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Full text of "Ésope; comédie en trois actes. Avec un dessin de Georges Rochegrosse"

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Banville,  Théodore  Faullain  de 
Esope 


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THÉODORE    DE   BANVILLE 


ESOPE 


COMEDIE    EN   TROIS   ACTES 


VEG    UN    DESSIN    DE    GEORGES    ROCHEGROSSE 


PARIS 

G. 

CHARPENTIER 

ET  E.  FASQUELLE, 

Editeurs 

n, 

Rue  de  Grenelle 
1893 

Tous  droits  réservéi. 

Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funcling  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/sopecomdieenOObanv 


ÉSOPE 


THÉODORE    DE    BANVILLE 


ÉSOPE 


COMEDIE    EN   TROIS   ACTES 


AVEC    UN   DESSIN    DE    GEORGES    ROCHEGROSSE 


PARIS 

G.  CHARPENTIER  et  E.  FASQUELLE,  Editeurs 
H,  Rue  de  Grenelle 

1893 
Tous  droits  réservés. 


?Q 


PERSONNAGES 


ESOPE 

RHODOPE 

CRÉSUS 

SAROULKHA 

ORÉTÈS 

CYDIAS 

SOPIIION 

DORION 

CEYX 

LIGUAS 

La  scène  est  à  Sardes,  en  l'an  360  avant  J.-C. 


ÉSOPE 


ACTE    PREMIER 


Le  théâtre  représente  une  cour  intérieure  dans  le  palais  du 
roi  Crésus.  —  Au  fond,  exhaussée  de  quelques  marches,  une 
terrasse  couverte  de  vélums  de  couleur,  très  ensoleillée,  où 
courent  des  plantes  grimpantes.  On  aperçoit  au  loin  la  ville 
de  Sardes. 

Au  lever  du  rideau,  Crésus  est  assis  sur  un  lit  de  repos.  Rho- 
dope,  magnifiquement  parée,  est  debout  près  de  lui. 


SCENE      PREMIERE 
CRÉSUS,   RHODOPE 


Oui,  Rhodope,  visage  en  ilcur  au  clair  sourire, 
Moi,  Crésus,  le  Roi  tout-puissant,  je  te  désire. 
Je  te  veux,  je  contemple  ardemment,  follement. 
Tes  yeux  de  flamme  où  brille  un  sombre  diamant  — 
Cependant  tu  me  hais,  ou  du  moins  tu  me  braves. 

lUlODOPE 

Je  suis  esclave,  ainsi  que  tes  autres  esclaves. 
Le  Roi,  qui  pour  l'avoir  l'a  payée  assez  cher, 
Pour  son  plaisir  fait  ce  qu'il  veut  de  notre  chair, 

1 


ESOPE 

Ainsi  qu'un  Dieu  savoure  à  son  gré  l'ambroisie. 

Maître  du  monde,  agis  donc  à  ta  fantaisie  ; 

Car  lu  peux,  s'il  te  plaît,  dénouer  mes  cheveux. 

CIŒSUS 

Ah!  ce  n'est  pas  cela  que  je  veux!  Non,  je  veux 
Que  tu  m'aimes,  Rhodope  au  visage  de  rose. 

RHODOPE 

RoiCrésus,  tu  veux?  Mais  cela,  c'est  autre  chose. 
Que  tes  caresses,  tes  délires,  tes  baisers 
Soient,  comme  des  oiseaux,  sur  ma  tète  posés; 
Triomphe,  emporte-moi  dans  l'air  que  tu  respires, 
C'est  bien  ;  mais  ton  amas  de  trônes  et  d'empires, 
La  poudre  d'or  qui  court  dans  ton  Pactole  frais, 
Tes  saphirs,  tes  rubis,  si  tu  me  les  offrais, 
Ne  pourraient  pas  suffire  à  ma  froideur  farouche 
Pour  que  le  mot  :  Amour,  frissonnât  sur  ma  bouche. 
Ah!  si  je  dois  jamais  prononcer  rien  de  tel 
Que  ces  mots  :  Je  t'aime,  à  l'oreille  d'un  mortel, 
C'est  que  me  prenant  toute,  entre  ses  bras  jetée. 
Il  me  possédera  sans  m'avoir  achetée. 

GRÉSUS 

Ah!  cruelle,  est-ce  un  titre  à  subir  les  affronts 
Hélas  !  que  d'être  grand  par  dessus  tous  les  fronts. 
Comme  le  mont  neigeux  que  l'orage  enveloppe  ? 
Car  tu  me  fuis  ! 

RHODOPE 

J'étais  la  fameuse  Rhodope, 
Délices  de  vingt  rois,  trésor  des  yeux  mortels. 
Plus  d'un  peuple  dompté  m'eut  dressé  des  autels. 
Dès  que  mon  pied  vainqueur  se  posa  sur  la  terre 
On  me  nomma  :  Vénus!  quand  j'abordai  Cythère. 
Et  plus  tard,  quand  je  vins  en  Egypte,  Amasis 
A  cru  voir,  sous  mes  traits,  la  figure  d'isis. 
J'y  triomphai,  j'y  fis  à  mes  frais  bâtir  une 
Pyramide.  Joyau  de  l'aveugle  Fortune, 
Possédant  tout,  je  mis  des  vases  radieux 
Et  des  trépieds  d'or  pur  dans  les  temples  des  Dieux. 
Mais  quand  je  partis,  des  pirates,  par  surprise, 


ESOPE 

La  nuit,  sont  montés  sur  mon  navire  et  m'ont  prise. 
Ils  m'ont  refaite  esclave,  et  mon  sort  obscurci 
M'a  par  de  longs  chemins  conduite  jusqu'ici. 
Ah!  dans  ce  clair  palais,  vermeil  comme  l'Aurore, 
Si  tu  m'avais  dit  :  Sois  libre,  mais  je  t'adore  ! 
Peut-être  étais-je  femme  à  tomber  dans  tes  bras. 
A  présent,  c'est  trop  tard,  fais  ce  que  tu  voudras. 
Je  subis,  s'il  le  faut,  la  caresse  d'un  maître. 

CRÉSUS 

Quoi!  libre,  tu  pourrais  m'aimer? 

RHODOPE 

Qui  sait?  Peut-être. 
Car  celle  qui  sourit  sans  chaîne  et  sans  lien 
Entend  la  voix  qui  parle  à  son  oreille. 

CRÉSUS 

Eh  bien! 
S'il  ne  faut  que  cela,  si  vraiment,  délivrée, 
Tu  dois  verser  l'amour  à  mon  âme  enivrée, 
Alors... 


Brise-le. 


RHODOPE 

Sois  généreux,  dis.  Ce  dernier  chaînon 

CfiÉSUS 

Tu  le  veux?  Donc... 


RnODOPE 

Je  suis  libre? 

CRÉSUS,  se  ravisant. 

Non. 
Tu  partirais! 

RHODOPE 

Hon,  tu  n'es  qu'un  roi.  Je  respire. 
Je  t'avais  cru  d'abord  plus  grand  que  ton  empire, 
Crésus.  Il  n'en  était  rien. 

CRÉSUS 

Je  te  garde  encor. 


KSOPE 

RnoDOPE,  ironiquement. 
Ah! 

CRÉSUS 

Mais  je  t'asseoirai  sur  quelque  trône  d'or. 
Je  puis  te  rendre  égale  à  ton  Roi,  si  tu  m'aimes, 
El  mettre  sur  ton  front  charmant  vingt  diadèmes. 

RIIODOPE 

Oui,  tu  peux  te  donner  des  spectacles  pompeux. 

Déguiser  ton  esclave  en  reine,  tu  le  peux, 

Et  charmer  ton  ennui  par  ces  plaisirs  futiles. 

Oui,  quand  je  t'ai  vu  tout  d'abord,  vainqueur  des  îles. 

Possédant  les  forêts,  les  royaumes,  les  lys 

Et  les  vastes  pays  que  ceint  le  fleuve  Halys, 

Tes  yeux  semblaient  de  pourpre,  et  sur  tes  tresses  noires 

Je  crus  voir  tournoyer  les  ailes  des  victoires. 

Mais,  Roi,  de  tels  honneurs  sont  pour  moi  superflus. 

On  ne  peut  faire  avec  Rhodope  rien  de  plus 

Que  Rhodope.  Je  fus  esclave  et  courtisane, 

Il  est  vrai,  mais  j'ai  la  fierté  d'une  titane. 

J'étouffe  dans  ton  ombre,  et  je  trouve  mauvais 

Ton  pain. 

GRÉS us 

Je  ne  suis  pas  heureux,  si  tu  savais... 

KnODOPE 

Toi  que  servent  si  bien  l'audace  et  la  bravoure! 

GRÉSUS 

Je  sens  la  trahison  qui  veille  et  qui  m'entoure. 
Je  n'ai  plus  rien.  J'ai  pu  voir  mort  le  fier  Atys. 
Oui,  cet  enfant  si  beau,  mon  héritier,  mon  fils, 
Je  l'ai  vu  déchiré  par  la  rouge  blessure. 
Le  sang  avait  jailli  sur  sa  belle  chaussure 
Et  sa  pâleur  était  celle  d'un  lys  éclos. 
Or,  comme  je  voulus  étouffer  mes  sanglots. 
Respirant  les  hasards,  la  guerre,  le  voyage, 
Voulant  venger  aussi  mon  beau-frère  Astyage, 
Furieux,  poussé  par  je  ne  sais  quel  démon. 
Obéissant  encore  à  l'oracle  d'Aramon, 
J'attaquai  Cyrus  à    Ptérie,  en  Cappadoce. 


ESOPE  Ô 

Les  chocs  et  les  retours  de  la  bataille  atroce, 
Maints  combats  où  la  guerre  a  fait  son  noir  festin 
Ont  entre  nous  laissé  l'avantage  incertain, 
Et  Cyrus,  que  baigna  la  sanglante  rosée, 
N'a  pas  vaincu. 

{Avec  accablement). 

Mais  la  Lydie  est  épuisée, 
Et  mon  âme  s'attriste  à  la  chute  du  jour. 
Enfin,  j'avais  pu  croire,  un  instant,  que  l'Amour 
Apitoyé,  faisant  de  moi  sa  douce  proie, 
Me  donnerait  encore  une  dernière  joie. 
Si  tu  l'avais  voulu,  tu  m'aurais  consolé, 
C'est  fini,  mon  dernier  espoir  s'est  envolé. 
0  Dieux  immortels,  sur  mon  empire  qui  sombre 
Vient  l'envahissement  effroyable  de  l'ombre, 
Si  vous  ne  m'envoyez,  quand  je  me  sens  perdu, 
Quelque  prodigieux  secours  inattendu. 

[On  entend  des  cris  au  dehors.  Rliodope  marche  jus- 
qu'à la  terrasse  qui  s'étend  au  fond  de  la  scène.  Puis 
elle  se  penche  et  regarde). 

RHODOPE 

Horreur! 

CRÉSUS 

Quels  sont  ces  cris  affreux? 

RnODOPE 

Bandits  féroces! 

CRÉSUS 

Rliodope  ! 

imODOPE 

Voir  ainsi  des  spectacles  atroces  I 

CRÉSUS 

Qu'est-ce  donc?  Que  vois-tu? 

iiiioDOPE,  étendant  la  main. 

Là,  victime  et  jouet 
Sinistre,  un  maliieurcux  qu'on  chasse  à  coups  de  fouet, 
Hurh;  d'horreur,  souffrant  les  angoisses  dernières. 


b  E  s  0  P  K 

Son  dos  martyrisé  saigne  sous  les  lanières 
Et  l'ombre  emplit  déjà  son  visage  obscurci. 
11  succombe. 

cRÉsns 
Fais-lui  signe  qu'il  vienne  ici. 

[Aprèi   l'avoir  remercié  par  un   geste   de  reconnais- 
sance, Rhodopc  exécule  l'ordre  du  Roi). 

Oui,  je  veux  soulager  sa  misère  profonde, 
Ktant  le  Roi  suprême  et  le  maître  du  monde. 

nnoDOPE 
Ah!  tu  mériterais,  Crésus,  qu'on  t'adorât! 

CRÉSUS 

Hélas  !  ^ 
[Entre  Esope  affolé,  pantelant,  poursuivi  par  Dorion 
et  les  serviteurs  armés  de  fouets). 


SCENE    DEUXIEME 


CRESUS,  RHODOPE,  ESOPE,  DORION,  serviteurs. 

[Ésope  aperçoit  d'abord  Rhodope  et  la  reconnaît  avec 
stupéfaction). 

ÉSOPE,  à  part. 
Elle,  grands  Dieux! 

RHODOPE,  reconnaissant  Esope,  à  part. 
Mais  c'est  Ésope! 
[Ésope  voyant  le  Roi,  vient  se  réfugier  à  ses  pieds  et 
lève  sur  lui  un  regard  suppliant,  mais  délibéré.) 

ÉSOPE 

Un  Rat, 
Aveuglé  tout  à  coup  par  les  cieux  écarlates, 
Et  stupéfait,  sortit  de  terre  entre  les  pattes 


KSOPK 

D'un  grand  Lion.  C'était  d'un  Rat  bien  imprudent. 
Mais  le  Lion,  brisé  par  le  soleil  ardent, 
Laissa  vivre  ce  vil  rebut  de  la  nature. 

cRÉsus,  souriayit. 
Et  ce  fut  de  sa  part  générosité  pure, 
Car  sans  doute  le  Rat  ne  sut  pas,  en  effet, 
J'imagine,  payer  cette  dette. 

ÉSOPE 

Si  fait. 
Car  un  jour,  le  Lion  terrible  et  solitaire 
Fut  pris  dans  un  filet  tendu  près  de  la  terre, 
Sombre,  vaincu,  les  yeux  pleins  d'éblouissements. 
Et  la  forêt  trembla  de  ses  rugissements. 
Mais  le  Rat,  lui,  ce  vil  néant,  cette  canaille, 
Se  mit  à  ronger  les  filets,  maille  par  maille, 
Et  le  Lion,  par  son  secours  essentiel, 
Se  retrouva  superbe  et  libre  sous  le  ciel. 
Car  le  grand,  si  grand  qu'il  soit,  peut  avoir  affaire 
D'un  petit. 

CRÉSUS,  à  Dorion. 
Dorion,  que  prétendais-tu  faire 
De  ce  nain,  qui  nous  dit  l'histoire  des  lions? 
Que  lui  voulais-tu  ? 

DORION 

Peu  de  chose.  Nous  voulions 
Le  faire  expirer  sous  le  fouet.  Haillon  de  fange, 
Tortu,  difforme,  il  ne  vaut  pas  le  pain  qu'il  mange. 
Un  marchand  me  donna  cet  être  mal  léché. 
Avec  trois  beaux  Cretois,  par  dessus  le  marché. 
C'est  ainsi.  Nous  avons  eu  pour  rien  ce  colosse 
Exigu,  ce  héros  tragique,  avec  sa  bosse. 
Le  rire  le  talonne  et  le  suit  pas  à  pas. 
Rien,  pour  lui,  c'est  cher. 

CRÉsus,  à  Dorion. 

Va. 

(Sortent  Dorion  et  les  serviteurs). 


i;sopE 


SCENE    'i'KOlS  IKME 

CRÉSUS,  RHODOPE,  KSOPE 

CRÉsus,  à  Esope. 

Donc,  tu  ne  voulais  pas 
Mourir? 

ÉSOPU 

Oh  !  si,  la  Mort  est  la  consolatrice. 
Elle  est  la  douce  mère  el  la  bonne  nourrice, 
Et  l'on  s'endort  heureux  en  son  paisible  sein. 
Comment  ferait,  en  son  immuable  dessein, 
Lorsqu'elle  vient  fermer  notre  bouche  ravie, 
La  Mort,   pour  être  aussi  cruelle  que  la  Vie? 
Des  charniers,  de  la  boue  et  des  arcs  triomphaux; 
Un  concert,  dont  tous  les  instruments  chantent  faux, 
Des  chiens  fous  aboyant  contre  la  chaste  Lyre  ; 
Puis  le  féroce  orgueil,  l'amour  qui  vous  déchire, 
La  faim,  la  soif  atroce,  ou  la  satiété. 
Des  vautours  et  des  loups  mis  en  société, 
La  haine,  le  bourreau,  la  peste,  l'esclavage, 
La  mer  jetant  des  corps  noyés  sur  le  rivage, 
Des  marchands  de  tableaux  qu'ils  prétendent  anciens, 
Des  singes  que  l'on  prend  pour  des  musiciens. 
Les  serpents,  les  poisons,  le  vin  qui  vous  enivre. 
C'est  cela  que  l'on  trouve  en  s'obstinant  à  vivre. 
Et  la  femme  est  bizarre  et  l'homme  n'est  pas  beau. 
Le  repos  tant  cherché  n'est  que  dans  le  tombeau. 
Ah  !  tant  de  maux  blessés  par  la  douce  lumière, 
La  faim,  louve  brutale,  entrant  dans  la  chaumière. 
Quand  tant  de  blé  pourrit,  vainement  récolté, 
L'Ennui  roi,  le  Génie  à  touto  heure  insulté, 
Un  festin  servi  pour  l'Avarice  el  l'Envie, 
Voilà  ce  qu'offre  à  tous  la  menteuse,  la  Vir, 


ESOPE 

Que  l'on  quitte  en  disant  trop  tard  :  Si  j'avais  su  ! 
Ainsi  qu'est-elle   pour  un  avorton  bossu  ? 
Ah  !  que  ce  corps  hideux,  ridicule,  difforme, 
Accablé,  trouve  enfin  sa  litière  et  s'endorme 
Tranquille,  dans  la  paix  sereine  du  trépas, 
Oui,  certes,  j'y  consens,  mais  je  ne  voudrais  pas, 
Bien  qu'ayant  maintes  fois  joué  de  tristes  rôles 
Sans  pleurer,  mourir  sous  le  vil  fouet  de  ces  drôles, 
Dont  le  souffle  brûlant  courait  dans  mes  cheveux. 
Enfin,  tu  peux  aussi  m'épargner,  si  tu  veux, 
Car  le  cèdre,  à  ses  pieds,  laisse  vivre  l'hysope, 
Et  le  Lion  fut  doux  pour  le  Rat. 

RHODOPE,  s'écriant. 

Bon  Esope  ! 

CRÉsus,  à  Rhodope. 

Tu  le  connais  ? 

RHODOPE 

Oh  !  oui,  Roi,  je  le  connais  bien  1 
Jadis  je  fus  esclave  avec  ce  phrygien, 
Ainsi  que  lui  réduite  à  servir  sous  un  maître. 
Et  je  l'admirais  plus  qu'il  ne  l'a  su,  peut-être. 
Car  les  Dieux  nous  montrant  que  tout  orgueil  est  vain. 
Ont  dans  son  corps  souffrant  mis  un  esprit  divin, 
il  a  reçiï  du  ciel,  qui  nous  sait  misérables, 
Ce  don  mystérieux  d'imaginer  des  fables 
Par  qui,  passant  cliétifs,  sur  la  terre  exilés, 
Nous  sommes  à  la  fois  charmés  et  consolés. 
Car  la  Vérité,  nue  ainsi  qu'une  statue, 
Y  paraît,  grâce  à  lui,  belle  et  de  fleurs  vêtue  I 
En  ces  récits,  tantôt  bouffons  et  gracieux. 
Tout  nous  parle  à  son  tour,  les  éléments,  les  cieux, 
Le  chêne,  le  grand  fleuve,  et  le  lion  superbe, 
Le  manant,  Jupiter,  le  serpent,  le  brin  d'herbe. 
Nous  voyons  défiler  tout  le  vaste  univers 
Dans  cette  comédie  aux  cent  actes  divers, 
Qui  nous  enseigne,  par  un  heureux  artifice 
La  bravoure,  la  foi,  l'amour,  le  sacrifice, 
Et  toujours  nous  gourmande,  en  nous  forçant  à  voir 
Nos  vires  rellété»,  comnip  dans  un  miroir. 


10  É  s  Û  P  K 

Oui,  voilà  ce  que  fait,  en  son  libre  génie, 

Ksope,  conseillé  par  la  muse  Ironie; 

Car  celui  qui  subit  les  injures  de  l'air, 

Les  coups,  la  faim,  l'été  dévorant,  l'àpre  hiver. 

L'ennui  sombre  a,  du  moins,  la  revanche  sublime 

De  railler,  comme  il  peut,  tout  ce  qui  nous  opprime, 

El  c'est  pourquoi  l'esclave  est  un  comédien. 

Roi,  toute  énigme  cède  à  ce  bon  phrygien. 

11  a  servi  des  rois  et,  malgré  leurs  injures 

11  leur  a  fait  gagner  d'étonnantes  gageures. 

Traité  par  la  misère  avec  sévérité. 

Il  invente,  il  devine,  il  sait  la  vérité. 

Aussi  fut-il  parfois  le  vrai  soutien  d'un  trône, 

Gomme  chez  Lycérus,  prince  de  Babylone. 

Et  quand,  par  ses  conseils,  maint  royaume  fleurit, 

A  des  maîtres  pour  qui  son  invincible  esprit 

Fut  toujours  comme  un  luth  qui  s'anime  et  qui  vibre. 

Il  ne  demandait  rien  qu'une  grâce  :  être  libre  ! 

Mais  il  ne  fut  jamais  délivré  sous  les  cieux, 

Car  un  pareil  esclave  était  trop  précieu.x, 

Et  toujours  l'esclavage  avec  son  rire  impie, 

Lui  remit  sur  le  dos  sa  griffe  de  harpie. 

CRÉSUS 

0  Rhodope,  affolé  par  ma  perte,  où  je  cours, 
Je  suppliais  les  Dieu.x  de  me  porter  secours. 
Or,  ils  m'ont  écoulé  déjà,  leurs  yeux  me  voient, 
Et  ce  sont  eux  seuls  qui  jusqu'à  moi  vous  envoient. 
Oui,  toi  que  nul  n'écoule  et  ne  regarde  en  vain, 
Rhodope,  tu  sais  tout,  comme  un  être  divin, 
Et  cet  esclave  errant,  qui  près  de  nous  respire, 
A  la  sagesse,  grâce  au  démon  qui  l'inspire. 

RHODOPE 

Et  toi,  ne  tiens-tu  pas  les  dangers  en  mépris, 
ORoi! 

CHÉSUS 

Conseillez-moi  tous  deux,  subtils  esprits! 
Triste,  je  vois,  menant  sur  ses  pas  des  fantômes, 
La  Désolation  terrasser  mes  royaumes, 
Et  mes  jours,  vers  la  mort  et  vers  l'oubli  fuyants. 
Sont  éblouis  par  des  prodiges  effrayants. 


ÉSOPE  H 

Des  chocs  de  cavaliers  épars,  couverts  d'armures, 
S'écroulent  dans  le  ciel,  comme  des  moissons  mûres; 
La  Terre  avec  horreur,  tressaille  dans  son  flanc 
Et  le  Pactole  enfin  roule  des  flots  de  sang. 
On  a  vu  s'arrêter  au   loin,  sur  les  terrasses 
Des  villes,  des  vautours  et  des  aigles  voraces. 
Au-dessus  de  nos  fronts  leurs  vols  démesurés 
Planent,  et  ces  oiseaux,  de  carnage  altérés 
Apparaissent  dans  l'air  avec  un  grand  bruit  d'ailes. 
Que  m'annonce  un  tel  signe? 

RHODOPE 

Arme  tes  citadelles  ! 

ÉSOPE 

Fais  équiper  tes  chars. 

RHODOPE 

Emplis  les  arsenaux. 

ÉSOPE 

Pratique  des  chemins  et  creuse  des  canaux. 

RHODOPE 

Que  le  rouge  brasier  dans  les  forges  s'allume 

Et  que  les  lourds  marteaux  épouvantent  l'enclume  ! 

ÉSOPE 

Instruis  pour  les  combats  futurs  les  citoyens, — 

RHODOPE 

Les  généraux,  les  chefs,  les  princes  Lydiens! 

ÉSOPE 

Songe  à  tout. 

RHODOPE 

Que  le  souffle  heureux  de  ton  génie 
Embrase  la  Lydie  et  la  Paphlagonie  ! 

ÉSOPE 

Que  toujours,  sur  la  plaine  en  feu,  tes  cavaliers 
S'exercent,  accourus  tout  à  coup  par  milliers  ! 

RHODOPE 

Qu'ils  sachent,  si  longtemps  que  la  bataille  dure, 
Boire  de  l'eau  saumâtre  et  coucher  sur  la  dure, 


12  ÉsuFfc; 

Et  qu'enlin,  sans  savoir  si  la  flèche  les  mord, 

Us  soient  prêts  aux  revers,  au  triomphe,  à  la  mort. 

KSOPE 

Deviné  par  les  Ilots  d'hommes  que  lu  diriges, 
Ose  vouloir,  alors  d'eux-mêmes,  les  prodiges 
Qui  t'effrayent,  jetant  des  ombres  sur  ton  front, 
S'en  iront  en  fumée  et  s'évanouiront. 

RHODOPE 

Cet  affianchissement,  que  ton  cœur  le  savoure. 
Mon  Roi,  car  l'homme  peut,  à  force  de  bravoure, 
Dompter  les  Dieux  jaloux  et  même  le  Destin, 
Bâtissant  dans  la  nuit  son  projet  clandestin. 

CUESUS 

Tu  dis  bien,  ma  Rhodope,  et  ta  sage  parole 
Dissipe  mon  ennui  funeste,  qui  s'envole. 
N'est-ce  pas,  lutter,  c'est  le  point  essentiel, 
Ésope  ? 

ÉSOPE 

Soyons  forts  et  regardons  le  ciel  ! 
Rien  n'est  fermé  là-haut  pour  notre  esprit  agile. 
Quand  les  Dieux  ont  pétri  l'Homme,  arec  de  l'argile 
Qui  pense,  ils  ont  dit  à  ce  roi  :   Nous  t'avons  fait 
Libre  ;  marche  sans  peur,  et  sois  libre,  en  effet. 

RHODOPE 

L'horreur  des  éléments,  la  foudre,  la  tempête. 
Font  peur  aux  animaux,  en  grondant  sur  leur  tête  ; 
Le  lion,  ignorant  même  son  propre  nom. 
Est  épouvanté  par  les  éclairs  ;  l'homme,  non. 

ÉSOPE 

Superbe,  il  vient  à  bout  de  toutes  les  épreuves. 
Brise  les  rocs  géants,  détourne  l'eau  des  fleuves, 
Brave  la  mer,  détruit  les  monstres  sur  ses  pas,  — 

RHODOPE 

Et  tout  lui  reste,  s'il  ne  s'abandonne  pas  ! 

GRÉSUS 

Non,  Cyrus  ne  m'a  pas  vaincu.  Mais  quoi  !  lors  même 
Que  la  Défaite  affreuse  et  triste,  au  regard  blême, 


ÉSOPE  13 

Aurait  versé  mon  sang  comme  pour  le  tarir,  — 

RHODOPE 

Un  peuple  ne]"meurt  pas,  s'il  ne  veut  pas  "mourir  ! 

GRÉSU3 

Il  est  gisant,  glacé,  terrassé  dans  les  rêves  ; 

Mais  au  bruit  que  feront,  en  se  heurtant,  les  glaives, 

Pâle,  et  rouvrant  ses  yeux,  qu'une  brume  voila, 

Il  se  peut  qu'il  s'éveille  et  dise  :    Me  voilà  I 

Et  de  nouveau  le  fer  luit  dans  les  mains  farouches  ; 

Un  même  cri  sort  à  la  fois  de  mille  bouches  ; 

Il  éclate,  pareil  au  bruit  des  flots  mouvants,  — 

RHODOPE 

Et  ceux  que  l'on  croyait  des  morts,  sont  des  vivants  ! 

ÉSOPE,  à  Ci'ésus. 
C'est  toi  dont  le  regard  fait  naître  l'épouvante. 

RQODOPE 

La  Victoire,  à  ta  voix  docile,  est  ta  servante. 

ÉSOPE 

Donc,  étant  le  Roi,  sois  terrible  et  radieux. 

RHODOPE 

Et  quand  viendra  le  jour  des  grands  combats,  les  Dieux 
Regarderont  d'en  haut,  s'envoler  tes  quadriges, 
Et  ne  t'effraieront  plus  avec  de  vains  prodiges  ! 

CRÉSUS 

Dissipez-vous,  terreurs  vaines  !  Je  suis  le  Roi 

Crésus,  et  je  prétends  être  digne  de  moi. 

Oui,  quand  nous  marchons,  c'est  le  danger  qui  recule 

Et  mon  aïeul  a  pris  le  trône  aux  fils  d'Hercule. 

D'abord,  allons  au  plus  pressé .  Je  veux  savoir 

Au  plus  tôt,  quelles  sont  mes  ressources,  et  voir 

Les  ministres. 

(.4  Rhodope). 

Mais  toi,  Rhodope,  aube  vermeille, 
Qui  reflétant  l'éclat  de  la  rose  es  pareille 
Aux  Déesses  du  ciel,  que  tu  me  rappelas. 
Va,  loin  du  clair  soleil,  reposer  tes  yeux  las 

0 


14  ÉSOPE 

Qui,  ce  matin,  se  sont  ouverts  avant  l'aurore. 

RnODOPE 

J'obéis.  A  bientôt,  mon  roi. 

cRÉsus,  à  Ésope. 

Toi,  reste  encore. 

(Le  Roi  frappe  dans  ses  mains.  —  Entre  Ceyx). 


SCÈNE    QUATRIÈME 


CRESUS,  ESOPE,  CEYX. 

CRÉSUS,  à  Ceyx. 
Fais  venir  Orétès  et  Cydias. 

(Ceyx  sort.  A  Esope). 

Ce  sont 
Mes  deux  ministres,  ceux  qui  font  et  qui  défont 
Le  sort  ;  les  tout-puissants  qu'on  flatte  et  qu'on  redoute. 

ÉSOPE 

Ah! 

CRÉsus 

Qu'ils  ne  te  voient  pas. 

(Désignant  une  chambre  voisine,  dont  Ventrée  est 
fermée  par  une  tapisserie). 

Entre  là,  seul.  Écoute 
Ce  qu'ils  diront.  Fidèle  à  ton  devoir  sacré, 
Hicoute  bien  ce  qu'ils  diront . 

ÉSOPE 

Je  n'en  perdrai 
Pas  un  seul  mot. 

{Ésope  entre  dans  la  chambre  que  Crésus  lui  a  dési. 
gnée.  Le  Roi  s'assied. — Entrent  Orétès  et  Cydias  qui 
s'inclinent  profondément  devant  lui.) 


ÉSOPE  i^' 

SCÈNE   CINQUIÈME 

GRÉSUS,  ORÉTÈS,  CYDIAS,  ÉSOPE  caché. 

CRÉsus,  faisant  signe  aux  ministres  d'approcher. 

Venez.  —  Que  vous  mandent  les  princes, 
Les  intendants  et  les  gouverneurs  de  provinces  ? 

ORÉTÈS 

Roi... 

CRÉSUS,  ironiquement. 
Que  tout  va  bien  sous  mon  règne  glorieux  ? 
Ah  !  je  vois  flotter  comme  une  ombre  dans  vos  yeux, 
Enfin  désabusés  de  l'espérance  vaine. 
Me  tromper  !   A  quoi  bon?  Ce  n'en  est  pas  la  peine. 
J'avais  trop  de  bonheur,  les  Dieux  m'en  ont  puni. 
Taisez-vous.  Le  temps  des  mensonges  est  fini. 
Quelque  jour,  il  faut  voir,  quoi  qu'on  dise  ou  qu'on  fasse, 
La  vérité.  Je  veux  la  regarder  en  face. 
Il  est  temps.  Devant  moi,  son  maître  et  son  gardien, 
Le  peuple  de  l'immense  empire  Lydien, 
Vaincu  par  la  misère,  et  de  sa  douleur  ivre, 
Chancelle  et  tombe,  et  n'a  plus  la  force  de  vivre, 

ORÉTÈS 

Eh  bien  !  relevons-le  ce  peuple,  devant  nous. 
Comme  on  fait  d'un  cheval  tombé  sur  les  genoux. 
A  coups  de  fouet. 

CYDIAS 

D'abord,  il  est  bon  qu'on  nous  craigne. 

ORÉTÈS 

Le  maître  est  divin  ;  c'est  par  la  terreur  qu'il  règne. 
Déchaînant  à  son  gré  les  sombres  châtiments. 

CRÉSUS.  tristement.  Comme  à  lui-même. 
Le  commerce,  les  arts  délicats  et  charmants 


16  ÉSOPE 

De  la  parure,  où  les  ouvriers  de  nos  villes 
Excellaient,  sont  enlin  tombés  aux  mains  serviles. 
Tout  le  pays  ressemble  à  nos  champs  ravagés. 

cYDiAS.  hypocritement. 
Oh  !  le  mal  n'est  pas  si  profond  ! 

C.RÉSUS 

Les  messagers 
Sont-ils  de  retour  ? 

ORÉTÈS 

Oui,  tous 

CRÉSUS    , 

Et  tous,  les  mains  vides  ! 

ORÉTÈS 

0  Roi,  les  vignerons,  les  laboureurs  avides, 
Se  refusent  de  même  à  payer  les  impôts. 

cydiaS 
Et  l'on  dirait  qu'ils  ont  accordé  leurs  pipeaux. 

ORÉTÈS 

On  n'en  a  pu  tirer  ni  l'argent  ni  le  cuivre. 
Efforts  vains. 

CYDIAS 

Cependant  l'État  ne  saurait  vivre 
Avec  rien. 

ORÉTÈS 

Eux,  ils  sont  des  menteurs  fort  subtils. 
Se  dérober  est  leur  talent. 

CRÉSUS 

Que  disent-ils 
Pour  ne  pas  acquitter  leur  dû  ? 

ORÉTÈS 

Rien.  Que  la  guerre 
Les  a  laissés  pour  morts,  vu 'qu'il  ne  s'en  faut  guère. 

CYDIAS 

Qu'ils  sont  accablés  tous  d'ennuis  et  de  chagrin, 
N'ayant  pas  de  charrue  et  n'ayant  pas  de  grain. 


ÉSOPE  17 

ORÉTÈS 

Que  la  faim  les  blêmit,  que  la  fièvre  les  mine. 
Qu'ils  ont  devant  les  yeux  ce  spectre,  la  famine. 
Et  qu'implorant  le  ciel  de  leurs  bras  ingénus. 
Faute  de  vêtements,  leurs  petits  vont  tout  nus. 

GYDIAS 

Et  que  la  peste  même  est  assise  à  leur  porte. 

CRÉSUS 

Et  s'ils  disaient  pourtant  la  vérité  ? 

CVDIAS 

Qu'importe  ? 
Le  rusé  paysan  doit  nous  payer.  Comment? 
C'est  son  affaire.  Quant  à  conter  son  tourment, 
Il  y  tient. 

ORÉTÈS 

Nous  serions  suivis  par  les  risées 
Si  nous  nous  arrêtions  à  ces  billevesées. 

CRÉSUS 

Mais  alors,  comment  donc  faut-il  agir  ? 

ORÉTÈS 

11  faut 
Faire,  nous,  ce  que  font  l'autour  et  le  gerfaut. 

CYDIAS 

Sans  toits  ni  murs,  on  vit  fort  bien  dans  l'air  céleste. 
Il  faut  aux  paysans  prendre  ce  qu'il  leur  reste, 
Leurs  vêtements,  et  les  chasser  de  leurs  maisons. 

ORÉTÈS 

C'est  la  seule  réponse  à  leur  tas  de  raisons. 
Qu'on  vende  tout. 

CRÈSUS 

Eh  I  quoi  ! 

ORÉTÈS 

Les  nippes.  les  guenilles, 
La  cruche  et  le«  fuseaux  et  les  rouets  des  filles. 


18  ÉSOPE 

Sans  se  préoccuper  de  leurs  cris  importuns. 

CYDIAS 

De  plus,  il  serait  bon  d'en  pendre  quelques-uns. 

ORÉTÈS 

Le  paysan  toujours  gourmande  sa  nourrice. 
Attaqué  de  ce  mal  qu'on  nomme  l'avarice. 
Mais  rien  n'excite  mieux  son  âme  de  hibou 
A  trouver  quelque  vieille  obole  au  fond  d'un  trou, 
Que  devoir,  sous  le  vent  jaloux  qui  se  déchaîne. 
Son  voisin  balancé  dans  les  branches  d'un  chêne. 

CRÉSUS 

Devons  nous  accabler  des  malheureux? 

CYDIAS 

ORoi. 

Tout  vit  sous  le  regard  de  la  sereine  Loi. 

Celle  qui  tient  en  main  la  Balance  et  l'Epée, 

Ne  sauraitjamais  être  éludée  ou  trompée, 

Car  son  temple  est  bâti  sur  les  plus  hauts  sommets. 

CRÉSUS 

Assez.  Vous  recevrez  plus  tard  mes  ordres.  Mais, 
Ne  tourmentez  pas  ma  colère  qui  sommeille. 
Allez. 

{Sur  l'ordre  de  Crésus,  les  tninistresse  retirent.  Aussi- 
tôt Ésope  sort  de  la  chambre  où  il  s'était  réfugié  et 
s'avance  rapidement  ve7's  le  Roi). 


SCÈNE     SIXIÈME 


CRESUS,  ESOPE 


ÉSOPE,  vivement. 

Certes,  j'en  ris  devant  l'aube  vermeille  I 
Car  les  méchants  sont  plus  cruels  que  les  typhons, 
Et  ces  ministres  là  sont  d'excellents  bouffons. 


ÉSOPE  19 

Ils  s'exercent,  guidés  par  leur  prudence  habile, 

A  mettre  dans  ta  main  royale  une  sébile, 

Ne  sachant  rien  de  plus,  et  leur  expédient 

C'est  de  faire  du  roi  Crésus  un  mendiant. 

Ou  plutôt  le  voleur  de  grand  chemin  qui  rôde, 

Et  qui,  pâle,  étoufFant  ses  pas  dans  l'herbe  chaude. 

Poursuit  le  misérable  errant  sur  le  coteau. 

Et  d'une  main  sanglante  agite  son  couteau! 

Peuple,  qui  te  prétends  misérable,  tu  railles! 

Allons,  du  courage.  Un  bon  mouvement.  Fais-moi 

Riche!  Vagabond,  jette  une  aumône  à  ton  Pioi. 

De  l'or!    donne  de  l'or,  que  je  me  rassasie! 

Ce  langage  irait  mal  au  maître  de  l'Asie, 

Au  divin  héros,  mais  tes  sages  conseillers 

Unis  par  l'avarice  et  bien  appareillés, 

Marchent  sur  la  chair  vive  en  leur  dédain  superbe. 

Et  sur  un  rocher  nu  veulent  faucher  de  l'herbe  ! 

CRÉSUS 

Oui,  tu  dis  vrai. 

ÉSOPE 

Tout  vient  de  ce  peuple  vaillant, 
Toujours  fouaillé  par  la  misère,  et  travaillant, 
Et,  toujours  pauvre  et  nu,  c'est  lui  qui  te  fait  riche! 
C'est  par  lui  que  le  blé  sort  des  terres  en  friche 
Et  que,  se  déroulant  comme  un  riche  tapis. 
Ondule  sous  le  vent  le  bel  or  des  épis. 
Mourant,  il  lutte  encor;  malade,  il  se  résigne. 
11  cueille  avec  fierté  le  raisin  de  la  vigne 
Sous  les  feux  aveuglants  du  soleil,  et,  le  soir. 
Foule  sous  ses  pieds  nus  les  grappes  du  pressoir. 
Il  peine  ce  matin,  ce  soir  et  tout  à  l'heure. 
Et  toujours. 

CHÉSUS 

C'est  pourquoi  je  ne  veux  pas  qu'il  meure. 

ÉSOPE 

Hélas!  les  ouvriers  du  sol,  durs  paysans, 
Les  tisseurs  des  métiers,  les  pâles  artisans 
Souffrent,  et  quand  la  faim  les  mord  comme  un  ulcère. 
Au  lieu  de  pressurer  leur  chétive  misère 


20  ÉSOPE 

Et  de  prendre,  sans  rien  comprendre  et  pardonner 
Le  peu  d'or  qui  leur  reste,  il  faut  leur  en  donner. 
cRÉsm,  entrant  daiiis  la  pensée  d'Esope. 
C'est  cela! 

ÉSOPE 

Car  devant  les  vautours  et  les  aigles, 
Cette  guerre  a  foulé  tes  orges  et  tes  seigles. 
Il  ne  te  reste  pas  de  vigne,  pas  un  fruit. 
Elle  a  tout  ravagé,  tout  pillé,  tout  détruit. 
Mais,  dans  tes  souterrains,  pour  ton  regard  éclate 
Le  tas  d'or  amassé  par  ton  père  Alyatte, 
Par  Gygès,  par  Ardys,  en  ton  âme  présents. 
Roi  juste,  il  faut  donner  cet  or  aux  paysans, 
Qui,  dociles  et  doux  sous  ta  main  protectrice. 
Déchireront  le  sein  de  la  terre  nourrice. 
Avec  cet  or,  qui  fait  les  blés  et  les  raisins, 
Ils  pourront  acheter  chez  les  peuples  voisins, 
De  grands  boeufs  mugissants,  des  outils,  des  semences, 
Et  redonner  la  vie  aux  campagnes  immenses. 

CRÉSUS 

Oui,  pour  mieux  récolter,  donnons  auparavant. 

Oui,  l'or  enseveli  redeviendra  vivant 

Et  renaîtra.  Mais  bien  agir,  c'est  agir  vite. 

Pour  réussir,  il  faut  avant  tout  que  j'évite 

Les  faiseurs  de  néant  et  les  diseurs  de  riens, 

Qui  frappent  l'air,  pareils  aux  chanteurs  Doriens. 

Loin,  ces  marchands  de  mots,  trop  faibles  pour  l'armure, 

Qui  parlent  comme  l'eau  d'un  vain  ruisseau  murmure. 

ÉSOPE. 

Oh!  oui.  Roi! 

CRÉSUS 

Surtout  pas  de  groupes,  de  bavards, 
Penchant  sur  mon  chemin  leurs  visages  blafards. 
Et,  pour  guérir  les  maux  renaissants  de  l'Empire, 
Faisant  de  vains  discours,  si  le  mal  devient  pire. 
Mais  moi,  je  donnerai  tout  à  ce  qui  m'est  cher, 
Car,  pour  sauver  mon  peuple,  ô  Dieux,  ma  propre  chair! 
Qu'est-ce  que  des  trésors  cachés  et  des  monnaies? 
Ce  qu'il  faut  pour  guérir  les  plus  cuisantes  plaies. 


ÉSOPE  21 

C'est  qu'un  liomme,  investi  par  moi  de  tout  pouvoir, 

Savant,  ferme,  si  pur  aussi  qu'on  puisse  voir, 

En  se  penchant  sur  lui,  sa  probité  hautaine, 

Comme  un  sable  d'or  sous  le  flot  de  la  fontaine, 

Et  qui  soit  indulgent,  et  sache  dire  :  Non, 

Aille  répandre  au  loin  ces  trésors  en  mon  nom. 

Qu'il  soit  doux  pour  tous  ceux  que  tord  l'angoisse  amère. 

Et  qu'il  ait,  pour  eux,  la  tendresse  d'une  mère, 

Etant  celui  sur  qui  flotte  l'ombre  du  Roi. 

ÉSOPE,  pensif. 
Un  homme! 

CRÉSUS 

Tu  l'as  dit.  Cet  homme  sera  toi. 

ÉSOPE 

Qui,  moi  le  maudit!  moi  l'avorton!  moi  l'esclave! 

GRÉSUS 

On  verra  sous  l'or  pur  resplendir  ton  front  hâve. 
Et  quand  l'ardent  soleil  baisera  tes  cheveux. 
Les  peuples  te  verront,  parce  que  je  le  veux, 
Dans  un  tel  appareil  de  puissance  et  de  gloire, 
Que  tu  seras  comme  un  flambeau  sur  leur  nuit  noire. 
Le  passé  devient  songe,  et  si  tu  te  souviens 
De  tes  maux,  ce  sera  pour  t'en  réjouir.  Viens. 
Nous  allons  puiser  dans  mon  trésor,  cher  Ésope. 
Mais  sois  prodigue.  Agis  en  prince. 

ÉSOPE,  suivant  le  Roi.  A  part 

Adieu,  Rhodope! 

(Ils  sortent). 


ACTE   DEUXIÈME 


Au  lever  du  rideau,  la  scène  est  vide.  Orélès  et  (jydias 
entrent  en  causant. 


SCENE     PREMIERE 


ORÉTÈS,  CYDIAS. 

CYDiAs,  très  joyeux. 
Oui,  compagnon,  tandis  que  le  lion  rêvant 
Secoue  avec  orgueil  sa  chevelure  au  vent, 
Nous  sommes  les  chasseurs,  et  nous  tendons  nos   toiles. 
Fils,  nous  pourrons  lever  nos  fronts  jusqu'aux  étoiles, 
Car  le  Perse  n'est  pas  généreux  à  demi. 

ORÉTÈS,  serrant  avec  7'avissement 
les  mams  de  Cydias. 
Cher  Cydias!  —  Quant  au  bossu,  notre  ennemi, 
Nous  le  tenons. 

CYDIAS 

Ah!   C'en  est  fait  d'Ésope? 

ORÉTÈS 

Il  sombre 
Nos  esclaves  hier  ont  pu  le  voir  dans  l'ombre 
Maniant  les  tas  d'or,  joyeux  et  plein  d'effroi. 

CYDIAS 

Cet  Ésope  volait  effrontément  le  Roi. 


ÉSOPE  23 

ORÉTÈS 

Et  nous  le  confondrons  avant  peu,  s'il  ne  cède 
A  nos  raisons. 

CYDIAS 

La  peine  à  son  bonheur  succède. 

ORÉTÈS 

Il  est  temps  I 

CYDIAS 

Dès  ce  soir,  nous  prendrons  un  parti. 

ORÉTÈS 

Enfin! 

GYDIA.S 

Depuis  deux  ans  qu'Ésope  était  parti, 
On  le  croyait,  parmi  ses  diverses  fortunes, 
Mort,  oublié,  perdu  comme  les  vieilles  lunes. 

ORÉTÈS 

Pas  du  tout.  Il  revient  de  loin. 

CYDIAS 

Toujours  boudeur. 

ORÉTÈS 

Et  le  bon  Roi,  féru  de  son  ambassadeur, 
Poursuit  déjà  le  cours  de  ses  projets  sinistres. 

CYDIAS 

lien  ferait  l'égal  de  nous  autres,  ministres I 
Et  se  réjouit  trop  à  le  voir  de  retour. 

ORÉTÈS 

Parlons  bas.  Justement  c'est  lui  qui  vient. 

{Entre  Ésope,  embelli,  transfiguré,  magnifiqiœ)nent 
vêtu.  Il  est  plongé  dans  ses  réflexions,  et  ne  voit  pas 
d'abord  les  ministres.) 


24  É  s  û  p  E 


SCENE    DEUXIEME 


ORÉTÉS,  GYDIAS,  ÉSOPE. 

ORÉTÈS 

Bonjour 
Ésope. 

cYDiAS,  à  Esope. 
A  cet  habit  somptueux  qui  te  pare, 
On  voit  que  parmi  nous  ta  gloire  se  prépare. 

ORÉTÈS 

Je  te  salue. 

CYDIAS 

Heureux  le  sein  qui  t'a  conçu! 

ORÉTÈS 

Tu  seras  puissant. 

CYDIAS 

Fier. 

ORÉTÈS 

Magnifique . 

ÉSOPE 

Et  bossu. 

CYDIAS 

La  faveur  des  rois  est  comme  une  aube  vermeille 
Où  le  nuage  rose  avec  l'éclair  sommeille. 

ORÉTÈS 

Elle  est  parfois  hiver  glacé,  tantôt  printemps. 

ÉSOPE 

Oui,  c'est  elle  qui  fait  la  pluie  et  le  beau  temps. 


ÉSOPE  25 

CYDIAS 

Elle  est  comme  ces  monts  qu'un  orage  enveloppe 
De  nuit. 

ORÉTÈS 

C'est  égal,  sois  heureux. 


Bonjour,  Ésope. 

(Les  deux  ministres  sortent,  en  cachant  à  peine  leurs 
rires  ironiques.  Esope  dédaigneux,  ne  les  regarde 
même  pas  partir  et  se  livre  de  nouveau  à  sa 
pensée). 


SCENE   TROISIEME 


ESOPE 

Mon  malheur,  justes  Dieux,  est-il  assez  profond? 

De  ce  palais  en  fête 
Je  revois  au  lointain  les  nuages  qui  font 

Des  ombres  sur  ma  tête. 

J'ai  connu  tout,  l'exil  effrayant  loin  du  jour, 
Les  hontes,  l'esclavage. 

A  présent,  tu  meurtris  mon  sein,  cruel  Amour, 
Avec  ta  dent  sauvage. 

Cette  Rhodope,  orgueil  du  printemps  souriant 

Qui  ravit  le  ciel  même 
Comme  une  blanche  étoile  au  front  de  l'Orient, 

0  délire  !  je  l'aime  ! 

Sur  sa  tète  un  rayon  brille,  mystérieux. 

Blanche  comme  l'ivoire, 
Elle  soumet,  avec  ses  yeux  victorieux, 

Un  Roi  couvert  de  gloire. 


26  lî  s  (  t  p  K 

Et  devant  son  beau  front,  par  la  lyre  vanté, 

Où  la  clarté  se  pose 
Mon  désir  palpitant  frissonne,  épouvanté 

De  frôler  celte  rose. 

0  Nuit,  ô  sombre  Mort,  douces  toutes  les  deux, 

Amantes  éternelles, 
Venez.  Ayez  pitié  de  l'esclave  hideux, 

Prenez-moi  sous  vos  ailes. 

{Voyant  le  Roi  qui  irieni,  avec  Rhodope). 
Pourvu  que  ma  rougeur  n'aille  pas  me  trahir! 
Us  viennent,  lui,  ce  Roi  que  je  ne  puis  haïr 
Et  là,  tout  près  de  lui,  cette  femme  adorable 
Que  sans  cesse  poursuit  mon  rêve.  —  Ahl  misérable! 
(Le  Roi  s'assied.  Esope  sans  approcher  et  sans  chan- 
ger de  place  s'agenouille  townié  vers  lui). 


SCÈNE  QUATRIÈME 

CRÉSUS,  RHODOPE,  ÉSOPE 

ÉSOPE,  s' agenouillant. 
Mon  Roi! 
(Le  Roi  d'un   geste   ami  lui  fait  signe  d'approcher. 

GRÉSUS 

Lève-toi.  Viens.  Que  n'as-tu  pas  fait  pour 
Ton  Roi  !  Depuis  un  mois,  te  voilà  de  retour. 
Et  je  me  sens  heureux  de  te  retrouver,  comme 
Au  premier  jour.  Tu  fus  en  effet  plus  qu'un  homme. 
Tu  restas  loin  de  nous  deux  ans,  oui  seulement 
Deux  ans,  et  la  Lydie,  en  proie  à  son  tourment 
Renaît  heureuse,  après  de  si  pénibles  veilles. 
Cher  Ésope,  en  si  peu  de  temps,  que  de  merveilles! 
Erythres,  Clazomène  et  la  belle  Nysa 
Mouraient  du  mal  qui,  si  longtemps,  les  épuisa; 


ÉSOPE  27 

Mais  voici  que  ta  main  puissante  les  relève  ! 

Oui,  cet  enchantement  est  venu  comme  un  rêve. 

Les  champs  semblaient  maudits  par  quelque  dieu  jaloux; 

On  y  voyait  errer  des  chacals  et  des  loups, 

Et  la  pâle  Misère,  au  laboureur  avide 

Tendait  ses  bras  sans  chair  et  sa  mamelle  vide. 

Mais  tu  parus,  et  tout  a  changé.  Maintenant, 

On  voit  l'abeille  d'or  sur  les  fleurs  butinant; 

Les  chars  sonnent  au  loin  sur  les  routes  ouvertes, 

Et  la  montagne  chante,  et  les  plaines  sont  vertes. 

Saluant  le  soleil  de  leurs  yeux  étonnés, 

Les  femmes,  sur  leurs  seins,  bercent  les  nouveau-nés; 

La  Paix  et  le  Travail  ont  des  fêtes  hautaines, 

Et  l'on  entend  gaîment  soupirer  les  fontaines. 

ÉSOPE 

Si  les  Dieux  ont  voulu  ce  miracle,  en  effet, 
0  Roi,  maître  de  tout,  c'est  toi  seul  qui  l'as  fait, 
Car  on  voit  refleurir  tout  ce  que  ta  main  touche. 
Quand  je  parlais,  j'avais  ton  souffle  sur  ma  bouche, 
Et  c'est  grâce  à  toi  seul  que  j'ai  pu  tout  changer, 
N'étant  rien  que  ton  ombre  et  que  ton  messager. 
Oui,  toi  seul  as  guéri  ton  grand  peuple  qui  saigne. 
Moi,  je  suis  revenu  fidèle,  et  mon  Roi  daigne 
Abaisser  jusqu'à  moi  son  regard  adouci, 
Et  par  un  sort  heureux,  j'ai  pu  revoir  ici 
Rhodope! 

r.noDOpE 
Oui,  car  j'y  porte  une  solide  entrave. 
Je  n'en  pouvais  partir,  puisque  j'y  suis  esclave. 

eu Es us 
Que  dis-tu  ! 

RHODOPE 

Je  ne  dis  rien  que  la  vérité. 
Le  destin  contre  moi  si  longtemps  irrité, 
A  fait  do  moi,  Rhodope,  une  esclave,  une  chose, 
Sur  laquelle  ton  pied  victorieux  se  pose. 
Dans  mon  regard  captif,  on  ne  voit  pas  d'éclair 
Et  le  lit  où  je  dors  n'est  pas  à  moi,  ni  l'air 
Que  je  respire.  Mais  cependant,  mon  cn;ur  vibre. 
Et  je  l'admirerais,  ô  Roi,  si  j'étais  libre. 


28  ÉSOPE 

Même,  je  m'intéresse  à  ton  sort  comme  un  chien 
Qui  veille  encor,  le  cou  blessé  par  un  lien. 
La  Perse  le  menace  et  veut,  comme  naguère, 
Te  meurtrir;  nous  verrons  se  réveiller  la  guerre 
Et  bientôt,  frémissants  comme  un  ardent  réveil 
D'aurore,  et  sur  leurs  pas  versant  un  Ilot  vermeil. 
Tes  citoyens  armés  pour  les  vaillantes  luttes, 
Marcheront,  au  son  des  cithares  et  des  flûtes. 
Va,  guide-les,  grandis  la  gloire  de  ton  nom. 
Et  tu  triompheras  de  tout. 

cRÉsus,  tristeinent. 

Hélas!  mais  non 
De  toi. 

RnODOPE 

Qu'est-ce,  pour  toi.  qu'une  femme  asservie 
Et  farouche?  Rien. 

CRÉSUS 

Non,  rien.  Pas  plus  que  ma  vie! 
Pas  plus,  en  vérité. 

{A  Esope). 

Mais,  cher  Ésope,  enlin 
Il  a  lui,  le  fantôme  horrible  de  la  Faim, 
Tu  sus  tout  accomplir,  imaginer,  résoudre; 
Mais  cette  main,  qui  tient  l'épée  et  tient  la  foudre, 
T'élèvera  plus  haut  qu'on  ne  peut  le  penser, 
Et  tu  verras  comment  je  sais  récompenser. 

(Le  Rûi  sort.) 


SCÈNE  cinquièmp: 


RHODOPE,  ESOPE. 

RHODOPE,  avec  animation. 
Oui,  nous  verrons  des  jours  de  triomphe,  et  les  armes 
De  Grésus  vaincront. 


ÉSOPE  29 

ÉSOPE,  très  tristement. 
Oui. 
RHODOPE,  regardant  attentivement  Ésope. 

Mais  que  vois- je?  Des   larmes 
Dans  tes  yeux!  Toi  qui  sus  en  tous  temps  dévorer 
Tes  douleurs,  tu  faiblis,  et  je  te  vois  pleurer! 

ÉSOPE 

Le  plus  fort  se  fatigue  et  succombe  à  la  tâche, 
Et  lorsqu'on  se  croyait  courageux,  on  est  lâche  ! 

RHODOPE 

Pas  toi!  Mais  quoi  !  c'est  en  me  regardant  que  tu 
Pleurais,  toi,  le  courage  et  la  même  vertu  ! 

ÉSOPE 

Non. 

RHODOPE 

Je  te  connais  bien.  Ame  que  rien  ne  ploie, 
Tu  portes  le  malheur  comme  un  autre  la  joie. 
Les  maux  les  plus  amers,  tu  sais  les  mépriser 
Et  je  n'en  connais  pas  qui  puissent  te  briser. 
Vers  ton  but,  la  pensée  invincible  te  mène. 
Et  comme  tu  ne  crains  nulle  douleur  humaine, 
La  seule  arme  qui  soit  assez  cruelle  pour 
Te  meurtrir,  c'est  la  flèche  affreuse  de  l'Amour! 
Quand  il  en  est  blessé,  le  plus  hardi  frissonne, 
Oui,  c'est  cela. 

ÉSOPE 

Tais-toi.  Non,  je  n'aime  personne, 
Je  ne  te  cache  rien,  je  n'ai  pas  de  secrets. 

mroDOPE 
Tu  le  dis.  Cependant,  chère  âme,  tu  pleurais! 
Et  c'est  quand  j'ai  parlé  de  ce  Roi  qui  m'enchaîne 
Et  dont  la  passion  m'inspire  de  la  haine. 

ÉSOPE 

Le  crois-tu?  C'est  un  Roi.  Moi,  je  suis  un  bossu. 
Rhodope,  si  j'aimais,  par  un  songe  déçu, 
Moi,  nain,  j'écraserais  avec  un  poing  d'Hercule 
Ce  cœur  qui  bat  dans  ma  poitrine  ridicule! 


30  K  s  0  P  K 

El  tu  n'as  pas  eu  torl  de  me  parler  du  Hoi. 
itHODOPE,  comprenant  tout  à  coup. 

Ah!  folle  que  j'étais!  Je  comprends  tout.  C'est  moi 
Qui  t'ai  fait  supporter  cette  angoisse  infinie, 
Ces  deuils,  et  c'est  pour  moi  que  tu  soufTres,  génie! 
0  misère!  je  fus  aveugle  jusqu'au  bout. 
Tu  m'aimes  !  A  présent,  ami,  je  comprends  tout. 
L'amour  !  tu  l'as  oonim  par  moi.  J'eus  cette  gloire. 
Ah  !  le  passé  lointain  renaît  dans  ma  mémoire, 
Avec  son  ennui  sombre  et  ses  tourments  hideux. 
Jadis,  quand  nous  étions  esclaves  tous  les  deux, 
Si  jeunes  alors,  en  Phrygie,  à  Dalylée, 
N'attendant  le  repos  que  de  l'ombre  étoilée, 
Quand  tu  passais,  parmi  les  feux  du  jour  vermeil, 
Portant  des  fardeaux,  las,  brûlé  par  le  soleil, 
Tu  me  cherchais  des  yeux,  dans  ton  angoisse  amère. 
Comme  un  petit  enfant  qui  regarde  sa  mère! 
Qui  te  disait  alors  que  je  ne  t'eusse  pas 
Aimé?  Triste  et  pensif,  tu  marchais  dans  mes  pas. 
Et  moi,  qui  te  parlais  bien  des  fois  la  première, 
Je  voyais  tes  regards  comme  un  flot  de  lumière. 
La  laideur  n'est  plus  rien  dans  la  pure  clarté. 
D'ailleurs,  qu'est-ce  que  la  laideur  ou  la  beauté, 
Pour  celle  à  qui  les  Dieux,  en  leur  céleste  ivresse 
Avaient  donné  l'orgueil  d'une  jeune  déesse? 
Tu  pouvais  avouer  ta  peine  et  tes  ennuis. 

ÉSOPE 

Rêve  que  tout  cela!  Je  n'aime  rien.  Je  suis 
Le  triste  avorton  mal  venu.  Si,  parfois,  j'ose 
Te  contempler,  c'est  comme  on  admire  une  rose. 
Mais  je  n'ai  pas  connu  l'amour  et  ses  tourments. 
Non,  je  ne  t'aime  pas. 

RHODOPE,  baisant  Ésope  au  front  et  s'eiifuyant. 
Je  te  dis  que  tu  mens! 


ÉSOPE  31 


SGÈNE     SIXIEME 


ESOPE 

Oh!  je  n'ai  pas  rêvé.  C'est  bien  elle.  Sa  bouche 
De  déesse  a  baisé  mon  front  triste  et  farouche, 
Sur  ma  tête  brûlante  elle  vint  se  poser. 
C'est  bien  vrai.  J'ai  senti  la  douceur  du  baiser  ! 
0  dieux!  mourir  dans  cet  instant!  mourir! 

{Ésope  se  retire  dans  un  coin  du  théâtre  et  reste  im- 
mobile, absorbé  dans  sa  pensée.  —  Entre  le  Roi,  par- 
lant à  Cydias  et  à  Orétès  qui  le  suivent). 


SCÈNE     SEPTIÈME 

ÉSOPE,  CRÉSIIS,  CYDIAS,  ORÉTÈS. 

cRÉsus,  aux  ministres. 

Que  l'heure 
Vous  conseille!  Le  temps,  en  fuyant,  nous  effleure. 
Et  change  dans  son  vol  nos  destins.  Vous  étiez 
Ma  colère,  devant  les  peuples  châtiés, 
Et  vous  étiez  aussi  ma  force  et  ma  clémence. 
Tout  émanait  de  vous  dans  cet  empire  immense. 
Le  bien,  le  mal,  et  dans  le  ciel  échevelé, 
La  foudre  se  taisait,  quand  vous  aviez  parlé. 
Vos  mains  tenaient  le  monde  et  n'étaient  jamais  lasses. 
C'est  de  vous  que  tombaieni  les  faveurs  et  les  grâces 
Et  vous  resplendissiez  dans  un  éclat  vermeil. 
On  se  tournait  vers  vous  comme  vers  le  soleil. 
Mais,  à  présent,  c'est  un  jour  nouveau  qui  va  naître. 
Tout  est  changé.  Sachez  que  vous  avez  un  maître. 


32  !•:  s  u  p  E 

[Désignant  de  la  main  Esope,  toujours  muet  et 
immobile). 
C'est  Ésope.  Il  agit  et  décide  pour  moi. 
Ce  qu'il  dit,  je  le  dis.  Ce  qu'il  veut,  moi,  le  Roi, 
Je  le  veux.  Donc,  tâchez  d'éviter  sa  colère. 
Etlorcez-vous  de  le  servir  et  de  lui  plaire 
Et  gardez  vos  regards  sur  les  siens  allachés. 
C'est  dans  votre  intérêt  que  je  parle.  Tâchez 
De  lui  plaire. 

{Crésus  sort.} 


SCENE    HUITIEME 


ÉSOPE,  CYDIAS,  ORÉTÈS. 

CYDiAs,  à  Esope. 
Ah!  crois-le,  cet  ordre  nous  enchante. 

OBÉTÈS 
CYDIAS 

Nous  te  servirons  d'une  façon  touchante. 

ORÉTÈS 

Ardemment. 

CYDIAS 

Si  le  Roi  t'élève  et  te  chérit,  — 

ORÉTÈS 

11  ne  devait  pas  moins  à  ton  subtil  esprit,  — 

CYDIAS 

A  ta  vertu,  brillant  toujours  d'un  nouveau  lustre. 

OhÉTÈS 

Tu  dois  être,  à  coup  sur,  d'une  naissance  illustre! 


Oui. 


ÉSOPE  33 

ÉSOPE 

On  dit  que  je  suis  fils  d'un  pauvre  bûcheron, 
Qui,  tout  près  d'un  torrent,  noir  comme  l'Achéron, 
S'endormait,  las,  dans  sa  cabane  aux  vents  ouverte, 
Et  faisait  des  fagots,  seul,  dans  la  forêt  verte. 


Oh!  quelle  erreur I 


ORETES 
CVDIâS 

Mais  quoi!  Tu  dis  cela  par  jeu! 


ORETES 

Tu  dois  être  plutôt  le  fils  de  quelque  dieu 
Qui,  venu  parmi  nous,  s'éprit  d'une  princesse, 
Et  qui,  dans  les  cieuxpurs,  veille  sur  toi,  sans  cesse, 
Esprit  dont,  sur  toi,  la  sagesse  ruissela. 

GYDIAS 

C'est  vrai. 

ORÉTÈS 

Crois-le. 

ÉSOPE 

Mais  je  suis  laid  ! 

OHÉTÈS 

Qui  dit  cela? 

CVDIAS 

Ton  visage,  au  contraire,  est  noble. 

ORÉTÈS 

Sur  ta  joue 
Passe  et  brille  un  rayon  frémissant  qui  se  joue. 

ÉSOPE 

Bon.  Mais  ne  suis-je  pas  bossu  ? 

ORÉTÈS 

Pas  plus  qu'un  lys. 

GYDIAS 

Pas  plus  que  no  l'était  le  chasseur  Adonis 


^4  ES  ()  p  !•; 

Caché  dans  les  bois,  près  de  sa  divine  amante. 

KSOPE 

Et  ma  barbe  n'est  pasjaiïreiise  ? 

CYDrAS 

Elle  est  charmante. 

OUÉTÈS 

Et  ce  regard  qui  brille  est  comme  un  clair  flambeau. 

ÉSOPE 

Donc,  je  ne  suis  pas  laid? 

ORÉTÈS 

Pas  du  tout. 

ÉSOPE 

Je  suis  beau  ? 

ORÉTÈS 

Comme  Apollon  venant  éclairer  nos  misères. 

CYDIAS 

Oui,  comme  lui. 

ÉSOPE,  avec  une  bonhomie  ironique. 
Je  vois  que  vous  êtes  sincères. 

ORÉTÈS,  modestement. 
Vrais. 

ÉSOPE 

Un  corbeau,  perché  sur  un  arbre  très  sec, 
En  hiver,  tenait  un  fromage  dans  son  bec. 
Ce  régal,  un  renard  doucereux,  mais  avide, 
En  bas,  le  dévorait  des  yeux,  mâchant  à  vide. 
Il  dit  :  Je  le  salue  et  je  t'aime,  corbeau  ! 
Dieux  !  que  ton  noir  plumage  est  lisse  et  ton  corps  beau! 
Ami,  ta  seule  vue  est  une  enchanteresse, 
Un  délice  ;  mais  si  tu  chantais,  que  serait-ce  ? 
Les  tigres,  les  lions  adoucis,  les  rochers 
T'écouteraient,  auprès  de  ton  arbre  penchés. 
Tous  diraient  :  L'oiseau  chante,  il  faut  qu'on  applaudisse. 
C'est  quelque  Orphée  ayant  perdu  son  Eurydice 
Et  qui,  pour  la  reprendre,  après  les  maux  soufferts. 
Ira  charmer  les  Dieux  effrayants  des  enfers. 


ÉSOPE  35 

Ainsi  le  renard  fauve,  en  son  hypocrisie, 
Mêlait  le  fiel  amer  à  des  flots  d'ambroisie, 
Par  un  art  familier  chez  les  empoisonneurs. 

ORÉTÈS 

Et  le  corbeau  ? 

GYDIAS 

Que  fil  le  corbeau  ? 

ÉSOPE 

Chers  seigneurs. 
Je  ne  sais.  Il  était  plus  sérieux  qu'un  mage. 
S'il  ouvrit  son  bec  d'or  et  lâcha  le  fromage, 
Il  est  probable,  on  peut  imaginer  déjà 
Que  le  fin  renard  s'en  saisit  et  le  mangea. 
Quant  à  moi,  pour  qui  tout  parleur  est  l'adversaire, 
Entre  mes  fortes  dents,  comme  un  étau  je  serre 
Un  fromage  dont  nul  ne  fera  son  repas, 
Et  des  griffes  de  fer  ne  l'en  ôteraient  pas. 

GYDIAS 

Certes,  la  flatterie,  aux  sirènes  pareille. 
Te  dirait  un  chant  trop  grossier  pour  ton  oreille, 
Et  ne  troublerait  pas  ton  cœur  mystérieux. 
Mais  parlons,  maintenant,  et  soyons  sérieux. 

ORÉTÈS 

Tu  trouveras  en  nous  des  frères. 

CYDIA.? 

Des  modèles 
D'honnêteté. 

ORÉTÈS 

De  bons  associés  fidèles. 

CYDIAS 

Sois  tranquille. 

OH ÉTÉS 

Et  d'abord  comme  point  de  départ, 
Nous  t'offrons  la  plus  grosse  et  la  meilleure  part. 

ÉSOPE 

De  quoi  ? 

ORÉTÈS 

De  tout. 


36  K  s  (J  P  E 

CYDIAS 

Malgré  certains  regards  obliques, 
Où  puisons-nous  l'or? 

OHÉTÈS 

C'est  dans  les  caisses  publiques. 

ÉSOPE 

Assez  !  Taisez-vous. 

CYDIAS 

Bah  !  —  Pourquoi  donc? 

ÉSOPE 

Taisez-vous! 

ORÉTÈS 

Pourquoi  nous  taire?  Avoir  de  l'argent  est  fort  doux. 

CYDIAS 

Et  rien  n'est  meilleur. 

ORÉTÈS 

Tu  verras  corame  on  gouverne. 

CYDIAS 

Tu  feras  comme  nous. 

ÉSOPE,  à  part. 

Quelle  est  cette  caverne  ! 
{Haut). 
Adieu,  seigneurs. 

CYDIAS 

Comment? 

ÉSOPE 

.Je  porte  ailleurs  mes  pas. 
J'éloufTe  et  j'ai  besoin  d'air. 

CYDIAS,  bas  à  Orétès. 

Il  ne  comprend  pas! 

ORÉTÈS,  bas  à  Cydias. 
En  effet! 

CYDIAS,  à  Ésope. 
Tu  nous  prends  pour  des  âmes  étroites. 


ÉSOPE  37 

ORÉTÈS 

Allons  donc! 

GYDIAS 

Nos  façons  de  vivre  sont  adroites. 

ORÉTÈS 

Notre  seul  intérêt  peut  nous  mettre  en  émoi, 
Et  nous  sommes  des  gens  comme  toi. 

ÉSOPE,  indigné. 


Comme  moi! 


ORETES 

Sans  doute. 


ESOPE 

Ah  !  pas  un  mot  de  plus. 

ORÉTÈS 

A  quoi  bon  feindre 'r 
Nous  savons  tout. 

ÉSOPE 

Quoi? 

GYDIAS 

Tout. 

ORÉTÈS 

Cesse  de  te  contraindre. 
Que  le  Pactole  pleure  et  chante  sous  les  joncs, 
Et  puisque  cet  empire  est  à  nous,  partageons! 

CYDIAS 

Nos  lyres  sont  d'avance  à  la  tienne  accordées. 
Nous  t'obéirons. 

ORÉTÈS 

Nous  entrons  dans  tes  idées. 

GYDIAS 

C'est  pourquoi,  ne  sois  pas  sauvage  comme  un  loup. 

ÉSOPE,  ironiquement. 
Parlez  donc!  Vos  discours  m'intéressent  beaucoup. 

{A  part.) 
0  clarté  du  soleil,  que  cette  fange  est  noire  1 


38  ÉSOPE 

oRÉTÈs,  à  Esope. 

Ami',  Crésus  est  beau  sur  son  trône  d'ivoire  ; 
Mais  ce  Roi,  meurtri  par  la  mort  du  jeune  Atys, 
Est  très  songeur,  depuis  qu'il  a  perdu  son  fils. 

CVDIAS 

Oui,  ce  victorieux  est  mûr  pour  la  défaite, 

ORÉTÈS 

Si  tu  veux,  tu  vivras  une  éternelle  fête, 
Où,  superbe,  et  vêtu  de  glorieux  habits, 
Tu  boiras  des  vins  dans  les  coupes  de  rubis. 

CYDIAS 

Autour  de  toi,  le  long  des  murailles  fleuries. 
Des  femmes  aux  beaux  seins  ornés  de  pierreries, 
Au  bruit  des  instruments  chanteurs,  balanceront 
De  légers  éventails  de  plumes  sur  ton  front. 

ORÉTÈS 

Et  tu  verras  leurs  corps  aux  gracieuses  poses, 
Ondoyer  sous  les  clairs  filets  de  perles  roses. 

CYDIAS 

Sois  très  joyeux. 

ORÉTÈS 

Et  s'il  te  faut  de  l'or,  prends-en 
Partout. 

CYDIAS 

Chez  le  seigneur  et  chez  le  paysan. 

ORÉTÈS 

Si  tu  veux  quelque  femme  ou  quelque  jeune  fille, 
Prends-la,  sans  nul  souci  du  père  de  famille. 
Ami,  triomphe  sans  partage  et  sans  rival  I 

CYDIAS 

Tu  peux,  si  tu  le  veux,  pousser  ton  noir  cheval 
A  travers  les  épis  d'or  et  les  champs  de  roses, 
Puisque  tout  s'offre  à  toi,  les  hommes  et  les  choses, 


ÉSOPE  39 

Et  la  belle  moisson  de  pou.     -e  du  printemps. 

Ésoi 
Et  vous  faites  ainsi,  je  pense  ? 

CYDIAS 

Toutle  temps. 

ORÉTÈS 

Que  chaque  jour  apporte  une  heureuse  trouvaille. 
C'est  au  mieux  ! 

ÉSOPE 

Et  que  dit  le  peuple,  qui  travaille 
Lorsque  vous  lui  prenez  tout  et  son  dernier  bien  ! 

ORÉTÈS 

Que  dirait-il  ? 

CYDIAS 

Rien. 

ORÉTÈS 

Carie  peuple,  ce  n'est  rien. 
Il  est  né  pour  souftrir  et  labourer.  Qu'il  souffre, 
Dès  que  s'éveille  l'aube,  en  son  voile  de  soufre  ! 
Qu'importe  son  destin,  pourvu  que  nous  ayons 
Tous  les  amours,  tous  les  bonheurs,  tous  les  rayons  ! 

CYDIAS 

Ce  peuple  qui  soupire  avec  sa  voix  éteinte, 

Et  dont  nous  entendons  si  vaguement  la  plainte 

Affaiblie,  à  travers  les  chants  mélodieux, 

C'est  la  bête  qu'on  fouaille  et  nous  sommes  les  Dieux. 

KSOPE 

Mais  quand  fondra  sur  vous  la  sanglante  folie 
De  la  guerre,  comment  la  Lydie  avilie 
Saura-t-elle  braver  les  Mèdes  chevelus  ? 
Et  comment  saurez-vous  mouiir  ? 

CYDIAS 

On  ne  meurt  plus. 

ÉSOPE 

J'entends.  Etre  un  héros,  ce  n'est  plus  à  la  mode. 
Et  tous,  vous  aimez  mieux  vivre.  C'est  plus  commode. 


10  ÉSOPE 

CYDIAS 

Notre  Lydie,  ainsi  qu'à  son  riche  matin, 
Excelle  à  marier  les  ors  avec  l'étain. 
Elle  tisse,  pour  ses  amoureuses  paresses 
Des  éloires  ayant  la  douceur  des  caresses. 
Voilà  tout. 

OHÉTÈS 

Nous  savons  que  les  guerriers  de  fer 
Viendront  avec  leurs  cris  dont  s'étonne  l'enfer. 
Eh  bien  !  nous  subirons  des  fortunes  diverses 
Et  tôt  ou  tard,  s'il  faut  que  nous  devenions  Perses. 
Nous  le  deviendrons. 

CVDUS 

Moi,  je  n'y  vois  aucun  mal. 

ORÉTÈS 

Rien  ne  sera  changé  sous  le  ciel  aromal 
Et  nous  vivrons  très  bien  notre  vie  ordinaire. 

CYDIAS 

Très  bien. 

ÉSOPE,  d'une  voix  terrible. 
Que  fais-tu  donc  là-haut,  sombre  tonnerre, 
Puisque  tu  ne  dis  rien  dans  les  cieux  interdits, 
Et  puisque  tu  n'as  pas  foudroyé  ces  bandits? 

{Aux  ministres.) 
Certes,  ô  lâches  cœurs,  votre  impudence  est  forte, 
0  Dieux  !  une  figure  échevelée  et  morte 
Est  là,  gisante,  et  c'est  la  Lydie  au  beau  front. 
Qui,  jadis,  rayonnait,  vierge  de  tout  affront, 
Et  qui  régnait,  de  fleurs  et  de  joyaux  chargée. 
0  parricides  !  c'est  votre  mère  égorgée, 
Ayant  ses  bras  charmants  blessés  par  des  liens, 
Et  vous  vous  disputez  sa  chair,  comme  des  chiens! 
On  voit  traîner,  sur  vos  mâchoires  pantelantes 
Quelque  lambeau  hideux  entre  vos  dents  sanglantes. 
Et,  monstres  cruels,  par  le  meurtre  extasiés, 
Vous  paradez,  repus,  souillés,  rassasiés. 
Contents  de  vous,  traînant  vos  barbes  dans  la  fange, 
Et  vous  me  dites  ;  Viens  t'asseoir  avec  nous.  Mange. 


K  s  0  P  E 


41 


Accours.  Voici  la  part.  Fais  comme  nous,  enfin.  — 
Merci!  Régalez-vous  sans  moi.  Je  n'ai  pas  faim  ! 

[Ésope  sort). 


SCÈNE   NEUVIEME 


GYDIAS,  ORÉTÉS 

GYDIAS 

Il  faut  perdre  ce  triste  avorton. 

ORÉTÈS 

Ce  difforme. 

GYDIAS 

Qu'il  se  brise  le  front  dans  une  chute  énorme! 

OnÉTÈS 

Ah!  s'il  a  vraiment  fait  ce  que  nous  avons  su, 
La  chose  nous  sera  facile,  et  ce  bossu, 
Qui  sur  nous,  vomissait  l'insulte  en  son  délire, 
Avant  qu'il  soit  longtemps,  aura  fini  de  rire. 

GYDIAS 

11  faisait  l'honnête  homme  et  l'homme  de  valeur, 
Mais  il  ne  vaut  pas  mieux  que  nous, 

ORKTÈS 

C'est  un  voleur! 

GYDIAS 

Il  volait  Crcsus.  Bon.  Nous  l'aurions  laissé  faire. 

OnÉTÈS 

Mais  il  nous  a  bravés.  Cela  change  l'affaire. 

GYDIAS 

Puis,  songeons  à  ce  roi  stupidc  aux  lourds  colliers, 

Qui  nous  a  sottement,  naguère,  humiliés. 

Car  l'envoyé  secret  de  Cyrus,  —  j'en  soupire!  — 

Nous  offre  assez  d'or  pour  acheter  un  empire. 

Oui,  Saroulkha,  —  tel  est  son  nom  —  pour  tout  régler, 

A  parfaitement  su  comme  il  faut  nous  parler. 

4. 


42  ÉSOPE 

ORÉTÈS 

11  parle  très  bien. 

CYDIAS 

Que  notre  savoir  s'exerce  — 

OUÉTÈS 

Lt  nous  palperons  l'or,  le  bon  or  de  la  Perse. 

CYDIAS 

L'or,  c'est  la  vertu  même  et  le  premier  des  biens. 

OUÉTÈS 

Cet  Hsope,  ce  fou!  qui  nous  appelait  :  chiens! 
El  nous  traitait  déjà  comme  des  bêtes  mortes. 
Fort  bien.  Mais  nous  allons  voir. 

(Apercevant  le  Roi,  Orétès  et  Cydias  se  retirent  à 
l'écart,  dans  un  coin  de  la  scène. — Entrent  Crésus, 
Hhodope  et  Esope,  couvert  d'un  très  riche  ■inanteau, 
suivis  de  loin  par  Ceyx,  qui  demeure  au  fond  du 
théâtre.) 


SCENE   DIXIEME 


ORÉTÉS,  CYDIAS,  CRÉSUS,  RHODOPE,   ESOPE,  CEYX, 

LICHAS,    puis    DES    LYDIENS,   SEIGNEURS,    CITOYENS,     FEM.MES, 
VIEILLARDS,  ENFANTS. 

CRÉSUS,  à  Ceyx. 

Fais  ouvrir  les  portes 
De  ce  palais,  où  la  Force  et  moi,  nous  régnons. 
Et  que  tout  citoyen  puisse  entrer. 

{Entrent  les  Lydiens). 

Compagnons, 
0  vous  que  j'ai  guidés  vers  les  belles  victoires 
Et  qui  m'avez  conquis  tous  mes  grands  territoires, 
Et  toi  de  qui  je  fus  le  fidèle  gardien, 
0  peuple  industrieux  du  pays  Lydien, 
Vous,  forgerons  de  l'or  qui  se  métamorphose, 
Et  vous,  savants  tisseurs  des  étoffes  de  rose. 


ÉSOPE  43 

Vous  vivez  en  repos,  sous  mon  règne  absolu. 

Ecoutez  maintenant  ce  que  j'ai  résolu. 

Un  homme  s'est  trouvé  qui,  né  dans  la  Phrygie 

A  reçu  des  dieux  la  sagesse  et  Ténergie. 

Combattant  la  misère,  abattant  le  gibet, 

Il  a  sauvé  l'État,  qui  déjà  succombait. 

Je  lui  donne  pouvoir  sur  toutes  les  provinces, 

Il  dominera  les  gouverneurs  et  les  princes. 

Vous  le  voyez  vêtu  de  pourpre  comme  moi, 

Et  je  me  suis  dit  son  obligé,  moi,  le  Roi  ! 

[Montrant  Esope). 
C'est  Ésope.  Il  était  caché  dans  l'ombre  noire. 
Mais  je  l'ai  mis  dans  la  lumière  et  dans  la  gloire. 
Je  veux  l'asseoir  sous  les  victorieux  piliers 
Du  trône,  près  de  mes  grands  lions  familiers, 
Et  plus  tard,  j'ai  tant  de  royaumes!  — qui  sait?  même 
Attacher  sur  son  front  loyal  un  diadème  ! 
Car,  voulant  choisir  un  héros,  j'ai  réussi. 
Donc,  son  nom  vénéré  doit  resplendir,  et  si 
Quelqu'un  se  souvenait,  dans  un  jour  de  folie. 
De  ce  que  fut  Ésope  autrefois,  qu'il  l'oublie  ! 

ÉSOPE,  s' agenouillant  aux  pieds  de  Crésus  qui, 
d'un  geste  ami,  le  relève. 

0  mon  Roi  ! 

ouÉTÈs,  s'avanrantj  à  Crésus. 

Je  suis  la  poussière  que  le  vent, 
Avec  sa  fraîche  haleine,  éparpille  devant 
Tes  pieds  divins.  Pourtant,  comme  c'est  mon  envie, 
Js  le  parlerai,  fùt-co  aux  dépens  de  ma  vie. 
Un  monstre  est  le  jouet  de  ses  lâches  amours. 
Et  comme  Esope  était  esclave,  il  l'est  toujours. 
Oui,  chacun  l'a  pu  voir  esclave  en  celte  ville, 
El  rien  n'est  transformé  dans  son  âme  servile. 

{A  Ésope). 
Esope,  c'est  en  vain  que  lu  dissimulas. 

ciiiîsus,  à  Oràtès. 

Quoi!  C'est  toi  que  j'entends,  Orétès?  Es-tu  las 
De  vivre? 


44  ÉSOPE 

OliÉTÈS 

Ayant  au  loin  pourchassé  des  fantômes, 
Après  avoir  si  vite  exploré  tes  royaumes, 
Ésope  refusa  de  vivre  en  ce  palais, 
Près  de  toi,  souviens-t'en,  comme  tu  le  voulais, 
Tu  le  sais,  il  habite  assez  loin  de  la  ville. 
Dans  un  lieu  très  désert,  une  maison  tranquille. 
Et  là,  seul,  frémissant,  et  par  l'ombre  voilé. 
Quand  resplendit  la  nuit  dans  l'azur  étoile, 
Il  veille  I 

CYDIAS 

Ésope  est  un  madré  voleur.  Il  triche. 
Aux  dépens  du  trésor  il  est  devenu  riche. 
L'or  que  tu  lui  donnas,  en  tes  vaines  terreurs, 
Pour  aller  soulager  au  loin  les  laboureurs, 
Il  l'a  volé,  gardé  pour  lui,  rais  dans  un  cofîre. 
Il  l'aime,  il  le  caresse,  il  le  couve,  il  se  l'offre. 
Et,  fier  de  son  éclat  si  farouche  et  si  beau. 
Les  nuits,  à  la  lueur  tremblante  d'un  flambeau, 
Il  y  plonge  ses  mains  d'esclave,  triomphantes. 

or.ÉTÈs 

Hier,  nos  serviteurs  l'ont  pu  voir  par  les  fentes 
De  sa  porte,  y  plongeant  son  visage  et  ses  bras. 
Dis  qu'on  aille  chercher  le  coffre,  et  tu  verras 
Alors,  si  nous  avons  menti. 

CYDI.\S 

Dis  qu'on  apporte 
Le  coffre  !  —  On  la  vu  par  les  fentes  de  la  porte. 
Quoi  !  n'est-ce  rien,  mentir,  voler,  trahir  son  Roi  ! 
Et  voilà  ce  qu'a  fait  ce  grand  homme  ! 

GRÉsus,  à  Ésope,  avec  une  profonde  tristesse. 

0  Dieux  !  toi, 
Ésope  ! 

(A  Ceyx  et  à  Lichas). 
Mais  déjà  la  nuit  tombe  et  dévore 
Le  jour.  Dès  que  naîtra  demain,  l'ardente  aurore, 


ÉSOPE  45 

Ceyx  et  toi  Lichas,  tous  les  deux,  vous  irez 
Chez  lui  chercher  le  coffre,  et  vous  l'apporterez 
Ici. 

{A  Esope). 
Tu  resteras  prisonnier,  jusqu'à  l'heure 
Venue,  en  ce  palais.  Ah  !  ma  loyauté  pleure, 
Et  pourtant  j'avais  cru  ton  cœur  digne  du  mien. 
Que  me  diras-tu  pour  te  justifier  ? 

ÉSOPE 

Rien. 
Que  pourrais-je  dire?  Un  esclave  est-il  un  homme? 
Il  est  moins  qu'un  chien,  moins  qu'une  bête  de  somme. 
Est-il  né  d'une  femme  et  nourri  de  son  lait? 
Non  pas.  Il  est  né  dans  la  fange,  puisqu'il  est 
Esclave.  0  citoyens,  se  peut-il  qu'il  se  lave 
D'une  accusation?  Non  pas.  Il  est  esclave. 
On  a  commis  un  crime,  un  vol?  Deuil  éternel! 
C'est  lui  le  voleur  et  le  pâle  criminel, 
Et  tout  crapaud  vil  peut  le  salir  de  sa  bave. 
Il  ment,  il  fraude,  il  n'est  pas  homme.  Il  est  esclave. 
Qu'il  soit  courageux,  fier,  et  d'un  esprit  subtil. 
Et  vaillant  devant  tous  les  dangers.  Qu'importe  ?  Il 
Est  esclave.  Et  pourtant,  ô  profondeurs  sacrées, 
II  vous  voit,  gouffre  obscur  des  voûtes  azurées  ! 

CliÉSUS 

Donc,  tu  n'as  rien  à  dire.  Et  j'avais  fait  de  toi 
Hélas  !  le  premier  du  royaume  après  le  Roi. 
Je  t'avais  confié  tous  mes  trésors  et  toute 
Ma  puissance,  et  tout  mon  espoir. 

KSOPK 

A  tort,  sans  doute, 
Puisqu'on  a  pu  devant  toi,  d'un  cu'ur  affermi, 
Outrager  celui  dont  lu  faisais  ton  ami. 
0  Roi,  tu  vantais  ma  sagesse  et  mon  génie, 
Et  me  voilà  tombé  dans  cette  ignominie. 

(Aux  Lydiens). 
Pourtant,  quand  je  .subis  le  céleste  courroux, 
0  Lydiens  !  s'il  en  est  un  seul  parmi  vous 


40  É  s  0  p  k 

Qui,  voyant  ce  que  la  misère  nous  enseigne, 
Veuille  prendre  en  pitié  mon  triste  cœur  qui  saigne, 
Et  me  tendre  la  main,  dans  mon  abjection, 
Il  fera,  je  le  jure,  une  bonne  action. 

{Tous  les  seigneurs  et  les  citoyens  s'éloignent,  évitant 
lesregards  d'Ésope,  et  lui  refusant  leurs  mains). 

cuÉsus,  h  Esope. 
0  comble  de  malheur  !  Tu  n'as  ému  personne. 
C'en  est  fait.  Chacun  te  renie  et  t'abandonne. 
Tu  le  vois,  tous  te  croient  coupable. 

RHODOPE,  allant  à  Esope  et  lui  prenant  les  mains. 

Excepté  moi  ! 
Certes,,     toucherai  sa  main  fidèle. 

(A  Crésus). 

0  Roi, 
Moi  qui  suis  devant  toi  comme  le  frêle  arbuste, 
Je  te  dis,  maintenant,  que  cet  homme  est  un  juste  ! 

ÉSOPE,  à  Rhodope 
0  Rhodope,  est-ce  que,  du  jour  où  je  suis  né, 
Les  dieux  ne  m'avaient  pas,  d'avance,  condamné? 
Ma  farouche  laideur,  affreusement  vivante, 
Excite  le  rire,  ou  fait  naître  l'épouvante; 
Mon  aspect  fait  fuir  la  riante  illusion, 
Et  d'avance  marqué  pour  la  dérision. 
Dans  la  source  où  nous  tous,  les  mortels,  nous  puisâmes, 
Je  n'ai  trouvé  qu'un  noir  limon. 

KHODOPE 

Je  vois  les  âmes  ! 
{Regardant  Orétès  et  Cydias). 
Oui,  je  vois  ici  des  seigneurs  jeunes  et  beaux 
Dont  l'âme,  proie  immonde,  offerte  aux  noirs  corbeaux, 
Qui  dès  le  crépuscule  en  feront  leur  pâture, 
N'est  qu'une  pestilence  et  qu'une  pourriture. 
Mais  toi,  lutteur  plein  de  bravoure,  exempt  de  lîel. 
Toi  que  regardent  les  étoiles  dans  le  ciel 
Et  que  poursuit  la  haine,  atroce  meurtrière. 
Ton  âme,  Esope,  est  comme  une  vierge  guerrière 


ÉSOPE  47 

Qui,  de  ses  yeux  d'azur,  regardant  les  cieux  clairs, 
Tient  dans  sa  main  la  chaste  épée  aux  fiers  éclairs. 
Tu  songes  à  nos  maux,  pendant  la  nuit  obscure, 
Et  comme  un  rayon  dans  la  source  toujours  pure. 
La  sainte  vérité  dans  tes  yeux  resplendit. 
Voilà  ce  que  je  vois. 

{Rhodope  sort,  en  jetant  à  Esope  un  regard  d'encoura- 
gement  et  de  consolation). 

GRÉsus,  à  Ceyx  et  à  Lichas. 
Faites  ce  que  j'ai  dit. 


ACTE    TROISIÈME 


Au    lever    du    rideau,    b'   Roi   est  assis,    immobile,  et    songe 
profondément. 


SCENE     PREMIERE 


CRESUS 


Donc,  celui  que  j'aimais  déchire 
Mon  cœur  en  son  délire  ! 
Car  le  Roi  resplendit  comme  un  astre  de  feu, 
Mais  en  tenant  le  sceptre  honoré  des  cieux  même 

Le  Roi  n'a  personne  qui  l'aime. 
Il  est  seul  et  terrible  et  triste  comme  un  dieu. 


Le  Roi  jette  au  loin  l'épouvante, 
La  Gloire  est  sa  servante. 
Il  ne  prend  nul  souci  de  ce  qui  dure  peu. 
Mais,  enivré  du  vin  triomphal  et  suprême, 

Le  Roi  n'a  personne  qui  l'aime. 
Il  est  seul  et  terrible  et  triste  comme  un  dieu. 


ÉSOPE  49 

Vous  qui  brillez  sur  les  campagnes, 
Vous  êtes  ses  compagnes 
Et  vous  le  contemplez,  étoiles  du  ciel  bleu. 
Quand  vers  lui  vient  la  Mort,  silencieuse  et  blême, 

Le  Roi  n'a  personne  qui  l'aime. 
Il  est  seul  et  terrible  et  triste  comme  un  dieu. 

[Entre  Rhodope,  qui  s'avance  avec  empressement 
vers  le  Roi). 


SCENE    DEUXIEME 


CRÉSUS,  RHODOPE,  puis  SOPHION 

CRÉSUS 

Ah  !  c'est  toi!  Je  te  vois  enfin,  rose  fleurie. 
Et  je  sens  aussitôt  ma  tristesse  guérie. 
Ma  Rhodope,  j'ai  cru  que  tu  me  fuyais  ! 

RHODOPE 

Moi! 
Non  pas.  Mais  je  pleurais  sur  ton  esclave. 

{Entre  Sophion.) 

sopniON,  à  Crésus. 

Roi, 
Nous  venons  d'arrêter  un  espion,  un  Perse, 
Fomentant  parmi  nous  la  trahison  perverse. 
Il  semble  que  sa  main  puise  dans  un  trésor  ; 
Moi-même,  je  l'ai  vu  distribuer  de  l'or. 
Tout  d'abord,  il  avait  dessiné  de  lidèles 
Images  de  nos  monts  et  de  nos  citadelles. 
Car  il  errait  sous  nos  murailles,  dès  hier. 
Et  d'ailleurs,  il  n'a  rien  nié,  car  il  est  lier 


oO  1  ;  s  n  i>  !■: 

Et  ne  désire  pas  que  lo  Itoi  lui  pardonne. 

(Tirant  dos  tablettes  de  son  sein). 
On  a  trouvé  sur  lui  ces  tablettes. 

CRlisUS 

Ah  !  donne- 
Les. 

{Sophion  donne  les  tablettes  au  Roi  qui  les  lit  avec 
une  violente  émotion). 
(A  Rhodope.) 
Oh  1  je  vois  cela  de  mes  yeux  !  Qui,  mes  deux 
Ministres,  Cydias,  Orétès  I  —  cœurs  hideux  I 
Cœurs  vils!  Oui,  comme  des  marchands  font  leur  commerce 
Us  ont  vendu  ma  chair  et  mon  sang  à  la  Perse, 
Et  pour  m'avoir  livré,  moi  !  ces  bouchers  sanglants, 
Vont  recevoir  chacun  —  c'est  écrit  —  dix  talents  ! 

{Mo7itrant  de  nouveau  les  tablettes]. 

C'est  là!  —  Mais  je  ferai  dévorer  leurs  mains  viles 
Par  les  chiens  vagabonds  qui  passent  dans  mes  villes  ! 

RHODOPE 

Ainsi,  les  voilà  pris  dans  leurs  complots  honteux. 
Qui  donc  calomniait  Ésope  ?  Ce  sont  eux, 
Ces  tigres  affublés  d'une  ligure  humaine  ! 
Mais,  Roi,  tu  vois  bien  qu'il  est  innocent  1 

GRÉsus,  à  Sophion. 

Amène 
L'homme. 

{Sophion  sort). 

0  destin  farouche!  0  douloureux  ennuis! 

[Sophion  rentre,   amenant  Saroulkha.   D'un  geste, 
Crésus  ordonne  à  Sophion  de  sortie-). 


ÉSOPE  51 


SCÈNE    TROISIÈME 

CRÉSUS,  RHODOPE,  SARODLKHA. 

cRÉsus,  à  Saroulkha. 
Quel  est  ton  nom? 

SAROULKUA 

Roi,  je  n'ai  pas  de  nona.  Je  suis 
L'espion.  Oui,  bientôt  la  foule  inoccupée 
Pourra  sur  quelque  mur  voir  ma  tête  coupée 
Et  bientôt  les  corbeaux  qui  volent  dans  les  cicux 
Dévoreront  ma  bouche  et  mangeront  mes  yeux. 
Donc,  je  n'ai  plus  besoin  de  porter  un  nom  d'homme. 
Pour  toi,  je  suis  Embûche  et  Ruse,  et  je  me  nomme 
L'espion.  Cydias  sait  pourquoi  je  venais. 
Tout  est  dit. 

CRÉSUS 

Attends  donc,  mais  je  te  reconnais. 
Ton  nom  est  Saroulkha.  Lorsque  je  vins  naguère 
En  ami,  voir  le  roi  Cyrus,  avant  la  guerre, 
11  n'était  question  que  de  toi  dans  sa  cour. 
Ton  renom  de  héros  grandissait  chaque  jour. 
On  avait  pu  te  voir,  dans  les  plaines  du  Xante, 
Insultant  le  danger  d'une  voix  méprisante. 
Combattre  sans  faiblir,  une  blessure  au  liane. 
Jusqu'au  soir,  tout  couvert  de  poussière  et  de  sang. 
Une  invisible  foudre,  à  frapper  occupée, 
Suivait  les  aveuglants  éclairs  de  ton  épée. 
Surgissant  tout  à  coup  sur  des  corps  entassés. 
Tu  ne  disais  jamais  au  combat  :  c'est  assez  ! 
Frappant  sur  l'ennemi  de  tes  mains  toujours  sûres, 
Tout  poudreux,  tu  riais  au  massacre,  aux  blessures. 
Choisissant  le  chemin  par  les  traits  obscurci, 
Terrible  ;  et  maintenant  je  te  retrouve  ici. 
Déguisé,  remuant  de  l'or  pour  le  répandre 
Dans  le  hideux  bourbier  des  cœurs  qui  sont  à  vendre! 
Et  ce  vil  espion,  ce  corrupteur,  c'est  toi! 


E  S  ù  p  J-: 

SAUOULKHA 


C'est  moi,  roi  Crésus,  mais  j'obéis  à  mon  Roi  ! 
Il  est  le  maître,  il  est  le  Roi  des  Rois,  la  gloire 
Des  cieux,  et  le  brillant  vainqueur  de  la  nuit  noire. 
Ce  qu'il  veut  est  bien,  puis([u'il  le  veut  ;  et  quand  il 
A  parlé,  rien  pour  son  servire,  n'est  plus  vil. 
Je  ne  suis  rien  que  boue  et  que  terre  fragile  : 
A  son  gré,  de  ses  doigts,  il  pétrit  cette  argile, 
Moi  qui  criais  mon  nom,  de  la  Peur  détesté, 
Si  je  l'ai  caché,  c'est  lorsque  sa  Majesté 
L'ordonnait.  J'ai  marché  sous  une  porte  basse, 
Mais  je  lève  à  présent  mon  front. 


Je  te  fais  grâce. 
Va-t-en  dire  à  Cyrus  que  je  savais  ton  nom 
Et  que  j'ai  dédaigné  de  te  punir. 

SAROULKHA,  SUppUaUt. 

Oh! non! 
Fais  que  mon  sang  versé  de  lumière  s'enivre 
Et  ne  m'inflige  pas  cette  honte  de  vivre  ! 
Oh!  non,  pas  cela.  Vois  la  rougeur  de  mon  front. 
Par  grâce  ! 

RHODOPE,  à  Crésus. 

Tu  lui  dois  épargner  cet  affront, 
C'est  un  guerrier.  Loin  qu'il  se  soit  enfui  loin  d'elle, 
La  mort  fut  de  tout  temps  sa  compagne  fidèle 
Que  sous  le  clair  soleil  il  voulut  épouser; 
11  a  droit  maintenant  à  son  rouge  baiser. 
Oh!  que  mêlant  ainsi  les  pourpres  de  leurs  bouches 
La  Mort  vienne  et  l'endorme  entre  ses  bras  farouches! 

sAROULKnA,  à  Crésus. 
Et  qu'à  jamais  ton  nom  divin  puisse  fleurir! 


ÉSOPE  33 

BHODOPE 

Pardonne  ! 

SAROULKHA 

Exauce-moi! 

CRÉSUS 

Bien,  soldat.  Va  mourir. 

[Saroulkha  tovibe  aux  pieds  du  Roi  qu'il  remercie  par 
un  geste  ardent  de  reconnaissance,  et  sort.  —  Entre 
Sophion) . 


SCÈNE     QUATRIÈME 

GRÉSUS,  RHODOPE,  SOPHION,  puis  CYDIAS,    ORÉTÈS, 
GEYX,  LIGHAS,  seigneurs  et  citoyens  lydiens. 

CRÉSUS,  à  Sophion. 
Sopliion,  fais  ouvrir  les  portes.  Qu'à  cette  heure 
Quiconque  voudra  puisse  entrer  dans  ma  demeure, 
[Sophion  sort.  Presque  aussitôt  entrent  la  Cour  et  de 
nombreux  Lydiens,  hommes,  femmes  et  enfants). 

[Aux  Lydiens). 
Soyez  les  bienvenus,  compagnons. 

ORÉTÈS,  à  Crèsus. 

Que  les  Dieux 
Te  gardent  ! 

CYDIAS 

Que  ton  règne,  à  jamais  radieux. 
De  triomphe  et  d'orgueil  divin  ss  rassasie  ! 

ORÉTÈS 

La  Grèce  te  fournit  des  alliés. 

CYDIAS 

L'Asie, 
0  Roi,  t'adore,  tout  entière  à  tes  genoux. 

ORÉTÈS 

Ta  gloire  est  un  soleil  en  flamme. 


54  K  s  0  P  F. 

CRÉSUS 

ïaisez-vci:s 
Encore  un  moment.  Si  le  silence  vous  pèse, 
^  DUS  pourrez  me  parler  tout  à  l'heure  à  votre  aise. 

{Entrent,  précédés  par  Sophiun,  Ceyx  et   Lichas  ap- 
portant le  col'fre  d'Esope  qu'ils  posent  à  terre). 

sopHioN,  à  Crésus. 
Voici  le  coffre. 

CEYX,  à  Lichas. 
Eh  bien  I  s'il  contient  en  efl'et 
Des  tas  d'or,  — 

LIGUAS,  à  Ceyx. 
Il  est  fort  léger. 

CEYX,  à  Lichas. 
Oui. 

LICHAS,  à  Ceyx. 

Tout  à  fait. 

CEYX,  à  Lichas, 
Je  crois  plutôt  que  dans  ses  flancs  il  enveloppe  — 

LICHAS,  à   Ceyx. 
De  riches  diamants  ! 

CEYX,  à  Liclias. 
Oui. 
CRÉSUS,  àSophion. 

Fais  venir  Ésope. 

[Sophion  sort  et  rentre  aussitôt  amenant  Ésope.  L'es- 
clave est  triste  et  résigné,  mais  sans  abaissement. 
Il  est  vêtu  de  la  même  tunique  simple  qu'il  portait 
à  Vacte  précédent,  mais  il  n'a  plus  le  riche  manteau 
éclatant  de  broderies  qui  le  couvrait.  Tous  les  eux 
s'attachent  sur  lui  avec  une  fixité  curieuse  et  hostile). 


ESOPE  OD 


SCÈNE   CINQUIEME 

CRÉSL'S,  RHODOPE,  SOPHION,  CYDIAS,  ORÉTÈS,  GEYX, 
LIGHAS,    SEIGNEURS  et  citoyens  lydiens,  Ésope. 

GRiisus,  à  Ésope. 
Te  voîlà  regardé  par  tous  ces  yeux  ardents, 
Esope! 

{Lui  montrant  le  coffre.) 
Le  secret  terrible  est  là-dedans. 
Mais  écoute  :  veux-tu  savoir  ce  que  je  t'offre? 
On  dit  que  tout  mon  or  entassé  dans  ce  cofTre 
T'accusera.  S'il  en  est  ainsi,  je  ne  veux 
Pas  le  savoir.  Donc,  pas  d'inutiles  aveux 
Et  si  tu  m'as  trahi,  puisque  je  t'aime  encore. 
Moi,  ton  maître,  je  veux  l'ignorer,  je  l'ignore; 
Car  je  n'accable  pas  ceux  que  j'ai  pu  chérir. 
On  va  donc  emporter  le  coffre  et,  sans  l'ouvrir, 
Esope,  on  le  noiera  dans  les  flots  du  Pactole. 
Donc,  si  tu  fis  de  l'or  dérobé  ton  idole, 
Ce  mystère  jamais  ne  peut  être  éclairci. 
Ma  clémence,  dis-moi,  te  convient-elle  ainsi? 

Ésope,  avec  une  résignation  amère. 
Oui,  si  tu  le  veux.  Parle.  Ordonne  à  ton  esclave. 
Je  cède  sans  révolte  à  mon  sort  qui  s'aggrave. 
Car  je  te  dois  ma  vie  et  je  te  dois,  seigneur. 
Même  ce  que  je  n'ose  appeler  :  mon  honneur. 
Accusé  devant  toi,  je  n'ai  pas  le  droit  d'être 
Justifié.  Ton  dur  soupçon,  mon  noble  maître, 
M'a  déjà  retranché  d'entre  les  innocents. 
Fais  porter  le  collre  au  Pactole,  j'y  consens. 

RHODOPE,  s' avançant  avec  un  geste  impérieux.  A  Esope. 
Pas  moi.  Je  t'ai  connu,  je  fus  ton  alliée 
Jadis,  quand  j'étais  une  esclave  humiliée, 
Proie  ofTerte  au  grand  air,  au  soleil,  à  l'alïront. 
Alors  que  je  portais  des  fardeaux  sur  mon  front. 
Un  étal  n'est  pas  vil,  quand  tu  le  glorifies, 


50  K  s  0  P  K 

Et  c'est  pourquoi  je  veux  que  tu  te  justifies! 
Je  le  veux.  On  verra  que  tu  dédaignes  l'or, 
Toi,  le  pauvre  homme,  et  qu'il  peut  exister  encor 
Quelque  chose  de  pur^  de  sublime  et  de  brave, 
L'héroïque  vertu  dans  une  âme  d'esclave  ! 
Ah!  Tu  te  débattais  dans  un  complot  hideux, 
Frère,  mais  ici,  les  esclaves  c'est  nous  deux, 
Et  c'est  pourquoi  je  veux  te  défendre,  et  la  boue 
Que  l'on  jette  sur  toi  rejaillit  sur  ma  joue  ! 
Patience.  On  est  sur  la  trace  des  larrons. 
Ceyx,  Lichas,  ouvrez  le  coiïre,  et  nous  verrons 
Tout  ce  qu'il  contient,  car  c'est  l'épreuve  suprême! 
Incertains,  Ceyx  et  Lichas  tournent  vers  Crésus  leurs 
regards  interrogateurs) . 

GKÉsus,  à  Ceyx  et  à   Lichas 
Oui,  faites. 

ÉSOPE,  aux  Lydiens. 
Et  je  vais  vous  le  montrer  moi-même  ! 

{Au  milieud'un  silence  plein  d'anxiété,  Ceyx  et  Lichas 
délient  les  nœuds  compliqués  qui  ferment  le  coffre. 
Lorsqu'il  est  enfin  ouvert  ils  montrent,  en  même 
temps  qu'Esope  les  touche  parfois  et  les  nomme,  les 
objets  qui  y  soiit  contenus.) 

Ces  haillons  noirs,  lavés  par  l'eau  du  ciel,  brûlés 
Par  les  soleils,  avec  leurs  crins  échevelés, 
Ces  chaussures  de  poil  et  cette  peau  de  chèvre. 
Comme  le  faune,  ayant  une  flûte  à  sa  lèvre, 
En  porte  une  sur  sa  poitrine,  dans  les  bois, 
Poursuivi  par  les  cris  d'une  meute  aux  abois  ; 
Ces  guenilles  que  l'eau  du  ciel  tourmente  et  lave. 
Regardez-les  !  ce  sont  mes  vêtements  d'esclave  ! 
Enfin,  voilà  les  fers  qui  m'ont  meurtri,  les  fers 
Dont  la  sinistre  voix  parle  des  maux  soufferts. 
A  présent,  je  suis  libre  et  joyeux  sous  les  chênes  : 
Mais  j'ai  subi  ces  fers  et  j'ai  porté  ces  chaînes. 
Oh  !  tout  mon  dur  passé  que  la  douleur  voila. 
Mes  fers,  mes  vêtements  d'esclave,  les  voilà! 
Et  ce  lac  de  lumière  où  passe  le  ciel  ivre, 
Lydiens,  regardez,  c'est  un  miroir  de  cuivre. 


ESOPE 

(.4  Crésus). 
0  Roi,  lorsque  rentré  le  soir  dans  ma  maison 
Sentant  la  flatterie  égarer  ma  raison, 
Je  rêve,  tourmenté  par  des  vapeurs  étranges, 
Pour  avoir  longtemps  bu  le  poison  des  louanges, 
Seul,  je  dépouille  alors,  pour  n'être  plus  troublé 
La  pourpre  et  les  joyaux  dont  tu  m'as  affublé, 
Et  je  revêts,  pour  qu'ils  me  rendent  l'énergie. 
Ces  haillons  vils  que  j'ai  raoportés  de  Phrygie. 
Alors,  disgracieux,  hideux,  horrible  à  voir, 
Je  me  regarde  au  cuivre  étonné  du  miroir, 
Et  je  dis  :  Favori  du  Roi  que  nul  ne  brave, 
C'est  toi  ce  gueux  sinistre  et  c'est  toi  cet  esclave. 
Adoré  dans  le  faste  et  l'éblouissement, 
Sache  bien  que  ta  pourpre  est  un  déguisement. 
Oui,  me  regardant  au  miroir  brillant  et  sombre, 
C'est  ainsi  que  je  parle  à  mon  reflet  dans  l'ombre. 
Souviens-toi  que  tu  fus  triste,  seul,  opprimé, 
Traînant  ainsi  qu'un  loup  ta  maigreur,  affamé. 
Las,  sordide,  oublié  par  les  Dieux  secourables, 
Et  tâche  d'être  bon  pour  tous  les  misérables! 

cHÉsus,  à  Cydias  et  à  Orétès. 
Qu'on  dites-vous  ? 

ÉSOPE,  à  Crc'sus. 

0  roi,  dans  ta  puissante  main, 
Tu  m'avais  pris.  J'ai  dû  rester  fidèle,  humain. 
Doux  pour  les  petits,  et  je  veux,  quoique  je  fasse. 
Que  la  Vérité  m'aide  et  me  regarde  en  face  ! 

{S' agenouillant  aux  pieds  de  Crésus). 
Voilà  mes  crimes. 

cRHsus,  à  Esope,  le  relevant. 

Ah  !  pardonne  à  ton  Roi  !  Mais 
Tout  n'est  pas  lini.  Dieux?  Qui  l'eût  pensé  jamais 

{Aux  Lydiens). 
Peuple,  tu  frémiras.  Ce  que  tu  vas  entendre 
Est  sombre.  11  s'est  trouvé  deux  traîtres  pour  te  vendre 
Ainsi  rpTun  vil  bétail,  et  de  même  que  toi. 


>> 


58  ÉSOPE 

Ils  ont  livré  la  chair  et  le  sang  de  Ion  Roi, 
Deux  hommes  ont  vendu  la  Lydie  et  moi-même 
A  la  Perse. 

[Regardayit  Orêtès  en  face). 

Orétès,  menteur  à  face  blême. 
C'est  toi.  C'est  aussi  toi,  Cydias,  qui  pâlis  ! 
Oui,  la  terreur  est  là  sur  vos  fronts  avilis; 
Le  crime  est  écrit  sur  vos  faces  violettes. 

ORÉTÉs,  balbutiant. 
Mensonge  ! 

r.YDiAs,  de  môme. 
Calomnie  ! 

CRÉsus,  montrant  les  tablettes  que  SopJiion  lui  a 
remises. 

Et  voici  vos  tablettes. 
Les  reconnaissez- vous  ?  Malheureux,  c'est  écrit 
De  votre  main.  Car  vous  aviez  perdu  l'esprit. 
Dans  notre  sang,  par  vous  promis,  votre  pied  glisse, 
Bandits,  marqués  déjà  par  l'ongle  du  supplice  ! 

{A  Esope). 
Ésope,  c'est  toi,  cœur  sans  fiel  et  sans  remord. 
Qui  diras  comment  ils  doivent  mourir. 

ÉSOPE 

La  mort 
Poursuit  d'un  pas  égal  ses  redoutables  tâches 
Et,  juste  en  son  dégoût^  ne  veut  pas  de  ces  lâches. 

CRÉsus 

Oui,  tu  dis  bien.  Que  sous  les  grands  cieux infinis 
Ils  s'en  aillent,  hideux,  vils^  tremblants,  impunis  ! 
Que  le  vieillard,  pensif  et  doux,  chargé  d'années 
Les  écarte,  en  passant  de  ses  mains  décharnées! 
Que  l'enfant,  baissant  vers  la  terre  ses  doux  yeux, 
Les  regarde  avec  un  effroi  mystérieux. 
Vrai  sage,  puisque  c'est  cela  que  tu  décides. 
Que  l'onde  et  que  le  vent  les  nomment:  Parricides! 
Que  le  soleil,  par  qui  les  hommes  sont  nourris. 


É  S  (  »  P  E  o9 

Les  brûle,  comme  s'ils  étaient  déjà  pourris  ! 
Qu'ils  sentent,  sous  leur  chair  déchirée  et  meurtrie, 
Se  soulever  le  sol  en  feu  de  la  patrie  ! 
Qu'ils  s'en  aillent,  livrés  à  des  regrets  affreux 
Entendant  comme  un  pas  menaçant  derrière  eux! 
Chassés  par  la  caverne  et  par  le  hallier  sombre 
Qu'ils  ne  puissent,  tremblants,  se  reposer  dans  l'ombre 
Du  chemin,  devant  la  maison  du  paysan 
Et  qu'ils  errent,  sacrés  pour  tous! 

[A  Cydias  et  à  Qrétès). 

Allez-vous  en  ! 

{Les  deux  traîtres,  baissant  la  tête,  se  retirent,  reniés 
et  abandonnés  par  tous,  au  milieu  d'un  profond  si- 
lence. Puis,  sur  un  signe  du  Roi,  tous  les  Lydiens 
se  retirent.  Crésus  reste  seul  avec  Rhodope  et 
Ésope.) 


SCENE    SIXIÈME 


CRÉSUS,  RHODOPE,  ÉSOPE. 

ÉSOPE,  à  Crésus. 

Pour  la  dernière  fois,  souffre  ma  voix  hardie. 
C'en  est  fait,  je  te  quitte  enfin,  roi  de  Lydie, 
Car,  n'est-ce  pas? j'ai  bien  gagné  ma  liberté. 
Dans  un  fauve  désert,  par  la  roche  abrité, 
Je  marcherai  buvant  l'eau  des  froides  citernes 
Et  me  reposant,  pour  dormir,  dans  les  cavernes. 
Je  trouverai,  suivant  toujours  d'âpres  chemins 
Quelque  mont  chevelu,  vierge  de  pas  humains. 
Où,  la  griffe  en  éveil,  les  bêtes  régnent  seules 
Et  tiennent  une  chair  sanglante  dans  leurs  gueules. 
J'y  serai  caressé  par  la  ronce  et  le  houx; 


HO  ÉSOTE 

J'ai  vu  les  gens  de  cour  et  j'aime  mieux  les  loups. 
J'ai  senti  sur  mon  dos  leurs  j^rilTes  de  chimère  ; 
Ils  m'ont  flatté,  j'en  sens  encor  ma  bouche  amère 
Et  je  veux  quitter  leur  vague  chant  murmurant 
Pour  le  rugissement  sauvage  du  torrent. 
Adieu. 

CRÉSUS. 

Non,  tu  ne  peux  me  quitter.  Vois.  L'orage 
Est  passé.  Ta  voix  est  ma  force  et  mon  courage. 
Que  les  courtisans  soient  à  des  tigres  pareils, 
Je  le  veux  bien.  Mais  j'ai  besoin  de  tes  conseils. 
Reste  avec  moi.  Devant  la  foule  épouvantée, 
Je  rendrai  son  orgueil  à  ta  pourpre  insultée. 
Oui,  tu  pourras,  gardant  ta  place  jusqu'au  bout, 
l'asseoir  à  mes  pieds,  quand  les  rois  seront  debout. 
Je  te  fais  l'égal  des  plus  grands.  Je  te  délivre. 
Tout  ce  que  tu  voudras  entin  pour  ne  pas  vivre 
Au  désert,  à  côté  de  la  ronce  et  du  loup, 
Je  te  le  donnerai. 

RHODOPE,  à  Crèsus. 

Tu  t'avances  beaucoup. 
Roi,  car  tout  ce  que  veut  Ésope,  c'est  moi-même  I 
Il  m'aime,  il  m'a  toujours  aimée. 

CBÉSUS 


Ah  I  tu  l'aimes  ! 


RHODOPE 


CRESUS 


RHODOPE 


Et  toi? 

Je  l'aime! 


Oui. 


Qu'il  tremble  donc  ! 

RHODOPE 

Non.  La  mort. 
Ne  saurait  eflrayer  l'esclave  sans  remord. 
Il  a  depuis  longtemps  affronté  cette  chienne. 


ÉSOPE  61 

Donc,  s'il  te  plait  ainsi,  prends  sa  vie  et  la  mienne 
Et  l'heure  de  mourir  sera  douce  pour  nous. 

GRÉsas,  avec  une  sourde  colère. 
C'est  bien. 

ÉSOPE,  à  Crésus. 
Laisse  moi  lui  répondre 
[ff agenouillant  devant  le  Roi). 

A  tes  genoux. 

{A  Rhodope). 

Rhodope,  tu  n'as  pas  su  lire  dans  ton  âme 

Le  zèle  qui,  pour  moi,  te  courrouce  et  t'enflamme 

Et  qui  s'éveillait  pour  l'esclave  châtié 

N'était  pas  de  l'amour,  c'était  de  la  pitié. 

Mon  visage  où  le  ciel  a  marqué  sa  colère, 

C'est  ton  illusion  divine  qui  l'éclairé. 

Si  nous  partions  d'ici  librement  tous  les  deux, 

Un  jour,  tu  me  verrais  tel  que  je  suis,  hideux. 

Fait  pour  être  caché  dans  l'obscurité  noire, 

Et  ce  que  ta  fierté  d'esclave  n'a  pu  croire, 

Le  maître  glorieux  qui  tend  vers  toi  ses  bras, 

Tu  l'aimes,  ou  plutôt  libre  tu  l'aimeras. 

En  voyant  sa  grandeur  à  tes  pieds  asservie. 

Si  vraiment  tu  pensas  un  jour,  ô  chère  vie. 

Que  je  t'appartiendrais  comme  un  fauve  dompté, 

Obéis  moi,  Rhodope,  et  fais  ma  volonté. 

{Il  se  lève). 
Je  pars.  A  ton  front  pur  il  faut  une  couronne. 
Donc,  pour  que  la  splendeur  suprême  t'environne, 
Permets  que  réfrénant  sa  honte  et  son  effroi, 
Ce  triste  esclave  ait  pu  te  donner  à  ce  Roi. 

cHÉsus,  à  Esope. 

Tu  pars,  toi  le  vainqueur  de  nos  luttes  passées. 
Qui  fis  monter  si  haut  le  vol  de  tes  pensées, 
N'ayant  pas  achevé  tout  ce  que  tu  rêvas. 


62  •  ESOPE 

Et  nous  laissant,  à  nous,  le  bonheur! 

);nor)OPE 

Tu  t'on  vas. 
N'ayant  que  la  douleur  muette  pour  hôtesse, 
Avec  l'inconsolable  et  profonde  tristesse, 
Avec  la  solitude  au  souffle  insidieux, 
Avec  la  nuit,  avec  l'horreur. 

ÉSOPE,  s'en  allant.,  comnie  inspiré. 
Avec  les  Dieux  ! 

(Il  sort  rapidement,  suivi  par  les  regards  dp  (Jràsus 
et  de  Rhodope). 


D.2424.  —  Paris.  Imp.  Ferdinand  Imbert,  7,  rue  de»  CaimeUes. 


G.    CHARPENTIER   et    E.     FASQUELLE,     Editeurs 

11,  RUK    DE     GRENELLE,   11,     PARIS 

CHOIX    DE    PIÈCES 

AJ ALBERT  (Jean).  —  La  Fille  Elisa,  Pièce  en  3  actes.    2  fi 

ALEXIS  (Paul).  —  Celle  qu'on  n'épouse  pas,  Comédie  en  u 

acte,  en  prose • 'y 

—  La  Fin  de  Lucie  Pellegrin    Un  acte.   .   .   .   .   .   •     in 

ALEXIS  (l^vuL)  ET  METENIEU  (Oscar).  Monsieur  Betsy,  Co 

médie  en  quatre  actes,  on  prose 2  fr.  b 

—  Les  Frères  Zemganno,   Comédie  en   3    .ictcs,  en   pros^t 
tirée  du  roman  de  Edmond  de  Goncoiirt 2  fr. .'. 

BANVILLE   (Tu.  de).  Riquet  à    la   Houppe.  Comédie    feeri 
que 2  ir.  5 

—  Le  Baiser,  Comédie  en  un  acte  avec  dessin  de  G,  Rochf 
grosse,  l'rix _ ■   ■  .}. '"'•,'' 

BERGERAT    ^ëmile)  Le  Capitaine   Fracasse,    (-omedie    h. 

roïqueen  vers,  quatre  actes  et  un  prologue  ....     2  fr.  . 

G.  COURTELLNE.   —  Boubouroche,   Vaudeville  en   2  acte 

Prix , ■.•.;•••     '■ 

BUSNiCn  (W.)  ET-G.\ST1NEAU.  L'Assommoir,  Drame  encir 
actes  et  neuf  taijleaux,  tiré  du    roman  et  avec    une  prefai 

d'Emile  Zola,  et  un  dessin    de   G.  Ci.aiiun 2  fr.  , 

CÉARD  (Hesuv).  Les  Résignés,  Piùce  en  trois  actes.    2  fr.  ■ 

—  Tout  pour  l'honneur,  Urame  en  un  acte,  en  prose     1  fr. 
\.  DAUDET  et  A.  BELOT.  —  Sapho,  Pièce  en   5  actes.    4  f 
A.  DAUDET  et  I'.  ELZÉAR.    Le    Nabab,    Pièce    en    sept    t. 

bieaux -.  •    •   •     "  ^'''  . 

GAUTIER  (Judith).    La  Marchande  de  sourires,    Drame^  j 

ponais  ^n  cinq  actes ,  •    •    •        .   ".     , 'n  "  ' 

CONCOURT  (Edmosd  et  Jules  de).  Henriette  Maréchal,  Drar 

en  trois  actes,  en  prose '■ly'' 

—  La  Patrie  en  danger,  Drame    en  trois  ailes  .    .     1  ir. 

—  Germinie  Lacerteux,  Pièce  en  dix  tableaux.   .   .     2  tr. 
GONCOURT  (Edmond  DE).  A  bas  le  Progrès,  Bouiïonnerie 

satyrique  en  un  acte ^ 

HARAUCOURT    (Ed.).  Shylock.  Pièce  en  cinq    actes,  en 

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RICHEPIN  (Jean).  Par  le  Glaive,  Edition  in-8'  .   .     i^rix  4 
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SCHOLL  (AuRÉuEN).  L'Amant  de    sa   femme,    Comédie 

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TIIEURIET  (André).  Raymonde,  Pièce  en  3  actes.   .     1  îr. 
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■     Paris.  Imn.  F.  Imborl,  7,  rue  dds  Canettes, 


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E7 


Banville,  Théodore  Faullain  de 
Esope 


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