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Full text of "Servitude et grandeur militaires"

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M. LE G" ALFRED DE VIGNY 



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SERVITUDE 



ET 



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LIBRAIRIE NOUVELLE 

EOILEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE tA RCK DE CRAMMOÎfT 

1872 

Droits de reproduction et de traduction réservés 




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LIVRE PREMIER 



SOUVENIRS 



DE 



SERVITUDE MILITAIRE 



Àt'eyCiV.^ar, morilurLte talutuat, • 



SOUVENIRS 



DE 



SERVITUDE MILITAIRE 



CHAPITRE PREMIER. 



POURQUOI j'ai RASSEMBL1& CES SOUVENIRS. 



S'il est vrai, selon le poëte catholique, qu'il n'y 
ait pas de plus grande peine que de se rappeler un 
temps heureux, dans la misère, il est aussi vrai 
que l'âme trouve quelque bonheur à se rappeler, 
dans un moment de calme et de liberté, les temps 
de peine ou d'esclavage. Cette mélancolique émotion 
me' fait jeter en arrière un triste regard sur quelques 
années de ma vie, quoique ces années soient bien 



4 SERVITUDF 

proches de celle-ci, et que cette vie ne soit pas 
bien longue encore. 

Je ne puis m'empêcher de dire combien j*ai vu 
de souffrances peu connues et courageusement por- 
tées par une race d'hommes toujours dédaignée ou 
honorée outre mesure, selon que les nations la 
trouvent utile ou nécessaire. 

Cependant ce sentiment ne me porte pas seul à 
cet écrit, et j'espère qu'il pourra servir à montrer 
quelquefois, par des détails de mœurs observés de 
mes yeux, ce qu'il nous reste encore d'arriéré et de 
barbare dans l'organisation toute moderne de nos 
Armées permanentes, où ITiomme de guerre est 
isolé du citoyen, où il est malheureux et féroce, 
parce qu'il sent sa condition mauvaise et absurde. 
Il est triste que tout se modifie au milieu de nous, 
et que la destinée des Armées. soit la seule im- 
inobile. La loi chrétienne a changé une fois les 
usages farouches de la guerre ; mais les consé- 
quences des nouvelles mœurs qu'elle introduisit 
n'ont pas été poussées assez loin sur ce point. Avant 
elle, le vaincu était massacré ou esclave pour la vie, 



MILITAIRE. 5 

les villes prises, saccagées, les habitants chassés et 
dispersés ; aussi chaque État épouvanté se tenait-il 
constamment prêt à des mesures désespérées, et la 
défense était aussi atroce que l'attaque. A présent, 
les villes conquises n'ont à craindre que de payer 
des contributions. Ainsi la guerre s'est civilisée, 
mais non les Armées; car non-seulement la routine 
de nos coutumes leur a conservé tout ce qu'il y 
avait de mauvais en elles ; mais l'ambition ou les 
terreurs des gouvernements ont accru le mal, en les 
séparant chaque jour du pays et en leur faisant 
une Servitude plus oisive et plus grossière que 
jamais. Je crois peu aux bienfaits des subites orga- 
nisations ; mais je conçois ceux des améliorations 
successives. Quand l'attention générale est attirée 
sur une blessure, la guérison tarde peu. Cette gué- 
rison, sans doute, est un problème difficile à résoudre 
pour le législateur, mais il n'en était que plus né- 
cessaire de le poser. Je le fais ici, et si notre époque 
n'est pas destinée à en avoir la solution, du moins 
ce vœu aura reçu de moi sa forme et les difficultés 
en seront peut-être diminuées-. On ne peut trop 



6 SERVITUDE 

hâter Tépoque où les Armées seront identifiées à la 

Nation, si elle doit acheminer au temps où les Ar- 

f 

mées et la guerre ne seront plus, et où le globe ne 
portera plus qu'une nation unanime eirfin sur ses 
formes sociales; événement qui, depuis longtemps, 
devrait être accompli. 

Je n*ai nul dessein d'intéresser à moi-même, et 
ces souvenirs lieront plutôt les Mémoires des autres 
que les miens ; mais j'ai été assez vivement et assez 
longtemps blessé des étrangetés de la vie des Ar- 
mées pour en pouvoir parler. Ce n'est que pour 
constater ce triste droit que je dis quelques mots sur 
moi. 

J'appartiens à cette génération née avec le 
siècle, qui, nourrie de bulletins par l'Empereur, 
avait toujours devant les yeux une épée nue, et vint 
la prendre au moment même où la France la re- 
mettait dans le fourreau des Bourbons. Aussi, dans 
ce modeste tableau d'une partie obscure de ma vie, 
je ne veux paraître que ce que je fus, spectateur 
plus qu'acteur, à mon grand regret. Les événe- 
ments que je cherchais ne vinrent pas aussi grands 



MILITAIRE. • 7 

• 

qu'il me lès eût fallu. Qu'y faire ? — on n*est pas 
toujours maître de jouer le rôle qu'on eût aimé, et 
l'habit ne nous vient pas toujours au temps où 
nous le porterions le mieux. Au moment oii j'écris *, 
un homme de vingt ans de service n'a pas vu une 
bataille rangée. J'ai peu d'aventures à vous racon- 
ter, mais j'en ai entendu beaucoup. Je ferai donc 
parler les autres plus que moi-mêipe, hors quand 
je serai forcé de m'appeler comme témoin. Je m'y 
suis toujours senti quelque répugnance, en étant 
empêché par une certaine pudeur au moment de me 
mettre en scène. Quand cela m'arrivera, du moins 
puis-je attester qu'en ces endroits je serai vrai. 
Quand on parle de soi, la meilleure muse est la 
Franchise. Je ne saurais me parer de bonne grâce 
de la plume des paons ; toute belle qu'elle est, je 
crois que chacun doit lui préférer la sienne. Je 
ne me sens pas assez de modestie, je l'avoue, 
pour croire gagner beaucoup en prenant quelque 
chose de l'allure d'un autre, et en posant dans une 
attitude grandiose, artistement choisie, et pénible- 

« ËD 1835. 



i 



8 • SERVITUDE 

ment conservée aux dépens des bonnes inclina- 
tions naturelles et d'un penchant inné que nous 
avons tous vers la vérité. Je ne sais si de nos jours 
il ne s*est pas fait quelque abus de cette littéraire 
singerie ; et il me semble que la moue de Bonaparte 
et celle de Byron ont fait grimacer bien des figures 
innocentes. 

La vie est trop courte pour que nous en per- 
dions une part précieuse à nous contrefaire. En- 
core si Ton avait affaire à un peuple grossier et 
facile à duper ! mais le nôtre a Tœil si prompt et 
si fin, qu'il reconnaît sur-le-champ à quel modèle 
vous empruntez ce mot ou ce geste, cette parole ou 
cette démarche favorite, ou seulement telle coiffure 
ou tel habit. Il souffle tout d'abord sur la barbe de 
votre masque et prend en mépris votre vrai visage, 
dont, sans cela, il eût peut-être pris en amitié les 
traits naturels. 

Je ferai donc peu le guerrier, .ayant peu vu la 
guerre ; mais j'ai droit de parler des mâles cou- 
tumes de l'Armée, où les fatigues et les ennuis ne 
me furent point épargnés, et qui trempèrent mon 



MILITAIRE 9 

àme dan3 une patience à toute épreuve, en lui fai- 
sant rejeter ses forces dans le recueillement soli- 
taire et l'étude. Je pourrai faire voir aussi ce qu'il 
y a d'attachant dans la vie sauvage des armes, 
toute pénible qu'elle est, y étant demeuré si long- 
temps entre l'écho et le rêve des batailles. C'e!it 
été là assurément quatorze ans de perdus, si je 
n'y eusse exercé une observation attentive et persé- 
vérante, qui faisait son profit de tout pour l'avenir. 

Je dois même à la vie de l'armée des vues de la \ 

i 
nature humaine que jamais je n'eusse pu rechercher 

autrement que sous l'habit militaire. Il y a des 

scènes que l'on ne trouve qu'au milieu de dégoûts 

qui seraient vraiment intolérables, si l'on n'était 

pas forcé par l'honneur de les tolérer. 

J'aimai toujours à écouter, et quand j'étais tout 

enfant, je pris de bonne heure ce goût sur les genoux 

blessés de mon vieux père. Il me nourrit d'abord 

de l'histoire de ses campagnes, et, sur ses genoux, 

je trouvai la guerre assise à côté de moi ; il me 

montra la guerre dans ses blessures, la guerre 

dans les parchemins et le blason de ses pères, la 

1. 



10 SERYITUDS 

guerre dans leurs grands portraits cuirassés, sus- 
pendus, en Beauce,'dans un vieux château. Je vis 
dans la Noblesse une grande famille de soldats hé- 
réditaires, et je ne pensai plus qu'à m'élever à la 
taille d'un soldat. 

Mon père racontait ses longues guerres avec 
l'observation profonde d'un philosophe et la grâce 
d'un homme de cour. Par lui, je connais intime- 
ment Louis XV et le grand Frédéric; je n'affirmerais 
pas que je n*aie pas vécu de leur temps, familier 
comme je le fus avec eux par tant de récits de la 
guerre de Sept ans. 

Mon père avait pour Frédéric II cette admira- 
tion éclairée qui voit les hautes facultés sans s'en 
étonner outre mesure. Il me frappa tout d'abord 
l'esprit de cette vue, me disant aussi comment trop 
d'enthousiasme pour cet illustre ennemi avait été 
un tort des officiers de son temps ; qu'ils étaient à 
demi vaincus par là, quand Frédéric s'avançait 
grandi par l'exaltation française ; que les divisions 
successives des trois puissances entre elles et àen 
généraux français entre eux l'avaient servi dans la 



MILITAIRE. il 

fortune éclatante de ses armes ; mais que sa gran- 
deur avait été surtout de se connaître parfaite- 
ment, d'apprécier à leur juste valeur les éléments 
de son élévation, et de faire, avec la modestie d'un 
sage, les honneurs de sa victoire. Il paraissait quel- 
quefois penser que l'Europe l'avait ménagé. Mon 
père avait vu de près ce roi philosophe, sur le champ 
de bataille, où son frère, l'aîné de mes sept oncles, 
avait été emporté d'un boulet de canon ; il avait 
été reçu souvent par le Roi sous la tente prussienne, 
avec une grâce et une politesse toutes françaises, 
et l'avait entendu parler de Voltaire et jouer de la 
flûte après une bataille gagnée. Je m'étends id 
presque malgré moi, parce que ce fut le premier 
. grand homme dont me fut tracé ainsi, en famille, 
le portrait d'après nature, et parce que mon admi- 
ration pour lui fut le premier symptôme de mon 
inutile amour des armes, la cause première d'une 
des plus complètes déceptions de ma vie. Ce por- 
trait est brillant encore, dans ma mémoire, 4es 
plus vives couleurs, et le portrait physique autanJ 
que l'autre. Son chapeau avancé swr un front pou- 



X 



\ 



iS SERVITUDE 

dré, son dos voûté à cheval, ses grands yeux, sa 
bouche moqueuse et sévère, sa canne d'invalide 
faite en béquille, rien ne m'était étranger ; et, au 
sortir de ces récits, je ne vis qu'avec humeur Bona- 
parte prendre chapeau, tabatière et geste pareils ; 
il me parut d'abord plagiaire : et qui sait si, en ce 
point, ce grand homme ne le fut pas quelque peu ? 
qui saura peser ce qu'il entre du comédien dans 
tout homme public toujours en vue? Frédéric II 
n'était-il pas le premier type du grand capitaine 
tacticien moderne, du roi philosophe et organisa- 
teur? C'étaient là les premières idées qui s'agitaient 
dans mon esprit, et j'assistais à d'autres temps 
racontés avec une vérité toute remplie de saines 
leçons. J'entends encore mon père tout irrité des 
divisions du prince de Soubise et de M. de Cler- 
mont ; j'entends encore ses grandes indignations 
contre les intrigues de l'OEil-de-Bœuf, qui faisaient 
que les généraux français s'abandonnaient tour à 
tour sur le champ de bataille, préférant la défaite 
de l'armée au tnomphe d'un rival; je l'entends 
tout ému de ses antiques amitiés pour M. de Chevert 



MILITAIRE. 13 

et pour M d'Assas, avec qui il était au camp la 
nuit de sa mort. Les yeux qui les avaient vus 
mirent leur image dans les miens, et aussi celle de 
bien de personnages célèbres morts longtemps 
avant ma naissance. Les récits de famille ont cela 
de bon, qu'ils se gravent plus fortement dans la 
mémoire que les narrations écrites; ils sont vivants 
comme le conteur vénéré, et ils allongent nptre vie 
en arrière, comme l'imagination qui devine peut 
l'allonger en avant dans l'avenir. 

Je ne sais si un jour j'écrirai pQur moi-même 
tous les détails intimes de ma vie; mais je ne veux 
parler ici que d'une des préoccupations de mon âme. 
Quelquefois, l'esprit tourmenté du passéet attendant 
peu de chose de l'avenir, on cède trop aisément à la 
tentation d'amuser quelques désœuvrés des secrets 
de sa famille et des mystères de son cœur. Je 
conçois que quelques écrivains se soient plu à faire 
pénétrer tous les regards dans l'intérieur de leur vie 
et même de leur conscience, l'ouvrant et le laissant 
surprendre par la lumière, tout en désordre et 
comme encombré de familiers souvenirs et des 



14 SERVITUDE 

fautes les plus chéries. Il y a des œuvres telles 
parmi les plus beaux livres de notre langue, et qui 
nous resteront comme ces beaux portraits de lui- 
même que Raphaël ne cessait de faire. Mais ceux 
qui se sont représentés ainsi, soit avec un voile, soit 
à visage découvert, en on^eu le droit, et je ne pense 
pas que Ton puisse faire ses confessions à voix 
haute, avant d'être assez vieux, assez illustre ou 
assez repentant pour intéresser toute une nation 
à ses péchés. Jusque-là on ne peut guère prétendre 
qu'à lui être utile par ses idées ou par ses ac- 
tions. 

Vers la fin de TEmpire, je fus un lycéen dis- 
trait. La guerre était debout dans le lycée, le tam- 
bour étouffait à mes oreilles la voix des maîtres,. 
et la voix mystérieuse des livres ne nous parlait 
qu'un langage froid et pédantesque. Les logarithme» 
et les tropes n'étaient à nos yeux que des degrés 
pour monter à l'étoile de la Légion d'honneur, la 
plus belle étoile des cieux pour des enfants. 

Nulle méditation ne pouvait enchaîner long- 
temps des têtes étourdies sans cesse par les canons 



MILITAIRE. 15 

et les cloches des Te Deum ! Lorsqu'un de nos 
frères, sorti depuis quelques mois du collège, re- 
paraissait en uniforme de housard et le bras en 
écharpe, nous rougissions de nos livres et nous les 
jetions à la tête des maîtres. Les maîtres mêmes ne 
cessaient, de nous lire les bulletins de la Grande 
Armée, et nos cris de Vive l'Empereur ! interrom- 
paient Tacite et Platon. Nos précepteurs ressem- 
blaient à des hérauts d'armes, nos salles d'études à 
des casernes, nos récréations à des manœuvres, et 
nos examens à des revues. 

Il me prit alors plus que jamais un amour vrai- 
ment désordonné de la gloire des armes ; passion 
d'autant phis malheureuse que c^était le temps 
précisément où, comme je l'ai dit, la France com- 
mençait à s'en guérir. Mais l'orage grondait en- 
core, et ni mes éludes sévères, rudes, forcées et 
trop précoces, ni le bruit du grand monde, où, 
pour me distraire de ce penchant, on m'avait jeté 
tout adolescent, ne me purent ôter cette idée 
fixe. 

Bien souvent j'ai souri de pitié sur inpi-même 



16 82RVITUDE 

en voyant avec quelle force une idée s'empare de 
nous, comme elle nous fait sa dupe, et combien il 
faut de temps pour Tuser. La satiété même ne par- 
vint qu'à me faire désobéir à celle-ci, non k la dé- 
truire en moi, et ce livre aussi me prouve que je 
prends plaisir encore à la caresser et que je ne 
serais pas éloigné d'une rechute. Tant les impres- 
sions d'enfance sont profondes, et tant s'était bien 
gravée sur nos cœurs la marque brûlante de l'Aigle 
Romaine 1 

Ce ne fut que très-tard que je m'aperçus que 
mes services n'étaient qu'une longue méprise, et 
que j'avais porté dans une vie tout active une na- 
ture toute contemplative. Mais j'avais suivi la pente 
de cette génération de l'Empire, née avec le siècle, 
et de laquelle je suis. 

La guerre nous semblait si bien l'état naturel 
de notre pays, que lorsque, échappés des classes, 
nous nous jetâmes dans l'Armée, selon le cours 
accoutumé de notre torrent, nous ne pûmes croire 
au calme durable de la paix. 11 nous parut que 
nous ne risquions rien en faisant semblant de nous 



MILITAIRE. 17 

reposer, et que rimmobilité n'était pas un mal sé- 
rieux en France. Cette impression nous dura autant 
qu'a duré la Restauration. Chaque année apportait 
Tespoir d'une guerre ; et nous n'osions quitter 
répée, dans la crainte que le jour de la démission 
ne devînt la veille d'une campagne. Nous traî- 
nâmes et perdîmes ainsi des années précieuses, 
rêvant le champ de bataille dans le Champ-de-Mars, 
et épuisant dans des exercices de parade et dans 
des querelles particulières une puissante et inutile 
énergie. 

Accablé d'un ennui que je n'attendais pas dans 
cette yie si vivement désirée, ce fut alors pour moi 
une nécessité que de me dérober, dans les nuits, 
au tumulte fatigant et vain des journées militaires : 
de ces nuits, où j'agrandis en silence ce que j'avais 
reçu de savoir de nos études tumultueuses et pu- 
bliques, sortirent mes poëmes et mes livres ; de 
ces journées il me reste ces souvenirs dont je ras- 
semble ici, autour d'une idée, les traits princi- 
paux. Car, ne comptant pour la gloire des armes 
ni sur le présent ni sur l'avenir, je la cherchais 



i^ SERVITUDE MILITAIRE. 

dans les souvenirs de mes compagnons. Le peu 
qui m'est advenu ne servira que de cadre à ces 
tableaux de la vie militaire" et des mœurs de nos 
armées, dont tous les traits ne sont pas connus. 



CHAPITRE lU 



SUR LE CARACTERE GENERAL DES ARMEES. 



L'Armée est une'nation dans la Nation ; c'est 
un vice de nos temps. Dans l'antiquité, il en était 
autrement : tout citoyen était guerrier, et tout 
guerrier était citoyen ; les hommes de l'Armée ne 
se faisaient point un autre visage que les hommes 
de la cité. La crainte des dieux et des lois, la fidé- 
lité à la patrie, l'austérité des mœurs, et, chose 
étrange ! Tamour de la paix et de l'ordre, se trou- 
vaient dans «les camps plus que dans les villes, 
parce que c'était l'élite de la Nation qui les habi- 
tait. La paix avait des travaux plus rudes que la 
guerre pour ce* armées intelligentes. Par elles la 



20 SERVITUDE 

terre de la patrie était couverte de monuments ou 
sillonnée de larges routes, et le ciment romain des 
aqueducs était pétri, ainsi que Rome elle-même, 
des mains qui la défendaient. Le repos des soldats 
était fécond autant que celui des nôtres est stérile 
et nuisible. Les citoyens n'avaient ni admiration 
pour leur valeur , ni mépris pour leur ( isiveté, 
parce que le même sang circulait sans ces::e des 
veines de la Nation dans les veines de l'Armée. 

Dans le moyen-âge et au delà, jusqu'à la fin 
du règne de Louis XIV, TArmée tenait à la Nation, 
sinon par tous ses soldats, du moins par tous leurs 
chefs, parce que le soldat était l'homme du No})le, 
levé par lui sur sa terre, amené à sa suite à l'ar- 
mée, et ne relevant que de lui ; or, son seigneur 
était propriétaire et vivait dans les entrailles 
mêmes de la mère-patrie. Soumis à l'influence 
, toute populaire du prêtre, il ne fit autre chose, 
durant le moyen-âge, que de se dévouer corps et 
biens au pays, souvent en lutte contre la couronne, 
et sans cesse révolté contre une hiérarchie de pou- 
voirs qui eût amené trop d'abaissement dans To- 



MILITAIRE. 21 

béissance, et, pçir conséquent, d'humiliation dans la 
profession des armes. Le régiment appartenait au 
colonel, la compagnie au capitaine, et l'un et l'autre 
savaient fort bien emmener leurs hommes quand 
leur conscience comme citoyens n'était pas d'ac- 
cord avec les ordres qu'ils recevaient comme hom- 
mes de guerre. Cette indépendance de l'Armée dura 
en France jusqu'à M. de Louvois, qui, le premier, 
la soumit aux bureaux et la remit, pieds et poings 
liés, dans la main du Pouvoir souverain. Il n'y 
éprouva pas peu de résistance, et les derniers dé- 
fenseurs de la Liberté généreuse des hommes de 
guerre furent ces rudes et francs gentilshommes, 
qui ne voulaient .amener leur famille de soldats à 
l'Armée que pour aller en guerre. Quoiqu'ils n'eus- 
sent pas passé l'année à enseigner l'éternel manie- 
ment d'armes à des automates, je vois qu'eux et 
les leurs se tiraient assez bien d'affaire sur les 
champs de bataille de Turenne. Ils haïssaient par- 
ticulièrement l'uniforme, qui donne à tous le 
même aspect, et soumet les esprits à l'habit et non 
à l'homme. Us se plaisaient à se vêtir de rouge les 



Î2 SERVITUDE 

jours de combat, pour être mieux vus des leurs et 
mieux visés de l'ennemi; et j'aime à rappeler, sur 
la foi de Mirabeau, ce vieux marquis de Coëtquen, 
qui, plutôt que de paraître en uniforme à la revue 
du Roi, se fit casser par lui à la tête de son régi- 
ment : — Heureusement, sire, que les morceaux 

• 

me restent, dit-il après. C'était quelque chose que 
de répondre ainsi à Louis XIV. Je n'ignore pas les 
mille défauts de l'organisation qui expirait alors ; 
mais je dis qu'elle avait cela de meilleur que la 
nôtre, de laisser plus librement luire et flamber le 
feu national et guerrier de la France. Cette sorte 
d'Armée était une armure très-forte et très-com- 
plète dont la Patrie couvrait le Pouvoir souverain, 
mais dont toutes les pièces pouvaient se détacher 
d'elles-mêmes, Tune après l'autre, si le Pouvoir 
s'en servait contre elle. 

La destinée d'une Armée moderne est tout autre 
que celle-là, et la centralisation des Pouvoirs Ta 
faite ce qu'elle est. C'est un corps séparé du grand 
corps de la Nation, et qui semble le corps d'un en- 
fant, tant il marche en arrière pour l'intelligence 



.MILITAIRE. £3 

et tant il lui est défendu de grandir. L'Armée mo- 
derne, sitôt qu'elle cesse d'être en guerre, devient 
une sorte de gendarmerie. Elle se sent honteuse 
d'elle-même, et ne sait ni ce qu'elle fait ni ce 
qu'elle est ; elle se demande sans cesse si elle est 
esclave ou reine de l'État : ce corps cherche parloul 
son âme et ne la trouve pas. 

L'honmie soldé, le Soldat, est un pauvre glo- 
rieux, victime et bourreau, bouc émissaire journel- 
lemept sacrifié à son peuple et pour son peuple, 
qui se joue de lui ; c'est un martyr féroce et hum- 
ble tout ensemble, quQ se rejettent le Pouvoir et la 
Nation toujours en désaccord. 

Que de fois , lorsqu'il m'a fallu prendre une 
part obscure mais active dans nos troubles civils, 
j'ai senti ma conscience s'indigner de cette condi- 
tion inférieure et cruelle 1 Que de fois j'ai comparé 
cette existence à celle du Gladiateur ! Le peuple est 
îe César indifférent, le Qaude ricaneur auquel les 
soldats disent sans cesse en défilant: Ceux qui 
vont mourir te saluent. 

Que quelques ouvriers, devenus plus misérables 



24 SERVITUDE 

à mesure que s'accroissent leur travail et leur in- 
dustrie, viennent à s'ameuter contre leur chef 
d'atelier ; ou qu'un fabricant ait la fantaisie 
d'ajouter cette année quelques cent mille francs à 
son revenu ; ou seulement qu'une bonne ville, ja- 
louse de Paris, veuille avoir aussi ses trois journées 
de fusillade, on crie au secours de part et d'autre. 
Le gouvernement, quel qu'il soit, répond avec 
assez de sens : La loi ne me permet pas de juger 
entre vous ; tout le monde a raison ; moi, je n'ai à 
vou^ envoyer que mes gladiateurs, qui vous tueront 
et que vous tuerez. En effet, ils vont, ils tuent, et 
sont tués. La paix revient ; on s'embrasse, on se 
œmplimente, et les chasseurs de lièvres se féli- 
éitent de leur adresse dans le tir à l'officier et au 
soldat. Tout calcul fait, reste une simple soustrac- 
tion de quelques morts ; mais les soldats n'y sont 
pas portés en nombre, ils ne comptent pas. On 
s'en inquiète peu. Il est convenu que ceux qui 
meurent sous l'uniforme n'ont ni père, ni mère, ni 
femme, ni amie à faire mourir dans les larmes. 
C'est un sang anonyme. 



MILITAIRE. 25 

Quelquefois (chose fréquente aujourd'hui) les 
deux partis séparés s'unissent pour accabler de 
haine et de malédiction les malheureux condamnés 
à les vaincre. , 

Aussi le sentiment qui dominera ce livre sera- 
t-il celui qui me Ta fait commencer, le désir de 
détourner de la tète du Soldat cette malédiction 
que le citoyen est souvent prêt à lui donner, et 
d'appeler sur l'Armée le pardon de la Nation. (^ 
1 qu*il y a de plus beau après l'inspiration, c'est Je 
' dévouement; après le Poëte, c'est le Soldat; ce 
n*est pas sa faute s'il est condamné à un é^it 
d'ilote. 

L'Armée est aveugle et muette. Elle frappe de- 
vant elle du lieu où on la met. Elle ne veut rien et 
agit par ressort. Cest une grande chose que l'on 
meut et qui tue ; mais aussi c'est une chose qui 
souffre. 

C'est pour cela que j'ai toujours parlé d'elle 

avec un attendrissement involontaire. Nous voici 

jetés dans ces temps sévères où les villes de France 

deviennent tour à tour des champs de bataille, et, 

fi 



26 SERVITUDE MILITAIRE. 

depuis peu, nous avons beaucoup à pardonner aux 
hommes qui tuent. 

En regardant de près la vie de ces troupes ar- 

r 

mées que, chaque jour, pousseront sur nous tons 
les Pouvoirs qui se succéderont, nous trouverons 
bien, il est vrai, que, comme je l'ai dit, Texistence 
du Soldat est (après la peine de mort) la trace la 
plus douloureuse de barbarie qui subsiste p^rmi 
les hommes, mais aussi que rien n'est plus digne 
de l'intérêt et de l'amour de la Nation que cetto 
famille sacrifiée qui lui donne quelquefois tant do 
gloire. 



CHAPITRE IIL 



DE LA SERVITUDE DU SOLDAT ET DE SON 
CARACTÈRE INDIVIDUEL. 



Les mots de notre langage familier ont quel- 
quefois une parfaite justesse de sens. C'est bien 
servir^ en effet, qu'obéir et commander dans une 
Armée. Il faut gémir de cette Servitude, mais il est 
juste d'admirer ces esclaves. Tous acceptent leur 
destinée avec toutes ses conséquences, et, en 
France surtout, on prend avec une extrême promp- 
titude les qualités exigées par l'état militaire, 
foute cette activité que nous avons se fond tout à 
coup pour faire place à je ne sais quoi de morne et 
de consterné. 

La vie est triste ;, monotone, régulière. Les 



28 • SERVITUDE 

heures sonnées par le tambour sont aussi sourdes 
et aussi sombres que lui. La démarche et l'aspect 
sont uniformes comme l'habit. La vivacité de la 
jeunesse et la lenteur de Tâge mûr finissent par 
prendre la même allure, et c'est celle de Y arme. 
Vanne oh l'on sert est le moule où l'on jette son 
caractère, où il se change et se refond pour pren- 
dre une forme générale imprimée pour toujours. 
L'Homme s'efface sous le Soldat. 

La servitude militaire est lourde et inflexible 
comme le masque de fer du prisonnier sans nom, 
et donne à tout homme de guerre une figure uni- 
forme et froide. 

Aussi, au seul aspect d'un corps d'armée, on 
s*aperçoit que l'ennui et le mécontentement sont 
les traits généraux du visage militaire. La fatigue 
y ajoute ses rides, le soleil ses teintes jaunes, et 
une vieillesse anticipée sillonne des figures de trente 
ans. Cependant une idée commune à tous a souvent 
donné à cette réunion d'hommes sérieux un grand 
caractère de majesté, et cette idée est Y Abnégation. 

L'Abnégation du Guerrier est une croix plus 



MILITAIRE. 29 

lourde que celle du Martyr. Il faut l'avoir portée 
longtemps pour en savoir la grandeur et le poids. 

Il faut bien que le Sacrifice soit la plus belle 
chose de la terre, puisqu'il a tant de beauté dans 
des hommes simples qui, souvent, n'ont pas la 
pensée de leur mérite et le secret de leur vie. C'est 
lui qui fait que de cette vie de gêne et d'ennuis il 
sort, comme par miracle, un caractère factice mais 
généreux , dont les traits sont grands et bons 
comme ceux des médailles antiques. 

L'Abnégation complète de soi-même, dont je 
viens de parler, l'attente continuelle et indifférente 
de la mort, la renonciation entière à la Uberté de 
penser et d'agir, les lenteurs imposées à une ambi- 
tion bornée, et l'impossibilité d'accumuler des ri- 
chesses, produisent des vertus qui sont plus rares 
dans les classes libres et actives. 

En général, le caractère militaire est simple, 
bon, patient; et l'on y trouve quelque chose d'en- 
fantin, parce que la vie des régiments tient un 
peu de la vie des collèges. Les traits de rudesse et 
de tristesse qui l'obscurcissent lui sont imprimés 



^ 30 SÉftVITUDE 

' par l'ennui, mais surtout par une position toujours 
fausse vis-à-vis de la Nation, et par la comédie né- 
cessaire de Tautorité. 

L'autorité absolue qu'exerce un homme le con- 
traint à une perpétuelle réserve. 11 ne peut dérider 
son front devant ses inférieurs , sans leur laisser 
prendre une familiarité qui porte atteinte à son 
pouvoir. 11 se retranche l'abandon et la causerie 
amicale, de peur qu'on ne prenne acte contre lui 
de quelque aveu de la vie ou de quelque faiblesse 
qui serait de mauvais exemple. J'ai connu deà offi- 
ciers qui s'enfermaient dans un silence de trap- 
piste, et dont la bouche sérieuse ne soulevait la 
moustache que pour laisser passage à un comman- 
dement. Sous l'Empire, cette contenance était 
presque toujours celle des officiers supérieurs et 
des généraux. L'exemple en avait été donné par le 
maître, la coutume sévèrement conservée, et à pro- 
pos ; car à la considération nécessaire d'éloigner la 
familiarité, se joignait encore le besoin qu'avait 
leur vieille expérience de conserver sa dignité aux 
yeux d'une jeunesse plus instruite qu'elle , envoyée 



MILITAIRE. 31 

sans cesse par les écoles militaires , et arrivant 
toute bardée de chiffres, avec une assurance de 
lauréat que le silence seul pouvait tenir en bride. 
Je n'ai jamais aimé l'espèce des jeunes officiers, 
même ^lorsque j'en faisais partie. Un secret instinct 
de la vérité m'avertissait qu'en toute chose la 
théorie n'est rien auprès de la pratique, et le giave 
et silencieux sourire des vieux capitaines me tenait 
en garde contre toute cette pauvre science qui 
s'apprend en quelques jours de lecture. Dans les 
régiments où j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux 
officiers dont le dos voûté avait encore l'attitude 
d'un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits 
et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me fai- 
saient de vieilles histoires d'Egypte, d'Italie et de 
Russie, qui m'en apprenaient plus sur la guerre 
que l'ordonnance de 1789, les règlements de ser- 
vice et les interminables instructions, à commencer 
parcelle du grand Frédéric à ses généraux. Je trou- 
vais, au contraire, quelque chose de fastidieux dans 
la fatuité confiante, désœuvrée et ignorante des 
jeunes officiers de cette époque, fumeurs et joueurs 



^ 



32 SERVITUDE 

étemels , attentifs seulement à la rigueur de leur 
tenue, savants sur la coupe de leur habit, orateurs 
de café et de billard. Leur conversation n'avait rien 
de plus caractérisé que celle de tous les jeunes 
gens ordinaires du grand monde ; seulement les ba- 
nalités y étaient un peu plus grossières. Pour tirer 
quelque parti de ce qui m'entourait, je ne perdais 
nulle occasion d'écouter; et le plus habituellement 
j'attendais les heures de promenades régulières, où 
les anciens officiers aiment à se communiquer leurs 
souvenirs. Ils n'étaient pas fâchés, de leur côté, 
d'écrire dans ma mémoire les histoires particulières 
de leur vie, et, trouvant en moi une patience égale 
à la leur et un silence aussi sérieux, ils se mon- 
trèrent toujours prêts à s'ouvrir à moi. Nous mar- 
chions souvent le soir dans les champs , ou dans 
les bois qui environnaient les garnisons, ou sur le 
bord de la mer, et la vue générale de la nature 
ou le moindre- accident de terrain, leur donnait 
des souvenirs inépuisables : c'était une bataille na- 
vale, une retraite célèbre, une embuscade fatale, 
un combat d'infanterie, un siège, et partout des 



MILITAIRE. 33 

regrets d'un temps de dangers^ du respect pour ]a 
mémoire de tel grand général , une reconnaissance 
naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient illustre; 
et, au milieu de tout cela, une touchante simplicité 
de cœur qui remplissait le mien d'une sorte de vé- 
nération pour ce mâle caractère, forgé dans de 
continuelles adversités et dans les doutes d'une 
position fausse et mauvaise. 

J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire 
que le temps n'altère jamais ; ma vie entière, avec 
toutes ses journées, m'est présente comme un ta- 
bleau ineffaçable. Les traits ne se confondent 
jamais; les couleurs ne pâlissent point. Quelques- 
unes sont noires et ne perdent rien de leur énergie 
qui m'afflige. Quelques fleurs s'y trouvent aussi, 
dont les corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui 
les fit épanouir, surtout lorsqu'une larme involon- 
taire tombe sur elles de mes yeux et leur donne un 
plus vif éclat. 

La conversation la plus inutile de ma vie m'est 
toujours présente à l'instant où je l'évoque, et 
j'aurais trop à dire , si je voulais, faire des récits 



31 SERVITUDE 

qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité 
naïve; mais, remjpli d*une amicale pitié pour la 
misère des Armées, je choisirai dans mes souve- 
nirs ceux qui se présentent à moi comme un vête- 
ment assez décent et d'une forme digne d'enve- 
lopper une pensée choisie, et de montrer combien 
de situations contraires aux développements du ca- 
ractère et de l'intelligence dérivent de la Servitude 
grossière et des mœurs arriérées des Armées per- 
manentes. 

Leur couronne est une couronne d'épines, et 
parmi ses pointes je ne pense pas qu*il en soit de 
plus douloureuse que celle de l'obéissance passive. 
Ce sera la première aussi dont je ferai sentir Tai- 
guillon. J'en parlerai d'abord, parce qu'elle me 
fournit le premier exemple des nécessités cruelles 
de l'Armée , en suivant Tordre de mes années. 
Quand je remonte à mes plus lointains souvenirs, 
je trouve dans mon enfance militaire une anecdote 
qui m'est présente à la mémoire, et, telle qu'elle 
me fut racontée, je la redirai, ^ans chercher, mais 
sans éviter, dans aucun de mes récits, les traits 



MILITAIRE. 35 

minutieux de la vie ou du caractère militaire, qui, 

■» ■ 

Tun et Tautre, je ne saurais trop le redire, sont en 
retard sur l'esprit général et la marche de la Na- 
tion, et sont, par conséquent, toujours empreints 
d'une certaine puérilité. 



LAURETTE 



OU 



LE CACHET ROUGE 



CHAPITRE IV. 



DE LX RENGONtRE QUE JE FIS UN JOUR 
SUR LA GRANDE ROUTE, 



La grande route d'Artois et de Flandre est lon- 
gue et triste. Elle s'étend en ligne droite, sans 
arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et 
pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois 
de mars 1815, je passai sur cette route, et je fis 
une rencontre que je n'ai point oubliée depuis 

J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon 

3 



38 SERVITUDE MILITAIRE. 

manteau blanc, un habit rouge, un casque noir, 
des pistolets et uo grand sabre ; il pleuvait à verse 
depuis quatre jours et quatre nuits de marche, et 
je me souviens^ que je chantais Joconde à pleine 
voix. J'étais si jeune ! — La maison du Roi, en 1 81 4, 
avait été remplie d'enfants et de vieillards ; l'Em- 
pire semblait avoir pris et tué les hommes. 

Mes camarades étaient en avant, sur la route, 
à la suite du roi Louis XVIII ; je voyais leurs man- 
teaux blancs et leurs habits rouges, tout à l'hori- 
zon au nord ; les lanciers de Bonaparte, qui sur- 
veillaient et suivaient notre retraite pas à pas, 
montraient de temps en temps la flamme tricolore 
de leurs lances à l'autre horizon. Un fer perdu 
avait retardé mon cheval : il était jeune et fort, je 
le pressai pour rejoindre- mon escadron; il partit 
au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle 
était assez* garnie d^or ; j'entendis résonner le four- 
reau de fer de mon^ sabre sur Tétrier, et je me 
sentis très-fier et parfaitement heureux. 

Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. 
Cependant je me tus bientôt, ennuyé de n'entendre 



LAURETTE. 39 

que moi, et je n*entendis plus que la pluie et les 
pieds de mon cheval, qui pataugeaient, dans les 
ornières. Le pavé de la route manqua ; j'enfonçais, 
il fallut prendre le pas. Mes grandes bottes étaient 
enduites, en dehors, d'une croûte épaisse de boue 
jaune comme de Tocre; en dedans elles s'emplis- 
saient de pluie. Je regardai mes épaulettes d'or 
toutes neuves, ma félicité et ma consolation ; elles 
étaient hérissées par l'eau, cela m'afQigea» 

Mon cheval baissait la tête ; je fis comme lui: 
je me mis à penser, et je me demandai, pour la 
première fois, où j'allais. Je n'en savais absolument 
rien ; mais cela ne m'occupa pas longtemps : j'étais 
certain que, mon escadron étant là, là aussi était 
mon devoir. Comme je sentais en mon cœur un 
ealme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce 
sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me 
l'expliquer. Voyant de près comment des fatigues 
inaccoutumées étaient gaîment portées par des 
tètes si blondes ou si blanches, comment un ave- 
nir assuré était si cavalièrement risqué par tant 
d'hommes de vie heureuse et mondaine, et pre- 



40 SERVITUDE MILITAIRE. 

nant ma part de cette satisfaction miraculeuse que 
donne à tout homme la conviction qu'il ne se peut 
soustraire à nulle des dettes de l'Honneur, je com- 
pris que c'était une chose plus facile et plus com- 
mune qu'on ne pense, que Y Abnégation. 

Je me demandais si l'Abnégation de soi-même 
n'était pas un sentiment né avec nous ; ce que c'é- 
tait que ce besoin d'obéir et de remettre sa volonté 
en d'autres mains, comme une chose lourde et^ 
importune; d'où venait le bonheur secret d'être 
débarrassé de ce fardeau, et comment l'orgueil 
humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce 

mystérieux instinct lier, de toutes parts, les peu- 

• 

pies en de puissants faisceaux, mais je ne voyais 
nulle part aussi complète et aussi redoutable que 
dans les Armées la renonciation à ses actions, à 
ses paroles, à ses désirs et presque à ses pensées. 
Je voyais partout la résistance possible et usitée, le 
citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clair- 
voyante et intelligente qui examine et peut s'arrê- 
ter. Je voyais même la tendre soumission de la 
femme finir où le mal commence à lui être or- 



LAURETTE. 41 

donné, et la loi prendre sa défense ; mais Tobéls- 
sance militaire, passive et active en même temps, 
recevant l'ordre et Texécutant, frappant, les yeux 
fermés, comme le Destin antique I Je suivais dans 
ses conséquences possibles cette Abnégation du sol- 
dat, sans retour, sans conditions, et conduisant 
quelquefois à des fonctipns sinistres. 

Je pensais ainsi eu marchant au gré de mcn 
cheval, regardant l'heure à ma montre, et voyant 
le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans 
un arbre et sans une maison, et couper la plaine 
jusqu'à l'horizon, comme une grande raie jaune 
sur une toile grise. Quelquefois la raie liquide se 
délayait dans la terre liquide qui l'entourait, et 
quand un jour un peu moins pâle faisait briller 
cette triste étendue de pays, je me voyais au milieu 
d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase 
et de plâtre. 

En examinant avec attention cette raie jaune de 
la route, j'y remarquai, à un quart de lieue envi- 
ron, un petit point noir qui marchait. Cela me fit 
plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus 



42 SERVITUDE MILITAIRE. • 

les yeux. Je vis que ce point noir allait comme 
moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en 
zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je 
hâtai le pas et je gagnai du terrain sur cet objets 
qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je repris 
lie trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître 
une sorte de petite voiture noire. J'avais faim, j'es- 
pérai que c'était la voiture d'une cantinière, et con- 
sidérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, 
je lui fis faire force de rames pour arriver à cette 
île fortunée, dans cette mer où il s'enfonçait jus- 

qu'au ventre quelquefois. 

•s 

A une centaine de pas, je vins à distinguer 
clairement une petite charrette de bois blanc, cou- 
verte de trois cercles et d'une toile cirée noire. 
Cela ressemblait à un petit berceau posé sur deux 
roues. Les roues s'embourbaient jusqu'à l'essieu ; 
un petit mulet qui les tirait était péniblement con- 
duit par im homme à pied qui tenait la bride. Je 
m'approcliai de lui et le considérai attentivement. 

C'était un homme d'environ cinquante ans, à 
moustaches blanches, fort et grand, le dos voûté à 



LAURETTE. 43 

la manière des vieux officiers d'infanterie qui ont 
porté le sac. Il en avait Tuniforme, et Ton entre- 
voyait une épaulette de chef de bataillon sous un 
petit manteau bleu court et usé. Il avait un visage 
endurci mais bon, comme à l'armée il y en a tant. 
Il me regarda de côté sous ses gros sourcils noirs, 
et tira lestement de sa charrette un fusil qu'il 
arma, en passant de l'autre côté de son mulet, 
dont il se faisait un rempart. Ayant vu sa cocarde 
blanche, je me contentai de montrer la manche de 
nion habit rouge, et il remit son fusil dans la char- 
rette, en disant : 

— Ah I c'est différent, je vous prenais pour un 
de ces lapins qui courent après nous. Voulez-vous 
boire la goutte ? 

— Volontiers, dis-je en m'approchant, il y a 
vingt-quatre heures que je n'ai bu. 

Il avait à son cou une noix de coco, très-bien 
sculptée, arrangée en flacon, avec un goulot d'ar- 
gent, et dont il semblait tirer assez de vanité. Il 
me la passa, et j'y bus un peu de mauvais vin 
blanc avec beaucoup de plaisir ; je lui rendis le coco. 



44 SERVITUDE MILITAIRE. 

— A la santé du roi ! dit-il en .buvant ; il m'a 
fait officier de la Légion d'honneur, il est juste que 
je le suive jusqu'à la frontière. Par exemple, 
comçie je n'ai que mon épaulette pour vivre, je 
reprendrai mon bataillon après, c'est mou devoir. 

En parlant ainsi comme à lui-même, il remit 
en marche son petit mulet, en disant que nous 
n'avions pas de temps à perdre ; et comme j'étais 
de son avis, je me remis en chemin à deux pas de 
lui. Je le regardais toujours sans questionner, 
n'ayant jamais aimé la bavarde indiscrétion assez 
fréquente parmi nous. 

Nous allâmes sans rien dire durant un quart 
de lieue environ. Comme il s'arrêtait alors pour 
faire reposer son pauvre petit mulet, qui me fai- 
sait peine à voir, je m'arrêtai aussi et je tâchai 
d'exprimer l'eau qui remplissait mes bottes à Té- 
cuyère, comme deux réservoirs où j'aurais eu les 
jambes trempées. 

— Vos bottes commencent à vous tenir aux 
pieds, dit-il. 



LAURETTE. 45 

— Il y a quatre nuits que je ne les ai quittées, 
lui dis-je. 

— Bah ! dans huit jours vous n'y penserez plus, 
reprit-il avec sa voix enrouée ; c'est quelque chose 
que d'être seul, allez, dans des temps comme ceux 
où nous vivons. Savez-vous ce que j*ai là dedans? 

— Non, lui dis-je. 

— C'est une femme. 

Je dis : — Ah 1 — sans trop d'étonnement, et 
je me remis en marche tranquillement, au pas. Il 
me suivit. 

— Celte mauvaise brouette-là ne m'a pas coûté 
bien cher, reprit-il, ni le mulet non plus ; mais 
c'est tout ce qu'il me faut, quoique ce chemin-là 
soit un ruban de queue un peu long. 

Je lui offris de monter mon cheval quand il 
serait fatigué ; et comme je ne lui parlais que gra- 
vement et avec simplicité de son équipage, dont il 
craignait le ridicule, il se mit à son aise tout à 
vîoup, et, s'approchant de mon étrier, me frappa sur 
le genou en me disant : — Eh bien, vous êtes un 

bon enfant, quoique dans les Rouges. 

s. 



N 



46 SERVITUDE MILITAIRE. 

Je sentis dans son accent amer, en désignant 
ainsi les quatre Compagnies-Rouges, combien de 
préventions haineuses avaient données à Tarmée le 
luxe et les grades de ces corps d'officiers. 

— Cependant, ajouta-t-il, je n'accepterai pas 
votre offre, vu que je ne sais pas monter à cheval 
et que ce n'est pas mon affaire, à moi. 

— Mais, Commandant, les officiers sunérieurs 
comme vous y sont obligés. 

— Bai> I une fois par an, à Tinépection, et en- 
core sur un cheval de louage. Moi j'ai toujours été 
marin, et depuis fantassin ; je ne connais pas Téqui» 
tation. 

Il fit vingt pas en me regardant de côté de temps 
à autre, comme s'attendant à une question : et 
comme il ne venait pas un mot, il poursuivit : 

— Vous n'êtes pas curieux, par exemple ! cela 
devrait vous étonner, tîe que je dis là. 

— Je m'étonne bien peu, dis-je. 

-r- Oh I cependant si je vous contais comment 
j'ai quitté la mer, nous verrions. 

— Eh bien, repris- je, pourquoi n'essayez-vou» 



LAURETTE. 47 

pas? cela vous réchauffera, et cela me fera oublier 
que la pluie m'entre dans le dos et ne s'arrête qu'à 
mes talons. 

Le bon chef de bataillon s'apprêta solennelle- 

ment à parler, avec un plaisir d'enfant. Il rajusta 

sur sa tête le shako couvert de toile cirée, et il 

donna ce coup d'épaule que personne ne peut se 

représenter s'il n'a servi dans l'infanterie, ce coup 

d'épaule que donne le fantassin à son sac pour le 

ânusser et alléger un momedit son poids ; c'est une 

èabitude du soldat qui, lorsqu'il devient ofOcier^ 

devient ua tic. Après ce geste convulsif, il but 

«Bcore un peu de vin dans son coco ^ donna un 

4xmp de pied d'encouragement dans le ventre du 

^etit miilel^ et commen{^« 



CHAPITRE V. 



M 



niSTOIRE DU CACHET ROUGE. 



— Vous saurez d*abord, mon enfant, que je suis 
né à Brest; j'ai commencé par être enfant de 
troupe, gagnant ma demi-ration et mon demi-prêt 
dès rage de neuf ans, mon père étant soldat aux 
gardes. Mais comme j'aimais la mer, une belle nuit, 
pendant que j'étais en congé à Brest, je me cachai 
à fond de cale d*un bâtiment marchand qui partait 
pour les Indes; on ne m'aperçut qu'en pleine mer, 
et le capitaine aima mieux me faire mousse que de 
me jeter à l'eau. Quand vint la Révolution, j'avais 
fait du chemin, et j'étais à mon tour devenu capi- 
taine d'un petit bâtiment marchand assez propre, 
ayant écume la mer quinze ans. Comme Tex- 



LAURETTE. 49 

marine royale, vieille bonne marine, ma foi ! se 
trouva tout à coup dépeuplée d'officiers, on prit des 
capitaines dans la marine marchande. J'avais eu 
quelques affaires de flibustiers que je pourrai 
vous dire plus tard : on me donna le commande- 
ment d*un brick de guerre nommé le Marat. 

Le 28 fructidor 1797, je reçus Tordre d'appa- 
reiller pour Cayenne. Je devais y conduire soixante 
soldats et un déporté qui restait des cent quatre- 
vingt-treize que la frégate la Décade avait prisà.bord 
quelques jours auparavant. J'avais ordre de traiter 
cet individu avec ménagement, et la première 
lettre du Directoire en renfermait une seconde , 
scellée de trois cachets rouges, au milieu desquels 
il y en avait un démesuré. J*avais défense d'ouvrir 
cette lettre avant le premier degré de latitude nord, 
du vingt-sept au vingt-huitième de longitude, c'est- 
à-dire près de passer la ligne. 

Cette grande lettre avait une figure toute parti- 
culière. Elle était longue, et fermée de si près que 
je ne pus rien lire entre les angles ni à travers 
Tenveloppe. Je ne suis pas superstitieux, mais elle 



50 SERVITUDE MILITAIRE. 

me fit peur, cette lettre. Je la mis dans ma chambre 
• sous le verre d'une mauvaise petite pendule anglaise 
clouée au-dessus de mon lit. Ce lit-là était im vraî 
lit de marin, comme vous savez qu'ils sont. Mais 
je ne sais, moi, ce que je dis : vous avez tout au 
plus seize ans, vous ne pouvez pas avoir vu ça. 

La chambre d'une reine ne peut pas être aussi 
proprement rangée que celle d'un marin, soit dit 
sans vouloir nous vanter. Chaque chose a sa petite 
place et son petit clou. Rien ne remue. Le bâtiment 
peut rouler tant qu'il veut, sans rien déranger. Les 
meubles sont faits selon la forme du vaisseau et 
de la petite chambre qu'on a. Mon lit était un 
coffre. Quand on l'ouvrait, j'y couchais ; quand on 
le fermait, c'était mon sofa, et j'y fumais ma pipe^ 
Quelquefois c'était ma table ; alors on s'asseyait sur 
deux petits tonneaux qui étaient dans la chambre. 
Mon parquet était ciré et frotté comme de l'acajou, 
et brillant comme un bijou : un vrai miroir 1 Oh ! 
c'était une jolie petite chambre I Et mon brick avait 
bien son prix aussi. On s'y amusait souvent d'une 
fière façon, et le voyage commença cette fois assez 



LAURETTE. 51 

agréablement, si ce^ n*était... Mais n'anticipons 
pas. 

Nous avions un joli vent nord-nord-ouest, et 
j'étais occupé à mettre cette lettre sous le verre de 
ma pendule, quand mon déporté entra dans ma 
chambre; il tenait par la main une belle petite de 
dix-sept ans environ. Lui me dit qu'il en avait dix- 
neuf ; beau garçon , quoiqu'un peu pâle et trop 
blanc pour un homme. C'était un homme cependant, 
et un homme qui se comporta dans l'occasion mieux 
que bien des anciens n'auraient fait : vous allez le 
voir. Il tenait sa petite femme sous le bras ; elle 
était fraîche et gaie comme une enfant. Us avaient 
l'air de deux tourtereaux. Ça me faisait plaisir à 
voir, moi. Je leur dis : 

— Eh bien, mes enfants l vous venez faire visite 
au vieux capitaine ; c'est gentil à vous. Je vous;, 
emmène un peu loin; mais tant mieux, nous aurons 
le temps de nous connaître. Je suis fâché de rece- 
voir madame sans mon habit; mais c'est que je 
cloue là-haut cette grande coquine de lettre. Si 
1WUS vouliez m'aider un peu? 



59 SERVITUDE MILITAIRE. 

Ça faisait vraiment de bons petits enfants. Le 
petit mari prit le marteau et la petite femme les 
clous, et ils me les passaient à mesure que je les 
demandais ; et elle me disait : A droite ! à gauche ! 
capitaine! tout en riant, parce que le tangage 
faisait ballotter ma pendule. Je l'entends encore 
d'ici avec sa petite voix: A gauche! à droite! 
capitaine! Elle se moquait de moi. — Ah I je dis, 
petite méchante ! je vous ferai gronder par votre 
mari, allez. — Alors elle lui sauta au cou et l'embrassa. 
Us étaient vraiment gentils, et la connaissance se fit 
comme ça. Nous fûmes tout de suite bons amis. 

Ce fut aussi une jolie traversée. J'eus toujours un 
temps fait exprès. Comme je n'avais jamais eu que 
des visages noirs à mon bord, je faisais venir 
à ma table, tous les jours, mes deux petits amou- 
reux. Cela m'égayait. Quand nous avions mangé le 
biscuit et le poisson, la petite femme et son mari 
restaient à se regarder comme s'ils ne s'étaient 
jamais vus. Alors je me mettais à rke de tout mon 
cœur et me moquais d'eux. Ils riaient aussi avec 
moi. Vous auriez ri de nous voir comme trois im-* 



LAURETTE. 53 

béciles, ne sachant pas ce que nous avions. C'est 
que c'était vraiment plaisant de les voir s'aimer 
comme ça ! Ils se trouvaient bien partout ; ils trou 
vaient bon tout ce qu'on leur donnait. Cependant ils 
étaient à la ration comme nous tous ; j'y ajoutais 
seulement un peu d'eau-de-vie suédoise quand ils 
dînaient avec moi, mais un petit verre, pour tenir 
mon rang. Ils couchaient dans un hamac, où le 
vaisseau les roulait comme ces deux poires que 
j*ai là dans mon mouchoir mouillé. Us étaient 
alertes et contents. Je faisais comme vous, je ne 
questionnais pas. Qu'avais-je besoin de savoir leur 
nom et leurs affaires, moi, passeur d'eau ? Je les 
portais de l'autre côté de la raer, comme j'aurais 
porté deux oiseaux de paradis. 

3'avais fini, après un mois, par les regarder 
comme mes enfants. Tout le jour, quand je les ap- 
pelais, ils venaient s'asseoir auprès de- moi. Le 
jeune homme écrivait sur ma table, c'est-à-dire 
sur mon lit ; et, quand je voulais, il m'aidait à 
faire mon point : il le sut bientôt faire aussi bien 
que moi; j'en étais quelquefois tout interdit. La 



54 SERVITUDE MILITAIRE. 

jeune femme 8*asseyait sur un petit baril et se 
mettait à coudre. 

Un jour qu'ils étaient posés comme cela, je leuf 
dis: 

— Savez-vous, mes petits amis, que nous faisons 
un tableau dafamille comme nous voilà ? Je neveux 
pas vous interroger, mais probablement vous n'avez 
pas plus d'argent qu'il ne vous en faut, et vous êtes 
joliment délicats tous deux pour bêcher et piocher 
comme font les déportés à Gayenne. C'est un vilain 
pays, de tout mon cœur, je vous le .dis ; mais moi, 
qui suis une vieille peau de loup desséchée au soleil, 
j'y vivrais comme un seigneur. Si vous aviez, 
comme il me semble (sans vouloir vous interroger); 
tant soit peu d'amitié pour moi, je quitterais assez 
volontiers mon vieux brick, qui n'est qu'un sabot à 
présent, et je m'établirais là avec vous, si cela vous 
convient. Moi, je n'ai pas plus de famille qu'un chien, 
cela m'ennuie ; vous mie feriez une petite société* 
Je vous aiderais à bien des choses; et j'ai amassé 
une bonne pacotille de contrebande assez honnête, 
dont Jious vivrions^, et que je vous laisserais lors- 



LAURETTE. 5& 

que je viendrais à tourner l'œil, comme on dit 
poliment. 

Ils restèrent tout ébahis à se regarder, ayant 
l'air de croire que je ne disais pas vrai; et la petite 
courut, comme elle faisait toujours, se jeter au cou 
djB Tautre, et s'asseoir sur ses genoux, toute rouge 
et en pleurant. Il la serra bien fort dans ses bras, 
et je vis aussi des larmes dans ses yeux ; il me 
tendit la main et devint plus pâle qu'à l'ordinaire. 
Elle lui parlait bas, et ses grands cheveux blonds 
s'en allèrent sur son épaule ; son chignon s'était 
défait comme un câble qui se déroule tout à 
coup, parce qu'elle était vive comme un poisson : 
ces cheveux-là, si vous les aviez vus! c'étaitcomme 
de l'or. Comme ils continuaient à se parler bas, le 
jeune homme lui baisant le front de temps en temps 
et elle pleurant, cela m'impatienta : 

— Eh bien, ça vous va-t-il? leur dis- je à la fin. 

— Mais... mais, capitaine, vous êtes bien bon, 
jdit.lemari; mais c'est que... vous ne pouvez pas 
vivre avec des déportés^ et... 11 baissa les yeux. 

— Moi, dis-je, je ne ^aisco que vous avez fait 



/ 



56 SERVITUDE MILITAIRE. 

pour être déporté, mais vous me direz ça un jour, 
ou pas du tout, si vous voulez. Vous ne m'avez pas 
Tair d'avoir la conscience bien lourde, et je suis 
bien sûr que j'en ai fait bien d'autres que vous dans 
ma vie, allez, pauvres innocents. Par exemple, tant 
que vous serez sous ma garde, je ne vous lâcherai 
pas, il ne faut pas vous y attendre ; je vous coupe- 
rais plutôt le cou comme à deux pigeons. Mais une 
fois répaulelte de côté, je ne connais plus ni ami- 
ral ni rien du tout. 

— C'est que, reprit-il en secouant tristement sa 
tête brune, quoique un peu poudrée, comme cela 
se faisait encore à l'époque, c'est que je crois qu'il 
serait dangereux pour vous, capitaine, d'avoir l'air 
de nous connaître. Nous rions parce que nous som- 
mes jeunes ; nous avons l'air heureux, parce que 
nous nous aimons ; mais j'ai de vilains moments 
quand je pense à l'avenir, et je ne sais pas ce que 
deviendra ma pauvre Laure. 

Il serra de nouveau la tête de la jeune femme 
sur sa poitrine : 

— C'était bien là ce que je devais dire au capitaine; 



LAURETTE. 57 

n'est-ce pas, mon enfant, que vous auriez dit la 
même chose ? 

Je pris ma pipe et je me levai, parce que je com- 
mençais à me sentir les yeux un peu mouillés, et 
que ça ne me va pas, à moi. 

— Allons ! allons ! dis-je, ça s'éclaircira par la 
suite. Si le tabac incommode madame, son absence 
est nécessaire. 

Elle se leva, le visage tout en feu et tout humide 
de larmes, comme un enfant qu'on a grondé. 

— D'ailleurs, me dit-elle en regardant ma pen- 
dule, vous n'y pensez pas, vous autres ; et la lettre ! 

Je sentis quelque chose qui me fit de l'effet. 
J'eus comme une douleur aux cheveux quand elle 
me dit cela. 

— Pardieu ! je n*y pensais plus, moi,'dis-je. Ah! 
par exemple, voilà une belle affaire ! Si nous avions 
passé le premier degré de latitude nord, il ne me 
resterait plus qu'à me jeter à l'eau. — Faut-il que 
j'aie dû bonheur, pour que cette enfant-là m'ait 
rappelé cette grande coquine de lettre! 

Je regardai vite ma carte de marine, et quand je 



58 SERVITUDE MILITAIRE. 

vis que nous en avions encore pour une semaine au 
moins, j'eus la tête soulagée, mais pas le cœur, 
sans savoir pourquoi. 

— C'est que le Directoire ne badine pas pour 
l'article obéissance ! dis-je. Allons, je suis au cou- 
rant cette fois-ci encore. Le temps a filé si vite que 
j'avais tout à fait oublié cela. 

Eh bien, monsieur, nous restâmes tous trois le 
nez en l'air à regarder cette lettre, comme si elle 
allait nous parler. Ce qui me frappa beaucoup, 
<;'est que le soleil, qui glissait par la claire- voie, 
éclairait le verre de la pendule et faisait paraître le 
grand cachet rouge et les autres petits, comme les 
traits d'un visage au milieu du feu. 

— Ne dirait-on pas que les yeux lui sortent de la 
tête ? leur dis-je pour les amuser. 

— Oh ! mon ami , dit la jeune femme, cela res-> 
semble à des taches de sang. 

— Bah ! bah ! dit son mari en la prenant sous le 
bras, vous vous trompez, Laure ; cela ressemble 

^ b©illet de faire part d'un mariage. Venez vous 



• LAURETTE. 59 

reposer, venez ; pourquoi cette lettre vous occupe- 

t-elle ? 

Ils se sauvèrent comme si un revenant les avait 

suivis, et montèrent sur le pont. Je restai seul avec 

cette grande lettre, et jemesouviensqu'en fumant ma 

pipe je la regardais toujours, comme si ses yeux 

rouges avaient attaché les miens, en les humant 

« 
comme font des yeux de serpent. Sa grande figure 

pâle, son troisième cachet, plus grand que les yeux, 

tout ouvert, tout béant comme une gueule de loup. .. 

cela me mit de mauvaise humeur ; je pris[mon habit 

et je raccrochai à la pendule, pour ne plus voir, ni 

rheure ni la chienne de lettre. 

J'allai achever ma pipe sur le pont. J'y restai 

jusqu'à la nuit. 

• Nous étions alors à la hauteur des îles du cap 

Vert. Le Marat filait, vent en poupe, ses dix nœuds 

sans se gêner. La nuit était la plus belle que j'aie 

vue de ma vie près du tropique. La lune se levait à 

l'horizon, large comme un soleil ; Ta mer la coupait 

€n deux et devenait toute blanche comme une 

nappe de neige couverte de petits diamants. Je re- 



60 lUEDRSjATMEILITÂIRE. 

gardais cela en fumant, assis sur mon banc. L'officier 
de quart et les matelots ne disaient rien et regar- 
daient comme moi Tombre du brick sur Teau. 
J'étais content de ne rien entendre. J'aime le silence 
et l'ordre, moi. J'avais défendu tous les bruits et 
tous les feux. J'entrevis cependant une petite ligne 
rouge presque sous mes pieds. Je me serais bien 
mis en colère tout de suite ; mais comme c'était 
chez mes petits déportés, je voulus m'assurer de ce 
qu'on faisait avant de me fâcher. Je n'eus que la 
peine de me baisser, je pus voir par le grand 
panneau dans la petite chambre, et je regardai. 

La jeune femme était à genoux et faisait ses 
prières. II y avait une petite lampe qui Téclai- 
rait. Elle était en chemise; je voyais d'en haut ses 
épaules nues, ses petits pieds nus et ses grands che- 
veux blonds tout épars. Je pensai à me retirer, 
mais je me dis : — Bah 1 un vieux soldat, 
qu'est-ce que ça fait ? Et je restai à voir. 

Son mari était assis sur une petite malle, la 
tête sur ses mains, et la regardait prier. Elle leva 
la tête en haut comme au ciel, et je vis ses grands 



LAURETTE. 61 

yeux bleus mouillés comme ceux d'une Madeleine. 
Pendant qu'elle priait, il prenait le bout de ses longs 
cheveux et les baisait sans faire de bruit. Quand 
elle eut fini, elle fit un signe de croix en souriant 
avec Tair d'aller en paradis. Je vis qu'il faisait 
comme elle un signe de croix, mais comme s'il 
en avait honte. Au fait, pour un homme c'est 
singulier. 

Elle se leva debout, Tembrassa , et s'étendit la 
première dans son hamac, où il la jeta sans rien 
dire, comme on couche un enfant dans une balan- 
çoire. Il faisait une chaleuc étouffante : elle se sen- 
tait bercée avec plaisir parle mouvement du na- 
vire et paraissait déjà commencer à s'endormir. 
Ses petits pieds blancs étaient croisés et élevés au 
niveau de sa tête, et tout son corps enveloppé de 
sa longue chemise blanche. C'était un amour, 
quoi ! 

— Mon ami, dit-elle en dormant à moitié, 
n'avez-vous pas sommeil? Il est bien tard, sais- 
tu? 

11 restait toujours le front sur ses mains sans 



«2 SERVITUDE MILITAIRE. 

répondre. Cela l'inquiéta un peu, la bonne petite, 
et elle passa sa jolie tète hors du hamac, comme 
un oiseau hors de son nid, et le regarda la bouche 
^ntr'ouverte, n'osant plus parler. 
Enfin il lui dit : 

— Eh ! ma chère Laure, à mesure que nous 
avançons vers l'Amérique, je ne puis m' empêcher 
de devenir plus triste. Je ne sais pourquoi, il me 
paraît que le temps le plus heureux de notre vie 
aura été celui de la traversée. 

— Cela me semble aussi, dit-elle; je voudrais 
n'arriver jamais. 

Il la regarda en joignant les mains avec un 
transport que vous ne pouvez pas vous figurer. 

— Et cependant, mon ange, vous pleurez tou- 
jours en priant Dieu, dit-il; cela m'afflige beau- 
coup, parce que je sais bien ceux à qui vous pen- 
sez, et je crois que vous avez regret de ce que vous 
avez fait. 

— Moi, du regret! dit-elle avec un air bien 
peiné; moi, du regret de t'avoir suivi, mon ami! 
drois-tu que, pour t'avoir appartenu si peu, je t'aie 



LAURETTE. 63^ 

moins aimé? N'est-on pas une femme, ne sait-on 
pas ses devoirs à dix-sept ans? Ma mère et mes 
sœurs n*ont-elles pas dit que c'était mon devoir de 
vous suivre à la Guyane? N'ont-elles pas dit que je 
ne faisais là rien de surprenant? Je m'étonne seu- 
lement que vous *^ ayez été touché, mon ami ; 
tout cetei est naturel. Et à présent je ne sais com- 
ment vous pouvez croire que je regrette rien,, 
quand je suis avec vous pour vous aider à vivre, 
ou pour mourir avec vous si vous mourez. 

Elle disait tout ça d'une voix si douce qu'on 
aurait cru que c'était une musique. J'en étais tout 
ému et je dis : 

— Bonne petite femme, va ! 

Le jeune homme se mit à soupirer en frappant 
du pied et en baisant une jolie main et un bras nu 
qu'elle lui tendait. 

— Laurette, ma Laurette I disait-il, quand 
je pense que si nous avions retardé de quatre jours 
notre mariage, on m'arrêtait seul et je partais tout 
seul, je ne puis me pardonner^ 

Alors la belle petite pencha hors du hamac ses^ 



64 SERVITUDE MILITAIRE. 

deux beaiix bras blancs, nus jusqu'aux épaules, et 
lui caressa le front, les cheveux et les yeux, en lui 
prenant la tête comme pour l'emporter et le ca- 
cher dans sa poitrine. Elle sourit comme un en- 
fant, et lui dit une quantité de petites choses de 
femme , comme moi je n'avais jamais rien entendu 
de pareil. Elle lui fermait la bouche avec ses doigts 
pour parler toute seule. Elle dirait, en jouant et en 
prenant ses longs cheveux comme un mouchoir 
po:ir lui essuyer les yeux : 

— Est-ce que ce n'est pas bien mieux d'avoir 
avec toi une femme qui t'aime , dis , mon ami? Je 
suis bien contente, moi, d'aller à Cayenne; je 
verrai des sauvages, des cocotiers comme ceux de 
Paul et Virginie, n'est-ce pas? Nous planterons 
chacun le nôtre. Nous verrons qui sera le meilleur 
jardinier. Nous nous ferons une petite case pour 
nous deux. Je travaillerai toute la journée et toute 
la nuit, si tu veux. Je suis forte; tiens, regarde mes 
bras; — tiens, je pourrais presque te soulever. Ne 
le moque pas de moi; je sais très- bien broder, 
d'ailleurs ; et n'y a-t-il pas une ville quelque part 



LAURETTE. 65 

par là où il faille des brodeuses? Je donnerai des 
leçons de dessin et de musique si Ton veut aussi; 
et si l'on y sait lire, tu écriras, toi. 

Je me souviens que le pauvre garçon fut si dé- 
sespéré qu'il jeta un grand cri [lorsqu'elle dit cela. 

— Écrire ! — criait-il, — écrire ! 

Et il se prit la main droite avec la gauche en la 
serrant au poignet. 

— Ah I écrire? pourquoi ai-je jamais su écrire! 
Écrire! mais c'est le métier d'un fou!... — J'ai cru 
à leur liberté de la presse I — Où avais-je l'esprit? 
Eh! pourquoi faire? pour imprimer cinq ou six 
pauvres idées assez médiocres, lues seulement par 
ceux qui les aiment, jetées au feu par ceux qui les 
haïssent, ne servant à rien qu'à nous faire per- 
sécuter ! Moi, encore passe; mais toi, bel ange, de- 
venue femme depuis qujitre jours à peine ! qu'a- 
vais-tu fait? Explique-moi, je te prie, comment je 
t'ai permis d'être bonne à ce point de me suivre 
ici? Sais-tu seulement où tu es, pauvre petite ? Et 
où tu vas, le sais-tu? Bientôt, mon enfant, vous 

4. 



66 SERVITUDE MILITAIRE. 

serez à seize cents lieues de votre mère et de vo* 
sœurs... et pour moi! tout cela pour moi! 

Elle cacha sa tête un moment dans le hamac; 
et moi d'en haut je vis qu'elle pleurait; mais lui 
d'en bas ne voyait pas son visage ; et quand elle le 
sortit de la toile, c'était en souriant pour lui donner 
de la gaîté. 

— Au fait , nous ne sommes pas riches à pré- 
sent, dit-elle en riant aux éclats ; tiens, regarde ma 
bourse, je n'ai plus qu'un louis tout seul. Et toi? 

Il se mit à rire aussi comme un enfant : 

— Ma foi, moi, j'avais encore un écu, mais je 
Tai donné au petit garçon qui a porté ta malle. 

— Ah bah! qu'est-ce que ça fait? dit-elle en 
faisant claquer ses petits doigts blancs comme des 
castagnettes; on n'est jamais plus gai que lors- 
qu'on n'a rien ; et n'ai-je pas en réserve les deux 
bagues de diamants que ma mère m'a données? 
cela est bon partout et pour tout, n'est-ce pas? 
Quand tu voudras nous les vendrons. D'ailleurs je 
crois que le bonhomme de capitaine ne dit pas 
toutes ses bonnes intentions pour nous, et quTil 



LAURETTE. ST 

sait bien ce qu'il y a dans la lettre. C'est sûrement 
une recommandation pour nous au gouverneur de 
Cayenne. 

— Peut-être, dit-il; qui s'ait? 

— N'est-ce pas? reprit sa petite femme ; tu es 
si bon que je suis sûre que le gouvernement t'a 
exilé pour un peu de temps, mais 'ne t'en veut 
pas. 

Elle avait dit ça si bien I m'appelant le bon- 
homme de capitaine, que j'en fus tout remué et 
tout attendri; et je me réjouis même, dans la 
cœur, de ce qu'elle avait peut-être deviné juste sur 
la lettre cachetée. Ils commençaient encore à s'em- 
brasser; je frappai du pied vivement sur le pont 
pour les faire finir. 

Je leur criai : 

— Eh ! dites donc, mes petits amis ! on a Tordre 
d'éteindre tous les feux du bâtiment. Soufflez-moi 
votre lampe, s*il vous plaît. 

Ils soufflèrent la lampe , et je les entendis rire 
en jasant tout bas dans Tombre comme des éco- 
liers. Je me remis à me promener seul sur mon 



'68 SERVITUDE MILITAIRE. 

tillac en fumant ma pipe. Toutes les étoiles du 
tropique étaient à leur poste, larges comme de pe- 
tites lunes. Je les regardais en respirant un air qui 
sentait frais et bon. 

Je me disais que certainement ces bons petits 
avaient deviné la vérité, et j'en étais tout ragail- 
lardi. Il y avait bien à parier qu'un des cinq Di- 
recteurs s'était ravisé et me les recommandait; je 
ne m'expliquais pas bien pourquoi, parce qu'il y a 
des affaires d'État que je n'ai jamais comprises, 
moi; mais enfin je croyais cela, et, sans savoir 
pourquoi, j'étais content. 

Je descendis dans ma chambre, et j'allai re- 
garder la lettre sous mon vieil uniforme. Elle avait 
une autre figure; il me sembla qu'elle riait, et ses 
cachets paraissaient couleur de rose. Je ne doutai 
plus de sa bonté, et je lui fis un petit signe d'a- 
mitié. 

Malgré cela, je remis mon habit dessus; elle 
m'ennuyait. 

Nous ne pensâmes plus du tout à la regarder 
pendant quelques jours, et nous étions gais ; mais 



LAURETTE. 69 

quand nous approchâmes du premier degré de la- 
titude, nous commençâmes à ne plus parler. 

Un beau matin je m'éveillai assez étonné de ne 
sentir aucun mouvement dans le bâtiment. A vrai 
dire, je ne dors jamais que d'un œil, comme on 
dit, et le roulis me manquant, j'ouvris les deux 
yeux. Nous étions tombés dans un calme plat, et 
c'était sous le 1® de latitude nord, au 27® de lon- 
gitude. Je mis le nez sur le pont : la mer était lisse 
comme une jatte d'huile ; toutes les voiles ouvertes 
tombaient collées aux mâts comme des ballons 
vides. Je dis tout de suite : — J'aurai le temps de 
te life, va! en regardant de travers du côté de la 
lettre. — J'attendis jusqu'au soir, au coucher du 
soleil. Cependant il fallait bien en venir là : j'ou- 
vris la pendule, et j'en tirai vivement l'ordre ca- 
cheté. — Eh bien, mon cher, je le tenais à la main 
depuis un quart d'heure que je ne pouvais pas 
encore le lire. Enfin je me dis : — C'est par trop 
fort I et je brisai les trois cachets d'un coup de 
pouce ; et le grand cachet rouge, je le broyai en 
poussière. 



70 SERVITUDE MILITAIRE. 

Après avoir lu , je me frottai les yeux, croyant 
m'être trompé. 

Je relus la lettre tout entière ; je la relus en- 
core ; je recommençai en la prenant par la der- 
nière ligne et remontant à la première. Je n'y 
croyais pas. Mes jambes flageolaient un peu sou& 
moi, je m'assis; j'avais un certain tremblement 
sur la peau du visage ; je me frottai un peu les- 
joues avec du rhum, je m'en mis dans le creux des 
mains, je me faisais pitié à moi-même d'être si 
bête que cela; mais ce fut l'affaire d'un moment; 
je montai prendre l'air. 

Laurette était ce jour-là si jolie, que je ne vou-- 
lus pas m'approcher d'elle : elle avait une petite 
robe blanche toute simple, les bras nus jusqu'au 
col, et ses grands cheveux tombants comme elle 
les portait toujours. Elle s'amusait à tremper dans 
la mer son autre robe au bout d'une corde, et riait 
en cherchant à arrêter les goëmons , plantes ma- 
rines semblables à des grappes de raisin, et qui 
flottent sur les eaux des Tropiques. 

— Viens donc voir les raisins! viens donc vitet 



LAURETTE. 71 

« 

criait-elle ; et son ami s'appuyait sur elle , et se 
penchait, et ne regardait pas l'eau, parce qu'il la 
regardait d'un air tout attendri. 

Je fis signe à ce jeune homme de venir me 
parler sur le gaillard d'arrière. Elle se retourna.. 
Je ne sais quelle figure j'avais , mais elle laissa 
tomber sa corde ; elle le prit violemment par le 
bras, et lui dit : 

— Oh ! n'y va pas, il est tout pâle. 

Cela se pouvait bien ; il y avait de quoi pâlir. 
Il vint cependant près de moi sur le gaillard ; elle 
nous regardait, appuyée contre le grand mât. 
Nous nous promenâmes longtemps de long en large 
sans rien dire. Je fumais un cigare que je trouvais 
amer, et je le crachai dans l'eau. Il me suivait de 
l'œil; je lui pris le bras; j'étouffais, ma foi. ma 
parole d'honneur ! j'étouffais. 

— Ah çà ! lui dis-je enfin, contez-moi donc, 
mon petit ami, contez-moi un peu votre histoire, 
Que diable avez-vous donc fait à ces chiens d'avo- 
cats qui sont là comme cinq morceaux de roi ? Il 
paraît qu'ils vous en veulent fièrement ! C'est drôle! 



72 SERVITUDE MILITAIRE. 

11 haussa les épaules en penchant la tête (avec 
un air si doux, le pauvre garçon I ), et me dit : 

. — mon Dieu ! capitaine , pas grand*chose, 
allez : trois couplets de vaudeville sur*le Direc- 
toire, voilà tout. 

— Pas possible ! dis-je. 

— mon Dieu , si ! Les couplets n'étaient 
même pas trop bons. J*ai été arrêté le 15 fructidor 
et conduit à la Force, jugé le 16, et condamné à 
mort d*abord, et puis à la déportation par bien- 
veillance. 

— C'est drôle ! dis-je. Les Directeurs sont des 
camarades bien susceptibles ; car cette lettre que 
vous savez me donne ordre de vous fusiller. 

11 ne répondit pas, et sourit en faisant une 
assez bonne contenance pour un jeune homme de 
dix-neuf ans. Il regarda seulement sa femme , et 
s'essuya le front, d'où tombaient des gouttes de 
sueur. J'en avais autant au moins sur la figure, 
moi, et d'autres gouttes aux yeux. 

Je repris : 

— Il paraît que ces citoycns-là n'ont i>as voulu 



LAURETTE. 73 

faire votre affaire sur terre, ils ont pensé qu'ici ça 
ne paraîtrait pas tant. Mais pour moi c'est fort 
triste; car vous avez beau être un bon enfant, je 
ne peux pas m'en dispenser; l'arrêt de mort est là 
en règle, et Tordre d'exécution signé, paraphé, 
scellé; il n'y manque rien. 

11 me salua très-poliment en rougissant. 

— Je ne demande rien, capitaine, dit-il avec 
une voix aussi douce que de coutume ; je serais 
désolé de vous faire manquer à vos devoirs. Je vou- 
drais seulement parler un peu à Laure, et vous 
prier de la protéger dans le cas où elle me survi-^ 
vrait, ce que je ne crois pas. 

— Oh ! pour cela, c'est juste, lui dis-je, mon 
garçon ; si cela ne vous déplaît pas, je la conduirai 
à sa famille à mon retour en France, et je ne la 
quitterai que quand elle ne voudra plus me voir. 
Mais, à mon sens, vous pouvez vous flatter qu'elle 
ne reviendra pas de ce coup-là ; pauvre petite 
femme! 

Il me prit les deux mains, les serra et me 

dit: 

5 



74 SERVITUDE MILITAIRE. 

— Mon brave capitaine, vous souffrez plus que 
moi de ce qui vous reste à faire, je le sens bien ; 
mais qu'y pouvez-vous? Je compte sur vous pour 
lui conserver le peu qui m'appartient, pour la pro- 
léger, pour veiller à ce qu'elle reçoive ce que sa 
vieille mère pourrait lui laisser, n'est-ce pas ? 
pour garantir sa vie, son honneur, n'est-ce pas? 
et aussi pour qu'on ménage toujours sa santé. — 
Tenez, ajouta-t-il plus bas, j'ai à vous dire qu'elle 
est très-délicate ; elle a souvent la poitrine affectée 
jusqu'à s'évanouir plusieurs fois par jour ; il faut 
qu'elle se couvre bien toujours. Enfin vous rem- 
placerez son père, sa mère et moi autant que pos- 
sible, n'est-il pas vrai? Si elle pouvait conserver 
les bagues que sa mère lui a données, cela me 
ferait bien plaisir. Mais si on a besoin de les vendre 
pour elle, il le faudra bien. Ma pauvre Laurelle l 
voyez comme elle est belle ! 
• Comme ça commençait à devenir par trop 
tendre, cela m'ennuya, et je me mis à froncer le 
sourcil ; je lui avais parlé d'uii air gai pour ne pas 
m' affaiblir ; mais je n'y tenais plus : — Enfin^ . 



LAURETTE, 7^ 

suffit, lui dis-jej-^entre braves gens on s'entend de 
reste. Allez lui parler, et dépêchons-nous. 

Je lui serrai la main en ami, et comme il ne 
quittait pas la mienne et me regardait avec un air 
singulier : — Ah çà ! si j'ai un conseil à vous donner, 
ajoulai-je, c'est de ne pas lui parler de ça. Nous 
arrangerons la chose sans qu'elle s'y attende, ni 
vous non plus, soyez tranquille ; ça me regarde. 

— Ah ! c'est différent, dit-il, je ne savais pas... 
cela vaut mieux, en effet. D'ailleurs, les adieux ! les 
adieux ! cela affaiblit. 

— Oui, oui, lui dis-je, ne soyez, pas enfant, ça 
vaut mieux. NePembrassez pas, mon ami, ne l'em- 
brassez pas, si vous pouvez, ou vous êtes perdu. 

Je lui donnai encore une bonne poignée de 
main, et jp le laissai aller. Oh ! c'était dur pour 
moi, tout cela. 

Il me parut qu'il gardait, ma foi, bien le secret : 
car ils se promenèrent, bras dessus, bras dessous, 
pendant un quart d'heure, et ils revinrent au bord 
de l'eau, reprendre la corde et là robe qu'un de 
mes mousses avait repêchées. 



76 SERVITUDE MILITAIRE. 

La nuit vint tout à coup. Cétait le moment que 
j'avais résolu de prendre. Mais ce moment a duré 
pour moi jusqu'au jour où nous sommes, et je le 
traînerai toute ma vie comme un boulet. 



Ici le vieux Commandant fut forcé de s'arrêter. 
Je me gardai de parler, de peur de détourner ses 
idées ; il reprit en se frappant la poitrine : 



— Ce moment-là, je vous le dis, je ne peux pas 
encore le comprendre. Je sentis la colère me 
prendre aux cheveux, et en même temps je ne sais 
quoi me faisait obéir et me poussait en avant. J'ap- 
pelai les officiers et je dis à l'un d'eux : 

— Allons, un canot à la mer... puisque à pré- 
sent nous sommes des bourreaux! Vous y mettrez 
cette femme, et vous l'emmènerez au large jus- 
qu'à ce que vous entendiez des coups de fusil ; alors 
vous reviendrez. — Obéir à un morceau de papier ! 
car ce n'était que cela enfin ! Il fallait qu'il y etki 



LAURETTE.. 77 

quelque chose dans l'air qui me poussât. J'entrevis 
de loin ce jeune homme... oh I c'était affreux à 
voir!... s'agenouiller devant sa Laurette , et lui 
baiser les genoux et les pieds. N'est-ce pas que 
.vous trouvez que j'étais bien malheureux ? 

Je criai comme un fou : Séparez-les l nous 
sommes tous des scélérats I — Séparez-les,.. La 
pauvre République est un corps mort ! Directeurs, 
Directoire, c'en est la vermine ! Je quitte la mer ! 
Je ne crains pas tous vos avocats ; qu'on leur dise 
ce que je dis, qu'pst-ce que ça me fait? Ah I je me 
souciais bien d'eux, en effet ! J'aurais voulu les tenir, 
je les aurais fait fusiller tous les cinq, les coquins ! 
Oh ! je l'aurais fait ; je me souciais ^e la vie comme 
de l'eau qui tombe-là, tenez... Je m'en souciais 
bien !... une vie comme la mienne... Ah bien, oui! 
pauvre vie... va !.•• 



Et la voix du Commandant s'éteignit peu à peu 
et devint aussi incertaine que ses paroles ; et il 
marcha en se mordant les lèvres et en fronçant le 



78 SERVITUDE MILITAIRE, 

sourcil dans une distraction terrible et faroudie. 
Il avait de petits mouvements convulsifs et donnait 
à son mulet des coups du fourreau de son épée, 
comme s'il eût voulu le tuer. Ce qui m*étonna, ce 
fut de voir la peau jaune de sa figure devenir d'an 
rouge foncé. 11 défit et entr'oùvrit violemment son 
habit sur la poitrine, la découvrant au vent et à la 
pluie. Nous continuâmes ainsi à marcher dans un 
grand silence. Je vis bien qu'il ne parlerait plus de 
lui-même, et qu'il fallait me résoudre à questionner. 

— Je comprends bien, lui dis-je, comme s'il eût 
fini son histoire, qu'après une aventure aussi cruelle 
on prenne son métier en horreur. 

— Oh ! le . métier ; ètes-vous fou ? me dit-il 
brusquement, ce n'est pas le métier! Jamais le 
capitaine d'un bâtiment ne sera obligé d'être un 
bourreau, sinon quand viendront des gouverne- 
ments d'assassins et de voleurs, qui profiteront de 
l'habitude qu'a un pauvre homme d'obéir aveuglé- 
ment, d'obéir toujours, d'obéir comme une malheu- 
reuse mécanique, malgré son cœur. 

En même temps il tica de sa poche un mou- 



. LAURETTE. ^9 

choir rouge dans lequel il se mit à pleurer comme 
un enfant. Je m'arrêtai un moment comme pour 
arranger mon étrier, et, restant derrière la char- 
rette, je marchai quelque temps à la suite, sentant 
qu'il serait humilié si je voyais trop clairement ses 
larmes abondantes. 

J'avais deviné juste, car au bout d'un quart 
d'heure environ, il vint aussi derrière son pauvre 
équipage, et me demanda si je n'avais pas -de ra- 
soirs dans mon porte-manteau ; à quoi je lui répon- 
dis simplement que, n'ayant pas encore de barf)e, 
cela m'était fort inutile. Mais il n'y tenait pas, c'é- 
tait pour parler d'autre chose. Je m'aperçus Cen- 
dant avec plaisir qu'il revenait à son histoire, car 
il me dit tout à coup : 

— Vous n'avez jamais vu de vaisseau de votre 
vie, n'est-ce pas ? 

-^ Je n'en ai vu, dis-je, qu'au Panorama de 
Paris, et je ne me fie pas beaucoup à la science 
«laritime que j'en ai tirée. 

— Vous ne savez pas, par conséquent, ce que 
c'est que le bossoir? 



aO SERVITUDE MILITAIIIE. 

— Je ne m*en doute pas, dis- je. 

— C'est une espèce de terrasse de poutres qui 
sort de Tavant du navire, et d'où l'on jette Tancre 
en mer. Quand on fusille un homme, on le fait 
placer là ordinairement, ajoula-t-il plus bas. 

— Ah ! je comprends, parce qu'il tombe de là 
dans la mer 

11 ne répondit pas, et se mit à décrire toutes les 
sortes de canots que peut porter un brick, et leur 
position dans le bâtiment ; et puis, sans ordre dans 
ses idées, il continua son récit avec Cet air affecté 
d'insouciance que de longs services donnent infail- 
liblement, parce qu'il faut montrer à ses inférietirs 
le mépris du danger, le mépris des hommes, le 
mépris de la vie, le mépris de la mort et le mépris 
de soi-même ; et tout cela cache, sous une dure 
enveloppe, presque toujours une sensibilité pro- 
fonde. — La dureté de l'homme de guerre est 
comme un masque de fer sur un noble visage, 
comme un cachot de pierre qui renferme un pri- 
sonnier royal. 



LAURETTE. 81 



— Ces embarcations tiennent six hommes, re- 
prit-il. Ils s'y jetèrent et emportèrent Laure avec 
eux, sans qu'elle eût le temps de crier et de parler. 
Oh ! voici une cnose dont aucun honnête homme 
ne peut se consoler quand il en est cause. On a 
beau dire, on n'oublie pas une chose pareille !... 
Ah ! quel temps il fait! — Quel diable m'a poussé 
à raconter ça ! Quand je raconte cela, je ne peux 
plus m'arrôler, c'est fini. CTest une histoire qui me 
grise comme le vin de Jurançon. — Ah ! quel temps 
il fait I — Mon manteau est traversé. 

Je vous parlais, je crois, encore de cette petite 
Laurette ! — La pauvre femme I — Qu'il y a des 
gens maladroits dans le monde I l'officier fut assez 
sot pour conduire le canot en avant du brick. Après 
cela, il est vrai de dire qu'on ne peut pas tout pré- 
voir. Moi je comptais sur la nuit pour cacher l'af- 
faire, et je ne pensais pas à la lumière des douze 
fusils faisant feu à la fois. Et, ma foi I du canot elle 
vit son mari tomber k la mer, fusillé. 

S'il y a un Dieu là-haut, il sait comment arriva 

5. 



«2 SERVITUDE MILITAIRE, 

ce que je vais vous dire ; moi je ne le sais pas, 
mais on l'a vu et entendu comme je vous vois et 
vous entends. Au moment du feu, elle porta la 
main à sa tète comme si une balle l'avait frappée 
au front, et s'assit dans le canot sans s'évanouir, 
sans crier, sans parler, et revint au brick quand 
on voulut et comme on voulut. J'allai à elle, je lui 
parlai longtemps et le mieux que je pus. Elle avait 
l'air de m'écouter et me regardait en face en se 
frottant le front. Elle ne comprenait pas, et elle 
avait le front rouge et le visage tout pâle. Elle 
tremblait de tous ses imembres comme ayant peur 
de tout le monde. Ça lui est resté. Elle est encore 
ide même, la pauvre petite ! idiote, ou couîme im- 
bécile, ou folle, comme vous voudrez. Jamais on 
n'en a tiré une parole, si ce n'est quand elle dit 
qu'on lui ôte ce qu'elle a idans la tête. 

De ce moment-là je devins aussi triste qu'elle^ 
et je sentis quelque chose en moi qui me disait : 
Reste devant elle jusqu'à la fin de tesjours^ et gar- 
de-la ; je l'ai fait. Quand je revins en France, je de- 
mandai à passer avec mon: grade dans les troupes 



LAURETTE. . 83 

de terre, ayant pris la mer en haine parce que i*y 
avais jeté du sang innocent. Je cherchai la famille 
de Laure. Sa mère était morte. Ses sœurs, à qui je 
la conduisais folle, n'en voulurent pas, et m'offri- 
rent de la mettre à Charenton. Je leur tournai le 
dos, et je la garde avec moi. 

— Ah 1 mon Dieu ! si vous voulez la Voir, mon 
camarade, il ne tient qu'à vous. — Serait-elle là 
dedans? lui dis-je. — Certainement! tenez 1 atten- 
dez. Hôi hô! la mule... 



CHAPITRE VI. 



COMMENT JE CONTINUAI MA ROUTE. 



Et il arrêta son pauvre mulet, qui me parut 
charmé que j*eusse fait cette question. En même 
temps il souleva la toile cirée de sa petite char- 
rette, comme pour arranger la paille qui la rem- 
plissait presque, et je vis quelque chose de bien 
douloureux. Je vis deux yeux bleus, démesurés de 
grandeur, admirables de forme, sortant d'une tête 
pâle, amaigrie et longue, inondée de cheveux 
blonds tout plats. Je ne vis, en vérité, que ces 
deux yeux , qui étaient tout dans cette pauvre 

• 

femme, car le reste était mort. Son front élait 
rouge ; ses joues creuses et blanches avaient de» 



LAURETTK. ' 85 

pommettes bleuâtres ; elle était accroupie au mi- 
lieu de la paille, si bien qu'on en voyait à peine 
sortir ses deux genoux, sur lesquels elle jouait aux 
dominos toute seule. Elle nous regarda un moment, 
trembla longtemps, me sourit un peu, et se remit à 
jouer. ""Il me parut qu'elle s'appliquait à compren- 
dre comment sa main droite battrait sa main gauche. 
— Voyez-vous, il y a un mois qu'elle joue cette 
partie-là, me dit le Chef de bataillon; demain, ce 
sera peut-être un autre jeu qui durera longtemps. 
C'est drôle, hein ? 

• En même temps il se mit à replacer la toile cirée 
de son shako , que la pluie avait un peu dé- 
rangée. 

--Pauvre Laurette! dis-je, tu es perdue pour 
toujours, va ! 

J'approchai mon cheval de la charrette, et je lui 
tendis la main ; elle me donna la sienne machina- 
lement et en souriant avec beaucoup de douceur. 
Je remarquai avec étonnement qu'elle avait à ses 
longs doigts deux bagues de diamants; je pensai 
que c'étaient encore les bagues de sa mère, et je 



86 ' SERVITUDE MILITAIRE. 

me demandai comment la misère les avait laissées 
là. Pour mi monde entier je n'en aurais pas fait 
l'observation au vieux Commandant ; mais comme 
il me. suivait des yeux et voyait les miens arrêtés 
sur les doigts de Laure, il me dit avec un certain 
. air d'orgueil : • 

— Ce sont d'assez gros diamants, n'est-ce pas? 
Ils pourraient avoir leur prix dans l'occasion, mais 
je n'ai pas voulu qu'elle s'en séparât, la pauvre 
enfant. Quand on y touche, elle pleure, elle ne les 
quitte pas. Du reste, elle ne se plaint jamais, et elle 
peut coudre de temps en temps. J'ai tenu parole à 
son pauvre petit mari, et, en vérité, je ne m'en 
repens pas. Je ne l'ai jamais quittée, et j'ai dit par- 
tout que c'était ma fille qui était folle. On a res- 
pecté ça. A l'armée tout s'arrange mieux qu'on ne 
le croit à Paris, allez I — Elle a fait toutes les 
guerres de l'Empereur avec moi, et je l'ai toujours 
tirée d'affaire. Je la tenais toujours chaudement. 
Avec de la paille et une petite voiture, ce n'est ja- 
mais impossible. Elle avait une tenue ^ assez soi- 
gnée, et moi, étant chef de bataillon, avec une 



LAURETTE. «7 

bonne paye^ ma pension de la Légion d'honneur et 
le mois Napoléon, dont la solde était double, dans 
le temps, j'étais tout h fait au courant de mon 
affaire, et elle ne me gênait pas. Au contraire, ses 
enfantillages faisaient rire quelquefois les officiers 
du 7* léger. 

Alors il s'approcha d'elle et lui frappa sur Té- 
paule, comme il eût fait à son petit mulet. 

— Eh bien, ma fille ! dis donc, parle donc un 
peu au lieutenant qui est là: voyons, un petit signe 
de tête. 

Elle se remit à ses dominos. 

— Oh ! dit-ili c'est qu'elle est un peu farouche 
aujourd'hui, parce qu'il pleut. Cependant elle ne 
s'enrhume jamais. Les fous, ça n'est jamais ma- 
lade, c'est commode de ce côté-là* A la Bérésina et 
-dans toute la retraite de Moscou, eHe allait nu-tète. 
— Allons, ma fille, joue toujours, va, ne t'inquiète 
pas de nous; fais ta volonté, va, Laurette. 

Elle lui prit la main qu'il appuyait sur son 
«épaule, une grosse main noire et ridée; elle la 
çorta timidement à ses lèvres et la baisa comme 



88 SERVITUDE MILITAIRE. 

une pauvre esclave. Je me sentis le cœur serré par 
ce baiser, et je tournai bride violemment. 

— Voulons-nous continuer notre marche, Com- 
mandant ? lui dis-je ; la nuit viendra avant que 
nous soyons à Béthune. 

Le Commandant racla soigneusement avec le 
bout de son sabre la boue jaune qui chargeait ses 
bottes ; ensuite il monta sur le marchepied de la 
charrette, ramena sur la tête de Laure le capuchon 
de drap d'un petit manteau qu*elle avait. Il ôta sa 
cravate de soie noire et la mit autour du cou de sa 
fille adoptive ; après quoi il donna le coup de pied 
au mulet, fit son mouvement d'épaule et dit : — 
En route, mauvaise troupe ! — Et nous repartîmes. 

La pluie tombait toujours tristement; le ciel gris 
et la terre grise s'étendaient sans fin; une sorte de 
lumière terne, un pâle soleil, tout mouillé, s'abais- 
sait derrière de grands moulins qui ne tournaient 
pas. Nous retombâmes dans un grand silence. 

Je regardais mon vieux Commandant; il mar- 
chait à grands pas, avec une vigueur toujours sou- 
tenue, tandis que son mulet n'en pouvait plus et 



f 



i 



LAURETTE. B9 

que mon cheval même commençait à baisser la 
tête. Ce brave homme ôtait de temps à autre son 
shako pour essuyer son front chauve et quelques 



cheveux gris de sa tête, ou ses gros sourcils, ou ses 
moustaches blanches, d'où tombait la pluie. Il ne 
s'inquiétait pas de l'effet qu'avait pu faire sur moi 
son récit. Il ne s'était fait ni meilleur ni plus mau- 
vais qu'il n'était. Il n'avait pas daigné se dessiner. 
Il ne pensait pas à lui-même^ et au bout d'un quart 
d'heure il entama, sur le même ton, une histoire 
bien plus longue sur une campagne du maréchal 
Masséna, où il avait formé son bataillon en carré 
contre je ne sais quelle cavalerie. Je ne Técoutai 
pas, quoiqu'il s'échauffât pour me démontrer la 
supériorité du fantassin sur le cavalier.. 

La nuit vint, nous n'allions pas vite. La boue 
devenait plus épaisse et plus profonde. Rien sur 
la route et rien au bout. Nous nous arrêtâmes au 
pied d'un arbre mort, le seul arbre du chemin. Il 
donna d'abord ses soins à son mulet, comme moi 
à mon cheval. Ensuite il regarda dans la charrette, 
comme une mère dans le berceau de son enfant. Je 



$0 SERVITUDE MILITAIRE. 

l'entendais qui disait : — Allons, ma fille, mets 
cette redingote sur tes pieds, et tâche de dormiir. 
— Allons, c'est bien ! elle n'a pas une goutte de 
pluie. — Ah ! diable ! elle a cassé ma montre, que 
je lui avais laissée au cou ! — Oh ! ma pauvre montre 
d'argent l — Allons, c'est égal : mon enfant, lâche 
de dormir. Voilà le beau temps qui va venir bien- 
tôt. — C'est drôle ! elle a toujours la fièvre ; les 
folles sont comme ça. Tiens, voilà du chocolat pour 
loi, mon enfant. 

Il appuya la charrette à l'arbre, et nous nous 
assîmes sous les roues, à Tabri de Tétemelle on- 
-dée, partageant un petit pain à lui et un à moi; 
mauvais souper. 

— Je suis fâché que nous n'ayons que ça, dit-il; 
mais ça vaut mieux que du cheval cuit sous la 
cendre avec de la poudre dessus, en manière de 
sel, comme on en mangeail en Russie. La pauvre 
petite femme, il faut bien que je lui donne ce que 
j'ai de mieux. Vous voyez que je la mets toujours 
i part ; elle ne peut pas souffrir le voisinage d'un 
homme depuis l'affaire de la lettre. Je suis vieux, 



LAURETTE. 91 

^t elle a Tair de croire que je suis son père; mal- 
gré cela, elle m'étranglerait si je voulais Tembras- 
ser seulement sar le front. L-éducation leur laisse 
toujours quelque chose, à ce qu'il paraît, car je ne 
l'ai jamais vue oublier de se cacher comme ime 
religieuse. — C'est drôle, hein ? 

Comme il parlait d'elle de cette manière, nous 
l'entendîmes soupirer et dire : Otez ce plomb! ôtez- 
^moi ce plomb! Je me levai, il me fit rasseoir. 

— Restez, restez, me dit-il, ce n'est rien ; elle 
dît ça toute sa vie, parce qu'elle croit toujours 
sentir une balle dans sa tête. Ça ne l'empêche pas 
de faire tout ce qu'on lui^dit et cela avec beaucoup 
de douceur. 

Je me tus en l'écoutant avec tristesse. Je me 
mis à calculer que, de 1797 à 1815, où nous étions, 
^ix-huit années s'étaient ainsi passées pour cet 
homme. — [Je demeurai longtemps en silence à 
côté de lui, cherchant à me rendre comple de ce 
caractère et de cette destinée. Ensuite, à propos de 
rien, je lui donnai une poignée de main pleine 
d'enthousiasme. Il en fut étonné. 



92 SERVITUDE MILITAIRE. 

— Vous êtes un digne homme ! lui dis-je. Il me 
répondit : 

— Eh ! pourquoi donc? Est-ce à cause de cette 
pauvre femme?... Vous sentez bien, mon enfant, 
que c'était un devoir. Il y a longtemps que j'ai fait 
abnégation. 

Et il me parla encore de Masséna 

Le lendemain, au jour, nous arrivâmes à Bé- 
thune, petite ville laide et fortifiée, où Ton dirait 
que les remparts, en resserrant leur cercle, ont 
pressé les maisons l'une sur l'autre. Tout y était en 
confusion, c'était le moment d'une alerte. Les ha- 
bitants commençaiont à retirer les drapeaux blancs 
des fenêtres et à coudre les trois couleurs dans leurs 
maisons. Les tambours battaient la générale ; les 
trompettes sonnaient à cheval^ par ordre de M. le 
duc de Berry. Les longues charrettes picardes por- 
taient les Cent-Suisses et leurs bagages ; les canons 
des Gardes-du-Corps courant aux remparts, les 
voitures des princes, les escadrons des Compagnies- 
Rouges se formant, encombraient la ville. La vue 
des Gendarmes du roi et des Mousquetaires me fit 



LAURETTE. 93 

oublier mon vieux compagnon de route. Je joignis 
ma compagnie, et je perdis dans la foule la petite 
charrette et ses pauvres habitants. A mon grand 
regret, c'était pour toujours que je les perdais. 

Ce fut la première fois de ma vie que je lus au 
fond d'un vrai cœur de soldat. Cette rencontre me 
révéla une nature d'homme qui m'était inconnue, 
et que le pays connaît mal et ne traite pas bien; je 
la plaçai dès lors très-haut dans mon estime. J'ai 
souvent cherché depuis autour de moi "quelque 
homme semblable à celui-là et capable de cette ab- 
négation de soi-même entière et insouciante. Or, 
durant quatorze années que j'ai vécu dans l'armée, 
ce n'est qu'en elle, et surtout dans les rangs dé- 
daignés et pauvres de l'infanterie, .que j'ai retrouvé 
ces Jiommes de caractère antique, poussant le 
sentiment du devoir jusqu'à ses dernières consé- 
quences, n'ayant ni remords de l'obéissance ni 
lionte de la pauvreté, simples de mœurs et de 
langage, fiers de la gloire du pays, et insouciants 
de la leur propre , s'enfermant avec plaisir 
dans leur obscurité , et partageant avec les 



94 SERVITUDE MILITAIRE. 

malheureux le paki noir qu'ils payent de leuir sang^ 
J'ignorai longtemps ce qu'était devenu ce pauvre 
chef de bataillon, d'autant plus qu'il ne m'avait 
pas dit son nom et que je ne le lui avais paa de- 
mandé. Un jour cependant, au café, en 1825, je 
crois, un vieux capitaine d'infanterie de ligne à 
qui je le décrivis, en attendant la parade, me dit.: 

— Eh ! pardieu, mon cher, je l'ai connu^ le 
pauvre diable I C'était un brave homme ; il a été 
descendu par un boulet à Waterloo. Il avait, en 
effet, laissé aux bagages une espèce de fille folle que 
nous menâmes à l'hôpital d'Amiens, en allant à 
l'armée de la Loire, et qui y mourut, furieuse, au 
bout de trois jours. 

— Je le crois bien, dis-je ; elle n'avait plus son 
père nourricier ! 

— Ah bah ! père! qu'est-ce que vous dites donc? 
ajouta-t-il d'un air qu'il voulait rendre fin et licen- 
cieux. 

— Je dis qu'on bat le rappel, repris-je en sor- 
tant. Et moi aussi, j'ai fait abnégation. 



LIVRE DEUXIEME. 



SOUVENIRS 



DE 



SERVITUDE MILITAIRE. 



r 



CHAPITRE PREMIER. 



SUR LA RESPONSABILITE. 



Je me souviens encore de la consternation que 
cette histoire jeta dans mon âme; ce fut peut-être 
là le principe de ma lente guérison pour cette ma- 
ladie de Tenthousiasme militaire. Je me sentis tout 
à coup humilié de courir des chances de crime, 
et de me trouver à la main un sabre d'Esclave au 
Heu d'une épée de Chevalier. Bien d'autres faits 
pareils vinrent h ma connaissance, qui flétrissaient 
à mes yeux celle noble espèce d'hommes que je 
n'aurais vouiu voir consacrée qu'à la défense de la 
patrie. Ainsi, à l'époque de la Terreur, il arriva 
qu'un autre capitaine de vaisseau reçut, comme 

6 



98 SERVITUDE 

toute la marine, Tordre monstpueux du Comité de 
salut public de fusiller les prisonniers de guerre ; 
il eut le malheur de prendre un bâtiment anglais^ 
et le malheur plus grand d'obéir -à Tordre du gou- 
vernement. Revenu à terre, il rendit compte de sa 
honteuse exécution, se retira du service, et lîiourut 
de chagrin en peu de temps. Ce capitaine com- 
mandait la Boudeuse^ frégate qui, la première, fit 
le tour du monde sous les ordres de M. de Bou- 
gainville, mon parent. Ce grand navigateur en 
pleura, pour Thonneur de soa vieux vaisseau. 

Ne viendra-t-elle jamais, la loi qd, dans de 
telles circonstances, mettra d'accord le Devoir et la 
l Conscience ? La voix publique a-t-elle tort quand 
elle s'élève d'âge en âge pour absoudre et pour 
honorer la désobéissance du vicomte d'Orte, qui 
répondit à Charles IX lui ordonnant d'étendre à 
Dax la Saint-Barthélémy parisienne : 

€ Sire, j'ai communiqué le commandement de 
c Votre Majesté à ses fidèles habitants et gens de 
a guerre; je n'ai trouvé que bons citoyens et braves- 
« soldats, et pas un bourreau. » 



MILITAIRE. 99 

Et s*il«ut raison de refuser l'obéissance, com- 
ment vivons-nous sous des lois que nous trouvons 
raisonnables de donner la mort à qui refuserait 
cette même obéissance aveugle ? Nous admirons le 
libre arbitre et nous le tuons ; l'absurde ne peut 
régner ainsi longtemps. 11 faudra bien que l'on en 
vienne à régler les circonstances où la délibéra- 
tion sera permise à l'homme armé, et jusqu'à quel 
rang sera laissée libre l'intelligence, et avec elle 
l'exercice de la Conscience et de la Justice... Il fau- 
dra bien un jour sortir de là. 

Je ne me dissimule point 'que c'est là une ques- 
tion d'une extrême difficulté, et qui touche à la 
base même de toute discipline. Loin de vouloir 
affaiblir cette discipline, je pense qu'elle a besoin 
d'être corroborée sur beaucoup de points parmi 
nous, et que, devant l'ennemi, les lois ne peuvent 
être trop draconfennes. Quand l'armée tourne sa 
poitrine de fer du côté de l'étranger, qu'elle mar- 
che et agisse comme un seul homme, cela doit être; 
mais lorsqu'elle s'est retournée et qu'elle n'a plus 
devant elle que la mère-patrie, il est bon qu'alors, 



100 SERVITUDE 

du moins, elle trouve des lois prévoyantes qui lui 
permettent d'avoir des entrailles filiales. Il est a 
souhaiter aussi que des limites immuables soient 
posées une fois pour toujours à ces ordres absolus 
donnés aux Armées par le souverain Pouvoir, si 
souvent tombé en indignes mains, dans notre his- 
toire. Qu'il ne soit jamais pogsible à quelques 
aventuriers parvenus à la Dictature, de transformer 
en assassins quatre cent mille hommes d'honneur, 
par une loi d'un jour comme leur règne. 

Souvent, il est vrai, je vis, dans les coutumes 
du service, que, grâce peut-être à l'incurie fran- 
çaise et à la facile bonhomie de notre caractère, 
comme compensation, et tout à côté de cette mi- 
sère de la Servitude militaire, il régnait dans les 
Armées une sorte de liberté d'esprit qui adoucissait 
l'humiliation de l'obéissance passive; et, remar- 
quant dans tout homme de guerre quelque chose 
d'ouvert et de noblement dégagé, je pensai que 
cela venait d'une ân^e reposée et soulagée du poids 
énorme de la responsabilité. J'étais fort enfant 
alors, et j'éprouvai peu à peu que ce sentiment al- 



MILITAIRE. 101 

légeait ma conscience; il me sembla voir dans 
chaque général en chef une sorte de Moïse, qui 
devait seul rendre ses terribles comptes à Dieu, 
après avoir dit aux fils de Lévi : t Passez et re- 
passez au travers du camp ; que chacun tue son 
frère, son fils, son ami et celui qui lui est le plus 
proche.» Et il y eut vingt-trois mille hommes de 
tués, dit l'Exode, ch. xxxn, v. 27 ; car je savais la 
Bible par cœur, et ce livre et moi étions tellement 
inséparables que dans les plus, longues marches il 
me suivait toujours. On voit quelle fut la première 
consolation qu'il me donna. Je pensai qu'il faudrait 
que j'eusse bien du malheur pour qu'un de mes 
Moïses galonnés d'or m'ordonnât de tuer toute ma 
famille; et, en effet, cela ne m'arriva pas, comme je 
l'avais fort sagement conjecturé. Je pensais aussi 
que, quand même régnerait sur la terre l'imprati- 
cable pabc de l'abbé de Saint-Pierre, et quand lui- 
même serait chargé de régulariser cette liberté et 
cette égalité universelles, il lui faudrait pour cette 
œuvre quelques régiments de Lévites à qui il pût dire 
de ceindre l'épée, et à qui leur soumission attire- 



dOS SERVITIjDE 

xait la bénédiction du Seigneur. Je oherohais ainsi 
à capituler avec les monstrueuses résignations de 
Vobéissance passive, en considérant à quelle source 
^Ue remontait, et comme tout ordre social sem- 
i)lait appuyé sur Tobéissance ; mais il ime fallut 
bien des raisonnements et des paradoxes pour par- 
jvenir.à lui faire prendre quelque place dans mon 
âme. J'aimais fort à l'infliger et peu à la subir; je 
la trouvais admirablement sage sous mes pieds, 
mais absurde sur ma tète. J'ai vu depuis bien des 
iommes raisonner ainsi, qui n'avaient pas l'excuse 
flue j'avais alors : j'étais un Lévite de seize ans. 
* Je n'avais pas alors étendu mes regards sur la 
patrie entière de notre France, set sur cette autre 
patrie qui l'entoure, FEurope.; et de là sur la patrie 
de l'humanité, le globe, qui devient heureusement 
plus petit chaque jour, resserré dans la main de 
la civilisation. Je ne pensai pas combien le cœur 
de l'homme de guerre serait plus léger encore dans 
sa poitrine,: s'il sentait en lui deux hommes, dont 
l'un obéirait à l'autre ; s'il savait qu'après son rôle 
tout rigoureux dans la guerre^ il aurait droit à un 



MILITAIRE. t03 

rôle tout bienfdsant et non moins glorieux dans 
la paix; si, à un grade déterminé, il avait des 
droits d'élection; si, après avoir été longtemps 
muet dans les camps, il avait sa voix dans la Cité ; 
s'il était exécuteur, dans Tune, des lois qu'il aurait 
faites dans l'autre, et si, pour voiler le sang de 
l'épée, il avait la toge. Gr, il n'est pas impossible 
que tout cela n'advienne un jour. 

Nous sommes vraiment sans pitié de vouloir 
qu'un homme soit assez fort pour répondre lui 
seul de cette nation armée qu'on lui met dans la 
main. C'est une chose nuisible aux gouvernements 
mêmes; car l'organisation actuelle, qui suspend 
ainsi à un seul doigt toute cette chaîne électrique 
de l'obéissance passive, peut, dans tel cas donné, 
rendre par trop simple le renversement total d'un 
État. Telle révolution, à'^demi formée et recrutée, 
^'aurait qu'à gagner un ministre de la guerre pour 
«e compléter entièrement. Tout le reste suivrait 
nécessairement, d'après nos Ids, sans que nul 
anneau se pût soustraire à la commotion donnée 
d'en haut. 






104 SERVITUDE 

Non, j'en atteste les soulèvements de conscience 
de tout homme qui a Vu couler ou f^it couler le 
sang de ses concitoyens, ce n*est pas assez d'une 
seule tête pour porter un poids aussi lourd que 
celui de tant de meurtres ; ce ne serait pas trop 
d'autant de têtes qu'il y a de combattants. Pour 
être responsables de la loi de sang qu'elles exécu- 
tent, il serait juste qu'elles l'eussent au moins bien 
comprise. Mais les institutions meilleures, récla- 
mées ici, ne seront elles-mêmes que très-passa- 
gères ; car, encore une fois, les armées et la guerre 
n'auront qu'un temps; car, malgré les paroles d'un 
sophiste que j'ai combattu ailleurs, il n'est point 
vrai que, même contre l'étranger, la giieiTe soit 
divine ; il n'est point vrai que la terre soit avide de 
sang. La guerre est maudite de Dieu et des hommes 
mêmes qui la font et qui ont d'elle une secrète hor- 
reur, et la terre ne crie au ciel que pour lui de- 
mander l'eau fraîche de ses fleuves et la rosée 
pure de ses nuées. 

Ce n'est pas, du reste, dans la première jeu- 
nesse, toute donnée à l'action, que j'aurais pu me 



MILITAIRE. 105 

demander s'il n'y avait pas de pays modernes où 
l'homme de la guerre fût le même que l'homme de 
la paix, et non un homme séparé de la famille et 
placé comme son ennemi. Je n'examinais pas ce 
qu'il noug. serait bon. de prendre aux anciens sur 
ce point ; beaucoup de projets d'une organisation 
plus sensée des armées ont été enfantés inutile- 
ment. Bien loin d'en mettre aucun à exécution, ou 
seulement en lumière, il est probable que le Pou- 
voir, quel qu'il soit, s'en éloignera toujours de plus 
en plus, ayant intérêt à s'entourer de' gladiateurs 
dans la lutte sans cesse menaçante ; cependant 
l'idée se fera jour et prendra sa forme, comme fait 
tôt ou tard toute idée nécessaire. 

Dans l'état actuel, que.de bons sentiments à 
conserver qui pourraient s'élever encore par le 
sentiment d'une haute dignité personnelle ! J'en ai 
recueilli bien des exemples dans ma mémoire; 
j'avais autour de moi, prêts à me les fournir, d'in^ 
nombrables amis intimes, si gatment résignés k 
leur insouciante soumission, si libres d'esprit dans 
l'esclavage de leur corps, que cette insouciance 



me SERVITUDE 

une gagna vn moment comme eux^ et, avec elle, 
te cakne parfait du soldat et de l'officier, calme 
qui est précisément celui du cheval mesurant no- 
blement son lallnre entre la bride et Téperon, et 
•fiar de n'être nullement responsable. Qu'il me soit 
donc permis de donner, dans la simple histoire 
d'un brave homme et d'une famille de soldat que 
je ne fis qu'entrevoir, un exemple, plus doux que 
le premier, de ces longues résignations de toute la 
vie, pleines d'honnêteté, de pudeur et de bonho- 
mie, très-communes dans notre armée, et dont la 
Tue repose l'àme quand on vit en même temps, 
comme je le faisais, dans un monde élégant, d'où 
l'on descend avec plaisir pour étudier des mœurs 
plusnaïv^, tout arriérées qu'elles sont. 

Telle qu'elle, «st, l'Armée est im bon livre à 
ouvrir pour connaître l'humanité ; on y apprend à 
merttre la mûn à tout, aux chpses les plus basses 
comme .aux plus élevées; les plus délicats et les 
plus riches sont iorcés ^ voir vivre de près la 
pauvreté €t de vivre tavec elle, de lui mesurer son 
.^ros {)4tia;et4e.lui.jpeser sa viaikbe. Sans l'armée. 



MILITAIRE. 107 

tel fils de grand seigneur ne soupçonnerait pas 
comment un soldat vit, grandit, engraisse toute 
Tannée avec neuf sous par jour et une cruche d'eau 
fraîche, portant sur le dos un sac dont le contenant 
et le contenu coûtent quarante francs à sa patrie. 
Cette simplicité de mœurs, cette pauvreté in- 
souciante et joyeuse de tant de jeunes gens, cette 
vigoureuse et saine existence, sans fausse politesse 
ni fausse sensibilité, cette allure mâle donnée à 
. tout, cette uniformité de sentiments imprimés par 
la discipline, sont des liens d'habitude grossiers, 
mais difficiles à rompre, et qui ne manquent pas 
d'un certain charme inconnu aux autres profes- 
sions. J'ai vu des officiers prendre cette existence 
en passion au point de ne pouvoir la quitter quel- 
que temps sans ennui, même pour retrouver les 
plus élégantes et les plus chères coutumes de leur 
vie. — ^ Les régiments sont des couvents d'hommes, 
mais des couvents nomades; partout ils portent 
leurs usages empreints de gravité, de silence, de 
retenue. On y remplit bien les vœux de Pauvreté 
et d'Obéissance. 



108 SERVITUDE MILITAIRE. 

Le caractère de ces n x*lus est indélébile comme 
celui des moines, et jamais je n'ai revu l'uni- 
forme d'un de irm régiments sans un battement 
de cœur. 



LA 



VEILLÉE DE VINGENNES 



CHAPITRE II. 



LBS SCRUPULES D^HONNEUR D^UN SOLDAT. 



Un soir de Tété de 1819 , je me promenais J 
Vincennes dans Tintérieur de la' forteresse , of 
j'étais en garnison avec Timoléon d'Arc***, lieute 
nant de la Garde comme moi; nous avions fait, 
selon rhabitude, la promenade au polygone, as- 
sisté à l'étude du tir à ricochet, écouté et raconté 
paisiblement les histoires de guerre, discuté sur 
l'école Polytechnique, sur sa formation, son utilité, 
ses défauts, et sur les hommes au teint jaune 



ilO SERVITUDE MILITAIRE. 

qu'avait fait pousser ce terroir géométrique. La 
couleur pâle de l'école , Timoléon l'avait aussi sur 
le front. Ceux qui l'ont connu se rappelleront 
comme moi sa figure régulière et un peu amaigrie, 
ses grands yeux noirs et les sourcils arqués qui les 
couvraient, et le sérieux si doux et rarement trou- 
blé de son visage Spartiate ; il était fort préoccupé 
ce soir-là de notre conversation très-longue sur le 
système des^ probabilités de Laplace. Je me sou- 
viens qu'il tenait sous le bras ce livre, que nous 
avions en grande estime , et dont il était souvent 
tourmenté. 

La nuit tombait , ou plutôt s'épanouissait ; une 
belle nuit d'août. Je regardais avec plaisir la cha- 
pelle construite par saint Louis , et cette couronne 
de tours moussues et à demi ruinées qui servait 
alors de parure à Vincennes; le donjon s'élevait 
au-dessus d'elle comme un roi au milieu de ses 
gardes. Les petits croissants de la chapelle bril- 
laient parmi les premières étoiles, au bout de 
leurs longues flèches. L'odeur fraîche et suave du 
bois nous parvenait par-dessus les remparts , et il 



LA YEILLJ^E DE VINCEKNES. iH 

n'y avait pas jusqu'au gazon des batteries qui 
n'exhalât une haleine de soir d'été. Nous nous as- 
sîmes sur un grand canon de Louis XIV^ et nous 
regardâmes en silence quelques jeunes soldats qui 
essayaient leur force en soulevant tour à tour une 
bombe aul)OUt du bras, tandis que les autres ren- 
traient lentement et passaient le pont-Ievis deux 
par deux ou quatre par quatre , avec toute la pa- 
resse du désœuvrement militaire. Les cours étaient 
remplies de caissons de l'artillerie, ouverts et char- 
gés de poudre, préparés pour la revue du lende- 
main. A notre côté, près de la porte du bois, un 
vieil Adjudant d'artillerie ouvrait et refermait , sou- 
vent avec inqœétude , la porte très-légère d'une 
petite tour, poudrière et arsenal , appartenant à 
l'artillerie à pied, et remplie de banls de poudre, 
d'armes et de munitions de guerre. H nous salua 
«n passant. 'C'était un homme d'une taille élevée, 
mais un peu voûtée. Ses cheveux étaient rares et 
blancs, sa moustache blanche et épaisse, son air 
ouvert, robuste et frais encore , heureux, doux et 
isage. 11 tenait trois grands registres à la main, et 



112 SERVITUDE MILITAIRE. 

y vérifiait de longues colonnes de chiffres. Nous 
lui demandâmes pourquoi il travaillait si tard, 
contre sa coutume. 11 nous répondit , avec le ton 
de respect et de calme des vieux soldats, que 
c'était le lendemain un jour d'inspection générale 
à cinq heures du matin ; qu'il était responsable des 
poudres , et qu'il ne cessait de les examiner et de 
recommencer vingt fois ses comptes, pour être à 
l'abri du plus léger reproche de négligence ; qu'il 
avait voulu aussi profiter des dernières lueurs du 
jour, parce que la consigne était sévère et défen- 
dait d'entrer la nuit dans la poudrière avec un 
flambeau ou même une lanterne sourde; qu'il 
était désolé de n'avoir pas eu le temps de tout voir, 
et qu'il lui restait encore quelques obus à exami- 
ner; qu'il voudrait bien pouvoir revenir dans la 
nuit ; et il regardait avec un peu d'impatience le 
grenadier que Ton posait en faction à la porte , et 
qui devait l'empêcher d'y rentrer. 

Après nous avoir donné ces détails , il se mit à 
genoux et regarda sous la porte s'il n'y restait pas 
une traînée de poudre. Il craignait que les éperons 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. ^^3 

OU les fers des bottes des officiers ne vinssent à y 
mettre le feu le lendemain. 

— Ce n'est pas cela qui m'occupe le plus, dit- 
il en se relevant, mais ce sont mes registres ; et il 
les regardait avec regret. 

— Vous êtes trop scrupuleux, dit Timoléon. 

— Ah ! mon lieutenant , quand on est dans la 
Garde on ne peut pas trop l'être sur son honneur. 
Un de nos maréchaux-des-logis s'est brûlé la cer- 
velle lundi dernier, pour avoir été mis à la salle de 
police. Moi, je dois donner l'exemple aux sous- 
officiers. Depuis que je sers dans la Garde je n'ai 
pas eu un reproche de mes chefs, et une punition 
me rendrait bien malheureux. • 

Il est vrai que ces braves soldats , pris dans 
l'armée parmi l'élite de l'élite , se croyaient désho- 
norés pour la plus légère faute. 

— Allez , vous êtes tous les puritains de l'hon- 
neur, lui dis-je en lui frappant sur l'épaule. 

Il salua et se retira vers la caserne où était son 
logement; puis, avec une innocence de mœurs 
particulière à l'honnête race des soldats , il revint 






^^ SERVITUDE MILITÀIRB. 

apportant du cbenevis dans le creux de ses mains 
à une poule qui élevait ses douze poussins sous le 
vieux canon, de bronze où nous étions assià. 

C'était bien la plus charmante poule que j'ai& 
connue de ma vie ; elle était toute blanche , sans 
une seide tache; et ce brave homme, avec ses gros 
doigts mutilés à Marengo et à Âusterlitz , lui avait 
collé sur la tète une petite aigrette rouge , et sur la 
poitrine un petit collier d'argent avec une plaque à 
son chiffre. La bonne poule en était fière et recon- 
naissante à la fois. Elle savait que les sentinelles 
la faisaient toujours respecter, et elle n'avait peur 
de personne, pas même d'un petit cochon de lait et 
d'une chouette qu'on, avait logés auprès d'elle sous 
le canon voisin. La belle poule faisait le bonheur 
des canonniers ; elle recevait de nous tous des 
miettes de pain et de sucre tant que nous étions en 
uniforme ; mais elle avait horreur de l'habit bour- 
geois, et, ne nous reconnaissant plus sous ce dégui- 
sement, elle s'enfuyait avec sa famille sous le 
canon de Louis XIV. Magni&pe canon sur lequel 
était grave; Ifétemeli soleil av^ soa Née pluribus^ 



LA VEILLEE DK TINCEXfNBS. i45 

impar, et VUltima ratio Regtim. Et il togeait une 
poule là-dessous I 

Le bon Adjudant nous parla d'elle en fort bons 
termes. Elle fournissait des œufs à lui et à sa fille 
avec une généroaté sans psoreille ; et il Faimait 
tant, qu'il n'avait pas eu le courage de tuer un 
seul de ses poulets, de peur de l'affliger. Conune il 
racontait ses bonnes mœurs^ les tambours et les 
trompettes battirent et sonnèrent à la fois l'appel 
du soir. On aSiak lever Ie& ponts^ et les ^concierges 
en faisaient résonner les. chaînes. Nous, n'étions pas 
de service , et nous sortfmes par la porte du bois. 
Timoliéon, q}Â a'avait cesûské de faire des: angles sur 
le sable avec le bout de 'son épée , s'était levé du 
eanon en regrettant ses. tiiangles conmie moi je 
regrettais ma poule blaiche et mon Adjudant. 

Nous tournâmes à. gaucber, en suivant les rem- 
parts; et, passant ainsi devant le tertre de gazon 
élevé au duc d'Enghien sur son corps fusillé et sa 
tète écrasée par un pavé,, nqus côtoyâmes les fossés 
en y regardant le petit chemin hlana qa'il avait pris 
pour arriver à cetti» fosse. 



116 SERVITUDE MILITAIRE. 

Il y a deux sortes d'hommes qui peuvent très^ 
bien se promener ensemble cinq heures de suite 
sans se parler : ce sont les prisonniers et les offitiers. 
Condamnés à se voir toujours, quand ils sont tous 
réunis, chacun est seul. Nous allions en silence, les 
bras derrière le dos. Je remarquai que Timoléon 
tournait et retournait sans cesse une lettre au clair 
de la lune ; c'était une petite lettre de forme 
longue ; j'en connaissais la figure et l'auteur fémi- 
nin , et j'étais accoutumé à le voir rêver tout un 
jour sur cette petite écriture fine et élégante. Aussi 
nous étions arrivés au village en face du château, 

• 

nous avions monté l'escalier de notre petite mai- 
son blanche; nous allions nous séparer sur le carré 
de nos appartements voisins, que je n'avais pas dit 
une parole. Là seulement, il me dit tout à coup : 

— Elle veut absolument que je donne ma démis- 
sion ; qu'en pensez-vous ? 

— Je pense , dis-je, qu'elle est belle comme un 
ange , parce que je l'ai vue; je pense que vous l'ai- 
mez comme un fou , parce que je vous vois depuis 
deux ans tel que ce soir ; je Dense que vous avez une 



LA VEILLEE DE VINCENNES. m 

assez belle fortune, à en juger par vos chevaux et 
votre train ; je pense que vous avez fait assez vos 
preuves pour vous retirer, et qu'en temps de paix 
ce n*a6t pas un grand sacrifice ; mais je pense aussi 
à une seule cliose... 

— Laquelle? dit-il en souriant assez amère- 
ment, parce qu'il devinait. 

— C'est qu'elle est mariée, dis-je plus grave- 
ment ; vous le savez mieux que moi, mon pauvre 
ami. 

— ; Cest vrai, dit-il, pas d'avenir. 

— Et le service sert à vous faire oublier cela 
quelquefois, ajoutai-je. 

— Peut-être, dit-il ; mais il n'est pas probable 
que mon étoile change à l'armée. Remarquez dans 
ma vie que jamais je n'ai rien fait de bien qui ne 
restât inconnu ou mal interprété. 

— Vous liriez Laplace toutes les nuits, dis-je, 
que vous ne trouveriez pas de remède à cela. 

Et je m'enfermai chez moi pour écrire un poème 
sur le Masque de fer, poëme que j'appelai : La 
Prison. 

7. 



CHAPITRE UL 



sua l'auour du danger* 



L'isolement ne saurait être trop complet pour 
les hommes que je ne sais quel démon poursuit 
par les illusions de poésie. Le siience^ étaâtpmflatod, 
et Tombre épaisse sur le» tours du vieux Vin- 
ceimes. La garnison donnait, depuis neuf heuoea 
du soin lous les feux s'étaient étemtsi àr six beuiieB^ 
par ordre des tambours. On n'entendait qu^ la voûc 
ées^ sentâiidles placées sur le rempaiH et s'envoyant 
et répétant, Fuim après l'autre^ leur cri long et 
. aiiâaacoliqa& : SmHnelief prene%gardeà vom I Les 
corbeaux dès toursM is^ndaient plus tristement 
encore, et, ne s'y croyant plus en sûreté, s'euTO-; 



LA TEILLBB DE TINCïimBS. il? 

laient ptas hasaâ jixsqif au donjcm. Rien ne pouvait 
{dus me troubler, et pourtant quelque chose me 
trcniblait , qui n'était m bruit, m lumiëre. Je you- 
tais et ne pourais pas écrire. Je sentais quelque 
chose dans ma pensée, comme une tache dans 
une émeraude; c^étaft l'idée que quelqu'un auprès 
de moi veillait aussi , et mllait sans consolation, 
profondàxtent tourmenté. Cek ne gênait. J'étak 
sâr qu'il ai^t besoin de se confier, et j'avais foi 
iNTusquemo^ sa confiéesce par dé^^de me hvxer 
è mes idées favorites. J'en étais pcmi urâtitesaDt 
par le trouble de ces idées mêmes. Elles ne iso- 
laient pas libren^axt et largp^aent ,. et il me sem- 
blait que leurs aHes étaient appesanÉies ,. mouillées 
peut-être par une larme secrète d'un ami délaissé. 
Je me lerai de mon faoteuil. J'ouvris la fenêtre, 

• 

et je me mis à res{Ârer l'air embmtmé de la nuit. 
Une odeur de forêt venait à moi, par-dessils les 
murs, im peu mâangée d'une faible odeur de 
poudre; eela me rappela ce volcan sur lequel 
vivaient et dormaient tnûs mille hommes dans une 
sécurité psfffaite. rspmp^ sur h grande baraque 



f20 . SERVITUDE MILITAIRE. 

du fort, séparé du village par un chemin de qua- 
lante pas tout au plus, une lueur projetée par la 
lampe de mon jeune voisin ; son ombre passait, et 
repassait sur la muraille , et je vis à ses épaulettes 
qu'il n'avait pas même songé à se coucher. Il était 
minuit. Je sortis brusquement de ma chambre et 
Centrai chez lui. Il ne fut nullement étonné de me 
voir, et dit tout de suite que s'il était encore de- 
bout, c'était pour finir une lecture dé Xénophon qui 
l'intéressait fort. Mais comme il n'y avait pas un 
seul livre ouvert dans sa chambre , et qu'il tenait 
encore à la main son petit billet de femme , je ne 
fus pas sa dupe ; mais j'en eus l'air. Nous nous 
mtmes à la fenêtre, et je lui dis , essayant d'appro- 
cher mes idées des siennes : 

— Je travaillais aussi de mon côté , et je cher- 
chais à me rendre compte de cette sorte d'aimant 
qu'il y a pour nous dans l'acier d'une épée. C'est 
une attraction irrésistible qui nous retient au ser- 
vice malgré nous, et fait que nous attendons tou- 
jours un événement ou une guerre. Je ne sais pas 
^fiX je venais vous en parler) s'il ne serait pas vrai 



LA VEILLEE DE VINCENNES. 121 

de dire et d'écrire qu'il y a dans les armées une 
passion qui leur est particulière et qui leur donne 
la vie ; une passion qui ne tient ni de l'amour de 
la gloire^ ni de l'ambition ; c'est une sorte de com- 
bat corps à corps contre la destinée, une lutte qui i 
est la source de mille voluptés inconnues au reste 
des hommes, et dont les triomphes intérieurs sont 
remplis de magnificence ; enfin c'est I'amour du 

DANGER ! 

\ — C'est vrai, me dit Timoléon. 

Je poursuivis : 

— Que serait-ce donc qui soutiendrait le. marin 
sur la mer? qui le consolerait dans cet ennui 
d'un homme qui ne voit que des hommes ? Il part, 
et dit adieu à la terre ; adieu au sourire des 
femmes , adieu à leur amour ; adieu aux amitiés 
choisies et aux tendres habitudes de la vie ; adieu 
aux bons vieux parents ; adieu à la belle nature des 
campagnes, aux arbres, aux gazons, aux fleurs qui 
sentent bon, aux rochers sombres, aux bois mélan- 
coliques pleins d'animaux silencieux et sauvages; 
adieu aux grandes villes, au travail perpétuel des 



f22 SERVITUDE MILITAIRE. 

arts, à Fagitation sublime de toutes les* pensées 
dans Tœsiveté dé la vie, aux relations élégantes, 
mystériieuses et passionnées dir monde ; M dit 
adieu à tout, et part. H va trouver trois ennemis : 
Feau, l'air et l'homme ; et foutes les mmcrtes de sa 
vie vont en avoir un à combattre; Cette* magi^qoe 
inquiétude le délivre de l'ennui. 11 vit dans taie 
perpâ»elle victoire ; c'en est une que de paaiscr 
seulement sur l'Océan et de ne pas s'engloutâr cd 
sombrant ; c'en est une que d'aller oA fl veut et 
de s'enfoncer dans les bras du vent contraire^ c'en 
est une que de courir devant Forage' et de s'en 
faire suivre comme (Tun vdfet ; c'en est une qae 
d'y dormir et d'y établir son cabinet d'étude, n He 
couche avec le sentiment de sa royauté, sur le dos 
de FOcéan, comme samt Jérdme sur son Mok^ et 
jouît de la soIîCucfe qui esf afussi son époose. 

-r- C'est grand, êSt "fîmoléon ; et je va&anpsii 
qu'il posait la lettre siv la table. 

— Et e'^est ràMOtm wi dauser qui leiiourrit^ qui 
fait que jamais il n'est un m(xnent désceuvré, qo^il 
se sent en lutte, et qu'il a mi b«l. C'est It hitte 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 123 

qu'il nous faut toujours ; si nous étions en cam- 
pagne, vous ne souffririez pas tant. 

— Qui sait ? dit-il. 

— Vous êtes aussi heureux que vous pouvez 
rêtre ; vous ne pouvez pas avancer dans votre bon- 
heur. Ce bonheur-là est une impasse véritable. 

— Trop vrai! trop vrai! Tentendis-je mur- 
murer. 

— Vous ne pouvez pas empêcher qu'elle n'ait 
un jeune mari et un enfant, et vous ne pouvez pas 
fCKoaquériir jdus. de liberté qnie voua n'en asw^;. voilà 
votre supplice, à vous^ L 

Urne senra la main: — Et toujours imatàtl 
dclHL Croyez-vous qoB nous ayons la guerre l 
-^ Je m'en crois pa» un mot, répandÎB-^je« 

— Si je pouvais seulement savoir si? elle est au 
bal ce soir ! Je lui avais bien défendu d'y altat* 

— Je me, serais bien aperçu, sansce que ifoob 
me dite8> là^, (gi!il. est minuit, lui dis*je ;: vous n'avez 
pas hesoixi dfAusterlitz,. mxm ami, vous êtes assez 
occupé ; ^«msi pouisez dissknular et mentir encoie 
pmdane pltMUis.aiuiéeEu Biaisoir^ 



CHAPITRE IV. 



LB CONCERT DE FAUILLE. 



Comme j'allais me retirer, je m'arrêtai, la main 
sur la clef de sa porte, écoutant avec étonnement 
une musique assez rapprochée et venue du château 
même. Entendue de la fenêtre, elle nous sembla 
formée de deux voix d'hommes, d'une voix de 
femme et d'un piano. C'était pour moi une douce 
surprise, à cette heure de la nuit. Je proposai à 
mon camarade de l'aller écouter de plus près. Le 
petit pont-levis, parallèle au grand, et destiné à 
laisser passer le gouverneur et les officiers pendant 
une partie de la nuit, était ouvert encore. Nous ren- 
trames dans le fort, et, en rôdant par les cours. 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. i^ 

nous fûmes guidés par le son jusque sous les fenê- 
tres ouvertes que je reconnus pour celles du bon 
vieux Adjudant d'artillerie. 

Ces grandes fenêtres étaient au rez-de-chaussée, 
et, nous arrêtant en face, nous découvrîmes, jus- 
qu'au fond de l'appartement, la simple famille de 
cet honnête soldat. 

Il y avait, au fond de la chambre, un petit 
piano de bois d'acajou, garni de vieux ornements 
de cuivre. L'Adjudant (tout âgé et tout modeste 
qu'il nous avait paru d'abord ) était assis devant le 
clavier, et jouait une suite d'accords, d'accompa- 
gnements et de modulations simples, mais harmo- 
nieusement unies entre elles. 11 tenait les yeux 
élevés au ciel, et n'avait point de musique devant 
lui ; sa bouche était entr'ouverte avec délices sous 
l'épaisseur de ses longues moustaches blanches. Sa 
fille, debout à sa droite, allait chanter ou venait 
de s'interrompre ; car elle regardait avec inquié- 
tude, la bouche entr'ouverte encore, comme lui. 
i sa gauche, un jeune sous -officier d'artillerie 
légère de la Garde, vêtu de l'uniforme sévère de ce 



196 tBRVITTJDB MUITAIRE. 

beau corps, regardait cette jeune personne conune 
s'il n'eût pas cessé de l'écouter. 

Rien de si calme que leurs poses, rien de si 
4écent que leur maintien, rien de si heureux que 
leurs visages. Le rayon qui tombait d'en haut sur 
ces trois fronts n'y éclairait pas une expression 
soucieuse ; et le doigt de Dieu n'y avait écrit que 
bonté, amour et pudeur. 

Le froissement de nos épées sur le mur les 
avertit que nous étions là. Le brave homme nous 
vit, et son front chauve en rougit de surprise et, 
je pense aussi, de satisfaction. Il se leva avec em- 
pressement, et, prenant un des trois chandeliers qui 
l'éclairaient, vint nous ouvrir et nous fit asseoir. 
Nous le priâmes de continuer son concert de fa- 
mille; et, avec une simplicité noble, sans: s'excuser 
et sans demander indulgence^ il dit k ses enfants : 

— Où en étions-nous T 

Et les trois voix s'élevèrent en chœur avec une 
indicible harmonie. 

Timoléon écoutait et sestait. sans^ mouvement 
pour moi, cachant ma tète et. mes yeux, je me mis 



LA VEILLiE DE VINCENNES. *27 

& rêver avec un attendrissement qui, je ne* sais 
pourquoi,, était douloureux* Ce qu'ils chantsâent 
emportait mon ârae dans des régions de larmes et 
de mélanosliques félicités, et,, poursuivi peut-être 
par rimportune idée de mes travaux du soir^ je 
changeais en mobiles images les mobiles modula- 
tions des voix. Ce qu'ils chantaient était rni de ces 
chœurs écossais^ une des anciennes mélodies des 
Bardes que chante encore Pécho sonore des Or- 
cades. Pour moi, ce chœur mélancolique s'élevait 
lentement et s'évaporait tout à coup comme l£S 
brouillards des montagnes d'Ossian; ces brouil- 
lards qui se forment sur Técume moussaise des 
torrents derArven, s'épaississent lentement et senx- 
blent se gonfler et se grossir, en montant, d'une 
foule innombraMe de fantâmes tourmentés et tOT- 
cbis par lea Y&nts. Ce sont des guem^rs qui rêvent 
toujours, le casque appuyé sur iai main, et dont les 
larmes et la sang tombent goutte à goutte dans les 
€aux noiras des rochers ;. ce sont dm beautés pâles 
4ont.les>GbeiKeux s'allongent en amère, comme les 
rayons d'une lointaine comètei, ^ se fondfônt dans 



/ 



128 SERVITUDE MfLITAIRE. 

le sein humide de la lune : elles passent vite, et 
leurs pieds s'évanouissent enveloppés dans les plis 
vaporeux de leurs robes blanches ; elles n'ont pas 
d'ailes, et volent. Elles volent en tenaùt des harpes, 
elles volent les yeux baissés et la bouche entr'ou- 
verte avec innocence ; elles jettent un cri en pas- 
sant et se perdent, en montant, dans la douce lu- 
mière qui les appelle. Ce sont des navires aériens 
qui semblent se heurter contre des rives sombres, 
et se plonger dans des flots épais ; les montagnes 
se penchent pour les pleurer, et les dogues noirs 
élèvent leurs tètes difformes et hurlent longue- 
ment, en regardant le disque qui tremble au ciel, 
tandis que la mer secoue les colonnes blanches 
des Orcades qui sont rangées comme les tuyaux 
d'un orgue immense , et répandent , sur l'Océan, 
une harmonie déchirante et mille fois prolongée 
dans la caverne où les vagues sont enfermées. 

La musique se traduisait ainsi en sombres 
images dans mon âme, bien jeune encore, ouverte 
\ à toutes les sympathies et comme amoureuse de 
ses douleurs fictives. 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 129 

C'était, d'ailleurs, revenir à la pensée de celui 
qui avait inventé ces chants tristes et puissants, 
que de les sentir de la sorte. La famille heureuse 
éprouvait elle-même la forte émotion qu'elle don- 
nait, et une vibration profonde faisait quelquefois 
trembler les trois voix. 

Le chant cessa, et un long silence lui succéda. . 
La jeune personne, oomme fatiguée, s'était appuyée 
sur répaule de son père ; sa taille était élevée et 
un peu ployée, comme par faiblesse; elle était 
mince, et paraissait avoir grandi trop vite, et sa 
poitrine, un peu amaigrie, en paraissait affectée. 
Elle baisait le front chauve, large et ridé de son 
père, et abandonnait sa main au jeune sous-officier 
qui la pressait sur ses lèwes. 

Comme je me serais bien gardé, par amour- 
propre , d'avouer tout haut mes rêveries inté- 
rieures, je me contentai de dire froidement : 

— Que le ciel accorde de longs jours et toutes 
sortes de bénédictions à ceux qui ont le don de 
traduire la musique littéralement ! Je ne puis trop 
aAnirer un homme qui trouve à une symphonie le 



130 SERVITUDE MILITAIRE. 

défaut d'être trop Cartésienne, et à une autre de 
pencher vers le système de Spinosa ; qui se récrie 
sur le panthéisme d*un trio et Futilité d'une ou- 
verture à l'amélioration de la classe la plus nom« 
breuse. Si j'avais le bonheur de savoir comme quoi 
un bémol de plus à la clef peut rendre un quatuor 
. de flûtes et de bassons plus partisan du Directoire 
que du Consulat et de l'Empire, je ne parlerais 
plus, je chanterais éternellement ; je foulerais aux^ 
pieds des mots et des phrases, qui ne sont bons 
tout au plus que pour une centaine de départe- 
ments, tandis que j'aurais le bonheur de dire mes 
idées fort clairement à tout l'univers avec mes sept 
notes. Mais, dépourvu de cette science comme je 
suis, ma conversation musicale serait si bornée que 
mon seul parti à prendre est de vous dire, en lan- 
gue vulgaire, la satisfaction que me cause surtout 
votre vue et le spectacle de l'accord plein de -siift- 
plicité et de bonhomie qui règne dans votre fa. 
mille. C'est au point que ce qui me platt le plus 
dans votre petit concert, c'est le plaisir que vous y 
prenez; vos âmes me semblent plus belles encora 



LA VEILLÉE DE YINCENNES. 131 ^ 

que la plus belle musique que le Ciel ait jamais 
€ntendue monter à lui, de notre misérable terre , 
toujours gémissante. 

Je tendais la main avec effusion à ce bon père, 
et il la serra a^ec l'expression d'une reconnaissance 
^rave. Ce n'était qu'un vieux soldat; mais il y 
avait dans son langage et ses manières je ne sais 
quoi de l'ancien bon ton du monde. La suite me 
l'expliqua. 

— Voici, mon lieutenant, me dit-il, la vie que 
nous menons ici. Nous nous reposons en chantant, 
ma fille, moi et mon gendre futur. 

Il regardait en même temps ces beaux jeunes 
;gens avec^une tendresse toute rayonnante de 
bonheur. 

— Voici, ajouta-t-il d'un air plus grave, en nous 
montrant un petit portrait, la mère de ma iiïle. 

Nous regardâmes la muraille blanchie de plâtre 
de la modeste chambre, et nous y vîmes, en effet, 
une miniature qui représentait la plus gracieuse, 
la plus fraîche petite paysanne que jamais Greuze 



/ 



132 SERVITUDE MILITAIRE. 

ait douée de grands yeux bleus et de bouche en 
forme de cerise. 

— Ce fut une bien grande dame qui eut au- 
trefois la bonté de faire ce portrait-là, me dit TAd- 
judant, et c'est une histoire curieuse que celle de 
la dot de ma pauvre petite femme. 

Et à nos premières prières de raconter son ma- 
riage, il nous parla ainsi, autour de trois verres 
d'absinthe verte qu'il eut soin de nous offrir préa- 
lablement et cérémonieusement. 



CHAPltRE V. 



HISTOIRE DR L ADJUDANT, 



LES .ENFANTS DE MONTREUIL ET LE TAILLEUR 

DE PIERRES. 



Vous saurez, mon lieutenant, que j'ai été élevé 
au village de Montreuil par monsieur le curé de 
Montreuil lui-même. Il . m'avait fait apprendre 
quelques notes du plain-chant dans le plus heu- 
reux temps de ma vie: le temps où j'étais enfant 
de chœur, où j'avais de grosses joues fraîches et 
rebondies, que tout le monde tapait en passant; 
une voix claire, des cheveux blonds poudrés, une 
blouse et des sabots. Je ne me regarde pas souvent, 
mais je m'imagine que je ne ressemble plus guère 

8 



134 SERVITUDE MILITAIRE. 

à cela. J'étais fait ainsi pourtant, et je ne pouvais 
me résoudre à quitter une sorte de clavecin aigre 
et discord que le vieux curé avait chez lui. Je l'ac- 
cordais avec assez de justesse d'oreille, et le bon 
père qui, autrefois, avait été renommé à Notre- 
Dame pour chanter et enseigner le faux-bourdon, 
me faisait apprendre un vieux solfège. Quand il 
tétait content, il me pinçait les joues à me les rendre 
Weuês, et me disait : — Tiens, Mathurin, tu n'es 
que le fils d'un paysan et d'une paysanne; mais si 
tu sais bien ton catéchisme et ton solfège, et que 
tu renonces à jouer avec le fusil rouillé de la mai- 
son, on pourra faire de toi un maître de musique. 
Va toujours. — Cela me donnait bon courage, et je 
frappais de tons mes poings sur les deux pauvres 
claviers, iont tes dièses étaient presque tous muets. 
Il y avait des heures où j'avais la permission 
4e me promener et de courir ; mais la récréation 
la plus douce était d'aller m'asseoir au bout du 
parc de Montreuil, et de manger [mon pain avec 
les maçons et les ouvriers qui construisaient sur 
l'avenue de Versailles, à cent pas de la barrière, 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. tV^ 

UD petit pavillon de musique, par ordre dé là Reine. 

C'était un lieu charmant, que vous pourrez, 
voir à droite de là route de Versailles, en arrivant. 
Tout à l'extrémité du parc de Montreuil, au milieu 
d'une pelouse de gazon, entourée de grands arbres, 
si vous distinguez un pavillon qui ressemble à une- 
mosquée et à une bonbonnière, c'est cela que j'al-^ 
lais regarder bâtir. 

Je prenais par la main une petite fille de mon 
âge, qui s'appelait Pierrette, que monsieur le curé 
faisait chanter aussi parce qu'elle avait une jolie 
voix. Elle emportait une grande tartine que lui 
donnait la bonne du curé, qui était sa mère, et 
nous allions regarder bâtir la petite maison que 
faisait faire la Reine pour la donner à Madame. 

Pierrette et moi, nous avions environ treize 
ans. Elle était déjà si belle, qu'on Farrétait sur son 
chemin pour lui faire compliment, et que l 'ai vu 
de belles dames descendre de carrosse pour lui 
parler et l'embrasser ! Quand elle avait un fourreau 
rouge relevé dans ses poches et bien serré de la 
ceinture, on voyait bien ce que sa beauté serait un 



136 SERVITUDE MILITAIRE. 

jour Elle n'y pensait pas, et elle m'aimait comme 
son frère. 

Nous sortions toujours en nous tenant par la 
main depuis notre petite enfance, et cette habitude 
était si bien prise, que de ma vie je ne luidonnai 
le bras. Notre coutume d'aller visiter les ouvriers 
nous fit faire la connaissance d'un jeune tailleur 
dé pierres, plus âgé que nous de huit ou dix an»-. 
11 nous faisait asseoir sur un moellon ou par terre 
à côté de lui, et quand il avait une grande pierre à 
scier, Kerrette jetait de l'eau sur la scie, et j'en 
prenais l'extrémité pour l'aider; aussi ce fut mon 
meilleur ami dans ce monde. Il était d'un carac- 
tère très-paisible, très-doux, et quelquefois un peu 
gai, mais pas souvent. Il avait fait une petite chan- 
son sur les pierres qu'il taillait, et sur ce qu'elles 
étaient plus dures que le cœur de Pierrette, ,et il 
jouait en cent façons sur ces mots de Pierre, de Pier- 
rette, de Pierrerie, de Pierrier, de Pierrot, et cela 
nous faisait beaucoup rire tous trois. C'était un grand 
garçon grandissant encore, tout pâle et dégingandé, 
avec de longs bras et de grandes jambes, et qui 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 137 

quelquefois avait l'air de ne pas penser à ce qu'il 
faisait. Il aimait son métier, disait-il, parce qu'it 
pouvait gagner sa journée en conscience, ayant 
songé à autre chose jusqu'au coucher du soleil. Son 
père, architecte, f/était si bien ruiné, je ne sais 
comment, qu'il fallait que le fils reprît son état 
par le commencement, et il s'y était fort paisible- 
ment résigné. Lorsqu'il (aillait un gros bloc, ou le 
sciait en long, il commençait toujours une petite 
chanson dans laquelle il y avait toute une histo- 
riette qu'il bâtissait à mesure qu'il allait, en vingt 
ou trente couplets, plus ou moins. 

Quelquefois il me disait de me promener devant- 
lui avec Pierrette, et il nous faisait chanter en- 
semble, nous apprenant à chanter en partie ; en- 
suite il s'amusait à me faire mettre à genoux devant 
Pierrette, la main sur son cœur, et il faisait les 
paroles d'une petite scène qu'il nous fallait redire 
après lui. Cela ne l'empêchait pas de bien connaître 
âbn état, car il ne fut pas un an sans devenir maître 
maçon. Il avait à nouriir, avec son équerre et son 
marteau, sa pauvre mère et deux petits frères qui 



138 SERVITUDE MILITAIRE. 

venaient le regarder travailler avec nous. Quand il 
voyait autour de lui tout son petit monde, cela lui 
donnait du courage et de la gatté. Nous l'appe- 
lions Michel ; mai^ pour vous dire tout de siite la 
vérité, il s'appelait Hicbd-Jean Sedaine. 



CHAPITRE VL 



UN SOUPIR. 



— Hélas ! dis-je, voilà un poëte bien à sa place. 

La jeune personne et le sous-officier se regar- 
dèrent, comme affligés de voir interrompre leur 
bon père ; mais le digne Adjudant reprit la suite 
de son histoire, après avoir relevé de chaque côté 
la cravate noire qu'il portait, doublée d'une cra- 
vate blanche, attachée militairement. 



CHAPITRE VIL 



LA« DAMB ROSE. 



C'est une chose qui me paraît bien certaine, 
mes chers enfants/ dit-il en se tournant du côté de 
sa fille, que le soin que la Providence a daigné 
prendre de composer ma vie comme elle Ta été. 
Dans les orages sans nombre qui l'ont agitée, je 
puis dire, en face de toute la terre, que je n'ai 
jamais manqué de me fier à Dieu et d'en attendre 
du secours, après m'étre aidé de toutes mes forces. 
Aussi, vous dis-je, en marchant sur les flots agités, 
je n'ai pas mérité d'être appelé homme de peu de 
foi, comme le fut l'apôtre; et quand mon pied 
s'enfonçait, je levais les yeux, et j'étais relevé. 



LA VEILLÉE DE VINGENNES. ^^1 

(Id je regardai Timoléon. — Il vaut mieux que 
n6us,^dis-je tout bas.) — Il poursuivit : 

— Monsieur le curé de Montreuil m'aimait 
beaucoup^j'étais traité par lui avec une amitié si 
paternelle, que j'avais oublié entièrement que 
•'étais né, comme il ne cessait de me le rappeler, 
d'un pauvre paysan et d'une pauvre paysanne, en- 
levés presque en même temps de la petite vérole, 
que je n'avais même pas vus. A seize ans, j'étais 

< sauvage et sot ; mais je savais un peu de latin , 
beaucoup de musique, et, dans toute sorte de tra- 
vaux de jardinage, on me trouvait assez adroit. 
Ma vie était fort douce et fort heureuse, parce que 
Pierrette était toujours là, et que je la regardais 
toujours en travaillant, sans lui parler beaucoup 
cependant. 

Un jour qjie je taillais les branches d'urv dès. 

. hêtres du parc et que je liais un petit fagot, Pier- 
rette me dit : 

— Ohl Mathurin, j'ai peur. Voilà deux jolies 
dames qui viennent devers nous par le bout de 
l'allée. Comment allons-nous faire ? 



^^ SERVITUDE; MXLITAIEE. 

Je regardai^ et, en effets je vis deux jeuaes fem- 
mes qui marckdeni fite si» le» fetdUes^ sèches^ et 
ne se domiaient pas le brasw n jr etb airait mie un 
peu ito grmide que Tautre, ¥ètae d'une petUe 
robe de soie rose. EQe courait presque en mar- 
chant, et l'autre, tout en l'accompa^uuit, marchait 
presqifê en arrière. Par instinct^ je iua saisi d'eiS^oi 
comme un paurre petit paysan que j'étais, et je 
dis à Pierrette : 

— Sauvons-nous! 

Mais bah I nous n'eûmes pas te ten^, et ce qui 
redoubla ma peur, ce fiit de voir la daixie rose 
faire signe à Pierrette, qui devint toute roiige et 
n'osa pas bouger, et me prit bien vite par la main 
pour se raffermir. Moi, j'6t£â mon bcmnet et je 
m'adossai contre l'arbre, tout saisi. 

Quand la dame rose fiit ^>ut à fait arrivée sur 
nous, ^e alla tout droit à Pierrette!, et, sans façon, 
elle lui prit le menton pour la montrer à l'autre 
daine, en disant : 

-^ £h ! je vous le £sak bien : c'est tout mon 
costume de laitière pour jeudi* — - La jolie petite 



LA VEILLÉS DE YINGEMNÇS. i^S 

^Ue que voilà I Mon enfant, tu donneras tous tes 
habits, comme les voici, aux gens qui viendront te 
les demander de ma part, n'est-ce pas? je t'enverrai 
les miens en échange. 

— Oh ! madame, dît Pierrette en reculant. 
L'autre jeune dame se mit à sourire d'un air 

4i, tendre et mélancolique^ dont l'expression tou- 
chante est ineffaçable pour moi. Elle s'avança, la 
tète penchée, et, prenant doucement le bras nu de 
Kerrette, elle lui dit de s'approcher, ex qu'il fallait 
•que tout le monde fit la volonté de cette dame-là. 

— Ne va pas t'aviser de rien changer à ton cos- 
tume, ma belle petite, reprit la dame rose, en la 
menaçant d'une petite canne de jonc à pomme d'or 
qu'elle tenait à la main. Voilà un grand garçon qui 
sera soldat, et je vous marierai. 

Elle était si belle, que je me souviens de la ten- 
tation incroyable que j'eus de me mettre à genoux ; 
vous en rirez et j'en ai ri souvent depuis en moi- 
même; mais, si vous l'aviez vue, vous auriez com- 
pris ce que je dis. Elle avait l'air d'une petite fée 
bien bonne. 



i^i SERVITUDE MILITAIRE. 

Elle parlait vite et gaiement, et, en donnant 
une petite lape sur la joue de Pierrette, elle nous 
laissa là tous les deux tout interdits et tout imbé- 
ciles, ne sachant que faire ; et nous vîmes les deuj 
dames suivre l'allée du côté de Montreuil et s'en- 
foncer dans le parc derrière le petit bois. 

Alors nous nous regardâmes, et, en nous tenant 
toujours par la main, nous rentrâmes chez mon- 
sieur le curé; nous ne disions rien, mais nous 
étions bien contents. 

Pierrette était toute rouge, et moi je baissais la 
tête. 11 nous demanda ce que nous avions ; je lui 
dis d'un grand sérieux : 

— Monsieur le curé, je veux être soldat. 

Il pensa en tomber à la renverse, lui qri 
m'avait appris le solfège I 

— Comment, mon cher enfant, me dit-il, lu 
veux me quitter ! Ah ! mon Dieu I Pierrette, qu'est- 
ce quon lui a donc fait, qu'il veut être soldat? 
Est-ce que tu ne m'aimes plus, Mathurin ? Est-ce 
que tu n'aimes plus Pierrette, non plus ? Qu'est-ce 
que nous t'avons donc fait, dis ? et que vas-tu faire 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 145 

de la belle éducation que je t'ai donnée? C'était 
bien du temps perdu assurément. Mais réponds 
donc, méchant sujet I ajoutait-il en me secouant le 
bras. 

Je me grattais la tête, et je disais toujours en 
regardant mes sabots : 

— Je veux être soldat. 

La mère de Pierrette apporta un grand verre 
d'eau froide à monsieur le curé, parce qu'il était 
devenu tout rouge, et elle se mit à pleurer 

Pierrette pleurait aussi et n'osait rien dire; 
mais elle n'était pas fâchée contre moi, parce 
qu'elle savait bien que c'était pour Tépouser que 
je voulais partir. 

Dans ce moment-là, deux grands laquais pou- 
drés entrèrent avec une femme de chambre qui 
avait l'air d'une dame, et ils demandèrent si la 
petite avait préparé les bardes que la reine et ma- 
dame la princesse de Lamballe lui avaient deman- 
dées. 

Le pauvre curé se leva si troublé qu'il ne put se 
tenir une minute debout, et Pierrette et sa mère 



i46 SERVITUDE MILITAIRE. 

tremblèrent si fort qu'elles n'osèrent pas OQvrir 
une cassette qu'on leur envoyait en échange du 
fourreau et du bavolet, et elles allèrent à la toilette 
à peu près comme on va se faire fusiller. 

Seul avec moi, le curé me demanda ce qui 
s'était passé, et je le lui dis comme je vous l'ai 
conté, mais un peu plus brièvement. 

— Et c'est pour cela que lu veux partir, mon 
fils ? me dit-il en me prenant les deux mains ; mais 
songe donc que la plus grande dame de l'Europe 
n'a parlé ainsi à un petit paysan comme toi que 
par distraction, et ne sait seulement pas ce qu'elle 
t'a dit. Si on lui racontait que tu as pris cela pour 
un ordre ou pour un horoscope, elle dirait que tu 
es un grand benêt, et que tu peux être jardinier 
toute la vie, que cela M est égal. Ce que tu ga- 
gnes en jardinant, ^ ce que tu gagnerais en en- 
seignant la musique vocale, t'appartiendrait, mon 
ami ; au lieu que ce que tu gagneras dans un régi- 
ment ne t'appartiendra pas, et tu auras mille occa- 
sions de le dépenser en plaisirs défendus par la 
religion et la morale ; tu perdras tous les bons 



LA VEILLÉE DE VINGENNES. U^ 

principes que je t'ai donnés, et tu me forceras à 
rougir de toi. Tu reviendras (si tu reviens) avec un 
autre caractère que celui que tu as reçu en nais- 
sant. Tu étais doux, modeste, docile ; tu seras rude, 
impudent et tapageur. La petite Pierrette ne se 
soumettra certainement pas à être la femme d'un 
mauvais garnement, et sa mère l'en empêcherait 
<iuand elle le voudrait; et moi, que pourrai-je 
faire pour toi, si tu oublies tout à fait la Provi- 
dence? Tu l'oublieras, vois-tu, la Providence, je 
t'assure que lu finiras par là. 

Je demeurai les yeux fixés sur mes sabots et les 
sourcils froncés en faisant la moue, et je dis, en 
me grattant la tète : 

—C'est égal, je veux être soldat. 

Le bon curé n'y tint pas, et ouvrant la porte 
toute grande, il me montra le grand chemin avec 
tristesse. 

Je compris sa pantomime, et je sortis. J'en aurais 
fait autant à sa place, assurément. Mais je le pense 
à présent, et ce jour-là je ne le pensais pas. Je mis 
mon bonnet de coton sur l'oreille droite, je relevai 



1*8 SERVITUDE MILITAIRE. 

le collet de ma blouse, pris mon bâton et je 



m'en allai tout droit à un petit cabaret, sur. 
l'avenue de Versailles, sans dire adieu à per- 
sonne. 



1 



. ..;. \ 



•»■. • 



CHAPITUE VllI. 



LA POSITION DU PREMIER RANG. 



Dans ce petit cabaret, je trouvai trois braves 
dont les chapeaux étaient galonnés d'or, l'uniforme 
blanc, les revers roses, les moustaches cirées de 
noir, les cheveux tout poudrés à frimas, et qui par- 
laient aussi vite que des vendeurs d'orviétan. Ces 
trois braves étaient d'honnêtes racoleurs. Ils me 
dirent que je n'avais qu'à m'asseoir à table avec 
eux pour avoir une idée juste du bonheur parfait 
que l'on goûtait éternellement dans le Royal-Au- 
vergne. Ils me firent manger du poulet, du che- 
vreuil et des perdreaux, boire du vin de Bordeaux 
et de Champagne, et du café excellent ; ils me ju- 



150 SERVITUDE MILITAIRE. 

rèrent sur leur honneur que, dans le Royal-Auver- 
gne, je n'en aurais jamais d'autres. 

Je vis bien depuis qu'ils avaient dit vrai. 

Ils me jurèrent aussi, car ils juraient infini- 
ment, que l'on jouissait de la plus douce liberté 
dans le Royal-Auvergne ; que les soldats y étaient 
incomparablement plus heureux que les capitaines 
des autres corps ; qu'on y jouissait d'une société 
fort agréable en hommes et en belles dames, (t 
qu'on y faisait beaucoup de musique, et surtout 
qu'on y appréciait fort ceux qui jouaient du piano. 
Cette dernière circonstance me décida. 

Le lendemain j'avais donc l'honneur d'être sol- 
dat au Royal-Auvergne. C'était un assez beau corps, 
il est vrai; mais je ne voyais plus ni Pierrette, ni 

monsieur le curé. Je demandai du poulet à dîner, 

« 
et l'on me donna à manger cet agréable mélange 

de pommes de terre, de mouton et de pain qui se 
nommait, se nomme et sans doute se nommera 
toujours la Ratatouille. On me fit apprendre la po- 
sition du soldat sans armes avec une perfection si 
grande, que je servis de modèle, depuis, au dessi- 



LA VEILLÉE DE VINCENIiES. i5i 

tiateur qui fit les planches de l'ordonnance de 
1791, ordonnance qoi, vous le savez, mon li^te- 
nant, est un chef-d'œuvre de préciâon. On m'ap- 
prit récole du soldat et l'école de peloton de ma- 
nière à exécuter les charges en douze temps, les 
diarges précipitées et les charges à volonté, en 
comptant ou sans compter les mouvements, aussi 
parfaitement que le plus roide des caporaux du roi 
de Prusse, Frédéric-le-Grand, dont les vieux se 
souvenaient encore avec l'attendrissement de gens 
qiâ aimr Tàt ceux qui les battent. On me fit l'hon- 
neur de me promettre que, si je me comportais 
bien, je finirais par ^re admis dans la première 
compagnie de grenadiers. — J'eus bientôt une 
queue poudrée qui tombait sur ma veste blanche 
as8^ noblement ; mais je ne voyais plus jamais ni 
Pierrette, ni sa mère, ni monsieur le curé de Mon- 
treoil, et je ne faisais point de musique. 

Un beau jour, comme j'étais consigné à la ca- 
serne même où nous voici, pour avoir fait trois 
fautes dans le maniement d'armes, on me plaça 
dans la position des feux du premier rang, un ge- 



15Î SERVITUDE MILITAIRE. 

nou sur le pavé, ayant en face de moi un soleil 
éblouissant et superbe que j'étais forcé de coucher 
6n joue, dans une immobilité parfaite, jusqu'à ce 
que la fatigue me fit ployer les bras à la saignée ; 
et j'étais encouragé à soutenir mon arme par la 
présence d'un honnête caporal,' qui de temps en 
temps soulevait ma baïonnette avec sa crosse quand 
elle s'abaissait ; c'était une petite punition de l'in- 
vention de M. de Saint-Germain. 

Il y avait vingt minutes que je m'appliquais à 
atteindre le plus haut degré de pétrification pos- 
sible dans cette attitude, lorsque je vis au bout de 

A 

mon fusil la figure douce et paisible de mon bon 
ami Michel, le tailleur de pierres. 

— Tu viens bien à propos, mon ami, lui dis-je, 
et tu me rendrais un grand service si tu voulais 
bien, sans qu'on s'en aperçût, mettre un moment 
ta canne sous ma baïonnette. Mes bras s'en trou- 
veraient mieux, et ta canne ne s'en trouverait pas 
plus mal. 

— Ah ! Mathurin, mon ami, me dit-il, té voilà 
bien puni d'avoir quitté Montreuil ; tu n'as plus les 



LA VEILLEE DE VINCENNES. I53 

conseils et les lectures du bon curé, et tu vas ou- 
blier tout à fait cette musique que tu aimais tant, 
et celle de la parade ne la vaudra certainement 
pas. 

— C'est égal, dis-je, en élevant le bout du ca- 
non de mon fusil, et le dégageant de sa canne, par 
orgueil ; c'est égal, on a son idée. 

— Tu ne cultiveras plus les espaliers et les 
beHes pêches de Montreuil avec ta Pierrette, qui est 
bien aussi fraîche qu'elles, et dont la lèvre porte 
aussi comme elles un petit duvet. 

— C'est égal, dis-je encore, j'ai mon idée. 

— Tu passeras bien longtemps à genoux, à ti- 
rer sur rien, avec une pierre de bois, avant d'être 
seulement caporal. ' 

— C'est égal, dis-je encore, si j'avance lente- 
ment, toujours est-il vrai que j'avancerai; tout 
vient à point à qui sait attendre , comme on dit , et 
quand je serai sergent je serai quelque chose , et 
j'épouserai Pierrette. Un sergent c'est un seigneur, 
et à tout«seigneur tout honneur. 

Michel soupira. 



154 SERVITUDE MILITAIRE. 

— Àh l Mathurin ! Matburin 1 me dit-il, tu n'es 
pas sage, et tu as trop d'orgueil et d'ambition, 
mon ami ; n'aimerais-tu pas mieux être remplacé^ 
si quelqu'un payait pour toi, et venir épouser ta 
petite Pierrette î 

— Bîicbcl l Michel I lui dis-jc, tu t'es beaucoup 
gâté daRS le monde ; ]o no sais pas ce que tu y 
fais, et tu ne m'as plus l'air d'y être maçon , puis- 
qu'au lieu d'uno veste tu as un habit noir de taffe- 
tas ; mais tu ne m'aurais pas dit ça dans le temps 
oïl tu répétais toujours : Il faut faire son sort soi- 
même. — Moi je ne veux pas Fépouser avec l'ar- 
gent des autres, et je fais mcinmôme mon sort,, 
comme tu vois. — D'ailleurs, c'est la Reine qui 
m'a mis ça dans la tête , et la Reine m peut pas se 
tromper en jugeant ce qui est bien à faire. Elle a 
dit elle-même: Il sera soldat, et je les marierai ; 
elle n'a pas dit: Il reviendra après avoir été 
soldat. 

'^ Mais, me dit Micbd^ A par hasard la Reine 
te voulait donner do quoi l'épouser, le prendrais- 
tuî 



LA VEILLÉE DE VINGENIIES. I55 

— Non, Michel, je ne prendrais pas son argent, 
si par impossible elle le voulait. 

— Et si Kerrette gagnait elle-mtoe sa dol ? 
reprit-il. 

— Oui, Michel, je repenserais toit de suite> 
âss-je. 

Ce bon garçon avait Tair tout attendri. 

— Eh bien î reprit-il, je dirai' cda à la ReiniS; 

— Est-ce que tu es fou^ M dîs-je, ou domes- 
tique dans sa maîscm? 

— Ni Tun ni ram^e, Mathuorin, qiK)ique je ne 
taîBe plus la pierre. 

— Que tailles-tu donc î disais-je. 

— Hé! je taille des pièces, êxk paiàer e^des 
plumes. 

— Bah I dis-je, est-il possible ? 

— Oui, mon enfant, je fais de petites pièces 
toutes simples, et bien aisées à comprendre. Je te 
ferai voir tout ça. 



En effet, dit Timcdéon ai interrompant FAdju- 



156 SERVITUDE MILITAIRE. 

dant, les ouvrages de ce bon Sedaine ne sont pas 
construits sur des questions bien difficiles ; on n'y 
trouve aucune synthèse sur le fini et l'infini, sur 
les causes finales, l'association des idées et l'iden- 
tité personnelle ; on n'y tue pas des rois et des 
reines par le poison ou l'échafaud ; ça ne s'appelle 
pas de noms sonores environnés de leur traduction 
philosophique ; mais ça se nomme Biaise^ V Agneau 
perdUy le Déserteur; ou bien le Jardinier et son Sei^ 
gnem\ la Gageure imprévue; ce sont des gens tout 
simples, qui parlent vrai, qui sont philosophes sans 
le savoir , comme Sedaine lui-même, que je trouve 
plus grand qu'on ne l'a fait. 
Jene*répondis pas. 



L'Adjudant reprit : 

— Eh bien, tant mieux ! dis-je, j'aime autant 
te voir travailler ça que tes pierres de taille. 

— Ah ! ce que je bâtissais valait mieux que ce 
que je construis à présent. Ça ne passait pas de 
mode et ça restait plus longtemps debout. Mais en 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 157 

tombant, ça pouvait écraser quelqu'un; au lieu 
qu'à présent, quand ça tombe, ça n'écrase per- 



sonne. 



— C'est égal, je suis toujours bien aise, dis- 

— C'est-à-dire, aurais-je dit ; car le caporal vint 
donner un si terrible coup de crosse dans la canne 
de mon vieil ami Michel, qu'il l'envoya là-bas, tenez, 
là-bas, près de la poudrière. 

En môme temps il ordonna six jours de salle de 
police pour le factionnaire qui avait laissé entrer 
un bourgeois. 

Sedaine comprit bien qu'il fallait s'en aller ; il 
ramassa paisiblement sa canne , et , en sortant du 
côté du bois, il me dit.: 

— Je t'assure , Mathurin , que je conterai tout 
ceci à la Reine. 



CHAPITRE IX* 



UNE 8ÉANCB. 



Ma petite Pierrette était une belle petite fille, 
d*un caractère décidé, calme et honnête. Elle ne se 
déconcertait pas trop facilement , et depuis qu*elle 
avait parlé à la Reine y elle ne se laissait plus aisé- 
ment faire la leçon ; elle savait bien dire à mon- 
sieur le curé et à sa bonne qu'elle voulait épouser 
Mathurin , et elle se levait la nuit pour travailler à 
son trousseau , tout comme si je n'avais pas été 
mis à la porte pour longtemps, sinon pour toute ma 
vie. 

Un jour (c'était le lundi de Pâques , elle s'en 
était toujours souvenue , la pauvre Pierrette , et me 



LA VEILLâE DE VINCENNES. *5^ 

Ta raconté souvent), un jour donc qu'elle était 
assise devant la porte de monsieur le curé, tra- 
vaillant et chantant comme si de rien n'était , elle 
vit arriver vite, vite, un beau carrosse dont les 
six chevaux trottaient dans l'avenue, d'un train 
merveilleux, montés par deux petits postillons 
poudrés et roses, très-jolis et si petits qu|on ne 
voyait, de Idn, que leurs grosses bottes à récuyère. 
Us portaient de gros bouquets à leur jabot, et 
les chevaux portaient aussi de gros bouquets sur 
Voreille. 

Ne vailà"t-ii pas que Técuyer qui courait en 
avant des chevaux s'arrêta précisément devant la 
porte de monsieur le curé, où la voiture eut la 
bouté de s'arrêter aussi et daigna s'ouvrir toute 
grande. U n'y avait personne dedans. Comme Pier- 
reUe regardait avec de grands yeux , Técuyer ôta 
soa cha|)eau très-poliment et la pria de vouloir 
bi^en moiUer eu carrosse. 

Vous croyez peut-^tre que Kerrette fit des far 
çons 7 Polut du tout ; elle avait trop de b(»i sens 
pour cda. Elle 6ta. simplement ses deux sabots. 



160 SERVITUDE MILITAIRE. 

qu'elle laissa sur le pas de la porte , mit ses sou* 
liers à boucles d'argent, ploya proprement son ou- 
vrage, et monta dans le carrosse en s'appuyant 
sur le bras du valet de pied , comme si elle n*eût 
fait autre chose de sa vie, parce que, depuis qu'elle 
avait changé de robe avec la Reine, elle ne doutait 

plus de rien. 

» 

Elle m*a dit souvent qu'elle avait eu deux 
grandes frayeurs dans la voiture : la première, 
parce qu'on allait si vite que les arbres de l'avenue 
de Montreuil lui paraissaient courir comme des fous 
l'un après l'autre ; la seconde , parce qu'il lui sem- 
blait qu'en s'asseyant sur les coussins blancs du 
carrosse, elle y laisserait une tache bleue et jaune 
de la couleur de son jupon. Elle le releva dans ses 
poches, et se tint toute droite au bord du coussin, 
nullement tourmentée de son aventure et devinant 
bien qu'en pareille circonstance, il est bon de faire 
ce que tout le monde veut , franchement et sans 
hésiter. 

D'après ce sentiment juste de sa position que 
lui donnait une nature heureuse, douce et disposée 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 161 

au bien et au vrai en toute chose , elle se laissa 
parfaitement donner le bras par Técuyer et con- 
duire à Trianon, dans les appartements dorés, où 
seulement elle eut soin de marcher sur la pointe 
du pied, par égard pour les parquets de bois de 
citron et de bois des Indes qu'elle craignait de 
rayer avec ses clous. 

Quand elle entra dans la dernière chambre, elle 
entendit un petit rire joyeux de deux voix très- 
douces,, et qui l'intimida bien un peu et lui fit battre 
le cœur assez vivement ; mais , en entrant , elle se 
trouva rassurée tout de suite, ce n'était que son 
amie la Reine. 

Madame de Lamballe était avec elle , mais as- 
sise dans une embrasure de fenêtre et établie de- 
vant un pupitre de peintre en miniature. Sur le 
lapis vert du pupitre , un ivoire tout préparé ; près 
de rivoire , des pinceaux ; près des pinceaux , un 
verre d'eau. 

— Ah ! la voilà, dit la Reine d'un air de fête, 
et elle courut lui prendre les deux mains. 

— Comme elle est fraîche, comme elle est jolie! 



les SERVITUDE MILITAIRE. 

Le joli petit modèle que cela fait pour vous I Allons, 
ne la manquez pas^ madame de Lamballe I Mets-toi 
lày mon enfant. 

Et la belle Marie-Antoinette la fit asseoir de force 
sur une chaise. Pierrette était tout à fait interdite , 
et sa chaise si haute que ses petits pieds pendaient 
et se balançaient. 

— Mais voyez donc cwnme elle se tient bien, 
continuait la Reine , elle ne se tait pas dire deux 
fois ce que Ton veut ; je gage qu'elle a de l'esprit. 
Tiens-toi droite, mon enfant, et écoute-moi. Il va 
venir deux messieurs ici. Que tu les connaisses ou 
non, cela ne fait rien, et cela ne te regarde pas. Tu 
feras tout ce qu'ils te diront de faire. Je sais que tu 
chantes, tu chanteras. Quand ils te diront d'entrer 
et de sortir, d'aller et de venir, tu entreras, tu sor- 
tiras, ta iras , tu vi^dras , bien exactement , en- 
tends-tu ? Tout cela c'est pour ton bien. Madame et 
moi nous les aiderons à t'enseigner quelque chose 
que je sais bien, et nous ne te demandons pour nos 
peines que de i>oser tous les jours une heure devant 



LA VEILLÉE DE VINCEIïNES. 16^ 

madame ; cela ne t'afflige pas trop fort, n'est-ce 
pas? 

Pierrette né répondait qu'en rougissant et en 
pâlissant à chaque parole ; mais elle était si con- 
tente qu'elle aurait voulu embrasser la petite Reine 
comme sa camarade. 

Comme elle posait, les yeux tournés vers la 
porte, elle vit entrer deux hommes , Tun gros et 
l'autre grahd. Comme elle vit le grand , elle ne put 
s'empêcher de crier : 

— Tiens ! c'est... 

Mais elle se mordit le doigt pour se faire 
taire. 

— Eh bien, comment la trouvez-vous , mes- 
sieurs ? dit la Reine ; me suis-je trompée ? 

— N'est-ce pas que c'est Rose même ? dit Se- 
daine. 

— Une seule note, madame, dit le plus gros des 
deux, et je saurai si c'est la Rose de Monsigny, 
comme elle est celle de Sedaine. 

— Voyons, ma petite, répétez cette gamme, dit 
Grétry en chantant ut, ré, mi, fa, sol. 



1G4 SERVITUDE MILITAIRE. 

Pierrette la répéta. 

— Elle a une voix divine, madame, dit-il. 
La Reine frappa des mains et sauta. 

— Elle gagnera sa dot, dit-elle. 



l 



f 



i 






CHAPITRE X. 



tJNE BELLE SOIRÉE. 



Ici rhonnête Adjudant goûta un peu de son petit 
verre d'absinthe , en nous engageant à l'imiter, et , 
après avoir essuyé sa moustache blanche avec un 
mouchoir rouge et l'avoir tournée un instant dans 
ses gros doigts, il poursuivit ainsi : 

— Si je savais faire des surprises, mon lieute- 
nant, conmie on en fait dans les livres, et faire 
attendre la fin d'une histoire en tenant la dragée 
haute aux auditeurs, et puis la faire goûter du bout 
des lèvres , et puis la relever, et puis la donner 
tout entière à manger, je trouverais une manière 
nouvelle de vous dire la suite de ceci; mais je 



IG6 SERVITUDE MILITAIRE. 

vais de fil en aiguille, tout simplement comme a été 
ma vie de jour en jour, et je vous dirai que depuis 
le jour où mon pauvre Michel était venu me 
voir ici à Vincennes , et m'avait trouvé daiîs la po- 
sition du premier rang , je maigris d'une manière 
ridicule, parce que je n'entendis plus parler de 
notre petite famille de Montreuil, et que je vins 
à penser que Kerrette m'avait oublié tout à 
fait. Le régiment d'Auvergne était à Orléans de- 
puis trois mois, et*le mal du pays commençait à 
m'y prendre. Je jaunissais à vue d'œil et je ne 
pouvais plus soutenir mon fusil. Mes camarades 
commençaient à me prendre en grand mépris , 
comme on prend ici toute maladie, voos le 
savez. 

Il y en avait qui me dédaignaient parce qu'ils 
me croyaient très-malade, d'autres parce qu'ils sou- 
tenaient que je faisais semblant de l'être^ et, dans 
ce dernier cas, il ne me restait d'autre parti que de 
mourir pour prouver que je disais vrai , ne pouvant 
pas me rétablir tout à coup ni être assez mal pour 
me coucher ; fâcheuse position. 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. f * 

Un jour un officier de ma compagnie vint me 
trouver, et me dit : 

— Mathurin, toi qui sais lire, lis un peu cela. 
Et il me conduisit sur la place de Jeanne d'Arc, 

place qui m'est chère , où je lus une grande affiche 
de spectacle sur laquelle on avait imprimé ceci : 

PAR ORDRE : 

€ Lundi prochain, représentation extraordinaire 
€ d'iRÈNE, pièce nouvelle de M. de Voltaire, et de 
c Rose et Colas, par M. Sedaine, musique de M. de 
« Monsigny, au bénéfice de mademoiselle Colombe, 
« célèbre cantatrice ide la Comédie-Italienne, la- 
« quelle paraîtra dans la seconde pièce. Sa Majesté 
« LA Reine a daigné promettre qu'elle honorerait le 
« spectacle de sa présence. » 

— Eh bien, dis-je, mon capitaine, qu'est-ce que 
•cela peut me faire, ça? 

— Tu es un bon sujet, me dit-il, tu es beau 
garçon ; je te ferai poudrer et friser pcMir te donner 
un peu meilleur air, et tu seras placé en faction à 
la porte de la loge de la Rme. 



168 SERVITUDE MILITAIRE. 

Ce qui fut dit fut fait. L'heure du spectacle ve- 
nue, me voilà dans le corridor, en grande tenue 
du régiment d'Auvergne, sur un tapis bleu, au 
milieu des guirlandes de fleurs en festons qu'on 
avait disposées partout, et des lis épanouis, sur 
chaque marche des escaliers du théâtre. Le direc- 
teur courait de tous côtés avec un air tout joyeux 
et agité. C'était un petit homme gros et rouge , 
velu d'un habit de soie bleu de ciel , avec un jabot 
florissant et faisant la roue. Il s'agitait en tous 
sens, et ne cessait de se mettre à la fenêtre en 
disant : 

— Ceci est de la livrée de madame la duchesse 
de Montmorency; ceci, le coureur de M. le duc de 
Lauzun ; M. le prince de Guéménée vient d'arriver; 
M. de Lambesc vient après. Vous avez vu? vous 
savez ? Qu'elle est bonne, la Reine ! Que la Reine est 
bonne! 

n passait et repassait effaré, cherchant Grélry, 
et le rencontra nez à nez <ians le corridor, précisé- 
ment en face de moi. 

— Dites-moi, monsieur Grétry, mon cher mon- 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 109 

sieur Grétry, dites-moi, je vous en supplie, s'il ne 
m'est pas possible de parler à eette célèbre canta- 
trice que vous m'amenez. Certainement il n'est 
pas permis à un ignare et non lettré comme moi 
d'élever le plus léger doute sur son talent, mais 
encore voudfais-je bien apprendre de vous qu'il 
n'y a pas à craindre que la Reine ne soit mécon- 
tente. On n'a pas répété. 

— Hé ! lié I répondit Grétry d*un air de persi- 
flage, il m'est impossible de vous répondre là- 
dessus, mon cher monsieur; ce que je puis vous 
assurer, c'est que vous ne la verrez pas. Une ac- 
trice comme celle-là, monsieur, c'est une enfant 
gâtée. Mais vous la verrez quand elle entrera en 
scène. D'ailleurs, quand ce serait une autre que 
mademoiselle Colombe, qu'est-ce que cela vous fait? 

— Comment, monsieur, moi, directeur du 
théâtre d'Orléans, je n'aurais pas le droit?... re- 
prit-il en se gonflant les joues. 

— Aucun droit, mon brave directeur, dit 
Grétry. Eh! comment se fait-il que vous dou- 
tiez un moment d'un talent dont Sedaine et moi 

10 



i70 SERVITUDE MILITAIRE. 

avons répondu, poursuivit-il avec plus de sérieux. 

Je fus bien aise d'entendre ce nom cité avec 
autorité, et je prêtai plus d'attention. 

Le directeur, en homme qui savait son métier, 
voulait profiler de la circonstance. 

— Mais on me compte donc pour rien ? disait- 
îl ; mais de quoi ai-je Tair ? J'ai prêté mon théâtre 
avec un plaisir infini, trop heureux de voir Tau- 
gusle princesse qui.., 

— A propos, dit Grétry, vous savez que je suis 
chargé de vous annoncer que ce soir la Reine vous 
fera remettre une somme égale à la moitié de la 
recette générale. 

Le directeur saluait avec une inclination pro- 
fonde en reculant toujours, ce qui prouvait le plai- 
sir que lui faisait cette nouvelle. 

— Fi donc I monsieur, fi donc ! je ne parle pas* 
de cela, malgré le respect avec lequel je recevrai 
cette faveur ; mais vous ne m'avez rien fait espérer 
•qui vînt de votre génie, et... 

— Vous savez aussi qu'il est question de vous 
pour diriger la Comédie- Italienne à Paris ? 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 17t 

— Ah ! monsieur Grétry... 

— On ne parle que de votre mérite à la cour ; 
tout le monde vous y aime beaucoup, et c'est pour 
cela que la Reine a voulu voir votre théâtre. Un 
directeur est l'âme de tout; de lui vient le génie 
des auteurs, celui des compositeurs, des acteurs, 
des décorateurs, des dessinateurs, des allumeurs 
et des balayeurs ; c'est le principe et la fin de tout; 
la Reine le sait bien. Vous avez triplé vos places, 
j'espère ? 

— Mieux que cela, monsieur Grétry, elles sont 
à un louis ; je ne pouvais pas manquer de respect à 
la cour au point de les mettre à moins. 

En ce moment même tout retentit d'un grand 
bruit de chevaux et de grands cris de joie, et 
la Reine entra si vite, que j'eus à peine le temps 
de présenter les armes, ainsi que la sentinelle 
placée devant moi. De beaux seigneurs parfumés 
la suivaient, et une jeune femme, que je reconnus 
pour celle qui l'accompagnait à Montreuil. 

Le spectacle commença tout de suite. Le Kain 
et cinq autres acteurs de la Comédie-Française 



17i SERVITUDE MILITAIRE. 

étaient venus jouer la tragédie d7rène, et je m a- 
perçus que cette tragédie allait toujours son train, 
parce que la Reine parlait et riait tout le temps 
qu'elle dura. On n'applauâissait pas, par respect 
pour elle, comme c'est l'usage encore, je crois, à 
la cour. Hais quand vint l'opéra-comique, elle ne 
dit plus rien, et personne ne souffla dans sa 
loge. 

Tout d'un coup j'entendis une grande voix de 
femme qui s'élevait de la scène, et qui me remua 
les entrailles ; je tremblai^ et }e fus forcé de m'ap- 
puyer sur mon fusil. Il n'y avait qu'une voix 
comme celle-là dans le monde, une voix venant du 
cœur, et résonnant dans la poitrine comme une 
liarpe, une voix de passion. 

J'écoutai, en appliquant mon oreille contre la 
porte, et à travers le rideau de gaze de la petite 
lucarne de la loge, j'entrevis les comédiens et la 
pièce qu'ils jouaient ; il y avait une petite personne 
qui chantait : 

n était un oisean gris 
Comme un' soaris , 



LA VEILLER DE VINCENNES. 173 

Qni, pour loger ses petits , 
Fit un p'tit 
Nid. 

Et disait à son amapt : 

Aimez-moi, aimez-moi , mon p'tit roi. 

Et, comme il était assis sur la fenêtre, elle avait 
peur que son père endormi ne se réveillât et ne vît 
Colas ; et elle changeait le refrain de sa chanson, 
et elle disait : 

Ah ! r'montez vos jambes, car on les voit. 

J'eus un frisson extraordinaire par tout le corps 
quand je vis à quel point cette Rose ressemblait k 
Pierrette ; c'était sa taille, c'était son même habit, 
son fourreau rouge et bleu, son jupon blanc, son 
petit air délibéré et naïf, sa jambe si bien faite, et 
ses petits souliers à boucles d'argent avec ses bas 
rouge et bleu. 

— Mon Dieu, me disais- je, comme il faut que ces 
actrices soient habiles pour prendre ainsi tout de 

iO. 



174 SERVITUDE MILITAIRE. 

suite Pair des autres f Voilà cette fameuse made- 
moiselle Colombe, qui loge dans un bel hôtel, qui 
est venue ici en poste, qui a plusieurs laquais, et 
qui va dans Paris vêtue comme une duchesse, et 
elle ressemble autant que cela à Pierrette ! mais on. 
voit bien tout de même que ce a*est pas elle. Ma 
pauvre Pierrette ne chantait pas si bien, quoique 
sa voix soit au moins aussi jolie. 

Je ne pouvais pas cependant cesser de regarder 
à travers la glace, et j'y restai jusqu'au moment où: 
Ton me poussa brusquement la porte sur le visage. 
La Reine avait trop chaud» et voulait que sa Wge 
fût ouverte. J'entendis sa voix ; elle parlait vite et 
haut : 

— Je suis bien contente, le Roi s'amusera biea 
de notre aventure. Monsieur le premier geotil- 
homme de la chambre peut dire à mademoiselle 
Colombe qu'elle ne se repentira pas de m'avoir 
laissée faire les honneurs de son nom. — Oh ! qua 
cela m'amuse! 

— Ma chère princesse, disait*elle à madame de 
Lamballe» nous avons attrapé tout le monde ici.... 



LA VEILLEE DE VINCENNES. n^ 

Tout ce qui est là fait une bonne action sans s'en 
douter. Voilà ceux de la bonne ville d*Orléan& 
enchantés de la grande cantatrice, et toute la 
cour qui voudrait Tapplaudir. Oui, oui, applau- 
dissons. 

• En même temps elle donna le signal des ap- 
plaudissements, et toute la salle> ayant les mains 
déchaînées, ne laissa plus passer un mot de Rose 
sans Tapplaudir à tout rompre* La charmante Reine 
était ravie. 

— C'est ici, dit-elle à M. de Biron, qu'il y a 
trois mille amoureux ; mais ils le sont de Rose et 
non de moi cette fois. 

La pièce finissait et les femmes en étalent à je- 
ter leurs bouquets sur Rose. 

— Et le véritable amoureux^ où est-il donc ? dit 
la Reine à M. le duc de Lauzun. 11 sortit de la loge 
et fit signe à mon capitaine, qui rôdait dans le cor- 
ridor. 

Le tremblement me reprit ; j.e sentais qu'il al- 
lait m'arriver quelque chose, sans oser le prévoir 
ou le comprendre, ou seulement y penser. 



176 SERyiTUDE MILITAIRE. 

Mon capitaine salua profondément et parla bas 
à M. de Lauzun. La Reine^me regarda; je m'appuyai 
sur le mur pour ne pas tomber. On montait Tesca- 
lier et je vis Michel Sedaine suivi de Grétry et du di- 
recteur important et sot ; ils conduisaient Pierrette, 
la vraie Kerrette, ma Pierrette à moi, ma sœur, ma 
femme, ma Pierrette de Montreuil. 

Le directeur cria de loin : — Voici une belle 
soirée de dix-huit mille francs ! 

La Reine se retourna, et, parlant hors de sa loge 
d'un air tout à la fois plein de franche gaîté et 
d'une bienfaisante finesse, elle prit la main de 
Pierrette : 

— Viens, mon enfant, ' dit-elle, il n'y a pas 
d'autre état qui fasse gagner sa dot en une heure 
de temps sans péché. Je reconduirai demain mon 
élève à M. le curé de MontreXiil, qui nous absoudra 
toutes les deux, j'espère. 11 te pardonnera bien 
d'avoir joué la comédie une fois dans ta vie, 
c'est le moins que puisse faire une femme hon- 
nête. 

Ensuite eOe me salua 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. tTï 

Me saluer ! moi, qui étais plus d'à moitié mort, 
lie cruauté I 

— J'espère, dit-elle, que M. Mathurin voudra 
en accepter à présent la fortune de Pierrette ; je 
n'y ajoute rien, elle Ta gagnée elle-même. 



CHAPITRE XI. 



FIN DE l'histoire DE L'ADJUDANT. 



Ici le bon Adjudant se leva pour prendre le por- 
trait, qu'il nous fit passer encore une fois de main 
en main. 

— La voilà , disait-il , dans le même costume ^ 
ce bavolet et ce mouchoir au cou ; la voilà telle 
que voulut bien la peindre madame la princesse de 
Lamballe. C'est ta mère , mon enfant , disait-il à la 
belle personne qu'il avait près de lui sur son genou; 
elle ne joua plus la comédie, car elle ne put jamais 
savoir que ce rôle de Rose et Colas , enseigné par 
la Reine. 

Il était ému. Sa vieille moustache blanche 



LA VEILLEE DE VINCENNES. 179 

tremblait un peu, et il y avait une larme dessus. 
— Voilà une enfant qui a tué sa pauvre mère 
«n naissant, ajouta-t-il; il faut bien l'aimer pour 
lui pardonner cela ; mais enfin tout ne nous est pas 
donné à la fois. C'aurait été trop, apparemment , 
pour moi , puisque la Providence ne l'a pas voulu. 
J'ai roulé depuis avec les canons de la République 
et de l'Empire , et je peux dire que , de Marengo à 
la Moscowa, j'ai vu de bien belles affaires ; mais je 
n'ai pas eu de plus beau jour dans ma vie que ce- 
lui que je vous ai raconté là. Celui où je suis entré 
dans la Garde Royale a été aussi un des meilleurs, 
j'ai repris avec tant de joie la cocarde blanche qae 
j'avais dans le Royal-Auvergne ! Et aussi, mon lieu- 
tenant, j.e tiens à faire mon devoir, comme vous 
l'avez vu. Je crois que je mourrais de honte, si, 
demain à l'inspection, il me manquait une gar- 
gousse seulement ; et je crois qu'on a pris un baril 
au dernier exercice à feu , pour les cartouches de 
l'infanterie. J'aurais presque envie d'y aller voir , 
si ce n'était la défense d'y entrer avec des lu- 
mières* 



180 / SERVITUDE MILITAIRE. 

Nous le priâmes de se reposer et de rester avec 
ses enfants, qui le détournèrent de son projet ; et, 
sn achevant son petit verre , il nous dit encore 
quelques traits indifférents de sa vie : il n'avait 
pas eu d'avancement parce qu'il avait toujours 
trop aimé les corps d'élite et s'était trop attaché à 
son régiment. Canonnier dans la Garde des con- 
suls , sergent dans la Garde Impériale, lui avaient 
toujours paru de plus hauts grades qu'officier de la 
ligne. J'ai vu beaucoup de grognards pareils. Au 
reste, tout ce qu'un soldat peut avoir de dignités, 
il l'avait : fusil d'honneur^ capucines d'argent, 
croix d'honneur pensionnée , et surtout beaux et 
nobles états de service , où la colonne des actions 
d'éclat était pleine. C'était ce qu'il ne racontait 

pas. 

Il était deux heures du matin. Nous fîmes cesser 
la veillée en nous levant et en serrant cordialement 
la main de ce brave homme, et nous le laissâmes 
heureux des émotions de sa vie, qu'il avait renouve- 
lées dans son âme honnête et bon'^. 

— Combien de fois, dis-je, ce vieux soldat vaut- 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. |8I 

il mieux avec sa résignation, que nous autres, jeunes 
officiers, avec nos ambitions folles! Cela nous donna 
à penser. 

— Oui, je crois bien, continuai-je, en passant le 
petit pont qui fut levé après nous ; je crois que ce 
qu'il y a de plus pur dans nos temps , c'est l'àme 
d'un soldat pareil, scrupuleux sur son honneur et le 
croyant souillé par la moindre tache d'indiscipline 
ou de négligence; sans ambition, sans vanité, sans 
luxe, toujours esclave et toujours fier et content de 
sa Servitude, n'ayant de cher dans sa vie qu'un spu- 
venir de reconnaissance. 

— Et croyant que la Providence a les yeux sur 
lui! me dit Timoléon, d'un air profondément frappé 
et me quittant pour se retirer chez lui. 



_ j 



11 



CHAPITRE XIL 



LE RÉVEIL. 



Il y avait une heure que je dormais; il était quatre» 
heures du matin ; c'était le 17 août, je ne Tai pas 
oublié. Tout à coup mes deux fenêtres s'ouvrirent 
à la fois, et toutes leurs vitres cassées tombèrent 
dans ma chambre avec un petit bruit argentin fort 
joli à entendre. J'ouvris les yeux, et je vis une 
fumée blanche qui entrait doucement chez moi et 
venait jusqu'à mon lit en formant mille couronnes, 
'e me mis à la considérer avec des regards un pea 
surpris, et je la reconnus aussi vite à sa couleur 
qu'à son odeur. Je courus à la fenêtre. Le jour 
commençait à poindre et éclairait de lueurs 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 18^ 

tendres tout ce vieux château immobile et silen- 
cieux encore, et qui semblait dans la stupeur da 
premier coup qu'il venait de recevoir» Je n'y vis 
rien remuer. Seulement le vieux grenadier placé sur 
le rempart, et enfermé là au verrou,; sdoni'uaage, 
se promenait trè-vite, l'arme au bras, en. regardant 
du côté des cours. Il allait comme ua Uon dans sa 
cage; 

Tout se taisant encore, je commençais à croire 
qu'un essai d'armes fait dans les fossés avait été 
cause de cette commotion, lorsqu-uner explosion 
plus violente se fit entendre. Je vis naître en même 
temps un soleil qui n'était pas celui daciel, et qui 
se levait sur la dernière tour du côté du bois. Ses 
rayons étaient rouges , et, à l'extrémité de chacun 
d'eux , il y avait un obiis qui éclatait ; devant eux 
unbrouillard de poudre. Cette fois . le donjon , les 
casernes, les tours, les remparts, les villages et \e& 
bois tremblèrent et parurent glisser de gauche à 
droite, et revenir comme un tiroir ouvert et refer- 
mé sur-le-champ. Je compris en ce moment les 
tremblements de terre. Un cliquâti& pareil à celui 



i84 SERVITUDE MILITAIRE. 

que feraient toutes les porcelaines de Sèvres jetées 
par la fenêtre, me fit parfaitement comprendre que 
de tous les vitraux de la chapelle, de toutes les 
glaces du château, de toutes les vitres des casernes 
et du bourg, il ne restait pas un morceau de verre 
attaché au mastic. La fumée blanche se dissipa en 
petites couronnes. 

— La poudre est très-bonne quand elle fait des 
couronnes comme celles-là, me ditTimoléon en en- 
trant tout habillé et armé dans ma chambre. 

— Il me semble, dis-je, que nous sautons. 

— Je ne dis pas le contraire, me répondit-il froi- 
dement. Il n'y a rien à faire jusqu'à présent. 

En trois minutes je fus comme lui habillé et 
armé, et nous regardâmes en silence le silencieux 
château. 

Tout d'un coup vingt tambours battirent la gé- 
, nérale ; les murailles sortaient de leur stupeur et 
de leur impassibilité et appelaient à leur secours. 
Les bras du pont-levis commencèrent à s'abaisser 
lentement et descendirent leurs pesantes chaînes 
sur l'autre bord du fossé; c'était pour faire 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 185 

entrer les officiers et sortir les habitants. Nous cou- 
rûmes à la herse : elle s*ouvrait pour recevoir les 
forts et rejeter les faibles. • 

Un singulier spectacle nous frappa : toutes les 
femmes se pressaient à la porte, et en même temps 
tous les chevaux de la garnison. Par un- juste in- 
stinct du danger, ils avaient rompu leurs licôls à 
récurie ou renverse leurs cavaliers, et attendaient 
en piaffant que la campagne leur fût ouverte. Ils 
couraient par les cours, à travers les troupeaux de 
femmes, hennissant avec épouvante, la crinière 
hérissée, les narines ouvertes, les yeux rouges, se 
dressant debout contre les murs, respirant la poudre 
avec horreur, et cachant dans le sable leurs naseaux 
brûlés. 

Une jeune et belle personne, roulée dans lés 
draps de son lit, suivie de sa mère à demi vêtue et 
portée par un soldat, sortit la première, et toute 
la foule suivit. Dans ce moment cela me parut une 
précaution bien inutile, la terre n'était sûre qu'à 
six lieues de là. 

Nous entrâmes en courant, ainsi que tous les 



iS6 SERVITUDE iMILITAJUE. 

officiers logés dans le bourg. La première chosequi 
me fftppa fut la cootenance calme de nos vieux 
grenadiers de la garde^ placés au poste d!entrée. 
L'arme au pied, appuyés sur cette arme, ils regar- 
daient du côté de la poudrière en connaisseurs^ 
mais sans dire un mot ni quitter l'attitude pres^ 
<;rite, la main sur la bretelle du fusil. Mon ami 

« 

Ernest d'Hanache les commandait ; il nous salua 
avec le sourire à la Henri IV qui lui était naturel; 
je lui donntila main. Il ne devait perdre la vie que 
dans la dernière Vendée, où il vient de mourir no- 
blement. Tous ceux que je nomme dans ces souve- 
nirs encore récents sont déjà morts. 

En courant^ je heurtai quelque chose qui faillit 
me faire tomber : c'était un pied humain. Je ne 
pus m'empêcher de m'arréter à le regarder. 

— Voilà comme votre pied sera tout à l'heure, 
me dit un officier en passant et en riant de tout son 
cœur. 

Rien n'indiquait que ce pied eût jamais été 
chaussé. Il était comme embaumé et conservé à 
la manière des momies • brisé à deux pouces au- 



l 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. '1S7 

dessus de la cheville, comme les pieds de statues 
en étude dans les ateliers ; poli, veiné comme du 
marbre noir, et n'ayant de rose que les ongles. Je 
n'avais pas le temps de le dessiner : je continuai 
ma course jusqu'à la dernière cour, devant les ca- 
sernes. 

Là nous attendaient nos soldats. Dans leur pre- 
mière surprise, ils avaient cru le château attaqué, 
ils s'étaient jetés du lit au râtelier d'armes et s'é- 
taient réunis dans la cour, la plupart en chemise 
avec leur fusil au bras. Presque tous avaient les 
pieds ensanglantés et coupés par le verre brisé. Ils 
restaient muets et sans action devant un ennemi 
qui n'était pas un homme, et virent avec jme arri- 
ver leurs officiers. 

Pour nous, ce fut au cratère même du volcan 
que nous courûmes. Il fumait encore, et une troi- 
sième éruption était imminente. 

La petite tour de la poudrière était îéventrée, et, 
par ses flancs ouverts, on voyait une lente fumée 
s'élever en tournant. 

Toute la poudre de la tomTelle" était-elle brûlée? 



188 SERVITUDE MILITAIRE. 

en restait-il assez pour nous enlever tous? C'était 
la question. Mais il y en avait une autre qui 
n'était pas incertaine, c'est que tous les caissons de 
Tartillerie, chargés et entr'ouverts dans la cour 
voisine, sauteraient si une étincelle y arrivait, et 
que le donjon, renfermant quatre cents milliers de 
poudre à canon, Vincennes, son bois, sa ville, sa 
campagne, et une partie du faubourg Saint-Antoine, 
devaient faire jaillir ensemble les pierres, les bran- 
ches, la terre, les toits et les tètes humaines les 
mieux attachées. 

Le meilleur auxiliaire que puisse trouver la 
discipline, c'est le danger. Quand tous sont expo 
ses, chacun se tait et se cramponne au premier 
homme qui donne un ordre ou un exemple salu- 
taire. 

Le premier qui se jeta sur les caissons fut Ti- 
moléon. Son air sérieux et contenu n'abandonnait 
pas son visage ; mais, avec une agilité qui me sur- 
prit, il se précipita sur une roue près d% s'enflam- 
mer. A défaut d'eau, il l'éteignit en l'étouffant avec 
son habit, ses mains, sa poitrine qu'il y appuyait. 



LA VEILLÉE DE VJrfCENNES. 189 

On le crut d'abord perdu; mais, en Taidant, nous 
trouvâmes la roue noircie et éteinte, son habit 
brûlé, sa main gauche un peu poudrée de noir ; du 
reste, toute sa personne intacte et tranquille. En 
un moment tous les caissons furent arrachés de la 
cour dangereuse et conduits hors du fort, dans la 
plaine du polygone. Chaque canonnier, chaque sol- 
dat, chaque officier s'attelait , tirait, roulait, pous- 
sait les redoutables chariots, des mains, des pieds, 
des épaules et du front. 

Les pompes inondèrent la petite poudrière par 
la noire ouverture de sa poitrine ; elle était fendue 
de tous les côtés, elle se balança deux fois en avant 
et en arrière, puis ouyrit ses flancs comme Vé- 
corce d'un grand arbre, et, tombant à la renverse, 
découvrit une sorte de four noir et fumant où rien 
n'avait forme reconnaissable, où toute arme, tout 
projectile était réduit en poussière rougeâtre et 
grise, délayée dans une eau bouillante ; sorte de 
lave où le sang, le fer et le feu s'étaient confondus 
en mortier vivant, ft qui s'écoula dans les cours en 

brûlant l'herbe sur son passage. C'était la fin du 

11. 



190 SERVITUDE MILITAIRE. 

danger ; restait à se reconnattre et à se compter. 

— On a dû entendre cela de Paris, me dit Ti- 
moléon en me serrant la main; je vais lui écrire 
pour la rassurer. 11 n'y a plus rien à faire ici. 

Il ne parla plus à personne, et retourna dans no- 
tre petite maison blanche, aux volets verts, comme 
s'il fût revenu de la chasse. 



CHAPITRE XIII. 



UN DESSIN AU CRAYON. 



Quand les périls sont passés, on les mesure et on 
les trouve grands. On s'étonne de sa fortune; en 
pâlit de la peur qu'on aurait pu avoir ; on s'applau- 
dit de ne s*être laissé surprendre à aucune faiblesse, 
<et l'on sent une sorte d'effroi réflé^chiet calculé au- 
quel on n'avait pas songé dans l'action. 
« La poudre fait des prodiges incalculables, comme 
cenx de la foudre. 

L'explosion avait fait des miracles, non pas de 
force, mais d'adresse. Elle paraissait avoir mesuré 
ses coups et choisi'son but. Elle avait joué avec 
nous ; elle nous avait dit : — J'enlèverai celui-ci, 



192 SERVITUDE MILITAIRE. 

mais non ceux-là qui sont auprès. Elle avait arra- 
ché de terre une arcade de pierres de taille, et 
l'avait envoyée tout entière avec sa forme sur le 
gazon, dans les champs, se coucher comme une 
ruine noircie par le temps. Elle avait enfoncé trois 
bombes à six pieds sous terre, broyé des pavés 
sous des boulets, brisé un canon de brbnze par le 
milieu, jeté dans toutes les chambres toutes les fe- 
nêtres et toutes les portes, enlevé sur les toits les 
volets de la grande poudrière, sans un grain de 
sa poudre ; elle avait roulé dix grosses bornes de 
pierre comme les pions d'un échiquier renversé ; 
elle avait cassé les chaînes de fer qui les liaient, 
comme on casse des fils de soie, et en avait tordu 
les anneaux comme on tord le chanvre ; elle avait 
labouré sa cour avec les affûts brisés, et incrusté 
dans les pierres les pyramides de boulets, et, sous 
le canon le plus prochain de la poudrière détruite, 
elle avait laissé vivre la poule blanche que nous 
avions remarquée la veille. Quand celte pauvre 
poule sortit paisiblement de son lit avec ses petits, 
les\ris de joie de nos bons soldats Taccueillirent 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 193 

comme une ancienne amie, et ils se mirent à la ca- 
resser avec l'insouciance des enfants. 

Elle tournait en coquetant, rassemblant ses pe- 
tits et portant toujours son aigrette rouge et son 
collier d'argent. Elle avait l'air d'attendre le maître 
qui lui donnait à manger, et courait tout effarée 
entre nos jambes, entourée de ses poussins. En la 
suivant, nous arrivâmes à quelque chose d'hor- 
rible. 

Au pied de la chapelle étaient couchées la tète 
et la poitrine du pauvre Adjudant, sans corps et 
sans bras. Le pied que j'avais heurté avec mon pied 
en arrivant, c'était le sien. Ce malheureux, sans 
doute, n'avait pas résisté au désir de visiter encore 
ses barils de poudre et de compter ses obus , 
et, soit le fer de ses bottes, soit un caillou roulé, 
quelque chose, quelque mouvement avait tout en- 
flammé. 

Comme la pierre d'une fronde, sa tête avait été 
lancée avec sa poitrine sur le mur de l'église, à 
soixante pieds d'élévation, et la poudre dont ce 
buste effroyable était imprégné avait gravé sa 



i94 SERVITUDE MILITAIRE. 

forme €Q traits durables ffor la muraille au pied 
de laquelle il retomba. Nous le contemplâmes 
longtemps, et personne ne dit un tnot de commisé- 
ration. Peut-être parce que le plaindre eût été se 
prendre soi-*méme en pitié pour avoir couru le même 
danger. Le chirurgien-major, seulement, dit : — Il 
n'a pas souffert. 

Pour moi, il moBembla qu'il souffrait encore; 
mais, malgré cela, moitié par une curiosité invin- 
cible, moitié par bravade d'officier, je le dessinai. 

Les choses se passent ainsi dans une société 
d'où la sensibilité est retranchée. C'est un des côtés 
mauvais du métier des armes que cet excès de 
force où l'on prétend touj<z»urs goinder son carac- 
tère. On s'exerce à durcir son cœur, on se cache 
de la pitié, de peur qu'ellene ressemble à la fai- 
blesse ; on se fait effort pour dissimuler le senti- 
ment divin de la compassion, sans songer qu'à 
force d'enfermer un bon sentiment on étouffe le 
prisonnier. 

Je me sentis en ce moment très-Iiaïssable. Mon 
Jeune cœnr était gonflé du chagrin de cette mort, 



i 



LA YEIXLÉE DE YINCSNNES. 195 

et je continuais pourtant avBC une tranquillité obs- 
tinée le dessin que j'ai conservé, et qui tanrtôt m'a 
donné des remords de l'avoir fait, tantôt m'a rap- 
pelé le récit que je viens d'écrire et la vie modeste 
de ce brave soldat. 

Cette noble tête n'était plus qu'un objet d'hor- 
reur , une sorte de tète de Méduse; sa couleur était 
celle du marbre noir; lea cheveux hérissés, les 
sourcils relevés vers le haut du front, les yeux 
fermés, la bouche béante comme jetant un cri. On 
voyait sculptée sur ce buste noir l'épouvante des 
flammes subitement sorties de terre. On sentait 
qu'il avait eu le temps de cet effroi aussi rapide 
que la poudre, et peut-être le temps d'une incalcu- 
lable souffrance. 

— A-'t-il fiu le tempstie pensera la Providence ? 
me xlit la voix paisible de Timoléon d'Arc*** qui, 
par dessus mon épaule, me regardait dessiner avec 
un loi;gnûn. 

En même temps-nn joyei^ soldat, frais, rose et 
blond, se baissa pour prendre à ce tronc enfumé 
sa cravate de soie noire ; 



196 SERVITUDE MILITAIRE. 

— Elle est encore bien bonne, dit-il. 

Cétait un honnête garçon de ma compagnie, 
nommé Muguet, qui avait deux chevrons sur le 
bras, point de scrupule ni de mélancolie, et au de- 
meurant le meilleur fils du monde. Cela rompit 
nos idées. 

Un grand fracas de chevaux nous vint enfin 
distraire. C'était le roi. Louis XVIII venait en ca- 
lèche remercier sa garde de lui avoir conservé ses 
vieux soldats et son vieux château. Il considéra 
ongtemps l'étrange lithographie de la muraille. 
Toutes les troupes étaient en bataille. Il éleva sa 
voix forte et claire pour demander au chef de ba - 
taillon quels officiers ou quels soldats s'étaient dis- 
tingués. 

— Tout le monde a fait son devoir, sire! ré- 
pondit simplement M. de Fontanges, le plus che- 
valeresque et le plus aimable officier que j'aie 
connu, l'homme du monde qui m'a le mieux donné 
l'idée de ce que pouvaient être dans leurs, ma- 
nières le duc de Lauzun et le chevalier de Gram- 
mont. 



LA VEILLÉE DE VINCENNES. 197 

Là-dessus, au lieu d'une croix d'honneur, le 
roi ne lira de sa calèche que^des rouleaux d'or 
qu'il donna à distribuer pour les soldats, ^ et, tra- 
versant Vincennes, sortit par la porte du bois. 

Les rangs étaient rompus , l'explosion oubliée ; 
personne ne songea à être mécontent et ne crut 
avoir mieux mérité qu'un autre. Au fait , c'était un 
équipage sauvant son navire pour se sauver lui- 
même, voilà tout. Cependant j'ai vu depuis de 
moindres bravoures se faire mieux valoir. 

Je pensai à la famille du pauvre Adjudant. Mais 
j'y pensai seul. En général, quand les princes 
passent quelque part, ils passent trop vite. 



LIVRE TROISIÈME 



SOUVENIRS 

DE 

GRANDEUR MILITAIRE 



SOUVENIRS 



DE 



GRANDEUR MILITAIRE 



CHAPITIIE PREMIER 



Que de fois nous vîmes ainsi finir par des acci- 
dents obscurs de modestes existences qui auraient 
été soutenues et nourries par la gloire collective de 
l'Empire ! Notre armée avait recueilli les invalides 
àe la Grande Armée, et ils mouraient dans nos bras 
en nous laissant le souvenir de leurs caractères 
primitifs et singuliers. Ces hommes nous parais- 
saient les restes d'une race gigantesque qui s'étei- 
gnait homme par homme et pour toujours. Nous 



202 GRANDEUR MILITAIRE. 

aimions ce qu'il y avait de bon et d'honnête dans- 
leurs mœurs ; mais notre génération plus studieuse 
ne pouvait s'empêcher de surprendre parfois en 
eux quelque chose de puéril et d'un peu arriéré- 
que l'oisiveté de la paix faisait ressortir à nos yeux. 
L'Armée nous semblait un corps* sana* mouvement. 
Nous étouffions enfermés dans le ventre de ce che- 
val de bois qui ne s'ouvrait jamais dans aucune 
Troie. Vous vous eh souvenez, vous, mes Compa- 
gnons, nous ne cessions d'étudier les Commentairea 
de César, Turenne et Frédéric U, etnousKsions 
sans cesse la vie de ces généraux de la République 
si purement épris de la gloire ; ces héros candides 
et pauvres comme Maiceau, Desaix et Ktéber, 
jemies gens de vertu antique ; et après» avmr exa- 
miné leurs manœuvres de guerre' et leurs campa^ 
gnes, nous tombions dans une amère trist^se en 
mesurant notre destinée à la leur, et en caiou'- 
lant que leur élévation était devenue telle* pance 
qu'ils avaient mis le pied tout d'abord, et à vingt 
ans^ sur le haut de cette échelle de grades dont cha- 
que degré nous coûtait huit ans à gmvir; Vous qoe^ 



GRANDEUR MILITAIRE. %}3, 

j'ai tant vu souffrir des langueurs et des dégoûts 
de la Servitude militaire,, c'est pour vous surtout 
que j'écris ce livre. Aussi , à côté de ces souvenirs 
où j'ai montré quelques traits de ce qu'il y a de 
bon et d'hoiHiête dans les années, mais où j'ai dé-^ 
taillé quelques-unes des petitesses pénibles de 
cette vie, je veux placer les souvenirs qui peuvent 
relever nos fnonts par la recherche et. la considé-^ 
ration de ses grandeurs. 

La Grandeur guerrière, ou la beauté de la vie 
des ^rmes^ me semble être de deux sortes : il y a 
celle du commandement et celle de l'obéissance^ 
L'une, tout extérieure, active, brillante, fière, 
égoïste, capricieuse , sera dé jour en jour plu& rare 
et moins désirée , à mesure que la civilisation de- 
viendra plus pacifique ; l'autre , tout intérieure ,. 
passive, obscure, modeste, dévouée, persévérante, 
sera chaqi^^ jour plus honorée ; car , aujourd'hui 
que dépérit l'esprit des. conquêtes^ tout ce qu'un 
caractère élevé peut apporter de grand dans le 
métier des armes merparattiétremoinsencoce dans 
la gloire de combattre que dans l'honneur de 



2C4 GRANDEUR MILITAIRE. 

souffrir en silence et d'accomplir avec constance 
des devoirs souvent odieux. 

Si le mois de juillet 1 830 eut ses héros , il eut 
en vous ses martyrs , ô mes braves Compagnons I 
— Vous voilà tous à présent séparés et dispersés. 
Beaucoup parmi vous se sont retirés en silence, 
après l'orage, sous le toit de leur famille ; quelque 
pauvre qu'il fût, beaucoup l'ont préféré à l'ombre 
d'un autre drapeau que le leur. D'autres ont voulu 
chercher leurs fleurs-de-lis dans les bruyères de la 
Vendée , et les ont encore une fois arrosées de leur 
sang; d'autres sont allés mourir pour des rois 
étrangers ; d'autres, encore saignants des blessures 
des trois jours, n'ont point résisté aux tentations 
de répée : ils l'ont reprise pouf la France, et lui 
ont encore conquis des citadelles. Partout même 
habitude de se donner corps et âme , même be- 
soin de se dévouer, même désir de porter.et d'exer- 
cer quelque part l'art de bien souffrir et de lion 
mourir. 

Mais partout se sont trouvés à plaindre ceux 
qui n'ont pas eu à combattre là cj ils se trouvaient 



: 



^ 



GRANDEUR MILITAIRE. 205 

jetés. Le combat est la vie de rarmée. Où il com- 
mence, le rêve devient réalité, la science devient 
gloire, et la Seryitude service. La guerre console 
par son éclat des peines inouïes que la léthargie 
de la paix cause aiux esclaves de l'Armée ; mais, je 
le répète, ce n'est pas dans les combats que soni 
ses plus pures grandeurs. Je parlerai de vous sou- 
vent aux autres ; mais je veux une fois, avant de 
fermer ce livre, vous parler de vous-mêmes, et 
d'une vie et d'une mort qui eurent a mes yeux un 
grand caractère de force et de candeur. 



LA VIE ET LA MORT 

DU 

CAPITAINE RENAUD 

ou 
LA CANNE JDE JONC 



CHAPITRE II 



UNE NUIT MÉMOEABLE 



La nuit du 27 juillet 1830 fut silencieuse et 
solennelle. Son souy^iir est, pour moi, plus pré- 
sent que celui de quelques tableaux plus terribles 
que la destinée m'a jetés sous les yeux. — Le 
calme de la terre et de la mer devant l'ouragan 
n'a pas plus de majesté que n'en avait celui de 
Paris devant la révolution. Les boulevards étaient 



208 GRANDEUR MILITAIRE. 

déserts. Je marchais seul, après minuit, dans 
toute leur longueur, regardant et écoutant avide- 
ment. Le ciel pur étendait sur le sol la blanche 
lueur de ses étoiles; mais les maisons étaient 
éteintes, closes et comme mortes. Tous les réver- 
bères des rues étaient brisés. Quelques groupes 
d'ouvriers s'assemblaient encore près des arbres, 
écoutant un orateur mystérieux qui leur glissait 
des paroles secrètes à voix basse. Puis ils se sépa- 
raient en courant, et $e jetaient dans des rues 
étroites et noires. Ils se collaient contre des pe- 
tites portes d'allées qui s'ouvraient comme des 
trappes et se refermaient sur eux. Alors rien ne 
remuait plus, et la ville semblait n'avoir que des 
habitants morts et des maisons pestiférées. 

On rencontrait, de distance en distance, une 
masse sombre, inerte, que Ton ne reconnaissait 
qu'en la touchant : c'était un bataillon àe la Garde, 
debout, sans mouvement, sans voix. Plus loin, une 
batterie d'artillerie surmontée de ses mèches allu- 
mées, comme de deux étoiles. 

On passait impunément devant ces corps impo 



LA CANNE TE JONC. 209 

sants et sombres, on tournait autour d'eux, on s'en 
allait, on revenait sans en recevoir une question, 
une injure, un mot. Us étaient inoffensifs, sans 
colère, sans haine ; ils étaient résignés et ils atten- 
daient. 

Comme j'approchais de l'un des bataillons les 
plus nombreux, un officier s'avança vers moi, avec 
une extrême politesse, et me demaiWa si les 
flammes que l'on voyait au loin éclairer la porte 
Saint-Denis ne venaient point d'un incendie; il allait 



se porter en avant avec sa compagnie pour s'en 
assurer. Je lui dis qu'elles sortaient de quelques 
grands arbres que faisaient abattre et brûler des 
marchands, profitant du trouble pour détruire ces 
vieux ormes qui cachaient leurs boutiques. Alors, 
s'asseyant sur l'un des bancs de pierre du boule- 
vard, il se mit à faire des lignes et des ronds sur 
le sable avec une canne de jonc. Ce fut à quoi je 
le reconnus, tandis qu'il me reconnaissait à mon 
visage. Comme je restais debout devant lui, il me 
serra la main et me pria de m'asseoir à son côté. 
Le capitaine Renaud était un homme d'un sens 

2. 



2to 6Randj:ur .militaire. 

droit et sévère et d'un esprit très-cultivé, comme 
la Garde en renfermait beaacoup à cette époque. 
Son caractère et ses habitudes nous étaient fort 
connus^ et ceux qui liront ces souvenirs sauront 
bien sur quel visage sérieux ils doivent placer son 
nom de guerre donné par les soldats, adopté par 
les officiers et reçu indifféremment par l'homme. 
Comme lès vieilles familles, les vieux régiments, 
conservés intacts par la paix, prennent des cou- 
tumes familières et inventent des noms caractéris- 
tiques pour leurs enfants. Une ancienne blessure 
à la jambe droite motivait cette habitude du capi- 
taine de s'appuyer toujours sur cette canne dejônc^ 
dont la pomme était assez singulière et attirait 
l'attention de tous ceux qui la voyaient pOur la 
première fois. Il la gardait partout et presque tou- 
jours à la n^ain. Il n'y avait, du reste, nulle affec- 
tation dans cette habitude : ses manières étaient 
trop simples et sérieuses. Cependant on sentait que 
cela lui tenait au cœur. Il était fort honoré dans la 
Garde. Sans ambition et ne voulant être que ce 
qu'il était, capitaine de grenadiers, il lisait tou- 



LA CANNE DE JONC, 211 

j(Hjn!S7 ne parlait que le moins possible et par mo- 
nosyllabes. — Très-grand, très-pâle et de visage 
mélancolique , il avait sur le front, entre les sour- 
cils, une petite cicatrice assez profonde, qui sou- 
vent, de bleuâtre qu'elle était, devenait noire, et 
quelquefois donnait un air farouche à son visage 
habituellement froid et paisible. 

Les soldats l'avaient en grande amitié ; et sur- 
tout dans la campagne d'Espagne on avait remar- 
qué la joie avec laquelle ils partaient quand les 
détachements étaient commandés par la Canne-de- 
Jonc, C'était bien véritablement la Ganne-de-Jonc 
qui les commandait ; car le capitaine Renaud ne 
mettait jamais l'épée à la main , même lorsque , à 
la tète des tirailleurs , il approchait assez l'ennemi 
pour courir le hasard de se prendre corps à corps 
avec lui. 

Ce n'était pas seulement uit. homme expéri- 
menté dans la guerre, il avait encore une connais- 
sance si vraie des plus grandes affaires politiques 
de l'Europe sous l'Empire, que l'on ne savait com- 
ment se l'expliquer, et tantôt on l'attribuait à de 



312 GRANDEUR MILITAIRE. 

profondes études, tantôt à de hautes relations fort 
anciennes, et que sa réserve perpétuelle empêchait 
de connaître. *• 

Du reste, le caractère dominant des hommes 
d'aujourd'hui, c'est cette réserve même, et celui-ci 
ne faisait que porter à Textrême ce trait général. A 
présent, une apparence de froide politesse couvre 
à la fois caractère et actions. Aussi je n'estime pas 
que beaucoup puissent se reconnaître aux portraits 
effarés que l'on fait de nous. L'affectation est ridi 
cule en France plus que partout ailleurs, et c'est 
pour cela, sans doute, que, loin d'étaler sur ses 
traits et dans son langage l'excès de force que 
donnent les passions, chacun s'étudie à renfermer 
en soi les émotions violentes , les chagrins pro- 
fonds ou les élans involontaires. Je ne pense point 
que la civilisation ait tout énervé, je vois qu'elle a 
tout masqué. J'avoue que c'est un bien, et j'aime 
le caractère contenu de notre époque. Dans cette 
froideur apparente il y a de la pudeur, et les sen- 
timents vrais en ont besoin. 11 y entre aussi du 
dédain , bonne monnaie pour payer les choses 



LA CANNE DE JONC. 213 

humaines. — Nous avons déjà perdu beaucoup 
d*amis dont la mémoire vit entre nous; vous vous 
les rappelez, ô mes chers Compagnons d*iarmes ! 
Les uns sont morts par la guerre, les autres par 
le duel , d'autres par le suicide ; tous hommes 
d'honneur et de ferme caractère, de passions fortes, 
et cependant d'apparence simple, froide et réser- 
vée. L'ambition, l'amour, le jeu, la haine, la jalou- 
sie, les travaillaient sourdement ; mais ils ne par- 
laient qu'à peine, et détournaient tout propos trop 
direct et prêt à toucher le point saignant de leur 
cœur. On ne les voyait jamais cherchant à se 
faire remarquer dans les salons par une tragique 
attitude; et si quelque jeune femme, au sortir 
d'une lecture de roman, les eût vus tout soumis et 
comme disciplinés aux saluts en usage et aux sim- 
ples causeries à voix basse, 'elle les eût pris en mé- 
pris ; et pourtant ils ont vécu et sont morts , vous 
le savez, en hommes aussi forts que la nature en 
produisit jamais. Les Caton et les Brutus ne s'en 
tirèrent pas mieux, tout porteurs de toges qu'ils 
étaient. Nos passions ont autant d'énergie qu'en 



914 GRANDEUR MILITAIRE. 

aucunlemps ; mais ce n'est. qu'à la trace de leurs 
fatigues que le regard d'un ami peut les recon- 
naître. Les dehors, les propos, les manières ont 
une cectaine mesure^de dignité froide qui est com- 
mune' à tous, et dont ne si'affranohissent que quel- 
ques enfeffîts iqui se Teulent grandir et faire va- 
IcHràtoute force. Apcésent, la lei suprême des 
mœcBTs c'est la . Convenance. 

Il n'y a pas :de profesedon où la froideur des 
formes du langage et des habitudes contraste plus 
vivement avec l'activité de la vie que la profession 
des armes. On y pousse loin la haine de l'exagé- 
cation, et l'on dédaigne le langage d'un homme 
qui cherche à outrer ce qu'il sent ou à attendrir 
siuree qu'il souffre. Je Je savais^ et je me préparais 
à quitter brusquement le cqxtaine Renaud, lors- 
qulil rae pdt le baras et^me retint. 

— Avez-vons vu ce matin la manœuvre des 
SiHsses ? me ditril ; c'était assez curieux. Ils ont fait 
le feu de ehunisée en' avançant B.vec une précision 
parfaite. Depuis que je sers, je n'en avais pas vu 
faire l'aj^cation : c'est une matiœuvre de parade 



LÀ CANNE DE JONC. ^ 21S 

et d'Opéra ; mais, dans les mes d'une grande viUe^ 
elle peut avoir son prix, pourvu que les sections de 
droite et de gauche^se forment vite en avant du pe- 
loton qui vient de faire feu. 

En même temps il continuait à tracer des 
lignes sur la terre avec le bout de sa canne ; en- 
suite il se leva lentement; et comme il marchait 
le long du boulevard, avec rintention de s'éloigner 
du groupe des officiers et des soldats, je le suivis^ 
et il continua de me parier avec une sorte d'exalta- 
tion nerveuse et comme iavolontaire. qui me cap- 
tiva, et que je n'aurais jamais attendue de lui, qui 
était ce qu'on est convenu d'appeler un homme 
froid. 

U commença par une tcèarsimple demanda en 
prenant un bouton âe-mon habitu. 

— Me pardonnerez-vous, me dit-il, de vous 
prier de m • envoyer vetr» haus8ûKXil:,de{ la Garde 
royale, si vous raiw:^ conservé 7 J'ai laissé le mien 
cJiez moi, et jei nepids l'envoyer ch^^oher ni. y 
aller moi-même, parce qu'<m< noua tue > dsms les 
rues comme des dnéw enragés^^mm d^in» trois 



22G GRANDEUR MILITAIRE. 

OU quatre ans que vous avez quitté l'armée, peut- 
êlre lie f avez-vous plus. J'avais aussi donné ma 
démission il y a quinze jours, car j'ai une grande 
• lassitude de l'Armée; mais avant-hier, quand j'ai 
vu les ordonnances, j'ai dit : On va prendre les 
armes. J'ai fait un paquet de mon uniforme, de 
mes épaulettes et de mon bonnet à poil, et j'ai été 
à la caserne retrouver ces braves gens-la qu'on va 
faire tuer dans tous les coins, et qui certainement 
auraient pensé, au fond du cœur, que je les quittais 
mal et dans un moment de crise ; c'eût été contre 
l'Honneur, n'est-il pas vrai, entièrement contre 
l'Honneur? 

— Aviez-vous prévu les ordonnances, dis-je, 
lorsiiie votre démission l 

— Ma foi, non ! je ne les ai pas même lueo 
encore. 

— Eh bien ! que vous reprochiez-vous ? 

— Rien que Tapparence, et je n'ai pas voulu 
que l'apparence même fût contre moi. 

— Voilà, dis-je, qui est admirable ! 

— Admirable! admirable! dit le capitaine Re- 



LA CANNE DE JONC. SI" 

naud en marchant plus vite, c'est le mot actuel ; 
quel mot puéril ! Je déteste l'admiration ; c'est le 
principe de trop de mauvaises actions. On la donne 
a trop bon marché à présent, et à tout le monde, 
nous devons bien nous garder d'admirer légère- 
ment. 

L'admiration est corrompue et corruptrice. On 
doit bien faire pour soi-même, et non pour le bruit. 
D'ailleurs, j'ai là-dessus mes idées, finit-il brusque- 
ment ; et il allait me quitter. 

— Il y a quelque chose d'aussi beau qu'un 
grand homme, c'est un homme d'Honneur, lui 
dis-je. 

11 me prit la main avec affection, — C'est une 
opinion qni nous est commune, me dit-il vivement ; 
je l'ai mise en action toute ma vie, mais il m'en a 
coûté cher. Cela n'est pas si facile que l'on croit. 

Ici le sous-lieutenant de sa compagnie vint lui 
demander un 'Cigare, 11 en lira plusieurs de sa 
poche, et les lui donna sans parler : les officiers se 
mirent à fumer en marchant de long en large, 
dans un silence et un calme que le souvenir des 

13 



218 GRANDEUR MILITAIRE. 

circonstances présentes n'interrompait pas ; aucun 
ne daignant parler des dangers du jour^ ni de son 
devoir, et connaissant à fond Tun et l'autre. 

Le capitaine Renaud revint à moi. — Il fait 
beau, me dit-il en me montrant le ciel avec sa 
canne de jonc : je ne sais quand je cesserai de voir 
tous les soirs les mêmes étoiles ; il m'est arrivé une 
fois de m'imaginer que je verrais celles de la mer 
du Sud, mais j'étais destiné à ne pas changer 
d'hémisphère. — N'importe ! le temps est superbe : 
les Parisiens dorment ou font semblant. Aucun de 
nous n'a mangé ni bu depuis vingt-quatre heures ; 
cela rend les idées très-nettes. Je me souviens 
qu'un jour, en allant en Espagne, vous m'avez 
demandé la cause de mon peu d'avancement ; je 
n'eus pas le temps de vous la conter ; mais ce soir 
je me sens la tentation de revenir sur ma vie que je 
repassais dans ma mémoire. Vous aimez les récits, 
je me le rappelle, et, dans votre vie retirée, vous 
aimerez à vous souvenir de nous. — Si vous vou- 
lez vous asseoir sur ce parapet du boulevard avec 
moi, nous y causerons fort tranquillement, car on 



LA CANNE DE JONC. 219 

me paratt avoir cessé pour cette fois de nous ajus- 
ter par les feoètres et les soupiraux de cave. — Je 
ne vous dirai que quelques époques de mon his- 
toire, et je ne ferai que suivre mon caprice. J'ai 
beaucoup vu et beaucoup lu^ mais je crois bien 
que je ne saurais pas écrire. Ce n'est pas mon état. 
Dieu merci ! et je n'ai jamais essayé. — Mais, par 
exemple, je sais vivre, et j'ai vécu comme j'en 
avais pris la résolution (dès que j'ai eu le courage 
de la prendre), et, en vérité, c'est quelque chose. 
— Asseyons-nous. 

Je le suivis lentement, et nous traversâmes le 
bataillon pour passer à gauche de ses beaux gre- 
nadiers. Us étaient debout, gravement, le menton 
appuyé sur le canon de leurs fusils. Quelques 
jeunes gens s'étaient assis sur leurs sacs, plus fati- 
gués de la journée que les autres. Tous se taisaient 
et s'occupaient froidement de réparer leur tenue 
et de la rendre plus correcte. Rien n'annonçait 
r?nquiclude ou le mécontentement. Ils étaient à 
leurs rangs, coaiaie après un jour de revue, atten- 
flant les ordrcô. 



220 GRANDEUR MILITAIRE. 

Quand nous fûmes assis, notre vieux camarade 
prit la parole, et à sa manière me raconta trois 
grandes époques qui me donnèrent le sens de sa 
vie et m'expliquèrent la bizarrerie de ses habi- 
tudes et ce qu'il y avait de sombre dans son carac- 
tère. Rien de ce qu'il m'a dit ne s'est effacé de 
ma mémoire, et je le répéterai presque mot pour 
mot. 



CHAPITRE III. 



MALTE. 



Je ne suis rien, dit-il d'abord, et c'est à pré- 
sent un bonheur pour moi que de penser cela; 
mais si j'étais quelque chose , je. pourrais dire 
comme Louis XIV : J'ai trop aimé la guerre.— Que 
voulez-vous ? Bonaparte m'avait grisé dès l'enfance 
comme les autres, et sa gloire me montait à la tête 
si violemment, que je n'avais plus de place dans le 
cerveau pour une autre idée. Mon père, vieil offi- 
cier supérieur, toujours dans les camps, m'était 
tout à fait inconnu, quand un jour il lui prit fan- 
taisie de me conduire en Egypte avec lui. J'avais 
douze ans, et je me souviens encore de ce temps 



222 GRANDEUR MILITAIRE. 

coijime si j'y étais, des sentiments de toute Tannée 
et de ceux qui prenaient déjà possession de mon 
âme. Deux esprits enflaient les voiles de nos vais- 
seaux, Tesprit de gloire et l'esprit de piraterie. 
Mon père n'écoutait pas plus le second que le vent 
de nord-ouest qui nous emportait ; mais le premier 
bourdonnait si fort à mes oreilles, qu'il me rendit 
sourd pendant longtemps à tous les bruits du 
monde, hors à la musique de Charles XII, le canon. 
Le canon me semblait la voix de Bonaparte, et, 
tout enfant que j'étais, quand il grondait, je de- 
venais rouge de plaisir, je sautais de joie, je lui bat- 
tais des mains, je lui répondais par de grands cris. 
Ces premières émotions préparèrent l'enthousiasme 
exagéré qui fut le but et la folie de ma vie. Une 
rencontre, mémorable pour moi, décida cette sorte 
d'admiration fatale, cette adoration insensée à la- 
quelle je voulus trop sacrifier. 

La flotte venait d'appareiller depuis le 30 flo- 
réal an VI. Je passai le jour et la nuit sur le pont 
à me pénétrer du bonheur de voir la grande mer 
bleue et nos vaisseaux. Je comptai cent bâtiments 



LA CANNE DE JONC. ^^ 

6t je ne pus tout compter. Notre ligne militaire 
avait une lieue d'étendue, et le demi-cercle que 
formait le convoi en avait au moins six. Je ne di- 
sais rien. Je regardai passer la Corse tout près de 
nous, traînant la Sardaigne à sa suite, et bientôt 
arriva la Sicile à notre gauche. Car la Junon, qui 
portait mon père et moi, était destinée à éclairer 
la route et à former Tavant-garde avec trois autres 
frégates. Mon père me tenait la main, et me montra 
l'Etna tout fumant et des rochers que je n'oubliai 
point : c'était la Favaniane et le mont Éryx. Mar- 
sala, l'ancien Lilybée, passait à travers ses va- 
peurs; je pris ses maisons blanches pour des co- 
lombes perçant un nuage; et im matin, c'était..., 
oui, c'était le 24 prairial, je vis, au lever du jour, 
arriver devant moi un tableau qui m'éblouit pour 
vingt ans. 

Malte était debout avec ses forts, ses canons à 
fleur d'eau, ses longues murailles luisantes au so- 
leil comme des marbres nouvellement polis, et sa 
fourmilière de galères toutes minces courant sur de 
longues rames rouges. Cent quatre-vingt-quatorze 



224 GRANDEUR MILITAIRE. 

bàliments français l'enveloppaient de leurs grandes 
voiles et de leurs pavillons bleus, rouges et blancs 
que Ton hissait, en ce moment, à tous les mâts, 
tandis que Tétendard de la religion s'abaissait len- 
tement sur leGozo et le fort Saint-Elme : c'était la 
dernière croix militante qui tombait. Alors la flotte 
tira cinq cents coups de canon. 

Le vaisseau V Orient était en face, seul à Técart, 
grand et immobile. Devant lui vinrent passer len- 
tement, et l'un après l'autre, tous les bàliments de 
guerre, et je vis de loin Desaix saluer Bonaparte. 
Nous montâmes près de lui à bord de VOrieni. 
Enfin pour la première fois je le vis. 

Il était debout près du bord, causant avec 
Casa-Bianca, capitaine du vaisseau (pauvre Orient !), 
et il jouait avec les cheveux d'un enfant de dix 
ans, le fils du capitaine. Je fus jaloux de cet enfant 
sur-le-champ, et le cœur me bondit en voyant qu'il 
touchait le sabre du général. Mon père s'avança 
vers Bonaparte et lui parla longtemps. Je ne voyais 
pas encore son visage. Tout d'un coup il se re- 
tourna et me regarda; je frémis de tout mon corps 



, LA CANNE DE JONC. S25 

à la vue de ce front jaune entouré de longs che- 
veux pendants et comme sortant de la mer, tout 
mouillés ; de ces grands yeux gris, de ces joues mai- 
gres et de cette lèvre rentrée sur un menton aigu. 
Il venait de parler de moi, car il disait : « Écoute, 
€ mon brave, puisque tu le veux, tu viendras en 
c Egypte et le général Vaubois restera bien ici 
c sans toi et avec ses quatre mille hommes; mais je 
c n*aime pas qu'on emmène ses enfants ; je ne Tai 
a permis qu'à Casa-Bianca, etj'ai eu tort. Tu vas 
€ renvoyer celui-ci en France ; je veux qu'il âoit 
« fort en mathématiques, et s'il t'arrive quelque 
« chose là-bas, je te réponds de lui, moi ; je m'en 
fli charge, et j'en ferai un bon soldat. » En même 
temps il se baissa, et me prenant sous les bras, 
m'éleva jusqu'à sa bouche et me baisa le front. La 
tête me tourna, je sentis qu'il était mon maître et 
qu'il enlevait mon âme à mon père, que du reste 
je connaissais à peine parce qu'il vivait à l'armée 
éternellement. Je crus éprouver l'effroi de Moïse, 
.berger, voyant Dieu dans le buisson. Bonaparte 
I m'avait soulevé libre, et quand ses bras me redes- 

13. 



ââ6 GRANDEUR MILITAIRE. 



cendirent doucement sur le pont, ils y laissèrent un 
esclave de plus. 

La yeille, je me serais jeté dans la mer si Ton 
m'eût enlevé à Parmée; mais je me laissai em-^ 
mener quand on voulut. Je quittai mon père avec 
indifférence, et c'était pour toujours! Mais nous 
sommes si mauvais dès l'enfance, et, hommes oa 
enfants, si peu de chose nous prend et nous enlève 
aux bons sentiments naturels I Mon père n'était 
plus mon maître parce que j'avais vu le sien, et 
que de celui-là seul me semblait émaner toute au* 
torité de la terre. — rêves d'autorité et d'escla- 
vage I pensées corruplrices du pouvoir, bonnes 
à séduire les enfants! ("aux enthousiasmes! poisons 
subtils, quel antidote pourra-t-on jamais trouver 
contre vousî — J'étais étourdi, enivré ; je voulais 
travailler, et je travaillai, à en devenir fou ! Je cal- 
culai nuit et jour, et je pris l'habit, le savoir et, 
sur mon visage, la couleur jaune de l'école. De 
temps en temps le canon m'interrompait, et cette 
voix du demi-dieu m'apprenait la conquête de 
l'Egypte, Marengo, le 18. brumaire, l'Empire... et 



LA CANNE DE JONC. 227 

l'Empereur me tint parole. — Quant à mon père, 
je ne savais plus ce qu'il était devenu, lorsqu'un 
jour m'arriva cette lettre que voici. 

Je la porte toujours dans ce vieux portefeuille, 
autrefois rouge, et je la relis souvent pour bien me 
convaincre de l'inutilité des avis que donne une 
génération à celle qui la suit, et réfléchir sur l'ab- 
surde entêtement de mes illusions. 

Ici le Capitaine, ouvrant son uniforme, tira de 
sa poitrine : son mouchoir premièrement, puis un 
petit portefeuille qu'il ouvrit avec soin, et nous en- 
trâmes dans un café encore éclairé, où il me lut 
ces fragments de lettres, qui me sont restés entre 
les mains, on saura bientôt comment. 



CHAPITRE IV. 



SIMPLE LETTRE. 



c A bord da vaisseaa anglais le Culloden, 
devant Rocbefort, 1801. 



Sent to France, with admirai ColtingwooiFs permission» 

€ Il . est iriiitile, mon enfant, que tu saches 
comment ^arrivera cette lettre, et par quels moyens 
j*ai pu connaître ta conduite et ta position actuelle. 
Qu'il te suffise d'apprendre que je suis content de 
toi, mais que je ne te reverrai sans doute jamais. 
Il est probable que cela t'inquiète peu. Tu n'as 
connu ton père que dans l'âge où la mémoire n'est 
pas née encore et où le cœur n'est pas encore éclos. 
U s'ouvre plus tard en nous qu'on ne le pense gé- 
néralement, et c'est de quoi je me suis souvent 



LA CANNE DE JONC. ^^ 

étonné; mais qu'y faire? — Tu n'es pas plus mau- 
vais qu'un autre, ce me semble. Il faut bien que je 
m'en contente. Tout ce que j'ai à te dire, c'est que 
je suis prisonnier des Anglais depuis le 14 ther- 
midor an VI (ou le 2 août 1798, vieux style, qui, 
dit-on, redevient à la mode auJQurd'hui). J'étais 
allé à bord de V Orient pour tâcher de persuader à 
ce brave Brueys d'appareiller pour Gorfou. Bona- 
parte m'avait déjà envoyé son pauvre aide de camp 
Julien, qui eut la sottise de se laisser enlever par 
les Arabes. Moi, j'arrivai, mais inutilement. Brueys 
était entêté comme une mule. Il disait qu'on allait 
trouver la passe d'Alexandrie pour faire entrer ses 
vaisseaux; mais il ajouta quelques mots assez fiers 
qui me firent bien voir qu'au fond il était un peu 
jaloux de l'armée de terre. — Nous prend-on pour 
des passeurs à'eaut me dit-il, et croit-on que nous 
ayons peur des Anglais ? — Il aurait mieux valu 
pour la France qu'il en eût peur. Mais s'il a fait 
des fautes, il les a glorieusement expiées ; et je 
puis dire que j'expie ennu^eusement celle que je 
fis de rester à son bord quand on l'attaqua. Brueys 



^30 GRANDEUR MILITAIRE. 

fut d*abord blessé à la tête et à la main. Il con- 
tinua le combat jusqu*au moment où un boulet lui 
arracha les entrailles. Il se fît mettre dans un sac 
de son et mourut sur son banc de quart. Nous 
vîmes clairement que nous allions sauter vers les 
dix heures du soir. Ce qui restait de l'équipage 
descendit dans les chaloupes et se sauva, excepté 
Casa-Bianca. Il demeura le dernier, bien entendu , 
mais son fils/ un beau garçon, que tu as entrevu; 
je crois, vint me trouver et me dit : t Citoyen, 
' qu'est-ce que l'honneur veut que je fasse? » — 
Pauvre petit I II avait dix ans, je crois, et cela par- 
lait d'honneur dans un tel moment! Je le pris sur 
mes genoux dans le canot et je l'empêchai de voir 
sauter son père avec le pauvre Orient^ qui s'épar- 
pilla en l'air comniie une gerbe de feu. Nous ne 
sautâmes pas, nous, mais nous fûmes pris, ce qui 
est bien plus douloureux, et je vins à Douvres, sous 
la garde d'un brave capitaine anglais nommé Col- 
lingwood, qui commande à présent le Culloden. 

m 

C'est un galant homme s'il en fut, qui, depuis 1761 
qu'il sert dans la marine, n'a quitté la mer que 



LA CANNE DE JONC. 231 

pendant deux années, pour se marier et mettre au 
monde ses deux filles. Ces enfantas, dont il parle 
sans cesse, ne le codnaissent prs, et sa femme ne 
ccmoatt guère que par ses lettres son beau carac* 
tère. Mais je sens bien que la douleur de cette dé- 
faite d'Aboukir a abrégé mes jours, qui n*ont été 
que trop longs, puisque j'ai vu un tel désastre et 
le mort de mes glorieux amis. Mon grand âge a 
touché tout le monde ici; et, comme le climat de 
l'Angleterre m'a fait tousser beaucoup et a renou- 
velé toutes mes blessures au point de me priver en- 
tièrement de Tusage d'un bras, le bon capitaine 
CoUingwood a demandé et obtenu pour moi (ce 
qu'il n'aurait pu obtenir pour lui-même à qui la 
terre^était défendue) la grâce d'être transféré en 
Sicile, sous un soleil plus chaud et un ciel plus 
pur. Je crois bien que j'y vais finir; car soixante- 
dix-huit ansi, sept blessures, des chagrins profonds 
et la captivité sont des maladies incurables. Je n'a- 
vais à te laisser que mon épée, pauvre enfant! à 
présent je n'ai même plus cela, car un prisonnier 
n'a pas d'épée. Mais j'ai au moins un conseil à te 



232 GRANDEUR MILITAIRE. 

donner, c'est de te défier de ton enthousiasme pour 
les hommes qui parviennent vite, et surtout pour 
Bonaparte. Tel que je te connais» tu serais un 
Séide, et il faut se garantir du Séidisme quand on est 
Français, c'est-à-dire très-susceptible d'être atteint 
de ce mal contagieux. C'est une chose merveilleuse 
que la quantité de petits et de grands tyrans qu'il 
a produits. Nous aimons les fanfarons à un point 
extrême, et nous nous donnons à eux de si bon 
cœur que nous ne tardons pas à nous en mordre 
les doigts ensuite. La source de ce défaut est un 
grand besoin d'action et une grande paresse de 
réflexion. Il s'ensuit que nous aimons inûniment 
mieux nous donner corps et âme à celui qui se 
charge de penser pour nous et d'être responsable, 
quitte à rire après de nous et de lui : 

Bonaparte est un bon enfant, mais il est vrai- 
ment par trop charlatan. Je crains qu'il ne de- 
vienne fondateur parmi nous d'un nouveau genre 
de jonglerie; nous en avons bien assez en France. 
— Le charlatanisme est insolent et corrupteur, et 
il a donné de tels exemples dans notre siècle et 



LA CANNE DE JONC. 233 

a mené si grand bruit du tambour et de la ba- 
guette sur la place publique, qu'il s*est glissé dans 
toute profession , et qu'il n'y a si petit homme qu'il 
n ait gonflé. — Le nombre est incalculable des gre- 
nouilles qui crèvent. Je désire bien vivement que 
mon fils n'en soit pas. 

Je suis bien aise qu'il m'ait tenu parole en se 
chargeant de toiy comme il dit ; mais ne t'y fie pas 
trop. Peu de temps après la triste manière dont je 
quittai l'Egypte, voici la scène que l'on m'a contée 
et qui se passa à un certain dîner ; je veux te la 
dire afin que tu y penses souvent : 

Le l**" vendémiaire an vu, étant au Caire, Bona- 
parte, membre de l'Institut , ordonna une fête civi- 
que pour l'anniversaire de l'établissement de la 
République. La garnison d'Alexandrie célébra la fête 
autour de la colonne de Pompée, sur laquelle on 
planta le drapeau tricolore ; l'aiguille de Cléopâtre 
fut illuminée assez mal ; et les troupes de la Haute- 
Egypte célébrèrent la fête, le mieux qu'elles purent, 
entre les pylônes , les colonnes , les cariatides de 
Thèbes, sur les genoux du colosse deMemnon, 



^34 GRANDEUR MILITAIRE. 

aux pieds des figures de Tàma et de Chàma. Va 
premier corps d'armée fit au Caire ses manœuvres, 
ses courses et ses feux d'artifices. Le général en 
chef avait invité à dîner tout Tétat-major, les or- 
donnateurs, les savants, les kiaya du pacha, l'émir, 
les membres du divan et les agas , autour d'une 
table de cinq cents couverts dressée dans la salle 
basse de la maison qu*il occupait sur la place d'El- 
Béquier; le bonnet de la Liberté et le croissant 
s'entrelaçaient amoureusement; les couleurs tur- 
ques et françaises formaient un berceau et un tapis 
fort agréables sur lesquels se mariaient le Koran et 
la Table des Droits de l'Homme. Après que les con- 
vives eurent bien mangé avec leurs doigts des 
poulets et du riz assaisonnés de safran, des pastè- 
ques et des fruits , Bonaparte , qui ne disait rien, 
jeta un coup d'œil très-prompt sur eux tous. Le bon 
Kléber, qui était couché à côté de lui , parce qu'il 
ne pouvait pas ployer à la turque ses longues jam- 
bes, donna un grand coup de coude à Abdallah- 
Menou, son voisin, et lui dit avec son accent demi- 
allemand : 



LA CANNE DE JONC. 235 

— Tiens! voilà Ali-Bonaparte qui va nous faire 
une des siennes. 

Il l'appelait comme cela, parce que , à la fête 
de Mahomet^ le général s'était amusé à prendre le 
costume oriental, et qu'au moment où il s'était dé- 
claré protecteur de toutes les religions^ on lui avait 
pompeusement décerné le nom de gendre du pro- 
phète, et on l'avait nommé Ali-Bonaparte. 

Kléber n'avait pas fini de parler, et passait 
encore sa main dans ses grands cheveHix blonds, 
que le petit Bonaparte était déjà debout, et, ap 
prochant son verre de son menton maigre et de sa 
^osse cravate, il dit d'une voix brève, claire et 
saccadée. 

— Buvons à l'an trois cent de la République 
française : 

Kléber se mit à rire dans l'épaule de Menou, au 
point de lui faire verser son verre sur un vieil Aga, 
et Bonaparte les regarda tous deux de travers, 
en fronçant le sourcil. 

Certainement, mon enfant, il avait raison ; parce 
que, en présence d'un général en chef, un général 



236 GRANDEUR MILITAIRE. 

de division ne doit pas se tenir indécemment, fût- 
ce un gaillard comme Kléber; mais qux, ils n'avaient 
pas tout à fait tort non plus, puisque Bonaparte, à 
riieure qu'il est, s'appelle l'Empereur et que tu es 
son page, i 

— En effet, dit le capitaine Renaud en repre- 
nant la lettre de mes mains , je venais d'être 
nommé page de l'Empereur en 1804. — Ah! la 
terrible année que celle-là ! de quels événements 
elle était chargée quand elle nous arriva, et 
comme je l'aurais considérée avec attention, si 
j'avais su alors considérer quelque chose! Mais je 
n'avais pas d'yeux pour voir, pas d'oreilles pour 
entendre autre chose que les actions de l'Empe- 
reur, la voix de l'Empereur, les gestes de l'Empe- 
reur, les pas de l'Empereur. Son approche m'eni- 
vrait, sa présence me magnétisait. La gloire d'être 
attaché à cet homme me semblait la plus grande 
chose qui fCit au monde, et jamais un amant n'a 
senti l'ascendant de sa maîtresse avec des émo- 
tions plus vives et plus écrasantes que celles que 



LA CANNE DE JONC. 237 

sa vue me donnait chaque jour. — L'admiration 
d'un chef militaire devient une passion, un fana- 
tisme, une frénésie, qui font de nous des esclaves, 
des furieux, des aveugles. — Cette pauvre lettre 
que je viens de vous donner à lire ne tint dans 
mon esprit que la place de ce que les écoliers nom- 
ment un sermon, et je ne sentis que le soulage- 
ment impie des enfants qui se trouvent délivrés de 
l'autorité naturelle et se croient hbres parce qu'ils 
ont choisi la chaîne que l'entraînement général 
leur a fait river à leur cou. Mais un reste de bons 
sentiments natifs me fit conserver cette écriture 
sacrée, et son autorité sur moi a grandi à mesure 
que diminuaient mes rêves d'héroïque sujétion. 
Elle est restée toujours sur mon cœur, et elle a 
fini par y jeter des racines invisibles, aussitôt que 
le bon sens a dégagé ma vue des nuages qui la 
couvraient alors. Je n'ai pu m'empêcher, cette 
nuit, de la relire avec vous, et je me prends en 
pitié en considérant combien a été lente la courbe 
que mes idées ont suivie pour revenir à la base la 
plus solide et la plus simple de la conduite d'un 



238 GRANDEUR MILITAIRE. 

homme. Vous verrez à combien peu elle se réduit ; 
mais^ en vérité, monsieur, je pense que cela sufflt 
à la vie d'un honnête homme, et il m'a fallu bien 
du temps pour arriver à trouver la source de la 
véritable grandeur qu'il peut y avoir dans la pro- 
fession presque barbare des armes. 



Ici le capitaine Renaud fut interrompu par un 
vieux sergent de grenadiers qui vint se placer à la 
porte du café, portant son arme en sous-officier et 
tirant une lettre écrite sur papier gris placée dans 
la bretelle de son fusil. Le capitaine se leva paisi- 
blement et ouvrit l'ordre qu'il recevait. 

— Dites à Béjaud de copier cela sur le livre 
d'ordre, dit-il au sergent. 

— Le sergent-major n'est pas revenu de l'arse- 
nal, dit le sous-officier, d'une voix douce comme 
celle d'une fille, et baissant les yeux sans même 
daigner dire comment son camarade avait été 
tué. 



LA CANNE DE JONC. 23î^ 

— Le fourrier le remplacera, dit le capitaine 
v\ . rien demander ; et il signa son ordre sur le 
Ikt;^ du sergent qui lui servit de pupitre. 

Il toussa un peu et reprit avec tranquillité : 



CHAPITRE V. 



LE DIALOGUE INCONNU. 



— La lettre de mon pauvre père, et sa mort, 
que j'appris peu de temps après, produisirent en 
moi, tout enivré que j'étais et tout étourdi du 
bruit de mes éperons, une impression assez forte 
pour donner un grand ébranlement à mon ardeur 
aveugle, et je commençai à examiner de plus près 
et avec plus de calme ce qu'il y avait de surnaturel 
dans l'éclat qui m'enivrait. Je me demandai, pour 
la première fois, en quoi consistait l'ascendant que 
nous laissions prendre sur nous aux hommes d'ac- 
tion revêtus d'un pouvoir absolu, et j'osai tenter 
quelques efforts iutérieurs pour tracer des bornes, 



LA CANNE DE JONC. 241 

dans ma pensée, à celte donation volontaire de 
tant d'hommes k un homme. Cette première se- 
cousse me fit entr'ouvrir la paupière, et j*eus l'au- 
dace de regarder en face l'aigle éblouissant qui 
m'avait enlevé tout enfant, et dont les ongles me 
pressaient les reins. 

Je ne tardai pas à trouver des occasions de 
l'examiner de plas près, et d'épier l'esprit du 
grand homme dans les actes obscurs de sa vie 
privée. 

On avait osé créer des pages, comme je vous 
l'ai dit; mais nous portions l'uniforme d'officiers 
en attendant la livrée verte à culottes ronges que 
nous devions prendre au sacre. Nous servions 
d'écuyers, de secrétaires et d'aides de camp jus- 
que-là, selon la volonlé du maître, qui prenait ce 
qu'il trouvait sous sa main. Déjà il se plaisait à 
peupler ses antichambres ; et comme le besoin de 
dominer le suivait partout, il ne pouvait s'empê- 
cher de l'exercer dans les plus petites choses et 
tourmentait autour de lui ceux qui l'entouraient, 
par rinfa'igable maniement d'une volonlé toujours 

14 







242 GRANDEUR MILITAIRE. 

présente. Il s'amusait de ma timidité ; il jouait 
avec mes terreurs et mon respect. — Quelquefois il 
m'appelait brusquement; et, me voyant entrer pâle 
et balbutiant, il s^amusait à me faire parler long- 
temps pour voir mes étonnements et troubler mes 
idées. Quelquefois, tandis que j'écrivais sous sa 
dictée, il me tirait l'oreille tont d'un coup, à sa 
manière, et me faisait une question imprévue sur 
quelque vulgaire connaissance comme la géogra- 
phie ou Talgèbre, me posant le plus facile pro- 
blème d'enfant ; il me semblait alors que la foudre 
tombait sur ma tète. Je savais mille fois ce qu'il 
me demandait ; j'en savais plus qu'il ne le croyait, 
j'en savais même souvent plus que lui ; mais son 
œil me paralysait. Lorsqu'il était hors de la 
chambre, je pouvais respirer, le sang commençait 
à circuler dans mes veines, la mémoire me reve- 
nait et avec elle une honte inexprimable ; la raga 
me prenait, j'écrivais ce que j'aurais dû lui ré- 
pondre ; puis je me roulais sur le tapis, je pleurais, 
j'avais envie de me tuer. 

— Quoi ! me disais-je, il y a donc des têtes 



LA CANNE DE JONC. ^^ 

assez fortes pour être sûres de tout et n'hésiter de- 
vant personne ? Des hommes qui s'étourdissent par 
l'action sur toute chose, et dont l'assurance écrase 
les autres en leur faisant penser que la clef de 
tout savoir et de tout pouvoir, clef qu'on ne cesse 
de chercher, est dans leur poche, et qu'ils n'ont 
qu'à l'ouvrir pour en tirer lumière et autorité in- 
faillibles ! — Je sentais pourtant que c'était là une 
force fausse et usurpée. Je me révoltais, je criais ; 
c II ment! Son attitude, sa voix, son geste, ne 
sont qu'une pantomime d'acteur, une misérable 
parade de souveraineté, dont il doit savoir la va- 
nité. Il n'est pas possible qu'il croie en lui-même 
aussi sincèrement ! Il nous défend à tous de lever 
le voile, mais il se voit nu par dessous* Et que 
voit-il? un pauvre ignorant comme nous tous, et 
sous tout cela, la créature faible l » — Cependant 
je ne savais comment voir le fond de cette âm 
déguisée. Le pouvoir et la gloire le défendaient sur 
tous les points ; je tournais autour sans réussir à y 
rien surprendre, et ce porc-épic, toujours armé, se 
roulait devant moi, n'offrant de tous côtés que des 



2** GRANDEUR MILITAIRE. 

pointes acérées. — Un jour pourtant, le hasard, 
notre maître à tous, les entr'ouvrit, et à travers 
ces piques et ces dards fit pénétrer une lumière 
d'un moment. — Un jour, ce fut peut-être le seul 
de sa vie, il rencontra plus fort que Jui et recula 
un instant devant un ascendant plus grand que le 
sien. — J'en fus témoin, et me sentis vengé. — 
Voici comment cela m'arriva : 

Nous étions à Fontainebleau. Le Pape venait 
d'arriver. L'Empereur l'avait attendu impatiem- 
ipent pour le sacre, et l'avait reçu en voiture, 
montant de chaque côté, au même instant, "avec 
une étiquette en apparence négligée, mais profon- 
dément calculée de manière à ne céder ni prendre 
le pas, ruse italienne. Il revenait au château, tout 
y était en rumeur ; j'avais laissé plusieurs officiers 
dans la chambre qui précédait celle de l'Empe- 
reur, et j'étais resté seul dans la *sienne. — Je 
considérais une longue table qui portait, au lieu 
de marbre, des mosaïques romaines, et que sur- 
chargeait un amas énorme de placets. J'avais vu * 
souvent Bonaparte rentrer et leur faire subir une 



lA i:anne de jonc. 245 

étrange épreuve. Il ne les prenait ni par ordre, ni 
au hasard ; mais quand leur nombre l'irritait, il 
passait sa main sur la table de gauche à droite et 
de droite à gauche, comme un faucheur, et les 
dispersait jusqu'à ce qu'il en eût réduit le nombre 
à cinq ou six qu il ouvrait. Cette sorte de jeu dé- 
daigneux m'avait ému singulièrement. Tous ces 
papiers de deuil et de détresse repoussés et jetés 
sur le parquet, enlevés comme par un vent colère; 
ces implorations inutiles des veuves et des orphe- 
lins n'ayant pour chance de secours que la manière 
dont les feuilles volantes étaient balayées par le 
chapeau consulaire; toutes ces feuilles gémissan- 
tes, mouillées par des larmes de famille, traînant 
au hasard sous ses bottes et sur lesquelles il mar* 
chait comme sur ses morts du champ de bataille, 
me représentaient la destinée présente de la 
France comme une loterie sinistre, et, toute grande 
qu'était la main indifférente et rude qui tirait les 
lots, je pensais qu'il n'était pas juste de livrer 
ainsi au caprice de ses coups de poing tant de 
fortunes obscures qui eussent été peut-être un 



2^ GRANDEUR MILITAIRE. 

jour aussi grandes que la sienne, si un point d'ap 
pui leur eût été donné. Je sfsntis mon coeur battre 
contre Bonaparte et se révolter, mais honteuse- 
ment, mais en cc^ar d'esclave qu'il était. Je consi- 
dérais ces lettres abandonnées : des cris de douleur 
inentendus s'élevaient de leurs plis profanés ; et, 
les prenant pour les lire, les rejetant ensuite, 
moi-même je me faisais juge entre ces malheu- 
reux et le mattre qu'ils s'étaient donné, et qui 
allait aujourd'hui s'asseoir plus solidement que 
jamais sur leurs tètes. Je tenais dans ma main 
Tune de ces pétitions méprisées, lorsque le bruit 
des tambours qui battaient aux champs m'apprit 
l'arrivée subite de l'Empereur. Or, vous savez que 
dj& même que l'on voit la lumière du canon avant 
d'entendre sa détonation, on le voyait toujours en 
même temps qu'on était frappé du bruit de sou 
approche : tant ses allures étaient promptes et tant 
il semblait pressé de vivre et de jeter ses actions 
les unes sur les autres ! Quand il entrait à clieval 
dans la cour d'un palais, ses guides avaient peine 
k le suivre, et le poste n'avait pas le temps do 



LA CANNE DE JONC. ^^ 

prendre les armes, qu'il était déjà descendu de 
cheval et montait l'escalier. Cette fois il avait 
quitté la voiture du Pape pour revenir seul, en 
avant et au galop. J'entendis ses talons résonner 
en même temps que le tambour. J'eus le temps à 
peine de me jeter dans l'alcôve d'un grand lit de 
parade qui ne servait à personne, fortifié d'une 
balustrade de prince et fermé heureusement, plus 
qu'à demi, par des rideaux semés d'abeilles, 

L'Empereur était fort agité; il marcha seul 
dans la chambre comme quelqu'un qui attend 
avec impatience» et fit en un instant trois fois sa 
longueur, puis s'avança vers la fenêtre et se mit à 
y tambouriner une marche avec les ongles. Une 
voiture roula dans la cour, il cessa de battre» 
frappa des pieds deux ou trois fois comme impa- 
tienté de la vue dô; quelque chose qui se faisait 
avec lenteur, puis, il alla brusquement à la porle 
et l'ouvrit au Pape. 

Pie VII entra seul, Bonaparte se hâta de refer- 
mer la porte derrière lui, avec une promptitude de 
geôlier. Je sentis une grande terreur^ je l'avoue, 



248 GRANDEUR MILITAIRE. 

en me voyant en tiers avec de telles gens. Cepen- 
dant je restai sans voix et sans mouvement, re- 
gardant et écoutant de toute la puissance de mon 
esprit. 

Le Pape était d'une taille élevée ; il avait un 
visage allongé, jaune, souffrant, mais plein d'une 
noblesse sainte et d'une bonté sans bornes. Ses 
yeux noirs étaient grands et beaux, sa bouche était 
entr'ouverte par un sourire bienveillant auquel 
son menton avancé donnait une expression de fi- 
nesse très-spirituelle et très-vive, sourire qui n'a- 
vait rien de la sécheresse politique, mais tout de 
la bonté chrétienne. Une calotte blanche couvrait 
ses cheveux longs, noirs , mais sillonnés de larges 
mèches argentées. Il portait négligemment sur ses 
épaules courbées un long camail de velours rouge, 
et sa robe traînait sur ses pieds. Il entra lentement, 
avec la démarche calme et prudente d'une femme 
âgée. 11 vint s'asseoir, les yeux baissés, sur un des 
grands fauteuils romains dorés et chargés d'aigles, 
et attendit ce que lui allait dire l'autre Italien. 

Ah ! monsieur, quelle scène ! quelle scène ! je 



LA CANNE DE JONC. 249 

la vois encore. — Ce ne fut pas le génie de rhomme 
qu'elle me montra, mais ce fut son caractère; et si 
son vaste esprit ne s'y déroula pas, du moins son 
cœur y éclata. — Bonaparte n'était pas alors ce 
que vous l'avez vu depuis; il n'avait point ce ventre 
de financier, ce visage joufflu et malade, ces 
jambes de goutteux, tout cet infirme embonpoint 
que l'art a malheureusement saisi pour en faire 
un type y selon le langage actuel, et qui a laissé de 
lui, à la foule, je ne sais quelle forme populaire et 
grotesque qui le livre aux jouets d'enfants et le 
laissera peut-être un jour fabuleux et impossible 
comme l'informe Polichinelle. — Il n'était point 
ainsi alors, monsieur, mais nerveux et souple, 
mais leste, vif et élancé, convulsif dans ses gestes, 
gracieux dans quelques moments, recherché dans 
ses manières ; la poitrine plate et rentrée entre les 
épaules, et tel encore que je l'avais vu à Malte, le 
visage mélancolique et effilé. 

Il ne cessa point de marcher dans la chambre 
quand le Pape fut entré ; il se mit à rôder autour 
du fauteuil comme un chasseur prudent, et s'arrô- 



260 GRANDEUR MILITAIRE. 

tant tout à coup en face de lui dans l'attitude roide 
. et immobile d'un caporal, il reprit une suite de la 
conversation commencée dans leur voiture, inter- 
rompue par l'arrivée, et qu'il lui tardait de pour- 
suivre, 

— Je vous le répète, Saint-Père, je ne suis point 
un esprit fort,, moi, et je n'aime pas les raisonneurs 
et les idéologues. Je vous assure que, malgré mes 
vieux républicains, j'irai à la messe. 

Il jeta ces derniers mots brusquement au Pape 
comme un coup d'encensoir lancé au visage, et 
s'arrêta pour en attendre l'effet, pensant que les 
circonstaij^ces tant soit peu impies qui avaient pré* 
cédé l'entrevue devaient donner à cet aveu subit 
et net une valeur extraordinaire. — Le Pape baissa 
les yeux et posa ses deux mains sur les tètes d'ai- 
gles qui formaient les bras de son fauteuil. Il parut, 
par cette attitude de statue romaine, qu'il disait 
clairement : Je me résigne d'avance à écouter 
toutes les choses profanes qu'il lui plaira de me 
faire entendre. 

Bonaparte fit le tour de la chambre et du fau- 



LA CANNE DE JONC. 2S1 

» 

teuil qui se trouvait au milieu, et je vis, au regard 
qu'il jetait de côté sur le vieux pontife, qu'il n'é- 
tait content ni de lui-même ni de son adversaire, 
et qu'il se reprochait d'avoir trop lestement débuté 
dans cette reprise de conversation. U se mit donc 
à parler avec plus -de suite, en marchant circulai- 
rement et jetant à la dérobée des regards perçants 
dans les glaces de l'appartement où se réfléchissait 
îa figure grave du Saint-Père, et le regardant en 
profil quand il passait près de lui, mais jamais en 
face, de peur de sembler trop inquiet de l'impres- 
sion de ses paroles. 

— Il y a quelque chose, dit-il, qui me reste sur 
le cœur, Saint-Père, c'est que vous consentez au 
sacre de la même manière que l'autre fois au con- 
cordat, comme si vous y étiez forcé. Vous avez un 
air de martyr devant moi, vous êtes là comme rér 
signé, comme offrant au Ciel vos douleurs. Mais, 
en vérité, ce n'est pas là votre situation, vous 
n'êtes pas prisonnier, par Dieu I vous êtes libre i 

comme l'air. 

Pie VII sourit avec tristesse et le regarda en 



252 GRANDEUR MILITAIRE. 

face. Il sentait ce qu'il y avait de prodigieux dans 
les exigences de ce caractère despotique, à qui, 
comme à tous les esprits de même nature, il ne 
suffisait pas de se faire obéir si, en obéissant^ on 
ne semblait encore avoir désiré ardemment ce 
qu'il ordonnait. . 

— Oui, reprit Bonaparte avec plus de force, 
vous êtes parfaitement libre; vous pouvez vous en 
retourner à Rome, la route vous est ouverte, per- 
sonne ne vous retient. 

Le Pape soupira et leva sa main droite et ses 
yeux au ciel sans répondre ; ensuite il laissa re- 
tomber très-lentement son front ridé et se mit à 
considérer la croix d'or suspendue à son cou. 

Bonaparte continua à parler en tournoyant plus 
lentement. Sa voix devint douce et son sourire 
plein de grâce. 

— Saint-Père, si la gravité de votre caractère 
ne m'en empêchait, je dirais, en vérité, que vous 
êtes un peu ingrat. Vous ne paraissez pas vous 
souvenir assez des bons services que la France 
vous a rendus. Le conclave de yenise, qui vous a 



LA CANNE DE JONC. 25Î 

élu Pape, m'a un peu Tair d'avoir été inspiré par 
ma campagne d'Italie et par un mot que j'ai dit 
sur vous. L'Autriche ne vous traita pas bien alors, 
et j'en fus très-affligé. Votre Sainteté fut, je crofs, 
obligée de revenir par mer à Rome, faute de pou- 
voir passer par les terres autrichiennes. 

Il s'interrompit pour attendre la réponse dw 
silencieux hôte qu'il s'était donné ; mais Pie VU 
ne fit qu'une inclination de tête presque imper- 
ceptible, et demeura comme plongé dans un abat- 
tement qui l'empêchait d'écouter. 

Bonaparte alors poussa du pied une chaise près 
du grand fauteuil du Pape. — Je tressaillis, parce 
qu'en venant chercher ce siège, il avait effleuré de 
son épauletle le rideau de l'alcôve où j'étais caché. 

— Ce fut, en vérité, continua-t-il, comme ca- 
tholique que cela m'affligea. Je n'ai jamais eu le 
temps d'étudier beaucoup la théologie, moi; mais 
j'ajoute encore une grande foi à la puissance de 
l'Église ; elle a une vitalité prodigieuse, Saint-Père, 
Voltaire vous a bien un peu entamés ; mais je ne 
l'aime pas, et je vais lâcher sur lui un vieil oralo- 

15 



254 GRANDEUR MILITAIRE. 

rien défroqué. Voue serez content, allez* Tenec, 
nous pourrions, si yous voufiez, faire bien des 
choses à l'avenir. 

II prit un air dinnooence et de jeunesee '^lès- 
caressant. 

— Moi, je ne sais pas, j*aiîbeau cfaercber^ jeine 
vois pas bien, en vérité, pourquoi irons auriez de 
la Tépugnance à siéger k Paris pour toujours. Je 
vous laisserais, ma loi, les tuileries, si vous 'vo- 
liez. Vous y trouverez déjà votrexhambre de ifonte- 
Cavallp qui vous attend. Moi, je n'y séjourne goère. 
Ne voyez-vous pas bien, Padpe, que<c'eôt là la vraie 
capitale du monfle? Moi, jeTerais tout œ que woos 
voudriez ; d'abord, je suis meilleur enfant qu'on ne 
croit. — Pourvu que la guerre et la politique fati- 
gante me fussent laissées, vous arrangeriez TÉglise 
comme il tous plairait. }e serais votre soldat tout 
à fait. Voyez, ee serait vraiment beau; nous au- 
rions nos conciles comme Constantin et Gharle- 
magne, je les ouvrirais et Içs fermerais ; je vous 
Ynettraîs ensuite dans là main les vraies clefs du 
TOonde, et comme NOtre-Seigneur a dît : Je suis 



LA CANNE DE JOWC. 285 

venu «Y6C répée, j« igaré^raôs Véféty mm:; 'je mm 
la rapporterais seidemoiEt à bésir après dbsufae 
succès de nos anoes. 

Il s^ineËDa Ugbreamkt en liisaixt ces derniers 
mots. 

Le Pape, qui jusqQie4à n'avait cessé de demeu- 
rer ss^s mom^ment, «ooime une Btatase ^yptienne, 
reiera kmemeot sa tàle à demi baissée, smirit 
avec mâaoacalie, knra ses yeux en liant et dit, après 
un soupir paisidte, eofame s'il eût confié sa pensée 
il son ange girfien inri^ble s 

— €ommedmivle ! 

Banaparle sauta de sa cftoése et bondit comme 
nn léopard btessé. One vraie colère le pdt ; une de 
ses colères jaunes. H mardta d*abord sans parler, se 
mordant les lèvres jusqu'au sang. Il ne tournait 
plus en cerde autour de sa proie avec des regard 
fins et une œa]n6lie>Gaittël6iise ; îmate E allait droit 
et ferme, en^kHig eft en large, brusquement, faa^ 
pantdu pted etlaisast sonner ^sesftalons éperonnés. 
La chambre tressaillit ; les rideaux IrémireBt 
omuwlesaitees à Ti^piiodie an tcxmerre ; il me 






256 GRANDEUR MILITAIRE. 

semblait qu'il allait arriver quelque terrible, et 
grande chose; mes cheveux me firent mal et j*y 
portai la main malgré moi. Je regardai le Pape, il 
ne remua pas, seulement il serra de ses deux mains 
les têtes d'aigle des bras du fauteuil. 

La bombe éclata tout à coup. 

— Comédien! Moi! Ah! je vous donnerai des 
comédies à vous faire tous pleurer comme des- 
femmes et des enfants. — Comédien ! — Ah ! vous 
n'y êtes pas, si vous croyez qu'on puisse avec moi 

faire du sang-froid insolent ! Mon théâtre c'est le 

« 

monde ; le rôle que j'y joue, c'est celui de maitre 
et d'auteur ; pour comédiens j'ai vous tous. Papes, 
Rois, Peuples ! et le fil par lequel je vous remue, 
c'est la peur ! — Comédien ! Ah ! il faudrait être 
d'une autre taille que la vôtre pour m'oser applau- 
dir ou siffler, signor CMaramonti ! — Savez-vous 
bien que vous ne seriez qu'un pauvre curé, si je le: 
voulais? Vous et votre tiare, la France vous Tit- 
rait au nez, si je ne gardais mon air sérieux . en 
vous saluant. 

Il y a quatre ans seulement, personne n'eût osé 



\ 



LA CANNE DE JONC. 257 

parler tout haut du Christ. Qui donc eût parlé du 
Pape, s'il vous plaît ? — Comédien ! Ah ! messieurs, 
vous prenez vite pied chez nous ! Vous êtes de mau- 
vaise humeur parce que je n'ai pas été assez sot 
pour signer, comme Louis XIV, la désapprobation 
des libertés gallicanes ! — Mais on ne me pipe pas 
ainsi. — C'est moi qui vous tiens dans mes doigts; 
c'est moi qui vous porte du Midi au Nord comme 
des marionnettes ; c'est moi qui fais semblant de 
vous compter pour quelque cTiose parce que vous 
représentez une vieille idée que je veux ressusciter; 
et vous n'avez pas l'esprit de voir cela et de faire 
comme si vous ne vous eh aperceviez pas. — ■ Mais 
non ! il faut tout vous dire ! il faut vous mettre le 
nez sur les choses pour que vous les compreniez. 
Et vous croyez bonnement que l'on a besoin de 
vous, et vous relevez la tête, et vous vous drapez 
dans vos robes de femme I — Mais sachez bien 
qu'elles ne m'en imposent nullement, et que, si 
vous continuez, vous ! je traiterai la vôtre comme 
Charles XII celle du grand vizir : je la déchirerai 
d'un coup d'éperon. 



^SS GRANDEUR MILITAIRE. 

Il se tut. Je n'osais pas respirer. J'avançai la 
tête, n'entendant plus sa voix tonnante, pour voir 
si le pauvre vieillard était mort d'effroi. Le même 
calme dans l'attitude, le même calme sur le visage. 
11 leva une seconde fois les yeux au ciel, et après 
avoir encore jeté un profond soupir, il sourit avec 
amertume et dit : 

Tragediante l 

Bonaparte, en ce moment , était au bout de la 
chambre, appuyé sur la cheminée de marbre aussi 
haute que lui. 11 partit comme un trait, courant sur 
le vieillard ; je crus qu'il l'allait tuer. Mais il s'ar-^ 
rêta court, prit, sur la table, un vase de porcelaine 
de Sèvres, où le château Saint-Ange et le Capitole 
étaient peints, et, le jetant sur les chenets et le 
marbre, le broya sous ses pieds. Puis tout d'un 
coup s'assit et demeura dans un silence profond et 
une immobilité formidable. 

Je fus soulagé, je sentis que la pensée réfléchie 
Iw était éiaii revenue et que le cerveau avait repris 
l'empire sur les bouillonnements du sang. Il devint 
triste, sa voix fut sourde et mélancolique, et dès 



LA ÇANNB DE JONC. ^^ 

9Ê! première parole je compjâs qu'il était dan» le 
loai». et que ce Prêtée, ckunpté par deux mots, se 
montrait lui-même. 

— Malheureuse viel ditril d'aboid* — Puis il 

» 

leva, déchira le bord de son efaapeonr. sine paiiec 
pemiantune minute encore^ eLc^rit, se padant i^ 
hd seid^ au réveil. 

— C'est vrai ! Tragédien on Comédien. — Ton* 
•Bt rôle, tout est costume pour moi depuis long^ 
lemps et pour toujours. Quelle fatigue l quelle pe^ 
litesse? Poser! toujours poser ! de faice pour ce 
parti, de profil peur cdui-là,. sdon leur idée. Leur 
paraître ce qu'ils aîmmit que Ton soit, et deviner 
juste leurs rêves d*imbécik»«. Les placer tous entre 
l*eq[)éraaice et la crainte. — Les éblouir par des 
dates et des bulletins>^ par des prestiges de dis- 
tance et des prestiges de nom. Être leur maître è 
taus et ne savoir qu'en £aire. Voilà tout, ma foi ! — 
Bl aprèsrce tout, s'ennuyerautant que je fais, c'est 
trop f<»t. — Car, en vérité, poursuivit-4l en se cw»* 
sant les jambes et en se couchant dans un feuteuil) 
je^ m'^muie énocmémonti. — âit&i que je. m'a»* 



^60 GRANDEUR MILITAIRE. 

sieds, je crève d'ennui. — Je ne chasserais pas trois 
iours à Fontainebleau sans périr de langueur. — 
Moi, il faut que j'aille et que je fasse aller. Si je 
jais où, je veux être pendu, par exemple. Je vous 
parle à cœur ouvert. J'ai des plans pour la vie de 
quarante empereurs, j'en fais un tous les matins et 
un tous les soirs ; j'ai une imagination infatigable ; 
mais je n'aurais pas le temps d'en remplir deux, 
que je serais usé de corps et d'âme ; car notre 
pauvre lampe ne brûle pas longtemps. Et franche- 
ment, quand tous mes plans seraient exécutés, je 
ne jurerais pas que le monde s'en trouvât beau- 
coup plus heureux ; mais il serait plus beau, et une 
unité majestueuse régnerait sur lui. — Je ne siils 
pas un philosophe, moi, et je ne sais que notre 
secrétaire de Florence qui ait eu le sens commun, 
Je n'entends rien à certaines théories. La vie est 
trop courte pour s'arrêter. Sitôt que j'ai pensé, 
j'exécute. On trouvera assez d'explications de mes 
actions après moi pour m'agrandir si je réussis et 
me rapetisser si je tombe. Les paradoxes sont là 
tout prêts, ils abondent en France ; je les fais taire 



LA CANNE DE JONC, 261 

de mon vivant, mais après il faudra voir. — N'im- 
porte, mon affaire est de réussir, et je m'entends 
à cela. Je fais mon Iliade en action, moi, et tous 
les jours. 

'Ici il se leva avec une promptitude . gaie et 
quelque chose d'alerte et de vivant ; il était na- 
turel et vrai dans ce moment-là, il ne songeait 
point à se dessiner (omme il fit depuis dans ses 
dialogues de Sainte-Hélène ; il ne songeait point à 

a 

s'idéaliser, et ne composait point son personnage 
de manière à réaliser les plus belles conceptions 
philosophiques; il était lui, lui-même mis au 
dehors. — Il revint près du Saint-Père, qui n'avait 
pas fait un mouvement, et marcha devant lui. Là, 
s'enflammant, riant à moitié, avec ironie, il débita 
ceci, à peu près, tout mêlé de trivial et de gran- 
diose, selon son usage, en parlant avec une volu- 
bilité inconcevable, expression rapide de ce génie 
facile et prompt qui devinait tout, à la fois, sans 
étude. 

— La naissance est tout, dit-ii ; ceux qui vien- 
nent au monde pauvres et nus sont toujours des 

15. 



GILANDEUR MILITAIRE. 

€lésespéFé& Geta toorne en actioii ou ea suicide, 
selon le caractère des gens. Quand ils ont le cou- 
sage, comme ma, de HifiUse la maia à touit, ma 
foi I ils font le diable. Que voulez-vous ? Il faul 
vivre. Il faut tromper isa. plaoe et fake son trou. 
Moi^ j'ai frit le mien comnœ un bottlet decanoa. 
Tant pis pour ceux qm étaient devant moi. — Qu'y 
faire? Chacun miange sekoa^ son appétit; mûi, 
yanraAs grand'fsdnii — Tenez, Saint-Père^ à Tou- 
lon, [e n'avais pas de quoi acheter une paire 
d'ëpaulettes, et au lieu d'elles j'avais une mère et 
je ne sais combien de frères sur les épaules. Tout 
cda est placé à présent, assez eonvenablemeal,. 
yespëre. Joséphine m'avait épousé, comme par 
pitié, et nous allons la couronner à la barbe de 
RagcDdeau^ son no^iaire, qui disail ^e je n'avais 
que la cape et l'épée. U n'avait,, ma foi 1 pas tort. 
*-- Manteau impénal^ couroone^ qu'esl-ce que tout 
cela? Eal-ce à moi ? — Costume ! costume d'ac* 
teur ! Je vais l'endosser pour une heure, et j'en 
aurai assez. Ensuite je reprendrai mon petit habit 
d'ofiicier^ «et je monterai à cbevad ; toiute la we k 



1 



LA GAN IfE DK JONC ^^ 

AofAl — le ne sempa&aasifr un jour sans, courir 
Ife jiaipi& d'étce jeta à basi diLfiuiieuil. £&ti-C6 donc 
bien à envier ? Hein ? 

J& vous le ^s> Saia&-P£n*e;.ilit'y a au nKmde 
<pç deux^ clâssea d*hûmme& : œux qpi ont et ceux 
qulga^^nt 

Les premiers ao: csuchent^ les autres se xe^ 
muant. Gomme jfai ccnnprisf ceia de luBine heure 
et à propos^ j'irai Ibin^ lŒdlà tû\A. Il n'y en. a: que 
doux qui soient arrivés en commençant à» <|piardnte 
ans; : (Dromwell et Jëan^Jacques ; si< vous avies 
donné à^ Tun une ferme^ et à l'autre douee^ cents 
famés et sa servante, ilff i^'auraientni prêché, ni 
eommaudév m écrite II y a des ouvriers en* bàU-* 
nent», ai couleurs, en formes et en phrases ; mcd^ 
je sui9 ouvrier en bdftailles. C'est mon état. — k 
tPN3(e-cinq ans, j'en à déjà fabriqué dix^huit qié 
s'appellent : Victoires^ — tt faut bien qu'on me 
p«ye mon ouvrage. Et lepayer d'un trôtae^ ce n'est 
pBB trop cher: — D'ailleurs je travailterai toujours; 
Vous en verrez' bkai d'autres. Vous verrez toutes 
tiss dynasties dater de to mienne, tout parve^utqutt 



264 GRANDEUR MILITAIRE. 

je suis, et élu. Élu, comme vous, Saint-Père, et tiré 
de la foule. Sur ce point nous pouvons nous donner 
la main. ^ 

Et, s'approchant, il tendit sa main blanche et 
brusque vers la main décharnée et timide du bon 
Pape, qui, peut-être attendri par le ton de bonho- 
mie de ce dernier mouvement de l'Empereur, 
peut-être par un retour secret sur sa propre des- 
tinée et une triste pensée sur l'avenir des sociétés 
chrétiennes, lui donna doucement le bout de ses 
doigts, tremblants encore, de Tair d'une grand - 
mère qui se raccommode avec un enfant qu'elle 
avait eu le chagrin de gronder trop fort. Cependant 
â secoua la tête avec tristesse, et je vis rouler de 
ses beaux yeux une larme qui glissa rapidement 
\ sur sa joue livide et desséchée. Elle me parut le 
\ dernier adieu du Christianisme mourant qui aban- 
donnait la terre à l'égoïsme et au hasard 

Bonaparte jeta un regard furtif sur cette larme 
arrachée à ce pauvre cœur, et je surpris même, 
d'un côté de sa bouche, un mouvement rapide qui 
ressemblait à un sourire de triomphe. — En ce 



' LA CANNE DE JONC. 265 

moment, cette nature toute -puissante me parut 
moins élevée et moins exquise que celle de son 
saint adversaire; cela me fit rougir^ sous mes 
rideaux, de tous mes enthousiasmes passés; je 
sentis une tristesse toute nouvelle en découvrant 
combien la plus haute grandeur politique pouvait 
devenir petite dans ses froides ruses de vanité, ses 
pièges misérables et ses noirceurs de roué; Je vis 
qu'il n'avait rien voulu de son prisonnier, et que 
c'était une joie tacite qu'il s'était donnée de 
n'avoir pas faibli dans ce tète-à-tête, et s' étant 
laissé surprendre à l'émotion de la colère, de faire 
fléchir le captif sous l'émotion de la fatigue, de la 
crainte et de toutes les faiblesses qui amènent un 
attendrissement inexplicable sur la paupière d'un 
vieillard. — Il avait voulu avoir .le dernier et sor- 
tit, sans ajouter un mot, aussi brusquement qu'il 
était entré. Je ne vis pas s'il avait salué le Pape. Je 
ne le crois pas. 



CHAPITRE VL 



U« OOMUB DB MBA. 



Sitôt que l'Empereur fut sorti de Tappartement, 
deux ecclésiastiques vinrent auprès du Saint-Père, 
et remmenèrent en le soutenant sous chaque bras, 
atterré; ému et tremblant « 

Je demeurai jusqu'à la nuit dans Talcôve d'où 
j'avais écouté cet entretien. Mes idées étaient con* 
fondues, et la terreur de cette scène n'était pas ce 
qui me dominait. J'étais accablé de ce que j'avais 
vu; et sachant à présent à quels calculs mauvais 
l'ambition toute personnelle pouvait faire des- 
cendre le génie, je haïssais celte passion qui venait 
de flétrir, sous mes yeux, le plus brillant des Do^ 
minateurs, celui qui donnera p^ut-étre son nom 



UL CAMN£ DE JONC. 267 

ail ^ècfe pcmr rayolr arrêté cKx ans àsaï% sa 
marche. — le s^të^ qiie c'était folie de se dévouer 
à un homme^ puisque Tautonté âe^)otique ne peut 
manquer de rendre mauvais nos feibles cœurs; 
mais je ne savais à quetle idée me dcnm^ désor- 
mms. Te vous Pai dît, j*avaîs dix-huit ans àlors^ et 
je n'afais encore en moi (pi'un instinct vague du 
Vrai, du Bon «1; du B^u, mais asses obstiné pour 
m^attacher sans cesse à celte redierche. C'est la 

« 

seule chose qoe fesfûne en moi. 

Je jugeai qu*îl était de mon devoir de me taire 
sur ce que j^vaàs vu ; mais j'eus lieu de^crùire que 
Pon s'était aperçu de ma dispaiition momentaDée 
de la suite de l'Empereur, car voici ce qui m'arriva. 
Je ne remarquai dans les maraères du maître aucuB 
changement k mon égard. Seottement, je passai 
peu de jours près de lui, et l'étude attentive que 
f avais voulu faire de son caractère fut brusque- 
ment arrêtée. Je reçui un matin Tordre de partir 
sur-le-champ pour le camp de Bootogne, et à mon 
arrivée, l'ordm de rafcmbarquer sur «n des bateau» 
plats que l'on essayait en mer. 



^C8 GRANDEUR MILITAIRE. 

Je partis avec moins de peine que si l'on m'eût 
annoncé ce voyage avant la scène de Fontainebleau. 
Je respirai en m'éloignant de ce vieux château et 
de sa forèty et à ce soulagement involontaire je 
sentis que mon Séidisme était mordu au cœur. Je 
fus attristé d'abord de cette première découverte, 
et je tremblai pour l'éblouissante illusion qui fai- 
sait pour moi un devoir de mon dévouement aveu- 
gle. Le grand égoïste s'était montré à nu devant 
moi; mais à mesure que je m'éloignai de lui je 
commençai à le contempler dans ses œuvres, et il 
reprit encore sur moi, par cette vue, une partie du 
magique ascendant gar lequel il avait fasciné le 
monde. — Cependant ce fut plutôt l'idée gigantes- 
que de la guerre qui désormais m'apparut, que 
celle de l'homme qui la représentait d'une si redou- 
table façon, et je sentis à cette grande vue un eni- 
vrement insensé redoubler en moi pour la gloire 
des combats, m'étourdissant sur le maître qui les 
ordonnait, et regardant avec orgueil le travail per- 
pétuel des hommes qui ne me parurent tous que 
ses humbles ouvriers. 



LA CANNE DE JpNC. 269 

Le tableau était homérique, en effet, et bon à 
prendre des écoliers par Tétourdissement des ac- 
tions multipliées. Quelque chose de faux s'y démê- 
lait pourtant et se montrait vaguement à moi, 
mais sans netteté encore, et je sentais le besoin 
d'une vue meilleure que la mienne qui me fit dé- 
couvrir le fond de tout cela. Je venais d'apprendre 
à mesurer le Capitaine, il me fallait sonder la 
guerre. — Voici quel nouvel événement me donna 
cette seconde leçon; car j'ai reçu trois rudes ensei- 
gnements dans ma vie, et je vous les raconte après 
les avoir médités tous les jours. Leurs secousses 
me furent violentes, et la dernière acheva de ren- 
verser l'idole de mon âme. 

L'apparente démonstration de conquête et de 
débarquement en Angleterre , l'évocation des sou- 
venirs de Guillaume le Conquérant, la découverte 
du camp de César, à Boulogne, le rassemblement 
subit de neuf cents bâtiments dans ce port, sous là 
protection d'une flotte de cinq -cents voiles, tou- 
jours annoncée; l'établissement des camps de 
Dunkerque et d'Ostende, de Calais, de Montreuil et 



GRANDEUR MILITAIRE. 

ds Saint-Omer, sous les ordres de quatre mare 
chaux ; le trône militaire d'où tombèrent les pre* 
mètes étoiles de la Légion d^bonneur, les revues^ 
les féCes, les attaques partielles, tout cet éclat 
rédiuèt, sieloB le langage géométrique, à sa plus 
siiiiple expression, cul trois buts : inquiéter TAa- 
l^teterre, assoupir l'Europe, concentrer et entbou* 
siasmer l'armée. 

Ces trois points dépassés,, Bonaparte laissa 
tond>er pièce à pièce la machine artificielle qu'il 
allait fait jVsuer à Boulogne. Quand j'y arrivai, elle 
jouait à vide comme celle de Marly. Les généraux 
y foisaient encore les faux mouvements d'ime 
ardeur simulée dont ils n'avaient pas la conscience. 
On oontifiuait à jeter encore à la mer quelques 
nalheitfeux bateaux dédaignés par ks Anglais et 
coulés par eux de temps à autre. Jâ regus un corn- 
namidefflient sur l'une de ces embarcations,, dès le 
kDdemaifi. de mon arrivée. 

Ce jour-là^ il y avait en mer une seule frégate 
ittglaifle» £lla courait des bordées avec une ma|es- 
Iveuse leoteur, eBe allait, die venait, elle virait^ 



LA CANNE DE JONC 27i 

eHe se peeacbait, dte se relevait, elle se inira^ elle 
glissadt, die s'avrétaity eBe jouait a» soleil coiBiQe 
no Gfgcie qpLse baigne» Le JBDisérable bateau plat 
de- nourdle el mauTiaise inventioxi s'était risqué 
fortavaml avec quatre autres bàtm^ats pareils ; et 
nous étions tout fiers de notre audace^ lancés smai 
depuis le matin, lorsque dcm» découvrimes tout à 
coni^ tes paisibles }eux de la frégaie. Us noce 
eussent sans doute paru fort gracieux: «t poétiques 
vus de la terre ferme/ ou seulement si eile se 
£^ amusée à prendre ses ébats entre TAnglet^re 
et dons; œaîs c'était, an contraire, entre nous et 
la .France* La côte de fioutogue était à plus d'une 
Uene. Cela nous rendit pensîâ. Nous fîmes force 
de nos mauvaises voiles et de nos plus mauvaises 
famés, et pendant que nous nous démemons, ta 
paiakbte frégate continuait à prendre son bsm de 
m/at et à décrire miJJie contours agréables autour, 
de nou«, fusant le œaiiége, diangeant de mam 
comme un cheval bien dressé, et dessinant des S 
et des Z sur Y^xk delà hcost ia plus aimable. Nous 
remarqnâ£nes> qu'eUe eut la b&oÈé de nous laisser 



272 GRANDEUR MILITAIRE. 

passer plusieurs fois devant elle sans tirer un coup 
de canon, et même tout d'un coup elle les retira ^ 
tous dans Tintérieur et ferma tous ses sabords, je 
crus d'abord que c'était une manœuvre toute paci- 
fique et je ne comprenais rien à cette politesse. — 
Mais un gros vieux marin me donna un coup de 
coude et me dit : Voici qui va mal. En effet, après 
nous avoir bien laissés courir devant elle comme 
des souris devant un chat, l'aimable et belle fré- 
gate arriva sur nous à toutes voiles sans daigner 
faire feu, nous heurta de sa proue comme un che- 
val du poitrail, nous brisa, nous écrasa, nous coula, 
et passa joyeusement par dessus nous, laissant 
quelques canots pêcher les prisonniers, desquels 
je fus , moi dixième , sur deux cents hommes 
que nous étions au départ. La belle frégate se 
nommait la Naïade ^ et pour ne pas perdre l'habi- 
tude française des jeux de mots, vous pensez bien 
que nous ne manquâmes jamais de l'appeler depuis 
la Noyade. 

J'avais pris un bain si violent que l'on était sur 
le point de me rejeter con^mei^mort dans la mer. 



LA CANNE DE JONC. 273 

quand un officier qui visitait mon portefeuille y 
trouva la lettre de mon père que vous venez de 
lire et là signature de lord Collingwood. Il me fit 
donner des soins plus attentifs; on me trouva 
quelques signes de vie, et quand je repris connais- 
sance, ce fut, non à bord de la gracieuse Ndiade^ 
mais sur la Victoire {the Victory). Je demandai qui 
commandait cet autre navire. On me répondit laco- 
niquement: Lord Collingwood. Je crus qu'il était 
fils de celui qui avait connu mon père ; mais.quand 
on me conduisit à lui, je fus détrompé. C'était le 
même homme. 

Je ne pus contenir ma surprise quand il me dit, 
avec une bonté toute paternelle, qu'il ne s'attendait 
pas à être le gardien du fils après l'avoir été du 
père, mais qu'il espérait qu'il ne s'en trouverait pas 
plus mal ; qu'il avait assisté aux derniers moments 
de ce vieillard, et qu'en apprenant mon nom il 
avait voulu m^vôir à son bord ; il me parlait le 
meilleur français ' avec une douceur mélancolique 
dont lfeq)ression ne m'est jamais sortie de la mé- 
mcrire. U'm'offrit de reôter à son bord, sur parole 



Î74 GRANDEUR MILITAIAE. 

de ne Mre ancuae tentative d'évasion. J'en donaai 
ma parole d'baEuiear^ sana bésiter^ i k œaaièce 
des jeunes gens de di^-huit ans» et me trouvaiat 
beaucoup mieux à bord de la Victaireqpjesixrqpéir 
que pontoQ ; étomié de ne rien voir <}ui justi&àli les 
, préventions qu'on nous doonait contre les Anglais, ' 
je fis connaissance assez f acikmenl avec les flffî-^ 
ciers dn bâtiment, que mion ignorance de k mer et 
àe leur langue amusait beaucoup, et qui se diwer- 
tirent h me fake CGd:maltre Tune et l'autre, ^^fec 
uûe politesse d'a«ibKit pkis grande que leur amisa^ 
me traitait comme son fils. Cependant une grande 
tristesse me prenait quand je VQym& de loia ies 
côtes blanches ide la Normandie, et je me f^eticak 
pour ne pas pleures. Je résistas à l'envie que j;'en 
avais, parce que j'étais jeune ^ courageux.; maûi 
ensuite, dès <^ ma vokmté ae survieilkit plusmoi^ 
cœur, dès que j'étais coucbé et endorme les lacmes. 
sortaient de mes yeux malgré moi. et trempaient 
mes joues et la tuile de mon litau j)<rât de me cé-^ 
veiller. 
. Un soir surtout^ il y avaiteu une prise nouvelle 



LA CANNE DE JONC. 275 

d'im brick français ; je Tavals va périr <te hain, sa»» 
que Ton put sauver un seul homme de l'ëqmpage, 
€t, malgré la grarfté «t la i^etenue des ^ofûcferf , il 
m'avait îallu entendre les cris et les hourras des 
matelots qui voyaient avec joie Texpédition s^ëva- 
nouîr et la mer engloutir goutte à goutte cette ava- 
lanche qui menaçait d'écraser leur patrie. Je m'étais 
retiré' et caché tout le jour dans le réduit que lord 
Goffingwood m'avait fait donner près de son appar- 
tement, comme pour mieux déclarer sa protection, 
et, quand la nuit fut venue, je montai seul sur le 
pont. Tavais senti Tennemî autour de moi plus 
que jamais, et je memsà réflécliir sur ma des- 
tinée sitôt arrêtée, avec uneamerlume plus grande. 
Il y avait un mois déjà que fêtais prisonnier de 
guerre, et l'amiràl Collîngwood, qui, en public, me 
traitait avec tant de Wenveillance , ne m'avait 
parlé qu'un instant en particulier, le premier jour 
de mon arrivée à son bord; Il était Ion, mais froid, 
et, dans ses manières, ainsi que dans celles des 
officiers anglais, il y avait un point où tous les 
ëpanchements s'arrêtaieirt et où la politique com- 



ST6 GRANDEUR MILITAIRE. 

passée se présentait comme une barrière sur tous 
les chemins. C'est à cela que se fait sentir la vie 
en pays étranger. J'y pensais avec une sorte de 
terreur en considérant l'abjection de ma position 
qui pouvait durer jusqu'à la fin de la guerre, et je 
voyais comme inévitable le sacrifice de ma jeunesse, 
anéantie dans la honteuse inutilité du prisonnier. 
La frégate marchait rapidement, toutes voileâ 
dehors, et je ne la sentais pas aller. J'avais appuyé 
mes deux mains à un câble et mon front sur mes 
deux mains, et, ainsi penché, je regardais dans 
l'eau de la mer. Ses profondeurs vertes et sombres 
me donnaient une sorte de vertige, et le silence 
de la nuit n'était interrompu que par des cris an- 
glais. J'espérais un moment que le navire m'em- 
portait bien loin de la France et que je ne verrais 
plus le lendemain ces côtes droites et blanches^ 
coupées dans la bonne terre chérie de mon pauvre 
pays. — Je pensais que je serais ainsi délivré du 
désir perpétuel que me donnait cette vue et que 
je n'aurais pas, du moins, ce supplice de ne pou- 
voir même songer à m'échapper sanb déshonneur. 



lA CANNE DE JONC. ?Tr 

supplice de Tantale; où une soif avide de la patrie 
devait me dévorer pour longtemps. J'étais accablé 
de ma solitude et je souhaitais une prochaine oc- 
casion de me faire tuer. Je révais à composer ma 
mort habilement et à la manière grande et grave 
des anciens. J'imaginais une fin héroïque et digne 
de celles qui avaient été le sujet de tant de con- 
versations de pages et d'enfants guerriers, l'objet 
de tant d'envie parmi mes compagnons. J'étais 
dans ces rêves qui, à dix-huit ans, ressemblent 
plutôt à une continuation d'action et de combat 
qu'à une sérieuse méditation, lorsque je me sentis 
doucement tirer par le bras, et, en me retournant, 
je vis, debout derrière moi^ le bon amiral Colling- 
.wood. 

11 avait à la main sa lunette de nuit et il était 
vêtu de son grand uniforme avec la rigide tenue 
anglaise. 11 me mit une main sur l'épaule d'une 
façon paternelle, et je remarquai un air de mélan- 
colie profonde dans ses grands yeux noirs et sur 
son front. Ses cheveux blancs, à demi poudrés, 
tombaient assez négligemment sur ses oreilles, et 

16 



^7« GRANDErR MILITAIRE. 

il y avait, à travers le cakoe inaltérabte de sa voix 
et de ses inasiièree, :an fond de^ tristesse qui me 
frappa ce saîF^^là snrtatt, et me donna pour lui, 
tofQt d^^bofcà, plus de respect et d'attention. 

s 

— Vious élies déjà triste, mon eofant, me dit-il. 
J*ai quelques petites choses avons cBre; voulez» 
vous causer un peu ffv«c moi ? 

Je balbutiai quelques paroles vagues de recon- 
naissance et de politesse qui n'avaient pas le sens 

« 

commun probablement» car â nre les écouta pas, 
et s*assit sur un brac, me tenant une main. J*ëUm 
debout devant hé. 

— Vous n'êtes prisonnier que dépens un meîs, 
reprit-il , €?l je le «wis d^uis trente-trois ans. Oui, 
mon ami, je suis prisonnier de la mer ; elle me 
garde de tous cMés, toujours des flots et des 
flots; je ne vois qu'eux, je ifentends qu'eux. Mes 
cheveux ontt blanchi sous leur écume, et mon dos 
s'egt un peu voftté sous lera* humidité. J'ai passé 
si peu de temps en Angleterre, que je ne fei connais 
que par la carte. La patrie est un être idéal que je 
n'ai fait qu'entrevoir, mais que je sers en esclave 



LA CANNE DE JONC. *I9- 

et qui augmente pour moi de rigueur à mesure 
que je deviens plus nécessaire. C'est le sort com- 
mun et c*est même ce que nou& devions; le plifô 
souhaiter que d'avoir de telles chaînes '^ mais elles 
sont quelquefois biten kkucdes. 

K s'iaterroB^it un iaatai^ et mm^ nous tâme& 
tous deux, car je n'aiîwai» pas osé dire un mot, 
vi^aiDit qu'il aUaiit poursmvpe. 

— ïai Meaxéflédii, me dit-il, et je me suis 
interrogé sur mon deroir quand je vous ai eu à 
mon bord. J'aurais pa ¥ons laôsser conduire en 
Angleterre, mais vous auiiez pu y tomber dans une 
mîsèfe dont ^ vous ganmtirai toujours et dans 
un désespoir dont j'espère aussi v(»is sauver; j'a- 
vais pour votre père une amitié bien; vraie, et je lui 
j^ donnerai ici une pseuive; s'k me voit, il sera 
coBitail de moi, ii*estH;e pas? 

L'Amiral se tut encore éi m& serra la main. Il 
s'avaaça même dans la nuit et me regarda atten- 
tivement, pour voir ce que j'éprou^vais à mesiHTe 
qM>'il me parlait, liais j*étaîs trop interdit pour lui 
répandre. Il poursuivît plus rapidemcsxt : 



280 GRANDEUR MILITAIRE. 

— J'ai déjà-écrit à TAmirauté pour qu'au pre- 
mier échange vous fussiez renvoyé en France. Mais 
cela pourra être long, ajouta-t-il, je ne vous le 
cache pas; car, outre que Bonaparte s'y prête mal, 
on nous fait peu de prisonniers. — En attendant, 
je veux vous dire que je vous verrais avec plaisir 
étudier la langue de vos ennemis, vous voyez que 
nous savons la vôtre. Si vous voulez, nous travail- 
lerons ensemble et je vous prêterai Shakspeare et 
Je capitaine Cook. — Ne vous affligez pas, vous 
fcerez libre avant moi, car, si l'Empereur ne fait la 
paix, j'en ai pour toute ma vie. 

Ce ton de bonté, par lequel il s'associait à moi 
et nous faisait camarades, dans sa prison flottante, 
me fit de la peine pour lui ; je sentis que, dans cette 
vie sacrifiée et isolée, il avait besoin de faire du 
bien pour se consoler secrètement de la rudesse de 
sa mission toujours guerroyante. 

— Milord, lui dis-je, avant de m'enseigner les 
mois d'une langue nouvelle, apprenez-moi les pen- 
sées par lesquelles vous êtes parvenu à ce calme 
parfait, à cette égalité d'àme qui ressemble à du 



LA CANNE DE JONC. 281 

bonheur, et qui cache un éternel -ennui... Pardon- 
nez-moi ce que je vais vous dire, mais je crains que 
cette vertu ne soit qu'une dissimulation perpétuelle. 

— Vous vous trompez grandement, dit-il, le 
sentiment du Devoir finit par dominer tellement 
l'esprit, qu'il entre dans le caractère et devient un 
de ses traits principaux, justement comme une 
saine nourriture, perpétuellement reçue, peut chan- 
ger* la masse du sang et devenir un des principes 
de notre constitution. J'ai éprouvé, plus que tout 
homme peut-être, à quel point il est facile d'arriver 
à s'oublier complètement. Mais on ne peut dépouil- 
ler l'homme tout entier, et il y a des choses qui 
tiennent plus au cœur que l'on ne voudrait. 

Là, il s'interrompit et prit sa longue lunette. 
Il la plaça sur mon épaule pour observer une lu- 
mière lointaine qui glissait à l'horizon, et, sachant 
à l'instant au mouvement ce que c'était : — Bateaux 
pêcheurs, — dit-il, et il se plaça près de moi, assis 
sur le bord du navire. Je voyais qu'il avait depuis 
longtemps quelque chose à me dire qu'il n'abor- 
dait pas.. 

16. 



S82 GRANDEUR MILITAIRE. 

— Vous ne me parlez jamais de votre père, me 
dit-il tout à coup ; je suis étonné que vous ne m'in- 
terrogiez pas sur lui, sur ce qu'il a souffert, sur ce 
qu'il a dit, sur ses volontés. 

Et comme la nuit était très-claire, je vis encore 
que j'étais attentivement observé par ses grande 
yeux noirs. 

— Je craignais d'être indiscret... lui dis-je avec 
embarras. 

Il me serra le bras, comme pour m'empécher 
de parler davantage. 

— Ce n'est pas cela, dit-il, my child, ce n'est 
pas cela. 

Et il secouait la tête avec doute et bonté. 

— J'ai trouvé peu d'occasions de vous parler^ 
milord. 

— Encore moins, interrompit-il; vous m'au- 
riez parlé de cela tous les jours, si vous l'aviez 
voulu. 

Je remarquai de l'agitation et un peu de re- 
proche dans son accent. C'était là ce qui lui tenait 
au cœur. Je m'avisai encored'une autre sorte dj ré- 



LA CANNE DE JONC. 98^ 

ponse pour me justifier ; car rien ne rend aus&i 
mais que les mauvaises exxuiises. 

— Milord, lui dis^je, le sentiment humiliant de 
la captivité absorbe plus que vous ne poûyez croire^ 
Et je me souviens que je crus piendre en disant 
cda un air de di^nxlé et une contenance de Régu- 
lusy propres à lui donner un grand respect pomr 
mm. 

— Âkl pauvre garçon! pauvre enf^tl — poor 
lH>y ! me dii-il, vous n*êtes pas dans le vrai. Vous 
ne descendez pas en vous^-méme. Cherchez bien^, 
et vous trouverez une indifférence dont vous n*étes 
paa comptable, mais bien la destinée militaire de 
votre pauvre père, 

11 avait ouvert le chemin à la vérité, je la lais- 
sai partir. 

— Qestcertainy âisrje,quejie ne connaissais 
pas mon p&re, je Tai à peine vu à Malte, une 
fois. 

— Voilà le vrai ! cria-t-iL Voilà le cruel, mon 
ami! Mea deux filles diront un jour comme cela« 
Elles diront : Nms ne connaissons pas notre père! 



284^ GRANDEUR MILITAIRE. 

Sarah et Mary diront cela ! et cependant je les 
aime avec un cœur ardent et tendre, je les élève 
de loin, je les surveille de mon vaisseau, je leur 
écris tous les jours, je dirige leurs lectures, leurs 
travaux, je leur envoie des idées et des sentiments, 
je reçois en échange leurs confidences d'enfants; 
je les gronde, je m'apaise, je me réconcilie avec 
elles; je sais tout ce qu'elles font ! je sais quel jour 
elles ont été au temple avec de trop belles robes. 
Je donne à leur mère de continuelles instructions 
pour elles, je prévois d'avance qui les aimera, qui 
les demandera, qui les épousera ; leurs maris se- 
ront mes fils ; j'en fais des femmes pieuses et sim- 
ples : on ne peut pas être plus père que je ne le 
suis... Eh bien ! tout cela n'est rien, parce qu'elles 
ne me voient pas. 

Il dit ces derniers mots d'une voix émue, au 
fond de laquelle on sentait des larmes... Après un 
moment de silence, il continua : 

— Oui, Sarah ne s'est jamais assise sur mes 
genoux que lorsqu'elle avait deux ans, et je n'ai 
tenu Mary dans mes bras que lorsque ses yeux 



LA CANNE DE JONC. 



285 



•n'étaient pas ouverts encore. Oui, il est juste que 
vous ayez été indifférent pour votre père et qu'elles 
le deviennent un jour pour moi. On n'aime pas un 
invisible. — Qu'est-ce pour elles que leur père ? 
une lettre de chaque jour. Un conseil plus ou moins 
froid. — On n'aime pas un conseil, oiv aime un 
être, — et un être qu'on ne voit pas n'est pas, on 
ne l'aime pas, — et quand il est mort, il n'est pas 
plus absent qu'il n'était déjà, — et on ne le pleure 
pas. 

Il étouffait et il s'arrêta. — Ne voulant pas aller 
plus loin dans ce sentiment de douleur devant un 
étranger, il s'éloigna, il se promena quelque temps 
et marcha sur le pont de long en large. Je fus d'a- 
bord très-touché de cette vue, et ce fut un remords 
qu'il me donna de n'avoir pas assez senti ce que 
vaut un père, et je dus à cette soirée la première 
émotion bonne, naturelle, sainte, que mon cœur 
ait éprouvée. A ces regrets profonds, à cette tris- 
tesse insurmontable au milieu du plus brillant 
éclat militaire, je compris tout ce que j'avais perdu 
en ne connaissait pas l'amour du foyer qui pouvait 



386 GRANDEUR MILITAIRE. 

laisser dans uq grand cœur de si cuisants regrets ;: 
}» compris toat ce qu'il y avait de factice dans notre 
éducation barbare et brutale, dans notre besoin 
insatiable d'action étourdissante; j^ vis, comme 
par une révélation soudaine du cœur» qu'il y avait 
une Vie adorable et regrettable dont j'avais été 
. arraché violemment, une vie véritable d'amour pa- 
ternel, en échange de laquelle on nous faisait une 
vie fiausse.» toute composée de haines et de toutes^ 
sortes de vanités puériles ; je compris qu'il n'y 
avait qu'une chose plus belle que la famille et à 
laquelle on pût saintement Timmoler : c'était l'autre 
faihiUe, la Patrie. £t tandis que le vieux brave^ 
s'étoignant de moi, pleurait parce qu'il était bon^ 
je nûsma tète dans mes deux mains, et je pleurai 
de ce que j'avais été jusque-là si mauvais. 

Après quelques minutes, l'Amiral revint à moi. 

— J'ai à vous dire, reprit-il d'un ton plus ferme,, 
que nous ne tarderons pas à nous rapprocher de 
la France* Je suis une éternelle sentinelle placée 
devant vos ports. Je n'ai qu'un mot à ajouter, et 
j'ai voulu que ce fût seul à seul : souvenez-vous: 



LA CANNE DE JONC. 287 

que VOUS êtes ici sur votre parole, et que je ne vous 
surveillerai point; mms, mon enfant, plus le temps 
passera, plus Fëpreuve sera forte. Vous êtes bien 
jeune encore; si la tentation devient trop grande 
pour que votre courage y résiste, venez me trou- 
ver quand vous craindrez de succomber, et ne vous 
cachez pas de moi, je vous sauverai d'une action 
déshonorante que, par malheur pour leurs noms, 
quelques officiers ont commise. Souvenez-vous qu'il 
est permis de rompre une chaîne de galérien, si 
Ton peutj mais non une parole d'honneur. — Et il 
•me quitta sur ces derniers mots en me serrant la 

main. 

Je ne ^ais si iious avez remarqué, en vivant, 
.monsieur, que les révolutions qui s'accomplissent 
dans notre âme dépendent souvent d'une journée, 
d'une heure, d'une conversation mémorable et im- 
prévue qui nous ébranle et jette en nous comme 
des germes tout nouveaux qui croissent lentement, 
dont le reste de nos actions est seulement la con- 
séquence et le naturel développement. Telles furent 
pour moi la matinée de Fontainebleau et la nuit du 



S88 GRANDEUR MILITAIRE. 

vaisseau anglais. L'amiral CoUingwood me laissa ea 
proie à un combat nouveau. Ce qui n'était en moi 
qu'un ennui profond de la captivité et une immense 
et juvénile impatience d'agir, devint un besoin ef- 
fréné de la Patrie ; à voir quelle douleur minait à la 
longue un homme toujours séparé de la terre ma- 
ternelle, je me sentis une grande hâte de connaître 
et d'adorer la mienne ; je m'inventai des biens pas- 
sionnés qui ne m'attendaient pas en effet ; je m'ima- 
ginai une famille et me mis à rêver à des parents 
que j'avais à peine connus et que je me reprochais 
de n'avoir pas assez chéris, tandis qu'habitués à me 
compter pour rien ils vivaient dans leur froideur 
et leur égoïsme, parfaitement indifférents à mon 
existence abandonnée et manquée. Ainsi le bien 
même tourna au mal en moi ; ainsi le sage conseil 
que le brave Amiral avait cru devoir me donner, il 
me l'avait apporté tout entouré d'une émotion qui 
lui était propre et qui parlait plus haut que lui ; sa 
voix troublée m'avait plus touché que la sagesse de 
ses paroles ; et tandis qu'il croyait resserrer ma 
chaîne, il avait excité plus vivement en moi le dé* 



LÀ CANNE DE JONC. 289 

sir effréné de la rompre. — Il en est ainsi presque 
toujours de tous les conseils écrits ou parlés. 
L'er ârience seule et le raisonnement qui sort de 
nos propres réflexions peuvent nous instruire. 
Voyez, vous qui vous en mêlez, l'inutilité des 
belles-lettres. A quoi servez-vous? qui convertissez- 
vous ? et de qui êtes- vous jamais compris, s'il vous 
plaît ? Vous faites presque toujours réussir la cause 
contraire à celle que vous plaidez. Regardez, il y 
en a un qui fait de Clarisse le plus beau poëme 
épique possible sur la vertu de la femme ; — qu'ar- 
rive-t-il ? On prend le contre-pied et l'on se pas- 
sionne pour Lovelace, qu'elle écrase pourtant de sa 
splendeur virginale, que le viol même n'a pas ter- 
nie; pour Lovelace, qui se traîne en vain à genoux* 
pour implorer la grâce de sa victime sainte> et ne 
peut fléchir cette âme que la chute de son corps 
n'a pu souiller. Tout tourne mal dans les enseigne- 
ments.Vous ne servez à rien qu'à remuer des vices, 
qui, fiers de ce que vous les peignez, viennent se 
mirer dans votre tableau et se trouver beaux. — Il 
est vrai que cela vous est égal ; mais mon simple et 

17 



290 GRANDEUR MILITAIRE. 

bon CoUingwood m'avait pris vraiment en amitié^ 
et ma conduite ne lui était pas indifférente. Aussi 
trouva-t-il d'abord beaucoup de plaisir à me voir 
livré à des études sérieuses et constantes. Dans ma 
retenue habituelle et mon silence il trouvait aussi 
quelque chose qui sympathisait avec la gravité 
anglaise, et il prit l'habitude de s'ouvrir à moi 
dans mainte occasion et de me confier des affaires 
qui n'étaient pas sans importance. Au bout jde quel- 
que temps on me considéra comme son secrétaire 
et son parent, et je parlais assez bien l'anglais pour 
ne plus paraître trop étranger. 

Cependant c'était une vie cruelle que je menais^ 
et je trouvais bien longues les journées mélanco- 
liques de la mer. Nous ne cessâmes, durant des 
années entières, de rôder autour de la France, et 
sans cesse je voyais se dessiner à l'horizon les 
côtes de cette terre que Grotius a nommée — le 
plus beau royaume après celui du ciel; — puis 
nous retournions à la mer, et îl n'y avait plus au- 
tour de moi, pendant des mois entiers, qi;ie des 
brouillards et des montagnes d'eau. Quand un nar^ 



LA CANNE DE JONC S9I 

vire passait près de nous ou loin de nous, c*est 
qu'il était anglais; aucun autre n*avait permission 
de se livrer au vent, et l'Océan n'entendait plus une 
parole qui ne fût anglaise. Les Anglais même en 
étaient attristés et se plaignaient qu*à présent 
l'Océan fût devenu un désert où ils se rançon- 
traient éternellement, et l'Europe une forteresse 
qui leur était fermée. — Quelquefois ma prison de 
bois s'avançait si près de la terre, que je pouvais 
distinguer des hommes et des enfants qui mar- 
chaient sur le rivage. Alors le cœur me battait vio- 
lemment, et une rage intérieure me dévorait avec 
tant de violence, que j'allais me cacher à fond da 
cale pour ne pas succomber au désir de me jeter 
à la nage; mais quand je revenais auprès de l'in- 
fatigable Coliingwood, j'avais honte de mes fai- 
blesses d'enfant, je ne pouvais me lasser d'admirer 
comment à une tristesse si profonde il unissait un 
courage si agissant. Cet homme qui, depuis qua- 
rante ans, ne connaissait que la guerre et la mer, 
ne cessait jamais de s'appliquer à leur étude 
conmie à une science inépuisable. Quand un na- 



292 GRANDEUR MILITAIRE. 

vire était las, il en montait un autre comme un ca- 
valier impitoyable ; il les usait et les tuait sous lui. 
Il en fatigua sept avec moi. Il passait les nuits tout 
habillé, assis sur ses canons, ne cessant de calcu- 
ler Tart de tenir son navire immobile, en senti- 
nelle, au même point de la mer, sans être à l'an- 
cre, à travers les vents et les orages ; exerçait sans 
cesse ses équipages et veillait sur eux et pour eux ; 
cet homme n'avait joui d'aucune richesse; et tan- 
dis qu'on le nommait pair d'Angleterre, il aimait 
sa soupière d'étaîh comme un matelot; puis, redes- 
cendu chez lui, il redevenait père de famille et 
écrivait à ses filles de ne pas être de belles dames, 
de lire, non des romans, mais Thisloire des voya- 
ges, des essais et Shakspeare tant qu'il leur plai- 
rait [as often as they please) ; il écrivait : — « Nous 
avons combattu le jour de la naissance de ma pe- 
tite Sarah, » -^ après la bataille de Trafalgar, que 
j*eus la douleur de lui voir gagner, et dont il avait 
tracé le plan avec son ami Nelson à qui il succéda. 
— Quelquefois il sentait sa santé s'affaiblir, il de- 
mandait grâce à l'Angleterre; mais l'inexorable 



LA CANNE DE JONC. 2D3 

lui répondait : Restez en mer^ et lui envoyait une 
dignité ou une médaille d'or par chaque belle ac- 
tion; sa poitrine en était surchargée. Il écrivait 
encore : « Depuis que j*ai quitté mon pays, je n'ai 
pas passé dix jours dans un port, mes yeux s'affai- 
blissent ; quand je pourrai voir mes enfants, la mer 
m'aura rendu aveugle. Je gémis de ce que sur tant 
d'officiers il est si difficile de me trouver un rem- 
plaçant supérieur en habileté. » L'Angleterre ré- 
pondait : Vous resterez en mer^ toujours en mer. 
Et il resta jusqu'à sa mort. 

Cette vie romaine et imposante m'écrasait par 
son élévation et me touchait par sa simplicité, 
lorsque je l'avais contemplée un jour seulement, 
dans sa résignation grave et réfléchie. Je me pre- 
nais en grand mépris, moi qui n'étais rien comme 
citoyen, rien comme père, ni comme fils, ni comme 
frère, ni homme de famille, ni homme public, de 
me plaindre quand il ne se plaignait pas. 11 ne 
s'était laissé deviner qu'une fois malgré lui,' et 
moi, fourmi d'entfe les fourmis que foulait aux 
pieds le jsultan de la France, je me reprochais mon 



294 GRANDEUR MILITAIRE. 

désir secret de retonmer me lirrer au ba^rd de 
ses caprices et de redevenir un des grains de cette 
poussière qu'il pétrissait dans le sang. — La vue 
de ce vrai citoyen dévoué, non comme je rayais 
été, à un homme, mais à la Patrie et au Devoir, me 
fut une heureuse rencontre, car j'appris, à cette 
école sévère, quelle est la véritable Grandeur que 
nous devons désormais chercher dans les armes, 
et combien^ lorsqu'elle est ainsi comprise, elle 
élève notre profession au-dessus de toutes les au- 
tres, et peut laisser digne d'admiration la mémoire 
de quelques-uns de nous, quel que soit l'avenir de 
la guerre et des armées. Jamais aucun homme wfn 
posséda à un plus haut degré cette paix intérieure 
qui natt du sentiment du Devoir sacré, et la mo- 
deste insouciance d'un soldat à qui il importe peu 
que son nom soit célèbre, pourvu que la chose pu- 
blique prospère. Je lui vis écrire un jour : — 
« Maintenir l'indépendance de mon pays est la 
première volonté de ma vie, et j'aime mieux que 
mon corps soit ajouté au rempart de la Patrie que 
traîné dans une pompe inutile, à <travers une foide 



LA CANNE DE JONC. *95 

oisive. — Ma vie et mes forces sont dues à TAngle- 
terre. — Ne parles^ pas de ma blessure dernière, 
on croirait que je me glorifie de mes dangers. » — 
Sa tristesse était profonde, mais pleine de Gran- 
deur ; elle n*empéchait pas son activité perpétuelle, 
et il me donna la mesure de ce que doit être 
l'homme de guerre intelligent, exerçant, non en 
ambitieux, mais en artiste, l'art de la guerrey tout 
en le jugeant de haut et en le méprisant maintes 
fois, comme ce Montecuculli qui, Turenne étant tué, 
se retira, ne daignant plus engager la partie contre 
un joueur ordinaire. Mais j'étais trop jeune encore 
pour comprendre tous les mérites de ce caractère, 
•et ce qui me saisit le plus fut l'ambition de tenir, 
dans mon pays, un rang pareil au sien. Lorsque je 
voyais les Rois du Midi lui demander sa protection, 
et Napoléon même s'émouvoir de l'espoir que G0I- 
lingwood était dans les mers de Tlnde, j'en venais 
jusqu'à appeler de tous mes vœux l'occasion de 
m'échapper, et je poussai la hâte de l'ambition que 
je nourrissais toujours jusqu'à être près de man- 
quer à ma parole. Oui, *en vins jusque-là. 



\ 
\ 

I 

\ 

! 
1 



^^ GRANDEUR MILITAIRE. 

Un jour, le vaisseau VOcéan, qui nous portait 
vint relâcher à Gibraltar. Je descendis à terre aver 
rAmiral, et en me promenant seul par la ville je 
rencontrai un officier du 7* hussards qui avai^ 
été fait prisonnier dans la campagne d'Espagne, e^ 
conduit à Gibraltar avec quatre de ses camarades. 
Us avaient la ville pour prison, mais ils y étaient 
surveillés de près. J'avais connu cet officier en 
France. Nous nous retrouvâmes avec plaisir, dans 
une situation à peu près semblable. Il y avait si 
longtemps qu'un Français ne m'avait parlé fran- 
çais, que je le trouvai éloquent, quoiqu'il fût par- 
faitement sot, et, au bout d'un quart d'heure, nous 
nous ouvrîmes l'un à l'autre sur notre position. Il 
me dit tout de suite franchement qu'il allait se 
sauver avec ses camarades; qu'ils avaient trouvé 
une occasion excellente, et qu'il ne se le ferait pas 
dire deux fois pour les suivre. Il m'engagea fort h 
en faire autant. Je lui répondis qu'il était bien 
heureux d'être gardé ; mais que moi, qui ne l'étais 
pas, je ne pouvais pas me sauver sans déshonneur, 
et que lui, ses compagnons et moi n'étions point 



LA CANNE DE ^ONC. 297 

dans le même cas. Cela lui parut trop subtil. 

— Ma foi, je ne suis pas casuiste, me dit-il, et 
si tu veux je t'enverrai à un évêque qui t'en dira 
son opinion. Mais à ta place je partirais. Je ne vois 
que deux choses, être libre ou ne pas l'être. Sais- 
tu bien que ton avancement est perdu, depuis plus 
de cinq ans que tu traines dans ce sabot anglais ? 
Les lieutenants du même temps que toi sont déjà 
colonels. 

Là-dessus ses compagnons survinrent, etm'en- 
trainèrent dans une maison d'assez mauvaise mine, 
où ils buvaient du vin de Xérès, et là ils me citè- 
rent tant de capitaines devenus généraux, et de 
sous-lieutenants vice-rois, que la tête m'en tourna, 
et je leur promis de me trouver, le surlendemain 
à minuit, dans le même lieu. Un petit canot devait 
nous y prendre, loué à d'honnêtes contrebandiers 
qui nous conduiraient à bord d'un vaisseau fran- 
çais chargé de mener des blessés de notre armée 
à Toulon. L'invention me parut admirable, et mes 
bons compagnons m'ayant fait boire force rasades 
pour calmer les murmures de ma conscience, ter- 

17. 



3d8 GRANDEUR MILITAIRE. 

minèrent leurs discours par un argument victo- 
rieux, jurant sur leur tête qu'on pourrait avoir, à 
la rigueur, quelques égards pour un honnête 
homme qui vous avait bien traité, mais que tout 
les confirmait dans la certitude qu'un Anglais 
n'était pas un homme. 

Je revins assez pensif à bord de V Océan, et lors- 
que j'eus dormi, et que je vis clair dans ma position 
en m'éveillant, }e me demandai si mes compa- 
triotes ne s'étaient point moqués de moi. Cependant 
le désir de la liberté et une ambition toujours poi- 
gnante et excitée depuis mon enfance, me pous- 
saient à l'évasion, malgré la honte que j'éprouvais 
de fausser mon serment. Je passai un jour entier 
près de l'Amiral sans oser le regarder en face, et je 
m'étudiai à le trouver inférieur et d'intelligence 
étroite. — Je parlai tout haut à table, avec arro- 
gance, de la grandeur de Napoléon ; je m'exaltai, 
je vantai son génie universel, qui devinait les lois 
en faisant les codes, et Tavenir en faisant des évé- 
nements. J'appuyai avec insolence sur la supério- 
rité de ce génie, comparée au médiocre talent des 



LA CANNE DE JONC. 209 

hommes de tactique et de manœuvre. J'espérais 
être contredit ; mais, contre mon attente, je trouvai 
dans les officiers anglais plus d'admiration encore 
pour l'Empereur que je ne pouvais en montrer pour 
leur implacable ennemi. Lord CoUingwood surtout, 
sortant de son silence triste et de ses méditatians 
continuelles, le loua dans des termes si justes, si 
'énergiques, si précis, faisant considérer à la fois, 
à ses officiers, la grandeur des prévisions de l'Em- 
pereur, la promptitude magique de son exécution, 
la fermeté de ses ordres, la certitude de son juge- 
ment, sa pénétration dans les négociations, sa jus- 
tesse d'idées dans les conseils, sa grandeur dans 
les batailles, son calme dans les dangers, sa con- 
stance dans la préparation des entreprises, sa fierté 
dans l'attitude donnée à la France, et enfin toutes 
les qualités qui composent le grand homme, que 
je me' demandai ce que l'histoire pourrait jamais 
ajouter à cet éloge, et je fus attéré, parce que 
j'avais cherché à m'irriter contre l'Amiral, espérant 
lui entendre proférer des accusations injustes. 
J'aurais voulu, méchamment , le mettre dans 



300 GBANDEUR MILITAIRE. 

son tort^ et qu'un mot inconsidéré ou insultant de 
sa part servit de justification à la déloyauté que je 
méditais. Mais il semblait qu'il prit à tâche, au 
contraire, de redoubler de bontés, et son empres- 
sement faisant supposer aux auttes que j'avais 
quelque nouveau chagrin dont il était juste de me 
consoler, ils furent tous pour moi plus attentifs et 
plus indulgents que jamais. J'en pris de l'humeur 
et je quittai la table. 

L'Amiral me conduisit encore à Gibraltar te 
lendemain, pour mon malheur. Nous y devions 
passer huit jours. — Le soir de l'évasion arriva. 
— Ma tète bouillonnait et je délibérais toujours. Je 
me donnais de spécieux motifs et je m'étourdissais 
sur leur fausseté ; il se livrait en moi un combat 
violent ; mais, tandis que mon âme se tordait et se 
roulait sur elle-même, mon corps, comme s'il eût 
été arbitre entre l'ambition et l'honneur, suivait, 
à lui tout seul, le chemin de la fuite. J'avais fait, 
sans m'en apercevoir moi-même, un paquet de 
mes Iiardes, et j'allais me rendre, de la maison de 
Gibraltar où nous étions, à celle du rendez-vous^ 



LA CANNÉ DE JONC. 301 

lorsque tout à coup je m'arrêtai, et je sentis que 
cela était impossible. — II y a dans les actions 
honteuses quelque chose d'empoisonné qui se fait 
sentir aux lèvres d'un homme de cœur sitôt qu'il 
touche les bords du vase de perdition. Il ne peut 
même pas y goûter sans être prêt à en mourir. — 
Quand je vis ce que j'allais faire et que j'allais 
manquer à ma parole, il me prit une telle épou- 
vante que je crus que j'étais devenu fou. Je courus 
sur le rivage et m'enfuis de la maison fatale 
comme d'un hôpital de pestiférés, sans oser me 
retourner pour la regarder. — Je me jetai à la 
nage et j'abordai, dans la nuit, VOcéan^ notre vais- 
seau, ma flottante prison. J'y montai avec empor- 
tement, me cramponnant à ses câbles; et quand je 
fus sur le pont, je saisis le grand mât, je m'y atta- 
chai avec passion, comme à un asile qui me garan- 
tissait du déshonneur, et, au même instant, le 
sentiment de la Grandeur de mon sacrifice m^ 
déchirant le cœur, je tombai à genoux, et, appuyant 
mon front sur les cercles de fer du grand mât, je 
me mis à fondre en larmes comme un enfant. — 



30» ^ GRAMI>EUR MILITAIRE. 

Le capitaine de X Océan y me voyant dans cet état, 
me crut ou fit semblant de me croire malade^ et 
me fit porter dans ma chambre. Je le suppliai à 
grands cris de mettre une sentinelle à ma porte 
pour m'empècher de sortir. On m'enferma et je 
respirai, délivré enfin du supplice d'être mon pro- 
pre geôlier. Le lendemain, au jour, je me vis en 
pleine mer, et je jouis d'un peu plus de calme en 
perdant de vue la terre, objet de toute tentation 
malheureuse dans ma situation. J'y pensais avec 
plus de résignation, lorsque ma petite porte s'ou- 
Trit, et le bon Amiral entra seul. 

—Je viens vous dire adieu, commença-t-il d'un 
idr moins grave que de coutume ; vous partez pour 
la France demain matin. 

— Oh! mon Dieul^st-ce pour m'éprouver que 
vous m'annoncez cela, milord ? 

— Ce serait un jeu bien cruel, mon enfant, re- 
prit-il ; j'ai déjà eu envers vous un assez grand 
tort. J'aurais dû vous laisser en prison dans le Nor- 
ihumberland en pleine terre et vous rendre votre 
parole. Vous auriez pu conspirer sans remords 



LA CANNE DE JONC. ^3 

contre VOS gardiens et user d'adresse, sans scru- 
pule, pour vous échapper. Vous avez souffert 
davantage, ayant plus de liberté; mais, grâce à 
Dieu! vous avez résisté hier à une occasion qui 
vous dishonorait. — C'eût été échouer au port, 
car depuis quinze jours je négociais votre échange, 
que l'amiral Rosily vient de conclure. — J'ai trem- 
blé pour vous hier, car je savais le projet de vos 
camarades. Je les ai laissés s'échapper à cause de 
vous, dans la crainte qu'en les arrêtant on ne vous 
arrêtât. Et comment aurions-nous fait pour cacher 
cela? Vous étiez perdu, mon enfant, et, croyez- 
moi, mal reçu des vieux braves de Napoléon. Ils 
jont le droit d'être difficiles en Honneur. 

J'étais si troublé que je ne savais comment le 
remercier ; il vit mon embarras, et, se hâtant de 
couper les mauvaises phrases par lesquelles j'es- 
sayais de balbutier que je le regrettais : 

— Allons, allons, me dit-il, pas de ce que nous 
appelons Frendi compliments : nous sommes con- 
tents l'un de l'autre, voilà tout ; et vous avez, je 
crois, «nproverba qui dit : Il n'y a pas d$ belle pri- 



304 GRANDEUR MILITAIRE. 

son. — Laissez-moi mourir dans la mienne, mon 
ami; je m*y suis accoutumé^ moi, il Ta bien fallu. 
Mais cela ne durera plus bien longtemps ; je sens 
mes jambes trembler sous moi et s'amaigrir. Pour 
la quatrième fois, j'ai demandé le repos à lord Mul- 
grave, et il m'a encore refusé ; il m'a écrit qu'il ne 
sait comment me remplacer. Quand je serai mort, 
il faudra bien qu'il trouve quelqu'un cependant, et 
il ne ferait pas mal de prendre ses précautions. — 
levais rester en sentinelle dans la Méditerranée ; 
mais vous, my child, ne perdez pas de temps. Il y 
a là un sloop qui doit vous conduire. Je n'ai qu'une 
chose à vous recommander, c'est de vous dévouer 
à un Principe plutôt qu'à un Homme. L'amour de 
votre Patrie en est un assez grand pour remplir 
tout un cœur et occuper toute une intelligence. 

-— Hélas! dis-je, milord, il y a des temps où 
l'on ne peut pas aisément savoir ce que veut la 
Patrie. Je vais le demander à la mienne. 

Nous nous dtmes encore une fois adieu, et, le 
cœur serré, je quittai ce digne homme, dont j'ap- 
pris la mort peu de temps après. — Il mourut en 



LA CANNE DE JONC. 305 

pleine mer, comme il avait vécu durant quarante- 
neuf ans, sans se plaindre, ni se glorifier, et sans 
avoir revu ses deux filles. Seul et sombre comme 
un de ces vieux dogues d'Ossian qui gardent éter- 
nellement les côtes d'Angleterre dans les flots et les 
brouillards. 

J'avais appris, à son école, tout ce que les exils 
de la guerre peuvent faire souffrir et tout ce que le 
sentiment du Devoir peut dompter dans une grande 
âme ; bien pénétré de cet exemple et devenu plus 
grave par mes souffrances et le spectacle des 
siennes, je vins à Paris me présenter, avec l'expé- 
rience de ma prison, au maître tout-puissant que 
j'avais quitté. 



CHAPITRE VII. 



RéCEPTION. 



Id le capitaine Renaud s'étant interrompu, je 
regardai l'heure à ma montre, il était deux heures 
après minuit. 11 se leva et nous marchâmes au mi- 
lieu des grenadiers. Un silence profond régnait 
partout. Beaucoup s'étaient assis sur leurs sacs 
et s'y étaient endormis. Nous nous plaçâmes à 
quelques pas de là, sur le parapet, et il continua 
son récit après avoir rallumé son cigare à :a pipe 
d'un soldat. 11 n'y avait pas une maison qui don- 
nât signe de vie. 



Dès que je fus arrivé à Paris, je voulus voir 
l'Empereur. J'en eus occasion au spectacle de la 



LA CANNE DE JONC. ^^ 

cour, oiïi me conduisit un de mes anciens cama- 
rades, devenu colonel. C'était là-bas, aux Tuileries. 
Nous nous plaçâmes dans une petite loge, en face 
de la loge impériale, et nous attendîmes. Il n*y 
avait encore dans la salle que les Rois. Chacun 
xl'eux, assis dans une loge, aux premières, avait 
autour de lui sa cour, et devant lui, aux galeries, 
sesaidesde camp et ses généraux familiers. Les R(HS 
4le Westphalie, de Saxe et de Wurtemberg, tous 
les princes de la confédération du Rhin, étaient 
placés au même rang. Près d'eux, debout, parlant 
haut et vite, Murât, Roi de Naples, secouant ses 
cheveux noirs, bouclés comme une crinière , et je- 
tant des regards de lion. Plus haut, le Roi d'Es- 
pagne, et seul, à l'écart, l'ambassadeur de Russie, 
le prince Kourakim, chargé d'épaulettes de dia- 
mants Au parterre, la foule des généraux, des 
ducs, des piinces, des colonels et des sénateurs. 
Partout en haut, les bras nus et les épaules décour 
vertes des femmes de la cour. 

La loge que surmontait l'aigle était vide en- 
core; nous la regardions sans cesse. Après peu de 



308 GRANDEUR MILITAIRE. 

temps, les Rois se levèrent et se tinrent debout. 
L'Empereur entra seul dans sa loge, marchant 
vite ; se jeta vite sur son fauteuil et lorgna en face 
de lui, puis se souvint que la salle entière était 
debout et attendait un regard, secoua la tête deux 
fois, brusquement et de mauvaise grâce, se re- 
tourna vite, et laissa les Reines et les Rois s'as- 
seoir. Ses Chambellans, habillés de rouge , étaient 
debout, derrière lui. 11 leur parlait sans les regar- 
der, et, de lemps à autre, étendant la main pour 
recevoir une botte d'or que l'un d'eux lui donnait 
et reprenait. Crescentini chantait les Horaces, avec 
une voix de séraphin qui sortait d'un visage étique 
et ridé. L'orchestre était doux et faible, par ordre 
de l'Empereur; voulant peut-être, comme les Lacé- 
démoniens, être apaisé plutôt qu'excité par la mu- 
sique. 11 lorgna devant lui, et très-souvent de mon 
côté. Je reconnus ses grands yeux d'un gris vert, 
mais je n'aimai pas la graisse jaune qui avait en- 
glouti ses traits sévères. Il posa sa main gauche 
sur son œil gauche, pour mieux voir, selon sa cou- 
tume ; je sentis qu'il m'avait reconnu. Q se re- 



LA CANNE DE JONC. 309 

tourna brusquement, ne regarda que la scène, et 
sortit bientôt. J'étais déjà sur son passage. Il mar- 
chait vite dans le corridor^ et ses jambes grasses , 
serrées dans des bas de soie blancs , sa taille gon- 
flée sous son habit vert, me le rendaient presque 
méconnaissable. Il s'arrêta court devant moi, et, 
parlant au colonel qui me présentait, au lieu de 
m'adresser directement la parole : 

— Pourquoi ne l'ai-je vu nulle part? encore 
lieuteinant? 

— Il était prisonnier depuis 1804. 

— Pourquoi ne s'est-il pas échappé? 

— J'étais sur parole, dis-je à demi-voix. 

— Je n'aime pas lés prisonniers, dit-il ; on se 
fait tuer. — Il me tourna le dos. Nous restâmes 
immobiles en haie; et, quand toute sa suite eut 
défilé : 

— Mon cher, me dit le colonel, tu vois bien que 
tu es un imbécile, tu as perdu ton avancement, et 
on ne t'en sai^ pas plus de gré» 



CHAPITRE VIIL 



LE CORPS DE OAKDB ftVSSEé 



— Est-il possible? dis-je en frappant du pied. 
Quand j'entends de pareils récits, je m'applaudis 
de ce que rofficier est mort en mei depuis plu- 
sieurs années. Il n*y reste plus que Técrivain soli- 
taire et indépendant qui regarde ce que va devenir 
sa liberté et ne veut pas la déf^dre contre ses 
anciens amis. 

Et je crus trouver dans le capitaine Renaud des 
traces d'indignation, au souvenir de ce qu'il me* 
racontait; mais il souriait avec douceur, et d'un air 
content. 

C'était tout simple , reprit-il. Ce colonel était le- 



LA CANNE DE JONC/ 311 

plus brave homme du monde ; mais il y a des gens 
qui sont, comme dit le mot célèbre , des fanfarons 
de crimes et de dureté. Il voulait me maltraiter 
parce que l'Empereur en avait donné l'exemple. 
Grosse flatterie de corps de garde^ 

Mais quel bonheur ce fut pour moi ! — Dès ce 
jour, je commençai à m'eslimer intérieurement, à 
avoir confiance en moi, à sentir mon caractère 
s'épurer, se former, se compléter, s'affermir. Dès 
ce jour, je vis clairement que les événements ne 
sont rien, que l'homme intérieur est tout, je me- 
plaçai bien au-dessus de mes juges. Enfin je sentis 
ma^ conscience, je résolus de m'appuyer unique- 
ment sur elle, de conâdérer les jugements publics,, 
les récompenses éclatantes, les fortunes rapides,, 
les réputations de bulletin, comme de ridicules for- 
fanteries et un jeu de hasard qui ne valait pas la 
peine qu'on s'en occupât. 

J'allai vite à la guerre me plonger dans les 
rangs inconims, l'infanterie de ligne, l'infanterie 
de bataille, où les paysans de l'armée se faisaient 
faucher par mille à la fois, aussi i pardls, aus^ 



312 GRANDEUR MILITAIRE. 

égaux que les blés d'une grasse prairie de là 
Beauce. — Je me cachai là comme un chartreux 
' dans son cloître; et du fond de cette foule armée, 
marchant à pied comme les soldats, portant un 
sac et mangeant leur pain, je fis les grandes guerres 
de TEmpire tant que l'Empire fut debout; — Ah ! 
si vous saviez comme je me sentis à Taise dans ces 
fatigues inouïes! Comme j*aimais cette obscurité 
et quelles joies sauvages me donnèrent les grandes 
batailles ! La beauté de la guerre est au milieu des 
soldats, dans la vie du camp, dans la boue des 
marches et du bivouac. Je me vengeais de Bona- 
parte en servant la Patrie, sans rien tenir de Na- 
poléon ; et quand il passait devant mon régiment 
je me cachais de crainte d'une faveur. L'expé- 
rience m'avait fait mesurer les dignités et le Pou- 
voir à leur juste valeur ; je n'aspirais plus à rien 
qu^à prendre de chaque conquête de nos armes la 
part d'orgueil qui devait me revenir selon mon 
propre sentiment; je voulais être citoyen, où \( 
était encore permis de l'être, et à ma manière. 
Tantôt mes services étaient inaperçus, tantôt éle- 



LA CANNE DE JONC. 313 

vés au-dessus de leur mérite , et moi je ne cessais, 
de les tenir dans l'ombre, de tout mon pouvoirp 
redoutant surtout que mon nom fût trop prononcé. 
La foule était si grande de ceux qui suivaient une 
marche contraire, que l'obscurité me fut aisée , et 
je n'étais encore que lieutenant de la Garde Impé- 
riale en 1814, quand je reçus au front cette bles- 
sure que vous voyez, et qui, ce soir, me fait souf- 
frir plus qu'à l'ordinaire. 

Ici le capitaine Renaud passa plusieurs fois la 
main sur son front, et, comme il semblait vouloir 
se taire , je le pressai de poursuivre, avec assez 
d'instance pour qu'il cédât. 

11 appuya sa tête sur la pomme de sa canne de 
jonc. 

. — Voilà qui est singulier, dit-il, je n'ai jamais 
raconté tout cela, et ce soir j'en ai envie. — Bah 1 
n'importe ! j'aime à m'y laisser aller avec un an- 
cien camarade. Ce sera pour vous un objet de 
réflexions sérieuses quand vous n'aurez rien de 
mieux à faire. Il me semble que cela n'en est pas 
indigne. Vous me croirez bien faible ou bien fou ; 

18 



314 GRANDEUR MILITAIRE. 

mais c'est égal. Jusqu'à l'événement, assez ordi- 
naire pour d'autres, que je vais vous dire et dont 
je recule le récit malgré moi parce qu'il me fait 
mal, mon amour de la gloire des armes était de- 
venu sage, grave, dévoué et parfaitement pur, 
comme est le sentiment simple et unique du 
devoir ; mais, à dater de ce jour-là, d'autres idées 
vinrent assombrir encore ma vie. 

C'était en 18U ; c'était le commencement de 
Tannée et la fin de cette sombre guerre oh notre 
pauvre armée défendait l'Empire et TEmpereur, et 
oh la France regardait le combat avec décourage* 
ment. Soissons venait de se rendre au Prussien 
Bulow. Les armées de Silésie et du Nord y avaient 
fait leur jonction. Macdonald avait quitté Troyes 
et abandonné le bassin de l'Yonne pour établir sa 
ligne de défense de Nogent à Montereau, avec 
trente mille hommes. 

Nous devions attaquer Reims que l'Empereur 
voulait reprendre. Le temps était sombre et la 
pluie continuelle. Nous avions perdu la veille un 
officier supérieur qui conduisait des prisonniers 



LA CANNE DE JONC. 515 

Les Russes Tavaient surpris et tué dans la nuit 
précédente, et ils avaient délivré leurs camarades. 
Notre colonel, qui était ce qu'on nomme un dur à 

• 

cuirCy voulut reprendre sa revanche. Nous étions 
près d'Épemay et nous tournions les hauteurs qui 
Fenvironnent. Le soir venait, et, après avoir oc- 
cupé le jour entier à nous refaire, noué passions 
près d'un joli château blanc à tourelles, nommé 
Boursault, lorsque le colonel m'appela. Il m'em- 
mena à part , pendant qu'on formait les faisceaux, 
et me dit de sa vieille voix enrouée : 

— Vous voyez bien là-haut une grange, sur 
cette colline coupée à pic; là où se promène ce 
grand nigaud de factionnaire russe avec son bonnet 
d'évéque ? 

— Oui, oui, dis-je, je vois parfaitement le gre- 
nadier et la grange. 

— Eh bien, vous qui êtes un ancien, il faut que 
vous sachiez que c'est là le point que les Russes 
ont pris avant-hier et qui occupe le plus l'Empe- 
reur, pour le quart d'heure. Il me dit que c'est la 
clef de Reims, et ça pourrait bien être. En tout 



16 GRANDEUR MILITAIRE. 

cas, nous allons jouer un tour à Woronzoff. A onze 
heures du soir, vous prendrez deux cents de vos 
lapins, vous surprendrez le corps de garde qu'ils 
ont établi dans cette grange. Mais , de peur de 
donner Talarme, vous enlèverez ça à la baïonnette. 
11 prit et m'offrit une prise de tabac, et, jetant 
le reste peu h peu, comme je fais là, il me dit, en 
prononçant un mot à chaque grain semé au vent : 

— Vous* sentez bien que je serai par là, der- 
rière vous, avec ma colonne. — Vous n'aurez guère 
perdu que sobcante hommes, vous aurez les six 
pièces qu'ils ont placées là... Vous les tournerez 
du côté de Reims... A onze heures... onze heures 
et demie» la position sera à nous. Et nous dormi- 
rons jusqu'à trois heures pour nous reposer un 
peu... de la petite affaire de Craonne, qui n'était 
pas, comme on dit, piquée des vers. 

— Ça suffit, lui dis-je ; et je m'en allai, avec 
mon lieutenant en second, préparer un peu notre 



soirée. L'essentiel, comme vous voyez, était de ne 
pas faire de bruit. Je passai l'inspection des armes 
et je fis enlever, avec le tire-bourre, les cartouches 



^ LA CANNE DE JONC. 317 

de toutes celles qui étaient chargées. Ensuite , je 
me promenai quelque temps avec mes sergents, 
en attendant l'heure. A dix heures et demie , je 
• leur fis mettre leur capote sur Thabit et le fusil 
caché sous la capote; car, quelque chose qu'on 
fasse, comme vous voyez ce soir, la baïonnette se 
voit toujours, et quoiqu'il fît autrement sombre 
qu'à présent, je ne m'y fiais pas. J'avais observé 
les petits sentiers bordés de haies qui conduisaient 
au corps de garde russe, et j'y fis monler les plus 
déterminés gaillards que j'aie jamais commandés. 
— Il y en a encore là , dans les rangs, deux qui y 
étaient et s'en souviennent bien. — Us avaient 
l'habitude des Russes , et savaient comment les 
prendre. Les factionnaires que nous rencontrâmes 
en montant disparurent sans bruit, comme des 
roseaux que l'on couche par terre avec la main. 
Celui qui était devant les armes demandait plus de 
soin. Il était immobile, l'arme au pied et le men- 
ton sur son fusil ; le pauvre diable se balançait 
comme un homme qui s'endort de fatigue et va 

tomber. Un de mes grenadiers le prit dans ses bras 

« 

18. 



318 GRANDEUR MILITAIRE. 

en le serrant à l'étouffer, et deux autres, l'ayaat 
bâillonné, le jetèrent dans les broussailles. J'ar- 
rivai lentement et je ne pus me défendre, je l'avoue, 
d'une certaine émotion que je n'avais jamais 
éprouvée au moment des autres combats. C'était 
la honte d'attaquer des gens couchés. Je les voyais, 
roulés dans leurs manteaux, éclairés par une lan- 
terne sourde, et le cœur me battit violemment. 
Jlais tout à coup, au moment d'agir, je craignis 
que ce ne fût une faiblesse qui ressemblât \ celle 
des lâches, j'eus peur d'avoir senti la peur une 
fois, et, prenant mon sabre caché sous mon bras, 
j'entrai le premier, brusquement, donnant l'exem- 
ple à mes grenadiers. Je leur fis un geste qu'ils 
comprirent, ils se jetèrent d'abord sur les armes, 
puis sur les hommes , comme des loups sur im 
troupeau. Oh ! ce fut une boucherie sourde et hor- 
rible ! la baïonnette perçait, la crosse assommait, 
le genou étouffait, la main étranglait. Tous les cris 
à peine poussés étaient éteints sous les pieds de 
nos soldats, et nulle tète ne se soulevait sans rece- 
voir le coup mortel. En entrant, j'avais frappé au 



LA GANNE DE JONC. 319 

hasard un coup terrible, devant moi, sur quelque 
chose de noir que j*avais traversé d'outre en outre : 
un vieux officier, homme grand et fort, la tête 
chargée de cheveux blancs, se leva comme un fan- 
tôme, jeta un cri affreux en voyant ce que j'avais 
fait, me frappa à la figure d'un coup d'épée vio- 
lent, et tomba mort à Tinstant sous les baïon- 
nettes. Moi, je tombai assis à côté de lui, étourdi 
du coup porté entre les yeux , et j'entendis sous 
moi la voix mourante et tendre d'un enfant qui 
£sait : Papa... 

Je compris alors mon œuvre, et j'y regardai 
ayec un empressement frénétique. Je vis un de ces 
officiers de quatorze ans, si nombreux dans les ar- 
mées russes qui nous envahirent à cette époque, 
et que l'on traînait à cette terrible école. Ses longs 
cheveux bouclés tombaient sur sa poitrine, aussi 
blonds, aussi soyeux que ceux d'une femme, et sa 
tète s'était penchée comme s'il n'eût fait que s'en- 
JlpHlir une seconde fois. Ses lèvres roses, épa- 
noui^ comme celles d'un nouveau^né , semblaient 
encore engraissées par le lait de la nourrice, et ses 



/ 



^ GRANDEUR MILITAIRE. 

grands yeux bleus entr'ouverts avaient une beauté 
de forme candide, féminine et caressante. Je le 
soulevai sur un bras, et sa joue tomba sur ma joue 
ensanglantée, comme s'il allait cacher sa tête entre 
le menton et l'épaule de sa mère pour se réchauf- 
fer. 11 semblait se blottir sous ma poitrine pour 
fuir seâ meurtriers. La tendresse filiale, la con- 
fiance et le repos d'un sommeil délicieux reposaient 
sur sa figure morte, et il paraissait me dire : Dor- 
mons en paix. 

— Était-ce là un ennemi ? m'écriai-jje. — Et ce 
que Dieu a mis de paternel dans les entrailles de 
tout homme s'émut et tressaillit en moi ; je le ser- 
rais contre ma poitrine, lorsque je sentis que j'ap- 
puyais sur moi la garde de mon sabre qui traver- 
sait son cœur et qui avait tué cet ange endormi. 
Je voulus pencher ma tête sur sa tête, mais mon 
sang le couvrit de larges taches ; je sentis la blés- 
sure de mon front, et je me souvins qu'elle m'avait 
été faite par son père. Je regardai honteusement 
de côté, et je ne vis qu'un amas de corps que mes 
grenadiers tiraient par les pieds et jetaient dehors. 



LA CANNE DE JONC. 3îl 

ne leur prenant que des cartouches. En ce mo- 
ment, le Colonel entra suivi de la colonne, dont 
j'entendis le pas et les armes. 

— Bravo! mon cher, me dit-il, vous avez en- 
levé ça lestement. Mais vous êtes blessé? 

— Regardez cela, dis-je; quelle différence y 
a-t-il entre moi et un assassin? 

— Eh ! sacredié , mon cher , que voulez-vous? 
c'est le métier. 

— C'est juste, répondis-je , et je me levai pour 
aller reprendre mon commandement. L'enfant re- 
tomba dans les plis de son manteau dont je l'en^ 
veloppai, et sa petite main ornée de grosses bagues 
laissa échapper une canne de jonc , qui tomba sur 
ma maiff^comme s'il me l'eût donnée. Je la pris ; je 
résolus, quels que fussent mes périls à venir, de 
n'avoir plus d'autre arme, et je n'eus pas l'aildace 
de retirer de sa poitrine mon sabre d'égorgeur. 

Je sortis à la hâte de cet antre qui puait le 
sang, et quand je me trouvai au grand air, j'eus la 
force d'essuyer mon front rouge et mouillé. Mes 
grenadiers étaient à leurs rangs ; chacun essuyait 



GRANDEUA MILITÀlR^^. 

/ 

f 

froidement sa baïonnette dans le gazon et raffer- 
jmissait-isa pierre à feu dans la batterie. Mon ser- 
gent-major, suivi du fourrier, marchait devant les 
rangs, tenant :sa liste à la main , et lisant à la 
lueur d'un bout de chandelle planté dans le canon 
de son fusil comme dans un flambeau, il faisait 
paisiblement Tappel. Je m'appuyai contre un arbre, 
et le chirurgien-major vint me bander le front 
Une large pluie de mars tombait sur ma tête ^et 
me faisait quelque bien. Je ne pus m'empècher de 
pousser un profond soupir : 

— Je suis las de la guerre, dis-je au chirurgien. 

— Et moi aussi, dit une voue grave que je con- 
naissais. 

Je soulevai le bandage de mes sourcils, et je vis, 
non pas Napoléon empereur, mais Bonaparte sol- 
dat. Il était seul, triste, à pied, debout devant moi, 
ses bottes enfoncées dans la boue, son habit dé- 
chiré, son chapeau ruisselant la pluie parles bords; 
il sentait ses derniers jours venus, et regardait 
autour de lui ses derniers soldats. 

n me considérait attentivement. 



LA CANNE DE JONC. 523 

— Je t'ai vu quelque part, dit-il, grognard! 

A ce dernier mot, je sentis qu'il ne me disait 
là qu'une phrase banale, je savais que j'avais vieilli 
de visage plus que d'années, et que fatigues, mous^ 
taches et blessures me déguisaient assez. 

— Je vous ai vu partout, sans être va, répon- 
dis-je. 

— Veux-tu de l'avancement ? 
Je dis : — Il est bien tard, 

II croisa les bras un moment sans répondre, 
puis : 

— Tu as raison, va, dans trois jours, toi et moi 
nous quitterons le service. 

Il me tourna le dos et remonta, sur son cheval, 
tenu à quelques pas. En ce moment, notre tête de 
colonne avait attaqué et Ton nous lançait des obus. 
Il en tomba un devant le front de ma compagnie, 
et quelques hommes se jetèrent en arrière, par un 
premier mouvement dont ils eurent honte. Bona- 
parte s'avança seul sur l'obus qui brûlait et fumait 
devant son cheval, et lui fit flairer cette fumée. 
Tout se tut et resta sans mouvement; l'obus éclata 



32i GRANDEUR MILITAIRE. 

et n'aLleignit personne. Les grenadiers sentirent la 
leçon terrible qu'il leur donnait; moi j'y sentis de 
plus quelque chose qui tenait du désespoir. La 
France lui manquait, et il avait douté un instant 
de ses vieux braves. Je me trouvai trop vengé et 
lai trop puni de ses fautes par un si grand aban- 
don. Je me levai avec effort, et, m'approchant de 
lui, je pris et serrai la main qu'il tendait à plu- 
sieurs d'entre nous. 11 ne me reconnut point, mais 
ce fut pour moi une réconciliation tacite entre le 
plus obscur et le plus illustre des hommes de notre 
siècle. — On battit la charge, et, le lendemain au 
jour, Reims fut repris par nous. Mais, quelques 
jours après, Paris Tétait par d'autres. 



Le capitaine Renaud se tut longtemps après ce 
récit, et demeura la tête baissée sans que je vou- 
lusse interrompre sa rêverie. Je considérais ce 
brave homme avec vénération, et j'avais suivi atten- 

• 

tivement, tandis qu'il avait parlé, les transforma- 
tions lentes de cette âme bonne et simple, toujovins 



lA CANNE DE JONC. 325 

repoussée dans ses donations expansives d'elle- 
même, toujours écrasée par un ascendant invin- 
cible, mais parvenue à trouver le repos dans le 
plus humble et le plus austère Devoir. — Sa vie 
inconnue me paraissait un spectacle intérieur aussi 
beau que la vie éclatante de quelque homme d'ac- 
tion que ce fût. — Chaque vague de la mer ajoute 
\ un voile blanchâtre aux beautés d'une perle, 
chaque flot travaille lentement à la rendre plus 
parfaite, chaque flocon d'écume qui se balance sur 
elle lui laisse une teinte mystérieuse à demi dorée, 
à demi transparente, où l'on peut seulement devi- 
ner un rayon intérieur qui part de son cœur; c'était 
tout à fait ainsi que s'était formé ce caractère dans 
de vastes bouleversements et au fond des plus 
sombres et perpétuelles épreuves. Je savais que 
jusqu'à la mort de l'Empereur il avait regardé 
comme un devoir de ne point servir, respectant, 
malgré toutes les instances de ses amis, ce qu'il 
nommait les convenances; et, depuis, affranchi 
du lien de son ancienne promesse à un maître qui 
ne le connaissait plus, il était revenu commander, 

19 



3^ GRANDEUR MILITAIRE. 

dans la Garde Royale, les restes de sa vieille Garde;, 
et comme il ne parlait jamais de Jui-méme, on 
H*avait point pensé à lui et il n'avait point eu 
d'avancement. — Il s'en souciait peu, et il avait 
coutume de dire qu'à moins d'être général à vingt- 
cinq ans, âge où l'on peut mettre en œuvre son 
imagination, il valait mieux demeurer simple 
capitaine, pour vivre avec les soldats en père de 
famille, en prieur du couvent. 

— Tenez, me dit-il après ce moment de repos^ 
regardez notre vieux grenadier Poirier, avec ses^ 
yeux sombres et louches, sa tète chauve et ses. 
eoups de sabre sur la joue, lui que les maréchaux 
de France s'arrêtent à admirer quand il leur pré- 
gente les armes à la porte du roi; voyez Beccaria 
avec son profil de vétéran romain, Fréchou, avec 
sa moustache blanche; voyez tout ce premier rang ' 
décoré, dont les bras portent trois chevrons! qu'au- 
raient-ils dit, ces vieux moines de la vieille armée 
qui ne voulurent jamais être autre chose que gre- 
nadiers, si je leur avais manqué ce matin, moi qui 
les commandais encore il y a quinze jours? — Si 



. LA CANNE DE JONC. 9i7 

j'avais pris depuis plusieurs années des habitudes 
de foyer et de repos, ou un autre état, c'eût été 
différent; mais ici, je n'ai en vérité que le mérite 
qu'ils ont. D'ailleurs, voyez comme tout est calme 
ce soir à Paris, calme comme Tair, ajouta-t-U en 
se levant ainsi que moi. Voici le jour qui va venir ; 
on ne recommencera pas, sans doute, à casser les 
lanternes, et demain nous rentrerons au quartier- 
Moi, dans quelques jours, je serai prc^ablement 
retiré dans un petit coin de terre que j'ai quelque 
part en France, où il y a une petite tourelle, dans 
laquelle j'achèverai d'étudier Polybe, Turenne,. 
Folard et Vauban, pour m'amuser. Presque tous 
mes camarades ont été tués à la Grande-Armée, ou 
sont morts depuis ; il y a longtemps que je ne cause 
plus avec personne, et vous savez par quel chemin 
je suis arrivé à haïr la guerre, tout en la faisant 
avec énergie. 

Là-dessus il me secoua vivement la main et me 
quitta en me demandant encore le hausse-col qui 
lui manquait, si le mien n'était pas rouillé et si je 
le trouvais chez moi. Puis il me rappela et me dit : 



^â8 GRANDEUR MILITAIRE. • 

— Tenez, comme il n'est pas entièrement im- 
possible que Ton fasse encore feu sur nous de 
quelque fenêtre, gardez-moi, je vous prie, ce por- 
tefeuille plein de vieilles lettres, qui m'intéres- 
sent, moi seul, et que vous brûleriez si nous ne 
nous retrouvions plus. 

Il nous est venu plusieurs de nos anciens cama- 
rades, et nous les avons priés de 3e retirer chez 
eux. — Nous ne faisons point la guerre civile, nous. 
Nous sommes calmes comme des pompiers dont le 
devoir est d'éteindre l'incendie. On s'expliquera 
ensuite, cela ne nous regarde pas. 

Et il me quitta en souriant. 



CHAPITRE IX. 



UNE BILLE. 



Quinze jours après cette conversation que la 
révolution même ne m'avait point fait oublier, je 
réfléchissais seul à l'héroïsme modeste et au désin- 
téressement, si rares tous les deux ! Je tâchais 
d'oublien le sang pur qui venait de couler, et je 
relisais dans Thistojre d'Amérique comment, en 
1783, l'Armée anglo-américaine toute victorieuse, 
ayant posé les armes et délivré la Patrie, fut prête 
à se révolter contre le congrès qui, trop pauvre 
pour lui payer sa solde, s'apprêtait à la licencier ; 
Washington, généralissime et vainqueur, n'avait 
qu'un mot à dire ou un signe de tête à faire pour 
être Dictateur; il fit ce que lui seul avait le pouvoir 



330 GRANDEUR MILITAIRE. 

d'accomplir : il licencia Tarmée et donna sa dé- 
mission. — J'avais posé le livre et je comparais 
cette grandeur sereine à nos ambitions inquiètes. 
J'étais triste et me rappelais toutes les âmes guer- 
rières et pures, sans faux éclat, sans charlatanisme, 
qui n'ont aimé le Pouvoir et le commandement que 
pour le bien public, l'ont gardé sans orgueil, et 
n'ont su ni le tourner contre la Patrie, ni le con- 
vertir en or; je songeais à tous les honmies qui 
ont fait la guerre avec l'intelligence de ce qu'elle 
vaut, je pensais au bon Collingwood, si résigné, et 
enfin à l'obscur capitaine Renaud, lorsque je vis 
entrer un honmie de haute taille, vêtu d'une longue 
capote bleue en assez mauvais état. A ses mous- 
taches blanches, aux cicatrices de son visage cui- 
vré, je reconnus un des grenadiers de sa compa- 
* gnie; je lui demandai s'il était vivant encore, et 
l'émotion de ce brave homme me fit voir qu'il était 
arrivé malheur. Il s'assit, s'essuya lé front, et 
quand il se fut remis, après quelques soins et un 
peu de temps, il me dit ce qui lui était arrivé. 
Pendant les deux joura du 28 et du 29 juillet. 



LA CANNE DE JONC. ^1 

le capitaine Renaud n'avait fait autre chose qjoe 
marcher en colonne, le long des rues, à k tête de 
ses grenadiers; il se plaçait devant la première sec- 
tion de sa abonne, et allait paisiblement au mi- 
li^ d'une grêle de pierres et de coups de fusil qui 
partaient des cafés^ des balcons et des fenêtres. 
Quand il s'arrêtait, c'était pour faire serrer les rai^ 
ouverts par ceax qui tombaient, et pour regarder 
si ses guides de gauche se tenaient à leurs dis- 
tances et à leurs chefs de file. 11 n'avait pas tiré 
son épée et marchait la canne à la main. Les ordres 
lui étaient d*abord parvenus exactement; mais, 
soit que les aides de camp fussent 'tués en route, 
soit que l'état-major ne les eût pas envoyés, il fut 
laissé, dans la nuit du 28 au 29, sur la* place de la 
Bastille, sans autre instruction que de se retirer 
sur SainlrCloud en détruisant les barricades sur son 
chemin. Ce qu'il fit sans tirer un coup de fusil. 
Arrivé au pont d'Iéna, il s'arrêta pour faire l'appel 
de sa compagnie. Il lui manquait moins de monde 
qu'à toutes celles de la Garde qui avaient été dé- 
tachées, et ses hommes étaient aussi moins fatir 



332 GRANDEUR MILITAIRE. 

gués. Il avait eu Fart de les faire reposer à propos 
et à Tombre, dans ces brûlantes journées, et de 
leur trouver, dans les casernes abandonnées, la 
nourriture que refusaient les maisons ennemies ; la 
contenance de sa colonne était telle, qu'il avait 
trouvé déserte chaque barricade et n'avait eu que 
la peine de la faire démolir. 

Il était donc debout, à la tète du pont d'iéna, 
couvert de poussière, et secouant ses pieds ; il re- 
gardait, vers la barrière, si rien ne gênait la sortie 
de son détachement, et désignait des éclaireurs 
pour envoyer en avant. Il n'y avait personne dans 
le Champ-de-Mars, que deux maçons qui parais- 
saient dormir, couchés sur le ventre, et un petit 
garçon d'environ quatorze ans, qui marchait pieds 
nus et jouait des castagnettes avec deux morceaux 
de faïence cassée. Il les raclait de temps en temps 
sur le parapet du pont, et vint ainsi, en jouant, 
jusques à la borne où se tenait Renaud. Le capi- 
taine montrait en ce moment les hauteurs de Passy 
avec sa canne. L'enfant s'approcha de lui, le regar- 
dant avec de grands yeux étonnés, et tirant de sa 



LA CANNE DE JONC. 333 

veste un pistolet d'arçon, il le prit des deux mains 
et le dirigea vers la poitrine du capitaine. Celui-ci 
détourna le coup avec sa canne, et Fenfant ayant 
fait feu, la balle porta dans le haut de la cuisse. 
Le capitaine tomba assis, sans dire mot, et regarda 
avec pitié ce singulier ennemi. Il vit ce jeune gar- 
^n qui tenait toujours son arme des deux mains, 
et demeurait tout effrayé de ce qu'il avait fait. Les 
grenadiers étaient en ce moment appuyés triste- 
ment sur leurs fusils; ils ne daignèrent pas faire 
un geste contre ce petit drôle. Les uns soulevèrent 
leur capitaine, les autres se contentèrent de tenir 
cet enfant par le bras et de l'amener à celui qu'il 
avait blessé. Il se mit à fondre en larmes; et quand 
il vit le sang couler à flots de la blessure de l'offi- 
cier sur son pantalon blanc, effrayé de cette bou- 
cherie, il s'évanouit. On emporta en même temps 
l'homme et l'enfant dans une petite maison proche 
de Passy, où tous deux étaient encore. La colonne, 
conduite par le lieutenant, avait poursuivi sa route 
pour Saint-Cloud, et quatre grenadiers, après avoir 
quitté leurs uniformes, étaient restés dans cette 

19. 



334 GRANDEUR MILITAIRE. 

maison hospitalière à soigner leur vieux oommam*- 
dant^ L'un (celui qui me parlait) avait pris de 
i'ouvrage comme ouvrier armurier à Paris, d'autres 
comme maîtres d'armes, et, apportant leur journée 
au capitaine, ils Favaient empêché de manquer de 
^ins jusqu'à ce jour. On l'avait amputé; mais la 
fièvre était ardente et mauvaise ; et comme il crai- 
^ait un redoublement dangereux, il m'envoyait 
chercher. Il n'y avait pas de temps à perdre. Je 
partis sur-le-champ avec le digne soldat qui m'avait 
raconté ces détails les yeux humides et la voix 
tremblante, mais sans murmure, sans injure, sans 
accusation, répétant seulement : C'est un grand 
malheur pour nous. 

Le blessé avait été porté chez une petite mar- 
chande qui était veuve et qui vivait seule dans une 
petite bouUqœ et dans une rue écartée du vil- 
lage, avec des enfants en bas*àge. Elle n'avait pas 
eu la crainte, un seul moment, de se compro* 
mettre, et personne n'avait ea l'idée de l'inquiéter 
à ce sujet* Les voisins, au contraire, s'étaient em- 
pressa de Taider daas les soins qu'elle prmait 



LA CANNE DE JONC. 335 

du malade. Les officiers de santé qu'on avait appe- 
lés ne rayant pas jagé transportable, après 
ropératlon, elle Favait gardé, et souvent eUe 
avait passé la nuit près de son lit. Lorsque j'entrai, 
elle vint au-devant de moi avec un air de reconr 
naissance et de timidité qui me firent peine. Je 
sentis combien d'embarras à la fois elle avait 
cachés par bonté naturelle et par bienfaisance. 
Elle était fort pâle, et ses yeux étaient rougis et 
fatigués. Elle allait et venait vers une arrière-bou- 
tique très-étroite que j'apercevais de la porte, et je 

vis, à sa précipitation, qu'elle arrangeait la petite 

I 

chambre du blessé et mettait une sorte de coquet- 
terie à ce qu'un étranger la trouvât convenable. — 
Aussi j'eus soin de ne pas marcher vite, et je lui 
donnai tout le temps dont elle eut besoin. 

— Voyez monsieur, il a bien souffert, allez [ 
me dit-elle en ouvrant la porte. 

Le capitaine Renaud était assis sur un petit lit 
à rideaux de serge, placé dans un coin de la 
chambre, et plusieurs traversins soutenaient son 
^orps. U était d'un maigreur de squelette, et les 



33G GRANDEUR MILITAIRE. 

pommelles des joues d'un rouge ardent; la bles- 
sure de son front était noire. Je vis qu'il n'irait pas 
loin, et son sourire me le dit aussi. Il me tendit 
la main et me fit signe de m*asseoir. Il y avait à sa 
droite un jeune garçon qui tenait un verre d'eau 
gommée et le remuait avec la cuillère. Il se leva et 
m'apporta sa chaise. Renaud le prit, de son lit, par 
le bout de l'oreille, et me dit doucement, d'une 
voie affaiblie : 

— Tenez, mon cher, je vous présente mon 
vainqueur. 

Je haussai les épaules, et le pauvre enfant 
baissa les yeux en rougissant. — Je vis une grosse 
larme rouler sur sa joue. 

— Allons ! allons! dit le capitaine en passant la 
main dans ses cheveux. Ce n*est pas sa faute. 
Pauvre garçon! il avait rencontré deux hommes 
qui lui avaient fait boire de Teau-de-vie, l'avaient 
payé, et l'avaient envoyé me tirer son coup de pis- 
tolet. Il a fait cela comme il aurait jeté une bille 
au coin de la borne. — N'est-ce pas, Jean î 

Et Jean se mit à trembler et prit une expression 



LA CANNE DE JONC. 357 

de douleur si déchirante qu'elle me toucha. Je le 
regardai de plus près : c'était un fort bel enfant. 

— C'était bien une biUe aussi, me dit la jeune 
marchande. Voyez, monsieur. — Et elle me mon- 
trait une petite bille d'agate, grosse comme les 
plus fortes balles de plomb, et avec laquelle on 
avait chargé le pistolet de calibre qui était là. 

— Il n'en faut pas plus que ça pour retrancher 
une jambe d'un capitaine, me dit Renaud. . 

— Vous ne devez pas le faire parler beaucoup, 
me dit timidement la marchande. 

Renaud ne l'écoutait pas : 

— Oui, mon cher, il ne me reste pas assez de 
jambe pour y faire tenir une jambe de bois. 

Je lui serrais la main sans répondre ; humilié 
de voir que, pour tuer un homme qui avait tant 
vu et tant souffert, dont la poitrine était bronzée 
par vingt campagnes et dfac blessures, éprouvée à 
la glace et au feu, passée à la baïonnette et à la 
lance, il n'avait fallu que le soubresaut d'une de ces 
grenouilles des ruisseaux de Paris qu'on nomme : 
Gamins* 



338 GRANDEUR MILITAIRE. 

Renaud répondit à ma pensée. Il pencha sa 
joue sur le traversin, et, me serrant la main : 

— Nous étions en guerre, me dit-il ; il n'est 
pas plus assassin que je ne le fus à Reims, moi. 

, Quand j'ai tué l'enfant russe, j'étais peut-être 
^ssi un assassin? — Dans la grande gaerre d'Es- 
pagne, les hommes qui poignardaient nos senti- 
nelles ne se croyaient pas des assassins, et, étant 
en guerre, ils ne Tétaient peut-être pas. Les catho- 
liques et les huguenots s'assassinaient-ils ou non? 
— De combien d'assassinats se compose une grande 
bataille? — Voilà un des points où notre raison se 
perd et ne sait que dire. C'est la guerre qui a tort 
•et non pas nous. Je vous assure que ce petit bon- 
homme est fort doui et fort gentil, il lit et écrit 
^éjà très-bien. (Test un enfant trouvé. — Il était 
apprenti menuisier. — Il n'a pas quitté ma 

' <;hambre depuis quinze jours, et il m'aime beau- 
coup, ce pauvre garçon. Il annonce des disposi- 
tions pour le calcul; on peut en faire quelque 
chose. 

Comme il parlait plus péniblement et s'appro- 



JJL CANNE DE JONC. 339 

«liait de mon OT^e, je ïne penchai, et il me 

* 

donna un petit pafHer plié qu'il me pria de par* 
courir, rentre vis un court testament par lequel 
il laissait une sorte de ipétairie misérable qu'il 
possédait, à la pauvre marchande qui Favait î©- 
cueilli, et, après elle, à Jean, qu'elle devait faire 
élever, s(^s condîtioH qu'il ne serait jamais mili- 
taire; il stipulait la somme de son remplacement, 
et donnait ce petit bout de terre pour asile à ses 
quatre vieux grenadiers. Il chargeait de tout cela 
un notaire de sa province. Quand j'eus le papier 
dans les mains, il parut plus tranquille et prêt à 
«'assoupir. Puis il ^essaillit, et, rouvrant les yeux, 
11 me pria de prendre et de garder sa canne de 
jonc. — Ensuite il s'assoujMt encore. Son vieux 
soldat secoua la tète et lui prit une main. Je pris 
l'autre, que je sen^ glacée» Il dit qu'il avait frcrid 
aux pieds, et Jean coucha et appuya sa petite poi- 
trine d'enfant sor le lit pour le réctjaoffer. Alor» te 
capitfflne Renaud commença à tâter ses draps avec 
les mains, disaol qu'il ne les sentait plus, ce qui 
est un signe fàitL Se voix était éavemeose. il 



340 GRANDEUR MILITAIRE. 

porta péniblement une main à son front, regarda 
Jean attentivement, et dit encore : 

— C'est singulier ! — Cet enfant-là ressemble 
à Tenfant russe! Ensuite il ferma les yeux, et, me 
serrant la main avec une présence d'esprit renais- 
sante. 

— Voyez-vous ! me dit-il, voilà le cerveau qui 
se prend, c'est la fin. 

Son regard était différent et plus calme. Nous 
comprimes cette ,lutte d*un esprit ferme qui se ju- 
geait contre la douleur qui l'égarait, et ce spec- 
tacle, sur un grabat misérable, était pour moi plein 
d'une majesté solennelle. Il rougit de nouveau et 
dit très-haut: 

— Ds avaient quatorze ans... — tous deux... 
— Qui sait si ce n'est pas cette jeune âme revenue 
dans cet autre corps pour se venger?... 

Ensuite il tressaillit, il pâlit, et me regarda 
tranquillement et avec attendrissement : 

— Dites-moi !... ne pourriez-vous me fermer 
la bouche? Je crains de parler... on s'affaiblit** Je 
ne voudrais plus parler. . . J'ai soif. 



LA CANNE Dfi JONC. ^41 

On fUï donna quelques cuillerées, et U dit : 

— j'ai fait mon devoir. Celte idée-là fait du 
bien. 

Et il ajouta : 

— Si le pays se trouve mieux de tout ce qui 
s'est fait, nous n'avons rien à dire; mais vous 
verrez... 

Ensuite il s'assoupit et dormit une demi-heure 
environ. Après ce temps, une femme vint à la 
porte timidement, et fit signe que le chirurgien 
était là ; je sortis sur la pointe du pied pour lui 
parler, et, comme j'entrais avec lui dans le petit 
jardin, m'étant arrêté auprès d'un puits pour l'in- 
terroger, nous entendîmes un grand cri. Nous cou- 
rûmes et nous vîmes un drap sur la tète de cet 
honnête homme, qui n'était plus... 



\, 



CHAPITRE X. 



CONCLUSION. 



L'époque qui m*a laissé ces souvenirs épars est 
-close aujourd'hui. Son cercle s'ouvrit en 1814 par 
la bataille de Paris, et se ferma par les trois jours 
de Paris, en 1830. C'était le temps où, comme je 
l'ai dit, l'armée de l'Empire venait expirer dans le 
sein de l'armée naissante alora, et mûrie aujour- 
d'hui. Après avoir, sous {dusieurs formes, expliqué 
la nature et plaint la condition du Poëte dans notre 
société, j'ai -voulu montrer ici celle dii Soldat, 
autre Paria moderne. 

Je voudrais que ce livre fût pour lui ce qu'était 
pour un soldat romain un autel à la Petite For- 
tune. 



LA CANNE BE JONC. '343 

Je me suis plu à ces récits, parce que je mets 
au-dessus de tous les déTOoements celui qui ne 
cherche pas à être regardé. Les plus illustres sacri- 
fices ont quelque chose en eux qui prétend à Til- 
lustration et que Ton ne peut s'empêcher d'y vchf 
malgré soi-même. On voudrait en vain les dépouil- 
ler de ce caractère ^ Tît en eux et fait comme 
leur force et leur soutien, c'est l'os de leurs chairs 
et la- moelle de leurs os. Il y avait peut-être quel- 
•que chose du combat et du spectacle qui fortifiait 
les Martyrs; le rôle était si grand dans cette scène, 
<jall pouvait doubler l'énergie de la sainte victime. 
Deux îdéei^ soutenaient ses bras de chaque côté, la 
•canonisation de la terre et la béatification du ciel. 
Que ces immolations antiques à une conviction 
sainte soient adorées pour toujours; mais ne 
méritent-ils pas d'être aimés, quand nous les devi- 
nons, ces dévouements ignorés qui ne cherchent 
même pas à se faire vcnr de ceux qui en sont l'ob- 
jet; ces sacrifices modestes, silencieux, sombres, 
abandonnés, sans espoir de nulle couronne hu- 
maine ou divine; — ces muettes résignations dont 



344 GRANDEUa MILITAIRE. 

les exemples, plus multipliés qu'on ne le croit, ont 
en eux un mérite si puissant, que je ne sais nulle 
vertu qui leur soit comparable 7 

Ce n'est pas sans dessein que j'ai essayé de 
tourner les regards de l'Armée vers cette grandeur 
PASSIVE, qui repose toute dans Vabnégation et la 
résignation. Jamais elle ne peut être comparable 
en éclat à la Grandeur de l'action où se déve- 
loppent largement d'énergiques facultés ; mais elle 
sera longtemps la seule à laquelle puisse prétendre 
l'homme armé, car il est armé presque inutile- 
ment aujourd'hui. Les Grandeurs éblouissantes 
des conquérants sont peut-être éteintes pour tou- 
jours. Leur éclat passé s'affaiblit, je le répète, à 
mesure que s'accroît, dans les esprits, le dédain 
de la guerre, et, dans les cœurs, le dégoût de ses 
cruautés froides. Les Armées permanentes embar- 
rassent leurs maîtres. Chaque souverain regarde 
son Armée tristement; ce colosse assis à ses pieds, 
immobile et muet, le gêne et l'épouvante ; il n'en 
sait que faire, et craint qu'il ne se tourne contre 
lui. Il le voit dévoré d'ardeur et ne pouvant se 



LA CANNE DE JONC. 345 

xnouvoir. Le besoin d'une circulation impossible ne 
cesse de tourmenter le sang de ce grand corps, ce 
sang qui ne se répand pas et bouillonne sans 
cesse. De temps à autre, des bruits de grandes 
guerres s'élèvent et grondent comme un tonnerre 
éloigné; mais ces nuages impuissants s'éva- 
nouissent, ces trombes se perdent en grains de 
sable, en traités, en protocoles, que sais-je ! — La 
philosophie a heureusement rapetissé la guerre; 
les négociations la remplacent; la mécanique 
achèvera de l'annuler par ses inventions. 

Mais en attendant que le monde, encore en- ^ 
fant, se délivre de ce jouet féroce, en attendant cet ? ' ^ ' 
accomplissement bien lent, qui me semble infail- ^l '^ ' "^ 
lible, le Soldat, l'homme des Armées, a besoin ^*^' ^ 
d'être consolé de la rigueur de sa condition. 11 sent 
que la Patrie, qui l'aimait à cause des gloires dont 
il la couronnait, commence à le dédaigner pour 
son oisiveté, ou le haïr à cause des guerres civiles 
dans lesquelles on l'emploie à frapper sa mère. — 
Ce Gladiateur, qui n'a plus même les applaudis- 
sements du cirque, a besoin de prendre confiance 



3«6 GRANDEUR MILITAIRE. 

en lui-même, et nous avons besoin de ie plaindre 
pour lui rendre justice, parce que, je l'ai dit, il est 
aveugle et muet ; jeté où Ion veut qu'il aille, en 
combattant aujourd'hui telle cocarde, il se de* 
mande s'il ne la mettra pas demain à son cha- 
peau. 

Quelle idée le soutiendra, si ce n'est celle du 
Devoir et de la parole jurée? Et dans les incer- 
titudes de sa route, dans ses scrupules et ses 
repentirs pesants, quel sentiment doit l'enflammer 
et peut l'exalter dans nos jours de frcHdeur et de 
découragement? 

Que nous reste-t-il de sacré î 

Dans le naufrage universel des croyancea^ 
quels débris où se puissent rattacher encore les 
mains généreuses ? Hors l'amour du bien-être et du 
luxe d'un jour, rien ne se voit à la surface de 
l'abîme. On croirait quel'égoïsme a tout submergé ; 
ceux même qui cherchent à sauver les âmes et qui 
plongent avec courage se sentent prêts à être en- 
gloutis. Les chefs des partis politiques prenn^t 
aujourd'hui le Catholicisme comme im mot d'ordre 



LA CANNS DE JONC. 34T 

et un drapeau; mais quelle foi ont-ils dans ses 
merveilles, et comment suivent-ils sa loi dans leur 
vie? — Les artistes le mettent en lumière comme 
une précieuse médaille, et se plongent dans .ses 
dogmes comme dans une source épique de poésie ; 
mais combien y en a-t-il qui se mettent à genoux 
dans réglise qu'ils décorent? — Beaucoup de plii- 
losophes embrassent sa cause et la plaident^ 
comme des avocats généreux celle d'un client 
pauvre et délaissé ; leurs écrits et leurs paroles 
aiment à s'empreindre de ses couleurs et de 
ses formes, leurs livres aiment à s'orner de dorures ^ 
gothiques, leur travail entier se plaît à faire ser- 
penter, autour de la croix, le labyrinthe habile de 
leurs arguments ; mais il est rare que cette croix 
soit à leur côté dans la solitude. — Les hommes de 
guerre combattent et meurent sans presque se 
souvenir de Dieu. Notre Siècle sait qu'il est ainsi, 
voudrait être autrement et ne le peut pas. Il se 
considère d'un œil morne, et aucun autre n'a 
mieux senti combien est malheureux ^n siècle qui 
se voit. 



348 GRANDEUR MILITAIRE. 

A ces signes funestes, quelques étrangers 
nous ont crus tombés dans un état semblable à 
celui du Bas-Empire, et desljommes graves se sonl 
demandés si le caractère national n'allait pas se 
perdre pour toujours. Mais ceux qui ont su nous 
voir de plus près ont remarqué ce caractère de 
mâle détermination qui survit en nous à tout ce 
que le frottement des sophismes a usé déplora- 
blement. Les actions viriles n'ont rien perdu, en 
France, de leur vigueur antique. Une prompte 
résolution gouverne des sacrifices aussi grands, 
aussi eptiers que jamais. Plus froidement ^calculés, 
les combats s'exécutent avec une violence savante. 
— La moindre pensée produit des actes aussi 
grands que jadis la foi la plus fervente. Parmi 
nous, les croyances sont faibles, mais l'homme est 
fort. Chaque fléau trouve cent Belzunces. La jeu- 
nesse actuelle ne cesse de défier la mort par (^ygir 
ou par caprice, avec un sourire de Spartiate, sou- 
rire d'autant plus grave que tous ne croient pas 
au festin des dieux. 

Oui, j'ai cru apercevoir sur cette sombre aier 



LA CANNE DE JONC. 349 

un point qui m'a paru solide. Je l'ai vu d'abord 
avec incertitude, et, dans le premier moment, je 
n'y al pas cru. J'ai craint de l'examiner , et j'ai 
longtemps détourné de lui mes yeux. Ensuite, 
parce que j'étais tourmenté du souvenir de cette 
première vue, je suis* revenu malgré moi à ce 
point visible, mais incertain. Je l'ai approché, 
j'en ai fait le tour, j'ai vu sous lui et au-dessus 
de lui, j'y £Û posé la main, je l'ai trouvé assez fort 
pour servir d'appui dans la tourmente, et j'ai été 

" lî'est pas une foi neuve, un culte de nouvelle 
invention, une pensée confuse; c'est un sentiment 
né avec nous, indépendant des temps, des lieux, 
et même des religions; un sentiment fier, in- 
flexible, un instinct d'une incomparable beauté, 
qui n'a trouvé que dans les temps modernes un 
nom digne de lui, mais qui déjà produisait de su- 
blimes grandeurs dans l'antiquité , et la fécondait 
comme ces beaux fleuves qui, dans leur source et 
leurs premiers détours, n'ont pas encore d'appella- 
t*o:i. Cette foi, qui me se.t.ble rester à tous encore 

20 



350 GRANDEUR MILITAIRE. 

et régner en souveraine dans les armées, est celle 
de THoNNEUR. 

Je ne vois point qu*elle se soit affaiblie et que 
rien Tait usée. Ce n'est point une idole, c'est, 
pour la plupart des hommes , un dieu et un diea 
Mitoûr duquel bien des dieux supérieurs sont 
tombés. La chute de tous leurs temples n*a pas 
ébranlé sa statue. 

Une vitalité indéfinissable anime cette vertu 
bizarre, orgueilleuse^ qui se tient debout au milieu 
de tous nos vices, s'acçordant même avec eux au 
point de. s'accroître de leur énergie. — Tsfhdis que 
toutes les VertiM semblent descendre du ciel pour 
nous donner la main et nous élever, celle-ci paraît 
venir de nou8«mêmes et tendre à monter jusqu*au 
ciel. -^ C'est une vertu tout humaine que Ton peut. 
croire née de la terre, sans pahne céleste après la 
mort ; c'est la vertu delà vie. 

Telle qu'elle est, son culte, interprété de ma- 
nières diverses, est toujours incontesté. C'est une 
Religion mâle, sans symbole et sans images, sanfr 
dogme et sans cérémoiies, dont les lois ne sont 



LA CANNE DE JONC. ^51 

écrites DiiUe part ; — et comment se fait-il qoe 
tous les hommes aient le sentiment de sa sérieuse 
puissance ? Les hommes actuels, les hommes de 
rheare où j*écris sont sceptiques et ironiques pour 
toute chose hors pour elle. Chacun devient grave 
lorsque son nom est prononcé. — Ceci n'est poim 
théorie, mais observation. — L'homme, au nom 
d'Honneur, sent remuer quelque chose en lui 
qui est comme une part de lui-même, et cette se* 
cousse réveille toutes les forces de son orgueil et 
de son énergie primitive. Une ferm^ invincible 
le soutient contre tous et cootre lui-même à cette 
pensée de veiller sur ce tabernacle pur , qui est 
dans sa poitrine comme un second cœur qù siége- 
rait un dieu. De là lui viennent des consolations 
intérieures d'autant plus belles qu'il en ignore la 
source et la raison véritables ; de là aussi des révé^ 
lations soudaines du Vrai, du Beau, du Juste : de là 
une lumière qui va devant lui. 

L'Honneur, c'est la conscience, mais la con- 
science exaltée. — Cest le respect de soi-même et 
àe la beauté de sa vie portée jusqu'à l^a plus pure 



352 GRANDEUR MILITAIRE. 

élévation et jusqu'à la passion la plus ardente. Je 
ne vois, il est vrai, nulle unité dans son prin- 
cipe ; et toutes les fois que l'on a entrepris de le 
définir, on s'est perdu dans les termes ; mais je ne 
vois pas qu'on ait été plus précis dans la définilion 
de Dieu. Cela prouve-t-il contre une existence que 
l'on sent universellement ? 

C'est peut-être là le plus grand mérite de 
l'Honneur d'être si puissant et toujours beau, 
quelle que soit sa source !... Tantôt il porte 
l'homme à ne pas survivre à un affront, tantôt à le 
soutenir avec un éclat et une grandeur qui le 
réparent et en effacent la souillure. D'autres fois il 
sait cacher ensemble l'injure et l'expialion. En 
d'autres temps il invente de grandes entreprises^ 
des luttes magnifiques et persévérantes, des sacri- 
fices inouïs, lentement accompli^, et plus beaux par 
leur patience et leur obscurité que les élans d'un 
enthousiasme subit ou d'une violente indignation ; 
il produit des actes de bienfaisance que l'évangé- 
lique charité ne surpassa jamais; il a des tolé- 
rances merveilleuses, de délicates bontés, des in- 



LA CANNE DE JONC. **? 

dulgences divines et de sublimes pardons. Tou- 
jours et partout il maintient dans toute sa beauté 
la dignité personnelle de l'homme. 

L'Honneur, c'est la pudeur virile. 

La honte de manquer de cela est tout pour 
nous. C'est doffc la chose sacrée que cette chose 
inexprimable ? 

Pesez ce que vaut, parmi nous, cette expres- 
sion populaire , universelle , déèisive et sîirple 
cependant : — Donner sa parole d'honneur. 

Voilà que la parole humaine cesse d'être 
l'expression des idées seulement, elle devient la 
parole par expérience, la parole sacrée entre toutes 
les paroles, comme si elle était née avec le premier 
mot qu'ait dit la langue de l'homme ; et comme si, 
après elle, il n'y avait plus un mot digne d'être 
prononcé, elle devient la promesse de l'homme à 
l'homme, bénie par tous les peuples ; elle devient 
le serment même, parce que vous y ajoutez le 
mot : Honneur. 

Dès lors, chacun a sa parole et s'y attache 
comme à sa vie. Le joueur a la sienne, l'estime 



3M GRANDEUR MILITAI 

sacrée, et la garde ; dans le désordre des passions, 
eHe est donnée, reçue, et , tonte prctfane qu'Ole 
est, on la tient saintement. Cette parole est belle 
partout, et partout consacrée. Ce principe, que 
Ton peut croire inné , auquel rien n'oblige que 
l'assentiment intérieur de tous, n'eU-û pas surtoot 
d'une souveraine beauté lorsqu'il est exercé par 
rhommc de guwreî 

La parole , qui trop souvent n'est qa^un iDot 
pour l'homme de haute pc^itlque , devient an lait 
terrible pour l'homme d'armes ; ce qae Tun dit 
légèrement ou avec perfidie, l'autre l'écrit sur là 
poussière avec son sar^, et c'est pour cela qu'il est 
honoré de tous, par dessus tous , et que beaucoup 
doivent baisser les yeux devant toi. 

Puîsse, dans ses nouvelles phases, la plus pure 
des Religions ne pas tenter de mer ou d'étouffer ce 
sentiment de l'Honneur qui veille en nous comme 
une dernière lampe dans un temple dévasté! 
qu'elle se l'approprie plutôt, et qu'elle l'unisse à 
ses splendeurs en la posant, comme une lueur de 
phis, sur s(m autel, qu'elle veut rajamir. C'est, là 



LA CAtNNE DE JONC. 355 

une œuvre divine à faire. — Pour moi, frappé de 
ce signe heureux, je n'ai voulu et ne pouvais faire 
qu'une œuvre bien humble et tout humaine , et 
constater simplement ce que j'ai cru voir de vivant 
encore en nous. — Gardons-nous de dire de ce 
dieu antique de l'Honneur que c'est un faux dieu, 
car la pierre de son autel est peut-être celle du 
Dieu inconnu. L'aimant magique de cette pierre 
attire et attache les cœurs d'acier , les cœurs des 
forts. — Dites si cela n'est pas, vous, mes braves 
compagnons , vous à qui j'ai fait ces récits, ô nou- 
velle Légion thébaine, vous dont la tête se fit 
écraser sur cette pierre du Serment , dites-le , vous 
tous, Saints et Martyrs _de la religion de I'Honneur. 

Écrit à Paris, SO août 1835. 



FIN. 



^ 
» 



"• ^. 



Kj 



%^ 



TABLE. 



SOUVENIRS. DE SERVITUDE MILITAIRE. 



Livre Premier. 

i. Pourquoi pai rassemblé 

ces souvenirs 3 

u. Sur le caractère général 

*des armées 19 

ui. De la servitude du sol- 
dat et de son carac- 
tère individuel 27 

LAUJRBTTE OU LE CACnET ROUCE. 

rv. De la rencontreque je fls 
un joursur la grande 

route 37 

V. Histoire du cachet rouge 48 
?i. Comment je continuai 

ma route 84 

Livre Deuxième. 
V, Sur la responsabilité.. 97 



LA VEILLEE DE. VIIICBNNES. 

II. Les scrupules d'honneur 

d'un soldat too 

m. Sur l'amour du danger. 118 
IV. Le concert de famille.. 134 

V. HISTOIRE DE L* ADJUDANT. 

Les enfants de Mon- 
treuil et le tailleur 

de pierres 133 

VI. Untoupir 139 

,vii. La dame rose.... 140 

VIII. La position du'l*>'rang. 149 

IX. U<^e séance ^.v^ 

X. Une belle moirée 165 

XI. Fin de rhistoire de l'Ad- 

judaxi 17À 

XII. Le rév.'l 183 

XIII. Un dessin au crayon.. 19| 



SOUVENIRS DE GRANDEUR MILITAIRE. 



Livre Troisième^ 
p 201 

LA VIE ET LA MORT DU CAPITAINE 
RENAUD, OU LA CANNE DE JONC. 

II. Une nuit mémorable... 207 
Ml. Mullc 221 



IV. Simple lettre 228 

V. Le dialogue inconnu... 2i0 

VI. Un homme de mer 266 

vil. Réception 306 

VIII. Le corps-de-garde russe. 310 

IX. Une bille 329 

X. Conclusion 342 



F. AuRBAU. - - Imprimerie de Lr. jny.