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SOUVENIRS D'UN AVEUGLE,
VOYAGE
AUTOUR
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University of Ottawa
http://www.archive.org/details/souvenirsdunaveu03arag
un CUS d'u Creugle
VOYAGE
AUTOUR DU MONDE,
par M. Jacques Arago,
CITASSES. — DRAME,
Œdition enrichie de 15 Dessins,
PARIS.
H.-L. DELLOYE ÉDITEUR,
PLACE DE . A BOURSE , 15.
1840.
PRÉFACE.
— Pourquoi un cinquième volume puisque la
achevée ? V Avez doré pas É
course est achevée : Vous navez donc pas fout dit
ou vous appelez maintenant la fiction à votre aide ?
— À la bonne heure, j'aime les objections quand
elles sont franchement présentées, Je vais vous ré-
pondre.
er ; ,
Qu’ai-je entrepris dans la relation de mes voya-
ges de cireumnavigation ? de retracer le plus fidè-
lement possible les mœurs des peuples que j'ai
visités, de vous initier aux secrets de leurs passions,
de vous les montrer tels qu'ils sont devenus quand
la civilisation a tenté de les résénérer, et tels qu'ils
étaient primitivement lorsqu'on les a surpris dans
leurs déserts, sur leurs montagnes inaccessibles,
22 k J A A
alors qu'ils se croyaient peut-être seuls maitres du
monde. J'ai essayé de vous conduire par la main
au travers des steppes, des forèts vierges, au sein
des laves noires lancées à l'air par des révolutions
|
ji PRÉFACE.
sous-marines; je vous ai promené à mes côtés d’un
contunent à l’autre, d'un archipel doux et parfumé
à un archipel abrupte et sauvage; j'ai étudié sous
toutes les zônes, et aussi scrupuleusement que je
lai pu, les admirables contrastes de ces natures
si variées déja dans leurs caprices ou mème dans
leur éternelle immuabilité. Je vous ai présenté les
hommes rouges du Brésil, les hommes noirs de
l'Afrique, les hommes jaunes des Moluques et de
la Chine; je vous ai dit leurs usages et leurs vices,
leur relision et leur stupidité. J'ai médité sur
tout cela au milieu d'immenses périls, tantôt sous
le casse-tête zélandais, tantôt à côté du crish em-
poisonné du farouche Malais, et presque toujours
seul, isolé, sans armes, ou escorté de mes deux
braves, de mes deux dévoués matelots que vous
connaissez déjà et que vous aimez, jen suis sûr.
Eh bien! ma tache n'était pas remplie, et si je
me suis arrêté en route, c'est que Dieu a arrêté
dans sa route aussi le rayon lumineux qui venait
frapper ma paupière. Au milieu de la nuit si pro-
fonde qui m'a saisi, j'ai pensé que le repos me se-
rait plus salutaire que le travail, et j'ai brisé mes
crayons aux deux tiers de mon livre.
PRÉFACE. LI
Hélas ! le calme pour moi c'est l'anéantissement ;
c'était assez d'une mort, je l'ai senti, je me suis
chaudement retrempé aux consolations de l'amitié,
aux encouragemens que la presse sénéreuse a don-
nés à mon œuvre de patience et d'énergie, et je me
suis en quelque sorte faconné à mon infortune.
Bien plus, à mesure que les ténèbres se sont épais-
sies sur mes yeux, 11 m'a semblé qu'un plus large
soleil éclairait mon àme. Je vois les hommes tels
qu'ils sont, la nature telle que je l'ai laissée à mon
dernier jour de lumière, jeune, verte et riante.
J'écris, je vous l’atteste, devant un miroir parfait.
J'ai concentré tout en moi-même; rien de ce qui se
passe autour de moi ne peut m'arracher à mes
méditations, à ma solitude. Ma mémoire est plus
exacte mille fois que lorsque ma prunelle Tui était
d'un puissant secours, et Je me rappelle le plus loin-
tain passé comme sil datait d'hier, comme s'il da-
tait de ce matin. Je vous dirais sans reflexion les
noms propres des villages que j'ai traversés jadis,
des cônes que j'ai escaladés, des ruisseaux dont
j'ai suivi le cours, des torrens qui m'ont forcé à la
retraite et des filles sauvages que j'avais prises en
affection. Je vois encore le caillou qui me fit tré-
IV PRÉFACE.
‘
>
bucher aux Mariannes, le léger papillon pris dans
mon réseau à la Nouvelle-Hollande, la profonde
crevasse où je plongeai aux Sandwich ; j'entends
vibrer à mon oreille la parole menaçante qui m’ac-
cueillit à Ombay et le cri terrible des naturels de
la presqu’ile Péron. Je vous dirais le jour précis
de nos calmes, de nos tempêtes, nos heures d’ex-
tases, nos momens de désespoir. Je vous conterais
presque tous les minutieux détails de cette vie in-
cidentée que j'ai si douloureusement parcourue
jusqu’à présent et qui s'achève sous le plus horrible
malheur qui puisse frapper un homme.
Oh! cette page n'est point une vanterie, comme
vous pourriez le croire dans votre irréflexion!
Cette page est une amertume de plus à ajouter
à tant d'amertumes. Quel est l’homme, se sen-
{ant une âme, qui ne donnerait pas l'oubli de
toutes ses joies pour l'oubli de la moitié de ses
tortures ?
Qu'il vienne, et je me prosternerai devant cet
être exceptionnel.
Etre aveugle! Etre aveugle quand on a tout vu,
tout exploré, tout étudié, c’est le millionnaire ré-
duit à la mendicité. Etre aveugle et accepter la
PRÉFACE. v
vie! Eh bien! n'avez-vous jamais été heureux la
nuit ? Laissez-moi vivre.
Et puis, voici un ami qui metend la main, un
frère qui m'encourage, une vieille mêre qui prie
encore pour moi là-bas, là-bas dans un vallon des
Pyrénées, une douce voix de femme qui me dit
marche ! On me parle de beaux-arts, de gloire, de
patriotisme ; on me dit que la làcheté, l'hypocrisie,
la vénalité, la bassesse, la trahison sont regardées
comme les fléaux de la terre; (on me le dit!) on
m'assure que je puis être encore utile dans mon
infortune, et je me laisse vivre.
Les nuits sont longues pour l'aveugle, et c’est
pour essayer de les raccourcir que je publie aujour-
d’hui le drame des voyages ; ne me le reprochez
pas.
Avant de vous présenter les singuliers et terribles
individus qui vont passer sous vos veux avec leurs
colères, leurs fureurs et leur rage, J'ai cru qu'une
simple et rapide notice sur leurs mœurs, leurs ha-
bitudes, leur caractère et leur silhouette était in-
VI PRÉFACE.
dispensable. J’ai puisé à des sources précieuses, et
jy ai timidement ajouté mes observations person-
nelles.
Je sais bien que le tableau n'est pas achevé, mais
il me semble suffisant. Quant au style des divers
épisodes qui composent ce volume, j'ai voulu qu'il
füt vif et chaud ; est-ce-assez de vouloir? La plus
grande partie de ces pages est écrite au milieu des
actions terribles et sanglantes dont j'ai été témoin ;
et cependant le lecteur n'a pas à craindre que je
me sois laissé emporter trop avant par mon imagi-
nation ou par mes terreurs.
Je ne me souviens pas que dans certains grands
périls la pensée d’une honteuse retraite ait jamais
pénétré dans mon âme. Quand j'ai voulu appren-
dre, j'ai appris, et ma volonté était telle alors que
la presque certitude d'une catastrophe n'aurait pu
me distraire de ce que j'avais une fois regardé
comme un devoir à remplir.
Toutefois, si vous trouvez du désordre dans mes
récits, ce n'est pas ma faute. Ecrivez froidement et
au compas, si vous le pouvez, en présence du tigre
qui bondit, du lion qui broiïe un ennemi dans sa
sueule de feu, du rhinocéros qui déracine Îles
PRÉFACE. VII
troncs les plus robustes, du crocodile qui avale un
nageur, du boa qui étoufle un buffle, de l'éléphant
qui jette à l'air les cabanes et les habitans d’une
bourgade! Ecrivez done avec tiédeur en présence
d’un raz-de-marée, d’un coup de ventaux Antilles,
d'une tempête au sud du Cap-Horn au milieu des
glaces australes!
Dans bien des circonstances, le désordre est l'har-
monie,
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Combien faut-il encore de siècles pour que la race
de ces monstrueux reptiles disparaisse de la terre ?
La question ne peut, ce nous semble, être affirmative-
ment résolue ; et si nous la proposons à la méditation
des naturalistes, c’est seulement pour qu'ils veuillent
bien se donner la peine de comparer le devin ou boa
constrictor d'aujourd'hui à ceux autrement mons-
trueux dont nous parlent les historiens des temps
passés. Ce sont là de ces études spéciales dont le ré-
sultat n’est jamais stérile.
ns)
CHASSES.
Quelle est maintenant la plus grande taille proba-
ble du Boa? Quelques voyageurs la portent jusqu’à
70 pieds, d’autres plus timides craignent de la pous-
ser jusqu'à 50, et cependant je puis affirmer que j'ai
vu dans la demeure d'un des officiers de M. Josc-
Pinto-Alcoforado-de-Azevedo-e-Souza , gouverneur de
Dielhy, la peau d’un boa qui avait 52 pieds français
de longueur; M. Pinto m'assura même avoir envoyé
depuis peu à Lisbonne un de ces monstres dont la
taille allait jusqu'à 55 pieds.
Les chiffres sont une logique foudroyante, et Con-
dillac lui-même ne me prouverait point que 2 et 2
font 5 ou 3. Charles Owen, un des plus intrépides
chasseurs connus, prétend que dans les environs de
Batavia il s’est emparé d’un boa ayant plus de 50 pieds
de long ; et votre raison ne reculera pas devant d'aussi
graves témoignages, surtout lorsque vous lisez dans
Pline le naturaliste que la dépouille d’un serpent de
120 pieds demeura long-temps suspendue en forme de
corniche dans un temple romain.
Pline écrit encore que sous l’empereur Claude on
tua un boa de 36 coudées dans le ventre duquel on
trouva le corps entier d’un enfant.
Selon Diodore de Sicile, des chasseurs, encouragés
par la munificence de Ptolémée, lui amenèrent à
Alexandrie un serpent long de 30 coudées ; pour s’en
emparer, ils choisirent le temps où le terrible ani-
mal était-sorti de son gîte; ils en bouchèrent l'entrée
avec des pierres, tendirent devant l'orifice un solide
LE BOA. D
filet formé de grosses cordes, et quand le reptile re-
vint, ils l'effrayèrent par un grand bruit de trompet-
tes et les longs aboiemens d’une meute de chiens; ils
le harcelèrent à coups de fléches, et afin d'éviter le
danger, le serpent alla se précipiter dans le piége,
qu’on referma sur lui. On le soumit ensuite en exci-
tant par des piqûres les vains efforts qu'il fesait pour
se dégager, et enfin on le lia avec de grosses chaines,
et on le conduisit en triomphe à Alexandrie, où une
longue diète apaisa sa férocité.
C’est surtout dans le royaume de Congo, à Angole
et dans les sables brülans de l'Afrique intérieure
qu’on trouve les plus monstrueux boas de la terre.
Là, contradictoirement avec certains voyageurs qui
ont écrit que le boa craïgnait les eaux, il est parfai-
tement avéré que ce reptile nage et qu’il nage avec
une extrème rapidité. Le fait d’ailleurs ne peut plus
être pour moi douteux aujourd'hui puisque, pendant
mon séjour à Timor, M. Pinto et ses officiers me l'ont
attesté de la manière la plus positive.
Les nègres de la Côte-d'Or mangent la chair de ce
monstrueux serpent et la trouvent exquise. Ici com-
mence la Fable, mais il faut se souvenir que c’est un
moine espagnol qui raconte.
Le père Simon rapporte que « dix-huit Espagnols
étant arrivés dans les bois de Coro, dans la province de
Venezuela, et se trouvant fatigués, s’assirent sur un
serpent assoupi, Croyant que c'élait un vieux tronc
d'arbre; et lorsqu'ils s'y attendaient le moins, l'ani-
4 CHASSES.
mal commença à marcher, ce qui leur causa une ex-
trême frayeur. »
Le missionnaire Montoya à vu un Indien d'une
taille plus qu'ordinaire qui, dans l’eau jusqu’à la cein-
ture et occupé à pêcher, fut avalé par un serpent qui,
le lendemain, le rejeta tout entier.
Dans une lettre d'André Cléyerus, nous apprenons
qu'à Amboine une femme grosse de plusieurs mois
fut engloutie par un de ces monstres.
Nous lisons dans Salmon qu’à l'ile de Macassar il
y a des singes féroces qui attaquent les voyageurs,
surtout les femmes, et les mangent après les avoir
déchirés; il ajoute que ces singes ne redoutent que
les serpens, qui les pourchassent avec une vitesse
extraordinaire jusque sur les arbres. Aussi, dans la
crainte de ces ennemis, ne vont-ils jamais qu’en
troupes, ce qui n'empêche pas les boas de les avaler
vivans quand ils les saisissent.
Le pouvoir que certains naturalistes leur prêtent
d'attirer dans leur gueule béante les oiseaux perchés
sur les arbres consiste, selon eux, dans la corruption
de l’haleine du serpent qui, viciant l'air et l’impré-
gnant de miasmes putrides et délétères, étourdit les
oiseaux, leur ôte leur force, les plonge dans une
espèce d’asphyxie et les contraint à tomber dans la
gueule ouverte pour les recevoir.
Le sommet de la tête du boa est large, le front est
haut et partagé par un sillon longitudinal ; ses yeux
sont très gros , ses orbites en saillie; le museau est
LE BOA: ‘% 5
allongé et terminé par une grande écaille blanchâtre
bigarrée de jaune. L'ouverture de la gueule est très
grande, ses dents fort longues; sa queue est dure,
nerveuse et 9 fois moins longue que le corps.
Les couleurs de ses écailles sont vives cet variées ;
néanmoins elles pâlissent quand le boa est mort.
Elles ne sont pas les mêmes dans tous les climats.
Le dessus du dos, parsemé de taches ovales qu'on
nomme yeux, est symétriquement tacheté. Les taches
se dessinent sur le fond par une bordure plus brune.
Le dessus du corps est d’un cendré jaunâtre, marbré
de noir; le ventre est d’une teinte claire de jaune
vert.
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CHASSE.
Veillez à vos pieds, veillez sur votre tête, veillez
autour de vous : car l'ennemi est là, là et là. Il est
immobile et blotti comme s’il voulait éviter votre pré-
sence, allongé comme s’il voulait opposer une bar-
rière à votre course, onduleux comme s’il voulait vous
séduire par une caresse, et cependant il rêve de sang,
6 CHASSES.
de bave et de mort. Oh! malheur à vous si vous êtes
à portée de ses étreintes, car il étoufle sans colère,
car il tue sans venin. ]l est l'ennemi de tout ce qui
vit, de tout ce qui se meul; on dirait qu'il n’exerce
sa force à chaque instant contre les troncs sécu-
laires qui pèsent sur le sol qu’afin de s'assurer plus
tard la victoire contre tout ennemi vivant qui osera
l’attendre. Il n’est pas exact de dire qu'il rampe, mais
il est plus vrai d'assurer qu’il bondit comme le tigre,
se précipite comme la gazelle ou vole comme le vau-
tour.
Je vais vous conduire auprès de lui.
Voici un soleil de plomb, une chaleur écrasante,
des eaux silencieuses, une odeur de soufre et de bi-
tume s’exhalant de toutes parts comme si le pied re-
posait sur un volcan près de s'ouvrir, et une lassitude
lourde et pénible engourdissant les membres ainsi
que le ferait une longue torture.
C’est le jour, ce sont les heures où le soleil, après
avoir quelque temps obliquement regardé la terre, se
lève dans toute sa majesté pour darder sur elie ses
rayons les plus verticaux et la calciner jusque dans
ses entrailles.
Quand la nuit vient, quand les sueurs du sol re-
montent à des régions plus élevées, quand les oiseaux
se raniment à la brise de mer, un peu de repos arrive
à l'âme et au corps. On respire à l'aise et l’envie vous
reprend de vous meltre en marche comme pour in-
sulter aux bouffées brülantes qui vous ont emprisonné
LE BOA. 7
dans les cabanes cà et là éparses le long des plages
torréfices.
Mais voyez le contraste!
Tandis que, dévoré par l’ardeur d’un ciel de bronze,
le peuple ailé se tait sous la verdure dont il se fait un
vaste parasol, vous entendez, au sein d'un cahos de
feuilles à demi pulvérisées, bruire un frôlement pro-
longé ; et si vous avez le courage d'interroger du regard
les souples mouvemens qui ondulent la distance sé-
parant les arbres les uns des autres, vous remarquez
des courbes harmonieuses serpentant dans une allée,
étreignant un tronc vigoureux, d’abord lentement,
puis s’agitant avec violence, et parcourant, ainsi que
le ferait un dard lancé d’une main robuste, un espace
à fatiguer votre vue.
C'est le Boa.
Dès qu'il s’éveille et chemine, tous les reptiles
de second ordre ainsi que les insectes épouvantés
cherchent à fuir; mais, cloués à leur place par une
peur invincible, ils s’agitent fébrilement et vont pour
ainsi dire d'eux-mêmes s’engloutir dans la gueule
béante du monstre qui règne en dévastateur dans
ces forêts éternelles. L'ile dont je vous parle, et où
le voyageur remarque celte immobilité et cette vie,
est appelée Timor. Timor, conquête bâtarde des
Hollandais défendus à Coupang et des Portugais
parqués à Dielhy; Timor, aux crêtes noires, aux
volcans toujours en colère inspirant leur turbulence
aux anthropophages habitans de Fialarang où de
8 CHASSES,
Batouguédé, cônes éteints résonnant sous les pieds
comme une peau de tambour; Timor l’indomptée,
riche de la plus belle végétation du globe sans cesse
menacée par les terribles tremblemens de terre qui
ravagent même les îles les plus éloignées de sa base
rocheuse.
La sombre forêt où j'ai vu ce que je vous raconte
s'élève à peu de distance de la petite ville de Dielhy,
que j'appelle ville parce que notre langue est pauvre
pour exprimer certaines choses que nous ne pouvons
traduire que par des périphrases. Sur le petit terrain
où sont groupées une cinquantaine de bâtisses entou-
rées d’enelos, et plus bizarres les unes que les autres,
vivent et meurent quelques Européens maladifs et un
assez grand nombre de Malais à la tournure guerrière,
au teint cuivré, au regard fauve, aux dents noircies
par le bétel, lareck et ia chaux. Ils vivent là, et près
d'eux, pouvant les atteindre d’un seul élan, vit aussi
le boa, le terrible constrictor qui ne s’emplit de
myriades d'insectes qu’alors seulement qu'il n’a pas
cerclé un buffle dans sa course rapide.
Le buffle est la nourriture du boa. Dès que celui-ci
en saisit un par Îles flancs, il le traine contre un des
plus épais géans de cette forêt, il l’entoure, le presse,
l’élouffe en dépit de ses cornes aiguës, de ses horri-
bles beuglemens et de la vigueur de ses épaules; il
bave dessus ; de sa langue raboteuse il le caresse et
l'injecte à la fois; il le pétrit, il l’allonge, il triture
ses 08; et quand ces hideux préparatifs sont achevés,
LE BOA. 9
quand son instinct de reptile a compris que la victime
peut être dévorée, il la laisse tomber, se place tout
de son long en face de la tête du buffle sans vie,
ouvre ses mâchoires dont lélasticité épouvante la
raison, fait crier ses anneaux en Îles rapprochant les
uns des autres, aspire encore; le quadrupède entre
par saccades ; et quand celui-ci est à moitié englouti,
le vorace boa se calme, s’assoupit et s'endort enfin
comme s’il succombait à la lassitude d’une lutte qui
aurait épuisé ses forces. Si le boa était seul avant
l'attaque, si sa femeile dort loin de lui, approchez-
vous maintenant, vous n'avez rien à craindre de sa
force, de sa bave et de sa gueule ouverte comme une
large fournaise : il dort, je vous lai dit; mais 1l serait
plus exact d'écrire qu'il est mort, car il est là aussi
insensible qu'un tronc d'arbre.
I n'ya nulle gloire, vous le comprendrez, à tuer
le boa dans cet état de torpeur où le jette ce repas
commencé; mais, Comme ce nest pas la gloire qu'on
cherche dans ces combats de chaque jour livrés à ce
hideux reptile, on est sage de le saisir là au milieu
de son festin, de s’agenouiller depuis sa tête jusqu'à
ses flancs de même qu'on se tiendrait devant une
idole vénérée, puis de placer sur une corde faite d'in-
testins de poissons une flèche aiguë, empoisonnce, et,
à un signal donné, de lancer tous les dards à la fois
contre ce Lucullus rampant qui trouve la mort au
sein de l’orgie.
Ainsi en agissent les Malais de Timor et ceux de
9
10 CHASSES.
Coupang, mais surtout ceux de l'établissement de
Dielhy, dès que le rugissement d’un troupeau de
buffles aux abois leur dit par une halte instantanée
qu’un de leurs camarades vient d'être saisi dans les
plis du terrible constrictor. Mais cela ne s'appelle
point une chasse, cela s'appelle une rencontre; et,
quand le monstre à cessé de vivre, on le laisse là afin
que lui et sa victime servent de pâture aux autres rep-
tiles qui, à leur tour, subiront tôt ou tard le même sort.
La chasse au boa est autrement périlleuse, et pour
moi, j'aimerais cent fois mieux avoir à combattre un
Ligre ou un lion affamé dans le désert que le redou-
table constrictor au sein de sa forêt. La balle est im-
puissante contre celui-ci; car le moyen, Je vous le
demande, de pouvoir la bien diriger au milieu de
ses rapides ondulations pareilles au caprice de Îla
flamme ? Et puis encore où est votre ennemi? Vous
croyez l'entendre s’agiter sous vos pieds tandis que,
accroché par les derniers anneaux de sa queue à une
branche élevée, it se balance comme la fronde du Ba-
léare, et se précipite pour vous enlacer et vous broyer
ainsi que Je vous ai dit qu'il le fesait du buffle. Peut-
être, puisqu'il n’y a pas de venin à redouter, au-
rez-vous assez de sang-froid pour séparer,à laide du
glaive dont vous êtes armé, le corps du reptile ; mais
moi je me déclare vaincu par lui dès que son ven-
tre gélatineux me serre dans ses replis, et je ne croi-
rai au succès de votre défense que si vous m’assu-
rez que vous êtes Malais et que vous habitez Timor.
LE BOA. 41
Cependant la guerre faite aux buffles appartenant
aux Européens et aux Rajahs tributaires du résident
de Dielhy par les boas de la forêt qui touche presque
à cette triste colonie, devenait si meurtrière que le
gouverneur José - Pinto - Alcoforado-de - Azevedo -e-
Souza résolut enfin d'organiser des chasses pour la
destruction ou du moins l'éloignement de ces reptiles.
Il enrôla pour cet effet, au prix de quelques étoffes
fabriquées dans le pays, des hommes de cœur et d’é-
nergie qui ne craignirent point de pénétrer le jour et
la nuit dans la forèt ténébreuse et d’y combattre ces
terribles dominateurs Leurs armes étaient le redou-
table crisk dont la lame ondoyante est presque toujours
trempée dans la gomme jaunâtre du bohon-hupas
(moins meurtrier cependant qu'on ne le croit en Eu-
rope), et des flèches aiguës, dentelées, courtes et pla-
cées en éventail devant leur poitrine, et qu'ils lancent
contre le monstre lorsqu'ils le surprennent endormi.
Mais le reptile fit tant de victimes qu’il fallut bientôt
renoncer à ces attaques, pour lesquelles on employait
souvent des hommes condamnés à de sévères chàti-
mens. M. Pinto m'a dit que, s'étant trouvé assailli de
trop de demandes pour aller à la destruction du boa,
il se vit contraint de diminuer la solde des combattans
faconnés aux grands périls, et âpres à la curée des
pièces d’étoffes données par le résident.
Après ces tentatives qui auraient fini par dépeupler
la colonie plus rapidement que les fièvres pernicieuses
et la dyssenterie, M. Pinto se décida à porter la flamme
49 CHASSES.
dans le bois infesté et à exposer Pile à un incendie:
général. Il usa cependant de prudence; et dès que les
buffies qu’il envoyait en holocauste aux reptiles lui
attestaient la présence d’un ou de plusieurs de ces
monsires, il fesait circonscrire l'endroit désigné par
une coupe immense. Or, comme après son repas le
serpent reste dans l’engourdissement pendant quel-
ques mois, le travail des courageux bûcherons n’était
interrompu que par les reptiles à jeûn, qui tous n'o-
saient pas s'attaquer à une armée d'hommes prêts à
les recevoir.
Sitôt auc les troncs séculaires étaient abattus avec
leurs rameaux si riches, si bizarres, si variés, d’im-
menscs brassées de feuilles sèches étaient Jetées au
milieu ; le feu y pénétrait, maintenu, rapproché par
un nouvel aliment lancé au-delà de la première ligne;
et c’est alors qu’on voyait à travers les ondulations de
la flamme se dresser dans le cirque embrasé les re-
doutables boas tourbillonnant pour échapper à la
mort, grimper d’un seul jet au sommet des arbres,
atteindre les branches les plus élevées et essayer de
franchir Ies flamboyantes barrières qui les étrei-
gnaient. Efforts impuissans ! ils tombaient effrayés,
à moitié dévorés au milieu de la fournaise, et ren-
daient le dernier soupir dans de hideuses contorsions
attestant les horreurs de Ia torture.
On en a vu cependant, me dit M. Pinto, s’élancer
au-delà des flammes, et loin de fuir le danger auquel
ils venaient d'échapper, se précipiter alors sur les
LE BOA. 13
Malais intrépides et en immoler plusieurs avant d'être
vaincus eux-mêmes.
Mais c’est lorsque le boa, impatient de jour et de
soleil, s'échappe de ses sombres et silencieuses forêts
pour parcourir la plaine que fa vie des hommes
court de grands risques jusque dans les habitations
les mieux closes. Ainsi que le chacal et le tigre, le
constrictor a des ruses et de l'hypocrisie; 11 se traine
en sournois à travers les barrières, et ses ondulations
suivent exactement les sinuosités du terrain, afin de
ne faire aucun bruit en heurtant les obstacles. 1
courbe la tête sous les branches et les feuilles des
arbustes ; et, quand il la relève, c’est avec prudence,
écoutant bien d’abord s’i n’y a pas là près de fui
une proie facile à saisir; puis il rampe encore vers le
lieu qu'il a choisi pour sonattaque, et c’est dans ce
moment que par des bonds rapides, et des évolutions
dont Ja flamme au grand mât d'un navire peut seule
donner l’idée, il tourne à droite, à gauche, devant
lui, derrière lui, comme s'il était atteint de vertige.
C’est que le boa, dans cette fièvre ardente, choisit sa
victime, et son œil avide a parfaitement jugé celle qui
lui procurera une plus longue digestion.
Aussi, qu'ont imaginé les naturels de Timor oc-
cupés des plantations ouvertes à toute attaque? Is
ont fortement lié par le naseau et à laide de cordes
solides un buffle à un arbre ou à une roche, et se
sont préparé pour eux des retraites assurées dans de
petites cages dentelées, à travers fesquelles ils peuvent
14 CHASSES,
suivre la marche de leur ennemi. Le boa s’élance,
et les beuglemens étouffés du buffle ne tardent
pas à annoncer le triomphe et le repas du reptile.
Toutefois, quand Ja faim aiguillonne un peu trop le
monstre, il ne faut pas croire qu’il appelle à son se-
cours la prudence dont je vous parlais tout à l'heure :
au contraire, ses allures sont franches et décidées;
il se dresse fièrement au-dessus des hautes bruyères,
poussant à l'air des rafales pareilles aux sifflemens de
la tempête, et suivant une ligne directe comme un
trait lancé d’une main vigoureuse.
Oh! alors malheur à l’homme contre lequel va se
ruer le hideux reptile! Rien ne le sauvera de la re-
doutable étreinte ; et l’on a vu souvent plusieurs in-
dividus lui servir de pâture dans cette course de
géant bien autrement rapide que celle du tigre le plus
agile. On a peine à comprendre l'immense élasticité
des mâchoires du boa. La tête n’est pas plus grosse
que les deux poings réunis d'un homme; eh bien! la
gueule s'ouvre, se dilate sans beaucoup d'efforts et
elle engloutit des masses énormes. Aussi, quand le
corps du buffle a pénétré tout entier dans ce tombeau
vivant, vous voyez des dûmes se dessiner sur la peau
écaillée et les cornes de la victime se dresser comme
des crêtes aiguës prêtes à percer la dure enveloppe
qui les emprisonne.
Tout cela est imposant et terrible à voir, tout cela
tient en haleine les hardis explorateurs, qui ont assez
à lutter contre les maladies de ce pays si funestes
LE BOA. 15
surtout à la vie des Européens, pour qu'ils n’aillent
pas encore tenter des excursions plus périlleuses
en traquant le boa jusqu'au sein de ses domaines.
Mais nul spectacle au monde n’est plus curieux et
plus effrayant à la fois qu'une lutte entre deux ser-
pens boas pour la possession d’une femelle ou la con-
quête d’un buffle. Voici ce que nous conta à cet égard
M. Pinto. Un soir il osa, mais de loin seulement,
assister à un pareil combat qui lui avait été annoncé
par la fuite rapide des Malais, habiles à prédire ces
grands événemens dans la forêt au bord de laquelle
ils se reposent avec leurs troupeaux.
M. Pinto était sur son belvéder, et de là, quoique
éloigné de près de mille pas du lieu de la scène, il
entendait, semblables à de violentes rafales, les so-
nores aspirations des deux monstrueux reptiles qui
allaient en venir aux prises. Il vit les rameaux épars
sur le sol s’agiter, tournoyer dans les airs par les ra-
pides évolutions des deux adversaires irrités, et s'é-
lançant plus tard tels que des fusées envahissant l’es-
pace. Les deux boas atteignirent d’un seul bond les
robustes branches de deux arbres voisins l'un de
l'autre ; il y eut ici un moment de calme trahi cepen-
dant par la vibration fébrile des feuillages épais au
sein desquels les jouteurs s'étaient enroulés.
Tout à coup les arbres frémissent, deux câbles vi-
goureux s’élancent l’un sur l’autre, et ces câbles sont
les deux reptiles acharnés qui, suspendus par les der-
niers anneaux de leur queue, se tenaient enlacés Fun à
16 CHASSES.
l'autre ainsi que les pierres cimentées d’un pont pla-
nant sur labime. La courbe se dessinait tantôt de
haut en bas, tantôt de bas en haut, souvent et long-
temps immobile, et pourtant sous cette apparence
d'immobilité se pressaient, se broyaient, se trituraient
des anneaux durs et serrés ; sous ce calme apparent,
il y avait aussi de la douleur, de la rage, du désespoir.
Un cadavre de boa devait tomber à terre, et l’autre
s'assoupir à ses côtés, La lutte durait depuis plus
d'un quart d'heure quand les deux champions, comme
s'ils en fussent convenus à l'avance, se dénouërent et
regagnèrent leur première station en attendant la
reprise des hostilités. Elles s'annoncèrent par un
troisième sifflement étouffé et plus prolongé que les
deux premiers, après quoi les monstres glissérent le
long du tronc lisse de l'arbre que chacun d’eux avait
pris pour champ de bataille, et là il y eut attaque
violente, prompte comme l'éclair; il y eut, pour
ainsi dire, coup fourré et dernière agonie de l’un des
combattans. L'un d’eux en effet attira à lui son ad-
versaire dont les anneaux de la queue cédaient petit
à petit le terrain. Les corps si monstrueux se trou-
vérent alors placés côte à côte, de bout en bout; mais
celui-ci immobile, l’autre plus mouvementé que ja-
mais et se roulant avec de grandes précautions autour
de l'arbre , el y étouffant enfin son ennemi vaincu.
Nul spectacle au monde n’est curieux comme une
joute entie deux boas amoureux préludant à leur
union. Ce sont des sifflemens aigus et fébriles, des
LE BOA. 17
bonds rapides, des tournoiemens dans les airs, des
gueules s’ouvrant et se fermant vingt fois par minute.
Ce sont encore des ascensions jusqu'aux branches les
plus élevées des plus grands colosses de la forêt, des
élans monstrueux qui font franchir horizontalement
aux reptiles enflammés au vol et comme s'ils avaient
des ailes des distances énormes. Il y a là des échanges
de regards de feu, une coquetterie incessante et du
repos jamais; jamais de calme, c’est la fièvre, c’est le
transport ; un désordre étourdissant auprès des feuil-
lages qui servent de champ clos, un cahos inimagi-
pable, des rameaux épais qui couvrent le sol; vous
jureriez une terre et un ciel en ébullition, tant le
vertige des deux reptiles se communique à tout ce
qu'ils touchent, à tout ce qu'ils approchent; et quand
ces préludes de folie ardente ont eu lieu, quand li-
vresse de l'amour à atteint son paroxisme, quand le
moment qu'ils appellent de tous leurs vœux sera ar-
rivé, vous verrez les jouteurs s’élancer lun vers
l'autre, former des nœuds qu'eux seuls peuvent dé-
lier, des tresses qu'eux seuls peuvent défaire; tantôt
allongés de toute la grandeur de leurs corps, ils imi-
tent le jeu bizarre de la vis d'Archimeède, toutes les
courbes se suivent sans se toucher; lantôt en bloc,
on ne sait où est leur tête, où est leur queue, c'est
tout au plus si on devine qu'ils sont deux, on les
prendrait plutot pour un amas de boues gluantes
ou de câbles goudronnés. Tout à coup, la masse
s'agite, elle se développe , elle se montre dans
18 CHASSES.
toute sa terrible étendue... Un ennemi de plus va
bientôt se dresser contre les hommes et les buffles.
M. Pinto, témoin plusieurs fois de ces combats
pleins de la passion la plus extravagante, avait essayé,
à laide du fusil et même du bruit de l'artillerie, de
mettre un frein à la turbulence des deux amans ; il
m'a assuré que jamais il ne les avait vus s’'émouvoir
aux plus terribles vibrations.
— Je suis certain, poursuivit-il, qu'au milieu de
leurs plus intimes étreintes, le feu mis à la forêt vien-
drait les atteindre sans qu'ils voulussent chercher à
éviter le danger. Quelques Malais audacieux, conti-
nua-t-il encore, ont osé dans ces momens terribles
s'approcher des deux reptiles et les attaquer de leurs
flèches empoisonnées. Nul, jusqu’à ce jour, n’a eu à
se repentir de sa témérité.
Au surplus, les observations scrupuleuses et fré-
quentes du gouverneur de Dielhy n’ont jamais pu le
conduire à la découverte de ce problème : à savoir si
le boa qui vient de posséder est jaloux de sa compagne.
Il pense que le constrictor l'est avant sa conquête et
non après; cela prouve qu'il n’y a point de reconnais-
sance chez les serpens.
Quoique plusieurs voyageurs aient assuré que le
boa constrictor n'osait Jamais affronter le passage
des rivières, je puis encore, sur la foi de M. Pinto et
de ses officiers, attester que non seulement le mons-
trueux reptile s'attaque à ces obstacles, mais que
souvent même il s’élance dans les flots océaniques
LE BOA. 49
alors que la tempête les agite, et qu'il se perd dans
l'horizon pour revenir après quelques heures dans
ces tranquilles solitudes, comme de retour d'une pro-
menade ou de la conquête d’un empire en révolu-
tion. M. Pinto ajouta que ces expéditions si témé-
raires se fesaient quelquefois par bandes et que jamais
il n'avait élé témoin d'aucun combat de ces reptiles
sur l'Océan. |
La peur est mère de l’exagération, et je craindrais
d'ajouter trop de foi aux assurances que m'a données
M. Pinto que le nombre de ces monstres dans les
forêts qui avoisinent Dielhy élait immense. Les voya-
geurs doivent s'abstenir de répéter de pareilles as-
serlions , sous peine de se voir appliquer cette
maxime si connue de la sagesse des nations: « A
beau mentir qui vient de loin. »
Nià Coupang ni à Dielhy, nul des officiers de
M. Pinto, gouverneur de la ville hollandaise, n’a vu de
vipéres ou d’autres reptiles que le boa. C’est que
toutes les autres races inférieures auront disparu
dans les entrailles de ce vorace dominateur.
Quand les tempêtes océaniques nous ont long-
temps ballottés, quand un soleil à pic a écaillé notre
peau, quand les glaces polaires ont figé notre sang,
quand nous avons eu tant de peine à résister aux at-
teintes des fièvres dévorantes, du scorbut, de la dys-
senterie et de la nostalgie, le plus mortel ennemi du
voyageur, ne nous reprochez pas un peu de pusilla-
nimité en face de certains adversaires si hideux à voir,
20 CHASSES
si difficiles à vaincre, ou ne nous accusez qu'après
avoir vous-mêmes essayé davantage. J'ai téméraire-
ment étudié certains actes de la vie du boa constrictor
qui épouvante Dielhy; les autres renseignemens
m'ont été fournis par M. Pinto; et je ne crois guère
au mensonge que lorsqu'il rapporte au narrateur
gloire ou bénéfice personnel.
J'ai vu (je voyais alors!) le peuple malais de Ti-
mor, j'ai vécu avec lui, jai assisté à ses joies qui
sont des tempêtes, à ses fêtes qui sont des meurtres,
à ses orgies qui sont des massacres. Je me suis long-
temps promené coude à coude avec ces hommes de
lave qui s'endorment sans jamais sémouvoir aux ru-
gissemens des volcans sur lesquels ils reposent, et qui
ne craignent pas d'attendre à quelques pas d’eux les
redoutables crocodiles dont la rade de Coupang est
infestée.
Le premier mouvement du Malais à son réveil est
une caresse à ses armes empoisonnées; sa dernière
pensée alors qu'il s’assoupit sur la terre humide ou
sur sa nalte de Maniile est un regret ou un remords,
quand son crish ou son javelot ne garde aucune trace
de sang.
Dois-je rapporter ici les récits de quelques voya-
geurs attestant que dans une partie des îles malaises
ils ont vu des naturels, armés de leurs erish et de leurs
flèches, aller à la chasse des boas et venir presque tou-
jours à bout de ces dangereux reptiles? Les flèches,
au lieu de pointes d'os ou de fer, étaient armées d’un
LE BOA. 21
croissant très tranchant qui arrêlait le monstre dans
sa course rapide; et les Malais, à Paide de leurs erish,
parvenaient à briser un anneau du constrictor, ou
séparaient même le monstre en deux parties. Je ne
sais quelle foi il faut avoir en ces faits merveilleux.
Quant à moi qui ai vu à l’œuvre M. Rouvière au
cap de Bonne-Espérance, qui ai étudié les mœurs
belliqueuses du Patagon et du Gaoucho allant défier
le jaguar au sein des plus vastes solitudes, je crois
tout possible en fait d’audace et de succès lorsque
entreat en lice des hommes tels que ceux qui vivent el
meurent à Timor, tels que ceux encore qu'on trouve
jetés çà et à au milieu du vaste océan Pacifique.
C’est que chez nous, dormant sous la lassitude de
la paresse et du désœuvrement, on ne se réveille
guère qu'aux ridicules querelles de ménage, aux cris
d’une meute de chiens errans, aux disputes de deux
cochers avinés ou aux roulemens des tambours an-
nonçant une parade; c'est que chez nous, mollement
étendu sur la soie ou le velours , on aime le repos
parce que rien dans la vie n’a assez d'intérêt ou de
majesté pour nous forcer à nous tenir debout et en
alerte. Les pays dont je vous parle n’ont pas le même
privilége, et les hommes qui les parcourent sont au-
trement charpentés que nous ne le sommes. Des ou-
ragans à faire trembler les montagnes, des volcans à
soulever ou à engloutir des îles immenses, une zûne
de feu, et le boa constrictor qui se promène au milieu
des populations.
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LE JAGUAIR,
Ts GC” EN" Æù QU HT.
Le jaguar, nommé par les Brésiliens jaguara, à la
robe dun fond fauve comme le léopard ; elle est ta-
chetée de noir d’une facon fort régalière et harmo-
nieuse. La queue est courte et presque toujours dans
une agitation extrême ; on dirait qu’il veut s’exciter
lui-même au mouvement et à là guerre. Il est de la
taille d’un gros dogue et sa vivacité est peut-être plus
grande que celle du chacal et de la panthère. C’est
l'animal le plus cruel du Nouveau-Monde, qu'il par-
court en véritable dominateur, tantôt sur les plaines
2h CHASSES.
ou les montagnes, tantôt aussi dans l’intérieur le plus
épais des vastes forêts vierges qui pèsent sur le sol
américain, Lorsqu'il est repu, il perd une partie de
son courage et de son activité ; quelques voyageurs
assurent même qu'un tison enflammé lui fait alors
prendre la fuite : je ne vous conseille pourtant pas
de l'essayer.
IL se trouve plus communément au Brésil, au Para-
guay, au Turcuman, à la Guyane, au Mexique, au
pays des Amazones et dans toutes les contrées mé-
ridionales de l'Amérique.
Son cri lugubre hou lhou! à quelque chose de
grave el de plaintif à la fois devant lequel s'arrêtent
les prudens voyageurs.
La couleur de la peau du jaguar varie suivant l’âge :
les jeunes l’ont d’un fauve très foncé, presque roux,
même brun. Mais ces teintes s’éclaireissent lorsque
animal vieillit; et je me hâte d'ajouter que la guerre
continuelle que lui font les Paulistes, les Gaouchos
et les Patagons ne lui laisse guère le temps d’ar-
river jusque-là.
22) 2526) La< ee <a —
CHASSE.
11 ya des peuples dont la conquête morale est im
possible. Sauvages comme leurs éternelles solitudes,
ils mettent entre eux et la civilisation une barrière de
sable, de roches aiguës ou de forêts vierges dont eux
seuls osent interroger le silence et la profondeur.
Les savans explorateurs n'ont ni le temps ni le
courage nécessaires à l'amélioration des races primi-
tives, dont les seuls ennemis jusqu’à présent sont les
bêtes féroces ou venimeuses et la colère des élémens.
Là pourtant serait la vraie gloire du voyageur euro-
péen qui comprendrait l'importance de sa mission ;
là seulement il trouverait le prix de ses travaux et de
ses fatigues ; là seulement il y aurait utilité dans le pré-
sent et dans l'avenir pour le prédicateur et le disciple,
pour l’homme de la nature et l'homme de nos cités.
Quand les navires ont laissé tomber l'ancre dans
une rade, croyez que Le premier regard est un regard
d’avidité. Si le sol est riche, on s’en empare; s’il est
abrupte, à peine les cartes nautiques se donnent-
elles le soin d’en indiquer la position douteuse. L'a-
varice à les bras bien plus longs que l'humanité.
Maurice, Mascarenhas, l’Indoustan , les iles Mahi-
ses et quelques autres archipels des océans ne sont
pas restés long-temps sans dominateurs, dès que Îles
3
L
26 CHASSES.
découvertes des Portugais les ont eu signalés à l’Eu-
rope. Mais demandez si des expéditions se préparent
pour soumettre les féroces insulaires des Fitgi, de
Solor, de Savu et d'Ombay, où l’on boit le sang dans
le crâne des ennemis vaincus. L’anthropophagie ne
nous occupe guère, et il faut bien que les détails des
cruautés dont sont victimes les voyageurs qui tou-
chent à la Nouvelle-Zélande viennent tous les ans
amuser nos loisirs. Nous vivons si peu et si mal
quand il ne nous arrive pas des antipodes des bul-
letins de meurtre etde sang !
La Patagonie est une terre libre et sauvage comme
Ombay et Rawack : les voyageurs da laissent dans
l'oubli. Ne soyons pas aussi dédaigneux, et prenons
chez elle le second drame de la série que nous pro-
mettons à nos lecteurs.
On a dit que les Patagons avaient communément
une taille de neuf pieds. Le mirage probablement
avait fasciné les yeux de l'observateur. Le Patagon est
sans contredit le peuple le plus grand de la terre;
mais sa taille, si c’est un mérite, est le moindre de
ceux qui le distinguent. Ecoutez :
A ses pieds le désert ; devant lui, sur ses flancs et
après qu'il a franchi un nombre immense d'horizons,
le désert avec son silence, sa solitude, ses bruyères
dévorées par un soleil, brülant ici, glacé là; et puis,
de temps à autre, un roulement lointain fesant reten-
tir le sol comme s’il répercutait la voix du tonnerre;
des milliers de chevaux sauvages à la crinière épaisse
LE JAGUAR. 27
et flottante, aux jarrets fins et nerveux , à la queue
onduleuse , aux naseaux ouverts à toutes les brises ,
coursiers infatigables faconnés aux bizarres capri-
ces de la température de cette partie du Nouveau-
Monde, courant en écervelés d'une plaine à l’autre,
traversant à la nage les rapides torrens et les larges
rivières, S’animant et bondissant aux sauvages rau-
quemens du jaguar indigné qu’on ose lui disputer le
large empire où il règne en dévastateur ; et puis en-
core, l’effrayant pampero, né dans les glaces polaires ,
vomissant ses écrasantes rafales sur le terrain qu'il
nivelle, s'emparant des vieux troncs séculaires, les
tordant en spirales, ou les arrachant de leur berceau
et les fesant tournoyer dans les airs au gré de sa fu-
rie; le pampero, plus redoutable encore que le strocco
du désert de Saarah , car il se déchaine, lui, sans dire
gare, éclate comme la foudre , ne remonte jamais
comme le fait le brûlant sémoun, et ne s'arrête qu’a-
près avoir renversé les premières barrières des forêts
éternelles qui, au nord de la Plata, séparent le triste
Paraguay du Brésil aux villes royales, aux solitudes
embaumées.
Eh bien ! là, là et là le désert, ici des chevaux in-
domptés, plus loin le jaguar, partout le pampero. Et
un homme s’élance; il s’'élance seul ou presque seul,
puisqu'il n’a pour compagnon qu'un ami, mais un
ami fidèle, soumis, dévoué, reconnaissant la voix qui
l'anime, qui le seconde dans son entreprise témé-
raire et qui mourra sans pousser le moindre gémis-
28 CHASSES.
sement, surtout s’il a le bonheur de sauver son mai-
tre. Car lui, voyez-vous ? il ne demande pas mieux
que d’être esclave, quoiqu'il ait long-temps et rude-
ment lutté pour son indépendance.
Le maitre, c’est le Patagon; l’esclave, c’est le cour-
sier.
Ils partent. Le premier ne dit jamais adieu à sa
amille, qu’il laisse là dans une ville à moitié euro-
péenne, mais il lui dit: Æ/u revoir ; et son excursion
cependant sera peut-être de quelques mille lieues au
travers des pampas désolées, qui ont donné leur nom
au vent meurtrier sous lequel se courbent si près de
leurs tiges les têtes desséchées des bruyères dont
celte partie du monde est couronnée.
Au nord, la rivière de la Plata aussi large que les
nôtres sont longues ; à l'Est, l'Atlantique dont les îles
sont de bitume; à l'Ouest, la Cordilière neigeuse avec
ses crèles aiguës, ses volcans d'air et de lave, ses lacs
au-dessus des nuages et ses cascades retentissantes ;
au Sud, la Terre-de-Feu et le détroit célèbre par le-
quel le Portugais Magellan arriva si heureusement à
la découverte du vaste Océan-Pacifique.
Voyez : le théâtre est immense, toutes les popula-
üons du globe pourraient s’y promener à l'aise. Eh
bien! un seul homme part, vêtu deson puncho de
drap, assis sur un recado, couverture de laine bigarrée
sanglée fortement sous le ventre. de son cheval, à
,
Pabri du soleil sous son chapeau à larges bords noué
LE JAGUAR. 29
au menton par un ruban noir, n'ayant pour toute
arme que son escopette, deux poignards enfermés
dans une gaine cousue à ses bottes faites de la peau
du jarret d’un cheval, et quelquefois aussi un lacet
pareil à celui des Gaouchos et une corde aux extré-
mités de laquelle sont fortement assujetties deux bou-
les en fer qu'il fait tournoyer sur sa tête et qu'il lance
avec une adresse merveilleuse aux jambes du tigre,
du cheval sauvage, du lion ou de l’autruche, souvent
plus dangereuse dans sa défense que les redoutables
quadrupèdes qui peuplent ces déserts.
La chasse du Gaoucho, je vous l'ai dite autre part,
et vous avez sans doute élé épouvantés de l'audace
de cet indigène du Paraguay venant apporter à Bue-
nos-Ayres ou à Montevideo le produit de ses courses
aventureuses.
Le Patagon qui arrive de l'extrémité méridionale
de l’Amérique jusqu'aux bords de la Plata se pro-
clame et se croit le fils aîné du Gaoucho; et s’il ne
l’est point par le courage, il l'est du moins par la vi-
gueur de ses muscles et l’imposante majesté de sa
taille de géant. Le Gaoucho est petit, osseux, par-
leur ; le Patagon est colossal, charnu, taciturne,
ses cheveux sont longs et flottans et sa poitrine velue
comme celle d’un ours.
Nul être au monde n’est moins marcheur que le
Patagon, qui croit en Dieu et pense que l'être su-
prême n’a créé le cheval que pour les seuls habitans
de ses déserts. À qui a vu le Patagon essayant la
30 CHASSES.
conquête d’un cheval sauvage, la fable des Centaures
ne semble plus une fiction. Tant que l’animal sera
sur ses pieds, il aura le Patagon pour dominateur ;
et quand le quadrupède se couche pour dormir, il
n'est pas rare de voir le maître, étendu sur le sol, re-
poser aussi sans cesser d’enfourcher son inséparable
compagnon.
Il n’y a (à, pour parler avec justesse, qu’une seule
pensée, une seule vie, une seule âme pour deux corps.
Le langage du Patagon uent de la nature du cli-
mat qu'il habite : il est rapide , saccadé, turbulent ;
mais comme la rafale il cesse bientôt, et l’on dirait
que les longues conversations le blessent. La péri-
phrase n’est point dans son idiôme, que vous diriez
composé de monosyllabes. Dansles querelles, le Pa-
tagon bourdonne quatre mots , s’arme de ses deux
poignards, les agite, frappe, tue ou est tué.
Quand on habite un si vaste pays, quand on a un
si long chemin à parcourir, on n’a pas de temps
à perdre ; et d’ailleurs la prestesse des mouvemens
du jaguar, son ennemi naturel, l’a déshabitué de la
réflexion. Les Napolitains ne sont lents et assoupis que
parce que le Vésuve les menace long-temps avant de les
frapper ; et le Caffre, si souvent traqué par le tigre et
le lion , imite en tout le Patagon dans sa marche al-
tière et dans sa facon de combattre.
Le Patagon s’est mis en route en allumant sa ciga-
relie et en sifflant un air d'indépendance; son cour-
sier s'est élancé dans l’espace, docile à la parole du
LE JAGUAR. 31
maître plus encore qu’au frein et à l'éperon ; et bien-
{tôt cavalier et monture ralentissent leur marche,
car ils sont loin de toute habitation, et l'ennemi peut
les guetter à quelques pas d'eux dans le creux d’une
roche ou derrière une touffe d’arbustes rabougris.
Tout à coup le cheval s'arrête et frémit, non de peur,
mais d’impatience ; ses oreilles et ses naseaux sont
dans un perpétuel mouvement, ses jarrets tremblot-
tent, ses poils se hérissent, et d’un bond il fait face
à l'ennemi, que son instinct a déviné.
Le Patagon a rejeté le reste desa cigarette, il es-
saie si les poignards de sa botte sortent aisément de
la gaine, si le lacet fatal a l’élasticité voulue et si les
ressorts de sa redoutable escopette sont en bon état.
Vous croyez qu'il se prépare à la lutte comme le fait
un de nos soidats, silencieux et résigné sous les ar-
mes? Non. Le Patagon qui attend le jaguar a pris
le parti de se parler à lui-même comme s’il y avait
deux volontés distinctes en lui; et puis il s'adresse
au cheval, dont il caresse les précieuses qualités et
dont il gourmande les défauts. Tout cela se fait
comme S'il récitait à demi-voix une lecon, ainsi que
les dévots répétant une prière par habitude et tou-
jours sur le même ton. C’est une sorte de bourdon-
nement monotone, pendant lequel toutes les mesures
de sûreté sont admirablement prises. Vous croiriez
que, pour mieux se souvenir, le Patagon a besoin du
témoignage de ses lèvres : « Et mon lacet, se dit-il
» tout bas, est-il bien assujetti? ne se noue-t-il pas
32 CHASSES,
» dans ses sinuosités ? Allons ! allons ! la pointe des
» poignards est aiguë, elle entrera froide au cœur.
» Ah! ah! l’escopette qui ne m'a jamais fait défaut
» me sera fidèle encore cette fois. Tiens ! et mes deux
» boules si rapides que j'allais oublier presque, in-
» grat que je suis! »
Et ilapplique ses lèvres sur ses deux boules de fer.
« Et toi, Bep, dit-il encore à son cheval attentif,
» songes-y bien : si tu tournes le dos au jaguar , tu
» n'auras plus de défenseur et tu mourras comme un
» lâche. Fais comme moi, regarde-le en face, pré-
» sente-lui ton poitrail; et s’il s'y précipite, sois sans
» inquiétude, mon brave compagnon : les balles de
» mon escopette sont de plomb et vont droit au but
» quand mon œil les dirige. Maintenant j'entends
» les bonds de notreennemi: alerte! et à noustrois! »
Le jaguar s’est présenté en effet; mais, en face d’un
adversaire qui ne fuit point, il fait halte à quelques pas
de distance, couché ventre à terre afin de donner
moins de prise à la balle; car lui aussi, tout brave.
qu'ilest, a l'instinct du danger qui le menace.
Vous savez, car je vous l’ai raconté dans la chasse
du Gaoucho, comment le lacet, après avoir tournoyé
sur la tête, se précipite et étreint le terrible jaguar ;
vous savez aussi comment il arrive parfois que les
boules emprisonnent les jarrets de la bête furieuse;
mais ici le Patagon à imaginé une nouvelle manière
de combattre qui tient du prodige, et il l'emploie
afin de ne pas gâter la belle fourrure de son ennemi,
LE JAGUAR. 33
qu’il s’est engagé à porter intacte à Bucenos-Ayres
comme un trophée digne de sa bravoure.
Dès qu'il est sûr de n’avoir qu’un seul adversaire à
combattre, le Patagon descend de son cheval, auquel
il dit tout bas à l'oreille : « Ne bouge pas, mon ami;
» je suis là pour te protéger.» Cela fait, il s'assied
d'abord à terre, à la tête du cheval immobile, me-
sure de l'œil la distance à franchir, puis il se couche
sur le dos, le lacet à boules à son côté, l'escopette
meurtrière dans ses mains, le doigt sur le ressort, et
il attend le jaguar. Celui-ci jette un regard fauve sur
le coursier, qu’il croit sans protecteur; il se dresse
lentement, gratte le sol de ses ongles aigus, agile ses
lèvres furieuses, clignotte pour affaiblir les rayons
du jour qui blessent son orbite, pousse un lugubre
rauquement, s'élance comme un trait... Et c’est alors
qu'il plane sur le Patagon que celui-ci décharge
son arme, l’atteint sous le ventre et l’étend raide sans
vie. Si le coup n’a pas bien porté , les poignards font
leur office et c’est une nouvelle lutte à soutenir. La
bête féroce a des dents et des ongles acérés, mais le
Patagon aussi a des lames effilées et un bras robuste.
Le sang de l'un et de l’autre coule par plus d’une
large blessure , et dans ce choc ardent il faut qu'au
moins une victime meure.
Par un dernier effort, le tigre se dresse sur ses pat-
tes de derrière et se précipite sur son jouteur. Celui-
ci, au lieu de fuir, se rue à son tour sur le poitrail en-
sanglanté de son féroce ennemi, et les deux poignards,
34 CHASSES.
à la fois pénétrant jusqu’au cœur, vont y chercher
un dernier battement.
Le cadavre est sur le sol.
Tandis qu’a lieu ce dernier combat, qui parfois dure
quelques minutes et qui souvent tient pendant une
demi-heure en haleine ces deux adversaires habiles à
s’observer, qu'a fait le fidèle et dévoué camarade du
Patagon épuisé delassitude? Rien. Il est resté fixé à la
place que lui avait assignée le maître , suivant seu-
lement de l’œil les chaudes alternatives de la querelle,
comme le ferait le témoin impassible d’un de nos
duels européens.
Il arrive parfois aussi que, dans ses courses au tra-
vers du désert, le Patagon fait la conquête de quel-
que peau de jaguar sans qu’il en coûte rien à son
courage. Un cheval blessé ou malade est resté sur le
sol : deux tigres haletants se sont rués sur la victime,
et les voilà, furieux, avides, se refusant tout partage,
commençant entre eux un terrible combat qui lais-
sera au vainqueur deux proies à dévorer. Si vous
frémissez au tableau d’une lutte engagée entre un Pa-
tagon et un jaguar, jugez combien le drame est pal-
pitant alors que les deux bêtes furieuses se déchirent
de leurs dents et de leurs ongles avec de rauques ru-
gissemens ! Le premier festin est oublié, et les fauves
prunelles des deux tigres en fureur ne cherchent plus
un ennemi sans défense. Le Patagon peut s'appro-
cher alors sans crainte des deux athlètes : il peut ju-
ger de la vigueur de la défense et de l'attaque, on ne
songe point à l’inquiéter; et si les deux champions,
LE JAGUAR, 35
-après la lutte, ne sont pointétendus sur l'arène, le vain-
queur sera une proie facile pour le Patagon, qui méprise
pourtant de semblables triomphes. Ce qu’il faut d’a-
bord à celui-ci, c’est un danger; ce qu’il veut ensuite,
c'est une peau de jaguar bien conservée qu’il puisse
vendre pour quelques piastres au profit de sa famille.
J'ai vu à Montevideo un de ces indomptés prome-
neurs du désert qui refusa dédaigneusement trois
piastres pour deux de ces peaux de tigres déchirées,
et qui me les offrit gratis un instant plus tard parce
que, me dit-il, il les avait obtenues sans le secours de
ses lacets, de son escopette et de son poignard.
— Elles ne me coûtent rien, poursuivit-il en les
jetant à mes pieds, je vous les laisse au même prix.
Au reste, monsieur, me dit-il quelques instans
plus tard et lorsqu'il me vit prendre des notes sur
mon calepin, je tiens à me justifier auprès de vous
de ce que vous appelez sans doute ma maladresse ou
ma couardise. Etes-vous homme à me suivre à quel-
ques lieues de Montevideo ? je vous promets de vous
faire revenir de votre premier ,;jugement sur mon
compte.
— Je le voudrais bien, mais je ne sais pas monter
à cheval.
— J'en ai un fort docile que vous mènerez comme
un mouton. Ainsi donc, vous ne me refuserez pas le
service que je vous demande ?
— Ma (oi! monsieur, sous votre escorte je ne crains
rien, et j'acceple.
36 CHASSES.
Le Patagon me mena dans un vaste hangar où plu-
sieurs chevaux de petite race, mais d’un modèle par-
fait, mangeaient dans un ratelier en pierre. Il en fit
seller un, le conduisit dans la rue, et nous partimes.
A peine hors des murailles, le Patagon prit le galop;
mon cheval imita son exemple, et il était si docile et
moi si bon cavalier que nous ne tardämes pas à faire
séparation de corps.
Cependant, grâce à ma bonne volonté el protégé
par les conseils de mon guide, nous nous trouvâmes
bientôt en rase campagne, seuls et sous un soleil pé-
nétrant. Vers le soir jedemandai grâce, je refusai d'al-
ler plus avant; et, au risque de me perdre, je déclarai
à mon Patagon que je voulais retourner à Monte-
video.
— Vous êtes bien Européen, me répondit-il en sou-
riant. Il est grand dommage que nous n’ayons pas ici
des lièvres et des lapins à tirer... Mais j'entends du
bruit dans cette clairière, dit-il : attendez encore et
suivez-MOI.
Ce n’était point un jaguar, c'était une autruche,
une autruche vicille, pelée, qui n'avait sans doute plus
la force de chercher sa nourriture.
— Mystification ! s’écria le Patagon désappointé. Je
m'attendais à quelque chose. Cependant, comme je
ne veux pas rester les bras croisés et que ceci est cu-
rieux encore , regardez-moi.
Aussitôt il poussa un cri retentissant. L’autruche
effrayée se leva aussi vite que pouvaient le lui permet-
LL
LE JAGUAR. PE
tre ses forces cpuisées ; et, voyant son ennemi si prés,
elle s'enfuit avec assez de rapidité, la tête à demi
courbée vers le sol. Le Patagon mit son cheval au
trot, agita à l'air ses deux redoutables boules, les
lança, et l’autruche, saisie par le cou, s’abattit pour
ne plus se relever.
— Ainsi aurais-je fait du jaguar, me dit le Patagon
avec fierté. Et certes, si vous m’aviez vu à l’œuvre,
vous n’auriez pas tracé tout à l'heure les notes sans
doute injurieuses que je vous ai vu prendre sur votre
livre.
Nous revinmes sur nos pas; et, je le dis à ma
gloire, je ne tombai plus que deux fois pendant le
traJet. $
Je fus un autre jour témoin, dans un café, de la
conversation suivante entre un Patagon et un Gaou-
cho, tous deux intrépides et renommés chasseurs de
jaguars. Elle eut lieu, du reste, avec un calme et une
politesse de manières qui donnaient un parfait dé-
menti à la vivacité des expressions dont chacun des
adversaires semblait vouloir adoucir l’amertume.
— Eh bien, Marchena, dit en ricanant le Patagon,
quelqu'un vient de m'assurer que Lu avais fait, Le mois
passé une chasse magnifique.
— On l'a menti, Llaurens, répond celui-ci sans
ôter de sa bouche sa petite cigarette : jamais je n'ai
été moins heureux.
_— Pourtant tu as apporté à Montevideo trois peaux
de jaguars, et Lu n'es resté que dix jours absen!.
38 CHASSES.
— Tout cela est vrai ; mais les trois peaux étaient
trouées au-dessus de l'épaule, et même l’une d'elles
avait le front déchiré.
— Tiens! tu n'étais donc pas en veine ?
— Je ne sais; mais, les jaguars esquivant adroite-
ment mon lacet, je me trouvai dans la nécessité d’a-
voir recours au poignard.
— Trois fois de suite ? C’est jouer de malheur.
— Cela peut arriver à tout le monde.
— Cela ne m'est jamais arrivé à moi.
— Cela peut t’arriver demain.
— Dans ce cas, je renoncerais au métier.
— Pourquoi donc, puisque je le continue ?
— Chacun agit à sa manière.
— On m’a dit, poursuivit Marchena en pinçant ses
lèvres, que, dans tes courses, tu n’aimais guère à
l’éloigner de Buénos-Ayres. Est-ce vrai ?
— Si peu vrai que j'ai fait mes dernières prises à
deux cents lieues dans l’intérieur des pampas.
— Personne n’était là pour garantie de tes pa-
roles.
— Le jaguar dont j'apportai la peau en était une
suffisante.
— Andreu me dit qu'il te l'avait vendue trois
piastres. :
Les deux interlocuteurs se levèrent, et le poignard
des bottines se trouva dans leurs mains. Des voisins
s'élancèrent sur eux, on les calma; et le résultat
de ces provocations fut un défi accepté de part et
“er
LE JAGUAR. 39
d'autre avec une insolence de regard admirable.
Ils partirent le lendemain : huit jours après, tous
deux furent trouvés morts sur le bord de la Plata, et
horriblement mutilés. À côté de leurs cadavres pres-
que méconnaissables, gisaient sans vie deux jaguars
criblés de blessures.
L'épisode dont je vous ai parlé avant la conversa-
tion précédente n’est, à vrai dire, qu’un jeu, un di-
verlissement, peut-être mème un ennui pour cet intré-
pide nomade qui userait rapidement sa vie à la tié-
deur de nos cités. Ce n’est pas assez d’un jaguar pour
lutter avec lui d'adresse, d’agilité, de force et de cou-
rage : ce qu'il veut encore, ce sont des rencontres
plus périlleuses, c’est une bataille et non pas une es-
carmouche. Après avoir vaincu un ennemi, loin que
ses forces soient épuisées, il prétend que le voilà en
train et il accuse la disette d’adversaires : il vous dit
que l'appétit vient en combattant , et à peine si un ca-
davre de jaguar étendu sans vie à ses pieds a occupé
son énergie. Il n’oserait pas, je vous l’atteste, rentrer
à Buénos-Ayres avec une seule peau de victime,
comme le fait cependant chez nous le chasseur qui,
dans sa journée de fatigue, n’a vaincu que le chardon-
neret de la route.
Voici donc deux adversaires redoutables qui s'of-
frent au Patagon : le jaguar et sa femelle ardens à la
curée, la gueule béante exhalant une haleine fétide
de chairs corrompues , les flancs ruisselans d’une
sueur jaune, les yeux lançant des flammes. La ren-
19 CHASSES.
contre sera terrible. Oh! c’est pour.le coup que le
Patagon récite à voix basse et rapidement ses conseils
el ses oraisons de bataille. Plus le péril est imminent,
moins rudes et moins âpres s'échappent ses paroles; et
c’est pour ceia peut-être qu’elles ont plus d'énergie.
Les deux acharnés jouteurs s’avancent côte à côte
comme des soldats exercés, et l'escopette du Patagon
lui vient en aide, ainsi que le lacet qu’il a d’abord dé-
daigné et le cheval généreux qui fuit parfois quand
son maître va être vaineu, afin de laisser croire au
jaguar qu'il est prêt lui-même à lui servir de pâture.
Mais les choses tournent rarement ainsi, car le Pata-
gon à deux poignards, deux lacets, deux cœurs pour
auxiliaires, et 1l n’y à là devant lui que deux tigres
forts et robustes, harmonieusement tachetés de noir.
Les adversaires ne sont séparés les uns des autres que
par une douzaine de pas. I faut que la première balle
qui frappera soit mortelle, ou la vie du Patagon court
le plus grand danger. Le coup est parti : un des ja-
guars pousse un cri, tombe ct se redresse. Ce n’est
pas à lui que le Patagon doit avoir affaire maintenant;
lc plomb a bien porté, la bête féroce exhalera encore
quelques sourds gémissemens ct tombera plus tard :
Le combat s'engage entre deux autres jouteurs; et le
duel à mort se termine presque toujours à lavan-
tage de homme, car son adversaire est à demi-vaincu
par la chute de son partner à l’agonie.
Ce sont [à deux épisodes assez communs dela vie du
Palagon. Mais c'est lorsque trois ou quatre jaguars as-
LE JAGUAR, AA
sociés pour le carnage se ruent sur un seul ennemi au
milieu du désert que le moment de la lutte est
effrayant. Le Patagon qui à vu de loin la meute affa-
mée n'aurait pour unique témoin de sa fuite que le
cheval qu'il a dompté : eh bien lil ne peut se résoudre
à tourner bride; il reste là d'un pied ferme; et pour-
tant il pressent le sort qui va l’atteindre. Presque au
hasard il fait partir sa redoutable escopette, mais les
balles sont souvent impuissantes contre le tigre : la
race en est vivace comme celle de tous les animaux
meurtriers, et il faut aller fouiller profondément dans
ses flancs pour y trouver les dernières sources de la
vie. Le plomb a été bien dirigé, tant le Patagon est
habile même dans son insouciance. 1] à également en-
voyé le lacet à boules ainsi que la longue courroie
bouclée à la sangle du recado. Maintenant il serre de
ses doigts crispés le manche de ses deux stylets, il
frappe, il troue, il refrappe encore; les griffes et les
dents des tigres le déchirent, et il frappe toujours. Les
deux autres adversaires, irrités par la perte qu'ils
viennent d'éprouver et par l'espérance d’une victoire
facile, bondissent avec une rage et une soif de meur-
tre que rien ne peut assouvir; ils voltigent à droite
et à gauche du cavalier, ils déchirent les flancs du
coursier, qui n’a de foi qu'en son protecteur. Le poi-
gnard du Patagon a pénétré dans les entrailles du
tigre suspendu à la croupe du cheval, et qui glisse
presque sans vie sur le sol profondément labouré,
tandis que le troisième jaguar achève son œuvre de
4
À9 CHASSES.
destruction. Le Patagon et son ami perdent leur
sang par vingt larges entailles, ils fléchissent, ils tom-
bent sans pousser une plainte, ils exhalent enfin un
dernier soupir. Un horrible festin a lieu, et le lende-
main les aigles et les vautours qui planent dans l’es-
pace voient sur le sol des débris effroyablement muti-
lés et deux jaguars repus couchés dans le sang.
La vie du Patagon est complète.
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de la terre des Papous.
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C’est avec la racine de Curcuma que les Indiens se
guérissent de la morsure du lézard venimeux qui
s’abrite sous leurs éternelles forêts.
Le lézard dont je parle est le Gecko de la grande
espèce; son cri ressemble à celui de la grenouille ou
d’un petit baudet. La tète du Gecko est presque
triangulaire et fort grande; ses yeux sont en saillie, et
sa langue, très longue, est revètue de petites écailles ;
ses dents sont tellement aiguës qu’elles laissent leur
empreinte sur les pierres les plus dures ; son corps est
44 CHASSES.
couvert de petites verrues, ses pieds sont larges, sa
queue est plus longue que son corps; elle est ronde,
couverte d’anneaux visibles à l'œil nu à quelques
pieds de distance, et la couleur générale de l'animal
est d’un vert clair tacheté d’un rouge vif. Fasselquits
et Bontius regardent comme un des poisons les plus
corrosifs l’humeur gluante qui le couvre; les habi-
tans de Java s’en servent pour empoisonner leurs
flèches.
Il y a cinquante-cinq espèces connues de lézards.
Celui dont nous parlons, et qui a de trois pieds et
demi à quatre de longueur, se trouve dans l'Inde, en
Egypté, dans les Moluques, et surtout à la terre des
Papous, où il m'a été permis de létudier.
Ce sont là de ces devoirs difficiles et pénibles à
remplir; ce sont là de ces recherches qui fatigue-
raient des hommes plus patiens que moi, mais dont
les résultats, quelque faibles qu’ils semblent tout d’'a-
bord, n’en sont pas moins d'utiles enseignemens
pour de plus précieuses recherches.
Plaignez-moi de n’étudier presque jamais que la
superficie des choses.
CHASSE.
Si cet animal rongeur n’est pas une bête féroce
qui attaque et déchire les hommes, c’est du moins
un bien importun et bien dangereux reptile. Il tient
du lézard européen par l'astuce et la souplesse, et du
crocodile par l'hypocrisie et la voracité. On à peur
de lui sans trop savoir pourquoi lon a peur; on le
fuit avant de s'être bien assuré qu'il a du venin à
jeter dans les plaies faites avec ses crocs aigus; et,
quoique on le trouve calme et bavant au soleil, on
s’en éloigne en tremblant comme si lon sentait déjà
sur les chairs le froid de son ventre gélatineux.
Voyez comme il incruste ses griffes dans le sol, afin
de vous faire sans doute comprendre qu’il est sa pro-
priété, son domaine. Il ne veut pas qu'on le lui dis-
pute; il rampe sous les fleurs , il les imbibe et les
flétrit de sa jaune salive, il ronge leur tige, et rend fé-
tidespar son contact les parfums les plus suaves de
ces terres privilégiées. On dirait que pour vivre ila
besoin que tout meure et meure par lui.
Il n’y a point à Rawack, à Timor, à Waiggiou un
seul arbre dont ce hideux lézard n'ait gratigné lou-
tes les branches, dont il n’ait souillé les larges feuil-
les et empoisonné les fruits les plus purs. La flèche
élancée du cocotier lui sert souvent de lit de repos ;
46 CHASSES.
et, s’il y passe le temps des ténèbres, c’est qu’il S'y
trouve plus près des oiseaux imprudens qui viennent
y chercher un refuge au milieu des grandes palmes
onduleuses qui couronnent la tête de ce roi bienfai-
teur.
Toutefois, quand le ciel est lourd, quand l'horizon
rouge fait présager une colère atmosphérique, aussi-
tôt l’industrieux reptile, dont la demeure est menacée
par les eaux, descend vite, vite du belvéder aérien
qu'il s'était choisi, regagne son gîte, s’y glisse, la
queue en avant, plonge sous la voûte sinueuse , joue
avec vivacité des pattes de devant, et parvient, en se
fesant un rempart du reste de son corps, à fermer
l’orifice de l’antre aux envahissemens des eaux.
L’orage a passé, le ciel a fermé ses cataractes ; et
lorsqu’à l'abri de inondation, sous un riche bana-
nier, vous regardez le sol déserté par le déluge, vous
remarquez, se mouvant pelit à petit, un large espace
de pierres amoncelées. Elles glissent et se séparent
d’abord, se réunissent plus tard à la surface, se grou-
pent, se soutiennent les unes parles autres, forment
une haie ouverte au milieu ; et à l'instant, comme
pour saluer le retour du soleil, ou plutôt pour
chercher une proie, le reptile s’élance et pivote
sur lui-même, fait mille évolutions fantastiques,
pousse un léger sifflement, signal de sa joie ou de.son
impatience, s'étend de tout son long sur le dos, et s’é-
panouit aux douces impressions d’une chaleur renais-
sante.
LE LÉZARD A7
Et cependant il est imprudent de tolérer dans le
voisinage des maisons, bâties où non sur pilotis, ces
visiteurs insolens qui, dans leur rapacité, se jettent
souvent sur les mets préparés aux charbons ardens,
et répondent aux coups de massue ou de baguettes de
latanier par des morsures cruelles contre lesquelles
on n’a pas toujours de remèdes efficaces. Leur venin
est actif, il tue en quelques minutes un enfant mordu
dans les plus fortes chaleurs de la journée.
Je me hâte d'ajouter que j'ai vu un jeune Papou
âgé de dix ans mordu par un de ces gros lézards au-
dessus de la cheville; que son père n’accourut à ses
cris qu'une heure après l'événement ; qu'il frotta vi-
goureusement la plaie avec une herbe dont plusieurs
bottes étaient conservées sur une natte; et que le
Papou en fut quitte pour quelques vomissemens. A
la vérité, le ciel était couvert et le soleil se levait à
peine.
M. Bérard, un de nos élèves, fut aussi mordu un
Jour au doigt par un de ces reptiles qu'un naturel
nous apporta à bord après l'avoir solidement lié à un
gros bâton; et, malgré la promptitude d’une cautéri-
sation assez profonde et presque instantanée, notre
ami se vit contraint de garder le lit pendant huitjours
sous les vives atteintes d’une fièvre fort douloureuse.
À Timor, la familiarité de ces dégoutants reptiles
va souvent jusqu’à l’'impertinence, et ce n’est que par
de minutieuses précautions que nous pouvions nous
garantir de leur voisinage. On nous avait donné pour
18 CHASSES.
passer les nuits à Coupang une vaste salle close avec
des bambous fort artistement liés entre eux; et, soit
par insouciance, soit par ignorance du péril dont
nous étions menacés, nous étendions presque tou-
jours nos matelas par terre au lieu de suspendre
à quelques pieds du sol nos cadres ou nos hamacs.
Un soir que, sous la flamme rougeätre d’un bois ré-
sineux, J'achevais de compléter mes notes de la jour-
née, J'entendis presque à mon oreille un cri pareil au
braiement d’un âne. Je l'avoue, je bondis effravé ;
je tournai Ja tête vers le point d’où était parti ce cri
lugubre, et je vis, cherchant à se blottir sous mon
drap, un lézard de plus de trois pieds de longueur,
qui semblait bien aise de se voir laisser le champ li-
bre.
Je réveillai mes camarades, je leur montrai le rep-
tile, dontles yeux suivaient avec inquiétude nos mou-
vemens précipités. Nous fermâmes les issues d’une
porte presque inutile, nous nous armâmes de baguet-
tes de fusils, nous nous précipitâämes tous à la fois
sur le lézard ainsi que d’agiles cardeurs; et, quand
nous crûmes avoir achevé l’œuvre de destruction,
nous cherchâmes à saisir le cadavre en lambeaux :
nous ne vimes rien, nous ne trouvâmes rien; mon
matelas seul avait reçu les étrivières.
Le lendemain, je demandai à M. Tilmann, secré-
taire du gouverneur, si ces animaux étaient nombreux
dans l'ile : il me répondit que la quantité en était im-
mense, surtout auprès des rivières, mais qu'on ne
LE LÉZARD. 49
cherchait pas à les détruire, par suite d’une antique
croyance religieuse qui dit que ces lézards, servant
de pâture aux crocodiles, fournissent ainsi des vivres
aux rajahs vertueux changés en alligators.
Je crois l'avoir écrit autre part, les hommes n’ont
adoré les. êtres bienfaisans qu'après que les tigres,
les lions, les serpens et les crocodiles ont eu leur
culte et leurs autels.
La chasse à ces reptiles est active à Rawack et à
Waiggiou; elle l’est surtout ici en dépit de l'indo-
lence des naturels, parce que , là aussi ces reptiles
ont plus d'adresse, plus d’audace, et ne craignent
point d'attaquer les hommes. Il est mème rare que,
iors d’une expédition contre le gite du lézard, il n°y
ait pas quelquesauvage mortellement atteint par ses
dents et ses grifles, habiles aussi à déchirer très pro-
fondément les chairs.
Dès qu’on est certain qu’un de ces lézards repose
au fond de ces larges rigoles, plusieurs hommes, cour-
bés sur les bords de l'orifice et armés de glaives en
fer ou de tranchantes spatules en bois fort dur, ap-
pellent au dehors leur ennemi. Pour cela, assis à ge-
noux sur le trou, mais dans une direction opposée à
celle du gite, un d'eux présente et fait mème pénétrer
à quelques pouces de l'ouverture une douzaine d'in-
sectes bourdonnans, liés par les pattes à des brins
d'herbe. Alors l'animal gluant, attiré par ce bruit
qui lui annonce une facile capture, monte lente-
ment, avec précaution, et se glisse plutôt qu'il ne
50 CHASSES.
marche. En ce moment un homme, l'oreille à terre,
écoute et devine pour ainsi dire la marche du rep-
tile; il touche du doigt l'épaule du principal chasseur,
habile à retirer les insectes prêts à être saisis. (J'ai si
bien et si sérieusement examiné! )
Le lézard entend les victimes effrayées ; dont les
mouvemens fébriles et plus bruyans accusent la
terreur; on les retire, on les rapproche de l'air,
du jour; les glaives sont levés, les spatules, tenues
des deux mains au-dessus de laterre tombenten même
temps, pénètrent le sol, et forment presque toujours
une barrière que le reptile ne peut franchir. Les
aussi il arrive que, pris par le milieu du corps,
lézard a les reins brisés et meurt en jetant autour be
lui une bave verdâtre.
Cependant, je vous lai dit, le trou du lézard est
toujours creusé en zig-zag ; de sorte qu’il arrive sou-
vent que le reptile fait retraite et échappe ainsi aux
armes meurtrières, se tenant dès-lors en garde con-
tre une nouvelle attaque.
Mais si, surpris par un élan rapide, les chasseurs
ont laissé sortir de son gite le reptile irrité, gare à
celui qui le premier sentira les pointes aiguës de ses
dents creuses , sur lesquelles dort le venin dans un
tube capillaire ! La cautérisation à l’aide du feu doit
être faite sans nul retard, ou il y aura probablement
au bout d’une heure un cadavre raide et gonflé sur
le sol.
Cette étrange et dangereuse façon de combattre
LE LÉZARD. 51
le lézard des Moluques, ou plutôt celui de Rawack, de
Waiggiou et de toute la terre des Papous, n’est pas
la seule employée par les naturels de cet archipel, si
enorgueilli de la richesse de sa végétation réchauffée
par un soleil à pic, et habité pourtant par des hommes
courts, laids, trapus, inactifs, hideux à voir, plus
hideux encore à toucher.
On fait, à l'aide de l'écorce tressée des bananiers ,
des filets à mailles extrêmement petites qu’on étend à
terre sur un gazon uni; on lie dessus des grenouilles,
des crapauds, des insectes, que lon excite de loin
à l’aide d’une ficelle invisible. Lorsque le reptile s’a-
yance avec avidité pour saisir sa proie, un violent
coup donné au filet lui fait faire la culbute, et le lé-
zard se trouve pris. Il faut toutefois se hâter d'aller
l’'emprisonner par une barrière plus solide, car de
ses dents et de ses ongles il déchire très vite les
wailles et reprend sa liberté. C’est lorsqu'il se débat
sous le réseau que les sauvages se jettent sur lui, le
saisissent de leurs doigts avec une extrème précaution
et lui appliquent sur le dos un fort bâton. Ils le lient
aussi avec des jones et le portent triomphans à leur
brasier, où ils le font cuire pour manger sa chair ; ou
bien ils le vendent pour quelques piéces d’étoftes, du
tabac, un briquet, des couteaux ou un peu de poudre,
aux naturalistes européens que l’ardeur de la science
pousse jusque dans ces archipels de feu,
Nous poursuivimes un jour à Rawack, et nous ne
tardâmes pas à nous en emparer dans les bois, où il
52 CHASSES.
tomba de lassitude et peut-être de faim, un chien
sauvage qui se laissa doucement conduire à bord, où
il fut reçu avec toutes les attentions imaginables : les
restes les plus succulens de notre diner, composé de
biscuit, de fromage ct de bœuf conservé d’après la
méthode d’Appert, lui furent généreusement pré-
sentés. Notre nouvel hôte accepta sans façon, ou plu-
tôt avec une joie qui tenait du délire, les débris de
notre somptueux festin ; et il y eut dès-lors accord
parfait entre les bienfaiteurs et l’obligé. Nous de-
vinmes les protecteurs-nés du quadrupède recueilli ;
notre brave lieutenant Lamarche lui donna le nom de
l'ile où nous l’avions trouvé ; nous l’aidâmes à vivre;
et, il faut le dire à la louange de la race canine, il se
fit chérir sur la corvette par ses gentillesses et les
élans de la reconnaissance la plus expansive. Bien-
Lt Rawack devint notre ami de cœur, ce dont Meéra,
chienne toulonnaise partie avec nous de France, pa-
rut vivement inquiète. Petit à petit cependant les deux
rivaux d'affection sentirent qu'il pourrait y avoir
près de nous un trône à partager, je veux dire une
niche commune :ils se prêtèrent de fort bonne grâce
à cette rivalité que de bons chrétiens auraient enve-
nimée, et peu de temps après Méra fut mére. Hélas!
qui n'a pas eu ses momens de faiblesse sur cette
terre de tentation ?
Quoi qu’il en soit de mes réflexions philosophiques
en présence d’une honte que nous primes à tâche
d'oublier, et de mes digressions, pour lesquelles je
LE LÉZARD. 53
vous prie, cher lecteur, de recevoir mes ferventes
excuses, vous saurez que, soit à bord, soit à terre,
il n’entra jamais dans la pensée de Rawack de nous
faire repentir de notre humanité, et qu'il chercha
sans cesse à nous amuser par ses joviales gambades.
Historien fidèle, je me hâte d'ajouter qu'en quittant
celte terre parée des colosses les plus élégans et les
plus majestueux, parfumée des exhalaisons les plus
balsamiques, Rawack ne jeta pas sur elle un dernier
regard de douleur et ne nous parut point regretter
le berceau de ses premiers jeux. Nul être n’est parfait
ici-bas , pas même le chien le plus dévoué à son
maitre. Ainsi de la pauvre humanité !
Or donc, maintenant que j'en ai fini de mon héros
de Rawack, j'ajouterai que, dans une de mes courses
quotidiennes au bord du canal tranquille et bleu qui
sépare Waiggiou de l'ile où nous étions mouillés, je
montrai notre conquète à quelques sauvages papous
qui étaient venus là dans leurs pirogues voilées à
l'aide d’une branche de cocotier, et que ceux-ci me
firent comprendre à merveille, malgré leur native stu-
pidité, que c'était avec de tels animaux qu’on fesait
à Waiggiou une guerre fatale aux grands lézards.
Mon parti fut pris à l'instant même : je présentait aux
sauvages deux mouchoirs, un couteau, trois où qua-
tre poignées de poudre, et je leur dis que tout cela
leur appartiendrait s'ils consentaient à me mener
avec eux à Waiggiou et s'ils me fesaient assister à une
de ces chasses si curieuses. Les naturels ne se laissé-
54 CHASSES.
rent point trop prier; je payai d'avance le prix de leur
promesse encore incertaine, et nous voilà tous dans
de frêles pirogues où l’on peut à peine se tenir ac-
croupi, naviguant dans le frais canal dont je vous ai
parlé. Deux heures après nous arrivâmes à terre,
tant mes gaillards mettaient d’amour-propre à pa-
gayer avec vigueur, et ils me conduisirent en gam-
badant auprès de la facile aiguade où les navires font
remplir les barriques, et que je recommande aux na-
vigateurs, car l’eau y est infiniment supérieure à celle
qu’on trouve sur la plage de Rawack, à droite des tom-
beaux des naturels adossés à un magnifique bouquet
de cocotiers.
Arrivés là, les sauvages poussèrent un cri trois fois
répété avec une certaine modulation, et bientôt une
demi-douzaine de leurs camarades cachés dans les
bois vinrent nous rejoindre. Ceux-ci amenaient, li-
bres et vigoureux, quatre ou cinq chiens de la race de
notre Rawack ; et quand mes nouveaux amis eurent
montré mes libéralités princières, nous nous enfon-
çâmes dans une petite allée marécageuse où d’énor-
mes trous se fesaient remarquer çà el là. À un grogne-
ment guttural poussé par celui des naturels qui me
semblait commander aux autres, les chiens se place-
rent à l’orifice du gîte du lézard, et ils défilèrent sans
faire entendre un seul cri. Nous allâmes à un autre
trou, puis à un troisième, puis à un quatrième sans
que les chiens, par leur impatience ou autrement, nous
donnassent le moindre indice de la présence d'aucun
LE LÉZARD, 55
reptile. Je l'avoue, je me crus justifié; mais un des
chiens que j'accusais si témérairement, s’élançant
tout à coup vers un nouveau trou à demi caché par des
touffes épaisses de verdure, poussa un lugubre gé-
missement et tourna la tête vers son maître. Celui-ci
s'avança vers moi, et me demanda si je voulais que
le combat eût lieu entre son chien seul et le lézard
ou entre le lézard et tous les chiens réunis. Je préfé-
rai la premièreproposilion; et, comme le sauvage me
tendait la main pour me demander un cadeau, j'ôtai
ma cravate que je lui donnai de grand cœur.
Il saisit alors le chien par le cou, lui mit le nez au
bord du gîte, et excita l'animal par des grognemens
très peu harmonieux. Celui-ci se mit alors à gratter
là Lerre de ses deux pattes, et, la rejetant au loin,
s’élança impatient à la recherche du reptile, sans que
ses camarades lui vinssent en aide quoiqu'ils fussent
en liberté.
À l’ardeur toujours croissante du chien chasseur,
et à mesure que la rigole s'élargissait, on devinait
aisément que la lutte ne tarderait pas à avoir lieu.
Bientôt le chien s'arrête, s’accroupit ; il flaire ou
plutôt il renifle avec une effrayante rapidité; la terre
se meut, se sépare, se soulève, le lézard s’est élancé.
A son tour le chien ouvre la gueule et cherche à
saisir par les flancs son agile adversaire, qui le mord
aux jambes, qui le mord au cou et qui ne fuit pas.
Le chien pousse d’affreux hurlemens et ne quitte pas
non plus le champ de bataille; il pose une de ses
56 CHASSES.
robustes pattes sur le corps gluant du reptile, qui
s’aplatit et échappe à la pression. Les dents du
chien ont cependant saisi la queue de la bête veni-
meuse, qui se recourbe et rend morsure pour mor-
sure. Le chien lâche prise et cherche an endroit plus
commode à broyer. Le voilà : le lézard, en s’élan-
çant, tombe entre les dents du chien harassé; le qua-
drupède serre le reptile sans que la tête de celui-ci
puisse faire un seul mouvement ; toute respiration
lui est interdite, les convulsions le saisissent; il essaie
encore de se défendre à l’aide de ses griffes; il devient
flasque, puis immobile, puis il change de couleur...
ilest mort. Un instant après le chien tomba pour ne
plus se relever. Pendant la lutte les sauvages inatten-
tifs causaient familièrement entre eux, tandis que
moi, tout entier occupé de l’ardente querelle, j'écri-
vais ce que je publie aujourd'hui.
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Chasse à L' Ours.
LOURS BRANC
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Le plus dangereux quadrupède des terres septen-
trionales est sans contredit l'ours blanc. Continuelle-
ment en guerre avec tous les élémens du sol tour-
menté qu'il habite il faut bien que linstincet de sa
défense le rende féroce et lui fasse prendre en haine
les hommes qui vont le combattre et les animaux qui
le redoutent et qu’il regarde comme ses ennemis.
Quelques naturalistes ont prétendu que, malgré sa
fourrure blanche, longue et soyeuse , il était de la
même race que l'ours européen ; mais des études
a M
-
J
58 CHASSES.
approfondies ne laissent plus aucun doute sur la diffé-
rence qui existe entre les deux espèces.
L’ours blanc du Nord a la tête beaucoup plus lon-
gue que notre ours et le corps moins ramassé, le
poil plus souple et le crâne infiniment plus dur. L’ex-
trémité de ses pieds n’a rien de commun avec celle
des pieds de l'ours terrestre; les pieds de celui-ci of-
frent quelque ressemblance avec la main de l’homme,
tandis que l'extrémité de ceux-là est faite à peu près
comme celle des grands chiens ou des autres ani-
maux carnassiers de ce genre.
Gérard de Vera, qui a longtemps habité les terres
pôlaires, assure qu'ayant tué un de ces ours blancs
et l'ayant mesuré 1! lui a trouvé 23 pieds de longueur :
M. Gérard s'expose à trouver bien des incrédules
quoiqu'il demeure parfaitement avéré que l'ours
blanc du pôle est besucoup plus gros et plus long
que l'ours des Pyrénées, des Alpes ou de la Li-
thuanie.
5 6) 6) D L9 Lee —
CHASSE.
Veille ! veille ! veille !
— Et des hommes de fer hissés sur le beaupré,
grimpés sur les hunes et accoudés aux bastingages de
tribord et de babord ont l’œil ouvert sur les rescifs
au milieu desquels, avec le moins de voiles possible au
vent, vogue lentement le navire. C’est que les res-
cifs signalés sont des bancs de glace qui ouvrent à
merveille les bordages des plus solides baleiniers ; c’est
que si les flancs cuivrés qui viennent le braver se dé-
chirent au choc, l'équipage n'a plus qu'à lever les
yeux au ciel et à songer à sa famille et à ses amis qui
pe sauront peul-être jamais quelle mer l'aura dévoré.
Dans ces périlleux voyages aux pôles, tout nau-
frage au large est une catastrophe terrible; et quand
on a été assez malheureux pour se jeter sain et sauf
dans un canot afin de tenter un abordage sur quel-
que terre éloignée, un ennemi plus redoutable encore
que les glaces anguleuses se montre là, debout, prêt
à se ruer sur vous, avide de votre chair qu'il veut
mâcher, de votre sang qu'il veut boire et ne son-
geant qu'au festin que vous allez lui procurer.
Cet ennemi, c’est l'ours blanc.
_ Le ciel est bas, froid et serré ; il jette sur toute la
nature une teinte blafarde qui vous attriste. On dirait
60 L'OURS BLANC.
un vaste linceul couvrant la terre et les eaux pour
leur dérober les obliques rayons d’un soleil sans cou-
leur : cela fait mal à l'âme.
Si le calme règne à l'air, si les flots sont sans tur-
bulence, vous vous croyez aux premiers jours d’une
création encore imparfaite. Rien de ce qui vous en-
toure ne semble achevé. Les montagnes de glace qui
s’agitent lentement comme des fantômes ont des for-
mes si bizarres, si capricieuses, qu’on jurerait qu’el-
les souffrent de leur grimaçante irrégularité et de
leur immobile mouvement. La mer n’a point de cou-
leur décidée, la terre au loin fatigue l'œil qui veut y
trouver une lutte contre la stérilité la plus uniforme,
tandis que les arbres couronnés des neiges qu'ils por-
tent avec effort sont privés de sève et de verdure.
Ils se trouvent jetés là sur des pentes, ainsi que les
phares sinistres indiquant aux navigateurs la roche
sous-marine qu'ils doivent redouter ; et s’ils ont résisté
aux Jours tempêtueux, c’est que le vent n’a nulle prise
sur leurs troncs décharnés et passe sans pouvoir les
saisir. Mais quand l'hiver se dresse, quand il vomit ses
écrasantes rafales ramassées aux pôles, quand le so-
leil sous lhorizon laisse pendant la moitié de l’an-
née la terre dans un lugubre cercueil, quand les ver-
gues crient et tombent sous les violences des ouragans
qui poussent devant eux comme des flocons de neige
les rochers immenses de glaces se heurtant avec un
horrible fracasles uns contre les autres et font croire à
une catastrophe universelle, oh ! alors le chaos est là,
L'OURS BLANC, 61
le chaos et son redoutable cortège qui descend sur
les flots e s'empare de la terre avec d’affreux gérmis-
semens. Ce sont des sifflemens horribles, des secous-
ses à ouvrir les montagnes ; ce sont des volcans d’air
et d’eau qui se mélent, se croisent, se battent et se
confondent. Le jour n'arrive pointau milieu de ce dé-
sordre et de ces terreurs; et pourtant vous voyez,
comme si de violâtres flambeaux éclairaient l’espace,
car l'étincelle électrique pétille incessamment pour
que vous puissiez bien distinguer votre tombe. Puis
vient la nuit profonde avec toutes ses ténèbres, et
vous attendez que le navire démâté se déchire et s’en-
gouffre. Le lendemain, des débris de mâts, des lam-
beaux de voiles, des bordages avec leur cuivre en-
roulé flottent sur l'Océan apaisé; mais des hommes,
point! des cadavres, aucun! Tout est redevenu silen-
cieux et froid.
C'est qu’au milieu des effroyables convulsions d’une
nature âpre et rude, un seul être est là insouciant
eltranquille. Que lui importent à lui les colères des
élémens et les flagellations des rafales déchainées ? 11
est toujours dans ses domaines, il trouve partout une
retraite assurée. Lorsque la terre est envahie, il voyage
avec les flots dominateurs. Si l'ouragan refoule la mer
vaincue, l’ours blanc ne quitte point le sol, il se blottit
nonchalamment sur la neige ou fa mousse et attend
sans impatience le retour des lames voyageuses.
Indolent comme l’unau , sournois comme ses cou-
sins bruns ou noirs des Alpes ou des Pyrénées, indus-
62 L'OURS BLANC.
trieux comme Île castor, nageur comme la dorade,
cruel comme le tigre et l’hyène, l’ours blanc est sans
contredit le plus privilégié des quadrupèdes. Il ne
craint, lui, ni l’aiguillon qui déchire les flancs du
coursier, ni l'ingratitude du maître envers son chien
fidèle, ni le plomb du chasseur qui tous les jours sif-
fle et tue. 11 est presque seul au milieu de ses terres
boréales ; il estle plus fortou ds moins le plus habile ;
et s’il nous arrive quelques-unes des fourrures épais-
ses qui le vêtissent, c’est que l'ennui l’a frappé au
cœur, C’est qu'il n’a pas daigné lutter avec Lous ses
avantages contre üne de ces rares et hasardeuses at-
taques dont nul être au monde n’est affranchi; et plus
souvent encore parce que la vieillesse est venue ui
ravir son énergie et qu'il a senti enfin que la mort
était le repos.
Cependant, comme le lion après sa colère, l'Océan
a aussi ses heures de générosité. Dès que ses monta-
gnes mouvantes ont poussé leur dernière secousse
jusque sur les falaises creuses du rivage, on voit par-
fois alors, errans et taciturnes, des hommes de fer,
des explorateurs intrépides, des marins infatigables,
grelotant et demandant en vain un peu de nourriture
à celte terre marâtre et inhospitalière.
A qui s'attaquer ? à quelle bienfaisante racine qué-
ter un suc vivifiant ? à quelles branches pendent des
fruits savoureux ?... L'hiver a passé par là avec ses ai-
les de neige et son haleine glacée, tout y est ridé,
froid et mort.
L'OURS BLANC, 63
Je me trompe pourtant. D'un énorme quartier de
glace arrivant en soubre-sauts, un corps blanc comme
l'asile qu’il s'était donné se jette à l’eau qui jaillit au-
tour de lui en brillantes gerbes.
On a sauvé du naufrage des fusils et de la poudre;
on a glissé des balles dans les canons, on s’ameute con:
tre le vorace amphibie qui chemine avec calme, igno-
rant du danger qui le menace. Les balles sifflent, elles
percent l’épais vêtement du monstre, et si la tête ou
le cœur est atteint, on a des vivres pour quelques jours
et l’on se laisse doucement aller à espérance!
Il y a là aussi des bouleaux, des lichens, des fou-
geres, un peu de mousse, des branches solides qu'on
implante dans le sol; on serre celles-ci les unes contre
les autres, on jette par-dessus de larges fragmens
d'écorce, on les mastique à l’aide de goëmon et d'un
peu de terre imbibée, on ferme au vent toutes les
issues, on n'en garde qu’une seule étroite et basse
par où l’on se glisse courhé et avec effort. Quand on
est bien enfermé, on clot cette porte naine à l’aide
d’un lambeau de toile à voile, on dépèce la victime
du jour; un trou profond est creusé au milieu du pa-
lais boréal ouvrage de quelques heures de patience,
du bois sec y est jeté, le feu s’en empare, il pétille,
monte d'abord en spirale blanchâtre qui s'échappe à
travers les interstices de la voûte... La flamme s’agite,
des charbons se forment, et sur eux noircissent et se
racornissent des tranches d'ours fraiches et huileu-
ses sur lesquelles on se jette avec voracité. On à vécu
.
64 L'OURS BLANC.
un jour, le lendemain s’offrira sans doute escorté
des mêmes ressources, et l’on se laisse doucement
aller à l'espérance!
Mais la nuit vient, nuit profonde et solennelle
troublée seulement par la branche qui cède et se casse
sous le poids de la neige amoncelée et le vent du
pôle qui éparpille devant lui les nuages chargés de
grêle. Les voyageurs alors s'étendent dans leurs de-
meures réchauffées, se rapprochent les uns des autres
pour combattre l'hiver qui vient les visiter; ils par-
lent de leur patrie absente, de leurs amis dans linquié-
tude, de leur pieuse mère priant pour eux; ils s’endor-
ment dans des idées de bonheur et ils se laissent
aller à l'espérance !
Sije vous dis toutes ces choses, moi, c’est que je
les connais. Si je vous les dis avec tous leurs tristes
détails, ce n’est pas au moins pour vous décourager
des voyages ; au contraire, c’est pour vous y exciter,
pour vous pousser d’une zône à l’autre. La monoto-
nie c’est la torpeur, le contraste c’est la vie. Rien ne
doit être fatiguant comme un bonheur sans mélange ;
un parfum continuel deviendrait un supplice. Souf-
frir est une colère de Dieu, avoir souffert est un de
ses bienfaits.
il est impossible que vous ayez oublié l'admirable
drame que le poétique pinceau de Biard traduisit sur
la toile il y a deux ans à peine : cela fesait mat à voir
tant il y avait là d’horreurs et d’agonies pressées les
unes contre lesautres. Eh bien ! ce drame tout chaud,
a”
L'OURS BLANC. 65
tout palpitant, est un des mille épisodes lugubres
dont sont témoins les sinistres parages du Groënland,
du Spitzberg et des régions pôlaires. Vous trouviez
dans ce cadre assiégé par la foule émue le miroir
parfait des zônes glacées dont je vous parle. Une
bande d'ours affamés se ruant contre des hommes
abandonnés dans de fragiles embarcations, des mal-
heureux transis de froid, à demi-nus, voyant venir à
eux la mort avec son hideux cortége, la mort sans
espérances, sans consolations, sans prières à l'heure
suprême! L’ours est dans son élément. Depuis long-
temps privé de nourriture il voit à sa portée de la
chair fraîche à dévorer; sa gloutonnerie naturelle s'ac-
croit encore de la facilité d’une conquête; il nage,
il nage l'œil enflammé, la gueule béante; et le pauvre
martyr peut déjà voir les dents aiguës sous lesquel-
les s’éteindra son premier râle, entre lesquelles
s’exhalera son dernier soupir.
Il nya nulle supplique à tenter, nulle grâce à at-
tendre. L’ours blanc est le plus sévère des juges, le
plus implacable des bourreaux. Il sait que vous ne lui
accorderiez point merci dans votre triomphe, iln’use
donc que de réciprocité en vous brisant les os et en
fouillant dans vos chairs palpitantes. C’est en vain
qu'armé dune hache bien aiguisée vous coupez la
griffe énorme qui se cramponne à votre embarcation
et tente de la chavirer, l'autre va la saisir à son tour ;
et quand vous l'aurez abattue, ce sera encore à recom-
mencer, car l'ours n'est pas venu seul à la curée. Ses
66 L'OURS. BLANC.
amis, ses frères l'ont suivi, chacun à voulu sa joie
dans la fête, ils s’y sont conviés avec des grognemens
pareils aux glapissemens d'une eau croupie et fan-
seuse tourbillonnant au fond d’un égout ; et vous épui-
seriez en vain vos forces à celte lutte où vous devez
succomber. Je vous lai dit, nul être vivant n’a la
permission de se promener avec sécurité dans les do-
maines de l'ours, et ses domaines sont la terre et les
flots. Vous n'êtes que des honmes et vous voulez com-
battre l’ours blanc! Mais vous ne savez dance pas jus-
qu'où va l’ardeur de son courage? Une baleine glisse
sur les eaux et fait trembler d’un seul coup de sa
queue gigantesque les rochers de glace au milieu
desquels elle navigue ; une baleine, c’est-à-dire le plus
monsirueux enfant de la création et dont la puis-
sance est telle que le cétacé peut faire en 20 jours le
tour du monde. Eh bien! l'ours blanc entend retomber
sur les flots la cascade vomie par les auvents du colosse;
vous croyez qu'il va prendre la fuite et éviter le com-
bat? non, non : il s’élance au contraire vers le roi des
mers, il laccoste, plonge, remonte, s'accroche de ses
dents et de ses griffes au ventre de la baleine, enfonce
son museau pointu dans les chairs, y fouille avec vo-
racité sans songer en aucune façon dans quels lieux
éloignés il va se retrouver quand le monstre vaincu
par la douleur viendra sur la plage rendre son der-
nier soupir.
N'est-ce point à ces audacieuses attaques que nous
devons d’avoir trouvé par fois sous des zônes tempé-
L'OURS BLANC. 67
rées des ours blancs pour ainsi dire perdus dans
ce monde nouveau pour eux et dont nos balles de
plomb ont fait prompte et bonne justice ? donnez-moi
une plus logique explication, je l’accepte.
Mais le vent du nord jette de rapides bouffées, et
se dégageant du pôle, s'étend, se développe avec un
horrible fracas sur les montagnes de glace, il les pré-
cipite les unes contre les autres en chassant lessaillies
de celles-ci dans les anfractuosités de celles-là, il les
cloue comme avec des étaux et deschaines, il les con-
traint à ne plus se quitter, à vivre et à mourir ensem-
ble comme deux amis dévoués ou plutôt comme deux
ennemis irréconciliables; et quand il a promené dans
tous les sens son haleine frémissante, vous regardez
autour de vous et vous voyez non un horizon lointain,
mais un horizon à deux pas de distance, vous avez à
peine de quoi respirer, vous ne pouvez plus étendre
vos bras sans toucher à ce redoutable mur que vous
tenteriez en vain d’ébranler ou d'ouvrir. Une heure à
tout changé; un monde mouvant est devenu un monde
immobile, l'Océan est de glace, le ciel de glace, la
terre de glace, et le navire sous des verrous de glace
attend pendant des mois entiers qu'un craquement
universel le rende à la liberté ou au néant.
Et pendant cette éternelle captivité sous laquelle
fléchit tant de courage et de patience, qu'a fait
l'équipage du baleinier ou du vaisseau explora-
teur ? Il a fermé les sabords , il a hermétiquement
calfaté toutes les issues, il s’est isolé de l'extérieur, et
68 L'OURS BLANC.
résigné à la tombe 1l s’est croisé les bras. Si je puis
m'exprimer ainsi, il a emprisonné le dehors pour se
séparer de lui, et il s’est tristement préparé à la catas-
trophe Lerrible qui le menace.
Voyez: officiers et matelots se regardent d’un œil
terne et vitrifié, ils interrogent silencieusement le
ciel blafard à travers les épaisses lentilles qui leur
apportent un jour douteux; et quand ils ont bien lu
à haut leur arrêt, ils cherchent à donner un démenti
au destin à l’aide de la science dont ils se sont fait
un inutile cortège. Hélas! L'arrêt de la science est
plus fatal encore et sa parole plus solennelle. Le
baromètre et le thermomètre sont immobiles, le mer-
cure est glacé dans les tubes, la tête tombe morne
sur la poitrine figée, les bras se roidissent; et pour
quelques instans du moins le désespoir fait oublier
la douleur. ;
Mais, ce que la brise et le froid n’ont pas eu le
pouvoir d'exécuter, l'ours blanc toujours aux aguets
ne craint pas de l’entreprendre avec la certitude
d'une réussite complète. I n’est pas seul non plus,
contre un si puissant obstacle; ils se dessinent là,
par bandes affamées, haletans, l'œil glauque ouvert à
toutes les heureuses probabilités, prêts à les saisir et
à ne plus lâcher prise que le succès n'ait couronné
leur attente. Ils bondissent l’un après l’autre, avi-
des de destruction , sur le pont muet du navire qu’ils
creusent de leurs ongles longs et durs; ils flairent
avec ardeur à travers toutes les écoutilles, ils mâ-
L'OURS BLANC. 69
chent les cordages, les tolets de fer, les prélarts gou-
dronnés comme pour aiguiser leur appétit, et, fu-
rieux de l’insuccès de leur tentative, quelques-uns
des plus audacieux se suspendent aux porte-haubans,
s'accrochent aux bordages, glissent leurs griffes dans
les plus imperceptibles fissures, les élargissent et
montrent enfin aux prisonniers atterrés un ennemi de
plus à combattre.
On se ranime dans la batterie, on s’excite mutuel-
lement à une vigoureuse défense; on s’arme de sa-
bres, de crocs, de gaffes, de pistolets et de fusils; tous
se placent en bataille en face du monstre affamé qui
les désemprisonne afin qu'ils lui servent de pâture.
Tout à coup arrive à l'équipage le jour moins so m-
bre, mais plus froid aussi, un sabord s’est ouvert sous
la puissance de l’ours blanc, une pique jui perce la
poitrine, une balle lui ouvre le front, il tombe sur la
glace qu'il rougit et son dernier grognement demande
un vengeur.…. Le voilà. Il se pose bravement à la bré-
che agrandie, révant aussi de sang et de carnage; il
saisit d’une griffe vigoureuse le fer dont on cherche à
le frapper ; son adversaire surpris veut faire résis-
tance el sert ainsi de point d'appui au redoutable
quadrupède. Déjà matelots et voyageurs ne songent
plus aux glaces contres lesquelles ils auraient vaine-
ment épuisé leur énergie. C'étail un grand péril sans
doute, mais c'était un de ces périls qu'un chaud
rayon de soleil aurait vaincu peut-être en quelques
heures. Ici chaque ouverture faite aux flancs ou sur
70 L'OURS BLANC.
le pont du vaisseau va bientôt introduire l'ennemi
dans la place assiégée. Les débris des bordages dé-
chiquetés crient et tombent de toutes parts; les ours
voraces s’élancent sur les prisonniers déjà soumis
par le froid ; et peu de temps après, si les glaces s’ou-
vrent et permettent au vent de lancer le navire, c’est
une immense bière qui passée et qui va s'échouer sans
pilote sur une terre désolée.
Les peuples nés près du pôle arctique portent em-
preint sur leur charpente frèle ce caractère ina-
chevé que nous avons signalé dans la structure du
sol qu’ils foulent d’un pied nonchalant. Ils sont in-
dustrieux par instinct comme le castor qui le pre-
mier peut-être leur a donné des leçons de cette intel-
ligence animale dont il doit tant s'enorgueillir. Leurs
cabanes ou plutôt leurs huttes ont de la solidité, mais
elles sont incommodes, mal saines; on dirait des
tombeaux où des vivans veulent s’ensevelir ; et si de-
puis des siècles cette architecture de brute n’a fait
aucun progrès, c’est que le progrès est enfant du
génie et que le génie ne croit presque jamais que
sous un soleil régénérateur.
Petits, trapus , osseux et le front déprimé, les
Groënlandais sont les frères des Lapons et des natu-
rels du Spitzberg. Chez les uns et les autres il y a
paresse dans les habitudes, paresse dans les mouve-
mens, paresse aussi dans les joies. Ils portent sur
leur physionomie jaune et tannée un caractère endo-
lori qui vous les ferait prendre pour des malades
L'OURS BLANC. 71
en convalescence, Dix Européens armés tenteraient
heureusement la conquête d’un bourg islandais ou
lapon.
Eh bien! dans la chasse à l'ours blanc, ces naturels
si faibles et si timides en présence des hommes de la
civilisation trouvent une force et une énergie vrai-
ment merveilleases contre certains périls. L'habi-
tant du Spitzberg n'attend pas que l'ours blanc
vienne lui chercher querelle autour de sa paisible de-
meure; il va, lui, armé de pointes de fer incrustées
sur un morceau de bois fortement lié à son estomac
par une courroie bouclée aux reins, provoquer le
monstre au moment où celui-ci descend au rivage
après son aventureuse course sur quelque banc de
glace; là, loin de fuir, il attend son ennemi de pied
ferme. Courbé et pour ainsi dire accroupi quand l'ours
s'appuie sur ses quatre pattes, mais debout aussi
quand son adversaire se dresse pour lutter corps à
corps. C’est dans celte position favorable qu’il se
précipite d’un seul bond, ses pointes de fer en avant,
et les fait profondément pénétrer dans les flancs de
l'ours qu’il embrasse en ayant soin de poser son
crâne sous le cou de la bête féroce. Vous comprenez
qu’au premier choc il doit y avoir une victime sur le
sol; car si le coup est mal porté par le Spiztbergeois
c'en est fait de lui, le monstre commence son repas.
Les Kamschadales font à ce dangereux quadru-
pède une guerre constante et acharnée. Un district
souvent se lève en masse pour ces sortes d'expédi-
12 L'OURS BLANC.
tions où le sang coule de part et d'autre, Les chas-
seurs armés de flèches, de piques en fer, de fusils et
de tridents, se jettent pêle-mêle sur un de ces mons-
tres qu'ils ne tardent point à dompter, quoiqu'ils fas-
sent stupidement entre eux la part de la bête vaincue.
Encore faut-il que le quadrupède succombe à la pre-
mière blessure ; car la douleur le rend furieux ; et s’il
se rue alors sur ses adversaires il ÿ aura bien des
membres broyés avant sa dernière agonie. La longue
agonie de l’ours blanc est presque toujours la puni-
tion d'un outrage reçu.
Lorsque les armes manquent au Kamschadale , il
se. sert pour combattre ours d’un moyen commun
à presque tous les peuples de la terre pour soumet-
tre les bêtes féroces. Sur des branches mal assujé-
lies 1l dépose un cadavre en putréfaction ; l'ours blanc
se précipite dessus et tombe avec sa proie dans une
fosse profonde où on l’achève à coups de pierres, ou
bien on l’y laisse mourir de faim. Quant aux four-
rures qui deviennent leurs conquêtes, ils les portent
aux comptoirs les plus voisins où 1ls les échangent
contre de la poudre, des armes et des pièces d’étoftes.
Le vêtement de l'ours est la fortune du Kamscha-
dale.
Outre les moyens que je viens de signaler et à
l'aide desquels les Kamschadales et les habitans de
la Sibérie s'emparent des ours blancs, il en est d’au-
tres fort ingénieux qui procurent aux chasseurs les
mêmes bénéfices sans les exposer au moindre dan-
L OURS BLANC. 3
si
ger; par exemple : ils dressent un éhafaudage trai-
treusement formé de grandes pièces de bois fesant
bascule sur lesquelles grimpe le monstre sans dé-
fiance et d’où il ne tombe que pour être écrasé par
les charpentes mêmes culbutées par le poids de son
Corps.
D'autrefois les Koriaks choississent un arbre in-
chné en forme de potence et au sommet duquel pend
une corde terminée par un nœud coulant. Près de ce
nœud des viandes sont placées par lechasseur, de sorte
que l’ours qui veut les saisir à l'aide de sa griffe ou
de sa gueule glisse et se trouve souvent suspendu
par la patte ou par le cou. Vous comprenez que dans
cette position difficile il lui est impossible de se dé-
fendre et qu’il devient ainsi victime de sa gloutonnerie.
Dans la Sibérie, un moyen non moins singulier
mais plus incertain, est généralement adopté par les
intrépides chasseurs de l'ours plus cruel dans cette
contrée que dans toutes les autres parties du Nord.
Sur le bord cscarpé d’un précipice et dans le sentier
mème que l'ours est contraint de parcourir pour ses
voraces pélerinages, on attache à un bloc de pierre
fort lourd une corde solide terminée aussi par un
nœud coulant très adroitement disposé auprés de
quelques fragmens de viandes fraiches. Le quadru-
pède se débat contre l'obstacle qui retient les vivres
trompeurs, le nœud se serre; et en luttant pour res-
saisir sa liberté, il fait tomber dnas le précipice
la roche qui entraîne Fanimal après elle. Là, il est
T.Y 6
Fey
11 CHASSES.
bientôt achevé et dépouillé par d'autres chasseurs
qui ne lui donnent pas le temps de reprendre haleine.
Devons-nous croire cependant au récit de quel-
ques voyageurs très véridiques sur d’autres détails,
mais qui assurent que dans le Kamtschatka on trouve
des ours blancs si débonnaires que, pour les soumet-
tre, le chasseur les attire à lui par des gestes cares-
sans, par la douceur de ses paroles; et que c’est seule-
ment lorsque le quadrupède en jouant roule tout joyeux
sur le sol, que son perfide ennemi lui brûle la cer-
velle à l’aide d’un pistolet ou lui perce le cœur avec
une pique? Pour moi, je crois qu’on aura pris une
exception pour une règle presque générale ; quel-
que ours blanc vaincu par la vieillesse ou les maladies
sera venu se jeter aux pieds d’un chasseur pour ren-
dre son dernier soupir, et je ne conseille à personne
de croire à la bénignité de ce redoutable citoyen des
glaces polaires. Si c'était de l’oùrs noir du Nord
qu’eussent voulu parler les hardis explorateurs aux-
quels j’emprunte ce détail, 1ls me trouveraient moins
rétif à leur assertion. Ceux-cien effet descendent par
bandes énormes des hautes montagnes neigeuses et
viennent à l'approche du printemps faire de grandes
excursions dans les plaines et près de l'embouchure
des fleuves où ils se nourrissent des myriades de
poissons que l'Océan leur apporte à chaque marée.
Ces ours ont beaucoup moins de férocité que leurs
frères vêtus d’une fourrure blanche; et il n’est pas
rare d'en voir un ou deux se détacher par fois de leurs
L'OURS BLANC. 75
camarades pour venir prendre leur nourriture dans
la main d’une femme ou d’un enfant assis sur le rivage.
On s’est fort souvent demandé pourquoi l'Islande
recevait si rarement limportune visite des ours
blancs, tandis que les autres iles du pôle boréal en
sont infestées surtout au temps des hivernages. La
cause en est selon moi fort aisée à trouver et peut-
être parviendrons-nous par rapporchement à signaler
un nouveau moyen de faire à l'ours blanc une chasse
productive et peu dangereuse.
Vous connaissez l'allure paresseuse de cette bête
féroce qui pour voyager se perche joyeusement sur
les bancs de glace comme nous le fesons, nous, dans
nos chaises de poste; vous savez qu'elle ne s'émeut et
nes’anime qu'alors que la faim la pousse, où quand
les menaces de son ennemi deviennent trop ardentes.
Si vous offriez à l’ours blanc des vivres frais pour
chacun de ses repas, vous le verriez tranquille dans
son charnier recevoir sans grommeler sa pâture et y
mourir comme un sybarite glouton d'indigestion et
de vieillesse.
Mais les tortures de la faim ont un aiguillon qui
pénètre avant dans les chairs; et il n’est point de
faible et frêle animal ici-bas qui ne soit possédé de
violentes colères contre tout adversaire qui veut lui
disputer sa vie. Jugez quelle doit être Ja rage de ce-
lui qui peut se protéger et se défendre en appelant
à son secours ses ongles aigus, ses dents tranchantes
et la vigueur de ses muscles !
16 CHASSES.
L'Islande est un volcan. Le mont Hécla, dont la
cime se perd dans les plus hautes régions du ciel,
voit son front toujours couronné de neige, tandis que
de sa bouche énorme s’échappent souvent d’ef-
frayantes gerbes de feu vomissant au loin des masses
imposantes de lave envahissant les eaux au fond des-
quelles Dieu les laissait dormir depuis la création.
L'ile tremble sur sa base bitumineuse, les neiges
s’amoncèlent poussées par des courans invisibles et
capricieux, l'Océan fuit et revient avec un horrible
fracas; c’est un déluge général cherchant en vain à
éteindre le vaste incendie qui l’éclaire et le domine ;
c'est un chaos sans issue; on meurt sans pouvoir
lutter contre ce qu'il embrasse et dévore. Et, lorsque
l'Hécla épuisé de fatigue se repose au milieu de l’é-
pouvante qu'il a jetée jusque dans les îles les plus
éloignées, vous voyez ses flancs crevassés à sa base
en désordre sar le bord des. lacs qu'ils à ereusés, au
rivage bouleversé et jusques dans les flots océaniques,
s’agiter comme des âmes en peine des langues de
feu jaunes, bleues, rouges, violâtres, puis disparaître
cet se remontrer sous les formes les plus fantastiques.
Quelle serait, je vous le demande, la puissance de
l'ours blanc contre cette querelle si violente des flots,
de la terre et des feux dévorans qui s’en échappent ?
Ia compris (car je ne refuse l'intelligence à aucun
être vivant), il a compris, dis-je, que lIslande était
pour Jui un sol sacré; aussi le voit-on souvent, porté
sur une glace voyageuse que le vent pousse vers l'Hé-
L'OURS BLANC. 77
cla, quitter son gite aventureux et se diriger à la nage
vers une terre plus tranquille.
Mais ce qui, dans ce terrible combat des élémens,
épouvante le plus le velu quadrupède, ce ne sont ni
les envahissemens des vagues amoncelées, ni les ava-
lanches tourbillonnantes, ni les secousses d’un sol
prêt à disparaître dans l'abime; ce qui surtout à fait
reculer de terreur l'ours blanc, c’est la lave rouge qui
calcine la végétation sur son passage, c’est le bitume
pétillant qui chauffe la mer jusqu’au plus lointain
horizon , ce sont les gerbes enflammées du volcan
qui vont alimenter le tonnerre jusque dans ses do-
maines.
L'ours blanc a donc peur du feu; le pétillement des
flammes, l'éclat des charbons embräsés ç£ peut-être
aussi les ombres fantastiques projelées sur toute la
nature par les capricieux reflets d'une lumière va-
rjant à chaque instant ses couleurs et son intensité,
tout cela, disons-nous, l’épouvante et lui ravit son
énergie et sa voracité.
Eh bien! pourquoi n’essaierait-on pas, la nuit, à
la lueur de cent torches résineuses, quelques chasses
à ces implacables quadrupèdes? Craint-on d'en ap-
pauvrir le pôle et ne doit-on pas plutôt tenter une
lutte si utile dans un pays où les animaux, la mer,
les vents et le ciel immolent chaque année tant de
victimes ? On y songera quand la frayeur et le récit
de nouvelles catastrophes auront appris aux Européens
ce qu'ilen coûte pour l'exploration des terres et des
T8 CHASSES,
mers boréales, alors qu’un inflexible hiver a tout ar-
rêlé sous son haleine de glace.
Si l'expérience du malheur est la plus efficace, elle
est aussi la plus lente.
Je donnerais le souvenir de bien des heures de
bonheur dans ma vic si pauvre cependant en paisibles
émotions, pour avoir assisté à un combat de deux ours
blancs, égaux en force et voyageant de compagnie.
Un sol mouvant pour champ clos, un abime pour bar-
rière, un ciel pâle pour témoin, un océan pour tombe.
La scène doit en être imposante et solennelle à la
fois.
Comme faible compensation, disons à nos lecteurs
la guerre acharnée que fait souvent l'ours blanc au
phoque alourdi qui vient nonchalamment sur la
plage respirer l'air du matin et se reposer de ses
longues courses sous-marines. L’issue n’en est pas
douteuse; et pourtant, il arrive souvent que l'ours
vainqueur se repent de son triomphe. Dès qu’il voit
le monstrueux amphibie assoupi, le quadrupède
avec sa gloutonnerie ordinaire se glisse furtivement
entre Jui et la mer afin de couper toute retraite.
Quoique lent dans sa course, il lest beaucoup
moins que le phoque dont les mouvemens sur le
sable sont parfaitement semblables à ceux d’une
lourde gabarre au roulis. Placé en embuscade, l'ours
arrive presque couché près du monstre sur lequel
alors il s’élance avec voracité. Le phoque cherche
d’abord à regagner les eaux où ses moyens de défense
L'OURS BLANC 19
sont moins paralysés; mais son adversaire lutte dans
un sens opposé, l’ouvre de ses dents, le déchire de
ses griffes et esquive d’une manière merveilleuse
le corps du cétacé qui voudrait l’écraser de son
poids.
Ces querelles ne sont guére de longue durée, car
l’ours blanc est la terreur du phoque qu'il s’est ha-
bitué à regarder comme une victime dévouée à ses
appétils.
Eh bien! les peuples du Nord, errans sur les ri-
vages de l'Océan glacé, ne demandent pas mieux que
d'assister à pareil combat, car la voracité du vain-
queur est telle que lorsqu'il mâche la chair de l’am-
phibie, il ne daigne même pas s'occuper des chas-
seurs qui vont le frapper au milieu de son triomphe.
Serions-nous forcés de croire à la tendresse extrème
de l'ours blanc pour sa compagne, et devons-nous
adopter autrement que comme une rare exception le
récit d'un fait extraordinaire rappelé par Anderson,
un des plus intrépides, des plus instruits, des plus
véridiques explorateurs anglais? Il rapporte qu'il a vu
dans la Finlande deux ours blancs, l’un mâle, l'autre
femelle, se ruer avec une égale ardeur et côte à côte
sur une proie étendue au bord d’un piége ; il ajoute
que tous deux tombérent dans un fossé profond,
qu'ils y demeurérent sans nourriture pendant dix-sept
jours, et qu'ils se laissérent mourir de faim sans
exhaler aucune plainte, sans se livrer le plus petit
combat, Quant à moi, je recule devant une accusa-
80 CHASSES.
tion de mensonge dirigée contre M. Anderson ; et son
récit, tout extraordinaire qu’il paraisse, me semble
devoir être accepté par chacun de nous comme un
fait avéré.
Et pourtant, ce qui n’est pas moins positif encore,
c'est que deux ours blancs en rivalité pour la con-
quête d’un ennemi mort, se déchirentà belles dents,
et que presque toujours l’un des deux sert de pâture
à l'autre.
Oh l'rassurez-vous toutefois, curieux explorateurs,
la race des bêtes féroces n’est pas encore près de s’é-
teindre; et si vous consentez à passer un hiver au
Spitzherg, au Groënland, en Laponie ou dans la
Finlande, je vous réponds que vous serez témoin de
certains épisodes qui adouciront l’'amertume de vos
craintes. Ce n’est point par elles que s’effaceront de
ja terre les races haineuses et malfaisantes, et nous
n'avons nous-mêmes ni assez d'énergie, ni assez de
palience pour essayer de les détruire ou d'en dimi-
nuer le nombre.
Longtemps encore le jaguar parcourra les solitudes
du Paraguay, le lion syrien poursuivra les caravanes
dans le désert, le rhinocéros bouleversera les planta-
uons africaines, l'éléphant dévastera les villages hot-
tentots, le crocodile infestera le Nil et les rades ma-
laises, le tigre royal promènera ses fureurs dans tout
l'indoustan, et l'ours blanc attaquera les navires ba-
leiniers emprisonnés dans les glaces des pôles. Nous
allons volontiers à la conquête de quelques pieds de
L'OURS BLANC. SI
terre, mais nous laissons en toute liberté les hôtes
dangereux qui la dépeuplent et la ravagent.
: Quel est le plus coupable, ou de la bête féroce ou
de l’homme ?
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d'un Tigre contre un Lion.
Ceci n’est pas une chasse, c’est un combat. C’est
une de ces luttes terribles qu'on ne voit qu'une fois
dans une vie séculaire. Cette imposante majesté vous
poursuit dans vos insomnies, au milieu de vos ter-
reurs du moment. C’est une scène de carnage et de
mort qui se retrace à votre mémoire el y laisse, sans
que rien au monde puisse les affaiblir, les impressions
instantanées qui vous ont saisi tout d’abord ; vos yeux,
votre cœur, vôtre âme se repaissent du tableau.
Oh ! ne me dites point que vous avez vu des tigres,
84 COMBAT D'UN TIGRE
des lions, vous qui n'avez étudié ces redoutables qua-
drupèdes qu'au sein des ménageries et dans des cages
solidement bardées de fer. Ce qu’il faut au lion, ee qu'il
faut au tigre son rival, c’est de lair, c'est de l’espace.
Là, mais [à seulement, ils marchent, ils courent, ils
bondissent, ils trônent. La baguette du gardien les
maîtrise dans leur prison; au désert, une armée ne
les fait point reculer. Voyez ces deux monarques
se promenant avec gravité dans leurs domaines ; on
devine au premier coup-d’œil leur force, leur puis-
sance et presque leur caractère.
Autour du lion et du tigre royal il y a toujours une
odeur de sang qui s'échappe au loin et épouvante
les populations ; le massacre est derrière eux et devant
eux encore sont des victimes, des lambeaux de chair
et des ossemens broyés. Le lion tue et laisse là sa
proie S'il n'est point aiguillonné par la faim. Quant
au Uigre, il a beau s'être repu, il tue, il mâche, il
triture, il se roule dans le sang, el ne s’en va que
vaincu par la lassitude ou lappât d'un nouveau
triomphe. Le tigre n’a pas même de générosité pour
le cadavre.
Nous descendions avec le flot sans jamais éloigner
nos regards de cette riante et fraîche végétation des
bords du Gange, du milieu de laquelle s’échappaient
comme par enchantement des aiguilles aiguës ou des
dümes réchauffés par un large soleil. Tout était
caline et silencieux dans la rapide barque, les courtes
pagaies des rameurs sifflaient seules sur les flots à
CONTRE UN LION. 85
coups monotones et cadencés comme le tic-tac d’une
pendule, car lextase était dans toutes les âmes.
Le nuage vert, comme les Sipayes appellent le re-
doutable choléra, avait passé depuis peu de temps sur
la ville en deuil, les cadavres amoncelés dormaient
sous la terre refermée ; l'épidémie ne menaçait plus
l'active population de ses exhalaisons fétides et Île
bonheur inespéré de n'avoir pas Cité frappé par le
fléau destructeur apportait quelques eonsolations à
l’âme de ceux qui s'étaient vus privés d'un ami où
d'un frère. Hélas ! il y a de l’égoisme dans toutes les
affections.
Nous savions que nous serions reçus par le major
Ling avec une cordialité toute britannique; car, en
Angleterre on fait bien les choses quand on veut les
bien faire. Nous allions neus trouver bientôt à table
à côté des dames les plus aimables de Calcutta, et,
quelque variés que fussent les paysages qui passaient
et fuyaient vite derrière nous, nous aceusions la tié-
deur des bras nerveux qui fesaient glisser lembar-
cation comme un oiseau pélagien.
Cependant, au loin sur la rive gauche, à demi-cache
par un magnifique rideau de cocotiers aux panaches
toujours verts, pointa bientôt l'élégant kiosque où
nous attendaient de joyeuses soirées. Nous fûmes à
lPinstant même debout pour être plutôt aperçus et
pour voir de plus loin. Une heure après nous saluâmes
de la main un groupe de personnes qui nous atten-
daient auprès d'un facile débarcadère et qui nous
86 COMBAT D'UN TIGRE
montraient déjà, sur leurs traits épanouis, tout le
plaisir qu’elles avaient à nous bien accueillir. C’était
l'Europe dans l'Inde, mais l’Europe des salons élé-
gans, l’Europe artistique, bien élevée, heureuse, riche
el parfumée, l’Europe comme on la rève alors qu’on
en est séparé par le diamètre de la terre.
Et ceci est un fait à constater, car il n'offre point
d'exception, ou du moins je ne lui en connais aucune,
Nous quittons notre pays parce que la vie nous y
semble trop régulière, trop compassée; nous le quit-
tons affligés que nous sommes des grandes petites
choses dont on cherche à occuper notre oisiveté et
notre paresse. Terres, châteaux, palais, spectacles de
toutes sortes, monumens immortels d’une gloire i1m-
mortelle, tout nous déplait, tout nous assoupit, tout
nous écrase. Nous quittons cette Europe, pour ainsi
dire tirée au cordeau , et à peine sommes-nous pous-
sés sur un sol abrité par une nouvelle végétation,
chauffé par un autre soleil, baïgné par d’autres flots,
que nous cherchons, fous d’une singulière espèce, à
nous rebâtir le monde dédaigné que nous venons de
fuir.
Le souper fut délicat, sans faste, sans prodiga-
lité, ordonné avec un goût exquis et assaisonné par
une conversation toute cordiale et pleine de saillies.
Après le souper il y eut jeux et concerts, et lon se
retira fort tard dans des chambres élégantes, toutes ex-
posées à la brise du Nord, sous des galeries spacieuses
où l'air n’est jamais captif.
CONTRE UN LION. 87
Le lendemain, chacun était debout de bonne heure,
et le soleil avait à peine montré son disque resplen-
dissant que les allées des jardins qui cerclent la belle
habitation du colonel étaient parcourues par les vi-
siteurs. La journée semblait vouloir être brûlante,
l'air était muel comme le feuillage. Il y avait dans
l'atmosphère une sorte de torpeur qui nous gagnait
petit à peit, et nous nous sentions fatigués comme si
nous venions d'achever une pénible course. Tout à
coup, deux superbes chiens qui nous accompagnaient
et jouaient dans les contr’allées s'arrêtent et poussent
ensemble de douloureux aboiemens. On veut leur
imposer silence, on les menace, on les rudoie, ils ne
changent point de place et leurs eris deviennent plus
fréquens, plus endoloris.
Ce sont les tristes symptômes d’un ouragan, dit le
colonel, allons nous barricader. Non, ce n’est point
ainsi que hurlent les chiens, répondit sa femme,
quand la tempête nous menace; el cependant j'ai
peur.
Un esclave malais accourut en toute hâte et s’écria
du plus loin qu’il put se faire entendre : « lion ! lion
là-bas ! sur les bords du fleuve, un gros, un terrible
lion ! »
— Raison de plus pour nous barricader, poursuivit
le colonel ; rentrons, mes amis, et armons-nous : le
lion est un importun visiteur.
Les solides portes de l'habitation furent fermées
en effet; les esclaves en armes veillérent au rez-de-
88 COMBAT D'UN TIGRE
chaussée, et nous, impatiens de bien recevoir un
pareil hôte, nous montâmes dans la galerie à petites
flotilles qui dominait le Gange. Un lion monstrueux se
promenait gravement sans même regarder autour de
Jui s’il avait un ennemi à combattre; il allait à petits
pas ainsi qu’un philosophe, et seulement, de temps à
autre il fesait halte pendant à peu près une minute,
puis il poursuivait lentement sa route.
Arrivé au pied d’un magnifique cocotier planté
pour servir de signal la nuit aux embarcations qui
sillonnent le fleuve, il s'arrêta, pivota deux fois sur
lui-même, choisit sa place à l'ombre et S'y coucha.
C'était une quiétude de monarque généreux qui ne
craint pas qu’on vienne troubler son sommeil; c'était
le repos du juste.
Ce fut une commotion électrique ; il y avait à peine
dix minutes que le lion était assoupi qu’il se dressa
prompt comme la foudre, poussa un lugubre gémis-
sement, gratta la terre de ses deux griffes de derrière,
baissa la tête et s’élança d’un seul bond à une grande
hauteur sur le tronc du cocotier. Là il tourna ses
regards à droite et à gauche, retomba sur le sol et
s’accroupit de nouveau, l'œil Loujours fixé vers le
même point de l'horizon.
« Un ennemi se présente, nous dit M. Ling, un
ennemi formidable. Si j’en juge par l'attitude du lion,
la lutte sera ardente ct bien des riches donneraient
une fortune pour se trouver en ce moment auprès de
nous,
CONTRE UN LION. 89
— Pourquoi, répliquai-je, les riches de Calcutta ne
se donnent-ils pas quelquefois ee plaisir que selon
vous ils achèteraient fort cher.
— Ah! ab! c’est que celui dont nous allons jouir
est rare, Ce n’est pas contre des hommes que va com-
battre le lion, c’est contre une bête féroce aussi puis-
sante que lui peut-être : un rhinocéros, un éléphant,
un tigre.
— Un tigre, en effet, poursuivit M. Young en nous
montrant du doigt au loin un de ces dangereux pro-
meneurs du désert qui venait de notre côté par bonds
retentissans comme une cascade. Nous avions le
cou tendu, nous respirions à peine, nos regards al-
laient sans cesse du lion au tigre et du tigre au lion
toujours aux aguets. C'était déjà un terrible spec-
tacle, car nous comprenions quelle en devait être
l'issue.
Voici les deux adversaires en présence. Ils se sont
vus, ils ne se quitteront plus désormais que l’un des
deux ne soit un cadavre.
Le tigre était monstrueux par sa taille, magnifique
par les lignes longues noires et régulières qui zé-
braient son dos jaune vivement accentué ; sa gueule
était béante, sa queue basse ainsi que sa tête dont les
yeux rouges lançaient de rapides éclairs. Nous n’é-
tions séparés des adversaires que de deux cents pas
tout au plus, le soleil le plus ardent les frappait à
plomb, et nous ne perdions aucun de leurs mouve-
mens; notre cœur battait vite et fort je vous jure.
EL 7 T
90 COMBAT D'UN TIGRE
Le tigre gagnait toujours du terrain, le lion immo-
bile le laissait venir. Il y avait dans le premier le calme
de la force, l'attitude de la puissance ; on croyait de-
viner chez le second les violens efforts de celui qui a
assez de cœur pour affronter un péril imminent ot qui
pourtant ne se flatte point de le vaincre. Sa marche
était tortueuse, mais il s’approchait de son ennemi.
Un certain frémissement se fesait sentir dans ses jar-
rels nerveux, et cependant il ne fuyait point. Eût-il
été satisfait de voir le lion lui laisser le champ libre?
Je le pense, et c’est pour cela que j'admirais ce tigre
royal prêt à se jeter dans une fournaise plutôt que
de se laisser taxer de lächeté.
Le lion n'avait point bougé, mais sa crinière hé-
rissée disait assez ce qui se passait dans son âme; de
temps à autre un soubresaut de ses flancs amaigris
indiquait un rugissement comprimé; il ne voulait
pas, lui le roi des quadrupèdes, qu'une frayeur pré-
maturée arrachât quelque chose à l'audace de celui
qui venait à sa rencontre. Ses griffes et ses dents lui
suffisaient, un combat à deux était arrêté. Pour le
tigre, c'était peut-être un Jour de gloire, pour le lion,
c'était à coup sûr un jour de fête.
D'un élan, ils peuvent se saisir, se mordre, se
déchirer. D'un élan, ils auront franchi les vingt pas
qui les distancent. Ils se sont élancés, et ce choc ter-
rible est pareil à celui de deux navires qui se heurtent
au milieu d’un ouragan. Vous entendez crier les os
sous les poignantes étreintes, vous voyez les fimbeaux
CONTRE UN LION. 91
de choir fumer et tomber sur le sol profondément
creusé. Nul eri, mais des glapissemens ténébreux at-
testant la rage et non la douleur. Ils sont collés l'un
à l’autre ainsi que deux solides béliers dont on veut
essayer les forces à peu près égales, et l'immobilité
des bêtes féroces accuse précisément l'instant des plus
incroyables fureurs. Nul n’a le dessus, mais nul n’a
ployé les jarrets : on prévoit à qui demeurera la vic-
toire, et quand vous croyez le tigre vaincu, 1l ressaisit
sa place perdue par un mouvement qui, à son tour,
ébranle le lion étonné.
Depuis plus de dix minutes le combat durait sans
perdre de sa violence, et, comme d’un commun ac-
cord, le lion et le tigre se quittèrent enfin pour re-
prendre haleine. C'était l’immobilité de la rage, c'é-
tait le repos du volcan.
Quelques instans aprés, un incident nouveau, 1in-
prévu, donna plus de vie encore à ce terrible drame
qui approchait du dénouement. Le tigre, qui prévoyait
non sa défaite mais sa mort, saisit le moment où son
adversaire léchait de sa langue raboteuse une large
entaille sur sa cuisse, s’élança sur le tronc du coco-
tier à plus de dix pieds de hauteur et s'y maintint
cramponné avec ses ongles. Le lion regarde devant
lui et n’aperçoit plus son adversaire : il rugit, lève la
tête et s’élance à son tour au niveau du tigre. I n'y
avait pas moyen de combattre dans cette position,
et toutefois, il était bien décidé maintenant que des
deux bêtes féroces une seule devait rester debout. Le
92 COMBAT D'UN TIGRE
tigre le premier se laissa tomber, le lion le suivit à
une demi-seconde de distance, et cette fois ce fut lui
qui éprouva ces mouvemens saccadés que nous avions
d’abord remarqués dans le tigre. Une longue lutte
devenait impossible, trop de sang inondait le sol,
trop de dents s'étaient usées à mordre, trop d'ongles
s'étaient émoussés à déchirer ; une nouvelle commo-
tion devait être la dernière.
Voyez : les deux jouteurs se tiennent debout et
pressés, les deux mâchoires sont enchâssées l’une
dans l’autre el serrées comme des étaux, on sent les
os qui craquent et se brisent. Mais le tigre recule, il
faiblit, il chancelle, il tombe... Et le lion, avec un
terrible rugissement , le prend à la gorge et semble
vouloir punir le vaineu de sa longue résistance.
Il ne lâchait point sa proie, l’impitoyable roi des
forêts, le monarque redouté des déserts : il la tenait
toujours là sous sa puissante griffe, il la déchirait par
lambeaux, il broyait sa tête osseuse, et il allait don-
ner son dernier coup de mâchoire quand un mons-
trueux crocodile sortant vivement des eaux s'élança
sur le quadrupède vainqueur, le saisit par les pattes
ensanglantées et l’entraîna au fond des eaux.
Un cadavre seul resta sur la plage au pied du coco-
uier, et, quelques instans après, une large traînée
rouge se dessina sur le Gange et annonça le repas du
vorace amphibie.
T
DB IBITDAM.
DS MP MHAIME—
Au premier aspect on voit que le lion est le plus
noble des quadrupèdes, qu’il commande et qu’on lui
obéit. Sa démarche est grave, son @il tranquille et
posé, sa voix retentissante. I] n’a ni la stature lourde
et colossale de l'éléphant, ni l'épaisse charpente du
rhinocéros, ni les osseuses irrégularités du droma-
daire, ni la tête hypocrite et basse de l’hyène, ni la
démarche oblique du tigre. Au contraireil est dans
les proportions les mieux ordonnées pour caractéri-
ser la force et la souplesse, Il n’est chargé ni de chair
94 CHASSES,.
ni de graisse, ses muscles se dessinent en vives sail-
lies et donnent à comprendre la rapidité de sa course
et l'audace incroyable de ses bonds immenses. Sa
queue peut d’un seul coup terrasser un homme et
dans ses luttes contre Les chasseurs et les bêtes féro-
ces il s’en sert par fois comme d’une massue.
Sa large face prend aisément tous les caractères
de la passion qui le domine. Sa prunelle fauve dit sa
colère ou ses sympathies, son front est profondément
ridé quand il menace et ses lèvres frémissantes cou-
vrent une gueule énorme dans laquelle vous voyez
s'agiter une langue rouge ainsi qu’une flamme ar-
dente., Quant à la crinière épaisse qui orne son cou
et ses épaules, le lion a aussi la faculté de la mouvoir
dans tous les sens comme des vagues, de la hérisser
comme les flèches d'un porc-épic, de la faire retomber
comme une cascade.
La taille des plus grands lions est d'environ 4 ou
5 pieds de hauteur sur une longueur de 8 à9 pieds,
à partir du museau jusqu’à la naissance de la queue
qui elle-même est longue d'environ 4 pieds et ter-
minée par un gros flocon de poils.
La lionne est d'environ un quart plus petite que
le lion sans avoir cependant moins d’audace et de
férocité que lui, surtout lorsque ses jeunes rejetons
ont besoin de sa tutelle.
Aristote dit qu’il existait de son temps des lions
crépus beaucoup plus petits et moins forts que ceux
dont nous venons de parler. Mais jusqu’à présent nul
LE LION. 95
historien n’est venu garantir lassertion d’Aristote,
et les naturalistes modernes ont, je crois, quelque
raison de la récuser.
Elien et Oppien ont osé écrire qu'en Ethiopie les
lions étaient noirs comme les hommes, qu'il y en
avait dans les Indes de parfaitement blancs, et qu'il
n'était pas rare d'en rencontrer de tachés comme le
léopard ou de rayés comme le zèbre, mais avec des
couleurs rouges, noires ou bleues. L'histoire naturelle
de nos jours s’est appauvrie de la perte de ces cu-
rieux individus.
N’a-t-on pas dit aussi naguère avoir vu près de la
colonie du cap de Bonne-Espérance des tigres recou-
verts de poils frisés et longs? j'aime mieux croire à
l'existence de la Licorne, surtout si je m'appuie d'un
dessin grossièrement ébauché par un Cafre dans
une des admirables caves de Constance, et que le
sauvage me montra un jour du doigt avec orgueil en
me faisant comprendre qu'il l'avait croqué d’après
nalure.
Il y a aussi des lions en Amérique, mais ils sont
petits, faibles et sans crinière comme les lion des
Indes; les Péruviens les appellent puma, et dans les
chasses qu'ils leur font ils ne semblent pas beaucoup
craindre leur férocité.
Le lion de tous les pays de la terre supporte la faim
avec un grand courage, mais fort difficilement la soif,
et 1l se jette fréquemment avec avidité sur tous les
ruisseaux de la route; il boit en lappant ainsi que
96 CHASSES.
le chien, mais contrairement à la nature de celui-ci
dont la langue se courbe en-dessus pour injecter la
gorge celle du lion se courbe en dessous.
Il à besoin pour apaiser sa faim de 15 livres de
viande par jour et vous comprenez qu'il sait à mer-
veille où se les procurer.
L'histoire des hommes et des animaux ne dit pas
qu’un seul monarque soit mort d'inanition.
CHASSE.
Depuis l’histoire véritable du lion d’Androclés et
celle non moins attestée du lion de Florence qui ren-
dit à une mère en pleurs son enfant à demi englouti
dans la gueule du terrible quadrupède, on a raconté,
toujours escortées d’une foule de détails authenti-
ques, plusieurs centaines d’anecdotes fort intéressan-
tes où le lion est montré si bon, si noble, si généreux,
que les mérinos ou les gazelles en rougiraient de honte
et de jalousie. A en croire certains historiens, jamais
plus douces et plus caressantes créatures n’ont par-
couru les déserts sauvages, et vous croiriez que ces
LE LION. 97
redoutables hôtes de l'Afrique intérieure n'osent pas
mème regarder de loin les caravanes aventureuses.
Oh! ce n’est pas ainsi qu'il faut envisager cet in-
dompté promeneur, ce dévastateur intrépide qui, dès
que la faim l’aiguillonne, s’élance sans compter ses
ennemis, et les prévenant d'abord par des rugisse-
mens de tonnerre va bientôt se ruer sur les voya-
geurs armés du désert et jusque dans les cités les
mieux défendues.
La menace du lion est un arrêt de mort, et si Rou-
vière, dont je vous ai parlé dans un livre, ne m'avait
pas initié à la puissance de son courage, je ne croi-
rais pas qu’il y eût au monde un homme assez auda-
cieux pour oser tenter une lutte contre ce fier £t im-
placable dominateur.
Etudiez ses mouvemens, sa physionomie, le jeu
terrible de sa prunelle, les sifllemens de sa queue bat-
tant des flancs maigres et accentués; voyez ces mem-
bes cours et musculeux terminés par des griffes ef-
frayantes armées d'ongles qui entrent dans les chairs
comme une pointe d'acier ; arrêlez-vous en présence
de cette large face encadrée dans une erinière énorme
se hérissant au premier sentiment de colère et disant
par son calme ou son agitation si celui qui en est re-
vêtu va combattre ou s’il refuse dédaignensement d’en-
trer en lice,
Il y à une imposante majesté dans tout, et c'est pour
celle raison que nul être vivant ne regarde le lion
sans {erreur où sans respect.
98 CHASSES.
Un des plus magnifiques lions qu’on ait jamais vus
en Afrique, c’est celui que possédait, à mon passage
au cap de Bonne-Espérance, la ménagerie élevée dans
le jardin de la Compagnie des Indes. Il n’était pas,
comme nos tristes quadrupèdes du Jardin des Plan-
tes, pressé dans une cage étroite, sans air et presque
sans lumière; mais il avait au contraire, pour donner
delélasticité à ses membres, un vaste espace entouré
de grandes et solides murailles. À hauteur d'appui
d'énormes barreaux de fer permettaient aux curieux
de s'approcher du monstre qui fort souvent se cou-
chait sur le banc circulaire élevé dans sa retraite. Je
l'ai trouvé plusieurs fois dormant la tête appuyée con-
tre les grilles, et lorsque j'arrachais violemment une
touffe de poils de sa crinière, l'animal demeurait par-
faitement immobile et ses yeux à demi-fermés ne
clignotaient mêmepas. En d’autres instans nous nous
sommes réunis deux ou trois pour saisir sa queue de
nos deux mains, et lorsque la serrant de toutes nos
forces nous espérions lutter contre lui, le lion donnait
de petites secousses et nous étions vaincus ou ren-
versés.
Le lion ne court pas, il bondit , et chacun de ses
bonds creuse la terre. Tous les autres quadrupèdes
choisissent par insLinet le lieu qui convient le mieux
à leur repos, et rarementils s’en éloignent assez pour
ne pas le retrouver la nuit. Après ses courses de la
journée le lion se couche à tout hasard auprès d’une
habitation de planteur, sur la lisière d’un bois, au
LE LION. 99
milieu de la forêt, au sein du désert ou au sommet
d’une montagne. Comme ila le sentiment de sa force,
il ne craint pas qu'on vienne troubler son sommeil
et son repos est celui du maitre du monde.
Entendez sa respiration, c’est un bourdonnement
monotone, un roulement creux, profond, sonore,
mais Calme, régulier. On dirait un être bienfaisant
révant de paix et de bonheur. Le tigre, au contraire,
respire par soubresauts, il s’agite fébrilement, et élar-
git de temps à autre ses griffes, il ouvre ses yeux et
les referme, il se roule sur le sol, et quand il s’est bien
repu dans la journée, sa nuit est une nuit de turbu-
lence, image fidèle des heures de meurtre et de car-
nage qu'il vient de passer. Dans toute espèce créée
si le premier est noble et magnanime, le second est
vil et cruel. Après laigle, le vautour ; après le lien,
le tigre.
Il y a des lions en Amérique, mais ils sont beaucoup
plus petits et moins redoutables aussi que ceux d’A-
frique ou d’Asie. Là le jaguar ne craint pas un tel ad-
versaire, et c’est presque toujours celui-ei qui est
vainqueur dans la querelle. En Asie, l'éléphant et le
rhinocéros peuvent seuls lutter contre le lion , et c’est
à peine si le tigre du Bengale, aux allures si souples,
à l’adresse si prodigieuse, ose braver sa présence.
Les historiens ont-ils menti, ou est-il en effet bien
constaté que dans les belles fêtes célébrées à Rome
plusieurs centaines de lions étaient souvent immolés
au profit des joies populaires ? D'où venait cette im-
100 CHASSES.
mense quantité de bêtes féroces ? Quels navires les
portaient d'Asie ou d'Afrique? Par quels moyens s’en
emparait-on au milieu des déserts ou au sein des mon-
tagnes ? Il y avait donc des troupeaux innombrables de
lions et de tigres? Et ces troupeaux se laissaient donc
parquer comme des bêtes de somme? Supposez au
contraire que la race de ces terribles quadrupèdes ne
se soit point abâtardie, où était la sécurité des voya-
geurs et des villes? Comment et par quelles armes
opposer une digue à une irruption de lions affamés se
précipitant sur une cité ; car cela devait fréquemment
arriver, puisque le désert, qui etait leur domaine,
n'offrait pas alors plus qu'aujourd'hui les alimens né-
cessaires à leur voracité de chaque jour? Ne me dites
pas qu'ils se servaient mutuellement de pâture, car
encore je vous répondrai qu’ils auraient dû se dé-
truire et que par conséquent les cirques de la cité
éternelle ne’ussent point été témoins de si imposantes
hécatombes.
Et pourtant, tous les historiens sont d'accord sur
les faits écrits, et nous sommes bien forcés de courber
notre front devant leurs récits, alors même que la
raison nous dit de nous Lenir en garde contre lant de
témoignages.
La taille, la force et la couleur des lions africains
varient d’une façon singulière. Le voyageur qui n’au-
rait vu ces hôtes dangereux que sur l'Atlas cherche-
rait longtemps à en découvrir la race dans l'aspect
des lions abyssiniens, de Saarah, du Sénégal et de la
LE LION, 101
Cafrerie. On dirait encore que leur vêtement et leur fé-
rocilé tiennent de la nature du sol qui les a vu naitre.
Dans le nord de l'Afrique on les croirait en quel-
que sorte civilisés, car ils osaient, surtout avant nos
conquêtes, s'approcher assez des caravanes pour lais-
ser supposer qu'ils voulaient voyager avec elles, et
venaient aussi parfois se livrer au sommeil jusque
sous les murs des villes arabes.
Le lion du grand désert est le plus inexorable de
tous, soit que l’ardente soif dont il est sans cesse dé-
voré le pousse à ses violentes colères, soit plutôt qu'il
s'irrite d’avoir trop peu d'ennemis à combattre. Au
surplus, ses habitudes sont prises ; il serait mieux
ailleurs sans doute; mais il est né au désert, 1l veut y
vivre, il veut y mourir. C’est le Patagon dans ses
pampas immenses, c’est le Lapon au milieu de ses
glaces, c'est Le Hottentot dans ses huttes souterraines
et enfumées.
Quant au redoutable lion qui ravage le pays des
Cafres, les bords des rivières de Zaire et de F'Éléphant
ainsi que le voisinage de la belle colonie de Table-Bay,
c'est sans contredit celui qui joint à un plus haut
degré l'astuce à l'agilité, la cruauté à l'audace. Lui,
par exemple, il part, il va s'en s'inquiéter du nombre
de ses ennemis et visite insolemment les plantations
les mieux fortifiées. Les piques, les tridens, les fusils
ne l’arrêtent pas, il se rue dessus avec une intrépidité
aveugle et l’on devine qu'il lui importe fort peu de
mourir pourvu qu'il tue.
4102 CHASSES.
Je vous ai dit autre part comment un colon de la
ville du Cap osait approcher du lion, le regarder en
face, l’attaquer et le vaincre. Mais lui, M. Rouvière,
est une exception que la raison à peine à comprendre
et il faut bien des siècles pour la reproduction d’un
pareil homme.
Voici le rugissement du lion qui envahit l’espace ;
il n'est point court, rapide, saccadé comme lorsqu'il
se trouve en présence de son adversaire, mais long,
grave, solennel, pareil au roulement de la foudre.
Dés qu'il à retenti la population cafre se dresse,
s’arme, se serre et rugit à son tour. Hommes, femmes,
adolescens et vieillards saisissent leurs tridens, leurs
flèches dentelées, leurs massues et leurs fusils, et se
jettent au dehors de leurs cases qu’ils ferment solide-
ment sur les enfans au berceau ou sur les malades ;
et, sans ordre, sans qu'un seul d’entre eux prenne le
commandement, ils vont au-devant de la bête féroce
qui n'aime pas trop à se faire attendre dans ces ren-
contres terribles où doit couler tant de sang.
Les voici en préserice. D'un côté une armée; de l’au-
tre un seul combattant au regard fauve , à la crinière
bérissée, à la gueule rouge, à la langue haletante.
Sa face se ride, son corps se raccourcit et s’allonge
ainsique le fait celui d’un reptile, sa queue siffle et bat
les flanes avec violence, et ses ongles aigus entrent
dans le sol comme afin d’y creuser une fosse pour les
ossemens qu'il va triturer et dépouiller de leur chair.
On a beau être façonné à la présence du lion, on a
LE LION. 103
beau l'avoir combattu plus d'une fois, il est impossible,
en le retrouvant là, près de soi, libre, ardent à la
curée, mesurant l’immense espace qu'il va parcourir
d’un seul bond et agitant ses redoutables griffes, de
ne pas se senlir troublé, presque abattu. Sa puis-
sance est si grande ! Il est si difficile à tuer ! Une balle
lui perce le cœur et il ne tombe pas encore. Quand il
meurt, il ne meurt jamais ou presque jamais seul.
Quand son cadavre est immobile sur le sol c’est qu'il
y à autour de lui d’autres cadavres mutilés. Le lion
ne tombe isolé que sous les coups de la foudre ou de
la vieillesse.
Mais l’espace qui sépare la horde farouche des
Cafres du terrible ennemi s'est retréci, les flèches
pourraient porter, le fer entrer peut-être dans le cuir.
Qu'est-ce, bon Dieu! des piqüres légères qui ont à
peine le pouvoir d'occuper le quadrupède, lequel, dans
son instinct de fierté, ne daigne pas même songer à
son adversaire. Il devine que ce n'est point de cette
arme que lui viendra la première blessure qui le fera
bondir et lüi arrachera une douleur. Il cherche de
son regard de feu les ennemis protégés par le fusil et
le trident de fer; c’est sur eux qu'il se ruera tout à
l'heure, c’est une ou plusieurs de ces poitrines qu'il
lui tarde d’ouvrir avec ses uents si aiguës et si écla-
tantes. Aussi, voyez comme les combattans le mieux
armés serrent maintenant leurs rangs! Voyez comme
le soin de leur conservation les rend habiles à la dé-
fense! Tant que le lion a été éloigné, tant qu'on à eu
104 CHASSES.
espoir d'éviter son attaque ils se sont tenus au milieu
de la foule compacte.
Mais dès que la bête furieuse avance encore d’un
élan, ils se groupent, se serrent et essaient de ne
faire qu’un seul corps, une seule muraille, afin d’op-
poser une plus solide barrière à qui ne connaît point
de barrière alors qu’il a résolu de vaincre. Quant à
la foule ambulante, presque hébétée, qui est venue à
la rencontre du lion comme pour lui dire qu'il ne
manquerait pas de vivres, elle respire à son tour
plus librement et cependant se prépare à seconder
contre ce terrible souverain les efforts de ses frères de-
venus chefs par privilége de danger.
On s’est observé de part et d'autre; on a bien me-
suré ses forces, les fusils solidement appuyés sur
épaule vont envoyer le plomb brûlant. Le Jion est
couché et occupe le moins d'espace possible, il se fait
petit pour devenir colosse un instant plus tard. I
est immobile et silencieux avant qu'il devienne cata-
raclée ou volcan.
Les balles ont sifflé, des poils fauves se jouent à
l'air, le sang coule, la douleur est morte. Ce n’est
pas assez, c'est trop peut-être pour lui, car la dou-
leur du lion, c'est la derniere heure de celui qui Pa
causée.
il s'est redressé, Son épaisse chevelure se hérisse
comme les flèches d'un porc-épic en présence du ser-
pent, les poils de ses lèvres vibrantes ressemblent à
des glaives qui se heurtent et se croisent ; il nedonne
LE LION, 405
pas le temps à son ennemi de recharger larme; il se
baisse, s’élance comme une bombe et tue de la dent
et des griffes. Ge n’est plus un combat, c’est une bou-
cherie horrible ! et pourtant c’est seulement alors que
le quadrupède va succomber. Les dards aigus s’atta-
chent à sa face , les casse-têres se brisent sur son front
royal; ses reins et ses jarrets nerveux sont épuisés
sous la masse qui les accable..…. il tombe, et les vain-
queurs nagent dans une mare de sang.
Ne croyez pas toutefois que ces jours de désola-
tion et de carnage se renouvellent souvent : ils sont
rares au contraire, même parmi les Cafres, aussi sauva-
ges, aussi agiles, aussi indomptés que les Hottentots se
montrent paresseux, faibles et Tâches. Non, ce n'est
pas ainsi que le lion est toujours combattu au milieu
de ces steppes effrayants, ou au sein de ces forêts si-
lencieuses qui cerclent le nord de la colonie anglaise ;
el de semblables évènemens ne se révèlent que lors-
que le redoutable dominateur de ces contrées vient à
Pimproviste surprendre une bourgade. Quand c'est
elle au contraire qui va au-devant de Jui, elle a re-
cours à la ruse qui lui est si familière pour lutter con-
tre les hommes, et le lion qui n’a que l’instinet de
de sa puissance est presque toujours victime de sa
vanité royale. Dans une plaine labourée par les bonds
du lion ou du tigre, les Cafres creusent des trous
profonds qu'ils hérissent quelquefois de piques aiguës
la pointe en Pair. Cela fait, ils les couvrent de bran-
ches d'arbres avec leurs feuilles, placent dessus un
LE - 8
106 CHASSES.
cadavre de bête fauve et regagnent leurs huttes.
Dans sa voracité, le lion bondit contre sa proie qu'il
ne veut pas se donner la peine de réveiller et qui
tombe avec lui, car les branches ont cédé à la se-
cousse. Brisé , blessé par les fers aigus qui ont pé-
nétré ses chairs , il rugit d’une façon terrible, car
il sent que sa force [ui est désormais inutile. Les
Cafres accourent alors, contemplent avec joie autour
de la fosse béante leur ennemi vaincu, et attendent
pour lenchaîner que la farm lui ait ravi toute puis-
sance.
Ce qui surtout doit étonner dans ces ardentes ren-
contres de l'homme et du lion, c’est l’admirable cou-
rage et la stoique résignation du Cafre en présence
de la bête féroce, lorsque seul il se trouve avec elle
au sein du désert, lui toujours si brave et si téméraire
dans les luttes sans fin qu'il a à soutenir contre les
peuplades qui envahissent son royaume el même con-
tre les nombreuses troupes angiaises forcées souvent
de venir opposer une puissante digue à ses rapines et
à ses menaces. Si un Cafre isolé est traqué par un
lion, il est rare qu'il songe à la défense par la fuite
ou par les armes : il s’'accroupit, il ferme les yeux et
reçoit le coup mortel comme le ferait un Hottentot :
il pense peut-être que sa soumission lui vaudra sa
grâce, mais la générosité du lion n’est que dans les
récits des hommes.
Sur le bord de la rivière de Zaïre et même dans
quelques parties de POuest de la Cafrerie, on combat
LE LION. 107
le lion et le tigre d'une maniere assez ingénieuse, mais
qui parfois ne laisse pas que de présenter d'immenses
périls. On nouc fortement un buffle par les naseaux
à un tronc vigoureux. Dès que les animaux domesti-
ques annoncent par leurs cris et leurs trépignemens
l'approche de l'ennemi, des chasseurs agiles escaladent
avec quelques vivres les arbres les plus élevés, s'y
blottissent au milieu de Pépais feuillage et attendent
que le lion s'empare de la bête muselée. Des coups
de fusils partent alors de chaque retraite, et il est rare
que le tion ne trouve pas la mort au milieu de son fes-
Un. Si cependant les coups n'ont point porté et si la
poudre est usée, le lion attend là quelques jours que
le chasseur descende de son gite; vous compre-
nez dès-lors que la bête féroce ne manque point d’a-
limens.
Les Arabes de l'Atlas, des Monts de la Lune, du
Nord de Sahara, combattent le lion à cheval et armés
de fusils et de piques. Dès que les hennissemens et
les mouvemens fébriles de leurs coursiers les pré-
viennent de la présence d’un lion au fond d’une ca-
verne, où couché au milieu des steppes, ils cerclent
l’espace où repose leur ennemi, et ne s’éloignent ce-
pendant jamais assez les uns des autres pour qu'il ne
puissent se prêler secours en quelques minutes. Aus-
sitôt que la bête féroce se réveille, se redresse et se
voit menacée, elle calcule l’imminence du danger et
sélance vers celui qui lui parait le plus difficile à
vaincre. On a remarqué, disent Boutin et Clapper-
108 CHASSES,
ton, tous deux victimes de leur zèle ardent pour la
science, on a remarqué, assurent-ils, que si un seul
cavalier arabe est dans la plaine, et que non loin de-
là un groupe d'hommes armés se présente pour Pat-
laque, c’est contre ceux-ci d’abord que le lion vient
se ruer avec fureur. On croirait qu'il mesure ses
forces à la grandeur du danger et qu'il sait bien
qu'après ce triomphe il viendra aisément à bout de
ses autres adversaires.
Au surplus, il est juste d'ajouter que ces rencontres
sont souvent provoquées par les Arabes eux-mêmes
qui n'aiment pas à se réveiller la nuit sous leurs
tentes aux rugissemens du lion. On a observé encore
que la bête féroce s'attaque, d’abord au cheval, et
qu'alors que le fer du cavalier fouille dans sa poi-
trine le terrible dévastateur n’abandonne sa pre-
mière proie qu'après qu'elle est étendue sans vie sur
le sable.
Sont-ce là en effet ies habitudes méditées du lion,
et n’y aurait-il pas audace à les citer comme authen-
tiques ?
Pour moi qui, ainsi que je vous l'ai dit, ai vu au
Cap de Bonne-Espérance M. Rouvière aux prises avec
un de ces redoutables quadrupèdes et qui ai assisté à
celte scène terrible où deux cadavres, celui du Cafre
et celui du lion restèrent seuls sur la place, je suis
porté à croire que le lion ne se jette sur le cheval que
paree que celui-ci offre une chair à dévorer et que
si PArabe était nu ainsi que le Cafre, c’est sur PA-
LE- LION, 109
rabe d’abord que le redoutable monarque du désert
planterait ses griffes et ses dents. La cruauté a aussi
son intelligence et la bète vorace n'ignore point que
ce n'est pas sous une ruade de coursier tremblant
qu'elle succombera.
Quand l’histoire des passions des hommes est si
difficile à éclaircir, répondez avec certitude des
mœurs et des habitudes des animaux sauvages que
vous ne pouvez étudier que la lance au poing où der-
rière les barreaux épais d’une cage de fer. Demandez
donc à ce lion affamé s’il s'amuse à faire un choix
dans ce camp arabe qu'il vient de surprendre au mi-
lieu de son sommeil, et si tout ce qui est à portée de
ses ongles on de sa mâchoire n’est pas impttoyable-
ment broyé.
Non, non, nul n’est privilégié dans le massacre
d'un lion irrité; forts ou faibles, grands ou petits,
jeunes ou vieux, hommes ou coursiers saisis à la
gorge, aux flancs, au poitrail, erient, tombent et
meurent.
Le lion à passé par là, et le lion, c’est la foudre.
En Asie et dans le Bengale surtout, la chasse au lon
est chose autrement terrifiante qu’elle ne Fest en
Afrique. Là-bas on oppose à ce maitre puissant el
redoulé un ennemi docile, apprivoisé, brave, ter-
rible.
Ce n’est plus maintenant à Fhomme arme de ses
dards dentelés et de grands pistolets que s'attaque le
lion surpris au milieu de son sommeil ou traque dans
140 CHASSES.
les immenses riseries qu'il choisit d'ordinaire pour
sa moelleuse retraite. C’est à l'éléphant, au colosse
qui à sa trompe pour lancer à l'air et ses redoutables
défenses pour éventrer ; e’est à l’éléphant qui ne de-
mande pas mieux que de combattre alors qu'on ar-
guillonne son amour-propre, el qui se fait un plaisir
d’obéir au cornac dont la voix seule anime 5on cou-
rage. Certes, les ongles du lion sont aigus et rudes,
certes, ses dents sont fortes et acérées, sa mâchoire
étreignante comme un étau, et ses mouvemens rapides
et élastiques comme le jeu d’une fusée; mais il se
lasse aussi à la peine, il s’épuise en stériles tenta-
tives, en efforts infructueux; il rugit, il bave une
écume verdâtre ; chacun de ses regards est un
éclair, chacun de ses rugissemens un roulement
de tonnerre. 11 creuse profondément le sol, il se
crispe, il se tord contre la masse énorme qu'il ne
peut ébranler et sur liquelle il se rue sans relâche.
Mais, terrible dans son calme, l'éléphantest là presque
immobile ou ne piétinant que sur place, tournant et
pivotant pour éviter les ruses de son agile adversaire,
soufflant à l'air de bruyantes aspirations pareilles au
sifflemens d’une pompe à vapeur, et pesant de toute
sa foree sur le sol affaissé, dans l'espoir d’étouffer son
ennemi sous ses pieds de géant. C’est qu’alors, voyez-
vous, ils sont en présence l’un de l’autre, les deux
vrais rois du monde, les deux monarques des déserts.
L'attente des combattans est chaude ; dans la chüte
de celui-ci il y aura plus de honte et de rage que de
" LE LION. 411
regrets el de remords ; dans le triomphe de celui-là,
il ÿ aura plus d’orgueil que de gloire. Hs le savent, et
voilà pourquoi ils ne se quitteront plus désormais qu'il
n'y ait un cadavre à terre proclamant une omnipo-
tence debout. Et pendant que la lutte du lion et de
l'éléphant est si vivement engagée, pendant que des
flancs ouverts des terribles Jouteurs s’échappent des
flots de sang noir et épais, les chasseurs indiens soli-
dement assis sur le plus colossal et le plus docile des
quadrupèdes viennent en aide à leur ami et jouent
vigoureusement du poignard chaque fois que le lion
se trouve à leur portée.
Souvent même, quelques hommes à pied, bardés
d'acier sur les cuisses et sur la poitrine, s’approchent
du lion furieux, lattaquent face à face de leurs tri-
dens, de leurs glaives et de leurs pistolets, et disputent
à l'éléphant la gloire de l'abattre.
A la bonne heure des jeux faconnés de la sorte ! A
la bonne heure des délassemens ardens et variés qui
occupent la vie, parce que la vie y occupe elle-même
le principal rôle! Là est le drame des voyageurs, là
est la plus douce récompense des explorateurs euro-
péens qui savent qu'ils n'ont quitlé leur pays que
pour assister à des scènes moins mesquines que celles
qui les assiègent dans leur existence de quiétude et
de monotonie. Ah! c’est que l'indoustan est autre-
ment taillé que nos contrées naines où les arbres se
dressent honteux comme de faibles arbustes, où nos
rivières sont des rigoles sans colère, où nos plus
4.19 CHASSES.
hautes montagnes semblent doucement posées sur le
sol. Qu'est-ce que Le Mont-Blanc ? Me voici à côté du
Dawalakéry. Dieu à mis de l'harmonie dans ïe monde,
el le lion, le rhinocéros, le tigre et léléphant de-
vaient peupler les profondes vallées et les flancs té-
nébreux de l’Hymalaya.
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LE GROGODIDILE,
Du CDN NE 2 M F2
Il y a des mots et des noms qu’on n'éerit qu'avec
répugnance et dégoût. Les lettres des substantifs
crapauds, serpent , hippopotame , crocodile, me font
mal à tracer : il me semble y voir quelque chose de
gluant et de gélatineux qui m'irrite et me donne des
nausées. Mon domestique Hugues, dont je vous ai
parlé dans mes voyages, me dit un jour, dans sa nai-
velé de brute : « Ah! monsieur Arago, Je ne me con-
solerais jamais d’être avalé par un caiman, » Dieu
sait pourtant si le crocodile eût voulu de lui!
4144 CHASSES.
Ce monstrueux et redoutable amphibie a le corps
revêtu de plaques écailleuses carrelées, disposées sur
des bandes transversales. Plusieurs carènes longitu-
dinales sur le dos augmentent en hauteur vers la
queue qui est comprimée, et où elles forment d’a-
bord une double crête dentelée, et plus loin une seule
jusqu’à son extrémité. La tête est aplatie, la gueule
défendue par des dents crochues, nombreuses et
serrées, et la langue très courte est attachée pres-
que entièrement à la mâchoire inférieure. Il che-
mine et nage à l’aide de quatre pieds trapus dont les
antérieurs ont cinq doigts et les postérieurs quatre,
palmés ou à demi-palmés; les trois doigts inférieurs
de chaque pied sont seuls pourvus d'ongles.
Les crocodiles soni, comme vous le voyez, bien
plus favorisés que les autres sauriens el l’emportent
sur eux par là grandeur de leur taille et par l'éten-
due de leur puissance. Ils sont aussi mieux protégés
qu'eux par les plaques écailleuses qui recouvrent
presque toutes les parties de leur corps. Leur peau,
surtout celle du dos, est en quelque sorte garantie
par de petits boucliers que les balles du fusil peuvent
à peine percer; leur tête large et mince sur le crâne
est revêtue d’une plaque osseuse recouverte par la
peau ; elle présente en avant de sa face un museau
plus ou moins prolongé et dépourvu de gencives, de
sorte qu’on aperçoit au-dehors de fortes mâchoires
armées de dents très acérées et qui s’ouvrant jus-
qu'au-delà des oreilles font voir un gosier pareil à
LE CROCODILE. 145
une fournaise. L’extrémité de la mâchoire supérieure
présente en dessus une masse spongieuse, noirâtre,
arrondie, au milieu de laquelle sont placées les ou-
vertures des narines. La mâchoire inférieure est la
seule mobile, et les dents pointues qui sont vers son
extrémité dépassent les bords de la mâchoire supe-
rieure dans les crocodiles qui habitent l'ancien conui-
nent, tandis que toutes les dents des mâchoires sont
engrenées entr’elles dans les caimans des Amériques,
comme Cuvier l’a prouvé dans un mémoire rempli
de recherches également savantes et instructives. Il
parait, d’après la forme même de ses dents et d'après
le mouvement de haut en bas des mâchoires, que ces
grands reptiles ne peuvent au plus que déchirer et
briser leur proie, mais qu'il leur est fort difficile de
la triturer et de la mâcher. Ils sont done semblables
en cela aux autres sauriens et aux animaux compris
dans les deux derniers ordres de reptiles, puisqu'ils
se voient contraints d’avaler et pour ainsi dire d'en-
gloutir en entier leur proie dans leurs vastes intes-
ns. Plusieurs autres naturalistes ont prétendu, mais
à tort, que les crocodiles n’ont pas de langues. If est
au contraire reconnu maintenant qu'ils ont tous une
langue courte, charnue et assez épaisse , attachée
presque entièrement en-dedans de leur mâchoire in-
férieure à peu près comme les bactriens, de sorte
qu'ils ne peuvent opérer avec elle qu’une déglatition
peu sensible.
À quoi bon, je vous le demande, des crocodiles,
116 CHASSES.
des erapauds, des serpens sur cette terre ? I n'est
donné à personne de pénétrer tous les mystères de
la création.
+787? 67 86 48 4e —
CHASSE.
Le voilà dressant son rostre squameux au niveau
des roseaux élevés et des joncs élastiques du bord.
Sybarite amphibie , il jouit à la fois du calme de Pair
et de [a fraicheur des eaux; il se baigne dans les
deux élémens. Il a ses joies et ses espérances doubles,
il trouve partout un sûr aliment à sa voracité, et il
paraît que sa digestion est prompte, car aux viclimes
qu'il vient de saisir succède promptement une nou-
velle proie.
I ya frayeur sur le rivage lorsque l'estomac du
terrible crocodile à trop long-temps fait dictte; et
l'on à remarqué que tous les êtres rampans ont en-
core plus de ruse que de force et de courage pour
s épargner une vie de privations et de souffrance.
Le fleuve est rapide au milieu, son lit est profond,
ses habitans agiles, rares aussi, car le courant est un
LE CROCODILE. 447
obstacle difficile à vaincre; et toutes frétillantes que
soient certaines nageoires, elles ne se plaisent point
à une lutte perpétuelle. Aussi n'est-ce pas au milieu
d’un fleuve que vous trouvez ordinairement l’Alliga-
tor, et ce n’est guère que lorsqu'il le traverse pour
aller chercher sur l'autre rive une proie confiante que
les barques voyageuses vont se heurter contre le dos
du crocodile qui, glissant sous la lame, ressemble à
une roche verdâtre.
Quelques-urs de ces audacieux amphibies , àpres
à une curée qu'ils croient aisée, vont se soulever par
un bond rapide, s’accrocher de leurs pattes de devant
à l'embarcation menacée et allonger le museau pour
saisir une victime. Mais l'expérience a appris aux ma-
rins qu'il leur fallait des haches dans celte naviga-
tion si pittoresque, et l'imprudent Cynégire des eaux
replonge bien vite dans le fleuve, laissant après lui
une large trainée de sang, car ses deux pattes cou-
pées sont restées dans le canot dont le sillage n’a été
qu'un seul instant suspendu.
Si pourtant, craintif devant une attaque, 1l regagne
paisiblement le bord, vous le voyez l'œil ouvert, la
gueule haletante, silencieux, immobile, blotti au mi-
lieu des jones serrés, tourner la tête à droite, à gau-
che, guetter le quadrupède ou l'homme sur qui il va
se Jeter.
S'il l'atteint, ee n'est pas là que la rixe aura lieu,
c’est dans le fleuve, Nul être vivant ne peut lutter
118 CHASSES.
avec lui au fond des eaux, et il vient y jouir de son
bonheur dans toute sa plénitude.
L’alligator n'aime point les combats et les longues
querelles. I n’a de patience que pour Pattente, il
wa de résolution que pour se chercher un refuge
contre le péril. Get amphibie glouton a beau être
repu, tout ennemi surpris dans le sommeil devient
sa proie, el ce n'est que lorsqu'il se voit attaqué qu'il
retrouve des forces pour la défense. Mais alors
ses évolutions sont rapides, ardentes, saccadées ; et,
quoiqu'il n’ait ni la souplesse ni l'élasticité du lézard,
d'un seul coup de queue aidé du mouvement de ses
pattes s’imprégnant dans le sol, il fait volte-face et
s’élance avec la vélocité de l'éclair sur l’agresseur qui
le harcelait par derrière.
Pour combattre sur un plus favorable champ de
bataille le vorace amphibie, que fait le sauvage
habitant des bords des fleuves souvent troublé
dans son repos ? Il a saisi un quadrupède inoffen-
sif, lui a lié les pieds et l'a fortement attaché par
la queue à une longue corde dontil tient un des
bouts. Ces préparatifs achevés, il place avant le
jour son innocente victime tout prés des roseaux fré-
quentés par le caiman. Dès que celui-ci, aux premiers
et chauds rayons du soleil, savoure les douces éma-
nations de la brise, il jette un œil curieux et inves-
tigateur sur tout ce qui l'entoure, il cherche avec
avidité sa pâture imprudente, aperçoit le quadru-
LE CROCODILE. 1149
pède captifet setrainesourdementet obliquement vers
lui. Le chasseur alors, à l'affût derrière un arbuste
où un rocher, pèse légèrement sur la corde tendue
et à demi cachée sous l'herbe; il attire loin du fleuve,
sur un terrain sec, le crocodile guetteur. Dès que
cette manœuvre est exécutée, dès que le hideux am-
phibie trompé dans son attente peut être attaqué
avec succès puisqu Il ne sait aisément se mouvoir que
dans les eaux et les endroits marécageux, d’autres
chasseurs placés en embuscade sur le chemin qu’il
doit parcourir pour gagner son asile naturel, l'entou-
rent, le cerclent en poussant de grands cris, l’assail-
lent de coups de piques, cherchent à l’atteindre au
défaut de l'épaule, laissent le fer dans la plaie et lui
présentent à la gueule une sorte de masse d'armes
formée de pointes aiguës : le monstre presse et mord,
et ses deux mâchoires sont horriblement déchirées.
Vous comprenez qu'avec un adversaire aussi re-
doutable que le caïman dont la force est prodi-
gieuse, il y a quelquelois un grand nombre de victi-
mes, et que tous les combattans ne renirent pas dans
leurs cabanes. Mais alors la lutte est chaude et vive
je vous le jure, car les Indiens, à l'aspect d’un de
leurs camarades en péril, ne labandonnent pas sans
secours au triple rang de dents du monstrueux am-
phibie.
Voyez quelle ardeur et quelle audace de la part
des assaillans ! Voyez quelles merveilleuses évolutions
de Ia part de leur adversaire! Tous les dards frappent
120 CHASSES,
à la fois; vingt masses tombent comme un roule-
ment, vingt pointes aiguës sont dirigées contre ses
yeux, les fers glissent sur les dures écailles, un léger
mouvement du monstre rend inutile l'adresse des
pointeurs qui cherchent à lui crever les prunelles ;
ce sont des cris de rage d’une part, ce sont des souf-
flemens saccadés de l’autre; iei @'est espérance du
triomphe, là c'est la crainte de la défaite ; et, quand
le sang du crocodile aux aboiïs commence à couler,
quand il comprend que ses forces s’épuisent à une
lutte inégale et que la barrière de fer qu'on oppose
à sa retraite est infranchissable, il se résout à la mort ;
mais-il veut une victime, et il laura. Les masses de
fer ou de bois tombent toujours, les pointes aiguës
pénètrent , la terre sanglante est profondément dé-
chirée ; les dents tranchantes du caïman se sont usées
à mordre des objets durs comme elles, la gueule est
rouge, il s'arrête palpitant, il ne bouge plus, 1l ferme
les yeux. Les vainqueurs satisfaits s’approchent alors
pour mesurer la longueur du cadavre et assister aux
dernières fureurs de Pagonie. Toul à coup le cadavre
se redresse et s’élance, il saisit par la jambe un des
chasseurs qui crie et tombe, la gueule du monstre
s'ouvre de nouveau et va saisir el broyer le cou de
son ennemi. En vain les efforts des Indiens essaient-
ils de disputer la victime au caïman; en vain ont-ils
retrouvé toute leur énergie pour la vengeance, il y
aura deux corps inanimés, mutilés et déchirés sur le
sol, C'était ce que voulait le crocodile avant de mou-
LE CROCODILE, 424
ris. Et cependant, vous le savez conne mot, les ani-
maux voraces des Amériques sont infiniment moins
cruels et moins vigoureux que ceux des Indes ou de
l'Afrique. Leur taille est moindre aussi , et la guerre
que leur déclarent les peuplades sauvages est égale-
ment moins chaude et moins meurtrière que celle
qu'on leur fait à Angole, à Gambie, chez les Cafres ,
aux Moluques et dans presque tout l'Indoustan.
Les nègres du Sénégal, qui estiment fort la chair
du crocodile, provoquent ce redoutable amphibie
pendant son sommeil. Pour cela, ils vont à sa recher-
che dans des marécages presque desséchés et dans
lesquels le crocodile peut à peine nager. Ils s'avan-
cent alors bravement vers lui, le bras gauche enve-
loppé dans un cuir épais; ils lattaquent à coups de
lance ou de sagaie, essaient de lui crever les yeux ;
puis ils lui ouvrent la gueule qu’ils tiennent plongée
sous les flots, placent entre ses mâchoires un fer aigu
qui les empêche de se refermer, et le crocodile, suf-
foqué par le manque d’air et l’eau qu’il avale en abon-
dance, meurt après une douloureuse agonie.
Les Égyptiens ont recours à une autre ruse : ils
creusent d'abord une large et très profonde rigole
qu'ils couvrent de feuillage et de sable, Ensuite ils
eflraient le crocodile par leurs cris et le poursuivent
de telle sorte qu'il soit dans l'inévitable nécessité de
passer sur le piège qu'ils lui ont tendu. L'animal
tombe, et alors il est assominé ou fait prisonnier dans
de solides filets.
Le M y
422 CHASSES.
Les sauvages de la Floride ont une nouvelle ma-
nière de lutter avec plus d'avantage contre ce terrible
amphibie qui vient aux jours de disette assiéger les
habitations isolées. Ils vont par troupe à sa rencon-
tre, portant un tronc qu'ils ont auparavant taillé en
pointe; des naturels lui enfoncent rapidement l'arbre
dans la gueule béante, tandis que d’autres se préci-
pitent sur leur adversaire et le frappent au défaut des
écailles. Vingt historiens dignes de foi racontent ce
fait, et cependant je ne crois guère à sa véracité.
Si maintenant nous descendons les larges fleuves
américains et nous nous laissons entrainer par ces
grandes routes qui marchent, et si, traversant l’A-
tlantique, une brise d'Ouest nous pousse vers le Cap
de Bonne-Espérance, dès que nous l’avons doublé,
nous remontons vers le Nord-Est et nous voyons poin-
dre à l'horizon une terre rouge, sauvage, marûâtre :
c’est Madagascar, Madagascar si falaie aux Français
qui cherchent en vain depuis si longtemps à y plan-
ter leur pavillon dominateuretàla civiliser par le com-
merce et l’industrie. Que l'Européen s'éloigne sans
regret de ce sol ingrat et destructeur ; les populations
y meurent plus vite encore que sous la zône torride
du Sénégal.
Là, dans le sud de cette île immense, découpée du
continent africain par quelque colère océanique, si-
gnalée encore aux navigateurs par les formidables ou-
ragans qui s'engoufifrent dans le canal de Mozambi-
que, vous voyez Farafangane, rivière calme et pro-
LE CROCODILE. 123
fonde, et des centaines de crocodiles, inoffensifs tant
qu'ils trouvent des vivres au milieu de leurs épais ro-
seaux, sortir le matin de leur retraite silencieuse, et
s’assoupir pendant une grande partie de la journée
sur la plage déserte.
Vous savez que ce sont là des hôtes et des voisins
dangereux ; vous savez s'ils aiment à faire leur repas
de chair humaine : eh bien! à moins qu’un capitaine
de navire où un naturaliste étranger ne veuille ache-
ter à prix d'or ou d’étofles la dépouille de ces mons
tres à l’insouciant Madécasse, celui-ci couché dans sa
hutte, les laisse dans leur repos qu'il semble crain-
dre de troubler.
La superstition de ces peuples indomptés jusqu'à
ce Jour, ennemis de toute civilisation, entre pour
beaucoup dans les motifs de leur triste apathie. Le
crocodile est chez lui en certaines occasions l’auxi-
liaire obligé de la justice des hommes, et il serait plus
exact de dire que c’est à lui seul qu'est réservé le droit
d’absoudre ou depunir.
Quand une femme est accusée d’un crime, ou que
ses juges naturels ne sont pas bien convaincus de sa
culpabilité, la Madécasse est condamnée à subir une
épreuve quele caprice du crocodile rend décisive.
Il y a au milieu du fleuve, à quelques lieucs de son
embouchure, une île de joncs serrés et droits où vous
voyez S’épanouir à l'air une innombrabie quantité de
ces monstrueux alligators; c'est vous dire aussi que
les eaux du fleuve en sont infestées. La femme que
124 CHASSES.
les lois du pays n'ont pas osé frapper est forcée, pour
prouver son innocence, de traverser le fleuve à la
nage, de s'asseoir devant la population attentive à cô te
de la première barrière de jones dressés sur File, et
de ne regagner le rivage que deux heures plus tard. Si
l'olligator respecte la voyageuse, elle est conduite
en triomphe à la bourgade, et nul indigène depuis ce
moment n'oserait lui reprocher un crime dont Îes
crocodiles l’ont déclarée non coupable.
Vous conviendrez que c'est prendre pour arbitres de
singulières intelligences.
— Mais voulez-vous une lutte plus curieuse et plus
terrible que celle qui a lieu aux bords des fleuves
américains? Voulez-vous voir aux prises un de ces
redoutables amphibies de 30 à 36 pieds de long contre
un seul homme qui ose l'attirer à lui, l’attendre et le
vaincre? Venez.
J'aidit commenties naturels de Timor, sur la plage
de Boni, s'emparaient par la ruse et l'audace des cro-
codiles qui infestent la rade de Coupang. Eh bien ! à
Solor, à Savu, à Kéra, îles sauvages, sol brûlant,
rouge et foncé, abrité pourtant par les immenses pa-
rasols d’une verdure éternelle, une rencontre entre
les farouches Malais et le terrible crocodile qui veut
s'y reposer Île jour sur le sable du rivage sera un
drame plein d'intérêt et de curiosité.
— Ge ne sont ni les habitans de Coupang ni ceux
plus intrépides encore de Dielhy que je vais vous mon-
trer à l’œuvre : les uns et les autres façonnés à toute
LE CROCODILE 126
sorte de perils viennent à bout du crocodile à l'aide
d'un moyen qui, s'il expose la vie d'un homme,
permet au moins à ses Compagnons armés de
venir à son secours quand le monstre est pres de
remporter la victoire. Dans les deux établissemens
dont je vous ai déjà parlé, les chasseurs qui ont vendu
d'avance à quelque capitaine européen une carapace
d'alligalor, s'emparent de Pamphibie vivant en leu-
trainant loin des flots dans un lieu sec et ouvert. La,
tandis qu'un seul homme loccupe en imitant un cri
plaintif d'enfant, d’autres Malais armés de crihs et
de flèches empoisonnées entourent le monstre apres
que le plus audacieux des chasseurs lui à sauté sur le
dos et passé dans la gueule ouverte un rude bâton
noueux qui lui sert de frein et que deux mains vigou-
reuses placées aux deux extrémités n'abandonnent
Jamais. Lorsque lalligator a reçu assez de blessures
dans la gueule béante, sur les flancs et au défaut de
la cuirasse, le cavalier saisit un moment de repos,
désenfourche l'amphibie et s'échappe. Libre alors, le
crocodile retourne dans son empire, et peu de témps
après Il nage sur les flots dévoré par le poison du Bo-
hon-hupas que les flèches aiguës et les lumesondoyau-
tes viennent de déposer dans ses entrailles.
Certes cela est beau et curieux à voir; certes tl
faut des courages de Malais, des crihs de Malais pour
mener à bout de si audacieuses entreprises.
Mais les guerriers de Solor ont encore uu degré de
plus d'énergie et de témérité que ceux de Dielhy et
126 CHASSES.
de Coupang. Là on dirait qu'ils ne se servent point
du glaive pour se défendre, mais seulement pour at-
taquer ; el la cruauté est peut-être une vertu chez
ces peuples farouches. Ombay l’anthropophage est à
très peu de distance de Solor. Ici, dès que l'alligator
devient importun et irouble le sommeil de l’indigène
élendu dans sa case bâtie sur pilotis, le naturel se
dresse irrilé, arme sa main droite du redoutable
crihs, prend par le milieu et dans sa gauche un ins-
trument en fer pareil à un pilon racourci et terminé
aux deux bouts par des pointes dentelées. Dès que les
deux adversaires sonten présence, lamphibie étonné
qu'un seul homme ose l’attendre agite fébrilement
sa queue aux frémissants anneaux. Le Malais indigné
aussi qu’on veuille se défendre contre lui, pose un
genou en térre, plongeant son ardent regard dansle
regard glauque du crocodile : et les voilà tous les
deux à petits pas comme deux tigresses qui s’obser-
vent prêtes à se déchirer de leurs dents et de leurs
ongles, se rapprochant insensiblement, rampant l’un
vers l’autre; et dès qu'ils sont assez près pour sentir
la chaleur de leurs corps en haleine, le naturel de
Solor présente audacieusement sa main gauche à la
gueule du monstre : elle s’ouvre, elle se dilate : le
poing armé y pénètre, les mâchoires se referment
avec fureur, et quand les deux dards ont pénétré des-
sus et dessous, nul effort du monstre ne peut les
arracher de la plaie. Le crihs fait alors son office :
il fouille dans les épaules de l'ennemi à demi-vaineu
_
LE CROCODILE, 421
et va déposer dans ses chairs le venin destructeur.
Vous comprenez le danger de ces merveilleuses at-
taques, car il n’est pas toujours bien certain que le
crocodile morde à l'instrument qui lui est présenté.
Oh! alorsce’est un combat bien plus rude, bien plusardu,
la lutte s'engage terrible entre les deux jouteurs, et
tout brave qu’il est, le naturel de Solor est presque
toujours forcé de succomber.
Devons-nous ajouter foi aux récits de quelques té-
méraires voyageurs qui osent assurer que si plusieurs
hommes et une seule femme se baignent ensemble
dans les flots, la femme d’abord est victime de la vora-
cité du crocodile. Ce sont là de ces observations qu'il
est aussi difficile de constater que de combattre : ce
sont là de ces faits douteux que propagent sans doute
de vieilles traditions ou peut-être même l'antique reli-
sion de ces peuples. Mais M, Thilmann, secrétaire du
gouverneur de Coupang, qui habite la colonie depuis
un grand nombre d'années et auprès de qui j'ai voulu
prendre ce curieux renseignement, n’a pu aitester ni
détruire l’assertion de quelques explorateurs. Au
surplus, la galanterie du crocodile est bien capable
de donner gain de cause aux historiens qui ont pris
la peine d'étudier sa vie d’embüches et de meur-
tres.
Hommes ou femmes, ne vous baignez jamais dans
la rade de Coupang; si le vorace crocodile fait un
choix, c’est seulement pour saisir la proie la plus fa-
eile et la plus voluminense,
128 CHASSES.
Savu esttout près de Solor, Savu fa riche, la par-
fumée, la diaprée, baïgnant ses pieds rocheux dans
les eaux diaphanes de Kéra aux ombrages délicieux
où pourtant se promène en souverain le monstrueux
boa. Savu est tributaire de Timor au gouverneur
‘duquel il envoie des guerriers, dès que quelque rajah
insoumis lève contre la domination européenne une
tète audacieuse.
À Savu, le crocodile vient se reposer le matin et
le soir de ses lointains pélerinages dans les rades et
les criques éparses au milieu de ce riche archipel.
Eh bien ! le sauvage indigène de Savu plus téméraire
encore que celui de Solor, de Coupang et de Dielhy
dédaigne d'attendre le crocodile sur la grève dans
les allées de cocotiers qui ombragentles habitations.
1 va lui, armé d’un poignardempoisonné, le chercher
au sein de son empire, il s'en approche à la nage, il
suit ses rapides mouvemens sous les eaux, et quand
les deux corps se touchent, le naturel de Savu plonge,
remonte presque en mème temps, enfonce le dard
aigu dans le ventre de l’amphihie, le retire, l'y re-
plonge encore et ne songe à la retraite que un
les flots de sang rougissant les eanx annoncent que
les derniers soupirs de lamphibie rendent inutiles
de plus grands efforts de courage. Savu est une des
plus pelites îles de cet archipel malais que je vous ai
fait connaître; Savu en esi sans contreuit la plus re-
marquable par l'audace de ses farouches habitans.
Dans ses luttes terribles au milieu des eaux, ilarrive
LE CROCODILE. 129
quelquefois que l'intrépide combattant vaincu par
l’agilité de son adversaire plonge sans pouvoir ren-
contrer en remontant à la surface le ventre qu'il vou-
lait percer. Alors le crocodile aux aguets se précipite
à son lour vers son ennemi pris au dépourvu, le saisit
dans son immense gueule par le corps ou par l'un de
ses membres, l’entraîne au fond de l'abime, et dés
qu'il l'a noyé, reprend avec sa proie la route du rivage
où il va la dévorer sous l'épais feuillage d’un bananier
au pied duquel il laisse de hideux débris signalant
une victime du redoutabie allisator.
Dans une promenade que je fis un jour à Savu, je
Lrouvai sous un magnifique rima des ossemens hu-
mains horriblement mutilés et des lambeaux de chair
en putréfaction. C’est qu'un crocodile était venu là
quelques jours auparavant compléter son déjeuneraux
rayons d'un soleil généreux, Chaque race à ses joies
et ses fêtes,
D'ÉDbÉPIANT
D CD ENT IN GX ZX mi
L'éléphant réunit à lui seul la prudence et l'indus-
trie du castor, l'intelligence et l'adresse du singe, la
reconnaissance et la fidélité du chien. Sa mémoire est
prodigieuse et mille exemples viendraient à l'appui
de cette assertion si le moindre doute pouvait s'élever à
cet égard. I affectionne beaucoup ies enfans et les fem-
mes dont il se plaît à écouter la douce voix. I ne provo-
que presque jamais les hommes ou les animaux, mais
en reçoit-il un outrage ou une blessure, 11 va brave-
ment à eux el sait en tirer une vengeance éclatante.
132 CHASSES,.
Sa coquelterie est extrême, el 1l ne marche jamais
plus fier et plus superbe que lorsqu'il est richement
Caparaçonué.
L'Afrique est le lieu de la terre où ces colosses se
montrenten plus grand nombre. La durée de leur vie
u a pu étreencore bien nettement précisée; cependant
on s'accorde à dire qu’ils vivent deux siècles. Onésime
assure mème que leur existence peut aller jusqu'à
500 ans, et Philostrate rapporte que l'éléphant Ajax
qui combatuit pour Porus contre Alexandre, vivait
encore 400 ans après la célèbre victoire du fils de
Philippe.
La couleur ordinaire de ces gigantesques animaux
est d’un gris cendré ou noirâtre. Quelques voyageurs
prétendent en avoir rencontré de blancs, mais la vérité
de cette assertion n’est pas positivement démontrée,
et quant aux éléphans rouges que plusieurs explora-
leurs ont cru rencontrer chez les Hottentots et les
Cafres, nous sommes certain qu’ils n’empruntaient
leur couleur qu'au sol sanguin sur lequel ils avaient
coutume de se rouler.
La taille des éléphans varie selon les zônes qu'ils
habitent. Ceux des Indes ont jusqu'à 14 ou 15 pieds
de hauteur; ceux du Sénégal 10 ou 11 seulement.
Le corps de ce colosse est lourd et sans souplesse ; son
cou, très court, est la principale cause de la raideur
de ses mouvemens, et bien que ses jambes de devant
semblent être plus longues que celles de derrière,
celles-ci en réalité le] sont davantage. Son pied ex-
| ELEPHANT. 133
cessivemenht pelit, est partagé en cingdoigis non ap-
parens, et la plante est revêtue d’une espëce de corne
qui la protége complètement. Ses oreilles sont tres
grandes et assez mobiles pour chasser les mouches
qui viennent effrontément se poser sur ses paupières.
Ses yeux sont petits el pleins d'expression; son odo-
rat exquis se plait beaucoup à respirer les fleurs et
les parfums; son ouie, fort délicate, est peut-être un
des moufs qui le passionnent pour la musique, et
l’on a vu des éléphans battre la mesure et marquer
spontanément les différens temps à la première audi-
tion d'une symphonie instrumentée.
Sa trompe, que les naturalistes ont avec assez de
raison appelée sa main, lui en sert en effet, et le petit
rebord qui la termine fait l'office d'un doigt dans les
exercices qui demandent la plus minutieuse dex-
térité.
Le terme moyen de sa force est celle de six che-
vaux ; l'éléphant de l’'nde charrie sans peine trois et
quatre milliers pesant ; celui d'Afrique enlève facile-
ment avec sa lrompe 206 livres qu'il place lui-même
sur ses épaules, el peut porter plus d’un millier sur
ses défenses.
Pour entretenir li vigueur de Féléphant il faut fui
donner au moins 100 livres de riz par jour. Dans les
forêts, il se nourrit de racines, d'herbes, de feuillage
et de bois tendre ; ce fourrage est évalué à 150 livres.
L'éléphant aime beaucoup le vin et les liqueurs
lortes.
134 CHASSES.
Au pas ordinaire, il suivrait un cheval au petit
trot ; ivrité, il l’'atteindrait aisément au galop. Qua-
rante licues sont à peu près le chemin qu’il peut faire
dans une journée sans être obligé pour cela de renon-
cer au même trajet Le lendernain. 1 est excellent na-
seur, et lon n’estpas peusurpris de voir souvent entre
deux eaux, la trompe seulement à lair, un de ces
immenses quadrupèdes chargé même quelquefois de
lourds fardeaux, traverser avec rapidité des rivières et
des fleuves.
L'éléphant, quoique naturellement timide, est ce-
pendant peu craintif. Les feux artificiels le jettent
dans une grande épouvante.
Sa pudeur est extrême; jamais 1l ne se livre à ses
ébats amoureux que dans les retraites les plus isolées
et dans les forêts les plus solitaires. S'il se voit surpris
alors par des chasseurs, il s’abandonne à d’ardens
accès de colère et se met à la poursuite des indiscrets
qui paient souvent fort cher leur imprudente curio-
sité. La femelle porte deux ans pendant lesquels le
mâle lui reste fidèle. Elle ne donne qu’un seul petit
à la fois, lequel, à sa naissance, a des dents ei est de
la grosseur d’un sanglier. A six mois, il est plus grand
qu’un laureau, — En état de domesticité, il n’y a pas
d'exemple qu’un couple ait jamais produit.
Tout esclave, en effet, doit manquer de force et de
virilité,
CHASSE.
La civilisation est le plus implacable des dévora-
teurs. Dès qu’elle faitune trouée dans un pays, tout
s'y modifie; dès qu'elle s’y établit, tout est changé,
bouleversé, les hommes, les quadupèdes, les fleuves,
les montagnes et quelquefois même le climat. C’est
que pour construire il faut creuser dans les abîmes,
et que le besoin de possession est un aiguillon qui
pénètre dans les flancs et qui n’en sort qu'avec la
vie.
Nul de nous n'aime à jouir d’un bien commun à
tous, car il y a de l’égoisme dans la félicité, et l'on
n’est réellement heureux dans le monde physique et
moral qu'alors qu’on peut l'être sans le secours de
personne. La stérilité et le désert sont les seuls enne-
mis que l’avide explorateur ne cherche pas à soumet-
tre, et c’est pour cela peut-être qu'on a raison de dire
qu'il y a beaucoup de paresse et de vanité dans le pro-
grès. Quand Vasco de Gama doubla pour la premiére
fois le Cap des Tempêtes, il vit le sol âpre, rude,
sombre, déchiré, et le flot poussé par la brise de
l'Ouest se ruer avec un fracas horrible sur les galets
roulés de la grève envahie.
Les siècles marchèrent, de larges môles de granit
opposèrent leurs flancs robustes aux colères océani-
150 CHASSES.
ques, une ville surgit et Table-Bay devint le princi-
pal point de relâche des navires voyageurs qui, sur
la trace des Portugais, allaient interroger les riches-
ses et les curiosités des Indes-Orientales.
Cependant, des peuplades farouches chassées du
rivage essayérent de le reconquérir : elles ne répon-
dirent, hélas! aux fusilset au bronze européen qu'a-
vec des flèches et des casse-têtes; elles furent vain-
cues, refoulées, et lon comprit seulement alors tout
le parti qu'on pourrait tirer d’une immense et riche
végétation inconnue à nos climats, Ici se dressérent
de nouvelles difficultés. On avait dompté le Cafre, le
Hottentot, il fallut songer à soumettre les rigueurs du
sol et la férocité des quadrupèdes qui peuplent ces
steppes et ces forêts éternelles.
Mille courses aventureuses furent tentées. L'amour
du gain d'abord, et plus tard la curiosité vainquirent
les premiers obstacles. On avançait pas à pas, on dé-
frichait et l'on traçait des routes avec une grande
prudence; car le tigre et le lion laissaient autour des
voyageurs des traces de leur récent passage. Le feu
vint en aide au glaive et au bronze, des forêts im:
menses disparurent sous la flamme, et leurs cendres
jécondérent le soi.
Cependant, les populations sauvages de l’intérieur
cherchaient à effrayer les nouveaux venus par le récit
des dangers auxquels ils allaient s’exposer en se trou-
vant face à face avec des bêtes féroces de ces contrées ;
et, comme dans toutes les tentatives hasardeuses les
L'ÉLÉPHANT. 137
courageux explorateurs ne crurent à la réalité du pé-
vil qu'alors qu'il vint s'offrir à leurs regards. I y eut
un grand nombre de victimes de part et d'autre ;
vainqueurs et vaincus, colons et bêtes féroces se tin-
rent sur la réserve, Les Européens se bâtirent de so-
lides retraites, s'entourèrent de nombreux serviteurs ;
la destruction commença dans les rangs des premiers
hôtes de cette terre régénérée,
Que sont devenues depuis la possession du Cap ces
meutes écumeuses de bêtes féroces dont on trouve
à peine aujourd'hui quelques individus dans l’inté-
rieur des terres africaines? Où sont ces terribles
lions qui venaient par bandes mêler leurs rugisse-
mens à ceux des vagues irritées ? dans quelle retraite
assez profonde se cachent les monstrueux rhinocéros
qui, dans leurs courses bruyantes , renversent d’un
coup d'épaule les arbres les plus robustes; ces trou-
peaux immenses d’éléphans voyageurs qui venaient,
il y a peu d'années encore, faire de tranquilles pro-
menades jusque dans les villages des Cafres et des
Hottentots, qui les recevaient comme des amis ?
Levaillant vousle dit, et Levaillant est moins men-
teur qu’on nes’est plu à le propager. Il a vu, lui, dans
ses courses au nord (le la colonie du Cap, des centaines
d'éléphans ne se révoltant qu'alors qu'ils se voyaient
attaqués ou qu'ils se sentaient blessés; et encore fal-
lait-il que Ja douleur du monstrueux quadrupède
fût bien grande ou que toute retraite lui devint im-
possible pour qu'il se décidät à accepter la lutte pro-
AY 10
138 GHASSES.
posée. Aujourd’hui les éléphans sont presque aussi
rares que les lions et les tigres; et les explorateurs
traversent souvent de vastes solitudes sans entendre
un rugissement sourd ou un seul cri de bête féroce.
L’effroi, l’impérieux besoin de sa conservation
personnelle ont-ils changé la nature primitive de
l'éléphant, et devons-nous à la guerre permanente
qu’on Jui a faite cette turbulence, ce besoin d’envahis-
sement et de destruction qui le possède aujourd’hui ?
Cela peut être, cela est rationnel, et les peuplades
sauvages au milieu desquelles vient se jeter à l'impro-
viste ce formidable quadrupède le redoutent presque
autant que le lion et le tigre. La masse est énorme, le
cuir dur à percer, les balles des plus gros fusils sont
mesquines contre une vie si puissante ; et dès que la
douleur s’est fait sentir, gare aux cabanes des sauva-
ges contre lesquelles l'éléphant blessé va se ruer dans
sa furie ! II ne cherche pas d’abord à tuer, mais à dé-
truire, à abattre, à bouleverser ; il piétine sur Île toit
des maisons et sur les cadavres des hommes ; il arra-
che de sa trompe vigoureuse les plus solides barriè-
res; il perce de ses énormes défenses les cloisons les
plus épaisses ; vous voyez voltiger dans l'air des cada-
vres de Hottentots, de Cafres et d'animaux domesti-
ques; c’est une avalanche de débris qui retombe sur le
sol pour monter un instant après jusqu’à la hauteur
des arbres les plus élevés ; car, lorsqu'il manque un
aliment à la colère de l'éléphant dont le sang a rougi
le sol, il le cherche dans les massifs en ruines
L'ÉLÉPHANT. 439
qu'il avait déjà abandonnés. Une peuplade entière est
sans asile par cela seul qu’une balle aura frappé un
éléphant sans l'abattre.
Et cependant, Levaillant et quelques autres voya-
geurs n’ont pas craint de publier dans leurs amusan-
tes relations que des éléphans blessés par eux pas:
saient souvent à leurs côtés sans leur faire le moindre
mal et sans chercher à se venger.
Toutes les races s’abätardissent, disent les philo-
sophes. Est-ce donc s’abâtardir que de gagner en
cruauté ?
Dès que sur le terrain sont empreintes de fraîches
traces de pieds d’éléphant, toute une bourgade est
en émoi et se prépare au combat. Ceux-ci sont armés
de fusils chargés de balles de plomb où l’on a mélangé
un peu d’étain; ceux-là portent en main de durs
casse-têtes ; d’autres, armés d’arcs et de très courtes
flèches empoisonnées, sont sûrs au moins que, si la
peau du quadrupède est percée, la mort viendra bien-
tôt saisir sa proie ; car il est actif, Je vous jure, le
poison dont les Cafres frottent leurs armes de guerre,
et robustes aussi sont les bras qui s’en servent comme
défense et comme attaque.
Je vis un jour, à quelques lieues au nord-ouest de
Table-Bay, tout un village détruit sans que je pusse
d’abord en soupçonner la cause. Je m’imaginai qu’en
guerre avec un village voisin, il avaitété vaincu, et que
la rage du vainqueur avait accompli cet acte de des
truction ; mais plus Join j'aperçus, campés sur Ja li-
fra,
440 CHASSES.
sière d’un bois épais, les pauvres habitans sans de-
meure; et c'est alors seulement que j'appris que la
colère d’un éléphant avait fait ces épouvantables ra-
vages. À une lieue de là, guidé par un vol énorme
de vautours affamés, je trouvai le cadavre d’un élé-
phant sur la tête duquel Ctaient encore incrustées
des flèches aiguës. Il avait 12 pieds de hauteur : les
hyènes et les vautours ne manquèrent point de vi-
vres.
Par quels moyens les Cafres parviennent-ils à se
défendre contre les éléphans, au milieu desquels ils
ont bâti leurs villages ? Ils emploient la ruse, bien con-
vaincus que la force et le courage ne leur viendraient
guère en aide. À cet effet, autour de leurs cases et à
une centaine de pas de leurs habitations, ils ont creusé
des fossés profonds séparés les uns des autres par de
petites rigoles étroites, qui leur sont indiquées à l’aide
de pieux plantés en terre et sur lesquels ils se diri-
gent pour s'éloigner ou se rapprocher de leurs fa-
milles ; les fossés, profonds et larges, sont recouverts
de perches flexibles sur lesquelles on à étendu des
brassées de rameaux et de feuillage.
Sitôt que léléphant annonce sa visite, une trompe
sonore dit à la bourgade la présence de l'ennemi : on
s’arme, On va au-devant du quadrupède, qu’on laisse
tranquillement poursuivre sa route s’il ne songe
point à l'attaque. Mais, pour peu qu’il fasse mine d’ac-
cepter le combat, les Cafres fuient en cherchant à
attirer le quadrupède sur leurs pas. Celui-ci s'avance
L'ÉLÉPHANT. 141
en effet, voit une proie facile qu'on semble ne pas
vouloir lui disputer ; il arrive plein de confiance au
bord du village, il pose un pied imprudent sur les
feuilles amoncelées, et la masse énorme s’engouffre
dans la fosse, où on le tue alors avec des balles sûre-
ment dirigées.
Un des plus riches planteurs du Cap m'a assuré
que, dans une de ces chasses terribles entre le pays
des Cafres et celui des Hottentots, un de ses frères
qui venait de blesser un éléphant se vit poursuivi
par la bête furicuse qui laissa, sans daigner les re-
garder en passant auprès d'eux, les autres chasseurs;
que gagné de vitesse par elle, il grimpa sur un arbre
afin d'éviter la mort ; mais aqu’arrivé là, l'éléphant
furieux attaqua le tronc de ses redoutables défenses,
puis essaya de le déraciner à laide de sa trompe, et
qu'il Pabattit enfin d’un terrible-coup d'épaule : le
malheureux frère fut Lroyé sous les pieds de son en-
nemi.
Le besoin rend ingénieux les sauvages habitans
des pays où la vie de chaque jour s’achète par des sa-
crifices et des périls. Ils ont surtout un merveilleux
instinct pour combattre les rigueurs du so! qu'ils
foulent, du ciel qui les vêtit, ou les envahissemens
des bètes féroces qui leur disputent le terrain. Aussi
quand les éléphans, à la piste d'une population pré-
venue, ont assez d'adresse pour ne pas se laisser pren-
dre aux fossés creusés autour d’une bourgade, qu'ar-
rive-t-il alors ? que le village est assiégé, bloqué dans
442 CHASSES.
toutes les formes; que nul habitant ne peut en sortir
sans s’exposer à une mort presque certaine, et que la
faim dévorante est le plus sûr auxiliaire du quadru-
pède temporiseur.
Pour échapper à ce danger qui peut se présenter
assez souvent , les Cafres d'abord, et à leur exemple
les Hottentots, apprivoisèrent des éléphans pris au
piége ; ils les soumirent à force de soins et de ten-
dresse ; ils les dressèrent aux combats et se mirent
modestement sous leur protection, La guerre alors
se faisait de colosse à colosse; c'étaient des rochers
énormes que la main puissante de Dieu poussait l’un
contre l’autre. Les défenses aiguës entraient dans les
flancs déchirés, les trompes calleuses se saisissaient,
s’entremêlaient, s’enroulaient comme deux boas ir-
rités cherchant à s’étouffer ; les sourds mugissemens
des bêtes furieuses remplissaient les échos des mon-
tagnes et des forêts, et la terre résonnait sous les pieds
gigantesques des deux athlètes comme tous les bat-
toirs d’un millicr de blanchisseuses à l'ouvrage. Ge
n'était plus un combat, c'était une horrible tuerie
où les lambeaux de chair tombaient noirs et rouges
des oreilles et des épaules. Le spectacle était magni-
fique. Fe
Mais comme dans presque toutes les luttes le cou-
rage Joint à ia générosité doit l'emporter sur la force
brutale, le champ de bataille demeurait presque tou-
jours à l’éléphant protecteur, et il rentrait en triom-
phe dans le village sauvé par lui, au milieu des bruyan-
L'ÉLÉPHANT. 143
tes acclamations de toute la population enivrée.
Hélas! hommes et quadrupèdes, oiseaux et pois-
sons sont soumis à une même loi, à une loi com-
mune, éternelle, contre laquelle viennent se briser
les plus fermes volontés, les plus éncrgiques cou-
rages. Qui vous dit que les mollusques , les ma-
drépores, les coraux, les arbres, les plantes, les ro-
chers n'en subissent pas la rigueur? Cette loi est
volontaire, tyrannique; tout front se courbe devant
elle quand elle à parlé haut, tout orguecil s’abaisse
quand elle à dit : Je veux. A sa voix puissante, le fort
devient faible, le lâche brave, le poltron audacieux ;
à sa voix encore, lami trahit son ami, le fils se ré-
volle contre sa mère.
Le stupide Hottentot seul peut-être ne s'était pas
douté de cette immuable loi qui régit le monde, et il
a fallu que léléphant la lui fit connaitre.
Lorsque dans une bourgade on avait apprivoisé un
de ces intelligens colosses, il n’était jamais venu
dans la tête du moins inepte de ces demi-brutes qu’il
fallait au défenseur autre chose que des soins assidus,
une bonne litière et des vivres en abondance. Ils ne
demandaient pas mieux que de donner ce qui est
pour eux d’une absolue nécessité; mais l'éléphant est
cent fois plus riche en intelligence que le Hottentot,
il a même du cœur et des passions, et ce cœur et ces
passions cherchent souvent au dehors un écho fi-
dèle,
Aussi qu’arriva-t-il? Que les malheureux Hottentots
. LS
A44 CHASSES.
comprirent trop tard les motifs des fréquentes irrup-
tions dont ils étaient harcelés.
Voilà des cris qui annoncent l’approche d’un élé-
phant! Vite, vile un appel à notre défenseur! On se
méle, on se presse autour de lui, on le caresse de la
voix et de la main, on lui montre une conquètc fa-
cile, on lui désigne son adversaire, on lui ouvre la
lice... Et au même instant les déux combattans qu’on
espère bientôt voir se déchirer partent côte à côte
comme de vieilles connaissances , comme de chauds
amis, et regagnent les bois et les profondes solitudes.
C'est un mâle et une femelle qui vont peupler ces dé-
SORESS
La tendresse de Féléphant mâle pour la femelle
qu’il s’est choisie le pousse parfois jusqu’au dévoue-
ment le plus sublime. Dans les temps de disette, sur
les terrains appauvris, la plus large portion de la pi-
tance appartient à la femelle, et, dans les dangers à
courir, on voitle mâle intrépide se jeter au-devant du
coup destiné à sa compagne.
En 1822, lors d'une chasse générale, à laquelle
pourtant M. Rouvière ne voulut point prendre part,
car il n’aimait les dangers que pour lui seul, une
femelle, isolée d’abord et blessée plus tard par plu-
sieurs balles, fut faite prisonnière, fortement garrot-
tée et portée au Cap sur un de ces chariots-monstres
dont je vous ai parlé dans mes Souvenrrs. Elle revint
à la vie et à la santé. Reconnaissante des soins qui
lui avaient été prodigués par un colon, elle le suivait
#” Eee
L'ÉLÉPHANT,. 145
en esclave dans les rues, sur les promenades publi-
ques, au pied de la table; elle assistait avec lui, calme
et obéissante , aux réjouissances populaires, aux pa-
rades de la garnison, et sa soumission élait telle
qu’elle n’acceptait un gâteau ou un fruit des passans
que lorsque son maître lui en avait donné la permis-
sion par un signe de sa têle ou un mot de sa bouche.
Depuis six mois Hella, comme on lappelait, faisait
l'admiration des habitans de Table-Bay et était l'or-
gueil de son maitre. Une nuit, à peine le calme ré-
gnait-1l dans les rues, où l’on n’entendait plus que le
lugubre roulement des flots sur les galets, un cri ter-
ble et prolongé se fit entendre dans une des rues qui
avoisinent le Champ-de-Mars. Là, en effet, dans une
cour immense abritée sur les côtés par une élégante
galerie, se reposait mollement Hella de ses promena-
des de chaque jour ; là aussi, guidé pas sa tendresse,
le mâle qui l'avait perdue s'était arrêté; et les curieux,
appelés au dehors de leurs demeures ou de leurs ter-
rasses, furent témoins d'un spectacle intéressant et
terrible à la fois. Le fougueux éléphant frappait à coups
redoublés de ses deux défenses les solides murailles
de pierre, tandis que sa trompe cherchait à les démo-
lir en fouillant dans les interstices où ses crocs pou-
vaient s'attacher; il se ruait dessus ainsi qu'il Peût
fait sur le chasseur dont il aurait ressenti la balle; il
allait en furieux, tantôt à droite, tantôt à gauche,
cherchant une issue où il pût pénétrer. Il trouva en-
fin la porte de lavaste enceinte : il Fabattit du premier
446 CHASSES,
coup et y pénétra d’un pas rapide... Il venait de re-
conquérir sa compagne, pour laquelle il s'était mis en
pèlerinage depuis si longtemps. L
Le lendemain, le maître de Hella eut deux esclaves
au lieu d’un. Quelques jours après, Hella seulé se
promenait dans les rues du Cap : le bonheur du mâle
l'avait tué ; peut-être aussi mourut-il du regret de sa
servitude : l'air de la liberté va si bien à tout être vi-
vant!
Partout où les armes à feu ont pénétré, elles sont
devenues les terribles auxiliaires des sauvages habi-
tans des déserts africains; mais là où quelques indivi-
dus seulement ont pu s’en procurer, les chasses aux
bêtes féroces sont devenues très dangereuses. L’élé-
phant surtout a été difficile à vaincre : une masse si
colossale ne peut pas être aisément maïtrisée dans ses
colères, et les pièges n’obtenaient pas toujours un
heureux résultat. Plus vous pénétrez dans l'intérieur
de l'Afrique, plus vous trouvez les populations trem-
blantes en face des ennemis cruels que Dieu leur à
donnés : elles fuient au rauquement du tigre, au ru-
gissement du lion, au glapissement de lhyène, et
lorsque la terre retentit au loin sous les pas
lourds de l'éléphant, il est exact de dire qu'on se pré-
pare plutôt à la mort qu’au combat. A la vérité, des
trous profonds sont creusés; des filets énormes, tres-
sés à l’aide d’écorce d’arbres et formant des nœuds
coulans, sont placés sur la route que l'éléphant doit
parcourir; mais là se bornent les efforts des sauvages,
“
L'ÉLÉPHANT. 147
là s'arrête leur prévoyance, et l'animal captif les
chasse encore au loin. |
C’est que dés leur enfance ils ont été façonnés à
ces terreurs, et que plus tardils ont regardé les re-
doutables hôtes de leur pays comme ils envisagent les
pluies qui les assiégent dans certaines saisons, les sé-
cheresses qui les dévorent dans un autre temps, les
bouffées de vent du désert qui les emprisonnent, et
le soleil de plomb qui les calcine.
Européens, essayez maintenant la conquête de
l'Afrique sauvage : vous voyez qu'il ne vous reste à
soumettre que le climat. Un déluge de flots et de
feux, qu'est-ce qu’un pareil obstacle pour la cupi-
dité ?
Quittez la sauvage Afrique, venez avec moi dans
l'Inde visiter les riches comptoirs où l'éléphant, ani-
mal domestique, se charge avec tant de docilité du
transport des marchandises et obéit en esclave aux
ordres qui lui sont donnés. À Bombay ainsi que dans
les établissemens voisins, il est l'hôte familier de la
ville; il a ses habitudes, ses licux de prédilection, ses
amis, ses connaissances, ses anlipathies.
Vous diriez que dans l’Inde ce monstrueux qua-
drupède a perdu tout son courage, toute sa puissance,
toute son énergie, toute sa force, et que, tremblant
sous le dard de son cornac, il s’est fait de la servilité
une habitude dont il n’a nile pouvoir ni la volonté de
s'affranchir. Eh bien! détrompez-vous : c'est chez les
Indiens surtout que l'éléphant se montre terrible dans
148 CHASSES.
ses violences et dans ses fureurs. On dirait aussi que
celui qui vient rôder insolemment auprès des villes
les mieux défendues veut insulter à lesclavage de
ses frères abâtardis, qu’il tient à prouver que l’indé-
pendance est dans ses allures et dans ses mœurs, et
qu'il ne recule jamais devant une rencontre avec des
hommes ou avec les dangereux quadrupèdes qui
comme lui habitent les forêts.
Dans l’Inde, en effet, on ne va à la chasse à l’élé-
phant qu’à l’aide des éléphans apprivoisés et avec de
l'artillerie ; ce sont des mèlées sanglantes, effrayantes
à voir, impossibles à décrire. Il y a là des hurlemens,
de la rage, du désespoir, du délire ; il y a là des dé-
chiremens affreux, des efforts incroyables de courage,
des agonies et des cadavres. Il n’est pas rare d'avoir
trouvé dans les flancs d’un éléphant encore plein de
vie 45 ou 20 éclats de mitraille qui n'avaient pas pu
même ébranler le colosse; il faut des boulets pour
détruire et renverser les bastions. Quelques-uns de
ces animaux alteints par le bronze se sont, dans leur
furie, jetés sur les canons mis en bataille et les ont
renversés de leurs défenses et de Icur trompe.
Les chasses à l'éléphant du côté de l'Hymalaya res-
semblent, dit-on, à des expéditions militaires telles
qu'en font les princes alors qu’il vont à la conquête
d'un empire, et l’on raconte à ce sujet de terribles
épisodes.
Nous ne publions dans ces récits que des détails
avérés; nous ne voulons livrer à nos lecteurs que les
L'ÉLÉPHANT. 149
faits dont nous pouvons garantir l'authenticité. Ne
créons point le drame; nous n'avons qu’à fouiller
dans la vie des hommes et des quadrupède : sil y do-
mine à chaque page.
7 ie PER FN - À A 4
D IA LTE TC TENS CEPTPENPT
= LE LR BE 4 sonerts st jai
2 F # ab DEC TITI SR EET"E
+
SO) "+
40 VS :
eus + SE OU
LE SLRIRDIAN MOUR,
TN DM E M.
Ce redoutable reptile a communément cinq ou six
pieds de longueur, et une épaisseur de deux ou trois
pouces de diamètre, mais d’une élasticité telle qu'il
n’est pas rare de lui voir garder intact dans le corps
un animal aussi volumineux qu’un lapin.
La tête du serpent noir est carrée, plate, osseuse ;
le museau est courbe, peu allongé. Il a deux petites
écailles en forme de croissant aux deux coins de la
bouche, mais elles se détachent de la peau à volonté
par un bout ou par un autre; de sorte qu'elles
452 CHASSES.
ne nuisent en rien à la dilatation de la gueule.
La langue est bifurquée et fort longue, presque
toujours en mouvement et à l'air; ses yeux sont vifs,
petits, d’un jaune rouge, saillans, et se couvrant par
intervalles d’un voile blanchâtre comme pour se re-
poser.
Ses dents, au nombre de dix-huit, se replient à
volonté en dedans ; elles sont creuses, extrêmement
aiguës, et ne se touchent conséquemment que par la
base.
Le venin est renfermé dans une vessie intérieure ct
extérieure à la fois, recouverte d’une membrane ex-
trêmement déliée, un peu jaune. Quand le reptile
mord, cette vessie crève et le virus coule de la dent
creuse dans la plaie.
Vous chercheriez en vain la place mordue par le
serpent noir, c’est la piqûre d’une aiguille. Au reste,
à peine auriez-vous le temps de vous occuper de ce
soin : la mort est si prompte !
Sur le front et au-dessus de chaque œil le serpent
noir a deux taches vertes, rondes, égales, et à côté
de celles-ci d’autres taches plus petites qui se perdent
graduellement vers le cou.
La couleur noire du reptile est sale ; quelques par-
ties sont mates, d’autres brillantes, mais tout cela
sans régularité, avec désordre et confusion.
Le ventre est sensiblement moins foncé : il est
d'un brun noir et gélatineux ; on dirait que ce hi-
deux serpent bave par tout le corps.
LE SERPENT NOIR. 153
Quelques taches semées çà et là se dessinent sur la
partie élevée du ventre; celles qu'on remarque sur le
corps sont d’une teinte jaune et verdâtre; nulle sy-
métrie dans leur position.
En regardant avec la loupe on aperçoit des écail-
les sur toute la charpente du serpent noir, dont la
queue se Lermine par un crochet moins teinté que le
reste et peu visible à l'œil nu.
En repos, le serpent noir se tient presque toujours
lové conime une manœuvre de navire; sa tête est au
centre, droite, mobile, et ne reposant sur les courbes
que pendant son sommeil.
Dans sa course, le reptile ne touche la terre que
du tiers de son corps à peu près, à moins qu'il ne
soit pas pressé, car alors il rampe comme nos cou-
leuvres et toujours en légers segmens de cercle; la
tête cependant ne pose point sur le sol, et la bouche
est Loujours fermée.
S'il est pressé d'atteindre le but, le serpent noir
ne court pas, il vole; c'est la rapidité de la flèche.
Ici point de sinuosités, point d’ondulations, c’est un
frétillement imperceptible; on dirait un projectile
livré à son propre mouvement. Un cheval au galop
n’échapperait pas au serpent noir.
S’attaquent-ils entre eux ? Je ne sais. Les person-
nes qui ont le mieux étudié les mœurs de ce dange-
reux replile n'ont pas pu résoudre celte question.
M. Lazzaretto, que j'ai trouvé à la Nouvelle Liverpool,
croitqu'ils vivent toujours en fort bonne intelligence.
Es 11
de
454 CHASSES.
Le serpent noir ne grimpe pas sur les arbres,
m'a dit encore ce même naturaliste ; et cependant
M. Oxley, dont j'ai si souvent parlé dans mes Souve-
venirs, M'a assuré avoir vu plusieurs fois des ser-
pens noirs suspendus par la queue à des branches
fort élevées d’eucalyptus et se balançant et tour-
noyant comme une flamme de navire agitée par le
vent.
M. Oxley prétend encore que ce reptile craint le
feu. Il ne doit craindre que cela, car il n’y a pas
moyen de mordre dans une braise ardente.
CHASSE.
Un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud arrive tout
nu à Sydney, admirable ville européenne bâtie à
l’antipode de Paris : il entre effrontément dans la maï-
son d’un riche banquier ou d’un planteur, demande
une baguette de fusil, offre en échange un grossier
casse-tête recourbé, quelques sagaies d’un bois très
dur ou une vieille peau de kanguroo. Le maitre du
logis lui tend une main généreuse, refuse les riches-
LE SERPENT NOÏR. 455
ses proposées , lui donne la baguette convoitée, un
morceau de pain, un peu de viande fraiche, un petit
verre d’eau-de-vie, et jette un long regard de pitié sur
le malheureux. Celui-ci, sans reconnaissance, sans un
coup d’æil, sans un mot qui veuille dire merci, tourne
sur ses talons durs comme de la corne, s’achemine
en gambadant vers les bois vierges qui cerclent en-
core la belle colonie anglaise, va, va toujours, trouve
au fond de ces immenses solitudes quelques cabanes
faites avec l'écorce épaisse de l’eucalyptus, se couche
sur le sol, et s'endort assez joyeux parce qu'il a une
baguelte de fusil, à l’aide de laquelle il pourra se dé-
fendre contre le serpent noir.
C'est qu'il a vu combien ily avait de péril à oser
attaquer le dangereux reptiie en le saisissant par la
queue d’une main audacieuse et en le faisant tour-
noyer comme une fronde au-dessus de la tête; c’est
que le serpent noir donne la mort, une mort horrible
à celui qu’effleure sa dent aiguë; c’est qu’il n’attend
pas qu’on le poursuive dans la retraite qu’il s'est choi-
sie, et qu'il s'élance au contraire avec la rapidité de
la flèche contre tout être vivant qui passe à sa por-
tée.
Aussi voyez quel singulier continent que celui qui
est habité par de tels hôtes! C’est une nature à part,
une terre comme on n'en trouve que là, un ciel fait
tout exprès pour ajouter aux phénomènes météorologi-
ques qui le sillonnent, des eaux dévorantes venant
comme des avalanches on ne sait d’où, et disparaissant
156 CHASSES.
plus tard on ne sait comment par mille embouchures
variant à chaque orage ; c’est une végétation neuve,
forte, éternelle, une côte élevée coupée de criques
délicieuses, des plaines à fatiguer la vue et limagina-
tion, des montagnes meurtrières pour {out investiga-
teur, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons
organisés de telle sorte qu'on les prendrait pour
les enfans d’un cerveau malade ; et, au milieu de tout
cela, des hommes, je metrompe, des brutes à la tête
monstrueuse, aux yeux petits el flamboyans, à la bou-
che mordant les oreilles, au nez aussi large que la
bouche ; des choses mouvantes ayant des pieds comme
de larges battoirs, un corps auguleux et presque dia-
phane, des cheveux crépus et des jambes et des bras
auxquels on ne croit point à moins qu’on n’y re-
garde à deux pas de distance.
Tant de misères et tant de richesses sur un même
terrain! une nature muette, belle et majestueuse
comme Dieu seul peut la rêver; une nature vivante,
pauvre, souffreteuse et crétine, comme si le malheur
s’en élail emparé à son premier jour.
À qui veut des contrastes je dirai : Allez visiter la
Nouvelle-Galles du Sud; vous ne changerez pas seule-
ment de pays, vous changerez de monde.
Là aussi, au milieu des konguroos, des ornitho-
rinques, des opossums, vit le serpent noir, c’est-à-dire
le plus mortel des reptiles, celui qui seul peut-être
attaque l’homme, celui qui seul ne craint ni le bruit,
ni les armes, ni la flamme; le serpent noir, à qui l’on
LE SERPENT NOIR. 157
doit peut-être le silence solennel qui règne dans ces
forêts si jeunes, si fraiches, et pourtant vieilles comme
la création.
Ce fut une entreprise bien téméraire que tenta le
roi de la Grande-Bretagne en envoyant ses malfai-
teurs et ses filles de joie sur un continent où l'on vou-
lait régénérer avec le sol les mœurs de ceux qui
allaient le peupler. Peu d'années cependant ont suffi
pour cette double conquête, et le plus intrépide des
marins angiais, celui à qui toutes les nations doivent
la connaissance de tant de terres et d’archipels in-
connus jusqu’à lui, le capitaine Cook, a doté sa pa-
trie de richesses impérissables. Hélas! lillustre na-
vigateur ne devait pas jouir de sa gloire, et la rade de
Carakakoa aux Sandwichs abrite dans un cercueil de
plomb les restes du plus grand homme de mer des
temps anciens et modernes!
Nous quittons la ville de Sydney, nous laissons à
droite et à gauche, sans les regarder et avec une sorte
de dédain, les magnifiques plantations européennes
qui ont chassé loin du port Jackson les colosses pri-
milifs pesant sur la terre. Ingralitude du voyageur,
tout offensé de retrouver loin de son pays le pays
qu'il regrette ! |
Jugez si l'expérience du malheur est puissante,
puisqu'elle donne de l'intelligence à des hommes qui
pour les premières nécessités de la vie r'ont pas
même linstinct de la brute!
Quand les torrens débordent et couvrent la végéta-
158 CHASSES,
tion, ils se laissent stupidement engloutir par les
eaux; quand les rafales de l'Ouest font crier lés fo-
rêts menacées, à peine songent-ils à se mettre à l’a-
bri de leurs atteintes sous dés cases d’écorcé pres-
que toujours emportées et d’ailleurs brisées sur fes
troncs noueux ; si le soleil caleine le sol, ils sont là
sé laissant crevasser par ses raÿons pénétrans, et vous
les trouvez sous vos pas suant et bavant Coinine de
hideux crapauds aux bords d’un marais verdâtré et
fangeux.
Dés qu'il s’agit de son existence physique, lidiot
n’y songe guère que lorsque ses membres détrépits
avant l’âge se tordent sous les tiraillemens de la faim;
ét, comme les vivres lui manquent, quoiqu'il püt en
trouver de frais et abondamment à l’aide d’un travail
facile au port Jackson, il aime mieux attaquer aux
grosses araignées dont les trames admirables joignent
élégamment les arbres les plus distancés, aux four-
mis voraces et gigantesques qu'ils poursuivent avec
du feu dans leurs nids bombés comnie des tumul,
aux kanguroos blessés qu'ils peuvent atteindre et aux
serpens noirs qui leur disputent les vastes solitudes
de ce continent sans pareil.
Ils avaient imaginé ( comme je vous l'ai dit ) Ces
êtres tenant le milieu entre l’huître et le corail, de
$’emparer du serpent noir endormi, de le saisir d’une
Main par la queue, de faire tournoyer le reptile
étourdi dans ce mouvement de rotation, de frapper
ensuite sa tête contre un tronc d'arbre ou contre un
LE SERPENT NOIR. 459
rochér ; puis ils séparaient à l’aide d’un bois tran-
chant la tête du corps, et faisaient de celui-ci un suc-
culent repas. Mais qu'arrivait-il souvent ? que le ser-
pent glissait dans les doigts, qu’il se retournait , mor-
dait son antagoniste au premier endroit venu, etqu'un
quart d'heure après on voyait, étendu sur le sol, gon-
flé comme un ballon et la langué et les yeux en saillie,
un corps énorme, hideux , que là veille vous auriez
pris pour une momie desséchée au contact de Pair.
Cependant tout animal mouvant ici-bas est riche
au Hoins d’une pensée. Voyez les mollusques, les co-
quillages qui s’ouvrént aux flots et pincent leurs en-
nemis ; les polypes qui font le vide entre le sol êt
leur corps gélatineux afin de se donner dans leurs at-
taqués un solide point d'appui; voyez l’unau qui
monte avec tant de paresse sur un arbre qu'il dé-
pouille feuille à feuille, et qui se laisse enfin tomber
de sa branche pour s’épargner la fatigue du retour ;
voyez encore la taupe qui sillonne en tous sens les
champs qu’elle dévaste, et la marmotte qui vit dans
son sommeil pendant que l'hiver l'abrite chaudement
sous son épais manteau de neige au fond de sa re-
traite ignorée.. Tout a au moins une pensée ici-bas,
même le naturel de la presqu'ile Péron et celui de la
Nouvelle-Galles du Sud.
Aussi, qu'imagina un jour ce dernier pour attaquer
le serpent noir ? d’arracher au pin de Norfolk une
de ses fouettantes arêtes et d'en frapper le rep-
tile au moment où son corps se détachait de la terre.
160 CHASSES.
L'effort du sauvage fut grand sans doute, mais il y
avait mieux à faire, et de cette demi-pensée en surgit
une autre, laquelle jointe à la première produisit le
merveilleux résultat que vous avez déjà deviné. Le
farouche habitant de la Nouvelle-Hollande osa se ren-
dre à Sydney, où on laccueillit toujours avec une
pitié généreuse, où il obtint, en échange de quelques
objets sans aucun prix les baguettes de fusils dont je
vous ai déjà parlé; de sorte que, muni de cette ar-
me meurtrière, 1l alla sans crainte s’enfoncer de nou-
veau dans les vastes forêts et déclarer la guerre
au serpent noir, son plus redoutable ennemi après la
faim.
O génie de l’homme, que de prod iges tu enfantes!
Et maintenant qu'il est armé , si vous avez le cou-
rage de suivre dans les bois un de ces audacieux chas-
seurs dont la vie est si malheureuse, ne l’approchez
pas de trop près, de peur de le gêner dans ses mou-
vemens quand il fera la rencontre du serpent noir.
Il lui faut, voyez-vous? un espace libre, un espace
élargi ou la baguette de fer puisse se vibrer sans ren-
contrer d'obstacle; car l’élan du repule est rapide
comme la pensée, et la mort, je vous l'ai dit, voyage
avec lui. ]
Le sauvage chemine jetant à l'air ce que sans
doute il appelle sa musique, et que vous prendriez,
vous, pour un grognement de pourceau ou un dernier
râle de l'hyène expirant sous la flèche empoisonnée
du Cafre. D'un arbre à l’autre c’est un gazon vert et
LE SERPENT NOIR. 161
plein de vie; pas une ronce, pas un arbuste n’en
troublent l’harmonie ct la fraicheur, et vous diriez
le reflet un peu violacé de l'immense dôme de feuillage
qui l'abrite arrêtant dans leur course les rayons du
soleil.
Mais, au pied d’un eucalyptus-géant ou d’un ca-
suarina plein d'élégance et de légèreté, vous voyez
enroulé, pareil à une grande carotte de tabac brési-
lien, un serpent noir. Sa tête cest verticale, mobile et
protégée par des bourgeons naissans destinés à suc-
céder un jour à l'arbre brisé par la foudre ou le frot-
tement des siècles.
Dans son instinct, le sauvage a deviné le reptile
plutôt qu'il ne la reconnu :il s’est arrêté à une
grande distance , et a louvoyé afin de s'assurer si en
effet le terrible combat allait se livrer. Nul doute :
le feuillage a frémi autour du serpent noir; celui-ci
va partir en se déroulant plus vite que ne le fait le cà-
ble entrainé dans les eaux par l'ancre de fer; et le
sauvage, un genou à terre, le bras levé , le cœur
battant fort, agite déjà la baguette fatale.
Le replile est parti, la gueule ouverte, l'œil étin-
celant comme Syrius au ciel... Il s’est arrêté tout
court... Sa courbe onduleuse devient une ligne bri-
sée, il pousse un sifflement aigu, et tombe au milieu
de convulsions saccadées et de bizarres soubre-sauts
dont il ne peut plus diriger les mouvemens. Le rep-
üule s’est senti un de ses anneaux rompu ; sa rage est
désormais impuissante, inutile est son venin. Le sau”
162 CHASSES.
vage, armé d’une pierre ou d’une branche épaisse,
écrase avec des cris de joie la tête de son ennemi, et
ne se réjouit de son triomphe que parce qu’il aura
des vivres pour toute la journée. Je vous atteste qu'il
ne m'est jamais venu dans la pensée de demander au
naturel de la Nouvelle-Galles du Sud une faible part
de son cupieux repas. La discrétion, selon moi, est
une demi-vertu, ét j'aurais été sobre même à la table
de Lucullus.
De toutes les choses dont je vous ai parlé jusqu’à
ce jour, ne comprenez-vous pas que celle-ci ‘est la
plus périlleuse et la plus difficile à la fois ? Deux ad-
vérsaires en présence l'un de l’autre sans pouvoir se
quitter que l’un des deux ne soit mort, et point de
gloire après le succès, pas un témoin de la victoire !
Je suis bien tenté de revenir du jugement que j'a
porté sur le farouche habitant de cette partie de la
Nouvelle-Hollande ; mais, j'ai beau faire, cela nr'est
impossible même avec l'imagination la plus bienveil-
lante et la plus généreuse.
C’est l'être misérable, difforme, incomplet dont on
ne trouve nulle part une imitation , et d'autant plus
répoussant qu'il Lire vanité de ne pas vivre avec vous,
et qu'il fuit vos cités comme vous fuyez ses imposan-
tes solitudes.
Aux premiers jours de la colonie, lorsque de ché-
tives cabanes se levèrent seules sur le sol vierge, il
fallut songer d’abord à se donner un peu d'air libre
et pur. Les forêts éternelles qui couronnaient d’une
LE SERPENT NOIR, 163
si brillante végétation le terrain où devait être bâtie
la cité naissante durent être abättues ; mais la hache
n'était pas encore assez activé, On eut recours au feu.
De vastes espaces furent circonscrits, la flamme dé-
vora tout, et lon trouva parmi les cendres une im-
mense quantité de reptiles tordus et calcinés dont on
ne Connaissail point éncoré la fatalé puissance. De leur
côlé, les serpens noirs désértèrént aveé prudence le
pays conquis et se réfugièrent dans l’intérieur des
solitudes. Les naturels, effrayés dela civilisation que
leur apportaient les exilés de la Grande-Bretagne, se
livrèrent dés combats plus fréquens et plus achar-
nés.
Cependant, instruils par l'exemple, les nouveaux co-
lons firent à leur tour de profondes coupes dans les
bois, le feu dévora d'immenses espaces, et les reptiles
refoulés et vaincus cédèrent petit à petit le sol qu'ils ne
pouvaient plus posséder. Les conquêtes européennes
s’arrêtèrent. Il ne s agit pas seulement d’usurper, il
faut rebâtir, faire revivre, régénérer. Les sauvages
habitans de cette cinquième partie du monde seuls
ne comprirent point cette éternelle vérité : ils voulu-
rent de la vie primitive que le ciel leur avait faite, et
ils appelèrent la flamme à leur secours pour se dé-
couper un terrain où les serpens les laisseraient en
paix.
Ainsi se dressérent dans les forêts un grand nom-
bre de petites cabanes parodiant de la façon la plus
étrange les beaux établissemens européens qui de-
164 CHASSES.
vaient un jour s'appeler Sydney. Grâce à l’apathie
des sauvages, les serpens s’y logèrent pêle-mêle,
et il y eut nouvelle désertion. J'ai traversé un grand
nombre de ces villages : c'était le deuil et le si-
lence.
Dans une de mes courses au torrent de Kinkham,
à une demi-lieue de la délicieuse habitation de
M. Oxley, savant et courageux explorateur, je trou-
vai un jour à peu de distance les uns des autres les
débris putréfiés de quelques rats et de quelques or-
nithorinques placés à dessein aux pieds de certains
eucalyptus ; et lorsque je demandai l'explication de
ces singulicrs dépôts à mon nouvel ami, il m'apprit
que ces restes étaient empoisonnés par Îles sauvages,
que ceux-ci tendaient un piège au serpent noir, et
que, lorsque le reptile s’y laissait prendre, une mort
prompte en était l’inévitable résultat.
Le serpent noir n’escalade point les arbres, et ses
morsures ne vont jamais plus haut que les reins de
l’homme; dans sa course rapide, la moitié de son corps
traine toujours à terre, Sa taille ne dépasse guère six
à huit pieds. 3
J'ai voulu savoir aussi de M. Lazzaretto, chirur-
gien en chef de la Nouvelle-Liverpool, et qui s’est
beaucoup occupé de ces reptiles, si jamais ils s’atta-
quaient entre eux. Il m'a répondu qu'il ne le croyait
pas, et qu'il en avait parfois trouvé deux ou trois en-
tortillés et abrités sous le même arbuste, vivant dans
la plus parfaite harmonie. Voilà, je l'avoue, une paix
LE SERPENT NOIR. 165
bien plus funeste aux hommes que les guerres cruel-
les qu'ils se font souvent dans ces contrées pour la
possession de quelques arpens de terre. Mais le repos
même du serpent noir doit être une calamité,
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L'HYMNE
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Jugez de l'humeur de la bête féroce par ses habitu-
des : elles sont un miroir parfait de sa vie de rapines
et de massacres. L'hyène, toujours solitaire, se blot-
tit et s’abrite dans les cavernes des montagnes, dans
les fentes des rochers ou dans des tanières au fond
des bois touffus. Elle ne court après les lieux habités
que lorsque la faim l’y pousse, et son instinet de
destruction est tel qu’elle ravage même les planta-
tions alors qu'elle ne se nourrit que de chair; quoi-
que prise fort jeune, elle ne s’apprivoise pas; elle vit
168 CHASSES.
de la chasse comme le loup , mais elle est plus forte
et plus hardie que celui-ci. Elle suit de près les trou-
peaux, se jelte avec voracité sur le bétail, brise pen-
dant la nuit les portes des étables, tes clô'ières des
bergeries, et ne craint même pas d'attaquer l'homme
tenu sur la défensive.
Les veux de Phyène brillent dans l'obscurité comme
deux étoiles, et l'on prétend qu’elle voit mieux la nuit
que le jour.
L'hyène se défend quelquefois contre lelion, ne craint
pas la panthère , et attaque l’once, trop faible pour
lui résister. Son eri de guerre est à peu près pareil à
celui d’un homme qui ferait de violens efforts pour
vomir Où qui pousserait de lugubres sanglots. Lors-
que la proie [ui manque, elle creuse la terre avec-ses
griffes et en tire par lambeaux les cadavres des ani-
maux et des hommes, qu’on enterre dans ces pays à
très peu de profondeur. On la trouve dans presque
tous les climats chauds de l'Afrique et de PAsie ; etil
parait que l'animal appelé farasse à Madagascar, et qui
ressemble au loup par la figure , mais qui est plus
grand, plus vigoureux et plus cruel, pourrait fort
bien être l’hyène.
Ce hideux quadrupède à de longs poils sur le
dos. Il est peut-être le seul de tous les animaux
qui n'ait, comme je viens de le dire, que quatre
doigts tant aux pieds de devant qu’à ceux de der-
rire; il a comme le blaireau une ouverture sous
la queue qui ne pénètre pas dans l’intérieur du corps.
L'HYÈNE. 169
l'intérieur du corps. Ses oreilles sont droites, longues
et nues, sa tête plus carrée et plus courte que celle
du loup, ses jambes, surtout celles de derrière, plus
longues, ses yeux placés comme ceux du chien, son
poil d’une couleur gris obscur mêlé d’un peu de
fauve et de noir, avec des ondes transversales et noi-
râtres; sa taille est plus grande que celle du loup,
mais son corps plus court et plus ramassé,.
Les anciens ont écrit gravement que l’hyène était
mâle et femelle alternativement; que lorsqu'elle por-
tait, allaitait et élevait ses petits, elle demeurait fe-
melle pendant toute l’année; mais que, l’année sui-
vante, elle reprenait les fonctions du mâle et faisait
subir à son compagnon le sort de la femelle. On voit
bien que ce conte n’a d'autre fondement que l’ouver-
ture en forme de fente que le mâle a comme la fe-
melle, indépendamment des parties propres à la gé-
nération, qui, pour les deux sexes, sont dans l’hyène
semblables à celles de tous les animaux.
Il existe dans la partie du sud de Pile Méroé une
hyène beaucoup plus grande et plus grosse que celles
de Ja Barbarie et de ia Cafrerie, et qui a aussi le
corps plus long à proportion et le museau plus al-
Jongé et plus semblable à celui du chien, en sorte
qu'elle ouvre la gueule beaucoup plus large. Cet ani-
mal est si fort qu’il enlève aisément un homme ct
l'emporte à une au deux lieues sans le poser à terre,
I a le poil très rude, plus brun que celui de l'autre
hyène; les bandes transversales sont plus noires, Ja
TV 12
470 CHASSES.
crinière ne rebrousse pas du côté de la tête, mais du
côté de la queue. M. le chevalier de Bruce a observé
le premier que cette hyène, ainsi que celles de Syrie
et de Barbarie et probablement de toutes les autres
espèces, ont un singulier défaut : c’est que, dés le
premier instant qu'elles sont poursuivies, elles boi-
tent de la jambe gauche; cela dure environ pendant
une centaine de pas, et d'une manière si marquée
qu’il semble que l'animal va culbuter du côté gau-
che comme un chien qu’on aurait blessé.
Ce sont-là de ces observations qu’on ne saurait
trop recommander aux voyageurs; car elles bles-
sent à la fois les lois de l'équilibre et celles de la rai-
son.
2 0}-0>-3 D C4 —
CHASSE.
L'hyène est, si je peux m'exprimer ainsi, le reptile
des qnadrupèdes : elle en a l'astuce, la lâcheté, l’hy-
pocrisie; son regard est oblique, ses allures sont
torlueuses, ses glapissemens honteux. On Jurerait
qu'elle est au désespoir de ne pas ramper et qu'elle
L'HYÈNE. 171
a honte de cheminer comme le font les animaux de
cœur et d'énergie.
Le lion, le tigre, le rhinocéros, l'éléphant, le cro-
codile aiment beaucoup mieux s'attaquer aux vivans
qu'aux morts; et dans leur rage il est permis du
moins de trouver une certaine grandeur puisqu'il y
en a dans tout péril volontairement affronté; mais
l'hyène ne voudrait jamais rencontrer que des cada-
vres sur son passage. Dés qu’il y a autour d’elle bruit
et mouvement, elle fuit ou tout au moins elle se ca-
che, et attend l’occasion favorable de vous surprendre
par derrière.
Quand deux yeux intrépides s’attachent sur elle,
son corps tremblotte, elle bave une salive verte et
globuleuse, elle glapit, semble vous demander grâce ;
et quand elle se flatte d’avoir excité votre pitié, elle
ne vous a inspiré que le dégoût. On doit tuer l’hyène
avec plus de bonheur encore que le crapaud : celui-
ci n'a pas la force de se défendre, l’autre n'en a pas
la volonté, J'ajoute qu'un des plus douloureux sup-
plices de ce hideux dévastateur des tombeaux est d’é-
tre frappé en face, c'est de voir le coup qui va Pattein-
dre. La vie de l’hyène est une lâcheté de toutes les
heures; sa mort est une honte, une dégradation.
— Pourquoi, demandai-je un jour à M. Rouvicre,
n’allez-vous pas à la chasse à l'hyène comme vous allez
à la chasse au tigre ou au lion ?
— Est-ce qu’on va à la chasse de ces bètes féroces?
me répondit-il avec un rapide mouvement de dégoût.
4792 CHASSES.
On les écrase sous un bâton lorsqu'on les trouve sur
ses pas; mais ce scrait dégrader une balle que de la
leur réserver. Si jamais vous rencontrez dans vos cour-
ses une de ces bêtes haineuses, croyez-moi, mon
cher M. Arago, prenez votre fusil par le canon et
frappez-la avec la crosse.
— C'est ce que je ferai, répondis-je en souriant
au hardi colon, si elle essaie de me mordre avec la
queue.
— En vérité vous découragez mon amitié pour
vous. Que diable! il y a des choix à faire dans ses af-
fections comme dans ses antipathies. Moi, je me croi-
rais déshonoré à accepter certaines rencontres; et
je vous jure qu’au lieu d’écraser le crapaud que je
trouve sur ma roule, ie m'en éloigne avec précau-
tion.
— Vous avez l'habitude de vous citer à ceux qui,
comme moi, entreprennent de périlleuses excursions,
et, dans votre modestie, vous ne vous apercevez pas
que vous êtes une exception trop heureuse.
— Devenez exception à votre tour et n'allez qu’au-
devant de périls honorables. Vous jetterez-vous avec
plaisir dans un marais fangeux pour y chasser un rep-
tile? Non sans doute, et je ne le ferai pas non plus,
car il n’y à nulle noblesse à se vautrer dans la boue;
mais un beau tigre, un agile léopard, un magnifique
lion à combattre dans un bois épais, au milieu des
taillis qui crient, des branches qui se brisent, en pleine
campagne, sans témoins, sans obstacles, seul à seul,
L'HYÈNE. 473
œil contre œil, cœur contre cœur, griffe contre ri-
dent, gueule béante contre bouche de fusil, à la
bonne heure! voilà des duels à proposer, des combats
à accepter sans honte !
— C'est un rude métier que vous me présen-
tez là!
— Je nedis pas non ; mais Ôtez la difficulté, vous
Ôtez le mérite ; tout le monde chasserait le lion sile lion
avait les habitudes du lièvre. Quand je dis tout le
monde, je veux dire tout le monde excepté moi.
— Chassez-vous l’éléphant ?
— Non. J'ai voulu en essayer, je me suis lassé à la
besogne. Ce colosse n'offre rien de dramatique, rien
d'inattendu. S'il est calme, il fuit à votre approche
et il ne se retourne contre vous qu’aiors que vous Pa-
vez blessé. En ce moment, j'en conviens, il est dan-
gereux, terrible, effrayant; mais que peut la balle, que
peuvent le courage et le trident contre cette masse
énorme roulant comme une montagne? Je vous l'ai
dit, il y a des périls qu'il n’est pas honteux d'éviter,
el je ne vais, moi, qu'au-devant de ceux quiont quel-
que utilité où qui offrent quelque gloire.
— Cependant l'hyéne est fort dangereuse, surtout
quand elle à faim.
— C'est vrai, mais que voulez-vous? on ne peut
se résoudre à la poursuivre. Si un torrent déborde ou
s'éloigne, on se sauve, on ne le combat pas : ainsi de
l’hyène. On cherche à la repousser, à la refouler au
fond des bois, sa retraite naturelle: mais on ne va
174 CHASSES,
point à elle, à moins qu’elle ne glapisse trop fort, car
alors ïl faut lui imposer silence. Son grognement est
en parfaite harmonie avee son allure, sa charpente,
ses habitudes : cela ne sort ni d’une tête ni d'une
poitrine, cela s'échappe d’un égout,
— Pourtant on m'a assuré que les Hottentots lui
faisaient une rude guerre, ainsi que les Cafres et les
Africains du Nord de la colonie.
— Les Cafres, peu ; ils onttrop de cœur pour s'a-
muser à de pareils jeux. Quant aux Hottentots, c’est
différent : ils sont, eux, les hyènes des animaux à deux
pieds qu’on appelle hommes. La partie n’est pas tout
à fait égale, mais elle peut être entamée.
— J'avais espéré cependant me procurer un cer-
tain plaisir à assister à une de ces chasses, et j'étais
venu vous prier de m'en faciliter les moyens.
— Duplaisir, vous en aurez, car on en éprouve à
la destruction des bêtes malfaisantes, et rien n’est
aisé comme de vous satisfaire à cet égard. Je vais vous
donner une lettre pour un planteur de mes amis ;
je lui dirai vos désirs : il vous donnera deux ou trois
esclaves, et vous chasserez l’hyène tout à votre aise,
Mon cher monsieur, je soubaite qu'à votre retour
vous ne me reprochiez pas ma complaisance.
— Lorsqu'on voyage, c’est pour voir.
— Allez chasser le lion.
— Vous m'en avez déshabitué.
— Ne me dites-vous pas un jour que cela vous
avait semblé admirable?
L'HYÈNE. 475
— Les tempêtes ont aussi leurs majestés; mais
chasser l'hyène, ce sera toujours une distraction.
Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ?
— C'est que je ne suis pas de ceux qu’un ouragan
épuise. Voilà votre lettre : bon plaisir !
Muni de la recommandation de M. Rouvière, j'allai
trouver leplanteur, qui me reçut avec une grande cor-
dialité et qui prétendit que le célèbre chasseur de
lions n'avait pas complétement raison dans son mé-
pris pour l'hyène.
— Certainement, me dit-il, c’est là une de ces bêtes
féroces dont on peut se garantir sans trop courir de
dangers alors qu'on est bien armé et que l’on a du
cang-froid; mais M. Rouvière ne rend pas justice à
sa férocité : une hyène en quête de nourriture est, je
vous l’atteste, un voisinage peu récréatif, et je vous
montrerai parmi mes Hottentots plus d’un ménage
appauvri par l'astuce et la gloutonnerie de cette bête
fauve qui, ainsi que le tigre, ne vit heureuse que dans
le sang. Il n’y a pas huit jours encore qu’un enfant
de quatre ans à peine a disparu de Ja case, fort bien
barricadée par un de mes domestiques, et jesuis bien
certain que c’est une hyène qui a commis le rapt, car
nous n'avons trouvé aucun débris humain dans le
voisinage : Ce vorace quadrupède ne dévore ses victi-
mes que dans le creux des rochers ou au fond des
plus épaisses forêts. À l’hyène il faut du calme pour
les rapines, du calme pour les attaques, du calme pour
les repas et les digestions ; l'hyène a peur de tout, ex-
476 CHASSES.
cepté du silence; et pourtant , je le répète, l'hyène
est un animal fort à redouter.
— Est-ce que vous recevez souvent de ses visites ?
demandai-je au planteur.
— Trop souvent, ma foi! Mais j'ai des chiens ex-
cellens, pleins de courage et d'adresse; ils font cause
commune contre l'ennemi commun; et pas une se-
maine ne se passe que je ne cloue à ma portele cada-
vre d’un de ces lâches visiteurs , dont mes Hottentots
utilisent la peau à leur profit.
— Qu'en font-ils ?
— Des oreillers, des espèces de guêtres qui les
protégent contre les ronces. L’hyène n’est bonne à
rien ni pendant sa vie ni après sa mort.
— Comment, avec cette lâcheté que vous lui re-
prochez, est-elle si redoutable aux planteurs ?
— C’est que ia faim lui donne du courage. Quand
l'hyène n’a pas diné, quand aussi elle se voit tombée
dans un péril imminent, le désespoir et la rage lui
inspirent une audace et une énergie inconcevables :
elle mord les piéges qu’on lui présente, elle serre de
ses dents noires les baïonnettes dont on l’assaille, elle
mâche les cailloux, elle va au-devant des balles, des
tridents ; c’est une frénésie , un délire , auxquels ne
peut pas même être comparée l’agonie du tigre. Si
l'hyène avait de la force, ce serait l'hôte le plus dange-
reux de l'Afrique. Mais, poursuivit le planteur en se
levant, la journée sera chaude ; le vent du nord souffle
avec violence : votre chasse peut commencer, etje vous
L'HYÈNE. 177
donnerai cinq ou six Hottentots qui vous guideront
à merveille. Gardez-vous de les griser et de les trai-
ter avec trop de bonté! il y a de l’hyène chez le Hot-
tentot : brutalité, couardise, hypocrisie. Je ne sais
pas en vérité pourquoi bipèdes et quadrupèdes ne vi-
vent pas en bonne intelligence.
Mes Hottentots me donnèrent le signal du départ :
ils poussérent trois cris sourds, gutturaux, caverneux,
et je ne pus m'empêcher de faire dès les premiers
pas l'application de la ressemblance peu flatteuse
que le planteur trouvait entre ses esclaves et la hi-
deuse bête que nous allions combattre. Cependant je
ne me montrai pas trop soumis à ses leçons, et je fus
bon envers mes nouveaux camarades, que j'amusai
beaucoup avec mes tours d'escamotage. Il était plan-
teur et j'étais Européen.
Un chien galeux et chétif avait été abattu à l’aide
d’un casse-tête au moment du départ, et un Hotten-
toten chargea ses épaules tandis que deux autres
emportaient une case de bois en forme de souricière,
et à l'extrémité de laquelle devait être déposé le ca-
davre du chien sitôt que nous entrerions en chasse.
Nos armes étaient des casse-tête en boistrès dur et
grossièrement façonnés , des sabres, des flèches, et
moi seul avais à ma ceinture deux excellens pistolets
que les Hottentots ne regardaient qu'avec frayeur.
Le soleil dardait sur nous ses flèches les plus ai-
guës, la terre se crevassait sous nos pieds, et mes Ca
marades, dont les épaules ruisselaient, ne semblaient
178 CHASSES.
nullement souffrir d’une température qui faisait mon-
ter le thermomètre de Réaumur jusqu’à 33° à l’om-
bre et sans réfraction.
Arrivés sur la lisière d’un bois épais que nous de-
vions tourner en suivant les sinuosités d’une source
fort abondante , nous fimes halte et nous déjeunâmes.
De mes six Hottentots, un seul accepta un peu de
vin, tandis que les autres me refusaient avec une es-
pèce de dégoût qui semblait contrôler la recomman-
dation que j'avais reçue du planteur. En un quart
d'heure le repas fut achevé ; je bus de l’eau du ruis-
seau, qui me parut délicieuse; et nous allions nous
mettre en marche quand un des Hottentots qui s'était
élôigné de quelques pas vint en toute hâte pour nous
montrer les traces du passage récent de l’hyène sur
le bord du courant d’eau. L'observation une fois con-
firmée, mes sauvages placèrent l'énorme souricière
sur un terrain uni, glissérent au fond le cadavre du
chien, imposèrent silence à ceux qui nous ac-
compagnaient et me firent entendre qu’il fallait nous
éloigner. Ce n était pas là mon intention, ce n'était
pas là le but de ma course. Je refusai donc de suivre
les Hottentots, qui se retiraient déjà, etje leur ordon-
nai de rester auprès de moi, ear j'avais supposé qu'ils
n’obéissaient qu’à la peur en quittant les abords du
bois. Mais l’un d’eux, m'ayant montré au-dessus de la
cage une autre cage où un homme seul pouvait se te-
nir blotti, me demanda par un geste si je voulais m'y
placer. Je lui répondis que non, et je le vis sur-le-
L'HYÈNE. 179
champ aller s’enfermer dans cette espèce desouricière,
dont il abaissa la porte sur lui et aux parois de la-
quelle deux trous pour les yeux et un pour le jour
étaient pratiqués. Je le laissai là tout entier à sa ruse, à
ses méditations, et je rejoignis lesautres Holtentots, à
demi cachés derrière un monticule couvert de brous-
sailles.
Peu de temps après une hyène toute petite, toute
maigre , toute sale sortit en effet du bois, s'avança
obliquement vers la cage où reposait le cadavre, en
flaira l'ouverture, y pénétra ; et sa queue avait à peine
disparu que la porte grillée de fer, retenue par le Hot-
tentot, retomba sur le vorace animal, qui commença
son repas comme s'il ne devait pas être le dernier.
Le Hottentot ouvrit sa retraite. Nous le rejoignimes,
et mes camarades , à l’aide de leurs fers aigus et de
leurs flèches , mirent fin bientôt à l'appétit glouton
de la bête fauve. Elle râla en mâchant, et elle rendit
le dernier soupir avec un morceau de chair dans sa
gueule fétide.
Jusque-là M, Rouvière avait eu raison : c'était une
victoire sans péril, c'était un triomphe sans gloire.
Mais, comme le planteur m'avait promis d’autres émo-
tions, je poussai plus loin mon aventurense prome-
nade et force fut aux Hottentots de me suivre, quoi-
que je visse bien que de telles courses n'étaient pas
trop de leur goût. La paresse et la nonchalance sont
sœurs de la poltronerie.
Is obéirent cependant avec assez de bonne grâce
180 CHASSES.
à mes ordres, et nous pénéträmes dans la forêt.
Ce bois était sombre, difficile, tourmenté ; on eût
dit que les vents, les orages, les flots avaient long-
temps combattu pour sa conquête, et qu’il n’était sorti
du terrible choc que tordu et mutilé. Les ronces en
couvraient le so!, également envahi par des débris im-
menses de branches robustes et de feuillages ; les
troncs des colosses les plus vigoureux, déchirés par
les rafales ou par les griffes des bêtes féroces, accu-
saient une longue décrépitude , tandis que là-haut,
bien loin du pied, des parasols verts et touffus attes-
taient la jeunesse et la vigueur. Tout était mensonge
dans cette forêt religieuse, où le silence même devenait
effrayant.
Comme les jambes et les reins des Hottentots
avaient beaucoup à souffrir de mes courses à travers
les broussailles épineuses, je pris le parti de rétrogra-
der, et je fissentir à mes compagnons que ma résolu-
tion n'avait pour but que de leur épargner quelques
fatigues. Ils me promirent en échange de me montrer
des hyènes à combattre, et ils me tinrent parole.
Je fus conduit vers une source, ou plutôtune mare,
de plus de cinquante pas, jetant la fraîcheur et la vie
au milieu du gazon qui l’entourait. Sur ce gazon
d'innombrables piétinemens de bêtes féroces disaient
les fréquentes visites que recevait la nappe d’eau;
et cependant nul débris de chairs ou d’os ne se faisait
remarquer aux alentours comme souvenir de la lutte.
Le vainqueur emportait-il la victime pour la dévorer
L'HYÈNE. 181
plus loin et sans importuns? c’est là une supposi-
tion qui devient en quelque sorte une certitude, alors
surtout qu’on se rappelle que les promeneurs sont le
tigre, le lion, le rhinocéros, l'éléphant et lhyène, 1]
n’y a ni accord ni paix possible entre de pareils in-
‘dividus.
Cependant le soleil allait se coucher, et je tenais à
passer la nuit en un lieu moins solitaire et plus abrité.
Je donnais déjà le signal de la retraite lorsqu'un jap-
pement élouffé de chien se fit entendre auprès de
nous. Le chef des Hottentots, je veux dire le plus ha-
bile et le moins poltron, tourna la tête vers un tertre
de couleur rouge situé au côté opposé à celui où nous
nous trouvions :ilme montra deux hyènes venant côte à
côle pour apaiser leur soif, carle sang leur avait sans
doute fait défaut dans la journée. Elles arrivèrent en-
semble à la nappe d'eau, y entrèrent jusqu'au-dessus
des jarreis et se mirent à laper. Les Hottentots me
dirent alors à voix basse que, si nous voulions en finir
plus tôt, il fallait s'en rapporter aux chiens; et je ne
demandai pas mieux que d’assister à ce nouveau genre
d'attaque. Chacun de mes hommes prit done un chien
par la peau et tourna rapidement la position, les uns
de droite à gauche, les autres en sens inverse.
Tout à coup un cri parti des poitrines de mes Hot-
Lentots donna le signal du combat. Les chiens, pleins
d’ardeur, faisaient entendre des aboiemens horribles;
les hyènes effrayées répondirent à cet appel par des
glapissemens de terreur et derage, et, atlentives et 1m-
182 CHASSES.
mobiles, attendirent leurs ennemis, qui sans la moin-
dre hésitation s’élancèrent dans l’étang et entourè-
rent les bêtes fauves, qu’ils n’osèrent pourtant pas en-
core serrer de trop près. C'était un tohu-bohu à fati-
guer la vue. Les hyènes, menacées de toutes parts, pi-
votaient sur elles-mêmes , mais glissaient pourtant un
peu vers le bord de l’eau. Elles se trouvèrent enfin
sur un terrain sec, et là commença une lutte chaude,
animée, ardente, où chaque cri attestait une douleur,
où chaque douleur était aiguë, où les gueules ne s’ou-
vraient qu'après avoir mordu et déchiré, où le sang
coulait par vingt blessures, sans qu’on pût de long-
temps encore prévoir de quel côté se déciderait la
victoire. Tous les chiens ‘se trouvaient blessés, mais
pas un n’était hors de combat ; des hyènes harcelées
tombaient de hideux lambeaux de chair noire, et nulle
d'elles cependant ne ployait le genou. Des deux côtés
larage était à son paroxisme ; et, pendant que lecom-
bat se trouvait si énergiquement engagé, les Hotten-
tots, armés de flèches et de casse-tête, excitaient les
chiens par leurs hurlemens et leur venaient en aide,
prudemment placés derrière eux. La plus grande des
bêtes fauves avait recu deux flèches dans les flancs :
ne pouvant les arracher de la blessure, elle les brisa
d’un coup de mâchoire et se remit plus rudement au
combat. Je remarquai souvent que, pouvant mordre
à la tête, à l'épaule ou au cou de son ennemi, l'hyène
s'attaquait presque toujours aux jambes, et deux des
Hottentots reçurent de profondes blessures aux pieds
L'HYÈNE. 183
et aux jarrets alors qu’ils auraient pu être déchirés aux
bras et aux cuisses. L’hyéne ne dresse jamais la tête.
Cependant il fallait succomber : les deux bêtes
fauves n’essayèrent plus de se défendre; le sang et
les forces leur manquérent en même temps, elles
tombèrent, poussèrent un râle douloureux, et, la
gueule ouverte, la langue en dehors, elles cessèrent
de se mouvoir.
À côté d'elles trois chiens rendirent aussi le der-
nier soupir , et les autres, haletans et déchirés, n’ar-
rivèrent avec nous chez le planteur que pour mourir
le lendemain de cette sanglante attaque.
De pareilles luttes ne peuvent s'appeler ni combats,
ni batailles; notre langue est trop pauvre pour expri-
mer certains désordres , certaines colères, certains
massacres dont nos charniers d’équarisseurs peuvent
seuls donner une assez juste idée.
L’hyène ne voudrait pour demeure que la carcasse
d'un éléphant en putréfaction.
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LE TE TRI
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On ne comprend pas la force musculaire du tigre
quand on envisage sa charpente.
Son corps est trop long, ses jambes trop courtes,
trop épaisses ; sa tête est nue, osseuse, articulée ; son
front en saillie, ses yeux sans cavité, l'œil fauve, ar-
dent, dans un mouvement perpétuel, comme sil de-
mandait un ennemi. Sa langue, rouge comme du sang,
raboteuse, est toujours hors de la gueule.
Le tigre royal est d'une férocité telle que sur la
moindre contrariété, sur un obstacle de sa route, il
D 13
186 CHASSES.
se jette avec rage sur ses petits et les dévore malgré
leur mère qui cherche toujours à les défendre.
Le gîte favori du tigre est le bord des sources et
des rivières ; et comme le pays qu’il habite est équato-
rial, il a plus d’occasion d'augmenter le nombre de
ses massacres dans les lieux où les animaux plus pai-
sibles viennent se désaliérer.
Le tigre à toujours soif; mais plus soif de sang
que d’eau. Quand sa gueule en est inondée, quand il
ne peut plus en boire, il plonge sa tête dans les en-
trailles ouvertes de ses victimes et pousse alors d’é-
pouvantables rauquemens de bonheur.
Dès qu’un cheval ou un buffle est égorgé par le ti-
gre, celui-ci ne le déchire sur place que lorsqu'il est
bien certain qu’on ne viendra pas le déranger au mi-
lieu de son repas; s’il craint des importuns, il em-
porte ou traîne le cadavre vers un bois épais avec une
vitesse qu’on à peine à comprendre.
Le tigre n’a guère que 7 à 8 pieds de longueur de-
puis le museau jusqu’à la naissance de la queue.
Quelques voyageurs assurent en avoir vu d'aussi
grands que des buffles. M. Lalande-Magon, qui a
longtemps voyagé au Cap, écrit qu'il en a mesuré un
qui avait quinze pieds de longueur; mais il a oublié
de dire si la queue était comprise dans celte mesure.
Le plus grand tigre royal du musée de Paris n’a
qu'une longueur de 7 pieds et demi, la queue non
comprise.
187
CHASSE.
Tout va bien à ce formidable dominateur, qui n’est
peut-être si cruel et si sanguinaire que parce que son
instinct de tigre lui dit qu’il y a de par le monde un
être plus fort, plus puissant, plus redouté que lui.
Le calme imposant des cimes les plus élevées où
le vent seul fait crier la neige, le silence religieux des
PRE vallées, la solennelle majesté des forêts sé-
culaires, le bruit retentissant d'une armée allant à
la conquête d’une province, le fracas des villes, l’at-
üutude guerrière des caravanes voyageuses, le roule-
ment des fleuves au travers des roches granitiques,
la voix sonore de la cataracte qu'étouffent tant d’au-
tres voix ; tout lui va bien au tigre pourvu qu'il ren-
contre dans sa course un ennemi à combattre, une
chair à mächer, un sang à boire.
Le tigre royal du Bengale est le symbole vivant de
la destruction. Peut-être passera-t-il sans vous rien
dire si vous êtes immobile; et encore non, puisqu'il
se rue sur les cadavres d'hommes ou d'animaux en
putréfaction, et qu'il broie les cailloux et les galets
de la plage, lorsque dans sa rage il n’a pas pu trou-
ver des membres palpitans à triturer.
Après son repas de chair humaine, le lion se calme
et s’assoupil.
488 CHASSES.
Après son hideux festin d'os et de membres muti-
lés , le tigre se sent en appétil et se met soudain en
quête de nouvelles orgies. 11 ne faut pas que chez lui
l'odeur ou la trace du sang s’efface; sans cela, sa fureur
ne connait point de bornes. Il s'attaque à la terre qu’il
gratte et creuse de ses ongles tranchans avec des rau-
quemens lugubres , il émousse ses dents à dépouiller
de leur solide écorce les troncs robustes des forêts, il
mâche, pour ainsi dire, la brise quise promène sur
sa face tourmentée ; et quand tout est mort dans la
nature, il s'ennuie de vivre seul, il se décourage, il
se couche et s'endort dans le désespoir du repos.
Vous voyez que, si le tigre est le plus formidable
des quadrupédes, il en est le plus malheureux.
Pourquoi donc lui déciarez-vous la guerre? Pour-
quoi cet immense arsenal de piques, de poignards, de
balles, de gros fusils, et pourquoi traquer l’infortuné
jusques dans ses retraites les plus reculées ? Ah! c’est
qu'il ya là en présence l’une de Pautre deux terri-
bles et jalouses rivalités, deux forces à peu près éga-
les, deux volontés constantes et bien arrêtées ; il y a là,
ennemi du tigre, l’homme superbe, si implacable
dansses haines, siimplacable dans ses violences et qui
ne veut pas que le sol sur lequel il pose lui soit disputé.
Ainsi le plus redoutable adversaire du tigre, c’est
l'homme. Vous voyez donc bien que le premier ne
fait qu'user de réciprocité en vous broyant entre ses
mâchoires lorsque l’occasion lui en est offerte.
Montrons maintenant les deux ennemis en lutte.
LE TIGRE. 189
Je n'ai jamais entendu dire qu’un chasseur fût parti
seul pour aller à la rencontre du tigre royal du Bengale,
etje ne crois pas que le Patagon ou le Gaoucho, armé
de ses lacets, de son escopette et de son poignard, püût
le tenter avec succès. La balle doit aller fouiller pro-
fondément dans les flancs de la bête féroce si elle
veut y attaquer les dernières sources de la vie. Et puis,
qu'est-ce qu’un jaguar où un puma auprès du for-
midable rival du lion dont l'aspect seul jette Pépou-
vante jusque dans les villes les mieux défendues ? Du
chat d'Europe au jaguar américain il y a la distance
qui sépare celui-ci du tigre du Bengale : c’est le ruis-
seau et la cascade, c’est la brise du matin et l'ouragan.
Dès que la présence du tigre est signalée quelque
part et qu’une poursuite est décidée, vous voyez les
chasseurs s’armant de leurs meilleurs pistolets, de
leurs piques, de leurs tridens les plus aigus, de leurs
glaives les plus tranchans, essayant à l'envie lexcel-
lence de leurs lames d’acier, caresser de Ja main et
de la parole la meute aguerrie qui va les suivre, et se
préparer à un triomphe dont cependant ils déplorent
d'avance les sanglans sacrifices. Ils sont trop nom-
breux pour ne pas vaincre un ennemi solitaire ; mais
ils ne reviendront pas tous de l'expédition, et il y a
d'avance quelque chose de triste et d’amer dans le
récit, les émotions et les joies qu’ils se promettent.
Les enfans chantent quand ils ont peur,les chasseurs
du tigre royal de F’Inde sont loquaces comme les hé-
ros d'Homèrce; et c'est à coup sûr pour s’épargner la
190 CHASSES.
douleur de la réflexion à l'approche du danger au-de-
vant duquel ils courent, bien aïses qu'ils seraient
qu'on les arrêtât au moment du départ. Cependant
comme il y a toujours une certaine gloire au bout de
toute folie hasardeuse, nul des chasseurs ne veut ar-
river le dernier au rendez-vous assigné.
Les voilà done discutant le plan d'attaque comme
on le ferait pour une bataille rangée, et s’assignant
les divers postes avec une précision, avec un calcul
tout-à-fait menaçans. L'un veut qu'on iui donne la
place la plus périlleuse, et attend que son voisin la
lui dispute; l’autre sollicite l'honneur de porter le
premier coup à la bête furieuse, et se le voit enlever
sans regret par un troisième, fort peu satisfait qu'on
l'en juge digne. Tous ont du cœur dans la tête, tous
ont de chaudes menaces à la bouche, pas un n’a le
calme et le sang-froid du soldat façonné au combat.
Les chiens seuls par leurs aboiemens demandent que
les délibérations soient closes, et ils tournoient et
bondissent dans l’impatience de Ja lutte qui va s’en-
gager ; c’est parmi eux cependant que l'on comptera
le plus de victimes.
La caravane aventureuse à pris son élan; elle est
dans la plaine où rien ne lui indique la présence du
tigre, elle arrive sur la lisière d’un bois épais où elle
n’ose point pénétrer et où pourtant le farouche qua-
drupède s’endort selon son habitude sur la chair ou
dans le sang. Un coup de fusil part comme pour in-
terroger ; un rauquement sourd el lugubre répond à
LE TIGRE. 191
ce signal d'alerte, et les chasseurs alors se préparent
bravement à l'attaque et à la défense. La meute at-
tentive vient de leur donner l'exemple du courage
par son attitude décidée; et si la contagion de la
peur dégrade jusqu'à la bassesse, celle du courage
relève jusqu’au prodige.
Le tigre a débouqué de la forêt, et sous ses bonds
redoutables les arbustes ont été brisés, la terre a fré-
mi. Le voilà en présence de ses adversaires à qui la
grandeur du péril a donné tout leur sang-froid, toute
leur énergie. [ls se pressent les uns contre les autres,
etprévoient que s'ils se divisent ils sont perdus ; leurs
regards ne quittent plus les regards de la bête féroce,
dont la langue rouge et raboteuse ressemble à un cail-
lot de sang tombant de sa gueule haletante. La meute
est là aussi, pressée, immobile comme le tigre, res-
pirant fort et attendant la crise sans paraître en re-
douter l'issue. C’est un silence solennel de part et
d'autre ; le ciel est lourd, cuivré, mais l'orage n’a pas
grondé encore.
Il éclate enfin. Le tigre a vu les glaives hors des
fourreaux, les pistolets aux poings et les fusils ap-
puyés aux épaules. Rapide comme les balles qui vont
l'atteindre, il s’est élancé avant que le ressort fatal ait
fait son office, et il est tombé ainsi qu'un bloc de
rocher sur les chasseurs prévenus. Ses griffes n’ont
pas touché le sol que, déjà suspendus à ses flancs,
les chiens courageux ont volé au secours de leurs
maitres. Placés en première ligne, ils ont, pour ainsi
492 CHASSES,
dire, saisi le tigre au vol sans pouvoir l’arrêter, et ils
sont tombés avec lui au milieu de la mêlée. Ce n’est
pas d'eux cependant que s'occupe le formidable joù-
teur, il veut uné victime parmi les hommes, il la
choisit , il s'attache à elle, trainant après lui, ainsi
qu'un forçat sa chaine, les chiens furieux qui lui dé-
chirent les flancs. Les chasseurs viennent en aide à
leurs camarades déjà renversés et broyés sous la puis-
sante griffe du tigre. Ils fouillent de leurs poignards
dans les entrailles de la bête écumeuse dont les rau-
quemens prolongés attestent les douleurs; ils ne se
quittent plus, et quand, accablé par le nombre, suc-
combant sous le poids de la meute acharnée, il flé-
chit, chancelle et tombe percé d’une balle, vous le
voyez, les ongles ensanglantés, attacher sur vous un
regard de feu et ouvrir à sa dernière agonie la poi-
trine du chasseur sur lequel il pèse de tout son corps
sans vie. Autour de lui gisent aussi les cadavres de
quelques chiens écrasés sous une de ses rapides pres-
sions; et le champ de bataille où s’est déroulé le dra-
me est une mare profonde où le sang se mêle à des
lambeaux de chair chauds et palpitans.
La lutte a duré une demi-heure au plus, les bras
tombent de lassitude, les courages sont émoussés,
la grandeur du péril auquel on vient d'échapper s'offre
alors dans tout ce qu’il a de plus imposant, et l’on
se félicite tout haut de n’avoir à donner la sépulture
qu'aux seuls restes d’un ami. Ceux des chiens servi-
ront de pâture au tigre qui, passant la nuit pres de là,
LE TIGRE. 193
se reposera Joyeux sur ces sanglantes hécatombes.
Dans les rencontres avec les hommes, on dirait que
le lon attache quelque prix à la victoire, et l’on assure
même qu’il éprouve une certaine pudeur à se débarras-
ser d’un ennemi sans défense. Il n’en est pas ainsi du
tigre, et sa cruauté ne peut être attiédie ni par la fai-
blesse ni par la soumission ; il n’apprécie que la quan-
tité, et pourvu qu'il y ait beaucoup de sang à boire,
peu lui importe qu’il soit tiède ou généreux.
Dans les colères du lion, il y a aussi du sang, des
morts et des membres mutilés ; il y a des agonies et
des tortures, surtout quand la résistance à été vive;
mais on voit que la vengeance n’est comptée pour rien
dans le massacre, et l’on devine que le plus fort n’a
tué que parce qu'il s'y est vu contraint pour sa sûreté
personnelle. Après les sacrifices, la robe fauve du lion
est pure de sang. Sa gueule seule et ses griffes en
portent l'empreinte, tandis que le tigre du Bengale
n'est salisfait que lorsqu'il traine en tous lieux après
lui cette odeur de charnier, ces émanations de mem-
bres putrides au milieu desquelles il voudrait toujours
passer sa vie de cruautés.
Le domaine du lion est le désert avec ses calmes
majestueux, ses rafales si bruyantes, sa pauvreté si
mortelle ; le domaine du lion, ce sont encore les fo-
rêts ténébreuses et les montagnes dominatrices, les
abords des cités guerrières, le voisinage des torrens
et des cascades où sa voix lutte contre les eaux cour-
roucées. — Celui du tigre royal, c’est un champ de
494 CHASSES,
bataille où dorment sans sépulture cadavres d'hommes
et de chevaux, c’est le moraï des grandes viiles in-
diennes, le cimetière du village, c’est le lieu de la terre
où il y a le plus de chair à dévorer.
Vous comprenez dès-lors que pour détruire cette
race cruelle incessamment en guerre contre ce qui
respire et a respiré, tous les moyens sont bons aux
hommes, tous les piéges permis, toutes les ruses, tous
les stratagèmes jégitimés.
Au milieu des vengeances du lion, il y a toujours
quelque chose de grand et de noble , tout implacables
qu'elles sont ; dans celles du tigre, on trouve toujours
la bassesse jointe à la cruauté. Le tigre et le lion
tuent d’une seule pression de mâchoire ; mais quand
celui-ci ne se nourrit pas de sa victime, on la trouve
sur le sol sans souillures et sans mutilations; tandis
que les cadavres abandonnés par le tigre, lassé de
carnage sans en être assouvi, sont horriblement dé-
figurés et altestent la rage du vainqueur. Je ne crois
pas à la générosité du lion, parce que M. Rouvière
m'a dit de ne pas y croire ; mais le tigre est d’une
férocité si brutale, qu'il doit v avoir une double agonie
dans l’âme de celui dont il vient de s'emparer.
Pour se faire une idée à peu près exacte, quoique
toujours au-dessous de la vérité, de la puissance du
tigre, de la force de ses muscles, de la vigueur de son
cou et de la rapidité de ses élans, il faut lire les réciis
des voyageurs qui ont parcouru les Indes-Orientales
avec les caravanes, et qui ont rencontré ces redou-
LE TIGRE. 195
tables bêtes féroces dans les déserts. C’est à faire re-
euler la raison , c’est à ôter toute énergie à l’explora-
teur, et le forcer à renoncer à toute excursion. Et
pourtant qu'est-ce que le récit à côté du tableau, en
face du drame ? Qu'on vous dise avoir vu une jeune
fille se précipiter dans la gueule menacante de l’Etna,
vous plaindrez peut-être l’'infortunée dans un premier
et rapide mouvement de généreuse compassion ; mais
que vous soyez à côté de la pauvre fille au moment
où elle s’élance, que votre œil la suive planant sur le
gouffre béant, et tourbillonnant de roc en roc jus-
qu'au fond de la fournaise où pétille le bitume et le
soufre, vous verrez si ce terrible souvenir ne vous
poursuivra pas au Join dans vos nuits, et ne se jettera
pas souvent au milieu de vos joies les plus vives.
Ainsi des récits où le tigre occupe un grand espace
et dont on récuserait l'authenticité, si tant de voix
courageuses ne s'étaient élevées pour les constater.
Une caravane traverse un défilé, elle s’avance en
bon ordre avec ses gardes armés veillant à la tête, à la
queue et aux flancs. Nul hennissement de coursier ne
s’est fait entendre, nul regard investigateur n’a signalé
le péril. Tout à coup un tigre bondit, pousse un af-
freux rauquement, s élance, plane et enlève au vol,
sans s'arrêter, le voyageur ou le cavalier solidement
cramponné à sa monture. La bête féroce est retom-
bée sur le sol, et avant que vous ayez songé à proté-
ger, à ressaisir celui qui vient de vous être si audacieu-
sement enlevé, le tigre repart, emportant sur son cou
196 CHASSES.
sa victime, comme si rien ne le génait daris sa course ;
et quelques instans après il déjeune dans la forêt
voisine.
L'élan du tigre, c’est le rocher déraciné du mont
et creusant la vallée , c’est la cascade tourbillonnante
ouvrant le granit, c’est l'ouragan qui renverse , c’est
le bélier sapant une muraille. Rien ne peut l'arrêter,
tout obstacle est anéanti, toute barrière est brisée.
Le tigre est parti, il faut qu’il passe.
Dans ses luttes si fréquentes avec l’éléphant, le rhi-
nocéros ou le lion, c’est moins sur sa force muscu-
laire que sur la rapidité de ses évolutions qu’il compte
pour disputer la victoire, et l’on a vu souvent, sans
pourtant être encore vaincu, un de ces formidables
quadrupèdes jeté au loin, meurtri et déchiré par un
élan du tigre en fureur. La foudre est trop rapide,
nul ne peut l’éviter, alors surtout que l'éclair ne vous
a point prévenu de sa menace. Le tigre, c’est la foudre
et l'éclair en même temps; on dirait qu’il n’a de force
et d'intelligence que pour la destruction.
Lorsque, par les traces profondes qu'il a laissées
sur le sol, le chasseur est fondé à penser que c’est là
une route prise par l'habitude du tigre, il dresse à
celui-ci un piége auquel la bête féroce échappe rare-
ment. Le cadavre d’un chien ou d’une bête fauve est
suspendu entre deux arbres ou deux rochers, à dix ou
douze pieds de terre ; par des cordes solides on a eu
soin de l’assujétir au centre d’un nœud coulant dans
lequel doit passer le dévastateur, et l’on attend de
LE TIGRE. 197
loin, dans une retraite bien barricadée, le succès du
stratagème. Le tigre se présente, il flaire le cadavre,
creuse la terre de ses ongles tranchans, se dresse
sur ses pattes de derrière sans pouvoir atteindre une
proie si aisée, pousse un long et sinistre rauque-
ment d’'impatience, s'éloigne alors, s’accroupit, part,
monte comme une fusée, s'empare du cadavre, et reste
suspendu avec lui. Le chasseur arrive en ce moment;
et, sans se donner le temps d’insulter à la victime
qu'il redoute toujours et qui se débat dans ses der-
nières tortures, il achève avec les balles son œuvre
de destruction.
Cette ingénieuse manière de chasser le tigre est
surtout fort usitée dans le haut Indoustan; et Lindsay,
qui a sillonné ces districts en savant et courageux ex-
plorateur, dit qu’un jour lui et ses amis apercevant
de loin une bête féroce suspendue au fatal lacet, ils
accoururent, et qu'au lieu d’un tigre royal ils firent
la conquête d’un lion monstrueux qui s'était laissé
prendre au piége : la province ne gagna pas grand
chose à la voracité du lion. Les fossés profonds et
recouverts de branches et de feuillage sur lesquels on
a jeté des cadavres d'animaux, sont aussi quelquefois
employés pour la destruction du tigre, du rhinocéros,
du lion, de l'éléphant, du léopard et de la panthère ;
mais on dirait que l'instinct de la bète féroce lui si-
gnale le danger ; et maintenant comme toujours , les
balles de plomb, les tridens de fer, les glaives aigus
et tranchans, les flèches empoisonnées et le courage
198 CHASSES.
des chasseurs sont les plus redoutables ennemis des
bêtes féroces qui traversent les immenses solitudes de
cette partie du monde.
Qu'un rayon de soleil m'arrive encore, et je vous
dirai un jour si vous devez une foi entière aux récits
de certains voyageurs auxquels il faut bien que j'em-
prunte quelques détails pour compléter un tableau
encore si imparfait.
Arnold Bancks, de Bristol, dont l’intrépidité était
toujours une extravagance, dit qu'étant allé un jour
avec deux de ses amis à la rencontre d’un tigre si-
gnalé à une lieue de Bombay, ils trouvèrent la bête
féroce dans un ravin, achevant de manger le cadavre
d’un Malais dont il se fit adroitement une sorte de
rempart sHôt qu'il aperçut ses trois antagonistes.
Ceux-ci, dans leur précipitation de combattre le tigre,
où plutôt dans leur insouciance du danger, n'étaient
armés seulement que de tridens à manches de fer, de
fortes épées et de poignards ; aussi tout d’abord ils
n’osèrent point descendre dans le fossé où se faisait
le hideux repas. Mais le tigre, qui de son côté avait
résolu de n’accepter pour champ de bataille que lé-
troit espace où il se trouvait, et qui semblait compren-
dre à merveille qu’on ne lattaquerait qu'à larme
blanche, se leva enfin , jeta sur les chasseurs impa-
tiens un regard provocateur, se promena d'un pas
grave sans trop s'éloigner du cadavre à demi dévoré,
et ne répondit à aucune des provocations d’Arnold,
qui lui lança plusieurs pierres, dont une entr’autres
LE TIGRE. 199
l’atteignit vigoureusement au front. Cette manœuvre
dura plus d’une heure, pendant laquelle les chasseurs,
vaincus enfin par leur impatience, se décidèrent à
quitter la place qu’ils avaient d’abord choisie, et à
descendre dans le ravin. Bancks n’était pas homme à
retourner à Bombay sans combat ; il fut imprudent
comme à son ordinaire. — Allons, dit-il à ses amis,
soyons courtois ; à lui le haut du terrain, à nous par
conséquent plus de’gloire dans le triomphe : vous
voyez bien d’ailleurs que le vorace quadrupède n'est
résolu à temporiser que parce que la nuit approche;
et qu'il se flatte que nous l’attendrons là. Sa prunelle
est un éclair dans les ténébres, nous en serions
éblouis, descendons ; il faut en finir, et montrer que
nous sommes inaccessibles à la peur.
En vain les deux compagnons d’Arnold lui repré -
sentèrent-ils la témérité de sa résolution, celui-ci avait
à cœur de l'accomplir ; et après s'être éloignés d’une
centaine de pas, les trois déterminés chasseurs des-
cendirent dans le fossé. Ils trouvèrent le tigre con-
tinuant sa promenade circonscrite, ainsi que le fait
une sentinelle attentive au poste qui lui a été confié ;
et à peine se furent-ils montrés dans le ravin que le ti-
gre, comme pour essayer l'élasticité de sesallures, alla
bravement au-devant de ses ennemis qui cheminaient
côte à côte, s'arrêta, poussa un rauquement saccadé et
sembla dire à ses visiteurs : A la bonne heure, je savais
bien que vous viendriez me faire visite, puisque vous
n'avez pas fui en m’aperceyant pour la première fois.
200 CHASSES,
De leur côté, les courageux chasseurs, le pied gau-
che en avant et dans la position du soldat croisant la
baïonnette, avançaient semelle par semelle, certains
que la lutte ne tarderait pas à commencer.
— Attention, dit Bancks à voix basse, attention,
camarades, et union surtout : si nous nous séparons,
pas un de nous ne retournera à Bombay ; ce sera
beaucoup déjà de vaincre à trois; nous le pouvons,
quoique la bête vorace me semble de fort mauvaise
humeur. Tenez, la voilà qui gratte la terre, la voilà
qui agite sa moustache et qui frémit de tous ses mem-
bres ; attention, mes amis.
Le tigre a délibéré ; il s’'élance… les trois piques en
arrêt le frappent à la fois, l’une à l'épaule, qu'elle
creuse profondément ; l’autre au ventre, qu'elle ouvre
jusqu'aux entrailles, et la dernière dans la gueule
même du monstre, dont elle déchire la joue. Au choc,
les chasseurs sont renversés; mais sur une rapide pa-
role d’Arnold, ils se redressèrent à l'instant et se re-
trouvèrent coude à coude. Le tigre se débat en forcené
contre les fers dentelés restés dans les plaies, et ses
évolutions ne font qu’accroitre sa douleur et sa rage.
Profitant du désordre et du découragement du tigre,
les intrépides athlètes vont à lui armés de leurs poi-
gnards et l’en frappent sans jamais l'abatire. L'un
d'eux, plus courageux, osa l’attaquer de face, mais le
tigre, dans un dernier élan, le saisit au bras et le
coupa net au-dessus du coude. Ce fut son agonie.
Bancks, désolé d’une victoire qui lui avait coûté si
LE TIGRE. 201
cher, retourna vite à Bombay, où son ami mourut des
suites de l'opération qu’il dut subir. Le lendemain de
ce terrible combat, quelques Indiens s'étant rendus
au ravin indiqué par Arnold pour s'emparer de la
peau du tigre, ils ne trouvèrent que des membres
horriblement mutilés et les traces sanglantes des
bêtes féroces qui étaient venues là pendant la nuit
pour assouvir leur faim sans cesse renaissante.
À Singapoore, en 1819, pendant une nuit et au
milieu d'un épouvantable orage, un tigre monstrueux
alla fièrement s'installer dans le grand bazar et atten-
dit l’arrivée du peuple, comme s'il n’y avait point
péril pour lui dans cette témérité. Un marchand de
thé, en ouvrant son magasin, aperçut le premier la
bête féroce, se hâta de se barricader et donna l'alarme
à ses voisins. Le cri du tigre répondit à cet appel, et
bientôt tout le quartier en émoi résolut de donner la
chasse à un si dangereux visiteur. Le brave capitaine
Fielding se mit à la tête d’une vingtaine de sipayes,
armés de fusils, et alla droit au tigre, suivi par une
foule nombreuse de gens munis de fourches, de sa-
bres, de bâtons et de pistolets. A leur approche, le
tigre se leva et céda le terrain ; mais pas à pas, comme
un ennemi qui ne veut point combattre, sans pourtant
céder à la crainte. Le capitaine Fiediing se détachant
des siens, s'approcha seul de la bête féroce, qui, sur-
prise de tant d'insolence, s'arrêta alors et jeta sur le
téméraire un regard foudroyant.
Le capitaine frémit ; il S'aperçut, mais trop tard,
Ti Ve 14
202 CHASSES,
qu'il faut plus de circonspection en présence du tigre
royal, et toutefois, le doigt sur la détente de sa cara-
bine, il attend bravement l'animal.
De son côté, le monstre prévoyant ne juge pas à
propos d’aller au-devant de la balle meurtrière, et,
soit adresse, soit afin d'éviter un combat trop inégal,
car un monde était là devant lui, il céda une seconde
fois la place, mais toujours à reculons, comme celui
qui, même dans la défaite, ne veut pas mourir seul.
Grâce à cette manœuvre, on se vit bientôt dans
une rue étroite où les mouvemens du tigre devaient
se trouver comprimés. Habile à profiter de cette heu-
reuse position, le capitaine Fiedling mit son fusil en
joue, fit feu, et ia balle pénétra dans l'œil de la bête
féroce. Un rugissement affreux se fit entendre; la
terreur s’empara de ia foule, on se rua les uns sur les
autres, on se blottit pêle-mêle dans les maisons as-
siégées, on se sauva jusque dans la campagne; et en
moins d'un quart d'heure, le capitaine se trouva seul
à seul avec le tigre, dont les ongles creusaient le sol
et qui recevait sur sa langue haletante le sang qui s’é-
chappait de sa blessure.
Fiedling s'était armé de son second pistolet, et un
poignard était à sa main gauche. Le tigre furieux
s'élance sur son adversaire; une balle part, le terri-
ble quadrupède est frappé, mais il ne meurt qu'après
avoir broyé le crâne de son ennemi.
Ne serez-vous point effrayés de la puissance du tigre
du Bengale, lorsque vous apprendrez que pendant
LE TIGRE. 203
une chaude journée de septembre, à deux lieues au
nord de Calcutta, une compagnie de sipayes armés
rencontra deux de ces terribles quadrupèdes venant à
elle avec des bonds immenses, ne s’arrêlant qu'à une
trentaine de pas de la milice préparée à l'attaque, et
ne pouvant se résoudre à fuir devant un péril aussi
grand ?
Ils étaient là couchés sur le ventre, la gueule béante,
l'œil ouvert à tous les mouvemens des soldats qui ve-
naient de glisser une double charge dans les canons
de leurs fusils. Le eapitaine de la troupe ordonna aux
siens de marcher à pas lents, recommandant surtout
une décharge générale et une parfaite union.
— Notre force ne doit point être divisée, leur dit-
il, si nous nous séparons les uns des autres, il y aura
des malheurs : combattez coude à coude et la baïion-
nette en avant.
Quinze pas séparaient les adversaires. On comman-
dait déjà le feu, quand les deux tigres, plus rapides
que la parole, s'élancèrent au milieu des soldats. Les
balles devinrent inutiles ; mais les baïonnettes firent
leur oflice, et les Ligres, chargés de toutes parts, se
virent bientôt réduits au courage du désespoir. Ils
tombèrent sous mille blessures d’où s’échappait un
sang noir et bouillant; et lorsque les sipayes hors
d’haleine jetèrent un coup d'œil sur le champ de ba-
taille, ils virent six des leurs étendus sans vie sur un
lit d'armes brisées.
L'un d'eux, d’un seul coup de mâchoire avait eu la
204 CHASSES.
cuisse séparée du corps; un autre avait perdu le bras
droit, un troisième était méconnaissable, car les dents
du tigre lui avaient horriblement broyé la tête, Presque
toutes les victimes étaient mortes sans agonie, et les
poitrines ouvertes des cadavres attestaient le délire de
la bête féroce.
Quinze fusils furent brisés, six baïonnettes étaient
tordues, et les bois durs portaient profondément em-
preintes les traces des dents aiguëes et tranchantes
des redoutabies quadrupèdes.
On exposa un jour, près de Chandernagor, un buf-
fle à la voracité de deux tigres qui, toutes les nuits,
venaient audacieusement rôder auprès des habitations
et emportaient fort souvent quelques pièces de bétail.
Des chasseurs intrépides, une meute de chiens aguer-
ris se tenaient aux aguets près du buffle captif, et
n’attendaient que le combat pour s’élancer contre les
vainqueurs. Le soir même, les tigres qui s'étaient fait
une habitude de leurs rapines, s'avancèrent comme
deux frères amis vers la petitc ville témoin de leurs
exactions. Les beuglemens étouflés du bufile firent
changer de route aux bêtes féroces ; elles se précipi-
tèrent en affamées vers le point où gémissait leur vic-
time, et les voilà, d’un seul choc, se vautrant dans le
sang d’un cadavre.
Les chasseurs se disposaient à se montrer, afin d’in-
térrompre le repas qui allait commencer ; mais ils s'ar-
rétérent au premier pas, dans la prévision de la lutte
qui semblait devoir s'engager entre les deux tigres.
LE TIGRE. 205
in eflet, intimes pour le meurtre et la destruction,
les deux terribles quadrupèdes devinrent rivaux irré-
conciliables pour le partage ; chacun voulut la meil-
leure part du festin. Des rauquemens sourds et sac-
cadés précédérent les coups de griffes, les gueules
haletantes s’ouvrirent, les adversaires prirent de l’es-
pace ; et là, tout près de Jeur victime, eut lieu un de
ces combats à mort dont les solitudes seules doivent
souvent offrir le magnifique spectacle.
La récompense du vainqueur était trop belle pour
que la rage des joûteurs démeurût tiède ; aussi, après
un quart d'heure de frénétiques rauquemens, de san-
glantes étreintes et de déchiremens horribles, un des
tigres tomba pour ne plus se relever. Le second, tout
meurtri, tout brisé, allait se reposer dans le sang du
buffle devenu sa légitime propriété, lorsque les chas-
seurs en halerte s’avancèrent bravement vers lui et
pe lardérent point à l’abattre.
Ce serait à lasser l'attention de mes lecteurs que
de leur signaler les mille moyens employés par les
chasseurs du Haut-Indoustan pour la destruction de
ce formidable dévorateur, dont chaque cri est une
colère, chaque pas une hostilité, chaque menace une
mort.
Nulle arme n’eslassez éprouvée contre le tigre royal
du Bengale, nulle barrière assez solide, nulle embus-
cade assez bien combinée. Piques, poignards, tri-
dens, flèches empoisonnées, meutes courageuses, fu-
sils, mitraille, chasseurs intrépides, tout est infruc-
206 CHASSES.
tueux, tout est impuissant. Le tigre promène ses de-
vastalions dans les habitations isolées, dans les bourgs
protégés par des milices , dans les cités défendues
par de hauts remparts.
Le tigre est un fléau trainant après lui la destruc-
tion.
Malheur à qui se trouve sur la route du tigre:
40.
WPLNNPIDOLPOUAUNTE,
TS €OB EI EN EXC I
Ce n’est que depuis les grands voyages de décou-
verte faits dans le seizième siècle par les Espagnols et
les Portugais que lhippopotame est parfaitement
connu. Aristote et Pline donnent sur cet animal des
descriptions si bizarres , qu'il faut les reléguer au-
jourd’hui parmi les contes les plus absurdes des an-
ciens naturalistes.
La grosseur de l’hippopotame est à peu près égale
à celle de l'éléphant; mais il est encore plus lourd
que le monstruëux quadrupède. Sa peau, qui à un
208 CHASSES.
pouce d'épaisseur, est tellement dure qu'une balle
peut à peine la percer. Les naturels des pays où se
trouve ce sale amphibie en font des chaussures, en
couvrent leurs maisons et en taillent des lanières dont
ils se servent comme nous faisons de nos cravaches.
On voit sur la surface de cette peau huileuse des poils
blanchâtres très rares qui échappent aux investiga-
tions de l'observateur; au cou on en trouve de bien
plus gros; mais c’est sur les lèvres principalement
que, plus pressés, ils forment une espèce de mous-
taches.
Sa gueule, de forme carrée, est garnie de quarante-
quatre dents diversement taillées ; elles sont d’une
substance si dure que, frappées par le fer, elles font
jaillir de vives élincelles ; les canines surtout use-
raient l'acier au frottement.
La couleur de lhippopotame est noirâtre, mais
d’une teinte inégale et par taches irrégulières; 1l ne
produit qu’un petit qui, à sa naissance, offre l'aspect
hideux d’une masse informe que vous prendriez pour
un tas de boue mouvante.
L’hippopotame est omnivore; il mange du riz, de
l'herbe, des fruits, des ronces ‘et se nourrit aussi
de crocodiles, de poissons, de chair humaine.
J'ai vu, ditun voyageur digne de foi, un hippopo-
Lame saisit une de mes embarcations, planter ses
denis supérieures sur le bord d’une chaloupe , les
inférieures à quatre pieds de distance vers la quille
et la faire couler bas.
L'HIPPOPOTAME. 209
Le mâle est un tiers plus grand que la femelle ;
c'est à dire qu'il est un tiers plus horrible et plus dé-
goütant à observer.
CHASSE. |
Reposons-nous quelques instans et respirons à l'aise
tout en poursuivant notre course. Ce n'est pas tou-
jours le repos qui délasse, la distraction et le mouve-
ment ont aussi ce priviiége, nous l'avons appris par
une longue expérience.
Et puis encore toujours du sang : toujours des grif-
fes qui déchirent, des dents qui pénètrent dans les
chairs, des venins qui les corrodent et les putréfient,
des cris et des rugissemens, des piques, des poignards,
des balles et du carnage ! Reposons-nous un peu, le
narrateur se fatigue comme vous de cette odeur de sang
qui le poursuit depuis la première page de son livre.
Il y a des noms qui sont des portraits. Dès qu’on
les prononce, vous croyez voir l’image , non pas les
détails ; mais les contours extérieurs , la masse, et
vous seriez Courroucé si à l'aspect du modéle, vous
trouviez que votre imagination à menti.
240 CHASSES.
Hippopotame ! Je vous défie, à la vue des onze let-
tres qui composent ce mot, de ne pas vous trouver
en présence d’un être monstrueux, gluant, informe,
lourd, gauche, ne se mouvant qu'avec douleur; un
de ces êtres pour ainsi dire inachevés, que le créateur
jeta ici-bas dans un moment d’ennui et auxquels 1l
a oublié de donner le dernier coup de rateau.
Hippopotame! masse noire de chair huileuse, in-
fecte, trainant avec elle le limon et la boue des ri-
vières, les roseaux qui protègent ieurs bords, le lo-
tus qui tapisse leur surface; superfétation mons-
trueuse qui nage sur la terre et marche dans les eaux,
qui ne fait rien comme les autres animaux , être am-
phibie parce que, comme il tient de toutes les natu-
res, il jouit des facultés de chacune d’elles. Hippopo-
tame ! amas incohérent de choses que l'imagination
la plus déréglée ne saurait accoupler ; car elle à des
nageoires pareilles à des mains, la tête semblable à
un crapaud cyclopéen, et un corps que vous pren-
driez pour une agglomération capricieuse de gou-
dron et de bitume sur laquelle on aurait passé la
truelle. |
Vous trouverez des mots plus longs sans doute que
celui dont il est question dans ces lignes et que je
vous signale sans trop oser les transcrire. Je vous
défie d’en trouver un dont les lettres se combinent
mieux pour soulever l'estomac.
Phoque, limaçon, crocodile, éléphant, rhinocéros
sont des mots suaves, pleins de grâce à côté de celui
L'HIPPOPOTAME. 244
d'hippopotame; et certainement en créant la chose,
Dieu dut créer le mot pareil dans toutes les langues.
Si les Hottentots l’ont changé, ce dont je ne me sou-
viens plus, c’est que Hottentot et stupidité sont les
plus parfaits des synonymes.
Est-ce l’image du monstre qui m'a ’a dégoûté du mot ?
je ne peux pas le croire, quoique j'aie fort souvent es-
sayé de me le persuader; ce n’est pas sans réflexion
que je suis demeuré convaincu de la naissance de
mon dégoût; cela est si vrai que, lorsqu'il m'arrive,
dans un moment d'humeur, de me fâcher contre mon
valet ou contre ma ménagère, qui est la plus gra-
cieuse fille du monde, et de les appeler h'ppopotame,
il faut bien des caresses et bien des journées heureu-
ses pour rendre à mes objets chéris ma première af-
fection.
Ce préambule est un peu long, sans doute , mais
je vous demanderai si vous ne reculez pas autant que
possible de vos lèvres la liqueur amère que vous pré-
sente votre docteur, et si, avant de l’avaler, vous n'a-
vez pas déjà beaucoup soufiert.
Encore si pour escorter tant de perfections, le sé-
duisant hippopotame possédait quelque chose de l’au-
dace du lion, de l'intelligence du castor, de la viva-
cité du léopard ou de l'astuce du crocodile, lon
pourrait peut-être se laisser aller à un peu de sym-
pathie pour son isolement et ses malheurs ; mais
non. Ilest là, colosse inerte , sans transes dans ses
joies, sans fébrilité dans ses agonies, et l'on dirait
242 CHASSES.
qu'il n'a accepté la vie que comme un fardeau.
Mais pourquoi donc lui déclare-t-on une guerre si
active? Pourquoi donc le traquer avec tant d’ardeur
au sein des eaux qu'il fait tourbillonner par ses lour-
des aspirations , ou sur la plage où il vient se ré-
chauffer aux ardeurs du soleil? N'est-ce pas là une
injustice humaine? N'est-ce pas là une cruauté inu-
tile ? |
Hélas! il n°y a pas sur la terre un atôme qui n’ait
son mérite caché, et vous voyez que la vipère de-
vient elle-mème un remède contre certains fléaux;
qui le croirait ? L’hippopotame est un cosmétique pré-
cieux aux Hottentots. Ils embaument leur corps de
ses émanalions putrides, ils se fardent de sa graisse
corrosive, et les Vénus de ce sol privilégié, dont vous
avez vu un si Curieux et si ravissant échantillon il y a
quelques années à Paris, feraient fi du tendre courti-
san qui se présenterait à elles sans une épaisse couche
d'essence d’hippopotame depuis le cinciput jusqu’à
la plante des pieds.
Allons donc à la conquête des parures et des atours
des beautés hottentotes.
L'hippopotame ( pardonnez-moi de prononcer si
souvent ce mot ignoble) ne vit presque jamais seul.
Il'aime la société, il se plait en compagnie de ses sem-
blables, et vous croiriez que c’est pour se consoler de
ses difformités effrayantes. On n’est hideux ou beau
que par la comparaison.
Pour aller à la rencontre du tigre, du rhinocéros
L'HIPPOPOTAME, 943
ou du lion, les chasseurs attendent le jour ou le so-
leil ;:mais comme il faut que tout soit extraordinaire
dès qu’il s’agit des hippopotames et des êtres brutes
qui les poursuivent, on choisit pour vaincre le mons-
trueux amphibie les temps les plus orageux et les
nuits les plus sombres. Ce n’est pas encore assez, et
l'on se voit forcé en quelque sorte de donner un dé-
menti aux ténébres, en cherchant à les dissiper après
les avoir invoquées. Voyez :
I ya dans l'air quelque chose d’épais et de lourd
qui tombe sur le sol et rend douloureuse toute respira-
tion. Le Hottentot sort de sa hutte, il secoue ses mem-
bres sans élasticité et grogne comme l'hyène pour ré-
veiller ses camarades assoupis. Les voilà tous : les uns,
pourvus de torches composées à l'aide de l'huile fétide
du monstre qu'ils vont combattre et qui éclaire ainsi
lui-même sa dernière agonie, glissent le long du
fleuve, tandis que les autres armés de piques, de gros
bâtons et de casse-tètes, s’éloignent du rivage. Ceux-
ci sont les combattans ; et, par un singulier privi-
lége, ce sont eux aussi qui courent le moins de dan-
ger.
Les premiers, dès qu'ils ont vu le long de la plage
les hippopotames endormis, se faufilent doucement
au milieu des roseaux, des herbes et des jones serrés
qui protègent les bords du fleuve, s’y tiennent un ins-
ant immobiles avec de l'eau jusqu’à la ceinture; et
puis, à un signal convenu, ils allument leurs torches,
les agitent et poussent à l'air d’affreux rauquemens.
214 CHASSES.
Vous diriez un sabbat de sorcières et de Jéon pré-
ludant à d’infernalies orgies.
Le bruit, le tumulte, cette turbulence inaccoutu-
mée des roseaux, ces larges colonnes de fumée qui
montent en spirales, cette clarté soudaine au sein de
l'obscurité la plus profonde , épouvantent les hippo-
potames qui bondissent d'abord fébrilement, se rou-
lent et tournoient sur eux-mêmes comme pour se
donner le courage d'une résolution, et se décident
enfin à prendre la fuite. L’hippopotame ne peut men-
tir à Sa naiure.
Dans ce désordre des eaux, des lumières rougeà-
tres et de la nuit envahie, quelques-uns des amphi-
bies éblouis et saisis de vertige courent en insensés
vers le danger qui semble les poursuivre, et s’élan-
cent au sein du fleuve où ils trouvent, sans le savoir,
la sécurité et la vie; tandis que leurs compagnons,
fuyant le rivage, se perdent dans les terres et les la-
gunes voisines où les armes des Hottentots ne tardent
pas à les achever. Quant à ces derniers, vous le com-
prenez, rien n’est à craindre pour eux; ils sont sur
un champ üe bataille solide, leurs mouvemens, quoi-
que lourds et difficiles, ont plus d’élasticité que ceux
des hippopotames, et l'amphibie ne mord jamais que
les objets qui se jettent d'eux-mêmes dans son 1m-
mense mâchoire. La stupidité des Hottentols ne va
pas jusqu'à une pareille condescendance ; historien
fidèle, je leur dois cette juste réparation. Puisse-t-elle
les protéger contre l'injustice des voyageurs!
L'HIPPOPOTAME. 945
Mais les autres chasseurs, ceux qui étaient blottis
dans le fleuve, écrasés par la masse énorme qui se
rue sur eux, sont souvent entrainés, étouffés, broyés
au fond des eaux où leurs cadavres servent de pâture
le lendemain aux crocodiles qui restent neutres dans
ces ignobles mêlées, et se promènent , lâches dévo-
rateurs, comme une bière avide au milieu de ces eaux
et de ces terres silencieuses.
Cependant, cette étrange chasse n’est pas la seule
en usage chez les Hottentots et les Cafres , leurs re-
doutés voisins. Ceux-ci, par esprit d'indépendance et
pour n'avoir rien de commun avec Îles premiers, ne
craignent pas, dès qu’un étranger leur demande la
dépouille d’un de ces amphibies, de s’élancer dans
les flots, de plonger et d’aller réveiiler, à laide d’un
poignard empoisonné, leur adversaire surpris au sein
de sa laborieuse digestion. C’est alors un combat à
outrance, une lutte ardente entre un homme fort,
leste, intrépide , et une mas£e lourde , gigantesque ;
c'est le choc terrible d’une des plus monstrueuses
créations de Dieu stimulée par la douleur contre un
homme pelit et prompt, forcé de résister à la fois aux
mouvemens du monstre et à l'agitation des flots. Il
y à bonheur, je vous l’assure, quand un seul cadavre
est vomi sur la grève. Mais il est juste d'ajouter que
l'hippopotame tue sans le vouloir; sa volonté n’est
pour rien dans le demi-triomphe : l’hippopotame n’a
point de volonté.
Dans le pays dont nous décrivons les délassemens,
246 CHASSES.
les plaisirs d’un goût si exquis, la variété est souvent
invoquée, et les habitans de ces suaves contrées que
la civilisation n'a pas encore corrompus, comme di-
rait certaine philosophie, ne manquent pas de quel-
que intelligence pour arrêter les funestes effets de la
lassitude, de la monotonie et de la torpeur. Ce n’est
pas tout que de se couvrir des pieds à la tête d’une
épaisse couche d'huile fétide, gluante, qui se crevasse
d’abord et se résout plus tard en gouttes opaques
courant le long du corps, et suivant les sinuosités des
muscles, ainsi que le fait dans la piaine un ruisseau
obéissant aux caprices du sol. Ce n'est pas tout que
de se nourrir quotidiennement , tantôt d'une belle
tranche dhyène ou d’hippopotame à demi-raccornie
le matin à l'aide d'une fumée noire et résineuse sur
des charbons ardens. Ce n’est pas tout encore que
de se trouver presque à chaque heure en présence
de ces beautés informes, courtes, trapues, à la tète
pointue, au front déprimé, aux épaules de portefaix,
à l'immense bouche ayant toujours une petite confi-
dence à faire à l'oreille crasscuse, aux seins volumi-
neux se promenant sur les cuisses, pareilles à d'énor-
mes soliveaux, aux yeux pelits et chassieux, aux dents
verdâtres autour desquelles vous croyez voir pousser
un délicieux gazon ; il faut encore que le Hottentot,
dont je viens d’esquisser en peu de mots la physio-
nomie (car le mâle ressemble passablement à la fe-
melle), il faut, dis-je (le Sybarite qu'il est), que sa
vie se passe dans des joies plus varices que, j'ai déjà
L'HIPPOPOTAME, 947
décrites; et, comme il n'aime que les occupations qui
n’ont besoin ni d'audace ni d'énergie, il a imaginé
d'aller à la chasse de l’hippopotame sans être con-
traint de se cacher à demi dans l’eau, et de le tuer
sur la plage avec promptitude, car toute sorte d’ac-
tivité l’écrase Tui-même. Chez les autres hommes,
c'est le mouvement qui fait la vie; chez les Hottentots,
c'est le sommeil. N’ai-je pas déjà écrit cela ?
L'hippopotame aime, dit-on, une musique doulou-
reuse (comme si l’hippopotame pouvait aimer quelque
chose !). Pareil en cela au crocodile, qui chemine sour-
demient pour satisfaire sa gloutonnerte vers le petit
Malais en pleurs, loin du rivage, le monstre dont nous
parlons avec tant d'amour se traine, assure-t-on,
vers les lieux isolés d'où partent des cris plaintifs. 11
parait que le Hottentot a fait cette remarque, lui qui
n'a sans doute remarqué que cela dans sa vie.
Or, qu'arrive-t:11? Que sitôt que l'hippopotame a
roulé sa masse hors de Peau, le Hottentot gémit et
Pattire à lui, tandis que ses camarades, se glissant en-
tre le monstre et le fleuve, se disposent bravement à
lui barrer le retour. Mais dans sa course de dilet-
tante, Fhippopotame doit parcourir un terrain sur
lequel est étendu un énorme filet amarré par deux
bouts à des arbres, et que des chasseurs attentifs re-
plient sur le monstre à l’aide de fortes courroies
prenant une direction inverse à celle de l'amphibie.
Cela fait, le devoir du Hottentot, qui voulait une proie,
serait, selon nous, de l'achever promptement à coups
YO 15
218 CHASSES,
de massues ou de piques. Mais point : le joyeux Afri-
cain aime, vous le savez, les longues joies du triom-
phe, et comme il craint qu’elles ne lui soient souvent
refusées, il les savoure lentement et sourit pendant
plusieurs jours au moins à la douloureuse agonie du
vaincu.
Le filet garde lhippopotame iuttant vainement
contre les mailles solides qui l'emprisonnent ; les
Hottentots, autour de la bête monstrueuse, la persé-
cutent lâchement dans sa captivité, et, généreux à
leur manière, ils la déchirent par petits lambeaux, et
vont matin et soir, selon les besoins de leur toilette
ou lappétit de leur estomac, chercher les filets les
plus savoureux du monstre, qui se voit démoli petit
à petit sans que ses tristes gémissemens trouvent chez
les sauvages un peu de pitié.
Pendant l'absence des Hottenlots, les oiseaux de
proie et les bêtes fauves se ruent aussi sur le malheu-
reux hippopotame en lambeaux; de telle sorte que
ses tortures si lentes jettent dans le cœur du chas-
seur européen un peu de cel intérêt qu’on accorde
toujours au malheur.
J'ai presque pleuré au dernier soupir du tigre ex-
pirant sous la gueule et la griffe du lion:
Je pourrais vous dire ici les joies intérieures de la
famille, les élans de tendresse des vieillards, les ca-
resses naives des jeunes femmes, les gazouillemens
des petits bambins pareils au coassement des gre-
nouilles, à chaque retour du brave chasseur appor-
L,
L'HIPPOPOTAME. 219
tant sur ses épaules un fragment de chairs putrides
de l'hippopotame déchiqueté par les hyènes, les cor-
beaux et les vautours; mais notre langue est trop
pauvre pour peindre certaines émotions de l'âme,
étrangères à nos mœurs, à nos usages el surtout à
notre vie si froide et si alignée, J'aime mieux avouer
franchement mon impuissance et vous transporter
d’un seul pas au milieu de scènes prises dans des pays
plus perfectionnés, au sein d’une nature vivante,
moins chaude et plus tourmentée. Je crains de trop
irriler votre appétit de voyages déjà si ardent, de
vous arracher à vos pieuses méditations du foyer, et
je ne veux pas que vous m'accusiez plus tard du
courroux des océans, dont je ne vous parle pas, ainsi
que des atroces tortures de la nostalgie, que vous êtes
si heureux de ne pas connaitre.
Quel est ie petit coin de terre sur ce globe de dou-
leurs où une peine amère ne succède point à un tiède
plaisir, et une poignante désillusion à un rêve de
bonheur ? Généreux jusque dans mon infortune si
exceptionnelle, je vous en indiquerai un que j'ai dé-
couvert à grand’peine, alors que mes yeux, pareils
à deux comètes flamboyantes, fouillaient avec tant de
sécurité dans le plus lointain horizon; je vous le si-
gnale avec confiance, Au milieu du vaste Océan-Paci-
fique, entre les îles Sandwich et l’Archipel des Amis
(ainsi nommé sans doute parce qu'on s’y livre per-
pétuellement des guerres homicides), à huit degrés de
latitude boréale, et je ne sais plus combien de degrés
,
290 CHASSÉS,
de longitude, il est un îlot tout mignon, de deux
lieues au plus de circonférence, entouré de récifs à
fleur d’eau, visité par la lame voyageuse avec un bruis-
sement éternel, où la végétation est verte et riante,
et sous laquelle vient parfois s’abriter l’oiseau péla-
gien ; là, nulle colère ne s’agite, nulle haine ne s’al-
lume, nulle jalousie ne torture, nulle calomnie ne dé-
chire ; là , tout est calme, tout est solennel comme
l'éternité,
Savez-vous pourquoi ? Je vais vous le dire :
C’est que l’île dont je vous parle est inhabitée et
inhabitable.
M'en voudrez-vous encore si je ne vous l'indique
pas d’une manière précise sur la carte nautique ?
2
L'arss
np Brera
Chasse au Rhinoceros.
#1
LE REINOCÉROS,
TE &DB’'E "HE -ME.
La couleur du rhinocéros est ordinairement oli-
vâtre; cependant il s’en trouve quelques-uns, surtout
en Afrique, qui sont gris, et des voyageurs assurent
en avoir vu d’entièrement blancs.
Les Indiens estiment la corne du rhinocéros bien
plus que l’ivoire de l'éléphant, non pas tant à cause
de la qualité ou de la blancheur de la matière que de
sa substance même, à laquelle, dans leur ignorance,
ils attribuent un grand nombre de qualités spécili-
ques el de propriëtés médicinales,
229 CHASSES,
Ce hideux quadrupède est comme le cochon, enclin
à se vautrer dans la boue et à se rouler dans la fange.
Il aime les lieux humides et marécageux et les bords
des rivières. On en trouve en Asie, en Afrique, au
Bengale, à Siam, à Laos, au Mogol, à Sumatra, à
Java, en Abyssinie, en Ethiopie, au pays des Anzicos
et jusqu’au Cap-de-Bonne-Espérance. Toutes les par-
ties de son corps et même son sang, son urine, ses
excrémens sont estimés comme des antidotes contre
tout venin; mais c'est là une de ces croyances dont
les récentes études des voyageurs ont fait bonne jus-
tice. Il se nourrit d'herbes grossières, de chardons,
d’arbrisseaux épineux; il préfère ces alimens agrestes
à la douce pâture des plus belles prairies. Les cannes
à sucre sont aussi fort de son goût, et il mange de
toutes sortes de graines. Sa langue est si rude qu'elle
râpe et déchire ce qu’elle touche et même l'écorce des
arbres.
Après l'éléphant , le rhinocéros est le plus puis-
sant des quadrupèdes. 11 à au méins douze pieds
de longueur depuis l'extrémité du museau jusqu’à
l’origine de la queue ; et la circonférence du corps
est à peu près égale à sa longueur. Il approche donc
de l'éléphant par le volume et par la masse, et
s'il paraît bien plus petit, c’est que ses jambes
sont beaucoup plus courtes, à proportion, que cel-
les de l'éléphant ; mais il en diffère surtout par les
facultés naturelles et par l'intelligence. Privé de toute
sensibilité dans la peau, manquant de mains et d'or-
LE RHINOCÉROS. 293
ganes distincts pour le sens du toucher, n'ayant au
lieu de trompe qu’une lèvre mobile dans laquelle con-
sistent tous ses moyens d'adresse, il n’est guëre su-
périeur aux autres animaux que par la force, la gran-
deur et l’arme offensive qu’il porte sur le nez. Cette
arme est une corne très dure, solide dans toute sa
longueur et placée plus avantageusement que les
cornes des autres animaux ruminans. Celles-ci ne
munissent que les parties supérieures de la tête et du
cou, tandis que la corne du rhinocéros défend toutes
les parties antérieures du museau et préserve le mufle,
la bouche et la face. Aussi le tigre attaque-t:il plus
volontiers l'éléphant, dont il saisit la trompe, que le
rhinocéros, qu'il ne peut presser sans courir le risque
d'être éventré , car le corps et les membres sont re-
couverts d’une enveloppe impénétrable, et cet animal
ne craint ni la griffe du tigre, ni l’ongle du lion, ni
le fer, n1 le feu du chasseur. Sa peau est un cuir bien
plus dur et plus épais que celui de Péléphant; il n’est
pas sensible comine lui à la piqûre des mouches, il ne
peut non plus ni froncer ni contracter sa peau; elle
est seulement plissée par de grosses rides au cou,
aux épaules et à la croupe pour faciliter le mouve-
ment de la tête et des jambes, qui sont massives et
terminées par de larges pieds armés de trois grands
ongles. Sa tête est beaucoup plus longue que celle de
l'éléphant ; mais ses yeux sont encore plus petits etil
ne les ouvre jamais qu’à demi.
La mâchoire supérieure du rhinocéros est plus
224 CHASSES.
avancée que l’inférieure, et la lèvre du dessus a du
mouvement et peut s’allonger Jusqu'à six ou sept
pouces; elle est terminée par un appendice pointu
qui donne à cet animal plus de facilité qu'aux au-
tres quadrupèdes pour cueillir l'herbe et en faire
des poignées à peu près comme l'éléphant en fait
avec sa trompe. Cette lèvre musculaire et flexible
est une espèce de main ou de trompe très incom-
plète, mais qui ne laisse pas de saisir avec force et
de palper avec une certaine adresse. Au lieu de ces
longues dents d'ivoire qui forment les défenses de
l'éléphant, le rhinocéros a sa puissante corne et deux
fortes dents incisives à chaque mâchoire. Ces dents
incisives qui manquent à l'éléphant sont fort éloi-
gnées l’une de l’autre dans les mâchoires du rhino-
céros ; elles sont placées une à une à chaque coin ou
angle : vous ne rencontrez pas d’autres dents pareil-
les dans toute la partie antérieure que recouvrent les
lèvres. Ses oreilles se tiennent droites et sont assez
semblables pour la forme à celles du cochon : ce sont
les seules parties chargées de poils ou plutôt de soies.
L'extrémité de la queue est, comme celle de l'élé-
phant, garnie d’un bouquet de grosses soies très soli-
des et très dures.
Le rhinocéros a trois sabots de corne à chaque
pied; les plis de la peau se renversent en arrière les
uns sur les autres ; on trouve entre ces plis des in-
sectes qui s’y nichent, des bêtes à mille pieds, des
scorpions et même de petits serpens.
LE RHINOCEROS. 225
Il est trés certain qu'il existe des rhinocéros qui
n’ont qu'une corne sur le nez, et d’autres qui en ont
deux ; mais il n’est pas aussi bien démontré que cette
variété soit constante et qu'on en trouve également
en Afrique et dans les Indes.
CHASSE.
Sije vous disais qu'un cheval vient de naïtre tout
caparaçonné , rongeant son mors qui le fait esclave ,
tout fier de sa selle, de ses sabots ferrés, de sa bride
et de ses sangles, vous crieriez non pas au miracle,
mais à l'impossibilité, et vous renverriez le narrateur
aux contes des Mille et une Nuits. Il y aurait injustice
pourtant, et mère nature est si bizarre, si Capricieuse,
si étrange daus ses créations, que ce qui vous à paru
tout d'abord une monstruosité, un mensonge, est
une réalité, une combinaison sage , régulière , une
harmonie logique, j'allais presque dire une néces-
sité.
Avez-vous vu un rhinocéros? Avez-vous étudié cette
colossale charpente où Lout se meut comme par des
226 CHASSES.
ressorts, des pênes, des gâches, des loquets et sans
le secours des muscles? Cette chose qui roule avec
tant de force, cette masse imposante qui écrase le sol
sur lequel elle pose ses pieds de géant, cette citadelle
promeneuse au-dedans de laquelle vous trouvez du
sang, des fibres, un cœur, des intestins et de la cha-
leur, est, je vous l’atteste, une des plus curieuses étu-
des du naturaliste et du philosophe. L'homme aurait
imaginé le lion, le serpent, la baleine, l'éléphant peut-
être; à coup sûr il n’eût point bâti le rhinocéros. Dieu
seul avait ce pouvoir, et encore a-t-il jeté ce volumi-
neux quadrupède sur la terre pour prouver que la
divinité même avait ses momens de déraison. Est-ce
que je blasphème ?
J'entends crier au loin et tomber mutilés les arbres
les plus robustes des forêts; leur feuillage éternel roule
brisé comme si l'ouragan promenait sur lui ses écra-
santes haleines. J'entends le galop cadencé d’un es-
cadron de cavalerie au travers de la plaine usurpée ;
il me semble que je vais assister à la lutte de deux ti-
gres qui déjà creusent le sol et envahissent l’espace de
leurs lugubres rauquemens. Eh bien non, c’est tout
simplement un rhinocéros, un seul rhinocéros qui
sort de son gîte et se met en quête de sa nourriture
quotidienne.
Ce terrible quadrupède, l'un des plus rares qui par-
courent les solitudes indiennes et africaines, ne sait
point louvoyer ; les détours lui sont impossibles, 1! va
droit son chemin comme le fait l'aigle dans les airs, et
LE RHINOCÉROS, 227
au lieu de tourner un obstacle, il le brise et passe
dessus.
La course du rhinocéros est la plus exacte défini.
tion de la ligne droite; seulement elle n’est pas la
trace d’un point vers un autre; le point n’a pas de
dimension. Le rhinocéros est un bloc de roches, un
banc madréporique; le dos du rhinocéros porterait un
monde.
À Ja bonne heure, de tels ennemis à combattre! A
la bonne heure, le siége de ces bastions si bien défen-
dus et contre lesquels le canon seul semble avoir
quelque puissance ! Qui donc osera poursuivre le rhi-
nocéros dans ses déserts, alors que le lion lui-même
l’évite sans le fuir ? Qui donc se présentera à lui pour
l’arrêter dans ses excursions et ses ravages ? Qui ? Ce-
lui qui seul ne recule devant aucune difficulté, celui
qui seul veut dominer, régner sur la terre, et qui ce-
pendant appelle si souvent à son aide les êtres qu'il a
soumis. L'homme attaquera donc le rhinocéros, parce
qu’il s'attaque, lui, aux colères des fleuves, aux en-
vahissemens de la mer, aux fureurs des ouragans.
Mais il n'ira pas seul.
En Afrique, nulle peuplade ne fait la chasse au rhi-
nocéros, parce qu’on n'a nul moyen dele combattre.
Dans quelques parties de l’est, vers le pays des Hot-
tentots, on à essayé d’apprivoiser des éléphans pour
combattre le rhinocéros et l'arrêter dans ses terribles
exCUrsions ; Mais la férocité de celui-ci rallumait sou-
vent l’ardeur de son adversaire et il n’était pas rare
298 CHASSES.
de voir les deux colosses se réunir pour la ruine et la
destruction d'un village. Au surplus, j'ai remarqué
que les peuples sauvages avoisinant la belle colonie du
Cap n'aiment à s'attaquer dans leurs luttes contre
les animaux qui les entourent qu’à ceux dont la mort
leur offre quelque bénéfice, et ils ne retirent guère
que quelques pièces d’étoffe de la défense du rhino-
céros et de ses nerfs que les habitans de Table-Bay fa-
çonnent en élégantes et solides cravaches.
Un district entier armé de flèches empoisonnées ,
de piques , de tridens et de casse-têtes, peut à la ri-
gueur attendre le lion et l'arrêter au milieu de ses
ravages ; l'éléphant est souvent vaincu par la ruse,
l'adresse et la force ; le tigre se repent parfois de
s'être trop avancé au travers des populations armées,
mais le rhinocéros est sans adversaires dangereux et
sans dominateur. Les massues n’écrasent point les
rocs de granit ou les enclumes, et les flèches ne per-
cent pas plus la cuirasse du rhinocéros que celle du
crocodile.
Quant à vous , chasseur imprudent, qui osez l’at-
tendre et espérer un triomphe, si vous êtes assez
lesie, assez agile pour éviter un coup de sa bouture,
vous succomberez à coup sûr à la secousse de son
épaule ou de ses jarrets.
Les profonds et larges fossés recouverts de bran-
ches et de broussailles sont encore un des moyens de
destruction que les naturels de l'Afrique méridionale
mettent en œuvre contre le rhinocéros; et Comme
LE RHINOCÉEROS, 290
l'intelligence du collosse est fort bornée, il est rare
qu'il échappe à un piége lorsqu'on le creuse sur sa
route et qu'on place à la superficie les feuilles, les
fruits, les ronces, les racines ou les écorces dont il se
nourrit. Le bruit de sa chute, pareil à celui d’un roc
tombant dans un abime, donne l’éveil aux peuplades,
qui accourent et jettent dans le fossé des bois en-
flammés, des matières résineuses produisant une fé-
tide et noire fumée qui étouffe le quadrupéde ou le
fait mourir dans les flammes au mitieu des plus hor-
ribles tortures.
Cependant ce moyen assez commun de combattre
le rhinocéros n’offront au chasseur aucun bénéfice,
les Cafres et les Hottentots ne l’emploient guère que
lorsque la présence de plusieurs de ces redoutables
ennemis leur est signalée aux alentours de leurs ha-
bitations, sans cesse menacées par les bêtes féroces
les plus formidables qui pèsent sur ce continent de
malheur. C’est un tranquille et magnifique séjour à
se donner en effet que celui où le tigre et le lion pro-
ménent leurs ravages, où l’hippopotame répand ses
miasmes putrides, l'hyène ses sauvages dévastations,
le crocodile ses terreurs; où lPéléphant s'amuse à
détruire des villages, et pour laquelle le soleil garde
ses rayons les plus torréfians et le ciel ses inondations
les plus meurtrières. Je vous l'ai dit, l’intérieur de
l'Afrique est l'Eldorado rèvé par les navigateurs du
15° siècle.
‘
La chasse au rhinocéros n’est donc en Afrique,
230 CHASSES.
auprès du Cap-de-Bonre-Espérance ainsi que dans le
centre de ce mystérieux continent, qu'une défense
perpétuelle contre les dévastations du farouche qua-
drupède, car les moyens d'attaque manquent aux
naturels, ou plutôt c’est le courage et l'intelligence
qui leur font défaut.
Mais c’est en Asie qu'il est curieux de suivre les
hardies expéditions dirigées contre ce redouté rival
du tigre et du lion; ce sont des colonnes serrées de
courageux chasseurs armés de fusils, de petites pièces
de campagne et de dogues exercés, chargés de har-
celer la bête féroce. On ne met ni plus d’ardeur ni
plus de prudence pour lattaque d'un fortou d’une
province. S’emparer de ce quadrupède dans des
fossés recouverts de broussailles est un stratagème
méprisé par les chasseurs habitués à aller au-devant
du léopard et de la panthère; ils ne regardent une
chasse heureuse et honorable que lorsque le colosse
meurt blessé au défaut de l’épaule.«C’est là seulement
en effet qu'est vulnérable le terrible rhinocéros.
Mais ne croyez pas que ce soit aux canons, aux
fusils, aux piques, aux chiens et quelquefois aussi
aux élépaans privés que se bornent les moyens d’at-
taque des chasseurs : il y aurait trop de péril à pour-
suivre si légèrement un corps défendu par des cuiras-
ses si solides. Les arbres les plus robustes des forêts,
sur lesquels vous vous croyez protégés contre la puis-
sance du rhinocéros, sont brisés à une de ses
violentes secousses, et les chasseurs le savent si bien
LE RHINOCÉROS. 231
qu'ils se gardent toujours dans leur fuite d’en appeler
à ce refuge, à moins qu'ils ne demeurent convaincus
de n'avoir pas été aperçus en exécutant leur retraite.
Ce qu’il faut encore au chasseur indien, tout
intrépide qu'il est, ce sont de solides bastions
échelonnés sur la route, d’où l’on fait feu sur la
bêle qui passe. Là seulement le chasseur respire à
son aise, là seulement il regarde sans effroi l’ennemi
dont il n'ose affronter la dangereuse colère.
Mais la retraite n’est pas toujours assurée au chas-
seur ; et quand une fois la lutte est engagée entre lui
et la bête féroce, il faut souvent plus que des fusils ,
plus que des bastions pour la faire cesser. Le champ
de bataille n’est, à vrai dire, qu'un champ de car-
nage où le sang coule par plus d’une blessure. Et
pourtant ici c'est moins une entaille qui tue qu'une
secousse. La défense du rhinocéros frappe et perce,
mais sa tête frappe et écrase ainsi que son corps rou-
lant comme un bloc détaché d’une cime. Ses pieds
gigantesques le protégent également contre ses enne-
mis qui le harcèlent, et c’est un membre brisé que
celui qui reçoit la redoutable ruade. Les caresses du
rhinocéros sont des coups de maillet tombant sur un
pieu pour l’enfoncer dans le sol; jugez ce que
doivent être ses mouvemens de colère et de ven-
geance. Dans une chasse en 1824, sur douze chasseurs
attachés à la destruction d’un de cespérilleux visiteurs,
nul ne rentra à Calcutta, et le rhinocéros, après son
triomphe, regagna sans blessures et à petits pas la
232 CHASSÉS.
forêt d’où il s'était détaché pour aller à la rencontre
de ses imprudens adversaires.
Hélas! un de mes amis, M. Duvauchel, avec qui
vous m'avez vu peut-être achever une assez risible
ascension sur la montagne de la Table, paya cher
auprès du Gange un acte de témérité contre un rhi-
nocéros dévastateur, chassé par une vingtaine d’in-
trépides Européens. Il voulut, au mépris des invita-
tions qui lui étaient adressées par les gens les plus
exercés à ces combats, se poster au-delà d’une
ravine où la chasse avait lieu, espérant bien, en se
cachant derrière un arbre, éviter l'atteinte de la bête
courroucée. Le rhinocéros, qu'une blessure assez
profonde avait jeté dans une fureur extrême, se mit
en course contre M. Duvauchel, le plus inoffensif des
chasseurs; celui-ci, effrayé, ne songe ni à son fusil ni
à son couteau de chasse, dont il s'était coquettement
paré; il fuit de toute la rapidité de ses jarrets et se
dirige vers la ravine, où il espère trouver un refuge ;
mais gagné de vitesse, il s’élance vers un arbre
énorme, derrière lequel il se blottit, se flattant que le
rhinocéros passera sans l’apercevoir.
Duvauchel tremblant entend près de lui le reten-
tissement de la course du colosse et tend la tête pour
calculer la grandeur du péril quile menace ; il voit le
monstre venant de son côté, mais un peu de l'avant;
il se penche légérement en arrière; le rusé rhinocé-
ros oblique un peu et d’un coup de bouture il lance
mon pauvre ami au-delà du ravin.
LE RHINOCÉROS. 233
La bête féroce se sauva dans les bois après avoir
tué un combattant et en avoir blessé trois autres.
Quant à Duvauchel, dont plusieurs côtes étaient bles-
sées, il alla mourir quelques jours après à Calcutta,
cruellement arrêté au milieu de ses fatigues et de
ses études.
La science a aussi ses dangers.
Dans une battue faite aux environs de Chanderna-
gor, en 4832, un rhinocéros, furieux contre une ha-
bitation d’où était parti un coup de feu qui l’avait
blessé à la tête, s’élança vers la bâtisse, renversa,
brisa, foula aux pieds les solides palissades qui en-
touraient un verger, ravagea les plantations, abattit
les bananiers, les manguiers, et se rua enfin sur la
case en briques et en pierres , où se tenaient cachés
les habitans. Ceux-ci, voyant la bête furieuse occu-
pée à démolir un mur, se sauvérent alarmés par le
côté opposé; mais le rhinocéros, aux écoutes, s’é-
lança vers les fugitifs, atteignit un Malais avec sa
corne , et, comme il l'avait frappé au flanc, le mal-
heureux resta suspendu à cette espèce de croc d'où
on ne le vit pas tomber, quoiqu’on suivit longtemps
de l'œil le quadrupède dans la campagne , où il alla
porter ses ravages.
I faut plus que le poids d’un homme pour ralentir
la course du rhinocéros.
Au surplus, comme ce colosse n’est point carni-
vore, certains explorateurs, assez heureux pour se
trouver en présence de jeunes rhinocéros qui pre-
TOY 16
234 CHASSES.
naient la fuite en face des chasseurs, ont publié que
ce rival du lion, du tigre et de l'éléphant était d’hu-
meur assez pacifique, et qu’il retardait autant que
possible une lutte sérieuse avec ses ennemis. N’en
croyez rieu , vous que l'amour de la science pousse
dans les pays où le rhinocéros promène ses dévasta-
tions, évitez la rencontre de ce formidable quadru-
pède, qu’il est toujours dangereux d'attaquer, et
croyez qu'il mutile et tue, s'il ne dévore pas.
Quand vous attaquez un rhinocéros aux bords d’un
fleuve et que vous vous élancez dans une pirogue
pour éviler votre ennemi, vous courez un danger
plus grand encore que si vous n’aviez pas quitté la
terre. car le monstrueux quadrupède nagecomme un
requin, il ne tarde pas à vous atteindre , brise votre
embarcalion et vous plonge au fond des eaux. Nul re-
fuge pour se mettre à l'abri de ces terribles destruc-
teurs.
Mais c’est lorsque l'éléphant apprivoisé se met de
la partie que la scène devient imposante et drama-
tique. C’est alors que l'air retentit de cris étourdis-
sans, que la terre tremble sous les terribles secousses
des deux colosses.
Les chasseurs, placés derrière leur ami, à qui d’a-
vance ils ont distribué une assez grande quantité de
liqueurs fortes, l’excitent par des piqüres aux flancs
et des paroles de menace et d’aflection. Avant de se
joindre, les deux adversaires s'arrêtent à quelques pas
de distance l’un de l'autre, et semblent méditer une
LE RHINOCÉROS. 235
ruse qui leur assure la victoire. Tout à coup ils s’élan-
cent, et les longues défenses de l'éléphant glissent sur
l'écorce de fer qui protège le rhinocéros , tandis que
celui-ci à fait une profonde entaille à son adversaire.
Mais le plus gros des combattans à une trompe aussi
qui lui est d’un merveilleux secours dans ces luttes
effrayantes. 11 l’allonge, elle embrasse et étreint le
cou du rhinocéros, qui cherche en vain à se détacher
de cet anneau solide de chair prêt à l’étouffer et à l’en-
lever de terre. Celui-ci, de son côté, pèse de tout son
poidssur le solet par de rapides mouvemens cherche
à se dégager de l’étreinte qui l’emprisonne.
Les voilà de nouveau séparés. Le rhinocéros veut
une revanche ; il tombe plutôt qu'il ne se rue sur l’é-
léphant : celui-ci, plus intelligent, prévoit le danger
quile menace , baisse la tête, et ses dents entrent
dans le cou de son ennemi qui recule et commence à
redouter une défaite. Pendaut cette lutte ardente, les
chasseurs ne sont pas inactifs non plus et leurs pis-
tolets, visant à la tête, font des trouées sur le rhino-
céros, tandis que quelques-uns, armés de dards et de
larges faulx tranchantes, cherchent à ouvrir ses jar-
rets. Ce sont trente combattans contre un, et cepen-
dant rien n’est décidé encore. Il faut bien des balles
pour faire tomber un rhinocéros, il faut bien des bles-
sures pour que ce sang noir qui s'en échappe lui ôte
deses forces et de son énergie. Quand il tombera, c’est
qu'il ne se relévera plûs, car il luttera jusqu’à son
agonie. Necraignez rien pour les chasseurs, l'éléphant
236 CHASSES.
est là, exercé à les protéger. A toutes les évolutions
de son antagoniste pour tirer vengeance d’une bles-
sure faite par le plomb ou le fer, l'animal à trompe
bondit comme un tertre qu’un tremblement de terre
enléverait du sol, et, en tombant, il se trouve. toujours
en face du rhinocéros sans cesse occupé à l’éviter. De
telle sorte que par générosité, peut-être aussi par re-
connaissance du doux esclavage auquel on l’a soumis,
l'éléphant reçoit presque toujours les coups destinés
à son maitre.
A la bonne heure de tels procédés pour une li-
berté conquise !
Les dévastations causées par le rhinocéros sont
quelquefois aussi funestes que celles causées par les
orages et par les ouragans. Une des plus magnifiques
plantations de M. Huskisson, aux environs de Pondi-
chéry, perdit en une seule nuit toutes ses richesses
par suite d'un combat que se livrèrent, dans Les champs
et les enclos, deux de ces énormes quadrupèdes en fu-
reur. Rien ne resta debout; tout fut haché comme
sous une grêle rapide, marteié, pilé; tout fut con-
fondu : troncs filandreux de bananiers, cannes à su-
cre, riz, fruits, arbres et légumes ; la terre était pro-
fondément creusée en plusieurs endroits, les bestiaux
des étables rompirent leurs barrières et s’enfuirent
épouvantés dans la campagne, les maîtres se barrica-
dèrent au fond de leurs caves, et le lendemain ontrouva
un rhinocéros étendu mort sur le sol, et l’autre hor-
riblement mutilé, mais qu’on eut encore beaucoup
LE RHINOCÉROS. 237
de peine à achever. La mort arrive lentement à tout
animal dévastateur.
Je ne me suis pas engagé à vous dire seulement
comment les Européens voyageurs chassent, en étu-
diant les pays lointains , les bêtes féroces ou dange-
reuses; il y aurait trop de monotonie dans mes récits :
nous savons à merveille tirer le pistolet, un fusil ou
frapper d’une épée; mais ces moyens une fois
épuisés, nous n'avons plus qu’à croiser les bras et à
nous soumettre aux caprices de notre adversaire. Ce
n’est pas grand'chose, ce n’est rien.
Les Indiens, ma foi, ont bien d’autres ressources,
et dans leur activité sans cesse en œuvre par les dan-
gers qui les entourent, ils en appellent souvent à leurs
ennemis pour se défaire d’ennemis plus redoutables.
L’éléphant et le lion se font parfois esclaves pour pro-
téger leurs maitres , et, comme tout esclavage abru-
tit, il n’est pas rare de voir le plus fort trembler sous
un regard ou sous une baguette du plus faible.
C’est que toute obéissance énerve , c’est que toute
servitude tue, c’est que celui qui à pris l'habitude
de la soumission accepte plutôt la douleur et les Lor-
tures que l’idée d’un affranchissement. Noblesse et
livrée n’ont jamais voyagé de compagnie.
Le rhinocéros n'échappe point à la loi imposée sou-
vent par l’homme au tigre et au lion. Des voyageurs
assurent avoir vu dans quelques provinces del’intérieur
de l'Inde et surtout aû pied de la gigantesque chaîne
de l'Hymalaya des rhinocéros apprivoisés et dociles
238 CHASSES.
aux ordres de leur maitre. Ils ajoutent que ces mons-
trueux quadrupèdes servent souvent à transporter
d’un point à un autre une famille, un camp avec leurs
tentes, leurs armes, leurs vivres et leurs bagages, et
que fort rarement l’on à à se plaindre de l'inexacti-
tude ou du mauvais vouloir de l’imposant véhicule.
Cependant on lit dans une brochure de M. Sté-
phen, publiée à Calcutta, qu'en 4813 un de ces rhi-
nocéros, allant tout doucement et transportant une
famille d'fndiens près d’un fleuve, se mit subitement
en tête de varier ses allures, de se révolter contre la
voix deses maitres, dese livrer aux loisirs de Ja nata-
tion , et que, changeant de route, sans se soucier le
moins du monde des coups qui frappaient sur sa
cuirasse, le quadrupède s’élança dans les eaux, suivit
le courant pendant plus d’une heure et regagna seul
le rivage. Toute la cargaison avait été noyée.
Bruce, un des planteurs les plus riches de Cal-
eutla, s'étant un jour trop aventureusement jeté dans
une plaine ouverte qui bornait une de ses propriétés,
se trouva tout à coup en présence d'un énorme rhi-
nocéros venant à lui d’un pas mesuré comme sil
n'avait point à se hâter pour une telle conquête ;
M. Bruce glissa rapidement une seconde balle dans
le fusil dont il était armé ; il visa le colosse, et, par
un bonheur inespéré , les deux balles lui crevèrent
les deux yeux.
L’intrépide planteur raconte les rapides évolutions,
les élans frénétiques du rhinocéros se roulant sur le
LE RHINOCÉROS. 239
sable, se cabrant, frappant avec rage des pieds et de
la tête dans le vide, cherchant à saisir son ennemi,
levant la tête au ciel comme pour y retrouver une
lumière si promptement ravieel tombant enfin im-
mobile sur le sol profondément creusé.
Le récit de M. Bruce est de l'effet le plus dramati-
que, et je regrette bien de ne pouvoir en donner ici
un extrait.
Le sanglier blessé, l'ours traqué dans sa taniére,
le loup poursuivi dans les bois, ont aussi leurs mo-
mens de colère et leurs heures de vengeance ; mais
qu'est-ce que la fureur stérile de ces petits quadru-
pèdes en comparaison des violences et des dévasta-
tions causées par un rhinocéros irrilé où un lion al-
téré de sang? En vérité, l'Europe est trop flasque,
trop uniforme, trop énervée ; il faut déserter l’Europe
et se hâter d’aller fraterniser avec ces hôtes aimables
de l’Indoustan, de la Cafrerie ou de Banou, dont les
cris sont des tonnerres, les menaces des attaques, les
attaques des meurtres.
Quittons l'Europe, on y meurt sans émotion.
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Chasse au (rang -Outang.
12
L'ORANC-DUTANC, LE JOGRO
et autres singes.
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Le pongo ou orang-outang, a une taille de cinq à six
pieds au moins, et sa corpulence est celle d’un homme
bien constitué. Il n’a point de callosités au derrière,
point d’abajoue, ou poche au dedans des joues, point
de queue; sa face est nue et cuivrée, ses yeux petits et
très vifs; ses dents sont pareilles à celles d’un homme;
sa poitrine, son ventre, ses mains, ses pieds et ses
oreilles sont nus ; mais sa tête est couverte de poil
en forme de cheveux. :
L'orang-outang est extrèmement sauvage, il ne se
242 | CHASSES.
plait que dans l’intérieur des bois les plus épais, au
sein des solitudes les plus profondes, et il regarde tout
être vivant comme un ennemi dont il cherche à se
défaire. :
Il est constaté que Jamais on n’a pris un pongo en
vie dès qu’il a atteint l’âge de maturité ; il préfère la
mort à la servitude, et ceux que les mnénageries mon-
trent aux curieux ont été pris fort jeunes.
On voit une assez grande quantité de ces dange-
reux quadrumanes à Sierra-Leone, à Macassar et
surtout dans l’intérieur de Bornéo.
On peut regarder le /ocko comme un pongo de pe-
tite espèce. C’est un des plus lestes et des plus intré-
pides habitans des bois; c’est aussi l’un des plus dé-
vastateurs. Il saute, il bondit sur les quatre mains,
très rarement sur deux.
Le mandril est d’une laideur repoussante, et de
l'espèce des babouins. Sa taille est de quatre à qua-
tre pieds et demi. Il a la face violette et srilonnée des
deux côtés de rides profondes et longitudinales , le
museau gros et long ; le corps trapu et le derrière
couleur de sang, sa robe est d’un brun roussä-
tre, mais d'un gris cendré sur la poitrine et sur le
ventre.
Son nom dérive de l'anglais man, homme, et dril,
magot. Jamais injure ne fut mieux adressée. Après
l'orang-outang, c’est le plus gros de tous les singes.
Au surplus, la race de ces animaux si curieux
el si malfaisans est extrêmement nombreuse, et l’on
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 243
peut en juger par la petite nomenclature que voici :
Les orang-outangs, ou le pongo et le jocko, les sa-
pajous et les sagouins; la guenon à camail, la guenon
couronnée, la guenon à long nez, la guenon à nez al-
longé, la guenon à nez proéminant, la guenon nègre,
la guenon à crinière , la guenon à face pourpre; les
sajous bruns et gris, le sajou nègre, le sajou cornu;
le Lamarin, le tamarin nègre ; le babouin des bois, le
babouin à longues jambes , le babouin à museau de
chien ; la macaque à l’aigrette, la macaque à queue
courte, les moustacs, les monas, le mangabey, le cal-
litriche, la mone, le mandril, le pithèque, le papiou,
le patas, le maimon, le choras, l’onanderou et le lo-
wando, le petit cynocéphale, le magot, le gibbou,
les talapoins, Je blanc-nez, le rolaway, ou la palatine,
le doue, la caïta et l'exquima , le saï, le saïmiri,
l’ouarine et l’alouate, le saki, louistiti, l’éparké , le
pinche, le singe volant de la Nouvelle-Holiande.
La vie est courte : nous n’en chasserons que quel-
ques-uns.
244 CHASSES.
CHASSE.
Les nègres de presque toutes les parties du monde
où la traite est en vigueur disent et croient que si
les singes ne parlent pas, c’est de peur qu’on ne les
fasse esclaves.
ILest certain que l'intelligence, l'adresse, la légè-
reté, la ruse et même le courage des mandrils, des
jockos et des orang-outangs sont tellement supérieurs
à ceux que possèdent en général les Malgaches, les
Mozambiques , les Angolais et les Hottentots, que ce
serait offenser la race quadrumane que de lui oppo-
ser celle-là ; et qu'au total, si j'avais à choisir, J'aime-
rais beaucoup mieux être l’homme des bois, guetté
par le chasseur, sautant joyeusement de branche en
branche, dévalisant les rizeries, les champs de cannes
à sucre, les rians vergers entourés de hautes murail-
les, que de me voir à peine soutenu par une faible
et détestable pitance, sans cesse agenouillé sur le sol,
et courbé sous le fouet noueux du planteur. Le singe
a le dôme des forêts pour se protéger contre les averses
et les rayons brûlans d’un soleil de plomb ; le nègre
reçoit sur ses épaules nues et crevassées les eaux du
ciel qui le brisent et les flèches ardentes d'un jour
torréfiant sous une zône sans brise et sans fraîcheur.
Et puis, l'air libre pour le premier, la case enfumée
L'ORANG-OUTANG, LE J0CKO. 245
pour le second ; à celui-ci une eau souvent croupie,
à celui-là les flots du torrent ou les vapeurs vivifian-
tes de la cascade ; à l’homme des chaînes, au singe
l'espace. Choisissez.
Ce qu’il y a de merveilleux à étudier dans les mœurs
et les habitudes de ces individus si bien taillés pour
les courses aventureuses, c’est le parfait accord, c’est
l’harmonfe admirable qui règne dans leurs rangs alors
qu'ils se sont assemblés pour un but de rapine et de
destruction. Vous diriez un aréopage de vieux guer-
riers façonnés aux périls des batailles, aux ruses des
escarmouches, assis dans un vaste amphithéâtre , et
aprés de mûres délibérations, ne voulant livrer le
commandement qu’au plus brave, au plus habile, au
plus expérimenté.
Dès qu'il s’agit parmi la race simiane d’une con-
quête de plantations à peine en maturité, vous pou-
vez, mais de loin seulement, apercevoir la gent sau-
tillante et criarde se rapprocher, s'agiter, frétiller,
tournoyer, gambader, choisir une vaste clairière ou
une forêt touflue, s'arrêter, puis se cacher petit à
petit, garder enfin l’immobilité et feindre d'écouter
les conseils de l’un d’entre eux qui, placé au centre,
prend toute la gravité d’un magistrat ou d’un mart-
chal au moment d’un arrêt solennel ou d’une bataille
d’où dépendrait le salut d’un empire.
Que fait-on là pendant ce long silence , au milieu
de cette attente religieuse, que nul grognement n’o-
serait interrompre, dont nulle grotesque gambade ne
246 CHASSES,
trouble la majesté ? On ne sait ; mais ce qu’il y a de
vrai, c’est qu'après une ou plusieurs heures de cette
délibération incomprise par nos intelligences, cinq ou
six singes se détachent du gros de l’armée et vont se
poster en embuscade à cinquante ou soixante pas de là ;
sept ou huit font volte-face et se placent sur les derriè-
res, tandis qu'untroisième peloton se dirige vers les
flancs et semble veiller sur l'expédition. Toutes ces
manœuvres exécutées avec une précision merveilleuse,
le général en chef donne le signal de l'attaque par un
saut et un cri aigu; il s'élance, il bondit, il dévore le
terrain, et malheur à la plantation sur laquelle il a
projeté de porter le théâtre de la guerre! Après quel-
ques heures, plus de feuilles aux arbres, plus de fruits
aux branches, plus de nids abrités, plus de pastèques
douces et juteuses, plus de fraîches goiaves, plus d’o-
ranges parfumées, plus de bananes onctueuses, plus
de jam-rosas aigrelettes, plus de suaves ananas, plus
de fleurs, plus de verdure, tout est détruit, tout est
à terre, morcelé, déchiqueté, tout est débris, vous
diriez que l'ouragan vient de passer, vous croiriez
qu'un souffle de feu a tout consumé sous son haleine ;
rien ne manque à la dévastation.
Mais le planteur s’éveille à des cris frénétiques, il
lève les stores de ses croisées, et il voit, perchés sur
les arbres voisins de sa plantation, les singes vanda-
les criant, riant de sa rage, de son désespoir, et in-
sultant à sa fureur et à ses menaces. Sans la raillerie,
il n’y aurait pas de vengeance complète : les démons
insultent aux larmes.
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 247
On parle beaucoup de la malignité , de l’espiègle-
rie du singe ; l’on a tort. Ces deux mots renferment
un sens où rien de bon et de méchant ne se retrace,
et certes, ce n’est pas à la race dont nous parlons que
nous l’appliquerons avec quelque justesse. Le singe
est méchant, cruel, atroce, et de plus, il est en général
traître et lâche. Quand il nuit, c’est pour le plaisir
de nuire; quand il égratigne et mord, c’est qu'il a
du bonheur à faire crier et à voir couler le sang. En-
core s’il profitait de ses exactions, de ses rapines, de
ses brigandages, on les lui pardonnerait en quelque
sorte en raison de son instinct, de sa nature. Mais
non, le singe flétrit et mutile, sachant à merveille
que son action est basse et hideuse, et moinsil y aura
de danger à la commettre, plus il s’y livrera avec ar-
deur. Ne me citez pas, je vous prie, ces petits singes-
lions si gentils, si coquets, si lestes, si amusans, que
vous portez sur vos épaules, que vous laissez se pro-
mener sur votre table, toucher à tous vos mets et
goûter, debout devant vous, à la même tartine, ou
mordre à la même grappe; ne me citez pas non plus
ce délicieux ouistiti si vif, si agile, si pétulant, si pe-
tit, si propre, si spirituel dans sa physionomie, si
expressif dans son regard, si craintif, si suppliant
dans sa voix ; ce sont là deux grandes exceptions qui
confirment les règles’ générales, et puis, je ne vous
dis pas non plus que toutes les familles de singes ont
la même astuce, la même perfidie, la même cruauté.
Et pourtant, en observant avec attention les mœurs
218 CHASSES,
de ces individus privilégiés, dont le Brésil seul, je
crois , possède les espèces, vous voyez encore chez
eux une tendance à la taquinerie, une sorte de velléité
à la révolte qui vous frappera et dont vous n’expli-
querez l’irrésolution que par les perpétuels mouve-
mens de crainte et de terreurs fébriles qui les force
à l’obéissance, alors que vous levez un doigt ou une
baguette pour les punir de leur volonté ou même dès
qu’une menace s'échappe de vos regards.
Sitôt que la joie du méfait s’est suffisamment ma-
nifestée parmi la bande, celle-ci n'attend pas que les
chasseurs puissent la traquer et la poursuivre. Elle
prend son élan, se précipite d’une forêt à l’autre, tra-
verse les plaines les plus étendues avec la rapidité
d'un torrent et met entre elle et ses ennemis les col-
lineset les rivières. Pour franchir celles-ci, les singes,
qui, en général, ne savent point nager, se servent
d’un moyen si ingénieux qu'on aurait bien de la peine
à y ajouter foi s'il n’était attesté par les récits des
voyageurs les plus véridiques.
Après avoir choisi un endroit du fleuve où la végé-
tation des deux bords se rapproche du moins par les
cimes des arbres, les singes escaladent celui qui plane
le plus avant sur les eaux. L’un d'eux alors choisis-
sant la branche qui lui parait en même temps la plus
robuste et la plus flexible, se cramponne à l’extré-
milé par ses mains et par sa queue , de sorte qu'il
forme un demi-cerceau. Un de ses camarades le suit,
se glisse de Ja branche au corps de son ami, s’y cram-
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO, 249
ponne vigoureusement et forme ainsi un second an-
neau de la grande chaîne qu'ils veulent tresser, et at-
tend un troisième singe qui vient à son tour en pré=
céder un quatrième , puis un cinquième et ainsi de
suite jusqu’à ce que toute la troupe se trouve liée par
les reins. Cette première opération achevée, et avant
que le singe en tête de la colonne annonce que ses for-
ces s'épuisent, l’arrière-garde grimpe sur Parbre,
décrit un immense cercle et, se laissant aller tout à
coup, donne un mouvement d’oscillation que chaque
individu augmente, ainsi que nous le faisons dans
une balançoire, pour que le dernier puisse atteindre
bientôt une des branches de la rive opposée. Une fois
cramponné là, il devient à son tour la tête de la co-
lonne ; le premier abandonne son appui, et la corde
de singes, reprenant une oscillation inverse, parvient
à meltre entre elle et ses ennemis une barrière que
ceux-ci avaient jugée infranchissable.
Et maintenant, comment poursuivre et atteindre
cette race malfaisante, si avide pour la destruction,
si active dans sa fuite, si ingénieuse dans ses moyens
de défense? La balle tuera peut-être un ou deux de
ces individus ; le plomb en blessera quelques autres ;
mais les forêts en sont infestées. Ils ont besoin de
nourriture, ils deviennent intrépides par nécessité, et
les nègres chargés de veiller à la sûreté des planta-
tions ne peuvent guère se passer la nuit du repos
qui leur est refusé au milieu des ardeurs du soleil.
La ruse vient cependant en aide au planteur. Il tà-
1: M 17
250 CHASSES.
che d’attirer dans un même bois le plus de singes pos-
sibles qu’il y appelle par le sacrifice d’une partie de sa
récolte; et, dès qu’illes voit voracement attachés au bu-
tin, il fait monter une partie deses esclavessurles arbres
qui entourent la scène du repas; il en place une au-
tre partie sur le sol avec ordre de faire un grand
bruit de tambours et d’instrumens, et il attend que
la troupe aux abois cherche un asile contre ses ad-
versaires. Traqués sur les arbres, attaqués à terre,
les singes cherchent à se blottir au milieu des bran-
ches que les nègres n’ont pas encore atteintes. C’est
là ce qu'avait prévu le planteur ; c’est là aussi ce qu’il
désirait. Une gomme gluante avait été répandue sur
les branches, une de ces gommes solides qui vous re-
tiennent malgré vous à la place où votre pied vient
de s’appuyer et contre laquelle le singe lutte désormais
en vain. il est pris, cloué, pour ainsi dire enchaîné :
plus il piétiné pour échapper à la glu, plus elle devient
étreignante ; il crie, il s’agite, se roule, et le chasseur
a tout le temps pour le détruire à coups de gaules ou
avec le plomb en escaladant les arbres voisins.
Les habitans d’une partie des îles malaises, de Su-
matra et de Java élèvent des singes pour aller à la
conquête de leurs frères, et cette chasse, qui n'exige
que de la patience et ne présente aucun danger, est
celle qui produit les plus heureux résultats. Les sin-
ges esclaves s’élancent dans les forêts, se donnant des
allures de liberté et d'indépendance tout à fait pro-
pres à séduire ceux qui, sages el craintifs, évitent le
LM
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 251
voisinage des villes et des comptoirs. Dès que les pre-
miers sont parvenus à se faire une cour assez nom-
breuse, ils se mettent à la tête d’une expédition qui
paraît devoirêtre meurtrière contre une plantation iso-
lée; un d’eux se détache clandestinement de la troupe
afin d’avertir son maître, qui dresse ses embüches, et
quand arrive la gent vorace au milieu des cannes à
sucre, des bananiers et des rizières , des chasseurs
apostés tendent sur eux d'immenses et solides filets
Sous lesquels un moment aprés ils les écrasent à coups
de bâtons en avant soin d’épargner les traitres em-
bûcheurs, qu’on reconnait à un collier rouge dont on
a eu soin d’orner leur cou.
Il faut au surplus se tenir en garde contre l'exagé-
ration de certains voyageurs qui représentent les
forêts malaises, par exemple, comme infestées d'une
immense quantité de singes destructeurs el toujours
prêts à déclarer une guerre dangereuse aux hommes.
En général, les singes n’ont de courage et d'audace
que lorsqu'ils se voient nombreux où quand la faim
les traque dans leurs retraites. Mais alors c’est une
guerre acharnée aux établissemens , et il n’y a pas
d'année qu'ils ne causent, dans leurs expéditions, la
ruine de quelque planteur.
A présent que vous avez assisté avec moi aux ra-
pines, et aux déprédations de cette race criarde et
dévorante, entrez dans ces forêts éternelles de Bornéo
et de quelques iles malaises où le roi des singes a éta-
bli son empire.
259 CHASSES.
Là, trône fort et puissant le redoutable orang-ou-
tang, cet homme des bois qui marche comme vous»
qui pense peut-être aussi comme vous el moi, se glisse
furtivement auprès des habitations qu’il dévaste, sem-
ble prévoir les colères des élémens, cherche un abri
contre les orages qui naissent à l'horizon, le décou-
vre, s’y bloutil et attend que le ciel soit redevenu
bleu pour se livrer à ses ténébreuses excursions.
Vous cependant, infatigable explorateur, vous vous
êles aventureusement jeté dans ces immenses solitu-
des, et, au milieu de vos méditations, vous vous trou-
vez tout à coup en présence de l’orang-outang que
vous ne voyiez pas, car il est doué de plus de malice
et dé prévoyance que le ciel ne vous en a donné. A
vos côtés pend un sabre tranchant ou une épée, à vo-
tre ceinture sont deux pistolets, sur votre épaule un
fusil, lorang-outang n’a pour toute protection que
le tronc de l’arbre où il se cache comme derrière un
rempart, les haies touffues et les broussailles épais-
ses qui le dérobent aux yeux et le mettent ainsi à l’a-
bri des balles, ses dents aiguës qui déchirent et une
branche noususe qu'il a taillée pour les besoins de sa
marche et ceux de sa défense. Soyez armé de pied en
cap, n'importe : il y a grand péril pour vous dans
celte rencontre. Il faut que votre plomb frappe l’en-
nemi à la tête; il faut que votre épée lui perce le
cœur ou que votre sabre lui abatte une épaule. L’o-
rang-outang saute, bondit, se montre, s’efface; il est
là, il vous touche, il se fait grand ou petit ; ses rapi-
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 253
des évolutions le sauvent de vos coups, qui portent
dans le vide, 11 vous pousse comme un homme exercé
aux luttes du corps; il vous frappe comme s’il avait
recu des lecons de pugilat ; il fait le moulinet de son
bâlon noueux, il menace vos jambes et c'est votre
tête qui est blessée; de ses robustes mains et de ses
crocs tranchans il s'attache à vos vètemens et à votre
chair; vous êtes épuisé, en lambeaux, et à peine le
sang cle la bête furieuse coule-t-il par quelque Jégère
blessure. Vous voulez fuir alors, il se plante devant
vous et s'oppose hardiment à votre retraite , car ilde-
vine que vous ne viendriez plus à sa rencontre ou
que vous n'y viendriez pas seul, etil veut vous ôter
le pouvoir d'aller à la recherche de nouveaux chas-
seurs. Son triomphe, à lui, n’est complet que lors-
qu'il vous voit étendu sur les feuilles mortes de la fo-
rêt, lorsqu'il ne sent plus les battemens de votre cœur,
lorsque vos yeux sont sans regard. C'est, je vous l’at-
teste, un bien dangereux ennemi que l’orang-outang
traqué dans ses forêts.
On en a vu armés seulement de bâtons se défendre
vaillamment contre une douzaine de chasseurs habi-
les, et 1l n'est pas rare d'entendre les pas rapides d’un
éléphant ou d'un buffle retentir dans les forêts d’où
ces singes si lestes et si forts parviennent à chasser
ces monstrneux et terribles quadrupèdes.
De pareils faits ont besoin d’être souvent écrits
pour combattre l'inerédulité , et tous les voyageurs
heureusement se trouvent d'accord là-dessus pour
254 CHASSES.
que vous n'ayez plus droit de les révoquer en doute.
Le mandril est trop stupide pour trouver de sûres
protections contre les armes des Malais et des ex-
plorateurs européens ; sa démarche lourde et embar-
rassée le rend aisément vietime des chasseurs qui
l'attaquent à coups de fusils, de pierres et de bâtons
et lé prennent souvent dans des filets tendus sur son
passage. Le maadril n’a d'adresse qu’à lheure de sa
mort, el sa dernière pensée ( donnez-moi une autre
expression) est une vengeance. Blessé par le chasseur
et jugeant qu'il ne peut plus se sauver de ses attein-
tes, il tombe, reste immobile, se laisse tourner, re-
tourner sur le sol , et lorsque le scalpel commence sa
dissection, au moment où on s’y attend le moins, il
se jette sur son ennemi et le mord avec voracité. Sa-
tisfait de ce triomphe d'agonisant, il tombe et meurt
sans pousser un cri. La chasse au mandril est un jeu
plus qu'une guerre, un amusement plus qu'une fa-
tigue.
L'orang-outang et ie mandril sont originaires des
mêmes climats et vivent des mêmes fruits et de la
même industrie; mais l’un est leste, actif, entrepre-
nant , plein de courage ; l’autre est lourd, presque
stupide. Il faut voir ce dernier traqué dans sa retraite
par l’orang-outang qui le taquine , le harcèle et sem-
ble vouloir lui donner un peu d'activité. Aux cris de
joie du bourreau, aux accens de douleur de la vic-
time , les chasseurs accourent, déchargent leurs ar-
mes ou décochent lears flèches empoisonnées sur les
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 255
deux singes, et vainqueur et vaincu rendent ensem-
ble le dernier soupir.
Le mandril se prend dans des filets. Dès qu'il se
sent captif, il se couche et quelques instans après il
songe à sa liberté perdue ; il veut la reconquérir, et
il met tant de lenteur à attaquer avec ses dents les
mailles du réseau qui l’'emprisonne, que les chasseurs
ont le temps d'arriver et de l’abattre à coups de cros-
ses de fusil ou de pierres.
On dit proverbialement /este comme un singe :
pourquoi le mandril n'est-il pas classé parmi les mar-
mottes ou les phoques? Le mandril déshonore la race
sImiane.
De tous les singes qui parcourent les archipels
océaniques , les vastes solitudes brésiliennes et les
immenses forêts vierges qui pèsent sur le sol de cette
magnifique partie du Nouveau-Monde, le jocko est,
sans contredit, le plus leste, le plus entreprenant, le
plus audacieux. À la vérité, il ne se montre que la
nuit et fuit les rayons du soleil; mais quand tout dort
dans les habitations, quand tout est assoupi dans les
cases des nègres, il se glisse furtivement, ainsi qu'un
adroit filou, dans les étables ou les greniers où sont
gardés les gerbes, les graines etles fruits ; aprés avoir
déposé son butin au fond de quelque retraite, il re-
vient à la cliarge, rtcommence ses rapines, visite les
endroits les plus cachés, ouvre, brise les armoires
les plus solidement fermées et ne se sauve que lors-
que le jour le chasse. Mais s’ilest découvert dans un
256 a CHASSES.
appartement où au milieu d’un verger, loin de cher-
cher à fuir alors, il s'arme de résolution, s’élance en
désespéré sur les chasseurs, bondit comme un ja-
guar, pince, déchire, mord, et ne tombe presque ja-
mais sans avoir fait de nombreuses victimes.
Les flèches des Bouticoudos, des Païkices, des Mon-
druckus, des Tupinambas et les fusils des Euro-
péens peuvent seuls arrêter dans ses excursions le
jocko, qui cependant, pris jeune, s’apprivoise facile-
ment et devient un des plus agréables passe-temps
des désœuvrés brésiliens.
L'ouistiti, le singe-lion et le singe volant de la Nou-
velle-Hollande, qui ressemble si bien à une chauve-
souris, se chassent à l'aide d’un fusil chargé deson ou
de sable très fin. Le coup les étourdit ; ils tombent,
et ils n’ont pas encore repris leurs sens qu’on les
tient déjà renfermés dans une cage.
Tout gentils, tout coquets, tout amusans qu'ils
sont, vous les voyez, en l'absence de leurs maitres,
ronger les petits fils d’archal de leurs prisons, gri-
gnoter les bois, les rideaux, les étoffes qu’ils peuvent
atteindre et ne rêver que destruction.
Il y a toujours du singe dans le singe, et le ouistiti
ne ment pas à sa nature.
Il est impossible de se faire une idée de la véhé-
mence ou, pour mieux dire, de la rage avec laquelle
s’altaquent deux singes, grands ou petits, jeunes ou
vieux, de quelque espèce que ce soit, pour la posses-
sion d’un fruit ou la conquête d’un gîte. C’est un dé-
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 257
lire, une frénésie; ce sont des cris, des frémissemens,
des hurlemens à fatiguer les échos ; ce sont des mor-
sures profondes, des déchirures qui enlévent de longs
lambeaux de chair. On ne cessera de combattre que
lorsqu'on n’aura plus de forces ou plus de dents. Au-
tour des deux athlètes vous voyez les branches des
arbustes brisées, les feuilles en poudre, la terre la-
bourée , et vous pouvez vous approcher en ce moment,
flageller les deux antagonistes, les piquer de vosépées,
leur briser un membre, les percer même de petit
plomb, nu} d'eux nelächera prise, nul d'eux ne mourra
sans serrer étroitement son ennemi dans ses bras.
Si le singe avait autant de force que de méchan-
ceté , de puissance dans sa haine, ce serait un des
plus dangereux ennemis des hommes.
Le singe a une peur effroyable du serpent. A l’as-
pect du reptile, ses membres tremblotient ou se
raidissent, ses dents s’entrechoquent, ils’'agite dans
un mouvement perpétuel, ïl se cramponne de sa
queue à la branche que les mains et les pieds aban-
donnent ; il courbe sa tête, ferme les yeux et se laisse
tomber sur le sol, où il devient bientôt victime de ses
terreurs. Des voyageurs dignes de foi assurent avoir
observé des singes pendant une heure entière , per-
chés ainsi par l'extrémité de la queue aux plus hautes
branches des arbres; et ils ajoutent que ces vertiges
du quadrumane leur ont toujours indiqué parmi les
broussailles la présence d’un serpent aux aguels en
quête d'une proie.
258 CHASÉES.
C'est là une dé ces études utiles et curieuses à re-
commander aux explorateurs.
Trop de précautions ne peuvent jamais être prises
contre les hôtes dangereux qui infestent les forêts
éternellés du Brésil, les solitudes africaines ou les
archipels indiens sillonnés par le redoutable boa
dont je vous ai déjà dit les effrayantes promenades.
On a beaucoup parlé de Fadresse des singes à
éviter tel ou tel piége tendu par les chasseurs , on a
beaucoup parlé aussi de leur intelligence à se pro-
eurer les alimens nécessaires à leur vie, mais tout
le monde ne sait pas que la plupart des espèces dont
nous retracons les mœurs se construisent des habita-
tions commodes à l’aide de branches, d’écorces et de
feuilles, où ils se mettent à l'abri des injures du
temps. Sous ce rapport, l’orang-outang surtout fait
des merveilles. Les cases qu'il bâtit et qu’on trouve
éparses dans l’intérieur des forêts où il règne offrent
une solidité, une entente d'architecture qui épou-
vantent la raison.
Mais ce qui tient du prodige, c’est l'ardeur on
plutôt la rage de possession dont il s'’anime quand on
cherche à l’exproprier. Les combats que vous lui
livrez en rase campagne ou au milieu des bois sont
difficiles et périlleux; ceux qui ont lieu autour des
habitations deviennent des luttes où presque toujours
la victoire est du côté du singe. Orgueilleusement
posté en sentinelle avancée à quelques pas de son
édifice, il a l'air de vous dire que personne n’a le
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 259
droit d'y pénétrer, que cela est à lui, à lui seul et
qu'il est résolu à mourir plutôt qu'à céder. Jamais
soldat ne montra plus de fermeté, plus de détermi-
nation pour la défense du poste qui fut confié à son
honneur. |
Maintenant si vous essayez de passer outre, si vous
ne voulez pas attendre que l’orang-outang se soit
éloigné de son magnifique palais, tâchez que vos
balles portent juste ; car sa colère est chaude et il a
pour auxiliaires la force ct ladresse. Ce sont des
élans de buffle , des évolutions de serpent, des mor-
sures de tigre, des attaques de gladiateur, Il vous
déchire de ses dents aiguës , de ses pieds vigoureux ;
il vous soufflette de ses mains promptes comme la
pensée : vous croiriez entendre tomber sur votre dos
les battoirs de vingt blanchisseuses pressées d'achever
leur tâche.
Ici déjà naissent les regrets. L'imprudente querelle
dans laquelle vous vous êtes jeté vous ôte parfois
toute pensée de défense, tant votre adversaire s’em-
pare de votre admiration! Ce n’est que lorsque le
sang coule par mainte blessure, ce n’est que lorsque
la douleur vous ramène au sentiment de votre con-
servalion que vous en appelez à vos piques, à vos
épées, à vos poignards, qui vous sont enlevés souvent
par votre ennemi. *
Dès que l’orang-outang se sent frappé à mort,
loin de fuir, il se poste encore menacant devant sa
maison , semble jouir du spectacle du désordre qu’il
260 CHASSES.
a causé parmi ses antagonistes, sourit aux derniers
räles des chasseurs étendus sur la poussière et rentre
chez lui pour expirer dans son domicile.
Quelques peuplades sauvages de l'intérieur du
Brésil se livrent avec ardeur à la chasse des grands
singes qui peuplent les solitudes de cet empire
presque aussi vaste que l'Europe, mais elles font
surtout une guerre sans relâche aux frèles individus
de cette race dont elles estiment la chair.
Contreles jockos et quelques autres espécesgéantes,
les Bouticoudos surtout se servent de leurs arcs à
flèches et de leurs arcs à pierres, qui sont leurs seules
armes dans les combats avec les tribus rivales. Ces
arcs à pierres se composent d'un bambou coupé en
deux de long en long, aux extrémités duquel on a
pratiqué des trous pour le passage de la corde, qui est
nouée extérieurement ; à cette corde en est tressée
une autre qui se sépare de la première vers le milieu
de telle sorte que deux petits bâtons ou deux os
placés verticalement à ces cordes les empêchent de se
rapprocher. Là est un filet à mailles fort serrées; ce
filet à trois pouces de longueur et c’est sur ce repaire
que le sauvage place la pierre assujétie par l'index et
le pouce , ainsi qu'on le fait de la flèche. Vous com-
prenez que si le Bouticoudo lance la pierre en ligne
droite, elle doit frapper le bois de lare, puisque
celui-ci se trouve dans le même plan que les cordes
et le filet. Or, le farouche Indien, qui est, selon moi,
le plus habile, le plus leste, le plus ingénieux des
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 261
naturels vivant loin de toute civilisation, tend sa
corde en biais, et la pierre qui devait s'arrêter à son
départ atteint le but en passant à côté du bambou.
J'ai vu un enfant de douze ans offert en cadeau à
M. Landsdorff, chargé d’affaires de Russie auprès de
Jean VI, et que son père avait expédié à ce savant
naturaliste pour lui fournir une occasion d'étudier sa
tête après l'avoir séparée du tronc; j'ai vu, dis-je,
cet enfant , étonné qu'on lui laissät la vie, atteindre
presque toujours, à vingt-cinq pas de distance , un
plongeon que j'avais pendu à la dunette de notre na-
Vire,
A l'aide de ces arcs de cordes hauts de six pieds
et des flèches non pennées de plus de huit pieds de
longueur, le Bouticoudo ne craint pas lattaque du
jaguar ; jugez donc si le singe n’a pas tout à redouter
d’un pareil chasseur.
Quant aux gracieux ouislitis, aux singes-lions et
aux nombreuses familles si légères, si rapaces, si pe-
tites dont ils se nourrissent avec tant de sensualité,
ils dédaignent pour eux les pierres et les flèches, et
les prennent à l’aide d'une grande souricière (donnez-
moi un autre mot) placée à l'entrée d’un champ de
mais, de cannes à sucre où au pied d’un bananier.
En grimpant sur un arbre, en se promenant au milieu
d’une plantation, le’ ouistili peut apaiser sa faim ;
mais dans lhabitude où il est de regarder comme
sienne la propriété des autres , il dédaigne d'y tou-
cher. La souricière renferme entre ses parois les
262 CHASSES.
grains, les fruits, les légumes qu'y a déposés le Bou-
ticoudo. Ici est la rapine, ici est la perfidie, ici est la
méchanceté : c’est ici, par conséquent, que doit se
jeter avec un bonheur inouï cette gent malfaisante, etla
porte du piége tombant derrière le quadrumane ron-
geur lui prouve que le vol ne rapporte pas toujours
bénéfice à qui le commet.
Les premiers explorateurs qui ont étudié les man-
drils, les orang-outangs, les jockos dans leurs forêts,
ont publié bien des anecdotes curieuses sur les mœurs
et les habitudes de ces êtres singuliers qui ressem-
blent sous tant de rapports aux sauvages habitans des
pays équaloriaux nourrissant tant d'êtres divers, tant
de natures opposées. Ils ont raconté mille extrava-
gances plus ridicules les unes que les autres et dont
la philosophie et les études sérieuses des temps mo-
dernes ont fait prompte et bonne justice.
Selon les voyageurs du 45° et du 16° siècle, épo-
que si féconde en merveilles et pendant laquelle on
croyait encore à l’Eldorado , les singes, dans leur
amour désordonné pour les femmes, s’élançaient au
milieu des peuplades, luttaient avec ardeur contre Ja
jalousie des hommes, se choisissaient une compagne,
l'emportaient au fond des bois el vivaient avec elle
en fort bonne intelligence. De ces bizarres et mons-
trueux accouplemens naissaient , selon eux, les ma-
caques, les babouins , les moustacs, les talapouins,
les malbroucks, les monas et les guenons, formant
l'immense famille de singes ravageurs des plantations
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 263
qui peuplent encore une partie des vastes forêts de
l’Inde, de l'Afrique, de l'Amérique septentrionale et
de la plupart des archipels océaniques. Nous avons
marché depuis trois siècles ; les préjugés ont fait
place à la logique ; l’art de la navigation à grandi les
connaissances humaines ; on a classé les espèces, on
a interrogé la nature avec une raison plus saine; et
les singes les plus industrieux, les plus lestes, les plus
spirituels , se trouvent encore placés bien loin des
Hottentots, des Mozambiques, des sauvages naturels
de la presqu'ile Péron et des stupides habitans de la
Nouvelle-Galles-du-Sud, quioccupent, selon nous, le
dernier degré de l'échelle sociale
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CIN 4
Chasse au Serpent à Sonnetits.
L
LE SEBRDPENT À SONNERIE
Te AB’ K "EI
Après le serpent noir de la Nouvelle-Galles-du-Sud,
le serpent à sonnettes est le plus dangereux de tous
les reptiles; pas de venin plus actif que son venin,
pas d’haleine plus enpesiiie son haleine. Long de
cinq à six pieds, sa circonférence est d’un pied à dix-
huit pouces. Ses yeux sont toujours étincelans, même
dans les ténébres. Sa tête est plate et semée d’écail-
les de même que son dos, qui est d’une couleur grise
mêlée de jaunâtre. Sa gueule a de trois pouces et
demi à quatre pouces de contour ; sa langue est noire,
À 15
266 CHASSES.
déliée, bifurquée, et il l'agite avec une volubilité re-
marquable.
Les dents du serpent à sonnettes sont crochues et
tournées en arrière, de façon que la proie une fois
saisie ne peut plus échapper à la gueule du redouta-
ble reptile, qui, tout en la retenant avec force, l’in-
fecte du venin tombant de sa mâchoire supérieure.
Sousla peau qui recouvre cette mâchoire sont placées
les vésicules où le poison se ramasse.
La queue du serpent à sonnettes est garnie d’écail-
les sonores qui, se frottant mutueliement, produisent
un bruit assez sensible pour être entendu à soixante
pas de distance. Ce bruit ressemble assez à celui d’un
parchemin qu’on froisse.
Les mouvemens de ce dangereux reptile se font
avec une rapidité qu'on a peine à comprendre. En un
clin d'œil il se replie en cercle, s’appuie sur sa queue,
se précipite comme un trait, tombe sur sa victime, la
blesse et s'éloigne aussitôt, car il a peur de la ven-
geance de son adversaire. Ne vous étonnez donc pas
si jamais vous allez au Mexique et que vous l’en-
tendiez appeler du nom d'ecacoatl, qui signifie le
vent. v #1
Le serpent à sonnettes habite le Nouveau - Monde
et plus particulièrement les pays situés sous le 45e
degré de latitude septentrionale. Mais grâce aux tra-
vaux qui fertilisent et purifient ces contrées, l'empire
de ce funeste reptile cède chaque jour une plis large
place à la domination de l'homme,
LE SERPENT A SONNETTES. 267
La nourriture du serpent à sonnettes se compose de
vers, dé grenouilles, même de lièvres, surtout d’oi-
seaux et d’écureuils, car il monte et court sur les
arbres avec une vivacité sans pareille, et si l’on en
croit certains naturalistes, il aurait dans le regard
une puissance assez magique pour contraindre l’ani-
mal qu’il veut dévorer à s'approcher peu à peu et à se
précipiter dans sa gueule,
Le serpent à sonnettes nage avec la plus grande
agilité, et attaque les ponts des petits bâtimens, et
vous devez penser si alors votre position est affreuse.
Tout espoir de fuir serait superflu : il faut vaincre ou
vous préparer à mourir en quelques minutes.
CHASSE.
Tout être vivant qui se trouve à portée du serpent
à sonnettes'est regardé par celui-ci comme un ennemi
dont il doitse débarrasser, surtout si cet animal com
mence l'attaque. De son côté, le chasseur, le plan-
teur, le naturaliste ou l’esclave qui entendent près
d'eux le frôlement de la queue du reptile s’éloignent
268 CHASSES.
en frémissant, car là est la mori, et quelle mort,
grand Dieu! une agonie courte, mais à peu de chose
près aussi atroce que celle qui vous est donnée par le
serpent noir.
Ce frôlement dont je viens de vous parler est pa-
reil à celui produit par deux cailloux fortement frot-
tés l’un contre l’autre. Il a quelque chose d’horrible-
ment prophétique; on se sent presque du poison
dans les veines ; une sueur froide inonde le corps,
les yeux se troublent; on n’a nulle force pour fuir et
l’on se demande si l’on a encore le temps d'éviter la
dent du reptile.
Cette puissance du serpent à sonnettes sur l’homme
se fait sentir principalement chez ceux qui, pour la
première fois, voient glisser le reptile à travers les
bruyères, les fleurs et les plantations de café ou de
cannes à sucre. Mais on s’aguerrit à tout péril, on
se fait à toute menace, et ce redoutable adversaire,
qui s'agite mortel à vos côtés, n’est bientôt plus pour
vous qu’un de ces êtres de malheur que le ciel a jetés,
on ne sait pourquoi, sur celte terre de désolation et
auquel vous devez déclarer une guerre de toutes les
heures.
Ainsi font les nègres courbés sur le soi qu'ils creu-
sent sans relâche ; ils n’attendent pas, eux, que la spi-
rale meurtrière se déroule et les arrête au milieu de
leurs travaux. Ils savent que le virus du serpent à
sonnettes est le feu qui brüle, le poison qui cor-
rompt, l’étau qui étouffe. Eh bien ! ils vont droit au
LE SERPENT A SONNETTES. 269
reptile avec une baguette de fer ou avec une bêche
tranchante, et, corps et pieds nus, ils proposent le
défi. Si le serpent est allongé, s’il rampe et arrive
avec sa vitesse ordinaire, c’est la bêche qui portera le
coup mortel. Elle plane en effet sur le corps tortueux,
vigoureusement tenue des deux mains, et au moment
où le reptile, sûr de sa victoire, ouvre la gueule pour
mordre, l'instrument saisit et sépare en deux le corps
du serpent.
Voilà les deux tronçons : fuyez encore de quelques
pas, car la tête conserve un mouvement de vie, et le
venin peut glisser dans la plaie. Ne jouez aussi que
très tard avec la gueule du serpent: elle s'ouvre et se
ferme comme si elle n’était point séparée du corps;
et le nègre le sait si bien que lorsqu'il va auprès du
gouverneur présenter le cadavre de sa victime pour
obtenir le prix de son triomphe, il se dispense d’em-
porter certe tête, qu'il écrase entre deux pierres.
Après la mort, donner la mort! Il n’y a guère que
le serpent à sonnettes et le serpent noir qui ro
de ce doux privilége.
Le bruissement de la queue du serpent à sonnettes
est-il un généreux avertissement du danger que vous
courez , ou bien une colère qui s’enflamme ?11 y au-
rait là une utile étude à faire, et les chasseurs de ce
dangereux reptile feraient bien de s’y livrer, car on à
beaucoup à gagner à savoir si l’on se trouve en présence
d’un agresseur ou d'un adversaire inoffensif. Dans le
premier cas, les précautions devraient être prises
270 CHASSES.
minutieusement ; dans le second , la prudence serait
presque toujours une arme suffisante et lon aurait
tout loisir de se mettre en mesure pour attaquer à son
tour. Dès qu’il s’agit du serpent à sonnettes, il n’est
pas de minutieuses observations à faire, il n’est pas
de petits détails qui ne soient précieux.
L’ignorance du péril est toujours funeste et il sem-
ble rationnel qu’on ait plus à craindre l'astuce que la
méchanceté. Rien n’est l'effet du hasard dans l’œu-
vre de la création, el peut-être y a-t-il un bienfait
caché dans l'existence du crapaud, du erocodile, de
l'hyène , du serpent noir et du serpent à sonnettes.
Montaigne disait : Que sais-je? Serons-nous assez
vaniteux pour ne pas dire : Que savons-nous ?
Le plus grandc ennemi du progrès ce n’est pas la
paresse, c’est la vanité. Soyez vain en présence du ser-
pent à sonnetles ; vous avez des armes qui peuvent
ne pas l’atteindre, et si vous le frappez, il est encore
probable que vous nele tuerez pas. Lui, au contraire,
s’il vous touche, vous êtes mort, et presque toujours
il voué touche quand il veut.
Lorsque, par un bonheur fort rare, le chasseur trou-
ve un serpent à sonnettes endormi ou assoupi par le
bruit de l'orage, il s’avance avec la plus grande pré-
caution , se place de manière à prendre le corps du
reptile en profil, fait glisser sur le dos une des bran-
ches d’un instrument muni d’un long manche, dont le
bout est en forme de pince et dont un des côtés glisse
sous le reptileet l’autre plane sur le dos. Alors l'agres-
LE SERPENT À SONNETTES. 271
seur fait un léger bruit, le serpent s’agite et se réveille,
le frolement des anneaux de la queue en donnele si-
gnal, et dès que le corps un peu soulevé ouvre un pas-
sage à une des branches de la pince, un petit ressort
touché fait joindre violemment ses deux mächoires
de la pince, et l'ennemi se trouve saisi et pressé comme
dans un étau.
Ainsi captif, l'animal se débat avec une violence
extrème, ses yeux s'ouvrent el se ferment convulsi-
vement, sa langue bifurquée s’agite comme une flam-
me, sa mâchoire se dilate et se contracte d’une fa-
çon nerveuse, sa robe change de couleur, son corps
crie el se roule en anneaux fiévreux, et sa queue ne
cesse pas un seul instant de bruire et de fouetter
l'air.
L'on comprend que, pour un tel exercice, le chas-
seur a besoin d’une certaine adresse et d’un grand
sang-froid ; lon devine que sa fuite doit être rapide
si le reptile est manqué ou même s’il est mal saisi; et
l’on peut se faire une idée de la colère du serpent
venant d'échapper à un péril et qui aperçoit l'ennemi
dont il jure la perte à son tour. C’est presque tou-
jours un cadavre hideux qu’on trouve le lendemain
étendu raide sur le sol ou tordu comme s’il avait suc-
combé à une attaque de tétanos.
Dans le calme, le serpent à sonnettes tue ; jugez de
sa colère.
Si la guerre faite au serpent noir par les sauvages
de la Nouvelle-Hollande est beaucoup plus meurtrière
272 CHASSES.
que celle faite au serpent à sonnettes, c’est que le na-
turel de la Nouvelle-Galles-du-Sud vit dans les bois,
sans armes, Sans vivres, sans vêtemens, sans défense ;
c’est que là, dans ces éternelles et immenses solitudes,
il à un sol à disputer à son ennemi, et ques’il se couche
sans éloigner de lui ce redoutable voisin , il est mort.
La dent du serpent noir, je vous l'ai déjà dit, c’est
le coup de foudre qui vous frappe au crâne, c’est l’a-
cide hydrocyanique , c’est la mort la plus prompte,
la plus épouvantable à éprouver, la plus hideuse à voir.
Et puis le serpent noir attaque l’homme plutôt
qu'il n’est attaqué par lui. Il le guette, le surprend,
se rue dessus, Il y a là un cadavre.
Et puis encore il se cache traîtreusement avant de
s’élancer, il se tait, et vous ne l'avez pas encore vu que
déjà vous êtes frappé.
J'aime mieux le lion qui rugit, le tigre qui rauque,
le buffle qui pousse des mugissemens. lei du moins
vous avez été prévenu, vous vous êtes mis sur la dé-
fensive, vous avez regardé votre ennemi en face, et
avec de l’intrépidité et des armes, il vous a été per-
mis de combattre. Mais le serpent noir, mais le ser-
pent à sonnettes ! Décidément j'aime mieux l’hyène
à la dent verdâtre, à la langue rouge, à la gueule ter-
reuse.
Puis encore voici venir à vous la mort, une mort
affreuse, horrible, rapide , une mort avec des tortu-
res, avec des tiraillemens effroyables, avec tous les
symptômes de l’hydrophobie.
LE SERPENT A SONNETTES. 273
C’est le serpent à sonnettes qui vous a mordu,
c’est lui que vous avez regardé en face, c’est lui dont
vous n’avez pas entendu le lugubre avertissement. Il
n’attaque pas comme le serpent noir ; mais si vous
l’attaquez, vous, il n’est pas probable que vous sor-
tiez vainqueur de la lutte, car son venin est actif,
son élan rapide, sa gueule prompte à s'ouvrir et à se
fermer, et ses dents creuses, par où glisse la mort,
sont aiguës et tranchantes.
Quelques naturalistes assurent que le serpent à
sonnettes, se mordant lui-même par sa propre dent,
expire sous les atteintes de son venin; d'autres ob-
servateurs combattent cette assertion et se basent sur
des expériences récentes du virus de l’affreux reptile,
faites au milieu des dangers les plus imminens.
Ce qu'il y a de certain, c’est qu’un serpent à son-
nettes mordu par un autre serpent meurt deux ou
trois minutes après.
Maintenant , apprivoisez ce redoutable reptile et
vous ferez une utile chasse à ses frères. Mais le ser-
pent et l’hyène ne sont susceptibles ni d’attachement
ni de reconnaissance. Leur vie est la mort de tout ce
qui les approche.
A l’aide de la flamme et d’un grand bruit, on par-
vient à éloigner les serpens à sonnettes des habita-
uons, et c’est ainsi que se garantissent de leurs attein-
tes les nègres employés aux coupes des cannes à
sucre, alors qu’ils passent les nuits dans les champs.
Il n’est pas rare pourtant de voir le hideux reptle
274 CHASSES.
s'approcher parfois du foyer et chercher à chauffer
à la flamme ses membres engourdis par le froid ou la
pluie.
Dans cet état d’extase, les esclaves les tuent sou-
vent à coups de bâton ou de sabre.
Le moyen le plus connu pour se défaire d’un si
dangereux adversaire est de Île saisir au moment où,
étendu sur le tronc d’un arbre, il bave aux ardeurs
du soleil. Un violent coup de baguette de fusil par-
vient alors à briser un de ses anneaux et à lempé-
cher de diriger ses mouvemens. Ainsi frappé, le rep-
tile meurt dans des convulsions horribles. Mordu en
ce moment par le serpent à sonnettes, un homme
meurt en deux minutes et demie.
Il a été difficile de constater d’une manière précise
si le serpent à sonnettes, après avoir mordu une fois,
pouvait donner la mort par une seconde morsure. Il
semble démontré aujourd’hui que la seconde blessure
du reptile est beaucoup moins dangereuse que la
première, et que la troisième, faite une heure après,
ne présenterait pas de grands risques à celui qui en
serait atteint. Aussi les noirs se hâtent-ils, dès qu’un
de leurs camarades est étendu raide sur le sol, de
s élancer à la poursuite du monstre, de s’en emparer
avec les mains. Bien des exemples sanglans devraient
pourtant les tenir en garde contre de semblables
épreuves, et la dent creuse du redoutable reptile ne
tarde guère à se remplir et à donner la mort à celui
qui le touche.
LE SERPENT 4 SONNETTES. 275
— Croyez-vous, dis-je un jour à un planteur, à la
puissance attractive du serpent sur certains quadru-
pèdes et sur presque tous les oiseaux ?
— Non, monsieur, et il serait absurde d’y ajouter
foi.
— Cependant, ona vu des crapauds, des grenouil-
les, des rats, des lézards même bondir fébrilement
et s’élancer petit à petit vers le serpent à sonnettes
et s’engouffrer plus tard dans sa gueule.
— C'est un effet de la peur.
— C'est donc une attraction.
— Oui, puisque vous donnez à ce mot une signi-
fication que je lui refuse. Mais le pouvoir du reptile
serait nul ou plutôt produirait un effet répulsif si la
frayeur ne troublait pas les sens de celui qui s'est
laissé subjuguer. En faveur de la cause que je plaide,
j'ajouterai que j'ai vu des grenouilles endormies et
fort paisibles à côté du reptile, qui, à leur réveil,
s’élançaient en effet vers le dévorateur,
— Avez-vous vu aussi des oiseaux tomber du haut
des arbres dans la gueule du serpent ?
— J'en ai vu qui tombaient ; mais dans la gueule
du serpent, non,
— Avez-vous une grande facilité à vaincre le ser-
pent à sonneites pendant sa digestion ?
— Très grande, Toutefois nos conquêtes sont ra-
res , car le reptile, dès qu’il est repu, se retire dans
le creux de quelque rocher et s’y repose immobile
pendant des mois entiers,
vu
276 CHASSES.
— N'a-t-on alors aucun moyen de le vaincre ?
Nous en employons un qui ne réussit pas toujours,
parce que sa demeure a deux ou trois issues et qu’il
est difficile de les trouver. Mais quand son gîte est
parfaitement connu, nous brülons à l’orifice une lon-
gue traînée de soufre ; nous mastiquons tousles jours,
toutes les petites fentes, et le reptile est étouffé.
— Avez-vous remarqué que la marche du reptile
fût plus rapide le matin que le soir ?
— Elle l'est beaucoup plus le matin avant le lever
du soleil ; aussi nos chasseurs ne vont-ils à la pour-
suite du serpent que le soir.
La méthode le plus en usage pour s'emparer du
serpent à sonnettes, celle qui expose le chasseur
à moins de dangers , est simple et de facile exécu-
tion.
On place aux environs des haies sous lesquelles
le reptile a l'habitude de se reposer une grande cage
en fil d’archal dont la porte est ouverte. Dans cette
cage est lié un rat , un lapin, une volaille ou quel-
que autre chétive bête Jluttant contre l’obstacle qui
la retient captive. Dès que le serpent entend le bruit
de celui dont il veut faire sa proie, il part, entre
dans la cage fixée solidement à terre, et à peine at-il
commencé son repas qu’une corde mue par le chas-
seur caché derrière un arbre est détendue ; la porte
de la cage se referme et le reptile est prisonnier.
Cependant, comme ce dangereux animal met sou-
vent plus d’un mois d'intervalle entre un repas et
LE SERPENT A SONNETTES. 271
l’autre , il est aisé de comprendre que de pareilles
chasses sont peu meurtrières et qu’il faudrait bien
des siècles pour dépeupler une colonie de ces hôtes
redoutés , si lebesoin de sa sécurité personnelle ne
venait pas plus efficacement en aide au colon.
On croit généralement à la Martinique que beau-
coup de noirs ont des remèdes certains contre la
morsure du serpent à sonnettes, mais alors pourquoi
de grandes récompenses, la promesse même de la li-
berté, n’auraient-elles pas arraché ce secret à ceux
qui le possèdent? Ne serait-ce pas plutôt que le ve-
nin du replile est sans puissance contre certaines na-
tures? Le sang noir est-il plus difficile à corrompre que
le nôtre ? Ce sont là de ces importantes études qu’on
ne saurait trop recommander aux explorateurs.
Quoi qu'il en soit, j'ai connu un esclave qu’un
serpent à sonnettes avait mordu au mollet et qui,
après s'être fortement frotté avec un certain mélange
de feuilles qu’il portait dans son caleçon, n'a jamais
été malade de sa blessure.
Il serait sage peut-être , dès qu'un noir dit avoir
été impunément mordu par un serpent à sonnettes,
de l'envoyer à la chasse des reptiles et de lui accorder
une récompense pour chaque tête vénéneuse qu'il
apporterait. Cela vaudrait bien, je crois, les travaux
du champ de café ou de‘la canne à sucre.
Voici le soleil dardant ses flèches les plus aiguës
sur la terre qui crie et se crevasse; le nègre, épuisé ,
ruisselant, succombe à ses atteintes; le planteur se
278 CHASSES.
réfugie sous ses galeries protectrices, la feuille jau-
nit, la tige de la canne se colore, l'atmosphère entière
est comme une fournaise dans laquelle toute la colonie
voudrait s’assoupir, Car l'air lourd, écrasant, pèse
aux poumons comme un remords à l’âme; partout le
silence et le découragement, partout un engourdisse-
ment mortel pendant cette torpeur de la nature;
partout, excepté dans le gîte du serpent à sonnettes,
qui s'étale dans la plaine , dans les champs de café,
sur les grandes routes, et puis se tord, se joue, se
roule et fait entendre, comme une menace de mort,
son redoutable bruissement,
Ne cherchez pas au sein de ces chaleurs étouffantes
à combattre le serpent à sonnettes: son venin a trop
d'activité , ses oscillations sont trop rapides, vos mem-
bres sont trop brisés. Fuyez si vous en avez la force,
suspendez-vous à un hamac, à cinq ou six pieds du
sol, sous la gigantesque feuille du bananier, ou
sous les couronnes ondoyantes du latanier, dont
la tête se cache dans les nuages, et laissez glisser sous
l'herbe le serpent à sonnettes en quête d’une victime
sans défense. C’est la mort qui se promène parmi les
vivans allourdis, c’est Le virus le plus actif qui prend
encore de l’âcreté sous ce ciel de bronze, sur cette
terre de lave. L’agonie de celui qu’atteint alors le
serpent à sonnettes n’est pas longue, je vous l’atteste,
et le cadavre qui tombe n’est pas facile non plus à
ployer. Un corps gît là, comme frappé de la foudre, le
tronc noueux du tamarinier que les siècles avaient
LE SERPENT A SONNETTES. 979
respecté. Mais le ciel se voile, la mer clapotte sous
une brise folle, sans direction marquée ; là bas, [à
bas, l'horizon est rouge comme du sang; sur votre
tête, un cliquetis d'oiseaux invisibles fait crier le feuil-
lage; sans nuages au zénith, un roulement sourd tra-
verse l’espace ; sans rafale dans les vallées ; l'océan se
dresse comme des montagnes mouvantes avant de se
ruer sur la plage envahie, dont il roule les galets avec
un fracas épouvantable, Il y a colère au ciel, colère
ardente sur la terre et au fond des flots; mais cette
colère est emprisonnée : la main puissante de Dieu la
tient comprimée afin que les mères aient le temps
d’abriter leurs enfans épars çà et là le long des ruis-
seaux qui se dessèchent. Les portes des habitations
se bardent de solides masses de fer, les nègres se
blottissent sous leurs cases menacées, les quadrupè-
des hurlent, aboient , hennissent, grognent , glapis-
sent en s’agitant dans leurs étables comme si une
fièvre douloureuse les avait saisis ; 1ls courent
dans la plaine sans but, sans direction fixe; ils se cou-
chent, se redressent, veulent fuir et tombent; c’est
le commencement d’une lutte terrible, c’est le pré-
lude d’un combat solennel, où la rage sera d’un côté
et la résignation de l’autre. Voyez maintenant!
Les troncs des arbres sont déracinés et tourbillon-
nent dans les airs , heurtés par les toits des maisons
en lambeaux ; les vagues écumeuses tombent sur les
rochers qui erient et contre lesquels la baleine gigan-
tesque vient ouvrir son dos mutilé. Le cielest cuivré,
280 CHASSES.
cuivrés aussi sont les mornes où vous admiriez
naguère une végétation verte et vigoureuse ; les ruis-
seaux se sont changés en torrens dévorateurs , la
bouffée de l'ouragan qui les pousse les fait un instant
après remonter vers leur source ; l’air est à la fois
un déluge et un enfer. L’éclair rapide sy promène
au milieu d’une pluie froide, épaisse et pénétrante,
et vous ne savez ce que vous avez le plus à redouter
de la foudre qui mugit et s’abat ou de l’avalanche qui
se roule et bondit autour de vous.
La crise a passé , l'ouragan a épuisé sa violence ,
le planteur a repris un peu de sécurité, le nègre
secoue les débris d’écorce et de branches qui le cou-
vrent et lui ont servi de manteau pendant ce terrible
désordre, les quadrupèdes respirent à l’aise, et quand
vous avez jeté un coup d’œil sur vos plantations
désolées, vous voyez roulés en bloc, comme pour se
rapetisser , les serpens à sonnettes, frissonnant
encore et se laissaniluer comme des êtres inoffensifs.
Un fléau à tué un autre fléau, le coup de vent a
eu ses générosités.
J'ai vu des noirs ne pas craindre d'attaquer en face
le serpent à sonnettes en tenant d’une main une
torche enflammée et pétillante qu'ils présentaient
incessamment au reptile, et de l’autre un sabre ou
une baguette de fusil dont ils le frappaient. Ce genre
d'attaque est fort souvent adopté dans un grand
nombre d'habitations; mais on comprend qu'il faut
beaucoup de courage, d'adresse et de sang-froid au
LE SERPENT À SONNETTES. 281
provocateur pour sortir vainqueur de la lutte.
Quelquefois aussi il arrive que le chasseur attend
le serpent, armé de deux torches, et tandis qu’il lui
en présente une pour l'éblouir, il le frappe de l’autre,
qui brüle le reptile ou lui fait prendre la fuite.
. Hélas ! ce n’est pas assez de tous ces moyens pour
détruire un des plus redoutables et des plus auda-
cieux adversaires des hommes! La race des serpens à
sonneltes est loin de s'éteindre ; les primes promises
aux esclaves pour chaque cadavre de reptile en a fort
peu diminué le nombre, et il n’est pas d'année quede
grands malheurs ne viennent jeter la désolation et le
deuil dans les familles.
Le boa disparaitra bientôt de Timor et des princi-
pales iles malaises, et ne vivra en sécurité que dans
l'intérieur désert et presque ignoré de l'Afrique; le
lion s'éloigne pelit à petit des habitations et des cités;
l'éléphant, le rhinocéros, le tigre et la panthère com-
mencent à comprendre que, dans leurs duels avec les
hommes, les chasseurs leur sont souvent funestes;
le crocodile même se plait bien plus dans les rades
tranquilles qu'au milieu des carènes voyageuses
que l'ancre retient dans les rades commerciales; le
jaguar ne vit plus que dans les pampas et dans l’inté-
rieur des forêts vierges ; le serpent noir est déjà traqué
par la civilisation jusqu’au-delà des montagnes Bleues;
le serpent à sonnettes seul assiége les citoyens dans
leurs demeures, et, loin de redouter la colère de ses
ennemis, il semble se plaire à venir les provoquer
Er 19
282 CHASSES.
au sein de leurs retraites les mieux défendues.
Les explorateurs aventureux qui vont étudier les
bêtes féroces ou venimeuses dans leurs domaines,
sous toutes les zones, ont cru remarquer une ten-
dance à moins de cruautés dans certaines races. Ils
ont comparé leurs observations avec celles faites par
les anciens naturalistes, et presque tous ont conclu
que certains animaux ont perdu ‘quelque chose de
leur cruauté première et instinctive. Le serpent à
sonnettes est moins sujet au caprice, plus constant
dans sa nature. Ses colères sont, comme par le
passé, des arrêts de mort; les blessures de sa dent,
des tortures horribles, quoique de courte durée , et
les hommes, qui ont forcé le lion et le tigre dans leurs
retraites les plus difficiles, n’ont pu lui faire abandon-
ner les cités dont il leur dispute la conquête.
Pendant un rude été et après plusieurs violens
orages, l'habitation d’un des plus riches colons de
la Martinique se trouva tellement infestée de serpens
à sonnettes, que le planteur, sa famille et une partie
de ses noirs se virent forcés de prendre la fuite. Il ne
resta dans l'habitation que les esclaves les plus intrai-
tables, ceux qui avaient mérité quelque châtiment
et ceux qui, dans l'espoir des récompenses promises,
consentaient à s’exposer aux dangers d’une chasse où
tant de victimes devaient couvrir le sol.
Parmi les nègres retenus aux fers, il y en avait
un nommé Pégu, condamné à recevoir cinquante
coups de rotin par jour, et cela pendant toute une
LE SERPENT A SONNETTES. 283
semaine. Le châtiment subi, il était reconduit au ca-
chot et n'avait pour reprendre ses forces épuisées par
la douleur et la perte de son sang que l’eau bourbeuse
qu’on lui donnait en petite quantité et une bien mai-
gre ration de farine de manioc. Avant de regagner la
ville, le maître voulut assister encore une fois à l'exé-
cution de la sentence de Pégu. Celui-ci, déjà couché
sur l'échelle fatale où on allait le fustiger, vit venir à
lui un serpent à sonnettes qui se glissait traîtreuse-
ment sous l'herbe. Pégu reste immobile, aimant mieux
une mort prompte qu'une lente et douloureuse agonie
de tous les jours. Déjà le redoutable reptile se re-
pliait sur lui-même pour s’élancer, lorsque, à la vibra-
tion de la queue, le planteur, d’abord immobile et
impassible, bondit et s’éloigne épouvanté. Au bruit,
le serpent tourne la tête, change à l'instant de réso-
lution, et se croyant sans doute attaqué, il se dirige
en sournois vers le planteur, qui n’a pas même la force
de prendre la fuite. Tremblant, pâle, presque pétrifié,
il balbutie à peine quelques paroles inintelligibies ;
mais on devine qu’il demande du secours. Pégu se
dresse, court au reptile, s’élance sur lui, et d’une
main vigoureuse il le saisit à la gorge, le serre et l’é-
toufle après un quart d'heure d'efforts inouis.
Dix minutes après, le nègre recevait, par ordre du
maître, les cinquante coups de rotin auxquels il avait
été condamné pour être allé, malgré la défense qu’on
lui en avait faite, voir sa femme dans la nuit.
Pégu subit son châtiment pendant trois jours en-
28/4, CHASSES.
core ; mais au dernier, succombant sous les déchire-
mens, 1l se jeta à genoux et demanda grâce, promet-
tant de rapporter à son maître deux serpens à son-
nettes morts par jour, et cela pendant une semaine.
On écrivit au planteur, qui accepta les propositions
de Pégu. Celui-ci tint parole; mais au lieu de qua-
torze serpens à sonnettes qu'il avait promis, il n’en
put tuer que treize.
Le lendemain du dernier jour fixé, il reçut les cin-
quante coups de rotin dont il avait cru s'affranchir,
et ne se releva plus de l’échelle fatale.
On jeta son cadavre aux oiseaux de proie.
Peut-on appeler chasses ces combats singuliers li- :
vrés sans relâche à ces ennemis de Lout ce qui respire?
et vous qui cherchez à expliquer chaque phénomène
de la création et qui osez avancer que tout ce qui se
meut est l’œuvre d'une sagesse immuable, prouvez-
moi, je vous prie, l'utilité du serpent à sonnettes,
trainant son corps gras et gluant au milieu des belles
plantations de bananiers et parmi les fleurs rares et
embaumées des plus rians jardins du monde. Jusque-
là je croirai que cet affreux reptile est un fléau comme
le typhus, la rage et la peste.
Quelques moralistes m'ont reproché, dans certaines
feuilles critiques , d’avoir osé prêter une pensée aux
quadrupèdes ou aux reptiles. Selon eux, les hommes
seuls ont de l'intelligence, le reste n’a que de l’ins-
tinct. Mais si l'instinct des brutes est plus merveilleux
que votre raison, n'est-ce pas celle-ci qui occupe la
LE SERPENT À SONNETTES. 289
seconde place ? Qui d’entre nous ferait ce que fait le
castor ? Qui d’entre nous bâtirait comme bâtit l'orang-
outang? Et l’industrie de la sarigue ? Et celle du kan-
guroo ? Tout cela est-ce l’œuvre du hasard ? Tout cela
est de l'intelligence, ou le mot qui exprime cette di-
vine faculté doit perdre sa signification,
J'ajoute, moi, que le serpent à sonnettes est mal-
heureusement doué de cette haute intelligence que
vous accordez à l’homme et que celui-ci, dans sa
vanité, se réserve pour lui seul. Voyez comme il s’in-
cline avec rapidité lorsque la baguette, levée pour
l’atteindre, fouette dans le vide ! Voyez comme il fuit
après vous avoir mordu, car il prévoit que vous vou-
drez vous venger avant de mourir! Voyez comme il
accepte une première luite avec plus d’ardeur qu'une
seconde, car il sait qu’il a moins de venin à présent,
et que son venin est aussi moins aclif! Voyez encore
comme il se glisse traîtreusement sous l'herbe pour
atteindre sa proie, et comme après son festin il se ré-
fugie pour sa digestion au fond de quelque gîte as-
suré !
Appelez tout cela les mouvemens d’une machine,
J y consens, mais, encore une fois, dites que cette ma-
chine à une volonté.
Quand vous m'aurez marqué la limite exacte
qui sépare le haut instinct de l'intelligence bornée,
je consentirai à m'humilier devant votre sagesse ;
jusque-là permettez-moi de croire que le serpent
sait qu'il va donner la mort, que le castor sait
286 CHASSES.
qu'il se met à l'abri de l’attaque des hommes par la
double issue de sa demeure souterraine et sous-mari-
ne, que le lion sait qu’il est le roi des quadrupèdes
et l’aigle le roi des oiseaux.
Ne m'en veuillez pas, je vous prie, de mes réflexions
morales, je suis sous un magnifique palmiste, à l’abri
d’un soleil à pic; une brise fraiche et embaumée me
caresse le visage, la mer soupire à mes pieds comme
on le fait après une colère éteinte; la tête de la canne
à sucre est dorée, nul cri d’esclave soumis au fouet
noueux n’a frappé mon oreille depuis mon réveil, et
tout auprès de moi vient de glisser un serpent à son-
nettes regagnant sa profonde demeure après le repas
d'un lapin qui a gonflé comme une tumeur ses flancs
si élastiques.
On réfléchit tout à son aise quand le danger n’existe
plus.
LB PORC-BDIIG
TS DB” EE OZ EC
Le porc-épic ne ressemble ni au cochon, dont i n’a
que le grognement, ni au hérisson, dont il n’a queles
dards. Sa tête est longue et plate sur les côtés, son
museau presque pareil à celui du lièvre, ses yeux
petits et ses oreilles larges et courtes, assez semblables
aux oreilles des singes. Ses dents incisives res-
semblent à celles des rats et des écureuils; ses
dents inférieures percent la lèvre qui les enveloppe.
Son cou est gros, son corps renflé, sa queue très
courte; cinq doigts sont bien formés aux pieds de
288 CHASSES.
derrière, et quatre seulement aux pieds de devant.
Les plus grands dards du porc-épic sont placés à
la partie postérieure du dos et peuvent avoir de sept
à neuf pouces de longueur; ils sont pointus aux deux
bouts et colorés d’un brun noirâtre.
Ses pieds et le bout de son museau sont couverts
de petites soies brunes et raides, et ses moustaches de
soies noires et luisantes longues de plus d’un demi
pied.
Les piquans du porc-épic sont de vrais tuyaux de
plumes auxquelles il ne manque que les barbes ; ceux
voisins de la queue sonnent les uns contre les autres
lorsque l'animal marche ; il peut les redresser comme
le paon relève les plumes de sa queue.
Quelques voyageurs ont assuré que le porc-épic
pouvait lancer assez loin ses dards et avec assez de
force pour blesser profondément : c’est un conte en-
tièrement absurde.
Quoique originaire des climats les plus chauds de
l'Afrique et des Indes, le pore-épic peut vivre et mul-
tiplier sous des zones plus tempérées, telles qu’en
Perse, en Espagne, en Italie.
En domesticité, le porc-épic n’est ni féroce ni fa-
rouche, il est seulement très jaloux de sa liberté. A
l'aide de ses dents de devant, il coupe le bois et perce
la porte de sa loge. Sa nourriture alors se compose de
pain, de fromage et de fruits. Libre, il vit de racines
et de graines sauvages. S'il peut pénétrer dans les jar-
ins, il y fait grand dégât et se jette sur les légumes
LE PORC-ÉPIC. 281
avec beaucoup d’avidité. Quand arrive la fin de l'été,
il devient gras. Ainsi que la plupart des animaux, sa
chair, quoique fade , n’est pas trop mauvaise à man-
ger.
CHASSE.
A la bonne heure, des chasses comme celle que je
vais vous raconter ! à la bonne heure un amusement
au lieu d’une fatigue, un jeu au lieu d'une querelle,
un cartel pour rire au lieu d’un duel à mort!
Il est temps que je vous repose des scènes de car-
nage que j'ai déroulées à vos yeux.
Assez de sang a coulé, assez de lambeaux de chair
palpitante ont volé à l’air et rougi le sol; il y a déjà
eu trop de cris, de hurlemens, de rapines et de dé-
vastations ; il est temps de prendre un peu de quiétude
et de courir après des émotions plus douces.
Le plaisir délasse encore plus que le répos ; Je
n'aime pas ce qui énerve, mais bien ce qui occupe,
et je ne suis pas très sûr que le sommeil ne brise
pas les membres.
En avant donc , mais cette fois avec des rires aux
290 CHASSES.
lèvres, des conversations joyeuses et des quolibets
pour abréger la longueur de la route.
Nous avons la certitude que nous rentrerons sans
regret, et voilà pourquoi nous jetons au départ tant
de folie au vent.
Lorsqu'on va à la chasse du lion, du tigre, de la
panthère, du rhinocéros ou de l'éléphant, on trouve
toujours le chemin trop court ; on arrive trop tard
sur le champ de bataille, on imagine mille petits inci-
dens pour des haltes ; on étudie les fleurs, les arbus-
tes, les cailloux, les galets; on s’extasie sur la beauté
des arbres qui pèsent sur le sol, sur la fraîcheur de
la brise qui se joue dans les cheveux, sur la richesse
du plumage des oiseaux qui traversent les airs, sur
la forme des nuages qui passent, et l’on prend du re-
pos sans avoir senti la lassitude, et l’on remplit son
calepin de notes insignifiantes qu’on effacera après la
campagne. Cela est naturel; on est bien ,où l’on se
trouve, parce qu’on sait qu’il yaura plus tard bruyante
agitation et péril de la vie où l’on veut arriver.
Eh! tenez, en allant à la rencontre du lion avec
M. Rouvière, je me rappelle avoir chanté pendant les
deux tiers de la route; vous savez que les enfans
chantent aussi quand ils ont peur du fouet ou des re-
venans.
Mais ici, à la chasse du porc-épic, nul danger ne
vous attend dans Ja bataille. Ce que vous avez le plus
à craindre, c’est de ne pas rencontrer l'ennemi. Là-
bas, vous auriez voulu ne vous trouver jamais face à
LE PORC-ÉPIC. 291
face avec lui, ici vous aurez de l'ennui à l'âme s’il vous
évite et vous échappe. Ce qu'il y a de plus curieux
dans ces sortes d’expéditions, c’est que les chasseurs,
pendant le trajet, se partagent déjà les dépouilles de
la victime, comme dans la fable de l'ours. Chacun
aura sa part du butin, chacun aura sa ration convoi-
tée, excepté la meute dont vous êtes suivi et qui pous-
sera bientôt d’horribles aboiemens.
Nous quittons les beaux, les admjrables vignobles
de Constance , et, tournant à l’est, vers l’intérieur,
nous nous enfonçons dans les terres. C’est ‘un pays
sauvage, nu, découvert, où poussent de rares arbustes
jusque dans les anfractuosités des roches qui percent
la terre rougeâtre et capricieuse en ses ondulations.
Si le lion devait venir nous visiter, nous le verrions de
loin, et nos chiens d’ailleurs le devineraient avant
nous. Aussi, tout est paisible dans la caravane, ou
plutôt tout est joyeux et même impertinent. Hier, un
bruissement nous faisait tressaillir; aujourd'hui, ce
qui nous semble douloureux, c’est le silence.
— Ferons-nous une course inutile? dis-je à mes
compagnons, impatiens Comme moi.
— Nous saurons bien la rendre fructueuse, me
répondit l’un d’eux.
— Comment cela ?
— Si nous ne trouvons pas de porc-épic, nous
tuerons de petitsoiseaux, nous prendrons des lézards
et quelques-uns des rares et sombres papillons qui
voltigent autour de nous. La philosophie est d’un
299 CHASSES.
merveilleux secours surtout dans les déceptions.
— Paix, dit tout bas le planteur qui nous accom-
pagnait, voici un terrain où j'aperçois des traces ré-
centes du passage du porc-épic ; soyez contens, mes-
sieurs, les chiens vont être bientôt sur ses traces.
En effet, un rapide mouvement de queue et
de pattes s’exécuta parmi la gent canine; les impa-
tiens animaux poussaient des aboiemens sans éclat,
comme s'ils avaient compris que le bruit épouvante-
rait l'ennemi qu’on voulait surprendre ; et cependant,
sans les ordres et le fouet des maîtres, ils auraient pris
la volée. Nous fimes halte dans un petit ravin, tandis
que le colon, accompagné d’un seul chien, s’éloigna
de nous de quatre cents pas, étudiant les zigs-zags du
quadrupède exercé. Ils revinrent tous deux un mo-
ment après.
— Nous devons renoncer, nous dit-il, au porc-épic;
le chien n’en a pas trouvé la trace.
A peine avait-il parlé que la meute bondit à la fois
et que nous vimes l'animal bardé de flèches venir de
notre côté trotliflant et grognant comme une tourière
hargneuse.
A un signal donné, les chiens s’élancèrent et le
porc-épie se trouva enlacé comme dans un large ré-
seau. Plus tard il se vit serré de si près que les
gueules béantes de la meute lui embrasaient la face
de leurs brülantes haleines.
Voyez la querelle! elle est curieuse, je vous l’atteste,
c'est à faire pouffer de rire l'esprit le plus chagrin.
LE PORC-ÉPIC. 293
Ils sont là vingt contre un. Celui-ci est petit, ché-
tif, isolé, sans colère, sans peur aussi; les autres sont
pleins de mutinerie et d’ardeur. Ils ont des gueules
béantes, des dents aiguës, des pattes et des flancs ro-
bustes, et cependant ils ne triompheni pas encore.
S'ils s'éloignent de quelques pas de leur adversaire ,
vous voyez ce dernier pivoter sur lui-même et lancer
çà et là des regards investigateurs sans être inquiets.
On le dirait au milieu de sa famille attentive et cares-
sante. Si la meute serre ses rangs et se rapproche,
oh ! alors le porc-épice est immobile, sa petite tête ren-
tre dans son corps, ses courtes jambes fléchissent, les
flèches qu’il avait couchées les unes sur les autres dès
qu'on s'était éloigné de lui se redressent vibrantes
dès qu’on s’en approche, et vous ne devinez que c’est
un être vivant qu’à quelques mouvemens fébriles et
presque imperceptibles.
Les balles, dit-on, ont des yeux pour atteindre les
lâches ; ici ce sont les plus courageux qui ont surtout
à souffrir de l'attaque; mais quelles grimaces! quels
bonds ! quels hurlemens! Le chien s’élance, son mu-
seau s’allonge vers le porc-épic, la flèche aiguë péné-
tre dans les narines, le sang coule, et l’agresseur bat
en retraite avec les contorsions les plus comiques.
Au premier chien découragé en succède un second
qui n'obtient pas plus de succès ; à celui-ci un troi-
sième qui recule à son tour sentant Gans ses naseaux
les flèches piquantes qu’il a voulu braver, et c’est le
spectacle le plus bizarre du monde que de voir là, à
294 CHASSES.
deux pas de soi, vingt corps agités contre un corps en
attente, le mouvement vaincu par l’immobilité! D’Assas
se vit arrêté par les faisceaux de baïonnettes ennemies;
je ne sais pas quel Romain encore par les piques de
la légion immortelle. Les d’Assas de la gent canine ne
sont pas plus heureux ; ils font volte-face, ils se repo-
sent de leurs fatigues à venir, et, découragés, ils sem-
blent, par leurs tristes aboiemens, demander secours
et vengeance aux hommes qui les ont menés au
combat. k
Vous comprenez que pour mettre fin à cette lente
agonie de la bête rongeuse, les chasseurs ont un moyen
plus sûr que les dents de la meute, et qu'il faut en
finir avec l'oursin terrestre. Une balle glissée dans
un pistolet fait son office, les dards aigus cessent de
se tenir hérissés, les jambes se replient, une boule de
chair s’affaisse, un cadavre est à terre, et les chas-
seurs auront de coquets ornemens pour leurs pin-
CEAUX. É
Pauvre petite bête inoffensive qu’on va traquer
dans ses déserts, quelles douloureuses réflexions doi-
vent traverser ton agonie contre la méchanceté des
hommes ! Tu naïs, tu vis, tu te promènes solitaire, tu
l’arrêtes à tout obstacle, tu respectes la haie du plan-
teur, tu ne te faufiles pas en filou dans son poulailler,
tu dors paisible la nuit dans ta tanière parce que ta
journée a été sans rapines et sans meurtre ; Lu te
promènes aux rayons du soleil, tu L’abrites aux pluies
etaux ouragans ; et nous, plus terribles que les fléaux
LE PORC-ÉPIC. 295
qui désolent le pays où le ciel L’a fait naître, nous al-
lons lâchement te chercher noise et rire à ton der-
nier soupir.
Pauvres porcs-épics ! Comme lPAfrique , l'Europe
a aussi ses bêtes féroces , et tous les cœurs de tigre
ne sont pas cachés dans vos solitudes.
Mais si un combat entre chiens et porc-épic est
curieux et comiquement dramatique, Je vous assure
qu'il n’est pas sans intérêt, alors qu’il a lieu entre cet
animal et le lion, car celui-ci à la peau dure et ne
recule pas devant la douleur. Au contraire, blessé à
la face par les flèches, il s’irrite, 11 rugit, il bat ses
flancs de sa queue nerveuse, il bondit enfin et tombe
de tout son poids sur la bête écrasée. Là est un bloc
de chair presque sans forme ; mais [à aussi est un
lion, le puissant roi des quadrupèdes, éclopé, endo-
lorié, forcé de prendre du repos ou de ne marcher
qu'avec peine.
Si après la victoire le lion veut assouvir sa rage sur
l'ennemi vaincu, il voit encore ses efforts impuissans,
les flèches n’ont pas toutes été brisées, quelques-unes
sont encore debout, et un cadavre lasse l'énergie du
plus indompté des enfans de la création.
Quant au rhinocéros qui trouve parfois un porc-
épic sur son passage, s'il lui prend l'envie de s'en dé-
faire, les flèches de celui-ci ne le sauvent pas, car la
cuirasse de ce monstrueux quadrupède défie la balle,
et les cornes de ses paltes gigantesques seraient à peine
ble ssées par le fer rouge.
296 CHASSES.
Une remarque fort singulière faite par les colons
qui se sont le plus occupés de Ja chasse du porc-épic,
et qui ma été confiée par quelques explorateurs
peu avides du merveilleux, c’est que les chiens de
forte race, les dogues, les chiens de Terre-Neuve sont
peu aptes à la chasse dont nous parlons, soit qu'ils
dédaignent un semblable ennemi, soit qu'il y ait dans
leur nature une antipathie, un dégoût qui les éloigne
de la bête épineuse. Ils forment presque toujours
l'arrière-garde de l'armée belligérante, sans se sou-
cier le moins du monde des épithètes de poltron ou
de lâche qu’on a droit de leur appliquer, et même en
dépit des menaces et des coups de fouet, auxquels ils
sont plus sensibles qu'au mépris et à la honte. Les
roquets, les bassets à jambes torses, les épagneuls et
les petits lévriers composent pour l'ordinaire les hé-
roiques phalanges menées à la poursuite du porc-
épic; et, pour ma part, j'avoue que j'aime beaucoup
mieux voir en venir aux mans (pardon, messieurs
les chiens) petit corps contre petit corps que colosse
contre nain.
Ce n’est pas dans ces sortes d'amusemens que les
contrastes peuvent plaire ou intéresser. Quand l'issue
du combat n’est plus douteuse, le drame est mort :
c’est le péril qui fait l’intérèt, c’est la crainte et l’es-
pérance, se déplaçant toujours, qui font le drame.
L'éléphant qui chemine écrasant tout sur son pas-
sage, l’hyène qui glapit et déchire, le lion qui se
4
heurte contre le tigre, voila des scènes à étudier,
LE PORC-ÉPIC. 297
voilà des tableaux qui ne vous laissent jamais sans
émotion.
J'ai visité quelques-unes des piqüres faites par le
porc-épic à nos chiens les plus intrépides : la plaie
avait presque toujours plus d’un pouce de profondeur;
mais elle se fermait promptement, et en peu de jours
les blessés n’en portaient aucune trace. La dent du
serpent à sonneltes pénètre moins profondément ,
mais on en meurt.
Il ne tiendrait qu’à moi de vous dire que j'ai assisté
à un combat à mort d’un porc-épic contre un porc-
épie, et de faire passer devant vos yeux les diverses
épisodes de cette lutte où la rage faisait des prodiges,
et au milieu de laquelle il y avait aussi de l'héroïsme,
du désespoir et une agonie.
On m'a raconté à ce sujet, dans la ville du Cap,
des choses trop curieuses pour que j'ose vous en faire
part. La crédulité n’est guère la vertu du lecteur sé-
dentaire, et moi qui vous parle, moi qui ai marché en
profil, horizontalement et verticalement sur ce globe
si petit et pourtant si ensanglanté, je vous avoue que
je n’y ai ajouté qu'une foi fort rétive.
Voici, par exemple, ce que m'a certifié un des plus
prosaiques colons de Tab'e-Bay. Mais non, je ne vous
le dirai pas, vous n'appliqueriez le proverbe injurieu-
sement adressé aux voyageurs, et Je veux être cru
quoique je vienne de loin.
I m'a semblé du reste que le porc-épic, traqué
par les chiens, était assez rageur, et que parfois il
LV 20
298 CHASSES.
osait se montrer assez décuirassé de ses chevaux-de-
frise pour essayer de mordre le roquet qui le harce-
lait de plus près. Quant à ses yeux, ils étaient flam-
boyans comme deux étoiles sur un ciel bleu d’azur,
et les mouvemens fébriles de son corps attestaient son
irritation tout homérique.
Le papillon et le ver de terre n’ont-ils pas aussi
leur bile et leur fiel ?
Comme les Hottentots font la guerre à tout être
vivant, se vautrant dans les eaux ou s’agitant sur la
terre, comme ces hommes dégénérés, même en nais-
sant, combattent avec une ardeur d’autant plus
grande qu’ils ont moins de dangers à courir, on con-
çoit que le pauvre porc-épic dont ils ont surpris le
gite a beaucoup à souffrir avant d’expirer. Ces misé-
rables, alors qu’ils n’ont pas pu l’atteindre dans sa
course, le traquent au fond de sa retraite, et, pour que
la victime ne leur échappe point, ils ferment l’ouver-
ture du terrier ou de la roche caverneuse, de pierres
et de gazon bien mastiqués, et l’y laissent douloureu-
sement mourir de faim et de soif. Aux glapissemens
du désolé quadrupède qui se débat contreles tortures
de la famine, la horde stupide et farouche pousse des
cris de joie et ne se repose que lorsque le silence lui
apprend qu'un dernier soupir a été rendu.
Quelquefois encore le désespoir animant le porc-
épic, celui-ci parvient à s'ouvrir une route à travers
les couches épaisses qui l'ont abrité, et préférant un
trépas rapide à une longue souffrance, il se montre,
LE PORC-ÉPIC. 299
et les trapus et crasseux Hottentots le cerclent et
l'insultent lächement de leurs railleries, en le frap-
pant comme pour le réveiller ; et quand la malheu-
reuse bête, aux abois, tombe épuisée, ils s’appro-
chent d'elle et lui arrachent brutalement une à une
les flèches qui la vêtissent, ainsi que le font les
petits enfans aux moineaux imprudemment confiés
à leur cruelle innocence. Je vous l'ai dit, je crois, le
Hottentot n’a pas le plus léger sentiment de gé-
nérosité.
La chair du porc-épic est à peu près semblable à
celle du jeune sanglier, mais elle exhale cependant
une odeur plus forte : c’est pour cela sans doute que
les Hottentots l’estiment presque à légal de celle de
l’hippopotame.
Les Caffres aussi font la guerre au porc-épic, mais
du moins sans torture pour leur ennemi. Un coup de
massue à bientôt abattu la victime, et vous voyez sou-
vent les fléches de ces courageux et féroces Africains
armées des plumes du porc-épie, qui voit ainsi tourner
contre lui les défenses que le ciel lui a données.
Le porc-épic est, vous le comprenez, le vrai souffre-
douleur des contrées qu'il habite en fugitif, en vaga-
bond, en paria.
J'avais acheté à Table-Bay une cuirasse de porc-
épic composée d’une demi-douzaine de peaux fort
bien préparées de ce quadrupède, gardant encore in-
tactes leurs pointes aiguës et bariolées, et je vous as-
sure que, revêtu de ce bizarre costume, quand j'al-
-
300 CHASSÉS.
lais me promener sur la montagne de la Table ou
au-delà, j'aurais fort bien pu être pris par quelque
naturaliste explorateur pour un de ces fantastiques
diablotins dont Callot a si heureusement doté son
admirable et srotesque tableau de la Tentation de
saint Antoine.
Ne vous étonnez pas, après ce que je viens de vous
conter de cet infortuné quadrupède, si je n’ai con-
senti à aller qu’une seule fois à sa poursuite. Il faut
de la pitié même à l’homme d'étude ; et quand la
science a quelque chose à perdre de sa lassitude ou
de sa paresse, l’humanité a quelque chose aussi à y
gagner.
Que vaut-il mieux contenter, ou le cœur ou l'esprit?
Dieu a donné des moyens de défense à tout être
vivant : des griffes au lion et au tigre, de l’ivoire à
l'éléphant, des écailles au crocodile, de l’espace et
des muscles au jaguar, au léopard et à la panthére,
des cornes au buffle, une odeur fétide à l'hyène, des
eaux profondes à l’hippopotame, du poison au serpent,
des flèches au porc-épic, la voûte céleste à l'aigle, à
l'homme l'intelligence. Il a donné à la brebis la pa-
tience, la faiblesse et la douceur.
La brebis est le moins défendu des êtres vivans.
DB PDHODOULR — MRRIAPIMANT
DEA UIRIR.
D BE TE IEC
Le phoque a la tête ronde comme l'homme, le mu-
seau large comme la loutre, les yeux grands et placés
haut, des dents pareilles aux dents du loup, la langue
fourchue, des moustaches, un poil court et rude sur
les mains, sur les pieds et sur le corps ; une queuc
très petite, le corps allongé comme celui du poisson.
Le phoque a des ongles‘aigus et des dents fort tran-
chantes ; il ne redoute ni le froid ni le chaud, se
nourrit d'herbe, de chair et de poisson, habite l'eau,
la glace et la terre. Il est estropré des quatre mem-
302 CHASSES.
bres; ses bras, ses cuisses et ses jambes sont presque
totalement enfermés dans son corps; les mains et les
pieds sortent seuls ; les uns et les autres sont divisés
en cinq doigts, qui ne sont mobiles que simultané-
ment.
Sur terre, le phoque est loin d’avoir ses aises
comme dans la mer; il faut alors qu’il rampe comme
un reptile, et pourtant il chemine avec une certaine
vitesse.
Cet amphibie est susceptible d’être apprivoisé, mais
il faut avoir soin de le tenir souvent dans l’eau. Plein
d'intelligence et de docilité, il peut apprendre et
exécuter une foule de singeries. Il aime infiniment la
société, aussi ne se plaît-il qu'en nombreuse et tur-
bulente compagnie. Les mers les plus peuplées de ces
animaux sont les mers polaires; il s’en trouve bien
aussi dans les mers méridionales d'Afrique et d’Amé-
rique et sur les bords de presque toutes les mers
d'Europe, mais en petit nombre.
La voix du phoque ressemble beaucoup à un aboie-
ment. Dans le premier âge, son cri est le miaulement
du chat. Il naît toujours à terre, sur un banc de sable
ou sur un rocher. Après avoir allaité ses petits durant
douze ou quinze jours dans le lieu de leur naissance,
la mère les entraîne dans les eaux, où elle leur en-
seigne la natation et le moyen de se procurer des vi-
vres. Dès qu'ils paraissent fatigués, elle les prend sur
son dos. Elle met bas en hiver et jamais plus de trois
petits, ce qui lui donne assez de latitude pour soigner
LE PHOQUE. 303
leur éducation, fort secondée d’ailleurs par la nature.
Les petits connaissent très bien leur mère et ne se
méprendront jamais, füt-elle en nombreuse compa-
gnie.
Surchargé de graisse et de sang, le phoque aime à
dormir ; son lit est d'ordinaire un glaçon exposé au
soleil, sur une roche. Son sommeil est profond ; mais
ce qu’il aime par-dessus tout, c’est une forte pluie et
un violent orage.
Quand les sauvages ont triomphé d’un phoque, ils
lui tirent toute l'huile qu’il peut rendre, et l'ayant
fait fondre , la remettent dans sa vessie; elle n'a ni
odeur ni fumée, ainsi que celle d'olive.
La peau de cet amphibie est d’un usage très pré-
cieux ; on l’emploie à couvrir des malles et des coffres ;
on en fait aussi de très bons souliers et des bottines
que l'eau ne traverse pas.
304
CHASSE.
Ce n’est pas l’ardeur de la vengeance qui vous
pousse vers celte langue de terre blanche où s’agite
un corps noir et gigantesque ; ce n’est point une basse
cupidité qui vous lance vers cet amphibie paisible
venant s’attiédir aux pâles rayons d'un soleil oblique ;
ce n’est point pour votre sécurité personnelle que
vous vous armez de piques, de tridens, de fourches,
de baïonnettes, de plomb et de cordes : c’est parce que
vous avez faim et qu'il y a là une masse en forme de
chairs puantes que voire voracité va pourtant trouver
saines el savoureuses. Je ne sais plus dans quel lac
bourbeux Alexandre éteignit un jour sa soif dévo-
rante , ct les historiens nous disent que ie vainqueur
de l'Inde n'avait jamais joui d’un plus ineffable bon-
heur.
Nous sommes douze, le phoque est seul. Nous
sommes lestes, bien armés, intelligens, nous man-
quons de vivres... Le phoque est lourd, sans protec-
ion aucune, brute et repu. La victoire doit nous
rester.
Vous là, vous ici, vous de ce côté, vous en tête,
vous par derrière, moi sur les flancs. Le monstre est
entouré , cerné, emprisonné dans un réseau de fer et
LE PHOQUE. 305
de feu. Une balle pénètre dans sa tête, le colosse fait
un léger mouvement de curiosité; il croit qu'on à
éternué auprès de Jui et qu'il vient de se heurter le
front contre une huître échappée du rivage. Les six
pouces de graisse qui le cuirassent empêchent le plomb
d'arriver jusqu’à la chair vive. Il faut renoncer à cette
puissance, et c’est peut-être, avec la baleine, le seul
animal de la création qui se rit du fusil et de la
poudre.
Alerte donc d’une autre façon plus active. Le stu-
pide phoque qui venait de se livrer au sommeil s’est
réveillé au bruit ; il a ouvert nonchalamment les yeux,
il a vu se mouvoir devant lui des animaux bizarres,
inconnus, couverts de vêtemens qu’il prend pour des
herbes marines ; il a remarqué avec étonnement qu’ils
se mouvaient sur deux pieds comme lui lorsqu'il se
livre à ses combats amoureux, et le voilà excité par
un sentiment de frayeur qu'ilne s'explique pasencore,
se dirigeant versles eaux, où il comprend qu'il trou-
vera un refuge assuré.
Une barrière de dards s’oppose à sa fuite ; il brise
les traits qui se sont plantés sur sa trompe, dans ses
lèvres, dans sa gueule et même dans ses yeux. Il che-
mine plus vite; un second obstacle lui est opposé. La
douleur lui fait rebrousser chemin; on lui permet
alors la retraite, car on le combattra sur un champ-
clos solide. Le voilà. Il se repose un instant, on Île
harcèle de nouveau ; il ouvre la gueule pour mordre
la lance qui pénètre violemment dans sa gorge et cloue
306 CHASSES.
sa langue à son palais. Deux balles bien dirigées vont
fouiller jusque dans ses immenses intestins et y ap-
portent l’agonie.
Cependant la dernière torture sera turbulente.
Presque toutes les piques se trouvent brisées , les
crosses des fusils ont volé en éclat, les munitions de
poudre sont épuisées, les sabres se sont ébréchés à
faire de profondes entailles ; vous combattez ou plutôt
vousassassinez dans une mare de sang, vous pataugez
dans ur hideux triomphe, et le colosse aux abois gé-
mit, pleure, bave et jette au loin des cailleaux rou-
geâtres, bondit sur ses pattes-nageoires, se roule, pi-
vote, glisse, tourbillonne, cherche le repos des
glaives qui frappent toujours, appelle d’un regard à
demi éteint l’océan qui semble fuir, s'arrête enfin et
meurt. |
Lâches ! Maintenant que vous avez du cuir à mâ-
cher pendant plusieurs jours, vivez de cette graisse
jaune comme du safran, de cette viande noire comme
du bitume, gluante comme la bave du crapaud ; go-
bergez-vous, voraces chasseurs, le lièvre a été arrêté
au vol, le cerf au milieu des broussailles, la perdrix
sur les blés dorés ; vivez, explorateurs sybarites, votre
table est dressée, votre couvert est mis.
Il y a de la joie parmi les convives; l’orgie viendra
avec la Joie, car voici les flacons que les valets ap-
portent.
La table est le rivage de sables mouvans ; la liqueur
renfermée dans les vases est de l’eau pure de la nappe
LE PHOQUE. 307
voisine , le service un lambeau de je ne sais quoi con-
tre lequel le couteau est sans puissance, un fragment
de botte usée que vous tenez dans deux mains et que
des dents aiguës ne peuvent entamer qu'après les gri-
maces et les efforts les plus diaboliques.
L'orgie, c’est le sommeil qui suit cette fatigue, ou
la chanson bouflonne par laquelle on provoque le
courroux des élémens, la cruauté de la famine. Avec
dé la philosophie, du courage et Robinson Crusoé on
ne meurt de faim nulle part, pas même peut-être à la
terre d'Endracht.
Je me trompe, il faut encore des yeux qui voient!
Voyez, écoutez. Nous sommes là-bas, là-bas, aux
terres australes, par une très haute latitude.
Le vent du nord souffle ses tièdes bouffées sur une
côte déchirée, basse, madréporique ei protégée contre
les envahissemens de l'océan courroucé par des pi-
tons bizarres, irréguliers, les uns en dôme, à pente
légère , la plus grande partie taillés à pie, de difficile
accès el tous noirs comme de tristes fantômes.
Combien de navires, poussés par l'ouragan, se sont-
ils ouverts sur leurs angles et brisés contre leurs crê-
tes! Dieu seul le sait, car les flots sont muets après
la tempête ! Combien de cadavres d'hommes ont-ils
roulé autour de ces fosses solides dont la mer lave les
taches que le sang y avait empreintes! Dieu seul le
sait, Car tout a été silencieux dans ces parages polaires
après le désastre.
Après les roches vient le sol qu'elles abritent, tan-
308 CHASSES.
tôt à vingt pas de distance , tantôt à une demi-lieue,
tantôt côte à côte, comme deux amis au repos se fai-
sant leurs confidences.
Les premières sont nues, pelées ainsi que le front
d'un centenaire ; la masse qu’elles entourent est ridée,
triste, désolée, sans chevelure à la tête, sans vigueur
aux flancs. Tout est cadavéreux ici, tout y sent l’aban-
don, tout y est muet comme la tombe, excepté la lame
voyageuse qui s'y agite, s’y déroule, pareille au loup
affamé hurlant autour des cimetières.
Vous avez vu la terre; levez maintenant la tête et
regardez les cieux.
Ils sont bleus comme vous les avez admirés lorsque
vous vous promeniez sous des zones équatoriales ;
mais ici l'atmosphère est pâle, sans chaleur, sans vi-
siteurs ailés, sans cris d'oiseaux aux brillans pluma-
ges ; seulement des masses énormes, blanches et fan-
tastiquement modelées passent rapidement comme
de sinistres présages et se chassent les unes les au-
tres pressées d'abandonner d’aussi tristes horizons.
Le froid est vif, aigu, imprégné de gouttes péné-
trantes qui piquent ainsi que des pointes d’aiguilles ;
les broussailles que vous foulez sont âpres et rudes ;
le sol tourbeux où elles ont poussé se couvre çà et là
d’un réseau de gazon jauni, et si vous en approchez
l'oreille dans l'intervalle d’une rafale à l’autre, vous
entendez des courans d’eau se promenant dans les val-
lons, cachés, souterrains, formant sans doute des îles,
des archipels, des caps, des promontoires que nul
LE PHOQUE. 309
regard, excepté celui qui voit tout, n'ira visiter.
Si vous quittez la plage où sont amoncelés des sables
arrachés aux profondeurs de l'océan par les tempêtes,
et que vous gagniez l'intérieur de l'ile où vous êtes
arrivé après un triste naufrage, vous trouvez une cein-
ture élevée de pierres usées, de galets roulés sous les-
quels tourbillonnent plus bruyans encore les torrens
intérieurs dont je vous ai parlé, et aux pieds de laquelle
ont poussé quelques touffes de jones serrés où s'abri-
tent les troupeaux de chevaux sauvages à la crinière
ondoyante, aux jarrets fins et nerveux, aux naseaux
enflammés , que la prévoyance espagnole y a jetés lors
de la conquête de cet archipel disputé naguère par les
Français et les Anglais, et que la Grande-Bretagne s’est
enfin approprié depuis quatre ans au HAE en dépit
de nos menaces fanfaronnes.
La Grande-Bretagne en effet a raison de se permet-
tre tout ce que les autres peuples n'osent pas lux in-
terdire. Nul droit n’est plus solidement établi que ce-
lui qui est acquis par la force, consacré par la peur.
Les îles dont je vous parle, indiquées aujourd'hui
SHTqles cartes nautiques sous le nom de Falklan, nous
sont à jamais enlevées, et nos voisins ambitieux peu-
vent y continuer, au fond de la baie des Français, l'é-
tablissement que le capitaine Bougainville avait Leuté,
etse mettre à l'abri du froid, ainsi que je l'ai fait après
un douloureux naufrage, dans les immenses fours de
pierre que les rapides bouffées du Sud n'ont pas encore
démolis,
310 CHASSES.
Vous êtes arrivé sur cette terre de désolation sans
vivres, presque sans espérance, car les navires voya-
geurs s’en éloignent avec précaution. Mais la faim vous
attaque au milieu de vos sombres réflexions et de vos
vœux stériles.
Là point d’arbustes portant une graine savoureuse,
point de grands végétaux parés de leurs fruits, point de
racine au suc bienfaisant, je vous l'ai dit. Du sable,
des galets madréporiques , de la tourbe et le silence.
N'importe, on ne meurt peut-être au milieu des an-
goisses de fa faim et de la soif que sur deux points de
terre: la presqu'île Péron, la terre d'Endracht et les
îles de Dorre et de Bernier. {ci point d'oiseaux, un
seul quadrupède rapide comme la balle, et point d’eau
douce.
Mais aux îles Malouines, de l’eau partout, sur la sur-
face et dans les entrailles du sol; une eau pure, frai-
che, vous épargnant du moins une torture et un déses-
poir au milieu de votre agonie. Si vous êtes seul ou
presque seul sur cette terre de désolation, votre mort
est certaine. Si vous n’avez n1 baïonnettes, ni piques,
ni fusils, ni poudre, ne prolongez pas votre supplice
et donnez-vous une tombe dans les flots. Mais si vous
avez sauvé de la colère océanique des munitions de
guerre, si vous avez des compagnons d'infortune el
que vous soyez arrivés dans la saison la moins rigou-
reuse de l’année, vous pouvez espérer des vivres pen-
dant quelques mois, car en été seulement les pitons
que je vous ai signalés, les joucs, le gazon, les criques
LE PHOQUE. 341
tourbeuses, toute l’île enfin est peuplée de pingoins,
de plongeons, de lions et d'éléphans de mer, de pho-
ques à crin ou à poil. L'ile a ses habitans, ses colères,
ses joies, ses querelles et ses amours.
Corps étranges et hideux à voir, difficiles à pour-
suivre, durs à vaincre, plus durs à mâcher; chairs
huileuses, coriaces, ne cédant qu'aux dents les plus
tranchantes, aux mâchoires les plus robustes, el ré-
voltant les estomacs les plus indulgens.
Eh! bon Dieu! qu'est-ce qui vous épouvante dans
ce pays que je viens de dérouler siimparfaitement à vos
yeux, et dont je voile les parties les plus sombres? J'y
aivécu pendant trois mois et demi sans trop de dégoût,
je vous jure, car il y a du bonheur dans toutes les in-
fortunes, hormis peut-être dans la cécité. J'y ai mangé
des chairs puantes, de celle de l'aigle vorace qui venait
me les disputer, et aussi de celle du vautour, auprès
de laquelle une tranche de phoque est un mets savou-
reux. J'ai vécu là parce que peu de vivres suflisent à
mon appétit, pourvu que le ciel ne me refuse pas une
eau limpide; j’y ai vécu parce que l'Etre éternel a
voulu me dédommager de tant de fatigues, de dou-
leurs, d’angoisses, par une douleur aussi poignante
que la soif, l'isolement et la famine.
J'écris ces lignes er je suis aveugle.
Je ne l’étais pas alors. Aussi voyez avec quelle ar-
deur j'attaquais les phoques, les lions, les éléphans!
Ceci du moins est une guerre faite au profit du chas-
seur, sans péril, presque sans fatigue.
312 CHASSES.
Vous vous êtes reposés après la victoire, et, comme
pour vous venger du peu de péril que vous avez
couru, vos dents se sont plantées avec une sorte de
rage dans les lanières cuites à une fumée rougeûtre
pour en tirer une subsistance que votre estomac,
hélas! aura bien de la peine à digérer. |
Mais tout colosse qu’il était, le phoque attaqué
quotidiennement par vous et par les aigles royaux
ne présentera bientôt plus à l’œil qu’un immense
squelette que la rafale du sud ne tardera pas à
démolir. C’est donc unenouvelle lutte à entreprendre.
On se bat avec ardeur quand il s’agit de la conquête
d’an de ces précieux amphibies si délicats, si savou-
reux, si bienfaisans. Celui-ci vous attend , ignorant
du mauvais parti que vous allez lui faire; mais d’au-
tres peuvent être plus lestes; le phoque n’est pas
loujours arrêté dans sa marche de géant, et vous
n'irez pas le chercher dans les flots, où il vous sera
disputé par les requins. A la faim qui vous creuse
se joint l'inquiétude qui brise votre énergie, et,
comme le soldat condamné aux marches forcées et
réduit au tiers de la ration, vous vous laissez aller à
l'abattement. Une voix cependant s'élève encore re-
tentissante :
Aux piques! je vois là-bas un gigantesque éléphant
de mer qui vient se reposer sur le rivage. Aux piques!
aux bâtons et aux fusils! Nous aurons après le combat
des vivres pour quelques jours; d’ici là peut-être
un navire, poussé par la tempête, viendra chercher
LÉ PHOQUE. 343
un refuge dans cette baie si profonde, et nous arra-
cher de ce lieu de désolation. »
On se réveille à ces paroles, les armes redoutables
sont dans toutes les mains, et l’on retrouve des
forces pour en conquérir de nouvelles.
Les chasseurs s’approchent à pas lents, en tapinois.
L’ennemiest assoupi, ilne faut pas le réveiller, vous
allez le tuer et vous voulez qu'il passe d’un sommeil
à un autre ; vous avez, messieurs, une singulière gé-
nérosité. Mais je vous pardonne , vous êtes conseiilés
par la faim, et la cruelle à la voix éclatante , je vous
l’atteste.
Presque tous les voyageurs ont publié que lélé-
phant de mer succombe à quelques coups de bâtons
vigoureusement appliqués sur sa trompe. Sans doute
ces messieurs ont été témoins du fait; mais quant à
moi, je vous garantis que nous avons appliqué plus
de cent coups de crosses de fusil sur cette trompe si
sensible, et que le colosse n'avait pas l’air d'en être
abattu. La partie la plus tendre de lPamphibie, celle
qui lui faisait faire les plus violens soubresauts, était
le sommet de la tête. Tant que le monstre que nous
pressions de toutes parts ne reçut de blessures que
sur son Corps Ou sur sa trompe, il fut assez calme,
assez soumis au sort fatal qu'il prévoyait peut-être ;
mais dès qu'une baionnelte eut pénétré dans le crâne,
ce fut un remue-ménage à nous épouvanter, et nous
faisions fort prudemment de nous tenir à l'écart de
ses mouvemens et des coups de sa queue et de ses
4 A À 21
314 CHASSES.
nageoires. Autour de lui et sous lui le sol était pro-
fondément creusé; les arbustes étaiént brisés et la
mare d’eau limpide dans laquelle nous avions attaqué
le colosse devint boueuse et tourbillonnante.
Si nul de nous ne fut blessé, c’est que nul de nous
n’osa approcher le monstre de très près pendant sa
longue agonie, c’est que nous ne nous montrâmes
braves en effet que lorsque nous n’avions aucun péril
à craindre. |
Vous avez d’abord tué un phoque à crins ou un
phoque à poil, peu importe, ils ont tous deux les
mêmes mœurs, les mêmes habitudes de paresse et de
volupté ; ils se ressemblent en tout excepté dans la
fourrure qui les vêtit.
Plus tard, nous avons vaincu l’éléphant de mer, le
plus grand colosse des eaux après la baleine, lui dont
la vie paisible et inoflensive jouit dans l'onde et sur
la plage des deux élémens à la fois quilui gardent leurs
bienfaits. L'un et l’autre de ces amphibies ont satisfait
votre appétit excité par la brise piquante du pôle qui
ne vous engourdit pas encore de son haleine glacée.
Et cependant il faut recommencer vos courses et votre
chasse; vous n’avez point ici de repos à espérer si
votre navire s’est ouvert sur une des roches qui dé-
fendent la côte, car, je vous l'ai dit, la terre est sans
fruits et les airs sans habitans.
Le phoque et l'éléphant ont été dévorés. Après
votre triomphe, à l’aide des fusils, des piques et des
baïonnettes, sur un ennemi plein de vie, vous avez
LE PHOQUE. 9145
eu plus de peine, à l’aide de vos dents, à vous défaire
des restes coriaces d’un ennemi mort. Mais sur cette
terre rude, au milieu de ces eaux turbulentes, sous
ce ciel de givre, nulle jourssance n’est sans amertume,
vos paroles d'espérance ont des notes douloureuses,
et vos sourires sont si faibles qu’on les prend pour des
souffrances.
Il faut de la chaleur au soleil comme il en faut à
l’homme, et le manteau de neige qui menace ou couvre
ces régions australes ne laisse germer que des idées
imparfaites dans le cerveau et des plantes parasites
au sol.
La chaleur seule est vivifiante.
Aux tortures de la faim qui se fait de nouveau sen-
ur, à celle de l'inquiétude qui ne vous quitte jamais,
il faut opposer une activité de chaque heure si vous
voulez alimenter votre estomac rétréci. C’est donc
encore une chasse que vous allez entreprendre , une
chasse à l’un de ces amphibies massifs qui viennent
complaisamment s’exposer à vos coups. Mais ils ont
aussi leurs caprices, leur régularité dans la vie qu’on
leur a faite; ils ont des saisons marquées pour cha-
cune de leurs joies, et si pendant-une partie de l’an-
née ils se jouent tour à tour dans'les eaux et sur la
grève, ils ont des saisons où ils se cachent à vos yeux
au fond des abimes de l’oeéan et'au milieu des glaces
que les ouragans détachent des pôles. Aussi, mainte-
nant que les nuits sont longues et froides, voyez
comme la plage est déserte, uniforme et silencieuse !
316 | CHASSES.
C’est le premier pas de l'hiver qui s’avance et vient
vous saisir dans ses étaux de bronze. Vous ne vain-
crez guère le froid, mais vous pouvez encore com-
battre avec profit la disette qui vous tiraille. Ne vous
lassez point de courir le rivage, les phoques sont pa-
resseux ; dans leur armée envahissante il y a des trai-
nards que vous pouvez facilement atteindre.
Tenez, en voici un planté sur cette dune solitairé,
pareil à un de ces sphinx colossaux que vous trouvez
çà et là dressés par la religion des peuples dans les
solitudes égyptiennes. Ce n'est ni un éléphant ni un
phoque à crins ni un phoque à poil : on voit à ses al-
lures somnolentes qu’il tient de l'espèce, mais qu’il
n’est pas de la même famille.
Une partie de son corps traine sur le sol ; sa tête,
son cou, ses épaules et son estomac sont debout, et
il ouvre, en vous dévisageant, des yeux magnifiques
d'expression. Son attitude a quelque chose d’impo-
sant et de comique à la fois ; il vous regarde avec une
tranquillité qui semble vous ôter tout d’abord l'envie
de l’attaquer ; il vous étonne, vous vous prenez à rire
sans le vouloir et:vous regrettez presque le triomphe
qui vous est promis.
Voyez comme il est propre, lisse et coquet; sa
peau n'a rien de gélatineux, elle ne présente aucune
écaille , elle n’est recouverte d'aucun poil. Foncée,
brune, elle n’offre aucune trace irrégulière; ses
oreilles sont petites, admirablement posées ; son mu=
seau n’est pas trop long, comme celui du lévrier, ni
LE PHOQUE. 317
trop court, comine celui du dogue ; son cou a le vo-
lume convenable, et il ya de la grâce et de Pélégance
dans son arrière-train et dans la forme svelte de sa
queue.
C’est le lion de mer qui pose là devant vous avec
limmobilité du modèle d'atelier. Prenez vos crayons,
vos pinceaux, vos calepins, votre toile, ne vous pres-
sez pas, vous pouvez modeler tout à votre aise ces
yeux si étincelans, cette moustache pareille à celte du
roi des quadrupèdes, ces dents éclatantes comme les
dents du tigre. Copiez tout cela de face et de profil,
c’est un roc immobile qui devine que vous avez besoin
de temps pour perfectionner votre ouvrage, et qui
n'aura pas l'impolitesse de laisser votre œuvre ina-
chevée.
Ainsi ai-je fait, moi, la première fois que je me
trouvai en présence de ce singulier amphibie. Agissez
aussi Comme j'agis plus tard lorsque j'eus terminé le
croquis qui devait enrichir mon calepin, et tâchez
que votre admiration pour le lion de mer ne vous
condamne pas le lendemain à la diète. Après un re-
gard studieux, le regard doit devenir menaçant; après
les crayons et les pinceaux , la pique et la balle. Vous
avez eu Lout le temps nécessaire pour décrire le calme
du magnifique amphibie : prenez bien vos mesures si
vous ne voulez pas que son agonie échappe à vos études.
Ce n’est plus ia lourdeur du phoque, ce n’est plus
la somnolence de l'éléphant, c’est la rapidité du lion
terrestre, et s’il ne vous déchire pas de ses dents tran-
318 CHASSES.
chantes, c’est parce qu’il n’a point de nerfs qui le fas-
sent bondir. Le lion de mer est vif, pétulant ; mais
ous ses mouvemens s’exécutent presque sur place, et
il ne regagne son empire de prédilection que lorsqu'il
voit la bataille perdue, lorsqu'il sent sa vie s’en aller
par les mille blessures dont il est criblé. Il est vivace
comme son homonyme de l'Afrique et de l'Asie, et la
balle qui lui percera le cœur ne le aissera pas immo-
bile parmi Les joncs du rivage où il a posé devant vous
avec une si funeste complaisance.
Seul, vous ne viendrez jamais à bout du lion de
mer : soyez plusieurs pour le combattre, soyez beau-
coup pour le vaincre, ou vous ne saurez jamais quel
est le goût de sa chair rosée.
Dans les élans de défense de l'éléphant de mer il
y à Cu paresse et presque impuissance; dans ceux du
phoque il y a eu vivacité, colère et menaces; dans
ceux du lion vous voyez une de ces ardeurs qui ne
restent sans pouvoir que parce que la nature a refusé
au fougueux amphibie l’élasticrié du lion terrestre.
Il y a là en effet les évolutions, les fureurs, les
grincemens de dents du monarque des quadrupèdes,
il y a là soif ardente de vengeance, car, gonflé de
cruauté, s’il vous saisit un membre , soyez sûr que
le membre est séparé du corps; si sa mâchoire se
ferme sur le fer de votre pique, le fer est tordu ou
brisé. Le bâton noueux que vous enfoncez dans sa
gueule béante et rouge comme une fournaise en sort
tout en débris, et quand une de ses pattes, ou, si vous
. LE PHOQUE. 349
l'aimez mieux, une de ses nageoires vous heurte,
vous êtes jeté à la renverse et brisé comme si vous
veniez de recevoir un grand coup d’aviron. Le champ
de bataille où s’est passée la scène que je viens de
vous esquisser offre à l’œil l’image du chaos; on di-
rait qu'une grêle horrible est tombée du ciel et a
mitraillé le sol. Les jones pressés et robustes au mi-
lieu desquels s’agitait le furieux amphibie sont hachés
en mille morceaux, et les galets que le flot y avait lais-
sés dans ses momens de tourmente ont été rendus aux
abimes d’où l'ouragan les avait arrachés.
Le monstre est là étendu sans force et laissant
échapper le sang par vingt larges entailles ; ses flancs
se gonflent et se contractent convulsivement ; il souf-
fle avec une violence extrème.
IlLest criblé, troué, taillé, et il vivra longtemps en-
core ; son agonie est lente, vous n’arrêterez les batte-
mens de son cœur que si vous lui arrachez les intes-
tins, que si vous séparez la tête du corps; et quand
vous aurez achevé cette œuvre de dissection, vous
verrez encore remuer, pendant deux jours au moins,
ses chairs chaudes, comme si le sentiment de la vie et
la vie s’y trouvaient toujours.
Une demi-heure après avoir séparé la tête du tronc
d'un lion de mer, j'ai présenté rapidement une pointe
de fer à l’œil ouvert de lamphibie; eh bien ! cet œil
s’est fermé avec promptitude et avec un mouvement
si expressif que toute la face du monstre en a été
endolorie,
320 CHASSES. .
A quoi bon tant de vie pour la douleur ? Le cadavre,
ce me semble, ne devrait pas souffrir.
Voilà maintenant le ciel qui se zèbre de nuages
bizarres changeant à chaque instant de forme et de
dimension ; ils courent les uns après les autres, pous-
sés par des bouffées rapides, et se plongent bientôt
dans un horizon vague, terre pénible à voir. C’est un
bruit sourd au haut des airs comme le roulement
lointain d’une cataracte ; le ciel se dégage bientôt des
colosses voyageurs qui l'avaient voilé ; vous levez les
yeux et vous le voyez gris, froid, sans transparence ;
vous diriez un réseau serré sur lequel séjournent
des couches immenses de givre.
Sur la terre incolore tout est silencieux ; sur la mer
terreuse tout est menaçant. Nous sommes aux Ma-
louines, ne l’oubliez pas, dans les îles nées au sein de
la rade des Français; plus de pingoins; hier encore
vous pouviez les passer en revue sur les plateaux éle-
vés, en avant-garde en face de leurs tanières. Hier, à
défaut de la chair des phoques et des éléphans, nous
péchions encore, en fouillant dans le sol à l’aide de
crocs de fer tordus en spirale, quelques-uns de ces
singuliers animaux, moitié oiseaux, moitié poissons,
dont les membres huileux apaisaient en quelque sorte
notre appétit glouton; hier encore les phoques er-
raient en philosophes çà et là sur la plage et s’abri-
taient derrière les dunes où le flot venait les visiter :
aujourd’hui nous sommes sans vivres, aujourd’hui
tout nous fait défaut, tout hormis l'hiver, qui a déployé
d LE PHOQUE. 321
ses larges ailes et qui s’est dressé plus terrible, plus
dévorant que celui des terres boréales.
Ici sont des peuples dont vous avez l'espoir d’at-
teindre les huttes enfumées , des ours blancs que vous
pouvez combattre et vaincre; vous avez encore des
bois dont la flamme peut s'emparer et au foyer des-
quels vous réchauflez vos membres brisés. Là-bas,
point de bois, point d’arbustes, point de cabanes, point
de continent.
Dès que l'ouragan usurpe l'atmosphère, les amphi-
bies envahissent les eaux; il y a partage, il y a parfait
accord entre eux ; le premier, pour vous briser en
vous attaquant; les autres, en vous livrant à vous-
mêmes ; l’un vous tord en se ruant sur vous, lesautres
vous déchirent par leur absence.
Si vous vous décidez enfin, quand tout vous fait
défaut sur la terre, à vous élancer dans les caux, à
déclarer la guerre aux habitans de la mer, la rafale
arrive, impétueuse comme la foudre, bruyante comme
elle, vous chassant de la côte ou vous démolit sur les
galets. Votre agonie sera plus lente que celle du lion»
plus lente aussi que celle du phoque ou de l'éléphant,
et la lame venant du large ainsi qu'une montagne
mouvante vous saisit dans sa dévorante aspiration ;
elle vous enlève vous et votre canot comme un léger
flocon d’écume, monte jusqu'aux nues , retombe de
tout son poids, et l'aigle vient après la tourmente et
se délasse à déchirer de son bec et de ses ongles les
lambeaux de chair qui étaient hier un matelot, un
explorateur, un homme.
a
322 CHASSES. n
Certes, il valait bien la peine de chasser avec tant
d’ardeur les colosses marins qui vous ont aidé à traîner
une vie souffreteuse pour venir à quelques jours de là,
dans un seul choc, dans une seule secousse, dans un
seul mouvement d’épaules d’un flot courroucé , lais-
ser votre squelette sur la plage déchirée.
RAT ENTER
LD BUIRMIDInS
Ti CB NE" EN EX Z =
Cet animal est originaire des climats les plus chauds
de l'Afrique et des Indes, qu'il parcourt encore en
dévastateur, quoique depuis longtemps on soit par-
venu à le dompter.
Les anciens ne connaissaient point le buffle; jus-
qu’à présent on n’a pas trouvé l'origine du nom qu'il
porte, mais l’on sait seulement qu'il le tient d’une des
langues asiatiques étemtes peut-être par la succession
des âges.
Il est étonnant que le bufile, qui, dans sa forme et
324 CHASSES.
ses mœurs domestiques, ressemble fort au bœuf, vive
avec lui dans une complète antipathie : presque ja-
mais on n’a pu les accoupler, et jamais, à coup sûr,
ils n’ont pu produire.
La propreté ne va pas au buffle, même apprivoisé;
il s'irrite dès qu’on l’étrille, et il ne se sent à l'aise
que dans les bourbiers ou au milieu des immon-
dices.
Sa face est large et repoussante, son regard stupi-
dement farouche, et sa tête penchée vers la terre lui
donne une attitude d’hypocrisie et de lâcheté qui in-
spire le dégoût : en état de liberté cependant, sa dé-
marche à quelque chose de téméraire parfaitement
en harmonie avec sa force et sa puissance.
Sa voix a deux fois plus de retentissement que celle
du taureau ; c’est un mugissement épouvantable pa-
reil au roulement d'une cataracte, surtout alors qu'il
est irrité par l'aspect de l'ennemi qui veut le com-
battre.
Ses membres sont maigres Mais nerveux, Sa queue
est pelée, sa peau ordinairement brun foncé ou noire;
son poil est par touffes irrégulières; il a le corps plus
gros et plus court que le bœuf, les jambes plus hau-
tes, la tête proportionnellement beaucoup plus pe-
tite, les cornes moins rondes et en partie compri-
mées, et un toupet de poil crêpu sur le front : le
buffle est le nègre de la race bovine.
Sa peau est beaucoup plus épaisse et plus dure que
celle du taureau ; sa chair noire et dure est non seu-
LE BUFFLE. 395
lement désagréable au goût, mais répugnante à l’o-
dorat.
Le lait de la femelle est inférieur à celui de la va-
che, mais en plus grande quantité; le fromage qu’on
en fait dans les pays équatoriaux est médiocrement
mauvais et peut à la rigueur satisfaire l’appétit d’un
Européen : les Caffres et les Hottentots l’aiment avec
passion.
La langue du bufile enfant est un mets assez déli-
cat, et dans l’Inde surtout on la sert sur les tables des
plus riches gourmets.
Le buffle traine un fardeau deux fois plus lourd
que ne pourrait le faire le bœuf, et deux de ces ani-
maux attelés à une charrue sont d'un immense se-
cours pour le labourage des terres dans le haut In-
doustan.
Après l'éléphant, le rhinocéros et l'hippopotame,
le buffle est le plus grand des quadrupèdes.
Partout où la civilisation a fait des progrès, on a
remarqué que les animaux féroces perdaient de leur
cruauté ; aussi, dans l'Inde, voit-on des troupeaux de
bufiles calmes et paisibles au milieu des plantations.
Mais à Timor et dans quelques autres iles malaises,
ce formidable quadrupède est un des plus dangereux
ennemis des hommes. Je vais bientôt vous le montrer
aux prises avec les Malais.
326
CHASSE.
— Par quel moyen vous faisiez-vous comprendre
des peuplades sauvages au milieu desquelles vous vous
êtes si longtemps promené? m’a-t-on dit bien des
fois de puis mon retour de tant de courses aventu-
reuses.
— J'apprenais d’un pays à l’autre les mois les plus
usités dans les archipels voisins, et je faisais comme
ce facétieux étranger arrivant à Londres, qui com-
mençait toutes ses phrases par goddem.
Si nous étions {ous garçons, je vous conterais à
ce sujet une anecdote fort originale, arrivée à un
Français voyageant en Italie ; mais il y a peut-être en
ce moment des regards de femme attachés sur ces
lignes pudiques, je me tais.
— Cependant, poursuivait-on, le moyen que vous
m'indiquez n’est pas sans exception.
— J'en vois si peu.
— Îlen est beaucoup au contraire.
— C'esi que les difficultés ne paraissent réellement
grandes qu’alors qu’on n'ose pas les aborder.
— Je ne demande pas mieux de m'éclairer de
votre expérience.
— Posez bien la question , j’essaierai de la ré-
soudre.
LE BUFFLE. 3217
— Je conçois, par exemple, que, lorsque vous
étiez au Cap-de-Bonne-Espérance, vous ayez pu ap-
prendre bien des phrases caffres ou hottentotes ; je
comprends encore que vous ayez connu à Rio
plusieurs mots du langage des Païkicés, des Taupi-
nambas ou des Bouticoudos ; j’admets que les habi-
tans des Mariannes, qui baragouinent l'espagnol, vous
aient appris à parler un peu l’idiome des Carolins,
qui viennent les visiter, et que les Chinois que vous
avez rencontrés à Koupang ou à Dielhy, colonies
hollandaise et portugaise, vous aient aidé à prononcer
quelques-unes de leurs syllabes si difficiles ; mais
quand après une longue navigation, vous jetez
l'ancre en face d’une île nouvelle ou d’un peuple
comme celui de la presqu'île Péron, ne voulant
aucun contact avec les hommes civilisés, comment
vous y preniez-vous pour vous faire comprendre ?
— J'essayais le langage des gestes.
— Les besoins et les habitudes doivent changer.
— Cela est vrai; cependant il est des choses que
toutes les races d'hommes font à peu près de la
même manière; ils marchent, ils mangent, ils
boivent , ils dorment partout comme nous dormons,
mangeons et buvons vous et moi.
— Et pour exprimer d’autres besoins ?
— C'était plus diflicile.
— Pour apprendre par exemple , le nom de cer-
tains arbustes, des étoiles, des poissons, des oiseaux,
des quadrupèdes ?
328 CHASSES.
— Les gestes venaient à mon aide.
— Il y a des pensées que les gestes ne peuvent
traduire.
— Tant de peuples ne pensent pas.
— Oui, maisils vivent el vous avez vécu avec eux,
— Sans nul doute.
— Comment faisiez-vous, je vous le demande
encore, pour vous faire comprendre ?
— Je ne me faisais pas comprendre, voilà tout.
En effet, je ne suis pas dans l’habitude de lutter
contre les impossibilités, quoique je les aborde sou-
vent; je n’ai jamais essayé d'apprendre à nager dans
un marais boueux et sans eau; je n’ai pas tenté de
suivre l’aigle dans son vol, d’attaquer la baleine dans
son immense empire, d'arrêter la cascade mugissante
ou d’aplanir l’'Hymalaya. Mais, irrité contre les dif-
ficultés, il n’est point de dangers que je n’aie bravés
pour les vaincre. Dès qu’on me signalait un obstacle
infranchissable, je m'y jetais à corps perdu et il
fallait alors bien des volontés opposées à la mienne
pour me forcer à renoncer à une entreprise arrêtée.
Je suis descendu à Ombay, îles d'anthropophages,
d’où je suis revenu sain et sauf, grâce à mes tours
d'adresse el à mon rare talent de prestidigitateur.
J'ai fait un voyage à Tinian, dans une pirogue de
vingt pieds de long sur trois de large, et je ne sais
pas nager. Je me suis enfoncé dans les terres déso-
lées de la presqu'île Péron pour aller à la recherche
de deux amis égarés. J'ai traversé à Wahoo de larges
LE BUFFLE. 329
et profondes rivières à l’aide des hommes sauvages
dont j'avais conquis la confiance et l'amitié. J'ai bravé
la lèpre hideuse dans un lazareth de Guham; j'ai
essayé de gravir le Mowna-Kaah par un chemin hor-
rible de laves... Toutes ces choses et bien d’autres
encore, je les comprends; mais raisonnable dans
mes folies, je m'arrête quand la terre me fait défaut,
et je me repose lorsque mes jambes ne sont pas au
niveau de mon courage.
Tenez : on m'avait signalé à Koupang l’empereur
Pierre comme un homme curieux à étudier, et je
savais pourtant qu'avant d'arriver dans son domaine,
j'avais à parcourir des terres presque inconnues où
les buffles se proménent en toute liberté. Eh bien! je
me mis en route un beau jour , au milieu d’une po-
pulation rare, mais féroce, et je vis le monarque dé-
crépit ainsi que les cœurs de fer sur lesquels il
régnait en maitre absolu, faisant tomber leurs têtes
à son gré, et J'assistai non sans frayeur, je l'avoue
tout bas, à une chasse au bufile, objet principal de
ma course.
Ce n’est pas, à proprement parler, une chasse dont
je veux vous parler; mais un combat, un duel à
mort ; c'est la colère ardente en lutte contre l'adresse
et le sang-froid ; c'est un seul coup de corne donné,
un seul coup de crish vigoureusement appliqué. Tout
est dit et fait; le duel ne se prolonge pas au-delà de
quelques minutes; une seule suffit souvent aux deux
athlètes.
330 CHASSES.
Si ces bufles sont réunis par bandes et font crier
le sol sous de rapides bonds, il est rare de les voir
s'attaquer aux hommes : vous croiriez qu’ils dédai-
gnent une violence qui ne peut leur être funeste.
Aussi les Malais, dès qu’ils entendent le retentisse-
ment de la terre sous les pas du troupeau, ne se
hâtent-ils guère de gagner un asile sûr; car ils savent,
par expérience, que nul danger ne les menace. Ce
n’est pas d’ailleurs contre une masse si formidable
et si compacte qu'ils oseraient se révolter : nulle
puissance n’arrêterait l’avalanche de buffles excités
par la colère.
Mais quand le quadrupède ruminant a quitté sa
nombreuse famille, quand il broute seul sur une
vaste plaine, et qu'il voit venir à lui le farouche
Malais, oh! alors sa queue s’agite , ses narines se
gonflent , sa langue verdâtre se meut incessamment,
ses lèvres tremblent, tout son corps frémit ; sa peau
se ride, ses yeux se voilent à demi comme pour af-
faiblir le jour trop puissant qui les irrite ; il frappe
la terre de ses deux sabots, il recule de quelaues
pas, il prend de l’espace et part...
Le Malais Va attendu d’un pied ferme; il tient
dans sa main le redoutable crish qu’il fait tournoyer
avec tant d'adresse , il attend que la bête furieuse
l’inonde de son haleine brûlante, et c’est alors qu’elle
n’a plus qu’à baisser la tête et à lancer à l'air son
ennemi que celui-ci, par un saut rapide, se jette de
côté et abat les jarrets du buffle qui tombe en pous-
sant de fugubres mugissemens.
LE BUFFLE. 331
Cela est téméraire, sans doute; mais si vous avez
assisté à une belle course de taureaux à Valence, à
Grenade ou à Madrid, vous ne serez pas surpris de
tant d’audace : les toreadores espagnols se font en
quelque sorte un amusement de ce périlleux exer-
cice.
Gardez-vous bien de croire cependant qu’un pareil
combat tourne toujours à l'avantage du Malais; l'in-
stinct du quadrupède lui vient souvent en aide, et il
n’est pas rare de voir le fougueux animal lancé de
toute la rapidité de ses jarrets s'arrêter tout à coup,
esquiver la lame flamboyante et abattre le Malais pour
l’'achever ensuite de son museau et de ses sabots ru-
gueux.
Ici encore les fossés recouverts de branches et de
feuillages sont employés pour la conquête des buf-
fles, et c’est un spectacle curieux de suivre de l'œil
les rapides élans de la bête allant à la rencontre de
l’homme immobile qui l'attend au-delà du fossé dans
lequel elle tombe avec un fracas horrible.
Si elle n’est pas très mutilée, on ne ne l’abat point ;
mais on la laisse là pendant plusieurs jours sans nour-
riture et sans boisson, et lorsque ses jambes affaiblies
fléchissent, un Malais descend dans le fossé, troue
la narine du quadrupède, pose presque sous ses lè-
vres une ample provision d'herbes; celle-ci prend sa
nourriture, ressaisit ses forces , et c’est alors qu’à
l’aide de solides courroies dont les bouts sont amar-
rés à des troncs d'arbres, elle remonte par une pents
332 CHASSES.
facile et regagne la plaine où on la parque pour les
besoins de la colonie.
Jamais buffle n’a été parfaitement apprivoisé ; ja-
mais à Timor au moins on n’est parvenu à l’em-
ployer au labour des terres. Il faut de la liberté à ce
formidable quadrupède, et l’on dirait qu’il a pris quel-
que chose des mœurs faroucheset indépendantes des
peuples au milieu desquels il a été jeté.
On à vu quelquefois un Malais , gagné de vitesse
par le buffle irrité, s'arrêter tout à coup, faire volte-
face à son ennemi, tomber à terre sur le dos au mo-
ment où le front de la bête furieuse allait l’atteindre,
et la frapper de son glaive au ventre au moment où
elle plongeait sur lui. Ainsi font également les Pata-
gons à l’aide de leurs fusils quand le jaguar s’élance
sur le poitrail du cheval qu'il croit sans défense parce
qu'il ne porte pas son cavalier. Mais vous comprenez
combien le danger du Malais est plus imminent en-
core, puisque le monstrueux quadrupède qui frappe
dans le vide avec ses cornes, son front et ses épaules,
le broie souvent sous ses pieds gigantesques et sa
masse colossale. Aussi n'est-ce que dans un moment
de lutte désespérée que le naturel de Timor emploie
le moyen périlleux que je viens de vous indiquer, et
alors que tout espoir de salut par la fuite lui est en-
levé.
M. Thilman, secrétaire du gouverneur de la colo-
nie, m'a assuré qu'il avait quelquefois été témoin d’un
combat à mort d’un boa contre un buffle, combat
LE BUFFLE. 333
dans lequel celui-ci est toujours vaincu; mais qu'il
n'avait jamais appris qu'un crocodile se fût jeté sur
le redoutable quadrupède pour essayer de le sou-
mettre. Au contraire, les Malais qu'il envoie à la re-
cherche des phénomènes de cette île si curieuse à
écudier lui ont dit avoir vu, à Boni surtout, fréquen-
tée par les alligators, le buffle et l’amphibie se pro-
menant à quelques pas de distance l’un de l'autre
sans se plaindre ou s'étonner mème du voisinage.
Leurinstuncet de destruction leur apprend sans doute
qu’il doit y avoir accord entre eux pour mieux dis-
puter aux hommes la conquête d’un pays dont jus-
qu'à présent on a vainement cherché à les exiler.
La même harmonie parait régner entre le boa et le
crocodile, tandis que le buïfie et le monstrueux rep-
ule sont en guerre permanente.
Que de faits curieux à approfondir ! Que de cou-
rages lassés à la recherche de certains secrets, gui-
dant l'instinct ou la raison des animaux que Dieu à
jetés sur la terre!
Il parait que la servitude des buffles de Timor n'a
jamais pu être parfaitement complète, quelques soins
que les dompteurs eussent d’ailleurs pour leurs es-
claves ; car sitôt qu’on voulait s’en servir pour ame-
ner à l'obéissance les buffles sauvages, ceux-ci, au lieu
de se ranger du côté des vaincus, les animaient au
contraire par leurs terribles beuglemens, les excitaient
à la révolte à coups de cornes et parvenaient enfin à
les mettre à la débandade. C'était alors une avalanche
334 CHASSES.
foudroyante , une dévastation générale, une érup-
tion de laves dévorantes, un monde pour ainsi dire
bouleversé. Aussi les Timoriens se virent-ils bientôt
forcés de continuer ce genre d'attaque et se trouvent-
ils aujourd'hui dans leurs vastes solitudes intérieu-
res contraints à de bien grandes précautions pour
échapper aux fureurs de ces redoutables quadrupè-
des, qui se ruent indomptés Contre tout ce qui se
meut devant eux.
Le plus sûr moyen de s'emparer d’un buffle est de
se saisir d'abord d’une femelle, de lattacher vigou-
reusement à un arbre à l’aide d’un gros anneau de
fer passé au naseau ei d'attendre que deux buffles ri-
vaux viennent se disputer la possession. C’est alors
un combat à mort, mais un combat d’une minute
au plus.
Les deux amoureux quadrupèdes arrivent par
bonds retentissans de deux côtés opposés. Les voilà
en présence l’un de l’autre, se mesurant, grattant la
terre de leurs rudes sabots, jetant autour d'eux des
élans de colère et de rapides bouffées d’une fumée
noire et brûlante. Leurs flancs se gonflent et se res-
serrent Comme un immense soufflet de forge; leurs
jarrets tremblottent, leur peau se ride et frémit; leur
langue tombe et se relève comme une nappe rougeà-
tre tourmentée par je vent, et leur queue incessam-
ment mouvementée siffle avec une vibration perpé-
tuelle,
Les adversaires ont accepté la lutte ; 1ls s’éloignent
LE BUFFLE. 339
alors à petits pas sans cesser de se regarder face à
face ; ils reculent, ils reculent encore, et quand vous
croyez qu'ils se sont volontairement et d’un commun
accord disposés à une retraite, vous entendez un cri
lugubre sortir de leur poitrine haletante, et s’élan-
ant l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jar-
rets, ils se heurtent au plus fort de leur course, et,
pareils à deux navires qui s’abordent grand largue
courant à contre bord, les fronts des buffles s'ouvrent
et l’un des deux adversaires au moins tombe, se rai-
dit et meurt en vomissant des flots énormes d’un sang
noir et globuleux.
J'ai vu sur le territoire de Manouebang , dans les
domaines du rajah Prerre , le patriarche des souve-
rains de cet archipel, deux buffles s'attaquer ainsi
dans leur colère et tomber ensemble inanimés sur le
sol. Cette fois cependant il n’y avait pas de femelle
auprès d'eux qui vint justifiér la violence de leur rage.
Ils setuèrent peut-être pour une poignée de gazon. La
vie du buffle est une querelle sans relâche ; il s’atta-
que aux troncs séculaires qu’il cherche à renverser
quand nul être ne s’agite autour de lui pour qu'il
puisse l’atteindre.
On comprend à merveille les appétits de destruc-
ton du tigre, du lion, de la panthère, du chacal;
mais le buffle, par sa colossale structure et ses formes
disgracieuses, ne devräit vivre que dans l’inaction.
Il n’en est pas ainsi pourtant, et le hideux quadru-
pède ne s'échappe d’une mare boueuse que pour se
vautrer dans le sang.
356 CHASSES.
On a remarqué que presque tous les animaux f6-
roces se sentaient abattus, saisis de frayeur aux ap-
proches soudaines de quelque phénomène atmos-
phérique. Les chiens, les chèvres', les chevaux, les
éléphans cherchent un abri contre les éruptions vol-
caniques avant même que le cratère ait vomi ses la-
ves ; el c'est mème à celte sorte d’agitation fébrile
de ces quadrupèdes qu’on reconnait d'ordinaire les
ouragans , les tempêtes et les tremblemens de terre
qui doivent bientôt éclater.
Eh bien ! Le lion et le buffle seuls ne sont point su-
jets aux terreurs qui poursuivent même l’homme dans
ses demeures le plus solidement construites. Sitôt
que Ja foudre envahit l'espace, sitôt que l'éclair brise
la nue et embrase le ciel au moment où, poussant à
l'air d'énormes blocs de roche, la gueule du volean
vomit une longue colonne de feu qui semble vouloir
déclarer la guerre aux astres, ce formidable quadru-
pède, comme s’il se croyait assez fort pour lutter con-
tre de si terribles destructeurs, frappe le sol de ses
sabots, rugit, bondit ainsi que les blocs arrachés aux
entrailles de la terre et court furieux, renversant tout
sur son passage.
Aux approches des coups de vents si terribles dans
les pays équatoriaux, il n’est pas rare non plus, alors
que la mer immense se rue sur le rivage qu’elle cou-
vre, de voir les buffies se poser comme d’ardens gla-
diateurs en face de l'Océan qui se gonfle, menace et
envahit, comme s'ils voulaient le provoquer à un com-
bat singulier.
LE BUFFLE. 3371
N'essayez pas, au milieu de ces cris ardens, la
conquête du buffle; rien ne vous sauvera de ses cor-
nes rudes et noirâtres, si vous osez l’altendre et le
braver. C’est une montagne qui se roule sur vous
avec un horrible fracas ; et quand votre cadavre en
lambeaux sera étendu sur le sol, le buffle, peu sa-
tisfait d'une si faible conquête, viendra l'insulter
en le broyant sous ses naseaux de feu, sous ses
jarrets impatiens. Lui, voyez-vous, quand il a
vaincu, tué, il mutile l’ennemi qui a eu l’audace de le
braver.
I n’est pas rare de trouver après ces {bouleverse-
mens de la nature auxquels sont exposés la plupart
des archipels océaniques, les cadavres à demi consu-
més de quelques buffles qui, excités par les rugisse-
mens des volcans, s’élancent vers la cime des monts et
ne s’arrêlent que lorsque la lave dévorante les avait,
pour ainsi dire, cloués sur le montenvahi.
Combien de fois aussi des buffles brisés sur les ga-
lets de la plage ont-ils roulé enlevés par la lame au
sein de laquelle ils n'avaient pas craint de se plon-
ger.
N'est-ce pas un bienfait du ciel que ces vengeances,
que cette guerre des élémens contre un si dangereux
quadrupède qui, funestement doté d’une force si pro-
digieuse, n’a pas plus de générosité que le tigre et Ja
panthère ? ;
A Dielhy, les Malais soumis au résident sont tenus
de payer au gouvernement portugais, en bufiles ou en
338 CHASSES,.
pores, un certain impôt presque toujours forcé à l'a-
miable. :
Or, que font les farouches naturels qui habitent
l’intérieur des terres inconnues ? Ils placent d’im-
menses nœuds coulans aux abords des bois où les
buffles vont se mettre à l'abri des rayons d’un soleil
à pic; et quand le boa vorace s’élance sur un de ces
quadrupèdes pour s'atisfaire son appétit, ceux qui
échappent à ses replis et à ses étreintes courent dans
toute la plaine ouverte et se prennent aveuglement au
piége qu'ils n’ont pas eu le temps d'éviter.
Je ne sais pourquoi il y a un grand nombre d’ani-
maux auxquels vous vous sentez toul disposé à pré-
ter sinon de l'intelligence, puisqu'on dit que c’est une
impiété, mais du moins un de ces instincts si précieux
qu'ils étonnent l’homme même enorgueilli de sa supé-
riorité. Vous supposez (moi du moins) quelque gran-
deur d'âme au lion, de la finesse au renard, de l’as-
tuce au singe, de l'hypocrisie au crocodile... Eh
bien! on ne prête aucune sorte de mérite ou de vice
au buffle, on n’est pas plus généreux envers le bison,
et l’on croit voir marcher, bondir, se rouler, beugler
et brouter des machines se mouvant par hasard et
prêles à se ruer contre les troncs d'arbres aussi bien
que contre les hommes.
Lorsqu'une des colonies portugaises ou hollandaises
est frappée par la famine, les gouverneurs ordonnent
des chasses aux buffles, et l’on est témoin alors au
sein des vastes solitudes de cette île vigoureuse, si dé-
LE BUFFLE. 339
chirée, si poétique, si effrayante dans tout son aspect,
de luttes terriblesentre des populations armées de
javelots, de flèches empoisonnées , de crish et de fu-
sils contre ces quadrupèdes aux épaules robustes,
aux jarrets nerveux, aux cornes acérées ; luttes formi-
dables où le sang coule à flots pressés de part et
d'autre et où le quadrupède vaincu sert de pâture au
vainqueur. Celui-ci tue et dévore; celui-là tue et
mutile.
Quel est le plus généreux ? Si les buffles raison-
naient, ils se diraient plus magnanimes que les Ma-
lais.
J'ai vu les uns et les autres. Le Malais est plus cruel
que le bufle.
Gardez-vous de tous les deux.
Ainsi donc voilà un pays sur lequei ia brise se pro-
mène ardente et dévorante, voici une terre où tout
est en hostilité flagrante , où le caillou est en guerre
avec le caillou voisin, où l’arbuste veut vivre aux dé-
pens du colosse qui l’abrite et le protège , où le rima
et le multipliant qui occupent tant d'espace, marient
leurs chevelures diverses comme pour se disputer la
souveraineté du sol sur lequel ils pésent et celle de
l'air qu'ils envahisseut, Voici une ile où la terre
tremble souvent comme la mer qui veut l’engloutir ,
etau milieu de laquelle elle s’est insolemment dressée
dans un jour de terrible conquête; une masse im-
mense de laves de toutes couches, de toutes formes,
d’où les feux intérieurs s’échappent avec fracas pour
340 CHASSES.
insulter aux feux du ciel vomis au milieu des tempêtes
équatoriales.
Et voyez encore les singuliers habitans de cette
ile gigantesque , le crocodile infestant ses rades et le
rivage où le voyageur ne trouve aucune sécurité, le
crocodile, effroi des eaux et de la terre, des poissons
et des hommes; voyez le boa promenant ses spirales
meurtrières au milieu des déserts intérieurs et parmi
les troncs séculaires des forêts et le buffle hurlant
comme la cataracte, bondissant comme elle; et le
Malais plus cruel, plus féroce, plus indompté que le
buffle, le boa et le crodolile : le Malais dont chaque
parole est une menace, dont chaque menace est la
mort !
Visitez donc Timor, vous qui aimez les voyages et
les sauvages harmonies, étudiez Timor, vous dont
les flèches d’un soleil brülant crevassent le corps
sans amortir le courage, et, dites-moi ensuite ce que
vous pensez de cette Europe régulière, alignée , tirée
au cordeau , où ne souffle que le tiède zéphir , où ne
s'agitent que des nains, où ne se promène Jamais
l'ouragan, le boa, le crocodile, le buffle et le Malais
avec son crish trempé dans le bohon-hupas.
A côté de cette Timor, dont le nom fatal est peut-
être emprunté à la langue latine, sont plusieurs grou-
pes d’iles détachées sans doute de leur mère par quel-
que commotion sous-marine. Là se dresse Kéra, toute
parfumée de son éternelle végétation balsamique,
mais où le gigantesque alligator vient baver sous les
LE BUFFLE. 341
élégans panaches du bananier. A côté de Kéra s’al-
longe Savu , qui donne la main à Simao, à Bottie et à
Denka dont les forêts naturelles sont si régulièrement
plantées, qu’on les dirait échelonnées par la main
habile des hommes. Eh bien! toutes ces îles visitées
par le crocodile et le boa nourrissent de nombreux
troupeaux de buffles paisibles et sans colère qu'on
emploie à la culture du solet aux besoins des popu-
lations.
Expliquez cette différence dans les mœurs et les
habitudes des quadrupèdes, vous qui trouvez une
cause à tout effet.
Je vous dis ce qui est, apprenez-moi pourquoi cela
est ainsi et pas autrement.
Est-ce qu'il suffit de toucher à Timor pour se sentir
une vie plus active, un sang plus chaud , des nuits
plus tourmentées, des jours plus orageux? Cela
pourrait bien être; il y a des pays corrupteurs de tout
sentiment généreux, comme 1| y a des zûnes sous les-
quelles se brisent les membres, sémousse la force,
s’aliène Ja raison.
D'où vient [a peste? Qui l’a donnée à l'Égypte ?
Qui à doté le Mexique du vomito-negro ?
Le lézard géant, ic crocodile, le bufile, le boa sont
les premiers hôtes de Timor. Priez pour que Dieu en-
gloutisse cette île de feu au fond des abimes,
Vous verrez qu'elle grandira encore.
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Chasse à la Panthere.
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La première espèce de ce genre, et qui se trouve
dans l’ancien continent, est la grande panthère que
nous appellerons simplement panthère , qui était
connue des Grecs sous le nom de pardalis , des
anciens latins sous celui de panthera , ensuite sous le
nom de pardus et par les latins modernes sous celui de
leopardus. Le corps de cet animal, lorsqu'il à pris
son accroissement entier, a'cinq ou six pieds de lon-
sueur, en le mesurant depuis l’origine de la queue
jusqu’à l'extrémité du museau. Cette queue est longue
344 CHASSES,
de plus de deux pieds ; sa peau est, pour le fond du
poil, d’un fauve plus ou moins foncé sur le dos et sur
les côtés du corps, et d’une couleur blanchâtre sur le
ventre. Elle est marquée de taches noires en grands
anneaux ou en forme de roses. Ces anneaux sont
bien séparés les uns des autres sur les côtés du corps,
évidés dans leur milieu, et la plupart ont une ou
plusieurs taches au centre de la même couleur que
le tour de l’anneau. Ces mêmes anneaux, dont les
uns sont ovales et les autres circulaires, ont souvent
plus de trois pouces de diamètre. La deuxième espèce
est la petite panthère d’Oppien, à laquelle les anciens
n'ont pas donné de nom particulier, mais que les
voyageurs modernes ont appelé once, du nom cor-
rompu de rx où lunxr. Nous conserverons à cet ani-
mal le nom d’once. La panthère parait être d’une
nature plus sûre et moins flexible. On la dompte
plutôt qu’on ne l’apprivoise, Jamais elle ne perd en
entier son caractère féroce, et lorsqu'on veut s’en
servir pour la chasse, il faut beaucoup de soin pour
la dresser , et encore plus de précautions pour la
conduire et l’esercer,
La panthère se plait généralement dans les forêts
touffues et fréquente souvent les bords des fleuves et
les environs des habitations désolées où elle cherche
à surprendre les animaux domestiques. Elle se jette
rarement sur les hommes, alors même qu’elle est
provoquée.
CHASSE.
_ Est-ceun tigre, un lézard, un serpent, un lion qui
dévore Pespace ?
: Est-ce une flamme qui le traverse avec la rapidité
de la pensée ? à
C'est une panthère en quête d'une proie, c’est le
plus leste, le plus agile des quadrupèdes que poursuit
le chasseur et qui va mettre en une heure une plaine
immense entre elle et lui, Que votre balle porte vite,
si elle veut lattemdre; la flèche n’est pas assez
prompte; et puis dans l'air, comment frapperait-elle
ce corps élastique qui s'alionge, se courbe, se replie;,
se raccourcit, se raréfie, si je puis m'exprimer ainsi?
Comment saisir cet être remuant à qui tout repos est
impossible, que le mouvement délasse, que le calme
et le sommeil énervent ?
Visez Lerre à terre : la panthère que vous croyez
frapper d'un plomb sûr, vous force à lever la tête
pour la regarder. Elle ne marche pas : elle vole; et
vous la cherchez au pied d'un arbre quand elle est
perchée au sommet. Votre œil épuisé la poursuit de
branche en branche, et au moment où vous vous
flattez de la voir tomber percée par une balle, elle se
précipite sur un tronc éloigné de plus de vingt pas,
franchit une immense haie et disparait dans le plus
épais du bois.
; a À 23
346 CHASSES.
La panthère ne peut être vaincue que par la ruse,
alors que par hasard elle sommeille , elle rêve d’at-
taque, d’un enlèvement de moutons, de pores et
même d'hommes.
La panthère ne se bat jamais qu'à coup sûr. Elle a
le sentiment de sa force, elle connaît celle de l’en-
nemi. Si celui-ci est loin, elle est bientôt à ses côtés ;
s’il est puissant et redoutable, elle l’esquive et s'amuse
même en route pour l’épuiser par une course inutile.
C’est à la panthère plutôt qu’au lion ou au tigre
qu'on aurait raison de dire qu’appartient le monde;
et telle est la rapidité de ses élans qu’on a vu des
chasseurs éloignés les uns des autres et habiles tireurs,
se refuser de faire feu sur elle dans la conviction d'une
décharge inutile.
Le léopard est le frère dela panthère par l’agilité;
il est son frère aussi par sa taille, sa tournure, son
élégance et la hardiesse de ses attaques ; il l’est sur-
tout par ses rapines, ses dévastations et sa soifardente
de sang humain.
Armés, vous pouvez aller à la poursuite de l’once;
pour vaincre ses aînés, je vous conseille d’avoir re-
cours aux piéges, à la ruse, aux embuscades.
Il faut bien du courage pour oser attaquer le tigre,
le rhinocéros, ou le lion en face. Pour attaquer la
panthère ou le léopard, il ne faut que de l'adresse, à
moins pourtant qu'il ne lui prenne envie de vous
chasser à son tour ; car alors vous n'aurez point trop
de vos poignards, de vos piques , de vos sabres et de
LA PANTHÈRE. 347
pistolets. La robe de ces quadrupèdes est dure à
percer et leurs ongles et leurs dents sont aigus et
tranchans.
La panthère luttera avec vous corps à corps, et si
vous n’évitez pas sa rencontre, alors qu’elle s’élance
sur vous, vous êtes enlevé, meurtri, jeté au loin. Ne
songez pas à vous redresser pour combattre, une
mâchoire terrible est là qui vous brise le crâne ou
vous ouvre la poitrine.
On croirait que la panthère et le léopard ont la
faculté de changer de direction ou de rebrousser
chemin, alors même qu’ils sont sans point d'appui.
C’est une chose admirable qu’un de ces gracieux el
terribles quadrupèdes jouant à l'amour ou à la pere
car tout est jeu pour eux.
Vous avez vu un chat poursuivi par un lévrier,
grimper sur un arbre; vous l'avez vu après un larein,
menacé par un valet irrité, bondir sur une armoire,
ou à travers une lucapne; eh bien ! décupiez mainte-
nant ces sauts prodigieux et prètez un volume vingt
fois plus considérable au corps qui se déplace, et
dites-moi s'il n°v a pas mort d'homme à être atteint
dans sa course par un de ces projectiles animés dont
la volonté est toujours de renverser et de détruire.
Ce n’est pas tout. Un corps sans volonté peut vous
toucher obliquement, vous étourdir el vous renverser
sans vous broyer les os, sans vous ouvrir les chairs;
mais le léopard, mais la panthère ne vous laissent pas
la même chance, Dès qu'ils sont sur vous, leurs
318 CHASSES.
griffes et leur gueule jouent aussi leur rôle de destruc-
tion et vous êtes brisé et mutilé à la fois ; la terre ne
vous reçoit pas tout entier : un de vos bras, une de
vos épaules ont suivi à la course l’élan de la bête fé-
roce qui retombe glorieuse à vingt pas de là.
C’est un spectacle curieux que celui d’une pan-
thère assoupie ou livrée au sommeil. Il n’est pas be-
soin qu'elle se lève et parte pour que vous jugiez de
son élasticité. Son repos à elle vous la signale. Elle
respire par soubre-sauts, ses muscles s’agitent sans
relâche, ses moustaches frémissent, ses paupières cli-
gnottent, sa peau se ride et se raïidit, sa queue fouette
ies airs et ses grilles ouvertes et fermées tour à tour
frappent dans le vide. On serait tenté de croire qu’elle
est incessamment tourmentée par une fièvre aiguë
ou soumise à l’action de la pile de Volta.
Encore, si cette agitation perpétuelle pouvait la fa-
tiguer, énerver un peu ses membres si bien taillés ,
mais non, elle se délasse à cette fatigue comme je
vous l'ai déjà dit, et sises nuits étaient calmes et sans
turbulence, ses jours seraient noirs et tourmentés.
Il faut pourtant déclarer la guerre à cette race
cruelle et funeste qui vit de chair comme le tigre, et
comme lui dans ses momens de disette attaque les
habitations et ne craint pas d'affronter le tumulte des
villes. Une panthère affaméc est redoutable à une
population, et elle fait bien des victimes avant que son
sang rougisse le sol. Ii y a prestesse dans sa mâchoire
comme il y en a dans les muscles de ses jarrets.
LA PANTHÈERE. 349
Les Indiens, faconnés aux poursuites des tigres et
des lions, savent bien les dangers dontils sont menacés
quand ils traquent Ja panthère dont ils ont une ven-
geance à tirer; mais ils prennent leurs précautions
en conséquence, et les tridens de fer qu’ils opposent
à la bête furieuse sont solides et pointus, je vous
jure. Le trident, en effet, est l'arme la plus utile et
la plus usitée contre le léopard et la panthère. L’un
et l’autre , vous le savez, commencent toujours l’at-
taque, même quand vous êtes le provocateur, et au
moment où ils se précipitent comme une cascade sur
leur adversaire, celui-ci a du sang froid et vise juste;
le corps de la bête féroce est profondément troué sans
que vous vous soyez donné la peine de frapper vous-
même. Votre existence a tout fait, il y a un cadavre
à terre, mais un cadavre qui se meut encore. Les
agitations sont lentes à se calmer.
Dés qu’une panthère à élé signalée par la fuite
des troupeaux de bœufs ou de mérinos, les chas-
seurs qui veulent s'éloigner, se réunissent, s’ar-
ment, se concertent, circonscrivent par groupes
de dix à douze l’espace où ils supposent que s’est
posté le quadrupède ; ils cherchent un solide point
d'appui pour le manche de leurs piques, de leurs
fourches, de leurs tridens et attendent que leur en-
nemi choisisse ses adversaires. Ils savent bien que la
bête furieuse ne passera Pas sans les rudoyer , ils la
connaissent trop pour qu'ils espèrent qu'elle se jettera
dans l'intervalle qui sépare les chasseurs les uns des
350 CHASSES.
autres et ils se tiennent fermes et serrés à leur poste,
bien convaincus que le choc sera terrible. 1 l’est en
eflet.
La panthèére a vu les chasseurs. Elle ne réfléchit pas,
elle ne choisit pas , elle n’a pas de temps à perdre,
elle part, elle est en l'air, elle tombe sur une‘haïe de
fer qui lui ouvre les flancs et la tient quelques in-
stans suspendue à einq ou six pieds du sol. Blessée,
furieuse, elle pousse d’horribles rauquemens, elle se
tort, brise ses dents à mordre les piques qu’elle traîne
après elle, irrite sa blessure, fait grandir sa rage,
lance un regard de feu sur les chasseurs armés de
leurs pistolets ou de leurs fusils et meurt dans d’af-
freuses convulsions.
Le plus sûr moyen de chasser la panthère par la
ruse n’est point de placer les pièges à terre; 1l serait
difficile qu’elle s’y laissät prendre. Dans ses courses
au travers des populations, des plaines et des collines,
à peine ses pieds touchent-ils çà et là le sol, vous ne
pouvez par conséquent espérer qu'un succès fort in-
certain. Son séjour à elle c’est celui de l'oiseau, c’est
l'air. Là seulement doit donc être préparé le lacet
fatal qui l’arrêtera et vous la livrera prisonniére. Em-
parez-vous de la panthère comme vous le feriez de
l'aigle; c’est un conseil que l'expérience a dicté aux
Indiens et qu’ils suivent de point en point pour la
conquête de ce dangereux quadrupède.
D'après les récits des voyageurs qui ont parcouru
les pays dont je vous parle avec le plus d’intrépide
LA PANTHÈRF. 351
curiosité, la panthère est , dans ses attaques , beau-
coup plus audacieuse que le tigre , et ils sont tous
d'accord pour ajouter qu'après un acte inoui de ra-
pine ou de cruauté , elle se couche souvent à côté de
sa victime, malgré la présence des nombreux ennemis
qui l'entourent et la menacent.
En 1829 , dit M. Bancks, qui a écrit un fort bon
livre sur l'Inde, une panthère affamée s’est élancée
d’un enclos dans une croisée fermée par des stores et
a tué le planteur et deux Malais qui lui servaient de
domestiques. Cette croisée était à douze pieds du sol
et l’espace pour prendre de l'air se trouvait fort res-
serré. De pareils voisinages , il faut en convenir, fe-
raient tenir bien closes les fenêtres et les portes de
nos habitations.
Intrépide contre les hommes, intrépide contre les
bêtes féroces ses rivales en force, en puissance, sinon
en agilité, la panthère a une frayeur horrible du feu.
Dès qu’elle voit la flamme tourbillonner, elle pousse
des rauques et tristes hurlemens, elle s’agite avec fe-
brilité, elle pivoite sur elle-même ; elle n’ose ni avan-
cer , ni reculer, et l’on dirait, à ses regards et à sa
voix éteinte qu'elle demande grâce. Si elle se voit en-
tourée de plusieurs foyers ardens, elle tombe presque
en syncope, elle s'étend, ferme les yeux et 1l est assez
facile de lattaquer et de la vaincre. Il ne faut pour-
tant pas se livrer avec trop d'assurance à l'espoir de
la conquête, car, il arrive parfois que blessée, par le
plomb ou par la flèche, la panthère furieuse se lève,
902 CHASSES.
bondit et fait autour d'elle de nombreuses victimes
avant de reprendre la première position que lui avait
infligée le feu. Les Indiens, habiles observateurs des
manies et des habitudes des quadrupèdes dangereux
qui les entourent, connaissent à merveille le pouvoir
des flammes sur la panthère, la chassent souvent avec
des torches, lPacculent vers une forêt où ils viennent
aisément à bout de la terrasser.
Comme la ruse, ainsi que je l'ai dit, doit venir en
aide au chasseur dans cette guerrre permanente qu'il
fait à la panthère , le moyen le plus efficace de s’en
emparer est de suspendre au milieu d’un nœud cou-
ant à cinq ou six pieds de haut un cadavre de chien
ou de mérinos. Celle-ci, dans sa rapidité, s’élance sur
la facile proie qui lui est offerte et échappe rarement
au solide lacet qui la saisit par le cou , par les jambes
ou le corps. Une fois captive , la bête féroce est tuée
à coups de fusil et les chasseurs prennent toutes les
précautions possibles pour ne la frapper qu’au ventre
afin de ne pas gâter la belle peau de leur victime dont
on se fait communément dans l'Inde d'élégans tapis
de pied et de riches descentes de lit.
Au surplus, la chasse à la panthère, à l’once et au
léopard ne varie guère, on le comprend, de celle qui
est déclarée au tigre ou au lion; ce sont toujours les
mêmes précautions à prendre de la part des hardis
chasseurs, ce sont les mêmes stratagèmes, les mêmes
ruses; ce sont aussi les mêmes périls dans les luttes.
Pour ne pas nous répéter, nous nous bornerons au
LA FANTHÈRE. 993
détail de quelques faits curieux et dramatiques con-
signés dans les annales des explorateurs dont la vie
aventureuse a si souvent été menacée par les bêtes fé-
roces, sillonnant les immenses solitudes où l'amour
de la science et Pattrait du danger les avaient con-
duits.
Ainsi que le tigre, dont lasoif desang n’est jamais
apaisée, la panthère ne peut se rassasier de meurtre
et de carnage. Un ennemi mort la met en appélit et
elle se réveille plus animée, plus ardente à l’aspect
des cadavres : on l’a vue souvent, après avoir abattu
un chasseur, après lui avoir ouvert le crâne, le quit-
ter, revenir sur ses pas et ouvrir la poitrine au corps
sans vie étendu sur le sol.
Un de ces agiles quadrupèdes s’est un Jour élancé
sur un troupeau de mérinos près de Madras, eten a
tué vingt-sept avant que les gardiens armés eussent pu
lui faire lâcher prise. Le lendemain, les cadavres ne
furent pas enterrés, car on supposa que la panthère
viendrait à la curée préparée la veille. Douze intrépi-
des chasseurs se postèrent pour la surprendre et la
tuer; en effet, à peine fut-il jour que le vorace animal
débouqua d’un bois voisin, se jeta sur ses viclimes
encore fumantes ; mais tomba bientôt et se roula ex-
pirant dans le sang.
Il est aussi arrivé fort souvent qu'attirés par l'o-
deur d’un cadavre étendu dans la plaine, un léopard
et une panthère, une once et un chacal, se sont trou-
vés en présence pour la dispute du butin. lei un hor-
304 CHASSES.
rible combat avait lieu : c'était le tigre et le lion s’at-
taquant avec fureur, c'était l'éléphant et le rhinocéros
se perçant et se déchirant les entrailles ; c'était peut-
ètre un tableau plus dramatique encore, quoiqu'il
fatlüt plus d'espace aux deux athlètes, tant leurs évo-
lutions étaient rapides et imprévues. Sans cesse dans
l'attente de pareils combats, les chasseurs se tiennent
en alerte pour mettre à profit des circonstances aussi
favorables. Pour la panthère, l’homme est moins à
craindre que le chacal; pour l’once , l'homme est
moins à redouter que le léopard : l’homme est done
dédaigné au sein de cette lutte sanglante, et il en pro-
fite habilement pour se défaire du vainqueur, déjà
si affaibli par les griffes et les dents de son adversaire.
Une panthère et un léopard ayant un jour bondi pres-
que en même temps sur une proie jetée au milieu des
branches et des feuilles mortes couvrant un piège,
l’on trouva le lendemain un cadavre horriblement
mutilé, celui du léopard, et une bête écumeuse et
presque sans force, la panthère. De semblables bon-
heurs sont choses fort rares et les bêtes féroces qui
ravagent les Indes-Orientales semblent au contraire
d'accord pour semer la terreur dans les fermes iso-
lées, et venir même effrayer les populations des gran-
des cités.
Aucun phénomène sur le mouvement ne doit sem-
bler extraordinaire à qui a vu une panthère poursui-
vre une proie ou éviter un chasseur. M. Oxley, dont
le nom se recommande par tant d’utiles travaux, et
LA PANTHERF. 355
qui a séjourné à Cachemire pendant plus de six ans,
raconte au sujet de ces hardis quadrupèdes des phé-
nomènes de vitesse et d’agilité devant lesquels la rai-
son humaine ne craint pas de reculer. I dit, dans un
passage de son livre si curieux et si instructif à la
fois, avoir vu une panthère tirée au vol par un habile
chasseur , qui l’atteignit d’une balle à la naissance
de la queue, et il ajoute que, sans toucher le sol, Le
fougueux animal se retourna et tomba faisant face à
celui qui venait de le blesser.
Les vents tourbillonnent, la course de la panthère
est un ouragan : Je crois aux paroles de M. Oxley.
La panthère est de race extrèémement vivace, et
ceux qui ont le mieux étudié ses allures et ses mœurs
assurent qu'elle ne succombe pas immédiatement sous
l'atteinte d’une balle qui lui aura percé le cœur. Elle
aurait, Sous Ce rapport, le même privilége que le lion.
D'autres chasseurs attestent que plusieurs de ces ani-
maux, dont le corps à reçu cinq ou six balles, lut-
tent encore pendant longtemps et ne meurent pas
sans une lente agonie, à moins que le plomb ne les
frappe au crâne et n’entre dans la cervelle. Le lynx,
le léopard, le chacal et lonce, ajoutent les mêmes
voyageurs, sont plus faciles à tuer et la chasse qu’on
leur fait est par conséquent beaucoup moins péril-
leuse; car le dernier soupir de la panthère précède
toujours de peu d’instams la mort d’un de ses enne-
mis.
J'ai dit plus haut, je crois, que la panthére ne pou-
390 CHASSES,
vail point être apprivoisée, qu’elle ne répondait aux
prévenances que par des menaces et aux caresses que
par des morsures. Presque tous les voyageurs sont
d'accord sur ce point, et cependant on a vu des plan-
teurs assez patiens, assez habiles pour dompter ce
redoutable quadrupède et le dresser à la chasse des
bêtes féroces. Les exemples en sont malheureusement
trop rares, ét ce sauvage destructeur regardera tou-
Jours comme un ennemi à combattre quiconque se
présentera à lui pour l'arrêter dans ses excursions.
Lindsay, de Calcutta, était parvenu dans une de
ses chasses à s'emparer d’une panthère fort jeune,
dont ilse fit longtemps accompagner dans les rues et
les promenades. Les petits enfans jouaient parfois
avec elle ; ils Ja battaient, et, craintive, soumise, elle
baissait la tête, se couchait servilement et semblait
demander grâce à une main menaçante. Un matin,
M. Lindsay, qui avait l'habitude à son réveil de l’ap-
peler auprès de lui, fit vainement entendre son cri
d'amitié, Inquiet, il se leva et il aperçut dans la cour
de son habitation son obéissante amie occupée à ache.
ver son déjeuner. Elle s'était jetée sur un jeune buf-
fle enfermé dans une étable et l’avait emporté, dé-
chiré dans la cour. A la voix de M. Lindsay, la pan-
thère s'arrêta immobile un instant et la gueule en re-
pos, elle parut se consulter. En vain son maître lap-
pela-t-il de sa voix douce ou menaçante, elle demeura
sur sa proie, nageant dans le sang et elle acheva son
festin. Aprés cela, elle remonta d’un pas tranquille,
LA PANTHÈRE. 357
vint se coucher nonchalamment sur le tapis où elle
passait les nuits et s'endormit avec de lugubres rau-
quemens. Sage et prudent, M. Lindsay, qui avait com-
pris que l'odeur du sang devait donner à son élève le
goût de la destruction, fit faire une grande cage, la
barda de solides barreaux, y fit adroitement entrer la
panthère et referma la grille sur elle. Celle-ci ne té-
moigna aucune colère, ne tenta aucun effort pour
conquérir sa liberté; elle se sourait à son esclavage,
et loin de s’irriter contre son maître défiant, le ca-
ressa de la langue avec une affection plus marquée.
En récompense d’une docilité si humble, M. Lindsay
ouvrait de temps à autre la cage, la panthère en sor-
taitsans précipitation, et souvent elle y rentrait d’elle-
mème pour sy endormir. On eût dit qu'elle cherchait
à expier le meurtre du buffle si brutalement dévoré.
Un jour cependant la cage retentit de hurlemens
effroyables. M. Lindsay accourut, vit la bête furieuse
s’agiter, se tordre, bondir, mordre les barreaux de
fer et tenter de briser les planches épaisses qui la re-
tenaient captive. Tandis que M. Lindsay cherchait à
l’apaiser, un esclave arriva d'un air effaré, apprit à
son maître que tout près de son habitation, un léo-
pard monstrueux venait de se montrer et qu'il s'était
déjà rué sur un troupeau de mérinos dont il avait fait
un horrible massacre.
Le planteur ne perdit,pas un instant, ouvrit la
cage de la panthère et celle-ci s’élança avec la rapi-
dité de l'éclair, franchit les murs d'entrée de la mai-
358 CHASSES.
son, jeta un regard de feu sur la campagne, aperçut
le léopard, se trouva en trois bonds auprès de lui et
l’attaqua avec rage ; un combat terrible s’engagea, le
léopard vaincu resta mort sur la place et cela fait, la
panthère rentra paisiblement dans la demeure de
M. Lindsay et se coucha dans la cage qui lui servait
de prison.
De ces irritations si actives, de cette colère si ar-
dente, de ce retour si imprévu dans l'asile qu'on avait
donné à la panthère, M. Lindsay conclut qu'il serait
possible , à l’aide de certaines études, de conduire
cet animal à la chasse des bêtes féroces. Il en fit l'es-
sai et réussit. il se servit d'abord de la panthère ap-
privoisée contre de jeunes lynx , de petits léopards et
quelques bêtes fauves. Le vigoureux quadrupède re-
venait toujours vainqueur de ses expéditions et rece-
vait en récompense de sa cruauté et de son courage
force caresses de la main de son maître. Chacun d'eux
était parfaitement dans son rôle.
Mais un jour que le rauquement de la panthère
avait annoncé au planteur la présence d’une bête fé-
roce dans les environs, le colon partit avec sa eompa-
gne enfermée dans la cage et alla bravement au-devant
de l'ennemi. Arrivé en rase campagne et bien appuyé
par quelques domestiques, M. Lindsay ouvrit la cage;
la panthère creusa le sol, flaira et parut appliquer
son oreille dans le trou ; puis elle s’achemina lente-
ment vers un bois voisin. Les chasseurs la suivirent ;
c’est elle qui était en tête de Fexpédition.
LA PANTHÈRE. 359
Tout à coup elle s’élança dans la forêt et disparut.
Pendant quelque temps on entendit des cris, le
bruit des branches brisées et le retentissement du sol
sous ses bonds rapides; bientôt on n’entendit plus
rien.
M, Lindsay crut que sa panthère, lasse de l’escla-
vage, venait de reprendre goût à ses excursions au
travers de la plaine, et ilse disposait à regagner sa
demeure quand un nouveau bruit arriva jusqu’à lui.
I s'arrêta ; un domestique, détaché de la troupe, s’é-
tait approché du bois. La panthère se jeta sur Ini, le
terrassa et [ui ouvrit la poitrine, M. Lindsay et ses
compagnons se tinrent sur la défensive ; mais l'animal,
satisfait d'avoir enfin apaisé sa soif de sang , s’ache-
mina à petits pas vers les chasseurs et rentra dans sa
cage. La course inutile de la bête féroce au travers
des bois l'avait irritée et le pauvre domestique subit
le sort qu’elle voulait faire éprouver à quelque qua-
drupède.
M. Lindsay, depuis ce jour, usa de prudence. Cha-
que fois qu’il allait à la chasse accompagné de sa pan-
thère, il portail avec lui un mouton, un porc ou
un morceau de bœuf; et sila panthère, furieuse d'une
course infructueuse, revenait haletante et la gueule
écumeuse, le planteur jetait sous sa dent les provi-
sions apportées. Les mâchoires broyaient et l’on ren-
trait sans accident à l'habitation.
Quelques autres colons de Pondichéry, de Chan-
dernagor, de Golconde et de Calcutta ont essayé,
360 CHASSES.
après le succès de M. Lindsay, de dresser la panthère
à la chasse des bêtes féroces ; mais les tentatives ont
été sans résultat et funestes même aux instructeurs.
Aussi Feeld, dans un magnifique traité sur les mœurs
desquadrupèdes de l’Inde, dit que les panthères, après
plusieurs mois d’une obéissance craintive, s’élançaient
en effet, à la voix de leur maître, contre le redoutable
ennemi qui osait les attendre ou venait les attaquer;
mais que plus souvent encore, la bête féroce ne re-
tournait plus sons la baguette dominatrice, et qu’elle
reprenait sa liberté dans le désert dès qu’une fois elle
s'était abreuvée d’un sang qui avait coûté quelque
chose à son audace. M. Feeld ajoute que deux plan-
teurs de ses amis ont été, à huit jours de distance,
immolés par une panthère qu'ils avaient crue parfai-
tement apprivoisée et qui les suivait comme un dogue
dans les rues de Calcutta.
L'once, le Iynx, le léopard se chassent comme la
panthère, et c’est contre les premiers surtout qu’on
exerce celle ci à la guerre opiniâtre qu’on leur déclare.
Ils sont plus faibles, moins audacieux, moins lestes
surtout, ils le savent et cette certitude leur ôte de
leur énergie et de ieur légéreté. Quelquefois cepen-
dant deux chacals ou deux léopards attendent brave-
ment leur adversaire et c'estalors un combat horrible
après lequel la panthère est presque toujours vaincue.
La querelle des vainqueurs entre eux suit de près
leur triomphe; une proie fumante est là, sous leurs
griffes rouges, devant leurs yeux étincelans, chacun
LA PANTHÈRE. 361
la veut toute pour lui, etce sont alors de nouveaux
rugissemens, une nouvelle agonie, un nouveau ca-
davre.
Un quadrupède plus petit, moins vigoureux, mais
plus rusé, plus féroce encore, vient se jeter souvent
au milieu de ces effrayantes querelles et y joue aussi
son rôle de destruction. C’est le chacal.
Lui, par exemple, choisit ses adversaires ; il ne se
rue pas sur eux en aveugle, il n'atlaque pas la pan-
thère en liberté ou le léopard plein de vie. Il attend
que celui-ci repose, ils’approche avec lenteur et sour-
dement comme le ferait l'hyène; il se prépare, en
cas de réveil, une retraite sûre; il a cherché le creux
d’un rocher où lui seul pourra glisser son corps sou-
ple, et si l’adversaire est plus fort que lui, il se tapit
prudemment dans son gite.
J'eus un jour une conversation fort significative
avec un intrépide et habile chasseur que les riches
planteurs de Calcutta ne manquaient jamais d’em-
mener avec eux lors d’une expédition difficile contre
les bêtes féroces que la civilisation n’a pas eu encore
le pouvoir de reléguer dans les déserts.
— Quel est l'animal que vous redontez le plus ? ni
demandai-je.
— La question est mal posée, monsieur.
— Elle me semble pourtant bien précise.
— Cela ne sullil pas. Avec les ennemis que nous
avons à combattre, il faut être plus exact encore, et
vous sentez à merveille que le monstre le plus à crain-
ER 24
362 CHASSES.
dre est sans contredit Le crocodile lorsqu'on se baigne
dans le Gange.
— À merveille. Mais sur terre ?
— Cela dépend de tant de circonstances que rien
ne peut être déterminé à cet égard.
— Expliquez-vous.
— Si la chaleur est excessive et que le lion n'ait
pas déjeuné, c’est le lion. Après le serpent, c’est l’é-
léphant ou le rhinocéros. Ces deux coiosses abattent
les arbres les plus robustes et l’on peut dire que,
malgré les obstacles, leur course est presque toujours
directe. Le rhinocéros et l'éléphant ne sont gênés que
dans le calme au milieu des broussailles et des arbus-
tes. Dès qu’on les irrite et qu’ils se fâchent, ils se
donnent de l'air et de l’espace, car ils ont des dé-
fenses pour démolir et des épaules et des défenses
pour renverser.
— En rase campagne, craignez-vous plus le tigre
que la panthère?
— Oui, quoique infiniment plus leste, celle-ci n’a
ni le courage ni la férocité du tigre royal. Et puis,
une victime suflit parfois à la panthère, tandis
que mille cadavres n’apaisent point la rage du pre-
mier.
— Vous êtes-vous trouvé jamais en grand péril
dans une de vos excursions ?
— Il y a péril dans toutes. J'ai blessé une pan-
thère d’un coup de feu et elle m’a blessé à son tour
d'un coup de griffe, mais Je suis venu à bout du
LA PANTHÈRE. 363
monstre à l’aide de mon trident. Je ne crois pas qu’on
puisse être blessé par le tigre ; avec lui il faut vaincre
ou succomber.
— M. Rouvière, intrépide chasseur du Cap-de-
Bonne-Espérance , m'a dit qu'il ne fallait pas croire
à la générosité du lion : êtes-vous du même avis ?
— Certainement. Cependant il ne faut pas trop gé-
néraliser, car le lion est sans nul doute le quadru-
pède le plus facile à dompter après l'éléphant, et
l’on peut alors compter en quelque sorte sur sa re-
connaissance dès qu'il, comprend les soins qu'on a
de lui. Mais en pleine liberté, mais traqué dans ses
domaines, le lion est indomptable et s’il ne déchire
pas comme le tigre, il tue à coup sûr aussi bien que
lui. J'avoue au surplus, continua le chasseur, que
j'aimerais mieux mourir sous la griffe du lion que
sous celle du tigre. Cela peut vous sembler étrange,
et pourtant cela est. L'astuce et la férocité du tigre
m'inspirent de la colère et du mépris à la fois, et il
doit être doublement cruel de mourir sous les coups
de celui qu'on méprise. Est-ce que vous ne préfére-
riez pas un coup de mâchoire de léopard à celui d’un
crocodile ?
— Ma foi, si j'avais à choisir, j'avoue que j'aime-
rais mieux mourir dans mon lit, entouré de mes
amis.
— Alors pourquoi voyagez-vous ?
— Pour savoir ce que vous venez de m'apprendre.
— Les livres vous en auraient dit tout autant.
364 CHASSES.
— J'en conviens; mais je n'aurais écouté qu'un
récit, tandis que j'assiste à un spectacle.
— Vous avez raison. Le plus beau livre à étudier
est celui qui nous est ouvert à chaque pas en chan-
geant de pays. Etudier le monde dans des bouquins
c’est ne pas le connaître. La mémoire des yeux est
la plus précieuse, la plus fidèle. Il faut voir le tigre
dans le désert pour s’en faire une idée exacte; il faut
avoir élé battu par la tempête et l'ouragan pour en
garder le souvenir. Tout récit des grands phénomè-
nes de la nature est tiède et décoloré. Et puis encore
la distance rapetisse les objets : de P Europe vous de-
vez apercevoir lindoustan en miniature. Je ne sais
pas même si vous le distinguez au bout de vos téles-
copes.
— Vous avez l'air de vous faire un mérite des
désavantages de votre pays, dis-je au colon en sou-
riant.
— Vous appelez désavantages ce qui est bénéfice.
Le soleil nous assoupirait trop, me répondit-il en me
quittant; le lion, le tigre etla panthère nous ont été
donnés pour nous réveiller. Tächez de ne pas vous
endormir dans nos forêts ou nos montagnes : vous
ne reverriez pas votre paisible Europe.
. C’est un pays délicieux à habiter, il faut en conve-
nir, que celui où, près de votre habitation parfumée
par les riches végétaux des tropiques, vous voyez
tout à coup arriver sur vous, rapide comme une ava-
lanche, un de ces terribles quadrupèdes, tels que le
LA PANTHÈRE. 309
lion, le tigre, le léopard, la panthère , dont je vous
ai esquissé les mœurs et contre lesquels les balles sont
souvent sans efficacité. Partons pour l'Inde, car là
du moins les émotions sont douces et imprévues.
C’est un délicieux séjour que celui où, dans votre
demeure bien close, bien barricadée, protégée par de
hautes murailles et par un grand nombre d'esclaves
et de domestiques, vous êtes reveillé la nuit par des
cris féroces, des rugissemens à ébranler le sol, et as-
siégé par un rhinocéros ou un éléphant dont les se-
cousses renversent les plus solides barrières. Partons
pour l'Inde.
Quant à la panthère que les chasseurs poursuivent
avec tant d'intrépidité, vous avez vu qu'elle n'était
pas fort dangereuse, que ses bonds sont peu rapides,
ses dents et ses griffes peu aiguës ; ce n’est donc pas
d'elle que vous avez quelque chose à redouter, sur-
tout si vos portes et vos croisées sont bardées de fer,
si VOS piques sont acérées, vos fusils d'excellente fa-
brique, si vos nombreux esclaves ont toujours l'œil
et l’oreille attentifs aux commotions du dehors.
La panthère est là-bas et ici en même temps.
Allons habiter l'Inde, qu'habite la panthère; nous
la trouverons là calme et généreuse, alors surtout
que, venant d'enrichir le pays d’un de ses rejetons,
elle tremble qu'on ne le lui enlève.
S1 j'aime l'Inde, ce n’estpoint parce que j'y trouve
Calcutta, la ville des palais, l'Hymalaya, dont le re-
gard de l'homme ne peut toucher la cime, des forêts
366 CHASSES.
aromatiques, des plantations gigantesques, des fleu-
ves pleins de majesté, des parfums, du sommeil, des
bayadères complaisantes, des rêves, la brise de mer,
le bengali. Non, si j'aime l'Inde, c’est que le tigre
royal parcourt ses solitudes, c’est quele lion les ra-
vage, c’est que le rhinocéros et l'éléphant les dévas-
tent, c’est que l'ouragan s’y promène en nivelant les
côleaux et en décapitant les forêts, c’est que le téta-
nos y décime ses populations, c’est que le choléra
dépeuple ses cités. Si j’aime l'Inde, c’esi que la pan-
thère y bondit en liberté, c’est que l’homme va moins
à sa chasse qu’elle ne va à la chasse de l’homme.
L'Europe est trop prosaique, allons habiter l'Inde.
17
LE KANEDRODS
TR € D” M "ES 7 HE
Je vous défie de voir un de ces singuliers indivi-
dus sans qu'il vous prenne de violentes envies de rire.
On croirait qu’en le créant Dieu s’est ravisé et qu'a-
prés avoir commencé un petit animal, ila voulu la-
chever dans de grandes proportions. Dieu en était
bien le maitre.
Ce n'est pas tout : sa physionomie est en harmo-
nie parfaite avec sa taille,ét ses allures. I y a dans
ses yeux, dans la forme de sa tête, dans ses mouve-
mens de la bonté et de la perfidie , de la confiance et
308 CHASSES.
de l'astuce, de là naïveté et de la malice : on dirait le
renard el la marmotte, la fouineet la biche.
Les oreilles du kanguroo sont longues, raides, bien
plantées, sans cesse en agitation, tournées du côté
d’où vient le bruit. Ses lèvres sont comme celles du
lapin et son cou a une élasticité remarquable.
Si le kanguroo à demi caché par une haie vous
montre sa lêle, vous croyez voir un petit lièvre hissé
sur une table ou sur un tronc d'arbre. Ses petites
pattes se jouent coquettement sur ses lèvres; il
broutte, il tousse, il pivote avec une agilité tout à fait
amusante ; mais s'il part, effrayé par votre présence,
vous avez peine à le suivre de l'œil, tantses élans sont
prompts et variés.
Sa queue nerveuse et ses longues jambes de der-
riére lui servent de trépied, et il tombe sur les cônes
les plus aigus avec un aplomb qui tient du prodige.
Comme la partie supérieure de cet être exceptionnel
est toute mignonne , il n'a pas à craindre, lui, de se
laisser entraîner par le rapide mouvement de sa course,
etil s'arrête là tout d’un trait, comme s'il tombait
verticalement sur le sol.
Le poil du kanguroo est long et fauve sur le dos,
mais plus court et moins foncé sur le ventre ; sa queue
en est presque dégarnie, excepté à l'extrémité; la force
de celle-ci est merveilleuse. ;
Ses dents sont aiguës; de petits poils blancs bril-
lent sur ses lèvres supérieures et quelques-uns aussi
se distinguent dans la cavité des oreilles.
LE KANGUROO, 309
Ii y a dans quelques parties de la Nouvelle-Hol-
lande plusieurs kanguroos à bandes transversales et
longitudinales; ils n'ont guère que trois pieds de
haut et sont par conséquent de moitié plus petits
que les kanguroos fauves; ils ont une robe gris foncé
tachée de roux. Je ne connais rien de plus séduisant
et de plus coquet à la fois.
Le kanguroo est de la famille des sarigues ; la fe-
melle abrite ses petits dans une poche placée sous
son ventre et les voiture avec la plus grande faci-
lité.
La terre de Van-Diémen, si rapprochée de la Nou-
velle-Hollande, nourrit aussi une assez grande quan-
tité de kanguroos ; mais il est évident que cette ile
si voisine du continent, dont elle n’est séparée que
par un détroit de quelques lieues, a reçu ces hôtes
amusans par quelque navire voyageur ou plus pro-
bablement encore par les sauvages de la Nouvelle-
Galles-du-Sud exilés de la mère patrie par suite des
combats qu'ils se livrent de bourgade à bourgade. La
guerre aussi a ses bienfaits.
370
CHASSE.
Encore une exception, encore une chasse sans co-
lères, sans terreurs, sans cris de rage et de désespoir.
Encore une course ardente à travers les forêts éter-
nelles qui pésent sur ce nouveau continent, dont la
civilisation achèvera bientôt la conquête au profit des
arts, de industrie et de l’opulence, mais à l'avantage
aussi de notre vieille Europe abâtardie par les ridi-
cules et les vices.
Il fallait un pendant au porc-épic, dont je vous ai
raconté amusante chasse; il fallait vous distraire
encore une fois avant de vous livrer les dernières et
sombres impressions de nos caravanes si aventureu-
res ; et me voici vous menant à la poursuite du plus
curieux à coup sûr et de l’un des plus lestes quadru-
pèdes. Je vais donc donner un camarade au porc-
épic.
Et d’abord que je vous dise quelques mots du pays
où doit se passer la scène ; il est fantastique, Je vous
l'atteste, il! ne ressemble à aucun autre ni par sa vé-
gélation, ni par ses habitans, ni par les bizarres in-
dividus qui peuplent ses eaux et ses solitudes vieilles
comme la création.
Le ciel qui l’abrite est également un dôme tout
étrange; les nuages qui le léopardent ont des formes
LE KANGUROO. 311
et une allure qui déjouent les caprices d’une imagi-
nation en travail. On se croit tout à coup jeté dans
un univers à part, et l'on cesse pourtant d’en être
surpris quand on songe qu'on est presque à l’anti-
pode de Paris. Il faut bien voir de fabuleuses créations
alors qu’on marche la tête en bas; mon matelot Petit
ne se serait pas autrement exprimé.
Tenez, voyez. Le temps est chaud , le thermomé-
tre de Réaumur marque 33 degrés : c’est beaucoup
sans doute, mais nos climats équatoriaux sont souvent
plus torréfiés. Eh bien! ici, à cette température, la
plus grande partie des arbustes s’énflamment, se
carbonisent ; voyez encore : de profondes ravines
sont sèches, pas une goutte d’eau ne les rafraîchit;
ces larges allées offrent à l'œil une verdure éclatante ;
le ciel qui les vêtit est bleu et diaphane. Tout à coup
l'horizon se voile, une nappe immense s'empare des
airs envahis; des torrens d’une pluie rapide foudroient
le sol, vous êtes abrité sous un dôme solide, vous je-
tez un regard Curieux sur la campagne. C’est une
mer avec son bruissement et sa turbulence; les val-
lées sont comblées, les collines nivelées; les fronts
des immenses eucalyptus pointent à peine au-dessus
des avalanches furieuses ; et si vous regardez le phé-
nomène pendant quelques heures, vous voyez dé-
croître les eaux, se dresser les collines, et vous croyez
que c’est la végétation qui monte et dispute aux mers
refoulées le terrain qu'elles voulaient lui enlever.
Tout à l'heure c'étaient des cataractes emprison-
372 CHASSES.
nant les colons dans leurs demeures; maintenant
c’est la grêle, non pas cette grêle longue, polygonale,
rhomboïdale, qui crible nos moissons aux mois les
plus chauds de l’année, mais une grèle à part, for-
mée à l'air on ne sait comment, lancée avec une vio-
lence extrême sur le sol ravagé. Ce sont des plaques
_de glace larges comme la main, épaisses comme elle,
brisant les toits, endommageant les murailles les plus
solides et s’incrustant dans les troncs noueux, qu'elles
dépouillent de leur écorce. Si pendant un pareil
orage vous vous trouvez dans la campagne, vous êtes
haché, vous êtes mort.
La nature est féconde dans ses caprices; quand elle
s'avise d'être désordonnée, elle va jusqu'à la folie. Il
y a ici des animaux qui sont à la fois oiseau, poisson
et quadrupède : l’orny-thoringue ne se trouve qu’à
la Nouvelle-Hollande. Ici encore le cacatoës, l’opos-
sum, le kanguroo, et, si vous y voyez des cygnes, ils
sont noirs. Dieu ne s'était pas souvenu sans doute
qu'il avait jeté ces magnifiques individus sur d’autres
continens ; ils’en aperçut plus tard, et pour ne pas
se donner un démenti complet, il a changé seulement
la couleur du plumage de ces navires terrestres qui
ont leur proue, leur poupe, leurs rames et leurs voi-
les, comme nos vaisseaux voyageurs.
Vous n'avez rien vu si vous n'avez pas poussé VO-
tre promenade jusqu’à celte Nouvelle-Galles-du Sud
que je vous signale du dojgt là, tout prés de vous, à
vos pieds, en passant par le diamètre de la terre, ce
LE KANGUROO. 313
grain de sable inaperçu de ce monde de mondes tour-
billonnant autour de lui.
Aux faits maintenant.
On a déjeuné, les chevaux piaffent dans la cour de
la riante habitation, autour de laquelle vous voyez se
marier de la façon la plus pittoresque les bras robus-
tes du chêne européen aux palmes touffues du pin
de Norfolck, la chevelure du saule aux sveltes ra-
meaux du casmarina s’enlaçant tous les deux aux
vignes el aux lilas de nos contrées. Le coup d'œil est
ravissant, le spectacle est magique. Le ciel est voilé,
une brise d’est passe sur notre front, qu'elle rafrai-
chit, et nous voilà en route.
Je vous l'ai dit, la civilisation est usurpatrice, et le
kanguroo s’est éloigné des lieux habités pour se ca-
cher bien loin, bien loin dans les profondes solitu-
des. Nous avancons au milieu des conversations Îles
plus folles, et nous voici enfin sur la lisière de deux
forêts solennelles où l’on ne pénètre jamais qu'avec
admiration et respect. Attention maintenant et faisons
en sorte que le piétinement des chevaux sur le gazon
ne réveille pas trop le kanguroo dans son gite, car
lui aussi à la course rapide et les élans immenses.
Un faible gémissement s'est fait entendre, le cu-
rieux animal est tout près, tàächons de le cercler,
barrons-lui tout passage et ne faisons usage de la
balle que lorsqu'il sera bien constaté que nous ne
pourrons pas le réduire aux abois. Alerte lil a tendu
son cou, dressé ses oreilles, interrogé d’un œil pé-
314 CHASSES.
nétrant les profondeurs du bois où il se croyait soli-
taire et en sûreté. Alerte! car il nous à vus et il est
parti. Par là, par ici, par là; 1l à franchi le ravin,
nous l'avons franchi avec lui : le voilà en face d’une
barrière à pic de douze pieds de hauteur ; il est pris,
il est vaincu ; le voilà qui s'arrête, il recule; c’est
sans doute afin de nous émouvoir par sa soumission.
Gare! il s’est élancé quand nous croyions le tenir, ül
est en l'air, :l nous échappe, l'obstacle est surmonté,
nous l'avons perdu de vue.
Et maintenant il se dresse encore là-bas sur ce
terre-plain, dans cette clairière où il respire avec
effort et où il se promène en bondissant sur ses lon-
gues pates de derrière ct sur sa queue qui lui sert
admirablement de point d'appui. C’est un être fantas-
que hissé sur un trépied mobile. À quoi ressemble-
t-il encore ainsi posé, ainsi sautillant ? À une gigan-
tesque sauterelle se jouant dans une prairie.
Mais le moment de l’étudier n’est pas venu. C’est
celui de le poursuivre, de nous en emparer, et c’est
pour cela que nous nous divisons encore et que nous
contournons la barrière que Le kanguroo seul pouvait
franchir. Nous voici enfin en rase campagne. La plaine
est immense, le quadrupède chassé s’y repose auprès
de quelque arbuste, il ne nous échappera plus,
car nos chevaux sont de race anglaise et ils envahis-
sent promptement l’espace.
Le kanguroo se dresse à quelques centaines de pas
des chasseurs, nous nous précipitons vers lui de
LE KANGUROO. 315
la rapidité de nos montures et nous ne gagnons guère
de vitesse notre agile coureur, qui est plus souvent
en l'air que sur la terre.
La balle l’arrèterait peut-être; mais la victoire se-
rait indigne de nous ; nos chevaux sont infatigables,
nous sommes dix contre un et ilest là, lui, n'ayant ni
ongles aigus pour se défendre ni dents'acérées pour
nous déchirer. Le chasseur a aussi ses momens de
générosité.
Mais ia plaine est dévorée et nous sommes résolus
d'atteindre le kanguroo, dont ies forces ne semblent
pas encore affaiblies. Voici une colline en face de
nous ; elle se dresse, grandit, se développe ; il faut la
gravir, nos chevaux ont le pied sûr.
Ce n’est pas assez. Le terrain offre trop d’avanta-
ges à l'animal indompté à qui ses longues paltes de
derrière deviennent d'un immense secours pour les
ascensions. Aussi, à peine sommes-nous au pied de
la colline qu’il en a déjà franchi le sommet et que
nous nous regardons avec des yeux découragés.
Les chevaux sont lents, ils ont besoin de repos,
nous faisons halle auprès d’un courant d’eau, nous
interrogeons nos besaces venues en croupe avec nous,
et un maigre diner s'achève encore joyeusement,
surtout si nous reportons nos souvenirs vers celte pa-
trie absente où tout dort en ce moment dans les té-
nébres, tandis que le sajeil se promène éclatant à
notre zénith.
Vous qui me lisez, essayez d’un pareil bonheur,
376 CHASSES.
visitez l'Atlantique, doublez le cap Horn, jetez l’an-
cre après une faible course de quelques milliers de
lieues sur le continent où je vous promène, et dites-
moi ensuite si les joies domestiques sont les plus dou-
ces que l’homme puisse goûter. On n’a pas voyagé
quand on n’a pas été à l'antipode de chez soi.
La pitance a été vite dévorée; il est midi, nous
avons bien des heures avant que la nuit nous force à
la retraite, et il serait trop honteux que nous ren-
trassions à Sidney sans la conquête d’un seul kan-
guroo.
En avant donc et gravissons cette colline rebelle ;
sachons si de l’autre côté nous ne serons pas plus
heureux que de celui-ci. Nous en avons atteint la
crête, le coup d’œil est imposant, majestueux; le dé-
sert et son silence, son silence qui vous émeut et
vous parle si haut. La voix du tonnerre a moins de
gravité, je vous le jure, et vous êtes moins frappé de
ses éclats que du mutisme des solitudes.
Mais nous ne sommes pas venus ici aujourd'hui
pour nous livrer à nos études philosophiques et re-
ligieuses ; argonautes infatigables, nous sommes par-
tis pour faire la chasse au kanguroo; il nous en faut
un au moins, et dussions-nous l’atteindre d’une balle,
nous apporterons sa dépouille au Port-Jackson.
Le plateau sur lequel nous nous promenons est lar-
ge; ne le quitions pas, puisqu'il nous sert de bel-
véder el que nous pouvons espérer d'y trouver le gîte
de quelque kanguroo, car animal est poltron et il
LE KANGUROO. 911
?
doit se poster de préférence dans les lieux où son
œil embrasse le plus de terrain. En effet, voici les
traces de son récent passage ; il n’est pas loin sans
doute, et cette fois nous n'avons pas de colline à gra-
vir. Nos chevaux se sont élancés, le kanguroo leur en
a donné le signal par un bond sur place qui, en l'é-
levant au-dessus des broussailles sous lesquelles il
s'était abrité, lui a permis de nous voir. Icises lon-
gues pattes le protégent encore; mais il faut enfin des-
cendre le plateau, nous pouvons ralentir notre mar-
che, le fauve quadrupède ne nous échappera pas.
La pente devient rapide, le terrain est circonscrit
etil faut descendre la colline ou se rendre à merci.
Le premier parti parait plus rassurant au kanguroo,
que nous sommes bien près de forcer; il part après un
moment de réflexion, et le voilà non plus sautant, non
plus gambadant, mais roulant jusqu’au bas emporté
par le poids de son corps, car sa queue ne peut lui
servir de point d'appui et ses courtes pattes de de-
vant touchent le sol presque en même temps que sa
tête. Il va, il va selon le caprice du sol, il s'arrête,
trébuche, chancelle, reste un moment suspendu en-
tre l'équilibre et la chute, tombe, bondit comme une
cascade, tantôt roulant de la tête à la queue, faisant
en route vingt sauts périlleux, tantôt roulant sur le
dos et sur le ventre comme un baril abandonné sur
une pente.
Quant à nous, nous n'avons plus besoin d'aiguil-
lon pour nos chevaux, nous calmons leur fougue dé-
T: V. 29
_t
378 CHASSES.
sormais inutile; nous les menons au petit pas en
louvoyant jusqu’à la terre horizontale, et quand nous
avons atteint le pied de fa colline, nous trouvons gi-
sant là, couvert de plaies, déchiré, râlant, vaincu par
sa chute, le quadrupède bizarre que nous n’avions
pas pu dompter à la course.
Que ferons-nous maintenant de cette peau déchi-
quetée? Laissons-la dans ces déserts avec les chairs
faisandées ; une horde de sauvages passera peut-être
par ici dans quelques jours; les exhalaisons putri-
des l’attireront au pied de cette colline, elle dépècera
voracement l'animal, dont elle jettera les lambeaux
au milieu d’une flanme rougeûtre, et-elle remerciera
de ce repas...
Qui donc ? Le sauvage habitant de la Nouvelle -Hol-
lande n’a point de Dieu.
Je vous ai fait faire une rapide course, n'est-ce
pas ? Je vous ai présenté l’esquisse de cette chasse au
kanguroo avec une vélocité que vous me reprocherez
peut-être, et cependant elle m'a donné quelque mal
à achever. Dés qu’on est à la poursuite du singulier
animal qui arpente si chaudement les solitudes de la
Nouvelle-Hollande, on n’a pas un seul instant de re-
pos pour prendre des notes; il faut sans cesse être
en alerte, se cramponner solidement sur son cour-
sier. La phrase que vous voulez tracer est à peine
commencée que vous devez l’abandonner au milieu
du mot, oubliant le point sur l’z ou la barreau £ pour
vous élancer vers le fugitif. Comme le vent, le kangu-
LE KANGUROO. 379
roo a ses caprices; il va de l’est à l’ouet et du nord
au sud, selon l'instinct de sécurité qui le possède, et
le pays que vous envahissez passe si vite qu'il s'ef-
face pour ainsi dire devant vous.
I n’y a pas deux manières de peindre les choses
matérielles ; le moment où vous les voyez est le seul
favorable, et si vous les traduisez par le souvenir,
vous n'êtes plus exact. L’à peu près est un vice dans
toute histoire.
Le kanguroo expire; je trace ces lignes au dernier
battement de son cœur, à son dernier regard qui se
vitrilie; le voilà qui se raidit ; il est immobile, mort ;
je ferme mon calepin.
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18
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Quelques étymologistes pensent que le mot requin
vient du latin requies, qui veut dire repos éternel, et
ils s'appuient sur cette idée exacte de la voracité de
ce terrible cétacé qui, dès qu’il vous donne chasse,
vous engloutit presque toujours dans ses entrailles.
Le requin est le tigre des océans.
Il a d'ordinaire vingt-quatre à trente pieds de lon-
gueur et pèse mille livres. Certains voyageurs cepen-
dant assurent en avoir vu de longs de plus de quinze
mètres el qui pesaient plus de quatre mille livres.
382 CHASSES.
Le requin a reçu de la nature une force et une
voracité extraordinaires : il court au-devant de tout
ennemi, il l'attaque avec fureur, le mord avec rage,
il frétille joyeusement à l'aspect d’une proie, il ouvre
une gueule immense et il n’est satisfait que lorsqu'il
voit auprès de sa victime d’autres victimes prêtes à
lui servir de pâture.
Le corps du requin est trés allongé et la peau qui
le recouvre est garnie de petits tubercules très ser-
rés les uns contre les autres. Comme cette peau tu-
berculée est très dure, on lemploie à polir divers
ouvrages de bois ou d'ivoire; on s’en sert aussi pour
faire des liens et des courroies ainsi que pour couvrir
des étuis et d’autres meubles ; mais il ne faut pas la
confondre avee la peau de la raie sephen, dont on fait
le galuchat et qui n’est connue dans le commerce que
sous le faux nom de peau de requin , tandis que la
véritable peau de requin porte la dénomination très
vague de peau de chien de mer.
La couleur de son dos et de ses côtés est d’un
cendré brun , et celle du dessous de son corps , d’un
blanc sale. Sa tête est aplatie et terminée par un mu-
seau un peu arrondi. Le contour de la mâchoire
supérieure d'un requin de trente pieds est d'environ
deux mètres. Lorsque la gueule est ouverte, on voit
au-delà des lèvres, qui sont étroites et dela consistance
du cuir, des dents plates triangulaires, dentelées sur
leurs bords et blanches comme de livoire. Le nom-
bre des dents augmente avec l’âge de l’animal. Lors-
LE REQUIN. 383
que le requin est encore très jeune, il n'en montre
qu'un rang dans lequel on n’aperçoit même quelque-
fois que de faibles dentelures; mais à mesure qu’il
se développe, il en offre un plus grand nombre de
rangées, ct lorsqu'il est devenu adulte, sa gueuleest
armée, dans le haut comme dans le bas, de six rangs
de ces dents fortes, dentelées et si propres à déchirer
ses victimes.
La langue du requin est courte, large, épaisse et
cartilagineuse, retenue en dessous par un frein, libre
dans ses bords, blanche et rude au toucher comme le
palais. Ses yeux sont petits et presque ronds ; la cor-
née est très dure, l'iris d'un vert foncé et doré; la
prunclile, bieue, consiste dans une fente transversale.
Les nageoires du requin sont fermes, raides et
cartilagineuses.Son cerveau est pelit, gris à sa surface,
blanchâtre dans son intérieur et d'une substance
plus molle et plus flasque que le cervelet.
On ne sait pas exactement combien peut vivre le
requin, mais à peine est-il né que sa voracilé se dé-
veloppe et il est cruel jusqu à sa dernière heure.
CHASSE.
Je comprends la chasse au lion et au tigre; je
comprends aussi que pour se débarrasser d’un voisi-
nage périlleux, l'on chasse le boa, le serpent noir et
le serpent à sonnettes.
Le rhinocéros et l'éléphant devaient avoir égale-
ment leurs ennemis, leurs vainqueurs, car l’homme
veut trôner en tous lieux et ne peut souffrir de rivaux
parmi les quadrupèdes.
À peine le condor et l'aigle échappent-ils au haut
des airs à la balle du chasseur qui va souvent les cher-
cher au-dessus des nuages. Le castor et la marmotte
ne sont guëre protégés par leurs demeures souter-
raines; vous avez vu les glaces polaires n’offrir qu’un
faible obstacle à l'audace et à la persévérance du
chasseur allant poursuivre l’ours blanc au-delà du
cercle arctique.
Ainsi donc tous les animaux ont été vaincus, tous
ont trouvé leur maître, leur dominateur orgueilleux;
l'air et la terre ont en quelque sorte été soumis au
même despote avide de posséder , impatient de tout
envahir. L'homme seul peut lutter à forces égales
contre l’homme... Je me trompe, les passions ont
plus de puissance encore que nous : les passions sont
les seules souveraines du monde.
Des maisons flottantes ont étendu leurs bras ro-
LE REQUIN. 380
bustes et livré leurs voiles aux vents ; d'intrépides
matelots ont balayé les mers d’un pôle à l'autre et
traqué la baleine dans son empire.
Cela se conçoit , mille nains peuvent attaquer et
soumettre un colosse, et puis le navire qui porte ces
provocateurs audacieux a de solides bordages forte-
ment chevillés et une carène bordée de plaques de
cuivre. Il marche aussi, lui, presque aussi vite que le
vent, il court presque aussi rapidement que le monstre
sur lequel il brûle de se ruer. Gare le chot pourtant! |
car la tête de la baleine est dure, et sielle se fâche, le
vaisseau sera entr'ouvert et l'équipage englouti dans
une tombe muette.
Quand l’homme s’est senti trop faible pour com-
battre les quadrupèdes, il a appelé à son secours
ceux-là mêmes auxquels il déclare la guerre ainsi
que les machines et les armes qui lui servent de
protection sur la terre; les reptiles seuls n'ont à se
défendre que contre les hommes; le lion , le tigre ou
le rhinocéros reculent souvent en présence du reptile
qui se replie sur lui-même pour s’élancer et les
étreindre dans ses replis tortueux ou qui va les briser
sous le venin mortel dont le ciel l’a si funestement
doté.
Ne croyez pas, mes amis, à ces événemens tra-
_giques racontés par tant de voyageurs casaniers ,
témoins oculaires de scènes effrayantes où le requin
avalait un homme comme vous avalez un gouJon. Ces
choses-là ne se voient que dans les romans ou dans
386 CHASSES
les livres écrits pour faire peur aux petites filles,
Le requin, j'en conviens, à un triple rang de dents
aiguës et tranchantes ; il est vorace autant que tout
autre animal terrestre; il paraît insatiable, il mâche,
il mâche toujours même alors qu'il est plongé dans
le sommeil; il triture les débris d’aviron que les mate-
lots lancent à la mer ; ilavale les linges, le goudron,
les morceaux de câble, et plus vous jetez d’alimens
à sa gloutonnerie , plus sa voracité paraît insatiable.
L'on a dit et l’on a souvent écrit aussi que le re-
quin sentait, au milieu des flots, les exhalaisons
des corps malades enfermés dans les batteries ou le
faux-pont des navires. C’est encore là une de ces
croyances ridicules qu’il faut reléguer parmi les
contés, enfans d’une imagination déréglée ou avides
du merveilleux.
Le requin nage lentement; sa course habituelle
est de trois à quatre nœuds à l'heure ; si le navire
prend un élan plus rapide , il est rare que le requin
que vous voyez passer auprès de vous suive le siliage
en dépit de son instinct qui lui indique partout l’es-
pérance ; et vous le voyez s'éloigner mâchant le flot
comme pour se venger de ne pouvoir atteindre une
proie plus nourrissante.
Quand le requin sort de la mer, ce n’est jamais
qu’à une fort petite distance de la surface; et la dis-
position de sa mâchoire est elle qu'il ne peut alors
saisir que très difficilement le corps qui lui est pré-
senté. La lèvre supérieure du requin avance beau-
LE REQUIN. 387
coup; et pour mâcher et avaler , il est contraint de
se tenir à demi couché sur le dos.
On à vu quelquefois au milieu d’une tourmente la
lame écumeuse lancer sur le rivage un requin trop
faible pour résister aux secousses de l'Océan. C’est
alors qu'une lutte ardente s'engage entre Îles
nègres ou les colons et le redoutable cétacé qui se
débat contre les tortures d’une respiration étouflée.
C’est alors que l’on peut étudier la force du requin.
Les bois les plus durs sont percés comme par des vis
ou des clous. Une branche de pin ou d’ébène de la
grosseur du bras est broyée comme de la paille, et les
traces creuses de ses dents sont empreintes sur le fer
mème. Je garde encore un os de trois pouces de
diamètre qui a été coupé par un requin aussi nette-
ment qu'il le serait par une scie; et je pense qu’un
de ces animaux apprivoisé par un de nos habiles opé-
rateurs pourrait admirablement servir à lamputation
de nos membres gangrenés. C’est là une améliora-
tion à apporter dans nos hôpitaux et j'engage mes-
sieurs de la faculté et nos expérimentateurs les plus
audacieux à essayer du moyen que je leur indique.
Une mâchoire de requin en remplacement des scies,
des couteaux, des lancettes et des trépans serait, je
le crois, une innovation qu'on aurait grand tort de
reléguer dans les impossibilités.
Nous avons essayé souvent de harponner les re-
quins qui venaient rôder autour du navire; et soit
que les bras de Vial ou de Marchais ne fussent point
388 CHASSES.
assez exercés, il nous a été impossible d’en saisir
un seul de cette facon , si commode contre les mar-
souins et les dorades, tandis que dans le détroit
d'Ombay nous en avons pris six en un seul jour à
l'aide de lémérillon.
Marchais, Barthe, Vial et Petit surtout se sentaient
humiliés de leur impuissance à lutter contre ce vorace
ennemi sans cesse en guerre avec tout ce qui respire.
J'ai vu souvent dans les zones équatoriales les na-
vires retenus par les calmes jeter une voile à l’eau,
lui faire faire une sorte de cerceau dontles bords ne
s'élevaient au-dessus de l’océan que d’un pied et où
une partie de l'équipage se livrait au plaisir de la na-
tation. Eh bien ! je n’ai pas entendu dire qu'un re-
quin se fût jamais élancé dans ce bassin improvisé
pour s’y emparer d'un nageur. Je le repête, le requin
est peut-être le plus vorace des animaux ; mais en
général il ne saisit que ce qui se trouve à portée de
sa gueule.
Rien de plus étrange et de plus admirable à la fois
que l'esclavage du requin obéissant comme à un bon
maître à un petit poisson de six ou huit pouces de
longueur que les marins ont appelé pilote parce que
c’est lui qui guide le monstre dévorateur.
Une proie serait là presque sous la dent du requin
qu'il n'y touchera pas si le pilote prend une direc-
tion opposée, el le cruel cétacé, qui dévore tout sur
son passage, respectera son pilote même dans les di-
settes les plus forcées.
LE REQUIN. 389
De ces deux affections miraculeuses, quelle est la
plus chaude, la plus sainte ?
Vous avez vu le requin humble sujet du pilote, et
maintenant celui-ci, dès que son élève est enlevé, se
jette sur son ventre, s’y tient violemment cramponné
et se condamne volontairement à la mort avec lui.
De si touchantes affections ne se trouvent qu’au fond
des eaux.
Le moyen le plus simple de s'emparer du requin
est de jeter à la traine sur l'arrière du navire un so-
lide émérillon tenu par un gros filin et recouvert d’un
morceau de viande. A sa vue, le monstre redouble de
vitesse, guidé toujours par le pilote attentif, il s'ap-
proche, se penche, fait frétiller sa queue, tourne sa
mâchoire, l’ouvre, la referme, et le morceau de fer
entre profondément dans la partie supérieure de la
tête. Le voilà captif et la joie est à bord, car l’équi-
page aura des vivres frais pour sa journée de fatigue.
On pèse sur le filin; des cris de joie se font entendre
aux violens efforts du cétacé qui vient de quitter son
élément ; on le hisse et on le jette sur le pont. Saisis-
sez d'abord le généreux pilote, que vous n’arrachez
qu'avec effort du ventre ou de la nageoïire de son mai-
tre ou de son valet, etsans croire aux terribles dégâts
qu'on vous à dit que le requin commettait sur les na-
vires si on ne se hâtait de lui couper la queue à coups
de hache, tenez-vous loin de lui, car si sa queue
vous frappe, vous serez renversé. C’est un coup assez
violent d’aviron que vous venez de recevoir.
390 CHASSES,
Vous séparez du tronc la queue du monstre, dont
les yeux rougeâtres et animés disent les souffrances
el la colère, vous le privez de ses nageoires, vous le
suspendez , vous louvrez de bout en bout, vous lui
arrachez le foie, les intestins, le cœur ; il ne reste
plus du requin que la carcasse, et il se tord encore,
il frappe Pair, et sa mâchoire secontracteet se dilate
fébrilement, et ses yeux ont toujours une expres-
sion d’amertuine et de rage extrêmement remarqua-
ble.
Prenezle cœur dans vos deux mains, serrez-les l'une
contre l’autre, et à des intervalles presque égaux,
après un isolement complet de quelques heures, ce
cœur que vous devriez supposer sans vie vous forcera
à ouvrir vos mains, tant ses soupirs ont de la promp-
titude et de l’énergie.
La nuit a passé sur le cadavre suspendu du re-
quin, vous le jetez à l’eau pour le rafraîchir avant
de le taillader pour votre table... Eh bien! il nage
encore, la vice est puissante sur cette carcasse que
vous allez jeter dans le poële ; il y a sous cette peau un
sang qui s’agite, une douleur, une agonie. La mort
si lente du requin est la plus horrible expiation de
sa vie de gloutonnerie et de meurtres. Qui dirait ce-
pendant que ce monstre si difficile à vaincre et à tuer
est souvent traqué dans son domaine par l’homme,
qui ne veut d’égal ni sur la terre, ni dans les eaux, ni
dans les airs, où il a osé s'élever à la hauteur de lai-
ele et du condor ? Oui, le requin va être vaincu par le
LE REQUIN. 391
nègre de Gambie, par celui du Sénégal et de Mada-
gascar. Quelques peuplades sauvages de l'Amérique
du sud ont aussi leurs intrépides chasseurs de re-
quin, dont ils trouvent exquise la chair huileuse et
coriace. Voyez :
La mer est calme, bleue, transparente. Armé d’un
dard court, aigu, le chasseur est posté sur une roche
élevée; son œil perçant interroge les flots dans les-
quels il va s’élancer comme vous le faites vers les
broussailles où git le lièvre. 11 a plus de calme peut-
ètre, et à coup sûr autant de certitude de succès.
Une tache noirâtre se dessine à la surface entre deux
eaux ; elle va cà et là sans secousses comme un pro-
ineneur sous de fraiches allées. Le chasseur nage et
vole à sa rencontre. Attiré par le bruit, le requin vi-
gilant s'arrête d’abord ; mais guidé par le pilote, ilse
dirige vers son ennemi, qui nage avec précaution et
lui épargne ainsi la moitié du chemin. Le célacé
agile sa queue, il est à côté de son adversaire, son
corps fait l'évolution dont je vous aï parlé, et à peine
est-elle commencée que le chasseur est-ce un chas-
seur ? ) se précipite la main droite en avant et fouille
profondément dans les entrailles du monstre.
Les deux adversaires ne se quitteni pas après le
premier coup de poiguard; un second est porté, puis
un troisième, puis un quatrième, à moins que le re-
quin plus agile que de‘coutume ne s'empare de la
tête, du bras ou de la cuisse de son ennemi, qu'il
brise d’une seule pression de mâchoire. IE y a là un
392 CHASSES.
cadavre mutilé servant de pâture à un autre cada-
vre, Car le fer a pénétré dans le cœur ou le foie du
squale, et demain, après-demain peut-être le requin
aura vécu pour servir à son tour de pâture à quel-
ques-uns de ses frères conduits auprès de lui par leurs
dociles pilotes.
Dans une traversée presque toute de calmes, de
Batavia à Calcutta, le mousse d’un navire marchand
en se baignant le long du bord fut saisi par un re-
quin et coupé littéralement en deux au moment où il
se cramponnait à un filin qui lui était tendu par son
frère alarmé. A cette vue, celui-ci demande à grands
cris une galle, il en brise le manche, s’arme de la
pointe de fer, se jette dans l’eau, attaque le requin, lui
plonge l’arme dans la gueule, la retire et la lui en-
fonce dans le flanc. Mais au moment où, satisfait de
sa vengeance, il va remonter à bord, le requin fait
volte-face et coupe comme un coup de hache le bras
qui s’attachait au navire. Les deux frères trouvèrent
dans le corps du monstre une tombe commune.
Dans ja Floride, il n’est pas rare de voir deux ou
plusieurs nègres partir d’une habitation, après en
avoir demandé la permission à leurs maîtres, se diri-
ger en chantant vers le rivage, s’élancer dans la mer,
courir au large et se mettre à la chasse du requin
comme s’il s'agissait d’une partie de délassement ou
de plaisir.
L'un des chasseurs porte sur le dos un filin amarré
à un émérillon armé d’un gros morceau de lard ou
LE REQUIN. 393
même d'un linge simple trempé dans de la graisse.
L'autre bout du filin est noué à sa ceinture, mais
par un nœud bouclé que le nageur peut défaire d'un
seul coup de doigt afin d'éviter d’être entraîné par le
squale alors que la douleur ou l’agonie le force à de
plus rapides mouvemens. Tout est calculé, vous le
voyez, pour un jeu, pour une distraction qui doit oc-
cuper quelques heures.
Tandis que, en présence du requin attentif à sa
proie, le chasseur dont je vous parle tient d’une main
le morceau de lard voilant le fer recourbé et se pro-
tége de l'autre main par une pointe aiguë , le second
chasseur voltige ainsi qu'une dorade autour du mons-
tre vorace attaqué par le flanc, et plonge profon-
dément le glaive ou le couteau dans ses entrailles.
Si déjà le morceau de lard a été saisi et que la mà-
choire du requin se trouve prise par le fer dentelé, le
nègre pèse dessus et force ainsi le squale à faire volte-
face ; si au contraire le piége a été respecté et que la
lutte s'engage entre le requin et l'homme qui vient
de le blesser, le premier antagonistes élance et cher-
che à attirer à lui le requin irrité. Ainsi dans ce com-
bat de deux contre un, le devoir du chasseur est tou-
jour d'appeler à lui le péril; je dis plus, c'est son
devoir et sa sécurité. Ne croyez pas pourtant qu'en
allant à la rencontre du requin, les nègres chasseurs
se flattent d’une victoire facile et nr. ‘à es pas
ainsi, et ils entonnentavant de partir, de même qu'au
moment où ils se jettent à l’eau, un chant monotone
Te V. 26
394 CHASSES.
etnazillard qui est pour ainsi dire leur oraison funèbre.
« St je dois étre mangé par mon ennemi, disent-
ils à la divinité qu'ils se sont créée, furs que mon es-
prit ne reste pas au fond des eaux, et récompense
mon courage. »
Quand le requin vaincu par l’émérillon qui le tient
en respect et les profondes blessures qu’il a reçues
aux flancs ou à la tête, cesse de se défendre, vous voyez
les nègres regagner le rivage en trainant après eux
leur conquête et lutter encore pendant des heures
entières contre le monstre, dont vous savez mainte-
nant que la vie ne s'échappe qu'avec une extrême
lenteur.
Le plus souvent encore un seul nègre est de retour
à la case et il n’est pas rare que le planteur attende
vainement les deux esclaves auxquels il a permis fort
discrètement la chasse au requin.
Ce fut un spectacle horrible que celui dont je vais
vous parler.
Le baleinier Ÿasluingion de Baltimore voguait sous
petites voiles, le cap au sud. La brise était si faible que
de temps à autre les mâts se trouvaient coiffés et qu’à
peine l’on filait deux nœuds à l'heure. La veille une
douloureuse cérémonie avait eu lieu à bord, et l’équi-
page attristé gardait un morne silence en songeant à
l'adieu éternel qu’il venait de dire à un de ces braves
matelots dont la vie de souffrances s'éteint pour l’or-
dinaire dans une rafale ou emportée par une vague
venant couvrir les bastingages. Darnley avait été
LE REQUIN. 995
cousu dans un morceau de toile ; on avait fortement
amarré deux boulets à ses pieds, les flots s'étaient
ouverts et refermés sur lui avec un bruit monotone
et lugubre. La brise se [eva moins douteuse, le balei-
nier prit sou élan comme pour s'éloigner de ia tombe
de Darnley, et quand tous les camarades du pauvre ami
mort s’aflligeaient , on voyait là-bas sur le gaillard
d'avant un tout jeune homme assis sur les bordages,
sa tête blonde dans ses mains , insensible à tout ce
qui se faisait autour de lui et obéissant comme une
machine sans vie au roulis et au tangage du navire.
C'était le frère de Darnley, dont le capitaine respec-
tait la vive douleur et à qui il épargnait le travail du
matelot.
Le vent mollit de nouveau, le baleinier s'arrêta.
Tout-à-coup : « Requin , crie une voix sonore, re-
quin de l'arrière! »
L'équipage dresse ses embüches , le vorace animal
se jette dessus, 1l est captif.
On le hisse, on le suspend à un étai, on le dépèce,
on l’ouvre presque en face de ce pauvre Darnley jeune
qui ouvrait les yeux presque sans rien voir. Ciel! un
bras! un pied!
Le bras est tatoué et une bague d'argent au doigt
ditau matelot terrifié que la mer vient de lui rendre
quelques restes d’un frère adoré.
La mer bien plus que la terre a ses drames avec
leurs terribles dénouemens.
Le navire Louisa de Douvres se vit un jour enle-
396 CHASSES.
ver par un coup de mer plusieurs hommes de son
équipage. L'un d'eux, nommé Jack$Son, fut assez heu-
reux pour se saisir de la bouée de sauvetage el il put
attendre là, debout sur le plateau et cramponné à la
flèche, que Dieu luienvoyât un naviresauveur. Il lat-
tendit pendant quarante-huit heures sans nourriture,
sans sommeil , souvent assis, souvent aussi debout
pour interroger l'horizon du plus loin possible.
Et, tandis qu’en proie à de douloureuses angois-
ses, il invoquait du ciel une mort sans souffrances, un
monstrueux requin vint à lui et tourna souvent au-
tour du liége protecteur avant d'essayer sa conquête.
Il s’élança enfin et chercha à saisir dans son vol la
jambe de l’infortuné Jackson, qui, à chaque élan du
vorace animal, bondissait aussi et évitait la terrible
mâchoire, La lutte dura quelques heures, et le mat-
heureux matelot raconte que durant tout ce manège,
où cependant il usait ses forces, il avait tout à fait
oublié sa soif et sa faim.
Xésigné à la patience, le requin se reposa de ses
évolutions et tournoyant sans cesse autour de la bouée,
il parut attendre que le matelot épuisé se laissät tom-
ber dans les eaux.
Un navire enfin se montra, il grandit, s'approcha,
recucillit linfortuné marin qui allait se livrer au
monsire; mais avant de monter à bord, l'équipage
du brick avait jeté à la traîne le lard tentateur, et Les
deux combattans furent hissés ensemble sur le pont,
l'un pour servir de nourriture à : l’autre seulement
les rôles se trouvèrent changés.
LE REQUIN. 397
On garde encore à Douvres, chez larmateur du
brick, la carcasse du requin, auprès de laquelleon a
esquissé la scène de la double ascension accompagnée
d’un récit en forme de complainte où les railleries
sont pour le Jackson sauvé et les doléances pour le
requin se tordant sur la braise et la flamme au fond
de la marmite du coq.
Le tigre et le serpent sur la terre, le vautour dans
les airs, le requin dans les eaux, voilà les êtres les
plus cruels de la création , voilà du moins ceux que
les hommes ont le plus appris à redouter.
Mais qui vous dit à vous, dont l’orgueil ne se tait
devant aucun mystère, que de plus petits animaux
n’ont pas de colères aussi chaudes, des agonies aussi
tourmentées, des vengeances aussi actives? Qui vous
assure que dans vos lentes et périlleuses études vous
avez logiquement classé les espèces et accordé à
chacune sa part de bénéfices ou d’humiliations ? Il n’en
a coûté que sept jours à Dieu pour faire le monde ?
Qu'êtes-vous auprès de Dieu ? Qu'est-ce qu'une mi-
nute, qu'est-ce qu'un siècle, qu'est-ce même que
l'éternité à côté de l'éternité? Qu'il s’en faut de peu
de chose pour que la sagesse devienne folie! Creuser
J'immensité , c’est bouleverser la raison.
Ma tâche est donc accomplie. J'ai fait passer devant
vos yeux les redoutables adversaires qui ont si souvent
arrêté les conquêtes des explorateurs ; j'ai fidèlement
tenu mes promesses au milieu des profondes ténè-
bres qui m'isolent de tout ce que j'ai chéri dans le
398 CHASSES,
monde : famille, beaux-arts, allures d'indépendance,
de liberté, soleil, nature, contraste, mouvement,
beauté avec ses caprices, son coloris et ses parfums,
virilité avec ses teintes chaudes et ses passions, vieil-
lesse avec sa démarche chancelante et ses rides véné-
rables au front, devant lesquelles je m’inclinais avec
RÉSpecLi
Je n'ai plus à fouiller désormais que dans mes
souvenirs el dans mes pensées pour y trouver un
aliment à cette vie de douleurs qu’il faut bien que
j'accepte puisqu'il y aura encore des larmes pour
mon dernier adieu, des paroles généreuses sur ma
tombe.
Je vousai dit de puissantes querelles, de rudes com-
bats. Que d’autres plus attentifs, plus profonds, vous
initient aux secrets de luttes moins tumultueuses ,
mais plus envenimées peut-être. Je n’ai mème pas de
regard pour le jour le plus éclatant; comment irais-je
chercher les secrets des êtres microscopiques qui
s’agitent autour de nous sans nous assourdir de leurs
incessantes colères ?
Voyez la fourmi et ses champs de bataille où tom-
bent tant de victimes! Voyez le petit ver de terre se
tordant fébrilement contre la douleur d’une piqûre
d'épingle! Voyez le combat meurtrier de deux saute-
relles se disputant un brin de gazon , la rage de deux
papillons se déchirant et se décolorant les ailes
pour trôner seuls sur une rose épanouie! Voyez la
vorace araignée emprisonnant dans ses mille réseaux
LE REQUIN. 399
l'insecte imprudent qui vient se reposer près de sa
demeure semée de cadavres privés de sang !..
Croyez-vous qu'il n'y aurait pas là-dessus un livre
plein d'intérêt à écrire? Croyez-vous donc que le
drame ferait défaut au philosophe qui entreprendrait
un si rare et si curieux travail ?
J'ai senti mon cœur battre d'indignation à la tran-
quille cruauté d’une araignée velue enlaçant une
mouche, et je n'ai pas pu m'empêcher d’user de ma
puissance pour écraser le vainqueur et délivrer le
vaincu.
Pensez, traduisez ces émotions, ces morts, ces fu-
nérailles.... vous aurez instruit le monde ; moi, j'ai
cherché à le distraire, à l'amuser.…
Que peut un aveugle ?
Je vous ai parlé, dans mes Souvenirs, de deux ma-
telots chauds dans leur affection pour moi, ivrognes
non pas Comme une éponge, qui, pour l'ordinaire, ne
boit que de l’eau, mais comme un biscuit, qui ne boit
que du vin, intrépides contre toute menace des vents
ou des flots, actifs , passionnés, dévoués jusqu'au
martyre, soumis jusqu'à lasser le malheur , recon-
naissans jusqu à la servilité, qui les relevait au lieu de
les abaisser , magnanimes, généreux dans leur misère,
ne comprenant pas une méchante action ou en com-
mettant par ignorance du mal et sans un remords à
l'âme; matelots battus depuis leur enfance par les
tempêtes comme nous le sommes, nous, par nos pas-
sions, vivant de biscuit, de chair salée et sans nulle
400 CHASSES.
foi dans un meilleur avenir. Vous en souvenez-vous ?
On n'a bien des fois demandé ce qu'étaient deve-
nus Marchais et Petit, Petit surtout, ce pauvre souffre”
douleur du premier, qui n’a jamais poussé une plainte
au cielalors mêmeque ses membres nusse couvraient
de givre sous une zone d’airain, alors même que la
soif et la faim tordaient son estomac sans fraicheur
et sans nourriture. Petit, cible de toutes lesealamités
et dont le sourire n’a jamais été sans larmes et sans
rides au front , enfant isolé, né du pauvre, courant
dans la vie toujours entre deux ennemis redoutables,
la faim et la lame écumeuse ouvrant sa gueule prête
à dévorer celui qui la brave , voyageur errant, ne se
consolant d’une infortune que par une infortune
moins grande et regardant à l'horizon sans jamais y
trouver une espérance.
Mes lecteurs ont écouté, j’en suis sûr , le sourire
aux lèvres, ces naïves questions et ces bouffonnes ré-
ponses dont mon brave compagnon de voyage égayait
mes aventureuses excursions. Ils l'ont vu non sans
quelque pitié cramponné aux extrémités des vergues,
envahir les airs comme un albatros ou plonger dans la
vague écumeuse ainsi qu’un marsouin.
Ils l'ont étudié au moment'd’un terrible naufrage,
regardant d’un œil sec monter l’eau qui allait nous
envahir et s’écrier à un de mes injustes reproches de
couardise :
— Quel bonheur si cette eau était du vin!
Ce qu'est devenu Marchais, ce qu’est devenu Petit ?
LE REQUIN. 401
Hélas! je l'ignore, et je m'appauvrirais volontiers de
l'oubli de quelques-unes de mes joies les plus belles
pour me retrouver encore bras dessus bras dessous
avec mon brave Petil sur les laves onduleuses du
Mowna-Kaah, aux iles Sandwich, ou sous les élégantes
touffes de cocotier, aux Mariannes. Où est Marchais
l'indompté? où est Petit le résigné ? qui viendra m’en
donner des nouvelles et réjouir mes nuits si longues ?
Perdus dans ce monde immense qu’ils ont tant de
fois sillonné, battus sans cesse par le courroux des
hommes et des élémens, où vivent-ils? où sont-ils
morts ?
Peut-être point de terre qui les abrite, point de
croix qui les protége, point de prière qui ait escorté
leur agonie.
Marchais est mort sans doute dans une rixe san-
glante contre une peuplade sauvage.
Petit aura été dévoré par un requin en volant au
secours d’un de ses camarades menacé. Pauvre ma-
telot !
Voici un requin! Point d’émérillon à la traine.
Chapeau bas! C’est peut-être la bière de Petit qui
passe
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MOT.
MOI,
Ma course est achevée, je me repose.
Sans compter les romans , les ouvrages dramati-
ques, les articles de journaux etles recueils de poésies,
j'ai publié cinq gros volumes de voyages. Je me repose.
Je suis aveugie; la côte était rude à gravir, et pour
que mon courage ne me fit pas défaut, il fallait que je
ne me crusse pas seul au monde.
Quelques échos de voix généreuses sont venus Jus-
qu'à moi comme une douce pensée à l'âme; J'ai saisi
mes crayons, car je ne sais plus quand l'encre man-
406 MOI.
que à la plume ; j'ai groupé autour de ma mémoire si
fraiche et si exacte mes souvenirs les plus lointains,
et, me retrempant dans mon infortune, j'ai pris mon
essor.
Voilà dans ce cabinet, s’élevant jusqu’au plafond,
cinquante-trois rames de papier barbouillées par moi
et gardant religieusement les confidences que je leur
ai faites. Cinquante-trois rames, deux mains et six
pages ni moins ni plus. Est-ce de la persévérance ?
C'est que ma route m'est tracée, à moi; je me
heurte le front contre tout obstacle quand je ne tiens
pas dans mes doigts le fil protecteur ; et mes lignes
s’enchevètreraient les unes dans les autres si je n’a-
vais appelé à mon aide mille petits moyens propres
à m'empêcher de trébucher au milieu de mes excur-
sions lointaines.
Ma page se compose de douze lignes; une coche
faite à un des angles du papier me dit que je suis au
verso jou au recto. J'écris gros, très gros, pour que
mon secrétaire puisse me lire. De petits anneaux en
laiton, glissant le long du fil d’archal conducteur,
m'indiquent l'endroit de la ligne où j'ai fait halte.
Les fils d’archal sont fixés et assujétis à un cadre sous
lequel est placé mon papier, dont chaque feuille est
détachée. Comprenez-vous maintenant pourquoi cin-
quante-trois rames pour cinq volumes? Quand je Les
touche, j'en demeure épouvanté moi-même.
Mais j'avais promis, j'ai dû tenir ma parole. On ne
va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où l’on va,
MOI. 407
et je ne m'arrête que parce qu'il y a peut-être profit
autant pour le lecteur que pour moi.
Cependant encore quelques lignes avant mon repos.
J'ai achevé mes courses au travers des déserts, des
steppes, des montagnes pelées , des forêts vierges et
des peuplades sauvages. Je vous ai dit les périls que
j'ai volontairement courus dans mes téméraires ex-
cursions , et je suis souvent resté au-dessous de la
vérité en parlant de moi, car il y a de la fanfaronnade
à publier certains dangers qui ont effrayé bien des
courages et lassé bien des patiences.
Je vous ai dit les mœurs des nations civilisées que
j'ai trouvées loin, bien loin de la mère-patric; j'ai es-
quissé les différences qu’il m'a été permis de signaler,
j'ai poursuivi mes études avec une constance qui de-
vait parfois ressembler à l’'importunité, et j'avoue que
j'ai bien mieux aimé m'entourer des hommes qui
avaient besoin de moi que de ceux qui auraient pu
me protéger.
J'ai vu le Brésil si suave, si parfumé, si riche de son
ciel, sidiapréde son éternelle verdure, si resplendissant
de ses myriades d'insectes et d'oiseaux tout diaman-
tés, le Portugal abätardi, le Cap-de-Bonne-Espérance
avec ses créneaux naturels de granit et de lave qui le
protégent et le menacent à la fois, les archipels in-
diens si diversement tailladés, les sauvages Moluques,
les Mariannes si coquêttes, si près de la civilisation
et si disposées à rétrogader vers la sauvagerte, les Ca-
rolines, où vit le peuple le plus gai, le plus bienveillant,
408 MOI.
le plus beau de la terre. J'ai étudié les hommes fa-
rouches d'Ombay buvant le sang humain dans le crâne
des ennemis vaincus; j’ai gravi des sommets de lave
côte à côte avec les Malais indomptés armés de leurs
crish trempés dans l’hupas; j'ai suivi au milieu de
leurs éternelles et silencieuses solitudes les traces des
sauvages naturels de la presqu'île Péron; j'ai fouillé
l’intérieur de la Nouvelle-Galles-du-Sud incessam-
ment entouré de peuplades sans gîte, sans vivres, sans
vêlemens, sans Dieu... J’ai crayonné les amusemens
si pittoresques des Caffres, toujours en guerre
avec les hommes et les terribles quadrupèdes qui les
traquent dans leurs demeures; vous m'avez vu au
milieu des Hottentots m’exposant bravement en vrai
Spartiate aux caresses graisseuses des beautés de cette
race informe dont on devine plutôt la présence avec
l’odorat qu’à l’aide du regard. Jai navigué souvent
seul dans ies pirogues des farouches habitans de
Rawack et de la Nouvelle-Guinée ; j'ai dessiné les cu-
rieuses et colossales ruines de Rotta et de Tinian au-
jourd’hui désertes.
Il manquait à ces tableaux, retracés avec exacti-
tude sinon avec talent, des épisodes plus graves, des
faits plus solcnnels, des luttes plus chaudes, des scè-
nes de carnage plus animées. Il y manquait des cris
de rage, des efforts inouis de férocité, des hurlemens,
des déchirures, des plaies, des regards de feu, des
dents et des ongles creusant profondément les chairs
pleines de vie. I} y manquait des râles, des tortures,
des agonies. Je viens de compléter mon travail.
MOI. 409
Je me repose.
On m'a dit tout bas que j'avais quelquefois assom-
bri mes tableaux et que je ne m'étais pas assez sou-
vent montré généreux dans mes peintures de mœurs.
Qui m'a dit cela ?
Le Brésilien, alors que je parlais du Brésil; le Por-
tugais, alors que je visitais Montevideo ou Dielhy; le
Hollandais, quand j'étudiais Koupang ; l'Espagnol,
quand j'ai décrit les Mariannes ou Rio de la Plata;
PAnglais, quand il a été question du Port-Jackson ou
de Maurice.
Je suis plus compétent qu'eux en ces diverses ma-
uéres et nul n’est appelé à être juge dans sa propre
cause. Quand j'ai trouvé d’honorables exceptions, je
me suis bien gardé de les laisser passer inaperçues ;
j'ai franchement et loyalement cherché dans mes cour-
ses tout ce qui pouvait m'instruire et m’amuser en
même temps. J'ai voulu voir avec la raison, car 1l
me semblait déjà qu’un jour je n'y verrais plus par
mes yeux.
Je mesuistrompé peut-être, jen’ai trompé personne.
Le tour des bêtes féroces est venu après celui des
homnies, c’est-à-dire la rage, la fourberie, la rapine,
la cruauté sans le discernement à la place des passions
qui abrutissent Pespèce humaine.
Eh bien! que je me retrouve encore une fois dans
les déserts africains au milieu des forêts vierges de la
Nouvelle-Hollande, au pied des montagnes de l'archi-
pel des îles Malaises où au milices steppes de lA-
410 MOI.
mérique du sud, et vous verrez que le tigre, le lion,
le boa, le serpent noir, l’'hyène, le crocodile viendront
hautement me reprocher d’avoir voulu flétrir leur
caractère pacifique et insulter à leurs mœurs régéné-
rées. Pour soutenir leurs droits et me punir de mon
irrévérence, le lion me déchirera de ses ongles et de
ses dents, la panthère bondira et m'entrainera dans
son élan de reptile, l'hyène bavera sur mes vêtemens
souillés, le tigre promènera sa langue rouge dans mes
entrailles ouvertes, le rhinocéros me brisera sous sa
bouture de fer, ie boa m’enlacera dans ses replis ser-
rés, le serpent noir et le serpent à sonnettes m’in-
fecteront de leur venin, le crocodile m’emportera au
fond des eaux, le requin m'amputera un membre, le
jaguar m'arrêtera au milieu de ses pampas et lélé-
phant me lancera comme un ballon sur les palmes
élevées du cocotier.
Ainsi s'efface l'erreur et le préjugé. La violence
soumet la raison.
J'écrirai donc, afin de vivre en paix avec tout le
monde, l’histoire d’un univers chimérique dont le
mouton sera le despote. Mais vous verrez qu’on criera
encore à la calomnie.
Eh bien ! oui, alors seulement on aura dit vrai. Jus-
que-là moi seul j'aurai raison contre les hommes et
contre les tigres. Parce que moi seul je suis isolé.
Je me repose, ,
à
TABLE DES MATIÈRES.
PRÉFACE.
Chasse au Boa.
Combat d'un Tigre contre un Lion.
au Jaguar.
au Lézard des Papous.
à l'Ours blanc.
Chasse au Lion.
au Crocodile.
à l'Eléphant.
au Serpent noir.
à l'Hyéne.
au Tigre.
à l'Hippopolame.
au Rhinocéros.
à l'Orang-Outang.
au Serpent à sonnelies.
au Porc-épic.
au Phoque.
au Buffle.
ala Panthère.
au Kanguroo.
au Requin.
Mor.
FIN DE LA TABLE.
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G Arago, Jacques Étienne Victor
463 Souvenirs d'un aveugle
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