  qu'un  chien,  cela 
m'ennuie;  vous  me  feriez  une  petite  société.  Je  vous 
aiderais  à  bien  des  choses  ;  et  j'ai  amassé  une  bonne 
pacotille  de  contrebande  assez  honnête,  dont  nous 
vivrions,  et  que  je  vous  laisserais  lorsque  je  viendrais 
à  tourner  de  l'oeil,  comme  on  dit  poliment. 


38  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

Ils  restèrent  tout  ébahis  à  se  regarder,  ayant  l'air 
de  croire  que  je  ne  disais  pas  vrai;  et  la  petite  courut, 
comme  elle  faisait  toujours,  se  jeter  au  cou  de  l'autre, 
et  s'asseoir  sur  ses  genoux,  toute  rouge  et  en  pleurant. 
Il  la  serra  bien  fort  dans  ses  bras,  et  je  vis  aussi  des 
larmes  dans  ses  yeux  ;  il  me  tendit  la  main  et  devint 
plus  pâle  qu'à  l'ordinaire.  Elle  lui  parlait  bas,  et  ses 
grands  cheveux  blonds  s'en  allèrent  sur  son  épaule; 
son  chignon  s'était  défait  comme  un  câble  qui  se  dé- 
roule tout  à  coup,  parce  qu'elle  était  vive  comme 
un  poisson  :  ces  cheveux-là,  si  vous  les  aviez  vus! 
c'était  comme  de  l'or.  Comme  ils  continuaient  à  se 
parler  bas,  le  jeune  homme  lui  baisant  le  front  de 
temps  en  temps,  et  elle  pleurant,  cela  m'impatienta. 

—  Eh  bien,  ça  vous  va-t-il?  leur  dis-je  à  la  fin. 

—  Mais...  mais,  capitaine,  vous  êtes  bien  bon, 
dit  le  mari;  mais  c'est  que...  vous  ne  pouvez  pas 
vivre  avec  des  déportés,  et. . .  11  baissa  les  yeux. 

—  Moi,  dis-je,  je  ne  sais  ce  que  vous  avez  fait 
pour  être  déporté,  mais  vous  me  direz  ça  un  jour,  ou 
pas  du  tout,  si  vous  voulez.  Vous  ne  m'avez  pas  l'air 
d'avoir  la  conscience  bien  lourde,  et  je  suis  bien  sûr 
que  j'en  ai  fait  bien  d'autres  que  vous  dans  ma  vie, 
allez,  pauvres  innocents.  Par  exemple,  tant  que  vous 
serez  sous  ma  garde,  je  ne  vous  lâcherai  pas,  il  ne 
faut  pas  vous  y  attendre;  je  vous  couperais  plutôt  le 
cou  comme  à  deux  pigeons.  Mais  une  fois  l'épau- 
lette  de  côté,  je  ne  connais  plus  ni  amiral  ni  rien 
du  tout. 

—  C'est  (|ue,   rcprit-il  en   secouant  tristement  sa 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  39 

tète  brune,  quoique  un  peu  poudrée,  comme  cela 
se  faisait  encore  à  l'époque,  c'est  que  je  crois  qu'il 
serait  dangereux  pour  vous,  capitaine,  d'avoir  l'air  de 
nous  connaître.  Nous  rions  parce  que  nous  sommes 
jeunes;  nous  avons  l'air  heureux  parce  que  nous  nous 
aimons;  mais  j'ai  de  vilams  moments  quand  je  pense  à 
l'avenir,  et  je  ne  sais  pas  ce  que  deviendra  ma  pauvre 
Laure. 

11  serra  de  nouveau  la  tète  de  la  jeune  femme  sur 
sa  poitrine  : 

—  C'était  bien  là  ce  que  je  devais  dire  au  capi- 
taine; n'est-ce  pas,  mon  enfant,  que  vous  auriez  dit 
la  même  chose? 

Je  pris  ma  pipe  et  je  me  levai,  parce  que  je  com- 
mençais à  me  sentir  les  jeux  un  peu  mouillés,  et  que 
ça  ne  me  va  pas,  à  moi. 

—  Allons!  allons!  dis-je,  ça  s'éclaircira  par  la  suite. 
Si  le  tabac  incommode  madame,  son  absence  est  né- 
cessaire. 

Elle  se  leva,  le  visage  tout  en  feu  et  tout  humide 
de  larmes,  comme  un  enfant  qu'on  a  grondé. 

—  D'ailleurs,  me  dit-elle  en  regardant  ma  pendule, 
vous  n'y  pensez  pas,  vous  autres;  et  la  lettre! 

Je  sentis  quelque  chose  qui  me  fit  de  l'effet.  J'eus 
comme  une  douleur  aux  cheveux  quand  elle  me  dit 
cela. 

—  Pardieu  !  je  n'y  pensais  plus,  moi,  dis-je.  Ah! 
par  exemple,  voilà  une  belle  affaire!  Si  nous  avions 
passé  le  premier  degré  de  latitude  nord,  il  ne  me  res- 
terait plus  qu'à  me  jeter  à  l'eau.  —  Faut-il  que  j'aie 


4o  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

du  bonheur,  pour  que  cette  enfant-là  m'ait  rappelé 
la  grande  coquine  de  lettre  ! 

Je  regardai  vite  ma  carte  marine  et,  quand  je  vis 
que  nous  en  avions  encore  pour  une  semaine  au 
moins,  j'eus  la  tête  soulagée,  mais  pas  le  cœur,  sans 
savon"  pourquoi. 

—  C'est  que  le  Directoire  ne  badine  pas  pour 
l'article  obéissance!  dis-je.  Allons,  je  suis  au  courant 
cette  fois-ci  encore.  Le  temps  a  filé  si  vite  que  j'avais 
tout  à  fait  oublié  cela. 

Eh  bien ,  monsieur,  nous  restâmes  tous  trois  le  nez 
en  l'air  à  regarder  cette  lettre,  comme  si  elle  allait 
nous  parler.  Ce  qui  me  frappa  beaucoup,  c'est  que 
le  soleil,  qui  glissait  par  la  claire-voie,  éclairait  le  verre 
de  la  pendule  et  faisait  paraître  le  grand  cachet  rouge, 
et  les  autres  petits,  comme  les  traits  d'un  visage  au 
milieu  du  feu. 

—  Ne  dirait-on  pas  que  les  yeux  lui  sortent  de  la 
tête?  leur  dis-je  pour  les  amuser. 

—  Oh!  mon  ami,  dit  la  jeune  femme,  cela  res- 
semble à  des  taches  de  sang. 

—  Bah  !  bah  !  dit  son  mari  en  la  prenant  sous  le 
bras,  vous  vous  trompez,  Laure;  cela  ressemble  au 
billet  de  faire  part  d'un  mariage.  Venez  vous  reposer, 
venez;  pourquoi  cette  lettre  vous  occupe-t-elle? 

Ils  se  sauvèrent  comme  si  un  revenant  les  avait  sui- 
vis, et  montèrent  sur  le  pont.  Je  restai  seul  avec  cette 
grande  lettre,  et  je  me  souviens  qu'en  fumant  ma  pipe 
je  la  regardais  toujours,  comme  si  ses  yeux  rouges 
avaient  attaché  les  miens,  en  les  humant  comme  lont 


I.AURETIE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  4' 

des  yeux  de  serpent.  Sa  grande  figure  pâle,  son  troi- 
sième cachet,  plus  grand  que  les  yeux,  tout  ouvert, 
tout  béant  comme  une  gueule  de  loup. . .  cela  me  mit 
de  mauvaise  humeur;  je  pris  mon  habit  et  je  l'ac- 
crochai à  la  pendule,  pour  ne  plus  voir  ni  l'heure  m 
la  chienne  de  lettre. 

J'allai  achever  ma  pipe  sur  le  pont.  J'y  restai  jus- 
qu'à la  nuit. 

Nous  étions  alors  à  la  hauteur  des  îles  du  cap  Vert. 
Le  Marat  filait,  vent  en  poupe,  ses  dix  nœuds  sans  se 
gêner.  La  nuit  était  la  plus  belle  que  j'aie  vue  de  ma 
vie  près  du  tropique.  La  lune  se  levait  à  l'horizon, 
large  comme  un  soleil;  la  mer  la  coupait  en  deux  et 
devenait  toute  blanche  comme  une  nappe  de  neige 
couverte  de  petits  diamants.  Je  regardais  cela  en  fu- 
mant, assis  sur  mon  banc.  L'officier  de  quart  et  les 
matelots  ne  disaient  rien  et  regardaient  comme  moi 
l'ombre  du  brick  sur  l'eau.  J'étais  content  de  ne  rien 
entendre.  J'aime  le  silence  et  l'ordre,  moi.  J'avais 
défendu  tous  les  bruits  et  tous  les  feux.  J'entrevis 
cependant  une  petite  ligne  rouge  presque  sous  mes 
pieds.  Je  me  serais  bien  mis  en  colère  tout  de  suite; 
mais  comme  c'était  chez  mes  petits  déportes,  )e  voulus 
m'assurer  de  ce  qu'on  faisait  avant  de  me  fâcher.  Je 
n'eus  que  la  peine  de  me  baisser,  je  pus  voir,  par 
le  grand  panneau,  dans  la  petite  chambre,  et  je  re- 
gardai. 

La  jeune  femme  était  à  genoux  et  faisait  ses  prières. 
11  y  avait  une  petite  lampe  qui  l'éclairait.  Elle  était  en 
chemise;  je  voyais  d'en  haut  ses  épaules   nues,   ses 


42  SOUVENIRS   DE   SERVITUDE  MILITAIRE. 

petits  pieds  nus,  et  ses  grands  cheveux  blonds  tout 
épars.  Je  pensai  à  me  retirer,  mais  je  me  dis  :  —  Bah! 
un  vieux  soldat,  qu'est-ce  que  ça  fait?  Et  je  restai 
à  vou". 

Son  mari  était  assis  sur  une  petite  malle,  la  tète  sur 
ses  mains,  et  la  regardait  prier.  Elle  leva  la  tête  en 
haut  comme  au  ciel,  et  je  vis  ses  grands  jeux  bleus 
mouillés  comme  ceux  d'une  Madeleine.  Pendant 
qu'elle  priait,  il  prenait  le  bout  de  ses  lonas  cheveux 
et  les  baisait  sans  faire  de  bruit.  Quand  elle  eut  fini, 
elle  fit  un  signe  de  croix  en  souriant  avec  l'air  d'aller 
au  paradis.  Je  vis  qu'il  faisait  comme  elle  un  signe  de 
croix,  mais  comme  s'il  en  avait  honte.  Au  fait,  pour 
un  homme  c'est  singulier. 

Elle  se  leva  debout,  l'embrassa,  et  s'étendit  la  pre- 
mière dans  son  hamac,  oîi  il  la  jeta  sans  rien  dire, 
comme  on  couche  un  enfant  dans  une  balançoire. 
II  faisait  une  chaleur  étouffante  :  elle  se  sentait  bercée 
avec  plaisir  par  le  mouvement  du  navire  et  paraissait 
déjà  commencer  à  s'endormir.  Ses  petits  pieds  blancs 
étaient  croisés  et  élevés  au  niveau  de  sa  tête,  et  tout 
son  corps  enveloppé  de  sa  longue  chemise  blanche. 
C'était  un  amour,  quoi  ! 

—  Mon  ami,  dit-elle  en  dormant  à  moitié,  n'avcz- 
vous  pas  sommeil?  Il  est  bien  tard,  sais-tu? 

II  restait  toujours  le  front  sur  ses  mains  sans  répon- 
dre. Cela  l'inquiéta  un  peu,  la  bonne  petite,  et  elle 
passa  sa  jolie  tête  hors  du  hamac,  comme  un  oiseau 
hors  de  son  nid,  et  le  regarda  la  bouche  entr'ouvertc, 

o 

n'osant  plus  parler. 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  43 

Enfin  il  lui  dit  : 

—  Eh!  ma  chère  Laure,  à  mesure  que  nous  avan- 
çons vers  l'Amérique,  je  ne  puis  m'empêcher  de 
devenir  plus  triste.  Je  ne  sais  pourquoi,  il  me  paraît 
que  le  temps  le  pKis  heureux  de  notre  vie  aura  été 
celui  de  la  traversée. 

—  Cela  me  semble  aussi,  dit-elle;  je  voudrais  n'ar- 
river jamais. 

11  la  regarda  en  joignant  les  mains  avec  un  trans- 
port que  vous  ne  pouvez  vous  figurer. 

—  Et  cependant,  mon  ange,  vous  pleurez  toujours 
en  priant  Dieu,  dit-il;  cela  m'afflige  beaucoup,  parce 
que  je  sais  bien  ceux  à  qui  vous  pensez,  et  je  crois 
que  vous  avez  regret  de  ce  que  vous  avez  fait. 

—  Moi,  du  regret!  dit-elle  avec  un  air  bien  peiné; 
moi,  du  regret  de  t'avoir  suivi,  mon  ami!  Crois-tu 
que,  pour  t'avoir  appartenu  si  peu,  je  t'aie  moins  aimé? 
N'est-on  pas  une  femme,  ne  sait-on  pas  ses  devoirs  à 
di.x-sept  ans?  Ma  mère  et  mes  sœurs  n'ont-elles  pas 
dit  que  c'était  mon  devoir  de  vous  suivre  à  la  Guyane? 
N'ont-elles  pas  dit  que  je  ne  faisais  là  rien  de  surpre- 
nant? Je  m'étonne  seulement  que  vous  en  ayez  été 
touché,  mon  ami;  tout  cela  est  naturel.  Et  à  présent 
je  ne  sais  comment  vous  pouvez  croire  que  je  regrette 
rien,  quand  je  suis  avec  vous  pour  vous  aider  à 
vivre,  ou  pour  mourir  avec  vous  si  vous  mourez. 

Elle  disait  tout  ça  d'une  voix  si  douce  qu'on  aurait 
cru  que  c'était  une  musique.  J'en  étais  tout  ému  et  je 
dis  : 

—  Bonne  petite  femme,  va! 


44  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

Le  jeune  homme  se  mit  à  soupirer  en  frappant  du 
pied  et  en  baisant  une  jolie  main  et  un  bras  nu  qu'elle 
lui  tendait. 

—  Oh!  Laurette,  maLaurette!  disait-il,  quand  je 
pense  que  si  nous  avions  retardé  de  quatre  jours 
notre  mariage,  on  m'arrêtait  seul  et  )e  partais  tout 
seul,  je  ne  puis  me  pardonner. 

Alors  la  belle  petite  pencha  hors  du  hamac  ses 
deux  beaux  bras  blancs,  nus  jusqu'au.x  épaules,  et  lui 
caressa  le  front,  les  cheveux  et  les  yeux,  en  lui  pre- 
nant la  tête  comme  pour  l'emporter  et  le  cacher  dans 
sa  poitrine.  Elle  sourit  comme  un  enfant,  et  lui  dit 
une  quantité  de  petites  choses  de  femme,  comme  moi 
je  n'avais  jamais  rien  entendu  de  pareil.  Elle  lui  fer- 
mait la  bouche  avec  ses  doigts  pour  parler  toute 
seule.  Elle  disait,  en  jouant  et  en  prenant  ses  longs 
cheveux  comme  un  mouchoir  pour  lui  essuvcr  les 

■ —  Est-ce  que  ce  n'est  pas  bien  mieux  d'avoir  avec 
toi  une  femme  qui  t'aime,  dis,  mon  ami?  Je  suis  bien 
contente,  moi,  d'aller  à  Cajenne;  je  verrai  des  sau- 
vages, des  cocotiers  comme  ceux  de  Paul  et  Virginie, 
n'est-ce  pas?  Nous  planterons  chacun  le  nôtre.  Nous 
verrons  qui  sera  le  meilleur  jardinier.  Nous  nous  fe- 
rons une  petite  case  pour  nous  deux.  Je  travaillerai 
toute  la  journée  et  toute  la  nuit,  si  tu  veux.  Je  suis 
forte;  tiens,  regarde  mes  bras;  —  tiens,  je  pourrais 
presque  te  soulever.  Ne  te  moque  pas  de  moi;  je  sais 
très-bien  broder,  d'ailleurs;  et  n'v  a-t-il  pas  une  ville 
quelque   part  par  là  oîi   il   faille  des  brodeuses?  Je 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  45 

donnerai  des  leçons  de  dessin  et  de  musique  si  l'on 
veut  aussi;  et  si  Ton  y  sait  lire,  tu  écriras,  toi. 

Je  me  souviens  que  le  pauvre  garçon  fut  si  dés- 
espéré qu'il  jeta  un  grand  cri  lorsqu'elle  dit  cela. 

—  Ecrire!  —  criait-il,  —  écrire! 

Et  il  se  prit  la  main  droite  avec  la  gauche  en  la  ser- 
rant au  poignet. 

—  Ah  !  écrire  !  pourquoi  ai-je  jamais  su  écrire  ! 
Ecrire!  mais  c'est  le  métier  d'un  fou!...  —  J'ai  cru  à 
leur  liberté  de  la  presse!  —  Où  avais-je  l'esprit?  Eh! 
pourquoi  faire?  pour  imprimer  cinq  ou  six  pauvres 
idées  assez  médiocres,  lues  seulement  par  ceux  qui 
les  aiment,  jetées  au  feu  par  ceux  qui  les  haïssent,  ne 
servant  à  rien  qu'à  nous  faire  persécuter!  Moi,  encore 
passe;  mais  toi,  bel  ange,  devenue  femme  depuis 
quatre  jours  à  peine!  qu'avais-tu  fait?  Explique-moi, 
je  te  prie,  comment  je  t'ai  permis  d  être  bonne  à  ce 
point  de  me  suivre  ici?  Sais-tu  seulement  où  tu  es, 
pauvre  petite?  Et  où  tu  vas,  le  sais-tu?  Bientôt,  mon 
enfant,  vous  serez  à  seize  cents  lieues  de  votre  mère 
et  de  vos  sœurs...  et  pour  moi!  tout  cela  pour 
moi  ! 

Elle  cacha  sa  tête  un  moment  dans  le  hamac;  et 
moi  d'en  haut  je  vis  qu'elle  pleurait;  mais  lui  d'en  bas 
ne  voyait  pas  son  visage;  et  quand  elle  le  sortit  de 
la  toile,  c'était  en  souriant  pour  lui  donner  de  la 
gaieté. 

—  Au  fait,  nous  ne  sommes  pas  riches  à  présent, 
dit-elle  en  riant  aux  éclats;  tiens,  regarde  ma  bourse, 
je  n'ai  plus  qu'un  louis  tout  seul.  Et  toi  ? 


4<5  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

H  se  mit  à  rire  aussi  comme  un  enfant": 

—  Ma  foi,  moi,  javais  encore  un  écu,  mais  je  l'ai 
donné  au  petit  garçon  qui  a  porté  ta  malle. 

—  Ah,  bah!  qu'est-ce  que  ça  fait?  dit-elle  en  fai- 
sant claquer  ses  petits  doigts  blancs  comme  des  casta- 
gnettes; on  n'est  jamais  plus  gai  que  lorsqu'on  n'a 
rien;  et  n'ai-je  pas  en  réserve  les  deux  bagues  de  dia- 
mants que  ma  mère  m'a  données?  cela  est  bon  partout 
et  pour  tout,  n'est-ce  pas?  Quand  tu  voudras  nous  les 
vendrons.  D'ailleurs,  je  crois  que  le  bonhomme  de 
capitaine  ne  dit  pas  toutes  ses  bonnes  intentions  pour 
nous,  et  qu'il  sait  bien  ce  qu'il  y  a  dans  la  lettre.  C'est 
sûrement  une  recommandation  pour  nous  au  gouver- 
neur de  Cayenne. 

—  Peut-être,  dit-il;  qui  sait? 

—  N'est-ce  pas?  reprit  sa  petite  femme;  tu  es  si 
bon  que  je  suis  sûre  que  le  gouvernement  t'a  exilé 
pour  un  peu  de  temps,  mais  ne  t'en  veut  pas. 

Elle  avait  dit  ça  si  bien!  m'appelant  le  bonhomme 
de  capitaine ,  que  j'en  fus  tout  remué  et  tout  attendri  ; 
et  je  me  réjouis  même,  dans  le  cœur,  de  ce  qu'elle 
avait  peut-être  deviné  juste  sur  la  lettre  cachetée.  Us 
commençaient  encore  à  s'embrasser;  je  frappai  du 
pied  vivement  sur  le  pont  pour  les  faire  finir. 

Je  leur  criai  : 

—  Eh!  dites  donc,  mes  petits  amis!  on  a  Tordre 
d'éteindre  tous  les  feux  du  bâtiment.  Soufflez-moi 
votre  lampe,  s'il  vous  plaît. 

Ils  soufflèrent  la  lampe,  et  je  les  entendis  rire  en 
jasant  tout  bas  dans  l'ombre  comme  des  écoliers.  Je 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  4/ 

me  remis  à  me  promener  seul  sur  mon  tillac  en  fu- 
mant ma  pipe.  Toutes  les  étoiles  du  tropique  étaient 
à  leur  poste,  larges  comme  de  petites  lunes.  Je  les  re- 
gardai en  respirant  un  air  qui  sentait  frais  et  bon. 

Je  me  disais  que  certainement  ces  bons  petits 
avaient  deviné  la  vérité,  et  j'en  étais  tout  ragaillardi. 
Il  y  avait  bien  à  parier  qu'un  des  cinq  Directeurs 
s'était  ravisé  et  me  les  recommandait;  je  ne  m'expli- 
quais pas  bien  pourquoi,  parce  qu'il  y  a  des  affaires 
d'Etat  que  je  n'ai  jamais  comprises,  moi;  mais  enfin 
je  croyais  cela  et,  sans  savoir  pourquoi,  j'étais  content. 

Je  descendis  dans  ma  chambre,  et  j'allai  regarder 
la  lettre  sous  mon  vieil  uniforme.  Elle  avait  une  autre 
figure;  il  me  sembla  qu'elle  riait,  et  ses  cachets  pa- 
raissaient couleur  de  rose.  Je  ne  doutai  plus  de  sa 
bonté,  et  je  lui  fis  un  petit  signe  d'amitié. 

Malgré  cela,  je  remis  mon  habit  dessus;  elle  m'en- 
nuyait. 

Nous  ne  pensâmes  plus  du  tout  à  la  regarder  pen- 
dant quelques  jours,  et  nous  étions  gais;  mais,  quand 
nous  approchâmes  du  premier  degré  de  latitude, 
nous  commençâmes  à  ne  plus  parler. 

Un  beau  matin  je  m'éveillai  assez  étonné  de  ne 
sentir  aucun  mouvement  dans  le  bâtiment.  A  vrai 
dire,  je  ne  dors  jamais  que  d'un  œil,  comme  on  dit, 
et,  le  roulis  me  manquant,  j'ouvris  les  deux  yeux. 
Nous  étions  tombés  dans  un  calme  plat,  et  c'était 
sous  le  1°  de  latitude  nord,  au  27°  de  longitude.  Je  mis 
le  nez  sur  le  pont  :  la  mer  était  lisse  comme  une  jatte 
d'huile;  toutes  les  voiles  ouvertes  tombaient  collées 


48  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

aux  mâts  comme  des  ballons  vides.  Je  dis  tout  de 
suite  :  —  J'aurai  le  temps  de  te  lire,  va!  en  regar- 
dant de  travers  du  côté  de  la  lettre.  J'attendis  jusqu'au 
soir,  au  coucher  du  soleil.  Cependant  il  fallait  bien 
en  venir  là  :  j'ouvris  la  pendule,  et  j'en  tirai  vivement 
l'ordre  cacheté.  —  Eh  bien  !  mon  cher,  je  le  tenais  à 
la  main  depuis  un  quart  d'heure,  que  je  ne  pouvais 
pas  encore  le  lire.  Enfin  je  me  dis  :  —  C'est  par  trop 
fort!  et  je  brisai  les  trois  cachets  d'un  coup  de  pouce; 
et  le  grand  cachet  rouge,  je  le  broyai  en  poussière. 
Après  avoir  lu,  je  me  frottai  les  yeux,  croyant  m'étre 
trompé.  ' 

Je  relus  la  lettre  tout  entière;  je  la  relus  encore; 
je  recommençai  en  la  prenant  par  la  dernière  ligne 
et  remontant  à  la  première.  Je  n'y  croyais  pas.  Mes 
jambes  flageolaient  un  peu  sous  moi,  je  m'assis; 
j'avais  un  certain  tremblement  sur  la  peau  du  visage; 
je  me  frottai  un  peu  les  joues  avec  du  rhum ,  je  m'en 
mis  dans  le  creux  des  mains,  je  me  faisais  pitié  à  moi- 
même  d'être  si  bête  que  cela;  mais  ce  fut  l'aff'aire  d'un 
moment;  je  montai  prendre  l'air. 

Laurette  était  ce  jour-là  si  jolie,  que  je  ne  voulus 
pas  m'approcher  d'elle  :  elle  avait  une  petite  robe 
blanche  toute  simple,  les  bras  nus  jusqu'au  col,  et  ses 
grands  cheveux  tombants  comme  elle  les  portait  tou- 
jours. Elle  s'amusait  à  tremper  dans  la  mer  son  autre 
robe  au  bout  d'une  corde,  et  riait  en  clieichant  à 
arrêter  les  goémons,  plantes  marines  semblables  à  des 
grappes  de  raisin,  et  qui  flottent  sur  les  eaux  des 
Trojîiques. 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE.  ^9 

—  Viens  donc  voir  les  raisins!  viens  donc  vite! 
criait-clle;  et  son  ami  s'appuyait  sur  eile,  et  se  pen- 
chait, et  ne  regardait  pas  l'eau,  parce  qu'il  la  regar- 
dait d'un  air  tout  attendri. 

Je  fis  signe  à  ce  jeune  homme  de  venir  me  parler 
sur  le  gaillard  d'arrière.  Elle  se  retourna.  Je  ne  sais 
quelle  figure  j'avais,  mais  elle  laissa  tomber  sa  corde; 
elle  le  prit  violemment  par  le  bras,  et  lui  dit  : 

—  Oh  !  n'y  va  pas,  il  est  tout  pâle. 

Cela  se  pouvait  bien;  il  y  avait  de  quoi  pâlir.  11  vint 
cependant  près  de  moi  sur  le  gaillard;  elle  nous  regar- 
dait, appuyée  contre  le  grand  mât.  Nous  nous  pro- 
menâmes longtemps  de  long  en  large  sans  rien  dire. 
Je  fumais  un  cigare  que  je  trouvais  amer,  et  je  le 
crachai  dans  l'eau.  Il  me  suivait  de  l'œil;  je  lui  pris 
le  bras  :  j'étouiTais,  ma  foi,  ma  parole  d'honneur! 
j'étouffais. 

—  Ah  çà!  lui  dis-je  enfin,  contez-moi  donc,  mon 
petit  ami,  contez-moi  un  peu  votre  histoire,  due 
diable  avez-vous  donc  fait  à  ces  chiens  d'avocats  qui 
sont  là  comme  cinq  morceaux  de  roi?  11  parait  qu'ils 
vous  en  veulent  fièrement!  C'est  drôle! 

11  haussa  les  épaules  en  penchant  la  tète  (avec  un 
air  si  doux,  le  pauvre  garçon!)  et  me  dit  : 

—  O  mon  Dieu!  Capitaine,  pas  grand'chose, 
allez  :  trois  couplets  de  vaudeville  sur  le  Directoire, 
voilà  tout. 

—  Pas  possible  !  dis-je. 

—  O  mon  Dieu,  si!  Les  couplets  n'étaient  même 
pas  trop  bons.  J'ai  été  arrêté  le  15  fructidor  et  conduit 

4 


5  0  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

à  la  Force,  jugé  le  i6,  et  condamné  à  mort  d'abord, 
et  puis  à  la  déportation  par  bienveillance. 

—  C'est  drôle  !  dis-je.  Les  Directeurs  sont  des 
camarades  bien  susceptibles  ;  car  cette  lettre  que  vous 
savez  me  donne  ordre  de  vous  fusiller. 

11  ne  répondit  pas,  et  sourit  en  faisant  une  assez 
bonne  contenance  pour  un  jeune  homme  de  dix-neuf 
ans.  11  regarda  seulement  sa  femme,  et  s'essuya  le 
front,  d'oii  tombaient  des  gouttes  de  sueur.  J'en  avais 
autant  au  moins  sur  la  figure,  moi,  et  d'autres  gouttes 
aux  yeux. 

Je  repris  : 

—  11  paraît  que  ces  citoyens-là  n'ont  pas  voulu 
faire  votre  affaire  sur  terre,  ils  ont  pensé  qu'ici  ça  ne 
paraîtrait  pas  tant.  Mais  pour  moi  c'est  fort  triste  ;  car 
vous  avez  beau  être  un  bon  enfant,  je  ne  peux  pas 
m'en  dispenser;  l'arrêt  de  mort  est  là  en  règle,  et 
l'ordre  d'exécution  signé,  paraphé,  scellé;  il  n'v 
manque  rien. 

11  me  salua  très-poliment  en  rougissant. 

—  Je  ne  demande  rien,  capitaine,  dit-il  avec  une 
VOIX  aussi  douce  que  de  coutume;  je  serais  désolé  de 
vous  faire  manquer  à  vos  devoirs.  Je  voudrais  seule- 
ment parler  un  peu  à  Laure,  et  vous  prier  de  la  pro- 
téger dans  le  cas  où  elle  me  survivrait,  ce  que  je  ne 
crois  pas. 

—  Oh  !  pour  cela,  c'est  juste,  lui  dis-je,  mon 
garçon;  si  cela  ne  vous  déplaît  pas,  je  la  condui- 
rai à  sa  famille  à  mon  retour  en  France,  et  je  ne 
la  quitterai  que  quand  elle  ne  voudra  plus  me  voir. 


LAURETTE  OU   LE   CACHET  ROUGE.  >  I 

Mais,  à  mon  sens,  vous  pouvez  vous  flatter  qu'elle 
ne  reviendra  pas  de  ce  coup -là;  pauvre  petite 
femme  ! 

Il  me  prit  les  deux  mains,  les  serra  et  me  dit  : 

—  Mon  brave  capitaine,  vous  souffrez  plus  que 
moi  de  ce  qu'il  vous  reste  à  faire,  je  le  sens  bien;  mais 
qu'y  pouvons-nous?  Je  compte  sur  vous  pour  lui  con- 
server le  peu  qui  m'appartient,  pour  la  protéger,  pour 
veiller  à  ce  qu'elle  reçoive  ce  que  sa  vieille  mère 
pourrait  lui  laisser,  n'est-ce  pas?  pour  garantir  sa  vie, 
son  honneur,  n'est-ce  pas?  et  aussi  pour  qu'on  mé- 
nage toujours  sa  santé.  — Tenez,  ajouta-t-il  plus  bas, 
j'ai  à  vous  dire  qu'elle  est  très-délicate;  elle  a  souvent 
la  poitrine  affectée  jusqu'à  s'évanouir  plusieurs  fois 
par  jour;  il  faut  qu'elle  se  couvre  bien  toujours.  Enfin 
vous  remplacerez  son  père,  sa  mère  et  moi  autant  que 
possible,  n'est-il  pas  vrai  ?  Si  elle  pouvait  conserver  les 
bagues  que  sa  mère  lui  a  données,  cela  me  ferait  bien 
plaisir.  Mais  si  on  a  besoin  de  les  vendre  pour  elle,  il 
le  faudra  bien.  Ma  pauvre  Laurette  !  voyez  comme 
elle  est  belle  ! 

Comme  ça  commençait  à  devenir  par  trop  tendre, 
cela  m'ennuya,  et  je  me  mis  à  froncer  le  sourcil;  je 
lui  avais  parlé  d'un  air  gai  pour  ne  pas  m'affaiblir; 
mais  je  n'y  tenais  plus  :  —  Enfin,  suffit!  lui  dis-je, 
entre  braves  gens  on  s'entend  de  reste.  Allez  lui  par- 
ler, et  dépêchons-nous. 

Je  lui  serrai  la  main  en  ami;  et,  comme  il  ne  quit- 
tait pas  la  mienne  et  me  regardait  avec  un  air  singu- 
lier :  —    Ah  çà  !   si  j'ai    un   conseil  à  vous   donner. 


5  2  SOUVENIRS  DE  SERVJTUDE  MILITAIRE. 

ajoutai-je,  c'est  de  ne  pas  lui  parler  de  ça.  Nous 
arrangerons  la  chose  sans  qu'elle  s'y  attende,  ni  vous 
non  plus,  sovez  tranquille;  ça  me  regarde. 

—  Ah!  c'est  différent,  dit-il,  je  ne  savais  pas... 
cela  vaut  mieux,  en  effet.  D'ailleurs,  les  adieux!  les 
adieux!  cela  affaiblit. 

—  Oui,  oui,  lui  dis-je,  ne  soyez  pas  enfant,  ça 
vaut  mieux.  Ne  l'embrassez  pas,  mon  ami,  ne  l'em- 
brassez pas,  si  vous  pouvez,  ou  vous  êtes  perdu. 

Je  lui  donnai  encore  une  bonne  poignée  de  main, 
et  je  le  laissai  aller.  Oh!  c'était  dur  pour  moi,  tout 
cela. 

11  me  parut  qu'il  gardait,  ma  foi,  bien  le  secret  : 
car  ils  se  promenèrent,  bras  dessus  bras  dessous,  pen- 
dant un  quart  d'heure,  et  ils  revinrent,  au  bord  de 
l'eau,  reprendre  la  corde  et  la  robe  qu'un  de  mes 
mousses  avait  repêchées. 

La  nuit  vint  tout  à  coup.  C'était  le  moment  que 
j'avais  résolu  de  prendre.  Mais  ce  moment  a  duré 
pour  moi  jusqu'au  jour  où  nous  sommes,  et  je  le  traî- 
nerai toute  ma  vie  comme  un  boulet. 


Ici  le  vieux  Conmiandant  fut  forcé  de  s'arrêter.  Je 
me  gardai  de  parler,  de  peur  de  détourner  ses  idées; 

il  reprit  en  se  frappant  la  poitrine  : 

—  Ce  moment-là,  je  vous  le  dis,  je  ne  peux  pas 
encore  le  comprendre.  Je  sentis  la  colère  me  prendre 
aux  cheveux,  et  en  même  temps  |e  ne  sais  quoi  me 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  5  3 

faisait  obéir  et  me  poussait  en  avant.  J'appelai  les 
officiers,  et  je  dis  à  l'un  deux  : 

—  Allons,  un  canot  à  la  mer...  puisque  à  présent 
nous  sommes  des  bourreaux  !  Vous  y  mettrez  cette 
femme,  et  vous  l'emmènerez  au  large,  jusqu'à  ce  que 
vous  entendiez  des  coups  de  fusil.  Alors  vous  revien- 
drez. —  Obéir  à  un  morceau  de  papier  !  car  ce  n'était 
que  cela  enfin  !  11  fallait  qu'il  y  eût  quelque  chose 
dans  l'air  qui  me  poussât.  J'entrevis  de  loin  ce  jeune 
homme...  oh!  c'était  affreux  à  voir!...  s'agenouiller 
devant  sa  Laurette,  et  lui  baiser  les  genoux  et  les 
pieds.  N'est-ce  pas  que  vous  trouvez  que  j'étais  bien 
malheureux? 

Je  criai  comme  un  fou  :  —  Séparez-les...  nous 
sommes  tous  des  scélérats  !  —  Séparez-les. . .  La  pauvre 
République  est  un  corps  mort!  Directeurs,  Directoire, 
c'en  est  la  vermine!  Je  quitte  la  mer!  Je  ne  crains  pas 
tous  vos  avocats;  qu'on  leur  dise  ce  que  je  dis,  qu'est- 
ce  que  ça  me  fait?  — ■  Ah  !  je  me  souciais  bien  d'eux, 
en  effet  !  J'aurais  voulu  les  tenir,  je  les  aurais  fait  fusil- 
ler tous  les  cinq,  les  coquins!  Oh!  je  l'aurais  fait;  je 
me  souciais  de  la  vie  comme  de  l'eau  qui  tombe  là, 
tenez...  Je  m'en  souciais  bien!...  une  vie  comme  la 
mienne...  Ah  bien,  oui!  pauvre  vie...  va!... 

Et  la  voix  du  Commandant  s'éteignit  peu  à  peu  et 
devint  aussi  incertaine  que  ses  paroles;  et  il  marcha 
en  se  mordant  les  lèvres  et  en  fronçant  le  sourcil  dans 
une  distraction  terrible  et  farouche.  II  avait  de  petits 
mouvements  convulsifs  et  donnait  à  son   mulet  des 


5  4  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

coups  du  fourreau  de  son  épée,  comme  s'il  eût  voulu 
le  tuer.  Ce  qui  m'étonna,  ce  fut  de  voir  la  peau  jaune 
de  sa  figure  devenir  d'un  rouge  foncé.  Il  défit  et  en- 
tr'ouvrit  violemment  son  habit  sur  la  poitrine,  la  dé- 
couvrant au  vent  et  à  la  pluie.  Nous  continuâmes  ainsi 
à  marclier  dans  un  grand  silence.  Je  vis  bien  qu'il  ne 
parlerait  plus  de  lui-même,  et  qu'il  fallait  me  résoudre 
à  questionner. 

—  Je  comprends  bien,  lui  dis-je,  comme  s'il  eût 
fini  son  histoire,  qu'après  une  aventure  aussi  cruelle 
on  prenne  son  métier  en  horreur. 

—  Oh!  le  métier;  êtes-vous  fou?  me  dit-il  brus- 
quement, ce  n'est  pas  le  métier!  Jamais  le  capitaine 
d'un  bâtiment  ne  sera  obligé  d'être  un  bourreau,  si- 
non quand  viendront  des  gouvernements  d'assassins 
et  de  voleurs,  qui  profiteront  de  l'habitude  qu'a  un 
pauvre  homme  d'obéir  aveuglément,  d'obéir  tou- 
jours, d'obéir  comme  une  malheureuse  mécanique, 
malgré  son  cœur. 

En  même  temps  il  tira  de  sa  poche  un  mouclioir 
rouge  dans  lequel  il  se  mit  à  pleurer  comme  un  en- 
fant. Je  m'arrêtai  un  moment  comme  pour  arranger 
mon  étrier,  et,  restant  derrière  la  charrette,  je  marchai 
quelque  temps  à  la  suite,  sentant  qu'il  serait  humilié 
si  je  voyais  trop  clairement  ses  larmes  abondantes. 

J'avais  deviné  juste,  car  au  bout  d'un  quart  d'heure 
environ,  il  vint  aussi  derrière  son  pauvre  équipage,  et 
me  demanda  si  je  n'avais  pas  de  rasoirs  dans  mon 
portemanteau;  à  quoi  je  lui  répondis  simplement  que, 
n'ayant  pas  encore  de  barbe,  cela  m'était  fort  inutile. 


LAURETTE  OU   LE   CACHET  ROUGE.  55 

Mais  il  n'y  tenait  pas,  c'était  pour  parler  d'autre  chose. 
Je  m'aperçus  cependant  avec  plaisir  qu'il  revenait  à 
son  histoire,  car  il  me  dit  tout  à  coup  : 

—  Vous  n'avez  jamais  vu  de  vaisseau  de  votre  vie, 
n'est-ce  pas  ? 

—  Je  n'en  ai  vu,  dis-je,  qu'au  Panorama  de  Paris, 
et  je  ne  me  fie  pas  beaucoup  à  la  science  maritnrie 
que  j'en  ai  tirée. 

—  Vous  ne  savez  pas,  par  conséquent,  ce  que 
c'est  que  le  bossoir? 

—  Je  ne  m'en  doute  pas,  dis-je. 

—  C'est  une  espèce  de  terrasse  de  poutres  qui  sort 
de  l'avant  du  navire,  et  d'où  l'on  jette  l'ancre  en  mer. 
Quand  on  fusille  un  homme,  on  le  fait  placer  là  or- 
dinairement, ajouta-t-il  plus  bas. 

—  Ah!  je  comprends,  parce  quii  tombe  de  là 
dans  la  mer. 

Il  ne  répondit  pas,  et  se  mit  à  décrire  toutes  les 
sortes  de  canots  que  peut  porter  un  brick,  et  leur  po- 
sition dans  le  bâtiment;  et  puis,  sans  ordre  dans  ses 
idées,  il  continua  son  récit  avec  cet  air  affecté  d'insou- 
ciance que  de  longs  services  donnent  infailliblement, 
parce  qu'il  faut  montrer  à  ses  inférieurs  le  mépris  du 
danger,  le  mépris  des  hommes,  le  mépris  de  la  vie,  le 
mépris  de  la  mort  et  le  mépris  de  soi-même;  et  tout 
cela  cache,  sous  une  dure  enveloppe,  presque  tou- 
jours une  sensibilité  profonde.  —  La  dureté  de 
l'homme  de  guerre  est  comme  un  masque  de  fer  sur 
un  noble  visage,  comme  un  cachot  de  pierre  qui  ren- 
ferme un  prisonnier  royal. 


56  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Ces  embarcations  tiennent  six  hommes,  reprit- 
il.  lis  s'y  jetèrent  et  emportèrent  Laure  avec  eux,  sans 
qu'elle  eût  le  temps  de  crier  et  de  parler.  Oh  !  voici 
une  chose  dont  aucun  honnête  homme  ne  peut  se 
consoler  quand  il  en  est  cause.  On  a  beau  dire,  on 
n'oublie  pas  une  chose  pareille!...  Ah!  quel  temps  il 
fait  !  —  Quel  diable  m'a  poussé  à  raconter  ça  !  Quand 
je  raconte  cela,  je  ne  peux  plus  m'arrêter,  c'est  fini. 
C'est  une  histone  qui  me  grise  comme  le  vin  de  Ju- 
rançon. —  Ah!  quel  temps  il  fait!  —  Mon  manteau 
est  traversé. 

Je  vous  parlais,  je  crois,  encore  de  cette  petite 
Laurette!  —  La  pauvre  femme!  —  Qu'il  v  a  des 
gens  maladroits  dans  le  monde  !  l'officier  fut  assez  sot 
pour  conduire  le  canot  en  avant  du  brick.  Après  cela, 
il  est  vrai  de  dire  qu'on  ne  peut  pas  tout  prévoir.  Moi 
je  comptais  sur  la  nuit  pour  caciier  l'affaire,  et  je  ne 
pensais  pas  à  la  lumière  des  douze  fusils  faisant  feu  à 
la  fois.  Et,  ma  foi!  du  canot  elle  vit  son  mari  tomber 
à  la  mer,  fusillé. 

S'il  y  a  un  Dieu  là-haut,  il  sait  comment  arriva  ce 
que  je  vais  vous  dire;  moi  je  ne  le  sais  pas,  mais  on  l'a 
vu  et  entendu  comme  je  vous  vois  et  vous  entends. 
Au  moment  du  feu,  elle  porta  la  main  à  sa  tête  comme 
si  une  balle  l'avait  frappée  au  front,  et  s'assit  dans  le 
canot  sans  s'évanouir,  sans  crier,  sans  parler,  et  revint 
au  brick  quand  on  voulut  et  comme  on  voulut.  J'allai 
à  elle,  je  lui  parlai  longtemps  et  le  mieux  que  je  pus. 
Elle  avait  l'air  de  m'écouter  et  me  regardait  en  face, 
en  se  frottant  le  front.  Elle  ne  comprenait  pas,  et  elle 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE.  57 

avait  le  front  rouge  et  le  visage  tout  pâle.  Elle  trem- 
blait de  tous  ses  membres  comme  ayant  peur  de  tout 
le  monde.  Ça  lui  est  resté.  Elle  est  encore  de  même, 
la  pauvre  petite  !  idiote,  ou  comme  imbécile,  ou  folle, 
comme  vous  voudrez.  Jamais  on  n'en  a  tiré  une  pa- 
role, SI  ce  n'est  quand  elle  dit  qu'on  lui  ôte  ce  qu'elle 
a  dans  la  tête. 

De  ce  moment-là  je  devins  aussi  triste  qu'elle,  et 
je  sentis  quelque  chose  en  moi  qui  me  disait  :  Reste 
devant  elle  jusqu'à  la  fn  de  tes  jours,  et  garde-la;  je  l'ai 
fait.  Quand  je  revins  en  France,  je  demandai  à  passer 
avec  mon  grade  dans  les  troupes  de  terre,  ayant  pris 
la  mer  en  haine  parce  que  j'y  avais  jeté  du  sang  inno- 
cent. Je  cherchai  la  famille  de  Laure.  Sa  mère  était 
morte.  Ses  sœurs,  à  qui  je  la  conduisais  folle,  n'en 
voulurent  pas,  et  m'offrirent  de  la  mettre  à  Charen- 
ton.  Je  leur  tournai  le  dos,  et  je  la  gardai  avec  moi. 

—  Ah!  mon  Dieu!  si  vous  voulez  la  voir,  mon 
camarade,  il  ne  tient  qu'à  vous.  —  Serait-elle  là  de- 
dans? lui  dis-je.  —  Certainement!  tenez!  attendez. 
—  Hô!  hô  !  la  mule... 


CHAPITRE  VI. 


COMMENT  JE  CONTINUAI  MA  ROUTE. 


Et  il  arrêta  son  pauvre  mulet,  qui  me  parut  charmé 
que  j'eusse  fait  cette  question.  En  même  temps  il  sou- 
leva la  toile  cirée  de  sa  petite  charrette,  comme  pour 
arranger  la  paille  qui  la  remplissait  presque,  et  je  vis 
quelque  chose  de  bien  douloureux.  Je  vis  deux  jeux 
bleus,  démesurés  de  grandeur,  admirables  de  forme, 
sortant  d'une  tête  pâle,  amaigrie  et  longue,  inondée 
de  cheveux  blonds  tout  plats.  Je  ne  vis,  en  vérité, 
que  ces  deux  jeux,  qui  étaient  tout  dans  cette  pauvre 
femme,  car  le  reste  était  mort.  Son  front  était  rouge; 
ses  joues  creuses  et  blanches  avaient  des  pommettes 
bleuâtres;  elle  était  accroupie  au  milieu  de  la  paille, 
si  bien  qu'on  en  vojait  à  peine  sortir  ses  deux  ge- 
noux, sur  lesquels  elle  jouait  aux  dominos  toute  seule. 
Elle  nous  regarda  un  moment,  trembla  longtemps, 
me  sourit  un  peu,  et  se  remit  à  jouer.  Il  me  parut 
qu'elle  s'appliquait  h  comprendre  comment  sa  main 
droite  battrait  sa  main  gauche. 

—  Vojez-vous,  il  y  a  un  mois  qu'elle  joue  cette 
partie-là,  me  dit   le  Chef  de   bataillon;  demain,   ce 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE.  59 

sera  peut-être  un  autre  jeu  qui   durera  longtemps. 
C'est  drôle,  hein? 

En  même  temps  il  se  mit  à  replacer  la  toile  cirée 
de  son  schako,  que  la  pluie  avait  un  peu  dérangée. 

—  Pauvre  Laurette!  dis-je,  tu  as  perdu  pour  tou- 
jours, va! 

J'approchai  mon  cheval  de  la  charrette,  et  je  lui 
tendis  la  main;  elle  me  donna  la  sienne  machinale- 
ment, et  en  souriant  avec  beaucoup  de  douceur.  Je 
remarquai  avec  étonnement  qu'elle  avait  à  ses  longs 
doigts  deux  bagues  de  diamants;  je  pensai  que  c'é- 
taient encore  les  bagues  de  sa  mère,  et  je  me  deman- 
dai comment  la  misère  les  avait  laissées  là.  Pour  un 
monde  entier  je  n'en  aurais  pas  fait  l'observation  au 
vieux  Commandant;  mais  comme  il  me  suivait  des 
jeux,  et  voyait  les  miens  arrêtés  sur  les  doigts  de 
Laure,  il  me  dit  avec  un  certain  air  d'orgueil  : 

—  Ce  sont  d'assez  gros  diamants,  n'est-ce  pas?  lis 
pourraient  avoir  leur  prix  dans  l'occasion,  mais  je 
n'ai  pas  voulu  qu'elle  s'en  séparât,  la  pauvre  enfant. 
Quand  on  y  touche,  elle  pleure,  elle  ne  les  quitte 
pas.  Du  reste,  elle  ne  se  plaint  jamais,  et  elle  peut 
coudre  de  temps  en  temps.  J'ai  tenu  parole  à  son 
pauvre  petit  mari,  et,  en  vérité,  je  ne  m'en  repens 
pas.  Je  ne  l'ai  jamais  quittée,  et  j'ai  dit  partout  que 
c'était  ma  fille  qui  était  folle.  On  a  respecté  ça.  A 
l'armée  tout  s'arrange  mieux  qu'on  ne  le  croit  à  Pans, 
allez  !  —  Elle  a  fait  toutes  les  guerres  de  l'Empereur 
avec  moi,  et  je  l'ai  toujours  tirée  d'affaire.  Je  la  tenais 
toujours  chaudement.  Avec  de  la  paille  et  une  petite 


6o  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

voiture,  ce  n'est  jamais  impossible.  Elle  avait  une 
tenue  assez  soignée,  et  moi,  étant  chef  de  bataillon, 
avec  une  bonne  paye,  ma  pension  de  la  Légion 
d'honneur  et  le  mois  Napoléon,  dont  la  somme  était 
double,  dans  le  temps,  j'étais  tout  à  fait  au  courant 
de  mon  affaire,  et  elle  ne  me  gênait  pas.  Au  contraire, 
ses  enfantillages  faisaient  rire  quelquefois  les  officiers 
du  7'  léger. 

Alors  il  s'approcha  d'elle  et  lui  frappa  sur  l'épaule, 
comme  il  eut  fait  à  son  petit  mulet. 

—  Eh  bien,  ma  fille!  dis  donc,  parle  donc  un  peu 
au  lieutenant  qui  est  là;  voyons,  un  petit  signe  de 
tête. 

Elle  se  remit  à  ses  dominos. 

—  Oh!  dit-il,  c'est  qu'elle  est  un  peu  farouche 
aujourd'hui, parce  qu'il  pleut.  Cependant  elle  ne  s'en- 
rhume jamais.  Les  fous,  ça  n'est  jamais  malade,  c'est 
commode  de  ce  côté-là.  A  la  Bérésina  et  dans  toute  la 
retraite  de  Moscou,  elle  allait  nu-tête.  —  Allons,  ma 
fille,  )oue  toujours,  va,  ne  t'inquiète  pas  de  nous;  fais 
ta  volonté,  va,  Laurette. 

Elle  lui  prit  la  main  qu'il  appuyait  sur  son  épaule, 
une  grosse  main  noire  et  ridée;  elle  la  porta  timide- 
ment à  ses  lèvres  et  la  baisa  comme  une  pauvre  es- 
clave. Je  me  sentis  le  cœur  serré  par  ce  baiser,  et  je 
tournai  bride  violemment. 

—  Voulons -nous  continuer  notre  marche.  Com- 
mandant? lui  dis-je;  la  nuit  viendra  avant  que  nous 
soyons  à  Béthune. 

Le  Commandant  racla  soionieusement  aNcc  le  bout 


LAURETTE  OU   LE  CACHET  ROUGE.  6l 

de  son  sabre  la  boue  jaune  qui  chargeait  ses  bottes; 
ensuite  il  monta  sur  le  marchepied  de  la  charrette, 
ramena  sur  la  tête  de  Laure  le  capuchon  de  drap  d'un 
petit  manteau  qu'elle  avait.  II  ôta  sa  cravate  de  soie 
noire  et  la  mit  autour  du  cou  de  sa  fille  adoptive; 
après  quoi  il  donna  le  coup  de  pied  au  mulet,  fit  son 
mouvement  d'épaule  et  dit  :  —  En  route,  mauvaise 
troupe  !  —  Et  nous  repartîmes. 

La  pluie  tombait  toujours  tristement;  le  ciel  gris  et 
la  terre  grise  s'étendaient  sans  fin;  une  sorte  de  lu- 
mière terne,  un  pâle  soleil,  tout  mouillé,  s'abaissait 
derrière  de  grands  moulins  qui  ne  tournaient  pas. 
Nous  retombâmes  dans  un  grand  silence. 

Je  regardais  mon  vieux  Commandant;  il  marchait 
à  grands  pas,  avec  une  vigueur  toujours  soutenue, 
tandis  que  son  mulet  n'en  pouvait  plus  et  que  mon 
cheval  même  commençait  à  baisser  la  tête.  Ce  brave 
homme  était  de  temps  à  autre  son  schako  pour  es- 
suyer son  front  chauve  et  quelques  cheveu.x  gris  de 
sa  tête,  ou  ses  gros  sourcils,  ou  ses  moustaches  blan- 
ches, d'oij  tombait  la  pluie.  II  ne  s'inquiétait  pas  de 
I  effet  qu'avait  pu  faire  sur  moi  son  récit.  Il  ne  s'était 
fait  ni  meilleur  ni  plus  mauvais  qu'il  n'était.  Il  n'avait 
pas  daigné  se  dessiner.  Il  ne  pensait  pas  à  lui-même 
et,  au  bout  d'un  quart  d'heure,  il  entama,  sur  le 
même  ton,  une  histoire  bien  plus  longue  sur  une  cam- 
pagne du  maréchal  Masséna,  oîi  il  avait  formé  son 
bataillon  en  carré  contre  je  ne  sais  quelle  cavalerie. 
Je  ne  l'écoutai  pas,  quoiqu'il  s'échauffât  pour  me  dé- 
montrer la  supériorité  du  fantassin  sur  le  cavalier. 


62  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 

La  nuit  vint,  nous  n'allions  pas  vite.  La  boue  de- 
venait plus  épaisse  et  plus  profonde.  Rien  sur  la  route 
et  rien  au  bout.  Nous  nous  arrêtâmes  au  pied  d'un 
arbre  mort,  le  seul  arbre  du  chemin.  II  donna  d'abord 
ses  soins  à  son  mulet,  comme  moi  à  mon  cheval.  En- 
suite il  regarda  dans  la  charrette,  comme  une  mère 
dans  le  berceau  de  son  enfant.  Je  l'entendais  qui  di- 
sait :  —  Allons,  ma  fille,  mets  cette  redingote  sur  tes 
pieds,  et  tâche  de  dormir.  —  Allons,  c'est  bien!  elle 
n'a  pas  une  goutte  de  pluie.  —  Ah  !  diable  !  elle  a 
cassé  ma  montre  que  je  lui  avais  laissée  au  cou  !  — 
Oh!  ma  pauvre  montre  d'argent!  —  Allons,  c'est 
égal;  mon  enfant,  tâche  de  dormir.  Voilà  le  beau 
temps  qui  va  venir  bientôt.  —  C'est  drôle!  elle  a  tou- 
jours la  fièvre;  les  folles  sont  comme  ça. Tiens,  voilà 
du  chocolat  pour  toi,  mon  enfant. 

11  appuya  la  charrette  à  l'arbre,  et  nous  nous  assî- 
mes sous  les  roues,  à  l'abri  de  l'éternelle  ondée,  par- 
tageant un  petit  pain  à  lui  et  un  à  moi  :  mauvais 
souper. 

—  Je  suis  fâché  que  nous  n'ayons  que  ça,  dit-il; 
mais  ça  vaut  mieux  que  du  cheval  cuit  sous  la  cendre 
avec  de  la  poudre  dessus,  en  manière  de  sel,  comme 
on  en  mangeait  en  Russie.  La  pauvre  petite  femme,  il 
faut  bien  que  je  lui  donne  ce  que  j'ai  de  mieux.  Vous 
voyez  que  je  la  mets  toujours  à  part.  Elle  ne  peut  pas 
souffrir  le  voisinage  d'un  homme  depuis  l'affaire  de 
la  lettre.  Je  suis  vieux,  et  elle  a  l'air  de  croire  que  je 
suis  son  père;  malgré  cela,  elle  m'étranglerait  si 
je  voulais  l'embrasser  seulement  sur  le  front.  L'édu- 


LAURETTE  OU  LE   CACHET  ROUGE.  63 

cation  leur  laisse  toujours  quelque  chose,  à  ce  qu'il 
paraît,  car  je  ne  l'ai  jamais  vue  oublier  de  se  cacher 
comme  une  rehgieuse.  —  C'est  drôle,  hein? 

Comme  il  parlait  d'elle  de  cette  manière,  nous  l'en- 
tendîmes soupirer  et  dire  :  Otez  ce  plomb!  âtez-moi  ce 
plomb!  Je  me  levai,  il  me  fit  rasseoir. 

—  Restez,  restez,  me  dit-il,  ce  n'est  rien;  elle  dit 
ça  toute  sa  vie,  parce  qu'elle  croit  toujours  sentir  une 
balle  dans  sa  tête.  Ça  ne  l'empêche  pas  de  faire  tout 
ce  qu'on  lui  dit,  et  cela  avec  beaucoup  de  douceur. 

Je  me  tus,  en  l'écoutant  avec  tristesse.  Je  me  mis  à 
calculer  que,  de  1797  à  1815,  où  nous  étions,  dix-huit 
années  s'étaient  ainsi  passées  pour  cet  homme.  —  Je 
demeurai  longtemps  en  silence  à  côté  de  lui,  cher- 
chant à  me  rendre  compte  de  ce  caractère  et  de  cette 
destinée.  Ensuite,  à  propos  de  rien,  je  lui  donnai  une 
poignée  de  main  pleine  d'enthousiasme.  11  en  fut 
étonné. 

—  Vous  êtes  un  digne  homme,  lui  dis-je.  11  me 
répondit  : 

—  Eh!  pourquoi  donc?  Est-ce  à  cause  de  cette 
pauvre  femme?. ..Vous  sentez  bien,  mon  enfant,  que 
c'était  un  devoir.  H  y  a  longtemps  que  j'ai  fait  Abné- 
gation. 

Et  il  me  parla  encore  de  Masséna. 

Le  lendemain,  au  jour,  nous  arrivâmes  à  Béthune, 
petite  ville  laide  et  fortifiée,  où  l'on  dirait  que  les 
remparts,  en  resserrant  leur  cercle,  ont  pressé  les 
maisons  l'une  sur  l'autre.  Tout  y  était  en  confusion, 
c'était  le   moment  d'une  alerte.   Les  habitants  com- 


64  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

mençaient  à  retirer  les  drapeaux  blancs  des  fenêtres 
et  à  coudre  les  trois  couleurs  dans  leurs  maisons.  Les 
tambours  battaient  la  générale;  les  trompettes  son- 
naient à  cheval,  par  ordre  de  M.  le  duc  de  Berry.  Les 
longues  charrettes  picardes  portaient  les  Cent-Suisses 
et  leurs  bagages  ;  les  canons  des  Gardes-du-Corps 
courant  aux  remparts,  les  voitures  des  princes,  les 
escadrons  des  Compagnies-Rouges  se  formant,  en- 
combraient la  ville.  La  vue  des  Gendarmes  du  Roi  et 
des  Mousquetaires  me  fit  oublier  mon  vieux  compa- 
gnon de  route.  Je  joignis  ma  compagnie,  et  je  perdis 
dans  la  foule  la  petite  charrette  et  ses  pauvres  habi- 
tants. A  mon  grand  regret,  c'était  pour  toujours  que 
je  les  perdais. 

Ce  fut  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  lus  au 
fond  d'un  vrai  cœur  de  soldat.  Cette  rencontre  me 
révéla  une  nature  d'homme  qui  m'était  inconnue,  et 
que  le  pays  connaît  mal  et  ne  traite  pas  bien;  je  la 
plaçai  dès  lors  très-haut  dans  mon  estime.  J'ai  sou- 
vent cherché  depuis  autour  de  moi  quelque  homme 
semblable  à  celui-là  et  capable  de  cette  abnégation  de 
soi-même  entière  et  insouciante.  Or,  durant  quatorze 
années  que  )'ai  vécu  dans  l'Armée,  ce  n'est  qu'en  elle, 
et  surtout  dans  les  rangs  dédaignés  et  pauvres  de  lin- 
fanterie,  que  j'ai  retrouvé  ces  hommes  de  caractère 
antique,  poussant  le  sentiment  du  devoir  jusqu'à  ses 
dernières  conséquences,  n'ayant  ni  remords  de  l'obéis- 
sance m  honte  de  la  pauvreté,  simples  de  mœurs  et 
de  langage,  fiers  de  la  gloire  du  pays,  et  insouciants 
de  la  leur  propre,  s'cnfcrmant  avec  plaisir  dans  leur 


LAURET7E  OU   LE  CACHET  ROUGE.  6j 

obscurité,  et  partageant  avec  les  malheureux  le  pain 
noir  qu'ils  payent  de  leur  sang. 

J'ignorai  longtemps  ce  qu'était  devenu  ce  pauvre 
Chef  de  bataillon,  d'autant  plus  qu'il  ne  m  avait  pas 
dit  son  nom  et  que  je  ne  le  lui  avais  pas  demandé. 
Un  jour  cependant,  au  café,  en  1825,  je  crois,  un 
vieux  capitaine  d'infanterie  de  hgne  à  qui  je  le  décri- 
vis, en  attendant  la  parade,  me  dit  : 

—  Eh  !  pardieu,  mon  cher,  je  l'ai  connu,  le  pauvre 
diable!  C'était  un  brave  homme;  il  a  été  descendu  par 
un  boulet  à  Waterloo.  Il  avait  en  effet  laissé  aux  ba- 
gages une  espèce  de  fille  folle  que  nous  menâmes  à 
l'hôpital  d'Amiens,  en  allant  à  l'armée  de  la  Loire,  et 
qui  y  mourut,  furieuse,  au  bout  de  trois  jours. 

—  Je  le  crois  bien,  lui  dis-je;  elle  n'avait  plus  son 
père  nourricier  ! 

—  Ah  bah  !  père  !  qu'est-ce  que  vous  dites  donc  ? 
ajouta-t-il  d'un  air  qu'il  voulait  rendre  fin  et  licen- 
cieux. 

—  Je  dis  qu'on  bat  le  rappel,  repris-je  en  sortant. 
Et  moi  aussi,  j'ai  fait  Abnégation. 


LIVRE  DEUXIEME. 


CHAPITRE   I. 

SUR  LA  RESPONSABILITÉ. 


JE  me  souviens  encore  de  la  consternation  que  cette 
histoire  jeta  dans  mon  âme;  ce  fut  peut-être  là  le  prin- 
cipe de  ma  lente  guérison,  pour  cette  maladie  de 
l'enthousiasme  militaire.  Je  me  sentis  tout  à  coup  humilié 
de  courir  des  chances  de  crime,  et  de  me  trouver  à  la  main 
un  sabre  d'Esclave  au  lieu  d'une  épée  de  Chevalier.  Bien 
d'autres  faits  pareils  vinrent  à  ma  connaissance,  qui  flétris- 
saient à  mes  yeux  cette  noble  espèce  d'hommes  que  je 
n'aurais  voulu  voir  consacrée  qu'à  la  défense  de  la  Patrie. 
Ainsi,  à  l'époque  de  la  Terreur,  il  arriva  qu'un  autre  capi- 
taine de  vaisseau  reçut,  comme  toute  la  marine,  l'ordre 
monstrueux  du  Comité  de  salut  public  de  fusiller  les  pri- 
sonniers de  guerre;  il  eut  le  malheur  de  prendre  un  bâti- 
ment anglais,  et  le  malheur  plus  grand  d'obéir  à  l'ordre 
du  gouvernement.  Revenu  à  terre,  il  rendit  compte  de  sa 
honteuse  exécution,  se  retira  du  service,  et  mourut  de 
chagrin  en  peu  de  temps.  Ce  capitaine  commandait  la  Bou- 


68  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 

deuse,  frégate  qui  la  première  fit  le  tour  du  inonde  sous 
les  ordres  de  M.  de  Bougainvilie,  mon  parent.  Ce  grand 
navigateur  en  pleura,  pour  l'honneur  de  son  vieux  vais- 
seau. 

Ne  viendra-t-elle  jamais,  la  loi  qui,  dans  de  telles  oc- 
currences, mettra  d'accord  le  Devoir  et  la  Conscience? 
La  voix  publique  a-t-elle  tort  quand  elle  s'élève  d'âge  en 
âge  pour  absoudre  et  pour  honorer  la  désobéissance  du 
vicomte  d'Orte,  qui  répondit  à  Charles  IX,  lui  ordonnant 
d'étendre  à  Dax  la  Saint-Barthélémy  parisienne  : 

«Sire,  j'ai  communiqué  le  commandement  de  Votre 
Majesté  à  ses  fidèles  habitants  et  gens  de  guerre;  je  n'ai 
trouvé  que  bons  citoyens  et  braves  soldats,  et  pas  un 
bourreau.  » 

Et  s'il  eut  raison  de  refuser  l'obéissance,  comment  vi- 
vons-nous sous  des  lois  que  nous  trouvons  raisonnables 
de  donner  la  mort  à  qui  refuserait  cette  même  obéissance 
aveugle?  Nous  admirons  le  libre  arbitre  et  nous  le  tuons; 
l'absurde  ne  peut  régner  ainsi  longtemps.  11  faudra  bien 
que  l'on  en  vienne  à  régler  les  circonstances  où  la  délibé- 
ration sera  permise  à  l'homme  armé,  et  jusqu'à  quel  rang 
sera  laissée  libre  l'intelligence,  et  avec  elle  l'exercice  de 
la  Conscience  et  de  la  Justice ...  II  faudra  bien  un  jour 
sortir  de  là. 

Je  ne  me  dissimule  point  que  c'est  là  une  question 
d'une  extrême  difficulté,  et  qui  touche  à  la  base  même  de 
toute  discipline.  Loin  de  vouloir  affaiblir  cette  discipline, 
je  pense  qu'elle  a  besoin  d'être  corroborée  sur  beaucoup 
de  points  parmi  nous,  et  que,  devant  l'ennemi,  les  lois 
ne  peuvent  être  trop  draconiennes.  Quand  r.Armée  tourne 
sa  poitrine  de  fer  du  côté  de  l'étranger,  qu'elle  marche  et 
agisse  comme  un  seul  liomme,  cela  doit  être;  mais  lors- 
qu'elle s'est  retournée  et  qu'elle  n'a  plus  devant  elle  que  la 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  6^ 

mère-patrie,  il  est  bon  qu'alors,  du  moins,  elle  trouve  des 
lois  prévoyantes  qui  lui  permettent  d'avoir  des  entrailles 
filiales.  Il  est  à  souhaiter  aussi  que  des  limites  immuables 
soient  posées  une  fois  pour  toujours  à  ces  ordres  absolus 
donnés  aux  Armées  par  le  souverain  Pouvoir,  si  souvent 
tombé  en  indignes  mams,  dans  notre  histoire.  Qu'il  ne 
soit  jamais  possible  à  quelques  aventuriers  parvenus  à 
la  Dictature  de  transformer  en  assassins  quatre  cent  mille 
hommes  d'honneur,  par  une  loi  d'un  jour  comme  leur 
règne. 

Souvent,  il  est  vrai,  je  vis,  dans  les  coutumes  du  ser- 
vice, que,  grâce  peut-être  à  l'incurie  française  et  à  la 
facile  bonhomie  de  notre  caractère,  comme  compensation, 
et  tout  à  côté  de  cette  misère  de  la  Servitude  militaire,  il 
régnait  dans  les  Armées  une  sorte  de  liberté  d'esprit  qui 
adoucissait  l'humiliation  de  l'obéissance  passive;  et,  re- 
marquant dans  tout  homme  de  guerre  quelque  chose 
d'ouvert  et  de  noblement  dégagé,  je  pensai  que  cela  venait 
d'une  âme  reposée  et  soulagée  du  poids  énorme  de  la 
responsabilité.  J'étais  fort  enfant  alors,  et  j'éprouvai  peu 
à  peu  que  ce  sentiment  allégeait  ma  conscience;  il  me 
sembla  voir  dans  chaque  général  en  chef  une  sorte  de 
Moïse,  qui  devait  seul  rendre  ses  terribles  comptes  à  Dieu, 
après  avoir  dit  aux  fils  de  Lévi  :  «  Passez  et  repassez  au 
travers  du  camp;  que  chacun  tue  son  frère,  son  fils,  son 
ami  et  celui  qui  lui  est  le  plus  proche.  Et  il  y  eut  vingt- 
trois  mille  hommes  de  tués  »,  dit  l'Exode  (C.  XXXII,  v.  27). 
Car  je  savais  la  Bible  par  cœur,  et  ce  livre  et  moi  étions 
tellement  inséparables  que  pendant  les  plus  longues  mar- 
ches il  me  suivait  toujours.  On  voit  quelle  fut  la  première 
consolation  qu'il  me  donna.  Je  pensai  qu'il  faudrait  que 
j'eusse  bien  du  malheur  pour  qu'un  de  mes  Moïses  galonnés 
d'or  m'ordonnât  de  tuer  toute  ma  famille  ;  et  en  effet  cela  ne 


70  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

m'arriva  pas,  comme  je  l'avais  fort  sagement  conjecturé.  Je 
pensais  aussi  que,  quand  même  régnerait  sur  la  terre  l'im- 
praticable paix  de  l'abbé  de  Saint-Pierre ,  et  quand  lui-même 
serait  chargé  de  régulariser  cette  liberté  et  cette  égalité  uni- 
verselles, il  lui  faudrait  pour  cette  œuvre  quelques  régiments 
de  Lévites  à  qui  il  pût  dire  de  ceindre  l'épée,  et  à  qui  leur 
soumission  attirerait  la  bénédiction  du  Seigneur.  Je  cher- 
chais ainsi  à  capituler  avec  les  monstrueuses  résignations 
de  l'obéissance  passive,  en  considérant  à  quelle  source  divine 
elle  remontait,  et  comme  tout  ordre  social  semblait  appuyé 
sur  l'obéissance;  mais  il  me  fallut  bien  des  raisonnements 
et  des  paradoxes  pour  parvenir  à  lui  faire  prendre  quelque 
place  dans  mon  âme.  J'aimais  fort  à  l'infliger,  mais  peu  à 
la  subir;  je  la  trouvais  admirablement  sage  sous  mes  pieds, 
mais  absurde  sur  ma  tête.  J'ai  vu  depuis  bien  des  hommes 
raisonner  ainsi,  qui  n'avaient  pas  l'excuse  que  j'avais  alors  : 
j'étais  un  Lévite  de  seize  ans. 

Je  n'avais  pas  alors  étendu  mes  regards  sur  la  patrie 
entière  de  notre  France,  et  sur  cette  autre  patrie  qui  l'en- 
toure, l'Europe;  et  de  là  sur  la  patrie  de  l'humanité,  le 
globe,  qui  devient  heureusement  plus  petit  chaque  jour, 
resserré  dans  la  main  de  la  civilisation.  Je  ne  pensais  pas 
combien  le  cœur  de  l'homme  de  guerre  serait  plus  léger 
encore  dans  sa  poitrine,  s'il  sentait  en  lui  deux  hommes, 
dont  l'un  obéirait  à  l'autre;  s'il  savait  qu'après  son  rôle 
tout  rigoureux  dans  la  guerre,  il  aurait  droit  à  un  riMe  tout 
bienfaisant  et  non  moins  glorieux  dans  la  paix;  si,  à  un 
grade  déterminé,  il  avait  des  droits  d'élection;  si,  après 
avoir  été  longtemps  muet  dans  les  camps,  il  avait  sa  voix 
dans  la  Cité;  s'il  était  exécuteur,  dans  l'une,  des  lois  qu'il 
aurait  faites  dans  l'autre,  et  si,  pour  voiler  le  sang  de 
l'épée ,  il  avait  la  toge.  Or,  il  n'est  pas  impossible  que  tout 
cela  n'advienne  un  jour. 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  71 

Nous  sommes  vraiment  sans  pitié  de  vouloir  qu'un 
homme  soit  assez  fort  pour  répondre  lui  seul  de  cette 
nation  armée  qu'on  lui  met  dans  la  main.  C'est  une  chose 
nuisible  aux  gouvernements  mêmes;  car  l'organisation 
actuelle,  qui  suspend  ainsi  à  un  seul  doigt  toute  cette 
chaîne  électrique  de  l'obéissance  passive,  peut,  dans  tel 
cas  donné,  rendre  par  trop  simple  le  renversement  total 
d'un  Etat.  Telle  révolution,  à  demi  formée  et  recrutée, 
n'aurait  qu'à  gagner  un  ministre  de  la  guerre  pour  se 
compléter  entièrement.  Tout  le  reste  suivrait  nécessai- 
rement, d'après  nos  lois,  sans  que  nul  anneau  se  pût 
soustraire  à  la  commotion  donnée  d'en  haut. 

Non,  j'en  atteste  les  soulèvements  de  conscience  de  tout 
homme  qui  a  vu  couler  ou  fait  couler  le  sang  de  ses 
concitoyens,  ce  n'est  pas  assez  d'une  seule  tête  pour  porter 
un  poids  aussi  lourd  que  celui  de  tant  de  meurtres;  ce  ne 
serait  pas  trop  d'autant  de  têtes  qu'il  y  a  de  combattants. 
Pour  être  responsables  de  la  loi  de  sang  qu'elles  exécutent, 
il  serait  juste  qu'elles  l'eussent  au  moins  bien  comprise. 
Mais  les  institutions  meilleures,  réclamées  ici,  ne  seront 
elles-mêmes  que  très-passagères,  car,  encore  une  fois,  les 
armées  et  la  guerre  n'auront  qu'un  temps;  car,  malgré 
les  paroles  d'un  sophiste  que  j'ai  combattu  ailleurs,  il  n'est 
point  vrai  que,  même  contre  l'étranger,  la  guerre  soit 
divine;  il  n'est  point  vrai  que  la  terre  soit  avide  de  sang.  La 
guerre  est  maudite  de  Dieu  et  des  hommes  mêmes  qui 
la  font  et  qui  ont  d'elle  une  secrète  horreur,  et  la  terre 
ne  crie  au  ciel  que  pour  lui  demander  l'eau  fraîche  de  ses 
lleuves  et  la  rosée  pure  de  ses  nuées. 

Ce  n'est  pas,  du  reste,  dans  la  première  jeunesse,  toute 
donnée  à  l'action,  que  j'aurais  pu  me  demander  s'il  n'y 
avait  pas  des  pays  modernes  où  l'homme  de  la  guerre  fût 
le  même  que  l'homme  de  la  pai.\,  et  non  un  homme  séparé 


72  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

de  la  famille  et  placé  comme  son  ennemi.  Je  n'examinais 
pas  ce  qu'il  nous  serait  bon  de  prendre  aux  anciens  sur  ce 
point;  beaucoup  de  projets  d'une  organisation  plus  sensée 
des  armées  ont  été  enfantés  inutilement.  Bien  loin  d'en 
mettre  aucun  à  exécution,  ou  seulement  en  lumière,  il 
est  probable  que  le  Pouvoir,  quel  qu'il  soit,  s'en  éloignera 
toujours  de  plus  en  plus,  ayant  intérêt  à  s'entourer  de  gla- 
diateurs dans  la  lutte  sans  cesse  menaçante;  cependant 
l'idée  se  fera  jour  et  prendra  sa  forme,  comme  fait  tôt  ou 
tard  toute  idée  nécessaire. 

Dans  l'état  actuel,  que  de  bons  sentiments  à  conserver 
qui  pourraient  s'élever  encore  par  le  sentiment  d'une  haute 
dignité  personnelle!  J'en  ai  recueilli  bien  des  exemples 
dans  ma  mémoire;  j'avais  autour  de  moi,  prêts  à  me  les 
fournir,  d'mnombrables  amis  intimes,  si  gaiement  résignés 
à  leur  insouciante  soumission,  si  libres  d'esprit  dans  l'escla- 
vage de  leur  corps,  que  cette  insouciance  me  gagna  un 
moment  comme  eux,  et,  avec  elle,  ce  calme  partait  du 
soldat  et  de  l'officier,  calme  qui  est  précisément  celui 
du  cheval  mesurant  noblement  son  allure  entre  la  bride  et 
l'éperon,  et  fier  de  n'être  nullement  responsable.  Qu'il  me 
soit  donc  permis  de  donner,  dans  la  simple  histoire  d'un 
brave  homme  et  d'une  famille  de  soldat  que  je  ne  fis 
qu'entrevoir,  un  exemple,  plus  doux  que  le  premier,  de 
ces  longues  résignations  de  toute  la  vie,  pleines  d'honnê- 
teté, de  pudeur  et  de  bonhomie,  très -communes  dans 
notre  Armée,  et  dont  la  vue  repose  l'âme  quand  on  vit 
en  même  temps,  comme  je  le  faisais,  dans  un  monde  élé- 
gant, d'où  l'on  descend  avec  plaisir  pour  étudier  des 
mœurs  plus  naïves,  tout  arriérées  qu'elles  sont. 

Telle  qu'elle  est,  l'Armée  est  un  bon  livre  à  ouvrir  pour 
connaître  l'humanité;  on  y  apprend  à  mettre  la  main  à 
tout,  aux  choses  les  plus  basses  comme  aux  |)lus  élevées; 


SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE.  J ^ 

les  plus  délicats  et  les  plus  riches  sont  forcés  de  voir  vivre 
de  près  la  pauvreté  et  de  vivre  avec  elle,  de  lui  mesurer 
son  gros  pain  et  de  lui  peser  sa  viande.  Sans  l'Armée,  tel 
fils  de  grand  seigneur  ne  soupçonnerait  pas  comment  un 
soldat  vit,  grandit,  engraisse  toute  l'année  avec  neuf  sous 
par  jour  et  une  cruche  d'eau  fraîche,  portant  sur  le  dos 
un  sac  dont  le  contenant  et  le  contenu  coûtent  quarante 
francs  à  sa  patrie. 

Cette  simplicité  de  mœurs,  cette  pauvreté  insouciante 
et  joyeuse  de  tant  de  jeunes  gens,  cette  vigoureuse  et  saine 
existence,  sans  fausse  politesse  ni  fausse  sensibilité,  cette 
allure  mâle  donnée  à  tout,  cette  uniformité  de  sentiments 
imprimés  par  la  discipline,  sont  des  liens  d'habitude  gros- 
siers, mais  difficiles  à  rompre,  et  qui  ne  manquent  pas 
d'un  certain  charme  inconnu  aux  autres  professions.  J'ai 
vu  des  officiers  prendre  cette  existence  en  passion  au  point 
de  ne  pouvoir  ia  quitter  quelque  temps  sans  ennui,  même 
pour  retrouver  les  plus  élégantes  et  les  plus  chères  cou- 
tumes de  leur  vie.  Les  régiments  sont  des  couvents 
d'hommes,  mais  des  couvents  nomades;  partout  ils  por- 
tent leurs  usages  empreints  de  gravité,  de  silence,  de 
retenue.  On  y  remplit  bien  les  vœux  de  Pauvreté  et 
d'Obéissance. 

Le  caractère  de  ces  reclus  est  indélébile  comme  celui 
des  moines,  et  jamais  je  n'ai  revu  l'uniforme  d'un  de  mes 
régiments  sans  un  battement  de  cœur. 


LA 

VEILLÉE   DE  VINCENNES 


LA 
VEILLÉE   DE   VINCENNES. 


CHAPITRE  II. 

LES  SCRUPULES  D'HONNEUR  D'UN  SOLDAT. 


UN  soir  de  l'été  de  1819,  Je  me  promenais  à  Vin- 
cennes  dans  l'intérieur  de  la  forteresse,  oili 
j'étais  en  garnison,  avec  Timoléon  d'Arc***, 
lieutenant  de  la  Garde  comme  moi;  nous  avions  fait, 
selon  l'habitude,  la  promenade  au  polygone,  assisté 
à  l'étude  du  tir  à  ricochet,  écouté  et  raconté  paisible- 
ment les  histoires  de  guerre,  discuté  sur  l'école  Poly- 
technique, sur  sa  formation,  son  utilité,  ses  défauts, 
et  sur  les  hommes  au  teint  jaune  qu'avait  fait  pousser 
ce  terroir  géométrique.  La  couleur  paie  de  l'école, 
Timoléon  l'avait  aussi  sur  le  front.  Ceux  qui  l'ont  connu 
se  rappelleront  comme  moi  sa  figure  régulière  et  un 
peu  amaigrie,  ses  grands  jeux  noirs  et  les  sourcils  ar- 
qués qui  les  couvraient,  et  le  sérieux  si  doux  et  rare- 
ment troublé  de  son  visage  Spartiate;  il  était  fort  pré- 


78  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

occupé  ce  soir-là  de  notre  conversation  très-longue  sur 
le  système  des  probabilités  de  Laplace.  Je  me  souviens 
qu'il  tenait  sous  le  bras  ce  livre,  que  nous  avions  en 
grande  estime,  et  dont  il  était  souvent  tourmenté. 

La  nuit  tombait,  ou  plutôt  s'épanouissait;  une  belle 
nuit  d'août.  Je  regardais  avec  plaisir  la  chapelle  con- 
struite par  saint  Louis,  et  cette  couronne  de  tours 
moussues  à  demi  ruinées  qui  servait  alors  de  parure  à 
Vincennes;  le  donjon  s'élevait  au-dessus  d'elles  comme 
un  roi  au  milieu  de  ses  gardes.  Les  petits  croissants  de 
la  chapelle  brillaient  parmi  les  premières  étoiles,  au 
bout  de  leurs  longues  flèches.  L'odeur  fraîche  et  suave 
du  bois  nous  parvenait  par-dessus  les  remparts,  et  il 
n'y  avait  pas  jusqu'au  gazon  des  batteries  qui  n'exhalât 
une  haleine  de  soir  d'été.  Nous  nous  assîmes  sur  un 
grand  canon  de  Louis  XIV,  et  nous  regardâmes  en  si- 
lence quelques  jeunes  soldats  qui  essayaient  leur  force 
en  soulevant  tour  à  tour  une  bombe  au  bout  du  bras, 
tandis  que  les  autres  rentraient  lentement  et  passaient 
le  pont-Ievis  deux  par  deux  ou  quatre  par  quatre ,  avec 
toute  la  paresse  du  désœuvrement  militaire.  Les  cours 
étaient  remplies  de  caissons  de  l'artillerie,  ouverts  et 
chargés  de  poudre,  préparés  pour  la  revue  du  lende- 
main. A  notre  côté,  près  de  la  porte  du  bois,  un  vieil 
Adjudant  d'artillerie  ouvrait  et  refermait  souvent,  avec 
inquiétude,  la  porte  très-légère  d'une  petite  tour,  pou- 
drière et  arsenal,  appartenant  à  l'artillerie  à  pied,  et 
remplie  de  barils  de  poudre,  d'armes  et  de  munitions 
de  guerre.  Il  nous  salua  en  passant.  C'était  un  homme 
d'une  taille  élevée,  mais  un  peu  voûtée.  Ses  cheveux 


LA   VEILLEE  DE  VINCEJNNES.  79 

étaient  rares  et  blancs ,  sa  moustache  blanche  et  épaisse , 
son  air  ouvert,  robuste  et  frais  encore,  heureux,  doux 
et  sage.  II  tenait  trois  grands  registres  à  la  main,  et  y 
vérifiait  de  longues  colonnes  de  chiffres.  Nous  lui  de- 
mandâmes pourquoi  il  travaillait  si  tard,  contre  sa  cou- 
tume. II  nous  répondit,  avec  le  ton  de  respect  et  de 
calme  des  vieux  soldats,  que  c'était  le  lendemain  un 
jour  d'inspection  générale  à  cinq  heures  du  matin; 
qu'il  était  responsable  des  poudres,  et  qu'il  ne  cessait 
de  les  examiner  et  de  recommencer  vingt  fois  ses 
comptes,  pour  être  à  l'abri  du  plus  léger  reproche  de 
négligence;  qu'il  avait  voulu  aussi  profiter  des  derniè- 
res lueurs  du  jour,  parce  que  la  consigne  était  sévère 
et  défendait  d'entrer  la  nuit  dans  la  poudrière  avec  un 
flambeau  ou  même  une  lanterne  sourde;  qu'il  était  dé- 
solé de  n'avoir  pas  eu  le  temps  de  tout  voir,  et  qu'il 
lui  restait  encore  quelques  obus  à  examiner;  qu'il  vou- 
drait bien  pouvoir  revenir  dans  la  nuit;  et  il  regardait 
avec  un  peu  d'impatience  le  grenadier  que  l'on  posait 
en  faction  à  la  porte,  et  qui  devait  l'empêcher  d'y  ren- 
trer. 

Après  nous  avoir  donné  ces  détails,  il  se  mit  à  ge- 
noux et  regarda  sous  la  porte  s'il  n'y  restait  pas  une 
traînée  de  poudre.  11  craignait  que  les  éperons  ou  les 
fers  des  bottes  des  officiers  ne  vinssent  à  y  mettre  feu 
le  lendemain. 

—  Ce  n'est  pas  cela  qui  m'occupe  le  plus,  dit-iI  en 
se  relevant,  mais  ce  sont  mes  registres;  et  il  les  regar- 
dait avec  regret. 

—  Vous  êtes  trop  scrupuleux,  dit  Timoléon. 


8o  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Ail  !  mon  lieutenant ,  quand  on  est  dans  la  Garde 
on  ne  peut  pas  l'être  trop  sur  son  honneur.  Un  de  nos 
maréchaux-des-logis  s'est  brûlé  la  cervelle  lundi  der- 
nier, pour  avoir  été  mis  à  la  salle  de  police.  Moi ,  je  dois 
donner  l'exemple  aux  sous-officiers.  Depuis  que  je  sers 
dans  la  Garde  je  n'ai  pas  eu  un  reproche  de  mes  chefs, 
et  une  punition  me  rendrait  bien  malheureux. 

Il  est  vrai  que  ces  braves  soldats,  pris  dans  l'Armée 
parmi  l'élite  de  l'élite,  se  croyaient  déshonorés  pour 
la  plus  légère  faute. 

—  Allez,  vous  êtes  tous  les  puritains  de  l'honneur, 
lui  dis-je  en  lui  frappant  sur  l'épaule. 

H  salua  et  se  retira  vers  la  caserne  où  était  son  lo- 
gement; puis,  avec  une  innocence  de  mœurs  particu- 
lière à  l'honnête  race  des  soldats,  il  revint  apportant 
du  chènevis  dans  le  creux  de  ses  mains  à  une  poule 
qui  élevait  ses  douze  poussins  sous  le  vieux  canon  de 
bronze  où  nous  étions  assis. 

C'était  bien  la  plus  charmante  poule  que  j'aie  con- 
nue de  ma  vie;  elle  était  toute  blanche,  sans  une  seule 
tache;  et  ce  brave  homme,  avec  ses  gros  doigts  muti- 
lés à  Marengo  et  à  Austerlitz,  lui  avait  collé  sur  la  tète 
une  petite  aigrette  rouge,  et  sur  la  poitrine  un  petit 
collier  d'argent  avec  une  plaque  à  son  chiffre.  La  bonne 
poule  en  était  fière  et  reconnaissante  à  la  fois.  Elle  sa- 
vait que  les  sentinelles  la  faisaient  toujours  respecter, 
et  elle  n'avait  peur  de  personne,  pas  même  d'un  petit 
cochon  de  lait  et  d'une  chouette  qu'on  avait  logés  au- 
près d'elle  sous  le  canon  voisin.  La  belle  poule  faisait 
le  bonheur  des  canonnicrs;  elle  recevait  de  nous  tous 


LA  VEILLEE  DE  \  INCENNES.  8  I 

des  miettes  de  pain  et  de  sucre  tant  que  nous  étions 
en  uniforme;  mais  elle  avait  horreur  de  l'habit  bour- 
geois, et  ne  nous  reconnaissant  plus  sous  ce  déguise- 
ment, elle  s'enfuyait  avec  sa  famille  sous  le  canon  de 
Louis  XIV.  Magnifique  canon  sur  lequel  était  gravé 
l'éternel  soleil  avec  son  Nec  pluribus  impar,  et  lUltima 
ratio  Regum.  Et  il  logeait  une  poule  là-dessous  ! 

Le  bon  Adjudant  nous  parla  d'elle  en  fort  bons  ter- 
mes. Elle  fournissait  des  œufs  frais  à  lui  et  à  sa  fille 
avec  une  générosité  sans  pareille;  et  il  l'aimait  tant, 
qu'il  n'avait  pas  eu  le  courage  de  tuer  un  seul  de  ses 
poulets,  de  peur  de  l'affliger.  Comme  il  racontait  ses 
bonnes  mœurs,  les  tambours  et  les  trompettes  battirent 
et  sonnèrent  à  la  fois  l'appel  du  soir.  On  allait  lever  les 
ponts,  et  les  concierges  en  faisaient  résonner  les  chaî- 
nes. Nous  n'étions  pas  de  service,  et  nous  sortîmes  par 
la  porte  du  bois.  Timoléon,  qui  n'avait  cessé  de  faire 
des  angles  sur  le  sable  avec  le  bout  de  son  épée,  s'était 
levé  du  canon  en  regrettant  ses  triangles  comme  moi 
je  regrettais  ma  poule  blanche  et  mon  adjudant. 

Nous  tournâmes  à  gauche,  en  suivant  les  remparts; 
et,  passant  ainsi  devant  le  tertre  de  gazon  élevé  au  duc 
d'Enghien  sur  son  corps  fusillé  et  sur  sa  tête  écrasée 
par  un  pavé,  nous  côtoyâmes  les  fossés  en  y  regardant 
le  petit  chemin  blanc  qu'il  avait  suivi  pour  arriver  à 
cette  fosse. 

11  y  a  deu.x  sortes  d'hommes  qui  peuvent  très-bien 
se  promener  ensemble  cinq  heures  de  suite  sans  se 
parler  :  ce  sont  les  prisonniers  et  les  offlciers.  Condam- 
nés à  se  voir  toujours,  quand  ils  sont  tous  réunis,  cha- 

6 


«2  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

cun  est  seul.  Nous  allions  en  silence,  les  bras  derrière 
le  dos.  Je  remarquai  que  Timoléon  tournait  et  retour- 
nait sans  cesse  une  lettre  au  clair  de  la  lune;  c'était  une 
petite  lettre  de  forme  longue;  j'en  connaissais  la  figure 
et  l'auteur  féminin,  et  j'étais  accoutumé  à  le  voir  rêver 
tout  un  jour  sur  cette  petite  écriture  fine  et  élégante. 
Aussi  nous  étions  arrivés  au  village  en  face  du  château , 
nous  avions  monté  l'escalier  de  notre  petite  maison 
blanche;  nous  allions  nous  séparer  sur  le  carré  de  nos 
appartements  voisins,  que  je  n'avais  pas  dit  une  parole. 
Là  seulement,  il  me  dit  tout  à  coup  : 

—  Elle  veut  absolument  que  je  donne  ma  démis- 
sion; qu'en  pensez-vous? 

—  Je  pense,  dis-je,  qu'elle  est  belle  comme  un 
ange,  parce  que  je  l'ai  vue;  je  pense  que  vous  l'aimez 
comme  un  fou,  parce  que  je  vous  vois  depuis  deux 
ans  tel  que  ce  soir;  je  pense  que  vous  avez  une  assez 
belle  fortune,  à  en  juger  par  vos  chevaux  et  votre 
train;  je  pense  que  vous  avez  fait  assez  vos  preuves 
pour  vous  retirer,  et  qu'en  temps  de  paix  ce  n'est  pas 
un  grand  sacrifice;  mais  je  pense  aussi  à  une  seule 
chose... 

—  Laquelle?  dit-il  en  souriant  assez  amcreincnt, 
parce  qu'il  devinait. 

—  C'est  qu'elle  est  mariée,  dis-jc  plus  gravement; 
vous  le  savez  mieux  que  moi,  mon  pauvre  ami. 

—  C'est  vrai,  dit-il,  pas  d'avenir. 

—  Et  le  service  sert  à  vous  faire  oublier  cela  quel- 
quefois, ajoutai-je. 

—  Peut-être,  dit-il;  mais  il  n'est  pas  probable  que 


LA   VEILLÉE  DE   VINCENNES.  83 

mon  étoile  change  à  l'armée.  Remarquez  dans  ma  vie 
que  jamais  je  n'ai  rien  fait  de  bien  qui  ne  restât  in- 
connu ou  mal  interprété. 

—  Vous  liriez  Laplace  toutes  les  nuits,  dis-je,  que 
vous  ne  trouveriez  pas  de  remède  à  cela. 

Et  je  m'enfermai  chez  moi  pour  écrire  un  poème 
sur  le  Masque  de  fer,  poème  que  j'appelai  :  La  Prison. 


CHAPITRE  III. 


SUR   L'AMOUR   DU   DANGER. 


L'isolement  ne  saurait  être  trop  complet  pour  les 
hommes  que  je  ne  sais  quel  démon  poursuit  par  les 
illusions  de  poésie.  Le  silence  était  profond,  et  l'ombre 
épaisse  sur  les  tours  du  vieux  Vincennes.  La  garnison 
dormait  depuis  neuf  heures  du  soir.  Tous  les  feux 
s'étaient  éteints  à  dix  heures  par  ordre  des  tambours. 
On  n'entendait  que  la  voix  des  sentinelles  placées  sur 
le  rempart  et  s'envovantct  répétant,  l'une  après  l'autre, 
leur  cri  long  et  mélancolique  :  Sciilinellc,  prenez  garde 
à  vous!  Les  corbeaux  des  tours  répondaient  plus  triste- 
ment encore,  et,  ne  s'y  croyant  plus  en  sûreté,  s'envo- 
laient plus  haut  jusqu'au  donjon.  Rien  ne  pouvait  plus 
me  troubler,  et  pourtant  quelque  chose  me  troublait, 
qui  n'était  ni  bruit  ni  lumière.  Je  voulais  et  ne  pouvais 
pas  écrire.  Je  sentais  quelque  chose  dans  ma  pensée, 
comme  une  tache  dans  une  émeraude;  c  était  lidée  que 
quelqu'un  auprès  de  moi  veillait  aussi,  et  veillait  sans 
consolation,  profondément  tourmenté.  Cela  me  gênait. 
J'étais  sûr  qu'il  avait  besoin  de  se  confier,  et  j'avais  fui 


LA  VEILLEE  DE  VIN'CENNES.  Sj 

brusquement  sa  confidence  par  désir  de  me  livrer  à 
mes  idées  favorites.  J'en  étais  puni  maintenant  par  le 
trouble  de  ces  idées  mêmes.  Elles  ne  volaient  pas 
librement  et  largement,  et  il  me  semblait  que  leurs 
ailes  étaient  appesanties,  mouillées  peut-être  par  une 
larme  secrète  d'un  ami  délaissé. 

Je  me  levai  de  mon  fauteuil.  J'ouvris  la  fenêtre,  et 
je  me  mis  à  respirer  l'air  embaumé  de  la  nuit.  Une 
odeur  de  forêt  venait  à  moi,  par-dessus  les  murs,  un 
peu  mélangée  d'une  faible  odeur  de  poudre;  cela  me 
rappela  ce  volcan  sur  lequel  vivaient  et  dormaient  trois 
mille  hommes  dans  une  sécurité  parfaite.  J'aperçus 
sur  la  grande  muraille  du  fort,  séparée  du  village  par 
un  chemin  de  quarante  pas  tout  au  plus,  une  lueur 
projetée  par  la  lampe  de  mon  jeune  voisin;  son  ombre 
passait  et  repassait  sur  la  muraille,  et  je  vis  à  ses  épau- 
lettes  qu'il  n'avait  pas  même  songé  à  se  coucher.  II  était 
minuit.  Je  sortis  brusquement  de  ma  chambre  et  j'en- 
trai chez  lui.  11  ne  fut  nullement  étonné  de  me  voir,  et 
dit  tout  de  suite  que  s'il  était  encore  debout,  c'était 
pour  finir  une  lecture  de  Xénophon  qui  l'intéressait 
fort.  Mais,  comme  il  n'y  avait  pas  un  seul  livre  ouvert 
dans  sa  chambre,  et  qu'il  tenait  encore  à  la  main 
son  petit  billet  de  femme,  je  ne  fus  pas  sa  dupe; 
mais  j'en  eus  l'air.  Nous  nous  mîmes  à  la  fenêtre, 
et  je  luis  dis,  essayant  d'approcher  mes  idées  des 
siennes  : 

—  Je  travaillais  aussi  de  mon  côté,  et  je  cherchais 
à  me  rendre  compte  de  cette  sorte  d'aimant  qu'il  y  a 
pour  nous  dans  lacicr  d'une  épée.  C'est  une  attraction 


86  SOUVEiNlRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

irrésistible  qui  nous  retient  au  service  malgré  nous,  et 
fait  que  nous  attendons  toujours  un  événement  ou  une 
guerre.  Je  ne  sais  pas  (et  je  venais  vous  en  parler)  s'il 
ne  serait  pas  vrai  de  dire  et  d'écrire  qu'il  v  a  dans  les 
armées  une  passion  qui  leur  est  particulière  et  qui  leur 
donne  la  vie;  une  passion  qui  ne  tient  ni  de  l'amour 
de  la  gloire,  ni  de  l'ambition;  c'est  une  sorte  de  com- 
bat corps  à  corps  contre  la  destinée,  une  lutte  qui  est 
la  source  de  mille  voluptés  inconnues  au  reste  des 
hommes,  et  dont  les  triomphes  intérieurs  sont 
remplis   de    magnificence;    enfin    c'est    I'amour    du 

DANGER  ! 

—  C'est  vrai,  me  dit  Timoléon.  Je  poursuivis  : 

—  Que  serait-ce  donc  qui  soutiendrait  le  marin  sur 
la  mer  ?  qui  le  consolerait  dans  cet  ennui  d'un  homme 
qui  ne  voit  que  des  hommes?  11  part,  et  dit  adieu  à  la 
terre;  adieu  au  sourire  des  femmes,  adieu  à  leur  amour; 
adieu  aux  amitiés  choisies  et  aux  tendres  habitudes  de 
la  vie;  adieu  aux  bons  vieux  parents;  adieu  h  la  belle 
nature  des  campagnes,  aux  arbres,  aux  gazons,  aux 
fleurs  qui  sentent  bon,  aux  rochers  sombres,  aux  bois 
mélancoliques  pleins  d'animaux  silencieux  et  sauvages  ; 
adieu  aux  grandes  villes,  au  travail  perpétuel  des  arts, 
à  l'agitation  sublime  de  toutes  les  pensées  dans  l'oisi- 
veté de  la  vie,  aux  relations  élégantes,  mystérieuses 
et  passionnées  du  monde;  il  dit  adieu  à  tout,  et  part. 
Il  va  trouver  trois  ennemis  :  l'eau,  l'air  et  l'homme;  et 
toutes  les  minutes  de  sa  vie  vont  en  avoir  un  à  com- 
battre. Cette  magnifique  inquiétude  le  délivre  de  l'en- 
nui. 11  vit  dans  une  perpétuelle  victoire;  c'en  est  une 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  87 

que  de  passer  seulement  sur  l'Océan ,  et  de  ne  pas  s'en- 
gloutir en  sombrant  ;  c'en  est  une  que  d'aller  où  il  veut , 
et  de  s'enfoncer  dans  les  bras  du  vent  contraire  ;  c'en 
est  une  que  de  courir  devant  l'orage,  et  de  s'en  faire 
suivre  comme  d'un  valet;  c'en  est  une  que  d'y  dormir 
et  d'y  établir  son  cabinet  d'étude.  11  se  couche  avec  le 
sentiment  de  sa  royauté ,  sur  le  dos  de  l'Océan ,  comme 
saint  Jérôme  sur  son  lion,  et  jouit  de  la  solitude,  qui 
est  aussi  son  épouse. 

—  C'est  grand ,  dit  Timoléon  ;  et  je  remarquai  qu'il 
posait  la  lettre  sur  la  table. 

—  Et  c'est  I'amour  du  danger  qui  le  nourrit,  qui 
fait  que  jamais  il  n'est  un  moment  désœuvré,  qu'il  se 
sent  en  lutte,  et  qu'il  a  un  but.  C'est  la  lutte  qu'il  nous 
faut  toujours;  si  nous  étions  en  campagne,  vous  ne 
souffririez  pas  tant. 

—  Qui  sait?  dit-il. 

—  Vous  êtes  aussi  heureux  que  vous  pouvez  l'être; 
vous  ne  pouvez  pas  avancer  dans  votre  bonheur.  Ce 
bonheur-là  est  une  impasse  véritable. 

—  Trop  vrai  !  trop  vrai  !  l'entendis-je  murmurer. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  empêcher  qu'elle  n'ait  un 
jeune  mari  et  un  enfant,  et  vous  ne  pouvez  pas  con- 
quérir plus  de  liberté  que  vous  n'en  avez;  voilà  votre 
supplice,  à  vous! 

Il  me  serra  la  main  :  —  Et  toujours  mentir!  dit-il. 
—  Croyez-vous  que  nous  ayons  la  guerre? 

—  Je  n'en  crois  pas  un  mot,  répondis-je. 

—  Si  je  pouvais  seulement  savoir  si  elle  est  au  bal 
ce  soir!  Je  lui  avais  bien  défendu  d'y  aller. 


88  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Je  me  serais  bien  aperçu,  sans  ce  que  vous  me 
dites  là,  qu'il  est  minuit,  lui  dis-je;  vous  n'avez  pas 
besoin  d'Austerlitz,  mon  ami,  vous  êtes  assez  occupé; 
vous  pouvez  dissimuler  et  mentir  encore  pendant  plu- 
sieurs années.  Bonsoir. 


CHAPITRE  IV. 


LE   CONCERT    DE   FAMILLE. 


Comme  j'allais  me  retirer,  je  m'arrêtai,  la  main  sur 
la  clef  de  sa  porte,  écoutant  avec  étonnement  une  mu- 
sique assez  rapprochée  et  venue  du  château  même.  En- 
tendue de  la  fenêtre,  elle  nous  sembla  formée  de  deux 
voix  d'hommes,  d'une  voix  de  femme  et  d'un  piano. 
C'était  pour  moi  une  douce  surprise,  à  cette  heure  de 
la  nuit.  Je  proposai  à  mon  camarade  de  l'aller  écouter 
de  plus  près.  Le  petit  pont-levis,  parallèle  au  ^rrand, 
et  destmé  à  laisser  passer  le  gouverneur  et  les  officiers 
pendant  une  partie  de  la  nuit,  était  ouvert  encore. 
Nous  rentrâmes  dans  le  fort,  et,  en  rôdant  par  les 
cours,  nous  fûmes  guidés  par  le  son  jusque  sous 
les  fenêtres  ouvertes  que  je  reconnus  pour  celles  du 
bon  vieux  Adjudant  d'artillerie. 

Ces  grandes  fenêtres  étaient  au  rez-de-chaussée,  et, 
nous  arrêtant  en  face,  nous  découvrîmes,  jusqu'au 
fond  de  l'appartement,  la  simple  famille  de  cet  hon- 
nête soldat. 

Il  y  avait,  au  fond  de  la  chambre,  un  petit  piano 


pO  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

de  bois  d'acajou ,  garni  de  vieux  ornements  de  cuivre. 
L'Adjudant  (tout  âgé  et  tout  modeste  qu'il  nous  avait 
paru  d'abord)  était  assis  devant  le  clavier,  et  jouait  une 
suite  d'accords ,  d'accompagnements  et  de  modulations 
simples,  mais  harmonieusement  unies  entre  elles.  11  te- 
nait les  jeux  élevés  au  ciel,  et  n'avait  point  de  musique 
devant  lui;  sa  bouche  était  entr'ouverte  avec  délices 
sous  l'épaisseur  de  ses  longues  moustaches  blanches. 
Sa  fille,  debout  à  sa  droite,  allait  chanter,  ou  venait 
de  s'interrompre;  car  elle  le  regardait  avec  inquiétude, 
la  bouche  entr'ouverte  encore,  comme  lui.  A  sa  ffau- 

o 

che,  un  jeune  sous -officier  d'artillerie  légère  de  la 
Garde,  vêtu  de  l'uniforme  sévère  de  ce  beau  corps, 
regardait  cette  jeune  personne  comme  s'il  n'eût  pas 
cessé  de  l'écouter. 

Rien  de  si  calme  que  leurs  poses,  rien  de  si  décent 
que  leur  maintien,  rien  de  si  heureux  que  leurs  visa- 
ges. Le  rayon  qui  tombait  d'en  haut  sur  ces  trois  fronts 
n'y  éclairait  pas  une  expression  soucieuse;  et  le  doigt 
de  Dieu  n'y  avait  écrit  que  bonté,  amour  et  pudeur. 

Le  froissement  de  nos  épées  sur  le  mur  les  avertit 
que  nous  étions  là.  Le  brave  homme  nous  vit,  et  son 
front  chauve  en  rougit  de  surprise  et,  je  pense  aussi, 
de  satisfaction.  II  se  leva  avec  empressement  et,  pre- 
nant un  des  trois  chandeliers  qui  l'éclairaient,  vint  nous 
ouvrir  et  nous  fit  asseoir.  Nous  le  priâmes  de  conti- 
nuer son  concert  de  famille;  et  avec  une  simplicité 
noble,  sans  s'excuser  et  sans  demander  indulgence,  il 
dit  à  ces  enfants  : 

—  Où  en  étions-nous? 


LA   VEILLÉE  DE  VINCENNES.  5)1 

Et  les  trois  voix  s'élevèrent  en  chœur  avec  une 
indicible  harmonie. 

Timoléon  écoutait  et  restait  sans  mouvement;  pour 
moi,  cachant  ma  tête  et  mes  yeux,  je  me  mis  à  rêver 
avec  un  attendrissement  qui,  je  ne  sais  pourquoi,  était 
douloureux.  Ce  qu'ils  chantaient  emportait  mon  âme 
dans  des  régions  de  larmes  et  de  mélancoliques  félici- 
tés, et,  poursuivi  peut-être  par  l'importune  idée  de  mes 
travaux  du  soir,/je  changeais  en  mobiles  images  les  mo- 
biles modulations  des  voix.  Ce  qu'ils  chantaient  était 
un  de  ces  chœurs  écossais,  une  des  anciennes  mélodies 
des  Bardes  que  chante  encore  l'écho  sonore  des  Orca- 
des.  Pour  moi,  ce  chœur  mélancolique  s'élevait  lente- 
ment et  s'évaporait  tout  à  coup  comme  les  brouillards 
des  montagnes  d'Ossian  ;  ces  brouillards  qui  se  forment 
sur  l'écume  mousseuse  des  torrents  de  l'Arven,  s'épais- 
sissent lentement  et  semblent  se  gonfler  et  se  grossir, 
en  montant,  d'une  foule  innombrable  de  fantômes 
tourmentés  et  tordus  par  les  vents.  Ce  sont  des  guer- 
riers qui  rêvent  toujours ,  le  casque  appuyé  sur  la  main , 
et  dont  les  larmes  et  le  sang  tombent  goutte  à  goutte 
dans  les  eaux  noires  des  rochers;  ce  sont  des  beautés 
pâles  dont  les  cheveux  s'allongent  en  arrière,  comme 
les  rayons  d'une  lointaine  comète,  et  se  fondent  dans 
le  sein  humide  de  la  lune  :  elles  passent  vite,  et  leurs 
pieds  s'évanouissent  enveloppés  dans  les  plis  vaporeux 
de  leurs  robes  blanches;  elles  n'ont  pas  d'ailes,  et  vo- 
lent. Elles  volent  en  tenant  des  harpes,  elles  volent  les 
yeux  baissés  et  la  bouche  entrouverte  avec  innocence; 
elles  jettent  un  cri  en  passant  et  se  perdent,  en  mon- 


5)2  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 

tant,  dans  la  douce  lumière  qui  les  appelle.  Ce  sont 
des  navires  aériens  qui  semblent  se  heurter  contre  des 
rives  sombres,  et  se  plonger  dans  des  flots  épais;  les 
montagnes  se  penchent  pour  les  pleurer,  et  les  dogues 
noirs  élèvent  leurs  têtes  difformes  et  hurlent  longue- 
ment, en  regardant  le  disque  qui  tremble  au  ciel,  tan- 
dis que  la  mer  secoue  les  colonnes  blanches  des  Orca- 
des  qui  sont  rangées  comme  les  tuyaux  d'un  orgue 
immense,  et  répandent,  sur  l'Océan,  une  harmonie 
déchirante  et  mille  fois  prolongée  dans  la  caverne  où 
les  vagues  sont  enfermées. 

'La  musique  se  traduisait  ainsi  en  sombres  images 
dans  mon  âme,  bien  jeune  encore,  ouverte  à  toutes  les 
sympathies  et  comme  amoureuse  de  ses  douleurs  fic- 
tives. 

C'était,  d'ailleurs,  revenir  à  la  pensée  de  celui  qui 
avait  inventé  ces  chants  tristes  et  puissants,  que  de  les 
sentir  de  la  sorte.  La  famille  heureuse  éprouvait  elle- 
même  la  forte  émotion  qu'elle  donnait,  et  une  vibra- 
tion  profonde  faisait  quelquefois   trembler  les  trois 

VOIX. 

Le  chant  cessa,  et  un  long  silence  lui  succéda.  La 
jeune  personne,  comme  fatiguée,  s'était  appuyée  sur 
l'épaule  de  son  père;  sa  taille  était  élevée  et  un  peu 
ployée,  comme  par  faiblesse;  elle  était  mince,  et  pa- 
raissait avoir  grandi  trop  vite,  et  sa  poitrine,  un  peu 
amaigrie,  en  paraissait  affectée.  Elle  baisait  le  Iront 
chauve,  large  et  ridé  de  son  père,  et  abandonnait  sa 
main  au  jeune  sous-officier,  qui  la  pressait  sur  ses  lèvres. 

Comme  je  me  serais  bien  gardé,  par  amour-propre. 


LA   VEILLEE  DE  VINCENNES.  93 

d'avouer  tout  haut  mes  rêveries  intérieures,  Je  me  con- 
tentai de  dire  froidement  : 

/  —  Que  le  Ciel  accorde  de  longs  jours  et  toutes 
sortes  de  bénédictions  à  ceux  qui  ont  le  don  de  tra- 
duire la  musique  littéralement!  Je  ne  puis  trop  admi- 
rer un  homme  qui  trouve  à  une  svmphonie  le  défaut 
d'être  trop  Cartésienne,  et  à  une  autre  de  pencher  vers 
le  système  de  Spinosa;  qui  se  récrie  sur  le  panthéisme 
d'un  trio  et  l'utilité  d'une  ouverture  à  l'amélioration 
de  la  classe  la  plus  nombreuse.  Si  j'avais  le  bonheur  de 
savoir  comme  quoi  un  bémol  de  plus  à  la  clef  peut 
rendre  un  quatuor  de  flûtes  et  de  bassons  plus  partisan 
du  Directoire  que  du  Consulat  et  de  l'Empire,  je  ne 
parlerais  plus,  je  chanterais  éternellement;  )e  foulerais 
aux  pieds  des  mots  et  des  phrases,  qui  ne  sont  bons 
tout  au  plus  que  pour  une  centaine  de  départements, 
tandis  que  j'aurais  le  bonheur  de  dire  mes  idées  fort 
clairement  à  tout  l'univers  avec  mes  sept  notes.  Mais, 
dépourvu  de  cette  science  comme  je  suis,  ma  conver- 
sation musicale  serait  si  bornée  que  mon  seul  parti  à 
prendre  est  de  vous  dire,  en  langue  vulgaire,  la  satis- 
faction que  me  cause  surtout  votre  vue  et  le  spectacle 
de  l'accord  plein  de  simplicité  et  de  bonhomie  qui 
règne  dans  votre  famille.  C'est  au  point  que  ce  qui  me 
plaît  le  plus  dans  votre  petit  concert,  c'est  le  plaisir 
que  vous  y  prenez;  vos  âmes  me  semblent  plus  belles 
encore  que  la  plus  belle  musique  que  le  Ciel  ait  jamais 
entendue  monter  à  lui,  de  notre  misérable  terre,  tou- 
jours gémissante. 

Je  tendais  la  main  avec  effusion  à  ce  bon  père,  et  il 


(;4  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

la  serra  avec  l'expression  d'une  reconnaissance  grave. 
Ce  n'était  qu'un  vieux  soldat;  mais  il  y  avait  dans  son 
langage  et  ses  manières  je  ne  sais  quoi  de  l'ancien  bon 
ton  du  monde.  La  suite  me  l'expliqua. 

—  Voici,  mon  lieutenant,  me  dit-iI,  la  vie  que  nous 
menons  ici.  Nous  nous  reposons  en  chantant,  ma  fille, 
moi  et  mon  gendre  futur. 

11  regardait  en  même  temps  ces  beaux  jeunes  gens 
avec  une  tendresse  toute  rayonnante  de  bonheur. 

—  Voici,  ajouta-t-il  d'un  air  plus  grave,  en  nous 
montrant  un  petit  portrait,  la  mère  de  ma  fille. 

Nous  regardâmes  la  muraille  blanchie  de  plâtre  de 
la  modeste  chambre,  et  nous  y  vîmes  en  effet  une  mi- 
niature qui  représentait  la  plus  gracieuse,  la  plus  fraî- 
che petite  paysanne  que  jamais  Greuze  ait  douée  de 
grands  yeux  bleus  et  de  bouche  en  forme  de  cerise. 

—  Ce  fut  une  bien  grande  dame  qui  eut  autrefois 
la  bonté  de  faire  ce  portrait-là,  me  dit  l'Adjudant,  et 
c'est  une  histoire  curieuse  que  celle  de  la  dot  de  ma 
pauvre  petite  femme. 

Et  à  nos  premières  prières  de  raconter  son  mariage, 
il  nous  parla  ainsi,  autour  de  trois  verres  d'absinthe 
verte  qu'il  eut  soin  de  nous  off'rir  préalablement  et  cé- 
rémonieusement. 


CHAPITRE  V. 


HISTOIRE  DE   L'ADJUDANT. 

LES  ENFANTS  DE  MONTREUIL  ET  LE  TAILLEUR  DE  PIERRES. 


Vous  saurez,  mon  lieutenant,  que  j'ai  été  élevé  au  vil- 
lage de  Montreuil  par  monsieur  le  curé  de  Montreui! 
lui-même.  11  m'avait  fait  apprendre  quelques  notes  du 
plain-cliant  dans  le  plus  heureu.x  temps  de  ma  vie  :  le 
temps  où  j'étais  enfant  de  chœur,  où  j'avais  de  grosses 
joues  fraîches  et  rebondies,  que  tout  le  monde  tapait 
en  passant;  une  voix  claire,  des  cheveux  blonds  pou- 
drés, une  blouse  et  des  sabots.  Je  ne  me  regarde  pas 
souvent,  mais  je  m'imagine  que  je  ne  ressemble  plus 
guère  à  cela.  J'étais  fait  ainsi  pourtant,  et  je  ne  pou- 
vais me  résoudre  à  quitter  une  sorte  de  clavecin  aigre 
et  discord  que  le  vieux  curé  avait  chez  lui.  Je  l'accor- 
dais avec  assez  de  justesse  d'oreille,  et  le  bon  père  qui, 
autrefois ,  avait  été  renommé  h  Notre-Dame  pour  chan- 
ter et  enseigner  le  faux-bourdon ,  me  faisait  apprendre 
un  vieux  solfège.  Quand  il  était  content,  il  me  pinçait 
les  joues  à  me  les  rendre  bleues ,  et  me  disait  :  — Tiens , 
Mathurm,  tu  n'es  que  le  fils  d'un  paysan  et  d'une  pay- 
sanne; mais  situ  sais  bien  ton  catéchisme  et  ton  solfège, 


5)6  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

et  que  tu  renonces  à  jouer  avec  le  fusil  rouillé  de  la 
maison,  on  pourra  faire  de  toi  un  maître  de  musique. 
Va  toujours.  —  Cela  me  donnait  bon  courage,  et  je 
frappais  de  tous  mes  poings  sur  les  deux  pauvres  cla- 
viers, dont  les  dièses  étaient  presque  tous  muets. 

Il  V  avait  des  heures  où  j'avais  la  permission  de  me 
promener  et  de  courir;  mais  la  récréation  la  plus  douce 
était  d'aller  m'asseoir  au  bout  du  parc  de  Montreuil, 
et  de  manger  mon  pain  avec  les  maçons  et  les  ouvriers 
qui  construisaient  sur  l'avenue  de  Versailles,  à  cent  pas 
de  la  barrière,  un  petit  pavillon  de  musique,  par  ordre 
de  la  Reine. 

C'était  un  lieu  charmant,  que  vous  pourrez  voir 
à  droite  de  la  route  de  Versailles,  en  arrivant.  Tout  à 
l'extrémité  du  parc  de  Montreuil,  au  milieu  d'une  pe- 
louse de  gazon  entourée  de  grands  arbres,  si  vous  dis- 
tinguez un  pavillon  qui  ressemble  à  une  mosquée  et  à 
une  bonbonnière,  c'est  cela  que  j'allais  regarder  bâtir. 

Je  prenais  par  la  main  une  petite  fille  de  mon  âge , 
qui  s'appelait  Pierrette,  que  monsieur  le  curé  faisait 
chanter  aussi  parce  qu'elle  avait  une  jolie  voix.  Elle 
emportait  une  grande  tartine  que  lui  donnait  la  bonne 
du  curé,  qui  était  sa  mère,  et  nous  allions  regarder 
bâtir  la  petite  maison  que  faisait  faire  la  Reine  pour  la 
donner  à  Madame. 

Pierrette  et  moi,  nous  avions  environ  treize  ans.  Elle 
était  déjà  si  belle,  qu'on  l'arrêtait  sur  son  chemin  pour 
lui  faire  compliment,  et  que  j'ai  vu  de  belles  dames 
descendre  de  carrosse  pour  lui  parler  et  l'embrasser! 
Quand  elle  avait  un  fourreau  rouge  relevé  dans  ses 


LA   VEILLEE   DE   VINCENNES.  97 

poches  et  bien  serré  de  la  ceinture,  on  voyait  bien  ce 
que  sa  beauté  serait  un  jour.  Elle  n'y  pensait  pas,  et 
elle  m'aimait  comme  son  frère. 

Nous  sortions  toujours  en  nous  tenant  par  la  main 
depuis  notre  petite  enfance,  et  cette  habitude  était 
si  bien  prise,  que  de  ma  vie  je  ne  lui  donnai  le  bras. 
Notre  coutume  d'aller  visiter  les  ouvriers  nous  fit  faire 
la  connaissance  d'un  jeune  tailleur  de  pierres,  plus  âgé 
que  nous  de  huit  ou  di.\  ans.  11  nous  faisait  asseoir  sur 
un  moellon  ou  par  terre  à  côté  de  lui  et,  quand  il  avait 
une  grande  pierre  à  scier,  Pierrette  jetait  de  l'eau  sur 
la  scie,  et  j'en  prenais  l'extrémité  pour  l'aider;  aussi  ce 
fut  mon  meilleur  ami  dans  ce  monde.  Il  était  d'un  ca- 
ractère très-paisible,  très-doux,  et  quelquefois  un  peu 
gai,  mais  pas  souvent.  Il  avait  fait  une  petite  chanson 
sur  les  pierres  qu'il  taillait,  et  sur  ce  qu'elles  étaient 
plus  dures  que  le  cœur  de  Pierrette,  et  il  jouait  en  cent 
façons  sur  ces  mots  de  Pierre,  de  Pierrette,  de  Pierre- 
rie,  de  Pierrier,  de  Pierrot,  et  cela  nous  faisait  beau- 
coup rire  tous  trois.  C'était  un  grand  garçon  grandis- 
sant encore,  tout  pâle  et  dégingandé,  avec  de  longs 
bras  et  de  grandes  jambes,  et  qui  quelquefois  avait 
l'air  de  ne  pas  penser  à  ce  qu'il  faisait.  Il  aimait  son 
métier,  disait-il,  parce  qu'il  pouvait  gagner  sa  journée 
en  conscience,  ayant  songé  à  autre  ciiose  jusqu'au  cou- 
cher du  soleil.  Son  père,  architecte,  s'était  si  bien  ruiné, 
je  ne  sais  comment,  qu'il  fallait  que  le  fils  reprît  son 
état  par  le  commencement,  et  il  s'y  était  fort  paisible- 
ment résigné.  Lorsqu'il  taillait  un  gros  bloc,  ou  le  sciait 
en  long,  il  commençait  toujours  une  petite  chanson 

7 


fjS  SOU\ENIRS   DE   SERVITUDE  MILITAIRE. 

dans  laquelle  il  y  avait  toute  une  historiette  qu'il  bâtis- 
sait à  mesure  qu'il  allait,  en  vingt  ou  trente  couplets, 
plus  ou  moins. 

Quelquefois  il  me  disait  de  me  promener  devant  lui 
avec  Pierrette,  et  il  nous  faisait  chanter  ensemble,  nous 
apprenant  à  chanter  en  parties;  ensuite  il  s'amusait  à 
me  faire  mettre  à  genoux  devant  Pierrette,  la  main  sur 
son  cœur,  et  il  faisait  les  paroles  d'une  petite  scène 
qu'il  nous  fallait  redire  après  lui.  Cela  ne  l'empêchait 
pas  de  bien  connaître  son  état,  car  il  ne  fut  pas  un  an 
sans  devenir  maître  maçon.  Il  avait  à  nourrir,  avec  son 
équerre  et  son  marteau,  sa  pauvre  mère  et  deu.x  petits 
frères  qui  venaient  le  regarder  travailler  avec  nous. 
Quand  il  voyait  autour  de  lui  tout  son  petit  monde, 
cela  lui  donnait  du  courage  et  de  la  gaieté.  Nous  l'ap- 
pelions Michel;  mais,  pour  vous  dire  tout  de  suite  la 
vérité,  il  s'appelait  Michcl-Jean  Sédainc. 


CHAPITRE  VI. 


UN  SOUPIR. 


—  Hélas!  dis-je,  voilà  un  poète  bien  à  sa  place. 

La  jeune  personne  et  le  sous-officier  se  regardèrent, 
comme  affligés  de  voir  interrompre  leur  bon  père  ;  mais 
le  digne  Adjudant  reprit  la  suite  de  son  histoire,  après 
avoir  relevé  de  chaque  côté  la  cravate  noire  qu'il  por- 
tait, doublée  d'une  cravate  blanche,  attachée  militai- 
rement. 


CHAPITRE  VII. 


LA  DAME  ROSE. 


—  C'est  une  cliose  qui  me  parait  bien  certaine,  mes 
chers  enfants,  dit-il  en  se  tournant  du  côté  de  sa  fille, 
que  le  soin  que  la  Providence  a  daigné  prendre  de 
composer  ma  vie  comme  elle  l'a  été.  Dans  les  orages 
sans  nombre  qui  l'ont  agitée,  je  puis  dire,  en  face  de 
toute  la  terre,  que  )e  n'ai  jamais  manqué  de  me  fier  à 
Dieu  et  d'en  attendre  du  secours,  après  m'étrc  aidé  de 
toutes  mes  forces.  Aussi,  vous  dis-je,  en  marchant  sur 
les  flots  agités,  je  n'ai  pas  mérité  d'être  appelé  homme 
de  peu  de  foi,  comme  le  fut  l'apôtre;  et  quand  mon  pied 
s'enfonçait,  je  levais  les  yeux,  et  j'étais  relevé. 

(Ici  je  regardai  Timoléon.  —  11  vaut  mieux  que 
nous,  dis-je  tout  bas.)  —  11  poursunit  : 

—  Monsieur  le  curé  de  Montreuil  maimait  beau- 
coup, )'étais  traité  par  lui  avec  une  amitié  si  paternelle, 
que  j'avais  oublié  entièrement  que  j'étais  né,  connue 
il  ne  cessait  de  me  le  rappeler,  d'un  pauvre  pavsan 
et  d'une  pauvre  paysanne,  enlevés  presque  en  même 
temps  de  la  petite  vérole,  que  je  n'avais  même  pas  vus. 
A  seize  ans,  j'étais  sauvage  et  sot,  mais  je  savais  un  peu 


LA   VEILLEE   DE  VINCENNES.  lOl 

de  latin,  beaucoup  de  musique,  et,  dans  toute  sorte 
de  travaux  de  jardinage,  on  me  trouvait  assez  adroit. 
Ma  vie  était  fort  douce  et  fort  heureuse,  parce  que 
Pierrette  était  toujours  là,  et  que  je  la  regardais  toujours 
en  travaillant,  sans  lui  parler  beaucoup  cependant. 

Un  jour  que  je  taillais  les  branches  d'un  des  hêtres 
du  parc  et  que  je  liais  un  petit  fagot,  Pierrette  me  dit  : 

—  Oh  !  Mathurin ,  j'ai  peur.  Voilà  deux  jolies  da- 
mes qui  viennent  devers  nous  par  le  bout  de  l'allée. 
Comment  allons-nous  faire? 

Je  regardai,  et  en  effet  je  vis  deux  jeunes  femmes 
qui  marchaient  vite  sur  les  feuilles  sèclies ,  et  ne  se  don- 
naient pas  le  bras.  Il  y  en  avait  une  un  peu  plus  grande 
que  l'autre,  vêtue  d'une  petite  robe  de  soie  rose.  Elle 
courait  presque  en  marchant,  et  l'autre,  tout  en  l'ac- 
compagnant, marchait  presque  en  arrière.  Par  instinct, 
je  fus  saisis  d'effroi  comme  un  pauvre  pavsan  que 
j'étais,  et  je  dis  à  Pierrette  : 

—  Sauvons-nous  ! 

Mais  bah  !  nous  n'eûmes  pas  le  temps,  et  ce  qui  re- 
doubla ma  peur,  ce  fut  de  voir  la  dame  rose  faire  signe 
à  Pierrette,  qui  devint  toute  rouge  et  n'osa  pas  bouger, 
et  me  prit  bien  vite  par  la  main  pour  se  raffermir.  Moi, 
j'ôtai  mon  bonnet  et  je  m'adossai  contre  l'arbre,  tout 
saisi. 

Quand  la  dame  rose  fut  tout  à  fait  arrivée  sur  nous, 
elle  alla  tout  droit  à  Pierrette,  et,  sans  façon,  elle  lui 
prit  le  menton,  pour  la  montrer  à  l'autre  dame,  en 
disant  : 

— ■   Eli  !  ic  \ous  le  disais  bien  :  c'est  tout  mon  cos- 


I  02  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

tume  de  laitière  pour  jeudi.  —  La  jolie  fille  que  voilà! 
Mon  enfant,  tu  donneras  tous  tes  habits,  comme  les 
voici,  aux  gens  qui  viendront  te  les  demander  de 
ma  part,  n'est-ce  pas?  je  t'enverrai  les  miens  en 
échange. 

—  Oh!  madame,  dit  Pierrette  en  reculant. 

L'autre  jeune  dame  se  mit  à  sourire  d'un  air  fin,  ten- 
dre et  mélancolique,  dont  fexpression  touchante  est 
ineffaçable  pour  moi.  Elle  s'avança,  la  tête  penchée, 
et,  prenant  doucement  le  bras  nu  de  Pierrette,  elle  lui 
dit  de  s'approcher,  et  qu'il  fallait  que  tout  le  monde 
fît  la  volonté  de  cette  dame-là. 

—  Ne  va  pas  t'aviser  de  rien  changer  à  ton  cos- 
tume, ma  belle  petite,  reprit  la  dame  rose,  en  la  me- 
naçant d'une  petite  canne  de  jonc  à  pomme  d'or  qu'elle 
tenait  à  la  main. Voilà  un  grand  garçon  qui  sera  soldat, 
et  je  vous  marierai. 

Elle  était  si  belle,  que  je  me  souviens  de  la  tentation 
incroyable  que  j'eus  de  me  mettre  à  genoux  ;  vous  en 
rirez  et  j'en  ai  ri  souvent  depuis  en  moi-même;  mais, 
si  vous  l'aviez  vue,  vous  auriez  compris  ce  que  je  dis. 
Elle  avait  l'air  d'une  petite  fée  bien  bonne. 

Elle  parlait  vite  et  gaiement,  et,  en  donnant  une  pe- 
tite tape  sur  la  joue  de  Pierrette,  elle  nous  laissa  là  tous 
les  deux  tout  interdits  et  tout  imbéciles,  ne  sachant 
que  faire;  et  nous  vîmes  les  deux  dames  suivre  l'allée 
du  côté  de  Montreuil,  et  s'enfoncer  dans  le  parc  der- 
rière le  petit  bois. 

Alors  nous  nous  regardâmes,  et,  en  nous  tenant 
toujours  par  la  main,  nous  rentrâmes  chez  monsieur 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  lOJ 

le  curé;  nous  ne  disions  rien,  mais  nous  étions  bien 
contents. 

Pierrette  était  toute  rouge,  et  moi  je  baissais  la  tête. 
II  nous  demanda  ce  que  nous  avions;  je  lui  dis  d'un 
grand  sérieux  : 

—  Monsieur  le  curé,  je  veux  être  soldat. 

H  pensa  en  tomber  à  la  renverse,  lui  qui  m'avait 
appris  le  solfège. 

—  Comment,  mon  cher  enfant,  me  dit-iI,  tu  veux 
me  quitter!  Ah!  mon  Dieu!  Pierrette,  qu'est-ce  qu'on 
lui  a  donc  fait,  qu'il  veut  être  soldat?  Est-ce  que  tu 
ne  m'aimes  plus ,  Mathurin  ?  Est-ce  que  tu  n'aimes  plus 
Pierrette  non  plus?  Qu'est-ce  que  nous  t'avons  donc 
fait,  dis?  et  que  vas-tu  faire  de  la  belle  éducation  que 
je  t'ai  donnée?  C'était  bien  du  temps  perdu  assuré- 
ment. Mais  réponds  donc,  méchant  sujet!  ajoutait-il 
en  me  secouant  le  bras. 

Je  me  grattais  la  tête,  et  je  disais  toujours  en  regar- 
dant mes  sabots  : 

—  Je  veux  être  soldat. 

La  mère  de  Pierrette  apporta  un  grand  verre  d'eau 
froide  à  monsieur  le  curé,  parce  qu'il  était  devenu 
tout  rouge,  et  elle  se  mit  à  pleurer. 

Pierrette  pleurait  aussi  et  n'osait  rien  dire;  mais 
elle  n'était  pas  fâchée  contre  moi,  parce  qu'elle  sa- 
vait bien  que  c'était  pour  l'épouser  que  je  voulais 
partir. 

Dans  ce  moment-là,  deux  grands  laquais  poudrés 
entrèrent  avec  une  femme  de  chambre  qui  avait  l'air 
d'une  dame,  et  ils  demandèrent  si  la  petite  avait  pré- 


I04  SOUVEMRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

paré  les  hardes  que  la  Reine  et  madame  la  princesse 
de  Lamballe  lui  avaient  demandées. 

Le  pauvre  curé  se  leva  si  troublé  qu'il  ne  put  se  te- 
nir une  minute  debout,  et  Pierrette  et  sa  mère  trem- 
blèrent si  fort  qu'elles  n'osèrent  pas  ouvrir  une  cassette, 
qu'on  leur  envovait  en  échange  du  fourreau  et  du 
bavolet,  et  elles  allèrent  à  la  toilette  à  peu  près  comme 
on  va  se  faire  fusiller. 

Seul  avec  moi,  le  curé  me  demanda  ce  qui  s'était 
passé,  et  je  le  lui  dis  comme  je  vous  l'ai  conté,  mais 
un  peu  plus  brièvement. 

—  Et  c'est  pour  cela  que  tu  veux  partir,  mon  fils? 
me  dit-il  en  me  prenant  les  deux  mains;  mais  songe 
donc  que  la  plus  grande  dame  de  l'Europe  n'a  parlé 
ainsi  à  un  petit  paysan  comme  toi  que  par  distraction, 
et  ne  sait  seulement  pas  ce  qu'elle  ta  dit.  Si  on  lui  ra- 
contait que  tu  as  pris  cela  pour  un  ordre  ou  pour  un 
horoscope,  elle  dirait  que  tu  es  un  grand  benêt,  et  que 
tu  peux  être  jardinier  toute  la  vie,  que  cela  lui  est  égal. 
Ce  que  tu  gagnes  en  jardinant,  et  ce  que  tu  gagnerais 
en  enseignant  la  musique  vocale,  t'appartiendrait,  mon 
ami;  au  lieu  que  ce  que  tu  gagneras  dans  un  régiment 
ne  t'appartiendra  pas,  et  tu  auras  mille  occasions  de  le 
dépenser  en  plaisirs  défendus  par  la  religion  et  la  mo- 
rale; tu  perdras  tous  les  bons  principes  que  je  t'ai  don- 
nés, et  tu  me  forceras  à  rougir  de  toi.  Tu  reviendras 
(si  tu  reviens)  avec  un  autre  caractère  que  celui  que 
tu  as  reçu  en  naissant. Tu  étais  doux,  modeste,  docile; 
tu  seras  rude,  impudent  et  tapageur.  La  petite  Pierrette 
ne  se  soumettra  certainement  pas  à  être  la  femme  d'un 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  I  O  > 

mauvais  garnement,  et  sa  mère  l'en  empéclieiait  quand 
elle  le  voudrait;  et  moi,  que  pourrai-je  faire  pour  toi, 
si  tu  oublies  tout  à  fait  la  Providence? Tu  l'oublieras, 
vois-tu,  la  Providence,  je  t'assure  que  tu  finiras  par  là. 

Je  demeurai  les  yeux  fixés  sur  mes  sabots  et  les  sour- 
cils froncés  en  faisant  la  moue,  et  le  dis,  en  me  grattant 
la  tête  : 

—  C'est  égal,  je  veux  être  soldat. 

Le  bon  curé  n'y  tint  pas  et,  ouvrant  la  porte  toute 
grande,  il  me  montra  le  grand  chemin  avec  tristesse. 
Je  compris  sa  pantomime,  et  je  sortis.  J'en  aurais  fait 
autant  à  sa  place,  assurément.  Mais,  je  le  pense  à 
présent,  et  ce  jour-là  je  ne  le  pensais  pas.  Je  mis  mon 
bonnet  de  coton  sur  l'oreille  droite,  je  relevai  le  collet 
de  ma  blouse,  je  pris  mon  bâton  et  je  m'en  allai  tout 
droit  à  un  petit  cabaret,  sur  l'avenue  de  Versailles,  sans 
dire  adieu  à  personne. 


CHAPITRE  VIII. 


LA  POSITION  DU  PREMIER  RANG. 


Dans  ce  petit  cabaret,  je  trouvai  trois  braves  dont 
les  chapeaux  étaient  galonnés  d'or,  l'uniforme  blanc, 
les  revers  roses,  les  moustaches  cirées  de  noir,  les  che- 
veux tout  poudrés  à  frimas,  et  qui  parlaient  aussi  vite 
que  des  vendeurs  d'oi-viétan.  Ces  trois  braves  étaient 
d'honnêtes  racoleurs.  Ils  me  dirent  que  je  n'avais  qu'à 
m'asseoir  à  table  avec  eux  pour  avoir  une  idée  juste  du 
bonheur  parfait  que  l'on  goûtait  éternellement  dans  le 
Royal-Auvergne.  Ils  me  firent  manger  du  poulet,  du 
chevreuil  et  des  perdreaux,  boire  du  vin  de  Bordeaux 
et  de  Champagne,  et  du  café  excellent;  ils  me  jurèrent 
sur  leur  honneur  que,  dans  le  Royal-Auvergne,  je  n'en 
aurais  jamais  d'autres. 

Je  vis  bien  depuis  qu'ils  avaient  dit  vrai. 
Ils  me  jurèrent  aussi,  car  ils  juraient  infiniment,  que 
l'on  jouissait  de  la  plus  douce  liberté  dans  le  Royal- 
Auvergne;  que  les  soldats  y  étaient  incomparablement 
plus  heureux  que  les  capitaines  des  autres  corps;  qu'on 
y  jouissait  d'une  société  fort  agréable  en  hommes  et  en 
belles  dames,  et  qu'on  y  faisait  beaucoup  de  musique. 


LA   VEILLÉE  DE   VIXCENXES.  1  OJ 

et  surtout  qu'on  v  appréciait  fort  ceux  qui  jouaient  du 
piano.  Cette  dernière  circonstance  me  décida. 

Le  lendemain  j'avais  donc  l'Iionneur  d'être  soldat 
au  Royal-Auvergne.  C'était  un  assez  beau  corps,  il  est 
vrai;  mais  je  ne  voyais  plus  ni  Pierrette,  ni  monsieur 
le  curé.  Je  demandai  du  poulet  à  dîner,  et  l'on  me 
donna  à  manger  cet  agréable  mélange  de  pommes  de 
terre,  de  mouton  et  de  pain  qui  se  nommait,  se  nomme 
et  sans  doute  se  nommera  toujours  la  ratatouille.  On 
me  fit  apprendre  la  position  du  soldat  sans  armes  avec 
une  perfection  si  grande,  que  je  servis  de  modèle,  de- 
puis, au  dessinateur  qui  fit  les  planches  de  l'ordon- 
nance de  1791,  ordonnance  qui,  vous  le  savez,  mon 
lieutenant,  est  un  chef-d'œuvre  de  précision.  On  m'ap- 
prit l'école  du  soldat  et  l'école  de  peloton  de  manière 
à  exécuter  les  charges  en  douze  temps,  les  charges  pré- 
cipitées et  les  charges  à  volonté,  en  comptant  ou  sans 
compter  les  mouvements,  aussi  parfaitement  que  le 
plus  roide  des  caporaux  du  roi  de  Prusse,  Frédéric 
le  Grand,  dont  les  vieux  se  souvenaient  encore  avec 
l'attendrissement  de  gens  qui  aiment  ceux  qui  les  bat- 
tent. On  me  fit  l'honneur  de  me  promettre  que,  si  je 
me  comportais  bien,  je  finirais  par  être  admis  dans  la 
première  compagnie  de  grenadiers.  —  J'eus  bientôt 
une  queue  poudrée  qui  tombait  sur  ma  veste  blanche 
assez  noblement;  mais  je  ne  voyais  plus  jamais  ni  Pier- 
rette, ni  sa  mère,  ni  monsieur  le  curé  de  Montreuil, 
et  je  ne  faisais  point  de  musique. 

Un  beau  jour,  comme  j'étais  consigné  à  la  caserne 
incmc  où  nous  voici,  pour  avoir  fait  trois  fautes  dans 


Io8  SOUVENIRS  DE  SER\  ITUDE  MILITAIRE. 

le  maniement  d'armes,  on  me  plaça  dans  la  position 
des  feux  du  premier  rang,  un  genou  sur  le  pavé,  ayant 
en  face  de  moi  un  soleil  éblouissant  et  superbe  que 
j'étais  forcé  de  coucher  en  joue,  dans  une  immobilité 
parfaite ,  jusqu'à  ce  que  la  fatigue  me  fît  ployer  les  bras 
à  la  saignée;  et  j'étais  encouragé  à  soutenir  mon  arme 
par  la  présence  d'un  honnête  caporal,  qui,  de  temps 
en  temps ,  soulevait  ma  baïonnette  avec  sa  crosse  quand 
elle  s'abaissait;  c'était  une  petite  punition  de  l'invention 
de  M.  de  Saint-Germain. 

11  y  avait  vingt  minutes  que  je  m'appliquais  à  attein- 
dre le  plus  haut  degré  de  pétrification  possible  dans 
cette  attitude,  lorsque  je  vis  au  bout  de  mon  fusil  la 
figure  douce  et  paisible  de  mon  bon  ami  Michel,  le 
tailleur  de  pierres. 

—  Tu  viens  bien  à  propos,  mon  ami,  lui  dis-jc,  et 
tu  me  rendrais  un  grand  service  si  tu  voulais  bien,  sans 
qu'on  s'en  aperçût,  mettre  un  moment  ta  canne  sous 
ma  baïonnette.  Mes  bras  s'en  trouveraient  mieux,  et  ta 
canne  ne  s'en  trouverait  pas  plus  mal. 

—  Ah!  Mathurin,  mon  ami,  me  dit-il,  te  voilà  bien 
puni  d'avoir  quitté  Montreuil;  tu  n'as  plus  les  conseils 
et  les  lectures  du  bon  curé,  et  tu  vas  oublier  tout  à  fait 
cette  musique  que  tu  aimais  tant,  et  celle  de  la  parade 
ne  la  vaudra  certainement  pas. 

—  C'est  égal,  dis-je,  en  élevant  le  bout  du  canon 
de  mon  fusil,  et  le  dégageant  de  sa  canne,  par  orgueil  ; 
c'est  égal,  on  a  son  idée. 

—  Tu  ne  cultiveras  plus  les  espaliers  et  les  belles 
pèches  de  Montreuil  avec  ta  Pierrette,  qui  est  bien  aussi 


LA    VEILLÉE    DE   VINCEN'NES.  I  Op 

fraîche  qu'elles,  et  dont  la  lèvre  porte  aussi  comme  elles 
un  petit  duvet. 

—  C'est  égal,  dis-je  encore,  j'ai  mon  idée. 

—  Tu  passeras  bien  longtemps  à  genoux,  à  tirer 
sur  rien,  avec  une  pierre  de  bois,  avant  d'être  seule- 
ment caporal. 

—  C'est  égal,  dis-je  encore,  si  j'avance  lentement, 
toujours  est-il  vrai  que  j'avancerai;  tout  vient  à  point  à 
qui  sait  attendre,  comme  on  dit,  et  quand  je  serai  ser- 
gent, je  serai  quelque  chose,  et  j'épouserai  Pierrette. 
Un  sergent,  c'est  un  seigneur,  et  à  tout  seigneur  tout 
honneur. 

Michel  soupira. 

—  Ah  !  Mathurin  !  Mathurin  !  me  dit-il,  tu  n'es  pas 
sage,  et  tu  as  trop  d'orgueil  et  d'ambition,  mon  ami; 
n'aimerais-tu  pas  mieux  être  remplacé,  si  quelqu'un 
pavait  pour  toi,  et  venir  épouser  ta  petite  Pier- 
rette ? 

—  Michel  !  Michel  !  lui  dis-je,  tu  t'es  beaucoup  gâté 
dans  le  monde;  je  ne  sais  pas  ce  que  tu  y  fais,  et  tu  ne 
m'as  plus  l'air  d'v  être  maçon,  puisque  au  lieu  d'une 
veste  tu  as  un  habit  noir  de  taffetas;  mais  tu  ne  m'au- 
rais pas  dit  ça  dans  le  temps  où  tu  répétais  toujours  : 
11  faut  faire  son  sort  soi-même.  —  Moi,  je  ne  veux  pas 
l'épouser  avec  l'argent  des  autres ,  et  je  fais  moi-même 
mon  sort,  comme  tu  vois.  —  D'ailleurs,  c'est  la  Reine 
qui  m'a  mis  ça  dans  la  tête,  et  la  Reine  ne  peut  pas  se 
tromper  en  jugeant  ce  qui  est  bien  à  faire.  Elle  a  dit 
elle-même  :  Il  sera  soldat,  et  je  les  marierai;  elle  n'a 
pas  dit  :  Il  reviendra  après  avoir  été  soldat. 


I  lO  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Mais,  me  dit  Michel,  si  par  hasard  la  Reine  te 
voulait  donner  de  quoi  l'épouser,  le  prendrais-tu  ? 

—  Non,  Michel,  je  ne  prendrais  pas  son  argent, 
si  par  impossible  elle  le  voulait. 

— ■  Et  si  Pierrette  gagnaitelle-même  sa  dot?  rcprit-il. 

—  Oui,  Michel,  je  l'épouserais  tout  de  suite,  dis-je. 
Ce  bon  garçon  avait  l'air  tout  attendri. 

—  Eh  bien!  reprit-il,  je  dirai  cela  à  la  Reine. 

—  Est-ce  que  tu  es  fou,  lui  dis-je,  ou  domestique 
dans  sa  maison  ? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre,  Mathurin ,  quoique  je  ne  taille 
plus  la  pierre. 

—  Que  tailles-tu  donc  ?  dis-je. 

—  Hé  !  je  taille  des  pièces ,  du  papier  et  des  plumes. 

—  Bah  !  dis-je,  est-il  possible? 

—  Oui,  mon  enfant,  je  fais  de  petites  pièces  toutes 
simples,  et  bien  aisées  à  comprendre.  Je  te  ferai  voir 
tout  ça. 

En  effet,  ditTimoléon  en  interrompant  l'Adjudant, 
les  ouvrages  de  ce  bon  Sédainc  ne  sont  pas  construits 
sur  des  questions  bien  difficiles;  on  n'y  trouve  aucune 
synthèse  sur  le  fini  et  l'infini,  sur  les  causes  finales,  l'as- 
sociation des  idées  et  l'identité  personnelle;  on  n'y  tue 
pas  des  rois  et  des  reines  par  le  poison  ou  l'échafaud; 
ça  ne  s'appelle  pas  de  noms  sonores  environnés  de  leur 
traduction  philosophique;  mais  ça  se  nomme  Biaise, 
l'Agneau  perdu,  le  Déserteur;  ou  bien  le  Jardinier  et  son 
Seigneur,  la  Gageure  imprévue;  ce  sont  des  gens  tout  sim- 
ples, qui  parlent  vrai,  qui  sont  philosophes  sans  le  savoir, 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES. 


comme  Sédaine  lui-même,  que  je  trouve  plus  arand 
qu'on  ne  l'a  fait. 


e  ne  répondis  pas. 


L'Adjudant  reprit  : 

—  Eh  ben,  tant  mieux  !  dis-je,  j'aime  autant  te  voir 
travailler  ça  que  tes  pierres  de  taille. 

—  Ah  !  ce  que  je  bâtissais  valait  mieux  que  ce  que 
je  construis  à  présent.  Ça  ne  passait  pas  de  mode  et 
ça  restait  plus  longtemps  debout.  Mais  en  tombant,  ça 
pouvait  écraser  quelqu'un;  au  lieu  qu'à  présent,  quand 
ça  tombe,  ça  n'écrase  personne. 

—  C'est  égal,  je  suis  toujours  bien  aise,  dis-je... 
c'est-à-dire,  aurais-je  dit;  car  le  caporal  vint  donner  un 
si  terrible  coup  de  crosse  dans  la  canne  de  mon  ami 
Michel,  qu'il  l'envoya  là-bas,  tenez,  là-bas,  près  de  la 
poudrière. 

En  même  temps  il  ordonna  six  jours  de  salle  de  po- 
lice pour  le  factionnaire  qui  avait  laissé  entrer  un  bour- 
geois. 

Sédaine  comprit  bien  qu'il  fallait  s'en  aller;  il  ra- 
massa paisiblement  sa  canne,  et,  en  sortant  du  côté  du 
bois,  il  me  dit  : 

—  Je  t'assure,  Mathurin,  que  je  conterai  tout  ceci 
à  la  Reine. 


CHAPITRE  IX. 


UNE  SEANCE. 


Ma  petite  Pierrette  était  une  belle  petite  filie,  d'un 
caractère  décidé,  calme  et  honnête.  Elle  ne  se  décon- 
certait pas  trop  facilement,  et  depuis  qu'elle  avait  parlé 
à  la  Reine  elle  ne  se  laissait  plus  si  aisément  faire  la 
leçon;  elle  savait  bien  dire  à  monsieur  le  curé  et  à  sa 
bonne  qu'elle  voulait  épouser  Mathurm,  et  elle  se  le- 
vait la  nuit  pour  travailler  à  son  trousseau ,  tout  comme 
si  je  n'avais  pas  été  mis  à  la  porte  pour  longtemps, 
sinon  pour  toute  ma  vie. 

Un  jour  (c'était  le  lundi  de  Pâques,  elle  s'en  était 
toujours  souvenue,  la  pauvre  Pierrette,  et  me  l'a  ra- 
conté souvent);  un  jour  donc  qu'elle  était  assise  devant 
la  porte  de  monsieur  le  curé,  travaillant  et  cliantant 
comme  si  de  rien  n'était,  elle  vit  arriver  vite,  vite,  un 
beau  carrosse  dont  les  six  chevaux  trottaient  dans  l'ave- 
nue, d'un  train  merveilleux,  montés  par  deux  petits 
postillons  poudrés  et  roses,  très-johs  et  si  petits  qu'on 
ne  voyait  de  loin  que  leurs  arosses  bottes  à  l'écuvèrc. 
Ils  portaient   de  gros   bouquets  à    leur  jabot,  et    les 


LA   VEILLEE   DE   VLNCEN.NES.  I  I  ] 

chevaux  portaient  aussi  de  gros  bouquets  sur  l'o- 
reilie. 

Ne  voilà-t-il  pas  que  l'écuyer  qui  courait  en  avant 
des  chevaux  s'arrêta  précisément  devant  ia  porte  de 
monsieur  le  curé,  où  la  voiture  eut  la  bonté  de  s'arrê- 
ter aussi,  et  daigna  s'ouvrir  toute  grande.  Il  n'y  avait 
personne  dedans.  Comme  Pierrette  regardait  avec  de 
grands  yeux,  récuyer  ôta  son  chapeau  très-polnnent 
et  la  pria  de  vouloir  bien  monter  en  carrosse. 

Vous  croyez  peut-être  que  Pierrette  fit  des  façons? 
Point  du  tout;  elle  avait  trop  de  bon  sens  pour  cela. 
Elle  ôta  simplement  ses  deux  sabots,  qu'elle  laissa  sur 
le  pas  de  la  porte,  mit  ses  souliers  à  boucles  d'argent, 
ploya  proprement  son  ouvrage ,  et  monta  dans  le  car- 
rosse en  s'appuyant  sur  le  bras  du  valet  de  pied ,  comme 
si  elle  n'eût  fait  autre  chose  de  sa  vie ,  parce  que ,  depuis 
qu'elle  avait  changé  de  robe  avec  la  Reine,  elle  ne  dou- 
tait plus  de  rien. 

Elle  m'a  dit  souvent  quelle  avait  eu  deux  grandes 
frayeurs  dans  la  voiture  :  la  première,  parce  qu'on  allait 
SI  vite  que  les  arbres  de  l'avenue  de  Montreuil  lui  pa- 
raissaient courir  comme  des  fous  l'un  après  l'autre;  la 
seconde,  parce  qu'il  lui  semblait  qu'en  s'asseyant  sur 
les  coussins  blancs  du  carrosse,  elle  y  laisserait  une 
tache  bleue  et  jaune  de  la  couleur  de  son  jupon.  Elle 
le  releva  dans  ses  poches,  et  se  tint  toute  droite  au  bord 
du  coussin,  nullement  tourmentée  de  son  aventure  et 
devinant  bien  qu'en  pareille  circonstance,  il  est  bon  de 
faire  ce  que  tout  le  monde  veut,  franchement  et  sans 
hésiter. 


I  14  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

D'après  ce  sentiment  juste  de  sa  position  que  lui 
donnait  une  nature  lieureuse,  douce  et  disposée  au 
bien  et  au  vrai  en  toute  chose,  elle  se  laissa  parfaite- 
ment donner  le  bras  par  l'écuyer  et  conduire  à  Tria- 
non,  dans  les  appartements  dorés,  où  seulement  elle 
eut  soin  de  marcher  sur  la  pointe  du  pied,  par  égard 
pour  les  parquets  de  bois  de  citron  et  de  bois  des  Indes 
qu'elle  craignait  de  rayer  avec  ses  clous. 

Quand  elle  entra  dans  la  dernière  chambre,  elle  en- 
tendit un  petit  rire  joyeux  de  deux  voix  très-douces, 
ce  qui  l'intimida  bien  un  peu  et  lui  fit  battre  le  cœur 
assez  vivement;  mais,  en  entrant,  elle  se  trouva 
rassurée  tout  de  suite,  ce  n'était  que  son  amie  la 
Reine. 

Madame  de  Lamballe  était  avec  elle,  mais  assise 
dans  une  embrasure  de  fenêtre  et  établie  devant  un 
pupitre  de  peintre  en  miniature.  Sur  le  tapis  vert  du 
pupitre,  un  ivoire  tout  préparé;  près  de  l'ivoire,  des 
pinceaux;  près  des  pinceaux,  un  verre  d'eau. 

—  Ah!  la  voilà!  dit  la  Reine  d'un  an'  de  fête,  et 
elle  courut  lui  prendre  les  deux  mains. 

—  Comme  elle  est  fraîche,  comme  elle  est  jolie! 
Le  joli  petit  modèle  que  cela  fait  pour  vous!  Allons, 
ne  la  manquez  pas,  madame  de  Lamballe!  —  Mets- 
toi  là,  mon  enfant. 

Et  la  belle  Marie-Antoinette  la  fit  asseoir  de  force 
sur  une  chaise.  Pierrette  était  tout  à  fait  interdite,  et  sa 
chaise  si  haute  que  ses  petits  pieds  pendaient  et  se  ba- 
lançaient. 

—  Mais  vovcz  donc,  comme  elle  se  tient  bien,  con- 


LA   VEILLEE   DE  VINCENNES.  I  I  J 

tinuait  la  Reine,  elle  ne  se  fait  pas  dire  deux  fois  ce 
qu'on  veut ,  )e  gage  qu'elle  a  de  l'esprit.  Tiens-toi  droite , 
mon  enfant,  et  écoute-moi.  Il  va  venir  deux  messieurs 
ici.  Que  tu  les  connaisses  ou  non,  cela  ne  fait  rien,  et 
cela  ne  te  regarde  pas.  Tu  feras  tout  ce  qu'ils  te  diront 
de  faire.  Je  sais  que  tu  chantes,  tu  chanteras.  Quand 
ils  te  diront  d'entrer  et  de  sortir,  d'aller  et  de  venir,  tu 
entreras,  tu  sortiras,  tu  iras,  tu  viendras,  bien  exacte- 
ment, entends-tu  ?  Tout  cela  est  pour  ton  bien.  Ma- 
dame et  moi  nous  les  aiderons  à  t'enseigner  quelque 
chose  que  je  sais  bien,  et  nous  ne  te  demandons  pour 
nos  peines  que  de  poser  tous  les  jours  une  heure  de- 
vant madame;  cela  ne  t'afflige  pas  trop  fort,  n'est-ce 
pas  ? 

Pierrette  ne  répondait  qu'en  rougissant  et  en  pâlis- 
sant à  chaque  parole;  mais  elle  était  si  contente  qu'elle 
aurait  voulu  embrasser  la  petite  Reine  comme  sa  cama- 
rade. 

Comme  elle  posait,  les  yeux  tournés  vers  la  porte, 
elle  vit  entrer  deux  hommes,  l'un  gros  et  l'autre  grand. 
Quand  elle  vit  le  grand,  elle  ne  put  s'empêcher  de 
crier  :  —  Tiens!  c'est... 

Mais  elle  se  mordit  le  doigt  pour  se  faire  taire. 

—  Eh  bien  !  comment  la  trouvez-vous,  messieurs? 
dit  la  Reine;  me  suis-je  trompée? 

—  N'est-ce  pas  que  c'est  Rose  même?  dit  Sé- 
daine. 

—  Une  seule  note.  Madame,  dit  le  plus  gros  des 
deux,  et  je  saurai  si  c'est  la  Rose  de  Monsignj,  comme 
elle  est  celle  de  Sédaine. 


I   l6  SOUVENIRS   DE   SERVITUDE   MILITAIRE. 

—  Voyons,  ma  petite,  répétez  cette  gamme,  dit 
Grétry  en  chantant  ut,  ré,  mi,  fa,  sol. 

Pierrette  la  répéta. 

—  Elle  a  une  voix  divine,  Madame,  dit-ii. 
La  Reine  frappa  des  mains  et  sauta. 

—  Elle  gagnera  sa  dot,  dit-elle. 


CHAPITRE   X. 


UNE  BELLE  SOIREE. 


Ici  ihonnête  Adjudant  goûta  un  peu  de  son  petit 
verre  dabsintlie,  en  nous  engageant  à  l'miiter,  et, 
après  avoir  essuyé  sa  moustache  blanche  avec  un 
mouchoir  rouge  et  l'avoir  tournée  un  instant  dans 
ses  gros  doigts,  il  poursunit  ainsi  : 

—  Si  je  savais  faire  des  surprises,  mon  lieutenant, 
comme  on  en  fait  dans  les  livres,  et  faire  attendre  la 
fin  dune  histoire  en  tenant  la  dragée  iiautc  aux  audi- 
teurs, et  puis  la  faire  goûter  du  bout  des  lèvres,  et 
puis  la  relever,  et  puis  la  donner  tout  entière  à  man- 
ger, je  trouverais  une  manière  nouvelle  de  vous  dire 
la  suite  de  ceci;  mais  je  vais  de  fil  en  aiguille,  tout 
simplement  comme  a  été  ma  vie  de  jour  en  jour,  et  je 
vous  dirai  que  depuis  le  jour  où  mon  pauvre  Michel 
était  venu  me  voir  ici  à  Vincennes,  et  m'avait  trouvé 
dans  la  position  du  premier  rang,  )e  maigris  d'une 
manière  ridicule,  parce  que  je  n'entendis  plus  parler 
de  notre  petite  famille  de  Montreuil,  et  que  )e  vins  à 
penser  que  Pierrette  m'avait  oublié  tout  à  fait.  Le  ré- 


I  1  8  SOUA  EMRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE, 

giinent  d'Auvergne  était  à  Orléans  depuis  trois  mois, 
et  le  mal  du  pays  commençait  à  m'y  prendre.  Je  jau- 
nissais à  vue  d'œil  et  je  ne  pouvais  plus  soutenir  mon 
fusil.  Mes  camarades  commençaient  à  me  prendre  en 
grand  mépris,  comme  on  prend  ici  toute  maladie, 
vous  le  savez. 

Il  y  en  avait  qui  me  dédaignaient  parce  qu'ils  me 
croyaient  très-malade,  d'autres  parce  qu'ils  soute- 
naient que  je  faisais  semblant  de  l'être  et,  dans  ce  der- 
nier cas,  il  ne  me  restait  d'autre  parti  que  de  mourir 
pour  prouver  que  je  disais  vrai,  ne  pouvant  pas  me 
rétablir  tout  à  coup  ni  être  assez  mal  pour  me  coucher; 
fâcheuse  position. 

Un  jour,  un  officier  de  ma  compagnie  vint  me 
trouver,  et  me  dit  : 

—   Mathurin,  toi  qui  sais  lire,  lis  un  peu  cela. 

Et  il  me  conduisit  sur  la  place  de  Jeanne-d'Arc, 
place  qui  m'est  chère,  où  je  lus  une  grande  affiche 
de  spectacle  sur  laquelle  on  avait  imprimé  ceci  : 

PAR  ORDRE. 

«Lundi  prociiain,  représentation  extraordinaire 
à'iRENE,  pièce  nouvelle  de  M.  de  Voltaire,  et  de 
Rose  et  Colas,  par  M.  Sédaine,  musique  de  M.  Mon- 
siGNY,  au  bénéfice  de  mademoiselle  Colombe,  célèbre 
cantatrice  de  la  Comédie-Italienne,  laquelle  paraîtra 
dans  la  seconde  pièce.  Sa  Majesté  la  Reine  a  daigné 
promettre  qu'elle  honorerait  le  spectacle  de  sa  pré- 
sence. » 


LA    VEILLEE   DE   VINXENNES.  I  19 

—  Eh  bien!  dis-je,  mon  capitaine,  qu'est-ce  que 
cela  peut  me  faire,  ça? 

—  Tu  es  un  bon  sujet,  me  dit-il,  tu  es  beau  gar- 
çon; je  te  ferai  poudrer  et  friser  pour  te  donner  un 
peu  meilleur  air,  et  tu  seras  placé  en  faction  à  la  porte 
de  la  loge  de  la  Reine. 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  L'heure  du  spectacle  venue, 
me  voilà  dans  le  corridor,  en  grande  tenue  du  régi- 
ment d'Auvergne,  sur  un  tapis  bleu,  au  milieu  des 
guirlandes  de  fleurs  en  festons  qu'on  avait  disposées 
partout,  et  des  lys  épanouis,  sur  chaque  marche  des 
escaliers  du  théâtre.  Le  directeur  courait  de  tous  côtés 
avec  un  air  tout  joyeux  et  agité.  C'était  un  petit 
homme  gros  et  rouge,  vêtu  d'un  habit  de  soie  bleu 
de  ciel,  avec  un  jabot  florissant  et  faisant  la  roue.  Il 
s'agitait  en  tout  sens,  et  ne  cessait  de  se  mettre  à  la 
fenêtre  en  disant  : 

—  Ceci  est  la  livrée  de  madame  la  ducliesse  de 
Montmorency;  ceci,  le  coureur  de  M.  le  duc  de  Lau- 
zun;  M.  le  prince  de  Guéménée  vient  d'arriver;  M.  de 
Lambesc  vient  après.  Vous  avez  vu?  vous  savez? 
Qu'elle  est  bonne,  la  Reine!  Que  la  Reine  est  bonne! 

Il  passait  et  repassait  eflàré,  cherchant  Grétry,  et  le 
rencontra  nez  à  nez  dans  le  corridor,  précisément  en 
face  de  moi. 

—  Dites-moi,  monsieur  Grétry,  mon  cher  mon- 
sieur Grétry,  dites-moi,  je  vous  en  supplie,  s'il  ne 
m'est  pas  possible  de  parler  à  cette  célèbre  cantatrice 
que  vous  m'amenez.  Certainement  il  n'est  pas  permis 
à  un  ignare  et  non-lettré  comme  moi  d'élever  le  plus 


J20  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 

léger  doute  sur  son  talent,  mais  encore  voudrais-je 
bien  apprendre  de  vous  qu'il  n'y  a  pas  à  craindre  que 
la  Reine  ne  soit  mécontente.  On  n'a  pas  répété. 

—  Hé!  hé!  répondit  Grétry  d'un  air  de  persiflage, 
il  m'est  impossible  de  vous  répondre  là-dessus,  mon 
cher  monsieur;  ce  que  je  puis  vous  assurer,  c'est  que 
vous  ne  la  verrez  pas.  Une  actrice  comme  celle-là, 
monsieur,  c'est  une  enfant  gâtée.  Mais  vous  la  verrez 
quand  elle  entrera  en  scène.  D'ailleurs,  quand  ce  se- 
rait une  autre  que  mademoiselle  Colombe,  qu'est-ce 
que  cela  vous  fait? 

—  Comment,  monsieur,  moi,  directeur  du  théâtre 
d'Orléans,  )e  n'aurais  pas  le  droit?...  reprit-il  en  se 
gonflant  les  joues. 

—  Aucun  droit,  mon  brave  directeur,  dit  Grétry. 
Eh  !  comment  se  fait-il  que  vous  doutiez  un  moment 
d'un  talent  dont  Sédaine  et  moi  a\ons  répondu,  pour- 
suivit-il  avec  plus  de  sérieux. 

Je  fus  bien  aise  d'entendre  ce  nom  cité  avec  auto- 
rité, et  je  prêtai  plus  d'attention. 

Le  directeur,  en  homme  qui  savait  son  métier,  vou- 
lut profiter  de  la  circonstance. 

—  Mais  on  me  compte  donc  pour  rien?  disait-il; 
mais  de  quoi  ai-je  l'air?  J'ai  prêté  mon  théâtre  avec 
un  plaisir  infini,  trop  heureux  de  voir  l'auguste  prin- 
cesse qui. . . 

—  A  propos,  dit  Grétry,  vous  savez  que  je  suis 
chargé  de  vous  annoncer  que  ce  soir  la  Reine  vous 
fera  remettre  une  somme  égale  à  la  moitié  de  la  re- 
cette générale. 


LA    VEILLEE   DE  VINCENNES.  121 

Le  directeur  saluait  avec  une  indignation  profonde 
en  reculant  toujours,  ce  qui  prouvait  le  plaisir  que 
lui  faisait  cette  nouvelle. 

—  Fi  donc  !  monsieur,  fi  donc  !  je  ne  parle  pas  de 
cela,  malgré  le  respect  avec  lequel  je  recevrai  cette 
faveur;  mais  vous  ne  m'avez  rien  fait  espérer  qui  vînt 
de  votre  génie,  et... 

—  Vous  savez  aussi  qu'il  est  question  de  vous 
pour  diriger  la  Comédie-Italienne  à  Paris? 

—  Ah  !  monsieur  Grétrj. . . 

—  On  ne  parle  que  de  votre  mérite  à  la  cour; 
tout  le  monde  vous  y  aime  beaucoup,  et  c'est  pour 
cela  que  la  Reine  a  voulu  voir  votre  théâtre.  Un  direc- 
teur est  l'âme  de  tout  ;  de  lui  vient  le  génie  des  auteurs , 
celui  des  compositeurs,  des  acteurs,  des  décorateurs, 
des  dessinateurs,  des  allumeurs  et  des  balayeurs;  c'est 
le  principe  et  la  fin  de  tout;  la  Reine  le  sait  bien. 
Vous  avez  triplé  vos  places,  j'espère? 

—  Mieux  que  cela,  monsieur  Grétry,  elles  sont  à 
un  louis;  je  ne  pouvais  pas  manquer  de  respect  à  la 
cour  au  point  de  les  mettre  à  moins. 

En  ce  moment  même  tout  retentit  d'un  grand  bruit 
de  chevaux  et  de  grands  cris  de  joie,  et  la  Reine 
entra  si  vite,  que  j'eus  à  peine  le  temps  de  présenter 
les  armes,  ainsi  que  la  sentinelle  placée  devant  moi. 
De  beaux  seigneurs  parfumés  la  suivaient,  et  une 
jeune  femme,  que  je  reconnus  pour  celle  qui  l'accom- 
pagnait à  Montreuil. 

Le  spectacle  commença  tout  de  suite.  Le  Kain  et 
cinq  autres  acteurs  de  la  Comédie  Française  étaient 


122  SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 

venus  jouer  la  tragédie  d'Irène,  et  je  m'aperçus  que 
cette  tragédie  allait  toujours  son  train,  parce  que  la 
Reine  parlait  et  riait  tout  le  temps  qu'elle  dura.  On 
n'applaudissait  pas,  par  respect  pour  elle,  comme 
c'est  l'usage  encore,  je  crois,  à  la  cour.  Mais  quand 
vint  l'opéra-comique,  elle  ne  dit  plus  rien,  et  personne 
ne  souffla  dans  sa  loge. 

Tout  d'un  coup  j'entendis  une  grande  voi.\  de 
femme  qui  s'élevait  de  la  scène,  et  qui  me  remua  les 
entrailles;  je  tremblai,  et  je  fus  forcé  de  m'appuyer 
sur  mon  fusil.  Il  n'v  avait  qu'une  voix  comme  celle-là 
dans  le  monde,  une  voix  venant  du  cœur,  et  réson- 
nant dans  la  poitrine  comme  une  harpe,  une  voix  de 
passion. 

J'écoutai,  en  appliquant  mon  oreille  contre  la 
porte,  et  à  travers  le  rideau  de  gaze  de  la  petite  lu- 
carne de  la  loge,  j'entrevis  les  comédiens  et  la  pièce 
qu'ils  jouaient;  il  y  avait  une  petite  personne  qui 
chantait  : 

Il  était  un  oiseau  gris 
Comme  un'  souris. 
Qui,  pour  loger  ses  petits, 
Fit  un  p'tit 
Nid. 

Et  disait  à  son  amant  : 

.\imcz-nioi,  ainicz-moi,  mon  p'tit  roi. 

Et,  comme  il  était  assis  sur  la  fenêtre,  elle  avait 
peur  que  son  père  endormi  ne  se  réveillât  et  ne  vit 


LA   VEILLEE   DE  VINCENNES.  123 

Colas:  et  elle  chanoreait  le  refrain  de  sa  chanson,  et 

'  o 

elle  disait  : 

Ah  !  r'niontez  vos  jambes,  car  on  les  voit. 

J'eus  un  frisson  extraordinaire  par  tout  le  corps 
quand  je  vis  à  quel  point  cette  Rose  ressemblait  à 
Pierrette;  c'était  sa  taille,  c'était  son  même  habit,  son 
fourreau  rouge  et  bleu,  son  jupon  blanc,  son  petit  air 
délibéré  et  naïf,  sa  jambe  si  bien  faite,  et  ses  petits  sou- 
liers à  boucles  d'argent  avec  ses  bas  rouges  et  bleus. 

Mon  Dieu,  me  disais-je,  comme  il  faut  que  ces  ac- 
trices soient  habiles  pour  prendre  ainsi  tout  de  suite 
l'air  des  autres!  Voilà  cette  fameuse  mademoiselle 
Colombe,  qui  loge  dans  un  bel  hôtel,  qui  est  venue 
ici  en  poste,  qui  a  plusieurs  laquais,  et  qui  va  dans 
Paris  vêtue  comme  une  duchesse,  et  elle  ressemble 
autant  que  cela  à  Pierrette  !  mais  on  voit  bien  tout  de 
même  que  ce  n'est  pas  elle.  Ma  pauvre  Pierrette  ne 
chantait  pas  si  bien,  quoique  sa  voix  soit  au  moins 
aussi  jolie. 

Je  ne  pouvais  pas  cependant  cesser  de  regarder  à 
travers  la  glace,  et  j'y  restai  jusqu'au  moment  où  l'on 
me  poussa  brusquement  la  porte  sur  le  visage.  La 
Reine  avait  trop  chaud,  et  voulait  que  sa  loge  fût  ou- 
verte. J'entendis  sa  voix  ;  elle  parlait  vite  et  haut. 

—  Je  suis  bien  contente,  le  Roi  s'amusera  bien  de 
notre  aventure.  Monsieur  le  premier  gentilhomme 
de  la  chambre  peut  dire  à  mademoiselle  Colombe 
qu'elle  ne  se  repentira  pas  de  m'avoir  laissée  faire  les 
honneurs  de  son  nom.  Oh!  que  cela  m'amuse! 


I  24  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

■ —  Ma  chère  princesse,  disait-elle  à  madame  de 
Lamballe,  nous  avons  attrapé  tout  le  monde  ici... 
Tout  ce  qui  est  là  fait  une  bonne  action  sans  s'en 
douter.  Voilà  ceux  de  la  bonne  ville  d'Orléans  en- 
chantés de  la  grande  cantatrice,  et  toute  la  cour  qui 
voudrait  l'applaudir.  Oui,  oui,  applaudissons. 

En  même  temps  elle  donna  le  signal  des  applau- 
dissements, et  toute  la  salle,  ayant  les  mains  déchaî- 
nées, ne  laissa  plus  passer  un  mot  de  Rose  sans  l'ap- 
plaudir à  tout  rompre.  La  charmante  Reine  était  ravie. 

—  C'est  ici,  dit-elle  à  M.  de  Biron,  qu'il  v  a  trois 
mille  amoureux;  mais  ils  le  sont  de  Rose,  et  non 
de  moi,  cette  fois. 

La  pièce  finissait  et  les  femmes  en  étaient  à  jeter 
leurs  bouquets  sur  Rose. 

—  Et  le  véritable  amoureux,  où  est-il  donc?  dit 
la  Reine  à  M.  le  duc  de  Lauzun.  Il  sortit  de  la  loge  et 
fit  signe  à  mon  capitaine,  qui  rôdait  dans  le  corridor. 

Le  tremblement  me  reprit;  je  sentais  qu'il  allait 
m'arriver  quelque  chose,  sans  oser  le  prévoir  ou  le 
comprendre,  ou  seulement  v  penser. 

Mon  capitaine  salua  profondément  et  parla  bas  à 
M.  de  Lauzun.  La  Reine  me  regarda;  je  m'appuvai 
sur  le  mur  pour  ne  pas  tomber.  On  montait  l'escalier 
et  je  vis  Michel  Sédaine  suivi  de  Grétrv  et  du  direc- 
teur important  et  sot;  ils  conduisaient  Pierrette,  la 
vraie  Pierrette,  ma  Pierrette  à  moi,  ma  sœur,  ma 
femme,  ma  Pierrette  de  Montreuil. 

Le  directeur  cria  de  loin  :  — Voici  une  belle  soirée 
de  dix-Iuiit  mille  francs! 


LA   VEILLEE  DE   VINCENNES.  I  2  5 

La  Reine  se  retourna,  et,  parlant  hors  de  sa  loge 
d'un  air  tout  à  la  fois  plein  de  franche  gaieté  et  d'une 
bienfaisante  finesse,  elle  prit  la  main  de  Pierrette. 

—  Viens,  mon  enfant,  dit-elle,  il  n'y  a  pas  d'autre 
état  qui  fasse  gagner  sa  dot  en  une  heure  de  temps 
sans  péché.  Je  reconduuai  demain  mon  élève  à 
monsieur  le  curé  de  Montreuil,  qui  nous  absoudra 
toutes  les  deux,  j'espère.  11  te  pardonnera  bien  d'avoir 
joué  la  comédie  une  fois  dans  ta  vie,  c'est  le  moins 
que  puisse  faire  une  femme  honnête. 

Ensuite  elle  me  salua.  Me  saluer!  moi,  qui  étais 
plus  d'à  moitié  mort,  quelle  cruauté! 

—  J'espère,  dit-elle,  que  M.  Mathurin  voudra 
bien  accepter  à  présent  la  fortune  de  Pierrette;  je  n'y 
ajoute  rien,  elle  l'a  gagnée  elle-même. 


CHAPITRE  XI. 


FIN    DE   L'HISTOIRE   DE   L'ADJUDANT. 


Ici  le  bon  Adjudant  se  leva  pour  prendre  le  portrait, 
qu'il  nous  fit  passer  encore  une  fois  de  main  en  main. 

—  La  voilà,  disait-il,  dans  le  même  costume,  ce 
bavolet  et  ce  mouchoir  au  cou;  la  voilà  telle  que  vou- 
lut bien  la  peindre  madame  la  princesse  de  Lamballe. 
C'est  ta  mère,  mon  enfant,  disait-il  à  la  belle  personne 
qu'il  avait  près  de  lui  sur  son  genou;  elle  ne  joua 
plus  la  comédie,  car  elle  ne  put  jamais  savoir  que  ce 
rôle  de  Rose  et  Colas,  enseigné  par  la  Reine. 

II  était  ému.  Sa  vieille  moustache  blanche  tremblait 
un  peu,  et  il  y  avait  une  larme  dessus. 

—  Voilà  une  enfant  qui  a  tué  sa  pauvre  mère  en 
naissant,  ajouta-t-il;  il  faut  bien  l'aimer  pour  lui  par- 
donner cela;  mais  enfin  tout  ne  nous  est  pas  donné 
à  la  fois.  C'aurait  été  trop,  apparemment,  pour  moi, 
puisque  la  Providence  ne  l'a  pas  voulu.  J'ai  roulé  de- 
puis avec  les  canons  de  la  République  et  de  l'Empire, 
et  je  peux  dire  que,  de  Marengo  à  la  Moscowa,  j'ai 
vu  de  bien  belles  affaires;  mais  je  n'ai  pas  eu  de  plus 
beau  jour  dans  ma  vie  que  celui  que  je  \ous  ai  raconté 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  I  27 

là.  Celui  où  je  suis  entré  dans  la  Garde  Royale  a  été 
aussi  un  des  meilleurs.  J'ai  repris  avec  tant  de  joie  la 
cocarde  blanche  que  j'avais  dans  le  Royal-Auvergne  ! 
Et  aussi,  mon  lieutenant,  je  tiens  à  faire  mon  devoir, 
comme  vous  l'avez  vu.  Je  croîs  que  je  mourrais  de 
honte,  si,  demain  à  l'inspection,  il  me  manquait  une 
gargousse  seulement;  et  je  crois  qu'on  a  pris  un  baril 
au  dernier  exercice  à  feu,  pour  les  cartouches  de  l'in- 
fanterie. J'aurais  presque  envie  d'y  aller  voir,  si  ce 
n'était  la  défense  d'y  entrer  avec  des  lumières. 

Nous  le  priâmes  de  se  reposer  et  de  rester  avec  ses 
enfants,  qui  le  détournèrent  de  son  projet;  et,  en 
achevant  son  petit  verre,  il  nous  dit  encore  quelques 
traits  indifférents  de  sa  vie  :  il  n'avait  pas  eu  d'avan- 
cement parce  qu'il  avait  toujours  trop  aimé  les  corps 
d'élite  et  s'était  trop  attaché  à  son  régiment.  Canon- 
nier  dans  la  Garde  des  consuls,  sergent  dans  la  Garde 
Impériale,  lui  avaient  toujours  paru  de  plus  hauts 
grades  qu'officier  de  la  ligne.  J'ai  vu  beaucoup  de 
grognards  pareils.  Au  reste,  tout  ce  qu'un  soldat  peut 
avoir  de  dignités,  il  l'avait  :  fusil  d'honneur  à  capu- 
cines d'argent,  croix  d'honneur  pensionnée,  et  sur- 
tout beaux  et  nobles  états  de  service,  où  la  colonne 
des  actions  d'éclat  était  pleine.  C'était  ce  qu'il  ne  ra- 
contait pas. 

II  était  deux  heures  du  matin.  Nous  fîmes  cesser 
la  veillée  en  nous  levant  et  en  serrant  cordialement  la 
main  de  ce  brave  homme,  et  nous  le  laissâmes  heu- 
reux des  émotions  de  sa  vie,  qu'il  avait  renouvelées 
dans  son  âme  honnête  et  bonne. 


128  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

—  Combien  de  fois,  dis-je,  ce  vieux  soldat  vaut-il 
mieux  avec  sa  résignation,  que  nous  autres,  jeunes 
officiers,  avec  nos  ambitions  folles!  Cela  nous  donna 
à  penser. 

—  Oui,  je  crois  bien,  contmuai-je,  en  passant  le 
petit  pont  qui  fut  levé  après  nous  ;  je  crois  que  ce 
qu'il  y  a  de  plus  pur  dans  nos  temps,  c'est  l'âme  d'un 
soldat  pareil ,  scrupuleux  sur  son  honneur  et  le  croyant 
souillé  par  la  moindre  tache  d'indiscipline  ou  de  né- 
gligence; sans  ambition,  sans  vanité,  sans  luxe,  tou- 
jours esclave  et  toujours  fier  et  content  de  sa  Servi- 
tude, n'avant  de  cher  dans  sa  vie  qu'un  souvenir  de 
reconnaissance. 

—  Et  crovant  que  la  Providence  a  les  veux  sur 
lui!  me  ditTimoléon,  d'un  air  profondément  frappé, 
et  me  quittant  pour  se  retirer  chez  lui. 


CHAPITRE   XII. 


LE  REVEIL. 


11  y  avait  une  heure  que  )e  dormais;  il  était  quatre 
heures  du  matin;  c'était  le  17  août,  je  ne  l'ai  pas  ou- 
blié. Tout  à  coup  mes  deux  fenêtres  s'ouvrirent  à  la 
fois,  et  toutes  leurs  vitres  cassées  tombèrent  dans  ma 
chambre  avec  un  petit  bruit  argentin  fort  joli  à  en- 
tendre. J'ouvris  les  yeux,  et  je  vis  une  fumée  blanche 
qui  entrait  doucement  chez  moi  et  venait  jusqu'à  mon 
lit  en  formant  mille  couronnes.  Je  me  mis  à  la  consi- 
dérer avec  des  regards  un  peu  surpris,  et  je  la  recon- 
nus aussi  vite  à  sa  couleur  qu'à  son  odeur.  Je  courus 
à  la  fenêtre.  Le  jour  commençait  à  poindre,  et  éclai- 
rait de  lueurs  tendres  tout  ce  vieux  château  immobile 
et  silencieux  encore,  et  qui  semblait  dans  la  stupeur 
du  premier  coup  qu'il  venait  de  recevoir.  Je  n'y  vis 
rien  remuer.  Seulement  le  vieux  grenadier  placé  sur 
le  rempart,  et  enfermé  là  au  verrou,  selon  l'usage,  se 
promenait  très-vite,  l'arme  au  bras,  en  regardant  du 
côté  des  cours.  11  allait  comme  un  lion  dans  sa  cage. 

Tout  se  taisant  encore,  je  commençais  à  croire 
qu'un  essai  d'armes  fait  dans  les  fossés  avait  été  cause 

9 


130  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  .MILITAIRE. 

de  cette  commotion,  lorsqu'une  explosion  plus  vio- 
lente se  fit  entendre.  Je  vis  naître  en  même  temps  un 
soleil  qui  n'était  pas  celui  du  ciel,  et  qui  se  levait  sur 
la  dernière  tour  du  côté  du  bols.  Ses  rayons  étaient 
rouges,  et,  à  l'extrémité  de  chacun  d'eux,  il  y  avait 
un  obus  qui  éclatait;  devant  eux  un  brouillard  de 
poudre.  Cette  fois  le  donjon,  les  casernes,  les  tours, 
les  remparts,  les  villages  et  les  bois  tremblèrent  et  pa- 
rurent glisser  de  gauche  à  droite,  et  revenir  comme 
un  tiroir  ouvert  et  refermé  sur-le-champ.  Je  compris 
en  ce  moment  les  tremblements  de  terre.  Un  cliquetis 
pareil  à  celui  que  feraient  toutes  les  porcelaines  de 
Sèvres  jetées  par  la  fenêtre,  me  fit  parfaitement  com- 
prendre que  de  tous  les  vitraux  de  la  chapelle,  de 
toutes  les  glaces  du  château,  de  toutes  les  vitres  des 
casernes  et  du  bourg,  il  ne  restait  pas  un  morceau  de 
verre  attaché  au  mastic.  La  fumée  blanche  se  dissipa 
en  petites  couronnes. 

—  La  poudre  est  très- bonne  quand  elle  fait  des 
couronnes  comme  celles-là,  me  dit  Timoléon,  en  en- 
trant tout  habillé  et  armé  dans  ma  chambre. 

—  II  me  semble,  dis-je,  que  nous  sautons. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  me  répondit-il  froi- 
dement. 11  n'y  a  rien  à  faire  jusqu'à  présent. 

En  trois  minutes  je  fus  comme  lui  habillé  et  armé, 
et  nous  regardâmes  en  silence  le  silencieux  château. 

Tout  d'un  coup  vinçrt  tambours  battirent  la  aéné- 
raie;  les  murailles  sortaient  de  leur  stupeur  et  de  leur 
impassibilité,  et  appelaient  à  leur  secours.  Les  bras 
du  pont-levis  commencèrent  à  s'abaisser  lentement, 


LA   VEILLEE  DE  VINCENNES.  1  3  I 

et  descendirent  leurs  pesantes  chaînes  sur  l'autre  bord 
du  fossé;  c'était  pour  faire  entrer  les  officiers  et  sortir 
les  habitants.  Nous  courûmes  à  la  herse  :  elle  s'ou- 
vrait pour  recevoir  les  forts  et  rejeter  les  faibles. 

Un  sing^ulier  spectacle  nous  frappa  :  toutes  les  fem- 
mes se  pressaient  à  la  porte,  et  en  même  temps  tous 
les  chevaux  de  la  garnison.  Par  un  juste  instinct  du 
danger,  ils  avaient  rompu  leurs  licols  à  l'écurie  ou 
renversé  leurs  cavaliers,  et  attendaient  en  piaffant  que 
la  campagne  leur  fût  ouverte.  Ils  couraient  par  les 
cours,  à  travers  les  troupeaux  de  femmes,  hennissant 
avec  épouvante,  la  crmière  hérissée,  les  narines  ou- 
vertes, les  yeux  rouges,  se  dressant  debout  contre  les 
murs,  respirant  la  poudre,  et  cachant  dans  le  sable 
leurs  naseaux  brûlés. 

Une  jeune  et  belle  personne,  roulée  dans  les  draps 
de  son  lit,  suivie  de  sa  mère  à  demi  vêtue  et  portée 
par  un  soldat,  sortit  la  première,  et  toute  la  foule  sui- 
vit. Dans  ce  moment  cela  me  parut  une  précaution 
bien  inutile,  la  terre  n'était  sûre  qu'à  six  lieues 
de  là. 

Nous  entrâmes  en  courant,  ainsi  que  tous  les  offi- 
ciers logés  dans  le  bourg.  La  première  chose  qui  me 
frappa  fut  la  contenance  calme  de  nos  vieux  grena- 
diers de  la  Garde,  placés  au  poste  d'entrée.  L'arme  au 
pied,  appuyés  sur  cette  arme,  ils  regardaient  du  côté 
de  la  poudrière  en  connaisseurs,  mais  sans  dire  un 
mot  ni  quitter  l'attitude  prescrite,  la  main  sur  la  bre- 
telle du  fusil.  Mon  ami  Ernest  d'Hanache  les  com- 
mandait; il  nous  salua  avec  le  sourire  à  la  Henri  IV 


132  SOUVENIRS   DE   SERVITUDE  MILITAIRE. 

qui  lui  était  naturel;  je  lui  donnai  la  main.  11  ne  devait 
perdre  la  vie  que  dans  la  dernière  Vendée,  où  il  vient 
de  mourir  noblement.  Tous  ceux  que  je  nomme  dans 
ces  souvenirs  encore  récents  sont  déjà  morts. 

En  courant,  je  heurtai  quelque  chose  qui  faillit  me 
faire  tomber  :  c'était  un  pied  humain.  Je  ne  pus  mem- 
pêcher  de  m'arrêter  à  le  regarder. 

—  Voilà  comme  votre  pied  sera  tout  à  l'heure, 
me  dit  un  officier  en  passant  et  en  riant  de  tout  son 
cœur. 

Rien  n'indiquait  que  ce  pied  eût  jamais  été  chaussé. 
11  était  comme  embaumé  et  conservé  à  la  manière  des 
momies;  brisé  à  deux  pouces  au-dessus  de  la  cheville, 
comme  les  pieds  de  statues  en  étude  dans  les  ateliers; 
poli,  veiné  comme  du  marbre  noir,  et  n'a  vaut  de 
rose  que  les  ongles.  Je  n'avais  pas  le  temps  de  le  des- 
siner :  je  continuai  ma  course  jusqu'à  la  dernière 
cour,  devant  les  casernes. 

Là  nous  attendaient  nos  soldats.  Dans  leur  pre- 
mière surprise,  ils  avaient  cru  le  château  attaqué,  ils 
s'étaient  jetés  du  lit  au  râtelier  d'armes  et  s'étaient 
réunis  dans  la  cour,  la  plupart  en  chemise  avec  leur 
fusil  au  bras.  Presque  tous  avaient  les  pieds  ensan- 
glantés et  coupés  par  le  verre  brisé.  Ils  restaient  muets 
et  sans  action  devant  un  ennemi  qui  n'était  pas  un 
homme,  et  virent  avec  joie  arriver  leurs  officiers. 

Pour  nous,  ce  fut  au  cratère  même  du  volcan  que 
nous  courûmes.  Il  fumait  encore,  et  une  troisième 
éruption  était  imminente. 

La  petite  tour   de  la   |")oudrière  était  évcntréc  et, 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  I  3  3 

par  ses  flancs  ouverts,  on  voyait  une  lente  fumée  s'é- 
lever en  tournant. 

Toute  la  poudre  de  la  tourelle  était-elle  brûlée? 
en  restait-il  assez  pour  nous  enlever  tous  ?  C'était  la 
question.  Mais  il  y  en  avait  une  autre  qui  n'était  pas 
incertaine,  c'est  que  tous  les  caissons  de  l'artillerie, 
chargés  et  entrouverts  dans  la  cour  voisine,  saute- 
raient SI  une  étincelle  y  arrivait,  et  que  le  donjon  ren- 
fermant quatre  cents  milliers  de  poudre  à  canon,  Vin- 
cennes,  son  bois,  sa  ville,  sa  campagne,  et  une  partie 
du  faubourg  Saint-Antoine,  devaient  faire  jaillir  en- 
semble les  pierres,  les  branches,  la  terre,  les  toits  et 
les  têtes  humaines  les  mieux  attachées. 

Le  meilleur  auxiliaire  que  puisse  trouver  la  disci- 
pline, c'est  le  danger.  Quand  tous  sont  exposés,  cha- 
cun se  tait  et  se  cramponne  au  premier  homme  qui 
donne  un  ordre  ou  un  exemple  salutaire. 

Le  premier  qui  se  jeta  sur  les  caissons  fut  Timo- 
léon.  Son  air  sérieux  et  contenu  n'abandonnait  pas 
son  visage;  mais,  avec  une  agilité  qui  me  surprit,  il  se 
précipita  sur  une  roue  près  de  s'enflammer.  A  défaut 
d'eau,  il  l'éteignit  en  l'étouffant  avec  son  habit,  ses 
mains,  sa  poitrine  qu'il  y  appuyait.  On  le  crut  d'a- 
bord perdu;  mais,  en  l'aidant,  nous  trouvâmes  la  roue 
noircie  et  éteinte,  son  habit  brûlé,  sa  main  gauche  un 
peu  poudrée  de  noir;  du  reste,  toute  sa  personne  in- 
tacte et  tranquille.  En  un  moment  tous  les  caissons 
furent  arrachés  de  la  cour  dangereuse  et  conduits 
hors  du  fort,  dans  la  plaine  du  polygone.  Chaque 
canonnier,  chaque  soldat,  chaque    officier   s'attelait. 


1  34  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  MILITAIRE. 

tirait,  roulait,  poussait  les  redoutables  chariots  des 
mains,  des  pieds,  des  épaules  et  du  front. 

Les  pompes  inondèrent  la  petite  poudrière  par  la 
noire  ouverture  de  sa  poitrine;  elle  était  fendue  de 
tous  les  côtés,  elle  se  balança  deux  fois  en  avant  et  en 
arrière,  puis  ouvrit  ses  flancs  comme  l'écorce  d'un 
grand  arbre,  et,  tombant  à  la  renverse,  découvrit  une 
sorte  de  four  noir  et  fumant  où  rien  n'avait  forme 
reconnaissable,  où  toute  arme,  tout  projectile  était 
réduit  en  poussière  rougeâtre  et  grise,  délayée  dans 
une  eau  bouillonnante;  sorte  de  lave  où  le  sang,  le 
fer  et  le  plomb  s'étaient  confondus  en  mortier  vivant, 
et  qui  s'écoula  dans  les  cours  en  brûlant  Iherbe  sur 
son  passage.  C'était  la  fin  du  danger;  restait  à  se  re- 
connaître et  à  se  compter. 

—  On  a  dû  entendre  cela  de  Pans,  me  ditTimo- 
léon  en  me  serrant  la  main;  je  vais  lui  écrire  pour  la 
rassurer.  II  n'y  a  plus  rien  à  faire  ici. 

Il  ne  parla  plus  à  personne,  et  retourna  dans  notre 
petite  maison  blanche,  aux  volets  verts,  comme  s'il 
fût  revenu  de  la  chasse. 


CHAPITRE  XIII. 


UN    DESSIN    AU    CRAYON. 


Quand  les  pénis  sont  passes,  on  les  mesure  et 
on  les  trouve  grands.  On  s'étonne  de  sa  fortune;  on 
pâlit  de  la  peur  qu'on  aurait  pu  avoir;  on  s'applaudit 
de  ne  s'être  laissé  surprendre  à  aucune  faiblesse,  et 
l'on  sent  une  sorte  d'effroi  réfléchi  et  calculé  auquel 
on  n'avait  pas  songé  dans  l'action. 

La  poudre  fait  des  prodiges  incalculables,  comme 
ceux  de  la  foudre. 

L'explosion  avait  fait  des  miracles,  non  pas  de 
force,  mais  d'adresse.  Elle  paraissait  avoir  mesuré  ses 
coups  et  choisi  son  but.  Elle  avait  joué  avec  nous;  elle 
nous  avait  dit  :  —  J'enlèverai  celui-ci,  mais  non  ceux- 
là  qui  sont  auprès.  Elle  avait  arraché  de  terre  une 
arcade  de  pierres  de  taille,  et  l'avait  envoyée  tout  en- 
tière avec  sa  forme  sur  le  gazon,  dans  les  champs,  se 
coucher  comme  une  ruine  noircie  par  le  temps.  Elle 
avait  enfoncé  trois  bombes  à  six  pieds  sous  terre, 
broyé  des  pavés  sous  des  boulets,  brisé  un  canon  de 
bronze  par  le  milieu,  jeté  dans  toutes  les  chambres 
toutes  les  fenêtres  et  toutes  les  portes,  enlevé  sur  les 


136  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  jMlLlTAIRE. 

toits  les  volets  de  la  grande  poudrière,  sans  un  gram 
de  sa  poudre;  elle  avait  roulé  dix  grosses  bornes 
de  pierre  comme  les  pions  d'un  échiquier  renversé; 
elle  avait  cassé  les  chaînes  de  fer  qui  les  liaient, 
comme  on  casse  des  fils  de  soie,  et  en  avait  tordu  les 
anneaux  comme  on  tord  le  chanvre;  elle  avait  labouré 
sa  cour  avec  les  affûts  brisés,  et  incrusté  dans  les 
pierres  les  pyramides  de  boulets,  et,  sous  le  canon 
le  plus  prochain  de  la  poudrière  détruite,  elle  avait 
laissé  vivre  la  poule  blanche  que  nous  avions  remar- 
quée la  veille.  Quand  cette  poule  sortit  paisiblement 
de  son  lit  avec  ses  petits,  les  cris  de  joie  de  nos  bons 
soldats  l'accueillirent  comme  une  ancienne  amie,  et  ils 
se  mirent  à  la  caresser  avec  l'insouciance  des  enfants. 

Elle  tournait  en  coquetant,  rassemblant  ses  petits  et 
portant  toujours  son  aigrette  roucre  et  son  collier  d'ar- 
aent.  Elle  avait  l'air  d'attendre  le  maître  qui  lui  don- 
nait à  manger,  et  courait  tout  effarée  entre  nos  jambes, 
entourée  de  ses  poussins.  En  la  suivant,  nous  arri- 
vâmes à  quelque  chose  d'horrible. 

Au  pied  de  la  chapelle  étaient  couchées  la  tête  et  la 
poitrine  du  pauvre  Adjudant,  sans  corps  et  sans  bras. 
Le  pied  que  j'avais  heurté  avec  mon  pied  en  arrivant, 
c'était  le  sien.  Ce  malheureux,  sans  doute,  n'avait  pas 
résisté  au  désir  de  visiter  encore  ses  barils  de  poudre 
et  de  compter  ses  obus  et,  soit  le  fer  de  ses  bottes, 
soit  un  caillou  roulé,  quelque  chose,  quelque  mouve- 
ment avait  tout  enflammé. 

Comme  la  pierre  d'une  fronde,  sa  tête  avait  été 
lancée    avec   sa   poitrine  sur   le    mur  de   l'église,   à 


LA   VEILLEE  DE   VIN'CENNES.  I37 

soixante  pieds  d'élévation,  et  la  poudre  dont  ce  buste. 
efTrojable  était  imprégné  avait  gravé  sa  forme  en 
traits  durables  sur  la  muraille  au  pied  de  laquelle  il 
retomba.  Nous  le  contemplâmes  longtemps,  et  per- 
sonne ne  dit  un  mot  de  commisération.  Peut-être 
parce  que  le  plaindre  eût  été  se  prendre  soi-même 
en  pitié  pour  avoir  couru  le  même  danger.  Le  chirur- 
gien-major, seulement,  dit  :  —  11  n'a  pas  souffert. 

Pour  moi,  il  me  semble  qu'il  souffrait  encore;  mais, 
malgré  cela,  moitié  par  une  curiosité  invincible,  moi- 
tié par  bravade  d'officier,  je  le  dessinai. 

Les  choses  se  passent  ainsi  dans  une  société  d'oi!i  la 
sensibilité  est  retranchée.  C'est  un  des  côtés  mauvais 
du  métier  des  armes  que  cet  excès  de  force  où  l'on 
prétend  toujours  guinder  son  caractère.  On  s'exerce 
à  durcir  son  cœur,  on  se  cache  de  la  pitié,  de  peur 
qu'elle  ne  ressemble  à  la  faiblesse;  on  se  fait  effort 
pour  dissimuler  le  sentiment  divin  de  la  compassion, 
sans  songer  qu'à  force  d'enfermer  un  bon  sentiment 
on  étouffe  le  prisonnier. 

Je  me  sentis  en  ce  moment  très -haïssable.  Mon 
jeune  cœur  était  gonflé  du  chagrin  de  cette  mort,  et 
je  continuai  pourtant  avec  une  tranquillité  obstinée 
le  dessin  que  j'ai  conservé,  et  qui  tantôt  m'a  donné 
des  remords  de  l'avoir  fait,  tantôt  m'a  rappelé  le 
récit  que  je  viens  d'écrire  et  la  vie  modeste  de  ce 
brave  soldat. 

Cette  noble  tête  n'était  plus  qu'un  objet  d'horreur, 
une  sorte  de  tête  de  Méduse;  sa  couleur  était  celle  du 
marbre  noir;  les  cheveux  hérissés,  les  sourcils  relevés 


138  SOUVENIRS  DE  SERVITUDE  iMILITAIRE. 

vers  le  haut  du  front,  les  jeux  fermés,  la  bouche 
béante  comme  jetant  un  cri.  On  voyait,  sculptée  sur 
ce  buste  non",  l'épouvante  des  flammes  subitement 
sorties  de  terre.  On  sentait  qu'il  avait  eu  le  temps  de 
cet  effroi  aussi  rapide  que  la  poudre,  et  peut-être  le 
temps  d'une  incalculable  souffrance. 

—  A-t-il  eu  le  temps  de  penser  à  la  Providence? 
me  dit  la  voix  paisible  de  Timoléon  d'Arc***,  qui, 
par-dessus  mon  épaule,  me  regardait  dcssmer  avec  un 
lorgnon. 

En  même  temps  un  joyeux  soldat,  frais,  rose  et 
blond,  se  baissa  pour  prendre  à  ce  tronc  enfumé  sa 
cravate  de  soie  noire  : 

—  Elle  est  encore  bien  bonne,  dit-il. 

C'était  un  honnête  garçon  de  ma  compagnie,  nommé 
Muguet,  qui  avait  deux  chevrons  sur  le  bras,  point 
de  scrupule  ni  de  mélancolie,  et,  au  demeurant,  le  meil- 
leur fils  du  monde.  Cela  rompit  nos  idées. 

Un  grand  fracas  de  chevaux  nous  vint  enfin  dis- 
traire. C'était  le  Roi.  Louis  XV 111  venait  en  calèche 
remercier  sa   earde  de   lui  avoir  conservé  ses  vieux 

o 

soldats  et  son  vieux  château.  Il  considéra  longtemps 
l'étrange  lithographie  de  la  muraille.  Toutes  les  trou- 
pes étaient  en  bataille.  Il  éleva  sa  voix  forte  et  claire 
pour  demander  au  chef  de  bataillon  quels  ofTicicrs 
ou  quels  soldats  s'étaient  distingués. 

—  Tout  le  monde  a  fait  son  devoir,  sire  !  répondit 
simplement  M.  de  Fontanges,  le  plus  chevaleresque 
et  le  plus  aimable  officier  que  j'aie  connu,  l'homme 
du  monde  qui  m'a  le  mieux  donné  l'idée  de  ce  que 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES.  1  39 

pouvaient  être  dans  leurs  manières  le  duc  de  Lauzun 
et  le  chevalier  de  Grammont. 

Là-dessus,  au  lieu  de  croix  d'honneur,  le  Roi  ne  tira 
de  sa  calèche  que  des  rouleaux  d'or  qu'il  donna  à 
distribuer  pour  les  soldats,  et,  traversant  Vincennes, 
sortit  par  la  porte  du  bois. 

Les  rangs  étaient  rompus,  l'explosion  oubliée;  per- 
sonne ne  songea  à  être  mécontent  et  ne  crut  avoir 
mieux  mérité  qu'un  autre.  Au  fait,  c'était  un  équi- 
page sauvant  son  navire  pour  se  sauver  lui-même, 
voilà  tout.  Cependant  j'ai  vu  depuis  de  moindres 
bravoures  se  faire  mieux  valoir. 

Je  pensai  à  la  famille  du  pauvre  Adjudant.  Mais 
j'y  pensai  seul.  En  général,  quand  les  princes  passent 
quelque  part,  ils  passent  trop  vite. 


SOUVENIRS 


GRANDEUR    MILITAIRE 


LIVRE  TROISIEME. 


CHAPITRE    I. 


QUE  de  fois  nous  vîmes  ainsi  finir  par  des  accidents 
obscurs  de  modestes  existences  qui  auraient  été 
soutenues  et  nourries  par  la  gloire  collective  de 
l'Empire  !  Notre  Armée  avait  recueilli  les  invalides  de  la 
Grande  Armée,  et  ils  mouraient  dans  nos  bras,  en  nous 
laissant  le  souvenir  de  leurs  caractères  primitifs  et  singu- 
liers. Ces  hommes  nous  paraissaient  les  restes  d'une  race 
gigantesque  qui  s'éteignait  homme  par  homme  et  pour 
toujours.  Nous  aimions  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'honnête 
dans  leurs  mœurs;  mais  notre  génération  plus  studieuse 
ne  pouvait  s'empêcher  de  surprendre  parfois  en  eux 
quelque  chose  de  puéril  et  d'un  peu  arriéré  que  l'oisiveté 
de  la  paix  faisait  ressortir  à  nos  yeux.  L'Armée  nous  sem- 
blait un  corps  sans  mouvement.  Nous  étouffions  enfermés 
dans  le  ventre  de  ce  cheval  de  bois  qui  ne  s'ouvrait  jamais 
dans  aucune  Troie.  Vous  vous  en  souvenez,  vous,  mes 
Compagnons,  nous  ne  cessions  d'étudier  les  Commentaires 
de  César,  Turenne  et  Frédéric  II,  et  nous  lisions  sans  cesse 
la  vie  de  ces  généraux  de  la  République  si  purement  épris 


l44  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

de  la  gloire;  ces  Iiéros  candides  et  pauvres  comme  Mar- 
ceau, Desaix  et  Kléber,  jeunes  gens  de  vertu  antique;  et, 
après  avoir  examiné  leurs  manœuvres  de  guerre  et  leurs 
campagnes,  nous  tombions  dans  une  amère  tristesse  en 
mesurant  notre  destinée  à  la  leur,  et  en  calculant  que  leur 
élévation  était  devenue  telle  parce  qu'ils  avaient  mis  le 
pied  tout  d'abord,  et  à  vingt  ans,  sur  le  haut  de  cette 
échelle  de  grades  dont  chaque  degré  nous  coûtait  huit  ans 
à  gravir.  Vous  que  j'ai  tant  vus  tant  souffrir  des  langueurs 
et  des  dégoûts  de  la  Servitude  militaire,  c'est  pour  vous 
surtout  que  j'écris  ce  livre.  Aussi,  à  côté  de  ces  souvenirs 
où  j'ai  montré  quelques  traits  de  ce  qu'il  y  a  de  bon  et 
d'honnête  dans  les  Armées,  mais  où  j'ai  détaillé  quelques- 
unes  des  petitesses  pénibles  de  cette  vie,  je  veux  placer  les 
souvenirs  qui  peuvent  relever  nos  fronts  par  la  recherche 
et  la  considération  de  ses  grandeurs. 

La  Grandeur  guerrière,  ou  la  beauté  de  la  vie  des 
armes,  me  semble  être  de  deux  sortes  :  il  y  a  celle  du 
commandement  et  celle  de  l'obéissance.  L'une,  tout  exté- 
rieure, active,  brillante,  fière,  égoïste,  capricieuse,  sera 
de  jour  en  jour  plus  rare  et  moins  désirée,  à  mesure  que 
la  civilisation  deviendra  plus  pacifique;  l'autre,  tout  inté- 
rieure, passive,  obscure,  modeste,  dévouée,  persévérante, 
sera  chaque  jour  plus  honorée  ;  car,  aujourd'hui  que  dé- 
périt l'esprit  des  conquêtes,  tout  ce  qu'un  caractère  élevé 
peut  apporter  de  grand  dans  le  métier  des  armes  me 
paraît  être  moins  encore  dans  la  gloire  de  combattre  que 
dans  l'honneur  de  souffrir  en  silence  et  d'accomplir  avec 
constance  des  devoirs  souvent  odieux. 

Si  le  mois  de  juillet  1830  eut  ses  héros,  il  eut  en  vous 
ses  martyrs,  o  mes  braves  Compagnons!  — Vous  voilà 
tous  à  présent  séparés  et  dispersés.  Beaucoup  parmi  vous 
se  sont  retirés  en  silence,  a|)rès  l'orage,  sous   le  toit  de 


SOUVENIRS   DE  GRANDEUR  MILITAIRE.  l4î 

leur  famille;  quelque  pauvre  qu'il  fût,  beaucoup  l'ont 
préféré  à  l'ombre  d'un  autre  drapeau  que  le  leur.  D'autres 
ont  voulu  chercher  leurs  fleurs  de  lys  dans  les  bruyères  de 
la  Vendée,  et  les  ont  encore  une  fois  arrosées  de  leur  sang; 
d'autres  sont  allés  mourir  pour  des  rois  étrangers;  d'au- 
tres, encore  saignants  des  blessures  des  trois  jours,  n'ont 
pomt  résisté  aux  tentations  de  l'épée  :  ils  l'ont  reprise 
pour  la  France,  et  lui  ont  encore  conquis  des  citadelles. 
Partout  même  habitude  de  se  donner  corps  et  âme,  même 
besoin  de  se  dévouer,  même  désir  de  porter  et  d'exercer 
quelque  part  l'art  de  bien  soufl"rir  et  de  bien  mourir. 

Mais  partout  se  sont  trouvés  à  plaindre  ceux  qui  n'ont 
pas  eu  à  combattre  là  où  ils  se  trouvaient  jetés.  Le  combat 
est  la  vie  de  l'Armée.  Où  il  commence,  le  rêve  devient 
réalité,  la  science  devient  gloire,  et  la  Servitude  service. 
La  guerre  console  par  son  éclat  des  peines  inouïes  que 
la  léthargie  de  la  paix  cause  aux  esclaves  de  l'Armée; 
mais,  je  le  répète,  ce  n'est  pas  dans  les  combats  que  sont 
ses  plus  pures  grandeurs.  Je  parlerai  de  vous  souvent  aux 
autres;  mais  je  veux  une  fois,  avant  de  fermer  ce  livre, 
vous  parler  de  vous-mêmes,  et  d'une  vie  et  d'une  mort 
qui  eurent  à  mes  yeux  un  grand  caractère  de  force  et  de 
candeur. 


LA  VIE  ET  LA  MORT 

DU   CAPITAINE   RENAUD 

ou 
LA  CANNE   DE  JONC 


LA  VIE   ET   LA   MORT 

DU    CAPITAINE   RENAUD 

ou 

LA  CANNE  DE  JONC. 


CHAPITRE  II. 

UNE   NUIT   jMÉMORABLE. 


LA  nuit  du  27  juillet  1830  fut  silencieuse  et  solen- 
nelle. Son  souvenir  est,  pour  moi,  plus  présent 
que  celui  de  quelques  tableaux  plus  terribles 
que  la  destinée  m'a  jetés  sous  les  jeux.  —  Le  calme 
de  la  terre  et  de  la  mer  devant  l'ouragan  n'a  pas  plus 
de  majesté  que  n'en  avait  celui  de  Paris  devant  la  ré- 
volution. Les  boulevards  étaient  déserts.  Je  marchais 
seul,  après  minuit,  dans  toute  leur  longueur,  regar- 
dant et  écoutant  avidement.  Le  ciel  pur  étendait  sur  le 
sol  la  blanche  lueur  de  ses  étoiles;  mais  les  maisons 
étaient  éteintes,  closes  et  comme  mortes.  Tous  les  ré- 


I  50  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

veibères  des  rues  étaient  brisés.  Quelques  groupes 
d'ouvriers  s'assemblaient  encore  près  des  arbres,  écou- 
tant un  orateur  mystérieux  qui  leur  glissait  des  paroles 
secrètes  à  voix  basse.  Puis  ils  se  séparaient  en  courant, 
et  se  jetaient  dans  des  rues  étroites  et  noires.  Ils  se  col- 
laient contre  des  petites  portes  d'allées  qui  s'ouvraient 
comme  des  trappes  et  se  refermaient  sur  eux.  Alors 
rien  ne  remuait  plus,  et  la  ville  semblait  n'avoir  que 
des  habitants  morts  et  des  maisons  pestiférées. 

On  rencontrait,  de  distance  en  distance,  une  masse 
sombre,  inerte,  que  l'on  ne  reconnaissait  qu'en  la  tou- 
chant :  c'était  un  bataillon  de  la  Garde,  debout,  sans 
mouvement,  sans  voix.  Plus  loin,  une  batterie  d'artil- 
lerie surmontée  de  ses  mèches  allumées,  comme  de 
deux  étoiles. 

On  passait  impunément  devant  ces  corps  imposants 
et  sombres,  on  tournait  autour  d'eux,  on  s'en  allait,  on 
revenait  sans  en  recevoir  une  question,  une  injure,  un 
mot.  Ils  étaient  inoffensifs,  sans  colère,  sans  haine;  ils 
étaient  résignés  et  ils  attendaient. 

Comme  j'approchais  de  l'un  des  bataillons  les  plus 
nombreux,  un  officier  s'avança  vers  moi,  avec  une  ex- 
trême politesse,  et  me  demanda  si  les  flammes  que  l'on 
voyait  au  loin  éclairer  la  porte  Saint-Denis  ne  venaient 
point  d'un  incendie;  il  allait  se  porter  en  avant  avec  sa 
compagnie,  pour  s'en  assurer.  Je  lui  dis  qu'elles  sor- 
taient de  quelques  grands  arbres  que  faisaient  abattre 
et  brûler  des  marcliands,  profitant  du  trouble  pour  dé- 
truire ces  vieux  ormes  qui  cachaient  leurs  boutiques. 
Alors,  s'assevant  sur  l'un  des  bancs  de  pierre  du  bou- 


LA  CANNE  DE  JONC.  l  5  l 

levard,  il  se  mit  à  faire  des  lignes  et  des  ronds  sur  le 
sable  avec  une  canne  de  jonc.  Ce  fut  à  quoi  je  le  re- 
connus, tandis  qu'il  me  reconnaissait  à  mon  visage. 
Comme  je  restais  debout  devant  lui ,  il  me  serra  la  main 
et  me  pria  de  m'asseoir  à  son  côté. 

Le  capitaine  Renaud  était  un  homme  d'un  sens  droit 
et  sévère  et  d'un  esprit  très-cultivé,  comme  la  Garde 
en  renfermait  beaucoup  à  cette  époque.  Son  caractère 
et  ses  habitudes  nous  étaient  fort  connus,  et  ceux  qui 
liront  ces  souvenirs  sauront  bien  sur  quel  visage  sé- 
rieux ils  doivent  placer  son  nom  de  guerre  donné  par 
les  soldats,  adopté  par  les  officiers  et  reçu  indifférem- 
ment par  l'homme.  Comme  les  vieilles  familles,  les 
vieux  régiments,  conservés  intacts  par  la  paix,  pren- 
nent des  coutumes  familières  et  inventent  des  noms 
caractéristiques  pour  leurs  enfants.  Une  ancienne  bles- 
sure à  la  jambe  droite  motivait  cette  habitude  du  capi- 
taine de  s'appuyer  toujours  sur  cette  canne  de  jonc,  dont 
la  pomme  était  assez  singulière  et  attirait  l'attention  de 
tous  ceux  qui  la  voyaient  pour  la  première  fois.  Il  la 
gardait  partout  et  presque  toujours  à  la  main.  Il  n'y 
avait,  du  reste,  nulle  affectation  dans  cette  habitude  : 
ses  manières  étaient  trop  simples  et  sérieuses.  Cepen- 
dant on  sentait  que  cela  lui  tenait  au  cœur.  II  était  fort 
honoré  dans  la  Garde.  Sans  ambition  et  ne  voulant  être 
que  ce  qu'il  était,  capitaine  de  grenadiers,  il  lisait  tou- 
jours, ne  parlait  que  le  moins  possible  et  par  mono- 
syllabes. —  Très-grand,  très-pâle  et  de  visage  mélan- 
colique, il  avait  sur  le  front,  entre  les  sourcils,  une 
petite  cicatrice  assez  profonde,  qui  souvent,  de  bleuâtre 


I  5  2  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

qu'elle  était,  devenait  noire,  et  quelquefois  donnait 
un  air  farouche  à  son  visage  habituellement  froid  et 
paisible. 

Les  soldats  l'avaient  en  grande  amitié;  et  surtout 
dans  la  campagne  d'Espagne  on  avait  remarqué  la  joie 
avec  laquelle  ils  partaient  quand  les  détachements 
étaient  commandés  par  la  Cannc-dc-Jonc.  C'était  bien 
véritablement  la  Canne-de-Jonc  qui  les  commandait; 
car  le  capitaine  Renaud  ne  mettait  jamais  l'épée  à  la 
main,  même  lorsque,  à  la  tête  des  tirailleurs,  il  ap- 
prochait assez  l'ennemi  pour  courir  le  hasard  de  se 
prendre  corps  à  corps  avec  lui. 

Ce  n'était  pas  seulement  un  homme  expérimenté 
dans  la  guerre,  il  avait  encore  une  connaissance  si  vraie 
des  plus  grandes  affaires  politiques  de  1  Europe  sous 
l'Empire,  que  l'on  ne  savait  comment  se  l'expliquer, 
et  tantôt  on  l'attribuait  à  de  profondes  études,  tantôt 
à  de  hautes  relations  fort  anciennes,  et  que  sa  réserve 
perpétuelle  empêchait  de  connaître. 

Du  reste,  le  caractère  dominant  des  hommes  d'au- 
jourd'hui, c'est  cette  réserve  même,  et  celui-ci  ne  fai- 
sait que  porter  à  l'extrême  ce  trait  général.  A  présent, 
une  apparence  de  froide  politesse  couvre  à  la  fois  ca- 
ractère et  actions.  Aussi  je  n'estime  pas  que  beaucoup 
puissent  se  reconnaître  aux  portraits  effarés  que  l'on 
fait  de  nous.  L'afiTectation  est  ridicule  en  France  plus 
que  partout  ailleurs,  et  c'est  pour  cela,  sans  doute, 
que,  loin  d'étaler  sur  ses  traits  et  dans  son  langage 
l'excès  de  force  que  donnent  les  passions,  chacun  s'étu- 
die à  renfermer  en  soi  les  émotions  \iolentes,  les  cha- 


LA   CANNE  DE  JONC.  I  5  3 

grins  profonds  ou  les  élans  involontaires.  Je  ne  pense 
point  que  la  civilisation  ait  tout  énervé,  je  vois  qu'elle 
a  tout  masqué.  J'avoue  que  c'est  un  bien,  et  j'aime  le 
caractère  contenu  de  notre  époque.  Dans  cette  froi- 
deur apparente  il  y  a  de  la  pudeur,  et  les  sentiments 
vrais  en  ont  besoin.  II  y  entre  aussi  du  dédain,  bonne 
monnaie  pour  payer  les  choses  humaines.  —  Nous 
avons  déjà  perdu  beaucoup  d'amis  dont  la  mémoire 
vit  entre  nous;  vous  vous  les  rappelez,  ô  mes  chers 
Compaanons  d'armes!  Les  uns  sont  morts  par  la 
guerre,  les  autres  par  le  duel,  d'autres  par  le  suicide; 
tous  hommes  d'honneur  et  de  ferme  caractère,  de  pas- 
sions fortes,  et  cependant  d'apparence  simple,  froide 
et  réservée.  L'ambition,  l'amour,  le  jeu,  la  haine,  la 
jalousie,  les  travaillaient  sourdement;  mais  ils  ne  par- 
laient qu'à  peine,  et  détournaient  tout  propos  trop  di- 
rect et  prêt  à  toucher  le  point  saignant  de  leur  cœur. 
On  ne  les  voyait  jamais  cherchant  à  se  faire  remarquer 
dans  les  salons  par  une  tragique  attitude;  et  si  quelque 
jeune  femme,  au  sortir  d'une  lecture  de  roman,  les 
eût  vus  tout  soumis  et  comme  disciplinés  aux  saluts 
en  usage  et  aux  simples  causeries  à  voix  basse,  elle  les 
eût  pris  en  mépris;  et  pourtant  ils  ont  vécu  et  sont 
morts,  vous  le  savez,  en  hommes  aussi  forts  que  la  na- 
ture en  produisit  jamais.  Les  Caton  et  les  Brutus  ne 
s'en  tirèrent  pas  mieux,  tout  porteurs  de  toges  qu'ils 
étaient.  Nos  passions  ont  autant  d'éiicrgie  qu'en  aucun 
temps,  mais  ce  n'est  qu'à  la  trace  de  leurs  fatigues  que 
le  regard  d'un  ami  peut  les  reconnaître.  Les  dehors, 
les  propos,  les  manières  ont  une  certaine  mesure  de 


154  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  jMILITAIRE. 

dignité  froide  qui  est  commune  à  tous,  et  dont  ne  s'af- 
franchissent que  quelques  enfants  qui  se  veulent  gran- 
dir et  faire  valoir  à  toute  force.  A  présent,  la  loi  su- 
prême des  mœurs  c'est  la  Convenance. 

Il  n'y  a  pas  de  profession  où  la  froideur  des  formes 
du  langage  et  des  habitudes  contraste  plus  vivement 
avec  l'activité  de  la  vie  que  la  profession  des  armes. 
On  y  pousse  loin  la  haine  de  l'exagération ,  et  l'on  dé- 
daigne le  langage  d'un  homme  qui  cherche  à  outrer  ce 
qu'il  sent  ou  à  attendrir  sur  ce  qu'il  souffre.  Je  le  sa- 
vais, et  je  me  préparais  à  quitter  brusquement  le  capi- 
taine Renaud,  lorsqu'il  me  prit  le  bras  et  me  retint. 

—  Avez-vous  vu  ce  matin  la  manœuvre  des 
Suisses?  me  dit-il;  c'était  assez  curieux.  Ils  ont  fait 
\efeu  déchaussée  en  avançant  avec  une  précision  parfaite. 
Depuis  que  je  sers,  je  n'en  avais  pas  vu  faire  l'appli- 
cation :  c'est  une  manœuvre  de  parade  et  d'Opéra; 
mais,  dans  les  rues  d'une  grande  ville,  elle  peut  avoir 
son  prix,  pourvu  que  les  sections  de  droite  et  de 
gauche  se  forment  vite  en  avant  du  peloton  qui  vient 
de  faire  feu. 

En  même  temps  il  continuait  à  tracer  des  lignes  sur 
la  terre  avec  le  bout  de  sa  canne;  ensuite  il  se  leva  len- 
tement; et  comme  il  marchait  le  long  du  boulevard, 
avec  l'intention  de  s'éloigner  du  groupe  des  officiers  et 
des  soldats,  je  le  suivis,  et  il  continua  de  me  parler 
avec  une  sorte  d'exaltation  nerveuse  et  comme  invo- 
lontaire qui  me  captiva,  et  que  je  n'aurais  jamais  atten- 
due de  lui,  qui  était  ce  qu'on  est  convenu  d'appeler 
un  homme  froid. 


LA  CANNE  DE  JONC.  I  5  5 

II  commença  par  une  très-simple  demande,  en  pre- 
nant un  bouton  de  mon  habit  : 

—  Me  pardonnerez-vous,  me  dit-il,  de  vous  prier 
de  m'envojer  votre  hausse-col  de  la  Garde  Royale ,  si 
vous  l'avez  conservé?  J'ai  laissé  le  mien  chez  moi,  et 
je  ne  puis  l'envoyer  chercher  ni  y  aller  moi-même, 
parce  qu'on  nous  tue  dans  les  rues  comme  des  chiens 
enragés;  mais  depuis  trois  ou  quatre  ans  que  vous  avez 
quitté  l'armée,  peut-être  ne  l'avez-vous  plus.  J'avais 
aussi  donné  ma  démission  il  y  a  quinze  jours,  car  j'ai 
une  grande  lassitude  de  l'armée;  mais  avant-hier, 
quand  j'ai  vu  les  ordonnances,  j'ai  dit  :  On  va  prendre 
les  armes.  J'ai  fait  un  paquet  de  mon  uniforme,  de  mes 
épaulettes  et  de  mon  bonnet  à  poil,  et  j'ai  été  à  la  ca- 
serne retrouver  ces  braves  gens-là  qu'on  va  faire  tuer 
dans  tous  les  coins,  et  qui  certainement  auraient  pensé, 
au  fond  du  cœur,  que  je  les  quittais  mal  et  dans  un 
moment  de  crise;  c'eût  été  contre  l'Honneur,  n'est-il 
pas  vrai,  entièrement  contre  l'Honneur? 

—  Aviez-vous  prévu  les  ordonnances,  dis-je,  lors 
de  votre  démission? 

—  Ma  foi,  non  !  je  ne  les  ai  pas  même  lues  encore. 

—  Eh  bien!  que  vous  reprochiez-vous? 

—  Rien  que  l'apparence,  et  je  n'ai  pas  voulu  que 
l'apparence  même  fût  contre  moi. 

—  Voilà,  dis-je,  qui  est  admirable. 

—  Admirable!  admirable!  dit  le  capitaine  Renaud 
en  marchant  plus  vite,  c'est  le  mot  actuel;  quel  mot 
puéril  !  Je  déteste  l'admiration  ;  c'est  le  principe  de  trop 
de  mauvaises  actions.  On  la  donne  à  trop  bon  marché 


I  56  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

à  présent,  et  à  tout  le  monde;  nous  devons  bien  nous 
garder  d'admirer  légèrement. 

L'admiration  est  corrompue  et  corruptrice.  On  doit 
bien  faire  pour  soi-même,  et  non  pour  le  bruit.  D'ail- 
leurs, j'ai  là-dessus  mes  idées,  finit-ii  brusquement;  et 
il  allait  me  quitter. 

—  Il  J  ^  quelque  chose  d'aussi  beau  qu'un  grand 
homme,  c'est  un  homme  d'Honneur,  lui  dis-je. 

II  me  prit  la  main  avec  affection.  —  C'est  une  opi- 
nion qui  nous  est  commune,  me  dit-il  vivement;  je  lai 
mise  en  action  toute  ma  vie,  mais  il  m'en  a  coûté  cher. 
Cela  n'est  pas  si  fiicile  que  l'on  croît. 

Ici  le  sous-lieutenant  de  sa  compagnie  vint  lui  de- 
mander un  cigare.  II  en  tira  plusieurs  de  sa  poche,  et 
les  lui  donna,  sans  parler  :  les  officiers  se  mirent  à  fu- 
mer en  marchant  de  long  en  large,  dans  un  silence  et 
un  calme  que  le  souvenir  des  circonstances  présentes 
n'interrompait  pas.  Aucun  ne  daignant  parler  des  dan- 
gers du  jour,  ni  de  son  devoir,  et  connaissant  à  fond 
l'un  et  l'autre. 

Le  capitaine  Renaud  revint  à  moi.  —  II  fixit  beau, 
me  dit-il  en  me  montrant  le  ciel  avec  sa  canne  de  jonc  : 
je  ne  sais  quand  je  cesserai  de  voir  tous  les  soirs  les 
mêmes  étoiles;  il  m'est  arrivé  une  fois  de  mimaginer 
que  je  verrais  celles  de  la  mer  du  Sud,  mais  j'étais  des- 
tiné à  ne  pas  changer  d'hémisphère.  —  N'importe  !  le 
temps  est  superbe  :  les  Parisiens  dorment  ou  font  sem- 
blant. Aucun  de  nous  n'a  mangé  ni  bu  depuis  vingt- 
quatre  heures;  cela  rend  les  idées  très- nettes.  Je  me 
souviens  qu'un  jour,  en  allant  en  Espagne,  vous  m'avez 


LA  CANNE  DE  JONC.  I  >  "' 

demandé  la  cause  de  mon  peu  d'avancement;  je  n'eus 
pas  le  temps  de  vous  la  conter;  mais  ce  soir  je  me  sens 
la  tentation  de  revenir  sur  ma  vie  que  je  repassais  dans 
ma  mémoire.  Vous  aimez  les  récits,  je  me  le  rappelle, 
et,  dans  votre  vie  retirée,  vous  aimerez  à  vous  souvenir 
de  nous.  —  Si  vous  voulez  vous  asseoir  sur  ce  parapet 
du  boulevard  avec  moi,  nous  y  causerons  fort  tran- 
quillement, car  on  me  paraît  avoir  cessé  pour  cette 
fois  de  nous  ajuster  par  les  fenêtres  et  les  soupirau.v 
de  cave.  —  Je  ne  vous  dirai  que  quelques  époques  de 
mon  histoire,  et  je  ne  ferai  que  suivre  mon  caprice.  J'ai 
beaucoup  vu  et  beaucoup  lu,  mais  je  crois  bien  que 
je  ne  saurais  pas  écrire.  Ce  n'est  pas  mon  état.  Dieu 
merci  !  et  je  n'ai  jamais  essayé.  —  Mais,  par  exemple, 
je  sais  vivre,  et  j'ai  vécu  comme  j'en  avais  pris  la 
résolution  (dès  que  j'ai  eu  le  courage  de  la  prendre), 
et,  en  vérité,  c'est  quelque  chose.  —  Asseyons- 
nous. 

Je  le  suivis  lentement,  et  nous  traversâmes  le  batail- 
lon pour  passer  à  la  gauche  de  ses  beaux  grenadiers. 
Ils  étaient  debout,  gravement,  le  menton  appuyé  sur 
le  canon  de  leurs  fusils.  Quelques  jeunes  gens  s'étaient 
assis  sur  leurs  sacs,  plus  fatigués  de  la  journée  que  les 
autres.  Tous  se  taisaient  et  s'occupaient  froidement  de 
réparer  leur  tenue  et  de  la  rendre  plus  correcte.  Rien 
n'annonçait  l'inquiétude  ou  le  mécontentement.  Ils 
étaient  à  leurs  rangs,  comme  après  un  jour  de  revue, 
attendant  les  ordres. 

Quand  nous  fûmes  assis,  notre  vieux  camarade  j^nt 
la  parole  et,  à  sa  manière,  me  raconta  trois  grandes 


158  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

époques  qui  me  donnèrent  le  sens  de  sa  vie  et  m'ex- 
pliquèrent la  bizarrerie  de  ses  liabitudes  et  ce  qu'il  y 
avait  de  sombre  dans  son  caractère.  Rien  de  ce  qu'il 
m'a  dit  ne  s'est  effacé  de  ma  mémoire,  et  je  le  répéte- 
rai presque  mot  pour  mot. 


CHAPITRE  III. 


Je  ne  suis  rien,  dit-il  d'abord,  et  c'est,  à  présent,  un 
bonheur  pour  moi  que  de  penser  cela;  mais  si  j'étais 
quelque  chose,  je  pourrais  dire  comme  Louis  XIV: 
J'ai  trop  aimé  la  guerre.  —  Que  voulez-vous  ?  Bonaparte 
m'avait  grisé  dès  l'enfance  comme  les  autres ,  et  sa  glon^e 
me  montait  à  la  tête  si  violemment,  que  je  n'avais  plus 
de  place  dans  le  cerveau  pour  une  autre  idée.  Mon 
père,  vieil  officier  supérieur  toujours  dans  les  camps, 
m'était  tout  à  fait  inconnu,  quand  un  jour  il  lui  prit 
fantaisie  de  me  conduire  en  Egypte  avec  lui.  J'avais 
douze  ans ,  et  je  me  souviens  encore  de  ce  temps  comme 
si  j'y  étais,  des  sentiments  de  toute  l'armée  et  de  ceux 
qui  prenaient  déjà  possession  de  mon  âme.  Deux  es- 
prits enflaient  les  voiles  de  nos  vaisseaux,  l'esprit  de 
gloire  et  l'esprit  de  piraterie.  Mon  père  n'écoutait  pas 
plus  le  second  que  le  vent  de  nord-ouest  qui  nous  em- 
portait; mais  le  premier  bourdonnait  si  fort  à  mes  oreil- 
les, qu'il  me  rendit  sourd  pendant  longtemps  à  tous  les 
bruits  du  monde,  hors  à  la  musique  de  Charles  XII, 
le  canon.  Le  canon  me  semblait  la  voix  de  Bonaparte; 


l6o  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

et,  tout  enfant  que  j'étais,  quand  il  grondait,  je  deve- 
nais rouge  de  plaisir,  je  sautais  de  joie,  je  lui  battais 
des  mains,  je  lui  répondais  par  de  grands  cris.  Ces 
premières  émotions  préparèrent  l'enthousiasme  exa- 
géré qui  fut  le  but  et  la  folie  de  ma  vie.  Une  rencon- 
tre, mémorable  pour  moi,  décida  cette  sorte  d'admi- 
ration fatale,  cette  adoration  insensée  à  laquelle  je  vou- 
lus trop  sacrifier. 

La  flotte  venait  d'appareiller  depuis  le  30  floréal 
an  VI.  Je  passai  le  jour  et  la  nuit  sur  le  pont  à  me  pé- 
nétrer du  bonheur  de  voir  la  grande  mer  bleue  et  nos 
vaisseaux.  Je  comptai  cent  bâtiments  et  je  ne  pus  tout 
compter.  Notre  ligne  militaire  avait  une  lieue  d'éten- 
due, et  le  demi-cercle  que  formait  le  convoi  en  avait 
au  moins  six.  Je  ne  disais  rien.  Je  regardai  passer  la 
Corse  tout  près  de  nous,  traînant  la  Sardaigne  à  sa 
suite,  et  bientôt  arriva  la  Sicile  à  notre  gauche.  Car  la 
Junon,  qui  portait  mon  père  et  moi,  était  destinée  à 
éclairer  la  route  et  à  former  l'avant-garde  avec  trois 
autres  frégates.  Mon  père  me  tenait  la  main ,  et  me  mon- 
trait l'Etna  tout  fumant,  et  des  rochers  que  je  n'oubliai 
point  :  c'était  la  Favaniane  et  le  mont  Eryx.  Marsala, 
l'ancien  Liljbée,  passait  à  travers  ses  vapeurs;  je  pris 
ses  maisons  blanches  pour  des  colombes  perçant  un 
nuage;  et  un  matin,  c'était...,  oui,  c'était  le  24  prai- 
rial, je  vis,  au  lever  du  jour,  arriver  devant  moi  un  ta- 
bleau qui  m'éblouit  pour  vingt  ans. 

Malte  était  debout  avec  ses  forts,  ses  canons  à  fleur 
d'eau,  ses  longues  murailles  luisantes  au  soleil  comme 
des  marbres  nouvellement  polis,  et  su  fourmilière  de 


LA  CANNE  DE  JONC.  l6l 

galères  toutes  minces  courant  sur  de  longues  rames 
rouges.  Cent  quatre-vmgt-quatorze  bâtiments  français 
l'enveloppaient  de  leurs  grandes  voiles  et  de  leurs  pa- 
villons bleus,  rouges  et  blancs,  que  l'on  hissait,  en  ce 
moment,  à  tous  les  mâts,  tandis  que  l'étendard  de  la 
religion  s'abaissait  lentement  sur  le  Gozo  et  le  fort  Saint- 
Elme  :  c'était  la  dernière  croix  militante  qui  tombait. 
Alors  la  flotte  tira  cinq  cents  coups  de  canon. 

Le  vaisseau  l'Orient  était  en  face ,  seul  à  l'écart ,  grand 
et  immobile.  Devant  lui  vinrent  passer  lentement,  et 
l'un  après  l'autre,  tous  les  bâtiments  de  guerre,  et  je 
vis  de  loin  Desaix  saluer  Bonaparte.  Nous  montâmes 
près  de  lui  à  bord  de  l'Orient.  Enfin  pour  la  première 
fois  je  le  vis. 

Il  était  debout  près  du  bord,  causant  avec  Casa- 
Bianca,  capitaine  du  vaisseau  (pauvre  Orient!)  et  il 
jouait  avec  les  cheveux  d'un  enfant  de  dix  ans,  le  fils 
du  capitaine.  Je  fus  jaloux  de  cet  enfant  sur-le-champ, 
et  le  cœur  me  bondit  en  voyant  qu'il  touchait  le  sabre 
du  général.  Mon  père  s'avança  vers  Bonaparte  et  lui 
parla  longtemps.  Je  ne  voyais  pas  encore  son  visage. 
Tout  d'un  coup  il  se  retourna  et  me  regarda;  je  frémis 
de  tout  mon  corps  à  la  vue  de  ce  front  jaune  entouré 
de  longs  cheveux  pendants  et  comme  sortant  de  la 
mer,  tout  mouillés;  de  ces  grands  yeux  gris,  de  ces 
)oues  maigres  et  de  cette  lèvre  rentrée  sur  un  menton 
aigu.  II  venait  de  parler  de  moi,  car  il  disait  :  «Ecoute, 
mon  brave,  puisque  tu  le  veux,  tu  viendras  en  Egypte, 
et  le  général  Vaubois  restera  bien  ici  sans  toi  avec  ses 
quatre  mille  hommes;  mais  je  n'aime  pas  qu'on  em- 


102  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR   MILITAIRE. 

mène  ses  enfants;  je  ne  l'ai  permis  qu'à  Casa-Bianca, 
et  j'ai  eu  tort.  Tu  vas  renvoyer  celui-ci  en  France;  je 
veux  qu'il  soit  fort  en  mathématiques,  et  s'il  t'arrive 
quelque  chose  là-bas,  je  te  réponds  de  lui,  moi;  je 
m'en  charge,  et  j'en  ferai  un  bon  soldat.»  En  même 
temps  il  se  baissa,  et,  me  prenant  sous  les  bras,  m'éleva 
jusqu'à  sa  bouche  et  me  baisa  le  front.  La  tête  me 
tourna,  je  sentis  qu'il  était  mon  maître  et  qu'il  enlevait 
mon  âme  à  mon  père,  que  du  reste  je  connaissais  à 
peine  parce  qu'il  vivait  à  l'armée  éternellement.  Je  crus 
éprouver  l'effroi  de  Moïse,  berger,  voyant  Dieu  dans 
le  buisson.  Bonaparte  m'avait  soulevé  libre,  et  quand 
ses  bras  me  redescendirent  doucement  sur  le  pont,  ils 
y  laissèrent  un  esclave  de  plus. 

La  veille,  je  me  serais  jeté  dans  la  mer  si  l'on  m'eût 
enlevé  à  l'armée;  mais  je  me  laissai  emmener  quand 
on  voulut.  Je  quittai  mon  père  avec  indifférence,  et 
c'était  pour  toujours!  Mais  nous  sommes  si  mauvais 
dès  l'enfance,  et,  hommes  ou  enfants,  si  peu  de  chose 
nous  prend  et  nous  enlève  aux  bons  sentiments  natu- 
rels !  Mon  père  n'était  plus  mon  maître  parce  que  j'avais 
vu  le  sien,  et  que  de  celui-là  seul  me  semblait  émaner 
toute  autorité  de  la  terre.  —  O  rêves  d'autorité  et  d'es- 
clavage !  O  pensées  corruptrices  du  Pouvoir,  bonnes 
à  séduire  les  enfants  !  Faux  enthousiasmes  !  poisons 
subtils,  quel  antidote  pourra-t-on  jamais  trouver  con- 
tre vous!  —  J'étais  étourdi,  enivré;  je  voulais  travail- 
ler, et  je  travaillai,  à  en  devenir  fou!  Je  calculai  nuit 
et  jour,  et  je  pris  l'habit,  le  savoir  et,  sur  mon  visage, 
la  couleur  jaune  de  l'école.  De  temps  en  temps  le  ca- 


LA   CA>NE  DE  JONC.  163 

non  m'interrompait,  et  cette  voix  du  demi-dieu  m'ap- 
prenait la  conquête  de  l'Egypte,  Marengo,  le  18  bru- 
maire, l'Empire...,  et  l'Empereur  me  tint  parole.  — 
Quant  à  mon  père,  je  ne  savais  plus  ce  qu'il  était  de- 
venu, lorsqu'un  jour  m'arriva  cette  lettre  que  voici. 

Je  la  porte  toujours  dans  ce  vieux  portefeuille,  au- 
trefois rouge,  et  je  la  relis  souvent  pour  bien  me  con- 
vaincre de  l'inutilité  des  avis  que  donne  une  génération 
à  celle  qui  la  suit,  et  réfléchir  sur  l'absurde  entêtement 
de  mes  illusions. 

Ici  le  Capitaine,  ouvrant  son  uniforme,  tira  de  sa 
poitrine  :  son  mouchoir  premièrement,  puis  un  petit 
portefeuille  qu'il  ouvrit  avec  soin,  et  nous  entrâmes 
dans  un  café  encore  éclairé,  où  il  me  lut  ces  fragments 
de  lettres,  qui  me  sont  restés  entre  les  mains,  on  saura 
bientôt  comment. 


CHAPITRE  IV. 


SIMPLE  LETTRE. 


A  bord  du  vaisseau  anglais  Le  Culloden, 
devant  Rochefort,  180-j.. 

Seni  to  France,  mtb  admirai  Collingwood's  pcymission. 


«II  est  inutile,  mon  enfant,  que  tu  saches  comment 
t'arrivera  cette  lettre,  et  par  quels  moyens  j'ai  pu  con- 
naître ta  conduite  et  ta  position  actuelle.  Qu'il  te  suf- 
fise d'apprendre  que  je  suis  content  de  toi,  mais  que 
je  ne  te  reverrai  sans  doute  jamais.  II  est  probable  que 
cela  t'inquiète  peu.  Tu  n'as  connu  ton  père  que  dans 
l'âge  où  la  mémoire  n'est  pas  née  encore  et  où  le  cœur 
n'est  pas  encore  éclos.  Il  s'ouvre  plus  tard  en  nous 
qu'on  ne  le  pense  généralement,  et  c'est  de  quoi  je  me 
suis  souvent  étonné;  mais  qu'y  faire?  — Tu  n'es  pas 
plus  mauvais  qu'un  autre,  ce  me  semble.  Il  faut  bien 
que  je  m'en  contente.  Tout  ce  que  j  ai  à  te  dire,  c'est 
que  je  suis  prisonnier  des  Anglais  depuis  le  14  thermi- 
dor an  VI  (ou  le  2  août  1798,  vieux  style,  qui,  dit-on, 
redevient  à  la  mode  aujourd'hui).  J'étais  allé  à  bord 
de  l'Orient  pour  tâcher  de  persuader  à  ce  brave  Brueys 


LA   CANNE  DE  JONC.  l6) 

d'appareiller  pour  Corfou.  Bonaparte  m'avait  déjà  en- 
voyé son  pauvre  aide  de  camp  Julien,  qui  eut  la  sottise 
de  se  laisser  enlever  par  les  Arabes.  Moi,  j'arrivai,  mais 
inutilement.  Brueys  était  entêté  comme  une  mule.  11 
disait  qu'on  allait  trouver  la  passe  d'Alexandrie  pour 
faire  entrer  ses  vaisseaux;  mais  il  ajouta  quelques  mots 
assez  fiers  qui  me  firent  bien  voir  qu'au  fond  il  était 
un  peu  jaloux  de  l'armée  de  terre.  —  Nous  prend-on 
pour  des  passeurs  d'eau  ?  me  dit-il,  et  croit-on  que  nous 
ayons  peur  des  Anglais?  —  11  aurait  mieux  valu  pour 
la  France  qu'il  en  eût  peur.  Mais,  s'il  a  fait  des  fautes, 
il  les  a  glorieusement  expiées;  et  je  puis  dire  que  j'ex- 
pie ennuyeusement  celle  que  je  fis  de  rester  à  son  bord 
quand  on  l'attaqua.  Brueys  fut  d'abord  blessé  à  la  tête 
et  à  la  main.  II  continua  le  combat  jusqu'au  moment 
oîi  un  boulet  lui  arracha  les  entrailles.  Il  se  fit  mettre 
dans  un  sac  de  son  et  mourut  sur  son  banc  de  quart. 
Nous  vîmes  clairement  que  nous  allions  sauter  vers  les 
dix  heures  du  soir.  Ce  qui  restait  de  l'équipage  des- 
cendit dans  les  chaloupes  et  se  sauva,  excepté  Casa- 
Bianca.  11  demeura  le  dernier,  bien  entendu,  mais  son 
fils,  un  beau  garçon,  que  tu  as  entrevu,  je  croîs,  vint 
me  trouver  et  me  dit  :  «Citoyen,  qu'est-ce  que  l'hon- 
neur veut  que  je  fasse?»  —  Pauvre  petit!  11  avait  dix 
ans,  je  crois,  et  cela  parlait  d'Honneur  dans  un  tel  mo- 
ment !  Je  le  pris  sur  mes  genoux  dans  le  canot  et  je 
l'empêchai  de  voir  sauter  son  père  avec  le  pauvre 
Orient,  qui  s'éparpilla  en  l'air  comme  une  gerbe  de 
feu.  Nous  ne  sautâmes  pas,  nous,  mais  nous  fûmes 
pris,  ce  qui  est  bien  plus  douloureux,  et  je  vins  à  Dou- 


I  66  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

Vies,  sous  la  garde  d'un  brave  capitaine  anglais  nommé 
Collingwood,  qui  commande  à  présent  le  CuUoden. 
C'est  un  galant  homme  s'il  en  fut,  qui,  depuis  1761 
qu'il  sert  dans  la  marine,  n'a  quitté  la  mer  que  pen- 
dant deux  années,  pour  se  marier  et  mettre  au  monde 
ses  deux  filles.  Ces  enfants,  dont  il  parle  sans  cesse, 
ne  le  connaissent  pas,  et  sa  femme  ne  connaît  guère 
que  par  ses  lettres  son  beau  caractère.  Mais  je  sens 
bien  que  la  douleur  de  cette  défaite  d'Aboukir  a 
abrégé  mes  jours,  qui  n'ont  été  que  trop  longs,  puisque 
j'ai  vu  un  tel  désastre  et  la  mort  de  mes  glorieux  amis. 
Mon  crrand  âge  a  touché  tout  le  monde  ici  ;  et,  comme 
le  climat  de  l'Angleterre  m'a  fait  tousser  beaucoup  et 
a  renouvelé  toutes  mes  blessures  au  point  de  me  priver 
entièrement  de  l'usage  d'un  bras,  le  bon  capitaine  Col- 
lingwood a  demandé  et  obtenu  (ce  qu'il  n'aurait  pu 
obtenir  pour  lui-même  à  qui  la  terre  était  défendue) 
la  grâce  d'être  transféré  en  Sicile,  sous  un  soleil  plus 
chaud  et  un  ciel  plus  pur.  Je  crois  bien  que  j'y  vais 
finir;  car  soixante-dix-huit  ans,  sept  blessures,  des  cha- 
grins profonds  et  la  captivité  sont  des  maladies  incu- 
rables. Je  n'avais  à  te  laisser  que  mon  épée,  pauvre 
enfant!  à  présent  je  n'ai  même  plus  cela,  car  un  pri- 
sonnier n'a  pas  d'épée.  Mais  j'ai  au  moins  un  conseil  à 
te  donner,  c'est  de  te  défier  de  ton  enthousiasme  pour 
les  hommes  qui  parviennent  vite,  et  surtout  pour  Bo- 
naparte. Tel  que  je  te  connais,  tu  serais  un  Séide,  et 
il  faut  se  garantir  du  Séidisme  quand  on  est  Français, 
c'est-à-dire  très-susceptible  d'être  atteint  de  ce  mal 
contagieux.  C'est  une  chose  merveilleuse  que  la  quan- 


LA   CANNE  DE  JONC.  I  67 

tité  de  petits  et  de  grands  tyrans  qu'il  a  produits.  Nous 
aimons  les  fanfarons  à  un  point  extrême  et  nous  nous 
donnons  à  eux  de  si  bon  cœur  que  nous  ne  tardons 
pas  à  nous  en  mordre  les  doigts  ensuite.  La  source  de 
ce  défaut  est  un  grand  besoin  d'action  et  une  grande 
paresse  de  réflexion.  Il  s'ensuit  que  nous  aimons  infi- 
niment mieux  nous  donner  corps  et  âme  à  celui  qui 
se  charge  de  penser  pour  nous  et  d'être  responsable, 
quitte  à  rire,  après,  de  nous  et  de  lui. 

Bonaparte  est  un  bon  enfant,  mais  il  est  vraiment 
par  trop  charlatan.  Je  crains  qu'il  ne  devienne  fonda- 
teur, parmi  nous,  d'un  nouveau  genre  de  jonglerie; 
nous  en  avons  bien  assez  en  France.  —  Le  charlata- 
nisme est  insolent  et  corrupteur,  et  il  a  donné  de  tels 
exemples  dans  notre  siècle  et  a  mené  si  grand  bruit  du 
tambour  et  de  la  baguette  sur  la  place  publique,  qu'il 
s'est  glissé  dans  toute  profession,  et  qu'il  n'y  a  si  petit 
homme  qu'il  n'ait  gonflé.  —  Le  nombre  est  incalcu- 
lable des  grenouilles  qui  crèvent.  Je  désire  bien  vive- 
ment que  mon  fils  n'en  soit  pas. 

Je  suis  bien  aise  qu'il  m'ait  tenu  parole  en  se  char- 
geant de  toi,  comme  il  dit;  mais  ne  t'y  fie  pas  trop.  Peu 
de  temps  après  la  triste  manière  dont  je  quittai  l'Egypte , 
voici  la  scène  qUe  l'on  m'a  contée  et  qui  se  passa  à  un 
certain  dîner;  je  veux  te  la  dire  afin  que  tu  v  penses 
souvent. 

Le  i"  vendémiaire  an  vu,  étant  au  Caire,  Bona- 
parte, membre  de  l'Institut,  ordonna  une  fête  civique 
pour  l'anniversaire  de  l'établissement  de  la  République. 
La  garnison  d'Alexandrie  célébra  la  fête  autour  de  la 


l68  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

colonne  de  Pompée,  sur  laquelle  on  planta  le  drapeau 
tricolore;  l'aiguille  de  Cléopâtre  fut  illuminée  assez 
mal;  et  les  troupes  de  la  Haute-Egypte  célébrèrent  la 
fête,  le  mieux  qu'elles  purent,  entre  les  pylônes,  les 
colonnes,  les  cariatides  deThèbes,  sur  les  genoux  du 
colosse  de  Meninon,  aux  pieds  des  figures  de  Tàma 
et  de  Chàma.  Le  premier  corps  d'armée  fit  au  Caire 
ses  manœuvres,  ses  courses  et  ses  feux  d'artifice.  Le 
général  en  chef  avait  invité  à  dîner  tout  l'état- major, 
les  ordonnateurs,  les  savants,  le  kiaya  du  pacha,  l'émir, 
les  membres  du  divan  et  les  agas,  autour  d'une  table 
de  cinq  cents  couverts  dressée  dans  la  salle  basse  de 
la  maison  qu'il  occupait  sur  la  place  d'El-Béquier;  le 
bonnet  de  la  Liberté  et  le  croissant  s'entrelaçaient 
amoureusement;  les  couleurs  turques  et  françaises  for- 
maient un  berceau  et  un  tapis  fort  agréables  sur  les- 
quels se  mariaient  le  Koran  et  la  Table  des  Droits  de 
l'Homme.  Après  que  les  convives  eurent  bien  mangé 
avec  leurs  doigts  des  poulets  et  du  riz  assaisonnés  de 
safran,  des  pastèques  et  des  fruits,  Bonaparte,  qui  ne 
disait  rien ,  jeta  un  coup  d'œil  très-prompt  sur  eux  tous. 
Le  bon  Kléber,  qui  était  couché  à  côté  de  lui,  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  ployer  à  la  turque  ses  longues 
jambes,  donna  un  grand  coup  de  coude  à  Abdallali- 
Menou,  son  voisin,  et  lui  dit  avec  son  accent  demi- 
allemand  : 

—  Tiens  !  voilà  Ali-Bonaparte  qui  va  nous  fiiire  une 
des  siennes. 

11  l'appelait  comme  cela,  parce  que,  à  la  fête  de  Ma- 
homet, le  général  s'était  amusé  à  prendre  le  costume 


LA  CANNE  DE  JONC.  1  69 

oriental,  et  qu'au  moment  où  il  s'était  déclaré  protec- 
teur de  toutes  les  religions,  on  lui  avait  pompeusement 
décerné  le  nom  de  gendre  du  prophète,  et  on  l'avait 
nommé  Ali-Bonaparte. 

Kléber  n'avait  pas  fini  de  parler,  et  passait  encore  sa 
main  dans  ses  grands  cheveux  blonds,  que  le  petit  Bo- 
naparte était  déjà  debout;  et,  approchant  son  verre  de 
son  menton  maigre  et  de  sa  grosse  cravate,  il  dit  d'une 
voix  brève,  claire  et  saccadée  : 

—  Buvons  à  l'an  trois  cent  de  la  République  fran- 
çaise ! 

Kléber  se  mit  à  rire  dans  l'épaule  de  Menou,  au 
point  de  lui  faire  verser  son  verre  sur  un  vieil  Aga,  et 
Bonaparte  les  regarda  tous  deux  de  travers,  en  fron- 
çant le  sourcil. 

Certainement,  mon  enfant,  il  avait  raison;  parce 
que,  en  présence  d'un  général  en  chef,  un  général  de 
division  ne  doit  pas  se  tenir  indécemment,  fut-ce  un 
gaillard  comme  Kléber;  mais  eux,  ils  n'avaient  pas  tout 
à  fait  tort  non  plus,  puisque  Bonaparte,  à  l'heure  qu'il 
est,  s'appelle  l'Empereur  et  que  tu  es  son  page.» 

—  En  effet,  dit  le  capitaine  Renaud,  en  reprenant 
la  lettre  de  mes  mains,  je  venais  d'être  nommé  page 
de  l'Empereur  en  1804.  —  Ah  !  la  terrible  année  que 
celle-là!  de  quels  événements  elle  était  chargée  quand 
elle  nous  arriva,  et  comme  je  l'aurais  considérée  avec 
attention,  si  j'avais  su  alors  considérer  quelque  chose! 
Mais  je  n'avais  pas  d'yeux  pour  voir,  pas  d'oreilles  pour 
entendre  autre  chose  que  les  actions  de  l'Empereur,  la 


170  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

VOIX  de  l'Empereur,  les  gestes  de  l'Empereur,  les 
pas  de  l'Empereur.  Son  approche  m'enivrait,  sa  pré- 
sence me  magnétisait.  La  gloire  d'être  attaché  à  cet 
homme  me  semblait  la  plus  grande  chose  qui  fût  au 
monde,  et  jamais  un  amant  n'a  senti  l'ascendant  de  sa 
maîtresse  avec  des  émotions  plus  vives  et  plus  écra- 
santes que  celles  que  sa  vue  me  donnait  chaque  jour. 
—  L'admiration  d'un  chef  militaire  devient  une  pas- 
sion, un  fanatisme,  une  frénésie,  qui  font  de  nous  des 
esclaves,  des  furieux,  des  aveugles.  —  Cette  pauvre 
lettre  que  je  viens  de  vous  donner  à  lire  ne  tint  dans 
mon  esprit  que  la  place  de  ce  que  les  écoliers  nomment 
un  sermon,  et  je  ne  sentis  que  le  soulagement  impie  des 
enfants  qui  se  trouvent  délivrés  de  l'autorité  naturelle 
et  se  croient  libres  parce  qu'ils  ont  choisi  la  chaîne  que 
l'entraînement  général  leur  a  fait  river  à  leur  col.  Mais 
un  reste  de  bons  sentiments  natifs  me  fit  conserver 
cette  écriture  sacrée,  et  son  autorité  sur  moi  a  grandi 
à  mesure  que  diminuaient  mes  rêves  d'héroïque  sujé- 
tion. Elle  est  restée  toujours  sur  mon  cœur,  et  elle  a 
fini  par  j  jeter  des  racines  invisibles,  aussitôt  que  le 
bon  sens  a  dégagé  ma  vue  des  nuages  qui  la  couvraient 
alors.  Je  n'ai  pu  ni'empêcher,  cette  nuit,  de  la  relire 
avec  vous,  et  je  me  prends  en  pitié  en  considérant 
combien  a  été  lente  la  courbe  que  mes  idées  ont  suivie 
pour  revenir  à  la  base  la  plus  solide  et  la  plus  simple 
de  la  conduite  d'un  homme.  Vous  verrez  à  combien 
peu  elle  se  réduit;  mais,  en  vérité,  monsieur,  je  pense 
que  cela  suffit  à  la  vie  d'un  honnête  homme,  et  il  m'a 
fallu  bien  du  temps  pour  arriver  à  trouver  la  source 


LA   CANNE  DE  JONC.  171 

de  la  véritable  Grandeur  qu'il  peut  y  avoir  dans  la  pro- 
fession presque  barbare  des  armes. 

Ici  le  capitaine  Renaud  fut  interrompu  par  un  vieux 
sergent  de  grenadiers,  qui  vint  se  placer  à  la  porte  du 
café,  portant  son  arme  en  sous-officier  et  tirant  une 
lettre  écrite  sur  papier  gris  placée  dans  la  bretelle  de 
son  fusil.  Le  Capitaine  se  leva  paisiblement  et  ouvrit 
l'ordre  qu'il  recevait. 

—  Dites  à  Béjaud  de  copier  cela  sur  le  livre  d'or- 
dres, dit-il  au  sergent. 

—  Le  sergent-major  n'est  pas  revenu  de  l'arsenal, 
dit  le  sous-officier,  d'une  voi.x  douce  comme  celle 
d'une  fille,  et  baissant  les  yeux,  sans  même  daigner 
dire  comment  son  camarade  avait  été  tué. 

—  Le  fourrier  le  remplacera,  dit  le  Capitaine,  sans 
rien  demander;  et  il  signa  son  ordre  sur  le  dos  du  ser- 
gent, qui  lui  servit  de  pupitre. 

Il  toussa  un  peu,  et  reprit  avec  tranquillité  : 


CHAPITRE  V. 


LE   DIALOGUE   INCONNU. 


—  La  lettre  de  mon  pauvre  père,  et  sa  mort,  que 
j'appris  peu  de  temps  après,  produisirent  en  moi, 
tout  enivré  que  j'étais  et  tout  étourdi  du  bruit  de  mes 
éperons,  une  mipression  assez  forte  pour  donner  un 
grand  ébranlement  à  mon  ardeur  aveugle,  et  je  com- 
mençai à  examiner  de  plus  près  et  avec  plus  de  calme 
ce  qu'il  y  avait  de  surnaturel  dans  l'éclat  qui  m'eni- 
vrait. Je  me  demandai,  pour  la  première  fois,  en  quoi 
consistait  l'ascendant  que  nous  laissions  prendre  sur 
nous  aux  hommes  d'action  revêtus  d'un  pouvoir 
absolu,  et  j'osai  tenter  quelques  efforts  intérieurs  pour 
tracer  des  bornes,  dans  ma  pensée,  à  cette  donation 
volontaire  de  tant  d'iiommes  à  un  homme.  Cette  pre- 
mière secousse  me  fit  entrouvrir  la  paupière,  et  j'eus 
l'audace  de  regarder  en  face  l'aigle  éblouissant  qui 
m'avait  enlevé,  tout  enfant,  et  dont  les  ongles  me 
pressaient  les  reins. 

Je  ne  tardai  pas  à  trouver  des  occasions  de  l'cxa- 


LA  CANNE  DE  JONC.  173 

miner  de  plus  près ,  et  d'épier  l'esprit  du  grand  homme , 
dans  les  actes  obscurs  de  sa  vie  privée. 

On  avait  osé  créer  des  pages,  comme  je  vous  lai 
dit;  mais  nous  portions  i'umforme  d'officiers,  en 
attendant  la  livrée  verte  à  culottes  rouges  que  nous 
devions  prendre  au  sacre.  Nous  servions  déçu  vers, 
de  secrétaires  et  d'aides  de  camp  jusque-là,  selon  la 
volonté  du  maître  qui  prenait  ce  qu'il  trouvait  sous 
sa  main.  Déjà  il  se  plaisait  à  peupler  ses  antichambres; 
et  comme  le  besoin  de  dominer  le  suivait  partout, 
il  ne  pouvait  s'empêcher  de  l'exercer  dans  les  plus 
petites  choses  et  tourmentait  autour  de  lui  ceux  qui 
l'entouraient,  par  l'infaticjable  maniement  d'une  vo- 
lonté toujours  présente.  11  s'amusait  de  ma  timidité; 
il  jouait  avec  mes  terreurs  et  mon  respect.  —  Quel- 
quefois il  m'appelait  brusquement;  et  me  voyant 
entrer  pâle  et  balbutiant,  il  s'amusait  à  me  faire  parler 
longtemps  pour  voir  mes  étonnements  et  troubler  mes 
idées.  Quelquefois ,  tandis  que  j'écrivais  sous  sa  dictée , 
il  me  tirait  loreille  tout  d'un  coup,  à  sa  manière,  et 
me  faisait  une  question  imprévue  sur  quelque  vulgaire 
connaissance  comme  la  géograjîhie  ou  l'algèbre,  me 
posant  le  plus  facile  problème  d'enfant;  il  me  sem- 
blait alors  que  la  foudre  tombait  sur  ma  tête.  Je  savais 
mille  fois  ce  qu'il  me  demandait;  j'en  savais  plus  qu'il 
ne  le  croyait,  j'en  savais  même  souvent  plus  que  lui, 
mais  son  œil  me  paralysait.  Lorsqu'il  était  hors  de  la 
chambre,  je  pouvais  respirer,  le  sang  commençait 
à  circuler  dans  mes  veines,  la  mémoire  me  revenait 
et  avec  clic  une  honte  inexprimable;  la  rage  me  pre- 


I  74  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR   MILITAIRE. 

nait,  j'écrivais  ce  que  j'aurais  dû  lui  répondre;  puis 
je  me  roulais  sur  le  tapis,  je  pleurais,  j'avais  envie 
de  me  tuer. 

—  Quoi!  me  disais-je,  il  y  a  donc  des  têtes  assez 
fortes  pour  être  sûres  de  tout  et  n'hésiter  devant  per- 
sonne? Des  hommes  qui  s'étourdissent  par  l'action 
sur  toute  chose,  et  dont  l'assurance  écrase  les  autres 
en  leur  faisant  penser  que  la  clef  de  tout  savoir  et  de 
tout  pouvoir,  clef  qu'on  ne  cesse  de  chercher,  est  dans 
leur  poche,  et  qu'ils  n'ont  qu'à  l'ouvrir  pour  en  tirer 
lumière  et  autorité  infaillibles!  —  Je  sentais  pourtant 
que  c'était  là  une  force  fausse  et  usurpée.  Je  me  ré- 
voltais, je  criais  :  «  11  ment!  Son  attitude,  sa  voix,  son 
geste,  ne  sont  qu'une  pantomime  d'acteur,  une  misé- 
rable parade  de  souveraineté,  dont  il  doit  savoir  la 
vanité.  11  n'est  pas  possible  qu'il  croie  en  lui-même 
aussi  sincèrement!  II  nous  défend  à  tous  de  lever  le 
voile,  mais  il  se  voit  nu  par-dessous.  Et  que  voit-il? 
un  pauvre  ignorant  comme  nous  tous  et,  sous  tout 
cela,  la  créature  faible!»  —  Cependant  je  ne  savais 
comment  voir  le  fond  de  cette  âme  déguisée.  Le  pou- 
voir et  la  gloire  le  défendaient  sur  tous  les  points; 
je  tournais  autour  sans  réussir  à  y  rien  surprendre,  et 
ce  porc-épic  toujours  armé  se  roulait  devant  moi, 
n'offrant  de  tous  côtés  que  des  pointes  acérées.  — 
Un  jour  pourtant,  le  hasard,  notre  maître  à  tous,  les 
entr'ouvrit  et,  à  travers  ces  piques  et  ces  dards,  fit 
pénétrer  une  lumière  d'un  moment.  —  Un  jour, 
ce  fut  peut-être  le  seul  de  sa  vie,  il  rencontra  plus  fort 
que  lui  et  recula  un  instant  devant  un  ascendant  plus 


LA   CANNE  DE  JONC.  I75 

grand  que  le  sien.  —  J'en  fus  témoin,  et  me  sentis 
vengé.  —  Voici  comment  cela  m'arriva  : 

Nous  étions  à  Fontainebleau.  Le  Pape  venait  d'ar- 
river. L'Empereur  l'avait  attendu  impatiemment  pour 
le  sacre,  et  l'avait  reçu  en  voiture,  montant  de  chaque 
côté,  au  même  instant,  avec  une  étiquette  en  appa- 
rence négligée,  mais  profondément  calculée  de  ma- 
nière à  ne  céder  ni  prendre  le  pas,  ruse  italienne. 
Il  revenait  au  château,  tout  j  était  en  rumeur;  j'avais 
laissé  plusieurs  officiers  dans  la  chambre  qui  précédait 
celle  de  l'Empereur,  et  j'étais  resté  seul  dans  la  sienne. 
—  Je  considérais  une  longue  table  qui  portait,  au 
lieu  de  marbre,  des  mosaïques  romaines,  et  que  sur- 
chargeait un  amas  énorme  de  placets.  J'avais  vu  sou- 
vent Bonaparte  rentrer  et  leur  faire  subir  une  étrange 
épreuve.  11  ne  les  prenait  ni  par  ordre,  ni  au  hasard; 
mais  quand  leur  nombre  l'irritait,  il  passait  sa  main 
sur  la  table  de  gauche  à  droite  et  de  droite  à  gauche, 
comme  un  faucheur,  et  les  dispersait  jusqu'à  ce  qu'il 
en  eût  réduit  le  nombre  à  cinq  ou  six  qu'il  ouvrait. 
Cette  sorte  de  jeu  dédaigneux  m'avait  ému  singuliè- 
rement. Tous  ces  papiers  de  deuil  et  de  détresse  re- 
poussés et  jetés  sur  le  parquet,  enlevés  comme  par 
un  vent  colère,  ces  implorations  mutiles  des  veuves 
et  des  orphelins  n'ayant  pour  chance  de  secours  que 
la  manière  dont  les  feuilles  volantes  étaient  balayées 
par  le  chapeau  consulaire;  toutes  ces  feuilles  gémis- 
santes, mouillées  par  des  larmes  de  famille,  traînant 
au  liasard  sous  ses  bottes  et  sur  lesquelles  il  marchait 
comme  sur  ses  morts  du  champ  de  bataille,  me  repré- 


176  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

sentaient  la  destinée  présente  de  la  France  comme  une 
loterie  sinistre,  et,  toute  grande  qu'était  la  main  mdif- 
férente  et  rude  qui  tirait  les  lots,  je  pensais  qu'il 
n'était  pas  juste  de  livrer  ainsi  au  caprice  de  ses  coups 
de  poing  tant  de  Fortunes  obscures  qui  eussent  été 
peut-être  un  jour  aussi  grandes  que  la  sienne,  si  un 
point  d'appui  leur  eût  été  donné.  Je  sentis  mon  cœur 
battre  contre  Bonaparte  et  se  révolter,  mais  honteu- 
sement, mais  en  cœur  d'esclave  qu'il  était.  Je  consi- 
dérais ces  lettres  abandonnées;  des  cris  de  douleur 
inentendus  s'élevaient  de  leurs  plis  profanés;  et  les 
prenant  pour  les  lire,  les  rejetant  ensuite,  moi-même 
je  me  faisais  juge  entre  ces  malheureux  et  le  maître 
qu'ils  s'étaient  donné,  et  qui  allait  aujourd  hui  s'asseoir 
plus  solidement  que  jamais  sur  leurs  têtes.  Je  tenais 
dans  ma  main  l'une  de  ces  pétitions  méprisées,  lorsque 
le  bruit  des  tambours  qui  battaient  aux  champs  m'ap- 
prit l'arrivée  subite  de  l'Empereur.  Or,  vous  savez  que 
de  même  que  l'on  voit  la  lumière  du  canon  avant 
d'entendre  sa  détonation ,  on  le  voyait  toujours  en 
même  temps  qu'on  était  frappé  du  bruit  de  son  ap- 
proche, tant  ses  allures  étaient  promptes  et  tant  il 
semblait  pressé  de  vivre  et  de  )eter  ses  actions  les  unes 
sur  les  autres!  Quand  il  entrait  à  cheval  dans  la  cour 
d'un  palais,  ses  guides  avaient  peine  à  le  suivre,  et  le 
poste  n'avait  pas  le  temps  de  prendre  les  armes,  qu'il 
était  déjà  descendu  de  cheval  et  montait  l'escalier. 
Cette  fois  il  avait  quitté  la  voiture  du  Pape  pour 
revenir  seul,  en  avant  et  au  galop.  J'entendis  ses  talons 
résonner  en  même  temps  que   le   tambour.  J'eus  le 


LA   CANNE  DE  JONC.  177 

temps  à  peine  de  me  jeter  dans  l'alcôve  d'un  grand  lit 
de  parade  qui  ne  servait  à  personne,  fortifié  d'une 
balustrade  de  prince  et  fermé,  heureusement  plus 
qu'à  demi,  par  des  rideaux  semés  d'abeiiles. 

L'Empereur  était  fort  agité;  il  marcha  seul  dans  la 
chambre  comme  quelqu'un  qui  attend  avec  impa- 
tience, et  fit  en  un  instant  trois  fois  sa  longueur,  puis 
s'avança  vers  la  fenêtre  et  se  mit  à  y  tambouriner  une 
marche  avec  les  ongles.  Une  voiture  roula  dans  la 
cour,  il  cessa  de  battre,  frappa  des  pieds  deux  ou  trois 
fois  comme  impatienté  de  la  vue  de  quelque  chose 
qui  se  faisait  avec  lenteur,  puis  il  alla  brusquement  à 
la  porte  et  l'ouvrit  au  Pape. 

Pie  VII  entra  seul.  Bonaparte  se  hâta  de  refermer 
la  porte  derrière  lui,  avec  une  promptitude  de  geôlier. 
Je  sentis  une  grande  terreur,  je  l'avoue,  en  me  voyant 
en  tiers  avec  de  telles  gens.  Cependant  je  restai  sans 
voix  et  sans  mouvement,  regardant  et  écoutant  de 
toute  la  puissance  de  mon  esprit. 

'  Le  Pape  était  d'une  taille  élevée;  il  avait  un  visage 
allongé,  jaune,  souffrant,  mais  plein  d'une  noblesse 
sainte  et  d'une  bonté  sans  bornes.  Ses  yeux  noirs 
étaient  grands  et  beaux,  sa  bouche  était  entrouverte 
par  un  sourire  bienveillant  auquel  son  menton  avancé 
donnait  une  expression  de  finesse  très-spirituelle  et 
très-vive,  sourire  qui  n'avait  rien  de  la  sécheresse 
politique,  mais  tout  de  la  bonté  chrétienne.  Une  ca- 
lotte blanche  couvrait  ses  cheveux  longs,  noirs,  mais 
sillonnés  de  larges  mèches  argentées.  Il  portait  négli- 
gemment sur  ses  épaules  courbées  un  long  camail  de 


178  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR  MILITAIRE. 

velours  rouge,  et  sa  robe  traînait  sur  ses  pieds.  Il 
entra  lentement,  avec  la  démarche  calme  et  prudente 
d'une  femme  âgée.  II  vint  s'asseoir,  les  jeux  baissés, 
sur  un  des  grands  fauteuils  romains  dorés  et  chargés 
d'aigles,  et  attendit  ce  que  lui  allait  dire  l'autre 
Italien. 

Ah!  monsieur,  quelle  scène!  quelle  scène!  je  la 
vois  encore.  —  Ce  ne  fut  pas  le  génie  de  l'homme 
qu'elle  me  montra,  mais  ce  fut  son  caractère  ;  et  si  son 
vaste  esprit  ne  s'y  déroula  pas,  du  moins  son  cœur  y 
éclata.  —  Bonaparte  n'était  pas  alors  ce  que  vous  l'avez 
vu  depuis;  il  n'avait  point  ce  ventre  de  financier,  ce 
visage  joufflu  et  malade,  ces  jambes  de  goutteux,  tout 
cet  infirme  embonpoint  que  l'art  a  malheureusement 
saisi  pour  en  faire  un  type,  selon  le  langage  actuel,  et 
qui  a  laissé  de  lui,  à  la  foule,  je  ne  sais  quelle  forme 
populaire  et  grotesque  qui  le  livre  aux  jouets  d'en- 
fants et  le  laissera  peut-être  un  jour  fabuleux  et  impos- 
sible comme  l'informe  Polichinelle.  —  Il  n'était  point 
ainsi  alors,  monsieur,  mais  nerveux  et  souple,  mais 
leste,  vif  et  élancé,  convulsif  dans  ses  gestes,  gracieux 
dans  quelques  moments,  recherché  dans  ses  manières; 
la  poitrine  plate  et  rentrée  entre  les  épaules,  et  tel 
encore  que  je  l'avais  vu  à  Malte,  le  visage  mélancolique 
et  effilé. 

Il  ne  cessa  point  de  marcher  dans  la  chambre  quand 
le  Pape  fut  entré;  il  se  mit  à  rôder  autour  du  lautcuil 
comme  un  chasseur  prudent  et,  s'arrêtant  tout  à  coup 
en  fiice  de  lui  dans  l'attitude  raide  et  immobile  d'un 
caporal,  il  reprit  une  suite  de  la  conversation  com- 


LA   CANNE  DE  JONC.  179 

mencée  dans  leur  voiture,  interrompue  par  l'arrivée, 
et  qu'il  lui  tardait  de  poursuivre. 

—  Je  vous  le  répète,  Saint-Père,  je  ne  suis  point 
un  esprit  fort,  moi,  et  je  n'aime  pas  les  raisonneurs  et 
les  idéologues.  Je  vous  assure  que,  malgré  mes  vieux 
républicams,  j'irai  à  la  messe. 

Il  jeta  ces  derniers  mots  brusquement  au  Pape 
comme  un  coup  d'encensoir  lancé  au  visage,  et  s'arrêta 
pour  en  attendre  l'effet,  pensant  que  les  circonstances 
tant  soit  peu  impies  qui  avaient  précédé  l'entrevue 
devaient  donner  à  cet  aveu  subit  et  net  une  valeur 
extraordinaire.  —  Le  Pape  baissa  les  yeux  et  posa  ses 
deux  mains  sur  les  têtes  d'aigle  qui  formaient  les  bras 
de  son  fauteuil.  Il  parut,  par  cette  attitude  de  statue 
romaine,  qu'il  disait  clairement  :  Je  me  résigne  d'a- 
vance à  écouter  toutes  les  choses  profanes  qu'il  lui 
plaira  de  me  faire  entendre. 

Bonaparte  fit  le  tour  de  la  chambre  et  du  fauteuil 
qui  se  trouvait  au  milieu,  et  je  vis,  au  regard  qu'il 
jetait  de  côté  sur  le  vieux  pontife,  qu'il  n'était  content 
ni  de  lui-même  ni  de  son  adversaire,  et  qu'il  se  re- 
prochait d'avoir  trop  lestement  débuté  dans  cette 
reprise  de  conversation.  II  se  mit  donc  à  parler  avec 
plus  de  suite,  en  marchant  circulairement  et  jetant  à 
la  dérobée  des  regards  perçants  dans  les  glaces  de 
l'appartement  où  se  réfléchissait  la  figure  grave  du 
Saint-Père,  et  le  regardant  en  profil  quand  il  passait 
près  de  lui,  mais  jamais  en  face,  de  peur  de  sembler 
trop  inquiet  de  l'impression  de  ses  paroles. 

—  11  y  'i  quelque  chose,  dit-il,  qui  me  reste  sur  le 


l8o  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR   MILHAIRE. 

cœur,  Saint-Père,  c'est  que  vous  consentez  au  sacre 
de  la  même  manière  que  l'autre  fois  au  concordat, 
comme  si  vous  y  étiez  forcé.  Vous  avez  un  air  de 
martyr  devant  moi,  vous  êtes  là  comme  résigné, 
comme  offrant  au  Ciel  vos  douleurs.  Mais,  en  vérité, 
ce  n'est  pas  là  votre  situation,  vous  n'êtes  pas  pri- 
sonnier, par  Dieu  !  vous  êtes  libre  comme  l'air. 

Pie  Vil  sourit  avec  tristesse  et  le  regarda  en  face. 
11  sentait  ce  qu'il  y  avait  de  prodigieux  dans  les  exi- 
gences de  ce  caractère  despotique,  à  qui,  comme  à 
tous  les  esprits  de  même  nature,  il  ne  suffisait  pas  de 
se  faire  obéir  si,  en  obéissant,  on  ne  semblait  encore 
avoir  désiré  ardemment  ce  qu'il  ordonnait. 

—  Oui,  reprit  Bonaparte  avec  plus  de  force,  vous 
êtes  parfaitement  libre;  vous  pouvez  vous  en  retourner 
à  Rome,  la  route  vous  est  ouverte,  personne  ne  vous 
retient. 

Le  Pape  soupira  et  leva  sa  main  droite  et  ses  jeux 
au  ciel  sans  répondre;  ensuite  il  laissa  retomber  très- 
lentement  son  front  ridé  et  se  mit  à  considérer  la  croix 
d'or  suspendue  à  son  col. 

Bonaparte  continua  à  parler  en  tournoyant  plus 
lentement.  Sa  voix  devint  douce  et  son  sourire  plein 
de  grâce. 

—  Saint-Père,  si  la  aravité  de  votre  caractère  ne 
m'en  empêchait,  je  dirais,  en  vérité,  que  vous  êtes 
un  peu  ingrat.  Vous  ne  paraissez  pas  vous  souvenir 
assez  des  bons  services  que  la  France  vous  a  rendus. 
Le  conclave  de  Venise,  qui  vous  a  élu  Pape,  m'a  un 
peu  l'air  d'avoir  été  inspiré  par  ma  campagne  d'Italie 


LA   CANNE  DE  JONC.  I  8  I 

et  par  un  mot  que  j'ai  dit  sur  vous.  L'Autriche  ne 
vous  traita  pas  bien  alors,  et  j'en  fus  très-affligé.  Votre 
Sainteté  fut,  je  crois,  obligée  de  revenir  par  mer  à 
Rome,  faute  de  pouvoir  passer  par  les  terres  autri- 
chiennes. 

II  s'interrompit  pour  attendre  la  réponse  du  silen- 
cieux hôte  qu'il  s'était  donné;  mais  Pie  VII  ne  fit 
qu'une  inclination  de  tête  presque  imperceptible,  et 
demeura  comme  plongé  dans  un  abattement  qui  l'em- 
pêchait d'écouter. 

Bonaparte  alors  poussa  du  pied  une  chaise  près  du 
grand  fauteuil  du  Pape.  —  Je  tressaillis,  parce  qu'en 
venant  chercher  ce  siège,  il  avait  effleuré  de  son  épau- 
lette  le  rideau  de  l'alcôve  où  j'étais  caché. 

—  Ce  fut,  en  vérité,  continua-t-il,  comme  catho- 
lique que  cela  m'affligea.  Je  n'ai  jamais  eu  le  temps 
d'étudier  beaucoup  la  théologie,  moi;  mais  j'ajoute 
encore  une  grande  foi  à  la  puissance  de  l'Eglise;  elle 
a  une  vitalité  prodigieuse,  Saint-Père.  Voltaire  vous  a 
bien  un  peu  entamés,  mais  je  ne  l'aime  pas,  et  je  vais 
lâcher  sur  lui  un  vieil  oratorien  défroqué.  Vous  serez 
content,  allez. Tenez,  nous  pourrions,  si  vous  vouliez, 
fkire  bien  des  choses  à  l'avenir. 

Il  prit  un  air  d'innocence  et  de  jeunesse  très-cares- 
sant. 

—  Moi,  je  ne  sais  pas,  j'ai  beau  chercher,  je  ne 
VOIS  pas  bien,  en  vérité,  pourquoi  vous  auriez  de  la 
répugnance  à  siéger  à  Paris  pour  toujours!  Je  vous 
laisserais,  ma  foi,  les  Tuileries,  si  vous  vouliez.  Vous  y 
trouveriez  déjà  votre  chambre  de  Montc-Cavallo  qui 


l82  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR   iMILITAIRE. 

VOUS  attend.  Ne  voyez-vous  pas  bien,  Padre,  que  c'est 
là  la  vraie  capitale  du  monde?  Moi,  je  ferais  tout  ce 
que  vous  voudriez;  d'abord,  je  suis  meilleur  enfant 
qu'on  ne  croit.  —  Pourvu  que  la  guerre  et  la  politique 
fatigante  me  fussent  laissées,  vous  arrangeriez  l'Eglise 
comme  il  vous  plairait.  Je  serais  votre  soldat  tout  à 
fait.  Voyez ,  ce  serait  vraiment  beau  ;  nous  aurions  nos 
conciles  comme  Constantin  et  Charlemagne,  je  les 
ouvrirais  et  les  fermerais;  je  vous  mettrais  ensuite  dans 
la  main  les  vraies  clefs  du  monde,  et  comme  Notre- 
Seigneur  a  dit  :  Je  suis  venu  avec  l'épée,  je  garderais 
lépée,  moi;  je  vous  la  rapporterais  seulement  à  bénir 
après  chaque  succès  de  nos  armes. 

11  s'inclina  légèrement  en  disant  ces  derniers  mots. 

Le  Pape,  qui  jusque-là  n'avait  cessé  de  demeurer 
sans  mouvement,  comme  une  statue  égyptienne,  re- 
leva lentement  sa  tête  à  demi  baissée,  sourit  avec 
mélancolie,  leva  ses  yeux  en  haut  et  dit,  avec  un 
soupir  paisible,  comme  s'il  eût  confié  sa  pensée  à  son 
ange  gardien  invisible  : 

—  Commediante  ! 

Bonaparte  sauta  de  sa  chaise  et  bondit  comme  un 
léopard  blessé.  Une  vraie  colère  le  prit  ;  une  de  ses 
colères  jaunes.  H  marcha  d'abord  sans  parler,  se  mor- 
dant les  lèvres  jusqu'au  sang.  11  ne  tournait  plus  en 
cercle  autour  de  sa  proie  avec  des  regards  fins  et  une 
marche  cauteleuse;  mais  il  allait  droit  et  ferme,  en 
long  et  en  large,  brusquement,  frappant  du  pied  et 
faisant  sonner  ses  talons  éperonnés.  La  chambre  tres- 
saillit ;  les  rideaux  frémirent  comme  les  arbres  à  l'ap- 


LA   CANNE  DE  JONC.  1  8  3 

proche  du  tonnerre;  il  me  semblait  qu'il  allait  arriver 
quelque  terrible  et  grande  chose;  mes  cheveux  me 
firent  mal  et  j'y  portai  la  main  malgré  moi.  Je  regardai 
le  Pape,  il  ne  remua  pas,  seulement  il  serra  de  ses 
deux  mains  les  têtes  d'aigle  des  bras  du  fauteuil. 

La  bombe  éclata  tout  à  coup. 

—  Comédien  !  Moi  !  Ah  !  je  vous  donnerai  des 
comédies  à  vous  faire  tous  pleurer  comme  des  femmes 
et  des  enfants.  —  Comédien  !  —  Ah  !  vous  n'y  êtes 
pas,  si  vous  croyez  qu'on  puisse  avec  moi  faire  du 
sang- froid  insolent!  Mon  théâtre,  c'est  le  monde; 
le  rôle  que  j'y  joue,  c'est  celui  de  maître  et  d'auteur; 
pour  comédiens,  j'ai  vous  tous.  Pape,  Rois,  Peuples! 
et  le  fil  par  lequel  je  vous  remue,  c'est  la  peur!  — 
Comédien!  Ah!  il  faudrait  être  d'une  autre  taille  que 
la  vôtre  pour  m'oser  applaudir  ou  siffler,  signor  Cbia- 
ramonti!  —  Savez-vous  bien  que  vous  ne  seriez  qu'un 
pauvre  curé,  si  je  le  voulais?  Vous  et  votre  tiare,  la 
France  vous  rirait  au  nez,  si  je  ne  gardais  mon  air 
sérieux  en  vous  saluant. 

Il  y  a  quatre  ans  seulement,  personne  n'eût  osé 
parler  tout  haut  du  Christ.  Qui  donc  eût  parlé  du 
Pape,  s'il  vous  plaît? —  Comédien!  Ah!  messieurs, 
vous  prenez  vite  pied  chez  nous  !  Vous  êtes  de  mau- 
vaise humeur  parce  que  je  n'ai  pas  été  assez  sot  pour 
signer,  comme  Louis  XIV,  la  désapprobation  des  li- 
bertés Gallicanes!  —  Mais  on  ne  me  pipe  pas  ainsi. 
—  C'est  moi  qui  vous  tient  dans  mes  doigts;  c'est 
moi  qui  vous  porte  du  Midi  au  Nord  comme  des 
marionnettes;  c'est  moi    qui   fais  semblant   de  vous 


l84  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

compter  pour  quelque  chose  parce  que  vous  repré- 
sentez une  vieille  idée  que  je  veux  ressusciter;  et  vous 
n'avez  pas  l'esprit  de  voir  cela  et  de  faire  comme  si 
vous  ne  vous  en  aperceviez  pas.  — •  Mais  non  !  il  faut 
tout  vous  dire!  il  faut  vous  mettre  le  nez  sur  les 
ciioses  pour  que  vous  les  compreniez.  Et  vous  croyez 
bonnement  que  l'on  a  besoin  de  vous,  et  vous  relevez 
la  tête,  et  vous  vous  drapez  dans  vos  robes  de  femme! 
—  Mais  sachez  bien  qu'elles  ne  m'en  imposent  nulle- 
ment, et  que,  si  vous  continuez,  vous!  je  traiterai  la 
vôtre  comme  Charles  XI 1  celle  du  grand  vizir  :  je 
la  déchirerai  d'un  coup  d'éperon. 

Il  se  tut.  Je  n'osais  pas  respirer.  J'avançai  la  tête, 
n'entendant  plus  sa  voix  tonnante,  pour  voir  si  le 
pauvre  vieillard  était  mort  d'effroi.  Le  même  calme 
dans  l'attitude,  le  même  calme  sur  le  visage.  Il  leva 
une  seconde  fois  les  yeux  au  ciel  et,  après  avoir  en- 
core jeté  un  profond  soupir,  il  sourit  avec  amertume 
et  dit  : 

—   Tragediante  ! 

Bonaparte,  eii  ce  moment,  était  au  bout  de  la 
chambre,  appuyé  sur  la  cheminée  de  marbre  aussi 
haute  que  lui.  II  partit  comme  un  trait,  courant  sur  le 
vieillard  ;  je  crus  qu'il  l'allait  tuer.  Mais  il  s'arrêta  court, 
prit,  sur  la  table,  un  vase  de  porcelaine  de  Sèvres,  où 
le  château  Saint- Ange  et  le  Capitole  étaient  peints, 
et  le  jetant  sur  les  chenets  et  le  marbre,  le  broya  sous 
ses  pieds.  Puis  tout  d'un  coup  il  s'assit  et  demeura 
dans  un  silence  profond  et  une  immobilité  formi- 
dable. 


LA   CANNE  DE  JONC.  I  8  J 

Je  fus  soulagé,  je  sentis  que  la  pensée  réfléchie  lui 
était  revenue  et  que  le  cerveau  avait  repris  l'empire 
sur  les  bouillonnements  du  sang.  11  devint  triste,  sa 
voix  fut  sourde  et  mélancolique,  et  dès  sa  première 
parole  je  compris  qu'il  était  dans  le  vrai,  et  que  ce 
Protée,  dompté  par  deux  mots,  se  montrait  lui-même. 

—  Malheureuse  vie!  dit-il  d'abord. —  Puis  il  rêva, 
déchira  le  bord  de  son  chapeau,  sans  parler  pendant 
une  minute  encore,  et  reprit,  se  parlant  à  lui  seul,  au 
réveil  : 

—  C'est  vrai!  Tragédien  ou  Comédien.  — Tout 
est  rôle,  tout  est  costume  pour  moi  depuis  longtemps 
et  pour  toujours.  Quelle  fatigue  !  quelle  petitesse  ! 
Poser!  toujours  poser!  de  face  pour  ce  parti,  de  profil 
pour  celui-là,  selon  leur  idée.  Leur  paraître  ce  qu'ils 
aiment  que  l'on  soit,  et  deviner  juste  leurs  rêves  d'im- 
béciles. Les  placer  tous  entre  l'espérance  et  la  crainte. 
—  Les  éblouir  par  des  dates  et  des  bulletins,  par  des 
prestiges  de  distance  et  des  prestiges  de  nom.  Etre 
leur  maître  à  tous  et  ne  savoir  qu'en  faire.  Voilà  tout, 
ma  foi!  —  Et  après  ce  tout,  s'ennuyer  autant  que 
je  fais,  c'est  trop  fort.  —  Car,  en  vérité,  poursuivit-il 
en  se  croisant  les  jambes  et  en  se  couchant  dans  un 
fauteuil,  je  m'ennuie  énormément.  —  Sitôt  que  je 
m'assieds,  je  crève  d'ennui.  —  Je  ne  chasserais  pas 
trois  jours  à  Fontainebleau  sans  périr  de  langueur.  — 
Moi,  il  faut  que  j'aille  et  que  je  fasse  aller.  Si  je  sais 
oîi,  je  veux  être  pendu,  par  exemple.  Je  vous  parle 
à  cœur  ouvert.  J'ai  des  plans  pour  la  vie  de  quarante 
empereurs,  j'en  fais  un  tous  les  matins  et  un  tous  les 


l86  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

soirs;  j'ai  une  imagination  infatigable;  mais  je  n'aurais 
pas  le  temps  d'en  remplir  deux,  que  je  serais  usé  de 
corps  et  d'âme  ;  car  notre  pauvre  lampe  ne  brûle  pas 
longtemps.  Et  francliement,  quand  tous  mes  plans 
seraient  exécutés,  je  ne  jurerais  pas  que  le  monde 
s'en  trouvât  beaucoup  plus  heureux;  mais  il  serait 
plus  beau,  et  une  unité  majestueuse  régnerait  sur  lui. 
—  Je  ne  suis  pas  un  philosophe,  moi,  et  je  ne  sais 
que  notre  secrétaire  de  Florence  qui  ait  eu  le  sens 
commun.  Je  n'entends  rien  à  certaines  théories.  La  vie 
est  trop  courte  pour  s'arrêter.  Sitôt  que  j'ai  pensé, 
j'exécute.  On  trouvera  assez  d'explications  de  mes 
actions  après  moi  pour  m'agrandir  si  je  réussis  et  me 
rapetisser  si  je  tombe.  Les  paradoxes  sont  là  tout  prêts, 
ils  abondent  en  France;  je  les  fais  taire  de  mon  vivant, 
mais  après  il  faudra  voir.  —  N'importe,  mon  afTairc 
est  de  réussir,  et  je  m'entends  à  cela.  Je  fais  mon  Iliade 
en  action ,  moi ,  et  tous  les  jours. 

Ici  il  se  leva  avec  une  promptitude  gaie  et  quelque 
chose  d'alerte  et  de  vivant;  il  était  naturel  et  vrai  dans 
ce  moment-là,  il  ne  songeait  point  à  se  dessiner  comme 
il  fit  depuis  dans  ses  dialogues  de  Sainte-Hélène;  il 
ne  songeait  point  à  s'idéaliser,  et  ne  composait  point 
son  personnage  de  manière  à  réaliser  les  plus  belles 
conceptions  philosophiques;  il  était  lui,  lui-même  mis 
au  dehors.  —  Il  revint  près  du  Saint-Père,  qui  n'avait 
pas  fait  un  mouvement,  et  marcha  devant  lui.  Là, 
s'enflammant,  riant  à  moitié  avec  ironie,  il  débita  ceci , 
à  peu  près,  tout  mêlé  de  trivial  et  de  grandiose,  selon 
son  usage,  en   parlant  avec  une  volubilité  inconce- 


LA   CANNE  DE  JONC.  1  87 

vable,  expression  rapide  de  ce  génie  facile  et  prompt 
qui  devinait  tout,  à  la  fois,  sans  étude. 

—  La  naissance  est  tout,  dit-il;  ceux  qui  viennent 
au  monde  pauvres  et  nus  sont  toujours  des  désespérés. 
Cela  tourne  en  action  ou  en  suicide,  scion  le  caractère 
des  gens.  Quand  ils  ont  le  courage,  comme  moi,  de 
mettre  la  main  à  tout,  ma  foi!  ils  font  le  diable.  Que 
voulez-vous?  II  faut  vivre.  Il  faut  trouver  sa  place  et 
faire  son  trou.  Moi,  j'ai  fait  le  mien  comme  un  boulet 
de  canon.  Tant  pis  pour  ceux  qui  étaient  devant  moi. 
—  Les  uns  se  contentent  de  peu,  les  autres  n'ont 
jamais  assez.  —  Qu'y  faire?  Chacun  mange  selon  son 
appétit;  moi,  j'avais  grand'faim!  ■ — Tenez,  Saint-Père, 
à  Toulon,  je  n'avais  pas  de  quoi  acheter  une  paire 
d'épaulettes,  et  au  lieu  d'elles  j'avais  une  mère  et  je 
ne  sais  combien  de  frères  sur  les  épaules.  Tout  cela 
est  placé  à  présent,  assez  convenablement,  j'espère. 
Joséphine  m'avait  épousé,  comme  par  pitié,  et  nous 
allons  la  couronner  à  la  barbe  de  Raguideau,  son 
notaire,  qui  disait  que  je  n'avais  que  la  cape  et  l'épée. 
H  n'avait,  ma  foi  !  pas  tort.  —  Manteau  impérial,  cou- 
ronne, qu'est-ce  que  tout  cela?  Est-ce  à  moi?  — 
Costume!  costume  d'acteur!  Je  vais  l'endosser  pour 
une  heure,  et  j'en  aurai  assez.  Ensuite  je  reprendrai 
mon  petit  habit  d'officier,  et  je  monterai  à  cheval.  — 
Toujours  à  cheval  ;  toute  la  vie  à  cheval  !  —  Je  ne 
serai  pas  assis  un  jour  sans  courir  le  risque  d'être 
jeté  à  bas  du  fauteuil.  Est-ce  donc  bien  à  envier? 
Hein? 

Je  vous  le  dis,  Saint-Père;  il  n'v  a  au  monde  que 


l88  SOUVENIRS  DE   GRANDEUR  MILITAIRE. 

deux  classes  d'hommes  :  ceux  qui  ont  et  ceux  qui 
gagnent. 

Les  premiers  se  couchent,  les  autres  se  remuent. 
Comme  j'ai  compris  cela  de  bonne  heure  et  à  propos, 
j'irai  loin,  voilà  tout.  II  n'y  en  a  que  deux  qui  soient 
arrivés  en  commençant  à  quarante  ans  :  Cromvveil  et 
Jean-Jacques;  si  vous  aviez  donné  à  l'un  une  ferme, 
et  à  l'autre  douze  cents  francs  et  sa  servante,  ils  n'au- 
raient ni  prêché,  ni  commandé,  ni  écrit.  11  J  a  des 
ouvriers  en  bâtiments,  en  couleurs,  en  formes  et  en 
phrases;  moi,  je  suis  ouvrier  en  batailles.  C'est  mon 
état.  —  A  trente-cinq  ans,  j'en  ai  déjà  fabriqué  di.\- 
huit  qui  s'appellent  :  Victoires.  —  II  faut  bien  qu'on 
me  paye  mon  ouvrage.  Et  le  payer  d'un  trône,  ce 
n'est  pas  trop  cher.  —  D'ailleurs  je  travaillerai  tou- 
jours. Vous  en  verrez  bien  d'autres.  Vous  verrez  toutes 
les  dynasties  dater  de  la  mienne,  tout  parvenu  que 
je  suis,  et  élu.  Elu,  comme  vous,  Saint-Père,  et  tiré 
de  la  foule.  Sur  ce  point  nous  pouvons  nous  donner 
la  main. 

Et,  s'approchant.  il  tendit  sa  main  blanche  et  brus- 
que vers  la  main  décharnée  et  timide  du  bon  Pape, 
qui,  peut-être  attendri  par  le  ton  de  bonhomie  de  ce 
dernier  mouvement  de  l'Empereur,  peut-être  par  un 
retour  secret  sur  sa  propre  destinée  et  une  triste  pensée 
sur  l'avenir  des  sociétés  chrétiennes,  lui  donna  dou- 
cement le  bout  de  ses  doigts,  tremblants  encore,  de 
l'air  d'une  grand'mère  qui  se  raccommode  avec  un 
enfant  qu'elle  avait  eu  le  chagrin  de  gronder  trop  fort. 
Cependant  il  secoua  la  tête  avec  tristesse,  et  je  vis 


LA   CANNE  DE  JONC.  189 

rouler  de  ses  beaux  yeux  une  larme  qui  glissa  rapi- 
dement sur  sa  joue  livide  et  desséchée.  Elle  me  parut 
le  dernier  adieu  du  Christianisme  mourant  qui  aban- 
donnait la  terre  à  l'égoïsme  et  au  hasard. 

Bonaparte  jeta  un  regard  furtif  sur  cette  larme  ar- 
rachée à  ce  pauvre  cœur,  et  je  surpris  même,  d'un 
côté  de  sa  bouche,  un  mouvement  rapide  qui  ressem- 
blait à  un  sourire  de  triomphe.  —  En  ce  moment, 
cette  nature  toute-puissante  me  parut  moins  élevée 
et  moins  exquise  que  celle  de  son  saint  adversaire; 
cela  me  fit  rougir,  sous  mes  rideaux,  de  tous  mes  en- 
thousiasmes passés;  je  sentis  une  tristesse  toute  nou- 
velle en  découvrant  combien  la  plus  haute  grandeur 
politique  pouvait  devenir  petite  dans  ses  froides  ruses 
de  vanité,  ses  pièges  misérables  et  ses  noirceurs  de 
roué.  Je  vis  qu'il  n'avait  rien  voulu  de  son  prison- 
nier, et  que  c'était  une  )oie  tacite  qu'il  s'était  donnée 
de  n'avoir  pas  failli  dans  ce  tête-à-tête,  et  s'étant  laissé 
surprendre  à  l'émotion  de  la  colère,  de  faire  fléchir 
le  captif  sous  l'émotion  de  la  fatigue,  de  la  crainte  et 
de  toutes  les  faiblesses  qui  amènent  un  attendrissement 
inexplicable  sur  la  paupière  d'un  vieillard.  —  Il  avait 
voulu  avoir  le  dernier  et  sortit,  sans  ajouter  un  mot, 
aussi  brusquement  qu'il  était  entré.  Je  ne  vis  pas  s'il 
avait  salué  le  Pape.  Je  ne  le  crois  pas. 


CHAPITRE  VI. 


UN    HOMME    DE    MER. 


Sitôt  que  l'Empereur  fut  sorti  de  l'appartement, 
deux  ecclésiastiques  vinrent  auprès  du  Saint-Père,  et 
l'emmenèrent  en  le  soutenant  sous  chaque  bras, 
atterré,  ému  et  tremblant. 

Je  demeurai  jusqu'à  la  nuit  dans  l'alcôve  d'où 
j'avais  écouté  cet  entretien.  Mes  idées  étaient  confon- 
dues, et  la  terreur  de  cette  scène  n'était  pas  ce  qui 
me  dominait.  J'étais  accablé  de  ce  que  j'avais  vu;  et, 
sachant  à  présent  à  quels  calculs  mauvais  l'ambition 
toute  personnelle  pouvait  fane  descendre  le  génie, 
je  haïssais  cette  passion  qui  venait  de  flétrir,  sous  mes 
jeux,  le  plus  brillant  des  Dominateurs,  celui  qui 
donnera  peut-être  son  nom  au  siècle  pour  l'avoir 
arrêté  dix  ans  dans  sa  marche.  —  Je  sentis  que  c'était 
folie  de  se  dévouer  à  un  homme,  puisque  l'autorité 
despotique  ne  peut  manquer  de  rendre  mauvais  nos 
faibles  cœurs;  mais  je  ne  savais  à  quelle  idée  me  don- 
ner désormais.  Je  vous  l'ai  dit,  j'avais  dix-huit  ans 
alors,  et  je  n'avais  encore  en  moi  qu'un  instinct  vague 
du  Vrai,  du  Bon  et  du  Beau,  mais  assez  obstiné  pour 


LA  CANNE  DE  JONC.  ipi 

m'attacher  sans  cesse  à  cette  recherche.  C'est  la  seule 
chose  que  j'estime  en  moi. 

Je  jugeai  qu'il  était  de  mon  devoir  de  me  taire  sur 
ce  que  j'avais  vu;  mais  j'eus  heu  de  croire  que  l'on 
s'était  aperçu  de  ma  disparition  momentanée  de  la 
suite  de  l'Empereur,  car  voici  ce  qui  m'arriva.  Je  ne 
remarquai  dans  les  manières  du  maître  aucun  change- 
ment à  mon  égard.  Seulement,  je  passai  peu  de  jours 
près  de  lui,  et  l'étude  attentive  que  j'avais  voulu  faire 
de  son  caractère  fut  brusquement  arrêtée.  Je  reçus 
un  matin  l'ordre  de  partir  sur-le-champ  pour  le  camp 
de  Boulogne,  et  à  mon  arrivée,  l'ordre  de  m'embar- 
quer  sur  un  des  bateaux  plats  que  l'on  essayait  en 
mer. 

Je  partis  avec  moins  de  peine  que  si  l'on  m'eût 
annoncé  ce  voyage  avant  la  scène  de  Fontainebleau. 
Je  respirai  en  m'éloignant  de  ce  vieux  château  et  de  sa 
forêt  et,  à  ce  soulagement  involontaire,  je  sentis  que 
mon  Séidisme  était  mordu  au  cœur.  Je  fus  attristé 
d'abord  de  cette  première  découverte,  et  je  tremblai 
pour  l'éblouissante  illusion  qui  faisait  pour  moi  un 
devoir  de  mon  dévouement  aveugle.  Le  grand  égoïste 
s'était  montré  à  nu  devant  moi;  mais  à  mesure  que  je 
m'éloignai  de  lui  je  commençai  à  le  contempler  dans 
ses  œuvres,  et  il  reprit  encore  sur  moi,  par  cette  vue, 
une  partie  du  magique  ascendant  par  lequel  il  avait 
fasciné  le  monde.  —  Cependant  ce  fut  plutôt  l'idée 
gigantesque  de  la  guerre  qui  désormais  m'apparut, 
que  celle  de  l'homme  qui  la  représentait  d'une  si  re- 
doutable façon,  et  je  sentis  à  cette  grande  vue  un  eni- 


192  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR   MILITAIRE. 

vrement  insensé  redoubler  en  moi  pour  la  gloire  des 
combats,  m'étourdissant  sur  le  maître  qui  les  ordon- 
nait, et  regardant  avec  orgueil  le  travail  perpétuel  des 
hommes  qui  ne  me  parurent  tous  que  ses  humbles 
ouvriers. 

Le  tableau  était  homérique  en  effet  et  bon  à 
prendre  des  écoliers  par  l'étourdissement  des  actions 
multiphées.  Quelque  chose  de  faux  s'y  démêlait 
pourtant  et  se  montrait  vaguement  à  moi,  mais  sans 
netteté  encore,  et  je  sentais  le  besoin  d'une  vue  meil- 
leure que  la  mienne  qui  me  fît  découvrir  le  fond  de 
tout  cela.  Je  venais  d'apprendre  à  mesurer  le  Capi- 
taine, il  me  fallait  sonder  la  guerre.  —  Voici  quel 
nouvel  événement  me  donna  cette  seconde  leçon  :  car 
j'ai  reçu  trois  rudes  enseignements  dans  ma  vie,  et  je 
vous  les  raconte  après  les  avoir  médités  tous  les  jours. 
Leurs  secousses  me  furent  violentes  et  la  dernière 
acheva  de  renverser  l'idole  de  mon  âme. 

L'apparente  démonstration  de  conquête  et  de  dé- 
barquement en  Angleterre,  l'évocation  des  souvenirs 
de  Guillaume  le  Conquérant,  la  découverte  du  camp 
de  César,  à  Boulogne,  le  rassemblement  subit  de 
neuf  cents  bâtiments  dans  ce  port,  sous  la  protection 
d'une  flotte  de  cinq  cents  voiles,  toujours  annoncée; 
l'établissement  des  camps  de  Dunkerque  et  d'Os- 
tende,  de  Calais,  de  Montreuil  et  de  Saint-Omer, 
sous  les  ordres  de  quatre  maréchaux;  le  trône  mili- 
taire d'où  tombèrent  les  premières  étoiles  de  la  Lé- 
gion d'honneur,  les  revues,  les  fêtes,  les  attaques  par- 
tielles, tout  cet  éclat  réduit,  selon  le  langage  géomé- 


LA  CANNE  DE  JONC.  193 

trique,  à  sa  plus  simple  expression,  eut  trois  buts  : 
inquiéter  l'Angleterre,  assoupir  l'Europe,  concentrer 
et  enthousiasmer  l'armée. 

Ces  trois  points  dépassés,  Bonaparte  laissa  tomber 
pièce  à  pièce  la  machine  artificielle  qu'il  avait  fait 
jouer  à  Boulogne.  Quand  j'y  arrivai,  elle  jouait  à  vide 
comme  celle  de  Marly.  Les  généraux  y  faisaient  en- 
core les  faux  mouvements  d'une  ardeur  simulée  dont 
ils  n'avaient  pas  la  conscience.  On  continuait  à  jeter 
encore  à  la  mer  quelques  malheureux  bateaux  dédai- 
gnés par  les  Anglais  et  coulés  par  eux  de  temps  à 
autre.  Je  reçus  un  commandement  sur  l'une  de  ces 
embarcations,  dès  le  lendemain  de  mon  arrivée. 

Ce  jour-là,  il  y  avait  en  mer  une  seule  frégate  an- 
glaise. Elle  courait  des  bordées  avec  une  majestueuse 
lenteur,  elle  allait,  elle  venait,  elle  virait,  elle  se  pen- 
chait, elle  se  relevait,  elle  se  mirait,  elle  glissait,  elle 
s'arrêtait,  elle  jouait  au  soleil  comme  un  cygne  qui  se 
baigne.  Le  misérable  bateau  plat  de  nouvelle  et  mau- 
vaise invention  s'était  risqué  fort  avant  avec  quatre 
autres  bâtiments  pareils;  et  nous  étions  tout  fiers  de 
notre  audace,  lancés  ainsi  depuis  le  matin,  lorsque 
nous  découvrîmes  tout  à  coup  les  paisibles  jeux  de  la 
frégate.  Ils  nous  eussent  sans  doute  paru  fort  gracieux 
et  poétiques  vus  de  la  terre  ferme,  ou  seulement  si 
elle  se  fût  amusée  à  prendre  ses  ébats  entre  l'Angle- 
terre et  nous;  mais  c'était,  au  contraire,  entre  nous  et 
la  France.  La  côte  de  Boulogne  était  à  plus  d'une 
lieue.  Cela  nous  rendit  pensifs.  Nous  fîmes  force  de 
nos  mauvaises  voiles  et  de  nos  plus  mauvaises  rames 


10)4  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

et,  pendant  que  nous  nous  démenions,  la  paisible  fré- 
gate continuait  à  prendre  son  bain  de  mer  et  à  décrire 
mille  contours  agréables  autour  de  nous,  faisant  !e 
manège,  changeant  de  main  comme  un  cheval  bien 
dressé,  et  dessinant  des  S  et  des  Z  sur  l'eau  de  la 
façon  la  plus  aimable.  Nous  remarquâmes  qu'elle  eut 
la  bonté  de  nous  laisser  passer  plusieurs  fois  devant 
elle  sans  tirer  un  coup  de  canon,  et  même  tout  d'un 
coup  elle  les  retira  tous  dans  l'intérieur  et  ferma  tous 
ses  sabords.  Je  crus  d'abord  que  c'était  une  manœuvre 
toute  pacifique  et  je  ne  comprenais  rien  à  cette  poli- 
tesse. —  Mais  un  gros  vieux  marin  me  donna  un  coup 
de  coude  et  me  dit  :  Voici  qui  va  mal.  En  effet,  après 
nous  avoir  bien  laissés  courir  devant  elle  comme  des 
souris  devant  un  chat,  l'aimable  et  belle  frégate  arriva 
sur  nous  à  toutes  voiles  sans  daigner  faire  feu,  nous 
heurta  de  sa  proue  comme  un  cheval  du  poitrail,  nous 
brisa,  nous  écrasa,  nous  coula,  et  passa  joyeusement 
par-dessus  nous,  laissant  quelques  canots  pêcher  les 
prisonniers,  desquels  je  fus,  moi  dixième,  sur  deux 
cents  hommes  que  nous  étions  au  départ.  La  belle 
frégate  se  nommait  la  Naïade  et,  pour  ne  pas  perdre 
l'habitude  française  des  jeux  de  mots,  vous  pensez 
bien  que  nous  ne  manquâmes  jamais  de  l'appeler  de- 
puis la  Noyade. 

J'avais  pris  un  bain  si  violent  que  l'on  était  sur  le 
point  de  me  rejeter  comme  mort  dans  la  mer,  quand 
un  officier  qui  visitait  mon  portefeuille  y  trouva  la 
lettre  de  mon  père  que  vous  venez  de  lire  et  la  signa- 
ture de  lord  Collingwood.  11  me  fit  donner  des  soins 


LA   CANNE  DE  JONC.  19  5 

plus  attentifs;  on  me  trouva  quelques  signes  de  vie, 
et  quand  je  repris  connaissance,  ce  fut,  non  à  bord 
de  la  gracieuse  Naïade,  mais  sur  la  Victoire  (ràe  Vie- 
tory).  Je  demandai  qui  commandait  cet  autre  navire. 
On  me  répondit  laconiquement  :  Lord  Collingwood. 
Je  crus  qu'il  était  fils  de  celui  qui  avait  connu  mon 
père;  mais  quand  on  me  conduisit  à  lui,  je  fus  dé- 
trompé. C'était  le  même  homme. 

Je  ne  pus  contenir  ma  surprise  quand  il  me  dit, 
avec  une  bonté  toute  paternelle,  qu'il  ne  s'attendait 
pas  à  être  le  gardien  du  fils  après  l'avoir  été  du  père, 
mais  qu'il  espérait  qu'il  ne  s'en  trouverait  pas  plus 
mal;  qu'il  avait  assisté  aux  derniers  moments  de  ce 
vieillard,  et  qu'en  apprenant  mon  nom  il  avait  voulu 
m'avoir  à  son  bord;  il  me  parlait  le  meilleur  français 
avec  une  douceur  mélancolique  dont  l'expression  ne 
m'est  jamais  sortie  de  la  mémoire.  11  m'offrit  de  rester 
à  son  bord,  sur  parole  de  ne  faire  aucune  tentative 
d'évasion.  J'en  donnai  ma  parole  d'honneur,  sans  hé- 
siter, à  la  manière  des  jeunes  gens  de  dix-huit  ans,  et 
me  trouvant  beaucoup  mieux  à  bord  de  la  Victoire  que 
sur  quelque  ponton;  étonné  de  ne  rien  voir  qui  justi- 
fiât les  préventions  qu'on  nous  donnait  contre  les 
Anglais,  je  fis  connaissance  assez  facilement  avec 
les  officiers  du  bâtiment,  que  mon  ignorance  de  la 
mer  et  de  leur  langue  amusait  beaucoup,  et  qui  se 
divertirent  à  me  faire  connaître  l'une  et  l'autre,  avec 
une  politesse  d'autant  plus  grande  que  leur  amiral  me 
traitait  comme  son  fils.  Cependant  une  grande  tris- 
tesse me  prenait  quand  je  voyais  de  loin  les  côtes 

13. 


i^6  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

blanches  de  la  Normandie,  et  je  me  retirais  pour  ne 
pas  pleurer.  Je  résistais  à  l'envie  que  j'en  avais,  parce 
que  j'étais  jeune  et  courageux;  mais  ensuite,  dès  que 
ma  volonté  ne  surveillait  plus  mon  cœur,  dès  que 
j'étais  couché  et  endormi,  les  larmes  sortaient  de  mes 
yeux  malgré  moi  et  trempaient  mes  joues  et  la  toile 
de  mon  lit  au  point  de  me  réveiller. 

Un  soir  surtout,  il  y  avait  eu  une  prise  nouvelle 
d'un  brick  français;  je  l'avais  vu  périr  de  loin,  sans 
que  l'on  pût  sauver  un  seul  homme  de  l'équipage, 
et,  malgré  la  gravité  et  la  retenue  des  officiers,  il 
m'avait  fallu  entendre  les  cris  et  les  hourras  des  ma- 
telots qui  voyaient  avec  joie  l'expédition  s'évanouir  et 
la  mer  engloutir  goutte  à  goutte  cette  avalanche  qui 
menaçait  d'écraser  leur  patrie.  Je  m'étais  retiré  et  ca- 
ché tout  le  jour  dans  le  réduit  que  lord  Collingwood 
m'avait  fait  donner  près  de  son  appartement,  comme 
pour  mieux  déclarer  sa  protection,  et,  quand  la  nuit 
fut  venue,  je  montai  seul  sur  le  pont.  J'avais  senti 
l'ennemi  autour  de  moi  plus  que  jamais,  et  je  me  mis 
à  réfléchir  sur  ma  destinée  si  tôt  arrêtée,  avec  une 
amertume  plus  grande.  Il  y  avait  un  mois  déjà  que 
j'étais  prisonnier  de  guerre,  et  l'amiral  Collingwood, 
qui,  en  public,  me  traitait  avec  tant  de  bienveillance, 
ne  m'avait  parlé  qu'un  instant  en  particulier,  le  pre- 
mier jour  de  mon  arrivée  à  son  bord;  il  était  bon, 
mais  froid,  et,  dans  ses  manières,  ainsi  que  dans  celles 
des  officiers  anglais,  il  y  avait  un  point  où  tous  les 
épanchements  s'arrêtaient  et  oi!i  la  politique  compas- 
sée se  présentait  comme  une  barrière  sur  tous  les 


LA  CANNE  DE  JONC.  197 

chemins.  C'est  à  cela  que  se  fait  sentir  la  vie  en  pays 
étranger.  J'y  pensais  avec  une  sorte  de  terreur  en 
considérant  l'abjection  de  ma  position  qui  pouvait 
durer  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre,  et  je  voyais  comme 
inévitable  le  sacrifice  de  ma  jeunesse,  anéantie  dans 
la  honteuse  inutilité  du  prisonnier.  La  frégate  mar- 
chait rapidement,  toutes  voiles  dehors,  et  je  ne  la 
sentais  pas  aller.  J'avais  appuyé  mes  deux  mains  à  un 
câble  et  mon  front  sur  mes  deux  mains,  et,  ainsi 
penché,  je  regardais  dans  l'eau  de  la  mer.  Ses  pro- 
fondeurs vertes  et  sombres  me  donnaient  une  sorte 
de  vertige,  et  le  silence  de  la  nuit  n'était  interrompu 
que  par  des  cris  anglais.  J'espérais  un  moment  que  le 
navire  m'emporterait  bien  loin  de  la  France  et  que 
je  ne  verrais  plus,  le  lendemain,  ces  côtes  droites  et 
blanches,  coupées  dans  la  bonne  terre  chérie  de  mon 
pauvre  pays.  —  Je  pensais  que  je  serais  ainsi  délivré 
du  désir  perpétue!  que  me  donnait  cette  vue  et  que 
je  n'aurais  pas,  du  moins,  ce  supplice  de  ne  pouvoir 
même  songer  à  m'échapper  sans  déshonneur,  supplice 
de  Tantale,  où  une  soi-f  avide  de  la  Patrie  devait  me 
dévorer  pour  longtemps.  J'étais  accablé  de  ma  soli- 
tude et  je  souhaitais  une  prochaine  occasion  de  me 
faire  tuer.  Je  rêvais  à  composer  ma  mort  habilement 
et  à  la  manière  grande  et  grave  des  anciens.  J'imaginais 
une  fin  héroïque  et  digne  de  celles  qui  avaient  été  le 
sujet  de  tant  de  conversations  de  pages  et  d'enfants 
guerriers,  l'objet  de  tant  d'envie  parmi  mes  compa- 
gnons. J'étais  dans  ces  rêves  qui,  à  dix-huit  ans,  res- 
semblent plutôt  à   une   continuation  d'action   et  de 


198  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

combat  qu'à  une  sérieuse  méditation,  lorsque  je  me 
sentis  doucement  tirer  par  le  bras,  et,  en  me  retour- 
nant, je  vis,  debout  derrière  moi,  le  bon  amiral  Col- 
lingwood. 

II  avait  à  la  main  sa  lunette  de  nuit  et  il  était  vêtu 
de  son  grand  uniforme  avec  la  rigide  tenue  anglaise. 
II  me  mit  une  main  sur  l'épaule  d'une  façon  pater- 
nelle, et  je  remarquai  un  air  de  mélancolie  profonde 
dans  ses  grands  yeux  noirs  et  sur  son  front.  Ses  che- 
veux blancs,  à  demi  poudrés,  tombaient  assez  négli- 
gemment sur  ses  oreilles,  et  il  y  avait,  à  travers  le 
calme  inaltérable  de  sa  voix  et  de  ses  manières,  un 
fond  de  tristesse  qui  me  frappa  ce  soir-Ià  surtout,  et 
me  donna  pour  lui,  tout  d'abord,  plus  de  respect 
et  d'attention. 

—  Vous  êtes  déjà  triste,  mon  enfant,  me  dit-il. 
J'ai  quelques  petites  choses  à  vous  dire;  voulez-vous 
causer  un  peu  avec  moi  ? 

Je  balbutiai  quelques  paroles  vagues  de  reconnais- 
sance et  de  politesse  qui  n'avaient  pas  le  sens  com- 
mun probablement,  car  il  ne  les  écouta  pas,  et  s'assit 
sur  un  banc,  me  tenant  une  main.  J'étais  debout  de- 
vant lui. 

—  Vous  n'êtes  prisonnier  que  depuis  un  mois,  re- 
prit-il, et  je  le  suis  depuis  trente-trois  ans.  Oui,  mon 
ami,  je  suis  prisonnier  de  la  mer;  elle  me  garde  de 
tous  côtés,  toujours  des  flots  et  des  flots;  je  ne  vois 
qu'eux,  je  n'entends  qu'eux.  Mes  cheveux  ont  blanchi 
sous  leur  écume,  et  mon  dos  s'est  un  peu  voûté  sous 
leur  humidité.  J'ai  passé  si  peu  de  temps  en  Angle- 


LA   CANNE  DE  JONC.  I  99 

terre,  que  je  ne  la  connais  que  par  la  carte.  La  Patrie 
est  un  être  idéal  que  je  n'ai  fait  qu'entrevoir,  mais 
que  je  sers  en  esclave  et  qui  augmente  pour  moi  de 
rigueur  à  mesure  que  je  lui  deviens  plus  nécessaire. 
C'est  le  sort  commun  et  c'est  même  ce  que  nous  de- 
vons le  plus  souhaiter  que  d'avoir  de  telles  chaînes; 
mais  elles  sont  quelquefois  bien  lourdes. 

II  s'interrompit  un  instant  et  nous  nous  tûmes  tous 
deux,  car  je  n'aurais  pas  osé  dire  un  mot,  voyant 
qu'il  allait  poursuivre. 

—  J'ai  bien  réfléchi,  me  dit-il,  et  je  me  suis  inter- 
rogé sur  mon  devoir  quand  je  vous  ai  eu  à  mon  bord. 
J'aurais  pu  vous  laisser  conduire  en  Angleterre,  mais 
vous  auriez  pu  y  tomber  dans  une  misère  dont  je 
vous  garantirai  toujours,  et  dans  un  désespoir  dont 
j'espère  aussi  vous  sauver;  j'avais  pour  votre  père 
une  amitié  bien  vraie,  et  je  lui  en  donnerai  ici  une 
preuve;  s'il  me  voit,  il  sera  content  de  moi,  n'est-ce 
pas? 

L'Amiral  se  tut  encore  et  me  serra  la  main.  H  s'a- 
vança même  dans  la  nuit  et  me  regarda  attentivement 
pour  voir  ce  que  j'éprouvais  à  mesure  qu'il  me  parlait. 
Mais  j'étais  trop  interdit  pour  lui  répondre.  H  pour- 
suivit plus  rapidement  : 

—  J'ai  déjà  écrit  à  l'Amirauté  pour  qu'au  premier 
échange  vous  fussiez  renvoyé  en  France.  Mais  cela 
pourra  être  long,  ajouta-t-il,  je  ne  vous  le  cache  pas; 
car,  outre  que  Bonaparte  s'y  prête  mal,  on  nous  fait 
peu  de  prisonniers.  —  En  attendant,  je  veux  vous 
duc  que  je  vous  venais  avec  plaisir  étudier  la  langue 


200  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

de  VOS  ennemis,  vous  voyez  que  nous  savons  la  vôtre. 
Si  vous  voulez,  nous  travaillerons  ensemble  et  je  vous 
prêterai  Shakspeare  et  le  capitaine  Cook.  —  Ne 
vous  affligez  pas,  vous  serez  libre  avant  moi,  car,  si 
l'Empereur  ne  fait  pas  la  paix,  j'en  ai  pour  toute  ma 
vie. 

Ce  ton  de  bonté,  par  lequel  il  s'associait  à  moi  et 
nous  faisait  camarades,  dans  sa  prison  flottante,  me 
fit  de  la  peine  pour  lui;  je  sentis  que,  dans  cette  vie 
sacrifiée  et  isolée,  il  avait  besoin  de  faire  du  bien 
pour  se  consoler  secrètement  de  la  rudesse  de  sa  mis- 
sion toujours  guerroyante. 

—  Milord,  lui  dis-je,  avant  de  m'enseigner  les 
mots  d'une  langue  nouvelle,  apprenez-moi  les  pen- 
sées par  lesquelles  vous  êtes  parvenu  à  ce  calme  par- 
fait, à  cette  égalité  d'âme  qui  ressemble  à  du  bon- 
heur, et  qui  cache  un  éternel  ennui...  Pardonnez-moi 
ce  que  je  vais  vous  dire,  mais  je  crains  que  cette 
vertu  ne  soit  qu'une  dissimulation  perpétuelle. 

—  Vous  vous  trompez  grandement,  dit-il,  le  sen- 
timent du  Devoir  finit  par  dominer  tellement  l'esprit, 
qu'il  entre  dans  le  caractère  et  devient  un  de  ses 
traits  principaux,  justement  comme  une  saine  nourri- 
ture, perpétuellement  reçue,  peut  changer  la  masse 
du  sang  et  devenir  un  des  principes  de  notre  consti- 
tution. J'ai  éprouvé,  plus  que  tout  homme  peut-être, 
à  quel  point  il  est  facile  d'arriver  à  s'oublier  complè- 
tement. Mais  on  ne  peut  dépouiller  l'homme  tout  en- 
tier, et  il  y  a  des  choses  qui  tiennent  plus  au  cœur  que 
l'on  ne  voudrait. 


LA  CANNE  DE  JONC.  20  I 

Là,  il  s'interrompit  et  prit  sa  longue  lunette.  II  la 
plaça  sur  mon  épaule  pour  observer  une  lumière  lom- 
tame  qui  glissait  à  l'horizon,  et,  sachant  à  l'instant 
au  mouvement  ce  que  c'était  :  —  Bateaux  pêcheurs, 
dit-il,  et  il  se  plaça  près  de  moi,  assis  sur  le  bord  du 
navire.  Je  voyais  qu'il  avait  depuis  longtemps  quelque 
chose  à  me  dire  qu'il  n'abordait  pas. 

—  Vous  ne  me  parlez  jamais  de  votre  père,  me 
dit-il  tout  à  coup;  je  suis  étonné  que  vous  ne  m'inter- 
rogiez pas  sur  lui,  sur  ce  qu'il  a  souffert,  sur  ce  qu'il 
a  dit,  sur  ses  volontés. 

Et  comme  la  nuit  était  très-claire,  je  vis  encore  que 
j'étais  attentivement  observé  par  ses  grands  yeux 
noirs. 

—  Je  craignais  d'être  indiscret...  lui  dis-je  avec 
embarras. 

II  me  serra  le  bras,  comme  pour  m'empêcher  de 
parler  davantage. 

• — •  Ce  n'est  pas  cela,  dit-il,  my  cbild,  ce  n'est  pas 
cela. 

Et  il  secouait  la  tête  avec  doute  et  bonté. 

—  J'ai  trouvé  peu  d'occasions  de  vous  parler,  mi- 
lord. 

—  Encore  moins,  interrompit-il;  vous  m'auriez 
parlé  de  cela  tous  les  jours,  si  vous  l'aviez  voulu. 

Je  remarquai  de  l'agitation  et  un  peu  de  reproche 
dans  son  accent.  C'était  là  ce  qui  lui  tenait  au  cœur. 
Je  m'avisai  encore  d'une  autre  sotte  réponse  pour  me 
justifier;  car  rien  ne  rend  aussi  niais  que  les  mauvaises 
excuses. 


202  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR   MILITAIRE. 

—  Milord,  lui  dis-je,  le  sentiment  liumiliant  de  la 
captivité  absorbe  plus  que  vous  ne  pouvez  croire.  — 
Et  je  me  souviens  que  je  crus  prendre  en  disant  cela 
un  air  de  dignité  et  une  contenance  de  Régulus, 
propres  à  lui  donner  un  grand  respect  pour  moi. 

—  Ah  !  pauvre  garçon  !  pauvre  enfant  !  —  poor 
boy!  me  dit-il,  vous  n'êtes  pas  dans  le  vrai.  Vous 
ne  descendez  pas  en  vous-même.  Cherchez  bien,  et 
vous  trouverez  une  indifférence  dont  vous  n'êtes  pas 
comptable,  mais  bien  la  destinée  militaire  de  votre 
pauvre  père. 

II  avait  ouvert  le  chemin  à  la  venté,  je  la  laissai 
partir. 

—  11  est  certain,  dis-je,  que  je  ne  connaissais  pas 
mon  père,  je  l'ai  à  peine  vu  à  Malte,  une  fois. 

—  Voilà  le  vrai!  cna-t-il. Voilà  le  cruel,  mon  ami! 
Mes  deux  filles  diront  un  )our  comme  cela.  Elles 
diront  :  Nous  ne  connaissons  pas  notre  père  !  Sarah  et 
Marj  diront  cela!  et  cependant  je  les  aime  avec  un 
cœur  aident  et  tendre,  je  les  élève  de  loin,  je  les 
surveille  de  mon  vaisseau,  je  leur  écris  tous  les  jours, 
je  dirige  leurs  lectures,  leurs  travau.\,  je  leur  envoie 
des  idées  et  des  sentiments,  je  reçois  en  échange 
leurs  confidences  d'enfants;  je  les  gronde,  je  m'a- 
paise, je  me  réconcilie  avec  elles;  je  sais  tout  ce 
qu'elles  font  !  je  sais  quel  jour  elles  ont  été  au  tem- 
ple avec  de  trop  belles  robes.  Je  donne  à  leur  mère 
de  continuelles  instructions  pour  elles,  je  prévoie 
d'avance  qui  les  aimera,  qui  les  demandera,  qui  les 
épousera;  leurs  maris  seront   mes   fils;  j'en    fais  des 


LA  CANNE  DE  JONC.  203 

femmes  pieuses  et  simples  :  on  ne  peut  pas  être  plus 
père  que  je  ne  le  suis...  Eii  bien!  tout  cela  n'est  rien, 
parce  qu'elles  ne  me  voient  pas. 

11  dit  ces  derniers  mots  d'une  voix  émue,  au  fond 
de  laquelle  on  sentait  des  larmes...  Après  un  moment 
de  silence,  il  continua  : 

—  Oui,  Sarali  ne  s'est  jamais  assise  sur  mes  ge- 
noux que  lorsqu'elle  avait  deux  ans,  et  je  n'ai  tenu 
Mary  dans  mes  bras  que  lorsque  ses  jeux  n'étaient 
pas  ouverts  encore.  Oui,  il  est  juste  que  vous  ayez 
été  indifférent  pour  votre  père  et  qu'elles  le  devien- 
nent un  jour  pour  moi.  On  n'aime  pas  un  invisible. 
—  Qu'est-ce  pour  elles  que  leur  père?  une  lettre  de 
chaque  jour.  Un  conseil  plus  ou  moins  froid.  —  On 
n'aime  pas  un  conseil,  on  aime  un  être,  —  et  un  être 
qu'on  ne  voit  pas  n'est  pas,  on  ne  l'aime  pas,  —  et 
quand  il  est  mort,  il  n'est  pas  plus  absent  qu'il  n'était 
déjà,  —  et  on  ne  le  pleure  pas. 

H  étouffait,  et  il  s'arrêta.  —  Ne  voulant  pas  aller 
plus  loin  dans  ce  sentiment  de  douleur  devant  un 
étranger,  il  s'éloigna,  il  se  promena  quelque  temps 
et  marcha  sur  le  pont  de  long  en  large.  Je  fus  d'a- 
bord très-touché  de  cette  vue,  et  ce  fut  un  remords 
qu'il  me  donna  de  n'avoir  pas  assez  senti  ce  que  vaut 
un  père,  et  je  dus  à  cette  soirée  la  première  émotion 
bonne,  naturelle,  sainte,  que  mon  cœur  ait  éprouvée. 
A  ces  regrets  profonds,  à  cette  tristesse  insurmon- 
table au  milieu  du  plus  brillant  éclat  militaire,  je 
compris  tout  ce  que  j'avais  perdu  en  ne  connaissant 
pas  l'amour  du    fovcr  qui    pouvait  laisser   dans  un 


2o4  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

grand  cœur  de  si  cuisants  regrets;  je  compris  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  factice  dans  notre  éducation  barbare  et 
brutale,  dans  notre  besoin  insatiable  d'action  étour- 
dissante; je  VIS,  comme  par  une  révélation  soudaine 
du  cœur,  qu'il  y  avait  une  vie  adorable  et  regrettable 
dont  j'avais  été  arraché  violemment,  une  vie  véri- 
table d'amour  paternel,  en  échange  de  laquelle  on 
nous  faisait  une  vie  fausse,  toute  composée  de  haines 
et  de  toutes  sortes  de  vanités  puériles;  je  compris 
qu'il  n'y  avait  qu'une  chose  plus  belle  que  la  famille 
et  à  laquelle  on  pût  saintement  l'immoler  :  c'était 
l'autre  famille,  la  Patrie.  Et  tandis  que  le  vieux  brave, 
s'éloignant  de  moi,  pleurait  parce  qu'il  était  bon,  je 
mis  ma  tête  dans  mes  deux  mains,  et  je  pleurai  de  ce 
que  j'avais  été  jusque-là  si  mauvais. 

Après  quelques  minutes,  l'Amiral  revnit  à  moi  : 
—  J'ai  à  vous  dire,  reprit-il  d'un  ton  plus  ferme, 
que  nous  ne  tarderons  pas  à  nous  rapprocher  de  la 
France.  Je  suis  une  éternelle  sentinelle  placée  devant 
vos  ports.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  ajouter,  et  j'ai  voulu 
que  ce  fût  seul  à  seul  :  souvenez-vous  que  vous  êtes 
ici  sur  votre  parole,  et  que  je  ne  vous  surveillerai 
point;  mais,  mon  enfant,  plus  le  temps  passera,  plus 
l'épreuve  sera  forte.  Vous  êtes  bien  jeune  encore;  si 
la  tentation  devient  trop  grande  pour  que  votre  cou- 
rage y  résiste,  venez  me  trouver  quand  vous  craindrez 
de  succomber,  et  ne  vous  cachez  pas  de  moi;  je  vous 
sauverai  d'une  action  déshonorante  que,  par  malheur 
pour  leurs  noms,  quelques  officiers  ont  commise. 
Souvenez-vous  qu'il  est  permis  de  rompre  une  chaîne 


LA  CANNE  DE  JONC.  205 

de  galérien,  si  l'on  peut,  mais  non  une  parole  d'hon- 
neur. —  Et  il  me  quitta  sur  ces  derniers  mots  en  me 
serrant  la  main. 

Je  ne  sais  si  vous  avez  remarqué,  en  vivant,  mon- 
sieur, que  les  révolutions  qui  s'accomplissent  dans 
notre  âme  dépendent  souvent  d'une  journée,  d'une 
heure,  d'une  conversation  mémorable  et  imprévue 
qui  nous  ébranle  et  jette  en  nous  comme  des  germes 
tout  nouveaux  qui  croissent  lentement,  dont  le  reste 
de  nos  actions  est  seulement  la  conséquence  et  le  na- 
turel développement.  Telles  furent  pour  moi  la  ma- 
tinée de  Fontainebleau  et  la  nuit  du  vaisseau  anglais. 
L'amiral  Collingwood  me  laissa  en  proie  à  un  com- 
bat nouveau.  Ce  qui  n'était  en  moi  qu'un  ennui  pro- 
fond de  la  captivité  et  une  immense  et  juvénile  im- 
patience d'agir,  devint  un  besoin  effréné  de  la  Patrie; 
à  voir  quelle  douleur  minait  à  la  longue  un  homme 
toujours  séparé  de  la  terre  maternelle,  je  me  sentis 
une  grande  hâte  de  connaître  et  d'adorer  la  mienne; 
je  m'inventai  des  liens  passionnés  qui  ne  m'atten- 
daient pas  en  effet;  je  m'imaginai  une  famille  et  me 
mis  à  rêver  à  des  parents  que  j'avais  à  peine  connus 
et  que  je  me  reprochais  de  n'avoir  pas  assez  chéris, 
tandis  qu'habitués  à  me  compter  pour  rien,  ils  vi- 
vaient dans  leur  froideur  et  leur  égoïsme,  parfaite- 
ment indifférents  à  mon  existence  abandonnée  et 
manquée.  Ainsi  le  bien  même  tourna  au  mal  en  moi; 
ainsi  le  sage  conseil  que  le  brave  Amiral  avait  cru 
devoir  me  donner,  il  me  l'avait  apporté  tout  entouré 
d'une  émotion  qui  lui  était  propre  et  qui  parlait  plus 


2o6  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR   MILITAIRE. 

haut  que  lui;  sa  voix  troublée  m'avait  plus  touché 
que  la  sagesse  de  ses  paroles;  et  tandis  qu'il  croyait 
resserrer  ma  chaîne,  il  avait  excité  plus  vivement  en 
moi  le  désir  effréné  de  la  rompre.  —  Il  en  est  ainsi 
presque  toujours  de  tous  les  conseils  écrits  ou  parlés. 
L'expérience  seule  et  le  raisonnement  qui  sort  de  nos 
propres  réflexions  peuvent  nous  instruire.  Voyez, 
vous  qui  vous  en  mêlez,  l'inutilité  des  belles-lettres. 
A  quoi  servez-vous?  qui  convertissez-vous?  et  de  qui 
êtes-vous  jamais  compris,  s'il  vous  plaît?  Vous  faites 
presque  toujours  réussir  la  cause  contraire  à  celle  que 
vous  plaidez.  Regardez,  il  y  en  a  un  qui  fait  de  Cla- 
risse le  plus  beau  poème  épique  possible  sur  la  vertu 
de  la  femme;  —  qu'arrive-t-il?  On  prend  le  contre- 
pied  et  l'on  se  passionne  pour  Lovelace,  qu'elle 
écrase  pourtant  de  sa  splendeur  virginale,  que  le  viol 
même  n'a  pas  terme;  pour  Lovelace,  qui  se  traîne 
en  vain  à  genoux  pour  implorer  la  grâce  de  sa 
victime  sainte,  et  ne  peut  fléchir  cette  âme  que  la 
chute  de  son  corps  n'a  pu  souiller.  Tout  tourne  mal 
dans  les  enseignements.  Vous  ne  servez  à  rien  qu  à 
remuer  des  vices,  qui,  fiers  de  ce  que  vous  les  pei- 
gnez, viennent  se  mirer  dans  votre  tableau  et  se 
trouver  beaux.  —  11  est  vrai  que  cela  vous  est  égal; 
mais  mon  simple  et  bon  Collingwood  m'avait  pris 
vraiment  en  amitié,  et  ma  conduite  ne  lui  était  pas  in- 
différente. Aussi  trouva-t-il  d'abord  beaucoup  de  plai- 
sir à  me  voir  livré  à  des  études  sérieuses  et  cons- 
tantes. Dans  ma  retenue  habituelle  et  mon  silence  il 
trouvait  aussi  quelque  chose  qui  sympathisait  avec  la 


LA  CANNE  DE  JONC.  207 

gravité  anglaise,  et  il  prit  l'habitude  de  s'ouvrir  à  moi 
dans  mamte  occasion  et  de  me  confier  des  affaires 
qui  n'étaient  pas  sans  importance.  Au  bout  de  quelque 
temps  on  me  considéra  comme  son  secrétaire  et  son 
parent,  et  je  parlais  assez  bien  l'anglais  pour  ne  plus 
paraître  trop  étranger. 

Cependant  c'était  une  vie  cruelle  que  je  menais,  et 
je  trouvais  bien  longues  les  journées  mélancoliques 
de  la  mer.  Nous  ne  cessâmes,  durant  des  années  en- 
tières, de  rôder  autour  de  la  France,  et  sans  cesse  je 
voyais  se  dessiner  à  l'horizon  les  côtes  de  cette  terre 
que  Grotius  a  nommée  :  —  le  plus  beau  royaume 
après  celui  du  ciel; —  puis  nous  retournions  à  la  mer, 
et  il  n'y  avait  plus  autour  de  moi,  pendant  des  mois 
entiers,  que  des  brouillards  et  des  montagnes  d'eau. 
Quand  un  navire  passait  près  de  nous  ou  loin  de  nous, 
c'est  qu'il  était  anglais;  aucun  autre  n'avait  permission 
de  se  livrer  au  vent,  et  l'Océan  n'entendait  plus  une 
parole  qui  ne  fût  anglaise.  Les  Anglais  même  en 
étaient  attristés  et  se  plaignaient  qu'à  présent  l'Océan 
fût  devenu  un  désert  où  ils  se  rencontraient  éternelle- 
ment, et  l'Europe  une  forteresse  qui  leur  était  fermée. 
—  Quelquefois  ma  prison  de  bois  s'avançait  si  près 
de  la  terre,  que  je  pouvais  distinguer  des  hommes  et 
des  enfants  qui  marchaient  sur  le  rivage.  Alors  le  cœur 
me  battait  violemment,  et  une  rage  intérieure  me  dé- 
vorait avec  tant  de  violence,  que  j'allais  me  cacher  à 
fond  de  cale,  pour  ne  pas  succomber  au  désir  de  me 
jeter  à  la  nage;  mais  quand  je  revenais  auprès  de  l'in- 
fatigable Collingwood,  j'avais  honte  de  mes  faiblesses 


208  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

d'enfant,  je  ne  pouvais  me  lasser  d'admirer  comment 
à  une  tristesse  si  profonde  il  unissait  un  courage  si 
agissant.  Cet  homme  qui,  depuis  quarante  ans,  ne 
connaissait  que  la  guerre  et  la  mer,  ne  cessait  jamais 
de  s'appliquer  à  leur  étude  comme  à  une  science  in- 
épuisable. Quand  un  navire  était  las,  il  en  montait  un 
autre  comme  un  cavalier  impitoyable;  il  les  usait  et 
les  tuait  sous  lui.  Il  en  fatigua  sept  avec  moi.  II  passait 
les  nuits  tout  habillé,  assis  sur  ses  canons,  ne  cessant 
de  calculer  l'art  de  tenir  son  navire  immobile,  en  sen- 
tinelle, au  même  point  de  la  mer,  sans  être  à  l'ancre, 
à  travers  les  vents  et  les  orages;  exerçait  sans  cesse  ses 
équipages  et  veillait  sur  eux  et  pour  eux;  cet  homme 
n'avait  joui  d'aucune  richesse;  et,  tandis  qu'on  le  nom- 
mait pair  d'Angleterre,  il  aimait  sa  soupière  d'étain 
comme  un  matelot;  puis,  redescendu  chez  lui,  il  re- 
devenait père  de  famille  et  écrivait  à  ses  filles  de  ne 
pas  être  de  belles  dames,  de  lire,  non  des  romans, 
mais  l'histoire  des  voyages,  des  essais  et  Shakspeare 
tant  qu'il  leur  plairait  (as  often  as  tbey  plcase);  il  écri- 
vait :  —  Nous  avons  combattu  le  jour  de  la  naissance 
de  ma  petite  Sarah,  —  après  la  bataille  de  Trafalo;ar, 
que  j'eus  la  douleur  de  lui  voir  gagner,  et  dont  il  avait 
tracé  le  plan  avec  son  ami  Nelson  à  qui  il  succéda. 
—  Quelquefois  il  sentait  sa  santé  s'affaiblir,  il  deman- 
dait grâce  à  l'Angleterre;  mais  l'inexorable  lui  répon- 
dait :  Restez  en  mer,  et  lui  envoyait  une  dignité  ou  une 
médaille  d'or  par  chaque  belle  action;  sa  poitrine  en 
était  surchargée.  II  écrivait  encore  :  «Depuis  que  j'ai 
quitté  mon  pays,  je  n'ai  pas  passé  dix  jours  dans  un 


LA   CANNE   DE  JONC.  20(> 

port,  mes  jeux  s'affaiblissent;  quand  je  pourrai  voir 
mes  enfants,  la  mer  m'aura  rendu  aveugle.  Je  gémis 
de  ce  que  sur  tant  d'officiers  il  est  si  difficile  de  me 
trouver  un  remplaçant  supérieur  en  habileté.»  L'An- 
gleterre répondait  :  Vous  resterez  en  mer,  toujours  en  mer. 
Et  il  y  resta  jusqu'à  sa  mort. 

Cette  vie  romaine  et  imposante  m'écrasait  par  son 
élévation  et  me  toucfiait  par  sa  simplicité,  lorsque  je 
l'avais  contemplée  un  jour  seulement,  dans  sa  résigna- 
tion grave  et  réfléchie.  Je  me  prenais  en  grand  mé- 
pris, moi  qui  n'étais  rien  comme  citoyen,  rien  comme 
père,  ni  comme  fils,  ni  comme  frère,  ni  homme  de 
famille,  ni  homme  public,  de  me  plaindre  quand  il 
ne  se  plaignait  pas.  II  ne  s'était  laissé  deviner  qu'une 
fois  malgré  lui,  et  moi,  enfant  inutile,  moi,  fourmi 
d'entre  les  fourmis  que  foulait  aux  pieds  le  sultan  de 
la  France,  je  me  reprochais  mon  désir  secret  de  re- 
tourner me  livrer  au  hasard  de  ses  caprices  et  de  rede- 
venir un  des  grains  de  cette  poussière  qu'il  pétrissait 
dans  le  sang.  — •  La  vue  de  ce  vrai  citoyen  dévoué, 
non  comme  je  l'avais  été,  à  un  homme,  mais  à  la  Pa- 
trie et  au  Devoir,  me  fut  une  heureuse  rencontre,  car 
j'appris,  à  cette  école  sévère,  quelle  est  la  véritable 
Grandeur  que  nous  devons  désormais  chercher  dans 
les  armes,  et  combien,  lorsqu'elle  est  ainsi  comprise, 
elle  élève  notre  profession  au-dessus  de  toutes  les 
autres,  et  peut  laisser  digne  d'admiration  la  mémoire 
de  quelques-uns  de  nous,  quel  que  soit  l'avenir  de  la 
guerre  et  des  armées.  Jamais  aucun  homme  ne  pos- 
séda, à  un  plus  haut  degré,  cette  paix  intérieure  qui 

■4 


2  10  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR   MILITAIRE. 

naît  du  sentiment  du  Devoir  sacré,  et  la  modeste  in- 
souciance d'un  soldat  à  qui  il  importe  peu  que  son 
nom  soit  célèbre,  pourvu  que  la  chose  publique  pro- 
spère. Je  lui  vis  écrire  un  jour:  —  «Maintenir  l'indé- 
pendance de  mon  pays  est  la  première  volonté  de  ma 
vie,  et  j'aime  mieux  que  mon  corps  soit  ajouté  au 
rempart  de  la  Patrie  que  traîné  dans  une  pompe  in- 
utile,à  travers  une  foule  oisive. — Ma  vie  et  mes  forces 
sont  dues  à  l'Angleterre.  —  Ne  parlez  pas  de  ma  bles- 
sure dernière,  on  croirait  que  je  me  glorifie  de  mes 
dangers.»  Sa  tristesse  était  profonde,  mais  pleine  de 
Grandeur;  elle  n'empêchait  pas  son  activité  perpé- 
tuelle, et  il  me  donna  la  mesure  de  ce  que  doit  être 
l'homme  de  guerre  intelligent,  exerçant,  non  en  am- 
bitieux, mais  en  artiste,  l'art  de  la  guerre,  tout  en  le 
jugeant  de  haut  et  en  le  méprisant  maintes  fois, 
comme  ce  Montecuculli  qui,  Turenne  étant  tué,  se 
retira,  ne  daignant  plus  engager  la  partie  contre  un 
joueur  ordinaire.  Mais  j'étais  trop  jeune  encore  pour 
comprendre  tous  les  mérites  de  ce  caractère,  et  ce  qui 
me  saisit  le  plus  fut  l'ambition  de  tenir,  dans  mon 
pays,  un  rang  pareil  au  sien.  Lorsque  je  voyais  les 
Rois  du  Midi  lui  demander  sa  protection,  et  Napo- 
léon même  s'émouvoir  de  l'espoir  que  Collingwood 
était  dans  les  mers  de  l'Inde,  j'en  venais  jusqu'à  appe- 
ler de  tous  mes  vœux  l'occasion  de  m'échapper,  et  je 
poussai  la  hâte  de  l'ambition  que  je  nourrissais  tou- 
jours jusqu'à  être  près  de  manquer  à  ma  parole.  Oui, 
j'en  vins  jusque-là. 

Un  jour,  le  vaisseau  l'Océan,  qui  nous  portait,  vint 


LA   CANNE  DE  JONC.  2  I  I 

relâcher  à  Gibraltar.  Je  descendis  à  terre  avec  l'Ami- 
ral, et  en  me  promenant  seul  par  la  ville  je  rencontrai 
un  officier  du  7"  de  hussards  qui  avait  été  fait  prison- 
nier dans  la  campagne  d'Espagne,  et  conduit  à  Gi- 
braltar avec  quatre  de  ses  camarades.  Ils  avaient  la 
ville  pour  prison,  mais  ils  y  étaient  surveillés  de  près. 
J'avais  connu  cet  officier  en  France.  Nous  nous  re- 
trouvâmes avec  plaisir,  dans  une  situation  à  peu  près 
semblable.  Il  y  avait  si  longtemps  qu'un  Français 
ne  m'avait  parlé  français,  que  je  le  trouvai  éloquent, 
quoiqu'il  fût  parfaitement  sot,  et,  au  bout  d'un  quart 
d'heure,  nous  nous  ouvrîmes  l'un  à  l'autre  sur  notre 
position.  Il  me  dit  tout  de  suite  franchement  qu'il 
allait  se  sauver  avec  ses  camarades  ;  qu'ils  avaient  trouvé 
une  occasion  excellente,  et  qu'il  ne  se  le  ferait  pas 
dire  deux  fois  pour  les  suivre.  II  m'engagea  fort  à  en 
faire  autant.  Je  lui  répondis  qu'il  était  bien  heureux 
d'être  gardé;  mais  que  moi,  qui  ne  l'étais  pas,  je  ne 
pouvais  pas  me  sauver  sans  déshonneur,  et  que  lui, 
ses  compagnons  et  moi  n'étions  point  dans  le  même 
cas.  Cela  lui  parut  trop  subtil. 

—  Ma  foi!  je  ne  suis  pas  casuiste,  me  dit-il,  et  si 
tu  veux  je  t'enverrai  un  évêque  qui  t'en  dira  son  opi- 
nion. Mais  à  ta  place  je  partirais.  Je  ne  vois  que  deux 
choses,  être  libre  ou  ne  pas  l'être.  Sais-tu  bien  que  ton 
avancement  est  perdu,  depuis  plus  de  cinq  ans  que 
tu  traînes  dans  ce  sabot  anglais?  Les  lieutenants  du 
même  temps  que  toi  sont  déjà  colonels. 

Là-dessus  ses  compagnons  survinrent,  et  m'entraî- 
nèrent dans  une  maison  d'assez  mauvaise  mine,  où  ils 


2  12  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

buvaient  du  vin  de  Xérès,  et  là  ils  me  citèrent  tant  de 
capitaines  devenus  généraux,  et  de  sous-lieutenants 
vice-rois,  que  la  tête  me  tourna,  et  je  leur  promis  de 
me  trouver,  le  surlendemam  à  mmuit,  dans  le  même 
lieu.  Un  petit  canot  devait  nous  y  prendre,  loué 
à  d  honnêtes  contrebandiers  qui  nous  conduiraient  à 
bord  d'un  vaisseau  français,  chargé  de  mener  des  bles- 
sés de  notre  armée  à  Toulon.  L'mvention  me  parut 
admirable,  et  mes  bons  compagnons,  m'ayant  fait 
boire  force  rasades  pour  cahner  les  murmures  de  ma 
conscience,  terminèrent  leurs  discours  par  un  argument 
victorieux,  jurant  sur  leur  tête  qu'on  pourrait  avoir,  à 
la  rigueur,  quelques  égards  pour  un  honnête  homme 
qui  vous  avait  bien  traité,  mais  que  tout  les  confirmait 
dans  la  certitude  qu'un  Anglais  n'était  pas  un  homme. 
Je  revins  assez  pensif  à  bord  de  V  Océan  et,  lorsque 
j'eus  dormi,  et  que  je  vis  clair  dans  ma  position  en 
m'éveillant,  je  me  demandai  si  mes  compatriotes  ne 
s'iétaient  point  moqués  de  moi.  Cependant  le  désir 
de  la  liberté  et  une  ambition  toujours  poignante  et 
excitée  depuis  mon  enfance,  me  poussaient  à  l'éva- 
sion, malgré  la  honte  que  j'éprouvais  de  fausser  mon 
serment.  Je  passai  un  jour  entier  près  de  l'Amiral  sans 
oser  le  regarder  en  face,  et  je  m'étudiai  à  le  trouver 
inférieur  et  d'intelligence  étroite.  —  Je  parlai  tout  haut 
à  table,  avec  arrogance,  de  la  grandeur  de  Napoléon; 
je  m'exaltai,  je  vantai  son  génie  universel,  qui  devmait 
les  lois  en  faisant  les  codes,  et  l'avenir  en  faisant  des 
événements.  J'appuyai  avec  insolence  sur  la  supériorité 
de  ce  génie,  comparée  au  médiocre  talent  des  hommes 


LA   CAN-XE  DE  JONC.  Z  I  3 

de  tactique  et  de  manœuvre.  J'espérais  être  contredit; 
mais,  contre  mon  attente,  je  trouvai  dans  les  officiers 
anglais  plus  d'admiration  encore  pour  l'Empereur  que 
je  ne  pouvais  en  montrer  pour  leur  implacable  ennemi. 
Lord  CoIIingwood  surtout,  sortant  de  son  silence 
triste  et  de  ses  méditations  continuelles,  le  loua  dans 
des  termes  si  justes,  si  énergiques,  si  précis,  faisant 
considérer  à  la  fois,  à  ses  officiers,  fa  grandeur  des 
prévisions  de  f'Empereur,  la  promptitude  magique  de 
son  exécution,  fa  fermeté  de  ses  ordres,  fa  certitude 
de  son  jugement, sa  pénétration  dans  fes  négociations, 
sa  justesse  d'idées  dans  fes  conseifs,  sa  grandeur  dans 
les  batailles,  son  calme  dans  fes  dangers,  sa  constance 
dans  fa  préparation  des  entreprises,  sa  fierté  dans  f  at- 
titude donnée  à  fa  France,  et  enfin  toutes  fes  quafités 
qui  composent  fe  grand  tiomme,  que  je  me  deman- 
dai ce  que  ffiistoire  pourrait  jamais  ajouter  à  cet 
éloge,  et  je  fus  atterré,  parce  que  j'avais  cherché  à 
m'irriter  contre  f'Amiral,  espérant  lui  entendre  pro- 
férer des  accusations  injustes. 

J'aurais  voulu,  méchamment,  le  mettre  dans  son 
tort,  et  qu'un  mot  inconsidéré  ou  insultant  de  sa  part 
servît  de  justification  à  la  déloyauté  que  je  méditais. 
Mais  il  semblait  qu'il  prît  à  tâche,  au  contraire,  de  re- 
doubler de  bontés  et,  son  empressement  faisant  sup- 
poser aux  autres  que  j'avais  quelque  nouveau  chagrin 
dont  il  était  juste  de  me  consoler,  ils  furent  tous  pour 
moi  plus  attentifs  et  plus  indulgents  que  jamais.  J'en 
pris  de  l'humeur  et  je  quittai  la  table. 

L'Amiral  me  conduisit  encore  à  Gibraltar  le  lende- 


2l4  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

main,  pour  mon  malheur.  Nous  y  devions  passer  huit 
jours.  —  Le  soir  de  l'évasion  arriva.  —  Ma  tête  bouil- 
lonnait et  je  délibérais  toujours.  Je  me  donnais  de 
spécieux  motifs  et  je  m'étourdissais  sur  leur  fausseté; 
il  se  livrait  en  moi  un  combat  violent;  mais,  tandis 
que  mon  âme  se  tordait  et  se  roulait  sur  elle-même, 
mon  corps,  comme  s'il  eût  été  arbitre  entre  l'ambi- 
tion et  l'honneur,  suivait,  à  lui  tout  seul,  le  chemin 
de  la  fuite.  J'avais  fait,  sans  m'en  apercevoir  moi- 
même,  un  paquet  de  mes  hardes,  et  j'allais  me  rendre, 
de  la  maison  de  Gibraltar  où  nous  étions,  à  celle  du 
rendez-vous,  lorsque  tout  à  coup  je  m'arrêtai,  et  je 
sentis  que  cela  était  impossible.  —  H  y  a  dans  les  ac- 
tions honteuses  quelque  chose  d'empoisonné  qui  se 
fait  sentir  aux  lèvres  d'un  homme  de  cœur  sitôt  qu'il 
touche  les  bords  du  vase  de  perdition.  11  ne  peut 
même  pas  y  goûter  sans  être  prêt  à  en  mourir.  — 
Q,uand  je  vis  ce  que  j'allais  faire  et  que  j'allais  man- 
quer à  ma  parole,  il  me  prit  une  telle  épouvante  que 
je  crus  que  j'étais  devenu  fou.  Je  courus  sur  le  rivage 
et  m'enfuis  de  la  maison  fatale  comme  d'un  hô- 
pital de  pestiférés,  sans  oser  me  retourner  pour  la 
regarder.  —  Je  me  jetai  à  la  nage  et  j'abordai,  dans 
la  nuit,  l'Océan,  notre  vaisseau,  ma  flottante  prison. 
J'y  montai  avec  emportement,  me  cramponnant  à  ses 
câbles;  et  quand  je  fus  arrivé  sur  le  pont,  je  saisis  le 
grand  mât,  je  m'y  attachai  avec  passion,  comme  à  un 
asile  qui  me  garantissait  du  déshonneur,  et,  au  même 
instant,  le  sentiment  de  la  Grandeur  de  mon  sacrifice 
me  déchirant   le  caiir,  je  tombai  à  genoux,  et,  ap- 


LA   CANNE  DE  JONC.  2  I  J 

pujant  mon  front  sur  les  cercles  de  fer  du  grand  mât, 
je  me  mis  à  fondre  en  larmes  comme  un  enfant.  — 
Le  capitaine  de  l'Océan,  me  voyant  dans  cet  état,  me 
crut  ou  fit  semblant  de  me  croire  malade,  et  me  fit 
porter  dans  ma  chambre.  Je  le  suppliai  à  grands  cris 
de  mettre  une  sentinelle  à  ma  porte  pour  m'empêcher 
de  sortir.  On  m'enferma  et  je  respirai,  délivré  enfin 
du  supplice  d'être  mon  propre  geôlier.  Le  lendemain, 
au  jour,  je  me  vis  en  pleine  mer,  et  je  jouis  d'un  peu 
plus  de  calme  en  perdant  de  vue  la  terre,  objet  de 
toute  tentation  malheureuse  dans  ma  situation.  J'y 
pensais  avec  plus  de  résignation,  lorsque  ma  petite 
porte  s'ouvrit,  et  le  bon  Amiral  entra  seul. 

—  Je  viens  vous  dire  adieu,  commença-t-il  d'un 
air  moins  grave  que  de  coutume;  vous  partez  pour  la 
France  demain  matin. 

— •  Oh  !  mon  Dieu  !  Est-ce  pour  m'éprouver  que 
vous  m'annoncez  cela,  milord? 

—  Ce  serait  un  jeu  bien  cruel,  mon  enfant,  reprit- 
il;  j'ai  déjà  eu  envers  vous  un  assez  grand  tort.  J'au- 
rais dû  vous  laisser  en  prison  dans  le  Northumherland 
en  pleine  terre  et  vous  rendre  votre  parole.  Vous  au- 
riez pu  conspirer  sans  remords  contre  vos  gardiens 
et  user  d'adresse,  sans  scrupule,  pour  vous  échapper. 
Vous  avez  souffert  davantage ,  ayant  plus  de  liberté; 
mais,  grâce  à  Dieu  !  vous  avez  résisté  hier  à  une  occa- 
sion qui  vous  déshonorait.  —  C'eût  été  échouer  au 
port,  car  depuis  quinze  jours  je  négociais  votre 
échange,  que  l'amiral  Rosily  vient  de  conclure.  — 
J'ai  tremblé  pour  vous  hier,  car  je  savais  le  projet  de 


2l6  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR   MILITAIRE. 

VOS  camarades.  Je  les  ai  laissés  s'échapper  à  cause  de 
vous,  dans  la  crainte  qu'en  les  arrêtant  on  ne  vous 
arrêtât.  Et  comment  aurions-nous  fait  pour  cacher 
cela?  Vous  étiez  perdu,  mon  enfant,  et,  croyez-moi, 
mal  reçu  des  vieux  braves  de  Napoléon.  Ils  ont  le 
droit  d'être  difficiles  en  Honneur. 

J'étais  si  troublé  que  je  ne  savais  comment  le  remer- 
cier; il  vit  mon  embarras  et,  se  hâtant  de  couper  les 
mauvaises  phrases  par  lesquelles  j'essavais  de  balbu- 
tier que  je  le  regrettais  : 

—  Allons,  allons,  me  dit-il,  pas  de  ce  que  nous 
appelons  Frcncb  compliments  :  nous  sommes  contents 
l'un  de  l'autre,  voilà  tout;  et  vous  avez,  je  crois,  un 
proverbe  qui  dit  :  Il  n'y  a  pas  de  belle  prison.  —  Lais- 
sez-moi mourir  dans  la  mienne,  mon  ami;  je  m'y  suis 
accoutumé,  moi,  il  l'a  bien  fallu.  Mais  cela  ne  du- 
rera plus  bien  longtemps;  je  sens  mes  jambes  trembler 
sous  moi  et  s'amaigrir.  Pour  la  quatrième  fois,  j'ai  de- 
mandé le  repos  à  lord  Mulgrave,  et  il  m'a  encore 
refusé;  il  m'écrit  qu'il  ne  sait  comment  me  remplacer. 
Quand  je  serai  mort,  il  faudra  bien  qu'il  trouve  quel- 
qu'un cependant,  et  il  ne  ferait  pas  mal  de  prendre 
ses  précautions.  —  Je  vais  rester  en  sentinelle  dans  la 
Méditerranée;  mais  vous,  my  cbild,  ne  perdez  pas  de 
temps.  Il  y  a  là  un  sloop  qui  doit  vous  conduire.  Je 
n'ai  qu'une  chose  à  vous  recommander,  c  est  de  vous 
dévouer  à  un  Principe  plutôt  qu'à  un  Homme.  L'amour 
de  votre  Patrie  en  est  un  assez  grand  pour  remplir  tout 
un  cœur  et  occuper  toute  une  intelligence. 

—  Hélas!  dis-jc,  milord,  il  y  a  des  temps  où  l'on 


LA   CANNE  DE  JONC.  2  1  7 

ne  peut  pas  aisément  savoir  ce  que  veut  la  Patrie.  Je 
vais  le  demander  à  la  mienne. 

Nous  nous  dîmes  encore  une  fois  adieu,  et,  le 
cœur  serré,  je  quittai  ce  digne  homme,  dont  j'appris 
la  mort  peu  de  temps  après.  —  Il  mourut  en  pleine 
mer,  comme  il  avait  vécu  durant  quarante-neuf  ans, 
sans  se  plaindre  ni  se  glorifier,  et  sans  avoir  revu  ses 
deux  filles.  Seul  et  sombre  comme  un  de  ces  vieux 
dogues  d'Ossian  qui  gardent  éternellement  les  côtes 
d'Angleterre  dans  les  flots  et  les  brouillards. 

J'avais  appris,  à  son  école,  tout  ce  que  les  exils  de 
la  guerre  peuvent  faire  souffrir,  et  tout  ce  que  le  sen- 
timent du  Devoir  peut  dompter  dans  une  grande 
âme;  bien  pénétré  de  cet  exemple  et  devenu  plus 
grave  par  mes  souffrances  et  le  spectacle  des  siennes, 
je  vins  à  Paris  me  présenter,  avec  l'expérience  de  ma 
prison,  au  maître  tout-puissant  que  j'avais  quitté. 


CHAPITRE  VII. 


RECEPTION. 


Ici  le  capitaine  Renaud  s'étant  interrompu,  je  re- 
gardai l'heure  à  ma  montre.  11  était  deux  heures  après 
minuit.  11  se  leva,  et  nous  marchâmes  au  milieu  des 
grenadiers.  Un  silence  profond  régnait  partout.  Beau- 
coup s'étaient  assis  sur  leurs  sacs  et  s'y  étaient  en- 
dormis. Nous  nous  plaçâmes  à  quelques  pas  de  là, 
sur  le  parapet,  et  il  continua  son  récit  après  avoir 
rallumé  son  cigare  à  la  pipe  d'un  soldat.  Il  n'y  avait 
pas  une  maison  qui  donnât  signe  de  vie. 

—  Dès  que  je  fus  arrivé  à  Paris,  je  voulus  voir 
l'Empereur.  J'en  eus  occasion  au  spectacle  de  la  cour, 
où  me  conduisit  un  de  mes  anciens  camarades,  de- 
venu colonel.  C'était  là-bas,  aux  Tuileries.  Nous  nous 
plaçâmes  dans  une  petite  loge,  en  face  de  la  loge  im- 
périale, et  nous  attendîmes.  11  n'y  avait  encore  dans  la 
salle  que  les  Rois.  Chacun  d'eux,  assis  dans  une  loge, 
aux  premières,  avait  autour  de  lui  sa  cour,  et  devant 
lui,  aux  galeries,  ses  aides  de  camp  et  ses  généraux 
familiers.  Les  Rois  deWestphalie,  de  Saxe  et  deWur- 


LA   CANNE   DE  JONC.  2  I  9 

temberg,  tous  les  princes  de  la  confédération  du  Rhin , 
étaient  placés  au  même  rang.  Près  d'eux,  debout,  par- 
lant Iiaut  et  vite,  Murât,  Roi  de  Naples,  secouant  ses 
cheveux  noirs,  bouclés  comme  une  crinière,  et  jetant 
des  regards  de  lion.  Plus  haut,  le  Roi  d'Espagne, 
et  seul,  à  l'écart,  l'ambassadeur  de  Russie,  le  prince 
Kourakim,  chargé  d'épaulettes  de  diamants.  Au  par- 
terre, la  foule  des  généraux,  des  ducs,  des  princes, 
des  colonels  et  des  sénateurs.  Partout  en  haut,  les 
bras  nus  et  les  épaules  découvertes,  des  femmes  de 
la  cour. 

La  loge  que  surmontait  l'aigle  était  vide  encore; 
nous  la  regardions  sans  cesse.  Après  peu  de  temps, 
les  Rois  se  levèrent  et  se  tinrent  debout.  L'Empereur 
entra  seul  dans  sa  loge,  marchant  vite,  se  jeta  vite  sur 
son  fauteuil  et  lorgna  en  face  de  lui,  puis  se  souvint 
que  la  salle  entière  était  debout  et  attendait  un  regard, 
secoua  la  tête  deux  fois,  brusquement  et  de  mauvaise 
o-râce,  se  retourna  vite,  et  laissa  les  Reines  et  les  Rois 
s'asseoir.  Ses  chambellans,  Iiabillés  de  rouge,  étaient 
debout,  derrière  lui.  Il  leur  parlait  sans  les  regarder 
et,  de  temps  à  autre,  étendait  la  main  pour  recevoir 
une  boîte  d'or  que  l'un  d'eux  lui  donnait  et  reprenait. 
Crescentini  chantait  les  Horaces ,  avec  une  voix  de  sé- 
raphin qui  sortait  d'un  visage  étique  et  ridé.  L'orchestre 
était  doux  et  faible,  par  ordre  de  l'Empereur;  voulant 
peut-être,  comme  les  Lacédémoniens,  être  apaisé  plu- 
tôt qu'excité  par  la  musique.  11  lorgna  devant  lui,  et 
très-souvent  de  mon  côté.  Je  reconnus  ses  grands  yeux 
dun  gris  vert,  mais  je  naimai  pas  la  graisse  jaune  qui 


22 O  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

avait  englouti  ses  traits  sévères.  Il  posa  sa  main  gauche 
sur  son  œil  gauche,  pour  mieux  voir,  selon  sa  cou- 
tume; je  sentis  qu'il  m'avait  reconnu.  Il  se  retourna 
brusquement,  ne  regarda  que  la  scène,  et  sortit  bien- 
tôt. J'étais  déjà  sur  son  passage.  11  marchait  vite  dans 
le  corridor,  et  ses  jambes  grasses,  serrées  dans  des 
bas  de  soie  blancs,  sa  taille  gonflée,  sous  son  habit 
vert,  me  le  rendaient  presque  méconnaissable.  Il  s'ar- 
rêta court  devant  moi,  et  parlant  au  colonel  qui  me 
présentait,  au  lieu  de  m'adresser  directement  la  pa- 
role : 

—  Pourquoi  ne  l'ai-je  vu  nulle  part?  —  encore 
lieutenant? 

—  Il  était  prisonnier  depuis  1804. 

—  Pourquoi  ne  s'est-il  pas  échappé? 

• —  J'étais  sur  parole,  dis-je  à  demi-voix. 

—  Je  n'aime  pas  les  prisonniers,  dit-il;  on  se  fait 
tuer.  —  II  me  tourna  le  dos.  Nous  restâmes  immobiles 
en  haie;  et,  quand  toute  sa  suite  eut  défilé  : 

—  Mon  cher,  me  dit  le  colonel,  tu  vois  bien  que 
tu  es  un  imbécile;  tu  as  perdu  ton  avancement,  et  on 
ne  t'en  sait  pas  plus  de  gré. 


CHAPITRE  VIII. 


LE   CORPS    DE   GARDE   RUSSE. 


—  Est- il  possible?  dis- je  en  frappant  du  pied. 
Qiiand  j'entends  de  pareils  récits,  je  m'applaudis  de 
ce  que  l'officier  est  mort  en  moi  depuis  plusieurs  an- 
nées. Il  n'y  reste  plus  que  l'écrivain  solitaire  et  indé- 
pendant qui  regarde  ce  que  va  devenir  sa  liberté,  et 
ne  veut  pas  la  défendre  contre  ses  anciens  amis. 

Et  je  crus  trouver  dans  le  capitaine  Renaud  des 
traces  d'indignation,  au  souvenir  de  ce  qu'il  me  ra- 
contait; mais  il  souriait  avec  douceur  et  d'un  air 
content. 

—  C'était  tout  simple,  reprit-il.  Ce  colonel  était  le 
plus  brave  homme  du  monde;  mais  il  y  a  des  gens 
qui  sont,  comme  dit  le  mot  célèbre,  des  fanfarons  de 
crimes  et  de  dureté.  Il  voulait  me  maltraiter  parce  que 
l'Empereur  en  avait  donné  l'exemple.  Grosse  flatterie 
de  corps  de  garde. 

Mais  quel  bonheur  ce  fut  pour  moi  !  —  Dès  ce 
jour,  je  commençai  à  m'cstimcr  intérieurement,  à  avoir 
confiance  en  moi,  à  sentir  mon  caractère  s'épurer,  se 


222  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR   MILITAIRE. 

former,  se  compléter,  s'affermir.  Dès  ce  jour,  je  vis 
clairement  que  les  événements  ne  sont  rien,  que 
l'homme  intérieur  est  tout,  je  me  plaçai  bien  au-des- 
sus de  mes  juges.  Enfin  je  sentis  ma  conscience,  je 
résolus  de  m'appuyer  uniquement  sur  elle,  de  consi- 
dérer les  jugements  publics,  les  récompenses  écla- 
tantes, les  fortunes  rapides,  les  réputations  de  bulletin, 
comme  de  ridicules  forfanteries  et  un  jeu  de  hasard 
qui  ne  valait  pas  la  peine  qu'on  s'en  occupât. 

J'allai  vite  à  la  guerre  me  plonger  dans  les  rangs 
inconnus,  l'infanterie  de  ligne,  l'infanterie  de  bataille, 
où  les  paysans  de  l'armée  se  faisaient  faucher  par  mille 
à  la  fois,  aussi  pareils,  aussi  égaux  que  les  blés  d'une 
grasse  prairie  de  la  Beauce.  —  Je  me  cachai  là  comme 
un  chartreux  dans  son  cloître;  et  du  fond  de  cette 
foule  armée,  marchant  à  pied  comme  les  soldats,  por- 
tant un  sac  et  mangeant  leur  pain,  je  fis  les  grandes 
guerres  de  l'Empire  tant  que  l'Empire  fut  debout.  — 
Ah  !  si  vous  saviez  comme  je  me  sentis  à  l'aise  dans 
ces  fatigues  inouïes!  Comme  j'aimais  cette  obscurité 
et  quelles  joies  sauvages  me  donnèrent  les  grandes 
batailles!  La  beauté  de  la  guerre  est  au  milieu  des 
soldats,  dans  la  vie  du  camp,  dans  la  boue  des  mar- 
ches et  du  bivouac.  Je  me  vengeais  de  Bonaparte  en 
servant  la  Patrie,  sans  rien  tenir  de  Napoléon;  et 
quand  il  passait  devant  mon  régiment,  je  me  cachais 
de  crainte  d'une  faveur.  L'expérience  m'avait  fait  me- 
surer les  dignités  et  le  Pouvoir  à  leur  juste  valeur;  je 
n'aspirais  plus  à  rien  qu'à  prendre  de  chaque  conquête 
de  nos  armes  la  part  d'orgueil  qui  devait  me  revenir 


LA   CANNE  DE  JONC.  22  J 

selon  mon  propre  sentiment;  je  voulais  être  citoyen, 
où  il  était  encore  permis  de  l'être,  et  à  ma  manière. 
Tantôt  mes  services  étaient  inaperçus,  tantôt  élevés 
au-dessus  de  leur  mérite,  et  moi  je  ne  cessai  de  les 
tenir  dans  l'ombre,  de  tout  mon  pouvoir,  redoutant 
surtout  que  mon  nom  fût  trop  prononcé.  La  foule 
était  SI  grande  de  ceux  qui  suivaient  une  marche  con- 
traire, que  l'obscurité  me  fut  aisée,  et  je  n'étais  encore 
que  lieutenant  de  la  Garde  Impériale  en  1814,  quand 
je  reçus  au  front  cette  blessure  que  vous  voyez,  et 
qui,  ce  soir,  me  fait  souffrir  plus  qu'à  l'ordinaire. 

Ici  le  capitaine  Renaud  passa  plusieurs  fois  la  main 
sur  son  front,  et,  comme  il  semblait  vouloir  se  taire, 
je  le  pressai  de  poursuivre,  avec  assez  d'insistance 
pour  qu'il  cédât. 

Il  appuya  sa  tête  sur  la  pomme  de  sa  canne  de 
jonc. 

—  Voilà  qui  est  singulier,  dit-il,  je  n'ai  jamais  ra- 
conté tout  cela,  et  ce  soir  j'en  ai  envie.  —  Bah!  n'im- 
porte! j'aime  à  m'y  laisser  aller  avec  un  ancien  cama- 
rade. Ce  sera  pour  vous  un  objet  de  réflexions  sérieuses 
quand  vous  n'aurez  rien  de  mieux  à  faire.  Il  me  semble 
que  cela  n'en  est  pas  indigne.  Vous  me  croirez  bien 
faible  ou  bien  fou  ;  mais  c'est  égal.  Jusqu'à  l'évé- 
nement, assez  ordinaire  pour  d'autres,  que  je  vais 
vous  dire  et  dont  je  recule  le  récit  malgré  moi,  parce 
qu'il  me  fait  mal,  mon  amour  de  la  gloire  des  armes 
était  devenu  sage,  grave,  dévoué  et  parfaitement  pur, 


224  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

comme  est  le  sentiment  simple  et  unique  du  devoir; 
mais,  à  dater  de  ce  jour-là,  d'autres  idées  vinrent  as- 
sombrir encore  ma  vie. 

C'était  en  1814;  c'était  le  commencement  de  l'année 
et  la  fin  de  cette  sombre  guerre  oij  notre  pauvre  armée 
défendait  l'Empire  et  l'Empereur,  et  où  la  France  re- 
gardait le  combat  avec  découragement.  Soissons  venait 
de  se  rendre  au  Prussien  Bulow.  Les  armées  de  Silésie 
et  du  Nord  y  avaient  fait  leur  jonction.  Macdonald  avait 
quitté Trojes  et  abandonné  le  bassin  de  l'Yonne  pour 
établir  sa  ligne  de  défense  de  Nogent  à  Montereau, 
avec  trente  mille  hommes. 

Nous  devions  attaquer  Reims,  que  l'Empereur  vou- 
lait reprendre.  Le  temps  était  sombre  et  la  pluie  con- 
tinuelle. Nous  avions  perdu  la  veille  un  officier  su- 
périeur qui  conduisait  des  prisonniers.  Les  Russes 
l'avaient  surpris  et  tué  dans  la  nuit  précédente,  et  ils 
avaient  délivré  leurs  camarades.  Notre  colonel,  qui 
était  ce  qu'on  nomme  un  dur  à  cuire,  voulut  prendre 
sa  revanche.  Nous  étions  près  d'Epernay  et  nous  tour- 
nions les  hauteurs  qui  l'environnent.  Le  soir  venait, 
et,  après  avoir  occupé  le  jour  entier  à  nous  refaire, 
nous  passions  près  d'un  joli  château  blanc  à  tourelles, 
nommé  Boursault,  lorsque  le  colonel  m'appela.  Il 
m'emmena  à  part,  pendant  qu'on  formait  les  faisceaux , 
et  me  dit  de  sa  vieille  voix  enrouée  : 

—  Vous  voyez  bien  là-haut  une  grange,  sur  cette 
colline  coupée  à  pic;  là  où  se  promène  ce  grand 
nigaud  de  factionnaire  russe  avec  son  bonnet  d'é- 
vêque? 


LA   CANNE  DE  JONC.  225 

—  Oui,  oui,  dis-je,  je  vois  parfaitement  le  gre- 
nadier et  la  grange. 

—  Eh  bien,  vous  qui  êtes  un  ancien,  il  faut  que 
vous  sachiez  que  c'est  là  le  point  que  les  Russes  ont 
pris  avant-hier  et  qui  occupe  le  plus  l'Empereur,  pour 
le  quart  d'heure.  II  me  dit  que  c'est  la  clef  de  Reims, 
et  ça  pourrait  bien  être.  En  tout  cas,  nous  allons  jouer 
un  tour  à  WoronzofF.  A  onze  heures  du  soir,  vous 
prendrez  deux  cents  de  vos  lapms,  vous  surprendrez 
le  corps  de  garde  qu'ils  ont  établi  dans  cette  grange. 
Mais,  de  peur  de  donner  l'alarme,  vous  enlèverez  ça 
à  la  baïonnette. 

II  prit  et  m'offrit  une  prise  de  tabac,  et,  jetant  le 
reste  peu  à  peu,  comme  je  fais  là,  il  me  dit,  en  pro- 
nonçant un  mot  à  chaque  grain  semé  au  vent  : 

—  Vous  sentez  bien  que  je  serai  par  là,  derrière 
vous,  avec  ma  colonne.  —  Vous  n'aurez  guère  perdu 
que  soixante  hommes,  vous  aurez  les  six  pièces  qu'ils 
ont  placées  là. . .  Vous  les  tournerez  du  côté  de  Reims. . . 
A  onze  heures...  onze  heures  et  demie...  la  position  sera 
à  nous.  Et  nous  dormirons  jusqu'à  trois  heures  pour 
nous  reposer  un  peu. . .  de  la  petite  affaire  de  Craonne, 
qui  n'était  pas,  comme  on  dit,  piquée  des  vers. 

— •  Ça  suffit,  lui  dis-je;  et  je  m'en  allai,  avec  mon 
lieutenant  en  second,  préparer  un  peu  notre  soirée. 
L'essentiel,  comme  vous  voyez,  était  de  ne  pas  faire 
de  bruit.  Je  passai  l'inspection  des  armes  et  je  fis  en- 
lever, avec  le  tire-bourre,  les  cartouches  de  toutes 
celles  qui  étaient  chargées.  Ensuite,  je  me  promenai 
quelque  temps  avec  mes  sergents,  en  attendant  l'heure. 


2.l6  SOUVEMRS  DE   GRANDEUR   MILITAIRE. 

A  dix  heures  et  demie,  je  leur  fis  mettre  leur  capote 
sur  l'iiabit  et  le  fusil  caché  sous  la  capote,  car,  quelque 
chose  qu'on  fasse,  comme  vous  voyez  ce  soir,  la 
baïonnette  se  voit  toujours,  et  quoiqu'il  fît  autrement 
sombre  qu'à  présent,  je  ne  m'y  fiais  pas.  J'avais  ob- 
servé les  petits  sentiers  bordés  de  haies  qui  condui- 
saient au  corps  de  garde  russe,  et  j'y  fis  monter 
les  plus  déterminés  gaillards  que  j'aie  jamais  com- 
mandés. —  11  y  en  a  encore  là,  dans  les  rangs,  deux 
qui  y  étaient  et  s'en  souviennent  bien.  — •  lis  avaient 
l'habitude  des  Russes,  et  savaient  comment  les  pren- 
dre. Les  factionnaires  que  nous  rencontrâmes  en  mon- 
tant disparurent  sans  bruit,  comme  des  roseaux  que 
l'on  couche  par  terre  avec  la  main.  Celui  qui  était 
devant  les  armes  demandait  plus  de  soin.  II  était  im- 
mobile, l'arme  au  pied,  et  le  menton  sur  son  fusil; 
le  pauvre  diable  se  balançait  comme  un  homme  qui 
s'endort  de  fatigue  et  va  tomber.  Un  de  mes  grenadiers 
le  prit  dans  ses  bras  en  le  serrant  à  l'étouffer,  et  deux 
autres,  l'ayant  bâillonné,  le  jetèrent  dans  les  brous- 
sailles. J'arrivai  lentement  et  je  ne  pus  me  défendre, 
je  l'avoue,  d'une  certaine  émotion  que  je  n'avais  jamais 
éprouvée  au  moment  des  autres  combats.  C'était  la 
honte  d'attaquer  des  gens  couchés.  Je  les  voyais,  roulés 
dans  leurs  manteaux,  éclairés  par  une  lanterne  sourde, 
et  le  cœur  me  battit  violemment.  Mais  tout  à  coup, 
au  moment  d'agir,  je  craignis  que  ce  ne  fût  une  fai- 
blesse qui  ressemblât  à  celle  des  lâches,  j'eus  peur 
d'avoir  senti  la  peur  une  fois,  et  prenant  mon  sabre 
caché  sous  mon  bras,  j'entrai  le  premier,  brusquement. 


LA   CANNE   DE  JONC.  22/ 

donnant  l'exemple  à  mes  grenadiers.  Je  leur  fis  un 
geste  qu'ils  comprirent;  ils  se  jetèrent  d'abord  sur  les 
armes,  puis  sur  les  hommes,  comme  des  loups  sur 
un  troupeau.  Oh  !  ce  fut  une  boucherie  sourde  et  hor- 
rible! la  baïonnette  perçait,  la  crosse  assommait,  le 
genou  étouffait,  la  main  étranglait. Tous  les  cris  à  peine 
poussés  étaient  éteints  sous  les  pieds  de  nos  soldats, 
et  nulle  tête  ne  se  soulevait  sans  recevoir  le  coup  mor- 
tel. En  entrant,  j'avais  frappé  au  hasard  un  coup  ter- 
rible, devant  moi,  sur  quelque  chose  de  noir  que 
j'avais  traversé  d'outre  en  outre  ;  un  vieil  officier, 
homme  grand  et  fort,  la  tête  chargée  de  cheveux 
blancs,  se  leva  comme  un  fantôme,  jeta  un  cri  affreux 
en  voyant  ce  que  j'avais  fait,  me  frappa  à  la  figure 
d'un  coup  d'épée  violent,  et  tomba  mort  à  l'instant 
sous  les  baïonnettes.  Moi,  je  tombai  assis  à  côté  de 
lui,  étourdi  du  coup  porté  entre  les  yeux,  et  j'en- 
tendis sous  moi  la  voix  mourante  et  tendre  d'un  enfant 
qui  disait  :  Papa... 

Je  compris  alors  mon  œuvre,  et  j'y  regardai  avec 
un  empressement  frénétique.  Je  vis  un  de  ces  officiers 
de  quatorze  ans  si  nombreux  dans  les  armées  Russes 
qui  nous  envahirent  à  cette  époque,  et  que  l'on  traî- 
nait à  cette  terrible  école.  Ses  longs  cheveux  bouclés 
tombaient  sur  sa  poitrine,  aussi  blonds,  aussi  soyeux 
que  ceux  d'une  femme,  et  sa  tête  s'était  penchée 
comme  s'il  n'eût  fait  que  s'endormir  une  seconde  fois. 
Ses  lèvres  roses,  épanouies  comme  celles  d'un  nou- 
veau-né, semblaient  encore  engraissées  par  le  lait  de 
la  nourrice,  et   ses  grands  yeux   bleus  entr'ouverts 


228  SOUVENIRS   DE  GRANDEUR   iMILITAIRE. 

avaient  une  beauté  de  forme  candide,  féminine  et 
caressante.  Je  le  soulevai  sur  un  bras,  et  sa  joue  tomba 
sur  ma  joue  ensanglantée,  comme  s'il  allait  cacher  sa 
tête  entre  le  menton  et  l'épaule  de  sa  mère  pour  se 
réchauffer.  Il  semblait  se  blottir  sous  ma  poitrine  pour 
fuir  ses  meurtriers.  La  tendresse  filiale,  la  confiance 
et  le  repos  d'un  sommeil  délicieux  reposaient  sur  sa 
figure  morte,  et  il  paraissait  dire  :  Dormons  en  paix. 

—  Etait-ce  là  un  ennemi?  m'écriai-je.  —  Et  ce  que 
Dieu  a  mis  de  paternel  dans  les  entrailles  de  tout 
homme  s'émut  et  tressaillit  en  moi;  je  le  serrais  contre 
ma  poitrine,  lorsque  je  sentis  que  j'appuyais  sur  moi 
la  garde  de  mon  sabre  qui  traversait  son  cœur  et  qui 
avait  tué  cet  ange  endormi.  Je  voulus  pencher  ma 
tête  sur  sa  tête,  mais  mon  sang  le  couvrit  de  larges 
taches;  je  sentis  la  blessure  de  mon  front,  et  je  me 
souvins  qu'elle  m'avait  été  faite  par  son  père.  Je  re- 
gardai honteusement  de  côté,  et  je  ne  vis  qu'un  amas 
de  corps  que  mes  grenadiers  tiraient  par  les  pieds  et 
jetaient  dehors,  ne  leur  prenant  que  des  cartouches. 
En  ce  moment,  le  colonel  entra  suivi  de  la  colonne, 
dont  j'entendais  le  pas  et  les  armes. 

—  Bravo!  mon  cher,  me  dit-il,  vous  avez  enlevé 
ça  lestement.  Mais  vous  êtes  blessé? 

—  Regardez  cela,  dis-je;  quelle  différence  y  a-t-il 
entre  moi  et  un  assassin  ? 

—  Eh!  sacrédié,  mon  cher,  que  voulez-vous?  c'est 
le  métier. 

—  C'est  juste,  répondis-je,  et  je  me  levai  pour 
aller    reprendre    mon  commandement.    L'enfant   re- 


LA  CANNE  DE  JONC.  229 

tomba  dans  les  plis  de  son  manteau  dont  je  l'enve- 
loppai, et  sa  petite  mam  ornée  de  grosses  bagues  laissa 
échapper  une  canne  de  jonc,  qui  tomba  sur  ma  main 
comme  s'il  me  l'eût  donnée.  Je  la  pris;  je  résolus, 
quels  que  fussent  mes  périls  à  venir,  de  n'avoir  plus 
d'autre  arme,  et  je  n'eus  pas  l'audace  de  retirer  de  sa 
poitrine  mon  sabre  d'égorgeur. 

Je  sortis  à  la  hâte  de  cet  antre  qui  puait  le  sang,  et 
quand  je  me  trouvai  au  grand  air,  j'eus  la  force  d'es- 
sujer  mon  front  rouge  et  mouillé.  Mes  grenadiers 
étaient  à  leurs  rangs;  chacun  essuyait  froidement  sa 
baïonnette  dans  le  gazon  et  raffermissait  sa  pierre  à 
feu  dans  la  batterie.  Mon  sergent-major,  suivi  du  four- 
rier, marchait  devant  les  rangs,  tenant  sa  liste  à  la  main, 
et  lisant  à  la  lueur  d'un  bout  de  chandelle  planté  dans 
le  canon  de  son  fusil  comme  dans  un  flambeau;  if 
faisait  paisiblement  l'appel.  Je  m'appuyai  contre  un 
arbre,  et  le  chirurgien-major  vint  me  bander  le  front. 
Une  large  pluie  de  mars  tombait  sur  ma  tête  et  me 
faisait  quelque  bien.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  pousser 
un  profond  soupir  : 

—  Je  suis  las  de  la  guerre,  dis-je  au  chirurgien. 

• —  Et  moi  aussi,  dit  une  voix  grave  que  je  connaissais. 

Je  soulevai  le  bandage  de  mes  sourcils,  et  je  vis, 
non  pas  Napoléon  empereur,  mais  Bonaparte  soldat. 
11  était  seul,  triste,  à  pied,  debout  devant  moi,  ses 
bottes  enfoncées  dans  la  boue,  son  habit  déchiré,  son 
chapeau  ruisselant  la  pluie  par  les  bords;  il  sentait 
ses  derniers  jours  venus,  et  regardait  autour  de  lui  ses 
derniers  soldats. 


230  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

II  me  considérait  attentivement.  —  Je  t'ai  vu  quel- 
que part,  dit-il,  grognard? 

A  ce  dernier  mot,  je  sentis  qu'il  ne  me  disait  là 
qu'une  phrase  banale,  je  savais  que  j'avais  vieilli  de 
visage  plus  que  d'années,  et  que  fatigues,  moustaches 
et  blessures  me  déguisaient  assez. 

—  Je  vous  ai  vu  partout,  sans  être  vu,  répondis-je. 

—  Veux-tu  de  l'avancement? 
Je  dis  :  —  II  est  bien  tard. 

II  croisa  les  bras  un  moment  sans  répondre,  puis  : 

—  Tu  as  raison,  va,  dans  trois  jours,  toi  et  moi 
nous  quitterons  le  service. 

II  me  tourna  le  dos  et  remonta  sur  son  cheval,  tenu 
à  quelques  pas.  En  ce  moment,  notre  tête  de  colonne 
avait  attaqué  et  l'on  nous  lançait  des  obus.  II  en  tomba 
un  devant  le  front  de  ma  compagnie,  et  quelques 
hommes  se  jetèrent  en  arrière,  par  un  premier  mouve- 
ment dont  ils  eurent  honte.  Bonaparte  s'avança  seul 
sur  l'obus  qui  brûlait  et  fumait  devant  son  cheval,  et 
lui  fit  flairer  cette  fumée.Tout  se  tut  et  resta  sans  mou- 
vement; l'obus  éclata  et  n'atteignit  personne.  Les  gre- 
nadiers sentirent  la  leçon  terrible  qu'il  leur  donnait; 
moi  j'y  sentis  de  plus  quelque  chose  qui  tenait  du  dés- 
espoir. La  France  lui  manquait,  et  il  avait  douté  un 
instant  de  ses  vieux  braves.  Je  me  trouvai  trop  vengé 
et  lui  trop  puni  de  ses  fautes  par  un  si  grand  abandon. 
Je  me  levai  avec  effort,  et,  m'approchant  de  lui,  je 
pris  et  serrai  la  mam  qu'il  tendait  à  plusieurs  d'entre 
nous.  Il  ne  me  reconnut  point,  mais  ce  fut  pour  moi 
une  réconciliation  tacite  entre  le  plus  obscur  et  le  plus 


LA   CANNE  DE  JONC.  23  1 

illustre  des  hommes  de  notre  siècle.  On  battit  la  charge, 
et,  le  lendemain  au  jour,  Reims  fut  repris  par  nous. 
Mais  quelques  jours  après,  Paris  l'était  par  d'autres. 

Le  capitanie  Renaud  se  tut  longtemps  après  ce  récit, 
et  demeura  la  tête  baissée  sans  que  ]e  voulusse  inter- 
rompre sa  rêverie.  Je  considérais  ce  brave  homme  avec 
vénération,  et  j'avais  suivi  attentivement,  tandis  qu'il 
avait  parlé,  les  transformations  lentes  de  cette  âme 
bonne  et  simple,  toujours  repoussée  dans  ses  dona- 
tions expansives  d'elle-même,  toujours  écrasée  par  un 
ascendant  invincible,  mais  parvenue  à  trouver  le  repos 
dans  le  plus  humble  et  le  plus  austère  Devoir.  —  Sa 
vie  inconnue  me  paraissait  un  spectacle  intérieur  aussi 
beau  que  la  vie  éclatante  de  quelque  homme  d'action 
que  ce  fût.  • — •  Chaque  vague  de  la  mer  ajoute  un  voile 
blanchâtre  aux  beautés  d'une  perle,  chaque  flot  tra- 
vaille lentement  à  la  rendre  plus  parfaite,  chaque  flo- 
con d'écume  qui  se  balance  sur  elle  lui  laisse  une  teinte 
mystérieuse  à  demi  dorée,  à  demi  transparente,  où  l'on 
peut  seulement  deviner  un  rayon  intérieur  qui  part  de 
son  cœur;  c'était  tout  à  fait  ainsi  que  s'était  formé  ce 
caractère  dans  de  vastes  bouleversements  et  au  fond 
des  plus  sombres  et  perpétuelles  épreuves.  Je  savais 
que  jusqu'à  la  mort  de  l'Empereur  il  avait  regardé 
comme  un  devoir  de  ne  point  servir,  respectant,  mal- 
gré toutes  les  instances  de  ses  amis,  ce  qu'il  nommait 
les  convenances;  et,  depuis,  affranchi  du  lien  de  son 
ancienne  promesse  à  un  maître  qui  ne  le  connaissait 
plus,  il  était  revenu  commander,  dans  laGardc  Royale, 


232  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

les  restes  de  sa  vieille  Garde;  et  comme  il  ne  parlait 
jamais  de  lui-même,  on  n'avait  point  pensé  à  lui  et  il 
n'avait  point  eu  d'avancement.  —  11  s'en  souciait  peu, 
et  il  avait  coutume  de  dire  qu'à  moins  d'être  général 
à  vingt-cinq  ans,  âge  où  l'on  peut  mettre  en  œuvre 
son  imagination,  il  valait  mieux  demeurer  simple  ca- 
pitaine, pour  vivre  avec  les  soldats  en  père  de  la  fa- 
mille, en  prieur  du  couvent. 

—  Tenez,  me  dit-il  après  ce  moment  de  repos,  re- 
gardez notre  vieux  grenadier  Poirier,  avec  ses  yeux 
sombres  et  louches ,  sa  tête  chauve  et  ses  coups  de  sabre 
sur  la  joue,  lui  que  les  maréchaux  de  France  s'arrêtent 
à  admirer  quand  il  leur  présente  les  armes  à  la  porte 
du  Roi;  voyez  Beccaria  avec  son  profil  de  vétéran  ro- 
main, Fréchou,  avec  sa  moustache  blanche;  voyez  tout 
ce  premier  rang  décoré,  dont  les  bras  portent  trois  che- 
vrons !  qu'auraient-ils  dit,  ces  vieux  moines  de  la  vieille 
Armée  qui  ne  voulurent  jamais  être  autre  chose  que 
grenadiers,  si  je  leur  avais  manqué  ce  matin,  moi  qui 
les  commandais  encore  il  y  a  quinze  jours?  —  Si 
j'avais  pris  depuis  plusieurs  années  des  habitudes  de 
foyer  et  de  repos,  ou  un  autre  état,  c'eût  été  différent; 
mais  ICI,  je  n'ai  en  vérité  que  le  mérite  qu'ils  ont.  D'ail- 
leurs, voyez  comme  tout  est  calme  ce  soir  à  Pans, 
calme  comme  l'air,  ajouta-t-il  en  se  levant  ainsi  que 
moi.  Voici  le  jour  qui  va  venir;  on  ne  recommencera 
pas  sans  doute  à  casser  les  lanternes,  et  demain  nous 
rentrerons  au  quartier.  Moi,  dans  quelques  jours,  je 
serai  probablement  retiré  dans  un  petit  coin  de  terre 
que  j'ai  quelque  part  en  Fiance,  où  il  y  a  une  petite 


LA   CANNE  DE  JONC.  233 

tourelle,  dans  laquelle  j'achèverai  d'étudier  Poljbe, 
Turenne,  Folard  et  Vauban,  pour  m'ainuser.  Presque 
tous  mes  camarades  ont  été  tués  à  la  Grande  Armée, 
ou  sont  morts  depuis;  il  y  a  longtemps  que  je  ne 
cause  plus  avec  personne,  et  vous  savez  par  quel  che- 
min je  suis  arrivé  à  haïr  la  guerre,  tout  en  la  faisant 
avec  énergie. 

Là-dessus  il  me  secoua  vivement  la  main  et  me 
quitta  en  me  demandant  encore  le  hausse-col  qui  lui 
manquait,  si  le  mien  n'était  pas  rouillé  et  si  je  le  trou- 
vais chez  moi.  Puis  il  me  rappela  et  me  dit  : 

—  Tenez,  comme  il  n'est  pas  entièrement  impos- 
sible que  l'on  fasse  encore  feu  sur  nous  de  quelque  fe- 
nêtre, gardez-moi,  je  vous  prie,  ce  portefeuille  plein 
de  vieilles  lettres,  qui  m'intéressent,  moi  seul,  et  que 
vous  brûleriez  si  nous  ne  nous  retrouvions  plus. 

Il  nous  est  venu  plusieurs  de  nos  anciens  camarades, 
et  nous  les  avons  priés  de  se  retirer  chez  eux.  —  Nous 
ne  faisons  point  la  guerre  civile,  nous.  Nous  sommes 
calmes  comme  des  pompiers  dont  le  devoir  est  d'étein- 
dre l'incendie.  On  s'expliquera  ensuite,  cela  ne  nous 
regarde  pas. 

Et  il  me  quitta  en  souriant. 


CHAPITRE  IX. 


UNE  BILLE. 


Quinze  jours  après  cette  conversation  que  la  révo- 
lution même  ne  m'avait  point  fait  oublier,  je  réfléchis- 
sais seul  à  l'héroïsme  modeste  et  au  désintéressement, 
si  rares  tous  les  deux!  Je  tâchais  d'oublier  le  sang  pur 
qui  venait  de  couler,  et  je  relisais  dans  l'histoire  d'Amé- 
rique comment,  en  1783,  l'armée  Anglo-Américaine 
toute  victorieuse,  ayant  posé  les  armes  et  délivré  la 
Patrie,  fut  prête  à  se  révolter  contre  le  congrès  qui, 
trop  pauvre  pour  lui  payer  sa  solde,  s'apprêtait  à 
la  licencier.  Washington,  généralissime  et  vainqueur, 
n'avait  qu'un  mot  à  dire  ou  un  signe  de  tête  à  fane 
pour  être  Dictateur;  il  fit  ce  que  lui  seul  avait  le  pou- 
voir d'accomplir  :  il  licencia  l'armée  et  donna  sa  dé- 
mission. —  J'avais  posé  le  livre  et  je  comparais  cette 
grandeur  sereine  à  nos  ambitions  inquiètes.  J'étais  triste 
et  me  rappelais  toutes  les  âmes  guerrières  et  pures, 
sans  faux  éclat,  sans  charlatanisme,  qui  n'ont  aimé  le 
Pouvoir  et  le  commandement  que  pour  le  bien  pu- 
blic, l'ont  gardé  sans  orgueil,  et  n'ont  su  ni  le  tourner 
contre  la  Patrie,  ni  le  convertir  en  or;  je  songeais  à 


LA   CANNE  DE  JONC.  235 

tous  les  hommes  qui  ont  fait  la  guerre  avec  l'intelli- 
gence  de  ce  qu'elle  vaut,  je  pensais  au  bon  Collmg- 
wood,  si  résigné,  et  enfin  à  l'obscur  capitaine  Re- 
naud, lorsque  je  vis  entrer  un  homme  de  haute  taille, 
vêtu  d'une  longue  capote  bleue  en  assez  mauvais  état. 
A  ses  moustaches  blanches,  aux  cicatrices  de  son  vi- 
sage cuivré,  je  reconnus  un  des  grenadiers  de  sa  com- 
pagnie; je  lui  demandai  s'il  était  vivant  encore,  et 
l'émotion  de  ce  brave  homme  me  fit  voir  qu'il  était 
arrivé  malheur.  Il  s'assit,  s'essuya  le  front,  et  quand  il 
se  fut  remis,  après  quelques  soins  et  un  peu  de  temps, 
il  me  dit  ce  qui  lui  était  arrivé. 

Pendant  les  deux  jours  du  28  et  du  29  juillet,  le 
capitaine  Renaud  n'avait  fait  autre  chose  que  marcher 
en  colonne,  le  long  des  rues,  à  la  tête  de  ses  grena- 
diers; il  se  plaçait  devant  la  première  section  de  sa  co- 
lonne, et  allait  paisiblement  au  milieu  d'une  grêle  de 
pierres  et  de  coups  de  fusil  qui  partaient  des  cafés,  des 
balcons  et  des  fenêtres.  Quand  il  s'arrêtait,  c'était  pour 
lairc  serrer  les  rangs  ouverts  par  ceux  qui  tombaient, 
et  pour  regarder  si  ses  guides  de  gauche  se  tenaient 
à  leurs  distances  et  à  leurs  chefs  de  file.  Il  n'avait  pas 
tiré  son  épée  et  marchait  la  canne  à  la  main.  Les  or- 
dres lui  étaient  d'abord  parvenus  exactement;  mais, 
soit  que  les  aides  de  camp  fussent  tués  en  route,  soit 
que  l'état-major  ne  les  eût  pas  envoyés,  il  fut  laissé, 
dans  la  nuit  du  28  au  29,  sur  la  place  de  la  Bastille, 
sans  autre  instruction  que  de  se  retirer  sur  Saint-Cloud 
en  détruisant  les  barricades  sur  son  chemin.  Ce  qu'il 
fit  sans  tirer  un  couj:)  de  fusil.  Arrivé  au  pont  d'iéna, 


236  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

il  s'arrêta  pour  faire  l'appel  de  sa  compagnie.  II  lui 
manquait  moins  de  monde  qu'à  toutes  celles  de  la 
Garde  qui  avaient  été  détachées,  et  ses  hommes  étaient 
aussi  moins  fatigués.  Il  avait  eu  l'art  de  les  faire  repo- 
ser à  propos  et  à  l'ombre,  dans  ces  brûlantes  journées, 
et  de  leur  trouver,  dans  les  casernes  abandonnées,  la 
nourriture  que  refusaient  les  maisons  ennemies;  la  con- 
tenance de  sa  colonne  était  telle,  qu'il  avait  trouvé 
déserte  chaque  barricade  et  n'avait  eu  que  la  peine  de 
la  faire  démolir. 

11  était  donc  debout,  à  la  tête  du  pont  d'Iéna,  cou- 
vert de  poussière,  et  secouant  ses  pieds;  il  regardait, 
vers  la  barrière,  si  rien  ne  gênait  la  sortie  de  son  dé- 
tachement, et  désignait  les  éclaireurs  pour  envoyer  en 
avant.  Il  n'v  avait  personne  dans  le  Champ-de-Mars, 
que  deux  maçons  qui  paraissaient  dormir,  couchés  sur 
le  ventre,  et  un  petit  garçon  d'environ  quatorze  ans, 
qui  marchait  pieds  nus  et  jouait  des  castagnettes  avec 
deux  morceaux  de  faïence  cassée.  II  les  raclait  de  temps 
en  temps  sur  le  parapet  du  pont,  et  vint  ainsi,  en 
jouant,  jusques  à  la  borne  où  se  tenait  Renaud.  Le  ca- 
pitaine montrait  en  ce  moment  les  hauteurs  de  Passj 
avec  sa  canne.  L'enfant  s'approcha  de  lui,  le  regardant 
avec  de  grands  jeux  étonnés,  et  tirant  de  sa  veste  un 
pistolet  d'arçon,  il  le  prit  des  deux  mains  et  le  dirigea 
vers  la  poitrine  du  capitaine.  Celui-ci  détourna  le  coup 
avec  sa  canne,  et  l'enfant  ayant  fait  feu,  la  balle  porta 
dans  le  haut  de  la  cuisse.  Le  capitaine  tomba  assis,  sans 
dire  mot,  et  regarda  avec  pitié  ce  singulier  ennemi.  Il 
vit  ce  jeune  garçon  qui  tenait  toujours  son  arme  des 


LA   CANNE  DE  JONC.  237 

deux  mains,  et  demeurait  tout  effrayé  de  ce  quil  avait 
fait.  Les  grenadiers  étaient  en  ce  moment  appuyés  tris- 
tement sur  leurs  fusils;  ils  ne  daignèrent  pas  faire  un 
geste  contre  ce  petit  drôle.  Les  uns  soulevèrent  leur 
capitaine,  les  autres  se  contentèrent  de  tenir  cet  enfant 
par  le  bras  et  de  l'amener  à  celui  qu'il  avait  blessé.  Il 
se  mit  à  fondre  en  larmes;  et  quand  il  vit  le  sang  cou- 
ler à  flots  de  la  blessure  de  l'officier  sur  son  pantalon 
blanc,  effrayé  de  cette  boucherie,  il  s'évanouit.  On 
emporta  en  même  temps  l'homme  et  l'enfant  dans  une 
petite  maison  proche  de  Passy,  où  tous  deux  étaient 
encore.  La  colonne,  conduite  par  le  lieutenant,  avait 
poursuivi  sa  route  pour  Saint-Cloud,  et  quatre  grena- 
diers, après  avoir  quitté  leurs  uniformes,  étaient  res- 
tés dans  cette  maison  hospitalière  à  soigner  leur  vieux 
commandant.  L'un  (celui  qui  me  parlait)  avait  pris 
de  l'ouvrage  comme  ouvrier  armurier  à  Pans,  d'autres 
comme  maîtres  d'armes,  et  apportant  leur  journée  au 
capitaine,  ils  l'avaient  empêché  de  manquer  de  soins 
jusqu'à  ce  jour.  On  l'avait  amputé;  mais  la  fièvre  était 
ardente  et  mauvaise;  et  comme  il  craignait  un  redou- 
blement dangereux,  il  m'envoyait  chercher.  Il  n'y  avait 
pas  de  temps  à  perdre.  Je  partis  sur-le-champ  avec  le 
digne  soldat  qui  m'avait  raconté  ces  détails  les  yeux 
humides  et  la  voix  tremblante,  mais  sans  murmure, 
sans  injure,  sans  accusation,  répétant  seulement  :  C'est 
un  grand  malheur  pour  nous. 

Le  blessé  avait  été  porté  chez  une  petite  marchande 
qui  était  veuve  et  qui  vivait  seule  dans  une  petite  bou- 
tique, et  dans  une  rue  écartée  du  village,  avec  des  en- 


238  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

fants  en  bas  âge.  Elle  n'avait  pas  eu  la  crainte,  un  seul 
moment,  de  se  compromettre,  et  personne  n'avait  eu 
ridée  de  1  inquiéter  à  ce  sujet.  Les  voisins,  au  con- 
traire, s'étaient  empressés  de  l'aider  dans  les  soins 
qu'elle  prenait  du  malade.  Les  officiers  de  santé  qu'on 
avait  appelés  ne  l'avant  pas  jugé  transportable,  après 
l'opération ,  elle  l'avait  gardé,  et  souvent  elle  avait  passé 
la  nuit  près  de  son  lit.  Lorsque  j'entrai,  elle  vint  au- 
devant  de  moi  avec  un  air  de  reconnaissance  et  de  ti- 
midité qui  me  firent  peine.  Je  sentis  combien  d'embar- 
ras à  la  fois  elle  avait  cachés  par  bonté  naturelle  et  par 
bienfaisance.  Elle  était  fort  pâle,  et  ses  yeux  étaient 
rougis  et  fatigués.  Elle  allait  et  venait  vers  une  arrière- 
boutique  très-étroite  que  j'apercevais  de  la  porte,  et  je 
vis,  à  sa  précipitation,  qu'elle  arrangeait  la  petite  cham- 
bre du  blessé  et  mettait  une  sorte  de  coquetterie  à  ce 
qu'un  étranger  la  trouvât  convenable.  —  Aussi  j'eus 
soin  de  ne  pas  marcher  vite,  et  )c  lui  donnai  tout  le 
temps  dont  elle  eut  besoin. 

—  Vovez,  monsieur,  il  a  bien  souffert,  allez!  me 
dit-elle  en  ouvrant  la  porte. 

Le  capitaine  Renaud  était  assis  sur  un  petit  lit  à  ri- 
deaux de  serge,  placé  dans  un  coin  de  la  chambre,  et 
plusieurs  traversins  soutenaient  son  corps.  11  était  d'une 
maigreur  de  squelette,  et  les  pommettes  des  joues  d'un 
rouge  aident;  la  blessure  de  son  front  était  noire.  Je 
vis  qu'il  n'irait  pas  loin,  et  son  sourire  me  le  dit  aussi. 
Il  me  tendit  la  main  et  me  fit  signe  de  m'asseoir.  Il  v 
avait  à  sa  droite  un  jeune  garçon  qui  tenait  un  verre 
d'eau  orommée  et  le  remuait  avec  la  cuillère.  11  se  lc\a 


LA   CANNE  DE  JONC.  2J9 

et  m'apporta  sa  chaise.  Renaud  le  prit,  de  son  lit,  par 
le  bout  de  l'oreille  et  me  dit  doucement,  d'une  voix 
affaiblie  : 

—  Tenez,  mon  cher,  je  vous  présente  mon  vain- 
queur. 

Je  haussai  les  épaules,  et  le  pauvre  enfant  baissa  les 
yeux  en  rougissant.  —  Je  vis  une  grosse  larme  rouler 
sur  sa  joue. 

—  Allons!  allons!  dit  le  capitame  en  passant  la 
main  dans  ses  cheveux.  Ce  n'est  pas  sa  faute.  Pauvre 
garçon  !  il  avait  rencontré  deux  hommes  qui  lui  avaient 
fait  boire  de  l'eau-de-vie,  l'avaient  payé,  et  l'avaient 
envoyé  me  tirer  son  coup  de  pistolet.  Il  a  fait  cela 
comme  il  aurait  jeté  une  bille  au  coin  de  la  borne.  — 
N'est-ce  pas,  Jean? 

Et  Jean  se  init  à  trembler  et  prit  une  expression  de 
douleur  si  déchirante  qu'elle  me  toucha.  Je  le  regar- 
dai de  plus  près  :  c'était  un  fort  bel  enfant. 

—  C'était  bien  une  bille  aussi,  me  dit  la  jeune  mar- 
chande. Voyez,  monsieur.  —  Et  elle  me  montrait  une 
petite  bille  d'agate ,  grosse  comme  les  plus  fortes  balles 
de  plomb,  et  avec  laquelle  on  avait  chargé  le  pistolet 
de  calibre  qui  était  là. 

—  Il  n'en  faut  pas  plus  que  ça  pour  retrancher  une 
jambe  d'un  capitaine,  me  dit  Renaud. 

—  Vous  ne  devez  pas  le  faire  parler  beaucoup, 
me  dit  timidement  la  marchande. 

Renaud  ne  l'écoutait  pas  : 

—  Oui,  mon  cher,  il  ne  me  reste  pas  assez  de 
jambe  pour  y  faire  tenir  une  jambe  de  bois. 


24o  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR  MILITAIRE. 

Je  lui  serrais  la  main  sans  répondre;  humilié  de 
voir  que,  pour  tuer  un  homme  qui  avait  tant  vu  et  tant 
souffert,  dont  la  poitrine  était  bronzée  par  vingt  cam- 
pagnes et  dix  blessures,  éprouvée  à  la  glace  et  au  feu, 
passée  à  la  baïonnette  et  à  la  lance,  il  n'avait  fallu  que 
le  soubresaut  d'une  de  ces  grenouilles  des  ruisseaux 
de  Paris  qu'on  nomme  gamins. 

Renaud  répondit  à  ma  pensée.  Il  penciia  sa  joue  sur 
le  traversin,  et,  me  serrant  la  main  : 

—  Nous  étions  en  guerre,  me  dit-il;  il  n'est  pas 
plus  assassin  que  je  ne  le  fus  à  Reims,  moi.  Quand 
j'ai  tué  l'enfant  russe,  j'étais  peut-être  aussi  un  assas- 
sin ?  —  Dans  la  grande  guerre  d'Espagne,  les  hommes 
qui  poignardaient  nos  sentinelles  ne  se  croyaient  pas 
des  assassins,  et,  étant  en  guerre,  ils  ne  l'étaient  peut- 
être  pas.  Les  catholiques  et  les  huguenots  s'assassi- 
naient-ils ou  non  ?  —  De  combien  d'assassinats  se 
compose  une  grande  bataille?  - —  Voilà  un  des  points 
où  notre  raison  se  perd  et  ne  sait  que  dire.  —  C'est  la 
guerre  qui  a  tort  et  non  pas  nous.  Je  vous  assure  que 
ce  petit  bonhomme  est  fort  doux  et  fort  gentil,  il  lit 
et  écrit  déjà  très- bien.  C'est  un  enfant  trouvé.  —  Il 
était  apprenti  menuisier.  —  II  n'a  pas  quitté  ma  cham- 
bre depuis  quinze  jours,  et  il  m'aime  beaucoup,  ce 
pauvre  garçon.  11  annonce  des  dispositions  pour  le  cal- 
cul; on  peut  en  faire  quelque  chose. 

Comme  il  parlait  plus  péniblement  et  s'approchait 
de  mon  oreille,  je  me  penchai,  et  il  me  donna  un  petit 
papier  plié  qu'il  me  pria  de  parcourir.  J'entrevis  un 
court  testament  par  lequel  il  laissait  une  sorte  de  me- 


LA   CANNE   DE  JONC.  241 

tairie  misérable  qu'il  possédait,  à  la  pauvre  marchande 
qui  l'avait  recueilli,  et,  après  elle,  à  Jean,  qu'elle  de- 
vait faire  élever,  sous  condition  qu'il  ne  serait  jamais 
militaire;  il  stipulait  la  somme  de  son  remplacement, 
et  donnait  ce  petit  bout  de  terre  pour  asile  à  ses  quatre 
vieux  grenadiers.  11  chargeait  de  tout  cela  un  notaire 
de  sa  province.  Quand  j'eus  le  papier  dans  les  mams, 
il  parut  plus  tranquille  et  prêt  à  s'assoupir.  Puis  il  tres- 
saillit, et,  rouvrant  les  yeux,  il  me  pria  de  prendre  et 
de  garder  sa  canne  de  jonc.  —  Ensuite  il  s'assoupit 
encore.  Son  vieux  soldat  secoua  la  tête  et  lui  prit  une 
main.  Je  pris  l'autre,  que  je  sentis  glacée.  H  dit  qu'il 
avait  froid  aux  pieds,  et  Jean  coucha  et  appuya  sa  pe- 
tite poitrine  d'enfant  sur  le  lit  pour  le  réchauffer.  Alors 
le  capitaine  Renaud  commença  à  tâter  ses  draps  avec 
les  mains,  disant  qu'il  ne  les  sentait  plus,  ce  qui  est 
un  signe  fatal.  Sa  voix  était  caverneuse.  Il  porta  péni- 
blement une  main  à  son  front,  regarda  Jean  attentive- 
ment et  dit  encore  : 

—  C'est  singulier  !  —  Cet  enfant-là  ressemble  à 
l'enfant  russe  !  —  Ensuite  il  ferma  les  yeux,  et  me  ser- 
rant la  main  avec  une  présence  d'esprit  renaissante  : 

—  Voyez-vous!  me  dit-il,  voilà  le  cerveau  qui  se 
prend,  c'est  la  fin. 

Son  regard  était  différent  et  plus  calme.  Nous  com- 
prîmes cette  lutte  d'un  esprit  ferme  qui  se  jugeait 
contre  la  douleur  qui  l'égarait,  et  ce  spectacle,  sur  un 
grabat  misérable,  était  pour  moi  plein  d'une  majesté 
solennelle.  Il  rougit  de  nouveau  et  dit  très-haut  : 

—  Ils  avaient  quatorze  ans...  —  tous  deux...  — 

16 


24^  SOUVENIRS   DE   GRANDEUR   MILITAIRE. 

Qui  sait  si  ce  n'est  pas  cette  jeune  âme  revenue  dans 
cet  autre  jeune  corps  pour  se  venger?... 

Ensuite  il  tressaillit,  il  pâlit,  et  me  regarda  tranquil- 
lement et  avec  attendrissement  : 

—  Dites-moi!...  ne  pourriez-vous  nie  fermer  la 
bouche?  Je  crains  de  parler...  on  s'affaiblit...  Je  ne 
voudrais  plus  parler. . .  J'ai  soif. 

On  lui  donna  quelques  cuillerées,  et  il  dit  : 

—  J'ai  fait  mon  devoir.  Cette  idée-là  fait  du  bien. 
Et  il  ajouta  : 

—  Si  le  pays  se  trouve  mieux  de  tout  ce  qui  s'est 
fait,  nous  n'avons  rien  à  dire;  mais  vous  verrez... 

Ensuite  il  s'assoupit  et  dormit  une  demi-heure  en- 
viron. Après  ce  temps,  une  femme  vint  à  la  porte 
timidement,  et  fit  signe  que  le  chirurgien  était  là;  je 
sortis  sur  la  pointe  du  pied  pour  lui  parler,  et,  comme 
j'entrais  avec  lui  dans  le  petit  jardin,  m'étant  arrêté 
auprès  d'un  puits  pour  l'interroger,  nous  entendîmes 
un  grand  cri.  Nous  courûmes  et  nous  vîmes  un  drap 
sur  la  tête  de  cet  honnête  homme,  qui  n'était  plus. . . 


CHAPITRE  X. 


CONCLUSION. 


L'cpoque  qui  m'a  laissé  ces  souvenirs  épars  est  close 
aujourd'hui.  Son  cercle  s'ouvrit  en  1814,  par  la  bataille  de 
Paris,  et  se  ferma  par  les  trois  jours  de  Paris  en  1830. 
C'était  le  temps  où,  comme  je  l'ai  dit,  l'armée  de  l'Empire 
venait  expirer  dans  le  sein  de  l'armée  naissante  alors,  et 
mûrie  aujourd'hui.  Après  avoir,  sous  plusieurs  formes, 
expliqué  la  nature  et  plaint  la  condition  du  Poète  dans 
notre  société,  j'ai  voulu  montrer  ici  celle  du  Soldat,  autre 
Paria  moderne. 

Je  voudrais  que  ce  livre  fût  pour  lui  ce  qu'était  pour  un 
soldat  Romain  un  autel  à  la  Petite  Fortune. 

Je  me  suis  plu  à  ces  récits,  parce  que  je  mets  au-dessus 
de  tous  les  dévouements  celui  qui  ne  cherche  pas  à  être 
regardé.  Les  plus  illustres  sacrifices  ont  quelque  chose  à 
eux  qui  prétend  à  l'illustration  et  que  l'on  ne  peut  s'em- 
pêcher d'y  voir  malgré  soi-même.  On  voudrait  en  vain  les 
dépouiller  de  ce  caractère  qui  vit  en  eux  et  fait  comme 
leur  force  et  leur  soutien,  c'est  l'os  de  leurs  chairs  et  la 
moelle  de  leurs  os.  Il  y  avait  peut-être  quelque  chose  du 
combat  et  du  spectacle  qui  fortifiait  les  Martyrs;  le  rôle 

16. 


244  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

était  si  grand  dans  cette  scène,  qu'il  pouvait  doubler 
l'énergie  de  la  sainte  victime.  Deux  idées  soutenaient  ses 
bras  de  chaque  côté,  la  canonisation  de  la  terre  et  la 
béatification  du  ciel.  Que  ces  immolations  antiques  à  une 
conviction  sainte  soient  adorées  pour  toujours;  mais  ne 
méritent-ils  pas  d'être  aimés,  quand  nous  les  devinons, 
ces  dévouements  ignorés  qui  ne  cherchent  même  pas  à  se 
faire  voir  de  ceux  qui  en  sont  l'objet;  ces  sacrifices  mo- 
destes, silencieux,  sombres,  abandonnés,  sans  espoir  de 
nulle  couronne  humaine  ou  divine?  —  Ces  muettes  rési- 
gnations dont  les  exemples,  plus  multipliés  qu'on  ne  le 
croit,  ont  en  eux  un  mérite  si  puissant,  que  je  ne  sais  nulle 
vertu  qui  leur  soit  comparable? 

Ce  n'est  pas  sans  dessein  que  j'ai  essayé  de  tourner  les 
regards  de  l'Armée  vers  cette  grandeur  passive,  qui  re- 
pose toute  dans  ['abnégation  et  la  résignation.  Jamais  elle  ne 
peut  être  comparable  en  éclat  à  la  Grandeur  de  l'action 
où  se  développent  largement  d'énergiques  facultés;  mais 
elle  sera  longtemps  la  seule  à  laquelle  puisse  prétendre 
l'homme  armé,  car  il  est  armé  presque  inutilement  au- 
jourd'hui. Les  Grandeurs  éblouissantes  des  conquérants 
sont  peut-être  éteintes  pour  toujours.  Leur  éclat  passé 
s'affaiblit,  je  le  répète,  à  mesure  que  s'accroît,  dans  les 
esprits,  le  dédain  de  la  guerre,  et,  dans  les  cœurs,  le  dé- 
goût de  ses  cruautés  froides.  Les  Armées  permanentes 
embarrassent  leurs  maîtres.  Chaque  souverain  regarde  son 
Armée  tristement;  ce  colosse  assis  à  ses  pieds,  immobile 
et  muet,  le  gêne  et  l'épouvante;  il  n'en  sait  que  faire,  et 
craint  qu'il  ne  se  tourne  contre  lui.  11  le  voit  dévoré  d'ar- 
deur et  ne  pouvant  se  mouvoir.  Le  besoin  d'une  circulation 
impossible  ne  cesse  de  tourmenter  le  sang  de  ce  grand 
corps,  ce  sang  qui  ne  se  répand  pas  et  bouillonne  sans 
cesse.   De  temps  à  autre,  des  bruits  de  grandes  guerres 


CONCLUSION.  24  J 

s'élèvent  et  grondent  comme  un  tonnerre  éloigné;  mais  ces 
nuages  impuissants  s'évanouissent,  ces  trombes  se  perdent 
en  grains  de  sable,  en  traités,  en  protocoles,  que  sais-je  ! 
— •  La  philosophie  a  heureusement  rapetissé  la  guerre;  les 
négociations  la  remplacent;  la  mécanique  achèvera  de  l'an- 
nuler par  ses  inventions. 

Mais  en  attendant  que  le  monde,  encore  enfant,  se  dé- 
livre de  ce  jouet  féroce,  en  attendant  cet  accomplissement 
bien  lent,  qui  me  semble  infaillible,  le  Soldat,  l'homme 
des  Armées,  a  besom  d'être  consolé  de  la  rigueur  de  sa 
condition.  Il  sent  que  la  Patrie,  qui  l'aimait  à  cause  des 
gloires  dont  il  la  couronnait,  commence  à  le  dédaigner 
pour  son  oisiveté,  ou  le  haïr  à  cause  des  guerres  civiles 
dans  lesquelles  on  l'emploie  à  frapper  sa  mère.  —  Ce 
Gladiateur,  qui  n'a  plus  même  les  applaudissements  du 
cirque,  a  besoin  de  prendre  confiance  en  lui-même,  et 
nous  avons  besoin  de  le  plaindre  pour  lui  rendre  justice, 
parce  que,  je  l'ai  dit,  il  est  aveugle  et  muet;  jeté  où  l'on 
veut  qu'il  aille,  en  combattant  aujourd'hui  telle  cocarde, 
il  se  demande  s'il  ne  la  mettra  pas  demain  à  son  cha- 
peau. 

Quelle  idée  le  soutiendra,  si  ce  n'est  celle  du  Devoir  et 
de  la  parole  jurée?  Et  dans  les  incertitudes  de  sa  route, 
dans  ses  scrupules  et  ses  repentirs  pesants,  quel  sentiment 
doit  l'enflammer  et  peut  l'exalter  dans  nos  jours  de  froi- 
deur et  de  découragement? 

Que  nous  reste-t-il  de  sacré? 

Dans  le  naufrage  universel  des  croyances,  quels  débris 
où  se  puissent  rattacher  encore  les  mains  généreuses  ? 
Hors  l'amour  du  bien-être  et  du  luxe  d'un  jour,  rien  ne  se 
voit  à  la  surface  de  l'abîme.  On  croirait  que  l'égoïsme  a 
tout  submergé;  ceux  mêmes  qui  cherchent  à  sauver  les 
âmes  et  qui  plongent  avec  courage  se  sentent  prêts  à  être 


246  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

engloutis.  Les  chefs  des  partis  politiques  prennent  au- 
jourd'hui le  Catholicisme  comme  un  mot  d'ordre  et  un 
drapeau;  mais  quelle  foi  ont-ils  dans  ses  merveilles,  et 
comment  suivent- ils  sa  loi  dans  leur  vie?  —  Les  artistes 
le  mettent  en  lumière  comme  une  précieuse  médaille,  et 
se  plongent  dans  ses  dogmes  comme  dans  une  source 
épique  de  poésie;  mais  combien  y  en  a-t-il  qui  se  mettent 
à  genoux  dans  l'église  qu'ils  décorent?  —  Beaucoup  de 
philosophes  embrassent  sa  cause  et  la  plaident,  comme 
des  avocats  généreux  celle  d'un  client  pauvre  et  délaissé; 
leurs  écrits  et  leurs  paroles  aiment  à  s'empreindre  de  ses 
couleurs  et  de  ses  formes,  leurs  livres  aiment  à  s'orner  de 
ses  dorures  gothiques,  leur  travail  entier  se  plaît  à  faire 
serpenter,  autour  de  la  croix,  le  labynntiie  habile  de  leurs 
arguments;  mais  il  est  rare  que  cette  croix  soit  à  leur  côté 
dans  la  solitude.  —  Les  hommes  de  guerre  combattent  et 
meurent  sans  presque  se  souvenir  de  Dieu.  Notre  Siècle 
sait  qu'il  est  ainsi,  voudrait  être  autrement  et  ne  le  peut 
pas.  II  se  considère  d'un  œil  morne,  et  aucun  autre  n'a 
mieux  senti  combien  est  malheureux  un  siècle  qui  se 
voit. 

A  ces  signes  funestes  quelques  étrangers  nous  ont  crus 
tombés  dans  un  état  semblable  à  celui  du  Bas-Empire,  et 
des  hommes  graves  se  sont  demandé  si  le  caractère  na- 
tional n'allait  pas  se  perdre  pour  toujours.  Mais  ceux  qui 
ont  su  nous  voir  de  plus  près  ont  remarqué  ce  caractère 
de  mâle  détermination  qui  survit  en  nous  à  tout  ce  que  le 
frottement  des  sophismes  a  usé  déplorablement.  Les  ac- 
tions viriles  n'ont  rien  perdu,  en  France,  de  leur  vigueur 
antique.  Une  prompte  résolution  gouverne  des  sacrifices 
aussi  grands,  aussi  entiers  que  jamais.  Plus  Iroidement 
calculés,  les  combats  s'exécutent  avec  une  violence  savante. 
—  La  moindre  pensée  produit  des  actes  aussi  grands  que 


CONCLUSIOiN.  247 

jadis  la  foi  la  plus  fervente.  Parmi  nous,  les  croyances 
sont  faibles,  mais  l'homme  est  fort.  Chaque  fléau  trouve 
cent  Beizunces.  La  jeunesse  actuelle  ne  cesse  de  défier  la 
mort  par  devoir  ou  par  caprice,  avec  un  sourire  de  Spar- 
tiate, sourire  d'autant  plus  brave,  que  tous  ne  croient  pas 
au  festin  des  dieux. 

Oui,  j'ai  cru  apercevoir  sur  cette  sombre  mer  un  point 
qui  m'a  paru  solide.  Je  l'ai  vu  d'abord  avec  incertitude,  et, 
dans  le  premier  moment,  je  n'y  ai  pas  cru.  J'ai  craint  de 
l'examiner,  et  j'ai  longtemps  détourné  de  lui  mes  yeux. 
Ensuite,  parce  que  j'étais  tourmenté  du  souvenir  de  cette 
première  vue,  je  suis  revenu  malgré  moi  à  ce  point  vi- 
sible, mais  incertain.  Je  l'ai  approché,  j'en  ai  fait  le  tour, 
j'ai  vu  sous  lui  et  au-dessus  de  lui,  j'y  ai  posé  la  main,  je 
l'ai  trouvé  assez  fort  pour  servir  d'appui  dans  la  tourmente, 
et  j'ai  été  rassuré. 

Ce  n'est  pas  une  foi  neuve,  un  culte  de  nouvelle  inven- 
tion, une  pensée  confuse;  c'est  un  sentiment  né  avec  nous, 
indépendant  des  temps,  des  lieux,  et  même  des  religions; 
un  sentiment  fier,  inflexible,  un  instinct  d'une  incompa- 
rable beauté,  qui  n'a  trouvé  que  dans  les  temps  modernes 
un  nom  digne  de  lui,  mais  qui  déjà  produisait  de  sublimes 
grandeurs  dans  l'antiquité,  et  la  fécondait  comme  ces 
beaux  fleuves  qui,  dans  leur  source  et  leurs  premiers  dé- 
tours, n'ont  pas  encore  d'appellation.  Cette  foi,  qui  me 
semble  rester  à  tous  encore  et  régner  en  souveraine  dans 
les  Armées,  est  celle  de  I'Honneur. 

Je  ne  vois  point  qu'elle  se  soit  alTaiblie  et  que  rien  l'ait 
usée.  Ce  n'est  point  une  idole,  c'est,  pour  la  plupart  des 
hommes,  un  dieu  et  un  dieu  autour  duquel  bien  des  dieux 
supérieurs  sont  tombés.  La  chute  de  tous  leurs  temples  n'a 
pas  ébranlé  sa  statue. 

Une  vitalité   indéfinissable  anime  cette   vertu   bizarre. 


24°  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

orgueilleuse,  qui  se  tient  debout  au  milieu  de  tous  nos 
vices,  s'accordant  même  avec  eux  au  point  de  s'accroître 
de  leur  énergie.  —  Tandis  que  toutes  les  vertus  semblent 
descendre  du  ciel  pour  nous  donner  la  main  et  nous  élever, 
celle-ci  paraît  venir  de  nous-mêmes  et  tendre  à  monter 
jusqu'au  ciel.  —  C'est  une  vertu  tout  humame  que  l'on 
peut  croire  née  de  la  terre,  sans  palme  céleste  après  la 
mort;  c'est  la  vertu  de  la  vie. 

Telle  qu'elle  est,  son  culte,  interprété  de  manières  di- 
verses, est  toujours  incontesté.  C'est  une  Religion  mâle, 
sans  symbole  et  sans  nnages,  sans  dogme  et  sans  cérémo- 
nies, dont  les  lois  ne  sont  écrites  nulle  part;  —  et  com- 
ment se  fait-il  que  tous  les  hommes  aient  le  sentiment  de 
sa  sérieuse  puissance?  Les  hommes  actuels,  les  hommes 
de  l'heure  où  j'écris  sont  sceptiques  et  ironiques  pour  toute 
chose  hors  pour  elle.  Chacun  devient  grave  lorsque  son 
nom  est  prononcé.  —  Ceci  n'est  point  théorie,  mais  obser- 
vation. —  L'homme,  au  nom  d'Honneur,  sent  remuer 
quelque  chose  en  lui  qui  est  comme  une  part  de  lui-même, 
et  cette  secousse  réveille  toutes  les  forces  de  son  orgueil  et 
de  son  énergie  primitive.  Une  fermeté  invincible  le  sou- 
tient contre  tous  et  contre  lui-même  à  cette  pensée  de 
veiller  sur  ce  tabernacle  pur,  qui  est  dans  sa  poitrine  comme 
un  second  cœur  où  siégerait  un  dieu.  De  là  lui  viennent 
des  consolations  intérieures  d'autant  plus  belles,  qu'il  en 
Ignore  la  source  et  la  raison  véritables;  de  là  aussi  des  ré- 
vélations soudaines  du  Vrai,  du  Beau,  du  Juste  :  de  là  une 
lumière  qui  va  devant  lui. 

L'Honneur,  c'est  la  conscience,  mais  la  conscience 
exaltée.  —  C'est  le  respect  de  soi-même  et  de  la  beauté 
de  sa  vie  porté  jusqu'à  la  plus  pure  élévation  et  jusqu'à  la 
passion  la  plus  ardente.  .le  ne  vois,  il  est  vrai,  nulle  unité 
dans  son   principe;  et  toutes  les  fois  que  l'on  a  entrepris 


CONCI.USIO.N.  249 

de  le  définir,  on  s'est  perdu  dans  les  termes;  mais  je  ne 
vois  pas  qu'on  ait  été  plus  précis  dans  la  définition  de 
Dieu.  Cela  prouve-t-il  contre  une  existence  que  l'on  sent 
universellement? 

C'est  peut-être  là  le  plus  grand  mérite  de  l'Honneur 
d'être  si  puissant  et  toujours  beau,  quelle  que  soit  sa 
source  !...  Tantôt  il  porte  l'homme  à  ne  pas  survivre  à  un 
affront,  tantôt  à  le  soutenir  avec  un  éclat  et  une  grandeur 
qui  le  réparent  et  en  effacent  la  souillure.  D'autres  fois  il 
sait  cacher  ensemble  l'injure  et  l'expiation.  En  d'autres 
temps  il  invente  de  grandes  entreprises,  des  luttes  magni- 
fiques et  persévérantes,  des  sacrifices  inouïs  et  lentement 
accomplis  et  plus  beaux  par  leur  patience  et  leur  obscu- 
rité que  les  élans  d'un  enthousiasme  subit,  ou  d'une  vio- 
lente indignation;  il  produit  des  actes  de  bienfaisance  que 
l'évangélique  charité  ne  surpassa  jamais;  il  a  des  tolérances 
merveilleuses,  de  délicates  bontés,  des  indulgences  di- 
vines et  de  sublimes  pardons.  Toujours  et  partout  il 
maintient  dans  toute  sa  beauté  la  dignité  personnelle  de 
l'iiomme. 

L'Honneur,  c'est  la  pudeur  virile. 

La  honte  de  manquer  de  cela  est  tout  pour  nous.  C'est 
donc  la  chose  sacrée  que  cette  chose  inexprimable? 

Pesez  ce  que  vaut,  parmi  nous,  cette  expression  popu- 
laire, universelle,  décisive  et  simple  cependant  :  —  Donner 
sa  parole  d'honneur. 

Voilà  que  la  parole  humaine  cesse  d'être  l'expression 
des  idées  seulement,  elle  devient  la  parole  par  excellence, 
la  parole  sacrée  entre  toutes  les  paroles,  comme  si  elle 
était  née  avec  le  premier  mot  qu'ait  dit  la  langue  de 
l'homme;  et  comme  si,  après  elle,  il  n'y  avait  plus  un 
mot  digne  d'être  prononcé,  elle  devient  la  promesse  de 
l'iiomme    à   l'homme,    bénie   par   tous    les    peuples;    elle 


250  SOUVENIRS  DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

devient  le  serment  même,  parce  que  vous  y  ajoutez  le 
mot  :  Honneur. 

Dès  lors,  chacun  a  sa  parole  et  s'y  attache  comme  à  sa 
vie.  Le  joueur  a  la  sienne,  l'estime  sacrée,  et  la  garde; 
dans  le  désordre  des  passions,  elle  est  donnée,  reçue,  et, 
toute  profane  qu'elle  est,  on  la  tient  saintement.  Cette 
parole  est  belle  partout,  et  partout  consacrée.  Ce  prin- 
cipe, que  l'on  peut  croire  mné,  auquel  rien  n'oblige  que 
l'assentiment  intérieur  de  tous,  n'est-il  pas  surtout  d'une 
souveraine  beauté  lorsqu'il  est  exercé  par  l'homme  de 
guerre  ? 

La  parole,  qui  trop  souvent  n'est  qu'un  mot  pour 
l'homme  de  haute  politique,  devient  un  fait  terrible 
pour  l'homme  d'armes;  ce  que  l'un  dit  légèrement  ou 
avec  perfidie,  l'autre  l'écrit  sur  la  poussière  avec  son 
sang,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  honoré  de  tous,  par- 
dessus tous,  et  que  beaucoup  doivent  baisser  les  yeux 
devant  lui. 

Puisse,  dans  ces  nouvelles  phases,  la  plus  pure  des  Re- 
ligions ne  pas  tenter  de  nier  ou  d'étouffer  ce  sentiment 
de  l'Honneur  qui  veille  en  nous  comme  une  dernière 
lampe  dans  un  temple  dévasté  !  qu'elle  se  l'approprie 
plutôt,  et  qu'elle  l'unisse  à  ses  splendeurs  en  la  posant, 
comme  une  lueur  de  plus,  sur  son  autel,  qu'elle  veut 
rajeunir.  C'est  là  une  œuvre  divine  à  faire.  —  Pour  moi, 
frappé  de  ce  signe  heureux ,  je  n'ai  voulu  et  ne  pouvais 
faire  qu'une  œuvre  bien  humble  et  tout  humaine,  et 
constater  simplement  ce  que  j'ai  cru  voir  de  vivant  encore 
en  nous.  —  Gardons-nous  de  dire  de  ce  dieu  antique  de 
l'Honneur  que  c'est  un  faux  dieu,  car  la  pierre  de  son 
autel  est  peut-être  celle  du  Dieu  inconnu.  L'aimant  ma- 
gique de  cette  pierre  attire  et  attache  les  cœurs  d'acier, 
les  cœurs  des  forts.  —  Dites  si  cela  n'est  pas,  vous,  mes 


CONCLUSION.  25  I 

braves  Compagnons,  vous  à  qui  j'ai  fait  ces  récits,  ô  nou- 
velle légion  Thébaine,  vous  dont  la  tête  se  fit  écraser  sur 
cette  pierre  du  Serment,  dites -le,  vous  tous,  Saints  et 
Martyrs  de  la  religion  de  THonneur  ! 

Ecrit  à  Paris,  20  août  iS^^. 


FIN. 


NOTES 
ET  ÉCLAIRCISSEMENTS 


NOTES 

ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 


I 

L'ORIGINE  ET  LE  SENS   DE  L'ŒUVRE. 

Vigny  écrivait  en  1847  à  M"°  Louise  Lachaud,  la  fille  de  ses  amis 
Ancelot  : 

11  faut  que  vous  sachiez  que  toutes  les  fois  que,  dans  ce  livre  de  Servitude 
et  Grandeur  militaires,  il  y  a  :  je,  c'est  la  vérité.  J'étais  à  Vincennes,  lors  de 
la  mort  de  ce  pauvre  adjudant.  Je  vis  aussi  sur  la  route  de  Belgique  une 
charrette  conduite  par  un  vieux  chef  de  bataillon  ;  je  chevauchais  ainsi  en 
chantant  Joconde.  Pour  le  capitaine  Renaud,  c'est  un  combat  que  j'ai  voulu 
livrer  à  l'esprit  de  séide  qui  nous  saisit  trop  aisément  en  France. 

Un  lien  d'expérience  et  de  souvenir  rattache  donc,  à  l'origine,  deux 
au  moins  de  ces  trois  récits  à  des  réalités  observées,  par  le  poète,  au 
cours  de  ses  propres  années  de  service.  .\vec  l'atmosphère  de  nostalgie 
qui  baigne  une  partie  du  livre,  les  patliétiques  appels  à  ses  «vieux 
compagnons  d'armesu,  c'est  aussi  le  définitif  adieu  de  Vigny  à  une 
carrière  dont  il  avait  espéré  jadis  renommée  et  bonheur;  c'est  le  tes- 
tament d'un  soldat  pensif  qui  voudrait  définir  la  situation  réciproque 
d'une  Nation  moderne  et  d'une  Armée  de  métier.  Né  en  1797,  \'igny 
était  bien  de  ces  enfants  du  siècle  qui  avaient  eu,  pendant  tout  le 
temps  de  l'Empire,  «une  épée  nue  devant  les  yeux».  Comme  la  plu- 
part de  ses  premiers  camarades  —  élèves  de  la  pension  Hix  ou  jeunes 
pages  et  gardes  du  corps  —  il  a  connu  ce  désir  de  la  gloire  militaire 
qui  inspirait  à  son  ami  Gaspard  de  Pons,  en  1822,  une  ode  pas- 
sionnée et  déjà  déçue 

.  .  .   j'aurai  chanté  ces  braves 
Q.ue  mon  adolescence  espérait  égaler... 

.Mais  l'armée  de  la  Restauration  à  laquelle  il  appartient  jusqu'en 
1827,  à  peu  près  vouée  à  l'inaction  et  au    «plat  service  de  paix», 


2^6  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

manque  aux  promesses  qu'elle  paraissait  faire  à  ces  jeunes  enthou- 
siasmes :  Vigny  fait  renouveler  mdéfiniment,  jusqu'à  sa  mise  en  ré- 
forme, son  dernier  congé  du  lo  décembre  182^.  Du  moins  a-t-il 
recueilli  divers  traits  significatifs  de  la  condition  militaire,  dans  l'étrange 
amalgame  qui  plaça  côte  à  côte  (après  la  loi  du  10  mars  i8i8,ouvrant 
la  Maison  militaire  aux  sous-officiers  de  Napoléon)  de  jeunes  aristo- 
crates dont  le  zèle  ne  rachetait  guère  l'inexpérience ,  et  d'anciens  com- 
battants de  l'Empire,  aussi  rompus  aux  choses  de  la  guerre  qu'igno- 
rants de  toute  connaissance  théorique.  «J'ai  peu  d'aventures  à  raconter, 
mais  j'en  ai  entendu  beaucoup»  :  d'autant  plus,  en  effet,  que  la  préfé- 
rence de  Vigny  pour  les  vieux  officiers  l'a  rapproché  de  ces  caractères 
«primitifs  et  smguhers»  auxquels  vingt  ans  de  campagne  avaient  im- 
posé leur  empreinte. 

L'évidente  lassitude  de  la  France  au  lendemain  de  18 15  et  la  fièvre 
d'une  jeunesse  hantée  par  les  prestiges  de  l'Epopée;  le  paradoxe  qui, 
dans  la  Garde  en  particulier,  permettait  à  d'aristocrates  adolescents  de 
commander  à  de  vieux  soldats  d'Espagne  et  de  Russie;  les  heurts  iné- 
vitables entre  la  consigne  des  troupes  et  le  désir  de  liberté  subsistant 
dans  les  masses  :  Vigny  a  vu  ce  malaise  de  l'armée  d'après  l'Empire  ; 
il  en  a  scruté  les  indices  à  la  lumière  de  sa  déception  et  de  sa  philo- 
sophie. Un  des  livres  qui  ont  le  plus  bouleversé  sa  jeunesse.  Les  Soirées 
de  Saint-Pétersbourg ,  lui  a  appris  à  réfléchir  sur  la  condition  singulière 
du  soldat,  «innocent  meurtrier,  instrument  passif  d'une  main  redou- 
table, qui  s'avance  sur  le  champ  de  bataille  sans  savoir  ce  qu'il  veut 
ni  même  ce  qu'il  fait...»  Encore  J.  de  Maistrc  admettait-il  qu'une 
mission  providentielle  est  éternellement  dévolue  au  guerrier,  et  secrè- 
tement admise  par  tous  les  peuples,  sauvages  ou  civilisés  :  au  lieu  que 
Vigny  constatait  autour  de  lui,  dans  l'embourgeoisement  progressif 
de  la  société  moderne,  un  désaccord  douloureux  entre  les  nations  et 
les  armées  de  métier  ou  les  cadres  mêmes  des  armées  de  conscription. 

Cependant,  si  la  rêverie  du  jeune  officier  a  de  bonne  heure  saisi, 
dans  le  détail  des  rencontres,  diverses  images  caractéristiques  de  la 
condition  du  soldat,  il  fallut,  semble-t-il,  les  journées  de  juillet  1830 
pour  préciser  quelques-unes  des  thèses  qu'illustreront  ses  récits.  Pen- 
sionné depuis  1827,  mais  pénétré  d'un  reste  de  loyalisme,  il  sent  à  ce 
moment  l'absurdité  héroïque  de  son  devoir  :  c'est,  «si  le  Roi  revient 
aux  Tuileries  et  si  le  Dauphin  se  met  à  la  tête  des  troupes»,  d'aller  se 
taire  tuer  pour  une  dynastie  aveugle  et  pour  un  trône  croulant,  à  pro- 
pos d'ordonnances  odieuses  et  nialadroitcs.il  connaît,  dans  son  ancien 
milieu  militaire,  des  drames  de  conscience  du  même  ordre,  et  il  écrit 


^'OTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS.  257 

dans  son  Journal,  durant  l'automne  de  1830  :  «Si  je  taisais  le  roman 
que  je  projette  de  La  Vie  et  la  Mort  d'un  soldat.  Pensée.  —  L'obéissance 
passive,  —  le  martyre  d'un  soldat...» 

La  répression  par  l'armée  des  émeutes  des  grandes  villes,  au  début 
du  règne  de  Loms-Plulippe,  remettra  souvent  face  à  face  les  éléments 
avancés  du  pays  et  les  «gladiateurs»  obéissants.  Vigny  connaît  ce  genre 
de  conflits  :  à  Pau,  en  août  1824,  son  régiment,  le  155°,  a  été  l'oc- 
casion de  l'àclieux  tumultes  où  les  officiers  étaient  insultés  et  blessés 
par  la  population,  où  son  lieutenant-colonel,  M.  de  Fontanges,  «le  plus 
elievalcresque  et  le  plus  aimable  officier  que  j'aie  connu»,  tut  outrage 
et  frappé  sur  le  Pont-Neuf,  dut  ensuite  se  défendre,  devant  les  Tribu- 
naux, contre  des  imputations  qu'il  prit  extrêmement  à  cœur. 

L'ancienne  Garde  royale,  sous  la  Monarciiic  de  Juillet,  a  spéciale- 
ment expié  la  triste  nécessité  qui  l'avait  mise  aux  prises  avec  la  popu- 
lation parisienne.  Outre  que  la  plupart  des  Iiistoriens  s'étendaient  sur 
l'héroïsme  des  Faubourgs  et  des  Ecoles  et  taisaient  le  rôle  douloureux 
et  muet  de  ces  troupes  abandonnées  en  plein  Paris  par  une  autorité 
déconcertée,  un  examen  minutieux  fut  tait  des  états  de  service  des 
officiers.  Dés  le  1 1  août  1830,  des  notes  à  l'encre  rouge,  «douteux», 
«dangereux»,  «dévot»,  précisent  sur  les  contrôles  l'attitude  politique 
probable  de  capitaines  et  lieutenants.  Alexandre  d'Hanache,  qui  figu- 
rera dans  La  Veille'e,  est  signalé  comme  «Courtisan  peu  ou  point  mi- 
litaire. Ne  peut  plus  servir.  Dangereux». 

Comment  Vigny  pourrait-il  ignorer  les  protestations  qui ,  de  bonne 
heure,  s'élèvent  contre  de  tels  procédés?  Il  est  resté  en  suffisant  con- 
tact avec  d'anciens  camarades  pour  connaître  les  inquiétudes  suscitées 
dans  le  corps  des  officiers  par  cette  affaire  de  notes  secrètes'.  II 
semble  avoir  lu  une  brochure  qui  parut  vers  la  fin  de  1830  :  La  Garde 
royale  pendant  les  événements  du  26  juillet  au  y  août  iS^o  ,  par  un  officier 
employé  à  l'état-major  [de  Bermond],  avec  une  devise  bien  faite  pour 
lui  plaire  :  «Fais  ce  que  dois,  advienne  que  pourra». 

D'autres  symptômes  encore  l'inquiètent.  L'expédition  d'Alger,  si 
propre  en  apparence  à  enchanter  un  pavs  qui  avait  acclamé  Bonaparte 
au  retour  d'Egypte,  laisse  indillcrcnt  le  public  français,  le  trouve 
niêmc  hostile  ou  gouailleur  :  occasion  imprévue,  cependant,  de  glorifier 
d'authentiques  héroïsmes  !  Mais  les  acclamations  vont  ailleurs ,  et  Vigny 

I''  De  RocHKMORt,  De  l'état  militaire,  ou  coup  d'ail  comparatif  sur  les  an- 
nuaires militaires  de  i8jo,  i8ji  et  iS}2.  Nimes  c-t  Paris,  1832.  Cf.  p.  42  : 
(I  avoir  été  dans  la  garde  est  une  barrière  à  peu  près  insunnontablc  ». 


258  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

s'en  afflige  dans  l'article  où  il  rend  compte  [Rnue  des  Deux  Mondes  du 
1"  septembre  1831)  des  Anecdotes  sur  Alger  que  vient  de  publier 
Merle.  «Qu'est-ce  donc  que  cette  guerre  dont  il  ne  revient  ni  héros 
couronnés ,  m  héros  blessés ,  ni  héros  bronzés  du  soleil ,  haut  cravatés , 
regardant  sombre,  et  coudoyant  sans  pitié,  comme  au  bon  temps  du 
débonnaire  patriote  qui  nous  canonna  à  Saint-Roch. . .  Nous  devons 
quelque  reconnaissance  à  une  armée  toute  jeune,  et  qui  partit  au 
niiheu  des  pamphlets,  des  sifflets,  des  persiflages  et  des  caricatures, 
qui  la  suivaient  comme  les  éclairs  d'un  gros  orage  prêt  à  crever  sur 
elle  au  premier  revers...  Peu  s'en  faut  que  chaque  conquérant,  en  re- 
venant en  France,  ne  se  cache  de  sa  conquête  comme  d'une  mauvaise 
action,  et  ne  l'eflace  de  ses  états  de  service.  Les  faiseurs  de  réputation 
fouillent  partout  pour  trouver  des  héros ,  et  ne  s'informent  pas  de 
ceux-là  qui  sont  tout  faits,  et  que  le  sang  a  haptise's,  selon  notre  ^^eille 
expression  de  soldat,  que  j'ai  apprise  à  l'armée.  —  Voilà  la  gloire  des 
faits  d'armes  en  l'an  de  grâce  1 83 1 .11 

On  voit  quelles  raisons  d'actualité,  en  même  temps  que  de  mélan- 
colique souvenir,  commandaient  à  \'ignv  son  livre  militaire.  La  hauteur 
d'âme  qui  l'a  toujours  intéressé  aux  vaincus  se  trouvait  d'accord  avec 
la  nostalgie  obsédante  de  cette  profession  qu'il  n'avait  guère  lait 
que  traverser  jadis.  Mais  il  estime  sans  doute  qu'il  a  d'autres  clients 
à  défendre,  et  de  plus  pathétiques  :  c'est  l'homme  de  lettres,  victime 
de  l'indiflérence  ou  de  l'hostihtc  des  pouvoirs  et  des  publics,  qui  oc- 
cupe son  romantisme  et  émeut  l'auteur  de  Stella  (été  de  1832).  Encore 
faut-il  noter  que  le  jeune  déporté  de  Laurffff,  proscrit  parles  n  avocats» 
du  Directoire,  complète  secrètement  la  série  des  intellectuels  persé- 
cutés :  c'était  d'abord,  d'après  le  manuscrit,  un  homme  fait  pour  «ne 
porter  qu'une  cpèei),  mais  séduit  par  la  liberté  de  la  presse  et  expiant 
de  sa  vie  une  douce  crédulité. 

Le  23  décembre  1S32,  Vigny  écrit  à  Buloz  : 

...  Je  crois  qu'il  ne  serait  pas  convenable  de  dire  au  public  le  titre  du 
livre  (car  ce  sera  un  livre)  que  je  vais  vous  donner  tout-à-coup.  Ce  titre  lui 
apprendrait  trop  vite  l'histoire  qu'il  croirait  savoir. 

J'ai  d'ailleurs  à  vous  parler  longuement  de  cette  publication.  Si  la  Revue 
lui  donne  sa  seconde  forme  d'in-8°,  je  désire  que  ce  soit  quinze  jours  après 
votre  publication.  Nous  en  parlerons  :  quand  vous  connaîtrez  le  sujet  vous 
sentirez  qu'il  est  important  qu'il  paraisse  bientôt  en  forme  de  livre. 

Je  crois  que  vous  ferez  bien  d'annoncer  comme  devant  paraître  le  1  5  jan- 
vier ou  1"  février  un  ouvrage  historique  que  je  ne  destinais  pas  à  voir  encore 
le  jour,  mais  qui  par  son  sujet  pareil  aux  derniers  événements  de  la  France  est 
de  nature  à  exciter  quelque  intérêt. . .  {Lettre  inédite.) 


NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS.  259 

Laurttte  ou  le  Cachet  rouge  ne  puraitia ,  à  lu  vérité ,  que  dans  la  livrai- 
son de  la  Revue  des  Deux  Mondes  du  i"  mars  1833  :  et  c'est  bien, 
avec  l'intermède  de  Chatterton  en  1835,  ce  livre-ci  qui,  pendant  trois 
ans,  reste  au  premier  plan  des  préoccupations  de  Vigny.  II  apporte 
à  cette  œuvre  de  piété  et  de  médiation  sa  générosité  et  son  art ,  avec  la 
vertu  d'une  prose  supérieure,  à  la  fois  saturée  de  vérité  et  pénétrée  de 
poésie.  Elle  n'a  plus  guère,  de  la  manière  de  Cinq-Mars,  qu'une  espèce 
de  transparence  cristalline  et  nacrée.  De  la  fantaisie,  parfois  si  pé- 
nible,  de  Ste/Zo ,  il  ne  reste  rien  que  certaines  intentions  humoristiques 
dans  La  Veillée  :  l'art  le  plus  direct ,  le  moins  concerté  et  le  plus  émou- 
vant triomphe  presque  partout.  Et  déjà,  poète  incliné  au  symbole ,  Vigny 
ne  laisse  pas  de  donner  à  certains  détails  de  ses  récits  une  secrète  va- 
leur allégorique.  L'héroïne  de  Laurette,  c'est  presque  l'ordre  cacheté, 
le  morceau  de  papier  scellé  auquel  il  faut  obéir.  A  côté  de  l'honnéte 
adjudant  de  La  Veille'e ,  l'écrivain  n'évoque  pas  sans  dessein  la  belle 
poule  blanche  installée  sous  le  canon  de  Louis  XIV,  paisible  destinée 
dans  un  appareil  guerrier.  La  Canne  de  jonc,  surtout,  sert  d'emblème 
à  une  autorité  réfléchie  qui  ne  veut  plus  être  meurtrière  :  elle  devient, 
aux  mains  de  l'homme  d'honneur  qui  la  porte,  le  symbole  d'un  pres- 
tige plus  haut  et  plus  '.ûr  qu'une  arme  même.  EnBn ,  parallèlement  à 
Stello  qui  illustrait  de  trois  exemples  la  thèse  désenchantée  de  l'hosti- 
lité entre  le  pouvoir  et  l'art,  trois  autorités  difTérentes,  un  conseil  civil, 
la  Royauté,  l'Empire, imposaient  tour  à  tour  leur  loi  3.  des  consciences 
de  soldats. 


DISPOSITION  GENERALE. 

Il  est  probable  qu'on  retrouve  les  premières  intentiojis  de  Vigiiv,  au 
sujet  du  livre  qu'il  promettait  à  Buloz,  dans  les  divers  chapitres  énu- 
mérés  hâtivement  par  ce  quadro  ancien  [1832?]  où  semble  subsister 
quelque  influence  maistrienne  : 

Un  livre  comme  VlmUation. 

Caractère  sacré  de  la  servitude  militaire  \d'ahori  :  Servitude  et  SacriBce 
niiiitaire].  Du  caractère  social  des  armées  modernes.  Du  caractère  sacré  des 
armées. 

De  la  pauvreté  et  de  l'obéissance.  (Douceur  de  caractère  que  donne  l'obéis- 
sance.) 

G.  I.  Le  caractère  des  armées  est  sacré. 

Les  militaires  sont  des  enfants  armés. 

'7- 


26o  NOTES   ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

C.  2.  [L'Armée est  [toujours  passive]  aveugle  et  muette.  Elle  frappe  comme 
un  seul  homme.] 

C.  3.  [L'homme  de  guerre]  Le  guerrier  est  beau  et  sublime  parce  qu'il  ne 
sait  pas  ce  qu'il  fait  et  joue  sa  tête  sans  savoir  à  quel  jeu  et  sans  s'en  informer. 

C.  4.  Combien  au-dessus  de  celui  qui  le  fait  agir.  Exemples  :  Marceau, 
Hoche  obéissant  à  Marat,  La  Rochejacqueiin,  d'Eibéc,  L'Escure  obéissant  à 
des  ordres  transmis  par  d'intrigants  diplomates  de  Coblentz. 

C.  5.  Ou  trop  haut  ou  trop  bas  sont  placées  les  armées  dans  l'opinion.  Le 
sentiment  éternel  qu'elles  doivent  inspirer  est  la  vénération  que  l'on  a  pour 
les  victimes  dévouées. 

Les  gladiateurs  mourans. 

C.  6.  Histoire  des  armées  modernes. 

C.  7.  La  guerre  est  un  art  qui  a  des  maîtres.  Montccuculli.  Ses  élèves  et 
où  l'on  oublie  que  le  sang  humain  est  l'instrument. 

C.  8.  Le  soldat  mercenaire  aura  toujours  le  même  esprit  tant  que  la  nation 
entière  ne  sera  pas  armée. 

C.  9.  Le  soldat  et  le  général  ont  le  même  esprit. 

C.  10.   Le  soldat  est  indifférent  aux  événements. 

C.  11.  La  solde  est  immorale  1°  en  ce  qu'elle  rend  l'homme  cruel  et  indif- 
férent aux  [sentimens]  guerres  de  sentiment,  guerres  nationales.  Il  les  confond 
avec  les  guerres  de  tactique;  2"  en  ce  que  le  soldat  se  méprise  lui-même  sachant 
son  sang  pavé  à  tant  la  goutte. 

C.  J2.  La  mauvaise  humeur  est  le  trait  dommant  du  caractère  du  guerrier 
soldé,  l'ennui  est  le  second. 

C.  13.  La  profession  du  soldat  est  le  martyre  comme  [celle]  la  race  du 
noble. 

C.  14.  \_ Ajouté  ultérieurement.'^  Que  la  religion  de  l'honneur  est  à  présent 
celle  qui  vit  dans  les  cœurs  et  que  l'armée  en  est  le  tabernacle.  C'est  un  carac- 
tcre.  lB,Jé.] 

C,  13.  On  a  dit  que  les  armées  mercenaires  se  changeraient  en  armées  na- 
tionales, je  pense  au  contraire  que  le  soldat  est  la  dernière  transformation  du 
guerrier  et  que  l'homme  de  guerre  cessera  entièrement  d'exister,  mais  dans  un 
avenir  très  lointain. 

C.  I.J.  Le  martyr  éternel  des  armées  me  semble  avoir  un  si  magnifique  ca- 
ractère que  je  serais  porté  à  croire  que  la  Providence  l'a  créé  pour  toucher  le 
cœur  des  nations  et  leur  dire  :  quand  cesscrez-vous  de  vous  immoler  à  vous- 
même  ces  magnifiques  victimes.  Vous  faudra-t-il  jeter  longtemps  encore  des 
Turenne  et  des  Desaix?  Je  vous  ai  donné  la  parole  pour  vous  entendre  et 
l'imprimerie  pour  la  conserver,  vous  faut-il  encore  des  armes. 
C.  15.  Martyre  par  l'ennui  de  la  vie. 
Histoire  de  L'Amiral  Collmgwood. 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  26  I 

C.  16.  Comment  il  faut  supporter  les  changements  de  gouvernement  dans 
la  profession  des  armes. 
Ex.  Histoire  de  Monk. 
C.  17.    Que  le  martyre  est  d'autant  plus  grand  qu'il  force  le  soldat  à  être 


C.  18.  Qu'il  me  soit  permis  de  raconter  à  ce  propos  une  histoire  qui  me 
fut  contée  quand  j'entrais  au  service. 

C.  19,  20,  30,  /fO,  etc.  Le  Cacbct  rouge. 

C.  41.  L'histoire  du  capitaine  de  la  Boudeuse  qui  fut  forcé  par  l'ordre  du 
Comité  de  Salut  public  d'exécuter  les  prisonniers  anglais. 

Considérer  depuis  quelle  époque  les  années  sont  dans  une  servitude  avilis- 
sante. 

Et,  après  un  large  espace  en  blanc  : 

Martyr  de  la  garde  aux  trois  jours.  —  Les  combattants  populaires  pouvaient 
en  effet  se  regarder  comme  des  héros  puisqu'ils  avaient  osé  vous  combattre  et 
il  n'y  a  qu'un  nom  plus  beau  que  celui  de  héros  c'est  celui  de  martyr.  —  Je 
sais  à  quels  cœurs  je  parle,  je  sais  combien  d'entre  vous  frapperont  [la  table] 
sur  leurs  genoux  et  diront  il  a  raison. 

Dans  le  même  temps,  le  titre  de  l'ouvrage  ne  s'imposait  qu'mcom- 
plct,  et  comme  unilatéral ,  à  Tesprit  de  l'ccrivam  : 

Servitude  des  armées  modernes. 

De  la  servitude  militaire  [et  du  gladiateur  moderne]. 

Du  gladiateur  et  du  soldat. 

[De  la  Destinée]  des  armées  modernes. 

Caractère  et  Destinée. 

avec  une  première  épigraphe  : 

Pardonnez-leur,  car  ils  ne 
savent  ce  qu'ils  font. 

S'  Luc,  NMii,  34 

bientôt  remplacée  par  la  citation  latine  que  Vignv  conservera  : 

Ave  Caesar,  morituri  le  salutant 
et  par  cet  alexandrin  : 

Blâmer  la  servitude,  admirer  les  esclaves. 

Par  bonheur,  la  philosophie  militaire  de  Vigny  n'a  guère  tardé  à 
faire  surtout  appel  à  des  souvenirs  concrets.  L'armée  à  laquelle  il  avait 


202  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

appartenu  lui  inspire  une  invocation  qui  ne  passera  qu'en  partie  dans 
le  texte  de  son  livre  : 

Lequel  de  vous»  6  mes  compagnons,  ne  comprend  pourquoi  je  laisse  avec 
joie  mes  travaux  favoris  et  les  plus  [secrètes]  profondes  consultations  de  mon 
âme  et  de  mon  cœur  pour  revenir  à  des  temps  que  j'ai  passés  avec  vous  dans 
l'espérance  de  la  gloire  des  armes?  Nous  sentons  sans  le  pouvoir  dire  ce  qui 
nous  cliarme  dans  les  contraintes  passées  même  lorsqu'elles  [sont  sans  gloire] 
furent  sans  éclat.  N'est-ce  pas  parce  que  l'Iiéroïsme  est  assez  beau  pour  que  son 
simulacre  seul  ait  un  reflet  digne  de  sa  splendeur?  Serait-ce  que  la  moindre  action 
sanctifiée  par  le  moindre  péril  nous  laisse  dans  le  cœur  plus  de  fierté  que  le 
labeur  silencieux  et  pacifique  de  la  pensée?  Ou  plutôt  n'est-ce  là  qu'un  de  ces 
grands  attachements  collectifs  que  l'on  ressent  pour  les  masses  humaines  dont 
un  a  fait  partie,  nations,  provinces  ou  corporations?  [Comme  une  feuille  en- 
levée à  un  grand  arbre]  Est-ce  pour  cela  que  nous  faisons  des  mouvements 
involontaires  [vers  le  corps  dont  nous  fûmes  les  membres]  [comme  tronçons] 
comme  font  les  membres  coupés  [de  quelque]  d'un  [hjdrc  qui  pant. ..]  [des 
grands  corps]  d'un  grand  et  même  corps. 

[Vous  êtes  maintenant  séparés  et] 

Pour  moi  tout  me  semble  précieux  dans  les  plus  simples  impressions  de  la 
plus  simple  vie;  je  m'y  plais  [étrangement  et  je  ne  sais  comment  il  se  fait  que] 
tel  événement  [qui  me  plaisait  peu  dès]  peu  remarqué  dès  l'abord  me  devient 
cher  à  mesure  que  je  m'éloigne  de  lui;  comme  si  le  temps  était  un  beau  cristal 
qui  le  vînt  revêtir,  conserver  et  embellir  de  ses  indéfinissables  clartés  et  de 
ses  [chato_)antes]  ardentes  couleurs. 

Ils  sentiront  que  je  suis  toujours  leur  compagnon  et  leur  frère.  Oui,  je  n'ai 
pas  cessé  de  l'être.  Les  souvenirs  [d'un  temps  de  service]  de  l'armée  ne  s'ef- 
facent pas  plus  que  ceux  de  l'enfance. 

On  aime  la  guerre  comme  on  aime  le  jeu,  pour  l'émotion.  Seulement  il  y 
a  de  plus  la  grandeur  du  spect;icle  cl  l'enjeu  plus  fort. 

Nous  voilà  bien  bas,  ô  mes  compagnons,  mais  voyez  comme  le  moindre 
danger  anoblit  cette  servitude  tout-à-coup.  Le  Péril  est  le  rayon  qui  vient 
éclairer  toutes  les  beautés  de  l'armée;  elles  existaient  mais  dans  l'ombre. 

Or  ii  y  a  deux  sortes  de  Dévouement,  le  dévouement  aux  idées,  le  dévoue- 
ment aux  hommes. —  Celui-ci  est  inquiet ,  variable,  indécis,  l'autre  est  calme, 
grand,  pacifique,  sublime. 


L'iiidiflFérence  en 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  2.6} 


LAURETTE  OU  LE  CACHET  ROUGE. 


Presque  au  début  de  son  Journal,  Vignv  avait  noté  le  tragique  épi- 
sode qui  devait  fournir  la  première  partie  de  ses  lustoires  de  servitude 
militaire  : 

Passage  de  mer.  —  Un  beau  vaisseau  partit  de  Brest  un  jour.  Le  capi- 
taine fit  connaissance  avec  un  passager.  Homme  d'esprit,  i[  lui  dit;  «Je  n'ai 
jamais  vu  d'homme  qui  nie  fût  si  cher.  » 

Arrivés  i  la  hauteur  de  Taïti.  —  Sur  la  ligne.  —  Le  passager  lui  dit  : 
(iQu'avez-vous  donc  là?  —  Une  lettre  que  j'ai  ordre  de  n'ouvrir  qu'ici,  pour 
l'exécuter.»  Il  dit  aux  matelots  d'armer  leurs  fusils  et  pilit.  «Feu!»  il  le  fait 
fusiller. 

Mais  déjà,  le  poète  n romançait»  ici  une  anecdote  plus  simple,  un 
cas  d'obéissance  à  une  stricte  consigne  qui  avait  de  bonne  heure  frappé 
l'esprit  de  Vigny,  fils  d'officier  et  petit-fils  de  marin.  Il  avait  quatorze 
ans  quand  mourut,  en  1811,  l'amiral  de  Bougainvillc,  l'un  de  ces 
hommes  de  mer  français  dont  il  songea  quelque  temps  à  retracer  la 
carnère.  Ce  grand  navigateur  était  allié  à  sa  famille  :  or,  c'est  de  lui 
qu'il  déclare  tenir  la  poignante  anecdote  qui  donne  à  son  récit  un 
point  de  départ  historique.  «Mon  cousin,  M.  de  Bougainville,  me  ra- 
conta véritablement  ce  trait  d'un  niann  qui  eut  le  malheur  d'obéir 
à  un  ordre  du  Comité  de  salut  public,  de  fusiller  les  prisonniers  de 
guerre...»  (à  M'"°  Lachaud). 

Le  Comité  de  salut  public  est  devenu  le  Directoire  —  gouverne- 
ment d'« avocats»  moins  héroïques  et  moins  soumis  aux  exigences  de 
l'heure  ;  le  prisormier  de  guerre  s'est  transformé  en  un  de  ces  infortunés 
hommes  de  lettres  dont  l'auteur  de  Stella  a  tait  sa  plus  ordinaire  chen- 
tèlc.  L'arrêté  du  Directoire  sur  les  journaux  et  sur  leurs  rédacteurs, 
au  lendemain  du  18  fructidor,  reçoit  ici  une  sorte  de  sanglant  post- 
scnptum.  Le  cutter  le  Marat ,  qui  fut  réellement  armé  en  guerre  à 
Rochcfort  en  prairial  an  II  et  ralfia  le  port  de  Brest,  prend  un  peu  la 
place  de  la  Vaillante,  qui  partit  de  Rochefort,  le  2j  septembre  1797, 
avec  des  instructions  du  Directoire  relatives  aux  déportés  politiques 
à  bord. 

Ainsi  ramené  à  une  époque  plus  farouche,  rien  de  plus  vrai  que 
le  déplorable  fait  de  guerre  sur  lequel  Vigny  a  souvent  médité.  Voici  le 


264  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

texte  du  rapport'"'  que  le  lieutenant  Charbonnier,  commandant  la  trc- 
gate  la  Boudeuse,  de  l'escadre  de  la  Méditerranée,  adresse  à  Dalba- 
rade,  commissaire  à  la  Marine  : 

Dans  la  nuit  le  25  [messidor  an  m]  à  quatre  heures  du  matin  étant  au  Suci 
de  Mahon  distant  10  lieues,  je  m'emparai  d'un  brick  anglais  venant  de  Fal- 
mouth  allant  à  Palerme,  étant  sur  son  lest  et  équipé  de  onze  hommes.  Je  fis 
venir  l'équipage  ù  bord  que  je  fis  Fusiller  d'après  le  décret  que  le  commandant 
des  armes  m'avait  remis  qui  porte  de  ne  faire  aucun  prisonnier  anglais  ni  ha- 
novrien  et  je  coulai  le  navire  à  fond. 

II  s'agit  du  décret  du  7  prairial ,  dont  le  texte  aurait  été  remis  avant 
son  départ  au  lieutenant  Charbonnier  :  ni  le  commandant  des  armes , 
ni  lui-même  n'auraient  compris  qu'il  ne  pouvait  s'agir,  dans  cette 
cruelle  disposition,  d'un  équip.tgc  de  bateau  marchand,  et  il  semble 
que  le  Comité  de  salut  public  se  soit  ému  de  cette  inhumaine  interpré- 
tation d'une  mesure  implacable;  un  projet  d'arrêté,  le  23  thermidor, 
excepte  les  navires  marchands  «de  la  loi  du  sept  prairial  qui  détend  de 
faire  des  prisonniers  anglais  et  hanovriens».  Le  triste  exploit  n'en  était 
pas  moins  accompli,  et  dans  des  conditions  justifiant  assez  l'indignation 
d'un  vieux  marin  tel  que  Bougainville  (qui  avait  fait  sur  la  Douduise 
son  fameux  voyage  d'exploration)  et  l'émotion  rétrospective  de  son 
parent  longtemps  après.  D'ailleurs ,  les  arcliives  du  port  de  Brest  ne 
renferment  rien,  parmi  les  ordres  envoyés  de  Paris  à  l'ordonnateur  de 
la  Marine ,  qui  concerne  une  mission  confiée  à  un  navire  de  cette  escadre. 
Le  capitaine  de  vaisseau  J.-P.  Charbonnier  mourut  le  }  prairial  an  IV 
«par  suite  des  fatigues  du  service». 

Vigny,  jeune  mousquetaire  rouge,  a  bien  suivi  la  retraite  de  la 
Maison  du  Roi,  en  mars  1815,  sous  une  pluie  et  par  des  chemins 
dont  tous  les  historiens  des  Ccnt-Jours  nous  ont  dit  l'horreur.  A-t-il 
vraiment  rencontré  la  charrette  mystérieuse  qu'escortait  un  officier 
d'infanterie?  II  l'affirme  encore  dans  une  lettre  .idressée  à  un  de  ses 
anciens  compagnons  d'armes  du  55'  (communication  de  M.  Bordes 
de  Portage).  N'oublions  pas  qu'en  1832-1833,  il  entend  sans  doute 
décrire  à  M"°  Dorval  la  «grande  carriole  d'osier»  dans  laquelle  elle- 
même,  jadis,  a  traversé  la  France  de  l'Océan  au  Rhin'^.  Encore 
peut-on  noter,  puisque  Vigny  a  tenu  à  .attribuer  au  7'  léger  son  brave 
fantassin,  jadis  marin,  que  ce  régiment  comptait  dans  ses  cadres  à 
partir  de  1809  un  chef  de  bataillon,  Charles  Hoitz,  né  à  Versailles  le 

l'I  Archives  Nationales;  Marine,  BB\  42,  (1794). 

l'I  F.  CotJPV,  Marie  Dorval  (1798-1849).  Pans,  1868,  p.  403. 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  26) 

16  février  1777,  timonier  sur  le  Patriote  en  1792,  lieutenant  i  la  Lé- 
gion nautique  en  Egvpte  et  présent  à  Aboutir,  avant  de  poursuivre 
dans  l'armée  de  terre  une  destinée  parfaitement  obscure.  D'autres  traits 
de  détail  relatifs  à  1  humble  héros —  la  démarciie,  la  coupe  de  coco  • — 
sont  empruntés  à  une  réalité  observée  au  régiment. 

Launtte  se  rattache  d'ailleurs  à  sa  manière ,  qui  est  merveilleuse 
d'adresse  et  de  pathétique,  à  ces  histoires  de  «folles»  que  le  xvin*  siècle 
avait  pratiquées,  à  l'anglaise. 


LA  VEILLEE  DE  VINCENNES. 

Vigny,  le  4  avril  1816,  avait  quitté  le  manteau  blanc  et  l'habit 
rouge  de  la  Maison  du  Roi  pour  l'habit  bleu  de  roi,  aux  parements  et 
retroussis  rose  foncé,  du  5'  régiment  de  la  Garde.  Le  i"  bataillon,  où 
il  était,  tenait  garnison  à  Vincennes  avec  la  plus  grande  partie  de  l'ar- 
tillerie à  pied  et  à  cheval  de  la  Garde ,  avec  du  génie  et  du  train  d'artil- 
lerie, sous  les  ordres  de  MM.  de  Puvvcrt,  commandant  d'armes,  et  de 
Beaumont,  lieutenant  de  Roi. 

Or,  le  17  août  18 19,  vers  4  heures  un  quart  du  matin,  le  magasin 
d'artifice  du  dépôt  d'artillerie  —  1,500  kilogrammes  de  poudre  en 
tout  —  faisait  explosion;  un  petit  dépôt  de  poudre  situé  à  côté  sauta 
également  :  les  cott'rets  de  dix-huit  pièces  de  canon,  50,000  cartouches 
d'infanterie  crépitèrent  dans  le  silence  matinal.  La  Tour  de  la  Reine , 
avec  ses  50,000  kilogrammes  de  poudre,  fut  épargnée  grâce  à  un  volet 
double  dont  moitié  tint  bon.  Dans  le  seul  Pavillon  du  Roi,  on  eut  à 
remplacer  trois  mille  vitres  :  par  bonheur,  les  verrières  de  la  chapelle  , 
qui  sont  du  XVI'  siècle,  n'étaient  pas  en  place  à  cette  époque  à  cause 
d'un  travail  de  réfection.  Le  Ministère  de  la  guerre  recevait  dans  la 
journée  le  rapport  suivant  : 


le  17  août  1019. 
Mon  Général, 

Je  m'empresse  de  vous  rendre  compte  qu'un  magasin  à  poudre  de  la  place 
de  Vincennes  situé  dans  le  contrefort  faisant  partie  de  la  courtine  donnant  sur 
le  bo:s  a  sauté  ce  matin  à  ^  heures  10  minutes. 

L'explosion  n'a  lue  qu'un  garde  d'artillerie  qui  se  trouvait  dans  le  magasin. 
Tous  les  caissons  composant  le  parc  de  la  Garde  qui  se  trouvaient  dans  la  cour 


266  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

d'honneur  en  ont  été  rapidement  évacués  par  la  garnison  et  aucun  d'eux  n'a 
pris  feu  malgré  toutes  les  matières  incendiaires  qui  les  entouraient  et  l'explo- 
sion d'un  petit  magasin  en  cKarpente  contenant  l'artifice  placé  au  centre  des 
caissons. 

Les  réparations  que  cet  accident  occasionne  aux  bâtiments  de  la  place  de 
Vincenncs  sont  très  grandes  et  toutes  de  la  première  urgence,  puisqu'elles 
portent  pour  la  plupart  sur  la  couverture,  les  croisées,  les  portes  et  une  por- 
tion d'escarpe  ouverte  par  l'explosion. 

J'ai  donné  des  ordres  sur  les  lieux  pour  commencer  les  réparations  les  plus 
pressées. 

Je  suis  avec  un  profond  respect 
Mon  Général 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Le  Colonel^  directeur  des  fortijications , 
Ch'  J.  Paulin. 

Un  seul  homme  tué;  sept  à  huit  blessés;  quant  au  reste,  des  dégâts 
tout  matériels  :  il  n'y  avait  pas  de  quoi  occuper  longtemps  l'opinion  ; 
et  les  dossiers  du  gouverneur  et  du  lieutenant  de  Roi  ne  gardent  pas 
trace  d'une  note  de  rigueur  qui  eût  été  attribuée,  à  ce  propos,  à  ces 
anciens  Emigrés.  Cependant,  le  Comité  de  l'artillerie  eut  plus  tard  à 
s'inquiéter  des  causes  et  des  circonstances  de  l'accident.  Ses  archives 
renferment  le  Rapport  fait  en  exécution  de  l'ordre  de  M.  le  Président  du 
Comité  de  l'artillerie,  en  date  du  lo  juin  iS^i  ...  sur  les  accidents  arrivés 
depuis  vingt-huit  ans  à  Vincenncs  : 

Il  n'existait  alors  dans  la  place  que  trois  magasins  à  poudre,  dont  deux 
principaux,  la  tour  de  Paris  pour  la  Direction  et  la  tour  de  la  Reine  pour 
l'Ecole  de  la  Gjrde  rojalc;  celle-ci  avait  en  outre,  pour  les  besoins  journa- 
liers, un  petit  magasin,  situé  sous  la  voûte  de  l'angle  sud-est  de  la  cour  d'hon- 
neur, et  adossé  contre  le  mur  d'enceinte.  Il  n'était  garanti,  vers  la  cour,  que 
par  une  simple  fermeture  en  planches,  où  l'on  avait  pratiqué  une  porte. C'est 
ce  petit  magasin  qui  sauta.  Il  contenait  alors  300  tilog.  de  poudre  et  autant 
de  munitions  confectionnées. 

...  Le  17  août  1819,  à  4  h.  1/2  (sic)  du  matin,  le  feu  prit  au  magasin, 
sans  doute  par  l'imprudence  du  Garde  du  Parc  de  l'Ecole,  nommé  Mcnnc- 
chet,  qui  était  allé  y  chercher  quelques  objets.  Cet  employé  fut  considéré 
comme  la  seule  cause  du  sinistre,  quoique  le  fait  n'ait  pu  être  sulTisamment 
éclairci  dans  ses  détails.  Toutefois,  il  paraît  certain  que  Mcnnechet  se  trouvait, 
au  moment  de  l'explosion,  penché  sur  l'un  des  barils;  car  il  fut  projeté  à 
80  mètres  de  distance  du  magasin,  et  appliqué  à  30  mètres  de  hauteur,  sur 
l'un  des  pieds  droits  de  la  chapelle,  où  il  laissa  une  empreinte  avant  d'être 
mis  en  morceaux.  On  retrouva  des  lambeaux  de  son  corps  dans  diverses  parties 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMEXTS.  267 

du  Fort.  L'empreinte  est  encore  parfaitement  distincte  aujourd'Imi,  quoiqu'il 
se  soit  écoule  vingt-trois  ans  depuis  lors.  On  voit  également,  sur  les  murs  de 
la  chapelle,  iempreinte  d'un  grand  nombre  de  balles,  qui  vinrent  s'y  appli- 
quer, et  laissèrent  des  taches  noires  irrcgulières  très  prononcées. 

L'explosion  du  petit  magasin  à  poudre  occasionna  immédiatement  celle  d'une 
salle  d'artifice  construite  en  planches  à  15  mètres  du  magasin.  Cette  salle  con- 
tenait une  grande  quantité  d'étoupes  destinées  au  chargement  des  caissons, de 
sorte  que  les  étoupes  embrasées  couvrirent  aussitôt  de  feu  toute  la  cour  du 
Parc,  où  se  trouvaient  28  caissons  chargés;  mais  le  zèle  de  la  garnison  parvint 
à  les  préserver. 

Bien  qu'elle  n'ait  pas  eu,  comme  on  voit,  toute  la  gravité  qu'elle 
aurait  pu  comporter,  l'explosion  de  Vmccnnes  ne  laissait  pas  d'être 
une  assez  sérieuse  affaire.  Vigny  se  souviendra  un  jour,  dans  des  cir- 
constances analogues,  du  genre  d'émotion  qu'il  avait  ressentie,  le 
matin  du  17  août  1819  :  c'est  quand  sa  femme,  en  1843,  est  victime 
d'un  commencement  d'incendie  domestique.  «Je  n'avoue  point  par 
exemple,  écrit-il  à  son  ami  de  Lagrange,  que  j'aie  été  effravc,  je  ne 
perds  jamais  la  tête  heureusement  et  j'ai  couru  à  ces  petites  flammes 
avec  beaucoup  de  mépris  pour  elles,  en  les  comparant  à  celles  de  la 
poudncre  de  Vincennes  que  j'aidai  à  éteindre  un  jour.»  {^Lettre  in- 
édite.) 

D'ailleurs ,  au  moment  où  il  écrit  La  Veillée  de  Vincennes  —  vraisem- 
blablement en  1833  —  Vigny  «travaille»  de  souvenir  et  sur  les  don- 
nées qu'a  su  garder  une  mémoire  singulièrement  attentive,  conser- 
vant, avec  une  fidélité  qui  va  jusqu'à  la  souffrance,  les  impressions  et 
les  détails  concrets  suscités  par  la  vie.  Il  se  souvient  de  cette  «veillée  11  ; 
mais,  dans  son  manuscrit, il  avait  d'abord  rapporté  à,  1S18  cet  incident 
de  sa  Me  militaire;  et  c'est  en  surcharge  que  la  date  du  17  août  et 
diverses  précisions  d'heure  et  de  lieu  ont  pris  place  dans  son  récit. 
C'est  la  déposition  d'un  témoin  qui  s'est  rappelé  l'essentiel  d'un  grave 
fait-divers ,  et  à  qui  l'on  ne  reprochera  pas  d'en  avoir  faussé  les  hgnes 
et  grossi  l'importance  :  et  l'on  se  demande  quels  tonnerres  et  quelles 
caronades  aurait  fait  jouer  Victor  Hugo  s'il  avait  eu  à  tirer  parti  d'une 
scène  de  ce  genre,  dont  iJ  aurait,  par  surcroît,  été  l'un  des  acteurs! 

Le  jeune  lieutenant  de  18 19  connaissait-il  aussi  intimement  qu'il  le 
dit  le  sous-olTicicr  qui  lut  la  seule  victime  de  l'explosion?  Mennechet 
—  et  non  Méneclic,  comme  écrit  le  Moniteur  relatant  l'accident  — 
avait  assurément  bien  des  anecdotes  de  guerre  à  raconter  à  Vigny  ;  et 
comme  il  avait  su,  au  cours  d'un  service  ininterrompu  de  vingt-six 
ans,  remplir  quelque  temps  les  fonctions  d'officier,  ce  modeste  soldat 


268  NOTES   ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

pouvait  être  admis  dans  la  tamiiiarité  courtoise  et  amusée  du  jeune 
iiristocrate.  Claude  Mennechct  est  né  le  21  décembre  1774.  à  Clastrcs, 
dans  l'arrondissement  de  Saint-Quentm ,  où  son  père  est  un  «linieni, 
un  préparateur  de  lin.  Comme  son  extrait  de  baptême  réunit  divers 
noms  de  proches  parents,  il  ne  semble  pas  qu'il  ait  dû  être  élevé  par 
le  curé  de  son  village,  dans  l'espèce  M.Carlier...  Mennechct  n'entra 
pas  au  Royal-Auvergne,  qui  d'ailleurs  n'existait  plus  lorsqu'il  s'engage, 
le  6  juin  1793,  au  1"  régiment  d'artillerie  à  pied  :  il  fait  aussitôt  cam- 
pagne, de  l'an  II  à  l'an  vill,  aux  armées  de  Sambre-et-Meuse  et  d'Italie 
et  les  Autrichiens  le  font  prisonnier  à  Ancône.  Après  le  traité  de  Lu- 
néville,  il  sera  de  toutes  les  fêtes,  ou  peu  s'en  faut,  Algésiras,  Cadix, 
Saint-Domingue,  le  camp  de  Montreiiil,  léna,  Eylau,  Friediand,  avant 
d'aller  à  son  tour  tâter  de  la  terrible  guerre  d'Espagne.  Il  est  pris  par 
les  Anglais  à  Vittoria  en  juin  18 13,  s'échappe  de  leurs  pontons  au 
moment  où  on  l'embarquait  pour  le  transporter  en  Angleterre.  Un 
long  détour  dans  l'intérieur  de  l'Espagne  le  fait  rentrer  en  France 
en  181.J,,  et  le  vaillant  soldat  se  présente  à.  l'autorité  militaire  à 
Bayonne  :  on  lui  accorde  de  «tenir  lieu  d'un  officier»  à  l'état-ni.ajor  de 
l'artillerie,  à  Bordeaux. 

Quelques  mois  après,  il  est  nommé  garde  d'artillerie  à.  Vincennes  : 
de  3°  classe  le  30  septembre  181.^,  à  la  suite  de  la  direction  de  Pans, 
il  passe  le  12  octobre  181 5  de  2"  classe  dans  la  Carde  royale.  Il  est 
fort  douteux  que  ce  comparse  de  l'Epopée  ait  arboré  avec  plaisir  la 
cocarde  blanche  qu'il  n'avait  jamais  portée  jusque-là. 

Quant  à  une  famille ,  même  réduite ,  ses  états  n'en  portent  pas  tr.ice , 
et  il  va  de  soi  que  le  charmant  tableau  d'intérieur  esquissé  par  Vignv, 
à  la  Greuze,  forme  un  épisode  «Marie-Antomette»  qu'il  relie  au  récit 
de  l'explosion  pour  faire  contraste  et  accuser  cette  bonhomie  du  trou- 
pier qui  s'oppose  ici  à  la  servitude  de  la  discipline  du  Cachet  rouge  et 
au  sens  de  l'honneur  du  capitaine  Renaud.  «Il  y  a  longtemps,  lui  écrit 
Brizeux  le  12  juin  1834,  que  vous  gardiez  l'idée  de  cette  histoire,  car 
nombre  de  fois  vous  m'avez  parlé  de  Sédaine.  Le  portrait  que  vous  en 
avez  fait  a  tout  le  naturel  que  Sédaine  lui-même  auniit  mis  en  le  pei- 
gnant.» Longtemps,  ce  serait  la  fin  de  1829  au  plus  tôt,  d.ite  approxi- 
mative de  la  jonction  des  deux  poètes.  Il  est  probable  que  la  sympathie 
de  Vignv  pour  l'aimable  et  cordiale  figure  de  Sédaine  —  de  Sédaine 
plutôt  —  est  le  résultat  d'un  Eloge  dû  à  la  princesse  de  Salm,  lu  au 
Lycée  des  Arts  le  30  messidor  an  V,  en  attendant  qu'il  figure  en  1835 
dans  les  Ouvrages  divers  en  prose  de  cette  peu  authentique  grande 
dame.  Et   l'on   sait   qu'une    sollicitude   particulière   devait   intéresser 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  269 

pour  toujours  l'auteur  de  La  Veillée  à  la  famille  même  de  l'auteur  du 
Philosophe  sans  le  savoir  :  la  fille  de  Scdame  est  de  ses  protégées. 

Il  est  ccrtam  que  par  1'» histoire  de  l'adjudant»  qui  rattache  une 
carrière  de  sous-officier  de  Napoléon  aux  jours  déclinants  de  l'ancienne 
monarchie,  quelque  disparate  se  glisse  dans  La  Veills'e.  Il  y  a,  dans  le 
personnage  du  garde  d'artillerie,  et  dans  la  manière  dont  il  est  pré- 
senté, des  traces  de  Sterne  et  de  ses  héros  militaires,  capitaine  Tobv 
et  caporal  Trim  :  et  ceci  est  d'un  autre  ton.  On  dirait  que  la  compo- 
sition du  récit  a  surpris  les  propres  prévisions  de  V'ignv,  les  disposi- 
tions initiales  suivant  lesquelles  il  devait  se  développer.  Ce  brave 
homme  de  sous-officicr  se  trouve  avoir  «dans  son  langage  et  ses  ma- 
nières je  ne  sais  quoi  de  l'ancien  bon  ton  du  monde...»;  «tout  âgé  et 
tout  modeste  qu'il  nous  avait  paru  d'abord  «,  il  joue  du  piano  avec  dé- 
lices ,  et  non  sans  un  ravissement  imprévu.  N'y  a-t-il  pas  là  une  accen- 
tuation peut-être  excessive  des  qualités  pacifiques  et  polies  chez  un 
vieux  guerrier  ? 

Ce  n'était  plus,  en  tout  cas,  l'original  de  l'adjudant  qui  pouvait 
guider  ICI  Vignv  ;  et  nen  n'est  plus  significatif  que  l'embellissement 
par  lequel  il  transforme  en  «puritain  de  l'honneur»,  «l'élite  deTèlite», 
un  homme  que  ses  chefs  qualifient  d'« assez  bon  garde»,  mais  à  qui 
ses  notes  d'inspection  donnent  un  témoignage  fort  imparfait  :  «Con- 
duite bonne,  quant  à  ses  devoirs  de  service,  probité  intacte,  moralité 
du  reste  médiocre  '  .»  Enfin,  c'est  plutôt  par  une  lâcheuse  désobéis- 
sance à  la  consigne  que  par  une  conscience  professionnelle  obstinée, 
que  Menncchct  causa  le  sinistre  qu'il  paya  aussitc>t  de  sa  tête. 

Sur  un  point  encore,  Vigny  a  modifié,  inconsciemment  ou  à  des- 
sein ,  une  réalité  qu'il  peut  être  intéressant  de  rappeler.  Le  royal  podagre 
«passa»  moins  vite  à  Vincennes  qu'il  ne  se  plaît  à  le  dire  : 

Hier,  écrit  en  date  du  18  août  le  Moniteur  du  19,  Sa  Majesté  a  dirige  sa  pro- 
menade vers  le  château  de  Vincennes.  Sa  Majesté  s'est  fait  rendre  compte  par 
M.  le  commandant  de  l'artillerie  de  révênemcnt  du  matin.  Cet  officier  a  exposé 
au  Roi  avec  quelle  intrépidité  les  canonniers,  la  plupart  en  chemise,  ont  éloi- 
gné les  caissons,  et  tout  ce  qui  était  matière  inflammable,  du  lieu  de  l'incen- 
die, au  moment  où  l'artifice  était  tout  en  feu  et  que  le  danger  le  plus  immi- 
nent régnait  encore.  Je  reconnais  bien  là  des  Français,  a  dit  S.  M.  en  s'adressant 
aux  canonniers  qui  l'entouraient.  S.  M. ,  en  se  retirant,  a  laissé  à  ces  braves  des 
marques  de  sa  munificence  royale. 

■''  Etat  miminatij  de  MM,  tes  offciers  et  employés  Je  l'Etole  d'artillerie  de  la 
Garde  royale,  1"  octobre  1818  (Coniilé  de  l'Artillerie). 


2^0  NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

M.  de  FontangLS,  nous  l'avons  vu,  avait  toutes  sortes  de  raisons  de 
figurer  au  nombre  des  officiers  que  Vigny  souhaitait  honorer.  Il  était 
mort  à  Saint-Sébastien  le  2.J.  octobre  1826,  et  sa  veuve,  qui  avait  été 
pour  beaucoup  dans  le  mariage  d'Alfred  de  Vignv  avec  miss  Bunburv, 
est  restée  en  relations  avec  sa  famille.  Quant  à  Ernest-Louis-Gaspard- 
Alexandre  d'Hanache,  suspect  à  bon  droit  au  régime  de  Juillet,  il 
avait  pris  du  service  en  Vendée.  Cet  ancien  camarade,  ce  voisin  d' An- 
nuaire du  lieutenant  de  Vignv  est  tué  au  combat  du  Chêne  (juin  1832)  , 
et  la  duchesse  de  Berri  a  fait  elle-même  le  récit  de  cette  mort  "',  qui 
lournit  une  précision  à  la  date  de  rédaction  de  La  Veillée. 

Timoléon  d'Arc***  semble,  au  contraire,  une  figure  tout  imaginaire. 
Dans  son  manuscnt ,  Vigny  n'hésite  pas  sur  son  prénom  antique,  ba- 
lance entre  de  ***  et  d'Arc***,  semble  s'en  tenir,  à  vrai  dire,  à  l'un 
des  premiers  noms  (d'.Ajcy)  qui  figurent  dans  l'Annuaire  de  la  Res- 
tauration. Incarnation  d'un  autre  moi ,  plus  scientifique  et  froidement 
passionné,  puisque  lui-même  songe,  au  collège,  à  se  préparer  à  l'Ecole 
polytechnique  ?  Symbole  des  vertus  militaires  les  moins  brillantes ,  les 
plus  ternes  même  et  les  plus  intérieures ,  chez  un  jeune  homme  qui  se 
transformera  aisément  en  un  héros?  Je  pencherais  pour  cette  lu'po- 
thèscquc  semblent  confirmer,  dans  le  manuscrit, certains  détails  amen- 
dés après  coup.  Timoléon  «lisait  tout  haut,  en  marchant.  Le  Svstème 
du  monde,  de  Paris  de  Boisroman».  Le  chapitre  II  est  ainsi  amorcé  au 
crayon  :  «Je  me  levai  et  j'allai  le  trouver.  Il  rêvait  sa  fenêtre  ouverte. .  .d 
Quand  il  s'en  va  dans  sa  petite  chambre,  après  l'explosion  où  il  fut 
le  plus  énergique  sauveteur,  «en  marchant  il  rêvait  et  ne  se  retourna 
pas  une  fois».  N'est-ce  pas  à  son  nmoiu  distrait  de  1819,  éperdu  de 
poésie  et  d'art  idéaliste,  que  l'écrivain  de  1833  entend  faire  une  place 
le  long  des  tossés  de  Vincennes  ?  Dans  une  esquisse  ultérieure  de  ro- 
man historique  et  vendéen,  Timoléon  d'Arc***  reparaît. 

Le  poète-capitame  se  laissant  emporter  au  gré  du  souvenir,  avait 
d'abord,  dans  ses  brouillons,  relié  plus  étroitement  le  récit  de  l'explo- 
sion de  18 19  à  ses  confidences  personnelles.  C'étaient  bien  les  souve- 
nirs de  sa  vie  mihtairc,  et  non  d'impersonnels  t.ibleaux  qu'il  mettait 
sur  le  papier,  et  tout  n'a  point  passé,  dans  son  livre,  des  ébauches  sui- 
vantes : 

Eux-mêine[s]  devenaient  plus  sombres  à  mesure  que  devenait  plus  pesante 
rimmobilité  de  notre  vie.  Quelques-uns  se  retiraient  brusquement,  et,  quand 
arrivaient  des  jeunes  gens  au  iniiieu  de  nous ,  leur  caractère  ne  tardait  pas  à 

'''  Thirhia,  La  Duchesse  de  Berri,  Paris,  1900,  p.  64. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  27  I 

cteincire  ses  vives  lueurs  dans  la  gravité  rcsignée  du  nôtre.  Cet  esprit  n'était 
point  particulier  à  ia  Restauration,  il  sera  commun  à  toute  armée  de  paix. 
Lors  de  celte  veillée  de  Vincennes  que  je  viens  de  raconter,  j'avais  déjà  depuis 
longtemps  l'habitude  de  mes  travaux  de  nuit  [dont  ia  vie  du  grand  monde  à 
Paris  n'avait  pu  me  dégoûter  elle-mcme].  Je  trouvais  des  consolations  dans 
i'activité  des  songes  poétiques  où  je  m'inventais  des  événements  et  puis,  au 
jour,  je  revenais,  sous  l'uniforme,  continuer  mon  rêve  de  guerre  commencé 
sous  l'Empire. 

Là  je  souffrais  d'autant  plus  de  ce  rêve  immuable,  que  chaque  jour  dimi- 
nuait, autour  de  moi,  le  nombre  des  jeunes  officiers  qui  en  étaient  agités  aussi. 
L'armée  me  semblait  un  corps  sans  mouvement.  J'étouffais  enfermé  dans  le 
ventre  de  ce  cheval  de  bois  qui  ne  s'ouvrait  jamais  dans  aucune  Troie.  Je  lisais 
avec  mes  compagnons,  la  vie  de  ces  généraux  de  la  République  dont  l'éclat 
nous  avait  tourné  la  tête  de  si  bonne  heure,  et  après  avoir  loué  ou  critiqué 
leurs  manœuvres  de  guerre  et  leurs  campagnes,  que  nous  savions  par  cœur  et 
dont  l'ensemble  et  le  détail  nous  étaient  devenus  familiers,  nous  tombions  dans 
une  amèrc  tristesse,  en  mesurant  notre  destinée  à  la  leur  et  en  calculant  que 
leur  grandeur  était  surtout  venue  de  ce  qu'à  vingt  ans,  ils  avaient  mis  le  pied 
tout  d'abord  sur  le  dernier  degré  de  cette  échelle  de  grades  dont  un  échelon 
nous  tenait  huit  ans  à  gravir. 

Cependant  nos  lectures  et  nos  études  ne  cessaient  jamais.  Nous  avions  dé- 
voré tous  les  livres  de  guerre  antiques  et  modernes  sans  pouvoir  évoquer  la 
guerre  par  leurs  caractères  magiques.  Chacun  de  nous  plein  de  l'expérience 
des  autres  savait  dix  fois  plus  que  son  grade  ne  l'eût  voulu,  nous  avions  appris 
l'art  et  nous  désespérions  de  l'action.  Noire  savoir  allait  s'enfouir  dans  des 
écrits  et  des  plans  inutiles  comme  nos  boulets  dans  les  flancs  de  gazon  du 
Polygone.  Nous  sentîmes  alors  de  quel  poids  est  une  armée  à  la  nation,  et  à 
quel  point  il  est  vrai  que  c'est  un  corps  étranger  et  à  demi  mort,  un  bras  pa- 
ralysé, lourd  à  porter  et  qui  ne  travaille  ni  ne  rapporte  rien  au  cœur.  J'ai  vu, 
cl  j'aurai  occasion  de  les  citer  dans  cet  ouvrage,  des  intelligences  supérieures 
totalement  étouffées  par  les  fatigues  puériles  et  inutiles  de  la  vie  militaire  mo- 
derne, et  qui  toutes  dans  l'antiquité  ou  dans  une  armée  plus  [rapprochée  de 
la]  identifiée  avec  la  Nation  eussent  produit  tout  ce  qu'elle  a  droit  d'attendre 
des  meilleurs  et  des  plus  grands  de  ses  citoyens.  Pour  moi  l'étude  et  le  silence 
ne  furent  pas  d'assez  forts  préservatifs  contre  cette  léthargie.  Las  de  vivre  dans 
l'absurde,  et  ayant  accompli  près  de  trois  fois  le  temps  d'engagement  d'un 
soldat,  je  quittai  brusquement  l'armée. 

Elle  n'était  pas  comptable  de  mes  ennuis. 

Elle  avait  raison.  Durant  la  paix  où  tout  est  mesuré  [je  ne  valais  mieux 
que  personne]  lequel  de  nous  vaut  mieux  qu'un  autre? 

La  guerre  vous  manque  et  à  son  défaut  vous  voudriez  trouver  dans  des  de- 
voirs plus  intelligents  et  plus  utiles  une  plus  digne  pâture  à  l'activité  de  votre 
caractère.  Consolez-vous,  votre  mérite  est  plus  grand  de  subir  avec  résignation 
le  service  et  sa  lourde  servitude  sans  en  être  dédommagés  par  ia  gloire. 

C'est  à  vous  que  je  veux  parier  mes  compagnons,  en  terminant  ce  livre  et 


272  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

après  avoir  dit  [aux  autres]  à  tous  quelques  mots  de  vous,  je  veux  parler  à 
vous  des  autres.  Et  cette  fois  ne  cherchant  aucune  forme  d'art  dans  Je  simple 
récit  que  je  veux  vous  faire,  je  vous  ferai  connaître  une  vie  toute  semblable 
à  la  vôtre,  mais  une  vie  et  une  mort  de  martjr,  que  je  regarde  comme  [le 
plus  bel]  un  des  plus  beaux  exemples  possibles  de  souffrance  et  de  vertu  mi- 
litaires. . . 


Et,  pour  caractériser  l'attitude  d'un  officier  intellectuel  en  face  de  la 
Restauration,  qu'on  servait  d'abord,  qu'on  abandonnait  dans  un  dé- 
couragement successif  : 

SI  quelque  cavalier  servant ,  après  avoir  mis  aux  pieds  de  sa  dame  les  qua- 
torze plus  belles  années  de  sa  vie  avec  un  inaltérable  dévouement,  n'avait  reçu 
d'elle,  en  retour,  que  la  plus  glaciale  indifférence,  il  me  semblerait  excusable 
de  quitter  son  service,  mais  si  quelques  années  après,  il  apprenait  qu'elle  est 
exilée  et  persécutée,  on  concevrait  qu'il  la  plaignit,  qu'en  souvenir  d'une  an- 
cienne tendresse  il  ne  parlât  d'elle  qu'avec  regret  et  ne  voulût  jamais  rien  faire 
d'hostile  contre  une  maitresse  oubliée.  Ceci  est  le  Symbole  le  plus  exact  qui 
puisse  représenter  ma  position  envers  la  Restauration. 

Elle  vint  en  France,  eut  besoin  pour  sa  garde  d'une  fournée  de  jeunes  gens 
[qu'elle  nomma  mousque. . .]  à  qui  elle  permit  de  l'entourer  et  d'étaler  autant 
de  luxe  qu'ils  voudraient  autour  d'elle,  elle  les  nomma  mousquetaires  et  lieu- 
tenants. Elle  me  trouva  tout  prêt,  me  prit  et  me  laissa  tel  durant  dix  ans. 
Plus  tard  elle  fit  la  guerre  à  l'Espagne,  il  lui  fallut  des  capitaines,  elle  prit 
encore  une  fournée  et  parmi  les  plus  anciens  me  prit  sans  me  voir.  Je  publiai 
des  livres,  mais  c'était  une  sorte  d'insubordination  que  de  faire  un  livre 
quelque  inoffensif  qu'il  fut.  Le  papier  était  suspect.  Le  mien  ne  lui  plut  pas 
et  un  redoublement  [redoublement  d'indifférence  de  sa  part]  me  donna  le 
courage  de  rompre  avec  elle  et  de  reprendre  ma  liberté.  J'aurais  eu  de  belles 
occasions  d'en  user  contre  elle  et  j'en  fus  vivement  sollicité  par  d'illustres  [tri- 
buns du  peuple,  tribuns]  chefs  de  l'opposition,  mais  c'eût  été  à  mes  yeux 
comme  ce  serait  encore  une  sorte  de  crime  contre  quiconque  a  notre  parole 
d'honneur  de  ne  pas  lui  nuire,  et  je  me  refusai  constamment  à  écrire  un  mot 
qui  pût  découvrir  ses  défauts  et  ses  faiblesses,  désenchanter  de  ses  charmes  et 
lui  oter  des  adorateurs.  [Je  voyais  venir  sa  chute  et  je  gémis  d'avoir  perdu  le 
droit  de  la  défendre  ou  de  tomber  avec  elle.]  [A  présent  sa  figure  n'est  pas 
assez  belle  pour  conquérir  avec  l'empire  de  ses  charmes  et  celui  de  ses  gran- 
deurs vénérées  de  lui...]  Aujourd'hui  sa  noble  figure  m'apparait  plus  belle  de- 
puis qu'elle  est  en  pleurs;  le  deuil  sied  à  son  visage,  je  lui  trouve  des  charmes 
que  lui  était  sa  royale  parure  assez  mal  rajustée,  et  je  sens  que  cette  main  dé- 
daigneuse qu'elle  ne  tendit  jamais  qu'avec  froideur  à  un  ami  mal  connu,  je  la 
baiserais  encore  à  présent  en  v  laissant  tomber  une  dernière  larnu\ 

F.n  du  i"  volume. 


NOTES  ET  ECLAIRCiSSEMENTS.  273 


LA  CANNE  DE  JONC. 

Les  papiers  de  Vigny  renferment,  sur  la  genèse  de  son  dernier  ré- 
cit, un  document  précieux.  Diverses  écritures,  des  surcharges  et  des 
additions  témoignent  du  travail  d'approfondissement  auquel  cette 
t'cuillc  a  servi. 


Plan  fait  h  2^  juin  18^  j. 

Je  dois  vous  dire  d'abord  que  mon  père  revenant  d'Egypte  Fut  pris  par 
l'amiral  Collingwood. 

J'ai  encore  la  lettre  où  il  m;  disait  que  c'était  un  jeune  homme  charmant. 
—  Il  me  recommandait  Vbonneur  comme  principe  [^surcharge  dans  l'interligne]. 
En  1804. [table  couverte  de  papiers,  etc. ,  etc.]  j'étais  page  de  l'Empereur.  — •  Un 
jour  il  me  tira  l'oreiil?.  Je  lui  jurai  que  tant  qu'il  vivrait  je  ne  servirais  jamais 
un  autre  prince  [5a  parole  d'honneur].  —  J'étais  son  séid.  —  Il  n'y  a  pas  de 
nation  plus  portée  au  séidisine  que  la  nôtre.  — ■  DÉv.  = 

J'entendis  un  jour  cette  conversation  entre  l'Empereur  et  le  pap?.  —  Comé- 
dien,  tragédien. 

L'empereur  vit  que  je  l'avais  entendu,  il  ne  dit  rien  et  prit  une  prise  de 
tabac. 

Quelques  jours  après  je  reçus  l'ordre  de  partir  pour  Boulogne. 

Je  fus  pris.  Sur  mon  nom,  l'am.  Coll.  voulut  me  garder  près  de  lui.  J'v 
restai  jusqu'en  1810. 

A  sa  mort  il  me  renvoya.  DÉv.  =  PoËsiE  [et  en  marge  :  Un  grand  citoyen]. 

Spt-ctacle  de  la  cour.  — •  Les  Rois  aux  premières  galeries.  L'Empereur  arri- 
vant. —  Le  Prince  [Zakitzïn  barré]  Kourakin. 

L'Empereur  dit  :  je  n'aime  pas  qu'on  soit  prisonnier. 

Voilii  pour  le  séidismc ,  il  finit  là.  Il  ni;  restait  l'amour  de  la  guerre. 

Le  corps-de-garde  russe.  —  La  mort  d'un  enfant.  —  DÉv.—  PoÉsifc:. 

La  canne  de  jonc. 

[En  marge  :  Le  cap.  Renaud  ne  en  1786,  en  1798  il  a  12  ans,  en  1804 
18  ans,  en  1830  44  ans.] 

En  18 14,  je  me  retirai.  —  Après  sa  mort  à  S*"  Hélène  je  repris  du  s-'rvice. 
J'allais  le  quitter...  je  servais  les  Bourbons  sans  séidismc  et  avec  le  mépris  de  la 
guerre  et  de  l'armée,  j'avais  donné  ma  parole  d'honneur  à  nies  bons  soldats 
d'éïrc  ici  avec  eux  si  on  se  battait,  j'y  reviens.  [Q,ue  dirait  Poirier,  Bccca- 
ria,ctc.  On  se  concentre  dans  sa  compagnie  comme  dans  un  monde  à  part...] 

Nous  verrons  à  quoi  je  suis  destiné. 


2/4  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

Plaine  de  S'  Denis. 

M.  de  Pieineselves  (?)  était  dans  la  plaine  porté  sur  des  fusils,  la  cuis 
versée  d*unç  balle  (tout  ceci  barré). 


Un  enfant  à  Chaillot  le  tire  à  bout  portant  et  s'évanouit. 

La  guerre  est  une  suite  d'assassinats  partiels.  Métemps^xose.  —  Expiation. 
Idées  vagues. 

Point  fixe  et  consolateur  l'honneur.  Car  il  y  a  des  moments  où  la  Patrie  ne 
sait  ce  qu'elle  fait.  Collingwood  était  heureux  de  sentir  que  sa  Paine  (irait 
raison  mais  nous  dans  la  guerre  d'Espagne  nous  savions  bien  qu'elle  avait  tort. 
—  [Ceci  plus  haut,  à  bord  des  vaisseaux  de  Coll.].  —  Mort  de  l'enfant  et 
de  l'homme  après.  —  A  propos  vous  saurez  encore  que  je  ne  m'appelle  pas 
Lucio,  il  sourit  et  s'endormit  pour  toujours. 

D'autres  feuillets  manuscrits  témoignent,  soit  de  l'intention  du 
poète,  soit  des  hésitations  de  son  acti\'ité  créatrice,  revenant  surtout 
à  la  figure  de  Collingwood  pour  préciser  une  pensée  qu'il  fallait  orga- 
niser fortement  : 

Ce  Livre  [le  3']  est  une  plainte  sur  la  destinée  du  soldat  des  armées  per- 
manentes. 

Je  voudrais,  comme  transition  vers  un  état  meilleur,  une  armée  temporaire 
comme  celle  de  la  République  romaine  antique  et  de  la  monarchie  prussienne 
actuelle. 

Après  avoir  montré  la  cruauté  des  nécessités  aveugles  de  l'obéissance.  —  La 
simplicité  de  caractère  et  de  mœurs  de  l'homme  de  guerre.  Je  donne  un 
exemple  de  ce  qui  se  conserve  de  loyale  grandeur  et  de  germes  d'honneur  et 
de  vertueuse  probité  dans  les  hommes  de  guerre. 

Le  citovcn  dans  L.  Collingwood  dévoué  à  un  principe,  l'homme  d'honneur 
dans  •**  dévoué  à  sa  parole.  —  Chacun  d'eux  voué  à  une  idée.  Tous  deux 
bien  supérieurs  à  un  homme  dévoué  à  un  homme  et  condamné  à  un  avilisse- 
ment perpétuel  parce  qu'il  s'est  voué  à  la  fortune  de  Bonaparte  et  l'a  servi 
avec  abrutissement ,  vendant  sa  conscience  et  écrivant  le  pour  et  le  contre  selon 
le  bon  plaisir  de  l'homme.  —  Il  se  tue  par  honte  de  lui-même.  —  Il  est  riche  et 
honoré  des  gens  qui  estiment  la  richesse  par-dessus  tout,  mais  après  avoir  vu 
son  frère  et  s'être  comparé  à  lui ,  la  rougeur  lui  monte  au  front  et  il  se  lue. 

Suicide  fort  inattendu  d'un  personnage  important  qui,  dans  les  pre- 
miers projets  de  Vigny,  devait  s'opposer  —  avec  une  rigueur  un  peu 
factice  —  à  son  vaillant  officier.  Car  c'est  à  ce  scénario  encore  indistinct 
que  se  rapporte  évideninunt  la  note  donnée  par  le  Journal  d'un  poète 
sous  la  date   de    1830  (?).  .\   la   carrière   sans   défaillance  du  soldat- 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  27  î 

martyr  taii^ait  pendant  «la  vie  de  son  trcre,  qui  a  suivi  une  carrière 
politique  d'avocat,  toute  magnifique,  et  toute  pleine  de  trahisons  et  de 
récompenses».  Quelques  objections  de  Renaud  à  son  auditeur  rappelleront 
seules  cet  antagonisme,  fort  accuse  dans  les  ébauches  suivantes  : 

Vous  êtes  tous  des  imbéciles,  Bonaparte  le  disait  avec  raison. 

Il  y  a  environ  trente-deux  millions  d'hommes  en  France;  vous  êtes  un  corps 
d'armée  d'environ  dix  mille  hommes  qui  les  combattez  du  haut  de  cette 
montagne  que  l'on  nomme  la  Presse.  Vous  pourriez  faire  quelque  chose  si  vous 
vous  entendiez,  mais  misérables  que  vous  êtes  vous  ne  cessez  de  vous  trahir 
tous  et  tandis  que  l'homme  du  premier  rang  croise  la  baïonnette,  l'homme  du 
second  lui  enfonce  la  sienne  dans  les  reins  et  celui  du  troisième  [lui  casse  le 
bras]  le  poignarde  de  mille  atteintes  lâches.  Ecrivains  toujours  trahis  par  les 
critiques  [qu'espcrez-vous?].  Taisez-vous  pour  toujours  et  laissez  aller  le  monde 
comme  il  peut. 

Voyez  donc  comme  il  vous  comprend.  —  Faites  Clarisse j  le  plus  beau  Poëme 
épique  possible  sur  la  vertu  d'une  femme,  montrez  Lovelace  se  traînant  sur 
les  genoux  pour  demander  la  main  de  sa  victime  et  ne  pouvant  fléchir  cette 
âme  que  la  chute  de  son  corps  n'a  pu  souiller.  Les  hommes  se  mettront  à  ad- 
mirer Lovelace  et  concluront  le  contraire  de  votre  conclusion. 

Tout  tourne  mal  dans  vos  enseignements.  V)us  ne  servez  à  rien  qu'à  remuer 
des  vices  qui  s'appuyent  sur  ce  que  vous  les  peignez  pour  se  mirer  dans  votre 
tableau  et  se  trouver  beaux. 

Arguments  analogues,  notes  plus  tard  sur  la  même  feuille  : 

Il  n'y  a  pas  un  sot  qui  n'ait  fait  au  moins  une  bonne  critique  dans  sa 
journée  et  je  n'en  sais  pas  un  qui  ait  fait  un  bon  ouvrage  dans  sa  vie. 

Les  nations  savent  bien  à  qui  elles  ont  affaire.  Croyez-vous  que  l'on  eût  osé 
jouer  à  Bonaparte  les  tours  que  l'on  joua  à  Charles  X? 

Autre  note  relative  au  dialogue  qui  s'échange  entre  le  narrateur  et 
son  interlocuteur,  en  juillet  1830  : 

Vous  êtes  ému,  me  dit-il.  ■ —  Je  pense  à  mes  camarades,  lui  dis-je,  qui  vont 
mourir  demain  pour  des  Princes  qu'ils  [n'aiment  guères  et]  pour  des  idées 
qu'ils  n'aiment  point  et  des  hommes  qu'ils  ne  connaissent  pas. 

Se  dévouer  à  des  idées. 

Vaut  mieux  que  se  dévouer  à  des  hommes. 

Il  y  a  quelque  chose  de  supérieur  à  cette  servitude  c'est  [le  dévouement] 
l'abandou  de  sa  vie  pour  une  conviction,  une  idée. 

Mais  rien  n'étant  si  rare  qu'une  conviction...  mieux  vaut  la  donner  à  un 
devoir  vulgaire,  absurde  quelquefois,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  un  devoir. 

Vous  dont  la  plupart  furent  saints  et  martyrs  dans  cette  belle  religion  de 
l'honneur. 

18. 


276  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

«Un  caractère  développé  et  voilà  tout;  je  ne  sais  pas  comment  on 
jugera  d'abord  le  capitaine  Renaud;  mais  je  suis  sûr  que,  plus  tard  si 
ce  n'est  dès  à  présent,  on  sentira  qu'il  représente  le  caractère  de  l'offi- 
cier éclairé,  comme  il  doit  être.»  C'est  en  ces  termes  que  Vigny  con- 
signe dans  son  Journal  l'aclièvenient  de  la  plus  longue  de  ses  trois 
nouvelles  militaires,  écrite  enfin,  «d'un  seul  jet»,  du  20  juillet  au 
3  août  1835  (d'après  une  lettre  à  Péhant).  Il  y  avait  enfin  exécuté  le 
dessein  essentiel  de  ce  cycle  émouvant  :  camper  en  pied  une  figure 
d'officier  moderne,  instruit  et  réfléchi,  avisé  de  toutes  les  contraintes 
de  son  métier,  soutirant  à  sa  manière  des  exigences  de  la  discipline, 
sans  cesser  d'obéir  aux  plus  nobles  principes  d'activité.  Et  comme  le 
sens  de  son  œuvre  avait  pris,  chemin  faisant,  une  portée  grandissante 
dans  son  esprit,  une  façon  de  synthèse  et  de  raccourci  devait  repré- 
senter, dans  cette  étude  de  caractère,  une  variété  toute  moderne  d'hé- 
roïsme et  de  «martyre»,  ses  conditions  et  ses  causes. 

Plus  encore  que  pour  ses  deux  premiers  récits ,  l'auteur  a  amalgamé , 
dans  La  Canne  de  Jonc,  des  éléments  venus  d'un  peu  partout  :  la  per- 
sonnalité du  personnage  principal  leur  sert  d'armature,  et  surtout 
l'émotion  contenue  qui  pénètre  et  anime  un  récit  qui  ne  lait  longueur 
nulle  part  et  se  déroule  avec  une  simplicité  digne  de  l'antique. 

Le  héros  involontaire  de  l'histoire,  c'est  ce  capitaine  de  la  Garde 
royale  dont  Vigny  pouvait  noter,  après  les  Journées  de  1830,  la  stoïquc 
détermination  et  la  fin  presque  fatidique  :  démissionnaire  au  moment 
des  ordonnances,  l'officier  avait,  par  point  d'honneur,  repris  son  rang 
à  la  tête  de  sa  compagnie  et  trouvé  la  mort  en  plein  Pans  révolution- 
naire. Mais  Vigny,  le  11  août  1830,  n'est  guère  renseigné  que  par  ouï- 
dire  ;  ni  le  nom  exact  de  ce  martyr  du  devoir,  m  l'endroit  où  il  est 
tombé,  ni  les  circonstances  de  sa  mort  ne  lui  sont  connus  de  façon 
précise.  Une  brochure  de  l'année ,  La  Garde  royale  pendant  les  événements 
du  26  juillet  au  ^  août  i8)o,  par  un  officier  employé  à  l'état-m.ajor,  a 
pu  le  renseigner  un  peu  plus  complètement.  L'auteur,  de  Bermond, 
y  racontait  (p.  66)  la  mort  à  Chaillot,  le  2g  juillet,  d'un  capitaine  de 
la  Garde  «tué  par  un  jeune  homme  qu'il  avait  voulu  ménager»,  et 
ajoutait  en  note  :  «Cet  officier  avait  donné  sa  démission  dès  l'appa- 
rition des  ordonn-ances ,  et  quitté  de  suite  son  régiment  ;  mais  il  y  rentra 
le  28,  voulant  encore,  malgré  ses  opinions,  partager  les  dangers  de 
ses  camarades.  Il  confirma  ce  qu'un  des  grands  caractères  et  des  grands 
talents  de  notre  époque  avait  si  bien  exprimé  pour  un  autre  Waterloo  : 
Que  dirait-on  de  moi  à  mon  n'i^i'mi'nt.''»  Voici ,  d'après  les  Archives  admi- 
nistratives de  la  Guerre, ce  qu'on  peut  savoir  de  cet  homme  d'honneur. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  277 

Armand-Philippe  Lcmotheux,  né  à  Château-Gonthier  le  26  avril 
1795,  interne  au  lycée  d'Angers  et  élève  à  Saint-Cvr  le  11  jan- 
vier 181 3,  en  sort  presque  aussitôt  pour  faire  la  campagne  de  18 13 
comme  sous-licutenant  au  76'  d'infanterie.  Prisonnier  à  (a  capitulation 
de  Dresde,  le  12  novembre,  et  conduit  en  capti\ité  en  Hongrie,  il 
ne  rentre  en  France  que  le  10  juillet  181.J.  :  déjà,  d'officieux  amis  ont 
assuré,  le  16  juin,  son  entrée  aux  gardes-du-corps  du  Roi,  avec  le 
brevet  de  lieutenant,  dans  la  compagnie  de  Raguse,  et  le  23  août,  sa 
décoration  dans  «l'ordre  roval  de  la  Légion  d'Honneur».  Il  a  sans 
doute  connu,  lui  aussi,  l'amertume  de  la  retraite  devant  les  lanciers 
d'Exelmans,  par  les  routes  embourbées  qui  menaient  à  Bétliune.  Sous- 
lieutenant  au  i"  régiment  d'infanterie  de  la  Garde  le  23  octobre  1815 
et  lieutenant  le  i^  août  1816,  il  fait  cette  campagne  d'Espagne  pour 
laquelle  Vigny  désirait  aussi,  en  1823,  franchir  les  Pyrénées.  Cepen- 
dant ce  n'est  qu'en  1825,  à  l'ancienneté,  que  Lemothcux  est  nommé 
capitaine  adjudant-major,  malgré  tout  le  «dévouement  au  Roi»  que 
certifie,  en  1823,  une  lettre  de  son  père  au  duc  d'.\ngouléme.  Enfin 
capitaine  le  2^  avril  1829,  il  n'aura  guère  commandé  sa  compagnie, 
s'il  est  vrai  que  les  ordonnances  (25  juillet)  le  font  démissionner  : 
mais  les  archives  du  Ministère  de  la  Guerre  ne  gardent  pas  trace  de 
cette  démarche,  affirmée,  d'ailleurs,  par  d'autres  témoignages  '  .  Elles 
renferment,  en  revanche,  une  lettre  par  laquelle  ses  deux  frères  se 
déclarent  héritiers  du  capitaine  commandant  Lemotheux,  «tué  le 
29  juillet,  dans  la  grande  rue  de  Chaiilot,  en  face  la  maison  d'insti- 
tution de  M.  Chevet.  Un  procès-verbal  constatant  cette  mort  a  été 
fait  par  M.  le  commissaire  de  police  de  ChaïUot,  et  déposé  le  16  août 
dernier  à  la  Préfecture  de  police  de  Paris  ». 

Si  Vigny  a  fait  tomber  son  capitaine  Renaud  (un  nom  qui  se 
trouve  aussi  représenté  dans  la  Garde  rovale)  sous  l'agression  incon- 
sciente d'un  gamin  de  Paris  —  et  non  plus  simplement  d'nun  jeune 
homme  qu'il  avait  voulu  ménager»,  —  c'est  sans  doute  parce  qu'il  a 
lu  de  près  un  récit  de  Godcfrov  Cavaignac,  Le  Vieux  Canonnier,  paru 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes  de  1831  (t.  111,  p.  275).  On  y  voit  un 
homme  du  peuple  donner  au  petit  Robert,  mauvais  sujet  de  treize  ans, 
un  pistolet  qui  va  le  venger  de  la  mort  de  son  grand-père,  vieil  artil- 
leur aveugle  qu'un  boulet  vient  d'emporter  sous  le  soleil  de  .luillet. 

'1  Théodore  Anne,  Mémoires,  Souvenirs  et  Anecdotes  sur  l'intérieur  du  palais 
Je  Cbarles  X  et  les  événements  de  iSij  à  iSjo.  Paris,  1831,  t.  II,  p.  286. 


2-'8  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

«C'était  un  vrai  gamin ,  un  enfant  de  Paris,  —  race  toute  particulière, 
mélange  d'Iieureux  penchants  et  de  mauvaises  habitudes,  courageuse, 
hargneuse,  généreuse,  pétrie  d'intelligence,  d'audace,  de  gaîté,  mah- 
cicuse  et  serviable,  ayant  toutes  les  qualités  d'une  bonne  et  vive  na- 
ure,  n'ayant  que  les  vices  d'une  bien  méchante  condition,  celle  du 
peuple.»  Ce  Gavroche  de  1830  prend  l'arme,  et  ne  comprend  que 
trop  bien.  «  Il  était  pâle ,  et  ses  dents  blanches  se  serraient  sous  ses  lèvres 
béantes...  Une  fois,  un  grenadier  s'approcha  de  très  près...  l'enfant 
rampa,  se  releva,  et  l'ajustant,  il  vit  le  grand  corps  s'étaler  à  quelques 
pas  devant  lui,  et  le  sang  jaillir  de  la  poitrine  comme  le  jet  d'une  bar- 
rique percée...»  Les  deux  victimes  de  la  lutte  civique  seront  enterrées 
l'une  et  l'autre  nà  quelques  pas  du  glorieux  pont  d'Iéna». 

Mais  la  carrière  du  capitaine  ,  pour  symboliser  la  parfaite  grandeur 
militaire ,  devait  s'illustrer  d'épisodes  significatifs.  Leur  coïncidence  dans 
les  mêmes  états  de  service  ne  laisse  pas  de  surprendre  :  encore  Vignv  a-t-il 
connu,  rien  que  dans  la  Garde  royale,  des  hommes  que  l'épopée  napo- 
léonienne avait  promenés  de  la  sorte,  de  la  marine  à  l'armée  de  terre, 
des  pontons  anglais  au  corps  des  pages  :  le  capitaine  trésorier  de  la 
Garde,  en  1815,  était  un  ancien  timonier  de  la  Salamandre  et  de  la 
Didon;  Dagues  de  la  Hellerie,  jadis  mousse,  aujourd'hui  garde-du- 
corps,  avait  été  fait  prisonnier  par  les  Anglais  sur  la  frégate  le  Niémen, 
le  6  avril  i8og,  et  rendu  le  21  mai  181.J.;  Fitz-James,  fait  prisonnier 
en  Espagne,  av.ait  été  «blessé  d'un  coup  de  feu  au  bras  gauche  en  se 
sauvant  sur  un  bâtiment  espagnol  qu'il  enleva  avec  vingt-cinq  officiers 
prisonniers  comme  lui...»  Le  porte-drapeau  de  son  régiment,  en  1823, 
le  lieutenant  Garreau,  avait  été  mousse  sur  la  Corne'lie,  le  Terrible,  le 
Patriote;  tout  près  de  lui,  au  5"  de  la  Garde,  d'autres  officiers  encore, 
les  Bretons  surtout  —  du  Fresne  de  Klan,  né  à  Guingamp,  de  Léclusc 
de  Tréguier  et  Bomlace  de  Brest  —  avaient  fait  service  de  mousse,  de 
timonier,  avant  de  combattre  dans  la  Grande  Armée.  Les  singuliers 
avatars  ne  manquaient  donc  point,  dans  ces  états  de  service  de  1798 
à  181^,  qui  rendaient  possible  toute  une  série  d'expériences  mihtaircs 
et  nautiques  un  peu  composites. 

Mais  il  importait  à  Vigny  que  son  officier  traversât  les  guerres  im- 
périales, s'approchât  le  plus  possible  du  Maître,  tout  en  restant  à 
l'abri  de  ce  séidisme  qui  peut  être  en  France,  selon  lui,  la  rançon  fâ- 
cheuse d'une  belle  vocation  militaire.  Déjà,  dans  le  roman  incomplet 
qu'il  avait  donne  à  la  Revue,  l'Almeb,  scènes  du  désert,  il  avait  amorcé 
une  rencontre  entre  Bonaparte  et  un  clairvovant  partenaire  :  idée 
qu'exécute  le  livre  contemporain  d  un  homme  qui  deviendra  l'un  de 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  279 

SCS  plus  chers  amis,  Ph.  Busoni,  D'Egmont ;  Paris  et  Saint-Cloud  au 
iS  brumaire^  .  V'ignv,  qui  a  certainement  connu  ce  livre,  paraît  en 
rendre  compte  dans  la  Rnue  et  insiste  sur  le  périlleux  séidisme  français 
(un  mot  qui  ne  figure  pas  dans  le  roman  historique  de  Busom,  con- 
sacré au  conflit  de  Bonaparte  et  des  partis  après  l'expédition  d'Egypte). 
Et  si  l'on  songe  que  1833  voyait  refleurir  décidément  la  légende  napo- 
léonienne, avec  le  recueil  de  Béranger,  le  Napoléon  raconté  dans  une 
grange  du  Médecin  de  campagne,  que  l'Ode  à  la  colonne  était  écnte  et  que 
la  politique  et  la  presse  multipliaient  les  témoignages  d'une  dévotion 
qui  ira  croissant,  on  admettra  que  Vigny  ait  eu  quelque  raison  de 
prétendre,  ici  encore,  donner  une  «consultation  d'actualité u  à  l'opi- 
nion publique  de  son  pays. 

Le  jeune  Renaud,  fils  d'officier,  fait  à  l'âge  de  douze  ans  la  campagne 
d'Egypte;  ici,  Vigny  a  sous  la  main  un  ouvrage  d'histoire  qui  le  guide 
çà  et  là  :  non  plus  Ader  '',  qui  lui  avait  permis  de  taire  naviguer  et 
combattre  la  frégate  la  Sérieuse,  mais  Hcrbin  de  la  Halle  et  sa  Conquête 
dis  Français  en  Egypte  '■,  peut-être  aussi  les  VirtoiVei,  Conquêtes,  Désas- 
tres, Revers  et  Guerres  civiles  des  Français  de  Ijç2  à  iSi ^  ".  Et,  d'ail- 
leurs ,  les  vieilles  curiosités  onentales  ou  afncaines  de  Vigny  n'avaient 
qu'à  affleurer,  pour  fournir  à  l'écrivain  une  matière  merveilleuse  que 
sa  méditation  avait  souvent  prise  et  reprise  avant  de  la  mettre  en 
œuvre  :  n'oublions  pas  qu'il  a  connu  assez  famihércment  Parseval- 
Grandmaison,  l'un  des  «  intellectuels  u  de  l'expédition  d'Egypte. 

Renaud,  de  retour  en  France,  devient  page  de  l'Empereur  :  c'est 
ici  que  Vigny  a  placé  la  scène  la  plus  fameuse  de  son  livre.  Le  Comé- 
dien, tragédien,  auquel  aboutit  le  célèbre  «dialogue  inconnu»,  symbo- 
lise le  tréfond  du  caractère  de  Napoléon.  «Bonaparte,  c'est  l'homme; 
Napoléon,  c'est  le  rôle.  Le  premier  a  une  redingote  et  un  chapeau;  le 
second ,  une  couronne  de  lauriers  et  une  toge.i)  Ce  passage  du  Journal 
d'un  poète,  en  1833,  ne  fait  que  reprendre  d'une  façon  un  peu  diffé- 
rente la  thèse  de  l'insincérité  napoléonienne.  D'après  une  tradition  qui 
se  conserve  dans  la  famille  de  L.  Ratisbonne ,  Vigny  revendiquait  l'en- 

l'I  Paris,  1832  (public  anonjmc). 

'*'  Histoire  militaire  des  Français  par  campagnes  :  Histoire  de  l'expédition  d'Egypte 
et  de  Syrie.  Paris,  1836. 

^'  Paris,  an  vu.  Cf.  surtout  les  notes,  pages  229  et  suiv.  Page  339,  ie  jeune 
Casablanca,  les  peintures  à  l'huile  eucore  Fraîches;  p.  340,  l'héroïsme  du  capi- 
taine Standelet  de  l'Artbémise  (détail  employé  dans  le  manuscrit,  abandonné 
ensuite). 

"I  Les  volumes  IX  et  X.   Paris,  1818. 


28o  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

tière  originalité  de  la  scène  où,  mise  en  face  de  la  tranquille  sérénité 
du  Pape,  la  virtuosité  de  commande  du  Maître  apparaissait  dans  tout 
son  artifice.  On  peut  l'en  croire,  s'il  s'agit  de  l'élaboration  de  ce 
dramatique  épisode.  Pour  le  sens  qu'il  lui  donne,  on  a  souvent  rap- 
pelé le  fameux  manifeste  de  ChateauLriand,  et  M.  Dupuy  a,  par  sur- 
croît, proposé  de  voir  dans  le  «dialogue  inconnu  «  une  transposition 
de  l'entretien  politique  de  Dioclétien  et  de  Galenus  dans  Les  Martvn. 
Que  le  souvenir  de  Chateaubnand  ait  été  pour  quelque  chose  dans 
le  dessein  de  Vigny,  voilà  qui  semble  hors  de  doute;  il  a  classé  parmi 
ses  Notes  et  preuves  pour  Servitude  et  Grandeur  militaires,  sous  la  date  du 
25  juillet  18.J.6,  la  remarque  suivante,  à  laquelle  il  confère  la  valeur 
d'une  déclaration  solennelle  : 

Scène  du  Pape  et  de  l'Empereur. 

M.  de  Chateaubriand  a  dit  dans  Bonaparte  et  les  Bourbons  ; 

H  Celui  qui  priva  de  ses  états  le  prêtre  vénérable  qui  lui  avait  mis  la  cou- 
ronne sur  ia  tête,  celui  qui  à  Fontainebleau  osa  frapper  de  sa  propre  main  le 
souverain  pontife  et  traîner  par  ses  cheveux  blancs  le  père  des  fidèles ,  celui-là  crut 
peut-être  remporter  une  nouvelle  victoire,  etc.  » 

De  Bonaparte  et  des  Bourbons,  1814. 


Je  me  féliciterai  jusqu'à  mon  dernier  jour  si  je  réussis  à  effacer  du  souvenir 
de  la  France  ces  lignes  mensongères,  calonniiatrices  et  impossibles  écrites  dans 
un  pamphlet  indigne  de  Chateaubnand  et  honteux  pour  lui. 

Alfred  de  Vignv. 

Le  commediante  ressortait  aussi,  pour  l'écrivain,  de  la  lettre  adressée 
par  Bonaparte  au  Divan  du  Caire  et  du  déguisement  islamique  adopté 
quelques  jours  par  Ali-Bonaparte,  k L'esprit  de  corsaire  et  d'aventurier 
animait  l'armée  d'expédition.»  Pour  des  raisons  dont  la  stricte  lustoire 
s'accommode  mal,  il  a  d'ailleurs  placé  en  i8o.j.une  scène  qui  ne  prend 
de  vraisemblance  qu'en  181 3  :  avant  le  sacre,  Bon.tparte  et  Pie  VII 
ét.iient  aux  petits  soins  réciproques.  Lorsqu'ils  se  revirent  à  Fontaine- 
bleau en  181 3,  tout  indiquerait,  me  fait  observer  M.  Panset,que  les 
choses  se  sont  passées  de  même  en  douceur;  et,  par  exemple,  le  Manu- 
scrit de  mil  buit  cent  treize,  du  baron  F;un,  admet  que  la  conversation 
fut  pleine  de  mansuétude  réciproque.  C'est  cependant  à  toute  une 
tradition  que  se  rattache  Vigny,  lorsqu'il  admet  que  les  deux  adver- 
saires .aient  croisé  le  1er  un  instant. 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  28  I 

Dans  l'ouvrage  de  son  ami  de  Bcauchanip,  Histoire  des  niatbeurs  et 
de  la  captivité  de  Pie  VII  sous  le  règne  de  Napoléon  Buonaparte''^\  Vigny 
pouvait  noter,  pour  les  deux  entrevues,  des  indications  telles  que 
celles-ci  :  «...Un  dépit  concentré  se  manifesta...  sur  les  traits  du  plus 
fourbe  comme  du  plus  irascible  des  hommes. . .  Napoléon  employa  la 
séduction  avant  d'en  venir  à  la  violence...  L'Empereur  vint  lui-même 
essayer  d'ébranler  la  fermeté  de  Pie  Vil  ;  il  laissa  échapper  des  me- 
naces non-seulement  contre  les  prélats  exilés,  mais  contre  l'Eglise 
elle-même.»  Et  c'est  tout  récemment  que  cette  légende  si  ancienne 
(contre  laquelle  proteste  en  août  1816  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène)  a 
reçu  la  plus  singulière  confirmation;  Pie  Vil  aurait  raconté  en  18 14 
à  M'*'  Gazzola,  évêque  de  Cer\ie  :  «...Dans  une  conférence,  l'Empe- 
reur pris  de  colère,  en  raison  de  mes  constants  refus,  accomplit  à  mon 
égard  un  acte  qui  me  fit  lui  dire  :  Oh  !  l'affaire  a  commencé  comme 
une  comédie  et  veut  finir  en  tragédie...  '■  « 

La  longue  familiarité  dans  laquelle  Renaud  vécut  avec  l'amiral  Col- 
lingwood,  les  leçons  de  stoïcisme  que  le  Français  trop  enthousiaste 
devait  recevoir  du  grave  Anglais,  le  martyre  d'un  grand  marin  con- 
damné à  faire  abnégation  et  à  refouler  de  nobles  et  tendres  sentiments 
par  point  d'honneur  civique  :  cet  épisode  central  de  La  Canne  de  Jonc 
occupait,  dans  la  pensée  de  Vigny,  un  rang  qui  semble  avoir  été  le 
tout  premier. 

Aug.  Barbier,  le  poète  des  ïambes,  fit  connaître  à  son  ami  la  publi- 
cation de  famille  où  des  lettres  et  des  fragments  de  mémoires  ser- 
vaient à  illustrer  une  biographie  d'homme  de  mer  britannique.  Les 
notes  qu'y  a  prises  Vigny  couvrent  plusieurs  feuillets  de  ses  manu- 
scrits, avec  une  pagination  se  rapportant  à  l'édition  courante"'  : 
détails  matériels  et  précisions  chronologiques,  dans  le  texte  anglais 
couramment  reproduit  ou  aisément  traduit;  extraits  caractéristiques 
que  le  poète  accompagne  déjà  d'une  exclamation  ou  d'un  commen- 
taire, iiBelIc'i  et  simples  paroles!»  «Toujours  le  père  de  famille  repa- 
raît», «Toujours  at  sea,  en  mer.  Une  station  de  vingt-trois  ans!»  Ou 
bien  des  mots  sont  soulignés,  que  l'art  de  l'écrivain  a  su  harmonieuse- 

l'i  Paris,  1815. 

"'  II.  RiNIERi,  Napoleone  e  Pio  VII,  cité  par  Mavol  de  Lcpé,  La  Captivité 
de  Pie  VII.  Paris,  1912. 

A  Sélection  jrom  the  public  and  private  Correspondence  oj  Vice-admiral  Lord 
Coltingwnod ;  intersperstd  it'itb  Memoirs  of  bis  Life,  by  G.  L.  Ncwliam  CoL- 
LINGUOOD,  Esq.  F.  R.  S. ,  Loncloii,  1828. 


282  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

ment  utiliser,  conune  une  sentinelle,  Shakespeare ,  dix  jours  dans  un  port. . .  Et 
si  Vigny  se  trouvait,  à  son  nisu,  idéaliser  un  marin  dont  la  hauteur  de 
vues  et  même  l'esprit  de  discipline  sont  assez  contestés  aujourd'hui"', 
il  n'y  a  pas  moins  là  une  figure  vraiment  représentative  d'une  exigeante 
et  héroïque  profession.  L'homme  de  famille  sevré  des  plus  samcs  joies 
se  détachait  surtout,  au  gré  de  Vigny,  du  airriculum  vitae  de  Col- 
lingwood  :  conflit  qui  achevait  d'opposer  le  successeur  de  Nelson  à 
des  hommes  que  la  vocation  paternelle  laissait  assez  indifférents. 

Reste  encore,  pour  achever  l'éducation  morale  du  capitaine  Renaud, 
le  Corps  de  garde  russe.  C'est  un  incident  de  la  campagne  de  France 
que  Vigny  place  au  moment  de  la  reprise  de  Reims  par  Napoléon 
(j  mars  iSi^j.),  de  l'aflaire  de  Craone  (6  et  y  mars).  Sans  doute 
situe-t-il  cette  affaire  à  peu  près  comme  la  surprise  de  Reims,  à  ^  heures 
du  matin,  le  6  mars, par  les  généraux  Corbineau  et  Laferrière,  «tour- 
nant un  corps  ennemi  de  quatre  bataillons  qui  couvrait  la  ville ,  et  qui 
resta  prisonnier  de  guerre».  Son  ami  Beauchamp,  dans  la  seconde 
partie  de  son  Histoire  des  campagnes  de  iSi^et  de  iSi ^  (Pans,  1816,  I, 
■^^)  avait  raconté  ce  lait  d'armes.  La  fin  douloureuse  d'un  tout  jeune 
officier  russe  s'inspirc-t-clle  de  la  mort  du  jeune  prince  Gagarin,tué  le 
5  mars  au  combat  de  Berry-au-Bac  ?  M.  Chuquet  me  propose  plutôt 
un  souvenir  de  la  campagne  de  Russie,  la  mort  du  fils  de  l'hetman 
Platow  avant  Smolensk...  Mais  c'est  Vigny  qui  a  raison,  lorsqu'il 
écrit  plus  tard  dans  son  Journal  ;  «Pour  les  poètes  et  la  postérité,  il  suffit 
de  savoir  que  le  fait  soit  beau  et  probable.  —  Aussi  je  réponds  sur  Lau- 
rette  et  les  autres  :  Cela  pourrait  avoir  été  vrai.  »  Encore  avons-nous  vu 
que  le  reproche  d'irréalité,  qu'on  a  semblé  parfois  laisser  peser  sur 
les  récits  de  ce  livre,  est  un  de  ceux  qui  méritent  le  moins  de  l'at- 
teindre. 

Une  note  inédite  conservée  par  Vigny  commente  quelques-unes 
des  intentions  de  l'écrivain,  à  l'heure  où  il  contait  l'histoire  du  capi- 
taine Renaud  : 

Le  chapitre  de  la  réception  est  court  à  dessein  afin  de  donner  un  coup 
brusque  au  lecteur,  pareil  à  celui  que  reçoit  Renaud. 

J'ai  fait  exprès  de  jeter  l'amiral  et  la  prison  sur  parole  pour  que  ce  récit  ne 
sentît  pas  trop  la  symétrie  d'une  composition  et  pour  motiver  l'amour  de  la 
simplicité  des  camps  et  de  la  véritable  vie  guerrière  auquel  je  condamne  Rc- 

I''  Cf.  mon  étude  dans  .Alfred  de  Vigny;  contribution  à  sa  biographie  intelicc- 
tuclle.  Paris,  191 2. 


NOTES    ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  283 

naud  et  pour  oublier  la  blessure  qu'il  reçoit  comme  sujet  de  son  maître  absolu. 

Le  charlatanisme  de  Bonaparte  et  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  la  manière 
dont  je  ie  peins. 

La  scène  du  Pape  ne  doit  pas  piaire  à  M.  B(éranger?)  parce  que  j'ai  réalisé 
Bonaparte  contraire  de  ce  qu'il  a  fait  quand  îl  l'a  poétisé.  Idéalisé  et  jeté  dans 
les  régions  philosophiques... 

J'ai  fini  par  des  vues  sur  l'Honneur  parce  que  je  pense  que  c'est  ce  qui  nous 
reste  de  plus  solide  et  que  je  n'ai  pas  voulu  proposer  des  améliorations  impos- 
sibles à  l'existence  de  l'armée.  Jamais  l'armée  ne  doit  être  délibérante  mais  j'ai 
voulu  la  consoler  d'être  aveugle  et  muette  en  lui  montrant  quelle  peut  être  la 
grandeur  de  sa  résignation,  de  son  abnégation. 


LES  CONSIDERATIONS  SUR  L'HONNEUR. 

La  stoïquc  aventure  du  capitaine  Renaud  a  coninic  absorbé  divers 
éléments  latents  dans  la  pensée  de  Vigny  :  de  tous  ces  éléments  amal- 
gamés par  l'art,  le  plus  impérieux,  et  comme  le  plus  nécessaire,  était 
assurément  cette  notion  de  l'honneur  qui  se  dégage,  avec  une  sorte 
de  véhémence  émue,  des  états  de  service  de  Canne-de-jonc.  11  est  à 
peine  utile  de  rappeler  à  quel  point  ce  principe  faisait  corps  avec  le 
plus  intime  et  le  plus  profond  de  la  nature  morale  de  Vigny,  et  qu'une 
susceptibihté  ombrageuse  avait  de  bonne  heure  resserré  autour  du 
point  d'honneur  toutes  ses  notions  du  devoir  et  du  bien.  L'année 
183.J.  —  sans  doute  à  la  lumière  des  menus  parjures,  des  marchan- 
dages et  des  courses  à  la  populanté  facile  dont  il  est  de  plus  en  plus 
le  témoin  —  l'amène  à  préciser  son  attitude  d'écrivain  et,  comme  di- 
sait Sainte-Beuve,  de  «  gentilhomme)).  Le  Journal  attribue,  en  effet, 
à  cette  année -là  le  projet  d'un  «roman  moderne)),  consacré  à  un 
homme  d'honneur,  «Le  faire  passer  sa  vie  entière  par  toutes  les  profes- 
sions actuelles,  dont  en  même  temps  son  contact  fera  ressortir  les  dé- 
fauts et  dont  sa  conduite  fera  la  satire.»  Ambitieux  programme,  qui 
peut  aboutir  à  un  Jérôme  Paturot  aussi  bien  qu'à  un  Wilbclm  Meistert 
Vigny  a  eu  raison,  sans  doute,  d'incliner  du  côté  du  point  d'honneur 
son  simple  héros  de  la  Garde,  et  d'attnbuer,  au  dossier  de  Servitude  et 
Grandeur  rnilitaires,  cette  page  datée  de  janvier  i83<j.  : 

De  la  religion  de  l'honneur. 

Satisfaction  d'avoir  trouve  ce  sentiment  au  fond  du  cœur  humain. 
1.  Que  le  sentiment  de  rhonneur  est  inné  en  rbonime  et  indépendant  du 
culte  et  du  domine. 


284  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

2.  Honneur  dans  l'homme  sauvage. 

3.  Honneur  dans  l'homme  social  antique,  mort  de  Caton,  etc. 

4.  Honneur  dans  l'homme  moderne,  dans  Tenfent  (le  jeune  Casanova  sur 
le  vaisseau  à  la  bataille  d'Aboukir). 

Honneur  de  l'homme  du  peuple  qui  ne  vola  pas  le  10  août  aux  Tuileries. 
—  Honneur  militaire  partout. 

Honneur  des  femmes.  —  Pourquoi  une  femme  qui  a  un  amant,  sans  re- 
mords, se  fera-t-elle  tuer  plutôt  que  de  se  donner  à  un  autre  homme.  Cepen- 
dant elle  est  pécheresse  comme  chrétienne. 

Pourquoi  un  homme  qui  aura  été  adultère  sans  scrupule  ne  prendra-t-ïl 
jamais  une  somme  dont  il  est  dépositaire  même  sachant  que  son  vol  sera  tou- 
jours inconnu.  Ne  craignant  pas  Dieu  que  craint-il? 

L'honneur  permet  le  développement  de  toutes  les  grandes  choses.  Celui  du 
génie,  celui  des  passions. 

Il  ne  permet  aucune  bassesse.  —  II  interdît  la  peur,  la  vie  lâche,  la  mort 
lâche;  la  flatterie,  le  mensonge. 

Il  fait  que  l'on  tient  à  tenir  son  nom  pur  et  sans  souillure,  plus  qu'à  toute 
chose  et  que  pour  cela  l'on  ne  veut  forfaire  à  nulle  promesse.  —  Adisson  [sic^ 
a  dit  ;  le  véritable  honneur  produit  des  effets  semblables  à  ceux  de  la  religion. 

Il  n'y  a  plus  de  vivant  en  nous  que  la  religion  de  l'honneur,  je  n'v  peux 
que  faire,  je  ne  puis  que  voir  ce  qui  est  et  l'attester  mais  je  le  vois,  je  le  dis 
et  je  dis  que  cela  est  ainsi. 

L'honneur  ne  faiblit  pas  en  France.  Je  l'y  vois  même  grandir  et  s'étendre. 
Le  Peuple  a  été  aussi  chevaleresque  et  la  garde  royale  son  ennemie  s'est  laissée 
égorger  comme  la  légion  Thébaine  et  de  part  et  d'autre  il  est  certain  qu'il  n'y 
avait  pas  trois  hommes  qui  eussent  communié  dans  l'armée. 

Les  brouillons  relatifs  à  Servitude  reviennent  souvent  sur  cette  idée 
de  l'honneur,  survivant  et  substitut  d'autres  notions  morales  : 

Parmi  nous,  aujourd'hui,  les  croyances  sont  faibles  mais  l'homme  est  fort. 
Ne  sachant  où  s'attacher,  il  se  fie  à  lui-même,  il  serre  sa  ceinture  et  s'appuie 
sur  ses  reins.  Il  trouve  en  lui  cette  force  de  l'Honneur  et  s'y  confie.  Voyez  donc 
si  ce  n'est  pas  ici  un  étrange  mystère.  D'où  vient  ce  que  nous  voyons?  un  corps 
entier  s'écrie  :  Nous  ne  sommes  plus  chrétiens!  et  n'en  a  pas  honte.  Un  homme 
dit  :  je  suis  sans  religion,  un  autre  écrit  :  je  suis  athée...  et  l'on  discute  froide- 
ment leur  opinion,  sans  qu'ils  en  soient... 

Et  l'on  peut  dire  que  la  jonction  est  décidément  faite,  dans  l'esprit 
de  i*écrivain,  entre  deux  séries  de  pensées  et  de  souvenirs,  le  jour  où 
il  met  ce  post-scriptum  au  plan  esquissé  naguère  (cf.  p.  260)  : 

C.  14.    Que  la  religion  de   l'honneur  est  à  présent  celle  qui   vit  dans  les 

cœurs  et  que  rarinée  en  est  le  tabernacle. 


NOTES   ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  28) 

Souvent,  d'ailleurs,  sur  les  hautes  feuilles  isolées  qui  reçoivent  la 
première  forme  de  sa  pensée,  les  considérations  sur  l'honneur  dépas- 
sent le  smiple  pomt  de  vue  militaire  : 

J'aime  ceux  qui  se  résignent  sans  gémir  et  portent  bien  leur  fardeau. Tout 
n'est-il  pas  devoir,  tout  n'est-il  pas  ser\'itude  dans  ia  civilisation?  Le  moindre 
bien  suffit  à  [remplir  [la  vie  d']  une  si  courte  vie  que  la  nôtre]  gêner  toutes 
les  volontés  [d'une]  de  la  vie,  [mais  il  est  bien  d'en  venir  à  aimer  le  nœud 
même  dont  on  est  serré].  [J'ai  vu  cette  vertu  commune,  et]  mais  le  courage 
intérieur  peut  rendre  belle  la  plus  humble  destinée.  J'ai  cherché  à  réunir  dans 
ce  livre  [quelques  modèles]  quelques  preuves  de  ceci  et  comme  je  me  deman- 
dais s'il  n'v  avait  pas  quelque  nom  à  donner  à  cette  force  intérieure  qu'il  faut 
pour  nous  aider,  j'ai  trouvé  que  ce  nom  était  déjà  et  depuis  longtemps  invente. 

Cette  grandeur  résignée  est  la  seule  que  puissent  espérer  de  longtemps  les 
armées. 

Les  cTOvancts  secondaires. 
Le  Serment  est  saint. 

Il  V  a  des  saints  par  honneur.  La  Religion  de  l'honneur  est  une  sorte  de 
croyance  secondaire. 

D'où  vient  qu'il  y  a  des  choses  que  Ton  sent  basses,  coupables  [qu'on  ne 
peut  pas]  qu'on  répugne  à  faire  et  dont  on  se  dit  :  cela  ne  se  peut  pas.  D'où 
vient  cela. 

...  Il  va  quelque  chose  de  si  dévoué,  de  si  pur,  de  si  irréprochable  dans 
cette  sévère  passion,  qu'elle  est  presque  indestructible  dans  tout  cœur  qui  s'en 
est  longtemps  nourri. Toutes  les  autres  passions  ne  lui  peuvent  faire  tort,  elle 
s'en  accroît  ou  vit  très  bien  à  côté  d'elles  sans  rien  perdre  de  sa  force.  Elle 
s'accommode  de  tout  et  donne  un  caractère,  une  allure  plus  [franche]  vraie  et 
quelque  chose  de  plus  exalté,  par  l'idée  d'une  lutte  toujours  [prochaine]  im- 
minente et  décisive  contre  la  destinée.  [Un  homme  de  guerre  est  un  joueur 
toujours  assis  à  la  table  de  son  terrible  jeu.  L'Epée  toujours  suspendue  sur  la 
tête  donne  à  toute  la  vie  [quelque  chose]  un  intérêt  plus]  Une  vie  toujours 
en  péril  se  prend  à  toute  chose  avec  plus  d'ardeur  [comme  à  des]  [et  en  tout] 
comme  n'en  pouvant  jouir  trop  aniplement  et  la  grandeur  de  sa  lutte  journa- 
lière agrandit  aussi  le  coup  d'œil  qu'elle  jette  sur  le  reste.  Il  n'est  pas  de  pe- 
tite absence  qui  ne  coure  risque  d'être  éternelle  et  la  présence  double  de  prix 
par  cette  crainte.  De  nt^'me  il  n'y  a  pas  de  situation,  en  apparence  misérable 
et  chélive,  qui  ne  s'anoblisse  par  la  pensée  du  but  qui  est  le  [sacnBce]  dé- 
vouement à  tous  et  la  renonciation  complète  de  sa  liberté,  de  sa  volonté  et 
des  plaisirs  de  son  choix.  Je  n'ai  vu  chez  personne,  par  exemple,  que  l'amour 
en  eût  beaucoup  à  soufiFrir  et  la  Poésie  et  la  Philosophie  y  gagnaient  assuré- 
mejit,  la    première   par  une   retraite  forcée  et  l'autre,  sa  sœur,    par   l'obscr- 


286  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 


LES  CHAPITRES  D'INTRODUCTION. 

Les  trois  chapitres  par  lesquels  s'ouvre  aujourd'hui  le  Lvre  semblent 
avoir  été  écrits  en  1835  seulement.  C'est  à  leur  élaboration  que  se 
rapportent  les  textes  suivants,  relatifs  à.  Servitude,  mais  qui  dépassent 
par  leur  dessein  les  chapitres  actuels  : 

De  ies-prit  de  Sen-itude. 

Je  pense  qu*il  serait  plus  honorable  pour  l'huinanité  que  TEsprit  de  Liberté 
enfanté  par  ï'activité,  ne  fût  pas  balancé  par  l'esprit  de  Servitude  qu'engendre 

la  paresse.  Mais  telle  est  la  faiblesse  de  notre  nature;  faiblesse  qui   fait  régner 
de  toutes  parts  sur  ie  monde  tant  d'absurdités  organisées. 

L'Orient  dont  [le  climat  affaiblit  l'homme]  énerve  l'espèce  humaine,  est 
aussi  [ia  terre  des  esclaves]  la  patrie  éternelle  des  esclaves.  L'Occident  et  le 
Nord  éveillent  l'activité  de  l'esprit  contraire,  mais  seulement  par  convulsions. 
Le  paresseux  désir  de  se  soumettre  à  une  influence  plus  générale  et  plus  puis- 
sante sur  Ja  majorité  des  hommes.  La  paresse  d'esprit  et  de  corps  est  un  pen- 
chant presque  universel.  Les  esprits  actifs  en  profiteront  toujours  pour  régner, 
mais  tous  les  moments  d'ordre  ont  été  les  fruits  peut-être  heureux  de  cet  en- 
gourdissement général  de  l'humanité,  et  comment  se  fait-il  que  de  cet  humiliant 
instinct  de  servitude  soient  sorties  tant  de  grandes  actions?  [grandes  quoique 
toujours  en  sens  Inverse  du  progrès  social]. 

Une  autre  ébauche  du  chapitre  III  [De  l'avenir  des  armées^.  Du  carac- 
tère qu'elle  enfante,  a  comme  épigraphe  le  vers  de  Dante  :  Lasciateogni 
speranza,  et  s'étend  encore  sur  les  effets  de  la  servitude  : 

S'il  y  avait  quelque  espérance  que  cette  misère  des  guerriers  pût  cesser  pro- 
chainement, ce  serait  un  devoir  que  de  ne  leur  point  montrer  une  commiséra- 
tion trop  grande  de  crainte  de  les  mal  préparer  à  un  état  meilleur.  Car  rien 
ne  se  fait  brusquement  dans  les  révolutions  humaines  qui  semblent  les  plus 
rapides  et  les  plus  brutales.  Rien  n'est  tranché  dans  la  nature.  Un  ordre  de 
cliose  tient  toujours  plus  qu'il  ne  le  veut  et  ne  le  croît  même  de  l'ordre  qui 
l'a  précédé.  Comme  l'esclavage  survécut  de  quatre  siècles  au  Polythéisme,  bien 
des  coutumes  et  des  obligations  cruelles  pourront  survivre  à  la  servitude  mer- 
cenaire du  soldat.  Mais  je  ne  vois  aucun  espoir  que  cette  servitude  puisse  rece- 
voir le  moindre  adoucissement  avant  que  [la  Religion  ne  soi.,.]  tout  n'ait  été 
[entièrement]  socialement  renouvelé  parmi  nous.  [Religion,  Lois  et  par  con- 
séquent état  social.] 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  287 

C'est  pourquoi,  laissant  aux  Législateurs  à  venir  le  soin  d'exécuter  ce  que 
j'essaie  de  préparer,  je  me  contente  de  [montrer]  découvrir  et  de  sonder  dans 
ce  livre  l'une  des  blessures  les  plus  sanglantes  et  les  plus  profondes  du  corps 
social. 

Si  je  vois  peu  d'espoir  de  voir  finir  ce  [mal]  état  de  choses  dépravé,  c'est 
que  depuis  que  l'Europe  a  fait  succéder  à  l'année  féodale  du  noble  et  de 
l'homme  d'armes,  cette  sorte  d'armée  qu'on  nomme  armée  régulière,  enfin 
depuis  l'existence  de  la  solde  et  du  soldat  toutes  les  formes  de  gouverne- 
ment ont  été  tentées  et  sitôt  que  la  Liberté  eut  fondé  quelque  part  une  Au- 
torité d'un  jour,  cette  Autorité  emplo^'a  ce  jour  de  vie  à  iùchcr  le  soldat  sur 
le  citoyen. 

A  quoi  bon  les  exemples  de  ces  faits  généraux,  publics,  historiques?  Où 
voit-on  un  Empereur,  un  Roi,  une  Assemblée-Reine  dont  le  palais  ne  soit  en- 
touré de  canons,  dont  les  grilles  n'aient  des  pointes  de  bavonncttcs?  Quel 
Pouvoir  est  assez  universellement  consenti  pour  être  sans  force  et  quand  finira 
le  Pouvoir  de  quelques  hommes  sur  tous?  Quand  Tordre  existera-t-il  sans  au- 
torité? Quand  la  communauté  des  désirs  et  des  intérêts  sera-t-elle  coulée  et 
refondue  dans  un  moule  nouveau?  Quel  sera  le  moule  d'où  ne  s'échappera 
jamais  cette  lave  éternelle  ? 

Jusque  là  rien  ne  [nous]  délivrera  [du  gladiateur]  [soldat  qui  est  le  gla- 
diateur. Et  ne ] 

Enfin,  préparation  d'un  passage  qui  se  place  aujourd'hui  presque 
au  début  du  livre  : 

Je  ne  saurais  me  revêtir  de  bonne  grâce  de  la  peau  de  Lion.  Et  même  toute 
belle  qu'elle  est  je  pense  que  chacun  doit  lui  préférer  la  sienne.  Je  ne  sais  si 
ce  n'est  pas  de  J.-J.  Rousseau  que  nous  est  venue  cette  contagieuse  maladie  de 
poser  aux  yeux  des  lecteurs  et  des  passants  à  la  tois,  dans  une  attitude  et  une 
allure  choisie  arti'stement ,  détaillée  avec  soin  et  péniblement  conservée  aux  dé- 
pens de  mille  bonnes  inclinations  naturelles  et  d'un  penchant  inné  vers  la 
vérité.  Du  moins  Rousseau  ne  posait-il  qu'en  Jean- Jacques,  mars  les  rôles 
d'aujourd'hui  sont  moins  simples  et  aussi  moins  originaux,  ce  sont,  héias!  des 
copies  de  personnages  romanesques  d'un  autre  siècle  ou  de  personnages  mal 
compris  du  nôtre,  et  les  copies  sont  d'une  grotesque  pâleur  dont  le  faux  saute 
aux  yeux.  Nous  avons  eu  de  faux  Pèlerins,  des  Chevaliers  sans  bataille  et  sans 
tournoi,  des  Lovelace  et  des  D.  Juan  sans  opulence  et  j'ai  peine  à  voir  comme 
la  moue  de  Bonaparte  et  celle  de  Bvron  font  grimacer  tant  de  figures  inno- 
centes. 


LE  PROBLEME  PRATIQUE. 

Vigny  entendait  donner  à  sa  démonstration  sa  pleine  valeur  d'actua- 
lité et  intéresser  le  pays  et  le  pouvoir  à  la  condition  de  l'Armée,  «où 


288  NOTES   ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

dorment  et  s'engourdissent  des  éléments  admirables  d'mtelligence  et 
de  force  qui  ne  demandent  qu'à  être  développés  par  un  autre  genre  de 
vie.  Ce  que  je  dis  est  déjà  senti,  puisque  des  projets  de  grandi  tra- 
vaux dans  l'intérieur  du  pays  ont  été  présentés.  Ainsi  pourront  être 
nus  en  œuvre  ces  trésors  d'instruction  et  de  zèle  que  versent  les  écoles 
militaires  dans  les  régiments.  Mais  est-ce  assez  encore  pour  remplacer 
les  grandeurs  de  la  guerre,  et  amortir  les  justes  et  incessantes  ambi- 
tions d'une  jeunesse  énergique?»  Et  il  ébauchait,  dans  ses  notes,  le 
statut  d'une  Armée  telle  que  les  plus  aventureux  de  nos  contempo 
rains  se  risquent  à  peine  à  l'entrevoir  : 

Pourquoi,  je  le  répète,  n'y  aurait-1!  pas  tel  grade  dans  lequel  reposeraient 
les  droits  d'éligibilité?  La  voix  publique  crie  qu'en  général  l'indécente  modicité 
des  appointements  force  les  officiers  à  des  privations  et  des  mesures  d'économie 
qui  diminuent  leur  considération,  pourquoi  donc  tel  autre  grade,  moins 
rare,  plus  aisément  acquis  que  les  grades  supérieurs,  [celui  de  capitaine, 
peut-être],  ne  recevrait-il  pas,  par  une  solde  au  moins  doublée  et  plus  digne 
de  tenir  rang  près  des  emplois  civils,  par  une  autorité  plus  indépendante  et 
par  quelques  droits  de  citoyen,  une  consistance  assez  imposante  pour  que  son 
emploi  fût  considéré  comme  une  charge  importante  de  l'Etat,  digne  de  satis- 
faire l'ambition  de  toute  famille  honorable  et  de  servir  de  but  d'existence? 

De  même,  un  peu  plus  loin  : 

Je  me  réserve  d'indiquer  quelques  projets  sur  l'état  à  venir  des  armées.  Mais 
j'ai  cru  bon  de  ne  m'attaclier  ici  qu'à  faire  voir  leur  état  présent  et  principale 
ment  leur  état  moral. 

ou  encore  : 

C'est  un  problème  que  je  donne  à  résoudre  aux  Législateurs;  j'ai  voulu 
seulement  prouver  qu'il  était  nécessaire  de  le  poser.  —  Je  l'ai  prouvé  en  mon- 
trant l'état  actuel  de  l'intelligence  du  soldat  et  je  demande  s'il  peut  durer.  — 
Une  gendarmerie  de  quatre  cent  mille  hommes  pèse  sur  le  Pavs  et  finira 
infailliblement  par  être... 


UN  PROJET  DE  CONTINU.\TION. 

Vigny  songeait-il  à  extraire  de  ses  souvenirs  militaires  d'autres  récits 
encore,  et  ce  dessein,  comme  tant  d'autres,  fut-il  contrarié  par  une 
lortunc  adverse  ou  par  l'hésitation  d'un  esprit  qui  redoutait  le  travail 


NOTES  ET  ÉCLAIRCiSSEMEXTi.  289 

trop  rap  de?  Il  a  barré,  dans  son  manuscrit,  cette  première  phrase  de 
sa  conclusion    : 

Je  continuerai  peut-être  à  donner  ainsi,  entre  des  œuvres  plus  étendues, 
quelques  tableaux  d'une  époque  finie  aujourd'hui.  .. 

Et  moins  d'un  an  après  la  publication  de  son  volume,  il  écrit  de 
West  Hill  (Surrey)  à  ses  amis  Ed.  de  La  Grange,  le  28  août  1836  : 

Je  vous  répondrai  aussi  que  Servitude  et  Grandeur  est  un  livre  qui  ne  doit 
point  avoir  de  suite.  Je  suis  Keureux  que  vous  l'aimiez.  C'est  le  pendant  de 
Stello ,  il  a  ses  trois  soldats  comme  l'autre  ses  trois  poètes.  Il  représente  une 
époque  terminée  :  la  vie  de  l'armée  de  la  Restauration  et  sa  mort.  Il  repré- 
sente aussi  une  Idée  qui  tient  au  passé.  J'ai  donné  à  cause  de  cela  des  cheveux 
blancs  à  ce  livre.  Je  l'ai  fait  remonter  aux  aïeux  et  au  grand  Frédéric,  je  me 
serais  donné  cent  ans  à  moi-même,  si  j'avais  pu,  pour  imprimera  tout  l'unité 
sans  laquelle  rien  n'est  solide  et  durable.. .  [Lettre  ine'dite.  ) 

Mais  l'inspiration,  chez  Vigny,  est  le  plus  souvent  faite  d'intu  t;ons 
successives,  d'abandons  et  de  reprises  :  il  était  peu  probable  que  la 
question  de  l'honneur  militaire  cessât  d'occuper,  non  seulement  l'an- 
cien officier,  mais  l'écrivain.  Sa  manière  même  de  travailler  —  ces  hauts 
leuillets,  rarement  couverts  au  verso,  recevant  à  la  rencontre  une  pen- 
sée nouvelle,  un  détail,  une  anecdote  —  se  prête  mieux  que  toute 
autre  aux  claborations  successives  et  avortées.  Aussi  n'est-il  pas  sur- 
prenant que  parmi  les  papiers  de  Vigny  que  possède  la  famille  Lachaud , 
se  trouvent  quelques  feuillets  que  M.  Marc  Sangmer  a  bien  voulu  me 
communiquer,  et  qui  tont  allusion  à  une  «histoire»  ou  à  une  «seconde 
partie  de  Senitudi  et  Grandeur  militaires»,  avec  Diphné,  «seconde  con- 
sultation du  Docteur  Noir»  et  Li  Tour  de  Blanzac,  «suite  de  Ciruj- 
Marsn.  Le  nom  de  Ff.r.\,  FÉr.\  ou  de  Fer.V  désigne  ces  feuillets  :  c'est 
celui  d'une  famille  alliée  aux  de  Vigny  au  xvii'  siècle.  Fera  ou  k  Duel, 
dit  l'un  de  ces  brouillons,  qui  dresse  en  date  du  15  septembre  18^2 
un  mémento  chronologique  du  règne  de  Lou  s  XIV  : 

Epoque  Louis  XIV,  ininorilé. 

Le  Roi  enfant  et  la  Reine  mère  chassés  de  Paris  avec  Mazarin  et  à  cause 
de  lui. 


Louis  XIV. 

Le  montrer  (à  cette  époque)  enfant  soumis  à  Mazarin,  dompté  et  séduit 
par  cet  Italien  rusé  qui  cherche  à  djmpter  son  âme  et  alTaiblir  son  corps. 


25>0  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

Ailleurs  cette  indication,  relative  évidemment  à  l'histoire  d'un  duel- 
liste, d'un  bretteur  : 

Il  avait  un  ami  qui  le  punissait  et  chaque  (ois  qu'il  avait  tué  un  homme  en 
duel  cet  ami  arrivait  et  le  blessait  à  l'épaule  ou  à  la  jambe.  Il  lui  taisait  une 
saignée  au  fleuret  moucheté  ou  à  l'épéc. 

Au  contraire,  une  autre  série  de  notes  rattachent  à  une  époque 
plus  contemporamc  le  dessem  encore  imprécis  du  poète  et  reprennent 
une  opposition,  déjà  esquissée  jadis,  entre  deux  parents  que  sépare 
une  conception  difl'érente  de  la  vie  : 

Les  dmx  campâmes. 
Janvier  ^  ^ 

1850  (ou  1851?). 

Fera  fait  des  campagnes  sanglantes,  son  cousin  est  journaliste  et  fait  deux 
campagnes  contre  la  Dynastie  des  Bourbons  aînés  et  contribue  à  les  renverser. 
L'un  mène  une  vie  de  souffrances  et  de  sacrifices. 
L'autre  de  succès  de  vanité  et  d'orgies  d'estaminet. 

Fera  et  son  [frère]  cousin  [entrent  au  service]  sortent  ensemble  du  Lycée. 
L'un  est  journaliste,  l'autre  ofHcicr. 

Le  journaliste  dénonce,  par  opposition,  toutes  les  manœuvres  de  l'armée 
française  et  avertit  l'ennemi  du  point  où  clic  débarquera,  tl  est  cause  du  dé- 
sastre des  troupes  de  la  Nation. 

La  campagne  du  journaliste. 
La  campaî^ne  de  l'officier. 

f[  est  d'usage  aujourd'hui  de  nommer  campagne  dans  les  bureaux  d'un 
journal  l'attaque  d'un  journal  contre  un  gouvernement. 

Il  serait  bon  d'opposer  à  cette  attaque  la  défense  du  pays  par  un  officier. 
Ce  qu'il  a  souffert  à  ce  que  l'autre  a  écrit  sans  nulle  peine  entre  les  flacons. 
• —  La  profanation  de  ce  qu'on  nomme  d'un  nom  de  guerre  paraîtra  claire- 
ment démontrée. 

Et  ailleurs,  par  un  retour  naturel  sur  les  journées  de  février  : 
De  l'obe'issance  passive. 

Les  chefs  de  corps  et  les  soldats  qui  rendaient  leurs  armes  en  1848  à 
l'émeute  des  faubourgs  dirent  qu'ils  respectaient  la  réforme  que  la  garde  natio- 
nale proclamait  devant  eux. 

On  pourrait  prouver  Tacite  à  la  înain  que  si  chaque  chef  Romain,  Ccsar  le 
premier,  n'eût  été  forcé  par  les  usages  [Romains]  Républicains  de  persuader 
les  Quirites  comme  Orateur  avant  de  commander  la  charge  comme  Capitaine, 
les  Barbares  ne  fussent  p-ts  entrés  à  Rome. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  29  1 

Cela  s'oppose  assez,  comme  on  voit,  à  une  réflexion  ancienne  de 
Vignv  sur  la  consigne  éclairée  (p.  308).  Et  voici  qui  place  la  philoso- 
phie de  la  guerre  en  France  sur  le  terrain  de  l'ethnographie,  dans  le 
voisinage  des  fameuses  idées  de  Gobineau  : 

A  mesure  que  les  Francs  diminuent  et  sont  décimés  et  ruinés  par  les  croi- 
sades où  les  pousse  le  clergé  (populaire  et  bourgeois)  la  race  gauloise  l'em- 
porte par  le  nombre  et  son  influence  lourde  et  molle,  stationnaire,  casanière 
l'atiaclR-  au  sol.  Le  soldat  laboureur  est  soldat  par  accès,  laboureur  par  carac- 
tère. Quand  les  Francs  l'entraînent,  il  devient  guerrier. 

On  ne  voit  guère  ce  que  pouvait  être,  dans  la  pensée  de  Vignv, 
cette  seconde  partie  d'un  livre  qui  ne  paraissait  point  appeler  de  suite. 
Une  étude  du  duel?  duel  par  point  d'honneur  au  XVII'  siècle,  duel 
par  heurt  de  caractères  au  xix'?  la  carrière  parallèle  de  l'homme  de 
devoir  et  de  l'homme  sans  responsabilité  ?  Quelles  nuances  nouvelles 
s'en  pouvaient  trouver  éclairées ,  dans  cette  psvchologie  du  soldat  que 
le  poètc-capitainc  avait  illuminée  de  la  lumière  la  plus  Iranche  et  la 
plus  ample? 

Nos  regrets  se  trouvent  encore  diminués,  si  nous  considérons  que 
V'gnv  ne  semble  plus  du  tout  puiser  dans  ses  souvenirs  personnels,  au 
moment  où  il  jette  sur  le  papier  des  indications  que  lui  seul  eût  pu 
rattacher  l'une  à  l'autre.  Le  ferme  terrain  de  l'expérience  et  du  réel  pa- 
raît le  fuir  :  et  l'on  déplorerait  davantage  l'état  où  sont  restées  ces 
ébauches  hésitantes  si  l'une  d'elles  était  une  allusion  à  un  menu  fait  de 
sa  première  carrière. 


2(p2  NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

II 

LES  TEXTES. 

Laurette  et  la  VeilUe  avaient  paru,  à  plus  d'un  an  d'intervalle,  dans 
la  Revue  des  Deux  Mondes,  le  i"  mars  1833  et  le  i"  avril  1834.  «His- 
toire de  régiment»,  portait  le  manuscrit  de  l'Ordre  cacheté;  «histoires 
extraites  d'un  journal  militaire  inédit  de  M.  A.  de  Vigny»,  observait 
la  Revue  :  et  la  direction  espérait  «que  l'auteur  voudra  bien  v  puiser 
encore»  en  sa  faveur.  Avec  La  Vie  et  la  mort  du  capitaine  Renaud,  ou  la 
Canne  de  Jonc ,  qui  ouvrait, en  effet, le  numéro  du  i"oetobre  1835,  une 
intention  plus  systématique  était  marquée;  et  déjà  la  Revue  des  Deux 
Mondes  annonçait  le  livre  prochain,  avec  sa  division  ternaire,  «forme 
créée  par  l'auteur,  [et  qui]  paraît  être  celle  qu'il  préfère  à  toutes»,  et 
tit.-iit  l'apostrophe  de  Vigny  aux  officiers  de  la  Garde  rovale,  ses  an- 
ciens compagnons  d'armes  :  cette  adresse  commémorative  était  comme 
l'adieu  d'un  ancien  frère  d'armes  à  des  compagnons  dispersés,  obscu- 
rément retraités  ou  sacrifiés  sans  gloire.  Encore  le  sens  absolu  de  cette 
apostrophe  ne  pouvait-il  apparaître  que  dans  le  volume,  qui  ne  tarda 
point,  étant  annoncé  dans  le  Jourml  de  la  librairie  du  17  octobre  1835. 

Pour  les  trois  récits  du  livre,  par  conséquent,  nous  possédons,  à 
peu  près  contempor.ains,  trois  états  successifs  :  le  manuscrit  (1832- 
1835),  la  Revue  des  Deux  Mondes,  la  première  édition.  Le  rapproche- 
ment de  ces  textes  aide  à  mieux  pénétrer,  soit  la  pensée  de  Vigny,  soit 
la  nature  de  son  art.  Voici  l'essentiel  de  cette  confrontation  :  elle  est 
faite ,  non  pour  une  vaine  parade  de  variantes  épinglées  et  de  tâton- 
nements surpris ,  mais  en  raison  des  précisions  qu'elle  apporte  à  tout 
lecteur  curieux  de  connaître  le  sens  où  va  l'effort  créateur  d'un  grand 
écrivain. 

LES   MANUSCRITS. 

M.  Tréfeu  —  à  qui  les  éditeurs  tiennent  à  marquer  ici  toute  leur 
gratitude  —  a  bien  voulu  nous  autoriser  à  prendre  connaissance  de  ce 
qui,  dans  les   papiers  de  Louis  Ratisboniie,  subsiste  du  manuscrit  de 


NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS.  29  J 

Senitude  et  Grandeur.  C'est  une  suite  de  hautes  feuilles  détachées ,  cou- 
vertes de  la  grande  écriture  montante  du  Vigny  de  la  maturité,  avec 
ses  belles  hampes  et  ses  larges  interlignes ,  ses  S  et  ses  P  caractéris- 
tiques, feuillets  assez  modérément  raturés  en  général,  offrant  cepen- 
dant des  surcharges  en  interligne  et  des  parties  qui  sont  des  brouillons 
authentiques. 

LAURETTE. 

Ce  manuscrit  a  servi,  pour  Laurette,  à  l'impression  de  la  Raue  des 
Deux  Mondes,  paginé  alors  de  i  à  43;  avec  une  nouvelle  pagination, 
16  à  61,  il  a  été  employé  ensuite  pour  l'impression  du  volume.  «J'ai 
fait  quelques  changements  sur  les  épreuves)),  observe  l'auteur  au  haut 
de  la  première  page.  Ces  changements  concernent  surtout  des  détails 
de  ponctuation  ou  de  style.  Plusieurs  ne  laissent  pas  d'intéresser  la 
psvchologic  des  personnages  et  les  connaissances  nautiques  de  l'auteur. 
Le  capitaine  du  Marat  semble  avoir  eu  d'abord  quelque  chose  de  plus 
rude  et  de  plus  rébarbatif;  le  flibustier,  en  lui,  paraissait  davantage. 
On  s'asseyait,  dans  sa  chambre,  sur  des  affûts  de  canon  qui  y  pénétraient. 
Son  déporté  «en  savait  plus  que  luiu  en  fait  de  marine  théorique.  Il 
ne  songeait  pas  à  détourner  le  condamné  à  mort  d'embrasser  Laurette 
pour  ne  pas  s'émouvoir,  et  ne  le  voyait  pas,  de  loin,  s'agenouiller 
devant  la  pauvre  femme.  Ce  n'était  déjà  point  son  fort  «de  fare  des 
phrases  aux  gens»,  mais  il  s'av  sait  d'une  consolation  singulière  pour 
la  traversée  qui  allait  ramener  Laurette  veuve  : 

(F°  30).  Elle  ne  reviendra  pas  de  ce  coup-là,  pauvre  petite  femme.  Si,  tou- 
tefois, je  me  trompe,  vous  pouvez  compter  que  je  lui  serai  aussi  agréable  que 
possible,  je  l'amuserai  de  mon  mieux  pendant  la  traversée,  je  lui  ferai  voir 
tout  ce  qu'il  y  a  de  curieux  à  la  mer,  je  la  mènerai  i  la  pécfie  de  la  Baleine, 
en6n,  des  plaisirs,  pour  la  distraire  un  peu.  Pauvre  petite  femme,  nous  allons 
lui  faire  tant  de  peine,  c'est  vraiment  contrariant.  Il  était  bon  garçon,  mais 
je  crois  un  peu  moqueur,  car  il  se  mit  à  nie  rire  au  nez  comme  si  je  lui  avais 
dit  une  gaudriole... 

Quant  au  jeune  déporté,  Vigny  ajoutait  d'abord,  à  sa  qualité 
d'homme  de  lettres,  d'autres  distinctions  encore,  puisque  «cette  main- 
là  ne  devait  porter  qu'une  épée»  et  qu'«il  en  savait  plus  que  moi  en 
manne».  Mais  c'est  l'auteur  même, à  vrai  dire,  qui  parfait  son  éducation 
et  précise,  au  cours  de  son  travail,  le  détail  de  ses  connaissances  nau- 
tiques. 11  laissait  d'abord  en  blanc  le  chiffre  des  nœuds  filés  par  le 
Marat.  Ce  pauvre  bateau,  quand  il  se  penchait  à  bâbord,  laissait  voir 


J 


\^ry\  i^TTiV' iiviii^^r       <        ,^v<^'l^t.•   ,-     ,,,,    f^hWF^'^/'''^^  7) 


y^      V,'l/f^     ^vvt'it     Y"^'^'^  .  j.,^ 


Fac-similc  du  manuscrit  de  Laurette. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  295 

par  la  fente  du  pont,  vraiment  démesurée,  tout  ce  qui  se  passait  dans 
la  cabine,  «la  petite  chambre»  des  déportés.  On  mettait  «la  chaloupe 
en  meri),  et  ce  sont  ici  les  matelots,  plus  de  huit  rameurs  —  détails  cor- 
rigés après  la  publication  dans  la  Revue  —  et  non  l'officier  du  canot, 
qui  ont  la  malheureuse  idée  de  conduire  cette  embarcation  à  l'avant 
du  brick.  Pour  manifester  son  obéissance  aux  ordres  reçus,  le  marin 
faisait  cette  profession  de  foi  qui  ne  manque  pas  de  simplicité  : 

— ■  Moi,  je  suis  capitaine,  je  ne  sais  pas  seulement  ce  que  vous  avez  fait,  on 
n'a  pas  jugé  à  propos  de  m'en  informer.  Seulement  j'obéis  strictement  à  mes 
chefs  et  quand  un  Amiral  me  dira  de  [tourner]  virer  à  bas-bord,  if  ny  a  pas 
de  danger  que  je  vire  à  tribord.  Une  fois  l'épaulette  de  côté  par  exemple,  je 
ne  connais  plus  personne. 

Quelques-uns  de  ces  détails  nautiques  n'ont  été  modifiés  qu'après  la 
publication  dans  la  Revue.  Si  le  vent  nord-nord-oiieit  continue  à  pousser 
le  Marat  de  Brest  à  la  Guyane,  il  file  ses  noeuds  vent  en  poupe  et  non 
plus  vent  arrière.  Le  capitaine  fume  sa  pipe  seul  sur  soti  tillac,  et  non  plus 
,(i(r  It  gaillard,  et  n'a  plus  besoin  de  prendre  sa  petite  lanterne  de  nuit 
pour  descendre  dans  sa  cabine.  C'est  au  large  que  le  canot  entraîne 
Laurette  ;  ce  n'est  plus  la  chaloupe  en  ramant  toujours.  Voici  enfin  quel- 
ques autres  corrections  caractéristiques  : 

Manuscrit  Manuscrit,  en  surcharge, 

et  Revue  des  Deux  Mondes  ;  et  i"  édition,  p.  92  : 

Elle  s'amusait  à  tremper  dans  fa  Elle  s'amusait  à  tremper  dans  fa 
mer  son  autre  robe  au  bout  d'une  mer  son  autre  robe  au  bout  d'une 
corde  et  riait  de  voir  que  f'Occan  corde,  et  riait  en  cliercfiant  à  arrêter 
était  tranquifle  et  pur  comme  une  les  goémons,  plantes  marines  sembla- 
source  dont  elle  voyait  le  fond.  bfes  à  des   grappes    de   raisin   et  qui 

—  Viens  donc  voir  fc  sabte,  viens  ffottent  sur  les   eaux   des  Tropiques, 

donc  vite...  —  Viens  donc  voir  fes  raisins, 
viens  donc  vite. . . 

Manuscrit  :  Revue  et  1"  édition,  p.  112  : 

Elle  ne  les  quitte  même  pas  pour  se  ...  elle  ne  fes  quitte  pas.  Du  reste  , 

laver  les  mains.  Car  clic   se  lave  les      elfe  ne  se  plaint  jamais,  et  elle  peut 
mains,  elle  est  Ircs-propre ,  malgré  son      coudre  de  temps  en  temps. 
état,   et  très -bonne.   [Elfe  [fait]  me 
sert  à  bien  des  petites  clioses].  Efic  ne 
se  plaint  jamais  et  c'est  elfe  qui  rac- 
commode mes  bas  de  tems  en  tems. 


■^lA;^  U<U.    i?^H  ^^     _         -'     -,       '  >  •/     '^      ^      ^^ 

»i^.' e^'u  .'-    ^.^^rTî/î-y»^ '''>'-/'  j^H^^^  ^  iC-->iu.   1  i,r{l,  .t7rli£i\ 

/.;  .l'y  Hf-^t^iû-  pr-^  z^sm-^lUo*  c»T<-te.^^9Wfc-  ?^;/'i«..fI^fc?a4-M^^i'2. 

Fac-similc  du  manuscrit  de  LaUKETTE. 


NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS. 


297 


Manuscrit  et  1'*  édition,  p.  115  : 

La    Pluie    tombait  toujours    triste- 
ment.   Le   ciel  gris  et    la  terre  grise 

s'étendaient  sans  fin. 


Revue  : 

La  pluie  tombait  toujours  triste- 
ment; nous  ne  trouvions  sur  nos  pas 
que  des  chevaux  morts  abandonnés 
avec  leurs  selles.  Le  ciel  gris  et  la  terre 
grise  s'étendaient  sans  fin. 


Le  deuxième  récit  est  rattaché  au  premier  par  un  chapitre  dont  le 
manuscrit  a  ser\i  à  l'impression  de  la  première  édition  et  offre  quelques 
vanantes  permettant  de  suivre  le  mouvement  de  la  pensée  de  Vigny  : 


Ms,  i"  rédaction,  P  62  (l)  : 

...  ce  fut  peut-être  le  premier  gern 
de  découragement  par  lequel  la  Pn 
vidence  voulut  bien  attaquer  en  nv 
la  maladie  de  l'enthousiasme  militair 


Correction  : 

...ce  fut  peut-être  là  le  prîn 
ma  lente  guérison,  pour  cette  1 
de  l'enthousiasme  militaire. 


ipe  de 
laladie 


F"  62  (m  et  IV )  :  1"  édition,  p.  132  : 

...  je  savais  la  Bibie  par  cœur  et  [ne  ...  je  savais  la  Bible  par  cœur,  et  ce 

pouvais,  j'étais,  barré^  ce  livre  et  moi      livre   et   moi   étions  tellement   insépa- 
étions  tellement  inséparables  que  dans      râbles  que  dans  les  plus  longues  mar- 
ies longues  marches,  il  me  suivait  dans      ches  il  me  suivait  toujours, 
le    sac    d'un    soldat    [si    inséparables 
qu'en  allant  en  Espagne  je  le  mettais 
dans  le  sac   d'un   soldat  de  ma  com- 
pagnie 6arrf']. 


Je  cherchais  ainsi  à  capituler  avec 
les  monstrueuses  résignations  de  l'obéis- 
sance passive  en  considérant  à  quelle 
[haute    ]    source   divine    elle   remon- 


Je   la   trouvais  admirablement  sage 
[de  moi,  au-dessous  de  moi,  barrés]. 


f.  133: 

Je  cherchais  ainsi  à  capituler  avec 
les  monstrueuses  résignations  de  l'obéis- 
sance passive,  en  considérant  à  quelle 
source  divine  elle  remontait. 

(Divine  ne  se  trouve  plus  dans  les 
éditions  ultérieures.) 

Admirablement  sage  sous  mes  pieds. 


Tout  le  paragraphe  de  la  première  édition,  p.  135  :  «Nous  sommes 
vraiment  sans  pitié  de  vouloir...»  jusqu'à  :«.  ..la  commotion  don- 
née  d'en  haut»)  manque  dans  le  manuscrit. 


ff 


'?7?Z..£^<^ 


^. 


.(/oi    I  ir4ii-JTi/hyii\ 


^ij^i^(».ii.^  «^iiK>:>7 


Fac-siniili-  du  ni:inuscrit  de  L^  VEILLÉE  DE  VlNCENNES. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  299 


LA  VEILLEE  DE  VINŒNNES. 

Manuscrit  remis  au  net,  en  partie,  avant  l'impression  ;  pagmé  de  4-5 
à  71  pour  la  Rnue,  de  65  his  à  132  pour  le  volume.  Nous  avons  si- 
gnale quelques  détails  qui  faisaient,  deTimoiéon,  un  personnage 
plus  absorbé  et  plus  cérébral,  lisant  tout  haut  en  marchant  et  prolon- 
geant sa  rêverie  à  la  fenêtre;  son  «teint  jaune»  ne  lui  est  venu  qu'en 
surcharge.  Le  signalement  de  l'adjudant  a  développé  des  données  d'a- 
bord resserrées  en  «homme  de  grande  taille,  robuste,  frais  et  la  mous- 
tache blanche».  Sa  fille  ne  manque  pas  d'être  plus  maladive  d'aspect, 
à  sa  première  apparition  : 

Sa  taille  [mince  et  souple]  était  élevée  et  un  peu  plo_)-ce  comme  par  faiblesse, 
clic  était  [pâle  et  soulTrante]  mince  et  paraissait  avoir  grandi  trop  vite,  et  sa 
poitrine  un  peu  amaigrie  paraissait  [en  avoir  conservé  quelque  faiblesse  sur] 
[Le  Docteur  avait  dit  froidement] 

Cependant  plusieurs  des  corrections  paraissent  plutôt  témoigner 
d'une  intention  légèrement  humoristique  à  laquelle  résisterait  l'écri- 
vain :  «Mon  adjudant  dont  les  grandes  moustaches  gnses  étaient  im- 
posantes et  vénérables...»,  la  fin  du  deuxième  chapitre  :  «Parbleu, 
me  dis-je  en  rentrant  dans  ma  chambre,  j'ai  fait  là  une  belle  chose.  Je 
le  laisse  plus  triste  qu'auparavant.  J'aurais  dû  savoir  que  je  suis  le... 
Et  là-dessus,  comme  j'aurais  dû  le  faire  à  minuit,  je  me  couchai.»  Il 
y  a  même  —  chose  rare  chez  Vignv  et  chose  grave  —  'I  y  ^  même 
un  calembour  dont  le  manuscrit  seul  porte  trace  :  c'est  quand  pénè- 
trent dans  la  chambre, par  la  fenêtre  ouverte,  les  couronnes  bleuâtres, 
révélatrices  de  la  nature  de  l'explosion.  «[J'avais]  j'ai  peur  [que] 
dls-je  que  ce  ne  soient  des  couronnes  de  martvrsw;  et  qui  sait  si 
Vignv  ne  retrouvait  pas,  ici,  une  boutade  réellement  dite,  en  1819, 
par  un  des  jeunes  officiers  de  son  régiment? 

Lui-même  est  tenté  d'assombnr  sa  propre  gravité.  Quand  il  se  pré- 
pare à  méditer  sur  l'amour  du  danger,  et  que  son  ami ,  tout  prés  de 
lui,  rêve  à  son  amante  lointaine,  il  avait  d'abord  écrit  : 

(F°73).  Rien  ne  pouvait  plus  me  troubler  [je  n'avais  à  m'en  prendre  à 
personne  d'une  préoccupation]  et  p»)urtant  quelque  chose  me  troublait  qui 
n'était  ni  bruit  ni  lumière.  [Cet...]  [La  vie  de  l'Eternel  inconnu  qui  reçut 
tous...] 


/i</ 


i^irnCV^L.   ,'uny-^u^    K  U  y/..;    ^  ^^,  ^.^  ^^- 
Ch^ti^  'hOyfl'iUo^T  fj^^.OTij^  ^^A*tt^z*.  tt/r<^t!*^  ^tm— 

Fac-similc  du  manuscrit  de  Z.,4   VeILLI  E  DE  ViNCENNES. 


NOTES   ET  ECLAIRCISSEMENTS.  3OI 

Sur  l'amour  du  danger,  quelques  variantes  aussi  : 

Une  sorte  de  [volupté  désir  énergique,  un  combat  contre  la  destinée.] 
Adieu  aux  [fleuves  paisibles]  rocliers  [mystérieux]  sombres. 
Dans  l'oisiveté  de  la  vie;  [adieu  aux  luttes  philosophiques  et  politiques,  aux 
élaborations  tumultueuses  des  ...   du . . .  des . . .  ] 

Le  marin  était  d'abord  sur  le  dos  de  l'Océan  comme  Androclès  sur 
son  lion;  il  devait  trouver  dtux  ennemis,  l'eau  et  l'air.  La  fille  de  l'ad- 
judant et  le  sous-officier  se  regardèrent  «en  souriant,  comme  accou- 
tumés à  ces  sortes  de  scènes  ». 


Plusieurs  des  corrections  faites  par  le  poète,  au  moment  même  où  il 
écrit,  nous  le  montrent  précisant  d'un  détail  plus  concret  une  expres- 
sion restée  trop  vague  : 


Tu  as  un  habit  noir  ù  présent. 

Près  de  la  loge. 

Il  me  montre  le  chemin. 

Qui  m'alla  au  ccenr. 

Le  soleil  se  levait. 


Tu  as  un  habit  noir  de  taffetas. 
A  la  porte  de  la  loge. 
Il  me  montre  le  grand  chemin. 
Qui  me  remua  les  entrailles. 
Le  jour  commençait  à  poindre. 


La  Revue  des  Deux  Mont/ci  supprime  une  réflexion  de  la  Reine,  après 
la  représentation   d'Orléans;  manuscrit  et  première  édition  s'y  tien- 


Reiue,  p.  37  : 


...  Monsieur  le  Curé  de  Montreuil 
qui  nous  absoudra  toutes  deux,  j'es- 
père. 


Manuscrit 
et  i"  édition,  p.  231  : 

...  Monsieur  le  Curé  de  Montreuil 
qm  nous  absoudra  toutes  deux,  j'es- 
père. 11  te  pardonnera  bien  d'avoir 
joué  la  comédie  une  fois  dans  ta  vie , 
c'est  le  moins  que  puisse  faire  une 
femme  honnête. 


3^. 


j—^  —.l'y  I     ^       Ml  /  ifint^  Rto^'m^ 

;^..  ^v^^'^. --^.^  -  '-;j:ts^^- 


Fae-similc  du  manuscrit  de  La  CaNNE  DE  JoNC. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEME.NTS. 


LA  CANNE  DE  JONC. 

Les  feuillets  du  nianuscnt  du  Capitaine  Renaud  ne  portent  qu'une 
pagination  :  i  à  103.  C'est,  sans  doute,  la  copie  d'un  brouillon  anté- 
rieur pour  certaines  pages,  et  le  premier  état  pour  d'autres  qui  sont 
fort  raturées  et  chargées  dans  les  interlignes.  Ce  manuscrit  a  dû  être 
mis  à  la  disposition  de  la  Revue  des  Deux  Mondes  à  la  fois  pour  le  nu- 
méro du  i"  octobre  1835  et  pour  l'impression  en  volume  :  ((\'oir  si 
ce  n'est  pas  trop  répété  quand  la  suite  reviendra»,  note  au  crayon 
de  l'auteur,  f"  2.  Et  les  noms  des  typographes,  l'indication  de  certains 
débuts  de  lignes  indiquent  une  manutention  d'imprimerie  :  elle  a 
d'ailleurs  laissé  singulièrement  propre  et  net  ce  beau  manuscrit. 

Le  caractère  du  capitaine  Renaud  s'est  présenté  dès  l'abord  à  Vignv, 
semble-t-il,  dans  tout  son  simple  stoïcisme.  Il  exagérait  même  l'auto- 
rité pacifique  et  volontairement  désarmée  de  Canne-de-jonc  : 

F°  4.  ...  même  ces  batailles  d'infanterie  où  les  carrés  de  la  garde  impériale 
n'avaient  cessé  d'être  chargés  et  de  charger  eux-mêmes  à  la  baïonnette,  il 
n'avait  pas  tiré  l'épée  et  s'était  laissé  blesser  à  l'épaule  par  un  dragon  [autri- 
chien] ani^Iais,  sans  lui  rendre  le  coup  qu'il  avait  reçu.  Les  grenadiers  [i7/i- 
.■6;e]  l'avaient  vengé. 

Sauf  que  Renaud,  à  l'origine,  a  donné  sa  démission  «comme  vous, 
il  y  a  un  moisii,  sa  sérénité  digne  de  l'antique  n'a  point  varié.  Vigny 
a  atténué,  peut-être,  quelques-uns  des  témoignages  de  l'admiration 
que  lui  inspire  cet  homme  d'honneur  (ensuite  :  ce  brave  homme),  sa 
belle  âme  et  son  perfectionnement  graduel  (cette  âme  bonne  et  sim- 
ple). Et  c'est  bien  la  résistance  au  sadisme  qui  domine  l'élan  créateur 
de  l'écrivain  : 

Page  160.  Cette  adoration  insensée  à  laquelle  jV  me  sacrifiai  tout  entier  (barré). 

Page  162.  Je  me  laissai  emmener  quand  on  voulut,  parce  que  Bonaparte  le 
voulait.  Il  m'avait  parlé  (barré). 

Page  162.  O  rêves  d'autorité  et  d'esclavage,  maudits  soient  ceux  qui  vous  ont 
enfantés  (  barré  ). 

Le  puritanisme  d'honneur  de  Renaud  lui  faisait  dire  ces  mots  — 
auxquels  Vigny  contrevenait  par  son  récit  lui-même  : 

N'allez  jamais  en  rien  écrire,  ou ,  du  moins,  que  ce  ne  soit  pas  sous  mon  nom. 
Mais  faites-en  un  objet  de  réflexions  sérieuses  quand  vous  n'aurez  rien  de  mieux 


^^w^--^  A^,^^^^^,^  ^.^V.:^./z 

2i<«M  ijnni       /<  >Ww<.   ifJryu-  fi^fmn     /(  'ojf-i^fûël.  )  It  wWx_ 


Fac-siniilc-  Ju  iiiaiiuscrit  Je  /,.•(  CaWE  DE  JuNC. 


I 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  3O) 

Des  épisodes  qui  constituent  cette  admirable  carrière  de  moderne 
officier,  le  premier  et  les  derniers,  Malte,  le  corps  de  garde  russe, 
Tagression  de  Chaillot,  ofl'rent  le  moins  de  changements.  Autour 
d'ALoukir,  quelques  détails  foisonnaient  que  Tart  de  l'écrivain  a 
élagués  à  bon  droit  ; 

F"  18-19.  ^*^^  deux  navires  anglais  le  Tbeseus  et  le  Majesticb  nous  serraient 
de  si  près  que  les  bourres  de  leurs  canons  mirent  ie  Feu  à  VOrienî.  Aussi  pour- 
quoi avait-on  imaginé  de  peindre  à  l'Iiuiie  la  chambre  du  Conseil?  C'est  tou- 
jours la  vanité  qui  nous  perd,  mon  enfant,  retiens  bien  cela.  —  Nos  pauvres 
canonniers  étaient  si  furieux  qu'ils  se  battaient  à  coups  de  refouloir. .. 

Je  retrouvai  à  son  bord  toute  la  politesse  de  manières  que  nous  avions  au- 
trefois en  France  et  que  la  révolution  nous  a  fait  perdre  au  point  que  tu  n'en 
as  même  pas  l'Idée,  mon  pauvre  enfant.  Au  milieu  de  la  mer  tu  aurais  vu  un 
salon  de  bonne  compagnie  à  la  table  du  capitaine  Coliing\\ood  qui  fait  tout 
ce  qu'il  peut  pour  me  consoler  du  malheur  que  j'ai  eu.  Lui  et  ses  officiers  ne 
cessèrent  de  vanter  avec  une  délicatesse  parfaite  la  bravoure  de  mes  braves 
compagnons,  celle  surtout  de  Dupetit-Thouars,  le  capitaine  du  Tonnant  qui  est 
mort  en  criant  :  ne  vous  rendez  pas!  cl  s'est  battu  trente-six  heures  contre  toute 
leur  flotte  et  ils  ont  été  fort  touchés  quand  ils  ont  su  que  mon  brave  ami  le 
capitaine  Standelet,  obligé  d'amener,  commença  par  mettre  en  sûreté  tout  son 
équipage  et  revint  seul  sur  sa  frégate  VArthémise  pour  la  faire  sauter  et  périr 
dans  l'explosion.  Il  a  bien  fait  Standelet!  Je  souffre  mort  et  passion  quand  je 
vois  passer  avec  le  pavillon  britannique  le  Spartiate  et  l'Aquilon  dont  ils  ont 
fait  deux  anglais,  en  raccourcissant  leurs  mâts  ce  qu'ils  ne  manquent  jamais  de 
faire.  Je  sens  bien  que  la  douleur  de  cette  défaite  d'Aboufcir  a  abrégé  mes 
jours  qui  n'ont  été  que  trop  longs  puisque  j'ai  vu  un  tel  désastre  et  la  mort  de 
mes  glorieux  amis.  Mon  grand  âge  a  touché. . . 

Pie  VII,  dans  la  première  rédaction,  avait  des  yeux  noirs,  grands 
et  beaux ,  qui  «ressemblaient  un  peu  à  ceux  des  portraits  du  cardinal 
de  Richelieu»;  son  sourire  plein  de  grâce  appelait  une  remarque  :  «Je 
ne  crois  pas  à  la  répugnance  que  l'on  prétend  nous  avoir  entendu  té- 
moigner...»  Napoléon,  comédien,  faisait  allusion  à  la  communauté  de 
la  religion  et  du  sang  qui  le  rapprochait  du  Saint-Père  :  «Un  de  vos 
enfants,  de  bonne  famille  et  de  famille  catholique,  nous  sommes  com- 
patriotes.» Notons,  d'ailleurs,  que  pour  l'une  et  l'autre  des  fameuses 
interjections,  Vigny  a  écrit  d'abord  en  italien,  puis  en  français,  des 
mots  qu'il  a  eu  l'habileté  de  remettre  en  italien,  et  qu'au  lieu  du  «se- 
crétaire de  Florence»,  le  nom  de  Machiavel  fut  deux  fois  écrit,  deux 
lois  barré. 

Ce  cliapltre,  d'ailleurs,  ofirc  dans  le  manuscrit  de  nombreuses  sur- 


-/y 


-Jr-i^^^..^ ": ;^ ^rffg--        f     --11-     ■    '^   -       -       '^ 


(^yyj  Hù-nU— 


Fac-siiiiilc  du  manuscrit  de  La  CaNNE  PE  JoNC. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  307 

cliarges  qui  accentuent  [c  relief  des  propos  impériaux.  Pour  plusieurs 
détails,  Vigny  s'est  assigné,  au  bas  de  la  page,  un  certain  nombre  de 
points  de  repère,  citations  de  Collingwood,  références  aux  Con- 
quêtes, etc. 


LA  CONCLUSION. 

Le  chapitre  de  conclusion  fait  partie  du  manuscrit  actuel  de  la 
Canne  de  Jonc.  Cependant  Vigny  a  gardé,  par  surcroît,  des  fragments 
de  brouillon  qui  nous  renseignent  sur  les  voies  qu'a  traversées  sa  pen- 
sée avant  d'accéder  aux  nobles  formules  que  nous  connaissons  : 

Manuscrit  :  i"  édit.,  p.  4^3  : 

...cetteGRANDEL'RP.ASSivEqul  repose  ...cette  GRANDEUR  PASSIVE,  qui  rc- 

toute   dans  Vabnégation  et   la  résigna-  pose  toute  dans  ^abnégation  el  la  rési- 

tion.  [Barré  :  Elle  sera  longtemps  la  ^notion.  Jamais  elle  ne  peut  être  com- 

•scule  à  laquelle  puisse  prétendre  l'hom-  parable   en    éclat    à    la    grandeur   de 


me  arme  car  il  est  arme  presque  inuti-  l'action    où  se   développent  la 

lement. ]    Jamais   elle    ne     peut    être  d'énergiques    facultés;   mais   elle   sera 

comparable  en  éclat  à  la  grandeur  de  longtemps  la   seule  à   laquelle  puisse 

l'action.  prétendre  l'homme  armé... 

Et  la  première  rédaction  de  ce  dernier  chapitre  (antérieure  de  beau- 
coup, scmblc-t-il,  au  mois  d'août  1835  qui  vit  s'achever  Servitude  et 
Grandeur)  avait  une  véhémence  pathétique  dont  s'est  éloignée  la  ré- 
daction définitive  : 

Pardonnez-moi,  ô  mes  compagnons  d'armes,  si  j'ai  oublié  encore  dans  ce 
tableau  une  multitude  de  peines  qui  ne  cessent  jamais  pour  vous. 

Je  fus  gladiateur  comme  vous  durant  quatorze  années,  et  armé  pour  être 
en  spectacle  dans  de  vaincs  parades  à  la  nation  inquiète  et  recevoir  les  coups 
qu'elle  voulait  donner  à  son  gouvernement. 

Je  me  souviens  qu'alors  regardant  le  Peuple,  de  vos  rangs,  j'avais  pitié  de 
lui  connaissant  la  colère  aveugle  inspirée  aux  soldats  par  les  fatigues,  pai 
l'ennui  et  par  les  assassinats  de  leurs  compagnons. 

A  présent  que  je  vous  considère  des  rangs  de  la  nation  où  je  suis  rentré, 
c'est  pour  vous  que  je  sens  cette  pitié  profonde  qu'inspire  l'idée  de  tout 
martyre. 

[En  surcharge  :  La  France  qui  vous  aimait  à  cause  de  la  gloire  dont  vous 
la  couronniez  sous  l'Empire  commence  à  vous  haïr  à  cause  des  guerres  civiles 
dans  lesquelles  vous  la  frappez.] 


3o8  NOTES   ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

Je  nie  trouverai  heureux  si  j"ai  réussi  à  vous  faire  aimer  d'elle  encore  et  si 
j'ai  apaisé  les  haines  et  ralenti  les  vengeances  que  vos  actes  sévères  amassent 
chaque  jour  sur  vos  têtes. 

Lorsque  vous  entendez  éclater  les  malédictions  contre  vous  répondez  ceci 
aux  Peuples. 

Que  les  Peuples  cessent  de  se  faire  la  guerre  et  qu'ils  vivent  dans  une  fra- 
ternelle et  pacifique  intelligence.  Ou  s'ils  ne  peuvent  s'unir  qu'ils  s'arment  tout 
entiers  depuis  l'enfant  de  seize  ans  jusqu'au  vieillard  octogénaire. 

Alors  nous  serons  les  frères  de  nos  frères,  les  conclto^'ens  des  citoyens  et 
nous  cesserons  d'être  les  acteurs  sanglants  d'une  éternelle  tragédie  que  se  font 
jouer  les  nations. 

O  notre  Peuple  quand  cesserons-nous  de  tomber  avec  grâce  sous  vos  yeux 
pour  être  applaudis  de  vos  mains  qu'il  nous  faut   blesser  avec  les  armes  que 
vous  forgez  pour  nous?  Quand  cesserons-nous  de  vous  dire  en  passant  : 
Adieu  César,  ceux  qui  vont  mourir  te  saluent? 

FIN. 


Le  texte  actuel  n'a  laissé  passer  que  rintentlon  qui  se  manifestait 
plus  explicitement  dans  les  ébauches  suivantes  : 

Sur  la  garde  royale. 

Néron  avait  un  esclave  qui  se  tua  pour  lui  montrer  comment  il  fallait 
faire. 

Ainsi,  gardes  royaux,  vous  mourûtes  pour  enseigner  à  vos  maîtres  comment 
ils  devaient  faire  et  plus  lâches  que  Néron  ils  ne  purent  même  vous  imiter. 

Sans  vous  on  aurait  cru  que  le  serment  était  une  chose  morte  en  France. 
Vous  n'espériez  pas  mais  vous  combattiez.  Vous  étiez  six  mille  et  vous  conteniez 
Paris  à  vous  seuls.  Vous  laissiez  aux  Princes  le  temps  de  venir.  Vous  mouriez 
en  les  attendant,  pareils  à  cet  esclave  romain  qui  voyant  que  son  maître  hési- 
tait à    mourir   fit  essai   du   couteau   et  se  tua   devant   lui  pour  lui   donner  du 


L'armée  Romaine  était  la  nation  armée.  Sa  discipline  était  sévère,  mais  [il 
lui  fallait  des  idées]  elle  était  intelligente  et  avant  le  combat  11  fallait  la  per- 
suader. 

Le  général  était  toujours  orateur  et  expliquait  [aux  Romains]  à  Rome  armée 
ce  quelle  allait  faire. 

Le  manuscrit  de  la  Canne  de  Jonc  a  même  accueilli  quelques  déve- 
loppements que  ne  connaît  pas  le  lecteur  du  volume.  Après  la  belle 
définition    :    «L'Honneur,   c'est   la    Pudeur   virile»,   un   connncntaire 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  309 

qui   n'a  pas   laissé  de  trace  dans  les  brouillons  indépendants  du  ma- 
nuscrit : 

Pudeur  qui  ne  rougit  pas  comme  celle  de  la  femme  de  tout  ce  qui  alarme 
sa  virginité,  mais  des  actions  publiques  intéressées,  falsifiées  par  le  Charlata- 
nisme qui  est  le  mensonge  agissant,  et  qui  étend  sur  nous  de  tels  exemples 
que  des  hommes  graves  se  sont  demandé  si  le  caractère  national  n'allait  pas  se 
perdre  à  jamais. 

Enfin,  pour  ses  anxieuses  méditations  sur  la  religion  de  l'honneur, 
substitut  d'autres  croyances  défaillantes  ou  défuntes  : 

Ne  dirait-on  pas  qu'il  y  a  des  croyances  secondaires  parmi  les  hommes,  que 
toutes  les  religions  ont  tolérées  et  avec  lesquelles  elles  ont  parfois  daigné  faire 
alliance?  Comme  les  adorations  et  les  divinations  secrètes  des  Etoiles  et  des 
Cartes,  l'adoration  de  l'Honneur  est  demeurée  vive  dans  les  nations  modernes 
et  dans  la  nôtre  surtout.  Cette  religion  nous  est  restée  dans  le  cœur  et  nous 
semblons  n'avoir  plus  toute  autre  foi  que  dans  la  tête.  Puisse,  dans  ses  nou- 
velles phases,  la  plus  pure  des  religions  ne  pas  tenter  d'étouffer  ce  sentiment 
qui  veille  en  nous  comme  une  dernière  lampe  dans  un  temple  dévasté,  mais 
plutôt  qu'elle  se  l'approprie  et  qu'elle  l'unisse  à  ses  immortelles  splendeurs,  en 
la  posant  comme  une  lueur  de  plus  sur  un  autel  rajeuni.  C'est  là  une  œuvre 
divine  à  faire.  Pour  moi,  frappé  de  ce  signe  heureux,  je  n'aî  voulu  et  ne 
pouvais  faire  qu'une  œuvre  bien  humble  et  toute  humaine... 


LES    EDITIONS. 

Le  25  avril  18^2,  dans  une  lettre  adressée  à  l'éditeur  Charpentier, 
Vigny  pouvait  résumer  ainsi  l'état  successif  des  textes  mipnmés  de 
son  livre  : 

Pour  Servitude  et  Grandeur  militaires,  b  première  publication  de  la  Revue  des 
Deux  Mondes  tut  suivie  eu  1835  : 

1"  D'une  édition  in-8°  de  M.  Bonnairc; 

2°  Une  édition  in-S"  d'un  éditeur  dont  je  ne  sais  plus  le  nom  cjui  se  retira 
du  commerce  après  cette  publication; 

3°  Edition  in-8°  par  M.Victor  Magcn  ; 

4°  Edition  ln-8°  par  MM.  Dello^'e  et  Lccou  ; 

5"  Par  vous  dans  votre  format  en  18.^1; 

6°  Une  autre  en  1845  par  vous  encore  et  que  j'ai  Ici'". 


"1  M.  Marsan,  qui  publie  cette  lettre  dans  la  Revue  d'Histoire  littéraire  de  la 
France  (janvier-mars  1913)  suppose  qu'il  s'agit  d'un  autre  tirage  de  l'édition 
de  18+1. 


3  I  O  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

Aux  3,003  exemplaires  de  ces  derniers  tirages  succédèrent  alors 
1,098  exemplaires  d'une  nouvelle  édition  in-i8  dont  Vigny  corrige 
les  épreuves,  non  sans  impatience,  au  printemps  de  1852.  Epuisé  en  dé- 
cembre 1856,  le  volume  reparaît,  dans  les  Œi/!r«  complètes  in-8°  de  la 
Librairie  Nouvelle,  comme  «septième  édition  revue  et  corrigée»,  en 
1857.  C'est  la  dernière  édition  publiée  du  vivant  de  l'écrivain. 

Voici  quelques  détails  sur  ces  diverses  éditions  : 

Servi TunE  et  Gea.vdeuk  aiilitaikes,^^^  le  comte  Alfred 
DE  ViGNV.  Paris,  Félix  Bonnalre,  éditeur;  Victor  Magen,  libraire. 
Publications  de  la  Revue  des  Deux  Mondes.  1835.  Imprimerie  d'Evcrat. 
In-8°  de  460  pages.  Un  trophée  d'armes  chevaleresques  sur  la  couver- 
ture. Une  précipitation  curieuse  fait  annoncer,  p.  2  des  quatre  pages 
d'annonces  de  Victor  Magen  :  Sous  PRESSE.  Souvenirs  de  Servitude  mi7i- 
faiVe,  par  Alfred  de  Vigny.  Le  Journal  de  la  librairie  annonce  ce  volume 
dans  son  numéro  du  17  octobre  1835.  C'est  la  première  édition  avec 
laquelle  nous  avons  confronté  plus  haut  divers  passages  du  manuscrit 
ou  de  la  Revue  des  Deux  Mondes. 

Vigny  paraît  avoir  préparé  avec  soin  ce  qu'il  appelle  la  deuxième 
édition  (le  Journal  de  la  librairie  ne  la  mentionne  pas)  :  SERVITUDE 
ET  Grandeur  militaires.  Paris,  Victor  Magen,  1836,  in-S".  11 
avait  fait  une  liste  à! errata  dont  il  subsiste  une  feuille  dans  ses  papiers. 
Le  28  avril  1836,  il  écrivait  à  Magen  :  «Vous  me  ferez  honneur  et 
plaisir  SI  vous  voulez  bien  me  prévenir  du  jour  de  la  mise  en  vente  de 
Servitude  et  Grandeur  militaires ,  Monsieur.  Je  vous  écrirai  le  jour  où  nous 
pourrons  parler  de  quelques  détails  de  la  publication  pour  laquelle  j'ai 
de  bons  conseils  à  vous  donner.  Nous  réglerons  aussi  le  changement 
que  vous  demandez,  et  qui  m'est  assez  indifférent. ii 

En  réalité,  un  arrangement  de  librairie  semble  avoir  réparti  entre 
Victor  Magen  et  un  de  ses  confrères  des  exemplaires  parfaitement 
identiques  et  sortant  des  mêmes  presses  (cf.  le  Manuel  de  Vicaire,  art. 
Vigny);  et  les  numéros  2  et  3  de  la  liste  de  Vigny  doivent  se  fondre 
en  un  seul. 

Servitude  et  Grandeur  militaires,  par  le  comte  Alfred 
DE  Vigny.  Deuxième  édition.  Paris,  L.  Hérail,  éditeur;  1836.  Impri- 
merie et  fonderie  A.  Pinard.  .^.06  pages  in-8°.  L'épigraphe  Ave  Ccesar. . . 
figure  sur  la  couverture.  Quelques  inadvertances  s'y  sont  glissées: 
p.    127  «un  soir  de  l'été  de  1829));  p.   138  «tous  les  feux  s'étaient 


NOTES  ET  ECLAIRClSSEiMENTS.  3  I  I 

éteints  à  six  heures».  Par  la  ponctuation,  les  majuscules  et  les  italiques, 
cette  édition  ofl're  quelques  particularités  typograpiiiques  nouvelles. 
Journal  de  la  librairie ,  i.j.  mai  1836. 

Servitude  et  Grandeur  militaires.  Tome  IV  des  Œuvres 
complètes,  édition  Delloye-Lccou.  Paris,  1838,  in-B"  de  396  pages. 
Annoncé  par  le  Journal  de  la  librairie  du  22  décembre  1838. 

Servitude  ET  Grandeur  militaires.  4* édition.  Paris,  Char- 
pentier, in-i2.  Annoncé  le  22  jan\icr  i8i(.2,  mais  semble  avoir  été  mis 
en  vente  dès  la  fin  de  18.J.1.  Edition  populaire  qui  faisait  succéder,  aux 
solennels  in-8°  de  l'ancienne  librairie,  des  livres  d'un  format  plus  ma- 
niable, et  qui  contribua  à  étendre  dans  des  cercles  moins  restreints  la 
réputation  de  l'écrivain.  Une  5°  édition  serait,  en  18^5,  un  nouveau 
tirage  de  cette  édition.  En  août  1851,  il  ne  reste  plus  que  70  exem- 
plaires de  cette  édition. 

Servitude  et  Grandeur  militaires.  6'  édition  revue  et 
corngée,  in-i8  de  7  feuilles.  Pans,  Charpentier  {^Journal  de  la  librairie, 
29  mai  1852).  Vigny  en  cornge  les  épreuves  au  printemps.  Moderni- 
sation de  certains  détails. 

Servitude  et  Grandeur  militaires.  7'  édition  revue  et 
corngée.  Pans,  Librairie  Nouvelle,  18^'',  lait  partie  des  Œuvres  com- 
plètes. In-8"  de  2^2  pages,  imprimerie  de  la  Librairie  Nouvelle.  An- 
noncé le  2 1  février.  Quelques  particularités  :  p.  ^  «  utile  ou  néces- 
saire»; p.  26  «J'étais  seul,  j'étais  à  cheval,  j'avais  un  bon  manteau 
blanc,  un  habit  rouge,  un  casque  noir...»;  p.  133  (Aoilà  comme 
votre  pied  sera  tout-à-l'heure»  (fou  pied  dans  les  premières  éditions); 
p.  13^  «une  eau  bouillante;  sorte  de  lave  où  le  sang,  le  fer  et  le  feu 
s'étaient  confondus. . .». 

Servitude  et  Grandeur  militaires.  8"  édition  revue  et  cor- 
rigée. Paris,  Michel  Lévy  frères,  186.J..  In-i8  de  355  pages,  faisant 
partie  de  l'édition  en  cinq  volumes  des  Œuvres  complètes.  Annoncé  le 

26  décembre  1863. 

Servitude  et  Grandeur  aiilitaires.  9'  édition  revue  et 
corrigée.  Paris,   Librairie  Nouvelle,   1865.  In-18  Jésus.  Annoncé    le 

27  juillet  1865. 


3  I  2  iNOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

Servitude  et  Grandeur  militaires,  io"  édition.  Charpen- 
tier (?).  Les  trois  récits  paraissent  isolément  chez  Michel  Lévy  en 
1867  et  1868. 

Servitude  et  Grandeur  militaires,  h' édition  re^•ue  et 
corrigée.  Pans,  Michel  Lévy,  1869.  (Bibliothèque  contemporaine.) 
Annoncé  le  23  avril  1870. 

Repris  ensuite  dans  les  Œuvra  complkes  de  Icdition  Lemerrc  en 
188^  (une  coquille  p.  ''i  :  «  tu  es  perdue  pour  toujours )i),  dans  la  Pe- 
tite Bibliothèque  Charpentier,  de  Charpentier  et  Calmann  Lévv,  en 
1882  (un  contresens  p.  367  :  «L'Honneur,  c'est  la  pudeur  ci\ile«),  le 
texte  de  Strvitude  et  Grandeur  militaires  se  trouve  reproduit  d'une  façon 
qui  semble  assez  mécanique  dans  la  série  courante  des  éditions.  L'édi- 
tion «  définitive  11  Delagrave  s'est  conformée  à  la  dernière  qu'ait  corri- 
gée Vignv,  rin-8°  de  1857  de  la  Librairie  Nouvelle. 

C'est  également  à  ce  texte  que  la  présente  édition  s'est  assujettie 
le  plus  souvent  —  sauf  pour  quelques  détails  de  ponctuation  et  de 
majuscules  ou  d'italiques,  et  pour  les  recours  suivants  à  des  textes 
antérieurs  qui  ont  paru  plus  conformes  à  l'intention  véritable  de  l'au- 
teur : 

Page  3   :   Inulilt  (1"  cdit.). 
Page  4  :  n'ont  à  craindre  (  i"  édit.  ). 
Page  ^o  :  ma  carte  marine  (i"  édit,). 
Page  S^  :  dix  heures  (ms.,  Reime). 

Page  121   :  indignation   (ms..  Revue,  1"  édit.,  où  la   feinte  indignation  du 
directeur  doit  manifester  en  réalité  son  contentement). 
Page  13.J  :  bouillonnante  (ms.,  Revue,  i'*  édit.). 
Page  134  :  plomb,  (ms. ,  Revue). 
Page  196  :  si  tût  arrêtée  (ms. ,  Revue,  1"  édit.). 
Page  242   :  nous  vîmes  un  drap  (ms. ,  Revue,  1"  édit.). 
Prge  245   :  brave  (ms.,  1"  édit.). 

Servitude  et  Grandeur  aiilitaires.  Dessinsde  Julien  Le 
Blant,  gravés  à  l'eau-forte  par  Champollion.  Paris,  Librairie  des  Bi- 
bhophiles,  1885.  Fait  partie  de  la  Bibliothèque  artistique  moderne, 
in-8"  de  vil-287  pages. 

Servitude  et  Grandeur  aiilitaires.  Illustrations  de  L. 
Dunki,  gravées  sur  bois  par  CI.  Bellangcr.  Paris,  Pelletan,  1897, 
2  vol.  petit  in-.j.". 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  3  1  3 

A  l'étranger,  l'Angleterre  et  l'Allemagne  ont  consacré  des  éditions 
«classiques))  aux  divers  récits  de  Senitude  et  Grandeur  militaires.  La  Pitt 
Press  Séries,  la  Hachette  Séries,  les  Elementary  Texts  et  les  Advanced 
Frencb  Texts,  la  Scbulbibliotbek ,  les  Auteurs  modernes ,  les  Prosateurs  fran- 
çais, la  Collection  Teuhner  ont  reproduit  les  trois  nouvelles.  Des  traduc- 
tions allemandes  en  1836,  1852,  1878,  anglaises  en  i8.j.o  et  18^1.7, 
ont  d'ailleurs  reproduit  plus  ou  moins  librement  et  complètement  une 
partie  de  ces  pages.  On  ne  connaît  pas  de  traduction  italienne. 


3l4  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

III 

JUGEMENTS    ET   OPINIONS. 


LES  CONTEMPORAINS. 

«Ai-je  réussi,  s'est  demandé  Vigny  dans  une  note  manuscrite,  à 
rendre  plus  ferme  l'estime  de  soi-même  dans  l'homme  de  l'armée?  —  et 
à  faire  sentir  aux  citoyens  qu'il  est  le  plus  noble  représentant  du  sen- 
timent le  plus  sacré  qui  soit  parmi  nous?» 

11  est  difficile  de  dire  dans  quelle  mesure  se  sont  répandues  dans 
l'opinion  française  des  idées  qui,  on  l'a  vu,  tenaient  singulièrement  à 
cœur  à  l'auteur  de  Scrn'fwi/e.  Faut-il  observer  qu'un  livre  qui  paraissait 
peu  de  mois  après  l'attentat  de  Fieschi,  quelques  semaines  après  les 
lois  de  septembre,  devait  paraître  manquer  d'à-propos  lorsqu'il  propo- 
sait une  revision  du  statut  militaire  de  la  France  ?  Le  culte  renaissant 
de  la  gloire  napoléonienne ,  de  son  côté ,  devait  mal  s'accommoder  du 
portrait  tracé  ici  de  l'Empereur. 

On  comprit,  dans  l'entourage  de  Vigny  et  dans  un  cercle  initié  de 
lecteurs,  l'intention  élevée  du  poète -capitaine  et  cette  glorification 
de  l'honneur  à  laquelle  il  conférait  une  valeur  d' Imitation.  Son  cama- 
rade Dittmer  pense  comme  lui  «que  l'honneur  est  la  conscience  exal- 
tée», et  le  Journal  fait  grand  état  de  cet  accord. 

«C'est  la  vérité  dans  l'art  et  l'art  dans  la  vérité)),  disait  Brizcux  de 
Laurette;  et  il  n'est  pas  douteux  que  son  jugement  ne  s'étendît  aux 
deux  autres  panneaux  du  tryptique.  Un  inconnu  qui  lui  écrit  «d'un 
cabinet  de  lecture»,  Auge  de  Fleury,  ancien  maire  de  Passy,  le  félicite 
le  10  octobre  1835,  «comme  lecteur,  comme  homme,  comme  père  de 
famille»,  de  continuer  à  sauver  la  jeunesse  «de  l'.abâtardissement  so- 
cial qui  semble  menacer  notre  époque  et  l'avenir  de  notre  belle  Patrie». 
Pitre  Chevalier  envoie  à  Vigny  une  longue  épître  où  il  féhcite  le  poète 
qui 

Dans  les  vieux  Collingwoocls  et  les  pauvres  Renauds 
Nous  montrait  des  héros  plus  grands  que  nos  héros!.. 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  j  I  5 

La  presse  quotidienne,  en  général,  se  montra  assez  réservée.  Entre- 
filets dans  le  National  du  9  octobre,  qui  prédit  un  «succès  d'estime 
et  de  vogue»  à  un  écrivam  aussi  «consciencieux)),  qui  opère  «la  fusion 
du  genre  intime  et  du  genre  descriptif))  ;  dans  la  Gazette  de  France  du 
15  octobre,  qui  «reconnaît  un  progrés  remarquable))  dans  la  forme 
de  Vigny  et  «des  vues  morales  qui  ne  manquent  pas  de  profondeur». 

Rien  dans  le  Moniteur  et  rien  dans  le  Constitutionnel,  m'assure 
M.  Descharmes.  Le  Journal  des  Débats,  trop  attaché  sans  doute  au 
régime  de  Juillet,  trop  occupé  des  œuvres  de  V.  Hugo,  est  également 
muet. 

Le  Vert-Vert,  gazette  de  Paris,  le  17  octobre,  reconnaît  que  Vigny 
«a  fait  mieux  qu'un  beau  livre  peut-être;  il  a  licencié  un  abus,  il  a 
rayé  toute  une  chance  d'esclavage  national))  et  rend  hommage  à  son 
style  «harmonieux,  sculpté))  et  à  la  belle  tenue  de  toute  cette  vie  d'écn- 
vain.  La  Quotidienne  [L.  M.,  numéro  du  30  octobre)  estime  «que  l'his- 
toire tout  entière  mise. . .  à  contribution  par  un  écrivain  d'un  mérite 
éprouvé,  lui  eût  fourni  les  matériaux  d'un  monument  plus  complet  et 
plus  durable»,  mais  le  suit  avec  bienveillance  «dans  la  voie  étroite  qu'il 
s'est  imposée»,  fait  quelques  réserves  sur  le  Pape  et  l'Empereur  et  tient 
à  distinguer  le  point  d'bonneur,  dont  la  sanction  est  humaine,  de  l'ton- 
neur,  dont  la  religion  fait  la  force.  C'est  aussi  le  jugement  prononcé 
par  Renaud  sur  Napoléon  qui  inquiète  le  Temps  du  27  octobre  1835. 
«11  faut  que  les  poètes  renoncent  à  calomnier  les  grands  hommes  et 
à  chercher  des  taches  sur  leurs  vêtements.  En  sommes-nous  donc  si 
riches  de  grands  hommes,  que  nous  puissions  sans  péril  décluqueter 
leur  mémoire  et  couper  par  morceaux  les  hommes  dont  notre  œil 
étonné  a  peine  à  mesurer  les  proportions  colossales?»  Mais  le  feuille- 
toniste. Ad.  Guéroult,  entre  assez  volontiers  dans  une  des  intentions 
dissimulées  à  demi  par  le  poète  sous  «un  sentiment  si  profond, dou- 
loureusement engendre»  : 

Il  a  fait  un  beau  livre  d'abord,  puis,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  il  a  essayé 
de  réhabiliter  pour  nous,  enfants  oublieux  que  nous  sommes,  la  gloire  solide 
et  les  mules  vertus  de  la  guerre,  qu'une  paix  molle  et  fade  nous  fait  chaque 
jour  désapprendre.  Oui ,  le  moment  est  bien  choisi  pour  parler  de  dcvoilment, 
de  courage,  d'abnégation;  je  ne  sais  si  ces  mots  glorieux  vibreront  bien  puis- 
samment au  cœur  des  banquiers  et  des  hommes  d'affaires,  nos  gracieux  souve- 
rains, mais  s'ils  n'avaient  pour  elFet  que  de  réchauffer  dans  quelques  nobles 
cœurs  les  belles  traditions  et  les  germes  précieux  de  vertus  que  l'humanité  n'a 


3  I  6  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

pas  sans  doute  abdiquées  pour  jamais,  il  faudrait  encore  y  applaudir  pour  ce 
seul  fait... 

Lassailly,  dans  l'Indépendant,  Furet  de  Paris,  pave  à  son  ami,  le 
i"  novembre,  un  ample  tribut  d'éloges,  et  lui  tait  le  compliment  au- 
cjuel  Vignv  tenait  le  plus  en  lui  reconnaissant,  avant  tout,  le  «génie 
initiateur».  Poènies,  Cinq-Mars,  Othello,  Chatterton,  Maréchale  d'Ancre 
qu'oublia  Sainte-Beuve ,  Stello ,  série  d'initiatives  qui  lui  assurent  le 
mérite  de  l'originalité.  Et  poètes  et  soldats  l'ont  trouvé  debout,  prêt  à 
les  détendre  : 

H  ne  reste  plus,  à  M.  de  Vigny,  pour  décrire  la  dernière  ligne  de  ce  triangle 
et  le  fermer,  que  la  cause  des  femmes  à  plaider.  Ce  sera  une  belle  mission  où 
nous  l'attendons  dans  un  troisième  volume,  après  la  pièce  de  Syll'ia ,  qu'il  pré- 
pare en  ce  moment  pour  la  scène  française. 

Un  autre  mérite,  celui  de  la  composition,  distingue  Vignv  des 
romantiques.  «De  là  en  grande  partie,  cette  froideur  de  léché  qu'on 
lui  a  reprochée  quelquefois,  et  dont  nous  lui  tenons  compte  pour 
notre  part. . .  »  A  peine  pourrait-on  reprocher  à  Lauretle  d'être  un  «  trop 
joli  chef-d'œuvre  de  style  dans  la  bouche  d'un  vieux  soldat . ..  u 

Même  reproche  dans  le  Charivari  du  14  novembre  [E.  G.]. 
«Pour  un  hvre  d'économie  politique  et  sociale,  il  est  trop  Dtté- 
raire...,  c'est-à-dire  que  l'auteur  a  trop  sacrifié  à  la  forme  artistique 
et  donné  trop  de  place  aux  détails  romanesques.»  Lévite  de  seize  ans 
—  c'est-à-dire  mousquetaire  rouge  —  Vigny  se  plaint  à  tort  de  son 
avancement  peu  rapide  :  la  ndisciphne  des  soldats  de  Josué  lui  était 
peut-être  plus  tàniilière  que  la  théorie  de  l'armée  française.»  D'ailleurs 
avec  ses  trois  nouvelles  artificiellement  enchaînées,  son  livre  a  moins 
de  torce  que  de  pureté  de  style ,  de  mouvement  et  de  charme. 

Le  Courrier  français  du  6  décembre  [M.  A.]  accueille  favora- 
blement les  plaintes  de  Servitude  sur  la  condition  de  l 'Armée ,  «  na- 
tion dans  la  nation»;  plus  tavorablement  encore  l'exécution  «pleine 
de  poésie  et  de  charme».  Des  trois  nouvelles,  La  Veillée  de  Vincennes  a 
les  préférences  du  teuilletoniste  :  «petit  chef-d'œuvre  de  grâce  tou- 
chante et  d'exquise  délicatesse».  Le  capitaine  du  Marat  pouvait  très 
bien  se  soustraire  à  l'ordre  cacheté.  Le  Dialogue  inconnu,  si  heureuse- 
ment présenté   qu'il  soit,  travestit  les  deux  personnages.  Au  total  : 

Ce  livre  sera  un  titre  de  plus  à  la  juste  réputation  que  s'est  faite  M.  de 
Vigny,  de  chercher  dans  chacun  de  ses  ouvrages   l'inspiration  d'une  haute  et 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  3IT 

noble  pensée,  et  de  se  proposer  un  but  utile  aux  hommes...  M.  de  Vigny  a 
voulu  que  sa  triste  expérience  et  ses  douloureuses  observations  ne  fussent  pas 
stériles,  et  il  a  fait  saigner  la  plaie  dans  l'espoir  de  préparer  les  moyens  de  la 
guérir.  On  sent  à  tout  moment,  dans  ce  livre,  sous  la  pensée  du  philosophe 
et  du  poète,  la  pensée  de  l'homme  qui  a  revêtu  l'uniforme,  et  pour  qui  le  sort 
du  soldat  est  encore  comme  une  partie  de  sa  propre  existence. 


Mais  voici,  dans  un  périodique  ami,  la  voix  d'un  compagnon  de 
Cénacle.  Le  long  article  de  Samtc-Beuve  (^Revue  des  Deux  Mondes  du 
15  octobre  1835,  aujourd'hui  dans  les  Portraits  contemporaiîis)  prend 
texte  du  livre  de  Vigny  plutôt  qu'il  ne  l'examine  à  fond.  Et  comme  la 
poésie  a  de  bonne  heure,  selon  Joseph  Dclorme,  fait  tort  à  l'aisance 
et  à  la  netteté  de  la  prose  chez  l'auteur  d'Eloa,  c'est  une  sorte  de 
question  préalable  que  semble  poser  le  critique  : 

Le  défaut  le  plus  capital  de  Stella,  qu'on  retrouve  également  dans  Cin^- 
Mars  et  dans  tous  les  ouvrages  en  prose  de  M.  de  Vigny,  c'est  un  certain 
manque  de  réalité,  une  certaine  apparence  de  poétique  chimère,  qui  tient 
moins  encore  à  l'arrangement  et  à  la  symétrie  qu'à  un  jour  mystique,  glissant 
on  ne  sait  d'où,  au  milieu  même  des  plus  vrais  et  des  plus  étudiés  tableaux. 
La  scène  a  beau  être  disposée  historiquement  avec  toute  la  science  et  l'appli- 
cation dont  le  poète  est  capable;  ce  jour  fantastique  et  prestigieux,  qui  tombe 
d'en  haut  comme  dans  un  souterrain,  nous  avertit  toujours  que  nous  avons 
affaire  à  l'idéal  amant  des  régions  supérieures.  C'est  l'impression  que  cause, 
par  exemple,  dans  Le  Capitaine  Renaud,  la  belle  scène  du  pape  et  de  l'empe- 
reur; on  n'ose  s'y  confier  comme  à  la  vérité  même,  malgré  l'émotion  qu'on 
en  reçoit...  Je  demande  qu'on  me  pardonne  si,  dans  l'admirable  histoire  du 
capitaine  Renaud,  qui  faisait  naître  mes  larmes,  j'ai  noté,  chemin  faisant,  de 
petits  désaccords,  pour  me  rendre  compte  de  ce  manque  de  complète  vrai- 
semblance chez  M.  de  Vigny.  Eh  bien,  le  capitaine  Renaud  nous  dit,  par 
cxenipie,  qu'il  n'a  pas  mangé  depuis  vingt-quatre  heures  et  que  cela  éclaircit 
les  idées  pour  un  récit,  ce  qui  est  difficile  à  admettre;  une  obscurité  absolue 
règne,  nous  dit-on,  dans  les  rues,  sur  les  boulevards,  et  tout  d'un  coup,  à  un 
moment  ou ,  dans  l'intérêt  du  récit,  on  a  besoin  de  lire  une  lettre,  il  se  trouve 
qu'un  café  est  éclairé  à  propos  et  que  cette  lettre  peut  se  lire  :  le  capitaine 
Renaud  aurait  bien  pu,  ce  me  semble,  prendre  dans  ce  café  quelque  chose. 
A  un  endroit,  nous  le  voyons  entrer,  par  abnégation,  dans  cette  obscure  infan- 
terie de  ligne,  où  les  rangs  se  pressent  et  aussi  se  fauchent  comme  les  épîs  de 
Beauce  en  été  :  exacte  et  saisissante  image!  avant  la  fin  du  paragraphe,  il  se 
trouve  être  lieutenant,  non  pas  dans  la  ligne,  mais  dans  la  garde,  et  par  con- 
séquent très-sujet  à  être  vu  et  reconnu  de  Napoléon.  A  un  autre  endroit,  il 
cite  Grotius,  ce  qui  sent  fortement  son  érudit;  passe  encore  quand  il  ne  citait 
qu'Ossian  !  Mais  le  vieil  adjudant-sous-officier,  dans  La  Veillée  de  Vincennes ,  ne 
décrivait-il  pas  lui-même  bien  mignonnement   la  dame  rose  du  parc  de  Mon- 


3  I  8  NOTES  ET  ÉCLAIRCISSEMENTS. 

treuil?  Encore  une  fois,  pardon  de  noter  de  semblables  bagatelles!  c'est  que  le 
principe  d'où  partent  ces  inadvertances  légères  s'étend  insensiblement  à  tout 
le  récit  et  lui  ute  un  air  de  réalité,  au  milieu  de  beautés  philosophiques  et 
pathétiques  du  premier  ordre? 

Mais  la  servitude  et  la  grandeur  militaires,  le  divorce  créé  dans  les 
nations  par  l'esprit  de  corps ,  la  beauté  de  l'abnégation  ?  Sainte-Beuve 
V  venait  bien,  mais  pour  finir  et  comme  en  hâte,  avec  la  souplesse  un 
peu  fuyante  qu'il  met  à  aborder  les  questions  qui  se  meuvent  dans 
un  plan  un  peu  élevé  de  la  conscience  ou  de  l'art  : 

L'auteur  énonce,  sur  l'état  arriéré  des  armées,  sur  leur  transformation  né- 
cessaire, des  idées  miséricordieuses  et  équitables,  les  vues  d'un  philosophe 
militaire  qui  a  profité  de  toutes  les  lumières  de  son  temps  et  qui  s'est  souvenu 
de  Catinat.  Ce  qu'il  dit  de  la  responsabilité,  de  l'abnégation,  est  d'une  belle 
et  sombre  profondeur;  il  a  touché,  en  sceptique  respectueux,  eu  artiste  pathé- 
tique, à  des  mystères  de  morale  qui  ont  par  moments  troublé  sans  doute  bien 
des  cœurs  guerriers. . . 

Enfin  une  objection  tort  juste  était  faite  à  la  notion  de  l'honneur, 
considéré  par  Vigny  comme  le  refuge  définitif  de  toutes  les  aspira- 
tions supérieures  de  l'humanité  : 

Il  s'est  peint  en  personne  plus  qu'il  n'imagine  dans  cette  invocation  à  un  culte 
qu'on  garde  inviolable,  même  sans  savoir  d'où  il  vient  ni  où  il  va,  même  sans 
l'idée  d'un  regard  céleste  et  d'une  palme  future.  Mais  ce  débris  d'une  antique 
vertu  chevaleresque,  auquel  le  poète-chevalier  se  rattache  dans  la  perte  de  ses 
premières  étoiles,  est-ce  donc,  comme  il  le  veut  croire,  une  planche  de  salut 
pour  une  société  tout  entière?  Est-ce  autre  chose  qu'un  rocher  nu,  à  pic, 
bon  pour  quelques-uns,  mais  stérile  et  de  peu  de  refuge  dans  la  submersion 
universelle  ? 

C'est  après  la  lecture  de  cet  article  d'un  ami  déclaré ,  dans  une  revue 
lavorable,  que  Vigny  écrivait  à  Sainte-Beuve,  des  le  19  octobre,  une 
lettre  de  remerciement  ;  mais  dans  son  Journal  les  lignes  déçues  où  se 
trouve  le  fameux  :  «Sainte-Beuve  m'aime  et  m'estime,  mais  nie  con- 
naît à  peine.  I) 

Dans  le  même  temps,  la  Revue  de  Paris  rend  compte  du  livre  nou- 
veau. Son  Bulletin  littéraire  du  18  octobre  1835  lui  fait  assez  bonne 
mesure;  après  avoir  observé  que  «les  détails  les  plus  positifs  de  la  vie 
publique  et  privée  renferment  une  poésie  grave,  mélancolique  et  forte, 
que  les  esprits  élevés  préfèrent  aux  vagissements  confus,  aux  excla- 
mations incohérentes,  à  toute  cette  exubérance  stérile,  qui  défraie  an- 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  319 

nucllcment  un  certain  nombre  de  vers  lyriques,  épiques,  anacréon- 
tiques»,  après  avoir  noté  qu'il  n*est  pas  «de  meilleur  plaidoyer  contre 
le  suicide  que  ce  beau  drame  de  Chatterton  »  : 

Le  nouveau  livre  de  M.  de  Vigny  est  marque  à  ce  coin  de  gravité  qui  ca- 
ractérise les  œuvres  durables  :  c'est  toujours  le  poète  qui  parle  pour  les  hommes 
de  la  réalité,  c'est  le  cœur  qui  vient  au  secours  de  l'esprit,  ia  théorie  qui  pré- 
pare l'application.  Ce  qui  constitue  pour  moi  l'originaUté  du  talent  de  M.  de 
Vigny,  ce  qui  lui  assigne  une  si  haute  place  dans  mon  estime,  c'est  de  s'être 
ainsi  pose  comme  un  modérateur  plein  de  bienveillance  et  d'autorité,  entre 
deux  camps,  sinon  ennemis,  du  moins  bien  distincts;  initiant  les  poètes  à  la 
vie  positive,  et  apprenant  aux  hommes  positifs  ù  apprécier  les  poètes;  âme 
limpide  et  vaste,  qui  réfléchit  également  les  deux  faces  de  la  nature  humaine, 
qui  négocie  leur  rapprochement  en  les  opposant  l'une  à  l'autre,  sans  toutefois 
déguiser  sa  prédilection  pour  l'idéal.  Ce  rôle  si  glorieux  ne  pouvait  être  rempli 
que  par  un  homme  qui  se  fût  trouve  dans  des  conditions  telles,  qu'il  pût 
connaître  à  fond  les  joies  et  les  douleurs  de  la  réalité,  les  douleurs  et  les  joies 
de  la  poésie;  quatorze  ans  de  service  ont  été  le  noviciat  de  cet  éloquent  mis- 
sionnaire. C'est  pareillement  de  l'armée  que  sont  sortis,  à  un  siècle  de  distance. 
Descartes  et  Vauvenargues.  M.  de  Vigny  serait-il  appelé  à  compléter  cette 
trinité?... 

...  En  accordant  des  éloges  sans  Bornes  au  choix  des  sujets,  nous  craignons 
de  ne  pouvoir  plus  louer  suffisamment  la  forme  qui  atteint  un  degré  de  per- 
fection vraiment  merveilleux.  Cela  ressemble  à  une  belle  pièce  de  soie  tout  à 
la  fois  brillante,  souple,  solide,  transparente,  irréprochable,  se  nuançant  de 
mille  reflets  divers,  selon  qu'on  l'expose  au  grand  jour. 

Sur  cette  question  du  style,  une  suggestion  cuncuse  : 

Si  l'on  voulait  k  toute  force  trouver  un  modèle  à  M.  de  Vignv,  on  pour- 
rait, en  désespoir  de  cause,  évoquer  le  nom  de  Sterne,  et  en  remontant  aux 
caractères  principaux  de  son  talent,  ceux  de  Milton ,  de  Shakespeare  qu'il  a 
beaucoup  lu,  de  Gœthe  qu'il  ignore  peut-être,  mais  dont  il  rappelle  la  sérénité 
et  la  force  concentrée. . . 

Vigny  a  conservé  dans  ses  papiers,  parmi  d'autres  coupures,  un 
numéro  du  Breton  de  Nantes  (oct.  1835),  un  feuilleton  du  Propagateur 
d'Arras,  V Indépendant  de  Bruxelles  du  6  janvier  1836  avec  cette  con- 
clusion : 

Un  ouvrage  aussi  remarquable  de  style  et  de  pensée  que  l'est  celui-ci,  aussi 
vrai  d'expérience,  aussi  plein  d'enseignements  pour  l'avenir  devrait  faire  naître 
dans  l'esprit  des  hommes  qui  gouvernent  de  sérieuses  réflexions  sur  le  sort  de 
l'armée  et  sur  la  réforme  militaire  que  les  événements  et  les  besoins  du  siècle 
ont  rendue  nécessaire.  Malheureusement  il  y  a  trop  de  sentiment  dans  ces 
pages  éloquentes... 


320  NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 


LA  CRITIQUE  POSTHUME. 

Après  la  mort  de  Vigny,  Lamartine  consacra,  à  la  mémoire  de  son 
ami ,  deux  de  ses  Entretiens  (94-95)  :  parmi  les  réserves  que  lui  paraissent 
appeler  Poèmes ,  Cinq-Mars,  Stella  et  Chatterton ,  Servitude  reçoit  le  tribut 
d'une  admiration  absolue,  autant  pour  le  tond  que  pour  la  forme. 
«Discipline  et  Honneur  :  c'était  le  véritable  titre.  M.  de  Vigny  le  sentit 
à  lu  fin  de  son  livre,  mais  c'était  trop  précis  pour  le  grandiose  de  sa 
conception.»  Le  pur  récit  de  Laurette  est  cité  en  entier. 

A.  Claveau,  dans  la  Revue  Contemporaine  du  15  septembre  1863, 
n'est  pas  moins  clogicux  pour  «une  IVaicheur  d'émotions  inexpri- 
mable)), une  délicatesse  de  touche  qui  n'empêclic  pas  un  certain  réa- 
lisme. 

L'article  nécrologique  de  Sainte-Beuve  (Revue  des  Dni.x  Mondes  du 
15  avril  186.^,  Nouv.  Lundis,  t.  VI)  reste  peu  bienveillant  et  manque 
à  taire  la  place  qui  convient  à  Servitude  et  Grandeur  militaires. 

De  tous  les  examens  auxquels  ait  donné  lieu  ce  livre,  le  plus  péné- 
trant est  peut-être  celui  d'Emile  Montégut  [Revue  des  Deux  Mondes, 
\"  mars  1867;  et  Nos  Morts  conteinporains).  Après  quelques  réserves 
sur  la  thèse  centrale  du  poète  : 

Quel  que  soit  d'ailleurs  le  degré  de  vérité  de  cette  tlicse,  on  peut  dire  pour 
Servitude  et  Grandeur  comme  pour  Stello,  mieux  que  pour  Stelto  ;  Si  la  cause 
laisse  à  désirer,  le  plaittovcr  est  admirable.  Servitude  et  Grandeur  militaires, 
c'est  le  vrai  chef-d'œuvre  de  M.  de  Vigiiv.  Là,  sauf  dans  uu  seul  passage,  les 
scènes  du  Petit-Trianon  de  La  Vedle'e  de  Vincennes ,  plus  rien  de  ce  stvie  co- 
quet, apprêté,  qui  faisait  de  Stello  un  livre  plus  amusant  qu'émouvant.  La 
turmc  de  ce  livre  est  noble  comme  sa  pensée  et  simple  coinnie  les  âmes  dont 
il  nous  raconte  l'immolation  silencieuse  et  l'héroïsme  obscur.  Un  souffle  de 
vraie  grandeur  en  anime  toutes  les  pages  et  le  plus  grand  éloge  qu'on  puisse 
en  faire  est  de  dire  que,  de  toutes  les  œuvres  d'imagination  de  notre  temps, 
c'est  à  coup  sûr  celle  qui  donne  l'idée  la  plus  haute  et  la  plus  vraie  de  la  na- 
ture humaine.  C'est  un  de  ces  rares  ouvrages  dont  on  peut  donner  cette  défi- 
mtion  :  c'est  plus  qu'un  beau  livre,  c'est  une  belle  action.  Le  jour  où  il  l'écri- 
vit fut  le  jour  béni  entre  tous  d'Alfred  de  Vigny,  car  ce  fut  celui  où  il  resta 
le  plus  fidèle  à  sa  vraie  nature.  .  .  C'est  aussi  sur  ce  livre  que  la  postérité  le 
jugera... 

La  première  des  biographies  complètes  de  Vignv  paraît  à  peu  de 
mois    de   là   :  c'est   en    1868    qu'Anatole    France    donne    du   poète 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS.  32  I 

un  portrait  délicat  et  respectueux,  où  Servitude  figure  en  bonne 
place.  «La  religion  de  l'honneur,  il  l'avait  apprise  sous  les  armes.» 
«Carrière  militaire  de  quatorze  années  obscures,  mais  qui  ne  fut  pas 
suivie  en  vain,  car  elle  aboutit  à  un  des  plus  beaux  livres  qui  aient 
jamais  été  écrits  sur  l'armée»  :  à  défaut  d'un  jugement  développé,  il 
y  avait  là  une  formule  où  ne  s'engageait  pas  à  demi  le  futur  auteur 
de  L'Orme  du  Mail,  qui  est  lui-même  le  fils  d'un  ancien  gardc-du-corps 
de  Charles  X. 

«  Chef-d'œuvre))  selon  A.  de  Pontmartin,  SiTiituc/t  est  au  gré  de 
Barbey  d'Aurevilly  «le  livre  le  plus  beau  d'A.  de  Vigny  prosateur,  et 
peut-être  le  livre  le  plus  beau  du  siècle,  si  la  beauté  suprême  c'est  la 
bonté,  comme  je  le  crois  (^Poésie  et  Poètes)».  «C'est  d'une  puissance 
hum.aine  qui  en  fait  quelque  chose  d'à  part  —  puisque  ce  n'est  pas 
religieux  comme  nous  entendons  qu'on  doive  l'être  —  quelque  chose 
d'inouï,  qui  pourrait  s'appeler,  pour  donner  une  idée  des  trésors  de 
fortitude  et  de  consolation  déposés  en  ces  pages  :  Imitation  de  Je'sus- 
Cbrist,  pour  ceux  qui  ne  croient  plus,  hélas  !  qu'à  la  religion  de  l'hon- 
neur !  » 

En  dehors  des  jugements  esthétiques  et  des  impressions  littéraires , 
qui  rassemblent  à  peu  près ,  désormais ,  unanimité  de  louanges  de  la  part 
des  historiens  de  la  littérature,  il  y  a  là,  en  ell'et,  une  renommée  morale 
posthume  qui  eût  consolé  Vigny  de  bien  des  indiflérences.  Il  con\ient 
de  signaler  la  place  qui  revient  de  droit  à  Servitude  dans  des  études 
telles  que  :  Marabail,  De  l'injluence  de  l'esprit  militaire  sur  Alfred  de  Vigny 
(Paris,  190^);  E.  Guillon,  Nos  Ecrivains  militaires,  2'  série  (Paris, 
1898);  Eug.  Terraillon,  L'Honneur,  sentiment  et  prinàpe  moral  (Pans, 
19 12).  C'est  peut-être  dans  ce  sens  surtout  qu'il  sera  intéressant,  de- 
vant les  «démissions  de  la  morale)) ,  de  suivre  plus  tard  l'inlluence  d'un 
livre  qui  est  mieux  encore  qu'un  «modèle  de  composition  romanesque)) 
et  un  chef-d'œuvre  de  «vérité  dans  l'art)). 


TABLE  DES  MATIERES. 


SOUVENIRS   DE  SERVITUDE   MILITAIRE. 


LIVRE   PREMIER. 

Pages. 

Cliap.  I.         Pourquoi  j'ai  rassemblé  ces  souvenirs 3 

II.  Sur  le  caractère  général  des  armées 12 

III.  De  la  servitude  du  soldat  et  de  son  caractère  indi- 

viduel    17 

LAURETTE,  OU  LE  CACHET  ROUGE. 

Chap.IV.      De  la  rencontre  que  je  fis  un  jour  sur  la  grande 

route 2^ 

V.  Histoire  du  cachet  rouge 33 

VI.  Comment  je  continuai  ma  route 58 

LIVRE   DEUXIÈME. 

Cliap.  I.         Sur  la  responsabilité 67 

LA    VEILLÉE  DE  VINCENNES. 

Cliap.  II.        Les  scrupules  d'honneur  d'un  soldat 77 

m.       Sur  l'amour  du  danger 8.J. 

IV.  Le  concert  de  famille 89 

V.  Histoire  de  l'Adjudant.  —  Les  enfants  de  Montreuil 

et  le  tailleur  de  pierres 9^ 

VI.  Un  soupir 9g 

VII.  La  dame  rose 100 

VIII.  La  position  du  premier  rang 106 


3^4  TABLE  DES  MATIÈRES. 

Pages. 

Chap.  IX.  Une  séance 112 

X.  Une  belle  soirée 117 

XI.  Fin  de  l'histoire  de  l'Adjudant 126 

XII.  Le  réveil 129 

XIII.  Un  dessin  au  crayon i  3  j 


SOUVENIRS   DE  GRANDEUR  MILITAIRE. 

LIVRE  TROISIÈME. 

Chap.  I I  .(,3 

LA    VIE  ET  LA  MORT  DU  CAPITAINE  RENAUD, 
OU  LA  CANNE  DE  JONC. 

Chap.  II.        Une  nuit  mémorable i.j.9 

III.  Malte 139 

IV.  Simple  lettre i  ô-j. 

V.  Le  dialogue  inconnu 172 

VI.  Un  homme  de  mer 190 

VIL    Réception 218 

VIII.  Le  corps  de  garde  Russe 221 

IX.  Une  bille 23.J, 


X.       ConcI 


usion  , 


H3 


NOTES  ET  ECLAIRCISSEMENTS. 

I.  L'origine  et  le  sens  de  l'œuvre 2 

II.  Les  textes 292 

III.  Jugements  et  opmions 31.J. 


55 


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de  pages  d'ébauches  et  définitives  des  manuscrits 


Madame  Bovary 1  voL 

Sai,ammb6 1  voL 

L'Education  sentimentale 1  voL 

La  Tentation  de  saint  Antoine 

(versionsde  1849,  iSjô,  1874)-  >  ^ol- 

Trois  Contes i  voL 

Bouvard  &  PÉCUCHET i  voL 

Par  les  Champs  et  par  lesGrèves  i  voL 

Correspondance j  vol. 


Œuvres  de  Jeunesse  inédites  : 

I.  Mémoires  d'un  fou,  œuvres 

DIVERSES I  voL 

IL    Novembre 1  voL 

IIL  L'Éducation  SENTIMENTALE. .  i  voL 

NqTES  DE  Voyages  : 

L      Italie  ,  Egypte i  vol. 

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Chaque  volume ,  broché 6  fr. 

Relié  amateur,  par  Canapé,  en  chagrin,  décor  spécial,  net, .  12  fr. 

Relié  amateur,  par  Canapé,  en  maroquin,  net 18  tr. 

Il  a  été  tiré,  numérotés,  80  ex.  s' japon,  20  ex.  s' chine,  Si  net  [épuise'),  25  fr. 

Monsieur  Parent :  vol. 


BoyLE  DE  Suif,  Correspondance, 

Etude  de  Pol  Neveux 1  vol. 

Des  Vers,  Lettres  de  Madame 
Laure  de  Maupassant  à  Gus- 
tave Flaubert i  vol. 

La  Maison  Tellier i  vol. 

Mademoiselle  Fifi i  vol. 

Une  Vie i  vol. 

Contes  de  la  Bécasse i  vol. 

Clair  de  Lune i  vol. 

Au  Soleil i  vol. 

Les  StEURS  Rondoli i  vol. 

Miss  Harriet i  vol. 

ToiNE I  vol. 

Yvette 1  vol. 

Bel-Ami i  vol. 

Contes  du  Jour  et  de  la  Nuit,  i  vol. 


La  Petite  RooyE 

Mont-Oriol I 

Le  Horla 1 

Pierre  et  Jean i 

Le  Rosier  de  Madame  Husson.  .  i 

Sur  l'Eau i 

Fort  comme  la  Mort 1 

La  Main  gauche i 

La  Vie  errante 1 

Notre  C<eur i 

L'Inutile  Beauté i 

Théâtre i 

Le  Père  Milon i 

Le  Colporteur {  ' 

Les  Dimanches  d'un   Bourgeois 

DE  Paris i 


DE 


ŒUVRES    COMPLETES 

HONORÉ   DE   BALZAC 


EN  40  VOLUMES 

Ornes  de  quinze  cents  dessins  de  Charles  Huard ,  gravés  sur  bois  par  Pierre  Gusman 

Texte  revisé  et  annoté  par  MA/.  Marcel  Bouteron  et  Henri  Longnon 

Chaque  volume,  broché 9  f""- 

Demi-reliure  chagrin,  grain  long,  sans  coins,  dos  orné,  net.  .        ~ 
Demi-reliure  chagrin,  avec  coins  (dos  orné  Canapé),  net..  .  . 
Demi-reliure  maroquin,  avec  coins  (dos  orné  Canapé),  nef.  . 
Il  a  été  tiré  jo  exemplaires  numérotés  sur  japon  ancien  .avec  la 

suite  des  dessins  sur  chine 60  fr. 


l3  fr. 
16  fr. 

24  fr. 


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