Skip to main content

Full text of "Souvenirs d'un aveugle; voyage autour du monde. Nouv. éd. rev. et augm. Enrichie de notes scientifiques par François Arago, et précédée d'une introd. par Jules Janin"

See other formats




_ ” / 


SU ST 
=, { 





à 
É j 
< 
e 
j 
k 
à 
: 
. 
\ 
ë 
L 
K 
4. 7 1: 
4 4 L 
s 
K 
D 
HR. 
“ 
Fr & +: 
1 











SOUVENIRS D'UN AVEUGLE, 


VOYAGE 


AUTOUR 


DU MONDE. 






: L 
. 
* 
k + 
.e 
RE 
rà 
.* 
o 


LL 


nr 
4 pudvis 





Fe Imprimerie de Worus, boulevart Pi 
n * : \ PA à 


PL, 


ces 


MINE ARIANE 


gale, 2 (extra-muros), 


va 








y (l 
" 


[/| 


\1| |]! 





DANCE BE2T LELUIE - 


Digitized by the Internet Archive 
in 2010 with funding from 
University of Ottawa 


http://www.archive.org/details/souvenirsdunaveu03arag 


un CUS d'u  Creugle 


VOYAGE 
AUTOUR DU MONDE, 
par M. Jacques Arago, 


CITASSES. — DRAME, 


Œdition enrichie de 15 Dessins, 


PARIS. 
H.-L. DELLOYE ÉDITEUR, 
PLACE DE . A BOURSE , 15. 


1840. 





PRÉFACE. 


— Pourquoi un cinquième volume puisque la 
achevée ? V Avez doré pas É 
course est achevée : Vous navez donc pas fout dit 
ou vous appelez maintenant la fiction à votre aide ? 

— À la bonne heure, j'aime les objections quand 
elles sont franchement présentées, Je vais vous ré- 
pondre. 

er ; , 

Qu’ai-je entrepris dans la relation de mes voya- 
ges de cireumnavigation ? de retracer le plus fidè- 
lement possible les mœurs des peuples que j'ai 
visités, de vous initier aux secrets de leurs passions, 
de vous les montrer tels qu'ils sont devenus quand 
la civilisation a tenté de les résénérer, et tels qu'ils 
étaient primitivement lorsqu'on les a surpris dans 
leurs déserts, sur leurs montagnes inaccessibles, 

22 k J A A 
alors qu'ils se croyaient peut-être seuls maitres du 
monde. J'ai essayé de vous conduire par la main 
au travers des steppes, des forèts vierges, au sein 


des laves noires lancées à l'air par des révolutions 
| 


ji PRÉFACE. 


sous-marines; je vous ai promené à mes côtés d’un 
contunent à l’autre, d'un archipel doux et parfumé 
à un archipel abrupte et sauvage; j'ai étudié sous 
toutes les zônes, et aussi scrupuleusement que je 
lai pu, les admirables contrastes de ces natures 
si variées déja dans leurs caprices ou mème dans 
leur éternelle immuabilité. Je vous ai présenté les 
hommes rouges du Brésil, les hommes noirs de 
l'Afrique, les hommes jaunes des Moluques et de 
la Chine; je vous ai dit leurs usages et leurs vices, 
leur relision et leur stupidité. J'ai médité sur 
tout cela au milieu d'immenses périls, tantôt sous 
le casse-tête zélandais, tantôt à côté du crish em- 
poisonné du farouche Malais, et presque toujours 
seul, isolé, sans armes, ou escorté de mes deux 
braves, de mes deux dévoués matelots que vous 
connaissez déjà et que vous aimez, jen suis sûr. 
Eh bien! ma tache n'était pas remplie, et si je 
me suis arrêté en route, c'est que Dieu a arrêté 
dans sa route aussi le rayon lumineux qui venait 
frapper ma paupière. Au milieu de la nuit si pro- 
fonde qui m'a saisi, j'ai pensé que le repos me se- 
rait plus salutaire que le travail, et j'ai brisé mes 


crayons aux deux tiers de mon livre. 


PRÉFACE. LI 


Hélas ! le calme pour moi c'est l'anéantissement ; 
c'était assez d'une mort, je l'ai senti, je me suis 
chaudement retrempé aux consolations de l'amitié, 
aux encouragemens que la presse sénéreuse a don- 
nés à mon œuvre de patience et d'énergie, et je me 
suis en quelque sorte faconné à mon infortune. 
Bien plus, à mesure que les ténèbres se sont épais- 
sies sur mes yeux, 11 m'a semblé qu'un plus large 
soleil éclairait mon àme. Je vois les hommes tels 
qu'ils sont, la nature telle que je l'ai laissée à mon 
dernier jour de lumière, jeune, verte et riante. 
J'écris, je vous l’atteste, devant un miroir parfait. 
J'ai concentré tout en moi-même; rien de ce qui se 
passe autour de moi ne peut m'arracher à mes 
méditations, à ma solitude. Ma mémoire est plus 
exacte mille fois que lorsque ma prunelle Tui était 
d'un puissant secours, et Je me rappelle le plus loin- 
tain passé comme sil datait d'hier, comme s'il da- 
tait de ce matin. Je vous dirais sans reflexion les 
noms propres des villages que j'ai traversés jadis, 
des cônes que j'ai escaladés, des ruisseaux dont 
j'ai suivi le cours, des torrens qui m'ont forcé à la 
retraite et des filles sauvages que j'avais prises en 


affection. Je vois encore le caillou qui me fit tré- 


IV PRÉFACE. 


‘ 
> 


bucher aux Mariannes, le léger papillon pris dans 
mon réseau à la Nouvelle-Hollande, la profonde 
crevasse où je plongeai aux Sandwich ; j'entends 
vibrer à mon oreille la parole menaçante qui m’ac- 
cueillit à Ombay et le cri terrible des naturels de 
la presqu’ile Péron. Je vous dirais le jour précis 
de nos calmes, de nos tempêtes, nos heures d’ex- 
tases, nos momens de désespoir. Je vous conterais 
presque tous les minutieux détails de cette vie in- 
cidentée que j'ai si douloureusement parcourue 
jusqu’à présent et qui s'achève sous le plus horrible 


malheur qui puisse frapper un homme. 


Oh! cette page n'est point une vanterie, comme 
vous pourriez le croire dans votre irréflexion! 
Cette page est une amertume de plus à ajouter 
à tant d'amertumes. Quel est l’homme, se sen- 
{ant une âme, qui ne donnerait pas l'oubli de 
toutes ses joies pour l'oubli de la moitié de ses 
tortures ? 

Qu'il vienne, et je me prosternerai devant cet 
être exceptionnel. 

Etre aveugle! Etre aveugle quand on a tout vu, 
tout exploré, tout étudié, c’est le millionnaire ré- 


duit à la mendicité. Etre aveugle et accepter la 


PRÉFACE. v 
vie! Eh bien! n'avez-vous jamais été heureux la 
nuit ? Laissez-moi vivre. 

Et puis, voici un ami qui metend la main, un 
frère qui m'encourage, une vieille mêre qui prie 
encore pour moi là-bas, là-bas dans un vallon des 
Pyrénées, une douce voix de femme qui me dit 
marche ! On me parle de beaux-arts, de gloire, de 
patriotisme ; on me dit que la làcheté, l'hypocrisie, 
la vénalité, la bassesse, la trahison sont regardées 
comme les fléaux de la terre; (on me le dit!) on 
m'assure que je puis être encore utile dans mon 
infortune, et je me laisse vivre. 

Les nuits sont longues pour l'aveugle, et c’est 
pour essayer de les raccourcir que je publie aujour- 
d’hui le drame des voyages ; ne me le reprochez 
pas. 


Avant de vous présenter les singuliers et terribles 
individus qui vont passer sous vos veux avec leurs 
colères, leurs fureurs et leur rage, J'ai cru qu'une 
simple et rapide notice sur leurs mœurs, leurs ha- 


bitudes, leur caractère et leur silhouette était in- 


VI PRÉFACE. 


dispensable. J’ai puisé à des sources précieuses, et 
jy ai timidement ajouté mes observations person- 
nelles. 

Je sais bien que le tableau n'est pas achevé, mais 
il me semble suffisant. Quant au style des divers 
épisodes qui composent ce volume, j'ai voulu qu'il 
füt vif et chaud ; est-ce-assez de vouloir? La plus 
grande partie de ces pages est écrite au milieu des 
actions terribles et sanglantes dont j'ai été témoin ; 
et cependant le lecteur n'a pas à craindre que je 
me sois laissé emporter trop avant par mon imagi- 
nation ou par mes terreurs. 

Je ne me souviens pas que dans certains grands 
périls la pensée d’une honteuse retraite ait jamais 
pénétré dans mon âme. Quand j'ai voulu appren- 
dre, j'ai appris, et ma volonté était telle alors que 
la presque certitude d'une catastrophe n'aurait pu 
me distraire de ce que j'avais une fois regardé 
comme un devoir à remplir. 

Toutefois, si vous trouvez du désordre dans mes 
récits, ce n'est pas ma faute. Ecrivez froidement et 
au compas, si vous le pouvez, en présence du tigre 


qui bondit, du lion qui broiïe un ennemi dans sa 


sueule de feu, du rhinocéros qui déracine Îles 


PRÉFACE. VII 


troncs les plus robustes, du crocodile qui avale un 
nageur, du boa qui étoufle un buffle, de l'éléphant 
qui jette à l'air les cabanes et les habitans d’une 
bourgade! Ecrivez done avec tiédeur en présence 
d’un raz-de-marée, d’un coup de ventaux Antilles, 
d'une tempête au sud du Cap-Horn au milieu des 
glaces australes! 

Dans bien des circonstances, le désordre est l'har- 


monie, 












4 “sé « x xs ges -TÉÈT CE x ae # teol 


ads rnb anse ë d 


PET LMP sf HAS QUE. . : 1 : d 1 à ë, . 


H 4e dé Her nr: “AN | PE #4 gt Æ 





“ 7 ee HÉSA SD 


FX 






ae d'arts 


Li 3 pi. 


en | _ * » 
Fo put à # 
L 


We . Fe 


LE BDA: 


TN CD” ET A GC Sn 


Combien faut-il encore de siècles pour que la race 
de ces monstrueux reptiles disparaisse de la terre ? 
La question ne peut, ce nous semble, être affirmative- 
ment résolue ; et si nous la proposons à la méditation 
des naturalistes, c’est seulement pour qu'ils veuillent 
bien se donner la peine de comparer le devin ou boa 
constrictor d'aujourd'hui à ceux autrement mons- 
trueux dont nous parlent les historiens des temps 
passés. Ce sont là de ces études spéciales dont le ré- 
sultat n’est jamais stérile. 


ns) 


CHASSES. 


Quelle est maintenant la plus grande taille proba- 
ble du Boa? Quelques voyageurs la portent jusqu’à 
70 pieds, d’autres plus timides craignent de la pous- 
ser jusqu'à 50, et cependant je puis affirmer que j'ai 
vu dans la demeure d'un des officiers de M. Josc- 
Pinto-Alcoforado-de-Azevedo-e-Souza , gouverneur de 
Dielhy, la peau d’un boa qui avait 52 pieds français 
de longueur; M. Pinto m'assura même avoir envoyé 
depuis peu à Lisbonne un de ces monstres dont la 
taille allait jusqu'à 55 pieds. 

Les chiffres sont une logique foudroyante, et Con- 
dillac lui-même ne me prouverait point que 2 et 2 
font 5 ou 3. Charles Owen, un des plus intrépides 
chasseurs connus, prétend que dans les environs de 
Batavia il s’est emparé d’un boa ayant plus de 50 pieds 
de long ; et votre raison ne reculera pas devant d'aussi 
graves témoignages, surtout lorsque vous lisez dans 
Pline le naturaliste que la dépouille d’un serpent de 
120 pieds demeura long-temps suspendue en forme de 
corniche dans un temple romain. 

Pline écrit encore que sous l’empereur Claude on 
tua un boa de 36 coudées dans le ventre duquel on 
trouva le corps entier d’un enfant. 

Selon Diodore de Sicile, des chasseurs, encouragés 
par la munificence de Ptolémée, lui amenèrent à 
Alexandrie un serpent long de 30 coudées ; pour s’en 
emparer, ils choisirent le temps où le terrible ani- 
mal était-sorti de son gîte; ils en bouchèrent l'entrée 
avec des pierres, tendirent devant l'orifice un solide 


LE BOA. D 


filet formé de grosses cordes, et quand le reptile re- 
vint, ils l'effrayèrent par un grand bruit de trompet- 
tes et les longs aboiemens d’une meute de chiens; ils 
le harcelèrent à coups de fléches, et afin d'éviter le 
danger, le serpent alla se précipiter dans le piége, 
qu’on referma sur lui. On le soumit ensuite en exci- 
tant par des piqûres les vains efforts qu'il fesait pour 
se dégager, et enfin on le lia avec de grosses chaines, 
et on le conduisit en triomphe à Alexandrie, où une 
longue diète apaisa sa férocité. 

C’est surtout dans le royaume de Congo, à Angole 
et dans les sables brülans de l'Afrique intérieure 
qu’on trouve les plus monstrueux boas de la terre. 
Là, contradictoirement avec certains voyageurs qui 
ont écrit que le boa craïgnait les eaux, il est parfai- 
tement avéré que ce reptile nage et qu’il nage avec 
une extrème rapidité. Le fait d’ailleurs ne peut plus 
être pour moi douteux aujourd'hui puisque, pendant 
mon séjour à Timor, M. Pinto et ses officiers me l'ont 
attesté de la manière la plus positive. 

Les nègres de la Côte-d'Or mangent la chair de ce 
monstrueux serpent et la trouvent exquise. Ici com- 
mence la Fable, mais il faut se souvenir que c’est un 
moine espagnol qui raconte. 

Le père Simon rapporte que « dix-huit Espagnols 
étant arrivés dans les bois de Coro, dans la province de 
Venezuela, et se trouvant fatigués, s’assirent sur un 
serpent assoupi, Croyant que c'élait un vieux tronc 
d'arbre; et lorsqu'ils s'y attendaient le moins, l'ani- 


4 CHASSES. 
mal commença à marcher, ce qui leur causa une ex- 
trême frayeur. » 

Le missionnaire Montoya à vu un Indien d'une 
taille plus qu'ordinaire qui, dans l’eau jusqu’à la cein- 
ture et occupé à pêcher, fut avalé par un serpent qui, 
le lendemain, le rejeta tout entier. 

Dans une lettre d'André Cléyerus, nous apprenons 
qu'à Amboine une femme grosse de plusieurs mois 
fut engloutie par un de ces monstres. 

Nous lisons dans Salmon qu’à l'ile de Macassar il 
y a des singes féroces qui attaquent les voyageurs, 
surtout les femmes, et les mangent après les avoir 
déchirés; il ajoute que ces singes ne redoutent que 
les serpens, qui les pourchassent avec une vitesse 
extraordinaire jusque sur les arbres. Aussi, dans la 
crainte de ces ennemis, ne vont-ils jamais qu’en 
troupes, ce qui n'empêche pas les boas de les avaler 
vivans quand ils les saisissent. 

Le pouvoir que certains naturalistes leur prêtent 
d'attirer dans leur gueule béante les oiseaux perchés 
sur les arbres consiste, selon eux, dans la corruption 
de l’haleine du serpent qui, viciant l'air et l’impré- 
gnant de miasmes putrides et délétères, étourdit les 
oiseaux, leur ôte leur force, les plonge dans une 
espèce d’asphyxie et les contraint à tomber dans la 
gueule ouverte pour les recevoir. 

Le sommet de la tête du boa est large, le front est 
haut et partagé par un sillon longitudinal ; ses yeux 
sont très gros , ses orbites en saillie; le museau est 


LE BOA: ‘% 5 
allongé et terminé par une grande écaille blanchâtre 
bigarrée de jaune. L'ouverture de la gueule est très 
grande, ses dents fort longues; sa queue est dure, 
nerveuse et 9 fois moins longue que le corps. 

Les couleurs de ses écailles sont vives cet variées ; 
néanmoins elles pâlissent quand le boa est mort. 
Elles ne sont pas les mêmes dans tous les climats. 
Le dessus du dos, parsemé de taches ovales qu'on 
nomme yeux, est symétriquement tacheté. Les taches 
se dessinent sur le fond par une bordure plus brune. 
Le dessus du corps est d’un cendré jaunâtre, marbré 
de noir; le ventre est d’une teinte claire de jaune 
vert. 


tre} #6} 8 —<2 lee — 


CHASSE. 


Veillez à vos pieds, veillez sur votre tête, veillez 
autour de vous : car l'ennemi est là, là et là. Il est 
immobile et blotti comme s’il voulait éviter votre pré- 
sence, allongé comme s’il voulait opposer une bar- 
rière à votre course, onduleux comme s’il voulait vous 
séduire par une caresse, et cependant il rêve de sang, 


6 CHASSES. 


de bave et de mort. Oh! malheur à vous si vous êtes 
à portée de ses étreintes, car il étoufle sans colère, 
car il tue sans venin. ]l est l'ennemi de tout ce qui 
vit, de tout ce qui se meul; on dirait qu'il n’exerce 
sa force à chaque instant contre les troncs sécu- 
laires qui pèsent sur le sol qu’afin de s'assurer plus 
tard la victoire contre tout ennemi vivant qui osera 
l’attendre. Il n’est pas exact de dire qu'il rampe, mais 
il est plus vrai d'assurer qu’il bondit comme le tigre, 
se précipite comme la gazelle ou vole comme le vau- 
tour. 

Je vais vous conduire auprès de lui. 

Voici un soleil de plomb, une chaleur écrasante, 
des eaux silencieuses, une odeur de soufre et de bi- 
tume s’exhalant de toutes parts comme si le pied re- 
posait sur un volcan près de s'ouvrir, et une lassitude 
lourde et pénible engourdissant les membres ainsi 
que le ferait une longue torture. 

C’est le jour, ce sont les heures où le soleil, après 
avoir quelque temps obliquement regardé la terre, se 
lève dans toute sa majesté pour darder sur elie ses 
rayons les plus verticaux et la calciner jusque dans 
ses entrailles. 

Quand la nuit vient, quand les sueurs du sol re- 
montent à des régions plus élevées, quand les oiseaux 
se raniment à la brise de mer, un peu de repos arrive 
à l'âme et au corps. On respire à l'aise et l’envie vous 
reprend de vous meltre en marche comme pour in- 
sulter aux bouffées brülantes qui vous ont emprisonné 


LE BOA. 7 


dans les cabanes cà et là éparses le long des plages 
torréfices. 

Mais voyez le contraste! 

Tandis que, dévoré par l’ardeur d’un ciel de bronze, 
le peuple ailé se tait sous la verdure dont il se fait un 
vaste parasol, vous entendez, au sein d'un cahos de 
feuilles à demi pulvérisées, bruire un frôlement pro- 
longé ; et si vous avez le courage d'interroger du regard 
les souples mouvemens qui ondulent la distance sé- 
parant les arbres les uns des autres, vous remarquez 
des courbes harmonieuses serpentant dans une allée, 
étreignant un tronc vigoureux, d’abord lentement, 
puis s’agitant avec violence, et parcourant, ainsi que 
le ferait un dard lancé d’une main robuste, un espace 
à fatiguer votre vue. 

C'est le Boa. 

Dès qu'il s’éveille et chemine, tous les reptiles 
de second ordre ainsi que les insectes épouvantés 
cherchent à fuir; mais, cloués à leur place par une 
peur invincible, ils s’agitent fébrilement et vont pour 
ainsi dire d'eux-mêmes s’engloutir dans la gueule 
béante du monstre qui règne en dévastateur dans 
ces forêts éternelles. L'ile dont je vous parle, et où 
le voyageur remarque celte immobilité et cette vie, 
est appelée Timor. Timor, conquête bâtarde des 
Hollandais défendus à Coupang et des Portugais 
parqués à Dielhy; Timor, aux crêtes noires, aux 
volcans toujours en colère inspirant leur turbulence 
aux anthropophages habitans de Fialarang où de 


8 CHASSES, 

Batouguédé, cônes éteints résonnant sous les pieds 
comme une peau de tambour; Timor l’indomptée, 
riche de la plus belle végétation du globe sans cesse 
menacée par les terribles tremblemens de terre qui 
ravagent même les îles les plus éloignées de sa base 
rocheuse. 

La sombre forêt où j'ai vu ce que je vous raconte 
s'élève à peu de distance de la petite ville de Dielhy, 
que j'appelle ville parce que notre langue est pauvre 
pour exprimer certaines choses que nous ne pouvons 
traduire que par des périphrases. Sur le petit terrain 
où sont groupées une cinquantaine de bâtisses entou- 
rées d’enelos, et plus bizarres les unes que les autres, 
vivent et meurent quelques Européens maladifs et un 
assez grand nombre de Malais à la tournure guerrière, 
au teint cuivré, au regard fauve, aux dents noircies 
par le bétel, lareck et ia chaux. Ils vivent là, et près 
d'eux, pouvant les atteindre d’un seul élan, vit aussi 
le boa, le terrible constrictor qui ne s’emplit de 
myriades d'insectes qu’alors seulement qu'il n’a pas 
cerclé un buffle dans sa course rapide. 

Le buffle est la nourriture du boa. Dès que celui-ci 
en saisit un par Îles flancs, il le traine contre un des 
plus épais géans de cette forêt, il l’entoure, le presse, 
l’élouffe en dépit de ses cornes aiguës, de ses horri- 
bles beuglemens et de la vigueur de ses épaules; il 
bave dessus ; de sa langue raboteuse il le caresse et 
l'injecte à la fois; il le pétrit, il l’allonge, il triture 
ses 08; et quand ces hideux préparatifs sont achevés, 


LE BOA. 9 


quand son instinct de reptile a compris que la victime 
peut être dévorée, il la laisse tomber, se place tout 
de son long en face de la tête du buffle sans vie, 
ouvre ses mâchoires dont lélasticité épouvante la 
raison, fait crier ses anneaux en Îles rapprochant les 
uns des autres, aspire encore; le quadrupède entre 
par saccades ; et quand celui-ci est à moitié englouti, 
le vorace boa se calme, s’assoupit et s'endort enfin 
comme s’il succombait à la lassitude d’une lutte qui 
aurait épuisé ses forces. Si le boa était seul avant 
l'attaque, si sa femeile dort loin de lui, approchez- 
vous maintenant, vous n'avez rien à craindre de sa 
force, de sa bave et de sa gueule ouverte comme une 
large fournaise : il dort, je vous lai dit; mais 1l serait 
plus exact d'écrire qu'il est mort, car il est là aussi 
insensible qu'un tronc d'arbre. 

I n'ya nulle gloire, vous le comprendrez, à tuer 
le boa dans cet état de torpeur où le jette ce repas 
commencé; mais, Comme ce nest pas la gloire qu'on 
cherche dans ces combats de chaque jour livrés à ce 
hideux reptile, on est sage de le saisir là au milieu 
de son festin, de s’agenouiller depuis sa tête jusqu'à 
ses flancs de même qu'on se tiendrait devant une 
idole vénérée, puis de placer sur une corde faite d'in- 
testins de poissons une flèche aiguë, empoisonnce, et, 
à un signal donné, de lancer tous les dards à la fois 
contre ce Lucullus rampant qui trouve la mort au 
sein de l’orgie. 

Ainsi en agissent les Malais de Timor et ceux de 


9 


10 CHASSES. 
Coupang, mais surtout ceux de l'établissement de 
Dielhy, dès que le rugissement d’un troupeau de 
buffles aux abois leur dit par une halte instantanée 
qu’un de leurs camarades vient d'être saisi dans les 
plis du terrible constrictor. Mais cela ne s'appelle 
point une chasse, cela s'appelle une rencontre; et, 
quand le monstre à cessé de vivre, on le laisse là afin 
que lui et sa victime servent de pâture aux autres rep- 
tiles qui, à leur tour, subiront tôt ou tard le même sort. 
La chasse au boa est autrement périlleuse, et pour 
moi, j'aimerais cent fois mieux avoir à combattre un 
Ligre ou un lion affamé dans le désert que le redou- 
table constrictor au sein de sa forêt. La balle est im- 
puissante contre celui-ci; car le moyen, Je vous le 
demande, de pouvoir la bien diriger au milieu de 
ses rapides ondulations pareilles au caprice de Îla 
flamme ? Et puis encore où est votre ennemi? Vous 
croyez l'entendre s’agiter sous vos pieds tandis que, 
accroché par les derniers anneaux de sa queue à une 
branche élevée, it se balance comme la fronde du Ba- 
léare, et se précipite pour vous enlacer et vous broyer 
ainsi que Je vous ai dit qu'il le fesait du buffle. Peut- 
être, puisqu'il n’y a pas de venin à redouter, au- 
rez-vous assez de sang-froid pour séparer,à laide du 
glaive dont vous êtes armé, le corps du reptile ; mais 
moi je me déclare vaincu par lui dès que son ven- 
tre gélatineux me serre dans ses replis, et je ne croi- 
rai au succès de votre défense que si vous m’assu- 
rez que vous êtes Malais et que vous habitez Timor. 


LE BOA. 41 


Cependant la guerre faite aux buffles appartenant 
aux Européens et aux Rajahs tributaires du résident 
de Dielhy par les boas de la forêt qui touche presque 
à cette triste colonie, devenait si meurtrière que le 
gouverneur José - Pinto - Alcoforado-de - Azevedo -e- 
Souza résolut enfin d'organiser des chasses pour la 
destruction ou du moins l'éloignement de ces reptiles. 
Il enrôla pour cet effet, au prix de quelques étoffes 
fabriquées dans le pays, des hommes de cœur et d’é- 
nergie qui ne craignirent point de pénétrer le jour et 
la nuit dans la forèt ténébreuse et d’y combattre ces 
terribles dominateurs Leurs armes étaient le redou- 
table crisk dont la lame ondoyante est presque toujours 
trempée dans la gomme jaunâtre du bohon-hupas 
(moins meurtrier cependant qu'on ne le croit en Eu- 
rope), et des flèches aiguës, dentelées, courtes et pla- 
cées en éventail devant leur poitrine, et qu'ils lancent 
contre le monstre lorsqu'ils le surprennent endormi. 
Mais le reptile fit tant de victimes qu’il fallut bientôt 
renoncer à ces attaques, pour lesquelles on employait 
souvent des hommes condamnés à de sévères chàti- 
mens. M. Pinto m'a dit que, s'étant trouvé assailli de 
trop de demandes pour aller à la destruction du boa, 
il se vit contraint de diminuer la solde des combattans 
faconnés aux grands périls, et âpres à la curée des 
pièces d’étoffes données par le résident. 

Après ces tentatives qui auraient fini par dépeupler 
la colonie plus rapidement que les fièvres pernicieuses 
et la dyssenterie, M. Pinto se décida à porter la flamme 


49 CHASSES. 


dans le bois infesté et à exposer Pile à un incendie: 
général. Il usa cependant de prudence; et dès que les 
buffies qu’il envoyait en holocauste aux reptiles lui 
attestaient la présence d’un ou de plusieurs de ces 
monsires, il fesait circonscrire l'endroit désigné par 
une coupe immense. Or, comme après son repas le 
serpent reste dans l’engourdissement pendant quel- 
ques mois, le travail des courageux bûcherons n’était 
interrompu que par les reptiles à jeûn, qui tous n'o- 
saient pas s'attaquer à une armée d'hommes prêts à 
les recevoir. 

Sitôt auc les troncs séculaires étaient abattus avec 
leurs rameaux si riches, si bizarres, si variés, d’im- 
menscs brassées de feuilles sèches étaient Jetées au 
milieu ; le feu y pénétrait, maintenu, rapproché par 
un nouvel aliment lancé au-delà de la première ligne; 
et c’est alors qu’on voyait à travers les ondulations de 
la flamme se dresser dans le cirque embrasé les re- 
doutables boas tourbillonnant pour échapper à la 
mort, grimper d’un seul jet au sommet des arbres, 
atteindre les branches les plus élevées et essayer de 
franchir Ies flamboyantes barrières qui les étrei- 
gnaient. Efforts impuissans ! ils tombaient effrayés, 
à moitié dévorés au milieu de la fournaise, et ren- 
daient le dernier soupir dans de hideuses contorsions 
attestant les horreurs de Ia torture. 

On en a vu cependant, me dit M. Pinto, s’élancer 
au-delà des flammes, et loin de fuir le danger auquel 
ils venaient d'échapper, se précipiter alors sur les 


LE BOA. 13 


Malais intrépides et en immoler plusieurs avant d'être 
vaincus eux-mêmes. 

Mais c’est lorsque le boa, impatient de jour et de 
soleil, s'échappe de ses sombres et silencieuses forêts 
pour parcourir la plaine que fa vie des hommes 
court de grands risques jusque dans les habitations 
les mieux closes. Ainsi que le chacal et le tigre, le 
constrictor a des ruses et de l'hypocrisie; 11 se traine 
en sournois à travers les barrières, et ses ondulations 
suivent exactement les sinuosités du terrain, afin de 
ne faire aucun bruit en heurtant les obstacles. 1 
courbe la tête sous les branches et les feuilles des 
arbustes ; et, quand il la relève, c’est avec prudence, 
écoutant bien d’abord s’i n’y a pas là près de fui 
une proie facile à saisir; puis il rampe encore vers le 
lieu qu'il a choisi pour sonattaque, et c’est dans ce 
moment que par des bonds rapides, et des évolutions 
dont Ja flamme au grand mât d'un navire peut seule 
donner l’idée, il tourne à droite, à gauche, devant 
lui, derrière lui, comme s'il était atteint de vertige. 
C’est que le boa, dans cette fièvre ardente, choisit sa 
victime, et son œil avide a parfaitement jugé celle qui 
lui procurera une plus longue digestion. 

Aussi, qu'ont imaginé les naturels de Timor oc- 
cupés des plantations ouvertes à toute attaque? Is 
ont fortement lié par le naseau et à laide de cordes 
solides un buffle à un arbre ou à une roche, et se 
sont préparé pour eux des retraites assurées dans de 
petites cages dentelées, à travers fesquelles ils peuvent 


14 CHASSES, 

suivre la marche de leur ennemi. Le boa s’élance, 
et les beuglemens étouffés du buffle ne tardent 
pas à annoncer le triomphe et le repas du reptile. 

Toutefois, quand Ja faim aiguillonne un peu trop le 
monstre, il ne faut pas croire qu’il appelle à son se- 
cours la prudence dont je vous parlais tout à l'heure : 
au contraire, ses allures sont franches et décidées; 
il se dresse fièrement au-dessus des hautes bruyères, 
poussant à l'air des rafales pareilles aux sifflemens de 
la tempête, et suivant une ligne directe comme un 
trait lancé d’une main vigoureuse. 

Oh! alors malheur à l’homme contre lequel va se 
ruer le hideux reptile! Rien ne le sauvera de la re- 
doutable étreinte ; et l’on a vu souvent plusieurs in- 
dividus lui servir de pâture dans cette course de 
géant bien autrement rapide que celle du tigre le plus 
agile. On a peine à comprendre l'immense élasticité 
des mâchoires du boa. La tête n’est pas plus grosse 
que les deux poings réunis d'un homme; eh bien! la 
gueule s'ouvre, se dilate sans beaucoup d'efforts et 
elle engloutit des masses énormes. Aussi, quand le 
corps du buffle a pénétré tout entier dans ce tombeau 
vivant, vous voyez des dûmes se dessiner sur la peau 
écaillée et les cornes de la victime se dresser comme 
des crêtes aiguës prêtes à percer la dure enveloppe 
qui les emprisonne. 

Tout cela est imposant et terrible à voir, tout cela 
tient en haleine les hardis explorateurs, qui ont assez 
à lutter contre les maladies de ce pays si funestes 


LE BOA. 15 
surtout à la vie des Européens, pour qu'ils n’aillent 
pas encore tenter des excursions plus périlleuses 
en traquant le boa jusqu'au sein de ses domaines. 

Mais nul spectacle au monde n’est plus curieux et 
plus effrayant à la fois qu'une lutte entre deux ser- 
pens boas pour la possession d’une femelle ou la con- 
quête d’un buffle. Voici ce que nous conta à cet égard 
M. Pinto. Un soir il osa, mais de loin seulement, 
assister à un pareil combat qui lui avait été annoncé 
par la fuite rapide des Malais, habiles à prédire ces 
grands événemens dans la forêt au bord de laquelle 
ils se reposent avec leurs troupeaux. 

M. Pinto était sur son belvéder, et de là, quoique 
éloigné de près de mille pas du lieu de la scène, il 
entendait, semblables à de violentes rafales, les so- 
nores aspirations des deux monstrueux reptiles qui 
allaient en venir aux prises. Il vit les rameaux épars 
sur le sol s’agiter, tournoyer dans les airs par les ra- 

pides évolutions des deux adversaires irrités, et s'é- 
lançant plus tard tels que des fusées envahissant l’es- 
pace. Les deux boas atteignirent d’un seul bond les 
robustes branches de deux arbres voisins l'un de 
l'autre ; il y eut ici un moment de calme trahi cepen- 
dant par la vibration fébrile des feuillages épais au 
sein desquels les jouteurs s'étaient enroulés. 

Tout à coup les arbres frémissent, deux câbles vi- 
goureux s’élancent l’un sur l’autre, et ces câbles sont 
les deux reptiles acharnés qui, suspendus par les der- 
niers anneaux de leur queue, se tenaient enlacés Fun à 


16 CHASSES. 

l'autre ainsi que les pierres cimentées d’un pont pla- 
nant sur labime. La courbe se dessinait tantôt de 
haut en bas, tantôt de bas en haut, souvent et long- 
temps immobile, et pourtant sous cette apparence 
d'immobilité se pressaient, se broyaient, se trituraient 
des anneaux durs et serrés ; sous ce calme apparent, 

il y avait aussi de la douleur, de la rage, du désespoir. 

Un cadavre de boa devait tomber à terre, et l’autre 

s'assoupir à ses côtés, La lutte durait depuis plus 
d'un quart d'heure quand les deux champions, comme 
s'ils en fussent convenus à l'avance, se dénouërent et 
regagnèrent leur première station en attendant la 
reprise des hostilités. Elles s'annoncèrent par un 

troisième sifflement étouffé et plus prolongé que les 
deux premiers, après quoi les monstres glissérent le 
long du tronc lisse de l'arbre que chacun d’eux avait 

pris pour champ de bataille, et là il y eut attaque 

violente, prompte comme l'éclair; il y eut, pour 

ainsi dire, coup fourré et dernière agonie de l’un des 

combattans. L'un d’eux en effet attira à lui son ad- 
versaire dont les anneaux de la queue cédaient petit 
à petit le terrain. Les corps si monstrueux se trou- 

vérent alors placés côte à côte, de bout en bout; mais 

celui-ci immobile, l’autre plus mouvementé que ja- 

mais et se roulant avec de grandes précautions autour 

de l'arbre , el y étouffant enfin son ennemi vaincu. 

Nul spectacle au monde n’est curieux comme une 
joute entie deux boas amoureux préludant à leur 
union. Ce sont des sifflemens aigus et fébriles, des 


LE BOA. 17 


bonds rapides, des tournoiemens dans les airs, des 
gueules s’ouvrant et se fermant vingt fois par minute. 
Ce sont encore des ascensions jusqu'aux branches les 
plus élevées des plus grands colosses de la forêt, des 
élans monstrueux qui font franchir horizontalement 
aux reptiles enflammés au vol et comme s'ils avaient 
des ailes des distances énormes. Il y a là des échanges 
de regards de feu, une coquetterie incessante et du 
repos jamais; jamais de calme, c’est la fièvre, c’est le 
transport ; un désordre étourdissant auprès des feuil- 
lages qui servent de champ clos, un cahos inimagi- 
pable, des rameaux épais qui couvrent le sol; vous 
jureriez une terre et un ciel en ébullition, tant le 
vertige des deux reptiles se communique à tout ce 
qu'ils touchent, à tout ce qu'ils approchent; et quand 
ces préludes de folie ardente ont eu lieu, quand li- 
vresse de l'amour à atteint son paroxisme, quand le 
moment qu'ils appellent de tous leurs vœux sera ar- 
rivé, vous verrez les jouteurs s’élancer lun vers 
l'autre, former des nœuds qu'eux seuls peuvent dé- 
lier, des tresses qu'eux seuls peuvent défaire; tantôt 
allongés de toute la grandeur de leurs corps, ils imi- 
tent le jeu bizarre de la vis d'Archimeède, toutes les 
courbes se suivent sans se toucher; lantôt en bloc, 
on ne sait où est leur tête, où est leur queue, c'est 
tout au plus si on devine qu'ils sont deux, on les 
prendrait plutot pour un amas de boues gluantes 
ou de câbles goudronnés. Tout à coup, la masse 
s'agite, elle se développe , elle se montre dans 


18 CHASSES. 
toute sa terrible étendue... Un ennemi de plus va 
bientôt se dresser contre les hommes et les buffles. 

M. Pinto, témoin plusieurs fois de ces combats 
pleins de la passion la plus extravagante, avait essayé, 
à laide du fusil et même du bruit de l'artillerie, de 
mettre un frein à la turbulence des deux amans ; il 
m'a assuré que jamais il ne les avait vus s’'émouvoir 
aux plus terribles vibrations. 

— Je suis certain, poursuivit-il, qu'au milieu de 
leurs plus intimes étreintes, le feu mis à la forêt vien- 
drait les atteindre sans qu'ils voulussent chercher à 
éviter le danger. Quelques Malais audacieux, conti- 
nua-t-il encore, ont osé dans ces momens terribles 
s'approcher des deux reptiles et les attaquer de leurs 
flèches empoisonnées. Nul, jusqu’à ce jour, n’a eu à 
se repentir de sa témérité. 

Au surplus, les observations scrupuleuses et fré- 
quentes du gouverneur de Dielhy n’ont jamais pu le 
conduire à la découverte de ce problème : à savoir si 
le boa qui vient de posséder est jaloux de sa compagne. 
Il pense que le constrictor l'est avant sa conquête et 
non après; cela prouve qu'il n’y a point de reconnais- 
sance chez les serpens. 

Quoique plusieurs voyageurs aient assuré que le 
boa constrictor n'osait Jamais affronter le passage 
des rivières, je puis encore, sur la foi de M. Pinto et 
de ses officiers, attester que non seulement le mons- 
trueux reptile s'attaque à ces obstacles, mais que 
souvent même il s’élance dans les flots océaniques 


LE BOA. 49 


alors que la tempête les agite, et qu'il se perd dans 
l'horizon pour revenir après quelques heures dans 
ces tranquilles solitudes, comme de retour d'une pro- 
menade ou de la conquête d’un empire en révolu- 
tion. M. Pinto ajouta que ces expéditions si témé- 
raires se fesaient quelquefois par bandes et que jamais 
il n'avait élé témoin d'aucun combat de ces reptiles 
sur l'Océan. | 

La peur est mère de l’exagération, et je craindrais 
d'ajouter trop de foi aux assurances que m'a données 
M. Pinto que le nombre de ces monstres dans les 
forêts qui avoisinent Dielhy élait immense. Les voya- 
geurs doivent s'abstenir de répéter de pareilles as- 
serlions , sous peine de se voir appliquer cette 
maxime si connue de la sagesse des nations: « A 
beau mentir qui vient de loin. » 

Nià Coupang ni à Dielhy, nul des officiers de 
M. Pinto, gouverneur de la ville hollandaise, n’a vu de 
vipéres ou d’autres reptiles que le boa. C’est que 
toutes les autres races inférieures auront disparu 
dans les entrailles de ce vorace dominateur. 

Quand les tempêtes océaniques nous ont long- 
temps ballottés, quand un soleil à pic a écaillé notre 
peau, quand les glaces polaires ont figé notre sang, 
quand nous avons eu tant de peine à résister aux at- 
teintes des fièvres dévorantes, du scorbut, de la dys- 
senterie et de la nostalgie, le plus mortel ennemi du 
voyageur, ne nous reprochez pas un peu de pusilla- 
nimité en face de certains adversaires si hideux à voir, 


20 CHASSES 


si difficiles à vaincre, ou ne nous accusez qu'après 
avoir vous-mêmes essayé davantage. J'ai téméraire- 
ment étudié certains actes de la vie du boa constrictor 
qui épouvante Dielhy; les autres renseignemens 
m'ont été fournis par M. Pinto; et je ne crois guère 
au mensonge que lorsqu'il rapporte au narrateur 
gloire ou bénéfice personnel. 

J'ai vu (je voyais alors!) le peuple malais de Ti- 
mor, j'ai vécu avec lui, jai assisté à ses joies qui 
sont des tempêtes, à ses fêtes qui sont des meurtres, 
à ses orgies qui sont des massacres. Je me suis long- 
temps promené coude à coude avec ces hommes de 
lave qui s'endorment sans jamais sémouvoir aux ru- 
gissemens des volcans sur lesquels ils reposent, et qui 
ne craignent pas d'attendre à quelques pas d’eux les 
redoutables crocodiles dont la rade de Coupang est 
infestée. 

Le premier mouvement du Malais à son réveil est 
une caresse à ses armes empoisonnées; sa dernière 
pensée alors qu'il s’assoupit sur la terre humide ou 
sur sa nalte de Maniile est un regret ou un remords, 
quand son crish ou son javelot ne garde aucune trace 
de sang. 

Dois-je rapporter ici les récits de quelques voya- 
geurs attestant que dans une partie des îles malaises 
ils ont vu des naturels, armés de leurs erish et de leurs 
flèches, aller à la chasse des boas et venir presque tou- 
jours à bout de ces dangereux reptiles? Les flèches, 
au lieu de pointes d'os ou de fer, étaient armées d’un 


LE BOA. 21 
croissant très tranchant qui arrêlait le monstre dans 
sa course rapide; et les Malais, à Paide de leurs erish, 
parvenaient à briser un anneau du constrictor, ou 
séparaient même le monstre en deux parties. Je ne 
sais quelle foi il faut avoir en ces faits merveilleux. 

Quant à moi qui ai vu à l’œuvre M. Rouvière au 
cap de Bonne-Espérance, qui ai étudié les mœurs 
belliqueuses du Patagon et du Gaoucho allant défier 
le jaguar au sein des plus vastes solitudes, je crois 
tout possible en fait d’audace et de succès lorsque 
entreat en lice des hommes tels que ceux qui vivent el 
meurent à Timor, tels que ceux encore qu'on trouve 
jetés çà et à au milieu du vaste océan Pacifique. 

C’est que chez nous, dormant sous la lassitude de 
la paresse et du désœuvrement, on ne se réveille 
guère qu'aux ridicules querelles de ménage, aux cris 
d’une meute de chiens errans, aux disputes de deux 
cochers avinés ou aux roulemens des tambours an- 
nonçant une parade; c'est que chez nous, mollement 
étendu sur la soie ou le velours , on aime le repos 
parce que rien dans la vie n’a assez d'intérêt ou de 
majesté pour nous forcer à nous tenir debout et en 
alerte. Les pays dont je vous parle n’ont pas le même 
privilége, et les hommes qui les parcourent sont au- 
trement charpentés que nous ne le sommes. Des ou- 
ragans à faire trembler les montagnes, des volcans à 
soulever ou à engloutir des îles immenses, une zûne 
de feu, et le boa constrictor qui se promène au milieu 
des populations. 





Sal Ov rl 2-08 mpiours. Mer.” 


: _” liiaseaet d géo: hu détats sfr RU lan FE 


Pret semprhd eee ‘1.51 















te vs po he ie) alloig-des 


au ein M CR dar buigh ; DATE “gta ok 
LP TE ie LALE in RTE Hi fr #3 DL" 0 0 Pia PS är NT , : 

éQr1 n: 2 ETUIÉ vbrez ‘æslà6 ÿ PHARE ee. HE Lé vost où 
vapeiol « Rod ECTS EEE 705 ER vs sétliséie} “ao 
LL top 1003 stp Flsi manga #4f cuil no uétans 
sure np ouqR-ives mandat granit 6 dede 
2 hrpébeut nebsé : She: sb srgihat te Éd Br AOYAE 





Le É 98 savon Semen dr jo Génie oi 
PORT AN jp EE AE tres avt x ds Frog 

PTE CL ENT ETF EN LE GTS ah Lan dl stiscie à nu 
46 LATOP VTT Hér sa: 25 do TL TES | 
Hole pass Euts bnp sex restes 


LE JAGUAIR, 


Ts GC” EN" Æù QU HT. 


Le jaguar, nommé par les Brésiliens jaguara, à la 
robe dun fond fauve comme le léopard ; elle est ta- 
chetée de noir d’une facon fort régalière et harmo- 
nieuse. La queue est courte et presque toujours dans 
une agitation extrême ; on dirait qu’il veut s’exciter 
lui-même au mouvement et à là guerre. Il est de la 
taille d’un gros dogue et sa vivacité est peut-être plus 
grande que celle du chacal et de la panthère. C’est 
l'animal le plus cruel du Nouveau-Monde, qu'il par- 
court en véritable dominateur, tantôt sur les plaines 


2h CHASSES. 


ou les montagnes, tantôt aussi dans l’intérieur le plus 
épais des vastes forêts vierges qui pèsent sur le sol 
américain, Lorsqu'il est repu, il perd une partie de 
son courage et de son activité ; quelques voyageurs 
assurent même qu'un tison enflammé lui fait alors 
prendre la fuite : je ne vous conseille pourtant pas 
de l'essayer. 

IL se trouve plus communément au Brésil, au Para- 
guay, au Turcuman, à la Guyane, au Mexique, au 
pays des Amazones et dans toutes les contrées mé- 
ridionales de l'Amérique. 

Son cri lugubre hou lhou! à quelque chose de 
grave el de plaintif à la fois devant lequel s'arrêtent 
les prudens voyageurs. 

La couleur de la peau du jaguar varie suivant l’âge : 
les jeunes l’ont d’un fauve très foncé, presque roux, 
même brun. Mais ces teintes s’éclaireissent lorsque 
animal vieillit; et je me hâte d'ajouter que la guerre 
continuelle que lui font les Paulistes, les Gaouchos 
et les Patagons ne lui laisse guère le temps d’ar- 
river jusque-là. 


22) 2526) La< ee <a — 


CHASSE. 


11 ya des peuples dont la conquête morale est im 
possible. Sauvages comme leurs éternelles solitudes, 
ils mettent entre eux et la civilisation une barrière de 
sable, de roches aiguës ou de forêts vierges dont eux 
seuls osent interroger le silence et la profondeur. 

Les savans explorateurs n'ont ni le temps ni le 
courage nécessaires à l'amélioration des races primi- 
tives, dont les seuls ennemis jusqu’à présent sont les 
bêtes féroces ou venimeuses et la colère des élémens. 
Là pourtant serait la vraie gloire du voyageur euro- 
péen qui comprendrait l'importance de sa mission ; 
là seulement il trouverait le prix de ses travaux et de 
ses fatigues ; là seulement il y aurait utilité dans le pré- 
sent et dans l'avenir pour le prédicateur et le disciple, 
pour l’homme de la nature et l'homme de nos cités. 

Quand les navires ont laissé tomber l'ancre dans 
une rade, croyez que Le premier regard est un regard 
d’avidité. Si le sol est riche, on s’en empare; s’il est 
abrupte, à peine les cartes nautiques se donnent- 
elles le soin d’en indiquer la position douteuse. L'a- 
varice à les bras bien plus longs que l'humanité. 

Maurice, Mascarenhas, l’Indoustan , les iles Mahi- 
ses et quelques autres archipels des océans ne sont 


pas restés long-temps sans dominateurs, dès que Îles 
3 


L 
26 CHASSES. 


découvertes des Portugais les ont eu signalés à l’Eu- 
rope. Mais demandez si des expéditions se préparent 
pour soumettre les féroces insulaires des Fitgi, de 
Solor, de Savu et d'Ombay, où l’on boit le sang dans 
le crâne des ennemis vaincus. L’anthropophagie ne 
nous occupe guère, et il faut bien que les détails des 
cruautés dont sont victimes les voyageurs qui tou- 
chent à la Nouvelle-Zélande viennent tous les ans 
amuser nos loisirs. Nous vivons si peu et si mal 
quand il ne nous arrive pas des antipodes des bul- 
letins de meurtre etde sang ! 

La Patagonie est une terre libre et sauvage comme 
Ombay et Rawack : les voyageurs da laissent dans 
l'oubli. Ne soyons pas aussi dédaigneux, et prenons 
chez elle le second drame de la série que nous pro- 
mettons à nos lecteurs. 

On a dit que les Patagons avaient communément 
une taille de neuf pieds. Le mirage probablement 
avait fasciné les yeux de l'observateur. Le Patagon est 
sans contredit le peuple le plus grand de la terre; 
mais sa taille, si c’est un mérite, est le moindre de 
ceux qui le distinguent. Ecoutez : 

A ses pieds le désert ; devant lui, sur ses flancs et 
après qu'il a franchi un nombre immense d'horizons, 
le désert avec son silence, sa solitude, ses bruyères 
dévorées par un soleil, brülant ici, glacé là; et puis, 
de temps à autre, un roulement lointain fesant reten- 
tir le sol comme s’il répercutait la voix du tonnerre; 
des milliers de chevaux sauvages à la crinière épaisse 


LE JAGUAR. 27 


et flottante, aux jarrets fins et nerveux , à la queue 
onduleuse , aux naseaux ouverts à toutes les brises , 
coursiers infatigables faconnés aux bizarres capri- 
ces de la température de cette partie du Nouveau- 
Monde, courant en écervelés d'une plaine à l’autre, 
traversant à la nage les rapides torrens et les larges 
rivières, S’animant et bondissant aux sauvages rau- 
quemens du jaguar indigné qu’on ose lui disputer le 
large empire où il règne en dévastateur ; et puis en- 
core, l’effrayant pampero, né dans les glaces polaires , 
vomissant ses écrasantes rafales sur le terrain qu'il 
nivelle, s'emparant des vieux troncs séculaires, les 
tordant en spirales, ou les arrachant de leur berceau 
et les fesant tournoyer dans les airs au gré de sa fu- 
rie; le pampero, plus redoutable encore que le strocco 
du désert de Saarah , car il se déchaine, lui, sans dire 
gare, éclate comme la foudre , ne remonte jamais 
comme le fait le brûlant sémoun, et ne s'arrête qu’a- 
près avoir renversé les premières barrières des forêts 
éternelles qui, au nord de la Plata, séparent le triste 
Paraguay du Brésil aux villes royales, aux solitudes 
embaumées. 

Eh bien ! là, là et là le désert, ici des chevaux in- 
domptés, plus loin le jaguar, partout le pampero. Et 
un homme s’élance; il s’'élance seul ou presque seul, 
puisqu'il n’a pour compagnon qu'un ami, mais un 
ami fidèle, soumis, dévoué, reconnaissant la voix qui 
l'anime, qui le seconde dans son entreprise témé- 
raire et qui mourra sans pousser le moindre gémis- 


28 CHASSES. 


sement, surtout s’il a le bonheur de sauver son mai- 
tre. Car lui, voyez-vous ? il ne demande pas mieux 
que d’être esclave, quoiqu'il ait long-temps et rude- 
ment lutté pour son indépendance. 

Le maitre, c’est le Patagon; l’esclave, c’est le cour- 
sier. 

Ils partent. Le premier ne dit jamais adieu à sa 
amille, qu’il laisse là dans une ville à moitié euro- 
péenne, mais il lui dit: Æ/u revoir ; et son excursion 
cependant sera peut-être de quelques mille lieues au 
travers des pampas désolées, qui ont donné leur nom 
au vent meurtrier sous lequel se courbent si près de 
leurs tiges les têtes desséchées des bruyères dont 
celte partie du monde est couronnée. 

Au nord, la rivière de la Plata aussi large que les 
nôtres sont longues ; à l'Est, l'Atlantique dont les îles 
sont de bitume; à l'Ouest, la Cordilière neigeuse avec 
ses crèles aiguës, ses volcans d'air et de lave, ses lacs 
au-dessus des nuages et ses cascades retentissantes ; 
au Sud, la Terre-de-Feu et le détroit célèbre par le- 
quel le Portugais Magellan arriva si heureusement à 
la découverte du vaste Océan-Pacifique. 

Voyez : le théâtre est immense, toutes les popula- 
üons du globe pourraient s’y promener à l'aise. Eh 
bien! un seul homme part, vêtu deson puncho de 
drap, assis sur un recado, couverture de laine bigarrée 
sanglée fortement sous le ventre. de son cheval, à 


, 


Pabri du soleil sous son chapeau à larges bords noué 





LE JAGUAR. 29 


au menton par un ruban noir, n'ayant pour toute 
arme que son escopette, deux poignards enfermés 
dans une gaine cousue à ses bottes faites de la peau 
du jarret d’un cheval, et quelquefois aussi un lacet 
pareil à celui des Gaouchos et une corde aux extré- 
mités de laquelle sont fortement assujetties deux bou- 
les en fer qu'il fait tournoyer sur sa tête et qu'il lance 
avec une adresse merveilleuse aux jambes du tigre, 
du cheval sauvage, du lion ou de l’autruche, souvent 
plus dangereuse dans sa défense que les redoutables 
quadrupèdes qui peuplent ces déserts. 

La chasse du Gaoucho, je vous l'ai dite autre part, 
et vous avez sans doute élé épouvantés de l'audace 
de cet indigène du Paraguay venant apporter à Bue- 
nos-Ayres ou à Montevideo le produit de ses courses 
aventureuses. 

Le Patagon qui arrive de l'extrémité méridionale 
de l’Amérique jusqu'aux bords de la Plata se pro- 
clame et se croit le fils aîné du Gaoucho; et s’il ne 
l’est point par le courage, il l'est du moins par la vi- 
gueur de ses muscles et l’imposante majesté de sa 
taille de géant. Le Gaoucho est petit, osseux, par- 
leur ; le Patagon est colossal, charnu, taciturne, 
ses cheveux sont longs et flottans et sa poitrine velue 
comme celle d’un ours. 

Nul être au monde n’est moins marcheur que le 
Patagon, qui croit en Dieu et pense que l'être su- 
prême n’a créé le cheval que pour les seuls habitans 
de ses déserts. À qui a vu le Patagon essayant la 


30 CHASSES. 


conquête d’un cheval sauvage, la fable des Centaures 
ne semble plus une fiction. Tant que l’animal sera 
sur ses pieds, il aura le Patagon pour dominateur ; 
et quand le quadrupède se couche pour dormir, il 
n'est pas rare de voir le maître, étendu sur le sol, re- 
poser aussi sans cesser d’enfourcher son inséparable 
compagnon. 

Il n’y a (à, pour parler avec justesse, qu’une seule 
pensée, une seule vie, une seule âme pour deux corps. 

Le langage du Patagon uent de la nature du cli- 
mat qu'il habite : il est rapide , saccadé, turbulent ; 
mais comme la rafale il cesse bientôt, et l’on dirait 
que les longues conversations le blessent. La péri- 
phrase n’est point dans son idiôme, que vous diriez 
composé de monosyllabes. Dansles querelles, le Pa- 
tagon bourdonne quatre mots , s’arme de ses deux 
poignards, les agite, frappe, tue ou est tué. 

Quand on habite un si vaste pays, quand on a un 
si long chemin à parcourir, on n’a pas de temps 
à perdre ; et d’ailleurs la prestesse des mouvemens 
du jaguar, son ennemi naturel, l’a déshabitué de la 
réflexion. Les Napolitains ne sont lents et assoupis que 
parce que le Vésuve les menace long-temps avant de les 
frapper ; et le Caffre, si souvent traqué par le tigre et 
le lion , imite en tout le Patagon dans sa marche al- 
tière et dans sa facon de combattre. 

Le Patagon s’est mis en route en allumant sa ciga- 
relie et en sifflant un air d'indépendance; son cour- 
sier s'est élancé dans l’espace, docile à la parole du 


LE JAGUAR. 31 


maître plus encore qu’au frein et à l'éperon ; et bien- 
{tôt cavalier et monture ralentissent leur marche, 
car ils sont loin de toute habitation, et l'ennemi peut 
les guetter à quelques pas d'eux dans le creux d’une 
roche ou derrière une touffe d’arbustes rabougris. 
Tout à coup le cheval s'arrête et frémit, non de peur, 
mais d’impatience ; ses oreilles et ses naseaux sont 
dans un perpétuel mouvement, ses jarrets tremblot- 
tent, ses poils se hérissent, et d’un bond il fait face 
à l'ennemi, que son instinct a déviné. 

Le Patagon a rejeté le reste desa cigarette, il es- 
saie si les poignards de sa botte sortent aisément de 
la gaine, si le lacet fatal a l’élasticité voulue et si les 
ressorts de sa redoutable escopette sont en bon état. 
Vous croyez qu'il se prépare à la lutte comme le fait 
un de nos soidats, silencieux et résigné sous les ar- 
mes? Non. Le Patagon qui attend le jaguar a pris 
le parti de se parler à lui-même comme s’il y avait 
deux volontés distinctes en lui; et puis il s'adresse 
au cheval, dont il caresse les précieuses qualités et 
dont il gourmande les défauts. Tout cela se fait 
comme S'il récitait à demi-voix une lecon, ainsi que 
les dévots répétant une prière par habitude et tou- 
jours sur le même ton. C’est une sorte de bourdon- 
nement monotone, pendant lequel toutes les mesures 
de sûreté sont admirablement prises. Vous croiriez 
que, pour mieux se souvenir, le Patagon a besoin du 
témoignage de ses lèvres : « Et mon lacet, se dit-il 
» tout bas, est-il bien assujetti? ne se noue-t-il pas 


32 CHASSES, 


» dans ses sinuosités ? Allons ! allons ! la pointe des 
» poignards est aiguë, elle entrera froide au cœur. 
» Ah! ah! l’escopette qui ne m'a jamais fait défaut 
» me sera fidèle encore cette fois. Tiens ! et mes deux 
» boules si rapides que j'allais oublier presque, in- 
» grat que je suis! » 

Et ilapplique ses lèvres sur ses deux boules de fer. 

« Et toi, Bep, dit-il encore à son cheval attentif, 
» songes-y bien : si tu tournes le dos au jaguar , tu 
» n'auras plus de défenseur et tu mourras comme un 
» lâche. Fais comme moi, regarde-le en face, pré- 
» sente-lui ton poitrail; et s’il s'y précipite, sois sans 
» inquiétude, mon brave compagnon : les balles de 
» mon escopette sont de plomb et vont droit au but 
» quand mon œil les dirige. Maintenant j'entends 
» les bonds de notreennemi: alerte! et à noustrois! » 

Le jaguar s’est présenté en effet; mais, en face d’un 
adversaire qui ne fuit point, il fait halte à quelques pas 
de distance, couché ventre à terre afin de donner 
moins de prise à la balle; car lui aussi, tout brave. 
qu'ilest, a l'instinct du danger qui le menace. 

Vous savez, car je vous l’ai raconté dans la chasse 
du Gaoucho, comment le lacet, après avoir tournoyé 
sur la tête, se précipite et étreint le terrible jaguar ; 
vous savez aussi comment il arrive parfois que les 
boules emprisonnent les jarrets de la bête furieuse; 
mais ici le Patagon à imaginé une nouvelle manière 
de combattre qui tient du prodige, et il l'emploie 
afin de ne pas gâter la belle fourrure de son ennemi, 


LE JAGUAR. 33 
qu’il s’est engagé à porter intacte à Bucenos-Ayres 
comme un trophée digne de sa bravoure. 

Dès qu'il est sûr de n’avoir qu’un seul adversaire à 
combattre, le Patagon descend de son cheval, auquel 
il dit tout bas à l'oreille : « Ne bouge pas, mon ami; 
» je suis là pour te protéger.» Cela fait, il s'assied 
d'abord à terre, à la tête du cheval immobile, me- 
sure de l'œil la distance à franchir, puis il se couche 
sur le dos, le lacet à boules à son côté, l'escopette 
meurtrière dans ses mains, le doigt sur le ressort, et 
il attend le jaguar. Celui-ci jette un regard fauve sur 
le coursier, qu’il croit sans protecteur; il se dresse 
lentement, gratte le sol de ses ongles aigus, agile ses 
lèvres furieuses, clignotte pour affaiblir les rayons 
du jour qui blessent son orbite, pousse un lugubre 
rauquement, s'élance comme un trait... Et c’est alors 
qu'il plane sur le Patagon que celui-ci décharge 
son arme, l’atteint sous le ventre et l’étend raide sans 
vie. Si le coup n’a pas bien porté , les poignards font 
leur office et c’est une nouvelle lutte à soutenir. La 
bête féroce a des dents et des ongles acérés, mais le 
Patagon aussi a des lames effilées et un bras robuste. 
Le sang de l'un et de l’autre coule par plus d’une 
large blessure , et dans ce choc ardent il faut qu'au 
moins une victime meure. 

Par un dernier effort, le tigre se dresse sur ses pat- 
tes de derrière et se précipite sur son jouteur. Celui- 
ci, au lieu de fuir, se rue à son tour sur le poitrail en- 
sanglanté de son féroce ennemi, et les deux poignards, 


34 CHASSES. 
à la fois pénétrant jusqu’au cœur, vont y chercher 
un dernier battement. 

Le cadavre est sur le sol. 

Tandis qu’a lieu ce dernier combat, qui parfois dure 
quelques minutes et qui souvent tient pendant une 
demi-heure en haleine ces deux adversaires habiles à 
s’observer, qu'a fait le fidèle et dévoué camarade du 
Patagon épuisé delassitude? Rien. Il est resté fixé à la 
place que lui avait assignée le maître , suivant seu- 
lement de l’œil les chaudes alternatives de la querelle, 
comme le ferait le témoin impassible d’un de nos 
duels européens. 

Il arrive parfois aussi que, dans ses courses au tra- 
vers du désert, le Patagon fait la conquête de quel- 
que peau de jaguar sans qu’il en coûte rien à son 
courage. Un cheval blessé ou malade est resté sur le 
sol : deux tigres haletants se sont rués sur la victime, 
et les voilà, furieux, avides, se refusant tout partage, 
commençant entre eux un terrible combat qui lais- 
sera au vainqueur deux proies à dévorer. Si vous 
frémissez au tableau d’une lutte engagée entre un Pa- 
tagon et un jaguar, jugez combien le drame est pal- 
pitant alors que les deux bêtes furieuses se déchirent 
de leurs dents et de leurs ongles avec de rauques ru- 
gissemens ! Le premier festin est oublié, et les fauves 
prunelles des deux tigres en fureur ne cherchent plus 
un ennemi sans défense. Le Patagon peut s'appro- 
cher alors sans crainte des deux athlètes : il peut ju- 
ger de la vigueur de la défense et de l'attaque, on ne 
songe point à l’inquiéter; et si les deux champions, 


LE JAGUAR, 35 


-après la lutte, ne sont pointétendus sur l'arène, le vain- 
queur sera une proie facile pour le Patagon, qui méprise 
pourtant de semblables triomphes. Ce qu’il faut d’a- 
bord à celui-ci, c’est un danger; ce qu’il veut ensuite, 
c'est une peau de jaguar bien conservée qu’il puisse 
vendre pour quelques piastres au profit de sa famille. 

J'ai vu à Montevideo un de ces indomptés prome- 
neurs du désert qui refusa dédaigneusement trois 
piastres pour deux de ces peaux de tigres déchirées, 
et qui me les offrit gratis un instant plus tard parce 
que, me dit-il, il les avait obtenues sans le secours de 
ses lacets, de son escopette et de son poignard. 

— Elles ne me coûtent rien, poursuivit-il en les 
jetant à mes pieds, je vous les laisse au même prix. 
Au reste, monsieur, me dit-il quelques instans 
plus tard et lorsqu'il me vit prendre des notes sur 
mon calepin, je tiens à me justifier auprès de vous 
de ce que vous appelez sans doute ma maladresse ou 
ma couardise. Etes-vous homme à me suivre à quel- 
ques lieues de Montevideo ? je vous promets de vous 
faire revenir de votre premier ,;jugement sur mon 
compte. 

— Je le voudrais bien, mais je ne sais pas monter 
à cheval. 

— J'en ai un fort docile que vous mènerez comme 
un mouton. Ainsi donc, vous ne me refuserez pas le 
service que je vous demande ? 

— Ma (oi! monsieur, sous votre escorte je ne crains 
rien, et j'acceple. 


36 CHASSES. 


Le Patagon me mena dans un vaste hangar où plu- 
sieurs chevaux de petite race, mais d’un modèle par- 
fait, mangeaient dans un ratelier en pierre. Il en fit 
seller un, le conduisit dans la rue, et nous partimes. 
A peine hors des murailles, le Patagon prit le galop; 
mon cheval imita son exemple, et il était si docile et 
moi si bon cavalier que nous ne tardämes pas à faire 
séparation de corps. 

Cependant, grâce à ma bonne volonté el protégé 
par les conseils de mon guide, nous nous trouvâmes 
bientôt en rase campagne, seuls et sous un soleil pé- 
nétrant. Vers le soir jedemandai grâce, je refusai d'al- 
ler plus avant; et, au risque de me perdre, je déclarai 
à mon Patagon que je voulais retourner à Monte- 
video. 

— Vous êtes bien Européen, me répondit-il en sou- 
riant. Il est grand dommage que nous n’ayons pas ici 
des lièvres et des lapins à tirer... Mais j'entends du 
bruit dans cette clairière, dit-il : attendez encore et 
suivez-MOI. 

Ce n’était point un jaguar, c'était une autruche, 
une autruche vicille, pelée, qui n'avait sans doute plus 
la force de chercher sa nourriture. 

— Mystification ! s’écria le Patagon désappointé. Je 
m'attendais à quelque chose. Cependant, comme je 
ne veux pas rester les bras croisés et que ceci est cu- 
rieux encore , regardez-moi. 

Aussitôt il poussa un cri retentissant. L’autruche 
effrayée se leva aussi vite que pouvaient le lui permet- 








LL 


LE JAGUAR. PE 


tre ses forces cpuisées ; et, voyant son ennemi si prés, 
elle s'enfuit avec assez de rapidité, la tête à demi 
courbée vers le sol. Le Patagon mit son cheval au 
trot, agita à l'air ses deux redoutables boules, les 
lança, et l’autruche, saisie par le cou, s’abattit pour 
ne plus se relever. 

— Ainsi aurais-je fait du jaguar, me dit le Patagon 
avec fierté. Et certes, si vous m’aviez vu à l’œuvre, 
vous n’auriez pas tracé tout à l'heure les notes sans 
doute injurieuses que je vous ai vu prendre sur votre 
livre. 

Nous revinmes sur nos pas; et, je le dis à ma 
gloire, je ne tombai plus que deux fois pendant le 
traJet. $ 

Je fus un autre jour témoin, dans un café, de la 
conversation suivante entre un Patagon et un Gaou- 
cho, tous deux intrépides et renommés chasseurs de 
jaguars. Elle eut lieu, du reste, avec un calme et une 
politesse de manières qui donnaient un parfait dé- 
menti à la vivacité des expressions dont chacun des 
adversaires semblait vouloir adoucir l’amertume. 

— Eh bien, Marchena, dit en ricanant le Patagon, 
quelqu'un vient de m'assurer que Lu avais fait, Le mois 
passé une chasse magnifique. 

— On l'a menti, Llaurens, répond celui-ci sans 
ôter de sa bouche sa petite cigarette : jamais je n'ai 
été moins heureux. 

_— Pourtant tu as apporté à Montevideo trois peaux 
de jaguars, et Lu n'es resté que dix jours absen!. 


38 CHASSES. 


— Tout cela est vrai ; mais les trois peaux étaient 
trouées au-dessus de l'épaule, et même l’une d'elles 
avait le front déchiré. 

— Tiens! tu n'étais donc pas en veine ? 

— Je ne sais; mais, les jaguars esquivant adroite- 
ment mon lacet, je me trouvai dans la nécessité d’a- 
voir recours au poignard. 

— Trois fois de suite ? C’est jouer de malheur. 

— Cela peut arriver à tout le monde. 

— Cela ne m'est jamais arrivé à moi. 

— Cela peut t’arriver demain. 

— Dans ce cas, je renoncerais au métier. 

— Pourquoi donc, puisque je le continue ? 

— Chacun agit à sa manière. 

— On m’a dit, poursuivit Marchena en pinçant ses 
lèvres, que, dans tes courses, tu n’aimais guère à 
l’éloigner de Buénos-Ayres. Est-ce vrai ? 

— Si peu vrai que j'ai fait mes dernières prises à 
deux cents lieues dans l’intérieur des pampas. 

— Personne n’était là pour garantie de tes pa- 
roles. 

— Le jaguar dont j'apportai la peau en était une 
suffisante. 

— Andreu me dit qu'il te l'avait vendue trois 
piastres. : 

Les deux interlocuteurs se levèrent, et le poignard 
des bottines se trouva dans leurs mains. Des voisins 
s'élancèrent sur eux, on les calma; et le résultat 
de ces provocations fut un défi accepté de part et 


“er 


LE JAGUAR. 39 

d'autre avec une insolence de regard admirable. 

Ils partirent le lendemain : huit jours après, tous 

deux furent trouvés morts sur le bord de la Plata, et 

horriblement mutilés. À côté de leurs cadavres pres- 

que méconnaissables, gisaient sans vie deux jaguars 
criblés de blessures. 

L'épisode dont je vous ai parlé avant la conversa- 
tion précédente n’est, à vrai dire, qu’un jeu, un di- 
verlissement, peut-être mème un ennui pour cet intré- 
pide nomade qui userait rapidement sa vie à la tié- 
deur de nos cités. Ce n’est pas assez d’un jaguar pour 
lutter avec lui d'adresse, d’agilité, de force et de cou- 
rage : ce qu'il veut encore, ce sont des rencontres 
plus périlleuses, c’est une bataille et non pas une es- 
carmouche. Après avoir vaincu un ennemi, loin que 
ses forces soient épuisées, il prétend que le voilà en 
train et il accuse la disette d’adversaires : il vous dit 
que l'appétit vient en combattant , et à peine si un ca- 
davre de jaguar étendu sans vie à ses pieds a occupé 
son énergie. Il n’oserait pas, je vous l’atteste, rentrer 
à Buénos-Ayres avec une seule peau de victime, 
comme le fait cependant chez nous le chasseur qui, 
dans sa journée de fatigue, n’a vaincu que le chardon- 
neret de la route. 

Voici donc deux adversaires redoutables qui s'of- 
frent au Patagon : le jaguar et sa femelle ardens à la 
curée, la gueule béante exhalant une haleine fétide 
de chairs corrompues , les flancs ruisselans d’une 
sueur jaune, les yeux lançant des flammes. La ren- 


19 CHASSES. 


contre sera terrible. Oh! c’est pour.le coup que le 
Patagon récite à voix basse et rapidement ses conseils 
el ses oraisons de bataille. Plus le péril est imminent, 
moins rudes et moins âpres s'échappent ses paroles; et 
c’est pour ceia peut-être qu’elles ont plus d'énergie. 

Les deux acharnés jouteurs s’avancent côte à côte 
comme des soldats exercés, et l'escopette du Patagon 
lui vient en aide, ainsi que le lacet qu’il a d’abord dé- 
daigné et le cheval généreux qui fuit parfois quand 
son maître va être vaineu, afin de laisser croire au 
jaguar qu'il est prêt lui-même à lui servir de pâture. 
Mais les choses tournent rarement ainsi, car le Pata- 
gon à deux poignards, deux lacets, deux cœurs pour 
auxiliaires, et 1l n’y à là devant lui que deux tigres 
forts et robustes, harmonieusement tachetés de noir. 
Les adversaires ne sont séparés les uns des autres que 
par une douzaine de pas. I faut que la première balle 
qui frappera soit mortelle, ou la vie du Patagon court 
le plus grand danger. Le coup est parti : un des ja- 
guars pousse un cri, tombe ct se redresse. Ce n’est 
pas à lui que le Patagon doit avoir affaire maintenant; 
lc plomb a bien porté, la bête féroce exhalera encore 
quelques sourds gémissemens ct tombera plus tard : 
Le combat s'engage entre deux autres jouteurs; et le 
duel à mort se termine presque toujours à lavan- 
tage de homme, car son adversaire est à demi-vaincu 
par la chute de son partner à l’agonie. 

Ce sont [à deux épisodes assez communs dela vie du 
Palagon. Mais c'est lorsque trois ou quatre jaguars as- 


LE JAGUAR, AA 


sociés pour le carnage se ruent sur un seul ennemi au 
milieu du désert que le moment de la lutte est 
effrayant. Le Patagon qui à vu de loin la meute affa- 
mée n'aurait pour unique témoin de sa fuite que le 
cheval qu'il a dompté : eh bien lil ne peut se résoudre 
à tourner bride; il reste là d'un pied ferme; et pour- 
tant il pressent le sort qui va l’atteindre. Presque au 
hasard il fait partir sa redoutable escopette, mais les 
balles sont souvent impuissantes contre le tigre : la 
race en est vivace comme celle de tous les animaux 
meurtriers, et il faut aller fouiller profondément dans 
ses flancs pour y trouver les dernières sources de la 
vie. Le plomb a été bien dirigé, tant le Patagon est 
habile même dans son insouciance. 1] à également en- 
voyé le lacet à boules ainsi que la longue courroie 
bouclée à la sangle du recado. Maintenant il serre de 
ses doigts crispés le manche de ses deux stylets, il 
frappe, il troue, il refrappe encore; les griffes et les 
dents des tigres le déchirent, et il frappe toujours. Les 
deux autres adversaires, irrités par la perte qu'ils 
viennent d'éprouver et par l'espérance d’une victoire 
facile, bondissent avec une rage et une soif de meur- 
tre que rien ne peut assouvir; ils voltigent à droite 
et à gauche du cavalier, ils déchirent les flancs du 
coursier, qui n’a de foi qu'en son protecteur. Le poi- 
gnard du Patagon a pénétré dans les entrailles du 
tigre suspendu à la croupe du cheval, et qui glisse 
presque sans vie sur le sol profondément labouré, 
tandis que le troisième jaguar achève son œuvre de 
4 


À9 CHASSES. 


destruction. Le Patagon et son ami perdent leur 
sang par vingt larges entailles, ils fléchissent, ils tom- 
bent sans pousser une plainte, ils exhalent enfin un 
dernier soupir. Un horrible festin a lieu, et le lende- 
main les aigles et les vautours qui planent dans l’es- 
pace voient sur le sol des débris effroyablement muti- 
lés et deux jaguars repus couchés dans le sang. 
La vie du Patagon est complète. 


Se 


_ | 
VUEDD Nil dy cel Mois uit 
“fhis) Ali inneetonfi ele satiné «7 ” 
ai Hibtit jushailzs eh 2\ftrim0t] ts 


tint al de ail hp dits2t ntiM 
en Dette try ébju titi eu 
Lo dant 6 te init: sole Juice DIE 


À î 


allée 5) Abel muet vs EU d'en par 4 








LR ILRZAURID 


de la terre des Papous. 


# 


Ti GB 7H HE M ZM 


C’est avec la racine de Curcuma que les Indiens se 
guérissent de la morsure du lézard venimeux qui 
s’abrite sous leurs éternelles forêts. 

Le lézard dont je parle est le Gecko de la grande 
espèce; son cri ressemble à celui de la grenouille ou 
d’un petit baudet. La tète du Gecko est presque 
triangulaire et fort grande; ses yeux sont en saillie, et 
sa langue, très longue, est revètue de petites écailles ; 
ses dents sont tellement aiguës qu’elles laissent leur 
empreinte sur les pierres les plus dures ; son corps est 


44 CHASSES. 


couvert de petites verrues, ses pieds sont larges, sa 
queue est plus longue que son corps; elle est ronde, 
couverte d’anneaux visibles à l'œil nu à quelques 
pieds de distance, et la couleur générale de l'animal 
est d’un vert clair tacheté d’un rouge vif. Fasselquits 
et Bontius regardent comme un des poisons les plus 
corrosifs l’humeur gluante qui le couvre; les habi- 
tans de Java s’en servent pour empoisonner leurs 
flèches. 

Il y a cinquante-cinq espèces connues de lézards. 
Celui dont nous parlons, et qui a de trois pieds et 
demi à quatre de longueur, se trouve dans l'Inde, en 
Egypté, dans les Moluques, et surtout à la terre des 
Papous, où il m'a été permis de létudier. 

Ce sont là de ces devoirs difficiles et pénibles à 
remplir; ce sont là de ces recherches qui fatigue- 
raient des hommes plus patiens que moi, mais dont 
les résultats, quelque faibles qu’ils semblent tout d’'a- 
bord, n’en sont pas moins d'utiles enseignemens 
pour de plus précieuses recherches. 

Plaignez-moi de n’étudier presque jamais que la 
superficie des choses. 


CHASSE. 


Si cet animal rongeur n’est pas une bête féroce 
qui attaque et déchire les hommes, c’est du moins 
un bien importun et bien dangereux reptile. Il tient 
du lézard européen par l'astuce et la souplesse, et du 
crocodile par l'hypocrisie et la voracité. On à peur 
de lui sans trop savoir pourquoi lon a peur; on le 
fuit avant de s'être bien assuré qu'il a du venin à 
jeter dans les plaies faites avec ses crocs aigus; et, 
quoique on le trouve calme et bavant au soleil, on 
s’en éloigne en tremblant comme si lon sentait déjà 
sur les chairs le froid de son ventre gélatineux. 
Voyez comme il incruste ses griffes dans le sol, afin 
de vous faire sans doute comprendre qu’il est sa pro- 
priété, son domaine. Il ne veut pas qu'on le lui dis- 
pute; il rampe sous les fleurs , il les imbibe et les 
flétrit de sa jaune salive, il ronge leur tige, et rend fé- 
tidespar son contact les parfums les plus suaves de 
ces terres privilégiées. On dirait que pour vivre ila 
besoin que tout meure et meure par lui. 

Il n’y a point à Rawack, à Timor, à Waiggiou un 
seul arbre dont ce hideux lézard n'ait gratigné lou- 
tes les branches, dont il n’ait souillé les larges feuil- 
les et empoisonné les fruits les plus purs. La flèche 
élancée du cocotier lui sert souvent de lit de repos ; 


46 CHASSES. 


et, s’il y passe le temps des ténèbres, c’est qu’il S'y 
trouve plus près des oiseaux imprudens qui viennent 
y chercher un refuge au milieu des grandes palmes 
onduleuses qui couronnent la tête de ce roi bienfai- 
teur. 

Toutefois, quand le ciel est lourd, quand l'horizon 
rouge fait présager une colère atmosphérique, aussi- 
tôt l’industrieux reptile, dont la demeure est menacée 
par les eaux, descend vite, vite du belvéder aérien 
qu'il s'était choisi, regagne son gîte, s’y glisse, la 
queue en avant, plonge sous la voûte sinueuse , joue 
avec vivacité des pattes de devant, et parvient, en se 
fesant un rempart du reste de son corps, à fermer 
l’orifice de l’antre aux envahissemens des eaux. 

L’orage a passé, le ciel a fermé ses cataractes ; et 
lorsqu’à l'abri de inondation, sous un riche bana- 
nier, vous regardez le sol déserté par le déluge, vous 
remarquez, se mouvant pelit à petit, un large espace 
de pierres amoncelées. Elles glissent et se séparent 
d’abord, se réunissent plus tard à la surface, se grou- 
pent, se soutiennent les unes parles autres, forment 
une haie ouverte au milieu ; et à l'instant, comme 
pour saluer le retour du soleil, ou plutôt pour 
chercher une proie, le reptile s’élance et pivote 
sur lui-même, fait mille évolutions fantastiques, 
pousse un léger sifflement, signal de sa joie ou de.son 
impatience, s'étend de tout son long sur le dos, et s’é- 
panouit aux douces impressions d’une chaleur renais- 
sante. 


LE LÉZARD A7 


Et cependant il est imprudent de tolérer dans le 
voisinage des maisons, bâties où non sur pilotis, ces 
visiteurs insolens qui, dans leur rapacité, se jettent 
souvent sur les mets préparés aux charbons ardens, 
et répondent aux coups de massue ou de baguettes de 
latanier par des morsures cruelles contre lesquelles 
on n’a pas toujours de remèdes efficaces. Leur venin 
est actif, il tue en quelques minutes un enfant mordu 
dans les plus fortes chaleurs de la journée. 

Je me hâte d'ajouter que j'ai vu un jeune Papou 
âgé de dix ans mordu par un de ces gros lézards au- 
dessus de la cheville; que son père n’accourut à ses 
cris qu'une heure après l'événement ; qu'il frotta vi- 
goureusement la plaie avec une herbe dont plusieurs 
bottes étaient conservées sur une natte; et que le 
Papou en fut quitte pour quelques vomissemens. A 
la vérité, le ciel était couvert et le soleil se levait à 
peine. 

M. Bérard, un de nos élèves, fut aussi mordu un 
Jour au doigt par un de ces reptiles qu'un naturel 
nous apporta à bord après l'avoir solidement lié à un 
gros bâton; et, malgré la promptitude d’une cautéri- 
sation assez profonde et presque instantanée, notre 
ami se vit contraint de garder le lit pendant huitjours 
sous les vives atteintes d’une fièvre fort douloureuse. 

À Timor, la familiarité de ces dégoutants reptiles 
va souvent jusqu’à l’'impertinence, et ce n’est que par 
de minutieuses précautions que nous pouvions nous 
garantir de leur voisinage. On nous avait donné pour 


18 CHASSES. 


passer les nuits à Coupang une vaste salle close avec 
des bambous fort artistement liés entre eux; et, soit 
par insouciance, soit par ignorance du péril dont 
nous étions menacés, nous étendions presque tou- 
jours nos matelas par terre au lieu de suspendre 
à quelques pieds du sol nos cadres ou nos hamacs. 

Un soir que, sous la flamme rougeätre d’un bois ré- 
sineux, J'achevais de compléter mes notes de la jour- 
née, J'entendis presque à mon oreille un cri pareil au 
braiement d’un âne. Je l'avoue, je bondis effravé ; 
je tournai Ja tête vers le point d’où était parti ce cri 
lugubre, et je vis, cherchant à se blottir sous mon 
drap, un lézard de plus de trois pieds de longueur, 
qui semblait bien aise de se voir laisser le champ li- 
bre. 

Je réveillai mes camarades, je leur montrai le rep- 
tile, dontles yeux suivaient avec inquiétude nos mou- 
vemens précipités. Nous fermâmes les issues d’une 
porte presque inutile, nous nous armâmes de baguet- 
tes de fusils, nous nous précipitâämes tous à la fois 
sur le lézard ainsi que d’agiles cardeurs; et, quand 
nous crûmes avoir achevé l’œuvre de destruction, 
nous cherchâmes à saisir le cadavre en lambeaux : 
nous ne vimes rien, nous ne trouvâmes rien; mon 
matelas seul avait reçu les étrivières. 

Le lendemain, je demandai à M. Tilmann, secré- 
taire du gouverneur, si ces animaux étaient nombreux 
dans l'ile : il me répondit que la quantité en était im- 
mense, surtout auprès des rivières, mais qu'on ne 


LE LÉZARD. 49 
cherchait pas à les détruire, par suite d’une antique 
croyance religieuse qui dit que ces lézards, servant 
de pâture aux crocodiles, fournissent ainsi des vivres 
aux rajahs vertueux changés en alligators. 

Je crois l'avoir écrit autre part, les hommes n’ont 
adoré les. êtres bienfaisans qu'après que les tigres, 
les lions, les serpens et les crocodiles ont eu leur 
culte et leurs autels. 

La chasse à ces reptiles est active à Rawack et à 
Waiggiou; elle l’est surtout ici en dépit de l'indo- 
lence des naturels, parce que , là aussi ces reptiles 
ont plus d'adresse, plus d’audace, et ne craignent 
point d'attaquer les hommes. Il est mème rare que, 
iors d’une expédition contre le gite du lézard, il n°y 
ait pas quelquesauvage mortellement atteint par ses 
dents et ses grifles, habiles aussi à déchirer très pro- 
fondément les chairs. 

Dès qu’on est certain qu’un de ces lézards repose 
au fond de ces larges rigoles, plusieurs hommes, cour- 
bés sur les bords de l'orifice et armés de glaives en 
fer ou de tranchantes spatules en bois fort dur, ap- 
pellent au dehors leur ennemi. Pour cela, assis à ge- 
noux sur le trou, mais dans une direction opposée à 
celle du gite, un d'eux présente et fait mème pénétrer 
à quelques pouces de l'ouverture une douzaine d'in- 
sectes bourdonnans, liés par les pattes à des brins 
d'herbe. Alors l'animal gluant, attiré par ce bruit 
qui lui annonce une facile capture, monte lente- 
ment, avec précaution, et se glisse plutôt qu'il ne 


50 CHASSES. 


marche. En ce moment un homme, l'oreille à terre, 
écoute et devine pour ainsi dire la marche du rep- 
tile; il touche du doigt l'épaule du principal chasseur, 
habile à retirer les insectes prêts à être saisis. (J'ai si 
bien et si sérieusement examiné! ) 

Le lézard entend les victimes effrayées ; dont les 
mouvemens fébriles et plus bruyans accusent la 
terreur; on les retire, on les rapproche de l'air, 
du jour; les glaives sont levés, les spatules, tenues 
des deux mains au-dessus de laterre tombenten même 
temps, pénètrent le sol, et forment presque toujours 
une barrière que le reptile ne peut franchir. Les 
aussi il arrive que, pris par le milieu du corps, 
lézard a les reins brisés et meurt en jetant autour be 
lui une bave verdâtre. 

Cependant, je vous lai dit, le trou du lézard est 
toujours creusé en zig-zag ; de sorte qu’il arrive sou- 
vent que le reptile fait retraite et échappe ainsi aux 
armes meurtrières, se tenant dès-lors en garde con- 
tre une nouvelle attaque. 

Mais si, surpris par un élan rapide, les chasseurs 
ont laissé sortir de son gite le reptile irrité, gare à 
celui qui le premier sentira les pointes aiguës de ses 
dents creuses , sur lesquelles dort le venin dans un 
tube capillaire ! La cautérisation à l’aide du feu doit 
être faite sans nul retard, ou il y aura probablement 
au bout d’une heure un cadavre raide et gonflé sur 
le sol. 

Cette étrange et dangereuse façon de combattre 


LE LÉZARD. 51 


le lézard des Moluques, ou plutôt celui de Rawack, de 
Waiggiou et de toute la terre des Papous, n’est pas 
la seule employée par les naturels de cet archipel, si 
enorgueilli de la richesse de sa végétation réchauffée 
par un soleil à pic, et habité pourtant par des hommes 
courts, laids, trapus, inactifs, hideux à voir, plus 
hideux encore à toucher. 

On fait, à l'aide de l'écorce tressée des bananiers , 
des filets à mailles extrêmement petites qu’on étend à 
terre sur un gazon uni; on lie dessus des grenouilles, 
des crapauds, des insectes, que lon excite de loin 
à l’aide d’une ficelle invisible. Lorsque le reptile s’a- 
yance avec avidité pour saisir sa proie, un violent 
coup donné au filet lui fait faire la culbute, et le lé- 
zard se trouve pris. Il faut toutefois se hâter d'aller 
l’'emprisonner par une barrière plus solide, car de 
ses dents et de ses ongles il déchire très vite les 
wailles et reprend sa liberté. C’est lorsqu'il se débat 
sous le réseau que les sauvages se jettent sur lui, le 
saisissent de leurs doigts avec une extrème précaution 
et lui appliquent sur le dos un fort bâton. Ils le lient 
aussi avec des jones et le portent triomphans à leur 
brasier, où ils le font cuire pour manger sa chair ; ou 
bien ils le vendent pour quelques piéces d’étoftes, du 
tabac, un briquet, des couteaux ou un peu de poudre, 
aux naturalistes européens que l’ardeur de la science 
pousse jusque dans ces archipels de feu, 

Nous poursuivimes un jour à Rawack, et nous ne 
tardâmes pas à nous en emparer dans les bois, où il 


52 CHASSES. 


tomba de lassitude et peut-être de faim, un chien 
sauvage qui se laissa doucement conduire à bord, où 
il fut reçu avec toutes les attentions imaginables : les 
restes les plus succulens de notre diner, composé de 
biscuit, de fromage ct de bœuf conservé d’après la 
méthode d’Appert, lui furent généreusement pré- 
sentés. Notre nouvel hôte accepta sans façon, ou plu- 
tôt avec une joie qui tenait du délire, les débris de 
notre somptueux festin ; et il y eut dès-lors accord 
parfait entre les bienfaiteurs et l’obligé. Nous de- 
vinmes les protecteurs-nés du quadrupède recueilli ; 
notre brave lieutenant Lamarche lui donna le nom de 
l'ile où nous l’avions trouvé ; nous l’aidâmes à vivre; 
et, il faut le dire à la louange de la race canine, il se 
fit chérir sur la corvette par ses gentillesses et les 
élans de la reconnaissance la plus expansive. Bien- 
Lt Rawack devint notre ami de cœur, ce dont Meéra, 
chienne toulonnaise partie avec nous de France, pa- 
rut vivement inquiète. Petit à petit cependant les deux 
rivaux d'affection sentirent qu'il pourrait y avoir 
près de nous un trône à partager, je veux dire une 
niche commune :ils se prêtèrent de fort bonne grâce 
à cette rivalité que de bons chrétiens auraient enve- 
nimée, et peu de temps après Méra fut mére. Hélas! 
qui n'a pas eu ses momens de faiblesse sur cette 
terre de tentation ? 

Quoi qu’il en soit de mes réflexions philosophiques 
en présence d’une honte que nous primes à tâche 
d'oublier, et de mes digressions, pour lesquelles je 


LE LÉZARD. 53 


vous prie, cher lecteur, de recevoir mes ferventes 
excuses, vous saurez que, soit à bord, soit à terre, 
il n’entra jamais dans la pensée de Rawack de nous 
faire repentir de notre humanité, et qu'il chercha 
sans cesse à nous amuser par ses joviales gambades. 
Historien fidèle, je me hâte d'ajouter qu'en quittant 
celte terre parée des colosses les plus élégans et les 
plus majestueux, parfumée des exhalaisons les plus 
balsamiques, Rawack ne jeta pas sur elle un dernier 
regard de douleur et ne nous parut point regretter 
le berceau de ses premiers jeux. Nul être n’est parfait 
ici-bas , pas même le chien le plus dévoué à son 
maitre. Ainsi de la pauvre humanité ! 

Or donc, maintenant que j'en ai fini de mon héros 
de Rawack, j'ajouterai que, dans une de mes courses 
quotidiennes au bord du canal tranquille et bleu qui 
sépare Waiggiou de l'ile où nous étions mouillés, je 
montrai notre conquète à quelques sauvages papous 
qui étaient venus là dans leurs pirogues voilées à 
l'aide d’une branche de cocotier, et que ceux-ci me 
firent comprendre à merveille, malgré leur native stu- 
pidité, que c'était avec de tels animaux qu’on fesait 
à Waiggiou une guerre fatale aux grands lézards. 
Mon parti fut pris à l'instant même : je présentait aux 
sauvages deux mouchoirs, un couteau, trois où qua- 
tre poignées de poudre, et je leur dis que tout cela 
leur appartiendrait s'ils consentaient à me mener 
avec eux à Waiggiou et s'ils me fesaient assister à une 
de ces chasses si curieuses. Les naturels ne se laissé- 


54 CHASSES. 

rent point trop prier; je payai d'avance le prix de leur 
promesse encore incertaine, et nous voilà tous dans 
de frêles pirogues où l’on peut à peine se tenir ac- 
croupi, naviguant dans le frais canal dont je vous ai 
parlé. Deux heures après nous arrivâmes à terre, 
tant mes gaillards mettaient d’amour-propre à pa- 
gayer avec vigueur, et ils me conduisirent en gam- 
badant auprès de la facile aiguade où les navires font 
remplir les barriques, et que je recommande aux na- 
vigateurs, car l’eau y est infiniment supérieure à celle 
qu’on trouve sur la plage de Rawack, à droite des tom- 
beaux des naturels adossés à un magnifique bouquet 
de cocotiers. 

Arrivés là, les sauvages poussèrent un cri trois fois 
répété avec une certaine modulation, et bientôt une 
demi-douzaine de leurs camarades cachés dans les 
bois vinrent nous rejoindre. Ceux-ci amenaient, li- 
bres et vigoureux, quatre ou cinq chiens de la race de 
notre Rawack ; et quand mes nouveaux amis eurent 
montré mes libéralités princières, nous nous enfon- 
çâmes dans une petite allée marécageuse où d’énor- 
mes trous se fesaient remarquer çà el là. À un grogne- 
ment guttural poussé par celui des naturels qui me 
semblait commander aux autres, les chiens se place- 
rent à l’orifice du gîte du lézard, et ils défilèrent sans 
faire entendre un seul cri. Nous allâmes à un autre 
trou, puis à un troisième, puis à un quatrième sans 
que les chiens, par leur impatience ou autrement, nous 
donnassent le moindre indice de la présence d'aucun 


LE LÉZARD, 55 


reptile. Je l'avoue, je me crus justifié; mais un des 
chiens que j'accusais si témérairement, s’élançant 
tout à coup vers un nouveau trou à demi caché par des 
touffes épaisses de verdure, poussa un lugubre gé- 
missement et tourna la tête vers son maître. Celui-ci 
s'avança vers moi, et me demanda si je voulais que 
le combat eût lieu entre son chien seul et le lézard 
ou entre le lézard et tous les chiens réunis. Je préfé- 
rai la premièreproposilion; et, comme le sauvage me 
tendait la main pour me demander un cadeau, j'ôtai 
ma cravate que je lui donnai de grand cœur. 

Il saisit alors le chien par le cou, lui mit le nez au 
bord du gîte, et excita l'animal par des grognemens 
très peu harmonieux. Celui-ci se mit alors à gratter 
là Lerre de ses deux pattes, et, la rejetant au loin, 
s’élança impatient à la recherche du reptile, sans que 
ses camarades lui vinssent en aide quoiqu'ils fussent 
en liberté. 

À l’ardeur toujours croissante du chien chasseur, 
et à mesure que la rigole s'élargissait, on devinait 
aisément que la lutte ne tarderait pas à avoir lieu. 
Bientôt le chien s'arrête, s’accroupit ; il flaire ou 
plutôt il renifle avec une effrayante rapidité; la terre 
se meut, se sépare, se soulève, le lézard s’est élancé. 
A son tour le chien ouvre la gueule et cherche à 
saisir par les flancs son agile adversaire, qui le mord 
aux jambes, qui le mord au cou et qui ne fuit pas. 
Le chien pousse d’affreux hurlemens et ne quitte pas 
non plus le champ de bataille; il pose une de ses 


56 CHASSES. 


robustes pattes sur le corps gluant du reptile, qui 
s’aplatit et échappe à la pression. Les dents du 
chien ont cependant saisi la queue de la bête veni- 
meuse, qui se recourbe et rend morsure pour mor- 
sure. Le chien lâche prise et cherche an endroit plus 
commode à broyer. Le voilà : le lézard, en s’élan- 
çant, tombe entre les dents du chien harassé; le qua- 
drupède serre le reptile sans que la tête de celui-ci 
puisse faire un seul mouvement ; toute respiration 
lui est interdite, les convulsions le saisissent; il essaie 
encore de se défendre à l’aide de ses griffes; il devient 
flasque, puis immobile, puis il change de couleur... 
ilest mort. Un instant après le chien tomba pour ne 
plus se relever. Pendant la lutte les sauvages inatten- 
tifs causaient familièrement entre eux, tandis que 
moi, tout entier occupé de l’ardente querelle, j'écri- 
vais ce que je publie aujourd'hui. 





fév L_ 2 L 
agp Suis MDIABUIS 20 oi ane Cr OT . 
ut zinsb L notées dl Saépudes os vrblr 
1057 Hô et of sauf: ut 12182 pnélunpu 14 QUUTIS 
TON AUOQ AUTO met be front ee cpu L'Ur 
2 tionbus no ss ts Serre net mt 
-nsléte no ,bresôl 9 Elie sp route ojiou 
sup slider noïde mt ht at pans Sotitt ot 
viutss gb 9568 &f saup 2e dti devine Afin lies 
Nonéuiqeer SO 5 héros die cit mal 2%) 
Jise2g li siuozmieics al enclin at roll 008 cn 
novel Hi 690118 2e 6h in À à colo @ NA 


_ susfo sh Saunas ü eue Siléa Séurt) - Le roy + 
| ete nos sl eq à 13 
shui ef 







! sp AUD ASS Tilt ut 154.5 SERA ICATE 
» #7 
138 1 Ninetentne 1, D ati er TTL 
ftiai à {tit TT | 1 
L] 
Li 








D 


Chasse à L' Ours. 


LOURS BRANC 


D BE Π= = 


Le plus dangereux quadrupède des terres septen- 
trionales est sans contredit l'ours blanc. Continuelle- 
ment en guerre avec tous les élémens du sol tour- 
menté qu'il habite il faut bien que linstincet de sa 
défense le rende féroce et lui fasse prendre en haine 
les hommes qui vont le combattre et les animaux qui 
le redoutent et qu’il regarde comme ses ennemis. 
Quelques naturalistes ont prétendu que, malgré sa 
fourrure blanche, longue et soyeuse , il était de la 


même race que l'ours européen ; mais des études 
a M 


- 
J 


58 CHASSES. 
approfondies ne laissent plus aucun doute sur la diffé- 
rence qui existe entre les deux espèces. 

L’ours blanc du Nord a la tête beaucoup plus lon- 
gue que notre ours et le corps moins ramassé, le 
poil plus souple et le crâne infiniment plus dur. L’ex- 
trémité de ses pieds n’a rien de commun avec celle 
des pieds de l'ours terrestre; les pieds de celui-ci of- 
frent quelque ressemblance avec la main de l’homme, 
tandis que l'extrémité de ceux-là est faite à peu près 
comme celle des grands chiens ou des autres ani- 
maux carnassiers de ce genre. 

Gérard de Vera, qui a longtemps habité les terres 
pôlaires, assure qu'ayant tué un de ces ours blancs 
et l'ayant mesuré 1! lui a trouvé 23 pieds de longueur : 
M. Gérard s'expose à trouver bien des incrédules 
quoiqu'il demeure parfaitement avéré que l'ours 
blanc du pôle est besucoup plus gros et plus long 
que l'ours des Pyrénées, des Alpes ou de la Li- 
thuanie. 


5 6) 6) D L9 Lee — 


CHASSE. 


Veille ! veille ! veille ! 

— Et des hommes de fer hissés sur le beaupré, 
grimpés sur les hunes et accoudés aux bastingages de 
tribord et de babord ont l’œil ouvert sur les rescifs 
au milieu desquels, avec le moins de voiles possible au 
vent, vogue lentement le navire. C’est que les res- 
cifs signalés sont des bancs de glace qui ouvrent à 
merveille les bordages des plus solides baleiniers ; c’est 
que si les flancs cuivrés qui viennent le braver se dé- 
chirent au choc, l'équipage n'a plus qu'à lever les 
yeux au ciel et à songer à sa famille et à ses amis qui 
pe sauront peul-être jamais quelle mer l'aura dévoré. 

Dans ces périlleux voyages aux pôles, tout nau- 
frage au large est une catastrophe terrible; et quand 
on a été assez malheureux pour se jeter sain et sauf 
dans un canot afin de tenter un abordage sur quel- 
que terre éloignée, un ennemi plus redoutable encore 
que les glaces anguleuses se montre là, debout, prêt 
à se ruer sur vous, avide de votre chair qu'il veut 
mâcher, de votre sang qu'il veut boire et ne son- 
geant qu'au festin que vous allez lui procurer. 

Cet ennemi, c’est l'ours blanc. 

_ Le ciel est bas, froid et serré ; il jette sur toute la 
nature une teinte blafarde qui vous attriste. On dirait 


60 L'OURS BLANC. 


un vaste linceul couvrant la terre et les eaux pour 
leur dérober les obliques rayons d’un soleil sans cou- 
leur : cela fait mal à l'âme. 

Si le calme règne à l'air, si les flots sont sans tur- 
bulence, vous vous croyez aux premiers jours d’une 
création encore imparfaite. Rien de ce qui vous en- 
toure ne semble achevé. Les montagnes de glace qui 
s’agitent lentement comme des fantômes ont des for- 
mes si bizarres, si capricieuses, qu’on jurerait qu’el- 
les souffrent de leur grimaçante irrégularité et de 
leur immobile mouvement. La mer n’a point de cou- 
leur décidée, la terre au loin fatigue l'œil qui veut y 
trouver une lutte contre la stérilité la plus uniforme, 
tandis que les arbres couronnés des neiges qu'ils por- 
tent avec effort sont privés de sève et de verdure. 
Ils se trouvent jetés là sur des pentes, ainsi que les 
phares sinistres indiquant aux navigateurs la roche 
sous-marine qu'ils doivent redouter ; et s’ils ont résisté 
aux Jours tempêtueux, c’est que le vent n’a nulle prise 
sur leurs troncs décharnés et passe sans pouvoir les 
saisir. Mais quand l'hiver se dresse, quand il vomit ses 
écrasantes rafales ramassées aux pôles, quand le so- 
leil sous lhorizon laisse pendant la moitié de l’an- 
née la terre dans un lugubre cercueil, quand les ver- 
gues crient et tombent sous les violences des ouragans 
qui poussent devant eux comme des flocons de neige 
les rochers immenses de glaces se heurtant avec un 
horrible fracasles uns contre les autres et font croire à 
une catastrophe universelle, oh ! alors le chaos est là, 


L'OURS BLANC, 61 


le chaos et son redoutable cortège qui descend sur 
les flots e s'empare de la terre avec d’affreux gérmis- 
semens. Ce sont des sifflemens horribles, des secous- 
ses à ouvrir les montagnes ; ce sont des volcans d’air 
et d’eau qui se mélent, se croisent, se battent et se 
confondent. Le jour n'arrive pointau milieu de ce dé- 
sordre et de ces terreurs; et pourtant vous voyez, 
comme si de violâtres flambeaux éclairaient l’espace, 
car l'étincelle électrique pétille incessamment pour 
que vous puissiez bien distinguer votre tombe. Puis 
vient la nuit profonde avec toutes ses ténèbres, et 
vous attendez que le navire démâté se déchire et s’en- 
gouffre. Le lendemain, des débris de mâts, des lam- 
beaux de voiles, des bordages avec leur cuivre en- 
roulé flottent sur l'Océan apaisé; mais des hommes, 
point! des cadavres, aucun! Tout est redevenu silen- 
cieux et froid. 

C'est qu’au milieu des effroyables convulsions d’une 
nature âpre et rude, un seul être est là insouciant 
eltranquille. Que lui importent à lui les colères des 
élémens et les flagellations des rafales déchainées ? 11 
est toujours dans ses domaines, il trouve partout une 
retraite assurée. Lorsque la terre est envahie, il voyage 
avec les flots dominateurs. Si l'ouragan refoule la mer 
vaincue, l’ours blanc ne quitte point le sol, il se blottit 
nonchalamment sur la neige ou fa mousse et attend 
sans impatience le retour des lames voyageuses. 

Indolent comme l’unau , sournois comme ses cou- 
sins bruns ou noirs des Alpes ou des Pyrénées, indus- 


62 L'OURS BLANC. 


trieux comme Île castor, nageur comme la dorade, 
cruel comme le tigre et l’hyène, l’ours blanc est sans 
contredit le plus privilégié des quadrupèdes. Il ne 
craint, lui, ni l’aiguillon qui déchire les flancs du 
coursier, ni l'ingratitude du maître envers son chien 
fidèle, ni le plomb du chasseur qui tous les jours sif- 
fle et tue. 11 est presque seul au milieu de ses terres 
boréales ; il estle plus fortou ds moins le plus habile ; 
et s’il nous arrive quelques-unes des fourrures épais- 
ses qui le vêtissent, c’est que l'ennui l’a frappé au 
cœur, C’est qu'il n’a pas daigné lutter avec Lous ses 
avantages contre üne de ces rares et hasardeuses at- 
taques dont nul être au monde n’est affranchi; et plus 
souvent encore parce que la vieillesse est venue ui 
ravir son énergie et qu'il a senti enfin que la mort 
était le repos. 

Cependant, comme le lion après sa colère, l'Océan 
a aussi ses heures de générosité. Dès que ses monta- 
gnes mouvantes ont poussé leur dernière secousse 
jusque sur les falaises creuses du rivage, on voit par- 
fois alors, errans et taciturnes, des hommes de fer, 
des explorateurs intrépides, des marins infatigables, 
grelotant et demandant en vain un peu de nourriture 
à celte terre marâtre et inhospitalière. 

A qui s'attaquer ? à quelle bienfaisante racine qué- 
ter un suc vivifiant ? à quelles branches pendent des 
fruits savoureux ?... L'hiver a passé par là avec ses ai- 
les de neige et son haleine glacée, tout y est ridé, 
froid et mort. 


L'OURS BLANC, 63 


Je me trompe pourtant. D'un énorme quartier de 
glace arrivant en soubre-sauts, un corps blanc comme 
l'asile qu’il s'était donné se jette à l’eau qui jaillit au- 
tour de lui en brillantes gerbes. 

On a sauvé du naufrage des fusils et de la poudre; 
on a glissé des balles dans les canons, on s’ameute con: 
tre le vorace amphibie qui chemine avec calme, igno- 
rant du danger qui le menace. Les balles sifflent, elles 
percent l’épais vêtement du monstre, et si la tête ou 
le cœur est atteint, on a des vivres pour quelques jours 
et l’on se laisse doucement aller à espérance! 

Il y a là aussi des bouleaux, des lichens, des fou- 
geres, un peu de mousse, des branches solides qu'on 
implante dans le sol; on serre celles-ci les unes contre 
les autres, on jette par-dessus de larges fragmens 
d'écorce, on les mastique à l’aide de goëmon et d'un 
peu de terre imbibée, on ferme au vent toutes les 
issues, on n'en garde qu’une seule étroite et basse 
par où l’on se glisse courhé et avec effort. Quand on 
est bien enfermé, on clot cette porte naine à l’aide 
d’un lambeau de toile à voile, on dépèce la victime 
du jour; un trou profond est creusé au milieu du pa- 
lais boréal ouvrage de quelques heures de patience, 
du bois sec y est jeté, le feu s’en empare, il pétille, 
monte d'abord en spirale blanchâtre qui s'échappe à 
travers les interstices de la voûte... La flamme s’agite, 
des charbons se forment, et sur eux noircissent et se 
racornissent des tranches d'ours fraiches et huileu- 
ses sur lesquelles on se jette avec voracité. On à vécu 


. 


64 L'OURS BLANC. 


un jour, le lendemain s’offrira sans doute escorté 
des mêmes ressources, et l’on se laisse doucement 
aller à l'espérance! 

Mais la nuit vient, nuit profonde et solennelle 
troublée seulement par la branche qui cède et se casse 
sous le poids de la neige amoncelée et le vent du 
pôle qui éparpille devant lui les nuages chargés de 
grêle. Les voyageurs alors s'étendent dans leurs de- 
meures réchauffées, se rapprochent les uns des autres 
pour combattre l'hiver qui vient les visiter; ils par- 
lent de leur patrie absente, de leurs amis dans linquié- 
tude, de leur pieuse mère priant pour eux; ils s’endor- 
ment dans des idées de bonheur et ils se laissent 
aller à l'espérance ! 

Sije vous dis toutes ces choses, moi, c’est que je 
les connais. Si je vous les dis avec tous leurs tristes 
détails, ce n’est pas au moins pour vous décourager 
des voyages ; au contraire, c’est pour vous y exciter, 
pour vous pousser d’une zône à l’autre. La monoto- 
nie c’est la torpeur, le contraste c’est la vie. Rien ne 
doit être fatiguant comme un bonheur sans mélange ; 
un parfum continuel deviendrait un supplice. Souf- 
frir est une colère de Dieu, avoir souffert est un de 
ses bienfaits. 

il est impossible que vous ayez oublié l'admirable 
drame que le poétique pinceau de Biard traduisit sur 
la toile il y a deux ans à peine : cela fesait mat à voir 
tant il y avait là d’horreurs et d’agonies pressées les 
unes contre lesautres. Eh bien ! ce drame tout chaud, 


a” 


L'OURS BLANC. 65 


tout palpitant, est un des mille épisodes lugubres 
dont sont témoins les sinistres parages du Groënland, 
du Spitzberg et des régions pôlaires. Vous trouviez 
dans ce cadre assiégé par la foule émue le miroir 
parfait des zônes glacées dont je vous parle. Une 
bande d'ours affamés se ruant contre des hommes 
abandonnés dans de fragiles embarcations, des mal- 
heureux transis de froid, à demi-nus, voyant venir à 
eux la mort avec son hideux cortége, la mort sans 
espérances, sans consolations, sans prières à l'heure 
suprême! L’ours est dans son élément. Depuis long- 
temps privé de nourriture il voit à sa portée de la 
chair fraîche à dévorer; sa gloutonnerie naturelle s'ac- 
croit encore de la facilité d’une conquête; il nage, 
il nage l'œil enflammé, la gueule béante; et le pauvre 
martyr peut déjà voir les dents aiguës sous lesquel- 
les s’éteindra son premier râle, entre lesquelles 
s’exhalera son dernier soupir. 

Il nya nulle supplique à tenter, nulle grâce à at- 
tendre. L’ours blanc est le plus sévère des juges, le 
plus implacable des bourreaux. Il sait que vous ne lui 
accorderiez point merci dans votre triomphe, iln’use 
donc que de réciprocité en vous brisant les os et en 
fouillant dans vos chairs palpitantes. C’est en vain 
qu'armé dune hache bien aiguisée vous coupez la 
griffe énorme qui se cramponne à votre embarcation 
et tente de la chavirer, l'autre va la saisir à son tour ; 
et quand vous l'aurez abattue, ce sera encore à recom- 
mencer, car l'ours n'est pas venu seul à la curée. Ses 


66 L'OURS. BLANC. 


amis, ses frères l'ont suivi, chacun à voulu sa joie 
dans la fête, ils s’y sont conviés avec des grognemens 
pareils aux glapissemens d'une eau croupie et fan- 
seuse tourbillonnant au fond d’un égout ; et vous épui- 
seriez en vain vos forces à celte lutte où vous devez 
succomber. Je vous lai dit, nul être vivant n’a la 
permission de se promener avec sécurité dans les do- 
maines de l'ours, et ses domaines sont la terre et les 
flots. Vous n'êtes que des honmes et vous voulez com- 
battre l’ours blanc! Mais vous ne savez dance pas jus- 
qu'où va l’ardeur de son courage? Une baleine glisse 
sur les eaux et fait trembler d’un seul coup de sa 
queue gigantesque les rochers de glace au milieu 
desquels elle navigue ; une baleine, c’est-à-dire le plus 
monsirueux enfant de la création et dont la puis- 
sance est telle que le cétacé peut faire en 20 jours le 
tour du monde. Eh bien! l'ours blanc entend retomber 
sur les flots la cascade vomie par les auvents du colosse; 
vous croyez qu'il va prendre la fuite et éviter le com- 
bat? non, non : il s’élance au contraire vers le roi des 
mers, il laccoste, plonge, remonte, s'accroche de ses 
dents et de ses griffes au ventre de la baleine, enfonce 
son museau pointu dans les chairs, y fouille avec vo- 
racité sans songer en aucune façon dans quels lieux 
éloignés il va se retrouver quand le monstre vaincu 
par la douleur viendra sur la plage rendre son der- 
nier soupir. 

N'est-ce point à ces audacieuses attaques que nous 
devons d’avoir trouvé par fois sous des zônes tempé- 


L'OURS BLANC. 67 


rées des ours blancs pour ainsi dire perdus dans 
ce monde nouveau pour eux et dont nos balles de 
plomb ont fait prompte et bonne justice ? donnez-moi 
une plus logique explication, je l’accepte. 

Mais le vent du nord jette de rapides bouffées, et 
se dégageant du pôle, s'étend, se développe avec un 
horrible fracas sur les montagnes de glace, il les pré- 
cipite les unes contre les autres en chassant lessaillies 
de celles-ci dans les anfractuosités de celles-là, il les 
cloue comme avec des étaux et deschaines, il les con- 
traint à ne plus se quitter, à vivre et à mourir ensem- 
ble comme deux amis dévoués ou plutôt comme deux 
ennemis irréconciliables; et quand il a promené dans 
tous les sens son haleine frémissante, vous regardez 
autour de vous et vous voyez non un horizon lointain, 
mais un horizon à deux pas de distance, vous avez à 
peine de quoi respirer, vous ne pouvez plus étendre 
vos bras sans toucher à ce redoutable mur que vous 
tenteriez en vain d’ébranler ou d'ouvrir. Une heure à 
tout changé; un monde mouvant est devenu un monde 
immobile, l'Océan est de glace, le ciel de glace, la 
terre de glace, et le navire sous des verrous de glace 
attend pendant des mois entiers qu'un craquement 
universel le rende à la liberté ou au néant. 

Et pendant cette éternelle captivité sous laquelle 
fléchit tant de courage et de patience, qu'a fait 
l'équipage du baleinier ou du vaisseau explora- 
teur ? Il a fermé les sabords , il a hermétiquement 
calfaté toutes les issues, il s’est isolé de l'extérieur, et 


68 L'OURS BLANC. 

résigné à la tombe 1l s’est croisé les bras. Si je puis 
m'exprimer ainsi, il a emprisonné le dehors pour se 
séparer de lui, et il s’est tristement préparé à la catas- 
trophe Lerrible qui le menace. 

Voyez: officiers et matelots se regardent d’un œil 
terne et vitrifié, ils interrogent silencieusement le 
ciel blafard à travers les épaisses lentilles qui leur 
apportent un jour douteux; et quand ils ont bien lu 
à haut leur arrêt, ils cherchent à donner un démenti 
au destin à l’aide de la science dont ils se sont fait 
un inutile cortège. Hélas! L'arrêt de la science est 
plus fatal encore et sa parole plus solennelle. Le 
baromètre et le thermomètre sont immobiles, le mer- 
cure est glacé dans les tubes, la tête tombe morne 
sur la poitrine figée, les bras se roidissent; et pour 
quelques instans du moins le désespoir fait oublier 
la douleur. ; 

Mais, ce que la brise et le froid n’ont pas eu le 
pouvoir d'exécuter, l'ours blanc toujours aux aguets 
ne craint pas de l’entreprendre avec la certitude 
d'une réussite complète. I n’est pas seul non plus, 
contre un si puissant obstacle; ils se dessinent là, 
par bandes affamées, haletans, l'œil glauque ouvert à 
toutes les heureuses probabilités, prêts à les saisir et 
à ne plus lâcher prise que le succès n'ait couronné 
leur attente. Ils bondissent l’un après l’autre, avi- 
des de destruction , sur le pont muet du navire qu’ils 
creusent de leurs ongles longs et durs; ils flairent 
avec ardeur à travers toutes les écoutilles, ils mâ- 


L'OURS BLANC. 69 
chent les cordages, les tolets de fer, les prélarts gou- 
dronnés comme pour aiguiser leur appétit, et, fu- 
rieux de l’insuccès de leur tentative, quelques-uns 
des plus audacieux se suspendent aux porte-haubans, 
s'accrochent aux bordages, glissent leurs griffes dans 
les plus imperceptibles fissures, les élargissent et 
montrent enfin aux prisonniers atterrés un ennemi de 
plus à combattre. 

On se ranime dans la batterie, on s’excite mutuel- 
lement à une vigoureuse défense; on s’arme de sa- 
bres, de crocs, de gaffes, de pistolets et de fusils; tous 
se placent en bataille en face du monstre affamé qui 
les désemprisonne afin qu'ils lui servent de pâture. 
Tout à coup arrive à l'équipage le jour moins so m- 
bre, mais plus froid aussi, un sabord s’est ouvert sous 
la puissance de l’ours blanc, une pique jui perce la 
poitrine, une balle lui ouvre le front, il tombe sur la 
glace qu'il rougit et son dernier grognement demande 
un vengeur.…. Le voilà. Il se pose bravement à la bré- 
che agrandie, révant aussi de sang et de carnage; il 
saisit d’une griffe vigoureuse le fer dont on cherche à 
le frapper ; son adversaire surpris veut faire résis- 
tance el sert ainsi de point d'appui au redoutable 
quadrupède. Déjà matelots et voyageurs ne songent 
plus aux glaces contres lesquelles ils auraient vaine- 
ment épuisé leur énergie. C'étail un grand péril sans 
doute, mais c'était un de ces périls qu'un chaud 
rayon de soleil aurait vaincu peut-être en quelques 
heures. Ici chaque ouverture faite aux flancs ou sur 


70 L'OURS BLANC. 


le pont du vaisseau va bientôt introduire l'ennemi 
dans la place assiégée. Les débris des bordages dé- 
chiquetés crient et tombent de toutes parts; les ours 
voraces s’élancent sur les prisonniers déjà soumis 
par le froid ; et peu de temps après, si les glaces s’ou- 
vrent et permettent au vent de lancer le navire, c’est 
une immense bière qui passée et qui va s'échouer sans 
pilote sur une terre désolée. 

Les peuples nés près du pôle arctique portent em- 
preint sur leur charpente frèle ce caractère ina- 
chevé que nous avons signalé dans la structure du 
sol qu’ils foulent d’un pied nonchalant. Ils sont in- 
dustrieux par instinct comme le castor qui le pre- 
mier peut-être leur a donné des leçons de cette intel- 
ligence animale dont il doit tant s'enorgueillir. Leurs 
cabanes ou plutôt leurs huttes ont de la solidité, mais 
elles sont incommodes, mal saines; on dirait des 
tombeaux où des vivans veulent s’ensevelir ; et si de- 
puis des siècles cette architecture de brute n’a fait 
aucun progrès, c’est que le progrès est enfant du 
génie et que le génie ne croit presque jamais que 
sous un soleil régénérateur. 

Petits, trapus , osseux et le front déprimé, les 
Groënlandais sont les frères des Lapons et des natu- 
rels du Spitzberg. Chez les uns et les autres il y a 
paresse dans les habitudes, paresse dans les mouve- 
mens, paresse aussi dans les joies. Ils portent sur 
leur physionomie jaune et tannée un caractère endo- 
lori qui vous les ferait prendre pour des malades 


L'OURS BLANC. 71 


en convalescence, Dix Européens armés tenteraient 
heureusement la conquête d’un bourg islandais ou 
lapon. 

Eh bien! dans la chasse à l'ours blanc, ces naturels 
si faibles et si timides en présence des hommes de la 
civilisation trouvent une force et une énergie vrai- 
ment merveilleases contre certains périls. L'habi- 
tant du Spitzberg n'attend pas que l'ours blanc 
vienne lui chercher querelle autour de sa paisible de- 
meure; il va, lui, armé de pointes de fer incrustées 
sur un morceau de bois fortement lié à son estomac 
par une courroie bouclée aux reins, provoquer le 
monstre au moment où celui-ci descend au rivage 
après son aventureuse course sur quelque banc de 
glace; là, loin de fuir, il attend son ennemi de pied 
ferme. Courbé et pour ainsi dire accroupi quand l'ours 
s'appuie sur ses quatre pattes, mais debout aussi 
quand son adversaire se dresse pour lutter corps à 
corps. C’est dans celte position favorable qu’il se 
précipite d’un seul bond, ses pointes de fer en avant, 
et les fait profondément pénétrer dans les flancs de 
l'ours qu’il embrasse en ayant soin de poser son 
crâne sous le cou de la bête féroce. Vous comprenez 
qu’au premier choc il doit y avoir une victime sur le 
sol; car si le coup est mal porté par le Spiztbergeois 
c'en est fait de lui, le monstre commence son repas. 

Les Kamschadales font à ce dangereux quadru- 
pède une guerre constante et acharnée. Un district 
souvent se lève en masse pour ces sortes d'expédi- 


12 L'OURS BLANC. 


tions où le sang coule de part et d'autre, Les chas- 
seurs armés de flèches, de piques en fer, de fusils et 
de tridents, se jettent pêle-mêle sur un de ces mons- 
tres qu'ils ne tardent point à dompter, quoiqu'ils fas- 
sent stupidement entre eux la part de la bête vaincue. 
Encore faut-il que le quadrupède succombe à la pre- 
mière blessure ; car la douleur le rend furieux ; et s’il 
se rue alors sur ses adversaires il ÿ aura bien des 
membres broyés avant sa dernière agonie. La longue 
agonie de l’ours blanc est presque toujours la puni- 
tion d'un outrage reçu. 

Lorsque les armes manquent au Kamschadale , il 
se. sert pour combattre ours d’un moyen commun 
à presque tous les peuples de la terre pour soumet- 
tre les bêtes féroces. Sur des branches mal assujé- 
lies 1l dépose un cadavre en putréfaction ; l'ours blanc 
se précipite dessus et tombe avec sa proie dans une 
fosse profonde où on l’achève à coups de pierres, ou 
bien on l’y laisse mourir de faim. Quant aux four- 
rures qui deviennent leurs conquêtes, ils les portent 
aux comptoirs les plus voisins où 1ls les échangent 
contre de la poudre, des armes et des pièces d’étoftes. 
Le vêtement de l'ours est la fortune du Kamscha- 
dale. 

Outre les moyens que je viens de signaler et à 
l'aide desquels les Kamschadales et les habitans de 
la Sibérie s'emparent des ours blancs, il en est d’au- 
tres fort ingénieux qui procurent aux chasseurs les 
mêmes bénéfices sans les exposer au moindre dan- 


L OURS BLANC. 3 


si 


ger; par exemple : ils dressent un éhafaudage trai- 
treusement formé de grandes pièces de bois fesant 
bascule sur lesquelles grimpe le monstre sans dé- 
fiance et d’où il ne tombe que pour être écrasé par 
les charpentes mêmes culbutées par le poids de son 
Corps. 

D'autrefois les Koriaks choississent un arbre in- 
chné en forme de potence et au sommet duquel pend 
une corde terminée par un nœud coulant. Près de ce 
nœud des viandes sont placées par lechasseur, de sorte 
que l’ours qui veut les saisir à l'aide de sa griffe ou 
de sa gueule glisse et se trouve souvent suspendu 
par la patte ou par le cou. Vous comprenez que dans 
cette position difficile il lui est impossible de se dé- 
fendre et qu’il devient ainsi victime de sa gloutonnerie. 

Dans la Sibérie, un moyen non moins singulier 
mais plus incertain, est généralement adopté par les 
intrépides chasseurs de l'ours plus cruel dans cette 
contrée que dans toutes les autres parties du Nord. 
Sur le bord cscarpé d’un précipice et dans le sentier 
mème que l'ours est contraint de parcourir pour ses 
voraces pélerinages, on attache à un bloc de pierre 
fort lourd une corde solide terminée aussi par un 
nœud coulant très adroitement disposé auprés de 
quelques fragmens de viandes fraiches. Le quadru- 
pède se débat contre l'obstacle qui retient les vivres 
trompeurs, le nœud se serre; et en luttant pour res- 
saisir sa liberté, il fait tomber dnas le précipice 
la roche qui entraîne Fanimal après elle. Là, il est 

T.Y 6 


Fey 


11 CHASSES. 


bientôt achevé et dépouillé par d'autres chasseurs 
qui ne lui donnent pas le temps de reprendre haleine. 

Devons-nous croire cependant au récit de quel- 
ques voyageurs très véridiques sur d’autres détails, 
mais qui assurent que dans le Kamtschatka on trouve 
des ours blancs si débonnaires que, pour les soumet- 
tre, le chasseur les attire à lui par des gestes cares- 
sans, par la douceur de ses paroles; et que c’est seule- 
ment lorsque le quadrupède en jouant roule tout joyeux 
sur le sol, que son perfide ennemi lui brûle la cer- 
velle à l’aide d’un pistolet ou lui perce le cœur avec 
une pique? Pour moi, je crois qu’on aura pris une 
exception pour une règle presque générale ; quel- 
que ours blanc vaincu par la vieillesse ou les maladies 
sera venu se jeter aux pieds d’un chasseur pour ren- 
dre son dernier soupir, et je ne conseille à personne 
de croire à la bénignité de ce redoutable citoyen des 
glaces polaires. Si c'était de l’oùrs noir du Nord 
qu’eussent voulu parler les hardis explorateurs aux- 
quels j’emprunte ce détail, 1ls me trouveraient moins 
rétif à leur assertion. Ceux-cien effet descendent par 
bandes énormes des hautes montagnes neigeuses et 
viennent à l'approche du printemps faire de grandes 
excursions dans les plaines et près de l'embouchure 
des fleuves où ils se nourrissent des myriades de 
poissons que l'Océan leur apporte à chaque marée. 
Ces ours ont beaucoup moins de férocité que leurs 
frères vêtus d’une fourrure blanche; et il n’est pas 
rare d'en voir un ou deux se détacher par fois de leurs 


L'OURS BLANC. 75 


camarades pour venir prendre leur nourriture dans 
la main d’une femme ou d’un enfant assis sur le rivage. 

On s’est fort souvent demandé pourquoi l'Islande 
recevait si rarement limportune visite des ours 
blancs, tandis que les autres iles du pôle boréal en 
sont infestées surtout au temps des hivernages. La 
cause en est selon moi fort aisée à trouver et peut- 
être parviendrons-nous par rapporchement à signaler 
un nouveau moyen de faire à l'ours blanc une chasse 
productive et peu dangereuse. 

Vous connaissez l'allure paresseuse de cette bête 
féroce qui pour voyager se perche joyeusement sur 
les bancs de glace comme nous le fesons, nous, dans 
nos chaises de poste; vous savez qu'elle ne s'émeut et 
nes’anime qu'alors que la faim la pousse, où quand 
les menaces de son ennemi deviennent trop ardentes. 
Si vous offriez à l’ours blanc des vivres frais pour 
chacun de ses repas, vous le verriez tranquille dans 
son charnier recevoir sans grommeler sa pâture et y 
mourir comme un sybarite glouton d'indigestion et 
de vieillesse. 

Mais les tortures de la faim ont un aiguillon qui 
pénètre avant dans les chairs; et il n’est point de 
faible et frêle animal ici-bas qui ne soit possédé de 
violentes colères contre tout adversaire qui veut lui 
disputer sa vie. Jugez quelle doit être Ja rage de ce- 
lui qui peut se protéger et se défendre en appelant 
à son secours ses ongles aigus, ses dents tranchantes 
et la vigueur de ses muscles ! 


16 CHASSES. 


L'Islande est un volcan. Le mont Hécla, dont la 
cime se perd dans les plus hautes régions du ciel, 
voit son front toujours couronné de neige, tandis que 
de sa bouche énorme s’échappent souvent d’ef- 
frayantes gerbes de feu vomissant au loin des masses 
imposantes de lave envahissant les eaux au fond des- 
quelles Dieu les laissait dormir depuis la création. 
L'ile tremble sur sa base bitumineuse, les neiges 
s’amoncèlent poussées par des courans invisibles et 
capricieux, l'Océan fuit et revient avec un horrible 
fracas; c’est un déluge général cherchant en vain à 
éteindre le vaste incendie qui l’éclaire et le domine ; 
c'est un chaos sans issue; on meurt sans pouvoir 
lutter contre ce qu'il embrasse et dévore. Et, lorsque 
l'Hécla épuisé de fatigue se repose au milieu de l’é- 
pouvante qu'il a jetée jusque dans les îles les plus 
éloignées, vous voyez ses flancs crevassés à sa base 
en désordre sar le bord des. lacs qu'ils à ereusés, au 
rivage bouleversé et jusques dans les flots océaniques, 
s’agiter comme des âmes en peine des langues de 
feu jaunes, bleues, rouges, violâtres, puis disparaître 
cet se remontrer sous les formes les plus fantastiques. 

Quelle serait, je vous le demande, la puissance de 
l'ours blanc contre cette querelle si violente des flots, 
de la terre et des feux dévorans qui s’en échappent ? 
Ia compris (car je ne refuse l'intelligence à aucun 
être vivant), il a compris, dis-je, que lIslande était 
pour Jui un sol sacré; aussi le voit-on souvent, porté 
sur une glace voyageuse que le vent pousse vers l'Hé- 


L'OURS BLANC. 77 


cla, quitter son gite aventureux et se diriger à la nage 
vers une terre plus tranquille. 

Mais ce qui, dans ce terrible combat des élémens, 
épouvante le plus le velu quadrupède, ce ne sont ni 
les envahissemens des vagues amoncelées, ni les ava- 
lanches tourbillonnantes, ni les secousses d’un sol 
prêt à disparaître dans l'abime; ce qui surtout à fait 
reculer de terreur l'ours blanc, c’est la lave rouge qui 
calcine la végétation sur son passage, c’est le bitume 
pétillant qui chauffe la mer jusqu’au plus lointain 
horizon , ce sont les gerbes enflammées du volcan 
qui vont alimenter le tonnerre jusque dans ses do- 
maines. 

L'ours blanc a donc peur du feu; le pétillement des 
flammes, l'éclat des charbons embräsés ç£ peut-être 
aussi les ombres fantastiques projelées sur toute la 
nature par les capricieux reflets d'une lumière va- 
rjant à chaque instant ses couleurs et son intensité, 
tout cela, disons-nous, l’épouvante et lui ravit son 
énergie et sa voracité. 

Eh bien! pourquoi n’essaierait-on pas, la nuit, à 
la lueur de cent torches résineuses, quelques chasses 
à ces implacables quadrupèdes? Craint-on d'en ap- 
pauvrir le pôle et ne doit-on pas plutôt tenter une 
lutte si utile dans un pays où les animaux, la mer, 
les vents et le ciel immolent chaque année tant de 
victimes ? On y songera quand la frayeur et le récit 
de nouvelles catastrophes auront appris aux Européens 
ce qu'ilen coûte pour l'exploration des terres et des 


T8 CHASSES, 
mers boréales, alors qu’un inflexible hiver a tout ar- 
rêlé sous son haleine de glace. 

Si l'expérience du malheur est la plus efficace, elle 
est aussi la plus lente. 

Je donnerais le souvenir de bien des heures de 
bonheur dans ma vic si pauvre cependant en paisibles 
émotions, pour avoir assisté à un combat de deux ours 
blancs, égaux en force et voyageant de compagnie. 
Un sol mouvant pour champ clos, un abime pour bar- 
rière, un ciel pâle pour témoin, un océan pour tombe. 
La scène doit en être imposante et solennelle à la 
fois. 

Comme faible compensation, disons à nos lecteurs 
la guerre acharnée que fait souvent l'ours blanc au 
phoque alourdi qui vient nonchalamment sur la 
plage respirer l'air du matin et se reposer de ses 
longues courses sous-marines. L’issue n’en est pas 
douteuse; et pourtant, il arrive souvent que l'ours 
vainqueur se repent de son triomphe. Dès qu’il voit 
le monstrueux amphibie assoupi, le quadrupède 
avec sa gloutonnerie ordinaire se glisse furtivement 
entre Jui et la mer afin de couper toute retraite. 
Quoique lent dans sa course, il lest beaucoup 
moins que le phoque dont les mouvemens sur le 
sable sont parfaitement semblables à ceux d’une 
lourde gabarre au roulis. Placé en embuscade, l'ours 
arrive presque couché près du monstre sur lequel 
alors il s’élance avec voracité. Le phoque cherche 
d’abord à regagner les eaux où ses moyens de défense 


L'OURS BLANC 19 
sont moins paralysés; mais son adversaire lutte dans 
un sens opposé, l’ouvre de ses dents, le déchire de 
ses griffes et esquive d’une manière merveilleuse 
le corps du cétacé qui voudrait l’écraser de son 
poids. 

Ces querelles ne sont guére de longue durée, car 
l’ours blanc est la terreur du phoque qu'il s’est ha- 
bitué à regarder comme une victime dévouée à ses 
appétils. 

Eh bien! les peuples du Nord, errans sur les ri- 
vages de l'Océan glacé, ne demandent pas mieux que 
d'assister à pareil combat, car la voracité du vain- 
queur est telle que lorsqu'il mâche la chair de l’am- 
phibie, il ne daigne même pas s'occuper des chas- 
seurs qui vont le frapper au milieu de son triomphe. 

Serions-nous forcés de croire à la tendresse extrème 
de l'ours blanc pour sa compagne, et devons-nous 
adopter autrement que comme une rare exception le 
récit d'un fait extraordinaire rappelé par Anderson, 
un des plus intrépides, des plus instruits, des plus 
véridiques explorateurs anglais? Il rapporte qu'il a vu 
dans la Finlande deux ours blancs, l’un mâle, l'autre 
femelle, se ruer avec une égale ardeur et côte à côte 
sur une proie étendue au bord d’un piége ; il ajoute 
que tous deux tombérent dans un fossé profond, 
qu'ils y demeurérent sans nourriture pendant dix-sept 
jours, et qu'ils se laissérent mourir de faim sans 
exhaler aucune plainte, sans se livrer le plus petit 
combat, Quant à moi, je recule devant une accusa- 


80 CHASSES. 


tion de mensonge dirigée contre M. Anderson ; et son 
récit, tout extraordinaire qu’il paraisse, me semble 
devoir être accepté par chacun de nous comme un 
fait avéré. 

Et pourtant, ce qui n’est pas moins positif encore, 
c'est que deux ours blancs en rivalité pour la con- 
quête d’un ennemi mort, se déchirentà belles dents, 
et que presque toujours l’un des deux sert de pâture 
à l'autre. 

Oh l'rassurez-vous toutefois, curieux explorateurs, 
la race des bêtes féroces n’est pas encore près de s’é- 
teindre; et si vous consentez à passer un hiver au 
Spitzherg, au Groënland, en Laponie ou dans la 
Finlande, je vous réponds que vous serez témoin de 
certains épisodes qui adouciront l’'amertume de vos 
craintes. Ce n’est point par elles que s’effaceront de 
ja terre les races haineuses et malfaisantes, et nous 
n'avons nous-mêmes ni assez d'énergie, ni assez de 
palience pour essayer de les détruire ou d'en dimi- 
nuer le nombre. 

Longtemps encore le jaguar parcourra les solitudes 
du Paraguay, le lion syrien poursuivra les caravanes 
dans le désert, le rhinocéros bouleversera les planta- 
uons africaines, l'éléphant dévastera les villages hot- 
tentots, le crocodile infestera le Nil et les rades ma- 
laises, le tigre royal promènera ses fureurs dans tout 
l'indoustan, et l'ours blanc attaquera les navires ba- 
leiniers emprisonnés dans les glaces des pôles. Nous 
allons volontiers à la conquête de quelques pieds de 


L'OURS BLANC. SI 
terre, mais nous laissons en toute liberté les hôtes 
dangereux qui la dépeuplent et la ravagent. 

: Quel est le plus coupable, ou de la bête féroce ou 
de l’homme ? 















nr i AE LUN RERL 2 at Lo LA 
0 . 


reee ME FLE À ,j t 


el Le Mes 





= 





= - : 


La if En 










vt HA We re #$sf 
(a desez 1 MÉRSRTE 


‘den spa 


+ iso jt Lis eZ De ACT de 


& AUS er: opre us ONE 


ie de re 





LE 





w# 








GOMIBAT 


d'un Tigre contre un Lion. 


Ceci n’est pas une chasse, c’est un combat. C’est 
une de ces luttes terribles qu'on ne voit qu'une fois 
dans une vie séculaire. Cette imposante majesté vous 
poursuit dans vos insomnies, au milieu de vos ter- 
reurs du moment. C’est une scène de carnage et de 
mort qui se retrace à votre mémoire el y laisse, sans 
que rien au monde puisse les affaiblir, les impressions 
instantanées qui vous ont saisi tout d’abord ; vos yeux, 
votre cœur, vôtre âme se repaissent du tableau. 

Oh ! ne me dites point que vous avez vu des tigres, 


84 COMBAT D'UN TIGRE 


des lions, vous qui n'avez étudié ces redoutables qua- 
drupèdes qu'au sein des ménageries et dans des cages 
solidement bardées de fer. Ce qu’il faut au lion, ee qu'il 
faut au tigre son rival, c’est de lair, c'est de l’espace. 
Là, mais [à seulement, ils marchent, ils courent, ils 
bondissent, ils trônent. La baguette du gardien les 
maîtrise dans leur prison; au désert, une armée ne 
les fait point reculer. Voyez ces deux monarques 
se promenant avec gravité dans leurs domaines ; on 
devine au premier coup-d’œil leur force, leur puis- 
sance et presque leur caractère. 

Autour du lion et du tigre royal il y a toujours une 
odeur de sang qui s'échappe au loin et épouvante 
les populations ; le massacre est derrière eux et devant 
eux encore sont des victimes, des lambeaux de chair 
et des ossemens broyés. Le lion tue et laisse là sa 
proie S'il n'est point aiguillonné par la faim. Quant 
au Uigre, il a beau s'être repu, il tue, il mâche, il 
triture, il se roule dans le sang, el ne s’en va que 
vaincu par la lassitude ou lappât d'un nouveau 
triomphe. Le tigre n’a pas même de générosité pour 
le cadavre. 

Nous descendions avec le flot sans jamais éloigner 
nos regards de cette riante et fraîche végétation des 
bords du Gange, du milieu de laquelle s’échappaient 
comme par enchantement des aiguilles aiguës ou des 
dümes réchauffés par un large soleil. Tout était 
caline et silencieux dans la rapide barque, les courtes 
pagaies des rameurs sifflaient seules sur les flots à 


CONTRE UN LION. 85 


coups monotones et cadencés comme le tic-tac d’une 
pendule, car lextase était dans toutes les âmes. 

Le nuage vert, comme les Sipayes appellent le re- 
doutable choléra, avait passé depuis peu de temps sur 
la ville en deuil, les cadavres amoncelés dormaient 
sous la terre refermée ; l'épidémie ne menaçait plus 
l'active population de ses exhalaisons fétides et Île 
bonheur inespéré de n'avoir pas Cité frappé par le 
fléau destructeur apportait quelques eonsolations à 
l’âme de ceux qui s'étaient vus privés d'un ami où 
d'un frère. Hélas ! il y a de l’égoisme dans toutes les 
affections. 

Nous savions que nous serions reçus par le major 
Ling avec une cordialité toute britannique; car, en 
Angleterre on fait bien les choses quand on veut les 
bien faire. Nous allions neus trouver bientôt à table 
à côté des dames les plus aimables de Calcutta, et, 
quelque variés que fussent les paysages qui passaient 
et fuyaient vite derrière nous, nous aceusions la tié- 
deur des bras nerveux qui fesaient glisser lembar- 
cation comme un oiseau pélagien. 

Cependant, au loin sur la rive gauche, à demi-cache 
par un magnifique rideau de cocotiers aux panaches 
toujours verts, pointa bientôt l'élégant kiosque où 
nous attendaient de joyeuses soirées. Nous fûmes à 
lPinstant même debout pour être plutôt aperçus et 
pour voir de plus loin. Une heure après nous saluâmes 
de la main un groupe de personnes qui nous atten- 
daient auprès d'un facile débarcadère et qui nous 


86 COMBAT D'UN TIGRE 

montraient déjà, sur leurs traits épanouis, tout le 
plaisir qu’elles avaient à nous bien accueillir. C’était 
l'Europe dans l'Inde, mais l’Europe des salons élé- 
gans, l’Europe artistique, bien élevée, heureuse, riche 
el parfumée, l’Europe comme on la rève alors qu’on 
en est séparé par le diamètre de la terre. 

Et ceci est un fait à constater, car il n'offre point 
d'exception, ou du moins je ne lui en connais aucune, 
Nous quittons notre pays parce que la vie nous y 
semble trop régulière, trop compassée; nous le quit- 
tons affligés que nous sommes des grandes petites 
choses dont on cherche à occuper notre oisiveté et 
notre paresse. Terres, châteaux, palais, spectacles de 
toutes sortes, monumens immortels d’une gloire i1m- 
mortelle, tout nous déplait, tout nous assoupit, tout 
nous écrase. Nous quittons cette Europe, pour ainsi 
dire tirée au cordeau , et à peine sommes-nous pous- 
sés sur un sol abrité par une nouvelle végétation, 
chauffé par un autre soleil, baïgné par d’autres flots, 
que nous cherchons, fous d’une singulière espèce, à 
nous rebâtir le monde dédaigné que nous venons de 
fuir. 

Le souper fut délicat, sans faste, sans prodiga- 
lité, ordonné avec un goût exquis et assaisonné par 
une conversation toute cordiale et pleine de saillies. 
Après le souper il y eut jeux et concerts, et lon se 
retira fort tard dans des chambres élégantes, toutes ex- 
posées à la brise du Nord, sous des galeries spacieuses 
où l'air n’est jamais captif. 


CONTRE UN LION. 87 


Le lendemain, chacun était debout de bonne heure, 
et le soleil avait à peine montré son disque resplen- 
dissant que les allées des jardins qui cerclent la belle 
habitation du colonel étaient parcourues par les vi- 
siteurs. La journée semblait vouloir être brûlante, 
l'air était muel comme le feuillage. Il y avait dans 
l'atmosphère une sorte de torpeur qui nous gagnait 
petit à peit, et nous nous sentions fatigués comme si 
nous venions d'achever une pénible course. Tout à 
coup, deux superbes chiens qui nous accompagnaient 
et jouaient dans les contr’allées s'arrêtent et poussent 
ensemble de douloureux aboiemens. On veut leur 
imposer silence, on les menace, on les rudoie, ils ne 
changent point de place et leurs eris deviennent plus 
fréquens, plus endoloris. 

Ce sont les tristes symptômes d’un ouragan, dit le 
colonel, allons nous barricader. Non, ce n’est point 
ainsi que hurlent les chiens, répondit sa femme, 
quand la tempête nous menace; el cependant j'ai 
peur. 

Un esclave malais accourut en toute hâte et s’écria 
du plus loin qu’il put se faire entendre : « lion ! lion 
là-bas ! sur les bords du fleuve, un gros, un terrible 
lion ! » 

— Raison de plus pour nous barricader, poursuivit 
le colonel ; rentrons, mes amis, et armons-nous : le 
lion est un importun visiteur. 

Les solides portes de l'habitation furent fermées 
en effet; les esclaves en armes veillérent au rez-de- 


88 COMBAT D'UN TIGRE 


chaussée, et nous, impatiens de bien recevoir un 
pareil hôte, nous montâmes dans la galerie à petites 
flotilles qui dominait le Gange. Un lion monstrueux se 
promenait gravement sans même regarder autour de 
Jui s’il avait un ennemi à combattre; il allait à petits 
pas ainsi qu’un philosophe, et seulement, de temps à 
autre il fesait halte pendant à peu près une minute, 
puis il poursuivait lentement sa route. 

Arrivé au pied d’un magnifique cocotier planté 
pour servir de signal la nuit aux embarcations qui 
sillonnent le fleuve, il s'arrêta, pivota deux fois sur 
lui-même, choisit sa place à l'ombre et S'y coucha. 
C'était une quiétude de monarque généreux qui ne 
craint pas qu’on vienne troubler son sommeil; c'était 
le repos du juste. 

Ce fut une commotion électrique ; il y avait à peine 
dix minutes que le lion était assoupi qu’il se dressa 
prompt comme la foudre, poussa un lugubre gémis- 
sement, gratta la terre de ses deux griffes de derrière, 
baissa la tête et s’élança d’un seul bond à une grande 
hauteur sur le tronc du cocotier. Là il tourna ses 
regards à droite et à gauche, retomba sur le sol et 
s’accroupit de nouveau, l'œil Loujours fixé vers le 
même point de l'horizon. 

« Un ennemi se présente, nous dit M. Ling, un 
ennemi formidable. Si j’en juge par l'attitude du lion, 
la lutte sera ardente ct bien des riches donneraient 
une fortune pour se trouver en ce moment auprès de 
nous, 


CONTRE UN LION. 89 

— Pourquoi, répliquai-je, les riches de Calcutta ne 
se donnent-ils pas quelquefois ee plaisir que selon 
vous ils achèteraient fort cher. 

— Ah! ab! c’est que celui dont nous allons jouir 
est rare, Ce n’est pas contre des hommes que va com- 
battre le lion, c’est contre une bête féroce aussi puis- 
sante que lui peut-être : un rhinocéros, un éléphant, 
un tigre. 

— Un tigre, en effet, poursuivit M. Young en nous 
montrant du doigt au loin un de ces dangereux pro- 
meneurs du désert qui venait de notre côté par bonds 
retentissans comme une cascade. Nous avions le 
cou tendu, nous respirions à peine, nos regards al- 
laient sans cesse du lion au tigre et du tigre au lion 
toujours aux aguets. C'était déjà un terrible spec- 
tacle, car nous comprenions quelle en devait être 
l'issue. 

Voici les deux adversaires en présence. Ils se sont 
vus, ils ne se quitteront plus désormais que l’un des 
deux ne soit un cadavre. 

Le tigre était monstrueux par sa taille, magnifique 
par les lignes longues noires et régulières qui zé- 
braient son dos jaune vivement accentué ; sa gueule 
était béante, sa queue basse ainsi que sa tête dont les 
yeux rouges lançaient de rapides éclairs. Nous n’é- 
tions séparés des adversaires que de deux cents pas 

tout au plus, le soleil le plus ardent les frappait à 
plomb, et nous ne perdions aucun de leurs mouve- 


mens; notre cœur battait vite et fort je vous jure. 
EL 7 T 


90 COMBAT D'UN TIGRE 

Le tigre gagnait toujours du terrain, le lion immo- 
bile le laissait venir. Il y avait dans le premier le calme 
de la force, l'attitude de la puissance ; on croyait de- 
viner chez le second les violens efforts de celui qui a 
assez de cœur pour affronter un péril imminent ot qui 
pourtant ne se flatte point de le vaincre. Sa marche 
était tortueuse, mais il s’approchait de son ennemi. 
Un certain frémissement se fesait sentir dans ses jar- 
rels nerveux, et cependant il ne fuyait point. Eût-il 
été satisfait de voir le lion lui laisser le champ libre? 
Je le pense, et c’est pour cela que j'admirais ce tigre 
royal prêt à se jeter dans une fournaise plutôt que 
de se laisser taxer de lächeté. 

Le lion n'avait point bougé, mais sa crinière hé- 
rissée disait assez ce qui se passait dans son âme; de 
temps à autre un soubresaut de ses flancs amaigris 
indiquait un rugissement comprimé; il ne voulait 
pas, lui le roi des quadrupèdes, qu'une frayeur pré- 
maturée arrachât quelque chose à l'audace de celui 
qui venait à sa rencontre. Ses griffes et ses dents lui 
suffisaient, un combat à deux était arrêté. Pour le 
tigre, c'était peut-être un Jour de gloire, pour le lion, 
c'était à coup sûr un jour de fête. 

D'un élan, ils peuvent se saisir, se mordre, se 
déchirer. D'un élan, ils auront franchi les vingt pas 
qui les distancent. Ils se sont élancés, et ce choc ter- 
rible est pareil à celui de deux navires qui se heurtent 
au milieu d’un ouragan. Vous entendez crier les os 
sous les poignantes étreintes, vous voyez les fimbeaux 


CONTRE UN LION. 91 


de choir fumer et tomber sur le sol profondément 
creusé. Nul eri, mais des glapissemens ténébreux at- 
testant la rage et non la douleur. Ils sont collés l'un 
à l’autre ainsi que deux solides béliers dont on veut 
essayer les forces à peu près égales, et l'immobilité 
des bêtes féroces accuse précisément l'instant des plus 
incroyables fureurs. Nul n’a le dessus, mais nul n’a 
ployé les jarrets : on prévoit à qui demeurera la vic- 
toire, et quand vous croyez le tigre vaincu, 1l ressaisit 
sa place perdue par un mouvement qui, à son tour, 
ébranle le lion étonné. 

Depuis plus de dix minutes le combat durait sans 
perdre de sa violence, et, comme d’un commun ac- 
cord, le lion et le tigre se quittèrent enfin pour re- 
prendre haleine. C'était l’immobilité de la rage, c'é- 
tait le repos du volcan. 

Quelques instans aprés, un incident nouveau, 1in- 
prévu, donna plus de vie encore à ce terrible drame 
qui approchait du dénouement. Le tigre, qui prévoyait 
non sa défaite mais sa mort, saisit le moment où son 
adversaire léchait de sa langue raboteuse une large 
entaille sur sa cuisse, s’élança sur le tronc du coco- 
tier à plus de dix pieds de hauteur et s'y maintint 
cramponné avec ses ongles. Le lion regarde devant 
lui et n’aperçoit plus son adversaire : il rugit, lève la 
tête et s’élance à son tour au niveau du tigre. I n'y 
avait pas moyen de combattre dans cette position, 
et toutefois, il était bien décidé maintenant que des 
deux bêtes féroces une seule devait rester debout. Le 


92 COMBAT D'UN TIGRE 

tigre le premier se laissa tomber, le lion le suivit à 
une demi-seconde de distance, et cette fois ce fut lui 
qui éprouva ces mouvemens saccadés que nous avions 
d’abord remarqués dans le tigre. Une longue lutte 
devenait impossible, trop de sang inondait le sol, 
trop de dents s'étaient usées à mordre, trop d'ongles 
s'étaient émoussés à déchirer ; une nouvelle commo- 
tion devait être la dernière. 

Voyez : les deux jouteurs se tiennent debout et 
pressés, les deux mâchoires sont enchâssées l’une 
dans l’autre el serrées comme des étaux, on sent les 
os qui craquent et se brisent. Mais le tigre recule, il 
faiblit, il chancelle, il tombe... Et le lion, avec un 
terrible rugissement , le prend à la gorge et semble 
vouloir punir le vaineu de sa longue résistance. 

Il ne lâchait point sa proie, l’impitoyable roi des 
forêts, le monarque redouté des déserts : il la tenait 
toujours là sous sa puissante griffe, il la déchirait par 
lambeaux, il broyait sa tête osseuse, et il allait don- 
ner son dernier coup de mâchoire quand un mons- 
trueux crocodile sortant vivement des eaux s'élança 
sur le quadrupède vainqueur, le saisit par les pattes 
ensanglantées et l’entraîna au fond des eaux. 

Un cadavre seul resta sur la plage au pied du coco- 
uier, et, quelques instans après, une large traînée 
rouge se dessina sur le Gange et annonça le repas du 
vorace amphibie. 


T 


DB IBITDAM. 


DS MP MHAIME— 


Au premier aspect on voit que le lion est le plus 
noble des quadrupèdes, qu’il commande et qu’on lui 
obéit. Sa démarche est grave, son @il tranquille et 
posé, sa voix retentissante. I] n’a ni la stature lourde 
et colossale de l'éléphant, ni l'épaisse charpente du 
rhinocéros, ni les osseuses irrégularités du droma- 
daire, ni la tête hypocrite et basse de l’hyène, ni la 
démarche oblique du tigre. Au contraireil est dans 
les proportions les mieux ordonnées pour caractéri- 
ser la force et la souplesse, Il n’est chargé ni de chair 


94 CHASSES,. 


ni de graisse, ses muscles se dessinent en vives sail- 
lies et donnent à comprendre la rapidité de sa course 
et l'audace incroyable de ses bonds immenses. Sa 
queue peut d’un seul coup terrasser un homme et 
dans ses luttes contre Les chasseurs et les bêtes féro- 
ces il s’en sert par fois comme d’une massue. 

Sa large face prend aisément tous les caractères 
de la passion qui le domine. Sa prunelle fauve dit sa 
colère ou ses sympathies, son front est profondément 
ridé quand il menace et ses lèvres frémissantes cou- 
vrent une gueule énorme dans laquelle vous voyez 
s'agiter une langue rouge ainsi qu’une flamme ar- 
dente., Quant à la crinière épaisse qui orne son cou 
et ses épaules, le lion a aussi la faculté de la mouvoir 
dans tous les sens comme des vagues, de la hérisser 
comme les flèches d'un porc-épic, de la faire retomber 
comme une cascade. 

La taille des plus grands lions est d'environ 4 ou 
5 pieds de hauteur sur une longueur de 8 à9 pieds, 
à partir du museau jusqu’à la naissance de la queue 
qui elle-même est longue d'environ 4 pieds et ter- 
minée par un gros flocon de poils. 

La lionne est d'environ un quart plus petite que 
le lion sans avoir cependant moins d’audace et de 
férocité que lui, surtout lorsque ses jeunes rejetons 
ont besoin de sa tutelle. 

Aristote dit qu’il existait de son temps des lions 
crépus beaucoup plus petits et moins forts que ceux 
dont nous venons de parler. Mais jusqu’à présent nul 


LE LION. 95 


historien n’est venu garantir lassertion d’Aristote, 
et les naturalistes modernes ont, je crois, quelque 
raison de la récuser. 

Elien et Oppien ont osé écrire qu'en Ethiopie les 
lions étaient noirs comme les hommes, qu'il y en 
avait dans les Indes de parfaitement blancs, et qu'il 
n'était pas rare d'en rencontrer de tachés comme le 
léopard ou de rayés comme le zèbre, mais avec des 
couleurs rouges, noires ou bleues. L'histoire naturelle 
de nos jours s’est appauvrie de la perte de ces cu- 
rieux individus. 

N’a-t-on pas dit aussi naguère avoir vu près de la 
colonie du cap de Bonne-Espérance des tigres recou- 
verts de poils frisés et longs? j'aime mieux croire à 
l'existence de la Licorne, surtout si je m'appuie d'un 
dessin grossièrement ébauché par un Cafre dans 
une des admirables caves de Constance, et que le 
sauvage me montra un jour du doigt avec orgueil en 
me faisant comprendre qu'il l'avait croqué d’après 
nalure. 

Il y a aussi des lions en Amérique, mais ils sont 
petits, faibles et sans crinière comme les lion des 
Indes; les Péruviens les appellent puma, et dans les 
chasses qu'ils leur font ils ne semblent pas beaucoup 
craindre leur férocité. 

Le lion de tous les pays de la terre supporte la faim 
avec un grand courage, mais fort difficilement la soif, 
et 1l se jette fréquemment avec avidité sur tous les 
ruisseaux de la route; il boit en lappant ainsi que 


96 CHASSES. 


le chien, mais contrairement à la nature de celui-ci 
dont la langue se courbe en-dessus pour injecter la 
gorge celle du lion se courbe en dessous. 

Il à besoin pour apaiser sa faim de 15 livres de 
viande par jour et vous comprenez qu'il sait à mer- 
veille où se les procurer. 

L'histoire des hommes et des animaux ne dit pas 
qu’un seul monarque soit mort d'inanition. 


CHASSE. 


Depuis l’histoire véritable du lion d’Androclés et 
celle non moins attestée du lion de Florence qui ren- 
dit à une mère en pleurs son enfant à demi englouti 
dans la gueule du terrible quadrupède, on a raconté, 
toujours escortées d’une foule de détails authenti- 
ques, plusieurs centaines d’anecdotes fort intéressan- 
tes où le lion est montré si bon, si noble, si généreux, 
que les mérinos ou les gazelles en rougiraient de honte 
et de jalousie. A en croire certains historiens, jamais 
plus douces et plus caressantes créatures n’ont par- 
couru les déserts sauvages, et vous croiriez que ces 


LE LION. 97 


redoutables hôtes de l'Afrique intérieure n'osent pas 
mème regarder de loin les caravanes aventureuses. 

Oh! ce n’est pas ainsi qu'il faut envisager cet in- 
dompté promeneur, ce dévastateur intrépide qui, dès 
que la faim l’aiguillonne, s’élance sans compter ses 
ennemis, et les prévenant d'abord par des rugisse- 
mens de tonnerre va bientôt se ruer sur les voya- 
geurs armés du désert et jusque dans les cités les 
mieux défendues. 

La menace du lion est un arrêt de mort, et si Rou- 
vière, dont je vous ai parlé dans un livre, ne m'avait 
pas initié à la puissance de son courage, je ne croi- 
rais pas qu’il y eût au monde un homme assez auda- 
cieux pour oser tenter une lutte contre ce fier £t im- 
placable dominateur. 

Etudiez ses mouvemens, sa physionomie, le jeu 
terrible de sa prunelle, les sifllemens de sa queue bat- 
tant des flancs maigres et accentués; voyez ces mem- 
bes cours et musculeux terminés par des griffes ef- 
frayantes armées d'ongles qui entrent dans les chairs 
comme une pointe d'acier ; arrêlez-vous en présence 
de cette large face encadrée dans une erinière énorme 
se hérissant au premier sentiment de colère et disant 
par son calme ou son agitation si celui qui en est re- 
vêtu va combattre ou s’il refuse dédaignensement d’en- 
trer en lice, 

Il y à une imposante majesté dans tout, et c'est pour 
celle raison que nul être vivant ne regarde le lion 
sans {erreur où sans respect. 


98 CHASSES. 


Un des plus magnifiques lions qu’on ait jamais vus 
en Afrique, c’est celui que possédait, à mon passage 
au cap de Bonne-Espérance, la ménagerie élevée dans 
le jardin de la Compagnie des Indes. Il n’était pas, 
comme nos tristes quadrupèdes du Jardin des Plan- 
tes, pressé dans une cage étroite, sans air et presque 
sans lumière; mais il avait au contraire, pour donner 
delélasticité à ses membres, un vaste espace entouré 
de grandes et solides murailles. À hauteur d'appui 
d'énormes barreaux de fer permettaient aux curieux 
de s'approcher du monstre qui fort souvent se cou- 
chait sur le banc circulaire élevé dans sa retraite. Je 
l'ai trouvé plusieurs fois dormant la tête appuyée con- 
tre les grilles, et lorsque j'arrachais violemment une 
touffe de poils de sa crinière, l'animal demeurait par- 
faitement immobile et ses yeux à demi-fermés ne 
clignotaient mêmepas. En d’autres instans nous nous 
sommes réunis deux ou trois pour saisir sa queue de 
nos deux mains, et lorsque la serrant de toutes nos 
forces nous espérions lutter contre lui, le lion donnait 
de petites secousses et nous étions vaincus ou ren- 
versés. 

Le lion ne court pas, il bondit , et chacun de ses 
bonds creuse la terre. Tous les autres quadrupèdes 
choisissent par insLinet le lieu qui convient le mieux 
à leur repos, et rarementils s’en éloignent assez pour 
ne pas le retrouver la nuit. Après ses courses de la 
journée le lion se couche à tout hasard auprès d’une 
habitation de planteur, sur la lisière d’un bois, au 


LE LION. 99 


milieu de la forêt, au sein du désert ou au sommet 
d’une montagne. Comme ila le sentiment de sa force, 
il ne craint pas qu'on vienne troubler son sommeil 
et son repos est celui du maitre du monde. 

Entendez sa respiration, c’est un bourdonnement 
monotone, un roulement creux, profond, sonore, 
mais Calme, régulier. On dirait un être bienfaisant 
révant de paix et de bonheur. Le tigre, au contraire, 
respire par soubresauts, il s’agite fébrilement, et élar- 
git de temps à autre ses griffes, il ouvre ses yeux et 
les referme, il se roule sur le sol, et quand il s’est bien 
repu dans la journée, sa nuit est une nuit de turbu- 
lence, image fidèle des heures de meurtre et de car- 
nage qu'il vient de passer. Dans toute espèce créée 
si le premier est noble et magnanime, le second est 
vil et cruel. Après laigle, le vautour ; après le lien, 
le tigre. 

Il y a des lions en Amérique, mais ils sont beaucoup 
plus petits et moins redoutables aussi que ceux d’A- 
frique ou d’Asie. Là le jaguar ne craint pas un tel ad- 
versaire, et c’est presque toujours celui-ei qui est 
vainqueur dans la querelle. En Asie, l'éléphant et le 
rhinocéros peuvent seuls lutter contre le lion , et c’est 
à peine si le tigre du Bengale, aux allures si souples, 
à l’adresse si prodigieuse, ose braver sa présence. 

Les historiens ont-ils menti, ou est-il en effet bien 
constaté que dans les belles fêtes célébrées à Rome 
plusieurs centaines de lions étaient souvent immolés 
au profit des joies populaires ? D'où venait cette im- 


100 CHASSES. 

mense quantité de bêtes féroces ? Quels navires les 
portaient d'Asie ou d'Afrique? Par quels moyens s’en 
emparait-on au milieu des déserts ou au sein des mon- 
tagnes ? Il y avait donc des troupeaux innombrables de 
lions et de tigres? Et ces troupeaux se laissaient donc 
parquer comme des bêtes de somme? Supposez au 
contraire que la race de ces terribles quadrupèdes ne 
se soit point abâtardie, où était la sécurité des voya- 
geurs et des villes? Comment et par quelles armes 
opposer une digue à une irruption de lions affamés se 
précipitant sur une cité ; car cela devait fréquemment 
arriver, puisque le désert, qui etait leur domaine, 
n'offrait pas alors plus qu'aujourd'hui les alimens né- 
cessaires à leur voracité de chaque jour? Ne me dites 
pas qu'ils se servaient mutuellement de pâture, car 
encore je vous répondrai qu’ils auraient dû se dé- 
truire et que par conséquent les cirques de la cité 
éternelle ne’ussent point été témoins de si imposantes 
hécatombes. 

Et pourtant, tous les historiens sont d'accord sur 
les faits écrits, et nous sommes bien forcés de courber 
notre front devant leurs récits, alors même que la 
raison nous dit de nous Lenir en garde contre lant de 
témoignages. 

La taille, la force et la couleur des lions africains 
varient d’une façon singulière. Le voyageur qui n’au- 
rait vu ces hôtes dangereux que sur l'Atlas cherche- 
rait longtemps à en découvrir la race dans l'aspect 
des lions abyssiniens, de Saarah, du Sénégal et de la 


LE LION, 101 
Cafrerie. On dirait encore que leur vêtement et leur fé- 
rocilé tiennent de la nature du sol qui les a vu naitre. 

Dans le nord de l'Afrique on les croirait en quel- 
que sorte civilisés, car ils osaient, surtout avant nos 
conquêtes, s'approcher assez des caravanes pour lais- 
ser supposer qu'ils voulaient voyager avec elles, et 
venaient aussi parfois se livrer au sommeil jusque 
sous les murs des villes arabes. 

Le lion du grand désert est le plus inexorable de 
tous, soit que l’ardente soif dont il est sans cesse dé- 
voré le pousse à ses violentes colères, soit plutôt qu'il 
s'irrite d’avoir trop peu d'ennemis à combattre. Au 
surplus, ses habitudes sont prises ; il serait mieux 
ailleurs sans doute; mais il est né au désert, 1l veut y 
vivre, il veut y mourir. C’est le Patagon dans ses 
pampas immenses, c’est le Lapon au milieu de ses 
glaces, c'est Le Hottentot dans ses huttes souterraines 
et enfumées. 

Quant au redoutable lion qui ravage le pays des 
Cafres, les bords des rivières de Zaire et de F'Éléphant 
ainsi que le voisinage de la belle colonie de Table-Bay, 
c'est sans contredit celui qui joint à un plus haut 
degré l'astuce à l'agilité, la cruauté à l'audace. Lui, 
par exemple, il part, il va s'en s'inquiéter du nombre 
de ses ennemis et visite insolemment les plantations 
les mieux fortifiées. Les piques, les tridens, les fusils 
ne l’arrêtent pas, il se rue dessus avec une intrépidité 
aveugle et l’on devine qu'il lui importe fort peu de 
mourir pourvu qu'il tue. 


4102 CHASSES. 


Je vous ai dit autre part comment un colon de la 
ville du Cap osait approcher du lion, le regarder en 
face, l’attaquer et le vaincre. Mais lui, M. Rouvière, 
est une exception que la raison à peine à comprendre 
et il faut bien des siècles pour la reproduction d’un 
pareil homme. 

Voici le rugissement du lion qui envahit l’espace ; 
il n'est point court, rapide, saccadé comme lorsqu'il 
se trouve en présence de son adversaire, mais long, 
grave, solennel, pareil au roulement de la foudre. 
Dés qu'il à retenti la population cafre se dresse, 
s’arme, se serre et rugit à son tour. Hommes, femmes, 
adolescens et vieillards saisissent leurs tridens, leurs 
flèches dentelées, leurs massues et leurs fusils, et se 
jettent au dehors de leurs cases qu’ils ferment solide- 
ment sur les enfans au berceau ou sur les malades ; 
et, sans ordre, sans qu'un seul d’entre eux prenne le 
commandement, ils vont au-devant de la bête féroce 
qui n'aime pas trop à se faire attendre dans ces ren- 
contres terribles où doit couler tant de sang. 

Les voici en préserice. D'un côté une armée; de l’au- 
tre un seul combattant au regard fauve , à la crinière 
bérissée, à la gueule rouge, à la langue haletante. 
Sa face se ride, son corps se raccourcit et s’allonge 
ainsique le fait celui d’un reptile, sa queue siffle et bat 
les flanes avec violence, et ses ongles aigus entrent 
dans le sol comme afin d’y creuser une fosse pour les 
ossemens qu'il va triturer et dépouiller de leur chair. 

On a beau être façonné à la présence du lion, on a 


LE LION. 103 


beau l'avoir combattu plus d'une fois, il est impossible, 
en le retrouvant là, près de soi, libre, ardent à la 
curée, mesurant l’immense espace qu'il va parcourir 
d’un seul bond et agitant ses redoutables griffes, de 
ne pas se senlir troublé, presque abattu. Sa puis- 
sance est si grande ! Il est si difficile à tuer ! Une balle 
lui perce le cœur et il ne tombe pas encore. Quand il 
meurt, il ne meurt jamais ou presque jamais seul. 
Quand son cadavre est immobile sur le sol c’est qu'il 
y à autour de lui d’autres cadavres mutilés. Le lion 
ne tombe isolé que sous les coups de la foudre ou de 
la vieillesse. 

Mais l’espace qui sépare la horde farouche des 
Cafres du terrible ennemi s'est retréci, les flèches 
pourraient porter, le fer entrer peut-être dans le cuir. 
Qu'est-ce, bon Dieu! des piqüres légères qui ont à 
peine le pouvoir d'occuper le quadrupède, lequel, dans 
son instinct de fierté, ne daigne pas même songer à 
son adversaire. Il devine que ce n'est point de cette 
arme que lui viendra la première blessure qui le fera 
bondir et lüi arrachera une douleur. Il cherche de 
son regard de feu les ennemis protégés par le fusil et 
le trident de fer; c’est sur eux qu'il se ruera tout à 
l'heure, c’est une ou plusieurs de ces poitrines qu'il 
lui tarde d’ouvrir avec ses uents si aiguës et si écla- 
tantes. Aussi, voyez comme les combattans le mieux 
armés serrent maintenant leurs rangs! Voyez comme 
le soin de leur conservation les rend habiles à la dé- 
fense! Tant que le lion a été éloigné, tant qu'on à eu 


104 CHASSES. 


espoir d'éviter son attaque ils se sont tenus au milieu 
de la foule compacte. 

Mais dès que la bête furieuse avance encore d’un 
élan, ils se groupent, se serrent et essaient de ne 
faire qu’un seul corps, une seule muraille, afin d’op- 
poser une plus solide barrière à qui ne connaît point 
de barrière alors qu’il a résolu de vaincre. Quant à 
la foule ambulante, presque hébétée, qui est venue à 
la rencontre du lion comme pour lui dire qu'il ne 
manquerait pas de vivres, elle respire à son tour 
plus librement et cependant se prépare à seconder 
contre ce terrible souverain les efforts de ses frères de- 
venus chefs par privilége de danger. 

On s’est observé de part et d'autre; on a bien me- 
suré ses forces, les fusils solidement appuyés sur 
épaule vont envoyer le plomb brûlant. Le Jion est 
couché et occupe le moins d'espace possible, il se fait 
petit pour devenir colosse un instant plus tard. I 
est immobile et silencieux avant qu'il devienne cata- 
raclée ou volcan. 

Les balles ont sifflé, des poils fauves se jouent à 
l'air, le sang coule, la douleur est morte. Ce n’est 
pas assez, c'est trop peut-être pour lui, car la dou- 
leur du lion, c'est la derniere heure de celui qui Pa 
causée. 

il s'est redressé, Son épaisse chevelure se hérisse 
comme les flèches d'un porc-épic en présence du ser- 
pent, les poils de ses lèvres vibrantes ressemblent à 
des glaives qui se heurtent et se croisent ; il nedonne 


LE LION, 405 


pas le temps à son ennemi de recharger larme; il se 
baisse, s’élance comme une bombe et tue de la dent 
et des griffes. Ge n’est plus un combat, c’est une bou- 
cherie horrible ! et pourtant c’est seulement alors que 
le quadrupède va succomber. Les dards aigus s’atta- 
chent à sa face , les casse-têres se brisent sur son front 
royal; ses reins et ses jarrets nerveux sont épuisés 
sous la masse qui les accable..…. il tombe, et les vain- 
queurs nagent dans une mare de sang. 

Ne croyez pas toutefois que ces jours de désola- 
tion et de carnage se renouvellent souvent : ils sont 
rares au contraire, même parmi les Cafres, aussi sauva- 
ges, aussi agiles, aussi indomptés que les Hottentots se 
montrent paresseux, faibles et Tâches. Non, ce n'est 
pas ainsi que le lion est toujours combattu au milieu 
de ces steppes effrayants, ou au sein de ces forêts si- 
lencieuses qui cerclent le nord de la colonie anglaise ; 
el de semblables évènemens ne se révèlent que lors- 
que le redoutable dominateur de ces contrées vient à 
Pimproviste surprendre une bourgade. Quand c'est 
elle au contraire qui va au-devant de Jui, elle a re- 
cours à la ruse qui lui est si familière pour lutter con- 
tre les hommes, et le lion qui n’a que l’instinet de 
de sa puissance est presque toujours victime de sa 
vanité royale. Dans une plaine labourée par les bonds 
du lion ou du tigre, les Cafres creusent des trous 
profonds qu'ils hérissent quelquefois de piques aiguës 
la pointe en Pair. Cela fait, ils les couvrent de bran- 


ches d'arbres avec leurs feuilles, placent dessus un 
LE - 8 


106 CHASSES. 

cadavre de bête fauve et regagnent leurs huttes. 
Dans sa voracité, le lion bondit contre sa proie qu'il 
ne veut pas se donner la peine de réveiller et qui 
tombe avec lui, car les branches ont cédé à la se- 
cousse. Brisé , blessé par les fers aigus qui ont pé- 
nétré ses chairs , il rugit d’une façon terrible, car 
il sent que sa force [ui est désormais inutile. Les 
Cafres accourent alors, contemplent avec joie autour 
de la fosse béante leur ennemi vaincu, et attendent 
pour lenchaîner que la farm lui ait ravi toute puis- 
sance. 

Ce qui surtout doit étonner dans ces ardentes ren- 
contres de l'homme et du lion, c’est l’admirable cou- 
rage et la stoique résignation du Cafre en présence 
de la bête féroce, lorsque seul il se trouve avec elle 
au sein du désert, lui toujours si brave et si téméraire 
dans les luttes sans fin qu'il a à soutenir contre les 
peuplades qui envahissent son royaume el même con- 
tre les nombreuses troupes angiaises forcées souvent 
de venir opposer une puissante digue à ses rapines et 
à ses menaces. Si un Cafre isolé est traqué par un 
lion, il est rare qu'il songe à la défense par la fuite 
ou par les armes : il s’'accroupit, il ferme les yeux et 
reçoit le coup mortel comme le ferait un Hottentot : 
il pense peut-être que sa soumission lui vaudra sa 
grâce, mais la générosité du lion n’est que dans les 
récits des hommes. 

Sur le bord de la rivière de Zaïre et même dans 
quelques parties de POuest de la Cafrerie, on combat 


LE LION. 107 
le lion et le tigre d'une maniere assez ingénieuse, mais 
qui parfois ne laisse pas que de présenter d'immenses 
périls. On nouc fortement un buffle par les naseaux 
à un tronc vigoureux. Dès que les animaux domesti- 
ques annoncent par leurs cris et leurs trépignemens 
l'approche de l'ennemi, des chasseurs agiles escaladent 
avec quelques vivres les arbres les plus élevés, s'y 
blottissent au milieu de Pépais feuillage et attendent 
que le lion s'empare de la bête muselée. Des coups 
de fusils partent alors de chaque retraite, et il est rare 
que le tion ne trouve pas la mort au milieu de son fes- 
Un. Si cependant les coups n'ont point porté et si la 
poudre est usée, le lion attend là quelques jours que 
le chasseur descende de son gite; vous compre- 
nez dès-lors que la bête féroce ne manque point d’a- 
limens. 

Les Arabes de l'Atlas, des Monts de la Lune, du 
Nord de Sahara, combattent le lion à cheval et armés 
de fusils et de piques. Dès que les hennissemens et 
les mouvemens fébriles de leurs coursiers les pré- 
viennent de la présence d’un lion au fond d’une ca- 
verne, où couché au milieu des steppes, ils cerclent 
l’espace où repose leur ennemi, et ne s’éloignent ce- 
pendant jamais assez les uns des autres pour qu'il ne 
puissent se prêler secours en quelques minutes. Aus- 
sitôt que la bête féroce se réveille, se redresse et se 
voit menacée, elle calcule l’imminence du danger et 
sélance vers celui qui lui parait le plus difficile à 
vaincre. On a remarqué, disent Boutin et Clapper- 


108 CHASSES, 


ton, tous deux victimes de leur zèle ardent pour la 
science, on a remarqué, assurent-ils, que si un seul 
cavalier arabe est dans la plaine, et que non loin de- 
là un groupe d'hommes armés se présente pour Pat- 
laque, c’est contre ceux-ci d’abord que le lion vient 
se ruer avec fureur. On croirait qu'il mesure ses 
forces à la grandeur du danger et qu'il sait bien 
qu'après ce triomphe il viendra aisément à bout de 
ses autres adversaires. 

Au surplus, il est juste d'ajouter que ces rencontres 
sont souvent provoquées par les Arabes eux-mêmes 
qui n'aiment pas à se réveiller la nuit sous leurs 
tentes aux rugissemens du lion. On a observé encore 
que la bête féroce s'attaque, d’abord au cheval, et 
qu'alors que le fer du cavalier fouille dans sa poi- 
trine le terrible dévastateur n’abandonne sa pre- 
mière proie qu'après qu'elle est étendue sans vie sur 
le sable. 

Sont-ce là en effet ies habitudes méditées du lion, 
et n’y aurait-il pas audace à les citer comme authen- 
tiques ? 

Pour moi qui, ainsi que je vous l'ai dit, ai vu au 
Cap de Bonne-Espérance M. Rouvière aux prises avec 
un de ces redoutables quadrupèdes et qui ai assisté à 
celte scène terrible où deux cadavres, celui du Cafre 
et celui du lion restèrent seuls sur la place, je suis 
porté à croire que le lion ne se jette sur le cheval que 
paree que celui-ci offre une chair à dévorer et que 
si PArabe était nu ainsi que le Cafre, c’est sur PA- 


LE- LION, 109 


rabe d’abord que le redoutable monarque du désert 
planterait ses griffes et ses dents. La cruauté a aussi 
son intelligence et la bète vorace n'ignore point que 
ce n'est pas sous une ruade de coursier tremblant 
qu'elle succombera. 

Quand l’histoire des passions des hommes est si 
difficile à éclaircir, répondez avec certitude des 
mœurs et des habitudes des animaux sauvages que 
vous ne pouvez étudier que la lance au poing où der- 
rière les barreaux épais d’une cage de fer. Demandez 
donc à ce lion affamé s’il s'amuse à faire un choix 
dans ce camp arabe qu'il vient de surprendre au mi- 
lieu de son sommeil, et si tout ce qui est à portée de 
ses ongles on de sa mâchoire n’est pas impttoyable- 
ment broyé. 

Non, non, nul n’est privilégié dans le massacre 
d'un lion irrité; forts ou faibles, grands ou petits, 
jeunes ou vieux, hommes ou coursiers saisis à la 
gorge, aux flancs, au poitrail, erient, tombent et 
meurent. 

Le lion à passé par là, et le lion, c’est la foudre. 

En Asie et dans le Bengale surtout, la chasse au lon 
est chose autrement terrifiante qu’elle ne Fest en 
Afrique. Là-bas on oppose à ce maitre puissant el 
redoulé un ennemi docile, apprivoisé, brave, ter- 
rible. 

Ce n’est plus maintenant à Fhomme arme de ses 
dards dentelés et de grands pistolets que s'attaque le 
lion surpris au milieu de son sommeil ou traque dans 


140 CHASSES. 

les immenses riseries qu'il choisit d'ordinaire pour 
sa moelleuse retraite. C’est à l'éléphant, au colosse 
qui à sa trompe pour lancer à l'air et ses redoutables 
défenses pour éventrer ; e’est à l’éléphant qui ne de- 
mande pas mieux que de combattre alors qu'on ar- 
guillonne son amour-propre, el qui se fait un plaisir 
d’obéir au cornac dont la voix seule anime 5on cou- 
rage. Certes, les ongles du lion sont aigus et rudes, 
certes, ses dents sont fortes et acérées, sa mâchoire 
étreignante comme un étau, et ses mouvemens rapides 
et élastiques comme le jeu d’une fusée; mais il se 
lasse aussi à la peine, il s’épuise en stériles tenta- 
tives, en efforts infructueux; il rugit, il bave une 
écume verdâtre ; chacun de ses regards est un 
éclair, chacun de ses rugissemens un roulement 
de tonnerre. 11 creuse profondément le sol, il se 
crispe, il se tord contre la masse énorme qu'il ne 
peut ébranler et sur liquelle il se rue sans relâche. 
Mais, terrible dans son calme, l'éléphantest là presque 
immobile ou ne piétinant que sur place, tournant et 
pivotant pour éviter les ruses de son agile adversaire, 
soufflant à l'air de bruyantes aspirations pareilles au 
sifflemens d’une pompe à vapeur, et pesant de toute 
sa foree sur le sol affaissé, dans l'espoir d’étouffer son 
ennemi sous ses pieds de géant. C’est qu’alors, voyez- 
vous, ils sont en présence l’un de l’autre, les deux 
vrais rois du monde, les deux monarques des déserts. 
L'attente des combattans est chaude ; dans la chüte 
de celui-ci il y aura plus de honte et de rage que de 


" LE LION. 411 


regrets el de remords ; dans le triomphe de celui-là, 
il ÿ aura plus d’orgueil que de gloire. Hs le savent, et 
voilà pourquoi ils ne se quitteront plus désormais qu'il 
n'y ait un cadavre à terre proclamant une omnipo- 
tence debout. Et pendant que la lutte du lion et de 
l'éléphant est si vivement engagée, pendant que des 
flancs ouverts des terribles Jouteurs s’échappent des 
flots de sang noir et épais, les chasseurs indiens soli- 
dement assis sur le plus colossal et le plus docile des 
quadrupèdes viennent en aide à leur ami et jouent 
vigoureusement du poignard chaque fois que le lion 
se trouve à leur portée. 

Souvent même, quelques hommes à pied, bardés 
d'acier sur les cuisses et sur la poitrine, s’approchent 
du lion furieux, lattaquent face à face de leurs tri- 
dens, de leurs glaives et de leurs pistolets, et disputent 
à l'éléphant la gloire de l'abattre. 

A la bonne heure des jeux faconnés de la sorte ! A 
la bonne heure des délassemens ardens et variés qui 
occupent la vie, parce que la vie y occupe elle-même 
le principal rôle! Là est le drame des voyageurs, là 
est la plus douce récompense des explorateurs euro- 
péens qui savent qu'ils n'ont quitlé leur pays que 
pour assister à des scènes moins mesquines que celles 
qui les assiègent dans leur existence de quiétude et 
de monotonie. Ah! c’est que l'indoustan est autre- 
ment taillé que nos contrées naines où les arbres se 
dressent honteux comme de faibles arbustes, où nos 
rivières sont des rigoles sans colère, où nos plus 


4.19 CHASSES. 


hautes montagnes semblent doucement posées sur le 
sol. Qu'est-ce que Le Mont-Blanc ? Me voici à côté du 
Dawalakéry. Dieu à mis de l'harmonie dans ïe monde, 
el le lion, le rhinocéros, le tigre et léléphant de- 
vaient peupler les profondes vallées et les flancs té- 
nébreux de l’Hymalaya. 






N] 
Rte 
: rnauI A tmA ! .\ nn (| | 
ET | L or" . 
DOUTE I ET : | 
\ à * à ‘| 
| ; | 








LE GROGODIDILE, 


Du CDN NE 2 M F2 


Il y a des mots et des noms qu’on n'éerit qu'avec 
répugnance et dégoût. Les lettres des substantifs 
crapauds, serpent , hippopotame , crocodile, me font 
mal à tracer : il me semble y voir quelque chose de 
gluant et de gélatineux qui m'irrite et me donne des 
nausées. Mon domestique Hugues, dont je vous ai 
parlé dans mes voyages, me dit un jour, dans sa nai- 
velé de brute : « Ah! monsieur Arago, Je ne me con- 
solerais jamais d’être avalé par un caiman, » Dieu 
sait pourtant si le crocodile eût voulu de lui! 


4144 CHASSES. 


Ce monstrueux et redoutable amphibie a le corps 
revêtu de plaques écailleuses carrelées, disposées sur 
des bandes transversales. Plusieurs carènes longitu- 
dinales sur le dos augmentent en hauteur vers la 
queue qui est comprimée, et où elles forment d’a- 
bord une double crête dentelée, et plus loin une seule 
jusqu’à son extrémité. La tête est aplatie, la gueule 
défendue par des dents crochues, nombreuses et 
serrées, et la langue très courte est attachée pres- 
que entièrement à la mâchoire inférieure. Il che- 
mine et nage à l’aide de quatre pieds trapus dont les 
antérieurs ont cinq doigts et les postérieurs quatre, 
palmés ou à demi-palmés; les trois doigts inférieurs 
de chaque pied sont seuls pourvus d'ongles. 

Les crocodiles soni, comme vous le voyez, bien 
plus favorisés que les autres sauriens el l’emportent 
sur eux par là grandeur de leur taille et par l'éten- 
due de leur puissance. Ils sont aussi mieux protégés 
qu'eux par les plaques écailleuses qui recouvrent 
presque toutes les parties de leur corps. Leur peau, 
surtout celle du dos, est en quelque sorte garantie 
par de petits boucliers que les balles du fusil peuvent 
à peine percer; leur tête large et mince sur le crâne 
est revêtue d’une plaque osseuse recouverte par la 
peau ; elle présente en avant de sa face un museau 
plus ou moins prolongé et dépourvu de gencives, de 
sorte qu’on aperçoit au-dehors de fortes mâchoires 
armées de dents très acérées et qui s’ouvrant jus- 
qu'au-delà des oreilles font voir un gosier pareil à 


LE CROCODILE. 145 


une fournaise. L’extrémité de la mâchoire supérieure 
présente en dessus une masse spongieuse, noirâtre, 
arrondie, au milieu de laquelle sont placées les ou- 
vertures des narines. La mâchoire inférieure est la 
seule mobile, et les dents pointues qui sont vers son 
extrémité dépassent les bords de la mâchoire supe- 
rieure dans les crocodiles qui habitent l'ancien conui- 
nent, tandis que toutes les dents des mâchoires sont 
engrenées entr’elles dans les caimans des Amériques, 
comme Cuvier l’a prouvé dans un mémoire rempli 
de recherches également savantes et instructives. Il 
parait, d’après la forme même de ses dents et d'après 
le mouvement de haut en bas des mâchoires, que ces 
grands reptiles ne peuvent au plus que déchirer et 
briser leur proie, mais qu'il leur est fort difficile de 
la triturer et de la mâcher. Ils sont done semblables 
en cela aux autres sauriens et aux animaux compris 
dans les deux derniers ordres de reptiles, puisqu'ils 
se voient contraints d’avaler et pour ainsi dire d'en- 
gloutir en entier leur proie dans leurs vastes intes- 
ns. Plusieurs autres naturalistes ont prétendu, mais 
à tort, que les crocodiles n’ont pas de langues. If est 
au contraire reconnu maintenant qu'ils ont tous une 
langue courte, charnue et assez épaisse , attachée 
presque entièrement en-dedans de leur mâchoire in- 
férieure à peu près comme les bactriens, de sorte 
qu'ils ne peuvent opérer avec elle qu’une déglatition 
peu sensible. 

À quoi bon, je vous le demande, des crocodiles, 


116 CHASSES. 

des erapauds, des serpens sur cette terre ? I n'est 
donné à personne de pénétrer tous les mystères de 
la création. 


+787? 67 86 48 4e — 


CHASSE. 


Le voilà dressant son rostre squameux au niveau 
des roseaux élevés et des joncs élastiques du bord. 
Sybarite amphibie , il jouit à la fois du calme de Pair 
et de [a fraicheur des eaux; il se baigne dans les 
deux élémens. Il a ses joies et ses espérances doubles, 
il trouve partout un sûr aliment à sa voracité, et il 
paraît que sa digestion est prompte, car aux viclimes 
qu'il vient de saisir succède promptement une nou- 
velle proie. 

I ya frayeur sur le rivage lorsque l'estomac du 
terrible crocodile à trop long-temps fait dictte; et 
l'on à remarqué que tous les êtres rampans ont en- 
core plus de ruse que de force et de courage pour 
s épargner une vie de privations et de souffrance. 

Le fleuve est rapide au milieu, son lit est profond, 
ses habitans agiles, rares aussi, car le courant est un 


LE CROCODILE. 447 
obstacle difficile à vaincre; et toutes frétillantes que 
soient certaines nageoires, elles ne se plaisent point 
à une lutte perpétuelle. Aussi n'est-ce pas au milieu 
d’un fleuve que vous trouvez ordinairement l’Alliga- 
tor, et ce n’est guère que lorsqu'il le traverse pour 
aller chercher sur l'autre rive une proie confiante que 
les barques voyageuses vont se heurter contre le dos 
du crocodile qui, glissant sous la lame, ressemble à 
une roche verdâtre. 

Quelques-urs de ces audacieux amphibies , àpres 
à une curée qu'ils croient aisée, vont se soulever par 
un bond rapide, s’accrocher de leurs pattes de devant 
à l'embarcation menacée et allonger le museau pour 
saisir une victime. Mais l'expérience a appris aux ma- 
rins qu'il leur fallait des haches dans celte naviga- 
tion si pittoresque, et l'imprudent Cynégire des eaux 
replonge bien vite dans le fleuve, laissant après lui 
une large trainée de sang, car ses deux pattes cou- 
pées sont restées dans le canot dont le sillage n’a été 
qu'un seul instant suspendu. 

Si pourtant, craintif devant une attaque, 1l regagne 
paisiblement le bord, vous le voyez l'œil ouvert, la 
gueule haletante, silencieux, immobile, blotti au mi- 
lieu des jones serrés, tourner la tête à droite, à gau- 
che, guetter le quadrupède ou l'homme sur qui il va 
se Jeter. 

S'il l'atteint, ee n'est pas là que la rixe aura lieu, 
c’est dans le fleuve, Nul être vivant ne peut lutter 


118 CHASSES. 
avec lui au fond des eaux, et il vient y jouir de son 
bonheur dans toute sa plénitude. 

L’alligator n'aime point les combats et les longues 
querelles. I n’a de patience que pour Pattente, il 
wa de résolution que pour se chercher un refuge 
contre le péril. Get amphibie glouton a beau être 
repu, tout ennemi surpris dans le sommeil devient 
sa proie, el ce n'est que lorsqu'il se voit attaqué qu'il 
retrouve des forces pour la défense. Mais alors 
ses évolutions sont rapides, ardentes, saccadées ; et, 
quoiqu'il n’ait ni la souplesse ni l'élasticité du lézard, 
d'un seul coup de queue aidé du mouvement de ses 
pattes s’imprégnant dans le sol, il fait volte-face et 
s’élance avec la vélocité de l'éclair sur l’agresseur qui 
le harcelait par derrière. 

Pour combattre sur un plus favorable champ de 
bataille le vorace amphibie, que fait le sauvage 
habitant des bords des fleuves souvent troublé 
dans son repos ? Il a saisi un quadrupède inoffen- 
sif, lui a lié les pieds et l'a fortement attaché par 
la queue à une longue corde dontil tient un des 
bouts. Ces préparatifs achevés, il place avant le 
jour son innocente victime tout prés des roseaux fré- 
quentés par le caiman. Dès que celui-ci, aux premiers 
et chauds rayons du soleil, savoure les douces éma- 
nations de la brise, il jette un œil curieux et inves- 
tigateur sur tout ce qui l'entoure, il cherche avec 
avidité sa pâture imprudente, aperçoit le quadru- 


LE CROCODILE. 1149 


pède captifet setrainesourdementet obliquement vers 
lui. Le chasseur alors, à l'affût derrière un arbuste 
où un rocher, pèse légèrement sur la corde tendue 
et à demi cachée sous l'herbe; il attire loin du fleuve, 
sur un terrain sec, le crocodile guetteur. Dès que 
cette manœuvre est exécutée, dès que le hideux am- 
phibie trompé dans son attente peut être attaqué 
avec succès puisqu Il ne sait aisément se mouvoir que 
dans les eaux et les endroits marécageux, d’autres 
chasseurs placés en embuscade sur le chemin qu’il 
doit parcourir pour gagner son asile naturel, l'entou- 
rent, le cerclent en poussant de grands cris, l’assail- 
lent de coups de piques, cherchent à l’atteindre au 
défaut de l'épaule, laissent le fer dans la plaie et lui 
présentent à la gueule une sorte de masse d'armes 
formée de pointes aiguës : le monstre presse et mord, 
et ses deux mâchoires sont horriblement déchirées. 

Vous comprenez qu'avec un adversaire aussi re- 
doutable que le caïman dont la force est prodi- 
gieuse, il y a quelquelois un grand nombre de victi- 
mes, et que tous les combattans ne renirent pas dans 
leurs cabanes. Mais alors la lutte est chaude et vive 
je vous le jure, car les Indiens, à l'aspect d’un de 
leurs camarades en péril, ne labandonnent pas sans 
secours au triple rang de dents du monstrueux am- 
phibie. 

Voyez quelle ardeur et quelle audace de la part 
des assaillans ! Voyez quelles merveilleuses évolutions 
de Ia part de leur adversaire! Tous les dards frappent 


120 CHASSES, 


à la fois; vingt masses tombent comme un roule- 
ment, vingt pointes aiguës sont dirigées contre ses 
yeux, les fers glissent sur les dures écailles, un léger 
mouvement du monstre rend inutile l'adresse des 
pointeurs qui cherchent à lui crever les prunelles ; 
ce sont des cris de rage d’une part, ce sont des souf- 
flemens saccadés de l’autre; iei @'est espérance du 
triomphe, là c'est la crainte de la défaite ; et, quand 
le sang du crocodile aux aboiïs commence à couler, 
quand il comprend que ses forces s’épuisent à une 
lutte inégale et que la barrière de fer qu'on oppose 
à sa retraite est infranchissable, il se résout à la mort ; 
mais-il veut une victime, et il laura. Les masses de 
fer ou de bois tombent toujours, les pointes aiguës 
pénètrent , la terre sanglante est profondément dé- 
chirée ; les dents tranchantes du caïman se sont usées 
à mordre des objets durs comme elles, la gueule est 
rouge, il s'arrête palpitant, il ne bouge plus, 1l ferme 
les yeux. Les vainqueurs satisfaits s’approchent alors 
pour mesurer la longueur du cadavre et assister aux 
dernières fureurs de Pagonie. Toul à coup le cadavre 
se redresse et s’élance, il saisit par la jambe un des 
chasseurs qui crie et tombe, la gueule du monstre 
s'ouvre de nouveau et va saisir el broyer le cou de 
son ennemi. En vain les efforts des Indiens essaient- 
ils de disputer la victime au caïman; en vain ont-ils 
retrouvé toute leur énergie pour la vengeance, il y 
aura deux corps inanimés, mutilés et déchirés sur le 
sol, C'était ce que voulait le crocodile avant de mou- 


LE CROCODILE, 424 
ris. Et cependant, vous le savez conne mot, les ani- 
maux voraces des Amériques sont infiniment moins 
cruels et moins vigoureux que ceux des Indes ou de 
l'Afrique. Leur taille est moindre aussi , et la guerre 
que leur déclarent les peuplades sauvages est égale- 
ment moins chaude et moins meurtrière que celle 
qu'on leur fait à Angole, à Gambie, chez les Cafres , 
aux Moluques et dans presque tout l'Indoustan. 

Les nègres du Sénégal, qui estiment fort la chair 
du crocodile, provoquent ce redoutable amphibie 
pendant son sommeil. Pour cela, ils vont à sa recher- 
che dans des marécages presque desséchés et dans 
lesquels le crocodile peut à peine nager. Ils s'avan- 
cent alors bravement vers lui, le bras gauche enve- 
loppé dans un cuir épais; ils lattaquent à coups de 
lance ou de sagaie, essaient de lui crever les yeux ; 
puis ils lui ouvrent la gueule qu’ils tiennent plongée 
sous les flots, placent entre ses mâchoires un fer aigu 
qui les empêche de se refermer, et le crocodile, suf- 
foqué par le manque d’air et l’eau qu’il avale en abon- 
dance, meurt après une douloureuse agonie. 

Les Égyptiens ont recours à une autre ruse : ils 
creusent d'abord une large et très profonde rigole 
qu'ils couvrent de feuillage et de sable, Ensuite ils 
eflraient le crocodile par leurs cris et le poursuivent 
de telle sorte qu'il soit dans l'inévitable nécessité de 
passer sur le piège qu'ils lui ont tendu. L'animal 
tombe, et alors il est assominé ou fait prisonnier dans 
de solides filets. 


Le M y 


422 CHASSES. 
Les sauvages de la Floride ont une nouvelle ma- 
nière de lutter avec plus d'avantage contre ce terrible 
amphibie qui vient aux jours de disette assiéger les 
habitations isolées. Ils vont par troupe à sa rencon- 
tre, portant un tronc qu'ils ont auparavant taillé en 
pointe; des naturels lui enfoncent rapidement l'arbre 
dans la gueule béante, tandis que d’autres se préci- 
pitent sur leur adversaire et le frappent au défaut des 
écailles. Vingt historiens dignes de foi racontent ce 
fait, et cependant je ne crois guère à sa véracité. 

Si maintenant nous descendons les larges fleuves 
américains et nous nous laissons entrainer par ces 
grandes routes qui marchent, et si, traversant l’A- 
tlantique, une brise d'Ouest nous pousse vers le Cap 
de Bonne-Espérance, dès que nous l’avons doublé, 
nous remontons vers le Nord-Est et nous voyons poin- 
dre à l'horizon une terre rouge, sauvage, marûâtre : 
c’est Madagascar, Madagascar si falaie aux Français 
qui cherchent en vain depuis si longtemps à y plan- 
ter leur pavillon dominateuretàla civiliser par le com- 
merce et l’industrie. Que l'Européen s'éloigne sans 
regret de ce sol ingrat et destructeur ; les populations 
y meurent plus vite encore que sous la zône torride 
du Sénégal. 

Là, dans le sud de cette île immense, découpée du 
continent africain par quelque colère océanique, si- 
gnalée encore aux navigateurs par les formidables ou- 
ragans qui s'engoufifrent dans le canal de Mozambi- 
que, vous voyez Farafangane, rivière calme et pro- 


LE CROCODILE. 123 
fonde, et des centaines de crocodiles, inoffensifs tant 
qu'ils trouvent des vivres au milieu de leurs épais ro- 
seaux, sortir le matin de leur retraite silencieuse, et 
s’assoupir pendant une grande partie de la journée 
sur la plage déserte. 

Vous savez que ce sont là des hôtes et des voisins 
dangereux ; vous savez s'ils aiment à faire leur repas 
de chair humaine : eh bien! à moins qu’un capitaine 
de navire où un naturaliste étranger ne veuille ache- 
ter à prix d'or ou d’étofles la dépouille de ces mons 
tres à l’insouciant Madécasse, celui-ci couché dans sa 
hutte, les laisse dans leur repos qu'il semble crain- 
dre de troubler. 

La superstition de ces peuples indomptés jusqu'à 
ce Jour, ennemis de toute civilisation, entre pour 
beaucoup dans les motifs de leur triste apathie. Le 
crocodile est chez lui en certaines occasions l’auxi- 
liaire obligé de la justice des hommes, et il serait plus 
exact de dire que c’est à lui seul qu'est réservé le droit 
d’absoudre ou depunir. 

Quand une femme est accusée d’un crime, ou que 
ses juges naturels ne sont pas bien convaincus de sa 
culpabilité, la Madécasse est condamnée à subir une 
épreuve quele caprice du crocodile rend décisive. 

Il y a au milieu du fleuve, à quelques lieucs de son 
embouchure, une île de joncs serrés et droits où vous 
voyez S’épanouir à l'air une innombrabie quantité de 
ces monstrueux alligators; c'est vous dire aussi que 
les eaux du fleuve en sont infestées. La femme que 


124 CHASSES. 

les lois du pays n'ont pas osé frapper est forcée, pour 
prouver son innocence, de traverser le fleuve à la 
nage, de s'asseoir devant la population attentive à cô te 
de la première barrière de jones dressés sur File, et 
de ne regagner le rivage que deux heures plus tard. Si 
l'olligator respecte la voyageuse, elle est conduite 
en triomphe à la bourgade, et nul indigène depuis ce 
moment n'oserait lui reprocher un crime dont Îes 
crocodiles l’ont déclarée non coupable. 

Vous conviendrez que c'est prendre pour arbitres de 
singulières intelligences. 

— Mais voulez-vous une lutte plus curieuse et plus 
terrible que celle qui a lieu aux bords des fleuves 
américains? Voulez-vous voir aux prises un de ces 
redoutables amphibies de 30 à 36 pieds de long contre 
un seul homme qui ose l'attirer à lui, l’attendre et le 
vaincre? Venez. 

J'aidit commenties naturels de Timor, sur la plage 
de Boni, s'emparaient par la ruse et l'audace des cro- 
codiles qui infestent la rade de Coupang. Eh bien ! à 
Solor, à Savu, à Kéra, îles sauvages, sol brûlant, 
rouge et foncé, abrité pourtant par les immenses pa- 
rasols d’une verdure éternelle, une rencontre entre 
les farouches Malais et le terrible crocodile qui veut 
s'y reposer Île jour sur le sable du rivage sera un 
drame plein d'intérêt et de curiosité. 

— Ge ne sont ni les habitans de Coupang ni ceux 
plus intrépides encore de Dielhy que je vais vous mon- 
trer à l’œuvre : les uns et les autres façonnés à toute 


LE CROCODILE 126 
sorte de perils viennent à bout du crocodile à l'aide 
d'un moyen qui, s'il expose la vie d'un homme, 
permet au moins à ses Compagnons armés de 
venir à son secours quand le monstre est pres de 
remporter la victoire. Dans les deux établissemens 
dont je vous ai déjà parlé, les chasseurs qui ont vendu 
d'avance à quelque capitaine européen une carapace 
d'alligalor, s'emparent de Pamphibie vivant en leu- 
trainant loin des flots dans un lieu sec et ouvert. La, 
tandis qu'un seul homme loccupe en imitant un cri 
plaintif d'enfant, d’autres Malais armés de crihs et 
de flèches empoisonnées entourent le monstre apres 
que le plus audacieux des chasseurs lui à sauté sur le 
dos et passé dans la gueule ouverte un rude bâton 
noueux qui lui sert de frein et que deux mains vigou- 
reuses placées aux deux extrémités n'abandonnent 
Jamais. Lorsque lalligator a reçu assez de blessures 
dans la gueule béante, sur les flancs et au défaut de 
la cuirasse, le cavalier saisit un moment de repos, 
désenfourche l'amphibie et s'échappe. Libre alors, le 
crocodile retourne dans son empire, et peu de témps 
après Il nage sur les flots dévoré par le poison du Bo- 
hon-hupas que les flèches aiguës et les lumesondoyau- 
tes viennent de déposer dans ses entrailles. 

Certes cela est beau et curieux à voir; certes tl 
faut des courages de Malais, des crihs de Malais pour 
mener à bout de si audacieuses entreprises. 

Mais les guerriers de Solor ont encore uu degré de 
plus d'énergie et de témérité que ceux de Dielhy et 


126 CHASSES. 

de Coupang. Là on dirait qu'ils ne se servent point 
du glaive pour se défendre, mais seulement pour at- 
taquer ; el la cruauté est peut-être une vertu chez 
ces peuples farouches. Ombay l’anthropophage est à 
très peu de distance de Solor. Ici, dès que l'alligator 
devient importun et irouble le sommeil de l’indigène 
élendu dans sa case bâtie sur pilotis, le naturel se 
dresse irrilé, arme sa main droite du redoutable 
crihs, prend par le milieu et dans sa gauche un ins- 
trument en fer pareil à un pilon racourci et terminé 
aux deux bouts par des pointes dentelées. Dès que les 
deux adversaires sonten présence, lamphibie étonné 
qu'un seul homme ose l’attendre agite fébrilement 
sa queue aux frémissants anneaux. Le Malais indigné 
aussi qu’on veuille se défendre contre lui, pose un 
genou en térre, plongeant son ardent regard dansle 
regard glauque du crocodile : et les voilà tous les 
deux à petits pas comme deux tigresses qui s’obser- 
vent prêtes à se déchirer de leurs dents et de leurs 
ongles, se rapprochant insensiblement, rampant l’un 
vers l’autre; et dès qu'ils sont assez près pour sentir 
la chaleur de leurs corps en haleine, le naturel de 
Solor présente audacieusement sa main gauche à la 
gueule du monstre : elle s’ouvre, elle se dilate : le 
poing armé y pénètre, les mâchoires se referment 
avec fureur, et quand les deux dards ont pénétré des- 
sus et dessous, nul effort du monstre ne peut les 
arracher de la plaie. Le crihs fait alors son office : 
il fouille dans les épaules de l'ennemi à demi-vaineu 


_ 


LE CROCODILE, 421 


et va déposer dans ses chairs le venin destructeur. 

Vous comprenez le danger de ces merveilleuses at- 
taques, car il n’est pas toujours bien certain que le 
crocodile morde à l'instrument qui lui est présenté. 
Oh! alorsce’est un combat bien plus rude, bien plusardu, 
la lutte s'engage terrible entre les deux jouteurs, et 
tout brave qu’il est, le naturel de Solor est presque 
toujours forcé de succomber. 

Devons-nous ajouter foi aux récits de quelques té- 
méraires voyageurs qui osent assurer que si plusieurs 
hommes et une seule femme se baignent ensemble 
dans les flots, la femme d’abord est victime de la vora- 
cité du crocodile. Ce sont là de ces observations qu'il 
est aussi difficile de constater que de combattre : ce 
sont là de ces faits douteux que propagent sans doute 
de vieilles traditions ou peut-être même l'antique reli- 
sion de ces peuples. Mais M, Thilmann, secrétaire du 
gouverneur de Coupang, qui habite la colonie depuis 
un grand nombre d'années et auprès de qui j'ai voulu 
prendre ce curieux renseignement, n’a pu aitester ni 
détruire l’assertion de quelques explorateurs. Au 
surplus, la galanterie du crocodile est bien capable 
de donner gain de cause aux historiens qui ont pris 
la peine d'étudier sa vie d’embüches et de meur- 
tres. 

Hommes ou femmes, ne vous baignez jamais dans 
la rade de Coupang; si le vorace crocodile fait un 
choix, c’est seulement pour saisir la proie la plus fa- 
eile et la plus voluminense, 


128 CHASSES. 

Savu esttout près de Solor, Savu fa riche, la par- 
fumée, la diaprée, baïgnant ses pieds rocheux dans 
les eaux diaphanes de Kéra aux ombrages délicieux 
où pourtant se promène en souverain le monstrueux 
boa. Savu est tributaire de Timor au gouverneur 
‘duquel il envoie des guerriers, dès que quelque rajah 
insoumis lève contre la domination européenne une 
tète audacieuse. 

À Savu, le crocodile vient se reposer le matin et 
le soir de ses lointains pélerinages dans les rades et 
les criques éparses au milieu de ce riche archipel. 
Eh bien ! le sauvage indigène de Savu plus téméraire 
encore que celui de Solor, de Coupang et de Dielhy 
dédaigne d'attendre le crocodile sur la grève dans 
les allées de cocotiers qui ombragentles habitations. 
1 va lui, armé d’un poignardempoisonné, le chercher 
au sein de son empire, il s'en approche à la nage, il 
suit ses rapides mouvemens sous les eaux, et quand 
les deux corps se touchent, le naturel de Savu plonge, 
remonte presque en mème temps, enfonce le dard 
aigu dans le ventre de l’amphihie, le retire, l'y re- 
plonge encore et ne songe à la retraite que un 
les flots de sang rougissant les eanx annoncent que 
les derniers soupirs de lamphibie rendent inutiles 
de plus grands efforts de courage. Savu est une des 
plus pelites îles de cet archipel malais que je vous ai 
fait connaître; Savu en esi sans contreuit la plus re- 
marquable par l'audace de ses farouches habitans. 

Dans ses luttes terribles au milieu des eaux, ilarrive 


LE CROCODILE. 129 
quelquefois que l'intrépide combattant vaincu par 
l’agilité de son adversaire plonge sans pouvoir ren- 
contrer en remontant à la surface le ventre qu'il vou- 
lait percer. Alors le crocodile aux aguets se précipite 
à son lour vers son ennemi pris au dépourvu, le saisit 
dans son immense gueule par le corps ou par l'un de 
ses membres, l’entraîne au fond de l'abime, et dés 
qu'il l'a noyé, reprend avec sa proie la route du rivage 
où il va la dévorer sous l'épais feuillage d’un bananier 
au pied duquel il laisse de hideux débris signalant 
une victime du redoutabie allisator. 

Dans une promenade que je fis un jour à Savu, je 
Lrouvai sous un magnifique rima des ossemens hu- 
mains horriblement mutilés et des lambeaux de chair 
en putréfaction. C’est qu'un crocodile était venu là 
quelques jours auparavant compléter son déjeuneraux 
rayons d'un soleil généreux, Chaque race à ses joies 


et ses fêtes, 





D'ÉDbÉPIANT 


D CD ENT IN GX ZX mi 


L'éléphant réunit à lui seul la prudence et l'indus- 
trie du castor, l'intelligence et l'adresse du singe, la 
reconnaissance et la fidélité du chien. Sa mémoire est 
prodigieuse et mille exemples viendraient à l'appui 
de cette assertion si le moindre doute pouvait s'élever à 
cet égard. I affectionne beaucoup ies enfans et les fem- 
mes dont il se plaît à écouter la douce voix. I ne provo- 
que presque jamais les hommes ou les animaux, mais 
en reçoit-il un outrage ou une blessure, 11 va brave- 
ment à eux el sait en tirer une vengeance éclatante. 


132 CHASSES,. 


Sa coquelterie est extrême, el 1l ne marche jamais 
plus fier et plus superbe que lorsqu'il est richement 
Caparaçonué. 

L'Afrique est le lieu de la terre où ces colosses se 
montrenten plus grand nombre. La durée de leur vie 
u a pu étreencore bien nettement précisée; cependant 
on s'accorde à dire qu’ils vivent deux siècles. Onésime 
assure mème que leur existence peut aller jusqu'à 
500 ans, et Philostrate rapporte que l'éléphant Ajax 
qui combatuit pour Porus contre Alexandre, vivait 
encore 400 ans après la célèbre victoire du fils de 
Philippe. 

La couleur ordinaire de ces gigantesques animaux 
est d’un gris cendré ou noirâtre. Quelques voyageurs 
prétendent en avoir rencontré de blancs, mais la vérité 
de cette assertion n’est pas positivement démontrée, 
et quant aux éléphans rouges que plusieurs explora- 
leurs ont cru rencontrer chez les Hottentots et les 
Cafres, nous sommes certain qu’ils n’empruntaient 
leur couleur qu'au sol sanguin sur lequel ils avaient 
coutume de se rouler. 

La taille des éléphans varie selon les zônes qu'ils 
habitent. Ceux des Indes ont jusqu'à 14 ou 15 pieds 
de hauteur; ceux du Sénégal 10 ou 11 seulement. 
Le corps de ce colosse est lourd et sans souplesse ; son 
cou, très court, est la principale cause de la raideur 
de ses mouvemens, et bien que ses jambes de devant 
semblent être plus longues que celles de derrière, 
celles-ci en réalité le] sont davantage. Son pied ex- 


| ELEPHANT. 133 


cessivemenht pelit, est partagé en cingdoigis non ap- 
parens, et la plante est revêtue d’une espëce de corne 
qui la protége complètement. Ses oreilles sont tres 
grandes et assez mobiles pour chasser les mouches 
qui viennent effrontément se poser sur ses paupières. 
Ses yeux sont petits el pleins d'expression; son odo- 
rat exquis se plait beaucoup à respirer les fleurs et 
les parfums; son ouie, fort délicate, est peut-être un 
des moufs qui le passionnent pour la musique, et 
l’on a vu des éléphans battre la mesure et marquer 
spontanément les différens temps à la première audi- 
tion d'une symphonie instrumentée. 

Sa trompe, que les naturalistes ont avec assez de 
raison appelée sa main, lui en sert en effet, et le petit 
rebord qui la termine fait l'office d'un doigt dans les 
exercices qui demandent la plus minutieuse dex- 
térité. 

Le terme moyen de sa force est celle de six che- 
vaux ; l'éléphant de l’'nde charrie sans peine trois et 
quatre milliers pesant ; celui d'Afrique enlève facile- 
ment avec sa lrompe 206 livres qu'il place lui-même 
sur ses épaules, el peut porter plus d’un millier sur 
ses défenses. 

Pour entretenir li vigueur de Féléphant il faut fui 
donner au moins 100 livres de riz par jour. Dans les 
forêts, il se nourrit de racines, d'herbes, de feuillage 
et de bois tendre ; ce fourrage est évalué à 150 livres. 
L'éléphant aime beaucoup le vin et les liqueurs 
lortes. 


134 CHASSES. 

Au pas ordinaire, il suivrait un cheval au petit 
trot ; ivrité, il l’'atteindrait aisément au galop. Qua- 
rante licues sont à peu près le chemin qu’il peut faire 
dans une journée sans être obligé pour cela de renon- 
cer au même trajet Le lendernain. 1 est excellent na- 
seur, et lon n’estpas peusurpris de voir souvent entre 
deux eaux, la trompe seulement à lair, un de ces 
immenses quadrupèdes chargé même quelquefois de 
lourds fardeaux, traverser avec rapidité des rivières et 
des fleuves. 

L'éléphant, quoique naturellement timide, est ce- 
pendant peu craintif. Les feux artificiels le jettent 
dans une grande épouvante. 

Sa pudeur est extrême; jamais 1l ne se livre à ses 
ébats amoureux que dans les retraites les plus isolées 
et dans les forêts les plus solitaires. S'il se voit surpris 
alors par des chasseurs, il s’abandonne à d’ardens 
accès de colère et se met à la poursuite des indiscrets 
qui paient souvent fort cher leur imprudente curio- 
sité. La femelle porte deux ans pendant lesquels le 
mâle lui reste fidèle. Elle ne donne qu’un seul petit 
à la fois, lequel, à sa naissance, a des dents ei est de 
la grosseur d’un sanglier. A six mois, il est plus grand 
qu’un laureau, — En état de domesticité, il n’y a pas 
d'exemple qu’un couple ait jamais produit. 

Tout esclave, en effet, doit manquer de force et de 
virilité, 


CHASSE. 


La civilisation est le plus implacable des dévora- 
teurs. Dès qu’elle faitune trouée dans un pays, tout 
s'y modifie; dès qu'elle s’y établit, tout est changé, 
bouleversé, les hommes, les quadupèdes, les fleuves, 
les montagnes et quelquefois même le climat. C’est 
que pour construire il faut creuser dans les abîmes, 
et que le besoin de possession est un aiguillon qui 
pénètre dans les flancs et qui n’en sort qu'avec la 
vie. 

Nul de nous n'aime à jouir d’un bien commun à 
tous, car il y a de l’égoisme dans la félicité, et l'on 
n’est réellement heureux dans le monde physique et 
moral qu'alors qu’on peut l'être sans le secours de 
personne. La stérilité et le désert sont les seuls enne- 
mis que l’avide explorateur ne cherche pas à soumet- 
tre, et c’est pour cela peut-être qu'on a raison de dire 
qu'il y a beaucoup de paresse et de vanité dans le pro- 
grès. Quand Vasco de Gama doubla pour la premiére 
fois le Cap des Tempêtes, il vit le sol âpre, rude, 
sombre, déchiré, et le flot poussé par la brise de 
l'Ouest se ruer avec un fracas horrible sur les galets 
roulés de la grève envahie. 

Les siècles marchèrent, de larges môles de granit 
opposèrent leurs flancs robustes aux colères océani- 


150 CHASSES. 
ques, une ville surgit et Table-Bay devint le princi- 
pal point de relâche des navires voyageurs qui, sur 
la trace des Portugais, allaient interroger les riches- 
ses et les curiosités des Indes-Orientales. 

Cependant, des peuplades farouches chassées du 
rivage essayérent de le reconquérir : elles ne répon- 
dirent, hélas! aux fusilset au bronze européen qu'a- 
vec des flèches et des casse-têtes; elles furent vain- 
cues, refoulées, et lon comprit seulement alors tout 
le parti qu'on pourrait tirer d’une immense et riche 
végétation inconnue à nos climats, Ici se dressérent 
de nouvelles difficultés. On avait dompté le Cafre, le 
Hottentot, il fallut songer à soumettre les rigueurs du 
sol et la férocité des quadrupèdes qui peuplent ces 
steppes et ces forêts éternelles. 

Mille courses aventureuses furent tentées. L'amour 
du gain d'abord, et plus tard la curiosité vainquirent 
les premiers obstacles. On avançait pas à pas, on dé- 
frichait et l'on traçait des routes avec une grande 
prudence; car le tigre et le lion laissaient autour des 
voyageurs des traces de leur récent passage. Le feu 
vint en aide au glaive et au bronze, des forêts im: 
menses disparurent sous la flamme, et leurs cendres 
jécondérent le soi. 

Cependant, les populations sauvages de l’intérieur 
cherchaient à effrayer les nouveaux venus par le récit 
des dangers auxquels ils allaient s’exposer en se trou- 
vant face à face avec des bêtes féroces de ces contrées ; 
et, comme dans toutes les tentatives hasardeuses les 


L'ÉLÉPHANT. 137 
courageux explorateurs ne crurent à la réalité du pé- 
vil qu'alors qu'il vint s'offrir à leurs regards. I y eut 
un grand nombre de victimes de part et d'autre ; 
vainqueurs et vaincus, colons et bêtes féroces se tin- 
rent sur la réserve, Les Européens se bâtirent de so- 
lides retraites, s'entourèrent de nombreux serviteurs ; 
la destruction commença dans les rangs des premiers 
hôtes de cette terre régénérée, 

Que sont devenues depuis la possession du Cap ces 
meutes écumeuses de bêtes féroces dont on trouve 
à peine aujourd'hui quelques individus dans l’inté- 
rieur des terres africaines? Où sont ces terribles 
lions qui venaient par bandes mêler leurs rugisse- 
mens à ceux des vagues irritées ? dans quelle retraite 
assez profonde se cachent les monstrueux rhinocéros 
qui, dans leurs courses bruyantes , renversent d’un 
coup d'épaule les arbres les plus robustes; ces trou- 
peaux immenses d’éléphans voyageurs qui venaient, 
il y a peu d'années encore, faire de tranquilles pro- 
menades jusque dans les villages des Cafres et des 
Hottentots, qui les recevaient comme des amis ? 

Levaillant vousle dit, et Levaillant est moins men- 
teur qu’on nes’est plu à le propager. Il a vu, lui, dans 
ses courses au nord (le la colonie du Cap, des centaines 
d'éléphans ne se révoltant qu'alors qu'ils se voyaient 
attaqués ou qu'ils se sentaient blessés; et encore fal- 
lait-il que Ja douleur du monstrueux quadrupède 
fût bien grande ou que toute retraite lui devint im- 
possible pour qu'il se décidät à accepter la lutte pro- 

AY 10 


138 GHASSES. 


posée. Aujourd’hui les éléphans sont presque aussi 
rares que les lions et les tigres; et les explorateurs 
traversent souvent de vastes solitudes sans entendre 
un rugissement sourd ou un seul cri de bête féroce. 
L’effroi, l’impérieux besoin de sa conservation 
personnelle ont-ils changé la nature primitive de 
l'éléphant, et devons-nous à la guerre permanente 
qu’on Jui a faite cette turbulence, ce besoin d’envahis- 
sement et de destruction qui le possède aujourd’hui ? 
Cela peut être, cela est rationnel, et les peuplades 
sauvages au milieu desquelles vient se jeter à l'impro- 
viste ce formidable quadrupède le redoutent presque 
autant que le lion et le tigre. La masse est énorme, le 
cuir dur à percer, les balles des plus gros fusils sont 
mesquines contre une vie si puissante ; et dès que la 
douleur s’est fait sentir, gare aux cabanes des sauva- 
ges contre lesquelles l'éléphant blessé va se ruer dans 
sa furie ! II ne cherche pas d’abord à tuer, mais à dé- 
truire, à abattre, à bouleverser ; il piétine sur Île toit 
des maisons et sur les cadavres des hommes ; il arra- 
che de sa trompe vigoureuse les plus solides barriè- 
res; il perce de ses énormes défenses les cloisons les 
plus épaisses ; vous voyez voltiger dans l'air des cada- 
vres de Hottentots, de Cafres et d'animaux domesti- 
ques; c’est une avalanche de débris qui retombe sur le 
sol pour monter un instant après jusqu’à la hauteur 
des arbres les plus élevés ; car, lorsqu'il manque un 
aliment à la colère de l'éléphant dont le sang a rougi 
le sol, il le cherche dans les massifs en ruines 


L'ÉLÉPHANT. 439 


qu'il avait déjà abandonnés. Une peuplade entière est 
sans asile par cela seul qu’une balle aura frappé un 
éléphant sans l'abattre. 

Et cependant, Levaillant et quelques autres voya- 
geurs n’ont pas craint de publier dans leurs amusan- 
tes relations que des éléphans blessés par eux pas: 
saient souvent à leurs côtés sans leur faire le moindre 
mal et sans chercher à se venger. 

Toutes les races s’abätardissent, disent les philo- 
sophes. Est-ce donc s’abâtardir que de gagner en 
cruauté ? 

Dès que sur le terrain sont empreintes de fraîches 
traces de pieds d’éléphant, toute une bourgade est 
en émoi et se prépare au combat. Ceux-ci sont armés 
de fusils chargés de balles de plomb où l’on a mélangé 
un peu d’étain; ceux-là portent en main de durs 
casse-têtes ; d’autres, armés d’arcs et de très courtes 
flèches empoisonnées, sont sûrs au moins que, si la 
peau du quadrupède est percée, la mort viendra bien- 
tôt saisir sa proie ; car il est actif, Je vous jure, le 
poison dont les Cafres frottent leurs armes de guerre, 
et robustes aussi sont les bras qui s’en servent comme 
défense et comme attaque. 

Je vis un jour, à quelques lieues au nord-ouest de 
Table-Bay, tout un village détruit sans que je pusse 
d’abord en soupçonner la cause. Je m’imaginai qu’en 
guerre avec un village voisin, il avaitété vaincu, et que 
la rage du vainqueur avait accompli cet acte de des 
truction ; mais plus Join j'aperçus, campés sur Ja li- 


fra, 


440 CHASSES. 


sière d’un bois épais, les pauvres habitans sans de- 
meure; et c'est alors seulement que j'appris que la 
colère d’un éléphant avait fait ces épouvantables ra- 
vages. À une lieue de là, guidé par un vol énorme 
de vautours affamés, je trouvai le cadavre d’un élé- 
phant sur la tête duquel Ctaient encore incrustées 
des flèches aiguës. Il avait 12 pieds de hauteur : les 
hyènes et les vautours ne manquèrent point de vi- 
vres. 

Par quels moyens les Cafres parviennent-ils à se 
défendre contre les éléphans, au milieu desquels ils 
ont bâti leurs villages ? Ils emploient la ruse, bien con- 
vaincus que la force et le courage ne leur viendraient 
guère en aide. À cet effet, autour de leurs cases et à 
une centaine de pas de leurs habitations, ils ont creusé 
des fossés profonds séparés les uns des autres par de 
petites rigoles étroites, qui leur sont indiquées à l’aide 
de pieux plantés en terre et sur lesquels ils se diri- 
gent pour s'éloigner ou se rapprocher de leurs fa- 
milles ; les fossés, profonds et larges, sont recouverts 
de perches flexibles sur lesquelles on à étendu des 
brassées de rameaux et de feuillage. 

Sitôt que léléphant annonce sa visite, une trompe 
sonore dit à la bourgade la présence de l'ennemi : on 
s’arme, On va au-devant du quadrupède, qu’on laisse 
tranquillement poursuivre sa route s’il ne songe 
point à l'attaque. Mais, pour peu qu’il fasse mine d’ac- 
cepter le combat, les Cafres fuient en cherchant à 
attirer le quadrupède sur leurs pas. Celui-ci s'avance 


L'ÉLÉPHANT. 141 
en effet, voit une proie facile qu'on semble ne pas 
vouloir lui disputer ; il arrive plein de confiance au 
bord du village, il pose un pied imprudent sur les 
feuilles amoncelées, et la masse énorme s’engouffre 
dans la fosse, où on le tue alors avec des balles sûre- 
ment dirigées. 

Un des plus riches planteurs du Cap m'a assuré 
que, dans une de ces chasses terribles entre le pays 
des Cafres et celui des Hottentots, un de ses frères 
qui venait de blesser un éléphant se vit poursuivi 
par la bête furicuse qui laissa, sans daigner les re- 
garder en passant auprès d'eux, les autres chasseurs; 
que gagné de vitesse par elle, il grimpa sur un arbre 
afin d'éviter la mort ; mais aqu’arrivé là, l'éléphant 
furieux attaqua le tronc de ses redoutables défenses, 
puis essaya de le déraciner à laide de sa trompe, et 
qu'il Pabattit enfin d’un terrible-coup d'épaule : le 
malheureux frère fut Lroyé sous les pieds de son en- 
nemi. 

Le besoin rend ingénieux les sauvages habitans 
des pays où la vie de chaque jour s’achète par des sa- 
crifices et des périls. Ils ont surtout un merveilleux 
instinct pour combattre les rigueurs du so! qu'ils 
foulent, du ciel qui les vêtit, ou les envahissemens 
des bètes féroces qui leur disputent le terrain. Aussi 
quand les éléphans, à la piste d'une population pré- 
venue, ont assez d'adresse pour ne pas se laisser pren- 
dre aux fossés creusés autour d’une bourgade, qu'ar- 
rive-t-il alors ? que le village est assiégé, bloqué dans 


442 CHASSES. 


toutes les formes; que nul habitant ne peut en sortir 
sans s’exposer à une mort presque certaine, et que la 
faim dévorante est le plus sûr auxiliaire du quadru- 
pède temporiseur. 

Pour échapper à ce danger qui peut se présenter 
assez souvent , les Cafres d'abord, et à leur exemple 
les Hottentots, apprivoisèrent des éléphans pris au 
piége ; ils les soumirent à force de soins et de ten- 
dresse ; ils les dressèrent aux combats et se mirent 
modestement sous leur protection, La guerre alors 
se faisait de colosse à colosse; c'étaient des rochers 
énormes que la main puissante de Dieu poussait l’un 
contre l’autre. Les défenses aiguës entraient dans les 
flancs déchirés, les trompes calleuses se saisissaient, 
s’entremêlaient, s’enroulaient comme deux boas ir- 
rités cherchant à s’étouffer ; les sourds mugissemens 
des bêtes furieuses remplissaient les échos des mon- 
tagnes et des forêts, et la terre résonnait sous les pieds 
gigantesques des deux athlètes comme tous les bat- 
toirs d’un millicr de blanchisseuses à l'ouvrage. Ge 
n'était plus un combat, c'était une horrible tuerie 
où les lambeaux de chair tombaient noirs et rouges 
des oreilles et des épaules. Le spectacle était magni- 
fique. Fe 

Mais comme dans presque toutes les luttes le cou- 
rage Joint à ia générosité doit l'emporter sur la force 
brutale, le champ de bataille demeurait presque tou- 
jours à l’éléphant protecteur, et il rentrait en triom- 
phe dans le village sauvé par lui, au milieu des bruyan- 


L'ÉLÉPHANT. 143 


tes acclamations de toute la population enivrée. 
Hélas! hommes et quadrupèdes, oiseaux et pois- 
sons sont soumis à une même loi, à une loi com- 
mune, éternelle, contre laquelle viennent se briser 
les plus fermes volontés, les plus éncrgiques cou- 
rages. Qui vous dit que les mollusques , les ma- 
drépores, les coraux, les arbres, les plantes, les ro- 
chers n'en subissent pas la rigueur? Cette loi est 
volontaire, tyrannique; tout front se courbe devant 
elle quand elle à parlé haut, tout orguecil s’abaisse 
quand elle à dit : Je veux. A sa voix puissante, le fort 
devient faible, le lâche brave, le poltron audacieux ; 
à sa voix encore, lami trahit son ami, le fils se ré- 
volle contre sa mère. 

Le stupide Hottentot seul peut-être ne s'était pas 
douté de cette immuable loi qui régit le monde, et il 
a fallu que léléphant la lui fit connaitre. 

Lorsque dans une bourgade on avait apprivoisé un 
de ces intelligens colosses, il n’était jamais venu 
dans la tête du moins inepte de ces demi-brutes qu’il 
fallait au défenseur autre chose que des soins assidus, 
une bonne litière et des vivres en abondance. Ils ne 
demandaient pas mieux que de donner ce qui est 
pour eux d’une absolue nécessité; mais l'éléphant est 
cent fois plus riche en intelligence que le Hottentot, 
il a même du cœur et des passions, et ce cœur et ces 
passions cherchent souvent au dehors un écho fi- 
dèle, 

Aussi qu’arriva-t-il? Que les malheureux Hottentots 

. LS 


A44 CHASSES. 


comprirent trop tard les motifs des fréquentes irrup- 
tions dont ils étaient harcelés. 

Voilà des cris qui annoncent l’approche d’un élé- 
phant! Vite, vile un appel à notre défenseur! On se 
méle, on se presse autour de lui, on le caresse de la 
voix et de la main, on lui montre une conquètc fa- 
cile, on lui désigne son adversaire, on lui ouvre la 
lice... Et au même instant les déux combattans qu’on 
espère bientôt voir se déchirer partent côte à côte 
comme de vieilles connaissances , comme de chauds 
amis, et regagnent les bois et les profondes solitudes. 
C'est un mâle et une femelle qui vont peupler ces dé- 
SORESS 

La tendresse de Féléphant mâle pour la femelle 
qu’il s’est choisie le pousse parfois jusqu’au dévoue- 
ment le plus sublime. Dans les temps de disette, sur 
les terrains appauvris, la plus large portion de la pi- 
tance appartient à la femelle, et, dans les dangers à 
courir, on voitle mâle intrépide se jeter au-devant du 
coup destiné à sa compagne. 

En 1822, lors d'une chasse générale, à laquelle 
pourtant M. Rouvière ne voulut point prendre part, 
car il n’aimait les dangers que pour lui seul, une 
femelle, isolée d’abord et blessée plus tard par plu- 
sieurs balles, fut faite prisonnière, fortement garrot- 
tée et portée au Cap sur un de ces chariots-monstres 
dont je vous ai parlé dans mes Souvenrrs. Elle revint 
à la vie et à la santé. Reconnaissante des soins qui 


lui avaient été prodigués par un colon, elle le suivait 
#” Eee 


L'ÉLÉPHANT,. 145 


en esclave dans les rues, sur les promenades publi- 
ques, au pied de la table; elle assistait avec lui, calme 
et obéissante , aux réjouissances populaires, aux pa- 
rades de la garnison, et sa soumission élait telle 
qu’elle n’acceptait un gâteau ou un fruit des passans 
que lorsque son maître lui en avait donné la permis- 
sion par un signe de sa têle ou un mot de sa bouche. 

Depuis six mois Hella, comme on lappelait, faisait 
l'admiration des habitans de Table-Bay et était l'or- 
gueil de son maitre. Une nuit, à peine le calme ré- 
gnait-1l dans les rues, où l’on n’entendait plus que le 
lugubre roulement des flots sur les galets, un cri ter- 
ble et prolongé se fit entendre dans une des rues qui 
avoisinent le Champ-de-Mars. Là, en effet, dans une 
cour immense abritée sur les côtés par une élégante 
galerie, se reposait mollement Hella de ses promena- 
des de chaque jour ; là aussi, guidé pas sa tendresse, 
le mâle qui l'avait perdue s'était arrêté; et les curieux, 
appelés au dehors de leurs demeures ou de leurs ter- 
rasses, furent témoins d'un spectacle intéressant et 
terrible à la fois. Le fougueux éléphant frappait à coups 
redoublés de ses deux défenses les solides murailles 
de pierre, tandis que sa trompe cherchait à les démo- 
lir en fouillant dans les interstices où ses crocs pou- 
vaient s'attacher; il se ruait dessus ainsi qu'il Peût 
fait sur le chasseur dont il aurait ressenti la balle; il 
allait en furieux, tantôt à droite, tantôt à gauche, 
cherchant une issue où il pût pénétrer. Il trouva en- 


fin la porte de lavaste enceinte : il Fabattit du premier 


446 CHASSES, 


coup et y pénétra d’un pas rapide... Il venait de re- 
conquérir sa compagne, pour laquelle il s'était mis en 
pèlerinage depuis si longtemps. L 

Le lendemain, le maître de Hella eut deux esclaves 
au lieu d’un. Quelques jours après, Hella seulé se 
promenait dans les rues du Cap : le bonheur du mâle 
l'avait tué ; peut-être aussi mourut-il du regret de sa 
servitude : l'air de la liberté va si bien à tout être vi- 
vant! 

Partout où les armes à feu ont pénétré, elles sont 
devenues les terribles auxiliaires des sauvages habi- 
tans des déserts africains; mais là où quelques indivi- 
dus seulement ont pu s’en procurer, les chasses aux 
bêtes féroces sont devenues très dangereuses. L’élé- 
phant surtout a été difficile à vaincre : une masse si 
colossale ne peut pas être aisément maïtrisée dans ses 
colères, et les pièges n’obtenaient pas toujours un 
heureux résultat. Plus vous pénétrez dans l'intérieur 
de l'Afrique, plus vous trouvez les populations trem- 
blantes en face des ennemis cruels que Dieu leur à 
donnés : elles fuient au rauquement du tigre, au ru- 
gissement du lion, au glapissement de lhyène, et 
lorsque la terre retentit au loin sous les pas 
lourds de l'éléphant, il est exact de dire qu'on se pré- 
pare plutôt à la mort qu’au combat. A la vérité, des 
trous profonds sont creusés; des filets énormes, tres- 
sés à l’aide d’écorce d’arbres et formant des nœuds 
coulans, sont placés sur la route que l'éléphant doit 
parcourir; mais là se bornent les efforts des sauvages, 


“ 


L'ÉLÉPHANT. 147 


là s'arrête leur prévoyance, et l'animal captif les 
chasse encore au loin. | 

C’est que dés leur enfance ils ont été façonnés à 
ces terreurs, et que plus tardils ont regardé les re- 
doutables hôtes de leur pays comme ils envisagent les 
pluies qui les assiégent dans certaines saisons, les sé- 
cheresses qui les dévorent dans un autre temps, les 
bouffées de vent du désert qui les emprisonnent, et 
le soleil de plomb qui les calcine. 

Européens, essayez maintenant la conquête de 
l'Afrique sauvage : vous voyez qu'il ne vous reste à 
soumettre que le climat. Un déluge de flots et de 
feux, qu'est-ce qu’un pareil obstacle pour la cupi- 
dité ? 

Quittez la sauvage Afrique, venez avec moi dans 
l'Inde visiter les riches comptoirs où l'éléphant, ani- 
mal domestique, se charge avec tant de docilité du 
transport des marchandises et obéit en esclave aux 
ordres qui lui sont donnés. À Bombay ainsi que dans 
les établissemens voisins, il est l'hôte familier de la 
ville; il a ses habitudes, ses licux de prédilection, ses 
amis, ses connaissances, ses anlipathies. 

Vous diriez que dans l’Inde ce monstrueux qua- 
drupède a perdu tout son courage, toute sa puissance, 
toute son énergie, toute sa force, et que, tremblant 
sous le dard de son cornac, il s’est fait de la servilité 
une habitude dont il n’a nile pouvoir ni la volonté de 
s'affranchir. Eh bien! détrompez-vous : c'est chez les 
Indiens surtout que l'éléphant se montre terrible dans 


148 CHASSES. 


ses violences et dans ses fureurs. On dirait aussi que 
celui qui vient rôder insolemment auprès des villes 
les mieux défendues veut insulter à lesclavage de 
ses frères abâtardis, qu’il tient à prouver que l’indé- 
pendance est dans ses allures et dans ses mœurs, et 
qu'il ne recule jamais devant une rencontre avec des 
hommes ou avec les dangereux quadrupèdes qui 
comme lui habitent les forêts. 

Dans l’Inde, en effet, on ne va à la chasse à l’élé- 
phant qu’à l’aide des éléphans apprivoisés et avec de 
l'artillerie ; ce sont des mèlées sanglantes, effrayantes 
à voir, impossibles à décrire. Il y a là des hurlemens, 
de la rage, du désespoir, du délire ; il y a là des dé- 
chiremens affreux, des efforts incroyables de courage, 
des agonies et des cadavres. Il n’est pas rare d'avoir 
trouvé dans les flancs d’un éléphant encore plein de 
vie 45 ou 20 éclats de mitraille qui n'avaient pas pu 
même ébranler le colosse; il faut des boulets pour 
détruire et renverser les bastions. Quelques-uns de 
ces animaux alteints par le bronze se sont, dans leur 
furie, jetés sur les canons mis en bataille et les ont 
renversés de leurs défenses et de Icur trompe. 

Les chasses à l'éléphant du côté de l'Hymalaya res- 
semblent, dit-on, à des expéditions militaires telles 
qu'en font les princes alors qu’il vont à la conquête 
d'un empire, et l’on raconte à ce sujet de terribles 
épisodes. 

Nous ne publions dans ces récits que des détails 
avérés; nous ne voulons livrer à nos lecteurs que les 


L'ÉLÉPHANT. 149 
faits dont nous pouvons garantir l'authenticité. Ne 
créons point le drame; nous n'avons qu’à fouiller 
dans la vie des hommes et des quadrupède : sil y do- 
mine à chaque page. 











7 ie PER FN - À A 4 
D IA LTE TC TENS CEPTPENPT 
= LE LR BE 4 sonerts st jai 
2 F # ab DEC TITI SR EET"E 
















+ 
SO) "+ 
40 VS : 
eus + SE OU 











LE SLRIRDIAN MOUR, 


TN DM E M. 


Ce redoutable reptile a communément cinq ou six 
pieds de longueur, et une épaisseur de deux ou trois 
pouces de diamètre, mais d’une élasticité telle qu'il 
n’est pas rare de lui voir garder intact dans le corps 
un animal aussi volumineux qu’un lapin. 

La tête du serpent noir est carrée, plate, osseuse ; 
le museau est courbe, peu allongé. Il a deux petites 
écailles en forme de croissant aux deux coins de la 
bouche, mais elles se détachent de la peau à volonté 
par un bout ou par un autre; de sorte qu'elles 


452 CHASSES. 


ne nuisent en rien à la dilatation de la gueule. 

La langue est bifurquée et fort longue, presque 
toujours en mouvement et à l'air; ses yeux sont vifs, 
petits, d’un jaune rouge, saillans, et se couvrant par 
intervalles d’un voile blanchâtre comme pour se re- 
poser. 

Ses dents, au nombre de dix-huit, se replient à 
volonté en dedans ; elles sont creuses, extrêmement 
aiguës, et ne se touchent conséquemment que par la 
base. 

Le venin est renfermé dans une vessie intérieure ct 
extérieure à la fois, recouverte d’une membrane ex- 
trêmement déliée, un peu jaune. Quand le reptile 
mord, cette vessie crève et le virus coule de la dent 
creuse dans la plaie. 

Vous chercheriez en vain la place mordue par le 
serpent noir, c’est la piqûre d’une aiguille. Au reste, 
à peine auriez-vous le temps de vous occuper de ce 
soin : la mort est si prompte ! 

Sur le front et au-dessus de chaque œil le serpent 
noir a deux taches vertes, rondes, égales, et à côté 
de celles-ci d’autres taches plus petites qui se perdent 
graduellement vers le cou. 

La couleur noire du reptile est sale ; quelques par- 
ties sont mates, d’autres brillantes, mais tout cela 
sans régularité, avec désordre et confusion. 

Le ventre est sensiblement moins foncé : il est 
d'un brun noir et gélatineux ; on dirait que ce hi- 
deux serpent bave par tout le corps. 


LE SERPENT NOIR. 153 


Quelques taches semées çà et là se dessinent sur la 
partie élevée du ventre; celles qu'on remarque sur le 
corps sont d’une teinte jaune et verdâtre; nulle sy- 
métrie dans leur position. 

En regardant avec la loupe on aperçoit des écail- 
les sur toute la charpente du serpent noir, dont la 
queue se Lermine par un crochet moins teinté que le 
reste et peu visible à l'œil nu. 

En repos, le serpent noir se tient presque toujours 
lové conime une manœuvre de navire; sa tête est au 
centre, droite, mobile, et ne reposant sur les courbes 
que pendant son sommeil. 

Dans sa course, le reptile ne touche la terre que 
du tiers de son corps à peu près, à moins qu'il ne 
soit pas pressé, car alors il rampe comme nos cou- 
leuvres et toujours en légers segmens de cercle; la 
tête cependant ne pose point sur le sol, et la bouche 
est Loujours fermée. 

S'il est pressé d'atteindre le but, le serpent noir 
ne court pas, il vole; c'est la rapidité de la flèche. 
Ici point de sinuosités, point d’ondulations, c’est un 
frétillement imperceptible; on dirait un projectile 
livré à son propre mouvement. Un cheval au galop 
n’échapperait pas au serpent noir. 

S’attaquent-ils entre eux ? Je ne sais. Les person- 
nes qui ont le mieux étudié les mœurs de ce dange- 
reux replile n'ont pas pu résoudre celte question. 
M. Lazzaretto, que j'ai trouvé à la Nouvelle Liverpool, 
croitqu'ils vivent toujours en fort bonne intelligence. 

Es 11 


de 


454 CHASSES. 


Le serpent noir ne grimpe pas sur les arbres, 
m'a dit encore ce même naturaliste ; et cependant 
M. Oxley, dont j'ai si souvent parlé dans mes Souve- 
venirs, M'a assuré avoir vu plusieurs fois des ser- 
pens noirs suspendus par la queue à des branches 
fort élevées d’eucalyptus et se balançant et tour- 
noyant comme une flamme de navire agitée par le 
vent. 

M. Oxley prétend encore que ce reptile craint le 
feu. Il ne doit craindre que cela, car il n’y a pas 
moyen de mordre dans une braise ardente. 


CHASSE. 


Un naturel de la Nouvelle-Galles du Sud arrive tout 
nu à Sydney, admirable ville européenne bâtie à 
l’antipode de Paris : il entre effrontément dans la maï- 
son d’un riche banquier ou d’un planteur, demande 
une baguette de fusil, offre en échange un grossier 
casse-tête recourbé, quelques sagaies d’un bois très 
dur ou une vieille peau de kanguroo. Le maitre du 
logis lui tend une main généreuse, refuse les riches- 


LE SERPENT NOÏR. 455 


ses proposées , lui donne la baguette convoitée, un 
morceau de pain, un peu de viande fraiche, un petit 
verre d’eau-de-vie, et jette un long regard de pitié sur 
le malheureux. Celui-ci, sans reconnaissance, sans un 
coup d’æil, sans un mot qui veuille dire merci, tourne 
sur ses talons durs comme de la corne, s’achemine 
en gambadant vers les bois vierges qui cerclent en- 
core la belle colonie anglaise, va, va toujours, trouve 
au fond de ces immenses solitudes quelques cabanes 
faites avec l'écorce épaisse de l’eucalyptus, se couche 
sur le sol, et s'endort assez joyeux parce qu'il a une 
baguelte de fusil, à l’aide de laquelle il pourra se dé- 
fendre contre le serpent noir. 

C'est qu'il a vu combien ily avait de péril à oser 
attaquer le dangereux reptiie en le saisissant par la 
queue d’une main audacieuse et en le faisant tour- 
noyer comme une fronde au-dessus de la tête; c’est 
que le serpent noir donne la mort, une mort horrible 
à celui qu’effleure sa dent aiguë; c’est qu’il n’attend 
pas qu’on le poursuive dans la retraite qu’il s'est choi- 
sie, et qu'il s'élance au contraire avec la rapidité de 
la flèche contre tout être vivant qui passe à sa por- 
tée. 

Aussi voyez quel singulier continent que celui qui 
est habité par de tels hôtes! C’est une nature à part, 
une terre comme on n'en trouve que là, un ciel fait 
tout exprès pour ajouter aux phénomènes météorologi- 
ques qui le sillonnent, des eaux dévorantes venant 
comme des avalanches on ne sait d’où, et disparaissant 


156 CHASSES. 

plus tard on ne sait comment par mille embouchures 
variant à chaque orage ; c’est une végétation neuve, 
forte, éternelle, une côte élevée coupée de criques 
délicieuses, des plaines à fatiguer la vue et limagina- 
tion, des montagnes meurtrières pour {out investiga- 
teur, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons 
organisés de telle sorte qu'on les prendrait pour 
les enfans d’un cerveau malade ; et, au milieu de tout 
cela, des hommes, je metrompe, des brutes à la tête 
monstrueuse, aux yeux petits el flamboyans, à la bou- 
che mordant les oreilles, au nez aussi large que la 
bouche ; des choses mouvantes ayant des pieds comme 
de larges battoirs, un corps auguleux et presque dia- 
phane, des cheveux crépus et des jambes et des bras 
auxquels on ne croit point à moins qu’on n’y re- 
garde à deux pas de distance. 

Tant de misères et tant de richesses sur un même 
terrain! une nature muette, belle et majestueuse 
comme Dieu seul peut la rêver; une nature vivante, 
pauvre, souffreteuse et crétine, comme si le malheur 
s’en élail emparé à son premier jour. 

À qui veut des contrastes je dirai : Allez visiter la 
Nouvelle-Galles du Sud; vous ne changerez pas seule- 
ment de pays, vous changerez de monde. 

Là aussi, au milieu des konguroos, des ornitho- 
rinques, des opossums, vit le serpent noir, c’est-à-dire 
le plus mortel des reptiles, celui qui seul peut-être 
attaque l’homme, celui qui seul ne craint ni le bruit, 
ni les armes, ni la flamme; le serpent noir, à qui l’on 


LE SERPENT NOIR. 157 
doit peut-être le silence solennel qui règne dans ces 
forêts si jeunes, si fraiches, et pourtant vieilles comme 
la création. 

Ce fut une entreprise bien téméraire que tenta le 
roi de la Grande-Bretagne en envoyant ses malfai- 
teurs et ses filles de joie sur un continent où l'on vou- 
lait régénérer avec le sol les mœurs de ceux qui 
allaient le peupler. Peu d'années cependant ont suffi 
pour cette double conquête, et le plus intrépide des 
marins angiais, celui à qui toutes les nations doivent 
la connaissance de tant de terres et d’archipels in- 
connus jusqu’à lui, le capitaine Cook, a doté sa pa- 
trie de richesses impérissables. Hélas! lillustre na- 
vigateur ne devait pas jouir de sa gloire, et la rade de 
Carakakoa aux Sandwichs abrite dans un cercueil de 
plomb les restes du plus grand homme de mer des 
temps anciens et modernes! 

Nous quittons la ville de Sydney, nous laissons à 
droite et à gauche, sans les regarder et avec une sorte 
de dédain, les magnifiques plantations européennes 
qui ont chassé loin du port Jackson les colosses pri- 
milifs pesant sur la terre. Ingralitude du voyageur, 
tout offensé de retrouver loin de son pays le pays 
qu'il regrette ! | 

Jugez si l'expérience du malheur est puissante, 
puisqu'elle donne de l'intelligence à des hommes qui 
pour les premières nécessités de la vie r'ont pas 
même linstinct de la brute! 

Quand les torrens débordent et couvrent la végéta- 


158 CHASSES, 


tion, ils se laissent stupidement engloutir par les 
eaux; quand les rafales de l'Ouest font crier lés fo- 
rêts menacées, à peine songent-ils à se mettre à l’a- 
bri de leurs atteintes sous dés cases d’écorcé pres- 
que toujours emportées et d’ailleurs brisées sur fes 
troncs noueux ; si le soleil caleine le sol, ils sont là 
sé laissant crevasser par ses raÿons pénétrans, et vous 
les trouvez sous vos pas suant et bavant Coinine de 
hideux crapauds aux bords d’un marais verdâtré et 
fangeux. 

Dés qu'il s’agit de son existence physique, lidiot 
n’y songe guère que lorsque ses membres détrépits 
avant l’âge se tordent sous les tiraillemens de la faim; 
ét, comme les vivres lui manquent, quoiqu'il püt en 
trouver de frais et abondamment à l’aide d’un travail 
facile au port Jackson, il aime mieux attaquer aux 
grosses araignées dont les trames admirables joignent 
élégamment les arbres les plus distancés, aux four- 
mis voraces et gigantesques qu'ils poursuivent avec 
du feu dans leurs nids bombés comnie des tumul, 
aux kanguroos blessés qu'ils peuvent atteindre et aux 
serpens noirs qui leur disputent les vastes solitudes 
de ce continent sans pareil. 

Ils avaient imaginé ( comme je vous l'ai dit ) Ces 
êtres tenant le milieu entre l’huître et le corail, de 
$’emparer du serpent noir endormi, de le saisir d’une 
Main par la queue, de faire tournoyer le reptile 
étourdi dans ce mouvement de rotation, de frapper 
ensuite sa tête contre un tronc d'arbre ou contre un 


LE SERPENT NOIR. 459 


rochér ; puis ils séparaient à l’aide d’un bois tran- 
chant la tête du corps, et faisaient de celui-ci un suc- 
culent repas. Mais qu'arrivait-il souvent ? que le ser- 
pent glissait dans les doigts, qu’il se retournait , mor- 
dait son antagoniste au premier endroit venu, etqu'un 
quart d'heure après on voyait, étendu sur le sol, gon- 
flé comme un ballon et la langué et les yeux en saillie, 
un corps énorme, hideux , que là veille vous auriez 
pris pour une momie desséchée au contact de Pair. 

Cependant tout animal mouvant ici-bas est riche 
au Hoins d’une pensée. Voyez les mollusques, les co- 
quillages qui s’ouvrént aux flots et pincent leurs en- 
nemis ; les polypes qui font le vide entre le sol êt 
leur corps gélatineux afin de se donner dans leurs at- 
taqués un solide point d'appui; voyez l’unau qui 
monte avec tant de paresse sur un arbre qu'il dé- 
pouille feuille à feuille, et qui se laisse enfin tomber 
de sa branche pour s’épargner la fatigue du retour ; 
voyez encore la taupe qui sillonne en tous sens les 
champs qu’elle dévaste, et la marmotte qui vit dans 
son sommeil pendant que l'hiver l'abrite chaudement 
sous son épais manteau de neige au fond de sa re- 
traite ignorée.. Tout a au moins une pensée ici-bas, 
même le naturel de la presqu'ile Péron et celui de la 
Nouvelle-Galles du Sud. 

Aussi, qu'imagina un jour ce dernier pour attaquer 
le serpent noir ? d’arracher au pin de Norfolk une 
de ses fouettantes arêtes et d'en frapper le rep- 
tile au moment où son corps se détachait de la terre. 


160 CHASSES. 

L'effort du sauvage fut grand sans doute, mais il y 
avait mieux à faire, et de cette demi-pensée en surgit 
une autre, laquelle jointe à la première produisit le 
merveilleux résultat que vous avez déjà deviné. Le 
farouche habitant de la Nouvelle-Hollande osa se ren- 
dre à Sydney, où on laccueillit toujours avec une 
pitié généreuse, où il obtint, en échange de quelques 
objets sans aucun prix les baguettes de fusils dont je 
vous ai déjà parlé; de sorte que, muni de cette ar- 
me meurtrière, 1l alla sans crainte s’enfoncer de nou- 
veau dans les vastes forêts et déclarer la guerre 
au serpent noir, son plus redoutable ennemi après la 
faim. 

O génie de l’homme, que de prod iges tu enfantes! 

Et maintenant qu'il est armé , si vous avez le cou- 
rage de suivre dans les bois un de ces audacieux chas- 
seurs dont la vie est si malheureuse, ne l’approchez 
pas de trop près, de peur de le gêner dans ses mou- 
vemens quand il fera la rencontre du serpent noir. 
Il lui faut, voyez-vous? un espace libre, un espace 
élargi ou la baguette de fer puisse se vibrer sans ren- 
contrer d'obstacle; car l’élan du repule est rapide 
comme la pensée, et la mort, je vous l'ai dit, voyage 
avec lui. ] 

Le sauvage chemine jetant à l'air ce que sans 
doute il appelle sa musique, et que vous prendriez, 
vous, pour un grognement de pourceau ou un dernier 
râle de l'hyène expirant sous la flèche empoisonnée 
du Cafre. D'un arbre à l’autre c’est un gazon vert et 


LE SERPENT NOIR. 161 


plein de vie; pas une ronce, pas un arbuste n’en 
troublent l’harmonie ct la fraicheur, et vous diriez 
le reflet un peu violacé de l'immense dôme de feuillage 
qui l'abrite arrêtant dans leur course les rayons du 
soleil. 

Mais, au pied d’un eucalyptus-géant ou d’un ca- 
suarina plein d'élégance et de légèreté, vous voyez 
enroulé, pareil à une grande carotte de tabac brési- 
lien, un serpent noir. Sa tête cest verticale, mobile et 
protégée par des bourgeons naissans destinés à suc- 
céder un jour à l'arbre brisé par la foudre ou le frot- 
tement des siècles. 

Dans son instinct, le sauvage a deviné le reptile 
plutôt qu'il ne la reconnu :il s’est arrêté à une 
grande distance , et a louvoyé afin de s'assurer si en 
effet le terrible combat allait se livrer. Nul doute : 
le feuillage a frémi autour du serpent noir; celui-ci 
va partir en se déroulant plus vite que ne le fait le cà- 
ble entrainé dans les eaux par l'ancre de fer; et le 
sauvage, un genou à terre, le bras levé , le cœur 
battant fort, agite déjà la baguette fatale. 

Le replile est parti, la gueule ouverte, l'œil étin- 
celant comme Syrius au ciel... Il s’est arrêté tout 
court... Sa courbe onduleuse devient une ligne bri- 
sée, il pousse un sifflement aigu, et tombe au milieu 
de convulsions saccadées et de bizarres soubre-sauts 
dont il ne peut plus diriger les mouvemens. Le rep- 
üule s’est senti un de ses anneaux rompu ; sa rage est 
désormais impuissante, inutile est son venin. Le sau” 


162 CHASSES. 


vage, armé d’une pierre ou d’une branche épaisse, 
écrase avec des cris de joie la tête de son ennemi, et 
ne se réjouit de son triomphe que parce qu’il aura 
des vivres pour toute la journée. Je vous atteste qu'il 
ne m'est jamais venu dans la pensée de demander au 
naturel de la Nouvelle-Galles du Sud une faible part 
de son cupieux repas. La discrétion, selon moi, est 
une demi-vertu, ét j'aurais été sobre même à la table 
de Lucullus. 

De toutes les choses dont je vous ai parlé jusqu’à 
ce jour, ne comprenez-vous pas que celle-ci ‘est la 
plus périlleuse et la plus difficile à la fois ? Deux ad- 
vérsaires en présence l'un de l’autre sans pouvoir se 
quitter que l’un des deux ne soit mort, et point de 
gloire après le succès, pas un témoin de la victoire ! 
Je suis bien tenté de revenir du jugement que j'a 
porté sur le farouche habitant de cette partie de la 
Nouvelle-Hollande ; mais, j'ai beau faire, cela nr'est 
impossible même avec l'imagination la plus bienveil- 
lante et la plus généreuse. 

C’est l'être misérable, difforme, incomplet dont on 
ne trouve nulle part une imitation , et d'autant plus 
répoussant qu'il Lire vanité de ne pas vivre avec vous, 
et qu'il fuit vos cités comme vous fuyez ses imposan- 
tes solitudes. 

Aux premiers jours de la colonie, lorsque de ché- 
tives cabanes se levèrent seules sur le sol vierge, il 
fallut songer d’abord à se donner un peu d'air libre 
et pur. Les forêts éternelles qui couronnaient d’une 


LE SERPENT NOIR, 163 


si brillante végétation le terrain où devait être bâtie 
la cité naissante durent être abättues ; mais la hache 
n'était pas encore assez activé, On eut recours au feu. 
De vastes espaces furent circonscrits, la flamme dé- 
vora tout, et lon trouva parmi les cendres une im- 
mense quantité de reptiles tordus et calcinés dont on 
ne Connaissail point éncoré la fatalé puissance. De leur 
côlé, les serpens noirs désértèrént aveé prudence le 
pays conquis et se réfugièrent dans l’intérieur des 
solitudes. Les naturels, effrayés dela civilisation que 
leur apportaient les exilés de la Grande-Bretagne, se 
livrèrent dés combats plus fréquens et plus achar- 
nés. 

Cependant, instruils par l'exemple, les nouveaux co- 
lons firent à leur tour de profondes coupes dans les 
bois, le feu dévora d'immenses espaces, et les reptiles 
refoulés et vaincus cédèrent petit à petit le sol qu'ils ne 
pouvaient plus posséder. Les conquêtes européennes 
s’arrêtèrent. Il ne s agit pas seulement d’usurper, il 
faut rebâtir, faire revivre, régénérer. Les sauvages 
habitans de cette cinquième partie du monde seuls 
ne comprirent point cette éternelle vérité : ils voulu- 
rent de la vie primitive que le ciel leur avait faite, et 
ils appelèrent la flamme à leur secours pour se dé- 
couper un terrain où les serpens les laisseraient en 
paix. 

Ainsi se dressérent dans les forêts un grand nom- 
bre de petites cabanes parodiant de la façon la plus 
étrange les beaux établissemens européens qui de- 


164 CHASSES. 

vaient un jour s'appeler Sydney. Grâce à l’apathie 
des sauvages, les serpens s’y logèrent pêle-mêle, 
et il y eut nouvelle désertion. J'ai traversé un grand 
nombre de ces villages : c'était le deuil et le si- 
lence. 

Dans une de mes courses au torrent de Kinkham, 
à une demi-lieue de la délicieuse habitation de 
M. Oxley, savant et courageux explorateur, je trou- 
vai un jour à peu de distance les uns des autres les 
débris putréfiés de quelques rats et de quelques or- 
nithorinques placés à dessein aux pieds de certains 
eucalyptus ; et lorsque je demandai l'explication de 
ces singulicrs dépôts à mon nouvel ami, il m'apprit 
que ces restes étaient empoisonnés par Îles sauvages, 
que ceux-ci tendaient un piège au serpent noir, et 
que, lorsque le reptile s’y laissait prendre, une mort 
prompte en était l’inévitable résultat. 

Le serpent noir n’escalade point les arbres, et ses 
morsures ne vont jamais plus haut que les reins de 
l’homme; dans sa course rapide, la moitié de son corps 
traine toujours à terre, Sa taille ne dépasse guère six 
à huit pieds. 3 

J'ai voulu savoir aussi de M. Lazzaretto, chirur- 
gien en chef de la Nouvelle-Liverpool, et qui s’est 
beaucoup occupé de ces reptiles, si jamais ils s’atta- 
quaient entre eux. Il m'a répondu qu'il ne le croyait 
pas, et qu'il en avait parfois trouvé deux ou trois en- 
tortillés et abrités sous le même arbuste, vivant dans 
la plus parfaite harmonie. Voilà, je l'avoue, une paix 


LE SERPENT NOIR. 165 


bien plus funeste aux hommes que les guerres cruel- 
les qu'ils se font souvent dans ces contrées pour la 
possession de quelques arpens de terre. Mais le repos 
même du serpent noir doit être une calamité, 


qe T 


LEE sax ous ge ei 7 perl 


50e SLT An, 7 Avi lag a 


SHARE 


frotter : 10 12 + 1% 


PEL “à Le Le 


; se Ds Es 

| ju da CSA Aro ÉLUS 
dr "1 1e lu4 qu réRes: 4 

à QE . pr “pal spi 
ae “AE, rs tnt | 


j LE 4 Je We sx 





L'HYMNE 


nn, “1 0 Lé DE EL on 1 


Jugez de l'humeur de la bête féroce par ses habitu- 
des : elles sont un miroir parfait de sa vie de rapines 
et de massacres. L'hyène, toujours solitaire, se blot- 
tit et s’abrite dans les cavernes des montagnes, dans 
les fentes des rochers ou dans des tanières au fond 
des bois touffus. Elle ne court après les lieux habités 
que lorsque la faim l’y pousse, et son instinet de 
destruction est tel qu’elle ravage même les planta- 
tions alors qu'elle ne se nourrit que de chair; quoi- 
que prise fort jeune, elle ne s’apprivoise pas; elle vit 


168 CHASSES. 


de la chasse comme le loup , mais elle est plus forte 
et plus hardie que celui-ci. Elle suit de près les trou- 
peaux, se jelte avec voracité sur le bétail, brise pen- 
dant la nuit les portes des étables, tes clô'ières des 
bergeries, et ne craint même pas d'attaquer l'homme 
tenu sur la défensive. 

Les veux de Phyène brillent dans l'obscurité comme 
deux étoiles, et l'on prétend qu’elle voit mieux la nuit 
que le jour. 

L'hyène se défend quelquefois contre lelion, ne craint 
pas la panthère , et attaque l’once, trop faible pour 
lui résister. Son eri de guerre est à peu près pareil à 
celui d’un homme qui ferait de violens efforts pour 
vomir Où qui pousserait de lugubres sanglots. Lors- 
que la proie [ui manque, elle creuse la terre avec-ses 
griffes et en tire par lambeaux les cadavres des ani- 
maux et des hommes, qu’on enterre dans ces pays à 
très peu de profondeur. On la trouve dans presque 
tous les climats chauds de l'Afrique et de PAsie ; etil 
parait que l'animal appelé farasse à Madagascar, et qui 
ressemble au loup par la figure , mais qui est plus 
grand, plus vigoureux et plus cruel, pourrait fort 
bien être l’hyène. 

Ce hideux quadrupède à de longs poils sur le 
dos. Il est peut-être le seul de tous les animaux 
qui n'ait, comme je viens de le dire, que quatre 
doigts tant aux pieds de devant qu’à ceux de der- 
rire; il a comme le blaireau une ouverture sous 
la queue qui ne pénètre pas dans l’intérieur du corps. 


L'HYÈNE. 169 
l'intérieur du corps. Ses oreilles sont droites, longues 
et nues, sa tête plus carrée et plus courte que celle 
du loup, ses jambes, surtout celles de derrière, plus 
longues, ses yeux placés comme ceux du chien, son 
poil d’une couleur gris obscur mêlé d’un peu de 
fauve et de noir, avec des ondes transversales et noi- 
râtres; sa taille est plus grande que celle du loup, 
mais son corps plus court et plus ramassé,. 

Les anciens ont écrit gravement que l’hyène était 
mâle et femelle alternativement; que lorsqu'elle por- 
tait, allaitait et élevait ses petits, elle demeurait fe- 
melle pendant toute l’année; mais que, l’année sui- 
vante, elle reprenait les fonctions du mâle et faisait 
subir à son compagnon le sort de la femelle. On voit 
bien que ce conte n’a d'autre fondement que l’ouver- 
ture en forme de fente que le mâle a comme la fe- 
melle, indépendamment des parties propres à la gé- 
nération, qui, pour les deux sexes, sont dans l’hyène 
semblables à celles de tous les animaux. 

Il existe dans la partie du sud de Pile Méroé une 
hyène beaucoup plus grande et plus grosse que celles 
de Ja Barbarie et de ia Cafrerie, et qui a aussi le 
corps plus long à proportion et le museau plus al- 
Jongé et plus semblable à celui du chien, en sorte 
qu'elle ouvre la gueule beaucoup plus large. Cet ani- 
mal est si fort qu’il enlève aisément un homme ct 
l'emporte à une au deux lieues sans le poser à terre, 
I a le poil très rude, plus brun que celui de l'autre 


hyène; les bandes transversales sont plus noires, Ja 
TV 12 


470 CHASSES. 

crinière ne rebrousse pas du côté de la tête, mais du 
côté de la queue. M. le chevalier de Bruce a observé 
le premier que cette hyène, ainsi que celles de Syrie 
et de Barbarie et probablement de toutes les autres 
espèces, ont un singulier défaut : c’est que, dés le 
premier instant qu'elles sont poursuivies, elles boi- 
tent de la jambe gauche; cela dure environ pendant 
une centaine de pas, et d'une manière si marquée 
qu’il semble que l'animal va culbuter du côté gau- 
che comme un chien qu’on aurait blessé. 

Ce sont-là de ces observations qu’on ne saurait 
trop recommander aux voyageurs; car elles bles- 
sent à la fois les lois de l'équilibre et celles de la rai- 
son. 


2 0}-0>-3 D C4 — 


CHASSE. 


L'hyène est, si je peux m'exprimer ainsi, le reptile 
des qnadrupèdes : elle en a l'astuce, la lâcheté, l’hy- 
pocrisie; son regard est oblique, ses allures sont 
torlueuses, ses glapissemens honteux. On Jurerait 
qu'elle est au désespoir de ne pas ramper et qu'elle 


L'HYÈNE. 171 
a honte de cheminer comme le font les animaux de 
cœur et d'énergie. 

Le lion, le tigre, le rhinocéros, l'éléphant, le cro- 
codile aiment beaucoup mieux s'attaquer aux vivans 
qu'aux morts; et dans leur rage il est permis du 
moins de trouver une certaine grandeur puisqu'il y 
en a dans tout péril volontairement affronté; mais 
l'hyène ne voudrait jamais rencontrer que des cada- 
vres sur son passage. Dés qu’il y a autour d’elle bruit 
et mouvement, elle fuit ou tout au moins elle se ca- 
che, et attend l’occasion favorable de vous surprendre 
par derrière. 

Quand deux yeux intrépides s’attachent sur elle, 
son corps tremblotte, elle bave une salive verte et 
globuleuse, elle glapit, semble vous demander grâce ; 
et quand elle se flatte d’avoir excité votre pitié, elle 
ne vous a inspiré que le dégoût. On doit tuer l’hyène 
avec plus de bonheur encore que le crapaud : celui- 
ci n'a pas la force de se défendre, l’autre n'en a pas 
la volonté, J'ajoute qu'un des plus douloureux sup- 
plices de ce hideux dévastateur des tombeaux est d’é- 
tre frappé en face, c'est de voir le coup qui va Pattein- 
dre. La vie de l’hyène est une lâcheté de toutes les 
heures; sa mort est une honte, une dégradation. 

— Pourquoi, demandai-je un jour à M. Rouvicre, 
n’allez-vous pas à la chasse à l'hyène comme vous allez 
à la chasse au tigre ou au lion ? 

— Est-ce qu’on va à la chasse de ces bètes féroces? 
me répondit-il avec un rapide mouvement de dégoût. 


4792 CHASSES. 


On les écrase sous un bâton lorsqu'on les trouve sur 
ses pas; mais ce scrait dégrader une balle que de la 
leur réserver. Si jamais vous rencontrez dans vos cour- 
ses une de ces bêtes haineuses, croyez-moi, mon 
cher M. Arago, prenez votre fusil par le canon et 
frappez-la avec la crosse. 

— C'est ce que je ferai, répondis-je en souriant 
au hardi colon, si elle essaie de me mordre avec la 
queue. 

— En vérité vous découragez mon amitié pour 
vous. Que diable! il y a des choix à faire dans ses af- 
fections comme dans ses antipathies. Moi, je me croi- 
rais déshonoré à accepter certaines rencontres; et 
je vous jure qu’au lieu d’écraser le crapaud que je 
trouve sur ma roule, ie m'en éloigne avec précau- 
tion. 

— Vous avez l'habitude de vous citer à ceux qui, 
comme moi, entreprennent de périlleuses excursions, 
et, dans votre modestie, vous ne vous apercevez pas 
que vous êtes une exception trop heureuse. 

— Devenez exception à votre tour et n'allez qu’au- 
devant de périls honorables. Vous jetterez-vous avec 
plaisir dans un marais fangeux pour y chasser un rep- 
tile? Non sans doute, et je ne le ferai pas non plus, 
car il n’y à nulle noblesse à se vautrer dans la boue; 
mais un beau tigre, un agile léopard, un magnifique 
lion à combattre dans un bois épais, au milieu des 
taillis qui crient, des branches qui se brisent, en pleine 
campagne, sans témoins, sans obstacles, seul à seul, 


L'HYÈNE. 473 
œil contre œil, cœur contre cœur, griffe contre ri- 
dent, gueule béante contre bouche de fusil, à la 
bonne heure! voilà des duels à proposer, des combats 
à accepter sans honte ! 

— C'est un rude métier que vous me présen- 
tez là! 

— Je nedis pas non ; mais Ôtez la difficulté, vous 
Ôtez le mérite ; tout le monde chasserait le lion sile lion 
avait les habitudes du lièvre. Quand je dis tout le 
monde, je veux dire tout le monde excepté moi. 

— Chassez-vous l’éléphant ? 

— Non. J'ai voulu en essayer, je me suis lassé à la 
besogne. Ce colosse n'offre rien de dramatique, rien 
d'inattendu. S'il est calme, il fuit à votre approche 
et il ne se retourne contre vous qu’aiors que vous Pa- 
vez blessé. En ce moment, j'en conviens, il est dan- 
gereux, terrible, effrayant; mais que peut la balle, que 
peuvent le courage et le trident contre cette masse 
énorme roulant comme une montagne? Je vous l'ai 
dit, il y a des périls qu'il n’est pas honteux d'éviter, 
el je ne vais, moi, qu'au-devant de ceux quiont quel- 
que utilité où qui offrent quelque gloire. 

— Cependant l'hyéne est fort dangereuse, surtout 
quand elle à faim. 

— C'est vrai, mais que voulez-vous? on ne peut 
se résoudre à la poursuivre. Si un torrent déborde ou 
s'éloigne, on se sauve, on ne le combat pas : ainsi de 
l’hyène. On cherche à la repousser, à la refouler au 
fond des bois, sa retraite naturelle: mais on ne va 


174 CHASSES, 


point à elle, à moins qu’elle ne glapisse trop fort, car 
alors ïl faut lui imposer silence. Son grognement est 
en parfaite harmonie avee son allure, sa charpente, 
ses habitudes : cela ne sort ni d’une tête ni d'une 
poitrine, cela s'échappe d’un égout, 

— Pourtant on m'a assuré que les Hottentots lui 
faisaient une rude guerre, ainsi que les Cafres et les 
Africains du Nord de la colonie. 

— Les Cafres, peu ; ils onttrop de cœur pour s'a- 
muser à de pareils jeux. Quant aux Hottentots, c’est 
différent : ils sont, eux, les hyènes des animaux à deux 
pieds qu’on appelle hommes. La partie n’est pas tout 
à fait égale, mais elle peut être entamée. 

— J'avais espéré cependant me procurer un cer- 
tain plaisir à assister à une de ces chasses, et j'étais 
venu vous prier de m'en faciliter les moyens. 

— Duplaisir, vous en aurez, car on en éprouve à 
la destruction des bêtes malfaisantes, et rien n’est 
aisé comme de vous satisfaire à cet égard. Je vais vous 
donner une lettre pour un planteur de mes amis ; 
je lui dirai vos désirs : il vous donnera deux ou trois 
esclaves, et vous chasserez l’hyène tout à votre aise, 
Mon cher monsieur, je soubaite qu'à votre retour 
vous ne me reprochiez pas ma complaisance. 

— Lorsqu'on voyage, c’est pour voir. 

— Allez chasser le lion. 

— Vous m'en avez déshabitué. 

— Ne me dites-vous pas un jour que cela vous 
avait semblé admirable? 


L'HYÈNE. 475 

— Les tempêtes ont aussi leurs majestés; mais 
chasser l'hyène, ce sera toujours une distraction. 
Pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi ? 

— C'est que je ne suis pas de ceux qu’un ouragan 
épuise. Voilà votre lettre : bon plaisir ! 

Muni de la recommandation de M. Rouvière, j'allai 
trouver leplanteur, qui me reçut avec une grande cor- 
dialité et qui prétendit que le célèbre chasseur de 
lions n'avait pas complétement raison dans son mé- 
pris pour l'hyène. 

— Certainement, me dit-il, c’est là une de ces bêtes 
féroces dont on peut se garantir sans trop courir de 
dangers alors qu'on est bien armé et que l’on a du 
cang-froid; mais M. Rouvière ne rend pas justice à 
sa férocité : une hyène en quête de nourriture est, je 
vous l’atteste, un voisinage peu récréatif, et je vous 
montrerai parmi mes Hottentots plus d’un ménage 
appauvri par l'astuce et la gloutonnerie de cette bête 
fauve qui, ainsi que le tigre, ne vit heureuse que dans 
le sang. Il n’y a pas huit jours encore qu’un enfant 
de quatre ans à peine a disparu de Ja case, fort bien 
barricadée par un de mes domestiques, et jesuis bien 
certain que c’est une hyène qui a commis le rapt, car 
nous n'avons trouvé aucun débris humain dans le 
voisinage : Ce vorace quadrupède ne dévore ses victi- 
mes que dans le creux des rochers ou au fond des 
plus épaisses forêts. À l’hyène il faut du calme pour 
les rapines, du calme pour les attaques, du calme pour 
les repas et les digestions ; l'hyène a peur de tout, ex- 


476 CHASSES. 


cepté du silence; et pourtant , je le répète, l'hyène 
est un animal fort à redouter. 

— Est-ce que vous recevez souvent de ses visites ? 
demandai-je au planteur. 

— Trop souvent, ma foi! Mais j'ai des chiens ex- 
cellens, pleins de courage et d'adresse; ils font cause 
commune contre l'ennemi commun; et pas une se- 
maine ne se passe que je ne cloue à ma portele cada- 
vre d’un de ces lâches visiteurs , dont mes Hottentots 
utilisent la peau à leur profit. 

— Qu'en font-ils ? 

— Des oreillers, des espèces de guêtres qui les 
protégent contre les ronces. L’hyène n’est bonne à 
rien ni pendant sa vie ni après sa mort. 

— Comment, avec cette lâcheté que vous lui re- 
prochez, est-elle si redoutable aux planteurs ? 

— C’est que ia faim lui donne du courage. Quand 
l'hyène n’a pas diné, quand aussi elle se voit tombée 
dans un péril imminent, le désespoir et la rage lui 
inspirent une audace et une énergie inconcevables : 
elle mord les piéges qu’on lui présente, elle serre de 
ses dents noires les baïonnettes dont on l’assaille, elle 
mâche les cailloux, elle va au-devant des balles, des 
tridents ; c’est une frénésie , un délire , auxquels ne 
peut pas même être comparée l’agonie du tigre. Si 
l'hyène avait de la force, ce serait l'hôte le plus dange- 
reux de l'Afrique. Mais, poursuivit le planteur en se 
levant, la journée sera chaude ; le vent du nord souffle 
avec violence : votre chasse peut commencer, etje vous 


L'HYÈNE. 177 
donnerai cinq ou six Hottentots qui vous guideront 
à merveille. Gardez-vous de les griser et de les trai- 
ter avec trop de bonté! il y a de l’hyène chez le Hot- 
tentot : brutalité, couardise, hypocrisie. Je ne sais 
pas en vérité pourquoi bipèdes et quadrupèdes ne vi- 
vent pas en bonne intelligence. 

Mes Hottentots me donnèrent le signal du départ : 
ils poussérent trois cris sourds, gutturaux, caverneux, 
et je ne pus m'empêcher de faire dès les premiers 
pas l'application de la ressemblance peu flatteuse 
que le planteur trouvait entre ses esclaves et la hi- 
deuse bête que nous allions combattre. Cependant je 
ne me montrai pas trop soumis à ses leçons, et je fus 
bon envers mes nouveaux camarades, que j'amusai 
beaucoup avec mes tours d'escamotage. Il était plan- 
teur et j'étais Européen. 

Un chien galeux et chétif avait été abattu à l’aide 
d’un casse-tête au moment du départ, et un Hotten- 
toten chargea ses épaules tandis que deux autres 
emportaient une case de bois en forme de souricière, 
et à l'extrémité de laquelle devait être déposé le ca- 
davre du chien sitôt que nous entrerions en chasse. 
Nos armes étaient des casse-tête en boistrès dur et 
grossièrement façonnés , des sabres, des flèches, et 
moi seul avais à ma ceinture deux excellens pistolets 
que les Hottentots ne regardaient qu'avec frayeur. 

Le soleil dardait sur nous ses flèches les plus ai- 
guës, la terre se crevassait sous nos pieds, et mes Ca 
marades, dont les épaules ruisselaient, ne semblaient 


178 CHASSES. 

nullement souffrir d’une température qui faisait mon- 
ter le thermomètre de Réaumur jusqu’à 33° à l’om- 
bre et sans réfraction. 

Arrivés sur la lisière d’un bois épais que nous de- 
vions tourner en suivant les sinuosités d’une source 
fort abondante , nous fimes halte et nous déjeunâmes. 
De mes six Hottentots, un seul accepta un peu de 
vin, tandis que les autres me refusaient avec une es- 
pèce de dégoût qui semblait contrôler la recomman- 
dation que j'avais reçue du planteur. En un quart 
d'heure le repas fut achevé ; je bus de l’eau du ruis- 
seau, qui me parut délicieuse; et nous allions nous 
mettre en marche quand un des Hottentots qui s'était 
élôigné de quelques pas vint en toute hâte pour nous 
montrer les traces du passage récent de l’hyène sur 
le bord du courant d’eau. L'observation une fois con- 
firmée, mes sauvages placèrent l'énorme souricière 
sur un terrain uni, glissérent au fond le cadavre du 
chien, imposèrent silence à ceux qui nous ac- 
compagnaient et me firent entendre qu’il fallait nous 
éloigner. Ce n était pas là mon intention, ce n'était 
pas là le but de ma course. Je refusai donc de suivre 
les Hottentots, qui se retiraient déjà, etje leur ordon- 
nai de rester auprès de moi, ear j'avais supposé qu'ils 
n’obéissaient qu’à la peur en quittant les abords du 
bois. Mais l’un d’eux, m'ayant montré au-dessus de la 
cage une autre cage où un homme seul pouvait se te- 
nir blotti, me demanda par un geste si je voulais m'y 
placer. Je lui répondis que non, et je le vis sur-le- 


L'HYÈNE. 179 
champ aller s’enfermer dans cette espèce desouricière, 
dont il abaissa la porte sur lui et aux parois de la- 
quelle deux trous pour les yeux et un pour le jour 
étaient pratiqués. Je le laissai là tout entier à sa ruse, à 
ses méditations, et je rejoignis lesautres Holtentots, à 
demi cachés derrière un monticule couvert de brous- 
sailles. 

Peu de temps après une hyène toute petite, toute 
maigre , toute sale sortit en effet du bois, s'avança 
obliquement vers la cage où reposait le cadavre, en 
flaira l'ouverture, y pénétra ; et sa queue avait à peine 
disparu que la porte grillée de fer, retenue par le Hot- 
tentot, retomba sur le vorace animal, qui commença 
son repas comme s'il ne devait pas être le dernier. 

Le Hottentot ouvrit sa retraite. Nous le rejoignimes, 
et mes camarades , à l’aide de leurs fers aigus et de 
leurs flèches , mirent fin bientôt à l'appétit glouton 
de la bête fauve. Elle râla en mâchant, et elle rendit 
le dernier soupir avec un morceau de chair dans sa 
gueule fétide. 

Jusque-là M, Rouvière avait eu raison : c'était une 
victoire sans péril, c'était un triomphe sans gloire. 
Mais, comme le planteur m'avait promis d’autres émo- 
tions, je poussai plus loin mon aventurense prome- 
nade et force fut aux Hottentots de me suivre, quoi- 
que je visse bien que de telles courses n'étaient pas 
trop de leur goût. La paresse et la nonchalance sont 
sœurs de la poltronerie. 

Is obéirent cependant avec assez de bonne grâce 


180 CHASSES. 
à mes ordres, et nous pénéträmes dans la forêt. 

Ce bois était sombre, difficile, tourmenté ; on eût 
dit que les vents, les orages, les flots avaient long- 
temps combattu pour sa conquête, et qu’il n’était sorti 
du terrible choc que tordu et mutilé. Les ronces en 
couvraient le so!, également envahi par des débris im- 
menses de branches robustes et de feuillages ; les 
troncs des colosses les plus vigoureux, déchirés par 
les rafales ou par les griffes des bêtes féroces, accu- 
saient une longue décrépitude , tandis que là-haut, 
bien loin du pied, des parasols verts et touffus attes- 
taient la jeunesse et la vigueur. Tout était mensonge 
dans cette forêt religieuse, où le silence même devenait 
effrayant. 

Comme les jambes et les reins des Hottentots 
avaient beaucoup à souffrir de mes courses à travers 
les broussailles épineuses, je pris le parti de rétrogra- 
der, et je fissentir à mes compagnons que ma résolu- 
tion n'avait pour but que de leur épargner quelques 
fatigues. Ils me promirent en échange de me montrer 
des hyènes à combattre, et ils me tinrent parole. 

Je fus conduit vers une source, ou plutôtune mare, 
de plus de cinquante pas, jetant la fraîcheur et la vie 
au milieu du gazon qui l’entourait. Sur ce gazon 
d'innombrables piétinemens de bêtes féroces disaient 
les fréquentes visites que recevait la nappe d’eau; 
et cependant nul débris de chairs ou d’os ne se faisait 
remarquer aux alentours comme souvenir de la lutte. 
Le vainqueur emportait-il la victime pour la dévorer 


L'HYÈNE. 181 
plus loin et sans importuns? c’est là une supposi- 
tion qui devient en quelque sorte une certitude, alors 
surtout qu’on se rappelle que les promeneurs sont le 
tigre, le lion, le rhinocéros, l'éléphant et lhyène, 1] 
n’y a ni accord ni paix possible entre de pareils in- 

‘dividus. 

Cependant le soleil allait se coucher, et je tenais à 
passer la nuit en un lieu moins solitaire et plus abrité. 
Je donnais déjà le signal de la retraite lorsqu'un jap- 
pement élouffé de chien se fit entendre auprès de 
nous. Le chef des Hottentots, je veux dire le plus ha- 
bile et le moins poltron, tourna la tête vers un tertre 
de couleur rouge situé au côté opposé à celui où nous 
nous trouvions :ilme montra deux hyènes venant côte à 
côle pour apaiser leur soif, carle sang leur avait sans 
doute fait défaut dans la journée. Elles arrivèrent en- 
semble à la nappe d'eau, y entrèrent jusqu'au-dessus 
des jarreis et se mirent à laper. Les Hottentots me 
dirent alors à voix basse que, si nous voulions en finir 
plus tôt, il fallait s'en rapporter aux chiens; et je ne 
demandai pas mieux que d’assister à ce nouveau genre 
d'attaque. Chacun de mes hommes prit done un chien 
par la peau et tourna rapidement la position, les uns 
de droite à gauche, les autres en sens inverse. 

Tout à coup un cri parti des poitrines de mes Hot- 
Lentots donna le signal du combat. Les chiens, pleins 
d’ardeur, faisaient entendre des aboiemens horribles; 
les hyènes effrayées répondirent à cet appel par des 
glapissemens de terreur et derage, et, atlentives et 1m- 


182 CHASSES. 


mobiles, attendirent leurs ennemis, qui sans la moin- 
dre hésitation s’élancèrent dans l’étang et entourè- 
rent les bêtes fauves, qu’ils n’osèrent pourtant pas en- 
core serrer de trop près. C'était un tohu-bohu à fati- 
guer la vue. Les hyènes, menacées de toutes parts, pi- 
votaient sur elles-mêmes , mais glissaient pourtant un 
peu vers le bord de l’eau. Elles se trouvèrent enfin 
sur un terrain sec, et là commença une lutte chaude, 
animée, ardente, où chaque cri attestait une douleur, 
où chaque douleur était aiguë, où les gueules ne s’ou- 
vraient qu'après avoir mordu et déchiré, où le sang 
coulait par vingt blessures, sans qu’on pût de long- 
temps encore prévoir de quel côté se déciderait la 
victoire. Tous les chiens ‘se trouvaient blessés, mais 
pas un n’était hors de combat ; des hyènes harcelées 
tombaient de hideux lambeaux de chair noire, et nulle 
d'elles cependant ne ployait le genou. Des deux côtés 
larage était à son paroxisme ; et, pendant que lecom- 
bat se trouvait si énergiquement engagé, les Hotten- 
tots, armés de flèches et de casse-tête, excitaient les 
chiens par leurs hurlemens et leur venaient en aide, 
prudemment placés derrière eux. La plus grande des 
bêtes fauves avait recu deux flèches dans les flancs : 
ne pouvant les arracher de la blessure, elle les brisa 
d’un coup de mâchoire et se remit plus rudement au 
combat. Je remarquai souvent que, pouvant mordre 
à la tête, à l'épaule ou au cou de son ennemi, l'hyène 
s'attaquait presque toujours aux jambes, et deux des 
Hottentots reçurent de profondes blessures aux pieds 


L'HYÈNE. 183 
et aux jarrets alors qu’ils auraient pu être déchirés aux 
bras et aux cuisses. L’hyéne ne dresse jamais la tête. 

Cependant il fallait succomber : les deux bêtes 
fauves n’essayèrent plus de se défendre; le sang et 
les forces leur manquérent en même temps, elles 
tombèrent, poussèrent un râle douloureux, et, la 
gueule ouverte, la langue en dehors, elles cessèrent 
de se mouvoir. 

À côté d'elles trois chiens rendirent aussi le der- 
nier soupir , et les autres, haletans et déchirés, n’ar- 
rivèrent avec nous chez le planteur que pour mourir 
le lendemain de cette sanglante attaque. 

De pareilles luttes ne peuvent s'appeler ni combats, 
ni batailles; notre langue est trop pauvre pour expri- 
mer certains désordres , certaines colères, certains 
massacres dont nos charniers d’équarisseurs peuvent 
seuls donner une assez juste idée. 

L’hyène ne voudrait pour demeure que la carcasse 
d'un éléphant en putréfaction. 


HAE + . 
distant set DOUTE UTS to à 
CONTES CE A0 TE 
Ent AMG aol good slt de Fume De. 
” goes at défie a skfeier. faste ie ENTHE. à 4 
aslls, APN rs “7 do @iidin véot. ass FB 
Par mia ot œe ALES Linoré 
rames À tt, ao ob Mes do Mbrio stuas 
A , “ Un rotvohedob 
à “188 61 LPS TE rit anis aiost 2516 064 Ar, L | 
Re eansal 95 santétet sofns 20l de -riquos tin 
» on Avoq shprosidely dd aute sors tarrbrir 
TL nca S1S0 sh tisuiobegtol 
Abc gs 1 in nolégq'e roro on e0 of as | " 
ago viog sé dit fes dogitel tort i4ifiate és 
Léfiaiion sérlen autatiss tipo en a ain  ! 






FPS 2 aditirps basée fon stoh: créée | 
(PA - " AbbPoteut vasès' enr asmobe Pr. 
subie 5) lt sup nids ro sr EN ENCIT SE s | 
OR pie Estate de né re ai Pr 
* UE (PRELLLR, : l ATRS 14 AL | FA PE DIS TIT ŒE 1% Fr gs 4 
PNR gnrs | Dur bu Ma ONE pAr HT er tanblen | 
Honneurs LATE is db + 
wie : ‘ ls ) QU LR lé rats (LS si due use © L 
.W | L re À M Ge die é DTA TES 
| Loi È As % à. (per ti pue f 4 | TE ï | 
Pete ed a Sd ent paG DEMPPNT Ar À, 
| Day L'UAR + f | 4 zu LT TT CE QUAI rene Ra *-\ 60) 
i* Es ch \e hp: ke Fat tek 11 Hi LED + pd Ê 
Liité 4e Le RTL ERA PC LUE Ni 1 un EST E 
» w > # | : L . 
LS a, : 
; NUL és + 
; à” Li Ca à 
: : A [ses », ” : L 
CRE) | De r 4 : : . 
© br - = . 
1. s n 2 4 
de | s 











A à 


.HAaSSE aù ligre Kovyal. 








LE TE TRI 


D D” M IN Œ NM 


On ne comprend pas la force musculaire du tigre 
quand on envisage sa charpente. 

Son corps est trop long, ses jambes trop courtes, 
trop épaisses ; sa tête est nue, osseuse, articulée ; son 
front en saillie, ses yeux sans cavité, l'œil fauve, ar- 
dent, dans un mouvement perpétuel, comme sil de- 
mandait un ennemi. Sa langue, rouge comme du sang, 
raboteuse, est toujours hors de la gueule. 

Le tigre royal est d'une férocité telle que sur la 


moindre contrariété, sur un obstacle de sa route, il 
D 13 


186 CHASSES. 


se jette avec rage sur ses petits et les dévore malgré 
leur mère qui cherche toujours à les défendre. 

Le gîte favori du tigre est le bord des sources et 
des rivières ; et comme le pays qu’il habite est équato- 
rial, il a plus d’occasion d'augmenter le nombre de 
ses massacres dans les lieux où les animaux plus pai- 
sibles viennent se désaliérer. 

Le tigre à toujours soif; mais plus soif de sang 
que d’eau. Quand sa gueule en est inondée, quand il 
ne peut plus en boire, il plonge sa tête dans les en- 
trailles ouvertes de ses victimes et pousse alors d’é- 
pouvantables rauquemens de bonheur. 

Dès qu’un cheval ou un buffle est égorgé par le ti- 
gre, celui-ci ne le déchire sur place que lorsqu'il est 
bien certain qu’on ne viendra pas le déranger au mi- 
lieu de son repas; s’il craint des importuns, il em- 
porte ou traîne le cadavre vers un bois épais avec une 
vitesse qu’on à peine à comprendre. 

Le tigre n’a guère que 7 à 8 pieds de longueur de- 
puis le museau jusqu’à la naissance de la queue. 
Quelques voyageurs assurent en avoir vu d'aussi 
grands que des buffles. M. Lalande-Magon, qui a 
longtemps voyagé au Cap, écrit qu'il en a mesuré un 
qui avait quinze pieds de longueur; mais il a oublié 
de dire si la queue était comprise dans celte mesure. 
Le plus grand tigre royal du musée de Paris n’a 
qu'une longueur de 7 pieds et demi, la queue non 
comprise. 


187 
CHASSE. 


Tout va bien à ce formidable dominateur, qui n’est 
peut-être si cruel et si sanguinaire que parce que son 
instinct de tigre lui dit qu’il y a de par le monde un 
être plus fort, plus puissant, plus redouté que lui. 

Le calme imposant des cimes les plus élevées où 

le vent seul fait crier la neige, le silence religieux des 
PRE vallées, la solennelle majesté des forêts sé- 
culaires, le bruit retentissant d'une armée allant à 
la conquête d’une province, le fracas des villes, l’at- 
üutude guerrière des caravanes voyageuses, le roule- 
ment des fleuves au travers des roches granitiques, 
la voix sonore de la cataracte qu'étouffent tant d’au- 
tres voix ; tout lui va bien au tigre pourvu qu'il ren- 
contre dans sa course un ennemi à combattre, une 
chair à mächer, un sang à boire. 
Le tigre royal du Bengale est le symbole vivant de 
la destruction. Peut-être passera-t-il sans vous rien 
dire si vous êtes immobile; et encore non, puisqu'il 
se rue sur les cadavres d'hommes ou d'animaux en 
putréfaction, et qu'il broie les cailloux et les galets 
de la plage, lorsque dans sa rage il n’a pas pu trou- 
ver des membres palpitans à triturer. 

Après son repas de chair humaine, le lion se calme 
et s’assoupil. 


488 CHASSES. 


Après son hideux festin d'os et de membres muti- 
lés , le tigre se sent en appétil et se met soudain en 
quête de nouvelles orgies. 11 ne faut pas que chez lui 
l'odeur ou la trace du sang s’efface; sans cela, sa fureur 
ne connait point de bornes. Il s'attaque à la terre qu’il 
gratte et creuse de ses ongles tranchans avec des rau- 
quemens lugubres , il émousse ses dents à dépouiller 
de leur solide écorce les troncs robustes des forêts, il 
mâche, pour ainsi dire, la brise quise promène sur 
sa face tourmentée ; et quand tout est mort dans la 
nature, il s'ennuie de vivre seul, il se décourage, il 
se couche et s'endort dans le désespoir du repos. 

Vous voyez que, si le tigre est le plus formidable 
des quadrupédes, il en est le plus malheureux. 

Pourquoi donc lui déciarez-vous la guerre? Pour- 
quoi cet immense arsenal de piques, de poignards, de 
balles, de gros fusils, et pourquoi traquer l’infortuné 
jusques dans ses retraites les plus reculées ? Ah! c’est 
qu'il ya là en présence l’une de Pautre deux terri- 
bles et jalouses rivalités, deux forces à peu près éga- 
les, deux volontés constantes et bien arrêtées ; il y a là, 
ennemi du tigre, l’homme superbe, si implacable 
dansses haines, siimplacable dans ses violences et qui 
ne veut pas que le sol sur lequel il pose lui soit disputé. 

Ainsi le plus redoutable adversaire du tigre, c’est 
l'homme. Vous voyez donc bien que le premier ne 
fait qu'user de réciprocité en vous broyant entre ses 
mâchoires lorsque l’occasion lui en est offerte. 

Montrons maintenant les deux ennemis en lutte. 


LE TIGRE. 189 

Je n'ai jamais entendu dire qu’un chasseur fût parti 
seul pour aller à la rencontre du tigre royal du Bengale, 
etje ne crois pas que le Patagon ou le Gaoucho, armé 
de ses lacets, de son escopette et de son poignard, püût 
le tenter avec succès. La balle doit aller fouiller pro- 


fondément dans les flancs de la bête féroce si elle 


veut y attaquer les dernières sources de la vie. Et puis, 
qu'est-ce qu’un jaguar où un puma auprès du for- 
midable rival du lion dont l'aspect seul jette Pépou- 
vante jusque dans les villes les mieux défendues ? Du 
chat d'Europe au jaguar américain il y a la distance 
qui sépare celui-ci du tigre du Bengale : c’est le ruis- 
seau et la cascade, c’est la brise du matin et l'ouragan. 

Dès que la présence du tigre est signalée quelque 
part et qu’une poursuite est décidée, vous voyez les 
chasseurs s’armant de leurs meilleurs pistolets, de 
leurs piques, de leurs tridens les plus aigus, de leurs 
glaives les plus tranchans, essayant à l'envie lexcel- 
lence de leurs lames d’acier, caresser de Ja main et 
de la parole la meute aguerrie qui va les suivre, et se 
préparer à un triomphe dont cependant ils déplorent 
d'avance les sanglans sacrifices. Ils sont trop nom- 
breux pour ne pas vaincre un ennemi solitaire ; mais 
ils ne reviendront pas tous de l'expédition, et il y a 
d'avance quelque chose de triste et d’amer dans le 
récit, les émotions et les joies qu’ils se promettent. 
Les enfans chantent quand ils ont peur,les chasseurs 
du tigre royal de F’Inde sont loquaces comme les hé- 
ros d'Homèrce; et c'est à coup sûr pour s’épargner la 


190 CHASSES. 

douleur de la réflexion à l'approche du danger au-de- 
vant duquel ils courent, bien aïses qu'ils seraient 
qu'on les arrêtât au moment du départ. Cependant 
comme il y a toujours une certaine gloire au bout de 
toute folie hasardeuse, nul des chasseurs ne veut ar- 
river le dernier au rendez-vous assigné. 

Les voilà done discutant le plan d'attaque comme 
on le ferait pour une bataille rangée, et s’assignant 
les divers postes avec une précision, avec un calcul 
tout-à-fait menaçans. L'un veut qu'on iui donne la 
place la plus périlleuse, et attend que son voisin la 
lui dispute; l’autre sollicite l'honneur de porter le 
premier coup à la bête furieuse, et se le voit enlever 
sans regret par un troisième, fort peu satisfait qu'on 
l'en juge digne. Tous ont du cœur dans la tête, tous 
ont de chaudes menaces à la bouche, pas un n’a le 
calme et le sang-froid du soldat façonné au combat. 
Les chiens seuls par leurs aboiemens demandent que 
les délibérations soient closes, et ils tournoient et 
bondissent dans l’impatience de Ja lutte qui va s’en- 
gager ; c’est parmi eux cependant que l'on comptera 
le plus de victimes. 

La caravane aventureuse à pris son élan; elle est 
dans la plaine où rien ne lui indique la présence du 
tigre, elle arrive sur la lisière d’un bois épais où elle 
n’ose point pénétrer et où pourtant le farouche qua- 
drupède s’endort selon son habitude sur la chair ou 
dans le sang. Un coup de fusil part comme pour in- 
terroger ; un rauquement sourd el lugubre répond à 


LE TIGRE. 191 
ce signal d'alerte, et les chasseurs alors se préparent 
bravement à l'attaque et à la défense. La meute at- 
tentive vient de leur donner l'exemple du courage 
par son attitude décidée; et si la contagion de la 
peur dégrade jusqu'à la bassesse, celle du courage 
relève jusqu’au prodige. 

Le tigre a débouqué de la forêt, et sous ses bonds 
redoutables les arbustes ont été brisés, la terre a fré- 
mi. Le voilà en présence de ses adversaires à qui la 
grandeur du péril a donné tout leur sang-froid, toute 
leur énergie. [ls se pressent les uns contre les autres, 
etprévoient que s'ils se divisent ils sont perdus ; leurs 
regards ne quittent plus les regards de la bête féroce, 
dont la langue rouge et raboteuse ressemble à un cail- 
lot de sang tombant de sa gueule haletante. La meute 
est là aussi, pressée, immobile comme le tigre, res- 
pirant fort et attendant la crise sans paraître en re- 
douter l'issue. C’est un silence solennel de part et 
d'autre ; le ciel est lourd, cuivré, mais l'orage n’a pas 
grondé encore. 

Il éclate enfin. Le tigre a vu les glaives hors des 
fourreaux, les pistolets aux poings et les fusils ap- 
puyés aux épaules. Rapide comme les balles qui vont 
l'atteindre, il s’est élancé avant que le ressort fatal ait 
fait son office, et il est tombé ainsi qu'un bloc de 
rocher sur les chasseurs prévenus. Ses griffes n’ont 
pas touché le sol que, déjà suspendus à ses flancs, 
les chiens courageux ont volé au secours de leurs 
maitres. Placés en première ligne, ils ont, pour ainsi 


492 CHASSES, 

dire, saisi le tigre au vol sans pouvoir l’arrêter, et ils 
sont tombés avec lui au milieu de la mêlée. Ce n’est 
pas d'eux cependant que s'occupe le formidable joù- 
teur, il veut uné victime parmi les hommes, il la 
choisit , il s'attache à elle, trainant après lui, ainsi 
qu'un forçat sa chaine, les chiens furieux qui lui dé- 
chirent les flancs. Les chasseurs viennent en aide à 
leurs camarades déjà renversés et broyés sous la puis- 
sante griffe du tigre. Ils fouillent de leurs poignards 
dans les entrailles de la bête écumeuse dont les rau- 
quemens prolongés attestent les douleurs; ils ne se 
quittent plus, et quand, accablé par le nombre, suc- 
combant sous le poids de la meute acharnée, il flé- 
chit, chancelle et tombe percé d’une balle, vous le 
voyez, les ongles ensanglantés, attacher sur vous un 
regard de feu et ouvrir à sa dernière agonie la poi- 
trine du chasseur sur lequel il pèse de tout son corps 
sans vie. Autour de lui gisent aussi les cadavres de 
quelques chiens écrasés sous une de ses rapides pres- 
sions; et le champ de bataille où s’est déroulé le dra- 
me est une mare profonde où le sang se mêle à des 
lambeaux de chair chauds et palpitans. 

La lutte a duré une demi-heure au plus, les bras 
tombent de lassitude, les courages sont émoussés, 
la grandeur du péril auquel on vient d'échapper s'offre 
alors dans tout ce qu’il a de plus imposant, et l’on 
se félicite tout haut de n’avoir à donner la sépulture 
qu'aux seuls restes d’un ami. Ceux des chiens servi- 
ront de pâture au tigre qui, passant la nuit pres de là, 


LE TIGRE. 193 

se reposera Joyeux sur ces sanglantes hécatombes. 

Dans les rencontres avec les hommes, on dirait que 

le lon attache quelque prix à la victoire, et l’on assure 

même qu’il éprouve une certaine pudeur à se débarras- 

ser d’un ennemi sans défense. Il n’en est pas ainsi du 

tigre, et sa cruauté ne peut être attiédie ni par la fai- 

blesse ni par la soumission ; il n’apprécie que la quan- 

tité, et pourvu qu'il y ait beaucoup de sang à boire, 
peu lui importe qu’il soit tiède ou généreux. 

Dans les colères du lion, il y a aussi du sang, des 
morts et des membres mutilés ; il y a des agonies et 
des tortures, surtout quand la résistance à été vive; 
mais on voit que la vengeance n’est comptée pour rien 
dans le massacre, et l’on devine que le plus fort n’a 
tué que parce qu'il s'y est vu contraint pour sa sûreté 
personnelle. Après les sacrifices, la robe fauve du lion 
est pure de sang. Sa gueule seule et ses griffes en 
portent l'empreinte, tandis que le tigre du Bengale 
n'est salisfait que lorsqu'il traine en tous lieux après 
lui cette odeur de charnier, ces émanations de mem- 
bres putrides au milieu desquelles il voudrait toujours 
passer sa vie de cruautés. 

Le domaine du lion est le désert avec ses calmes 
majestueux, ses rafales si bruyantes, sa pauvreté si 
mortelle ; le domaine du lion, ce sont encore les fo- 
rêts ténébreuses et les montagnes dominatrices, les 
abords des cités guerrières, le voisinage des torrens 
et des cascades où sa voix lutte contre les eaux cour- 
roucées. — Celui du tigre royal, c’est un champ de 


494 CHASSES, 


bataille où dorment sans sépulture cadavres d'hommes 
et de chevaux, c’est le moraï des grandes viiles in- 
diennes, le cimetière du village, c’est le lieu de la terre 
où il y a le plus de chair à dévorer. 

Vous comprenez dès-lors que pour détruire cette 
race cruelle incessamment en guerre contre ce qui 
respire et a respiré, tous les moyens sont bons aux 
hommes, tous les piéges permis, toutes les ruses, tous 
les stratagèmes jégitimés. 

Au milieu des vengeances du lion, il y a toujours 
quelque chose de grand et de noble , tout implacables 
qu'elles sont ; dans celles du tigre, on trouve toujours 
la bassesse jointe à la cruauté. Le tigre et le lion 
tuent d’une seule pression de mâchoire ; mais quand 
celui-ci ne se nourrit pas de sa victime, on la trouve 
sur le sol sans souillures et sans mutilations; tandis 
que les cadavres abandonnés par le tigre, lassé de 
carnage sans en être assouvi, sont horriblement dé- 
figurés et altestent la rage du vainqueur. Je ne crois 
pas à la générosité du lion, parce que M. Rouvière 
m'a dit de ne pas y croire ; mais le tigre est d’une 
férocité si brutale, qu'il doit v avoir une double agonie 
dans l’âme de celui dont il vient de s'emparer. 

Pour se faire une idée à peu près exacte, quoique 
toujours au-dessous de la vérité, de la puissance du 
tigre, de la force de ses muscles, de la vigueur de son 
cou et de la rapidité de ses élans, il faut lire les réciis 
des voyageurs qui ont parcouru les Indes-Orientales 
avec les caravanes, et qui ont rencontré ces redou- 


LE TIGRE. 195 
tables bêtes féroces dans les déserts. C’est à faire re- 
euler la raison , c’est à ôter toute énergie à l’explora- 
teur, et le forcer à renoncer à toute excursion. Et 
pourtant qu'est-ce que le récit à côté du tableau, en 
face du drame ? Qu'on vous dise avoir vu une jeune 
fille se précipiter dans la gueule menacante de l’Etna, 
vous plaindrez peut-être l’'infortunée dans un premier 
et rapide mouvement de généreuse compassion ; mais 
que vous soyez à côté de la pauvre fille au moment 
où elle s’élance, que votre œil la suive planant sur le 
gouffre béant, et tourbillonnant de roc en roc jus- 
qu'au fond de la fournaise où pétille le bitume et le 
soufre, vous verrez si ce terrible souvenir ne vous 
poursuivra pas au Join dans vos nuits, et ne se jettera 
pas souvent au milieu de vos joies les plus vives. 
Ainsi des récits où le tigre occupe un grand espace 
et dont on récuserait l'authenticité, si tant de voix 
courageuses ne s'étaient élevées pour les constater. 

Une caravane traverse un défilé, elle s’avance en 
bon ordre avec ses gardes armés veillant à la tête, à la 
queue et aux flancs. Nul hennissement de coursier ne 
s’est fait entendre, nul regard investigateur n’a signalé 
le péril. Tout à coup un tigre bondit, pousse un af- 
freux rauquement, s élance, plane et enlève au vol, 
sans s'arrêter, le voyageur ou le cavalier solidement 
cramponné à sa monture. La bête féroce est retom- 
bée sur le sol, et avant que vous ayez songé à proté- 
ger, à ressaisir celui qui vient de vous être si audacieu- 
sement enlevé, le tigre repart, emportant sur son cou 


196 CHASSES. 

sa victime, comme si rien ne le génait daris sa course ; 
et quelques instans après il déjeune dans la forêt 
voisine. 

L'élan du tigre, c’est le rocher déraciné du mont 
et creusant la vallée , c’est la cascade tourbillonnante 
ouvrant le granit, c’est l'ouragan qui renverse , c’est 
le bélier sapant une muraille. Rien ne peut l'arrêter, 
tout obstacle est anéanti, toute barrière est brisée. 
Le tigre est parti, il faut qu’il passe. 

Dans ses luttes si fréquentes avec l’éléphant, le rhi- 
nocéros ou le lion, c’est moins sur sa force muscu- 
laire que sur la rapidité de ses évolutions qu’il compte 
pour disputer la victoire, et l’on a vu souvent, sans 
pourtant être encore vaincu, un de ces formidables 
quadrupèdes jeté au loin, meurtri et déchiré par un 
élan du tigre en fureur. La foudre est trop rapide, 
nul ne peut l’éviter, alors surtout que l'éclair ne vous 
a point prévenu de sa menace. Le tigre, c’est la foudre 
et l'éclair en même temps; on dirait qu’il n’a de force 
et d'intelligence que pour la destruction. 

Lorsque, par les traces profondes qu'il a laissées 
sur le sol, le chasseur est fondé à penser que c’est là 
une route prise par l'habitude du tigre, il dresse à 
celui-ci un piége auquel la bête féroce échappe rare- 
ment. Le cadavre d’un chien ou d’une bête fauve est 
suspendu entre deux arbres ou deux rochers, à dix ou 
douze pieds de terre ; par des cordes solides on a eu 
soin de l’assujétir au centre d’un nœud coulant dans 
lequel doit passer le dévastateur, et l’on attend de 


LE TIGRE. 197 


loin, dans une retraite bien barricadée, le succès du 
stratagème. Le tigre se présente, il flaire le cadavre, 
creuse la terre de ses ongles tranchans, se dresse 
sur ses pattes de derrière sans pouvoir atteindre une 
proie si aisée, pousse un long et sinistre rauque- 
ment d’'impatience, s'éloigne alors, s’accroupit, part, 
monte comme une fusée, s'empare du cadavre, et reste 
suspendu avec lui. Le chasseur arrive en ce moment; 
et, sans se donner le temps d’insulter à la victime 
qu'il redoute toujours et qui se débat dans ses der- 
nières tortures, il achève avec les balles son œuvre 
de destruction. 

Cette ingénieuse manière de chasser le tigre est 
surtout fort usitée dans le haut Indoustan; et Lindsay, 
qui a sillonné ces districts en savant et courageux ex- 
plorateur, dit qu’un jour lui et ses amis apercevant 
de loin une bête féroce suspendue au fatal lacet, ils 
accoururent, et qu'au lieu d’un tigre royal ils firent 
la conquête d’un lion monstrueux qui s'était laissé 
prendre au piége : la province ne gagna pas grand 
chose à la voracité du lion. Les fossés profonds et 
recouverts de branches et de feuillage sur lesquels on 
a jeté des cadavres d'animaux, sont aussi quelquefois 
employés pour la destruction du tigre, du rhinocéros, 
du lion, de l'éléphant, du léopard et de la panthère ; 
mais on dirait que l'instinct de la bète féroce lui si- 
gnale le danger ; et maintenant comme toujours , les 
balles de plomb, les tridens de fer, les glaives aigus 
et tranchans, les flèches empoisonnées et le courage 


198 CHASSES. 


des chasseurs sont les plus redoutables ennemis des 
bêtes féroces qui traversent les immenses solitudes de 
cette partie du monde. 

Qu'un rayon de soleil m'arrive encore, et je vous 
dirai un jour si vous devez une foi entière aux récits 
de certains voyageurs auxquels il faut bien que j'em- 
prunte quelques détails pour compléter un tableau 
encore si imparfait. 

Arnold Bancks, de Bristol, dont l’intrépidité était 
toujours une extravagance, dit qu'étant allé un jour 
avec deux de ses amis à la rencontre d’un tigre si- 
gnalé à une lieue de Bombay, ils trouvèrent la bête 
féroce dans un ravin, achevant de manger le cadavre 
d’un Malais dont il se fit adroitement une sorte de 
rempart sHôt qu'il aperçut ses trois antagonistes. 
Ceux-ci, dans leur précipitation de combattre le tigre, 
où plutôt dans leur insouciance du danger, n'étaient 
armés seulement que de tridens à manches de fer, de 
fortes épées et de poignards ; aussi tout d’abord ils 
n’osèrent point descendre dans le fossé où se faisait 
le hideux repas. Mais le tigre, qui de son côté avait 
résolu de n’accepter pour champ de bataille que lé- 
troit espace où il se trouvait, et qui semblait compren- 
dre à merveille qu’on ne lattaquerait qu'à larme 
blanche, se leva enfin , jeta sur les chasseurs impa- 
tiens un regard provocateur, se promena d'un pas 
grave sans trop s'éloigner du cadavre à demi dévoré, 
et ne répondit à aucune des provocations d’Arnold, 
qui lui lança plusieurs pierres, dont une entr’autres 


LE TIGRE. 199 


l’atteignit vigoureusement au front. Cette manœuvre 
dura plus d’une heure, pendant laquelle les chasseurs, 
vaincus enfin par leur impatience, se décidèrent à 
quitter la place qu’ils avaient d’abord choisie, et à 
descendre dans le ravin. Bancks n’était pas homme à 
retourner à Bombay sans combat ; il fut imprudent 
comme à son ordinaire. — Allons, dit-il à ses amis, 
soyons courtois ; à lui le haut du terrain, à nous par 
conséquent plus de’gloire dans le triomphe : vous 
voyez bien d’ailleurs que le vorace quadrupède n'est 
résolu à temporiser que parce que la nuit approche; 
et qu'il se flatte que nous l’attendrons là. Sa prunelle 
est un éclair dans les ténébres, nous en serions 
éblouis, descendons ; il faut en finir, et montrer que 
nous sommes inaccessibles à la peur. 

En vain les deux compagnons d’Arnold lui repré - 
sentèrent-ils la témérité de sa résolution, celui-ci avait 
à cœur de l'accomplir ; et après s'être éloignés d’une 
centaine de pas, les trois déterminés chasseurs des- 
cendirent dans le fossé. Ils trouvèrent le tigre con- 
tinuant sa promenade circonscrite, ainsi que le fait 
une sentinelle attentive au poste qui lui a été confié ; 
et à peine se furent-ils montrés dans le ravin que le ti- 
gre, comme pour essayer l'élasticité de sesallures, alla 
bravement au-devant de ses ennemis qui cheminaient 
côte à côte, s'arrêta, poussa un rauquement saccadé et 
sembla dire à ses visiteurs : A la bonne heure, je savais 
bien que vous viendriez me faire visite, puisque vous 
n'avez pas fui en m’aperceyant pour la première fois. 


200 CHASSES, 


De leur côté, les courageux chasseurs, le pied gau- 
che en avant et dans la position du soldat croisant la 
baïonnette, avançaient semelle par semelle, certains 
que la lutte ne tarderait pas à commencer. 

— Attention, dit Bancks à voix basse, attention, 
camarades, et union surtout : si nous nous séparons, 
pas un de nous ne retournera à Bombay ; ce sera 
beaucoup déjà de vaincre à trois; nous le pouvons, 
quoique la bête vorace me semble de fort mauvaise 
humeur. Tenez, la voilà qui gratte la terre, la voilà 
qui agite sa moustache et qui frémit de tous ses mem- 
bres ; attention, mes amis. 

Le tigre a délibéré ; il s’'élance… les trois piques en 
arrêt le frappent à la fois, l’une à l'épaule, qu'elle 
creuse profondément ; l’autre au ventre, qu'elle ouvre 
jusqu'aux entrailles, et la dernière dans la gueule 
même du monstre, dont elle déchire la joue. Au choc, 
les chasseurs sont renversés; mais sur une rapide pa- 
role d’Arnold, ils se redressèrent à l'instant et se re- 
trouvèrent coude à coude. Le tigre se débat en forcené 
contre les fers dentelés restés dans les plaies, et ses 
évolutions ne font qu’accroitre sa douleur et sa rage. 
Profitant du désordre et du découragement du tigre, 
les intrépides athlètes vont à lui armés de leurs poi- 
gnards et l’en frappent sans jamais l'abatire. L'un 
d'eux, plus courageux, osa l’attaquer de face, mais le 
tigre, dans un dernier élan, le saisit au bras et le 
coupa net au-dessus du coude. Ce fut son agonie. 
Bancks, désolé d’une victoire qui lui avait coûté si 


LE TIGRE. 201 


cher, retourna vite à Bombay, où son ami mourut des 
suites de l'opération qu’il dut subir. Le lendemain de 
ce terrible combat, quelques Indiens s'étant rendus 
au ravin indiqué par Arnold pour s'emparer de la 
peau du tigre, ils ne trouvèrent que des membres 
horriblement mutilés et les traces sanglantes des 
bêtes féroces qui étaient venues là pendant la nuit 
pour assouvir leur faim sans cesse renaissante. 

À Singapoore, en 1819, pendant une nuit et au 
milieu d'un épouvantable orage, un tigre monstrueux 
alla fièrement s'installer dans le grand bazar et atten- 
dit l’arrivée du peuple, comme s'il n’y avait point 
péril pour lui dans cette témérité. Un marchand de 
thé, en ouvrant son magasin, aperçut le premier la 
bête féroce, se hâta de se barricader et donna l'alarme 
à ses voisins. Le cri du tigre répondit à cet appel, et 
bientôt tout le quartier en émoi résolut de donner la 
chasse à un si dangereux visiteur. Le brave capitaine 
Fielding se mit à la tête d’une vingtaine de sipayes, 
armés de fusils, et alla droit au tigre, suivi par une 
foule nombreuse de gens munis de fourches, de sa- 
bres, de bâtons et de pistolets. A leur approche, le 
tigre se leva et céda le terrain ; mais pas à pas, comme 
un ennemi qui ne veut point combattre, sans pourtant 
céder à la crainte. Le capitaine Fiediing se détachant 
des siens, s'approcha seul de la bête féroce, qui, sur- 
prise de tant d'insolence, s'arrêta alors et jeta sur le 
téméraire un regard foudroyant. 

Le capitaine frémit ; il S'aperçut, mais trop tard, 


Ti Ve 14 


202 CHASSES, 


qu'il faut plus de circonspection en présence du tigre 
royal, et toutefois, le doigt sur la détente de sa cara- 
bine, il attend bravement l'animal. 

De son côté, le monstre prévoyant ne juge pas à 
propos d’aller au-devant de la balle meurtrière, et, 
soit adresse, soit afin d'éviter un combat trop inégal, 
car un monde était là devant lui, il céda une seconde 
fois la place, mais toujours à reculons, comme celui 
qui, même dans la défaite, ne veut pas mourir seul. 

Grâce à cette manœuvre, on se vit bientôt dans 
une rue étroite où les mouvemens du tigre devaient 
se trouver comprimés. Habile à profiter de cette heu- 
reuse position, le capitaine Fiedling mit son fusil en 
joue, fit feu, et ia balle pénétra dans l'œil de la bête 
féroce. Un rugissement affreux se fit entendre; la 
terreur s’empara de ia foule, on se rua les uns sur les 
autres, on se blottit pêle-mêle dans les maisons as- 
siégées, on se sauva jusque dans la campagne; et en 
moins d'un quart d'heure, le capitaine se trouva seul 
à seul avec le tigre, dont les ongles creusaient le sol 
et qui recevait sur sa langue haletante le sang qui s’é- 
chappait de sa blessure. 

Fiedling s'était armé de son second pistolet, et un 
poignard était à sa main gauche. Le tigre furieux 
s'élance sur son adversaire; une balle part, le terri- 
ble quadrupède est frappé, mais il ne meurt qu'après 
avoir broyé le crâne de son ennemi. 

Ne serez-vous point effrayés de la puissance du tigre 
du Bengale, lorsque vous apprendrez que pendant 


LE TIGRE. 203 


une chaude journée de septembre, à deux lieues au 
nord de Calcutta, une compagnie de sipayes armés 
rencontra deux de ces terribles quadrupèdes venant à 
elle avec des bonds immenses, ne s’arrêlant qu'à une 
trentaine de pas de la milice préparée à l'attaque, et 
ne pouvant se résoudre à fuir devant un péril aussi 
grand ? 

Ils étaient là couchés sur le ventre, la gueule béante, 
l'œil ouvert à tous les mouvemens des soldats qui ve- 
naient de glisser une double charge dans les canons 
de leurs fusils. Le eapitaine de la troupe ordonna aux 
siens de marcher à pas lents, recommandant surtout 
une décharge générale et une parfaite union. 

— Notre force ne doit point être divisée, leur dit- 
il, si nous nous séparons les uns des autres, il y aura 
des malheurs : combattez coude à coude et la baïion- 
nette en avant. 

Quinze pas séparaient les adversaires. On comman- 
dait déjà le feu, quand les deux tigres, plus rapides 
que la parole, s'élancèrent au milieu des soldats. Les 
balles devinrent inutiles ; mais les baïonnettes firent 
leur oflice, et les Ligres, chargés de toutes parts, se 
virent bientôt réduits au courage du désespoir. Ils 
tombèrent sous mille blessures d’où s’échappait un 
sang noir et bouillant; et lorsque les sipayes hors 
d’haleine jetèrent un coup d'œil sur le champ de ba- 
taille, ils virent six des leurs étendus sans vie sur un 
lit d'armes brisées. 

L'un d'eux, d’un seul coup de mâchoire avait eu la 


204 CHASSES. 


cuisse séparée du corps; un autre avait perdu le bras 
droit, un troisième était méconnaissable, car les dents 
du tigre lui avaient horriblement broyé la tête, Presque 
toutes les victimes étaient mortes sans agonie, et les 
poitrines ouvertes des cadavres attestaient le délire de 
la bête féroce. 

Quinze fusils furent brisés, six baïonnettes étaient 
tordues, et les bois durs portaient profondément em- 
preintes les traces des dents aiguëes et tranchantes 
des redoutabies quadrupèdes. 

On exposa un jour, près de Chandernagor, un buf- 
fle à la voracité de deux tigres qui, toutes les nuits, 
venaient audacieusement rôder auprès des habitations 
et emportaient fort souvent quelques pièces de bétail. 
Des chasseurs intrépides, une meute de chiens aguer- 
ris se tenaient aux aguets près du buffle captif, et 
n’attendaient que le combat pour s’élancer contre les 
vainqueurs. Le soir même, les tigres qui s'étaient fait 
une habitude de leurs rapines, s'avancèrent comme 
deux frères amis vers la petitc ville témoin de leurs 
exactions. Les beuglemens étouflés du bufile firent 
changer de route aux bêtes féroces ; elles se précipi- 
tèrent en affamées vers le point où gémissait leur vic- 
time, et les voilà, d’un seul choc, se vautrant dans le 
sang d’un cadavre. 

Les chasseurs se disposaient à se montrer, afin d’in- 
térrompre le repas qui allait commencer ; mais ils s'ar- 
rétérent au premier pas, dans la prévision de la lutte 
qui semblait devoir s'engager entre les deux tigres. 


LE TIGRE. 205 
in eflet, intimes pour le meurtre et la destruction, 
les deux terribles quadrupèdes devinrent rivaux irré- 
conciliables pour le partage ; chacun voulut la meil- 
leure part du festin. Des rauquemens sourds et sac- 
cadés précédérent les coups de griffes, les gueules 
haletantes s’ouvrirent, les adversaires prirent de l’es- 
pace ; et là, tout près de Jeur victime, eut lieu un de 
ces combats à mort dont les solitudes seules doivent 
souvent offrir le magnifique spectacle. 

La récompense du vainqueur était trop belle pour 
que la rage des joûteurs démeurût tiède ; aussi, après 
un quart d'heure de frénétiques rauquemens, de san- 
glantes étreintes et de déchiremens horribles, un des 
tigres tomba pour ne plus se relever. Le second, tout 
meurtri, tout brisé, allait se reposer dans le sang du 
buffle devenu sa légitime propriété, lorsque les chas- 
seurs en halerte s’avancèrent bravement vers lui et 
pe lardérent point à l’abattre. 

Ce serait à lasser l'attention de mes lecteurs que 
de leur signaler les mille moyens employés par les 
chasseurs du Haut-Indoustan pour la destruction de 
ce formidable dévorateur, dont chaque cri est une 
colère, chaque pas une hostilité, chaque menace une 
mort. 

Nulle arme n’eslassez éprouvée contre le tigre royal 
du Bengale, nulle barrière assez solide, nulle embus- 
cade assez bien combinée. Piques, poignards, tri- 
dens, flèches empoisonnées, meutes courageuses, fu- 


sils, mitraille, chasseurs intrépides, tout est infruc- 


206 CHASSES. 
tueux, tout est impuissant. Le tigre promène ses de- 
vastalions dans les habitations isolées, dans les bourgs 
protégés par des milices , dans les cités défendues 
par de hauts remparts. 

Le tigre est un fléau trainant après lui la destruc- 
tion. 

Malheur à qui se trouve sur la route du tigre: 


40. 


WPLNNPIDOLPOUAUNTE, 


TS €OB EI EN EXC I 


Ce n’est que depuis les grands voyages de décou- 
verte faits dans le seizième siècle par les Espagnols et 
les Portugais que lhippopotame est parfaitement 
connu. Aristote et Pline donnent sur cet animal des 
descriptions si bizarres , qu'il faut les reléguer au- 
jourd’hui parmi les contes les plus absurdes des an- 
ciens naturalistes. 

La grosseur de l’hippopotame est à peu près égale 
à celle de l'éléphant; mais il est encore plus lourd 
que le monstruëux quadrupède. Sa peau, qui à un 


208 CHASSES. 


pouce d'épaisseur, est tellement dure qu'une balle 
peut à peine la percer. Les naturels des pays où se 
trouve ce sale amphibie en font des chaussures, en 
couvrent leurs maisons et en taillent des lanières dont 
ils se servent comme nous faisons de nos cravaches. 
On voit sur la surface de cette peau huileuse des poils 
blanchâtres très rares qui échappent aux investiga- 
tions de l'observateur; au cou on en trouve de bien 
plus gros; mais c’est sur les lèvres principalement 
que, plus pressés, ils forment une espèce de mous- 
taches. 

Sa gueule, de forme carrée, est garnie de quarante- 
quatre dents diversement taillées ; elles sont d’une 
substance si dure que, frappées par le fer, elles font 
jaillir de vives élincelles ; les canines surtout use- 
raient l'acier au frottement. 

La couleur de lhippopotame est noirâtre, mais 
d’une teinte inégale et par taches irrégulières; 1l ne 
produit qu’un petit qui, à sa naissance, offre l'aspect 
hideux d’une masse informe que vous prendriez pour 
un tas de boue mouvante. 

L’hippopotame est omnivore; il mange du riz, de 
l'herbe, des fruits, des ronces ‘et se nourrit aussi 
de crocodiles, de poissons, de chair humaine. 

J'ai vu, ditun voyageur digne de foi, un hippopo- 
Lame saisit une de mes embarcations, planter ses 
denis supérieures sur le bord d’une chaloupe , les 
inférieures à quatre pieds de distance vers la quille 
et la faire couler bas. 


L'HIPPOPOTAME. 209 
Le mâle est un tiers plus grand que la femelle ; 


c'est à dire qu'il est un tiers plus horrible et plus dé- 
goütant à observer. 


CHASSE. | 


Reposons-nous quelques instans et respirons à l'aise 
tout en poursuivant notre course. Ce n'est pas tou- 
jours le repos qui délasse, la distraction et le mouve- 
ment ont aussi ce priviiége, nous l'avons appris par 
une longue expérience. 

Et puis encore toujours du sang : toujours des grif- 
fes qui déchirent, des dents qui pénètrent dans les 
chairs, des venins qui les corrodent et les putréfient, 
des cris et des rugissemens, des piques, des poignards, 
des balles et du carnage ! Reposons-nous un peu, le 
narrateur se fatigue comme vous de cette odeur de sang 
qui le poursuit depuis la première page de son livre. 

Il y a des noms qui sont des portraits. Dès qu’on 
les prononce, vous croyez voir l’image , non pas les 
détails ; mais les contours extérieurs , la masse, et 
vous seriez Courroucé si à l'aspect du modéle, vous 
trouviez que votre imagination à menti. 


240 CHASSES. 


Hippopotame ! Je vous défie, à la vue des onze let- 
tres qui composent ce mot, de ne pas vous trouver 
en présence d’un être monstrueux, gluant, informe, 
lourd, gauche, ne se mouvant qu'avec douleur; un 
de ces êtres pour ainsi dire inachevés, que le créateur 
jeta ici-bas dans un moment d’ennui et auxquels 1l 
a oublié de donner le dernier coup de rateau. 

Hippopotame! masse noire de chair huileuse, in- 
fecte, trainant avec elle le limon et la boue des ri- 
vières, les roseaux qui protègent ieurs bords, le lo- 
tus qui tapisse leur surface; superfétation mons- 
trueuse qui nage sur la terre et marche dans les eaux, 
qui ne fait rien comme les autres animaux , être am- 
phibie parce que, comme il tient de toutes les natu- 
res, il jouit des facultés de chacune d’elles. Hippopo- 
tame ! amas incohérent de choses que l'imagination 
la plus déréglée ne saurait accoupler ; car elle à des 
nageoires pareilles à des mains, la tête semblable à 
un crapaud cyclopéen, et un corps que vous pren- 
driez pour une agglomération capricieuse de gou- 
dron et de bitume sur laquelle on aurait passé la 
truelle. | 

Vous trouverez des mots plus longs sans doute que 
celui dont il est question dans ces lignes et que je 
vous signale sans trop oser les transcrire. Je vous 
défie d’en trouver un dont les lettres se combinent 
mieux pour soulever l'estomac. 

Phoque, limaçon, crocodile, éléphant, rhinocéros 
sont des mots suaves, pleins de grâce à côté de celui 


L'HIPPOPOTAME. 244 
d'hippopotame; et certainement en créant la chose, 
Dieu dut créer le mot pareil dans toutes les langues. 
Si les Hottentots l’ont changé, ce dont je ne me sou- 
viens plus, c’est que Hottentot et stupidité sont les 
plus parfaits des synonymes. 

Est-ce l’image du monstre qui m'a ’a dégoûté du mot ? 
je ne peux pas le croire, quoique j'aie fort souvent es- 
sayé de me le persuader; ce n’est pas sans réflexion 
que je suis demeuré convaincu de la naissance de 
mon dégoût; cela est si vrai que, lorsqu'il m'arrive, 
dans un moment d'humeur, de me fâcher contre mon 
valet ou contre ma ménagère, qui est la plus gra- 
cieuse fille du monde, et de les appeler h'ppopotame, 
il faut bien des caresses et bien des journées heureu- 
ses pour rendre à mes objets chéris ma première af- 
fection. 

Ce préambule est un peu long, sans doute , mais 
je vous demanderai si vous ne reculez pas autant que 
possible de vos lèvres la liqueur amère que vous pré- 
sente votre docteur, et si, avant de l’avaler, vous n'a- 
vez pas déjà beaucoup soufiert. 

Encore si pour escorter tant de perfections, le sé- 
duisant hippopotame possédait quelque chose de l’au- 
dace du lion, de l'intelligence du castor, de la viva- 
cité du léopard ou de l'astuce du crocodile, lon 
pourrait peut-être se laisser aller à un peu de sym- 
pathie pour son isolement et ses malheurs ; mais 
non. Ilest là, colosse inerte , sans transes dans ses 
joies, sans fébrilité dans ses agonies, et l'on dirait 


242 CHASSES. 
qu'il n'a accepté la vie que comme un fardeau. 

Mais pourquoi donc lui déclare-t-on une guerre si 
active? Pourquoi donc le traquer avec tant d’ardeur 
au sein des eaux qu'il fait tourbillonner par ses lour- 
des aspirations , ou sur la plage où il vient se ré- 
chauffer aux ardeurs du soleil? N'est-ce pas là une 
injustice humaine? N'est-ce pas là une cruauté inu- 
tile ? | 

Hélas! il n°y a pas sur la terre un atôme qui n’ait 
son mérite caché, et vous voyez que la vipère de- 
vient elle-mème un remède contre certains fléaux; 
qui le croirait ? L’hippopotame est un cosmétique pré- 
cieux aux Hottentots. Ils embaument leur corps de 
ses émanalions putrides, ils se fardent de sa graisse 
corrosive, et les Vénus de ce sol privilégié, dont vous 
avez vu un si Curieux et si ravissant échantillon il y a 
quelques années à Paris, feraient fi du tendre courti- 
san qui se présenterait à elles sans une épaisse couche 
d'essence d’hippopotame depuis le cinciput jusqu’à 
la plante des pieds. 

Allons donc à la conquête des parures et des atours 
des beautés hottentotes. 

L'hippopotame ( pardonnez-moi de prononcer si 
souvent ce mot ignoble) ne vit presque jamais seul. 
Il'aime la société, il se plait en compagnie de ses sem- 
blables, et vous croiriez que c’est pour se consoler de 
ses difformités effrayantes. On n’est hideux ou beau 
que par la comparaison. 

Pour aller à la rencontre du tigre, du rhinocéros 


L'HIPPOPOTAME, 943 


ou du lion, les chasseurs attendent le jour ou le so- 
leil ;:mais comme il faut que tout soit extraordinaire 
dès qu’il s’agit des hippopotames et des êtres brutes 
qui les poursuivent, on choisit pour vaincre le mons- 
trueux amphibie les temps les plus orageux et les 
nuits les plus sombres. Ce n’est pas encore assez, et 
l'on se voit forcé en quelque sorte de donner un dé- 
menti aux ténébres, en cherchant à les dissiper après 
les avoir invoquées. Voyez : 

I ya dans l'air quelque chose d’épais et de lourd 
qui tombe sur le sol et rend douloureuse toute respira- 
tion. Le Hottentot sort de sa hutte, il secoue ses mem- 
bres sans élasticité et grogne comme l'hyène pour ré- 
veiller ses camarades assoupis. Les voilà tous : les uns, 
pourvus de torches composées à l'aide de l'huile fétide 
du monstre qu'ils vont combattre et qui éclaire ainsi 
lui-même sa dernière agonie, glissent le long du 
fleuve, tandis que les autres armés de piques, de gros 
bâtons et de casse-tètes, s’éloignent du rivage. Ceux- 
ci sont les combattans ; et, par un singulier privi- 
lége, ce sont eux aussi qui courent le moins de dan- 
ger. 

Les premiers, dès qu'ils ont vu le long de la plage 
les hippopotames endormis, se faufilent doucement 
au milieu des roseaux, des herbes et des jones serrés 
qui protègent les bords du fleuve, s’y tiennent un ins- 
ant immobiles avec de l'eau jusqu’à la ceinture; et 
puis, à un signal convenu, ils allument leurs torches, 
les agitent et poussent à l'air d’affreux rauquemens. 


214 CHASSES. 
Vous diriez un sabbat de sorcières et de Jéon pré- 
ludant à d’infernalies orgies. 

Le bruit, le tumulte, cette turbulence inaccoutu- 
mée des roseaux, ces larges colonnes de fumée qui 
montent en spirales, cette clarté soudaine au sein de 
l'obscurité la plus profonde , épouvantent les hippo- 
potames qui bondissent d'abord fébrilement, se rou- 
lent et tournoient sur eux-mêmes comme pour se 
donner le courage d'une résolution, et se décident 
enfin à prendre la fuite. L’hippopotame ne peut men- 
tir à Sa naiure. 

Dans ce désordre des eaux, des lumières rougeà- 
tres et de la nuit envahie, quelques-uns des amphi- 
bies éblouis et saisis de vertige courent en insensés 
vers le danger qui semble les poursuivre, et s’élan- 
cent au sein du fleuve où ils trouvent, sans le savoir, 
la sécurité et la vie; tandis que leurs compagnons, 
fuyant le rivage, se perdent dans les terres et les la- 
gunes voisines où les armes des Hottentots ne tardent 
pas à les achever. Quant à ces derniers, vous le com- 
prenez, rien n’est à craindre pour eux; ils sont sur 
un champ üe bataille solide, leurs mouvemens, quoi- 
que lourds et difficiles, ont plus d’élasticité que ceux 
des hippopotames, et l'amphibie ne mord jamais que 
les objets qui se jettent d'eux-mêmes dans son 1m- 
mense mâchoire. La stupidité des Hottentols ne va 
pas jusqu'à une pareille condescendance ; historien 
fidèle, je leur dois cette juste réparation. Puisse-t-elle 
les protéger contre l'injustice des voyageurs! 


L'HIPPOPOTAME. 945 


Mais les autres chasseurs, ceux qui étaient blottis 
dans le fleuve, écrasés par la masse énorme qui se 
rue sur eux, sont souvent entrainés, étouffés, broyés 
au fond des eaux où leurs cadavres servent de pâture 
le lendemain aux crocodiles qui restent neutres dans 
ces ignobles mêlées, et se promènent , lâches dévo- 
rateurs, comme une bière avide au milieu de ces eaux 
et de ces terres silencieuses. 

Cependant, cette étrange chasse n’est pas la seule 
en usage chez les Hottentots et les Cafres , leurs re- 
doutés voisins. Ceux-ci, par esprit d'indépendance et 
pour n'avoir rien de commun avec Îles premiers, ne 
craignent pas, dès qu’un étranger leur demande la 
dépouille d’un de ces amphibies, de s’élancer dans 
les flots, de plonger et d’aller réveiiler, à laide d’un 
poignard empoisonné, leur adversaire surpris au sein 
de sa laborieuse digestion. C’est alors un combat à 
outrance, une lutte ardente entre un homme fort, 
leste, intrépide , et une mas£e lourde , gigantesque ; 
c'est le choc terrible d’une des plus monstrueuses 
créations de Dieu stimulée par la douleur contre un 
homme pelit et prompt, forcé de résister à la fois aux 
mouvemens du monstre et à l'agitation des flots. Il 
y à bonheur, je vous l’assure, quand un seul cadavre 
est vomi sur la grève. Mais il est juste d'ajouter que 
l'hippopotame tue sans le vouloir; sa volonté n’est 
pour rien dans le demi-triomphe : l’hippopotame n’a 
point de volonté. 

Dans le pays dont nous décrivons les délassemens, 


246 CHASSES. 


les plaisirs d’un goût si exquis, la variété est souvent 
invoquée, et les habitans de ces suaves contrées que 
la civilisation n'a pas encore corrompus, comme di- 
rait certaine philosophie, ne manquent pas de quel- 
que intelligence pour arrêter les funestes effets de la 
lassitude, de la monotonie et de la torpeur. Ce n’est 
pas tout que de se couvrir des pieds à la tête d’une 
épaisse couche d'huile fétide, gluante, qui se crevasse 
d’abord et se résout plus tard en gouttes opaques 
courant le long du corps, et suivant les sinuosités des 
muscles, ainsi que le fait dans la piaine un ruisseau 
obéissant aux caprices du sol. Ce n'est pas tout que 
de se nourrir quotidiennement , tantôt d'une belle 
tranche dhyène ou d’hippopotame à demi-raccornie 
le matin à l'aide d'une fumée noire et résineuse sur 
des charbons ardens. Ce n’est pas tout encore que 
de se trouver presque à chaque heure en présence 
de ces beautés informes, courtes, trapues, à la tète 
pointue, au front déprimé, aux épaules de portefaix, 
à l'immense bouche ayant toujours une petite confi- 
dence à faire à l'oreille crasscuse, aux seins volumi- 
neux se promenant sur les cuisses, pareilles à d'énor- 
mes soliveaux, aux yeux pelits et chassieux, aux dents 
verdâtres autour desquelles vous croyez voir pousser 
un délicieux gazon ; il faut encore que le Hottentot, 
dont je viens d’esquisser en peu de mots la physio- 
nomie (car le mâle ressemble passablement à la fe- 
melle), il faut, dis-je (le Sybarite qu'il est), que sa 
vie se passe dans des joies plus varices que, j'ai déjà 


L'HIPPOPOTAME, 947 


décrites; et, comme il n'aime que les occupations qui 
n’ont besoin ni d'audace ni d'énergie, il a imaginé 
d'aller à la chasse de l’hippopotame sans être con- 
traint de se cacher à demi dans l’eau, et de le tuer 
sur la plage avec promptitude, car toute sorte d’ac- 
tivité l’écrase Tui-même. Chez les autres hommes, 
c'est le mouvement qui fait la vie; chez les Hottentots, 
c'est le sommeil. N’ai-je pas déjà écrit cela ? 

L'hippopotame aime, dit-on, une musique doulou- 
reuse (comme si l’hippopotame pouvait aimer quelque 
chose !). Pareil en cela au crocodile, qui chemine sour- 
demient pour satisfaire sa gloutonnerte vers le petit 
Malais en pleurs, loin du rivage, le monstre dont nous 
parlons avec tant d'amour se traine, assure-t-on, 
vers les lieux isolés d'où partent des cris plaintifs. 11 
parait que le Hottentot a fait cette remarque, lui qui 
n'a sans doute remarqué que cela dans sa vie. 

Or, qu'arrive-t:11? Que sitôt que l'hippopotame a 
roulé sa masse hors de Peau, le Hottentot gémit et 
Pattire à lui, tandis que ses camarades, se glissant en- 
tre le monstre et le fleuve, se disposent bravement à 
lui barrer le retour. Mais dans sa course de dilet- 
tante, Fhippopotame doit parcourir un terrain sur 
lequel est étendu un énorme filet amarré par deux 
bouts à des arbres, et que des chasseurs attentifs re- 
plient sur le monstre à l’aide de fortes courroies 
prenant une direction inverse à celle de l'amphibie. 
Cela fait, le devoir du Hottentot, qui voulait une proie, 


serait, selon nous, de l'achever promptement à coups 
YO 15 


218 CHASSES, 


de massues ou de piques. Mais point : le joyeux Afri- 
cain aime, vous le savez, les longues joies du triom- 
phe, et comme il craint qu’elles ne lui soient souvent 
refusées, il les savoure lentement et sourit pendant 
plusieurs jours au moins à la douloureuse agonie du 
vaincu. 

Le filet garde lhippopotame iuttant vainement 
contre les mailles solides qui l'emprisonnent ; les 
Hottentots, autour de la bête monstrueuse, la persé- 
cutent lâchement dans sa captivité, et, généreux à 
leur manière, ils la déchirent par petits lambeaux, et 
vont matin et soir, selon les besoins de leur toilette 
ou lappétit de leur estomac, chercher les filets les 
plus savoureux du monstre, qui se voit démoli petit 
à petit sans que ses tristes gémissemens trouvent chez 
les sauvages un peu de pitié. 

Pendant l'absence des Hottenlots, les oiseaux de 
proie et les bêtes fauves se ruent aussi sur le malheu- 
reux hippopotame en lambeaux; de telle sorte que 
ses tortures si lentes jettent dans le cœur du chas- 
seur européen un peu de cel intérêt qu’on accorde 
toujours au malheur. 

J'ai presque pleuré au dernier soupir du tigre ex- 
pirant sous la gueule et la griffe du lion: 

Je pourrais vous dire ici les joies intérieures de la 
famille, les élans de tendresse des vieillards, les ca- 
resses naives des jeunes femmes, les gazouillemens 
des petits bambins pareils au coassement des gre- 
nouilles, à chaque retour du brave chasseur appor- 


L, 
L'HIPPOPOTAME. 219 


tant sur ses épaules un fragment de chairs putrides 
de l'hippopotame déchiqueté par les hyènes, les cor- 
beaux et les vautours; mais notre langue est trop 
pauvre pour peindre certaines émotions de l'âme, 
étrangères à nos mœurs, à nos usages el surtout à 
notre vie si froide et si alignée, J'aime mieux avouer 
franchement mon impuissance et vous transporter 
d’un seul pas au milieu de scènes prises dans des pays 
plus perfectionnés, au sein d’une nature vivante, 
moins chaude et plus tourmentée. Je crains de trop 
irriler votre appétit de voyages déjà si ardent, de 
vous arracher à vos pieuses méditations du foyer, et 
je ne veux pas que vous m'accusiez plus tard du 
courroux des océans, dont je ne vous parle pas, ainsi 
que des atroces tortures de la nostalgie, que vous êtes 
si heureux de ne pas connaitre. 

Quel est ie petit coin de terre sur ce globe de dou- 
leurs où une peine amère ne succède point à un tiède 
plaisir, et une poignante désillusion à un rêve de 
bonheur ? Généreux jusque dans mon infortune si 
exceptionnelle, je vous en indiquerai un que j'ai dé- 
couvert à grand’peine, alors que mes yeux, pareils 
à deux comètes flamboyantes, fouillaient avec tant de 
sécurité dans le plus lointain horizon; je vous le si- 
gnale avec confiance, Au milieu du vaste Océan-Paci- 
fique, entre les îles Sandwich et l’Archipel des Amis 
(ainsi nommé sans doute parce qu'on s’y livre per- 
pétuellement des guerres homicides), à huit degrés de 
latitude boréale, et je ne sais plus combien de degrés 

, 


290 CHASSÉS, 


de longitude, il est un îlot tout mignon, de deux 
lieues au plus de circonférence, entouré de récifs à 
fleur d’eau, visité par la lame voyageuse avec un bruis- 
sement éternel, où la végétation est verte et riante, 
et sous laquelle vient parfois s’abriter l’oiseau péla- 
gien ; là, nulle colère ne s’agite, nulle haine ne s’al- 
lume, nulle jalousie ne torture, nulle calomnie ne dé- 
chire ; là , tout est calme, tout est solennel comme 
l'éternité, 

Savez-vous pourquoi ? Je vais vous le dire : 

C’est que l’île dont je vous parle est inhabitée et 
inhabitable. 

M'en voudrez-vous encore si je ne vous l'indique 
pas d’une manière précise sur la carte nautique ? 























2 
L'arss 





np Brera 


Chasse au Rhinoceros. 


#1 


LE REINOCÉROS, 


TE &DB’'E "HE -ME. 


La couleur du rhinocéros est ordinairement oli- 
vâtre; cependant il s’en trouve quelques-uns, surtout 
en Afrique, qui sont gris, et des voyageurs assurent 
en avoir vu d’entièrement blancs. 

Les Indiens estiment la corne du rhinocéros bien 
plus que l’ivoire de l'éléphant, non pas tant à cause 
de la qualité ou de la blancheur de la matière que de 
sa substance même, à laquelle, dans leur ignorance, 
ils attribuent un grand nombre de qualités spécili- 
ques el de propriëtés médicinales, 


229 CHASSES, 


Ce hideux quadrupède est comme le cochon, enclin 
à se vautrer dans la boue et à se rouler dans la fange. 
Il aime les lieux humides et marécageux et les bords 
des rivières. On en trouve en Asie, en Afrique, au 
Bengale, à Siam, à Laos, au Mogol, à Sumatra, à 
Java, en Abyssinie, en Ethiopie, au pays des Anzicos 
et jusqu’au Cap-de-Bonne-Espérance. Toutes les par- 
ties de son corps et même son sang, son urine, ses 
excrémens sont estimés comme des antidotes contre 
tout venin; mais c'est là une de ces croyances dont 
les récentes études des voyageurs ont fait bonne jus- 
tice. Il se nourrit d'herbes grossières, de chardons, 
d’arbrisseaux épineux; il préfère ces alimens agrestes 
à la douce pâture des plus belles prairies. Les cannes 
à sucre sont aussi fort de son goût, et il mange de 
toutes sortes de graines. Sa langue est si rude qu'elle 
râpe et déchire ce qu’elle touche et même l'écorce des 
arbres. 

Après l'éléphant , le rhinocéros est le plus puis- 
sant des quadrupèdes. 11 à au méins douze pieds 
de longueur depuis l'extrémité du museau jusqu’à 
l’origine de la queue ; et la circonférence du corps 
est à peu près égale à sa longueur. Il approche donc 
de l'éléphant par le volume et par la masse, et 
s'il paraît bien plus petit, c’est que ses jambes 
sont beaucoup plus courtes, à proportion, que cel- 
les de l'éléphant ; mais il en diffère surtout par les 
facultés naturelles et par l'intelligence. Privé de toute 
sensibilité dans la peau, manquant de mains et d'or- 


LE RHINOCÉROS. 293 


ganes distincts pour le sens du toucher, n'ayant au 
lieu de trompe qu’une lèvre mobile dans laquelle con- 
sistent tous ses moyens d'adresse, il n’est guëre su- 
périeur aux autres animaux que par la force, la gran- 
deur et l’arme offensive qu’il porte sur le nez. Cette 
arme est une corne très dure, solide dans toute sa 
longueur et placée plus avantageusement que les 
cornes des autres animaux ruminans. Celles-ci ne 
munissent que les parties supérieures de la tête et du 
cou, tandis que la corne du rhinocéros défend toutes 
les parties antérieures du museau et préserve le mufle, 
la bouche et la face. Aussi le tigre attaque-t:il plus 
volontiers l'éléphant, dont il saisit la trompe, que le 
rhinocéros, qu'il ne peut presser sans courir le risque 
d'être éventré , car le corps et les membres sont re- 
couverts d’une enveloppe impénétrable, et cet animal 
ne craint ni la griffe du tigre, ni l’ongle du lion, ni 
le fer, n1 le feu du chasseur. Sa peau est un cuir bien 
plus dur et plus épais que celui de Péléphant; il n’est 
pas sensible comine lui à la piqûre des mouches, il ne 
peut non plus ni froncer ni contracter sa peau; elle 
est seulement plissée par de grosses rides au cou, 
aux épaules et à la croupe pour faciliter le mouve- 
ment de la tête et des jambes, qui sont massives et 
terminées par de larges pieds armés de trois grands 
ongles. Sa tête est beaucoup plus longue que celle de 
l'éléphant ; mais ses yeux sont encore plus petits etil 
ne les ouvre jamais qu’à demi. 

La mâchoire supérieure du rhinocéros est plus 


224 CHASSES. 

avancée que l’inférieure, et la lèvre du dessus a du 
mouvement et peut s’allonger Jusqu'à six ou sept 
pouces; elle est terminée par un appendice pointu 
qui donne à cet animal plus de facilité qu'aux au- 
tres quadrupèdes pour cueillir l'herbe et en faire 
des poignées à peu près comme l'éléphant en fait 
avec sa trompe. Cette lèvre musculaire et flexible 
est une espèce de main ou de trompe très incom- 
plète, mais qui ne laisse pas de saisir avec force et 
de palper avec une certaine adresse. Au lieu de ces 
longues dents d'ivoire qui forment les défenses de 
l'éléphant, le rhinocéros a sa puissante corne et deux 
fortes dents incisives à chaque mâchoire. Ces dents 
incisives qui manquent à l'éléphant sont fort éloi- 
gnées l’une de l’autre dans les mâchoires du rhino- 
céros ; elles sont placées une à une à chaque coin ou 
angle : vous ne rencontrez pas d’autres dents pareil- 
les dans toute la partie antérieure que recouvrent les 
lèvres. Ses oreilles se tiennent droites et sont assez 
semblables pour la forme à celles du cochon : ce sont 
les seules parties chargées de poils ou plutôt de soies. 
L'extrémité de la queue est, comme celle de l'élé- 
phant, garnie d’un bouquet de grosses soies très soli- 
des et très dures. 

Le rhinocéros a trois sabots de corne à chaque 
pied; les plis de la peau se renversent en arrière les 
uns sur les autres ; on trouve entre ces plis des in- 
sectes qui s’y nichent, des bêtes à mille pieds, des 
scorpions et même de petits serpens. 


LE RHINOCEROS. 225 

Il est trés certain qu'il existe des rhinocéros qui 

n’ont qu'une corne sur le nez, et d’autres qui en ont 

deux ; mais il n’est pas aussi bien démontré que cette 

variété soit constante et qu'on en trouve également 
en Afrique et dans les Indes. 


CHASSE. 


Sije vous disais qu'un cheval vient de naïtre tout 
caparaçonné , rongeant son mors qui le fait esclave , 
tout fier de sa selle, de ses sabots ferrés, de sa bride 
et de ses sangles, vous crieriez non pas au miracle, 
mais à l'impossibilité, et vous renverriez le narrateur 
aux contes des Mille et une Nuits. Il y aurait injustice 
pourtant, et mère nature est si bizarre, si Capricieuse, 
si étrange daus ses créations, que ce qui vous à paru 
tout d'abord une monstruosité, un mensonge, est 
une réalité, une combinaison sage , régulière , une 
harmonie logique, j'allais presque dire une néces- 
sité. 

Avez-vous vu un rhinocéros? Avez-vous étudié cette 
colossale charpente où Lout se meut comme par des 


226 CHASSES. 


ressorts, des pênes, des gâches, des loquets et sans 
le secours des muscles? Cette chose qui roule avec 
tant de force, cette masse imposante qui écrase le sol 
sur lequel elle pose ses pieds de géant, cette citadelle 
promeneuse au-dedans de laquelle vous trouvez du 
sang, des fibres, un cœur, des intestins et de la cha- 
leur, est, je vous l’atteste, une des plus curieuses étu- 
des du naturaliste et du philosophe. L'homme aurait 
imaginé le lion, le serpent, la baleine, l'éléphant peut- 
être; à coup sûr il n’eût point bâti le rhinocéros. Dieu 
seul avait ce pouvoir, et encore a-t-il jeté ce volumi- 
neux quadrupède sur la terre pour prouver que la 
divinité même avait ses momens de déraison. Est-ce 
que je blasphème ? 

J'entends crier au loin et tomber mutilés les arbres 
les plus robustes des forêts; leur feuillage éternel roule 
brisé comme si l'ouragan promenait sur lui ses écra- 
santes haleines. J'entends le galop cadencé d’un es- 
cadron de cavalerie au travers de la plaine usurpée ; 
il me semble que je vais assister à la lutte de deux ti- 
gres qui déjà creusent le sol et envahissent l’espace de 
leurs lugubres rauquemens. Eh bien non, c’est tout 
simplement un rhinocéros, un seul rhinocéros qui 
sort de son gîte et se met en quête de sa nourriture 
quotidienne. 

Ce terrible quadrupède, l'un des plus rares qui par- 
courent les solitudes indiennes et africaines, ne sait 
point louvoyer ; les détours lui sont impossibles, 1! va 
droit son chemin comme le fait l'aigle dans les airs, et 


LE RHINOCÉROS, 227 


au lieu de tourner un obstacle, il le brise et passe 
dessus. 

La course du rhinocéros est la plus exacte défini. 
tion de la ligne droite; seulement elle n’est pas la 
trace d’un point vers un autre; le point n’a pas de 
dimension. Le rhinocéros est un bloc de roches, un 
banc madréporique; le dos du rhinocéros porterait un 
monde. 

À Ja bonne heure, de tels ennemis à combattre! A 
la bonne heure, le siége de ces bastions si bien défen- 
dus et contre lesquels le canon seul semble avoir 
quelque puissance ! Qui donc osera poursuivre le rhi- 
nocéros dans ses déserts, alors que le lion lui-même 
l’évite sans le fuir ? Qui donc se présentera à lui pour 
l’arrêter dans ses excursions et ses ravages ? Qui ? Ce- 
lui qui seul ne recule devant aucune difficulté, celui 
qui seul veut dominer, régner sur la terre, et qui ce- 
pendant appelle si souvent à son aide les êtres qu'il a 
soumis. L'homme attaquera donc le rhinocéros, parce 
qu’il s'attaque, lui, aux colères des fleuves, aux en- 
vahissemens de la mer, aux fureurs des ouragans. 
Mais il n'ira pas seul. 

En Afrique, nulle peuplade ne fait la chasse au rhi- 
nocéros, parce qu’on n'a nul moyen dele combattre. 
Dans quelques parties de l’est, vers le pays des Hot- 
tentots, on à essayé d’apprivoiser des éléphans pour 
combattre le rhinocéros et l'arrêter dans ses terribles 
exCUrsions ; Mais la férocité de celui-ci rallumait sou- 
vent l’ardeur de son adversaire et il n’était pas rare 


298 CHASSES. 


de voir les deux colosses se réunir pour la ruine et la 
destruction d'un village. Au surplus, j'ai remarqué 
que les peuples sauvages avoisinant la belle colonie du 
Cap n'aiment à s'attaquer dans leurs luttes contre 
les animaux qui les entourent qu’à ceux dont la mort 
leur offre quelque bénéfice, et ils ne retirent guère 
que quelques pièces d’étoffe de la défense du rhino- 
céros et de ses nerfs que les habitans de Table-Bay fa- 
çonnent en élégantes et solides cravaches. 

Un district entier armé de flèches empoisonnées , 
de piques , de tridens et de casse-têtes, peut à la ri- 
gueur attendre le lion et l'arrêter au milieu de ses 
ravages ; l'éléphant est souvent vaincu par la ruse, 
l'adresse et la force ; le tigre se repent parfois de 
s'être trop avancé au travers des populations armées, 
mais le rhinocéros est sans adversaires dangereux et 
sans dominateur. Les massues n’écrasent point les 
rocs de granit ou les enclumes, et les flèches ne per- 
cent pas plus la cuirasse du rhinocéros que celle du 
crocodile. 

Quant à vous , chasseur imprudent, qui osez l’at- 
tendre et espérer un triomphe, si vous êtes assez 
lesie, assez agile pour éviter un coup de sa bouture, 
vous succomberez à coup sûr à la secousse de son 
épaule ou de ses jarrets. 

Les profonds et larges fossés recouverts de bran- 
ches et de broussailles sont encore un des moyens de 
destruction que les naturels de l'Afrique méridionale 
mettent en œuvre contre le rhinocéros; et Comme 


LE RHINOCÉEROS, 290 


l'intelligence du collosse est fort bornée, il est rare 
qu'il échappe à un piége lorsqu'on le creuse sur sa 
route et qu'on place à la superficie les feuilles, les 
fruits, les ronces, les racines ou les écorces dont il se 
nourrit. Le bruit de sa chute, pareil à celui d’un roc 
tombant dans un abime, donne l’éveil aux peuplades, 
qui accourent et jettent dans le fossé des bois en- 
flammés, des matières résineuses produisant une fé- 
tide et noire fumée qui étouffe le quadrupéde ou le 
fait mourir dans les flammes au mitieu des plus hor- 
ribles tortures. 

Cependant ce moyen assez commun de combattre 
le rhinocéros n’offront au chasseur aucun bénéfice, 
les Cafres et les Hottentots ne l’emploient guère que 
lorsque la présence de plusieurs de ces redoutables 
ennemis leur est signalée aux alentours de leurs ha- 
bitations, sans cesse menacées par les bêtes féroces 
les plus formidables qui pèsent sur ce continent de 
malheur. C’est un tranquille et magnifique séjour à 
se donner en effet que celui où le tigre et le lion pro- 
ménent leurs ravages, où l’hippopotame répand ses 
miasmes putrides, l'hyène ses sauvages dévastations, 
le crocodile ses terreurs; où lPéléphant s'amuse à 
détruire des villages, et pour laquelle le soleil garde 
ses rayons les plus torréfians et le ciel ses inondations 
les plus meurtrières. Je vous l'ai dit, l’intérieur de 
l'Afrique est l'Eldorado rèvé par les navigateurs du 
15° siècle. 


‘ 
La chasse au rhinocéros n’est donc en Afrique, 


230 CHASSES. 


auprès du Cap-de-Bonre-Espérance ainsi que dans le 
centre de ce mystérieux continent, qu'une défense 
perpétuelle contre les dévastations du farouche qua- 
drupède, car les moyens d'attaque manquent aux 
naturels, ou plutôt c’est le courage et l'intelligence 
qui leur font défaut. 

Mais c’est en Asie qu'il est curieux de suivre les 
hardies expéditions dirigées contre ce redouté rival 
du tigre et du lion; ce sont des colonnes serrées de 
courageux chasseurs armés de fusils, de petites pièces 
de campagne et de dogues exercés, chargés de har- 
celer la bête féroce. On ne met ni plus d’ardeur ni 
plus de prudence pour lattaque d'un fortou d’une 
province. S’emparer de ce quadrupède dans des 
fossés recouverts de broussailles est un stratagème 
méprisé par les chasseurs habitués à aller au-devant 
du léopard et de la panthère; ils ne regardent une 
chasse heureuse et honorable que lorsque le colosse 
meurt blessé au défaut de l’épaule.«C’est là seulement 
en effet qu'est vulnérable le terrible rhinocéros. 

Mais ne croyez pas que ce soit aux canons, aux 
fusils, aux piques, aux chiens et quelquefois aussi 
aux élépaans privés que se bornent les moyens d’at- 
taque des chasseurs : il y aurait trop de péril à pour- 
suivre si légèrement un corps défendu par des cuiras- 
ses si solides. Les arbres les plus robustes des forêts, 
sur lesquels vous vous croyez protégés contre la puis- 
sance du rhinocéros, sont brisés à une de ses 
violentes secousses, et les chasseurs le savent si bien 


LE RHINOCÉROS. 231 


qu'ils se gardent toujours dans leur fuite d’en appeler 
à ce refuge, à moins qu'ils ne demeurent convaincus 
de n'avoir pas été aperçus en exécutant leur retraite. 

Ce qu’il faut encore au chasseur indien, tout 
intrépide qu'il est, ce sont de solides bastions 
échelonnés sur la route, d’où l’on fait feu sur la 
bêle qui passe. Là seulement le chasseur respire à 
son aise, là seulement il regarde sans effroi l’ennemi 
dont il n'ose affronter la dangereuse colère. 

Mais la retraite n’est pas toujours assurée au chas- 
seur ; et quand une fois la lutte est engagée entre lui 
et la bête féroce, il faut souvent plus que des fusils , 
plus que des bastions pour la faire cesser. Le champ 
de bataille n’est, à vrai dire, qu'un champ de car- 
nage où le sang coule par plus d’une blessure. Et 
pourtant ici c'est moins une entaille qui tue qu'une 
secousse. La défense du rhinocéros frappe et perce, 
mais sa tête frappe et écrase ainsi que son corps rou- 
lant comme un bloc détaché d’une cime. Ses pieds 
gigantesques le protégent également contre ses enne- 
mis qui le harcèlent, et c’est un membre brisé que 
celui qui reçoit la redoutable ruade. Les caresses du 
rhinocéros sont des coups de maillet tombant sur un 
pieu pour l’enfoncer dans le sol; jugez ce que 
doivent être ses mouvemens de colère et de ven- 
geance. Dans une chasse en 1824, sur douze chasseurs 
attachés à la destruction d’un de cespérilleux visiteurs, 
nul ne rentra à Calcutta, et le rhinocéros, après son 
triomphe, regagna sans blessures et à petits pas la 


232 CHASSÉS. 


forêt d’où il s'était détaché pour aller à la rencontre 
de ses imprudens adversaires. 

Hélas! un de mes amis, M. Duvauchel, avec qui 
vous m'avez vu peut-être achever une assez risible 
ascension sur la montagne de la Table, paya cher 
auprès du Gange un acte de témérité contre un rhi- 
nocéros dévastateur, chassé par une vingtaine d’in- 
trépides Européens. Il voulut, au mépris des invita- 
tions qui lui étaient adressées par les gens les plus 
exercés à ces combats, se poster au-delà d’une 
ravine où la chasse avait lieu, espérant bien, en se 
cachant derrière un arbre, éviter l'atteinte de la bête 
courroucée. Le rhinocéros, qu'une blessure assez 
profonde avait jeté dans une fureur extrême, se mit 
en course contre M. Duvauchel, le plus inoffensif des 
chasseurs; celui-ci, effrayé, ne songe ni à son fusil ni 
à son couteau de chasse, dont il s'était coquettement 
paré; il fuit de toute la rapidité de ses jarrets et se 
dirige vers la ravine, où il espère trouver un refuge ; 
mais gagné de vitesse, il s’élance vers un arbre 
énorme, derrière lequel il se blottit, se flattant que le 
rhinocéros passera sans l’apercevoir. 

Duvauchel tremblant entend près de lui le reten- 
tissement de la course du colosse et tend la tête pour 
calculer la grandeur du péril quile menace ; il voit le 
monstre venant de son côté, mais un peu de l'avant; 
il se penche légérement en arrière; le rusé rhinocé- 
ros oblique un peu et d’un coup de bouture il lance 
mon pauvre ami au-delà du ravin. 


LE RHINOCÉROS. 233 


La bête féroce se sauva dans les bois après avoir 
tué un combattant et en avoir blessé trois autres. 
Quant à Duvauchel, dont plusieurs côtes étaient bles- 
sées, il alla mourir quelques jours après à Calcutta, 
cruellement arrêté au milieu de ses fatigues et de 
ses études. 

La science a aussi ses dangers. 

Dans une battue faite aux environs de Chanderna- 
gor, en 4832, un rhinocéros, furieux contre une ha- 
bitation d’où était parti un coup de feu qui l’avait 
blessé à la tête, s’élança vers la bâtisse, renversa, 
brisa, foula aux pieds les solides palissades qui en- 
touraient un verger, ravagea les plantations, abattit 
les bananiers, les manguiers, et se rua enfin sur la 
case en briques et en pierres , où se tenaient cachés 
les habitans. Ceux-ci, voyant la bête furieuse occu- 
pée à démolir un mur, se sauvérent alarmés par le 
côté opposé; mais le rhinocéros, aux écoutes, s’é- 
lança vers les fugitifs, atteignit un Malais avec sa 
corne , et, comme il l'avait frappé au flanc, le mal- 
heureux resta suspendu à cette espèce de croc d'où 
on ne le vit pas tomber, quoiqu’on suivit longtemps 
de l'œil le quadrupède dans la campagne , où il alla 
porter ses ravages. 

I faut plus que le poids d’un homme pour ralentir 
la course du rhinocéros. 

Au surplus, comme ce colosse n’est point carni- 
vore, certains explorateurs, assez heureux pour se 


trouver en présence de jeunes rhinocéros qui pre- 
TOY 16 


234 CHASSES. 


naient la fuite en face des chasseurs, ont publié que 
ce rival du lion, du tigre et de l'éléphant était d’hu- 
meur assez pacifique, et qu’il retardait autant que 
possible une lutte sérieuse avec ses ennemis. N’en 
croyez rieu , vous que l'amour de la science pousse 
dans les pays où le rhinocéros promène ses dévasta- 
tions, évitez la rencontre de ce formidable quadru- 
pède, qu’il est toujours dangereux d'attaquer, et 
croyez qu'il mutile et tue, s'il ne dévore pas. 

Quand vous attaquez un rhinocéros aux bords d’un 
fleuve et que vous vous élancez dans une pirogue 
pour éviler votre ennemi, vous courez un danger 
plus grand encore que si vous n’aviez pas quitté la 
terre. car le monstrueux quadrupède nagecomme un 
requin, il ne tarde pas à vous atteindre , brise votre 
embarcalion et vous plonge au fond des eaux. Nul re- 
fuge pour se mettre à l'abri de ces terribles destruc- 
teurs. 

Mais c’est lorsque l'éléphant apprivoisé se met de 
la partie que la scène devient imposante et drama- 
tique. C’est alors que l'air retentit de cris étourdis- 
sans, que la terre tremble sous les terribles secousses 
des deux colosses. 

Les chasseurs, placés derrière leur ami, à qui d’a- 
vance ils ont distribué une assez grande quantité de 
liqueurs fortes, l’excitent par des piqüres aux flancs 
et des paroles de menace et d’aflection. Avant de se 
joindre, les deux adversaires s'arrêtent à quelques pas 
de distance l’un de l'autre, et semblent méditer une 


LE RHINOCÉROS. 235 


ruse qui leur assure la victoire. Tout à coup ils s’élan- 
cent, et les longues défenses de l'éléphant glissent sur 
l'écorce de fer qui protège le rhinocéros , tandis que 
celui-ci à fait une profonde entaille à son adversaire. 
Mais le plus gros des combattans à une trompe aussi 
qui lui est d’un merveilleux secours dans ces luttes 
effrayantes. 11 l’allonge, elle embrasse et étreint le 
cou du rhinocéros, qui cherche en vain à se détacher 
de cet anneau solide de chair prêt à l’étouffer et à l’en- 
lever de terre. Celui-ci, de son côté, pèse de tout son 
poidssur le solet par de rapides mouvemens cherche 
à se dégager de l’étreinte qui l’emprisonne. 

Les voilà de nouveau séparés. Le rhinocéros veut 
une revanche ; il tombe plutôt qu'il ne se rue sur l’é- 
léphant : celui-ci, plus intelligent, prévoit le danger 
quile menace , baisse la tête, et ses dents entrent 
dans le cou de son ennemi qui recule et commence à 
redouter une défaite. Pendaut cette lutte ardente, les 
chasseurs ne sont pas inactifs non plus et leurs pis- 
tolets, visant à la tête, font des trouées sur le rhino- 
céros, tandis que quelques-uns, armés de dards et de 
larges faulx tranchantes, cherchent à ouvrir ses jar- 
rets. Ce sont trente combattans contre un, et cepen- 
dant rien n’est décidé encore. Il faut bien des balles 
pour faire tomber un rhinocéros, il faut bien des bles- 
sures pour que ce sang noir qui s'en échappe lui ôte 
deses forces et de son énergie. Quand il tombera, c’est 
qu'il ne se relévera plûs, car il luttera jusqu’à son 
agonie. Necraignez rien pour les chasseurs, l'éléphant 


236 CHASSES. 


est là, exercé à les protéger. A toutes les évolutions 
de son antagoniste pour tirer vengeance d’une bles- 
sure faite par le plomb ou le fer, l'animal à trompe 
bondit comme un tertre qu’un tremblement de terre 
enléverait du sol, et, en tombant, il se trouve. toujours 
en face du rhinocéros sans cesse occupé à l’éviter. De 
telle sorte que par générosité, peut-être aussi par re- 
connaissance du doux esclavage auquel on l’a soumis, 
l'éléphant reçoit presque toujours les coups destinés 
à son maitre. 

A la bonne heure de tels procédés pour une li- 
berté conquise ! 

Les dévastations causées par le rhinocéros sont 
quelquefois aussi funestes que celles causées par les 
orages et par les ouragans. Une des plus magnifiques 
plantations de M. Huskisson, aux environs de Pondi- 
chéry, perdit en une seule nuit toutes ses richesses 
par suite d'un combat que se livrèrent, dans Les champs 
et les enclos, deux de ces énormes quadrupèdes en fu- 
reur. Rien ne resta debout; tout fut haché comme 
sous une grêle rapide, marteié, pilé; tout fut con- 
fondu : troncs filandreux de bananiers, cannes à su- 
cre, riz, fruits, arbres et légumes ; la terre était pro- 
fondément creusée en plusieurs endroits, les bestiaux 
des étables rompirent leurs barrières et s’enfuirent 
épouvantés dans la campagne, les maîtres se barrica- 
dèrent au fond de leurs caves, et le lendemain ontrouva 
un rhinocéros étendu mort sur le sol, et l’autre hor- 
riblement mutilé, mais qu’on eut encore beaucoup 


LE RHINOCÉROS. 237 


de peine à achever. La mort arrive lentement à tout 
animal dévastateur. 

Je ne me suis pas engagé à vous dire seulement 
comment les Européens voyageurs chassent, en étu- 
diant les pays lointains , les bêtes féroces ou dange- 
reuses; il y aurait trop de monotonie dans mes récits : 
nous savons à merveille tirer le pistolet, un fusil ou 
frapper d’une épée; mais ces moyens une fois 
épuisés, nous n'avons plus qu’à croiser les bras et à 
nous soumettre aux caprices de notre adversaire. Ce 
n’est pas grand'chose, ce n’est rien. 

Les Indiens, ma foi, ont bien d’autres ressources, 
et dans leur activité sans cesse en œuvre par les dan- 
gers qui les entourent, ils en appellent souvent à leurs 
ennemis pour se défaire d’ennemis plus redoutables. 
L’éléphant et le lion se font parfois esclaves pour pro- 
téger leurs maitres , et, comme tout esclavage abru- 
tit, il n’est pas rare de voir le plus fort trembler sous 
un regard ou sous une baguette du plus faible. 

C’est que toute obéissance énerve , c’est que toute 
servitude tue, c’est que celui qui à pris l'habitude 
de la soumission accepte plutôt la douleur et les Lor- 
tures que l’idée d’un affranchissement. Noblesse et 
livrée n’ont jamais voyagé de compagnie. 

Le rhinocéros n'échappe point à la loi imposée sou- 
vent par l’homme au tigre et au lion. Des voyageurs 
assurent avoir vu dans quelques provinces del’intérieur 
de l'Inde et surtout aû pied de la gigantesque chaîne 
de l'Hymalaya des rhinocéros apprivoisés et dociles 


238 CHASSES. 


aux ordres de leur maitre. Ils ajoutent que ces mons- 
trueux quadrupèdes servent souvent à transporter 
d’un point à un autre une famille, un camp avec leurs 
tentes, leurs armes, leurs vivres et leurs bagages, et 
que fort rarement l’on à à se plaindre de l'inexacti- 
tude ou du mauvais vouloir de l’imposant véhicule. 

Cependant on lit dans une brochure de M. Sté- 
phen, publiée à Calcutta, qu'en 4813 un de ces rhi- 
nocéros, allant tout doucement et transportant une 
famille d'fndiens près d’un fleuve, se mit subitement 
en tête de varier ses allures, de se révolter contre la 
voix deses maitres, dese livrer aux loisirs de Ja nata- 
tion , et que, changeant de route, sans se soucier le 
moins du monde des coups qui frappaient sur sa 
cuirasse, le quadrupède s’élança dans les eaux, suivit 
le courant pendant plus d’une heure et regagna seul 
le rivage. Toute la cargaison avait été noyée. 

Bruce, un des planteurs les plus riches de Cal- 
eutla, s'étant un jour trop aventureusement jeté dans 
une plaine ouverte qui bornait une de ses propriétés, 
se trouva tout à coup en présence d'un énorme rhi- 
nocéros venant à lui d’un pas mesuré comme sil 
n'avait point à se hâter pour une telle conquête ; 
M. Bruce glissa rapidement une seconde balle dans 
le fusil dont il était armé ; il visa le colosse, et, par 
un bonheur inespéré , les deux balles lui crevèrent 
les deux yeux. 

L’intrépide planteur raconte les rapides évolutions, 
les élans frénétiques du rhinocéros se roulant sur le 


LE RHINOCÉROS. 239 
sable, se cabrant, frappant avec rage des pieds et de 
la tête dans le vide, cherchant à saisir son ennemi, 
levant la tête au ciel comme pour y retrouver une 
lumière si promptement ravieel tombant enfin im- 
mobile sur le sol profondément creusé. 

Le récit de M. Bruce est de l'effet le plus dramati- 
que, et je regrette bien de ne pouvoir en donner ici 
un extrait. 

Le sanglier blessé, l'ours traqué dans sa taniére, 
le loup poursuivi dans les bois, ont aussi leurs mo- 
mens de colère et leurs heures de vengeance ; mais 
qu'est-ce que la fureur stérile de ces petits quadru- 
pèdes en comparaison des violences et des dévasta- 
tions causées par un rhinocéros irrilé où un lion al- 
téré de sang? En vérité, l'Europe est trop flasque, 
trop uniforme, trop énervée ; il faut déserter l’Europe 
et se hâter d’aller fraterniser avec ces hôtes aimables 
de l’Indoustan, de la Cafrerie ou de Banou, dont les 
cris sont des tonnerres, les menaces des attaques, les 
attaques des meurtres. 

Quittons l'Europe, on y meurt sans émotion. 










“aghpgriins CEN 


,: sis aus LE “ri rh er 
























nee) ED nr Vox of ne jou : 
up ot 519 of: Jepiasiertt 24 SU Nobel 

bc us siquuog su 8h noidhrenonger #9. Sup 
: | Een Heu ge us 
tue he, Er Spa ao bessid' ailguse ol: | 
-0 anélus po. iodasl eu6l Paerina dia à V: 
ais ; S94É9guay, ebr. ess menl erpol 15 snblos ob eut 

U sibeup elog 299 sb oirdle ion LÉ, sosasiup 

«Seed : 2) Jo, rgaaolois eohgioeitiphogas. 
: du oil, du uv EXIYETE 1 épenids 118. 4 | * 104 F 
34, tp squat eine MS 
rh 0b Da ME: ae ot ge 
jé 25164 La) SAVE dei 191 u2 498 
Étao uv où Ho oheiles cl sh, 6728 
1 TUE 29h oran eo! AUS 9b Si 










: 
| | on ÉÉDETETN ae 4. 
cnohont) easè Ji, 4 19 al aol 
{ Kid QE ‘ 
UN CE APLORRECEE DFE «à | . {! 4h IS MEN EUX! ME TUUE Ton | 
Là D" Mur D FI LE T CLS TE EL (EE AMIE he (. 
PRE r AS AU) ET vraie Lattes ET : 


rune nl Et mu il KIA fa ; AT, " ar | 
res Fiahe nu Tr, DT UT EL 4h vw Its pret LL 
i on E | d s 
" ne L L : | | | 

7 ; ii ANR TENUR LL | “A dh, a 
(us DL RU 4 nn re: pas 4m Hé Le h 
ke | ds 1 











Chasse au (rang -Outang. 


12 


L'ORANC-DUTANC, LE JOGRO 


et autres singes. 


TS DB” "EG ME— 


Le pongo ou orang-outang, a une taille de cinq à six 
pieds au moins, et sa corpulence est celle d’un homme 
bien constitué. Il n’a point de callosités au derrière, 
point d’abajoue, ou poche au dedans des joues, point 
de queue; sa face est nue et cuivrée, ses yeux petits et 
très vifs; ses dents sont pareilles à celles d’un homme; 
sa poitrine, son ventre, ses mains, ses pieds et ses 
oreilles sont nus ; mais sa tête est couverte de poil 
en forme de cheveux. : 

L'orang-outang est extrèmement sauvage, il ne se 


242 | CHASSES. 

plait que dans l’intérieur des bois les plus épais, au 
sein des solitudes les plus profondes, et il regarde tout 
être vivant comme un ennemi dont il cherche à se 
défaire. : 

Il est constaté que Jamais on n’a pris un pongo en 
vie dès qu’il a atteint l’âge de maturité ; il préfère la 
mort à la servitude, et ceux que les mnénageries mon- 
trent aux curieux ont été pris fort jeunes. 

On voit une assez grande quantité de ces dange- 
reux quadrumanes à Sierra-Leone, à Macassar et 
surtout dans l’intérieur de Bornéo. 

On peut regarder le /ocko comme un pongo de pe- 
tite espèce. C’est un des plus lestes et des plus intré- 
pides habitans des bois; c’est aussi l’un des plus dé- 
vastateurs. Il saute, il bondit sur les quatre mains, 
très rarement sur deux. 

Le mandril est d’une laideur repoussante, et de 
l'espèce des babouins. Sa taille est de quatre à qua- 
tre pieds et demi. Il a la face violette et srilonnée des 
deux côtés de rides profondes et longitudinales , le 
museau gros et long ; le corps trapu et le derrière 
couleur de sang, sa robe est d’un brun roussä- 
tre, mais d'un gris cendré sur la poitrine et sur le 
ventre. 

Son nom dérive de l'anglais man, homme, et dril, 
magot. Jamais injure ne fut mieux adressée. Après 
l'orang-outang, c’est le plus gros de tous les singes. 

Au surplus, la race de ces animaux si curieux 
el si malfaisans est extrêmement nombreuse, et l’on 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 243 
peut en juger par la petite nomenclature que voici : 
Les orang-outangs, ou le pongo et le jocko, les sa- 
pajous et les sagouins; la guenon à camail, la guenon 
couronnée, la guenon à long nez, la guenon à nez al- 
longé, la guenon à nez proéminant, la guenon nègre, 
la guenon à crinière , la guenon à face pourpre; les 
sajous bruns et gris, le sajou nègre, le sajou cornu; 
le Lamarin, le tamarin nègre ; le babouin des bois, le 
babouin à longues jambes , le babouin à museau de 
chien ; la macaque à l’aigrette, la macaque à queue 
courte, les moustacs, les monas, le mangabey, le cal- 
litriche, la mone, le mandril, le pithèque, le papiou, 
le patas, le maimon, le choras, l’onanderou et le lo- 
wando, le petit cynocéphale, le magot, le gibbou, 
les talapoins, Je blanc-nez, le rolaway, ou la palatine, 
le doue, la caïta et l'exquima , le saï, le saïmiri, 
l’ouarine et l’alouate, le saki, louistiti, l’éparké , le 
pinche, le singe volant de la Nouvelle-Holiande. 
La vie est courte : nous n’en chasserons que quel- 
ques-uns. 


244 CHASSES. 


CHASSE. 


Les nègres de presque toutes les parties du monde 
où la traite est en vigueur disent et croient que si 
les singes ne parlent pas, c’est de peur qu’on ne les 
fasse esclaves. 

ILest certain que l'intelligence, l'adresse, la légè- 
reté, la ruse et même le courage des mandrils, des 
jockos et des orang-outangs sont tellement supérieurs 
à ceux que possèdent en général les Malgaches, les 
Mozambiques , les Angolais et les Hottentots, que ce 
serait offenser la race quadrumane que de lui oppo- 
ser celle-là ; et qu'au total, si j'avais à choisir, J'aime- 
rais beaucoup mieux être l’homme des bois, guetté 
par le chasseur, sautant joyeusement de branche en 
branche, dévalisant les rizeries, les champs de cannes 
à sucre, les rians vergers entourés de hautes murail- 
les, que de me voir à peine soutenu par une faible 
et détestable pitance, sans cesse agenouillé sur le sol, 
et courbé sous le fouet noueux du planteur. Le singe 
a le dôme des forêts pour se protéger contre les averses 
et les rayons brûlans d’un soleil de plomb ; le nègre 
reçoit sur ses épaules nues et crevassées les eaux du 
ciel qui le brisent et les flèches ardentes d'un jour 
torréfiant sous une zône sans brise et sans fraîcheur. 
Et puis, l'air libre pour le premier, la case enfumée 


L'ORANG-OUTANG, LE J0CKO. 245 


pour le second ; à celui-ci une eau souvent croupie, 
à celui-là les flots du torrent ou les vapeurs vivifian- 
tes de la cascade ; à l’homme des chaînes, au singe 
l'espace. Choisissez. 

Ce qu’il y a de merveilleux à étudier dans les mœurs 
et les habitudes de ces individus si bien taillés pour 
les courses aventureuses, c’est le parfait accord, c’est 
l’harmonfe admirable qui règne dans leurs rangs alors 
qu'ils se sont assemblés pour un but de rapine et de 
destruction. Vous diriez un aréopage de vieux guer- 
riers façonnés aux périls des batailles, aux ruses des 
escarmouches, assis dans un vaste amphithéâtre , et 
aprés de mûres délibérations, ne voulant livrer le 
commandement qu’au plus brave, au plus habile, au 
plus expérimenté. 

Dès qu'il s’agit parmi la race simiane d’une con- 
quête de plantations à peine en maturité, vous pou- 
vez, mais de loin seulement, apercevoir la gent sau- 
tillante et criarde se rapprocher, s'agiter, frétiller, 
tournoyer, gambader, choisir une vaste clairière ou 
une forêt touflue, s'arrêter, puis se cacher petit à 
petit, garder enfin l’immobilité et feindre d'écouter 
les conseils de l’un d’entre eux qui, placé au centre, 
prend toute la gravité d’un magistrat ou d’un mart- 
chal au moment d’un arrêt solennel ou d’une bataille 
d’où dépendrait le salut d’un empire. 

Que fait-on là pendant ce long silence , au milieu 
de cette attente religieuse, que nul grognement n’o- 
serait interrompre, dont nulle grotesque gambade ne 


246 CHASSES, 


trouble la majesté ? On ne sait ; mais ce qu’il y a de 
vrai, c’est qu'après une ou plusieurs heures de cette 
délibération incomprise par nos intelligences, cinq ou 
six singes se détachent du gros de l’armée et vont se 
poster en embuscade à cinquante ou soixante pas de là ; 
sept ou huit font volte-face et se placent sur les derriè- 
res, tandis qu'untroisième peloton se dirige vers les 
flancs et semble veiller sur l'expédition. Toutes ces 
manœuvres exécutées avec une précision merveilleuse, 
le général en chef donne le signal de l'attaque par un 
saut et un cri aigu; il s'élance, il bondit, il dévore le 
terrain, et malheur à la plantation sur laquelle il a 
projeté de porter le théâtre de la guerre! Après quel- 
ques heures, plus de feuilles aux arbres, plus de fruits 
aux branches, plus de nids abrités, plus de pastèques 
douces et juteuses, plus de fraîches goiaves, plus d’o- 
ranges parfumées, plus de bananes onctueuses, plus 
de jam-rosas aigrelettes, plus de suaves ananas, plus 
de fleurs, plus de verdure, tout est détruit, tout est 
à terre, morcelé, déchiqueté, tout est débris, vous 
diriez que l'ouragan vient de passer, vous croiriez 
qu'un souffle de feu a tout consumé sous son haleine ; 
rien ne manque à la dévastation. 

Mais le planteur s’éveille à des cris frénétiques, il 
lève les stores de ses croisées, et il voit, perchés sur 
les arbres voisins de sa plantation, les singes vanda- 
les criant, riant de sa rage, de son désespoir, et in- 
sultant à sa fureur et à ses menaces. Sans la raillerie, 
il n’y aurait pas de vengeance complète : les démons 
insultent aux larmes. 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 247 

On parle beaucoup de la malignité , de l’espiègle- 
rie du singe ; l’on a tort. Ces deux mots renferment 
un sens où rien de bon et de méchant ne se retrace, 
et certes, ce n’est pas à la race dont nous parlons que 
nous l’appliquerons avec quelque justesse. Le singe 
est méchant, cruel, atroce, et de plus, il est en général 
traître et lâche. Quand il nuit, c’est pour le plaisir 
de nuire; quand il égratigne et mord, c’est qu'il a 
du bonheur à faire crier et à voir couler le sang. En- 
core s’il profitait de ses exactions, de ses rapines, de 
ses brigandages, on les lui pardonnerait en quelque 
sorte en raison de son instinct, de sa nature. Mais 
non, le singe flétrit et mutile, sachant à merveille 
que son action est basse et hideuse, et moinsil y aura 
de danger à la commettre, plus il s’y livrera avec ar- 
deur. Ne me citez pas, je vous prie, ces petits singes- 
lions si gentils, si coquets, si lestes, si amusans, que 
vous portez sur vos épaules, que vous laissez se pro- 
mener sur votre table, toucher à tous vos mets et 
goûter, debout devant vous, à la même tartine, ou 
mordre à la même grappe; ne me citez pas non plus 
ce délicieux ouistiti si vif, si agile, si pétulant, si pe- 
tit, si propre, si spirituel dans sa physionomie, si 
expressif dans son regard, si craintif, si suppliant 
dans sa voix ; ce sont là deux grandes exceptions qui 
confirment les règles’ générales, et puis, je ne vous 
dis pas non plus que toutes les familles de singes ont 
la même astuce, la même perfidie, la même cruauté. 
Et pourtant, en observant avec attention les mœurs 


218 CHASSES, 


de ces individus privilégiés, dont le Brésil seul, je 
crois , possède les espèces, vous voyez encore chez 
eux une tendance à la taquinerie, une sorte de velléité 
à la révolte qui vous frappera et dont vous n’expli- 
querez l’irrésolution que par les perpétuels mouve- 
mens de crainte et de terreurs fébriles qui les force 
à l’obéissance, alors que vous levez un doigt ou une 
baguette pour les punir de leur volonté ou même dès 
qu’une menace s'échappe de vos regards. 

Sitôt que la joie du méfait s’est suffisamment ma- 
nifestée parmi la bande, celle-ci n'attend pas que les 
chasseurs puissent la traquer et la poursuivre. Elle 
prend son élan, se précipite d’une forêt à l’autre, tra- 
verse les plaines les plus étendues avec la rapidité 
d'un torrent et met entre elle et ses ennemis les col- 
lineset les rivières. Pour franchir celles-ci, les singes, 
qui, en général, ne savent point nager, se servent 
d’un moyen si ingénieux qu'on aurait bien de la peine 
à y ajouter foi s'il n’était attesté par les récits des 
voyageurs les plus véridiques. 

Après avoir choisi un endroit du fleuve où la végé- 
tation des deux bords se rapproche du moins par les 
cimes des arbres, les singes escaladent celui qui plane 
le plus avant sur les eaux. L’un d'eux alors choisis- 
sant la branche qui lui parait en même temps la plus 
robuste et la plus flexible, se cramponne à l’extré- 
milé par ses mains et par sa queue , de sorte qu'il 
forme un demi-cerceau. Un de ses camarades le suit, 
se glisse de Ja branche au corps de son ami, s’y cram- 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO, 249 


ponne vigoureusement et forme ainsi un second an- 
neau de la grande chaîne qu'ils veulent tresser, et at- 
tend un troisième singe qui vient à son tour en pré= 
céder un quatrième , puis un cinquième et ainsi de 
suite jusqu’à ce que toute la troupe se trouve liée par 
les reins. Cette première opération achevée, et avant 
que le singe en tête de la colonne annonce que ses for- 
ces s'épuisent, l’arrière-garde grimpe sur Parbre, 
décrit un immense cercle et, se laissant aller tout à 
coup, donne un mouvement d’oscillation que chaque 
individu augmente, ainsi que nous le faisons dans 
une balançoire, pour que le dernier puisse atteindre 
bientôt une des branches de la rive opposée. Une fois 
cramponné là, il devient à son tour la tête de la co- 
lonne ; le premier abandonne son appui, et la corde 
de singes, reprenant une oscillation inverse, parvient 
à meltre entre elle et ses ennemis une barrière que 
ceux-ci avaient jugée infranchissable. 

Et maintenant, comment poursuivre et atteindre 
cette race malfaisante, si avide pour la destruction, 
si active dans sa fuite, si ingénieuse dans ses moyens 
de défense? La balle tuera peut-être un ou deux de 
ces individus ; le plomb en blessera quelques autres ; 
mais les forêts en sont infestées. Ils ont besoin de 
nourriture, ils deviennent intrépides par nécessité, et 
les nègres chargés de veiller à la sûreté des planta- 
tions ne peuvent guère se passer la nuit du repos 
qui leur est refusé au milieu des ardeurs du soleil. 


La ruse vient cependant en aide au planteur. Il tà- 
1: M 17 


250 CHASSES. 


che d’attirer dans un même bois le plus de singes pos- 
sibles qu’il y appelle par le sacrifice d’une partie de sa 
récolte; et, dès qu’illes voit voracement attachés au bu- 
tin, il fait monter une partie deses esclavessurles arbres 
qui entourent la scène du repas; il en place une au- 
tre partie sur le sol avec ordre de faire un grand 
bruit de tambours et d’instrumens, et il attend que 
la troupe aux abois cherche un asile contre ses ad- 
versaires. Traqués sur les arbres, attaqués à terre, 
les singes cherchent à se blottir au milieu des bran- 
ches que les nègres n’ont pas encore atteintes. C’est 
là ce qu'avait prévu le planteur ; c’est là aussi ce qu’il 
désirait. Une gomme gluante avait été répandue sur 
les branches, une de ces gommes solides qui vous re- 
tiennent malgré vous à la place où votre pied vient 
de s’appuyer et contre laquelle le singe lutte désormais 
en vain. il est pris, cloué, pour ainsi dire enchaîné : 
plus il piétiné pour échapper à la glu, plus elle devient 
étreignante ; il crie, il s’agite, se roule, et le chasseur 
a tout le temps pour le détruire à coups de gaules ou 
avec le plomb en escaladant les arbres voisins. 

Les habitans d’une partie des îles malaises, de Su- 
matra et de Java élèvent des singes pour aller à la 
conquête de leurs frères, et cette chasse, qui n'exige 
que de la patience et ne présente aucun danger, est 
celle qui produit les plus heureux résultats. Les sin- 
ges esclaves s’élancent dans les forêts, se donnant des 
allures de liberté et d'indépendance tout à fait pro- 
pres à séduire ceux qui, sages el craintifs, évitent le 


LM 
L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 251 


voisinage des villes et des comptoirs. Dès que les pre- 
miers sont parvenus à se faire une cour assez nom- 
breuse, ils se mettent à la tête d’une expédition qui 
paraît devoirêtre meurtrière contre une plantation iso- 
lée; un d’eux se détache clandestinement de la troupe 
afin d’avertir son maître, qui dresse ses embüches, et 
quand arrive la gent vorace au milieu des cannes à 
sucre, des bananiers et des rizières , des chasseurs 
apostés tendent sur eux d'immenses et solides filets 
Sous lesquels un moment aprés ils les écrasent à coups 
de bâtons en avant soin d’épargner les traitres em- 
bûcheurs, qu’on reconnait à un collier rouge dont on 
a eu soin d’orner leur cou. 

Il faut au surplus se tenir en garde contre l'exagé- 
ration de certains voyageurs qui représentent les 
forêts malaises, par exemple, comme infestées d'une 
immense quantité de singes destructeurs el toujours 
prêts à déclarer une guerre dangereuse aux hommes. 
En général, les singes n’ont de courage et d'audace 
que lorsqu'ils se voient nombreux où quand la faim 
les traque dans leurs retraites. Mais alors c’est une 
guerre acharnée aux établissemens , et il n’y a pas 
d'année qu'ils ne causent, dans leurs expéditions, la 
ruine de quelque planteur. 

A présent que vous avez assisté avec moi aux ra- 
pines, et aux déprédations de cette race criarde et 
dévorante, entrez dans ces forêts éternelles de Bornéo 
et de quelques iles malaises où le roi des singes a éta- 
bli son empire. 


259 CHASSES. 


Là, trône fort et puissant le redoutable orang-ou- 
tang, cet homme des bois qui marche comme vous» 
qui pense peut-être aussi comme vous el moi, se glisse 
furtivement auprès des habitations qu’il dévaste, sem- 
ble prévoir les colères des élémens, cherche un abri 
contre les orages qui naissent à l'horizon, le décou- 
vre, s’y bloutil et attend que le ciel soit redevenu 
bleu pour se livrer à ses ténébreuses excursions. 

Vous cependant, infatigable explorateur, vous vous 
êles aventureusement jeté dans ces immenses solitu- 
des, et, au milieu de vos méditations, vous vous trou- 
vez tout à coup en présence de l’orang-outang que 
vous ne voyiez pas, car il est doué de plus de malice 
et dé prévoyance que le ciel ne vous en a donné. A 
vos côtés pend un sabre tranchant ou une épée, à vo- 
tre ceinture sont deux pistolets, sur votre épaule un 
fusil, lorang-outang n’a pour toute protection que 
le tronc de l’arbre où il se cache comme derrière un 
rempart, les haies touffues et les broussailles épais- 
ses qui le dérobent aux yeux et le mettent ainsi à l’a- 
bri des balles, ses dents aiguës qui déchirent et une 
branche noususe qu'il a taillée pour les besoins de sa 
marche et ceux de sa défense. Soyez armé de pied en 
cap, n'importe : il y a grand péril pour vous dans 
celte rencontre. Il faut que votre plomb frappe l’en- 
nemi à la tête; il faut que votre épée lui perce le 
cœur ou que votre sabre lui abatte une épaule. L’o- 
rang-outang saute, bondit, se montre, s’efface; il est 
là, il vous touche, il se fait grand ou petit ; ses rapi- 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 253 


des évolutions le sauvent de vos coups, qui portent 
dans le vide, 11 vous pousse comme un homme exercé 
aux luttes du corps; il vous frappe comme s’il avait 
recu des lecons de pugilat ; il fait le moulinet de son 
bâlon noueux, il menace vos jambes et c'est votre 
tête qui est blessée; de ses robustes mains et de ses 
crocs tranchans il s'attache à vos vètemens et à votre 
chair; vous êtes épuisé, en lambeaux, et à peine le 
sang cle la bête furieuse coule-t-il par quelque Jégère 
blessure. Vous voulez fuir alors, il se plante devant 
vous et s'oppose hardiment à votre retraite , car ilde- 
vine que vous ne viendriez plus à sa rencontre ou 
que vous n'y viendriez pas seul, etil veut vous ôter 
le pouvoir d'aller à la recherche de nouveaux chas- 
seurs. Son triomphe, à lui, n’est complet que lors- 
qu'il vous voit étendu sur les feuilles mortes de la fo- 
rêt, lorsqu'il ne sent plus les battemens de votre cœur, 
lorsque vos yeux sont sans regard. C'est, je vous l’at- 
teste, un bien dangereux ennemi que l’orang-outang 
traqué dans ses forêts. 

On en a vu armés seulement de bâtons se défendre 
vaillamment contre une douzaine de chasseurs habi- 
les, et 1l n'est pas rare d'entendre les pas rapides d’un 
éléphant ou d'un buffle retentir dans les forêts d’où 
ces singes si lestes et si forts parviennent à chasser 
ces monstrneux et terribles quadrupèdes. 

De pareils faits ont besoin d’être souvent écrits 
pour combattre l'inerédulité , et tous les voyageurs 
heureusement se trouvent d'accord là-dessus pour 


254 CHASSES. 


que vous n'ayez plus droit de les révoquer en doute. 

Le mandril est trop stupide pour trouver de sûres 
protections contre les armes des Malais et des ex- 
plorateurs européens ; sa démarche lourde et embar- 
rassée le rend aisément vietime des chasseurs qui 
l'attaquent à coups de fusils, de pierres et de bâtons 
et lé prennent souvent dans des filets tendus sur son 
passage. Le maadril n’a d'adresse qu’à lheure de sa 
mort, el sa dernière pensée ( donnez-moi une autre 
expression) est une vengeance. Blessé par le chasseur 
et jugeant qu'il ne peut plus se sauver de ses attein- 
tes, il tombe, reste immobile, se laisse tourner, re- 
tourner sur le sol , et lorsque le scalpel commence sa 
dissection, au moment où on s’y attend le moins, il 
se jette sur son ennemi et le mord avec voracité. Sa- 
tisfait de ce triomphe d'agonisant, il tombe et meurt 
sans pousser un cri. La chasse au mandril est un jeu 
plus qu'une guerre, un amusement plus qu'une fa- 
tigue. 

L'orang-outang et ie mandril sont originaires des 
mêmes climats et vivent des mêmes fruits et de la 
même industrie; mais l’un est leste, actif, entrepre- 
nant , plein de courage ; l’autre est lourd, presque 
stupide. Il faut voir ce dernier traqué dans sa retraite 
par l’orang-outang qui le taquine , le harcèle et sem- 
ble vouloir lui donner un peu d'activité. Aux cris de 
joie du bourreau, aux accens de douleur de la vic- 
time , les chasseurs accourent, déchargent leurs ar- 
mes ou décochent lears flèches empoisonnées sur les 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 255 


deux singes, et vainqueur et vaincu rendent ensem- 
ble le dernier soupir. 

Le mandril se prend dans des filets. Dès qu'il se 
sent captif, il se couche et quelques instans après il 
songe à sa liberté perdue ; il veut la reconquérir, et 
il met tant de lenteur à attaquer avec ses dents les 
mailles du réseau qui l’'emprisonne, que les chasseurs 
ont le temps d'arriver et de l’abattre à coups de cros- 
ses de fusil ou de pierres. 

On dit proverbialement /este comme un singe : 
pourquoi le mandril n'est-il pas classé parmi les mar- 
mottes ou les phoques? Le mandril déshonore la race 
sImiane. 

De tous les singes qui parcourent les archipels 
océaniques , les vastes solitudes brésiliennes et les 
immenses forêts vierges qui pèsent sur le sol de cette 
magnifique partie du Nouveau-Monde, le jocko est, 
sans contredit, le plus leste, le plus entreprenant, le 
plus audacieux. À la vérité, il ne se montre que la 
nuit et fuit les rayons du soleil; mais quand tout dort 
dans les habitations, quand tout est assoupi dans les 
cases des nègres, il se glisse furtivement, ainsi qu'un 
adroit filou, dans les étables ou les greniers où sont 
gardés les gerbes, les graines etles fruits ; aprés avoir 
déposé son butin au fond de quelque retraite, il re- 
vient à la cliarge, rtcommence ses rapines, visite les 
endroits les plus cachés, ouvre, brise les armoires 
les plus solidement fermées et ne se sauve que lors- 
que le jour le chasse. Mais s’ilest découvert dans un 


256 a CHASSES. 


appartement où au milieu d’un verger, loin de cher- 
cher à fuir alors, il s'arme de résolution, s’élance en 
désespéré sur les chasseurs, bondit comme un ja- 
guar, pince, déchire, mord, et ne tombe presque ja- 
mais sans avoir fait de nombreuses victimes. 

Les flèches des Bouticoudos, des Païkices, des Mon- 
druckus, des Tupinambas et les fusils des Euro- 
péens peuvent seuls arrêter dans ses excursions le 
jocko, qui cependant, pris jeune, s’apprivoise facile- 
ment et devient un des plus agréables passe-temps 
des désœuvrés brésiliens. 

L'ouistiti, le singe-lion et le singe volant de la Nou- 
velle-Hollande, qui ressemble si bien à une chauve- 
souris, se chassent à l'aide d’un fusil chargé deson ou 
de sable très fin. Le coup les étourdit ; ils tombent, 
et ils n’ont pas encore repris leurs sens qu’on les 
tient déjà renfermés dans une cage. 

Tout gentils, tout coquets, tout amusans qu'ils 
sont, vous les voyez, en l'absence de leurs maitres, 
ronger les petits fils d’archal de leurs prisons, gri- 
gnoter les bois, les rideaux, les étoffes qu’ils peuvent 
atteindre et ne rêver que destruction. 

Il y a toujours du singe dans le singe, et le ouistiti 
ne ment pas à sa nature. 

Il est impossible de se faire une idée de la véhé- 
mence ou, pour mieux dire, de la rage avec laquelle 
s’altaquent deux singes, grands ou petits, jeunes ou 
vieux, de quelque espèce que ce soit, pour la posses- 
sion d’un fruit ou la conquête d’un gîte. C’est un dé- 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 257 
lire, une frénésie; ce sont des cris, des frémissemens, 
des hurlemens à fatiguer les échos ; ce sont des mor- 
sures profondes, des déchirures qui enlévent de longs 
lambeaux de chair. On ne cessera de combattre que 
lorsqu'on n’aura plus de forces ou plus de dents. Au- 
tour des deux athlètes vous voyez les branches des 
arbustes brisées, les feuilles en poudre, la terre la- 
bourée , et vous pouvez vous approcher en ce moment, 
flageller les deux antagonistes, les piquer de vosépées, 
leur briser un membre, les percer même de petit 
plomb, nu} d'eux nelächera prise, nul d'eux ne mourra 
sans serrer étroitement son ennemi dans ses bras. 

Si le singe avait autant de force que de méchan- 
ceté , de puissance dans sa haine, ce serait un des 
plus dangereux ennemis des hommes. 

Le singe a une peur effroyable du serpent. A l’as- 
pect du reptile, ses membres tremblotient ou se 
raidissent, ses dents s’entrechoquent, ils’'agite dans 
un mouvement perpétuel, ïl se cramponne de sa 
queue à la branche que les mains et les pieds aban- 
donnent ; il courbe sa tête, ferme les yeux et se laisse 
tomber sur le sol, où il devient bientôt victime de ses 
terreurs. Des voyageurs dignes de foi assurent avoir 
observé des singes pendant une heure entière , per- 
chés ainsi par l'extrémité de la queue aux plus hautes 
branches des arbres; et ils ajoutent que ces vertiges 
du quadrumane leur ont toujours indiqué parmi les 
broussailles la présence d’un serpent aux aguels en 
quête d'une proie. 


258 CHASÉES. 


C'est là une dé ces études utiles et curieuses à re- 
commander aux explorateurs. 

Trop de précautions ne peuvent jamais être prises 
contre les hôtes dangereux qui infestent les forêts 
éternellés du Brésil, les solitudes africaines ou les 
archipels indiens sillonnés par le redoutable boa 
dont je vous ai déjà dit les effrayantes promenades. 

On a beaucoup parlé de Fadresse des singes à 
éviter tel ou tel piége tendu par les chasseurs , on a 
beaucoup parlé aussi de leur intelligence à se pro- 
eurer les alimens nécessaires à leur vie, mais tout 
le monde ne sait pas que la plupart des espèces dont 
nous retracons les mœurs se construisent des habita- 
tions commodes à l’aide de branches, d’écorces et de 
feuilles, où ils se mettent à l'abri des injures du 
temps. Sous ce rapport, l’orang-outang surtout fait 
des merveilles. Les cases qu'il bâtit et qu’on trouve 
éparses dans l’intérieur des forêts où il règne offrent 
une solidité, une entente d'architecture qui épou- 
vantent la raison. 

Mais ce qui tient du prodige, c’est l'ardeur on 
plutôt la rage de possession dont il s'’anime quand on 
cherche à l’exproprier. Les combats que vous lui 
livrez en rase campagne ou au milieu des bois sont 
difficiles et périlleux; ceux qui ont lieu autour des 
habitations deviennent des luttes où presque toujours 
la victoire est du côté du singe. Orgueilleusement 
posté en sentinelle avancée à quelques pas de son 
édifice, il a l'air de vous dire que personne n’a le 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 259 


droit d'y pénétrer, que cela est à lui, à lui seul et 
qu'il est résolu à mourir plutôt qu'à céder. Jamais 
soldat ne montra plus de fermeté, plus de détermi- 
nation pour la défense du poste qui fut confié à son 
honneur. | 

Maintenant si vous essayez de passer outre, si vous 
ne voulez pas attendre que l’orang-outang se soit 
éloigné de son magnifique palais, tâchez que vos 
balles portent juste ; car sa colère est chaude et il a 
pour auxiliaires la force ct ladresse. Ce sont des 
élans de buffle , des évolutions de serpent, des mor- 
sures de tigre, des attaques de gladiateur, Il vous 
déchire de ses dents aiguës , de ses pieds vigoureux ; 
il vous soufflette de ses mains promptes comme la 
pensée : vous croiriez entendre tomber sur votre dos 
les battoirs de vingt blanchisseuses pressées d'achever 
leur tâche. 

Ici déjà naissent les regrets. L'imprudente querelle 
dans laquelle vous vous êtes jeté vous ôte parfois 
toute pensée de défense, tant votre adversaire s’em- 
pare de votre admiration! Ce n’est que lorsque le 
sang coule par mainte blessure, ce n’est que lorsque 
la douleur vous ramène au sentiment de votre con- 
servalion que vous en appelez à vos piques, à vos 
épées, à vos poignards, qui vous sont enlevés souvent 
par votre ennemi. * 

Dès que l’orang-outang se sent frappé à mort, 
loin de fuir, il se poste encore menacant devant sa 
maison , semble jouir du spectacle du désordre qu’il 


260 CHASSES. 

a causé parmi ses antagonistes, sourit aux derniers 
räles des chasseurs étendus sur la poussière et rentre 
chez lui pour expirer dans son domicile. 

Quelques peuplades sauvages de l'intérieur du 
Brésil se livrent avec ardeur à la chasse des grands 
singes qui peuplent les solitudes de cet empire 
presque aussi vaste que l'Europe, mais elles font 
surtout une guerre sans relâche aux frèles individus 
de cette race dont elles estiment la chair. 

Contreles jockos et quelques autres espécesgéantes, 
les Bouticoudos surtout se servent de leurs arcs à 
flèches et de leurs arcs à pierres, qui sont leurs seules 
armes dans les combats avec les tribus rivales. Ces 
arcs à pierres se composent d'un bambou coupé en 
deux de long en long, aux extrémités duquel on a 
pratiqué des trous pour le passage de la corde, qui est 
nouée extérieurement ; à cette corde en est tressée 
une autre qui se sépare de la première vers le milieu 
de telle sorte que deux petits bâtons ou deux os 
placés verticalement à ces cordes les empêchent de se 
rapprocher. Là est un filet à mailles fort serrées; ce 
filet à trois pouces de longueur et c’est sur ce repaire 
que le sauvage place la pierre assujétie par l'index et 
le pouce , ainsi qu'on le fait de la flèche. Vous com- 
prenez que si le Bouticoudo lance la pierre en ligne 
droite, elle doit frapper le bois de lare, puisque 
celui-ci se trouve dans le même plan que les cordes 
et le filet. Or, le farouche Indien, qui est, selon moi, 
le plus habile, le plus leste, le plus ingénieux des 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 261 


naturels vivant loin de toute civilisation, tend sa 
corde en biais, et la pierre qui devait s'arrêter à son 
départ atteint le but en passant à côté du bambou. 

J'ai vu un enfant de douze ans offert en cadeau à 
M. Landsdorff, chargé d’affaires de Russie auprès de 
Jean VI, et que son père avait expédié à ce savant 
naturaliste pour lui fournir une occasion d'étudier sa 
tête après l'avoir séparée du tronc; j'ai vu, dis-je, 
cet enfant , étonné qu'on lui laissät la vie, atteindre 
presque toujours, à vingt-cinq pas de distance , un 
plongeon que j'avais pendu à la dunette de notre na- 
Vire, 

A l'aide de ces arcs de cordes hauts de six pieds 
et des flèches non pennées de plus de huit pieds de 
longueur, le Bouticoudo ne craint pas lattaque du 
jaguar ; jugez donc si le singe n’a pas tout à redouter 
d’un pareil chasseur. 

Quant aux gracieux ouislitis, aux singes-lions et 
aux nombreuses familles si légères, si rapaces, si pe- 
tites dont ils se nourrissent avec tant de sensualité, 
ils dédaignent pour eux les pierres et les flèches, et 
les prennent à l’aide d'une grande souricière (donnez- 
moi un autre mot) placée à l'entrée d’un champ de 
mais, de cannes à sucre où au pied d’un bananier. 
En grimpant sur un arbre, en se promenant au milieu 
d’une plantation, le’ ouistili peut apaiser sa faim ; 
mais dans lhabitude où il est de regarder comme 
sienne la propriété des autres , il dédaigne d'y tou- 
cher. La souricière renferme entre ses parois les 


262 CHASSES. 


grains, les fruits, les légumes qu'y a déposés le Bou- 
ticoudo. Ici est la rapine, ici est la perfidie, ici est la 
méchanceté : c’est ici, par conséquent, que doit se 
jeter avec un bonheur inouï cette gent malfaisante, etla 
porte du piége tombant derrière le quadrumane ron- 
geur lui prouve que le vol ne rapporte pas toujours 
bénéfice à qui le commet. 

Les premiers explorateurs qui ont étudié les man- 
drils, les orang-outangs, les jockos dans leurs forêts, 
ont publié bien des anecdotes curieuses sur les mœurs 
et les habitudes de ces êtres singuliers qui ressem- 
blent sous tant de rapports aux sauvages habitans des 
pays équaloriaux nourrissant tant d'êtres divers, tant 
de natures opposées. Ils ont raconté mille extrava- 
gances plus ridicules les unes que les autres et dont 
la philosophie et les études sérieuses des temps mo- 
dernes ont fait prompte et bonne justice. 

Selon les voyageurs du 45° et du 16° siècle, épo- 
que si féconde en merveilles et pendant laquelle on 
croyait encore à l’Eldorado , les singes, dans leur 
amour désordonné pour les femmes, s’élançaient au 
milieu des peuplades, luttaient avec ardeur contre Ja 
jalousie des hommes, se choisissaient une compagne, 
l'emportaient au fond des bois el vivaient avec elle 
en fort bonne intelligence. De ces bizarres et mons- 
trueux accouplemens naissaient , selon eux, les ma- 
caques, les babouins , les moustacs, les talapouins, 
les malbroucks, les monas et les guenons, formant 
l'immense famille de singes ravageurs des plantations 


L'ORANG-OUTANG, LE JOCKO. 263 


qui peuplent encore une partie des vastes forêts de 
l’Inde, de l'Afrique, de l'Amérique septentrionale et 
de la plupart des archipels océaniques. Nous avons 
marché depuis trois siècles ; les préjugés ont fait 
place à la logique ; l’art de la navigation à grandi les 
connaissances humaines ; on a classé les espèces, on 
a interrogé la nature avec une raison plus saine; et 
les singes les plus industrieux, les plus lestes, les plus 
spirituels , se trouvent encore placés bien loin des 
Hottentots, des Mozambiques, des sauvages naturels 
de la presqu'ile Péron et des stupides habitans de la 
Nouvelle-Galles-du-Sud, quioccupent, selon nous, le 
dernier degré de l'échelle sociale 


S 


Li su à «04908 à a road à | … 

FETIPA TON ip omr oo ans 

ru ie ide sé arA’l ot _. 
Értne EDT ee did tone 

si ET 












ü 


‘es | Mis” 1 sd! & EEE sslq 
“do, er ol Wëbts à do gdemud ésourséiédigo 
* CT A most su-a9v8 Sen pl bgorisint £ 
rr ddiast aulq #9! crue iau et dtibg est asgai ESTE 
0 sol “noi abagfe 10008 Fast 5 alattiiqe 
aforurtire édite D, amplis tit ass pe: 
ea ob ndtidiit aabiquite ed 15 tm E off: Hp 34 
El <enbit nt casio np NTATE TETT EU ES . 

| 'oérsoe sltofoit ab St gain) | 


ati « ART PAU ln MOTETES 04, NT LEE 








Li | 4 At hi 
+ PAT CRE 





aur, WT LOL D LIE COR CE Ki tag ue {: à 
) | : PE ! LS ï S" 
TETE T oi dé É LUELIE ES Lu 4 11 re | \NAAS | | 
F RE UES em QUE LRU “NULS de. -.sa4liohs 
È : : { L ” L 


à à | - fl 





+ 


LA , 
AE ei fi AP Par 


CIN 4 





Chasse au Serpent à Sonnetits. 


L 


LE SEBRDPENT À SONNERIE 


Te AB’ K "EI 


Après le serpent noir de la Nouvelle-Galles-du-Sud, 
le serpent à sonnettes est le plus dangereux de tous 
les reptiles; pas de venin plus actif que son venin, 
pas d’haleine plus enpesiiie son haleine. Long de 
cinq à six pieds, sa circonférence est d’un pied à dix- 
huit pouces. Ses yeux sont toujours étincelans, même 
dans les ténébres. Sa tête est plate et semée d’écail- 
les de même que son dos, qui est d’une couleur grise 
mêlée de jaunâtre. Sa gueule a de trois pouces et 


demi à quatre pouces de contour ; sa langue est noire, 
À 15 


266 CHASSES. 
déliée, bifurquée, et il l'agite avec une volubilité re- 
marquable. 

Les dents du serpent à sonnettes sont crochues et 
tournées en arrière, de façon que la proie une fois 
saisie ne peut plus échapper à la gueule du redouta- 
ble reptile, qui, tout en la retenant avec force, l’in- 
fecte du venin tombant de sa mâchoire supérieure. 
Sousla peau qui recouvre cette mâchoire sont placées 
les vésicules où le poison se ramasse. 

La queue du serpent à sonnettes est garnie d’écail- 
les sonores qui, se frottant mutueliement, produisent 
un bruit assez sensible pour être entendu à soixante 
pas de distance. Ce bruit ressemble assez à celui d’un 
parchemin qu’on froisse. 

Les mouvemens de ce dangereux reptile se font 
avec une rapidité qu'on a peine à comprendre. En un 
clin d'œil il se replie en cercle, s’appuie sur sa queue, 
se précipite comme un trait, tombe sur sa victime, la 
blesse et s'éloigne aussitôt, car il a peur de la ven- 
geance de son adversaire. Ne vous étonnez donc pas 
si jamais vous allez au Mexique et que vous l’en- 
tendiez appeler du nom d'ecacoatl, qui signifie le 
vent. v #1 

Le serpent à sonnettes habite le Nouveau - Monde 
et plus particulièrement les pays situés sous le 45e 
degré de latitude septentrionale. Mais grâce aux tra- 
vaux qui fertilisent et purifient ces contrées, l'empire 
de ce funeste reptile cède chaque jour une plis large 
place à la domination de l'homme, 


LE SERPENT A SONNETTES. 267 


La nourriture du serpent à sonnettes se compose de 
vers, dé grenouilles, même de lièvres, surtout d’oi- 
seaux et d’écureuils, car il monte et court sur les 
arbres avec une vivacité sans pareille, et si l’on en 
croit certains naturalistes, il aurait dans le regard 
une puissance assez magique pour contraindre l’ani- 
mal qu’il veut dévorer à s'approcher peu à peu et à se 
précipiter dans sa gueule, 

Le serpent à sonnettes nage avec la plus grande 
agilité, et attaque les ponts des petits bâtimens, et 
vous devez penser si alors votre position est affreuse. 
Tout espoir de fuir serait superflu : il faut vaincre ou 
vous préparer à mourir en quelques minutes. 


CHASSE. 


Tout être vivant qui se trouve à portée du serpent 
à sonnettes'est regardé par celui-ci comme un ennemi 
dont il doitse débarrasser, surtout si cet animal com 
mence l'attaque. De son côté, le chasseur, le plan- 
teur, le naturaliste ou l’esclave qui entendent près 
d'eux le frôlement de la queue du reptile s’éloignent 


268 CHASSES. 


en frémissant, car là est la mori, et quelle mort, 
grand Dieu! une agonie courte, mais à peu de chose 
près aussi atroce que celle qui vous est donnée par le 
serpent noir. 

Ce frôlement dont je viens de vous parler est pa- 
reil à celui produit par deux cailloux fortement frot- 
tés l’un contre l’autre. Il a quelque chose d’horrible- 
ment prophétique; on se sent presque du poison 
dans les veines ; une sueur froide inonde le corps, 
les yeux se troublent; on n’a nulle force pour fuir et 
l’on se demande si l’on a encore le temps d'éviter la 
dent du reptile. 

Cette puissance du serpent à sonnettes sur l’homme 
se fait sentir principalement chez ceux qui, pour la 
première fois, voient glisser le reptile à travers les 
bruyères, les fleurs et les plantations de café ou de 
cannes à sucre. Mais on s’aguerrit à tout péril, on 
se fait à toute menace, et ce redoutable adversaire, 
qui s'agite mortel à vos côtés, n’est bientôt plus pour 
vous qu’un de ces êtres de malheur que le ciel a jetés, 
on ne sait pourquoi, sur celte terre de désolation et 
auquel vous devez déclarer une guerre de toutes les 
heures. 

Ainsi font les nègres courbés sur le soi qu'ils creu- 
sent sans relâche ; ils n’attendent pas, eux, que la spi- 
rale meurtrière se déroule et les arrête au milieu de 
leurs travaux. Ils savent que le virus du serpent à 
sonnettes est le feu qui brüle, le poison qui cor- 
rompt, l’étau qui étouffe. Eh bien ! ils vont droit au 


LE SERPENT A SONNETTES. 269 
reptile avec une baguette de fer ou avec une bêche 
tranchante, et, corps et pieds nus, ils proposent le 
défi. Si le serpent est allongé, s’il rampe et arrive 
avec sa vitesse ordinaire, c’est la bêche qui portera le 
coup mortel. Elle plane en effet sur le corps tortueux, 
vigoureusement tenue des deux mains, et au moment 
où le reptile, sûr de sa victoire, ouvre la gueule pour 
mordre, l'instrument saisit et sépare en deux le corps 
du serpent. 

Voilà les deux tronçons : fuyez encore de quelques 
pas, car la tête conserve un mouvement de vie, et le 
venin peut glisser dans la plaie. Ne jouez aussi que 
très tard avec la gueule du serpent: elle s'ouvre et se 
ferme comme si elle n’était point séparée du corps; 
et le nègre le sait si bien que lorsqu'il va auprès du 
gouverneur présenter le cadavre de sa victime pour 
obtenir le prix de son triomphe, il se dispense d’em- 
porter certe tête, qu'il écrase entre deux pierres. 

Après la mort, donner la mort! Il n’y a guère que 
le serpent à sonnettes et le serpent noir qui ro 
de ce doux privilége. 

Le bruissement de la queue du serpent à sonnettes 
est-il un généreux avertissement du danger que vous 
courez , ou bien une colère qui s’enflamme ?11 y au- 
rait là une utile étude à faire, et les chasseurs de ce 
dangereux reptile feraient bien de s’y livrer, car on à 
beaucoup à gagner à savoir si l’on se trouve en présence 
d’un agresseur ou d'un adversaire inoffensif. Dans le 
premier cas, les précautions devraient être prises 


270 CHASSES. 


minutieusement ; dans le second , la prudence serait 
presque toujours une arme suffisante et lon aurait 
tout loisir de se mettre en mesure pour attaquer à son 
tour. Dès qu’il s’agit du serpent à sonnettes, il n’est 
pas de minutieuses observations à faire, il n’est pas 
de petits détails qui ne soient précieux. 

L’ignorance du péril est toujours funeste et il sem- 
ble rationnel qu’on ait plus à craindre l'astuce que la 
méchanceté. Rien n’est l'effet du hasard dans l’œu- 
vre de la création, el peut-être y a-t-il un bienfait 
caché dans l'existence du crapaud, du erocodile, de 
l'hyène , du serpent noir et du serpent à sonnettes. 
Montaigne disait : Que sais-je? Serons-nous assez 
vaniteux pour ne pas dire : Que savons-nous ? 

Le plus grandc ennemi du progrès ce n’est pas la 
paresse, c’est la vanité. Soyez vain en présence du ser- 
pent à sonnetles ; vous avez des armes qui peuvent 
ne pas l’atteindre, et si vous le frappez, il est encore 
probable que vous nele tuerez pas. Lui, au contraire, 
s’il vous touche, vous êtes mort, et presque toujours 
il voué touche quand il veut. 

Lorsque, par un bonheur fort rare, le chasseur trou- 
ve un serpent à sonnettes endormi ou assoupi par le 
bruit de l'orage, il s’avance avec la plus grande pré- 
caution , se place de manière à prendre le corps du 
reptile en profil, fait glisser sur le dos une des bran- 
ches d’un instrument muni d’un long manche, dont le 
bout est en forme de pince et dont un des côtés glisse 
sous le reptileet l’autre plane sur le dos. Alors l'agres- 


LE SERPENT À SONNETTES. 271 
seur fait un léger bruit, le serpent s’agite et se réveille, 
le frolement des anneaux de la queue en donnele si- 
gnal, et dès que le corps un peu soulevé ouvre un pas- 
sage à une des branches de la pince, un petit ressort 
touché fait joindre violemment ses deux mächoires 
de la pince, et l'ennemi se trouve saisi et pressé comme 
dans un étau. 

Ainsi captif, l'animal se débat avec une violence 
extrème, ses yeux s'ouvrent el se ferment convulsi- 
vement, sa langue bifurquée s’agite comme une flam- 
me, sa mâchoire se dilate et se contracte d’une fa- 
çon nerveuse, sa robe change de couleur, son corps 
crie el se roule en anneaux fiévreux, et sa queue ne 
cesse pas un seul instant de bruire et de fouetter 
l'air. 

L'on comprend que, pour un tel exercice, le chas- 
seur a besoin d’une certaine adresse et d’un grand 
sang-froid ; lon devine que sa fuite doit être rapide 
si le reptile est manqué ou même s’il est mal saisi; et 
l’on peut se faire une idée de la colère du serpent 
venant d'échapper à un péril et qui aperçoit l'ennemi 
dont il jure la perte à son tour. C’est presque tou- 
jours un cadavre hideux qu’on trouve le lendemain 
étendu raide sur le sol ou tordu comme s’il avait suc- 
combé à une attaque de tétanos. 

Dans le calme, le serpent à sonnettes tue ; jugez de 
sa colère. 

Si la guerre faite au serpent noir par les sauvages 
de la Nouvelle-Hollande est beaucoup plus meurtrière 


272 CHASSES. 


que celle faite au serpent à sonnettes, c’est que le na- 
turel de la Nouvelle-Galles-du-Sud vit dans les bois, 
sans armes, Sans vivres, sans vêtemens, sans défense ; 
c’est que là, dans ces éternelles et immenses solitudes, 
il à un sol à disputer à son ennemi, et ques’il se couche 
sans éloigner de lui ce redoutable voisin , il est mort. 
La dent du serpent noir, je vous l'ai déjà dit, c’est 
le coup de foudre qui vous frappe au crâne, c’est l’a- 
cide hydrocyanique , c’est la mort la plus prompte, 
la plus épouvantable à éprouver, la plus hideuse à voir. 

Et puis le serpent noir attaque l’homme plutôt 
qu'il n’est attaqué par lui. Il le guette, le surprend, 
se rue dessus, Il y a là un cadavre. 

Et puis encore il se cache traîtreusement avant de 
s’élancer, il se tait, et vous ne l'avez pas encore vu que 
déjà vous êtes frappé. 

J'aime mieux le lion qui rugit, le tigre qui rauque, 
le buffle qui pousse des mugissemens. lei du moins 
vous avez été prévenu, vous vous êtes mis sur la dé- 
fensive, vous avez regardé votre ennemi en face, et 
avec de l’intrépidité et des armes, il vous a été per- 
mis de combattre. Mais le serpent noir, mais le ser- 
pent à sonnettes ! Décidément j'aime mieux l’hyène 
à la dent verdâtre, à la langue rouge, à la gueule ter- 
reuse. 

Puis encore voici venir à vous la mort, une mort 
affreuse, horrible, rapide , une mort avec des tortu- 
res, avec des tiraillemens effroyables, avec tous les 
symptômes de l’hydrophobie. 


LE SERPENT A SONNETTES. 273 

C’est le serpent à sonnettes qui vous a mordu, 
c’est lui que vous avez regardé en face, c’est lui dont 
vous n’avez pas entendu le lugubre avertissement. Il 
n’attaque pas comme le serpent noir ; mais si vous 
l’attaquez, vous, il n’est pas probable que vous sor- 
tiez vainqueur de la lutte, car son venin est actif, 
son élan rapide, sa gueule prompte à s'ouvrir et à se 
fermer, et ses dents creuses, par où glisse la mort, 
sont aiguës et tranchantes. 

Quelques naturalistes assurent que le serpent à 
sonnettes, se mordant lui-même par sa propre dent, 
expire sous les atteintes de son venin; d'autres ob- 
servateurs combattent cette assertion et se basent sur 
des expériences récentes du virus de l’affreux reptile, 
faites au milieu des dangers les plus imminens. 

Ce qu'il y a de certain, c’est qu’un serpent à son- 
nettes mordu par un autre serpent meurt deux ou 
trois minutes après. 

Maintenant , apprivoisez ce redoutable reptile et 
vous ferez une utile chasse à ses frères. Mais le ser- 
pent et l’hyène ne sont susceptibles ni d’attachement 
ni de reconnaissance. Leur vie est la mort de tout ce 
qui les approche. 

A l’aide de la flamme et d’un grand bruit, on par- 
vient à éloigner les serpens à sonnettes des habita- 
uons, et c’est ainsi que se garantissent de leurs attein- 
tes les nègres employés aux coupes des cannes à 
sucre, alors qu’ils passent les nuits dans les champs. 
Il n’est pas rare pourtant de voir le hideux reptle 


274 CHASSES. 


s'approcher parfois du foyer et chercher à chauffer 
à la flamme ses membres engourdis par le froid ou la 
pluie. 

Dans cet état d’extase, les esclaves les tuent sou- 
vent à coups de bâton ou de sabre. 

Le moyen le plus connu pour se défaire d’un si 
dangereux adversaire est de Île saisir au moment où, 
étendu sur le tronc d’un arbre, il bave aux ardeurs 
du soleil. Un violent coup de baguette de fusil par- 
vient alors à briser un de ses anneaux et à lempé- 
cher de diriger ses mouvemens. Ainsi frappé, le rep- 
tile meurt dans des convulsions horribles. Mordu en 
ce moment par le serpent à sonnettes, un homme 
meurt en deux minutes et demie. 

Il a été difficile de constater d’une manière précise 
si le serpent à sonnettes, après avoir mordu une fois, 
pouvait donner la mort par une seconde morsure. Il 
semble démontré aujourd’hui que la seconde blessure 
du reptile est beaucoup moins dangereuse que la 
première, et que la troisième, faite une heure après, 
ne présenterait pas de grands risques à celui qui en 
serait atteint. Aussi les noirs se hâtent-ils, dès qu’un 
de leurs camarades est étendu raide sur le sol, de 
s élancer à la poursuite du monstre, de s’en emparer 
avec les mains. Bien des exemples sanglans devraient 
pourtant les tenir en garde contre de semblables 
épreuves, et la dent creuse du redoutable reptile ne 
tarde guère à se remplir et à donner la mort à celui 
qui le touche. 


LE SERPENT 4 SONNETTES. 275 

— Croyez-vous, dis-je un jour à un planteur, à la 
puissance attractive du serpent sur certains quadru- 
pèdes et sur presque tous les oiseaux ? 

— Non, monsieur, et il serait absurde d’y ajouter 
foi. 

— Cependant, ona vu des crapauds, des grenouil- 
les, des rats, des lézards même bondir fébrilement 
et s’élancer petit à petit vers le serpent à sonnettes 
et s’engouffrer plus tard dans sa gueule. 

— C'est un effet de la peur. 

— C'est donc une attraction. 

— Oui, puisque vous donnez à ce mot une signi- 
fication que je lui refuse. Mais le pouvoir du reptile 
serait nul ou plutôt produirait un effet répulsif si la 
frayeur ne troublait pas les sens de celui qui s'est 
laissé subjuguer. En faveur de la cause que je plaide, 
j'ajouterai que j'ai vu des grenouilles endormies et 
fort paisibles à côté du reptile, qui, à leur réveil, 
s’élançaient en effet vers le dévorateur, 

— Avez-vous vu aussi des oiseaux tomber du haut 
des arbres dans la gueule du serpent ? 

— J'en ai vu qui tombaient ; mais dans la gueule 
du serpent, non, 

— Avez-vous une grande facilité à vaincre le ser- 
pent à sonneites pendant sa digestion ? 

— Très grande, Toutefois nos conquêtes sont ra- 
res , car le reptile, dès qu’il est repu, se retire dans 
le creux de quelque rocher et s’y repose immobile 
pendant des mois entiers, 


vu 


276 CHASSES. 


— N'a-t-on alors aucun moyen de le vaincre ? 

Nous en employons un qui ne réussit pas toujours, 
parce que sa demeure a deux ou trois issues et qu’il 
est difficile de les trouver. Mais quand son gîte est 
parfaitement connu, nous brülons à l’orifice une lon- 
gue traînée de soufre ; nous mastiquons tousles jours, 
toutes les petites fentes, et le reptile est étouffé. 

— Avez-vous remarqué que la marche du reptile 
fût plus rapide le matin que le soir ? 

— Elle l'est beaucoup plus le matin avant le lever 
du soleil ; aussi nos chasseurs ne vont-ils à la pour- 
suite du serpent que le soir. 

La méthode le plus en usage pour s'emparer du 
serpent à sonnettes, celle qui expose le chasseur 
à moins de dangers , est simple et de facile exécu- 
tion. 

On place aux environs des haies sous lesquelles 
le reptile a l'habitude de se reposer une grande cage 
en fil d’archal dont la porte est ouverte. Dans cette 
cage est lié un rat , un lapin, une volaille ou quel- 
que autre chétive bête Jluttant contre l’obstacle qui 
la retient captive. Dès que le serpent entend le bruit 
de celui dont il veut faire sa proie, il part, entre 
dans la cage fixée solidement à terre, et à peine at-il 
commencé son repas qu’une corde mue par le chas- 
seur caché derrière un arbre est détendue ; la porte 
de la cage se referme et le reptile est prisonnier. 

Cependant, comme ce dangereux animal met sou- 
vent plus d’un mois d'intervalle entre un repas et 


LE SERPENT A SONNETTES. 271 


l’autre , il est aisé de comprendre que de pareilles 
chasses sont peu meurtrières et qu’il faudrait bien 
des siècles pour dépeupler une colonie de ces hôtes 
redoutés , si lebesoin de sa sécurité personnelle ne 
venait pas plus efficacement en aide au colon. 

On croit généralement à la Martinique que beau- 
coup de noirs ont des remèdes certains contre la 
morsure du serpent à sonnettes, mais alors pourquoi 
de grandes récompenses, la promesse même de la li- 
berté, n’auraient-elles pas arraché ce secret à ceux 
qui le possèdent? Ne serait-ce pas plutôt que le ve- 
nin du replile est sans puissance contre certaines na- 
tures? Le sang noir est-il plus difficile à corrompre que 
le nôtre ? Ce sont là de ces importantes études qu’on 
ne saurait trop recommander aux explorateurs. 

Quoi qu'il en soit, j'ai connu un esclave qu’un 
serpent à sonnettes avait mordu au mollet et qui, 
après s'être fortement frotté avec un certain mélange 
de feuilles qu’il portait dans son caleçon, n'a jamais 
été malade de sa blessure. 

Il serait sage peut-être , dès qu'un noir dit avoir 
été impunément mordu par un serpent à sonnettes, 
de l'envoyer à la chasse des reptiles et de lui accorder 
une récompense pour chaque tête vénéneuse qu'il 
apporterait. Cela vaudrait bien, je crois, les travaux 
du champ de café ou de‘la canne à sucre. 

Voici le soleil dardant ses flèches les plus aiguës 
sur la terre qui crie et se crevasse; le nègre, épuisé , 
ruisselant, succombe à ses atteintes; le planteur se 


278 CHASSES. 


réfugie sous ses galeries protectrices, la feuille jau- 
nit, la tige de la canne se colore, l'atmosphère entière 
est comme une fournaise dans laquelle toute la colonie 
voudrait s’assoupir, Car l'air lourd, écrasant, pèse 
aux poumons comme un remords à l’âme; partout le 
silence et le découragement, partout un engourdisse- 
ment mortel pendant cette torpeur de la nature; 
partout, excepté dans le gîte du serpent à sonnettes, 
qui s'étale dans la plaine , dans les champs de café, 
sur les grandes routes, et puis se tord, se joue, se 
roule et fait entendre, comme une menace de mort, 
son redoutable bruissement, 

Ne cherchez pas au sein de ces chaleurs étouffantes 
à combattre le serpent à sonnettes: son venin a trop 
d'activité , ses oscillations sont trop rapides, vos mem- 
bres sont trop brisés. Fuyez si vous en avez la force, 
suspendez-vous à un hamac, à cinq ou six pieds du 
sol, sous la gigantesque feuille du bananier, ou 
sous les couronnes ondoyantes du latanier, dont 
la tête se cache dans les nuages, et laissez glisser sous 
l'herbe le serpent à sonnettes en quête d’une victime 
sans défense. C’est la mort qui se promène parmi les 
vivans allourdis, c’est Le virus le plus actif qui prend 
encore de l’âcreté sous ce ciel de bronze, sur cette 
terre de lave. L’agonie de celui qu’atteint alors le 
serpent à sonnettes n’est pas longue, je vous l’atteste, 
et le cadavre qui tombe n’est pas facile non plus à 
ployer. Un corps gît là, comme frappé de la foudre, le 


tronc noueux du tamarinier que les siècles avaient 


LE SERPENT A SONNETTES. 979 


respecté. Mais le ciel se voile, la mer clapotte sous 
une brise folle, sans direction marquée ; là bas, [à 
bas, l'horizon est rouge comme du sang; sur votre 
tête, un cliquetis d'oiseaux invisibles fait crier le feuil- 
lage; sans nuages au zénith, un roulement sourd tra- 
verse l’espace ; sans rafale dans les vallées ; l'océan se 
dresse comme des montagnes mouvantes avant de se 
ruer sur la plage envahie, dont il roule les galets avec 
un fracas épouvantable, Il y a colère au ciel, colère 
ardente sur la terre et au fond des flots; mais cette 
colère est emprisonnée : la main puissante de Dieu la 
tient comprimée afin que les mères aient le temps 
d’abriter leurs enfans épars çà et là le long des ruis- 
seaux qui se dessèchent. Les portes des habitations 
se bardent de solides masses de fer, les nègres se 
blottissent sous leurs cases menacées, les quadrupè- 
des hurlent, aboient , hennissent, grognent , glapis- 
sent en s’agitant dans leurs étables comme si une 
fièvre douloureuse les avait saisis ; 1ls courent 
dans la plaine sans but, sans direction fixe; ils se cou- 
chent, se redressent, veulent fuir et tombent; c’est 
le commencement d’une lutte terrible, c’est le pré- 
lude d’un combat solennel, où la rage sera d’un côté 
et la résignation de l’autre. Voyez maintenant! 

Les troncs des arbres sont déracinés et tourbillon- 
nent dans les airs , heurtés par les toits des maisons 
en lambeaux ; les vagues écumeuses tombent sur les 
rochers qui erient et contre lesquels la baleine gigan- 
tesque vient ouvrir son dos mutilé. Le cielest cuivré, 


280 CHASSES. 


cuivrés aussi sont les mornes où vous admiriez 
naguère une végétation verte et vigoureuse ; les ruis- 
seaux se sont changés en torrens dévorateurs , la 
bouffée de l'ouragan qui les pousse les fait un instant 
après remonter vers leur source ; l’air est à la fois 
un déluge et un enfer. L’éclair rapide sy promène 
au milieu d’une pluie froide, épaisse et pénétrante, 
et vous ne savez ce que vous avez le plus à redouter 
de la foudre qui mugit et s’abat ou de l’avalanche qui 
se roule et bondit autour de vous. 

La crise a passé , l'ouragan a épuisé sa violence , 
le planteur a repris un peu de sécurité, le nègre 
secoue les débris d’écorce et de branches qui le cou- 
vrent et lui ont servi de manteau pendant ce terrible 
désordre, les quadrupèdes respirent à l’aise, et quand 
vous avez jeté un coup d’œil sur vos plantations 
désolées, vous voyez roulés en bloc, comme pour se 
rapetisser , les serpens à sonnettes, frissonnant 
encore et se laissaniluer comme des êtres inoffensifs. 

Un fléau à tué un autre fléau, le coup de vent a 
eu ses générosités. 

J'ai vu des noirs ne pas craindre d'attaquer en face 
le serpent à sonnettes en tenant d’une main une 
torche enflammée et pétillante qu'ils présentaient 
incessamment au reptile, et de l’autre un sabre ou 
une baguette de fusil dont ils le frappaient. Ce genre 
d'attaque est fort souvent adopté dans un grand 
nombre d'habitations; mais on comprend qu'il faut 
beaucoup de courage, d'adresse et de sang-froid au 


LE SERPENT À SONNETTES. 281 


provocateur pour sortir vainqueur de la lutte. 

Quelquefois aussi il arrive que le chasseur attend 
le serpent, armé de deux torches, et tandis qu’il lui 
en présente une pour l'éblouir, il le frappe de l’autre, 
qui brüle le reptile ou lui fait prendre la fuite. 

. Hélas ! ce n’est pas assez de tous ces moyens pour 
détruire un des plus redoutables et des plus auda- 
cieux adversaires des hommes! La race des serpens à 
sonneltes est loin de s'éteindre ; les primes promises 
aux esclaves pour chaque cadavre de reptile en a fort 
peu diminué le nombre, et il n’est pas d'année quede 
grands malheurs ne viennent jeter la désolation et le 
deuil dans les familles. 

Le boa disparaitra bientôt de Timor et des princi- 
pales iles malaises, et ne vivra en sécurité que dans 
l'intérieur désert et presque ignoré de l'Afrique; le 
lion s'éloigne pelit à petit des habitations et des cités; 
l'éléphant, le rhinocéros, le tigre et la panthère com- 
mencent à comprendre que, dans leurs duels avec les 
hommes, les chasseurs leur sont souvent funestes; 
le crocodile même se plait bien plus dans les rades 
tranquilles qu'au milieu des carènes voyageuses 
que l'ancre retient dans les rades commerciales; le 
jaguar ne vit plus que dans les pampas et dans l’inté- 
rieur des forêts vierges ; le serpent noir est déjà traqué 
par la civilisation jusqu’au-delà des montagnes Bleues; 
le serpent à sonnettes seul assiége les citoyens dans 
leurs demeures, et, loin de redouter la colère de ses 


ennemis, il semble se plaire à venir les provoquer 
Er 19 


282 CHASSES. 


au sein de leurs retraites les mieux défendues. 

Les explorateurs aventureux qui vont étudier les 
bêtes féroces ou venimeuses dans leurs domaines, 
sous toutes les zones, ont cru remarquer une ten- 
dance à moins de cruautés dans certaines races. Ils 
ont comparé leurs observations avec celles faites par 
les anciens naturalistes, et presque tous ont conclu 
que certains animaux ont perdu ‘quelque chose de 
leur cruauté première et instinctive. Le serpent à 
sonnettes est moins sujet au caprice, plus constant 
dans sa nature. Ses colères sont, comme par le 
passé, des arrêts de mort; les blessures de sa dent, 
des tortures horribles, quoique de courte durée , et 
les hommes, qui ont forcé le lion et le tigre dans leurs 
retraites les plus difficiles, n’ont pu lui faire abandon- 
ner les cités dont il leur dispute la conquête. 

Pendant un rude été et après plusieurs violens 
orages, l'habitation d’un des plus riches colons de 
la Martinique se trouva tellement infestée de serpens 
à sonnettes, que le planteur, sa famille et une partie 
de ses noirs se virent forcés de prendre la fuite. Il ne 
resta dans l'habitation que les esclaves les plus intrai- 
tables, ceux qui avaient mérité quelque châtiment 
et ceux qui, dans l'espoir des récompenses promises, 
consentaient à s’exposer aux dangers d’une chasse où 
tant de victimes devaient couvrir le sol. 

Parmi les nègres retenus aux fers, il y en avait 
un nommé Pégu, condamné à recevoir cinquante 
coups de rotin par jour, et cela pendant toute une 


LE SERPENT A SONNETTES. 283 


semaine. Le châtiment subi, il était reconduit au ca- 
chot et n'avait pour reprendre ses forces épuisées par 
la douleur et la perte de son sang que l’eau bourbeuse 
qu’on lui donnait en petite quantité et une bien mai- 
gre ration de farine de manioc. Avant de regagner la 
ville, le maître voulut assister encore une fois à l'exé- 
cution de la sentence de Pégu. Celui-ci, déjà couché 
sur l'échelle fatale où on allait le fustiger, vit venir à 
lui un serpent à sonnettes qui se glissait traîtreuse- 
ment sous l'herbe. Pégu reste immobile, aimant mieux 
une mort prompte qu'une lente et douloureuse agonie 
de tous les jours. Déjà le redoutable reptile se re- 
pliait sur lui-même pour s’élancer, lorsque, à la vibra- 
tion de la queue, le planteur, d’abord immobile et 
impassible, bondit et s’éloigne épouvanté. Au bruit, 
le serpent tourne la tête, change à l'instant de réso- 
lution, et se croyant sans doute attaqué, il se dirige 
en sournois vers le planteur, qui n’a pas même la force 
de prendre la fuite. Tremblant, pâle, presque pétrifié, 
il balbutie à peine quelques paroles inintelligibies ; 
mais on devine qu’il demande du secours. Pégu se 
dresse, court au reptile, s’élance sur lui, et d’une 
main vigoureuse il le saisit à la gorge, le serre et l’é- 
toufle après un quart d'heure d'efforts inouis. 

Dix minutes après, le nègre recevait, par ordre du 
maître, les cinquante coups de rotin auxquels il avait 
été condamné pour être allé, malgré la défense qu’on 
lui en avait faite, voir sa femme dans la nuit. 

Pégu subit son châtiment pendant trois jours en- 


28/4, CHASSES. 


core ; mais au dernier, succombant sous les déchire- 
mens, 1l se jeta à genoux et demanda grâce, promet- 
tant de rapporter à son maître deux serpens à son- 
nettes morts par jour, et cela pendant une semaine. 
On écrivit au planteur, qui accepta les propositions 
de Pégu. Celui-ci tint parole; mais au lieu de qua- 
torze serpens à sonnettes qu'il avait promis, il n’en 
put tuer que treize. 

Le lendemain du dernier jour fixé, il reçut les cin- 
quante coups de rotin dont il avait cru s'affranchir, 
et ne se releva plus de l’échelle fatale. 

On jeta son cadavre aux oiseaux de proie. 

Peut-on appeler chasses ces combats singuliers li- : 
vrés sans relâche à ces ennemis de Lout ce qui respire? 
et vous qui cherchez à expliquer chaque phénomène 
de la création et qui osez avancer que tout ce qui se 
meut est l’œuvre d'une sagesse immuable, prouvez- 
moi, je vous prie, l'utilité du serpent à sonnettes, 
trainant son corps gras et gluant au milieu des belles 
plantations de bananiers et parmi les fleurs rares et 
embaumées des plus rians jardins du monde. Jusque- 
là je croirai que cet affreux reptile est un fléau comme 
le typhus, la rage et la peste. 

Quelques moralistes m'ont reproché, dans certaines 
feuilles critiques , d’avoir osé prêter une pensée aux 
quadrupèdes ou aux reptiles. Selon eux, les hommes 
seuls ont de l'intelligence, le reste n’a que de l’ins- 
tinct. Mais si l'instinct des brutes est plus merveilleux 
que votre raison, n'est-ce pas celle-ci qui occupe la 


LE SERPENT À SONNETTES. 289 
seconde place ? Qui d’entre nous ferait ce que fait le 
castor ? Qui d’entre nous bâtirait comme bâtit l'orang- 
outang? Et l’industrie de la sarigue ? Et celle du kan- 
guroo ? Tout cela est-ce l’œuvre du hasard ? Tout cela 
est de l'intelligence, ou le mot qui exprime cette di- 
vine faculté doit perdre sa signification, 

J'ajoute, moi, que le serpent à sonnettes est mal- 
heureusement doué de cette haute intelligence que 
vous accordez à l’homme et que celui-ci, dans sa 
vanité, se réserve pour lui seul. Voyez comme il s’in- 
cline avec rapidité lorsque la baguette, levée pour 
l’atteindre, fouette dans le vide ! Voyez comme il fuit 
après vous avoir mordu, car il prévoit que vous vou- 
drez vous venger avant de mourir! Voyez comme il 
accepte une première luite avec plus d’ardeur qu'une 
seconde, car il sait qu’il a moins de venin à présent, 
et que son venin est aussi moins aclif! Voyez encore 
comme il se glisse traîtreusement sous l'herbe pour 
atteindre sa proie, et comme après son festin il se ré- 
fugie pour sa digestion au fond de quelque gîte as- 
suré ! 

Appelez tout cela les mouvemens d’une machine, 
J y consens, mais, encore une fois, dites que cette ma- 
chine à une volonté. 

Quand vous m'aurez marqué la limite exacte 
qui sépare le haut instinct de l'intelligence bornée, 
je consentirai à m'humilier devant votre sagesse ; 
jusque-là permettez-moi de croire que le serpent 
sait qu'il va donner la mort, que le castor sait 


286 CHASSES. 

qu'il se met à l'abri de l’attaque des hommes par la 
double issue de sa demeure souterraine et sous-mari- 
ne, que le lion sait qu’il est le roi des quadrupèdes 
et l’aigle le roi des oiseaux. 

Ne m'en veuillez pas, je vous prie, de mes réflexions 
morales, je suis sous un magnifique palmiste, à l’abri 
d’un soleil à pic; une brise fraiche et embaumée me 
caresse le visage, la mer soupire à mes pieds comme 
on le fait après une colère éteinte; la tête de la canne 
à sucre est dorée, nul cri d’esclave soumis au fouet 
noueux n’a frappé mon oreille depuis mon réveil, et 
tout auprès de moi vient de glisser un serpent à son- 
nettes regagnant sa profonde demeure après le repas 
d'un lapin qui a gonflé comme une tumeur ses flancs 
si élastiques. 

On réfléchit tout à son aise quand le danger n’existe 
plus. 


LB PORC-BDIIG 


TS DB” EE OZ EC 


Le porc-épic ne ressemble ni au cochon, dont i n’a 
que le grognement, ni au hérisson, dont il n’a queles 
dards. Sa tête est longue et plate sur les côtés, son 
museau presque pareil à celui du lièvre, ses yeux 
petits et ses oreilles larges et courtes, assez semblables 
aux oreilles des singes. Ses dents incisives res- 
semblent à celles des rats et des écureuils; ses 
dents inférieures percent la lèvre qui les enveloppe. 
Son cou est gros, son corps renflé, sa queue très 
courte; cinq doigts sont bien formés aux pieds de 


288 CHASSES. 
derrière, et quatre seulement aux pieds de devant. 

Les plus grands dards du porc-épic sont placés à 
la partie postérieure du dos et peuvent avoir de sept 
à neuf pouces de longueur; ils sont pointus aux deux 
bouts et colorés d’un brun noirâtre. 

Ses pieds et le bout de son museau sont couverts 
de petites soies brunes et raides, et ses moustaches de 
soies noires et luisantes longues de plus d’un demi 
pied. 

Les piquans du porc-épic sont de vrais tuyaux de 
plumes auxquelles il ne manque que les barbes ; ceux 
voisins de la queue sonnent les uns contre les autres 
lorsque l'animal marche ; il peut les redresser comme 
le paon relève les plumes de sa queue. 

Quelques voyageurs ont assuré que le porc-épic 
pouvait lancer assez loin ses dards et avec assez de 
force pour blesser profondément : c’est un conte en- 
tièrement absurde. 

Quoique originaire des climats les plus chauds de 
l'Afrique et des Indes, le pore-épic peut vivre et mul- 
tiplier sous des zones plus tempérées, telles qu’en 
Perse, en Espagne, en Italie. 

En domesticité, le porc-épic n’est ni féroce ni fa- 
rouche, il est seulement très jaloux de sa liberté. A 
l'aide de ses dents de devant, il coupe le bois et perce 
la porte de sa loge. Sa nourriture alors se compose de 
pain, de fromage et de fruits. Libre, il vit de racines 
et de graines sauvages. S'il peut pénétrer dans les jar- 
ins, il y fait grand dégât et se jette sur les légumes 


LE PORC-ÉPIC. 281 


avec beaucoup d’avidité. Quand arrive la fin de l'été, 
il devient gras. Ainsi que la plupart des animaux, sa 
chair, quoique fade , n’est pas trop mauvaise à man- 
ger. 


CHASSE. 


A la bonne heure, des chasses comme celle que je 
vais vous raconter ! à la bonne heure un amusement 
au lieu d’une fatigue, un jeu au lieu d'une querelle, 
un cartel pour rire au lieu d’un duel à mort! 

Il est temps que je vous repose des scènes de car- 
nage que j'ai déroulées à vos yeux. 

Assez de sang a coulé, assez de lambeaux de chair 
palpitante ont volé à l’air et rougi le sol; il y a déjà 
eu trop de cris, de hurlemens, de rapines et de dé- 
vastations ; il est temps de prendre un peu de quiétude 
et de courir après des émotions plus douces. 

Le plaisir délasse encore plus que le répos ; Je 
n'aime pas ce qui énerve, mais bien ce qui occupe, 
et je ne suis pas très sûr que le sommeil ne brise 
pas les membres. 

En avant donc , mais cette fois avec des rires aux 


290 CHASSES. 


lèvres, des conversations joyeuses et des quolibets 
pour abréger la longueur de la route. 

Nous avons la certitude que nous rentrerons sans 
regret, et voilà pourquoi nous jetons au départ tant 
de folie au vent. 

Lorsqu'on va à la chasse du lion, du tigre, de la 
panthère, du rhinocéros ou de l'éléphant, on trouve 
toujours le chemin trop court ; on arrive trop tard 
sur le champ de bataille, on imagine mille petits inci- 
dens pour des haltes ; on étudie les fleurs, les arbus- 
tes, les cailloux, les galets; on s’extasie sur la beauté 
des arbres qui pèsent sur le sol, sur la fraîcheur de 
la brise qui se joue dans les cheveux, sur la richesse 
du plumage des oiseaux qui traversent les airs, sur 
la forme des nuages qui passent, et l’on prend du re- 
pos sans avoir senti la lassitude, et l’on remplit son 
calepin de notes insignifiantes qu’on effacera après la 
campagne. Cela est naturel; on est bien ,où l’on se 
trouve, parce qu’on sait qu’il yaura plus tard bruyante 
agitation et péril de la vie où l’on veut arriver. 

Eh! tenez, en allant à la rencontre du lion avec 
M. Rouvière, je me rappelle avoir chanté pendant les 
deux tiers de la route; vous savez que les enfans 
chantent aussi quand ils ont peur du fouet ou des re- 
venans. 

Mais ici, à la chasse du porc-épic, nul danger ne 
vous attend dans Ja bataille. Ce que vous avez le plus 
à craindre, c’est de ne pas rencontrer l'ennemi. Là- 
bas, vous auriez voulu ne vous trouver jamais face à 


LE PORC-ÉPIC. 291 
face avec lui, ici vous aurez de l'ennui à l'âme s’il vous 
évite et vous échappe. Ce qu'il y a de plus curieux 
dans ces sortes d’expéditions, c’est que les chasseurs, 
pendant le trajet, se partagent déjà les dépouilles de 
la victime, comme dans la fable de l'ours. Chacun 
aura sa part du butin, chacun aura sa ration convoi- 
tée, excepté la meute dont vous êtes suivi et qui pous- 
sera bientôt d’horribles aboiemens. 

Nous quittons les beaux, les admjrables vignobles 
de Constance , et, tournant à l’est, vers l’intérieur, 
nous nous enfonçons dans les terres. C’est ‘un pays 
sauvage, nu, découvert, où poussent de rares arbustes 
jusque dans les anfractuosités des roches qui percent 
la terre rougeâtre et capricieuse en ses ondulations. 
Si le lion devait venir nous visiter, nous le verrions de 
loin, et nos chiens d’ailleurs le devineraient avant 
nous. Aussi, tout est paisible dans la caravane, ou 
plutôt tout est joyeux et même impertinent. Hier, un 
bruissement nous faisait tressaillir; aujourd'hui, ce 
qui nous semble douloureux, c’est le silence. 

— Ferons-nous une course inutile? dis-je à mes 
compagnons, impatiens Comme moi. 

— Nous saurons bien la rendre fructueuse, me 
répondit l’un d’eux. 

— Comment cela ? 

— Si nous ne trouvons pas de porc-épic, nous 
tuerons de petitsoiseaux, nous prendrons des lézards 
et quelques-uns des rares et sombres papillons qui 
voltigent autour de nous. La philosophie est d’un 


299 CHASSES. 


merveilleux secours surtout dans les déceptions. 

— Paix, dit tout bas le planteur qui nous accom- 
pagnait, voici un terrain où j'aperçois des traces ré- 
centes du passage du porc-épic ; soyez contens, mes- 
sieurs, les chiens vont être bientôt sur ses traces. 

En effet, un rapide mouvement de queue et 
de pattes s’exécuta parmi la gent canine; les impa- 
tiens animaux poussaient des aboiemens sans éclat, 
comme s'ils avaient compris que le bruit épouvante- 
rait l'ennemi qu’on voulait surprendre ; et cependant, 
sans les ordres et le fouet des maîtres, ils auraient pris 
la volée. Nous fimes halte dans un petit ravin, tandis 
que le colon, accompagné d’un seul chien, s’éloigna 
de nous de quatre cents pas, étudiant les zigs-zags du 
quadrupède exercé. Ils revinrent tous deux un mo- 
ment après. 

— Nous devons renoncer, nous dit-il, au porc-épic; 
le chien n’en a pas trouvé la trace. 

A peine avait-il parlé que la meute bondit à la fois 
et que nous vimes l'animal bardé de flèches venir de 
notre côté trotliflant et grognant comme une tourière 
hargneuse. 

A un signal donné, les chiens s’élancèrent et le 
porc-épie se trouva enlacé comme dans un large ré- 
seau. Plus tard il se vit serré de si près que les 
gueules béantes de la meute lui embrasaient la face 
de leurs brülantes haleines. 

Voyez la querelle! elle est curieuse, je vous l’atteste, 
c'est à faire pouffer de rire l'esprit le plus chagrin. 


LE PORC-ÉPIC. 293 


Ils sont là vingt contre un. Celui-ci est petit, ché- 
tif, isolé, sans colère, sans peur aussi; les autres sont 
pleins de mutinerie et d’ardeur. Ils ont des gueules 
béantes, des dents aiguës, des pattes et des flancs ro- 
bustes, et cependant ils ne triompheni pas encore. 
S'ils s'éloignent de quelques pas de leur adversaire , 
vous voyez ce dernier pivoter sur lui-même et lancer 
çà et là des regards investigateurs sans être inquiets. 
On le dirait au milieu de sa famille attentive et cares- 
sante. Si la meute serre ses rangs et se rapproche, 
oh ! alors le porc-épice est immobile, sa petite tête ren- 
tre dans son corps, ses courtes jambes fléchissent, les 
flèches qu’il avait couchées les unes sur les autres dès 
qu'on s'était éloigné de lui se redressent vibrantes 
dès qu’on s’en approche, et vous ne devinez que c’est 
un être vivant qu’à quelques mouvemens fébriles et 
presque imperceptibles. 

Les balles, dit-on, ont des yeux pour atteindre les 
lâches ; ici ce sont les plus courageux qui ont surtout 
à souffrir de l'attaque; mais quelles grimaces! quels 
bonds ! quels hurlemens! Le chien s’élance, son mu- 
seau s’allonge vers le porc-épic, la flèche aiguë péné- 
tre dans les narines, le sang coule, et l’agresseur bat 
en retraite avec les contorsions les plus comiques. 

Au premier chien découragé en succède un second 
qui n'obtient pas plus de succès ; à celui-ci un troi- 
sième qui recule à son tour sentant Gans ses naseaux 
les flèches piquantes qu’il a voulu braver, et c’est le 
spectacle le plus bizarre du monde que de voir là, à 


294 CHASSES. 


deux pas de soi, vingt corps agités contre un corps en 
attente, le mouvement vaincu par l’immobilité! D’Assas 
se vit arrêté par les faisceaux de baïonnettes ennemies; 
je ne sais pas quel Romain encore par les piques de 
la légion immortelle. Les d’Assas de la gent canine ne 
sont pas plus heureux ; ils font volte-face, ils se repo- 
sent de leurs fatigues à venir, et, découragés, ils sem- 
blent, par leurs tristes aboiemens, demander secours 
et vengeance aux hommes qui les ont menés au 
combat. k 

Vous comprenez que pour mettre fin à cette lente 
agonie de la bête rongeuse, les chasseurs ont un moyen 
plus sûr que les dents de la meute, et qu'il faut en 
finir avec l'oursin terrestre. Une balle glissée dans 
un pistolet fait son office, les dards aigus cessent de 
se tenir hérissés, les jambes se replient, une boule de 
chair s’affaisse, un cadavre est à terre, et les chas- 
seurs auront de coquets ornemens pour leurs pin- 
CEAUX. É 

Pauvre petite bête inoffensive qu’on va traquer 
dans ses déserts, quelles douloureuses réflexions doi- 
vent traverser ton agonie contre la méchanceté des 
hommes ! Tu naïs, tu vis, tu te promènes solitaire, tu 
l’arrêtes à tout obstacle, tu respectes la haie du plan- 
teur, tu ne te faufiles pas en filou dans son poulailler, 
tu dors paisible la nuit dans ta tanière parce que ta 
journée a été sans rapines et sans meurtre ; Lu te 
promènes aux rayons du soleil, tu L’abrites aux pluies 
etaux ouragans ; et nous, plus terribles que les fléaux 


LE PORC-ÉPIC. 295 


qui désolent le pays où le ciel L’a fait naître, nous al- 
lons lâchement te chercher noise et rire à ton der- 
nier soupir. 

Pauvres porcs-épics ! Comme lPAfrique , l'Europe 
a aussi ses bêtes féroces , et tous les cœurs de tigre 
ne sont pas cachés dans vos solitudes. 

Mais si un combat entre chiens et porc-épic est 
curieux et comiquement dramatique, Je vous assure 
qu'il n’est pas sans intérêt, alors qu’il a lieu entre cet 
animal et le lion, car celui-ci à la peau dure et ne 
recule pas devant la douleur. Au contraire, blessé à 
la face par les flèches, il s’irrite, 11 rugit, il bat ses 
flancs de sa queue nerveuse, il bondit enfin et tombe 
de tout son poids sur la bête écrasée. Là est un bloc 
de chair presque sans forme ; mais [à aussi est un 
lion, le puissant roi des quadrupèdes, éclopé, endo- 
lorié, forcé de prendre du repos ou de ne marcher 
qu'avec peine. 

Si après la victoire le lion veut assouvir sa rage sur 
l'ennemi vaincu, il voit encore ses efforts impuissans, 
les flèches n’ont pas toutes été brisées, quelques-unes 
sont encore debout, et un cadavre lasse l'énergie du 
plus indompté des enfans de la création. 

Quant au rhinocéros qui trouve parfois un porc- 
épic sur son passage, s'il lui prend l'envie de s'en dé- 
faire, les flèches de celui-ci ne le sauvent pas, car la 
cuirasse de ce monstrueux quadrupède défie la balle, 
et les cornes de ses paltes gigantesques seraient à peine 
ble ssées par le fer rouge. 


296 CHASSES. 


Une remarque fort singulière faite par les colons 
qui se sont le plus occupés de Ja chasse du porc-épic, 
et qui ma été confiée par quelques explorateurs 
peu avides du merveilleux, c’est que les chiens de 
forte race, les dogues, les chiens de Terre-Neuve sont 
peu aptes à la chasse dont nous parlons, soit qu'ils 
dédaignent un semblable ennemi, soit qu'il y ait dans 
leur nature une antipathie, un dégoût qui les éloigne 
de la bête épineuse. Ils forment presque toujours 
l'arrière-garde de l'armée belligérante, sans se sou- 
cier le moins du monde des épithètes de poltron ou 
de lâche qu’on a droit de leur appliquer, et même en 
dépit des menaces et des coups de fouet, auxquels ils 
sont plus sensibles qu'au mépris et à la honte. Les 
roquets, les bassets à jambes torses, les épagneuls et 
les petits lévriers composent pour l'ordinaire les hé- 
roiques phalanges menées à la poursuite du porc- 
épic; et, pour ma part, j'avoue que j'aime beaucoup 
mieux voir en venir aux mans (pardon, messieurs 
les chiens) petit corps contre petit corps que colosse 
contre nain. 

Ce n’est pas dans ces sortes d'amusemens que les 
contrastes peuvent plaire ou intéresser. Quand l'issue 
du combat n’est plus douteuse, le drame est mort : 
c’est le péril qui fait l’intérèt, c’est la crainte et l’es- 
pérance, se déplaçant toujours, qui font le drame. 

L'éléphant qui chemine écrasant tout sur son pas- 
sage, l’hyène qui glapit et déchire, le lion qui se 


4 


heurte contre le tigre, voila des scènes à étudier, 


LE PORC-ÉPIC. 297 


voilà des tableaux qui ne vous laissent jamais sans 
émotion. 

J'ai visité quelques-unes des piqüres faites par le 
porc-épic à nos chiens les plus intrépides : la plaie 
avait presque toujours plus d’un pouce de profondeur; 
mais elle se fermait promptement, et en peu de jours 
les blessés n’en portaient aucune trace. La dent du 
serpent à sonneltes pénètre moins profondément , 
mais on en meurt. 

Il ne tiendrait qu’à moi de vous dire que j'ai assisté 
à un combat à mort d’un porc-épic contre un porc- 
épie, et de faire passer devant vos yeux les diverses 
épisodes de cette lutte où la rage faisait des prodiges, 
et au milieu de laquelle il y avait aussi de l'héroïsme, 
du désespoir et une agonie. 

On m'a raconté à ce sujet, dans la ville du Cap, 
des choses trop curieuses pour que j'ose vous en faire 
part. La crédulité n’est guère la vertu du lecteur sé- 
dentaire, et moi qui vous parle, moi qui ai marché en 
profil, horizontalement et verticalement sur ce globe 
si petit et pourtant si ensanglanté, je vous avoue que 
je n’y ai ajouté qu'une foi fort rétive. 

Voici, par exemple, ce que m'a certifié un des plus 
prosaiques colons de Tab'e-Bay. Mais non, je ne vous 
le dirai pas, vous n'appliqueriez le proverbe injurieu- 
sement adressé aux voyageurs, et Je veux être cru 
quoique je vienne de loin. 

I m'a semblé du reste que le porc-épic, traqué 


par les chiens, était assez rageur, et que parfois il 
LV 20 


298 CHASSES. 


osait se montrer assez décuirassé de ses chevaux-de- 

frise pour essayer de mordre le roquet qui le harce- 
lait de plus près. Quant à ses yeux, ils étaient flam- 
boyans comme deux étoiles sur un ciel bleu d’azur, 
et les mouvemens fébriles de son corps attestaient son 
irritation tout homérique. 

Le papillon et le ver de terre n’ont-ils pas aussi 
leur bile et leur fiel ? 

Comme les Hottentots font la guerre à tout être 
vivant, se vautrant dans les eaux ou s’agitant sur la 
terre, comme ces hommes dégénérés, même en nais- 
sant, combattent avec une ardeur d’autant plus 
grande qu’ils ont moins de dangers à courir, on con- 
çoit que le pauvre porc-épic dont ils ont surpris le 
gite a beaucoup à souffrir avant d’expirer. Ces misé- 
rables, alors qu’ils n’ont pas pu l’atteindre dans sa 
course, le traquent au fond de sa retraite, et, pour que 
la victime ne leur échappe point, ils ferment l’ouver- 
ture du terrier ou de la roche caverneuse, de pierres 
et de gazon bien mastiqués, et l’y laissent douloureu- 
sement mourir de faim et de soif. Aux glapissemens 
du désolé quadrupède qui se débat contreles tortures 
de la famine, la horde stupide et farouche pousse des 
cris de joie et ne se repose que lorsque le silence lui 
apprend qu'un dernier soupir a été rendu. 

Quelquefois encore le désespoir animant le porc- 
épic, celui-ci parvient à s'ouvrir une route à travers 
les couches épaisses qui l'ont abrité, et préférant un 
trépas rapide à une longue souffrance, il se montre, 


LE PORC-ÉPIC. 299 


et les trapus et crasseux Hottentots le cerclent et 
l'insultent lächement de leurs railleries, en le frap- 
pant comme pour le réveiller ; et quand la malheu- 
reuse bête, aux abois, tombe épuisée, ils s’appro- 
chent d'elle et lui arrachent brutalement une à une 
les flèches qui la vêtissent, ainsi que le font les 
petits enfans aux moineaux imprudemment confiés 
à leur cruelle innocence. Je vous l'ai dit, je crois, le 
Hottentot n’a pas le plus léger sentiment de gé- 
nérosité. 

La chair du porc-épic est à peu près semblable à 
celle du jeune sanglier, mais elle exhale cependant 
une odeur plus forte : c’est pour cela sans doute que 
les Hottentots l’estiment presque à légal de celle de 
l’hippopotame. 

Les Caffres aussi font la guerre au porc-épic, mais 
du moins sans torture pour leur ennemi. Un coup de 
massue à bientôt abattu la victime, et vous voyez sou- 
vent les fléches de ces courageux et féroces Africains 
armées des plumes du porc-épie, qui voit ainsi tourner 
contre lui les défenses que le ciel lui a données. 

Le porc-épic est, vous le comprenez, le vrai souffre- 
douleur des contrées qu'il habite en fugitif, en vaga- 
bond, en paria. 

J'avais acheté à Table-Bay une cuirasse de porc- 
épic composée d’une demi-douzaine de peaux fort 
bien préparées de ce quadrupède, gardant encore in- 
tactes leurs pointes aiguës et bariolées, et je vous as- 
sure que, revêtu de ce bizarre costume, quand j'al- 


- 


300 CHASSÉS. 


lais me promener sur la montagne de la Table ou 
au-delà, j'aurais fort bien pu être pris par quelque 
naturaliste explorateur pour un de ces fantastiques 
diablotins dont Callot a si heureusement doté son 
admirable et srotesque tableau de la Tentation de 
saint Antoine. 

Ne vous étonnez pas, après ce que je viens de vous 
conter de cet infortuné quadrupède, si je n’ai con- 
senti à aller qu’une seule fois à sa poursuite. Il faut 
de la pitié même à l’homme d'étude ; et quand la 
science a quelque chose à perdre de sa lassitude ou 
de sa paresse, l’humanité a quelque chose aussi à y 
gagner. 

Que vaut-il mieux contenter, ou le cœur ou l'esprit? 

Dieu a donné des moyens de défense à tout être 
vivant : des griffes au lion et au tigre, de l’ivoire à 
l'éléphant, des écailles au crocodile, de l’espace et 
des muscles au jaguar, au léopard et à la panthére, 
des cornes au buffle, une odeur fétide à l'hyène, des 
eaux profondes à l’hippopotame, du poison au serpent, 
des flèches au porc-épic, la voûte céleste à l'aigle, à 
l'homme l'intelligence. Il a donné à la brebis la pa- 
tience, la faiblesse et la douceur. 

La brebis est le moins défendu des êtres vivans. 


DB PDHODOULR — MRRIAPIMANT 
DEA UIRIR. 


D BE TE IEC 


Le phoque a la tête ronde comme l'homme, le mu- 
seau large comme la loutre, les yeux grands et placés 
haut, des dents pareilles aux dents du loup, la langue 
fourchue, des moustaches, un poil court et rude sur 
les mains, sur les pieds et sur le corps ; une queuc 
très petite, le corps allongé comme celui du poisson. 

Le phoque a des ongles‘aigus et des dents fort tran- 
chantes ; il ne redoute ni le froid ni le chaud, se 
nourrit d'herbe, de chair et de poisson, habite l'eau, 
la glace et la terre. Il est estropré des quatre mem- 


302 CHASSES. 


bres; ses bras, ses cuisses et ses jambes sont presque 
totalement enfermés dans son corps; les mains et les 
pieds sortent seuls ; les uns et les autres sont divisés 
en cinq doigts, qui ne sont mobiles que simultané- 
ment. 

Sur terre, le phoque est loin d’avoir ses aises 
comme dans la mer; il faut alors qu’il rampe comme 
un reptile, et pourtant il chemine avec une certaine 
vitesse. 

Cet amphibie est susceptible d’être apprivoisé, mais 
il faut avoir soin de le tenir souvent dans l’eau. Plein 
d'intelligence et de docilité, il peut apprendre et 
exécuter une foule de singeries. Il aime infiniment la 
société, aussi ne se plaît-il qu'en nombreuse et tur- 
bulente compagnie. Les mers les plus peuplées de ces 
animaux sont les mers polaires; il s’en trouve bien 
aussi dans les mers méridionales d'Afrique et d’Amé- 
rique et sur les bords de presque toutes les mers 
d'Europe, mais en petit nombre. 

La voix du phoque ressemble beaucoup à un aboie- 
ment. Dans le premier âge, son cri est le miaulement 
du chat. Il naît toujours à terre, sur un banc de sable 
ou sur un rocher. Après avoir allaité ses petits durant 
douze ou quinze jours dans le lieu de leur naissance, 
la mère les entraîne dans les eaux, où elle leur en- 
seigne la natation et le moyen de se procurer des vi- 
vres. Dès qu'ils paraissent fatigués, elle les prend sur 
son dos. Elle met bas en hiver et jamais plus de trois 
petits, ce qui lui donne assez de latitude pour soigner 


LE PHOQUE. 303 


leur éducation, fort secondée d’ailleurs par la nature. 
Les petits connaissent très bien leur mère et ne se 
méprendront jamais, füt-elle en nombreuse compa- 
gnie. 

Surchargé de graisse et de sang, le phoque aime à 
dormir ; son lit est d'ordinaire un glaçon exposé au 
soleil, sur une roche. Son sommeil est profond ; mais 
ce qu’il aime par-dessus tout, c’est une forte pluie et 
un violent orage. 

Quand les sauvages ont triomphé d’un phoque, ils 
lui tirent toute l'huile qu’il peut rendre, et l'ayant 
fait fondre , la remettent dans sa vessie; elle n'a ni 
odeur ni fumée, ainsi que celle d'olive. 

La peau de cet amphibie est d’un usage très pré- 
cieux ; on l’emploie à couvrir des malles et des coffres ; 
on en fait aussi de très bons souliers et des bottines 
que l'eau ne traverse pas. 


304 


CHASSE. 


Ce n’est pas l’ardeur de la vengeance qui vous 
pousse vers celte langue de terre blanche où s’agite 
un corps noir et gigantesque ; ce n’est point une basse 
cupidité qui vous lance vers cet amphibie paisible 
venant s’attiédir aux pâles rayons d'un soleil oblique ; 
ce n’est point pour votre sécurité personnelle que 
vous vous armez de piques, de tridens, de fourches, 
de baïonnettes, de plomb et de cordes : c’est parce que 
vous avez faim et qu'il y a là une masse en forme de 
chairs puantes que voire voracité va pourtant trouver 
saines el savoureuses. Je ne sais plus dans quel lac 
bourbeux Alexandre éteignit un jour sa soif dévo- 
rante , ct les historiens nous disent que ie vainqueur 
de l'Inde n'avait jamais joui d’un plus ineffable bon- 
heur. 

Nous sommes douze, le phoque est seul. Nous 
sommes lestes, bien armés, intelligens, nous man- 
quons de vivres... Le phoque est lourd, sans protec- 
ion aucune, brute et repu. La victoire doit nous 
rester. 

Vous là, vous ici, vous de ce côté, vous en tête, 
vous par derrière, moi sur les flancs. Le monstre est 
entouré , cerné, emprisonné dans un réseau de fer et 


LE PHOQUE. 305 


de feu. Une balle pénètre dans sa tête, le colosse fait 
un léger mouvement de curiosité; il croit qu'on à 
éternué auprès de Jui et qu'il vient de se heurter le 
front contre une huître échappée du rivage. Les six 
pouces de graisse qui le cuirassent empêchent le plomb 
d'arriver jusqu’à la chair vive. Il faut renoncer à cette 
puissance, et c’est peut-être, avec la baleine, le seul 
animal de la création qui se rit du fusil et de la 
poudre. 

Alerte donc d’une autre façon plus active. Le stu- 
pide phoque qui venait de se livrer au sommeil s’est 
réveillé au bruit ; il a ouvert nonchalamment les yeux, 
il a vu se mouvoir devant lui des animaux bizarres, 
inconnus, couverts de vêtemens qu’il prend pour des 
herbes marines ; il a remarqué avec étonnement qu’ils 
se mouvaient sur deux pieds comme lui lorsqu'il se 
livre à ses combats amoureux, et le voilà excité par 
un sentiment de frayeur qu'ilne s'explique pasencore, 
se dirigeant versles eaux, où il comprend qu'il trou- 
vera un refuge assuré. 

Une barrière de dards s’oppose à sa fuite ; il brise 
les traits qui se sont plantés sur sa trompe, dans ses 
lèvres, dans sa gueule et même dans ses yeux. Il che- 
mine plus vite; un second obstacle lui est opposé. La 
douleur lui fait rebrousser chemin; on lui permet 
alors la retraite, car on le combattra sur un champ- 
clos solide. Le voilà. Il se repose un instant, on Île 
harcèle de nouveau ; il ouvre la gueule pour mordre 
la lance qui pénètre violemment dans sa gorge et cloue 


306 CHASSES. 


sa langue à son palais. Deux balles bien dirigées vont 
fouiller jusque dans ses immenses intestins et y ap- 
portent l’agonie. 

Cependant la dernière torture sera turbulente. 
Presque toutes les piques se trouvent brisées , les 
crosses des fusils ont volé en éclat, les munitions de 
poudre sont épuisées, les sabres se sont ébréchés à 
faire de profondes entailles ; vous combattez ou plutôt 
vousassassinez dans une mare de sang, vous pataugez 
dans ur hideux triomphe, et le colosse aux abois gé- 
mit, pleure, bave et jette au loin des cailleaux rou- 
geâtres, bondit sur ses pattes-nageoires, se roule, pi- 
vote, glisse, tourbillonne, cherche le repos des 
glaives qui frappent toujours, appelle d’un regard à 
demi éteint l’océan qui semble fuir, s'arrête enfin et 
meurt. | 

Lâches ! Maintenant que vous avez du cuir à mâ- 
cher pendant plusieurs jours, vivez de cette graisse 
jaune comme du safran, de cette viande noire comme 
du bitume, gluante comme la bave du crapaud ; go- 
bergez-vous, voraces chasseurs, le lièvre a été arrêté 
au vol, le cerf au milieu des broussailles, la perdrix 
sur les blés dorés ; vivez, explorateurs sybarites, votre 
table est dressée, votre couvert est mis. 

Il y a de la joie parmi les convives; l’orgie viendra 
avec la Joie, car voici les flacons que les valets ap- 
portent. 

La table est le rivage de sables mouvans ; la liqueur 
renfermée dans les vases est de l’eau pure de la nappe 


LE PHOQUE. 307 


voisine , le service un lambeau de je ne sais quoi con- 
tre lequel le couteau est sans puissance, un fragment 
de botte usée que vous tenez dans deux mains et que 
des dents aiguës ne peuvent entamer qu'après les gri- 
maces et les efforts les plus diaboliques. 

L'orgie, c’est le sommeil qui suit cette fatigue, ou 
la chanson bouflonne par laquelle on provoque le 
courroux des élémens, la cruauté de la famine. Avec 
dé la philosophie, du courage et Robinson Crusoé on 
ne meurt de faim nulle part, pas même peut-être à la 
terre d'Endracht. 

Je me trompe, il faut encore des yeux qui voient! 

Voyez, écoutez. Nous sommes là-bas, là-bas, aux 
terres australes, par une très haute latitude. 

Le vent du nord souffle ses tièdes bouffées sur une 
côte déchirée, basse, madréporique ei protégée contre 
les envahissemens de l'océan courroucé par des pi- 
tons bizarres, irréguliers, les uns en dôme, à pente 
légère , la plus grande partie taillés à pie, de difficile 
accès el tous noirs comme de tristes fantômes. 

Combien de navires, poussés par l'ouragan, se sont- 
ils ouverts sur leurs angles et brisés contre leurs crê- 
tes! Dieu seul le sait, car les flots sont muets après 
la tempête ! Combien de cadavres d'hommes ont-ils 
roulé autour de ces fosses solides dont la mer lave les 
taches que le sang y avait empreintes! Dieu seul le 
sait, Car tout a été silencieux dans ces parages polaires 
après le désastre. 

Après les roches vient le sol qu'elles abritent, tan- 


308 CHASSES. 


tôt à vingt pas de distance , tantôt à une demi-lieue, 
tantôt côte à côte, comme deux amis au repos se fai- 
sant leurs confidences. 

Les premières sont nues, pelées ainsi que le front 
d'un centenaire ; la masse qu’elles entourent est ridée, 
triste, désolée, sans chevelure à la tête, sans vigueur 
aux flancs. Tout est cadavéreux ici, tout y sent l’aban- 
don, tout y est muet comme la tombe, excepté la lame 
voyageuse qui s'y agite, s’y déroule, pareille au loup 
affamé hurlant autour des cimetières. 

Vous avez vu la terre; levez maintenant la tête et 
regardez les cieux. 

Ils sont bleus comme vous les avez admirés lorsque 
vous vous promeniez sous des zones équatoriales ; 
mais ici l'atmosphère est pâle, sans chaleur, sans vi- 
siteurs ailés, sans cris d'oiseaux aux brillans pluma- 
ges ; seulement des masses énormes, blanches et fan- 
tastiquement modelées passent rapidement comme 
de sinistres présages et se chassent les unes les au- 
tres pressées d'abandonner d’aussi tristes horizons. 

Le froid est vif, aigu, imprégné de gouttes péné- 
trantes qui piquent ainsi que des pointes d’aiguilles ; 
les broussailles que vous foulez sont âpres et rudes ; 
le sol tourbeux où elles ont poussé se couvre çà et là 
d’un réseau de gazon jauni, et si vous en approchez 
l'oreille dans l'intervalle d’une rafale à l’autre, vous 
entendez des courans d’eau se promenant dans les val- 
lons, cachés, souterrains, formant sans doute des îles, 
des archipels, des caps, des promontoires que nul 


LE PHOQUE. 309 
regard, excepté celui qui voit tout, n'ira visiter. 

Si vous quittez la plage où sont amoncelés des sables 
arrachés aux profondeurs de l'océan par les tempêtes, 
et que vous gagniez l'intérieur de l'ile où vous êtes 
arrivé après un triste naufrage, vous trouvez une cein- 
ture élevée de pierres usées, de galets roulés sous les- 
quels tourbillonnent plus bruyans encore les torrens 
intérieurs dont je vous ai parlé, et aux pieds de laquelle 
ont poussé quelques touffes de jones serrés où s'abri- 
tent les troupeaux de chevaux sauvages à la crinière 
ondoyante, aux jarrets fins et nerveux, aux naseaux 
enflammés , que la prévoyance espagnole y a jetés lors 
de la conquête de cet archipel disputé naguère par les 
Français et les Anglais, et que la Grande-Bretagne s’est 
enfin approprié depuis quatre ans au HAE en dépit 
de nos menaces fanfaronnes. 

La Grande-Bretagne en effet a raison de se permet- 
tre tout ce que les autres peuples n'osent pas lux in- 
terdire. Nul droit n’est plus solidement établi que ce- 
lui qui est acquis par la force, consacré par la peur. 

Les îles dont je vous parle, indiquées aujourd'hui 
SHTqles cartes nautiques sous le nom de Falklan, nous 
sont à jamais enlevées, et nos voisins ambitieux peu- 
vent y continuer, au fond de la baie des Français, l'é- 
tablissement que le capitaine Bougainville avait Leuté, 
etse mettre à l'abri du froid, ainsi que je l'ai fait après 
un douloureux naufrage, dans les immenses fours de 


pierre que les rapides bouffées du Sud n'ont pas encore 
démolis, 


310 CHASSES. 


Vous êtes arrivé sur cette terre de désolation sans 
vivres, presque sans espérance, car les navires voya- 
geurs s’en éloignent avec précaution. Mais la faim vous 
attaque au milieu de vos sombres réflexions et de vos 
vœux stériles. 

Là point d’arbustes portant une graine savoureuse, 
point de grands végétaux parés de leurs fruits, point de 
racine au suc bienfaisant, je vous l'ai dit. Du sable, 
des galets madréporiques , de la tourbe et le silence. 
N'importe, on ne meurt peut-être au milieu des an- 
goisses de fa faim et de la soif que sur deux points de 
terre: la presqu'île Péron, la terre d'Endracht et les 
îles de Dorre et de Bernier. {ci point d'oiseaux, un 
seul quadrupède rapide comme la balle, et point d’eau 
douce. 

Mais aux îles Malouines, de l’eau partout, sur la sur- 
face et dans les entrailles du sol; une eau pure, frai- 
che, vous épargnant du moins une torture et un déses- 
poir au milieu de votre agonie. Si vous êtes seul ou 
presque seul sur cette terre de désolation, votre mort 
est certaine. Si vous n’avez n1 baïonnettes, ni piques, 
ni fusils, ni poudre, ne prolongez pas votre supplice 
et donnez-vous une tombe dans les flots. Mais si vous 
avez sauvé de la colère océanique des munitions de 
guerre, si vous avez des compagnons d'infortune el 
que vous soyez arrivés dans la saison la moins rigou- 
reuse de l’année, vous pouvez espérer des vivres pen- 
dant quelques mois, car en été seulement les pitons 
que je vous ai signalés, les joucs, le gazon, les criques 


LE PHOQUE. 341 


tourbeuses, toute l’île enfin est peuplée de pingoins, 
de plongeons, de lions et d'éléphans de mer, de pho- 
ques à crin ou à poil. L'ile a ses habitans, ses colères, 
ses joies, ses querelles et ses amours. 

Corps étranges et hideux à voir, difficiles à pour- 
suivre, durs à vaincre, plus durs à mâcher; chairs 
huileuses, coriaces, ne cédant qu'aux dents les plus 
tranchantes, aux mâchoires les plus robustes, el ré- 
voltant les estomacs les plus indulgens. 

Eh! bon Dieu! qu'est-ce qui vous épouvante dans 
ce pays que je viens de dérouler siimparfaitement à vos 
yeux, et dont je voile les parties les plus sombres? J'y 
aivécu pendant trois mois et demi sans trop de dégoût, 
je vous jure, car il y a du bonheur dans toutes les in- 
fortunes, hormis peut-être dans la cécité. J'y ai mangé 
des chairs puantes, de celle de l'aigle vorace qui venait 
me les disputer, et aussi de celle du vautour, auprès 
de laquelle une tranche de phoque est un mets savou- 
reux. J'ai vécu là parce que peu de vivres suflisent à 
mon appétit, pourvu que le ciel ne me refuse pas une 
eau limpide; j’y ai vécu parce que l'Etre éternel a 
voulu me dédommager de tant de fatigues, de dou- 
leurs, d’angoisses, par une douleur aussi poignante 
que la soif, l'isolement et la famine. 

J'écris ces lignes er je suis aveugle. 

Je ne l’étais pas alors. Aussi voyez avec quelle ar- 
deur j'attaquais les phoques, les lions, les éléphans! 
Ceci du moins est une guerre faite au profit du chas- 
seur, sans péril, presque sans fatigue. 


312 CHASSES. 


Vous vous êtes reposés après la victoire, et, comme 
pour vous venger du peu de péril que vous avez 
couru, vos dents se sont plantées avec une sorte de 
rage dans les lanières cuites à une fumée rougeûtre 
pour en tirer une subsistance que votre estomac, 
hélas! aura bien de la peine à digérer. | 

Mais tout colosse qu’il était, le phoque attaqué 
quotidiennement par vous et par les aigles royaux 
ne présentera bientôt plus à l’œil qu’un immense 
squelette que la rafale du sud ne tardera pas à 
démolir. C’est donc unenouvelle lutte à entreprendre. 
On se bat avec ardeur quand il s’agit de la conquête 
d’an de ces précieux amphibies si délicats, si savou- 
reux, si bienfaisans. Celui-ci vous attend , ignorant 
du mauvais parti que vous allez lui faire; mais d’au- 
tres peuvent être plus lestes; le phoque n’est pas 
loujours arrêté dans sa marche de géant, et vous 
n'irez pas le chercher dans les flots, où il vous sera 
disputé par les requins. A la faim qui vous creuse 
se joint l'inquiétude qui brise votre énergie, et, 
comme le soldat condamné aux marches forcées et 
réduit au tiers de la ration, vous vous laissez aller à 
l'abattement. Une voix cependant s'élève encore re- 
tentissante : 

Aux piques! je vois là-bas un gigantesque éléphant 
de mer qui vient se reposer sur le rivage. Aux piques! 
aux bâtons et aux fusils! Nous aurons après le combat 
des vivres pour quelques jours; d’ici là peut-être 
un navire, poussé par la tempête, viendra chercher 


LÉ PHOQUE. 343 


un refuge dans cette baie si profonde, et nous arra- 
cher de ce lieu de désolation. » 

On se réveille à ces paroles, les armes redoutables 
sont dans toutes les mains, et l’on retrouve des 
forces pour en conquérir de nouvelles. 

Les chasseurs s’approchent à pas lents, en tapinois. 
L’ennemiest assoupi, ilne faut pas le réveiller, vous 
allez le tuer et vous voulez qu'il passe d’un sommeil 
à un autre ; vous avez, messieurs, une singulière gé- 
nérosité. Mais je vous pardonne , vous êtes conseiilés 
par la faim, et la cruelle à la voix éclatante , je vous 
l’atteste. 

Presque tous les voyageurs ont publié que lélé- 
phant de mer succombe à quelques coups de bâtons 
vigoureusement appliqués sur sa trompe. Sans doute 
ces messieurs ont été témoins du fait; mais quant à 
moi, je vous garantis que nous avons appliqué plus 
de cent coups de crosses de fusil sur cette trompe si 
sensible, et que le colosse n'avait pas l’air d'en être 
abattu. La partie la plus tendre de lPamphibie, celle 
qui lui faisait faire les plus violens soubresauts, était 
le sommet de la tête. Tant que le monstre que nous 
pressions de toutes parts ne reçut de blessures que 
sur son Corps Ou sur sa trompe, il fut assez calme, 
assez soumis au sort fatal qu'il prévoyait peut-être ; 
mais dès qu'une baionnelte eut pénétré dans le crâne, 
ce fut un remue-ménage à nous épouvanter, et nous 
faisions fort prudemment de nous tenir à l'écart de 


ses mouvemens et des coups de sa queue et de ses 
4 A À 21 


314 CHASSES. 


nageoires. Autour de lui et sous lui le sol était pro- 
fondément creusé; les arbustes étaiént brisés et la 
mare d’eau limpide dans laquelle nous avions attaqué 
le colosse devint boueuse et tourbillonnante. 

Si nul de nous ne fut blessé, c’est que nul de nous 
n’osa approcher le monstre de très près pendant sa 
longue agonie, c’est que nous ne nous montrâmes 
braves en effet que lorsque nous n’avions aucun péril 
à craindre. | 

Vous avez d’abord tué un phoque à crins ou un 
phoque à poil, peu importe, ils ont tous deux les 
mêmes mœurs, les mêmes habitudes de paresse et de 
volupté ; ils se ressemblent en tout excepté dans la 
fourrure qui les vêtit. 

Plus tard, nous avons vaincu l’éléphant de mer, le 
plus grand colosse des eaux après la baleine, lui dont 
la vie paisible et inoflensive jouit dans l'onde et sur 
la plage des deux élémens à la fois quilui gardent leurs 
bienfaits. L'un et l’autre de ces amphibies ont satisfait 
votre appétit excité par la brise piquante du pôle qui 
ne vous engourdit pas encore de son haleine glacée. 
Et cependant il faut recommencer vos courses et votre 
chasse; vous n’avez point ici de repos à espérer si 
votre navire s’est ouvert sur une des roches qui dé- 
fendent la côte, car, je vous l'ai dit, la terre est sans 
fruits et les airs sans habitans. 

Le phoque et l'éléphant ont été dévorés. Après 
votre triomphe, à l’aide des fusils, des piques et des 
baïonnettes, sur un ennemi plein de vie, vous avez 


LE PHOQUE. 9145 
eu plus de peine, à l’aide de vos dents, à vous défaire 
des restes coriaces d’un ennemi mort. Mais sur cette 
terre rude, au milieu de ces eaux turbulentes, sous 
ce ciel de givre, nulle jourssance n’est sans amertume, 
vos paroles d'espérance ont des notes douloureuses, 
et vos sourires sont si faibles qu’on les prend pour des 
souffrances. 

Il faut de la chaleur au soleil comme il en faut à 
l’homme, et le manteau de neige qui menace ou couvre 
ces régions australes ne laisse germer que des idées 
imparfaites dans le cerveau et des plantes parasites 
au sol. 

La chaleur seule est vivifiante. 

Aux tortures de la faim qui se fait de nouveau sen- 
ur, à celle de l'inquiétude qui ne vous quitte jamais, 
il faut opposer une activité de chaque heure si vous 
voulez alimenter votre estomac rétréci. C’est donc 
encore une chasse que vous allez entreprendre , une 
chasse à l’un de ces amphibies massifs qui viennent 
complaisamment s’exposer à vos coups. Mais ils ont 
aussi leurs caprices, leur régularité dans la vie qu’on 
leur a faite; ils ont des saisons marquées pour cha- 
cune de leurs joies, et si pendant-une partie de l’an- 
née ils se jouent tour à tour dans'les eaux et sur la 
grève, ils ont des saisons où ils se cachent à vos yeux 
au fond des abimes de l’oeéan et'au milieu des glaces 
que les ouragans détachent des pôles. Aussi, mainte- 
nant que les nuits sont longues et froides, voyez 
comme la plage est déserte, uniforme et silencieuse ! 


316 | CHASSES. 


C’est le premier pas de l'hiver qui s’avance et vient 
vous saisir dans ses étaux de bronze. Vous ne vain- 
crez guère le froid, mais vous pouvez encore com- 
battre avec profit la disette qui vous tiraille. Ne vous 
lassez point de courir le rivage, les phoques sont pa- 
resseux ; dans leur armée envahissante il y a des trai- 
nards que vous pouvez facilement atteindre. 

Tenez, en voici un planté sur cette dune solitairé, 
pareil à un de ces sphinx colossaux que vous trouvez 
çà et là dressés par la religion des peuples dans les 
solitudes égyptiennes. Ce n'est ni un éléphant ni un 
phoque à crins ni un phoque à poil : on voit à ses al- 
lures somnolentes qu’il tient de l'espèce, mais qu’il 
n’est pas de la même famille. 

Une partie de son corps traine sur le sol ; sa tête, 
son cou, ses épaules et son estomac sont debout, et 
il ouvre, en vous dévisageant, des yeux magnifiques 
d'expression. Son attitude a quelque chose d’impo- 
sant et de comique à la fois ; il vous regarde avec une 
tranquillité qui semble vous ôter tout d’abord l'envie 
de l’attaquer ; il vous étonne, vous vous prenez à rire 
sans le vouloir et:vous regrettez presque le triomphe 
qui vous est promis. 

Voyez comme il est propre, lisse et coquet; sa 
peau n'a rien de gélatineux, elle ne présente aucune 
écaille , elle n’est recouverte d'aucun poil. Foncée, 
brune, elle n’offre aucune trace irrégulière; ses 
oreilles sont petites, admirablement posées ; son mu= 
seau n’est pas trop long, comme celui du lévrier, ni 


LE PHOQUE. 317 


trop court, comine celui du dogue ; son cou a le vo- 
lume convenable, et il ya de la grâce et de Pélégance 
dans son arrière-train et dans la forme svelte de sa 
queue. 

C’est le lion de mer qui pose là devant vous avec 
limmobilité du modèle d'atelier. Prenez vos crayons, 
vos pinceaux, vos calepins, votre toile, ne vous pres- 
sez pas, vous pouvez modeler tout à votre aise ces 
yeux si étincelans, cette moustache pareille à celte du 
roi des quadrupèdes, ces dents éclatantes comme les 
dents du tigre. Copiez tout cela de face et de profil, 
c’est un roc immobile qui devine que vous avez besoin 
de temps pour perfectionner votre ouvrage, et qui 
n'aura pas l'impolitesse de laisser votre œuvre ina- 
chevée. 

Ainsi ai-je fait, moi, la première fois que je me 
trouvai en présence de ce singulier amphibie. Agissez 
aussi Comme j'agis plus tard lorsque j'eus terminé le 
croquis qui devait enrichir mon calepin, et tâchez 
que votre admiration pour le lion de mer ne vous 
condamne pas le lendemain à la diète. Après un re- 
gard studieux, le regard doit devenir menaçant; après 
les crayons et les pinceaux , la pique et la balle. Vous 
avez eu Lout le temps nécessaire pour décrire le calme 
du magnifique amphibie : prenez bien vos mesures si 
vous ne voulez pas que son agonie échappe à vos études. 

Ce n’est plus ia lourdeur du phoque, ce n’est plus 
la somnolence de l'éléphant, c’est la rapidité du lion 
terrestre, et s’il ne vous déchire pas de ses dents tran- 


318 CHASSES. 

chantes, c’est parce qu’il n’a point de nerfs qui le fas- 
sent bondir. Le lion de mer est vif, pétulant ; mais 
ous ses mouvemens s’exécutent presque sur place, et 
il ne regagne son empire de prédilection que lorsqu'il 
voit la bataille perdue, lorsqu'il sent sa vie s’en aller 
par les mille blessures dont il est criblé. Il est vivace 
comme son homonyme de l'Afrique et de l'Asie, et la 
balle qui lui percera le cœur ne le aissera pas immo- 
bile parmi Les joncs du rivage où il a posé devant vous 
avec une si funeste complaisance. 

Seul, vous ne viendrez jamais à bout du lion de 
mer : soyez plusieurs pour le combattre, soyez beau- 
coup pour le vaincre, ou vous ne saurez jamais quel 
est le goût de sa chair rosée. 

Dans les élans de défense de l'éléphant de mer il 
y à Cu paresse et presque impuissance; dans ceux du 
phoque il y a eu vivacité, colère et menaces; dans 
ceux du lion vous voyez une de ces ardeurs qui ne 
restent sans pouvoir que parce que la nature a refusé 
au fougueux amphibie l’élasticrié du lion terrestre. 

Il y a là en effet les évolutions, les fureurs, les 
grincemens de dents du monarque des quadrupèdes, 
il y a là soif ardente de vengeance, car, gonflé de 
cruauté, s’il vous saisit un membre , soyez sûr que 
le membre est séparé du corps; si sa mâchoire se 
ferme sur le fer de votre pique, le fer est tordu ou 
brisé. Le bâton noueux que vous enfoncez dans sa 
gueule béante et rouge comme une fournaise en sort 
tout en débris, et quand une de ses pattes, ou, si vous 


. LE PHOQUE. 349 


l'aimez mieux, une de ses nageoires vous heurte, 
vous êtes jeté à la renverse et brisé comme si vous 
veniez de recevoir un grand coup d’aviron. Le champ 
de bataille où s’est passée la scène que je viens de 
vous esquisser offre à l’œil l’image du chaos; on di- 
rait qu'une grêle horrible est tombée du ciel et a 
mitraillé le sol. Les jones pressés et robustes au mi- 
lieu desquels s’agitait le furieux amphibie sont hachés 
en mille morceaux, et les galets que le flot y avait lais- 
sés dans ses momens de tourmente ont été rendus aux 
abimes d’où l'ouragan les avait arrachés. 

Le monstre est là étendu sans force et laissant 
échapper le sang par vingt larges entailles ; ses flancs 
se gonflent et se contractent convulsivement ; il souf- 
fle avec une violence extrème. 

IlLest criblé, troué, taillé, et il vivra longtemps en- 
core ; son agonie est lente, vous n’arrêterez les batte- 
mens de son cœur que si vous lui arrachez les intes- 
tins, que si vous séparez la tête du corps; et quand 
vous aurez achevé cette œuvre de dissection, vous 
verrez encore remuer, pendant deux jours au moins, 
ses chairs chaudes, comme si le sentiment de la vie et 
la vie s’y trouvaient toujours. 

Une demi-heure après avoir séparé la tête du tronc 
d'un lion de mer, j'ai présenté rapidement une pointe 
de fer à l’œil ouvert de lamphibie; eh bien ! cet œil 
s’est fermé avec promptitude et avec un mouvement 
si expressif que toute la face du monstre en a été 
endolorie, 


320 CHASSES. . 

A quoi bon tant de vie pour la douleur ? Le cadavre, 
ce me semble, ne devrait pas souffrir. 

Voilà maintenant le ciel qui se zèbre de nuages 
bizarres changeant à chaque instant de forme et de 
dimension ; ils courent les uns après les autres, pous- 
sés par des bouffées rapides, et se plongent bientôt 
dans un horizon vague, terre pénible à voir. C’est un 
bruit sourd au haut des airs comme le roulement 
lointain d’une cataracte ; le ciel se dégage bientôt des 
colosses voyageurs qui l'avaient voilé ; vous levez les 
yeux et vous le voyez gris, froid, sans transparence ; 
vous diriez un réseau serré sur lequel séjournent 
des couches immenses de givre. 

Sur la terre incolore tout est silencieux ; sur la mer 
terreuse tout est menaçant. Nous sommes aux Ma- 
louines, ne l’oubliez pas, dans les îles nées au sein de 
la rade des Français; plus de pingoins; hier encore 
vous pouviez les passer en revue sur les plateaux éle- 
vés, en avant-garde en face de leurs tanières. Hier, à 
défaut de la chair des phoques et des éléphans, nous 
péchions encore, en fouillant dans le sol à l’aide de 
crocs de fer tordus en spirale, quelques-uns de ces 
singuliers animaux, moitié oiseaux, moitié poissons, 
dont les membres huileux apaisaient en quelque sorte 
notre appétit glouton; hier encore les phoques er- 
raient en philosophes çà et là sur la plage et s’abri- 
taient derrière les dunes où le flot venait les visiter : 
aujourd’hui nous sommes sans vivres, aujourd’hui 
tout nous fait défaut, tout hormis l'hiver, qui a déployé 


d LE PHOQUE. 321 


ses larges ailes et qui s’est dressé plus terrible, plus 
dévorant que celui des terres boréales. 

Ici sont des peuples dont vous avez l'espoir d’at- 
teindre les huttes enfumées , des ours blancs que vous 
pouvez combattre et vaincre; vous avez encore des 
bois dont la flamme peut s'emparer et au foyer des- 
quels vous réchauflez vos membres brisés. Là-bas, 
point de bois, point d’arbustes, point de cabanes, point 
de continent. 

Dès que l'ouragan usurpe l'atmosphère, les amphi- 
bies envahissent les eaux; il y a partage, il y a parfait 
accord entre eux ; le premier, pour vous briser en 
vous attaquant; les autres, en vous livrant à vous- 
mêmes ; l’un vous tord en se ruant sur vous, lesautres 
vous déchirent par leur absence. 

Si vous vous décidez enfin, quand tout vous fait 
défaut sur la terre, à vous élancer dans les caux, à 
déclarer la guerre aux habitans de la mer, la rafale 
arrive, impétueuse comme la foudre, bruyante comme 
elle, vous chassant de la côte ou vous démolit sur les 
galets. Votre agonie sera plus lente que celle du lion» 
plus lente aussi que celle du phoque ou de l'éléphant, 
et la lame venant du large ainsi qu'une montagne 
mouvante vous saisit dans sa dévorante aspiration ; 
elle vous enlève vous et votre canot comme un léger 
flocon d’écume, monte jusqu'aux nues , retombe de 
tout son poids, et l'aigle vient après la tourmente et 
se délasse à déchirer de son bec et de ses ongles les 
lambeaux de chair qui étaient hier un matelot, un 
explorateur, un homme. 


a 
322 CHASSES. n 


Certes, il valait bien la peine de chasser avec tant 
d’ardeur les colosses marins qui vous ont aidé à traîner 
une vie souffreteuse pour venir à quelques jours de là, 
dans un seul choc, dans une seule secousse, dans un 
seul mouvement d’épaules d’un flot courroucé , lais- 
ser votre squelette sur la plage déchirée. 








RAT ENTER 





LD BUIRMIDInS 


Ti CB NE" EN EX Z = 


Cet animal est originaire des climats les plus chauds 
de l'Afrique et des Indes, qu'il parcourt encore en 
dévastateur, quoique depuis longtemps on soit par- 
venu à le dompter. 

Les anciens ne connaissaient point le buffle; jus- 
qu’à présent on n’a pas trouvé l'origine du nom qu'il 
porte, mais l’on sait seulement qu'il le tient d’une des 
langues asiatiques étemtes peut-être par la succession 
des âges. 

Il est étonnant que le bufile, qui, dans sa forme et 


324 CHASSES. 


ses mœurs domestiques, ressemble fort au bœuf, vive 
avec lui dans une complète antipathie : presque ja- 
mais on n’a pu les accoupler, et jamais, à coup sûr, 
ils n’ont pu produire. 

La propreté ne va pas au buffle, même apprivoisé; 
il s'irrite dès qu’on l’étrille, et il ne se sent à l'aise 
que dans les bourbiers ou au milieu des immon- 
dices. 

Sa face est large et repoussante, son regard stupi- 
dement farouche, et sa tête penchée vers la terre lui 
donne une attitude d’hypocrisie et de lâcheté qui in- 
spire le dégoût : en état de liberté cependant, sa dé- 
marche à quelque chose de téméraire parfaitement 
en harmonie avec sa force et sa puissance. 

Sa voix a deux fois plus de retentissement que celle 
du taureau ; c’est un mugissement épouvantable pa- 
reil au roulement d'une cataracte, surtout alors qu'il 
est irrité par l'aspect de l'ennemi qui veut le com- 
battre. 

Ses membres sont maigres Mais nerveux, Sa queue 
est pelée, sa peau ordinairement brun foncé ou noire; 
son poil est par touffes irrégulières; il a le corps plus 
gros et plus court que le bœuf, les jambes plus hau- 
tes, la tête proportionnellement beaucoup plus pe- 
tite, les cornes moins rondes et en partie compri- 
mées, et un toupet de poil crêpu sur le front : le 
buffle est le nègre de la race bovine. 

Sa peau est beaucoup plus épaisse et plus dure que 
celle du taureau ; sa chair noire et dure est non seu- 


LE BUFFLE. 395 


lement désagréable au goût, mais répugnante à l’o- 
dorat. 

Le lait de la femelle est inférieur à celui de la va- 
che, mais en plus grande quantité; le fromage qu’on 
en fait dans les pays équatoriaux est médiocrement 
mauvais et peut à la rigueur satisfaire l’appétit d’un 
Européen : les Caffres et les Hottentots l’aiment avec 
passion. 

La langue du bufile enfant est un mets assez déli- 
cat, et dans l’Inde surtout on la sert sur les tables des 
plus riches gourmets. 

Le buffle traine un fardeau deux fois plus lourd 
que ne pourrait le faire le bœuf, et deux de ces ani- 
maux attelés à une charrue sont d'un immense se- 
cours pour le labourage des terres dans le haut In- 
doustan. 

Après l'éléphant, le rhinocéros et l'hippopotame, 
le buffle est le plus grand des quadrupèdes. 

Partout où la civilisation a fait des progrès, on a 
remarqué que les animaux féroces perdaient de leur 
cruauté ; aussi, dans l'Inde, voit-on des troupeaux de 
bufiles calmes et paisibles au milieu des plantations. 
Mais à Timor et dans quelques autres iles malaises, 
ce formidable quadrupède est un des plus dangereux 
ennemis des hommes. Je vais bientôt vous le montrer 
aux prises avec les Malais. 


326 


CHASSE. 


— Par quel moyen vous faisiez-vous comprendre 
des peuplades sauvages au milieu desquelles vous vous 
êtes si longtemps promené? m’a-t-on dit bien des 
fois de puis mon retour de tant de courses aventu- 
reuses. 

— J'apprenais d’un pays à l’autre les mois les plus 
usités dans les archipels voisins, et je faisais comme 
ce facétieux étranger arrivant à Londres, qui com- 
mençait toutes ses phrases par goddem. 

Si nous étions {ous garçons, je vous conterais à 
ce sujet une anecdote fort originale, arrivée à un 
Français voyageant en Italie ; mais il y a peut-être en 
ce moment des regards de femme attachés sur ces 
lignes pudiques, je me tais. 

— Cependant, poursuivait-on, le moyen que vous 
m'indiquez n’est pas sans exception. 

— J'en vois si peu. 

— Îlen est beaucoup au contraire. 

— C'esi que les difficultés ne paraissent réellement 
grandes qu’alors qu’on n'ose pas les aborder. 

— Je ne demande pas mieux de m'éclairer de 
votre expérience. 

— Posez bien la question , j’essaierai de la ré- 
soudre. 


LE BUFFLE. 3217 


— Je conçois, par exemple, que, lorsque vous 
étiez au Cap-de-Bonne-Espérance, vous ayez pu ap- 
prendre bien des phrases caffres ou hottentotes ; je 
comprends encore que vous ayez connu à Rio 
plusieurs mots du langage des Païkicés, des Taupi- 
nambas ou des Bouticoudos ; j’admets que les habi- 
tans des Mariannes, qui baragouinent l'espagnol, vous 
aient appris à parler un peu l’idiome des Carolins, 
qui viennent les visiter, et que les Chinois que vous 
avez rencontrés à Koupang ou à Dielhy, colonies 
hollandaise et portugaise, vous aient aidé à prononcer 
quelques-unes de leurs syllabes si difficiles ; mais 
quand après une longue navigation, vous jetez 
l'ancre en face d’une île nouvelle ou d’un peuple 
comme celui de la presqu'île Péron, ne voulant 
aucun contact avec les hommes civilisés, comment 
vous y preniez-vous pour vous faire comprendre ? 

— J'essayais le langage des gestes. 

— Les besoins et les habitudes doivent changer. 

— Cela est vrai; cependant il est des choses que 
toutes les races d'hommes font à peu près de la 
même manière; ils marchent, ils mangent, ils 
boivent , ils dorment partout comme nous dormons, 
mangeons et buvons vous et moi. 

— Et pour exprimer d’autres besoins ? 

— C'était plus diflicile. 

— Pour apprendre par exemple , le nom de cer- 
tains arbustes, des étoiles, des poissons, des oiseaux, 
des quadrupèdes ? 


328 CHASSES. 


— Les gestes venaient à mon aide. 

— Il y a des pensées que les gestes ne peuvent 
traduire. 

— Tant de peuples ne pensent pas. 

— Oui, maisils vivent el vous avez vécu avec eux, 

— Sans nul doute. 

— Comment faisiez-vous, je vous le demande 
encore, pour vous faire comprendre ? 

— Je ne me faisais pas comprendre, voilà tout. 

En effet, je ne suis pas dans l’habitude de lutter 
contre les impossibilités, quoique je les aborde sou- 
vent; je n’ai jamais essayé d'apprendre à nager dans 
un marais boueux et sans eau; je n’ai pas tenté de 
suivre l’aigle dans son vol, d’attaquer la baleine dans 
son immense empire, d'arrêter la cascade mugissante 
ou d’aplanir l’'Hymalaya. Mais, irrité contre les dif- 
ficultés, il n’est point de dangers que je n’aie bravés 
pour les vaincre. Dès qu’on me signalait un obstacle 
infranchissable, je m'y jetais à corps perdu et il 
fallait alors bien des volontés opposées à la mienne 
pour me forcer à renoncer à une entreprise arrêtée. 
Je suis descendu à Ombay, îles d'anthropophages, 
d’où je suis revenu sain et sauf, grâce à mes tours 
d'adresse el à mon rare talent de prestidigitateur. 
J'ai fait un voyage à Tinian, dans une pirogue de 
vingt pieds de long sur trois de large, et je ne sais 
pas nager. Je me suis enfoncé dans les terres déso- 
lées de la presqu'île Péron pour aller à la recherche 
de deux amis égarés. J'ai traversé à Wahoo de larges 


LE BUFFLE. 329 
et profondes rivières à l’aide des hommes sauvages 
dont j'avais conquis la confiance et l'amitié. J'ai bravé 
la lèpre hideuse dans un lazareth de Guham; j'ai 
essayé de gravir le Mowna-Kaah par un chemin hor- 
rible de laves... Toutes ces choses et bien d’autres 
encore, je les comprends; mais raisonnable dans 
mes folies, je m'arrête quand la terre me fait défaut, 
et je me repose lorsque mes jambes ne sont pas au 
niveau de mon courage. 

Tenez : on m'avait signalé à Koupang l’empereur 
Pierre comme un homme curieux à étudier, et je 
savais pourtant qu'avant d'arriver dans son domaine, 
j'avais à parcourir des terres presque inconnues où 
les buffles se proménent en toute liberté. Eh bien! je 
me mis en route un beau jour , au milieu d’une po- 
pulation rare, mais féroce, et je vis le monarque dé- 
crépit ainsi que les cœurs de fer sur lesquels il 
régnait en maitre absolu, faisant tomber leurs têtes 
à son gré, et J'assistai non sans frayeur, je l'avoue 
tout bas, à une chasse au bufile, objet principal de 
ma course. 

Ce n’est pas, à proprement parler, une chasse dont 
je veux vous parler; mais un combat, un duel à 
mort ; c'est la colère ardente en lutte contre l'adresse 
et le sang-froid ; c'est un seul coup de corne donné, 
un seul coup de crish vigoureusement appliqué. Tout 
est dit et fait; le duel ne se prolonge pas au-delà de 
quelques minutes; une seule suffit souvent aux deux 
athlètes. 


330 CHASSES. 


Si ces bufles sont réunis par bandes et font crier 
le sol sous de rapides bonds, il est rare de les voir 
s'attaquer aux hommes : vous croiriez qu’ils dédai- 
gnent une violence qui ne peut leur être funeste. 
Aussi les Malais, dès qu’ils entendent le retentisse- 
ment de la terre sous les pas du troupeau, ne se 
hâtent-ils guère de gagner un asile sûr; car ils savent, 
par expérience, que nul danger ne les menace. Ce 
n’est pas d’ailleurs contre une masse si formidable 
et si compacte qu'ils oseraient se révolter : nulle 
puissance n’arrêterait l’avalanche de buffles excités 
par la colère. 

Mais quand le quadrupède ruminant a quitté sa 
nombreuse famille, quand il broute seul sur une 
vaste plaine, et qu'il voit venir à lui le farouche 
Malais, oh! alors sa queue s’agite , ses narines se 
gonflent , sa langue verdâtre se meut incessamment, 
ses lèvres tremblent, tout son corps frémit ; sa peau 
se ride, ses yeux se voilent à demi comme pour af- 
faiblir le jour trop puissant qui les irrite ; il frappe 
la terre de ses deux sabots, il recule de quelaues 
pas, il prend de l’espace et part... 

Le Malais Va attendu d’un pied ferme; il tient 
dans sa main le redoutable crish qu’il fait tournoyer 
avec tant d'adresse , il attend que la bête furieuse 
l’inonde de son haleine brûlante, et c’est alors qu’elle 
n’a plus qu’à baisser la tête et à lancer à l'air son 
ennemi que celui-ci, par un saut rapide, se jette de 
côté et abat les jarrets du buffle qui tombe en pous- 
sant de fugubres mugissemens. 


LE BUFFLE. 331 

Cela est téméraire, sans doute; mais si vous avez 
assisté à une belle course de taureaux à Valence, à 
Grenade ou à Madrid, vous ne serez pas surpris de 
tant d’audace : les toreadores espagnols se font en 
quelque sorte un amusement de ce périlleux exer- 
cice. 

Gardez-vous bien de croire cependant qu’un pareil 
combat tourne toujours à l'avantage du Malais; l'in- 
stinct du quadrupède lui vient souvent en aide, et il 
n’est pas rare de voir le fougueux animal lancé de 
toute la rapidité de ses jarrets s'arrêter tout à coup, 
esquiver la lame flamboyante et abattre le Malais pour 
l’'achever ensuite de son museau et de ses sabots ru- 
gueux. 

Ici encore les fossés recouverts de branches et de 
feuillages sont employés pour la conquête des buf- 
fles, et c’est un spectacle curieux de suivre de l'œil 
les rapides élans de la bête allant à la rencontre de 
l’homme immobile qui l'attend au-delà du fossé dans 
lequel elle tombe avec un fracas horrible. 

Si elle n’est pas très mutilée, on ne ne l’abat point ; 
mais on la laisse là pendant plusieurs jours sans nour- 
riture et sans boisson, et lorsque ses jambes affaiblies 
fléchissent, un Malais descend dans le fossé, troue 
la narine du quadrupède, pose presque sous ses lè- 
vres une ample provision d'herbes; celle-ci prend sa 
nourriture, ressaisit ses forces , et c’est alors qu’à 
l’aide de solides courroies dont les bouts sont amar- 
rés à des troncs d'arbres, elle remonte par une pents 


332 CHASSES. 


facile et regagne la plaine où on la parque pour les 
besoins de la colonie. 

Jamais buffle n’a été parfaitement apprivoisé ; ja- 
mais à Timor au moins on n’est parvenu à l’em- 
ployer au labour des terres. Il faut de la liberté à ce 
formidable quadrupède, et l’on dirait qu’il a pris quel- 
que chose des mœurs faroucheset indépendantes des 
peuples au milieu desquels il a été jeté. 

On à vu quelquefois un Malais , gagné de vitesse 
par le buffle irrité, s'arrêter tout à coup, faire volte- 
face à son ennemi, tomber à terre sur le dos au mo- 
ment où le front de la bête furieuse allait l’atteindre, 
et la frapper de son glaive au ventre au moment où 
elle plongeait sur lui. Ainsi font également les Pata- 
gons à l’aide de leurs fusils quand le jaguar s’élance 
sur le poitrail du cheval qu'il croit sans défense parce 
qu'il ne porte pas son cavalier. Mais vous comprenez 
combien le danger du Malais est plus imminent en- 
core, puisque le monstrueux quadrupède qui frappe 
dans le vide avec ses cornes, son front et ses épaules, 
le broie souvent sous ses pieds gigantesques et sa 
masse colossale. Aussi n'est-ce que dans un moment 
de lutte désespérée que le naturel de Timor emploie 
le moyen périlleux que je viens de vous indiquer, et 
alors que tout espoir de salut par la fuite lui est en- 
levé. 

M. Thilman, secrétaire du gouverneur de la colo- 
nie, m'a assuré qu'il avait quelquefois été témoin d’un 
combat à mort d’un boa contre un buffle, combat 


LE BUFFLE. 333 
dans lequel celui-ci est toujours vaincu; mais qu'il 
n'avait jamais appris qu'un crocodile se fût jeté sur 
le redoutable quadrupède pour essayer de le sou- 
mettre. Au contraire, les Malais qu'il envoie à la re- 
cherche des phénomènes de cette île si curieuse à 
écudier lui ont dit avoir vu, à Boni surtout, fréquen- 
tée par les alligators, le buffle et l’amphibie se pro- 
menant à quelques pas de distance l’un de l'autre 
sans se plaindre ou s'étonner mème du voisinage. 

Leurinstuncet de destruction leur apprend sans doute 
qu’il doit y avoir accord entre eux pour mieux dis- 
puter aux hommes la conquête d’un pays dont jus- 
qu'à présent on a vainement cherché à les exiler. 
La même harmonie parait régner entre le boa et le 
crocodile, tandis que le buïfie et le monstrueux rep- 
ule sont en guerre permanente. 

Que de faits curieux à approfondir ! Que de cou- 
rages lassés à la recherche de certains secrets, gui- 
dant l'instinct ou la raison des animaux que Dieu à 
jetés sur la terre! 

Il parait que la servitude des buffles de Timor n'a 
jamais pu être parfaitement complète, quelques soins 
que les dompteurs eussent d’ailleurs pour leurs es- 
claves ; car sitôt qu’on voulait s’en servir pour ame- 
ner à l'obéissance les buffles sauvages, ceux-ci, au lieu 
de se ranger du côté des vaincus, les animaient au 
contraire par leurs terribles beuglemens, les excitaient 
à la révolte à coups de cornes et parvenaient enfin à 
les mettre à la débandade. C'était alors une avalanche 


334 CHASSES. 

foudroyante , une dévastation générale, une érup- 
tion de laves dévorantes, un monde pour ainsi dire 
bouleversé. Aussi les Timoriens se virent-ils bientôt 
forcés de continuer ce genre d'attaque et se trouvent- 
ils aujourd'hui dans leurs vastes solitudes intérieu- 
res contraints à de bien grandes précautions pour 
échapper aux fureurs de ces redoutables quadrupè- 
des, qui se ruent indomptés Contre tout ce qui se 
meut devant eux. 

Le plus sûr moyen de s'emparer d’un buffle est de 
se saisir d'abord d’une femelle, de lattacher vigou- 
reusement à un arbre à l’aide d’un gros anneau de 
fer passé au naseau ei d'attendre que deux buffles ri- 
vaux viennent se disputer la possession. C’est alors 
un combat à mort, mais un combat d’une minute 
au plus. 

Les deux amoureux quadrupèdes arrivent par 
bonds retentissans de deux côtés opposés. Les voilà 
en présence l’un de l’autre, se mesurant, grattant la 
terre de leurs rudes sabots, jetant autour d'eux des 
élans de colère et de rapides bouffées d’une fumée 
noire et brûlante. Leurs flancs se gonflent et se res- 
serrent Comme un immense soufflet de forge; leurs 
jarrets tremblottent, leur peau se ride et frémit; leur 
langue tombe et se relève comme une nappe rougeà- 
tre tourmentée par je vent, et leur queue incessam- 
ment mouvementée siffle avec une vibration perpé- 
tuelle, 

Les adversaires ont accepté la lutte ; 1ls s’éloignent 


LE BUFFLE. 339 
alors à petits pas sans cesser de se regarder face à 
face ; ils reculent, ils reculent encore, et quand vous 
croyez qu'ils se sont volontairement et d’un commun 
accord disposés à une retraite, vous entendez un cri 
lugubre sortir de leur poitrine haletante, et s’élan- 
ant l’un sur l’autre de toute la rapidité de leurs jar- 
rets, ils se heurtent au plus fort de leur course, et, 
pareils à deux navires qui s’abordent grand largue 
courant à contre bord, les fronts des buffles s'ouvrent 
et l’un des deux adversaires au moins tombe, se rai- 
dit et meurt en vomissant des flots énormes d’un sang 
noir et globuleux. 

J'ai vu sur le territoire de Manouebang , dans les 
domaines du rajah Prerre , le patriarche des souve- 
rains de cet archipel, deux buffles s'attaquer ainsi 
dans leur colère et tomber ensemble inanimés sur le 
sol. Cette fois cependant il n’y avait pas de femelle 
auprès d'eux qui vint justifiér la violence de leur rage. 
Ils setuèrent peut-être pour une poignée de gazon. La 
vie du buffle est une querelle sans relâche ; il s’atta- 
que aux troncs séculaires qu’il cherche à renverser 
quand nul être ne s’agite autour de lui pour qu'il 
puisse l’atteindre. 

On comprend à merveille les appétits de destruc- 
ton du tigre, du lion, de la panthère, du chacal; 
mais le buffle, par sa colossale structure et ses formes 
disgracieuses, ne devräit vivre que dans l’inaction. 
Il n’en est pas ainsi pourtant, et le hideux quadru- 
pède ne s'échappe d’une mare boueuse que pour se 
vautrer dans le sang. 


356 CHASSES. 

On a remarqué que presque tous les animaux f6- 
roces se sentaient abattus, saisis de frayeur aux ap- 
proches soudaines de quelque phénomène atmos- 
phérique. Les chiens, les chèvres', les chevaux, les 
éléphans cherchent un abri contre les éruptions vol- 
caniques avant même que le cratère ait vomi ses la- 
ves ; el c'est mème à celte sorte d’agitation fébrile 
de ces quadrupèdes qu’on reconnait d'ordinaire les 
ouragans , les tempêtes et les tremblemens de terre 
qui doivent bientôt éclater. 

Eh bien ! Le lion et le buffle seuls ne sont point su- 
jets aux terreurs qui poursuivent même l’homme dans 
ses demeures le plus solidement construites. Sitôt 
que Ja foudre envahit l'espace, sitôt que l'éclair brise 
la nue et embrase le ciel au moment où, poussant à 
l'air d'énormes blocs de roche, la gueule du volean 
vomit une longue colonne de feu qui semble vouloir 
déclarer la guerre aux astres, ce formidable quadru- 
pède, comme s’il se croyait assez fort pour lutter con- 
tre de si terribles destructeurs, frappe le sol de ses 
sabots, rugit, bondit ainsi que les blocs arrachés aux 
entrailles de la terre et court furieux, renversant tout 
sur son passage. 

Aux approches des coups de vents si terribles dans 
les pays équatoriaux, il n’est pas rare non plus, alors 
que la mer immense se rue sur le rivage qu’elle cou- 
vre, de voir les buffies se poser comme d’ardens gla- 
diateurs en face de l'Océan qui se gonfle, menace et 
envahit, comme s'ils voulaient le provoquer à un com- 
bat singulier. 


LE BUFFLE. 3371 

N'essayez pas, au milieu de ces cris ardens, la 
conquête du buffle; rien ne vous sauvera de ses cor- 
nes rudes et noirâtres, si vous osez l’altendre et le 
braver. C’est une montagne qui se roule sur vous 
avec un horrible fracas ; et quand votre cadavre en 
lambeaux sera étendu sur le sol, le buffle, peu sa- 
tisfait d'une si faible conquête, viendra l'insulter 
en le broyant sous ses naseaux de feu, sous ses 
jarrets impatiens. Lui, voyez-vous, quand il a 
vaincu, tué, il mutile l’ennemi qui a eu l’audace de le 
braver. 

I n’est pas rare de trouver après ces {bouleverse- 
mens de la nature auxquels sont exposés la plupart 
des archipels océaniques, les cadavres à demi consu- 
més de quelques buffles qui, excités par les rugisse- 
mens des volcans, s’élancent vers la cime des monts et 
ne s’arrêlent que lorsque la lave dévorante les avait, 
pour ainsi dire, cloués sur le montenvahi. 

Combien de fois aussi des buffles brisés sur les ga- 
lets de la plage ont-ils roulé enlevés par la lame au 
sein de laquelle ils n'avaient pas craint de se plon- 
ger. 

N'est-ce pas un bienfait du ciel que ces vengeances, 
que cette guerre des élémens contre un si dangereux 
quadrupède qui, funestement doté d’une force si pro- 
digieuse, n’a pas plus de générosité que le tigre et Ja 
panthère ? ; 

A Dielhy, les Malais soumis au résident sont tenus 
de payer au gouvernement portugais, en bufiles ou en 


338 CHASSES,. 
pores, un certain impôt presque toujours forcé à l'a- 
miable. : 

Or, que font les farouches naturels qui habitent 
l’intérieur des terres inconnues ? Ils placent d’im- 
menses nœuds coulans aux abords des bois où les 
buffles vont se mettre à l'abri des rayons d’un soleil 
à pic; et quand le boa vorace s’élance sur un de ces 
quadrupèdes pour s'atisfaire son appétit, ceux qui 
échappent à ses replis et à ses étreintes courent dans 
toute la plaine ouverte et se prennent aveuglement au 
piége qu'ils n’ont pas eu le temps d'éviter. 

Je ne sais pourquoi il y a un grand nombre d’ani- 
maux auxquels vous vous sentez toul disposé à pré- 
ter sinon de l'intelligence, puisqu'on dit que c’est une 
impiété, mais du moins un de ces instincts si précieux 
qu'ils étonnent l’homme même enorgueilli de sa supé- 
riorité. Vous supposez (moi du moins) quelque gran- 
deur d'âme au lion, de la finesse au renard, de l’as- 
tuce au singe, de l'hypocrisie au crocodile... Eh 
bien! on ne prête aucune sorte de mérite ou de vice 
au buffle, on n’est pas plus généreux envers le bison, 
et l’on croit voir marcher, bondir, se rouler, beugler 
et brouter des machines se mouvant par hasard et 
prêles à se ruer contre les troncs d'arbres aussi bien 
que contre les hommes. 

Lorsqu'une des colonies portugaises ou hollandaises 
est frappée par la famine, les gouverneurs ordonnent 
des chasses aux buffles, et l’on est témoin alors au 
sein des vastes solitudes de cette île vigoureuse, si dé- 


LE BUFFLE. 339 


chirée, si poétique, si effrayante dans tout son aspect, 
de luttes terriblesentre des populations armées de 
javelots, de flèches empoisonnées , de crish et de fu- 
sils contre ces quadrupèdes aux épaules robustes, 
aux jarrets nerveux, aux cornes acérées ; luttes formi- 
dables où le sang coule à flots pressés de part et 
d'autre et où le quadrupède vaincu sert de pâture au 
vainqueur. Celui-ci tue et dévore; celui-là tue et 
mutile. 

Quel est le plus généreux ? Si les buffles raison- 
naient, ils se diraient plus magnanimes que les Ma- 
lais. 

J'ai vu les uns et les autres. Le Malais est plus cruel 
que le bufle. 

Gardez-vous de tous les deux. 

Ainsi donc voilà un pays sur lequei ia brise se pro- 
mène ardente et dévorante, voici une terre où tout 
est en hostilité flagrante , où le caillou est en guerre 
avec le caillou voisin, où l’arbuste veut vivre aux dé- 
pens du colosse qui l’abrite et le protège , où le rima 
et le multipliant qui occupent tant d'espace, marient 
leurs chevelures diverses comme pour se disputer la 
souveraineté du sol sur lequel ils pésent et celle de 
l'air qu'ils envahisseut, Voici une ile où la terre 
tremble souvent comme la mer qui veut l’engloutir , 
etau milieu de laquelle elle s’est insolemment dressée 
dans un jour de terrible conquête; une masse im- 
mense de laves de toutes couches, de toutes formes, 
d’où les feux intérieurs s’échappent avec fracas pour 


340 CHASSES. 


insulter aux feux du ciel vomis au milieu des tempêtes 
équatoriales. 

Et voyez encore les singuliers habitans de cette 
ile gigantesque , le crocodile infestant ses rades et le 
rivage où le voyageur ne trouve aucune sécurité, le 
crocodile, effroi des eaux et de la terre, des poissons 
et des hommes; voyez le boa promenant ses spirales 
meurtrières au milieu des déserts intérieurs et parmi 
les troncs séculaires des forêts et le buffle hurlant 
comme la cataracte, bondissant comme elle; et le 
Malais plus cruel, plus féroce, plus indompté que le 
buffle, le boa et le crodolile : le Malais dont chaque 
parole est une menace, dont chaque menace est la 
mort ! 

Visitez donc Timor, vous qui aimez les voyages et 
les sauvages harmonies, étudiez Timor, vous dont 
les flèches d’un soleil brülant crevassent le corps 
sans amortir le courage, et, dites-moi ensuite ce que 
vous pensez de cette Europe régulière, alignée , tirée 
au cordeau , où ne souffle que le tiède zéphir , où ne 
s'agitent que des nains, où ne se promène Jamais 
l'ouragan, le boa, le crocodile, le buffle et le Malais 
avec son crish trempé dans le bohon-hupas. 

A côté de cette Timor, dont le nom fatal est peut- 
être emprunté à la langue latine, sont plusieurs grou- 
pes d’iles détachées sans doute de leur mère par quel- 
que commotion sous-marine. Là se dresse Kéra, toute 
parfumée de son éternelle végétation balsamique, 
mais où le gigantesque alligator vient baver sous les 


LE BUFFLE. 341 


élégans panaches du bananier. A côté de Kéra s’al- 
longe Savu , qui donne la main à Simao, à Bottie et à 
Denka dont les forêts naturelles sont si régulièrement 
plantées, qu’on les dirait échelonnées par la main 
habile des hommes. Eh bien! toutes ces îles visitées 
par le crocodile et le boa nourrissent de nombreux 
troupeaux de buffles paisibles et sans colère qu'on 
emploie à la culture du solet aux besoins des popu- 
lations. 

Expliquez cette différence dans les mœurs et les 
habitudes des quadrupèdes, vous qui trouvez une 
cause à tout effet. 

Je vous dis ce qui est, apprenez-moi pourquoi cela 
est ainsi et pas autrement. 

Est-ce qu'il suffit de toucher à Timor pour se sentir 
une vie plus active, un sang plus chaud , des nuits 
plus tourmentées, des jours plus orageux? Cela 
pourrait bien être; il y a des pays corrupteurs de tout 
sentiment généreux, comme 1| y a des zûnes sous les- 
quelles se brisent les membres, sémousse la force, 
s’aliène Ja raison. 

D'où vient [a peste? Qui l’a donnée à l'Égypte ? 
Qui à doté le Mexique du vomito-negro ? 

Le lézard géant, ic crocodile, le bufile, le boa sont 
les premiers hôtes de Timor. Priez pour que Dieu en- 
gloutisse cette île de feu au fond des abimes, 

Vous verrez qu'elle grandira encore. 









LINE HU 










Ar put 
L so | sl Ga 4: "e osetil vb 20 dorée 
gite bsmiis à ë gen at snnob iup., use sgaot 














." 






- 
CODE 
















+ Ÿ small gi da anon zu tes ere) pente 
:@.,* is LL x Se 5 ile 20l orimpe, | 
: rfi, rar L'ASLLUES gai 1 sommet rétiatiden 
* “ton ab ab horerpmaqut céxf al 45 shbosens el 18q 
# LE Li môlos” attea dassldieirag «Mod 41 xéssuons 

a. 


ou zh “gjod AURA ue mp 5 biokqms 
+ ; | ou . _sanoitni 
. *'ast Jo art | as uestls - » sad: she 266piiqr4 
on SEE RAVHAN gx ane 29béqu than est esbetidei 
Me. «° 1 03, Sie moié satiso 
dl in À DU UE one si one 433 10p té 2ib agor 91 
+ AN(S 04 19 ianie Je 
#. his, de og outil 6 relotot-ab fige 15! upS JE | 
ET ê 10 «bual: i CHE OK? ft vire 2uiq aù Su +] 
alu Sage el. e0l 0. epéliemanot auf LU 
> fon os ange queue QUELS MIRE miel Mantirog 
- 26 Li Li Le 2408, el) [A sh ao casreubebg éauritior 
: æ "E PAGE à eolitrsis CEE Je ul ‘8 enlitp 
h | | | most el snèile's 
tnqua al é ia w4 img vient el noir: bol 
ee 7 UE AT ICS sipiaub sl rl ki 
Mers Gad nÙ sud ot Ohbpoon ol RS ss 8 
| € - h BULLE ntfs 4H UE OT alrqoiô entr F 
| : ZIUI PE Lot FT pen atirotiss vera 
L | son FC pau ssrior auu 












: L2 
EL NN  mh @. — … . 











Âs 
NN 





SN 


k 
1. À 
re] 
g° 





° LU * 
n ‘ 
è 
+ 
x 
L 
: e 
; - 
® . +. 
$ Le 
4 L 
. 1 
s . 
4 , 
… 
L : 
L 
. os 











Chasse à la Panthere. 


Te GD”H "MM 


La première espèce de ce genre, et qui se trouve 
dans l’ancien continent, est la grande panthère que 
nous appellerons simplement panthère , qui était 
connue des Grecs sous le nom de pardalis , des 
anciens latins sous celui de panthera , ensuite sous le 
nom de pardus et par les latins modernes sous celui de 
leopardus. Le corps de cet animal, lorsqu'il à pris 
son accroissement entier, a'cinq ou six pieds de lon- 
sueur, en le mesurant depuis l’origine de la queue 
jusqu’à l'extrémité du museau. Cette queue est longue 


344 CHASSES, 


de plus de deux pieds ; sa peau est, pour le fond du 
poil, d’un fauve plus ou moins foncé sur le dos et sur 
les côtés du corps, et d’une couleur blanchâtre sur le 
ventre. Elle est marquée de taches noires en grands 
anneaux ou en forme de roses. Ces anneaux sont 
bien séparés les uns des autres sur les côtés du corps, 
évidés dans leur milieu, et la plupart ont une ou 
plusieurs taches au centre de la même couleur que 
le tour de l’anneau. Ces mêmes anneaux, dont les 
uns sont ovales et les autres circulaires, ont souvent 
plus de trois pouces de diamètre. La deuxième espèce 
est la petite panthère d’Oppien, à laquelle les anciens 
n'ont pas donné de nom particulier, mais que les 
voyageurs modernes ont appelé once, du nom cor- 
rompu de rx où lunxr. Nous conserverons à cet ani- 
mal le nom d’once. La panthère parait être d’une 
nature plus sûre et moins flexible. On la dompte 
plutôt qu’on ne l’apprivoise, Jamais elle ne perd en 
entier son caractère féroce, et lorsqu'on veut s’en 
servir pour la chasse, il faut beaucoup de soin pour 
la dresser , et encore plus de précautions pour la 
conduire et l’esercer, 

La panthère se plait généralement dans les forêts 
touffues et fréquente souvent les bords des fleuves et 
les environs des habitations désolées où elle cherche 
à surprendre les animaux domestiques. Elle se jette 
rarement sur les hommes, alors même qu’elle est 
provoquée. 





CHASSE. 


_ Est-ceun tigre, un lézard, un serpent, un lion qui 
dévore Pespace ? 

: Est-ce une flamme qui le traverse avec la rapidité 
de la pensée ? à 

C'est une panthère en quête d'une proie, c’est le 
plus leste, le plus agile des quadrupèdes que poursuit 
le chasseur et qui va mettre en une heure une plaine 
immense entre elle et lui, Que votre balle porte vite, 
si elle veut lattemdre; la flèche n’est pas assez 
prompte; et puis dans l'air, comment frapperait-elle 
ce corps élastique qui s'alionge, se courbe, se replie;, 
se raccourcit, se raréfie, si je puis m'exprimer ainsi? 
Comment saisir cet être remuant à qui tout repos est 
impossible, que le mouvement délasse, que le calme 
et le sommeil énervent ? 

Visez Lerre à terre : la panthère que vous croyez 
frapper d'un plomb sûr, vous force à lever la tête 
pour la regarder. Elle ne marche pas : elle vole; et 
vous la cherchez au pied d'un arbre quand elle est 
perchée au sommet. Votre œil épuisé la poursuit de 
branche en branche, et au moment où vous vous 
flattez de la voir tomber percée par une balle, elle se 
précipite sur un tronc éloigné de plus de vingt pas, 


franchit une immense haie et disparait dans le plus 
épais du bois. 


; a À 23 


346 CHASSES. 


La panthère ne peut être vaincue que par la ruse, 
alors que par hasard elle sommeille , elle rêve d’at- 
taque, d’un enlèvement de moutons, de pores et 
même d'hommes. 

La panthère ne se bat jamais qu'à coup sûr. Elle a 
le sentiment de sa force, elle connaît celle de l’en- 
nemi. Si celui-ci est loin, elle est bientôt à ses côtés ; 
s’il est puissant et redoutable, elle l’esquive et s'amuse 
même en route pour l’épuiser par une course inutile. 

C’est à la panthère plutôt qu’au lion ou au tigre 
qu'on aurait raison de dire qu’appartient le monde; 
et telle est la rapidité de ses élans qu’on a vu des 
chasseurs éloignés les uns des autres et habiles tireurs, 
se refuser de faire feu sur elle dans la conviction d'une 
décharge inutile. 

Le léopard est le frère dela panthère par l’agilité; 
il est son frère aussi par sa taille, sa tournure, son 
élégance et la hardiesse de ses attaques ; il l’est sur- 
tout par ses rapines, ses dévastations et sa soifardente 
de sang humain. 

Armés, vous pouvez aller à la poursuite de l’once; 
pour vaincre ses aînés, je vous conseille d’avoir re- 
cours aux piéges, à la ruse, aux embuscades. 

Il faut bien du courage pour oser attaquer le tigre, 
le rhinocéros, ou le lion en face. Pour attaquer la 
panthère ou le léopard, il ne faut que de l'adresse, à 
moins pourtant qu'il ne lui prenne envie de vous 
chasser à son tour ; car alors vous n'aurez point trop 
de vos poignards, de vos piques , de vos sabres et de 


LA PANTHÈRE. 347 


pistolets. La robe de ces quadrupèdes est dure à 
percer et leurs ongles et leurs dents sont aigus et 
tranchans. 

La panthère luttera avec vous corps à corps, et si 
vous n’évitez pas sa rencontre, alors qu’elle s’élance 
sur vous, vous êtes enlevé, meurtri, jeté au loin. Ne 
songez pas à vous redresser pour combattre, une 
mâchoire terrible est là qui vous brise le crâne ou 
vous ouvre la poitrine. 

On croirait que la panthère et le léopard ont la 
faculté de changer de direction ou de rebrousser 
chemin, alors même qu’ils sont sans point d'appui. 

C’est une chose admirable qu’un de ces gracieux el 
terribles quadrupèdes jouant à l'amour ou à la pere 
car tout est jeu pour eux. 

Vous avez vu un chat poursuivi par un lévrier, 
grimper sur un arbre; vous l'avez vu après un larein, 
menacé par un valet irrité, bondir sur une armoire, 
ou à travers une lucapne; eh bien ! décupiez mainte- 
nant ces sauts prodigieux et prètez un volume vingt 
fois plus considérable au corps qui se déplace, et 
dites-moi s'il n°v a pas mort d'homme à être atteint 
dans sa course par un de ces projectiles animés dont 
la volonté est toujours de renverser et de détruire. 

Ce n’est pas tout. Un corps sans volonté peut vous 
toucher obliquement, vous étourdir el vous renverser 
sans vous broyer les os, sans vous ouvrir les chairs; 
mais le léopard, mais la panthère ne vous laissent pas 
la même chance, Dès qu'ils sont sur vous, leurs 


318 CHASSES. 


griffes et leur gueule jouent aussi leur rôle de destruc- 
tion et vous êtes brisé et mutilé à la fois ; la terre ne 
vous reçoit pas tout entier : un de vos bras, une de 
vos épaules ont suivi à la course l’élan de la bête fé- 
roce qui retombe glorieuse à vingt pas de là. 

C’est un spectacle curieux que celui d’une pan- 
thère assoupie ou livrée au sommeil. Il n’est pas be- 
soin qu'elle se lève et parte pour que vous jugiez de 
son élasticité. Son repos à elle vous la signale. Elle 
respire par soubre-sauts, ses muscles s’agitent sans 
relâche, ses moustaches frémissent, ses paupières cli- 
gnottent, sa peau se ride et se raïidit, sa queue fouette 
ies airs et ses grilles ouvertes et fermées tour à tour 
frappent dans le vide. On serait tenté de croire qu’elle 
est incessamment tourmentée par une fièvre aiguë 
ou soumise à l’action de la pile de Volta. 

Encore, si cette agitation perpétuelle pouvait la fa- 
tiguer, énerver un peu ses membres si bien taillés , 
mais non, elle se délasse à cette fatigue comme je 
vous l'ai déjà dit, et sises nuits étaient calmes et sans 
turbulence, ses jours seraient noirs et tourmentés. 

Il faut pourtant déclarer la guerre à cette race 
cruelle et funeste qui vit de chair comme le tigre, et 
comme lui dans ses momens de disette attaque les 
habitations et ne craint pas d'affronter le tumulte des 
villes. Une panthère affaméc est redoutable à une 
population, et elle fait bien des victimes avant que son 
sang rougisse le sol. Ii y a prestesse dans sa mâchoire 
comme il y en a dans les muscles de ses jarrets. 


LA PANTHÈERE. 349 


Les Indiens, faconnés aux poursuites des tigres et 
des lions, savent bien les dangers dontils sont menacés 
quand ils traquent Ja panthère dont ils ont une ven- 
geance à tirer; mais ils prennent leurs précautions 
en conséquence, et les tridens de fer qu’ils opposent 
à la bête furieuse sont solides et pointus, je vous 
jure. Le trident, en effet, est l'arme la plus utile et 
la plus usitée contre le léopard et la panthère. L’un 
et l’autre , vous le savez, commencent toujours l’at- 
taque, même quand vous êtes le provocateur, et au 
moment où ils se précipitent comme une cascade sur 
leur adversaire, celui-ci a du sang froid et vise juste; 
le corps de la bête féroce est profondément troué sans 
que vous vous soyez donné la peine de frapper vous- 
même. Votre existence a tout fait, il y a un cadavre 
à terre, mais un cadavre qui se meut encore. Les 
agitations sont lentes à se calmer. 

Dés qu’une panthère à élé signalée par la fuite 
des troupeaux de bœufs ou de mérinos, les chas- 
seurs qui veulent s'éloigner, se réunissent, s’ar- 
ment, se concertent, circonscrivent par groupes 
de dix à douze l’espace où ils supposent que s’est 
posté le quadrupède ; ils cherchent un solide point 
d'appui pour le manche de leurs piques, de leurs 
fourches, de leurs tridens et attendent que leur en- 
nemi choisisse ses adversaires. Ils savent bien que la 
bête furieuse ne passera Pas sans les rudoyer , ils la 
connaissent trop pour qu'ils espèrent qu'elle se jettera 
dans l'intervalle qui sépare les chasseurs les uns des 


350 CHASSES. 


autres et ils se tiennent fermes et serrés à leur poste, 
bien convaincus que le choc sera terrible. 1 l’est en 
eflet. 

La panthèére a vu les chasseurs. Elle ne réfléchit pas, 
elle ne choisit pas , elle n’a pas de temps à perdre, 
elle part, elle est en l'air, elle tombe sur une‘haïe de 
fer qui lui ouvre les flancs et la tient quelques in- 
stans suspendue à einq ou six pieds du sol. Blessée, 
furieuse, elle pousse d’horribles rauquemens, elle se 
tort, brise ses dents à mordre les piques qu’elle traîne 
après elle, irrite sa blessure, fait grandir sa rage, 
lance un regard de feu sur les chasseurs armés de 
leurs pistolets ou de leurs fusils et meurt dans d’af- 
freuses convulsions. 

Le plus sûr moyen de chasser la panthère par la 
ruse n’est point de placer les pièges à terre; 1l serait 
difficile qu’elle s’y laissät prendre. Dans ses courses 
au travers des populations, des plaines et des collines, 
à peine ses pieds touchent-ils çà et là le sol, vous ne 
pouvez par conséquent espérer qu'un succès fort in- 
certain. Son séjour à elle c’est celui de l'oiseau, c’est 
l'air. Là seulement doit donc être préparé le lacet 
fatal qui l’arrêtera et vous la livrera prisonniére. Em- 
parez-vous de la panthère comme vous le feriez de 
l'aigle; c’est un conseil que l'expérience a dicté aux 
Indiens et qu’ils suivent de point en point pour la 
conquête de ce dangereux quadrupède. 

D'après les récits des voyageurs qui ont parcouru 
les pays dont je vous parle avec le plus d’intrépide 


LA PANTHÈRF. 351 


curiosité, la panthère est , dans ses attaques , beau- 
coup plus audacieuse que le tigre , et ils sont tous 
d'accord pour ajouter qu'après un acte inoui de ra- 
pine ou de cruauté , elle se couche souvent à côté de 
sa victime, malgré la présence des nombreux ennemis 
qui l'entourent et la menacent. 

En 1829 , dit M. Bancks, qui a écrit un fort bon 
livre sur l'Inde, une panthère affamée s’est élancée 
d’un enclos dans une croisée fermée par des stores et 
a tué le planteur et deux Malais qui lui servaient de 
domestiques. Cette croisée était à douze pieds du sol 
et l’espace pour prendre de l'air se trouvait fort res- 
serré. De pareils voisinages , il faut en convenir, fe- 
raient tenir bien closes les fenêtres et les portes de 
nos habitations. 

Intrépide contre les hommes, intrépide contre les 
bêtes féroces ses rivales en force, en puissance, sinon 
en agilité, la panthère a une frayeur horrible du feu. 
Dès qu’elle voit la flamme tourbillonner, elle pousse 
des rauques et tristes hurlemens, elle s’agite avec fe- 
brilité, elle pivoite sur elle-même ; elle n’ose ni avan- 
cer , ni reculer, et l’on dirait, à ses regards et à sa 
voix éteinte qu'elle demande grâce. Si elle se voit en- 
tourée de plusieurs foyers ardens, elle tombe presque 
en syncope, elle s'étend, ferme les yeux et 1l est assez 
facile de lattaquer et de la vaincre. Il ne faut pour- 
tant pas se livrer avec trop d'assurance à l'espoir de 
la conquête, car, il arrive parfois que blessée, par le 
plomb ou par la flèche, la panthère furieuse se lève, 


902 CHASSES. 

bondit et fait autour d'elle de nombreuses victimes 
avant de reprendre la première position que lui avait 
infligée le feu. Les Indiens, habiles observateurs des 
manies et des habitudes des quadrupèdes dangereux 
qui les entourent, connaissent à merveille le pouvoir 
des flammes sur la panthère, la chassent souvent avec 
des torches, lPacculent vers une forêt où ils viennent 
aisément à bout de la terrasser. 

Comme la ruse, ainsi que je l'ai dit, doit venir en 
aide au chasseur dans cette guerrre permanente qu'il 
fait à la panthère , le moyen le plus efficace de s’en 
emparer est de suspendre au milieu d’un nœud cou- 
ant à cinq ou six pieds de haut un cadavre de chien 
ou de mérinos. Celle-ci, dans sa rapidité, s’élance sur 
la facile proie qui lui est offerte et échappe rarement 
au solide lacet qui la saisit par le cou , par les jambes 
ou le corps. Une fois captive , la bête féroce est tuée 
à coups de fusil et les chasseurs prennent toutes les 
précautions possibles pour ne la frapper qu’au ventre 
afin de ne pas gâter la belle peau de leur victime dont 
on se fait communément dans l'Inde d'élégans tapis 
de pied et de riches descentes de lit. 

Au surplus, la chasse à la panthère, à l’once et au 
léopard ne varie guère, on le comprend, de celle qui 
est déclarée au tigre ou au lion; ce sont toujours les 
mêmes précautions à prendre de la part des hardis 
chasseurs, ce sont les mêmes stratagèmes, les mêmes 
ruses; ce sont aussi les mêmes périls dans les luttes. 
Pour ne pas nous répéter, nous nous bornerons au 


LA FANTHÈRE. 993 


détail de quelques faits curieux et dramatiques con- 
signés dans les annales des explorateurs dont la vie 
aventureuse a si souvent été menacée par les bêtes fé- 
roces, sillonnant les immenses solitudes où l'amour 
de la science et Pattrait du danger les avaient con- 
duits. 

Ainsi que le tigre, dont lasoif desang n’est jamais 
apaisée, la panthère ne peut se rassasier de meurtre 
et de carnage. Un ennemi mort la met en appélit et 
elle se réveille plus animée, plus ardente à l’aspect 
des cadavres : on l’a vue souvent, après avoir abattu 
un chasseur, après lui avoir ouvert le crâne, le quit- 
ter, revenir sur ses pas et ouvrir la poitrine au corps 
sans vie étendu sur le sol. 

Un de ces agiles quadrupèdes s’est un Jour élancé 
sur un troupeau de mérinos près de Madras, eten a 
tué vingt-sept avant que les gardiens armés eussent pu 
lui faire lâcher prise. Le lendemain, les cadavres ne 
furent pas enterrés, car on supposa que la panthère 
viendrait à la curée préparée la veille. Douze intrépi- 
des chasseurs se postèrent pour la surprendre et la 
tuer; en effet, à peine fut-il jour que le vorace animal 
débouqua d’un bois voisin, se jeta sur ses viclimes 
encore fumantes ; mais tomba bientôt et se roula ex- 
pirant dans le sang. 

Il est aussi arrivé fort souvent qu'attirés par l'o- 
deur d’un cadavre étendu dans la plaine, un léopard 
et une panthère, une once et un chacal, se sont trou- 
vés en présence pour la dispute du butin. lei un hor- 


304 CHASSES. 

rible combat avait lieu : c'était le tigre et le lion s’at- 
taquant avec fureur, c'était l'éléphant et le rhinocéros 
se perçant et se déchirant les entrailles ; c'était peut- 
ètre un tableau plus dramatique encore, quoiqu'il 
fatlüt plus d'espace aux deux athlètes, tant leurs évo- 
lutions étaient rapides et imprévues. Sans cesse dans 
l'attente de pareils combats, les chasseurs se tiennent 
en alerte pour mettre à profit des circonstances aussi 
favorables. Pour la panthère, l’homme est moins à 
craindre que le chacal; pour l’once , l'homme est 
moins à redouter que le léopard : l’homme est done 
dédaigné au sein de cette lutte sanglante, et il en pro- 
fite habilement pour se défaire du vainqueur, déjà 
si affaibli par les griffes et les dents de son adversaire. 
Une panthère et un léopard ayant un jour bondi pres- 
que en même temps sur une proie jetée au milieu des 
branches et des feuilles mortes couvrant un piège, 
l’on trouva le lendemain un cadavre horriblement 
mutilé, celui du léopard, et une bête écumeuse et 
presque sans force, la panthère. De semblables bon- 
heurs sont choses fort rares et les bêtes féroces qui 
ravagent les Indes-Orientales semblent au contraire 
d'accord pour semer la terreur dans les fermes iso- 
lées, et venir même effrayer les populations des gran- 
des cités. 

Aucun phénomène sur le mouvement ne doit sem- 
bler extraordinaire à qui a vu une panthère poursui- 
vre une proie ou éviter un chasseur. M. Oxley, dont 
le nom se recommande par tant d’utiles travaux, et 


LA PANTHERF. 355 


qui a séjourné à Cachemire pendant plus de six ans, 
raconte au sujet de ces hardis quadrupèdes des phé- 
nomènes de vitesse et d’agilité devant lesquels la rai- 
son humaine ne craint pas de reculer. I dit, dans un 
passage de son livre si curieux et si instructif à la 
fois, avoir vu une panthère tirée au vol par un habile 
chasseur , qui l’atteignit d’une balle à la naissance 
de la queue, et il ajoute que, sans toucher le sol, Le 
fougueux animal se retourna et tomba faisant face à 
celui qui venait de le blesser. 

Les vents tourbillonnent, la course de la panthère 
est un ouragan : Je crois aux paroles de M. Oxley. 

La panthère est de race extrèémement vivace, et 
ceux qui ont le mieux étudié ses allures et ses mœurs 
assurent qu'elle ne succombe pas immédiatement sous 
l'atteinte d’une balle qui lui aura percé le cœur. Elle 
aurait, Sous Ce rapport, le même privilége que le lion. 
D'autres chasseurs attestent que plusieurs de ces ani- 
maux, dont le corps à reçu cinq ou six balles, lut- 
tent encore pendant longtemps et ne meurent pas 
sans une lente agonie, à moins que le plomb ne les 
frappe au crâne et n’entre dans la cervelle. Le lynx, 
le léopard, le chacal et lonce, ajoutent les mêmes 
voyageurs, sont plus faciles à tuer et la chasse qu’on 
leur fait est par conséquent beaucoup moins péril- 
leuse; car le dernier soupir de la panthère précède 
toujours de peu d’instams la mort d’un de ses enne- 
mis. 

J'ai dit plus haut, je crois, que la panthére ne pou- 


390 CHASSES, 
vail point être apprivoisée, qu’elle ne répondait aux 
prévenances que par des menaces et aux caresses que 
par des morsures. Presque tous les voyageurs sont 
d'accord sur ce point, et cependant on a vu des plan- 
teurs assez patiens, assez habiles pour dompter ce 
redoutable quadrupède et le dresser à la chasse des 
bêtes féroces. Les exemples en sont malheureusement 
trop rares, ét ce sauvage destructeur regardera tou- 
Jours comme un ennemi à combattre quiconque se 
présentera à lui pour l'arrêter dans ses excursions. 
Lindsay, de Calcutta, était parvenu dans une de 
ses chasses à s'emparer d’une panthère fort jeune, 
dont ilse fit longtemps accompagner dans les rues et 
les promenades. Les petits enfans jouaient parfois 
avec elle ; ils Ja battaient, et, craintive, soumise, elle 
baissait la tête, se couchait servilement et semblait 
demander grâce à une main menaçante. Un matin, 
M. Lindsay, qui avait l'habitude à son réveil de l’ap- 
peler auprès de lui, fit vainement entendre son cri 
d'amitié, Inquiet, il se leva et il aperçut dans la cour 
de son habitation son obéissante amie occupée à ache. 
ver son déjeuner. Elle s'était jetée sur un jeune buf- 
fle enfermé dans une étable et l’avait emporté, dé- 
chiré dans la cour. A la voix de M. Lindsay, la pan- 
thère s'arrêta immobile un instant et la gueule en re- 
pos, elle parut se consulter. En vain son maître lap- 
pela-t-il de sa voix douce ou menaçante, elle demeura 
sur sa proie, nageant dans le sang et elle acheva son 
festin. Aprés cela, elle remonta d’un pas tranquille, 


LA PANTHÈRE. 357 


vint se coucher nonchalamment sur le tapis où elle 
passait les nuits et s'endormit avec de lugubres rau- 
quemens. Sage et prudent, M. Lindsay, qui avait com- 
pris que l'odeur du sang devait donner à son élève le 
goût de la destruction, fit faire une grande cage, la 
barda de solides barreaux, y fit adroitement entrer la 
panthère et referma la grille sur elle. Celle-ci ne té- 
moigna aucune colère, ne tenta aucun effort pour 
conquérir sa liberté; elle se sourait à son esclavage, 
et loin de s’irriter contre son maître défiant, le ca- 
ressa de la langue avec une affection plus marquée. 
En récompense d’une docilité si humble, M. Lindsay 
ouvrait de temps à autre la cage, la panthère en sor- 
taitsans précipitation, et souvent elle y rentrait d’elle- 
mème pour sy endormir. On eût dit qu'elle cherchait 
à expier le meurtre du buffle si brutalement dévoré. 

Un jour cependant la cage retentit de hurlemens 
effroyables. M. Lindsay accourut, vit la bête furieuse 
s’agiter, se tordre, bondir, mordre les barreaux de 
fer et tenter de briser les planches épaisses qui la re- 
tenaient captive. Tandis que M. Lindsay cherchait à 
l’apaiser, un esclave arriva d'un air effaré, apprit à 
son maître que tout près de son habitation, un léo- 
pard monstrueux venait de se montrer et qu'il s'était 
déjà rué sur un troupeau de mérinos dont il avait fait 
un horrible massacre. 

Le planteur ne perdit,pas un instant, ouvrit la 
cage de la panthère et celle-ci s’élança avec la rapi- 
dité de l'éclair, franchit les murs d'entrée de la mai- 


358 CHASSES. 


son, jeta un regard de feu sur la campagne, aperçut 
le léopard, se trouva en trois bonds auprès de lui et 
l’attaqua avec rage ; un combat terrible s’engagea, le 
léopard vaincu resta mort sur la place et cela fait, la 
panthère rentra paisiblement dans la demeure de 
M. Lindsay et se coucha dans la cage qui lui servait 
de prison. 

De ces irritations si actives, de cette colère si ar- 
dente, de ce retour si imprévu dans l'asile qu'on avait 
donné à la panthère, M. Lindsay conclut qu'il serait 
possible , à l’aide de certaines études, de conduire 
cet animal à la chasse des bêtes féroces. Il en fit l'es- 
sai et réussit. il se servit d'abord de la panthère ap- 
privoisée contre de jeunes lynx , de petits léopards et 
quelques bêtes fauves. Le vigoureux quadrupède re- 
venait toujours vainqueur de ses expéditions et rece- 
vait en récompense de sa cruauté et de son courage 
force caresses de la main de son maître. Chacun d'eux 
était parfaitement dans son rôle. 

Mais un jour que le rauquement de la panthère 
avait annoncé au planteur la présence d’une bête fé- 
roce dans les environs, le colon partit avec sa eompa- 
gne enfermée dans la cage et alla bravement au-devant 
de l'ennemi. Arrivé en rase campagne et bien appuyé 
par quelques domestiques, M. Lindsay ouvrit la cage; 
la panthère creusa le sol, flaira et parut appliquer 
son oreille dans le trou ; puis elle s’achemina lente- 
ment vers un bois voisin. Les chasseurs la suivirent ; 
c’est elle qui était en tête de Fexpédition. 


LA PANTHÈRE. 359 


Tout à coup elle s’élança dans la forêt et disparut. 
Pendant quelque temps on entendit des cris, le 
bruit des branches brisées et le retentissement du sol 
sous ses bonds rapides; bientôt on n’entendit plus 
rien. 

M, Lindsay crut que sa panthère, lasse de l’escla- 
vage, venait de reprendre goût à ses excursions au 
travers de la plaine, et ilse disposait à regagner sa 
demeure quand un nouveau bruit arriva jusqu’à lui. 
I s'arrêta ; un domestique, détaché de la troupe, s’é- 
tait approché du bois. La panthère se jeta sur Ini, le 
terrassa et [ui ouvrit la poitrine, M. Lindsay et ses 
compagnons se tinrent sur la défensive ; mais l'animal, 
satisfait d'avoir enfin apaisé sa soif de sang , s’ache- 
mina à petits pas vers les chasseurs et rentra dans sa 
cage. La course inutile de la bête féroce au travers 
des bois l'avait irritée et le pauvre domestique subit 
le sort qu’elle voulait faire éprouver à quelque qua- 
drupède. 

M. Lindsay, depuis ce jour, usa de prudence. Cha- 
que fois qu’il allait à la chasse accompagné de sa pan- 
thère, il portail avec lui un mouton, un porc ou 
un morceau de bœuf; et sila panthère, furieuse d'une 
course infructueuse, revenait haletante et la gueule 
écumeuse, le planteur jetait sous sa dent les provi- 
sions apportées. Les mâchoires broyaient et l’on ren- 
trait sans accident à l'habitation. 

Quelques autres colons de Pondichéry, de Chan- 
dernagor, de Golconde et de Calcutta ont essayé, 


360 CHASSES. 


après le succès de M. Lindsay, de dresser la panthère 
à la chasse des bêtes féroces ; mais les tentatives ont 
été sans résultat et funestes même aux instructeurs. 
Aussi Feeld, dans un magnifique traité sur les mœurs 
desquadrupèdes de l’Inde, dit que les panthères, après 
plusieurs mois d’une obéissance craintive, s’élançaient 
en effet, à la voix de leur maître, contre le redoutable 
ennemi qui osait les attendre ou venait les attaquer; 
mais que plus souvent encore, la bête féroce ne re- 
tournait plus sons la baguette dominatrice, et qu’elle 
reprenait sa liberté dans le désert dès qu’une fois elle 
s'était abreuvée d’un sang qui avait coûté quelque 
chose à son audace. M. Feeld ajoute que deux plan- 
teurs de ses amis ont été, à huit jours de distance, 
immolés par une panthère qu'ils avaient crue parfai- 
tement apprivoisée et qui les suivait comme un dogue 
dans les rues de Calcutta. 

L'once, le Iynx, le léopard se chassent comme la 
panthère, et c’est contre les premiers surtout qu’on 
exerce celle ci à la guerre opiniâtre qu’on leur déclare. 
Ils sont plus faibles, moins audacieux, moins lestes 
surtout, ils le savent et cette certitude leur ôte de 
leur énergie et de ieur légéreté. Quelquefois cepen- 
dant deux chacals ou deux léopards attendent brave- 
ment leur adversaire et c'estalors un combat horrible 
après lequel la panthère est presque toujours vaincue. 
La querelle des vainqueurs entre eux suit de près 
leur triomphe; une proie fumante est là, sous leurs 
griffes rouges, devant leurs yeux étincelans, chacun 


LA PANTHÈRE. 361 


la veut toute pour lui, etce sont alors de nouveaux 
rugissemens, une nouvelle agonie, un nouveau ca- 
davre. 

Un quadrupède plus petit, moins vigoureux, mais 
plus rusé, plus féroce encore, vient se jeter souvent 
au milieu de ces effrayantes querelles et y joue aussi 
son rôle de destruction. C’est le chacal. 

Lui, par exemple, choisit ses adversaires ; il ne se 
rue pas sur eux en aveugle, il n'atlaque pas la pan- 
thère en liberté ou le léopard plein de vie. Il attend 
que celui-ci repose, ils’approche avec lenteur et sour- 
dement comme le ferait l'hyène; il se prépare, en 
cas de réveil, une retraite sûre; il a cherché le creux 
d’un rocher où lui seul pourra glisser son corps sou- 
ple, et si l’adversaire est plus fort que lui, il se tapit 
prudemment dans son gite. 

J'eus un jour une conversation fort significative 
avec un intrépide et habile chasseur que les riches 
planteurs de Calcutta ne manquaient jamais d’em- 
mener avec eux lors d’une expédition difficile contre 
les bêtes féroces que la civilisation n’a pas eu encore 
le pouvoir de reléguer dans les déserts. 

— Quel est l'animal que vous redontez le plus ? ni 
demandai-je. 

— La question est mal posée, monsieur. 

— Elle me semble pourtant bien précise. 

— Cela ne sullil pas. Avec les ennemis que nous 
avons à combattre, il faut être plus exact encore, et 
vous sentez à merveille que le monstre le plus à crain- 

ER 24 


362 CHASSES. 


dre est sans contredit Le crocodile lorsqu'on se baigne 
dans le Gange. 

— À merveille. Mais sur terre ? 

— Cela dépend de tant de circonstances que rien 
ne peut être déterminé à cet égard. 

— Expliquez-vous. 

— Si la chaleur est excessive et que le lion n'ait 
pas déjeuné, c’est le lion. Après le serpent, c’est l’é- 
léphant ou le rhinocéros. Ces deux coiosses abattent 
les arbres les plus robustes et l’on peut dire que, 
malgré les obstacles, leur course est presque toujours 
directe. Le rhinocéros et l'éléphant ne sont gênés que 
dans le calme au milieu des broussailles et des arbus- 
tes. Dès qu’on les irrite et qu’ils se fâchent, ils se 
donnent de l'air et de l’espace, car ils ont des dé- 
fenses pour démolir et des épaules et des défenses 
pour renverser. 

— En rase campagne, craignez-vous plus le tigre 
que la panthère? 

— Oui, quoique infiniment plus leste, celle-ci n’a 
ni le courage ni la férocité du tigre royal. Et puis, 
une victime suflit parfois à la panthère, tandis 
que mille cadavres n’apaisent point la rage du pre- 
mier. 

— Vous êtes-vous trouvé jamais en grand péril 
dans une de vos excursions ? 

— Il y a péril dans toutes. J'ai blessé une pan- 
thère d’un coup de feu et elle m’a blessé à son tour 
d'un coup de griffe, mais Je suis venu à bout du 


LA PANTHÈRE. 363 


monstre à l’aide de mon trident. Je ne crois pas qu’on 
puisse être blessé par le tigre ; avec lui il faut vaincre 
ou succomber. 

— M. Rouvière, intrépide chasseur du Cap-de- 
Bonne-Espérance , m'a dit qu'il ne fallait pas croire 
à la générosité du lion : êtes-vous du même avis ? 

— Certainement. Cependant il ne faut pas trop gé- 
néraliser, car le lion est sans nul doute le quadru- 
pède le plus facile à dompter après l'éléphant, et 
l’on peut alors compter en quelque sorte sur sa re- 
connaissance dès qu'il, comprend les soins qu'on a 
de lui. Mais en pleine liberté, mais traqué dans ses 
domaines, le lion est indomptable et s’il ne déchire 
pas comme le tigre, il tue à coup sûr aussi bien que 
lui. J'avoue au surplus, continua le chasseur, que 
j'aimerais mieux mourir sous la griffe du lion que 
sous celle du tigre. Cela peut vous sembler étrange, 
et pourtant cela est. L'astuce et la férocité du tigre 
m'inspirent de la colère et du mépris à la fois, et il 
doit être doublement cruel de mourir sous les coups 
de celui qu'on méprise. Est-ce que vous ne préfére- 
riez pas un coup de mâchoire de léopard à celui d’un 
crocodile ? 

— Ma foi, si j'avais à choisir, j'avoue que j'aime- 
rais mieux mourir dans mon lit, entouré de mes 
amis. 

— Alors pourquoi voyagez-vous ? 

— Pour savoir ce que vous venez de m'apprendre. 

— Les livres vous en auraient dit tout autant. 


364 CHASSES. 

— J'en conviens; mais je n'aurais écouté qu'un 
récit, tandis que j'assiste à un spectacle. 

— Vous avez raison. Le plus beau livre à étudier 
est celui qui nous est ouvert à chaque pas en chan- 
geant de pays. Etudier le monde dans des bouquins 
c’est ne pas le connaître. La mémoire des yeux est 
la plus précieuse, la plus fidèle. Il faut voir le tigre 
dans le désert pour s’en faire une idée exacte; il faut 
avoir élé battu par la tempête et l'ouragan pour en 
garder le souvenir. Tout récit des grands phénomè- 
nes de la nature est tiède et décoloré. Et puis encore 
la distance rapetisse les objets : de P Europe vous de- 
vez apercevoir lindoustan en miniature. Je ne sais 
pas même si vous le distinguez au bout de vos téles- 
copes. 

— Vous avez l'air de vous faire un mérite des 
désavantages de votre pays, dis-je au colon en sou- 
riant. 

— Vous appelez désavantages ce qui est bénéfice. 
Le soleil nous assoupirait trop, me répondit-il en me 
quittant; le lion, le tigre etla panthère nous ont été 
donnés pour nous réveiller. Tächez de ne pas vous 
endormir dans nos forêts ou nos montagnes : vous 
ne reverriez pas votre paisible Europe. 

. C’est un pays délicieux à habiter, il faut en conve- 
nir, que celui où, près de votre habitation parfumée 
par les riches végétaux des tropiques, vous voyez 
tout à coup arriver sur vous, rapide comme une ava- 
lanche, un de ces terribles quadrupèdes, tels que le 


LA PANTHÈRE. 309 
lion, le tigre, le léopard, la panthère , dont je vous 
ai esquissé les mœurs et contre lesquels les balles sont 
souvent sans efficacité. Partons pour l'Inde, car là 
du moins les émotions sont douces et imprévues. 

C’est un délicieux séjour que celui où, dans votre 
demeure bien close, bien barricadée, protégée par de 
hautes murailles et par un grand nombre d'esclaves 
et de domestiques, vous êtes reveillé la nuit par des 
cris féroces, des rugissemens à ébranler le sol, et as- 
siégé par un rhinocéros ou un éléphant dont les se- 
cousses renversent les plus solides barrières. Partons 
pour l'Inde. 

Quant à la panthère que les chasseurs poursuivent 
avec tant d'intrépidité, vous avez vu qu'elle n'était 
pas fort dangereuse, que ses bonds sont peu rapides, 
ses dents et ses griffes peu aiguës ; ce n’est donc pas 
d'elle que vous avez quelque chose à redouter, sur- 
tout si vos portes et vos croisées sont bardées de fer, 
si VOS piques sont acérées, vos fusils d'excellente fa- 
brique, si vos nombreux esclaves ont toujours l'œil 
et l’oreille attentifs aux commotions du dehors. 

La panthère est là-bas et ici en même temps. 

Allons habiter l'Inde, qu'habite la panthère; nous 
la trouverons là calme et généreuse, alors surtout 
que, venant d'enrichir le pays d’un de ses rejetons, 
elle tremble qu'on ne le lui enlève. 

S1 j'aime l'Inde, ce n’estpoint parce que j'y trouve 
Calcutta, la ville des palais, l'Hymalaya, dont le re- 
gard de l'homme ne peut toucher la cime, des forêts 


366 CHASSES. 


aromatiques, des plantations gigantesques, des fleu- 
ves pleins de majesté, des parfums, du sommeil, des 
bayadères complaisantes, des rêves, la brise de mer, 
le bengali. Non, si j'aime l'Inde, c’est que le tigre 
royal parcourt ses solitudes, c’est quele lion les ra- 
vage, c’est que le rhinocéros et l'éléphant les dévas- 
tent, c’est que l'ouragan s’y promène en nivelant les 
côleaux et en décapitant les forêts, c’est que le téta- 
nos y décime ses populations, c’est que le choléra 
dépeuple ses cités. Si j’aime l'Inde, c’esi que la pan- 
thère y bondit en liberté, c’est que l’homme va moins 
à sa chasse qu’elle ne va à la chasse de l’homme. 
L'Europe est trop prosaique, allons habiter l'Inde. 


17 


LE KANEDRODS 


TR € D” M "ES 7 HE 


Je vous défie de voir un de ces singuliers indivi- 
dus sans qu'il vous prenne de violentes envies de rire. 
On croirait qu’en le créant Dieu s’est ravisé et qu'a- 
prés avoir commencé un petit animal, ila voulu la- 
chever dans de grandes proportions. Dieu en était 
bien le maitre. 

Ce n'est pas tout : sa physionomie est en harmo- 
nie parfaite avec sa taille,ét ses allures. I y a dans 
ses yeux, dans la forme de sa tête, dans ses mouve- 
mens de la bonté et de la perfidie , de la confiance et 


308 CHASSES. 


de l'astuce, de là naïveté et de la malice : on dirait le 
renard el la marmotte, la fouineet la biche. 

Les oreilles du kanguroo sont longues, raides, bien 
plantées, sans cesse en agitation, tournées du côté 
d’où vient le bruit. Ses lèvres sont comme celles du 
lapin et son cou a une élasticité remarquable. 

Si le kanguroo à demi caché par une haie vous 
montre sa lêle, vous croyez voir un petit lièvre hissé 
sur une table ou sur un tronc d'arbre. Ses petites 
pattes se jouent coquettement sur ses lèvres; il 
broutte, il tousse, il pivote avec une agilité tout à fait 
amusante ; mais s'il part, effrayé par votre présence, 
vous avez peine à le suivre de l'œil, tantses élans sont 
prompts et variés. 

Sa queue nerveuse et ses longues jambes de der- 
riére lui servent de trépied, et il tombe sur les cônes 
les plus aigus avec un aplomb qui tient du prodige. 
Comme la partie supérieure de cet être exceptionnel 
est toute mignonne , il n'a pas à craindre, lui, de se 
laisser entraîner par le rapide mouvement de sa course, 
etil s'arrête là tout d’un trait, comme s'il tombait 
verticalement sur le sol. 

Le poil du kanguroo est long et fauve sur le dos, 
mais plus court et moins foncé sur le ventre ; sa queue 
en est presque dégarnie, excepté à l'extrémité; la force 
de celle-ci est merveilleuse. ; 

Ses dents sont aiguës; de petits poils blancs bril- 
lent sur ses lèvres supérieures et quelques-uns aussi 
se distinguent dans la cavité des oreilles. 


LE KANGUROO, 309 

Ii y a dans quelques parties de la Nouvelle-Hol- 
lande plusieurs kanguroos à bandes transversales et 
longitudinales; ils n'ont guère que trois pieds de 
haut et sont par conséquent de moitié plus petits 
que les kanguroos fauves; ils ont une robe gris foncé 
tachée de roux. Je ne connais rien de plus séduisant 
et de plus coquet à la fois. 

Le kanguroo est de la famille des sarigues ; la fe- 
melle abrite ses petits dans une poche placée sous 
son ventre et les voiture avec la plus grande faci- 
lité. 

La terre de Van-Diémen, si rapprochée de la Nou- 
velle-Hollande, nourrit aussi une assez grande quan- 
tité de kanguroos ; mais il est évident que cette ile 
si voisine du continent, dont elle n’est séparée que 
par un détroit de quelques lieues, a reçu ces hôtes 
amusans par quelque navire voyageur ou plus pro- 
bablement encore par les sauvages de la Nouvelle- 
Galles-du-Sud exilés de la mère patrie par suite des 
combats qu'ils se livrent de bourgade à bourgade. La 
guerre aussi a ses bienfaits. 


370 


CHASSE. 


Encore une exception, encore une chasse sans co- 
lères, sans terreurs, sans cris de rage et de désespoir. 
Encore une course ardente à travers les forêts éter- 
nelles qui pésent sur ce nouveau continent, dont la 
civilisation achèvera bientôt la conquête au profit des 
arts, de industrie et de l’opulence, mais à l'avantage 
aussi de notre vieille Europe abâtardie par les ridi- 
cules et les vices. 

Il fallait un pendant au porc-épic, dont je vous ai 
raconté amusante chasse; il fallait vous distraire 
encore une fois avant de vous livrer les dernières et 
sombres impressions de nos caravanes si aventureu- 
res ; et me voici vous menant à la poursuite du plus 
curieux à coup sûr et de l’un des plus lestes quadru- 
pèdes. Je vais donc donner un camarade au porc- 
épic. 

Et d’abord que je vous dise quelques mots du pays 
où doit se passer la scène ; il est fantastique, Je vous 
l'atteste, il! ne ressemble à aucun autre ni par sa vé- 
gélation, ni par ses habitans, ni par les bizarres in- 
dividus qui peuplent ses eaux et ses solitudes vieilles 
comme la création. 

Le ciel qui l’abrite est également un dôme tout 
étrange; les nuages qui le léopardent ont des formes 


LE KANGUROO. 311 


et une allure qui déjouent les caprices d’une imagi- 
nation en travail. On se croit tout à coup jeté dans 
un univers à part, et l'on cesse pourtant d’en être 
surpris quand on songe qu'on est presque à l’anti- 
pode de Paris. Il faut bien voir de fabuleuses créations 
alors qu’on marche la tête en bas; mon matelot Petit 
ne se serait pas autrement exprimé. 

Tenez, voyez. Le temps est chaud , le thermomé- 
tre de Réaumur marque 33 degrés : c’est beaucoup 
sans doute, mais nos climats équatoriaux sont souvent 
plus torréfiés. Eh bien! ici, à cette température, la 
plus grande partie des arbustes s’énflamment, se 
carbonisent ; voyez encore : de profondes ravines 
sont sèches, pas une goutte d’eau ne les rafraîchit; 
ces larges allées offrent à l'œil une verdure éclatante ; 
le ciel qui les vêtit est bleu et diaphane. Tout à coup 
l'horizon se voile, une nappe immense s'empare des 
airs envahis; des torrens d’une pluie rapide foudroient 
le sol, vous êtes abrité sous un dôme solide, vous je- 
tez un regard Curieux sur la campagne. C’est une 
mer avec son bruissement et sa turbulence; les val- 
lées sont comblées, les collines nivelées; les fronts 
des immenses eucalyptus pointent à peine au-dessus 
des avalanches furieuses ; et si vous regardez le phé- 
nomène pendant quelques heures, vous voyez dé- 
croître les eaux, se dresser les collines, et vous croyez 
que c’est la végétation qui monte et dispute aux mers 
refoulées le terrain qu'elles voulaient lui enlever. 

Tout à l'heure c'étaient des cataractes emprison- 


372 CHASSES. 

nant les colons dans leurs demeures; maintenant 
c’est la grêle, non pas cette grêle longue, polygonale, 
rhomboïdale, qui crible nos moissons aux mois les 
plus chauds de l’année, mais une grèle à part, for- 
mée à l'air on ne sait comment, lancée avec une vio- 
lence extrême sur le sol ravagé. Ce sont des plaques 
_de glace larges comme la main, épaisses comme elle, 
brisant les toits, endommageant les murailles les plus 
solides et s’incrustant dans les troncs noueux, qu'elles 
dépouillent de leur écorce. Si pendant un pareil 
orage vous vous trouvez dans la campagne, vous êtes 
haché, vous êtes mort. 

La nature est féconde dans ses caprices; quand elle 
s'avise d'être désordonnée, elle va jusqu'à la folie. Il 
y a ici des animaux qui sont à la fois oiseau, poisson 
et quadrupède : l’orny-thoringue ne se trouve qu’à 
la Nouvelle-Hollande. Ici encore le cacatoës, l’opos- 
sum, le kanguroo, et, si vous y voyez des cygnes, ils 
sont noirs. Dieu ne s'était pas souvenu sans doute 
qu'il avait jeté ces magnifiques individus sur d’autres 
continens ; ils’en aperçut plus tard, et pour ne pas 
se donner un démenti complet, il a changé seulement 
la couleur du plumage de ces navires terrestres qui 
ont leur proue, leur poupe, leurs rames et leurs voi- 
les, comme nos vaisseaux voyageurs. 

Vous n'avez rien vu si vous n'avez pas poussé VO- 
tre promenade jusqu’à celte Nouvelle-Galles-du Sud 
que je vous signale du dojgt là, tout prés de vous, à 
vos pieds, en passant par le diamètre de la terre, ce 


LE KANGUROO. 313 


grain de sable inaperçu de ce monde de mondes tour- 
billonnant autour de lui. 

Aux faits maintenant. 

On a déjeuné, les chevaux piaffent dans la cour de 
la riante habitation, autour de laquelle vous voyez se 
marier de la façon la plus pittoresque les bras robus- 
tes du chêne européen aux palmes touffues du pin 
de Norfolck, la chevelure du saule aux sveltes ra- 
meaux du casmarina s’enlaçant tous les deux aux 
vignes el aux lilas de nos contrées. Le coup d'œil est 
ravissant, le spectacle est magique. Le ciel est voilé, 
une brise d’est passe sur notre front, qu'elle rafrai- 
chit, et nous voilà en route. 

Je vous l'ai dit, la civilisation est usurpatrice, et le 
kanguroo s’est éloigné des lieux habités pour se ca- 
cher bien loin, bien loin dans les profondes solitu- 
des. Nous avancons au milieu des conversations Îles 
plus folles, et nous voici enfin sur la lisière de deux 
forêts solennelles où l’on ne pénètre jamais qu'avec 
admiration et respect. Attention maintenant et faisons 
en sorte que le piétinement des chevaux sur le gazon 
ne réveille pas trop le kanguroo dans son gite, car 
lui aussi à la course rapide et les élans immenses. 

Un faible gémissement s'est fait entendre, le cu- 
rieux animal est tout près, tàächons de le cercler, 
barrons-lui tout passage et ne faisons usage de la 
balle que lorsqu'il sera bien constaté que nous ne 
pourrons pas le réduire aux abois. Alerte lil a tendu 
son cou, dressé ses oreilles, interrogé d’un œil pé- 


314 CHASSES. 


nétrant les profondeurs du bois où il se croyait soli- 
taire et en sûreté. Alerte! car il nous à vus et il est 
parti. Par là, par ici, par là; 1l à franchi le ravin, 
nous l'avons franchi avec lui : le voilà en face d’une 
barrière à pic de douze pieds de hauteur ; il est pris, 
il est vaincu ; le voilà qui s'arrête, il recule; c’est 
sans doute afin de nous émouvoir par sa soumission. 
Gare! il s’est élancé quand nous croyions le tenir, ül 
est en l'air, :l nous échappe, l'obstacle est surmonté, 
nous l'avons perdu de vue. 

Et maintenant il se dresse encore là-bas sur ce 
terre-plain, dans cette clairière où il respire avec 
effort et où il se promène en bondissant sur ses lon- 
gues pates de derrière ct sur sa queue qui lui sert 
admirablement de point d'appui. C’est un être fantas- 
que hissé sur un trépied mobile. À quoi ressemble- 
t-il encore ainsi posé, ainsi sautillant ? À une gigan- 
tesque sauterelle se jouant dans une prairie. 

Mais le moment de l’étudier n’est pas venu. C’est 
celui de le poursuivre, de nous en emparer, et c’est 
pour cela que nous nous divisons encore et que nous 
contournons la barrière que Le kanguroo seul pouvait 
franchir. Nous voici enfin en rase campagne. La plaine 
est immense, le quadrupède chassé s’y repose auprès 
de quelque arbuste, il ne nous échappera plus, 
car nos chevaux sont de race anglaise et ils envahis- 
sent promptement l’espace. 

Le kanguroo se dresse à quelques centaines de pas 
des chasseurs, nous nous précipitons vers lui de 


LE KANGUROO. 315 


la rapidité de nos montures et nous ne gagnons guère 
de vitesse notre agile coureur, qui est plus souvent 
en l'air que sur la terre. 

La balle l’arrèterait peut-être; mais la victoire se- 
rait indigne de nous ; nos chevaux sont infatigables, 
nous sommes dix contre un et ilest là, lui, n'ayant ni 
ongles aigus pour se défendre ni dents'acérées pour 
nous déchirer. Le chasseur a aussi ses momens de 
générosité. 

Mais ia plaine est dévorée et nous sommes résolus 
d'atteindre le kanguroo, dont ies forces ne semblent 
pas encore affaiblies. Voici une colline en face de 
nous ; elle se dresse, grandit, se développe ; il faut la 
gravir, nos chevaux ont le pied sûr. 

Ce n’est pas assez. Le terrain offre trop d’avanta- 
ges à l'animal indompté à qui ses longues paltes de 
derrière deviennent d'un immense secours pour les 
ascensions. Aussi, à peine sommes-nous au pied de 
la colline qu’il en a déjà franchi le sommet et que 
nous nous regardons avec des yeux découragés. 

Les chevaux sont lents, ils ont besoin de repos, 
nous faisons halle auprès d’un courant d’eau, nous 
interrogeons nos besaces venues en croupe avec nous, 
et un maigre diner s'achève encore joyeusement, 
surtout si nous reportons nos souvenirs vers celte pa- 
trie absente où tout dort en ce moment dans les té- 
nébres, tandis que le sajeil se promène éclatant à 
notre zénith. 

Vous qui me lisez, essayez d’un pareil bonheur, 


376 CHASSES. 


visitez l'Atlantique, doublez le cap Horn, jetez l’an- 
cre après une faible course de quelques milliers de 
lieues sur le continent où je vous promène, et dites- 
moi ensuite si les joies domestiques sont les plus dou- 
ces que l’homme puisse goûter. On n’a pas voyagé 
quand on n’a pas été à l'antipode de chez soi. 

La pitance a été vite dévorée; il est midi, nous 
avons bien des heures avant que la nuit nous force à 
la retraite, et il serait trop honteux que nous ren- 
trassions à Sidney sans la conquête d’un seul kan- 
guroo. 

En avant donc et gravissons cette colline rebelle ; 
sachons si de l’autre côté nous ne serons pas plus 
heureux que de celui-ci. Nous en avons atteint la 
crête, le coup d’œil est imposant, majestueux; le dé- 
sert et son silence, son silence qui vous émeut et 
vous parle si haut. La voix du tonnerre a moins de 
gravité, je vous le jure, et vous êtes moins frappé de 
ses éclats que du mutisme des solitudes. 

Mais nous ne sommes pas venus ici aujourd'hui 
pour nous livrer à nos études philosophiques et re- 
ligieuses ; argonautes infatigables, nous sommes par- 
tis pour faire la chasse au kanguroo; il nous en faut 
un au moins, et dussions-nous l’atteindre d’une balle, 
nous apporterons sa dépouille au Port-Jackson. 

Le plateau sur lequel nous nous promenons est lar- 
ge; ne le quitions pas, puisqu'il nous sert de bel- 
véder el que nous pouvons espérer d'y trouver le gîte 
de quelque kanguroo, car animal est poltron et il 


LE KANGUROO. 911 
? 


doit se poster de préférence dans les lieux où son 
œil embrasse le plus de terrain. En effet, voici les 
traces de son récent passage ; il n’est pas loin sans 
doute, et cette fois nous n'avons pas de colline à gra- 
vir. Nos chevaux se sont élancés, le kanguroo leur en 
a donné le signal par un bond sur place qui, en l'é- 
levant au-dessus des broussailles sous lesquelles il 
s'était abrité, lui a permis de nous voir. Icises lon- 
gues pattes le protégent encore; mais il faut enfin des- 
cendre le plateau, nous pouvons ralentir notre mar- 
che, le fauve quadrupède ne nous échappera pas. 

La pente devient rapide, le terrain est circonscrit 
etil faut descendre la colline ou se rendre à merci. 
Le premier parti parait plus rassurant au kanguroo, 
que nous sommes bien près de forcer; il part après un 
moment de réflexion, et le voilà non plus sautant, non 
plus gambadant, mais roulant jusqu’au bas emporté 
par le poids de son corps, car sa queue ne peut lui 
servir de point d'appui et ses courtes pattes de de- 
vant touchent le sol presque en même temps que sa 
tête. Il va, il va selon le caprice du sol, il s'arrête, 
trébuche, chancelle, reste un moment suspendu en- 
tre l'équilibre et la chute, tombe, bondit comme une 
cascade, tantôt roulant de la tête à la queue, faisant 
en route vingt sauts périlleux, tantôt roulant sur le 
dos et sur le ventre comme un baril abandonné sur 
une pente. 

Quant à nous, nous n'avons plus besoin d'aiguil- 
lon pour nos chevaux, nous calmons leur fougue dé- 


T: V. 29 


_t 


378 CHASSES. 


sormais inutile; nous les menons au petit pas en 
louvoyant jusqu’à la terre horizontale, et quand nous 
avons atteint le pied de fa colline, nous trouvons gi- 
sant là, couvert de plaies, déchiré, râlant, vaincu par 
sa chute, le quadrupède bizarre que nous n’avions 
pas pu dompter à la course. 

Que ferons-nous maintenant de cette peau déchi- 
quetée? Laissons-la dans ces déserts avec les chairs 
faisandées ; une horde de sauvages passera peut-être 
par ici dans quelques jours; les exhalaisons putri- 
des l’attireront au pied de cette colline, elle dépècera 
voracement l'animal, dont elle jettera les lambeaux 
au milieu d’une flanme rougeûtre, et-elle remerciera 
de ce repas... 

Qui donc ? Le sauvage habitant de la Nouvelle -Hol- 
lande n’a point de Dieu. 

Je vous ai fait faire une rapide course, n'est-ce 
pas ? Je vous ai présenté l’esquisse de cette chasse au 
kanguroo avec une vélocité que vous me reprocherez 
peut-être, et cependant elle m'a donné quelque mal 
à achever. Dés qu’on est à la poursuite du singulier 
animal qui arpente si chaudement les solitudes de la 
Nouvelle-Hollande, on n’a pas un seul instant de re- 
pos pour prendre des notes; il faut sans cesse être 
en alerte, se cramponner solidement sur son cour- 
sier. La phrase que vous voulez tracer est à peine 
commencée que vous devez l’abandonner au milieu 
du mot, oubliant le point sur l’z ou la barreau £ pour 
vous élancer vers le fugitif. Comme le vent, le kangu- 


LE KANGUROO. 379 


roo a ses caprices; il va de l’est à l’ouet et du nord 
au sud, selon l'instinct de sécurité qui le possède, et 
le pays que vous envahissez passe si vite qu'il s'ef- 
face pour ainsi dire devant vous. 

I n’y a pas deux manières de peindre les choses 
matérielles ; le moment où vous les voyez est le seul 
favorable, et si vous les traduisez par le souvenir, 
vous n'êtes plus exact. L’à peu près est un vice dans 
toute histoire. 

Le kanguroo expire; je trace ces lignes au dernier 
battement de son cœur, à son dernier regard qui se 
vitrilie; le voilà qui se raidit ; il est immobile, mort ; 
je ferme mon calepin. 











| où wiqu shit at io 
auieh agir due la aa AT Janxe 

| Er te dd « Qu MAMA 

| Fr pe aorpif, 200 ON Of 

/_ aiugdn sara ete ds ren; 6 

| io, li otié, ab lé vos ip. “io 


La ail Ÿ as L'urate | LA EL RARE LR FE JA ons 


: | ! î 0 


L l D ‘ 
SA j'« ICE . | 


units ŒA poust-da T 


L 
' 
ANES TRE CHOOS LS ACL ONE CAT TU TRE ERNS ET USE | A Re lé LE 


‘ou a Qu TEEN, 2 1 “46 a na Pen Lan 
à en ‘a pes ut à pe : 









.° n 
: ee bat tomb 
. ? 1 € 

| ae à j Al ge 
nn PPT ft she TENRAU 7 Le 





NT | LA 

: Ca ms br 
D + LL FLE 
FN. : PART 4 hate CE ra PT 


18 


Th GE IN" RE QU He 


Quelques étymologistes pensent que le mot requin 
vient du latin requies, qui veut dire repos éternel, et 
ils s'appuient sur cette idée exacte de la voracité de 
ce terrible cétacé qui, dès qu’il vous donne chasse, 
vous engloutit presque toujours dans ses entrailles. 
Le requin est le tigre des océans. 

Il a d'ordinaire vingt-quatre à trente pieds de lon- 
gueur et pèse mille livres. Certains voyageurs cepen- 
dant assurent en avoir vu de longs de plus de quinze 
mètres el qui pesaient plus de quatre mille livres. 


382 CHASSES. 


Le requin a reçu de la nature une force et une 
voracité extraordinaires : il court au-devant de tout 
ennemi, il l'attaque avec fureur, le mord avec rage, 
il frétille joyeusement à l'aspect d’une proie, il ouvre 
une gueule immense et il n’est satisfait que lorsqu'il 
voit auprès de sa victime d’autres victimes prêtes à 
lui servir de pâture. 

Le corps du requin est trés allongé et la peau qui 
le recouvre est garnie de petits tubercules très ser- 
rés les uns contre les autres. Comme cette peau tu- 
berculée est très dure, on lemploie à polir divers 
ouvrages de bois ou d'ivoire; on s’en sert aussi pour 
faire des liens et des courroies ainsi que pour couvrir 
des étuis et d’autres meubles ; mais il ne faut pas la 
confondre avee la peau de la raie sephen, dont on fait 
le galuchat et qui n’est connue dans le commerce que 
sous le faux nom de peau de requin , tandis que la 

véritable peau de requin porte la dénomination très 
vague de peau de chien de mer. 

La couleur de son dos et de ses côtés est d’un 
cendré brun , et celle du dessous de son corps , d’un 
blanc sale. Sa tête est aplatie et terminée par un mu- 
seau un peu arrondi. Le contour de la mâchoire 
supérieure d'un requin de trente pieds est d'environ 
deux mètres. Lorsque la gueule est ouverte, on voit 
au-delà des lèvres, qui sont étroites et dela consistance 
du cuir, des dents plates triangulaires, dentelées sur 
leurs bords et blanches comme de livoire. Le nom- 
bre des dents augmente avec l’âge de l’animal. Lors- 


LE REQUIN. 383 


que le requin est encore très jeune, il n'en montre 
qu'un rang dans lequel on n’aperçoit même quelque- 
fois que de faibles dentelures; mais à mesure qu’il 
se développe, il en offre un plus grand nombre de 
rangées, ct lorsqu'il est devenu adulte, sa gueuleest 
armée, dans le haut comme dans le bas, de six rangs 
de ces dents fortes, dentelées et si propres à déchirer 
ses victimes. 

La langue du requin est courte, large, épaisse et 
cartilagineuse, retenue en dessous par un frein, libre 
dans ses bords, blanche et rude au toucher comme le 
palais. Ses yeux sont petits et presque ronds ; la cor- 
née est très dure, l'iris d'un vert foncé et doré; la 
prunclile, bieue, consiste dans une fente transversale. 

Les nageoires du requin sont fermes, raides et 
cartilagineuses.Son cerveau est pelit, gris à sa surface, 
blanchâtre dans son intérieur et d'une substance 
plus molle et plus flasque que le cervelet. 

On ne sait pas exactement combien peut vivre le 
requin, mais à peine est-il né que sa voracilé se dé- 
veloppe et il est cruel jusqu à sa dernière heure. 


CHASSE. 


Je comprends la chasse au lion et au tigre; je 
comprends aussi que pour se débarrasser d’un voisi- 
nage périlleux, l'on chasse le boa, le serpent noir et 
le serpent à sonnettes. 

Le rhinocéros et l'éléphant devaient avoir égale- 
ment leurs ennemis, leurs vainqueurs, car l’homme 
veut trôner en tous lieux et ne peut souffrir de rivaux 
parmi les quadrupèdes. 

À peine le condor et l'aigle échappent-ils au haut 
des airs à la balle du chasseur qui va souvent les cher- 
cher au-dessus des nuages. Le castor et la marmotte 
ne sont guëre protégés par leurs demeures souter- 
raines; vous avez vu les glaces polaires n’offrir qu’un 
faible obstacle à l'audace et à la persévérance du 
chasseur allant poursuivre l’ours blanc au-delà du 
cercle arctique. 

Ainsi donc tous les animaux ont été vaincus, tous 
ont trouvé leur maître, leur dominateur orgueilleux; 
l'air et la terre ont en quelque sorte été soumis au 
même despote avide de posséder , impatient de tout 
envahir. L'homme seul peut lutter à forces égales 
contre l’homme... Je me trompe, les passions ont 
plus de puissance encore que nous : les passions sont 
les seules souveraines du monde. 

Des maisons flottantes ont étendu leurs bras ro- 


LE REQUIN. 380 
bustes et livré leurs voiles aux vents ; d'intrépides 
matelots ont balayé les mers d’un pôle à l'autre et 
traqué la baleine dans son empire. 

Cela se conçoit , mille nains peuvent attaquer et 
soumettre un colosse, et puis le navire qui porte ces 
provocateurs audacieux a de solides bordages forte- 
ment chevillés et une carène bordée de plaques de 
cuivre. Il marche aussi, lui, presque aussi vite que le 
vent, il court presque aussi rapidement que le monstre 
sur lequel il brûle de se ruer. Gare le chot pourtant! | 
car la tête de la baleine est dure, et sielle se fâche, le 
vaisseau sera entr'ouvert et l'équipage englouti dans 
une tombe muette. 

Quand l’homme s’est senti trop faible pour com- 
battre les quadrupèdes, il a appelé à son secours 
ceux-là mêmes auxquels il déclare la guerre ainsi 
que les machines et les armes qui lui servent de 
protection sur la terre; les reptiles seuls n'ont à se 
défendre que contre les hommes; le lion , le tigre ou 
le rhinocéros reculent souvent en présence du reptile 
qui se replie sur lui-même pour s’élancer et les 
étreindre dans ses replis tortueux ou qui va les briser 
sous le venin mortel dont le ciel l’a si funestement 
doté. 

Ne croyez pas, mes amis, à ces événemens tra- 
_giques racontés par tant de voyageurs casaniers , 
témoins oculaires de scènes effrayantes où le requin 
avalait un homme comme vous avalez un gouJon. Ces 
choses-là ne se voient que dans les romans ou dans 


386 CHASSES 


les livres écrits pour faire peur aux petites filles, 

Le requin, j'en conviens, à un triple rang de dents 
aiguës et tranchantes ; il est vorace autant que tout 
autre animal terrestre; il paraît insatiable, il mâche, 
il mâche toujours même alors qu'il est plongé dans 
le sommeil; il triture les débris d’aviron que les mate- 
lots lancent à la mer ; ilavale les linges, le goudron, 
les morceaux de câble, et plus vous jetez d’alimens 
à sa gloutonnerie , plus sa voracité paraît insatiable. 

L'on a dit et l’on a souvent écrit aussi que le re- 
quin sentait, au milieu des flots, les exhalaisons 
des corps malades enfermés dans les batteries ou le 
faux-pont des navires. C’est encore là une de ces 
croyances ridicules qu’il faut reléguer parmi les 
contés, enfans d’une imagination déréglée ou avides 
du merveilleux. 

Le requin nage lentement; sa course habituelle 
est de trois à quatre nœuds à l'heure ; si le navire 
prend un élan plus rapide , il est rare que le requin 
que vous voyez passer auprès de vous suive le siliage 
en dépit de son instinct qui lui indique partout l’es- 
pérance ; et vous le voyez s'éloigner mâchant le flot 
comme pour se venger de ne pouvoir atteindre une 
proie plus nourrissante. 

Quand le requin sort de la mer, ce n’est jamais 
qu’à une fort petite distance de la surface; et la dis- 
position de sa mâchoire est elle qu'il ne peut alors 
saisir que très difficilement le corps qui lui est pré- 
senté. La lèvre supérieure du requin avance beau- 


LE REQUIN. 387 


coup; et pour mâcher et avaler , il est contraint de 
se tenir à demi couché sur le dos. 

On à vu quelquefois au milieu d’une tourmente la 
lame écumeuse lancer sur le rivage un requin trop 
faible pour résister aux secousses de l'Océan. C’est 
alors qu'une lutte ardente s'engage entre Îles 
nègres ou les colons et le redoutable cétacé qui se 
débat contre les tortures d’une respiration étouflée. 
C’est alors que l’on peut étudier la force du requin. 
Les bois les plus durs sont percés comme par des vis 
ou des clous. Une branche de pin ou d’ébène de la 
grosseur du bras est broyée comme de la paille, et les 
traces creuses de ses dents sont empreintes sur le fer 
mème. Je garde encore un os de trois pouces de 
diamètre qui a été coupé par un requin aussi nette- 
ment qu'il le serait par une scie; et je pense qu’un 
de ces animaux apprivoisé par un de nos habiles opé- 
rateurs pourrait admirablement servir à lamputation 
de nos membres gangrenés. C’est là une améliora- 
tion à apporter dans nos hôpitaux et j'engage mes- 
sieurs de la faculté et nos expérimentateurs les plus 
audacieux à essayer du moyen que je leur indique. 
Une mâchoire de requin en remplacement des scies, 
des couteaux, des lancettes et des trépans serait, je 
le crois, une innovation qu'on aurait grand tort de 
reléguer dans les impossibilités. 

Nous avons essayé souvent de harponner les re- 
quins qui venaient rôder autour du navire; et soit 
que les bras de Vial ou de Marchais ne fussent point 


388 CHASSES. 

assez exercés, il nous a été impossible d’en saisir 
un seul de cette facon , si commode contre les mar- 
souins et les dorades, tandis que dans le détroit 
d'Ombay nous en avons pris six en un seul jour à 
l'aide de lémérillon. 

Marchais, Barthe, Vial et Petit surtout se sentaient 
humiliés de leur impuissance à lutter contre ce vorace 
ennemi sans cesse en guerre avec tout ce qui respire. 

J'ai vu souvent dans les zones équatoriales les na- 
vires retenus par les calmes jeter une voile à l’eau, 
lui faire faire une sorte de cerceau dontles bords ne 
s'élevaient au-dessus de l’océan que d’un pied et où 
une partie de l'équipage se livrait au plaisir de la na- 
tation. Eh bien ! je n’ai pas entendu dire qu'un re- 
quin se fût jamais élancé dans ce bassin improvisé 
pour s’y emparer d'un nageur. Je le repête, le requin 
est peut-être le plus vorace des animaux ; mais en 
général il ne saisit que ce qui se trouve à portée de 
sa gueule. 

Rien de plus étrange et de plus admirable à la fois 
que l'esclavage du requin obéissant comme à un bon 
maître à un petit poisson de six ou huit pouces de 
longueur que les marins ont appelé pilote parce que 
c’est lui qui guide le monstre dévorateur. 

Une proie serait là presque sous la dent du requin 
qu'il n'y touchera pas si le pilote prend une direc- 
tion opposée, el le cruel cétacé, qui dévore tout sur 
son passage, respectera son pilote même dans les di- 
settes les plus forcées. 


LE REQUIN. 389 


De ces deux affections miraculeuses, quelle est la 
plus chaude, la plus sainte ? 

Vous avez vu le requin humble sujet du pilote, et 
maintenant celui-ci, dès que son élève est enlevé, se 
jette sur son ventre, s’y tient violemment cramponné 
et se condamne volontairement à la mort avec lui. 
De si touchantes affections ne se trouvent qu’au fond 
des eaux. 

Le moyen le plus simple de s'emparer du requin 
est de jeter à la traine sur l'arrière du navire un so- 
lide émérillon tenu par un gros filin et recouvert d’un 
morceau de viande. A sa vue, le monstre redouble de 
vitesse, guidé toujours par le pilote attentif, il s'ap- 
proche, se penche, fait frétiller sa queue, tourne sa 
mâchoire, l’ouvre, la referme, et le morceau de fer 
entre profondément dans la partie supérieure de la 
tête. Le voilà captif et la joie est à bord, car l’équi- 
page aura des vivres frais pour sa journée de fatigue. 
On pèse sur le filin; des cris de joie se font entendre 
aux violens efforts du cétacé qui vient de quitter son 
élément ; on le hisse et on le jette sur le pont. Saisis- 
sez d'abord le généreux pilote, que vous n’arrachez 
qu'avec effort du ventre ou de la nageoïire de son mai- 
tre ou de son valet, etsans croire aux terribles dégâts 
qu'on vous à dit que le requin commettait sur les na- 
vires si on ne se hâtait de lui couper la queue à coups 
de hache, tenez-vous loin de lui, car si sa queue 
vous frappe, vous serez renversé. C’est un coup assez 
violent d’aviron que vous venez de recevoir. 


390 CHASSES, 


Vous séparez du tronc la queue du monstre, dont 
les yeux rougeâtres et animés disent les souffrances 
el la colère, vous le privez de ses nageoires, vous le 
suspendez , vous louvrez de bout en bout, vous lui 
arrachez le foie, les intestins, le cœur ; il ne reste 
plus du requin que la carcasse, et il se tord encore, 
il frappe Pair, et sa mâchoire secontracteet se dilate 
fébrilement, et ses yeux ont toujours une expres- 
sion d’amertuine et de rage extrêmement remarqua- 
ble. 

Prenezle cœur dans vos deux mains, serrez-les l'une 
contre l’autre, et à des intervalles presque égaux, 
après un isolement complet de quelques heures, ce 
cœur que vous devriez supposer sans vie vous forcera 
à ouvrir vos mains, tant ses soupirs ont de la promp- 
titude et de l’énergie. 

La nuit a passé sur le cadavre suspendu du re- 
quin, vous le jetez à l’eau pour le rafraîchir avant 
de le taillader pour votre table... Eh bien! il nage 
encore, la vice est puissante sur cette carcasse que 
vous allez jeter dans le poële ; il y a sous cette peau un 
sang qui s’agite, une douleur, une agonie. La mort 
si lente du requin est la plus horrible expiation de 
sa vie de gloutonnerie et de meurtres. Qui dirait ce- 
pendant que ce monstre si difficile à vaincre et à tuer 
est souvent traqué dans son domaine par l’homme, 
qui ne veut d’égal ni sur la terre, ni dans les eaux, ni 
dans les airs, où il a osé s'élever à la hauteur de lai- 
ele et du condor ? Oui, le requin va être vaincu par le 


LE REQUIN. 391 
nègre de Gambie, par celui du Sénégal et de Mada- 
gascar. Quelques peuplades sauvages de l'Amérique 
du sud ont aussi leurs intrépides chasseurs de re- 
quin, dont ils trouvent exquise la chair huileuse et 
coriace. Voyez : 

La mer est calme, bleue, transparente. Armé d’un 
dard court, aigu, le chasseur est posté sur une roche 
élevée; son œil perçant interroge les flots dans les- 
quels il va s’élancer comme vous le faites vers les 
broussailles où git le lièvre. 11 a plus de calme peut- 
ètre, et à coup sûr autant de certitude de succès. 
Une tache noirâtre se dessine à la surface entre deux 
eaux ; elle va cà et là sans secousses comme un pro- 
ineneur sous de fraiches allées. Le chasseur nage et 
vole à sa rencontre. Attiré par le bruit, le requin vi- 
gilant s'arrête d’abord ; mais guidé par le pilote, ilse 
dirige vers son ennemi, qui nage avec précaution et 
lui épargne ainsi la moitié du chemin. Le célacé 
agile sa queue, il est à côté de son adversaire, son 
corps fait l'évolution dont je vous aï parlé, et à peine 
est-elle commencée que le chasseur est-ce un chas- 
seur ? ) se précipite la main droite en avant et fouille 
profondément dans les entrailles du monstre. 

Les deux adversaires ne se quitteni pas après le 
premier coup de poiguard; un second est porté, puis 
un troisième, puis un quatrième, à moins que le re- 
quin plus agile que de‘coutume ne s'empare de la 
tête, du bras ou de la cuisse de son ennemi, qu'il 
brise d’une seule pression de mâchoire. IE y a là un 


392 CHASSES. 


cadavre mutilé servant de pâture à un autre cada- 
vre, Car le fer a pénétré dans le cœur ou le foie du 
squale, et demain, après-demain peut-être le requin 
aura vécu pour servir à son tour de pâture à quel- 
ques-uns de ses frères conduits auprès de lui par leurs 
dociles pilotes. 

Dans une traversée presque toute de calmes, de 
Batavia à Calcutta, le mousse d’un navire marchand 
en se baignant le long du bord fut saisi par un re- 
quin et coupé littéralement en deux au moment où il 
se cramponnait à un filin qui lui était tendu par son 
frère alarmé. A cette vue, celui-ci demande à grands 
cris une galle, il en brise le manche, s’arme de la 
pointe de fer, se jette dans l’eau, attaque le requin, lui 
plonge l’arme dans la gueule, la retire et la lui en- 
fonce dans le flanc. Mais au moment où, satisfait de 
sa vengeance, il va remonter à bord, le requin fait 
volte-face et coupe comme un coup de hache le bras 
qui s’attachait au navire. Les deux frères trouvèrent 
dans le corps du monstre une tombe commune. 

Dans ja Floride, il n’est pas rare de voir deux ou 
plusieurs nègres partir d’une habitation, après en 
avoir demandé la permission à leurs maîtres, se diri- 
ger en chantant vers le rivage, s’élancer dans la mer, 
courir au large et se mettre à la chasse du requin 
comme s’il s'agissait d’une partie de délassement ou 
de plaisir. 

L'un des chasseurs porte sur le dos un filin amarré 
à un émérillon armé d’un gros morceau de lard ou 


LE REQUIN. 393 


même d'un linge simple trempé dans de la graisse. 
L'autre bout du filin est noué à sa ceinture, mais 
par un nœud bouclé que le nageur peut défaire d'un 
seul coup de doigt afin d'éviter d’être entraîné par le 
squale alors que la douleur ou l’agonie le force à de 
plus rapides mouvemens. Tout est calculé, vous le 
voyez, pour un jeu, pour une distraction qui doit oc- 
cuper quelques heures. 

Tandis que, en présence du requin attentif à sa 
proie, le chasseur dont je vous parle tient d’une main 
le morceau de lard voilant le fer recourbé et se pro- 
tége de l'autre main par une pointe aiguë , le second 
chasseur voltige ainsi qu'une dorade autour du mons- 
tre vorace attaqué par le flanc, et plonge profon- 
dément le glaive ou le couteau dans ses entrailles. 
Si déjà le morceau de lard a été saisi et que la mà- 
choire du requin se trouve prise par le fer dentelé, le 
nègre pèse dessus et force ainsi le squale à faire volte- 
face ; si au contraire le piége a été respecté et que la 
lutte s'engage entre le requin et l'homme qui vient 
de le blesser, le premier antagonistes élance et cher- 
che à attirer à lui le requin irrité. Ainsi dans ce com- 
bat de deux contre un, le devoir du chasseur est tou- 
jour d'appeler à lui le péril; je dis plus, c'est son 
devoir et sa sécurité. Ne croyez pas pourtant qu'en 
allant à la rencontre du requin, les nègres chasseurs 
se flattent d’une victoire facile et nr. ‘à es pas 
ainsi, et ils entonnentavant de partir, de même qu'au 


moment où ils se jettent à l’eau, un chant monotone 
Te V. 26 


394 CHASSES. 


etnazillard qui est pour ainsi dire leur oraison funèbre. 

« St je dois étre mangé par mon ennemi, disent- 
ils à la divinité qu'ils se sont créée, furs que mon es- 
prit ne reste pas au fond des eaux, et récompense 
mon courage. » 

Quand le requin vaincu par l’émérillon qui le tient 
en respect et les profondes blessures qu’il a reçues 
aux flancs ou à la tête, cesse de se défendre, vous voyez 
les nègres regagner le rivage en trainant après eux 
leur conquête et lutter encore pendant des heures 
entières contre le monstre, dont vous savez mainte- 
nant que la vie ne s'échappe qu'avec une extrême 
lenteur. 

Le plus souvent encore un seul nègre est de retour 
à la case et il n’est pas rare que le planteur attende 
vainement les deux esclaves auxquels il a permis fort 
discrètement la chasse au requin. 

Ce fut un spectacle horrible que celui dont je vais 
vous parler. 

Le baleinier Ÿasluingion de Baltimore voguait sous 
petites voiles, le cap au sud. La brise était si faible que 
de temps à autre les mâts se trouvaient coiffés et qu’à 
peine l’on filait deux nœuds à l'heure. La veille une 
douloureuse cérémonie avait eu lieu à bord, et l’équi- 
page attristé gardait un morne silence en songeant à 
l'adieu éternel qu’il venait de dire à un de ces braves 
matelots dont la vie de souffrances s'éteint pour l’or- 
dinaire dans une rafale ou emportée par une vague 
venant couvrir les bastingages. Darnley avait été 


LE REQUIN. 995 
cousu dans un morceau de toile ; on avait fortement 
amarré deux boulets à ses pieds, les flots s'étaient 
ouverts et refermés sur lui avec un bruit monotone 
et lugubre. La brise se [eva moins douteuse, le balei- 
nier prit sou élan comme pour s'éloigner de ia tombe 
de Darnley, et quand tous les camarades du pauvre ami 
mort s’aflligeaient , on voyait là-bas sur le gaillard 
d'avant un tout jeune homme assis sur les bordages, 
sa tête blonde dans ses mains , insensible à tout ce 
qui se faisait autour de lui et obéissant comme une 
machine sans vie au roulis et au tangage du navire. 
C'était le frère de Darnley, dont le capitaine respec- 
tait la vive douleur et à qui il épargnait le travail du 
matelot. 

Le vent mollit de nouveau, le baleinier s'arrêta. 
Tout-à-coup : « Requin , crie une voix sonore, re- 
quin de l'arrière! » 

L'équipage dresse ses embüches , le vorace animal 
se jette dessus, 1l est captif. 

On le hisse, on le suspend à un étai, on le dépèce, 
on l’ouvre presque en face de ce pauvre Darnley jeune 
qui ouvrait les yeux presque sans rien voir. Ciel! un 
bras! un pied! 

Le bras est tatoué et une bague d'argent au doigt 
ditau matelot terrifié que la mer vient de lui rendre 
quelques restes d’un frère adoré. 

La mer bien plus que la terre a ses drames avec 
leurs terribles dénouemens. 

Le navire Louisa de Douvres se vit un jour enle- 


396 CHASSES. 


ver par un coup de mer plusieurs hommes de son 
équipage. L'un d'eux, nommé Jack$Son, fut assez heu- 
reux pour se saisir de la bouée de sauvetage el il put 
attendre là, debout sur le plateau et cramponné à la 
flèche, que Dieu luienvoyât un naviresauveur. Il lat- 
tendit pendant quarante-huit heures sans nourriture, 
sans sommeil , souvent assis, souvent aussi debout 
pour interroger l'horizon du plus loin possible. 
Et, tandis qu’en proie à de douloureuses angois- 
ses, il invoquait du ciel une mort sans souffrances, un 
monstrueux requin vint à lui et tourna souvent au- 
tour du liége protecteur avant d'essayer sa conquête. 
Il s’élança enfin et chercha à saisir dans son vol la 
jambe de l’infortuné Jackson, qui, à chaque élan du 
vorace animal, bondissait aussi et évitait la terrible 
mâchoire, La lutte dura quelques heures, et le mat- 
heureux matelot raconte que durant tout ce manège, 
où cependant il usait ses forces, il avait tout à fait 
oublié sa soif et sa faim. 

Xésigné à la patience, le requin se reposa de ses 
évolutions et tournoyant sans cesse autour de la bouée, 
il parut attendre que le matelot épuisé se laissät tom- 
ber dans les eaux. 

Un navire enfin se montra, il grandit, s'approcha, 
recucillit linfortuné marin qui allait se livrer au 
monsire; mais avant de monter à bord, l'équipage 
du brick avait jeté à la traîne le lard tentateur, et Les 
deux combattans furent hissés ensemble sur le pont, 
l'un pour servir de nourriture à : l’autre seulement 
les rôles se trouvèrent changés. 


LE REQUIN. 397 


On garde encore à Douvres, chez larmateur du 
brick, la carcasse du requin, auprès de laquelleon a 
esquissé la scène de la double ascension accompagnée 
d’un récit en forme de complainte où les railleries 
sont pour le Jackson sauvé et les doléances pour le 
requin se tordant sur la braise et la flamme au fond 
de la marmite du coq. 

Le tigre et le serpent sur la terre, le vautour dans 
les airs, le requin dans les eaux, voilà les êtres les 
plus cruels de la création , voilà du moins ceux que 
les hommes ont le plus appris à redouter. 

Mais qui vous dit à vous, dont l’orgueil ne se tait 
devant aucun mystère, que de plus petits animaux 
n’ont pas de colères aussi chaudes, des agonies aussi 
tourmentées, des vengeances aussi actives? Qui vous 
assure que dans vos lentes et périlleuses études vous 
avez logiquement classé les espèces et accordé à 
chacune sa part de bénéfices ou d’humiliations ? Il n’en 
a coûté que sept jours à Dieu pour faire le monde ? 
Qu'êtes-vous auprès de Dieu ? Qu'est-ce qu'une mi- 
nute, qu'est-ce qu'un siècle, qu'est-ce même que 
l'éternité à côté de l'éternité? Qu'il s’en faut de peu 
de chose pour que la sagesse devienne folie! Creuser 
J'immensité , c’est bouleverser la raison. 

Ma tâche est donc accomplie. J'ai fait passer devant 
vos yeux les redoutables adversaires qui ont si souvent 
arrêté les conquêtes des explorateurs ; j'ai fidèlement 
tenu mes promesses au milieu des profondes ténè- 
bres qui m'isolent de tout ce que j'ai chéri dans le 


398 CHASSES, 


monde : famille, beaux-arts, allures d'indépendance, 
de liberté, soleil, nature, contraste, mouvement, 
beauté avec ses caprices, son coloris et ses parfums, 
virilité avec ses teintes chaudes et ses passions, vieil- 
lesse avec sa démarche chancelante et ses rides véné- 
rables au front, devant lesquelles je m’inclinais avec 
RÉSpecLi 

Je n'ai plus à fouiller désormais que dans mes 
souvenirs el dans mes pensées pour y trouver un 
aliment à cette vie de douleurs qu’il faut bien que 
j'accepte puisqu'il y aura encore des larmes pour 
mon dernier adieu, des paroles généreuses sur ma 
tombe. 

Je vousai dit de puissantes querelles, de rudes com- 
bats. Que d’autres plus attentifs, plus profonds, vous 
initient aux secrets de luttes moins tumultueuses , 
mais plus envenimées peut-être. Je n’ai mème pas de 
regard pour le jour le plus éclatant; comment irais-je 
chercher les secrets des êtres microscopiques qui 
s’agitent autour de nous sans nous assourdir de leurs 
incessantes colères ? 

Voyez la fourmi et ses champs de bataille où tom- 
bent tant de victimes! Voyez le petit ver de terre se 
tordant fébrilement contre la douleur d’une piqûre 
d'épingle! Voyez le combat meurtrier de deux saute- 
relles se disputant un brin de gazon , la rage de deux 
papillons se déchirant et se décolorant les ailes 
pour trôner seuls sur une rose épanouie! Voyez la 
vorace araignée emprisonnant dans ses mille réseaux 


LE REQUIN. 399 
l'insecte imprudent qui vient se reposer près de sa 
demeure semée de cadavres privés de sang !.. 

Croyez-vous qu'il n'y aurait pas là-dessus un livre 
plein d'intérêt à écrire? Croyez-vous donc que le 
drame ferait défaut au philosophe qui entreprendrait 
un si rare et si curieux travail ? 

J'ai senti mon cœur battre d'indignation à la tran- 
quille cruauté d’une araignée velue enlaçant une 
mouche, et je n'ai pas pu m'empêcher d’user de ma 
puissance pour écraser le vainqueur et délivrer le 
vaincu. 

Pensez, traduisez ces émotions, ces morts, ces fu- 
nérailles.... vous aurez instruit le monde ; moi, j'ai 
cherché à le distraire, à l'amuser.… 

Que peut un aveugle ? 

Je vous ai parlé, dans mes Souvenirs, de deux ma- 
telots chauds dans leur affection pour moi, ivrognes 
non pas Comme une éponge, qui, pour l'ordinaire, ne 
boit que de l’eau, mais comme un biscuit, qui ne boit 
que du vin, intrépides contre toute menace des vents 
ou des flots, actifs , passionnés, dévoués jusqu'au 
martyre, soumis jusqu'à lasser le malheur , recon- 
naissans jusqu à la servilité, qui les relevait au lieu de 
les abaisser , magnanimes, généreux dans leur misère, 
ne comprenant pas une méchante action ou en com- 
mettant par ignorance du mal et sans un remords à 
l'âme; matelots battus depuis leur enfance par les 
tempêtes comme nous le sommes, nous, par nos pas- 
sions, vivant de biscuit, de chair salée et sans nulle 


400 CHASSES. 
foi dans un meilleur avenir. Vous en souvenez-vous ? 

On n'a bien des fois demandé ce qu'étaient deve- 
nus Marchais et Petit, Petit surtout, ce pauvre souffre” 
douleur du premier, qui n’a jamais poussé une plainte 
au cielalors mêmeque ses membres nusse couvraient 
de givre sous une zone d’airain, alors même que la 
soif et la faim tordaient son estomac sans fraicheur 
et sans nourriture. Petit, cible de toutes lesealamités 
et dont le sourire n’a jamais été sans larmes et sans 
rides au front , enfant isolé, né du pauvre, courant 
dans la vie toujours entre deux ennemis redoutables, 
la faim et la lame écumeuse ouvrant sa gueule prête 
à dévorer celui qui la brave , voyageur errant, ne se 
consolant d’une infortune que par une infortune 
moins grande et regardant à l'horizon sans jamais y 
trouver une espérance. 

Mes lecteurs ont écouté, j’en suis sûr , le sourire 
aux lèvres, ces naïves questions et ces bouffonnes ré- 
ponses dont mon brave compagnon de voyage égayait 
mes aventureuses excursions. Ils l'ont vu non sans 
quelque pitié cramponné aux extrémités des vergues, 
envahir les airs comme un albatros ou plonger dans la 
vague écumeuse ainsi qu’un marsouin. 

Ils l'ont étudié au moment'd’un terrible naufrage, 
regardant d’un œil sec monter l’eau qui allait nous 
envahir et s’écrier à un de mes injustes reproches de 
couardise : 

— Quel bonheur si cette eau était du vin! 

Ce qu'est devenu Marchais, ce qu’est devenu Petit ? 


LE REQUIN. 401 
Hélas! je l'ignore, et je m'appauvrirais volontiers de 
l'oubli de quelques-unes de mes joies les plus belles 
pour me retrouver encore bras dessus bras dessous 
avec mon brave Petil sur les laves onduleuses du 
Mowna-Kaah, aux iles Sandwich, ou sous les élégantes 
touffes de cocotier, aux Mariannes. Où est Marchais 
l'indompté? où est Petit le résigné ? qui viendra m’en 
donner des nouvelles et réjouir mes nuits si longues ? 

Perdus dans ce monde immense qu’ils ont tant de 
fois sillonné, battus sans cesse par le courroux des 
hommes et des élémens, où vivent-ils? où sont-ils 
morts ? 

Peut-être point de terre qui les abrite, point de 
croix qui les protége, point de prière qui ait escorté 
leur agonie. 

Marchais est mort sans doute dans une rixe san- 
glante contre une peuplade sauvage. 

Petit aura été dévoré par un requin en volant au 
secours d’un de ses camarades menacé. Pauvre ma- 
telot ! 

Voici un requin! Point d’émérillon à la traine. 
Chapeau bas! C’est peut-être la bière de Petit qui 
passe 


Motos noel Jeu 
LUTTE es 
ent) 


iibrbiche 
ere LATE are ur isde 
Tashguot ie 2liun sde oir 1s/ ag 
:, « Hbael tacralip s208 irons. bn sue échasr 
TU deb roorruos sfMgg! Bees 2e ançd Léuaollixzto 
COOPER LUS Celnooti: do ae etblis ad: animent 1 
is ri. la dfne gtint Mer uill CE gt lan] 
où Hinq ei as ipianr 1 sb duiogr »118-de8 tt | | 
MORE) #aup vrilse sh babe 208 89! sorties . : 
re | gs 4 5 N | RABAT DELL PUITS LE. DS 
ne nu Mu sért à pes sjuobr ati Fiom 129 elite | a 
D DLL gene abétque ouurarieos he 
: im sHélov nS nier ca RULES sb 6 api 
| . | st UE), RPM ENT eoheréuuse ea h auf emsdisi | 
ira (| l | ta noptiolat - : : 
f cmt dE nolfibems té do daniupert: nt oies, ° L 
ip bre sy8-uég Jes' Li: l2ef 1 


DURE MEILNTAENTE 











or ‘1 DT 





FM 
LeAleunE Chr au nee ln dont the Je Pet 


| base » us EU dr au nel (TE lon aupres 


: 
DITAUIR COR ? 4 ee “), Li 1 st La À tét 1e re roches : 
* L 
con ms 
è ., 2° Gi Dharbour Got: tu L'Ar | E 


, LAVE ef Covers Haha équ'Et Fl ’ PORT 


‘< | h … 
É : > : 
. : : | 0 : 





MOT. 





MOI, 


Ma course est achevée, je me repose. 

Sans compter les romans , les ouvrages dramati- 
ques, les articles de journaux etles recueils de poésies, 
j'ai publié cinq gros volumes de voyages. Je me repose. 

Je suis aveugie; la côte était rude à gravir, et pour 
que mon courage ne me fit pas défaut, il fallait que je 
ne me crusse pas seul au monde. 

Quelques échos de voix généreuses sont venus Jus- 
qu'à moi comme une douce pensée à l'âme; J'ai saisi 
mes crayons, car je ne sais plus quand l'encre man- 


406 MOI. 


que à la plume ; j'ai groupé autour de ma mémoire si 
fraiche et si exacte mes souvenirs les plus lointains, 
et, me retrempant dans mon infortune, j'ai pris mon 
essor. 

Voilà dans ce cabinet, s’élevant jusqu’au plafond, 
cinquante-trois rames de papier barbouillées par moi 
et gardant religieusement les confidences que je leur 
ai faites. Cinquante-trois rames, deux mains et six 
pages ni moins ni plus. Est-ce de la persévérance ? 

C'est que ma route m'est tracée, à moi; je me 
heurte le front contre tout obstacle quand je ne tiens 
pas dans mes doigts le fil protecteur ; et mes lignes 
s’enchevètreraient les unes dans les autres si je n’a- 
vais appelé à mon aide mille petits moyens propres 
à m'empêcher de trébucher au milieu de mes excur- 
sions lointaines. 

Ma page se compose de douze lignes; une coche 
faite à un des angles du papier me dit que je suis au 
verso jou au recto. J'écris gros, très gros, pour que 
mon secrétaire puisse me lire. De petits anneaux en 
laiton, glissant le long du fil d’archal conducteur, 
m'indiquent l'endroit de la ligne où j'ai fait halte. 
Les fils d’archal sont fixés et assujétis à un cadre sous 
lequel est placé mon papier, dont chaque feuille est 
détachée. Comprenez-vous maintenant pourquoi cin- 
quante-trois rames pour cinq volumes? Quand je Les 
touche, j'en demeure épouvanté moi-même. 

Mais j'avais promis, j'ai dû tenir ma parole. On ne 
va jamais plus loin que lorsqu'on ne sait où l’on va, 


MOI. 407 
et je ne m'arrête que parce qu'il y a peut-être profit 
autant pour le lecteur que pour moi. 

Cependant encore quelques lignes avant mon repos. 

J'ai achevé mes courses au travers des déserts, des 
steppes, des montagnes pelées , des forêts vierges et 
des peuplades sauvages. Je vous ai dit les périls que 
j'ai volontairement courus dans mes téméraires ex- 
cursions , et je suis souvent resté au-dessous de la 
vérité en parlant de moi, car il y a de la fanfaronnade 
à publier certains dangers qui ont effrayé bien des 
courages et lassé bien des patiences. 

Je vous ai dit les mœurs des nations civilisées que 
j'ai trouvées loin, bien loin de la mère-patric; j'ai es- 
quissé les différences qu’il m'a été permis de signaler, 
j'ai poursuivi mes études avec une constance qui de- 
vait parfois ressembler à l’'importunité, et j'avoue que 
j'ai bien mieux aimé m'entourer des hommes qui 
avaient besoin de moi que de ceux qui auraient pu 
me protéger. 

J'ai vu le Brésil si suave, si parfumé, si riche de son 
ciel, sidiapréde son éternelle verdure, si resplendissant 
de ses myriades d'insectes et d'oiseaux tout diaman- 
tés, le Portugal abätardi, le Cap-de-Bonne-Espérance 
avec ses créneaux naturels de granit et de lave qui le 
protégent et le menacent à la fois, les archipels in- 
diens si diversement tailladés, les sauvages Moluques, 
les Mariannes si coquêttes, si près de la civilisation 
et si disposées à rétrogader vers la sauvagerte, les Ca- 
rolines, où vit le peuple le plus gai, le plus bienveillant, 


408 MOI. 


le plus beau de la terre. J'ai étudié les hommes fa- 
rouches d'Ombay buvant le sang humain dans le crâne 
des ennemis vaincus; j’ai gravi des sommets de lave 
côte à côte avec les Malais indomptés armés de leurs 
crish trempés dans l’hupas; j'ai suivi au milieu de 
leurs éternelles et silencieuses solitudes les traces des 
sauvages naturels de la presqu'île Péron; j'ai fouillé 
l’intérieur de la Nouvelle-Galles-du-Sud incessam- 
ment entouré de peuplades sans gîte, sans vivres, sans 
vêlemens, sans Dieu... J’ai crayonné les amusemens 
si pittoresques des Caffres, toujours en guerre 
avec les hommes et les terribles quadrupèdes qui les 
traquent dans leurs demeures; vous m'avez vu au 
milieu des Hottentots m’exposant bravement en vrai 
Spartiate aux caresses graisseuses des beautés de cette 
race informe dont on devine plutôt la présence avec 
l’odorat qu’à l’aide du regard. Jai navigué souvent 
seul dans ies pirogues des farouches habitans de 
Rawack et de la Nouvelle-Guinée ; j'ai dessiné les cu- 
rieuses et colossales ruines de Rotta et de Tinian au- 
jourd’hui désertes. 

Il manquait à ces tableaux, retracés avec exacti- 
tude sinon avec talent, des épisodes plus graves, des 
faits plus solcnnels, des luttes plus chaudes, des scè- 
nes de carnage plus animées. Il y manquait des cris 
de rage, des efforts inouis de férocité, des hurlemens, 
des déchirures, des plaies, des regards de feu, des 
dents et des ongles creusant profondément les chairs 
pleines de vie. I} y manquait des râles, des tortures, 
des agonies. Je viens de compléter mon travail. 


MOI. 409 


Je me repose. 

On m'a dit tout bas que j'avais quelquefois assom- 
bri mes tableaux et que je ne m'étais pas assez sou- 
vent montré généreux dans mes peintures de mœurs. 

Qui m'a dit cela ? 

Le Brésilien, alors que je parlais du Brésil; le Por- 
tugais, alors que je visitais Montevideo ou Dielhy; le 
Hollandais, quand j'étudiais Koupang ; l'Espagnol, 
quand j'ai décrit les Mariannes ou Rio de la Plata; 
PAnglais, quand il a été question du Port-Jackson ou 
de Maurice. 

Je suis plus compétent qu'eux en ces diverses ma- 
uéres et nul n’est appelé à être juge dans sa propre 
cause. Quand j'ai trouvé d’honorables exceptions, je 
me suis bien gardé de les laisser passer inaperçues ; 
j'ai franchement et loyalement cherché dans mes cour- 
ses tout ce qui pouvait m'instruire et m’amuser en 
même temps. J'ai voulu voir avec la raison, car 1l 
me semblait déjà qu’un jour je n'y verrais plus par 
mes yeux. 

Je mesuistrompé peut-être, jen’ai trompé personne. 

Le tour des bêtes féroces est venu après celui des 
homnies, c’est-à-dire la rage, la fourberie, la rapine, 
la cruauté sans le discernement à la place des passions 
qui abrutissent Pespèce humaine. 

Eh bien! que je me retrouve encore une fois dans 
les déserts africains au milieu des forêts vierges de la 
Nouvelle-Hollande, au pied des montagnes de l'archi- 
pel des îles Malaises où au milices steppes de lA- 


410 MOI. 


mérique du sud, et vous verrez que le tigre, le lion, 
le boa, le serpent noir, l’'hyène, le crocodile viendront 
hautement me reprocher d’avoir voulu flétrir leur 
caractère pacifique et insulter à leurs mœurs régéné- 
rées. Pour soutenir leurs droits et me punir de mon 
irrévérence, le lion me déchirera de ses ongles et de 
ses dents, la panthère bondira et m'entrainera dans 
son élan de reptile, l'hyène bavera sur mes vêtemens 
souillés, le tigre promènera sa langue rouge dans mes 
entrailles ouvertes, le rhinocéros me brisera sous sa 
bouture de fer, ie boa m’enlacera dans ses replis ser- 
rés, le serpent noir et le serpent à sonnettes m’in- 
fecteront de leur venin, le crocodile m’emportera au 
fond des eaux, le requin m'amputera un membre, le 
jaguar m'arrêtera au milieu de ses pampas et lélé- 
phant me lancera comme un ballon sur les palmes 
élevées du cocotier. 

Ainsi s'efface l'erreur et le préjugé. La violence 
soumet la raison. 

J'écrirai donc, afin de vivre en paix avec tout le 
monde, l’histoire d’un univers chimérique dont le 
mouton sera le despote. Mais vous verrez qu’on criera 
encore à la calomnie. 

Eh bien ! oui, alors seulement on aura dit vrai. Jus- 
que-là moi seul j'aurai raison contre les hommes et 
contre les tigres. Parce que moi seul je suis isolé. 

Je me repose, , 


à 


TABLE DES MATIÈRES. 


PRÉFACE. 
Chasse au Boa. 


Combat d'un Tigre contre un Lion. 


au Jaguar. 
au Lézard des Papous. 
à l'Ours blanc. 


Chasse au Lion. 


au Crocodile. 

à l'Eléphant. 

au Serpent noir. 
à l'Hyéne. 

au Tigre. 

à l'Hippopolame. 
au Rhinocéros. 


à l'Orang-Outang. 


au Serpent à sonnelies. 
au Porc-épic. 

au Phoque. 

au Buffle. 

ala Panthère. 

au Kanguroo. 

au Requin. 


Mor. 


FIN DE LA TABLE. 


. 





RUSSE 





gi PR EC PEU 


M 


{x re [Es UN ; 
# €. Ë, K” 
L é Mer 





AU 8 1 ar PR Le 


T6 piton 
6 fl ! 





rot A | QE té re, (2 de V3 
x 20e enteit 
HEAR de du 

: FENEE CGR : 
UE ; unes dé ippon | 
&* ve fi, Lidi Unes " * Ya . + Ê 


LPS A 


es 







HLLES Ms # 





Lu A ès: Du fa far sn és ; 48 
cle HA tu 7. UE 
dro BU (Ta ÉD 4 
À uÿet RE RATE. 
HITTN ie Ag C1 1 # de Ie Ex | 
| ri: snstde uO'kS etes à vou MT ke + 

oil au 91)109, arsiT. RG AUS Lea 










£6, Der 
2 ner ao us emsdg "te EN 
n | ee” Ci à Bnbos0 0 v8 =" Er 2 
Li : SA VEBE QUTe ; M LOT CURE ik LT 


1&s nétrà CO 



















; 109 lasdi22 us 





MS  sprlé 
| 7 AUS EU cos 
d + atehéaggeiEt" $; 
8090 us 
. | AG. iorè, aûn gaauO-paeiO lé; | 
, 308 1 29)enao8 $. TOTALE u£ Sd 
| LB AUS iatte Ho if 
| stqust0 ue de: PRET NC 
Mas “DORE HA: = € Her 
> à s Mu ne LS RTE FRA 
- Dur sf 1ês Frs Fall Re UT LA 
| SH OPAPE + M 46 0 N) 007 
au #L 7 "4 
ve: é: "3 HUE Lu 
PME 1 fn. 
à : : « : 4 È 
“ _— 
h # È 
" A + , 


"7 


+ 
Let 
E ‘ 








4 ! 


G Arago, Jacques Étienne Victor 
463 Souvenirs d'un aveugle 


PLEASE DO NOT REMOVE 
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET 





UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY 





ss Etes LEE en à 17 








O 

= 
| = H 
ui 7) 
= © 
an) ©. 
E eu 
ÆE 
O n 
Q > 
1 < 
EE eo 
LU 
© 
Z 
< 
[are 
a 


e  - « 
 .* «+ 
F4 a 4 
s.*