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Full text of "Souvenirs d'un auteur dramatique"

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SU//" 



SOUVENIRS 



DVN 



auteur . dramatique 



DU MEME AUTEUR : 



le, opéra on 3 acte, e 


5 tableaux. 


irodigue, vaudeville e 


n 4 actes, 


iper, drame en 5 acte 


et 7 tableaux 


■, comédie en i acte. 




'.es Femmes, comédie 


n I acte. 


ux, drame en 4 actes 




nne, comédie en 3 ae 


es. 



s chez Charper 



HENRY BECQUE 



Souvenirs 

D'UN 

auteur dramatique 



PARIS 

SIBUOTHÈQVE ARTIST/Ql/E ET LITTÉRAIRE 

31, rue Bonaparte, 31 

1895 



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CETTE ÉDITION : 



-• Quatre exemplaires sur Hollande, 

Mille exemplaires sur vélin d^Angoulême. 



• • • • • 



• • • • 









I 
I 



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I -^î. 



y 



Ce volume fait suite aux Querelles Littéraires qui 
ont paru en 1890. Il contient tout ce que j'ai écrit de- 
puis ^ si j'excepte quelques études d^art dramatique que 
je réunirai à part et un peu plus tard. 



H. B. 




L'Enfant Prodigue 



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L'Enfant Prodigue 



J'ai donné autrefois, il y a bien longtemps de cela, en 
1868, à lancien Vaudeville de la place de la Bourse, un 
vaudeville intitulé : L^ Enfant prodigue. 

C'était, à bien parler, ma première pièce. Sardanapale 
ne compte pas ou ne compte que pour les blagueurs. 

Au moment de présenter V Enfant prodigue ]e m^ ivoyi- 
vai fort embarrassé. J'étais un isolé, un intrus dans le 
monde des théâtres, et je n'y connaissais personne. 

Je priai M. Peragallo, agent général de la Société des 
auteurs et compositeurs dramatiques, d'entendre mon ou- 
vrage. Il le trouva assez satisfaisant pour s'en occuper. Il 
me promit d'avoir le directeur du Vaudeville à déjeuner, 
et que je lui lirais ma pièce avant de nous mettre à table. 

J'attendais depuis longtemps déjà et l'espoir que M. 
Peragallo m'avait donné ne se réalisait pas. Je cherchais de 
tous côtés quelqu'un qui voulût bien prendre mon affaire 
en main. Je pensai à Sarcey. Je ne le connaissais pas. Je 
ne l'avais jamais vu. On disait de lui alors qu'il était très 
grossier, pas si bête et bon enfant, avec quelque chose de 
ridicule qui complétait le portrait. 

J'allai le voir. 



« * 



Sarcey demeurait alors rue de la Tour-d'Auvergne. Vi- 
laine rue, vilaine maison, vilain appartement. La bonne 
m'introduisit dans un petit salon où deux hommes causaient 




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8 :\\ : • .-SQUVENiR^ D'UN auteur dramatique 



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debdut. Je distinguai Sarcey au ipouvement qu'il fit et qui 
voulait dire : Qu'est-ce qu'il y a encore ! 

J'allai à lui sans qu'il fit un pas vers moi. J'étais prévenu 
et je le savais mal élevé. 

— Je voudrais bien, lui dis-je, un peu embarrassé, vous 
parler un instant. 

— Venez par ici, me répondit-il, avec un mouvement de 
mauvaise humeur. 

Il ouvrit une porte et passa le premier. J'avais bien dé- 
cidément affaire à un goujat. 

En allarft d'une pièce dans l'autre, Sarcey devant et moi 
derrière, je lui demandai pardon de le déranger et je lui 
rappelai cette phrase si charmante de La Bruyère que la 
maison d'un homme de lettres est ouverte au premier venu. 
Justement Sarcey se trouvait reflété dans une glace, et je 
lui vis faire un mouvement, le troisième, que j'interprétai 
ainsi : Ohl oh ! ce monsieur ne sait pas à qui il parle. 

Il gagna la cheminée et s'y établit magistralement. J'étais 
resté debout et je lui dis : 

— Je viens de terminer une pièce assez importante et je 
n'ai ni relations ni appui pour la présenter. Je vous serais 
bien reconnaissant de prendre la peine de la lire. 

— Non, me répondit brusquement Sarcey. Je ne lis plus 
de pièces. Je n'ai pas le temps. J'ai plus de travail que je 
n'en peux faire. Si je devais lire les pièces de quelqu'un, ce 
seraient celles d'About ; je m'en suis expliqué avec lui et il 
a compris mes raisons. Je ne lis plus de pièces. C'est un 
parti définitivement pris chez moi. 

Le refus était si dur et si catégorique qu'il n'y avait pas 
à insister. 

— 11 me reste à m'excuser, dis-je à Sarcey, en le saluant 
et en me retirant. 

J'ai rapporté cette petite scène telle qu'elle s'est passée, 
point par point, mot pour mot. Tout le Sarcey que j'ai ex- 



L'ENFANT PRODIGUE 



périmenté depuis était là ; le manque d'éducation, l'égoïs- 
me brutal, et cette importance si comique, qui restera tou- 
jours un de mes amusements. 



4t 

* * 



Quelques jours après, M. Peragallo avait réussi dans ses 
démarches ; rendez-vous était pris. 

M. Harmant, le directeur du Vaudeville, ne vint pas 
seul ; il était accompagné d'un de ses associés. Ces mes- 
sieurs étaient arrivés gravement et comme des juges qui 
vont prononcer une condamnation. La gaieté de ma pièce les 
retourna. Ils consentirent à s'amuser. M. Peragallo, bien 
entendu, les y poussait de son mieux. Nous étions devenus 
des camarades qui ont rencontré quelque chose de drôle 
et qui en rient sans arrière-pensée. 

Le déjeuner, qui eut lieu après, fut très agréable. M. 
Peragallo faisait bien les choses. Toute sa famille et lui 
multipRaient les petits soins. Jusque là pourtant, de la 
question sérieuse et décisive, de la réception de ma pièce, 
il n'avait pas été dit un mot. Au dessert Harmant se leva, 
prit son verre et dft : Je bois au succès de X Enfant prodi- 
gue^ qui sera joué dans trois semaines à mon théâtre. 



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* * 



U Enfant prodigue, il est temps que je le dise et que j'in- 
siste sur ce point, était d'abord en cinq actes. C'était une 
pièce en cinq actes que j'avais lue, qui avait été reçue et 
qui devait être jouée dans trois semaines. 

J'allai, le surlendemain, remercier Harmant et me mettre 
à sa disposition. Je le trouvai très affairé. 

— Voyons, me dit-il, parlons tout de suite de V Enfant 
prodigue. Oh ! c'est charmant, plein d'esprit. Ce n'est pas 



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ÏO SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



Tesprit quî manque. Mais votre intrigué est trop légère ou 
votre pièce est trop longue, comme vous voudrez. Il faut 
me la mettre en quatre actes. 

Aujourd'hui où j'ai connu toutes les perfidies, tous les 
trucs des directeurs de théâtre, je ne me laisserais plu& 
prendre à celui-là. Quand Perrin, lui aussi, m'a demandé 
de réduire Les Corbeaux de quatre à trois actes, je m'y éuis 
refusé absolument. Mais je débutais alors, ma pièce ne 
signifiait pas grand'chose, je n'allais pas crier au sacrilège. 
Je coupai court aux discussions. Je supprimai les deux der- 
niers actes et je fis un quatriètne acte nouveau. 



* * 



J'ai hâte d'en revenir à Sarcey et je ne conte que le né- 
cessaire 

Harmant m'avait demandé mon manuscrit, mes quatre 
actes, qui lui appartenaient, me dit-il. Je compris bien vite 
qu'il ne voulait ni lâcher la pièce ni la jouer. C'étaient 
chaque jour des difficultés nouvelles. Tantôt elles venaient 
de ses associés, et il en avait une demi-douzaine ; tantôt de 
la censure. Harmant me disait : « Méfiez-vous de Camille 
Doucet. » Et Camille Doucet me disait : « Méfiez-vous 
d' Harmant. » A un moment, le baron Haussmann fut pres- 
senti sur mon vaudeville, et il voulut bien l'approuver, à 
l'exception d'un point pourtant, l'ambition chez un person- 
nage ridicule de devenir préfet. Le temps se passait ainsi, 
et les trois semaines étaient devenues trois mois. 

Je dis alors à Harmant : 

— Quand vous avez reçu ma pièce, elle vous plaisait ; 
vous l'avez montrée aux uns et aux autres et vous ne savez 
plus qu'en penser. Prenons un dernier arbitre et tenons- 
nous-y. 

— Lequel ? me dît Harmant. 



l'enfant prodigue II 



— Choisissez vous-même. 

— Sarcey f 

— Je veux bien que Sarcey lise ma pièce, répondis-je en 
souriant, mais il me Ta déjà refusé. 

— Oh ! reprit Harmant, il ne nous le refusera pas, à 
nous. 

Sarcey a été bien souvent sous la dépendance des direc- 
teurs de théâtre. En ce moment il est aux ordres de la 
Comédie-Française et lorsqu'il y a une besogne malpropre 
à faire, c'est lui qui en est chargé. 

Quelques jours après, la question était résolue. Sarcey 
avait accepté en effet de lire ma pièce. Je devais aller la 
lui porter moi-même avec une lettre d'introduction qu*il 
avait demandée. Nous rîmes beaucoup, Harmant et moi, 
de cette exigence de la part d'un si bon homme. 



1k 
* * 



Je passe rapidement sur cette première visite, l'autre 
était oubliée et ne comptait plus. 

J'allai voir Sarcey vers midi. Il était encore couché et 
vint me recevoir en chemise. Sarcey a besoin d'être habillé. 
Je lui présentai très cérémonieusement ma lettre de créance, 
et il sentit, je crois, le ridicule où il s'était mis. Il me de- 
manda une quinzaine pour lire ma pièce, je la lui accordai 
tout naturellement. 

J'étais assez anxieux, on le conçoit, lorsque je retournai 
chez Sarcey. La bonne me fit entrer dans le petit salon et 
alla le prévenir. Pendant que je l'attendais, j'aperçus sur un 
guéridon, à l'angle de la cheminée, un manuscrit. Je m'ap- 
prochai. C'était le mien. 11 était disposé de la manière sui- 
vante : 

Le troisième acte ouvert et feuilleté aux trois quarts ; 

dessous le quatrième ; 



Ï2 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



dessous le premier ; . • ... 

dessous le second. 

Il n*y avait pas à s'y tromper, Sarcey en était resté au 
troisième acte. 

Il entra. Il était dans le même costume que la fois précé- 
dente. J'ai déjà dit que la chemUe ne lui allait pas. 

— Voyons, me dit-il presque aussitôt, il ne faut pas se 
mettre le doigt dans l'œil, ce n'est pas bon, votre pièce. 

— C'est un vaudeville, lui dis-je. 

— Oui, reprit-il, mais un vaudeville peut être bon ; il y 
en a d'excellents ; les vaudevilles de Ouvert et Lauzanne 
sont admirables. 

Il en était encore à Duvert et Lauzanne ; il ne devait arri- 
ver à Labiche que beaucoup plus tard. 

Sârcey entreprit la critique de mon vaudeville et elle 
était extraordinaire. Il me dit qu'il connaissait la province, 
qu'il l'avait vue de près et qu'elle n'était pas telle que je 
l'avais dépeinte ; qu'un père^ qui envoie son fils à Paris, ne 
convoque pas, comme je le croyais, le percepteur et le capi- 
taine des pompiers. Je le regardais avec stupeur. Je ne li- 
sais pas encore ses feuilletons et je n'étais pas préparé. 

Après toutes les absurdités que Sarcey venait de me 
dire, il ne me restait plus qu'à me moquer de lui. 

— Vous avez raison, lui dis-je avec un grand sérieux, je 
vous abandonne mes trois premiers actes ; mais le quatriè- 
me, non. 

— Oui, je ne dis pas, le quatrième acte, balbutia-t-il. 

— Le quatrième acte, repris-je sur le même ton, c'est de 
la grande comédie. 

— RappèleZ'le-moi . 

Je lui racontai alors le quatrième acte primitif, celui de 
la pièce en cinq actes et qui n'existait plus. 

Il ne'savait que dire ; il était tout bête et tout penaud ; 
il cherchait un point où se raccrocher et ne le trouvait pas. 



l'enfant prodigue 13 



— Enfin, me dit-il, un acte sur quatre, ce n'est pas 
3.ssez. 

— Surtout, repris-je, si on ne va pas jusque-là. 

Je repris mon manuscrit, je remerciai Sarcey malgré tout 
et je sortis. 
— Quel jean-foutre Im'écriai-je. 

41' 
* * 

Cet arbitrage de Sarcey était devenu pour moi un désas- 
tre et allait porter à ma pièce le coup le plus dangereux, 
^ue devais-je faire ? Je laissai, comme Ton dit, passer 
Taverse. Je restai quelque temps sans me montrer au Vau- 
deville et sans revoir Harmant. Quand je rencontrais ses 
associés, ils me disaient : « Vous travaillez ; vous pensez à 
nous ; courage ! » Ces bonnes gens croyaient que le juge- 
ment de Sarcey m'avait convaincu et que j'étais d'accord 
-avec eux pour le trouver définitif. 

J^attendais une occasion. Elle se présenta. Le Vaudeville 
venait de donner une comédie sentimentale et larmoyante 
et elle avait piteusement échoué. Du coup, je sautai chez 
Harmant. 

— Eh bien, et moi, lui dis-je, et ma pièce ? 

— Votre pièce, me répondit-il, elle est toujours là. Nous 
-en parlons bien souvent. C'est la femme qui nous manque. 
Trouvez-moi la femme, et je vous mets demain en répé- 
tition. 

C'était toujours la même chose. * 

— Faisons arranger ma pièce, voulez-vous ? dis-je à 
• Harmant. 

— Par qui? * 

— Cherchons. 

— Par Sardou ? 

— Oh ! Si Sardou voulait s'occuper de V Enfant prodigue y 




P-. 






SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



reprîs-Je, ce serait le plus grand bonheur qui pourrait lui 
arriver. 

— Ça vous va ? 

— Certainement. 

— Eh bien ? Je vais envoyer votre manuscrit à Sardou ; 
vous irez le voir ensuite de ma part. Sardou est un homme 
charmant qui vous recevra à merveille. Et Harmant ajouta 
gaiement : Vous n'avez pas besoin de lettre avec lui. 

Sardou était déjà célèbre. Il était en pleine production 
et en plein succès. J'étais un peu troublé de l'approcher. 
Je trouvai un homme simple, vif et fin, quelle différence 
avec l'autre ! « C'est très amusant, votre Enfant Prodigue^ 
me dit-il en me recevant, v II avait trouvé le mot juste et 
tout ce qu'il y avait à dire de ma pièce. 

Sardou me retint quelque temps. Il est le causeur le plus 
aimable et le plus ouvert que je connaisse . 

— Je ferai ce que vous voudrez, me dit-il en finissant. 
Je dirai au Vaudeville de jouer la pièce, ou je la porterai 
moi-même au Palais-Royal. 

Cette fois, lorsque je retournai chez Harmant, je le te- 
nais bien. S'il gardait ma pièce, et c'était ce qu'il avait: 
toujours voulu ; s'il empêchait Sardou de la placer ailleurs, 
il ne pouvait plus se soustraire à l'obligation de la jouer. 
Je la lui rappelai quelque temps après, et il s'exécuta. 

L'intervention de Sardou, on le voit, avait été décisive. 
Vingt ans plus tard, au Théâtre-Français, pour la Pari^ 
sienne^ Sardou devait me rendre le même service. A un 
moment, Claretie, qui avait reçu l'ordre de jouer ma pièce 
et qui avait cherché déjà à l'ajourner, voulut exploiter 
contre moi la mort de Samary ; il invoquait d'impérieuses 
convenances ; il faisait des effets de cœur, ce méchant petit 
roué ; Sardou le vit et le mit à la raison. 



l'enfant prodigue 



ïS 






Bien des fois et devant bien des gens, Sarcey a fait allu- 
sion à cette histoire. 

« Oh! BecquCy je le connais depuis longtemps ^ dti-il ; il' 
m'a apporté sa première pièce . C'est moi qui ai fait jouer 
l'Enfant prodigue. » 




Les Corbeaux 



1 



- • •• • 



• • • • *, • . •.' 



Les Corbeaux 



Après le brillant échec de VEnlèvement, qui m'avait 
demandé plusieurs mois de travail et rapporté ceni cin- 
quante francs ^ je croyais bien que la scène française vet moi 
nous ne nous reverrions plus. J'étais entré à la Bourse et 
j'y fsûsais la remise. J'avais là quelques amis qui me donnè- 
rent obligeamment leurs affaires. Mais cette clientèle tout 
intime, très restreinte et régulièrement étrillée, fondait à 
chaque liquidation. Je tournai bien vite au désœuvré qui 
vient chercher des nouvelles et mettre sa montre à 1 heure. 

Le théâtre redevenait mon va-tout. Je n'ai jamais eu, je 
dois le dire, de fonds de magasin. Je ne sais pas ce que c'est 
que de prendre des notes ou d écrire des scénarios. Je fais 
une pièce, qu'on me passe cette comparaison, comme on 
fait une femme, en ne voyant plus qu'elle. Mais les pièces 
demandent toujours un peu plus de temps. 

Il fallait être sage et courageux. 11 fallait se cloîtrer, en 
plein Paris, et pour toute une année peut-être. U Enlève- 
ment avait été bâclé à la hâte, dans le deuil de l'invasion et 
les préoccupations d'argent. J'étais bien décidé cette fois, 
en entreprenant un nouvel ouvrage, à le défendre contre 
tout le rc-ste, à l'exécuter sans défaillance et à l'écrire rigou- 
reusement. J'ai des moments comme ça où l'artiste se 
réveille et où la forme me séduit encore, cette dernière 
illusion . 



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Pourquoi, des quelques sujets qui me trottaient . alors 
dans la cervelle, ai-je choisi les Corbeaux ? Pour plusieurs 
raisons. 

Bien que j'aie fait fort peu d'ouvrages, j'ai passé, comme 
le voulait Boileau, du plaisant au sévère. Mais c'est le 
sévère, qu'il y ait de ma part erreur ou prétention, qui m'a 
toujours le plus tenté. Si les Corbeaux avaient été joués à 
leur heure, c'est-à-dire lorsqu'ils ont été terminés, je n'au- 
rais jamais écrit la Navette. Et plus tard, après la représen- 
tation des Corbeaux, si Perrin avait été un autre homme, 
j'aurais donné le Monde d'argent au Théâtre- Français et je 
n'aurais jamais écrit la Parisienne, Je fais cette petite cons- 
tatation en passant, avec bien du plaisir, pour documenter 
la critique qui parle de nous à tort et à travers et sans sa- 
voir le premier mot de ce qu'elle dit. i 

D'un autre côté, j'avais été frappé bien des fois, lors- 
qu'une famille a perdu son chef, de tous les dangers qu elle 
court et de la ruine où elle tombe bien souvent. C'était une 
thèse si l'on veut. C'était plutôt une observation générale, 
très simple et très nette, et qui pouvait encadrer une pièce 
sans nuire à la vérité des caractères. 

En réalité, j'ai l'horreur des pièces à thèses, qui sont 
presque toujours de très mauvaises thèses. Je ne suis pas 
un penseur, il faut bien que j'en convienne. Je n'ai jamais 
songé, et c'est là où le penseur se reconnaît tout de suite, à 
retaper ces deux vieilles loques de l'art dramatique : le 
divorce et les enfants naturels. 

Enfin, on me permettra bien de le dire, il y a chez moi 
un révoliitionnaire sentimental. Je me figure par moments 
que les difficultés de ma vie sont venues de là. Je n'ai 
jamais eu beaucoup de goût pour les assassins, les hystéri- 
ques, les alcooliques, pour les martyrs de l'hérédité et les 
victimes de l'évolution. Je le répète, je ne suis pas un pen- 
seur et les scélérats scientifiques ont bien de la peine à 



LES CORBEAUX 21 : 



m'întéresser. Maî« j'aîme les innocents, les dépourvus, les 
accablés, ceux qui se débattent contre la force et toutes les 
tyrannies. 



♦** 



Les Corbeaux^ comme je m'y attendais bien, me deman- 
dèrent une année de travail. Cet instant de ma vie est le 
plus heureux dont je me souvienne. 

J'habitais alors, rue de Matignon, un appartement comme 
je les aime, bien situé, lumineux et vide. La pièce où je me 
tenais et qui était fort belle, était meublée d'une planchette 
de bois retenue au mur, d'un fauteuil et d'une, canne ; rien 
de plus. Je l'arpentais du matin au soir avec une " légère 
excitation qui m^est naturelle et dont j*ai besoin. Le plus 
souvent je travaillais devant ma glace; je cherchais jus- 
qu'aux gestes de mes personnages et j'attendais que le mot 
juste, la phrase exacte, me vinssent sur les lèvres. Tout ce 
que je veux en écrivant, c'est me satisfaire moi-même; je 
ne connais plus rien ni personne ; je ne sais seulement pas 
s'il y a un public. 

L'été, c'était charmant. Dès que le jour paraissait, j'allais 
ouvrir ma fenêtre et je me remettais au lit. Une pomme 
d'arbre, qui venait d'un jardin voisin, entrait dans ma 
chambre avec des fleurs et des oiseaux. Les Champs-Ely- 
sées m'appartenaient. J'étais toujours le premier prome- 
neur, celui qui s'en va lorsque les autres arrivent. C'est là, 
que la critique le sache bien, dans le bon air et la verdure, 
le ciel sur la tête, que j'ai trouvé mes mots les plus cruels. 
Pour tout dire, les soirées étaient quelquefois dures, au 
moment de me remettre devant ma glace. La musique du 
Cirque et des cafés-concerts, que je pouvais entendre très 
distinctement, me donnait des distractions. J'enviais alors 
tous ces paresseux qui buvaient de la bière en écoutant 
ties chansonnettes • 



',"."*" 



22 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Ma famille demeurait à deux pas, dans la même rue. Je 
vivais chez elle autant que chez moi . J'allais à tout moment 
m'asseoir près de ma mère Elle m*écoutait avec bonté et 
inquiétude. Elle avait vu de près la vie des auteurs drama- 
tiques. Son frère, Martin-Lubize, l'auteur d'une comédie de 
Labiche : le Misanthrope et l'Auvergnat^ n'avait pas fait 
fortune. Toutes les semaines, ma sœur, son mari et sa petite 
fille venaient dîner avec nous. C'était le jour attendu et plus 
bruyant que les autres. Je me multipliais. J'inventais des 
folies et je découpais la volaille. On n'entendait plus que 
moi. Et comme je triomphais, quand mon père, qui n'était 
pas bien conamode à dérider, éclatait de rire tout d'un coup 
en s'écriant : « Qu'il est bête, cet animal là ! » On était 
quelquefois soucieux et préoccupé chez moi, mais nous n'a- 
vions pas connu les grandes douleurs, les morts qu'on em- 
porte et les places qui restent vides. 

0"jvisages aimés et qui furent si tendres, 
Vous n'êtes plus ! 

* * 

J'ai promené le^"* Corbeaux pendant cinq ans. Ils ont fait 
les deux grandes tournées : celle des directeurs et celle des 
auteurs. 

Les Corbeaux ont été refusés au Vaudeville par Deslan- 
des, au Gymnase par Montlgny, à l'Odéon par Duquesnel, 
à la Porte-Saint-Martin par Ritt et Larochelle. Ballande, 
de la Gaîté, Clèves du Théâtre Cluny, un troisième, Lafo- 
rest, qui avait ouvert à l'Ambi^ju le théâtre des Jeunes, 
n'ont pas désiré les connaître. Montigny, après la Navette, 
les a refusés une seconde fois. Koning, lorsqu'il a remplacé 
Montigny, les a refusés, et La Rounat, lorsqu'il a remplacé 
Duquesnel, les a refusés. 

J'ai porté les Corbeaux à Cadol et ils. ne l'ont pas inté- 



LES CORBEAUX 



ressé. Dumas devait les refaire en huit jours et les a gardés 
un an sans y toucher. Sardou, toujours intelligent et servia- 
ble, m'a conseillé de les laisser tels quels et n'a pas réussi à 
le's placer. Gondinet m'en a dit autant et n'a pas été plus 
heureux que Sardou. 

Ma pièce était condamnée. Les belles ardeurs de Michel 
Pauper étaient loin ; je n'étais plus ni assez jeune ni assez 
confiant pour louer un théâtre une seconde fois. Je ne pou- 
vais plus, si je voulais tirer parti de mon travail, que le 
publier. La maison Tresse imprima les Corbeaux. Au der- 
nier moment, à l'extrême minute, lorsqu'on attendait le bon 
à tirer et que j'avais déjà la plume à la main, je m'arrêtai, 
je regardai autour de moi, je cherchai une inspiration, une 
chance, un hasard. Je pensEÛ à Edouard Thierry, j'étais 
sauvé. 



La Navette 



La Navette 



J'avais présenté Les Corbeaux partout et partout ils 
avaient été refusés. Je n'étais pas bien en train, on le com- 
prend, de recommencer un grand ouvrage. Je ne savais trop 
que faire, je fis la Navette. 

Je connaissais un peu les directeurs du Palais-Royal qui 
avaient songé à reprendre \ Enfant Prodigue et je rencon- 
trais très souvent Plumkett. J'allai au théâtre sans le trouver 
et je lui laissai ma pièce. 

Vingt-quatre heures après, Plumkett, avec beaucoup de 
bonne grâce et de politesse, me faisait reporter mon ma- 
nuscrit, en me demandant autre chose. 

Les Variétés appartenaient à une coterie et me parais- 
saient inabordables. Le Vaudeville était entre les mains de 
Raymond Deslandes, un sot et un niais s'il en fut, un Cla- 
retie manqué. Il ne me restait plus que le Gymnase, 



4k 



Gondinet et moi, nous faisions partie alors de la commis- 
sion des auteurs, avec cette différence que j'étais le mem- 
bre le plus assidu et qu'il était le membre le moins assidu. 
11 vint tout justement le jour où je comptais, la séance ter- 
minée, aller voir Montigny. 

J'ai connu Gondinet de très bonne heure, lorsque nous 
n'avions encore rien fait ni l'un ni l'autre. Je l'avais ren- 



28 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE I 



contré chez un critique musical bien oublié aujourd'hui, 
Gasperini, l'un des premiers admirateurs de Wagner et 
celui qui a commencé sa réputation en- France. 

Je quittai la commission avec Gondinet. Nous étions tou- 
jours très heureux de nous retrouver et nous passâmes un 
moment ensemble. Enfin je lui dis : 

« II faut que je vous quitte ; je porte à Montigny une 
méchante pièce en un acte . » 

« Ça se trouve très bien, me répondit Gondinet, je vais 
aussi au Gymnase, où Montigny- m'a donné rendez-vous. » 

« Ah ! mon cher, repris -je aussitôt, faites-^moi ce plaisir. 
Dites à Montigny que j'ai craint de le déranger et remettez 
lui ma pièce vous-même.» 

« Très volontiers, » me dit Gondinet. 

J'avais mon manuscrit sur moi et je le lui donnai. 

Gondinet, quelques jours après, m'annonça que la Navette 
était reçue. 






Le Gymnase passait des moments difficiles. Les grands 
auteurs ne produisaient plus ou se faisaient jouer ailleurs. 
La troupe contenait encore quelques bons artistes ; mais les 
bons artistes sont la ruine d'un théâtre : ils coûtent cher 
et ne font pas d'argent. Enfin, Montigny était vieux, ma- 
lade, dérouté ; il cherchait le vent et ne le trouvait plus. 

Il hésitait alors entre deux combinaisons : la première 
était d'enlever Judic aux Variétés et de tâter de l'opérette* 
avec elle; la seconde, de revenir aux spectacles coupés 
dont la mode était déjà passée depuis longtemps. 

Ce fut la seconde combinaison, par bonheur pour moi, qui 
l'emporta; Montigny mit quatre petites pièces en répéti- 
tion, la Navette était une des quatre. 



LA NAVETTE 29 



♦** 



C'était la première fois, je le croyais du moins, après 
plus de dix années de théâtre, que j'allais donner une pièce 
tout tranquillement, sans querelles et sans obstacles. J'étais 
bien loin de prévoir la petite conspiration qui était déjà en 
train. 

Montigny avait avec lui deux seconds que sa mauvaise 
santé rendait tous les jours plus nécessaires et plus impor- 
tants : Derval, qui était administrateur général, et Landrol, 
qui était directeur de la scène. 

Derval avait bien près de quatre-vingts ans. Très droit, 
très solide encore, une correction imperturbable. Il avait 
^té comédien dans le bon temps, au temps des vaudevilles 
galants et des pièces à poudre. Il en était resté au théâtre 
•de Madame. 

Landrol, bien que beaucoup plus jeune, qui ne manquait 
ni de talent ni d'esprit sur les planches, était un autre ar- 
riéré à sa manière. Il n'avait de goût que pour les parades, 
le quiproquo et TefFet sûr. Il avait la spécialité des maris 
quinteux et des commandants de mauvaise humeur. On ne 
pouvait plus l'approcher quand il tenait un rôle de Marseil-» 
lais . 

Derval et Landrol avaient lu la Navette qui les avait pro' 
fondement révoltés. Le doute n'était plus possible. Monti? 
gny commençait à baisser pour avoir reçu une pièce pareille 
et leur devoir, à eux, était d'en empêcher la représentation. 



*** 



Le premier tour que me joua Landrol ne paraîtra peut-» 
être pas croyable, et j'en ris encore aujourd'hui. Landrol 
était tenu par ses fonctions de directeur de la scène d'as- 



30 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



sister à mes répétitions et de les suivre avec moi . Il s'excusa 
dignement auprès de mes interprètes s'il les privait de ses 
lumières, mais la Navette^ leur dit-il, était un ouvrage tel 
que sa conscience ne lui permettait pas de s^ intéresser. 

Cette attitude de Landrol n'était pas seulement comique; 
elle me créait les plus grands embarras. Achard, qui était 
chargé du personnage principal, suppliait Montigny de le 
remplacer. Ses camarades, convaincus que la pièce ne se- 
rait jamais jouée, trouvaient très inutile de la répéter et de 
l'apprendre. Mlle Dinelli était la seule qui me restât fidèle. 
Il fallait la gagner et l'efifrayer ; on y réussit. Brusquement^ 
elle me rendit son rôle. Je ne perdis pas la tête. «Réflé- 
chissez jusqu'à demain, lui dis-je, il y a ici une autre artiste 
que Montigny voulait me donner et que vous allez rendre 
bien heureuse.» C'est grâce à ce petit mensonge, qui n'er> 
était un qu'à moitié du reste, que je retkis Dinelli et que je 
ramenai les autres avec elle. 



* 
* * 



Nous répétions maintenant avec entrain. J'avais appris 
d'un de mes interprètes tous les détails que je viens de don- 
ner, et je ne craignais pas de plaisanter Landrol ouverte- 
ment. Quand quelque chose n'allait pas et que nous étions 
embarrassés pour une passade : Quel malheur, disais-je, que 
le directeur de la scène ne soit pas ici ! 

Landrol préparait une nouvelle manœuvre, et celLe-là, il 
le croyait du moins, devait être décisive. 

La Navette était à peu près montée. Il ne lui manquait 
plus que le concours et le coup de pouce de Montigny. Lors* 
qu'il vint pour la première fois prendre sa place au milieu 
de nous, Landrol, au même moment, parut à l'orchestre et 
s'y établit. 

Les premières scènes furent jouées mollement, avec hésî* 



LA NAVETTE 31 



tation. Montigny intimidait ses pensionnaires. En même 
temps la présence de Landrol nous embarrassait tous en 
flous menaçant d'une tempête. 

Landrol attendait le moment qu'il» s'était fixé, la scène 
sixième, pour tout dire, où la pièce s'engage. Il se leva 
bruyamment : 

- «Je ne comprends rien à c'te pièce, dit-il. Je voudrais 
bien que monsieur lauteur m'expliquât ce qui s'est passé 
et pourquoi ce personnage change tout à coup de carac- 
tère. » 

J'étais près de Montigny et je me levai à mon tour. 
« C'est intolérable, m'écriai-je, intolérable. » 
Montigny me mit la main sur le bras et dit très posé- 
ment : 

« Continuons. Ça va très bien comme ça. » 
Le coup était manqué, Landrol l'avait pris sur un ton 
que Montigny, par respect pour lui-même, ne pouvait pas 
laisser passer. Landrol disparut aussitôt de l'orchestre, pen- 
dant que mes interprètes et moi nous échangions des clins 
d'oeil méphistophélistiques. 



* * 



Je n'en avais pas encore fini. Landrol et Derval, qui n'é- 
tait pas moins monté que lui, cherchèrent autre chose. Ils 
lancèrent sur moi les amis de Montigny et tous les habitués 
de la maison. 

Il ne se passa plus de jour sans que l'un d'eux ne me prit 
à part et ne me dit : 

«Vous n'allez pas donner cette pièce-là' au Gymnase? 
Vous ne voudriez pas compromettre le théâtre pour plu- 
sieurs années. Si vous tenez à être joué ici, faites quelque 
chose pour ici. Portez donc la Navette au Palais-Royal, oit 
elle sera à sa place et où on la recevra à bras ouverts, » 



32 



SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



Je répondais invariablement : 

« Montigny sait ce qu'il a à faire. C'est à lui de prendre 
une décision. S'il préfère me payer l'indemnité fixée par la 
Société des auteurs dramatiques, je retirerai ma pièce avec 
plaisir. » 

A la longue et bien que Montigny ne cédât pas facile- 
ment, toute cette désapprobation qui l'entourait et ne s'ar- 
rêtait pas, l'avait influencé. Il cessa de venir. La répétition 
générale eut lieu sans qu'il y assistât. Il fit plus. Il profita 
d'une grande première aux Variétés et glissa ma pièce le 
même soir, honteusement. 




Les Honnêtes Femmes. 

A LA Comédie-Française 



^n 



Les Honnêtes Femmes 
A LA Comédie-Française 



S'il y a un de mes confrères avec lequel j*aie été en de 
bons termes, dans des rapports aimables et obligeants, qui 
ne m'avait jamais heurté et que j'avais ménagé toujours, 
c'est bien ce bêta de Claretie. Où et comment l'ai-je connu- 
je ne m'en souviens pas; mais nous nous étions rencontrés 
de tiès bonne heure, et en 1870 nous étions déjà des cama- 
rades. 

Presque tout de suite après la guerre, à une première 
représentation du Théâtre Cluny, Claretie eut une alterca- 
tion très vive avec un jeune peintre de mes amis. Celui-ci 
lui avait reproché sa conduite pendant le siège, de s'être 
déguisé en adjudant- major de la garde nationale pour voler 
les papiers des Tuileries. Claretie me pria de calmer ce 
mauvais coucheur et je m'interposai efficacement. 

Je dirai à ce propos que Claretie, pendant le siège, n*a 
été ni colonel, ni lieutenant-colonel, pas même commandant. 
Mon pemtre ne se trompait pas. Claretie était bien adjudant- 
major. Je ne sais si l'envie de rire m'abuse, mais comme ce 
grade d'adjudant-major convient bien à Claretie, comme il 
est fait pour lui et le peint bien tout entier : 

JULES CLARETIE 
Adjudant-major de la garde nationale 

c'est une merveille. 






36 SOUVENIRS d'un. AUTEUR DRAMATIQUE 



On ne sait plus aujourd'hui que Claretie, en 1870, ne 
s'est rien refusé, II a mené de front la vie militaire et la vie 
politique. Les papiers des Tuileries n'étaient qu'une réclame 
électorale. Claretie s'est présenté à la députation. II a tenu: 
des réunions et prononcé des discours. Dans sa proclama- 
tion "on retrouve ce grand axiome qu*il ne pouvait pas ou- 
blier et qui nous a tant amusés alors : « Ce ne sont pas les 
lois qui font les mœurs ; ce sont les mœurs qui font les 
lois. » 

Le voilà, Tadjudant-major, le voilà bien. 

Claretie, pour en finir sur ce point, fut très surpris de son 
peu d'action sur les masses. Un jour, dans les dernières 
années de l'Empire, lorsque les troubles commençaient déjà, 
on l'avait vu perdre la tête; il s'était écrié : 
. — Je serai le Camille Desmoulins de la nouvelle Révolu- 
tion. » 

L'ami qui a entendu cette bouffonnerie et de qui je la 
tiens, me disait : 

— Il n'en sera même pas le Camille Doucet. 






Je le répète. Pendant près de vingt années, mes relations 
avec Claretie, sans être suivies et intimes, restèrent inva- 
riablement excellentes. Il y a plus. Claretie, toutes les fois 
qu'il le pouvait, me cassait l'encensoir sur la figure, pendant 
que j'étais fort embarrassé moi-même, on le comprendra, 
avec un homme aubsi uniformément nul, de lui rendre sa 
politesse . 

A la commission des auteurs, où nous nous sommes bien 
longtemps trouvés ensemble, lorsqu'il m'arrivait, comme 
on dit, d'attacher le grelot, Claretie ne manquait jamais de 
venir me serrer la m^in à la fin de la séance. C'est coura- 
geux, me disait-il ; ou bien : c'est généreux; ou bien encore: 



LES HONNÊTES FEMMES 37 



-VOUS êtes un vaillant. On reconnaît là cette grosse phraséo- 
logie qui lui est ordinaire. 

Je pourrais, si je voulais, multiplier les exemples ; écoutez 
seulement celui-ci : 

. Quand le Prince Ziia h a été joué au Gymnase, il avait été 
question un moment de lui faire une réclame monstre. Un 
journal tout entier, écrit par Weiss, par Halévy et deux ou 
trois autres, devait être consacré à Claretie, à sa pièce et à 
ses interprètes. On avait bien voulu penser à moi et me 
demander le portrait de cette belle et admirable Hading. 

J'allai trouver Claretie. Non, je ne pourrais pas dire tous 
les compliments qu'il me fit alors, sur la. Parisienne d'abord 
"qu'on venait déjouer, sur mon talent, sur mon esprit, sur 
mon caractère. Je. l'interrompais et il recommençait. Je lui 
demandais grâce, il allait toujours. Enfin il couronna cet 
interminable éloge de la façon la plus inattendue, avec une 
dernière et décisive flatterie : « Ma femme vous aime beau- 
coup, me dît-il. » 

Nous en étions là, Claretie et moi, lorsqu'il devint admi- 
nistrateur de la Comédie- Française. Il m'adorait; sa femme 
m'aimait aussi ; je n'étais pas un indiffèrent pour ses tantes, 
et ses cousines répétaient mon nom . 






Dans la première visite que je fis à Claretie, et j'étais 
déjà venu plusieurs fois sans qu'il me reçût, je lui deman- 
dai de régulariser mon service de première représentation. 

Claretie me répondît : Que nous étions troi?^ Abraham 
Dreyfus^ Emile Moreau et moi^ qui n'avions pas encore le 
droit d^avoir une place aux premières représentations du 
Théâtre-Français, 

Dans ma seconde visite, j'ai oublié ce qui m'amenait cette 
fois, je lui touchai un mot, en passant, de la Parisienne, 




38 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Claretie me répandit, et c'était de sa part sans doute un 
habile mensonge : « qu'un de mes grands confrères lavait 
menacé <fe retirer son répertoire du Théâtre- Français, s'il 
y faisait entrer ma pièce y>. 

Enfin, obligé d'écrire à Claretie pour la Revue illustrée^ 
qui allait paraître et où j'étais entré, j'ajoutai ces quelques 
mots en post-scriptum : « Je vais veniç bientôt vous tour- 
menter pour les Honnêtes femmes, » 

Claretie, le lendemain même, envoyait une note au Temps, 
une note officielle où il me faisait connaître sa réponse. Il 
avait retrouvé onze pièces qui devaient être jouées avant 
la mienne, et dans ces onze pièces, on ne croirait pas des 
choses pareilles, figurait un ouvrage de Scarron adapté 
par Gérard de Nerval ! 






Lorsque l'exéellent M. Kaempfen, le prédécesseur de Cla- 
retie, et le Comité du Théâtre- Français avaient eu Tobli- 
geance de me prendre les Honnêtes femmes^ il avait été 
convenu que ma pièce viendrait la quatrième, et M. Kaemp- 
fen m'avait donné le nom des trois autres. J'aurais assom- 
mé Claretie plutôt que d'en laisser passer une de plus. 

Après des contestations de toute sorte, après un article de 
ma part qui amena des difficultés plus graves et que Louis 
Ganderax arrangea avec sa bonne grâce ordinaire, Claretie 
s'exécuta. 

Je n'ai pas eu à me plaindre de lui pendant les répéti- 
tions. II n'y parut pas. Au dernier moment seulement, lors- 
que ma pièce était prête et allait passer, Claretie vint don- 
ner le coup d'oeil du maître. 

Il faut que je rapporte un petit dialogue que nous avons 
eu alors et qui amuse^ra, je crois, la nouvelle école. 



LES HONNÊTES FEMMES 39 



A un moment, dans les Honnêtes femmes^ la femme prîn- 
-cipale a cette phrase à dire : 

« Quand les bras me tombent, que ma tête s'engourdit et 
que je sens que je vais m'endormir, je trempe le bout d'un 
iiscuit dans un demi-verre de ce petit vin blanc, la seule 
boisson qui me dise quelque chose. » 

— Oh ! Becque, me dit Claretie qui était près de moi. 

— Qu'est-ce qu'il y a ? lui répondis-je. 

— Du petit vin blanc à la Comédie-Française I 

— Eh bien ? 

— Il faudrait mettre du Marsala. 

Est-ce drôle, hein, mes amis ? Est-ce assez comique ? Le 
'voilà bien, Tadjudant-major I 



Ht 



Les Honnêtes femmes furent très bien accueillies par le 
public de la première représentation. On leur fit un succès, 
je puis dire, bien au-delà de leur mérite. Toute la presse 
s'y associa complaisamment . 

Un seul critique, un seul, ce vieux misérable auquel je 
suis toujours forcé de revenir, Sarcey apporta un pavé sur 
•cette bluette. Mais Sarcey fit quelque chose de plus. Il 
raconta que Claretie, en jouant les Honnêtes femmes^ avait 
voulu m'obliger, et il célébra ses généreuses intentions à 
-mon égard. 

Sarcey savait très bien que ma pièce avait été reçue par 
Kaempfen et que Claretie, s'il l'avait pu, l'aurait ajournée 
indéfiniment. D'abord je le lui avais écrit moi-même. En- 
suite Sarcey sait tout ce qui se passe à la Comédie-Fran- 
-çaise. Il est renseigné jour et nuit. Mais Sarcey est aux or- 
dres de Claretie, et il ne craignit pas de me sacrifier, de 
m'humilier presque, pour plaire à son patron. Eh bien, j'en 
^î assez, je le dis très nettement, de cette complicité mal- 



40 SOUVENIRS 'D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



propre et malfaisante. Quand on en a fini avec Clarètie^ 
quand il a fallu se battre et se débattre, quand on est arrivé 
jusqu'à Técœurement, allons, allons, c'est vraiment trop de- 
souffrir encore quelque chose pour une grue. 



*** 



Les Honnêtes femmes étaient mon premier ouvrage, lé- 
second, pour être tout à fait exact, qui me rapportait quel- 
que argent. Arrivées à la vingt-troisième représentation et 
après m*avoir produit six mille francs, Claretie trouva que 
c^était assez. Il avait tant d'autres obligations. Les acadé- 
miciens à se concilier : les journalistes à satisfaire; et cette- 
insupportable Nancy Martel, à qui il faut renouveler son 
lever de rideau tous les trois mois. 

Après ces vingt-trois représentations et pour en obtenir 
de nouvelles j'ai été obligé de demander une audience à M. 
Spuller, ministre de l'Instruction publique et des Beaux- 
Arts. 

Plus tard, j'ai été obligé de demander une audience i. 
M. Lockroy qui avait remplacé M. Spuller. 

Plus tard, j'ai été obligé de demander une audience à 
M. Bourgeois qui avait remplacé M. Lockroy. 

Depuis près de trois ans, le Théâtre- Français n'a pas, 
donné une représentation de ma pièce sans que j'aie été la 
solliciter au ministère, sans l'intervention constante d'un, 
haut fonctionnaire des Beaux- Arts. 

On se lasse de tout. J'ai renoncé maintenant au Théâtre- 
Français. J'ai pris le parti de faire des articles, puisque Cla- 
retie aime mieux ça. 



'Ik 



J'en fais juges tous mes confrères. Voilà un homme qui, la. 
veille encore^ était mon camarade ; qui m'accablait de ses. 



LES HONNÊTES FEMMES 



■éloges et de ses flagorneries ; il a écrit des romans dont il 
■ne reste pas une page ; des pièces de théâtre dont il ne 
reste pas une scène ; des chroniques dont il ne reste pas un 
mot ; nous le tenons tous pour un manœuvre et un pratî- 
■cîen, pas davantage. Eh bien ! c'est ce manœuvre, c'est ce 
praticien, c'est cet adjudant-major qui se permet de me dire 
nue je n'ai pas encore le droit d'avoir une place aux pre- 
mières représentations de la Comédie ! Garde-là, ta place, 
■académicien de carton, littérateur de pacotille, tu la paieras 
plus cher qu'elle ne vaut. 



• • 



La Parisienne 

A LA Comédie-Française 



La Parisienne 
A LA Comédie Française 



I 



Au commencement de mai 189^, j'étais très tranquille 
<lans mon coin et je m'étais remis à mes fameux Policht- 
melles, M. Albert Carré, en devenant Tunique directeur du 
Vaudeville, avait eu l'obligeance de me les demander. 

J'avais bien une autre préoccupation théâtrale, mais de 
45Î peu d'importance. Les abonnements de la Comédie 
^allaient finir et Claretie leur avî*it donné toutes les petites 
pièces du répertoire courant, excepté la mienne. 

L'année précédente, j'avais été obligé de me plaindre à 
M. Lockroy, alors ministre de l'Instruction publique et des 
£eaux-Arts« L'année précédente encore, j'avais été obligé 
de me plaindre à M. Spuller, alors ministre de l'Instruction 
publique et des Beaux- Arts. Mais Lockroy était un vieil 
Ami, Spuller une vieille connaissance ; une démarche au- 
près deux allait toute seule. Je ne connaissais pas M. 
Bourgeois, le nouveau ministre, et il m'en coûtait, on le 
comprend, de l'importuner de mes petites affaires. 

Justement je m'étais rencontré quelque temps aupara- 
vant avec M. Gustave Larroumet, alors directeur des 
Beaux-Arts, et il s'était mis très gracieusement à ma dispo- 
sition. Je lui écrivis un mot et je lui demandai un rendez- 
vous. 



,1 



46 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



J'attendis une dizaine de jours sans que M. Larroumet 
me donnât signe de vie. C'étaient dix jours encore de per- 
dus. Je n'avais plus que bien juste le temps si je voulais 
obtenir mes deux représentations, en quelque sorte régle- 
mentaires. Je pris mon parti et je demandai une audience 
à M. Bourgeois. 

Je reçus du même coup la réponse du ministre et celle de 
M. Larroumet. Ces messieurs me donnaient rendez-vous, 
pour le lendemain, M. Bourgeois dans la matinée et M. 
Larroumet dans l'après-midi 

Je revins alors à ma première idée de ne pas déranger le 
ministre et je me bornai à aller voir M. Larroumet, 

M. Larroumet, en me recevant, me dît tout de suite : 

— Le ministre vous a attendu ce matin, vous n'êtes pas 
venu . 

w 

— Mon dieu, lui répondis-je, il s'agit de si peu de chose 
que c'est déjà trop de vous en ennuyer. 

M . Larroumet me regarda avec surprise et me laissa 
continuer. 

— Depuis que Claretie est là, repris-je, je ne peux rien 
obtenir de lui sans l'intervention du ministère. Voilà les 
abonnements qui vont finir et ma petite pièce, les Honnêtes. 
Femmes, est peut-être la seule qu'il n'aura pas jouée. Je 
vous serais bien reconnaissant de la lui rappeler. 

M. Larroumet me regardait toujours avec surprise et 
comme un homme qui s'attendait à autre chose. 

— Laissons cela, me dit-il . Le ministre va vous indiquer 
un autre rendez-vous. Vous irez le voir et vous lui deman- 
derez de faire entrer la Parisienne zm Théâtre-Français.' 
Il vous répondra que c'est une affaire convenue. 

C'était mon tour d'être étonné. Je ne savais rien de rien^ 
et j'étais à mille lieues d'une pareille nouvelle. 

Depuis longtemps déjà, après tous les mensonges et tou- 
tes les saletés que m'avait faites Claretie, j'étais fixé sur 



LA PARISIENNE 47 



son compte. J'étais bien sûr qu'il ne me prendrait pas ma 
pièce. Pour tout dire, je ne l'ayais jamais désiré sérieuse- 
ment. Pressé par mes amis, par mes relations littéraires et 
mes relations mondaines, j'avais bien parlé de \^ Parisienne' 
à celui-ci ejt à celui-là, mais malgré moi et à mon corps dé- 
fendant. Ce que j'aurais voulu, c'est que le Théâtre-Fran- 
çais remontât? les Corbeaux. Là était mon intérêt véritable. 
Quant à la Parisienne, je pensais qu'un jour ou l'autre un 
théâtre de genre me la demanderait, et que M""^ Réjane, 
qui y avait eu tant de .succès dans un grand salon pari- 
sien, voudrait bien certainement la jouer. Si on ne croyait 
pas ce que je dis, je vais le prouver dans un instant. 

Bien entendu, je remerciai vivement M. Larroumet de 
la faveur qu'on me faisait et de la part qu'il y avait sans, 
doute prise. J'essayai bien de savoir quelque chose, d'où 
venait cet intérêt si inattendu pour la Parisienne et pour- 
son auteur ; mais M . Larroumet ne m'en dit pas davantage. 

* * 

En rentrant chez moi, je trouvai la lettre du cabinet du 
ministre que M. Larroumet m'avait annoncée. Le lende- 
main, j'allai voir M. Bourgeois. 

Je n'ai pas à parler ici de l'homme politique qui s'est fait 
une si grande place en si peu de temps, et dont nous admi- 
rons tous la haute intelligence, l'éloquence et l'intégrité. 
Pour la première fois peut-être, je trouvai un ministre sim- 
ple et ouvert, souriant, une personne naturelle. 

J'exposai à M . Bourgeois le but de ma visite ; il ne me 
laissa pas continuer. 

— C'est entendu, me dit-il, et nous sommes très heureuxL 
de vous être agréables. 

Nous causâmes théâtre un instant. Il en parlait très bien 
et il était renseigné. Je mis en avant mes amis, Georges- 



48 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Ancey et Jean Jullîen, dont il connaissait le grand talent. 
Au moment de quitter M. Bourgeois, je le remerciai de 
nouveau et j'ajoutai ; 

— Je vous suis d'autant plus reconnaissant, monsieur le 
ministre, que sans votre intervention ma pièce n'aurait ja- 
mais été jouée au Théâtre-Français. 

— Vous vous trompez, me répondit doucement M. 
Bourgeois ; M. Claretie était très bien disposé, je vous 
assure. 

— Non, monsieur le ministre, non, repris-je ; n'essayez 
pas de couvrir M. Claretie, vous n'y réussiriez pas. Je tiens. 
M. Claretie pour le dernier des polissons. 

• — Enfin, reprit M, Bourgeois, l'affaire est faite, c'est le 
principal. 

Nous échangeâmes encore quelques mots et je me 
retirai. 



#** 



Quelques jours après, je retournai chez M. Larroumet 
pour deux raisons ; d'abord, pour lui rendre compte de ma 
visite au ministre ; ensuite, pour me mettre entièrement 
d'accord avec lui. 

— Ainsi, dis- je à M. Larroumet en le revoyant, ma 
pièce entre au Théâtre-Français, c'est bien entendu? 

— C'est parfaitement entendu, me répondit-iL 

— Quand me jouera-t-on ? 

— On va vous jouer tout de suite. 

— Qu'est-ce que je dois faire auprès de Claretie? 

— Rien^ vous n'avez qu'à attendre. 

— Qui me conseillez-vous pour le rôle de la Parisienne ? 

— Bartet. 

Cette conversation était bien de nature à me satisfaire.^ 
On avait pensé à tout, jusqu'à me donner M"** Bartet. Et 
•cependant je regrettais encore ma combinaison qui me 



LA PARISIENNE 49. 



paraissait de beaucoup la plus avantageuse : les Corbeaux 
au Théâtre-Français, la Parisienne ailleurs. 

Pour en finir sur ce point et pour donner la preuve que 
j'ai promise, voici ce qui se passa : 

Dès que l'on sut au Théâtre-Français et autour du Théâ- 
tre-Français que la Parisienne allait y être jouée, M. Po- 
rel, alors directeur de TOdéon, m'écrivit et me demanda la. 
pièce pour Réjane. Aussitôt, je priai M. G. Roger, agent 
général de la Société des auteurs, de voir Porel et de s'en- 
tendre avec lui. C'est bien clair. Mais Porel ne voulut pren- 
dre aucun engagement. Il me demandait ma pièce sans, 
conditions, pour la donner quand illui plairait. Je ne pou- 
vais pas, on le comprend, accepter une éventualité sembla- 
ble, et comme Ton dit, lâcher la proie pour l'ombre. 



II 



La situation était bien nette. Claretie avait reçu l'ordre- 
de jouer la Parisienne et il devait la jouer aussitôt. M . 
Larroumet m'avait dit d'attendre, j'attendais. 

Je reçus alors une lettre de William Busnach, oui, de- 
William Busnach, qui m'écrivait : 

« Mon cher ami, j'ai déjeuné ce matin avec Claretie; 
nous avons beaucoup causé de la Parisienne ; il serait 
assez disposé à la monter. Allez donc le voir et battez le 
fer pesdant qu'il est chaud. » 

Qu'est-ce que vous dites de ça ? 

On ne sait peut-être pas que Busnach a rendu à Claretie- 
plus d'un service discret. C'est lui qui a commencé la piè-^ 
ce : Monsieur, le Ministre^ qu'Alexandre Dumas a finie, , 



50 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



]e répondis tout de suite à Busnach ; 

« Mon cher ami, je suis seul à connaître mes rapports 
avec Claretie. Lsi Parisienne n'entrera au Théâtre-Français 
que lorsqu'un ministre la prendra par la main. » 

Je reçus alors une lettre de Prud'hon, oui, de Prud'hon, 
le sociétaire de la Comédie-Française. Il avait, m'écrivait- 
îl, une communication importante à me faire. 

Qu'est-ce que vous dites de ça encore ? 

Devant ces preuves manifestes que me donnait Claretie 
de son imbécillité, quelle conduite devais-je tenir ? Devais-, 
je laisser agir le ministre ou Taider de mon mieux ? Ce se- 
cond parti me parut le plus convenable, et j'entrai en rap- 
port avec Prud'hon. 



♦% 



Prud'hon était chargé de m'apprendre que le comité du 
Théâtre-Français, ou plutôt deux de ses membres, Got et 
Febvre, avaient soulevé une difficulté.* 

Il est d'usage au Théâtre-Français qu'une pièce qui y a 
été refusée, et c'était le cas de la Parisienne^ ne peut plus 
jamais y être jouée. 

Je ne discute pas, je raconte. 

Devant cette chicane si inutile que l'on me faisait et que 
Claretie n'avait pas su empêcher, je pensai tout naturel- 
lement à son prédécesseur. 

Ah! bien, il aurait fait bon avec Perrin que le comité 
discutât une décision ministérielle, et que Febvre, plus 
particulièrement, fît la mauvaise tête. 
- Qu'on me permette à ce propos une anecdote. » 

Lorsque les Corbeaux ont été reçus au Théâtre-Français 
•et que Got était tout indiqué pour les jouer, Febvre me de- 
manda le second rôle de ma pièce. Je le lui promis. Plus 
tard, à la veille même des répétitions, en apprenant que 



LA PARISIENNE 51 



•Got était remplacé par Thiron, Febvre revint sur nos ar- 
rangements. 

Nous étions sur la scène, derrière la toile de fond, lors- 
•que Febvre me rendit mon rôle. Au même moment parut 
Perrin. J'allai à lui et je lui dis : • 

— Febvre ne veut plus jouer. 

— Restez là, me dit Perrin. 

Il fonça sur l'ami du prince de Galles et en moins d'une 
minute, d'une seconde, il revenait vers moi en me disant : 

— Febvre se trompait, il jouera votre pièce. 

Je passe sur mes négociations avec le comité. Elles du- 
rèrent bien près d'un mois et Prud'hon servait toujours 
d'interfnédiaire. 

C'est que Claretie n'est pas seulement un administrateur 
incapable : il en fait le moins possible. Il ne s'occupe que 
des engagements et du sociétariat, où il trouve toujours 
-quelque chose à gagner. 






La Parisienne était enfin reçue. 

Le lendemain, le lendemain même, mes rapports avec 
•Claretie devenaient exécrables, et il allait multiplier les 
mensonges, les perfidies, toutes les canailleries possibles, 
jusqu'à la dernière représentation de ma pièce. 

J'étais allé le lendemain voir Claretie et le remercier 
pour la forme, Après quelques mots sur les difficultés que 
le Comité avait faites et qu'il avait si énergiquement com- 
battues, il me dit : 

— Voilà votre pièce ici. Je vous jouerai dans un an, j'ai 
-des engagements jusque-là. 

Je fis un mouvement malgré moi et Claretie ajouta en 
rougissant : 

— C'est sans doute M^'® Reichenberg que vous désirez 
^voir, elle n'est pas libre. 



52 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Je n'avais qu'un mot à dire,' une autre comédienne à 
nommer et c'est <:e que Claretie espérait sans doute. Je- 
le quittai sans plus d'explications, en me promettant biea 
de le surveiller, lui et ses engagements. 






Claretie a deux journaux, le Figaro et le Temps^ avec 
ksquels il communique et qu'il inonde de sa prose admi- 
nistrative. Le Figaro, pour cette fois, fut mis de côté. Ce 
fut le Temps, huit jours après ma visite, qui publia les. 
•nouvelles suivantes : 

« Dans sa dernière séance, le Comité du Théâtre-Fran- 
çais a reçu la Parisienne^ de Becque. 

« Au mois d'octobre prochain, Frou-Frou^ de Meilhac 
et Halévy, qu'on avait eu déjà l'intention de monter sous la 
direction de M. Perrin, entrera en répétition à la Comédie- 
Française. Le rôle de Frou-Frou sera joué par M"** Rei- 
chenberg. » 

Je les connaissais maintenant, ses engagements. Il avait 
hâte de payer à Ludovic Halévy sa dette académique. 

Je découpai la note du Temps et je l'envoyai à M. Lar- 
roumet avec ces mots : 

« Arrêtez-le tout dé suite ; il recommence l'histoire des. 
Honnêtes Femmes. » 

En même temps, j'écrivis à Claretie : 

« Il a été convenu au ministère que ma pièce serait 
jouée la première. Si vous aviez monté un ouvrage nou- 
veau, je n'aurais rien dit ; mais reprise pour reprise, il y a 
une sorte de justice générale à faire passer \di Parisienne- 
avant FrourFrou. » ' . 

Claretie me répondit : 



LA PARISIENNE 53 



« Le ministère n'a rien à voir là-dedans. Vous avez été 
reçu par estime littéraire. Si vous voulez vous faire jouer 
par ordre, essayez. ». 

Qu'est-ce que vous dîtes de ça encore ? 

Le samedi suivant, je répète : le samedi suivant, il y " 

avait dîner et réception à l'Instruction publique. J'allai à 
la réception, j'y trouvai Claretie et je labordai : 

— Où en sommes-nous ? lui dis-je. 
• — Je ne vous jouerai pas, me répondit-il délibérément. 
Jai vu le ministre hier (j'insiste : hier, c'était vendredi), je 
lui ai exposé ma situation et mes engagements et il les a 
approuvés. 

J'étais très déconfit. Je Tétais surtout pour la raison que 
je vais dire. M. Bourgeois et M. Larroumet avaient été 
parfaits : je craignais d'être allé trop loin et de les avoir 
indisposés. 

— Il y aurait bien un moyen pour vous d'être joué tout 
de suite, ajouta Claretie, ce serait de prendre Samary pour 
la Parisienne. 

Accepter Samary c'était en finir ; je consentis. 
J allai bien vite voir M. Larroumet qui devait intervenir 
auprès de Bartet et lui éviter une peine inutile. 

— Pourquoi avez-vous fait ça ? me dit-il. 

— Que voulez-vous ? lui répondis-je, Claretie avait vu 
le ministre vendredi et, je le crois bien, il l'avait retourné, 

— Je ne sais pas, reprit M. Larroumet, si Claretie a vu 
le ministre vendredi, mais samedi, à 7 heures et demie, 
deux heures avant que vous ne causiez avec lui, au mo- . 
ment de nous mettre à table, Claretie était du dîner, le mi- 
nistre lui a dit devant moi : Je ne peux pas vous fixer une 
date précise pour la Parisienne ^ mais j'entends que M. 
Becque profite des avantages que nous avons voulu lui 
faire. 



< ' 



54 SOUVENIRS D'UN' AUTEUR DRAMATIQUE 



Qu'est-ce que vous dites de ça? Qu'est-ce que vous dites 
de ça ? 



III 



Je conte en ce moment une histoire de théâtre, des misè- 
res d'auteur et des saletés de coulisses qui paraîtront peut- 
être bien insignifiantes. Mais c'est de notre grande scène 
qu'il s'agit, qu'on ne l'oublie pas, et de l'homme déplora- 
ble qui aujourd'hui encore "en a la direction. 

C'était fait. J'avais accepté Samary, tout en la trouvant 
trop jeune et trop innocente pour représenter ma Parisien- 
ne. On sait le malheur qui arriva. La charmante artiste 
tomba malade et ne se releva plus. 

Ah ! que ce Claretie a de cœur ! Il en remontrerait pour le 
cœur à tous les ingénieurs du théâtre moderne. Il renonça 
aussitôt, la main sur son cœur, à jouer la Parisienne et re- 
mit F r ou- F r ou en avant. 

Ici se place un épisode agréable et qui donne de Claretie 
une exacte mercure. 

Il faut que je dise d'abord que M^'" Bartet, dès qu'on lui 
avait parlé du rôle, l'avait refusé. D'un autre côté, je ne 
voulais pas transiger avec Claretie, en me rejetant sur sa 
comédienne de prédilection. M"" Reichenberg se trouvait 
ainsi ma dernière ressource. J'allai la voir sans la trouver 
ou plutôt sans qu'elle me reçût. 

Dès qu'il eut connaissance de cette démarche, Claretie 
manda Reichenberg et lui parla avec autorité. La Pari^ 
sienne, après la mort de Samary, était devenue une pièce 
impossible ; aucune comédienne, digne de ce nom, ne se 
risquerait à la jouer. 



LA PARISIENNE 55 



J'étais allé en même temps consulter Sardou. Sardou 
«'entremit aussitôt auprès de Claretîe et lui fit entendre rai- 
son. Quarante-huit heures après avoir vu Reichenberg, 
■Claretie la mandait de nouveau et lui distribuait le rôle de 
Ja Parisienne, 



*** 



Il est temps que Sarcey entre dans la danse. C'est à lui 
tout autant qu'à Claretie que j'ai affaire. Je ne pourrais pas 
dire lequel des deux a été le plus méprisable. 

Ainsi et comme entrée de jeu, Claretie m'avait placé 
dans cette alternative, ou de prendre la comédienne de son 
•choix, de son cœur, ou d'être renvoyé à Tannée suivante. 
Ainsi, M"® Bartet avait refusé son rôle, un rôle que le di- 
recteur des Beaux-Arts trouvait tout indiqué pour elle, et 
Claretie s'était immédiatement incliné. Ainsi et grâce au 
plus effronté mensonge, Claretie m'avait imposé Samary 
qui me paraissait un choix défavorable. Ainsi Claretie 
avait voulu arrêter net la combinaison Reichenberg, la 
seule qui me restât, et c était Sardou qui l'avait fait réussir. 
Ce n'est pas tout. Je vais parler dans un instant de mes ré- 
pétitions, qui ont été pitoyables, et plus particulière- 
nœnt de la conduite de Lebargy, le grand camarade de 
Claretie. 

Sarcey n'ignorait rien. Sarcey, je l'ai déjà dit ailleurs, 
sait tout ce qui se passe à la Comédie-Française ; il est ren- 
seigné jour et nuit. Sarcey, dans l'ignoble article qu il con- 
sacra plus tard à la Parisienne, n'en écrivit pas moins : 

« 11 faut leur rendre cette justice (à Claretie et au théâ- 
* tre), une fois la résolution prise (la décision du ministre 
acceptée), ils n'opposèrent à M. Becque aucun mauvais 
vouloir ni aucune résistance. Ils firent bonne mine à l'œu- 
vre et à l'auteur. // choisit ses interprètes^ les dressa avec 
la minutie entêtée qu'il apporte dans la mise en scène de 



56 SOUVENIRS d'un auteur dramatique 



ses ouvrages et monta la Parisienne comme il Ten tendît. 
Claretie n'intervint que très discrètement, » 

Voilà les mensonges triplement calculés qu'on débite au 
public, avec lesquels on trompe les ministres, et que ré- 
pand un impudent critique pour couvrir le directeur et le 
théâtre qui le subventionnent. 



*** 



En 1882, lorsque j'étais entré à la Comédie-Française, 
j'avais trouvé un théâtre imposant, administré <le haut et 
jusqu'en ses plus petits détails par un homme fort. Perrin, 
la silhouette de Perrin, Tombre de Perrin, était partout. 

En y revenant huit ans après, je tombais dans une pétau- 
dière, dans une maison livrée par un subalterne aux subal- 
ternes, où tout le monde décidait, excepté Claretie, préoc- 
cupé uniquement de ses intérêts, de ses fredaines et de sa 
réclame. 

Il faut bien qu'on le sache et que quelqu'un le dise enfin. 
Si Sarcey, pendant tant d'années, a poursuivi Perrin de 
ses plus perfides critiques, de sa plus haineuse rancune, 
c'est que Perrin avait refusé de l'acheter ; et c'est parce que 
Claretie^ en entrant, à peine assis, l'a acheté tout de suite, 
que Sarcey met aujourd'hui à défendre et à prolonger Cla- 
retie l'acharnement qu'il mettait autrefois à détruire Perrin. 

Je viens de dire que mes répétitions avaient été pitoya- 
bles : ce n'est pas assez. J'avais voulu, hélas ! obliger Pru- 
d'hon ; je constatai tout de suite ses résistances et son im- 
puissance. Féraudy cherchait des effets sûrs. M'*' Reichen- 
berg. que j'avais connue si laborieuse, si souple et si docile,, 
n'apprenait même plus. Avec Lebargy, j'étai^s aux Funam- 
bules. 

Lebargy, entraîné par l'exemple de Bartet, aurait voulu 
faire comme elle. Bartet avait dit : « C'est un rôle pour M"** 



LA PARISIENNE 57 



Réchane. » Lebargy disait : « On me donne un rôle de M. 
Galîpaux. » 

Le jour de ma lecture, Lebargy arriva une heure en re- 
tard et fit une entrée étonnante. Il prit un siège et affecta 
la posture la plus singulière. Ses camarades se demandaient 
ce qu'il avait, s*il était malade ou s'il était ivre ; M"® Rei- 
chenberg, à tout hasard, ramena ses jupes. 

Lebargy, après cette mascarade, ert prit à son aise. Il ve- 
nait vers les trois heures ; il se montrait un instant et on 
ne le revoyait plus, ^uand on avait besoin de lui. M"' Rei- 
chenberg parcourait le théâtre en appelant de tous côtés : 
Le-bar-gy I Lebargy n'était pas là et on levait la répétition. 

Un jour, ses camarades impatientés s'en prirent à moi : 
« Vous ne devez pas supporter ça », me dirent-ils en chœur. 
Le lendemain, lorsque Lebargy parut, je l'appelai, je le 
forçai à venir en scène et je lui dis : « Quoi que vous fassiez, 
vous jouerez le rôle. — Je le jouerai, me répondit- il, si je le 
veux. » C'est ainsi aujourd'hui, au Théâtre-Français, que 
parlent les apprentis et les doublures. 

Claretie ne venait jamais. Les semainiers ne venaient ja- 
mais. Worms, que j'avais choisi pour monter la pièce avec 
moi, était absent. Je pris le parti d'attendre son retour, et 
je cessai aussi de venir. 

Voilà la minutie entêtée que signale Sarcey et dont j'ai 
fait preuve. 

Qu'on me permette pour finir sur ce point une anecdote. 

A la troisîème ou quatrième répétition des Corbeaux^ 
Perrin, qui voulait voir comment je m'en tirerais, s'était 
caché dans la salle. Personne ne le savait là, et nous tra- 
vaillions consciencieusement. La répétition finie, Perrin 
vint nous retrouver, et en me montrant à mes interprètes, 
il leur dit : « Ecoutez-le bien ; il est plus fort que nous 
tous. » 

Si je rappelle ce propos, ce n'est pas, qu'on le croie 




^v 



r.-» 



5ÏA-' 



SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



bien, pour en tirer une vanité folle ; non. Mais je trouve Ik. 
une réponse à Sarcey, à cette vieille et odieuse portière, 
qui discrédite un auteur sur des rapports de cabotins. 




* * 



Ma pièce tomba. 

C'était un bien petit malheur auprès de celui qui m'atten- 
dait. Je perdis une sœur que j'aimais tendrement. J'en aver- 
tis Claretie et j'ajoutai ; 

« Je ne reviendrai pas au théâtre. Ne vous préoccupez 
« pas de moi, et faites passer les intérêts de là Comédie 
« avant les miens. » 



IV 



J'avais écrit à Claretie : 

« Ne vous préoccupez pas de moi et faites passer les in- 
térêts de la Comédie avant les miens. » 

Le lendemain, je lui écrivais : 

« Je viens de lire l'article de Sarcey qui a changé mes. 
dispositions. Il faut que Mlle Nancy Martel quitte la 
Comédie-Française. » 

Je ne peux pas, après bientôt trois ans, entrer dans le 
détail de cet article de Sarcey, fait de main de traître, où 
il avait accumulé mensonges sur mensonges et perfidies^ 
sur perfidies. C'était un coup d'assommoir, concerté entre 
Claretie et lui, pour achever ma pièce. 



ut 



En mettant tout de suite Mlle Nancy Martel en cause^ 
j'avais voulu établir la complicité de Claretie et lui donner 



LA PARISIENNE 59^ 



un avertissement. Maïs qu'allais-je faire de plus et pourrais- 
je faire quelque chose de plus, je me le demandais. 

Je reçus alors une lettre de M. Tézenas, l'avocat bien 
connu, avec lequel j*étais en d'aimables relations. Evidem- 
ment cette lettre, sans rien dire, voulait me dire : « Il y a 
un procès dans l'article de Sarcey ; le faites- vous, le fai- 
sons-nous ? » 

J'allai voir M. Tézenas aussitôt. Je ne m'étais pas trom- 
pé. Il connaissait l'article mieux 'que moi et il avait déjà 
étudié l'affaire. 

Nous convînmes d'attaquer Sarcey. J'étais très monté, 
et, d'ailleurs, je n'avais pas d'autre parti à prendre. Cepen- 
dant, lorsque M. Tézenas, qui voyait là un procès à sen- 
sation, me dit : « Il faut le faire annoncer. » « Attendons 
encore, lui répondis-je, laissez-moi choisir mon moment. » 
En réalité, la menace me suffisait et me plaisait plus que 
Pexécution, 

A peine rentré chez moi, je trouvai une occasion, et elles 
ne me manquèrent pas, d'écrire à Claretie. Je glissai négli- 
gemment ce post-scriptum : « Sarcey va recevoir une as- 
signation qui ne le fera pas rire. » 



* * 



A partir de ce moment, j'ai défendu la Parisienne pied 
à pied, minute par minute, contre toutes les supercheries 
de Claretie.. Il m'est arrivé de lui envoyer jusqu'à trois 
télégrammes dans la même journée et de le sommer de réta- 
blir ma pièce sur l'affiche. Je jouais de l'assignation avec 
bien de la délicatesse ; tantôt elle était prête, tantôt elle se 
trouvait retardée ; une autre fois^ elle était imminente^ im- 
minente. 

La Parisienne par bonheur faisait plus d'argent que les 
autres spectacles et résistait de son mieux. La troisième 



6o SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



représentation avait produit quatre mille neuf cent quatre- 
vingts francs. C'était sur une recette de 5,000 francs, faite, 
j'ai le droit de le dire, par ma pièce seule, sans interpré- 
tation, sans toilettes et sans décors, que Sarcey l'avait 
exécutée 

Il faut que j'en convienne, souffrant et affecté comme 
je l'étais, préoccupé justement du dommage matériel qui 
m'était causé, cette petite guerre entreprise contre un 
directeur et un critique, ces deux fléaux de Tart dramatique 
(le comédien est le troisième), n'en tournait pas moins à la 
partie de plaisir. \J Assignation Sarcey était devenue un 
véritable vaudeville qui rappelait \ Affaire de la rue de 
Lourcine, Je voyais très bien Miatingue-Claretie et Len- 
glumé-Sarcey, chacun sur son téléphone, où ils échan- 
geaient leurs inquiétudes pour une assignation imaginaire. 
C'était, j'ose le dire, de l'excellent théâtre et bien certaine- 
ment le meilleur que j'aie fait. 

Quelque chose me déplaisait. Claretie, dans les lettres 
qu'il m'écrivait, affectait de ne pas me parler de V Assigna- 
tion. Il avait l'air de me dire : « C'est votre affaire, ce n'est 
pas la mienne ! » Je ne voulais pas de ça. 

« Il est temps, écrivis-je à Claretie, de relever ma pièce. 
\^ Assignation Sarcey paraîtra lundi dans trois journaux à 
la fois. » 

Aussitôt, Claretie me télégraphia de ne rien faire et 
d'attendre qu'il m'eût écrit. En effet, le lendemain, je reçus 
une lettre de lui, où il m'exhortait, au nom de ma situation 
littéraire, à éviter un pareil éclat. Claretie, pour donner 
plus d'importance à cette lettre, V avait fait charger. Je ne 
m'embêtais pas, comme on voit. 

J'avais un autre sujet d'amusement, et celui-là c'était 
dans l'article même de Sarcey que je l'avais trouvé. Sarcey 



LA PARISIENNE 6l 



-ne s'était pas contenté de son assassinat. Il y avait ajouté 
^ne petite scélératesse d*un autre genre et que M^ Tézenas 
-avait relevée comme moi . Sarcey avait écrit : 

« On me dit que Becque a fait la Parisienne sur une 
femme particulière. Je n'ai pas connu Clotilde. » 

C'était canaille et bien drôle. Il n'avait pas connu Clo- 

"tîlde. Lorsque ma journée était finie, c'est-à-dire lorsque 

toutes mes précautions avec Claretie étaient prises et notre 

correspondance mise en ordre, je fredonnais sur un air qui 

-a été très en vogue un moment : // n'a pas de parapluie. 



Il n'a pas connu Clotilde, 

Et c'est bien heureux pour elle ; 

Il connaît Nancy-Martel, 

Ah ! plaignons la pauvre fille ! 



La vie serait peut-être trop dure, sans la gaîté qu'on y 
apporte et la résistance qu'on lui oppose. 



* * 



Jusque-là et pendant près d'un mois, mon procès avec 

^Sarcey n'avait été connu que de quatre personnes : Sarcey, 

Claretie, Tézenas et moi. Pour tout dire, je Tavais aban- 

•<lonné. Tout d'un coup, les journaux s'en emparèrent et les 

reporters se mirent en campagne. 

Je trouvai alors, dans une interview de Sarcey, une 
révélation bien inattendue. 

« Becque ne sait peut-être pas, avait dit Sarcey, que 
» c'est moi, par mes démarches personnelles, qui ai fait 
y> jouer la Parisienne au Théâtre-Français. » 

Non, Sarcey, non, je ne le savais pas et j'étais bien loin 
•de le supposer. 

Voilà un homme qui, peu de temps auparavant, avait 
•écrit de la Parisienne quelle était un chef-d œuvre défini- 



62 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



tif ; il dispose de ma pièce sans moi et presque malgré- 
moi ; il entraîne le ministre et le directeur des beaux-arts ; 
la plus petite délicatesse lui commapdait, quoi qu'il arrivât ^ 
de rester de son avis, d'être de notre côté, avec nous, et 
de nous défendre tous ensemble. Il avait atténué et soutenu 
bien d'autres échecs, la Bûcheronne, la Souris, les Petits- 
Oiseaux, etc. Que fait-il ? 11 découvre le ministre qui s'est 
fié à lui; il découvre M. Larroumet, son ami; il massacre un 
ouvrage qu'il admirait la veille. Et tout cela, pourquoi ? 
Pour exonérer Claretie et le Théâtre-Français de leur res- 
ponsabilité. De tous mes interprètes, Prud'hoç avait été le- 
plus attaqué ; il le trouve très bien pour sa part et en fait 
un grand éloge. C'est que Prud'hon est un vieux sociétaire 
qui a voix au chapitre et qui tient les clefs de la caisse. 

Après tant de pas et de démarches, après toutes les al- 
lées et venues que la représentation de la Parisienne 
m'avait demandées, il me restait une dernière et pénible 
visite. J'avais à m'excuser auprès du ministre de l'aventure 
où il s'était engagé pour moi. Je retrouvai M. Bourgeoîs. 
plus aimable encore, avec cette belle grâce de l'homme 
supérieur pour qui les petites défaites ne comptent pas. 

« Eh bien ! monsieur le ministre, lui dis-je, est-ce que je 
n'avais pas raison de vous dire que M. Claretie était un 
polisson ? Croyez-vous que Sarcey, payé comme il l'est par 
la Comédie-Française, aurait fait un pareil article saps être 
d'accord avec Claretie ? » 

« Certainement », me répondit M. Bourgeois, en bais-^ 
sant la tête. % 

* * 

Non, personne ne peut soupçonner les chagrins, les tour- 
ments, les inquiétudes, les difficultés, les embarras, que- 



LA PARISIENNE 63 



m'ont causés ces deux coquins, ce fourbe et ce cynique, en. 
se concertant pour étouffer ma pièce, en la tuant du même 
coup à la Comédie et ailleurs. 

Je sais très bien qu'en travaillant pour le public on s'ex- 
pose à toutes les sévérités. La critique est maîtresse de ses 
pires jugements. Je ne lui ai jamais demandé indulgence- 
ou appui. Mais la critique n'a rien à voir ici. Il s'agit d'un 
directeur, du directeur de notre première scène, et d'un 
écrivain publiquement à ses ordres et à sa solde, qui s'en- 
tendent pour faire un mauvais coup. 

Croyez-moi, mes amis, nous nous sommes trompés sur 
Claretie.^Nous» l'avons pris pour un simple et un innocent. 
Il était bien médiocre, îl était, je puis dire, le médiocre- 
type, et nous ne voyions pas autre chose. Personne ne s'est 
conduit plus habilement et avec plus de savoir-faire ; il a 
franchi des distances incalculables à plat ventre. Il est en- 
tré sournoisement à la Comédie, lorsque tout le monde en 
attendait un autre. A peine arrivé, il a trouvé la rosette de 
la Légion d'honneur dans un lavabo. Un homme d'esprit, 
qui Ta vu pratiquer et qui sait ce qui se passe, l'a surnom- 
mé le Parfait Secrétaire des amants. En servant les autres, 
il ne s'oubliait pas ; il a fait du Théâtre-Français un mar- 
chepied et une descente de lit. Il y a un effronté dans ce^ 
pleutre. 




1 ' * ^ • -"F^mçr . 



Brelan de Confrères 



-iyvj^r • 



Brelan de Confrères 



J'ai eu trois de mes confrères qui sont devenus directeurs 
-de théâtre : Raymond Deslandes, Charles de La Rounat et 
Jules Claretie. Je dirai quelque chose des trois, et ce sera 
de bien près la même chose. 

Deslandes est celui que j'ai le plus connu. En 1868, lors- 
que j'ai donné ma première pièce, j^entrai tout de suite en 
Telations avec lui et nous devînmes pour bien longtemps 
ti'excellents camarades. 

Deslandes n'en menait pas large alors. Sa situation, pour 
tout dire, était lamentable. L'insuccès régulier de ses ou- 
vrages, et plus encore leur irrémédiable platitude l'avait 
t:ompromis définitivement. Il était brûlé : brûlé auprès des 
directeurs qui ne prenaient même plus la peine de le lire, 
et brûlé auprès de ses confrères qui esquivaient l'un après 
l'autre sa collaboration. Avec cela, pas d'argent et plus de 
crédit. Personne n'aurait supposé, en voyant Deslandes 
toujours tiré à quatre épingles, qu'il avait un martyr sous 
les yeux, le martyr de la comédie-vaudeville. 

Deslandes, qui se sentait perdu, avait visé d'abord la di- 
rection de rOdéon. Il ne l'obtint pas. Il n'avait pas, comme 
La Rounat, rendu des services à la République. Le Vaude- 
ville allait fort mal et les propriétaires ne demandaient 
qu'à s'en débarrasser. Deslandes se retourna de ce côté. Il 
trouva des associés et une commandite. 



68 SOUVENIRS' D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



En prenant possession d'un théâtre, Deslandes y appor- 
tait les dispositions les plus dangereuses. Ses amîs et lui, 
disait-il, n'avaient pas donné leur mesure ; ils avaient été- 
étouffés. Aussi ne voulait, il jouer que des auteurs de son 
groupe, des ratés de sa nuance et de sa promotion ; Du- 
rantin, par exemple, qu'il admirait profondément. 

Je ne plaisante pas. Je ne dis que bien juste la vérité, 
quelque énorme qu'elle paraisse. 11 faut être du métier et 
avoir vu les gens sur place pour les connaître véritable- 
ment. Pendant les quinze années qu'il a administré la Co- 
médie-Française, Perrin n'a monté qu'une pièce, une seule, 
avec joie et enthousiasme. On ne voudra pas me croire, 
lorsque je l'aurai nommée. La Princesse de Bagdad !!! Des- 
landes, qui ne valait pas Perrin, avait comme lui des pré- 
férences stupéfiantes. De tous les ouvrages que Deslandes 
a représentés, c'est le Drame de la gare de l'Ouest, oui, le 
Drame de la gare de V Ouest où il a mis le plus de cœur, 
tout son cœur. Quelques jours avant la représentation, je 
me trouvais au Vaudeville ; Deslandes me prit le bras et 
me fît faire un tour avec lui. II me parla d'abord de Duran- 
tin, un esprit de premier ordre ; il me parla ensuite de sa 
pièce, une très, très jolie chose ; enfin, il termina par ces 
mots qui contenaient une grande leçon à mon adresse : 
« Voyez ça, me dit-il, voyez ça. » 

Après un an de ce système, où Deslandes n'avait joué 
que ses amis et les pièces qu'il fabriquait avec eux, la com- 
mandite était mangée et le théâtre en déconfiture. On rar- 
rangea les choses. On mit le Vaudeville «n actions, et Sar- 
dou, qu'on ne devait plus jamais y voir, y rentra comme un 
çauveur. 

A peine le théâtre prospérait-il, à peine une réserve 
avait-elle été constituée. Deslandes, qu'on me passe ce 
mauvais mot, perdit complètement la sienne. 11 devint mé- 
connaissable. Vingt-cinq années de sottise rentrée et de 



BRELAN DE CONFRÈRES 69 



I 



vanité bouflFonne lui sortaient par tous les pores. Il tran- 
chait, le malheureux ! 11 en était venu là, jusqu'à trancher ! 
Si la Commission des auteurs ne l'avait pas arrêté tout de 
èuitè, il aurait fait reprendre et défiler au Vaudeville tout 
son répertoire. Lorsqu'on lui parlait de quelque chose, d'une 
idée ou d'un plan, il ne vous écoutait qu'à moitié et comme 
un homme qui a mieux. Dès que vous aviez fini, il vous pro- 
posait une autre. pièce, une pièce qu'il avait dû faire avec 
Barrière. Nous sommes huit ou dix, je n'exagère pas, aux- 
quels il a proposé des pièces qu'il avait dû faire avec Bar- 
rière. 

Deslandes, je dois le dire, avait une excuse : il était com- 
plètement inconscient. Il y avait chez lui du niais, du da- 
dais, du vieil aveugle. Pour rien au monde, il n'aurait quitté 
le boulevard, la Chaussée-d'Antin ; il voulait être là, en 
pleine observation, dans la fournaise. Il se croyait parisien 
et il était des Batignolles. Il était de toutes les Batignolles. 

Deslàndes connaissait beaucoup Sarcey, mais Sarcey, on 
le sait, ne plaisante par* avec son indépendance ; il éreintait 
régulièrement les pièces de Deslandes. « Que voulez-vous, 
disait-il. Deslandes est un bien brave garçon que j'aime de 
tout mon cœur ; pourquoi s'obstine-t-il à faire du théâtre ? 
Le théâtre, je ne cesserai de le répéter, est un don. Deslan- 
des n'a pas le don. » 

En prenant le Vaudeville, Deslandes engagea aussitôt 
M"" Nancy-Martel. Sarcey écrivit alors : « Je préviens les 
jeunes gens que toutes leurs plaintes ne me touchent 
guère. Qu'ils travaillent ! Qu'ils fassent une bonne pièce l 
Ils ont, au Vaudeville, un homme dans lequel j'ai pleine 
confiance, qui est un artiste et un lettré, et Tun de nos pre- 
miers auteurs dramatiques. » 






70 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Il paraît que La Rounat avait rendu des service^ à la Ré* 
publique. Je n*ai jamais su lesquels. Etait-ce d'avoir obtenu 
l'Odéon sous l'Empire ? La Rounat répétait toujours : « La 
République me doit quelque chose. » On le crut et l'OdécQ 
lui fut rendu. 

L'histoire de La Rounat est exactement celle de Deslan- 
des. En quittant le XI X^ Siècle, 6\i il faisait de la grosse 
critique théâtrale, La Rounat avait perdu sa dernière carte. 
Brûlé comme Deslandes, sans ressources comme lui, il avait 
besoin aussi d'une direction de théâtre pour retrouver sa 
suffisance et se permettre les plus folles prétentions. 

Je n'ai eu que trop peu de rapports avec La Rounat pour 
parler de lui bien longuement. Dirai-je qu'il m'a gardé les 
Corbeaux pendant six mois ? Il ne voulait, ni les recevoir, 
ni les refuser. Il fallut l'intervention de Jules Ferry, alorà 
Président du conseil, pour qu'il les refusât. Grand, sec, bien 
planté, les cheveux en brosse et la moustache en croc, on 
devinait chez La Rounat des forces et une énergie extraor- 
dinaires. Il est mort d'une chute sur la glace, d'un faux pas. 
C'est tout ce qu'il a fait et le seul souvenir qu'il ait laissé. 

La Rounat connaissait beaucoup Sarcey ; mais Sarcey, 
on le sait, ne plaisante pas avec son indépendance ; il érein- 
tait régulièrement les pièces de La Rounat. « Que voul^îz- 
vous, disait-il, La Rounat est un bien brave garçon que j'ai* 
me de tout mon cœur ; pourquoi s'obstine-t-il à faire du 
théâtre ? Le théâtre, je ne cesserai de le répéter, est un don. 
La Rounat n'a pas le don. » 

En prenant l'Odéon, La Rounat engagea aussitôt M"* 
Nancy-Martel. Sarcey écrivit alors: « Je préviens les jeu- 
nes gens que toutes leurs plaintes ne me touchent guère. 
Qu'ils travaillent I Qu'ils fassent une bonne pièce ! Ils ont, 
à l'Odéon, un homme dans lequel j'ai pleine confiance, qui 
est un artiste et un lettré, et l'un de nos premiers auteurs 
dramatiques. » 



1 



BRELAN DE CONFRÈRES Jl 






Je serai cette fois, avec Claretie, aussi équitable que pos- 
sible. Bien inférieur pour le caractère à Deslandes et à La 
Rounat, il a eu certainement plus de talent que l'un et l'au- 
tre. Claretie a été sans trop de peine Tun des grands fai- 
seurs de copie de notre époque. Il a remué tous les lieux 
•communs avec aisance, quelquefois même avec bonheur. Il 
faut bien le reconnaître aujourd'hui, on a exagéré sa nullité 
qui est restée proverbiale . 

Claretie, qui valait ce qu'il valait, pouvait se passer d'un 
théâtre. La protection, l'exemple, les conseils de Camille 
Doucet, que l'administration des Beaux- Arts avait conduit 
à r Académie, l'ont perdu. Il a demandé la Comédie-Fran- 
çaise pour son usage personnel et il s'en est servi cynique- 
ment. Il faut être du métier, je le répète, et, pour parler 
■des gens, les avoir suivis toutes les cinq minutes. Le nom- 
bre de calculs et de mensonges, de compromis et de saletés 
qu'a coûté à Claretie son élection académique, est inima- 
ginable. C'est le fauteuil de TartuflFe qu'il occupe. 

Si Claretie était resté le bon garçon et le petit garçon que 
nous avons connu si longtemps, on se serait amusé de sa 
réussite. C'était drôle, voilà tout. Il aurait fait comme les 
autres, comme Deslandes et comme La Rounat, il se serait 
donné trop d'importance, on le lui aurait pardonné encore. 
Il faut bien en prendre son parti. Lorsqu'un homme est res- 
té toujours sans autorité personnelle et qu'une fonction lui 
tombe entre les mains, il demande tout naturellement à cet- 
te fonction les satisfactions qui lui ont manqué jusque-là. 
C'est le moment attendu par la grenouille pour faire le 
bœuf. Mais Claretie a fait pis que les autres. 11 a pensé que 
les grands emplois demandaient dissimulation et rouerie, et 
que pour être un homme fort il fallait être d'abord un hom- 



SOUVENtRS D'UN AUTEUR DRAMATrQUE 



me habile. Claretîe s'est trompé. Il ne sera jamais un hom- 
me fort, et il est devenu un véritable fourbe. 

Claretie connaissait beaucoup Sarcey; maisSarcey, on le 
sait, ne plaisante pas avec son indépendance ; il éreintait. 
régulièrement les pièces de Claretie. « Que voulez-vous,. 
disait-il, Claretie est un bien brave garçon que j'aime de 
tout mon cœur ; pourquoi s'obstîne-t-il à faire du théâtre ? 
Le théâtre, je ne cesserai de le répéter, est un don, Claretie- 
n'a pas le don. » 

En prenant le Théâtre -Français, Claretie engagea aussi- 
tôt M"° Nancy-Martel. Sarcey écrivît alors; « Je préviens. 
les jeunes gens que toutes leurs plaintes ne me touchent; 
guère. Qu'ils travaillent ! Qu'ils fassent une bonne pièce I 
flsont, au Théâtre-Français, un homme dans lequel j'ai plei- 
ne confiance, qui est un artiste et un lettré, et l'un de nos, 
premiers auteurs dramatiques. » 



Le Klephte 



' r. 



Le Klephte 



I 



Quand je suis entré dans le monde des lettres, je me suis 
lié de préférence avec de pauvres diables comme moi qui 
avaient de la peine à vivre et de la peine à percer. Je 
croyais que les gueux étaient de bonnes gens, des natures 
franches et des cœurs chauds, et, comme dit la chanson, 
qu'ils s'aimaient entre eux. Abraham Dreyfus était alors de 
mes amis et bien certainement l'un des préférés. 

M. Dreyfus, pour être sincère, ne me satisfaisait pas 
complètement. Je lui trouvais bien de la petitesse. Il voyait 
petit et faisait petit* Il se perdait dans des ouvrages de nain 
et des compétitions microscopiques. On ne me croira peut- 
être pas. L'hommealorsqu'il jalousait le plus, le concurrent 
terrible et qui lui prenait sa place au soleil, c'était ce pau- 
vre Verconsin. Dreyfus avait écrit un monologue remar- 
qué : le Monsieur en habit noir ; mais Verconsin, avec Ce- 
tait Gertrude ! le dépassait de beaucoup. Quand on parlait 
piécettes, saynettes, théâtre de paravent, on disait : Ver- 
consin et Dreyfus, et bien souvent Verconsin tout seul ; 
Dreyfus le savait et en souffrait profondément. 

Dreyfus avait aussi une préoccupation singulière et que 
chez un autre j'aurais trouvée suspecte. Il ne pouvait pas 
faire comme tout le monde, écrire quelque chose et le signer. 
Il lui fallait un pseudonyme. Il lui en fallait deux, trois, dix, 



^6 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Cinquante. Il est bien certainement l'écrivain de notre temps 
qui a le plus usé de ce detni-anonymat. Il a été M. Josse, 
M, Perrichon et \e Monsieur guipasse : il a été Nimporte- 
qui et Chose et Machin ; il a été AT... , K.. . , ^. Je ne compre- 
nais pas bien qu'un homme qui avait un nom à se faire 
changeât de nom continuellement. J'étais bien loin de pré- 
voir que ce goût des pseudonymes et de l'alibi aurait ses 
conséquences et nous brouillerait tôt ou tard. 

Tout compte fait, Abraham Dreyfus m'était très sympa- 
tique et j'avais pour lui un réel attachement. Notre amitié 
à un moment devint plus intime. La ressemblance de nos si- 
tuations devait nous lier davantage. J'étais un petit bour- 
geois, il l'était aussi ; je vivais en famille, il vivait de mê- 
me ; il avait une mère excellente, des frères et des sœurs, il 
leur parlait de moi quelquefois ; ce monde aimable voulut 
me connaître, et j'allai, un jour, manger la soupe aux choux 
chez eux. 

II 



M. Abraham Dreyfus a été interviewé la semaine derniè- 
re par un rédacteur du Gaulois. M. Dreyfus, on le pense 
bien, n'avait pas de bien grosses nouvelles à donner de lui; 
il s est rejeté sur moi, et j'ai fait les frais de la conversation. 
Je plains profondément M. Dreyfus ; nous croyions tous au- 
trefois qu'il avait quelque chose dans le ventre ; il n'a rien 
fait et il ne fera rien ; il en est maintenant, il nous Ta appris 
lui-même, à écrire des pièces pour enfants, des saynètes pé- 
dagogiques. Devant cette fin lamentable, je voulais d'abord 
ignorer son article, laisser pa^^ser cette trombe de méchan- 
cetés, de mensonges et de perfidies. Mais on ma assuré que 
j'aurais tort et que M. Dreyfus avait abusé cette fois de ma 
complaisance. Quelqu'un m'a dit gaiement : « Que vous lui 



LE KLEPHTE 77 



«ervîez à faire ces pièces, c'est bien ; maïs que vous lui ser- 
viez aussi à faire ses interviews, c'est trop. » 

III 

Voici l'histoire du Klephte. 

Un matin, vers midi, je rencontrai Abraham Dreyfus. 

— J'allais aller vous voir, me dit-il. 

— Pourquoi? 

— J'ai eu beaucoup d'ennuis, reprit Dreyfus assez triste- 
«nent, avec une pièce que je viens de faire. Elle est bien 
•maintenant en répétition àl'Odéon, mais vous comprenez, 
pour ce que rapporte une pièce en un acte à l'Odéon, je ne 
voudrais pas risquer un four. Je voudrais vous lire ma piè- 
•ce et avoir votre opinion . 

— Quand vous voudrez, lui répondis-je. 

— Etes-vous libre en ce moment? Voulez-vous venir 
•chez moi ? 

— Certainement. 

Dreyfus, tout en me conduisant chez lui, me raconta les 
•ennuis que le Klephte lui avait causés. Il avait d'abord pré- 
senté sa pièce au Gymnase, à Victor Koning, qui Tavait 
trouvée mauvaise et la lui avait refusée. Dreyfus avait ré- 
pondu à Koning qu'il se trompait et que sa pièce était ex- 
cellente. Ces messieurs s*étaient un peu chamaillés. Finale- 
ment, ils étaient tombés d'accord pour soumettre la pièce à 
\in arbitre. L'arbitre choisi avait été M. Henry Meilhac. 
Mais Meilhac avait donné raison à Koning et déclaré que 
3e Klephte était manqué et injouable. 

Dreyfus me lut sa pièce, que j'écoutai attentivement. J'en 
vis tout de suite le mérite et les défauts. Le premier tiers 
«était embourbé ; les deux autres étaient diffus et longs. 

Après cette première lecture, nous reprîmes la pièce scè- 



78 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



ne par scène, phrase par phrase. Le premier tiers, je le ré^ 
pète, était embourbé. J'affirme que mon intervention, pour- 
cette partie au moins, a été réelle et efficace. Je ne sais trop 
que dire du reste, et si Dreyfus a profité de mes indications. 

Pendant les quatre heures que je passai avec Dreyfus, et. 
où il voyait sa pièce se dégager, s'animer entre mes mains, 
c'était à tout moment de sa part des remerciements et des 
flatteries l}ue je me garderais bien de répéter. 

Deux jours après, Dreyfus m'envoyait les œuvres complè- 
tes de Sully Prud'homme, pressé sans doute de liquider ma. 
part de collaboration et de la liquider poétiquement. 

De quelque manière que s'y prenne M. Dreyfus, à qui fe- 
ra-t-il croire que le Klephte qu'il m'a lu, le Klephte refusé- 
par Koning et condamné j^ar Meilhac, est bien celui que 
l'on a joué à l'Odéon et repris à la Comédie-Française. 



* * 



Mais j'ai autre chose à dire de plus sérieux et de plus. 
curieux. 

Voici l'histoire d une autre pièce de M. Abraham Drey- 
fus : 

La Rounat, le directeur de l'Odéon, enchanté du succè». 
du Klephte et des sympathies que Dreyfus avait trouvées, 
dans la presse, lui commanda une grande pièce. 

Cette nouvelle, lorque Dreyfus me l'apprit, me causa un 
plaisir véritable. Remarquez que nous étions des concur- 
rents, que Dreyfus était devenu \ Espoir du théâtre et que- 
Sarcey tous les huit jours lui prédisait les plus hautes des- 
tinées. Sarcey n'a jamais poussé et patronné que deux au- 
teurs : Dreyfus et Gandillot. 

Prenez garde, mon cher Gandillot, prenez garde ! 

Je ne rencontrai plus Dreyfus sans lui dire amicalement l 



1 



LE kLEPHTE 79 



« Ne faites donc plus d^articles. Faites votre pièce. Vous 
civez là une occasion exceptionnelle, ne la manquez pas. » 
Il me répondait toujours : « Oh ! j'ai le temps, j'ai bien le 
temps. » 

La vérité est que Dreyfus cherchait sa grande pièce pour 
rOdéon et ne la trouvait pas. 

Un jour, Dreyfus vint me voir et me dit : 

— Est-ce vrai que les Corbeaux sont imprimés et qu'on 
peut se les procurer. 

— Non, lui répondis-je, on ne peut pas se les procurer. 

— Mais ils ont été vus dans plusieurs mains. 

— Ça, c'est possible, la maison Tresse en a tiré quelques 
exemplaires pour moi. 

— Oh ! que vous seriez gentil, reprit Dreyfus, de me laisser 
lire votre pièce, j'ai une si grande envie de la connaître. 

— Très volontiers, lui répondis-je, et je lui remis un 
exemplaire. 

Quelques mois après, on annonça la pièce de Dreyfus à 
rOdéon ; elle s'appelait \ Institution Sainte-Catherine. 

» Ça y est, me dis- je, il a fait sa pièce avec la mienne. » 

Lorsqu'on connaît les Corbeaux et \ Institution Sainte- 
Catherine, il n'y a pas de doute à avoir. 

\J Institution Sainte- Catherine entra en répétition ; au 
bout d'un mois environ, j'appris chez un éditeur où circu- 
laient tous les potins de théâtre que TOdéon était très en- 
nuyé et que la pièce de Dreyfus ne marchait pas. Huit jours 
plus tard, chez le même éditeur, quelqu'un médit: « La piè- 
» ce de Dreyfus est par terre ; on n'a pas répété aujour- 
d'hui. » 

Le lendemain, Dreyfus arrivait chez moi avec son ma- 
nuscrit. 

Eh bien, je le demande, si M. Dreyfus avait eu à se plain- 
dre de mon amitié, d'un bavardage de ma part, et si ma par- 



-8o SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



tîcipation au Klephte avait été aussi nulle qu'il le prétend, 
•est-ce qu'il serait venu m 'apporter sa nouvelle pièce ? 

Et, je le demande encore, y a-t-il beaucoup d'auteurs as- 
sez bons ou assez insouciants, comme on voudra, lorsqu'on 
^ fait une pièce avec la leur, pour s'intéresser à cette pièce ? 

Mais j'aimais beaucoup Dreyfus et je me rappelais la sou- 
pe aux choux. 

Je n'ai pas sauvé V Institution Sainte-Catherine , Il aurait 
fallu trois mois de travail et Dreyfus, qui voulait conserver 
son tour à tout prix, n'avait que quelques jours. J'affirme 
pourtant que mon intervention a été des plus utiles. Je crois 
iien que, sans moi, la pièce ne serait pas allée jusqu'à la 
fin, et peut-être ne serait-elle pas allée jusqu'au commen- 
-cement, puisque telle qu'elle était, TOdéon ne voulait plus 
la jouer. 

Il me reste un petit détail à ajouter, et il a bien son im- 
portance. 

A la première représentation de V Institution Sainte-Ca- 
therine, M. Lavoix, le lecteur du Théâtre-Français, et moi, 
^lous étions placés au même rang de l'orchestre, lui au côté 
droit et moi au côté gauche. Lavoix connaissait les Cor- 
beaux, Etait-ce au second ou au troisième acte, je ne m'en 
souviens plus ; mais à une scène de la pièce, Lavoix et moi, 
du même coup, par une impulsion semblable, nous nous pen- 
châmes en nous regardant. Lavoix me fit un geste qui vou- 
lait dire : « Mais ce sont les Corbeaux I » et je lui répondis 
par un autre geste qui voulait dire : « Il me semble bien que 
vce sont les Corbeaux, » Le rideau baissé, Lavoix vint aus- 
sitôt me retrouver et me dit : 

— Vous avez donc montré votre pièce à Dreyfus ? 

— Certainement, lui répondis-je, c'est un de mes amis. 

— Ne faites-donc jamais ça, reprit Lavoix, votre pièce 
ne vous appartient plus, elle appartient au Théâtre-Fran- 
çais et vous ne devez la montrer à personne. 



LE KLEPHTE 8î 



IV 

J'-en viens maintenant à ce mot à^éretntement que je n'ai- 
me guère, mais qui est le terme en usage aujourd'hui. 

M. Dreyfus m'accuse d'être un éreinteur, et il a donné 
une liste de neuf écrivains que j'aurais éreintés. Si M. Drey- 
fus avait quelque importance dans le monde des lettres, ce 
serait presque une dénonciation. 

La liste de M. Dreyfus a deux défauts : elle est d'abord 
fort incomplète. J'ai éreinté bien des gens qui n'y figurent 
pas. J'ai éreinté Sarcey, Ohnet et quelques autres, de la mê- 
me langue française ; d'une manière générale, je ne respecte 
que les artistes. Si je n'avais éreinté que les neuf écrivains 
que M. Dreyfus a nommés en prenant leur parti, je serais 
un petit saint auprès d'eux, auprès de Dumas et de Paille- 
ron, par exemple, qiû n'ont jamais passé, que je sache, pour 
des modèles d équité et de bienveillance. 

L'autre défaut de cette liste est d'être inexacte. Elle com- 
prend trois critiques, et l'un est de mes bons amis. Mais, 
pour un critique porté en trop par M. Dreyfus, que d'autres 
qui manquent et qu'il aurait pu ajouter ! En bonne justice, 
il faudrait rechercher si les premiers torts ne sont pas ve- 
nus de leur côté. C'est une remarque que j'ai faite bien des> 
fois ; je n'ai pas eu de bonheur avec les maîtres de la criti- 
que, et surtout avec leurs maîtresses. 

Je vois enfin figurer sur cette liste, et elle^èst bien déci- 
dément de la part de M. Dreyfus un petit tour très réussi, 
deux écrivains nouveaux, auxquels je ne voulais que du 
bien et qui m'ont arrangé de la belle manière. M. Dreyfus^ 
le sait bien. Il doit savoir aussi que j'aime sincèrement les. 
jeunes gens et que j'ai toujours cherché à les aider plutôt 
qu'à leur nuire. 

Mais M. Dreyfus, et c'est là où je veux en venir, est-il 
donc si sûr de lui ? N'a-t-il ni fiel ni rancune ? Est-ce que- 



82 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



vraiment il n'a pris tant de pseudonymes que par amour pour 
ses contemporains et pour les célébrer plus à son aise ? Si 
M. Dreyfus croyait que ses pseudonymes ne l'ont jamais tra- 
hi, je vais le détromper. Je me trouvais dernièrement avec 
un de mes plus illustres confrères, et le nom de Dreyfus tom- 
ba dans la conversation. 

-^ Je le connais bien, me dit-il, c'est ce monsieur qui 
nous a tous éreintés sous les pseudonymes les plus variés* 

Allons ! allons ! monsieur Dreyfus, vous éreintez aussi. 
Vous éreintez sans verve et sans éclat, mais vous éreintez. 
Vous éreintez prudemment, vous éreintez sous le manteau, 
vous éreintez dans les cimetières ! Lorsque Belot est mort> 
vous avez fait ma charge sur sa tombe. 




La Bouche du Coche 



La Bouche du Coche 



J'ai beaucoup connu Henri Lavoix, le lecteur du Théâ- 
tre-Français, qui est nîort dernièrement. J'étais entré en 
relations avec lui, je peux dire très exactenîent la date, le 
trente novembre mil huit cent soixante-dix-huit. 

En ce temps-là, j'allais encore aux premières représenta- 
tions. J^étais presque toujours de la Commission des au- 
teurs, j'avais mes entrées de droit dans les théâtres et je 
trouvais tant bien que mal un strapontin. Lavoix, qui fai- 
sait dans \ Illustration un semblant de critique, était aussi 
un habitué des premières. Pourquoi ne le dirais-je pas ? 
Nous n'étions très recherchés ni l'un ni l'autre. Lavoix. 
dans notre monde, passait pour un raseur et moi pour un 
raté. Il avait peu d'argent^ je n'en avais pas du tout. Cette 
disgrâce devait nous rapprocher et en eflFet nous devînmes 
bien vite des amis. Dès que nous nous rencontrions au 
théâtre, nous convenions de nous attendre à la sortie et de 
partir ensemble. Je n'exagère pas. De 1878, l'année où j'ai 
connu Lavoix, à 1882, l'année où les Corbeaux ont été re- 
présentés, nous nous sommes rejoints ainsi plus de cinq 
cents fois et promenés jusqu'à une heure du matin. J'ai 
gardé le souvenir d'un soir d'hiver, d'un temps de neige et 
de verglas, où nous nous réfugiâmes un instant sous le pé- 
ristyle du Gymnase. Nous grelottions et nous battions la 
semelle, en fredonnant mélancoliquement les Gueux de Bé- 
renger. 

6 



86 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Pendant ces quatre années, et bien que ma petite pièce, 
la Navette^ eût été jouée avec quelque succès, jamais, pas 
une fois, Lavoix ne me fit des propositions de service. De 
mon côté, j'évitais le plus possible de lui parler du Théâ- 
tre-Français. Je me doutais bien que sa situation y était 
nulle et je le blâmais intérieurement d'avoir accepté des 
fonctions au moins inutiles . On croit généralement que les 
lecteurs du Théâtre-Français sont là pour ouvrir la porte de 
la maison ; ils ne sont là que pour la fermer. 

J'aimais beaucoup Lavoix. Sa personne d'abord me reve- 
nait et les rapports avec lui étaient très agréables. Il avait 
de la finesse, du goût ; il était aussi un anecdotier incom- 
parable. Il m'a conté bien des historiettes, et elles étaient 
toujours de premier choix. Peut-être, pour tout dire, y 
avait-il entre nous une peine commune, un chagrin secret 
qui nous unissait l'un à l'autre. Lavoix regrettait par mo- 
ments d'avoir perdu sa vie et j'étais bien près aussi de per- 
dre la mienne. 

Hélas ! II était comme tant d'autres, Lavoix, faux et rusé; 
il m'a joué deux excellents tours. Je sais bien ce qu'on va 
me dire, que je ferais mieux de les oublier. Sans doute. 
Mais quand je lis tout ce qui s'imprime, quand j'écoute tout 
ce qu'on raconte, quand je vois ces pauvres auteurs drama- 
tiques exposés à des milliers de blagues, il me prend des en- 
vies folles d'écrire ce que je sais et de nous défendre contre 
les vivants et les morts. 

C'est Edouard Thierry, je l'ai dit bien des fois, qui a fait 
entrer les Corbeaux à. la Comédie-Française. C'est à lui et 
à lui seul que j'en dois la représentation. Il est le premier, 
après plus de cinq ans où ma pièce avait traîné partout, 
qui l'ait prise sous sa protection. Il Ta signalée aux artis- 



LA BOUCHE DU COCHE 87 



tes de la Comédie-Française et ceux-ci Tont imposée à Per- 
rin. Voilà, en peu de mots, la vérité tout entière. 

Ma pièce reçue, ma pièce reçue à correction, si l'on veut, 
j'allai voir Lavoix quelques jours après. Je le trouvai très 
réservé. Il ne savait rien. Il avait bien entendu parler de 
quelque chose. Dans les relations où nous étions, je devais, 
il me semble, lui donner connaissance de mon ouvrage. Je 
le lui proposai. Il se fit prier pour accepter. Je lui lus toute 
ma pièce, quatre actes assez volumineux, sans qu'il lui 
•échappât la plus légère appréciation. 

Après tant de circonspection et de prudence, le menson- 
ge n'était pas loin ; il devait venir au bon moment. La 
veille de la représentation, je trouvai dans un grand jour- 
nal une note fort longue, exacte sur bien des points, qui 
•contenait le passage suivant : 

« Las de frapper à tant de portes qui ne s'ouvraient pas, 
«. l'auteur éconduit se décida à faire imprimer sa pièce 
« sans qu'elle eût été représentée. La maison Tresse se 
<jC chargea de l'édition . Un jour où M. Becque corrigeait 
« les épreuves des Corbeaux^ Lavoix entra dans son cabi- 
« net de travail et prit connaissance de quelques scènes de 
« la comédie. « Eh mais, dit-il , elle est très bien votre 
« pièce, mon cher. Pourquoi ne la présentez-vous pas au 
« Théâtre - Français ? » A quelque temps de là M. 
« Thierry achevait de décider l'auteur à porter sa pièce à 
« M. Perrin. » 

C'est bien clair. Lavoix, ici et là, un peu partout, s'était 
vanté d'avoir introduit ma pièce au Théâtre - Français ; 
Thierry, Pçrrin et quelques autres, nous savions bien à quoi 
nous en tenir, mais pour le public Lavoix devenait ainsi 
l'inventeur des Corbeaux^ il avait fait acte d'initiative et de 
dévouement. 



* * 



88 SOUVENIRS DUN AUTEUR DRAMATIQUE 



Je passe maintenant au second tour que in*a joué Lavoix^ 
celui-là est plus grave, plus suggestif. 

Lavoix, depuis plus d'un mois déjà, connaissait ma pièce- 
lorsqu'il se décida à m'en parler. Nous revenions du théâ- 
tre, il était une heure du matin et nous allions nous quitter ; 
il prit obligeamment ma main dans les siennes et me dit : 

« Ecoutez-moi bien, mon bon ami ; les Corbeaux c'est, 
Got ; sans Got pas de Corbeaux. » 

Cette appréciation, si malveillante et si ridicule qu'elle 
fût, ne me déplut pas. Je m'étais entendu avec Got pour 
qu'il jouât ma pièce, je tenais à lui tout particu ièrement, 
Lavoix me donnait raison. 

Lavoix ne s'en tint pas là. Toutes les trois semaines en- 
viron, à une heure du matin, lorsque nous revenions da 
théâtre et que nous allions nous quitter, il prenait obli- 
geamment ma main dans les siennes et me disait : 

« Vous savez, mon bon ami, les Corbeaux c'est Got, sans. 
Got pas de Corbeaux, » 

Je lui pardonnais sa sotte méchanceté et j*avais pris le 
parti d'en rire. L'amitié serait bien peu de chose sans les 
mauvais compliments qu'elle autorise. 

Au moment d'entrer en répétition et lorsque je me croyais, 
au bout de mes déboires, Perrin m'en réservait un dernier. 
II m'apprit que Got avait été définitivement choisi pour le 
rôle de Triboulet. Got ne pouvait pas jouer les Corbeaux^ 
en septembre, et deux mois après le Roi s'amuse ; on me 
donnait Thiron à sa place. 

J'étais désolé. Je cherchai autour de moi quelqu'un qui 
pût venir à mon aide, qui fît comprendre à Perrin que Got 
m'était indispensable, et je pensai tout naturellement à La- 
voix. J'allai le voir. 

— Il faut, lui dis-je, que vous me rendiez un service. 
Vous vous rappelez ce que vous m'avez dit tant de fois ; 
les Corbeaux^ c'est Got . . . 



LA BOUCHE DU COCHE 89 



— Ouï, eh bien ? 

— Eh bien ! Got m'abandonne pour le Roi s'amuse. 

— Qu'est-ce que vous dit Perrin ? 

— Ce que me dît Perrin est bien simple ; il déprécie 
•Got, qu'il ne me donne pas, et surfait Thiron, qu'il me 
donne. 

— C'est bien, reprit Lavoix, je vais aller voir Perrin. 

Nous parlâmes d'autres choses et je le quittai. En me re- 
conduisant et arrivé à sa porte, Lavoix prit obligeamment 
ma main dans les siennes et me dit : 

— Voyons, mon bon ami, quand on fait une démarche, 
il faut la bien faire. C'est Got que vous voulez et c'est Thi- 
ron qu on vous donne. 

— Oui. 

— C'est bien Thiron qu'on vous donne ? 

— Parfaitement. 

— Je vais aller voir Perrin. 

Lorsque j'allai le soir au Théâtre-Français, le cœur me 
battait un peu, on le comprend. En entrant chez Perrin, je 
le trouvai somnolent et recroquevillé pré? de son feu. 

— Restez, lui dis-je, je vais prendre un livre et je vous 
attendrai. 

— C'est ça, me fit-il. 

Une demi-heure après, le repos et la chaleur l'avaient 
remis. 

— Ah ! çà, me dit Perrin tout à coup, en reprenant sa 
drogue de figure, qu'est-ce que vous avez donc avec votre 
Got? 

Je le regardai sans répondre. 

— Lavoix est votre ami ? 

— Oui. 

— Vous admettez bien qu'il connaît le théâtre ? 

— Après. 

,. — Lavoix est venu me voir aujourd'hui. Je lui ai fait 



go SOUVENIRS OVS ALTEtlt DRAMATIOUE 



dire que j'étais trop occrzpé pocr le recevoir. D a passé la. 
tête par la porte de moo crabir^eU et il m'a crié : « Vousl 
savez, pour la pièce de Becqoe. ce n'est pas Got qu'il faut, 
c'est Thiron. > 

Je n*ajocterai qu'on mot. Perrin. en apprenant la gaffe 
qu'il venait de faire, me supplia de Tonblier. Je continuai 
à voir Lavoix et il me pariait de temps en temps de la sû^ 
reté <le son conmierce. 



En racontant ces vieilles et fâch^ises histoires, je n& 
songe, je le répète, qu'aux auteurs dramatiques. Si Lavoix 
trahissait si aisément l'un d'eux qui n'était pas un inconnu 
et qui était son ami, quelle conduite devait* il tenir avec 
les autres ! Pendant près de quinze ans où il a été en quel- 
que sorte associé à la Comédie-Française, il n*y a pas faît^ 
entra* une pièce, pas une, pas un pauvre petit acte. Per- 
sonne plus que lui pourtant, si l'on en croyait toutes les 
sottises qui courent, n'était en état de conseiller un auteur 
et de lui apprendre son métier. 

On avait fait à Lavoix une situation particulière, celle de 
professeur d*art dramatique, et lui, l'homme aimable et lé^ 
ger, qui ne prenait rien au sérieux, la prenait au sérieux. 
Il n'avait pas la grosse importance de Sarcey qui ne doute^ 
de rien ; il avait une suffisance discrète et de petits aire 
entendus. En réalité, Lavoix parlait du théâtre comme tout 
le monde ; il n'y apportait ni études réelles ni vues origi' 
nales ; il était de la force d'un régisseur, pas davantage. 

Plus tard, lorsque les Corbeaux, défendus par Edouard 
Thierry, par Henry Bauër et par Ganderax, firent un bout 
de chemin dans le monde littéraire, Lavoix prit avec moi 
une attitude empressée. Il mit à ma disposition sa science 
et son influence. Comme il n'était bon à rien et qu'il pas- 
sait pour une belle fourchette, je l'avais surnommé la bou^ 
che du coche. 



Sarcey 
Critique théâtral 



Du 8 AOUT 1667 



CHRONIQUE THÉÂTRALE 



théâtre de la rue Guénégaud. Reprise de Phèdre, tragédie en cinq ac- 
tes, en vers, de M. 'Pradon. — Théâtre de la Foire. Une pièce nou- 
velle de M. Gueuleite. — Salle du Palais-Royal. Tartuffe, comédie en 
cinq actes, en V2rs, de M. de Molier. 

Nous avons été conviés cette semaine à une reprise de 
Phèdre^ de Pradon. Quand je dis : reprise, le mot n*est 
pas exact ; Phèdre^ de Pradon, n'a jamais quitté l'affiche. 
On la joue en moyenne cinq ou six fois par an et toujours 
avec de fort belles recettes. Je vous ai parlé bien souvent 
de cet ouvrage et je n'ai pas à y revenir. C'est une maîtres- 
■se pièce, faite de main d'ouvrier. J'ose dire que la Phèdre 
de Pradon traversera les âges et que nos arrière-neveux 
i'admireront encore quand celle de M. Jean Racine sera ou- 
bliée depuis longtemps. 

Le succès de la soirée a été pour Mlle de la Martelière 
qui avait accepté un rôle de peu d'importance. C'était la 
première fois que Mlle de la Martelière abordait le péplum ; 
sa distinction innée, sa beauté aristocratique, ses grands 
airs de duchesse l'ont servie admirablement. Nous avons 
«u avec elle une Grecque un peu moderne sans doute, mais 
personne ne s'en est plaint et il n'y a pas à craindre qu'elle 
ait beaucoup d imitatrices. 

- Le théâtre de la Foire nous a donné une pièce nouvelle 



94 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



de M. Gueulette. Vous en connaissez peut-être déjà le tir 
tre ; j'aime mieux, après réflexion, ne pas Técrire ici. Ce 
n'est pas que j'attache plus d'importance qu'il ne faut à un 
mot fort répandu et que nous entendons du matin au soiri. 
Mais, que voulez-vous, ces feuilletons sont lus jusqu'au 
Kamtchatka ; je sais des institutrices qui les donnent en 
leçons à leurs élèves ; ces jeunes filles auront bien le temps, 
après leur mariage, d'apprendre certains vocables qui pour- 
raient aujourd'hui blesser leurs pudibondes oreilles. 

M. Gueulette, Tauteur du Marchand de ce que vous vou- 
drez, est un jeune magistrat, très instruit et très sérieux^ 
qui se délasse des fatigues de sa charge en écrivant de 
grosses farces sans prétention. On a dit plaisamment de 
lui qu'il passait de la robe àja garde-robe. Il a une spécia- 
lité, en effet, et n'en sort guère. Assurémen.t, je ne conseil- 
lerais pas à tous nos auteurs de l'imiter. La difficulté pour 
les ouvrages de ce genre est celle-ci : il faut que le publiô 
les accepte du premier coup ; s'il hésite, s'il se défend, s'il 
fait la petite bouche, c'est à recommencer. Gueulette avait 
trouvé cette fois la salle qu'il lui fallait. On était venu avec 
le parti pris de s'amuser et cette disposition, secondée par 
la gaieté de l'ouvrage, a pris des proportions inespérées. 
Je vous parlerai de la pièce un autre jour, quand je serai 
retourné la voir. On ne l'a pas entendue. C'est un canevas 
fort léger, à ce qu'il m'a semblé, dont le principal mérite 
consiste à mettre en relief le mot dont on attend le retour 
et qui provoque, en se répétant, une hilarité voisine de 1 a- 
liénation. Mon Dieu, que nous avons ri ! 

Nous avons retrouvé Mlle de la Martelière, qui aurait 
bien tort de se confiner dans le péplum. Je ne vous dirai- 
pas que Mlle de la Martelière est faite pour jouer les Toi- 
nette et les Margot ; ces rôles-là n'exigent pas beaucoup 
de distinction, et elle est la distinction même. On ne peut 
guère lui demander de dépouiller cette beauté aristocratie 






SARCEY, CRITIQUE THÉÂTRAL ^5 



que qui ne la quitte jamais Elle a su cependant, dans un 
rôle nouveau pour elle, et tout en conservant ses grande 
airs de duchesse, montrer une coquinerie effrontée et 
gouailleuse que peu de comédiennes pourraient se permetr 
tre impunémenj. 

J'arrive à Tartuffe. Je ne connais pas de pièce qui ait. 
fait autant parler d'elle avant son apparition. Molière, qui 
est un malin et qui croyait que le monde entier était inté- 
ressé à la représentation de son ouvrage, a mis tout en œu- 
vre pour atteindre ce résultat. Nous verrons tout à l'heure 
's*il a lieu de s'en féliciter et si Tartuffe a gagné ou perdu 
-en se produisant au grand jour. 

Lorsque la pièce a été jouée à Versailles, ou plutôt lors- 
que les trois premiers actes de la pièce, qui n'était pas en- 
core terminée, ont été joués à Versailles, le roi avait eu To- 
bligeance de me faire dire qu'on trouverait une place pour 
moi, si je désirais assister à *cette représentation. J'ai dé- 
cliné l'offre qui m'était faite. Ne voyez là, de ma part, ni 
un amour propre qui serait déplacé dans la circonstance, ni 
cette inquiétude un peu puérile que des hommes supérieurs, 
éprouvent bien souvent à la pensée de sortir de leur milieu 
ordinaire. Je n'ai pas l'habitude de la cour et je n'entends 
rien au parler cérémonieux des personnes du bdl air ; mais, 
une fois en passant je m'en serais tiré tout comme un autre. 
J'ai expliqué, avec toutes les circonlocutions possibles, à 
l'envoyé du roi, les raisons qui dictaient mon refus et que- 
les lecteurs de ce journal connaissent depuis longtemps. 
J'estime qu'une pièce de théâtre est faite pour le public, le 
vrai, celui qui passe au bureau et lâche sa pièce de cent 
sous ; c'est à ce maître-Jà qu'il faut plaire et qui juge en 
dernier ressort. 

La toile se lève sur un intérieur bourgeois où la discordé- 



^6 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



'est à son comble. Toutes les têtes sont échauffées et boùiU 
4onnent. Je vais vous dire tout de suite ce qni s^est passé, 
•d*où provient cette effervescence. Orgon, le maître de 
tréans, dont la crédulité est sans limites, a rencontré à Té- 
glise un assez piètre personnage du nom de Tartuffe et s'est 
laissé prendre aux simagrées de cet intrigant. Il Ta depuis 
peu installé chez lui. Mais Tartuffe, par sa piété affectée et 
«son rigorisme de commande, s'est aliéné la fraction jeune 
de la maison, pendant qu*Orgon et sa mère, MmePernelle, 
le gobaient de plus en plus. Quand la pièce commence, 
nous voyons Mme Pernelle partie en guerre contre tous les 
•^iens, à propos de Tartuffe, et déverser sur eux un flot de 
paroles acariâtres. Elle est fort en colère, et comme il arr 
4"ive en pareil cas, elle ne pèse pas ce qu'elle dit. Enfin, 
lorsqu'elle est à bout d'invectives, elle sort rageusement, 
non sans avoir administré un formidable soufflet à sa fem- 
me de chambre, qui a suivi cette querelle d'un œil indiffé- 
rent. 

La scène est vive, amusante et menée avec beaucoup 
d'entrain. J'y ai retrouvé plusieurs observations que j'avais 
^té à même de faire moi-même. J'avais une tante (je vous 
ai peut-être déjà parlé d'elle) qui était bien la personne la 
plus irascible que j'aie jamais rencontrée. Quand la colère 
•la possédait, elle avait besoin de battre quelqu'un, et son 
mari de préférence . Mon oncle ne savait plus où se mettre. 
C'était en même temps la meilleure des femmes, et elle 
riait la première de ses emportements. Elle promettait cha- 
que fois à Auguste (mon oncle s'appelait Auguste) de ne 
pas recommencer et, le lendemain, elle le battait de plus 
belle. 

Nous n'avons pas appris grand'chose dans cette première 

scène. L'auteur nous a amplement renseignés sur Tartuffe 

^et c'est tout. Des autres personnages, nous ne savons rien. 

De l'action qui va s'engager, pas un mot. Nous prêtons une 



SARCEY, CRITIQUE THEATRAL g^ 



oreille attentive aux scènes qui suivent ; il y est bien encore 
question de Tartuffe, mais elles ne nous apportent aucun 
éclaircissement nouveau. Bah ! nous disons-nous, nous en 
saurons davantage par Tartuffe, qui ne peut pas tarder 
bien longtemps. Et avec quelle impatience nous l'attendons! 
Depuis que nous sommes là, on ne nous a parlé que de lui. 
On nous a, si je puis dire, mis Tartuffe à la bouche. Vous 
n'allez peut-être pas me croire. L'acte se termine sans que 
nous ayons vu Tartuffe. Et tenez, je ne veux pas vous le 
cacher plus longtemps, Tartuffe, dans l'acte suivant, ne 
paraîtra pas davantage. M. de Molier Ta décidé ainsi. 

En vous disant que nous n'avons rien appris et que Tau- 
teur est resté muet sur ses intentions futures, j'ai exagéré à 
dessein. On trouve, en effet, dans ce premier acte, une- 
indication bien sommaire, une fugitive lueur. A un moment, 
où Tartuffe était sur le tapis, et il n'a guère cessé d'y être, 
Dorine, la soubrette, s'est écriée : 

Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous? 
Je crois que de madame, il est, ma foi, jaloux. 

Eh bien ? je le demande, est-ce assez de deux vers et qui 
ne sont pas des meilleurs, de deux vers débités par une 
simple servante, pour nous montrer le chemin dans une 
composition qui ne compte pas moins de cinq actes ? Je ne 
cesserai de le répéter aux jeunes gens : le théâtre est l'art 
des préparations. Mettez-vous bien dans la tête que moi, 
spectateur, je ne suis qu'un imbécile, que je ne devine rien, 
et qu'il faut m'expliquer les choses plusieurs fois de suite 
pour que je les comprenne et que je sois en état de m'y 
intéresser. 

Le second acte est crevant. J'ai rarement vu au théâtre- 
une déception semblable à celle que nous avons éprouvée. 
Nous pensions tous que la pièce, qui était encore dans les. 



-gS SOUVENIRS d'un auteur dramatique 



limbes, allait se dégager et prendre son essor. Rien ! le 
vide I le néant ! Ah ! mes enfants ! quel second acte ! Je ne 
connais rien de plus ennuyeux et de plus inutile que les 
trois scènes qui le composent. Dans la première, Orgon 
propose à sa fille Marianne d'épouser Tartuffe : quatre vers 
auraient suffi. Dans la seconde nous voyons Marianne et 
Dorine se répandre à perte de vue sur ce projet de mariage 
qui nous laisse indifférents. La troisième scène enfin n'est 
xju'une édition nouvelle et fort amoindrie du Défiit amou- 
reux du même auteur. 

Je vous ai parlé autrefois du Dépit amoureux^ quand la 
pièce était dans sa nouveauté. Je viens de relire mon feuil- 
leton, je n'ai pas un mot à y changer. J'avais trouvé le 
sujet un peu mince pour une comédie en cinq actes ; mais 
au milieu de bien du fatras, surnageaient quelques jolies 
scènes et une centame de vers lestement tournés. Vous 
vous rappelez la scène de rupture *entre Gros-René et Ma- 
rinette, lorsque, par esprit d'imitation et pour faire comme 
leurs maîtres, ils se redemandent les lettres d'amour qu'ils 
ont échangées autrefois. Quand Gros-René était arrivé à 
ce vers : 

Et des tiennes tu sais ce que j'en saurai faire, 

un fou rire s'était emparé de toute la salle. J'avais été indul- 
gent pour la pièce, tout en faisant mes réserves et en pro- 
nostiquant facilement qu'elle ne ferait pas un sou. 
. Toute cette scène, empruntée ou imitée du Dépit amou- 
reux^ nous a visiblement impatientés. Voulez-vous savoir 
pourquoi ? C'est qu'elle est fondée sur une pointe d'aiguille, 
sur une subtilité, et qu'il suffirait d'un mot, que les person- 
nages se gardent bien de dire, pour qu'elle n'existât pas, 
pour qu'elle s'évanouît en fumée. Je sais bien que beaucoup 
de pièces et des pièces tout entières reposent sur un malen- 



SARCEY, CRITIQUE THEATRAL 99 



tendu; les pièces à quiproquo ne sowt pas autre chose; 
mais un quiproquo bien souvent ne nous intéresse pas en 
lui-même ; il ne vaut que par les développement inattendus 
•qui en découlent ; si l'auteur a montré de l'invention, de 
l'ingéniosité, de la dextérité de main, nous le tenons quitte 
du reste. Ah! que de choses encore j'aurais à vous dire du 
quiproquo, après tous les articles que je lui ai consacrés ! 
Mon éditeur me demande tous les jours de condenser mes 
observations sur la matière ; il voudrait les publier en un 
volume qu'il appellerait un peu ambitieusement le Traité du 
quiproquo. Il croit que ça se vendrait comme se sont vendus 
mes Souvenirs, On trouverait dans le Traité du quiproquo 
la fleur de ma chronique théâtrale depuis trente années, ma 
pensée de derrière la tête. Si vous voulez connaître mon 
opinion, je ne crois pas que le Traité du quiproquo soit 
appelé à voir le jour; voila le malheur de s'éparpiller, de se 
répandre en mille travaux divers, on s'en va sans avoir 
élevé son monument. Mais laissons ces regrets stériles et 
revenons à Tartuffe. 

Nous voici donc arrivés au troisième acte, c'est-à-dire 
que plus d'un tiers de la pièce est déjà écoulé sans que nous 
ayons vu le personnage principal, le seul sur lequel nous 
soyons renseignés^et dont nous attendions quelque chose. 
Enfin! Il nous faut encore passer sur une scène d'explica- 
tion entre Dorine et Damis et qui n'a d'autre but que de 
permettre à celui-ci de se cacher dans un cabinet. Elmire a 
fait prévenir Tartuffe qu'elle avait quelque chose à lui dire. 
L'entretien va avoir lieu. Damis a résolu d'y assister sans 
être vu. Le moment fixé par l'auteur est arrivé . Tartuffe 
nous apparaît. Je reconnais que cette entrée de Tartuffe est 
saisissante, qu'elle est marquée de traits destinés à en 
rehausser l'éclat, et que Molière n'a pas manqué son effet. 
Mais que Molière ne se hâte pas de triompher. Ce théâtre- 
Jà n'est pas nouveau ; d'autres l'ont pratiqué avant lui; de. 




tOD SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



tout temps nous avons vu nos auteurs porter leurs efforta 
sur le personnage principal de la pièce et lui ménager au- 
tant que possible une entrée à sensation; seulement, ils ne 
nous le faisaient pas attendre aussi longtemps. 

Voyez un peu ce que c'est que le théâtre, comme le pu- 
blic en définitive est peu exigeant et comme il est facile de 
s'en rendre maître. Il nous a suffi de voir Tartuffe, de lui 
entendre dire quelques mots, pour reprendre intérêt à la 
pièce ; nous oublions les deux actes qui ont précédé et \tk 
fatigue que nous avons ressentie ; nous pardonnons à l'au- 
teur le piétinement sur place où il nous a retenus si long- 
temps. S'il veut bien maintenant penser aux douze centa 
personnes qui Técoutent et ne pas leur rompre en visière; 
si dans ce qui va suivre nous trouvons une situation qui 
nous dédommage du reste, nous ne regretterons pas notre 
soirée. 

Mais vous ne connaissez pas Molière et ses émules. Ces. 
messieurs aujourd'hui n*ont qu'une préoccupation en tête : 
c'est d'indisposer, de heurter, de blesser, d'irriter le public 
auquel ils s'adressent et pour lequel ils travaillent après 
tout. Ils ne sont satisfaits qu'après avoir mis sous nos yeux, 
les tableaux les plus répugnants. S'ils ont à écrire une scène 
qui exigerait de l'esprit, de la légèreté, une grande délica- 
tesse de touche, il faut croire que ces qualités leur man-^ 
quent ou qu'ils dédaignent de s'en servir. Je vous ai dit que 
Tartuffe attendait Elmire. A peine celle-ci est-elle entrée, 
à peine a-t-elle eu le temps de s'asseoir, et remarquez que 
Tartuffe prend bien soin de nous apprendre qu'il se trouve 
seul à seul avec Elmire pour la première fois, il se précipite 
sur elle, il lui pince la jambe, il lui palpe la poitrine, en un 
mot, il se conduit avec une inconvenance telle que la der- 
nière des créatures, une femme qui ferait de ses charmes 
métier et marchandise, le jetterait à la porte incontinent. 
Ah ! ces jeunes gens ! quel tort ils se font avec leur parti-* 









SARCEY, CRITIQUE .THÉijiTOAu;":^::,': :'Jqv;- 



.it..*.l'..^...-...'î 



pris de brutalité voulue I Ils confondent la force avec la 
grossièreté. Mais s*il ne s'agissait que d'être grossier, j'en 
ferais aussi des pièces au lieu d'écrire des feuilletons. Vous 
pensez peut-être qu'Elmire éprouve un sentiment de ré- 
volte ? Vous ne connaissez pas les femmes de la nouvelle 
école. Elmire ne s'émeut de rien. Ça ou autre chose, tout lui 
est égal à cette personne apathique et indifférente. Elle se 
défend, bien entendu; elle repousse Tartuffe, mais si molle- 
ment, si mollement ! Alors Tartuffe, qui est bien obligé de 
revenir sur ses pas et qui finit comme il aurait dû commencer, 
se met à lui faire une étonnante déclaration. Il passe sans 
transition des attouchements les plus vulgaires à l'idéalisme 
le plus aigu. 

J'ai à présenter sur ce morceau, qui est le point culmi- 
nant de l'œuvre, une observation que je crois sérieuse, et 
que je m'étonne de n'avoir pas rencontrée chez mes con- 
frères en critique. Lemaître sera de mon avis. 

M. de Mrtlier^ dans Tartuffe, a voulu peindre un homme 
qui parle d'une manière et agit d'une autre, qui fait étalage 
de vertus qu'il ne pratique pas. Il a pensé que sa démons- 
tration serait plus complète s'il prenait son personnage, je 
ne dis pas dans le clergé officiant, mais autour de ce clergé, 
dans le monde de la dévotion, où actions et paroles sont 
censées marcher ensemble, et où la règle des mœurs doit 
être plus fidèlement observée parce qu'elle est en quelque 
sorte obligatoire. Jusqu'ici je n'ai rien à dire Là où com- 
mence l'erreur de Molière, c'est de croire que les personnes 
pieuses ou qui font semblant de l'être, lorsqu'elles descen- 
dent aux faiblesses communes, y apportent un esprit et un 
langage particulier. Je ne connais pas beaucoup les gens 
d'église ; leur conduite est-elle bonne ou est-elle mauvaise, 
je n'en sais absolument rien; je croirais volontiers que, 
prise en masse, elle est plutôt bonne. Il m'est arrivé quel- 
quefois de me trouver avec des membres éminents du 






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•;^02/: r:5tîirvÊ\ms\D*ùN auteur dramatique 



clergé, et je me serais bien gardé de porter la conversatioii 
sur ce point délicat. Mais je crois pouvoir affirmer qu'il n'y 
a qu'une manière de faire l'amour, et qu'en cette matière 
les dévots et les laïques se ressemblent terriblement. Lors- 
que nous sommes atteints du mal délirant (vous savez que 
lamour chez les anciens ne faisait qu un avec la folie), nous 
oublions notre caractère, le pli professionnel, toutes nos 
habitudes les plus invétérées, et nous cherchons à obtenir 
ce que nous désirons par des moyens qui sont les mêmes 
pour tous, protestations, serments, paroles enflammées, etc. 
En d'autres termes, l'amour n'a qu'un langage, que celui 
qui l'emploie soit juif, protestant ou catholique. Cela est si 
vrai que, lorsqu il nous échappe, dans le feu de la passion, 
de dire à une femme : mon ange, ou tu es un ange, ce mot ne 
vient là qu'au figuré, et nous l'avonsdépouillé au préalable 
de son caractère religieux. Je ne peux donc pas m'associer à 
l'enthousiasme que j'ai vu partagé par d'autres pour la dé- 
<:laration quasi-mystique que Tartuffe adresse à Elmire. Je 
Ja trouve artificielle ; elle ,sonne faux; c'est du plaqué. 
L'auteur a accumulé à dessein «t mis dans la boufche de son 
personnage un certain nombre d'expressions théologiques, 
tandis que Tartuffe, dans la situation où il se trouve, devrait 
5'exprimer comme tout le monde et laisser pour une meil- 
leure occasion tout ce jargon de sacristie. 

Je demande pardon à mes lecteurs d'avoir soulevé ce 
petit problème de psychologie ; je ne suis pas coutumier du 
fait; mais la psychologie aujourd'hui, les jeunes gens n'ont 
que ce mot-là à la bouche ; il faut bien en faire un peu de 
temps en temps et ça n'est pas plus difficile qu'autre chose. 

Vous vous rappelez que Damis est toujours dans le cabi* 
net. Quand Tartuffe et Elmire se sont expliqués suffisam- 
ment, il se décide à en sortir. 11 déclare à Elmire qu'il a 
tout entendu et qu'il ne se fera pas faute de tout rapporter 
à son père. Il a mille fois raison, ce jeune homme. Au même- 



SARCEY, CRITIQUE THÉÂTRAL JOJ 



* 

ïnoment paraît Orgon, qui arrive fort à propos. Vous saver 
qu'avec Molière rien n'est préparé. Les personnages entrent 
quand on a besoin d'eux; ils se retirent lorsque leur pré- 
sence n*est plus nécessaire; c'est l'enfance de l'art. Orgdn, 
après avoir entendu l'accusation portée par Damis contre 
Tartuffe, se retourne vers sa femme et la somme de s'expli- 
quer à son tour. Que pensez-vous que fasse Elmire ? En 
quelques vers fort alambiqués, Elmire reproche à Damis de 
s'être mêlé de ce qui ne le regardait pas et d'avoir parlé à 
son mari de choses sans importance qu'une femme doit tou- 
jours garder pour elle. Cela dit, elle file à l'anglaise. Déjà, 
au premier acte, quand Orgon était rentré chez lui après 
quelques jours d'absence, nous avions vu Elmire se retirer 
dans ses appartements au lieu d'aller à sa rencontre ; c'est 
une habitude chez elle : quand son mari arrive, elle s'en va. 
Molière me permettra bien de lui dire que la conduite 
d'Elmire n'a pas le sens commun. Qu'une femme qui a été 
l'objet de propos galants de la part du premier venu ne le 
raconte pas à son mari, elle a raison : nous sommes tous 
d'accord sur ce point. Mais Tartuffe n'est pas le premier 
venu, il s^en faut de beaucoup. Si détachée que soit Elmire, 
et je renonce à vous expliquer son caractère, je ne le com- 
prendrai jamais, elle tient bien à quelque chose, quand ce 
ne serait qu'à sa tranquillité. Or Tartuffe a pris un pied 
dans sa maison ; Tartuffe s'est emparé de l'esprit de son 
mari ; Tartuffe est à la veille d'épouser Marianne, et c'est 
justement pour empêcher ce mariage qu'Elmire a dû se 
mettre en avant ; nous verrons bientôt que Tartuffe est ca- 
pable de bien d'autres choses. Il y a donc un intérêt, sinon 
un devoir, pour Elmire, à démasquer l'auteur de tous ces 
maux passés et futurs. Mais je suis bien bon de vous faire 
tous ces raisonnements-là. Je me bats contre des moulins à 
vent. Si Elmire se sauve si vite, en laissant les choses dans 



r04 SOUVENIRS D*UN AUTEUR DRAMATIQUE 



une obscurité voulue, c'est qu'une explication, au point où 
en est la pièce, viendrait trop tôt et la terminerait. 

Je ne m'étendrai pas longuement sur le quatrième acte 
qui n'est que la répétition du troisième. Dans l'un nous 
avons vu Damis se cacher dans un cabinet; dans Tautre 
nous voyons Orgon se blottir sous une table ; toute la diffé- 
rence est là. Tartuffe et Elmire se retrouvent, ils reprennent 
les places qu'ils occupaient précédemment et la conversa- 
tion recommence. Comme le théâtre a ses lois et que la 
gradation est une de ces lois; comme Tartuffe, dans sa pre- 
mière rencontre avec Elmire, a été aussi loin que possible, 
il fait mine cette fois d'en venir aux dernières privautés. 
Nous sommes au théâtre heureusement et nous savons que 
les choses s'arrêteront à temps. Voilà donc les deux scènes 
principales de la pièce manquées l'une et l'autre, manquées 
par ce parti-pris de violence et d'exagération, manquées 
par la volonté de l'auteur qui n'aurait eu que bien pTsu de 
chose à faire pour les rendre vraisemblables et intéressantes. 
Ah! ce Molière, que de mal il se donne pour gâter les 
admirables dons qui lui ont été départis par la nature ! « Où 
as-tu vu, scélérat, que les hommes agissaient comme ton 
personnage ? Dans quel monde se cônduit-on aussi brutale- 
ment avec une femme qu'on veut mettre à mal ? Mais c'est 
tout le contraire. On la cajole. On l'enguirlande. On cache 
le but que l'on poursuit sous une montagne de compliments. 
Si elle est blonde, on fait un éloge immodéré des blondes, 
et inversement lorsqu'elle est brune, on n'a d'admiration 
que pour les brunes. En même temps on cherche à piquer 
sa curiosité. On se répand en paradoxes. On tire un feu 
d'artifice d'esprit. Quand nous sommes célèbres, notre ré- 
putation parle pour nous et fait la moitié de la besogne. 
Je le demande à tous ceux qui ont un peu l'habitude des 
femmes, est-ce que les choses ne se passent pas ainsi ? Si 
elles se passaient autrement, comme on nous le montre 



i 



SARCEY, CRITIQUE THÉÂTRAL 105 



•dans Tartuffe, nous retomberions au rang des sauvages, 
"mus par les seuls instincts naturels. » 

Cet acte se termine par un revirement qui nous a tous 
surpris et que l'auteur a compromis par sa faute. Orgon, 
lorsqu'il sort de dessous la table, ne peut plus conserver 
aucun doute sur le personnage qu'il a introduit chez lui ; le 
bandeau qu'il avait sur les yeux est tombé brusquement ; il 
montre la porte à Tartuffe et l'invite à déguerpir. Il est 
évident, nous disions-nous, que Tartuffe va vider les lieux 
•sans demander son reste. C'est ici que le revirement se 
produit. Il paraît que cette tête faible d*Orgon a fait à Tar- 
tuffe une donation de tous ses biens. Qu'est-ce que c'est que 
cette donation et quelle valeur peut-elle avoir, je serais bien 
en peine de vous le dire : je ne suis pas un bien grand clerc 
en matière de chicane et de jurisprudence; j'ai tourné mes 
facultés d'un autre côté et je n'ai peut-être pas lieu de le 
regretter. Fort du titre qu'il a ent^'e les mains, Tartuffe, 
dont la bassesse et la pleutrerie ne se sont pas démenties 
un instant, jusqu^à nous incommoder, redresse la tête; de 
plat qu'il était, il devient arrogant : « La maison m'appar- 
tient, dit-il à Orgon, si vous l'avez oublié, je vais vous en 
faire souvenir. » Je .ne cite pas les vers, je donne le sens 
seulement. Et Tartuffe sort fièrement sur cette menace. 
Molière avait compté sur ce revirement pour relever sa 
pièce; mais rien ne nous le faisait pressentir; nous ne l'at- 
tendions pas ; l'auteur ne l'avait pas préparé ; et au théâtre 
un revirement, pour produire tout son effet, doit être pré- 
paré, annoncé, prévu depuis longtemps. 

Je pourrais me dispenser de vous parler du dernier acte^ 
il est manqué complètement, il n'existe pas. Nous voyons 
reparaître M™® Femelle, qui est bien certainement le meil- 
leur rôle de la pièce. Le dialogue qui s'engage avec Orgon, 
entre la mère et le fils, est assez plaisant, mais à l'heure 
qu'il est nous voudrions quelque chose de plus substantiel. 



I06 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Ce n'est pas avec M. Loyal que nous l'aurons. Ce M. Loyal 
est un huissier fantaisiste envoyé par Tartuffe pour donner 
suite à la donation. Je n'irai pas par quatre chemins avec 
cette scène : elle est insupportable et il faut la couper de 
moitié. Nous nous demandons alors ce que devient Tartuffe. 
Mon Dieu, nous ne Tavons pas vu dans les deux premiers 
actes, nous ne le verrions pas dans le cinquième, il n'y au- 
rait rien de bien étqnnant. Nous nous demandons aussi 
comme tout cela va-t-il finir? Le dénouement imaginé par 
Molière est d*une simplicité rare et dépasse de beaucoup 
ceux que nous connaissions déjà du même auteur. Tartuffe, 
en venant s'emparer des biens de sa victime, a jugé utile 
d'amener la force armée avec lui ; il s'est fait accompagner 
d'un exempt. Mais cet exempt a des instructions secrètes 
et tout à fait inattendues. 11 a reçu du roi, vous entendez 
bien, l'ordre d'appréhender Tartuffe et de le fourrer en pri- 
son. C'est la première fois, croyons-nous, que la personne 
du roi intervient pour finir une pièce de théâtre, et ce sera 
sans doute aussi la dernière. 

Je vous ai raconté la comédie de Molière telle que je l'ai 
vue, telle que vous pourrez aller la voir vous-mêmes, sans 
tenir compte des discussions passionnées qu'elle soulève 
autour d'elle. Les amis de l'auteur me disent : Quelle pièce! 
Quelle audace ! C'est la religion qui est portée sur la scène 
et qui écope tout le temps ! Vous ne voyez pas ça! Vous 
êtes donc bouché? Soit, je suis bouché, je le veux bien. 
Mais alors si Molière, comme le prétendent ces messieurs, 
a voulu atteindre la religion, que signifie ce personnage de 
Cléante qui n'est là que pour la défendre? Est-ce que Mo- 
lière n'aurait pas bien su ce qu'il faisait, je serais tenté de 
le croire par moments. Je veux bien admettre qu'on trouve 
de-ci de-là dans sa comédie des traits assez forts dirigés 
contre l'hypocrisie, et je crois l'avoir indiqué suffisamment 



SARCEY, CRITIQUE THEATRAL I07 



en vous montrant dans Tartuffe un homme qui parle d'une 
Éaçon et qui agit d'une autre. 

Tartuffe me fpurnira l'occasion de m'expliquer avec mes 
lecteujs et de leur faire mg, profession de foi. Quand je vais 
au théâtre> je n'ai plus d'opinion, plus de personnalité, plus 
de sexe; je ne suis ni homme ni femme: je ne demande à 
Tauteur que de connaître son métier. Si sa pièce est bien 
faite, je n'ai besoin des explications de personne; je me 
crois en état de la comprendre moi-même ; si elle est man- 
quée, ses intentions, augmentées de toutes celles qu'on lui 
prête, n'y changeront rien; il peut bien, si ça lui fait plaisir,, 
attaquer la religion, les saints du paradis et jusqu'au Père 
éternel, je m'en moque comme d'une guigne. 

Tartuffe justifie ce dicton de théâtre d après lequel une 
mauvaise pièce est toujours mal interprétée. Molière exa- 
gère la crédulité d'Orgon et elle est déjà bien suffisante. On 
n'est pas bête à ce point-là. Du Croisy a fait de Tartuffe un 
chantre de paroisse qui dissimule sous des airs bonhomme 
le cynisme de son caractère et de ses mœurs. M"*^ Marsilly, 
dans Elmire, est agréable à voir quand on aime ce genre de 
beauté, mais elle a encore beaucoup à faire pour devenir 
une comédienne. Le théâtre est bien coupable de l'avoir 
choisie quand il avait sous la main M'^^ de la Martelière et 
que le rôle semblait devoir lui revenir. M"^ de la Marte- 
lière, avec sa distinction innée, sa beauté aristocratique^ 
ses grands airs de duchesse dont je vous ai parlé bien sou- 
vent, nous aurait donné une Elmire incomparable. 

' Je demande la permission à mes lecteurs de leur annon- 
cer un volume de moi qui paraîtra chez Barbîn la semaine 
prochaine et qui est intitulé : Histoire du petit banc au 
théâtre. Que ce mot d'histoire ne les épouvante pas. Je 
n'ai pas voulu écrire un récit suivi, didactique, à la manière. 



SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



de Xénophon. Sous ce titre assez large et qui permet à la 
fantaisie de déployer ses ailes, je soulève quantité de ques- 
tions qui ressortent de la morale, de l'esthétique et de la 
pédagogie. Ce sont mes Propos de Table que j'ai recueillis 
moi-même. 



Francisque Sarcey. 



Sarcey à rAcadémie 



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Sarcey a l'Académie 



Finissons-en, n'est-ce pas, avec la candidature de Sarcey 
à l'Académie française ? Il se présente et il ne se présente 
pas. Ses amis le supplient d'y entrer et il résiste à ses amis. 
Sarcey met en avant son indépendance, et fait mine de re- 
fuser un fauteuil que personne ne lui ©ffre et qu'il n'aurait 
aucune chance d'obtenir. 

Il y a trois ans environ, lorsqu'Emile Augier est mort, 
Sarcey, qui touchait déjà à la vieillesse et qui n'avait plus de 
temps à perdre, Vest démasqué tout à coup. Jusque-là, la 
dissimulation de sa part avait été complète. On le croyait 
hors la loi académique, et rien, ni dans sa personne, ni dans 
son français, ni dans ses habitudes de la rue de Douai, ne 
trahissait chez lui une ambition irréalisable. 

Pourquoi Sarcey avait-il trouvé dans la mort d'Augier 
l'occasion qu'il attendait et pourquoi ce fauteuil lui plai- 
sait-il plus qu'un autre ? Sarcey ne s'est pas expliqué là- 
dessus. Il se sera dit sans doute qu'Augier et lui étaient 
deux hommes de théâtre, et qu'il y aurait comme un impo- 
sant spectacle littéraire à voir un grand critique succédera, 
un grand auteur. Ça doit être ça. 

Les amis de Sarcey se mirent alors en campagne. On fit 
des démarches et l'on donna des dîners. Il ne pouvait pas, 
lui, Sarcey, un homme de cette valeur et de cette impor- 
tance, un critique magistral, un écrivain de race, s'exposer 
à un échec que les plus illustres d'entre nous ont affronté 
ouvertement. La consultation, c'en était une, donna des. 
résultats déplorables. Le parti des ducs, où Sarcey n'a que^ 



SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



bien peu de relations, lui était nettement hostile. Les nor- 
malienf>, qui aiment l'ordre, l'élégance et le bel esprit, 
l'avaient renié depuis longtemps. Sarcey ne pouvait comp- 
ter que sur quelques auteurs dramatiques, qui ne tenaient 
pas du tout à l'avoir avec eux, mais qui auraient craint, en 
lui refusant leurs voix, de se l'aliéner à jamais. 

C'est dans ces conditions, après une tentative formelle et 
formellement repoussée, que Sarcey s'est souvenu qu'il est 
indépendant, qu'il reste indépendant, qu'il fait profession 
-et métier d'indépendance. 



L'Invitée 



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T?^ 



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L'Invitée 



En rentrant à Paris après une courte absence, je cherche 
Taffiche du Vaudeville, et j*y trouve Flipote à la place de 
^' Invitée, L'œuvre si charmante de M. de Curel, qui nous 
avait tous séduits et conquis, vantée par toute la presse, 
excepté par Sarcey, n'aura eu qu'une trentaine • de repré- 
sentations. Cette fois encore, Sarcey s'est mis en travers 
tie la nouvelle école et lui a tué une de ses meilleures pro- 
ductions. 

On sait que la pièce de M. de Curel, avant d'être jouée 
au Vaudeville, avait été repoussée parCIaretie. Je pourrais 
partir de là et vous montrer un Sarcey inédit, le Sarcey vé- 
ritable, celui que ses confrères connaissent et que ses lec- 
teurs ne soupçonnent même pas. Mais je préfère attendre 
Une autre occasion que me fournira facilement la Comédie- 
Française. Je me demande en ce moment si Sarcey a bien 
le droit de dire d'une pièce qu'elle ne fera pas d'argent, et 
dans le cas où ce droit lui serait acquis, s'il n'y a pas quel- 
que indignité de sa part à en user. 

C'est une vérité évidente et qui a été constatée bien des 
fois dans ces derniers temps ; le théâtre, à l'heure qu'il est, 
«e débat entre deux écoles. L'une, l'ancienne, qui a été très 
brillante et très féconde, qui a produit quelques œuvres 
vraiment admirables ; elle s'est trouvée compromise dans 
une catastrophe, avec le Maître de Forges^ et elle ne s'en 
est pas relevée jusqu'ici. L'autre, l'école d'hier, a bien aussi 
plusieurs ouvrages de mérite qu^elle pourrait montrer, 



Il6 SOUVENIRS D*UN AUTEUR DRAMATIQUE 



mais elle débute, elle tâtonne, elle déconcerte par ses pro- 
cédés nouveaux ou plutôt par l'absence de procédés. De- 
vant ces deux formes d*art, le public fait la moue et reste- 
chez lui. Il ne veut plus de la première et ne veut pas en- 
core de la seconde. Celle-là Téloigne, celle-ci ne Tattire- 
pas. Je crois bien, en parlant ainsi, être très modéré, très 
équitable, et d'ailleurs je connais assez les recettes des 
théâtres pour garantir ce que je dis. 

Assurément Sarcey est bien libre de défendre le théâtre 
qu'il préfère et je ne m'étonne pas du tout qu'il ait pris parti 
pour l'ancien. Esprit borné et paresseux, incapable d'un ef- 
fort intellectuel, Sarcey depuis bien longtemps ne vit plus, 
que sur quelques rengaines qu'il reproduit invariablement. 
Nature vulgaire, irréfléchie et joviale, qu'Ibsen l'embête, 
comme il le dit, et que Labiche le transporte, c'est tout 
simple. Scatologue distingué, sans avoir la grande enver- 
gure de Zola, il trouve tout naturellement avec le pétomane 
des jouissances artistiques qui sont à sa portée et qui lui 
suffisent ; la scatologie fait partie de cette figure littéraire 
et la complète. Enfin et bien que son passage dans l'Univer- 
sité ait été fort insignifiant, Sarcey se vante très justement 
d'avoir été professeur. Nous lui avons toujours vu, avec 
les talents indépendants, cette attitude si réjouissante du 
cuistre qui croit sérieusement à sa férule et à sa direction. 

Nous ne nous plaindrions donc pas, mes amis et moi, de 
la critique de Sarcey, si elle restait dogmatique et norma- 
lienne. Sarcey nous juge, nous le jugeons aussi. Nous se- 
rions plutôt en reste avec lui. Nos pièces l'ennuient et le 
fatiguent ; ses articles nous font mourir de rire. L'homme 
d'esprit, qui a appelé Sarcey Un des plaisirs du dimanche^ 
a trouvé, pour caractériser ce talent si sûr de lui, la vérita- 
ble formule. 

Mais Sarcey ne se contente pas de décrier notre art ; de 
guoguenarder nos prétentions et nos efforts ; il nous vise 



L'INVITEE 117 



encore à la bourse. Dès qu'un de nos ouvrages a la bonne 
chance de réussir, il se rejette et se rattrape sur sa valeur 
commerciale : « Cette pièce, s'écrie-t-il, pourra plaire aux 
lettrés, aux délicats, à une petite élite dont je crois faire 
partie] mais demain, mais dans hnit jours, si elle va jusque- 
là, vous m'en direz des nouvelles. » Le coup est porté et ne 
manque jamais son effet. Remarquez que Sarcey sait très 
bien ce qu'il fait là. Lorsqu'il dit d'une pièce que le public 
n'y viendra pas, c'est lui-même qui presse sur le public et 
. qui le détourne d'y aller. 

Cette méthode de Sarcey est d'autant plus perfide qu'a- 
vec les pièces qui lui plaisent ou seulement avec les direc- 
teurs qui l'ont obligé, il suit naturellement le système con- 
traire. Depuis que Claretie administre la Comédie-Fran- 
çaise où il s'occupe surtout des engagements et du sociéta- 
riat, Sarcey n'a jamais manqué une occasion de louer Cla- 
retie ; il le protège en même temps qu'il est à ses ordres. 
La complaisance de Sarcey s'est étendue sur toutes les piè- 
ces de la maison, excepté sur la Parisienne. Je pourrais 
vous nommer une demi-douzaine d'ouvrages qui avaient 
échoué assez piteusement et dont Sarcey a dissimulé de son 
mieux la mauvaise fortune. Il lui est arrivé bien souvent 
d'écrire des phrases comme celle-ci : « Je suis retourné 
hier à la Comédie-Française ; la salle était comble, et la 
pièce, mieux fondue, faisait un plaisir extrême. » Que di- 
rait Sarcey si le lendemain un de ses confrères lui avait ré- 
pondu : « Vous mentez impudemment. J'étais aussi au 
Théâtre-Français. Peu, très peu de monde et qui s'en- 
nuyait ferme. » 

En finissant, j'ai quelque honte d'avoir soulevé cette ques- 
tion d'argent. L'art n'y est pas absolument engagé. On 
sait que le Misanthrope^ Phèdre et bien d'autres pièces 
célèbres ont été jouées de leur temps devant des ban- 
quettes. Il y a des chefs-d'œuvre qui font courir la 

8 



SOUVENIRS D'un auteur dramatique 



foule et dautres chefs-d'œuvre où elle ne viendra jamais. 
Mais je voulais montrer chez Sarcey la canailterie dont il 
fait preuve avec nous. Voilà un homme qui. depuis plus de 
trente ans, gagne cinquante mille francs par an. Il ne dit 
que des niaiseries ; il nécrit que des platitudes ; il parle le 
français, qu'on me passe cette comparaison, comme mon 
bras quand je me mouche ; si quelqu'un de\-r3it prendre 
garde et respecter les intérêts de ses confrères, c'est bien 
lui. Eh bien I ce scélérat nous coupe chaque fois nos res- 
sources et trouve une satisfaction basse à nous prendre par 
la famine ; c'est abominable ! 



Sous la Coupole 




Sous LA Coupole 



Voilà donc ce pauvre Manuel , 

Front pâle, l'œil éteint, et mordant la poussière, 

pendant que Bornier, insultant encore Tennemi qu'il a ter- 
rassé, 

Fait sur son palefroi le tour de la carrière. 

Ainsi finit ce duel académique qui nous a si longtemps 
passionnés. Nous étions revenus, et je n'ai pas cité les deux 
plus beaux vers de la Fille de Roland sans intention, aux 
Chansons de Gestes, à ces combats singuliers qui duraient 
cent ans, et dont les champions, quand le jour était venu, se 
retrouvaient au rendez- vous. « Ils avaient avec eux, dit la 
•« chronique, des femmes qui portaient leurs armes et qui 
« les excitaient Tun contre l'autre, en poussant des cris 
« épouvantables. » 

Je plains bien sincèrement M. Manuel, ai- je besoin de le 
•dire ? Toutes nos mésaventures ont leur côté attendrissant 
•et qui mérite compassion. Mais vraiment l'Académie est- 
•elle donc si coupable pour avoir repoussé M. Manuel, et en 
Je nommant ne Taurait-elle pas été bien davantage ? 

Je me mets à la place de M. Manuel. Il y a eu un jour 
dans son existence, une heure délicieuse et troublante, où 
il a entrevu le fauteuil. Il avait pour lui des amis puissants, 
ses grades et ses vers ; une position universitaire et une si- 
tuation poétique, Tune dans l'autre. S'il avait été élu alors, 
•on aurait trouvé bien des nominations pour justifier la 
sienne. 



123 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



k.. 



Malheureusement pour M. Manuel, il a rencontré le plus- 
redoutable des concurrents, un tragique, un pur et farouche 
tragique, qui avait encore sur le visage du sang des Atri^ 
des. L'Académie a conservé pour les Atrides une supersti- 
tieuse terreur. Lorsqu'elle entend voltiger sur les lèvres 
d'un homme les noms d'Agamemnon et de Philoctète, de- 
Clytemnestre et de Jocaste, elle se dit avec efiFroi : il y a là 
une candidat sérieux, permanent et inéluctable. 

M. Manuel a échoué. Il a échoué une seconde et une troi- 
sième fois. Eh bien ? Que devait se dire un homme sage et 
averti ? Qu'il avait eu d'abord une ambition bien pardonna- 
ble, et que cette ambition allait devenir ridicule. A quoi 
sert d'être professeur et d'enseigner aux enfants le mépris, 
des avantages terrestres, si l'on est resté soi-même un en- 
fant. A quoi sert la poésie, si elle ne tient pas lieu de tout ? 
Et les années, et la vieillesse, où sur trois pensées, a dit le- 
divin Shakespeare, nous en devons une à la tombe. 

L'Académie, en écartant définitivement sans doute un 
candidat sans intérêt, a pris le bon parti. C'est déjà bien 
assez pour elle de faire attendre Berthelotet Zola. On vou- 
drait lui voir un plus grand souci de sa renommée. Elle sa- 
crifie trop aux amis et aux subalternes. On voudrait surtout 
qu'elle abandonnât ces négociations louches qui font entrer 
chez elle un homme médiocre sur deux candidats et quel- 
quefois deux. 

Il faut bien le reconnaître. L'élection de Claretie, d'un 
monsieur Clarecie^ comme l'appelle si drôlement un de ses. 
propres collègues, a été de toutes les transactions académi- 
ques la plus imprudente et la plus regrettable. Je ne pense 
pas en ce moment à tant de dettes que Claretie devait con* 
tracter avec les auteurs dramatiques dont le concours lui 
était indispensable, et que la Comédie-Française n'a pas 
encore fini de payer. Non. C'est l'homme même qui est en 
cause, sa nullité en quelque sorte proverbiale et qui justifie 



sous LA COUPOLE 123 



aujourd'hui toutes les compétitions. On a dit bien souvent 
que Claretie nommé c'était la porte de TAcadémie ouverte 
à tout le monde ; et en effet, il n'est p'as un candidat depuis 
qui n'ait excusé son impatience ou sa témérité avec ces 
mots : Claretie en est, je ne vois pas pourquoi je rVen serais 
pas. Claretie est devenu pour l'Académie le membne qui la 
compromet et qui la ridiculise, l'exemple qu'on prend pour 
la battre en brèche, le quolibet qu'on lui jette à la figure. 



* * 



Je suis bien à mon aise avec l'Académie. J'ai critiqué 
quelquefois ses membres, ses intrigues et ses choix, mais 
sans m'en prendre jamais à l'institution. Des amis indulgents 
ont bien voulu me dire que la conduite contraire m'aurait 
profité davantage. Qu'est-ce que ça fait ! Molière, mon 
maître,,. Je ne m'explique pas bien, je l'avoue, toutes les 
sottises qu'on dit de l'Académie et que l'on dit jusque chez 
elle. Elle n'est pas un salon, comme le prétendent quelques 
membres qui se sentent un peu déplacés dans ce salon-là. 
Elle est la représentation intellectuelle de la France, la réu- 
nion de toutes les supériorités, en dépit de quelques hom- 
mes médiocres qui y pénètrent et de quelques hommes de 
génie qui n'y ont pas été admis. Et encore sur ce dernier 
point faut-il être très réservé. Il ne faut pas, par exemple, 
confondre Houssaye avec Balzac et que l'un revendique 
sous le couvert de l'autre. 

Le malheur de l'Académie est d'être un corps inutile, qui 
ne confère qu'un titre inutile, et que la vanité seule fait re- 
chercher. On peut reprocher à ses membres une ambition 
si misérable, tandis que le dernier politicien, qui mettrait le 
feu à Paris pour devenir conseiller municipal, parle des 
opinions' qu'il représente et des intérêts qu'il défend. 



124 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



L'Académie a cela encore contre elle qu'on y entre gé- 
néralement tard, avec des travaux souvent passés de mode 
et des idées déjà arriérées. Elle prête de ce côté à bien des 
railleries qui ne sont pas aussi légitimes qu*on le croit. En 
réalité, elle sait ce qui se passe, elle se renseigne, elle suit 
le mouvement si elle ne l'approuve pas toujours. Bon gré 
mal gré, un peu plus tôt ou un peu plus tard, la grande fa- 
mille des esprits s'y renouvelle et s'y perpétue. 

Je parle là de l'Académie en toute franchise et sans qu'on 
puisse me prêter la plus petite intention. J'ai pensé à elle, 
on s'en souvient peut-être. J'ai pensé à elle avec la curiosité 
et le respect d'un écolier. J'avais encore des admirations très 
vives, la tête montée pour quelques hommes que je désirais 
approcher. Renan est mort. Taine est mort. Quel est celui 
que nous perdrons demain. On peut prévoir le moment où 
les grandes illustrations auront disparu. Si l'Académie n'é- 
tait'plus remplie que de mes connaissances, j'y renoncerais 
avec plaisir. 

C'est Caro le philosophe qui le premier m'a parlé de me 
présenter. Il avait de nobles amies, des maisons élégantes 
et spirituelles où Ton voulait bien me recevoir. Nous des- 
cendions quelquefois vers minuit ces magnifiqnes avenues 
de l'Etoile, dans la sérénité des premiers soirs de printemps. 
Il me surprenait. Il redevenait tout d'un coup grave et sé- 
rieux, pratique même, lorsque j'étais encore enivré de la 
beauté de la femme. Il me disaitque Dumas devrait prendre 
ma candidature en main et que de son côté il l'appuierait 
chaleureusement. Toutes ces folies sont loin ; elles ont som- 
bré dans bien des deuils. Mais que l'on est heureux, dans 
notre sacré monde littéraire, d'avoir fait quelque chose et 
de ne pas tenir à grand^chose. 



r • 



les Manuscrits 



Les Manuscrits 



Lorsqu'on interroge un auteur dramatique et qu'il vous 
conte les petites misères de la profession, il ne manque pas 
de vous dire : « Il y a les manuscrits qu'on nous apporte et 
qui nous font perdre notre temps. » Je n'ai pas, pour ma 
part, cette horreur des manuscrits. Ceux que je reçois sont 
les bienvenus ; je les lis toujours scrupuleusement et par 
leur bon côté ; mon seul regret serait d'y prendre quelque 
ehose. 

Les jeunes gens, cela va sans dire, sont les grands pro- 
ducteurs de manuscrits ; ensuite les bas-bleus ; ensuite les 
excentriques. Ceux-ci ne manquent pas ; ils viennent de 
partout, du plus grand monde et du plus petit, aristocrates, 
politiques, magistrats, inventeurs, sergents-majors et maî- 
tres d'études. 

On se doit entièrement aux jeunes gens. Nous avons com- 
mencé comme eux et leur cas le plus souvent a été le nôtre. 
Tous ou presque tous connaissent le théâtre, quoi qu'en disent 
les critiques, et beaucoup mieux que les critiques. Ce sont les 
idées qui leur manquent ; des idées simples, précises, mû- 
ries, et qu'ils mèneraient jusqu'au bout. Quelques-uns sont 
précoces ; ils ont la verve et l'emballement. On voudrait, 
si on le pouvait, leur ouvrir une porte tout de suite. D'au- 
tres tâtonnent, pataugent et ne se dégageront que beau- 
coup plus tard. Que de précautions à prendre pour les aver- 
tir sans les décourager ! 

Les pièces des bas-bleus sont celles que je préfère. On 
y trouve toujours quelque chose de particulier et d'atta- 
chant. Les hommes n'y ont pas le beau rôle ; ils sont dé-- 



128 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



masqués. On assiste à des rivalités de femmes qui ont été 
vues de près et qui sont longuement rapportées. Quoi de 
plus intéressant en eflFet ? Le bas-bleu a bien de la peine à 
se contenir. La note personnelle, presque autobiographique, 
lui échappe à tout moment. On pourrait, rien qu^en le li- 
sant, établir sa situation, son caLTSiCtère, ses épreuves ^ et 
jusqu'à son âge. Mais Touvrage est fait à la diable ; le sty- 
le, celui de la conversation, est d'une familiarité excessive ; 
c'est du théâtre absolument vécu et où la vie manque. 

Les excentriques sont presque toujours des irrités. On 
leur a fait un passe-droit ou ils ont perdu un procès. Ils 
ont été trompés par un associé ou par leur homme d'affai- 
res. Ils ont été témoins d'un scandale, et le théâtre a pour 
mission de dévoiler les scandales. L'amour, toujours l'a- 
mour, nous disent-ils, la vie ne se passe pas à aimer et ils 
le prouvent bien. Ils ont une manière d'écrire en quelque 
sorte professionnelle; elle produit des effets comiques qu'ils 
ne soupçonnent même pas. Il faut s'en tenir avec eux au 
fait qu'ils nous racontent et nous apprennent, qui a bien 
des chances pour être vrai ou à peu près, et dont ils n*ont 
pas tiré parti. 

Somme toute, ce théâtre secret, ébauché, mal venu, pres- 
que toujours injouable, ne manque ni de mérite ni d'in- 
térêt. 

Qu'est-ce que c'est que quelques manuscrits qu'on nous 
prie de lire, lorsque nous sommes exposés tous les jours à de 
bien autres importunités ? Le premier venu nous assiège, 
s'impose et voudrait disposer de nous. Le théâtre, il faut 
bien le dire, attire les imbéciles. 

Nous avons tous connu le monsieur qui a du dialogue, A 
peine sommes-nous quelque part, il se fait présenter. « Je 



I 
w 



LES MANUSCRITS 129 



ne suis pas un confrère, nous dit-il humblement ; je me dé- 
clare incapable de mettre un proverbe sur ses pieds . Mais 
j'ai du dialogue. Donnez-moi donc quelques scènes à écri- 
re, vous garderez le bon et vous laisserez le mauvais. » 

Après celui-là vient l'observateur. C'est un homme qui, 
depuis qu'il existe, n'a rien laissé passer. Si vous lui fai- 
siez rhonneur dé venir le voir, il vous montrerait haut de 
ça de notes. L'observateur vous entraîne dans un coin et il 
vous raconte un insipide fait-divers. « Hein, s'écrie-t-il, 
quelle belle pièce là-dedans ! Pourquoi ne faites-vous ça ?» 
Lorsqu'on le retrouve six mois après, il ne manque pas de 
vous dire : « Est-ce que vous avez pensé à la machinette 
dont je vous avais parlé ? » 

Nous avons encore Vhomme du monde, qui est presque 
toujours un déclassé. Très aimable, très familier. « Je ne 
vous propose pas ma collaboration, vous dit-il, vous n'en 
avez pas besoin. Je me mets simplement à votre service. 
Quand vous vous trouverez embarrassé pour un détail de 
monde que vous ne connaissez pas, une question d'étiquet- 
te ou de préséance, faites-moi signe. Je vous fournirai tous 
les renseignements dont vous aurez besoin. » 

Et le comédien qui cherche une pièce faite pour lui, sur 
sa mesure, où il donnerait tout ce qu'il peut donner ? J'en 
voyais un autrefois et des meilleurs qui n'avait jamais 
joué de général ; il m'a prié bien souvent de lui faire un gé- 
néral. 

Je connais de bons esprits, comme on dit, qui nous con- 
seillent un théâtre utile, et d'autres, des esprits inquiets, qui 
nous indiquent un théâtre chimérique. Je connais des criti- 
ques qui depuis plus de vingt ans nous réclament la comé- 
die du siècle.| Voilà ce qu'il leur faut : la comédie du siècle ! 
C'est bien le cas de dire qu'elle ne se trouve pas sous le pas 
d'un cheval. On fait ce qu'on peut. On leur en sert un mor- 
ceau, une tranche ; ils n'aiment pas cette tranche-là. Je 



130 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



sais bien ce qu'ils veulent, avec leur comédie du siècle ; ils 
veulent une pièce qui servirait leurs opinions et leurs secrets 
ressentiments. Ils seraient bien étonnés, dans la comédie du 
siècle, de jouer le rôle ridicule. 

Un jour où je dînais chez un personnage politique, je vis 
arriver un des membres les plus importants du centre gau- 
che. Les présentations faites, il me dit : « Je suis enchanté 
de vous rencontrer ; si vous voulez bien, nous partirons en- 
semble. » 

La politesse me commandait d'accepter. « Allons, me 
dis-je, encore un qui a du dialogue. » 

Nous nous retirâmes ensemble et, je Tavoue, j'y mis de 
la désobligeance. Je le laissai venir. Je ne le pressai pas. 
Je comptais que quelque honte le prendrait au dernier mo- 
ment. Enfin, après des discours de toute sorte, il me dit 
brusquement : 

« Voyez-vous, monsieur Becque, avec un talent comme 
le vôtre ^ vous devriez nous faire une féerie contre le socia^ 
lîsme, » 

C'était la comédie du siècle qu'il me demandait, lui aussi, 
et il la comprenait de cette manière. 



* * 



Eh ! mon Dieu, les manuscrits, ceux qui les lisent ne sont 
pas toujours les plus à plaindre. Bien souvent il leur en 
reste quelque chose aux doigts. Une situation, une scène, 
un coup de théâtre. Je ne dis pas qu'ils prennent la pièce 
tout entière, cela jamais. Ils la refont. 



n-s»™ > 



La Fin du Théâtre 



La Fin du Théâtre 



Je viens de lire un article bien remarquable sur lafiyi du 
théâtre. C'est le millième ou à peu près. L'auteur est un 
jeune dilettante qui voulait dire quelque chose de nouveau 
pour ses débuts et qui, on le voit, Ta trouvé du premier 
coup. 

Je connais très bien la fin du théâtre et je suis à tnême 
d'en parler. Elle ne date pas d'hier. Elle remonte à Hen- 
riette Maréchal, 

Les de Concourt étaient alors des inconnus qui avaient 
plus de prétentions que de talent. Ils s'escrimaient de droi- 
te et de gauche, tentaient tous les genres et crevaient de 
rage sur le chef-d'œuvre qui ne vient pas. 

On ne saura jamais tout ce que nous souffrons, nous au- 
tres gens de lettres, du chef-d'œuvre qui ne vient pas. Les 
uns, et ce sont peut-être les moins à plaindre, attendent en 
sommeillant qu'il leur tombe du ciel. Les autres griffon- 
nent, raturent et se torturent du matin au soir, sans le quit- 
ter des yeux une minute. Et d'autres encore, les plus intré- 
pides, comme Paul Bourget, le poursuivent dans les cinq 
parties du monde. 

Est-ce enfin le chef-d'œuvre où j'inscrirai mon nom ? 
Dit Bourget. — Nul ne sait qui lui répondit : non ! 

Les de Concourt, qui faisaient de tout un peu, firent aussi 
une pièce. Elle était bien médiocre et tomba lourdement. 



134 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



Aussitôt un parti se forma, un parti considérable où entrè- 
rent tous les black-boulés de l'art dramatique. La fin du 
théâtre venait de commencer. 

* « 

Mais ce diable de théâtre a quelque chose pour lui et 
quelque chose de bien inexplicable. Plus on fait mine de 
le dédaigner et plus on voudrait y réussir. 

Quelques années après, Flaubert, qui n'avait pas été du- 
pe, on le pense bien, de l'échec à' Henriette Maréchal, se 
hasarda à son tour sur les planches. 

L'esprit, pour un auteur dramatique, est peut-être la qua- 
lité la plus indispensable ; Flaubert en manquait complète- 
ment. Il plaisantait sans grâce et déclamait à tout propos. 
On sait que Flaubert avait plusieurs bêtes noires ; le suffra- 
ge universel en était une. 

Je crois bien, pour le dire en passant, que tous les modes 
d'élection se valent ou à peu près. Le suffrage restreint, qui 
a sans doute ses avantages, se prête plus qu'un autre à l'in- 
trigue et aux compromissions. Assurément, s'il y a une 
délégation électorale de premier ordre et dont les suffrages 
sont garantis en quelque sorte, c'est l'Académie. Eh bien ? 
que voyons-nous à l'Académie et quelle est, peut-on dire, 
la règle constante de ses choix ? Les hommes exception- 
nels, tous ceux, quel qu'ait été leur art, qui en ont eu la 
maîtrise, les Taine, les Alexandre Dumas, les Leconte de 
Lisle, n'y sont reçus qu'à contre-cœur et comme une néces- 
sité qu'il faut subir. En même temps la maison reste tou- 
jours ouverte aux demi-écrivains, aux demi-poètes, à la mé- 
diocrité pleine d'elle-même. Dans la pratique, un Camille 
Doucet est le maître du vote ; c'est lui, autant que possi- 
ble, qui écarte les talents significatifs pour introduire les 
ratés habillés. 



LA FIN DU THEATRE 135 



Tl 



Flaubert, tout en fulminant contre le suffrage universel, 

y avait trouvé une pièce, et quelle pièce ! On la joua, elle 

fut sifflée et disparut. Mais le parti des blackboulés était 

là ; il avait grossi dans l'intervalle ; le Candidat devint une 

•date nouvelle qui marquait inévitablement la fin du théâtre. 

• 
* * 

Nous arrivons à Bouton de rose. 

Je n'ai pas encore compris, ^e l'avoue, le caprice qui vint 
-aux directeurs du Palais -Royal et pourquoi ces messieurs 
-demandèrent un Chapeau de paille d'Italie à l'auteur de 
l'Assommoir. Peut-être avaient- ils été tentés par la grande 
verve scatologique de Zola, bien qu'il ne nous eût pas don- 
Tié encore son Jésus-Christ, qui est certainement, avec la 
Mouquette, le personnage le plus synthétique des Rougon- 
Macquart. 

Bouton de rose, on s'en souvient peut-être, fut un désas- 
"tre. Les blackboulés en firent une manifestation. Cette fois, 
le doute n'était plus possible ; le théâtre était bien mort, 
mort, mort. Eh quoi ! un homme comme Zola abandon- 
nait ses travaux pour renouveler le vaudeville, pour régé- 
nérer la pochade, et il n'était pas écouté ! L'art dramatique 
-devint une honte, la ressource des faiseurs et des illettrés, 
-quelque chose de bas, de très vilain et d'innommable. 






Le théâtre, pendant ce temps-là allait toujours. Il bou- 
lottait, comme on dit. L'originalité y est rare, là comme 
ailleurs, et les chefs-d'œuvre qui ne viennent jamais sont 
beaucoup plus fréquents que les autres. Les auteurs dra- 
-matiques s'amusaient comme des fous et il y avait bien de 



136 SOUVENIRS, d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



iquoi. On avait voulu prendre leur place, leur enseigner leur 
métier et on n'y avait pas réussi. Au moment où le parti 
des blackboulés battait en retraite, un groupe nouveau vint 
se joindre à lui ; les psychologues débouchèrent sur la 
place. La Fin du théâtre venait de recommencer. 

Les psychologues avaient sur leurs camarades un grand 
avantage : on ne connaissait rien d'eux ; ils . n'avaient pas 
été joués. Ils s'étaient tenus toujours en dehors de 1% scène, 
sans se commettre avec elle et sans prétendre la réformer. 
Ceux-là méprisaient franchement le théâtre pour sa vulga- 
rité, ses gros effets, ses ficelles et son langage. Avec quelle 
désinvolture Bourget, qui n'est pas cependant un écrivai» 
impeccable, parlait dans un de ses romans « de la prose- 
d* auteur dramatique » I 

Mais je ne veux pas, et par bonne confraternité littérai- 
re, en dire plus long des psychologues. Il paraît que ce& 
messieurs se ravisent. Ils y viennent aussi à ce théâtre 
qu'ils ont tant décrié. La semaine dernière, au Vaudeville, 
nous avons eu M. Edouard Rod qui n'a réussi qu à moitié; 
mais M. Rod est encore trop jeune pour s'en tenir à cette 
unique épreuve. Prochainement ce sera le tour de M. Mau- 
rice Barrés, si les directeurs se sont rendus au petit signe 
qu'il leur a fait. M. Barrés a bien du talent. Il a beaucoup 
de qualités. A-t-il aussi celles du théâtre ? Nous le verrons, 
bien et nous le désirons tous. Je suis beaucoup plus tran- 
quille pour lui, je l'avoue, depuis que je sais qu'il s'est ren- 
contré avec Grenet-Dancourt ; c'est une première garantie. 






Je plaisante en ce moment le parti de la fin du théâtre et 
j'en ai bien le droit. Je l'ai connu et suivi de très près. J'ai 
fait quelquefois campagne comme lui, mais jamais avec lui. 
On y trouvait un peu de tout, excepté des auteurs drama* 



LA FIN DU THÉÂTRE I37 



tiques. Il y avait les législateurs qui écrivaient des pro- 
grammes magnifiques et des ouvrages misérables. Il y avait 
les poètes que révoltait l'éternel mariage de Théodore avec 
Ernestine et qui revenaient toujours à la comédie italienne. 
Il y avait les fumistes aussi qui recommençaient Montépin 
•en se recommandant de Shakespeare. Les malheureux 1 Ils 
justifiaient les directions de théâtre et donnaient raison à 
Sarcey ! 

Dans les services de toute sorte qu'Antoine a rendus à 
Tart dramatique, il en est un qui n'a pas été remarqué jus- 
•qu'ici. Antoine nous a débarrassés des charlatans. « Un 
« théâtre, qu'on nous donne un théâtre, s'écriaient-ils, une 
« maison qui soit à nous. Mythes et symboles, poèmes 
« d*au delà, études de mœurs, satire politique, tout y pas- 
« sera, tout. Nous irons de la fantaisie étincelante des ri- 
» meurs jusqu'aux déformations si suggestives des clown». » 
Eh bien I ils l'ont eu, leur théâtre ; ils ont trouvé dans la 
même personne un directeur et un interprète ; ils lui ont 
apporté deux ou trois ours et on ne les a jamais revus. 

Lorsque le Théâtre-Libre, il y a sept ans environ, dans 
«on spectacle d'ouverture, donnait Monsieur Lamblin^ oui, 
Monsieur Lamblin, un petit acte, pas davantage, toutps les 
théories et toutes les hâbleries recevaient, ce soir-là, le 
•coup mortel. Après Ancey venait Jullien ; après JuUien ve- 
nait Wolf ; et après eux Lavedan, Gramont, Brieux, Fèvre, 
Salandri, Hennique, Porto-Riche, Boniface, de Curel, tous 
les autres. Le monde théâtral était repeuplé et la vieille scène 
française, délivrée enfin des crocodiles qui depuis plus de 
trente ans pleuraient sur elle, retrouvait de véritables au- 
teurs dramatiques. En avant maintenant, mes enfants! Ne 
"VOUS plaignez jamais, c'est complètement inutile. Ne vous 
découragez pas surtout, vous le regretteriez plus tard. Vous 
•êtes dans le champ et il est libre, passez-nous sufle corps» 



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Les Professeurs au Théâtre 



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Les Professeurs au Théâtre 



Je ne sais pas si l'Université formera un jour des auteurs 
drg.matiques ; en attendant, et pour tout ce qui concerne le 
théâtre, c'est bien à elle qu'il faut s'adresser. Grands et pe- 
tits travaux ; éditions, publications, compilations; principes 
d'esthétique et chroniques courantes, l'Université fournit 
tout cela et ne fournit guère autre chose. Si le fameux Roi- 
lin revenait aujourd'hui, il n'écrirait plus son Traité des 
•études; il nous donnerait des Commentaires sur Labiche 
-accompagnés d*un lexique. 

Je ne veux pas dire, bien loin de là, que nos professeurs, 
lorsqu'ils traitent de matières dramatiques^ ne restent pas 
professeurs. On ne change pas d'habit si facilement. Ils ont 
de la doctrine et savent les bonnes règles. Ils ont de l'assu- 
rance, de la solidité, ce petit sourire un peu sot dont on 
prend l'habitude avec des écoliers. Ils se trouvent bien 
fieufs aussi dans un monde qui n'est pas le leur et qui les 
impressionne malgré tout. 

Weiss a écrit quelque part : « Je ne passe jamais devant 
les Variétés sans ressentir le frisson de la vie parisienne. » 
Pauvre Weiss ! Ce bel et grand esprit était un badaud par 
moments. Nos professeurs tiennent de leur aîné. Ceux qui 
sont descendus un jour sur la scène, qui ont examiné les 
portants et la boîte du souffleur, en gardent un long souve- 
nir. Ils parlent bien souvent des arcanes qui leur sont con- 
nus. Lorsqu'ils se sont rencontrés avec une comédienne, si 
mince qu'elle soit, et qu'elle leur a ouvert la porte de sa lo- 
ge, ils rappellent complaisamment ce menu détail et trou- 
vent des mots qui trahissent leur émotion. Ils ont pénétra 



142 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



dans le sanctuaire. C'est le frisson de Weiss qui les prend 
à leur tour. J'en connais un, et des plus graves, qui s'est 
risqué une fois à parler des tutus de la danse ; il n'est pa& 
encore revenu de son effronterie. 

Nos professeurs ont autre chose encore, uue sorte de cri- 
térium, qui donne bien de la force à tous leurs travaux de- 
critique. Ils connaissent Y esprit français. Ils ont observé les- 
qualités de la race. On peut dire sans exagération que les 
qualités de la race leur appartiennent ; ils en ont comme la- 
garde et la responsabilité. Si nous prenons la gaieté par 
exemple, que voyons-nous? Depuis bien des années, depuis 
près d'un demi-siècle, la gaieté, qui est, comme on le sait 
peut-être, une qualité de race, est confiée entièrement à 
Sarcey. C'est Sarcey en quelque sorte qui en est le déposi- 
taire. Il l'encourage, il la patronne, et bien souvent aussi ik 
l'alimente lui-même. On peut dire à Sarcey tout ce qu'on 
voudra, qu'il y a gaieté et gaieté, que la sienne est vraiment 
trop personnelle, qu'elle va de préférence aux puérilités et 
aux platitudes, qu'elle descend jusqu'au pétomane : « Chtt 
ne fait rien^ répond Sarcey dans cette belle langue qui lui 
est ordinaire, cita ne fait rien pourvu que che choit de la 
gaieté. » 



* * 



Je viens de finir un gros volume de critique, le Théâtre- 
dhier^ que nous devons tout naturellement à un professeur.. 
M. Parigot, ai-je besoin de le dire, a le critérium ; il pos- 
sède les secrets et les lois de la scène ; il est innocent et 
ironique.. 

L'auteur du Théâtre d'hier^ il faut lui rendre cette 
justice, a bien choisi son moment. Ce grand mouvement 
dramatique qui débute avec la Dame aux Camélias^ cette 
belle période, si brillante et si féconde, est arrivée à sa fin. 



LES PROFESSEURS AU THEATRE 143- 



Elle se présente aujourd'hui devant une génération nouvel-- 
le et dont M. Parigot fait partie. Elle se prête sans doute 
à des considérations inattendues, à un examen presque ori- 
ginal, à une revision tout au moins partielle. Elle a perdu/ 
ses deux plus solides appuis, les plus nécessaires aux œuvres, 
théâtrales : la séduction des interprètes et la complicité des 
contemporains. Le texte seul demeure, l'inflexible texte, le- 
texte inéluctable qui immortalise ou disparaît à son tour. 

M. Parigot admire tout particulièrement Augîer et lui- 
trouve de la ressemblance avec Molière. Il apprécie surtout 
chez Augier l'équilibre et la mesure, la composition. Si- 
Molière a des qualités particulières et qui sautent aux yeux, 
ce sont bien celles-là, n'est-ce pas ? On étonnerait beaucoup-. 
M. Parigot en lui disant que tout l'art dramatique est jus-- 
tement dans le manque de mesure. Lorsqu'il félicite Augier 
de" la sienne, de sa sagesse et de sa sobriété, il ressemble à 
un médecin qui constaterait avec joie une maladie mortelle. 
M. Parigot ne soupçonne pas davantage que plusieurs in- 
trigues pour une même pièce, une quantité de fils, sinon de> 
ficelles, réunis ensemble, c'est pauvreté et non richesse- 
dramatique ; c'est tout bonnement l'observation insuffisante- 
et remplacée par le fait divers. M. Parigot analyse longue- 
ment les financiers d' Augier (Roussel, Charrier, Vernouil- 
let), dont l'existence, de leur temps déjà, était bien précai- 
re et qui n'ont plus un souffle de vie. Il commente sans uti-^ 
lité les Maréchal, les d'Estrigaud, les Sainte-Agathe, des., 
ombres évanouies aussitôt et oubliées pour toujours. Pen- 
dant que Molière, dans ses compositions à peine dégrossies, 
nous donne des types énormes et inaltérables, l'inanité des. 
personnages d' Augier s'accuse tous les jours un peu plus. 
Ils ont beaucoup d'esprit; ils s'expriment dans un brillant 
langage ; on ne trouverait pas une scène où ils se soient, 
peints définitivement. 

C'est surtout lorsqu'il parle de Dumas que M. Parigot. 



144 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



n'est plus maître de lui. Dans l'œuvre du grand dramatur- 
ge, la partie vaine et poncive, la partie Monte-Christo, est 
•^elle justement qu'il préfère. Madame de Terremonde trou-, 
ble M. Parigot. L'Etrangère le fascine. La Femme de 
Claude le bouleverse. Là où nous ne voyons que des pou- 
pées de mélodrame, M. Parigot trouve des Bacchantes qui 
4'ensorcellent et qui lui font peur. Le frisson de Weiss, chez 
lui, va jusque-là, jusqu'à la peur. En même temps Dumas 
est resté pour M. Parigot V homme du scalpel. 11 écrira des 
phrases de ce genre : Ici l'auteur dramatique se double d'un 
opérateur. Il constate la logique partout et ne voit nulle part 
l'artifice. Il admire des aphorismes presque toujours insigni- 
fiants et des dénouements presque toujours postiches. On 
-sait que Dumas, pour expliquer ses bien rares insuccès, a 
fait intervenir Dieu, la Bible, la chimie, le divorce, etc. ; 
M. Parigot écoute tout, enregistre tout et gobe tout. 

Je ne dis que bien juste ce qu'il faut, on le comprend. 
Lorsque M. Parigot en arrive aux tentatives nouvelles, lors- 
qu'il passe du théâtre qui finit à celui qui commence, il 
-change de ton aussitôt. Allons donc, les voilà qui défilent 
tous les clichés que nous connaissons depuis dix ans. Voilà 
la tranche de vie^ la tranche de vie saignante qui amuse en- 
core M. Parigot. Voilà /^ réalisme de parade, Voilk Je pes- 
simisme naïf et superficiel. Ne demandez maintenant à M. 
Parigot ni attention ni émotion. Il ne frissonne plus. Le 
temps des Bacchantes est passé. Et ce n'est pas tout. M, 
Parigot se souvient alors des qualités de la race. II essuie 
son critérium et le consulte. Il emprunte la gaieté k Sarcey. 
et nous donne le coup de grâce avec elle. 

Il est clair que M. Parigot ne sait pas ce qui se passe. Il 
-est jeune et il a des cheveux blancs. Il fait de la critique 
avec de la critique déjà faite. Nous attendions de l'impré- 
vu et du risqué, de la verve, du feu, des coups, un torrent, 



LES PROFESSEURS AU THÉÂTRE 145^ 



quoi, un torrent I nous n'avons qu'une composition de col- 
lège, longue, prétentieuse et inutile. 

**♦ 

Je me suis demandé bien souvent si l'instruction et le- 
savoir étaient des qualités suffisantes pour juger une œuvre 
d'art et s'il ne fallait pas y ajouter quelque chose qui ne 
s'apprend pas. La question, lorsqu'il s'agit de productions» 
et d'école nouvelle, me paraît résolue. Depuis que le monde 
existe, la critique s'est toujours trouvée divisée en deux 
camps ; d'un côté, les professeurs, j'étends un peu le mot, et 
de l'autre, les artistes. Les professeurs légifèrent et argumen-^ 
lent ; les artistes palpitent et s'emballent. Depuis que le 
monde existe, les professeurs, avec leurs principes et leurs, 
dédains, en faisant la petite bouche, se sont régulièrement, 
trompés ; ce que les artistes ont aimé, applaudi, défendu, 
méritait de l'être ; c'est ce qui a vécu, sinon survécu. 

Comment expliquer cette loi littéraire, bien plus certaine 
que les autres et qui est, je dirais presque, la négation de 
toutes les autres ? Les artistes ont-ils l'âme libre et géné- 
reuse et ce quelque chose qui ne s'apprend pas n'est-il pas> 
une communauté secrète d'impressions, de sentiments et de 
rêves entre les créateurs et eux ? Trouvons-nous au contrai- 
re chez les professeurs une intelligence moins ouverte, un 
esprit de chicane et de dénigrement ? N'ont-ils pas besoin 
d'être avertis, guidés, serinés, quitte à se rendre compte et 
à s'égarer plus tard ? Il semble que le sort des œuvres de 
tRéâtre est de passer par trois générations de professeurs, 
la première qui ne les comprend pas, la seconde qui les, 
comprend mal, et la dernière enfin qui les comprendra au-- 
trement. 



'W- . J ' • 



Leur Sacerdoce 



i 



Leur Sacerdoce 



J'ai peut-être quelque droit de parler de la critique, je ne 
Tai jamais sollicitée. Je ne compte pas sur elle ni avec elle. 

Cette grande indifférence de ma part, qu'on veuille bien 
le croire, ne dénote pas un auteur mécontent.. Le peu de 
bonheur de mes ouvrages n'y est pour rien. Lorsque nous 
étions jeunes, mes amis et moi, artistes éblouis et passion- 
nés, nous rêvions tout naturellement de faire quelque chose. 
\j3l poésie, je dois le dire, était notre première tentation et, 
sans doute, la plus raisonnable. Après la poésie venait le 
roman, l'analyse de ce pauvre cœur humain que nous ne 
connaissions guère Nous pensions aussi au théâtre, quoi- 
que le théâtre, avec ses barrières et ses servitudes, nous- 
effrayât bien un peu. Eintre tant de travaux qui nous atti- 
raient presque également, la critique ne tenait aucune 
place; nous ne l'estimions pas. Juger les œuvres des autres 
et ne jamais montrer des siennes nous paraissait le comble 
de l'effronterie. Si Tun de nous alors, dans un moment de 
fièvre et d'enthousiasme, en se frappant le front, s'était 
écrié : je serai un grand critique, comme nous lui aurions 
ri au nez. 

Je veux bien que cette disposition, si excellente chqz des 
jeunes gens, fût excessive. Admettons que la critique, sans 
être une production de l'esprit bien extraordinaire, compte 
pour quelque chose et vienne après toutes les autres ; encore 
faudrait-il qu'elle s'exerçât avec loyauté et équité. Quatre- 
'vingt-dix-neuf fois sur cent ses jugements ne sont pas 
libres ; c'est l'occasion qui les lui dicte. Si elle se montre 



lO 



Î50 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



indulgente, ce sont des amitiés ou des intérêts qu'elle sert. 
Si elle se montre injuste, elle satisfait de secrets ressenti- 
ments. Irai-je plus loin ? Dirai-je tout ? Parlerai-je de ces 
hasards si fréquents et si misérables qui mettent la critique 
entre les mains d'une guenon? Ah ! que je voudrais que Sar- 
cey, qui a remué dans sa vie tant de questions considérables, 
les troupes d ensemble, l'heure du dîner ^ le pourboire aux 
ouvreuses, nous dît quelques mots de celle-ci : De l'impor- 
tance de la femme dans la chronique théâtrale. 



* 
* ♦ 



La grosse erreur de la critique et son insupportable pré- 
tention, c'est de croire qu'elle est utile, efficace et salutaire. 
Elle ne sert à, rien du tout. Assurément, elle a de l'effet sur 
le public immédiat, celui qui croit encore au papier im- 
primé, et qui attend l'article de journal pour faire le choix 
de ses spectacles ou de ses lectures. Mais cette pression 
même n'est que très éphémère ; au bout de huit jours, elle 
n'existe plus. L'opinion véritable, celle qui compte et celle 
qui reste, elle a de tout temps été faite par les salons et les 
cafés. 

Quant à une action de la critique sur la littérature même 
et sur les écrivains, on hausse les épaules rien que d'y pen- 
ser. Nous pouvons bien, par intérêt ou par vanité, nous 
préoccuper des jugements de la critique ; nous pouvons en 
être glorieux ou affectés ; mais de ses principes et de ses 
leçons, de son esthétique professionnelle, nous ne retenons 
que tout juste ce qu'il faut pour en rire, disons le mot, pour 
la blaguer atrocement. Nos progrès et nos acquisitions, 
quand nous avons le bonheur d'en faire, ne viennent que de 
nous-mêmes ; la critique n'y est pour rien. 

Dans le discours que M. Brunetière a prononcé à l'Aca- 



s 



LEUR SACERDOCE ' 151 



demie et qui a fait tant de tapage, ce qu'il a dit des jour» 
nalistes, je l'avoue, n'est pas ce qui m'a le plus ému. Le 
rôle de la critique, on vient de le voir, est très contestable ; 

•il se réduit à bien peu de chose; M. Brunetière a essayé de 
le fixer à sa façon . «C'est la critique, a-t-il dit, qui pos- 

isède la tradition littéraire et qui est chargée de la con- 

•Server. » 

Vaine, vaine parole, mon cher Brunetière ! La tradition 
littéraire se fait sans vous, contre vous, malgré vous. A 
toutes les époques mémorables où elle se renouvelle et se 
renoue, lorsque le grand chic serait de la reconnaître, elle 
vous échappe régulièrement. Vous lui tombez dessus. Pen- 

-dant que vous vous réclamez de la tradition littéraire et que 
vous vous présentez pour elle, tous les créateurs l'ont dans 
le sang. Ce sont eux qui l'apportent; ce sont eux qui la 
maintiennent ; ce sont eux qui l'imposent ; vous ne faites 

-que l'enregistrer vingt ans plus tard. 

- Puisque j'ai parlé de Brunetière et qu'il est venu là 

-comme le critique le plus élevé et le plus irréprochable, il 
faut que je dise à quel point je suis content de lui. Brune- 
tière vient d'écrire, pour les Annales du Théâtre^ une pré- 
face, mieux que cela, un manifeste qui est de sa part une 

•abjuration véritable, la rétractation solennelle de toutes ses 
erreurs. « Non ! non ! s'écrie l'éloquent académicien tout 
nouvellement converti, il n'y a pas de règles! Les règles 
n'ont ni légitimité, ni application I Demanderons-nous à 
Shakespeare de composer comme Sophocle? » On ne le 

' croira peut-être pas. Les trois unités elles-mêmes, oui, les 
trois unités, Brunetière, après un dernier regard jeté sur 
elles, les a immolées définitivement. L'apostasie est com- 
plète. 

Il faudrait peut-être, pour être juste, se rappeler tant de 
pauvres auteurs que Brunetière a exécutés si lestement, à 

•Taide d'un critérium défectueux et qu'il vient de briser lui- 



152 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



liUMIlllll' M « ' 



même, Maïs c'est autre chose que je veux dire. Voyez ut> 
peu jusqu'où va la folie de la critique et son imperturbable 
assurance. A peine a-t-il condamné et répudié les règles, 
Brunetière découvre une loi,, une loi pour remplacer les 
règles, oh 1 bien définitive, celle-là, et qu'il appelle la Loi 
un peu majestueusement. « Non ! non ! m'écrierai-je à mon 
tour, il n'y a pas de loi pas plus qu'il n'y a de règles. Il n'y 
a que des œuvres, des œuvres de toute sorte, des œuvres 
de tous les genres, des œuvres si différentes qu'aucune gé- 
néralisation ne leur est applicable et n'est en état de les 
comprendre toutes; quand vous vous appuyez sur les unes, 
nous en avons bien d'autres à vous opposer I » 

Dans nos rapports avec la critique nous sommes pris, je 
puis dire, entre deux feux. Si nous nous tenons loin de nos 
juges, cette attitude les offense et ils nous la feront payes. 
Dans le cas contraire, dès que nous entrons en composition» 
avec eux, nous devenons des malins. Ils rappellent nos vi- 
sites et publient notre correspondance. Sarcey, que je nom- 
mais tout à l'heure, lorsqu'il a pu produire une lettre de 
Taine, de Sardou ou de Maupassant, n'y a jamais manqué. 
Nous souffrons également de notre indépendance et de no- 
tre servilité. 

La critique devient tout à fait réjouissante lorsqu'elle est 
attaquée à son tour et que nous lui rendons les coups qu'elle 
nous a portés. Elle n'en revient pas. Est-elle la critique, oui 
ou non, et ne devons- nous pas tout supporter d'elle, son 
ignorance, ses injustices, jusqu'à ses perfidies? Quel plai- 
sir pourtant, quel plaisir, avec des gens importants et me- 
naçants, de leur faire un pied de nez ! On n'y résiste pas. 



*** 



Il faut que je signale en finissant une opinion qui n*est 



I 



LEUR SACERDOCE 153 






pas seulement la mienne; je l'ai entendue et recueillie un 
peu partout. La critique ne ferait pas mal de se reposer 
pendant quelque temps. Qu'elle ralentisse ses ardeurs et 
ses publications. On en est rassasié, hébété, excédé. Je sais 
très bien, comme nous le disent ces messieurs, que r/«- 
^estigation (une investigation dans tous les sens, de haut 
en bas et de long en large) domine la seconde moitié de ce 
siècle; elle devient tous les jours plus fatigante et plus mes- 
quine, votre investigation. Nous périssons sous les bouts 
de papier. 

L'Académie, je suis bien obligé de le dire, est pour beau- 
coup dans ce mouvement ridicule. Elle devrait prendre 
garde avant de couronner comme elle le fait tous les Profils 
littéraires et toutes les Recherches psychologiques, L'Aca- 
démie est beaucoup plus coupable qu'elle ne le croit. D'a- 
bord elle détourne de leur voie naturelle, de TUniversîté le 
plus souvent, une quantité de bons esprits, qui ne sont pas 
bons e1 qui n'ont pas d'esprit, qui ont lu Sainte-Beuve, 
Taine, deux ou trois autres, et qui vivent sur leurs éplu- 
chures. 

Ça ramasse un cheveu de Benjamin Constant ! 

En second lieu, l'Académie encourage tout un ordre de 
productions médiocres, prétentieuses, aigrelettes, et qu'oa 
pourrait appeler la Littérature stérile. 




La Vieille Critique 



*-— -KWl'* 



La Vieille Critique 



- JUiésite à parler de Sarcey. C'est trop tôt, je le sens bien. 
Tious sommes tenus pour quelque temps encore de garder 
notre sérieux. Mais que voulez vous ? Sarcey vient de trou- 
Trer une réforme, une réforme si imprévue, si réjouissante, 
^t disons le mot, si canaille, qu'il faut bien s'y arrêter. 

On connaît les habitudes de Sarcey. Lorsque l'été arrive 
•et que les théâtres ont fermé leurs portes, Sarcey traite 
des questions. 11 fait une campagne. On n'a pas oublié tou- 
tes les campagnes entreprises par Sarcey avec ce sérieux 
•dans l'inutile et cette importance dans la niaiserie qui cons- 
tituent bien certainement la partie la plus solide de son ta- 
lent, U heure du dîner ^ la fin de l'opérette^ V inconvénient 
des étoiles^ sont des sujets que Sarcey seul a abordés et 
qu'il faut joindre à son Traité du quiproquo. Cette fois, il 
s'agit de bien autre chose. C'est toute une révolution que 
Sarcey voudrait apporter dans notre vie théâtrale. 

L'art dramatique, tout le monde est d'accord sur ce point, 
passe un moment difficile. Sarcey, que ce malaise préoccu- 
pe bien sincèrement, en a cherché la raison. Il a interrogé 
des personnes compétentes ; le contrôleur du Théâtre- 
Français d'abord, deux régisseurs dont il avait apprécié 
maintes fois le bon esprit, un chef de claque et une élève 
du Conservatoire. Bref, Sarcey est arrivé à cette convic- 
tion. Si le théâtre est en péril et menace de disparaître, la 
faute en est à la critique telle qu'elle s'exerce aujourd'hui. 
Les journaux ont considérablement augmenté ; chaque 



158 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



journal envoie aux premières représentations plusieurs ré- 
dacteurs ; ces messieurs sont pour la plupart des blagueurs^ 
Sarcey ne dit pas le mot mais il le pense, sur qui les meil- 
leurs quiproquos n'ont plus de prise ; dans ces conditions, 
avec ce public de décadence, il est absolument impossible- 
à une pièce de réussir et de se prolonger bien longtemps. 

Quand Sarcey a fait une découverte de cette force-là, il 
n*est pas maître de se taire ; on ne peut plus l'arrêter. Son 
indépendance est bien connue ; sa résolution dépasse en- 
core son indépendance. Il s^est adressé aux directeurs de- 
théâtre et leur a tenu ce langage : « Ces premières repré- 
sentations qui étaient autrefois triées sur le volet et aux«> 
quelles je dois tout ce que j*ai de distinction, sont devenues- 
misérables ; supprimez-les. Supprimez cette critique, livrée 
maintenant à des barbares, après avoir été, Dieu le sait, sr 
élevée et si délicate entre mes mains. N'hésitez pas. Sup* 
primez mes nouveaux confrères et flanquez-les à la porte. » 
Pour un rien et s*il s'était agi de politique, Sarcey aurait 
repris le mot célèbre : « Fusillez-moi tous ces gens-là ! » 






Les campagnes de Sarcey, est-il besoin de le dire, n'ont 
servi à rien du tout. Elles l'ont rendu un peu plus ridicule, 
si c'est possible. Sarcey a massacré mille fois l'opérette et 
mille fois il en a prédit la fin. Or, l'opérette, de toutes les. 
formes de nos pièces de théâtre, est celle justement qui a. 
le mieux résisté. Sarcey a adjuré la haute société parisien- 
ne, cette gentry^ comme il dît ironiquement, qui donne le 
ton, d'avancer l'heure de son dîner; autrefois on se mettait 
à table à sept heures ; on s'y met maintenant à huit ; c'est 
tout ce que Sarcey a obtenu. Quant à ces maudites étoiles, 
auxquelles Sarcey s'est attaqué si souvent, (il est comme lé 



i 



LA VIEILLE CRITIQUE I59- 



"bourgeois de la Révolte de Villiers : il n'aime pas les étoi- 
ies !) les théâtres qui en sont pourvus font des affaires ma- 
gnifiques et les théâtres qui en manquent arrivent à la fail*» 
lite inévitablement. 

Il va de soi que la nouvelle réforme proposée par Sarcey 
aura le même sort que les précédentes. J'ai connu bien des. 
directeurs qui tremblaient devant la presse ; je n'en con- 
nais pas un qui oserait la mettre dehors. Est*il bien vrai, 
d'ailleijrs, que la critique d'aujourd'hui, si détestée de Sar- 
cey, soit aussi malfaisante qu'il voudrait nous le faire croi-^ 
re ? Est-ce qu'elle a empêché le succès de Madame Sans- 
Gêne ? Est-ce qu'elle a empêché le succès du Fils Natu- 
rel ? Et encore, a-t-elle empêché le Théâtre de la Renais-^ 
sance, qui périssait sous les insupportables reprises de La- 
biche, de se relever avec des pièces mal faites, pleines de 
trous, et sans l'ombre d'un quiproquo ? 

Si je rappelle ces exemples décisifs et qui sautent aux. 
yeux de tout le monde, c'est que Sarcey s'est bien gardé de 
les mentionner, avec cette loyauté dont il fait preuve toutes . 
les semaines et qu'il ne manque jamais de constater. 



1k 



Je l'aï vue de près, la vieille critique que Sarcey nous, 
vante et dont il est le dernier représentant. Si le mouve- 
ment dramatique se trouve momentanément arrêté, c'est 
elle et elle seule la coupable. Elle a été sans scrupule avec 
les nouveaux venus. Elle a raillé tous leurs efforts ; elle a. 
méconnu toutes leurs tentatives ; Sarcey, plus brutal enco- 
re que les autres, nous a visés jusqu'à la bourse . 

Lorsque TOdéon était administré par La Rounat, tous^ 



l6o SOUVENIRS D'UN AUTEUR. DRAMATIQUE 



les critiques d^alors y avaient leur petite femme. On avait 
-charbonné sur les murs cette inscription : « Au rendez-vout 
d€s maîtresses I » La Rounat, qui n'était plus contrôlé que 
par la direction des Beaux-Arts, faisait ce qu'il voulait ; il 
ne faisait rien. On peut se rendre compte, par cet exemple, 
nie l'époque que regrette Sarcey et qu'il continue peut-être 
encore aujourd'hui, à l'Odéon ou ailleurs. 

C'est bien fort tout de même et Sarcey a raison de dire 
qu'il ne recule devant rien. Ah ! il est le bien venu pour 
jarler de la critique, pour prendre sa défense et ses inté- 
rêts ! Personne plus que lui ne l'a compromise et discréditée ; 
il l'a rendue haïssable avec cette triple bassesse qu'il y a 
introduite, bassesse d'esprit, bassesse de langage et bas- 
sesse de mœurs. 

Sarcey est fini, voilà la vérité. Il est usé jusqu'à la corde 
et démonétisé complètement. Henry Bauër lui à, porté le 
premier coup ; Jules Lemaître l'a achevé. Il ne peut plus, 
il en convient lui-même, lancer une pièce ou seulement la 
couvrir. Cette grande autorité, dont il avait plein la bouche, 
<lui faisait l'orgueil de sa vie et la joie de ses feuilletons, 
-est passée. Il le voit, il en oouffre, et il demande, lui aussi, 
des mesures d'exception. Si Sarcey voulait user avec lui- 
même 4e ce gros bon sens qu'il a si souvent tourné contre 
nous, il se retirerait du théâtre au lieu de l'interdire aux 
autres. Lorsqu'il parle des œuvres modernes ou des œuvres 
-étrangères, sa vieille platine est manifestement insuffisan- 
te ; il a beau guoguenarder, multiplier les blagues et les 
rengaines, il ne s'en tire pas du tout. Un autre que lui, un 
rritique d'honneur, aurait essayé de comprendre ; il se se- 
rait appliqué, forcé, renouvelé peut-être ; mais que voulez- 
vous attendre d'un homme qui ne dispose pas d'une mi- 
nute, qui trouve magnifique de bêtifier dans vingt journaux 



LA VIEILLE CRITIQUE 



à la fois ? On a dit de Sarcey. avec une image assez saisis- 
sante : « Mettez-le sur l'Obélisque, il enverra de la copie. » 
A l'heure qu'il est, Paris et les départements ne lui suffi- 
sent plus. Il vient d'entreprendre l'exportation. Il fournit 
jusqu'à l'Amérique du Sud. Il a commencé par l'auvergnat. 
et il finit par le nègre. 



Candidats Académiques 



Candidats Académiques 



Je me suis présenté autrefois à l'Académie et je ne le 
regrette ^as* J^ai fait alors une trentaine de visites qui 
ni*ont laissé un très aimable souvenir. On s*est moqué bien 
souvent de ces visites qu'un vieil usage impose aux candi- 
dats; de loin, elles paraissent pénibles et humiliantes; elles 
constituent au contraire, pour peu qu'on y apporte de la 
bonne humeur, le passe-temps le plus rare et le plus dé- 
licat. 

La politesse, il est peut-être bon de le dire, et une poli- 
tesse méticuleuse, est devenue pour nos académiciens de 
règle absolue. Les frasques à la Royer-CoUard sont tout à 
fait passées de mode. On sait du reste que Royer-Collard 
s'est toujours défendu d'avoir brusqué un grand poète qui 
était en même temps un grand sot. On peut dire que les 
plus illustres personnages, les hommes les plus en vue par 
leur valeur personnelle ou leur importance sociale, reçoi- 
vent les candidats comme des collègues de demain, ceux-ci 
ne devraient-ils jamais le devenir. S'il y avait encore au- 
jourd'hui quelque incartade à redouter, elle viendrait de 
deux ou trois parvenus de lettres, des petites gens. 

Le charme tout particulier du voyage académique, lors- 
que le candidat, je le répète, a conservé quelque empire 
sur lui-même, c'est justement d'approcher tant d'esprits et 
tant d'existences si différentes. La lanterne magique, c'en 
est bien une, ne laisse rien à désirer. L'homme et le décor, 
les idées et les habitudes, changent tout naturellement 

II 



l66 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



chaque fois et fournissent une matière inépuisable de ré- 
flexions. Il ne s*agit pas, bien entendu, de faire l'observa- 
teur ; de regarder dans les coins et sous les meubles ; de 
prendre des notes ; cette préoccupation serait d'un goût 
détestable. Le spectacle, d'ailleurs, s'offre de lui-même; on 
en jouit discrètement, dans toute sa variété et tous ses con- 
trastes. En vérité, lorsqu'on revient de ces visites, on ne 
s'étonne plus qu'un candidat échoue ; on s'étonne qu'il réus- 
sisse. C'est le pour et le contre, le blanc et le noir, toutes 
les hostilités réunies dont il lui faut triompher. 



L'Académie n'a pas perdu de son prestige, pour les can- 
didats au moins. Ils augmentent tous les jours et les anciens 
sont débordés par les nouveaux. Lorsque la célèbre Com- 
pagnie, longtemps encore après sa fondation, était compo- 
sée surtout d'hommes de cour et de personnes d'Etat, on 
raillait cruellement les gens de lettres qui cherchaient à en 
faire partie. Ils voulaient, disait-on, se frotter aux grands 
seigneurs et marcher de pair avec eux. L'accusation de 
snobisme ne date pas d'hier ; nos ancêtres ne pouvaient pas 
y échapper. Aujourd'hui où l'aristocratie a perdu sa place 
partout et ne la retrouve guère que devant les tribunaux, 
l'Académie, il faut bien le reconnaître, n'en est pas moins 
recherchée. On l'aime pour elle-même, pour le titre et la 
consécration qu'elle donne. Les vieux républicains, qui ont 
flétri tant de fois ce dernier refuge de la réaction, sont les 
plus tentés d'y entrer. Nous les verrons, et plus tôt qu'on 
ne pense, se disputer les fauteuils entre eux. 

Il y a, on le sait, toute une catégorie de candidats qui se 
trouvent portés à l'avance par la nature de leurs travaux et 
le choix de leurs relations. Ces privilégiés mis à part, on 



^^mmPT^- 



CANDIDATS ACADÉMIQUES 167- 



tombe avec les autres dans la fantaisie et le ridicule. Nous, 
avons le candidat'Casse-cou qui est préoccupé de prendre 
àzi^] le candidat-principe ; \\ s^ doit à lui-même de faire 
cette manifestation qu'il ne renouvellera pas ; le candidat- 
^aga, celui que personne ne connaît et qui tourne à l'amu- 
sette. Nous avons le candidat-martyr qui revient de deux 
ans en deux ans, désespérément. Il ne mange plus ; il ne 
dort plus; il en est malade, c'est le mot. On l'a vu après un 
scrutin verser des larmes. Les candidats-martyrs sont célè- 
bres. A l'heure qu'il est, Zola en est la représentation la 
plus bruyante et Henry Houssaye la représentation la plus 
douloureuse. 

Dans les différentes espèces de candidats, il en est une 
qui ne fait pas de bruit et que les initiés seuls connaissent : 
le candidat qui ne se présente pas. 

Celui-là attend. Il tâte le terrain. Il ne perd pas de vue 
l'échiquier académique. Il voudrait que des ouvertures lui 
fussent faites et qu'on lui forçât la main. Ne lui demandez 
pas d'intriguer; il ne saurait pas intriguer. Il conviendra, si 
l'on veut, que son bagage n'est pas bien lourd, mais il ne 
compte pas sur son bagage. C'est l'homme, l'esprit général 
•de rhomme, sa situation et ses manières, qui ne seraient pas 
de trop au palais Mazarin. 

Le candidat qui ne se présente pas est beaucoup plus 
commun qu'on ne pense. S'il fallait donner des noms je 
n'aurais que l'embarras du choix. En désignant Bardoux, 
par exemple, je suis bien sûr de ne pas me tromper. Bar- 
doux, depuis plus de dix ans déjà, ne se présente pas. 

Nous avons eu, sous la troisième République, beaucoup 
de provinciaux d'imagination, d'une imagination un peu 
arriérée. La politique, les affaires et les passions leur ont à 
peine suffi. Bardoux, plus ambitieux que les autres, y avait 
ajouté l'Académie. Obligé d'écrire quelque chose, il a cher- 
ché le livre à faire. Il a hésité longtemps entre M"^® Réca- 



' 



I 

« 



i68 SOUVENIRS d'un auteur dramatique 



mier et M"® de Beaumont. Il s'est décidé pour M™^ de 
Beaumont, qui était moins connue, plus touchante, et qui 
devait rendre son historien plus intéressant. Mais Château-- 
briand est un peu oublié aujourd'hui. Les formes de Ta- 
môur, à l'Académie même, ont bien changé. Bardoux est 
venu trop tard, lorsque l'influence passait aux femmes, 
de Gyp. 

Il faudrait mentionner encore une variété très particulière 
et qui n'est pas la moins plaisante : le candidat de M^^Adatn. 
On sait que cette excellente persoritie mène de front la di- 
plomatie, l'exotisme, la charité, etc. Le candidat de 
M"* Adam est à peu près certain d'obtenir une voix au pre- 
mier tour. 

* * 

C'est la mode et une bien vieille mode d'attaquer l'Aca- 
démie. Si on regardait de près ses candidats et ses élus, on 
serait plus juste pour elle. L'Académie de tout temps a 
marché avec son temps. 

Dans un article qu'il a écrit pour l'élection de Loti et où 
H rappelait le nihilisme de l'exquis romancier, Jules Lemaî- 
tre a très justement indiqué cette transformation conti- 
nuelle. L'Académie devient tous les jours plus accommo- | 
dante et plus moderne, presque parisienne ; elle n'a plus i 
d'opinions du tout. Les difficultés que rencontre Zola ne i 
signifient rien. C'est autre chose, une affaire de convenances 
et de répugnances. Si l'Académie avait reçu Maupassant^ 
qui est bien autrement corrompu que Zola, et il ne tenait 
qu'à lui d'y entrer, elle aurait consacré, pour ainsi dire, 
une notable partie de la littérature actuelle, l'esprit de 
destruction et de perversité qui domine dans les œuvres 
contemporaines. 

L'élection de M. Lavîsse, celle de M. Sorel, ont également 
leur côté significatif. Elles sont dues pour une part à l'im- 



CANDIDATS ACADÉMIQUES 169 



portance toujours croissante des études historiques, «MAX 
nouvelles méthodes employées. 

Je viens de parler des républicains. Si les portes de 
1* Académie leur sont ouvertes aujourd'hui, TindifiFérence 
politique et l'énorme déchet des doctrines monarchiques y 
sont sans doute pour beaucoup. 

Veut-on un autre exemple, un exemple peut-être plus 
concluant? Voilà plusieurs années déjà que Caro est mort 
sans que l'Académie ait songé à lui trouver un successeur 
véritable. On ne peut pas dire que les fauteuils aient man- 
-qué. Cet oubli de l'Académie n'est rien moins qu'un signe 
des temps. Nous sommes témoins tous les jours de l'aban- 
don où est tombée la philosophie chez nous. L'homme de 
Sorbonne, le vieux métaphysicien, qui fréquentait le Jardin 
•des Plantes et que ma génération saluait chapeau bas, a 
disparu. S'il existe encore, on ne le connaît pas. Si M. Re- 
nouvier, qui passe dans son entourage pour un très noble 
-et très grand esprit, se présentait à l'Académie, Camille 
Doucet ferait un bond. « Renouvier, penserait-il, un anar- 
chiste! » Lorsqu'on a accusé Caro de compromettre la 
philosophie en la menant dans le monde, il ne faisait que 
prolonger son existence. Il promenait et montrait la vic- 
time, avant qu'elle disparût. 



* * 



« Il faut en être », me disait un jour un académicien que je 
n'aurais jamais cru y voir. Il avait raison II faut en être. Les 
hommes aimeront toujours les titres et les places. La pre- 
mière question, sans doute, est de les mériter. La seconde 
•est de les obtenir. Tout compte fait, les candidats immor- 
tels que l'Académie a repoussés ou seulement retardés, 
sont en bien petit nombre. L'Académie est trop faible, c'est 
vrai ; elle accueille trop souvent des médiocres ; mais ils ne 



IJO 



SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



sont pas plus déplacés, après tout, que d'autres médiocres; 
le 41® fauteuil en est plein. 

Que les candidats malheureux le sachent bien; venant 
d'eux, la plus légère épigramme est de trop. Qu'ils fassent 
bonne figure et qu'ils cherchent des consolations ailleurs. 
L'amour, si toutefois leur âge le leur permet encore, en est 
une, à en juger par ces vers de quelque poète oublié du 
dix-huitième siècle : 



Je me suis mis sur les rangs 
Pour entrer dans les Quarante; 
Nous sommes dix concurrents, 
Et nous serons bientôt trente. 
Mon échec est assuré; 
Je perds gaiement la partie; 
La plus belle Académie, 

C est encor ma mie, 
O gué! 

C'est encor ma mie I 




i 



sinécures 



Sinécures 



On sait que Leconte de Lîsle a laissé une place vacante 
;à la bibliothèque du Sénat. Si ce qui a été dit est vrai, cette 
place serait désormais supprimée. 

Ce n'est pas la première fois qu'un emploi de ce genre, 
disons le mot, une sinécure, disparaît avec le titulaire. A cette 
même bibliothèque, Anatole France, après des difficultés 
intérieures, s'est retiré silencieusement et n'a pas été rem- 
placé. 

En remontant plus haut, voilà plusieurs années déjà que 
Weiss, qui était bibliothécaire de Fontainebleau, est mort, 
sans qu'on lui ait donné jusqu'ici un successeur. 

Cet infortuné Weiss, pour le dire en passant, avait eu 
bien de la peine à obtenir une sorte de retraite et plus de 
peine encore pour la conserver. Les titres ne lui manquaient 
pas pourtant, et des titres officiels. Il avait été d'abord 
dans le haut enseignement^ chargé d'une chaire d'éloquen- 
ce. Il avait été secrétaire général de l'Instruction publique 
et conseiller d'Etat. Il avait été directeur aux Affaires étran- 
gères. Mais Weiss était en même temps un homme libre et 
un écrivain de premier ordre. Nos politiciens n'ont jamais 
été bien chauds pour le style. La République, c'est triste à 
dire, écrit très mal. Tous les ans, lorsque les rapporteurs 
du budget, ivres de réformes et d'économies, faisaient leur 
ronde, ils ne manquaient pas de s'arrêter à Fontainebleau 
et de demander la suppression d'une sinécure des plus fâ- 
cheuses. Ils savaient bien que Weiss était pauvre, malade, 



174 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



à deux doigts de la tombe. Mais que voulez-vous ? Wciss ne 
mourait pas assez vite ; on ne pouvait «ittendre son bon 
plaisir indéfiniment. 

* * 

En ce moment, le bibliothécaire en chef du Sénat est M. 
Charles Edmond, dont le vrai nom est Choïeski et trahit 
l'origine étrangère. M. Charles Edmond, si je ne me trom- 
pe pas, doit cette situation au prince Napoléon, lorsque ce- 
lui-ci aimait à s'entourer de polonais et les casait un peu 
partout. M. Charles Edmond passe pour un homme aima- 
ble, agréable, confortable, de bonne tenue et d'éducatioô 
parfaite. S'il y a à la bibliothèque du Sénat une place qu'il 
faut supprimer ou tout au moins reprendre, c'est la sienne. 

M. Charles Edmond a aujourd'hui soixante-dix ans pas- 
sés. Il a une belle aisance, sinon de la fortune. Il occupe 
au journal le Temps une position honorifique et rémunéra- 
trice. A un moment où l'on supprime les sinécures, il trou- 
ve moyen de les cumuler. Qu'est-ce qu'on attend pour met- 
tre M. Charles Edmond à la retraite et qui y mettra-t-oti 
si ce n'est lui ? 

M. Charles Edmond, je le répète, est homme de bonne 
tenue et d'excellente éducation. Peut-être s'est-il fait un 
nom dans la littérature de son pays. Qu'on le nomme, si on 
le veut, commandeur de la Légion d'honneur. Qu'on le 
nomme tout de suite et de son vivant; qu'on n'attende pas, 
comme on a fait pour Leconte de Lisle, que cette distinc- 
tion lui arrive dans l'autre monde. Mais, pour Dieu, enle- 
vez-lui une bibliothèque, qui est de toutes la plus rétribuée, 
qu'il a obtenue sans droits et qu'il conserve sans ménage- 
ments. 

Est-ce que ce n'est pas révoltant ? Je viens de parler de 
Weiss et je l'ai fait exprès. Voilà un des esprits les plus 



SINECURES 175 



brillants et les plus complets de notre époque, un prosa- 
teur admirable. Il a montré, dans tous les moments de sa 
vie, cette belle insouciance de Targent, qui est, je dirais 
presque, un titre littéraire de plus. Vous lui marchandez un 
dernier abri, une bouchée de pain ; un peu plus et vous le 
pousseriez à l'hôpital. Mais dès qu'il s'agit de nullités, c'est 
autre chose ; vous les dorlotez, vous les mijotez, vous ne 
pouvez pas vous en séparer. Il n'y a plus ni mesure ni rè- 
glements. On dirait que la médiocrité vous enchante et que 
vous vous sentez de plain-pied avec elle. 

*** 

Lorsque le gouvernement, dans les cérémonies officielles^ 
depuis la Sorbonne jusqu'au Conservatoire, ouvre la bou- 
che, les plus beaux enseignements descendent sur nous. On 
nous prodigue les conseils et les promesses. Prises en elles- 
mêmes et le plus souvent rédigées par des commis, toutes 
ces harangues sont bien ridicules ; elles deviennent insup- 
portables lorsque le gouvernement n'a de considération que 
pour les habiles et les serviles. « Faites votre devoir, 
« croyez-moi, plutôt que de nous indiquer le nôtre. Sur- 
« veillez vos faveurs et vos préférences. Contrôlez vos théâ- 
« très, ils en ont besoin. Et réduisez vos bureaux ; c'est là 
« que les sinécures sont abondantes et inutiles. » 

Pendant que Ton chipote avec nous et que les plus peti- 
tes économies prélevées sur la littérature sont une victoire 
pour le budget, toutes nos administrations regorgent de pa- 
rasites. Nous plaisantons volontiers les ancien ministre et 
nous avons tort. Les anciens ministres entraînent d'anciens 
chefs de cabinet, d'anciens sous-chefs de cabinet, d'anciens 
attachés au cabinet, tout un monde d'anciens quelque cho- 
se, auxquels il faut trouver une position un peu convenable 



176 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



«t bien souvent la créer pour eux. Aujourd'hui on devient 
chef de bureau en six mois et directeur au bout de deux 
ans. Les rapporteurs du budget évitent soigneusement de 
regarder par là ; ce sont habitudes prises et ressources pré- 
cieuses lorsque, quelque temps plus tard, ils seront ancien 
ministre à leur tour. 



* ♦ 



Je crois bien que la bibliothèque du Sénat est dans les 
attributions du président du Sénat. Ah ! que je voudrais 
que M. Challemel-Lacour, qui est un de nos rares politi- 
ques lettrés, prît la peine de la réorganiser. Il a les deux 
qualités nécessaires : le tact et la décision. Là, dans ce 
charmant palais du Luxembourg, au milieu de ce jardin 
resté célèbre, dans ce quartier de lettres et d'études, qu'il 
nous conserve un coin paisible et réconfortant. Il me sem- 
ble que l'égalité devrait y régner : la besogne serait com- 
mune et les traitements semblables. M. Challemel pourrait 
choisir parmi les plus fiers et les plus dignes. Si l'art dra- 
matique l'intéresse encore, il appellerait Jean Jullien ; s'il 
préfère les poètes, il ferait signe à Mallarmé. Je cite, bien 
entendu, des noms qui me sont chers, mais avec la certi- 
tude que ces choix seraient parfaits et approuvés unanime-» 
ment du monde littéraire. 




Une Fête Littéraire 



Une Fête Littéraire 



Nous avons eu, l'autre semaine, une fête littéraire. Je 
Ti'étonnerai personne en disant que nous la devons à l'Odéon. 
Dieu merci, l'Odéon a sa légende, une légende de jeunesse 
■et d'audace qui n'est pas près de finir. Depuis 1843, depuis 
la Lucrèce de Ponsard, on ne compte plus les homiiies et 
les œuvres qui sont sortis de cette glorieuse maison. Ah ! 
les belles batailles! Ah! les grands lutteurs! Je pourrais 
vous en nommer de ces lutteurs acharnés^ qui ont combattu 
le bon combat pendant quarante ans, pendant cinquante 
ans, jusqu'à Textrême vieillesse. On a calculé que l'âge 
moyen 'des auteurs joués à l'Odéon pendant ces deux der- 
nières années, sous le triumvirat Marck-Roujon-Sarcey, 
•était de soixante-sept ans, dix mois et vingt-cinq jours. 
Quelques-uns reçoivent la pension de la Société des au- 
teurs dramatiques, et il faut être octogénaire pour y avoir 
droit. 

Cette fois, il ne s'agissait pas d'un maître nouveau ou d'une 
-œuvre exceptionnelle. La fête se passait en famille. Elle 
avait un caractère intime et touchant. L'Odéon tout entier 
s'était transporté chez Foyot pour célébrer la nomination 
de son directeur dans la Légion d'honneur et lui remettre 
au dessert, entre la poire et le fromage, une croix en dia- 
mants. 

Le monde des théâtres, on en a fait la remarque bien 
souvent, est plein de cœur. Il recherche volontiers ces pe- 
tites ribotes sentimentales oii il y a de quoi rire et de quoi 
pleurer. Lorsque la Légion d'honneur s'y trouve mêlée, le 



l8o SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



plaisir, l'émotion, le respect, se lisent dans tous les yeux» 
Nous autres, gens de lettres, il ne nous viendrait jamais i 
l'esprit de nous cotiser et d'offrir une croix en diamants à 
un confrère, leùt-il cent fois méritée. Cette démonstration 
est très fréquente aujourd'hui sur les planches; il ne se 
passe plus une année sans qu'elle se renouvelle. La croix ea 
diamants fait partie maintenant de notre répertoire drama- 
tique; elle est devenue un gros effet, un succès de larmes; 
elle a remplacé la croix de ma mère. 

La fête de l'Odéon se trouvait tout naturellement prési- 
dée par l'écrivain le plus hardi de notre époque, un critique 
d'avant-garde, un esprit un peu aventureux parfois, mais 
qui, depuis près d'un demi-siècle, a semé à profusion les 
idées neuves, les aperçus ingénieux, les paradoxes féconds. 
Si Sarcey a trouvé le moyen d'être orig^inal et populaire à. 
la fois, il le doit à la langue dont il se sert, que les gens du 
Nord peuvent comprendre aussi aisément que ceux du Midi, 
et qui est composée très habilement des trois ou quatre pa-^ 
tois que l'on parle encore en France. 



*** 



On a beaucoup regretté et avec raison que le gouverne- 
ment ne fût pas représenté chez Foyot. Si M. Leygues se 
trouvait retenu en province par les obligations de sa charge, 
par le service des statues, il semble que le directeur des. 
Beaux-Arts était là pour le remplacer. M. Roujon tenait 
une belle leçon d'histoire théâtrale et il l'a manquée. Nou& 
aurions appris de sa bouche les soirées héroïques de TO- 
déon, les services multiples que l'Odéon nous rend, la sur-^ 
veillance incessante exercée par l'administration sur ce 
théâtre, qui occupe à lui seul, en pourparlers et en pape-^ 
Fasses, plusieurs employés des Beaux- Arts. En même temps^ 



UNE FÊTE LITTÉRAIRE l8l 



M. Roujon nous aurait instruits de nos devoirs, des vues 
du gouvernement. Pendant les sept années de sa magistra- 
ture, le pauvre M. Carnot»a observé avec nous la plus 
stricte neutralité. On ne citerait pas de lui un mot qui res- 
semblât à une opinion. Il planait au-dessus des écoles 
comme au-dessus des partis. Son successeur gardera-t-il la 
même réserve? Ne voudra-t-il pas restaurer l'autorité au 
théâtre comme ailleurs ? M. Roujon nous aurait fait con- 
naître la pensée littéraire du nouveau Président, si toutefois 
il en a une. 

Pendant que' TOdéon s'attendrissait sur la poitrine dé 
Son directeur et que le Père de la Débutante, c'est Sarcey 
que Ton désigne ainsi au Conservatoire, y allait de sa cau- 
serie familière, je pensais malgré moi au pauvre Antoine et 
je lui envoyais de loin, à travers l'espace, un petit sourire 
d'intelligence. Il n'y a pas de croix en diamants qui tienne. 
Tout le mouvement dramatique de ces dix dernières an- 
nées, c'est Antoine qui l'a créé. Tous les auteurs dramati- 
ques d'aujourd'hui et de demain, c'est Antoine qui les à 
mis en vue. Antoine nous a fait connaître les chefs-d'œuvre 
étrangers. Si Ibsen est célèbre parmi nous, si Dumas a 
connu cette joie d'aimer et d'admirer son grand confrère 
norvégien, c'est à Antoine qu'il le doit. Les services d'An- 
toine ne se sont pas bornés là. Il nous en a rendu un autre 
et bien inattendu. 

Chimène, qui l'eût cru ? 

Rodrigue, qui l'eût dit ? 

C'est Antoine, c'est le Théâtre-Libre qui fournit aujour- 
d'hui au Théâtre- Français ses plus remarquables tragédies. 

J'ai hâte de dire que le gouvernement a largement ré- 
compensé Antoine et que celui-ci serait bien mal venu de se 
plaindre. On lui a donné cinq cents francs. 

12 



l82 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQU2 



M. Marck est un excellent homme, qui a beaucoup 
travaillé, beaucoup trimé, et qui mérite plus que bien d au- 
tres la satisfaction qui lui a été accordée. Je ne m'en prends 
pas à lui. Je m'en prends à l'Odéon, disons le mot, à cette 
vieille balançoire de l'Odéon, qui ne sert à rien, qui ne 
produit rien, qu'il est bien temps d'enlever au ministère et 
de rendre à rmdustrie privée. Institution caduque ! Théâtre 
de province ! Fabrique de conférenciers et rendez-vous de 
maîtresses! A Theure qu'il est, la France, si économe et si 
regardante sur d^autres points, dépense deux cent mille 
francs par an pour permettre à un imprésario de représen- 
ter sur la rive gauche des ouvrages dont on ne veut plus sur 
rive droite. 

Je m'étonne toujours, lorsque le budget des théâtres ar- 
rive devant la Chambre, du peu d'intérêt qu'elle y prend. 
Lorsqu'un député par hasard l'arrête au passage, nous 
tombons sur un moraliste qui veut supprimer le corps de 
ballet. C'est l'Odéon qui est coûteux et indécent. C'est 
rOdéon, défendu par la routine artistique et la routine ad- 
ministrative, qu'il faut supprimer. Je ne crains pas de le 
dire. Une Chambre révolutionnaire, qui décréterait la fin de 
l'Odéon, s'immortaliserait. L'histoire retiendrait les noms 
de ces courageux députés. Elle dirait d'eux : « Ceux-là 
étaient des géants ! » 




Victorien Sardou 



r'« 



Victorien Sardou 



Si ce que nous annoncent les courriéristes de théâtre est 
vrai, et l'on sait que leurs informations ne sont le plus sou- 
-Vent que des communiqués, nous aurons une saison curieuse 
«t exceptionnelle, 1 Hiver-Sardou . 

Au Vaudeville, est-il besoin de le dire, Madame Sans- 
Gêne va reprendre le cours sans fin de ses représentations. 
Elle ira à 400, à 500, peut-être davantage. Ce sont les chif- 
fres de Patrie, de Rabagas et de Divorçons que nous re- 
voyons. A la Renaissance, Sarah Bernhardt, avant de 
passer, elle aussi, à l'exotisme, s'est assuré une œuvre nou- 
velle de son auteur favori . La direction du Gymnase, pour 
-entrée de jeu, remonte Nos bons villageois. On se souvient 
de la dernière reprise des Intimes, du plaisir que fit la pièce 
et de ses cent cinquante représentations. On peut s'atten- 
dre à un résultat semblable avec les Bons villageois, supé- 
rieurement interprétés et qui n'ont pas été revus depuis 
vingt ans. Au Châtelet enfin, le Chàtelet lui-même est de 
la partie, Don Quichotte, rajeuni et retruqué, avec ballets 
et musique nouvelle, dédommagera sans doute le théâtre de 
toutes ses pertes passées. 

Est-ce tout? Oui et non. Pourquoi le Théâtre-Français, 
entraîné à son tour par l'exemple général, ne reviendrait- il 
pas à Thermidor ? La pièce, en outre de son mérite et du 
succès qu'elle a obtenu, reparaîtrait au bon moment. Elle 
aurait un petit air de circonstance. Ce serait une victoire 
nouvelle pour la réaction, pour nos thermidoriens de poche, 
et l'occasion de pousser en plein théâtre le dernier cri : 
« Vive notre bien-aimé Casimir ! » 



l86 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



* * 



Cette grande vogue qui revient de tous côtés à Sardou, 
je dirais presque, cette seconde réputation qui lui arrive, 
lorsque nous avons tant de peine à conserver et à maintenir 
la première, m'émeut bien sincèrement pour lui. Elle me 
ravit d'une part, et de l'autre me donne entièrement raison. 
J'ai toujours pensé que Sardou était le véritable auteur dra- 
matique de répoque, celui que Ton jouerait le plus long- 
temps et qui se présentera debout à la postérité. 

Les hpmmes de théâtre, qui savent que l'art dramatique 
est un ensemble de qualités rares et bien rarement réunies, 
les retrouvent toutes chez Sardou et en sont émerveillés. Il 
a l'imagination, l'observation, la conduite des caractères; 
il a l'action et l'intérêt, les grands coups; il a la tirade et le 
dialogue, la couleur et l'harmonie générale^. Et il a autre 
chose encore, cette belle santé de l'esprit que nous admi- 
rons chez les classiques et que de notre temps Augier pos- 
sédait aussi. 

Dans une période dramatique de trente années, très bril- 
lante et très féconde, Sardou a été de tous ses confrères le 
plus brillant et le plus fécond. Il a composé pièces sur 
pièces; il a créé une centaine de personnages, depuis le 
type jusqu'à la silhouette et la caricature ; il a fixé. des mi- 
lieux pittoresques et de tous il a extrait un drame qui peut 
se concilier avec la réalité et la vraisemblance. Il a connu 
les mœurs qui finissent et les mœurs qui commencent ; il a 
fait le tour de deux sociétés. 

La comédie contemporaine ne lui a pas suffi. Il a voulu 
un cadre plus vaste et de plus hautes fictions. Il a trouvé 
dans le passé et les reconstitutions historiques des œuvres 
ardentes, pleines de force et de passion. Là il est seul ; il 
se sépare de son temps et de l'art à la mode ; il donne la 
main aux Tragiques, 



VICTORIEN SARDOU 187 



Je parle en ce moment de Sardou avec l'admiration et le 
sérieux qui lui sont dus. Je pourrais, si je voulais, me ser- 
vir de lui et plaisanter une fois de plus la vieille critique. 
II vous faut le métier d'abord? Et qui donc connaît le mé- 
tier mieux que lui? Vous exigez la scène à faire? Qui mieux 
que lui en a compris l'importance et l'a traitée plus magis- 
tralement? Il ne la rate jamais. Si le théâtre «nfin, comme 
vous le prétendez, n'est qu'un art d'agrément, indiquez-moi 
un théâtre plus amusant et plus spirituel, plus émouvant et 
plus pathétique. 



ut 



On a fait bien des portraits de Sardou ; on n'a pas dit ce 
qu'il fallait et le principal. J'ai peut-être plus de droit qu'un 
autre de parler de mon illustre confrère que je connais de- 
puis vingt-six ans. Voilà vingt-six ans qu'un matin, rue 
Laffitte, oii Sardou Jiabitait alors, j'allai lui porter anxieu- 
sement \ Enfant prodigue. J'ai raconté cette histoire ail- 
leurs. C'est Sardou qui a fait jouer ma première pièce. 
Non, non, ce n'est pas Sarcey, comme le croient encore 
bien des gens et comme celui-ci s'en est vanté tant de fois. 
Sarcey, au contraire, avait trouvé mon ouvrage détestable, 
saps s'être donné la peine de le lire jusqu'au bout. 

Sardou est le plus parfait modèle de grand homme qu'on 
puisse rencontrer. Toujours simple et naturel, l'esprit libre, 
ouvert et généreux. Il ne se gobe pas, celui-là, du matin au 
soir. Il s'est préservé du pontificat qui ne trompe que les 
subalternes. Il jouit pacifiquement de sa situation; il ne 
passe pas son temps à la rappeler et à la défendre. Le ta- 
lent et la réputation des autres auteurs dramatiques ne lui 
donnent pas la rage. Dans les conflits inévitables, il s'est 
toujours refusé les vilaines satisfactions. Il a rendu des ser- 
vices plus que personne et ne les a jamais publiés. Je ne 
dis pas tout. Je laisse de côté le chef de famille, si digne et 



M" 



» 






■;-;^ 



I 



t88 



SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



si tendre au milieu des siens. Je m^en tiens au personnage 
public, qui vit humainement avec ses semblables, qui ne vit 
pas contre'eux. 

Et moi, auteur fourbu, mécontent, besoigneux, que toutes 
vos vilenies ont dégoûté du théâtre, qui ai trouvé à l'Aca- 
démie même des confrères assez mesquins pour priver spé- 
cialement les Corbeaux du prix du Théâtre-Français, je 
suis heureux de rendre hommage ici à lami toujours indul- 
gent et dévoué, à l'homme sans haine et sans détours, qui 
n'a qu'un visage, au grand créateur de la seconde moitié de 
ce siècle. 




»y.T -T- F« 



Ma Candidature 



J 



Ma Candidature 



J'ai à remercier plusieurs journaux, les Débats et li 
terne, la Libre Parole et le Charivari, qui ont annor 
candidature avec des termes beaucoup trop bienvei 
Je ne veux pas dire qu'ils l'aient approuvée. Cette j 
tion d'un auteur dramatique à faire partie de la Chai 
paru extraordinaire. Les lettrés m'ont dit : N'allez pas 
les politiciens : On n'entre pas. 



J'aime beaucoup les lettrés. Je tiens très fort à leur e 
sans que je leur ressemble complètement. Je n'ai pE 
bord cette grande culture qui embellit toute une vie 
peut la rerfipbr, à quelques satisfactions près. Je me i 
de bien des gens et de bien des choses, mais je ne i 
de tout. Je croîs que la politique, et c'est d'elle qu'il 
en ce moment, vaut bien la peine qu'on s'en mêle, i 
devoir même est quelquefois de s'y engager. Ce senti 
chez moi, ne date pas d'hier ; tous mes amis me le co 
sent depuis longtemps et nous en avons ri ensemble 
souvent. Entre une œuvre personnelle, secondaire e 
intérêt, et la part que je pourrais prendre à une œuvi 
lective, utile et féconde, je n'hésite pas, c'est l'œuvi 
lective que je choisis et à laquelle je préfère travailler 

SI mes ouvrages étaient plus répandus, ou si la cr 
les avait regardés de plus près, elle aurait pu y con 



192 SOUVENIRS D'UM AUTEUR DRAMATIQUE 



des préoccupations de réforme et de justice sociale qui ont 
été jusqu'ici étrangères à notre théâtre. Lorsque j'ai écrit 
Michel Pauper^ j'ai rassemblé autour d'une intrigue roma- 
nesque tout ce que le socialisme d'alors comportait de 
revendications. Plus tard, dans les Corbeaux, en montrant 
une famille dépouillée par des hommes d'affaires, j'ai appelé 
l'attention sur un malheur très fréquent, très général, et sur 
xle véritables crimes commis juridiquement. J'aurais sans 
doute produit d'autres ouvrages du même genre, si les gou- 
vernements, les directions de théâtre, la critique et le pu7 
h\\c n'étaient .pas tous d'accord pour maintenir la scène 
française dans la frivolité et la gaudriole. Je sais bien ce 
qu'on va me dire : et la Parisienne ? Eh, mon Dieu, la Pa- 
risienne, c'est une fantaisie qu'il est très agréable d'avoir 
faite pour montrer aux gens d'esprit qu'on n'est pas plus 
bête qu'eux. 



*** 



J'ai retrouvé chez les politiciens une prétention bien amu- 
sante et que je leur connaissais depuis longtemps. Il sem- 
blerait, à les entendre, que la vie publique a été faite pour 
eux, que le gouvernement est leur patrimoine, que les cir- 
conscriptions électorales, il faut bien dire le mot, leur ap- 
partiennent, et qu'il y aurait comme un sacrilège véritable 
à les leur disputer. 

Je me garderais bien en ce moment d'écrire quelque chose 
qui ressemblât à une profession de foi ; je ne vois que le 
' côté comique et il Test aujourd'hui plus que jamais. 

On demande la dissolution. On demande que les députés 
actuels s'en aillent bien vite et qu'il n'en revienne pas un. 
Nous en sommes là. Nous avons sans doute un millier de 
candidats, tout neufs et tout prêts, de toutes les conditions 
et de tous les états. Et vous ne voulez pas d'un auteur dra- 



MA CANDIDATURE 193 



matique; je ne parle pas d'une collaboration, ce serait 
trop ; d'un pauvre petit auteur dramatique! 

Eh quoi? Parce que j'ai fait quelques ouvrages de théâ- 
tre, je ne pourrai plus faire autre chose? J'ai perdu le droit 
de servir mon pays, de travailler à sa prospérité et à son 
repos? N'ai-je pas des intérêts professionnels et les Lettres 
seules, l'Art, tous les arts, ne seront-ils jamais représentés? 
Suis-je satisfait? L'édifice social (vous Je voyez, je parle 
déjà comme vous), ne demande-t-il pas quelques améliora- 
tions ? Suis-je sans pitié enfin et le spectacle de la misère 
n'a-t-îl pas de quoi m'émouvoir? Martyrs et victimes, souffre- 
douleurs, petits budgets et bourses vides, malheureux qui 
peinez toute votre vie pour nouer les deux bouts, j'ai connu 
aussi la grande blessure d'argent 1 

Est-il si difficile de voter? Qui m'empêchera d'interrom- 
pre? Et s'il y a un rapport à écrire, est-ce que mes collè- 
gueb ne me comprendront pas ? Moi aussi, je renverserai 
les ministères; c'est une habitude à prendre. Faut-il que je 
touche un chèque pour prouver ma capacité législative ? 

Depuis qu'il représente la deuxième section du cinquième 
arrondissement, M. Emile Trèlat, architecte distingué, a 
pris la parole une fois et il a dit « que Varchitecture ne de- 
vait pas être soupçonnée ». Toute la Chambre lui a pouffé 
de rire au nez. Si c'est là un homme politique et si c'est 
tout ce qu'on lui demande, je me fais fort d'amuser une 
Assemblée. 




Les Jeunes Gens 



i 



Les Jeunes Gens 



On se plaint de la jeunesse. On la trouve triste, désillu- 
sionnée, indifférente, et on a raison. Elle est peut-être bien 
à plaindre aussi. 

Les jeunes gens, pour posséder toutes les qualités qui 
leur sont c*dinaires, qui sont de leur âge, ont besoin de 
vivre à des époques favorables ; le temps actuel est bien 
certainement l'un des plus mauvais qu'ils aient traversés. 

Le premier mal dont souffre la jeunesse lui vient de la 
patrie. On dira tout ce qu'on voudra de la France ; que 
depuis vingt ans elle est admirable ; qu'elle a fait preuve 
de sagesse, de richesse et de vitalité. La considération et 
les grandes alliances lui sont revenues. Elle n'en reste pas 
moins sur le qui vive, avec le souvenir de ses défaite? et 
l'alarme d'un nouveau et terrible conflit. 

II est entendu, je le sais, que l'idée de patrie est bien peu 
philosophique et qu'elle a disparu ou à peu prés. Mais la 
patrie, qu'on le veuille ou non, subsiste toujours. Elle est la 
grande maison où il faut vivre, où nous sommes établisavec 
les nôtres, où sont nos intérêts et nos émotions. Si la mai- 
son est menacée à chaque minute, si on ne peut plus y 
parler haut et lever la tête, il y a pour toutes les personnes 
qui l'habitent, et surtout pour les plus jeunes, oppression, 
embarras et malaise. 

Il y a les charges aussi et elles sont devenues bien lour- 
des, bien irritantes. L'école de peloton, quelque éloge qu'on 
en puisse faire, restera foujouis la plus pénible des servitu- 
des. 

'3 



igS SOUVENIRS d'un auteur dramatique 



De ce côté, on le voit, la jeunesse a bien quelque droit 
de se plaindre et elle ne peut que maudire Théritage qu'elle 
a trouvé dans son berceau. 



**♦ 



Je ne veux pas, en ce moment du moins, mal parler de 
la République. Depuis bientôt trois mois, pendant toute la 
période électorale, les littérateurs se sont jetés sur les poli- 
ticiens. Ils ont fait preuve de bien peu d'esprit et d'un bien 
petit esprit. La République a de quoi répondre. ♦ Elle s'est 
établie et maintenue, et ce n'était pas peu de chose. Elle a 
fondé la liberté qui est indispensable aux grands travaux de 
l'intelligence, si elle autorise en même temps les plus misé- 
rableô. La liberté et la santé se ressemblent ; on n'en con- 
naît bien le prix que lorsqu'elles vous manquent. La Répu- 
blique a réorganisé l'armée ; un autre gouvernement l'aurait 
sans doute fait, mais c'est elle qui l'a fait. Enfin elle a mon- 
tré pour l'instruction publique le dévouement et le souci 
d'une nation vraiment démocratique. 

Par malheur, tout le bon et énorme travail de ces vingt 
dernières années s'est accompli en quelque sorte silencieu- 
sement, par la force collective des assemblées plutôt que 
par 'l'intervention de personnalités exceptionnelles. Les 
jeunes gens auraient préféré le contraire ; ils ont besoin de 
se chauffer aux hommes aussi bien qu'aux idées ; les hona- 
mes leur ont fait défaut. 

En même temps une suspicion et une mésestime généra- 
les déconsidéraient les personnages publics, et cette abomi- 
nable affaire du Panama a montré qu'elles n'étaient que 
trop justifiées. On a pu voir la vénalité là où elle est le plus 
coupable, dans le Gouvernement ef dans les Chambres. Les 
jeunes gens se sont félicités d'avoir abandonné la politique 



s 






LES JEUNES GENS 



199 



•et ils se détachent chaque jour davantage des formes de 
.gouvernement. 



**♦ 



Ainsi la patrie et la politique, ces grandes sources d'é- 
motion, de fierté et d^enthousiastne, manquent à la jeunesse; 
-a-t-elle trouvé ailleurs, dans la littérature qui s'offre à elle, 
qui la séduit et la conduit, son sursum corda ? 

Dieu me garde de déprécier l'art moderne. Je l'admirerai, 
^i Ton veut, dans ses excès même et dans ses plus folles 
prétentions. J'irai jusqu'à l'arbre généalogique des Rbugon- 
Macquart. Cette production toujours active et qui se renou- 
velle à chaque quart de siècle, est bien certainement une de 
nos vertus nationales ; elle nous procure, quoi qu'on en 
<iise, une satisfaction patriotique", et celle-là les impuissants 
seuls font mine de la dédaigner, Mais je ne m'occupe pas 
des oeuvçes en ce moment ; je n'examine pas leur mérite ; je 
•cherche l'action qu'elles pouvaient avoir et si la jeunesse 
s'en est bien trouvée. 

Le naturalisme, il faut Bien le dire, a mis de grands mots 
en avant pour s'excuser et se protéger : psychologie, phy- 
siologie, l'observation scientifique substituée aux analyses 
morales, à la peinture d'agrément. En bon français, il a 
aimé l'ordure, toute l'ordure ; celle des hommes, celle des 
actes et celle des mots. Une littérature cynique, quelque 
talent qu'elle contienne, est toujours bien déplorable ; elle 
devient pour les jeunes gens une sorte d'expérience et la 
plus perfide de toutes. Elle les comprime et les ravale ; elle 
détruit chez eux la part du rêve ; elle ne leur laisse plus que 
des impressions et des plaisirs de désespérés. 

Dans un article récent intitulé : Le Mal littéraire, M.Jules 
Lemaître a recherché, comme je le fais en ce moment, les 



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300 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



troubles de la jeunesse actuelle et il les attribue à son ira- 
puissance d^admirer. Cet esprit de dénigrement que signale 
M. Lemaître existe en effet ; il sert de consolation à toute 
une coterie de suffisants et de stériles ; on ne peut pas dire 
pourtant qu'il soit général. La jeunesse a adoré, le mot 
n*est pas trop fort, Renan et Taine. C'est elle qui a retrouvé 
et exalté Concourt jusqu'à le surfaire ridiculement. Elle est 
pleine d'égards pour Leçon te de Lisle et pour Sully- Pru- 
dhomme ; en ce moment elle donne un tombeau à Baude- 
laire, à leur rival si longtemps méconnu. Si elle discute en- 
core Zola et si elle fait ses réserves, ce ne sont plus que 
des réserves. Elle s'est montrée plus que généreuse pour 
Bourget et elle regrette un peu le crédit qu'elle lui a fait. 
Elle s*est toquée de Vogiié qui devait être son orateur et son 
guide. Enfin elle a de grands directeurs, Gréard, Lavisse, 
Boutmy, qu'elle aime et qu'elle respecte profondément. 
Mais là encore, dans les lettres comme dans la politique, 
les hommes manquent, les génies bienfaisants et les répu- 
tations souveraines comme l'ont été Hugo et Lamartine, 
comme l'a été Michelet, un autre poète à sa manière, à un 
moment où la France tenait entre ses bras !a Lyre univer- 
selle. 



*** 



Il faut bien, lorsqu'on parle des jeunes gens, dire quel- 
ques mots de leur existence. Elle est difficile et douloureuse. 
Le pain est cher, les confitures le sont bien davantage. 
Toutes les portes sont ouvertes, il est vrai ; mais on y fait 
queue et il faut se battre pour entrer. Nos habitudes, nos 
mœurs sont moins bonnes, même les plus légères. Sur quoi 
se rattraper lorsque les idées générales ont fait leur temps. 
La patrie, je reviens à elle, ne serait-elle que le cabaret où 



LES JEUNES GENS 



l'on chante la patrie, il faudrait encore la regretter. On 
s'agite, on se démène, on se dévore. Les physionomies 
peuvent être différentes, la blessure est pour tous la même. 
Et qu'est-ce donc que le mouvement mystique? Que sont 
ces mystiques en l'air, sinon des irrités, des sacrifiés, des 
déçus, qui se rejettent sur le ciel et le tâtent sans espé- 
rance ; ie ciel aussi ! 



Un Cliché 



■** -k :- w^-^-r 



Un Cliché 



. C'est ici même , si j'ai bonne mémoire, à cette place où 
j'écris, qu'Ignotus, qui avait peut-être un goût excessif pour 
les prédictions, nous a annoncé le premier le général X. Il 
le voyait venir depuis longtemps avec ses grosses bottes et 
son grand sabre. Quand Ignotus est mort, le général n'avait 
pas encore paru. 

Depuis cette prophétie 'que l'on doit au célèbre chroni- 
queur et que tant de penseurs parisiens ont reprise pour 
leur compte, nous ne vivons plus. Nous sommes là, les bras 
croisés, la gorge sèche ; rien ne marche; les transactions 
languissent ; l'agriculture manque de bras ; Ibsen triomphe ; 
l'Europe nous enveloppe de son mépris; les femmes elles- 
mêmes ont cessé de s'habiller et se tiennent dans leur ora- 
toire; on attend le général X. Avez-vous vu le général X? 
Comment va-t-il? Quand vient-il? 11 paraît qu'il a un sabre 
extraordinaire! On ne parle plus d'autre chose et on ne 
s'occupe plus d'autre chose. Dès que ia vie politique, la 
seule qui se soutienne encore un peu. prend des proportions 
alarmantes, quand Dupuy, par exemple, succède à Dupuy 
ou que la droite vote avec la gauche, des voix inspirées 
s'élèvent aussitôt : « V'ià le général ! V'ià le général ! » On 
se tait ; on ne respire plus; la France est sur la pointe du 
pied. Rien! RienI Absolument rienl Le général n'est pas 
prêt; il se consulte; il temporise ; nous ne l'aurons pas en- 
core cette fois. 



2o6 SOUVENIRS d'un AUTEUR DRAMATIQUE 



On s'explique très bien, pour peu qu*on y réfléchisse, le& 
hésitations du général X. La politique d'abord ne le pas- 
sionne pas autant qu*on le croirait. Il en prend et il en 
laisse. Il peste volontiers contre la République, mais sans. 
avoir à s'en plaindre; elle Ta toujours très bien traité. Il a 
trente ans de bons et loyaux services, des campagnes, des 
blessures; il a son épée, son grade et le grand-cordon; il a 
son code d'honneur et de devoirs militaires ; il ne voudrait 
pas. autant que possible, finir dans la peau d'un aventurier^ 

D'un autre côté, il faut bien le reconnaître, le général X 
a quelque droit de se plaindre de ses partisans. Ils ne mé- 
nagent pas assez son amour-propre. On ne lui demande ni 
talent ni intelligence. Disons le mot. Ce serait une vérita- 
ble brute, on aimerait mieux ça. On le prend pour tap^r 
dessus, pas autre chose; pour tafer de toutes ses forces et 
à tour de bras. Il est bien clair qu'une fois le grand cham- 
bardement terminé, on se débarrasserait de lui le plus vite 
possible. 

Dans le programme imposé en quelque sorte au général, 
toute la partie qui le concerne plus spécialement est de ce 
ton désobligeant. On lui répète sans cesse qu'il ne compte 
pas, qu'il n'est qu'un instrument nécessaire, une sorte de 
sabre anonyme auquel il faut bien avoir recours. On en fait 
un Monk malgré lui. Assurément ce rôle de Monk est très, 
glorieux ; il est honorable et sympathique ; il faut bien de 
la vertu pourtant pour s'y résigner. A une époque comme la 
nôtre, qui ne pèche pas précisément par l'abnégation et le 
sacrifice, celui qui se charge d'une besogne, celui qui a 
couru tous les risques trouve assez naturel de se réserver 
les profits. 

On comprend mieux maintenant que le général X ne se^ 
presse pas; qu'il se soit dérobé jusqu'ici. Il a tout l'air de 
dire aux prophètes, aux fumistes, à tous ceux qui avaient 



compté sur un coup de tête de sa part : « Décidément 
faites vos petites affaires sans moi ». 



Il faut que les prophètes en prennent leur parti ; noi 
croyons plus au général X; nous ne voulons plus de 
de ses services. Nous y avons été pris une fois, c'est s 
Nous nous sommes amouracfiés d'un charlatar. mili' 
qui n'était pas bien terrible, il est vrai, et qui travï 
pour les restaurants, comme dirait Rochefort, bçau 
plus que pour les restaurations. L'aventure a été si se; 
leuse qu'on ne trouverait plus personne aujourd'hui p( 
recommencer, ni les ambitieux qu'elle avait rassembl 
les princesses qu'elle avait séduites, pas même les cami 

Qu'eSt-ce que voys lui reprochez donc' à cette p£ 
République pour la remettre aux mains des soldats? 
ne ressemble que trop aux autres gouvernements. E 
conservé précieusement les abus. Elle renvoie de joi 
jour les réformes et les améliorations. Elle condamne 
haut le désordre et le réprime avec sévérité. La voilà a 
maintenant contre l'A..., contre cette secte indéfinis 
et que la prudence ne me permet pas de nommer. Enfii 
vient de placer à sa tête un homme comme vous les ai 
inflexible et tutélaire à la fois, qui a de l'autorité à r< 
dre, qui en a par tempérament, par théorie et .j'usqu* 
héritage. Votre général X ne vaudrait pas mieux et il £ 
bien plus embarrassé; les principes avec lui se trouver 
compromis. Contentons-nous donc du maître qui nou 
assuré pour sept ans, un propriétaire à poigne, un dicti 
en habit rouge, comme l'a appelé l'une des femmes les 
spirituelles de la nouvelle cour. 

En ce moment, les hommes vraiment malheureux e 



20S SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



peuvent se plaindre avec raison de la République, ce sont 
ceux qui Tont fondée. L'éloquent M. Millerand n'a rien dit 
de trop lorsqu'il nous a montré leur profonde tristesse. 
L'amitié de la Russie, les faveurs manifestes de TEglise et 
le régime impérial, c'est une salade, qu'on me passe le mot, 
qu'ils ne pouvaient guère prévoir et d'une digestion assez 
difficile. La République faite par eux n'est plus avec eux. 
La réaction les écarte en même temps que le socialisme les 
dépasse. Leur rôle est joué. 

Après tant de difficultés et tant de crises, après tant de 
périls de tous les genres, la République paraît plus installée 
que jamais. L'empereur de Russie, en lui tendant la main, 
a comme garanti son existence. Ne l'aurait-il préservée que 
des incidents de frontière, elle lui devrait encore beaucoup. 
Le Pape la compromet bien un peu ; il la cultive et la bénit 
vraiment trop; mais Léon XIII est à la mode. A l'intérieur, 
la République se trouve aux prises tous les jours avec les 
plus célèbres pugilistes; ils voudraient depuis longtemps la 
tomber et ils n'y parviennent pas. Elle se tiré de tout, de 
ses amis et de ses ennemis. Elle ne pourrait craindre quel- 
que chose, elle ne pourrait se sentir menacée qu'en un cas, 
si nous apprenions un matin, en nous réveillant, que le ba- 
ron Legoux est monté à cheval. 




Deux Préfaces 



Mon aimable confrère, M. Arnold Mortier, a désiré que 
ïe présente au public le neuvième volume de sa collection. 
C'est beaucoup d'honneur qu'il me fait. J'ai déjà eu occa- 
•sion, il y a deux ans, dans un jflurnal, de parler des Soirées 
Parisiennes et de dire le bien que j'en pensais. Toutes ces 
■chroniques sont vraiment charmantes, d'un joli ton, de très 
bonne guerre. Il faut avoir bien de l'esprit pour n'en man- 
-quer jamais et saisir ainsi, chaque jour, le ridicule du jour. 
De temps en temps, dans les grandes circt^stances, lors- 
■qu'un auteur ou une pièce en vaut la peine, M. Mortier ne 
■s'en tient pas à l'actualité. Il donne son avis. Il le donne 
-discrètement, mais très finement. Il a de la mesure, la 
préoccupation d'être équitable et une indépendance ab- 
solue, 

. Je n'ai pas caché à mon aimable confrère le péril où il 
me mettait avec son obligeante proposition. On ne peut 
■qu'y perdre, lorsqu'on travaille pour le théâtre, à s'occu- 
per du théâtre. Le silence, pour un auteur dramatique, 
-c'est le commencement de la sagesse. S'il aime son art et 
■qu'il aime à en parler, il indispose ceux qui le connaissent 
mieux que lui. Qui ne le connaît mieux que lui ? Qu'il 
prenne bien garde de se louer ! Qu'il prenne bien garde de 
se plaindre ! On ne lui demande que bien peu de chose 
après tout, d'être conciliant. Conciliant avec les direc- 
teurs, conciliant avec les comédiens, conciliant avec les 
■critiques, conciliant avec ses confrères, enfin conciliant 



212 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



avec le public. Il a besoin de tout le monde et personne n'a 
besoin de lui. Quel malheur qu'on ne puisse pas s'en passer 
tout à fait ! 

La vie littéraire, qui a été toujours si active et si bril- 
lante dans notre pays, ne se ressemble plus. On écrit beau- 
coup, on produit peu. Poésie, histoire, hautes études, les 
grands travaux paraissent abandonnés. Ce temps d'arrêt 
et d'impuissance n'échappe à personne, personne pourtant 
ne le relève trop vivement. Soit que Tart dramatique nous 
préoccupe davantage par sa grandeur et un intérêt plus 
universel, soit que Ton parle du théâtre plus couramment, 
comme d'un lieu public, c'est lui, ce pauvre théâtre, qu'on 
a pris à partie depuis quelque temps et qui est en train de 
payer pour tout le monde ; dans la stérilité générale, on ne 
se plaint que de la sienne. Plus d'imagination ! fait l'un. 
Plus de gaieté ! répond l'autre. Et le métier, jeunes gens, 
le métier ! s'écrie un troisième. Si l'on ne dit rien du style, 
c'est que le style, au théâtre, ne compte pas. Ce point a. 
été déridé par les arbitres, il n'y a pas à revenir dessus. 

Je trouve, pour ma part, qu'on va bien vite, et qu'une 
condamnation si sommaire, qui reparaît chaque matin dans, 
un journal ou dans un autre, manque pour le moins de gé- 
nérosité. C'est trop et ce n'est pas assez. Quelques expli: 
cations ne feraient pas mal. Passe encore aux gens du 
monde de pousser des cris sauvages, dès que leurs plaisirs 
se trouvent compromis. On comprend, par exemple, que le 
public des mardis de la Comédie-Française, qui est tou- 
jours si aimable et si bien élevé, excepté le mardi, décide 
bruyamment d'un spectacle où sa quiétude sociale et sa fri- 
volité sont mises à l'épreuve. Mais entre confrères, de la. 
part décrivains qui jugent d'autres écrivains, les ménage- 
ments et adoucissements semblent commandés par une in- 
dulgence réciproque. La plupart de nos critiques sont déjà 
vieux dans le métier ; ils suivent le mouvement théâtral 



_4 






DEUX PRÉFACES 213 



depuis longtemps ; ils savent ce qui se passe d'un côté de 
la scène et de l'autre côté ; nous vivons en de bons termes 
avec eux et nous leur contons volontiers nos tribulations, 
pour ne pas dire plus ; ils frappent sur des hommes qui ont 
été courageux, qui sont venus dans un mauvais moment, 
qui luttent encore tous les jours avec la routine et l'inca- 
pacité. 

- Soit. L'art dramatique est assez malade, les auteurs dis- 
paraissent sans être remplacés. Il faut bien se dire que cette 
crise ne date que d'hier et se rappeler tout ce qui s'est fait 
de théâtre depuis cinquante ans. Œuvre énorme, magnifi- 
que et surprenante, comme on n*en rencontre à aucune 
époque et dans aucun pays. Assurément, l'homme de génie 
manque ; les pièces admirables et imniortelles font défaut ; 
quelques-unes survivront à leur époque, mais comme des 
documents littéraires, comme des ouvrages moyens, que 
leur vogue bruyante, les complaisances de la critique, la 
vanité de leur auteurs, ne sauraient rapprocher une minute 
des monuments qui passionnent les postérités. Cette pro- 
duction extraordinaire s'est manifestée dans tous les gen- 
res, et dans tous les genres elle a réussi : opéra, drame et 
comédie, vaudeville, féerie, ballet, etc. Elle a répandu sur 
toutes nos scènes l'imagination, le sentiment et l'esprit. 
Elle a acquis à notre vieux théâtre français deux qualités 
qui, jusque-là, n'étaient pas bien de sa famille : le mouve- 
ment et l'action. On peut dire enfin qu'elle l'a complète- 
ment affranchi. Croit-on que de pareilles périodes, d'inspi- 
ration et de conquête, soient si fréquentes dans 1 histoire 
d'un art et qu'elles se renouvellent du jour au lendemain ? 
Faudrait-il s'étonner qu'une génération prodigue eût enlevé 
à la nôtre les moyens de la continuer ; qu'en se saisissant 
de tout, elle nous ait laissé peu de chose ; que nous nous 
trouvions avec elle comme ces héritiers malheureux qui re- 
çoivent de leurs ancêtres une terre illustre et épuisée ? 

14 



214 SOUVENIRS DUN AUTE'JR DI^AMATIQUE 



Ce grand mouvement d'art dramatique ne s'est pas pro- 
duit, on le pense bien, sans prendre de la place ; il en a pris 
beaucoup ; il a pris la place toute entière. Vingt-cinq au- 
teurs environ, quelques-uns dans le nombre que la collabo- 
ration venait chercher, se sont partagé les théâtres. La 
vogue de leurs ouvrages, presque toujours légitime, exces- 
sive quelquefois, aidée d'ailleurs d*une interprétation excep- 
tionnelle, s'est chiffrée par des deux cents, trois cents et 
même cinq cents représentations. A un moment eu ils se 
faisaient eux-mêmes concurrence et où ils étaient obligés 
souvent d'attendre le tour qui leur était garanti, cotnment 
des inconnus auraient-ils réussi à trouver le leur? Ge n'est 
pas tout. Peu à peu, d'année en armée, se formait un ré- 
pertoire, moins grand sans doute que l'autre, mais d'un in- 
térêt plus moderne et qui devenait pour les directeurs une 
mine inépuisable. Entre la pièce nouvelle et la pièce re- 
prise, les inconnus se sont trouvés constamment étouffés. 
Une chance leur restait, bien petite et bien misérable 
chance : le bas des affiches. Mais les prétentions de nos 
auteurs marchaient de pair avec leurs succès, et en exi- 
geant, comme ils Tont fait, les droits d'auteur de la soirée, 
ils ont enlevé à de nouveaux venus et la possibilité d'être 
jouts et la possibilité de vivre. 

Je ne songe pas, bien loin de là, à incriminer des confrè- 
res que leurs avantages ont préoccupés avant tout. Le désin- 
téressement et la générosité ne peuvent s'exiger de personne. 
Une belle fortune, dans les arts ou ailleurs, est toujours une 
bonne ciiose. On ne sait plus bien aujourd'hui quel est le 
plus noble, de l'acquérir ou de 1 augmenter. J'insiste en 
passant sur cette petite question d'argent pour amener une 
fantaisie qui n'est pas trop loin de mon sujet et qui m'a paru 
^.ssez plaisante, lorsque je l'ai entendue. Dernièrement, 
quelqu'un faisait remarquer devant moi que nos artistes, 
maintenant si rangés et si sérieux, lorsqu'ils observent la 



DEUX PRÉFACES 215 



société moderne, n'y voient plus que des fous, des exî^ltés, 
des artistes en un njot. C'est le monde retourné. On est 
tenté de leur dire : Où sont-ils donc, vos malades ? Mon- 
trez-nôus-les, vos détraqués I Dans cette fin de siècle, qui 
pour quelques gouttes de morphine voudrait se donner les 
airs d'une somnambule, la grande et unique névrose ne 
serait-elle pas la cupidité ? 

Eh bien ! si pénible que fût cette situation, on l'aurait 
encore subie patiemment. Il fallait bien courber la tête de- 
vant le talent et le succès. Toutes nos scènes, Tune après 
l'autre, prenaient l'habitude de fermer deux et trois mois 
sur douze, c'était un coup de plus à supporter. Les têtus et 
les opiniâtres se seraient tenus là, l'oreille au guet, pour 
boucher un trou et passer à travers les fentes sans un der- 
nier obstacle qui les attendait, celui-là infranchissable. Le 
mot est sur toutes les lèvres et personne ne le dit ; les di- 
recteurs ne veulent rien jouer. Ils ne veulent jouer que des 
auteurs adoptés, qui répondent de leurs ouvrages. Et ce 
n'est pas seulement de leur part question de boutique et de 
recettes. Il leur arrive tous les jours de reprendre des vieil- 
leries sur lesquelles ils ne comptent plus et dont la vogue, 
ils le savent, est épuisée. Aujourd'hui où presque tous nos 
théâtres sont en commandite et où les directeurs reçoivent 
des traitements considérables, la préoccupation d'argent 
n'est pas plus importante pour eux que la préoccupation 
d'amour-propre. Ils ne veulent rien jouer par ignorance. 
Ils ne savent pas. Ils craignent ée se tromper. Ils trem- 
blent devant la perspective d'une chute. Gens impatien- 
tants, qui parlent toujours de leur compétence et n'ont au- 
cune confiance dans leur jugement. 

' Quel plaisir aussi, quel plaisir et quelle instruction c'a 
été dernièrement, lorsqu'une grande artiste a commencé le 
rachat de nos théâtres qu'elle va tirer de la servitude. Ces 
mondes à porter ne lui font pas peur. A peine l'Ambigu 



2l6 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



était-il rouvert et nettoyé de sa dernière affiche, elle y 
amenait le mouvement, la vie, des airs de fête et de vic- 
toire. Là où il n*y avait plus rien, mais rien de rien, pas. 
un fœtus dramatique, sur ce boulevard épuisé, disaït-on, 
elle trouvait trois auteurs, trois pièces, trois genres ; elle 
les trouvait en levant le doigt pendant que ses voisins, des 
directeurs consommés, ceux-là, avec leur mine rogue et 
leurs airs entendus, se disputaient le Courrier de Lyon 
pour l'éternité. 

Voilà la vérité et de bonnes vérités qu'il y aurait quel- 
que mérite, pour nos critiques, à faire entendre de temps 
en temps plutôt que de s'en prendre aux victimes et de 
leur porter le dernier coup. On nous écrase en bloc et sé- 
parément on ne nous relève jamais qu'à moitié. On a vu 
pourtant, cette année, dans cette bienheureuse et si tardive 
année, que quelques hommes de théâtre restaient encore et 
que nous n'attendions qu'une occasion, la voie enfin ou- 
verte, pour nous précipiter tous. Faut-il rappeler tout ce 
que nous venons de donner : Henri VIII ^ les Corbeaux^ le 
Mariage d'André, Amhra, le Nom, Monsieur le Minisire, 
le Père de Martial^ le Fond du sac, les Mères ennemies, la 
GlUy VAs de trèfle, le Siège de Lille, le Nouveau- Monde, 
les Maris inquiets ; yen oublie peut-être Quel qu'ait été- 
le sort de chacune de ces pièces et quelque opinion qu'on 
puisse en avoir, tous ces ouvrages réunis ont au moins un 
mérite, que le roman même, ce triomphateur du moment, 
ne pourrait pas réclamer pour lui: la variété. Enfants de 
Victor Hugo ou de Balzac, élèves de M. Dennery ou de M. 
Labiche, prenons-nous les mains et défendons ensemble ce 
bout de plateau emporté si péniblement. Aimons-nous jus- 
tement dans la diversité de nos talents. Rions avec 
ceux-ci, pleuronsavec ceux-là. Que le vers soit l'ami de la 
prose et que la prose rende hommage au vers. Pas de pré- 
férences ! Pas d'exclusions I Pas de théories surtout ! L'un 



DEUX PRÉFACES âty 



ne comprend que le théâtre qu'il fait ; l'autre ne peut pas 
faire le théâtre qu'il comprend. Attaqués de toutes parts 
•dans nos efforts et dans nos tentatives, déployons-nous 
gaiement sous cette levée de martinets. Depuis Arîstote, 
qui avait institué, comme on sait, des règles immuables, 
jusqu'à ce pauvre Scribe dont on nous rabâche encore 
quelques dictons ridicules, les professeurs d*art dramatique 
n'ont jamais manqué. Qu'ont-ils suscité ? Rien ! Qu*ont-ils 
empêché ? Rien encore ! Le chien aboie, dit un proverbe 
arabe, et la caravane passe. Une seule vérité paraît défi- 
nitive aujourd'hui : il n*y a pas de mesure pour le talent, il 
n*y a pas de conventions que Toriginalité ne détruise et ne 
remplace. Si c'est le dernier mot de l'esthétique, elle s'est 
donné vraiment bien de la peine pour en arriver là. 

Maintenant que cette belle famille d'auteurs qui com- 
mandait et qu'on attendait partout est à peu près éteinte ; 
maintenant que son œuvre a vieilli et va bientôt disparaî- 
tre, nous trouvons, il est vrai, dans les théâtres, des visa- 
ges plus accueillants. Nous sommes introduits, écoutés, 
encouragés, et même on reçoit quelquefois nos pièces, 
quitte à ne pas les jouer. Mais c'est là pour les directeurs 
une situatibn si irrégulière qu'Us reprendront bien des Tour 
de Nés le et bien des Chapeaux de paille d* Italie avant de 
compter décidément avec les nouveaux venus. Dans le cas 
où notre Conseil municipal, préoccupé des intérêts drama- 
tiques comme il vient de Tctre des intérêts musicaux, se- 
rait disposé à faire quelque chose, je tiens un petit projet 
de théâtre à sa disposition et je le joindrai ici, si M. Mor- 
tier le veut bien, comme une Soirée Parisienne de plus. 

Article premier. 

Il est créé un théâtre extraordinaire pour la confection et 
la réfection des auteurs dramatiques. 



2l8 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



Art. 2. 

Ce théâtre sera situé dans le centre de Paris. Par sa. 
construction, le nom qu'on lui donnera, la composition de 
sa troupe, etc., il ressemblera aux autres théâtres. On évi- 
tera soigneusement tout ce qui pourrait le désigner à la 
malignité publique. 

Art. 3. 

Un concours est ouvert pour la place de directeur. Les 
personnes sans emploi ou qui auraient échoué dans d'autres 
carrières, devront, en se présentant, justifier d'une qualité 
indispensable : Taustérité. 

Art. 4. 

Le directeur exercera ses fonctions gratuitement. Tou- 
tefois il pourra recevoir une indemnité par chaque pièce 
nouvelle. 

Art. 5. 

Si le directeur, dans un grave moment de sa gestion, 
était amené à prendre la décision suivante : « L'entrée du 
théâtre est interdite à toute personne étrangère au ser- 
vice » dans celte catégorie ne pourraient pas être compris 
les auteurs. 

Art. 6. 

Toute pièce, jouée à ce théâtre, ne pourra l'être que 
pendant trois semaines, le temps nécessaire pour en mon- 
ter une autre. 

Art. 7. 

La reprise d'un ouvrage ancien ou moderne est formelle* 
ment interdite. 



DEUX PREFACES 2ig 



Art. 8. 

Le pourboire connu sous le nom de lever de rideau est 
supprimé. 

Art. 9. 

Le matériel du théâtre ne pourra comprendre que quatre 
décors : un temple, une forêt, une rue et un salon. Dans 
le cas ou un cinquième décor paraîtrait exceptionnellement 
nécessaire, il en serait référé à la Commission supérieure 
dçs théâtres, qui n'a jamais été réunie depuis qu'elle 

existe. 

Art. 10. 

Le directeur, en ce qui concerne les toilettes à payer 
par le théâtre, fera une différence entre les artistes qui 
vivent dans leur famille et celles qui vivent dans leur hôtel. 
Cette distinction devra profiter aux premières et non pas 
aux autres, comme le directeur pourrait être tenté de le 
croire. 

Art. II. 

Un commissaire du gouvernement sera attaché au théâ- 
tre avec des attributions nouvelles ; il prendra le parti des 
auteurs contre le directeur, contrairement à ce qui s'est 
passé jusqu'à ce jour. 

Art. 12 ET dernier. 

Il sera introduit dans le Cahier des charges une obliga- 
tion spéciale par laquelle le directeur sera tenu de remplir 
toutes les autres. 



Depuis près de quinze ans que j'écris pour le théâtre, et 
en voilà bientôt dix que je fais partie de la Commission des 



SOUVENIRS D'VTi AUTEUR DRAMATIQUE 



auteurs, j'ai bataillé un peu partout pour les auteurs nou- 
veaux. Inutile et médiocre entreprise où l'on rend moins 
de services qu'on ne se crée d'hostilités. Des amis bienveil- 
lants me conseillent l'indifférence, de laisser là les intérêts 
communs et de m'en tenir à mes travaux. Je me reproche- 
rais, je l'avoue, d'abandonner des confrères qui se débat- 
tent encore dans les difficultés dont je suis à peine sorti. 
J'ai besoin de plaider leur cause. Je serais si heureux que 
leur talent me donnât raison et triomphât de tant de mau- 
vais vouloirs. D'autres viendront après nous qui doivent 
être plus heureux que nous, qu'on ne peut pas condamner 
d'avance au découragement, à la tristesse et à la stérilité. 
S'il y a, pour l'art dramatique, quelque renaissance possi- 
ble, elle ne viendra pas bien certainement des morts et des 
mourants. Poussons donc de notre mieux à la production. 
Réclamons incessamment pour elle des débouchés et des 
appuis. Demandons à tous nos directeurs plus de décision 
que d'habileté et des fantaisies d'hommes d'art plutôt que 
des prétentions d'hommes d'afïaires. 



Tj^-"" 



1887 



Voici l'année théâtrale 1887, et comme celles qui l'ont 
précédée, comme celles qui la suivront, elle est pleine de 
talent, d'esprit, de gaieté, de succès de tous les genres. 
C'est l'année de Coquard et Bicoquet, 

Si ce qui s'écrit un peu partout était vrai, l'art dramati- 
que serait bien malade et toucherait à sa fin Je ne puis 
pas, à cette place surtout et en me faisant l'introducteur de 
mes confrères, accepter une condamnation aussi injurieuse 
pour eux. Quoi qu'on en dise, nous produisons encore ; 
notre fécondité n'est pas énorme, elle est très suffisante ; 
avec un peu plus de peine peut-être nos théâtres trouvent 
encore le moyen de vivre et de vivre fort convenablement. 

Je crois bien que la Chronique théâtrale, au lieu de gé- 
mir sur notre impuissance, pourrait s'employer plus utile- 
ment. Elle pourrait attaquer les directeurs, par exemple ; 
surveiller l'Odéon qui devient une exploitation anglo-fran- 
-çaise. Elle pourrait prendre en main des créations excel- 
lentes comme le Théâtre-Libre. Elle pourrait, je ne dis 
pas être favorable aux débutants, mais seulement les 
■écouter. 

Je viens de nommer le Théâtre-Libre de M. Antoine et 
je l'ai fait exprès. Voilà un directeur vraiment jeune, vrai- 
ment cultivé, avec une perception très fine de toutes les 
choses du théâtre ; des auteurs convaincus et dont le dé- 
sintéressement ne fait pas de doute ; une troupe pleine 
d'ardeur, qui possède deux qualités inestimables : la sim- 
plicité et le naturel ; dès que cette maison d'art a été ou- 



222 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



verte, tout le public lettré y est accouru, et il faut bien îe 
dire, il n'y a eu de vie dramatique, l'hiver dernier, que 
chez elle. La Chronique théâtrale a pris les choses autre- 
ment. Elle est entrée là comme une matrone, comme un 
corps enseignant : à la première indécence, elle a fait mine 
de se retirer. Toutes ces tentatives si intéressantes, qui le 
seraient seulement par la tournure d'esprit de leurs auteurs 
et par les coins de société qu'on nous montre pour la pre- 
mière fois, l'ont scandalisée. « Théâtre de V Avenir ! » a-t-^^ 
elle dit dédaigneusement, sans songer que du même coup 
elle atteignait l'avenir du théâtre. Entre-temps, on lui a 
donné la Puissance des Ténèbres, du grand Tolstoï, qui 
est peut-être la plus haute conception de la misère et du 
crime que nous ayions jusqu'ici. Bah ! La Puissance des^ 
Ténèbres a été rayée du registre dramatique, et par qui, 
par les mêmes hommes qui regrettent Pixéricourt, com- 
mentent Gaboriau et nous enseignent les lois définitives, 
du mélodrame. 

Je sais tout ce qu'on peut dire de l'Ecole nouvelle. Elle 
tient pour la vie et la vie n'est pas toujours bien réjouis- 
sante. Elle aime la vérité qui a peut-être besoin de choix 
et de ménagement. En même temps elle voudrait substituer 
ses conventions aux conventions précédentes et nos raison- 
neurs ne peuvent pas se mettre ça dans la tête. Mais tou- 
tes les formes d'art ont leur prix et le droit de se manifes- 
ter, celle-là surtout qui vient de renouveler le roman. Elle 
n'est que trop sincère et ne pense pas une minute à épater 
son monde. Elle n'est ni une mode ni une pose, encore bien 
moins une fumisterie. Elle est un état littéraire qui corres- 
pond bien certainement à un état social. 

Je parle là de l'Ecole nouvelle en spectateur, en critique^ 
et justement comme la Chronique théâtrale devrait le faire. 
Je ne suis pas plus aveuglé qu'il ne faut. J'irai même plus 
loin. Si un poète inspiré surgissait tout à coup et nous don* 



DEUX PRÉFACES 



nait UD nouveau Ctd, le Cid d'aujourd'hui, ce n'est pas 
moi qui m'en plaindrais. Mais il faut attendre qu'il vienne, 
et que le grand art, pour reparaître, ait trouvé son expres- 
-sion. Jusque-là, la Chronique théâtrale pourra déplorer, 
soupirer, rougir même, elle n'obtiendra rien. Les iM'Ocan- 
teurs de l'idéalisme ne compteront pas ; les épiciers de 
l'imagination ne compteront pas ; et cette bonne M"' 
Adam elle-même, qui rêve maintenant sur le divin, c'est 
bien drôle, en sera pour ses accès d'apocalypsle. 

Lorsqu'on a suivi de près la critique et qu'on la juge à 
son tour, on reste stupéfait devant son éternel rabâchage. 
L'histoire de l'art n'est qu'une lutte entre les talents origi- 
naux et les esprits routiniers. La critique le sait et elle re- 
commence toujours. Les talents originaux ne relèvent que 
d'eux-mêmes ; on les écrase quelquefois mais on ne les 
soumet pas.; quand ils se modilient, ils ne cèdent encore 
qu'à leur secrète inspiration. La critique sait bien cela 
et elle recommence toujours. Enfin, si on ne peut pas de- 
mander à toutes les œuvres d'être humaines, ce serait trop 
beau, il est indispensable qu'elles portent la marque de leur 
époque, qu'elles soient une note et une date. La critique le 
sait bien encore ; elle sait tout cela ; elle l'a écrit elle-même 
bien des fois; et elle recommence toujours. Comment la 
Chronique théâtrale ne comprend-elle pas qu'elle se retire 
le pain de la bouche, qu'elle met sa postérité sur la paille, en 
voulant enlèvera unepérioded'art son caractère particulier, 
ce caractère qu'elle recherchera si laborieusement pi us tard, 
qui sera pour elle une nouvelle source d'études, d'erreurs et 
de piquantes absurdités. 

L'Ecole nouvelle, il faut bien le reconnaître, a quelque 
chose contre elle, quelque chose de très fâcheux. Elle n'a 
rien produit. Elle a eu ses docteurs et ses apôtres ; ils n'ont 
rien produit. M, Zola, toujours si convaincu dans ses pro- 
grammes et ses réclames, n'a encore rien écrit pour le 



224 SOUVENIRS DUN AUTEUR DRAMATIQUE 



théâtre. M. de Goncourt pareillement. M. de Concourt à 
joué pendant trente ans à Fauteur sifflé, sans raisons, sans 
titres, pour cette panade di' Henriette Maréchal. Un autre, 
M. Henry Céard, est un homme très fort, très sûr de lui ; 
on attend toujours qu'il éclate. Si on avait écouté ces mes- 
sieurs, ils devaient briser des portes, escalader des murs, 
planter des drapeaux. Finalement ils n'ont réussi qu'à 
ridiculiser leurs théories et à laisser à leurs successeurs une 
partie fort compromise. 

Si la Chronique théâtrale était sage et dévouée, elle 
-changerait du tout au tout. Elle souhaiterait le bonsoir aux 
auteurs célèbres et épuisés ; elle condamnerait des reprises 
déplorables au lieu de les donner en exemple ; elle exalte- 
rait ce qui est nouveau, imprévu, excessif, scandaleux 
même, pour pousser à la production et pour s'épargner bien 
souvent de mémorables gaffes. Elle demanderait aux direc- 
teurs de jouer des pièces, pas autre chose ; des pièces fai- 
tes par l'auteur tout seul et pour le texte tout seul ; des 
pièces qui n'exigeraient ni érudition, ni reconstitution, ni 
voyages, ni estampes, ni musique de scène, pas le plus 
petit boniment . Elle patronnerait toutes les associations et 
tous les débouchés, Théâtre- Libre ^ Etourneaux^ Indépen- 
dants^ etc . Autrement la génération qui vient fera comme 
celle qui l'a précédée ; elle fera de la politique et des affaî- 
Tes ; elle fera du journalisme, du roman, des vers ; mais 
elle ne fera pas de théâtre et elle aura bien raison. 




La Société des Auteurs 
et Compositeurs dramatiques 



La Société des Auteurs et Composh 
Dramatiques 



CAISSE DE retraites 



Il y a quinze ans passés maintenant, le 21 févr 
la Société des auteurs et compositeurs dramatiq 
arrivée à sa fin. La Commission en exercice se troi 
indiquée pour établir une Société nouvelle avec 1 
gements et les améliorations qui paraîtraient née 
Je peux parler savamment de cette commission do 
sais partie. 

Nous nous trouvâmes tout de suite devant une 
qui, pour être prévue, n'en était pas moins assez 
Si la liquidation de l'ancienne Société nous avail 
mandée et si l'actif avait été réparti entre tous I 
bres, il serait revenu à chacun 8jo- francs environ. 

Eh I mon Dieu, pour un homme de lettres qui : 
bfen aisé, qui n'est plus jeune et qui ne produit | 
francs valent mieux que rien tt font plaisir à recev 

Mais toutes nos grosses têtes, je crois que l'on i 
tenant les grosses légumes, nos auteurs à capitE 
succès ne l'entendaient pas ainsi. Ils ne voulaient 
quidation à aucun prix. Ils avaient décidé que ! 
l'ancienne Société serait conservé et versé intég 
dans la nouvelle. Notre Société, on le voit, res 



228 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



toutes les autres ; on peut y retrouver, pour 8 30 francs, la. 
lutte des classes, le conflit permanent des riches et des. 
pauvres. 

Nous étions deux ou trois, trois ou quatre au plus, 
préoccupés de créer une caisse de retraites et pas biei% 
sûrs de Tobtenir de nos collègues. Ces malheureux huit 
cents francs nous servirent à leur forcer la main. « Eh 
« quoi ! leur dîmes-nous, vous voulez priver de cette 
« somme des confrères déjà âgés et besoîgneux, sans leur 
« rien donner en échange ? Pourquoi n'emporteraient- ils 
« pas leurs fonds plutôt que de les laisser dans la nouvelle 
« Société qui ne les intéresse plus ? Faites quelque chose 
« pour eux, ne serait-ce qu'une promesse. » 

Finalement, la caisse de retraites fut votée. Elle avait 
amené, il faut bien que je le dise, plus d'une querelle entre 
ceux qui la réclamaient avec obstination et ceux qui la re- 
poussaient dédaigneusement. Je me souviens que Labiche^ 
le bon et excellent Labiche, était un des plus hostiles. Dès» 
que le beau temps était venu, Labiche nous avait laissés 
là et était parti pour ses terres, Il nous écrivait de Sologne 
lettre sur lettre, où il nous recommandait la seule combi- 
naison qui fût, selon lui, un peu sérieuse, \ acquisition dun 
hôtel. Le propriétaire chez Labiche reparaissait à tout 
moment, un propriétaire farouche et qui manquait de 
gaîté. 

Il était facile de prévoir que cette caisse de retraites, 
votée par les uns à contre-cœur et sans préparation suffis 
santé, fonctionnerait assez misérablement. C'est ce qui est 
arrivé. La Société, après quinze années d'existence, ne sert 
encore que 80 pensions, et la pension n'est que de 600 
francs. Au moment où j'écris, il faut être âgé de soixante- 
neuf à soixante-dix ans, je ne dis pas pour la recevoir, mais 
seulement pour l'espérer. 

Jusqu'à présent, toutes les réclamations ont été inutiles^ 



LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS ET COMPOSITEURS 



et elles n'ont pas manqué. Quelques-unes ont été 
par des chansonniers, des contemporains de Bérange 
vers n'ont pas plus réussi que la prose. Chaque an 
l'assemblée générale, un membre se lèv^ et interp 
Commission ; le président répond brièvement que 
ciété n'a pas d'argent ; la question en reste là. 

Eh bien ! c'est une erreur, et une erreur peut-être 
taire. La Société a beaucoup, d'argent. Je dirai pi 
Société a trop d'argent. J'irai plus loin encore. .La 5 
est menacée de périr par l'excès même de sa fortune. 

Voici notre situation, qui est bien facile à établir. 

La Société, lorsqu'elle a commencé Je 21 février 
possédait Fr. 246. 

Aujourd'hui, après quinze années d'exis- 
tence, elle possède en plus 870.1 

Je laisse de côté le sinistre Peragallo, 
bien qu'il ait été très onéreux. 

La Société, dans les dix années qui lui 
restent à courir, gagnera encore .... 580.. 

Total Fr. 1.697, 

D'un autre coté, lorsque la Société a commencé, 
février 1879, elle comprenait 468 membres. Aujou 
après ces quinze premières années, elle en a perdu 2, 
peu plus de la moitié. 

Cette mortalité, pour le dire en passant, qui atte: 
auteurs dramatiques, a de quoi faire réfléchir. L; 
consolation qu'elle présente est celle-ci : les memb 
l'Académie résistent mieux que les autres et se proli 
indéfiniment. Il faut croire que les petites luttes du I 
sont plus meurtrières que les grandes batailles. 

La Société, dans les dix années qui lui restent à. 



230 SOUVENIRS D'UN AUTEUR DRAMATIQUE 



est appelée à perdre 100 autres membres. Le nombre des 
membres survivants se trouvera ainsi de 118. 

La Société, pendant ces quinze premières années, n'a 
pas remplacé les membres qui ont disparu, bien loin de là. 
Elle n'a reçu que 96 auteurs nouveaux, et sur ces 96 elle en 
a déjà perdu 5. Elle est appelée à en recevoir encore 38, 
et sur ces 38 elle en perdra deux et demi. 

1184-91 +36 = 245 

Ainsi la Société, lorsqu'elle sera arrivée à son terme, 
comprendra environ deux cent cinquante membres et possé- 
dera environ un million sept cent mille francs. Si la liqui- 
dation est demandée et si l'actif est réparti entre tous les 
membres^ il reviendra à chacun près de sept mille francs. 

Soyez bien certains, messieurs nos directeurs, que la li- 
quidation sera demandée et que tous les membres sans dis- 
tinction, ceux-là aussi qui ont fait fi autrefois des huit cents 
francs, se jetteront sur les sept mille. 

Dans ces conditions, la Caisse de retraites doit être 
refaite complètement, établie sur des calculs nouveaux, sur 
des calculs tels que tous les membres, lorsque la Société 
arrivera à son terme, trouvent un intérêt réel, sérieux, 
assuré, à laisser leurs fonds plutôt qu'à les retirer. En atten- 
dant, le devoir strict de la Commission est d'augmenter les 
pensions ; de les augmenter tout de suite et largement. Le 
péril aujourd'hui est à droite. 




TABLE DES MATIBREÎ 



L'Enfant Prodigue 

Les Corbeaux 

La Navette 

Les Honnêtes Femmes 

La Parisienne 

Brelan de confrères 

Le Klephte 

La Bourbe du coche 

Sarcey, Critique théâtral 

Sarcey à l'Académie 

L'Invitée 

Sous la Coupole 

Les Manuscrits 

La fin du Théâtre 

Les Professeurs au Théâtre 

Leur Sacerdoce 

La vieille Critique 

Candidats Académiques 

Sinécures 

Une fête littéraire 

Victorien Sardou 

Ma Candidature 

Les Jeunes Gens 

Un Cliché 

Deux Préfaces, 1882-1887 

La Société des Auteurs et Compositeurs drami 



J 



- IMP. J. ROYER. 



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