EMILE BERGERAT
SOUVENIRS
D'UN
ENFANT DE PARIS
— LE MARTYRE THEATRAL —
QUATRIÈME VOLUME
KERJIIME-CUIBA.X -LA UU BERGAMASQLE
EXGtERRAi\DE - LA CORSE - LE CAPITAINE FRACASSE
1882-1890
PARIS
BIBLIOTHÈQr
EUGÈNE FA
11, RUE D
U dVof OTTAWA
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SOUVENIRS
d'un
ENFANT DE PARIS
QUATRIÈME VOLUME
(HaVUKS 1) KMILK BblKClilîAT
POÉSIE
Poèmes de la Guerre de 1870 71 Lea Citinissieri^ de Reichshof-
fcn: l.c Muilre d'érole, elc).
La Lyre comique.
La Lyre brisée.
Ballades et Sonnets Kug. Fasquellf, «•dilcur).
THÉÂTRE
Théâtre complet; <! voliiini-s :
I. — ['ne Amie, Père et Mari, Anije Ilosani, Séparés de
corps, Le \om.
II. — llerminie, l-'lore de Frileuse, Ent/iierrande.
III. — La Nuit fie ri/a masque, Mijrane, Le Premier Baiser,
Le ( .apilainr l-'rarasse.
IV. — Manon Roland, Plus i/ue Peine.
y. — La Pompadnur. Le Capitaine Blomel.
VI. — La Fontaine de Jouvence, Petite Mère, Le Coniijal de
Cerfs.
Théâtre en vers : Enquerrande. La Nuit Perqamasque, Le
Capitaine Fracasse Imij;. I\tsiiiic1Ic, t''(lileur;.
Le Capitaine Fracasse, cornédio lii'roïiiiie en .") acles et un
l>rologuo, «Ml vers (Kii^'. Kasqncllc, éililcur).
ROMANS ET CONTES
Le Faublas malgré lui.
Le Petit Moreau.
Le Viol.
Le Chèque ou Éliane.
La Vierge.
Le Cruel Vatenguerre Première partie).
Bébé et C •. ci. nies.
Contes de Caliban l^ui,'. l'asqnelle, éditeur).
DIVERS. — CRITIQUE. — VOYAGES
Théophile Gautier, Entretiens. Préface (IKilmonu »i; <ioN-
«nl |;T IJIL'. K.l -'1 IK'lJc , r(liloiir\
Paul Baudry à l'Opéra.
La Chasse au mouflon.
L Amour en République.
Vie et Aventures de Caliban.
Mes Moulins.
Le Livre de Caliban. Préface d'ALtxA.Noiît; Uu.mas.
Figarismes de Caliban.
Le Rire de Caliban. Préface dWi.nio.NSE Daudet (Eug. Fas-
i|iifllc, r(lil«'iir- .
Chroniques de l'Homme masqué. Préface de Jules \'allès.
Les Soirées de Calibangréve.
Souvenirs d'un Enfant de Paris, l" volnnio. Les Années de
P,i I hr me iV.W'^. |';i>(|ii<'il<', i'-ditriii-.
Souvenirs d'un Enfant de Paris. 2' voliiine. La Phase cri
ti'iue lie la Critique 'V.un. 1 .isipielic, éditeur).
Souvenirs d un Enfant de Paris. .'5' voliime. Aa Vie moderne,
l.i' Vntlairr. /.r .\iini iljiu. |- ;i><|iifll<', friiteiir' .
Souvenirs d'un Enfant de Paris, l' volume. llerminie, Calihan.
La \uit lierqamasque, Enyuerrande, La Corse, Le Capilaine
Fracasse (Eùy:,. Fas^'iAicllei éditeur).
EMILE BERGERAT
SOUVENIRS
D UN
ENFANT DE PARIS
- LE MARTYRE THEATRAL —
QUATRIÈME VOLUME
HERMINIE - GALIBAN - LA NUIT BERGAMASQUE
EiNGUERRANDE — LA CORSE - LE CAPITAINE FRACASSE
1882-1890
PARIS
BIBLIOTHÈQUE -CHARPEiNTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE. H'-fT^'iorailas"
1913 ,' BI3UOTHECA
Tous droits réservés
IL A liTK TIKK DE CET OIVHAGE :
W exemplaires mimé volé s sur pdpicr de Ilollamle.
5 exemplaires niimcrolés sur papier du Jupon.
N
SOUVENIRS D'UN ENFANT DE PARIS
HENRY BECQUE
— Ah! c'est vous, Bergerat !... Ravi de vous ren-
contrer. Je viens de faire un quatrain en marchant.
Tant pis pour vous, vous en aurez l'étrenne.
— Bénis les dieux, mon cher Becque. d'avoir di-
rigé mes pas sur la pente du Pinde où vous glisse?.
.J'écoute votre quatrain déambulatoire.
— Voici, scanda-t-il.
Une femme vaut trois hommes :
Son mari et deux amants.
Les riches tempéraments
A Paris doublent les sommes.
El se campant dans l'attitude de la boxe :
— Hein... Quoi? fit-il, de son usuelle locution.
1
L' SOUVENIRS l> UN KM-ANT DE PARIS
— Oui, c'esl (In l'iroii. Mais je connais «ja.
— ("oimnonl ? ( )ù ? De t|ui ?
— I)"un jH'osalrur... dans Lu Pavisicniu'.
— Tiens, c'est vi-ai. je l'ai déjà dil an Ihéàlrc.
— Bia rcpctilfi. Mais ne vous lâchez pas si je lainie
mieux sous laulie l'orme. Elle vous est plus |>ropie
el plus propice, peul-ôlre.
— Parnassien! me lanc'a-l-il en rianl. Mais je le
sentis un peu vexé, car il voulait èlre poêle aussi el
il rimait férocement dans l'omlire, cl même en plein
air, comme on voit.
Cette rencontre du ipialrain urirrilo obstinément
la mémoire lorsque je traverse, au boulevard de
Courcelles, la place où se dresse, sur sa stèle assez
laide, le buste de mon vieux camarade de lettres, car
c'est sur l'emplacement même de la colonne qu'elle
eut lieu.
Non, l'icône d'Auguste Rodin ne commémore cer-
tainement pas en Henry Becfjue, l'un des meilleurs
poètes de l'époque ; je n'attente pas à .sa gloire si
j'avance que sa maîtrise était dans la prose, surloul
dialoguée, el que, s'il eut des rivaux en art drama-
tique, aucun deux ne lui passa la jambe. Le busle
esl parfaitement justifié el d'ailleurs de haute res-
semblance. Il a l'air de lancer surCabolinvillc cecaus-
tique : «< hein, cpioi ? » dont il ponctuait ses mots el
ses maximes. On ne m'empêchera pas <le penser du
reste que le monument en dit plus long encore aux
« neveux » que le talent, si considérable fiil-il, de
l'auteur des Corbeaux el qu'il a, en plein Paris, une
valeur d'amende honorable {)ublique. Aucun de nous,
en elTet. ne s'est vu disputer plus rudement par les
intermédiaires le droit de produire et de se manifester
HENRY BECQUE H
sur les scènes de noire langue. A ce titre il est l'ar-
chétype de l'auteur dramatique français au dix-neu-
vième, et sa vie est le poème de ce qu'on endure dans
le négoce. Le buste en fixe la légende.
Léon Dierx, qui demeurait non loin de l'édicule,
avait entendu sur son refuge un mol de liti batigno-
lais qu'il se plaisait à conter. Des provinciaux, arrêtés
devant le portrait de marbre, se demandaient entre
eux quel était le personnage célèbre dont il était
l'image. — Henry Becque ? Oui est-ce ? Ou'a-t-il
fait ? — Et le nom ne leur disait rien. Le gavroche
les tira d'embarras.
— Cherchez pas, fit-il, c'est celui dont on refusait
les pièces.
Et on ne caractérise pas mieux l'idée publique
d'une statue. C'est le commentaire du : « hein, quoi »,
mis en œuvre par le statuaire.
A la vérité, l'écrivain ne supportait pas en stoïcien
exemplaire Tostracisme deux fois cruel — car il
était pauvre et vivait de sa plume — qui l'écarlait ou
l'éliminait de l'affiche. Cet Aristide ne tendait pas de
bon gré la coquille au paysan. Il se défendait des
ongles et du rostre. Comme il était doué de l'esprit
de trail, il laissait dans le dos, à ceux qui le lui mon-
traient, la flèche barbelée du sarcasme et les forçait
ainsi à se retourner, un peu pâles. Les mots d'Henry
Becque formeraient, réunis, un recueil d'anas où
grimaceraient des têtes béates et même consa-
crées. — On m'accuse, disait-il, d'avoir la dent dure.
Cesl de celle qui me manque sur le devant et qu'ils
m'ont cassée à coups de pierres.
II avait traîné pendant plus de dix ans de porte en
porte théâtrale cette La Parisienne, tenue aujour-
4 SOUVENIRS D UN EMANT DE PAUIS
(l'hui pour le paninij^on de hi roun'die moderne, cl il
n'avait dû (jn'à la sagacité d'un amateur de la voir
représenter de son vivant et toute espérance perdue.
C'était en i885 et comme il datait de 1887, il avait
donc quarante-huit ans lorsque lui échut celte au-
haitie. Il y avait pourtant trois hivers que par la
>enle force du talent il avait, en passant sur le venlrr
à Kmile Perrin, enfoncé les barrières de la Comédie-
Kraneaise, enlevé comme à la baïonnette les ieno-
barbes du (^.omilé absurde de lecture el donné aux
Lettres celte superbe élude : Les Corbeaux, où nous
ressuseitail un lîalzae, ni |)]us ni moins. Dans tout
autre pays que le nôtre riioiume de ce chef-d'o'uvre
eût été, le lendemain de la première, comblé d'hon-
neurs et de fortune, el tous les lustres auraient lin-
Imnabulé son nom. Nous ne filmes pas cent dans la
salle el di.\ dans la pressée saluer l'évidence de celte
maîtrise. Kmile Perrin redressa son ventre prépo-
tent, les vieilles barbes d'airain reformèrent leur
carré, et tout fut dit el consommé ainsi qu'il est
écrit par le Dieu qui, sur les pièces de cent sous,
mais là seulement, protège la France. El Becque en
revint à ses épigraniine.s.
L'amateur (pii, après la chute de Les Corbeaux et
sur la foi de cette chute même, s'emballa pour le
grand méconnu, était un jeune alToIé de IhéAtre (jui,
pré<-urseur d'.André Ant<jine, avait réuni une troupe
de cercle pour jouer la comédie et e.xcellail lui-môme
à ce jeu. Il s'appelait Fernand Louveau. Je le voyais
souvent a l'Odéon pcMidant les répétitions <lc Le .\oni
el je ne me doutais guère qu'il allait, à son tour, de-
venir sous le nom de Fernand Samuel, l'un des direc-
teurs les plus libéraux, ou les moins illibéraux, si
HENHY BECOUE
VOUS voulez, de nos scènes parisiennes. Il m'apprit un
jour qu'il venait d'acquérir Ic'bail du théâtre de la
Renaissance et que la première œuvre qu'il voulait
y monter était du vaincu de la Comédie-Française. 11
était allé la lui demander le jour même, et il la te-
nait par traité. La seconde, avait-il ajouté crânement,
sera, j'espère, du vaincu de l'Odéon.
— Vicirix causa diis plaçait sed uicta Catoni, lui
avais-je répondu, et vous êtes Galon lui-même. —
Oh ! ces débuts des directeurs, ils sont frais comme
l'aurore. Que j'en ai vu chez moi les mains pleines
de fleurs et les lèvres de sourires, qui à la première
centième décrochée dans le stade où on les décroche,
avaient oublié jusqu'au nom que je leur faisais pas-
ser sur ma carte. C'est au théâtre que le mot de
Nisard est vrai et qu'il y a deux morales, celle du
succès et celle du four, car le directeur, lui, est tou-
jours le même, et il n'en est pas sorti de l'arche de
Noé deux types de l'espèce.
La comédie que Fernand Samuel avait rapportée
de sa visite à Henry Becque était La T^arisienne,
écrite, je crois, avant Les Corbeaux, et que tous les
directeurs lui rendaient sans, je l'espère pour eux,
l'avoir lue. Si elle ne fut pas le premier spectacle de
la Renaissance, elle en fut le deuxième; el l'effet, cette
fois, se dessina si considérable que les industriels
du métier en blêmirent et que le trouble régna dans
les ateliers à façon dramatiques. Était-ce là ce qu'à
présent le pubhc demandait? Fallait-il désormais
« faire du Becque » pour rallier les moutons panur-
giens de M. Payant, pasteur mobile de la Recette?
Et les contrefacteurs se décidèrent vile, ils « trous-
sèrent » des « Parisiennes », ils en troussent encore,
1.
i; souvENins n un knfant de i»ai<is
el cela sur les scènes m("^ines où le lype et modèle
avail «'tè acrueilli |>ar les oxporl.s à coup «le manche
à balai pemlanl <ii\ ans, vonsdis-je, comme un chien
qui pisse sur la porlc
<< Mou cher ami. mécrivail mon compap^non de
lulle el de déhoires, je sors de la risce universelle.
Il paraît cpi'on en sorl. Ils me donnent aujourd'hui
(in: maître ! C.ourage!... »
llenrv Becque, je le répète, à riieure du Iriomplic,
avoisinait la cinquantaine. Robuste encore d'appa-
rence el même comme rajeuni par les palinodies co-
casses d'une critique désorientée, qu'il comparai!
aux zig-zai,^s du canard décapité, il ne se sentait pas
moins usé prématurément par la vie de coups de
poinii^s donnés et reçus de son demi-siècle de pugilat
littéraire. Il m'enviait la philosophie joviale que
j'opposais à l'éternel philislinisme, et il ne se con-
solait pas de la perle des belles années.
— Si encore l'Ktat nous payait nos dettes, hein,
quoi ?... s'é<uiail-il, rien que ça, Bergeral, nos
dettes !...
Il advint (pio son V(eu fui à demi accompli. Le
timon de l'Inslruction Publique était îdorsaux mains
d'un parfait lettré, an libéralisme militant et qui,
phénomène extraordinaire, <'stimail que les réformes
[>roMiises par la r»(''publi(jMe sont applicables aux
artistes comme aux autres contribuables. Il connais-
sait l'œuvre d'Henry Becque et savait (ju'elle impor-
tait au règne. Léon Bourgeois lit donc un geste,
et La Parisienne rentra là où Molière lui-même
s'étonnait de ne pas la voir, soit chez lui, avec ses
trois hommes du quatrain, le mari el les deux amants
classiques. 11 y eut quelque chose de violé à la Co-
HENRY BECQUÉ 7
rnédie-Française, oui, et à qui le dites-vous, mais ce
n'était que le règlement, qui "n'a plus une place in-
tacte du reste sur le corps et en rend pour les débor-
dements à Messaline. Grâce à Léon Bourgeois,
l'Etat paya ainsi à Henry Becque, non pas ses dettes,
mais la dette publique, et, de ce jour d'abus et de
justice, Molière s'embêta moins dans sa solitude : il
eut (( à qui causer » comme eût dit la bonne com-
mère Laforest, reine des critiques sûres.
Vous ne supposez pas une minute, n'est-ce pas,
que les mardistes, légion sacrée de la routine, firent
bon accueil à la pièce imposée à leur ignorance sé-
lective ? Ils ne le pouvaient pas sans nier eux-mêmes
l'institution, d'ailleurs antinapoléonienne, des abon-
nements, qui les arme du pollice verso des ves-
tales. L'abonnement récalcitra, mais La Parisienne
enleva le parterre, et tout est dans le parterre. Peu
d'ouvrages ont, au théâtre, influé aussi vivement sur
la production dialoguée d'une, et même de plusieurs
générations d'auteurs dramatiques, puisqu'aujour-
d'hui encore les comédies à la mode ne sont que des
succédanées de cet original, et, en vérité, pas autre
chose. Henry Becque n'en tira pourtant que des
avantages platoniques et il ne put descendre d'un
étage, dans la maison où il logeait, son lit de fer et
sa chaise de paille. En vain, après Fernand Samuel
revenu de ses aurorales illusions, André Antoine
reprit-il la bataille et fit-il de La Parisiennela pievre
angulaire de son Théâtre Libre. Les admirateurs
s'accroissaient en nombre et en qualité et la pièce
fondait école, même à l'étranger ; mais il était
trop tard, sinon pour la gloire, pour les profits du
moins qu'on en retire de son vivant. Il faut réussir
s SOl'VKMUS l> IN KMAM UE PAHIS
jeuno. ou lU* romplfr (|ii<' siii- le marine des sl«''Ics.
IliMiry |{t'(M|U(^ avait encore en (xtrlefenille une
j4:ran(le eoin^'die «|ui dcvail «''Ire le pendant de Les
Corbeau.v et iivait parallèlement pour litre : Les Po-
lichiiu'lles. Klle était inachevée et elle est restée
t<-lle. il se passa autour d'elle, pendant ses dernières
années, la même pas<iuinade que, depuis lors, autour
de Chanlecler. Tous les IhéiMres d'ordre s'en dispu-
taient riionneur et la primeur, et, ravi de ce zèle
boiilVon. il ne la refusait à personne. — Les Polichi-
nelles sont à vous, ou plutôt ils le seront dès que je
les aurai terminés — Et tous les programmes de
saison d'attacher à ce clou leurs boniments.
Ce fut sa dernière épigramme et la plus mordante,
hein, quoi ?
II
Avant la guerre, et même après encore, lorsqu'on
prononçait le nom de M. Henry Becque dans un mi-
lieu je ne dis pas littéraire, mais parisien : « Ah !
oui. disait-on, l'un des trois de l'KcoIe Brutale. »
L'Kcole Bi-utale avait été découverte et baptisée par
M. Francisque Sarcey, M. Barbey d'Aurevilly avait
repris le mot, on ne sait trop pourquoi, et lavait
consacré ; et la désignation avait fait fortune. Or, il
n'y avait certainement point école s'il y avait bru-
talité, car aucun des trois jeunes gens gioupés lit-
térairement de la sorte ne se connaissait, ne s'était
vu ni parlé, et chacun d'eux travaillait isolément,
selon une esthétique propre.
HENRY BECOUE 9
Ces trois débutanls étaient, Alfi'cd Touroude, au-
teur du Bâtard, mort depuis à Alger, de la phtisie ;
Henry Becque, auteur de Michel Pauper, et enfin
votre serviteur. Notre brutalité, selon Francisque
Sarcey, consistait en ceci que, étant donnée une si-
tuation scabreuse, nous nous plaisions à l'attaquer
de face et résolument, ainsi que faire se doit. Grâce
à cette horrible accusation, nous fûmes tenus à dis-
tance par les directeurs comme de simples lépreux
de la vallée d'Aoste. Touroude mourut, Becque se
ramassa dans son coin et, moi, je passai à d'autres
exercices. Mais le temps marcha et le naturalisme
vint : nous avions joué les Saint Jean-Baptiste de
M. Emile Zola. Toutefois si l'on reprenait aujour-
d'hui l'un ou l'autre des ouvrages incriminés et taxés
de brutalité, ce serait Dorât lui-même qui descen-
drait du ciel, une couronne de roses à la main pour
les désigner à M. de Monlyon.
Il n'est pas douteux cependant que, sur ces trois
« jeunesses », deux au moins étaient nés pour le
théâtre et très richement doués. Je ne vois pas
qu'aucun des nouveaux venus ait signé de meilleures
promesses de talent queAe Bâtard deTouroude, et le
Michel Pauper de Becque. C'était fougueux, hardi
et brave, et cent qualités y crépitaient dans le dia-
logue. Les Corbeaux sont encore de ce temps- là,
puisque Becque les traîna douze ans, de théâtre en
théâtre, sans qu'un seid ait eu le courage de braver
la critique de Sarcey et de casser son jugement. Dix
ans d'attente, de lutte, de démarches sans nombre,
de tristesse et de misère peut-être, pour arriver à pro-
duire en France, dans le pays des lettres, une œuvre
d'art ! O puissance des mots ! Bect[ue était un brutal
10 sorvENiRs n un enfant m-, i-ahis
Jo n'avais vu. Ac ma vie, mon.coiirii'io en hiulalilr
lorsqu'un jour je reçus sa visite à la Vie iniHlmw.
Harassé île eelle joule de dix ans, mais non décou-
ragé, car Recque était dune trempe d'Iienule, il ve-
nait me parler de ses Corbeaux. « Je suis décidé à les
pul)lier dans un journal, me dit-il. Mais quel direc-
teur voudra assumer cette responsabilité de prendre
du liecque à son rez-de-cliaussée? Tous lesdirecleurs
sont les mêmes, soit qu'ils mènent une scène ou une
feuille. » — « J'en sais un |)0urtant, fis-je, qui n'a
pas peur des braves et même des téméraires. » El je
l'envoyai au Voltaire. Le lendemain, l'atlaire était
conclue entre M. Jules Laffite et l'auteur, et c'est le
journal qui aurai! eu la jirimeur des Corbeaux si,
par une coquetterie de noyé, Becque n'était allé dé-
poser son manuscrit dans le seul théâtre dont il n'eût
pas courtisé le concierge et son petit chien de|niis
douze ans.
Miracle inouï, prodige sans précédents, fait hyper-
bolique et fabuleu.x, Henry lîecque fut admis à lire
les (^orheau.r devant les huit grands prêtres de Scribe
et leur Sarastro: et les huit grands prêtres et leur
Sarastroli; reçurent à corrections. Becque unissait à
la force d'Hercule la ruse de MercJire : il lit semblant
d'obtempérer à ces corrections, obtint qu'on les lui
désignîU, et revint deux mois après soumettre son tra-
vail à ses juges. A certains passages il enflait la voix
et clignait de r<eil pour leur faire comprendre que
la il avait modifié, coupé, ou allongé selon le dogme
de Scribe et obéi aux injonctions du collège. Il fut
reçu : ces grands prêtres étaient Haltes de tant
de déférence. Becque n'avait pas changé un iota de
son premier texte, ce par oii il démontre qu'il était
HENRY BECQUE U
aussi bien doué pour la comédie que pour le drame.
j\îais sa malice ne lui servit ii rien, et pendant les
répétitions les sacro-saints gardiens du feu prirent
leur revanche par ce que l'on appelle : des coupures
de théâtre. Les Corbeaux n'arrivèrent au public que
déplumés et le bec rivé. Voici comment je protestai
dans le Voltaire au nom des lettres contre cet attentat
subventionné.
111
Il est heureux que Scribe soit mort avant la repré-
sentation des Corbeaux de Becque, car il n'aurait
pas passé la nuit, ce soir-là. Mais à défaut de Scribe
il nous reste la critique que ce grand homme nous a
faite, la bonne critique, un tas d'Aristotes, qui pen-
sent que le théâtre a ses règles comme le jeu de l'oie.
La première de ces règles, celle pour laquelleS cribe
se serait laissé écarteler, c'est la loi de sympathie.
Parlons-en de la loi de sympathie. S'il est une
loi d'art non seulement facultative, mais contestable,
c'est celle-là. Elle n'a d'autre raison d'être que celle
que lui prête l'attrait du contraste. Il peut être avan-
tageux, dans une situation, d'opposer un personnage
sympathique à un personnage antipathique, mais
({ue l'on y soit toujours forcé, jamais de la vie ! Un
beau coquin, bien triomphant, est un objet d'étude
aussi intéressant, soit-il sans repoussoir, qu'un ange
blanc sur un fond brun Van Dyck.
Je dirai même plus : le véritable artiste évitera le
repoussoir; il tiendra à modeler son coquin en plein
12 .snr\i;Ml<S I» U.N I;MANT DE PAIIIS
air, sans arlilicc de clair-obscur. (Vosl oc (pia os«'
faire Henry lUMMjiie dans ses Corbeaux. Il s'csl dé-
fendu passionnément d'opposer à Teissierel à Bour-
don l'un de ces militaires pleins d'honneur et de dé-
licatesse (pii inlei-vicnnenL à l'heure dite pour démas-
quer leur fripon et essuyer les larmes de la jeune
fille. Dans la vie réelle, ces militaires n'existent pas:
en ait dramatique, ils sont niais et ne satisfont que
l'idéal des caholins, relapeurs de scénarios et scribo-
lAtres.
I)ussé-je en périr, jamais je ne me lasserai de ciicr
<|ue le public n'est pas appelé à collaborer aux œuvres
de théîllre. .le ne suis pas de ces ciiliques qui recon-
naissent au spectateur le droit de caser « soii ingé-
nieur »dans nos conceptions. 11 n'est pas là pour dire
comment il aurait traité, à la place de l'auteur, la
silualion c[ue cet auteur lui propose; il est là pouu
décider si cet auteur a tiré tout le parti (»ossible,
selon son propre tempérament, de la situation pro-
posée, et voilà tout. Et j'en dis autant des cri-
tiques, mes confrères, qui tournent au gâtisme péda-
gogique avec leur sympathie pleine d'escargots. 11
faut en finir avec cette furie du tout fait, du tout
appris et des règles. Quelles règles ? Je n'en connais
pas d'autre que la grammaire. Ah ! ça, est-ce que
vous vous imaginez qu'il a tout moissonné, votre
Scribe, et qu'après ce bourgeois, il ne nous reste
plus qu'à tirer la langue?
Henry Hecque, ayant un sujet triste à traiter, n'a
pas éprouvé le besoin de l'égayer. i\ofi pas que la
recette ne fût pas à sa disposition : il pouvait, tout
comme un autre, faire bondii- des fantoches au tra-
vers de son drame; mais il a jugé que s'il égayait .son
HENRY BECOUE 13
sujet, son sujet ne serait plus triste, et, comme il le
désirait triste, il ne l'a pas égayé. J'aime cette vo-
lonté simple. Avez-vous lu Cœur simple, de Flau-
bert? Dans Cœur simple, Flaubert s'était proposé de
rendre la vie grise, monotone et sans accidents
aucuns, d'une vieille fUle de province. Il pouvait y
faire intervenir le Grand-Turc. Il ne s'y est pas ré-
signé. C'est pourquoi Cœur simple est un chef-
d'œuvre. La critique n'en a pas soufflé mot, par-
bleu !
L'unité de ton dans les œuvres de théâtre, ainsi
que dans toutes les œuvres d'art, est ce qu'il y a de
plus difficile à obtenir. Le génie même ne la donne
pas toujours : elle est le produit de la conscience. Je
ne sais rien de plus consciencieux que Les Corbeaux.
J'y sens, entre les scènes, presque entre les répli-
ques, des sacrifices sans nombre faits par l'auteur à
la seule vérité. Si jamais pièce a eu le droit d'être
représentée telle qu'elle était écrite, c'est celle-là. Il
y a là travail de mosaïque, et la seule équité exi-
geait que les moindres petites pierres en fussent
respectées. Il n'en a rien été cependant et Henry
Becque a dû se laisser dégrader. On lui a coupé des
scènes entières, et la critique a trouvé cela très
bien, elle a applaudi à cet émondage opéré de force
par des jardiniers en chambre. Ah bien, c'eût été
quelque chose de propre à voir qu'un jeune auteur
résistant à l'expérience consommée du monsieur qui
est là pour représenter tous les gouvernements qui
se succèdent en France et qui, par conséquent, doit
s'y connaître en proportions scéniques ! Je dois être
un exécrable critique, car je trouve que Becque a eu
tort de céder et de se laisser manquer de respect
2
11 SOUVENIRS D IN K.NFA.NT DE l'AHIS
arli>li(|iio. La srène où (laslon parodie les gestes et
allures de son père esl liés lionne et livs nécessaire;
elle expli(pie à la lois le père, le fils el la iaraillc et
elle caraclérise le temps où l'action se passe, nos
niu'urs et notre monde renversé. Si le contraste
(|u elle forme avec la mort est violent. Tau leur n'a
pas transgressé son droit en le faisant tel, el d'ailleurs
personne ne prévoit la mort subite de Vigneron à ce
moment. Hien plus, c'est grAce à cette scène (jue l'au-
teur éloigne du spectateur toute idéeel tout soupçon
de cette apoplexie foudroyante, et par conséquent
qu'il en ménage rcllel et en augmente le désastre. Si
Hecque ne s'est pas donné la peine d'expliquer to>it
cela à ses émondeurs, c'est qu'il a pensé «ju'il y per-
dait son temps. D'ailleurs il voulait entrer dans ce
cloître de la rue Richelieu, ils'estlaissé tondre comme
un simple Clodomir.
J'en dirai autant de toutes les modifications, sans
exception, qu'il a dû se laisser imposer, et de toutes
les tonsures qu'il s'est laissé faire pour dire la messe
à cet autel du dieu Scribe. La phrase où Blanche tu-
toie son amant el fixe de la sorte le degr('' de leurs
relations inconnues de toute la famille est une phrase
théâtralement nécessaire, (pii suspend lefiel de
cette révélation sur la scène du troisième acte et en
prépare l'angoisse. La scène où Mme de Saint-(ienis
essaie de détacher par des conseils horribles et des
insinuations infâmes la pauvre Blanche de son fils
esl traitée par mode de progression, avec infiniment
dartet de tact, et j'estime que, d'en retirer un mot,
c est ébranler tout l'échafaudage, La scène enfin où
le notaire Bourdon ajoute le plus funèbre de tous
les ciis à son croassement de corbeau, le cri de la
HENRY BECOUE
fausse piété, au quatrième acte, devait également
être sacrée pour de véritables artistes de lettres, car
elle parachève l'étude et la couronne de ce quelque
chose de plus qui est la marcpie des talents élevés.
Or, toutes ces scènes ont été tronquées, trouées à
jour et scribouillées. De quel droit, de quel droit,
de quel droit ?
Il y a eu un temps, en France, où un Fréron n'au-
rait pas permis de tels massacres de la pen.sée sans
protester, et le jour approche où le public se char-
gera lui-même de nous sauvegarder notre liberté
contre les coupeurs de chiens et les tondeurs de
chats qui vont en ville.
En attendant, le public que nous avons, averti
par la critique qu'il doit siffler, vient siffler, même
aux coupures. C'est le même que j'ai vu, à la pre-
mière à' Henriette Maréchal^ reconduire Horace et
Lydie de Ponsard, qu'on donnait en lever de rideau,
croyant que c'était le premier acte des Concourt. Il
préluda, ce soir-là, aux mardis de M. Perrin.
On a reproché aux Corbeaux de manquer d'intérêt
et de trop nous mettre sous les yeux l'ingrat spec-
tacle de la vie réelle. Mais les hommes d'affaires
n'habitent pas l'azur, que je sache, et les corbeaux ne
planent point. Quant au défaut d'intérêt, je regrette
que personne n'ait fait ressortir l'art extrême avec
lequel Henry Becque extrait un drame poignant des
événements les plus simples et les plus ordinaires.
C'est par l'intérêt au contraire que l'œuvre vaut, et
de ce côté il y a tour de force. Point d'artifices, point
de ficelles. Nulle double porte, aucune lettre perdue.
Rien de ce qui fait pâmer les imbéciles aux pièces de
M. Sardou. L'émotion ici naît du choc des caractères
li; aOUVEMUS DIJN liM AM l)L l'AUIS
à la situiilioii. Los secousses inléi'ieiiros sorlonl et
se Iraduisenl par îles cris vrais, toujours humains et
d'une justesse pointilleuse. Gomme il traitait un
thème actuel, sur une donnée exacte, le prosateur
sest garé de la poésie, il a évité l'écueil du couphît
héroïque, de la réplique détonnante, des effets d'ac-
teur, et c'est ainsi (|u'il a obtenu cette unité de ton
dont je le complimente plus cpie de tout le reste.
Ne vous y trompez pas, des pièces comme celle-là,
depuis Emile Augier, on n'en fait plus. Libre à vous,
d'ailleurs, de lui préférer le Monde où Ion s'ennuie et
autres œuvres faciles à monter en voyage. Libre à
vous de n'attendre de notre art que des titillations
légères propres à accélérer les digestions lourdes et
à précipiter la circulation du sang. Trahit sua quem-
ijue voluplas, dit le poète, et pour un morceau
comme Les Corbeaux, 'je donnerais sans regret vingt
pièces au choix dans le répertoire contemporain.
Les comédiens ,dont il faut toujours parler, même
lorsque l'on n'a plus rien à en dire, ont été fort
braves. Je ne dirai jias qu'ils l'ont sauvée, mais bien
qu'ils se sont montrés dignes de l'interpréter. Mlle
Reichemberg s'est taillé un triomphe dans le rôle de
nianche. Mlle Barretta a parfaitement incarné celui
de Marie, et Mlle Pauline Oranger, en Mme Vigneron,
s'est enfin imposée à la Comédie-Française. Thiron
et Kcbvre méritent encore les bravos dont ils ont
été assourdis à la jiremière. Enfin cette courageuse
étude a été courageusement jouée. Le |)ubli<; seul
a caponé.
HERMINIE
Il serait presque insolent de dire à des liseurs
français que La Princesse de Clèves est un chef-d'œu-
vre de notre langue. C'est même un classique du
roman et le premier du genre psychologique par or-
dre de date et de valeur aussi peut-être. Pour mon
compte, je lui donne le pas de gloire sur V Adolphe
de Benjamin Constant, fort morceau, j'en conviens,
d'autobiographie passionnelle, mais d'une intellec-
tualité moins haute et un peu suisse, disons, pour
rire un peu, mon cher Bourget, suisse de nymphe
émue, si j'ose risquer cette rapinade. La Princesse
de Clèves se signale par une tenue de race dans le
style, attendrie d'une pudeur d'âme dans l'analyse,
où s'unissent les deux génies antagonistes du couple
de la pomme. On ne trouve que là, en art littéraire,
cette impossible fusion des génies des deux sexes,
2.
IS SOL VLMUS n UN EMANT DK l'AUIS
rt^ve de l'amour inrine. «luc la nalure refuse à la so-
ciété el (ju'iiivot|ue en vain rulopie poétique. Le
mâle y parle femelle et la femelle y parle mtUe, el
tel est l'attrait de ee livre unicpie qu'il faul appeler :
le roman de l'honnête femme moderne.
Ouoi qui! en soit, à tort ou à raison, je lui ai tou-
jours attribué celle portée philosophique. Cet exlra-
oi'dinaire La Rochefoucauld, dont l'œuvre contient,
en cent pages à peine, tous les Schopenhauer et les
Nietzsche de la terre, se démasque à chaque tour-
nant de page de l'élude, el le peintre, pour ainsi
dire, collabore, de louche en louche, au portrait qu'il
pose à son illustre maîtresse sous le nom de duc de
Nemours.
J'avais toujours été tenté de porter La Princesse
de Clèves à la scène, étant ainsi fait, pour mon mal-
heur, que rien ne mapparaîl d'aussi tragique que
l'élat de la femme chrétienne dans le mariage mono-
gamique, tel que les lois l'imposent à la famille oc-
cidentale. Il y a là une réglementation arbitraire des
choses de l'amour que tout dément sous le soleil et
qui fait de ce qu'on entend par : l'épouse fidèle, la
plus douloureuse des martyres. Aimer ailleurs que
devant prêtre et notaire, lorsque l'on y est contraint
par la force obscure qui mène le momie et les espè-
ces, c'est recevoir de la fatalité le plus rude coup
qu'elle assène sur les douces nuques chevelues. Le
roman df M nie de Lafayette exhale immorlellemenl la
plainte de la fille dKve à ce sujet et les fils d'Adam
n'en ont pas encore entendu une plus profonde ni
une plus fière.
C'est ainsi que j'avais écrit I/erminie, el pour me
soustraire à cette plainte aux retours tendres, car
HERMINIE 19
cette pièce n'est autre, pour le thème et les person-
nages, que La Princesse de CUwes deux siècles après.
Comme aucun critique ne parut s'en douter, je dois
croire que j'y ai trahi bien fâcheusement Mme de
Lafayette, La Rochefoucauld et même Segrais puis-
qu'on veut qu'il y ait collaboré.
Tel ne fut pas, pourtant, l'avis de La Rounat qui,
au cours même de ces répétitions affolantes de Le
Nom, voulut connaître mon nouvel essai et le reçut
séance tenante en me traitant de : Dumas fils, in-
jure délicieuse. 11 va sans dire qu'après la tatouille
odéonique reçue sur ma pièce normande, je lui
épargnai le regret de me le rendre. Il m'en eut
d'ailleurs un gré infini et il me citait parmi les gens
courtois de son temps. — Caractère atroce, l'animal,
oui, disait-il, mais un gentilhomme. Il m'a retiré
l'autre de lui-même.
Le rôle de la princesse (Herminie) avait été tracé
pour Sarah Bernhardt qui, avant son exode en Amé-
rique, m'avait engagé à travailler pour elle. C'était
le temps héroïque de sa brouille avec Emile Perrin
et elle voulait chiper les poètes à la Comédie-Fran-
çaise. — Je serai votre muse à tous, disait-elle,
suivez-moi !
Comme elle se trouvait alors à Vienne, je lui écrivis
que j^avais un ouvrage à son service. Elle me répondit
aussitôt par dépêche :
« Accepte de tout mon cœur. Serai à Lyon le i5,
« resterai trois jours, envoyez-moi rôle à lire ou
(' pièce, si possible. »
Ce télégramme dans la poche, j'allai d'abord au
Vaudeville et j'y trouvai son directeur sous le péris-
tyle, au bureau de location à laquelle il présidait en
20 SOUVIiMrJS 1) ÏN KNFANT DE PAUIS
porsoniu'. (""(Mail H.'iyinmnl Doslaiulos. 11 esl dans h;
Larousse.
Raymond Dcsiandes ne méconnaissait pas, mi^nie
de nom. Il voulul bien m'en assurer du Ion palernel
donl noyer-C.ollard disait aux candidats à l'Aca-
démie : — Je ne lis pas. je relis. — Et, sans ni'ari(Her
à celle circonstance que j'avais eu déjà deux pièces
sur rafficlie de son propre IhéAtre, je le priai de m'ac-
corder un rendez-vous i)our lier connaissance, ■' fnl-
ce nuitamment », ajoulai-je. 11 me le fixa au :>0 jan-
vier (1882), à neuf heures du soir, dans la rotonde
directoriale où, pendant les soirées d'Ange Bosani,
nous nous étions lanl amusés, Armand Silvestre et
moi, à voir Carvalho déj^^ainer contre le « fascino »
par la fenêtre.
Je ne sais si vous vous souvenez que ce 26 jan-
vier 1882 est la date où le Grand Ministère tomba
avec son chef, Léon (Jambella, comme h peu près
l'Incorruptible au «j thermidor, llerminie aussi. Un
malheur n'arrive jamais seul. Pourquoi la Conven-
tion requiii^na Robespierre, le Parlement Gambella
et Raymond Deslandes Ilerminie, c'est ce dont les
dieux décident après boire, quand ils .sont un peu
saouls, dans l'Olympe. Les mortels n'y comprennent
rien, car ils ne savent si une pièce est bonne ou mau-
vaise que sur constat de représentation, et encore,
dit la Saj^esse — L'affaire réglée ainsi sur place par
les codirecteurs — car ils étaient deux, le frère cadet
d'Eugène Bertrand, des Variét(''S, et celui qui esl
dans le Larousse, je leur demandai, pour dire quel-
que chose, s'ils n'attendaient pas une pièce de Sardou
pour leur hiver ? Ils me l'avouèrenlà l'envi, et debout,
comme on chante La Marseillaise. Surpris de ma sa-
HERMIME 21
gacilé ils me pressaient de leur dire comment je
l'avais deviné. — En vous voyant, fut ma réponse
souriante. Tous les directeurs nés, et de tous les
temps, ont le profil scliéraalique de l'industriel qui
attend une pièce de Sardou. Vous le dessinez à
gauche et à droite. Mais de dos, c'est l'occiput de
1 imprésario caractéristique qui, pour la pièce de
Sardou, rêve d'avoir Sarah Bernhardt. — Nous
l'avons, firent-ils à l'unisson. — Moi de même, — et
j'exhibai ma dépèche de Vienne. Ils en furent trou-
blés et tout (( choses », ayant, eux aussi, des dépêches
similaires sur lesquelles ils paraissaient compter
comme La Chaire sur le billetde Ninon. Je dois dire
que, s'excusant sur des préoccupations politiques
qui les avaient empêchés, peut-être, de comprendre
l'ouvrage, ils me prièrent de le leur laisser quarante-
huit heures. Mais j'avais écopé pour Pèi^e et Mari de
la même manière et dans le même bureau, et je ra-
menai mon ours à la longe au bruit de l'écroulement
du Grand Ministère.
Entre le 26 janvier et le i5 février, date de l'arri-
vée de Sarah à Lyon, il s'ouvrait encore un laps de
vingt jours que je résolus d'utiliser au placement de
mon travail et je rendis visite à « celui )i du Gym-
nase. C'était Victor Koning II est aussi du Larousse
à titre de « collaborateur célèbre ». Je crois qu'il ve-
nait de la Bourse, grande ou petite. Il lui était im-
possible, à lui, de m'ignorer, car nous avions colla-
boré à plusieurs papiers publics et notamment au
Paris-Journal d'Henry de Pêne où il tenait la ru-
brique de soiriste. Je lui rappelai une pelisse magni-
fique où il s'enfouissait à cette époque, et qui le pa-
rait des apparences d'un boyard ou d'un samoyède,
22 SOUVENlhS l» UN KNl-AM DE l'AHlS
ad lihilnm. Il mo répliquîi par le souvenir de « la
lOle (le loup » que jarborais romantiquemenl ù celle
époque, el nous fûmes tout de suite camarades.
— Je ne vous «ache pas, lui dis-je, en lui remet-
lanl le rouleau, que la pièce vieni dT-Ire refusée au
Vaudeville.
— Par Haymotid I>eslandes, hein .' Alors revenez
dès demain matin, je l'aurai lue ce soir. Fichtre, vous
vous prémunissez tout de suite de la recommanda-
tion la plus imposante ! Quel malin vous êtes 1
Le lendemain donc, après m'avoir fait civiliser
ma tête de loup par le propre coiffeur de Victor Ko-
ning et aromatisé d'essences élégantes, je me présen-
tai à son huis. — A la bonne heure, s'écria-l-il. vous
avez la tête k succès !
— J'avais oublié de vous dire honnêtement que si
la pièce a été retoquée par Raymond Deslandes, elle
a été reçue par Charles de La Rounal.
— Ça, c'est embêtant. Mais ça ne fait rien. J'ai lu,
je vous l'avais promis, quoique ce fût parfaitement
inutile. Un bon directeur ne doit jamais lire un ma-
nuscrit. Les pièces ne valent que par linterprélaliou.
La vôtre s'adapte à ma troupe, tout est là. J'ai pour
ses divers rôles les comédiens qui leur ronvionnenî,
Saint-Germain, Marais, Guitry, Marie Magnier, qui
est si belle; on pourrait lire demain aux artistes, si...
— Si?
— Si j'avais la créatrice idéale, nécessaire, in<liî-
pensable, sine f/iia non, de l'héroïne.
— Kxisle-t-elle ? fis-je, l'œil ouvert à la méfiance.
— Oui, elle existe.
— C'est Sarah Bernhardt, n'e.st-ce pas?
— Vous le reconnaissez vous-même. .Sans Sarah,
HERMINIE 23
point d'IIerminie ; avec elle, on répèle tout de suite.
— Alors, voici. Et je lui tendis le télégramme.
— C'est bien joué, applaudit-il ; c'est du théâtre. Je
ne m'en dédis pas. Je vous prends l'ouvrage. A pré-
sent, allez me la chercher.
— Qui ?
— Mais Sarah Bernhardt. Et surtout ne perdez
pas de temps. Je n'ai à vous donner que la place
libre en ce moment sur ma scène. Tout le reste de
ma saison est promis.
— A Sardou, n'est-ce pas ?
— Naturellement. Vile, courez à Lyon et revenez
par le rapide. 11 y a un restaurant dans le train. Je
vous attendrai à la gare, tous les deux. Nous mar-
chons à une centième.
Je le regardai, et regarder Koning c'était le com-
prendre. 11 ne trompait pas. C'était bien de la petite
Bourse qu'il venait, le célèbre collaborateur. Il avait
la gaîté féroce de ce ghetto d'affaires. Le type était
nouveau alors en direction et, auprès de lui, le brave
Raymond Deslandes n'était plus qu'une mazetle de
vieux jeu à demi culotté de grègues du père Mon-
tigny.
— Soit, relevai-je, j'y vais.
— Où?
— A Lyon.
— Ça tient. Un conseil d'ami avant votre départ.
Si le rôle d'Herminie doit être joué par Sarah Ber-
hardl, il faut modifier le dénouement de la pièce.
Dans votre version, c'est le mari qui meurt, nest-ce
pas?
— Oui, comme dans le roman.
— Ouel roman ?
:>4 SOUVEMHS D LN ENFANT DE PARIS
— La Princesse de Clives, de Mme de La Favelle.
— Possible, mais je m'en fous. Nous sommes au
Ihéâlre, et, au Ihéàlre c'est Sarah qui doit mourir.
Du reste, elle vous le dira elle-même. Depuis La
Dame aux Camélias et Froufrou, elle meuil elle-
même dans tout son répertoire et elle n'en laisse le
soin à personne. Tuez Herminie, l'affaire n'est faite
qu'à ce prix, de mon côté comme du sien. Ouand
partez vous ?
— Dans trois jours, selon la dépêche.
— Mais vous avez le temps de m'apporter un
autre cinquième acte. Trouvez une jolie mort pour
elle. A bientôt, mon cher, et merci d'avoir pensé au
Gymnase.
J'avais dans Le .\om marié des immariables. je
tuai la Princesse de Clèves, et son cadavre déposé
chez le jeune et intelligent directeur — c'était son
épithète homérique — je pris le rapide de Lyon.
II
UN POÈME EN PROSE
DE THÉODORE DE BANVILLE
Mon voyage à Lyon, pour ramener Sarali Bern-
hardl au théâtre du Gymnase, afin qu'elle y crée le
rôle d'Herminie dans la pièce de ce nom, reçue par
Victor Koninjjf sous cette condition expresse et sine
qua non, est l'un des souvenirs de ma vie que j'évoque
aux heures de marasme, d'abord parce qu'il est gai
et ensuite parce qu'il a été célébré par Théodore de
Banville dans le Gil Blas du 28 mai de l'année
même, 1882, en une chronique dont on peut dire
qu'elle est un véritable poème en prose. Du reste,
jugez-en, la voici :
... Tenez, je vais vous raconter une fable qui est
arrivée pour tout de bon, ce que Courbet en son
temps appelait une Allégorie réelle. Cn de nos plus
hardis et plus enragés confrères, Emile Bergerat,
présente au directeur du Gymnase une grande pièce.
26 SOUVENIRS D UN KNFANT DE PARIS
(jiw \'irl()r h'onin;/ trouve excellente et pdf/'ailemeiil
bonne. Donc, il ni/ a plus rjuà la Jouer; La fille le
veut bioiK son aiiuinl le respire; pas Vomljre d'une
difficullé dans tout cela. Même, par surcroit, il ar-
rive qu'Emile Augier, le maître incontesté du théâtre
moderne, a lu le drame, l'a approuvé, a même, avec
son sens impeccable, indiqué certaines corrections
des plus heureuses, et qu'il recommande chaudement
au directeur du Gymnase l'œuvre de son jeune con-
frère.
Il n'en fallait pas tant, le directeur étant plus con-
vaincu que tout le monde, et déjà on allait écrire les
hulletins de répétition lorsque, regardant JJergerat
avec plus d'attention qu'il n'avait fait encore, le rusé
Koning reconnaît sur son front, à n'en pas douter, le
signe indélébile dont est marqué le Poète ! Voilà qui
changeait furieusement la thèse, et il ne s'agissait
plus que de détourner les chiens au moyen d'une tran-
sition de génie.
— Eh bien, dit le spirituel directeur, nous voilà
d'accord sur tous les points. Seulement, vous le com-
prenez comme moi, votre rôle est trop beau pour que
Je le fasse créer par une autre artiste que Sarali
Bernhardt ! Amenez-moi Sarah Bernhardt prête à
répéter, et nous mettons tout de suite votre pièce à
l'étude.
Bergeral eut un moment l'air stupéfait d'un homme
à qui on demande la lune; mais il ne tarda pas à
reprendre son sang- froid. Pour être Joué, que ne fe-
rait pas un auteur dramatique ? Si on le lui avait
demandé, il serait allé chercher l'Eau qui danse ou
la Pomme qui chante; pourquoi pas Sarah Ber-
nhardt '.' Il jtrit rongé, monta en chemin de fer, et ar-
UN POEME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 27
rivé à une heure du matin dans la ville où la célèbre
tragédienne jouait la comédie, il se présenta chez elle,
au moment précis oii elle rentrait harassée du théâtre,
et où elle sentait dans ses entrailles une faim de can-
nibale. Cependant, dona Sol, qui est aussi bonne
que belle écouta avec intérêt le jeune auteur, et même
lui prit des mains le manuscrit et se mit tout de suite
à en commencer la lecture. Le lendemain, impatient
de savoir son sort, Bergerat courut chez Sarah; mais
naturellement elle était partie. Pour où? Belle de-
mande! Pour Sumatra, pour les Bermudes, pour
Yeddo. pour les îles Açores, pour Stockholm, pour
V Afrique noire, pour tous les pays, et dès lors, par
tous les moyens connus de locomotion, Bergerat se
mit à la poursuivre, comme dans une pantomime des
Funambules ou dans un voyage de Jules Verne. Par-
fois ils se rencontraient . se croisaient une seconde, lui
dans un ballon, elle dans un astre, au-dessus de la
région des tempêtes, parmi les noires ténèbres striées
d'or et ensanglantées de pourpre. D'une voix étouffée.
Bergerat murmurait : Eh bien ? et de sa mélodieuse
voix d'or qui résiste même aux ouragans du ciel, Sa-
rah lui criait : Très bien, la scène trois du deux !
D'autres fois, c'était sur l'océan Pacifique, au mi-
lieu d'une horrible tempête; montés l'un et l'autre sur
des navires prêts à s'engloutir, ils se parlaient sous
réclair en feu. Bergerat murmurait : Eh bien ? Et
Sarah lui criait : Très bien, la fin du trois ! D'autres
fois encore, dans la mer du Xord, près du pôle, ils se
croisaient, montés chacun sur un iceberg et guettés
par les ours blancs, et Sarah lui criait : Je vois pour
le quatre une robe en peluche, d'un rose si pâle quelle
en sera verte ! Bergerat avait vu tous les peuples, tous
l't; SOL'VEMHS D LN LNFANT I»i: l'AHIS
les conlinenls. lous les cieu.r, loiiles les faunes, toutes
les flores, tous les flots divers; il aurait continué sa
course pour arriver à savoir l'opinion de Sarah sur
rensenil^le du drame; mais enfin, saisi de remords, il
songea à sa bonne et charmanle femme, à son fils
Toto, qui peut-être s'était fait avocat {un enfant a si
vite fait de mal tourner!) et, de guerre las, revint à
Paris.
— Ah ! lui dit le directeur, je suis bien heureux de
vous voir. Nous répétons votre pièce demain, à onze
heures moins le quart, pour onze heures sans quart !
C'est chose faite, car, n'est-ce pas, vous m'amenez
Sarah ?
— Mais non ! fit Bergerat un peu trisle d'avoir
parcouru des pags oii le nom de M. Scribe n'est pas
connu, et oii l'on mange encore de la chair humaine.
— Alors, dit Koning, désolé, mon cher ami, mais
rien de fait.
Et, dis-je, moi, ceci vous enseigne que le métier
d'auteur dramatique est un bon métier; mais vous
ferez bien d'en chercher un autre, si vous avez besoin
d'argent la semaine prochaine. Après le Monde où
l'on s'amuse, Edouard Pailleron a écrit le Monde
où l'on s'ennuie; mais le Théâtre, vu du côté des
coulisses, pourrait être appelé, sans hgperbole : le
Monde où l'on s'assied sur des clous el sur des
épinc:les noires!
Théodore de Banville.
Je demeurai à Lyon Irois jours, if), iG el 17 lé-
vrier 1882, au (Jrand-Holel, où l'hirondelle del'Kdil,
qui revenait de Grèce, posait avec sa compagnie
ambulante, et pendant ces trois jours, il me fut ;il)-
UN POEME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 29
solument impossible de voir Sarah ailleurs qu'aux
repas de trente couverts qu'elle y donnait à ses amis
artistes, adorateurs, fournisseurs, que sais-je, à tous
ceux qu'elle entraînait enfin dans le tourbillon de
ses jupes. Banville n'exagérait rien dans sa « ronde
du brésilien » hyperbolique et réelle. Si l'aviation
avait été découverte à cette époque, elle en eût cer-
tainement appliqué, la première, lusage à ses tour-
nées déjà aériennes.
On m'avait à grand'peine logé dans les combles du
caravansérail, occupé tout entier, et du haut en
bas, par les « gens » de cette reine de Saba triom-
phante, et j'y couchais entre deux malles de son
bagage innombrable, à côté d'un couple de vieux
sémites qui la suivaient de ville en ville, un sac de
pierreries à la main. Le soir où j'étais arrivé, elle
m'avait accueilli comme si je venais de la quitter
depuis vingt-cinq minutes, sans plus d'étonnement
de ma présence que de celle d'un familier de sa cour
ordinaire, et j'avais trouvé mon couvert misa sa table,
presque mon rond de serviette, comme au château,
en province chez la duchesse. C'est la caractéristique
de cette dominatrice-née de tenir pour acquis ceux
qu'elle a touchés de sa baguette et, sous son regard
dur, classés siens d'un sourire. J'étais de ceux-là
depuis la Vie Moderne, et par ma visite à Lyon je
rentrais dans l'Arche, à ma case. Quant à l'objet de
cette visite, il n'en était même pas question, et, le
deuxième jour, je commençai à douter de la dépêche.
Était-elle bien de sa main, cette dépêche de Vienne,
et attendait-elle sérieusement la pièce dont j'ap-
portais le rouleau dans ma valise ?
Je connaissais, pour les avoir vus cent fois rue
3.
3u SOL'VIi.MHi^ l> UN ENTANT l>i; l'ARlb
Forluny, tons le? salellitos de celle i^'Ioirc rayon-
nante, el sauf Canrolxrl cl (liranlin, je les retrouvais
tous groupés à Lyon, autour d'elle. In seul mêlait
nouveau, à qui .lojolle — Georges Clairin - me
présenta. C/élail un jeune comédien de vingt-huit
ans d'une beauté aleibiadesque et telle qu'Athènes les
divinisait au temps de Périclès, de plastique mé-
moire. Praxitèle pouvait revenir el rouvrir son ate-
lier, il avait en ce Jacques Damala un modèle olym-
pien, selon le canon sacré de la forme apollonienne.
Elle se dessinait comme d'elle-même à travers les dis-
grâces de notre all'reux vêtement moderne, el elle y
rendait, sousson uniforme notarial, la grâce naturelle
des altitudes simples, équilibrées el paisibles dont
l'Orient seul observe encore les lois rythmiques.
— C'est le M Forlunio » de Gautier, dis-je à Jojotte.
— 11 est aussi i'IIernani de Victor Hugo, tu le verras
ce .soir, dans ce rôle, à côlé d'elle.
Clairin ne m'en dit pas davantage el me laissa tout
deviner du reste. Ce n'était pas d'ailleurs être grand
.somnambule que de lire dans le marc de café de
l'évidence le pré.sage d'un mariage concerté par les
dieux el qui, deux mois après, sonnait les cloches
dans Londres.
Jacques Damala qui élàil, je crois, smymiole, unis-
.sait aux langueurs de sa race ensoleillée, l'humour
facétieuse d'un parigot de la décadence. Nous nous
convînmes tout de suite l'un à l'autre et nous pala-
brâmes dans les couloirs. Il n'était pas étourdi par
son roman el ce qu'il y voyait de plus surprenant,
c'était le plaisir de jouer des beaux rôles du répertoire
sans avoir eu le temps d'étudier à fond toutes les
difficultés de .son art. Le théâtre l'amu-sait follement.
UN POKME EN PROSE DE THEODORE DE BANVILLE 31
— On me fait crédit de tout, me disait-il en riant,
sur la foi de quelques dons naturels, et d'une illustre
partenaire. — Et il m'avouait que, hors de la scène,
le temps lui paraissait long à périr et qu'il sennuyait
comme le croûton de pain métaphorique derrière
la malle abandonnée. Je ne sus que plus tard à quelle
cause il fallait attribuer cette dépression spleené-
tique dont il n'était vainqueur qu'à la lumière du
lustre. Mais à cette époque il n'abusait pas encore
de la morphine et l'on n'était pas forcé de lui sous-
traire, par ruse ou violence, les provisions qu'il s'en
procurait secrètement dans toutes les villes de l'iti-
néraire de la troupe.
Ainsi que Jojotte m'y avait engagé, j'allai le voir
au théâtre Bellecour jouer Hernani et comme il ne
me révélait rien de bien original dans l'interprétation
de ce Cid du romantisme, je montai sur le plateau
pour tuer le temps. Les coulisses et la loge, toujours
lleurie de Sarah, étaient, comme à l'ordinaire, encom-
brées de ces soupirants que toute comédienne, et
celle-là plus que toute autre, échelonne sur son pas-
sage. Il yen avait de si baveux qu'ils faisaient peine,
et de si grotesques qu'il fallait se tenir aux portants
pour ne pas en tomber de rire. Damala ne leur épar-
gnait pas les charges dites d'atelier et il leur mon-
tait des « scies » d'autant plus féroces que sa qua-
lité de « ri delà reine » les drôJifiait irrésistiblement.
Il y en avait un que je vois encore, espèce de manne-
quin, holïmannesque et ataxique, dont la muscula-
ture était .si mal graissée que tout geste lui suspen-
dait en l'air le membre déplacé, bras ou jambe,
comme à l'automate dont le ressort, cric crac, s'ar-
rête. Hernani s'acharnait à l'appeler : Monsieur de
,i-2 SOUVENIRS U UN KMANT IH-: l'AHIS
Vaucansoii. D'un coii[) sec, en passant, il lui rabal-
lail, rehan-^sail ou ilislendail les Icnlacules, lui re-
vissait le col, le louniail du côte cour ou du cùlé
jardin, selon (juedofia Sol passait à droite ou à ^«^au-
che, et, de la scène, elle ('toulVait dans son mouchoir
rhilarité que lui causait ce jeu de coulisses. Damala
en avait encore contre le couple d'Israël, assis flanc
à liane dans Tombre, ^ les inséparables d'Amster-
dam », et aidé de Jojolte, il courait les charger des
Heurs et des couronnes que de toute la salle on jetait
par brassée à la grande comédienne.
Ouant à Herminie, je l'avais totalement oubliée
moi-même. Il fallut que Damala en découvrît sous
les bandelettes le papyrus dans ma valise et qu'au
su de ma mission diplomatique, il voulût lire l'ou-
vrage. Le lendemain matin, .Sarah me manda à son
petit lever — Je ne savais rien, me dit-elle, vous
ne m'aviez rien dit. Je croyais que vous étiez venu
me voir, pour me serrer la main, entre deux articles.
11 parait que votre pièce est très bien et qu'il y a un
r«Me d'homme magnifique. Je garde votre manuscrit,
pour le lire d'abord en wagon. .Ne vous inijuiélcz
de rien, je vous jouerai ça dans l'Europe d'abord,
puis en Amérique probablement et enfin à Paris,
excepté, bien entendu...
— Où, chère amie ?
— Mais au Gymnase. J'ai horreur de Koning.
Et je réintégrai mes lares lernoises, où, grâce à
Dieu, mon petit garçon, (pii n'avait d'ailleurs que
dix ans, ne coilTait pas encore la barrette de Cujas.
Ce fut le bon et facétieux Jacques Damala qui nous
mit dans le train, Clairin et moi, non sans nous avoir
munis, pour rire une dernière fois, d'un énorme cy-
UN POEME EN PROSE DE THÉODORE DE BANVILLE 33
liiidre argenté, spécialité de lahaute charcuterie lyon-
naise, qui ne pouvait rappeler à .Monsieur de Vau-
canson que sa jeunesse.
Je n'ai revu le merveilleux Antinous qu'à de longs
intervalles, au cours des représentations infinies du
Maître de forges qu'il créa avec Jane Hading. Il fré-
quentait chez un coifTeur du boulevard où je le ren-
contrais quelquefois, amaigri, les regards vagues,
deux fois désorienté, rêve fini. Il ne riait plus, la se-
ringue de Pravaz faisait son œuvre de mort.
m
UNE LECTURE CHEZ SARCEY
On peut dire que presque tous les « succès ». littt'-
raires ou lyriques, décrochés au lliéAlre, depuis la
liberté du négoce, l'ont été à Bruxelles et que la
Ville Lumière les a eus et reçus tout faits de la sorte.
Aussi Ireinblé-je quelquefois que par un jeu de bas-
cule politique toujours à craindre en ce temps de
refonte des nationalités européennes, la Belgique ne
devienne fran<;aise. Si un tel événement nous arron-
dissait du Brabant, tout serait fini pour les nouveau-
tés d'art et il n y auiail plus qu'à mettre la clef sur
la porte des scènes parisiennes. Car il ne resterait
que la Suisse.
Encore n'ai-je point foi dans la Suisse. Je me rap-
pelle qu'en iS(>s die reconduisit assez significalive-
menl à la frontière, une pièce inédite du père Glais-
Bizoin, nommée : /.e \'rai Courage qu'il avait eu
« celui » d'offrir en primeur aux Helvètes. L'n far-
ceur de flenève il y en ai résuma môme la situation
en un mot hardi et vraiment national : <( Nous n'avons
UNE LECTURE CHEZ SARCEY 35
*
aucun « bizoin » de ce « glais ». Et on se le tint pour
dit dans la Suprématie.
Il sied donc, et à tout prix, que Bruxelles au
moins reste à l'étranger, et s'il faut qu'on se défende
contre une si mortelle annexion, auteurs dramatiques
de mon pays, à la grève et sauvez le dernier débou-
ché qui nous reste ! Il ne s'ouvre en outre qu'à cinq
heures de Paris, ce par quoi il est mille fois plus cen-
tral que rOdéon le mieux subventionné.
Comme à tous les caraai*ades de syntaxe pour qui
l'art dramatique relève encore de la littérature,
l'honneur m'est plusieurs l'ois échu de produire l'un
de mes essais devant le seul public accessible aux
lettrés de notre langue. Les cloches de Sainte-Gu-
dule ont sonné le baptême du feu à Herminie. La pre-
mière en fut donnée au Théâtre du Parc, en plein
avril, le 12 de l'an i883, et nombre de boulevardiers
éminents avaient fait le voyage, Albert \\'oltï entre
autres, qui pourtant était de Cologne et ne pouvait
pas me sentir.
Je ne me dissimule nullement, soyez-en sûrs, que si
j'eusse été Belge, jamais je n'aurais été joué à Bru-
xelles, au Parc surtout qui est royal et municipal
ensemblement. Il est vrai qu'alors les directions
parisiennes eussent pris l'ouvrage les yeux fermés
pour embêter les Francillons. Tout ici est question
d'expatriation; Maeterlinck, Verhaeren et Camille Le-
monnier vous le diraient qui doivent non leurs ta-
lents, certes, mais leurs gloires à ceci qu'ils les ont
jetées à la tête de leurs compatriotes, comme Scipion
ses os, à la bêtise ingrate de Rome. Si l'excellent
Heinrich Ibsen avait vu le jour à Batignolles, il était
perdu pour la France. Né (malin) en Norvège, il vint
36 SOLVHMKS D IN ENFANT DK PAKIS
el vainquit sans coup frrir. Ah 1 ma chère, il est
Scandinave !
Je profilai donc à Bruxelles de cell(î verlu dexo-
lisme, fondanienlale qui est la base de loule crili-
que un peu Irauscendaule el la Walloniejne fui une
odéonie moins lointaine. Or, fait incroyable, jeu dus
l'auljaine à... mais lisez.
Il v avait à celle époque à la tète de la direction
du « Parc » un vieux Delobelle, nommé Candeilh,
qui après avoir incarné sans gloire les Agamemnons
el autres « Bus qui s'avancent, » s'était fait im[)re-
sario chez Léopold. Il revenait de temps en temps
revoir TOdéon, son iibi Troja fuit pi le monument
de sa jeunesse. Il advint que La Rounat lui fit un
tel éloge d'I/erminic que, dans la même diligence
où il était venu, ce malheureux courut à la Société
des Auteurs retenir le droit de la représenter en Bel-
gique. Il avait déjà traité pour Le Nom, bien avant
la première, de telle sorte que, après icelle, il gémit
de sa hâte el en contracta une demi-jaunisse. Mais
il avait signé et il était fort honnête homme. Ce fut
Adolphe Dupuis. confident de ses in(juiéliidcs. qui
m'en fil part et tout de suite, comme pour La Hounat,
je le dhargeai de libérer Candeilh de sa parole. —
— Vous êtes un enfant, me dit le comédien; au
théâtre le seul honneur est d'être joué, par force ou
par ruse el le prix de vertu est pour le succès. Du
reste, ajouta-t-il, le sort en esl jeté, demain nous dé-
jeunons chez Sarcey. — Qui, nous? — Nous, Can-
deilh el moi. Amenez des amis, il y aura douze
couverts. Vous lirez la pièce au dessert. C'est con-
venu avec l'Oncle.
Je n'avais alors aucune raison plausible de bouder
UNE LECTURE CHEZ SARCEY 37
mon vieux professeur qui me traitait encore dans
les papiers avec clémence et magnanimité, mais je
doutais de son jugement, foncièrement pédagogi-
que, et rebelle, d'instinct comme d'éducation, à ma
conception propre du Beau en littérature. Cependant
Adolphe Dupuis m'ayant assuré que Candeilh ne
voyait que par les yeux du critique, que ces yeux
me souriaient d'avance et que le déjeuner serait bon,
point capital, j'acceptai l'épreuve de celte lecture.
J'y avais amené Armand Gouzien et Paul OllendorfT,
fourchettes complices et témoins acquis. Les six
autres couverts étaient destinés à des dames cory-
bantes, familières du temple et tresseuses de pam-
pre du Silène. Nul n'était plus méthodique dans la
vie quotidienne que cet abatteur de copie herculéen
dont l'œuvre, s'il était réuni et réunissable, forme-
rait une Encyclopédie de la Routine. Sur les sept
déjeuners de la semaine, il en donnait deux à la
famille. Présidés par la bonne maman Sarcey, ils
étaient suivis d'une partie de ce vieux trictrac qu'on
ne jouait déjà plus nulle part ailleurs que là, et dont
il s'estimait le Philidor ou le La Bourdonnais. Les
autres jours, le café pris, « on y allait » d'un tour de
valse rythmée sur la boîte sonore par les doigts fu-
selés d'une garamifère. L'Oncle adorait la danse, et
si bedonnant qu'il fût, il excellait, dans les tourbil-
lons, à courber les tailles flexibles. Ces valses se dé-
roulaient d'ailleurs autour de l'ours empaillé qui
était l'objet d'art de son atelier-bibliothèque. Il lui
avait été otîert par un « groupe d'admirateurs », et,
fort bon compagnon, il en honorait gaiement le sym-
bolisme. L'ours, la valse, le trictrac et la chanson
de Béranger, voilà tout Francisque Sarcey et je ne
■^S SOUVENIRS l) UN ENFANT DE PAUIS
l'évoque pas sans ces allribuls inylliiquos et allégo-
riques.
Il se prt^la do lu meilleure grâce à l'arbitrage dont
l'investissait lo directeur du <■ Parc », pris au piège
de la réceplion de la pièce, et il en écoula stoïquo-
menl la lecture, toutes les nymphes envolées. Son
conlenlenieiil l'ut extrême. — C'est du génie, disait-
il à Gou/ien; du génie i'um<'ux, mais c'en est. Ouand
je pense que je l'ai connu haut comme ça ! Je lui
faisais traduire du Cornélius Nepos ! — Alors il de-
vait dire: Corneille Neveu ? demandait OlIendoilV.
Et Candeilh, perplexe, fourrageait sa calvitie : — Un
génie fumeux, qu'est-ce ? — C'est un génie qui fume,
expliquait Adolphe Dupuis. — Comme tous les génies,
paraphrasait Gouzien, excepté celui de la Bastille 1
— Moi, je regardais l'ours.
Invité à se prononcer sur les probabilités de léus-
sile de l'ouvrage, l'illustre aristarque hebdomadaire
s'était déclaré incapable d'en vaticiner. Il ne s'en-
tendait pas aux pièces inédites. Il lui fallait la scène,
le lustre, sa stalle et le souffleur. On n'y voit clair
qu'à la centième. Tout ce qu'il pouvait dire « person-
nellement ". de la machine, c'éUiit que son auteur
'< quel qu'il ïùl <•> avait du génie, fumeux, mais du
génie, et qu'il irait loin s'il revenait de Bruxelles. —
Il faut donc qu'il y aille, observa Adolphe Dupuis,
dont la logique était la muse.
La seule objection que souleva, d'ailleurs unani-
mement, Herminie, fut faite à sa conclusion. Aucun
ne voulait que l'héroïne sortît de sa situation par le
suicide. — Ne la tue pas, clamait Gouzien, fais ça
pour moi, je l'aime, elle est charmante. — Oui, pleu-
rait <^)llendorfl', tuez le mari, il est beaucoup moins
UNE LECTCRE CHEZ SARCEY 39
intéressant, sans compter qu'il le devient par son
trépas volontaire. — C'est un troisième dénouement
que vous voulez, soupirais-je, car je les ai occis alter-
nativement, lui, selon Deslandes, elle, selon Koning.
Mais vous m'obligeriez de la dernière obligation de
me dire qui je dois égorger pour Bruxelles?
Et Sarcey dit : — Ni l'un ni l'autre, et personne.
Nous nous serrâmes pour l'entendre. — Le propre
d'un dénouement est de renvoyer les spectateurs,
les uns avec leurs femmes et les autres tout seuls,
dans cet état de contentement qui pousse à la repro-
duction. Les pièces qui font de l'argent sont celles
qui se résolvent par un baiser, légal ou non, et là
est le commerce. La mort n'est tolérable que dans les
tragédies, parce qu'elle en est l'un des éléments cons-
titutifs, attendus, préparés, ce que j'ai appelé la
scène à faire. En comédie, c'est un dérobement.
Les cas de casuistique sentimentale sont tous solu-
bles sinon au Code, du moins à la nature, et la phy-
siologie résout les plus ardus que la psychologie nous
pose. Celui d'Herminie est du nombre et vieux d'ail-
leurs comme le monde. Mariée, elle aime hors la loi
du mariage. Je suis le mari, qu'est-ce que je fais? Je
prends mon bougeoir, j'entre, et je lui fais un enfant.
Puis je vais à mes atïaires.
Ce troisième dénouement n'avait pas été accepté
pour seul bon par l'ai'éopage et on en disputa autour
de l'ours empaillé. — Faire un enfant, disait Adolphe
Dupuis, vous en pariez à l'aise. Encore faut-il qu'elle
se le laisse faire ! — Et qu'on ne le rate pas, ajoutait
Gouzien. — Et l'éditeur remarquait que « fort heu-
reusement, grand dieu », on en rate plus qu'on en
réussit. C'est un jeu où l'on ne gagne pas à tout
40 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
coup. L'inspecteur des be;nix-arls en donnait pour
témoignage le cri «''perdu d'un journal sévrre à qui
le proie avait l'ait diioen une cofiuill*^ documentaire :
« la copulation diininuc ». El ( ".andeilli écoutait, grave,
la t«^te, comme un pendu, sur la poitrine.
Je comprenais de mieux en mieux ce qn'on entend
à Paris par le IJu-àtre. Déjà à demi initié par le ma-
riage od(''oni(jue de Le Xom, je me formais aux
aux hontes du négoce. — .l'ai un qualrième dénoue-
ment, proposai-je. — Lequel ? — Voici. C'est l'été,
la chaleur est épouvantable. On entend l'orage qui
gronde. Herminie ouvre une fenêtre, son mari
la referme, comble du désaccord du ménage, la
foudre éclate, les pulvérise à l'envi et le rideau
tombe — avec la pièce. On voit au fond le doigt de
Dieu.
— .Jamais de la vie, fit Candeilh.
Il y avait bien un cinquième dénouement qui était
de remettre Herminie dans ma poche avec mon
mouchoir pardessus, mais le directeur du Parc avait
été frappé jusqu'à l'àme de la solution sarceyenne que
le crédit redoutable de lundistc du maître couron-
nait d'une haute autorité. Il me re(juil comme ser-
vice personnel de mettre en œuvre la solution par
« l'enfant à faire ». — Je connais Bruxelles, suppliait-
il, c'est un autre Paris, et vous ne voulez pas ma
ruine ? On adore la moralité en Belgi((ue. Vous
mettrez dans la brochure la conclusion que vous
voudrez, mais j'ai ma clientèle dans les familles,
chrétiennes surtout, et je vous jure que pour elles
il n'y a de fin au supplice d'Ilerminie que dans la
maternité.
— Soit le viol conjugal. Allons-y.
UNE LECTURE CHEZ SARCEY 41
La première eut lieu au Parc le 12 avril i883. La
réussite fut franche jusqu'au dernier acte, et là,
tout s'etîondra dans l'éclat de rire des familles.
L'Oncle ne me l'a jamais pardonné et c'est de ce jour
qu'il me dénia le don théâtral.
JOURNALISME
CALIBAN
Mon entrée de chroniqueur au Figaro est de 1884.
Je n'y signai pas tout de suite et dès le début du
pseudonyme : Calibau, les articles humoristiques
qui, pour nombre de personnes encore, demeurent
le meilleur de mon bagage littéraire. Il ne m'appar-
tient pas de disserter d'un jugement où je suis en
jeu, et trop heureux d'avoir, au moins en l'exercice
d'une recherche d'ordre >< secondaire », atteint à la
faveur publique. On la caple comme on peut, et
presque toujours à contre-rêve. Toujours est-il que
j'allais pendant près de dix années voltiger sur un
trapèze léotardien où les plus malins des ^<. genres
supérieurs », voire les académiciens, ainsi qu'on voit
de reste, ne laissent pas de se casser curieusement le
41 SOUVENIRS D UN EM-AM" DE J'AHIS
COU, souvent à la première séance. Ne trousse p.is
qui veut, disait l'Oncle, ce que Francis Magnard
appelait si drôlonient << une page », et les cyclopes
(le la coiiiposilion « ron-l(Mc ». La chronique est nue
fleur de rasphallc. L'enfanlde Paris que je suis élail
prédestiné sans doute à réussir dans sa riante cul-
ture.
Il y avail alors et l'on m'assure qu'il y a encore,
deux voies, dans le labyrinthe littéraire, propres à
conduire, sans fil d'Ariane, les Thé.sées de l'écriture
à l'aballage du Minotaure i^voir: public fran<jais au
dictionnaire des Iropes). L'une de ces routes sûres
passait de mon temps, rue du Cloître-Saint-Benoît
(jui, en dépit du souvenir de François Villon, n'était
pas gaie. Il y régnait un autre François, d'origine
savoyarde, d'ailleurs borgne, qui battait la mesure
de la gloire aux deux mondes et menait les gens de
plume à Mnémosyne par la cravate blanche. 11 éma-
nait de lui une .sophie d'arl, proprement qualiliée
par Louis Veuillot de : bulozophie, dont le public
français (voyez Minolaure; avait un respect épouvan-
table. Aussi prenail-il de samainlous grands hommes
qu'il lui proposAl, sans les lire, sur la foi de la
couverture couleur saumon de la revue où il garan-
tissait leurs produits. Je me rappelle encore le trou-
ble où nous jetait, chez Lemerre, la présence de cet
excellent André Theuriet, le meilleur et le plus mo-
deste poète du monde, quoique « celui » de la revue
bihémisphérique. André Theuriet élait saumoné.
Ce chemin de célébrité suil aujourd'hui la rue de
l'Université, aussi triste et plus que l'aulre, et la
bulozophie y dure et perdure, abondante en raseurs
de style grave, qui y font carrière rapide. .l'ai vu là
CALIBAN 45
s'étioler et mourir le pauvre Ferdinand Brunetière,
étoufïé par Tai^^le de Meaux qui le tenait dans ses
gritïes. — Est-ce un sort, me disait-il, que d'être
préposé à cette fonction, de contraindre les cama-
rades du dix-neuvième siècle à écrire : « tems » pour
temps, sans « p, » comme sous Louis XIV et à les
« embester » de la sorte au nom du Savoyard à qui
l'on doit George Sand ?
Ceux qui écrivaient : « temps » avec le « p » enfilaient
la venelle de la rue Drouot, la seconde route de for-
tune, et montaient au Figaro. Le crédit de l'organe
était énorme, comme il était unique. Un « en-tête »
y retentissait comme gong non seulement dans la
république des lettres, mais dans tous les mondes
et, s'il était réussi, il créait en un jour, du matin au
soir, une signature.
Depuis la mort de Villemessant, son fondateur, le
journal, type et modèle de tous ceux de la petite
presse, était dirigé par un triumvirat dont les Pom-
pée, César et Crassus étaient Francis Magnard,MM. de
Rodays et Périvier. Je n'en connaissais que le César
qui m'avait, par des citations élogieuses, témoigné
sa sympathie à plusieurs reprises. En outre, j'avais
lu de lui un conte philosophique, à l'instar de Vol-
taire, intitulé Vie et Aventures d'un Positiviste où
il s'était agréablement payé la tète d'Auguste Comte
et trempait le nez dans sa doctrine à l'un de ses
disciples imaginaires. Ce n'était pas « Candide »,
fichtre non, mais pour un Belge, car il était de
Bruxelles en somme, il y avait mieux que contrefa-
çon. Cet in-32 me donnait mon entrée dans son
cabinet directorial et me fournissait aussi, en cas de
mauvais accueil, une retraite de f^arlhe.
46 SOUVENIRS D UN ENFANT Di: l'AHIS
Jo trouvai un homme forl aimablo, <le fine culture
et de lecture abondante, qui d'abord, non sansgc^ne,
déclina mon olVro «le collaboration. 11 n'avait pas
manqué un seul de mes « Homme Masqué » du Vol-
laire, cl il en appréciait en gourmet les qualit(''S de
jovialité vervcuse et la palle professionnelle, mais
leur libéralisme militant ne cadrait pas avec la
clientèle dont il avait la garde. — Cest ici, fil-il en
rianl, le Moniteur de la Haute Épicerie Française,
nous vendons de la conserve. — El de la salaison,
rclevai-je. — Autrefois oui. Tenez, lisez-vous Sainl-
Genesl, noire Saint-Genestdes familles? — Rarement
et peu h la fois. — Nos abonnés vous en rendent
là-dessus, mais c'est la plume du journal. Voilà. —
Est-ce vrai ce que Daudet raconte? — De (|ui? —
Mais de Sainl-Cicnest, qu'il écrit achevai? — Ht sans
lâcher la trompette.
A quelque temps de là, je rencontrai F'rancis Ma-
gnard à la gare Saint-Lazare. — Vous m'économisez
le timbre de trois sous, fil-il en venant à moi. .l'ai
causé de vous avec mes deux associés. L'un deux
vous abomine et l'autre ne vous trouve aucun talent.
Ola m'a dotmé à rélléchir. Apportez-moi donc une
chronique. — Puis, avec un geste : — El surtout ne
la soignez pas.
Je pense que ceux qui loiil connu le reconnaî-
tront à ce trait à double dard. Ce timide était caus-
tique, à la fa'çon du patron disparu et selon la tradi-
tion, mais sans la sensiblerie de ce grand enroué.
Magnard n'aimait rien tant que ravaler et mettre au
point les vanités et pavanilés (jui nous sont propres,
et, pierre de touche singulière, c'était au cabrement
(\u"\\ rsliiiiaiL les rabroués à leur i»ri\. Le type «l'ail-
CALIBAN 47
leurs n'était pas rare, et ce qu'on appelait : le boule-
vardier était spécifiquement l'homme pressé de vivre,
qui portait comme une amulette ce critérium à sa
chaîne de montre. J'avais fait assez bonvisag-e à son
refus, d'ailleurs motivé, sans aller toutefois jusqu'à
l'éloge du positivisme, dont le nom me répugnait
autant que la chose ; mais, surtout et avant tout, la
malveillance déclarée de ses associés pour mes pro-
duits avait opéré dans l'esprit du directeiu* une ré-
action favorable à mes intérêts. C'est ainsi que, dans
les triumvirats, le César rebrousse contre les Cras-
sus et les Pompée, que dis-je, le Robespierre contre
les Danton et les Marat, n'est-ce pas ?
Je lui portai donc ma première copie, que j'avais
pris une peine infinie à ne pas soigner, selon l'ordre
de la commande. Il occupait un bureau plutôt
sombre, à l'intersection de deux couloirs, défendus
contre les importuns par des garçons de bureau
assez soupçonneux et plus encore par les rédacteurs
attitrés, dits participants, pour qui toute tête nouvelle
semblait comminatoire. L'un deux, le brave Phi-
lippe Gille que j'avais rencontré au Parnasse, dé-
guisé en poète sans prétention, s'oflVit à m'annoncer
lui-même au patron qui, me dit-il, était, ce jour-là,
d'humeur massacrante. — Je n'ai pas de conseil à
vous donner, mais si c'est un article que vous nous
apportez, vous feriez mieux de revenir ou de me le
laisser. Je le lui remettrais un jour de dividende. —
.Merci, mais il l'attend, cher ami, et, j'ose le dire,
comme la manne.
Francis Magnard était assis à sa table de travail,
entre deux lampes électriques et fendait des enve-
loppes, par contenance. — C'est votre page, fil-il, la
48 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
page! — 11 lu pril, puis sans la tléplier, sonna le
gar(;ou de service, cl la lui remit : — A la composi-
tion... — C'était charmant, cet accueil, et inespéré,
d'après les bruits de couloirs. — Quoi, sans lire? —
On ne lit pas « L'Flomme Masqué » ! A propos, com-
ment signez-vous? — Mais de mon nom patrony-
mique, je pense. — Vous avez tort, reprit-il en se
levant. — Pour<iuoi ? — =■ Vous diminuerez d'aulaiit
vos chances de réussite.
A ma demande d'explication d'un pronostic aussi
paradoxal, voici comment il répondit : — Il n'est pas
douteux que vous ne soyez un phénomène curieux
dans les Lettres, et sans autre exemple. Rien de ce
que vous signez du nom de vos pères n'a l'heur de
plaire, on ne sait d'ailleurs pounpioi : vos mésaven-
tures théâtrales n'ont pas d'autre cause; vous vous
démasquez sur l'affiche, on sait de qui est la pièce
et par conséquent qu'elle ne peut pas êlre bonne,
même le fût-elle. Il a suffi qu'au Voltaire vous pris-
siez le loup d'un pseudonyme pour que le public dé-
route vous fît fêle. C'est absurde, mais qu'est-ce qui
n'est pas absurde en ce monde, vous sciiez bien ai-
mable de me le dire? A présent, vous en ferez ce que
vous voudrez. Venez ce soir corriger vos épreuves.
La chronique parut le lendemain et sous le même
litre qu'elle a gardé dans l'un des recueils où elle a
été réunie aux autres : lie la verlii du Toul-Paris
(les premières. Elle est fort llagellatoin; et dans la
tradition villemessantique. — Quel dommage, m'en
dit Magnard, vous l'avez signé>e ! Elle aurait beau-
coup plu !
Ainsi donc c'était mon chei- et vieil ami Alphonse
Daudet qui avait lu le tarot de ma destinée, quand
CALIBAN 49
il me disait que les pseudonymes s'enchaînent et que
j'avais, au Vollaire, endossé en"1îion frac la tunique
terrible de Nessus. Je fis encore au Figaro deux ou
trois tentatives pour la dépouiller, mais les plaintes
de la clientèle montaient jusqu'à l'administration
même, et Marat et Danton engueulaient Robespierre.
Il n'y avait plus à lutter contre Vananké de ma vie,
j'envoyai secrètement à Magnard une chronique re-
copiée par une plume gribouillante à tromper les
protes infortunés de Balzac et que je signai: Caliban.
Et les dieux s'apaisèrent, et non seulement les
dieux, mais lesdeuxassociésrécalcitrants eux-mêmes,
dont un seul garda méfiance et qui, dix ans après,
ne m'avait pas encore pardonné de lui avoir filé entre
les jambes. Une fois encore j'achetais le succès du
sic vos non vobis qui est mon oracle sibyllique.
L'un des premiers, écoute, Histoire^ qui perça mon
incognito shakespearien, fut mon vieux détracteur,
l'Oncle de la rue de Douai qui, un soir de première,
aux Variétés, m'aborda sous le péristyle et me jeta,
paterne, dans la conque : — Chut ! Mais à la bonne
heure, ça c'est du théâtre !
On m'a souvent demandé ce qui m'avait déterminé
au choix de ce pseudonyme: Caliban, qui est le faux
de mon passeport de poète, et je ne saurais le dire
précisément, en dépit de ma bonne mémoire. Assuré-
ment La Tempête y fut pour quelque chose, car
je projetais de la traduire en vers, pour Porel, cela
va sans dire . Je crois bien toutefois que j'en dus l'au-
baine, à un dîner de rimeurs chez Jean Richepin,
où l'on en débattait, au bon Ernest Jaubert, l'un des
convives, et le même qui, aidé d'Eugène Silvain,
est en train de nous rendre Euripide, lequel d'ailleurs
5
50 SOUVENinS 1) LN L.M A.NT Di: l'AHlS
n'ôlait |)as ppnlii. Krnosl .liiiilicrl ;i, grAct* à Dieu, des
litres personnels j)liis sérieux au laurier, et c'est un
maître jonglcurde la ballade villonesque et française.
Je ne vous eonlerai plus rien des chroniques de
('.aliban qu'on trouve aisément sur les quais, en trois
ou quatre paquets ficelés sous couvertures et préfacés,
l'un d'Alexandre Dumas, l'autre d'Alj^honse DiuuJel.
Au temps où elles faisaient monter le tirage — Oh!
couvrez-moi, profondes nuits! — Map;-nard, toujours
amènement atrabilaire, me dit un jour dans son bu-
reau sombre ; — ('ompliments pour la dernière. Mais
vous le savez, au Figaro, on ne dure pas longtemps.
C'est la tradition de la maison ; ici l'on passe.
J'y ai pourtant duré près de dix ans, vousdis-je,et
c'est sans exemple.
II
FRANCIS MAGNARD
Francis Magnard adorail la littérature, qui res-
tait inattentive à son adoration, et, comme il était
très fin et avisé des choses, il se rendait fort exacte-
ment compte de son malheur. Or, c'en est un grand,
en effet, dès que l'on s'en rend compte. L'illusion
seule en supprime les affres. Tous ces jeunes poètes
triomphants, dompteurs du verbe et de l'idée, tous
ces maîtres aussi, laurés de gloire, qui traversaient
à la file son cabinet de rédacteur en chef du journal,
alors le plus lu de l'Europe, y laissaient une tristesse
et en épaississaient lombre.
Oh ! ce cabinet, étroit, sombre, sans ornements,
au bout d'un couloir, loin de la rue, et que la nuit
envahissait à quatre heures, je l'y vois encore, tra-
vailleur acharné et courbé sous la lampe, au milieu
de cette correspondance qu'il dépouillait avec une
curiosité maussade ! Il affectait ce « buralisme » à la
Rothschild. Puis, avec un sourire demi-bienveillant
r.2 SOUVKNIHS 1) UN ENFANT Di: PAHIS
et demi-causlique, il vous prenait des mains la copie
et di.^ait : « ^'o^ls lums iii)poiiez encore une pa^e? »
Alors, et s'il vous vciiail une r«'pli(|ue drùle, le Pa-
risien sortait du confrère malade et chassait le di-
recteur grognon. De ses petits yeux, toujours cillants
et clignotants, partait un bout de flamme. Il se levait,
s'adossait à la chemin<'e,eten contait ouplntôten bre-
douillait nerveusement «une bien bonne », l'une de
ces « bien l)onnes », dont il avait de Villemessant la
tradition boulevardiôro. Mais bientôt la rauserie tour-
nait comme d'elle-même à la littérature, et l'àme lui
venait aux lèvres sur les noms de Tolstoï, de Benan,
de Flaubert ou d'Alphonse Daudet.
C'est une loi étrange et cruelle de la nature (pie
des intellectuels de cette trempe, en somme, demeu-
rent écrasés ainsi par leur idéal. Ne pouvoir réaliser
ce que Ion conçoit, connaître le point du Beau et
le manquer du doigt, voir les autres chevaucher
sans bride tous les étalons de la grande écurie
d'Apollon,' quelle torture ! Hlle n'a été infligée à per-
sonne avec plus de rigueur qu'à Francis Magnard.
Maître absolu d'une publication où, en ce temps-là,
un seul article bien venu créait une signature, il vit
tous les jours, pendant près de vingt ans, se renou-
veler pour lui le supplice dérisoire de Tantale. Il
n'avait pourtant qu'à présenter « une page », lui
aussi, pour qu'elle f^t insérée sans retard, et d'auto-
rité. Mais il adorait trop la Littérature pour la vio-
ler. Il s'abstint, et cette honnêteté est d'un fier
exemple !
Un nécrologue «jui ne paraît guère s'être inspiré d<'
la leçon, évoquait à sa mort lesouvenirdecesarticulels
quotidiens estampillés du monogramme que Magnard
FRANCIS MAGNARD 53
mit longtemps comme un loup sur son anonymat de
publiciste politique, et l'amateur exaltait l'art de ces
bulletins, x Ils remplacèrent dans la presse, s'écria-
t-il, l'article long et compendieux !... >^ Outre que
Francis Magnard, qui possédait à tout le moins son
français, eût été fort étonné de voir quel sens est ici
prêté au mot « compendieux » et le coq-à-l'àne qui en
résulte pour la phrase, il serait encore entré dans
une belle colère contre l'assertion hasardeuse dont
un vieil ami jetait le pavé de l'ours sur sa mémoire.
Il le savait bien, hélas ! il le savait trop, que les ar-
ticulets monogrammatiques n'avaient rien remplacé
du tout dans la presse, et qu'ils ne suffisaient pas à
constituer ce qu'il appelait lui-même si facétieuse-
ment : une page.
Il me souvient, à ce sujet, d'un mot qui lui échappa
un jour, devant moi, et qui m'illumina sa mélancolie
comme un éclair. J'avais trouvé sur les quais, à un
étalage, dans la case à dix sous (la bonne), un
petit livre dont il était l'auteur, et qui est intitulé :
Vie et Aventures d'un Positiviste . Ce petit livre, le
seul qu'il ait signé, je crois, j'en avais lu les
cent deux pages in-32, et j'en avais beaucoup goûté
l'érudition désabusée, l'ironie et même le style
un peu menu, mais ferme. Je lui en fis des compli-
ments. Mais il me regarda par-dessus le binocle
sans répondre d'abord, et se borna à hausser les
épaules. Ne voulant pas qu'il me soupçonnât de fla-
gornerie de collaborateur gagé, je n'insistai point et
parlai d'autre chose. Il était, ce jour-là, d'une hu-
meur de dogue. Elle ne tint pas contre un bon
mot pourtant, car il en était toujours friand. II se
leva, s'accota à la cheminée et en attacha une « bien
ôi .sOL\ KMHS 1> UN KNFA.M DK PAHIS
bonne » à la niieniio. Mais ses yeux papillolanLs ni'in-
lerrogeaienl avec une anXiélé poignante. « Ainsi lu
l'as lu, me disaienl-ils, lu l'as mt>me achelé, mon
pelil livre, el lu l'as jugé iligne d'éiojj^e.s !... » El
c'étail si expressif, ce regard, que je ne pus y tenir.
— Vous savez, Magnard, fis-je en interrompant son
hislorielle, vmis savez que ce n'était pas pour vous
demander une augmentation !... 11 fil alors «piatre ou
cinq pas dans le cabinet, se rassit, reprit son coupe-
papier, et dit : — Non, mon cher, non, je ne suis
qu'une position !...
Nous nous brouillâmes, depuis lors, sur une assez
vulgaire conlestalion de salaire, où son scepticisme
lui-même s'éclipsa. Nous échangeâmes des lettres
disgracieuses et, la rupture advenue, la pose des
lapins commen(;a. Mon (laliban, on le sait, en était
joyeusemenl fertile*. L'un de mes plus réussis fui la
candidature à l'Académie franijaisc, que je lan(;ai
dans les jambes du positiviste in-32. Le pauvre
garçon en cria. Francis .Magnard, l'un des Qua-
rante, l'homme des articulets monogrammaliques
et compendieux sous la coupole, l'hyperbole le pin-
çait sur une plaie inguérissable el qui se rouvrait
tous les jours. Mais en vérité, je ne le savais pas si
malade, du mal du moins (|ui l'a prématurément
emporté, el je ne pensais qu'à lui revaloir un peu
de ce gravier (|u'il ava:l jeté dans mon jardin, la
littérature étant diversement, à nous deux, notre
côté faible.
Mais au moins, lui, il l'a adorée, celle sainte et
décevante littérature, et il en est mort, à sa façon.
C'est bien quelque chose par le temps d'inorlhogra-
phie, d'asynlaxie el d'inhumanités (|ui court et
FRANCIS ÎMAGNARD 55
nous emporte, de tour Eitïel en tour de Babel, au
pays du volapuk. Francis Magnard n'a vécu que du
livre, par le livre et pour le livre. Tel fut son idio-
syncrase et tel est son type dans notre histoire litté-
raire.
III
Il n'est pas que de temps en temps d'aimables cu-
rieux, et mt^me des grincheux, me demandent de les
informel' direclement sur mes multiples collabora-
tions aux journaux de Paris, ou de province depuis
que je rame en galère, vieux forçat de la copie. A
mon vif regret, comme à mon propre étonnemenl, il
me reste impossible de les documenter, car sur ce
point ma mémoire fait défaut. Tout ce que je puis
leur en dire et répondre, c'est que, depuis l'an du
Christ i8t)5, il n'est pas de périodique, soit disparu,
soit régnant encore, où je n'aie versé du jus de
cervelle, et par quoi je me réclame du titre d'honnête
homme de lettres. Pour le reste, soyez-en silr. nul
moins que moi ne s'en fait accroire. L'n seul bon
sonnet m'eût valu plus de gloire, fût-ce celui d'Ar-
vers, qui d'ailleurs est mauvais, si ceux de Soularv
et d'Heredia sont bons.
La dominante littéraire du dix-neuvième siècle et
jusqu'à présent du vingtième aussi, s'est exprimée
par le journal, beaucoup plus, à mon sens, que par
le roman et même le théâtre. Seule peut-être la poé-
FRANCIS MAGNARD 57
sie, grâce à ses individualités hors pair, pèse davan-
tage à Tactif intellectuel de l'A^e de platine. Il en de-
vait èlre fatalement ainsi, et non autrement, à une
époque emportée par la science à tous les vertiges du
carpe diem. La vie au jour le jour rend en verbe : le
journal ; son nom même en fait foi. Nos écrivains
l'ont tous compris et l'on n'en citerait pas trois, parmi
les prosateurs s'entend, qui ne soient entrés délibé-
rément dans l'attelage moderne du char des Muses.
Comme on a dit de ceux qui s'entreprennent au type
de Don Juan, ils en sont sortis plus grands et
vêtus de bronze, propres à toutes les courses du
stade. Il n'y a à excepter, je le répète, que les lyri-
ques essentiels à qui la nature elle-même interdit le
repos de l'essor et la pose sur les réalités contin-
gentes. Encore le mieux ailé d'entre eux, l'oiseau
Rock, a-t-il au moins rasé parfois la terre et mouillé
ses pattes au torrent. Victor Hugo a écrit des arti-
cles, et voilà qui suffit, je pense, à sacrer le journa-
lisme.
Du reste, l'un des prix dont il paye les efforts qu'on
lui consacre, est celui auquel un homme fier attache
le plus d'importance, — c'est l'indépendance. Ce
bénéfice nous change un peu, avec ou sans jeu de
mots, des autres, soit de ces prébendes de servitudes
du vieux système où, pour le pain, on laisse sa dignité
civique dans les offices des mécènes. La plume au-
jourd'hui est un outil social et tenu pour tel en
démocratie, elle nourrit son ouvrier par le travail et
alïranchit'son homme par le métier. Personne ne le
nie plus, pas même l'Académie des Quarante, qui
ouvre son giron cardinalesque au nouveau venu de
l'Écriture, et l'arme, comme les autres, de l'épéeano-
.".6 SOLVEMUS D LN lOMANT 1)1:; l'AIllS
blissanlc. Lo journalislo csl reçu dans co «salon »
sans moiilrer d'autre patlc blanche (jue celle de
quelque orlhographe rehaussée de manières dé-
centes.
11 y représente la transformation scientifique des
idées et des formes, parallèle à celle de la société.-
Il y fixe le rôle de l'actualité dans l'histoire. 11 y
témoigne de l'évolution quotidienne de notre mar-
che h l'étoile. Il y prépare les ddeuments certains
d'un Gesla Dei où nos neveux puiseront l'eau pure
et vivante de vérité. J'ai toujours pensé que nos
feuilles volantes, ludibria ventis, formeront, le jour
venu, les cahiers g^énéraux de l'avenir cl comme une
encyclopédie universelle auprès de laquelle celle de
d'Alembert, Voltaire et Diderot n'apparaîtrait plus
qu'un compendium désuet et périmé. Mais j'en
parle comme M. Josse d'orfèvrerie, et jamais on ne
verra d'éditeur pour une telle compilation, qui n'au-
rait pas d'ailleurs de « librairies » dans la maison
moderne.
Un homme pourtant s'est rencontré (|ui conçut la
pensée de ce dictionnaire philosophicjue el même en
esquissa la réalisation. Henri Havard, opérant par
sélection dans l'immense chaos de la production
militante des enfants de Théophraste Henaudol,
tenta de créer une bibliothèque de chroniqueurs.
C'était d'ailleurs le beau temps de la chronique,
genre spécialement parisien et qui fleurissait alors
des maîtres. Il ouvrit la série par les plus avérés
d'entre eux et il recueillit de leur encre ce que Francis
Magnard ap})elait des « pages ». Le fiublic ne suivit
pas l'éditeur el courut aux romans d'un jour, car le
pli est vieux et jusqu'à la ride. Mais cette collection
FRANCIS MAGNARD 59
délaissée fait prime déjà sur le marché des livres, et
ceux qui Tont, la gardent et s'y réfèrent. Il chante
un peu de bonne France là-dedans et si l'anthologie
demeure inachevée, elle n'en a pas moins tournure
de monument ethnique. Je doute que Ton puisse,
sans y recourir, écrire exactement l'histoire de la fin
du Second Empire et des débuts de Marianne la
Troisième. C'est de là que sortira le Michelet futur.
Mais laissons cette apologie et revenons à mes
souvenirs.
Le père Dumont, dont je vous ai déjà parlé au
sujet de la création de L'Événement, ne désarmait pas
contre Le Figaro, sa bête noire. Il s'était juré de le
tomber ou d'y laisser son nom d'Auguste et sa for-
lune. Peut-être y serait-il arrivé si Dieu ne lui avait,
par pitié pour ses héritiers, retiré le prêt de la vie,-
car il faillit réussir avec Gil Blas dont le titre simi-
laire lui sonnait comme la fanfare d'une lutte entre
Lesage et Beaumarchais. El tout à coup, Gil Blas
fut. Le principe stratégique, en pareil cas, est d'ar-
racher à l'ennemi ses bons soldats et ses capitaines,
et il avait commis à ce soin un brave garçon nommé
Jules Guérm, bombardé secrétaire de la rédaction,
je n'ai jamais su pourquoi ni comment, lui non plus
du reste. Je l'avais connu vingt ans auparavant à la
Comédie-Française où il était comédien et réalisait
son prix du Conservatoire. Il y jouait les utilités. Je
crois qu'on retrouveraitson nom dans lesdistributions
de rôles du répertoire d'Emile Augier. Il excellait, à
ma souvenance, dans les personnages d'invités, qui
traversent le bal, en queue de pie, un camélia à la
boutonnière. Il était d'ailleurs joli garçon, de taille
bien prise et ne manquait pas de littérature. Puis,
til» SOIJVKNIRS D UN ENFANT Ot) l'AHlS
découragé d'alleiulre son lieure au cadran tle l'avan-
ceinciil, il avait quille le IhéAlre el s'élail jclé dans
les luinullcs vociféraloires de la IBourse. Sans doute,
n'y avail-il pas mieux réussi que sous le luslre, car
on le vil traîner assez misérablement de cafés en
brasseries, sur la Voie Asplialti(jue, à la chasse do-
lente de quelcjue effigie de la Hépubli(iue.
J'avais eu le plaisir de pouvoir roccuj)er dans le
lancement d'une brochurctte hebdomadaire inlilulée
Le Don QiiichoUe où je m'étais essayé au lôle de
lantcrnier el qui, grâce à son entregent, élait allè-
grement partie. La réclamation, d'ailleurs fort juste,
d'un confrère qui dirigeait lui-même, à Lyon, sous
le même titre, une publication satiricjue et caricatu-
rale, m'ayanl forcé de modifier l'étiquetle de mon
petit pamphlet, le public dérouté cessa de me suivre
cl mon gérant s'etTaça du giroscope de ma vie. A
quelque temps de là, j'entrai au Fiya'-o, où j'eus
l'heur, grûce à mon masque shakespearien, de ne
pas déplaire à la clientèle. J'allais, pendant dix
années conséculives, un record de durée, tenir ma
partie de fifre dans la musique de combat, k côté
des Mirbeau, des Albert Wolft", des Ignotus. des
Lavedan le père, et de ce triomphant Saint-iieuest
dont un article enlevait une souscription comme
une redoute. Qui parle aujourd'hui d'Albert Durand
de Bûcheron (|ui, sous l'invocation du comédien
martyr chanté par Rbtrou. claironnait la réacli<jn et
le «' maciiitie-arrière » dans le style girardinesque,
et dont Alphonse Daudet disait (pi'il écrivait à
cheval? 11 avait le faubourg (iermain à ses pieds.
Puis la chute des hommes du Seize Mai l'avait dis-
crédité el, Villemessant disparu, la Participance le
FRANCIS MAGNARD 61
prit en pure grippe. Mais comme il en était, de cette
participance, il avait droit statulaireà sa chronique
par semaine et au jour fixé, il en apportait la copie
à la direction.
— Ah ! souriait Francis Magnard, voici cet excel-
lent M. de Saint-Genest qui nous apporte sa page heb-
domadaire I — Comme vous voyez, mon cher direc-
teur. — Merci, moucher collaborateur. Asseyez-vous
donc, si vous en avez le loisir toutefois, — Et, son-
nant au chef de la composition, le pince-sans-rire
lui remettait l'enveloppe cachetée qui allait s'empiler
avec les autres dans « les archives ». — Car c'est en
journalisme surtout que les morts vont vite, ô Lé-
nore !
Un jour donc que, témoin navré de cette scène
usuelle et régulière où se présageait le sort fatal
promis à ceux qui, dans le négoce, ont cessé de
plaire, je descendais de la rédaction, l'huissier d'an-
tichambre m'avisa que quelqu'un, ayante me parler,
m'attendait dans la rue, à la porte. C'était Jules Gué-
rin. — Pourquoi n'es-tu pas monté, lui demandai-
je ? — Tu vas le savoir. — Et il m'entraîna dans un
café voisin qui était alors la petite bourse des mar-
chands de perles et de pierreries. Je n'en avais ni à
vendre ni à acheter et je le regardais avec inquié-
tude. — Veux-tu, commença-l-il, plaquer le Figaro
et donner tes calibanités au Gil Blas ? — Je n'en ai
pas la moindre envie. Pourquoi ? — C'est le père
Dumont qui m'envoie. Fais ton prix. — Je n'en ai
pas à faire. Je me plais au Figaro, on m'y laisse la
bride sur le cou, même pour mes adjectifs trucu-
lents, et tout m'assure que je n'y nuis pas encore au
tirage. — Et Guérin secouait la tête. — Ça ne du-
6
(■>2 SOUVENIRS 1) UN ENFANT Di: l'AHIS
rera pas. Si ce n'est pas toi qui les lâches, c'est eux
qui le lAcheront. Il y a Iradilion dans la maison.
Prends les dovanis, viens chez nous, on le siï,'nprn
le traité que lu voudras.
L'exemple du malheureux Sainl-Genest n'était pas
fait pour (U'-mentir l'horoscope el je n'en étais pas,
moi. de la Partici|)ance Je n'avais môme aucun en-
gagement écrit de collaboration régulière et je de-
vais à chaque article nouveau reconquérir une si-
tuation toujours précaire. — Attends-moi là un
(juart d'heure, dis-je à (juérin, et je regrimpai à la
rédaction.
Revenu au café Scossa, j'y trouvai mon comédien
délroqué en train de faire une réussite. — Tu vois^
me dit-il. l'aU'aire est dans le sac, tu rentres demain
au Gil Rlas : le valet de pique dans le dix de carreau
c'est infaillible. — Rien n'est dit. Magnard ne veut
pas me lAcher encore, quoique l'envie l'en dé-
mange visiblement. II paraît <(ue l'heure n'(!st pas
venue. — T'a-t-il parlé de lettres de plaintes des
abonnés ? C'est à ce signe qu'on voit que ça se
«lécroche. — Non, voici ce qu'il me propose. Je cofN
tinuerai au Figaro et je commencerai au (iil lUas
« qu'il ne cramt pas », mais à une condition. — La-
quelle?— D'abord, il gardera l'usage exclusif de mon
pseudonyme, et puis je lui soumelli'ai les deux chro-
niques, et il choisira la bonne. Le père Dumont aura
l'autre. — Guérin éclata de rire. — Oh 1 que cest
drôle, c'est aussi la clause de ré.serve du traité que
nous t'offrons. — Tope donc, fis-je, comme l'Ane de
Balaam devait braire.
Et c'est alors que se manifesta dans toute sa beauté
philosophique celle << leçon <le choses » qui esl
FRANCIS MAGMARD 63
rorgneil et la joie de ma carrière. Les chroniques
choisies, alternativement d'ailleuVs, par chaque direc-
teur, paraissaient presque toujours à la même date
et se posaient ainsi à la comparaison. — Eh bien,
dis-je à Magnard? — Eh bien, je me suis trompé,
celle de Dumont est la meilleure. J'ajouterai même,
si vous voulez toute ma pensée, que la nôtre n'est
pas fameuse. — Ah ça, mais vous g-âtez le Figaro,
nasillait le père Dumont, pourquoi m'avoir laissé
celle de ce matin ? Elle était bonne pour Magnard.
Ils finirent par me laisser la liberté du partage,
mais je baissai dans leur estime.
IV
TROIS MILLIONS POLR UN ARTICLE
Ce fut à celleépoque qu'il m'en advint une cruelle,
plus ridicule encore peut-(^lre, — j'héritai de trois
millions.
Voici comment eut lieu celte sotte aventure.
Dans une de ces chroniques alimentaires où se
boulange le pain, d'ailleurs bis, des poètes rebelles
à la servitude et que j'enfournais déjà à manches
relevées dans tous les moufles delà presse, j'avais —
quelle imprudence ! — évoqué le bon génie à tète
mécénique et de tradition perdue qui vient du ciel
faire des loisirs rentes aux geindres las de l'écriture.
Mon excuse était que je n'y croyais pas. L'appel était
virtuel et théorique. Le munificent est un mythe, et,
à y bien songer, je me suis convaincu qu'il n'a pas
à intervenir dans nos démêlés avec la Démocratie.
Notre négoce e;?t à base de mort. Tout ce qui la re-
tarde nuit à notre fonction sociale, vous voyez que
je ne dis pas : divine.
11 m'en a cuit de l'oublier un jour. On m'a flanqué
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 65
trois millions à la tête pour un vœu distrait échappé
à ma fatig-ue. Il est encore à m'a décharge que je re-
venais de Bruxelles un peu déconforté, n'ayant, en
onze représentations thésaurisé sur mes droits d'au-
teur à' Herminie que 49'^ fi"- 5^ exactement.
Or donc, en cette chronique, je m'étais laissé aller,
avant l'âge, à envier ceux qui, retirés de la lutte,
peuvent réaliser à la campagne le rêve rustique des
surmenés, y connaître la douceur des jours sans copie
et, suave mari magno, y lire les livres ou articles des
autres, comme on regarde des régates. Je n'avais
pourtant alors que vingt ans de journalisme militant,
ce qui est peu pour un Sisyphe de carrière, et mon
ouf était fait pour otï'enser les dieux. Je l'ai racheté
par vingt-cinq autres années de polygraphie volante
et, comme vous voyez, j'expie encore.
Pourtant, il n'était pas outrecuidamment ambi-
tieux, mon hoc erat in volis de retraite. Je n'ajoutais
au carré de choux que la saucisse, avec autour, comme
dit Goncourt, les bonnes bêtes philosophiques de
l'Arche diluvienne, le chien, le chat et les volailles,
compagnons doux, du commerce desquels la clémente
nature vivifie les solitudes humaines. Encore aujour-
d'hui c'est au plus si, passé grand-père, j'y voudrais
lesurcroît d'un crédit illimité chez le marchand de
joujoux de la ville la plus proche. Ma dernière copie
serait pour l'acquérir. Mais venons à mon héritage.
Voici d'abord la chronique fantaisisle qui me
le décrocha de la lune, ce fut le Gil Blas qui
l'édita.
« Je rencontre souvent des personnes tristes qui
me demandent pourquoi diable ! je suis gai.
6.
ù(i SOL'VKMKS I) 1;N KiNTANT Ui: l'AKIS
— C'est, loiir réponds-je, (luiin oncle que j'adorais
est mort, et tjue j'en hérile.
Alors, elles s'en vont salisfailes, ce par où je vois
<|uelles oui. de la ^aielé, les idées qu'il en faut
avoir.
La vérité est que, je n'ai pas d'oncle cl que si,j'eji
avais un, il serait probablement à ma charge. Je l'ai-
merais tout de môme, s'il était aimable, et je ne
serais, de son vivant, ni plus ni moins gai qu'après
sa mort. El, cependant, il doit être doux d'hériter,
ainsi du moins que je me le figure, je veux dire pour
le talent qu'on croit avoir et en récompense du plaisir
que ce talent a procuré à un lecteur inconnu. T.es
choses arrivent ! Plusieurs de mes confrères ont eu
cette joie d'être libérés du collier de misère par des
dilettantes de lettres généreux qu'ils n'avaient même
pas à pleurer. Et ça, c'est l'idéal du genre. Oui, l'on
en cite quel(|ues-uns d'entre nous à qui dos connais-
seurs célibataires ont laissé vingt-cinq mille livres
de rentes, pour rien, pour le plaisir. Ah ! j'en cherche
un !...
En général, celle aubaine néchoil qu'à des écri-
vains politiques — ou à des musiciens. Pourcjuoi ?
On n'en sait lien même chez les notaires. Si la mu-
sique adoucit les mœurs, la politique lesenragc. Mais
il paraît que l'on n'a d oncles qu'à ce prix dans les
Amériques du rêve, j'enlends doncles honoi-aires
dont on soit le neveu posthume. 11 faut gueuler,
d'une façon ou d'une autre, mais gueuler en somme.
C'est très cher, ces successions gratuites !
On a souvent conlé l'histoire de ce compositeur au
nom arabe qui, un matin, où il ne savait plus à quel
éditeur offrir ses bémols, se trouva, pour une chan-
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 67
son à l'Alsace, possesseur d'un magol de cent mille 1
Elle avait fait pleurer, celte chanson, un bon com-
patriote de M. Antoine (de Metz) et l'excellent homme
n'avait rien trouvé de mieux à faire que d'en cou-
cher l'auteur sur son testament. Contez, contez,
Shéhérazade !
Jules Vallès, que j'ai beaucoup aimé et admiré
davantage encore, car c'est, avec Diderot, le plus
vivant écrivain de notre langue, Jules Vallès avait
hérité, lui aussi, d'un Auvergnat enthousiaste, son
compatriote. Cet homme du Puy-de-Dôme l'avait, en
expirant, doté de sept mille livres de rente, et c'est-
là dessus que le proscrit vivait à Londres quand je
l'y allai voir. Quand on pense que quelques mois au-
paravant on osait l'accuser d'avoir voulu brûler le
Grand l^ivre ! mais c'était certainement à ses opinions
politiques qu'il avait dû la chance de cette petite for-
tune, et non pas à son génie de styliste. Car en Au-
vergne!... Du reste, il ne voulut jamais s'expliquer
là-dessus avec moi.
— Voyons, lui disais-je, c'est pour ton écriture,
dis?
— Tu t'en ferais mourir, s'écriait-il malignement,
et il éclatait de rire. Mais je n'en obtenais pas da-
vantage. Si Séverine en sait plus long que moi sur
cet héritage de Vallès, elle devrait bien me rendre
l'espérance. Je ne demande qu'à croire aux oncles
littéraires — fussent-ils Auvergnats.
Car j'arrive tout doucement à lâge où l'utilité
d'écrire cesse de se démontrer clairement, et il y a
des heures où je vendrais volontiers mon silence à
mon siècle pour ce qui fait qu'on peut aller vivre à
la campagne, y emporter le cher fardeau des affec-
G8 SOLVENIKS I) UN ENFA.NT DK PAHIS
lions acquises et y luiner le calumet de paix, entre
deux chiens, dans une cheminée où grésille la sau-
cisse. Ces heures dont je vous parle sont précisé-
ment celles*où le plus grand philosophe de l'huma-
nité me paraît avoir été l'acteur Lepcinlrc jeune.
Oui, ce Lepeinlre jeune m'extasie. Voici d'ailleurs
pourquoi : Toutes les fois qu'on lui soumellail un
problème difficile, soit social, soit politique, soit lit-
téraire ou autre, il commençait par se frotter le nez,
geste d'incertitude, et enfin il nasillait, dit l'hisloirc :
— Et si je m'en allais ? 1 ? !
Ah ! c'est la solution ! Que nous sommes fous d'en
chercher d'autres ! S'en aller, tout est là, et peut-être
n'y a-t-il pas autre chose, surtout lorcpie l'on a, de-
puis près d'un quart de siècle, semé la cendre des
paroles sur les jachères. Et si je m'en allais ?... Mais
il faut pouvoir.
Ne se trouvera-t-il pas, parmi les aimables corres-
pondants qui, chaque semaine, m'accablent . soit d'in-
jures, soit de compliments, une personne vénérable
et bonne, assez pitoyable à notre métier de cheval
aveugle tournant la meule, j)our élire en moi son
neveu à héritage? Il s'en perd tant, de ces fortunes!
Chaque année, le Journal officiel dresse la liste de
celles qui tombent dans le goulTre sans fond de
l'État, et c'est à pleurer de voir combien il se gaspille
de bonheur sur la terre. La moitié de ces fortunes
suffirait à imposer silence à tous les poètes poêlants
d'un temps où tout rime, et tu t'évanouirais, lugubre
théorie des désespérés du passage Choiseul 1 Oh !
comme je me tairais, mon iJieu 1
Laulre soir je lisais Voltaire, car que lire, tant on
écrit, et je tombai sur ce passage :
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 69
« Après avoir réfléchi à soixante ans de sottise que
j'ai vues et que j'ai faites, j'ai cru m'apercevoir que
le monde n'est que le théâtre d'une petite guerre
continuelle, ou cruelle ou ridicule, et un ramas de
vanités à faire mal au cœur!... Les hommes sont
tous Jean-qui-pleure et qui-rit ; mais combien y en
a-t-il malheureusement qui sont Jean-qui-mord,
Jean-qui-vole, Jean-qui-calomnie, Jean-qui-lue !...
Il y a des aspects sous lesquels la nature humaine
est la nature infernale. On sécherait d'horreur si on
la regardait par ces côtés !... »
Je fermai le livre et j'écoutai, les yeux clos sur
mon rêve, grésiller la saucisse, tandis que se po-
saient sur mes mains deux museaux humides de
braves bêtes, aimantes, honnêtes et fidèles. Que pen-
sez-vous de ce tableau de la vie par Voltaire?... Et
si je m'en allais I
Aussi, je vous l'avoue, il serait le bienvenu entre
tant de Jean-qui-mord, de Jean-qui-vole et de Jean-
qui-tue, celui qui me dirait : « Moi, je suis Jean-
qui-teste 1 » Et qu'il vienne d'Auvergne ou d'Alsace,
il n'aurait rien à craindre de mes dispositions pour
lui et pour son legs : j'hériterais admirablement !
J'hériterais sans broncher, avec ou sans conditions,
et respectueux même des codicilles. J'hériterais sans
peur aussi, sûr d'avoir mérité cette gloire. J'hérite-
rais enfin comme si j'étais son neveu naturel.
Car, en ces aventures, voyez-vous, le hasard est
extrêmement bête. Avec ses gros lots, qui vous as-
somment comme tuiles d'or, il opère lourdement et
sans discrétion. On ne sort plus de la stupeur où
vous plonge l'aérolithe sur le crâne. Combien hériter
est plus doux 1 On a « fait » un Mécène.
70 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
C'est de la bouche d'un connaisseur que sorl l'ar-
rêt qui vous crie : « Assez 1 Tu as assez parle pour ne
rien dire, et Ion travail est accompli, dans la ville
des sourds. Va le promener et livre au vent ta che-
velure incurablemenl grisonnante ; les yeux fatigués
par les lam|tes, et la main convulsée par le trenible-
raent de l'écriture. La nature te réclame et te
sonne l'heure bénie des choux à planter. Tais-toi,
bavard, et vis! Je te rachète 1... » Ouel Dieu, ù Mé-
libée, celui qui me ferait ces loisirs 1 Hélas 1 où est-
il?
Vous êtes-vous demandé ce qui doit se passer dans
la cervelle d'un vieux perroquet de cent ans, hérissé
sur son perchoir par la mort prochaine, déplumé mi-
sérable, quand il cherche à comprendre ce que peut
bien signifier le : « As-tu bien déjeuné, .lacquot ? »
prononcé par lui pendant un siècle ? Ce problème est
celui de tous les écrivains parvenus à la maturité.
Ouest-ce «juils ont dit depuis quils écrivent ? Des
mots, des mots !...
Oh ! par ces temps de millions faciles, si vite ga-
gnés, si tôt perdus, ([u'une divinité favorable place
ce numéro du dil JJlas sous les yeux d'un homme
sans famille et ne sachant que faire de sa fortune. Il
y en beaucoup plus qu'on ne l'imagine, et il ne men
faut quun. mon notaire vous le dira. Je n'exige pas
quil se suicide ; non. Je l'aime déjà trop pour cela,
sans le connaître. Qu'il songe cependant qu'il lui est
impossible de vivre exagérément s'il veut que je pro-
file de son bienfait, car tant qu'il vivra je serai forcé
de continuer d'écrire, et c'est justement «;a qui
membéte.
iJii reste, si ce n'est pas à moi qu'il le lègue, son
TROIà MILLIOiNS POUR UN ARTICLE 71
million, ce sera donc à l'Académie? Elle est bien as-
sez riche, et elle a Chantilly, c'est-à-dire de quoi
grésiller des saucisses pour toute la Société des
Gens de Lettres. Or, vous voyez celui qui ne de-
mande qu'à en sortir, à briser sa plume, et à savoir
enlin pour qui, pour quoi et pour qu'est-ce il a, pen-
dant vingt-cinq ans, rabâché sur son perchoir l' « as-
tu déjeuné, Jacquot? » des publicistes.
Si j'héritais, si j'héritais, on ne me lirait plus et
je lirais les autres. Je réaliserais le rêve de Flaubert
et de tous les vrais écrivains de race, je jouirais les
délices de l'inédit, si j'héritais ! »
Une huitaine de jours après l'article, le facteur de
ma rue, fonctionnaire d'ailleurs idéal qui faisait son
service en chantant la Marseillaise . comme les répa-
rateurs de fontaines, me jeta dans ma boîte un pli
timbré et daté de l'Asie Mineure, soit de Smyrne.
Sauf Homère, qui y est un peu né, — encore est-ce
douteux, surtout s'il n'a jamais existé, comme on
l'assure, — je ne connaissais personne dans cette
perle de l'Ionie, ne l'ayant d'ailleurs jamais vue que
sous description de voyageurs poètes. .Tecrusd'abord,
car on a son petit orgueil, à l'une de ces demandes
d'autographes dont l'entreprise enserre les cinq
mondes et je jetai, inouverte, la lettre au panier. Le
chiffonnier me la rendit le lendemain, tant il était
honnête. En voici la teneur et je n'y change pas un
mot :
« Monsieur,
« J'ai lu votre article du 21 mars, intitulé : « Si
j'héritais. » Que votre vœu soit exaucé.
72 SOUVENins D UN ENFANT DE PARIS
« Je suis un malheuroux xicillard qui n'eu a pas
pour longtemps,
(I Le ciel a voulu que toutes les alTaires que j'ai en-
treprises fussent couronnées de succès. Ma fortune,
que j'ai acquise à la sueur de mon front, pour ne pas
faire pendant à celle de M. de Hothschild, n'est pas
h dédaii,'ner non plus. J'ai cent cinquante bonnes
mille livres de rente, que je vous lè<^ue, et qui vous
permettront, j'espère, de grésiller non pas une mais
plusieurs saucisses entre deux museaux humilies de
bravesbêtes, comme vous le dilesavec tant de passion.
« Mais hélas ! plût au ciel qu'à la place de cette
fortune qui ne m'a à rien servi j'eusse une petite dose
de cette gaieté dont vous paraissez si abondamment
pourvu 1 Malheureusement, c'est trop tard. Je sens
que mes jours sont comptés. Seul au monde et sans
famille, je puis vous dire en toute sincéi'ité que je
n'ai pas eu jusqu'à présent une seule goutte de vrai
bonheur. Toute ma vie n'a été (ju'un long rêve de
tristesse.
« Je n'ai pas l'honneur, monsieur, d'appartenir à
votre nation, quoique je chérisse votre pays à l'égard
du mien. Dans tous les événements qui se déroulent
chez vous, j'assiste par la pensée, sinon par la ma-
tière, et je prends une part aussi vive dans les ques-
tions touchant la prospérité de votre pays que le
meilleur des patriotes.
'( Mon testament par lequel je vous constitue mon
unique héritier sera déposé au Consulat de France
de celle ville et je sens que vous n'en attendrez pas
longtemps l'ouverture.
« Inutile de vous dire le nom de celui que vous ne
connaissez pas mais que vous Ix'nirez un jour.
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 73
« Puisque avec la fortune le bon Dieu n'a point
voulu me donner votre gaieté, -je vous la lègue et
qu'elle serve au moins à redoubler voire verve.
« Un ami affectueux des gens de lettres. »
J'en avais sur les doigts, la leçon était verte et la
blague bien faite. Rien de plus turc que le style de
la lettre ; pas le plus petit mot pour rire, même entre
les lignes, et l'asiatique ignore l'ironie. L'ami qui
me décochait le dard, au début de l'avril, où le prin-
temps revient d'exil, avait assurément hanté chez
l'Ottoman. Toutefois, comme on approchait de l'une
de ces quatre fêtes du dieu Terme, dont la double
déception de l'Odéon et du Parc m'éteignait un peu
les lampions, je n'imaginais pas le camarade, que
dis-je, le confrère, qui fût assez féroce pour se rigo-
ler d'un nid d'alouettes en alarme sous le vol planant
du vautour. Restait les ennemis, mais je n'en a^ais
plus, ni à Paris, ni à Bruxelles, ils étaient dûment
morts de joie. Je ravalai donc mes trois millions dé-
risoires, et ne montrai la lettre testamentaire qu'à
celle qui, de moitié dans mes biens et mes maux,
avait le droit de les connaître. A ma vive surprise,
elle prit l'olographe smyrniote et gravement l'en-
ferma dans son secrétaire.
— Mon père croyait aux Turcs, me dit-elle.
A deux ou trois années de là, au cours d'une cau-
serie avec Alexandre Dumas, je me vis amené à lui
parler de mon poisson d'avril. — Les munificents,
nous contait-il. sont beaucoup moins rares qu'on ne
pense. Sans parler des legs à l'Académie, nombre
d'artistes en ont reçu directement et individuelle-
ment d'admirateurs opulents. Je suis du nombre,
7
71 SOUVKMRS n UN ENFANT I)K PARIS
j'allire le donateur. J'ai m«^me refusé des héritages.
— Il disait vrai, et il nous cita des exemples contem
porains, Saint-Sai-ns, Paul de C-assa^nac, Jules N'al-
lés, l'aslronome Flammarion el ce chansonnier au
nom étrange de Ben Tayoux qui, pour une chanson
Ah! rendez-nous l'Alsace ef la Lorraine!... avait
écopé de la tuile de cent mille d'un patriote vost^ien
expiré. — J'ai bien l'ailli, fis-jc en riant du souve-
nir, devenir le Pyrrhus d'une tuile d'or plus lourde
encore. El comme je lui narrais mon aventure
turque :
— Vous avez tort d'en rire et plus encore de n'y
pas croire peut-être. Il y a à Smyrne une colonie
française très au courant des choses de Paris el fort
boulevardière. Avez-vous au moins gardé la lettre .'
Confiez-la-moi, je l'éludierai à la loupe du grapho-
loi^ue el je vous le dirai, moi, s'il y a mystification
ou non. L'écriture ne m'a jamais trompé.
Le lendemain, Dumas me rapportait le document.
— Il n'y a pas à hésiter une minute, m'assura-t-il,
écrivez dare-dare au consul de France ù Smyrne. Jf
vous avance les trois millions, si vous voulez.
Mon Dieu, que l'argent rend bête! J'écrivis, moi,
Caliban 1 au consid. à Smyrne, el n'eus point de ré-
j)onse. Ou le munificent vivarl encore et il avait
changé d'avis, ou il était mort en oubliant de dépo.ser
son testament chez noire chargé d'atl'aires, car
d'autre hypothèse, je n'en concevais pas. J'ai toujours
eu une foi entière en la parole d'Alexandre Dumas
cl la graphologie est une science positive. — Mou
cher ami, m"expli(iuail-il, voici ce que je crois...
Mais d'abord étes-vous bien .sûr de n'avoir pas, dans
votre lettre au consul, refusé brutalement l'héritage ?
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 7ô
Je VOUS connais, vous adorez la littérature et vous
avez craint d'être obligé de ne' plus vous tuer à la
copie. Si ce n'est pas ça^ voici. Le munificent est un
vieillard solitaire et sans famille, il se sera laissé
capter par une servante maîtresse qui vous a sup-
planté. 11 fallait courir à Smyrne au reçu de la lettre.
11 vous attendait !...
J'avais totalement oublié « l'oncle de Smyrne »
— nous le désignions sous ce nom homérique en
famille — lorsque les hasards de la vie parisienne
me mirent en rapports avec le docteur es occultisme
Papus, alors dans le plein de sa prédication théur-
gique. Je ne demandais qu'à me convertir à la magie,
quoique, dans un premier essai d'initiation, à Genève,
le célèbre Home m'eût ti'ouvé le nez pai-atluide. Un
poète qui ne serait pas un tantinet spiritualiste ne
serait pas un poète. Je me prêtai donc d'autant plus
volontiers aux épreuves de Papus que ce sorcier est
le plus aimable des hommes d'esprit et qu'il a le
sabbat discret .11 m'avait amené un jour un médium
fort curieux en ceci que, maladif, et faible à ne pas
tenir debout, il semblait un écorché vivant et attes-
tait en outre d'une ignorance de troglodyte. — 11 ne
sait ni lire ni écrire, me dit Papus, c'est, à l'éveil,
l'Agnelet de Pathelin, il n'oppose à la vie que le bée
moutonnier de l'homme sauvage. Mais sa puissance
de seconde vue en laisse à la fable du lynx. Du reste
que voulez-vous ^savoir? — Et d'un seul regard il
l'endormit sur un canapé. La fille de Théophile Gau-
tier était allée prendre la lettre dans son secrétaire et
elle l'avait remise sous son enveloppe jaunie au sujet
hypnotisé : — Qu'y a-til là-dedans et que voyez-
vous?
76 SOUVENins I) UN ENFANT DE PARIS
Le médium soiiril d'abord d'un air niai^;, puis, les
yeux clos, béalemenl, il soupira : — De l'ari^^'nl,
beaucoup d'arf,'eMt. — Va, lit le docteur, trouve
celui ou celle (jui a ('ciit celte lettre.
Le sujet eut uu mouvement de n'volte «-ontre le
voyage impost'-. Sa respiration se fit courte, <omme
oppressée par le roulis d'un navire. Puis il se calma,
et il dit : — Je vois une ville 1res t^raiidi-. entre la
montagne et la mer. Des bateaux en quantité. Les
maisons trempent dans l'eau. Les plus hautes ont
des toits comme... comme des melons, d'autres
comme des lanternes; les basses sont toules petites,
blanches, blanches... Elles me font mal aux yeux.
Des hirondelles entrent, sortent, tournent autour,
elles partent, elles vont venir.
— Cherche la maison où la lettre a été écrite, or-
donna Papus doucement.
— C'est là, fit le visionnaire, la bleue. Elle est
cariée avec des colonnes en pierie transparente
comme du verre. On monte six marches. Je suis dans
la cour. Il y a une fontaine entourée d'arbres comme
des plumeaux, puis un jardin derrière, à travers \iw
porte ronde.
— \'ois-tu quelqu'un dans le jardin .'
— Non, dans la cour. Trois personnes, une fille
très brune, un petit garçon et un vieux monsieur à
barbe blanche. L'enfant joue dans la fontaine. Sa
mère le gronde. Elle a l'air méchant, la femme, oh !
oui. Le vieux lit un journal. 11 rit.
— Quel journal ? Son titre? Épelle.
— G. L L. B. L. A. S.
— P»egarde bien, lartide qui le fait rire, com-
ment est-il signé ?
TROIS MILLIONS POUR UN ARTICLE 77
Et le troglodyte épela le nom sous lequel je chro-
niquais depuis deux ans au périodique.
Ainsi il avait, cet Alexandre Dumas, deviné par la
graphologie l'aventure de mon héritage. Le munifi-
cent m'avait été enlevé par la fille brune à l'air mé-
chant et surtout par l'enfant de la fontaine et j'avais
été le neveu provisoire d'un Géronte d'Asie Mineure !
Je l'échappais belle, — avec ces trois millions
je n'aurais plus fait que des vers.
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS
Au mois de décembre i885 j'eus deux pièces repré-
sentées en quatre jours, l'une au Palais- Royal et
l'autre à l'Ambigu, celle dernière une fois seule-
ment, en matinée et à mes frais, ainsi que je le conte
ci-dessous. — ^'oici l'aventure de la première, Le
Baron de Carabasse, que je n'ai point recueillie dans
mon Ihéûtre, quoiqu'elle ail réussi — à cause de
cela peut-être. — Voici, relevés à l'époque même,
les souvenirs que ces ouvrages m'ont laissés. Je les
transcris sans y rien changer et tous vivants de leur
actualité rétrospective.
I
LE BARON DE CAnABASSi:
Comédie en trois actes. — Palais-Royal,
G décembre 1885.
Je me rappellerai loule ma vie la stupeur d'un di-
recteur de IhéAtre devant lequel Edmond Gondinel
dit un jour à un jeune auteur :
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 79
— Mon ami, pour faire du Ihéàtre, il faut être un
peu bête.
A ce mot charmant, l'un des plus fins de l'autewr
du Plus heureux des trois, ledirecteur ouvrit des yeux
énormes sur une bouche démesurée : — Oh ! fit-il en
son langage.
Et Gondinetde rire. A l'y bien chercher, il est tout
entier dans cette malice. Je la prends pour exergue
du portrait que je crayonne.
Il y a deux hommes en Gondinet, celui qu'on le
contraint d'être, et celui qu'il serait seulement si on
le laissait tranquille. Ouand on le laisse tranquille
il donne Libres ! Chrisliane, le Homard, le Plus
heureux des trois, perles de fantaisie serties dans
l'or de l'observation. Quand on l'embête, il colla-
bore.
Le Gondinet tranquille vit à la campagne, avec
des chiens, des oiseaux, bêtes trop spirituelles pour
faire du théâtre. Là, il cultive son jardin deLettresle
bonsécateur àlamain, échenillant ses arbres à fruits
et chassant les limaces. C'est l'artiste. Au-dessus
de son petit bonnet de velours noir, les heures volent
et enchaînent les couchants aux aurores. La créa-
tion lui est clémente et si, pour d'autres, les choses
ont ces « larmes >> dont parle Virgile, elles n'ont pour
lui que les « .sourires » qu'y voit Horace. Tels de-
vaient être, aux siècles derniers, les écrivains de
race optimiste, conservateurs de l'esprit national,
les clairs, les gais, les sains, dont il continue la veine
et la filière.
De telle sorte qu'en cet âge de névropathes — où
tout le monde a du génie et personne n'a plus de ta-
lent — Gondinet charme par sa figure aimable d'es-
80 SOLVtMnS DIN KMANT l)i: l'AlilS
prit bien porlanl. sourianl à la danse macabre. Il
ressemble à ces philosophes musards des vieilles li-
llutgraphies, que l'on voil, les mains dans les poches,
un brin d'herbe aux lèvres, reju^arder une partie de
boules el décider d'une querelle. Il a la lêle, les al-
lures et l'attraction de ceux que l'on choisit pour
juges, sans les connaître. C'est le dernier des mo-
dérés.
En cette partie de son ceuvre qui lui est nette-
ment personnelle, (iondinel est à Labiche comme
Hegnard est à Molière. Le rire de Labiche cingle et
parfois laisse sa cicatrice. Gondinel se sert d'un fouet
tlont le manche est précieux, fragile et finement <:i-
selé: il craint de le rompre en frappant trop fort, car
ce manche est l'œuvre el le don d'une muse, la Fan-
taisie, une bonne amie de sa jeunesse, à laquelle il a
fait bien des traits, mais qui reste son unique amour.
Ce je ne sais quoi qui vient au surplus de la vérité
et qui la colore d'un reflet d'idéal, Regnard en eut
le secret. A des intervalles plus modestes, Gon-
dinet reproduit cet avantage artistique sur son
maître : on sent vibrer en lui le poète assassiné par
Scribe.
Mais c'est un assassiné récalcitrant. Ce serait une
erreur de croire que Coiulinctacconlc à ce Bouddha
des cabots l'mfaillibilité professionnelle devant la-
<|uelle s'agenouillent les gens dits de IhéAIre. S'il
l'adore, c'est comme un mal nécessaire, et parce
qu'il y a des caissiers sur la terre. « Il faut être un
peu bète pour faire du théâtre. » El pour y réussir?...
oh ! cachez-moi, profondes nuits 1
El voici l'autre Condinet, car il y en a deux, je
vous l'ai dit. Celui-ci se manifeste à Paris dans un
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 81
appartement spécial, sis rue de Rivoli, à des hauteurs
carrément Piranésiennes. Pour qu'un directeur un
peu bedonnant se décide à escalader les degrés in-
finis d'une pareille rampe, il faut qu'il en soit vrai-
ment arrivé aux confins de la faillite. Gondinet, d'ail-
leurs, ne leur oppose point d'autre défense; une fois
sur le palier ils poussent la porte et ils entrent. C'est
l'atelier de reboulage.
Le second Gondinet, en efTet, est un rebouteux.
C'est à lui que l'on s'adresse pour redresser les
bossus dramatiques, les difformes, les bancals, les
paralysés aussi. En trois ou quatre séances d'exer-
cices orthopédiques, il les met en état de plaire et
d'avoir des succès dans le monde, car on se fait une
si curieuse idée aujourd'hui de ce qu'on appelle une
pièce, qu'on en est arrivé à croire qu'il y a une for-
mule pour l'obtenir et que cette formule est un se-
cret qu'on se transmet entre initiés comme un remède
contre l'épilepsie.
Gondinet lui-même a beau jurer à tous les direc-
teurs qu'il ne sait faire que « le Gondinet », les direc-
teurs refusent de le croire, et ils lui apportent tous
les manuscrits qu'ils reçoivent, afin que, dans ses
moments perdus, il change celui-ci en Eschyle et
celui-là en Aristophane. Les trois quarts du temps il
n'y a rien, que le papier, dans ce que les directeurs
lui apportent. Il le leur fait observer doucement,
mais ils secouent la tête et sourient de sa manie :
« Ah ! mon cher maître, un homme de théâtre tel
que vous. »
Pendant quelques années, Gondinet a essayé de
résister; il refusait de faire les civets sans lièvre.
Alors les directeurs grimpèrent ses escaliers à ge-
82 SOL Vi;.MRS U t".\ K.NiANT DL HAIUS
noux, la corde au cou eu géraissanl miserere. Il lui
oilVirenl sur des plateaux tics Lrailés en blanc, loul
signés, par les(juels ils s'engageaient à l'envi à jouer
à des dates lixes. n'importe quoi et même rion du
tout pourvu qu'il le sigaïU. 11 apprit de la sorte que
le théAlre est un commerce et non pas un art, ainsi
qu'il se le ligurait naïvement^ <'t il vil venir à lui la
procession lamentable des éconduils que l'ombre de
Scribe chassait devant elle. Alors il eut pitié et il
ouvrit son atelier de reboutage.
Or, celui qui n'a pas vu cet atelier de reboutage ne
sait pas ce que c'est que l'art dramatique à Paris.
Figurez-vous cinq ou six salles, meublées de sièges
et de tables, et à chacune de ces tables, un auteur
assis, la plume en main et flanqué de son directeur
respectif. Celui-ci travaille pour le Vaudeville, cet
autre pour la Comédie-Franç-aise, un troisième pour
I Opéra-Comique, un autre pour le Palais-Royal
et le dernier pour les Folies-Bergère. L'aimable
et bon Gondinet, le front penché, les yeux perdus
dans une (juintuple rêverie, va, vient, se promène
et marche de l'un à l'autre, en se frottant les mains.
II indique une scène au premier, jette un mot
au voisin, crayonne une réplique pour celui du
fond, et, au milieu d'une leçon de métier, va ouvrir
la perle à des visiteurs. Comment il ne marie pas
r.\ithur de l'un ;i l'Ernestine de l'autre, voilà ce qui
me passe.
Les directeurs halètent auprès de leur auteur per-
sonnel. Ils trouvent que Condinel reste trop long-
temps à la table du confrère ou qu il est trop long à
recevoir ses visites. Si leur auteur personnel, poui-
gagner du temps, se hasarde à écrire quelque chose
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 83
<le son cru sur le papier, vite ils le lui font raturer :
<( ce n'est pas du théâtre ! » Gondinet sonne pour
demander un bouillon, les cinq auteurs, croyant qu'il
dicte, écrivent le bouillon, et les directeur sont ravis.
-< C'est du théâtre ! » Gondinet a ensuite la plus
grande peine à les désabuser et à leur faire com-
prendre que ce bouillon n'est que de la vie réelle et
qu'il est destiné à son usage.
Pai'fois, lorsque les directeurs, lassés, retournent
à leur direction, les cinq auteurs forment la ronde et
dansent avec le patron. Il fait monter une bouteille
de vin de Ténériffe, quelque chose de délicieux et de
collaboratoire qu'il a derrière ses fagots, et tous ap-
portent leurs papiers sul'la même table. Ils travaillent
côte à côte et ils abattent de la besogne. Gondinet,
pendant ce temps-là, va échanger quelques verbes
avec son frère, son neveu, des parents et des amis
qui l'attendent dans sa chambre à coucher, et, quand
il revient, c'est du théâtre !
Car il a ce principe bizarre, et dont Scribe pleure-
rait, que, même au théâtre, celui qui a conçu une
idée est plus propre à la réaliser que celui qui ne l'a
pas conçue. Et c'est ainsi qu'en ses collaborations il
a obtenu des effets nouveaux, variés, originaux, dont
les directeurs se pourléchent les babines. Ses con-
seils y sont pour un tiers, son respect des individua-
lités pour un autre tiers, et le vin de Ténériffe pour
le dernier.
Gredin de vin de Ténériffe, en a-t-il sauvé de ces
directeurs qui croient encore que le théâtre est un
art qu'on enseigne ! Jamais Gondinet ne leur a des-
sillé les yeux, mais il leur a glissé de la sorte un las
de jeunes auteurs, dont ils ne voulaient pas entendre
84 SOUVENIRS D UN lîNFAM l)K l'AKIS
parler el qui .sonlrnaiiilenaiil la tlfur de leurs cor-
beilles.
A six heures du soir, Talelicr d(î reboula^e ferme,
el les reboulés escortent le plus aimé de tous les re-
bouteux jusqu'au fiacre qui l'emporte à la gare.
Hiver ou été, quelque temps qu'il fasse, jamais Gon-
dinel ne couche à Paris. Il a besoin de revoir ses
bêles, celles qui ne croient pas en Scribe; ses chiens,
ses chats et sa volière, un las d'êtres qui estiment que
toutes les scènes sont à faire; il se relrouve en les
caressant, en leur parlant ce plaisant langage que
La Fontaine, un de ses aïeux directs, professe. 11
apprend d'eux à connaître les hommes par le con-
traste de leurs passions rudimentaires, il les consulte
sur les instincts communs à tous les animaux, civi-
lisés ou non, et il s'exerce de plus en plus ù leur com-
merce dans la pratique de cette bonté qui est sa
seule philosophie.
Mais j'y pense tout à coup, mon cher Edmond,
c'est peut-être là ce que vous vouliez dire avec votre :
Il faut être un peu hête pour faire du théâtre !
Tout ceci est pour dire que Le Baron de Carabassc
est sorti de l'atelier de reboutage de la rue de Rivoli.
Les parties heureuses et bien venues de cet ouvrage,
improvisé en quinze jours, constituent la paît de col-
laboration anonyme de Gondinet, et les gens du mé-
tier y reconnaîtront son expérience, son esprit de
ressources et sa fantaisie. Le vin de TénérifTe est res-
ponsable, du reste. .le le bois mieux que je ne le
supporte, el je crains fort qu'il y paraisse.
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS
II
FLORE DE FRILEUSE
Drame en trois actes, en prose, représenté (repré-
sentation unique) au théâtre de l'Ambigu, le 10 dé-
cembre 1883.
Cette pièce a été présentée d'abord à M. Emile
Perrin qui m'a dissuadé de la lire « dans mon in-
térêt » ! . . .
— Puis à M. Koning, par l'éditeur Paul Ollendorft',
aidé et appuyé en cette aventure par Georges Ohnet,
le triomphant auteur du Maître de forges. Il con-
vinrent tous deux de n'en pas révéler l'auteur au di-
recteur et lui laissèrent le manuscrit comme l'oeuvre
d'un jeune explorateur de la mission Savorgnan de
Brazza, qui n'en faisait pas son métier. S'ils lui avaient
laissé entendre qu'elle était de Savorgnan lui même,
j'avais des chances. M. Koning fut d'ailleurs fort in-
trigué. Il aimait beaucoup le type de la vieille com-
tesse. Mais l'étude lui parut trop dangereuse, et il
finit par rendre le rouleau à mes deux amis, ayant
esquivé le lapin.
— Puis à M. Deslandes par le comédien Pierre
Berton qui était venu en entendre lecture chez moi,
s'en était épris fortement et l'eût créée avec joie.
Lorsqu'il emporta le manuscrit pour le lire lui même
à son directeur je lui demandai s'il n'allait pas com
promettre le crédit que son originalité d'acteur lettré
lui avait acquise.
86 SOUVENIRS D UN ENFA^TT DE PARIS
« Jeudi.
{( Mon cher Bergorat, voici le texte du jugement
rendu par Deslandes. Surtout n'ayez pas de remords,
vous n'avez pas pu oompromeltre mon crédit sur lui.
Je n'en avais pas. l'événement l'a prouvé. Cordiiilc
ment à vous.
« Pierre Berton. »
Ce billet en contenait un autre, que voici, et (jui
était adressé à Berton.
" Paris, le 28 avril 1884.
« Vous me demandez mon impression sur l'ouvrage
intitulé Le Viol. La voici, très nette. Je crois la pièce
injouable. L'écrivain distingué qui a voulu dramatiser
celle donnée impossible s'est dépensé en eflbrls sté-
riles. Ajoutez à cela que son inexpérience des choses
du théAlre jette de la confusion et de l'obscurité dans
les développements du sujet. Il a oublié d'éclairer
la lanterne I Compliments afTeclueux.
«< Raimond Deslandes. »
.\L Worms, de la Comédie-Française, eut aussi
connaissance de Flore de Frileuse et il me déclara
(lue si M. Perrin ne s'opposait pas à la réception, il
voterait pour l'œuvre des deux mains, attendu que
depuis de longues années il n'en n'aA'ait pas entendu
d'aussi dramatique.
Ensuite Edmond Gondinet en prit connaissance,
et il me conseilla de m'appuyer de l'autorité de
DEUX PREMIÈRES EN QUATRE JOURS 87
M. Alexandre Dumas ûlsetje Jui soumis mon tra-
vail .
« Mon ciler Bergerat.
« J'ai donc lu votre pièce. C'est, à mon avis, rempli
de talent, d'esprit et d'observation; mais à partir de
la scène trois du dernier acte, ça ne va plus du tout
et le public ne comprendrait plus. C'est de la psy-
chologie quintessenciée dont le théâtre ne s'accom-
mode pas; c'est du domaine du livre. Sans compter
que le public a horreur du viol au théâtre. Barrière
a fait une pièce remarquable, L'Outrage, qui n'a ja-
mais pu réussir à cause de la donnée. La Haine de
Sardou avait eu le même sort pour la même raison
et je suis venu me casser le nez, dans Balsamo,
contre la mèrhe difficulté. Cela ne serait rien cepen
dant et vous pourriez parfaitement réussir là où
d'autres ont échoué, si vous apportiez à ce fait brutal
du viol une solution nouvelle.
« II n'y en a qu'une, celle que Barrière avait
trouvée : le violeur tué par le mari au pied du lit où
le crime avait été consommé et en présence de la
femme, tendant Fépée au mari et lui disant : « Tue
le ! )) Mais le dénouement purement fsychologique,
non ! Et le mari qui reste en face d'une femme en-
ceinte, et enceinte de qui? — d'un laquais, et qui
va élever cet enfant ? Le saint Vincent de Paul des
cocus ! Jamais vous ne ferez accepter tout cela. (Ici
M. Alexandre Dumas se trompe, Gilberte n'est pas
enceinte de Brutus dans la pièce, mais bien de son
mari même, et dans le roman aussi I")
« Votre comparaison de la poire dans laquelle le
goujat a mordu est tellement juste que vous ne
88 SOUVENIRS D UN ENFANT I>E PARIS
pouvez pins on sorlic. ( )m n'a plus sous les yeux rpiiiu
aiif^e souillé j)ar un iji;noI)lc larbin et tant que je
n'aurai pas écrasé ce larbin tlevanl le public, celle
femme me dégoûlera el ce mari me fera rire. Si vous
le failes tuer, vous recommencez la pièce de Bar-
rière avec un peu plus de fange dans les au 1res ma-
lières qui onl participé au crime.
« Quant à du talent, il y en a énormément, dans
le rôle de Flore et jusqu'au commencement du troi-
sième acte. Je ne m'explique pas les résistances des
directeurs. A partir de la scène trois, je les ai com-
prises et partagées. Voilà mon o|)inion bien sin-
cère, telle que vous me la demandez el telle que je
vous la dois. A vous.
« Alexandre Dumas fds. »
.le fis du Viol un roman, qui parut dans le Gil Bios,
el qui obtint un gros succès de librairie chez Ollen-
dortî. Dans une préface qui précédait ce roman, jof-
frais pour rien le manuscrit de ma pièce à celui ou
ceux qui voudraient tenter l'aventure de sa représen-
tation, et j'abandonnais la majeure partie de mes
droits d'auteur à ce hardi imprésario imaginaire et
fabuleux.
Il s'en présenta plusieurs, el, par déveine, je choi-
sis le plus mauvais. Kmile Rochard, lui, loua l'Am-
bigu et les répétitions commencèrent.
Quelles répétitions, seigneur ! Xous répétions de
neuf heures du malin à onze heures, dans la pou»^-
sière, les bruits de marteaux et les courants d'aii-,
sans décor, avec un petit bec de gaz imperceptible
dont s'augmentait l'obscurité. Nos pauvres artistes,
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 89
dévoués, héroïques, stoïques, ^pleins de foi et de
gaieté, déployaient un zèle et une patience extraordi-
naires. A onze heures les machinistes nous flan-
quaient à la porte. Cela dura quinze jours, c'est-à-dire
trente heures.
Tout à coup l'imprésario avec lequel on devait
faire la tournée de province déclara qu'il ne voulait
pas payer la location du théâtre à Rochard, et que
ce détail me regardait. Notez que je lui avais aban-
donné mes droits, ainsi qu'il était écrit dans la pré-
face du roman. Laisser ces braves gens qui s'érein-
taient depuis quinze jours, sans autre espérance que
de gagner leur vie par une tournée, les laisser, dis-je,
le bec dans Teau et sur la fatigue gratuite de ces
répétitions abominables, je ne pus y consentir. Je
montai donc chez Rochard et je pris la location delà
salle à ma charge.
La première était pour le lendemain.
On m'avait promis deux décors, on ne m'en donna
qu'un, de telle sorte qu'avant le lever du rideau, je
dus couper des indications topographiques indispen-
sables à la clarté du drame.
Le souffleur du théâtre, celui qui nous avait aidé
aux répétitions, se trouva décommandé, on ne sait par
qui. Heureusement ce brave homme avait l'honneur
et la fierté de sa profession; il vint tout de même et
de lui-même, ne voulant pas être complice d'uu
égorgement.
Je n'en finirais pas si je racontais tous les traque-
nards que l'hospitalité de l'Ambigu offrait à mes ar-
tistes, et j'espère que Rochard n'en a jamais rien su.
Jusqu'à la fin du troisième acte, le succès fut con-
sidérable et me donna gain de cause contre tous les
90 SOUVEMHS I) IN KNFANT DE PARIS
(iélraeleiHs dr mon ouvrage. Ce fut le dénouemenl
qui t|:Ala lalVairi'. (> dcnoucnuMil, j<' l'avais fail pour
la province et on tne le reprocha dans loule la
presst\ Sur la foi du romau on s'attendait à une
autre conclusion. l)ans le roman, en elTel, lagrossesse
de Gilberte dissipe le cauchemar de Maxime et l'en-
fant emporte la souillure. Je regrette d'autant moins
d'avoir modifié celte solution que si j'avais donné
l'autre on m'eût d abord sifllé à outrance, car on
m'attendait là; et puis, à mon gré, le dénouement
nouveau est, au point de vue du théAtre, infiniment
supérieur à celui du livre, qui lui est meilleur pour
le livre. L'hypothèse du viol, reconnu une aberration
naturelle d'un mari extrêmement épris et sujet par
métier aux crises d'imagination, pose beaucoup plus
puissamment au public le problème de la situation.
Enfin cette hypothèse rend la pièce jouable, et par-
tout, ee (jui est bien quelque chose.
C'est ainsi qu'un Kdgar Poe ou un Holïmann l'cus-
.sent présentée, celle situation insoluble qui n'est dé
nouable que par surprise, à la scène s'entend. Le )
viol est une fatalité, et comme telle relève de la tra-
gédie. Les fatalités n'intéres.sent que parles passions
qu'elles développent chez l'homme, par hi lutte qu'il
soutient contre elles, et la force de caractère qu'il y
dépense. Maxime est cet homm<\ \ ouloir que sa
femme ait été réellement violée pour lui accorder le
droit de souiïrir. c'est une puérilité de spectateui'
daraphilhèàtre, qui demande (jue les choses soient
« arrivées », c'est une cruauté de cirque.
J'ai pen^é el je pense encore qu'il est normal en
art cl logique de répondre à un fail de hasard par un
autre fait hasardeux, et qu'il m'était permis doppo-
DEUX PREMIERES EN QUATRE JOURS 91
ser une fortuite à une autre fortuite. Il m'est indif-
férent que Maxime soultYe encore après le rideau
baissé, si j'ai exprimé de lui toute sa souffrance
lorsque la toile était levée. J'échappe par mon dé-
nouement à surprise à l'exception psychologique, je
g-énéralise, et la philosophie de mon œuvre pénètre
plus profondément, par l'hypothèse même, dans
l'esprit de ceux qui pensent.
LA NUIT BERGAMASQUE
Dans la première nouvelle de la huitième journée
du Décaméron, Boccace conte l'histoire d'un jeune
et honnête Allemand nommé Gulfardo, qui, fort épris
d'une dame milanaise, n'en obtient rendez-vous que
moyennant finance, au prix fixé par elle de deux cents
florins d'or. Réveillé de son rêve par une telle véna-
lité, il emprunte la somme à son mari même, riche
marchand de la ville, et acquiert ainsi, en la versant
à sa femme, ce qu'il ne voulait obtenir que de son
seul amour. iMais à l'échéance venue de la dette,
lorsque le prêteur la lui rappelle, Gulfardo feint de
n'y rien comprendre. — As-tu donc oublié de leffacer
de ton livre, car il y a huit jours au moins que j'ai, et
ici même, rapporté tes deux cents florins. Je les ai
du reste remis à ton épouse en personne. Elle est là
pour te le dire : N'est-ce pas, madame ? — Prise au
Ît4 SOUVENIRS D UN ENFANT HE PARIS
traquenard de ce bon tour, la roquette avaricieuse
se voit coulrainte, par le regard soupronnewx du
mari, de remettre l'argent reç-u à la caisse. Et ce fut
ainsi que Gulfardo eul à l'œil donna Ambrogia, belle
bourgeoise de Milan.
De ce conte, ou plutôt de la situation quil met en
œuvre assez sommairement, il me semblait que l'on
pouvait tirer les éléments d'une de ces comédies de
répertoire, ou, si l'on veut, de tradition, dont Molière
et Regnard ont emprunté les thèmes, non seulement
aux conteurs italiens, mais à Boccace lui-môme. En
outre, disciple Cervent et résolu des maîtres du vers
romantique, qui repose sur la rime et en ajoute l'at-
trait sonore au comique des classiques du rire, j'étais
hanté de sacrifier à cette bonne Thalie française,
aussi haute que loyale en verbe, méconnue des no-
taires dart dramatique et à peu près bannie de nos
scènes. Je m'attelai dope résolument à ce travail
joyeux et. sous les auspices tutélaires des poètes dont
je relève, j'écrivis La \uit Beryamam^ue.
Je reconnais qu'il faut être un peu fou pour se
payer le luxe d'une débauche littéraire telle que Ln
.\uil Berfjamasqixe lorsque, père de fauiille ayant
charge d'âmes, on se doit tout entier aux contin-
gences immédiates du pain <le clia(|ue jour. Mai>
ce qui était digne de la «amisole charentonesque,
c'était d'en porter le manuscrit à la Comédie- Fran-
çaise et de charger Picard, l'huissier de poile d'Emile
Perrin, de le remettre, avec ma carte, à ce directeur.
Emile Perrin délestait les poètes, même les pires.
Ce n'était pas sa faute, la nature l'avait créé pour ça
visiblement, des pietls à la tète, (tétait le type de
ceux qui croient que « la forme rimée » est une adul-
LA NUIT BERGAMASOUE 95
lération et comme l'oïdium de la prose. La seule
paille qu'il voyait dans le bronze de Molière c'était
ces espèces d'assonances reproduites de douze en
douze syllabes, qui gênaient tant la diction des
« parts entières » de sa compagnie et gâtaient le
Tartuffe comme Le Misanthrope. Il ne se trompait
pas d'ailleurs, mais pour d'autres raisons. Le moin-
dre risque que j'encourusse à lui soumettre la csar-
<las frénétique de tympanon lyrique qu'est La Nuit
Bergamasque, était qu'il m'en renvoyât le manu-
scrit par deux gendarmes. S'il ne le fit pas, c'est que
déjà déclinant, il ne résistait plus aux agressions,
mais je connuspar Cadetlecoup que je lui avais porté.
— Alon cher ami, il a été terrible. J'entre dans
son cabinet et je le vois, comme pris de rage, mor-
dant le bord de son bureau directorial et poussant
de petits cris alternés de patient qu'on roue en
cadence. Il te lisait. Je courus à Ini. — Monsieur
Perrin, monsieur Perrin, mon cher directeur!... —
Ah I c'est vous, Cadet? Il est votre ami, je le sais...
Qu'est-ce que je lui ai fait? Tenez, voyez, il ne dé-
rime pas I L'oreille en crève. C'est le supplice du cha-
peau chinois. J'aime mieux mourir, dites-le-lui,
mourir.
— Du reste, ajoutait Cadet, tu as eu tort, c'est un
vieillard, et il nous a fait gagner beaucoup d'argent
par sa création des mardis. Toute la bourgeoisie a
repris le chemin du théâtre, comme au temps de
M. Scribe.
— Et de M. Thiers, avoue toute ta joie.
— Enfin il t'engage à t'éviter la lecture au co-
mité, et mon frère aussi, si tu veux le savoir, tu sais
pourtant s'il t'aime, Coquelin 1
96 SOUVKMRS n UN ENFANT DE PARIS
— Sa raison ?
— Eh bien, voici. Il y a dans la pièce une sou-
bretlc, d'ailleurs 1res l'arce, mais qui est mulâtresse.
L'emploi est à Jeanne Samary.
— Le rôle esl fait pour elle, il lui ira comme de
cire.
— Comme de cire ; lu le dis toi-même. Voit-il,
m'a fait Coquelin, noire Jeanne si jolie, si fraîclie,
s'encrassant le visaf2^e au jus de réglisse, le vois-lu,
voyons, dis ?
— Pas plus que notre .Mounet-Sully se culottant
au jus de pipe dans Olhello. L'acteur avant tout.
— Parbleu, conclut en riant le Garât des mono-
logues. Et puis, el puis...
— Parle.
— Ta courtisane...
— Eh bien?
— Elle en est vraiment une, de courtisane, et ça,
ce n'est pas possible chez nous. Tiens, môme à
rodéon, dans Le Passant , la courtisane ne l'est que
d'apparence, pour la blague, mais elle aime, elle
ai-aime, elle ai-ai-aime !...
— Écoule, frère, trouvai-je, tout peut s'arranger
pour le comité, el j'ai l'habilude des heureuses relou-
ches. Prie d'abord Emile Perrin d'èlre malade, au
moins poiu- le jour de la lecture. Puis j'ajoute une
scène où la courtisane se confesse el reçoit l'absolu-
tion, d'avance, de la noce qu'elle va faire el qui, par
conséquent, n'est plus un péché, mais quelque chose
comme une fatalité anli(jue mêlée à un devoir pro-
fessionnel de tous les temps. Au fond on verra se des-
siner un cloître dans le style de la Madeleine, plus
symbolique encore, s'il esl possible, el alors...
LA NUIT BERGAMASQUE 97
— Et alors ?
— Et alors la mulâtresse s'avance, une éponge à
la main; elle se décrasse en scène, et l'on reconnaît
Jeanne Samary, son visage frais, ses trente-deux
dents de perle. C'est elle, disent les mardistes, et
elle est sociétaire !
— Ouah, ouah, ouali, jappa Cadet, qui s'enfuit
sans tourner la tète.
Ce fut pourtant lui qui ra'olïrit de porter La Nuit
Bergamasqiie à Porel et qui la lui donna en effet
sous le voile, que dis-je, sous la cagoule de l'ano-
nyme. Et ici se place l'anecdote la plus amusante
de mon périple de quarante ans à travers les théâtres.
Comme je la tiens de Porel lui-même qui me la conta
longtemps après, au Vaudeville, pendant les répéti-
tions de Petite Mère, il n'y a pas à douter de son
authenticité ni lieu de croire que je l'invente. Il
avait été convenu avec Cadet que je lui confierais
une copie à la machine et sans signature de la comé-
die boccacienne et qu'il la présenterait comme trouvée
chez son concierge sans indication ni lettre d'envoi.
On en arrive en France à de pareils subterfuges dans
le commerce de la suprématie. Ils réussissent peu
du reste et nous en fûmes, Cadet et moi, pour notre
malice — et la copie. L'arrêt de Porel fut celui-ci.
— Vous me voyez navré, mon cher Cadet. Pendant
les bons trois quarts de cette œuvre, infiniment cu-
rieuse, je me disais avec ivresse : Enfin nous tenons le
merle blanc, un grand poète comique ! Hélas, à la
fin tout se gâte et s'effondre à la dernière scène.
Navré, vous dis-je, et tous mes regrets. Je vous
retourne le rouleau.
Un soir donc au Vaudeville, comme le dé de la
9
<.i8 souvENins n un enfant de paris
causerie était tombé sur coite Niiil Bcrgamasque
<|ui avait lancé Antoine cl son ThéAtrc Libre, Porcl
me révéla le secrcl de son refus. — (7pst votre écri-
ture, me conla-t-il,qui, depuis Le Nom mêlait fami-
lière. Je l'aurais reconnue entre mille. — Mais la
copie présentée par Cadet était à la machine. — Par-
faitement, sauf que, à la dernière scène, vous aviez
rectifié de votre main un vers faussé parle copiste.
11 n'y avait plus à se méprendre, la rature vous dé-
masquait. On ne saurait songer à tout, n'est-ce pas ?
— Si, fis-je, mais on n'ose.
J'avais, tant la vie nous emporte, oublie mon essai
de vers comique, et, Mazeppa de la copie li<^oté au
cheval, je m'enfonçais dans les steppes journalisti-
4|ues, lorsque je liai connaissance avec Edmond don-
(iinel, l'un des hommes les plus bienveillants cpi'il
m'ait été donné de rencontrer en ce monde. Je ne
sais qui l'avait mis an fait de ma nouvelle mésaven-
ture, et peuL-étre était-ce Cadet lui-même. Toujours
est-il qu'un matin, deux messieurs, l'un ^ras et l'autre
maigre, se firent annoncer dans mes lambris. J'avai*^
lu sur leurs caries : Briet et Delcroix, directeurs du
théâtre du Palais-Hoyal.— Vous devez-vous tromper,
saluai-je, je suis l'auteur de Le Nom. — Ils me jtu'è-
rent qu'ils en étaient pertinemment instruits et
<pi"ayant appris d'Edmond (iondinel que Caliban et
moi étions le même homme, ils venaient, de sa part,
me demanderunepièce<'n vers qui, seule, assuraient-
ils, pouvait sauver leur inalheui'cu.v théâtre el le
désenguignonner. — La charge était de haute fumis-
terie. Désenguignonner un théAlre par une pièce en
vers, cela ne devait se voir que longtem[»s plus tard,
à la Porte-Saint-Marlin, mais le Palais-Royal, cela
L-V NUIT BERGAMASOUE <»!»
ne se rêvait même pas. Or ils étaient graves. Qu'est-
ce que le bon Gondinet avait bien pu leur dire de La
Xiiit Bergamasque, que d'ailleurs il ne connaissait
mie ? Je crus deviner à leurs propos qu'il avait mis en
jeu quelque vaticination somnambulique. Rien de
crédule comme les joueurs du théâtre et, en fait de
bonté, Edmond Gondinet était capable de tout, il
aurait lait tourner les tables lui-même ! — Soit donc,
messieurs, et à votre service, mais le manuscrit est
resté aux mains d'Emile Perrin ou plutôt de Jules
Claretie, son successeur. J'irai le reprendre aujour-
d'hui même et vous le porter à votre cabinet. —
11 n'y a qu'à suivre la galerie Montpensier, dit
Briet. — C'est l'affaii-e de quatre minutes, fit Del-
croix.
Picard retrouva aisément le rouleau sur la table
de Jules Clarelie, il y était demeuré grand ouvert
depuis le trépas de son prédécesseur et comme s'il
témoignait d'y avoir contribué. Je n'eus que la peine
de le fourrer dans ma poche lorsque, à mon passage
devant sa loge, le père Bret, concierge de Molière,
me héla pour me tendre une lettre, reçue pour moi,
depuis huit jours, et qu'il était ravi de me remettre
lui-même. Elle venait du théâtre de la Renaissance
et émanait de ce Fernand Samuel, l'Antoine d'avant
la lettre et l'Anti-Porel du temps, dont je vous ai
déjà parlé à propos de La Parisienne d'Henry Bec-
que. Fernand Samuel très lettré, très malin et fort
paresseux, avait adopté pour critérium de la valeur
marchande des pièces le simple refus des dites pièces
par ses confrères en direction. — Ça m'évite de les
lire, disait-il, elles sont bonnes d'avance de ce fait
et par ce signe. Il me réclamait La Nuit Bergamas-
1(X) SOUVENIRS D UN EMANT DE PARIS
que h vue (le nez, avec confiance. J'enlilai la venelle
de la galeri»» Monlpensier à reliure jxMjilexe de l'Ane
de Biu'idan, et m'en fus d'abord montrer la lellre à
Briet et à Delcroix. Ils tablèrent sur leur dioil d'au-
lériorité et exigèrent le dépôt du manuscrit poui-
vingl-ciuatre heures au cours desquelles, pour gagner
du temps, l'un lirait les vers à rimes masculines, et
le second celles de l'autre sexe. Et je courus à la
Renaissance m'excuser du retard de ma réponse
dont le père Briet était seul responsable. F'ernand
Samuel ne m'attendait plus, mais dès que je l'eus
avisé de la visite de ceux de la Montansier. — Avez-
vous traité avec eux, interrogea-l-il? — Non, pas
encore. — Alors, fit-il, c'est bien simple, et saisissant
sa plume, il me signa réception de l'ouvrage.
II
HISTOIRE D'UNE INDEMNITÉ
FORFAITAIBE
Or il ne m'eut pas plus loi signé a réception de
la pièce sur le bulletin officiel de la Société des Au-
teurs Dramatiques que le besoin immense, fou, et
professionnel de ne pas la jouer s'empara de lui irré-
sistiblement. Ce n'était pas sa faute et jamais je ne
lui en ai gardé la moindre rancune, car ici ce sont
les dieux qui ordonnent. Il n'y a pas d'exemple de-
puis Thespis, l'aïeul, qu'un directeur-né, et digne de
ce nom, non seulement ait reçu une pièce, quelle
qu'elle fût, pour la jouer, mais qu'il ait joué la pièce
librement et volontairement reçue, bonne ou mau-
vaise, n'importe, et prévariqué de la sorte la loi abso-
lument éternelle qui fixe sa destinée sur la terre. Et
c'est bien simple à comprendre. S'il la recevait pour
la jouer, à quoi lui servirait de la recevoir et par
conséquent d'avoir pu la refuser? Et s'il la jouait
pour l'avoir reçue, par où démontrerait-il qu'il est
9.
1U2 SOLVKMUS U U.N i:.M A.M Di; l'AHlS
niarqu('' de toute éternité tlu sceau de la direction?
L ne pièce reçue et jouée est un phénomène sans
exemple connu, la quadrature du cercle du monde
dramaticjue, l'impossible, l'irréel el le rêvé ! Tout
au plus peut-on imaj^iner qu'à la centième représen-
tation la pièce se pare d'en ne sait quelle réception
rétroactive et conventionnelle où le directeur n'est
pour rien et dont il peut toujours se laver les mains
en arguant d'une surprise. J'en sais des cas doulou-
reux. J'en ai connu un qui, enrichi d'un million par
un ouvrage indcsaffichable, ne se consolait pas de
s'y être laissé prendre. — C'est le déshonneur di-
ma carrière, gémissail-il.
Du reste il en est mort.
Mon vieil ami Fernand Samuel vous dirait lui-
môme qu'en me signant le bulletin de La iXuil
Bergamasque, il avait succombé, par sympathie
(>eut-èlre, à un accès d'aberration mentale identique
à ceux que l'ébriété détermine. Peut-être aussi dési-
rait-il embêter Briet et Delcroix, ses confrères, avec
qui il était en ra|)porls excellents. C'est Ui seule chance
qu un auteur ait au théâtre. L'embètemeut où un di-
recteur espère plonger un autre tlirecteur est le cri-
térium, de la vocation d'aboid, et du flair ensuite qui
la caractérise. Je suis assez modeste pour p<'nser ({ue
je ne dus qu'à cet autre prurit de l'impresariisme le
bénéfice illusoire de ce bulletin de La Châtre, qui
m'a d'ailleurs rapporté la plus grosse somme que j'ai
touchée chez feu Peragallo, soit sept cents francs
pour deux simples copies, dont l'une destinée à la
censure el l'autre au soullleur.
Ce qu'il y a d'extraordinaire dans cette aventure
simple, c'est que, à peine mis en possession du ma-
HISTOIRE D L>E INDEMNITE FORFAITAIHE 108
luiscrit arraché aux camarades du Palais-Royal, ce
pince-sans-rire de Samuel s'était mis frénétiquement
à en commander les décors, les costumes, les acces-
soires et à distribuer les rôles à mains pleines. —
On doit bien cela à Boccace, me souriait-il sous le
lorgnon, car il est fort bon lettré eu outre, et pourrait
parfaitement, s'il voulait, décider de la valeur litté-
raire des meilleures comédies, anciennes ou mo-
dernes. Je me rappelle que, sans même avoir lu la
mienne, il télégraphia au Caire pour retenir à prix d'or
la comédienne qui, seule, pouvait créer le rôle de la
courtisane. Il n'en voulait point d'autre et m'en mé-
nageait la surprise. Puis d'un bond, il s'élança au té-
léphone. — AUo, allô ! C'est vous, ma chère Réjane 1
Venez vite à la Renaissance. C'est Fernand. Samuel
qui vous parle. Un rôle magnifique, quoiqu'en vers.
Ça ne vous fait rien, à vous, n'est-ce pas, de vous
passer le nez au jus de pipe ? Une négresse, non. mais
une créole. L'auteur est dans mon bureau, il vous
expliquera sa pensée.
Puis, sans me laisser le temps de m'étonner : —
Quant à l'avare shalvcspearien de la pièce, vous avez
carte blanche, courez chez Paulin-Ménier. Il demeure
à cent pas d'ici, boulevard Beaumarchais. Il est cher,
mais pour une création en vers, il diminuera son
cachet. Hein, Paulin-Ménier, scandant l'alexandrin,
c'est un clou ça I Vite, ne lanternez point, voilà
l'heure de l'absinthe et il ne la manquerait pas pour
du Molière !
Si poète qu'on soit, on a des éclaircies. L'idée de
la diction de Paulin-Ménier dans l'hexamètre dépas-
sait l'altitude des plus hauts paradoxes, et elle me
rappela au sentiment des contingences moyennes.
104 SOUVENIRS I) UN ENFANT DE PARIS
Le gai Fernand Samuel s'olFrait ma poire, mali^ré
lui, je le jure, mais il se TolTrail, nagelli' par la
force occulte qui les mène et les doue. Jouer La
Nuit Bergamasrjue, est-ce qu'il le pouvait, puis(ju'il
en avait dénoncé la réception, fatalement, en aveugle,
du destin, au siège social de notre corporation ? 11
en serait mort, comme l'autre, le millionnaire récal-
citrant, foudroyé par son ananké directoriale, proie
de la justice immanente. Je ne voulais pas que la jus-
lice immanàt sui- l'homme charmant à (|ui l'on devait
La Parisienne, d'ileni'y Becque.
Aussi me fit-il envoyer vainement quelques bulle-
tins de répétitions dont je conjurai le maléfice par
une absence assidue. Parfois, le soir, enveloppé du
manteau crépusculaire, je m'asseyais à la terrasse
déserte du café Fronlin, et j'y guettais le passage de
(Jeorges Feydeau, alors secrétaire de la Renaissance
et qui, à cinq heures sonnant, avait épuisé ses mille
regrets du jour. J'apprenais de lui l'état des choses
et que personne n'était venu, ni Paulin-Ménier, ni
Réjane, ni la courtisane idéale du Caire, et qu'en les
attendant, on répétait à tour de bras un fort vaudc?-
ville dont on n'avait pas encore les trois actes, sus-
pendus à la plume des trois auteurs. — Est-il reçu,
demandais-je pour rire? — Vous ne le voudriez pas,
vous êtes trop bon confrère. — Et il me dépeignait
l'activité prodigieuse dé|)loyée par son admirable di-
recteur dans la mise en scène de ce vaudeville dont
le litre seul, d'ailleurs provisoire, était connu de ses
interprètes.
— Il faut le voir à l'avanl-scène, réglant tout et le
reste. Sa tête en fume au-dessus du légendaire cha-
peau de paille sans fond, presque sans bords, dont il
HISTOIRE D UNE INDEMNITE FORFAITAIRE 105
coilïe le fétiche. S'il y a des geysers à Panama, il
sont ainsi et non autrement, pai'ole d'honneur.
Ce qui, dans cet enthousiasme du futur auteur de
La Dame de chez Maxirris pour son patron, me pa-
raissait le plus touchant, c'était cpie, préludant déjà
par des essais à sa superbe carrière théâtrale, il ne
parvenait pas à communiquer audit patron la foi
modeste qu'il y avait dès cette époque. — Je t'aime
trop, lui disait Samuel, pour te refuser ta première
pièce et surtout pour te la recevoir. C'est parce que
j'y crois que je ne veux même pas la lire. J'ai peur
de la manquer si elle est bonne et de te la jouer si
elle est mauvaise. On ne sait jamais ça d'avance. Va
et reviens avec une grosse signature commerciale, je
t'attendrai.
Georges Feydeau suivit le conseil du reste. Las de
signer ses mille regrets par jour, sans compter les
siens, il cessa de les sécréter, et un jour, sur les
boulevards, où tout se rencontre, il rencontra
un autre directeur de type différent, voire con-
traire.
Celui-ci était de l'école nihiliste de Nestor Roque-
plan. Aux pièces déposées, il se bornait à donner
leur numéro de dépôl, comme le conducteur appelle
les voyageurs, sous la pluie, à l'omnibus, et il les
montait à leur tour, sans préférence, mais non pas
au hasard, comme on voit, quand son cadre d'affiche
devenait libre. Champignol malgré lui dut le jour à
ce système, un peu fataliste mais sûr, dont le philo-
sophe du théâtre des Nouveautés plante aujourd'hui
les choux à la campagne.
Et deux ans passèrent, comme ils passent, ailés de
plomb, avec celte lenteur rapide à laquelle l'état
1 1«; soivi:mi{s d un km.vni di paris
d'auleur rern ajoiile le phénoincne de l'obscure
clarlc signalée par riOriieille.
Napoléon I' avail le coup d'œil de l'aigle. Nulle
pari ailleui-s il ne la mieux prouvé peul-élre que
dans cet édil de Moscou où la (jueslion de larl
dramatique en France est réglée une fois pour toutes
en plus de cent articles qui, pour être tous violés,
nuit el jour, n'en sont pas moins imprescriptibles.
En aucun de ces articles l'hypothèse d'une pièce
agréée et non représentée n'est soulevée, môme par
sous-entendu, et le législateur ne semble pas avoir
eu le concept d'une telle incohérence artistique et
commerciale. De telle sorte que, depuis l'incendie
du Kremlin, on est toujours joué à la Comédie-Fran-
raise, bien ou mal, n'importe, quelquefois après sa
mort, mais on l'est. Il suflit de vivre, comme disait
Banville. Aussi l'indemnité forfaitaire est-elle in-
connue de nom comme de fait dans celle École mili-
taire. Mais dans les autres, même en cet Odéon que le
tyran n'avait pas prévu ou osé prévoir, l'auteur pro-
ducteur, lésé par la' rupture, arbitraire ou non, du
contrat synallagmatique qui lui assurait un déboucli<''
à son produit, est dédommagé de ce tort, commercial
s'entend, car l'artistique est inappréciable. Notre Mu
tuelle y veille. 11 y a chez nous un tableau des indem
nités forfaitaires, graduées à l'importance des œu-
vres, sur le nombre d'actes, auquel les tribunaux
eux-mêmes en réfèrent, en cas de débat juridique.
D'après mes calculs personnels, la ligne de texte,
avec ou sans rime, peut rendre à un auteur moyen
ses vingt-cin(j centimes, au bout de deux ans d'at-
tente, ou d'hùpilal, réversibles d'autant sur sa veuve
s'il en trépasse. C'est peu au prix du beurre, mais,
HISTOIRE D UNE INDEMNITE FORFAITAIRE 107
à celui du jus de cervelle, c'est considérable. Il est
consolant de se dire qu'un Jean Racine, s'il nous en
repleuvait un, palperait, au tableau de Scribe, pour
une Athatie rentrée, ses jolies deux mille cinq cents
livres, prix social et judiciaire d'un travail de dix-huit
années, auxquelles s'ajoutent les deux années d'ex-
pectative enragée aux ailes de plomb, total ^vingl.
C'est de la protection pure et syndicaliste comme le
diable.
Je consultai des camarades, tous indécis, d'ailleurs,
sur la valeur défensive de la compensation indemni-
taire. Les uns la tenaient pour jeu de chandelle et
me conseillaient de renoncer à la mienne dans l'in-
térêt de mes pièces futures. — Les directeurs,
arguaient-ils, se tiennent, comme chenilles en août
sur l'aubépine. Celui que tu as tapé du dédomma-
gement réglementaire fait le signe maçonnique aux
autres, et ta carrière est terminée sous le soleil, la
lune et les étoiles. — Au contraire, professaient les
autres, ils n'admirent que ceux qui les prennent aux
bourses. — Et je flottais dans ce litige. — Faites-le
casquer, me criait Sardou. — Prenez-garde, me
conseillait le vénérable Camille Doucet. — Notre
président a raison, m'écrivait Ludovic Halévy, soyez
habile. — Je jouai la partie à pile ou face dans le cabi-
net de Peragallo, et ce fut mon pauvre Samuel qui
écopa. Il s'en tira d'ailleurs avec sept cents francs,
parce que La Niiil Bergamasque n'était qu'en vers
(Ah! l'animal!), et nous restâmes les meilleurs amis
du monde. Tu sais, Fernand, je suis prêt à te les
rendre.
Lorsque le czar Nicolas se mit à poursuivre les
écrivains libéraux des « Années Quarante » en Russie,
10f< SOL\ ENIHS M UN LNFAM" MK l'AKIS
à les exiler, emprisonner el reléguer en Sib«''rie, l'un
deux le poêle ChameUof, obtint celle grAce de de-
meurer libreàlacoiulilion de ne pas imprimersesvers
et « de ne i)as les lire à liaule voix, sauf à sa mère ».
Mon manuscrit rentré el réintégré dans sa case,
je me soumis, comme Ghamekof, à l'ukase clément
(|ui me le resliluail de loule éternilé, el pendant les
douces soirées d'été à la campagne, je lisais la \iiit
Berfjamasque i\ ma femme.
III
AU THÉÂTRE LIBRE
Je l'ai encore. La voici :
« 11 avril 87.
Monsieur,
« Ce que je vais vous ennuyer ! mais ça ne fait rien,
rintenlion étant bonne, vous m'excuserez.
« Avez-vous, ces temps derniers, entendu parler
du Théâtre Libre qui a fait l'objet de quelques entre-
filets? Voilà ce que c'est. Nous sommes une demi-
douzaine de comédiens amateurs — des employés,
des marchands de vin même, il y a de tout — qui
jouaillons la comédie dans des petites sociétés dra-
matiques. L'idée m'est venue, il y a deux mois, de
choisir dans ces différentes sociétés les éléments les
moins mauvais, d'essayer de donner un ensemble à
tout cela et de mettre cette petite et modeste instal-
lation au service des jeunes.
« La première soirée a eu lieu le mercredi Somars,
mais, par une jolie maladresse de ma part, on jouait
10
11(1 SOUVKNIUS n ILN KNFANT DE PARIS
le même soir Im Gamine oiix Bouffes. Donc, pas de
presse. Cepentlanl il y avait là l-jniie Zola, Daiidel,
Lapommeraye, Henri Foiuiuier, Denayrou/.c, Paul
Alexis, Céanl. llenniciue et une trentaine de conrrié-
risles et tle reporters.
« On donnait ./(/c^wes Damour, lin'" par llenni<pie
de la nouvelle de M. Zola ; Mademoiselle Pomme,
œuvre posthume de Duranty, arrangée par M. Paul
Alexis, et deux actes de jeunes, dont l'un : Cn Préfet,
a été exécuté avec un entrain remarqual)!e. Etlel»>n-
demain les journalistes cpii avaient assisté à la re\uv-
scntation ont bien voulu dire que c'était très intelli-
ji^ent et très littéraire. M. de Lapommeraye nous
a louanges, et M. Denayrou/.e m'a Iraili'' d'acteur
consommé ! ! 1 L'exagération est évidente, mais j'ap-
puie sur ces détails parce qu'en somme ce sont mes
références près de vous.
K Eh bien, ce succès nous a mis en goût et voici
le programme possible de la seconde soirée que nous
voudrions donner avant la fin de la saison pour (juc
l'hiver prochain la chose fût calée et installée. Le
Capitaine Burle, un acte tiré par M. Céard de la
nouvelle de M. Zola, et un acte de La Patrie en dan-
ger, de MM. de (ioncourt ; un acte dun jeune iionime
très inconnu, qui bénéficiera de la curiosité .soulevée
autour des noms célèbres, et... un acte d'Emile
Hergerat, qui doit en avoir un en portefeuille, œuvre
de jeunesse ou autre.
(( Nos soirées ont lieu sur invitations personnelle*,
gratuitement bien entendu. Nous sommes donc chez
nous. Pas de censure. C'est mal joué, mais avec ccm-
viction et suffisamment, puisque Jacques iJamour a
été un succès énorme et que nous ne .sommes pas
AU THE.\TRE LIBRE 111
parvenus à enterrer la pièce. La salle contient 35o à
'iOo places et la scène est aménagée très suffisam-
ment .
(( Voilà donc l'objet de cette lettre. .J'ai été navré
ces jours- ci en apprenant que Le Capitaine Fracasse
était en projet à l'Odéon. Gela augmente les chances
pour que vous m'envoyiez tout bonnement promener,
mais ça ne fait rien, j'ai bon espoir. J'attache une
importance énorme à cet acte qui soulèverait une
curiosité et un intérêt réels chez les lettrés et dans
la presse.
« Vous devez être très indulgent. Aussi, si je vous
semble outrecuidant et indiscret, je crois que vous
m'excuserez. Il faut bien se remuer un peu pour
faire quelque chose et vous voudrez bien nous accor-
der cette circonstance atténuante que nous n'avons
ici aucun autre intérêt qu'une préoccupation, très
noble en somme, de passer nos loisirs d'employés le
moins bêtement possible.
u Encore une fois pardon de cette importunité et
veuillez recevoir l'assurance de mon plus entier dé-
vouement.
« A. Antoine,
« ^2, rue de Dunkerque. »
Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que
cette lettre, vieille aujourd'hui d'un bon quart de
siècle et que les lutins de mon âtre me replacent
obstinément sous les yeux toutes les fois que je mets
un peu d'ordre dans mes papiers, se revêt aujour-
d'hui d'un grand charme rétrospectif; aussi est-ce à
ce titre que j'en livre le document à l'historiographie
théâtrale. Mes lutins ainsi me laisseront tranquille.
112 SOUVENIRS I) UN ENFANT DK PAHIS
Cehii qui me récrivait au printemps de 1887 est
peul-élre à notre époque la figure la plus originale
de notre monde dramaLi(iue. Dans col Odéon, enlevé
à la force des poignets, par escalade et la hache aux
dents, où il règne moitié comme Milon dans (Irolone
et moitié comme Denys dans Syracuse, il incarne le
type énergique, et toujours vainqueur, du volontaire
devenu si rare en nos sociétés de fatalistes. André
Antoine est l'homme d'une idée, d'une seule, sans
plus, mais dont rien ne l'a fait démordre. II a marché
droit sur elle, son araignée au plafond, écartant ou
enjambant les obstacles, pendu à l'étoile. Il voulait
l'Odéon.
Avoir l'Odéon — ne pas l'avoir — dilemme ignoré
d'Hamlet ! Il l'a eu. 11 en jouit. Broumm 1
A la vérité, rien de moins difficile sans être sor-
cier, que de deviner, à sa lettre, ce qu'il désirait de
moi et que la pièce demandée n'était que le prétexte
d'une manœuvre où l'auteur devait lui acquérir le
journaliste. Je ne serais pas de Paris si je m'y étais
mépris. Les écrivains dont les œuvres composaient
son premier programme étaient d'une Kcole dont je
ne relevais guère et, s'il le.^ aimait, il se trompait de
porte en sonnant à la mienne. Or il les aimait entre
tous. Son Sinai lliimboyait de Médaii. qui est en
Seine-et-Oise. Il vint donc me voir sur l'invite que
je lui en fis et au bout de cent mots je sus à qui
j'avais affaire. Ce petit homme aux manières lourdes,
à la tôle carrée de Breton, où deux yeux de vision-
naire relevaient le dessin brutal de la bouche, était,
à n'en pas douter, de ceux qui disent quelque chose
et sont quelqu'un, ll^s'élait fait escorter d'un cama-
rade, grand escogritîc sec et roux, qu'il me présenta
AU THEATRE LIBRE 113
SOUS le nom de Mévisto, dont le rôle en celle visite
était, je pense, de flanquer sori chef de fde. Les gens
d'initiative et les jolies femmes aiment à être accom-
pagnés d'un double, comme s'ils avaient peur d'être
tournés.
Lorsque Antoine eut achevé son boniment, para-
phrase de sa lettre : — Cher monsieur, lui dis-je,
vous me voyez infiniment flatté de votre démarche
et c'est surtout Galiban qui vous en remercie. Je le
mets à votre service, car pour ce qui est de l'auteur
dramatique qu'il cache et même refoule, outre qu'il
brûle ses feux sur d'autres autels que les vôtres, il
n'a pas en ses tiroirs les plus profonds la petite pièce
dont vous avez besoin pour votre deuxième afiiche
du Théâtre Libre. De mon état, je suis surtout
poète; à ne vous rien celer, j'aune de la rime en
chambre.
— Filons ! fît Mévisto, qui se dressa tout pâle et
saisit son chef par le bras.
Mais il ne l'entraîna pas encore. Les regards
d'Antoine dardaient à travers les murs, le temps,
l'espace, fixes, il voyait l'Odéon !
— En avez-vous au moins une en vers ? me de-
manda-l-il d'une voix comme lointaine.
— Oui, en trois actes, prenez garde.
— Allons-y,
Pour imaginer le ton et le geste de cet : Allons-y,
il faut se représenter Got passant le Rubicon, et ce
n'est pas commode.
Antoine n'a jamais prisé la forme versifiée qui, à
rOdéon, est maîtresse. Il s'y bute d'instinct et par
éducation à la fois. Son intelligence littéraire, qui
est très vive, s'obnubile devant le rythme et défaut
10.
111 SOLVKMIIS I) L .\ E.MA.M" UK I'.\l(l>
aux consonaïu-os. Il croil à un J(mi de mandarin en
goguette ou tout eoninie, et il faut hii'ii reconnaître
que, vue sous cet angle. La \iiit JJerf/(/ni<ist/ii(' ne
pouvait lui sonner que les grelots d'un clia|)eau chi-
nois enragé et secoué par la lenipète. Car ce lui La
Xuil Bcrgamasque que je lui rerais, qu'il prit, monta,
joua lui-môme — et qui décida de sa fortune. Ilabenl
sua fiitd libelli.
On a conté maintes fois, et il les a contées lui-
même, les péripéties scarroniques et ragotinesques
«pii préludèrent à cette deuxième soirée du ?*o mai
1887, comment nous nous retrouvions à neuf heures
du soir dans des sous-sols de brasserie, des loges
vides de concierge, ou des magasins de couturière,
pour répéter Lrt Xuil Bergamasqiie, et remhallement
de ces comédiens de rencontre pour leur directeur,
leur auteur et l'ouvrage. Antoine les électrisait par
son don d'organisation et de commandement. Ils en
oubliaient le dîner, ou plutôt de n'avoir pas dîné,
quelques-uns pour raison majeure, et tombaient
éreintés entre les répliques sur les marches d'esca-
lier, nos seuls sièges. A minuit, je prenais prétexte
de mou propre aUamement pour les réunir autour
d'une choucroute arrosée de bière qui était le seul
salaire de leur laideur désintéressé. Ils étaient si heu-
reux de créer des rôles, de dire des vers qui n'avaient
été dits par personne, et ils les disnient si vertueu-
sement mal, (jue les larmes m'en i)erlaienl aux cils.
— Etes-vous content.' me demandait Antoine. — Si
je l'étais 1 Comme Shakespeare lui-même.
El le lendemain je trouvais dans ma boite l'indi-
cation du nouveau local de la répétition errante, une
boutique vacante, une cave obligeamment prêtée, un
AU THEATRE LIBRE 115
hangar dans un chantier de bois, une remise de voi-
lurier en failhte, car il n'\ avait' pas un sou à dé-
penser à hi location d'un plaleau, et le propriétaire
de la grange où devait avoir lieu la première —
d'ailleurs unique — n'avait consenti à la louer que
pour un jour, celui même de cette « unique x.
Quant aux costumes italiens du quinzième, il
était stipulé par Antoine que chaque interprète devait
se composer le sien lui-même, de soniîl et de ses ai-
guilles, queTexactitude historique y était obligatoire
sous peine d'amende honoraire, et que la direction
ne chargeait ses actionnaires que des accessoires, le
décor étant, d'accord avec l'auteur, d'un cai'actère
nettement idéaliste et par conséquent indéterminé.
11 y a des gens qui admirent le passage du Pont
d'Arcole ! Pendant trois semaines, André Antoine le
passa tous les jours, vous dis-je, avec un" peu de
Bérézina, pour suivre l'image, et quand le rideau se
leva sur La Nuit Bergamasque,]e croyais en lui. Les
dieux nous avaient envoyé l'homme de l'Odéon sur
la terre.
Ce que fut celte première, au fond du passage de
l'Elysée des Beaux-Arts, les journaux de l'époque
peuvent en témoigner et je n'ai pas à le dire. Mes
chroniques de Caliban au Figaro battaient alors le
plein de leur réussite et Antoine s'était montré bon
stratège en escomptant l'effet de leur signature sur le
public parisien. Toute la presse grande et petite, cri-
tiques, gens de théâtre, boulevardiers et artistes des
quatre-z-arts, se trouvèrent, en riant, à leur poste,
et nous firent un « mardi » de la Comédie-Françaisa.
J'ai trouvé dans les Mémoires de Got le souvenir de
la soirée à laquelle il assista — je le vois encore —
116 SOUVEMUS I) UN ENFANT DR l'AUlS
entre Reyer ol Puvi!5 de Ghavannes, cl (\uv |)résida.
scoplre en main, le ministre de l'inslruclion Pu-
blicjue, Edouard Lockroy, « pour \'ict()r Hugo em-
pêché », me disait-il avec la politesse des Cours. Je
la lui rendis de la manière qu'il aime, car il est homme
d'infiniment d'esprit et n'a pas la Hépubli(|ue bé-
gueule et puritaine. A la sortie, lorsque les specta-
teurs vidaient la salle, je retins Lockroy dans sa loge.
— Sortons les derniers, fis-je, je vous dirai pourcpioi.
— El quand nous fûmes seuls dans le couloir, je
l'arrêtai devant un petit éorileau de service où on
lisait, de l'écriture sacrée du propriétaire : d Le
dernier est prié d'éteindre le gaz. » — Passez donc
devant, dit le ministre, et il tourna la clé du com-
pteur.
Le lendemain Antoine était célèbre, — pour une
pièce eu vers, eût dit Banville, en vers, cher ami, en
vers ! Et pourtant il ne les aime pas davantage,
même à l'Odéon, qu'à cette époque.
IV
PRÉFACE DE « LA NUIT BERGAMASOUE »
Voici la préface — manifeste de la première édi-
tion de La Nuit Bergamasqiie. Comme elle n'a pas été
reproduite, peut-être plaira-t-il à quelques-uns de la
retrouver ici. Les autres n'auront que douze pages à
passer dans ce livre.
La Nuit Bergamasque n'a d'autre prétention que
celle d'être un essai de vers comique en plein dix-neu-
vième siècle. Car le glorieux dix-neuvième siècle a
de tout, mais il n'a pas de « vers comique ».
Aux yeux d'une infinité de gens, dits sensés, cette
lacune est sans importance : le « vers comique »
ne leur paraît pas un objet de nécessité première,
enfin ils s'en passent apparemment. Mais en réalité
nous nous mourons tous de la disparition de ce pain
intellectuel que personne ne boulange plus. La perte
Ut) SOUVENUIS I) UN KMA.NT Dlv PAHIS
du i( vers comique » entraîne eneHel celle de la Poésie
comique, et le siècle déptturvu de Poésie comique est
un fichu siècle, un siècle où l'on s'ennuie, un siècle
à coucher dehors — le ncMre.
Or, dans l'impossibilité à laquelhî on est réduit d(^
s'évader hors de ce siècle de misère sans tomber pré-
mal urémcnt à une éternité (|ui, pour mon comple,
ne me tlitricn de bon (et vous?), et désin^ux cepen
dant de savoir comment nos aïeux riaient là où nous
ne rions plus, on en arrive à agir avec son temps et
ses contemporains comme si ces contemporains
n'étaient pas les vôtres ; ce temps est le temps où
l'on vil, el où l'on se prociiic l'illusion d'écrire />c/
.\iiil /jerijamastjue .
Illusion bien gratuite et complète! Jamais, je n'ai
eu l'idée, l'espoir, le soup<^on même que cet ou-
vrage dùtvoii' les trente-six chandelles de la rampe.
Je n'imaginais même pas qu'il pût être publié. En le
composant, il y a trois automnes, sur ma {)etite grève
bretonne, je m'abandcjunais aux délices de l'inédit
irrévocable, aux voluptés exquises du posthume vo-
lontaire. Ceux qui cherchent des sensations raffinées
ont lort de négliger celle-là. Aucune jouis.sance n'est
comparable à celte certitud.c, où l'on s'ancre, de
n'ètreni lu. ni entendu, ni représenté, ni édité, ni jugé,
d'éviter le public et la critique, et de travailler pour
un roi de Prusse dont le Berlin n'esl pas dans ce
monde. Oh ! l'iuoublijilih' bon iimi-; do nirvana lit-
téraire !
H(;las 1 ils sont venus reux qui ne devaient pas
venir. Toul est lini ! La \uil Ilcif/nmasque éditée!
que dis-je!'' représentée ! ! ! D'autres (jue moi connaî-
Iroiit le sinistre r^^nobarbe. son jardin de citrouilles,
PRIÎFACE DE « L.V NUIT BERGAMASOUE - lli»
sa turque de femme, courtisane invraisemblable qui
se donne pour de l'argent, non pour une romance, et
n'épargne point les jeunes guitaristes, au contraire !
Tu sors du néant, Florinella, négresse sans con-
science, et toi, reître sans mesure, vrai spadassin des
rimes milliardaires, qui parles une langue sans date,
dépravée, résolument anachronique, où l'argot mo-
derne se pare des tournures classiques, désorganise
la chronologie des vocables et fait une omelette af-
freuse de tous les styles nés ou à naître. Vous êtes
réalisés, Bruno et Myrio, couple de vrais farceurs, ou-
tranciers de la charge, dont aucune police humaine
— et même divine peut-être! — ne tolérerait l'exis-
tence ni les conceptions. Or çà ! de quel droit vivez-
vous? \"ous sortez des nimbes pour me déshonorer.
Je ne vous fis pas présentables. Je ne vous avoue pas
le moins du monde. Vous êtes bâtis hors des règles,
en dépit du sens commun, à lencontre de tout ce que
l'on admire, pour le plaisir caricatural de modeler
dans l'impossible. Vous êtes le rêve d'un Caliban.
Voulez-vous bien rentrer dans votre boîte,, fantoches
en ribotte ! Fermez, fermez vite le guignol des man-
dragores, car la ciitique a peur, la critique s'éva-
nouit.
La Xuit Bergamasque ne fut j)ar moi composée ni
pour plaire à la critique ni même pour lui déplaire.
Je n'ai point pensé à elle, voilà ce qu'il y a à dire.
On sait, n'est-ce pas, que je ne regarde pas à la ta-
quiner. Mais cette fois, non. La Xuit Bermagasqiie,
telle que la voici, avec sa folie de rimes, de concept,
de personnages hyperboliques, ses détonations de
couleur locale, de vraisemblance et son style omni-
séculaire, est le produit d'une esthétique qui m'est
120 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAKIS
propre, qui me rend heureux, et que je ne ferai pas
(Jeux pas pour imposer aux autres. Puisque de
braves gens croient devoir soumettre ce produit de-
vant le public, je les suis dans leur aventure. Et
comme ils me demandent encore un exposé de prin-
cipes par où ceux qui veulent me comprendre pour-
ront se raccrocher, je risque l'exposé de prin-
cipes.
D'abord, et sur toul autre point, La Nuit Berga-
masque est une recherche de « vers comique ».
Le « vers comique », qui n'a pas dit son dernier
mot avec Régna rd, n'a plus parlé cependant, depuis
cet auteur, au théâtre. Au moins il n'a plus parlé en
maître. Il s'est elTacé devant la prose et devant le vers
tragique. Soit que les mœurs l'aient voulu ainsi ^et
je n'en crois rien), soit que la veine fût tarie à celte
source poétique du génie français (et je ne le crois
pas davantage), le Romantisme n'a point suscité
d'héritiers à Regnard. Le drame, formule nouvelle,
en qui et par qui devaient s'unir et se fondre les deux
forces opposées d'expression scénique, le Rire et les
Larmes, semble avoir été tout de suite insuffisant ;'i
réaliser son progiamme. Le drame chez V^iclor Hugo
penche beaucoup plus (presque tout entier) vers la
tragédie que vers la comédie. L'équilibre des deux
forces n'y est point observé. Eschyle y mange la paît
d'Aristophane. Est-ce donc que le problème soit ir-
réalisable ? Pour les auteurs, non. Mais pour le
PREFACE DE (( LA NUIT BERGAMASQUE » 121
public français, peut-être. Nous avons Tame classi-
que, comme nous l'avons monarchique et chrétienne.
On ne saurait avancer sérieusement que le poète des
Châtiments fût insuffisant à la besogne : son vers co-
mique équivaut à son vers tragique et le même
lyrisme les nourrit. D'ailleurs Biiy-Blas est le spé-
cimen concluant du double génie dont le Maître dis-
posait pour reforger l'œuvre de Shakespeare. Mais
Victor Hugo a bien vite compris qu'il se heurtait aune
routine invincible de l'esprit français. Le mariage de
la tragédie avec la comédie était entaché d'inceste,
ou pour dire plus juste, d'incompatibilité d'humeur.
Il fallut renoncer à leur association. L'expérience
prouva que, lorsque le spectateur finançais s'assied
dans une salle pour pleurer, il veut pleurer tout le
temps, et sans intermède; et de même, s'il s'y asseoit
pour rire, qu'il répugne à être distrait de sa joie par
des épisodes tragiques. Ah ! ce Boileau ! On n'en pas
fini avec sa puissance !
L'essai infructueux de fusion eut cependant un ré-
sultai, qui fut la trouvaille d'un vers comique tout
particulier, sans rapport avec le vers de comédie
traditionnel, et dont la force bouffonne trempe encore
dans l'hyperbole du tragique. Ce vers coloré, pitto-
resque, vivant de sa propre gaîté gasconne, presque
indépendant de la pensée qu'il contient, gardant en
ses sonorités le haut ton déclamatoire du milieu dra-
matique où il est éclos, c'est au romantisme qu'on le
doit.
Il est le vers comique moderne.
11
122 SOUVHMRS D UN ENFANT Di: l'AKIS
III
Jeslimc que la rrcllc erreur (Jcs producteurs de
comédies actuels est de n'avoir pas rendu les armes,
tout de suite, à ce f^i-and vers liyperholifpie, iu(jnli''
sur les échasses du drame cl drapé dans ses fantai-
sies. Ils ont méconnu sa loi, si raisonnable, d'abra-
cadabrance. El pourtant elle s'imposait à un siècle
gris, terne, triste, rongé de la iè[)re <Ju neutre el
imbécillisé a demi par l'angoisse des réalités, lis cru-
rent qu'à ce siècle bourgeois, il fallait le vers
bourgeois, le vers adverbial et proverbial, le vers
sans tain, transparent, incolore, laissant voir la
prose de la vie, le vers indéclamable, sourd, sans
rythme, honteux de la rime qu'il traîne et de son
pauvre bruit de cymbales fêlées. A l'abracada-
brance, ils opposèrent la cuistrerie. Par terreur du
rire empanaché, ils inventèrent le rire en madras, en
bonnet de coton el en ceinture de flanelle ; par hor-
reur du vers Iragico-comiquo, nous eûmes le vers pi-
|)elet ! Pour ne pas écrii-e : tabellion ! ils écri-
vaient : notaire ! les prosopoéles ! Et telle fut la
réaction.
Car la comédie en vers, telle (pi'on raerej)te au-
jourd'hui sur nos Ihéàlr-es littéraires, est peut-être
de la coméilie en vers, mais en vers comiques, non
pas! Il serait irrespectueux de dire (pie, malgré les
rimes, elle reste en prose. Irrespectueux pour la
prose, s'entend. La phrase syuiétri(pie qu'emploient
nos prosopoètes. a la lois familière et |)ompeuse.
pourrait être émise dans la vie réelle i)ar un ('piciei'
PREFACE DE « L.\ NUIT BERGAMASOL'E » 123
distrait en train de peser de la cassonade sur ses ba-
lances. C'est un vers comme une flatuosité est de la
voix humaine.
J'avance et mets en fait que si un domestique se
permettait, chez vous, de vous parler comme les mar-
quis parlent aux duchesses dans les comédies rimées
du répertoire moderne, soit par système de propor-
tions alexandrines, entrecoupées d'un hoquet régu-
lier d'abord et d'un bruit imilatif ensuite, vous
n'hésiteriez pas à le flanquer à la porte, attendu que
ce domestique serait atteint d'un tic insupportable.
Le ménage le plus heureux aurait droit au divorce,
s'il ne pouvait s'exprimer son amour que par cette ca-
dence tympanisanle qui est l'hexamètre hydrocéphale
et rabique. L'Inquisition a tout osé en fait de tor-
tures, mais elle n'aurait pas osé enchaîner un héré-
tique à un bourreau scandant la prose tout le temps
comme nos prosopoètes nous la scandent au théâtre,
les misérables, pour nos plaisirs!
Certes, entre deux accusations déplorables, j'aime-
rais mieux encourir celle d'avoir substitué nuitam-
ment le dôme des Invalides à la coupole de l'Institut
que celle de manquer de déférence pour l'illustre
école des prosopoètes comiques. Et j'entends par
prosopoètes comiques ceux qui font représenter
des comédies rimées, les autres n'étant que des pro-
sateurs. La comédie en vers, au dix-neuvième siècle
est un tel merle blanc que môme celle qui n'est ni
comédie, ni en vers, mérite déjà l'attendrissement,
et l'obtient. Quand elle se manifeste, le public crie
au martyre, et la critique, intimidée, parle tout de
suite de la Légion d'honneur ! La critique, en effet,
est si bonne fille qu'elle s'imagine que le vers prouve
124 SOUVENIRS d'l'N ENFANT nK PARIS
beaucoup plus que la prose. A la peim; (prelle eu
dure k l'enlendre. elle croit à uu surcroît de travail
et de patience chez le rimeur, et elle est touchée de
ses elTorls d'enfileui' de perles. Ce n'est fichtre !
pas moi, qui la désabuserai. J'ai trop souvent
admiré que personne ne bronche, dans cet héroï-
que Paris, lorsque, pendant trois heures d'horloge
le funèbre vers en habit noir, le vers « Second-Em-
pire » prolonge cpileptiquement la scie monotone de
.son inepte jonglerie. Ceux qui n'ont pas vu les Pari-
siens pendant le siège et veulent avoir une idée
exacte de leur stoïcisme souriant, n'ont qu'à assister
à une première de comédie en vers à Paris : c'est le
même don de résistance contre la fatalité. In même
énergie devant la famine, le même dédain naïf de la
pluie d'obus. En province, on en a assez après le
premier acte ; à Paris, on va jusqu'à l'armistice.
IV
Mais le rôle de la critique est d'être grave — et de
gober ! C'est dans sa badauderie qu'est sa force. Le
proso[)oète lui impose !
Allez donc, de gaîté de cœur, professer cette doc-
trine (jue le propre du vers comique est de ne coûter
aucun cHort, de naître joyeusement tout seul et de
tomber de la cervelle du [)oète comme les noix d'un
noyer qu'on gaule. Tout est plaisir dans cet art, car
tout est don. Le premier qui s'amuse à une comédie
en vers, c'est celui qui l'a fait. Si vous voulez un
signe de reconnaissance pour distinguer le poète co-
mique du prosateur qui rime, n'en cherchez pas
PREFACE DE « LA NUIT BERGAMASQUE » 125
d'autre que la facilité. Mais chut ! Pourquoi divul-
guer un secret que je tiens de F^olichinelle lui-même ?
J'ai souvent pensé et je crois bien l'avoir écrit dans
les innombrables articles que j'ai semés depuis
vingt ans à tous les vents, que le comique est une
des faces du lyrisme. Le couplet comique, c'est l'ode
en goguette. C'est pourquoi il est si regrettable que
Victor Hugo, fidèle à son idée du drame, ne nous ait
point laissé de modèle de comédie pure. Il nous
aurait débarrassé d'un coup de l'école élégiaque et du
vers pipelet et « Second Empire ».
L'un de ses plus intelligents disciples, Auguste Vac-
querie, tenta cette comédie dans son Tragaldabas.
Il écopa. Le coup sans doute était prématuré. Si /e
Rappel avait existé en ce temps-là, les fils de Pon-
sard étaient noyés, car il faut pouvoir se défendre,
dans un monde où chaque jour apporte son combat
pour la part de soleil.
Alfred de Musset — le plus doué de tous les grands
contemporains pour l'art du théâtre, et celui qui y
croyait le moins — eut certainement l'idée de la co-
médie en vers, telle que nos mœurs et notre Poéti-
que la demandent, telle qu'on la réalisera demain.
Mais il ne put dompter une paresse, faite de décou-
ragement peut-être, devant le triomphe des mirli-
tonistes du bon sens. Il commença On ne badine pas
avec l'amour, en vers, et l'on retrouve encore un
grand nombre d'hexamètres dans la prose rythmée
et métaphorisée de cette esquisse théâtrale, notam-
ment dans ses premières scènes. Puis il se lassa et
prononça l'éternel : A quoi bon ? des véritables ar-
tistes de notre âge.
Hélas ! à quoi bon en efîet, puisque le tabellion tra-
11.
12(; «ouvENins n un em an r \n: i-akis
^ique à <|iii l'on «loil L' Iloniu-iirell' Aninil , La /iourse
cl d'autics ('picorics |)0|Mil;»ires. ;iv;iil (l<!jà '-orroiiipu
la bonne volonté d'I'jQiile Aut^icr. Car Kniilc Augicr
a renié Mussel pour Ponsard. Il a < pipelelé » Ga-
hi'ii'lle el Paul Forestier après L' Aventurière, ee
Itrave essai où sa j^loire se raccroclie.
Un seul homme — el par simple diverlissemenl
encore! i)ro(ila verlemenl de la leeon discrèle de
Huij-Iilas et des premiers actes de Marion Delorme.
Il s'amusa à démontrer par l'exemple quelles
ressources le vrai vers comique, empanaché, hyper-
boullon et cliciuetant des syllabes, olTrait à l'esprit
moderne. Deux badinages lui suffirent, et ces deux
badinages sont les seuls morceaux de franc style
comique qui relient le théûtre moderne à la filière
des maîtres classiques. C'est pourquoi on ne les joue
nulle part, non seulement pas au thétUre Gluny,
mais même à la Comédie-Française.
Pierrot-Posthume et Le Tricorne encluinté, deux
farces italieimes, rejoignent à travers les années Les
Plaideurs de Jean Racine, et elles leur tiennent tête
pour la franchise du Ion, la verve railleuse, et l'éclat
retentissant de la facture.
On en conclut que Théophile (îaulier n'était pas
doué pour la scènt!. Naturellement. Il ne se le laissa
pas dire deux fois. Il alla faire son feuilleton, déclara
que L' Honneur el l'Argent était l'honneur et l'argent
du siècle, et partit pour Con.stanlinople, où l'on
voit l'immortel Karageuz, en qui esl la sagesse, sans
• juilterson chibouk.
Est-il utile d'ajouter que l'appel de Théophile Gau-
tier ne fut pas entendu, ayant à peine été compri.s
des plus forts critiques. Le Livre s'empara de ces
PREFACE DE « LA >'UIT BERGAMASOUE » 127
deux merveilles de vers comique, et les garda, comme
il fait de tout ce qui est originaï ou parfait en litté-
rature dramatique.
Après Théophile Gautier, et à sa suite, notre cher
maître Théodore de Banville tenta de ramasser la
batte, et certainement il la tiendrait en main, s'il ne
fallait pas quinze ans, en France, pour qu'une comé-
die en vers d'un acte se manifeste à la scène.
On n'apprend pas à fabriquer le vers comique. On
sait le faire en naissant, et c'est ici que la nature a
toute la besogne. Car, de tous les dons rares, celui du
vers comique est le plus rare, sinon le plus précieux.
Enfermer le rire dans un grelot d'argent? il y faut
un orfèvre doublé d'un magicien.
Cet amusant Regnard, dont les conceptions n'ont
souvent pas le sens commun, et qui ne se pique pas
de philosophie bien profonde, me paraît être le type
du versificateur comique. Les vers hilares tintent
autour de lui comme les clochettes d'un chapeau chi-
nois. Molière, jeune, et jusqu'à L'isco/e des Femmes
inclusivement, eut ce don, que nourrit seule la jeu-
nesse, ou, à son défaut, la bonne humeur, cette santé
de l'âme. Il sema les vers comiques à pleine main tant
que sa main fut libre. Plus tard lorsqu'il tourna à la
mélancolie, son vers se dépolit aux facettes ; le pur
cristal en est touché; son rayonnement louche vers
la prose, cette prud'hommie.
Et de fait, si l'on sommait la critique sérieuse de
nommer douze poètes depuis Mathurin Rég-nier qui
aient su faire rire le vers, ils seraient dans leurs pe-
tits cothurnes. Il y a Scarron d'abord. Puis Corneille
dans Le Meilleur. Racinesurtout, dans Les Plaideurs
le chef-d'œuvre du g-enre. Ensuite La Fontaine,
128 SOUVENIRS d'un KNFANT HE PARIS
Regnard, Boursaull, \ollaire si l'on y lient, — enfin
Victor Hiii^o. Alfred de Mus^set, Théophile (îautier,
Vacqiierie, liaiiville, et c'est tout. Les autres ont eu
— ou ont riiexamètre grave.
Le Parnasse de Lcmerre a fourni des poètes maca-
bres et indo-chinois, mais point de comique. J'en
excepte Ernest d'Hervilly, si curieusement doué,
mais bien subtil, et qui, dans tous les cas, n'a pas
trouvé l'occasion de donner toute sa mesure. El voici
La Xiiil Bergamasque.
ENGUERRANDE
GENÈSE DU POÈME
Le 29 septembre i883, le jeune « roides Espagnes »,
comme on chantait clans les lieds romantiques,
Alphonse le douzième, venant d'Allemagne à Paris
pourvoir sa mère, la reine douairière Isabelle, fut,
à son arrivée en gare, violemment l'econduit et, di-
sons tout, Histoire, vertement engueulé par la popu-
lation parigote. J'en puis témoigner, j'y étais, par
aventure du reste, Je m'étais réfugié à la terrasse
d'un café, rive propice à la contemplation des flots
irrités de la mer populaire, et je vis passer dans sa
calèche protocolaire encadrée des cuirassiers ni-
tescents de papa Grévy, un jeune homme de vingt-
cinq à vingt-six ans, impassible au vent des huées,
miis très pâle aussi, qui vraiment n'avait à saluer
130 SOUVENIRS 1) UN liNFAM MK PARIS
personne. Ce <|ii"(Hi lui cri.-iil ;i droilc et à candie,
pour sa hicnvonuc. ci-lail des anirnilôs dans le goùl
de rolles-ci : " .Mort an uhlan !... Oh ! c'Ie UHc d'Al-
phonse !... A Itaslc nir>ni(' à Marl'ori ! » .l'en entendis
d'anlres encore, inlraduisii)les en espaj^^nol, surtout
en vers de eanlales. C'était l'Iiérilier de Charles-
Ouint.
Ce que Paris lui reprochait, non sans cpielque lo-
gique peut-être, c'était de s'èlre laissé nommer par
W'ilhelm II colonel du rég-iment de Schleswig-Hols-
lein et de venir exhiber son uniforme hismarckien
tout battant neuf dans la ville bombardée par W'il-
helm r% aïeul du précédent susnommé. Le jeune
prince était mal conseillé, cela faisait pas l'ombre
d'un doute, et l'excellent Canovas ^del Gastillo, son
Mentor, eût été plus sage de l'inviler diplom.ilique-
menl à rentrer tout droit de Berlin ;"i Miidiid sans
passer par nos petits théâtres.
J'ai su depuis, parun vieil ami, relue au \ al d'An-
dorre, el qui y fait de l'élevage, (pie l'éclat de rire
de don Carlos au sujet de cette galTe du cousin
régnant avait empli toule la Navarre.
Par une règle divine qui place hjujours les poètes
au bon endroit, soit dans le coin philosophique des
événemeni s, j'étais assis de telle sorte, à ma terrasse,
que le regard du gafleur royal croisa le mien el que
j'y lus, comme vous lisez ces lignes, une pensée
dit^nc de la cellule de Charles-Quint lui-même au
monastère de Saint-Just : « On ne .sait pas à quel
point il peut être embêtant d'être roi sur la terre! »
Ce ne fut qu'un éclair, mais quel éclair 1 Le Sinaï
n'»;n projetait point déplus illuminants sur les tables
de bronze mosaïques.
GENt:SE DU POEME 131
Car celait un charmant jeune homme, pas mé-
chant, ni bète pour un sou, le plus libéral de son
royaume, peut-être, cet Alphonse XII, et qui aurait
bien donné un million de la poche de ses sujets pour
être l'un d'eux. Mais il en va ainsi de nos destinées
en conflit constant avec nos tempéraments, et la vie,
dit Schopenhauer, est un éternel dévoiement au
propre et au figuré. La monarchie héréditaire relève
d'un principe qui est assurément le plus antiscienti-
fîque de tous les dogmes, puisqu'il se base sur l'ata-
visme de la faculté directrice et en suppose la trans-
.mission régulière de père à fils par voie du sang
dans une seule et même famille. Tout César crée li-
gnée de Césars, hors forlignement, disent, sans le
croire, d'ailleurs, les royalistes, et, pour l'accréditer,
ils mettent Dieu dans le paradoxe.
Que la théorie en vaille une autre, même celle
du gouvernement de tous par tous, ni la nature, ni
l'histoire n'en ont encore décidé, et notre misère ter-
restre est toujours la même; — mais ce n'est qu'une
théorie et ses zélateurs eux-mêmes accordent qu'elle
n'est que cela du fait de ces croisements politiques
par lesquels ils mêlent diplomatiquement les races
y -des derniers porte-houlettes, pour en garder la graine
et le gruau.
Rien n'est plus drôle à lire dans les annales des
peuples monarchistes que le récit de leurs perplexi-
tés pendant la gésine d'une reine en mal de Dauphin.
Ils ont peur de manquer de tyrans-nés, bien authen-
tiques et signés de la Providence. La mise au monde
du roi de Rome qui promettait encore aux grand'-
mères françaises le massacre national de deux ou
trois millions de leiu's petits-fils et leur suspendait
1S2 SOUVKNIRS M IN KM A. NT DK l'AHIS
une lolle espérance à l'angoisse de l;i |»iu-lurilion
deux fois césarienne, est la scène hisloritiue à faire
de celte traj^i-comédic où la raison perd ses droits
el arbore la marmotte de la folie. Mais, hélas, qu'elle
devient désopilanto si on la rapproche de celte dé-
claration du Mémorial de Sainle-Hélène oi\ .Napoléon
fait assavoir à la postérité qu'il avait complètement
raté sa vie el qu'il était fait pour mander des chà-
iaignes, en paissant les chèvres, dans son île odo-
rante de Corse.
Le regard d'Alphonse XII m'avait dit tout cela
d'un clin d'œil. « Oui, Sire, lui répondait le mien,
quel sale métier que le vôtre, et quelle position so-
ciale, ou, pour une distraction iléquilibrisle euro-
péen, on est en hutte à la litanie de gueuh; poissarde
de cette chienlit dont Vadé nous a laissé le lexique
hallo-cenlral. Comme vous seriez mieux à prendre
avec moi un bock de trente centimes sur la terrasse
de mon estaminet, et pourquoi faut-il ([ue ce soit
vous, et non tout autre, que la reine Isabelle ait dé-
posé, le î>8 novembre 1857, sur les marches du trône
oscillant des Espagnes?
Et sur le coin de la dite table de terrasse je notai,
selon mon habitude la sensation immédiate reçue de
'événement. Voici cette notation.
« Oh non, et pas mémo de lîéolio !... Ouel métier,
bonté divine 1
« Mais, cest-à-dire qu'on se demande ce que cer-
taines familles, élues de la fatalité, ont fait aux roya-
listes, légitimistes, restauralionistes el autres gens
cruels, pour mériter d'être ainsi empalées, à petit
pal, sur le paratonnerre du troue et de l'autel, .admi-
rons à jamais feu Chambord, singe inouï de malice.
GENÈSE DU POEME 133
qui seul sut échapper au supplice et déjoua les pièges
horrilDles des quinquistes méchants. Mais ce pauvre
Alphonse numéro douze!...
« Je comprends qu'un épicier subisse en rechi-
gnant, mais enfin subisse la loi qui veut que le café
soit dosé de Bourbon autant que de Martinique. Le
café sans Bourbon, quel café serait-ce ? En est-il donc
de même d'un peuple civilisé et ne pouvez-vous point
vous représenter l'Espagne toute en moka, par
exemple, et sans mélange? Moi, oui. Vous, non. Delà
tous les malheurs du jeune Alphonse. Car dire et
avancer que ce jeune homme est à la noce, c'est pro-
prement prendre une blague à tabac pour une lan-
terne.
« Malheureux jeune homme, à peine sorti de sa
jeunehommière, et déjà pareil aux princes les plus
pitoyables de la Tragédie. Il est Bourbon, il faut
qu'on le mélange. Qu'est-ce qui vous dit qu'il veuille
être mélangé? Hélas ! rien. Dans ses rêves d'écolier
heureux, il désirait peut-être, et probablement, être
homme libre, gagner sa vie avec honneur par son
travail et se faire un nom dans la haute industrie.
Peut-être a-t-on de lui des aquarelles, luisantes de
promesses. Est-ce qu'on sait? Il donnait sans doute
des espérances sur le piano. Sort amer, qui d'un bon
serrurier fait un Louis Seize, sorte de roi sans
tête,
« La pitié m'empoigne. Si j'étais Roy!... »
Broumm ! Pas de mauvaise charge. L'hypothèse est
abominable. Il y a même une sérénade qui chante :
« Ah ! si j'étais le Roy d'Espagne 1 » C'est pure-
ment de l'insolence. Tais-toi, autre guitare.
« Ce que c'est que d'être Roy d'Espagne? Je passe
12
134 SOL'VKMBS I) L'N ENFANT DK I'\I<1S
sur les années d'apprentissage. On sait de (jiicllos
douceurs elles sont pleines. Une parlie s'écoule dans
l'exil et l'autre dans les révolutions. Vous êtes tran-
quillement en train de léler voire nourrice, lorscjue
loul à coup les vitres de la nursery volent en éclats.
On vous roule dans une couverture de laine et l'on
vous emporte, par la nuit noire, à travers des sierras
beaucoup plus nevadas que la cantatrice fin même
nom.
« \"ous vous réveillez dans une ville inconnue,
parmi <les gens f(ui harattouineni un langag'e com-
posé de sonorités étrangères, el là vous recevez
l'aumône. Un jour, un monsieur grave el cravaté de
blanc se présente de la pari de li'ente-sept compa-
triotes el, de but en blanc, se mel à vous enseigner
l'art d'accommoder les restes des vieux principes et
celui d'élever des lapins qui fuient comme des
lièvres et qu'il qualifie de fidèles sujets !
« Enfin, un beau malin, on vient vous chercher, j
Le bruit s'étant répandu que vous montiez assez '
proprement à cheval, on vous juge niTirpour l'entrée
triomphale dans votre» bonne ville. On s'y égorge \
depuis quinze jours, entn; fidèles lapins desprincipe<
nouveaux. Mais ça ne fait rien, du moins le vieuN
monsieur l'affirme. Votre premier soin est de fair<'
remettre les vitres de la nursery, brisées il y i
vingt-cinq ans. Huit jours après, elles jonchent le
plancher de leur jtoudre micaleuse. A cheval, mon
gareon, el au pays d'escampalivos, par delà h-
monts. .Vh ! si j'étais le Hoy d'Hspagne ! El ea ne fail
que commencer.
« Vous arrivez dans un pays prospère el tiancfuiJI'
comme Baptiste, précisément parce qu il n'a pas <l.
GENESE DU POEME 185
vo'i, et vous en admirez les instilulions. En outre
vous y retrouvez madame votre mère, bien portante,
et ravie de l'hospitalité dont elle jouit. Le bonheur
est là. Tiens, parbleu ! Sans compter un tas de jolies
filles, faciles comme tout, et accoutumées aux rois par
lusage des réussites. Drelin, drelin. C'est un télé-
gramme. Le vieux monsieur vous mande en toute
hâte pour le fameux mélange. L'Espagne n'a plus de
Bourbon, et elle en veut. L'eau bout.
« Vous sautez dans le train de sept heures cinquante
et vingt-quatre heures après vous exercez votre
désolant métier, votre fonction navrante, votre art
de paître les lièvres en fuite. Autre révolution. Les
vilres pèlent. Il faut fuir encore. Non pas. Un roi
voisin vous fait dire que si vous consentez à insulter
le pays où se goberge madame votre mère, il se
charge de vous maintenir dans votre sinécure. Le
sang ne vous fait qu'un tour. Pourquoi insulter ce
pays bienveillant et hospitalier, où tous les siens
ont été chaleureusement reçus et vivent libres et
contents ? Le vieux monsieur surgit, un doigt sur la
bouche, et il vous emmène. Vous voilà chez le roi
voisin, vieillard chrétien, bardé de fer. Buvons, dit
le vieillard, à la ruine du peuple qui héberge votre
mère et tous les vôtres. Et vous y buvez. Ah! si
j'étais le roi d'Espagne !.., Et le vieillard vous incor-
pore dans ses régiments, et vous endossez l'uniforme
de vassalité et d'ingratitude. Quel métier 1 quel
affreux métier ! 0 jeune sire, que je vous plains !
Tout cela serait-il arrivé, si vous étiez simple profes-
seur d'espagnol à Genève, quai du Mont-Blanc?
|< Il s'agit maintenant de venir embrasser maman.
Le voilà, le hic. Avec l'inconscience du jeune âge.
136 SOUVENIRS I) UN ENFANT DE PARIS
VOUS déballez ^are Sainl-Lazare, el là vous ôles
en«i^ueulé par soixante mille hommes, en un seul cri,
expression du même senlimenl. C'est le mélier qui
veut ça évidemment, mais aussi quel mélier 1 II n'en
est pas de plus infAine. »
Je n'ai pas beaucoup, en vieillissant, changé d'i<lée
sur le négoce du droit divin. 11 se périme de plus en
plus dans l'Europe moderne et il rentre dans la
catégorie des nécessités dont le besoin ne se fait pas
sentir. C'est un « cessé de plaire » qui touche à son :
« On rend l'argent ». Sans se targuer du don de
vaticination el par simple calcul de probabilités, on
peut prédire que, déjà fortement déverni de sa lé-
gende théocratique, le pasteur de peuples aura
disparu de l'Hllal civilisé avant la fin du siècle et que
Ion aura des sceptres au rabais dans les ventes pu-
bliques. On voit de toutes parts que leurs ayants
droit de tout Age y renoncent dès qu'ils savent en
quoi le vieux jeu du bAtou consiste. Quelques-uns
les portent chez ma tante pour avoir de quoi faire
danser ses nièces, ainsi qu'il appert de certains
romans vécus tels que Les Rois en exil, pour ne citer
que le meilleur. f)'autres signes des temps illuminent
encore, et comme des éclairs de chaleur, le dernier
nuage où l'Odin germani(|ue malaxe le salpêtre
féodal de ses foudres. Je le sentis si vivement le
29 septembre i883 que, la foule écoulée et mon bock
soldé, je rentrai chez moi pour le dire, soyons franc,
pour le chanter.
Depuis l'expulsion du couple ancesiral du jardin
édénique, dont l'emplacement même est perdu pour
la géographie, il ne reste pas beaucoup de joies
dignes du nom aux tireurs d'épreuves de l'image de
GEM:SE du POEME 137
Dieu. Celle même de tirer de ces épreuves est assez
controversable, si l'on s'en rapporte aux aèdes ero-
tiques qui la couvrent d'autant d'imprécations que
d'éloges lyriques. Mais il y a unip allégresse sûre et
qu'on peut se payer à pen de frais puisqu'il n'y faut
qu'une rame ou deux de papier, ui\e bouteille d'encre
de petite vertu et un calame, etpu\s voici la recette.
Vous appelez votre bonne et vouV lui tenez envi-
ron ce langage : « Marie, à partir d^ tout à l'heure,
je n'y suis, pendant un mois, deux ûioi.s, trois peut-
être, pour âme qui vive sur la terre, cette âme fijt-
elle chevillée au corps d'un créancier, que dis-je, d'un
ange qui m'apporterait le gros lot d'un million dont
la menace est ce que je crains le plus en ce moment.
Comprenez-moi bien, ma servante, je m'abstrais des
contingences. Tout en y demeurant, je quitte la pla-
nète. Je n'y vivrai plus qu'en rêve, et cela, non seu-
lement du lever du soleil à celui de la lune, mais en-
core et souventes fois, du lever de la lune à l'aube
rose. Quelque bruit que vous entendiez dans ma
chambre, fût-ce celui de la lyre éolienne, des cris
inarticulés, des soupirs, des jurons même, ne mon-
tez pas, n'entrez pas, car vous recevriez à la tète
plus d'in-folios que le glorieux saint Etienne, de lapi-
daire mémoire, n'écopa de cailloux pendant son mar-
tyre. De temps en temps, à des heures indécises, je
vous aviserai par un coup de talon sonore sur le par-
quet, que j'éprouve l'un ou l'autre des trois besoins
vitaux de manger, de boire ou de fumer une pipe, et
vous me glisserez sous la porte de quoi les satisfaire.
Adieu, Marie, portez-vous bien et priez pour moi à
la messe, quoique ce soit tout à fait inutile puisque
je vais en paradis. »
12.
138 SorVKMHS D 1;N KMANT 1)K l'Ail is
El si lu brave lille iiKjuièle de l'élul de j^iàcc duul
vous rayonnez vous demande ce que vous allez, faire.
— Je vais travailler pour moi-môme, ù ma fidèle
familière, c'esl-à-dirc sans souci d'èlre lu ou non lu,
inédit ou édité, payé ou impayé de ma copie, loué ou
dénit^ré, el délicieusement semblable au poii'ieisau-
vaji^e des solitudes et des friches, semant dans
l'herbe haute les fruits de sa maturité inutile. Nous
représentez-vous, Marie, celle bénédiction, connue
seulement des moines en cellule et des nobles bêles
dans les bois, de se laisser être ce qu'on est, tel qu'on
est. pour l'honneur de l'être, de parler ce qu'on
pense, de penser ce qu'on parle et de ji^ueuler à sa
manière la chanson qu'on a dans la gorge ? Hélas
non, vous ne vous la figurez pas, el, bonne cuisi-
nière que vous êtes, vous ne fricolez que pour le sa-
laire. Eh bien, il y a un labeur qui est le labeur en-
chanté, le seul qui vaille la peine de la vie el n'en
apijelle aucune rédemption, c'est le labeur gratuit el
perdu, sans gain ni gloire el face aux dieux.
Lorsque le poème fut fini, Alphonse XII était de-
puis longtemps retourné à sa fatalité royale el il
égrenait vainement sur les Espagnes des libertés^
d'un rosaire progressiste qui n'avail plus de dévots.
Après s'être déguisé en uhlan, il se costumait en to-
réador patriotique et restait monarcpu' comme devant
sans pouvoir remonter ni descendre le cours des
Ages. Je ne sais si M. de Morphy, son secrétaire in-
time et qui avail connu Théophile Oautier, lui lit
lire Enijuerrnnde quand, à mon grand regret, le
poème parut en librairie, mais ce jeune roi malgré
lui avail droit au premier exemplaire, car il me
l'avait insj>iré d'un regard.
GENESE DU POEME 139
J'ai gardé plusieurs aunées, volontairement celle
fois, Enguerrande sous scel et cachets de cire dans
un coflVe secret dont le mot était : poal mortem, et
je me suis souvent reproché la pusillanimité litté-
raire qui m'a empêché d'en brûler le manuscrit. II
faut être Virgile pour juger de l'intérêt de pareils
sacrifices et je n'étais fichtre pas Mrgile, ni d'une
façon ni de l'autre, je rougis de le reconnaître. Et
puis trois mois, les plus heureux que j'aie vécu,
étaient enclos dans celte boîte à ressorts, sous les
fleurs fanées d'un doux commerce avec la Muse.
I* Ce fut Théodore de Banville qui, de son autorité
m- paternelle, toujours humblement obéie, m'induisit à
m violer le post mortem de la cassette. Il me contestait
•î le droit à l'inédisme et semblait le tenir à lâcheté
professionnelle. Je succombai au doute que celle
opinion du plus brave des maîtres soulevait dans ma
conscience, et j'allai, rue de l'Éperon, lui soumettre
entre quatre-z-yeux l'ouvrage posthume. Pendant
la lecture, il n'émit pas un son'et calcina un nombre
infini de cigarettes. Il y avait sous la table, dans une^
corbeille, une portée de petits chiens qu'il se bais-
sait pour caresser machinalement en ramassant sa
.calotte. Ce qu'il pensait du travail de joie, je ne le
sus que par la préface magnifique qu'il écrivit en-
suite pour l'édition, mais son opinion ne se mani-
festa ce jour-là que par l'ordre qu'il m'intima en me
reconduisant. « Mon cher ami, il faut aller tout de
suite, et même de ce pas, lire ça à Sarah Bernhardt. »
II
UNE PRÉFACE FAMEUSE
« Voici un poème dramatique d'un éclat éblouis-
sant, compliqué et mystérieux, dont le succès est
assuré d'avance, parce qu'il répond, non pas à
un besoin, mais, ce qui est bien plus, à une aspira-
lion ardente, à un désir effréné. — Oui, empêtrés
dans les niaiseries d'iin IhéAlre incolore et d'une lit-
térature vulgaire et mercantile, nojis voulons à
grands cris une œuvre où se trouve réuni tout ce
dont nous avons soif, l'héroïsme, l'idéal, l'outrance
(pour nous faire oublier tant de platitudes !j el cette
étrangeté troublante sans laquelle comme le dit si
bien Edgar Poe, la beauté rajeunie et transfigurée
ne saurait nous plaire, et celte modernité <pie ré-
clame impérieusement le siècle de Balzac.
« Eh bien, cette œuvre si douloureusement récla-
mée, la voici, étrange, originale, nouvelle, puissam-
ment créée, jaillie comme l'éclair, écrite en vers larges,
ingénieux, curieux, élincelants des ors, des pierreries
et des inépuisables richesses de la Rime, el en môme
UNE PREFACE FAMEUSE 141
temps exprimant nos doutes,' nos ang'oisses, notre
inextinguible appétit de lumière et de joie, et l'hymne
à la Beauté qui, vainement étouffée et comprimée,
s'échappe irrésistiblement de nos âmes. »
Qui donc parlait de ce style grandiloquent, à la
large ondulation rythmique analogue à celle de la
mer montante, aux phrases comparables à ses lon-
gues vagues balancées par le vent du large? Un
romantique assurément, et impossible de s'y mé-
prendre. Il disait encore, car je la sais par cœur,
cette préface inoubliable :
« Quelles douloureuses etadorables scènesd'amour
dans ces forêts où ils s'enfuient ensemble, aux bords
de ces flots grondants et sous ces noires ombres, et
à travers les frissonnants paysages où les suivent
des malédictions qu'ils entendent sans vouloir les
comprendre. Ces scènes, coupées par des refrains
insultants, par des hymnes désolés, par les plaintes
des exilés, par les chansons de ceux qui s'en vont à
la mort, ces scènes ardentes, extasiées, lyriques et
symétriques parfois, où le mot, avec sa force vir-
tuelle et tous ses artifices, se mêle, se tresse et se
retourne en cent façons pour exprimer l'inexprima-
ble, où la magicienne Rime se fait couleur, musique,
lumière, caresse, pour éveiller les plus amères, les
plus profondes, les plus délicieuses sensations, je
n'en sais pas dans aucun théâtre qui soient plus
complètes et plus belles.
« C'est pourquoi cette œuvre enchantera les déli-
cats, les penseurs, les chercheurs, les femmes dont
l'instinct ne peut être perverti, et tous les artistes.
142 m)I\i:m)(^ Il I n i.m.wi m. i\iii>
les bons ouvriers, lous les «>lres (|U0 ravit iiik^ idée
ouvrant ses ailes, tous ceux à (jui [ilaît un travail
fait (le main d'ouvrier, enfin toute cette glorieuse
élite, plus nombreuse qu'on ne se l'imagine, qui, où
qu'elle soit répantlue et dispersée. em[)orle en elle
l'âme divine de Pans. » — Théodore de Banville,
préface d 'Engiierrande.
Ouand on reçoit, vivant, sur l'occiput, et dune
telle main de gloire, la charretée de toutes les Heurs
de la léte-Dieu littéraire, il ne reste plus qu'à se re-
tirer à la campagne et à y briguer l'écharpe rurale
de maire de son village, car on est perdu j»our la ca-
pitale. La préface d'Enguerrancle faillit m'abattre
net et du coup. On m'évitait sur les boulevards et je,
n'osais plus traverser le passage du l'inde, ou de
Choiseul, de peur d'être reconduit, comme mon
Alphonse XII lui-même, par les camarades de lyre
du polinoir de Lemerre. l'rançois Mojqiée, le plus
bienveillant d'entre eux, resta quinze ans, il me la
avoué lui-mOme, sans lire le poème, ni même en
couper les pages. — Je ne pouvais m'y décider, me
disait-il, par affection pour vous, autant que par res-
pect pour Banville dn reste. Un jour, dans les
bureaux du Temps, mon confrère en chronique,
Henri Fouquiei-, à «pii l'éditeur avait fait l'hommage
d'un exemplaire de l'ouvrage, me jeta, sous ses bi-
nettes, un regard si explicite que je ne pus me tenir
de tout lui avouer. — Oui, fis-je, on fait courir le
bruit que Théodore de Banville est incorruptible
comme Robespierre. C'est une erreur. Propagez-la,
Kouquier, mais n'y croyez pas. Le poète des Odes
i'unnmhult'stjnes n'a de riche que la rime. Je l'ai eu
UNE PREFACE FAMEUSE 143
pour une somme assez minime du reste et que je
n'oserais vous offrir. Il y en a pour plus que l'argent,
c'est vrai, dans sa préface, mais les poètes ne savent
pas compter, voilà pourquoi ils restent toujours pau-
vres, « qu^nd même », comme dit Sarah Bernhardt.
J'étais donc allé, sur l'ordre formel du maître, lire
Enguerrande à l'illustre comédienne (c'était d'ailleurs
bien avant la publication et, par conséquent, la pré-
face apologétique), et la lui présenter dans le simple
appareil d'un posthume qu'on vient d'arracher au
sommeil. Elle l'écouta avec une attention béante et
comme écarquillée, où sa sympathie pour mes essais
luttait visiblement contre l'envie de crier : Ala garde !
Elle habitait alors rue Fortunycet hôtel de Baudrou-
bouldour, ouaté de lapis, de fourrures et de ces
peaux d'ours symboliques que Ton vend Irop sou-
vent, au théâtre, avant que la bêle soit par terre.
Elle glissait et serpentait au milieu de ces pellete-
ries comme une couleuvre dans les las de feuilles
mortes, et cherchait ainsi à échapper à l'averse dilu-
vienne des rimes. J'eus la sensation, à plusieurs re-
prises, qu'elle y avait réussi et que j'étais seul dans
son atelier, avec le roi de Prusse, à jouer pour lui de
la carapace de tortue orphique.
Il va sans dire qu'elle me reçut la pièce sur place,
demblée, avec transport, pour me la jouer tout de
suite et toujours, dans le monde entier, y compris
Paris et ses banlieues, l'hiver, l'été, en soirée, en
matinée, en médianoche, jusqu'à ce que le public
lui-même criât grâce et merci, ce qui d'ailleurs,
n'était pas possible. Sarah ne les reçoit pas autre-
ment et elle les reçoit toutes. On ne connaît pas
d'exemple d'un ouvrage dramatique refusé par elle,
144 souvENins 1) UN r:NrvNT ni: i>.\nis
ne rùl-il qu'à Ic'-lal larvaire de plan, et, eomtuo louL
lui est papier timbré pour en sii^ner bulletin, enju^a-
g-ement ferme et traité, elle vit sur le pied de cent
mille francs de délie forfaitaire avec la corporation
des syndiqués dramati(|ues. C'est d'une bonté admi-
rable, songez-y, que de ne pas se reconnaître le droit
de priver les poètes d'une illusion, et, pour ma part
je lui garde une gratitude sans bornes des cinq ré-
ceptions d'ouvrages, écrits pour elle, et (|ue les
dieux seuls l'ont empêchée de produire sous le lustre
de ses théâtres. Les dieux, les dieux ; il n'y a (jue les
dieux et tout le reste est aventure.
J'en eus bientôt une preuve nouvelle. J'avais reçu
à titre de service de presse un fort beau livre intitulé :
Aux Étals-Unis du Brésil, dont l'auteur. M. de Santa
Anna Néry, Brésilien lui-même fervent et pralicjuant,
n'avait rien du rastaquouère de l'opérette, et était un
fin Parisien de la décadence. Il vint me remercier de
l'article que j'avais consacré à son ouvrage, et m'otl'rit
même, « si ça m'amusait d'émigrer » de m'obtenir le
plus aisément du monde, dans l'Amazone, vingt-
cinq hectares de foret vierge abondants en ficus
elaslica, ou arbres à caoutchouc, d'où il résullerait
des rentes. — Le Brésil les donne à l'œil, me dit-il,
et n'y mettra qu'une condition. — Laquelle ? — ('elle
d'enclore la concession, sinon de murs, au moins de
palissades, à vos frais, bien entendu — Il en avait
de bonnes, le Brésil ! — Me faites-vous l'avance du
prix des clous des palissades ? lui disais-je. Et comme
c'était beaucoup de ferronnerie pour vingt-cin(| hec-
tares, j'avais délaissé la forêt vierge.
Mais M. de Santa Anna Néry ne se tint pas pour
battu et s'ingéniait à vouloir m'étre utile ou agréable,
UNE PBEFACE FAMEUSE 145
non seulement par gratitude po.ur mon article, mais
pour une raison que je ne sais comment dire. Je prie
le lecteur de m'en pardonner le ridicule. Il tenait,
de sa race portugaise, la coquetterie du petit pied et
lui attribuait le signe de sélection intellectuelle. Il
avait observé que, par phénomène de nature, Je pou-
vais appuyer sa théorie d'une preuve d'exception qui
va jusqu'à me rendre la marche assez pénible pour
m'en limiter l'exercice. En un mot, je ne trouve me-
sure de bas de chausses qu'à la pointure, plus qu'an-
dalouse, des enfants de douze à treize ans, et cette
dilTormité m'avait acquis un zélateur. Maxima in
minimis, ce fut ma podométrie qui décida de la publi-
cation à'Enguerrande.
M. de Santa Anna Xéry connaissait un brave
homme venu expressément de Lyon à Paris pour
faire de l'édition d'art, et qui cherchait de toutes
parts un fort morceau d'écriture propre à lancer son
entreprise. Je ne sais ce qu'il s'en alla lui dire de
mon poème dont il n'avait vu que le titre sur le
manuscrit au coin de ma table, mais quelques jours
après l'excellent Frinzine(c'étaitle nom de l'éditeur ,
vint me demander de lui vendre Engiierrance en me
traitant de : cher maître. Fort interloqué d'une telle
requête et plus encore du titre, au moins prématuré,
dont il la rehaussait, je ne pus d'abord que lui
balbutier: — Mais, monsieur, ce sont des vers, triste
marchandise. — Il m'apprit qu'il les adorait et que
les éloges qu'il avait entendu Santa Anna Néry faire
des miens l'avaient impérieusement décidé à la dé-
marche. J'avais tout vu, comme on dit, dans ma vie,
mais un éditeur aimant les vers, je dis : les aimant
jusqu'à vouloir en publier, et cela du vivant même
13
lu; sorvEMHs d un i:nf.\nt dk pxrti!^
(le IcMir poète, c'élail un miracle iiiconrui, iiii»' appa-
rilion, du pur suriialiin'l. Il me (il peur. — Ksl-ce à
l'œil? m'écriai-je. — Au conlrairc, lui sa boulever-
sante réponse. A demi terrifié par l'aventure liolTma-
ne^que, et seul avec un homme résolu (pu' paraissait
nepas devoir rccul(^r devant le crime éditorial d'ache-
ter des vers à un poète et de les lui payer, je m'étais
mis à courir on rond autour diMua table el je me rap-
prochais de la sonnette d'alarme. — Je vous l'atif^ue-
rai. me criait-il. Cédez el laites votre prix. — Cet
animal de Bn'silien se vengeait de mon i-cfus de la
foiét de caoutchouc aux vin^t-cin(j hectares de
palissades.
Le bon l-'rin/.ine emporiasoussonl>rasle manusciil
encore tout illustié du papier de récepli(ui de Sarah,
el il en fit un quarto prodigieux, di«i;-nc des plus
beaux livi-es du seizième siècle, sur des papiei-s im-
marcescibles. 11 y eut, en sus des hollandes, des chi-
nes, des japons impériaux, des vélins et des parche-
mins, \in exemplaire sur « peau de bourgeois >• qui
court le monde et qui. si on le retrouve, sera le
monument de la librairie lyritjue au dix-neuvième.
Auguste Rodin dessina deux hors-texte pour l'ou-
viage. Ilemù Leforl grava im portrait de ma léte
stupéfaite. Santa Anna Néry voulait (pi'ou le rempla-
(•iU par un topo, coupe et élévation de mes plantes
idiosyncrasi(iueK, (( clefs du poème », disait-il. Haoul
Pugno et Kmmanuel Chalu-ier bémolisèrenl et ché-
rubinisèrenl les airs abrupis sur les(juels je leur
chantais les chansons qui l'agrémentent, el Théodore
de Banville écrivit la préface.
Fameuse el terrible préface, vous dis-je. (pii me
brouilla mortellement, ou peu s'en faut, avec bien
UNE PREFACE FAMEUSE 147
des camarades du Parnasse, les direcleurs de jour-
naux sérieux et la majeure partie de la critique
militante. Le seul qui me fut indulgent fut Victor
Hugo qui, après s'être fait lire Enguerrande par
Mme Drouet, m'envoya le lendemain son Théâtre en
Liberlë qui venait de paraître, et où tout ce que
j'avais essayé était réalisé victorieusement et inimi-
tablement depuis quarante ans.
PAR LES RUES ET LES CAFES
HEURES BOULEVARDIÈRES
UN MYSTÈRE A LA FOIRE
Toujours maussade à l'ordinaire — on sait qu'il
avait été pion — Paul Arène éprouvait, ce soir-là,
le besoin de me laver la tête au sujet d'un article où
je n'avais écrit que des bourdes. 11 m'avait amené à
dîner son frère Jules, consul en Chine, etleur sœur,
venue de Sisleron pourvoir Paris, et qui, bonne pro-
vençale et « cigalière », commençait à se faire vieille,
comme on dit, dans la capitale, où les délices baby-
loniennes, attendues et promises, se résumaient en
somme à ce que l'Odéon en dispense. Elle devait
retourner au pays le lendemain et elle me faisait
l'honneur de ses adieux à la Ville Lumière, « ainsi
appelée parce qu'on n'y voit goutte ». Telle était son
impression de voyage fondamentale et sommaire.
13.
i:,0 SOUVENIRS I) UN ENFANT DK l'AHIS
Le poêle (le Jean des Figues ne me laissa pas
alleiulre jusqu'au desserl le poil dont jélais menacé.
11 me savait ducili^ à sa critique, fortement docu-
mentée et autorisée dun art admirable au(|uel il n'y
avait qu'à rendre les armes. — Ou'est-ce (pie jai en-
core fait ? provoquai-je. — Animal, te voilà à pré-
sent naturaliste ! — Moi ? — Toi-même. Tu passes à
rennemi. Tu te rallies à la >< tranche de vie ». Tu
crois au Ihéàlre d après nature. Tu les salues : nova-
leui-s !... — Qui, qui? — Eu.\, là-bas, ceux de l'Oise I
Où as-tu vu que le |)euple, en art comme en t(jut le
reste, veuille du neuf et en demande? Kcrit-on <;a
quand on se respecte ? Non seulement il n'en demande
pas, même j)our deux liards, mais il en a horreur, de
ton neuf, et il te le clame à toutes les premières. Si
ta ne l'entends pas c'est cpie tu es sourd, car tu n'es
pas bête. — On ne peut pourtant s'immobiliser aux
classiques, Molière, Racine et Corneille, les mœurs
chang^ent, le progrès marche, tout va parallèlement à
l'avenir.
Et Paul Arène dit : — Les mœurs ne chani<^ent que
suj>erficiellement. Le {)rog"rès tourne. L'avenir est
un mirag(i du passé. Molière, Hacine, Corneille n'ont
même pas encore <' commencé » dans la masse. Sais-
tu ouest le peuple? Un peu eu avant di* Thespis,
aux mystères du moyen â^e, pas plus outre. —
Comme en Chine, s<^ulig-na le consul. — VA à Si.ste-
run, fil la sœui". — Quoi, piotestai-je, sous Edison,
Pasteur et Zola, en pleine téléphonie universelle?
— El à Paris môme. Paris reste médiéval. En veux-
tu la preuve? — Oui. — \'iens. — Où? — A cent
pas de la porte, à la foiie.
C'était en efl'et le temps où les forains alignent sur
UN MYSTERE A LA FOIRE 151
les deux bords de l'avenue de Neuilly les baraque-
ments variés, sonores et pittoresques de nos fêtes
communales, et, la soirée étant fort belle, il s'y ac-
cumulait une foule énorme. Elle formait surtout
cohue devant un théâtre de roulotte aux dimensions
coliséeunes, arrondi en cirque, qui, selon l'argot de
métier, ne désemplissait pas. Nous n'entrâmes qu'à
la troisième tournée eh jouant des coudes. L'affiche,
comiquement enluminée d'un vaste Épinal de diables
aux fourches sanglaules, annonçait la pièce sous ce
litre simple et sans boniment de réclame :
L'ENFER, PAR M. CANARD
— Quel est cet auteur ?dis-je à Paul Arène. — En
métempsycose, Pierre Gringoire, petit-fils d'Holbein
et arrière-neveu du Dante. Assieds-toi, et prends des
notes. Tu vas le voir et l'entendre, ce peuple qui veut
du neuf au théâtre 1
Et je notai ce qui suit.
Une chambre de l'Enfer chrétien, souterraine,
mystérieuse, éclairée d'une lumière sans foyer, sans
rayonnement, concentrique, purement fantomatique.
Une sortederuisseaustygien, auxondes mercurielles,
clapote et bave sa lave sur des bords plats. Rien ne
distrait l'œil de ce paysage infernal, que n'animent ni
les floraisons empoisonnées, ni les bétes d'apocalypse,
ni les vols de lémures, de stryges, ou de larves des
féeries. Un ruisseau en fusion dans une oubliette, et
c'est tout.
Deux silhouettes démesurées se dressent. L'une
est celle du Juge, l'autre de l'Avocat; tous deux en
toge noire et en barrette. Immobiles. Muets. Gigan-
tesques.
152 SOUVKMRS l> TN KM-ANT DE l'AlUS
Une barque apparaîl sur la rivirre. Klle est pleine
d'hommes cl de fcmiu(\s u<is, serrés par l'épouvanle.
Un vieux batelier h barbe llcurie ij;-odille dans les poix
et les glus, et les amène. Une voix s'élève : « — Erre/,
victimes de l'amour, errez, misérables et infortunés
adullères, errez, errez!... »
Et ils passent. L'Avocat na pas fait un fçeste pour
les défendre. Le Juge s'abstient de les condamner.
Dans l'auditoire populaire, l'elTel de cette exposi-
tion est profond mais il diffère. Les femmes béenl,
les hommes rigolent.
Une autre l^arque, un enfant ailé à la proue, un
Mathusalem à la poupe. C'est l'amour (pii fait passer
le temps. La barque vire et se retourne. Le Mathu-
salem esta la proue, à la poupe l'enfant ailé : C'est le
temps qui fait passer l'amour. Ce thème de pendule c\
son calembour décoiatif sont ex|)liqués parla voix de
stentor. Le .luge ni l'Avocal ne bronchent, mais le
sourire court les gradins. .Je regarde Arène. — Eh
bien, quoi ? — C'est de la poésie à six sous, me jetle-
l-il, celle du prix des places.
Le fond de la scène s'ouvre et dessine un brasier
grillagé comme une cage d'où s'échappe un jiétille-
raciit d'étincelles. Le Juge et l'Avocatsonl toujourslà.
inutilités poignantes 1 Un dialde surgit, la fourche
à la main. Il se présente : — Je suis Georges ! —
On lui fait une entrée enthousiaste. 11 n'y a j)oint à
douter de son crédit immense. — Vous .savez ma
fonction, l'alimenteur du brasier!.,. — Ah ! s'ils le
savent! — Le premier iju'il y pousse est Basile, le
type de l'hypocrite avéré, et ce qu'il lengueule.,.
préalablement, miséricorde !... — Eh ! va donc, car-
rollier. lui crie-l-il, oui, carrotier, ta vie n'est qu'une
UN MYSTERE A LA FOIRE 1.V5
fricassée de lapins aux carolt^es 1... — Et il le pile
comme chair à pâté dans la fournaise. N'esl-il pas
singulier que ce personnage de Basile soit celui que
le peuple ait retenu du Mariage de Figaro et dont il
ait adopté le type?
Après Basile, d'autres exacteurs, voleurs, accapa-
reurs et concussionnaires défilent à leur tour devant
Georges qui les embroche, entre le Juge sans voix
et l'Avocat sans gestes, avec la litanie de gueule affé-
rente à chacun d'eux. Tous, en dernière injure, sont
traités de carottiers. Quelle éloquence de haine dans
cette monotone invective qui résume tout pour la
plèbe. Carotter, c'est pis que tromper, c'est abuser
de l'ignorance des simples, de la confiance des bons,
de la misère du pauvre monde. Arène a raison, nous
sommes en plein moyen âge, et c'est le mystère de
Gringoire sous Grévy, notre Louis XI.
Voici M. Grain d'Orge, l'accapareur traditionnel
des blés, le traitant aflameur et père des famines, que
le peuple n'a pas pardonnées — ni, on le voit, ou-
bliées. Douleur si vivaceque le terrible Georges n'hé-
site pas à associer au supplice du boulanger le pauvre
mitron irresponsable des fraudes de son maître.
Voilà du comique fort, et Georges y monte à une
hauteur shakespearienne. C'est une création extraor-
dinaire que cet engueuleur poissard, la synthèse
vivante de l'ulcération des âmes dans les basses
classes, leur Desgenais, ou mieux, leur Diogène.
Exécuteur à la blague des sentences de l'inégalité
en révolte, il a le verbe argotique et nombreux des
opprimés sociaux et le rire faubourien des titis
d'amphithéâtre, et son jeu de hallebarde fourchue en
dit plus long que Proudhon et Karl Marx.
1:A SOUVliMHS I) LN KNKA.NT DIî l'AlllS
Il parait tr;iill(Mir.> (|iii' le i't'niaj M. ('..iiiMrd a ('•It-
einhùlé par Aiiaslabic, tout coiniiic m» aulic. llatiù,
par ortlrc, supprimer nombre de personnages de son
mysîère. Dans le défilé satirique des damnés de
(jeoiiifes, d'a.sse/. vertes leçons élaienl données, par
mode de symboles, aux puissants de la poliliijne.
L'anleur suivait de près la vie contemporaine et lui
marcliait nuHne sur les talons. Le succès grandissant
de celte revue macabre, aux éléments mobiles et
pres(|ue cpiotidiens, a fait peur à iMaiianne, moins
libéi-ale en cela que nos rois, et plus bête, peut-être.
Il y a des coupures dans l'œuvre, sensibles d'ailleui'S,
car elle est établie sur un plan superbe, d'une unité
philosophique et d'un intérêt d'arl également con-
sidérables. I^iul Arène est inconsolable de la perte de
certains enfourchementsde a carottiers » cpii. selon
lui, n'en laissaient rien aux Chàlimciils. — Ils
donnaient toute sa valeur philosophiipie, me dil-il.
à l'immobilité alléj^orique tle l'Avocat et du Juge,
personnages muets.
Pour les crimes passionnels ou autres dont legeme
appelle la sant.'lion tumulliiaiie des loules, maître
Canard en est réduit par la Censure à la rùlissade de
Mme Belladone, en italien : lielle Dame, c'est dire :
MmeLal'arge. ("/est [►resque aussi vieux que Tualdès,
qui ne survit plus que par sa complainte, et les
spectateurs se demandent visiblement qui est celte
Bellatlone au non) de poison. (jeorge> le leur ex-
plique en ([uelques engueulades, et cette carottière,
qui. de sou vivant, n'eut pas une bonne presse, n'a
j»as, après sa mort, une bonne foire. Le meurtre à
base de chimie n'est |)as de ceux auxquels le peuple
est in(hdg«'nl chez nous, parce qu'il e>l lâche.
UN MYSTEHE A LA FOIRE IT.ô
Tioorges casse à coup de fourche l'acquit temenl de
Mme Lafarge,
Ici l'inteiMnède comique, selon la règle imprescrip-
tible. C'est la crinoline qui en fournit le thème et
l'épisode. Une « femme du monde >^ se présente en-
juponnée d'une immense carapace qui lui sonne aux
reins comme une cloche. Au paroissien qu'elle a dans
la main, on devine qu'elle va à la messe ou qu'elle
en revient. Le bon diable de Georges s'approche,
méfiant, et du trident justicier, lui retrousse lesjupes.
Il en sort un amant, puis un autre et la kyrielle. Le
public en laisse pour la joie au festin des dieux dans
Homère. C'est la carottière de la mode, d'une mode
un peu périmée, peut-être, mais Anastasie protège
les modernes sans doute, et la crinoline c'est l'Em-
pire. Georges brûle cet attribut de la seconde cor-
ruption.
Le troisième acte est en vérité magnifique. La
scène représente une mer de feu sans bords, océa-
nique, à perte de vue, une sorte de chaos en déli-
quescence. Bien entendu, le Juge, à droite, et
l'Avocat, à gauche, président à cette fin du monde
embrasée, leur infructuosité étant l'idée-raère du
mystère. Et tout à coup, maître de ballet du Juge-
ment Dernier, Georges, formidable, se précipite et
se met à piler, piler, piler des têtes couronnées et
même tiaréesqui émergent, comme on foule le raisin
en cuve. Non, ils ne savent pas ce que c'est 'que la
fureur hilare, ceux qui n'ont pas ouï ce vox popiili
reconduire, à travers l'histoire, les tyrans classiques
de l'humanité. — Eh ! va donc, Sésostris !... As-tu
fini, Nabuchodonosor ?... Oh ! là là, mon Denys de
Syracuse !... C'est loi, Bismarck? Je t'em... brène !...
l.-,6 SOUVKMHS I) UN KM'ANT DK l'AUlS
El ainsi de suilc comiin* vous riinai^inc/., d'aprrs le
Danlc aux Halles.
El ci'sl alors f\\\(\ loiilos ces l(M('s ciiiniicrcs el
rendues à Salan pour sa fournaise, lesuhliniel ieorj^^cîs
enibiH)clie lo Jn^e, eoinnie aussi l'Avoeal, el les re-
jet le à l'enfer des earolliers, d'où ils vienneni, selon
la doclrine m(Hli6val(\
— Eh hicn ! me dil Paul Arène, ([n'en dis-hi, tl
écriras-lu désormais que le peuple veul du neuf au
IhéAlre el môme en toutes choses? 11 en est encore
à Uuleb(Euf, h André de la Halle, et môme i\ la
nonne Hrolswita, pour la gouverne. Je t'en avais
promis la preuve démonstrative, tu l'as.
Il me montrait devant le cirque forain la cohue
grossissante, à peine maintenue par les sergots de
service, et cpii allendail que notre fournée fût sortie
pour envahir la salle. Ouant au consul, son conten-
tement était complet. Il se retrouvait en Chine oii
les traditions populaires alimentent encore au bout
di' cinq mille ans le théâtre du peuple le jilus lettré
(pii soit au monde. Et .Mlle Arène s'était déridée et
elle déclarait (|u'elle s'était beaucoup plus amusée
qu'à rOdéon.
.l'ai souvent songé, je songe encore à i<llc leçon
de haute crititjue que mon vieil ami me donna en
famille et j'en suis à me demander si le mystère n'est
pas la vraie forme dramati(iue en République, s'il
n'y aurait pas tout profit, avec toute joie, à savoir
des prolétaires ce qu'ils jiensenl de nos hommes et
de nos écrits et à apprendre de la fourche démocra-
tique de (ieorges qui sont ceux que la conscience
des bonnes gens tient pour d'éternels caiottiers.
LES DESSOUS DE LA TUNIQUE
VÉNUS NOIRE ET VÉNUS DE CIRE
Poulet-Malassis ne se contentait pas d'être un
iditeur de la grande lignée des Elzévir, des Plantin
et des Didot pour qui nulle pièce d'art ne vaut un
livre parfait. C'était en outre un dilettante de lettres
et il se ruina délibérément à publier les poètes d'élite
qu'il aimait : ces poètes, d'ailleurs, n'étaient rien
moins que Théophile Gautier, Charles Baudelaire,
Lecontc de Lisle et Théodore de Banville, ceux qui
restent et grandissent dans le recul du siècle dix-
neuvième.
Je me rappelle les longues stations que je faisais,
rhétoricien féru de gloire, devant la vitrine de sa
librairie, rue de Richelieu, au coin du passage Mirés,
pour y voir, de face ou de profil, l'un de ces maîtres
de la très sainte rime, et j'ai longtemps gardé un
croquis de calepin où j'avais dessiné, sur le vif, un
14
l.TS Sdl'VKNIRS n IN ENFANT DR P.VrilS
Baiulclaire caiisaiil avoc (".liailes Asscliiioan dans le
fon(f assez sombre de la boutique.
Plus tard, en 187.5, à rocrasioii d'une platjneltc
sur Théophile (laulier peintre, (juil nrédita, je lis
connaissanee avec Poule.t-Malassis dans le rez-de-
chaussée fpi'il habitait alors rue de Tirenelle. au
numéro ^j, an coin de la fontaine de Rouchardon
et qui, si ma document al ion es texacle, avait été occujx'*
précédemment par le poète de Rolla. Depuis lonijf-
temps il était hors du commerce, et pour cause, et il
n'éditait plus qu'en chambre, sous le couvert de
quelques libraires ilétaillanis et bibliophiles, mais il
était resté dévot à ses auteurs, et sa plus vive joie
était d'égrener les souvenirs qu'il en avait. Donc, un
jonr([ue je lui contais mes extases d'apprenti devant
feu son étalaiife lyrique, comme aussi mon rejj^ret
d'avoir égaré mon croquis de Baudrlairc d'après
nature: — Pauvre Baudelaire, soupira-t-il. élail-il
assez malheureux !
— (^.omment, malheureux?
— Oui. reprit-il. c'était le temps où il battail son
plein de cocuage.
— Vous dites? fis-je, croyant que la lanL;uc lui
avait fourché.
— Le secret n'est plus à garder, et vous avez bien
entendu. Personne n'échappe au sort de Molière,
ou plutôt au sort qui nous a valu Molière, et les
plus illustres poètes y passent, comme les autres,
eussent-i^ls fait Les Fleura du Mal ou... chut...
celui-là vit encore. Et pourquoi voudriez-vous qu'ils
fussent indemnes d'une fatalité qu'ils allircnt eux-
mêmes et dont ils tirent des accor<is immortels?
Qu'eAt été Musset sans le médecin de Venise? L'au-
VEiNUS NOIKE ET VENUS DE CIRE loi)
leur de la Ballade à la lune, soiL peu de chose.
Mais le médecin vint et Musset put s'intituler : l'En-
fant du Siècle. Ça y était.
— Ah '■ mon dieu, Malassis, quelle théorie cmel-
tez-vous là? C'est l'éditeur qui parle, je pense?
— L'éditeur aussi, sourit-il.
Et \~oici ce qu'il me conta :
Ce qui rendait Baudelaire si malheureux, ce
n'étail pas de l'èlre, mais de lèlre au pioht d'un
arlisle capillaire.
— Sa mulâtresse, Jeanne Duval, l'enfant sœur
qu'il avait ramenée des colonies et en qui il voyait
sa muse, aimait d'amour un merlan et elle nageait à
Cythère avec ce gade. Le poète, qui le savait, en
ressentait une humiliation profonde, et, de tous les
frissons nouveaux qu'il a, selon Victor Hugo, créés,
celui-là était le plus satanique.
— Concevez-vous cette honte, cher ami, me disait-
il, un garçon coitTeur, d'ailleurs parfaitement niais
et quelconque d'atlraits, et cela parce qu'il lui
démêle la tignasse? Molière au moins, bourgeois
avéré, l'était, lui, fait par des marquis, mais moi,
Charles Baudelaire, un raffiné, un mandarin, je
succombe à un « peluquero », et de la rive gauche
encore ! C'était bien la peine d'aller la choisir aux
îles !
Et il enlrail en des transports de rage où son dan-
dysme même sombrait avec toute sa haute culture.
En vain le fidèle Asselineau s'évertuait-il à le calmer
par des comparaisons i)rises dans la profession
même. — Maître, lequel vaut mieux pour un grand
artiste tel que vous l'êtes, de devoir son sort fatal à
un coiffeur ou à un critique? — Oui, le critique est
1(!0 SOUVENIRS 1) UN ENFANT OR PARIS
piio, niaJs un frise-l()U|)ol loiil de inrinc I — VA non-
dissertions sur la nuance, j)hiloso)>lii(|uenienl, dans
ma chère librairie.
Une fois, en pleine rue, cîirrcrour de la Croix-
Routfe, il la reconduisit sous >inc lelle volée d'invec-
tives poissardes, (pie je dus. sur un mol de sa main,
aller le réclamer au poste. Les passants et les scrgols
l'avaient pris pour un dément en ru|>ture de cami-
sole.
Ce Baudelaire de Poulet-Malassis ne ressemble
guère, il faut le reconnaître, au quaker haut bou-
tonné, à l'humeur pince-sans-rire de sa lé^^ende.
Mais si le merlan est troublant, la merluche l'Qst
moins peut-être, surtout péchée aux Antilles, (l'est
de l'éternel féminin plus foncé et un peu crespelé,
mais sans plus, du type .loséphine. hélas, sire !
Jeanne Duval avait proprement horreur de son
chantre, elle n'en appréciait que lescarcelle. Ce que
m'en apprit sur ce sujet l'éditeur des Fleurs du Mul
a été corroboré depuis par Charles Toubin, mémoria-
liste bisontin, qui paraît avoir été des amis du
maître. Dans ses Souvenirs d'un se/iluaf/éndire, cet
auteur n'hésite pas à taxer la créole du double péché
de relape et de lape. Il s'appuie moins d'ailleurs
sur ses renseig'nements persomiels que sur une cor-
respondance fie la « \'(''nus Noii'e », tombée à la mort
de son fds, entre les mains de la générale Aupick cl
que celte pauvre mère lui communiqua en i8fi8. —
« La '( Vénus Noire », écrivait-elle à Chailes Toubin,
l'a torturé de toutes les manières. Que d'argent elle
lui a dévoré! Dans ses lettres, et j'en ai une masse,
je ne vois pas un mot d'amour. Si elle l'avait aim('',je
lui pardonnerais peut-être. »
VENUS NOIRE ET VENUS DE CIRE 161
Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D'aller là-bas vivre ensemble !...
A relire les vieilles notes qui me servent à fixer ce
souvenir, l'étonnement me vient que, depuis tant
d'années, on n'ait pas encore songé à mettre en
lumière ladite correspondance de cette Jeanne Duval
avec son lamentable « miche », puisqu'il n'était que
cela pour elle. 11 y a là, pour les amateurs du genre
nécrophore, un « Elle et Lui » et des « Lui et Elle »
qu'ils négligent, et l'intérêt du peluquero de Baude-
laire n'en laisse rien à celui du pagello de Musset. Il
l'emporte même par la qualité. Que dis-je, j'y sens
de la conférence, avec projections des Antilles et
récitations de poésies congruentes par de bons
diseurs^ s'il en reste, et il en reste.
On ne saurait trop farfouiller les dessous de la
tunique de Nessus dont l'éternelle Déjanire revêt les
Alcides du génie.
Je signale la pareille opération de librairie à faire
sur le cas d'Henry Murger, dont, le même jour, et
par rapprochement d'idées, Poulet-Malassis me dé-
sossa le poème. Il me dévoila la vérité vraie, car la
littérature n'est que de la vérité fausse, et le docu-
ment humain de cette Mimi qui avait fait sangloter
ma jeunesse, et dont le trépas, qui ne fut qu'un
décès, illusionne encore les abonnés de lOpéra-
Comique.
— Non, me dit l'éditeur des poètes, la Mimi de
Murger n'était pas la grisette touchante sortie du
crâne du bohémographe. Je l'ai connue, elle aussi,
et je l'ai vue plus d'une fois chez lui, rue Mazarine,
U.
ll'.L' SOLVEMHS D fN KNFANT DK l'ARIS
au (Icuxirmc clai,''0 de la iii!u>oii <jiiiroriiir l'anj^lede
celle rui' cl celle de Buci — ceci pour la phujue
commémoralive. Celait Théodore ,de IJaiivilIcy rjui
me menail en visile chez le poêle, lequel, à la vérilc,
ne l'élail i^u rc, du moins à mon avis. Mais Michel
Lévv lui avajl acheté et payé cinq cents francs la
propriété des Scènes de la vie de bohème et on ne vit
pas longlemps, même à deux, sur cinq cents francs.
— Cher ami, me disait Théodore, qui étail bon...
comme la lune, on en boil trop en c<' moment chez
ce charmant Murji^er, trop, de l'eau glacée de TAré-
tuse; allons lui porler uneouti'eou deux de ce jus de
pampre que presse le divin Bacchus. Vous êtes
éditeur, c'est voire l'onction terrestre.
« Mimi était mariée. Je pourrais vous dire, s'il ne
vivait encore, le nom de Ihonnèle menuisisr (pi'elle
porlail à l'état civil. Elle s'élail séparée de lui à
l'amiable, c'est-à-dire à peu près comme Baudelaire
à la Croix-Houji^e d'avec la \'énus Noire, et pour les
mêmes raisons. Elle avait la lêle trop forte [)oui" le
buste, des cheveux blond châtain, et degrandsyeux
bleu pAle un peu éteinls par la phtisie qui la ron-
geait, aidée à la corrosion j)ar la noce, n'en douiez
pas une minute. Son teint en rendait à la cire. \'ingt-
quatre ans à cette époque.
<< Elle mourut à l'hùpilal de la initié, dans le ser-
vice du docteur Clémenl, section des tuberculeux, où
Murgcr fut forcé de la laisser aller. Il gagnait alors
Ircnle francs par mois au Corsaire et ne trouvail à
en économiser que les deux sous du bouquet de
violettes qu'il lui [)orla lidèlement tous les jours,
jusqu'à sa rentrée dans le sein miséricordieux du
Grand Tout. »
VENUS NOIRE ET VENUS DE CIRE 1(53
Ainsi parla Poulet-Malassis.
Kl je pensais en le quittant 'qu'il m'en avait trop
appris peut-être, que tout tlacon est bon qui verse
l'ivresse et que les arbres en fleurs de l'illusion ne
g-agnent rien à être effeuillés. Vénus noire ou Vénus
de cire, belle menuisière, belle ferronnière, c'est
tout un devant la loi du législateur de l'antagonisme
a'.Lraclif des sexes. L' « objet » naturaliste des poètes,
c^mmj il défie l'enquête, la repousse. La science du
p igellisme est bête, et il n'y a en fait de vrai humain
que l'allégo.ie du serpent, de l'arbre et de la pomme,
1j serpent fût-il légion, comme dans le cas des deux
poètes.
Je ne revis plus Poulel-Malassis, qui, d'ailleurs,
mourut fort peu de temps après, mordu par un autre
genre de pagellisme, et même de « peluquerisme »
au ju:"! ma philosophie se refuse. L'éditeur de nos
plus grands lyriques avait versé à la politique. 11
publia une édition, revue et augmentée, des Papiers
s:crets des Tuileries dont l'augmentation lui sonnait
une crise mortelle de naturalisme démocratique fou-
d.oya il. Il y révélait, sous couleur de vérité vraie,
que l'au de ses plus illustres poètes avait régulière-
ment touché, malgré ses opinions républicaines,
une pension alimentaire sur la cassette impériale. Je
suis de c 'ux pour qui cette contradiction apparente
n'enlève rien à sa gloire et en ajoute un peu à l'Em-
pire. Mais à quoi bon lever ces dessous de la tu-
nique ? I
MOLIÈRE ET LE MASQUE DE FER
LE VRAI MOLIÈRE
Depuis le 2.3 avril 1616, qui est la date, d'ailleurs
incertaine, de la mort de William Shakespeare, pas
une année ne s'est écoulée sans renouveler, la con-
troverse dont l'existence, ou au moins l'individua-
lité du poète est encore aujourd'hui le thème iogo-
ma(;hique et alibiforain.
Pour mon compte je verserai gaiement à croire que
l'homme n'a jamais eu lieu, et nulle part, même sous
forme de pseudonyme, et j'aimerais passionnément
à penser quHamlet, pour ne parler que de cet ou-
vrage, s'est fait tout seul parce phénomène de géné-
ration spontanée bien connu aux siècles de foi sous
le nom de : opération du Saint-Esprit. Ce n'est pas
qu'il y ait à cela grande apparence, non, mais la
science s'apaiserait et ce Shakespeare du diable ne
reviendrait plus, la nuit, s'accroupir sur l'estomac
IM SOLVli.MIIS 1) IN KM-ANT Di: l'AlllS
lies pauvres auteui's eliainali(iues laiitôl en Hogor
Bacon, lanlùl en lord l'ulhuul ou sous tout aulre
forme lyinpanisanle. Le voule/.-vous, diles, le vou-
lez-vous que Shakespeare nail jamais cxislé? Si
vous saviez, comme cela soulage de le croire.
Théodore de Banville, qui élail un sage cl dans
loule la force du terme anlique, avait trouvé une fa-
çon admirable de se débarrasser de l'obsession trisé-
culaire du j^rand gêneur (roulre-lManehe. — Cher
ami, l'idenlilé de Shakespeare ne saurait èlre dou-
teuse. Gomme Balzac, il était tourangeau et pour
les mêmes raisons! Il émigra en Angleterre parce
qu'il ne pouvait pas faire jouer ses i)ièces à Paris.
Du ri'ste, c'est bien simple, mûchez-vous l'anglais?
Si vous le mâchez, prononcez : Jacques-Pierre
comme on fait à Londres, vous avez: Shak<'speaie.
Il y a encore des quantités de Jac(|ues-Pierre en
Touraine, et la Loire en déborde, mais on les pro-
nonce autrement, voilà tout.
Ce fut sous l'éclair de ce! te démonstration fulgu-
rante cpie la pensée me vint délablii- par la même
méthode la véritable identité de M. Scrib(^ pour la-
quelle je trouvais que la l'rance élail froide, .le ne
sais quel instinct me pous.sail à y débrouiller une
incarnation de M. Thiers, son inquiétant contempo-
rain. .Je m'enlouiai de j>reuves sans documents et de
documents sans preuves et je portai au Figaro la
révélation scientifique, de ce vichnoulisme dont un
chartiste m'eût envié la logique rigoureuse, .le dois
dire que l'elTet de ce « Caliban » fut déplorable.
Gaston Calmetle. qui venait de prendre la direction
de l'organe, pliait sous l'avalanche de plaintes dont
quelques-unes posaient le ililemme du désabonne-
LE VRAI MOLIERE 1(57
menl ou de ma suppression cqllaboraloire. — \'ous
m'arrachez toute la bourgeoisie, me disait-il ; et ce
p:irti auquel M. Thiers a donné son nom, plus Th
des tours de Notre-Dame. — Quoi ? — Eh bien
oui, le T (h'i iers Etat. Rétractez-vous, je vous en
prie.
Me rétracter, je ne le pouvais pas, d'abord parce
que ma conviction était absolue — Thiers ne pou-
vait être que le Roger Bacon de Scribe et Scribe que
le Shakespeare de Thiers, de toute éternité — et
ensuite parce que je jouais, au désaveu, le crédit
considérable que j'avais acquis dans cet ordre de
recherches, et cela au Figaro même pendant une
précédente gérance, sous mon pseudonyme... j'allais
dire : shakespearien. 11 m'avait été donné en etfet de
découvrir dans mes papiers de famille que le Masque
de fer n'était autre que... Molière, et cette fois-là,
non seulement les abonnés mais tout le monde savant
avait marché.
Il marche encore.
La thèse, reprise gravement par un professeur
d'Orléans, en proie aux congestions de province, a
fait, comme on dit, des petits qui ont grimpé aux
académies et poussent aujourd'hui sous les dômes
les coassements de l'érudition à l'allemande. Ce par
où ma fierté le dispute à ma joie, ai-je besoin de
vous le dire ? Avec mon Molière-Masque de fer je
fais la pige, ce me semble, au docteur belge qui
lance son lord Rutland dans les jambes du vieux
Will. Ça te la coupe, cadet brabançon !
11 n'est guère probable que quelque lecteur ait
gardé le souvenir de l'article — « irréfutable )^ di-
sait si drôlement Francis Magnard — qui lança
liis sorvKNins d in km ant iœ I'aius
celle idenlilicalion calibauos(|ue où se sonl englués
jusqu'à des moliérisles de profession. On le iclrou-
verail cependant dans un recueil de chroniques, pré-
facé par Alexandre Dumas (ils, el rdilc chez Le-
merrc, en 1887, sous le litre de Le Livre de Caliban,
si ce i-ecuei! n'élail devenu lui-inème une rareté bi-
bIiopiiili(pie. Je vous en évilei'ai la recherche sur les
quais en ces temps froids et féconds en luonchiles
par une ou deux citations congrues.
Mon quintisaïeul, celui-là même dont il est question
dans Le Festin Bidicule de Boileau :
El mieux que Bergerat ropitclil l'assai^onin',
était un maître (lueux émiiieiit du <^rand siècle cl
quelque chose comme le Mag^ny du temps. Il en
régalait les poètes illustres. Racine, Des[»réaux,
La l'^onlaine et Molière, et il avait, pour eux, le ven-
dredi, des maigres prodigieux, qui eussent réconci-
lié l'aigle de Meaux avec le cygne de Cambrai. Mais
en sus il prenait des noies et il a laissé des Mémoires
dont je possède l'inestimable manuscrit.
« (le n'est un secret pour personne, y éciil-il, (pie
Molière n'est pas l'auteur des- comédies repiésentées
sous son nom. Non seulement le pauvre gartjon était
incapable de les jouer propiement, mais je doute
qu'il fût en mesure même de les signer de son nom.
Personne, du reste, ne peut se larguer d'avoir vu de
son écriture. Je liens de ce joyeux M. Chaj)elle, à
qui par parenthèses on doit Les Plaideurs de I«acine,
que, lorsque le tapissier a besoin, pour sa charge, de
pailer au Roy, il trace une croix sur le carreau de
la chambre du monarque, qui fait mettre aussitôt un
LE VRAI MOLIERE 1(59
couvert de plus à déjeuner. Molière entre, el ils s'en-
ferment. C'est Mme de Maintenonqui garde la porte.
On a remarqué que ces déjeuners coïncident tou-
jours avec le besoin que .Molière a d'une pièce nou-
velle pour son théâtre et sa troupe et qu'il sort du
déjeuner avec un rouleau sous le bras. »
Et vingt-deux pages plus loin, dans le manuscrit
de mon ancêtre : — « On s'étonne partout, à la Cour
comme à la Ville, du privilège théâtral dont le Roy à
investi son valet de chambre illettré, le sieur Poque-
lin dit Molière, mais surtout de Tordre qu'il a donné
de représenter L'Imposteur, aux grands cris de l'ar-
chevcque de Paris qui, d'ailleurs, ne connaît pas la
pièce et n'a pas à la connaître. Voici ce que je sais à ce
sujet. Je faisais un extra à Versailles et j'y surveillais
le service dans l'antichambre. Attentif au moindre
bruit de la voix sonore de Sa Majesté, je ne tardai
pas à m'assurer qu'Elle déclamait des vers. Quand
ce fut fini, j'entendis distinctement ladite voix bien
connue s'écrier sur un ton un peu despotique peut-
être : — Or, sus, monsieur de Molière, mon peuple
dira-t-il que j'ai eu tort de supprimer un pareil
poëte dramatique el de le jeter dans les oubliettes de
la Bastille? — Non, sire, susurra la marquise, votre
bien-aimé peuple ne dira pas cela. Un pareil génie
tourne à la concurrence déloyale. Il découragerait
tous ses contemporains, et votre siècle serait flambé
dans l'histoire. — Et Molière apparut, un énorme
cahier sous laisselle.
« Or, c'était précisément le temps où le Masque
de fer venait d'être enfermé à la Bastille, et, le
Masque de fer, c'est le frère du Roy, il n'y a là-dessus
qu'une faible controverse. Du reste, huit jours après,
1.5
170 SOl'VKMRS D UN ENFANT ni: PAHIS
iKtus avions lo Tartufe. Dira-l-on tnip je l'inveiile ? >>
La i)ieiiiiôre l'ois que je lus ce passage, si e.\pli< ilc
(Irjà pourijiii sait lire (Milre les lignes, des Me/noires
de mon ijuinlisttïeiil, je fermai le uianuscril avec
épouvante. Ouel secret impossible était ce là, com-
ment imaginer que Molière n'eilt existé qu'à lilre île
valet <le chainbn' v\ que pour le reste tout en revînt
au personnage mystérieux dont l'énigme est un de-
casse-tétes ténébreux de nos annales? \'raiment les
maîtres de l'esprit humain n'avaient pas de chance,
depuis Homère qui, au lieu d'être un, était plusieurs,
en passant par Shakespeare, vague palefrenier in-
consistant, jusqu'au fondateur de la Comédie-Fran-
çaise dont l'institution devenait ainsi une blague im-
mense? Oui est-ce qui les faisait en ce monde, les
chefs-d'œuvre consacrés et perdurables devant les-
quels on s'agenouille <le génération en g(Miéraiion et
surtout pourquoi les Jacques-Pierre qui les faisaient
se cachaient-ils de la postérité sous des loups de
velours ou de fer où l'on ne voyait plus cpie lenr<
bouts du nez impersonnels.
l-^t pendant quelques temps je f»is très malheureux.
La science me gagnait. En mes insomnies je rêvais
4iue je dépeçais la gloire. D'ailleurs je ne compienais
pas très bien quel intérêt avait eu Louis XIV à inter-
ner si cruellement son frère pour cause de transcen-
dance littéraire, ni le rôle (jue Molière jouait <lans
cet imbroglio. Les Mémoires du maître queux ne
devaient pas laisser de m'en instruire. Voici :
« Hier, dan^ les fosses de la Bastille, on a recueilli
An document étrange. C'est un plal d'argent sur le-
quel étaient gravés au couteau ilou/e alexandrins
<rune pièce intitulée: Alcesle ou le Misanthrope. Le
LE VRAI MOLlIiaE 171
nombre de pieds voulu y était. Est-ce que le Masque
de fer en aurait assez de Tanonyiiie ? Chercherait-il à
divulguer la raison véritable du traitement qu'il en-
dure et qui serait ainsi celle de ses talents? Le gou-
verneur a cru bon de porter tout de suite ce plat à
M. de Louvois, qui, à sa vue, est entré, comme à
Ihabitude, en une colère épouvantable, parce que le
manuscrit du chef-d'œuvre avait été remis, le matin
même, à déjeuner, par le roi, à ce malheureux sot
d^' Molière. M. de Louvois a immédiatement mandé
M. de Colbert qui est accouru presque sans passer ses
culottes, et est resté navré en reconnaissant l'écri-
ture. — Il faut l'envoyer à Pignerol, a dit le ministre,
des armées. — Et supprimer IMolière, témoin gênant,
a ajouté celui de l'intérieur. Quant aux douze alexan-
drins, il suffira de les couper à la représentation. —
Quel dommage pourtant, a repris M. de Louvois, ils
sont les seuls amusants de la pièce. — Oui. mais la
raison d'État l'exige. »
Et ici une note marginale devant laquelle tous les
doutes s'écroulent en tas.
« Au dernier vendredi, qui d'ailleurs était un treize,
M. Racine, historiographe du roi, s'est, assez impru-
demment du reste, déboutonné. Il est vrai que ces
messieurs venaient d'apprendre la mort étrange de
INIûlière qui, depuis, ne nous a plus donné aucun
ouvrage. Pressé par iNl. Despréaux de révéler ce qu'il
savait sur l'aventure des fossés de la Bastille, il a
fait tirer les portes et, à voix basse, il a conté qu'il y
avait autre chose que les douze vers du plat d'argent.
— Qu'est-ce qu'il y avait? a demandé M. de La Fon-
taine, un peu émerillonné par le vin d'Arbois qui est
le meilleur de ma cave. — Eh bien, voici. Il v avait
171' SOUVENIHS I) U.N EMAM' DK J'AIJIS
deux lignes de prose. — Lescjuclles? — Moi aussi,
je suis le (ils d'Anne d'Aulriclie, mais mon frère est
jaloux, parce que si son père, à lui, est Louis XIII,
le mien, à moi, osl le cardinal <!«' Pùdiclieu, qui a
fondé rAcailémio. »
Telle est la vérilé vraie sur Molière.
LE PRÉCURSEUR DU SYMBOLISME
Je gagerais bien un sonnet contre une automobile
qu'il n'y a pas six bibliophiles, mettons neuf, qui
possèdent dans leurs librairies les deux volumes d'un
ouvrage publié chez Denlu en 1884, dont l'auteur
estunmembre du Parlement anglaisnommé Sir Jean-
George Tollemache Sinclair, baronnet et député
héréditaire du comté de Cailhness, en Ecosse. Et
même je vais plus loin, j'augmente l'enjeu de deux
sonnets, ce qui fait trois sonnets, si l'un des conser-
vateurs de la Bibliothèque Nationale me prouve, ou
simplement me jure, que cet ouvrage a été, une seule
fois, depuis son dépôt légal, demandé par âme qui
vive.
Voilà bien qui donne raison au mot sans cesse
répété de mon vieil ami Léon Dierx : « Personne ne
sait rien de rien et jamais l'ignorance n'a semblé plus
obligatoire que depuis qu'elleest gratuite. » Dureste,
LéonDierxlui-même ignorait sir Tollemache Sinclair
et je vois encore sa stupeur le soir où, entre deux
pipes, je lui démontrai que ce baronnet était le père
du vers-Iibrisme. Car il le fut et non un autre.
15.
174 SOLVENirtS 0 L'N EiM-ANT DE l'AIIIS
I/œuvrc. vous ai-jo dit. csl vu deux loiiics, l'iiii de
prose, ruiilre de vers, illustrés lun et l'autre de cari-
catures dans le goût du Punch, d'un flegme extra-
vagant el irrésislible. Il y a nolanVnienl, dans une
Médilalion à ]'ersaillcs, traduite de Tliackcray, nue
effigie en Irois volets i\u Roy Soleil — à droite,
lin Louis XI\' en pcrriujue, manteau de cour et has
de soie, — à gauche, le costume seul et sans
Louis Xn', sur un mannequin — et au centre, un
pauvre j»elit bonhomme bedonnant, chauve, labou-
gri, aux jambes en fuseaux et géronliforme — qui
est assurémont le triptyque sans pair de la désopi-
lation.
Je vous disais donc que dans ce recueil, composé
en façon de miseellanées, — genre délivre charmant
d'ailleurs qui, un jour ou l'autre, reviendra à la mode,
comme le keepsake peut-être — le vers alterne avec
la prose,et par conséquent, l'humour avec le lyrisme.
Sir Tollemache Sinclair a les deux cordes d'or et
d'argent à son arc et il les tend à lourde rùle. Comme
prosateur, il dérive de Swift, de Sterne el de Thae-
keray, déjà noniuK'. qui paraît èti"e son maître, mais
à leur jovialité stridente et anglo-saxonne il mêle une
érudition bénédictine. A lire seulement .se.s note.s
maiginales. on se demande ce ((u'un tel homme ignoi-e
des hommes, des choses, du passé, du pié>enl et
même de l'avenir. Ouand ces satanés grands-bretoii.s
s'y mettent, ils nous dament le pion sur tous les échi
quiers littéraires.
L'une de ses fantaisies documentaires tend à prou-
ver que Charles (îounod est beaucou[) mieux que
Gœlhe le véritable auteur de Fc/i^s/, et elle le prouve,
ce qui est un a.-?sez joli tour de force. Elle le prouve
LE PRliCLUSEUR DU SVMBOLI^ME 175
à la façon de Mark Twain et d'Alphonse Allais, soit
par mode d'ironie, eironeia en 'grec, comme disait
Paul Arène, mais je suis de ceux pour qui cette dé-
monstration est la plus scientifique, et si Jules Bar-
bier et Michel Carré ne trempaient pas un peu dans
Ta flaire, vous me verriez parfaitement convaincu que
Gœlhe n'est pour rien dans son Faust et qu'à Gounod
en revient tout 1 honneur.
Permettez-moi de signaler encore à votre biblio-
philie l'essai magistral de roman nouveau, ou, si
vous l'aimez mieux, l'essai nouveau de roman magis-
tral, qui est l'une des gloires des deux tomes. C'est
le roman express, télégraphique même, à l'usage de
ceux qui n'ont pas de temps à perdre, et qui en a,
même eu automobile?
Ce roman est intitulé Et ccelera. ?son seulement
il peut être lu par tout le monde, mais il est portatif,
et primable par n'importe quelle Académie, et encore
il offre ce prodige de sobriété de condenser en trente
lignes la matière de trois volumes, d'ailleurs à trois
francs cinquante. En voici un extrait à litie d'inou-
bliable spécimen :
« Premier volume. — Les derniers rayons du-
raient... etc., quand un jeune homme dont l'appa-
rence indiquait... etc.. Il descendait la colline qui...
etc. une jeune fille dont... etc. Quoi, s'écria le
jeune homme ardent, te donner à un autre, et... etc.
La jeune fille tomba... etc. Il n'en fallait pas davan-
tage pour que... etc., etc., etc.
« Deuxième volume. — Dix mois avaient passé
depuis que... etc. Quand le même jeune étranger,
toujours ardent, car, etc. etc. 11 descendait la
même colline où déjà la lune... etc. Un homme
17G SOrVKMUS 1» IN KM-ANT lii: l'AlilS
d'âge moyen siirg-il, ou pluLùl... cic... Misérable!
lu... etc.. Deux cris de haine rcveillèrenl, dans la
vallée, les... elc. Sur la paillasse humide d'une...
elc... Hélas... etc. Le geôlier, rude mais honnéle,
comme tous les... etc.. Sa joue basanée de vétéran
était baignée de... etc. Tout à coup, une forme frcle
et blanche... elc... Elle!... etc. Mais la douleur l'avait
tellement changée que, oh!... elc. Le geôlier fut
obligé de... etc.. Il la porta évanouie au... etc. Le
curé sortait précisément de faire... etc., etc., etc.
« Troisième volume. — Au coin de la cheminée
d'une antique... elc... Le vieux comte, car c'était lui,
songeait à la... etc... Il ne tarda pas à... etc.. Dans
les plis d'un manteau couleur... elc. Pas d'erreur,
c'était son... etc.. Fuis, fuis, assassin de ton... etc..
Non, jamais, je viens la... etc.. A ce moment l'astre
des nuits auréola le vieux comte comme d'une... elc
Mais ils avaient à peine... etc.. La jeune fille riait de
ses Irente-deux... elc... Regardez, dit-elle, là. .. etc.
Elle lui montra l'assassiné qui ne l'était pas, ou du
moins... elc. Le vieux comte en pleurait de... elc...
Épouse qui lu voudras, fut sa suprême... etc.. Le
rude geôlier (]ui de|»uis einquaule ans n'avait pas
dansé la gigue se mit à... etc. Et le mariage fut,
aidé par la mort d'un oncle riche... etc.. d'.\mé-
rique, etc., etc., etc. »
Si Tollemache évalue à cincj minutes le temps
qu'il y a à consacrer — il ne dit pas à perdre — à
la lecture de ce roman typique qui est celui de
l'avenir, il n'en doute pas, et moi non plus. Je n'eu
connais pas de plus intéressant, de plus clair et de
mieux écrit. J'avais voué sur la foi du chef-d'œuvre
une admiration passionnée à son merveilleux auteur
LE PRECURSEUR DU SYMBOLISME 177
et j'allais à chaque instant chez Dentu, au Palais-
Royal, pour le rencontrer, lui' être présenté et en
mourir. J'eusse donné tout Balzac, tout Dumas père
et George Sand par-dessus le marché pour ce roman
des romans : Et cœtera, où se magnifiait l'art concret
et suggestif de Stendhal. — Je ne l'ai vu qu'une
fois, me disait Dentu, quand il m'apporta son ma-
nuscrit, refusé par tous mes confrères. C'est un
homme froid, distingué, grave et de tournure diplo-
matique. Comme il fit les frais de la publication,
j'acceptai de l'entreprendre, mais je n'ai pas lu
l'ouvrage. Est-ce que c'est bien ?
Si c'était bien ! Et je lui en citai quelques pas-
sages, retenus par cœur. — Sauvaître, Sauvaître, se
mita crier Dentu en appelant son principal employé,
vite, montez-moi les deux volumes de ce député
écossais!... — Il n'y en a plus, fut la réponse; ils
sont tous partis le premier jour. — Comment partis,
vendus ? — Mieux que vendus, distribués dans les
imprimeries à tous les protes, compositeurs et cor-
recteurs de Paris. — Par qui distribués ? — Par
l'auteur lui-même. — A quel titre? — A titre de
bonsjugesetde derniers conservateurs de la langue
française.
Si en humorisme sir Tollemache Sinclair n'est en
somme que disciple, d'ailleurs magistral, des pince-
sans-rire de sa race, en art lyrique il est un précur-
seur, et ce n'est pas à lui qu'il faut s'en prendre si
l'école prosodique qu'il a fondée n'a pas répondu
au rêve de conquête du Pinde dont elle se berçait sur
les décombres du vers classique et même du vers
romantique. Le vers-librisme, pour le définir du
nom même qu'il s'est donné, et qui par parenthèses
178 SOLVKMHS I) l.N KM-ANT MK l'AHIS
osl un coq-à-l'Aiie, car le vers libre c'est la prose, le
vers-lihrisme donc, avec sa conséq nonce dans la
forme, a eu pour t'-vanyile cet élonnanl r(>cu<Ml :
Pleurs el Sourires, qui forme le second loine de
l'œuvre. 11 ne pouvait nous èlre donne que par un
étranger el en un temps de cosmopolitisme favorald*^
à l'initiative, c'est de la poésie internationale, et déjà
de l'espéranto, que Dieu bénisse.
A la vérité, la réforme apportée à notre poésie
traditionalislo parle baronnet de Cailhness est basée
sur la prononciation de le muet dans notre vers,
qui, à l'intérieur de sa coupe, garde sa valeur de
syllabe et la perd à la rime quand elle est féminine.
Les Anglais nont pas le désappoinl de cette règle
ambiguë, el il voudrait nous en libérer, Inutili' d'en
débattre, chaque race ayant son oreille et Théodore
de Hanville perdit son temps à vouloir prouver au
réformateur que cet e muel est le charme comme
l'idiosyncrase de noire langue.
— Que dis-je, s'écriait il, noire frontière, cher et
honorable monsieur ! Oui ! je vous le déclare en fré-
missant, je ne vous lâcherais ce vénérable e muet
devant leciuel je me prosterne, que si par échange et
réciprocité, vous me desséchiez la Manche qui nous
sépare, tandis que le fleuve Rhin, jutc des douanes,
dériverait el s'enfoncerait dans les terres de laTriple
Alliance, car. soit qu'on l'élide, soit (ju'on le prononce,
il est l'accent du verbe de France.
Il aurait pu ajouter que cet e muel était |tcul-ètre
aussi la clef de sa clarté el »|ue, loin de géuer les bons
|>oètes, il les aidait au rythme comme au souflle de
l'hexamètre. Du reste, la traduction ci-dessous du
monologue de Homéo au Jardin, selon la méthode
LE PRIXCRSEUR DU SV>rBOLISME 179
«lie sir Tollemache Sinclair, si, elle aélé dépassée par
les symbolistes, vous initiera suffisamment à ladite
méthode. Je l'ai prise au hasard du coupe-papier dans
Pleurs et Sourires. La lutte, on va le voir, est entre
Racine et Shakespeare.
Oui n'a senti un" iilessur' se moqu' des balafr's,
Mais douc'ment quelF lumière parc" par c' treillag' ?
r/esirOrient et ma bell" Juliett' est 1" soleil,
Lèv"-toi. beau soleil et tu" vit' la lun' envieus"
Oui est fléjà malad" et tout" pàl' d' douleur
Oue toi, sa servant' tu sois plus bell' quell".
Ne sois passa servant" puisquell" est si jalons"
Sa livré" vestal" n'est qu' malad" et tout" vert'
FA nul qu' les imbécirs la porLnt. R'jett'-làl...
Et ainsi de suite. 11 est évident que la réforme ne
pouvait guère prendre, autre part que dans les
chansonnettes où elle était déjà populaire. Antoine
peut tout oser à lOdéon, mais une transplantation
de Shakespeare sous ces espèces, voilà ce dont je le
défie à pied et à cheval. Il n'en va pas moins que pen-
dant dix ou douze ans, le Pinde français nous a versé
l'eau de celte Aréthuse, et tout le consulat durant
du bon Stéphane. Aussi n'est-il pas oiseux de dire
à qui nous dûmes ce mouvement et d'en rendre au
moins la gloire à sir Jean-George Tollemache Sin-
clair, député de Gaithness, en Ecosse, et je le dis.
SIX SEMAINES EN CORSE
(1887)
LE TOUR DE L'ILE EN CALÈCHE
LE MOUFLON DE SARTÈNE
Remémorez-vous, pour comprendre ce qui suit,
les trois caractéristiques de l'île de Corse : Napo-
léon, la vendetta et le mouflon. De ces particularités,
les poètes ont assez abondamment parlé, surtout de
la première et personne n'ignore, au moins, que le
vainqueur d'Austerlitz ne « frisait » pas. C'est d'ail-
leurs un « auguste barbier » qui nous l'assure. Pour
la vendetta, nous avons Colomba, de Prosper Méri-
mée, où, sur ce sujet, tout est dit. Colomba, que
nous écrivions : Colom'mba, comme Salam'rabô,
pour taquiner Flaubert, peut épargner, à ceux qui
craignent la mer, la traversée dans l'île du bandi-
16
1S2 SOUVEMHS n UN ENFANT DK PAUIS
lisnie, et lire ce chel'-(r<i'ii\ro, c'csL aller de Corlé ;'i
Sailène dans un raiilcuil. Hesle le nioiillon.
Le mounoii, ou uioulon de rArclie, est une bêle
étrange. Au lieu de laine il a des |)oils, et porlc au
l'ronl des cornes liiidiouchonnantes où BulTon, Linné
et Ions les naturalistes perdent leur latin et leurs
lunettes. Car ce n'est pas une chèvre. Ce n'est pas
un mouton non plus. Alors qu'est-ce que c'est? Moi,
j'en rêvais de])uis Eiujiierranck', qui se passe en
Corse. On a de ces obsessions d'autant plus tenaces
qu'elles sont plus absurdes. Celle du mouflon me
hantait, el j'allais de l'un à l'autre, disant à tous et
partout : « Avez-vous vu un mouflon? » comme La
Fontaine demandait : « Avez-vous lu Baruch? » <pii,
entre parenthèses, n'était pas le prophète juif, dis-
ciple de Jérémie, mais P>aruch Spinoza, l'auteur de
Vlithique. Mais peisonne n'avait vu de moullon et
j'entraînais une languissante vie.
Il advint que, poussé par le besoin prosaïque de
me repaître j'entrai un jour au Café de la Paix
pour y déjeuner, et que, le garçon m'ayant invité à
lui définir par son n<»m le plat (|u'il me plaisait de
manger, je lui huK^ai.lapsusivement : — « t ne cùlc-
letle de mouflon grillée. »
— Bien, monsieur, fit-il, sans s'étonner, et après
une consultation à voix basse avec un maître d'hôtel
grave comme Hoyer-Collard, il revmt et dit : — Il
ne nous en reste plus. Puis il ajouta : — On nous
en demande rarement, du reste. — Comme je lui
faisais remarquer la contradiction de ses deux |)ro-
positions restauraloires, un client voisin prit part au
dialogue par un franc éclat de rire.
C'était un charmant cinquantenaire, aux traits ré-
LE MOUFLON DE SARTKNE 183
guliers et fins, à rexpression bénigne, à la tournure
d'officier, et sans nul doute un boulevardier de la
bonne époque du nombril, soit de l'impériale.
— Je vous demande pardon, fit-il, de me mêler de
ce qui ne me regarde pas, mais mon excuse est
d'être corse, et votre côtelette de mouflon m'a évo-
qué la terre natale. J'ai reçu la vie à Sartène où le
mouflon existe. Non seulement j'en ai chassé, tué au
vol et mangé au pot (c'est exécrable !), mais j'en
ai apprivoisé. Croyez l.ùen cependant que s'il y en
avait sur le menu du Café de la Paix, vous en ver-
riez en ce moment dans mon assiette à la place de
ces goujons de Seine dont la friture est une spécia-
lité de la maison et que je me permets de signaler à
votre gastronomie exercée.
Enfin I je le tenais et l'avais devant les yeux
l'homme qui avait vu le mouflon ailleurs qu'en gra-
vure dans les livres de zoologie 1 Le mouflon n'était
pas un « chastre » de Méry. Il en avait tué, mangé et
domestiqué. — Ah ! monsieur, vous venez de rendre
la paix, dans ce café qui lui est consacré, à l'Ame
perplexe de...
— ... Caliban, acheva-l-il comme dans les romans
dialogues du père Dumas, et il me tendit en même
temps sa carte de visite.
Il n'est parisien de mon âge qui n'ait connu et par
conséquent aimé, cet atïable et jovial Vincent Bon-
naud, l'oncle même du chansonnier Dominique Bon-
naud, qui était le secrétaire particulier du prince
Roland Bonaparte. Au bout de dix minutes nous
fûmes verre à verre, nos atomes s'étaient accrochés
et une vive amitié s'était entre nous nouée, que la
mort seule délia.
1^1 SOUVENIRS M L'.N ENFANT OE PAUIS
— Commoiil se l'ail-il, lui (lomandai-jc, (juo ni
INa|)Dléon ni Mcriméo, riiii dans le Mémorial, l'aulrc
dans Co/om/)a, n'aient rien dit, piiisquil existe, de
l'animal type de la Corse?
— Parce que l'un le prenait jxmr une chèvre cl
l'autre pour un mouton. 11 uesL ni l'un ni lauliT,
acceptez-en ma parole d'honneur.
— Qu'esl-il donc ?
— Il est les deux à la fois, ou plulôl c'est le mou-
ton originel et préhistori(jue, celui d'avant le déluge,
le prédiluvien, l'anticomestihle, la preuîière pensée,
le prototype. Je ne sais pas si vous êtes darwiniste ?
Mais on peut avoir observé, sans l'ôlre, (pie la laine,
c'est l'esclavage, et le poil, la liberté. Vous voyez
cela même parmi les hommes. N'allez pas croire que
le mouflon soit hybride, bigénèrc, mulet ou jumarl,
de deux espèces, mais si la Corse disparaissait, il se-
rait déjà paléontologique. (jrAce à Dieu elle ne .sau-
rait disparaît le, elle est le chef-d'œuvre du globe
lerraquée, l'île de paradis et fie rêve. Vous devriez
venir y passer six semaines avec moi, souligna-t-il.
— Pourquoi faire ?
— Pour la connaître d'abord et en j)arler moins
déi'aisonnablement que dans votre poème...
— r Enguerrandc, rougis-je.
— Oui, et ensuite pour voir le mouflon. Oh I
l'étonnante bêle, grosse à peu près comme un che-
vreuil, de forme élégante autant que lui, avec une
charmante peau de satin nirtuchcté, et agile à faire
damner des clowns. Comme il jx-rche sur les cimes les
plus hautes, vous pensez si on rapi)roche à l'aise.
Notre Napoléon hu-mêmc. qui avait pourtant l'œil
de l'aigle, n'en avait probabl ment jamais pu dislin-
LE MOUFLON DE SARTENE 185
guer dans le maquis el Mérimée non plus, quoique
excellent b3naparliste. Figurez-vous que, de rocher
en rocher, si on le poursuit, il se laisse tomber sur
les cornes, pique une tète, fait la culbute et s'en-
fonce. On ne Tabat que dans le laps de ce saut péril-
leux. Il faut être bon tireur.
— Vous Tètes ?
— Infaillible I Aussi, moi, je l'ai vu. J'en ai même
boulotte, vous dis-je. Rien de plus coriace. On n'en
aurait pas voulu pendant la retraite de Russie. Ceux
qui nient son existence sont les mauvais chasseurs.
Ètes-vous chasseur?
— Faut-il tout vous dire ?
— Allez, allez.
— Eh bien, voici. Mais ce sera un peu long peut-
être.
— Caliban est toujours trop bref. Je vous écoute.
— La vénerie, qui, à elle seule, est déjà tout un
art et chanté par des tas de poètes, serait le plus
beau des sports sil ne contredisait point l'institution
de la Société Protectrice des Animaux. Il n'est guère
possible, en elïet, d'accorder leurs deux principes
antagonistes el lecasuiste le plus subtil y perdrait
son latin ergotatoire. Qu'on l'explique comme on
voudra, la chasse est à base de meurtre.
Ses défenseurs ne laissent pas de soutenir que le
meurtre, ici, n'est que le prétexte de l'exercice, et,
quand ils veulent rire, l'accident, il n'en va pas
moins que c'est pour tuer qu'on se guêtre et qu'on
s'arme, et non pas pour faire prendre l'air à son
chien. Connaissez-vous beaucoup de chasseurs qui
se lèvent à quatre heures du malin et parlent à tra-
vers les javelles dans le but de rentrer bredouilles?
16.
18<', -OLVKMIIS I) l N LMANT l>i; l'AUIS
Je croiiMi au pacifisme dos Inciirs do lit-vros o\ «le
perdrix (juand, au lieu d'un fusil à deux coups cl
d'une carnassière, ils se muniront d'un riflard cl d'un
canevas à la|)isserie pour copier des Heurs dans la
campac^ne.
lu bélopliile esl un hélopliilc, cl je ne sache pas
qu'il y ;iil, depuis Noé et son arche, deux façons
ilainier les héles, car ceux «pii les aiinenl à la
broche, en civel, en pâle, aux choux el bardées de
lard, les aimenl mortes, voire faisandées, el dans cet
élal elles sonl noloiremenl insensibles aux caresses.
Jamais encore on ne me convaincra (pie le chas-
seur, cher aux caricalurisies. (|ui tlanque ileux
charges de petit plomb dans le dei liere innoccul de
son chien, n'en vient à celle exlréinilé que pour
épargner une lapine, mèie de famille en Iraiii «l'ini-
lier sa progénilure aux douceurs du serpolet embué
de rosée. On ne (juitle pas pour ça son lil dès lau-
rore. On ne verse pas soixante francs au gouverne-
meid, fût-ce à celui de son clioix. pour s'exposer
à d'aussi héroïques méprises cynégétiques. Je le
donne au général de Grammont lui-même, guerrier
qui nous décrocha, en i^^i»), la loi timbrée à son nom.
Kiilre la lapine el le chien, ce lueur d'hommes n'au-
rait pas lAclié le coup, et voilii (pii est aimer les
bétes.
l^our les besoins de la cause on divise lesaiiimaux
en lieux groupes: ceux <lits domestirpies, qui nous
servent: et les autres libres, qui nous fuient. Qui
ose les en blâmer lève la main ! Le fablier est plein de
dialogues échangés i\ ce sujet entre les deux Ivpes,
et le loup, chien sauvage, y dit d'assez jjonncs
choses au chien, loup domestique. Or, la division
LE MOUFLON DE SAIîTENE 187
est parfailemenl arbitraire, eji le sieur de ButToii,
tout grand naturaliste qu'il est, prend sur lui de
l'attribuer à la nature. Rien ne prouve qu'il y ait des
bètes propres à la servitude, ni le chat, ni le chien,
ni le cheval, ni le chameau, ni la vache, ni la poule,
ni le porc ni le mouton lui-même. Subjugués, oui,
par une suite séculaire de perfidies, d'abus de con-
fiance, de' violences lâches, et réduits au commerce
de l'homme, seule bête féroce que Dieu ait faite et
signée telle, voilà ce que l'on peut en dire. Les
autres se sont bravement soustraits au joug et nous
tirons dessus : voilà la chasse.
Lorsque l'usage universel de la traction mécanique
aura rendu le beau cheval échevelé aux pampas,
steppes et forêts de l'origine, ou, si l'on veut, de la
sortie de l'Arche, cette -( conquête ■>< de l'homme
vous le voyez, Bulïon dit « conquête ») sera-t-elle
récompensée de ses services immémoriaux par la
paix dans la liberté? Laisserons-nous le coursier,
fidèle ami, courir joyeusement au soleil, paître
l'avoine folle et se reproduire à la saison nouvelle ?
Poser la quesion c'est la résoudre, comme on dit en
style parlementaire. On chassera le cheval. Pour-
quoi ? Parce qu'il ne subira plus la tyrannie humaine,
parce qu'il sera inutile et prendra de la place sur la
terre, d'ailleups aux trois quarts inhabitée. J'espère
bien alors qu'il se défendra contre la bête féroce et
ingrate que lui symbolise le charretier etqu'ildémon-
trera de la sorte Terreur de la classification zoolo-
gique des bêtes, en domestiques et sauvages. Ah !
sauvages vous-même, qui répondez déjà par l'hippo-
phagie avouée et étalée à ce présent du progrès,
l'automobilisme !
188 SOUVEMKS I) UN KMAM Hi: l'AllIS
Au fond, et si l'on disait loiilc la vt'-i'itr, [XM'soiinc
nainie la chasse. Ce iiesl pas vrai qu'il soit amu-
sant d'occire ce qui vole, ce qui se terre et jouit de la
vie, dans les plaines, les monts et les bois. Celui fpii
ramasse une pauvi-e perdri.v, à la douce pliimc encore
chaude, a beau s'inlaluer de joie : il se sent lûchc et
se mire, stupide, dans les yeux du chien complice.
II n'est bon chrétien qui n'ait la carnassière hon-
teuse. Napoléon à qui on ne peut pas reprocher, je
crois, d'avoir été sobre de sang, répugnait à ce sport
d'oisifs qui déshonore les automnes du ciel de France
et rougit le lapis d'or de leurs feuilles. Ces Auster-
lilz de faisans et ces lénas de lapins, rabattus aux
sons du cor, sur ri.iirdu roi Dagol)erl, lui semblaient
mornesetsans gloii'e, en ceci que l'ennemi n'y oppo-
sait d'autre stratégie défensive qu'une fuite indigne
du nom de retraite. Au bout de cinci ou six coups
de pure étitpiet le, d'ailleurs sans résultat, il repas-
sait le tube à Cambacérès, qui en qualité de légiste,
aimait le gibier sans défense. En fait dechasse, l'Km-
pereurne goûtait que la chasse à l'homme, la bonne,
celle dont il fut le Nerarod.
Vous ne m'ùlercz pas facilement de l'idée que les
chasses présidentielles, au retour protocolaire, appa-
raissent aux \\'ashingl<jn de la Nôtre comme des cor-
vées du métier pseudo-royal (ju'ils exercent. La tra-
dition, si puissante clans notre peuple, fou de son
histoire, leur impose (pielqiies devoirs représentatifs
où ils jouent leur popularité; celui d'être un beau
fusil marche de pair dans la fonction avec celui
d'être un beau verre. Il faut feindre, mon Président,
et tuer les grives dans les vignes, il vient des rois à
Rambouillet.
LE MOUFLO.X DE SARTENE . 189
Je n'ai pas à (.lire, ce semble,, qu'entre Milhridate,
qui passa sept ans à la chasse sans se débotter, et
Ihumble philosophe que je suis, la différence en vé-
nerie est considérable. Je ne crois pas à la blague
de la chasse. Les lièvres le savent, du reste. Ils ne se
dérangent pas quand je coupe à travers champs
pour aller chercher du tabac dans le village, et ils
continuent à se peigner les moustaches. L'un d'eux,
profond observateur et supérieur à Buffon en zoo-
logie comparée, a vécu neuf ans dans mon jardin.
Il m'avait fait l'honneur de l'élire pour habitacle.
Tous les matins, il venait se ravitailler dans la pou-
belle, et il vivait paisible, au fond d'un vieux tonneau
d'irrigation enfoncé dans le sol, que je lui louais
sans redevance. Il y est mort, en avril dernier, de
vieillesse, j'espère.
— Et voilà justement comment je suis chasseur,
conclus-je.
— On l'est de toutes les manières, sourit Vincent
Bonnaud, et le mouflon est précisément votre atïaire.
Je me rappelle... mais non vous ne voudrez pas me
croire. C'était à Sarlène — une ville qu'il faut au
moins avoir vue quand on n'a pas la chance d'y
naître, et où vous seriez reçu à bras ouverts — donc
à Sartène, un matin, je suis réveillé par un coup
frappé à ma fenêtre. Une voix, à moi bien connue,
me crie de la rue : — Le mouflon 1 L'éveil m'était
donné par un bandit de mes amis, à qui on n'en fait
pas accroire et qui ne rate qu'un gendarme sur sept,
à trois cents pas, quand il le manque. Mais un gen-
darme, ce n'est pas un mouflon, ça se voit. Je saute
sur ma carabine et j'emmène un chien qui passait.
Je ne m'étais muni que d'une seule cartouche. Pour-
190- SOUVKMRS 1) UN KMANT MK l'AlilS
quoi doux, n'est-ce pas, piiistiu'il mv avait t|iriiii
moullon ! Arriva; devant la ravorno du préflilu-
vien je me couchn à plal ventre pour éludier ses
tnœurs dans son in(«''rieur ; du resie, je suis corse,
je ne lue jias en chambre. J'ordonne an chien «le ih'*-
bus(|uer hi l»èle. Loin de m'oi>éir, il s'assied à l'en-
trée lie l'antre et se met A rire de la (jueue. Ce chien de
rencontre élait un chien de berger, il sympathisait.
Si je l'en avais cru, le mouflon serait un mouton, et
j'étais sûr du contraire. Pour m'en assurer, je fais
feu de ma cartouche, et le mouflon s'enfuit. Pline dit
qu'ils ont peur du tonnerre. C'était le premier que je
manquais, mais systématiquement, ai-je besoin de
vous l'apprendre ?
Je regardais Vincent Boniiaud cl je commençais
à comprendre. Le prince Roland avait \i\ un idéal
secrétaire avec ([ui il ne devait pas s'embêter.
— Celte remar<pie de Pline est un renseignement
certain, le moullon a pepi- du tonnei-re, donc [tuis-
qn'il fuyail, c'en élait un, et non pas un mouton ni
une clièvr(\ Lorscpie nous serons là bas, en Corse,
vousconstateiez vous-même que sa femelle, la mou-
lionne, n'est pas plus brave. Elle avait immédiate-
ment suivi le nulle et ils culbutaient tous les deux
de roc en roc sur leurs cornes spirales, à perte de
vue. Je n'avais plus qu'à recueillir les moullonets
à la mamelle (;t à les emporlei- à Sartène |)our les
éle\er au bibeion. J'avais du ruban rose dans ma
poche...
Ll comme il s'arrêtait :
— Allez, allez, fis-je, je sens que je le ferai, le
voyage en (^orse, et je n'y veux d'autre guide <'t
couqîagnon que vous. Continuez pour l'amour de
LE MOUFLON DE SARTENE lyi
Dieu, de sa mère et de tous les saints. Que fîtes-vous
du ruban rose?
— Une faveur autour du cou du mouflonet et je
laissai les mouflontltes dans la caverne.
— Aux soins sans doute de voire admirable chien
de berger?
— Évidemment. Et puis j'avais mon plan. J'étais
sûr de revoir un jour ou l'autre les mouflonettes
grandies, embellies et disposes à la conservation
de l'espèce. Un Corse digne de ce nom ne laisse pa&
s'éteindre les idiosyncrases de l'île nalale, et il y en
a trois, tous les guides sont formels et unanimes, le
mouflon, la vendetta et l'homme de bronze. Némo-
rin...
— Qui, Némorin?
— ... revint avec moi à Sailène au bout de son
ruban rose, et devint l'idole de la ville et l'enfant de
la maison. Il y jouait le rôle familier des panthères,
en Perse. Je le nourrissais de sucre qu'il prenait à
même la betterave. Seulement son poil se raréfiait
de jour en jour et la laine commençait à le rem-
placer aux jointures, enfin il se darvvinisait dans la
civilisation. Au printemps il ne me fut plus possible
de le contenir, il voulait s'en aller piquer des têtes
de pierre en pierre. Devant son reflet dans les glaces il
bêlait à la liberté I Un jour il me brisa mon Saint-Go-
bain. Je le remis sur le chemin de la montagne. A la
fin de l'automne il reparut à la tête d'une smalah de
petits. Il était père de famille. Il avait épousé naïve-
ment ses deux sœurs, nouvelle preuve de son identité
primitive et sauvage, et telle est l'histoire du mou-
flon de Sartène.
Lorsqu'on rencontre dans celte triste vie un
192 SOl'VEMUS I) LN KNFANT DIC PAIIIS
lioninic ayaiil eu de j)ai('ill('s avenlurcs et (|iii vous
les conle sans hroiiclier, (X)innie AlplKuisc Allais ou
Schchérazade, il u"y a qu'une chose à faiie, une seule,
s'allacher à jamais à cet homme et ne le (juiller qu'au
tombeau. Je ui'élais levé et mes deux mains étaient
tombées dans les siennes.
— Quand parlons- nous, dis-je simplement?
— Le plus beau moment de la Corse, c'est le prin-
temps. Il est passé, reste l'automne.
— A l'automne donc. Mais en attendant je vous
somme de me remplacer un oncle que j'ai perdu
sans le connaître et qvie j'avais à Smyrne, l'année der-
nière. A bientôt donc, mon oncle Vincent Bonnaud
et pour toujours.
<> Septembre 1887.
« Mon iher neveu, l'automne en est venu, el avec
lui ou elle, car il est des deux genres, l'heure sonne
de voir et de chanter (apporte/ votre lyrcj, l'animal
fabuleux et inclassé qui est l'un des trois attraits de
la Corse. Les petils-fds de Némorin vous espèrent.
Le priiice Roland se réjouit de l'occasion que les
Muses lui ofl'renl d'escalader nos Alpes démeraudes
el d'or en votre compagnie el il me charge de vous
le dire. \'ous n'avez à vous munir (pie de votre pipe
favorite, \olre oncle éternel. — \'. 15. .
El le 20 septembre, je m'embarquais pour l'île par-
fumée, sur la Manoiiia, à Marseille.
LE PRINCE ROLAND
En 1887, le prince Roland Bonaparte avait vingt-
neuf ans. Je ne le connaissais que de nom et ne
l'avais oncques vu ni rencontré dans les forêts où je
chasse, sur les flancs du Parnasse. Tout au plus sa-
vais-je par ouï dire qu'il était fils de Pierre Bona-
parte, petit-fîls ainsi de Lucien, prince de Canino,
et, par conséquent, arrière-neveu de l'Homme de
Bronze.
Comme je sonnais alors ma quarante-deuxième
année, je relevais dune génération aussi peu que
possible, et pour cause, bonapartiste, de telle sorte
que, s'il n'y avait pas de mouflons en Corse, j'eusse
probablement traversé cette vallée de larmes sans y
avoir eu la révélation d'un charmant compagnon de
voyage. Je lui dois six semaines des plus allègres de
ma vie. On peut, autre Senèque, m'exiler à Cyrnos,
je n'en gémirai pas comme ce philosophe, car Vin-
cent Bonnaud avait raison, c'est une île fortunée, ni
plus ni moins.
Bonapartiste, non, assurément, mais de ceux aux
yeux de qui l'expulsion des familles ayant régné sur
17
lyi SOUVKNIHS I) IN ENFANT I)i; l'ARlS
la Franco <''tail une int'snrn asinesque cl indigne
d'une irpubliiinc alhénicnnc, oui, certes, j'en étais, cl
du droit qu'on a d(î ne pas cLre bûle en démo-ralie.
J'avais combattu cette loi du 22 juin 1880 dans les
t'euillcs où je clironiquais et, mon Machiavel au |)oiny-,
clamé la vieille maxime politiques à savoir : (pi'il n'est,
telqued'avoirscsennemis sous lamain |)our les Icnii-
à l'œil et en respect. Je me trompe, elle est de La Palice.
Pelit-tils de ce Lucien qui, seul des enfants de
L:elitia n'avait jamais régné, et nulle part, Roland Bo-
naparte n'en avait pas moins été atleinl à contre-
coup, par la « loi de frousse ». Sainl-Cyrien à l'épo-
([ue, entraîné par vocation vers la vie militaire, il
s'en était vu fermer les voies et la carrière, et il se
trouvait virtuellement rayé des cadres d'une armée
où son nom ne manquait pas cependant de (pielquc
prestige, ce semble. Telle est la logiejue de l'ostra-
cisme, ses coquilles sont des cocpiilles d'huîtres.
Le jeune prince avait donc «piitlt' Saint-C.yr, em-
menant avec lui Vincent Bonnaud tjui était l'économe
de l'Lcole, et il s'était docilement erapékiné pour n<'
pas ell'rayer Marianne. Elevé, d'ailleurs, par une mère
de haute intelligence et d'une énergie peu commune
il s'était. SQUs son influence, adonné aux sciences na-
lurelles, notamment à retlmograpliie, la plus pas-
sionnante de toutes, qu'il approluiidissait par des
voyages d'études, et où il était déjà de première
force. 11 y trouvait en outre le lénimenl d'une grande
tlouleur, ayant perdu, au bout d'un an de mariage,
une femme aimante el aimée, qui lui avait apporté en
• lot l'une des plus grosses fortunes de l'Europe. Bien
de plus diflicile, sans qu'on s'en doute, <jue l'emploi
digne et intelligent des revenus pléthoriques qui sem-
I.E PRINCE lîOLAND 195
blent défier rimagination même de la munificence.
<^<omme il y a une urbanilé, il y a un art du million
dont les Monlyons et les Petits Manteaux bleus lé-
gendaires n'enseignent pas toute la pratique, et loin
de là. Que de preuves n'en avons-nous pas eues,
grotesques ou scandaleuses, dans le Paris moderne,
vaste cuve d'or en ébullition, et quel Balzac écrira
le manuel du millionnaire !
Oh ! pas moi 1 Au temps où les monographies,
genre perdu et charmant, étaient encore à la mode,
j'aurais peut-être pu en essayer une du type d'aprcs
le modèle aimable avec lequel j'ai couru la Corse en
zigzag, comme les écoliers de Topffer la Suisse.
Il est certain que du haut de son mirliton d'airain
le terrible chef de la dynastie césarienne, qui ne ba-
dinait pas avec l'étiquette, devait un peu loucher à
notre petite caravane, composée des touristes les plus
disparates, et menée en deux vieilles calèches ajac-
ciennes, à tout le moins contemporaines du cardinal
Fesch. Je ne sais pas dans quel musée de démoli-
lions le piqueur du prince, Pascal Sinibaldi, corsi-
cain lui-même, avait déniché ces carrosses d'évêque
en tournée de confirmation, brimbalant et sonnant
la crécelle, ni les quatre haridelles squelettiformes
dont un équarisseur génial les avait attelés, mais ce
que je sais c'est que dans ces équipages royaux, le
roi soleil traînant sa cour à Marly, nous apparaissait
misérable, tant nous portions en nous cette joie qui
dore les choses et métamorphose les êtres.
Comme il faut toujours songer que l'Histoire vous
regarde, Vincent Bonnaud avait mobilisé un photo-
graphe dont la fonction était de fixer nos attitudes
romantiques ou naturalistes devant les beaux spec-
19t; SOUVtMH.S l> LN KMAM DlC l'AKlS
lacles de la nàluiv, noliiminciil aux pirds des moiila-
g-nes. J'estime ù ccnl ol quelques le nombre des
imag-es du chasseur de mouflons prises dans les poses
diverses de celle vénerie hyperholique.
Le chiffre de mes porliails « ralanl une a<iuarelle »
esl un peu moins considérable parce (|ue le pholo-
gra()he ne les ohlenail que par sur|irise el (Jans un
mauvais éclairage. Mais celui dont les traits ne pé-
riront pas était le savant bibliothécaire du prince,
Escard, toujours prêt à jouer les premiers plans elà
orner de son sourire érudil les cimes, les vallées, les
torrents, les ruines el lesaubergesqui justiliaienl de
quelque halte pittoresque. Cet excellent homme
était unique pour la science aérométrique du vol
d'oiseau. A n'importe quel arrêt, voire pendant la
couise, aux montées comme aux descentes, il di.sait
infailliblement : — Nous sommes à « tant » au-dessus
du niveau de la mer! — Et c'était ça, car, quoique
gascon, il n'exagérait pas là-dessus ni en plus ni
en moins d'un millimèlre. — A quoi vous y recon-
naissez-vous ? lui tiemandait le prince. — A la cou-
leur de la neige, répondait le Périgourdin. — Et nous
allions ainsi à travers villages et maquis, à laven-
ture des routes, n'établissant des plans que pour y
contrevenir, el pénétrant «Jans des coins inexplorés
des Bîedeker et des Joanne, à la fatjon des peintres
et des zingaris, qui est la l)onne. Le tourisme idéal
est celui qui conduit à <les lieux que le pied de l'An-
glais n'a pas encore foulés. Ils sont rares, mais il en
restait en Corse en \SH- et dont le priîice Roland
fut le Bas-de-Cuir, Vincent Bonnaud la Longue-
Carabine et moi le Fenimore Cooper. Il s'y dresse
probablement aujourd'hui des palaces hôtels suisses
LE PRINCE ROLAND 197
OU des « Sénaloriums », comme dit Populus.
Gomme nous étions exposés par nos divagations
de cabris à rester plus d'une fois sur notre appétit,
aux heures où le cadran du ventre en marque le
retour, notre guide, attentif aux péripéties, avait
fait rôtir d'avance, à Ajaccio, douze douzaines de
perdrix rouges, qu'on avait pendues par les pattes
autour des calèciies, enguirlandées ainsi de ces bar-
tavelles. Il avait en outre arrimé dans les coflres une
cargaison de cette charcuterie corse parfumée, dont
le souvenir fait encore vibrer ma lyre dans sa boîte,
et, dans les mannes balancées, d'autres provisions
de bouche escaladaient avec nous les solitudes escar-
pées. Quant au vin, c'était le mois de la vendange
et la Corse est une telle cave du bon Dieu que les
vignerons ne sachant que faire de leurs récoltes en
vident les tonneaux sur les chemins. Il n'en va pas
de même pour l'eau, dont, faute de travaux d'art,
l'île est presque dépourvue. Dans les bourgades où
nous passions, les habitants venaient en groupes se
plaindre au fds du prince Pierre de celte pénurie de
fontaines publiques, et comme son père, il les en
dotait sur sa cassette. — Je me promène avec la verge
d'Aaron, remarquait-il en riant, et ils finiront par
me ruiner en wallaces.
Pour les ascensions d'alpiniste dont il se payait
l'ivresse sur les pics hautains de la chaîne, nous le
laissions aller seul et chaussé de fer, avec un grand
escogriffe de valet de chambre, nommé Eugène,
dont la structure démentait toutes les lois analo-
miques du corps humain. Cet échassier fabuleux, plus
fabuleux que le mouflon, n'avait pas de ventre et les
jambes lui commençaient presque au menton. Ou-
17.
VJS snuvEMKS 1) i;n i:m ant dk paius
vorle>, elles iiirsiir';ii(Mil un ciiipiin de deux iiu-lres, (îl
il n'éljnl penle veilicale el croiilanle (juil n'iirpenlnl
en se jouanl, la lleiir aux tleuls. Comme le prince
Roland esl Iui-m»>me un grimpeur de puissantes p;ui-
bolles el qu'ils étaient déjà dans les nuag-es cpiai.d
nous étions encoi'e d;uis les vallons, nous les alleii-
dions au bord des petits lacs abondants en truites et
nous leur péchions le repas du soir. Le maître reve-
nait en loques, écorché vif des pieds et des mains;
Euijfène n'avait pas im pli au faux-col. el au départ,
il nous demandait de suivre à pied les calèches el
leurs haridelles d'apocalypse pour se « dérouiller les
mollets ».
— Nous venons pourtant (Je faire r^.joo mélres
d'altitude! soujnrail Roland.
— Pardon, relevait Escard, ^^.729 el trois centi-
mètres, à vue de neige.
— C'est peu pour Voire Allesse, observait le fau-
cheux de montagne.
— Eh bien, Eugène, je vousoll'rirai \e Monl-Blam'.
— 4-8it)! chantait l'orographe insj)iré.
— Le (iaurisanUar alors, dans rHimalava. On nr
va pas plus haut sur la planète.
— 8.8.39, exactement, el c'esl dommage.
— Pourquoi .'
— J'aurais aimé le chilTre rond, les S.S',o. Dieu
aurait dû faire ça pour la science.
Et devisant ainsi autoiu" du petit lac, comme autour
d'un surtout d'argent, nous boulotlions truites el
barlflvelles, dans la sensation pleine de la saine vie
sauvage, la seule qui vaille d'être vécue.
Ouant au moullon, giluer d'hypothèse, au bout de
six semaines de chasse aussi vaine que distraite, nous
LE PHINCE ROLAND l'.lil
le découvrîmes enfin... à Monaco, confortablement
installé dans un jardinet rocheux, reproduisant lîle
de Corse, avec ses maquis aromatiques, et la petite
fontaine bonapartiste qui signe notre exploration.
C'était Xémorin de wSartène ou pour mieux dire, Tun
de ses rejetons, donné par Vincent Bonnaud, oncle
de Dominique et le mien, le Jules Gérard du fauve
et Tun des êtres les meilleurs dont ma philosophie
m'ait acquis la sympathie en ce monde.
Quant au prince Roland Bonaparte, c'est à peine
si depuis ce voyage à toutes brides et pareil à une
fantasia, je lai, en vingt-cinq ans, revu deux ou trois
fois au hasard de l'asphalte. Il est allé à la science,
droit devant lui, par des enjambées plus amples
que celles d'Eugène, et sa route était à contresens
de la mienne II est aujourd'hui un savant considé-
rable et se relie ainsi à la branche des spéculatifs
de sa lignée. Il a rassuré Marianne. Sa bil)liothèque
à laquelle le brave et bon Escard a présidé jusqu'à
sa mort, est, après les librairies publiques, la plus
riche de Paris, et l'une des curiosités de la Ville Lu-
mière. S'il ne donne plus de wallaces à la Corse,
qui n'en a plus besoin, il ne s'endort point sui* l'exer-
cice de la fortune, et chaque jour les feuilles sont
pleines de ses gestes de grand seigneur millionnaire.
Je suis de ceux qui les suivent avec le plus d'intérêt
à cause des six semaines de joie libre dont je lui ai
la gratitude et que peu de camarades auront décro-
chées dans le commerce de la rime.
— En fait de Napoléons, disait Henri Rochefort
dans sa Lanterne, je suis pour Napoléon II. Pareille-
ment en fait de Bonaparles, je suis Roland bonapar-
tiste et je m'en justifie sur ce voyage.
LF. PAIIFUM DE LILI-
Si l'on dort au paradis, sur le sein do Dieu, ce n'est
pas mieux que je ne dormis, la nuit du 20 seplembre
1887, sur la Manouia, Iransallanlique (|ui nous em-
portait en Corse. A six heures du malin j'étais sur
le pont, frais, dispos, les sens tendus pour voir, res-
pirer et entendre l'île (\u\ charme, embaume et
chaule.
Elle m'aj)parul bienlùl, vas^^iieiiieut estompé*; sur
la mer, nuageuse, rosûtre, dentelée <'l |)areille à ces
gAteaux de sucre que la chaleur des lustres liquélie,et
qui fondent sur le plateau d'argent.
Tous les golfes de la côte occidenlale, celui de Ga-
leria, celui de Porto, que commande le moule P>o-
tondo, celui de Sagone, qui dévoile le monte d'Oro,
s'échancraient successivement dans les brouillards
Hottants de l'aurore, et les caps dardaient leurs ros-
tres rouges entre le lapis du ciel et les turcjuoises
des eaux.
Elle a l'air dèlre ourlée de corail, celte île de .'^ar-
doine !
D'ailleurs, pas une voile dans ces anses solitaires,
LE P.VUFUM DE L ILE 201
sans vie, où les marsouins et les thons sont plus tran-
quilles qu'au pôle.
Délaissées, ces grèves admirables, même par les
pêcheurs; abandonnés, ces fiords, dont les sables
flamboient comme des bassines de cuivre; inutiles,
ces ports où des flottilles s'abriteraient à l'aise ! Mais
le Corse habite ses montagnes ; il n'est pas homme
de mer, et toujours il préférera le cheval au bateau,
le fusil au filet, et la chasse à la pèche.
Les baies restent désertes et se contentent de
rayonner à vide sur le miroir trompeur de la vieille
Thétys atlantique.
Mais le soleil se leva et fixa les formes.
Sur les flancs écarlates des promontoires, que do-
minaient des cimes blanches, l'énorme graminée du
maquis étageait ses velours verts laqués.
La brise sauta du nord-est à l'est, et pour la pre-
mière fois je connus le parfum célèbre, ce parfum
extraordinaire dont Napoléon ne pouvait parler sans
émotion, qu'il reconnaissait à six lieues et que le vent
lui St)ufflait encore à Sainte-Hélène.
Il n'est pas très aisé de rendre une senteur avec des
mots, et le lexique y fait défaut. Mais d'un autre
côté il ne suffit pas peut-être <le dire que la Corse
sent bon pour que les nez sensibles se trouvent ren-
seignés sur son arôme.
Essayons donc d'en donner au lecteur l'illusion
olfactive, et que le Dieu de Rimmel vienne en aide à
ma Muse !
De même que la soupe aux quatre-z-herbes a quatre
herbes, le maquis, forêt vierge de poche, se compose
de huit plantes : le ciste, le lentisque, l'arbousier, le
myrte, la bruyère, le romarin, le genévrieret l'olivier
•202 SOUVKNIUS M UN ENIANT UK l'AItlS
sauvage. Kl c'esl loul, car In bantlil ne coinitlo pas>;
il a POU parfiiiii |)ropre.
Ces liiiil j>laiile.s, lorsque le divin xdcil roniincncc
à on iiMnncr los sèves, combinent leurs exhalaisons
parlicnlirros en une sorte d'tHixir lorrible, à pou près
assiiuilablc à colui d'une résine jjoivréo, qui esl lo
musc do l'île.
Si lo Père éternel met des relents dans son mou-
choir, c'est celui-là. D'autant plus que, par sa con-
figuration sur la Méditerranée, la Corse ressemble
à s'y méprendre à un flacon d'essence, dont le cap
Corse serait le goulot. Le Créateur est toujours clair
et explicile dans ses créations.
11 en résulte que ce qu'on appelle « prendre lo ma-
quis » serait une opération qui consiste à se retirer
d'une société mal faite et i)uaiito. pour aller vivre
dans un bois odoriférant. Le Ijandil o>l poul-étre nu
homme qui échappe sagement à la mauvaise odeur
des lois et de ceux qui les incarnent, notamment à
celle des gendarmes, dont les bottes sonores exila-
ient un ylang-ylang si rude de tan et daiilorité. Le
banditisme serait une question d'arôme, .le suis h*
premier qui l'ai compris, et jo lo révèle timide-
ment.
Résine poivrée, c'esl à |)ou près cela en somme,
ou plutôt gingombrée. mais surchargée, quand la
brise évente les brandes corses, de légères éma-
nations furtives de lavande, de thym et de citron
nelle.
Vous allez rire de ma comparaison, mais les fins
de gueule l'apprécieront. Dans quelques cuisines do
province, vastes et aérées, certains courl.s-bouillons
reposés et mitonnant à froid sous le couvercle, pi'o-
LE PARFUM DE LÎLE 2U3
jeltenl, dans les liécleurs de l'ojfice, des fluidf s vola-
tiles el des esprits qui évoquent l'odeur de la Corse.
Du reste, il est facile à ceux qui veulent se l'endre
compte de ce parfum célèbre et à qui les mots ne
représentent rien sur le papier de s'en payer le rég-al
sans quitter Paris. Ils n'ont qu'à faire venir de Mar-
seille une bourriche de bartavelles corses, ou mieux
encore de ces merles de l'île qui se nourris^-ent de
baies de genévrier et de graines étoilées de lentisque
el résument en eux les miasmes délicieux du maquis.
Le déjeuner terminé, ils en sauront autant que Napo-
léon.
Tout à coup une fumée s'éleva en spirale des mon-
tagnes jetant des rondelles aux nuages.
« C'est le maquis qui brûle, nous jeta le capitaine,
qui passait auprès de nous. Les Corses labourent 1 »
Telle est, en effet, la méthode sommaire, économi-
que et d'avant Deucalion que les insulaires prati-
quent encore pour défricher et faire des champs à la
culture.
Septembie venu, ils incendient les brandes. el tou^
les sommets de l'île projettent des feux qui semblent
se correspondre et propager le signal de ce retour
de Napoléon, qui, selon nombre d'entre eux, n'est
pas mort.
AJACCIO. — L\ CASA BONAPARTE
D'Ajaccio lui-inèmc, lion à dire qui n'ait été labA-
clîé cent fois par les touristes.
La ville est sans caractère comme sans importance,
et son golfe seul est beau. Il est même magnifique, vu
de cette place Diamant où se trouve le monument
le plus grotesque qu'il mait été donné decontcmj)Ior
au cours de mes voyages.
On l'a surnommé en (^orse même « l'Encrier »,
quoiqu'il soit élevé à la gloire de la famille des Bona-
parte, et ce surnom est justifié.
C'est, en elTet, comme un encrier colossal, dû au
génie de Viollet-le-Duc, paraît-il, qui représente
Napoléon à cheval en costume de consul romain, sur
un socle carré, aux quatre angles duquel ses frères,
Joseph, Louis, Lucien cl Jérôme, en licteurs (!),
marchent, immobiles, à la postérité.
Je ne sais pourquoi, mais l'ellet est irrésistible.
Sans doute la déification, pour quatre au moins
de ces héros modernes, qu'on s'imagine mieux avec
des bottes qu'en péplum, est exagérée, et de là vient
la gaieté irrespectueuse dont le plus grave est saisi
AJACCIO. LA CASA BONAPARTE 205
devant cet édifice ! Quel diable d'architecte, ce sa-
vant homme de Viollet-le-Duc !
L" « Encrier » est son chef-d'œuvre.
Il faut bien constater aussi que la surjjrise en
vient d'une erreur caractéristique... de caractère.
A Ajaccio, le Napoléon que l'on vient chercher et
« dont on a besoin » est le jeune officier corse encore
obscur des débuts, l'homme dont rien ne donne à
prévoir la destinée surhumaine et formidable. Il y a
pétition de principes, comme on dit en rhétorique, à
no;:- l'exhiber prématurément en César, à deux pas
de la rue où il est né, rue banale de vieux port ita-
lien, où l'on aime à se représenter ses premiers jeux
d'enfant. Le contraste désiré par l'orgueil du muni-
cipe ne porte point, ou, s'il porte, c'est à peu près
comme le fameux métachronisme : « Nous autres,
gens du moyen âge... ! »
Même observation d'ailleurs pour l'autre statue de
la place du Marché, le Bonaparte premier consul,
qui domine la fontaine. Elle n'est pas en situation.
Eli e ne nous apprend rien que nous ne sachions sans
avoir fait le voyage.
OnatoutletempsenviedecrierauxbonsAjacciens:
<■<■ S'il était Romain, il n'était pas Corse. Il faut
s'entendre. A moins que vous ne l'ayez vu se prome-
ner en chemise. »
La seule statue possible et imaginable de Tem-
père ur à Ajaccio serait, à mon gré, celle qui le repré-
sen terait à douze ans, en pleine fleur d'adolescence, à
cheval sur une de ces petites juments nerveuses et
fou gueuses dont l'île a la spécialité et conserve la
race. Le Napoléon enfant est ici tout indiqué.
C'est l'enfant prodige de dame Lœtitia Ramolino
18
2Ut; SOLVEMItS 1) IN liM \M l)K IVMtlS
»|ii(^ nous \enoii.s lelnmver dans les ombros de la ruf
Saiiil-( '.liarles. le i,^oiiiin au visage pâle, aux yeux bril-
lanls, aux gesles passionnés, qui conslruisail de pi'-
Uls canons dans sa thambre el dirii^eail déjà des ba-
tailles entre ses jeunes compatriotes. Celui-là est
Corse, et n'est que Corse. Les autres sont pour le
continent, et à partir de Brienne, ô enfants de Paoli,
il vous échappe.
M;\is, à Ajaccio, il n'y a rien que Napoléon, lùt-oa
le |ilus enragé de ses détract?urs. Je défierais un
Lanfrey d'y voir autre chose.
On peut définir cette ville : le souvenii- du grand
Corse avec des maisons autour.
Pendant que j'y déambulais, il ne me venait (|ue
des lambeaux de ces poèmes de Lamartine, de Victor
Hugo, de Barbier, avec lesquels nous avons tous été
élevés. Lui, toujours lui ! comme disent Les Orien-
tales. L'obsession est permanente. La voix de Ihis-
loire sort des pavés, el l'aile de la légende évente
celte baie aux l)ruils profonds.
Il n'y avait plus d'autre parlià prendre, pour sortir
l'obsession fatidique, «pie d'aller- visiter la maison de
Bonaparte.
Or voyez jusqu'où moule la puissance évocatrice
du rêve !
Cette maison Bonaparte n'existe plus. Elle a été
incendiée du vivant même de l'empereur. Celle que
l'on va visiter n'a pas une pierre de l'habilacle où il
est né. Elle n'est pas même réédifiée exactement sur
l'ancien plan. Mais on la visite tout même.
Il le faut :
Les Anglais en empoilent des gravats; les Français
y parlent à voix basse.
AJACCIO. LA CASA BONAPARTE 207
Ce n'est même plus pourtant « le mur derrière le-
quel il se passe quelque chose » ; c'est l'emplacen^en!:
bâti, et par conséquent masqué, du lieu où naquit
l'homme.
Eh bien, c'est très émouvant !
C'est une grande maison de province, carrée, à
trois étages, surmontée dun petit belvédère en forme
de lanterne. Aucun ornement ne la signale à l'atten-
tion de l'artiste; l'aspect en est banal et ennuyeux.
Au-dessus de la petite porte d'entrée, une plaque
commémorative en marbi'e noir donne la date de la
naissance de Napoléon, i5 août 1769, et cest tout.
Encore est-elle toute récente et posée probablement
par les soins de l'impératrice Eugénie, à qui l'im-
menble appartient.
L'ancien jardin de l'habitation, enclos aujourd'hui
d'une grille, est devenu un square, dont les visiteurs
pieux efleuillent les arbustes et les plantes avec une
conviction toute britannique.
Quant aux Ajacciens, sont-ils blasés? Je l'ignore,
mai? ils mont paru assez peu attentifs au culte
qu'on rend en ce lieu' à la mémoire d'une famille
extraonlinaire de leur ville.
En septembre 1887, Ihabitacle natal et patrimo-
nial du plus grand homme de l'âge moderne est loué
à une famille anglaise. Vous avez bien lu : loué !
Cette famille occupe le premier étage do la « casa
Bonaparte », et nous dûmes déranger de jeunes
miss, en train de coudre, pour la visiter, tandis que
le prince Roland montait à l'étage supérieur rendre
ses devoirs à sa tante la princesse Marianne, autre
locataire, de l'impératrice Eugénie.
Oh ! cette demeure quasi sacrée, exploitée comme
20S SOLVEMUS l) l N K.MANT l)K l'AUlS
maison i\c rapport . la .sensation est rude lonl de
même, et elle élreint le philosophe, qni la reeoil,
(l'nne anxiété int>xpriinable. Nnlle ])ait je nai cons-
lalé avec pins d'amerlnnie la vanité de la gloire hn-
maine. Ces jeunes Anglaises étaient encore plus
scandaleuses à voir dans ce logis héroupie (pie les
souris dans le crAne de Ju|»iler 01yin|)ien. et j'en fus
gêné jusqu'à la souffrance.
La vie ignore et nie Tliistoire: il vaut mieux être,
ne fùl-on rien, qu'avoir été, cùl-on été tout. Il y en a
plus dans la nature pour les-parasilesdu chêne mort
que pour le chêne mortlui-mème.
L'intérieur de la « casa Bonaparte » est encore
moins documentaire, s'il est possible, que son exté-
rieur : une enfilade de pièces dallées de carreaux
rougeAlres, ouvrant d'un côté sur une assez jolie ter-
rasse, où l'on devait se tenir les soirs d'été, et ayant
jour de l'autre coté sur une dégringolade de toitures
en tuiles que domine le clocher de la cathédrale.
Point de mobilier, sinon la chaise à porteurs dans
laquelle Laetitia, prise des douleurs, se 11! reconduire
chez elle pour y accoucher de Napoléon.
On montrait aiitrefois le lapisà figures liisloii«pies
où cet accouchement eut lieu; on ne le montre plus;
on n'en montic mrnic pas un aulirl Sui- les murs,
des tentures rap|>f)rlées, point contemitoraincs, éta-
lent l'évidence de leur improbabilité; quelques por-
traits exécrables, entre lesquels celui de Mme Mère,
dont je saisis un croquis au vol pour le comparer à
celui de (iérard et à la célèbre statue de Canova, car
il me paraît avoir été exécuté d'après nature, et il
sent la ressemblance.
Quoi encore? Le petit cancm légendaire avec lequel
AJACCIO. LA CA.SA BON A PAR-RE 209
renfant s'exerçait à l'art de rartillerie; un petit lit
Louis XVI et un travail de patience sous verre.
Les vieux bouquins que Gregorovius y vit dans
un placard, en 1802, y sont encore. Je les ai ouverts
moi-même, et j'ai reconnu les livres de théologie,
le Tite-Live et le Guicciardini dont il parle, et qui
proviennent évidemment du cardinal Fesch. Mais,
je ne sais pourquoi, ces reliques et toutes les autres
manquent d'âmes. On n'y croit pas. Peut-être sont-
elles mal présentées. Si elles sont authentiques, elles
ne semblent point l'être.
Elles m'ont fait l'eiTet d'avoir été groupées préci-
pitamment pour une visite inopinée de la postérité.
Je les donnerais toutes contre un simple soulier du
gamin, quelque vieux soulier éculé conservé par une
bonne femme du port, amie de la famille' et na'ive-
ment admiratrice de la précocité de l'enfant phéno-
ménal.
Comme je sortais de visiter cette « casa Bona-
parte » très profondément remué par la personnalité
terrible de cet homme, en proie à une légende dont
aucun enfant du siècle n'aura pu secouer l'obsession,
j'errais sur les petites rues dallées, malpropres,
grouillantes d'enfants, où le vent du port agite aux
fenêtres des chapelets de piments rouges.
L'une de ces ruelles me porta sur la place au mi-
lieu de laquelle ruisselait une fontaine abondante.
Et sur cette fontaine je vis un Napoléon d'une tris-
tesse affreuse !
Abattu, courbé, pénible, les regards blancs fixés
au sol, émacié dans les plis flasques de sa toge césa-
rienne et traînant une massue symbolique comme oq
tire un petit chien, le malheureux empereur sem-
is.
21(1 SOI Vr.MltS î) L\ ENFANT Di; l'MIIS
lilail si navrô, si navré, (jiio y le crus <ral>()i-(l jaloux
du général Houlanii;^er, alors dans loulc sa i^loire.
Le statuaire de celte statue de la place du Marclié,
à Ajaccio, n'est rien moins que Barye. On voit qui!
n'était {las l)Ouaparlisle.
Seul ritalien qui sculpta le Napoléon tout uu delà
place Saint-Nicolas, à Baslia, lui dispute le pompon
de la mélancolie. On leur doit ceilainenienl des
prises de voile en Corse.
Or donc, le soleil se couchait derrière l'icône et
moi je lui disais, dans la langue ({u'ou parie aux
statues :
« Qu'est-ce que vous avez, mon lùnpereur, à être
abattu comme ca ? Vous allez finir par choir dans la
mer. On dirait (|ue vous cherchez à l'elouiMicr à Saint-
Hélène. »
A ce moruciii . uu <^ai(>]>in ajaccicu, (pu vendait de^
journaux du continent, sortit d'une librairie voisine,
enjamba les ruisselets de la place et me lendit une
feuille oi'i il y avait des aciualilés fr-aîches pour im
sou.
« Demandez, criail-il de sa voix aiii^re de <<ai<;on-
net qui mue, demandez le ^rand scandale de Paris!
La vente de la Légion d'honneur! Deux généraux
coinpiomis ! Cinq centimes ! >•
VA une nuée d'autres petits vendeurs s'élança dans
la ville, ciiards, insolents, échappant aux officiers
de la garnison (pii voulaient leur lircr les oreilles, et
propageant de tous côtés la nouvelle.
De tous les coups durs que l'on puisse porter à
l'oeuvre najK»léonienne, celui du Irafir de l'étoile des
braves est le coup le plus dur. Ht je jiensais que la
chanson avait raison, cl (pi il y a des moments, dans
AJACCIO. LA CASA BONAPARTE 211
l'immortalilé, où il est rudemenl embèlanl d'èlre en
pierre, voire en marbre ou en bronze, si vou-s voulez,
— et je vis distinctement une caravane d'Anglais se
diriger, par les ruelles où claquetaient les chapelets
de piments, vers la maison natale de Ihomme qui
leva et put encore lever une Légion d'honneur dans
une armée telle que la sienne.
Au café du Roi-Jérome, où le prince Roland est
reconnu par plusieurs officiers de la garnison, ses ca-
marades de Saint-Cyr, la causerie s'engage sur la
question de la vendetta.
Je viens d'acheter en effet chez un bijoutier un
amusant poignard local que je leur montre. La lame
du stylet est gravée, et on y lit :
Vendetta i887.
Y en a-t-il de la comète?
Et l'on parle des Bellacoscia.
j\e pas avoir vu les Bellacoscia, c'est ne pas avoir
vu la Corse contemporaine. Ils sont la fleur du ma-
quis et lidiosyncrase du département. Ces deux
bandits vénérables poétisent de leur impunité exem-
plaire et vi-aiment pittoresque les cimes de ces Alpes
escarpées, boisées de forêts sombres, peuplées de re-
nards et de sangliers, et hautes de deux mille mètres
au-ilessus du niveau de la civilisation.
Oui, mais le moment est mal choisi : on les traque,
assez vivement, et ils nous ont fait savoir que, mal-
gré la joie qu'ils se promettaient d'oiïrir un punch à
un prince français, ils étaient forcés de lui demander
crédit pour quelques jours seulement. Le temps de
donner une bonne leçon de gendarmerie aux gen-
212 SOUVLMUS 1) UN KNFANT DK l'AIUS
dai'inos corses, ils seront à nous. (Jiic devons-nous
faire? De Bocognano, village voisin, on voil dislinc-
temenl des mend>res {\c ce corps d'élile disséminés
sur les pçnlcs de la l'inliea, et leurs carabines na-
tionales luire au soleil. Les Bcllacoscia sont cernés.
Mais comme il y a déjà trente ans que cela dure,
nous n'attendrons pas que les gendarmes soient re-
descendus bredouilles pour monter au Palais-Verl,
la canne à la main.
CHEZ LES BANDITS
Jamais le banditisme, qui est l'art de se rendre
justice soi-même et sans frais, n'a été cultivé par
plus d'artistes corses qu'il ne l'est en ce moment.
Six cents de ces Eviradnus couronnent les monta-
gnes, et, dans les vallées, six mille complices for-
ment leur armée pastorale.
On se décime en famille. tant(yi dans le myrte et
tantôt dans le romarin, et la population, qui pour-
rait, selon les statisticiens sérieux, atteindre à un
million d'hommes, se chiffre environ à deux cent
vingt mille âmes.
Car les statisticiens comptent par âmes, les corps,
ainsi qu'on voit, n'ayant qu'une valeur secon-
daire.
Je pense que dans quelques années, soit lorsque,
grâce à la bonne vendetta chantée par Mérimée, il
ne restera plus dans l'île qu'une dizaine de mille in-
sulaires, tous fonctionnaires, la France songera à
coloniser... celte colonie.
Il suffit de consulter les cartes pour constater
qu'elle est plus proche que le Tonkin.
214 SOUVKMUS I)"l N EM'ANT I)K PAHIS
Hélas ! je verrai co Iciiips-là, ol je lo ret,Mollo, car
la Corse, lolle qu'elle est, in'eiicliaDie.
J'y réalisai l'un des i"èves de ma jeunesse : celui
d'élre Has-de-Cuir chez les Peaux-Bouges.
Les mélaphores sylvestres (leurisseul ualurellc-
menl nos conl'ahulalions, et entre compag-nons de
voyage nous ne nous connaissions plus déjà que par
des surnoms fenimoresques d'une saveur de forrl
vierge.
— Où est Pipe-(l' Écume ?
— Dans la sente aux Lianes, avec le (Jhasueur-tlc-
Mouflnns. Œul-de-})ej'drix est allé le rejoindre !... »
Les passages silencieux, avec leurs ondulations
boisées, encadrent à merveille ces dialogues, et de
temps en temps, dans les gorges des montagnes,
nne détonation pittoresque, annonçant que justice
sommaire de quelque chose par quelqu'un venajt
d'être faite sous le seul regard de Dieu, ajouta en-
core à l'illusion. C'est une des deux cent mille
âmes de la CorsT qui s'envole et réintègre le Grand-
Tout.
« Prions », disait Canne n-Kpée.
Celle ressemblance de la Corse avec rihids<in
avanl la conciuèle, ajoutée au caractère des villes
que nous rencontrons, est frappante.
Je m'obstine à voir en Ajaccio l'un de ces foils
anglais, avant-postes de la civilisation armée, où
Ton doit, selon Fcnimore, enlever la tille blonde
du major I... Elle en est [deine, de ces blondes, car
la Grande-Bretagne, qui regrette celte ile, est en
train de créer à Ajaccio, comme à Madère, une
petite station d'hiver qui deviendra gran<le.
Corte serait, on imagine, la citadelle arrrtgante
( HEZ LES BANDITS 215
assaillie par des indiens scalpeurs, tatoués et hur-
lants. Ils sont i<-s personnag-es nécessaires .du ta-
bleau.
• Baslia réalisci lit, tel qu'on se le représente, le
premier comptoji de commerce établi par une So-
ciété puissante, ii'brouillarde et alliée aux Peaux-
Rouges.
Assurément, 1 • voyageur ne doit qu'au banditisme
la sensation très aiguë d'état sauvage qui l'accom-
pagne en Corse [>our ne plus le quitter qu'à Mar-
seille.
Mais il est évilent qu'on se sent là très loin de
toute société poHi ée, et notamment de ce Code dont
l'auteur, je ne cesse de le remarquer, par une ironie
bizarre du sort, est précisément né dans le pays qui
en fait le moin • de cas. Le gendarme y apparaît
comme une anomalie.
11 en est une. ' Mi ne se sait pas ce qu'il représente.
On comprend irès bien que l'un d'eux ail un jour
arrêté le poète 'ilalignyen train de composer des
vers sur des boufs-rimés que lui jetait un merle. Jl-
faut bien qu'ils usent leurs bottes et s'occupent à
quelque chose.
On pense qu'.' je ne négligeai pas de visiter le
lieu, pour moi sacré, qui a été témoin du seul acte
d'autorité accompli par le gouvernement français en
Corse.
Je décrochai donc ma lyre, que j'emporte partout
où je vais, ficelée à mon parapluie et, ra'étant dirioé
vers la gendarmerie de Bocognano, je m'assis devant
elle.
Celte gendariii 'l'ie était abondante en gendarmes.
Ceux que j'av.iis devant moi me parurent être les
21G SOUVEMUS 1) UN ENFANT MK PARIS
Gis OU les frères de ceux ([ui avaient iucairrir (ilali-
gny. Ils élaienl occu|)(''s à reji^arder avec uikî lorgneUe
la cime d'une montagne voisine, qui domine le vil-
lage et s'appelle la Pintica.
Or, dans cette Pinlica, depuis plus de (|U'iranlo an-
nées, je dis quarante, habitent deux i»andits fameux,
aujourd'hui des vieillards, qu'aucun «gendarme n'a
jamais pu prendre, sous aucun gouverncmenl. 11 est
v.rai qu'ils ne sont pas poètes. (Juand le merle leur
parJe, ils lui répondent en merle.
Pour les gendarmes, cette Pintica est une cime
inaccessible. L'idée de grimper là leur lait transpi-
rer les boites.
Ils savent d'ailleurs que les deux vieillards sont
tireurs émérites et qu'à cinq cents pas ils n'ont pas
encore manqué leur homme.
« Brigadier, dis-je à celui qui dardait la lorgnette,
vous contemplez une bien jolie montagne. Klle est
verte, comme lémeraude, et j'ai apporté ma lyre
pour la célébrer devant vous. L'un de mes amis, qui
. est mort, en traite éloquemmenl dans un petit opus-
cule consacré à la gendarmerie corse el |Mnenieiil
édité par Lcmerre vers i8(x).
« C'est là ({ue réside paisiblement celte antique
famille des Bellacoscia, «léjà llorissanle du tem|)s de
feu Glaligny, et tout à fait i)rosjtère du noire, lîieu
des générations de gendarmes se sont succédé et se
succéderont encoie avant cpie l'une d'elles mette en-
fin la main sur es gloires de la Corse qu'l'^dmond
Aboul visita, (pii eurent l'honneurde saluer le baron
Haussmann, puis S. ,M. la reine de Suède, t'X
vingt autres étrangers de distinction en pas.sage. >>
Comme le brigadier continuait à explorer de la
CHEZ LES BANDITS 217
lorgiielle les maquis de la Pintica, je lirai encore de
ma lyre quelques accords enthousiastes :
« L'aîné de ces vieillards, ropris-je, le plus..., com-
ment dire?... le plus opéra-comique, Antoine, celui
dont on parle dans le Guide Joanne, fit ceci : — il
oflVil, en 1870, à Gambetta, d'organiser à Ajaccio,
pour la défense nationale, un bataillon de bandits
corses!... 11 se chargeait de l'amener tout équipé à
Tours, à la condition qu'on lui en garantît le com-
mandement. Pendant dix jours il se promena dans
la ville, muni d'un sauf-conduit bien inutile, ô bri-
gadier, et il buvait au café du Roi-Jérôme, à la santé
de cette patrie française dont tout lui était cher,
excepté les lois qui la régissent.
« Peut-être Gambetta eut-il peur qu'il exigeât la
Légion d'honneur. Toujours est-il que, le sauf-con-
duit expiré, le vieil et vénérable Antoine regagna s^a
montagne la canne à la main. Depuis ce temps-là, il
boude la République, dit-on. Il y a de quoi. A pré-
sent c'est lui qui mène les élections du canton, et
pas un candidat ne passerait à la portée de son re-
mington sans avoir été préalablement agréé par cette
influence escarpée. Ah ! vous contemplez une belle
cime, brigadier, elle est verte comme l'émeraude ! »
Le gendarme jeta sur moi un coup d'œil soupçon-
neux et tordit sa moutache.
« Vous m'avez l'air de savoir bien des choses sur
les gens de là-haut, » grommela-t-il.
Et il cherchait dans toutes les cavernes, désespé-
rément.
Ces illustres bandits sont en effet d'une popularité
extraordinaire dans l'île, si extraordinaire que, en at-
tendant les honneurs de l'opéra-comique, auxquels
19
21S so! vr.Mns n in km-ant ni: i-ahis
ils oui tous los (iroils possibles l'I imagiiuibles, ils |
jouissenl déjà de la gloire des Guides Joannc ou Bae- 4
deker. ' ''
« Ne inaïKinc/. pas, disent ces manuels du pai l'ail
lourisle. ne manquez pas, si vous pouvez, en passant
par Bocotruano, d'aller fumer une pipe sur la mon-
tagne (i.Soo mètres) avec les frères Ikinelli, fameux
bandits ethnographiques, qui, sous le nom de Bella-
coscia, symbolisent la vieille tradilion S(''(ulaire de
la vendetta. »
Ils donnent ce conseil, les excellents guides, mais
il n'est pas facile à suivre; et voilà tantôt qua-
rante ans que la gendarmerie française essaye, sans
y réussir, d'aller fumer cette pipe, à cette allilude.
avec les Fra-Diavolos corses.
C'est pour cela sans doute que Baedcker et .loanne
disent en leui- langage : « Ne manquez pas... si vous
pouvez !... »
Par un concours de circonstances favorables, je
l'ai fumée, moi, cette pipe de dix-huit cents mètres 1
Il m'a été donné même de déjeuner à la maison
«l'Antoine Bellacoscia, dans celte gorge de la mysb'-
rieuse Pinlica qut^ le nouveau roi des monlagnes a
baptisée : ]o Palais-\'ert ! Mais j'y ai laissé une paire
de bottes, par exemple!
Miséricorde ! quelle ascension !
In soir, au café du Roi-Jérôme, place du DiamanI,
à Ajaccio, je témoignais du regret que j'aurais <lc
quitter In Corse sans avoir accompli le vœu des
guiiles: « X(î manquez pas... si vous pouvez! »
Il était d'autant plus difficile de " pouvoir », que
les malheureux outlaws étaient, je l'ai dit, lenible-
ment Iracjués par un brigadier de gendarmerie for-
CHEZ LES I5ANDITS 219
midable, qui avait juré de les pincer, en dr-pil des
quolibets ironiques de ses compatriotes.
Prendre les Bellacoscia, des gaillards qui, avec
un vieux fusil à pierre, vous abattent leur liomme à
cinq cents mètres, au milan du front, et qui en re-
montrent aux renards pour la lopog-raphie des grottes
et cavernes, c'est un problème dont l'insolubilité
pratique équivaut, en Corse, à celle de la décevante
quadrature du cercle.
Toujours était-il qu'à cause du farouche brigadier,
ces messieurs Bonelli recevaient moins que jamais,
au Palais-Vert. " Ils ont arrêté leurs jours 1 » me
dirent les officiers en me quittant. Ht je me levais
moi-même pour rentrer à rhôlel. quand un notable
m'aborda.
C'était sans nul doute un personnage très hono-
rable et même considérable d'Ajaccio, car pendant
notre colloque tous les passants et promeneurs le
saluaient profondément.
— .Je vous ai entendu, me dit-il avec le plus alVable
sourire. Vous désirez voir nos Bellacoscia '. En
d autre temps rien ne serait plus aisé, surtout pour
un poète lyrique tel que vous me semblez l'être.
Mais en ce moment ils vivent dans des grottes inac-
cessibles même aux aigles, et que moi-même je ne
connais pas. ^'ous ne pourriez donc visiter que leurs
habitations, leurs familles et leurs domaines. Si cela
vous suffit, au moins pour cette fois, vous n'avez
qu'à me le dire, et ils le sauront avant une heure.
Mais j'y pense, vous êtes marié, n'est-ce pas ?
— Marié, oui, et père de famille. Mais quel rap-
port... .'
— .Je dois vous avertii- que les mœurs en Corse,
220
SOUVENIRS n'iJN KNr-ANT DE l'ARIS
sont très pures, suiloul cluv. los bandils. Les femmes
et les filles des Hellacosciîi passent ici ponr des beau-
lés. Si vous n'étiez pas marié, je serais moins sûr de
leur réponse. Du moment ([uc vous l'êtes, ça ira tout
seul. Vous n'aurez, pendant que vous serez L-^-liaut,
en tiain de causer avec ces dames, tpie deux fusils
braqués sur vous h deux cents mètres, je dis ijra-
qués au bout de deux bras dirigés par q\iatre-z-yeux
qui. n'ont jamais mis que dans le noir des cibles,
, mais braqués des grolles environnantes, sans que
vous sachiez la(pjeile, ni d'où ils bracpient ! ("e que
je vous dis, c'est pour votre instruction de voyageur,
car, puisque vous êtes marié, vous n'avez rien à
craindre ! Évidemment.
Et, ce disant, le notable disparut. Une liourc
après je recevais par un gamin une carie oi"i je lus :
M. Z.
. X...
CONSKII.I.ER t.Èy
nM. HE LA CORSE
//s
voii.< allrudcnl
(It'ivdin à déjeuner.
Le soir même j'arrivais k Bocognano, à neuf
heures, et tout de suite, dans la salle de l'auberge, ^
je vis que j'étais attendu. Nos lits étaient prêts, et
le repas.
Le lendemain matin, à la pointe du jour, nous
CHEZ LES BANDITS 221
rejoignîmes noire escorte dans un cabaret du vil-
lage.
Elle se composait de trois personnes, choisies à
deux fins : d'abord pour nous guider à travers le
labyrinthe du maquis, et ensuite pour nous y tordre
le cou s'il y avait lieu, c'est-à-dire si nous nous révé-
lions tout à coup comme mouchards après avoir été
présentés comme touristes.
C'était d'abord un solide gars de vingt ans, d'al-
lure délibérée, aux traits aussi 'purs qu'énergiques,
un propre neveu des Bellacoscia ; puis un autre, son
cousin, non moins redoutablement découplé, et enfin
un être bizarre et énigmatique, sans âge, sans sexe,
qui portait à la fois jupes et culottes, et dont le nom,
fameux dans toute l'île, est Marthe.
Cet androgyne, assis à une table du petit cabaret,
fumait un des cigares courts et gros, pareils à un
pouce d'estropié, qui sont particuliers au départe-
ment et berçait sur ses genoux une fillette qui l'ap-
pelait « ma tante » et paraissait d'ailleurs l'adorer.
Or, celte Marthe au menton fleuri était le guide que
nous allions avoir pour monter à la Pintica.
Elle embrassa sa nièce entre deux bouffées et dit :
i< Parlons » !
Les deux jeunes gens sanglèrent \env cariera, ou
ceinture de cartouches, passèrent leur fusil eu bandou-
lière et nous déguerpîmes parle potager du cabaret.
La gendarmerie dormait encore ; mais pour dérou-
ler tous les soupçons, nous avions expédié le mulet
chargé de vivres du côté de la forêt de Vizzavone,
et, rétrogradant sur Ajaccio, nous en suivions inno-
cemment la grande route, sans avoir l'air de nous
connaître, à des distances inégales.
19.
222 SOLVICMlîS I) UN KM A.M' UE l'.VIilS
Toul d'un coii|t laiidroi^N lu*. (|ui tn.iicliiiil oiiiivanl
porlanl un faix de huis sur les éj)auies, lit un bond
prodijj;:ieux sur la droilc, cl glissa sur une pente
l>resque à pic au bas de laquelle roulait un torrent.
Les jeunes Corses l'imilèrenl, et nous dilmes en
faire autant. Je n'arrivai, pour ma part, au torrent
qu'en me retenant aux trônes de quelques braves
cliàtaig^niers plantés là par la sainte Providence.
C'était l'entrée du maquis. « A la vôtre I » me cria
Marthe en lampant à sa gourde une forte gorgée ilc
rhum. Et elle alluma un autre cigare.
Je me hâte d'ajouter ici quelle en fuma deux dou-
zaines avant notre arrivée au Palais-\'ert, ils lui ser-
vaient lie fanaux sur les pics pour nous guider.
Mais quelle escalade !
Je comprends que les j)andores corses y regardent
à deux fois !
Parvenu aux bords écuraants de la Gravona, tor-
rent sublime , mais sans ponts, il nous fut déclaré
que nous avions à le traverser deux fois, et cela aux
endroits mêmes où il roule si furieusement qu'il
charrie des blocs de granit 1 « Faites comme moi ! "
nous cria rhermai)hrodite. Et nous la vîmes bondii
encore de blocs en blocs, telle une truite enveloppée
d'écume, son éternel cigare au bec. La vérité qui
pousse l'empereur Frédéric à dire «ju'il est Barbe-
rousse, dans Les Bu/v/ravcs, me contraint d'avouer
que si une planche habilement jetée d'un bord à
l'autre ne nous avait aidés à passer cette Gravona
diaboli(jue. jamais je n'aurais déjeuné avec les fdles
des Bellacoscia, sous la luenace i\i'< lliritrols invi-
sibles.
Le torrent deux fois traversé, au milieu d un bao
Cïl\i.A LLS BANDITS 223
clianal de fin du monde, je commençai à user mes
botles. '
Celui qui n'a pas marché dans le maquis ne sait
pas ce que c'est que la g-ymnastique I Nulle trace de
sentier dans l'épaisseur de cette haie vive immense.
On s'élage peu à peu sur des cailloux en dégringo-
lade permanente.
Les épines, les branches, les racines enchevê-
trées, vous piquent, fouettent, accrochent, cognent,
blessent et lacèrent. On se sent tricoté vivant, dévidé
comme un peloton de fil par un chardon, on saigne,
on jure, on pense à Régulus et à son tonneau, et
c'est le désespoir dans le plaisir.
De temps en temps, dans les endroits découverts,
un coup de poing- amical vous écrase le chapeau et
vous nivelle le crâne hors de la longue-vue des gen-
darmes ; puis on se trouve suspendu par la culotte,
ou du moins ce (}u'il en reste, au-dessus d'un préci-
pice où hurlent les stryges du vide.
A chacun de ces paysages nouveaux, JMarthe qui
volait comme un sylphe, et sans même accrocher ses
jupes, sifflait brièvement entre ses doigts, et un en-
fant apparaissait, tantôt sur un arbre et tantôt entre
les pierres.
C'étaient les sentinelles postées sur notre passage,
et qui annonçaient notre venue.
Et nous allâmes ainsi cinq heures, enfiévrés par
cette ascension et traînés par cette sorcière fumante.
Comment les Corses, même les plus robustes,
résistent à des marches dans le maquis telles que
celle dont la courbature hante parfois encore mes
reins en rêve, c'est ce qu'on ne comprend pas même
au Club alpin.
2J1 SOLVI:mh< Il LN i:M \M" hi: l'AHIS
El pourtnnl les insulaires filonl là dedans comme
une hirondelle à travers une loile d'arai^iiée. C'est un
mystère, que Napoléon n'a pas révélé à Las (>ases h
Sainle-IIéléne, et dont le secret ne sort pas de l'île.
Je l'ai découvert cl je le trahis, au hé'néfice de notre
nouveau corps de troupes de montagne.
Dans certains torrents du pays, et notamment dans
le Fiuni'Alto, qui traverse l'Orezza, où sont les eaux
médicinales que vous savez, on trouve de petites
pierres ferrugineuses de forme carrée, dont la pro-
priété magique est de rendre infatigable. Les Corses
l'appellent « quadrata ». Ils l'attachent à leur genou
gauche, comme un diamant aux guêtres, et ils
vont !
Je voulais en acheter quekjues-unes pour les socié-
taires de la Comédie-Française, gens foncièrement
déambulatoires; mais elles n'ont de vertu que si on
les découvre soi-même dans le Fium'Allo, un ven-
dredi, au clair de lune. Lisez :
« Dans le fief de Canari, auprès d'un lieu nommé
Oreglia,on trouve une matière tout c'ifait ferrugineuse
qui a une singul.u'ité qui lui est propre : c'est que,
de quelque façon qu'on la retire de terre ou des ro-
chers,elle présente toujours une iigure carrée comme
un dé; c'est à cause de cela que les Corses l'appellent .•
pietra quadrata, et qu'ils disent : Qiieslia pieira (levé
essere qiiadra corne un dadn del colore del ferro. —
Ils en racontent des merveilles et des choses si pro-
digieuses que. par cette raison-là, on pourrait retran-
cher la plus grande partie des rares vertus qu'ils lui
attribuent : ils disent que si quelqu'un veut faire un
long voyage, /'/ n'a qu'à attacher cette pierre à la
Jamhe gauche, en dedans au-dessous du genou, il
CHEZ LES BANDITS 225
marchera sans se lasser. On trouve aussi beaucoup
de celle malière ferrugineuse auprès de Corle. »
{Description de File de Corse, par le sieur Bellin.
Paris, F. Didol, MDCCLXIX.)
De brandes en brandes et de sifflets de bergers en
sifflels de bergers, nous finîmes par atteindre, vers
onze heures et demie, un petit plateau très étroit,
ombragé de châtaigniers gigantesques qu'enguir-
landaient-à perte de vue des ceps de vignes chargés
de raisins bleus.
Là commence le domaine des Bellacoscia, le fée-
rique Palais-Vert, terreur des pandores.
Alarthe s'était assise à cet endroit pour nous
attendre. Elle ne fumait plus, n'ayant plus de cigares,
morose. D'un coup d'œil je vis son ennui, et je lui
tendis ma pipe, car je sais être gentilhomme.
Un sourire charmant fut ma récompense, et l'ambre
brilla bientôt entre les mousses de ses lèvres. Ah !
fumer de la sorte, ce n'est plus fumer I mon Dieu !
c'est entrer en gare tout le temps, comme une loco-
motive de Turner I
Un tintinnabulement de grelots argentins drelin-
linda dans la vallée : c'était notre mulet qui arrivait
avec le déjeuner, ayant, lui aussi, fait la nique à la
gendarmerie.
Deux forts molosses parurent en môme temps à
l'orée d'un bois de mélèzes, qui, sans aboyer, piquè-
rent droite nos culottes inconnues, et nous dûmes les
leur présenter. Ce après quoi, ils nous guidèrent, l'un
devant et l'autre derrière; nous étions dans la Pinlica.
La Pinlica est une gorge ou un saut du mont
22G bOL VL.MliS D L N KM A M IH. l'Alil.^
d'Oro, t'vasé on enlonnoir OU plul()l en j);ivillon de
cor ti:ignnlc.sfnie, au fond duquel la tiravona roule
ses pierres porpliyriques. Les parois de ccl enloiinoir
seuiblenl de velours verl, lanl la liaulc fnlaie des
pins y esl drue cl serrée.
L no fois <|n"on a pénétré dans l'abîme, on seul
qu'on y esl en sùrelé contre toute entreprise, et que
se risquer là sans sauf-conduit seiail d'un f(ju. Dans
l'échancrure de ciel qui plafonne et ferme d'un sa-
phir le cornet d'émeraude, de petits aigles planent et
jettent des cris qui se répercutent, agilenl [)endant
plus dune minute les ondes sonores, cl se battent
avec les échos. L'clï'et est surprenant.
Deux maisonnettes et une fontaine commune lâ-
chent de leurs blancheurs, comme trois carrés de
linge un gazon, les verdoyances du goiiUrc.
Comment les Bellacoscia sont-ils arrivés à édifier
leurs habitations dans cettesoliludealpeslie, iiTaccès
inqiralicable, et quels matons les y aidèrent ? Tou-
jours est-il que les voilà, ces maisons des bandits, et
fraîchement réchampies encore, maisons corses s'il
en fut, et conslruiles pour la défense, avec leurs ter-
rasses en avancée et formant pont.
On me dit qu'elles se rejoignent par un chemin
souteirain, et (juc ce chemin lui-même mène à des
cavernes où les frères Bonelli sont cachés en ce mo-
ment. Le jeune Antoine m'indifjue d'un geste tout le
périmètre de la gorge.
« C'est là-dedans, me dit-il, mais-je ne sais pas où
moi-même.
— Moi non plus I ajoute h- cousin.
— Ni moi, fait Marthe entre deux bouffées. Mais
ils nous voient en ce moment. Saluons les. »
CHEZ LES BANDITS 227
Nous agitons de confiance noç chapeaux en Tair,
qui dans un sens, qui dans l'autre. Deux détonations,
venues on ne sait d'où, nous rendent notre politesse
et nous souhaitent la bienvenue. Une mesure de ton-
nerre en do majeur ! Les chiens n'aboient pas. Ils
sont dressés.
« Messieurs, déclare avec une certaine gravité noire
jeune guide, au nom de mes oncles Jacques et An-
toine, vous êtes nos hôtes ! »
Et il nous montre, debout à la fontaine, une vieille
femme immobile qui nous regarde. C'est la femme
de Jacques, l'aîné. Mais elle ne bouge point de la
fontaine.
La femme en Corse n'est pas l'égale de l'homme, et
elle ne le supplée point dans les devoirs de l'hospi-
talité.
Bientôt, nous la voyons disparaître, une cruche
sur la tête, et se perdre dans l'épaisseur du maquis.
Sur le seuil de la maison (celle de Jacques), une
fillette de cinq ans à peine est le premier visage qui
nous sourit. Les deux chiens sont plantés à côté
d'elle, et elle les caresse en silence. Ils sont les seuls
joujoux, peut-être, que la petite ait jamais eus, et
ils ont l'air de le savoir.
Tandis que l'on décharge le mulet, nous pénétrons
dans l'habitation.
Marthe nous y a précédés, et une poêle au poing,
elle est déjà occupée à y préparer une omelette.
« Ah! Monsieur, soupire-t-elle, que votre pipe est
bonne !..
— Merci, » lui dis-je. Et je lui serre la main.
Deux éclats de rire déjeunes filles partent du fond;
je me retourne, et... je comprends alors pourquoi
228 SOL'VEMKS 1) UN ENFANT ME TAIllS
mon conseiller général d'Ajaccio voulait savoir si
j'étais marié !
Ces deux fille!? de Jacques Bellacoscia, lune blonde
et l'autre brune, sont les types accomplis de la boaiilé
corse. Elles rachètent d'un seul de leurs cheveux
tous les péchés de la famille.
Prétextant de la surabondance des vivres que nous
avions hissés à cette altitude vertigineuse, je priai les
deux rieuses de nous faire l'honneur de les partager
avec nous ! Ilélas ! leur refus fut formel.
La femme corse ne s'attable point avec les maîtres
ni leurs hôtes, elle se borne à les servir, et, malgré
mes supplications, je n'obtins d'elle que cette gê-
nante faveur.
Pendant que les jeunes cousins dressaient la ta-
ble, en plein air, sous une treille chargée de grappes
et bien en vue des cavernes, elles firent toilette et
s'endimanchèrent.
Et comme nous marchions depuis cinq heures du
matin, Marthe apporta l'omelelte fumante.
L'étrange déjeuner tout de même, quand j'y songe
et digne de la brosse d'un Salvator Rosâ, sur les
bords de ce précipice, avec ces envolées d'aigles au-
dessus de nos tel es !
Les molosses des Bellacoscia connurent ce jour-l.'i
les délices, ô Lyon, de la pelure de tes saucissons,
et la fillette les sucreries ajacciennes.
Marthe m'avait rendu ma pipe, et les deux splen-
dides créatures, la fée blonde et la fée brune, nous
versaient à boire comme dans les festins des dieux.
Et c'est ces bonnes gens, pleins des vertus d'Abra-
ham, intelligents, fiers, beaux et généreux, que la
gendarmerie traque et persécute, pour une applica-
CHEZ LES BANDITS 229
tion un peu vive peut-être, mais juste de cette loi de
Lynch qui est la gloire de l'Amérique !
« Hélas 1 Monsieur, nous disait le jeune Antoine,
■qu'est-ce que la vendetta ! Elle a pour origine l'im-
possibilité historique où les Corses ont été pendant
des siècles entiers de se faire rendre la justice par
leurs dominateurs et leurs tyrans. Quelle histoire
que la nôtre : l'exaction, le volet le massacre en per-
manence ! »
Et il baissait la tête tristement.
Moi, je regardais ses cousines, et en les regar-
dant il me semblait que je le comprenais mieux. II
s'en aperçut, et parla de ses oncles.
11 vanta leur adresse extraordinaire au tir, et il en
cita des traits qui passaient toute vraisemblance.
L'un de nous, assez bon tireur, émit quelques
doutes sur l'un de ses récits :
« C'est impossible, dit-il, et Guillaume Tell lui-
même... ! »
Antoine ne le laissa pas finir, et, comme notre
muletier venait de placer sur la table la bouteille de
Champagne réglementaire, le jeune Corse dit quel-
ques mots à l'oreille de Marthe qui disparut.
Nous la vîmes dégringoler à grandes enjambées
sur la pente. Dix minutes après, elle revint, j'obser-
vai qu'elle était approvisionnée de cigares. \ avait-il
donc un bureau de tabac à la Pintica?
Je venais de m'emparer de la bouteille de Cham-
pagne, et, la tète un peu troublée peut-être, je pro-
posais un toast au père et à l'oncle de nos deux ravis-
santes échansonnes.
u Chut ! silence ! fit tout à couj) le neveu en ten-
dant l'oreille.
20
230
SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAlilS
— Qu'ya-l-il? — El jo reposai la Itoiilcille.
— Ne bougez pas!... Ali! ne bougez pas, vous
dis-je. »
Nous élions devenus lous silencieux, iminol)iles,
el nous écoulions les bruits lointains du i^oiilTre, lu
coup de feu reteidil.
Le bouchon de la bouteille venait de sauter,
enlevé au ras du g-oulot par une balle de carabine.
« C'est de mon rncle Anloii^.e ! fd le jeune T'oise. »
UNE ÉLECTION
II y avait une fois, à Bocognaao, un maire qui
n'était pas de la même opinion que les Bellacos-
cia.
Je ne sais pas du tout en ce moment, quelle était
l'opinion des Bellacoscia; mais s'ils étaient bonapar-
tistes, le maire était républicain, et s'ils étaient ré-
publicains, le maire était bonapartiste.
Pauvre maire ! Quelle profession !
Le malheureux ne s'était-il pas ingéré, un jour
d'élection, de vouloir que ses administrés votassent
tous selon son cœur de maire et pour le candidat de
son choix 1 A cet effet, il eut l'idée de distribuer à
ceux de ses électeurs qui ne savaient pas lire des
l)ulletins candidement numérotés, où ceux qui sa-
vaient lire pouvaient épeler le nom de ce candidat
bien-aimé.
« Vous arriverez à la fde devant l'urne, leur avait-il
dit, et successivement vous jetterez chacun votre
papier, non un autre, dans le trou. J'ai vos numé-
ros, et je saurai quel est celui qui aura trahi ma con-
fiance. Je ne vous en dis pas davantage. Allez !... »
232 SOL'VEMIIS d'un KNFANT I>R l'AFtlS
Il y a dos gons qui appolloiil cela de la pression
électorale !
Ils ne manqueront pas de crier (jue ce maire faus-
sai! de la sorte le mécanisme du suffrage universel.
En quoi :'
(^oniuiont vouloir que ceux qui ne savent pas lirt^
sachent écrire? L"importnnl n'csl-il pas (pic l'on
vole?
Une urne est une urne. Un maire est un maire, ou
je n'y connais rien.
Mais les Bellacoscia ne furent pas de cet avis. On
vint les avertir de ce qui se tramait, car ils prépon-
dèrenl dans les élections comme dans tout le reste.
Ils donnèrent donc de la trompe, et, à leur signal,
tous les parents qu'ils ont, cousins, neveux, amis,
protégés et bergers, escaladèrent les pentes du
monte d'Oro et se trouvèrent réunis au Palais-Vert,
chez le vieil Antoine.
Là, on tint un conciliabule où j'aurais bien voulu
être, car, moi aussi, je trouve que les cinq codes
manquent de fantaisie, et, le soir venu, tous étaient
rentrés à l'ocognano. Les rouets, comme d'habi-
tude, touriièrcnl au coin des cheminées.
Le lendemain matin, le vote s'ouvrit dans la gen-
darmerie, dépouillée à cet elTel de ses gendarmes.
Le maire était à son poste, le ruban allégorique au
ventre, souriant à lurnc, f|ui, de sa belle bouche, lui
rendait son sourire !...
Dix jeunes Bocognaniens, solides gaillards de vingt
à trente ans. la fleur de cyclamen aux lèvres, se pré-
sentent d'abord et marchent au jeu de tonneau répu-
blicain. Ils sont silencieux et calmes.
L'im d'eux tire de dessous sa v^ste une corde, et
UNE ELECTION 233
l'autre un éuorme bouchon de liège à bonder les
futailles.
Les huit autres exhibent simplement de ces stylets
atTûtés en langues de Irigonocéphales qui sont la
gloire de l'armurerie corse.
On ficelle le maire sur son siège même, on le bâil-
lonne devant l'urne, et on l'installe ainsi dans toute
son autorité incontestée. Puis on fait entrer les
naïfs porteurs de bulletins numérotés.
Les naïfs porteurs de bulletins numérotés n'ont
pas plus tôt vu la tète congestionnée du maire et
constaté sa ressemblance hurlante avec le Laocoon
du célèbre Virgile, qu'ils comprennent tout de suite
de quelle cime voisine souffle le vent de la liberté.
Sans hésiter, ils échangent leurs petits papiers
contre d'autres petits papiers, de dimension égale et
parfaitement semblables qu'on leur tend, et qui
portent un nom opposé, mais équivalent, et, sous
l'œil du maire embrasé, ils remplissent leurs devoirs
civiques. L'urne avale.
Inutile de dire quel candidat l'emporta, cette an-
née-là, dans le canton des Bellacoscia, et j'espère
que cela vous est, ainsi qu'à moi, tout à fait indiffé-
rent, tant l'histoire est jolie par elle-même.
Quand je suis triste, je pense à ce maire et je
m'ébats à l'idée du plaisir qu'il dut avoir, le soir,
à être déficelé et à boiie un coup.
20.
VIZZAVONA. VIVAIIIO, COUTE
Le plateau de Vi/.zavona ine.sure environ cinq kilo-
mèlre carrés, il s'élève à l'allilude de près de douze
cents mètres.
11 est le centre de 1 île.
L'hiver, la voie qui le traverse est très iVéïpieinnient
interceptée par les neiges, et la circulation s'intei-
rompt entre Ajaccio et Corle.
Les voyai^eurs descendent alors à une |)etile au-
berge de routiers, tenue |)ardeu\ cliarni.inles sœurs,
dont l'alTabilité est proveibiale.
Une vieille mère aveugle, immobile dans \'i\[vc. et
autour de laquelle gravitent des fdleltes pensives et
silencieuses, pare d'un mystère linlérieui- de Voslcria
corse.
Elle semble être la statue de la Vendetta, cette
vieille femme tragique, à peine estompée sur les
ténèbres du foyer, pAle et sans gestes; et comme la
F'occe de Vizzavona est fameuse dans les voceri po-
pulaires de la Corse par les aventures des bandits
légendaires qui y ont « opéré »,la première sensa-
tion, dès le seuil, est saisissante.
VIZZAVOMA, VIVARIO, COKTE 235
Dieu sait pourtant si l'accueil de ces bonnes gens
l'ut aimable 1
IS'otre venue avait été signalée, et nous trouvâmes
la petite auberge entièrement revêtue et quasi bro-
dée de cyclamens, pareille à un reposoir de la Fête-
Dieu, et si fleurie que nous n'osions en passer la
porte.
Celte énorme quantité de cyclamens avait été cueil-
lie le matin par les fillettes, dans la forêt, et tout le
hameau avait été requis pour en enguirlander la
maisonnette.
Une poétesse nous souhaita la bienvenue par un
compliment rimé, et le repas nous fut servi au flam-
boiement de tous les chandeliers qu'on avait pu
réunir chez les pauvres forestiers.
Le repas de l'hospitalité corse se compose immo-
difîablemenl de trois mets, d'ailleurs délicieux : des
carrés de porc cru salés et fumés, des truites de tor-
rents et du fromage de chèvre.
A l'époque de la chasse, le régal s'augmente d'un
service de bartavelles ou perdrix rouges.
Tout cela est présenté froid, et je dois dire que,
pour les perdrix et surtout les truites, ce mode
d'apprêt est supérieur à l'autre.
La truite de torrent corse mangée froide est d'une
saveur extraordinaire et fort au-dessus de celle des
truites de lacs suisses. Elle vaut la traversée pour un
gourmet, et même un petit naufrage en plus.
Ah I mon cher prince, vous en souvenez^vous de ce
souper pittoresque et charmant, sous le dôme noir
des mélèzes de Vizzavona !
Quelle soirée inoubliable !
Les cyclamens détachés des guirlandes pleuvaient
23ti
SOLiVKMHS I» UN EM-ANT 1>K l'AlUS
sur nos assielles. ramassés ti pleines mains par les
pelilcs filles de la vieille aux yeux moris.
Au loin, des bruissements de cascades décliiraienl
le silence de la montagne.
El puis des coups de feu lires aux étoiles par les
parents et amis de nos hôtes cl centuplés par les
échos, allaient réveiller les sangliers dans leurs
bauges et les renards dans leur gîtes.
Quelles santés ne porlâmes-nous point aux èli'es
chers, avec ce vin de Corse, doré comme le Xérès,
fort comme rAlicanle, et qu'Horace eût aimé !
Quelles chansons jusqu'à minuit cl (jnelles his-
toires aussi, de farouches histoires de bandits à la
fois implacables et débonnaires, dont les méchanis
gendarmes entravent la liberté héroïque elles amours
nalurolles, et qui ont résolu le problème de prendre
sans voler et de tuer sans assassiner ?
La cime blanche du monte d'Oro, que le prince Ro-
land allait escalader à l'aube naissante, scintillait ù
travers les branchages, diamant gigantesfiue, et nous
apercevions, distinct comme en |)Iein jour le petit
ferlin génois, agrafé an liane du pic cl lui bouclant sa
ceinture de pins.
Sournoisement, jesorlis de l'aubergeen |)lcinenuit,
cl je m'en allai sous bois vers le petit bastion génois.
Jamais je n'oublierai la senteur de celte forêt de
Vizzavona, la nuit.
Pas un souflle de vent n'agitait la masse des pins
et des mélèzes; au-dessus de ma lôte. dans le sillon
lumineux dessiné par les allées du parc sauvage,
d'invisibles archers lan(jaient des étoiles filantes, qui
passaient les pics et s'en allaient tomber, avec de.s
courbes immenses, en mer.
VIZZAVONA, VIVABIO, CORTE 237
Sous les broussailles, une .rumeur chuchotait,
c'est le mot, pleines de fuites, de réveils subits et
d'alertes, et du sol, drapé de ronces et d'oroban-
choïdes, une émanation puissante de résine, mêlée
à l'arôme de l'encre de Chine, me montait au cerveau
et m'étourdissait.
C'était la sève des térébinthes qui débordait des
troncs et parfumait abondamment la terre.
Je dus courir et gagner la route pour échapper à
l'enivrement.
Mais là encore l'odeur maie me poursuivait, et
j'allumai une pipe d'herbe corse pour la combattre.
L'herbe corse est une espèce de tabac grossier,
particulier à l'île, d'une violence excessive, que les
bergers fument au grand air dans de longs calumets
de merisier. J'en avais une poignée dans ma poche.
Le remède, toutefois était pire que le mal, et un
autre engourdissement allait me saisir.
Je me dirigeai donc à la clarté stellaire vers un
petit étang dont la plaque d'argent miroitait entre
des jujubiers, des palmiers sauvages et des épines,
et, m'étant imbibé les tempes et les narines d'eau
glacée, je passai là les dernières heures de la nuit.
L'aube parut bientôt, effaçant les étoiles, puis
l'aurore, qui colora de l'ose tendre les dessous de la
forêt.
Les cyclamens se rouvrirent, la mare se prismatisa
comme un cœur de tulipe, et sur les premières pentes
du monte d'Oro je vis le prince escalader, entre ses
deux guides, les brouillards transparents du maquis.
Petite auberge de la Focce, tout enguirlandée de
cyclamens, fleurs favorites de George Sand, au
plaisir de te revoir ! Que Dieu veille sur les bonnes
23S SOLVIiMItS I) LN EM-AM' DK l'AHlS
gens qui nous y hébergèmil avec lanl île cordiulilé,
cl que le cliciuin de fer, dt»nl l'inau^uruliou esl i»ro-
cliaine, nous dil-on, enricliisse les cliarnianlcs
femmes el les beaux enfants de celle famille
corse 1
Il faut partir. Hélas 1 il laul toujours pailir ! Sur
la roule sinueuse, la voix des cascades nous appelle,
et le vieux torrent du ^'eccllio. (|ui nous a envoyés
de ces truites, attend notre visite de digestion.
Nous descendons sur Vivario à bride abatluc, dans
un mouvement de valse infernale. Tout tourne, el,
grâce à l'élourdisseraent, le souvenir de nos cliar-
mantes hôtesses se dissipe, el le venl l'évaporé.
J'ignore absolument pourquoi la jolie petite ville
de N'ivario est ajjpelée les Chats de \'ivario, « Galli
de Vivario >■. Non seulement je n'y ai point vu plus
de chais qu'ailleurs, mais je n'en ai pas vu du tout
ni sur les gouttières ni près des rouets. Les explica-
tions que nous nous donnons entre nous de celte
particularité relèvent du genre facétieux cl grivois,
el, si elles nous font rire comme des moines, elles ne
peuvent rien ajouter à la science ethnoi-raphique
de la caravane.
La meilleure esl celle qui nous est fouiiiie par
Vincent Bonnaud qui est Corse : « On ajoute, dit-il.
le nom de « fhals » à celui de Vivario parce (pi'on y
vient surtout il la mi-aoùt ! >■
A en juger par celle calembredaine, vous devinez
tout de suite tians (piel état nous entrons en celle
commune, où la première chose qui frappe nos re-
gards surpris esl une slalue de iJiane chasseresse 1
Pounjuoi celle Diane?
\'ivario, avec ou sans chats, esl uji bourg de douze
VIZZAVONA. YIVARIO, CORTE 239
OU quinze cents âmes, remarquable surtout en ceci
que la vendetta y est abolie.
Une inscription latine en fait foi sous le portail
de sa petite église : Maledictiis qui percusserit clam
proximiim suiim, et dicet omnis populus : Amen!
« Maudit soit celui qui aura frappé à la dérobée
son prochain, et que tout le peuple dise : Amen 1 »
A la bonne heure ! Mais je ne sais pourquoi, je ne
m'y fierais qu à moitié. L'im[)récation, en somme, ne
laisse pas d'être assez jésuitique. Elle dit : « clam »,
l'imprécation, c'est-à-dire à la dérobée. Or, il y a
des vendettas le front haut, ainsi qu'on sait.
Est-ce encore à cette disparition de la vendetta
vivarienne qu'il faut attribuer le manque de cloches
dans la petite église? Car elle n'en a pas, et son clo-
cher est sans voix d'airain.
Sans doute on a réservé tout le bronze dont on
disposait pour la Diane, et telle est l'idée qui me
vient d'abord et flatte ma vieille manie pour le grand
et beau culte des (irecs Ah ! retrouver au fond d'un
vallon cyrnéen les traces de cette mythologie mer-
veilleuse, la religion humaine par excellence et la
plus joyeuse, c'est là une découverte philosophique I
Je pense à ce qu'un Leconte de Lisle imaginerait
sur ce thème et quel poème il nous donnerait. Les
chats de Vivario faisant fondre les cloches de leur
église pour couler une statue à Diane cynégétique ! ! !
Mais mon rêve est bientôt dissipé. Les Vivariens
ont des cloches. Seulement elles sont suspendues
dans les arbres !
Rien de plus pittoresque, d'ailleurs.
Quand le sonneur vient les tirer pour tinter les
offices, le branle qu'il communique aux châtaigniers
•_'1U SOLVEMHS U UN E.MA.M UK PAULS
eu gaule les cliAlaignes et égrène les grappes de
raisin noir dont leurs branchages sont festonnés.
Un inlérôl historitiue s'allache aussi à la ville et
la signale au tourisme savant de ceux qui voyagent
pour s'instruire.
C'est à Vivario que nacjuil. dit-on, vers l'an 816,
le rude i)ape Formose, l'un des porte-tiare les plus
batailleurs dont s'enorgueillisse la chrétienté.
De telle sorte que la Corse a eu aussi un saint-
père !
Ce Formose, dont l'histoire est d'ailleurs un peu
ténébreuse, a été, ces dernières années, remis en lu-
mière par un tableau fameux de Jean-Pavd Lau-
rens.
On sait ou on ne sait pas, que le pape Formose
fut déterré après sa mort par les ordres de son suc-
cesseur au Irùne de saint Pierre, Etienne VI.
Je ne me rappelle plus très bien ce qu'il avait fait
ni quel crime il avait commis contre l'Église. Tou-
jours est-il que, exhumé, revêtu de ses habits pon-
tilicaux et assis formidablement sous le dais, son
cadavre fut jugé par un concile.
On l'interrogea; un avocat répondit pour lui, je le
suppose, et il faut croire (|u'il répondit assez mal,
puisque i'e.x-pape fut condamné à l'unanimité.
On le mutila, on le décapita, et on le jeta dans le
Tibre. Des pécheurs l'y repéchèrent et l'ensoveli-
lenl secrètement dans la basilique de Saint-Pierre,
où il est encore.
Jean-Paul Laurens a tiré parti admirablement de
cette scène pittoresque de l'histoire ecclésiaticjue, et
je voyais encore à Vivario la mise en scène très simple
de celte accusation posthume et du geste féroce avec
VIZZAVONA, VIVARIO, CORTE 241
lequel Étienneincriminait la victime de cette vendetta
d'outre-tombe.
Corte n'est distant de Vivario que de douze kilo-
mètres; mais, comme nous désirions déjeuner dans
la capitale de l'indépendance corse et même avions
commandé ce déjeuner à l'hôtel Pierraggi par télé-
gramme, il nous fallut quitter de bon matin la ville
aux chats.
De la route tournante par laquelle nous montions
vers le pont du Vivario, les toits de Vivario, illuminés
par le soleil levant, flambaient comme vitres de
serre.
Tout à coup tout s'obscurcit, et la vallée sombra,
pour ainsi dire, dans une nuée, sans qu'il nous fût
possible de comprendre pourquoi ni par quel phéno-
mène cette nuée était odorante.
Mais comme elle répandait un parfum délicieux de
petit pain chaud et de café au lait, le phénomène
nous fui expliqué.
Toutes les cheminées fumaient et brodaient la
trame du voile flottant qu'ourlait la lumière, et que
la brise finit par dissiper.
Serragio-di-Venaco est un bourg assez important,
puisqu'il promet à Dieu une récolte de deux mille
âmes corses.
Quand nous le traversâmes, il était en proie aux
maçons et aux architectes, qui semblent vouloir y
multiplier les maisons de campagnes; de belles et
riches maisons, par parenthèse, construites en
marbre gris, et qui décèlent des propriétaires aisés.
Serragio est en train de devenir une résidence
d'été fort aristocratique, et j'y ai vu passer d'élé-
21
242 SOUVENIRS I) UN F.NFANT DE PAItlS
gantes amazones ([iic \c l)ois de Boulogne n'eiU pas
désavouées. Peul-èlre môme les eùl-il reconnues.
C'est (le Serragio qu'est originaire l'ilhislre famille
des Pozzo (li Borgo, ennemie traditionnelle et héré-
ditaire de relie des Bonaparte.
On y visite le château <iu'habitenl aujourdliui
encore les descendants du comte Carlo-Andrci. le
fameux diplomale. C'est, paraît-il, une maison ma-
gnifique et hospitalière, dont la qualité de loui'islc
français ouvre loute.s les portes.
Nous n'y frapperons pas, et pour cause.
CORTE
Le premier aspect de Corte est réellement saisis-
sant.
Au tournant du col de San-Pietro-di-Venaco, on
débouche tout à coup devant une vallée large, pro-
fonde, encadrée de hauts monts, que deux torrents
luisants sabrent en croix. On dirait d'un duel en etïet
entre le Tavignano, rude cavalier d'or, et la Resto-
nica, fière amazone à l'armure d'argent, duel sonore
s'il en fui et dont tous les coups retentissent au
loin.
Ce tournoi s'éternise dans une lice ravagée, où
des ceps de vigne brûlés et tordus par le phylloxéra
figurent assez bien un champ de bataille couvert
d'ossements calcinés par le soleil et décharnés par
les oiseaux de proie.
L'ampiiilhéàlre est formé par les gradins alpestres
du Rotondo, et, au centre de la lice, un rocher de
trois cents pieds, dégringolé là dans une secousse
géologique et sur lequel s'érige une citadelle, semble
être la tribune de la cour des juges du camp.
Telle est l'illusion d'arrivée.
241 SOUVENins I) UN ENFANT DK PARIS
Elle esl encore corroborée par celle remarque
assez curieuse que le nom ile Corle signifie « cour »
en ellel, en ilalo-corse.
L'admirable situalion de la ville, tani au poinl de
vue slralégique cl défensif qu'au point de vue ar-
lisli(jue el pilloresque, s'explique par la Iradiliou
locale (jui veul que Corle ail élé fondée par les
Maures de l'occupation de 77.'], c'esl-à-dire sous
Cliarlemaj^^ne, el que les rois sarrazins y aient établi
Fun de leurs séjours d'été délicieux, .le n'y vois,
pour ma part, aucun inconvénient, el j'accorde de
grandcœur la vraisemblance, n'étant pas clerc en ces
questions.
Mores(|uc ou non, toujours est-il que ce roc de
cent mètres couronné d'une citadelle à laquelle s'ac-
croclienl, comme grappes de lierre, des maisons
assez vertigineuses, esl d'un elïel surprenant.
Sourcilleux et rébarbatif, il se plante au centre de
l'Ile, et l'on sent <jue c'est là. que bal le c<eur du fa-
rouche petit peuple dont Tliisloirc vaudrait celle des
Grecs, si plus d'art l'immanisail un peu. Corle, c'est
Sparte avec une acropole; elle a, en Paoli. son
Lycurgue à la fois et son Pausanias.
J'avais souvent entendu citer un dicton familier
aux insulaires :
« Le Corse est Français à Ajaccio. Italien à Baslia,
Corse à Corle. »
.le l'ai compris dans cette dernière ville. Corie
esl la vraie capitale, non seulement de l'indépen-
dance, mais de l'esprit et du caractère cyrnéens, et
Pascal Paoli en reste l'incarnation.
En Bonaparte on trouve, à doses égales, mais on
trouve les trois nuances du type : l'italienne, la corse
CORTE . 2iô
et la française. En Paoli, on ne trouve que la
deuxième.
A Corte, je fus extrêmement frappé de cette pré-
dilection des insulaires pour leur Pascal Paoli. Elle
est ethnique.
La maison de Paoli est bien municipal.
C'est la mairie, l'école et le musée.
Elle est publique, intacte et sacrée.
Les Corses veillent sur celle-là ; ils vont sans doute
y placer les cendres que rAnglelerre restitue à leur
vénération.
Lorsque nous arrivâmes dans cette petite ville
sourcilleuse, au pied de laquelle deux torrents en
collision vocifèrent, il y avait une course de che-
vaux corses sur le boulevard.
Ce boulevard, longue avenue omlu-euse de pla-
tanes et dallée comme une rue italienne, aboutit à
la place où le bronze du libérateur se dresse sur sa
fontaine.
Là était le point d'arrivée el le but du steeple-
chase.
Montés à poil sur leurs petits chevaux noirs, cheve-
lus, aux jambes fines, déjeunes gars de quinze à dix-
huit ans, souples, ardents el nerveux, accouraient
au triple galop du côté de Bastia, et les dalles de la
rue sonnaient comme cloches à leur passage.
Quand on n'a pas vu un Corse à cheval, on ne sait
pas ce que c'est que l'ivresse de la liberté.
Sous leurs vastes chapeaux de berger, aux ailes
battantes, les regards des coureurs jetaient les feux
du diamant noir.
Comme dans les bas-reliefs antiques, ils tenaient
le bridon tendu de la main gauche, et la droite,
21.
2H; SOUVLNiHS 1) VS I:N1-AM de l'AKlS
levée en balancier, foui'ltail les rameaux bas des
l>lalancs el dcssinail dans l'air le silhii^e de leur
eoin'so.
Ils allaient de la sorte vers la statue de Paoli,
comme la ilèche file au but ; et lorsqu'ils arrivaient
devant elle, ils la saluaient avec un tel cnlliousiasme
qu'il était inutile de savoir le i)atois corse pour
compiendre ce qu'ils lui disaient.
On ne parle de la sorte à un bonhomme de bronze
(|ue lorsqu'il vous répond quelque chose à l'oreille.
LA PEVEUONATA ET LE BROCCIO
Malgré loul l'inlérèl que les souvenirs du libéra-
teur de la Corse inspirent aux visiteurs de Corle, ma
\isile, à moi profane, m'en promettait un autre d'un
ordre moins relevi- jx-ut-étre, mais plus rare. Je dé-
sirais y manj^er une >< peveronata ».
Qu'est-ce qu'une» » peveronata " ? alle/.-vous
dire.
Je n'en savais absolument rien moi-même. On
m'avait dit seulement : « Si vous allez en Corse, ne
manquez pas de vou.s arrêter à Corte pour y dégus-
tei" la ^( peveronata ». Il n'y a cpie là qu'un sait la
l'aire. »
« Peveronata » se traduit assez exactement par
« poivrade », mais cela n'explique rien du tout.
Or donc, en arrivant à l'hùtel de l'Europe et dès le
seuil, où nous attendait l'excellent M. Pierraggi,
son propriétaiie, mon premier cri dallamé fut :
«< Avez-vous de la « peveronata ? »
A cette question, sans doute malencontreuse, je
vis notre hôte soupirer, et ses reyards embrassèrent
CORTE 247
mélancoliquement le vaste vignoble calciné où le
microbe a mis la ruine.
« Ah I fil-il, ce n'est pas la truite qui manque; c'est
le reste I »
Le reste, c'était le raisin. Or. sans raisin, pas de
« peveronata » I
En 1872 encore il y avait tant de raisin sous Corte,
qu'après en avoir exporté pour six bons millions, lés
vignerons ne savaient plus que faire de ceux qui leur
restaient. Ils le donnaient, et, pour retrouver un peu
de place dans leurs caves, ils finirent par jeter dans
la Restonica le surcroît de leur récolte.
Les truites de ce torrent sont fameuses. Elles dis-
putent la palme de la faveur à celles du lac de Melo,
dans le Rotondo, qui, à dire d'expert, sont plus mai-
gres. Elles aiment les eaux glacées de la ResLonica,
où, paraît il, les anciens Corses venaient tremper
leurs épées pour leur donner une belle patine, et
elles s'y engraissent à plaisir.
Quand elles reçurent dans leur neige fondue ces
cascades inconnues de vin rouge, les truites s'y gri-
sèrent. Elles s'en allaient à la dérive, le ventre en
l'air, et on les prenait à la main sous les ponts.
Quelques Cortésiens eurent l'idée de cuire ces ivro-
gnesses elde les accommoder, et ils connurent qu'elles
étaient divines. La « peveronata » était inventée.
Ce n'est pas autre chose, en elîet, qu'une bouilla-
baisse, ou soupe de poisson, à un seul poisson qui
est la truite de torrent corse. Elle les vaut tous. Bouil-
labaisse au vin, Messieurs et Mesdames I Mais avez-
vous le cœur solide et l'estomac invulnérable?
La truite grasse (il la faut grasse) est d'aboi d cuite
dans l'huile d'olive, puis précipitée en un court-bouil-
2-18 SOLVlCMUvS 1) LN IIM-AN l l)L l'AlUS
Ion aromatique de vin de C-orse où il entre du poivron,
de la tomate, des piments roufj^es, de Tail à l'oisou
comme il sied, du vinaigre et du poivre, du poivre,
du poivre.
Point lie safran, ce rpii m'étonne.
J'ignore combien de minutes doivent cuire en-
semble les éléments de celte terrible composition;
mais ((uand on la avalée, on a lenfer dans le corps.
Dante lui-môme en serait malade 1
Le succès de la « peveronata » fut considérable a
Corle, même dans cette population sobre qui se
nourrit d'une polenta de chAlaignes. On constata, en
elîel, qu'elle altérait tellement qu'il fallait boire au
moins jiendant un jour et .sa nuit pour apaiser la
soif qu'elle déterminait.
Et les caves se vidaient d'autant pour la vendange
de l'année suivante !
Ilélas I depuis 1872, les pauvres Cortésicns, at-
tristés par le iléau qui les a ruinés à demi, ne font
plus de « peveronata ». Comme disait M. Pierraggi,
ce n'est jtas la truite (pii manque, c'est le l'este !
Four i-enqilacer cette bouillabaisse << abolie » nous
priâmes notre liôte de vouloir bien nous procurer
du « broccio >-. (^)uoiquo la saison fût bien avancée, il
nous en promit pour le lendemain, et il tint parole.
Le « broccio » est le mets national et le régal de
la Corse. Il est célèbre entre tous les fromages, et
qui n'en a pas goûté ne connaît pas l'île.
Les bergers le fabriquent de la pure crème du lait
de leurs chèvres, dans des corbeilles de jonc; il est
de la couleur de la neige et parfumé de tous les
arômes légers du maquis. Sa fraîcheur est délicieuse
el sa saveur virgilienne. Dajihnis assurément n'en
CORTE 21it
offrait point d'autres à Chloé. Mais les continentaux
profanes et peu bucoliques le* traitent comme un
« petit suisse ». Ils le broient dans du rhum avec du
sucre, et ils perdent ainsi, palais blasés, tout le plai-
sir pastoral de son goût élyséen. Je ne crois pas que
le « broccio » aurait un grand succès chez Chevet,
fùt-il de Bastelica même.
Il m'a semblé même qu'à Cortedéjà, où on le paye
encore deux francs le pain, il perdait un peu sinon
de sa renommée, du moins de son crédit.
Du reste le « broccio » a toujours été, et il est en-
core, une gourmandise, et on ne le sert que dans les
grands hôtels et sur les tables aristocratiques.
Le commun a son fromage courant et de consom-
mation journalière, le « caccia ». C'est une effroyable
rondelle de roquefort aigre et puant le bouc, et que
^'incent Bonnaud proposait d'atteler à notre landau
pour les montées. Il l'avait même baptisé du nom
explicite et comique de « fromage de renfort ! ».
La race corse n'est pas artiste et il ne lui a manqué
que de l'être pour que son histoire, pleine de Mara-
thons et de Salamines, et riche en Miltiades, euThé-
mistocles et en Épaminondas, importât autant à
l'humanité que celle de la presqu'île hellénique.
Hélas, l'île héroïque n'a ni poètes, ni peintres, ni
statuaires, ni musiciens, et pas même d'architectes.
Le peu d'art que son petit peuple, si intellectuel
cependant, dégage, vient du maquis et des monta-
gnes, et c'est de l'art primitif, en enfance, informulé.
Les bergers, dans leurs solitudes alpestres, au bord
des lacs glacés, s'occupent, sous le lourd manteau
de poils de chèvre, à ciseler grossièrement des nœuds
de merisier pour en faire des pipes. Mois ils ne réa-
250 sorviiMiis i) UN i;mant ni-: pahis
lisent guère que des bamboches. L'instinct de lu
l'orme y reste obscur, le sens de la l)eauté en est ab-
sent. Aucun (Jliotto ne dessinerait, dans le sentiment,
sur la neige, le j)rolil de sa chèvre |)rèférè<\
J'ai achelc de Tun d'eux une poire à poudre en ra-
cine de bruyère sculptée; elle représente une lèle
d'officier à mousiaches, celle du « biave général ->
peut-être, car le boulangisme sévissait ferme, en
Corse, pendant notre excursion, et les chromos de
propagande empoisonnaient les murs de tous les ca-
barets. Celle poire à |)omlrc est assez déconcerlanle.
Le Corse n'auiail-il daulre idt'-alquc l'idéal militaire ?
Il ne m'a pas été donné, à mon grand regret
denlendre un « vocero », qui est n chant fum'i-aire,
la plupart du temps improvisé par les femmes sur
le cadavre de leurs morts. L'usage s'en rarélie d'ail-
Leurs de plus en plus, et les vocéralrices qui restent
encore sont connues par leurs noms dans les cin(j
arrondissements. Fort ilgées déj.^, elles ne forment
déjà plus d'élèves.
J'ai pu constater cependant, notamment à Calvi,
ainsi que je le conterai plus loin, que la femme corse
est véritablement douée du don de rim[)rovisation
lyrique.
A l'Ile Housse, quehiues jeunes gens se concertent
encore pour donner des sérénades. Sont-elles origi-
nales, et sorlenl-ellos de l'imaii-ination propre des
joyeux enfants de la Balai-ne? ^'(>ilà ce dont je ne
saurais décider, n'ayant p;is en le temps d'étudier la
c|uestion. Ces sérénades cependant, entendues de
loin, me parurent rythmées à lilalienne. Elles sen-
taient le troubadourisme moderne des rpiinlettes
ambulants de la Rivière de (jènes.
CORTE 2"1
Des deux seuls arlislesqui m'aient été révélés, l'un
est un armurier de Piediparlitio, villag-e de l'Orezza,
et l'autre est un tourneur de cannes, à Corte.
L'armurier de Piedipartino est le dernier peul-
ètre qui trempe, nielle, damasquine et orne le
célèbre stylet corse du vieux jeu, celui qu'on no
trouve nulle part et qui n'a qu'un fil tranchant à sa
lame. Les stylets d'aujourd'hui, pareils aux poignards
catalans, coupent des deux côlés, ce qui est une hé-
résie, et ils n'ont d'ornemenls que sur la gaine. Ils
tuent sans doute aussi bien, mais moins artistement
que les autres, ce dont le bonhomme de l'Orezza est
inconsolable.
Pour le tourneur de cannes, c'est un serrurier for-
geron de la Place Paoli, à Corte, qui, le dimanche el
pour son plaisir, s'amuse à travailler des bâtons. Il
a surtout une spécialité où il est unique au monde,
c'est la canne en cœur de chêne.
Il est assez malaisé de se procurer l'une de ces
pièces d'art, quoiqu'elles ne coûtent point bien cher,
d'abord parce que le serrurier n'en vend qu'à ceux
dont le visage lui revient, et ensuite parce que les
branches de chênes dont elles sont faites se rencon-
trent difficilement sur l'arbre ou assez courtes ou
assez longues. 11 les décortique enelVet et les décharné
jusqu'à ce qu'il arrive à la première pousse, la tige
d'un an, et souvent lorsqu'il l'atteint, à travers les re-
vêtements et les superpositions de chair ligneuse,
il se heurte à des nœuds, à des inégalités invincibles
et dont sa forge même ne vient point à bout. De là
la rareté de ces cannes.
Mais qu'elles sont belles, solides et douces à la
main, avec leur vernis d'ébène et leurs viroles de
2."»2 SOLVKMUS I) UN ENFANT l)K PAHIS
ciiiviv el d'acier gravés d'arabesques : quelles cannes,
rt p;Ue VerditM'.
La mienne fui laile sur mesure : je veux dire (jue
le tourneur prit la mesure de mon coude à la lerre,
alin ({u'elle me reslAl à jamais propre el personnelle
et fût ma canne !
Muni d'un tel chef-d'œuvre, on peut monter à la
ville haute, où se dresse le seul monument intéres-
sant de Corte, la maison de Paoli ; et j'y monte.
Avant d "y parvenir, par une rue à larges escaliers dal-
lés propices aux unes et aux mulets, et non loin d'une
jolie fontaine en pyramide où chante dans une vasque
circulaire l'hymne cristallin des eaux limpides, je
me fais indiquer le cercle corlésien.
Le cercle de Corte fait trembler les soixante-six
pièves el les six diocèses de l'île.
La malice de ses membres est proverbiale ici, et
elle perpétue, dil-on, les traditions sarcastiques de
ce .Minuto Grosso cpii fut le boulïon de Paoli.
Je n'avais lu nulle paît que Paoli eût un fou,
comme François l''^ et je lai appris à Coite pour
la première fois.
Ce fou, pareil à tous les fous, et notamment à ce-
lui du fabuliste, vendait de la sagesse. Il en vendait
à Paoli par mode de [)roverbes et de maximes, et tel
le bon Sancho Panra à Don Quichotte.
Les proverbes, c'est le bon sens en dragées.
Minuto Grosso en était confiseur.
Il fit partie des conseils de la dictature, et au mi-
lieu des délibérations il jetait l'amande dans la mé-
lasse, soit le petit mot pour rire. Minuto Grosso —
en français le Fin (iros — est l'aïeul intellectuel et
le patron que le cercle terrible de Corte revendique.
CORTE 253
Il était bossu, ce qui est nécessaire pour avoir de
l'esprit. Je n'en sais pas davantage sur ce Triboulet
corse, dont le patriotisme d'ailleurs ne le cédait à
celui d'aucun de ses compatriotes.
Le « palazzo di Corte », ou maison Paoli, est un
monument à deux destinations, qui contient à la fois
l'école et la prison de ville. Ajoutez-y, s'il vous plaît,
le musée.
Dans la partie affectée à la prison, et qui est la
base de l'édifice, je vis, le jour où je m'y rendais, un
spectacle assez étrange. Un malheureux alcoolique
ramassé la veille au soir dans le ruisseau, s'était ac-
croché par les mains et les pieds aux barreaux d'un
soupirail, et d'une voix effroyable, centuplée par la
sonorité des rues, il hurlait frénétiquement : « A
boire ! » Toute la ville en était remuée.
Impossible de le faire taire. Hérissé, convulsé,
livide, il demandait de « l'eau » depuis près de i4
heures. On apercevait de la rue des bras de gardiens
qui lui tiraient les jambes et tentaient de le dégrafer
du grillage. Jamais rien de plus terrible ne m'est
apparu sur la terre que ce supplicié douloureux en
proie à une torture inouïe, et posant, sans s'en dou-
ter, une figure splendide des cercles dantesques.
On lui avait pitoyablement tendu des gourdes,
mais il n'avait pu les saisir. Il ne les voyait pas. 11
hurlait, suspendu comme un singe à sa cage, et sans
doute, dans les steppes tremblants du delirium, il
voyait passer devant lui des nappes d'eau délicieuses,
fraîches et claires, qui clapotaient entre les rives.
Des enfants montaient à l'école.
Cette prison de Corte est, du reste, maudite et
vQuée aux dieux infernaux par tous les Corses.
22
•254 SOUVENins 1) UN EM ANT DK PARIS
Son insalultiilr (^oiifino à l'assassinai.
Di'jà Hlaïupii, l'écononiisle, avait, an cours des
enqnèlcri indnslrielles qu'il conduisil dans nos dé-
partements, déclaré en i8'|0 qu'il tenait cette prison
de Corte pour « un outrage à l'humanité ». La décla-
ration fil du bruit en ce temps-là ; mais l'état est le
même, ou à peu près.
Si le rez-de-chaussée, demeure des gardiens, est
lellemeul humide que pour eux la position est déjà
intenable, que dire des caves et, plus bas, des ca-
veaux, où l'on enferme les prisonniers?
Ils sont, les trois quarts du temps, inondés. « Les
plus robustes, médisait, d'une image saisissante, un
citoyen de la ville, y « moisissent » en six mois ! »
La cruaulé raffinée et orientale du conseil des Dix, à
Venise, n'a jamais réduit les criminels à une telle
misère, et la mort par pourriture est un supplice
qu'on n'inflige qu'à Corte.
Si ce collège-musée n'était que musée, on aurait
mauvaise grâce à se plaindre, car personne n'a ja-
mais mis les pieds, depuis la mort du cardinal Fesch,
dans les salles où s'enfument les tableaux de son
legs. Je suis peut-être le seul voyageur qui ail de-
mandé à voir ces toiles.
Mais ce collège-musée est aussi collège, et les en-
fants de la ville vont y profiter d'un autre legs que
Paoli Cl pour l'instruction de ses compatriotes. Dé-
sireux, en etlel, de les soustraire à l'influence du
cler"-é italien, il laissa par testament une somme im-
portante au municipe cortinais et destinée à entre-
tenir l'université libérale à quatre chaires qu'il avait
fondée dans la ville en i'C}\. Celte université n'a
point prospéré, et le combat a cessé faute de combat-
CORTE 255
lants. Mais elle est remplacée par une école secon-
daire, que suivent cent vingt élèves; et si ces enfants
jouissent du privilège d'être élevés au milieu d'un
certain nombre de croules italiennes, on ne voit pas
la nécessité de les en punir en les exposant deux fois
par jour aux menaces de la fièvre typhoïde.
S'il est d'ailleurs curieux, et il l'est, ce palais à
tout faire, de Corte, c'est pour les souvenirs histo-
riques qu'il évoque, souvenirs chers, et à bon droit,
à ses citoyens. Car, en vérité, des peintures dont il
est moins orné qu'encombré, je ne sais que vous
dire. On ne les entretient même plus pour la forme.
Elles tombent, elles aussi, en pure déliquescence.
Elles s'écroûtent, et d'énormes écailles de pâte co-
lorée pendent de la trame sur les cadres. Il y a cepen-
dant des pièces, sinon belles, du moins importantes,
de diverses écoles d'Italie et des maîtres de second
ordre. Mais comment en juger? (lomraent les voir
seulement? L'ombre tombe à grands plis dans les
salles, et des toiles d'araignée séculaires interposent
leurs vélums poussiéreux entre Fœil du spectateur
et les toiles lézardées et noires.
Pauvre Joseph Fesch ! s'il pouvait voir quel cas
on fait en Corse de sa collection ! Ah ! mais non, ils
ne sont pas artistes, tes cousins, mon cardinal 1 Ah !
sapristi !
La chambre de Paoli, que le recteur de l'école
nous fit obligeamment visiter, est la bibliothèque.
Elle contient des manuscrits de grand intérêt, pa-
raît-il, et tous les papiers relatifs à la guerre d'indé-
pendance et émanés du conseil des k Neuf ». Le dic-
tateur, pour se garer des attentats, avait fait doubler
sa fenêtre avec des volets de liège de trois pouces
25r. SOUVliNlHS 1) UN KM \NT DE PAKIS
d'épaisseur. Ils y sont onrorr. C.erlcs, il connaissait
le oaraclère île son peuple. On conte d'ailleurs f|u"cn
sus de l'escorte de vinj^l-([uatre hommes (pii le veil-
lait jour et nuit, il i^ardail auprès de lui en' perma-
nence de forts molosses aux crocs formidables, et qui
ne connaissaient que lui et son fou.
Les colonnes, les fameuses colonnes du trône que
les « Neuf » stupéfaits virent un jour subitement
dressé dans la salle du conseil, sont également con-
servées. Le bon recteur sourit en nous les montrant.
Il cherche dans nos regards si nous sommes avisés
de cette histoire étrange du trône, que nombre de
Corses nient furieusement, quoiqu'elle soit très vrai-
semblable.
L'idée de se faire élire roi de Corse, a dû passer
par la tète de Paoli. Elle était rationnelle en somme,
et tout à fait conforme au goût d'autonomie que les
insulaires ont toujours eu, qu'ils ont encore, selon
moi. Ouand on prend <1c l'indépendance, on n'en
saurait trop prendre. Napoléon lui-même avoue,
dans le Mémorial, qu'après l'abdication de Fontaine-
bleau il songea à se retirer dans l'île natale >< avec
ses cinquante mille Corses », et d'en demander aux
alliés le gouvernement et le sceptre héréditaire. Cela
eût mieux valu peut-être <pje de remettre son épéeà
l'Angleterre. Ile pour île, Cyrnos valait pour lui
Sainte-Hélène. Les Corses, soyez-en sûrs, n'eussent
eu que de l'enthousiasme pour la combinaison.
Quoi qu'il en soit, Paoli lit aussi ce rêve. Un jour
les Neuf trouvèreni, dans la chambre des délibéra-
tions, un trône surgi comme par hasard à la place où
le général s'asseyait d'habitude. Ils se regardèrent et
sortirent. C'était un four. V^o\\ le comprit et ne
CORTE 257
recommença plus. Minuto Grosso dut lui en dire de
vertes, et l'orig-ine des volet's de liège vient de là
probablement.
Le bon recteur de l'école me confie à l'oreille qu'il
avait traité, dans ses loisirs, cette curieuse scène,
tout à fait shakespearienne, en vers, et qu'il l'avait
envoyée au Figaro pour le Supplément. Il n'en a
point eu de nouvelles. Je lui promets d'en parler à
M. Périvier, et j'échappe ainsi à la lecture qu'il me
menaçait aimablement de m'en faire.
22.
LA SCAL\ 1)1 SANTA IIKiilNA
Pour visiter ces gorges magnifitjues, il s'agissait
(le faire un crochet aventureux, de renoncer aux
drlices (lu nouveau chemin de fci- qui relie Corte
à Fiaslia et dont la gare crénelée (elle est crénelée,
miséricorde 1) nous appelait par ses sifflements civi-
lisés, et de nous engager onfm, aprî^s certain |)Oul du
Diable, dans un déhlé farouche plein de légendes et
riche en embuscades, par un chemin muletier lon-
geant le précipice, au bout dufpiel était le mont
Cinto.
Ce mont Cinto est le pic le plus voisin des étoiles
qu'ait la Corse. Il |)erfore le ciel diiu trou de
2.710 mètres de profondeur, et notis avions pour
chef d'expédition un homme qui ne badine ni ne
tergiverse avec de pareilles attractious. Il fut donc,
résolu que nous ferions ce coude.
Des provisions de bouche, mesurées pour trois
ours, s'empilèrent dans des paniers que chargèrent
nos calèches.
Le seul village de caractère que l'on rencontre
avant le Pont du Diable est Soveria ; mais il vaut
LA SCALA DI SANTA REGINA 259
que l'on s'y arrête. Quel profil hautain sur la mon-
tagne !
Je serais bien étonné qu'il n'eût pas donné son
homme à la Corse et que rien d'énergique ne fût
sorti de ce nid d'aigle. Il ne me surprend pas d'ap-
prendre en effet que Soveria est le bourg natal de
l'un des plus rudes grognards de l'épopée impériale,
le général Cervoni, tué à quarante et un ans à la
bataille d'Eckmûhl.
Ce général est le héros d'une histoire assez amu-
sante. C'était lui que Napoléon avait chargé d'aller
au Vatican signifier à l'héritier de saint Pierre sa
dépossession définitive du cher pouvoir temporel. La
mission n'était pas des plus agréables. Cervoni s'en
acquitta avec une brusquerie si soldatesque que le
malheureux Pie VII en resta épouvanté. Le général
était de l'école littéraire et diplomatique de Cam-
bronne.
Quelques années plus tard, quand le pape s'en vint
à Paris pour le sacre impérial, Cervoni eut son tour
à la suite des autres officiers, pour saluer le pontife,
et il le fit d'une voix de stentor, avec l'accent quasi
italien qui est le corse. Pie VII avait gardé un vague
souvenir de cette voix-là. Elle lui rappelait quelque
chose d'embêtant dans sa carrière. Il dressa la tète,
regarda le général, et le complimenta de parler la
langue harmonieuse du « si ».
« Vous êtes Italien ? demanda-t-il.
— Presque, sainl-père, tonna Cervoni.
— Eh ! eh ! sourit le pape en s'avaucant pour le
bénir.
— Oui, je suis Corse.
— Ah ! ah ! ah ! »
2G0 SOL VE.MUS I) LN ENFANT HE PAEdS
El Pie VII recula, liinide.
« C'est moi, Ccrvoni ! I !... dit le soldat on adoucis-
sant son cuivre.
— Cervoni? Diavolo!... »
Kl le vieillard piit lilléralemenl la fuilo.
Le père du i;énéral. Tome Cervoni, avail été lui-
même un militaire réputé; il avait pii.s part à la
guerre de l'indépendance corse sous Paoli. C'était
un de ses capitaines. St'lant fâché, je ne sais à quel
sujet, avec le dictateur, il se retira à Soveria, chez
sa mère, femme d'une vertu magnifique et d'un ])a-
Iriùtisme passionné.
Lorsqu'un jour on a|)prit dans le village que Paoli
venait d'être surpris par Matra, son ennemi, refoulé
dans un couvent auquel on avait mis le feu et qu'il
allait y périr. Or Paoli, c'était la patrie incarn/('>e.
Nulle injure ne pouvait empêcher un bon Corse d'en
convenir et de le reconnaître.
« Va! » dit la mère en lui apportant sa carahine.
Tome cependant hésitait, étant vindicatif comme
tous ses compatriotes, et ne sachant pas pardonner.
La vieille ouvrit imjiérieusement la porte :
« Val » lit-elle une deuxiènie fois.
Sans doute la cause de l'ininiilié élail grave, car
le capitaine ne se décidait [tointà obéir :
— .Non, mère, disait-il.
— Soit donc maudit le lait dont je t'ai allaité!
proféra la montagnarde, en une malédiction eschy-
lienne qui est demeurée [)roverbiale dans l'île.
« Va ! >> fit-elle encore.
Très pâle. Tome Cervoni se leva, prit son fusil,
réunit quarante hommes dans les environs et alla
délivrer Paoli au couvent de Bozzio. Il tua même
LA SCALA DI SANTA REGINA 261
de sa main le traître Matra, partisan des Génois. Et,
ceci fait, il revint à Soveria sans avoir voulu serrer
la main au héros national, ni même le voir.
Il rentra dans sa maison, déposa son arme dans
un coin, et s'asseyant dans Tàtre :
« Mère, vous êtes obéie, dit-il.
— Bien, tit-elle, voici la polenta du soir. »
Paoli fut obligé de venir lui-même à Soveria re-
mercier son libérateur. Tout le caractère corse est
dans cette histoire, très populaire chez les insulaires,
et qui attend son poète.
Je ne demanderais pas dix ans pour que le défilé
de Santa-Regina, en Corse — s'il était connu —
devint aussi célèbre que n'importe quels cols de la
Suisse ou des Pyrénées les plus chantés par les
guides et les touristes, car il est de toute beauté.
Nous pouvons dire que nous l'avons à peu près
découvert. Je n'ai pas vu du moins qu'il ait été ex-
ploré par d'autres excursionnistes, et s'il l'a été, ils
n'ont pas rendu justice à ses magnificences.
Cette rampe débute par une corniche montant par
de larges lacets à l'escalade de la montagne. Encore
un remarquable travail d'art, dont le seul défaut est
de s'arrêter court, étant inachevé, et d'aboutir au
vide.
Le Golo coule sur la gauche, et à mesure qu'on
l'abandonne pour s'élever vers le pays des aigles, il
gronde de plus en plus et plus sévèrement et gémit
par les voix déchirantes de ses cascades.
Au point d'interruption de la corniche, près d'une
petite auberge en bois où l'on peut remplir sa
gourde d'eau-de-vie et casser une croûte, il faut re-
noncera la douce véhiculation des calèches. C'est le
2\\2 SOLVEN'IRS D UN EM ANT DK l'AHIS
tour de r(''quiliilioii. Do brnvos iiiulcls linlinnalm-
lanls nous alloiulonl, lonl liarnacli(''s, el ils se cliar-
ii^piil (le nous hisser, «l'un pie»! infaillible, sur les
plans les plus verticaux.
Où est le eliemin ?
Pour moi, je n'en vois pas du loul.
Lorsqu'on ne voit pas de chemin et nulle pari dans
une montagne, cela s'appelle, en alpinisme, ■( roule
muletière ».
^'a pour roule muletière. Mais oîi est-elle?
\'incenl Bonnaud me montre quelque chose qui
dégouline, là, en face. Je ne distini^ue que des cail-
loux, descellés sans doute par des tillralions el rou-
lant les uns sur les autres. Ils crépitent comme grêle.
C'est ça ! — Broumm !...
Ces étonnantes murailles de granit (jue niosaïqucnl
ies porphyres et les marbres et que les forêts de pins
lariccio veloutent d'une mousse gigantesque, des-
sinent des coupes et des profds d'une variété, d'une
richesse de formes, d'un caractère si grandiose,
<ju'on en demeure bouche bée et confondu.
Par instant, loisque le col se resserre et ouvre sur
nos léles une nef immense de cathédrale, des ro-
chers voisins, ravinés par les pluies, complètent
l'illusion par des apparences d'orgues, el tout au
fond, en perspective, un tabernacle se dresse sur un
maître-autel avec ses candélabres de quartz.
Vingt pas plus loin, ce sont des simulacres de Ba-
bylones pétrifiées où rien ne manque, ni les rem-
parts, ni les tours, ni les monuments, et (|ui parais-
sent avoir été laissés là, sur un plateau désormais
inaccessible, par quelque retrait des mers.
D'aulres fois on croit distinguer des <lonjnns
LA SCALA DI SANTA REGINA 265
aériens, masses régulières, entassements scientifi-
ques de blocs carrés et pareils à ces forteresses où la
féodalité enfermait ses villes.
A ce tableau succède celui d'un petit Vésuve en
éruption, bavant de tous lescôtésdes laves de plomb
liquide qui sont les chutes d'eau des sources nais-
santes. Puis, au tournant entre les mélèzes, comme
un miroir de Vénus égaré sur gazon, un lac mi-
roite.
La route dite « muletière », soit l'espèce de glis-
sade raboteuse et croulante où nos mulets tournent
suspendus, circule sous les rocs surplombants et
longe le précipice. C'est effrayant, cet escalier de
Piranèse où d'heureux lézards chauffent au soleil
leurs fins corps de crocodiles, pareils à des agrafes
d'émeraude ! Jamais je n'ai vu autant de lézards
qu'en Corse, ni d'aussi jolis. Mais, hélas ! qu'ils ont
peur de l'homme !
A gauche, baignée dans l'ombre violâtre d'où sur-
gissent quelques aiguilles roses, la scala di Santa-
Regina se masse ténébreusement et s'enfouit, pleine
de mystères.
A droite, elle flambe.
Les clameurs dvi Golo tantôt nous quittent et
tantôt nous reprennent et rien n'est comparable
enfin à Tespèce d'angoisse délicieuse qui nous étreint
pendant celte ascension perpendiculaire, plus abrupte
cent fois que le chemin du paradis.
DE CORTE A BASTIA
Le plus beau cliemin pour aller de Corle à Baslia
esl le chemin des écoliers, c'esl-à-dire le plus long,
celui qui passe par la Caslagniccia, ou pays de la
cIiAtaigne.
Donc, la nuit tombant, et malgré leur fatigue, nos
intrépides petits chevaux se remirent en route, et
l'escalade commença par une montée terrible; infini
et somnifère, ce chemin do Morosaglia ! Entre les
montagnes qui le bordent, l'ombre tendait ses voiles
de plus en plus opaques, et je ne sais pourquoi il me
semblait que notre voilurier n'était pas Irancpiillc. Il
marchait, le fouet à la main, à côté de la portière de
la voilure, et de temps à autre ses regards anxieux
s'enfonçaient dans les ténèbres.
La lune tout à coup s'élança d'un pic comme un
obus du mortier, monta silencieusement et éclaira le
paysage. Et nous entrâmes dans l'inconcevable !
Des créles, des pics, des arêtes, des aiguilles, des
blocs, des trous, des massifs d'alpes fanlasmago-
ri(|ues, pareils aux flols pétrifiés d'une mer de planète
éteinte, inondés de clarté électrique, apparurent.
DE CORTE A BASTIA 265
Puis tout s'éclipsa, l'astre s"élant masqué.
Et tout reparut encore : le Potondo bleuâtre, le
Spolasca rosâtre, TAsco jaunâtre, le Cinto blan-
châtre, d'autres cimes encore, baignaient dans une
rosée de lumière pâle, transparente, et les vallées
semblaient des coflrets de pierreries entre-bâillés,
où les ombres, nettes et tranchées, formaient les
couvercles.
Quel spectacle ! Il s'évanouit.
Et la lune se démasqua plus loin. Et l'inondation
de fluide prismatique reprit son niveau entre les rives
débordées des monts.
Cet enchantement dura une heure. Une heure cette
mascarade de Diane Hécate en coquetterie de bal
d'opéra, ce jeu de cache-cache prodigieux, qui ré-
veillait les oiseaux dans leurs nids et ébrouait les
chauves-souris sur nos têtes ! S'il y a quelque part,
dans l'immensité, un astre de saphir, tels sont ses
sites et ses panoramas, et l'imagination n'en rêve
point d'autres.
Mais la route tourna et l^assombrissement se fil.
Nous pénétrâmes dans un maquis sombre, où les té-
nèbres étaient d'ébène. Le falot denotre calèche éclai-
rait seul d'une lueur d'abat-jour mobile la rampe de
plus en plus rude, dépourvue de parapets et lisérée
de précipices que nous gravissions éblouis.
Subitement la voiture reçut une secousse, et l'un
de nous, adossé à la capote, sentit un corps qui venait
de s'accrochera l'arrière etavait bondi sur nos malles.
Il donna alerte au voiturier. ?sous allions être atta-
qués et dévalisés peut-être comme une simple dili-
gence.
~i( Ne bougez pas I cria l'énergique automédon, un
23
26() SOUVEMU.S 1) UN EM'A.M DE l'AHIS
petit homme nerveux et robuste; il u'y a pas de vo-
leurs en Corse 1 »
Et en deux enjambées il fui derrière la voilure.
Nous entendîmes un dialogue bref, en dialecte corse,
suivi de quelques coups de fouet claquants, puis une
fuite de bêle dans le maquis, et le voiturier revint
en secouant la lèle :
« Je vous l'avais bien dit, lit-il d'un loi) de mépris
indélinissable, c'est un Lucquois 1 »
Et il montra sa cliambrière.
« Pas d'autre arme pour ces gens-là. Mais les Corses
ne volent pas ! »
Et il remonta sur son siège. Une demi-heure après
nous entrions dans Morosaglia. 11 était neuf heures
et demie du soir, et nous crevions de faim et de
sommeil.
Morosaglia.
Morosaglia, qu'on appelle aussi Rostino, est quel-
(pie chose comme la Mecque de la Corse, car c'est là
que son prophète, le père île la Patrie, Pascal Paoli.
est né, en avril 1724.
Vaste village, composé de plusieurs hameaux se-
més sur les versants, cette commune s'épand de tous
cotés dans un bois de chAtaigniers, mais elle s'arrondit
en somme autour de l'église centrale qui domine de
sa tourelle carrée, et tel un berger appuyé sur sa hou-
lette, les troupeaux épars de ses maisons giises.
Nous n'y fûmes point ma reçus, non 1 nous n'y
fûmes point reçus du tout. Car à neuf heures et demie
Morosaglia est couchée. Ses habitants ont, paraît- il,
vingt Taisons pour une de ne pas ouvrir leurs portes
après le coucher du soleil, et sur ces vingt raisons il
y en a dix-neuf d'excellentes. J'ai pu juger, d'après
DE COnTE A UASTIA 267
<iuelques récils assez romantiques, ouïs sur les lieux
mêmes, que dans celte commune la bonne heure de
la vendetta est l'heure nocturne. Quelqu'un frappe,
vous tirez la barre, et vlan ! vous vous trouvez avoir
deux balles dans la tète. De là vient que les Rosliniens
sont couche tôt.
Un épicier compatissant nous avait donné une
lettre de présentation pour un sien parent, hôte ha-
bituel de tous les touristes de passage à Morosaglia.
A minuit et demi nous étions encore sur la route,
cette lettre à la main, ne sachant comment la faire
tenir au destinataire, dont la maison hermétiquement
close nous opposait le bloc invulnérable de son cube.
Heureusement que le clair de lune était magnitique,
celte nuit-là I Mais quelle faim. Seigneur, et quelle
fatigue !
Après diverses tentatives infructueuses à divers
marteaux de portes, nous allions nous résigner à dor-
mir dans nos voilures mêmes, lorsque l'idée vint à
l'un de nous de rendre visite à la gendarmerie et de
nous faire délivrer par elle ce brevet d'honnêtes gens
qu'on refusait de nous reconnaître, à cause de l'heure
avancée.
La gendarmerie n'étaitpas chez elle. Nous la décou-
vrîmes dans un gracieux cabaret, où nous lui ofTrîmes
un petit verre. Je dois proclamer qu'elle le refusa, et
qu'après inspection minutieuse de nos personnes
innocentes et de nos allures éreinlées, elle se chargea
de nous introduire chez notre hôte.
Nous la suivîmes en la bénissant. Parvenus devant
le cube rébarbatif, elle siffla d'une certaine manière,
appela par trois fois l'hôte par son petit nom, et la
porte béa, entin.
268 SOUVENIUS I) UN ENFANT DE PAIUS
Certes ! il l'iail bien une heure du malin; mais vous
allez voir ce que c'est que riiospilaiilé corse quand
elle esl rassurée : en un «juart d'heure tous les mem-
bres de la famille étaient non seulement rhabillésmais
endimanchés. Tous les lits étaient refaits à notre in-
tention et i?arnis de draps blancs, et un souper fa-
buleux nous était servi dans le salon illuminé de tous
ses candélabres.
Jamais je n'ai mangé de pareil appétit!
Jamais je n'ai dormi d'un tel sommeil !
Et la triste Morosaglia se revêt pour moi d'un
souvenir enchanté, où la gendarmerie même a des
ailes.
Celui des hameaux de la commune où l'on montre
et visite encore la maison natale de Pascal Piaoli
a pournom la Stretla. Dans quel état d'abandon les
Corses la laissent 1 Mais son délabrement même la
poétise d'une austérité qui a son charme morne
En somme, c'est la maison d'un vaincu, de l'un de
ces vaincus de la liberté q\ii son! les plus tristes sur
la terre. Si j'étais Corse, elle me ferait pleurer, cette
ruine, que le temps achève et qui s'émiette dans les
vallons. Car celui qui naquit là voulait son pays au-
tonome, et il n'est (lue français.
Est-ce là ce que veut dirtî la désolation de l'habi-
tacle solitaire, et faut-il y entendre la voix éloquente
des choses dont parlent les philosophes?
Aussi nue à l'intérieur qu'elle est, à l'extérieur,
ravagée, sans un meuble, sans un livre, sans un
souvenir, et telle encore que la vit, elle aussi, Gre-
gorovius en 1862, soit n'ayant pas une vitre à ses
fenêtres, la maison de Paoli à Morosaglia ma laissé
l'impression d'une tombe abandonnée de nos ci-
DE CORTE A BASTIA 269
melières. Le temps du lierre est le temps de l'oubli.
Du reste le libérateur n'a point laissé de famille.
Il ne s'était point marié, et son frère Clément était
moine. Ce grand nom de Paoli n'est plus porté en
Corse.
Sait-on cependant qu'un romanesque et chaste
amour anima le cœur de Pascal, sans nuire à celui
qui l'exaltait pour sa patrie? Il est probable, du
reste, qu'il confondait ses deux passions en une
seule et les idéalisa l'une en l'autre. La Béatrix de
ce Dante guerrier était une nonne, de noble souche
corse, qui prit d'ailleurs elle-même une part assez
active à la guerre de l'indépendance.
Quant à Clément, le moine, c'est au couvent de
Morosaglia (aujourd'hui école Paoli) qu'il faut cher-
cher la trace de cet homme, au moins aussi extra-
ordinaire que son cadet. Clément Paoli, soldat ter-
rible et pieux, rappelle ces évêques grands seigneurs
du moyen âge qui se jetaient dans les mêlées, un
crucifix d'une main et une masse d'armes de l'autre.
On conte que toutes les fois qu'il abattait un ennemi,
la pensée de la désolation qu'allait laisser sa mort
aux êtres chers lui arrachait un cri compatissant.
« Pauvre mère I » s'écriait-il. Et il lâchait le coup
infaillible.
On m'a montré dans le cloître des franciscains la
cellule où Clément mourut en 1793, sous la bure du
tiers ordre. Je l'ai quittée assez vite, car il me sem-
blait ouïr les lamentations des « pauvres mères ». Il
est vrai que je ne suis ni pieux ni moine.
C'est de ce couvent même que le général Pascal
Paoli dirigea la fameuse bataille de Ponte-Nuovo,
où. la Corse perdit son indépendance.
23.
:27u soLvi:.Mns d un iïmam di; i'akis
Ponlc-Nuovo ne se Irouvo pas sui" la roule de la
Castagniccia, mais bien sur celle de BasLia, la roule
des professeurs. Ce village est au bord du Golo,
dans une |)laiiie marécageuse, (pii jKiraîl, avoir (Hr
el sera encore, s'il y a lieu, le champ de bataille or-
dinaire de la Corse. Une cilad(îlle, convertie en
gendarmerie, commande le ponl (pie de ponls!);'i
cincj arches de la possession dinjutd dé[)end le soi I
des Irois villes Ajaccio, Corte, Haslia, el par consé-
quent la prise de l'île. C'est donc à Ponle-Nuovoque
bat le pouls politique de la (^-orse. Il n'y a rien à en
dire davantage.
Les pauvres Corses y furent battus le 9 mai de
l'an 1769 par le comte de Vaux, i\m les mil en dé-
route, et de ce jour date le bonheur qu'ils ont de ne
plus être Cénois. La bataille de Poide-Nuovo a na-
turalisé Bonaparte, lequel, sans la défaite de Paoli,
iiaurait peul-éti"e jamais été empereur des Français.
Il vint au monde, en cfTet, le i5 août de la même
année, soit quatre-vingt-seize jours après la tuerie
qui nous le donna, hélas ! pour d'autres tueries plus
a lire uses encore. « Pauvres mères! »
A présent, tenons-nous bien, et pas d'étourdisse-
menls! Ilurrah ! au grandissime galop, <pie dis-je,
à tour de bras, nous descendons par une rampe en
lire-bouchon dans la contrée de l'arbre à pain corse,
la célèlirc Casiagniccia !
Les frondaisons s'épaississeni, les faîles se rap-
prochent et se nouent en dômes, le jour se tamise,
une fraîcheur exquise nous baigne, et de tous côtés
des susurrements de sources, des babils de chutes
d'eau s'unissent au brouhaha de la forèl et au tu-
multe doux des branchages.
DE CORTE A BASTIA 271
La première impression que domie la Caslagniccia
esl celle d'un parc impérial et splendide, où les
allées sont dessinées par un Le Nôtre, fou de gran-
deur, et taillées à larges coups de serpe dans une
nature vierge. Il y a du Versailles et du Saint-Cloud
dans ce jardin en labyrinthe, plein de rocailles et de
cascades bruissantes, mais du Versailles reparti à
létat sauvage, du Saint-Cloud reconquis par la soli-
tude, et rendu aux lianes colossales et aux mousses
antédiluviennes.
On dit d'ailleurs entre géologues que la Caslagnic-
cia est rÉlysée de la botanique : j'ajoute un Elysée
où l'on se promène en calèche.
Rien ne peut suggérer une idée de ces châtai-
gniers justement historiques, puisqu'ils nourrirent
seuls pendant plusieurs années les armées sobres et
fanatiques de Paoli. Leurs colonnades massives
bordent la route d'arcades verdoyantes et profilent
à perte de vue les charmilles sans fin, au bout des-
quelles une cascade luit comme un dressoir d'argen-
terie.
L'un de nous, étant descendu un instant de voiture-
pour ramasser quelques châtaignes sous les arbres,
poussa de loin un tel cri de surprise que nous cou-
rûmes à lui, inquiets. « Venez voir ! » criait-il.
Et nous vîmes. Dans l'intérieur d'un tronc formi-
dable, une chambre entière sculptée à même Tarière.
La table, les deux escabeaux, une petite armoire,
tout s'y trouvait. 11 y avait la cuiller et la fourchette
dans l'armoire, et, sous la table, une paire de sa-
bots!...
Comme les Corses donnent quelquefois en dot des
châtaigniers complets à leurs filles, celui-ci devenait
272 souvi::Mits I) l:n kni'ant m: paris
un apport sérieux, el il fui recomni d'un accord una-
nime (juc, si la fdle élail jolie, le parti était consi-
dérable pour un bandit pauvre.
Le premier village où nous fîmes halte est Pie-
dicroce-d'Orezza ou plutôt le couvent (jui le com-
mande.
C'est l'un des trois couvents illustres de la pK'sis-
lance; les deux autres sont celui de Morosaii^lia et
celui d'Alesani. Le couvent de Piedicroce n'oiVre pas
extérieurement un grand intérêt. C'est un édifice
carré, long, d'aspect roman, surmonté d'un campa-
nile à quatre entablements et sans ilèche. Mais l'in-
térieur est une ruine d'un aspect rare et singulier, et
je n'ai rien vu dans mes voyages qui m'ait autant
fait regretter de ne pas être Pieter Neefs, à défaut
d'un Pieter de Hooghc. Un efl'el de clair-obscur surcet
étonnant eirondrement de chapelles, d'autels, de co-
lonnes, sculptées, de statues décapitées, d'ornements
et de gravats d'art, on aurait le plus beau motif de
peinture imaginable. On en a l'ail une caserne de gen-
darmerie !
Piedicroce ne dilï'ére des autres villages de l'île
que par une propreté indiscutable et toute à son avan-
tage. On ne se heurte pas dans ses rues à ces
énormes cochons noirs, d'adieurs si amusants (pie
l'on est forcé d'enjamber, dans le Niolo, pour passer
et suivre son chemin. 1/aiilicrgc où nous descen-
dîmes est fort bien tenue, convenablement a[)pro-
visionnée, et nous d'iules le plaisir d'y causer avec un
percepteur aimable et lettré, qui charma notre veille
par de bonnes histoires de bandits.
Une entre autres, dont les Bellacoscia qu'on ne
gobe guère ici) assument la res|)onsabilité. Un mal-
DE CORTE A BASTIA 273
heureux curé du cauton, ayant eu l'imprudence de
fulminer en chaire contre ces rois de la montagne,
se vit un soir enlevé par les deux frères et traîné de
cime en cime jusqu'à la Pintica. Là, il jura de ne
plus les « éreinler », et même de faire amende hono-
rable à leur sujet le dimanche suivant devant ses
ouailles. Ils le ramenèrent le samedi toujours de
cime en cime, à son église, y entendirent le lende-
main la messe et la rétractation, prirent une prune à
l'eau-de-vie au presbytère et décampènent. « Si non
e vero, bene Irovato, caro mio perceptor. »
A trois kilomètres du bourg jaillissent les eaux
ferrugineuses et gazeuses d'Orezza, dont la célébrité
est européenne, et justement, selon moi. La source
est située au fond du vallon, et l'on y descend à pied
de même qu'on en remonte. Pas une voiture pour
les malades. C'est absurde, car la station thermale y
est toute indiquée, dans un paysage magnifique. Il
est vrai que les eaux appartiennent à l'État, qui y
envoie quelques soldatsatteints de fièvres au Tonkin.
Les plus épuisés sont sur pied'en quinze jours, car
la puissance thérapeutique de cette source est quasi
miraculeuse. J'en ai bu un verre, dans la vasque rou-
gie de l'établissement, et j'ai eu la sensation immé-
diate de la Jouvence. C'est de l'orezza que Méphisto
a versé à Faust.
Le monde malade viendrait ici de tous les coins de
l'univers se retremper et s'activer le sang, si l'accès
<le la fontaine enchantée était seulement possible, et
si on trouvait à se loger dans les environs. Mais l'in-
curie des intéressés n'est comparable qu'à la rési-
gnation fataliste des habitants. « Il faut passer la
mer ! » disent-ils. Et ils se contentent d'en consom-
l'74 SOUVENIRS I) IN ENFANT DE t'AItlS
mer eux-mêmes, Ignl qu'ils peuvent, pour leurs Irois
sous le litre, de celle eau régénératrice <nii les fait
vivre cent ans et les remplit Je force el d'allégresse.
A Piedipartino, dans l'Orezza, l'armurier à (|iii
j'achetai un stylet corse, ra'ayant entendu parler du
« vert d'Orezza », marbre fameux, que Charles
Gariiier a employé pour le nouvel Opéra, el dont on
admire des colonnes entières à la Villa-Médicis,
s'olTril à nous en procurer.
u N'enez », dit-il en prenant un marteau.
A un quart d'heure de là sur la roule, il s arrêta
devant des blocs abandonnés el gisants au coin d'un
pont, el il on détacha à coups redoublés quelques
parcelles. « Voilai fit-il. C'en est ! »
Et c'en était. Rien de plus précieux que ces jolis
granits gris, lardés de pistaches, (|ui sont aujourd'hui
la gloire de ma collection minéralogitjue. Ouand on
pense qu'on les trouve en surah>ondance sur les che-
mins el qu'il n'y aurait qu'à en prendre ! Quelle
maison on aurait avec cela, ô mon Charles Garniei-,
maison d'éraeraude et de malachite ! Si jamais je
suis riche !...
C'est en revenant de Piedipartino, chargés de nos
premières pierres, que nous pas.sûmes dans un village
dont le curé ne disait plus la messe.
Les pauvres paroissiens, end irtianchésel leurs livres
à la main, étaient rassemblés autour de l'église,
mornes, la télé basse, dans le plus profond silence.
La cloche n'avait point sonné l'olîice. Les portes
éUiienl closes. Qu'(''lait-il donc arrivé .'
Oh ! rien. Les gendarmes étaient simplement venus
le matin arrêter le curé dans son lit, sous inculpation
de vendetta .'...
DE CORTE A liASTIA 275
Pour aller rejoindre à Folelli la grande roule na-
tionale qui dessert toute la côte orientale de Tîle et
met en communication Bonifacio et Baslia, on des-
cend de la Castagniccia le long du Fium'Altopar une
route si belle et tellement mauvaise, qu'on ne sait
s'il faut attribuer à l'admiration ou à la douleur les
cris que les voyageurs y poussent.
Or, comme cette voie golgothique est précisément
celle par où les malades abordent aux eaux d'Orezza,
on comprend que les docteurs hésitent souvent à les
y envoyer. Ils ne peuvent y arriver que décarcassés,
s'ils y arrivent. On risquerait moins sa vie à descendre
à Folelli par le lit même du torrent que par la route
« carrossable ■> — disent les guides — qui le longe.
Nous avons croulé pendant vingt-deux kilomètres,
parallèlement avec une rivière croassante, qui sem-
blait nous présager sinistrement tous les accidents
que l'on rêve, et, le tonneau de Régulus est doux
comme montagne russe auprès de ce que nous endu-
râmes aux reins, aux côtes, à la tête, aux genoux et
partout, dans la calèche la mieux suspendue de la
Corse.
Mais quelle contrée dramatique et superbe que
cette Casinca, et quel beau Phlégéton que ce Fium'
Alto ! Si jamais je retourne en Corse, je me pro-
mets de revoir ces gorges sauvages, abondantes
en sites héroïques, et où un peintre d'histoire trou-
verait cent motifs pour un « débrouillement du
chaos »; — seulement je les parcourrai à pied.
Folelli n'est rien qu'une auberge, mais c'est une
excellente auberge, où l'on déjeune comme il faut
déjeuner. Je suppose d'ailleurs qu'on y dîne de
même.
:.'7i; souvLMus d un em-am de pauis
Le temps nous manqua pour nous en assurer,
comme aussi l'alli-ail du paysage, assez vague à
cel embranchemenl. C/esl à l'olclli, en ctlcl, que
l'on ([uille la Corse noire, la Corse incivilisre donl
le farouclie Tium'Allo jelle le suprême appel pitto-
resque, pour entrer dans une Corse italienne mari'*-
cat^euse el plaie.
Nous voici sur celle cùle orientale au compte de
laquelle on a tanl écrit qu'il n'y a vraiment pins
rien de nouveau à en dire : une énorme plaine de
cent cinquante mille hectares, délrempce par les
eaux, torréliéc par le soleil, où règne la malaria, et
que les insulaires eux-mêmes ne Iraversenl que le
mouchoir à la bouche, au grand galop de leurs
chevaux. C'est le royaume de la fièvre.
Ce marais pontin est si malsain que, de l'aveu
d'un auteur corse même, un linge blanc, laissé le
soir exposé à l'air, est relevé le lendemain matin
rouge de rouille.
D'effroyables stagnations morbides formées par
l'exlravasemenl des estuaires de torrents ulcèrent
ces bords de l'île el conliibucnl à accréditer les
légendes qui la donnent pour inhabitable. Les étants
d Trbino, de Dian<', del Sale, el celui de Biguglia,
devant lequel nous allons passer tout à l'heure, ne
sont plus, au coucher du soleil, que des foyers de
peste paludéenne. Jamais le mistral purificateur ne
les évente. Aussi quelle solitude !
Il semble qu'il serait aisé de reconquérir sur la
morl celle immense langue de lerre corse et d'en
tourner la putréfaction féconde à bénéfice pour
l'agriculture. La nature indique d'elle-même le re-
mède par les végétations luxuriantes dont elle couvre
DE CORTE A BASTIA 277
ses vases. Les moindres plantes y affectent des dé-
veloppements tropicaux, les herbes sont d'une force
et d'une épaisseur incroyables. C'est la flore des co-
lonies.
En certains lieux, déjà sommairement cultivés,
on fait par an quatre récolles de luzerne. En d'autres,
le blé devient gros comme celui d'Egypte. Partout
l'eucalyptus réussit, prospère et fait forêt en trois
années. Ce limon, roulé par le Golo ou le Tavignano,
c'est de l'or en barre, et les Romains l'avaient bien
deviné qui eurent là, c'est certain, deux comptoirs,
Aleria et Mariana, dans ce grenier d'abondance iné-
puisable.
Ils avaient compris qu'il suffisait d'endiguer et
de canaliser les eaux folles des fontes de neige et
les débordements printaniers des fleuves de la côte.
Est-il donc si difficile de reprendre leurs travaux
salutaires et d'en suivre les plans d'après les ruines
qui nous en restent encore?
Le dessèchement des palus fétides ne se fera que
par l'initiative privée, ainsi que tout se fait, et les
Corses n'en ont pas. Ils vivent et meurent les yeux
fixés sur le gouvernement. Si l'île était anglaise,
ainsi que l'avait rêvé désespérément le pauvre Paoli,
la côte orientale, canalisée, assainie, coupée de routes
et plantée, serait pour John Bull une Mitidja. Elle
donnerait des dattes, et l'étang de Diane abriterait
des vaisseaux de fort tonnage, avec, autour, une
jolie ville maritime.
A la hauteur de Gervione, sur la droite et près
de la mer, les touristes en mal de baccalauréat rentre
vont généralement visiter les ruines de Mariana, cité
romaine fondée par Marius, et dont il ne reste que...
21
27S SOlVKNinS D UN ENFANT MK PAHIS
l'cinplacemenl. Ils on roviciinoiil avec des fleurs la-
tines aux lèvres el un peu dôçus.
Comme ils ont rt^alemenl fait pôlerina^e, nn jour
avanl, aux ruines d'Aleria, autre eolonie romaine
fondée par Sylla, et dont il ne reste que... le souve-
nir, ils établissent, au retour, de beaux parallèles
outre les fondateurs, el leur conversation est tout à
lait instructive.
Notre ami Vincent Bonnaud ne se donne pas tant
de mal pour rivaliser avec Fènelon et Montes<|uiou
dans ces exercices littéraires. 11 déclare carrément
que, pour lui, Marins et Sylla étaient des Corses!
El comme nous nous récrions timidement contre
colle opinion effroyable el d'une partialité révol-
tante :
« Leur histoire le prouve ! déclare-l-il. Ce n'est
([u'une longiu^ vendetta romaine, leur histoire ! Jo
vous détio de dire non ! Lisez Tite-Live ! »
Et nous voilà collés, car il a raison. L'inimitié t\f
Marius et de Sylla «levait faire quelque chose on
Corse ! Kilo a lait Aleria et Mariana.
Mariana cependant ne pouvait nous laisser froi<i,
à cause delà très jolie éi.;'lise qui s'y est conservée
el qu'on appelle la Canonica. C'est une des plus pré
cieuses pièces d'art de la Corse.
Je ne suis pas assez bon architecte pour vous la
décnre lechni»iuement, mais la (?.anonica m'a paru
être du onzième sii'x^le el relever du style byzantin.
Elle a une triple nef soutenue par des colormes do-
riques; mais les chapelles sont fi^olhiques, assuré-
ment, el la façade, ornée de chasses et de griffons,
est pi.sane. A'oilà. Je ne vous en (lirai pasdavantaj^e,
el pour cause, sur celte cathédrale des marécages.
DE CORTE A IB.VSTIA 279
L'étang de Biguglia est le plus vaste de ces palus
insalubres. Il précède de huit kîlomètres l'entrée de
Bastia, à qui il sert de vivier. Il est probable que dès
le temps de la colonisation romaine, ses poissons ex-
quis fournissaient la table de ces gourmets dont
parle Juvéaal dans sa satire cinquième :
Mulus erit domino quem raisit Corsica.
Aujourd'hui ce sont les Bastiais qui les mangent,
ces mulets corses de haut goût. Et quand ils man-
quent au marché, on les remplace par quelque pâté
de canard sauvage tué par les chasseurs au milieu
des joncs et des lentisques de l'étang.
RASTIA
Si l'on ne savait pas que la Corse a été f>-énoiso, on
le devinerait rien (ju à voir Bastia.
Bastia, c'est une Gênes en réduction. Même situa-
tion sur la mer, mOme encadrement, même p(»rl,
mC'mes rues et même caractère de ville, il n'y mancjue
que les palais splendides et outrecuidants de la via
Garibaldi et les lions symboliques dévalant sui" les
escaliers des j)orli(jues.
Ces palais sont remplacés, sur la Traverse, rue prin-
cipale de la ville, et place Saint-Nicolas siirtout, par
de grandes maisons modernes, liaussmanniformes,
sans art et sans style, à moins que celui de cette archi-
tecture ensoit un, le style NapoléonTrois! Lepluspur
alignement y préside et l'absence de couleur y règne.
Autour du port seulement, le quartier ((ui entoure
les quais etquel'église deSaint-Jean-Baptisleappelle
A la prière, est amusant à parcourir. Il grouille rai-
sonnablement sur les dalles de marbre qui revêtent
la chaussée, et sous quelques portes romaines des
étalages de fruits, de poissons et de légumes accro-
chent de la lumière.
BASTIA 281
C'est là que je vivrais si je devais vivre à Bastia.
J'élirais sans doute domicile aux environs du marché
aux châtaignes, où il y a de si curieux gritîons de
bronze et qu'anime le bavardage des commères au-
tour d'une fontaine. L'odeur historique de la vieille
cité corse n'est respirable que là, du moins pour des
narines ethnographiques.
Quant à la terriblement majestueuse place Saint-
Nicolas, où l'on contemple, foudroyé, la statue de
Napoléon dont je vous ai parlé plus haut, je ne veux
pas m'attirer une vendetta bastiaise, mais, sapristi !
quelle place, et quelle statue ! Il est vrai que, si elle
n'était pas si grande, les pieds du Napoléon débor-
deraient du socle sur la mer ! D'après la conception
du brave statuaire, si la postérité s'y fie et y réfère,
comme on dit de Gharlemagne « l'empereur à la
barbe fleurie », on pourra appeler Napoléon « l'em-
pereur aux grands pieds ». Ils durent tenir, s'ils
étaient ainsi, tout le pont d'Arcole. Enfin j'ai vu mieux
en fait de proportions académiques, je vous en donne
ma parole d'honneur 1
Pour la place en elle-même, il y souffle un tel vent,
le libeccio, qu'on s'y croirait en Avignon. Gomment
le petit théâtre de bois, baraque informe qui rorne,
y résiste, c'est ce que je n'ai pu comprendre. On doit
la lester de tragédies. C'^tte grange a encore une fois
éveillé en moi le souvenir mélancolique du pauvre
poète Albert Glatigny, qui y joua du Scribe. Glati-
gny était « troisième utilité et souffleur » d'une troupe
ambulante, et c'est en se rendant de Bastia à Ajaccio
qu'il fut pris pour Jud et emprisonné à Bocognano.
Pourquoi ne pas le dire? Je me suis assis sur un
banc devant cette ■< roulotte » échouée là comme
24.
282 SOUVENIRS 1) UN ENFANT DE l'ARIS
une épave, et, \r do^ luiirné ;iii >.a|>oléon des pé-
dicures, je me pi'is à rêver aux dures années ek aux
gais conipafi;-nons d'apprentissage liltéraire. L'évoca-
tion fut si forte, sur celte place Saint-Nicolas, qu'il
me sembla à un certain moment pei'cevoir el reron-
naître derrière les planches la voix de ( llaligny d(''fla-
manl la [)rose douloureuse.
Avez-vous essayé quelquefois de vous rappeler le
timbre de la voix des amis qui sont morts ? Le sou-
venir d'une voix, c'est ce qu'il y a de plus irressus-
citable. L'expression, la physionomie, l'allure, le
geste familier, ces choses-là vous laissent leur carac-
tère; mais la voix? D'autant qu'il n'y a pas deux
voix qui se ressemblent. Si la phonation est une
science, elle est la plus vague et la plus incertaine de
toutes. Peut-être viendra-t-il un temps où, grâce aux
découvertes d'Edison, on pourra conserver dans le
métal des plaques le timbre vocal des êtres aimés.
Et ce sera vraiment le plus doux des miracles, attendu
que la voix seule est capable de donner l'impression
de la présence. Le portrait peint ou sculpté n'enpr(»-
cure que l'illusion. Quand la voix sera ILxée, l'oubli
.sera vaincu. Le plus isdb' mourra <M)toiir<'' du bruil
des siens 1 1 ;.
Mais revenons au j)orL 11 est moins un |>ort (ju'une
cale, el son goulet est si étroit iju'il doit être fort
difficile d'entrée. Lorsque le susdit libeccio- pousse
le navire, j'imagine, sans m y connaître ('mormémenl.
que ce navire enfile ce gouh'l avec autant d'aisance
qu'un fil une aiguille qui remue. Si le capitaine vise
mal, tout est à recommencer.
(1) Écrit en ltt87.
BASTIA 283
Le hasard, qui est parfois le meilleur des cicé-
rones, voulut qu'entre plusieurs hôtels, également
excellents, nous descendissions à l'hôLel de France,
lequel est — révérence parler ! — l'hôtel « républi-
cain » de la ville. Comme nous avions pour chef
d'expédition un prince de la famille Bonaparte, ce
choix désola les établissements rivaux et scandalisa
les groupes politiques.
Dieu sait pourtant sil avait été involontaire, pas
un de nous ne pouvant se douter qu'il y eût mani-
festation d'opinion active ou réactive à se loger à
gauche ou à droite dans la rue de la Traverse ! Mais
en Corse on ne badine pas avec ces bêtises-là ! Entre
nous, on forait mieux d'aller travailler.
« Lorsque vous arriverez à Bastia, nous avait drt
un voyageur d'expérience, ne quittez pas votre voi-
ture, laissez aller, et regardez à droite et à gauche
les portes qui défileront devant vous. Dès que vous
verrez sur le seuil de l'une d'elles un homme coiffé
du haut de forme et habillé de la flûte des soirées,
vulgo queue-de-morue, arrêtez-vous et entrez sous
cette porte. Elle est la bonne. On y mange des mu-
rènes des étangs de Biguglia ! a
Et le voyageur d'expérience avait ajouté : -
« Vous ne pouvez pas vous y tromper. Ce haut de
forme et cette queue-de-morue sont les seuls qui
soient en Corse ! ... »
Fidèles au programme, nous criâmes donc : Stop 1
à notre cocher dès que nous aperçûmes, ainsi qu'il
était écrit, le « soyeux » indicateur qui répondait
au signalement; et c'est ainsi que nous devînmes
les hôtes du digne M. SlafTe !
Le digne M. Stafl'e était une des cuiiosités de Bas-
284 SOUVENIRS H IN ENFANT DE PAIUS
lia. Il y a représenté priitlaiil Ironie ans le goiU du
conlinenl (*l l*aris. 11 fui le Corse en habit noir! —
Jamais il ne quilla cet habit symbolique, et oncciues
il ne coilTa autre coilTe (|ue le g-ibus sublime (ju'on
lustre et rafraîchit pour cinquante centimes. Inutile
d'ajouter, bien entendu, qu'il n'eut foi quen la cra-
vate blanche, et que ses souliers furent, jusqu'au
dernier jour, vernis.
C'était un grand vieillard sec, allègre, rasé de frais,
qui vivait pour et par la correction absolue, sauf
qu'il passait sa journée assis dans la rue sur une
chaise, devant sa porte, à attendre les voyageurs.
Riche, notable et influent, populaire et conseiller
muni(Mpal. il ne dédaignait pas de servir à table les
hôtes de (jualilé que la Providence lui envoyait, et,
le repas fini, il s'asseyait avec eux à la table, faisait
monter ses liqueurs de choix et ses cigares, et il leur
parlait... de Paris !
Il était de ceux pour qui Paris est le nombril de
la terre. Il soupirait en disant : « Le boulevard ». Je
n'ai point rencontré de mortel plus sincère dans sa
croyance aux viveurs de nuit. Pauvre M. StalVe !
Puis(ju'il est parti de ce monde où sont les divines
Folies-Bergère, que le bel uniforme démocratique
qu'il y porta lui soit là-haut, devant le Juge, une cir-
constance atténuante I II n'en aura pas eu besoin si
Dieu met dans les justes balances la bonne tenue de
son hùlel de France, la propreté de ses chambres, la
douceur de ses lits, la richesse de ses caves, le con-
fort et la politesse et le céleste plat de murènes de la
Biguglia aux échalotes! L'ensemble de ses vertus
vaut une assomption en paradis complète, cravate
blanche comprise !
BASTIA 28B
On n'aime guère la peinture à Baslia. ni même les
peintres. Je n'en veux pour preuve que l'état réelle-
ment scandaleux oi^i la municipalité laisse, à l'hôlel
de ville, les toiles léguées par le cardinal Fesch. Je
vous avoue que je suis sorti outré de ce monument.
Oue ces toiles soient toutes bonnes, non certes, et
il y en a même d'exécrables, mais qu'on laisse ainsi
pourrir sur les murailles une collection dont Ten-
semble constitue encore un fonds de renseignements
sur la peinture italienne de second ordre, voilà qui
arrache au plus calme des imprécations. C'est pire
ici qu'à Corte même, et j'ai vu dans le poste de po-
lice une dizaine de natures mortes trouées comme
un crible par les colichemardes des sergents de
ville.
J'avais, du reste, le matin même, été, pour ainsi
dire, préparé à ma stupeur indignée du « Musée » de
Bastia par un événement significatif. Désireux de
profiter du temps frais et lumineux pour rapporter
de la ville quelque souvenir coloré, disons franche-
ment une aquarelle, j'étais allé, en compagnie de
M. Escard, m'installer au bout du môle avec mon
petit attirail d'amateur.
De ce point, en effet, la vue était charmante et
formait tableau. Le « maschio » ou donjon quadri-
latéral de la vieille citadelle, avec ses hautes mu-
railles d'ocre rouge, sous lesquelles les verdures .du
jardin public dessinaient leurs allées en terrasses,
un joli château d'eau à gradins, les outremers chan-
geants des eaux profondes du port, au fond les mon-
tagnes violettes, au premier plan une petite corvette
bleu d'ardoise, tout cela sollicitait les pinceaux, et
d'un plus habile que votre serviteur.
28G SOLYliMUS I) UN KM A NT l>i; l'AniS
.lo n'élais pas assis sur le pliant depuis dix inimités
que le gardien du intMe, lionnne de douane. \ inl à
nous, el ce dialogue sengagea, morose :
« Qu'est-ce que vous faites là?
— Vous le voyez, de la peinture.
— Qui êtes- vous?
— Un peintre apparemment.
— Où est votre livret? Silence.) Si vous êtes
peintre, vous devez avoir un livret. Montrez-le.
— Il y a peintres et peintres ! intervint M. Escard.
— (Ju'esl-ce que ça représente, votre machine ?
— Mais, expliquai-je en rougissant, le donjon, les
fortifications et le jardin, du moins autant que pos-
sible. Du reste je ne vends pas cher 1
— Ilum ! » fit le douanier.
Et je vis passer nettement dans ses yeux le soup-
çon de l'espion prussien 1
« ("a y est! dis-je à M. Escard. No\is allons être
lapidés ! >>
L'homme du môle esquissa un geste violent.
Et il courut à la Marine. Déjà les galopins du port
se groupaient, agités et méfiants, autour de nous, et
sur les ponts de bateaux une rumeur menaçante se
propageait.
« Vite, dis-je à Escard, allez clier(h<M- du lenfort.
Cette scie de_ l'espion prussien est toute-puissant(;
sur les masses, et le danger est d'autant plus grand
qu'il est plus béte. »
Je poursuivis mon aquarelle pour me donner une
contenance, el j'affectai même d'allumer une pipe;
mais je n'étais pas sans inquiétude. Le port était en
brouhaha véritable. Le douanier revint avec d'autres
douaniers, suivis d'une foule considérable. Ils me
BASTIA 287
demandèrent mes papiers. Je donnai mon porte-
feuille, et, sur leur ordre, j'allais plier bagage pour
les suivre, lorsqu'un haut de forme populaire ter-
miné par une illustre queue de-morue apparut, écarta
les curieux et me sauva.
C'était l'excellent M. Stafïe, avisé par M. Escard.
Il connaissait Paris, lui, le digne hôtelier, il savait I
Il se porta garant, et nous emmena.
Ils en étaient là, à Bastia, en 1887 !
SAINT-FLORENT, ISOLA ROSSA, L'ALGAJOLA
La roule qui unit Baslia à Calvi est, dès le début,
fort belle. On la fait à pied, d'abord parce quelle
monte pendant dix kilomètres, el ensuite parce que
les plus délicieuses fleurs, variées el odorantes, la
bordent justju'au col de Teghime.
Cotte première partie du chemin ressemble, à
s'y méprendre, à la Corniche, en Ire Eza el Beau-
lieu, par exemple. Mêmes arbres, même llore, même
culture de vignes, d'amandiers, mômes jardins en
espaliers, et mémo charme. — Du col, la vue
s'étend sur un double panorama, el on y a la mer à
droite et ù gauche. A l'esl, Baslia et l'étang de Bi-
guglia, les îles el la mer toscane ; à l'ouest, le ver-
sant des monts, le Nebbio, le golfe de Sainl-Florent,
et tout là-bas la verle Balagne, cette Touraine corse.
On aurait beau monter plus haut, on n'en verrait pas
davantage, el pourtant vous n'êtes qu'à cinq cent
quarante el un mètres, c'est-à-dire à quelques en-
jambées de l'équilibre éternel des eaux.
Partout où, dans un paysage, la montagne s'ac-
corde avec la mer, on a la sensation du grandiose
S.VINT-FLORE.NT, ISOLA-ROSSA, L ALGAJOLA 289
el l'on gémit de ne pas être un ciseau, au lieu d'être
né plantigrade. Au col de Teghime, j'avais envie de
me lancer à la nage dans l'espace et de gagner Calvi
par brasses.
La calèche me reprit à temps, et elle nous des-
cendit à grandes guides jusque dans un vaste vigno-
ble où l'on faisait la vendange. Le lieu s'appelle
Barbaggio.
De belles filles brunes, aux yeux de velours, por-
taient sur la tête de grands paniers carrés remplis
de raisins violets et s'en allaient ainsi, pieds nus,
par les sentiers. A notre prière, elles nous en offri-
rent quelques grappes, et si grosses, que, un kilo-
mètre plus loin, nous n'avions pas encore fini de les
égrener.
Nous traversons une rivière bordée de lauriers-
roses, comme TEurotas, et nous voici encore une
fois dans un marécage.
Dans ce marécage croupit la jolie ville de Saint-
Florent, dont Napoléon rêva de faire un autre Tou-
lon.
S'il avait voulu réaliser ce projet, il lui aurait fallu
d'abord, je suppose, dessécher le marais formé par
les alluvions de l'Alise, en canaliser l'inondation et
rendre le pays habitable. Quant au golfe de Saint-
Florent, il est admirable en effet, et la rade qu'on y
construirait n'aurait peul-èlre pas son égale au
monde.
u Ce golfe peut contenir une armée 1 » s'écriait
l'ingénieur Bellin en 1769. Pour un golfe, contenir
une armée c'est le comble de la gloire géogra-
phique.
Ouanl à la ville elle-même, rien à en dire d'inlé-
2il0 SOUVENIRS D LN I;NI-ANT I)I: I'AIUS
lessanl, sinon pour la faculté de médecine. On doit
mourir là comme des mouches. Huil cents malariés
s\v agitent confusément et ne doivent se reproduire
qu'à regret, s'ils aiment les enfants bien portants.
Mme riiomasina-M.-A.-E. Campbell prétend avoir
mangé à Saint-Florent des « zerri », poisson fameux,
dit-elle, dont je n'ai jamais entendu parler, mémo
dans l'île. En fait de poissons corses, je connais la
bécasse de mer, la regina, le scorpio, le prête, le
coq de mer, la murène et la bianchetta; mais le
« zerri », qu'est-ce?
Toute cette côte septentrionale de l'île est d un
charme inexprimable.
Elle donne la sensation d'un Orient qui remuerait
un peu, pas beaucoup, mais autant qu'un oir>eau
s'épluchant ou soleil et s'étirant l'aile au bout d'un
roc.
Nous voici à l'Ile-Rousse.
L'Ile-Rousse (Isola-fiossa , ainsi appelée de deux
îlots rouges sur lesquels elle avance son port, et où
l'on chassait encore la perdrix il y a cent ans, est
une ville moderne, construite par Paoli pourcmbéter
Calvi et détourner d'elle le commerce de la Balagne.
Calvi riait demeurée en elTel fidèle à Gènes, et le
patriotisme du général ne pouvait tolérer cette fidé-
lité, qu'il tenait pour une défection à la cause com-
mune de rind(''pendance. Pour s'en venger, il ruina
Calvi, c'est-à-dire qu'il lui suscita une rivale. L'Ile-
Rousse n'a pas un siècle d'existence, et c'est assuré-
ment le port le plus actif et le plus vivant de la côte.
C'en est aussi le plus original.
Il avait de la poigne, ce Paoli, et du goût.
Trois sites caractéristiques résument fort exacte-
SAINT-FLORENT, ISOLAROSSA, L ALGAJOL\ 291
ment les trois physionomies de la ville improvisée.
Ici c"est Venise, là un march'é Louis XM, et plus
loin une anse délicieuse à la façon des petites criques
liguriennes. Si on y joint un mail de province orné
d'une fontaine que surmonte un buste du créateur
de rile-Rousse, le portrait serait complet en quoire
touches.
Je me hâte d'ajouter que les habitants sont des
gens charmants, affables et serviables, et que l'hôtel
Degiovanni, où nous de.scendîmes, est supérieure-
ment tenu par une excellente dame, énergique et
habile cuisinière, qui soutient, elle aussi, la broche
au poing, la lutte héréditaire contre la cité génoise.
C'est à rile-Rousse qu'il faudrait venir vivre si
l'on voulait passer l'hiver en Corse; tout y abonde,
tout y est bon, et les pèches s'y font miraculeuses.
Notamment pour les homardivores et les langousto-
phages, riIe-Rousse est le paradis. Elle en envoie
tous les lundis des bateaux à Nice, sa voisine d'en
face qui lui rit dans le mii'oir de la mer.
A quatre ou cinq kilomètres de l'Ile-Rousse et avant
d'arriver à Algajola, on se fait généralement arrêter
par les voituriers à un endroit de la route où se ti'ouve
l'une des curiosités de l'île de Corse, le monolithe
d'Algajola.
Cest une énorme colonne de granit, gisante encore
sur son lieu d'extraction, et qu'on laisse là depuis
plus d'un demi siècle, faute de pouvoir la transporter
plus loin. La mer est à soixante mètres de là cepen-
dant, et il semble qu'un ingénieur (il y en a de si
habiles ! j n'aurait qu'à la pousser sur un radeau. Les
frais sans doute seraient considérables, mais le bloc
(jui forme le soubassement de la colonne Vendôme
292 SOUVENIRS D CN ENFANT HE PAUIS
est colossal, lui aussi, ot il provient de la nirinc car-
rière. Pourtant il est arrivé à Paris.
Le fiU, à la vérité, est etTroyable. Il mesure dix-
neuf mètres de long sur trois mètres de diamètre.
Dressé, il serait imposant et indéboulonnable, celui-
là!
Ce tpi"il fait là dans Tlierbe, on n'en sait rien ! Sa
destination première, on l'ignore. On donne pour
certain qu'il fui la première id(''e de la colonne, celle
qui rend lier d'être Français quand on la regarde.
Je l'ai donc regardé de mon mieux, el la fierté n'est
pis venue. Au contraire, j'ai même senti que je serais
plus fier d'être Américain, par exemple, en face de
cet abandon, car les Américains ne laisseraient pas
trente minutes un pareil spécimen dans l'état où les
Français le laissent, et ils le pousseraient, eux, sur
le radeau.
L'IIe-Housse forme une antithèse extraordinaire
aux ruines féodales et génoises de l'Algajola sa
voisine. Oh ! l'Algajola, celte petite cité morne,
dont les remparts crénelés crouhmt depuis quatre
cents ans dans l'huile nif'diterranéenne. où les mai-
sons toujours éventrées, et comme irréparables,
alignent, profilent et croisent des rues de décombres
pour un j)eu[)le de lé/ards !
L'Algajola. f|ui a plus de trous sur l'azur que le
soir n'y perce d'étoiles, et qui semble poser éternel- .,
lement pour quelque Isabey le motif pittoresque
dune ville prise d'assaut, bombardée, incendiée el
mise à sac, au moyen Age.
Celte Algajola, elle a été ma vraie découverte per-
sonnelle en Corse, celle qui me revient et dont je re-
vendi(jue l'honneur.
SAINT-FLOHENT, ISOLA-ROSSA, L ALGAJOLA 298
Si je pouvais y entraîner une demi-douzaine de
peintres, ils en auraient pour dix ans à exploiter son
thème décoratif et tous les motifs sur lesquels il se
développe. Celte ruine est un enchantement pour
des yeux d'artiste. Style, caractère, formes et cou-
leur, tout y est, et la natuie même semble avoir in-
venté des végétations particulières pour en rehaus-
ser les fantaisies. J'ai vu là des graminées étranges,
des floraisons pendantes, des lichens et des parié-
taires inconnus et qui défient le botaniste et ses her-
biers. Mais ils défient bien davantage le peintre et
ses brosses par la diversité des tons, l'harmonie, la
surprise des silhouettes et l'intérêt des jeux de lu-
mière.
Je me suis assuré, par précaution, que Ton pour-
rait y vivre, malgré la pénurie extrême des pauvres
habitants — cent soixante-sept — qui disputent leurs
décombres aux oiseaux et aux rats. Car ils ne sont
plus que cent, soixante-sept dans cette ville autre-
fois riche et puissante, dont les fortifications attes-
tent la grandeur passée. (3n y vivrait même fort
convenablement, et nous y avons fait un déjeuner
charmant, chez une digne femme qui tient un petit
cabaret dans la rue principale. Elle mit pour nous
ses provisions d'hiver au pillage. Je regrette fort
d'avoir perdu son nom. Mais s'il s'installe jamais une
station de peintres à l'Algajola, je lui promets de lui
en procurer la pratique.
Entre FAlgajola et Calvi on trouve un important
village, appelé Lumio, dont la situation est superbe
et qui ferait encore la joie des peintres. Il étage sur
un versant ses maisons blanches et lumineuses, que
domine un vieux donjon démantelé et flanqué de
25.
2'.'t bOLVEMUS 1) UN DISIAM DL. l'AlilS
lours. Des jardins (r<Man^-ois le poiidionl il'or, el
tous les sentiers qui y niènenl élalenl la gloire orien-
tale des cactus, des agaves et des figuiers de Bar-
barie en bordures. Ces plantes exotiques y sont
énormes.
Luiiiio osl un habitacle de nobles corses, la villé-
giature de l'arislocralie calvaise. 11 a près de mille
habitants.
Je ne serai content que lorsque j'aurai attiré dans
ce pays merveilleux la colonie d'artistes que j'appelle.
Mais je voudrais un Troyon ou un Charles Jacques
pour la bergerie monumentale qu'on aper(,'oil sous
Lumio, dans un champ au bord de la mer.
Cette bergerie, qui pourrait abriter douze coïts
moutons, est une espèce de cloître à portiques, dont
les galeries profondes emmagasinent de l'ombre de
toute qualité et du clair-obscur à faire pâlir le maître
d'Amsterdam. Ouel cailre pour un animalier ! Cette
bergerie de Lumio est la cathédrale des moutons 1 Ils
doivent en rêver quand ils paissent !
CALVI ET LA BALÂGNE
Calvi est une adorable pelile ville, endormie sur
son promonloire blanc, que la mer entoure d'un frou-
frou de soie bleue.
Cette forteresse, à la fois hautaine et coquette, que
le soleil irise, ressemble de loin, entre ses deux mi-
roirs de ciel et d'eau, à un gâteau de sucre posé sur
un plateau d'argent. On la dirait transparente. Quel
magicien habile la citadelle vitreuse, ou quelle fée
fait surgir aux yeux enchantés du touriste le mirage
de ce château de cristal ? Mais non, le soleil tourne,
et rien ne disparaît. Au trot des petits chevaux
corses vous sautez quelques ponts de torrents, et
vous voilà dans la capitale de la riche Balagne. Calvi
n"est pas un rêve, et pourtant il en reste un pour
moi. Heureux sont ceux qui vivent au pays où ils
auraient voulu naître 1
Le mot mélancolique de Théophile Gautier est
vrai : « On ne naît pas toujours dans la vraie patrie. »
J'aurais dû naître à Calvi, comme Christophe Colomb.
Car Christophe Colomb était Corse.
Pendant l'une des bonnes journées que nous pas-
29(1 .SOUVENIRS 1) UN ENFANT DE PAHIS
sâmos dans la ville magi(juc, nos liôlcs nous lircnl
monl(M' à la ciladolle. iMilre les lours du vieux donjon
génois, comme dans un pAlé sans couvercle, toul le
mystère d'une anli(|ue cité esl enclos. A travers un
dédale de rampes, de ruelles, d'escaliers, de passages
voiMés, on atteint à une terrasse circulaire, plantée
de platanes toullus, d'où Ion domine toul le profil
dentelé de la côte, jusqu'au cap Corse. Quelle vue !
Le port est en bas, à trois cents mèlres, agitant mol-
lement les coques de noix et les bateaux en papier
de sa ilollile. El, à droite, la Balagne s'éploie, tapis
d'émcraude piqué d'or. C'est là qu'il fait bon s'ac-
couder, s'emplir l'ùme de joie, les poumons de brise,
les yeux d'étendue colorée et laisser s'égoutter les
heures de l'urne penchée du Temps !
Mais af)rès la poésie l'érudition a ses droits, et
nous rentrons dans l'intérieur du pâté. Dans une
ruelle, pareille h celle de l'Algajola, nos guides nous
arrêtent. Ils nous montrent une ruine. C'est plutôt,
si j'ose m'exprimer ainsi, une ruine de ruine, car à
la vérité il ne reste de ce qu'ils y voient que l'ébou-
lement confus de (juelques gravats sans forme archi-
tecturale apparente.
« Vous êtes dans la rue du Fil, nous disent avec
émotion ces aimables gens, les plus hospitaliers d'une
ville qui esl le chef-lieu de l'hospitalité corse.
— La rue du Fil?... »
Et je dresse interrogalivement la tèle. Mais mon
savant compagnon de voyage a vite paré au mauvais
eilet de mon ignorance, car il sait, lui, sa Corse sur
le bout du doigt, et comme doit la savoir un pelit-
fds de Lucien Bonaparte.
« Est-ce là tout ce qui reste de la maison où il est
CALVl ET LA lîALAGNE 297
né? demande-t-il à nos gracieux cicérones en leur
désignant le tas de moellons séculaires.
— Où est né qui? insistai-je follement.
— Mais Christophe Colomb ! » sourit le prince.
Sans être un puits de science, je ne suis pas pour-
tant l'ignorant passionné que tout homme a le droit
d'être par ces temps de doute historique et de bazar-
dement général des traditions. A Charlemagne, où
j'ai fait mes classes, je me rappelle qu'il était usuel
et populaire, entre labadens et potaches, de répondre
à cette question : « Où est né Christophe Colomb'' »
par la facétie ci-dessous :
« Christophe Colomb est né dans un état voisin de
la gêne » ; la « gêne » étant prise là pour la ville ita-
lienne qui porte ce nom, et où tous les historiens
s'accordaient jusqu'à présent à donner le jour à ce
grand homme. Mais venir en Corse pour y apprendre
que le grand amiral des mers est né rue du Fil, à
Calvi, c'était une surprise qui n'était pas dans le pro-
gramme du voyage.
« Mais alors... repris-je, Christophe Colomb serait
donc Français ?
— Il l'est, dit sévèrement un jeune prêtre qui
venait de nous rejoindre. Voici sa maison natale,
j'en ai les preuves. Suivez-moi. »
C'était à déchirer son diplôme de bachelier ! Nous
le suivîmes donc, et il nous donna les preuves. Elles
me parurent, comme au prince, indiscutables, Chris-
tophe Colomb était Calvais.
Quand on est à Calvi pour quelques jours, il est
indispensable de se détourner un peu vers le sud
pour aller visiter le bourg de Calenzana, l'un des
plus considérables de l'île. Calenzana est un gros
2'.»b 80LVENIH8 D U>" i;MAM l>fc; l'AKIS
di'bouché d'huile el de miel. Indii.>îlricijse ol gaie, la
po|)ulalion y dépasse aujourdliui trois mille t\mes.
Elle croîtra encore, car la Bnlagne est le pays
des belles filles corses.
Il est aisé de le pressentir à la quanLité d'enlanls
qui fçrouillenl dans ses rues monlucuses el fleuries.
Je n"ai vu autant de gosses qu'à Cancale, ville éga-
lement très prolifique, où l'Amour ne débande pas
son arc, A Calcnzana, il n'en perd pas une llèelie.
Le bourg s'enorguellit d'un souvenir liistori([ue un
peu lointain, qui est la défaite des mercenaires alle-
mands de Gônes par Ceccaldi, l'un de ses enfants.
Cela se passait en i332, sous Charles VI, et l'his-
toire ne nous est pas bien picsente; il n'y a guère
parmi nous que le prince qui puisse en tiaiter sans
faillir avec les Calenzanais.
Il est vrai qu'il se doit d'être renseigné, le prince
Pierre, son père ayant vécu longtemps dans la com-
mune.
Il passe méjue encore poui- en être le bienfaiteur,
à cause d'une fontaine publique qu'il donna à la
ville. L'eau, en Corse, est un présent sans prix, et on
y retrouve sur ce point la grande préoccupation des
peuples pastoraux d(^ l'IIellade, ({ui pour une fon-
taine rendaient un Tliéocriie. La source canalisée
par le prince Pierre Bonaparte a enrichi les braves
Calenzanais, ni plus ni moins. Ils le savent, ils le
disent encore, et notre chef d'expédition a pu se
rendre compte, à l'enthousiasme qui l'escorta pen-
dant sa visite, de l'importance d'un bienfait assez
idyllique en somme. La fontaine était festonnée de
fieurs, adornée comme châsse, et il dut en boire un
verre à la santé de la Halaene,
CA.LVI ET LA BALAGXE 2!)!)
Notre hôte à Calenzana fut M. Bonacorsi. Il nous
fît l'honneur de revendiquer ce devoir d'hospitalité
au nom de l'amitié qui l'avait uni au bienfaiteur de
la commune.
M. Bonacorsi est, son nom même l'indique, un
passionné de son pays, et il aime la Corse comme l'on
aime sa mère bien-aimée. Il voudrait qu'elle devînt
riche, libérale, active, et il prêche d'exemple. Son
jardin, qui abonde en cédratiers, est une pépinière
d'eucalyptus de toutes les essences connues, et il en
donne de la graine à qui lui en demande.
J'ai vu dans ce jardin quelque chose qui m'a r-emué
profondément, C'est une grotte en rocaille, enguir-
landée de plantes et parée comme un autel perma-
nent de Fête-Dieu. Une source y chante dans une vas-
que, et un banc, dans l'ombre et le murmure, invite
à la rêverie. C'est le tombeau du fils unique de ce
digne homme. Il y passe sa vie.
LES CALÂNCHES
HISTOIRE D UNE SOUPE A L OIGNON
Mais, hélas! el comme dit le proverbe, il n'est si
charmante compagnie qu'il ne faille quiller. el le
lendemain malin, nous parlions rejoindre la grande
roule occidentale.
Elle est nouvelle, et peu de touristes l'ont parcourue
avant nous, du moins s'il faut s'en rapporter aux
excursionnistes. C'est, sans doute possilde, la plus
belle de l'île cependant. Elle longe, de Calvi à Boni-
facio, tous ces golfes miroitants et porphyriques,
que le soleil embrase chaque .soir de ses pourpres
et auxquels il en laisse. L'enchantement de.s yeux
est continuel, et la succession des tableaux est tou-
jours si majestueuse dans sa variété, que rémotion
vous gagne.
La communion de l'âme humaine avec la nalure
s'opère par le silence. Le vent seul parle et donne le
verbe de l'espace.
Au pont de Fango. près de Galeria, un gros de
LES CALANCHES 301
cavaliers raonlés sur ces petits chevaux corses qui
sont les fils de l'Aquilon, comme les coursiers nu-
mides de Juguriha, nous barra le passage.
Ils étaient une centaine, armes de tromblons mena-
gants, etparaissaient, de loin, assez rébarbatifs. Nous
mîmes pied à terre, indécis de leurs intentions, et
l'idée d'une aventure à la Gil Blas nous traversa la
cervelle. Allions-nous donc être obligés d'en dé-
coudre pour passer ce pont? Notre jeune chef allait
en tète, fort résolu à faire honneur à la filiation d'un
grand-oncle dont la vie militaire avait commencé à
« celui » d'Arcole, lorsque, à sa vue, une décharge
(fartillerie formidable éclata dans les airs, attestant
d'intentions pacifiques, — et môme enthousiastes !
Ces Corses expriment tout par coups de fusil, et
surtout le plaisir de vous voir.
Les jeunes gens d'Aleria, comme les jeunes filles
de Calenzana, étaient venus saluer à leur manière le
iils du prince populaire et toujours aimé dans la Ba-
lagne. Ils nous escortèrent, en façon de piquet d'hon-
neur, pendant quelques kilomètres, et jusqu'au golfe
de la Girolata, dans une apothéose fulminante.
Écarlate, ce fiord ! Il s'entaille dans de gigantes-
ques falaises de corail, de rubis et de grenat, dont
aucun coloriste n'oserait imposer la splendeur à la
routine ignare des gens de goût.
Toute la côte est telle pourtant, et la gamme des
rouges y chante ses harmonies de feu, à peine amor-
ties par les apaisements de l'ombre. Le vert des
maquis exalte encore ces tonalités réellement incan-
descentes.
Le golfe de Porto, plus aveuglant encore, est
comme le développement du thème de coloris. C'est
26
302 SOUVENIRS D U.N ENFANT DlC PARIS
un golfe de Galcria en grand, et Irailc' par un Hu-
bens. Pour jouir delà magnificence de ce paysage,,
s'en imprégner juscpi'à l'àme, il est bon de s'arrêter
une heure au village de Parlinello qui domine la
baie, et où Ton trouve une bonne petite auberge,
Tort bien approvisionnée du reste.
Parlinello n'est point, à la vérité, un village :
c'est un escalier. Les maisons y sont superposées sur
une pente glissante ; et si elles n'étaient pas retenues
par de grands arbres, elles tomberaient dans la mer,
comme les moutons de Panurge.
Nous y avons vu deux jolies tisseuses, installées
sur la route même avec leurs métiers rustiques, et
qui certainement faisaient leurs toiles des rayons
flottants du soleil. Il en voltigeait de tous côtés parmi
les airs et jusque dans leurs chevelures embrous-
saillées.
Au fond de ce golfe extraordinaire, qui sera un
jour ou l'auti'e, je vous le certifie, célèbre et peuplé
de riches hôtels et de villas, on traverse un hameau
sans importance, du moins par le nombre de ses habi-
tants. Il s'appelle Porto et il a paré la crique de son
nom. C'est à Porto que l'on embarque les i»ins, les
m»'lèzos et tous les géants ligneux (jue l'Étal, insa-
tiable bûcheron, abat dans la foret de Valdoniello.
La tour carrée dressée sur un roc flamboyant qui
s'avance au milieu des flots, est un spécimen com-
plet de ces fortifications dont les Génois avaient
encerclé l'île. Son inutilité naïve et pittoresque
donne la note de caractère de cette inoubliable soli-
tude. Elle sert de reposoir aux goélands fatigués.
Entre Porto et Piana, le ruban de route ondule
sur les précipices comme une écharpe dénouée au
LES CALAA'CHES 303.
vent. Les rochers verdoyants, où s'entortillent les
lianes odoriférantes, sont piques de lézards innom-
brables et tels des pelotons d'aiguilles. De lentes
processions d'escarbots traversent la voie, semblables
à des défilés de moines en cagoule. La chaleur n'est
soutenable qu'à cause de la brise de mer, et tout à
coup on entre dans le délilé des Calanches.
Le défilé des Calanches est illustre, et il a toujours
passé, non sans raison, pour le chef-d'œuvre de la na-
ture dans l'île. Les guides le préconisent, presque
au dam de tous les autres sites, et pas un Anglais ne
manquerait de le visiter, car ne l'ayant pas vu, il
croirait n'avoir pas vu la Corse.
Il aurait raison. Quoique je leur préfère lascala di
Santa- Regina et ses dramatiques déchirures, il n'est
pas douteux que les Calanches méritent leur gloire
européenne.
C'est l'entassement de Pélion sur Ossa. Une sorte
d"éboulement céleste de granits de couleur, de toutes
formes, de monolithes ronds, ovales, carrés, oblongs,
en dés, en arêtes, en cuvettes, en tibias, en champi-
gnons, en gourdes, que sais-je ! une muraille de la
Chine sèche et sans ciment, que la lumière crible
par tous les trous, les millions de trous où logent
des millions do petits sauriens, amis défiants de
rhomme.
Le vent de mer-<ise et polit singulièrement les cail-
loux de cette avalanche immobile. 11 lui prête l'ap-
parence d'un amoncellement colossal d'ossements
tombés d'uneplanète voisine, dontlespeuplesauraient
cent coudées. On y distingue des squelettes tout
entiers.
Si Ion retrouvait sur la terre le champ de bataille
304 SOUVEMUS 1) LN KM-ANT DL l'AUIS
fabuleux où los Titans allaquèrenl Jupiter et rou-
lèrent foudroyés, j'iniagino que cccimetièro ressem-
blerait aux Calanches.
Nous les traversâmes par un splendide coucher de
soleil, suivi d'un crépuscule si étrange qu'il semblait
ôlre le jour naturel et nécessaire de la nécropole
fantastique. Une demi-clarté brune, on eut dit sou-
terraine, vernie encore de lueurs |)rdissanles, lîujuait
les contours îles rocs. De grands |)ans d'ombre pro-
lilaient, en les élargissant, les formes et les silhouettes
burlesques que l'imagination se plaisait à préciser, et
toutes les rêveries de la fièvre prenaient corps et se
réalisaient, bouffonnes ou terribles, à nos yeux hal-
lucinés.
Et nous arrivâmes ti Piana dans l'état de gens qui
viennent de voir des fantômes.
Piana est un bourg important, où quatorze cents
créatures de Dieu jouissent du bienfait de la vie et
des charmes de la civilisation. Je n'y ai rien remar-
qué qui vaille la peine d'èlrc signalé à l'attention
des voyageurs, si ce n'est l'inscription de son église,
qui est un modèle de cette littéral nre scolaslico-
latine à laquelle s'adonnent les \\\\. PP. Jésuites, et
qui nous a valu les Ilapin et les Santeuil :
Miitiora si qua-ris rel)usfiue Icvamcn inarclis,
Ingreclere hue inalrem corde rof^are Dci.
Si tu cherches des bienfaits et un soulagement à tes peines,
Entre ici prier de cœur la mère de Dieu.
Le distique est daté de 1792. et non signé. C'est
cela de gagné sur Horace et Virgile.
A la vérité, Piana ne m'a laissé d'au Ire souvenir
LES CALAN'CIIES- 305
que celui d'une soupe à l'oignon légendaire et à la-
quelle je ne puis encore songer sans rougir.
Je croyais savoir faire une soupe à l'oignon! Même
je m'étais vanté témérairement d'exceller dans la pré-
paration de ce brouet, difficile entre tous, qui est la
pierre de touche du cuisinier-né.
Or, depuis que nous déambulions dans l'île de Corse,
le manque presque absolu de beurre nous avait cruel-
lement privés du plaisir tout parisien de savourer le
potage des noctambules. Notre cher prince en par-
ticulier souffrait beaucoup de cette privation, et pour
un peu, comme Richard 111 offrant son royaume pour
un cheval, il aurait volontiers crié : « Ma fortune pour
une soupe à l'oignon! »
Je résolus de lui en faire la surprise, et, profitant
dune excursion matinale qui l'avait entraîné de nou-
veau dans ces admirables Calanches, je me mis à
battre Piana pour avoir du beurre ! Aidé de l'excellent
Charles, son valet de chambre, je finis par en dé-
couvrir un quart de livre, et, ayant ramassé tous les
oignons que je pus trouver dans le bourg, nous re-
vînmes à l'auberge. Le déjeuner était commandé
pour onze heures et demie; il en était neuf, j'avais
le temps de confectionner un chef-d'œuvre.
Nous voulûmes d'abord, Charles et moi, éplucher
les oignons nous-mêmes, car il n'y a point de petits
détails pour un tel ensemble. C'étaient des pièces
énormes, de véritables oignons d'Egypte, à faire
pleurer tous les Hébreux dans le désert, et nos
propres larmes coulaient si abondamment, que nous
dûmes renoncer à l'exercice. L'aubergiste, ses deux
filles et la servante se chargèrent d'achever la be-
sogne préparatoire.
26.
;k'G bULVK.MKS 1) L.\ L.M'A.NT iJi: l'Al(l>
J'avais d'un côlr. coniino il convient, une cnsserolo
sérieuse pleine d'eau bouillanle, el de laulrc une
poêle à frire sur le fourneau, el, debout, je son-
geais.
Je songeais à ceci : doil-on frire les oignons avanl
de les jeter dans l'can bouillanle, ou doil-on lesjeler
dans l'eau bouillante avant de les fiirc?
f.harles, consulté, me déclara qu'il n'en savait
absolument rien. Interroger les femmes de l'auberge
qui nous regardaient avec stupeur, c'était avouer ma
faiblesse. Je m'inspirai des circonstances.
Les circonstances étaient que le beurre était rare
et que nous n'en avions qu'un quart de livre. Il
fallait donc le ménager. Je demandai de l'huile. El
lorsque j'eus l'huile, je précipitai d'une part la
moitié des oignons dans la poêle et de l'autre le
reste dans la casserole.
Et j'observai.
Au bout d'une demi-heure, les uns étaient trop
cuits et les autres pas assez! Je regardai Charles.
« Si nous en causions avec ces dames! » me dit-il.
Malheureusement elles ne parlaient que le dialecte
corse, el notre double italien mêlé n'arrivait [)oinl à
le rejoindre. Je pris alors une décision énergitjue. Je
transvasai les oignons à l'eau dans la poêle h l'huile
et les oignons à l'huile dans la casserole d'eau bouil-
lante, et je regardai. Ceux qui étaient trop cuits
se recroquevillèrent, el ceux qui ne l'étaient pas
assez reslèrenl dans le même élat. J étais pensif.
L'heure avançait. Je risquai donc de tout mêler et
de laisser agir la Providence. Les oignons à l'eau et
les oignons à l'huile, confondus, furent savamment
réunis dans une marmite à pot-au-feu où il restait
LES CALANCHES 307
de rexcellenl bouillon de la veille. Ils parurent s'y
trouver bien ensemble. Je salai', je poivrai, et j'allu-
mai une cigarette.
Pendant ce temps, sur mes indications précises,
le brave Charles découpait des rondelles de pain,
qu'il faisait griller au bout d'un couteau sur le
brasier de la cheminée, et les femmes de l'auberge
épluchaient, épluchaient toujours d'autres oignons,
sans but déterminé.
La cigarette achevée, je goûtai la préparation.
Elle était inconcevablement fade. Avisant alors des
piments rouges qui pendaient à la poutrelle, j'en
ajoutai six à la mixture. Et je goûtai encore. Elle
était trop forte. Je réclamai des tomates. On alla
m'en chercher au village, et quand elles furent dans
la marmite, la soupe prit un beau ton. On eût dit le
golfe de Porto lui-même.
Charles avait fini par avoir un peu peur, car il
adore son maître, et il me surveillait du coin de
l'œil.
« Que penseriez-vous, fi.s-je pour le tranquilliser,
de quelques jus de citron exprimés et d'une poignée
de baies de genièvre ? C'est local d'abord, et puis
c'est bon ensuite ! »
Et le geste suivit la parole.
(( Est-ce que Monsieur mangera de sa soupe ? me
répondit-il. Parce que si Monsieur ne devait pas en
manger, je crois qu'il serait temps de la tremper. Il
n'y a plus de pain à griller, et j'entends les voitures
qui reviennent des Calanches. »
Les excursionnistes apparurent en elTet à la
porte.
« Quelle drôle d'odeur ! dit Vincent Bonnaud.
308 SOLVIiNIUS I) UN liM-ANT l)K J'AUIS
— Excellenle, irpailil \o prince, on diiail de
Toignon ! >-
Charles scMvil en licmblanl la soupe de Piana
dans la marniile même. Ce que c'était que cette
soupe, il n'y a pas de mots dans le lexique pour en
dépeindre l'horreur ! Mais Roland Bonaparte avait
compris qu'il s'agissait d'une prévenance amicale,
et, avant même que nous eussions attaqué notre
assiettée, il en avait repris trois fois '
A ce moment la petite servante entra en se tordant '
de rire. Elle apportait le beurre sur un plat 1
Javais totalement oublié le beurre ! ! !
« Il n'aurait plus manqué ([ue cela, fit alors le
prince très grave; ah I il n aurait plus manqué que
cela, qu'il y eût du beurre !... »
Nous quitlAmes Piana avec une soif inextinguible
et décidés à nous arrêter à toutes les fontaines.
Cette soupe nous avait embrasé le gosier.
CAKGÉSE
Cargèse est une des curiosités de l'île corse. Les
ethnographes ne manquent point au devoir physio-
logique de venir y étudier le résultat de la fusion
des races.
Cargèse a élé fondée le l'j mars 1676 par Jean
Stéphanopoli, Grec du Taygète (aujourd'hui iMaïna)
et descendant des Comnènes, empereurs de Byzance.
Après une lutte sanglante soutenue contre Amural IV
et ses musulmans dans les montagnes du Pélopo-
nèse, ce chef de haute lignée et de grand courage
résolut de soustraire les Maïnotes, ses compatriotes,
aux représailles impitoyables du vainqueur. Il alla
demander à la république de Gènes de lui céder un
territoire en Corse. Elle lui donna celui qui est com-
pris entre le bourg de Vico et le golfe de Sagone.
C'est là qu'à la tète de douze cents Klephtes,
Stéphanopoli s'installa et créa Cargèse. Il en fit
bientôt une ville prospère, légiférée par le propre
code de Lycurgue. En dix années, la piêve était de-
venue la plus fertile en cultures de toute la Corse.
La vigne, le figuier, les céréales et leur commerce
310 SOUVENIRS D UN I:M- AN T hl-: l'AItlS
avaienl onrichi ceshabilos ol laborieux agricullciirs,
lîérilicrs des principes de Cadmus cl de Dcucalion.
Jalousés par leurs voisins de Vico cl du Niolo, les
Maïnoies enrenl à essuyer plusieurs agressions de
leurs compalrioles d'adopLion, et, nolammenl, à
l'éporpie de Paoli.ia fidélité bien naturelle ((u'ils
avaient gardée à Gènes, leur bienfaitrice, ruina à
moitié leur colonie. On les brûla, on les pilla, et ils
ne durent qu'à M. de Marbeuf de pouvoir recons-
truire la ville.
Ils se résignèrent alors à contracter des unions
fusionnistes avec les Corses, ce à quoi ils avaienl
toujours été jusque-là rebelles, et aujourd'hui leur
sang hellène est si bien mêlé avec le sang sarra-
sino cyrnéen, que les ethnographes en sont pour
leurs peines.
Ce mélange, d'ailleurs, ne paraît pas leur avoir
l)eaucoup réussi; car ils ne sont plus que neuf cent
trente. Toujours industrieux d'ailleurs, et laborieux,
ils continuent à donner aux Corses l'exemple des
vertus pastorales, et leur commune est une v('>iitable
ferme modèle.
Le golfe de Sagone oppose une antithèse assez
violente à celui de Porto. Cest une anse feilile, ver-
doyante, où la Liscia dépose des vases et des limons
gras que les bruyères, les amandiers et même les
cerisiers couvrent de leurs feuillages. 11 semble que
l'on élèverait là à miracle des moutons de pré-
salé.
A Sagone, la vue se repose et l'esprit sapaise. Le
golfe est d'ailleurs magnifique^ deux fois plus large
que le golfe rouge, et on y ferait un porl de premier
ordre. Il est très sûr. T'/est le seul de Inule la côte
CARGESE 311
occidentale où j'aie vu un bateau. Ah I la vie mari-
lime n'est guère développée en Corse.
Calcatoggio est la dernière station où on laisse
souffler les chevaux avant d'arriver à Ajaccio. Le
pays a une réputation douteuse au point de vue de
r « aubergerie ». Elle est certainement imméritée, et
nous y avons bu, sur l'étrier, d'excellent vin blanc,
servi avec beaucoup de bonne grâce et de cordialité
par un cabaretier très aimable. On venait de ter-
miner la vendange et tout le village empoisonnait la
vinasse.
Mezzavia. — Ajaccio.
SARTÈNE Eï BONIFACIO
Et voilà qu'on recommence à monter. L'ascension
nous lire à neuf cents mèlres,au coldeSainl-Georges,
d'où la vue est naturellement de premier choix. On
découvre d'un coup d'œil la vallée profonde dOrnano,
qu'arrose le Taravo, un beau loirent, aussi sonore
que son nom. Qu'est-ce qu'il clame à ces cascades,
qui ruissellent parmi les villaf,''es blancs ? Et qu'est-ce
que les cascades lui répondent ? Le nom de Sampiero.
peul-ôlre.
Et voili» qu'on redéj^rinyole. Un rcdéijringole jus-
qu'à Olmelo, très intéressante bourgade, dont j'ai
encore dans les yeux la i)liysionomie féodale. Olmelo
est tapi, c'est le mot, sous des rochers hautains,
comme ces panthères de l'Atlas qui dorment en re-
gardant la mer. L'aspect général est sombre, pres-
(pie rébarbatif, et la vue louche sur la baie de Pro-
priano.
C'est à Olmelo que réside l'anlicpie famille des (jal-
loni d'Istria. ?sous ne nous privûmes certes point du
l)laisir de rendie visite à des personnes de cet ordre
dont la itonlé est pioverbiale en Corse, et j'ai gardé
SARTENE ET LîOMFACIO 31H
précieiisemenL un petit bouquet de fleurettes qui me
fui olTert.dans la jolie maison à terrasse, parunejeune
tille à laquelle mon humble nom de poète n'était pas
entièrement inconnu.
Elle me cita, en me l'offrant, certain poème inti-
tulé Engaerrande, dont laotion se passe en Corse,
une Corse chimérique, il est vrai, et de géographie
shakespearienne, mais enfin qu'elle avait lu et dont
elle avait retenu ce vers :
Les fleurs de la pairie ont le plus doux parfum.
Son bouquet était de violettes.
On descend à Propriano par une roule bordée de
tombeaux, comme la via Appia. Ils ont toutes les
chances, ces diables de Corses, qui se plaignent tou-
jours ! Ils peuvent garder leurs morts hors des nécro-
poles communes, où la douleur se banalise. On leur
permet de construire des mausolées dans leurs jar-
dins, au bord des chemins, près des foni aines, et
toute terre pour eux est terre sainte et bénite. Ils
échappent ainsi à la tristesse d'un culte morose, pour
lequel le départ de l'âme est tragique, et qui semble
se défier trop de la logique de son Dieu.
Oui, j'envie à la Corse ce privilège, et j'aimerais a
dormir, moi aussi, lorsque l'heure en sera venue, sur
les lieux mêmes où j'ai vécu, aimé et tant travaillé,
au bord d'un chemin passager où sonnent des clo-
chettes de mules, que parcourent des couples amou-
reux, et mon squelette cliquetterait gaiement aux
lourds cahots des diligences.
Mais il n'y en a que pour ces satanés Corses 1
Propriano.
27
au >;")UVEMris d un e.m'ant di:: pauis
L'inléri^l iiiarilinu' de la rade <le Pro|>iiano ti'osl
l<:>uteux pour personne, el J'on coinple beaucoup,
clans l'île, sur le dévelopement futur de ce purl.
Outre rpi'il est l'abord le plus proche de la station
thermale de lîaracci — une source presque miracu-
leuse pour les rhumatisants — qu'on s'elTorce de
lancer, il est encore l'unique débouché des produits
de Sartène et de son riche arrondissement. Déjà un
service régulier de paquebots rejoint le port naissant
à celui d'Ajaccio, et cela quatre fois par semaine.
Le trajet n'est que de trois heures, el c'est une partie
de plaisir ravissante, l'excursion en pleine mer, le
le long des côtes, qu'il faut se payer là, sous peine
d'en garder le regret éternel.
Une troupe de thons en belle humeur bondissait
autour de la nef, comme les dauphins de Raphaël
dans l'enlèvement de Galatée. Le panorama desgolfes
déployait les changements à vue de son décor mobile,
et la mer jetait, comme des tapis d'Orient, ses vagues
miroitantes sur notre passage.
A l'intersection de la route que nous gravissions
et <lu chemin de Sainte-Lucie-de-Tallano — jolie
bourgade où se trouve l'uniffue carrière de granit
orbiculaire qui soit au monde — nous rencontrons
subitement des dolmens !
Oui, des dolmens, comme en Bretagne! Ils ne se
refusent rien, les Corses. Deux pierres druidiques,
superposées en autel, au milieu d'un champ, et que
l'on nomme ici « les Slanlari ». Ces menhirs, cités
par Prosper Mérimée dans son Voi/a{/e archéolor/iriue,
sont classés et appartiennent aux monuments histo-
riques. Il en résulte clairement, pour qui sait lire le
livre de pierre de la nature, que le culte d'Hercule
SARTENE ET BOMFACIO 315
gaulois a régné dans l'île et que la superbe vallée du
Rizzanese, aujourd'hui vignoble' immense et prospère
d'où nous viennent à Paris presque tous les vins dits
de Corse, a entendu les chants des vellédas prophé-
tiques.
Sartène, élevée de trois cents mètres au-dessus du
niveau de la grande cuve à bouillabaisse, n'est en
somme qu'une longue terrasse qui, au lieu de border
la mer, borde une vallée en précipice. Du haut de
cette terrasse, ses quatre mille huit cents vignerons
regardent pousser le raisin, en fumant leurs pipes,
comme on regarde d'un casino passer les petits ba-
teaux.
Ils peuvent même se payer ce spectacle en supplé-
ment, puisqu'ils ont vue sur la rade de Propriano,
qui n'est qu'à treize kilomètres.
Pour la population, la ville est la quatrième de
l'île et ne cède à Corte que d'un millier d'âmes.
Encore se rattrape-t-elle sur la qualité peut-être,
car les Sarténois sont de rudes gaillards, trempés
d'acier, au physique, et de feu, au moral, ils sont les
plus passionnés de tous les Corses.
Je ne sais pas sur quoi il est permis de plaisanter
à Sartène, mais ce n'est pas sur la politique, fichtre !
ni sur la question du banditisme. Ces deux thèmes
sont interdits à la plus inolTensive ironie du philo-
sophe. Si l'on exerçait les sous-préfets avant de les
utiliser, c'est à Sartène qu'il faudrait les envoyer
pour faire leur apprentissage; et les jours de fête
n'y sont pas les jours d'élection. Miséricorde ! En
voilà un, de municipe, où la vie publique est active !
Sur la grande place de l'église, qui ressemble à la
plate-forme d'une tour, à l'heure sainte de l'apéritif^
3ir. SOliVKMRS I) UN KM'ANT l)K PARIS
il faut voir les Sark^nois se promener par g^roupcs
sympathiques et so jolcr des regards lorvcs d'un clan
c\ Taulre, pour voir où en est la réconciliation i]es
partis en Corse. Au bout de trois jours, je sentais
que je deviendrais enragé rien qu'à traverser cette
place de la Discorde.
Elle est bien jolie j)ourlant, avec sa charmante
fontaine publique, qu'animent quelques Nausicaas
graves, aux gestes lents, son église, ses cafés à l'ita-
lienne et la porte i-omane qui ouvre là sur la vieille
ville. Des balcons ouvragés, enguirlandés déplantes
grimpantes, y encadrent des apparitions roses de pim
pantes bourgeoises, et parfois des bergers, couverts
du '< pelonc » traditionnel à longs poils de chèvre, la
traversent en sifflant des airs delà montagne et nous
lancent des legards profonds de sorciers.
L'hôtel où nous prîmes pied est tenu par un chef
qui mérite de porter ce nom de César dont tout autre
que lui serait écrasé. II nous traita impérialement
et de façon à nous faire regretter que son prénom
ne fût pas Lucullns, car il y avait droit aussi, si les a
noms signifient (juclque chose. C'est chez lui que '
je vis pour la première fois ces nacres splendides.
([u'on pèche à foison dans la baie de Porlo-Vecchio» -i
dont les coquilles mesurent jusqu'à soi\ante centi- a
mètres et qu'il suffit de prendre à la muraille pour f|
em|ilir une chambre de pourpre changeante et d'ar-
gent miroitant. Une photographie posée, dans son
passe-partoul, sur la cheminée du salon, avait attiré
nos regards et agaçait notre mémoire rebelle. Cer-
tainement nous connaissions tous celte lôte, mais
aucun de nous n'arrrivait à en nouimer le proprié-
taire.
SARTKNE ET BOMFACIO 317
(( Ne faites pas attention, sourit M. César, c'est
mon rendre II est dans les lions !
— Dans les lions ! » Et tous de nous écrier à la
fois : « Bidel ! »
C'était Bidel en elTet, le célèbre dompteur popu-
laire, cher aux titis de la capitale. Quel autre gendre
en etîet (étions-nous bêtes 1 1 pouvait avoir un homme
nommé M. César? Et 'voilà ce que c'est que de ne
pas réfléchir. Nous adressâmes à notre hôtelier et
nos excuses et nos compliments.
Ce qu'il y a de plus curieux à Sarlène, c'est la
vieille ville. Quoiqu'elle ne date pas de très loin,
paraît-il, puisque sa fondation ne remonte qu'au
seizième siècle, ce qui, je vous l'avoue, m'étonne :
ce quartier donne la sensation la plus franche des
choses du moyen âge.
Imaginez un embrouillamini de ruelles entre-croi-
sées, tournantes et zigzagantes, un incroyable laby-
rinthe de couloirs sombres, s'amorçant les uns dans
les autres, et dont l'architecte paraît être un chat
travaillant un peloton de fil, des escaliers, des voûtes,
des rampes, des passerelles en croix, en losange,
en demi-cercle, en trapèze, et larges à peine de deux
pieds. Impossible de passer plus d'un à la fois; et
quand on se rencontre, il faut se résigner au saute-
mouton, comme les écoliers.
Il ne doit pas faire bon ici d'avoir un ennemi mortel
et d'être obligé de sortir. 11 est vrai que le rappro-
chement des murailles est un empêchement sérieux
au développement du pugilat. On reçoit tout de
suite à l'occiput le contre-coup du sinciput. Et puis,
pour séparer les combattants, les femmes ont à leur
disposition le moyen facile de les arroser des fenê-
27.
;îIs SOrVlJMliS 1) l N KMANl lli: TAlilS
1res sans perdre une t»-oulle des lujuides p;icifica-
leurs. Un verre snCfil d'ailleurs : il remplit loul l'es-
pace aérien el respirable.
Ce vieux Sarlène est exlr(^mcment pillorcsipjc.
Je pense qu'il ne voit jamais le soleil, à aucune heure
de la journée, et que la lune est le seul aslre qui
l'éclairé. Les enfants y sont assez pAles, et quand la
barbe leur pousse, c'est sans doute la barbe de capu-
cin, amie des caves et lloraison des salpêtres. J'ima-
gine encore que lorsque, à l'Age voulu, ils courtisent
leur voisine, ils n'ont qu'une chaise à mettre dans la
rue pour grimper chez celle fiancée. Ainsi dut faire,
dans l'anlique Vérone, ce Roméo, amant de Juliette,
qu'on nous donne pour un grand gymnasiarque.
Et ici une question se pose. A l'époque du roi
Théodore, il n'existait point d'autre Sarlène que
ce vieux Sarlène impraticable où l'on ne peut ouvrir
son volet sans boucher la rue. Or l'histoire nous dit
que les Sarlénois portèrent ce roi en triomphe! Je
voudrais bien savoir comment ils s'y prirent, malgré
leur enthousiasme. Il n'y a pas de place, vous dis-je,
pour un parapluie ouvert, à plus forte raison pour
un roi conslitutionnel, que diable !
Ce Théodore, roi légendaire de la Corse, étrange
aventurier allemand, dont l'avenlure ressemble aux
abracadabrances hislori(|ues du Tintamarre, or\ vous
montre ici sa maison royale. Mais comme elle esl
occupée par des locataires ; il est bien superflu de
la visiter, d'autant plus qu'il n'en reste (pic les
murs, et nous nous en dispcnsAnies.
Elle n'est pas inscrite d'ailleurs, el pour cause,
parmi les curiosités de la ville. Les Corses vous
>avenl gré de ne point leur parler île Théodore.
SARTENE ET BONIFACIO 319
Cette histoire blesse un de leurs sentiments les plus
délicats, celui de leur indépendance, dont ils ont
toujours le regret au fond du cœur. Ils s'étaient
sincèrement donnés à ce baron de Neuhoflf, qui
débarqua à Aleria le 12 mars 1786 pour les autono-
miser et les délivrer de l'oppression génoise. 11 eut
tout de suite Sartène pour lui, car les esprits brû-
lants de cette ville sont plus faciles à emballer que
ceux des autres montagnards même de File. Sartène
crut en Théodore la première et la dernière. Aussi
lui promit-il de la prendre pour capitale.
Lorsqu'il s'évada de son royaume, sans qu'on ait
jamais su pourquoi, Sartène lui resta fidèle et l'at-
tendit. Pouvait-elle deviner, que dis-je ! comprendre
le personnage taré, le faiseur de coups, le roi par
dettes, que la corruption eflrayante du siècle avait
jeté dans un pays de pâtres dont le long martyre eût
attendri des tyrans d'Asie ? Casanova de Seingalt,
Cagliostro ou le mystérieux comte de Saint-Germain
seraient débarqués à sa place pour les sauver qu'ils
auraient eu foi en eux. Une escapade aussi formi-
dable, un tel coup passait leur philosophie sans scep-
ticisme. Certes ! il n'y a rien de plus lâche que de
duper un enfant. La Corse fut cet enfant. Ecar-
quillée, elle crut à Théodore. Elle l'aima pour ses
beaux costumes théâtraux, son faste, son apparat,
ses vices étalés, pour les joujoux qu'il lui faisait
danser devant les yeux. Il la viola et s'enfuit.
Il avait été roi. C'était tout ce qu'il lui fallait pour
éblouir ses créanciers. Son crédit y gagna quelque
renouvellement illusoire. Perdu de dettes, traqué,
étranglé et beau joueur, il Qnit par se laisser pincer
par la police de Londres et mourut à la Tour. Les
a2U SUUVKMHS 1) L.N E.M- AiNT DM l'AUlS
pauvres Corses rallendaioiil toujours. Ils sonleurore
morlifirscle leurs illusions.
De Sarlènc à Bonifacio. il n'y a à siii^naler que le*
changement graduel du caractère des paysages et
quelques cocassilés géologicpies par où le venl de
mer se révèle sculpteur de grotesques.
r/est d'abord le fantoche gigantesque (pio l'on
appelle 1' « homme de Gagne ». Il est à douze ceiil
quinze mètres d'élévation, et on l'aperçoit de tout
le Sud de la Corse. Vous dire ce qu'il représente, je
n'en sais rien, et cela dépend de l'imagination de
ceux qui le distinguent. Cet « homme de Gagne >'
m'a paru, à moi, un vague bonhomme cagneux.
D'autres y percevaient une vieille bûcheronne cour-
bée sous un fagot d'épines. JEgri soninia, dit
Horace.
Le lion de Roccapina est d'une forme plus nette.
L'illusion d'un lion couché sur un pic et surveillant
la côte est complète. Mais tromperait-elle un véri-
table lion ?
Pianottoli. — On fait halte à Pianottoli, où s'em-
branche la route de Porto-\'ecchio par la vallée
de Figari. La vallée de Figari, qu'arrose et fé-
conde un torrent, qui devrait s'appeler le Figaro,
est la Beauce de la Corse. Elle abonde en céréales
et fournit du froment réputé au marché de Mar-
seille. Elle est semée de hameaux pittoresques qui
m'ont rappelé la vallée de Chcvreuse. C'est à Pia-
nottoli que nous connûmes l'hori-eur des omelettes
à l'huile ! Gomme le point est très fréquenté et
croît clnupie jour en importance, j'espère que dans
quelque temps elles y seront au beurre.
Du col d'Arbia, qu'on atteint ensuite, la vue
SARTENIi ET BOMFACIO 321
s'étend sur un larti^e et beau spectacle de nature,
qui se développe encore et devient plus large et
plus beau du haut de certain couvent situé à droite
et dédié à la Sainte Trinité. La fantaisie nous prit
d'y monter et d'y suivre un vénérable Père capucin
que nous apercevions sur son âne au milieu des
cactus et des figuiers d'Inde d'un chemin sinueux.
Or, bien nous prit de cette fantaisie.
Le couvent de la Trinité m'a laissé une impression
profonde : j'y ai compris pour la première fois les
délices de la vie monastique, telle, il est vrai, que
la conçoivent les Italiens, c'est-à-dire dans ime re-
traite enchantée, où tout concourt à la pacification
de l'âme et au farniente mystique des sages.
Un grand jardin de pins, d'oliviers et d'orangers sé-
culaires, aux frondaisons épaisses, aux lignes nobles
comme une vision arcadienne du Poussin; des bancs
de marbre blanc, des eaux chantantes qui « ne se
taisent ni nuit ni jour » et de larges pelouses de
mousse vertes pour jouer aux boules, un cloître sou-
riant et pareil à une ferme, une églisette voluptueuse
où la prière sent bon, des nids d'oiseaux dans toutes
les fentes de rochers, des lapins sous tous les myrtes,
un airchargé d'effluves marins, une vue incomparable
sur la plaine blanche et calcinée de Bonifacio, la
ville au fond et, plus loin, dans les vapeurs dorées,
cette améthyste, la Sardaigne 1 Voilà cette Trappe !
Ah ! égrener làle rosaire dun poème en vingt-quatre
chants, ou plutôt n'y rien égrener du tout; se laisser
mollement vivre et mollement mourh\ et se draper,
comme l'autre en son étendard, dans les pourpres du
soleil couchant ! Quel rêve 1
Ils le réalisent pourtant, ces heureux coquins de
olj SOLVE.MHS II UN i:.NrAN 1 lii; l'MilS
Capucins, tandis que nous I rimons pour clever des
familles? Elje pensais...' vous peimellez?; je pensais,
dis-je, dans ce maquis pieux, qu'ils étaient des ban-
dits, eux aussi, des bandits de Dion, oui eerles, mais
des bandits el rpie nulle irnularmcrie pourtant nt»
les inquiète.
Bonifacio est la ville la plus orii^Muale de la Coi'se
et peut-être de l'Europe méridionale.
Mais elle a été tant de lois décrite el elle change
si peu, que je n'arriverais qu'à ressasser ce qu'en ont
écrit les voyageurs, tous unanimes dans leurs trans-
ports. Il est singulier que leurs récits n'aient déter-
miné aucun peintre à venir exploiter la mine inépui-
sable de ses thèmes décoratifs; il y en a pour toutes
les palettes. Lorsque ma colonie de l'Algajola sera
installée, je l'emmènerai à Bonifacio prendre un air
de ballade, et je crains bien que quelques-uns n'y
restent.
Bonifacio est ciselé dans un bloc de craie.
C'est un promontoire calcaire que la mer ronge
tous les jours par sa base et qui s'avance au-dessus
des Ilots furibonds comme un éperon de navire.
Il est inconcevable que cette presqu'île friable at-
tienne encore à l'île de Corse, et l'un de ces quatre
malins on entendra dire qu'elle s'en est détachée el
que la ville s'est efTondrée dans l'eau. Ce jour-là Sar-
tène deviendra port de mer.
La falaise terrifiante qui supporte, on ne sait par
quel miracle, les maisons, d'ailleurs abandonnées
par ordre, du quartier de la Citadelle, ouvie sur
l'abîme des gueules de cinquante mètres de profon-
deur, dont les dents sont d'énormes blocs modelés en
molaires, et bavant l'écume éternelle.
SARTENE ET BONIFAC(0 323
Il y a une certaine terrasse surplombante où, dan§
une guérite, claque des dents une sentinelle que je
ne voudrais pas être. Le sol tonitrue sous ses pieds,
,^t il vit proprement sur un tremblement de terre
continuel. Il vous montre, tout pâle, un escalier taillé
au fd à beurre, qui descend dans le gouffre par cent
soixante-quatre marches dont je ne vous parle qu'en
fermant les y^ux,et qui suffirait à me guérir du vice
de contrebande, si j'étais contrebandier. Il paraît que
c'est par là qu'ils montent leurs cigares ! Je n'en crois
pas un mot, s'il faut vous dire toute ma pensée.
J'oppose la même incrédulité à la légende qui veut
que, pendant l'épouvantable siège de l42o, où les
héroïques Bonifaciens afTamés se nourrirent de fro-
mage fait avec du lait de femme, le roi Alphonse
d'Aragon ait espéré escalader la ville par cette
échelle de pierre ponce suspendue. Ça, jamais ! Je le
donne à des singes. C'est un escalier pour colimaçons.
On entre à Bonifacio par une descente assez rapide
encaissée entre deux murailles de marne blanche, et
l'on débouche tout de suite sur la Marine. Cette
Marine est un long bassin, assez semblable à la pièce
d'eau des Suisses à Versailles, merveilleusement
abrité de tous les vents de la rosace, mais dont l'entrée
est trop étroite pour que les vaisseaux de haut ton-
nage consentent à se risquer dans son goulet. Cet
inconvénient sera la fortune de Porto-Vecchio peut-
être, car là, la rade est également admirable, mais
l'abord est pratique, même pour des bateaux de
guerre.
Un petit fortin génois orne le bassin de Bonifacio
€t découpe sa gentille silhouette au pied de la cita-
delle. Il m'a paru que la Marine était un grand en-
S24
SOI VKMRS I) L.N EM-ANT \)K l'AItlS
tivpôl de liège, cL j'en ai vu des piles notables sur le
quai. Ony fait aussi, i)araîl-il, l'iniporlalion du bétail.
C'est par Bonil'acio (juentrenl en Corse les JxiMifs el
les moulons ({ue la vSardaigne lui envoie.
Le port mesure quinze cents mètres. On vient d'y
installer une station de torpilleurs.
De la Marine on atteint la ville haute par une large
rampe, dallée d'un cùté pour les piétons, el macada-
misée de l'autre pour les voitures; on traverse un
pont-levis, on passe deux vieilles portes de bon style,
et l'on pénètre dans la palla civilas de Ptolémée.
Si les statistiques nafiirmaienl point que trois mille
deux cents habitants peuplent ce cluUeau du vent,
j'estimerais sa population à cent âmes, car je n'en ai
pas rencontré davantage, encore comptai-je ceux cpie
j'ai vu au café prendre l'absinthe, et les militaires de
la garnison.
On ne fait pas beaucoup l'enfant dans cette antique
cité bonifacienne, sans doute parce que le sol y remue
trop. II y a pouitant de jolies fdles.
L'hôtel auquel nous demandAmes l'hospitalité est
une maison toute nouvelle qui semble avoir à cœur
d'effacer des Guides le renom assez mauvais dont
jouissent ici les auberges. Nous y fûmes j)lus (ju'ho-
norablement traités. Bon souper, bon gîte elle reste.
Le « Torrione » est la seule qui subsiste des trois
tours qu'on voit dans les armes de la ville. Elle en
avait trois, sous le comte Boniface, qui la fonda en
833, ce qui n'est pas d'hier. Ce comte, enchanté
d'avoir flan(|ué une pile navale aux .Sarrasins dans
les eaux du détroit, commémora sa jubilation en
laillanl une ville dans la craie du promontoire qui
rimait avec sa victoire.
SARTENE ET BOMFACIO 325
On travaillait ferme, lors de notre pass^age à Bo-
nifacio, en octobre 1887, aux l'ortifications nouvelles
de la ville, dont on veut faire un petit Gibraltar corse
à cause de certaine île italienne située en "face et
nommée Magdalena, que le brave roi Humbert arme
à tour de bras pour [)rouver ses intentions pacifiques
à notre égard. Nous visitâmes les travaux du génie
militaire et nous descendîmes dans des tranchées
ayant bon air et qui sont de belles tranchées. Le
prince, qui s'y connaît, les admira fort.
Pour moi, profane, qui n'entends goutte à l'art des
contrescarpes, j'étais remonté sur la terrasse, et je
contemplais, dans la transparence de l'air, le splen-
dide panorama des Bouches de Bonifacio. Un aima-
ble citadin, qui nous escortait par la ville, me désigna
l'îlot de Lavezzi, écueil granitique, où naufragea la
Sémillante avec ses douze cents passagers, dont pas
un n'échappa à la mort. « Pendant un mois, me disait-
il, on ne fut occupé à Bonifacio qu'à recueillir les
cadavres de ces infortunés, dans les grottes, sur les
bords, jusque dans le port même. On en retrouva
plus d'un millier. Ils ont un cimetière à eux tous
seuls.
Puis il me montra la Sardaigne, dont on pouvait
distinguer avec la lorgnette la première ville blanche
sur un fond de montagne sombre.
<( Encore un beau pays à visiter pour vous ! Quel
dommage qu'il soit impraticable !
— Pourquoi impraticable?
^- A cause du brigandage elïréné qui y règne. Ah !
monsieur, on parle de nos bandits corses ! Ou 'est-ce
auprès des brigands sardes ? Je possède, moi qui
vous parle, aux environs de la ville blanche que vous
2i
82C, SOUVEMIIS I» UN ICNrAM l)i; IVMilS
avez en ce momenl dans votre lorgnelle, je possède,
avec mon frère, une ferme d'assez bon rapport el
d'où je tire de l'huile el des céréales. Nous avons
été obligés de la fortifier. De deux nuils l'une, à tour
de rôle, chacun de nous fait la veillée, le fusil charg^é
et les chiens lâchés, et le mercredi personne ne dori
chez nous, ni maîtres ni serviteurs.
— Le mercredi ? Pourquoi le mercredi ?
— Le mercredi, au coucher du soleil, les paysans
sardes de noire canton se payent une nuit de vol et
de pillage, comme les marins se payent une bordée.
Ils battent les chemins, dévalisent les passants, sac-
cagent les vergers, et s'en fourrent jusque là. C'est
l'usage. On le sail, el on a le droit de se défendre.
Mais le jeudi, dès l'aube, tous ces coquins papelards
ont repris leurs outils de travail, et ils ont l'air de
petits saints près de la hcM'se ou delà charrue. On
les prendrait pour des agriculteurs de Virgile !
— Le mercredi, dis-je, est le jour de Mercure.»-
A Bonifacio, les personnes obliganles vous font
généralement visiter trois choses :
La maison Calacciolo on habita Cdiarles-Quint ;
Léglise des Templiers ;
Les grottes marine».
La maison Calacciolo n'olTre d'autre intérêt que
sa légende, bille est située auprès d'un marché cou-
vert, non loin de léglise de Sainte-Marie. On y
lemaniue une inscription en lettres gothiques et les
armes de Gènes.
Léglise des Tem;»Iiers. ou Saiiil-I)nminique, est
un éilifice du treizième siècle, gotliiijue, averî des
traces de roman. Son clochera huit pans el créneli-
est fort curieux. Telle est bien l'aichileclurc con-
SARTKNE ET BOMFACIO 327
forme au génie à la fois guerrier et religieux de cet
ordre puissant, dont les chevaliers ont laissé une répu-
tation si étrange qu'on ne sait encore que penser de
leur rôle dans la chrétienté.
C'est en celte église des Templiers que j'ai vu le
plus admirable petit chemin de croix du monde. Qua-
torze panneaux de bois de trente centimètres, d'une
peinture si libre, si délicieusement conduite par
touches lumineuses et d'un art de composition tel-
lement saisissant, que s'ils ne sont pas de W'atteau
je ne sais pas de qui ils peuvent être. On est sûr
d'ailleurs que le maître en a exécuté quelques-uns
pour son professeur Gillot et qu'il gagna d'abord sa
vie avec des tableaux de sainteté. Est-ce un de ses
chemins de croix qui est venu échouer à Bonifacio,
■dans l'église des Templiers ?
Les grottes de Bonifacio sont entre les plus célè-
bres de l'Europe. Il y en a trois, auxquelles on
n'aborde que par mer. Le mauvais temps nous priva
■du plaisir de les voir, et nous ne trouvâmes point de
batelier qui consentît à nous y conduire, tantla vague
déferlait sur le promontoire et tant le vent y faisait
rage. C'est le seul regret que j'aie laissé en Corse.
On trouvera des descriptions magnifiques de ces
églises de mer dans les ouvrages relatifs à l'île, et
notamment dans Gregorovius. qui y épuise son en-
thousiasme.
Notre excursion de six semaines en Corse s'est
terminée à Porto-Vecchio.
Porto- Vecchio, dont j'ai déjà célébré plus haut
les étonnantes nacres et qui s'enrichirait rien qu'en
les exploitant, est un bourg de près de trois raille
enragés qui ne s'occupent que de politique et ou-
S2S
SOUVEMItS l) IN ENFANT UV. l'AKIS
blienl do jouir (les biens tlonl l;i iiiilurclesa comblé*.
Lo pins rare de ces biens esl un ifoU'c ma{i;nifi<iue,
disposé potir devenir une rade de pren»i«'r ordre et
une station navale sans égale dans la Méditerranée.
Il est vrai que cela ne dépend pas d'eux cl (pic
leurs six mille bras ne sul'firaicnl [)oinl, avec la meil-
leure volonté, à transformer ce (iord désert en une
autre Marseille.
Pour le quarl^ d'heure, ils n'y ont que des salines.
Est-ce assez pour un golfe de douze cents mètres
de large, où toute une flotte tiendrait à l'aise?
En attendant, les Vecchiens se contentent de se
manger le nez, avant, pendant et après les temps
d'élections, au sujet de ce gouvernement qui les dé-
laisse.
Comme ils ont reçu notre petite caravane de fa-
çon à lui laisser les meilleurs souvenirs, ceux de la
bonne bouche, nous leur souhaitons de tout notre
C(rur le bon avenir que les ingénieurs leur assurent.
Hourra pour Porto- Vecchio, Marseille future de Ja
Corse !
Et maintenant en route pour le bagne parisien, el
au '< harl labour » de la copie 1
•!
LE CAPITAINE FRACASSE
I
JOURS ODÉONIENS
NOTES D AGENDA QUOTIDIENNES
DU 4 AU 24 DÉCEMBRE 1887
C'est ici qu'à sa date chronologique, se place la
légendaire aventure de mon adaptation scénique du
roman de Théophile Gautier : Le Capitaine Fra-
casse.
Je pourrais — je devrais peut-être — la résumer
en quatre lignes : — Commandée le i5 avril 1887,
achevée et livrée le 12 décembre de la même année,
la pièce ne fut représentée que le 16 octobre 1896,
soit au bout de neuf ans, sous la direction agitée :
Antoine et Ginisty, dont elle essuya, sans les sécher,
28.
330 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PAUIS
les plAlros. Ce compciidiiiin on diriiil iisse/. aux ini-
liés de la vie de lh(^ùlre, mais j'écris un peu pour
les autres, du moins je me l'imac^ine. Comme en
outre dix-sept autres années se seront encore^ é<^out-
lées de l'urne depuis la première sans que ma cano-
nisation ait été proclamée pour cause de martyre
avéré sous le consulat de Porel, je n'ai plus à l'es-
pérer vivant, et Iheure me sonne d'en préparer les
éléments posthumes.
Dans cette lutte de plus d'un rpiart de siècle pour
un ouvrage qui n'est connu du puldic que par ses
malheurs exemplaires, ma plus grande faute, après
celle toutefois d'en avoir accepté la commande, fut
de le d('-fendre îles ongles et du rostre conli'e le com-
mandeur. Hélas! qu'on est encoie jeune à quarante-
deux ans (tel était mon Age) et comme on est injuste
tout de même pour de bonnes gens, dociles aux
dieux et qui ne font (pi'obéir à leur destinée! Oui,
mon cher Porel. aujourd'hui je comprends, — vous
ne pouviez pas jouer le Fracasse, et vous ne le pou-
viez pas parce que vous le deviez pas, étant comme
l'archétype du type uniquement créé et modelé par
Zeus pour embêter les auteurs sur la terre. Si vous
m'aviez épargné entre cent autres, par préférence,
il se serait passé ceci que le dit Zeus, irrité de votre
révolte contre votre fonction, vous aurait flanqué
sur le Caucase, avec, au foie, le vautour, et, cela,
c'eAt été trop, l'Odéon est déjà dur aux prédestinés.
J'ai donc eu tort de vouloir vous acculer dans l'im-
passe de la rébellion et de tarir contre vous tant de
bouteilles dt; mon encre de bonne humeur, Kn vous
molestant, je ne combattais que les (iieux, qui au
bout de vingt-six ans, d'ailleurs, vous vengent encore.
JOURS ODEOMENS 331
De nos débats reten lissants au sujet du Fracasse,
il n'est resté qu'un mot qui les date. Il est vrai qu'il
m'a rendu quasi académisable. tant la philologie po-
pulaire lui a fait fête. Le retirer de la langue à pré-
sent, comment m'y prendre ? Même quand ils en se-
ront à la lettre T et proprement avant : tripe, c'est-
à-dire quand nous serons depuis longtemps trépassés
l'un ou l'autre, il faudra bien que les Quarante lexi-
cographes en délibèrent sous la coupole. Richelieu
les guette. Comme ils ont vocabularisé ces temps
derniers : Epatant et ses dérivés, j'ai peu d'espoir
qu'ils écartent mon néologisme et voilà notre que-
relle entrée avec lui dans l'histoire ! C'est ainsi —
toujours les dieux 1 — que l'on fait de l'irréparable.
Mais c'en est assez, n'est-ce pas ? Il ne sied qu'à
Didon d'induire le pater lEneas à renouveler sa dou-
leur et qu'à Virgile d'obtenir qu'on l'écoute. Forcé
néanmoins parles règles de l'autobiographie de don-
ner sa place en mes Souvenirs à un épisode caracté-
ristiquedema carrière littéraire, il m'a semblé que,
sans le narrer à nouveau, je pourrais, sur la foi de
mes agendas, restituer l'homme disparu et dont il ne
reste plus un atome, qui fut le contemporain de ma
disgrâce oubliée. Les documents portent en eux-mê-
mes leur intérêt auquel lepublic,ivrede témoignages,
paraît s'attacher de plus en plus, quel que soit celui
qui les lui apporte. Voici donc, et toutes vives, les
« tranches de vie démon petit mémorial de 1887-
1888 ».
Dimanche A décembre 1887. — Hier, élection de
Sadi Carnot à la, présidence de notre douce Répu-
blique. Si, avec un pareil prénom il ne fait rien pour
S32 SOUVENinS I) L> ENFANT DK l'AItlS
les poêles, c'est que son parrain sVst f... du peu|)lo.
Parions qu'il n'a pas soulenicnl lu la Salière des
poêles do l'Anacrôon persan. Moi non plus du rosle.
Gommcnl peut-on être Persan? La seule lêle aujour-
d'hui qui s'encadr(M"ail bien dans l'Elysée, c'est Virlor
Huc^o. Donc, personne n'y pense.
— J'ai terminé depuis jeudi déjà le quatrième acte
du Fracasse et j'en aiaviséPorel le jour même. Point
de réponse. Ouvre l'œil, Éitiilc, si toutefois je peux,
sansirrespecl,metutoyeraprcsunlcl labeur ! Ce soir,
à l'Odéon, Le Légataire universel. J'ai un faible pour
ce charmant Regnard dont Mme C... medemandait
l'adresse « pour lui écrire ». Son vers de théûtre est le
bon, le doué, celui qui rit tout seul et sonne le cor de
chasse aux belles rimes. Emile Perrin ne pouvait pas
le sentir, il mêle dit à moi-même et j'obtins tout son
mépris lorsque je lui répondis que je le préférais au
vers de Molière, d'une pûte métrique si lourde el si
ponsardemenl (déjà !) assonnée. — Ça se voit, fit-
il. — Meici, saluai-je. — C'est dans son Voyaye en
Laponie que Regnard émet cette proposition ethno-
logique que les Ostrogoths étaient des Esquimaux
en rupture de glace. Acquis, maître !
— Voici un paquet de lettres d'amour, passionnées,
déchirantes, sublimes de révolte contre les obstacles
sociaux. Je vous les lis en poète, vous fondez en lar-
mes. Je coiffe la barette, je monte au tribunal el je
vous les relis en magistrat, votre indignation éclate.
Ah ! les misérables ! Antagonisme des lois et des
mœurs. Qui nous fera le vrai Code ? (Sujet d'arlirlo).
(Un autre. j Rien de plus logique que les sacrifices
humains ou animaux pour apaiser les dieux? Que
fonl-ils donc eux-mêmes dans la nature, sinon
JOURS ODÉOMENS 333
l'œuvre permanente d'exlerminalion universelle.
Que de raison dans les religions sani^ianfes, mais
que d"esprit dans Tanthropophagique !
Lundi 5 décembre. — ■ Lu à nos amis C... le qua-
trième acte du Fracasse. Ils le gobent ou paraissen
le gober. Pour les remercier, je les initie à L'Illusion
comique du vieux Corneille, bouffonnerie shakespea-
rienne, dans laquelle il y aun Matamore à l'italienne
sans pair où Gautier a certainement accrochéle sien.
Étonnante aussi, en i636, cette apologie du comédien
qui termine la pièce :
Le théâtre est un fief dont les renies sont bonnes.
J'en accepte l'augure.
— Rencontré de Heredia chez Lemerre. Il a eu
l'occasion de causer avec Porel qui, me dit-il, est
rebelle à la forme versifiée du Fracasse. Diable,
depuis quand? — 11 prétend que ton vers ne porte
pas au théâtre.
— Où donc en a-t-il entendu puisqu'il n'était pas
au Théâtre Libre, à la représentation de La Nuit
Bergamasque, ma seule pièce en vers depuis mes
débuts ? — Je ne sais pas, mais revêts ta cuirasse.
Sur les boulevards à la terrasse du Café Riche,
j'avise Ranc et Paul Strauss en train de politiquer
devant la « verte » démocratique. Ranc m'honore
de sa sympathie, présent fort rare, un peu pour mes
« Homme Masqué » du Voltaire, et surtout pour ma
parenté d'alliance avec Théophile Gautier, car il est
lui-mèuie gautiériste ardent. 11 me raconte que, en
Suisse, pendant sa rélégation, quand il y donnait des.
leçons pour vivre, il ne proposait que du Gautier
à l'admiration de ses élèves. Je lui apprends que je
^^3l -OLVEMHS l) t.N liiNFANT DE l'AKIS
lranspos<' Le CapHaiiw Fracasse, pour la srèiic.
— Il } il commande, lui dis-je, c'est mon excuse.
— De qui la commando ? — iJu direcleur même du
Second 'riiéàUv-Francais. — Ranc me rci^arde, baisse
le nez dans son aljsinllie el, après un instant de si-
lence : — C-onnaissez-vous Caslagnarv? — Peu. Pour-
quoi ? — Parce que vous aurez besoin de lui. — A
quel litre? — G'e.^t le directeur des Beaux-Arts... »l
de rodéon. El tirant l'une de ses caries, l'Éminence
Grise c'est son épilhète boulevardièrei y crayonne
quelques mots et me la donne. — Mais que savez-
vous donc de celle alVaire? — Bien, p:enez toujours.
— El mon inquiétude commence.
— ViuL;l pas plus loin Paul Lordon, un camarade
de la pi«->e, m'aborde allègrement el les mains
tendues - J'allais l'écrire, lu m'économises les trois
sons. Je <iui!le Porel. 11 est ravi de tes trois premiers
actes. « Des vers cliarmants, m"a-t-il dit, el de vrais
vers de Ihéàlre, du Begnard ! ■ Je le rapporte ses
propres paroles.
— Kl enfin, au Figaro, oi'i je vais porter à Magnard
ma clironi(|ue (le canard de l'Elysée , Philippe (îille
m'oITre son entremise. Il est au mieux avec Porel et
dîne avec lui le soir même. Il se charge de tout ar-
ranger. — Arranger tout (|uoi .' — Je croyais ([ua tu
savais. Il n'a pas l'intention de jouer ta pièce ou,
pour mieux dire, il a celle de ne pas la jouer. — El je
reiiire sur ces renseignements, la carte de Banc dans
ma poche.
Mardi 6 cl mercredi 7 — Que faire ? D'abord ter-
miner l'ouVrage. C'est un travail de deux nuits.
Plus on fouette la toupie, mieux elle tourne. .VUons-
V, Muse, comme dit Alfred fde .Musset).
JOLKS odeonii:ns 335
Jeudis — J'ai mis le mot fin ce malin au cin-
quième et dernier acte. Me voilà huilé pour la lutte
à main plate. Je descends en ville, espérant letrouver
Ranc au Café Riche. A son défaut, je m en vais à
Paul Lordon, attablé avec un ami dont le nom
m'échappe, mais qu'il me présente comme neveu du
peintre Bénédict Masson. Je rédige sous leurs yeux
une lettre à Porel où je lui ann.once l'achèvement
de ma commande. Ils veulent bien contresigner
comme témoins la copieque j'en adresse à M. Debry,
mon agent aux Auteurs, et j'en jette moi ni('me l'ori-
ginal sous pli recommandé au bureau du Grand
Hôtel. Va, petite flèche, dans les nuages !. .
Vendredi 9. — Visite du baron Ramond, envoyé
par Ziem. Le vieux brave homme de peintre ne se
console pas que Théo n'ait pas de statue à Paris. Il
voudrait que le Figaro saisît l'opinion de cette in-
justice et il s'inscrit le premier pour une souscrip-
tion. Je conte à mon visiteur le résultat de la démar-
che quej'ai faite, il y a quelques années, à ce sujet,
auprès, de Jules Ferry, alors ministre de l'inslruclion
Publique. — Voyons, monsieur, voyons, so\ ez raison-
nable, m'objectait Son Excellence, ne demandez pas
à la République d'exalter un bonapartisie ! — C'est
à le devenir, avait été ma réponse. Ow navais-je
une carte de Ranc, car il y en a qui sont bétes, en
sus, chez Marianne.
Samedi 10. — On crie dans les rues la lentative
d'assassinat sur Jules Ferry. L'assassin n'ol pas un
gautiériste. C'est un peintre en vitraux fanatisé par
la presse socialiste. Oh ! la demi-instructiiuiplus pé-
rilleuse cent fois que la totale ignorance, ou obscu-
rantisme, style des meetings. Nous voilà menés par
33; SOUVENIRS D LIN ENFANT DK l'.MtlS
les conli'oiîiaîlics. L;i sainte nioycmu' ! Il |)araîl (juc
c'est elle qui fait les calhétlrales! Elle ne fail mùmo
pas les Halles.
— Passade Choiseul, Rouquelle, le liluairo biblio-
phile lancé par Viclorien Sardoii. me IkMc pour me
dire qu'il a acheté à Frinzino lexemplaiie unique,
sur parchemin, d'Enguerrande ! Je lui en offre dix
mille francs. 11 accepte. — Oui, mais à cinq francs
par mois. — Il refuse. — C'était pour le coter, sou-
ris-je. Les occasions de s'amuser sont rares.
Lemerre (mémo passage) attend toujours les illus-
trations de Willette pour mon recueil de coules, et
celles aussi de (".aran d'Ache pour le Lirre d'Ariel,
— la Lijre cnmif/ue. Mais où est Caran d'Ache? Là
où est Willette, sur des branches dans la tempête.
Quel drôle de pistolet, ce Caran d'Ache, (pii s appelle
tout uniquement : Poiré, et dont le |)seiidonyuie si-
gnifie : crayon, en russe. Je lui ai publié son premier
dessin, sous son nom patronymique, dans la V7ç mo-
derne. C'était Détaille qai l'avait accrédité. Puis
Caran alla au Chat Noir, où il aida puissamment à la
fortune du cabarelicr gentihomme.
Samedi lo — Porel est muet. Porel est sourd. A
moins <|ue la poste ne se refuse à desservir l'Odéon.
L'illimité même a des bornes.
Dimanche ii décembre (i887j. — Le courrier est
passé. Rien ! Comme le docteur Faust, en vain j'in-
lerroge l'espace, la nature et le créateur. Le temps
JOURS ODEOMENS 337
est noir sur lOdéon. J'y lance de la télégraphie. Troi-
sième roulement de tambour aVanI le combat, car
je suis décidé à me battre, Gautier étant en cause
en somme, autant et plus que moi peut-être.
— Gentille visite de José-Maria de Heredia. 11
vient, et de lui-même, par sympathie confraternelle,
me demander lecture de mon adaptation, curieux, me
dit-il, de savoir comment j'ai pu m'en tirer. Sur les
raisons que je lui expose qui m'ont déterminé à
adopter la forme riuiée, il m'approuve absolument.
Le dialogue du livre doit rester descriptif, celui du
théâtre est sentimental. La prose du roman de
Gautier, si habilement découpée fût-elle, et par
un d'Ennery même, n'eût rien rendu à la scène, et
la trahison du chef-d'œuvre était double. Le vers
seul sauvait tout. — Tu es un bon gendre, me dit
Heredia, à présent voyons le poète. — L'excellent
Heredia, toujours emballé, est en état lyrique per-
manent. L'alexandrin le grise. C'est à cela que je
rends tout l'honneur de la joie sonore que lui cause
la lecture, car il eu jette trois cigares éteints et mà-
churés. — Tu ne vas pas donner ga, je pense, à
rOdéon? — Pourquoi donc? — D'abord parce
qu'il n'y a pas dans la troupe les diseurs de tes
rimes. Ensuite... — Ensuite ?... — Rien, tiens-toi
tranquille, mon petit Berge, laisse-toi faire, et à
demain, à moins que je ne trouve pas Claretie chez
lui ou au théâtre, et à après-demain alors. — J'ai
fait observer à mon vieil ami qu'il allait perdre son
temps, vu que non seulement je n'étais pas en bonne
odeur chez Molière, mais encore que je me trouvais
lié à Porel par la commande. — Porel? Mais mal-
heureux, il ne te jouera pas. Il n'y a, à Paris, que toi
29
3:{8
SOLVLMU.S D UN ICM ANT DE l'AHIS
<|iii l'iu^norcs. Kl voilà ce (itio c'csl ([iio d'habilcr
aux r<'riios. Provincial, va !
Brave Heredia, en voilà un (jui ne Tesl pas, >< gen-
delellre », selon l'orlhographe vengeresse de Balzac.
Dix heures du soir. Un lélé^ramme. Il est du
commandeur. Enfin! — >< Mais, mon cher lierifci-aL
« cela peut durer lon«^lemps ainsi. Vous m'annoncez
(( un manuscrit. Où est le manuscrit? — Porel. —
« P. -S. Je ne le veux que complet. »
Ah ! ce Hanc, quel diplomate ! Mais où est sa
carte? J'ai perdu sa carte pour Caslagnary. Jusqu'à
minuit jt^ tourne et retourne mes vôlemenls, mes
chapeaux et mes bottes. Point de carte de liane.
Bah 1 dormons, ma plume à trois becs me reste, et
mon bon droit en qui j'ai confiance (Scribe).
Lundi 12 décembre. — A neuf iieures et trente-
deux minutes du matin, je sonne à la porte du direc-
teur de rOdéon, lo, rue de Babylone, retardé des
trente-deux minutes par les funérailles de Mme Bou-
cicaut (pii se développent autour du Bon Marché d
barrent la circulation. Tel est le paysage. J'ai sous
le bras la pièce complète, recopiée par Pillot. rue
Saint-M irc, et calligraphiée pour le théâtre, selon hi
norme et l'usage. Tel est le document, — Voici, dis-
je. — Ouoi? me demanda-l-il. — Le Capitaine Fra-
casse., comédie en cin(| actes et sept tableaux, d'apivs
le roman que vous savez. Je vous dérange? — Pour-
(juoi? — l^aicc que vous ne m'invitez pas à m'as-
seoir. - Je suis très occupé. Je ne vous attendais
point. — Excusez-moi. — Mais commeni donc!...
Et j'ai remporté le rouleau.
Je ne transi'rirai point ici la note prise a/> irato sur
JOURS ODEOMENS 831)
celle entrevue qui, jusqu'au 29 avril 1908, soil pen-
(^lanl seize ans [Eheu, Poslume, labuntiir anni !) allait
interrompre nos rapports sublunaires. A la relire dans
sa précision phonographique de paroles magiquement
dégelées, elle me rajeunit trop, et je n'ai plus l'em-
bouchure du porte-voix. Oui certes, le lustre miroi-
tant de la scène française m'en a fait voir de toutes
les couleurs et je n'en laisse à personne, en qualité
ni en quantité, pour les souffrances d'amour-propre,
et d'autres, que l'artiste de lettres endure, a toujours
endurées et endurera sans fin dans « le métier
alîreux ». Le pis c'est qu'il est ridicule. L'auteur est
un comique. Le sympathique, c'est le directeur, c'est
lui qui épouse la jeune fille. Encore une fois, jeunes
gens, l'erreur est de se défendre. On ne lutte pas
contre Denys dans Syracuse. Dans l'aventure sym-
bolique de l'épée pendue au crin de cheval sur la
tête de Damoclès, c'est le tyran qui est drôle, il a
le bon bout de la farce. Je n'extrairai donc de mon
mémorandum, à la date du 12 décembre 1887, que
quelques mots philosophiques d'un dialogue ora-
geux auquel les cloches du grand enterrement envi-
ronnant prêtaient leur voix de bronze.
Moi : — Je n'aurais jamais eu l'idée de m'atteler
à si dure, ingrate et périlleuse besogne, et la com-
mande est de votre bonnet. Pourquoi ce choix — ou
cet accueil?
Lui : — Je reconnais votre valeur, soit, mais vous
n'avez pas encore eu de succès au théâtre, par con-
séquent vous ne pouvez pas vous attendre à ce que
l'on ait pour vous plus d'égards que pour les débu-
tants.
34(1 SOLVEMUS I) UN F.M-ANT DK l'AIU^
Toute la Ihcorie csl là, el elle n'osl (|iio là. VA\c
donne raison à ceux (jui, désabusés de la i-rili(iue el
certains de son impuissance, s'en remellcnl pour
leur repos, à l'arrôl sarceyen de la recelle. Le caissier
du IhéiUrc est le bon juge, étant le Iruclieinenl de ce
pulilio. devant lequel des Corneille, des Hariiie el
des .Mcilière se prosterni'nt en leurs piéfaces. Je
n'avjlis pas encore eu de succès, je dél)utais toujours.
Evidemment. Mais alors, mon cher Porel, pourcjuoi
la commande ? Par amitié peut-être? .J'y songe au-
jourd'hui seulement.
Mais revenons à mes carnets.
J'ai dit que j'étais en crise belliqueuse el les notes
qui suivent attestent d'une animosilé dont la sincérité
est l'excuse. Les adoucir serait mentir non seulement
à l'intérêt rétroactif qu'elles peuvent avoir, mais à
l'honneur de mon destin de Sisyphe, le lapidé modèle,
l'homme le plus gai de son temps, qui jurait quelque-
fois s'il riait toujours, dit la fable.
Même dale. — A. onze heures, j'étais aux Beaux-
Arts, rue de Valois, chezCaslagnary.à qui je faisais, à
défaut de celle de Ranc, passer ma carte. Je ne l'avjiis
pas revu depuis le temps de la biasserie des Martyrs,
entre iSC)\ et iîS6.5, où il hantait avec la bande réaliste
groupée autour de (îustave Coui'bel. (Vêtait Casta-
gnary qui, pour railler Jules Vallès de l'indigence de
son vocabulaire, lui avait un join* jeté l'apostrophe
fameuse : " Toi, hors des cent mots du vocabuIaire.de
Racine, lu ne serais pas fichu d'écriie deux lignes
de prose. «
— Il m'a reçu avec une vive cordialité, et sans la
moindre pose. — Calmez-vous, me dit-il, allez dé-
JOUHS ODEOMENb 341
jeûner, el laissez-moi faire, j'ai l'Odéon dans mon
échai'pe. — Et il m"apprend qu'il vient de décorer
Rodin pourses élrennes. Ala bonne heure. Aurions-
nous un protecteur éclairé chez dame Marianne III ?
Je trouve en rentrant un mot d'Alexandre Dumas.
11 m'attend demain matin, à dix heures et demie,
chez lui. Que peut-il me vouloir?
Au Figaro, Philippe Gille. — Que t'avais-je dit?
El il me conseille de faire donner Halévy sur Claretie.
Jules est Dieu et Ludovic est son prophète. Une pièce
en vers comiques, ils n'en ont pas rue Richelieu, tu
as des chances. Va voir Halévy. Je cours donc chez
Halévy, rue de Douai, et je le trouve au moment où
il sortait, avec Degas. Ils m'écoutent tous les deux
en marchant, conter le double enterrement du matin,
celui de Mme Roucicaut et le mien. Degas Aie dit
qu'il m'envie ma définition de Rouguereau : u le
Raphaël du Ron Marché, « qu'il tient de DeNittis. Ça
me flatte sans me consoler. Ludovic m'ofTre de por-
ter mon Fracasse « fracassé » à Claretie. — Envoyez-
moi le manuscrit, je le lirai la nuit et je le remettrai
moi-même jeudi à l'administrateur. — Pourquoi la
nuit ? — Parce qu'il ne dort plus, dit Degas, avec
un geste de sollicitude.
Mardi i.3. — (?diez Dumas, à l'heure dite, car il
aime l'exactitude. — Qu'est-ce, mon cher maître et
ami? — Voici. On vous embête trop... Ça devient
corporatif. Donnez-moi la pièce. Je ne la lirai même
pas. Je m'en charge. Rompez publiquement avec
Porel d'abord. — Comment? — Caliban vous le
dira. Pour le reste, j'ai un tour au Français et je
m'entendrai avec Claretie. Comment va-t-on chez
vous? Avez- vous besoin d'argent?...
29.
.;iJ t-ULVL.MH.S I) UN KMAM' 1)L l'AIilS
Lv voihV ce Dumas (nic l'on (Irl)in(' 1 .ICn suis on-
core loul l'elourné. — 11 me ilcclnre on outre (ju'il se
considère comme alleinl lui-môme par la défection
de Porel, nllendu ([iie je n'ai coninuMux' mon travail
qu'à la suite d'un en^af^omenl pris par lui, Porel, avec
lui, humas, de me monter l'ouvrage celle saison
théâtrale, et (pi'il le certifiera devant la Commission.
J'avertis donc Halévy par dépêche de cette entrée
en scène de Dumas et de sa marche sur Clarelie. 11
me répond illico que ce sont les dieux qui, en sa per-
sonne, interviennent et qu'il prendra la file derrière
son illustre confrère.
Mardi i\. — Heredia m'adresse ce matin le billet
qu'il a reçu avant de se coucher. Je le transcris pour
ne pas le perdre si le vent l'emporte.
« Eh ! je sais bien que le Fracasse doit être cu-
rieux el savoureux. Mais il était à l'Odéon. J'ai des
enijfagemenls maintenant pour des années, très sé-
rieusement, el je ne puis pas lire une œuvre que
j'aurais l'air ensuite d'avoir jugée, et peut-être com-
damnée, alors q»ie seules les raisons administratives
m'arrêteraient pour le moment. — Jules (".larelie. —
1^ décembre. »
« Un lapin blanc, apostille, Heredia, si t>i com-
prends ! » — Je ne gagne pas le lapin blanc.
Je passe chez Dumas lui proposer l'énigme. — ('.a
ne fait rien, décide-l-il, demandez lecture el rom})e7.
avec Porel. — En roule donc pour le Figaro. En che-
min je me heurte à Georges Charpentier, devant Tor-
loni. Il m'apprend que mon histoire court la ville et
la cour el qu'on espère bien <pie, celle fois, Pqrel
va écoper. Zola assure qu'il devient fou comme
Gaslibelza. Il a voulu lui relaper Thérèse Baquin.
JOURS ODKOME>S 34:5
II a gardé Renée six mois sans lui donner signe de
vie. puis il est venu lui demander la Terre, que Zola
lui a refusée net, sans phrases. — . A loi Caliban,
me jette Zizi. — - Lui aussi, alors?
Et j'entre chez Francis Magnard.
Ah I nom d'une pipe, en voilà un qui ne l'aime pas,
le satrape de l'Odéon ! — C'est votre tour alors?
Vous êtes en noble compagnie, et avec Coppée, c'est
tout dire, car l'Académie même y passe. Ce qu'il doit
à Coppée, qui est la bonté même et serviable comme
le Petit Manteau bleu, on n'ose pas le dire, sa nomi-
nation, sa décoration et Severo Torelli, une petite
fortune, n'est-ce pas ? Aussi vient-il de lui refuser une
pièce, naturellement. Ne pensez-vous pas, Caliban,
que l'indépendance du cœur est l'état de grâce et la
grâce d'état du négoce, sans parler du mensonge,
signe de vocation? On dirait qu'elle leur tient lieu
de tout et leur sert même de critérium artistique.
Aussi, si vous la voulez, la tète de l'excellent Porel,
prenez-la et servez-la-nous dans le plat d^or où vous
jonglez avec les gemmes de vos néologismes.
Ma foi, c'était trop tentant. Sur un coin de table
de la rédaction, j'ai écrit, en vingt lignes, la lettre de
rupture, selon le conseil de Dumas. Elle contient le
néologisme demandé par INIagnard, une onomatopée
assez drôle.
Cette onomatopée c'était : tripatouillage. Relevée
et commentée le lendemain par Albert Millaud dans
une de ses chroniquettes, elle fleurit aussitôt sur les
bouches des hommes. Quant à la lettre, je n'en ai
plus le texte, mais les chercheurs qu'elle intéresse la
retrouveront à loisir dans le Larousse supplémentaire
S44 SOLVEMUS ]) UN K.MA.NT lit: PAHIS
qui l'a recueillie fi son ordre ali)lialn''li(jue, avec mon
portrait, dieu me damne !
III
Jeudi \^ décembi'e (iSS'j). — On vient de m'en ra-
conter une bonne, celle du bateau de fleurs de L... el
F... en plein Paris, sur la Seine. L... et F... sonl des
fumistes éminents qui, ayant remarqué que 1<; Code
Moral n'est pas promulgué, profilent de celte lacune
de nos institutions. L'élé dernier, dans les eaux
d'Asnières, ces joyeux mohicans de nos pampas so-
ciales avisent un ravissant bateau de plaisance
amarré à la berge el qui paraît abandonné. Ils s'infor-
ment. C'est un yachl en effel sans usage, destin»'' à
faire le service de Paris au Havre sur le dos argenté
delà Seine serpentueuse. Mais il est mal construit,
raté, ne tient pas le courant, enfin il se délabre sur
place, délaissé par le propriétaire. L'idée, la grande
idée, l'idée chinoise, leursnrgit entre les lempes. Ils
visitonl le yachl. Une installation admirable, un
chef-d'œuvre d'ébjénislerie, de confort moderne, de
décoration arlisliquc. En deux bonds, qui font quatre,
les voilà chez le propiiélaire qu'ils empaument par
leur i^lalinc boulevardière. Il leur prèle ou leur loue
le bateau donl il ne fait rien, et qu'ils amènent place
de la Concorde, frégate-école d'un nouveau genre,
bain à cpialre sous pour la police cl bac de Cythère
pour les poètes. La dale immortelle de la prise de
la Bastille sonne, comme d'elle- môme, celle de l'inau-
guration aux invités, triés sur le volel, de la presse
JOURS ODEOMENS 315
et de la haute cocotlerie d'art, foule d'élite des deux
sexes appelés à se confondre. Et voici qu'un homme
vert se présente à la coupe du ponlon d"amour. C'est
un inspecteur tluvial. — De quel droit stationnez-
vous? Levez l'ancre et filez! — Et le petit navire
se lance sur le chemin qui marche. Au coin d'un via-
duc, un autre homme vert sort des roseaux. — De
quel droit naviguez-vous? — C'est un autre gendarme
du fleuve. — Où est votre constat de navigabilité.
Amarrez, et plus vite que ça ! — Où sommes-nous?
— Devers Grenelle. — Et toute la fête décanille. —
Rienà faire, dit L... à F..., dans ce cochon de pays !
— Quant au bateau de fleurs, sans fleurs, il est
retourné au fil de l'eau, au port d'Asnières, s'y est
raccroché tout seul à l'anneau, et il y verdoie.
— Visite de Mme M... et de Mlle T..., . de Mont-
luçon. Elles m'apportent des nouvelles des deux
sœurs, les dernières des cinq, de mon père. Paralysie,
première attaque. Hélas, les pauvres vieilles filles
toutes seules là-bas. dans leur bicoque du faubourg
Saint-Pierre, une ancienne chapelle désafTectée !
Elles voudraient nous voir, moi et les miens, avant
de mourir. Nous irons, je le promets. Il paraît qu'elles
se font lire mes chroniques du Figaro et qu'elles n'y
comprennent rien du tout ; elles n'en sont que plus
fîères de leur neveu Emile.
— Lettre de Castagnary. Il a lavé la tête à son
administré.
— Seconde lettre de Castagnary. L'administré ré-
calcitre. Le sous-secrétaire m'attend demain à trois
heures pour me communiquer la lettre de récalci-
trance. .Je ne suis pas fâché de la connaître.
— Visite de Philippe Gille. Il a lu le Fracasse sur
,Ur, SOL\ L.MIIS l> L\ KMV.Nl Di; l■M!l■^
U' luamisoril d'IIalévv. La pirco esl Irrs l)el!o, mais
Irop loiilTiio |)enl-cHre. Il tlîne ce soir avec PorcI, el
il se fail l\»it ilanaii^er les choses, malgré la Idlrc
parue ce malin an Figaro, grâce à elle peiil-tMre !
Au IhéiMre une brouille est une réclame.
Vendredi H). — ^'u C.aslagnary à /, heures. Il me
dit qu'il esl accablé de plaintes contre l'homme de
rOdéon. Le jioil adminislralif a porté, mais Porel
se plaint d'avoir été savonné sans être entendu. —
Mettez-nous en présence, lui dis-je. D'ici là je vous
enverrai les pièces du litige. — Avec un petit histo-
rique. — Lidentlu.
— Chez Ollendorlï, qui me conte (jue, depuis la
semonce reçue, il a vu Porel. Il était morose. Il a
demandé à mon éditeur s'il lui donnai! tort ou raison?
— Tort, sans hésiter, et sur toute la ligne, a été la
réponse.
— Apéritif à TAméricain avec \'aldagne et un of-
ficier de marine, M. Desplas, lieutenant de vaisseau
sur le Baijard. à Brest. 11 m'otl're ses services si mon
fils (onze ans persiste dans sa vocation d'amiral de
France.
Samedi 17 — Je cours d'abord 98, avenue de \'il-
liers. Dumas n'est pas chez lui, il fail répéter A'/l //a /re
Clemenceau, comédie tirée par dArlois de son
roman... Alors chez Halévy, car je commence à dou-
ter de mon pauvre Fracasse et toute la nuit j'ai été
hanté par des idées de retouches, faites avec Philippe
(jille d'ailleurs. Ludovic trouve la pièce excellente
el charmante. Sa principale objection porte sur le
nombre de comédiens qu'elle nécessite. Une autre
a Irait à la rébellion du public contre les comédiens
eux-mêmes portés en tant que comédien^ à la -rêne.
JOURS ODLOMEiNS 347
— ^'oyez Marion Delorme, ine diL-il, un insuccès à
toutes les reprises. Il croit enfin irréalisable le ta-
bleau de la mort de Matamore dans la neige. Il fau-
dra le couper pour les Français, avec d'aulres choses
encore. Il attend que Dumas ait, le premier, vu Cla-
retie pour venir à la rescousse.
— Chez le prince Roland, Cours-la-Reine. 11 me
prèle des livres curieux et rares sur la Corse pour mon
Voi/age à l'île de Colomba. Un, entre autres, relatif
à un séjour de Lord Byron à Corte, après un naufrage.
• — Au Figaro. Philippe Gille a dîné, hier soir, avec
Porel chez Hecq, chef de bureau à llnstruction pu-
blique. Jamais il n'a voulu croire, me dil-il, que la
pièce fût réellement écrite et terminée. Il est con-
vaincu que tu ne lui as porté qu'un rouleau de papier
blanc, sauf peut-être l'acte et demi que tu lui as lu,
chez toi, l'été dernier, villa Caliban, en Bretagne.
Quand je l'ai assuré que je venais de la lire, il m'en
a fait donner ma parole d'honneur, — Alors, a-t-il
ajouté, dites-lui de ma partque je l'attends dimanche
à rOdéon pour en prendre connaissance. L'ouvrage-
est à moi ! Va-z-y. — Trop tard. Zola a raison,
Porel est loufoque. — Entre Ignotus, qui me de-
uiande s'il est vrai que Théophile Gautier ne raturait
jamais sa copie ? Comme je lui certifie le fait, il s'en
va secouant la tète. Impossible, impossible ! — Brave
Ignotissimus.
Sur les boulevards : Paul Arène, Clovis Hugues,
Emile J^lémonl, Willette et le gros Isambert, l'ami
de Gambetla, du Temps. Ils me font presque une
ovation. Le tripatouillé !... le porelivore !... Clovis
oflVe la tournée dans un café du passage Choiseul
où il n'y a jamais personne et où on peut gueuler
318 SOUVICMRS I) UN 1:MAM' I)|: I'AIMS *
« coniinc à la (".liainhrc ». r.luuHin a » son Porcl » à
raconter. Tous sont des malmenés de l'Odéon. —
l'ne l'ois, dil Clovis, je vais lui lire mon Danton. A
la lin du prcMnier acte, il rne remercie, se lève, me
serre la main el refuse d'entendre le reste!... —
Qu'as-lu iail ? — J'ai repris mon manusci'il et je lui
ai crié, en poussant la porte : — .le m'appelle Clovis
Hugues, député des Bouches-du-Hliône, et, partout
où je suis, quand je dis de mes vers, on m'en rede-
mande!... — Du reste ça ne se passera |)as comme
ça. 11 l'attend au rapport du budg'el des Beaux-Art*
et, là, il le servira au Parlement — et à la France ! —
Et tous se déchaînent. Nous devons être ridicules,
mais le calé est désert, heureusemenl. \\'illelte ri-
i^ole et Isambcrt llag'elle son herbe sainte.
Dimanche 18. — Ce matin, chez Alexandre Dumas,
à on/e heures. 11 doule que la Comédie se risque à
faire les frais de la pièce, très coùleuse à bien mon-
ter. C'est l'obstacle, ce sera le prétexte. Du reste
c'est charmanl, avec ces rimes étonnantes qui son-
nent au bout des vers comme des clochettes d'ar-
gent. .J ai eu raison d'adopter la forme versifiée, car
il n'y avait pas, à proprement parler, de i)iece dans
le roman de (Jaulicr. En somme l'essai lui parait
très curieux à tenter aux Français, et il verra Cla-
retie aujourd'hui même.
A [)ropos de romans mis h la scène il me parle (h-
son A /faire Clemenceau, iu\ap{èe par d'Artois et dont
il mène les dernières réj)étitions au N'audeville. Tout
au théAtre est affaire de tour de main. C'est un mé-
tier d'escamoteur. Il va dans Clemenceau un mot
(|ui peut emporter la pièce, s'il est mal présenté ou
mal dit. La femme n'a jamais aimé que son mari en
joins ODEOMLNS a4'.t
somme, ef il vient pour la tuer. Elle est entretenue
par un roi quelconque, il l'apprend et veut en tinir.
— Non, lui crie-t-elle, reste-moi tout de même. Tu
me laisseras à ma vie dévergondée, nous divorce-
rons. Seulement, tu auras les clefs et tu me garde-
ras comme maîtresse. Le malheureux mari, alTolé
d'amour, finit par consentir au partage afïreux qui
du moins la lui laisse. — Eh bien, soit, et à ce soir
— Oh ! non, ce soir... ce soir... je ne peux pas ! —
Si ça passe, dit Dumas, et j'y compte, l'ouvrage est
sauvé, et jen serai bien content pour votre ami Ar
mand d'Artois.
11 me conte encore que le type d'Ida Clemenceau
lui a été posé par Mme Pradier dont il me montre le
portrait dans sa chambre à coucher et qu'il a acheté
à je ne sais plus quelle vente, celle, je crois, de la
Guimont. La femme est superbe, avec sa carnation
opulente et ses yeux voluptueusement demi-clos.
Elle n'avait aucun sentiment de la pudeur moderne
et chrétienne. Elle nageait absolument nue dans la
Seine et passait sous les trains de bois comme une
sirène antique. Il est vrai, fait-il en riant, qu'elle
était faite au moule et qu'elle le savait, car tout est
là.
— J'amène Willette dîner à la maison pour l'illus-
tration des Contes chez Lemerre. Pendant toute la
course en fiacre, il est dans un état de véritable an-
goisse. Il a peur en voiture, dans toutes les voitures,
et jamais il ne se livre aux caprices des chevaux,
aveuglés par les œillères. Il a ouvert toutes les vitres
du fiacre, et il s'accroche des deux mains aux por-
tières. — Ouf, sauvés ! soupire-t-il à l'arrivée.
Lundi 19. — Visite à Charles Lamoureux pour la
.30
:;.>! SOL VI- .Ml;.S 1) IN EMANT l>i: l'Alil->
paililiop. quo A...C...a écrite sur /ùt(/ut'rran<le.
Il en a pris eonnaissanee, il la fera oxéculer à son
concert, l'un des jeudis (|u'il va consacrer ;in\
jeunes. Ah 1 s'il avait la sul)venlion de dix mille
francs que l'Étal faisait à Pasdeloup ! En allend;inl
il compte pour le r'de l'an sur la roselle que Spullcr
kii a promise le i^i juillet dernier.
— Rue de Valois, aux Beaux-Arts. Roger Marx
me dit que Porel a refusé de comparoir devant Cas-
tiignary. — Et alors ? — Alors c'est fini.
— Répétition générale de L'Affaire Clemenceau.
Le pauvre d'Artois a perdu, le malin même, sa sœur
qu'il adorait. Ou'esl-ce que les succès, et même les
fours, auprès de pareilles douleurs?
Mardi 9.0. — Journée de copie.
Mercredi 'M. — La grande climatérique de la vie
humaine, en biologie, c'est la soixante-troisième
année. Ce neuvième multiple de 7 nous sonne l'an-
gélus de la vieillesse. Il est sage alors de s'asseoir
au seuil de sa maison et de regarder les fumées du
village s'enrouler autour de.s nuées que le crépus-
cule colore. A l'exception de qnehjues rares phéno-
mènes d'hypervilalité,la nature ne nous soutient pas
plus longtemps elle neuvième multiple est sa bonne
mesure Au delà elle nous épargne seulement, ou, ce
qui est plus triste encore, nous oublie. Je n'ai déjà
plus ,que 21 ans à travailler avant de pas.ser aux ga-
naches. f*orel m'y pnVoédera de deux ans. Le voilà,
le châtiment.
Jeudi '2:>. — Clarelie m'écrit qu'il me prie d'at-
tendre pour causer du Plaçasse, qu'il ail terminé
ses comptes de fin d'année.
Edouard Lo.-kroy r|ii <";t, comme dit (^ladel, « Ce-
y
JOURS ODLOMENS li.jl
lui )) de rinslruclion publique, me mande au minis-
tère. J'y cours. — Mon cher ami, me dit-il, Porel est
surtout un maladroit, mais je ne peux rien sur lui.
L'Odéon est une sorte de gouvernement d'Algérie. Il
dépend des Colonies. Mais ce que je peux faire, c'est
de vous décorer. J'ai une croix, la voulez-vous? Ce
sera pour vos étrennes.
Et ici s'arrêtent mes notes d'agenda sur cette
première période de rhisloire du Fracasse, dite : le
chemin de la croix par ceux qui m'aiment.
UNE LETTRE RETROUVÉE
Docile au sal prala biberunt du poète, je voulais
raellre fin au récit des mésaventures de ce pauvre
Capilaine Fracasse ilont la matagrabolisalion n'a
pas duré moins de son quart de siccle, puiscpielle
dure encore. Mais il semble écrit dans le grimoire
astral de ma destinée que je ne doive jamais échapper
au joyeux corbeau, «et'er :?îo/'e, (pii m'en croasse la
légende. C'est ainsi cjue, de son vieux bec persécu-
teur, il vient encore de piquer dans ma collection
d'aulographes, qui est très belle, une lettre dont je
n'avais pas le moindre souvenir et qui ne laisse pas
d'être intéressante par sa signature d'abord, et ensuite
pour le document qu'elle apportée l'historiographie
théâtrale. On y mesurera où s'étend au juste et où
se borne la puissance mécénique de la néf)ublique sur
les institutions littéraires transmises par la monarchie,
et (pji en attendent le retour, du moins ce semble.
Il faut vous dire que, en dépit du « piston »
d'Alexandre Dumas, de José-Maria de Ileredia et de
UNE LETTRE RETROUVEE 353
Ludovic Halévy, tous trois quarantiformes, Le Capi-
taine Fracasse, lu au comité, le mercredi 19 juin
1889, y avait été refusé presque à l'unanimité. C'est
du moins ce qui est établi par une note de l'excellent
Monval que je prends au bec de mon corbeau. Sept
votants, six boules noires et une rouge. La rouge
était certainement d'Edmond Got, vous saurez pour-
quoi tout à l'heure.
Cette retoquade violente, dont le nom même de
Théophile Gautier n'avait pas édulcoré la sentence,
ne m'avait pas troublé outre mesure parce que j'en
savais la vraie raison, qui était la dépense des frais
de la pièce. Mais j'avais encore pour m'en consoler le
doux souvenir d'un précédent oi^i se rattachaient mes
espérances. En 1886 en efïet, le 16 juin, dit Mon-
val, le même comité m'avait blackboulé — sept
noires — une comédie intitulée : La Maison du Bon-
heur, que le 17 mai 1888, soit deux ans après, l'iden-
tique aréopage me recevait à l'unanimité — sept
blanches — sous le titre de : La Jeune Fille, sans
la reconnaître. Elle s'appela d'ailleurs : Le Premier
Baiser sur l'affiche. J'avais donc lieu de compter
pour le Fracasse sur la même palinodie ou si l'on
veut, sur ce retour des choses qui, en art comme en
tout le reste, est la bonne clef de sapience. J'avais
donc avalé mes six boules noires, plus la rouge, mais
elles me restaient sur l'estomac tout de même, celle
surtout du camarade Jules Claretie, qui, étant de la
partie, aurait pu m'en dorer la pilule.
Sur ces entrefaites il advint que Léon Bourgeois
prit le sceptre de la rue de Grenelle. Je ne le con-
naissais point du tout et ne savais de lui que ce qu'en
contaient ses labadens de l'Université, soit sa haute
30.
•■.| s(irvi;Mii.s II IN i;M.\>r ni; I'AHIs
culture ol ses g-oùls darliste. H venait d'ailleurs d'en
témoiiîner en imposant drlibérénienl à la ("oniédie-
Française celte admirable La Pdrisienne, d'Henry
Becque, rebutée par elle et reconduite elle aussi à
coups de boules d'ébcne. Celle inlerventiou minis-
lérielle avail eu dans les Lellres un retentissement
considérable. Depuis Louis XIV de moliéresque mé-
moire, c'était la première fois que le pouvoir venait
en aide à un écrivain éloulTé par l'arbitraire. L'idée
me vint de recourir à mon tour à ce Irancheur de
nœuds gordiens et d'obtenir sous son égide la révision
du jugement sommaire et sans phrases dont la rai-
deur même signait l'iniquité. On sait, en elîet, «lue
nulle séance à huis clos de conseil vénitien n'est plus
comiquement rébai'balive que cette réunion déjuges
sans mandat des Muses, et muets, qui décident à vue
de nez de la littérature d'État en France. Mais j'en ai
tant dil et tant écrit là-dessus que j'y ai épuisé mon
rire et mes peines.
Le ministre me demanda communication de l'ou-
vrage, dont il connaissait le martyrologe odt'onien,
et il se fit fort de renouveler pour lui son exploit de
La Parisienne. Hélas, et cette fois, il jela vaine-
ment son portefeuille dans la balance. Caliban avait
trop blagué l'Ldit.
CAIIINET Dt" M1MSTI5F.
DE l'instruction PCBLIQUE
ET DES BeaLX-AKTS
Ragalz, le 11 août 1891.
« Mo.N CHEn MAITRE,
« Le temps m'a manqué, matériellement, pour vous
écrire avant mon départ de Paris et sans doute con-
UNE LETTRE RETROUVEE 355
naissez-vous déjà depuis plusieurs jours, par M. Cla-
reUe, le mauvais résultat de ;non entrevue avec lui.
^( Je m'en veux deux fois de vous écrire une lettre si
tardive et si fâcheuse. Mais toutes mes réflexions,
depuis cette entrevue, n'ont pu changer mon senti-
ment; nous sommes dans une impasse.
« M. Claretie croit impossible de saisir à nouveau le
comité avec la moindre chance favorable. De quelque
façon, sous quelque forme que la question soit posée,
l'échec est certain. Ce n'est pas par une question de
procédure; ce n'est pas parce que la pièce a été re-
fusée l'an dernier et parce qu'on ne voudrait pas
sembler se déjuger; c'est, m'affirme-t-il, parce qu'au
fond, l'opinion des membres du Comité est restée la
même et qu'ils ne croient pas au succès.
« Devant cette déclaration très nette et très loyale,
je ne pouvais plus insister utilement. Je puis lever des
difficultés de forme, dispenser de l'application d'un
règlement, insister pour qu'on ne se croie pas tenu
par une tradition, mais je ne peux pas me substituer
à l'administrateur responsable et aux artistes pour
juger au fond l'œuvre elle-même et leur imposer mon
opinion.
« Vous le voyez, c'est une impasse, et j'ai dû me
borner à recueillir et à retenir cette déclaration très
précise de M. Claretie : qu'il reste, plus que jamais,
prêt à accueillir de vous une pièce nouvelle et qu'il
l'attend.
« Il est tout à fait inutile, mon cher maître, que je
vous dise que j'ai personnellement gardé mon sen-
timent; que j'ai, dans ce voyage, tenu à lire, une fois
de plus Le Capitaine Fracasse, et que je crois tou-
jours les aventures de Sigognac et d'Isabelle assez
356 SOLVKNIRS D UN ENFANT DK PARIS
« romanesques » el assez « dramaliques » pour retenir
ceux-là mêmes qui prisent le j)lus les belles rimes et
les beaux couplets.
«Toutes mes opinionslà-dessusvous seraient nour-
riture creuse puisque je n'ai pas droit de vote au co-
mité. Laissez-les donc, mais retenez du moins ces
quatre mots très .sincères : « \'otre caractère el votre
talent m'inspirent une sympathie très vive et je vou-
drais bien trouver une occasion prochaine de prendre
ma revanche avec vous. »
« Li^oN Bourgeois. >>
Ce qui me faisait croire que la boule rouge était
de la bouteille à billes d'Edmond Gol, el je veux le
croire encore, c'est qu'à la prière du grand comédien,
j'étais allé lui lire un mnlin la pièce dans son ermi-
tage du hameau de Boulainvilliers, à Auteuil, et qu'il
en avait paru si satisfait qu'il m'en avait gardé à dé-
jeuner. Or le cas était prodigieux el peut-être unique
dans les fastes du théâtre. Personne n'a jamais pu
se vanter sous le soleil, le lustre ou la lune, de s'être
assis, même sur une fesse, à la table de l'illustre Gi-
boyer. d'avoir manié son ruoltz et bu du vin de .son
cellier, sauf le mortel qui écrit ces lignes, el arbore ce
privilège. Emile Augier lui-môme, à qui pourtant il
devait le meilleur de sa gloire, ne prolongeait jamais
ses visites matinales au delà de l'iieuie où l'on mange.
Dè.s qu'il sentait l'odeur de l'omelelte dans la villa
suburbaine, il prenait son chapeau el sa canne et il
filait à l'anglaise. On ne déjeunait pas chez Ciol.
La vérité est quil n'y déjeunait pas lui-même, étant
d'une sobrité ascétique et n'accordant aucune impor-
tance aux contingences de la réparation de dessous
UNE LETTRE RETROUVER 357
le nez. Je suis donc obligé de croire que la lecture
du Fracasse l'avait du moins troublé dans ses habi-
tudes, puisqu'ellefil sorlir un amphitryon ducénobite.
Il reslail un tableau de la pièce à connaître quand la
pendule sonna la méridienne, et je me levai, comme
Emile Auyier. pour prendre congé.
— Où allez-vous donc ?
— Casser une croûte, et vous laisser casser la
vôtre.
Got fit deux ou trois fois le tour de son cabinet,
feuilleta le manuscrit et héla sa bonne dans l'esca-
lier.
— Qu'est-ce quil y a ce matin pour le repas?
— Comme à l'ordinaire.
— Mettez deux couverts et allez prendre quelque
chose, n'importe quoi, chez le charcutier. En atten-
dant, finissons la lecture.
J'ai fait de cruels repas dans ma vie et jai connu
les ballhazars à neuf sous qui sont le triomphe de la
philanthropie et le dernier cri de la misère, mais le
rond de veau piqué, les six radis sans beurre, la lèche
de vieux gruyère, et pour vin, le verre d'eau trempé
de trois-six, du menu du doyen, quel souvenir! J'en
ai encore le vertige à l'estomac, et cependant, vous
dis je, je suis le seul homme dont l'histoire pourra
dire : Il déjeuna chez Edmond Got.
J'allais omettre de vous conter que pendant cette
partie de famine, le contentement e.vtraordinaire dont
elle témoignait, s'exprima plus spécialement encare
par une requête.
— Fondez-moi en un seul les deux rôles d'Hérode
et de Scapin, et lisez au comité sans crainte, je serai
là.
;i:,,s souYKNins n un kmant ui: pahis
Il y était en cllet, et c'est pourquoi je jure qi:e la
boule rouore était la sienne. Il ne m'innii,'^ea qu'une
« coireclion ». Mais quelle drôle dinslilulion que
celle dont je vous jarle I 11 par;iîl que IKuiopc nous
la jalouse.
III
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE
LE PREMIER BAISER
Était il donc écrit que ma vie littéraire dût rouler
jusqu'au bout sur un quiproquo, et qu'incapable
moi-même de faire aucun sacrifice au public, je
n'eusse à espérer de lui aucune concession ! Peut-
être, en effet, faut-il me résigner à cette méprise,
dont je tirerais, si j'étais adroit, une physionomie
dans les Lettres, ou tout au moins une originalité.
J'avoue que je ne m'en soucie plus. Je descends le
revers de la colline, et les belles ardeurs de ma jeu-
nesse sont ralenties par une production considérable.
J'ai surabondamment écrit, et je me suis essayé à tous
les genres, ainsi que faire se doit quand on est un
artiste de lettres honnête. Eu plusieurs de ces genres
il m'a été domié, comme à tout le monde, de con-
naître ce que la critique actuelle appelle le succès,
et j'avoue à ma honte que jamais je ue m'en suis ré-
joui. Pourquoi ? Voilà ceque je ne sais pas moi-même.
3.iU SULVLMUï; l) U.N LMA.N 1 DE l'AHIS
11 osl corlaiii (|iie je n'aime ni le succès ni l'arj^cnl.
A dix-huil ans déjh ces deux biens « modernes » me
laissaient froid. Jai perdu des hérilag-es certains
pour ne pas avoii* voulu me déranger d'un poème,
vécu ou rè»c. J'ai renoncé à exploiter des liions de
réussite par dégoût de la monotonie de cette exploi-
tation. Au fond, je crois que je n'aime (pie le ti'avail,
cl pour lui seid, là serait ma défaillaner artisli(|uc,
ma paille, puisqu'il est certain que j'en ai une, aux
yeux mêmes de ceux qui m'aiment.
Le jour même où cette pelile pièce fui reçue à la
Comédie-Française, l'excellent Clarelie, plus heureux
(|ue moi de cette bonne fortune, s'exaltait dans son
cabinet à l'idée des « sommes » qu'elle allait me rap-
porter. — Un acte ici, s"écriait-il, c'est une ferme en
lîeauce ! — Parbleu ! lui dis-je, j'aimerais mieux en
avoir chez vous, des actes, et môme ailleurs. —
cinq, (jui ne me rapporteraient rien du tout, et l'an-
née suivante cinq autres qui m'endetteraient!... Kl
Clarelie secoua la tête, car il ne me croyait pas. C'était
cependant la vérité vraie, et toujouis je pense de
la sorte. Je suis évidemment indécrottable.
Aussi ne me flallé-je point d'être un homme de
mon temps, oh 1 non, par exemple ! Soit (pie j'avance
ou que je retarde, à votre choix, j'anachronise visible-
ment. Mais il n'en nuit qu'à moi, et je ne fais de
tort à personne parcelte anomalietout à failisokinte.
Elle aura créé cependant un phénomène extrême-
ment curieux et, ce me semble, unique dans les
Lettres françaises, sur lequel je vous demande la
permission de m'expli(iuer un peu. — La diversité
des recherches auxquelles je me suis adonné, en
artiste honnête, et par horreur de cette illusion sotie
Une répétition a la comédie-française H61
du beau que l'on appelle le succès, a divisé mon
entité en plusieurs mandarinats Uipageurs par les-
quels j'ai dérouté délicieusement le public et la cri-
tique. Le piège de ces in(;arnations renaissantes, et
toujours inattendues, aura été la joie de ma vie, et
personne n'aura poussé aussi loin que moi la danse
ironique des pseudonymes. Ah ! je les ai fait sauter
les besicles de la critique !
Mais ce temps m'amuse par sa bêtise inefïable.
Dès que je m'aperçus, à ma grande stupeur, que
l'application de la démocratie aux artslibéraux n'était
pas une blague et qu'on allait sérieusement en tenter
l'essai dans mon pays, je résolus d'extraire quelques
pintes de bon sang de celte bévue immense, dont
les neuf Muses se tordaient déjà de rire sur le Pinde.
Oui, je me promis d'être, à déf^aut <l'un meilleur,
celui qui poserait des lapins à celte ©ie de SuiTrage
Universel érigé en arbitre des lettres et bombardé
procureur de la postérité !
Et je me suis lenu parole. Ayaiat débuté sous mon
nom par le théâtre, vers lequel m'attiraient mes pré-
dilections et mes dons de nature, je m'éclipsai un
jour dans la poésie lyrique, et au moment où l'ab-
surde Suffrage Universel allait me presser sur son
cœur, je fis le plongeon dans la critique d'art. Une
troisième réputation menaçait de m'y naître, et déjà
le public préparait sa couronne; il n'était que temps
de filer sur le roman; j'y filai. Un jour que je dor-
mais, l'obtus succès faillit m'atteindre. Je m'en ré-
veillai chroniqueur.
Le Suffrage Universel n'y voyait que du feu. —
Ëtes-vous le même? me demandait-il, en ouvrant ses
gros yeux de bœuf aimable. — Mais non, mais non,
31
862 SOUVENIRS D UN ENFAM OK PARIS
rcpomiais-jc en riant, ma famille est innombrable !
J'ai des cousins d;»ns tous les genres et sur toutes
les branches de mon art. Tous des rossignols ! seu-
lement «juand on entend l'un, on préfère l'autre. —
Et le gros Sulïrage me dit : — Ils devraient bien se
distinguer par des noms de baptême différents. Je
m'y perds, démocratiquement !
L'idée alors me vint de l'embêter par des pseudo-
nymes. Sans disparaître totalement, je pris d'abord
la précaution de publier d'un seul coup, presque à la
même heure, un poème, un roman, une pièce et de
la critique,_et cela sous le nom unique de mes cent
cousins. Puis, au moment où je lâchais cette charge
énorme, je surgis dans un journal sous un pseudo-
nyme cocassement mystérieux. L'eflarementdu Suf-
frage Universel devint touchant. — Qu'est-ce que
c'est encore que celui-là, et comment savoir ce qu'il
vaut puisqu'il ne dit pas son nom ? Ainsi soufflait
le cher procureur de la postérité. — Mon pseudo-
nyme dévoilé, j'en pris un autre, puis un autre encore,
et puis je reparus au théâtre. Le succès me traquait
toujours sans matteindre, heureusement ! La lutte a
duré près d'un demi-siècle, de telle sorte qu'après
avoir fourni une carrière à tuer soixante chevaux el
cent hommes, j'ai la joie d'être encore vierge du
baiser du Sulïrage.
Plaisir à part, je ne crois pas qu'il y ait eu, dans
les arts, beaucoup d'individualités de cet acabit pro-
téen, d'abord parce qu'il y faut une bonne humeur
inaltérable, el puis, à défaut de fortime, un assez
grand courage peut-être ! Jai passé volontairement
ma vie k redébuler. Je n'ai que des ponts d'Arcole.
Le Premier Baiser en fut un.
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 363
Ce n'est rien dire de trop que de dire que j'ai eu,
pour celte bataille, des ennenjis à défrayer une âme
de vingt ans. La mitraille a grêlé. Mais je restai maître
du pont. Ce fut le moment défiler sur un autre point
de combat, et j'y filai. Non, oh ! non, Claretie,
point de ferme en Beauce! Le gros Sufï'rage le sau-
rait; il viendrait m'y atteindre, et tout serait fini.
Il ne me resterait plus pour rire qu'à vous demander
votre voix pour le fauteuil académique.
Le Premier Baiser offre une particularité à l'his-
toire anecdotique du théâtre français à la fin du dix-
neuvième siècle. Quoique la pièce n'ait qu'un acte,
elle a été répétée pendant quatre mois ! Quatre mois
pour un acte ! Certes ! ce ne fut pas de la faute des
interprètes, qui la savaient au bout de huit jours !
mais c'était une nouveauté, et on ne savait quand
la donner. Elle gênait les reprises !
Voici comment se passaient ces répétitions. C'est
de la sténographie.
UNE RÉPÉTITION
La scène représente celle de la Comédie-Française pen-
dant les répétitions du Premier Baiser de février à
mai 1889. Cette scène est obscure, quoique les cadrans
de la Ville et les horloges de ses beffrois sonnent midi
trois quarts — pour une heure. Une veilleuse au bout
d'un /il se balance dans le sanctuaire... Boite du souffleur
au fond. Plus loin, la guérite des auteurs et du directeur.
Perspective lointaine et troublante de salle vide. Courants
d'air, craquements sinistres, peut-être de Vinslitution,
certainement du plancher, ombres violâtres, présence in-
visible de r Empereur...
;?i;j SOUVENIRS D UN KM-ANT DK PARIS
PERSONNAGES
Cauban, auleur g^rolesque el obstiné.
Jules Cf.ARETiE, directeur jeune el romancier.
Léotaud, philosophe souffleur.
Laroche, sociétaire crédule et modèle.
Le Bargy, demi-part sondeur et bénévole.
Leloir, pensionnaire idéal, résifi;né à son mauvais
rôle.
Mlle Reichenberg, vedette oonsiciente, étoile aux
cheveux d'or, toujours en retard.
Mlle PiERSON, sa mère dans la pièce, sa sœur dans
la réalilé, toujours en avance.
Le Semainier, passant pressé, chevalier de la Lé-
jtçion d'honneur.
Le Régisseur, personnaj^e absent et rejj^retté.
Divers : sociétaires, pensionnaires, lampistes, ma-
chinistes, fumistes, co«pielins cadets, académicions,
gêneurs el dcrangeurs. .Jean Aicard. La pensée <le
Sarcev. L'exemple de Moukre, etc., etc.
Costumes du temps : Worth et Belle Jardinière.
SCÈNE 1
CALIBAN, seul,
(Il entre, met son binocle, regarde et nen croit pas
ses yeux. Silence, solitude et ténèbres profondes
autour de ce personnage.)
J'avais le temps de prendre uion café ! // sort.)
UNE RÉPÉTITION A LA GOMÉDIE-FRANçAÎSE 3G5
SCÈNE II
PERSONNE... puis LÉOTAUD
FJpaississemenl des ténèbres. Idem du silence. Les
rats rongent en paix l institution. Bruits vagues
d'éternuements impériaux. Entre le souffleur.)
LÉOTAUD. // salue le vide
Naturellement !... {Il s engouffre dans sa boîte.)
SCÈNE III
LES MÊMES, JULES CLARETIE
JULES CLARETIE. Il entre très affairé.
Commençons ! — (Il s'assied.) — Eh bien? — (//
s'étonne.) — Vous êtes là, Léotaud? — [Le souffleur
passe la tête.) — Qu'est-ce qu'on attend alors ? — {Un
académicien se montre au fond et fait des signes au
directeur.) — Voilà, cher maître!... {Jules Claretie
sort.)
. SCÈNE IV
LÉOTAUD, PERSONNE, voix de Mlle PIERSON
dans la coulisse, puis celle de CALIBAN.
VOIX DE m"'' PIERSON
Quand les canards vont deux par deux !
VOIX DE CALIBAN
C'est qu'ils ont à causer entre eux !... {Le semai-
nier entre par la droite, traverse la solitude, la cons-
tate, au fond Vexcuse, et sort par la gauche. Jules
31.
366 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
Clarelie serre la main de l'académicien cl rentre en
scène, disirait visiblement.)
SCÈNE V
LF-:OTArD, JUI.ES CLARETIK, puis LAlîOCHK,
LE BARGY, LELOIR, M"^' PIERSON et CALIHAN
JULES CLARETiE, sciil, s'osseyant.
Où en esl-on?... (Point de réponse. Il se lève.) En
voilà assez. Je flanque loul lo monde i\ l'amende, cl
celte fois c'est sérieux. Y a-t-il un rèf^lemenl ou n'v
a l-il pas un règlement?
LAROCHE, // entre, suivi des autres.
Il y en a un. Mais nous sommes tous là !
JULES CLARETIE
Cette pièce n'en finit pas. Voilà trois mois (ju'oti
la répèle ! L'auteur aurait eu le temps d'en faire une
autre.
GALiBAN, épanoui.
A votre service !
JULES CLARETIE, sc reprenant vivement.
Ce n'est pas cela que jai voulu dire !
LE RARGV
Celle-ci est déjà assez difficile. Ce n'est pas «lu
Scribe 1
CALIHAN
Merci ! (// serre la main à Le Dargij.)
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 367
m"'' pierson, avec un rire malicieux.
Et puis, il tripatouille, l'auteur, il tripatouille !
LELOIR
Trop peut-être.
UNE VOIX dans la coulisse, terrible.
Pas assez !
JULES CLAKETIE, à Itt Voix.
Qui parle?
CALiBAN, à Jules Claretie.
Chut ! c'est peut-être Molière ?
LAROCHE
Allons, en scène.
CALIBAN, timidement.
Je ne sais pas si je m'abuse, mais je ne vois pas
Mlle Reichenberg.
JULES CLARETIE, gêné.
Nous répétons sans elle.
CALIBAN
Comme hier et avant-hier, alors? Du reste, c'est
bien plus drôle. La pièce s'éclaircit par cette abs-
traction du personnage principal. Je regrette seule
ment de n'avoir pas pris mon café.
JULES CLARETIE, reprenant son sang-froid.
Mlle Reichenberg est à Lille. Vous me forcez de
iÛH SOUVENIRS d'un LMANT DE l'AHIS
VOUS le dire devant ses camarades. Voici sa dépêche.
(// trnd un télégramme (le/)lië à Cnlibnn qui le refuse.)
CALIBAN
Je vous crois sur parole. Nous ries le directeur,
vous devez savoir ! [Entre Mlle Beichenberg .)
SCÈNE \ 1
Li:s Mêmes, Mlle HEICHENBERG
m"*^ reichenberg. Elle entre jogeusemenl.
Bonjour, mon petit auteur. Comment allez-vous,
amour do polit auteur?
cAi.iBAN, lui baisant la main.
Et vous, chère iiilerprôto? Vous avez (ui hcau
temps à Lille?
m"' beichenberg
Vous voulez diie à Bordeaux ! C'est domain <pie je
vais à Lille. Je pars mémo par le train do ciriii heures.
tout à l'heure; aussi dépêchons-nous de travailler,
voulez vous?
JULES CLARETiE, // froisse (les papiers.
C'est cela, dépêchons-nous de travailler.
LE SEMAINIER, entrant.
J'ai le devoir et le regret do vous avertir (pu; vous
navoz plus que dix minutes. {Salanirjuement.j Ce
après quoi je fais déblayer la scène pour la ro|)iiso
de Maître Guérin. — (Le semainier sort.)
UNE RÉPÉTITION A LA COMÉDIE-FRANÇAISE 369
m"** REicHENBERG, à Léotaucl, bcis .
Souffle-moi bien, toi, animal. Je ne sais plus un
mot de mon rôle.
JULES (XARETiE,à CciUban.
Ça se comprend, n'est-ce pas ? Au bout de trois
mois de répétitions, trois mois pour un acte !...
CALiBAN. // se lève, solennel.
Mes enfants, puisque, selon cet homme décoré qui
vient de surgir et de nous apparaître, nous n'avons
plus que dix minutes pour travailler; puisque notre
divine Reichenberg- ne sait plus un mot de son rôle
et puisque, venant de Bordeaux, elle part pour Lille,
je crois vous faire plaisir en levant la séance et en
vous offrant quelques consommations à l'estaminet
du théâtre. Le manque de café m'appesantit le crâne,
et je vois d'ici Jean Aicard qui vient causer de son
Lebonnnrd avec notre énergique directeur. Donc à de-
main, s'il en reste et si vous avez le temps, car, quant
à moi, je demeure à votre entière disposition et je
m'amuse trop ici pour en manquer une. {Exil.)
JULES CLARETiE, tirant sa montre.
A demain, à la même heure !
m"" reichenberg
Ce Caliban, quel ingrat I Je viens de refuser, pour
lui créer son rôle, un cachet à Lisbonne et deux à
Saint-Pétersbourg.
[Elle sort, suivie de ses camarades. Le silence se
rétablit, troublé seulement par un bruit de bottes oii
370 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
l'on rcconnaîl le jxis militaire de rh'mpercui-. La
pensée de Sareeij plane dans les lènèbres et l'exemple
de Molière envahit la solitude... déblaijée.)
SCÈNE VII KT DKHMKHE
Le cabinet du directeur.
JULES CLARETIE, CALIBAN
JULES CLARETiE, à Calibau.
Je crois que nous tenons un succès relentissanl !
El vous?
I
Relevé des droits d'auteur perçus pour mon théâtre
depuis 1865 jusqu'en 1896: ici est : en 31 ans.
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reprise en 1894.
Comédie-Française.
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Soit, par an, sur trente et un ans : 360 francs ;
Ou encore pour trente-cinq actes, 1 franc 3 centimes par jour.
TABLE DES MATIERES
HENRY BECOUE
Pages.
1 1
II 8
III 11
HERMINIE
I 17
II. Un poème en prose de Théodore de Banville . . 25
III. Une lecture chez Sarcey 34
JOURNALISME
I. Caliban 43
II. Francis Magnard 51
III .56
IV. Trois millions pour un article 04
V. Deux premières en quatre jours 78
374 SOUVENIRS D UN ENFANT DE PARIS
LA NUIT BERGAMASQUE ,
Pages.
1 93
II. Histoire d'une indemnité forfaitaire 101
III. .\u Théâtre Libre 109
IV. .\vant-propos de La Nuit Bergamasque 117
ENGUERRANDE
I. Genèse du poème 129
II. Une préface fameuse 140
PAR LES RUES ET LES CAFÉS
Un mystère à la foire 149
LES DESSOUS DE LA TUNIOUE
Vénus noire et Vénus de cire 157
MOLIÈRE ET LE MASQUE DE I ER
I. Le vrai Molière 165
M. Le précurseur du symbolisme 178
SIX SEMAI.NES EN CORSE (1887)
LE TOUR DE L'ILE EN CALÈCHE
Le mouflon de Sartène .... 181
Le prince Roland 193
Le parfum de l'ile 200
.\jaccio. — La Casa Bonaparte 204
TABLE DES MATIERES 375
Pages
Chez les bandits 213
Une élection > 231
Vizzavona, Vivario, Gorte 234
Corte 243
La Scala di Santa Regina 258
De Corte à Bastia 264
Bastia 280
Saint-Florent, Isola Rossa, l'Algajola 288
Calvi et la Balagne 295
Les Calanclies. Histoire d'une soupe à l'oignon . 300
Cargèse 309
Sartène et Bonifacio 312
LE CAPITAINE FRACASSE
I. Jours odéoniens. Notes d'agenda quotidiennes du
4 au 24 décembre 1887 329
II. Une lettre retrouvée 3.52
III. Une répétition à la Comédie-Française. Le Premier
Baiser 359
3473. — Tours, imprimerie E. Arrault et C'
eiBUOTH£CA )
610 1
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La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéonc*
The Library
University of Ottawa
Dote due
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33900 3 002180205b
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Mes souvenirs 1 vol.
MARIE BASHKIRTSEFF
Journal 2 vol .
EMILE BERGERAT
Souvenirs d'un Enfant de Paris 4 vol .
Théophile Gautier. Biographie, entretiens, souvenirs. 1 vol.
M-'* ALPHONSE DAUDET
Souvenirs autour d'un groupe littéraire 1 vol .
LÉON DAUDET
Alphonse Daudet 1 vol .
EUGÈNE DELACROIX
Lettres 2 vol.
ALIDOR DELZANT
Les Goncourt 1 vol .
GUSTAVE FLAUBERT
Correspondance 4 vol .
JULES DE GONCOURT
Lettres 1 vol.
E. ET J. DE GONCOURT
Journal. Mémoires de la Vie littéraire 9 vol.
VICTOR HUGO
Choses vues 1vol.
PAUL DE MUSSET
Biographie d'Alfred de Musset 1 vol.
HENRI REGNAULT
Correspondance 1 vol.
SCHEURER-KESTNER
Souvenirs de Jeunesse 1vol. '
STENDHAL
Jorjixxïai 1 vol .
LÉON TOLSTOi
Correspo ndance inédite 1 vol .
IVAN TOURGUENEFF
Correspondance (Lettres a ses amis de France) 1 vol.
Lettres à Madame Viardot 1 vol.
EMILE ZOLA
Correspondance 2 vol.
Il2i90. — L-Imprimeriet réunie», rua Saial-B«aoU, 7, Paru.
éunie».