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Full text of "Souvenirs d'un enfant de Paris .."

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EMILE     BERGERAT 


SOUVENIRS 

D'UN 

ENFANT  DE  PARIS 

—  LE  MARTYRE  THEATRAL  — 

QUATRIÈME  VOLUME 

KERJIIME-CUIBA.X -LA  UU  BERGAMASQLE 
EXGtERRAi\DE  -  LA  CORSE  -  LE  CAPITAINE  FRACASSE 

1882-1890 


PARIS 

BIBLIOTHÈQr 

EUGÈNE  FA 
11,     RUE     D 


U  dVof  OTTAWA 


Û 


39003002180205 


\ 


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in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/souvenirsdunenfa04berg 


\ 


^^^_^  ^^^^^^^^ 


SOUVENIRS 

d'un 

ENFANT    DE   PARIS 

QUATRIÈME    VOLUME 


(HaVUKS  1)  KMILK  BblKClilîAT 


POÉSIE 

Poèmes  de  la  Guerre  de  1870  71    Lea  Citinissieri^  de  Reichshof- 

fcn:  l.c  Muilre  d'érole,  elc). 
La  Lyre  comique. 
La  Lyre  brisée. 
Ballades  et  Sonnets    Kug.  Fasquellf,  «•dilcur). 

THÉÂTRE 
Théâtre  complet;  <!  voliiini-s  : 

I.  —  ['ne    Amie,  Père  et   Mari,    Anije    Ilosani,  Séparés    de 
corps,  Le  \om. 
II.  —  llerminie,  l-'lore  de  Frileuse,  Ent/iierrande. 

III.  —  La    Nuit   fie ri/a masque,  Mijrane,  Le    Premier  Baiser, 

Le  ( .apilainr  l-'rarasse. 

IV.  —  Manon  Roland,  Plus  i/ue  Peine. 

y.  —  La  Pompadnur.  Le  Capitaine  Blomel. 
VI.  —  La   Fontaine  de   Jouvence,  Petite  Mère,  Le  Coniijal   de 

Cerfs. 
Théâtre  en    vers  :   Enquerrande.  La   Nuit   Perqamasque,  Le 

Capitaine  Fracasse    Imij;.  I\tsiiiic1Ic,  t''(lileur;. 
Le  Capitaine  Fracasse,  cornédio  lii'roïiiiie  en   .")   acles  et  un 
l>rologuo,  «Ml  vers  (Kii^'.  Kasqncllc,  éililcur). 

ROMANS  ET  CONTES 
Le  Faublas  malgré  lui. 
Le  Petit  Moreau. 
Le  Viol. 

Le  Chèque  ou  Éliane. 
La  Vierge. 

Le  Cruel  Vatenguerre    Première  partie). 
Bébé  et  C  •.  ci. nies. 
Contes  de  Caliban    l^ui,'.  l'asqnelle,  éditeur). 

DIVERS.  —  CRITIQUE.  —  VOYAGES 
Théophile    Gautier,  Entretiens.  Préface   (IKilmonu  »i;  <ioN- 

«nl   |;T     IJIL'.    K.l -'1  IK'lJc  ,   r(liloiir\ 

Paul  Baudry  à  l'Opéra. 

La  Chasse  au  mouflon. 

L  Amour  en  République. 

Vie  et  Aventures  de  Caliban. 

Mes  Moulins. 

Le  Livre  de  Caliban.  Préface  d'ALtxA.Noiît;  Uu.mas. 

Figarismes  de  Caliban. 

Le  Rire  de  Caliban.  Préface  dWi.nio.NSE  Daudet  (Eug.  Fas- 

i|iifllc,  r(lil«'iir-  . 
Chroniques  de  l'Homme  masqué.  Préface  de  Jules  \'allès. 
Les  Soirées  de  Calibangréve. 
Souvenirs  d'un    Enfant  de    Paris,  l"  volnnio.  Les  Années   de 

P,i I hr me  iV.W'^.   |';i>(|ii<'il<',  i'-ditriii-. 
Souvenirs  d'un  Enfant    de    Paris.  2'  voliiine.  La    Phase  cri 

ti'iue  lie  la  Critique  'V.un.  1  .isipielic,  éditeur). 
Souvenirs  d  un  Enfant  de  Paris.  .'5'  voliime.  Aa  Vie  moderne, 

l.i'   Vntlairr.   /.r  .\iini  iljiu.   |- ;i><|iifll<',  friiteiir'  . 
Souvenirs  d'un  Enfant  de  Paris,  l'  volume.  llerminie,  Calihan. 

La  \uit  lierqamasque,  Enyuerrande,  La  Corse,  Le  Capilaine 

Fracasse  (Eùy:,.  Fas^'iAicllei  éditeur). 


EMILE   BERGERAT 


SOUVENIRS 


D  UN 


ENFANT  DE  PARIS 

-  LE  MARTYRE  THEATRAL  — 

QUATRIÈME    VOLUME 

HERMINIE  -  GALIBAN  -  LA  NUIT  BERGAMASQUE 
EiNGUERRANDE  —  LA  CORSE  -  LE  CAPITAINE  FRACASSE 

1882-1890 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE -CHARPEiNTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 

11,     RUE    DE     GRENELLE.     H'-fT^'iorailas" 

1913  ,'    BI3UOTHECA 


Tous  droits  réservés 


IL   A    liTK   TIKK    DE   CET    OIVHAGE  : 

W  exemplaires  mimé  volé  s  sur  pdpicr  de  Ilollamle. 
5  exemplaires  niimcrolés  sur  papier  du  Jupon. 


N 


SOUVENIRS  D'UN  ENFANT  DE  PARIS 


HENRY  BECQUE 


—  Ah!  c'est  vous,  Bergerat  !...  Ravi  de  vous  ren- 
contrer. Je  viens  de  faire  un  quatrain  en  marchant. 
Tant  pis  pour  vous,  vous  en  aurez  l'étrenne. 

—  Bénis  les  dieux,  mon  cher  Becque.  d'avoir  di- 
rigé mes  pas  sur  la  pente  du  Pinde  où  vous  glisse?. 
.J'écoute  votre  quatrain  déambulatoire. 

—  Voici,  scanda-t-il. 

Une  femme  vaut  trois  hommes  : 
Son  mari  et  deux  amants. 
Les  riches  tempéraments 
A  Paris  doublent  les  sommes. 

El  se  campant  dans  l'attitude  de  la  boxe  : 

—  Hein...  Quoi?  fit-il,  de  son  usuelle  locution. 

1 


L'  SOUVENIRS    l>  UN    KM-ANT    DE    PARIS 

—  Oui,  c'esl  (In  l'iroii.  Mais  je  connais  «ja. 

—  ("oimnonl  ?  (  )ù  ?  De  t|ui  ? 

—  I)"un  jH'osalrur...  dans  Lu  Pavisicniu'. 

—  Tiens,  c'est  vi-ai.  je  l'ai  déjà  dil  an  Ihéàlrc. 

—  Bia  rcpctilfi.  Mais  ne  vous  lâchez  pas  si  je  lainie 
mieux  sous  laulie  l'orme.  Elle  vous  est  plus  |>ropie 
el  plus  propice,  peul-ôlre. 

—  Parnassien!  me  lanc'a-l-il  en  rianl.  Mais  je  le 
sentis  un  peu  vexé,  car  il  voulait  èlre  poêle  aussi  el 
il  rimait  férocement  dans  l'omlire,  cl  même  en  plein 
air,  comme  on  voit. 

Cette  rencontre  du  ipialrain  urirrilo  obstinément 
la  mémoire  lorsque  je  traverse,  au  boulevard  de 
Courcelles,  la  place  où  se  dresse,  sur  sa  stèle  assez 
laide,  le  buste  de  mon  vieux  camarade  de  lettres,  car 
c'est  sur  l'emplacement  même  de  la  colonne  qu'elle 
eut  lieu. 

Non,  l'icône  d'Auguste  Rodin  ne  commémore  cer- 
tainement pas  en  Henry  Becfjue,  l'un  des  meilleurs 
poètes  de  l'époque  ;  je  n'attente  pas  à  .sa  gloire  si 
j'avance  que  sa  maîtrise  était  dans  la  prose,  surloul 
dialoguée,  el  que,  s'il  eut  des  rivaux  en  art  drama- 
tique, aucun  deux  ne  lui  passa  la  jambe.  Le  busle 
esl  parfaitement  justifié  el  d'ailleurs  de  haute  res- 
semblance. Il  a  l'air  de  lancer  surCabolinvillc  cecaus- 
tique  :  «<  hein,  cpioi  ?  »  dont  il  ponctuait  ses  mots  el 
ses  maximes.  On  ne  m'empêchera  pas  <le  penser  du 
reste  que  le  monument  en  dit  plus  long  encore  aux 
«  neveux  »  que  le  talent,  si  considérable  fiil-il,  de 
l'auteur  des  Corbeaux  el  qu'il  a,  en  plein  Paris,  une 
valeur  d'amende  honorable  {)ublique.  Aucun  de  nous, 
en  elTet.  ne  s'est  vu  disputer  plus  rudement  par  les 
intermédiaires  le  droit  de  produire  et  de  se  manifester 


HENRY    BECQUE  H 

sur  les  scènes  de  noire  langue.  A  ce  titre  il  est  l'ar- 
chétype de  l'auteur  dramatique  français  au  dix-neu- 
vième, et  sa  vie  est  le  poème  de  ce  qu'on  endure  dans 
le  négoce.  Le  buste  en  fixe  la  légende. 

Léon  Dierx,  qui  demeurait  non  loin  de  l'édicule, 
avait  entendu  sur  son  refuge  un  mol  de  liti  batigno- 
lais  qu'il  se  plaisait  à  conter.  Des  provinciaux,  arrêtés 
devant  le  portrait  de  marbre,  se  demandaient  entre 
eux  quel  était  le  personnage  célèbre  dont  il  était 
l'image.  —  Henry  Becque  ?  Oui  est-ce  ?  Ou'a-t-il 
fait  ?  —  Et  le  nom  ne  leur  disait  rien.  Le  gavroche 
les  tira  d'embarras. 

—  Cherchez  pas,  fit-il,  c'est  celui  dont  on  refusait 
les  pièces. 

Et  on  ne  caractérise  pas  mieux  l'idée  publique 
d'une  statue.  C'est  le  commentaire  du  :  «  hein,  quoi  », 
mis  en  œuvre  par  le  statuaire. 

A  la  vérité,  l'écrivain  ne  supportait  pas  en  stoïcien 
exemplaire  Tostracisme  deux  fois  cruel  —  car  il 
était  pauvre  et  vivait  de  sa  plume  —  qui  l'écarlait  ou 
l'éliminait  de  l'affiche.  Cet  Aristide  ne  tendait  pas  de 
bon  gré  la  coquille  au  paysan.  Il  se  défendait  des 
ongles  et  du  rostre.  Comme  il  était  doué  de  l'esprit 
de  trail,  il  laissait  dans  le  dos,  à  ceux  qui  le  lui  mon- 
traient, la  flèche  barbelée  du  sarcasme  et  les  forçait 
ainsi  à  se  retourner,  un  peu  pâles.  Les  mots  d'Henry 
Becque  formeraient,  réunis,  un  recueil  d'anas  où 
grimaceraient  des  têtes  béates  et  même  consa- 
crées. —  On  m'accuse,  disait-il,  d'avoir  la  dent  dure. 
Cesl  de  celle  qui  me  manque  sur  le  devant  et  qu'ils 
m'ont  cassée  à  coups  de  pierres. 

II  avait  traîné  pendant  plus  de  dix  ans  de  porte  en 
porte  théâtrale  cette  La  Parisienne,  tenue  aujour- 


4  SOUVENIRS    D  UN    EMANT    DE    PAUIS 

(l'hui  pour  le  paninij^on  de  hi  roun'die  moderne,  cl  il 
n'avait  dû  (jn'à  la  sagacité  d'un  amateur  de  la  voir 
représenter  de  son  vivant  et  toute  espérance  perdue. 

C'était  en  i885  et  comme  il  datait  de  1887,  il  avait 
donc  quarante-huit  ans  lorsque  lui  échut  celte  au- 
haitie.  Il  y  avait  pourtant  trois  hivers  que  par  la 
>enle  force  du  talent  il  avait,  en  passant  sur  le  venlrr 
à  Kmile  Perrin,  enfoncé  les  barrières  de  la  Comédie- 
Kraneaise,  enlevé  comme  à  la  baïonnette  les  ieno- 
barbes  du  (^.omilé  absurde  de  lecture  el  donné  aux 
Lettres  celte  superbe  élude  :  Les  Corbeaux,  où  nous 
ressuseitail  un  lîalzae,  ni  |)]us  ni  moins.  Dans  tout 
autre  pays  que  le  nôtre  riioiume  de  ce  chef-d'o'uvre 
eût  été,  le  lendemain  de  la  première,  comblé  d'hon- 
neurs et  de  fortune,  el  tous  les  lustres  auraient  lin- 
Imnabulé  son  nom.  Nous  ne  filmes  pas  cent  dans  la 
salle  el  di.\  dans  la  pressée  saluer  l'évidence  de  celte 
maîtrise.  Kmile  Perrin  redressa  son  ventre  prépo- 
tent,  les  vieilles  barbes  d'airain  reformèrent  leur 
carré,  et  tout  fut  dit  el  consommé  ainsi  qu'il  est 
écrit  par  le  Dieu  qui,  sur  les  pièces  de  cent  sous, 
mais  là  seulement,  protège  la  France.  El  Becque  en 
revint  à  ses  épigraniine.s. 

L'amateur  (pii,  après  la  chute  de  Les  Corbeaux  et 
sur  la  foi  de  cette  chute  même,  s'emballa  pour  le 
grand  méconnu,  était  un  jeune  alToIé  de  IhéAtre  (jui, 
pré<-urseur  d'.André  Ant<jine,  avait  réuni  une  troupe 
de  cercle  pour  jouer  la  comédie  et  e.xcellail  lui-môme 
à  ce  jeu.  Il  s'appelait  Fernand  Louveau.  Je  le  voyais 
souvent  a  l'Odéon  pcMidant  les  répétitions  <lc  Le  .\oni 
el  je  ne  me  doutais  guère  qu'il  allait,  à  son  tour,  de- 
venir sous  le  nom  de  Fernand  Samuel,  l'un  des  direc- 
teurs les  plus  libéraux,   ou  les  moins  illibéraux,  si 


HENHY    BECOUE 


VOUS  voulez,  de  nos  scènes  parisiennes.  Il  m'apprit  un 
jour  qu'il  venait  d'acquérir  Ic'bail  du  théâtre  de  la 
Renaissance  et  que  la  première  œuvre  qu'il  voulait 
y  monter  était  du  vaincu  de  la  Comédie-Française.  11 
était  allé  la  lui  demander  le  jour  même,  et  il  la  te- 
nait par  traité.  La  seconde,  avait-il  ajouté  crânement, 
sera,  j'espère,  du  vaincu  de  l'Odéon. 

—  Vicirix  causa  diis  plaçait  sed  uicta  Catoni,  lui 
avais-je  répondu,  et  vous  êtes  Galon  lui-même.  — 
Oh  !  ces  débuts  des  directeurs,  ils  sont  frais  comme 
l'aurore.  Que  j'en  ai  vu  chez  moi  les  mains  pleines 
de  fleurs  et  les  lèvres  de  sourires,  qui  à  la  première 
centième  décrochée  dans  le  stade  où  on  les  décroche, 
avaient  oublié  jusqu'au  nom  que  je  leur  faisais  pas- 
ser sur  ma  carte.  C'est  au  théâtre  que  le  mot  de 
Nisard  est  vrai  et  qu'il  y  a  deux  morales,  celle  du 
succès  et  celle  du  four,  car  le  directeur,  lui,  est  tou- 
jours le  même,  et  il  n'en  est  pas  sorti  de  l'arche  de 
Noé  deux  types  de  l'espèce. 

La  comédie  que  Fernand  Samuel  avait  rapportée 
de  sa  visite  à  Henry  Becque  était  La  T^arisienne, 
écrite,  je  crois,  avant  Les  Corbeaux,  et  que  tous  les 
directeurs  lui  rendaient  sans,  je  l'espère  pour  eux, 
l'avoir  lue.  Si  elle  ne  fut  pas  le  premier  spectacle  de 
la  Renaissance,  elle  en  fut  le  deuxième;  el  l'effet,  cette 
fois,  se  dessina  si  considérable  que  les  industriels 
du  métier  en  blêmirent  et  que  le  trouble  régna  dans 
les  ateliers  à  façon  dramatiques.  Était-ce  là  ce  qu'à 
présent  le  pubhc  demandait?  Fallait-il  désormais 
«  faire  du  Becque  »  pour  rallier  les  moutons  panur- 
giens  de  M.  Payant,  pasteur  mobile  de  la  Recette? 
Et  les  contrefacteurs  se  décidèrent  vile,  ils  «  trous- 
sèrent »  des  «  Parisiennes  »,  ils  en  troussent  encore, 

1. 


i;  souvENins  n  un  knfant  de  i»ai<is 

el  cela  sur  les  scènes  m("^ines  où  le  lype  et  modèle 
avail  «'tè  acrueilli  |>ar  les  oxporl.s  à  coup  «le  manche 
à  balai  pemlanl  <ii\  ans,  vonsdis-je,  comme  un  chien 
qui  pisse  sur  la  porlc 

<<  Mou  cher  ami.  mécrivail  mon  compap^non  de 
lulle  el  de  déhoires,  je  sors  de  la  risce  universelle. 
Il  paraît  cpi'on  en  sorl.  Ils  me  donnent  aujourd'hui 
(in:  maître  !  C.ourage!...  » 

llenrv  Becque,  je  le  répète,  à  riieure  du  Iriomplic, 
avoisinait  la  cinquantaine.  Robuste  encore  d'appa- 
rence el  même  comme  rajeuni  par  les  palinodies  co- 
casses d'une  critique  désorientée,  qu'il  comparai! 
aux  zig-zai,^s  du  canard  décapité,  il  ne  se  sentait  pas 
moins  usé  prématurément  par  la  vie  de  coups  de 
poinii^s  donnés  et  reçus  de  son  demi-siècle  de  pugilat 
littéraire.  Il  m'enviait  la  philosophie  joviale  que 
j'opposais  à  l'éternel  philislinisme,  et  il  ne  se  con- 
solait pas  de  la  perle  des  belles  années. 

—  Si  encore  l'Ktat  nous  payait  nos  dettes,  hein, 
quoi  ?...  s'é<uiail-il,  rien  que  ça,  Bergeral,  nos 
dettes  !... 

Il  advint  (pio  son  V(eu  fui  à  demi  accompli.  Le 
timon  de  l'Inslruction  Publique  était  îdorsaux  mains 
d'un  parfait  lettré,  an  libéralisme  militant  et  qui, 
phénomène  extraordinaire,  <'stimail  que  les  réformes 
[>roMiises  par  la  r»(''publi(jMe  sont  applicables  aux 
artistes  comme  aux  autres  contribuables.  Il  connais- 
sait l'œuvre  d'Henry  Becque  et  savait  (ju'elle  impor- 
tait au  règne.  Léon  Bourgeois  lit  donc  un  geste, 
et  La  Parisienne  rentra  là  où  Molière  lui-même 
s'étonnait  de  ne  pas  la  voir,  soit  chez  lui,  avec  ses 
trois  hommes  du  quatrain,  le  mari  el  les  deux  amants 
classiques.  11  y  eut  quelque  chose  de  violé  à  la  Co- 


HENRY    BECQUÉ  7 

rnédie-Française,  oui,  et  à  qui  le  dites-vous,  mais  ce 
n'était  que  le  règlement,  qui  "n'a  plus  une  place  in- 
tacte du  reste  sur  le  corps  et  en  rend  pour  les  débor- 
dements à  Messaline.  Grâce  à  Léon  Bourgeois, 
l'Etat  paya  ainsi  à  Henry  Becque,  non  pas  ses  dettes, 
mais  la  dette  publique,  et,  de  ce  jour  d'abus  et  de 
justice,  Molière  s'embêta  moins  dans  sa  solitude  :  il 
eut  ((  à  qui  causer  »  comme  eût  dit  la  bonne  com- 
mère Laforest,  reine  des  critiques  sûres. 

Vous  ne  supposez  pas  une  minute,  n'est-ce  pas, 
que  les  mardistes,  légion  sacrée  de  la  routine,  firent 
bon  accueil  à  la  pièce  imposée  à  leur  ignorance  sé- 
lective ?  Ils  ne  le  pouvaient  pas  sans  nier  eux-mêmes 
l'institution,  d'ailleurs  antinapoléonienne,  des  abon- 
nements, qui  les  arme  du  pollice  verso  des  ves- 
tales. L'abonnement  récalcitra,  mais  La  Parisienne 
enleva  le  parterre,  et  tout  est  dans  le  parterre.  Peu 
d'ouvrages  ont,  au  théâtre,  influé  aussi  vivement  sur 
la  production  dialoguée  d'une,  et  même  de  plusieurs 
générations  d'auteurs  dramatiques,  puisqu'aujour- 
d'hui  encore  les  comédies  à  la  mode  ne  sont  que  des 
succédanées  de  cet  original,  et,  en  vérité,  pas  autre 
chose.  Henry  Becque  n'en  tira  pourtant  que  des 
avantages  platoniques  et  il  ne  put  descendre  d'un 
étage,  dans  la  maison  où  il  logeait,  son  lit  de  fer  et 
sa  chaise  de  paille.  En  vain,  après  Fernand  Samuel 
revenu  de  ses  aurorales  illusions,  André  Antoine 
reprit-il  la  bataille  et  fit-il  de  La  Parisiennela  pievre 
angulaire  de  son  Théâtre  Libre.  Les  admirateurs 
s'accroissaient  en  nombre  et  en  qualité  et  la  pièce 
fondait  école,  même  à  l'étranger  ;  mais  il  était 
trop  tard,  sinon  pour  la  gloire,  pour  les  profits  du 
moins  qu'on  en  retire  de  son  vivant.  Il  faut  réussir 


s  SOl'VKMUS    l>  IN    KMAM     UE    PAHIS 

jeuno.  ou  lU*  romplfr  (|ii<'  siii-  le  marine  des  sl«''Ics. 

IliMiry  |{t'(M|U(^  avait  encore  en  (xtrlefenille  une 
j4:ran(le  eoin^'die  «|ui  dcvail  «''Ire  le  pendant  de  Les 
Corbeau.v  et  iivait  parallèlement  pour  litre  :  Les  Po- 
lichiiu'lles.  Klle  était  inachevée  et  elle  est  restée 
t<-lle.  il  se  passa  autour  d'elle,  pendant  ses  dernières 
années,  la  même  pas<iuinade  que,  depuis  lors,  autour 
de  Chanlecler.  Tous  les  IhéiMres  d'ordre  s'en  dispu- 
taient riionneur  et  la  primeur,  et,  ravi  de  ce  zèle 
boiilVon.  il  ne  la  refusait  à  personne.  —  Les  Polichi- 
nelles sont  à  vous,  ou  plutôt  ils  le  seront  dès  que  je 
les  aurai  terminés  —  Et  tous  les  programmes  de 
saison  d'attacher  à  ce  clou  leurs  boniments. 

Ce  fut  sa  dernière  épigramme  et  la  plus  mordante, 
hein,  quoi  ? 


II 


Avant  la  guerre,  et  même  après  encore,  lorsqu'on 
prononçait  le  nom  de  M.  Henry  Becque  dans  un  mi- 
lieu je  ne  dis  pas  littéraire,  mais  parisien  :  «  Ah  ! 
oui.  disait-on,  l'un  des  trois  de  l'KcoIe  Brutale.  » 
L'Kcole  Bi-utale  avait  été  découverte  et  baptisée  par 
M.  Francisque  Sarcey,  M.  Barbey  d'Aurevilly  avait 
repris  le  mot,  on  ne  sait  trop  pourquoi,  et  lavait 
consacré  ;  et  la  désignation  avait  fait  fortune.  Or,  il 
n'y  avait  certainement  point  école  s'il  y  avait  bru- 
talité, car  aucun  des  trois  jeunes  gens  gioupés  lit- 
térairement de  la  sorte  ne  se  connaissait,  ne  s'était 
vu  ni  parlé,  et  chacun  d'eux  travaillait  isolément, 
selon  une  esthétique  propre. 


HENRY    BECOUE  9 

Ces  trois  débutanls  étaient,  Alfi'cd  Touroude,  au- 
teur du  Bâtard,  mort  depuis  à  Alger,  de  la  phtisie  ; 
Henry  Becque,  auteur  de  Michel  Pauper,  et  enfin 
votre  serviteur.  Notre  brutalité,  selon  Francisque 
Sarcey,  consistait  en  ceci  que,  étant  donnée  une  si- 
tuation scabreuse,  nous  nous  plaisions  à  l'attaquer 
de  face  et  résolument,  ainsi  que  faire  se  doit.  Grâce 
à  cette  horrible  accusation,  nous  fûmes  tenus  à  dis- 
tance par  les  directeurs  comme  de  simples  lépreux 
de  la  vallée  d'Aoste.  Touroude  mourut,  Becque  se 
ramassa  dans  son  coin  et,  moi,  je  passai  à  d'autres 
exercices.  Mais  le  temps  marcha  et  le  naturalisme 
vint  :  nous  avions  joué  les  Saint  Jean-Baptiste  de 
M.  Emile  Zola.  Toutefois  si  l'on  reprenait  aujour- 
d'hui l'un  ou  l'autre  des  ouvrages  incriminés  et  taxés 
de  brutalité,  ce  serait  Dorât  lui-même  qui  descen- 
drait du  ciel,  une  couronne  de  roses  à  la  main  pour 
les  désigner  à  M.  de  Monlyon. 

Il  n'est  pas  douteux  cependant  que,  sur  ces  trois 
«  jeunesses  »,  deux  au  moins  étaient  nés  pour  le 
théâtre  et  très  richement  doués.  Je  ne  vois  pas 
qu'aucun  des  nouveaux  venus  ait  signé  de  meilleures 
promesses  de  talent  queAe  Bâtard  deTouroude,  et  le 
Michel  Pauper  de  Becque.  C'était  fougueux,  hardi 
et  brave,  et  cent  qualités  y  crépitaient  dans  le  dia- 
logue. Les  Corbeaux  sont  encore  de  ce  temps- là, 
puisque  Becque  les  traîna  douze  ans,  de  théâtre  en 
théâtre,  sans  qu'un  seid  ait  eu  le  courage  de  braver 
la  critique  de  Sarcey  et  de  casser  son  jugement.  Dix 
ans  d'attente,  de  lutte,  de  démarches  sans  nombre, 
de  tristesse  et  de  misère  peut-être,  pour  arriver  à  pro- 
duire en  France,  dans  le  pays  des  lettres,  une  œuvre 
d'art  !  O  puissance  des  mots  !  Bect[ue  était  un  brutal 


10  sorvENiRs  n  un  enfant  m-,  i-ahis 

Jo  n'avais  vu.  Ac  ma  vie,  mon.coiirii'io  en  hiulalilr 
lorsqu'un  jour  je  reçus  sa  visite  à  la  Vie  iniHlmw. 
Harassé  île  eelle  joule  de  dix  ans,  mais  non  décou- 
ragé, car  Recque  était  dune  trempe  d'Iienule,  il  ve- 
nait me  parler  de  ses  Corbeaux.  «  Je  suis  décidé  à  les 
pul)lier  dans  un  journal,  me  dit-il.  Mais  quel  direc- 
teur voudra  assumer  cette  responsabilité  de  prendre 
du  liecque  à  son  rez-de-cliaussée?  Tous  lesdirecleurs 
sont  les  mêmes,  soit  qu'ils  mènent  une  scène  ou  une 
feuille.  »  —  «  J'en  sais  un  |)0urtant,  fis-je,  qui  n'a 
pas  peur  des  braves  et  même  des  téméraires.  »  El  je 
l'envoyai  au  Voltaire.  Le  lendemain,  l'atlaire  était 
conclue  entre  M.  Jules  Laffite  et  l'auteur,  et  c'est  le 
journal  qui  aurai!  eu  la  jirimeur  des  Corbeaux  si, 
par  une  coquetterie  de  noyé,  Becque  n'était  allé  dé- 
poser son  manuscrit  dans  le  seul  théâtre  dont  il  n'eût 
pas  courtisé  le  concierge  et  son  petit  chien  de|niis 
douze  ans. 

Miracle  inouï,  prodige  sans  précédents,  fait  hyper- 
bolique et  fabuleu.x,  Henry  lîecque  fut  admis  à  lire 
les  (^orheau.r  devant  les  huit  grands  prêtres  de  Scribe 
et  leur  Sarastro:  et  les  huit  grands  prêtres  et  leur 
Sarastroli;  reçurent  à  corrections.  Becque  unissait  à 
la  force  d'Hercule  la  ruse  de  MercJire  :  il  lit  semblant 
d'obtempérer  à  ces  corrections,  obtint  qu'on  les  lui 
désignîU,  et  revint  deux  mois  après  soumettre  son  tra- 
vail à  ses  juges.  A  certains  passages  il  enflait  la  voix 
et  clignait  de  r<eil  pour  leur  faire  comprendre  que 
la  il  avait  modifié,  coupé,  ou  allongé  selon  le  dogme 
de  Scribe  et  obéi  aux  injonctions  du  collège.  Il  fut 
reçu  :  ces  grands  prêtres  étaient  Haltes  de  tant 
de  déférence.  Becque  n'avait  pas  changé  un  iota  de 
son  premier  texte,  ce  par  oii  il  démontre  qu'il  était 


HENRY    BECQUE  U 

aussi  bien  doué  pour  la  comédie  que  pour  le  drame. 
j\îais  sa  malice  ne  lui  servit  ii  rien,  et  pendant  les 
répétitions  les  sacro-saints  gardiens  du  feu  prirent 
leur  revanche  par  ce  que  l'on  appelle  :  des  coupures 
de  théâtre.  Les  Corbeaux  n'arrivèrent  au  public  que 
déplumés  et  le  bec  rivé.  Voici  comment  je  protestai 
dans  le  Voltaire  au  nom  des  lettres  contre  cet  attentat 
subventionné. 


111 


Il  est  heureux  que  Scribe  soit  mort  avant  la  repré- 
sentation des  Corbeaux  de  Becque,  car  il  n'aurait 
pas  passé  la  nuit,  ce  soir-là.  Mais  à  défaut  de  Scribe 
il  nous  reste  la  critique  que  ce  grand  homme  nous  a 
faite,  la  bonne  critique,  un  tas  d'Aristotes,  qui  pen- 
sent que  le  théâtre  a  ses  règles  comme  le  jeu  de  l'oie. 
La  première  de  ces  règles,  celle  pour  laquelleS  cribe 
se  serait  laissé  écarteler,  c'est  la  loi  de  sympathie. 

Parlons-en  de  la  loi  de  sympathie.  S'il  est  une 
loi  d'art  non  seulement  facultative,  mais  contestable, 
c'est  celle-là.  Elle  n'a  d'autre  raison  d'être  que  celle 
que  lui  prête  l'attrait  du  contraste.  Il  peut  être  avan- 
tageux, dans  une  situation,  d'opposer  un  personnage 
sympathique  à  un  personnage  antipathique,  mais 
({ue  l'on  y  soit  toujours  forcé,  jamais  de  la  vie  !  Un 
beau  coquin,  bien  triomphant,  est  un  objet  d'étude 
aussi  intéressant,  soit-il  sans  repoussoir,  qu'un  ange 
blanc  sur  un  fond  brun  Van  Dyck. 

Je  dirai  même  plus  :  le  véritable  artiste  évitera  le 
repoussoir;  il  tiendra  à  modeler  son  coquin  en  plein 


12  .snr\i;Ml<S    I»  U.N    I;MANT    DE    PAIIIS 

air,  sans  arlilicc  de  clair-obscur.  (Vosl  oc  (pia  os«' 
faire  Henry  lUMMjiie  dans  ses  Corbeaux.  Il  s'csl  dé- 
fendu passionnément  d'opposer  à  Teissierel  à  Bour- 
don l'un  de  ces  militaires  pleins  d'honneur  et  de  dé- 
licatesse (pii  inlei-vicnnenL  à  l'heure  dite  pour  démas- 
quer leur  fripon  et  essuyer  les  larmes  de  la  jeune 
fille.  Dans  la  vie  réelle,  ces  militaires  n'existent  pas: 
en  ait  dramatique,  ils  sont  niais  et  ne  satisfont  que 
l'idéal  des  caholins,  relapeurs  de  scénarios  et  scribo- 
lAtres. 

I)ussé-je  en  périr,  jamais  je  ne  me  lasserai  de  ciicr 
<|ue  le  public  n'est  pas  appelé  à  collaborer  aux  œuvres 
de  théîllre.  .le  ne  suis  pas  de  ces  ciiliques  qui  recon- 
naissent au  spectateur  le  droit  de  caser  «  soii  ingé- 
nieur »dans  nos  conceptions.  11  n'est  pas  là  pour  dire 
comment  il  aurait  traité,  à  la  place  de  l'auteur,  la 
silualion  c[ue  cet  auteur  lui  propose;  il  est  là  pouu 
décider  si  cet  auteur  a  tiré  tout  le  parti  (»ossible, 
selon  son  propre  tempérament,  de  la  situation  pro- 
posée, et  voilà  tout.  Et  j'en  dis  autant  des  cri- 
tiques, mes  confrères,  qui  tournent  au  gâtisme  péda- 
gogique avec  leur  sympathie  pleine  d'escargots.  11 
faut  en  finir  avec  cette  furie  du  tout  fait,  du  tout 
appris  et  des  règles.  Quelles  règles  ?  Je  n'en  connais 
pas  d'autre  que  la  grammaire.  Ah  !  ça,  est-ce  que 
vous  vous  imaginez  qu'il  a  tout  moissonné,  votre 
Scribe,  et  qu'après  ce  bourgeois,  il  ne  nous  reste 
plus  qu'à  tirer  la  langue? 

Henry  Hecque,  ayant  un  sujet  triste  à  traiter,  n'a 
pas  éprouvé  le  besoin  de  l'égayer.  i\ofi  pas  que  la 
recette  ne  fût  pas  à  sa  disposition  :  il  pouvait,  tout 
comme  un  autre,  faire  bondii-  des  fantoches  au  tra- 
vers de  son  drame;  mais  il  a  jugé  que  s'il  égayait  .son 


HENRY    BECOUE  13 

sujet,  son  sujet  ne  serait  plus  triste,  et,  comme  il  le 
désirait  triste,  il  ne  l'a  pas  égayé.  J'aime  cette  vo- 
lonté simple.  Avez-vous  lu  Cœur  simple,  de  Flau- 
bert? Dans  Cœur  simple,  Flaubert  s'était  proposé  de 
rendre  la  vie  grise,  monotone  et  sans  accidents 
aucuns,  d'une  vieille  fUle  de  province.  Il  pouvait  y 
faire  intervenir  le  Grand-Turc.  Il  ne  s'y  est  pas  ré- 
signé. C'est  pourquoi  Cœur  simple  est  un  chef- 
d'œuvre.  La  critique  n'en  a  pas  soufflé  mot,  par- 
bleu ! 

L'unité  de  ton  dans  les  œuvres  de  théâtre,  ainsi 
que  dans  toutes  les  œuvres  d'art,  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  difficile  à  obtenir.  Le  génie  même  ne  la  donne 
pas  toujours  :  elle  est  le  produit  de  la  conscience.  Je 
ne  sais  rien  de  plus  consciencieux  que  Les  Corbeaux. 
J'y  sens,  entre  les  scènes,  presque  entre  les  répli- 
ques, des  sacrifices  sans  nombre  faits  par  l'auteur  à 
la  seule  vérité.  Si  jamais  pièce  a  eu  le  droit  d'être 
représentée  telle  qu'elle  était  écrite,  c'est  celle-là.  Il 
y  a  là  travail  de  mosaïque,  et  la  seule  équité  exi- 
geait que  les  moindres  petites  pierres  en  fussent 
respectées.  Il  n'en  a  rien  été  cependant  et  Henry 
Becque  a  dû  se  laisser  dégrader.  On  lui  a  coupé  des 
scènes  entières,  et  la  critique  a  trouvé  cela  très 
bien,  elle  a  applaudi  à  cet  émondage  opéré  de  force 
par  des  jardiniers  en  chambre.  Ah  bien,  c'eût  été 
quelque  chose  de  propre  à  voir  qu'un  jeune  auteur 
résistant  à  l'expérience  consommée  du  monsieur  qui 
est  là  pour  représenter  tous  les  gouvernements  qui 
se  succèdent  en  France  et  qui,  par  conséquent,  doit 
s'y  connaître  en  proportions  scéniques  !  Je  dois  être 
un  exécrable  critique,  car  je  trouve  que  Becque  a  eu 
tort  de  céder  et  de   se  laisser  manquer  de  respect 

2 


11  SOUVENIRS    D  IN    K.NFA.NT    DE    l'AHIS 

arli>li(|iio.  La  srène  où  (laslon  parodie  les  gestes  et 
allures  de  son  père  esl  liés  lionne  et  livs  nécessaire; 
elle  expli(pie  à  la  lois  le  père,  le  fils  el  la  iaraillc  et 
elle  caraclérise  le  temps  où  l'action  se  passe,  nos 
niu'urs  et  notre  monde  renversé.  Si  le  contraste 
(|u  elle  forme  avec  la  mort  est  violent.  Tau  leur  n'a 
pas  transgressé  son  droit  en  le  faisant  tel,  el  d'ailleurs 
personne  ne  prévoit  la  mort  subite  de  Vigneron  à  ce 
moment.  Hien  plus,  c'est  grAce  à  cette  scène  (jue  l'au- 
teur éloigne  du  spectateur  toute  idéeel  tout  soupçon 
de  cette  apoplexie  foudroyante,  et  par  conséquent 
qu'il  en  ménage  rcllel  et  en  augmente  le  désastre.  Si 
Hecque  ne  s'est  pas  donné  la  peine  d'expliquer  to>it 
cela  à  ses  émondeurs,  c'est  qu'il  a  pensé  «ju'il  y  per- 
dait son  temps.  D'ailleurs  il  voulait  entrer  dans  ce 
cloître  de  la  rue  Richelieu,  ils'estlaissé  tondre  comme 
un  simple  Clodomir. 

J'en  dirai  autant  de  toutes  les  modifications,  sans 
exception,  qu'il  a  dû  se  laisser  imposer,  et  de  toutes 
les  tonsures  qu'il  s'est  laissé  faire  pour  dire  la  messe 
à  cet  autel  du  dieu  Scribe.  La  phrase  où  Blanche  tu- 
toie son  amant  el  fixe  de  la  sorte  le  degr(''  de  leurs 
relations  inconnues  de  toute  la  famille  est  une  phrase 
théâtralement  nécessaire,  (pii  suspend  lefiel  de 
cette  révélation  sur  la  scène  du  troisième  acte  et  en 
prépare  l'angoisse.  La  scène  où  Mme  de  Saint-(ienis 
essaie  de  détacher  par  des  conseils  horribles  et  des 
insinuations  infâmes  la  pauvre  Blanche  de  son  fils 
esl  traitée  par  mode  de  progression,  avec  infiniment 
dartet  de  tact,  et  j'estime  que,  d'en  retirer  un  mot, 
c  est  ébranler  tout  l'échafaudage,  La  scène  enfin  où 
le  notaire  Bourdon  ajoute  le  plus  funèbre  de  tous 
les  ciis  à  son  croassement  de  corbeau,  le  cri  de  la 


HENRY    BECOUE 


fausse  piété,  au  quatrième  acte,  devait  également 
être  sacrée  pour  de  véritables  artistes  de  lettres,  car 
elle  parachève  l'étude  et  la  couronne  de  ce  quelque 
chose  de  plus  qui  est  la  marcpie  des  talents  élevés. 
Or,  toutes  ces  scènes  ont  été  tronquées,  trouées  à 
jour  et  scribouillées.  De  quel  droit,  de  quel  droit, 
de  quel  droit  ? 

Il  y  a  eu  un  temps,  en  France,  où  un  Fréron  n'au- 
rait pas  permis  de  tels  massacres  de  la  pen.sée  sans 
protester,  et  le  jour  approche  où  le  public  se  char- 
gera lui-même  de  nous  sauvegarder  notre  liberté 
contre  les  coupeurs  de  chiens  et  les  tondeurs  de 
chats  qui  vont  en  ville. 

En  attendant,  le  public  que  nous  avons,  averti 
par  la  critique  qu'il  doit  siffler,  vient  siffler,  même 
aux  coupures.  C'est  le  même  que  j'ai  vu,  à  la  pre- 
mière à' Henriette  Maréchal^  reconduire  Horace  et 
Lydie  de  Ponsard,  qu'on  donnait  en  lever  de  rideau, 
croyant  que  c'était  le  premier  acte  des  Concourt.  Il 
préluda,  ce  soir-là,  aux  mardis  de  M.  Perrin. 

On  a  reproché  aux  Corbeaux  de  manquer  d'intérêt 
et  de  trop  nous  mettre  sous  les  yeux  l'ingrat  spec- 
tacle de  la  vie  réelle.  Mais  les  hommes  d'affaires 
n'habitent  pas  l'azur,  que  je  sache,  et  les  corbeaux  ne 
planent  point.  Quant  au  défaut  d'intérêt,  je  regrette 
que  personne  n'ait  fait  ressortir  l'art  extrême  avec 
lequel  Henry  Becque  extrait  un  drame  poignant  des 
événements  les  plus  simples  et  les  plus  ordinaires. 
C'est  par  l'intérêt  au  contraire  que  l'œuvre  vaut,  et 
de  ce  côté  il  y  a  tour  de  force.  Point  d'artifices,  point 
de  ficelles.  Nulle  double  porte,  aucune  lettre  perdue. 
Rien  de  ce  qui  fait  pâmer  les  imbéciles  aux  pièces  de 
M.  Sardou.  L'émotion  ici  naît  du  choc  des  caractères 


li;  aOUVEMUS    DIJN    liM  AM     l)L    l'AUIS 

à  la  situiilioii.  Los  secousses  inléi'ieiiros  sorlonl  et 
se  Iraduisenl  par  îles  cris  vrais,  toujours  humains  et 
d'une  justesse  pointilleuse.  Gomme  il  traitait  un 
thème  actuel,  sur  une  donnée  exacte,  le  prosateur 
sest  garé  de  la  poésie,  il  a  évité  l'écueil  du  couphît 
héroïque,  de  la  réplique  détonnante,  des  effets  d'ac- 
teur, et  c'est  ainsi  (|u'il  a  obtenu  cette  unité  de  ton 
dont  je  le  complimente  plus  cpie  de  tout  le  reste. 

Ne  vous  y  trompez  pas,  des  pièces  comme  celle-là, 
depuis  Emile  Augier,  on  n'en  fait  plus.  Libre  à  vous, 
d'ailleurs,  de  lui  préférer  le  Monde  où  Ion  s'ennuie  et 
autres  œuvres  faciles  à  monter  en  voyage.  Libre  à 
vous  de  n'attendre  de  notre  art  que  des  titillations 
légères  propres  à  accélérer  les  digestions  lourdes  et 
à  précipiter  la  circulation  du  sang.  Trahit  sua  quem- 
ijue  voluplas,  dit  le  poète,  et  pour  un  morceau 
comme  Les  Corbeaux,  'je  donnerais  sans  regret  vingt 
pièces  au  choix  dans  le  répertoire  contemporain. 

Les  comédiens  ,dont  il  faut  toujours  parler,  même 
lorsque  l'on  n'a  plus  rien  à  en  dire,  ont  été  fort 
braves.  Je  ne  dirai  jias  qu'ils  l'ont  sauvée,  mais  bien 
qu'ils  se  sont  montrés  dignes  de  l'interpréter.  Mlle 
Reichemberg  s'est  taillé  un  triomphe  dans  le  rôle  de 
nianche.  Mlle  Barretta  a  parfaitement  incarné  celui 
de  Marie,  et  Mlle  Pauline  Oranger,  en  Mme  Vigneron, 
s'est  enfin  imposée  à  la  Comédie-Française.  Thiron 
et  Kcbvre  méritent  encore  les  bravos  dont  ils  ont 
été  assourdis  à  la  jiremière.  Enfin  cette  courageuse 
étude  a  été  courageusement  jouée.  Le  |)ubli<;  seul 
a  caponé. 


HERMINIE 


Il  serait  presque  insolent  de  dire  à  des  liseurs 
français  que  La  Princesse  de  Clèves  est  un  chef-d'œu- 
vre de  notre  langue.  C'est  même  un  classique  du 
roman  et  le  premier  du  genre  psychologique  par  or- 
dre de  date  et  de  valeur  aussi  peut-être.  Pour  mon 
compte,  je  lui  donne  le  pas  de  gloire  sur  V Adolphe 
de  Benjamin  Constant,  fort  morceau,  j'en  conviens, 
d'autobiographie  passionnelle,  mais  d'une  intellec- 
tualité  moins  haute  et  un  peu  suisse,  disons,  pour 
rire  un  peu,  mon  cher  Bourget,  suisse  de  nymphe 
émue,  si  j'ose  risquer  cette  rapinade.  La  Princesse 
de  Clèves  se  signale  par  une  tenue  de  race  dans  le 
style,  attendrie  d'une  pudeur  d'âme  dans  l'analyse, 
où  s'unissent  les  deux  génies  antagonistes  du  couple 
de  la  pomme.  On  ne  trouve  que  là,  en  art  littéraire, 
cette  impossible  fusion  des  génies  des  deux  sexes, 

2. 


IS  SOL  VLMUS    n  UN    EMANT    DK    l'AUIS 

rt^ve  de  l'amour  inrine.  «luc  la  nalure  refuse  à  la  so- 
ciété el  (ju'iiivot|ue  en  vain  rulopie  poétique.  Le 
mâle  y  parle  femelle  et  la  femelle  y  parle  mtUe,  el 
tel  est  l'attrait  de  ee  livre  unicpie  qu'il  faul  appeler  : 
le  roman  de  l'honnête  femme  moderne. 

Ouoi  qui!  en  soit,  à  tort  ou  à  raison,  je  lui  ai  tou- 
jours attribué  celle  portée  philosophique.  Cet  exlra- 
oi'dinaire  La  Rochefoucauld,  dont  l'œuvre  contient, 
en  cent  pages  à  peine,  tous  les  Schopenhauer  et  les 
Nietzsche  de  la  terre,  se  démasque  à  chaque  tour- 
nant de  page  de  l'élude,  el  le  peintre,  pour  ainsi 
dire,  collabore,  de  louche  en  louche,  au  portrait  qu'il 
pose  à  son  illustre  maîtresse  sous  le  nom  de  duc  de 
Nemours. 

J'avais  toujours  été  tenté  de  porter  La  Princesse 
de  Clèves  à  la  scène,  étant  ainsi  fait,  pour  mon  mal- 
heur, que  rien  ne  mapparaîl  d'aussi  tragique  que 
l'élat  de  la  femme  chrétienne  dans  le  mariage  mono- 
gamique, tel  que  les  lois  l'imposent  à  la  famille  oc- 
cidentale. Il  y  a  là  une  réglementation  arbitraire  des 
choses  de  l'amour  que  tout  dément  sous  le  soleil  et 
qui  fait  de  ce  qu'on  entend  par  :  l'épouse  fidèle,  la 
plus  douloureuse  des  martyres.  Aimer  ailleurs  que 
devant  prêtre  et  notaire,  lorsque  l'on  y  est  contraint 
par  la  force  obscure  qui  mène  le  momie  et  les  espè- 
ces, c'est  recevoir  de  la  fatalité  le  plus  rude  coup 
qu'elle  assène  sur  les  douces  nuques  chevelues.  Le 
roman  df  M  nie  de  Lafayette  exhale  immorlellemenl  la 
plainte  de  la  fille  dKve  à  ce  sujet  et  les  fils  d'Adam 
n'en  ont  pas  encore  entendu  une  plus  profonde  ni 
une  plus  fière. 

C'est  ainsi  que  j'avais  écrit  I/erminie,  el  pour  me 
soustraire  à  cette  plainte  aux  retours  tendres,  car 


HERMINIE  19 

cette  pièce  n'est  autre,  pour  le  thème  et  les  person- 
nages, que  La  Princesse  de  CUwes  deux  siècles  après. 
Comme  aucun  critique  ne  parut  s'en  douter,  je  dois 
croire  que  j'y  ai  trahi  bien  fâcheusement  Mme  de 
Lafayette,  La  Rochefoucauld  et  même  Segrais  puis- 
qu'on veut  qu'il  y  ait  collaboré. 

Tel  ne  fut  pas,  pourtant,  l'avis  de  La  Rounat  qui, 
au  cours  même  de  ces  répétitions  affolantes  de  Le 
Nom,  voulut  connaître  mon  nouvel  essai  et  le  reçut 
séance  tenante  en  me  traitant  de  :  Dumas  fils,  in- 
jure délicieuse.  11  va  sans  dire  qu'après  la  tatouille 
odéonique  reçue  sur  ma  pièce  normande,  je  lui 
épargnai  le  regret  de  me  le  rendre.  Il  m'en  eut 
d'ailleurs  un  gré  infini  et  il  me  citait  parmi  les  gens 
courtois  de  son  temps.  —  Caractère  atroce,  l'animal, 
oui,  disait-il,  mais  un  gentilhomme.  Il  m'a  retiré 
l'autre  de  lui-même. 

Le  rôle  de  la  princesse  (Herminie)  avait  été  tracé 
pour  Sarah  Bernhardt  qui,  avant  son  exode  en  Amé- 
rique, m'avait  engagé  à  travailler  pour  elle.  C'était 
le  temps  héroïque  de  sa  brouille  avec  Emile  Perrin 
et  elle  voulait  chiper  les  poètes  à  la  Comédie-Fran- 
çaise. —  Je  serai  votre  muse  à  tous,  disait-elle, 
suivez-moi  ! 

Comme  elle  se  trouvait  alors  à  Vienne,  je  lui  écrivis 
que  j^avais  un  ouvrage  à  son  service.  Elle  me  répondit 
aussitôt  par  dépêche  : 

«  Accepte  de  tout  mon  cœur.  Serai  à  Lyon  le  i5, 
«  resterai  trois  jours,  envoyez-moi  rôle  à  lire  ou 
('  pièce,  si  possible.  » 

Ce  télégramme  dans  la  poche,  j'allai  d'abord  au 
Vaudeville  et  j'y  trouvai  son  directeur  sous  le  péris- 
tyle, au  bureau  de  location  à  laquelle  il  présidait  en 


20  SOUVIiMrJS    1)  ÏN    KNFANT    DE    PAUIS 

porsoniu'.  (""(Mail  H.'iyinmnl  Doslaiulos.  11  esl  dans  h; 
Larousse. 

Raymond  Dcsiandes  ne  méconnaissait  pas,  mi^nie 
de  nom.  Il  voulul  bien  m'en  assurer  du  Ion  palernel 
donl  noyer-C.ollard  disait  aux  candidats  à  l'Aca- 
démie :  — Je  ne  lis  pas.  je  relis.  —  Et,  sans  ni'ari(Her 
à  celle  circonstance  que  j'avais  eu  déjà  deux  pièces 
sur  rafficlie  de  son  propre  IhéAtre,  je  le  priai  de  m'ac- 
corder  un  rendez-vous  i)our  lier  connaissance,  ■'  fnl- 
ce  nuitamment  »,  ajoulai-je.  11  me  le  fixa  au  :>0  jan- 
vier (1882),  à  neuf  heures  du  soir,  dans  la  rotonde 
directoriale  où,  pendant  les  soirées  d'Ange  Bosani, 
nous  nous  étions  lanl  amusés,  Armand  Silvestre  et 
moi,  à  voir  Carvalho  déj^^ainer  contre  le  «  fascino  » 
par  la  fenêtre. 

Je  ne  sais  si  vous  vous  souvenez  que  ce  26  jan- 
vier 1882  est  la  date  où  le  Grand  Ministère  tomba 
avec  son  chef,  Léon  (Jambella,  comme  h  peu  près 
l'Incorruptible  au  «j  thermidor,  llerminie  aussi.  Un 
malheur  n'arrive  jamais  seul.  Pourquoi  la  Conven- 
tion requiii^na  Robespierre,  le  Parlement  Gambella 
et  Raymond  Deslandes  Ilerminie,  c'est  ce  dont  les 
dieux  décident  après  boire,  quand  ils  .sont  un  peu 
saouls,  dans  l'Olympe.  Les  mortels  n'y  comprennent 
rien,  car  ils  ne  savent  si  une  pièce  est  bonne  ou  mau- 
vaise que  sur  constat  de  représentation,  et  encore, 
dit  la  Saj^esse —  L'affaire  réglée  ainsi  sur  place  par 
les  codirecteurs  —  car  ils  étaient  deux,  le  frère  cadet 
d'Eugène  Bertrand,  des  Variét(''S,  et  celui  qui  esl 
dans  le  Larousse,  je  leur  demandai,  pour  dire  quel- 
que chose,  s'ils  n'attendaient  pas  une  pièce  de  Sardou 
pour  leur  hiver  ?  Ils  me  l'avouèrenlà  l'envi,  et  debout, 
comme  on  chante  La  Marseillaise.  Surpris  de  ma  sa- 


HERMIME  21 

gacilé  ils  me  pressaient  de  leur  dire  comment  je 
l'avais  deviné.  —  En  vous  voyant,  fut  ma  réponse 
souriante.  Tous  les  directeurs  nés,  et  de  tous  les 
temps,  ont  le  profil  scliéraalique  de  l'industriel  qui 
attend  une  pièce  de  Sardou.  Vous  le  dessinez  à 
gauche  et  à  droite.  Mais  de  dos,  c'est  l'occiput  de 
1  imprésario  caractéristique  qui,  pour  la  pièce  de 
Sardou,  rêve  d'avoir  Sarah  Bernhardt.  —  Nous 
l'avons,  firent-ils  à  l'unisson.  —  Moi  de  même,  —  et 
j'exhibai  ma  dépèche  de  Vienne.  Ils  en  furent  trou- 
blés et  tout  ((  choses  »,  ayant,  eux  aussi,  des  dépêches 
similaires  sur  lesquelles  ils  paraissaient  compter 
comme  La  Chaire  sur  le  billetde  Ninon.  Je  dois  dire 
que,  s'excusant  sur  des  préoccupations  politiques 
qui  les  avaient  empêchés,  peut-être,  de  comprendre 
l'ouvrage,  ils  me  prièrent  de  le  leur  laisser  quarante- 
huit  heures.  Mais  j'avais  écopé  pour  Pèi^e  et  Mari  de 
la  même  manière  et  dans  le  même  bureau,  et  je  ra- 
menai mon  ours  à  la  longe  au  bruit  de  l'écroulement 
du  Grand  Ministère. 

Entre  le  26  janvier  et  le  i5  février,  date  de  l'arri- 
vée de  Sarah  à  Lyon,  il  s'ouvrait  encore  un  laps  de 
vingt  jours  que  je  résolus  d'utiliser  au  placement  de 
mon  travail  et  je  rendis  visite  à  «  celui  )i  du  Gym- 
nase. C'était  Victor  Koning  II  est  aussi  du  Larousse 
à  titre  de  «  collaborateur  célèbre  ».  Je  crois  qu'il  ve- 
nait de  la  Bourse,  grande  ou  petite.  Il  lui  était  im- 
possible, à  lui,  de  m'ignorer,  car  nous  avions  colla- 
boré à  plusieurs  papiers  publics  et  notamment  au 
Paris-Journal  d'Henry  de  Pêne  où  il  tenait  la  ru- 
brique de  soiriste.  Je  lui  rappelai  une  pelisse  magni- 
fique où  il  s'enfouissait  à  cette  époque,  et  qui  le  pa- 
rait des  apparences  d'un  boyard  ou  d'un  samoyède, 


22  SOUVENlhS    l»  UN    KNl-AM     DE    l'AHlS 

ad  lihilnm.  Il  mo  répliquîi  par  le  souvenir  de  «  la 
lOle  (le  loup  »  que  jarborais  romantiquemenl  ù  celle 
époque,  el  nous  fûmes  tout  de  suite  camarades. 

—  Je  ne  vous  «ache  pas,  lui  dis-je,  en  lui  remet- 
lanl  le  rouleau,  que  la  pièce  vieni  dT-Ire  refusée  au 
Vaudeville. 

—  Par  Haymotid  I>eslandes,  hein  .'  Alors  revenez 
dès  demain  matin,  je  l'aurai  lue  ce  soir.  Fichtre,  vous 
vous  prémunissez  tout  de  suite  de  la  recommanda- 
tion la  plus  imposante  !  Quel  malin  vous  êtes  1 

Le  lendemain  donc,  après  m'avoir  fait  civiliser 
ma  tête  de  loup  par  le  propre  coiffeur  de  Victor  Ko- 
ning  et  aromatisé  d'essences  élégantes,  je  me  présen- 
tai à  son  huis.  —  A  la  bonne  heure,  s'écria-l-il.  vous 
avez  la  tête  k  succès  ! 

—  J'avais  oublié  de  vous  dire  honnêtement  que  si 
la  pièce  a  été  retoquée  par  Raymond  Deslandes,  elle 
a  été  reçue  par  Charles  de  La  Rounal. 

—  Ça,  c'est  embêtant.  Mais  ça  ne  fait  rien.  J'ai  lu, 
je  vous  l'avais  promis,  quoique  ce  fût  parfaitement 
inutile.  Un  bon  directeur  ne  doit  jamais  lire  un  ma- 
nuscrit. Les  pièces  ne  valent  que  par  linterprélaliou. 
La  vôtre  s'adapte  à  ma  troupe,  tout  est  là.  J'ai  pour 
ses  divers  rôles  les  comédiens  qui  leur  ronvionnenî, 
Saint-Germain,  Marais,  Guitry,  Marie  Magnier,  qui 
est  si  belle;  on  pourrait  lire  demain  aux  artistes,  si... 

—  Si? 

—  Si  j'avais  la  créatrice  idéale,  nécessaire,  in<liî- 
pensable,  sine  f/iia  non,  de  l'héroïne. 

—  Kxisle-t-elle  ?  fis-je,  l'œil  ouvert  à  la  méfiance. 

—  Oui,  elle  existe. 

—  C'est  Sarah  Bernhardt,  n'e.st-ce  pas? 

—  Vous  le  reconnaissez  vous-même.  .Sans  Sarah, 


HERMINIE  23 

point  d'IIerminie  ;  avec  elle,  on  répèle  tout  de  suite. 

—  Alors,  voici.  Et  je  lui  tendis  le  télégramme. 

—  C'est  bien  joué,  applaudit-il  ;  c'est  du  théâtre.  Je 
ne  m'en  dédis  pas.  Je  vous  prends  l'ouvrage.  A  pré- 
sent, allez  me  la  chercher. 

—  Qui  ? 

—  Mais  Sarah  Bernhardt.  Et  surtout  ne  perdez 
pas  de  temps.  Je  n'ai  à  vous  donner  que  la  place 
libre  en  ce  moment  sur  ma  scène.  Tout  le  reste  de 
ma  saison  est  promis. 

—  A  Sardou,  n'est-ce  pas  ? 

—  Naturellement.  Vile,  courez  à  Lyon  et  revenez 
par  le  rapide.  11  y  a  un  restaurant  dans  le  train.  Je 
vous  attendrai  à  la  gare,  tous  les  deux.  Nous  mar- 
chons à  une  centième. 

Je  le  regardai,  et  regarder  Koning  c'était  le  com- 
prendre. 11  ne  trompait  pas.  C'était  bien  de  la  petite 
Bourse  qu'il  venait,  le  célèbre  collaborateur.  Il  avait 
la  gaîté  féroce  de  ce  ghetto  d'affaires.  Le  type  était 
nouveau  alors  en  direction  et,  auprès  de  lui,  le  brave 
Raymond  Deslandes  n'était  plus  qu'une  mazetle  de 
vieux  jeu  à  demi  culotté  de  grègues  du  père  Mon- 
tigny. 

—  Soit,  relevai-je,  j'y  vais. 

—  Où? 

—  A  Lyon. 

—  Ça  tient.  Un  conseil  d'ami  avant  votre  départ. 
Si  le  rôle  d'Herminie  doit  être  joué  par  Sarah  Ber- 
hardl,  il  faut  modifier  le  dénouement  de  la  pièce. 
Dans  votre  version,  c'est  le  mari  qui  meurt,  nest-ce 
pas? 

—  Oui,  comme  dans  le  roman. 

—  Ouel  roman  ? 


:>4  SOUVEMHS    D  LN    ENFANT    DE    PARIS 

—  La  Princesse  de  Clives,  de  Mme  de  La  Favelle. 

—  Possible,  mais  je  m'en  fous.  Nous  sommes  au 
Ihéâlre,  et,  au  Ihéàlre  c'est  Sarah  qui  doit  mourir. 
Du  reste,  elle  vous  le  dira  elle-même.  Depuis  La 
Dame  aux  Camélias  et  Froufrou,  elle  meuil  elle- 
même  dans  tout  son  répertoire  et  elle  n'en  laisse  le 
soin  à  personne.  Tuez  Herminie,  l'affaire  n'est  faite 
qu'à  ce  prix,  de  mon  côté  comme  du  sien.  Ouand 
partez  vous  ? 

—  Dans  trois  jours,  selon  la  dépêche. 

—  Mais  vous  avez  le  temps  de  m'apporter  un 
autre  cinquième  acte.  Trouvez  une  jolie  mort  pour 
elle.  A  bientôt,  mon  cher,  et  merci  d'avoir  pensé  au 
Gymnase. 

J'avais  dans  Le  .\om  marié  des  immariables.  je 
tuai  la  Princesse  de  Clèves,  et  son  cadavre  déposé 
chez  le  jeune  et  intelligent  directeur  —  c'était  son 
épithète  homérique  — je  pris  le  rapide  de  Lyon. 


II 


UN  POÈME  EN  PROSE 
DE  THÉODORE  DE  BANVILLE 


Mon  voyage  à  Lyon,  pour  ramener  Sarali  Bern- 
hardl  au  théâtre  du  Gymnase,  afin  qu'elle  y  crée  le 
rôle  d'Herminie  dans  la  pièce  de  ce  nom,  reçue  par 
Victor  Koninjjf  sous  cette  condition  expresse  et  sine 
qua  non,  est  l'un  des  souvenirs  de  ma  vie  que  j'évoque 
aux  heures  de  marasme,  d'abord  parce  qu'il  est  gai 
et  ensuite  parce  qu'il  a  été  célébré  par  Théodore  de 
Banville  dans  le  Gil  Blas  du  28  mai  de  l'année 
même,  1882,  en  une  chronique  dont  on  peut  dire 
qu'elle  est  un  véritable  poème  en  prose.  Du  reste, 
jugez-en,  la  voici  : 

...  Tenez,  je  vais  vous  raconter  une  fable  qui  est 
arrivée  pour  tout  de  bon,  ce  que  Courbet  en  son 
temps  appelait  une  Allégorie  réelle.  Cn  de  nos  plus 
hardis  et  plus  enragés  confrères,  Emile  Bergerat, 
présente  au  directeur  du  Gymnase  une  grande  pièce. 


26  SOUVENIRS    D  UN    KNFANT    DE    PARIS 

(jiw  \'irl()r  h'onin;/  trouve  excellente  et  pdf/'ailemeiil 
bonne.  Donc,  il  ni/  a  plus  rjuà  la  Jouer;  La  fille  le 
veut  bioiK  son  aiiuinl  le  respire;  pas  Vomljre  d'une 
difficullé  dans  tout  cela.  Même,  par  surcroit,  il  ar- 
rive qu'Emile  Augier,  le  maître  incontesté  du  théâtre 
moderne,  a  lu  le  drame,  l'a  approuvé,  a  même,  avec 
son  sens  impeccable,  indiqué  certaines  corrections 
des  plus  heureuses,  et  qu'il  recommande  chaudement 
au  directeur  du  Gymnase  l'œuvre  de  son  jeune  con- 
frère. 

Il  n'en  fallait  pas  tant,  le  directeur  étant  plus  con- 
vaincu que  tout  le  monde,  et  déjà  on  allait  écrire  les 
hulletins  de  répétition  lorsque,  regardant  JJergerat 
avec  plus  d'attention  qu'il  n'avait  fait  encore,  le  rusé 
Koning  reconnaît  sur  son  front,  à  n'en  pas  douter,  le 
signe  indélébile  dont  est  marqué  le  Poète  !  Voilà  qui 
changeait  furieusement  la  thèse,  et  il  ne  s'agissait 
plus  que  de  détourner  les  chiens  au  moyen  d'une  tran- 
sition de  génie. 

—  Eh  bien,  dit  le  spirituel  directeur,  nous  voilà 
d'accord  sur  tous  les  points.  Seulement,  vous  le  com- 
prenez comme  moi,  votre  rôle  est  trop  beau  pour  que 
Je  le  fasse  créer  par  une  autre  artiste  que  Sarali 
Bernhardt !  Amenez-moi  Sarah  Bernhardt  prête  à 
répéter,  et  nous  mettons  tout  de  suite  votre  pièce  à 
l'étude. 

Bergeral  eut  un  moment  l'air  stupéfait  d'un  homme 
à  qui  on  demande  la  lune;  mais  il  ne  tarda  pas  à 
reprendre  son  sang- froid.  Pour  être  Joué,  que  ne  fe- 
rait pas  un  auteur  dramatique  ?  Si  on  le  lui  avait 
demandé,  il  serait  allé  chercher  l'Eau  qui  danse  ou 
la  Pomme  qui  chante;  pourquoi  pas  Sarah  Ber- 
nhardt '.'  Il  jtrit  rongé,  monta  en  chemin  de  fer,  et  ar- 


UN    POEME    EN    PROSE    DE    THEODORE    DE    BANVILLE    27 

rivé  à  une  heure  du  matin  dans  la  ville  où  la  célèbre 
tragédienne  jouait  la  comédie,  il  se  présenta  chez  elle, 
au  moment  précis  oii  elle  rentrait  harassée  du  théâtre, 
et  où  elle  sentait  dans  ses  entrailles  une  faim  de  can- 
nibale. Cependant,  dona  Sol,  qui  est  aussi  bonne 
que  belle  écouta  avec  intérêt  le  jeune  auteur,  et  même 
lui  prit  des  mains  le  manuscrit  et  se  mit  tout  de  suite 
à  en  commencer  la  lecture.  Le  lendemain,  impatient 
de  savoir  son  sort,  Bergerat  courut  chez  Sarah;  mais 
naturellement  elle  était  partie.  Pour  où?  Belle  de- 
mande! Pour  Sumatra,  pour  les  Bermudes,  pour 
Yeddo.  pour  les  îles  Açores,  pour  Stockholm,  pour 
V Afrique  noire,  pour  tous  les  pays,  et  dès  lors,  par 
tous  les  moyens  connus  de  locomotion,  Bergerat  se 
mit  à  la  poursuivre,  comme  dans  une  pantomime  des 
Funambules  ou  dans  un  voyage  de  Jules  Verne.  Par- 
fois ils  se  rencontraient .  se  croisaient  une  seconde,  lui 
dans  un  ballon,  elle  dans  un  astre,  au-dessus  de  la 
région  des  tempêtes,  parmi  les  noires  ténèbres  striées 
d'or  et  ensanglantées  de  pourpre.  D'une  voix  étouffée. 
Bergerat  murmurait  :  Eh  bien  ?  et  de  sa  mélodieuse 
voix  d'or  qui  résiste  même  aux  ouragans  du  ciel,  Sa- 
rah lui  criait  :  Très  bien,  la  scène  trois  du  deux  ! 

D'autres  fois,  c'était  sur  l'océan  Pacifique,  au  mi- 
lieu d'une  horrible  tempête;  montés  l'un  et  l'autre  sur 
des  navires  prêts  à  s'engloutir,  ils  se  parlaient  sous 
réclair  en  feu.  Bergerat  murmurait  :  Eh  bien  ?  Et 
Sarah  lui  criait  :  Très  bien,  la  fin  du  trois  !  D'autres 
fois  encore,  dans  la  mer  du  Xord,  près  du  pôle,  ils  se 
croisaient,  montés  chacun  sur  un  iceberg  et  guettés 
par  les  ours  blancs,  et  Sarah  lui  criait  :  Je  vois  pour 
le  quatre  une  robe  en  peluche,  d'un  rose  si  pâle  quelle 
en  sera  verte  !  Bergerat  avait  vu  tous  les  peuples,  tous 


l't;  SOL'VEMHS    D  LN    LNFANT    I»i:    l'AHIS 

les  conlinenls.  lous  les  cieu.r,  loiiles  les  faunes,  toutes 
les  flores,  tous  les  flots  divers;  il  aurait  continué  sa 
course  pour  arriver  à  savoir  l'opinion  de  Sarah  sur 
rensenil^le  du  drame;  mais  enfin,  saisi  de  remords,  il 
songea  à  sa  bonne  et  charmanle  femme,  à  son  fils 
Toto,  qui  peut-être  s'était  fait  avocat  {un  enfant  a  si 
vite  fait  de  mal  tourner!)  et,  de  guerre  las,  revint  à 
Paris. 

—  Ah  !  lui  dit  le  directeur,  je  suis  bien  heureux  de 
vous  voir.  Nous  répétons  votre  pièce  demain,  à  onze 
heures  moins  le  quart,  pour  onze  heures  sans  quart  ! 
C'est  chose  faite,  car,  n'est-ce  pas,  vous  m'amenez 
Sarah ? 

—  Mais  non  !  fit  Bergerat  un  peu  trisle  d'avoir 
parcouru  des  pags  oii  le  nom  de  M.  Scribe  n'est  pas 
connu,  et  oii  l'on  mange  encore  de  la  chair  humaine. 

—  Alors,  dit  Koning,  désolé,  mon  cher  ami,  mais 
rien  de  fait. 

Et,  dis-je,  moi,  ceci  vous  enseigne  que  le  métier 
d'auteur  dramatique  est  un  bon  métier;  mais  vous 
ferez  bien  d'en  chercher  un  autre,  si  vous  avez  besoin 
d'argent  la  semaine  prochaine.  Après  le  Monde  où 
l'on  s'amuse,  Edouard  Pailleron  a  écrit  le  Monde 
où  l'on  s'ennuie;  mais  le  Théâtre,  vu  du  côté  des 
coulisses,  pourrait  être  appelé,  sans  hgperbole  :  le 
Monde  où  l'on  s'assied  sur  des  clous  el  sur  des 
épinc:les  noires! 

Théodore  de  Banville. 

Je  demeurai  à  Lyon  Irois  jours,  if),  iG  el  17  lé- 
vrier 1882,  au  (Jrand-Holel,  où  l'hirondelle  del'Kdil, 
qui  revenait  de  Grèce,  posait  avec  sa  compagnie 
ambulante,  et  pendant  ces  trois  jours,  il  me  fut  ;il)- 


UN    POEME    EN    PROSE    DE    THEODORE    DE    BANVILLE    29 

solument  impossible  de  voir  Sarah  ailleurs  qu'aux 
repas  de  trente  couverts  qu'elle  y  donnait  à  ses  amis 
artistes,  adorateurs,  fournisseurs,  que  sais-je,  à  tous 
ceux  qu'elle  entraînait  enfin  dans  le  tourbillon  de 
ses  jupes.  Banville  n'exagérait  rien  dans  sa  «  ronde 
du  brésilien  »  hyperbolique  et  réelle.  Si  l'aviation 
avait  été  découverte  à  cette  époque,  elle  en  eût  cer- 
tainement appliqué,  la  première,  lusage  à  ses  tour- 
nées déjà  aériennes. 

On  m'avait  à  grand'peine  logé  dans  les  combles  du 
caravansérail,  occupé  tout  entier,  et  du  haut  en 
bas,  par  les  «  gens  »  de  cette  reine  de  Saba  triom- 
phante, et  j'y  couchais  entre  deux  malles  de  son 
bagage  innombrable,  à  côté  d'un  couple  de  vieux 
sémites  qui  la  suivaient  de  ville  en  ville,  un  sac  de 
pierreries  à  la  main.  Le  soir  où  j'étais  arrivé,  elle 
m'avait  accueilli  comme  si  je  venais  de  la  quitter 
depuis  vingt-cinq  minutes,  sans  plus  d'étonnement 
de  ma  présence  que  de  celle  d'un  familier  de  sa  cour 
ordinaire,  et  j'avais  trouvé  mon  couvert  misa  sa  table, 
presque  mon  rond  de  serviette,  comme  au  château, 
en  province  chez  la  duchesse.  C'est  la  caractéristique 
de  cette  dominatrice-née  de  tenir  pour  acquis  ceux 
qu'elle  a  touchés  de  sa  baguette  et,  sous  son  regard 
dur,  classés  siens  d'un  sourire.  J'étais  de  ceux-là 
depuis  la  Vie  Moderne,  et  par  ma  visite  à  Lyon  je 
rentrais  dans  l'Arche,  à  ma  case.  Quant  à  l'objet  de 
cette  visite,  il  n'en  était  même  pas  question,  et,  le 
deuxième  jour,  je  commençai  à  douter  de  la  dépêche. 
Était-elle  bien  de  sa  main,  cette  dépêche  de  Vienne, 
et  attendait-elle  sérieusement  la  pièce  dont  j'ap- 
portais le  rouleau  dans  ma  valise  ? 

Je  connaissais,  pour  les   avoir  vus  cent  fois  rue 

3. 


3u  SOL'VIi.MHi^    l>  UN    ENTANT    l>i;    l'ARlb 

Forluny,  tons  le?  salellitos  de  celle  i^'Ioirc  rayon- 
nante, el  sauf  Canrolxrl  cl  (liranlin,  je  les  retrouvais 
tous  groupés  à  Lyon,  autour  d'elle.  In  seul  mêlait 
nouveau,  à  qui  .lojolle  —  Georges  Clairin  -  me 
présenta.  C/élail  un  jeune  comédien  de  vingt-huit 
ans  d'une  beauté  aleibiadesque  et  telle  qu'Athènes  les 
divinisait  au  temps  de  Périclès,  de  plastique  mé- 
moire. Praxitèle  pouvait  revenir  el  rouvrir  son  ate- 
lier, il  avait  en  ce  Jacques  Damala  un  modèle  olym- 
pien, selon  le  canon  sacré  de  la  forme  apollonienne. 
Elle  se  dessinait  comme  d'elle-même  à  travers  les  dis- 
grâces de  notre  all'reux  vêtement  moderne,  el  elle  y 
rendait,  sousson  uniforme  notarial,  la  grâce  naturelle 
des  altitudes  simples,  équilibrées  el  paisibles  dont 
l'Orient   seul   observe  encore   les   lois   rythmiques. 

—  C'est  le  M  Forlunio  »  de  Gautier,  dis-je  à  Jojotte. 

—  11  est  aussi  i'IIernani  de  Victor  Hugo,  tu  le  verras 
ce  .soir,  dans  ce  rôle,  à  côlé  d'elle. 

Clairin  ne  m'en  dit  pas  davantage  el  me  laissa  tout 
deviner  du  reste.  Ce  n'était  pas  d'ailleurs  être  grand 
.somnambule  que  de  lire  dans  le  marc  de  café  de 
l'évidence  le  pré.sage  d'un  mariage  concerté  par  les 
dieux  el  qui,  deux  mois  après,  sonnait  les  cloches 
dans  Londres. 

Jacques  Damala  qui  élàil,  je  crois,  smymiole,  unis- 
.sait  aux  langueurs  de  sa  race  ensoleillée,  l'humour 
facétieuse  d'un  parigot  de  la  décadence.  Nous  nous 
convînmes  tout  de  suite  l'un  à  l'autre  et  nous  pala- 
brâmes dans  les  couloirs.  Il  n'était  pas  étourdi  par 
son  roman  el  ce  qu'il  y  voyait  de  plus  surprenant, 
c'était  le  plaisir  de  jouer  des  beaux  rôles  du  répertoire 
sans  avoir  eu  le  temps  d'étudier  à  fond  toutes  les 
difficultés  de  .son  art.  Le  théâtre  l'amu-sait  follement. 


UN    POKME    EN    PROSE    DE    THEODORE    DE    BANVILLE      31 

—  On  me  fait  crédit  de  tout,  me  disait-il  en  riant, 
sur  la  foi  de  quelques  dons  naturels,  et  d'une  illustre 
partenaire.  —  Et  il  m'avouait  que,  hors  de  la  scène, 
le  temps  lui  paraissait  long  à  périr  et  qu'il  sennuyait 
comme  le  croûton  de  pain  métaphorique  derrière 
la  malle  abandonnée.  Je  ne  sus  que  plus  tard  à  quelle 
cause  il  fallait  attribuer  cette  dépression  spleené- 
tique  dont  il  n'était  vainqueur  qu'à  la  lumière  du 
lustre.  Mais  à  cette  époque  il  n'abusait  pas  encore 
de  la  morphine  et  l'on  n'était  pas  forcé  de  lui  sous- 
traire, par  ruse  ou  violence,  les  provisions  qu'il  s'en 
procurait  secrètement  dans  toutes  les  villes  de  l'iti- 
néraire de  la  troupe. 

Ainsi  que  Jojotte  m'y  avait  engagé,  j'allai  le  voir 
au  théâtre  Bellecour  jouer  Hernani  et  comme  il  ne 
me  révélait  rien  de  bien  original  dans  l'interprétation 
de  ce  Cid  du  romantisme,  je  montai  sur  le  plateau 
pour  tuer  le  temps.  Les  coulisses  et  la  loge,  toujours 
lleurie  de  Sarah,  étaient,  comme  à  l'ordinaire,  encom- 
brées de  ces  soupirants  que  toute  comédienne,  et 
celle-là  plus  que  toute  autre,  échelonne  sur  son  pas- 
sage. Il  yen  avait  de  si  baveux  qu'ils  faisaient  peine, 
et  de  si  grotesques  qu'il  fallait  se  tenir  aux  portants 
pour  ne  pas  en  tomber  de  rire.  Damala  ne  leur  épar- 
gnait pas  les  charges  dites  d'atelier  et  il  leur  mon- 
tait des  «  scies  »  d'autant  plus  féroces  que  sa  qua- 
lité de  «  ri  delà  reine  »  les  drôJifiait  irrésistiblement. 
Il  y  en  avait  un  que  je  vois  encore,  espèce  de  manne- 
quin, holïmannesque  et  ataxique,  dont  la  muscula- 
ture était  .si  mal  graissée  que  tout  geste  lui  suspen- 
dait en  l'air  le  membre  déplacé,  bras  ou  jambe, 
comme  à  l'automate  dont  le  ressort,  cric  crac,  s'ar- 
rête. Hernani  s'acharnait  à  l'appeler  :  Monsieur  de 


,i-2  SOUVENIRS  U  UN    KMANT    IH-:    l'AHIS 

Vaucansoii.  D'un  coii[)  sec,  en  passant,  il  lui  rabal- 
lail,  rehan-^sail  ou  ilislendail  les  Icnlacules,  lui  re- 
vissait le  col,  le  louniail  du  côte  cour  ou  du  cùlé 
jardin,  selon  (juedofia  Sol  passait  à  droite  ou  à  ^«^au- 
che,  et,  de  la  scène,  elle  ('toulVait  dans  son  mouchoir 
rhilarité  que  lui  causait  ce  jeu  de  coulisses.  Damala 
en  avait  encore  contre  le  couple  d'Israël,  assis  flanc 
à  liane  dans  Tombre,  ^  les  inséparables  d'Amster- 
dam »,  et  aidé  de  Jojolte,  il  courait  les  charger  des 
Heurs  et  des  couronnes  que  de  toute  la  salle  on  jetait 
par  brassée  à  la  grande  comédienne. 

Ouant  à  Herminie,  je  l'avais  totalement  oubliée 
moi-même.  Il  fallut  que  Damala  en  découvrît  sous 
les  bandelettes  le  papyrus  dans  ma  valise  et  qu'au 
su  de  ma  mission  diplomatique,  il  voulût  lire  l'ou- 
vrage. Le  lendemain  matin,  .Sarah  me  manda  à  son 
petit  lever  —  Je  ne  savais  rien,  me  dit-elle,  vous 
ne  m'aviez  rien  dit.  Je  croyais  que  vous  étiez  venu 
me  voir,  pour  me  serrer  la  main,  entre  deux  articles. 
11  parait  que  votre  pièce  est  très  bien  et  qu'il  y  a  un 
r«Me  d'homme  magnifique.  Je  garde  votre  manuscrit, 
pour  le  lire  d'abord  en  wagon.  .Ne  vous  inijuiélcz 
de  rien,  je  vous  jouerai  ça  dans  l'Europe  d'abord, 
puis  en  Amérique  probablement  et  enfin  à  Paris, 
excepté,  bien  entendu... 

—  Où,  chère  amie  ? 

—  Mais  au  Gymnase.  J'ai  horreur  de  Koning. 

Et  je  réintégrai  mes  lares  lernoises,  où,  grâce  à 
Dieu,  mon  petit  garçon,  (pii  n'avait  d'ailleurs  que 
dix  ans,  ne  coilTait  pas  encore  la  barrette  de  Cujas. 
Ce  fut  le  bon  et  facétieux  Jacques  Damala  qui  nous 
mit  dans  le  train,  Clairin  et  moi,  non  sans  nous  avoir 
munis,  pour  rire  une  dernière  fois,  d'un  énorme  cy- 


UN    POEME    EN    PROSE    DE    THÉODORE    DE    BANVILLE    33 

liiidre  argenté,  spécialité  de  lahaute  charcuterie  lyon- 
naise, qui  ne  pouvait  rappeler  à  .Monsieur  de  Vau- 
canson  que  sa  jeunesse. 

Je  n'ai  revu  le  merveilleux  Antinous  qu'à  de  longs 
intervalles,  au  cours  des  représentations  infinies  du 
Maître  de  forges  qu'il  créa  avec  Jane  Hading.  Il  fré- 
quentait chez  un  coifTeur  du  boulevard  où  je  le  ren- 
contrais quelquefois,  amaigri,  les  regards  vagues, 
deux  fois  désorienté,  rêve  fini.  Il  ne  riait  plus,  la  se- 
ringue de  Pravaz  faisait  son  œuvre  de  mort. 


m 


UNE  LECTURE  CHEZ  SARCEY 


On  peut  dire  que  presque  tous  les  «  succès  ».  littt'- 
raires  ou  lyriques,  décrochés  au  lliéAlre,  depuis  la 
liberté  du  négoce,  l'ont  été  à  Bruxelles  et  que  la 
Ville  Lumière  les  a  eus  et  reçus  tout  faits  de  la  sorte. 
Aussi  Ireinblé-je  quelquefois  que  par  un  jeu  de  bas- 
cule politique  toujours  à  craindre  en  ce  temps  de 
refonte  des  nationalités  européennes,  la  Belgique  ne 
devienne  fran<;aise.  Si  un  tel  événement  nous  arron- 
dissait du  Brabant,  tout  serait  fini  pour  les  nouveau- 
tés d'art  et  il  n  y  auiail  plus  qu'à  mettre  la  clef  sur 
la  porte  des  scènes  parisiennes.  Car  il  ne  resterait 
que  la  Suisse. 

Encore  n'ai-je  point  foi  dans  la  Suisse.  Je  me  rap- 
pelle qu'en  iS(>s  die  reconduisit  assez  significalive- 
menl  à  la  frontière,  une  pièce  inédite  du  père  Glais- 
Bizoin,  nommée  :  /.e  \'rai  Courage  qu'il  avait  eu 
«  celui  »  d'offrir  en  primeur  aux  Helvètes.  L'n  far- 
ceur de  flenève  il  y  en  ai  résuma  môme  la  situation 
en  un  mot  hardi  et  vraiment  national  :  <(  Nous  n'avons 


UNE  LECTURE  CHEZ  SARCEY  35 

* 

aucun  «  bizoin  »  de  ce  «  glais  ».  Et  on  se  le  tint  pour 
dit  dans  la  Suprématie. 

Il  sied  donc,  et  à  tout  prix,  que  Bruxelles  au 
moins  reste  à  l'étranger,  et  s'il  faut  qu'on  se  défende 
contre  une  si  mortelle  annexion,  auteurs  dramatiques 
de  mon  pays,  à  la  grève  et  sauvez  le  dernier  débou- 
ché qui  nous  reste  !  Il  ne  s'ouvre  en  outre  qu'à  cinq 
heures  de  Paris,  ce  par  quoi  il  est  mille  fois  plus  cen- 
tral que  rOdéon  le  mieux  subventionné. 

Comme  à  tous  les  caraai*ades  de  syntaxe  pour  qui 
l'art  dramatique  relève  encore  de  la  littérature, 
l'honneur  m'est  plusieurs  l'ois  échu  de  produire  l'un 
de  mes  essais  devant  le  seul  public  accessible  aux 
lettrés  de  notre  langue.  Les  cloches  de  Sainte-Gu- 
dule  ont  sonné  le  baptême  du  feu  à  Herminie.  La  pre- 
mière en  fut  donnée  au  Théâtre  du  Parc,  en  plein 
avril,  le  12  de  l'an  i883,  et  nombre  de  boulevardiers 
éminents  avaient  fait  le  voyage,  Albert  \\'oltï  entre 
autres,  qui  pourtant  était  de  Cologne  et  ne  pouvait 
pas  me  sentir. 

Je  ne  me  dissimule  nullement,  soyez-en  sûrs,  que  si 
j'eusse  été  Belge,  jamais  je  n'aurais  été  joué  à  Bru- 
xelles, au  Parc  surtout  qui  est  royal  et  municipal 
ensemblement.  Il  est  vrai  qu'alors  les  directions 
parisiennes  eussent  pris  l'ouvrage  les  yeux  fermés 
pour  embêter  les  Francillons.  Tout  ici  est  question 
d'expatriation;  Maeterlinck,  Verhaeren  et  Camille  Le- 
monnier  vous  le  diraient  qui  doivent  non  leurs  ta- 
lents, certes,  mais  leurs  gloires  à  ceci  qu'ils  les  ont 
jetées  à  la  tête  de  leurs  compatriotes,  comme  Scipion 
ses  os,  à  la  bêtise  ingrate  de  Rome.  Si  l'excellent 
Heinrich  Ibsen  avait  vu  le  jour  à  Batignolles,  il  était 
perdu  pour  la  France.  Né  (malin)  en  Norvège,  il  vint 


36  SOLVHMKS    D  IN    ENFANT    DK    PAKIS 

el  vainquit  sans  coup  frrir.  Ah  1  ma  chère,  il  est 
Scandinave  ! 

Je  profilai  donc  à  Bruxelles  de  cell(î  verlu  dexo- 
lisme,  fondanienlale  qui  est  la  base  de  loule  crili- 
que  un  peu  Irauscendaule  el  la  Walloniejne  fui  une 
odéonie  moins  lointaine.  Or,  fait  incroyable,  jeu  dus 
l'auljaine  à...  mais  lisez. 

Il  v  avait  à  celle  époque  à  la  tète  de  la  direction 
du  «  Parc  »  un  vieux  Delobelle,  nommé  Candeilh, 
qui  après  avoir  incarné  sans  gloire  les  Agamemnons 
el  autres  «  Bus  qui  s'avancent,  »  s'était  fait  im[)re- 
sario  chez  Léopold.  Il  revenait  de  temps  en  temps 
revoir  TOdéon,  son  iibi  Troja  fuit  pi  le  monument 
de  sa  jeunesse.  Il  advint  que  La  Rounat  lui  fit  un 
tel  éloge  d'I/erminic  que,  dans  la  même  diligence 
où  il  était  venu,  ce  malheureux  courut  à  la  Société 
des  Auteurs  retenir  le  droit  de  la  représenter  en  Bel- 
gique. Il  avait  déjà  traité  pour  Le  Nom,  bien  avant 
la  première,  de  telle  sorte  que,  après  icelle,  il  gémit 
de  sa  hâte  el  en  contracta  une  demi-jaunisse.  Mais 
il  avait  signé  et  il  était  fort  honnête  homme.  Ce  fut 
Adolphe  Dupuis.  confident  de  ses  in(juiéliidcs.  qui 
m'en  fil  part  et  tout  de  suite,  comme  pour  La  Hounat, 
je  le  dhargeai  de  libérer  Candeilh  de  sa  parole.  — 

—  Vous  êtes  un  enfant,  me  dit  le  comédien;  au 
théâtre  le  seul  honneur  est  d'être  joué,  par  force  ou 
par  ruse  el  le  prix  de  vertu  est  pour  le  succès.  Du 
reste,  ajouta-t-il,  le  sort  en  esl  jeté,  demain  nous  dé- 
jeunons chez  Sarcey.  —  Qui,  nous?  —  Nous,  Can- 
deilh el  moi.  Amenez  des  amis,  il  y  aura  douze 
couverts.  Vous  lirez  la  pièce  au  dessert.  C'est  con- 
venu avec  l'Oncle. 

Je  n'avais  alors  aucune  raison  plausible  de  bouder 


UNE  LECTURE  CHEZ  SARCEY  37 

mon  vieux  professeur  qui  me  traitait  encore  dans 
les  papiers  avec  clémence  et  magnanimité,  mais  je 
doutais  de  son  jugement,  foncièrement  pédagogi- 
que, et  rebelle,  d'instinct  comme  d'éducation,  à  ma 
conception  propre  du  Beau  en  littérature.  Cependant 
Adolphe  Dupuis  m'ayant  assuré  que  Candeilh  ne 
voyait  que  par  les  yeux  du  critique,  que  ces  yeux 
me  souriaient  d'avance  et  que  le  déjeuner  serait  bon, 
point  capital,  j'acceptai  l'épreuve  de  celte  lecture. 
J'y  avais  amené  Armand  Gouzien  et  Paul  OllendorfT, 
fourchettes  complices  et  témoins  acquis.  Les  six 
autres  couverts  étaient  destinés  à  des  dames  cory- 
bantes,  familières  du  temple  et  tresseuses  de  pam- 
pre du  Silène.  Nul  n'était  plus  méthodique  dans  la 
vie  quotidienne  que  cet  abatteur  de  copie  herculéen 
dont  l'œuvre,  s'il  était  réuni  et  réunissable,  forme- 
rait une  Encyclopédie  de  la  Routine.  Sur  les  sept 
déjeuners  de  la  semaine,  il  en  donnait  deux  à  la 
famille.  Présidés  par  la  bonne  maman  Sarcey,  ils 
étaient  suivis  d'une  partie  de  ce  vieux  trictrac  qu'on 
ne  jouait  déjà  plus  nulle  part  ailleurs  que  là,  et  dont 
il  s'estimait  le  Philidor  ou  le  La  Bourdonnais.  Les 
autres  jours,  le  café  pris,  «  on  y  allait  »  d'un  tour  de 
valse  rythmée  sur  la  boîte  sonore  par  les  doigts  fu- 
selés d'une  garamifère.  L'Oncle  adorait  la  danse,  et 
si  bedonnant  qu'il  fût,  il  excellait,  dans  les  tourbil- 
lons, à  courber  les  tailles  flexibles.  Ces  valses  se  dé- 
roulaient d'ailleurs  autour  de  l'ours  empaillé  qui 
était  l'objet  d'art  de  son  atelier-bibliothèque.  Il  lui 
avait  été  otîert  par  un  «  groupe  d'admirateurs  »,  et, 
fort  bon  compagnon,  il  en  honorait  gaiement  le  sym- 
bolisme. L'ours,  la  valse,  le  trictrac  et  la  chanson 
de  Béranger,  voilà  tout  Francisque  Sarcey  et  je  ne 


■^S  SOUVENIRS  l)   UN  ENFANT  DE  PAUIS 

l'évoque  pas  sans  ces  allribuls  inylliiquos  et  allégo- 
riques. 

Il  se  prt^la  do  lu  meilleure  grâce  à  l'arbitrage  dont 
l'investissait  lo  directeur  du  <■  Parc  »,  pris  au  piège 
de  la  réceplion  de  la  pièce,  et  il  en  écoula  stoïquo- 
menl  la  lecture,  toutes  les  nymphes  envolées.  Son 
conlenlenieiil  l'ut  extrême.  —  C'est  du  génie,  disait- 
il  à  Gou/ien;  du  génie  i'um<'ux,  mais  c'en  est.  Ouand 
je  pense  que  je  l'ai  connu  haut  comme  ça  !  Je  lui 
faisais  traduire  du  Cornélius  Nepos  !  —  Alors  il  de- 
vait dire:  Corneille  Neveu  ?  demandait  OlIendoilV. 
Et  Candeilh,  perplexe,  fourrageait  sa  calvitie  :  —  Un 
génie  fumeux,  qu'est-ce  ?  —  C'est  un  génie  qui  fume, 
expliquait  Adolphe  Dupuis. — Comme  tous  les  génies, 
paraphrasait  Gouzien,  excepté  celui  de  la  Bastille  1 
—  Moi,  je  regardais  l'ours. 

Invité  à  se  prononcer  sur  les  probabilités  de  léus- 
sile  de  l'ouvrage,  l'illustre  aristarque  hebdomadaire 
s'était  déclaré  incapable  d'en  vaticiner.  Il  ne  s'en- 
tendait pas  aux  pièces  inédites.  Il  lui  fallait  la  scène, 
le  lustre,  sa  stalle  et  le  souffleur.  On  n'y  voit  clair 
qu'à  la  centième.  Tout  ce  qu'il  pouvait  dire  «  person- 
nellement ".  de  la  machine,  c'éUiit  que  son  auteur 
'<  quel  qu'il  ïùl  <•>  avait  du  génie,  fumeux,  mais  du 
génie,  et  qu'il  irait  loin  s'il  revenait  de  Bruxelles.  — 
Il  faut  donc  qu'il  y  aille,  observa  Adolphe  Dupuis, 
dont  la  logique  était  la  muse. 

La  seule  objection  que  souleva,  d'ailleurs  unani- 
mement, Herminie,  fut  faite  à  sa  conclusion.  Aucun 
ne  voulait  que  l'héroïne  sortît  de  sa  situation  par  le 
suicide.  —  Ne  la  tue  pas,  clamait  Gouzien,  fais  ça 
pour  moi,  je  l'aime,  elle  est  charmante.  — Oui,  pleu- 
rait <^)llendorfl',  tuez  le  mari,  il  est  beaucoup  moins 


UNE    LECTCRE    CHEZ    SARCEY  39 

intéressant,  sans  compter  qu'il  le  devient  par  son 
trépas  volontaire.  —  C'est  un  troisième  dénouement 
que  vous  voulez,  soupirais-je,  car  je  les  ai  occis  alter- 
nativement, lui,  selon  Deslandes,  elle,  selon  Koning. 
Mais  vous  m'obligeriez  de  la  dernière  obligation  de 
me  dire  qui  je  dois  égorger  pour  Bruxelles? 

Et  Sarcey  dit  :  —  Ni  l'un  ni  l'autre,  et  personne. 

Nous  nous  serrâmes  pour  l'entendre.  —  Le  propre 
d'un  dénouement  est  de  renvoyer  les  spectateurs, 
les  uns  avec  leurs  femmes  et  les  autres  tout  seuls, 
dans  cet  état  de  contentement  qui  pousse  à  la  repro- 
duction. Les  pièces  qui  font  de  l'argent  sont  celles 
qui  se  résolvent  par  un  baiser,  légal  ou  non,  et  là 
est  le  commerce.  La  mort  n'est  tolérable  que  dans  les 
tragédies,  parce  qu'elle  en  est  l'un  des  éléments  cons- 
titutifs, attendus,  préparés,  ce  que  j'ai  appelé  la 
scène  à  faire.  En  comédie,  c'est  un  dérobement. 
Les  cas  de  casuistique  sentimentale  sont  tous  solu- 
bles  sinon  au  Code,  du  moins  à  la  nature,  et  la  phy- 
siologie résout  les  plus  ardus  que  la  psychologie  nous 
pose.  Celui  d'Herminie  est  du  nombre  et  vieux  d'ail- 
leurs comme  le  monde.  Mariée,  elle  aime  hors  la  loi 
du  mariage.  Je  suis  le  mari, qu'est-ce  que  je  fais?  Je 
prends  mon  bougeoir,  j'entre,  et  je  lui  fais  un  enfant. 
Puis  je  vais  à  mes  atïaires. 

Ce  troisième  dénouement  n'avait  pas  été  accepté 
pour  seul  bon  par  l'ai'éopage  et  on  en  disputa  autour 
de  l'ours  empaillé.  —  Faire  un  enfant,  disait  Adolphe 
Dupuis,  vous  en  pariez  à  l'aise.  Encore  faut-il  qu'elle 
se  le  laisse  faire  !  —  Et  qu'on  ne  le  rate  pas,  ajoutait 
Gouzien.  — Et  l'éditeur  remarquait  que  «  fort  heu- 
reusement, grand  dieu  »,  on  en  rate  plus  qu'on  en 
réussit.    C'est  un  jeu  où  l'on  ne  gagne  pas  à  tout 


40  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

coup.  L'inspecteur  des  be;nix-arls  en  donnait  pour 
témoignage  le  cri  «''perdu  d'un  journal  sévrre  à  qui 
le  proie  avait  l'ait  diioen  une  cofiuill*^  documentaire  : 
«  la  copulation  diininuc  ».  El  (  ".andeilli  écoutait,  grave, 
la  t«^te,  comme  un  pendu,  sur  la  poitrine. 

Je  comprenais  de  mieux  en  mieux  ce  qn'on  entend 
à  Paris  par  le  IJu-àtre.  Déjà  à  demi  initié  par  le  ma- 
riage od(''oni(jue  de  Le  Xom,  je  me  formais  aux 
aux  hontes  du  négoce.  —  .l'ai  un  qualrième  dénoue- 
ment, proposai-je.  —  Lequel  ?  —  Voici.  C'est  l'été, 
la  chaleur  est  épouvantable.  On  entend  l'orage  qui 
gronde.  Herminie  ouvre  une  fenêtre,  son  mari 
la  referme,  comble  du  désaccord  du  ménage,  la 
foudre  éclate,  les  pulvérise  à  l'envi  et  le  rideau 
tombe  —  avec  la  pièce.  On  voit  au  fond  le  doigt  de 
Dieu. 

—  .Jamais  de  la  vie,  fit  Candeilh. 

Il  y  avait  bien  un  cinquième  dénouement  qui  était 
de  remettre  Herminie  dans  ma  poche  avec  mon 
mouchoir  pardessus,  mais  le  directeur  du  Parc  avait 
été  frappé  jusqu'à  l'àme  de  la  solution  sarceyenne  que 
le  crédit  redoutable  de  lundistc  du  maître  couron- 
nait d'une  haute  autorité.  Il  me  re(juil  comme  ser- 
vice personnel  de  mettre  en  œuvre  la  solution  par 
«  l'enfant  à  faire  ».  — Je  connais  Bruxelles,  suppliait- 
il,  c'est  un  autre  Paris,  et  vous  ne  voulez  pas  ma 
ruine  ?  On  adore  la  moralité  en  Belgi((ue.  Vous 
mettrez  dans  la  brochure  la  conclusion  que  vous 
voudrez,  mais  j'ai  ma  clientèle  dans  les  familles, 
chrétiennes  surtout,  et  je  vous  jure  que  pour  elles 
il  n'y  a  de  fin  au  supplice  d'Ilerminie  que  dans  la 
maternité. 

—  Soit  le  viol  conjugal.  Allons-y. 


UNE    LECTURE    CHEZ    SARCEY  41 

La  première  eut  lieu  au  Parc  le  12  avril  i883.  La 
réussite  fut  franche  jusqu'au  dernier  acte,  et  là, 
tout  s'etîondra  dans  l'éclat  de  rire  des  familles. 
L'Oncle  ne  me  l'a  jamais  pardonné  et  c'est  de  ce  jour 
qu'il  me  dénia  le  don  théâtral. 


JOURNALISME 


CALIBAN 


Mon  entrée  de  chroniqueur  au  Figaro  est  de  1884. 
Je  n'y  signai  pas  tout  de  suite  et  dès  le  début  du 
pseudonyme  :  Calibau,  les  articles  humoristiques 
qui,  pour  nombre  de  personnes  encore,  demeurent 
le  meilleur  de  mon  bagage  littéraire.  Il  ne  m'appar- 
tient pas  de  disserter  d'un  jugement  où  je  suis  en 
jeu,  et  trop  heureux  d'avoir,  au  moins  en  l'exercice 
d'une  recherche  d'ordre  ><  secondaire  »,  atteint  à  la 
faveur  publique.  On  la  caple  comme  on  peut,  et 
presque  toujours  à  contre-rêve.  Toujours  est-il  que 
j'allais  pendant  près  de  dix  années  voltiger  sur  un 
trapèze  léotardien  où  les  plus  malins  des  ^<.  genres 
supérieurs  »,  voire  les  académiciens,  ainsi  qu'on  voit 
de  reste,  ne  laissent  pas  de  se  casser  curieusement  le 


41  SOUVENIRS    D  UN    EM-AM"    DE    J'AHIS 

COU,  souvent  à  la  première  séance.  Ne  trousse  p.is 
qui  veut,  disait  l'Oncle,  ce  que  Francis  Magnard 
appelait  si  drôlonient  <<  une  page  »,  et  les  cyclopes 
(le  la  coiiiposilion  «  ron-l(Mc  ».  La  chronique  est  nue 
fleur  de  rasphallc.  L'enfanlde  Paris  que  je  suis  élail 
prédestiné  sans  doute  à  réussir  dans  sa  riante  cul- 
ture. 

Il  y  avail  alors  et  l'on  m'assure  qu'il  y  a  encore, 
deux  voies,  dans  le  labyrinthe  littéraire,  propres  à 
conduire,  sans  fil  d'Ariane,  les  Thé.sées  de  l'écriture 
à  l'aballage  du  Minotaure  i^voir:  public  fran<jais  au 
dictionnaire  des  Iropes).  L'une  de  ces  routes  sûres 
passait  de  mon  temps,  rue  du  Cloître-Saint-Benoît 
(jui,  en  dépit  du  souvenir  de  François  Villon,  n'était 
pas  gaie.  Il  y  régnait  un  autre  François,  d'origine 
savoyarde,  d'ailleurs  borgne,  qui  battait  la  mesure 
de  la  gloire  aux  deux  mondes  et  menait  les  gens  de 
plume  à  Mnémosyne  par  la  cravate  blanche.  11  éma- 
nait de  lui  une  .sophie  d'arl,  proprement  qualiliée 
par  Louis  Veuillot  de  :  bulozophie,  dont  le  public 
français  (voyez  Minolaure;  avait  un  respect  épouvan- 
table. Aussi  prenail-il  de  samainlous  grands  hommes 
qu'il  lui  proposAl,  sans  les  lire,  sur  la  foi  de  la 
couverture  couleur  saumon  de  la  revue  où  il  garan- 
tissait leurs  produits.  Je  me  rappelle  encore  le  trou- 
ble où  nous  jetait,  chez  Lemerre,  la  présence  de  cet 
excellent  André  Theuriet,  le  meilleur  et  le  plus  mo- 
deste poète  du  monde,  quoique  «  celui  »  de  la  revue 
bihémisphérique.  André  Theuriet  élait  saumoné. 

Ce  chemin  de  célébrité  suil  aujourd'hui  la  rue  de 
l'Université,  aussi  triste  et  plus  que  l'aulre,  et  la 
bulozophie  y  dure  et  perdure,  abondante  en  raseurs 
de  style  grave,  qui  y  font  carrière  rapide.  .l'ai  vu  là 


CALIBAN  45 

s'étioler  et  mourir  le  pauvre  Ferdinand  Brunetière, 
étoufïé  par  Tai^^le  de  Meaux  qui  le  tenait  dans  ses 
gritïes.  —  Est-ce  un  sort,  me  disait-il,  que  d'être 
préposé  à  cette  fonction,  de  contraindre  les  cama- 
rades du  dix-neuvième  siècle  à  écrire  :  «  tems  »  pour 
temps,  sans  «  p,  »  comme  sous  Louis  XIV  et  à  les 
«  embester  »  de  la  sorte  au  nom  du  Savoyard  à  qui 
l'on  doit  George  Sand  ? 

Ceux  qui  écrivaient  :  «  temps  »  avec  le  «  p  »  enfilaient 
la  venelle  de  la  rue  Drouot,  la  seconde  route  de  for- 
tune, et  montaient  au  Figaro.  Le  crédit  de  l'organe 
était  énorme,  comme  il  était  unique.  Un  «  en-tête  » 
y  retentissait  comme  gong  non  seulement  dans  la 
république  des  lettres,  mais  dans  tous  les  mondes 
et,  s'il  était  réussi,  il  créait  en  un  jour,  du  matin  au 
soir,  une  signature. 

Depuis  la  mort  de  Villemessant,  son  fondateur,  le 
journal,  type  et  modèle  de  tous  ceux  de  la  petite 
presse,  était  dirigé  par  un  triumvirat  dont  les  Pom- 
pée, César  et  Crassus  étaient  Francis  Magnard,MM.  de 
Rodays  et  Périvier.  Je  n'en  connaissais  que  le  César 
qui  m'avait,  par  des  citations  élogieuses,  témoigné 
sa  sympathie  à  plusieurs  reprises.  En  outre,  j'avais 
lu  de  lui  un  conte  philosophique,  à  l'instar  de  Vol- 
taire, intitulé  Vie  et  Aventures  d'un  Positiviste  où 
il  s'était  agréablement  payé  la  tète  d'Auguste  Comte 
et  trempait  le  nez  dans  sa  doctrine  à  l'un  de  ses 
disciples  imaginaires.  Ce  n'était  pas  «  Candide  », 
fichtre  non,  mais  pour  un  Belge,  car  il  était  de 
Bruxelles  en  somme,  il  y  avait  mieux  que  contrefa- 
çon. Cet  in-32  me  donnait  mon  entrée  dans  son 
cabinet  directorial  et  me  fournissait  aussi,  en  cas  de 
mauvais  accueil,  une  retraite  de  f^arlhe. 


46  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    Di:    l'AHIS 

Jo  trouvai  un  homme  forl  aimablo,  <le  fine  culture 
et  de  lecture  abondante,  qui  d'abord,  non  sansgc^ne, 
déclina  mon  olVro  «le  collaboration.  11  n'avait  pas 
manqué  un  seul  de  mes  «  Homme  Masqué  »  du  Vol- 
laire,  cl  il  en  appréciait  en  gourmet  les  qualit(''S  de 
jovialité  vervcuse  et  la  palle  professionnelle,  mais 
leur  libéralisme  militant  ne  cadrait  pas  avec  la 
clientèle  dont  il  avait  la  garde.  —  Cest  ici,  fil-il  en 
rianl,  le  Moniteur  de  la  Haute  Épicerie  Française, 
nous  vendons  de  la  conserve.  —  El  de  la  salaison, 
rclevai-je.  —  Autrefois  oui.  Tenez,  lisez-vous  Sainl- 
Genesl, noire  Saint-Genestdes  familles?  —  Rarement 
et  peu  h  la  fois.  —  Nos  abonnés  vous  en  rendent 
là-dessus,  mais  c'est  la  plume  du  journal.  Voilà.  — 
Est-ce  vrai  ce  que  Daudet  raconte?  —  De  (|ui?  — 
Mais  de  Sainl-Cicnest,  qu'il  écrit  achevai?  —  Ht  sans 
lâcher  la  trompette. 

A  quelque  temps  de  là,  je  rencontrai  F'rancis  Ma- 
gnard  à  la  gare  Saint-Lazare.  —  Vous  m'économisez 
le  timbre  de  trois  sous,  fil-il  en  venant  à  moi.  .l'ai 
causé  de  vous  avec  mes  deux  associés.  L'un  deux 
vous  abomine  et  l'autre  ne  vous  trouve  aucun  talent. 
Ola  m'a  dotmé  à  rélléchir.  Apportez-moi  donc  une 
chronique.  —  Puis,  avec  un  geste  :  —  El  surtout  ne 
la  soignez  pas. 

Je  pense  que  ceux  qui  loiil  connu  le  reconnaî- 
tront à  ce  trait  à  double  dard.  Ce  timide  était  caus- 
tique, à  la  fa'çon  du  patron  disparu  et  selon  la  tradi- 
tion, mais  sans  la  sensiblerie  de  ce  grand  enroué. 
Magnard  n'aimait  rien  tant  que  ravaler  et  mettre  au 
point  les  vanités  et  pavanilés  (jui  nous  sont  propres, 
et,  pierre  de  touche  singulière,  c'était  au  cabrement 
(\u"\\  rsliiiiaiL  les  rabroués  à  leur  i»ri\.  Le  type  «l'ail- 


CALIBAN  47 

leurs  n'était  pas  rare,  et  ce  qu'on  appelait  :  le  boule- 
vardier  était  spécifiquement  l'homme  pressé  de  vivre, 
qui  portait  comme  une  amulette  ce  critérium  à  sa 
chaîne  de  montre.  J'avais  fait  assez  bonvisag-e  à  son 
refus,  d'ailleurs  motivé,  sans  aller  toutefois  jusqu'à 
l'éloge  du  positivisme,  dont  le  nom  me  répugnait 
autant  que  la  chose  ;  mais,  surtout  et  avant  tout,  la 
malveillance  déclarée  de  ses  associés  pour  mes  pro- 
duits avait  opéré  dans  l'esprit  du  directeiu*  une  ré- 
action favorable  à  mes  intérêts.  C'est  ainsi  que,  dans 
les  triumvirats,  le  César  rebrousse  contre  les  Cras- 
sus  et  les  Pompée,  que  dis-je,  le  Robespierre  contre 
les  Danton  et  les  Marat,  n'est-ce  pas  ? 

Je  lui  portai  donc  ma  première  copie,  que  j'avais 
pris  une  peine  infinie  à  ne  pas  soigner,  selon  l'ordre 
de  la  commande.  Il  occupait  un  bureau  plutôt 
sombre,  à  l'intersection  de  deux  couloirs,  défendus 
contre  les  importuns  par  des  garçons  de  bureau 
assez  soupçonneux  et  plus  encore  par  les  rédacteurs 
attitrés,  dits  participants,  pour  qui  toute  tête  nouvelle 
semblait  comminatoire.  L'un  deux,  le  brave  Phi- 
lippe Gille  que  j'avais  rencontré  au  Parnasse,  dé- 
guisé en  poète  sans  prétention,  s'oflVit  à  m'annoncer 
lui-même  au  patron  qui,  me  dit-il,  était,  ce  jour-là, 
d'humeur  massacrante.  —  Je  n'ai  pas  de  conseil  à 
vous  donner,  mais  si  c'est  un  article  que  vous  nous 
apportez,  vous  feriez  mieux  de  revenir  ou  de  me  le 
laisser.  Je  le  lui  remettrais  un  jour  de  dividende.  — 
.Merci,  mais  il  l'attend,  cher  ami,  et,  j'ose  le  dire, 
comme  la  manne. 

Francis  Magnard  était  assis  à  sa  table  de  travail, 
entre  deux  lampes  électriques  et  fendait  des  enve- 
loppes, par  contenance.  —  C'est  votre  page,  fil-il,  la 


48  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

page!  —  11  lu  pril,  puis  sans  la  tléplier,  sonna  le 
gar(;ou  de  service,  cl  la  lui  remit  :  —  A  la  composi- 
tion... —  C'était  charmant,  cet  accueil,  et  inespéré, 
d'après  les  bruits  de  couloirs.  —  Quoi,  sans  lire?  — 
On  ne  lit  pas  «  L'Flomme  Masqué  »  !  A  propos,  com- 
ment signez-vous?  —  Mais  de  mon  nom  patrony- 
mique, je  pense.  —  Vous  avez  tort,  reprit-il  en  se 
levant.  —  Pour<iuoi  ?  — =■  Vous  diminuerez  d'aulaiit 
vos  chances  de  réussite. 

A  ma  demande  d'explication  d'un  pronostic  aussi 
paradoxal,  voici  comment  il  répondit  :  —  Il  n'est  pas 
douteux  que  vous  ne  soyez  un  phénomène  curieux 
dans  les  Lettres,  et  sans  autre  exemple.  Rien  de  ce 
que  vous  signez  du  nom  de  vos  pères  n'a  l'heur  de 
plaire,  on  ne  sait  d'ailleurs  pounpioi  :  vos  mésaven- 
tures théâtrales  n'ont  pas  d'autre  cause;  vous  vous 
démasquez  sur  l'affiche,  on  sait  de  qui  est  la  pièce 
et  par  conséquent  qu'elle  ne  peut  pas  êlre  bonne, 
même  le  fût-elle.  Il  a  suffi  qu'au  Voltaire  vous  pris- 
siez le  loup  d'un  pseudonyme  pour  que  le  public  dé- 
route vous  fît  fêle.  C'est  absurde,  mais  qu'est-ce  qui 
n'est  pas  absurde  en  ce  monde,  vous  sciiez  bien  ai- 
mable de  me  le  dire?  A  présent,  vous  en  ferez  ce  que 
vous  voudrez.  Venez  ce  soir  corriger  vos  épreuves. 

La  chronique  parut  le  lendemain  et  sous  le  même 
litre  qu'elle  a  gardé  dans  l'un  des  recueils  où  elle  a 
été  réunie  aux  autres  :  lie  la  verlii  du  Toul-Paris 
(les  premières.  Elle  est  fort  llagellatoin;  et  dans  la 
tradition  villemessantique.  —  Quel  dommage,  m'en 
dit  Magnard,  vous  l'avez  signé>e  !  Elle  aurait  beau- 
coup plu  ! 

Ainsi  donc  c'était  mon  chei-  et  vieil  ami  Alphonse 
Daudet  qui  avait  lu  le  tarot  de  ma  destinée,  quand 


CALIBAN  49 

il  me  disait  que  les  pseudonymes  s'enchaînent  et  que 
j'avais,  au  Vollaire,  endossé  en"1îion  frac  la  tunique 
terrible  de  Nessus.  Je  fis  encore  au  Figaro  deux  ou 
trois  tentatives  pour  la  dépouiller,  mais  les  plaintes 
de  la  clientèle  montaient  jusqu'à  l'administration 
même,  et  Marat  et  Danton  engueulaient  Robespierre. 
Il  n'y  avait  plus  à  lutter  contre  Vananké  de  ma  vie, 
j'envoyai  secrètement  à  Magnard  une  chronique  re- 
copiée par  une  plume  gribouillante  à  tromper  les 
protes  infortunés  de  Balzac  et  que  je  signai:  Caliban. 

Et  les  dieux  s'apaisèrent,  et  non  seulement  les 
dieux,  mais  lesdeuxassociésrécalcitrants  eux-mêmes, 
dont  un  seul  garda  méfiance  et  qui,  dix  ans  après, 
ne  m'avait  pas  encore  pardonné  de  lui  avoir  filé  entre 
les  jambes.  Une  fois  encore  j'achetais  le  succès  du 
sic  vos  non  vobis  qui  est  mon  oracle  sibyllique. 

L'un  des  premiers,  écoute,  Histoire^  qui  perça  mon 
incognito  shakespearien,  fut  mon  vieux  détracteur, 
l'Oncle  de  la  rue  de  Douai  qui,  un  soir  de  première, 
aux  Variétés,  m'aborda  sous  le  péristyle  et  me  jeta, 
paterne,  dans  la  conque  :  —  Chut  !  Mais  à  la  bonne 
heure,  ça  c'est  du  théâtre  ! 

On  m'a  souvent  demandé  ce  qui  m'avait  déterminé 
au  choix  de  ce  pseudonyme:  Caliban,  qui  est  le  faux 
de  mon  passeport  de  poète,  et  je  ne  saurais  le  dire 
précisément,  en  dépit  de  ma  bonne  mémoire.  Assuré- 
ment La  Tempête  y  fut  pour  quelque  chose,  car 
je  projetais  de  la  traduire  en  vers,  pour  Porel,  cela 
va  sans  dire .  Je  crois  bien  toutefois  que  j'en  dus  l'au- 
baine, à  un  dîner  de  rimeurs  chez  Jean  Richepin, 
où  l'on  en  débattait,  au  bon  Ernest  Jaubert,  l'un  des 
convives,  et  le  même  qui,  aidé  d'Eugène  Silvain, 
est  en  train  de  nous  rendre  Euripide,  lequel  d'ailleurs 

5 


50  SOUVENinS    1)  LN    L.M  A.NT    Di:    l'AHlS 

n'ôlait  |)as  ppnlii.  Krnosl  .liiiilicrl  ;i,  grAct*  à  Dieu,  des 
litres  personnels  j)liis  sérieux  au  laurier,  et  c'est  un 
maître  jonglcurde  la  ballade  villonesque  et  française. 

Je  ne  vous  eonlerai  plus  rien  des  chroniques  de 
('.aliban  qu'on  trouve  aisément  sur  les  quais,  en  trois 
ou  quatre  paquets  ficelés  sous  couvertures  et  préfacés, 
l'un  d'Alexandre  Dumas,  l'autre  d'Alj^honse  DiuuJel. 
Au  temps  où  elles  faisaient  monter  le  tirage  —  Oh! 
couvrez-moi,  profondes  nuits!  —  Map;-nard,  toujours 
amènement  atrabilaire,  me  dit  un  jour  dans  son  bu- 
reau sombre  ;  —  ('ompliments  pour  la  dernière.  Mais 
vous  le  savez,  au  Figaro,  on  ne  dure  pas  longtemps. 
C'est  la  tradition  de  la  maison  ;  ici  l'on  passe. 

J'y  ai  pourtant  duré  près  de  dix  ans,  vousdis-je,et 
c'est  sans  exemple. 


II 


FRANCIS  MAGNARD 


Francis  Magnard  adorail  la  littérature,  qui  res- 
tait inattentive  à  son  adoration,  et,  comme  il  était 
très  fin  et  avisé  des  choses,  il  se  rendait  fort  exacte- 
ment compte  de  son  malheur.  Or,  c'en  est  un  grand, 
en  effet,  dès  que  l'on  s'en  rend  compte.  L'illusion 
seule  en  supprime  les  affres.  Tous  ces  jeunes  poètes 
triomphants,  dompteurs  du  verbe  et  de  l'idée,  tous 
ces  maîtres  aussi,  laurés  de  gloire,  qui  traversaient 
à  la  file  son  cabinet  de  rédacteur  en  chef  du  journal, 
alors  le  plus  lu  de  l'Europe,  y  laissaient  une  tristesse 
et  en  épaississaient  lombre. 

Oh  !  ce  cabinet,  étroit,  sombre,  sans  ornements, 
au  bout  d'un  couloir,  loin  de  la  rue,  et  que  la  nuit 
envahissait  à  quatre  heures,  je  l'y  vois  encore,  tra- 
vailleur acharné  et  courbé  sous  la  lampe,  au  milieu 
de  cette  correspondance  qu'il  dépouillait  avec  une 
curiosité  maussade  !  Il  affectait  ce  «  buralisme  »  à  la 
Rothschild.  Puis,  avec  un  sourire  demi-bienveillant 


r.2  SOUVKNIHS    1)  UN    ENFANT    Di:    PAHIS 

et  demi-causlique,  il  vous  prenait  des  mains  la  copie 
et  di.^ait  :  «  ^'o^ls  lums  iii)poiiez  encore  une  pa^e?  » 

Alors,  et  s'il  vous  vciiail  une  r«'pli(|ue  drùle,  le  Pa- 
risien sortait  du  confrère  malade  et  chassait  le  di- 
recteur grognon.  De  ses  petits  yeux,  toujours  cillants 
et  clignotants,  partait  un  bout  de  flamme.  Il  se  levait, 
s'adossait  à  la  chemin<'e,eten  contait  ouplntôten  bre- 
douillait nerveusement  «une  bien  bonne  »,  l'une  de 
ces  «  bien  l)onnes  »,  dont  il  avait  de  Villemessant  la 
tradition  boulevardiôro.  Mais  bientôt  la  rauserie  tour- 
nait comme  d'elle-même  à  la  littérature,  et  l'àme  lui 
venait  aux  lèvres  sur  les  noms  de  Tolstoï,  de  Benan, 
de  Flaubert  ou  d'Alphonse  Daudet. 

C'est  une  loi  étrange  et  cruelle  de  la  nature  (pie 
des  intellectuels  de  cette  trempe,  en  somme,  demeu- 
rent écrasés  ainsi  par  leur  idéal.  Ne  pouvoir  réaliser 
ce  que  Ion  conçoit,  connaître  le  point  du  Beau  et 
le  manquer  du  doigt,  voir  les  autres  chevaucher 
sans  bride  tous  les  étalons  de  la  grande  écurie 
d'Apollon,' quelle  torture  !  Hlle  n'a  été  infligée  à  per- 
sonne avec  plus  de  rigueur  qu'à  Francis  Magnard. 
Maître  absolu  d'une  publication  où,  en  ce  temps-là, 
un  seul  article  bien  venu  créait  une  signature,  il  vit 
tous  les  jours,  pendant  près  de  vingt  ans,  se  renou- 
veler pour  lui  le  supplice  dérisoire  de  Tantale.  Il 
n'avait  pourtant  qu'à  présenter  «  une  page  »,  lui 
aussi,  pour  qu'elle  f^t  insérée  sans  retard,  et  d'auto- 
rité. Mais  il  adorait  trop  la  Littérature  pour  la  vio- 
ler. Il  s'abstint,  et  cette  honnêteté  est  d'un  fier 
exemple  ! 

Un  nécrologue  «jui  ne  paraît  guère  s'être  inspiré  d<' 
la  leçon,  évoquait  à  sa  mort  lesouvenirdecesarticulels 
quotidiens  estampillés  du  monogramme  que  Magnard 


FRANCIS    MAGNARD  53 

mit  longtemps  comme  un  loup  sur  son  anonymat  de 
publiciste  politique,  et  l'amateur  exaltait  l'art  de  ces 
bulletins,  x  Ils  remplacèrent  dans  la  presse,  s'écria- 
t-il,  l'article  long  et  compendieux  !...  >^  Outre  que 
Francis  Magnard,  qui  possédait  à  tout  le  moins  son 
français,  eût  été  fort  étonné  de  voir  quel  sens  est  ici 
prêté  au  mot  «  compendieux  »  et  le  coq-à-l'àne  qui  en 
résulte  pour  la  phrase,  il  serait  encore  entré  dans 
une  belle  colère  contre  l'assertion  hasardeuse  dont 
un  vieil  ami  jetait  le  pavé  de  l'ours  sur  sa  mémoire. 
Il  le  savait  bien,  hélas  !  il  le  savait  trop,  que  les  ar- 
ticulets  monogrammatiques  n'avaient  rien  remplacé 
du  tout  dans  la  presse,  et  qu'ils  ne  suffisaient  pas  à 
constituer  ce  qu'il  appelait  lui-même  si  facétieuse- 
ment  :  une  page. 

Il  me  souvient,  à  ce  sujet,  d'un  mot  qui  lui  échappa 
un  jour,  devant  moi,  et  qui  m'illumina  sa  mélancolie 
comme  un  éclair.  J'avais  trouvé  sur  les  quais,  à  un 
étalage,  dans  la  case  à  dix  sous  (la  bonne),  un 
petit  livre  dont  il  était  l'auteur,  et  qui  est  intitulé  : 
Vie  et  Aventures  d'un  Positiviste  .  Ce  petit  livre,  le 
seul  qu'il  ait  signé,  je  crois,  j'en  avais  lu  les 
cent  deux  pages  in-32,  et  j'en  avais  beaucoup  goûté 
l'érudition  désabusée,  l'ironie  et  même  le  style 
un  peu  menu,  mais  ferme.  Je  lui  en  fis  des  compli- 
ments. Mais  il  me  regarda  par-dessus  le  binocle 
sans  répondre  d'abord,  et  se  borna  à  hausser  les 
épaules.  Ne  voulant  pas  qu'il  me  soupçonnât  de  fla- 
gornerie de  collaborateur  gagé,  je  n'insistai  point  et 
parlai  d'autre  chose.  Il  était,  ce  jour-là,  d'une  hu- 
meur de  dogue.  Elle  ne  tint  pas  contre  un  bon 
mot  pourtant,  car  il  en  était  toujours  friand.  II  se 
leva,  s'accota  à  la  cheminée  et  en  attacha  une  «  bien 


ôi  .sOL\  KMHS    1>  UN    KNFA.M     DK    PAHIS 

bonne  »  à  la  niieniio.  Mais  ses  yeux  papillolanLs  ni'in- 
lerrogeaienl  avec  une  anXiélé  poignante.  «  Ainsi  lu 
l'as  lu,  me  disaienl-ils,  lu  l'as  mt>me  achelé,  mon 
pelil  livre,  el  lu  l'as  jugé  iligne  d'éiojj^e.s  !...  »  El 
c'étail  si  expressif,  ce  regard,  que  je  ne  pus  y  tenir. 
—  Vous  savez,  Magnard,  fis-je  en  interrompant  son 
hislorielle,  vmis  savez  que  ce  n'était  pas  pour  vous 
demander  une  augmentation  !...  11  fil  alors  «piatre  ou 
cinq  pas  dans  le  cabinet,  se  rassit,  reprit  son  coupe- 
papier,  et  dit  :  —  Non,  mon  cher,  non,  je  ne  suis 
qu'une  position  !... 

Nous  nous  brouillâmes,  depuis  lors,  sur  une  assez 
vulgaire  conlestalion  de  salaire,  où  son  scepticisme 
lui-même  s'éclipsa.  Nous  échangeâmes  des  lettres 
disgracieuses  et,  la  rupture  advenue,  la  pose  des 
lapins  commen(;a.  Mon  (laliban,  on  le  sait,  en  était 
joyeusemenl  fertile*.  L'un  de  mes  plus  réussis  fui  la 
candidature  à  l'Académie  franijaisc,  que  je  lan(;ai 
dans  les  jambes  du  positiviste  in-32.  Le  pauvre 
garçon  en  cria.  Francis  .Magnard,  l'un  des  Qua- 
rante, l'homme  des  articulets  monogrammaliques 
et  compendieux  sous  la  coupole,  l'hyperbole  le  pin- 
çait sur  une  plaie  inguérissable  el  qui  se  rouvrait 
tous  les  jours.  Mais  en  vérité,  je  ne  le  savais  pas  si 
malade,  du  mal  du  moins  (|ui  l'a  prématurément 
emporté,  el  je  ne  pensais  qu'à  lui  revaloir  un  peu 
de  ce  gravier  (|u'il  ava:l  jeté  dans  mon  jardin,  la 
littérature  étant  diversement,  à  nous  deux,  notre 
côté  faible. 

Mais  au  moins,  lui,  il  l'a  adorée,  celle  sainte  et 
décevante  littérature,  et  il  en  est  mort,  à  sa  façon. 
C'est  bien  quelque  chose  par  le  temps  d'inorlhogra- 
phie,    d'asynlaxie   el    d'inhumanités    (|ui    court     et 


FRANCIS    ÎMAGNARD  55 

nous  emporte,  de  tour  Eitïel  en  tour  de  Babel,  au 
pays  du  volapuk.  Francis  Magnard  n'a  vécu  que  du 
livre,  par  le  livre  et  pour  le  livre.  Tel  fut  son  idio- 
syncrase  et  tel  est  son  type  dans  notre  histoire  litté- 
raire. 


III 


Il  n'est  pas  que  de  temps  en  temps  d'aimables  cu- 
rieux, et  mt^me  des  grincheux,  me  demandent  de  les 
informel'  direclement  sur  mes  multiples  collabora- 
tions aux  journaux  de  Paris,  ou  de  province  depuis 
que  je  rame  en  galère,  vieux  forçat  de  la  copie.  A 
mon  vif  regret,  comme  à  mon  propre  étonnemenl,  il 
me  reste  impossible  de  les  documenter,  car  sur  ce 
point  ma  mémoire  fait  défaut.  Tout  ce  que  je  puis 
leur  en  dire  et  répondre,  c'est  que,  depuis  l'an  du 
Christ  i8t)5,  il  n'est  pas  de  périodique,  soit  disparu, 
soit  régnant  encore,  où  je  n'aie  versé  du  jus  de 
cervelle,  et  par  quoi  je  me  réclame  du  titre  d'honnête 
homme  de  lettres.  Pour  le  reste,  soyez-en  silr.  nul 
moins  que  moi  ne  s'en  fait  accroire.  L'n  seul  bon 
sonnet  m'eût  valu  plus  de  gloire,  fût-ce  celui  d'Ar- 
vers,  qui  d'ailleurs  est  mauvais,  si  ceux  de  Soularv 
et  d'Heredia  sont  bons. 

La  dominante  littéraire  du  dix-neuvième  siècle  et 
jusqu'à  présent  du  vingtième  aussi,  s'est  exprimée 
par  le  journal,  beaucoup  plus,  à  mon  sens,  que  par 
le  roman  et  même  le  théâtre.  Seule  peut-être  la  poé- 


FRANCIS    MAGNARD  57 

sie,  grâce  à  ses  individualités  hors  pair,  pèse  davan- 
tage à  Tactif  intellectuel  de  l'A^e  de  platine.  Il  en  de- 
vait èlre  fatalement  ainsi,  et  non  autrement,  à  une 
époque  emportée  par  la  science  à  tous  les  vertiges  du 
carpe  diem.  La  vie  au  jour  le  jour  rend  en  verbe  :  le 
journal  ;  son  nom  même  en  fait  foi.  Nos  écrivains 
l'ont  tous  compris  et  l'on  n'en  citerait  pas  trois,  parmi 
les  prosateurs  s'entend,  qui  ne  soient  entrés  délibé- 
rément dans  l'attelage  moderne  du  char  des  Muses. 
Comme  on  a  dit  de  ceux  qui  s'entreprennent  au  type 
de  Don  Juan,  ils  en  sont  sortis  plus  grands  et 
vêtus  de  bronze,  propres  à  toutes  les  courses  du 
stade.  Il  n'y  a  à  excepter,  je  le  répète,  que  les  lyri- 
ques essentiels  à  qui  la  nature  elle-même  interdit  le 
repos  de  l'essor  et  la  pose  sur  les  réalités  contin- 
gentes. Encore  le  mieux  ailé  d'entre  eux,  l'oiseau 
Rock,  a-t-il  au  moins  rasé  parfois  la  terre  et  mouillé 
ses  pattes  au  torrent.  Victor  Hugo  a  écrit  des  arti- 
cles, et  voilà  qui  suffit,  je  pense,  à  sacrer  le  journa- 
lisme. 

Du  reste,  l'un  des  prix  dont  il  paye  les  efforts  qu'on 
lui  consacre,  est  celui  auquel  un  homme  fier  attache 
le  plus  d'importance,  —  c'est  l'indépendance.  Ce 
bénéfice  nous  change  un  peu,  avec  ou  sans  jeu  de 
mots,  des  autres,  soit  de  ces  prébendes  de  servitudes 
du  vieux  système  où,  pour  le  pain,  on  laisse  sa  dignité 
civique  dans  les  offices  des  mécènes.  La  plume  au- 
jourd'hui est  un  outil  social  et  tenu  pour  tel  en 
démocratie,  elle  nourrit  son  ouvrier  par  le  travail  et 
alïranchit'son  homme  par  le  métier.  Personne  ne  le 
nie  plus,  pas  même  l'Académie  des  Quarante,  qui 
ouvre  son  giron  cardinalesque  au  nouveau  venu  de 
l'Écriture,  et  l'arme,  comme  les  autres,  de  l'épéeano- 


.".6  SOLVEMUS    D  LN    lOMANT    1)1:;    l'AIllS 

blissanlc.  Lo  journalislo  csl  reçu  dans  co  «salon  » 
sans  moiilrer  d'autre  patlc  blanche  (jue  celle  de 
quelque  orlhographe  rehaussée  de  manières  dé- 
centes. 

11  y  représente  la  transformation  scientifique  des 
idées  et  des  formes,  parallèle  à  celle  de  la  société.- 
Il  y  fixe  le  rôle  de  l'actualité  dans  l'histoire.  11  y 
témoigne  de  l'évolution  quotidienne  de  notre  mar- 
che h  l'étoile.  Il  y  prépare  les  ddeuments  certains 
d'un  Gesla  Dei  où  nos  neveux  puiseront  l'eau  pure 
et  vivante  de  vérité.  J'ai  toujours  pensé  que  nos 
feuilles  volantes,  ludibria  ventis,  formeront,  le  jour 
venu,  les  cahiers  g^énéraux  de  l'avenir  cl  comme  une 
encyclopédie  universelle  auprès  de  laquelle  celle  de 
d'Alembert,  Voltaire  et  Diderot  n'apparaîtrait  plus 
qu'un  compendium  désuet  et  périmé.  Mais  j'en 
parle  comme  M.  Josse  d'orfèvrerie,  et  jamais  on  ne 
verra  d'éditeur  pour  une  telle  compilation,  qui  n'au- 
rait pas  d'ailleurs  de  «  librairies  »  dans  la  maison 
moderne. 

Un  homme  pourtant  s'est  rencontré  (|ui  conçut  la 
pensée  de  ce  dictionnaire  philosophicjue  el  même  en 
esquissa  la  réalisation.  Henri  Havard,  opérant  par 
sélection  dans  l'immense  chaos  de  la  production 
militante  des  enfants  de  Théophraste  Henaudol, 
tenta  de  créer  une  bibliothèque  de  chroniqueurs. 
C'était  d'ailleurs  le  beau  temps  de  la  chronique, 
genre  spécialement  parisien  et  qui  fleurissait  alors 
des  maîtres.  Il  ouvrit  la  série  par  les  plus  avérés 
d'entre  eux  et  il  recueillit  de  leur  encre  ce  que  Francis 
Magnard  ap})elait  des  «  pages  ».  Le  fiublic  ne  suivit 
pas  l'éditeur  el  courut  aux  romans  d'un  jour,  car  le 
pli  est  vieux  et  jusqu'à  la  ride.  Mais  cette  collection 


FRANCIS    MAGNARD  59 

délaissée  fait  prime  déjà  sur  le  marché  des  livres,  et 
ceux  qui  Tont,  la  gardent  et  s'y  réfèrent.  Il  chante 
un  peu  de  bonne  France  là-dedans  et  si  l'anthologie 
demeure  inachevée,  elle  n'en  a  pas  moins  tournure 
de  monument  ethnique.  Je  doute  que  Ton  puisse, 
sans  y  recourir,  écrire  exactement  l'histoire  de  la  fin 
du  Second  Empire  et  des  débuts  de  Marianne  la 
Troisième.  C'est  de  là  que  sortira  le  Michelet  futur. 

Mais  laissons  cette  apologie  et  revenons  à  mes 
souvenirs. 

Le  père  Dumont,  dont  je  vous  ai  déjà  parlé  au 
sujet  de  la  création  de  L'Événement,  ne  désarmait  pas 
contre  Le  Figaro,  sa  bête  noire.  Il  s'était  juré  de  le 
tomber  ou  d'y  laisser  son  nom  d'Auguste  et  sa  for- 
lune.  Peut-être  y  serait-il  arrivé  si  Dieu  ne  lui  avait, 
par  pitié  pour  ses  héritiers,  retiré  le  prêt  de  la  vie,- 
car  il  faillit  réussir  avec  Gil  Blas  dont  le  titre  simi- 
laire lui  sonnait  comme  la  fanfare  d'une  lutte  entre 
Lesage  et  Beaumarchais.  El  tout  à  coup,  Gil  Blas 
fut.  Le  principe  stratégique,  en  pareil  cas,  est  d'ar- 
racher à  l'ennemi  ses  bons  soldats  et  ses  capitaines, 
et  il  avait  commis  à  ce  soin  un  brave  garçon  nommé 
Jules  Guérm,  bombardé  secrétaire  de  la  rédaction, 
je  n'ai  jamais  su  pourquoi  ni  comment,  lui  non  plus 
du  reste.  Je  l'avais  connu  vingt  ans  auparavant  à  la 
Comédie-Française  où  il  était  comédien  et  réalisait 
son  prix  du  Conservatoire.  Il  y  jouait  les  utilités.  Je 
crois  qu'on  retrouveraitson  nom  dans  lesdistributions 
de  rôles  du  répertoire  d'Emile  Augier.  Il  excellait,  à 
ma  souvenance,  dans  les  personnages  d'invités,  qui 
traversent  le  bal,  en  queue  de  pie,  un  camélia  à  la 
boutonnière.  Il  était  d'ailleurs  joli  garçon,  de  taille 
bien  prise  et  ne  manquait  pas  de  littérature.   Puis, 


til»  SOIJVKNIRS    D  UN    ENFANT    Ot)    l'AHlS 

découragé  d'alleiulre  son  lieure  au  cadran  tle  l'avan- 
ceinciil,  il  avait  quille  le  IhéAlre  el  s'élail  jclé  dans 
les  luinullcs  vociféraloires  de  la  IBourse.  Sans  doute, 
n'y  avail-il  pas  mieux  réussi  que  sous  le  luslre,  car 
on  le  vil  traîner  assez  misérablement  de  cafés  en 
brasseries,  sur  la  Voie  Asplialti(jue,  à  la  chasse  do- 
lente de  quelcjue  effigie  de  la  Hépubli(iue. 

J'avais  eu  le  plaisir  de  pouvoir  roccuj)er  dans  le 
lancement  d'une  brochurctte  hebdomadaire  inlilulée 
Le  Don  QiiichoUe  où  je  m'étais  essayé  au  lôle  de 
lantcrnier  el  qui,  grâce  à  son  entregent,  élait  allè- 
grement partie.  La  réclamation,  d'ailleurs  fort  juste, 
d'un  confrère  qui  dirigeait  lui-même,  à  Lyon,  sous 
le  même  titre,  une  publication  satiricjue  et  caricatu- 
rale, m'ayanl  forcé  de  modifier  l'étiquetle  de  mon 
petit  pamphlet,  le  public  dérouté  cessa  de  me  suivre 
cl  mon  gérant  s'etTaça  du  giroscope  de  ma  vie.  A 
quelque  temps  de  là,  j'entrai  au  Fiya'-o,  où  j'eus 
l'heur,  grûce  à  mon  masque  shakespearien,  de  ne 
pas  déplaire  à  la  clientèle.  J'allais,  pendant  dix 
années  conséculives,  un  record  de  durée,  tenir  ma 
partie  de  fifre  dans  la  musique  de  combat,  k  côté 
des  Mirbeau,  des  Albert  Wolft",  des  Ignotus.  des 
Lavedan  le  père,  et  de  ce  triomphant  Saint-iieuest 
dont  un  article  enlevait  une  souscription  comme 
une  redoute.  Qui  parle  aujourd'hui  d'Albert  Durand 
de  Bûcheron  (|ui,  sous  l'invocation  du  comédien 
martyr  chanté  par  Rbtrou.  claironnait  la  réacli<jn  et 
le  «'  maciiitie-arrière  »  dans  le  style  girardinesque, 
et  dont  Alphonse  Daudet  disait  (pi'il  écrivait  à 
cheval?  11  avait  le  faubourg  (iermain  à  ses  pieds. 
Puis  la  chute  des  hommes  du  Seize  Mai  l'avait  dis- 
crédité el,  Villemessant  disparu,  la   Participance  le 


FRANCIS    MAGNARD  61 

prit  en  pure  grippe.  Mais  comme  il  en  était,  de  cette 
participance,  il  avait  droit  statulaireà  sa  chronique 
par  semaine  et  au  jour  fixé,  il  en  apportait  la  copie 
à  la  direction. 

—  Ah  !  souriait  Francis  Magnard,  voici  cet  excel- 
lent M.  de  Saint-Genest  qui  nous  apporte  sa  page  heb- 
domadaire I  —  Comme  vous  voyez,  mon  cher  direc- 
teur. —  Merci,  moucher  collaborateur.  Asseyez-vous 
donc,  si  vous  en  avez  le  loisir  toutefois,  —  Et,  son- 
nant au  chef  de  la  composition,  le  pince-sans-rire 
lui  remettait  l'enveloppe  cachetée  qui  allait  s'empiler 
avec  les  autres  dans  «  les  archives  ».  —  Car  c'est  en 
journalisme  surtout  que  les  morts  vont  vite,  ô  Lé- 
nore  ! 

Un  jour  donc  que,  témoin  navré  de  cette  scène 
usuelle  et  régulière  où  se  présageait  le  sort  fatal 
promis  à  ceux  qui,  dans  le  négoce,  ont  cessé  de 
plaire,  je  descendais  de  la  rédaction,  l'huissier  d'an- 
tichambre m'avisa  que  quelqu'un,  ayante  me  parler, 
m'attendait  dans  la  rue,  à  la  porte.  C'était  Jules  Gué- 
rin.  —  Pourquoi  n'es-tu  pas  monté,  lui  demandai- 
je  ?  —  Tu  vas  le  savoir.  —  Et  il  m'entraîna  dans  un 
café  voisin  qui  était  alors  la  petite  bourse  des  mar- 
chands de  perles  et  de  pierreries.  Je  n'en  avais  ni  à 
vendre  ni  à  acheter  et  je  le  regardais  avec  inquié- 
tude. —  Veux-tu,  commença-l-il,  plaquer  le  Figaro 
et  donner  tes  calibanités  au  Gil  Blas  ?  —  Je  n'en  ai 
pas  la  moindre  envie.  Pourquoi  ?  —  C'est  le  père 
Dumont  qui  m'envoie.  Fais  ton  prix.  —  Je  n'en  ai 
pas  à  faire.  Je  me  plais  au  Figaro,  on  m'y  laisse  la 
bride  sur  le  cou,  même  pour  mes  adjectifs  trucu- 
lents, et  tout  m'assure  que  je  n'y  nuis  pas  encore  au 
tirage.  —  Et  Guérin  secouait  la  tête.  —  Ça  ne  du- 

6 


(■>2  SOUVENIRS    1)  UN    ENFANT    Di:    l'AHIS 

rera  pas.  Si  ce  n'est  pas  toi  qui  les  lâches,  c'est  eux 
qui  le  lAcheront.  Il  y  a  Iradilion  dans  la  maison. 
Prends  les  dovanis,  viens  chez  nous,  on  le  siï,'nprn 
le  traité  que  lu  voudras. 

L'exemple  du  malheureux  Sainl-Genest  n'était  pas 
fait  pour  (U'-mentir  l'horoscope  el  je  n'en  étais  pas, 
moi.  de  la  Partici|)ance  Je  n'avais  môme  aucun  en- 
gagement écrit  de  collaboration  régulière  et  je  de- 
vais à  chaque  article  nouveau  reconquérir  une  si- 
tuation toujours  précaire.  —  Attends-moi  là  un 
(juart  d'heure,  dis-je  à  (juérin,  et  je  regrimpai  à  la 
rédaction. 

Revenu  au  café  Scossa,  j'y  trouvai  mon  comédien 
délroqué  en  train  de  faire  une  réussite.  —  Tu  vois^ 
me  dit-il.  l'aU'aire  est  dans  le  sac,  tu  rentres  demain 
au  Gil  Rlas  :  le  valet  de  pique  dans  le  dix  de  carreau 
c'est  infaillible.  —  Rien  n'est  dit.  Magnard  ne  veut 
pas  me  lAcher  encore,  quoique  l'envie  l'en  dé- 
mange visiblement.  II  paraît  <(ue  l'heure  n'(!st  pas 
venue.  —  T'a-t-il  parlé  de  lettres  de  plaintes  des 
abonnés  ?  C'est  à  ce  signe  qu'on  voit  que  ça  se 
«lécroche.  —  Non,  voici  ce  qu'il  me  propose.  Je  cofN 
tinuerai  au  Figaro  et  je  commencerai  au  (iil  lUas 
«  qu'il  ne  cramt  pas  »,  mais  à  une  condition.  —  La- 
quelle?—  D'abord,  il  gardera  l'usage  exclusif  de  mon 
pseudonyme,  et  puis  je  lui  soumelli'ai  les  deux  chro- 
niques, et  il  choisira  la  bonne.  Le  père  Dumont  aura 
l'autre.  —  Guérin  éclata  de  rire.  —  Oh  1  que  cest 
drôle,  c'est  aussi  la  clause  de  ré.serve  du  traité  que 
nous  t'offrons.  —  Tope  donc,  fis-je,  comme  l'Ane  de 
Balaam  devait  braire. 

Et  c'est  alors  que  se  manifesta  dans  toute  sa  beauté 
philosophique   celle    <<   leçon  <le  choses  »    qui  esl 


FRANCIS    MAGMARD  63 

rorgneil  et  la  joie  de  ma  carrière.  Les  chroniques 
choisies,  alternativement  d'ailleuVs,  par  chaque  direc- 
teur, paraissaient  presque  toujours  à  la  même  date 
et  se  posaient  ainsi  à  la  comparaison.  —  Eh  bien, 
dis-je  à  Magnard? —  Eh  bien,  je  me  suis  trompé, 
celle  de  Dumont  est  la  meilleure.  J'ajouterai  même, 
si  vous  voulez  toute  ma  pensée,  que  la  nôtre  n'est 
pas  fameuse.  —  Ah  ça,  mais  vous  g-âtez  le  Figaro, 
nasillait  le  père  Dumont,  pourquoi  m'avoir  laissé 
celle  de  ce  matin  ?  Elle  était  bonne  pour  Magnard. 
Ils  finirent  par  me  laisser  la  liberté  du  partage, 
mais  je  baissai  dans  leur  estime. 


IV 


TROIS   MILLIONS  POLR    UN   ARTICLE 


Ce  fut  à  celleépoque  qu'il  m'en  advint  une  cruelle, 
plus  ridicule  encore  peut-(^lre,  —  j'héritai  de  trois 
millions. 

Voici  comment  eut  lieu  celte  sotte  aventure. 

Dans  une  de  ces  chroniques  alimentaires  où  se 
boulange  le  pain,  d'ailleurs  bis,  des  poètes  rebelles 
à  la  servitude  et  que  j'enfournais  déjà  à  manches 
relevées  dans  tous  les  moufles  delà  presse,  j'avais  — 
quelle  imprudence  !  —  évoqué  le  bon  génie  à  tète 
mécénique  et  de  tradition  perdue  qui  vient  du  ciel 
faire  des  loisirs  rentes  aux  geindres  las  de  l'écriture. 
Mon  excuse  était  que  je  n'y  croyais  pas.  L'appel  était 
virtuel  et  théorique.  Le  munificent  est  un  mythe,  et, 
à  y  bien  songer,  je  me  suis  convaincu  qu'il  n'a  pas 
à  intervenir  dans  nos  démêlés  avec  la  Démocratie. 
Notre  négoce  e;?t  à  base  de  mort.  Tout  ce  qui  la  re- 
tarde nuit  à  notre  fonction  sociale,  vous  voyez  que 
je  ne  dis  pas  :  divine. 

11  m'en  a  cuit  de  l'oublier  un  jour.  On  m'a  flanqué 


TROIS    MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  65 

trois  millions  à  la  tête  pour  un  vœu  distrait  échappé 
à  ma  fatig-ue.  Il  est  encore  à  m'a  décharge  que  je  re- 
venais de  Bruxelles  un  peu  déconforté,  n'ayant,  en 
onze  représentations  thésaurisé  sur  mes  droits  d'au- 
teur à' Herminie  que  49'^  fi"-  5^  exactement. 

Or  donc,  en  cette  chronique,  je  m'étais  laissé  aller, 
avant  l'âge,  à  envier  ceux  qui,  retirés  de  la  lutte, 
peuvent  réaliser  à  la  campagne  le  rêve  rustique  des 
surmenés,  y  connaître  la  douceur  des  jours  sans  copie 
et,  suave  mari  magno,  y  lire  les  livres  ou  articles  des 
autres,  comme  on  regarde  des  régates.  Je  n'avais 
pourtant  alors  que  vingt  ans  de  journalisme  militant, 
ce  qui  est  peu  pour  un  Sisyphe  de  carrière,  et  mon 
ouf  était  fait  pour  otï'enser  les  dieux.  Je  l'ai  racheté 
par  vingt-cinq  autres  années  de  polygraphie  volante 
et,  comme  vous  voyez,  j'expie  encore. 

Pourtant,  il  n'était  pas  outrecuidamment  ambi- 
tieux, mon  hoc  erat  in  volis  de  retraite.  Je  n'ajoutais 
au  carré  de  choux  que  la  saucisse,  avec  autour,  comme 
dit  Goncourt,  les  bonnes  bêtes  philosophiques  de 
l'Arche  diluvienne,  le  chien,  le  chat  et  les  volailles, 
compagnons  doux,  du  commerce  desquels  la  clémente 
nature  vivifie  les  solitudes  humaines.  Encore  aujour- 
d'hui c'est  au  plus  si,  passé  grand-père,  j'y  voudrais 
lesurcroît  d'un  crédit  illimité  chez  le  marchand  de 
joujoux  de  la  ville  la  plus  proche.  Ma  dernière  copie 
serait  pour  l'acquérir.  Mais  venons  à  mon  héritage. 

Voici  d'abord  la  chronique  fantaisisle  qui  me 
le  décrocha  de  la  lune,  ce  fut  le  Gil  Blas  qui 
l'édita. 

«  Je  rencontre  souvent  des  personnes  tristes  qui 
me  demandent  pourquoi  diable  !  je  suis  gai. 

6. 


ù(i  SOL'VKMKS    I)  1;N    KiNTANT    Ui:    l'AKIS 

—  C'est,  loiir  réponds-je,  (luiin  oncle  que  j'adorais 
est  mort,  et  tjue  j'en  hérile. 

Alors,  elles  s'en  vont  salisfailes,  ce  par  où  je  vois 
<|uelles  oui.  de  la  ^aielé,  les  idées  qu'il  en  faut 
avoir. 

La  vérité  est  que,  je  n'ai  pas  d'oncle  cl  que  si,j'eji 
avais  un,  il  serait  probablement  à  ma  charge.  Je  l'ai- 
merais tout  de  môme,  s'il  était  aimable,  et  je  ne 
serais,  de  son  vivant,  ni  plus  ni  moins  gai  qu'après 
sa  mort.  El,  cependant,  il  doit  être  doux  d'hériter, 
ainsi  du  moins  que  je  me  le  figure,  je  veux  dire  pour 
le  talent  qu'on  croit  avoir  et  en  récompense  du  plaisir 
que  ce  talent  a  procuré  à  un  lecteur  inconnu.  T.es 
choses  arrivent  !  Plusieurs  de  mes  confrères  ont  eu 
cette  joie  d'être  libérés  du  collier  de  misère  par  des 
dilettantes  de  lettres  généreux  qu'ils  n'avaient  même 
pas  à  pleurer.  Et  ça,  c'est  l'idéal  du  genre.  Oui,  l'on 
en  cite  quel(|ues-uns  d'entre  nous  à  qui  dos  connais- 
seurs célibataires  ont  laissé  vingt-cinq  mille  livres 
de  rentes,  pour  rien,  pour  le  plaisir.  Ah  !  j'en  cherche 
un  !... 

En  général,  celle  aubaine  néchoil  qu'à  des  écri- 
vains politiques  —  ou  à  des  musiciens.  Pourcjuoi  ? 
On  n'en  sait  lien  même  chez  les  notaires.  Si  la  mu- 
sique adoucit  les  mœurs,  la  politique  lesenragc.  Mais 
il  paraît  que  l'on  n'a  d  oncles  qu'à  ce  prix  dans  les 
Amériques  du  rêve,  j'enlends  doncles  honoi-aires 
dont  on  soit  le  neveu  posthume.  11  faut  gueuler, 
d'une  façon  ou  d'une  autre,  mais  gueuler  en  somme. 
C'est  très  cher,  ces  successions  gratuites  ! 

On  a  souvent  conlé  l'histoire  de  ce  compositeur  au 
nom  arabe  qui,  un  matin,  où  il  ne  savait  plus  à  quel 
éditeur  offrir  ses  bémols,  se  trouva,  pour  une  chan- 


TROIS    MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  67 

son  à  l'Alsace,  possesseur  d'un  magol  de  cent  mille  1 
Elle  avait  fait  pleurer,  celte  chanson,  un  bon  com- 
patriote de  M.  Antoine  (de  Metz)  et  l'excellent  homme 
n'avait  rien  trouvé  de  mieux  à  faire  que  d'en  cou- 
cher l'auteur  sur  son  testament.  Contez,  contez, 
Shéhérazade  ! 

Jules  Vallès,  que  j'ai  beaucoup  aimé  et  admiré 
davantage  encore,  car  c'est,  avec  Diderot,  le  plus 
vivant  écrivain  de  notre  langue,  Jules  Vallès  avait 
hérité,  lui  aussi,  d'un  Auvergnat  enthousiaste,  son 
compatriote.  Cet  homme  du  Puy-de-Dôme  l'avait,  en 
expirant,  doté  de  sept  mille  livres  de  rente,  et  c'est- 
là  dessus  que  le  proscrit  vivait  à  Londres  quand  je 
l'y  allai  voir.  Quand  on  pense  que  quelques  mois  au- 
paravant on  osait  l'accuser  d'avoir  voulu  brûler  le 
Grand  l^ivre  !  mais  c'était  certainement  à  ses  opinions 
politiques  qu'il  avait  dû  la  chance  de  cette  petite  for- 
tune, et  non  pas  à  son  génie  de  styliste.  Car  en  Au- 
vergne!... Du  reste,  il  ne  voulut  jamais  s'expliquer 
là-dessus  avec  moi. 

—  Voyons,  lui  disais-je,  c'est  pour  ton  écriture, 
dis? 

—  Tu  t'en  ferais  mourir,  s'écriait-il  malignement, 
et  il  éclatait  de  rire.  Mais  je  n'en  obtenais  pas  da- 
vantage. Si  Séverine  en  sait  plus  long  que  moi  sur 
cet  héritage  de  Vallès,  elle  devrait  bien  me  rendre 
l'espérance.  Je  ne  demande  qu'à  croire  aux  oncles 
littéraires  —  fussent-ils  Auvergnats. 

Car  j'arrive  tout  doucement  à  lâge  où  l'utilité 
d'écrire  cesse  de  se  démontrer  clairement,  et  il  y  a 
des  heures  où  je  vendrais  volontiers  mon  silence  à 
mon  siècle  pour  ce  qui  fait  qu'on  peut  aller  vivre  à 
la  campagne,  y  emporter  le  cher  fardeau  des  affec- 


G8  SOLVENIKS    I)  UN    ENFA.NT    DK    PAHIS 

lions  acquises  et  y  luiner  le  calumet  de  paix,  entre 
deux  chiens,  dans  une  cheminée  où  grésille  la  sau- 
cisse. Ces  heures  dont  je  vous  parle  sont  précisé- 
ment celles*où  le  plus  grand  philosophe  de  l'huma- 
nité me  paraît  avoir  été  l'acteur  Lepcinlrc  jeune. 

Oui,  ce  Lepeinlre  jeune  m'extasie.  Voici  d'ailleurs 
pourquoi  :  Toutes  les  fois  qu'on  lui  soumellail  un 
problème  difficile,  soit  social,  soit  politique,  soit  lit- 
téraire ou  autre,  il  commençait  par  se  frotter  le  nez, 
geste  d'incertitude,  et  enfin  il  nasillait,  dit  l'hisloirc  : 

—  Et  si  je  m'en  allais  ?  1  ?  ! 

Ah  !  c'est  la  solution  !  Que  nous  sommes  fous  d'en 
chercher  d'autres  !  S'en  aller,  tout  est  là,  et  peut-être 
n'y  a-t-il  pas  autre  chose,  surtout  lorcpie  l'on  a,  de- 
puis près  d'un  quart  de  siècle,  semé  la  cendre  des 
paroles  sur  les  jachères.  Et  si  je  m'en  allais  ?...  Mais 
il  faut  pouvoir. 

Ne  se  trouvera-t-il  pas,  parmi  les  aimables  corres- 
pondants qui,  chaque  semaine,  m'accablent .  soit  d'in- 
jures, soit  de  compliments,  une  personne  vénérable 
et  bonne,  assez  pitoyable  à  notre  métier  de  cheval 
aveugle  tournant  la  meule,  j)our  élire  en  moi  son 
neveu  à  héritage?  Il  s'en  perd  tant,  de  ces  fortunes! 
Chaque  année,  le  Journal  officiel  dresse  la  liste  de 
celles  qui  tombent  dans  le  goulTre  sans  fond  de 
l'État,  et  c'est  à  pleurer  de  voir  combien  il  se  gaspille 
de  bonheur  sur  la  terre.  La  moitié  de  ces  fortunes 
suffirait  à  imposer  silence  à  tous  les  poètes  poêlants 
d'un  temps  où  tout  rime,  et  tu  t'évanouirais,  lugubre 
théorie  des  désespérés  du  passage  Choiseul  1  Oh  ! 
comme  je  me  tairais,  mon  iJieu  1 

Laulre  soir  je  lisais  Voltaire,  car  que  lire,  tant  on 
écrit,  et  je  tombai  sur  ce  passage  : 


TROIS    MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  69 

«  Après  avoir  réfléchi  à  soixante  ans  de  sottise  que 
j'ai  vues  et  que  j'ai  faites,  j'ai  cru  m'apercevoir  que 
le  monde  n'est  que  le  théâtre  d'une  petite  guerre 
continuelle,  ou  cruelle  ou  ridicule,  et  un  ramas  de 
vanités  à  faire  mal  au  cœur!...  Les  hommes  sont 
tous  Jean-qui-pleure  et  qui-rit  ;  mais  combien  y  en 
a-t-il  malheureusement  qui  sont  Jean-qui-mord, 
Jean-qui-vole,  Jean-qui-calomnie,  Jean-qui-lue  !... 
Il  y  a  des  aspects  sous  lesquels  la  nature  humaine 
est  la  nature  infernale.  On  sécherait  d'horreur  si  on 
la  regardait  par  ces  côtés  !...  » 

Je  fermai  le  livre  et  j'écoutai,  les  yeux  clos  sur 
mon  rêve,  grésiller  la  saucisse,  tandis  que  se  po- 
saient sur  mes  mains  deux  museaux  humides  de 
braves  bêtes,  aimantes,  honnêtes  et  fidèles.  Que  pen- 
sez-vous de  ce  tableau  de  la  vie  par  Voltaire?...  Et 
si  je  m'en  allais  I 

Aussi,  je  vous  l'avoue,  il  serait  le  bienvenu  entre 
tant  de  Jean-qui-mord,  de  Jean-qui-vole  et  de  Jean- 
qui-tue,  celui  qui  me  dirait  :  «  Moi,  je  suis  Jean- 
qui-teste  1  »  Et  qu'il  vienne  d'Auvergne  ou  d'Alsace, 
il  n'aurait  rien  à  craindre  de  mes  dispositions  pour 
lui  et  pour  son  legs  :  j'hériterais  admirablement  ! 
J'hériterais  sans  broncher,  avec  ou  sans  conditions, 
et  respectueux  même  des  codicilles.  J'hériterais  sans 
peur  aussi,  sûr  d'avoir  mérité  cette  gloire.  J'hérite- 
rais enfin  comme  si  j'étais  son  neveu  naturel. 

Car,  en  ces  aventures,  voyez-vous,  le  hasard  est 
extrêmement  bête.  Avec  ses  gros  lots,  qui  vous  as- 
somment comme  tuiles  d'or,  il  opère  lourdement  et 
sans  discrétion.  On  ne  sort  plus  de  la  stupeur  où 
vous  plonge  l'aérolithe  sur  le  crâne.  Combien  hériter 
est  plus  doux  1  On  a  «  fait  »  un  Mécène. 


70  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

C'est  de  la  bouche  d'un  connaisseur  que  sorl  l'ar- 
rêt qui  vous  crie  :  «  Assez  1  Tu  as  assez  parle  pour  ne 
rien  dire,  et  Ion  travail  est  accompli,  dans  la  ville 
des  sourds.  Va  le  promener  et  livre  au  vent  ta  che- 
velure incurablemenl  grisonnante  ;  les  yeux  fatigués 
par  les  lam|tes,  et  la  main  convulsée  par  le  trenible- 
raent  de  l'écriture.  La  nature  te  réclame  et  te 
sonne  l'heure  bénie  des  choux  à  planter.  Tais-toi, 
bavard,  et  vis!  Je  te  rachète  1...  »  Ouel  Dieu,  ù  Mé- 
libée,  celui  qui  me  ferait  ces  loisirs  1  Hélas  1  où  est- 
il? 

Vous  êtes-vous  demandé  ce  qui  doit  se  passer  dans 
la  cervelle  d'un  vieux  perroquet  de  cent  ans,  hérissé 
sur  son  perchoir  par  la  mort  prochaine,  déplumé  mi- 
sérable, quand  il  cherche  à  comprendre  ce  que  peut 
bien  signifier  le  :  «  As-tu  bien  déjeuné,  .lacquot  ?  » 
prononcé  par  lui  pendant  un  siècle  ?  Ce  problème  est 
celui  de  tous  les  écrivains  parvenus  à  la  maturité. 
Ouest-ce  «juils  ont  dit  depuis  quils  écrivent  ?  Des 
mots,  des  mots  !... 

Oh  !  par  ces  temps  de  millions  faciles,  si  vite  ga- 
gnés, si  tôt  perdus,  ([u'une  divinité  favorable  place 
ce  numéro  du  dil  JJlas  sous  les  yeux  d'un  homme 
sans  famille  et  ne  sachant  que  faire  de  sa  fortune.  Il 
y  en  beaucoup  plus  qu'on  ne  l'imagine,  et  il  ne  men 
faut  quun.  mon  notaire  vous  le  dira.  Je  n'exige  pas 
quil  se  suicide  ;  non.  Je  l'aime  déjà  trop  pour  cela, 
sans  le  connaître.  Qu'il  songe  cependant  qu'il  lui  est 
impossible  de  vivre  exagérément  s'il  veut  que  je  pro- 
file de  son  bienfait,  car  tant  qu'il  vivra  je  serai  forcé 
de  continuer  d'écrire,  et  c'est  justement  «;a  qui 
membéte. 

iJii  reste,  si  ce  n'est  pas  à  moi  qu'il  le  lègue,  son 


TROIà    MILLIOiNS    POUR    UN    ARTICLE  71 

million,  ce  sera  donc  à  l'Académie?  Elle  est  bien  as- 
sez riche,  et  elle  a  Chantilly,  c'est-à-dire  de  quoi 
grésiller  des  saucisses  pour  toute  la  Société  des 
Gens  de  Lettres.  Or,  vous  voyez  celui  qui  ne  de- 
mande qu'à  en  sortir,  à  briser  sa  plume,  et  à  savoir 
enlin  pour  qui,  pour  quoi  et  pour  qu'est-ce  il  a,  pen- 
dant vingt-cinq  ans,  rabâché  sur  son  perchoir  l'  «  as- 
tu  déjeuné,  Jacquot?  »  des  publicistes. 

Si  j'héritais,  si  j'héritais,  on  ne  me  lirait  plus  et 
je  lirais  les  autres.  Je  réaliserais  le  rêve  de  Flaubert 
et  de  tous  les  vrais  écrivains  de  race,  je  jouirais  les 
délices  de  l'inédit,  si  j'héritais  !  » 

Une  huitaine  de  jours  après  l'article,  le  facteur  de 
ma  rue,  fonctionnaire  d'ailleurs  idéal  qui  faisait  son 
service  en  chantant  la  Marseillaise .  comme  les  répa- 
rateurs de  fontaines,  me  jeta  dans  ma  boîte  un  pli 
timbré  et  daté  de  l'Asie  Mineure,  soit  de  Smyrne. 
Sauf  Homère,  qui  y  est  un  peu  né,  —  encore  est-ce 
douteux,  surtout  s'il  n'a  jamais  existé,  comme  on 
l'assure,  —  je  ne  connaissais  personne  dans  cette 
perle  de  l'Ionie,  ne  l'ayant  d'ailleurs  jamais  vue  que 
sous  description  de  voyageurs  poètes.  .Tecrusd'abord, 
car  on  a  son  petit  orgueil,  à  l'une  de  ces  demandes 
d'autographes  dont  l'entreprise  enserre  les  cinq 
mondes  et  je  jetai,  inouverte,  la  lettre  au  panier.  Le 
chiffonnier  me  la  rendit  le  lendemain,  tant  il  était 
honnête.  En  voici  la  teneur  et  je  n'y  change  pas  un 
mot  : 

«  Monsieur, 

«  J'ai  lu  votre  article  du  21  mars,  intitulé  :  «  Si 
j'héritais.  »  Que  votre  vœu  soit  exaucé. 


72  SOUVENins    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

«  Je  suis  un  malheuroux  xicillard  qui  n'eu  a  pas 
pour  longtemps, 

(I  Le  ciel  a  voulu  que  toutes  les  alTaires  que  j'ai  en- 
treprises fussent  couronnées  de  succès.  Ma  fortune, 
que  j'ai  acquise  à  la  sueur  de  mon  front,  pour  ne  pas 
faire  pendant  à  celle  de  M.  de  Hothschild,  n'est  pas 
h  dédaii,'ner  non  plus.  J'ai  cent  cinquante  bonnes 
mille  livres  de  rente,  que  je  vous  lè<^ue,  et  qui  vous 
permettront,  j'espère,  de  grésiller  non  pas  une  mais 
plusieurs  saucisses  entre  deux  museaux  humilies  de 
bravesbêtes,  comme  vous  le  dilesavec  tant  de  passion. 

«  Mais  hélas  !  plût  au  ciel  qu'à  la  place  de  cette 
fortune  qui  ne  m'a  à  rien  servi  j'eusse  une  petite  dose 
de  cette  gaieté  dont  vous  paraissez  si  abondamment 
pourvu  1  Malheureusement,  c'est  trop  tard.  Je  sens 
que  mes  jours  sont  comptés.  Seul  au  monde  et  sans 
famille,  je  puis  vous  dire  en  toute  sincéi'ité  que  je 
n'ai  pas  eu  jusqu'à  présent  une  seule  goutte  de  vrai 
bonheur.  Toute  ma  vie  n'a  été  (ju'un  long  rêve  de 
tristesse. 

«  Je  n'ai  pas  l'honneur,  monsieur,  d'appartenir  à 
votre  nation,  quoique  je  chérisse  votre  pays  à  l'égard 
du  mien.  Dans  tous  les  événements  qui  se  déroulent 
chez  vous,  j'assiste  par  la  pensée,  sinon  par  la  ma- 
tière, et  je  prends  une  part  aussi  vive  dans  les  ques- 
tions touchant  la  prospérité  de  votre  pays  que  le 
meilleur  des  patriotes. 

'(  Mon  testament  par  lequel  je  vous  constitue  mon 
unique  héritier  sera  déposé  au  Consulat  de  France 
de  celle  ville  et  je  sens  que  vous  n'en  attendrez  pas 
longtemps  l'ouverture. 

«  Inutile  de  vous  dire  le  nom  de  celui  que  vous  ne 
connaissez  pas  mais  que  vous  Ix'nirez  un  jour. 


TROIS   MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  73 

«  Puisque  avec  la  fortune  le  bon  Dieu  n'a  point 
voulu  me  donner  votre  gaieté,  -je  vous  la  lègue  et 
qu'elle  serve  au  moins  à  redoubler  voire  verve. 

«  Un  ami  affectueux  des  gens  de  lettres.  » 

J'en  avais  sur  les  doigts,  la  leçon  était  verte  et  la 
blague  bien  faite.  Rien  de  plus  turc  que  le  style  de 
la  lettre  ;  pas  le  plus  petit  mot  pour  rire,  même  entre 
les  lignes,  et  l'asiatique  ignore  l'ironie.  L'ami  qui 
me  décochait  le  dard,  au  début  de  l'avril,  où  le  prin- 
temps revient  d'exil,  avait  assurément  hanté  chez 
l'Ottoman.  Toutefois,  comme  on  approchait  de  l'une 
de  ces  quatre  fêtes  du  dieu  Terme,  dont  la  double 
déception  de  l'Odéon  et  du  Parc  m'éteignait  un  peu 
les  lampions,  je  n'imaginais  pas  le  camarade,  que 
dis-je,  le  confrère,  qui  fût  assez  féroce  pour  se  rigo- 
ler d'un  nid  d'alouettes  en  alarme  sous  le  vol  planant 
du  vautour.  Restait  les  ennemis,  mais  je  n'en  a^ais 
plus,  ni  à  Paris,  ni  à  Bruxelles,  ils  étaient  dûment 
morts  de  joie.  Je  ravalai  donc  mes  trois  millions  dé- 
risoires, et  ne  montrai  la  lettre  testamentaire  qu'à 
celle  qui,  de  moitié  dans  mes  biens  et  mes  maux, 
avait  le  droit  de  les  connaître.  A  ma  vive  surprise, 
elle  prit  l'olographe  smyrniote  et  gravement  l'en- 
ferma dans  son  secrétaire. 

—  Mon  père  croyait  aux  Turcs,  me  dit-elle. 

A  deux  ou  trois  années  de  là,  au  cours  d'une  cau- 
serie avec  Alexandre  Dumas,  je  me  vis  amené  à  lui 
parler  de  mon  poisson  d'avril.  —  Les  munificents, 
nous  contait-il.  sont  beaucoup  moins  rares  qu'on  ne 
pense.  Sans  parler  des  legs  à  l'Académie,  nombre 
d'artistes  en  ont  reçu  directement  et  individuelle- 
ment d'admirateurs  opulents.  Je   suis  du  nombre, 

7 


71  SOUVKMRS    n  UN    ENFANT    I)K    PARIS 

j'allire  le  donateur.  J'ai  m«^me  refusé  des  héritages. 

—  Il  disait  vrai,  et  il  nous  cita  des  exemples  contem 
porains,  Saint-Sai-ns,  Paul  de  C-assa^nac,  Jules  N'al- 
lés, l'aslronome  Flammarion  el  ce  chansonnier  au 
nom  étrange  de  Ben  Tayoux  qui,  pour  une  chanson 
Ah!  rendez-nous  l'Alsace  ef  la  Lorraine!...  avait 
écopé  de  la  tuile  de  cent  mille  d'un  patriote  vost^ien 
expiré.  —  J'ai  bien  l'ailli,  fis-jc  en  riant  du  souve- 
nir, devenir  le  Pyrrhus  d'une  tuile  d'or  plus  lourde 
encore.  El  comme  je  lui  narrais  mon  aventure 
turque  : 

—  Vous  avez  tort  d'en  rire  et  plus  encore  de  n'y 
pas  croire  peut-être.  Il  y  a  à  Smyrne  une  colonie 
française  très  au  courant  des  choses  de  Paris  el  fort 
boulevardière.  Avez-vous  au  moins  gardé  la  lettre  .' 
Confiez-la-moi,  je  l'éludierai  à  la  loupe  du  grapho- 
loi^ue  el  je  vous  le  dirai,  moi,  s'il  y  a  mystification 
ou  non.  L'écriture  ne  m'a  jamais  trompé. 

Le  lendemain,  Dumas  me  rapportait  le  document. 

—  Il  n'y  a  pas  à  hésiter  une  minute,  m'assura-t-il, 
écrivez  dare-dare  au  consul  de  France  ù  Smyrne.  Jf 
vous  avance  les  trois  millions,  si  vous  voulez. 

Mon  Dieu,  que  l'argent  rend  bête!  J'écrivis,  moi, 
Caliban  1  au  consid.  à  Smyrne,  el  n'eus  point  de  ré- 
j)onse.  Ou  le  munificent  vivarl  encore  et  il  avait 
changé  d'avis,  ou  il  était  mort  en  oubliant  de  dépo.ser 
son  testament  chez  noire  chargé  d'atl'aires,  car 
d'autre  hypothèse,  je  n'en  concevais  pas.  J'ai  toujours 
eu  une  foi  entière  en  la  parole  d'Alexandre  Dumas 
cl  la  graphologie  est  une  science  positive.  —  Mou 
cher  ami,  m"expli(iuail-il,  voici  ce  que  je  crois... 
Mais  d'abord  étes-vous  bien  .sûr  de  n'avoir  pas,  dans 
votre  lettre  au  consul,  refusé  brutalement  l'héritage  ? 


TROIS    MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  7ô 

Je  VOUS  connais,  vous  adorez  la  littérature  et  vous 
avez  craint  d'être  obligé  de  ne'  plus  vous  tuer  à  la 
copie.  Si  ce  n'est  pas  ça^  voici.  Le  munificent  est  un 
vieillard  solitaire  et  sans  famille,  il  se  sera  laissé 
capter  par  une  servante  maîtresse  qui  vous  a  sup- 
planté. 11  fallait  courir  à  Smyrne  au  reçu  de  la  lettre. 
11  vous  attendait  !... 

J'avais  totalement  oublié  «  l'oncle  de  Smyrne  » 
—  nous  le  désignions  sous  ce  nom  homérique  en 
famille  —  lorsque  les  hasards  de  la  vie  parisienne 
me  mirent  en  rapports  avec  le  docteur  es  occultisme 
Papus,  alors  dans  le  plein  de  sa  prédication  théur- 
gique.  Je  ne  demandais  qu'à  me  convertir  à  la  magie, 
quoique,  dans  un  premier  essai  d'initiation,  à  Genève, 
le  célèbre  Home  m'eût  ti'ouvé  le  nez  pai-atluide.  Un 
poète  qui  ne  serait  pas  un  tantinet  spiritualiste  ne 
serait  pas  un  poète.  Je  me  prêtai  donc  d'autant  plus 
volontiers  aux  épreuves  de  Papus  que  ce  sorcier  est 
le  plus  aimable  des  hommes  d'esprit  et  qu'il  a  le 
sabbat  discret  .11  m'avait  amené  un  jour  un  médium 
fort  curieux  en  ceci  que,  maladif,  et  faible  à  ne  pas 
tenir  debout,  il  semblait  un  écorché  vivant  et  attes- 
tait en  outre  d'une  ignorance  de  troglodyte.  —  11  ne 
sait  ni  lire  ni  écrire,  me  dit  Papus,  c'est,  à  l'éveil, 
l'Agnelet  de  Pathelin,  il  n'oppose  à  la  vie  que  le  bée 
moutonnier  de  l'homme  sauvage.  Mais  sa  puissance 
de  seconde  vue  en  laisse  à  la  fable  du  lynx.  Du  reste 
que  voulez-vous  ^savoir?  —  Et  d'un  seul  regard  il 
l'endormit  sur  un  canapé.  La  fille  de  Théophile  Gau- 
tier était  allée  prendre  la  lettre  dans  son  secrétaire  et 
elle  l'avait  remise  sous  son  enveloppe  jaunie  au  sujet 
hypnotisé  :  —  Qu'y  a-til  là-dedans  et  que  voyez- 
vous? 


76  SOUVENins    I)  UN    ENFANT    DE    PARIS 

Le  médium  soiiril  d'abord  d'un  air  niai^;,  puis,  les 
yeux  clos,  béalemenl,  il  soupira  :  —  De  l'ari^^'nl, 
beaucoup  d'arf,'eMt.  —  Va,  lit  le  docteur,  trouve 
celui  ou  celle  (jui  a  ('ciit  celte  lettre. 

Le  sujet  eut  uu  mouvement  de  n'volte  «-ontre  le 
voyage  impost'-.  Sa  respiration  se  fit  courte,  <omme 
oppressée  par  le  roulis  d'un  navire.  Puis  il  se  calma, 
et  il  dit  :  —  Je  vois  une  ville  1res  t^raiidi-.  entre  la 
montagne  et  la  mer.  Des  bateaux  en  quantité.  Les 
maisons  trempent  dans  l'eau.  Les  plus  hautes  ont 
des  toits  comme...  comme  des  melons,  d'autres 
comme  des  lanternes;  les  basses  sont  toules  petites, 
blanches,  blanches...  Elles  me  font  mal  aux  yeux. 
Des  hirondelles  entrent,  sortent,  tournent  autour, 
elles  partent,  elles  vont  venir. 

—  Cherche  la  maison  où  la  lettre  a  été  écrite,  or- 
donna Papus  doucement. 

—  C'est  là,  fit  le  visionnaire,  la  bleue.  Elle  est 
cariée  avec  des  colonnes  en  pierie  transparente 
comme  du  verre.  On  monte  six  marches.  Je  suis  dans 
la  cour.  Il  y  a  une  fontaine  entourée  d'arbres  comme 
des  plumeaux,  puis  un  jardin  derrière,  à  travers  \iw 
porte  ronde. 

—  \'ois-tu  quelqu'un  dans  le  jardin  .' 

—  Non,  dans  la  cour.  Trois  personnes,  une  fille 
très  brune,  un  petit  garçon  et  un  vieux  monsieur  à 
barbe  blanche.  L'enfant  joue  dans  la  fontaine.  Sa 
mère  le  gronde.  Elle  a  l'air  méchant,  la  femme,  oh  ! 
oui.  Le  vieux  lit  un  journal.  11  rit. 

—  Quel  journal  ?  Son  titre?  Épelle. 

—  G.  L  L.  B.  L.  A.  S. 

—  P»egarde  bien,  lartide  qui  le  fait  rire,  com- 
ment est-il  signé  ? 


TROIS    MILLIONS    POUR    UN    ARTICLE  77 

Et  le  troglodyte  épela  le  nom  sous  lequel  je  chro- 
niquais  depuis  deux  ans  au  périodique. 

Ainsi  il  avait,  cet  Alexandre  Dumas,  deviné  par  la 
graphologie  l'aventure  de  mon  héritage.  Le  munifi- 
cent m'avait  été  enlevé  par  la  fille  brune  à  l'air  mé- 
chant et  surtout  par  l'enfant  de  la  fontaine  et  j'avais 
été  le  neveu  provisoire  d'un  Géronte  d'Asie  Mineure  ! 

Je  l'échappais  belle,  —  avec  ces  trois  millions 
je  n'aurais  plus  fait  que  des  vers. 


DEUX  PREMIÈRES  EN  QUATRE  JOURS 


Au  mois  de  décembre  i885  j'eus  deux  pièces  repré- 
sentées en  quatre  jours,  l'une  au  Palais- Royal  et 
l'autre  à  l'Ambigu,  celle  dernière  une  fois  seule- 
ment, en  matinée  et  à  mes  frais,  ainsi  que  je  le  conte 
ci-dessous.  —  ^'oici  l'aventure  de  la  première,  Le 
Baron  de  Carabasse,  que  je  n'ai  point  recueillie  dans 
mon  Ihéûtre,  quoiqu'elle  ail  réussi  —  à  cause  de 
cela  peut-être.  —  Voici,  relevés  à  l'époque  même, 
les  souvenirs  que  ces  ouvrages  m'ont  laissés.  Je  les 
transcris  sans  y  rien  changer  et  tous  vivants  de  leur 
actualité  rétrospective. 


I 


LE    BARON    DE    CAnABASSi: 

Comédie  en  trois  actes.  —  Palais-Royal, 
G  décembre  1885. 

Je  me  rappellerai  loule  ma  vie  la  stupeur  d'un  di- 
recteur de  IhéAtre  devant  lequel  Edmond  Gondinel 
dit  un  jour  à  un  jeune  auteur  : 


DEUX  PREMIERES  EN  QUATRE  JOURS        79 

—  Mon  ami,  pour  faire  du  Ihéàtre,  il  faut  être  un 
peu  bête. 

A  ce  mot  charmant,  l'un  des  plus  fins  de  l'autewr 
du  Plus  heureux  des  trois,  ledirecteur  ouvrit  des  yeux 
énormes  sur  une  bouche  démesurée  :  — Oh  !  fit-il  en 
son  langage. 

Et  Gondinetde  rire.  A  l'y  bien  chercher,  il  est  tout 
entier  dans  cette  malice.  Je  la  prends  pour  exergue 
du  portrait  que  je  crayonne. 

Il  y  a  deux  hommes  en  Gondinet,  celui  qu'on  le 
contraint  d'être,  et  celui  qu'il  serait  seulement  si  on 
le  laissait  tranquille.  Ouand  on  le  laisse  tranquille 
il  donne  Libres  !  Chrisliane,  le  Homard,  le  Plus 
heureux  des  trois,  perles  de  fantaisie  serties  dans 
l'or  de  l'observation.  Quand  on  l'embête,  il  colla- 
bore. 

Le  Gondinet  tranquille  vit  à  la  campagne,  avec 
des  chiens,  des  oiseaux,  bêtes  trop  spirituelles  pour 
faire  du  théâtre.  Là,  il  cultive  son  jardin  deLettresle 
bonsécateur  àlamain,  échenillant  ses  arbres  à  fruits 
et  chassant  les  limaces.  C'est  l'artiste.  Au-dessus 
de  son  petit  bonnet  de  velours  noir,  les  heures  volent 
et  enchaînent  les  couchants  aux  aurores.  La  créa- 
tion lui  est  clémente  et  si,  pour  d'autres,  les  choses 
ont  ces  «  larmes  >>  dont  parle  Virgile,  elles  n'ont  pour 
lui  que  les  «  .sourires  »  qu'y  voit  Horace.  Tels  de- 
vaient être,  aux  siècles  derniers,  les  écrivains  de 
race  optimiste,  conservateurs  de  l'esprit  national, 
les  clairs,  les  gais,  les  sains,  dont  il  continue  la  veine 
et  la  filière. 

De  telle  sorte  qu'en  cet  âge  de  névropathes  —  où 
tout  le  monde  a  du  génie  et  personne  n'a  plus  de  ta- 
lent —  Gondinet  charme  par  sa  figure  aimable  d'es- 


80  SOLVtMnS    DIN    KMANT    l)i:    l'AlilS 

prit  bien  porlanl.  sourianl  à  la  danse  macabre.  Il 
ressemble  à  ces  philosophes  musards  des  vieilles  li- 
llutgraphies,  que  l'on  voil,  les  mains  dans  les  poches, 
un  brin  d'herbe  aux  lèvres,  reju^arder  une  partie  de 
boules  el  décider  d'une  querelle.  Il  a  la  lêle,  les  al- 
lures et  l'attraction  de  ceux  que  l'on  choisit  pour 
juges,  sans  les  connaître.  C'est  le  dernier  des  mo- 
dérés. 

En  cette  partie  de  son  ceuvre  qui  lui  est  nette- 
ment personnelle,  (iondinel  est  à  Labiche  comme 
Hegnard  est  à  Molière.  Le  rire  de  Labiche  cingle  et 
parfois  laisse  sa  cicatrice.  Gondinel  se  sert  d'un  fouet 
tlont  le  manche  est  précieux,  fragile  et  finement  <:i- 
selé:  il  craint  de  le  rompre  en  frappant  trop  fort,  car 
ce  manche  est  l'œuvre  el  le  don  d'une  muse,  la  Fan- 
taisie, une  bonne  amie  de  sa  jeunesse,  à  laquelle  il  a 
fait  bien  des  traits,  mais  qui  reste  son  unique  amour. 
Ce  je  ne  sais  quoi  qui  vient  au  surplus  de  la  vérité 
et  qui  la  colore  d'un  reflet  d'idéal,  Regnard  en  eut 
le  secret.  A  des  intervalles  plus  modestes,  Gon- 
dinet  reproduit  cet  avantage  artistique  sur  son 
maître  :  on  sent  vibrer  en  lui  le  poète  assassiné  par 
Scribe. 

Mais  c'est  un  assassiné  récalcitrant.  Ce  serait  une 
erreur  de  croire  que  Coiulinctacconlc  à  ce  Bouddha 
des  cabots  l'mfaillibilité  professionnelle  devant  la- 
<|uelle  s'agenouillent  les  gens  dits  de  IhéAIre.  S'il 
l'adore,  c'est  comme  un  mal  nécessaire,  et  parce 
qu'il  y  a  des  caissiers  sur  la  terre.  «  Il  faut  être  un 
peu  bète  pour  faire  du  théâtre.  »  El  pour  y  réussir?... 
oh  !  cachez-moi,  profondes  nuits  1 

El  voici  l'autre  Condinet,  car  il  y  en  a  deux,  je 
vous  l'ai  dit.  Celui-ci  se  manifeste  à  Paris  dans  un 


DEUX  PREMIÈRES  EN  QUATRE  JOURS         81 

appartement  spécial,  sis  rue  de  Rivoli,  à  des  hauteurs 
carrément  Piranésiennes.  Pour  qu'un  directeur  un 
peu  bedonnant  se  décide  à  escalader  les  degrés  in- 
finis d'une  pareille  rampe,  il  faut  qu'il  en  soit  vrai- 
ment arrivé  aux  confins  de  la  faillite.  Gondinet,  d'ail- 
leurs, ne  leur  oppose  point  d'autre  défense;  une  fois 
sur  le  palier  ils  poussent  la  porte  et  ils  entrent.  C'est 
l'atelier  de  reboulage. 

Le  second  Gondinet,  en  efTet,  est  un  rebouteux. 
C'est  à  lui  que  l'on  s'adresse  pour  redresser  les 
bossus  dramatiques,  les  difformes,  les  bancals,  les 
paralysés  aussi.  En  trois  ou  quatre  séances  d'exer- 
cices orthopédiques,  il  les  met  en  état  de  plaire  et 
d'avoir  des  succès  dans  le  monde,  car  on  se  fait  une 
si  curieuse  idée  aujourd'hui  de  ce  qu'on  appelle  une 
pièce,  qu'on  en  est  arrivé  à  croire  qu'il  y  a  une  for- 
mule pour  l'obtenir  et  que  cette  formule  est  un  se- 
cret qu'on  se  transmet  entre  initiés  comme  un  remède 
contre  l'épilepsie. 

Gondinet  lui-même  a  beau  jurer  à  tous  les  direc- 
teurs qu'il  ne  sait  faire  que  «  le  Gondinet  »,  les  direc- 
teurs refusent  de  le  croire,  et  ils  lui  apportent  tous 
les  manuscrits  qu'ils  reçoivent,  afin  que,  dans  ses 
moments  perdus,  il  change  celui-ci  en  Eschyle  et 
celui-là  en  Aristophane.  Les  trois  quarts  du  temps  il 
n'y  a  rien,  que  le  papier,  dans  ce  que  les  directeurs 
lui  apportent.  Il  le  leur  fait  observer  doucement, 
mais  ils  secouent  la  tête  et  sourient  de  sa  manie  : 
«  Ah  !  mon  cher  maître,  un  homme  de  théâtre  tel 
que  vous.  » 

Pendant  quelques  années,  Gondinet  a  essayé  de 
résister;  il  refusait  de  faire  les  civets  sans  lièvre. 
Alors  les  directeurs  grimpèrent  ses  escaliers  à  ge- 


82  SOL  Vi;.MRS    U  t".\    K.NiANT    DL    HAIUS 

noux,  la  corde  au  cou  eu  géraissanl  miserere.  Il  lui 
oilVirenl  sur  des  plateaux  tics  Lrailés  en  blanc,  loul 
signés,  par  les(juels  ils  s'engageaient  à  l'envi  à  jouer 
à  des  dates  lixes.  n'importe  quoi  et  même  rion  du 
tout  pourvu  qu'il  le  sigaïU.  11  apprit  de  la  sorte  que 
le  théAlre  est  un  commerce  et  non  pas  un  art,  ainsi 
qu'il  se  le  ligurait  naïvement^  <'t  il  vil  venir  à  lui  la 
procession  lamentable  des  éconduils  que  l'ombre  de 
Scribe  chassait  devant  elle.  Alors  il  eut  pitié  et  il 
ouvrit  son  atelier  de  reboutage. 

Or,  celui  qui  n'a  pas  vu  cet  atelier  de  reboutage  ne 
sait  pas  ce  que  c'est  que  l'art  dramatique  à  Paris. 
Figurez-vous  cinq  ou  six  salles,  meublées  de  sièges 
et  de  tables,  et  à  chacune  de  ces  tables,  un  auteur 
assis,  la  plume  en  main  et  flanqué  de  son  directeur 
respectif.  Celui-ci  travaille  pour  le  Vaudeville,  cet 
autre  pour  la  Comédie-Franç-aise,  un  troisième  pour 

I  Opéra-Comique,  un  autre  pour  le  Palais-Royal 
et  le  dernier  pour  les  Folies-Bergère.  L'aimable 
et  bon  Gondinet,  le  front  penché,  les  yeux  perdus 
dans  une  (juintuple  rêverie,  va,  vient,  se  promène 
et  marche  de  l'un  à  l'autre,  en  se  frottant  les  mains. 

II  indique  une  scène  au  premier,  jette  un  mot 
au  voisin,  crayonne  une  réplique  pour  celui  du 
fond,  et,  au  milieu  d'une  leçon  de  métier,  va  ouvrir 
la  perle  à  des  visiteurs.  Comment  il  ne  marie  pas 
r.\ithur  de  l'un  ;i  l'Ernestine  de  l'autre,  voilà  ce  qui 
me  passe. 

Les  directeurs  halètent  auprès  de  leur  auteur  per- 
sonnel. Ils  trouvent  que  Condinel  reste  trop  long- 
temps à  la  table  du  confrère  ou  qu  il  est  trop  long  à 
recevoir  ses  visites.  Si  leur  auteur  personnel,  poui- 
gagner  du  temps,  se  hasarde  à  écrire  quelque  chose 


DEUX    PREMIÈRES    EN    QUATRE    JOURS  83 

<le  son  cru  sur  le  papier,  vite  ils  le  lui  font  raturer  : 
<(  ce  n'est  pas  du  théâtre  !  »  Gondinet  sonne  pour 
demander  un  bouillon,  les  cinq  auteurs,  croyant  qu'il 
dicte,  écrivent  le  bouillon,  et  les  directeur  sont  ravis. 
-<  C'est  du  théâtre  !  »  Gondinet  a  ensuite  la  plus 
grande  peine  à  les  désabuser  et  à  leur  faire  com- 
prendre que  ce  bouillon  n'est  que  de  la  vie  réelle  et 
qu'il  est  destiné  à  son  usage. 

Pai'fois,  lorsque  les  directeurs,  lassés,  retournent 
à  leur  direction,  les  cinq  auteurs  forment  la  ronde  et 
dansent  avec  le  patron.  Il  fait  monter  une  bouteille 
de  vin  de  Ténériffe,  quelque  chose  de  délicieux  et  de 
collaboratoire  qu'il  a  derrière  ses  fagots,  et  tous  ap- 
portent leurs  papiers  sul'la  même  table.  Ils  travaillent 
côte  à  côte  et  ils  abattent  de  la  besogne.  Gondinet, 
pendant  ce  temps-là,  va  échanger  quelques  verbes 
avec  son  frère,  son  neveu,  des  parents  et  des  amis 
qui  l'attendent  dans  sa  chambre  à  coucher,  et,  quand 
il  revient,  c'est  du  théâtre  ! 

Car  il  a  ce  principe  bizarre,  et  dont  Scribe  pleure- 
rait, que,  même  au  théâtre,  celui  qui  a  conçu  une 
idée  est  plus  propre  à  la  réaliser  que  celui  qui  ne  l'a 
pas  conçue.  Et  c'est  ainsi  qu'en  ses  collaborations  il 
a  obtenu  des  effets  nouveaux,  variés,  originaux,  dont 
les  directeurs  se  pourléchent  les  babines.  Ses  con- 
seils y  sont  pour  un  tiers,  son  respect  des  individua- 
lités pour  un  autre  tiers,  et  le  vin  de  Ténériffe  pour 
le  dernier. 

Gredin  de  vin  de  Ténériffe,  en  a-t-il  sauvé  de  ces 
directeurs  qui  croient  encore  que  le  théâtre  est  un 
art  qu'on  enseigne  !  Jamais  Gondinet  ne  leur  a  des- 
sillé les  yeux,  mais  il  leur  a  glissé  de  la  sorte  un  las 
de  jeunes  auteurs,  dont  ils  ne  voulaient  pas  entendre 


84  SOUVENIRS    D  UN    lîNFAM     l)K    l'AKIS 

parler  el  qui  .sonlrnaiiilenaiil  la  tlfur  de  leurs  cor- 
beilles. 

A  six  heures  du  soir,  Talelicr  d(î  reboula^e  ferme, 
el  les  reboulés  escortent  le  plus  aimé  de  tous  les  re- 
bouteux jusqu'au  fiacre  qui  l'emporte  à  la  gare. 
Hiver  ou  été,  quelque  temps  qu'il  fasse,  jamais  Gon- 
dinel  ne  couche  à  Paris.  Il  a  besoin  de  revoir  ses 
bêles,  celles  qui  ne  croient  pas  en  Scribe;  ses  chiens, 
ses  chats  et  sa  volière,  un  las  d'êtres  qui  estiment  que 
toutes  les  scènes  sont  à  faire;  il  se  relrouve  en  les 
caressant,  en  leur  parlant  ce  plaisant  langage  que 
La  Fontaine,  un  de  ses  aïeux  directs,  professe.  11 
apprend  d'eux  à  connaître  les  hommes  par  le  con- 
traste de  leurs  passions  rudimentaires,  il  les  consulte 
sur  les  instincts  communs  à  tous  les  animaux,  civi- 
lisés ou  non,  et  il  s'exerce  de  plus  en  plus  ù  leur  com- 
merce dans  la  pratique  de  cette  bonté  qui  est  sa 
seule  philosophie. 

Mais  j'y  pense  tout  à  coup,  mon  cher  Edmond, 
c'est  peut-être  là  ce  que  vous  vouliez  dire  avec  votre  : 
Il  faut  être  un  peu  hête  pour  faire  du  théâtre  ! 

Tout  ceci  est  pour  dire  que  Le  Baron  de  Carabassc 
est  sorti  de  l'atelier  de  reboutage  de  la  rue  de  Rivoli. 
Les  parties  heureuses  et  bien  venues  de  cet  ouvrage, 
improvisé  en  quinze  jours,  constituent  la  paît  de  col- 
laboration anonyme  de  Gondinet,  et  les  gens  du  mé- 
tier y  reconnaîtront  son  expérience,  son  esprit  de 
ressources  et  sa  fantaisie.  Le  vin  de  TénérifTe  est  res- 
ponsable, du  reste.  .le  le  bois  mieux  que  je  ne  le 
supporte,  el  je  crains  fort  qu'il  y  paraisse. 


DEUX    PREMIERES    EN    QUATRE   JOURS 


II 


FLORE    DE    FRILEUSE 

Drame  en  trois  actes,  en  prose,  représenté  (repré- 
sentation unique)  au  théâtre  de  l'Ambigu,  le  10  dé- 
cembre 1883. 

Cette  pièce  a  été  présentée  d'abord  à  M.  Emile 
Perrin  qui  m'a  dissuadé  de  la  lire  «  dans  mon  in- 
térêt »  ! . . . 

—  Puis  à  M.  Koning,  par  l'éditeur  Paul  Ollendorft', 
aidé  et  appuyé  en  cette  aventure  par  Georges  Ohnet, 
le  triomphant  auteur  du  Maître  de  forges.  Il  con- 
vinrent tous  deux  de  n'en  pas  révéler  l'auteur  au  di- 
recteur et  lui  laissèrent  le  manuscrit  comme  l'oeuvre 
d'un  jeune  explorateur  de  la  mission  Savorgnan  de 
Brazza,  qui  n'en  faisait  pas  son  métier.  S'ils  lui  avaient 
laissé  entendre  qu'elle  était  de  Savorgnan  lui  même, 
j'avais  des  chances.  M.  Koning  fut  d'ailleurs  fort  in- 
trigué. Il  aimait  beaucoup  le  type  de  la  vieille  com- 
tesse. Mais  l'étude  lui  parut  trop  dangereuse,  et  il 
finit  par  rendre  le  rouleau  à  mes  deux  amis,  ayant 
esquivé  le  lapin. 

—  Puis  à  M.  Deslandes  par  le  comédien  Pierre 
Berton  qui  était  venu  en  entendre  lecture  chez  moi, 
s'en  était  épris  fortement  et  l'eût  créée  avec  joie. 
Lorsqu'il  emporta  le  manuscrit  pour  le  lire  lui  même 
à  son  directeur  je  lui  demandai  s'il  n'allait  pas  com 
promettre  le  crédit  que  son  originalité  d'acteur  lettré 
lui  avait  acquise. 


86  SOUVENIRS    D  UN    ENFA^TT    DE    PARIS 

«  Jeudi. 

{(  Mon  cher   Bergorat,  voici  le  texte  du  jugement 
rendu  par  Deslandes.  Surtout  n'ayez  pas  de  remords, 
vous  n'avez  pas  pu  oompromeltre  mon  crédit  sur  lui. 
Je  n'en  avais   pas.  l'événement  l'a  prouvé.  Cordiiilc 
ment  à  vous. 

«  Pierre  Berton.  » 

Ce  billet  en  contenait  un  autre,  que  voici,  et  (jui 
était  adressé  à  Berton. 

"  Paris,  le  28  avril  1884. 

«  Vous  me  demandez  mon  impression  sur  l'ouvrage 
intitulé  Le  Viol.  La  voici,  très  nette.  Je  crois  la  pièce 
injouable.  L'écrivain  distingué  qui  a  voulu  dramatiser 
celle  donnée  impossible  s'est  dépensé  en  eflbrls  sté- 
riles. Ajoutez  à  cela  que  son  inexpérience  des  choses 
du  théAlre  jette  de  la  confusion  et  de  l'obscurité  dans 
les  développements  du  sujet.  Il  a  oublié  d'éclairer 
la  lanterne  I  Compliments  afTeclueux. 

«<   Raimond  Deslandes.  » 

.\L  Worms,  de  la  Comédie-Française,  eut  aussi 
connaissance  de  Flore  de  Frileuse  et  il  me  déclara 
(lue  si  M.  Perrin  ne  s'opposait  pas  à  la  réception,  il 
voterait  pour  l'œuvre  des  deux  mains,  attendu  que 
depuis  de  longues  années  il  n'en  n'aA'ait  pas  entendu 
d'aussi  dramatique. 

Ensuite  Edmond  Gondinet  en  prit  connaissance, 
et  il    me    conseilla    de    m'appuyer   de  l'autorité   de 


DEUX    PREMIÈRES    EN    QUATRE    JOURS  87 

M.  Alexandre  Dumas  ûlsetje  Jui  soumis  mon  tra- 
vail . 

«  Mon  ciler  Bergerat. 

«  J'ai  donc  lu  votre  pièce.  C'est,  à  mon  avis,  rempli 
de  talent,  d'esprit  et  d'observation;  mais  à  partir  de 
la  scène  trois  du  dernier  acte,  ça  ne  va  plus  du  tout 
et  le  public  ne  comprendrait  plus.  C'est  de  la  psy- 
chologie quintessenciée  dont  le  théâtre  ne  s'accom- 
mode pas;  c'est  du  domaine  du  livre.  Sans  compter 
que  le  public  a  horreur  du  viol  au  théâtre.  Barrière 
a  fait  une  pièce  remarquable,  L'Outrage,  qui  n'a  ja- 
mais pu  réussir  à  cause  de  la  donnée.  La  Haine  de 
Sardou  avait  eu  le  même  sort  pour  la  même  raison 
et  je  suis  venu  me  casser  le  nez,  dans  Balsamo, 
contre  la  mèrhe  difficulté.  Cela  ne  serait  rien  cepen 
dant  et  vous  pourriez  parfaitement  réussir  là  où 
d'autres  ont  échoué,  si  vous  apportiez  à  ce  fait  brutal 
du  viol  une  solution  nouvelle. 

«  II  n'y  en  a  qu'une,  celle  que  Barrière  avait 
trouvée  :  le  violeur  tué  par  le  mari  au  pied  du  lit  où 
le  crime  avait  été  consommé  et  en  présence  de  la 
femme,  tendant  Fépée  au  mari  et  lui  disant  :  «  Tue 
le  !  ))  Mais  le  dénouement  purement  fsychologique, 
non  !  Et  le  mari  qui  reste  en  face  d'une  femme  en- 
ceinte, et  enceinte  de  qui?  —  d'un  laquais,  et  qui 
va  élever  cet  enfant  ?  Le  saint  Vincent  de  Paul  des 
cocus  !  Jamais  vous  ne  ferez  accepter  tout  cela.  (Ici 
M.  Alexandre  Dumas  se  trompe,  Gilberte  n'est  pas 
enceinte  de  Brutus  dans  la  pièce,  mais  bien  de  son 
mari  même,  et  dans  le  roman  aussi  I") 

«  Votre  comparaison  de  la  poire  dans  laquelle  le 
goujat  a   mordu  est  tellement  juste  que  vous   ne 


88  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    I>E    PARIS 

pouvez  pins  on  sorlic.  (  )m  n'a  plus  sous  les  yeux  rpiiiu 
aiif^e  souillé  j)ar  un  iji;noI)lc  larbin  et  tant  que  je 
n'aurai  pas  écrasé  ce  larbin  tlevanl  le  public,  celle 
femme  me  dégoûlera  el  ce  mari  me  fera  rire.  Si  vous 
le  failes  tuer,  vous  recommencez  la  pièce  de  Bar- 
rière avec  un  peu  plus  de  fange  dans  les  au  1res  ma- 
lières  qui  onl  participé  au  crime. 

«  Quant  à  du  talent,  il  y  en  a  énormément,  dans 
le  rôle  de  Flore  et  jusqu'au  commencement  du  troi- 
sième acte.  Je  ne  m'explique  pas  les  résistances  des 
directeurs.  A  partir  de  la  scène  trois,  je  les  ai  com- 
prises et  partagées.  Voilà  mon  o|)inion  bien  sin- 
cère, telle  que  vous  me  la  demandez  el  telle  que  je 
vous  la  dois.  A  vous. 

«  Alexandre  Dumas  fds.  » 

.le  fis  du  Viol  un  roman,  qui  parut  dans  le  Gil  Bios, 
el  qui  obtint  un  gros  succès  de  librairie  chez  Ollen- 
dortî.  Dans  une  préface  qui  précédait  ce  roman,  jof- 
frais  pour  rien  le  manuscrit  de  ma  pièce  à  celui  ou 
ceux  qui  voudraient  tenter  l'aventure  de  sa  représen- 
tation, et  j'abandonnais  la  majeure  partie  de  mes 
droits  d'auteur  à  ce  hardi  imprésario  imaginaire  et 
fabuleux. 

Il  s'en  présenta  plusieurs,  el,  par  déveine,  je  choi- 
sis le  plus  mauvais.  Kmile  Rochard,  lui,  loua  l'Am- 
bigu et  les  répétitions  commencèrent. 

Quelles  répétitions,  seigneur  !  Xous  répétions  de 
neuf  heures  du  malin  à  onze  heures,  dans  la  pou»^- 
sière,  les  bruits  de  marteaux  et  les  courants  d'aii-, 
sans  décor,  avec  un  petit  bec  de  gaz  imperceptible 
dont  s'augmentait  l'obscurité.  Nos  pauvres  artistes, 


DEUX    PREMIERES    EN    QUATRE    JOURS  89 

dévoués,  héroïques,  stoïques,  ^pleins  de  foi  et  de 
gaieté,  déployaient  un  zèle  et  une  patience  extraordi- 
naires. A  onze  heures  les  machinistes  nous  flan- 
quaient à  la  porte.  Cela  dura  quinze  jours,  c'est-à-dire 
trente  heures. 

Tout  à  coup  l'imprésario  avec  lequel  on  devait 
faire  la  tournée  de  province  déclara  qu'il  ne  voulait 
pas  payer  la  location  du  théâtre  à  Rochard,  et  que 
ce  détail  me  regardait.  Notez  que  je  lui  avais  aban- 
donné mes  droits,  ainsi  qu'il  était  écrit  dans  la  pré- 
face du  roman.  Laisser  ces  braves  gens  qui  s'érein- 
taient  depuis  quinze  jours,  sans  autre  espérance  que 
de  gagner  leur  vie  par  une  tournée,  les  laisser,  dis-je, 
le  bec  dans  Teau  et  sur  la  fatigue  gratuite  de  ces 
répétitions  abominables,  je  ne  pus  y  consentir.  Je 
montai  donc  chez  Rochard  et  je  pris  la  location  delà 
salle  à  ma  charge. 

La  première  était  pour  le  lendemain. 

On  m'avait  promis  deux  décors,  on  ne  m'en  donna 
qu'un,  de  telle  sorte  qu'avant  le  lever  du  rideau,  je 
dus  couper  des  indications  topographiques  indispen- 
sables à  la  clarté  du  drame. 

Le  souffleur  du  théâtre,  celui  qui  nous  avait  aidé 
aux  répétitions,  se  trouva  décommandé,  on  ne  sait  par 
qui.  Heureusement  ce  brave  homme  avait  l'honneur 
et  la  fierté  de  sa  profession;  il  vint  tout  de  même  et 
de  lui-même,  ne  voulant  pas  être  complice  d'uu 
égorgement. 

Je  n'en  finirais  pas  si  je  racontais  tous  les  traque- 
nards que  l'hospitalité  de  l'Ambigu  offrait  à  mes  ar- 
tistes, et  j'espère  que  Rochard  n'en  a  jamais  rien  su. 

Jusqu'à  la  fin  du  troisième  acte,  le  succès  fut  con- 
sidérable et  me  donna  gain  de  cause  contre  tous  les 


90  SOUVEMHS    I)  IN    KNFANT    DE    PARIS 

(iélraeleiHs  dr  mon  ouvrage.  Ce  fut  le  dénouemenl 
qui  t|:Ala  lalVairi'.  (>  dcnoucnuMil,  j<'  l'avais  fail  pour 
la  province  et  on  tne  le  reprocha  dans  loule  la 
presst\  Sur  la  foi  du  romau  on  s'attendait  à  une 
autre  conclusion.  l)ans  le  roman,  en  elTel,  lagrossesse 
de  Gilberte  dissipe  le  cauchemar  de  Maxime  et  l'en- 
fant emporte  la  souillure.  Je  regrette  d'autant  moins 
d'avoir  modifié  celte  solution  que  si  j'avais  donné 
l'autre  on  m'eût  d  abord  sifllé  à  outrance,  car  on 
m'attendait  là;  et  puis,  à  mon  gré,  le  dénouement 
nouveau  est,  au  point  de  vue  du  théAtre,  infiniment 
supérieur  à  celui  du  livre,  qui  lui  est  meilleur  pour 
le  livre.  L'hypothèse  du  viol,  reconnu  une  aberration 
naturelle  d'un  mari  extrêmement  épris  et  sujet  par 
métier  aux  crises  d'imagination,  pose  beaucoup  plus 
puissamment  au  public  le  problème  de  la  situation. 
Enfin  cette  hypothèse  rend  la  pièce  jouable,  et  par- 
tout, ee  (jui  est  bien  quelque  chose. 

C'est  ainsi  qu'un  Kdgar  Poe  ou  un  Holïmann  l'cus- 
.sent  présentée,  celle  situation  insoluble  qui  n'est  dé 
nouable  que  par  surprise,  à  la  scène  s'entend.  Le  ) 
viol  est  une  fatalité,  et  comme  telle  relève  de  la  tra- 
gédie. Les  fatalités  n'intéres.sent  que  parles  passions 
qu'elles  développent  chez  l'homme,  par  hi  lutte  qu'il 
soutient  contre  elles,  et  la  force  de  caractère  qu'il  y 
dépense.  Maxime  est  cet  homm<\  \  ouloir  que  sa 
femme  ait  été  réellement  violée  pour  lui  accorder  le 
droit  de  souiïrir.  c'est  une  puérilité  de  spectateui' 
daraphilhèàtre,  qui  demande  (jue  les  choses  soient 
«  arrivées  »,  c'est  une  cruauté  de  cirque. 

J'ai  pen^é  el  je  pense  encore  qu'il  est  normal  en 
art  cl  logique  de  répondre  à  un  fail  de  hasard  par  un 
autre  fait  hasardeux,  et  qu'il  m'était  permis  doppo- 


DEUX  PREMIERES  EN  QUATRE  JOURS         91 

ser  une  fortuite  à  une  autre  fortuite.  Il  m'est  indif- 
férent que  Maxime  soultYe  encore  après  le  rideau 
baissé,  si  j'ai  exprimé  de  lui  toute  sa  souffrance 
lorsque  la  toile  était  levée.  J'échappe  par  mon  dé- 
nouement à  surprise  à  l'exception  psychologique,  je 
g-énéralise,  et  la  philosophie  de  mon  œuvre  pénètre 
plus  profondément,  par  l'hypothèse  même,  dans 
l'esprit  de  ceux  qui  pensent. 


LA  NUIT  BERGAMASQUE 


Dans  la  première  nouvelle  de  la  huitième  journée 
du  Décaméron,  Boccace  conte  l'histoire  d'un  jeune 
et  honnête  Allemand  nommé  Gulfardo,  qui,  fort  épris 
d'une  dame  milanaise,  n'en  obtient  rendez-vous  que 
moyennant  finance,  au  prix  fixé  par  elle  de  deux  cents 
florins  d'or.  Réveillé  de  son  rêve  par  une  telle  véna- 
lité, il  emprunte  la  somme  à  son  mari  même,  riche 
marchand  de  la  ville,  et  acquiert  ainsi,  en  la  versant 
à  sa  femme,  ce  qu'il  ne  voulait  obtenir  que  de  son 
seul  amour.  iMais  à  l'échéance  venue  de  la  dette, 
lorsque  le  prêteur  la  lui  rappelle,  Gulfardo  feint  de 
n'y  rien  comprendre.  —  As-tu  donc  oublié  de  leffacer 
de  ton  livre,  car  il  y  a  huit  jours  au  moins  que  j'ai,  et 
ici  même,  rapporté  tes  deux  cents  florins.  Je  les  ai 
du  reste  remis  à  ton  épouse  en  personne.  Elle  est  là 
pour  te  le  dire  :  N'est-ce  pas,  madame  ?  —  Prise  au 


Ît4  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    HE    PARIS 

traquenard  de  ce  bon  tour,  la  roquette  avaricieuse 
se  voit  coulrainte,  par  le  regard  soupronnewx  du 
mari,  de  remettre  l'argent  reç-u  à  la  caisse.  Et  ce  fut 
ainsi  que  Gulfardo  eul  à  l'œil  donna  Ambrogia,  belle 
bourgeoise  de  Milan. 

De  ce  conte,  ou  plutôt  de  la  situation  quil  met  en 
œuvre  assez  sommairement,  il  me  semblait  que  l'on 
pouvait  tirer  les  éléments  d'une  de  ces  comédies  de 
répertoire,  ou,  si  l'on  veut,  de  tradition,  dont  Molière 
et  Regnard  ont  emprunté  les  thèmes,  non  seulement 
aux  conteurs  italiens,  mais  à  Boccace  lui-môme.  En 
outre,  disciple  Cervent  et  résolu  des  maîtres  du  vers 
romantique,  qui  repose  sur  la  rime  et  en  ajoute  l'at- 
trait sonore  au  comique  des  classiques  du  rire,  j'étais 
hanté  de  sacrifier  à  cette  bonne  Thalie  française, 
aussi  haute  que  loyale  en  verbe,  méconnue  des  no- 
taires dart  dramatique  et  à  peu  près  bannie  de  nos 
scènes.  Je  m'attelai  dope  résolument  à  ce  travail 
joyeux  et.  sous  les  auspices  tutélaires  des  poètes  dont 
je  relève,  j'écrivis  La  \uit  Beryamam^ue. 

Je  reconnais  qu'il  faut  être  un  peu  fou  pour  se 
payer  le  luxe  d'une  débauche  littéraire  telle  que  Ln 
.\uil  Berfjamasqixe  lorsque,  père  de  fauiille  ayant 
charge  d'âmes,  on  se  doit  tout  entier  aux  contin- 
gences immédiates  du  pain  <le  clia(|ue  jour.  Mai> 
ce  qui  était  digne  de  la  «amisole  charentonesque, 
c'était  d'en  porter  le  manuscrit  à  la  Comédie- Fran- 
çaise et  de  charger  Picard,  l'huissier  de  poile  d'Emile 
Perrin,  de  le  remettre,  avec  ma  carte,  à  ce  directeur. 
Emile  Perrin  délestait  les  poètes,  même  les  pires. 
Ce  n'était  pas  sa  faute,  la  nature  l'avait  créé  pour  ça 
visiblement,  des  pietls  à  la  tète,  (tétait  le  type  de 
ceux  qui  croient  que  «  la  forme  rimée  »  est  une  adul- 


LA    NUIT    BERGAMASOUE  95 

lération  et  comme  l'oïdium  de  la  prose.  La  seule 
paille  qu'il  voyait  dans  le  bronze  de  Molière  c'était 
ces  espèces  d'assonances  reproduites  de  douze  en 
douze  syllabes,  qui  gênaient  tant  la  diction  des 
«  parts  entières  »  de  sa  compagnie  et  gâtaient  le 
Tartuffe  comme  Le  Misanthrope.  Il  ne  se  trompait 
pas  d'ailleurs,  mais  pour  d'autres  raisons.  Le  moin- 
dre risque  que  j'encourusse  à  lui  soumettre  la  csar- 
<las  frénétique  de  tympanon  lyrique  qu'est  La  Nuit 
Bergamasque,  était  qu'il  m'en  renvoyât  le  manu- 
scrit par  deux  gendarmes.  S'il  ne  le  fit  pas,  c'est  que 
déjà  déclinant,  il  ne  résistait  plus  aux  agressions, 
mais  je  connuspar  Cadetlecoup  que  je  lui  avais  porté. 

—  Alon  cher  ami,  il  a  été  terrible.  J'entre  dans 
son  cabinet  et  je  le  vois,  comme  pris  de  rage,  mor- 
dant le  bord  de  son  bureau  directorial  et  poussant 
de  petits  cris  alternés  de  patient  qu'on  roue  en 
cadence.  Il  te  lisait.  Je  courus  à  Ini.  —  Monsieur 
Perrin,  monsieur  Perrin,  mon  cher  directeur!...  — 
Ah  I  c'est  vous,  Cadet?  Il  est  votre  ami,  je  le  sais... 
Qu'est-ce  que  je  lui  ai  fait?  Tenez,  voyez,  il  ne  dé- 
rime pas  I  L'oreille  en  crève.  C'est  le  supplice  du  cha- 
peau chinois.  J'aime  mieux  mourir,  dites-le-lui, 
mourir. 

—  Du  reste,  ajoutait  Cadet,  tu  as  eu  tort,  c'est  un 
vieillard,  et  il  nous  a  fait  gagner  beaucoup  d'argent 
par  sa  création  des  mardis.  Toute  la  bourgeoisie  a 
repris  le  chemin  du  théâtre,  comme  au  temps  de 
M.  Scribe. 

—  Et  de  M.  Thiers,  avoue  toute  ta  joie. 

—  Enfin  il  t'engage  à  t'éviter  la  lecture  au  co- 
mité, et  mon  frère  aussi,  si  tu  veux  le  savoir,  tu  sais 
pourtant  s'il  t'aime,  Coquelin  1 


96  SOUVKMRS    n  UN    ENFANT    DE    PARIS 

—  Sa  raison  ? 

—  Eh  bien,  voici.  Il  y  a  dans  la  pièce  une  sou- 
bretlc,  d'ailleurs  1res  l'arce,  mais  qui  est  mulâtresse. 
L'emploi  est  à  Jeanne  Samary. 

—  Le  rôle  esl  fait  pour  elle,  il  lui  ira  comme  de 
cire. 

—  Comme  de  cire  ;  lu  le  dis  toi-même.  Voit-il, 
m'a  fait  Coquelin,  noire  Jeanne  si  jolie,  si  fraîclie, 
s'encrassant  le  visaf2^e  au  jus  de  réglisse,  le  vois-lu, 
voyons,  dis  ? 

—  Pas  plus  que  notre  .Mounet-Sully  se  culottant 
au  jus  de  pipe  dans  Olhello.  L'acteur  avant  tout. 

—  Parbleu,  conclut  en  riant  le  Garât  des  mono- 
logues. Et  puis,  el  puis... 

—  Parle. 

—  Ta  courtisane... 

—  Eh  bien? 

—  Elle  en  est  vraiment  une,  de  courtisane,  et  ça, 
ce  n'est  pas  possible  chez  nous.  Tiens,  môme  à 
rodéon,  dans  Le  Passant ,  la  courtisane  ne  l'est  que 
d'apparence,  pour  la  blague,  mais  elle  aime,  elle 
ai-aime,  elle  ai-ai-aime  !... 

—  Écoule,  frère,  trouvai-je,  tout  peut  s'arranger 
pour  le  comité,  el  j'ai  l'habilude  des  heureuses  relou- 
ches. Prie  d'abord  Emile  Perrin  d'èlre  malade,  au 
moins  poiu-  le  jour  de  la  lecture.  Puis  j'ajoute  une 
scène  où  la  courtisane  se  confesse  el  reçoit  l'absolu- 
tion, d'avance,  de  la  noce  qu'elle  va  faire  el  qui,  par 
conséquent,  n'est  plus  un  péché,  mais  quelque  chose 
comme  une  fatalité  anli(jue  mêlée  à  un  devoir  pro- 
fessionnel de  tous  les  temps.  Au  fond  on  verra  se  des- 
siner un  cloître  dans  le  style  de  la  Madeleine,  plus 
symbolique  encore,  s'il  esl  possible,  el  alors... 


LA    NUIT    BERGAMASQUE  97 

—  Et  alors  ? 

—  Et  alors  la  mulâtresse  s'avance,  une  éponge  à 
la  main;  elle  se  décrasse  en  scène,  et  l'on  reconnaît 
Jeanne  Samary,  son  visage  frais,  ses  trente-deux 
dents  de  perle.  C'est  elle,  disent  les  mardistes,  et 
elle  est  sociétaire  ! 

—  Ouah,  ouah,  ouali,  jappa  Cadet,  qui  s'enfuit 
sans  tourner  la  tète. 

Ce  fut  pourtant  lui  qui  ra'olïrit  de  porter  La  Nuit 
Bergamasqiie  à  Porel  et  qui  la  lui  donna  en  effet 
sous  le  voile,  que  dis-je,  sous  la  cagoule  de  l'ano- 
nyme. Et  ici  se  place  l'anecdote  la  plus  amusante 
de  mon  périple  de  quarante  ans  à  travers  les  théâtres. 
Comme  je  la  tiens  de  Porel  lui-même  qui  me  la  conta 
longtemps  après,  au  Vaudeville,  pendant  les  répéti- 
tions de  Petite  Mère,  il  n'y  a  pas  à  douter  de  son 
authenticité  ni  lieu  de  croire  que  je  l'invente.  Il 
avait  été  convenu  avec  Cadet  que  je  lui  confierais 
une  copie  à  la  machine  et  sans  signature  de  la  comé- 
die boccacienne  et  qu'il  la  présenterait  comme  trouvée 
chez  son  concierge  sans  indication  ni  lettre  d'envoi. 
On  en  arrive  en  France  à  de  pareils  subterfuges  dans 
le  commerce  de  la  suprématie.  Ils  réussissent  peu 
du  reste  et  nous  en  fûmes,  Cadet  et  moi,  pour  notre 
malice  —  et  la  copie.  L'arrêt  de  Porel  fut  celui-ci. 
—  Vous  me  voyez  navré,  mon  cher  Cadet.  Pendant 
les  bons  trois  quarts  de  cette  œuvre,  infiniment  cu- 
rieuse, je  me  disais  avec  ivresse  :  Enfin  nous  tenons  le 
merle  blanc,  un  grand  poète  comique  !  Hélas,  à  la 
fin  tout  se  gâte  et  s'effondre  à  la  dernière  scène. 
Navré,  vous  dis-je,  et  tous  mes  regrets.  Je  vous 
retourne  le  rouleau. 

Un  soir  donc  au  Vaudeville,  comme  le  dé  de  la 

9 


<.i8  souvENins  n  un  enfant  de  paris 

causerie  était  tombé  sur  coite  Niiil  Bcrgamasque 
<|ui  avait  lancé  Antoine  cl  son  ThéAtrc  Libre,  Porcl 
me  révéla  le  secrcl  de  son  refus.  —  (7pst  votre  écri- 
ture, me  conla-t-il,qui,  depuis  Le  Nom  mêlait  fami- 
lière. Je  l'aurais  reconnue  entre  mille.  —  Mais  la 
copie  présentée  par  Cadet  était  à  la  machine.  —  Par- 
faitement, sauf  que,  à  la  dernière  scène,  vous  aviez 
rectifié  de  votre  main  un  vers  faussé  parle  copiste. 
11  n'y  avait  plus  à  se  méprendre,  la  rature  vous  dé- 
masquait. On  ne  saurait  songer  à  tout,  n'est-ce  pas  ? 
—  Si,  fis-je,  mais  on  n'ose. 

J'avais,  tant  la  vie  nous  emporte,  oublie  mon  essai 
de  vers  comique,  et,  Mazeppa  de  la  copie  li<^oté  au 
cheval,  je  m'enfonçais  dans  les  steppes  journalisti- 
4|ues,  lorsque  je  liai  connaissance  avec  Edmond  don- 
(iinel,  l'un  des  hommes  les  plus  bienveillants  cpi'il 
m'ait  été  donné  de  rencontrer  en  ce  monde.  Je  ne 
sais  qui  l'avait  mis  an  fait  de  ma  nouvelle  mésaven- 
ture, et  peuL-étre  était-ce  Cadet  lui-même.  Toujours 
est-il  qu'un  matin,  deux  messieurs,  l'un  ^ras  et  l'autre 
maigre,  se  firent  annoncer  dans  mes  lambris.  J'avai*^ 
lu  sur  leurs  caries  :  Briet  et  Delcroix,  directeurs  du 
théâtre  du  Palais-Hoyal.—  Vous  devez-vous  tromper, 
saluai-je,  je  suis  l'auteur  de  Le  Nom.  —  Ils  me  jtu'è- 
rent  qu'ils  en  étaient  pertinemment  instruits  et 
<pi"ayant  appris  d'Edmond  (iondinel  que  Caliban  et 
moi  étions  le  même  homme,  ils  venaient,  de  sa  part, 
me  demanderunepièce<'n  vers  qui,  seule,  assuraient- 
ils,  pouvait  sauver  leur  inalheui'cu.v  théâtre  el  le 
désenguignonner.  —  La  charge  était  de  haute  fumis- 
terie. Désenguignonner  un  théAlre  par  une  pièce  en 
vers,  cela  ne  devait  se  voir  que  longtem[»s  plus  tard, 
à  la  Porte-Saint-Marlin,  mais  le  Palais-Royal,  cela 


L-V    NUIT    BERGAMASOUE  <»!» 

ne  se  rêvait  même  pas.  Or  ils  étaient  graves.  Qu'est- 
ce  que  le  bon  Gondinet  avait  bien  pu  leur  dire  de  La 
Xiiit  Bergamasque,  que  d'ailleurs  il  ne  connaissait 
mie  ?  Je  crus  deviner  à  leurs  propos  qu'il  avait  mis  en 
jeu  quelque  vaticination  somnambulique.  Rien  de 
crédule  comme  les  joueurs  du  théâtre  et,  en  fait  de 
bonté,  Edmond  Gondinet  était  capable  de  tout,  il 
aurait  lait  tourner  les  tables  lui-même  !  —  Soit  donc, 
messieurs,  et  à  votre  service,  mais  le  manuscrit  est 
resté  aux  mains  d'Emile  Perrin  ou  plutôt  de  Jules 
Claretie,  son  successeur.  J'irai  le  reprendre  aujour- 
d'hui même  et  vous  le  porter  à  votre  cabinet.  — 
11  n'y  a  qu'à  suivre  la  galerie  Montpensier,  dit 
Briet.  —  C'est  l'affaii-e  de  quatre  minutes,  fit  Del- 
croix. 

Picard  retrouva  aisément  le  rouleau  sur  la  table 
de  Jules  Clarelie,  il  y  était  demeuré  grand  ouvert 
depuis  le  trépas  de  son  prédécesseur  et  comme  s'il 
témoignait  d'y  avoir  contribué.  Je  n'eus  que  la  peine 
de  le  fourrer  dans  ma  poche  lorsque,  à  mon  passage 
devant  sa  loge,  le  père  Bret,  concierge  de  Molière, 
me  héla  pour  me  tendre  une  lettre,  reçue  pour  moi, 
depuis  huit  jours,  et  qu'il  était  ravi  de  me  remettre 
lui-même.  Elle  venait  du  théâtre  de  la  Renaissance 
et  émanait  de  ce  Fernand  Samuel,  l'Antoine  d'avant 
la  lettre  et  l'Anti-Porel  du  temps,  dont  je  vous  ai 
déjà  parlé  à  propos  de  La  Parisienne  d'Henry  Bec- 
que.  Fernand  Samuel  très  lettré,  très  malin  et  fort 
paresseux,  avait  adopté  pour  critérium  de  la  valeur 
marchande  des  pièces  le  simple  refus  des  dites  pièces 
par  ses  confrères  en  direction.  —  Ça  m'évite  de  les 
lire,  disait-il,  elles  sont  bonnes  d'avance  de  ce  fait 
et  par  ce  signe.  Il  me  réclamait  La  Nuit  Bergamas- 


1(X)  SOUVENIRS    D  UN    EMANT    DE    PARIS 

que  h  vue  (le  nez,  avec  confiance.  J'enlilai  la  venelle 
de  la  galeri»»  Monlpensier  à  reliure  jxMjilexe  de  l'Ane 
de  Biu'idan,  et  m'en  fus  d'abord  montrer  la  lellre  à 
Briet  et  à  Delcroix.  Ils  tablèrent  sur  leur  dioil  d'au- 
lériorité  et  exigèrent  le  dépôt  du  manuscrit  poui- 
vingl-ciuatre  heures  au  cours  desquelles,  pour  gagner 
du  temps,  l'un  lirait  les  vers  à  rimes  masculines,  et 
le  second  celles  de  l'autre  sexe.  Et  je  courus  à  la 
Renaissance  m'excuser  du  retard  de  ma  réponse 
dont  le  père  Briet  était  seul  responsable.  F'ernand 
Samuel  ne  m'attendait  plus,  mais  dès  que  je  l'eus 
avisé  de  la  visite  de  ceux  de  la  Montansier.  —  Avez- 
vous  traité  avec  eux,  interrogea-l-il?  —  Non,  pas 
encore.  — Alors,  fit-il,  c'est  bien  simple,  et  saisissant 
sa  plume,  il  me  signa  réception  de  l'ouvrage. 


II 

HISTOIRE  D'UNE  INDEMNITÉ 
FORFAITAIBE 


Or  il  ne  m'eut  pas  plus  loi  signé  a  réception  de 
la  pièce  sur  le  bulletin  officiel  de  la  Société  des  Au- 
teurs Dramatiques  que  le  besoin  immense,  fou,  et 
professionnel  de  ne  pas  la  jouer  s'empara  de  lui  irré- 
sistiblement. Ce  n'était  pas  sa  faute  et  jamais  je  ne 
lui  en  ai  gardé  la  moindre  rancune,  car  ici  ce  sont 
les  dieux  qui  ordonnent.  Il  n'y  a  pas  d'exemple  de- 
puis Thespis,  l'aïeul,  qu'un  directeur-né,  et  digne  de 
ce  nom,  non  seulement  ait  reçu  une  pièce,  quelle 
qu'elle  fût,  pour  la  jouer,  mais  qu'il  ait  joué  la  pièce 
librement  et  volontairement  reçue,  bonne  ou  mau- 
vaise, n'importe,  et  prévariqué  de  la  sorte  la  loi  abso- 
lument éternelle  qui  fixe  sa  destinée  sur  la  terre.  Et 
c'est  bien  simple  à  comprendre.  S'il  la  recevait  pour 
la  jouer,  à  quoi  lui  servirait  de  la  recevoir  et  par 
conséquent  d'avoir  pu  la  refuser?  Et  s'il  la  jouait 
pour  l'avoir  reçue,  par  où  démontrerait-il  qu'il  est 

9. 


1U2  SOLVKMUS    U  U.N    i:.M  A.M     Di;    l'AHlS 

niarqu(''  de  toute  éternité  tlu  sceau  de  la  direction? 
L  ne  pièce  reçue  et  jouée  est  un  phénomène  sans 
exemple  connu,  la  quadrature  du  cercle  du  monde 
dramaticjue,  l'impossible,  l'irréel  el  le  rêvé  !  Tout 
au  plus  peut-on  imaj^iner  qu'à  la  centième  représen- 
tation la  pièce  se  pare  d'en  ne  sait  quelle  réception 
rétroactive  et  conventionnelle  où  le  directeur  n'est 
pour  rien  et  dont  il  peut  toujours  se  laver  les  mains 
en  arguant  d'une  surprise.  J'en  sais  des  cas  doulou- 
reux. J'en  ai  connu  un  qui,  enrichi  d'un  million  par 
un  ouvrage  indcsaffichable,  ne  se  consolait  pas  de 
s'y  être  laissé  prendre.  —  C'est  le  déshonneur  di- 
ma  carrière,  gémissail-il. 

Du  reste  il  en  est  mort. 

Mon  vieil  ami  Fernand  Samuel  vous  dirait  lui- 
môme  qu'en  me  signant  le  bulletin  de  La  iXuil 
Bergamasque,  il  avait  succombé,  par  sympathie 
(>eut-èlre,  à  un  accès  d'aberration  mentale  identique 
à  ceux  que  l'ébriété  détermine.  Peut-être  aussi  dési- 
rait-il embêter  Briet  et  Delcroix,  ses  confrères,  avec 
qui  il  était  en  ra|)porls  excellents.  C'est  Ui  seule  chance 
qu  un  auteur  ait  au  théâtre.  L'embètemeut  où  un  di- 
recteur espère  plonger  un  autre  tlirecteur  est  le  cri- 
térium, de  la  vocation  d'aboid,  et  du  flair  ensuite  qui 
la  caractérise.  Je  suis  assez  modeste  pour  p<'nser  ({ue 
je  ne  dus  qu'à  cet  autre  prurit  de  l'impresariisme  le 
bénéfice  illusoire  de  ce  bulletin  de  La  Châtre,  qui 
m'a  d'ailleurs  rapporté  la  plus  grosse  somme  que  j'ai 
touchée  chez  feu  Peragallo,  soit  sept  cents  francs 
pour  deux  simples  copies,  dont  l'une  destinée  à  la 
censure  el  l'autre  au  soullleur. 

Ce  qu'il  y  a  d'extraordinaire  dans  cette  aventure 
simple,  c'est  que,  à  peine  mis  en  possession  du  ma- 


HISTOIRE    D  L>E    INDEMNITE    FORFAITAIHE  108 

luiscrit  arraché  aux  camarades  du  Palais-Royal,  ce 
pince-sans-rire  de  Samuel  s'était  mis  frénétiquement 
à  en  commander  les  décors,  les  costumes,  les  acces- 
soires et  à  distribuer  les  rôles  à  mains  pleines.  — 
On  doit  bien  cela  à  Boccace,  me  souriait-il  sous  le 
lorgnon,  car  il  est  fort  bon  lettré  eu  outre,  et  pourrait 
parfaitement,  s'il  voulait,  décider  de  la  valeur  litté- 
raire des  meilleures  comédies,  anciennes  ou  mo- 
dernes. Je  me  rappelle  que,  sans  même  avoir  lu  la 
mienne,  il  télégraphia  au  Caire  pour  retenir  à  prix  d'or 
la  comédienne  qui,  seule,  pouvait  créer  le  rôle  de  la 
courtisane.  Il  n'en  voulait  point  d'autre  et  m'en  mé- 
nageait la  surprise.  Puis  d'un  bond,  il  s'élança  au  té- 
léphone. —  AUo,  allô  !  C'est  vous,  ma  chère  Réjane  1 
Venez  vite  à  la  Renaissance.  C'est  Fernand.  Samuel 
qui  vous  parle.  Un  rôle  magnifique,  quoiqu'en  vers. 
Ça  ne  vous  fait  rien,  à  vous,  n'est-ce  pas,  de  vous 
passer  le  nez  au  jus  de  pipe  ?  Une  négresse,  non.  mais 
une  créole.  L'auteur  est  dans  mon  bureau,  il  vous 
expliquera  sa  pensée. 

Puis,  sans  me  laisser  le  temps  de  m'étonner  :  — 
Quant  à  l'avare  shalvcspearien  de  la  pièce,  vous  avez 
carte  blanche,  courez  chez  Paulin-Ménier.  Il  demeure 
à  cent  pas  d'ici,  boulevard  Beaumarchais.  Il  est  cher, 
mais  pour  une  création  en  vers,  il  diminuera  son 
cachet.  Hein,  Paulin-Ménier,  scandant  l'alexandrin, 
c'est  un  clou  ça  I  Vite,  ne  lanternez  point,  voilà 
l'heure  de  l'absinthe  et  il  ne  la  manquerait  pas  pour 
du  Molière  ! 

Si  poète  qu'on  soit,  on  a  des  éclaircies.  L'idée  de 
la  diction  de  Paulin-Ménier  dans  l'hexamètre  dépas- 
sait l'altitude  des  plus  hauts  paradoxes,  et  elle  me 
rappela  au  sentiment  des  contingences  moyennes. 


104  SOUVENIRS    I)  UN    ENFANT    DE    PARIS 

Le  gai  Fernand  Samuel  s'olFrait  ma  poire,  mali^ré 
lui,  je  le  jure,  mais  il  se  TolTrail,  nagelli'  par  la 
force  occulte  qui  les  mène  et  les  doue.  Jouer  La 
Nuit  Bergamasrjue,  est-ce  qu'il  le  pouvait,  puis(ju'il 
en  avait  dénoncé  la  réception,  fatalement,  en  aveugle, 
du  destin,  au  siège  social  de  notre  corporation  ?  11 
en  serait  mort,  comme  l'autre,  le  millionnaire  récal- 
citrant, foudroyé  par  son  ananké  directoriale,  proie 
de  la  justice  immanente.  Je  ne  voulais  pas  que  la  jus- 
lice  immanàt  sui-  l'homme  charmant  à  (|ui  l'on  devait 
La  Parisienne,  d'ileni'y  Becque. 

Aussi  me  fit-il  envoyer  vainement  quelques  bulle- 
tins de  répétitions  dont  je  conjurai  le  maléfice  par 
une  absence  assidue.  Parfois,  le  soir,  enveloppé  du 
manteau  crépusculaire,  je  m'asseyais  à  la  terrasse 
déserte  du  café  Fronlin,  et  j'y  guettais  le  passage  de 
(Jeorges  Feydeau,  alors  secrétaire  de  la  Renaissance 
et  qui,  à  cinq  heures  sonnant,  avait  épuisé  ses  mille 
regrets  du  jour.  J'apprenais  de  lui  l'état  des  choses 
et  que  personne  n'était  venu,  ni  Paulin-Ménier,  ni 
Réjane,  ni  la  courtisane  idéale  du  Caire,  et  qu'en  les 
attendant,  on  répétait  à  tour  de  bras  un  fort  vaudc?- 
ville  dont  on  n'avait  pas  encore  les  trois  actes,  sus- 
pendus à  la  plume  des  trois  auteurs.  —  Est-il  reçu, 
demandais-je  pour  rire?  —  Vous  ne  le  voudriez  pas, 
vous  êtes  trop  bon  confrère.  —  Et  il  me  dépeignait 
l'activité  prodigieuse  dé|)loyée  par  son  admirable  di- 
recteur dans  la  mise  en  scène  de  ce  vaudeville  dont 
le  litre  seul,  d'ailleurs  provisoire,  était  connu  de  ses 
interprètes. 

—  Il  faut  le  voir  à  l'avanl-scène,  réglant  tout  et  le 
reste.  Sa  tête  en  fume  au-dessus  du  légendaire  cha- 
peau de  paille  sans  fond,  presque  sans  bords,  dont  il 


HISTOIRE    D  UNE    INDEMNITE    FORFAITAIRE  105 

coilïe  le  fétiche.  S'il  y  a  des  geysers  à  Panama,  il 
sont  ainsi  et  non  autrement,  pai'ole  d'honneur. 

Ce  qui,  dans  cet  enthousiasme  du  futur  auteur  de 
La  Dame  de  chez  Maxirris  pour  son  patron,  me  pa- 
raissait le  plus  touchant,  c'était  cpie,  préludant  déjà 
par  des  essais  à  sa  superbe  carrière  théâtrale,  il  ne 
parvenait  pas  à  communiquer  audit  patron  la  foi 
modeste  qu'il  y  avait  dès  cette  époque.  —  Je  t'aime 
trop,  lui  disait  Samuel,  pour  te  refuser  ta  première 
pièce  et  surtout  pour  te  la  recevoir.  C'est  parce  que 
j'y  crois  que  je  ne  veux  même  pas  la  lire.  J'ai  peur 
de  la  manquer  si  elle  est  bonne  et  de  te  la  jouer  si 
elle  est  mauvaise.  On  ne  sait  jamais  ça  d'avance.  Va 
et  reviens  avec  une  grosse  signature  commerciale,  je 
t'attendrai. 

Georges  Feydeau  suivit  le  conseil  du  reste.  Las  de 
signer  ses  mille  regrets  par  jour,  sans  compter  les 
siens,  il  cessa  de  les  sécréter,  et  un  jour,  sur  les 
boulevards,  où  tout  se  rencontre,  il  rencontra 
un  autre  directeur  de  type  différent,  voire  con- 
traire. 

Celui-ci  était  de  l'école  nihiliste  de  Nestor  Roque- 
plan.  Aux  pièces  déposées,  il  se  bornait  à  donner 
leur  numéro  de  dépôl,  comme  le  conducteur  appelle 
les  voyageurs,  sous  la  pluie,  à  l'omnibus,  et  il  les 
montait  à  leur  tour,  sans  préférence,  mais  non  pas 
au  hasard,  comme  on  voit,  quand  son  cadre  d'affiche 
devenait  libre.  Champignol  malgré  lui  dut  le  jour  à 
ce  système,  un  peu  fataliste  mais  sûr,  dont  le  philo- 
sophe du  théâtre  des  Nouveautés  plante  aujourd'hui 
les  choux  à  la  campagne. 

Et  deux  ans  passèrent,  comme  ils  passent,  ailés  de 
plomb,  avec  celte  lenteur  rapide  à  laquelle  l'état 


1 1«;  soivi:mi{s  d  un   km.vni    di    paris 

d'auleur   rern    ajoiile   le    phénoincne   de   l'obscure 
clarlc  signalée  par  riOriieille. 

Napoléon  I'  avail  le  coup  d'œil  de  l'aigle.  Nulle 
pari  ailleui-s  il  ne  la  mieux  prouvé  peul-élre  que 
dans  cet  édil  de  Moscou  où  la  (jueslion  de  larl 
dramatique  en  France  est  réglée  une  fois  pour  toutes 
en  plus  de  cent  articles  qui,  pour  être  tous  violés, 
nuit  el  jour,  n'en  sont  pas  moins  imprescriptibles. 
En  aucun  de  ces  articles  l'hypothèse  d'une  pièce 
agréée  et  non  représentée  n'est  soulevée,  môme  par 
sous-entendu,  et  le  législateur  ne  semble  pas  avoir 
eu  le  concept  d'une  telle  incohérence  artistique  et 
commerciale.  De  telle  sorte  que,  depuis  l'incendie 
du  Kremlin,  on  est  toujours  joué  à  la  Comédie-Fran- 
raise,  bien  ou  mal,  n'importe,  quelquefois  après  sa 
mort,  mais  on  l'est.  Il  suflit  de  vivre,  comme  disait 
Banville.  Aussi  l'indemnité  forfaitaire  est-elle  in- 
connue de  nom  comme  de  fait  dans  celle  École  mili- 
taire. Mais  dans  les  autres,  même  en  cet  Odéon  que  le 
tyran  n'avait  pas  prévu  ou  osé  prévoir,  l'auteur  pro- 
ducteur, lésé  par  la'  rupture,  arbitraire  ou  non,  du 
contrat  synallagmatique  qui  lui  assurait  un  déboucli<'' 
à  son  produit,  est  dédommagé  de  ce  tort,  commercial 
s'entend,  car  l'artistique  est  inappréciable.  Notre  Mu 
tuelle  y  veille.  11  y  a  chez  nous  un  tableau  des  indem 
nités  forfaitaires,  graduées  à  l'importance  des  œu- 
vres, sur  le  nombre  d'actes,  auquel  les  tribunaux 
eux-mêmes  en  réfèrent,  en  cas  de  débat  juridique. 
D'après  mes  calculs  personnels,  la  ligne  de  texte, 
avec  ou  sans  rime,  peut  rendre  à  un  auteur  moyen 
ses  vingt-cin(j  centimes,  au  bout  de  deux  ans  d'at- 
tente, ou  d'hùpilal,  réversibles  d'autant  sur  sa  veuve 
s'il  en  trépasse.  C'est  peu  au  prix  du  beurre,  mais, 


HISTOIRE    D  UNE    INDEMNITE    FORFAITAIRE  107 

à  celui  du  jus  de  cervelle,  c'est  considérable.  Il  est 
consolant  de  se  dire  qu'un  Jean  Racine,  s'il  nous  en 
repleuvait  un,  palperait,  au  tableau  de  Scribe,  pour 
une  Athatie  rentrée,  ses  jolies  deux  mille  cinq  cents 
livres,  prix  social  et  judiciaire  d'un  travail  de  dix-huit 
années,  auxquelles  s'ajoutent  les  deux  années  d'ex- 
pectative enragée  aux  ailes  de  plomb,  total  ^vingl. 
C'est  de  la  protection  pure  et  syndicaliste  comme  le 
diable. 

Je  consultai  des  camarades,  tous  indécis,  d'ailleurs, 
sur  la  valeur  défensive  de  la  compensation  indemni- 
taire. Les  uns  la  tenaient  pour  jeu  de  chandelle  et 
me  conseillaient  de  renoncer  à  la  mienne  dans  l'in- 
térêt de  mes  pièces  futures.  —  Les  directeurs, 
arguaient-ils,  se  tiennent,  comme  chenilles  en  août 
sur  l'aubépine.  Celui  que  tu  as  tapé  du  dédomma- 
gement réglementaire  fait  le  signe  maçonnique  aux 
autres,  et  ta  carrière  est  terminée  sous  le  soleil,  la 
lune  et  les  étoiles.  —  Au  contraire,  professaient  les 
autres,  ils  n'admirent  que  ceux  qui  les  prennent  aux 
bourses.  —  Et  je  flottais  dans  ce  litige.  —  Faites-le 
casquer,  me  criait  Sardou.  —  Prenez-garde,  me 
conseillait  le  vénérable  Camille  Doucet.  —  Notre 
président  a  raison,  m'écrivait  Ludovic  Halévy,  soyez 
habile.  —  Je  jouai  la  partie  à  pile  ou  face  dans  le  cabi- 
net de  Peragallo,  et  ce  fut  mon  pauvre  Samuel  qui 
écopa.  Il  s'en  tira  d'ailleurs  avec  sept  cents  francs, 
parce  que  La  Niiil  Bergamasque  n'était  qu'en  vers 
(Ah!  l'animal!),  et  nous  restâmes  les  meilleurs  amis 
du  monde.  Tu  sais,  Fernand,  je  suis  prêt  à  te  les 
rendre. 

Lorsque  le  czar  Nicolas  se  mit  à  poursuivre  les 
écrivains  libéraux  des  «  Années  Quarante  »  en  Russie, 


10f<  SOL\  ENIHS     M  UN    LNFAM"    MK    l'AKIS 

à  les  exiler,  emprisonner  el  reléguer  en  Sib«''rie,  l'un 
deux  le  poêle  ChameUof,  obtint  celle  grAce  de  de- 
meurer libreàlacoiulilion  de  ne  pas  imprimersesvers 
et  «  de  ne  i)as  les  lire  à  liaule  voix,  sauf  à  sa  mère  ». 
Mon  manuscrit  rentré  el  réintégré  dans  sa  case, 
je  me  soumis,  comme  Ghamekof,  à  l'ukase  clément 
(|ui  me  le  resliluail  de  loule  éternilé,  el  pendant  les 
douces  soirées  d'été  à  la  campagne,  je  lisais  la  \iiit 
Berfjamasque  i\  ma  femme. 


III 

AU  THÉÂTRE  LIBRE 

Je  l'ai  encore.  La  voici  : 

«  11  avril  87. 
Monsieur, 

«  Ce  que  je  vais  vous  ennuyer  !  mais  ça  ne  fait  rien, 
rintenlion  étant  bonne,  vous  m'excuserez. 

«  Avez-vous,  ces  temps  derniers,  entendu  parler 
du  Théâtre  Libre  qui  a  fait  l'objet  de  quelques  entre- 
filets? Voilà  ce  que  c'est.  Nous  sommes  une  demi- 
douzaine  de  comédiens  amateurs  —  des  employés, 
des  marchands  de  vin  même,  il  y  a  de  tout  —  qui 
jouaillons  la  comédie  dans  des  petites  sociétés  dra- 
matiques. L'idée  m'est  venue,  il  y  a  deux  mois,  de 
choisir  dans  ces  différentes  sociétés  les  éléments  les 
moins  mauvais,  d'essayer  de  donner  un  ensemble  à 
tout  cela  et  de  mettre  cette  petite  et  modeste  instal- 
lation au  service  des  jeunes. 

«  La  première  soirée  a  eu  lieu  le  mercredi  Somars, 
mais,  par  une  jolie  maladresse  de  ma  part,  on  jouait 

10 


11(1  SOUVKNIUS    n  ILN    KNFANT    DE    PARIS 

le  même  soir  Im  Gamine  oiix  Bouffes.  Donc,  pas  de 
presse.  Cepentlanl  il  y  avait  là  l-jniie  Zola,  Daiidel, 
Lapommeraye,  Henri  Foiuiuier,  Denayrou/.c,  Paul 
Alexis,  Céanl.  llenniciue  et  une  trentaine  de  conrrié- 
risles  et  tle  reporters. 

«  On  donnait  ./(/c^wes  Damour,  lin'"  par  llenni<pie 
de  la  nouvelle  de  M.  Zola  ;  Mademoiselle  Pomme, 
œuvre  posthume  de  Duranty,  arrangée  par  M.  Paul 
Alexis,  et  deux  actes  de  jeunes,  dont  l'un  :  Cn  Préfet, 
a  été  exécuté  avec  un  entrain  remarqual)!e.  Etlel»>n- 
demain  les  journalistes  cpii  avaient  assisté  à  la  re\uv- 
scntation  ont  bien  voulu  dire  que  c'était  très  intelli- 
ji^ent  et  très  littéraire.  M.  de  Lapommeraye  nous 
a  louanges,  et  M.  Denayrou/.e  m'a  Iraili''  d'acteur 
consommé  !  !  1  L'exagération  est  évidente,  mais  j'ap- 
puie sur  ces  détails  parce  qu'en  somme  ce  sont  mes 
références  près  de  vous. 

K  Eh  bien,  ce  succès  nous  a  mis  en  goût  et  voici 
le  programme  possible  de  la  seconde  soirée  que  nous 
voudrions  donner  avant  la  fin  de  la  saison  pour  (juc 
l'hiver  prochain  la  chose  fût  calée  et  installée.  Le 
Capitaine  Burle,  un  acte  tiré  par  M.  Céard  de  la 
nouvelle  de  M.  Zola,  et  un  acte  de  La  Patrie  en  dan- 
ger, de  MM.  de  (ioncourt  ;  un  acte  dun  jeune  iionime 
très  inconnu,  qui  bénéficiera  de  la  curiosité  .soulevée 
autour  des  noms  célèbres,  et...  un  acte  d'Emile 
Hergerat,  qui  doit  en  avoir  un  en  portefeuille,  œuvre 
de  jeunesse  ou  autre. 

((  Nos  soirées  ont  lieu  sur  invitations  personnelle*, 
gratuitement  bien  entendu.  Nous  sommes  donc  chez 
nous.  Pas  de  censure.  C'est  mal  joué,  mais  avec  ccm- 
viction  et  suffisamment,  puisque  Jacques  iJamour  a 
été  un  succès  énorme  et  que  nous  ne  .sommes  pas 


AU    THE.\TRE    LIBRE  111 

parvenus  à  enterrer  la  pièce.  La  salle  contient  35o  à 
'iOo  places  et  la  scène  est  aménagée  très  suffisam- 
ment . 

((  Voilà  donc  l'objet  de  cette  lettre.  .J'ai  été  navré 
ces  jours- ci  en  apprenant  que  Le  Capitaine  Fracasse 
était  en  projet  à  l'Odéon.  Gela  augmente  les  chances 
pour  que  vous  m'envoyiez  tout  bonnement  promener, 
mais  ça  ne  fait  rien,  j'ai  bon  espoir.  J'attache  une 
importance  énorme  à  cet  acte  qui  soulèverait  une 
curiosité  et  un  intérêt  réels  chez  les  lettrés  et  dans 
la  presse. 

«  Vous  devez  être  très  indulgent.  Aussi,  si  je  vous 
semble  outrecuidant  et  indiscret,  je  crois  que  vous 
m'excuserez.  Il  faut  bien  se  remuer  un  peu  pour 
faire  quelque  chose  et  vous  voudrez  bien  nous  accor- 
der cette  circonstance  atténuante  que  nous  n'avons 
ici  aucun  autre  intérêt  qu'une  préoccupation,  très 
noble  en  somme,  de  passer  nos  loisirs  d'employés  le 
moins  bêtement  possible. 

u  Encore  une  fois  pardon  de  cette  importunité  et 
veuillez  recevoir  l'assurance  de  mon  plus  entier  dé- 
vouement. 

«  A.  Antoine, 
«  ^2,  rue  de  Dunkerque.  » 

Je  ne  sais  si  je  m'abuse,  mais  il  me  semble  que 
cette  lettre,  vieille  aujourd'hui  d'un  bon  quart  de 
siècle  et  que  les  lutins  de  mon  âtre  me  replacent 
obstinément  sous  les  yeux  toutes  les  fois  que  je  mets 
un  peu  d'ordre  dans  mes  papiers,  se  revêt  aujour- 
d'hui d'un  grand  charme  rétrospectif;  aussi  est-ce  à 
ce  titre  que  j'en  livre  le  document  à  l'historiographie 
théâtrale.   Mes  lutins  ainsi  me  laisseront  tranquille. 


112  SOUVENIRS    I)  UN    ENFANT    DK    PAHIS 

Cehii  qui  me  récrivait  au  printemps  de  1887  est 
peul-élre  à  notre  époque  la  figure  la  plus  originale 
de  notre  monde dramaLi(iue.  Dans  col  Odéon,  enlevé 
à  la  force  des  poignets,  par  escalade  et  la  hache  aux 
dents,  où  il  règne  moitié  comme  Milon  dans  (Irolone 
et  moitié  comme  Denys  dans  Syracuse,  il  incarne  le 
type  énergique,  et  toujours  vainqueur,  du  volontaire 
devenu  si  rare  en  nos  sociétés  de  fatalistes.  André 
Antoine  est  l'homme  d'une  idée,  d'une  seule,  sans 
plus,  mais  dont  rien  ne  l'a  fait  démordre.  II  a  marché 
droit  sur  elle,  son  araignée  au  plafond,  écartant  ou 
enjambant  les  obstacles,  pendu  à  l'étoile.  Il  voulait 
l'Odéon. 

Avoir  l'Odéon  —  ne  pas  l'avoir  —  dilemme  ignoré 
d'Hamlet  !  Il  l'a  eu.  11  en  jouit.  Broumm  1 

A  la  vérité,  rien  de  moins  difficile  sans  être  sor- 
cier, que  de  deviner,  à  sa  lettre,  ce  qu'il  désirait  de 
moi  et  que  la  pièce  demandée  n'était  que  le  prétexte 
d'une  manœuvre  où  l'auteur  devait  lui  acquérir  le 
journaliste.  Je  ne  serais  pas  de  Paris  si  je  m'y  étais 
mépris.  Les  écrivains  dont  les  œuvres  composaient 
son  premier  programme  étaient  d'une  Kcole  dont  je 
ne  relevais  guère  et,  s'il  le.^  aimait,  il  se  trompait  de 
porte  en  sonnant  à  la  mienne.  Or  il  les  aimait  entre 
tous.  Son  Sinai  lliimboyait  de  Médaii.  qui  est  en 
Seine-et-Oise.  Il  vint  donc  me  voir  sur  l'invite  que 
je  lui  en  fis  et  au  bout  de  cent  mots  je  sus  à  qui 
j'avais  affaire.  Ce  petit  homme  aux  manières  lourdes, 
à  la  tôle  carrée  de  Breton,  où  deux  yeux  de  vision- 
naire relevaient  le  dessin  brutal  de  la  bouche,  était, 
à  n'en  pas  douter,  de  ceux  qui  disent  quelque  chose 
et  sont  quelqu'un,  ll^s'élait  fait  escorter  d'un  cama- 
rade, grand  escogritîc  sec  et  roux,  qu'il  me  présenta 


AU    THEATRE    LIBRE  113 

SOUS  le  nom  de  Mévisto,  dont  le  rôle  en  celle  visite 
était,  je  pense,  de  flanquer  sori  chef  de  fde.  Les  gens 
d'initiative  et  les  jolies  femmes  aiment  à  être  accom- 
pagnés d'un  double,  comme  s'ils  avaient  peur  d'être 
tournés. 

Lorsque  Antoine  eut  achevé  son  boniment,  para- 
phrase de  sa  lettre  :  —  Cher  monsieur,  lui  dis-je, 
vous  me  voyez  infiniment  flatté  de  votre  démarche 
et  c'est  surtout  Galiban  qui  vous  en  remercie.  Je  le 
mets  à  votre  service,  car  pour  ce  qui  est  de  l'auteur 
dramatique  qu'il  cache  et  même  refoule,  outre  qu'il 
brûle  ses  feux  sur  d'autres  autels  que  les  vôtres,  il 
n'a  pas  en  ses  tiroirs  les  plus  profonds  la  petite  pièce 
dont  vous  avez  besoin  pour  votre  deuxième  afiiche 
du  Théâtre  Libre.  De  mon  état,  je  suis  surtout 
poète;  à  ne  vous  rien  celer,  j'aune  de  la  rime  en 
chambre. 

—  Filons  !  fît  Mévisto,  qui  se  dressa  tout  pâle  et 
saisit  son  chef  par  le  bras. 

Mais  il  ne  l'entraîna  pas  encore.  Les  regards 
d'Antoine  dardaient  à  travers  les  murs,  le  temps, 
l'espace,  fixes,  il  voyait  l'Odéon  ! 

—  En  avez-vous  au  moins  une  en  vers  ?  me  de- 
manda-l-il  d'une  voix  comme  lointaine. 

—  Oui,  en  trois  actes,  prenez  garde. 

—  Allons-y, 

Pour  imaginer  le  ton  et  le  geste  de  cet  :  Allons-y, 
il  faut  se  représenter  Got  passant  le  Rubicon,  et  ce 
n'est  pas  commode. 

Antoine  n'a  jamais  prisé  la  forme  versifiée  qui,  à 
rOdéon,  est  maîtresse.  Il  s'y  bute  d'instinct  et  par 
éducation  à  la  fois.  Son  intelligence  littéraire,  qui 
est  très  vive,  s'obnubile  devant  le  rythme  et  défaut 

10. 


111  SOLVKMIIS    I)  L  .\    E.MA.M"    UK    I'.\l(l> 

aux  consonaïu-os.  Il  croil  à  un  J(mi  de  mandarin  en 
goguette  ou  tout  eoninie,  et  il  faut  hii'ii  reconnaître 
que,  vue  sous  cet  angle.  La  \iiit  JJerf/(/ni<ist/ii('  ne 
pouvait  lui  sonner  que  les  grelots  d'un  clia|)eau  chi- 
nois enragé  et  secoué  par  la  lenipète.  Car  ce  lui  La 
Xuil  Bcrgamasque  que  je  lui  rerais,  qu'il  prit,  monta, 
joua  lui-môme  —  et  qui  décida  de  sa  fortune.  Ilabenl 
sua  fiitd  libelli. 

On  a  conté  maintes  fois,  et  il  les  a  contées  lui- 
même,  les  péripéties  scarroniques  et  ragotinesques 
«pii  préludèrent  à  cette  deuxième  soirée  du  ?*o  mai 
1887,  comment  nous  nous  retrouvions  à  neuf  heures 
du  soir  dans  des  sous-sols  de  brasserie,  des  loges 
vides  de  concierge,  ou  des  magasins  de  couturière, 
pour  répéter  Lrt  Xuil  Bergamasqiie,  et  remhallement 
de  ces  comédiens  de  rencontre  pour  leur  directeur, 
leur  auteur  et  l'ouvrage.  Antoine  les  électrisait  par 
son  don  d'organisation  et  de  commandement.  Ils  en 
oubliaient  le  dîner,  ou  plutôt  de  n'avoir  pas  dîné, 
quelques-uns  pour  raison  majeure,  et  tombaient 
éreintés  entre  les  répliques  sur  les  marches  d'esca- 
lier, nos  seuls  sièges.  A  minuit,  je  prenais  prétexte 
de  mou  propre  aUamement  pour  les  réunir  autour 
d'une  choucroute  arrosée  de  bière  qui  était  le  seul 
salaire  de  leur  laideur  désintéressé.  Ils  étaient  si  heu- 
reux de  créer  des  rôles,  de  dire  des  vers  qui  n'avaient 
été  dits  par  personne,  et  ils  les  disnient  si  vertueu- 
sement mal,  (jue  les  larmes  m'en  i)erlaienl  aux  cils. 
—  Etes-vous  content.'  me  demandait  Antoine.  —  Si 
je  l'étais  1  Comme  Shakespeare  lui-même. 

El  le  lendemain  je  trouvais  dans  ma  boite  l'indi- 
cation du  nouveau  local  de  la  répétition  errante,  une 
boutique  vacante,  une  cave  obligeamment  prêtée,  un 


AU    THEATRE    LIBRE  115 

hangar  dans  un  chantier  de  bois,  une  remise  de  voi- 
lurier  en  failhte,  car  il  n'\  avait'  pas  un  sou  à  dé- 
penser à  hi  location  d'un  plaleau,  et  le  propriétaire 
de  la  grange  où  devait  avoir  lieu  la  première  — 
d'ailleurs  unique  —  n'avait  consenti  à  la  louer  que 
pour  un  jour,  celui  même  de  cette  «  unique  x. 

Quant  aux  costumes  italiens  du  quinzième,  il 
était  stipulé  par  Antoine  que  chaque  interprète  devait 
se  composer  le  sien  lui-même,  de  soniîl  et  de  ses  ai- 
guilles, queTexactitude  historique  y  était  obligatoire 
sous  peine  d'amende  honoraire,  et  que  la  direction 
ne  chargeait  ses  actionnaires  que  des  accessoires,  le 
décor  étant,  d'accord  avec  l'auteur,  d'un  cai'actère 
nettement  idéaliste  et  par  conséquent  indéterminé. 

11  y  a  des  gens  qui  admirent  le  passage  du  Pont 
d'Arcole  !  Pendant  trois  semaines,  André  Antoine  le 
passa  tous  les  jours,  vous  dis-je,  avec  un"  peu  de 
Bérézina,  pour  suivre  l'image,  et  quand  le  rideau  se 
leva  sur  La  Nuit  Bergamasque,]e  croyais  en  lui.  Les 
dieux  nous  avaient  envoyé  l'homme  de  l'Odéon  sur 
la  terre. 

Ce  que  fut  celte  première,  au  fond  du  passage  de 
l'Elysée  des  Beaux-Arts,  les  journaux  de  l'époque 
peuvent  en  témoigner  et  je  n'ai  pas  à  le  dire.  Mes 
chroniques  de  Caliban  au  Figaro  battaient  alors  le 
plein  de  leur  réussite  et  Antoine  s'était  montré  bon 
stratège  en  escomptant  l'effet  de  leur  signature  sur  le 
public  parisien.  Toute  la  presse  grande  et  petite,  cri- 
tiques, gens  de  théâtre,  boulevardiers  et  artistes  des 
quatre-z-arts,  se  trouvèrent,  en  riant,  à  leur  poste, 
et  nous  firent  un  «  mardi  »  de  la  Comédie-Françaisa. 
J'ai  trouvé  dans  les  Mémoires  de  Got  le  souvenir  de 
la  soirée  à  laquelle  il  assista  —  je  le  vois  encore  — 


116  SOUVEMUS    I)  UN    ENFANT    DR    l'AUlS 

entre  Reyer  ol  Puvi!5  de  Ghavannes,  cl  (\uv  |)résida. 
scoplre  en  main,  le  ministre  de  l'inslruclion  Pu- 
blicjue,  Edouard  Lockroy,  «  pour  \'ict()r  Hugo  em- 
pêché »,  me  disait-il  avec  la  politesse  des  Cours.  Je 
la  lui  rendis  de  la  manière  qu'il  aime,  car  il  est  homme 
d'infiniment  d'esprit  et  n'a  pas  la  Hépubli(|ue  bé- 
gueule et  puritaine.  A  la  sortie,  lorsque  les  specta- 
teurs vidaient  la  salle,  je  retins  Lockroy  dans  sa  loge. 

—  Sortons  les  derniers,  fis-je,  je  vous  dirai  pourcpioi. 

—  El  quand  nous  fûmes  seuls  dans  le  couloir,  je 
l'arrêtai  devant  un  petit  éorileau  de  service  où  on 
lisait,  de  l'écriture  sacrée  du  propriétaire  :  d  Le 
dernier  est  prié  d'éteindre  le  gaz.  »  —  Passez  donc 
devant,  dit  le  ministre,  et  il  tourna  la  clé  du  com- 
pteur. 

Le  lendemain  Antoine  était  célèbre,  —  pour  une 
pièce  eu  vers,  eût  dit  Banville,  en  vers,  cher  ami,  en 
vers  !  Et  pourtant  il  ne  les  aime  pas  davantage, 
même  à  l'Odéon,  qu'à  cette  époque. 


IV 


PRÉFACE  DE  «  LA  NUIT  BERGAMASOUE  » 


Voici  la  préface  —  manifeste  de  la  première  édi- 
tion de  La  Nuit  Bergamasqiie.  Comme  elle  n'a  pas  été 
reproduite,  peut-être  plaira-t-il  à  quelques-uns  de  la 
retrouver  ici.  Les  autres  n'auront  que  douze  pages  à 
passer  dans  ce  livre. 


La  Nuit  Bergamasque  n'a  d'autre  prétention  que 
celle  d'être  un  essai  de  vers  comique  en  plein  dix-neu- 
vième siècle.  Car  le  glorieux  dix-neuvième  siècle  a 
de  tout,  mais  il  n'a  pas  de  «  vers  comique  ». 

Aux  yeux  d'une  infinité  de  gens,  dits  sensés,  cette 
lacune  est  sans  importance  :  le  «  vers  comique  » 
ne  leur  paraît  pas  un  objet  de  nécessité  première, 
enfin  ils  s'en  passent  apparemment.  Mais  en  réalité 
nous  nous  mourons  tous  de  la  disparition  de  ce  pain 
intellectuel  que  personne  ne  boulange  plus.  La  perte 


Ut)  SOUVENUIS    I)  UN    KMA.NT    Dlv    PAHIS 

du  i(  vers  comique  »  entraîne  eneHel  celle  de  la  Poésie 
comique,  et  le  siècle  déptturvu  de  Poésie  comique  est 
un  fichu  siècle,  un  siècle  où  l'on  s'ennuie,  un  siècle 
à  coucher  dehors  —  le  ncMre. 

Or,  dans  l'impossibilité  à  laquelhî  on  est  réduit  d(^ 
s'évader  hors  de  ce  siècle  de  misère  sans  tomber  pré- 
mal  urémcnt  à  une  éternité  (|ui,  pour  mon  comple, 
ne  me  tlitricn  de  bon  (et  vous?),  et  désin^ux  cepen 
dant  de  savoir  comment  nos  aïeux  riaient  là  où  nous 
ne  rions  plus,  on  en  arrive  à  agir  avec  son  temps  et 
ses  contemporains  comme  si  ces  contemporains 
n'étaient  pas  les  vôtres  ;  ce  temps  est  le  temps  où 
l'on  vil,  el  où  l'on  se  prociiic  l'illusion  d'écrire />c/ 
.\iiil  /jerijamastjue . 

Illusion  bien  gratuite  et  complète!  Jamais,  je  n'ai 
eu  l'idée,  l'espoir,  le  soup<^on  même  que  cet  ou- 
vrage dùtvoii'  les  trente-six  chandelles  de  la  rampe. 
Je  n'imaginais  même  pas  qu'il  pût  être  publié.  En  le 
composant,  il  y  a  trois  automnes,  sur  ma  {)etite  grève 
bretonne,  je  m'abandcjunais  aux  délices  de  l'inédit 
irrévocable,  aux  voluptés  exquises  du  posthume  vo- 
lontaire. Ceux  qui  cherchent  des  sensations  raffinées 
ont  lort  de  négliger  celle-là.  Aucune  jouis.sance  n'est 
comparable  à  celte  certitud.c,  où  l'on  s'ancre,  de 
n'ètreni  lu.  ni  entendu,  ni  représenté,  ni  édité,  ni  jugé, 
d'éviter  le  public  et  la  critique,  et  de  travailler  pour 
un  roi  de  Prusse  dont  le  Berlin  n'esl  pas  dans  ce 
monde.  Oh  !  l'iuoublijilih'  bon  iimi-;  do  nirvana  lit- 
téraire ! 

H(;las  1  ils  sont  venus  reux  qui  ne  devaient  pas 
venir.  Toul  est  lini  !  La  \uil  Ilcif/nmasque  éditée! 
que  dis-je!''  représentée  !  !  !  D'autres  (jue  moi  connaî- 
Iroiit  le  sinistre  r^^nobarbe.  son  jardin  de  citrouilles, 


PRIÎFACE    DE    «    L.V    NUIT    BERGAMASOUE    -  lli» 

sa  turque  de  femme,  courtisane  invraisemblable  qui 
se  donne  pour  de  l'argent,  non  pour  une  romance,  et 
n'épargne  point  les  jeunes  guitaristes,  au  contraire  ! 
Tu  sors  du  néant,  Florinella,  négresse  sans  con- 
science, et  toi,  reître  sans  mesure,  vrai  spadassin  des 
rimes  milliardaires,  qui  parles  une  langue  sans  date, 
dépravée,  résolument  anachronique,  où  l'argot  mo- 
derne se  pare  des  tournures  classiques,  désorganise 
la  chronologie  des  vocables  et  fait  une  omelette  af- 
freuse de  tous  les  styles  nés  ou  à  naître.  Vous  êtes 
réalisés,  Bruno  et  Myrio,  couple  de  vrais  farceurs,  ou- 
tranciers  de  la  charge,  dont  aucune  police  humaine 
—  et  même  divine  peut-être!  —  ne  tolérerait  l'exis- 
tence ni  les  conceptions.  Or  çà  !  de  quel  droit  vivez- 
vous?  \"ous  sortez  des  nimbes  pour  me  déshonorer. 
Je  ne  vous  fis  pas  présentables.  Je  ne  vous  avoue  pas 
le  moins  du  monde.  Vous  êtes  bâtis  hors  des  règles, 
en  dépit  du  sens  commun,  à  lencontre  de  tout  ce  que 
l'on  admire,  pour  le  plaisir  caricatural  de  modeler 
dans  l'impossible.  Vous  êtes  le  rêve  d'un  Caliban. 
Voulez-vous  bien  rentrer  dans  votre  boîte,, fantoches 
en  ribotte  !  Fermez,  fermez  vite  le  guignol  des  man- 
dragores, car  la  ciitique  a  peur,  la  critique  s'éva- 
nouit. 

La  Xuit  Bergamasque  ne  fut  j)ar  moi  composée  ni 
pour  plaire  à  la  critique  ni  même  pour  lui  déplaire. 
Je  n'ai  point  pensé  à  elle,  voilà  ce  qu'il  y  a  à  dire. 
On  sait,  n'est-ce  pas,  que  je  ne  regarde  pas  à  la  ta- 
quiner. Mais  cette  fois,  non.  La  Xuit  Bermagasqiie, 
telle  que  la  voici,  avec  sa  folie  de  rimes,  de  concept, 
de  personnages  hyperboliques,  ses  détonations  de 
couleur  locale,  de  vraisemblance  et  son  style  omni- 
séculaire,  est  le  produit  d'une  esthétique  qui  m'est 


120  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PAKIS 

propre,  qui  me  rend  heureux,  et  que  je  ne  ferai  pas 
(Jeux  pas  pour  imposer  aux  autres.  Puisque  de 
braves  gens  croient  devoir  soumettre  ce  produit  de- 
vant le  public,  je  les  suis  dans  leur  aventure.  Et 
comme  ils  me  demandent  encore  un  exposé  de  prin- 
cipes par  où  ceux  qui  veulent  me  comprendre  pour- 
ront se  raccrocher,  je  risque  l'exposé  de  prin- 
cipes. 


D'abord,  et  sur  toul  autre  point,  La  Nuit  Berga- 
masque  est  une  recherche  de  «  vers  comique  ». 

Le  «  vers  comique  »,  qui  n'a  pas  dit  son  dernier 
mot  avec  Régna rd,  n'a  plus  parlé  cependant,  depuis 
cet  auteur,  au  théâtre.  Au  moins  il  n'a  plus  parlé  en 
maître.  Il  s'est  elTacé  devant  la  prose  et  devant  le  vers 
tragique.  Soit  que  les  mœurs  l'aient  voulu  ainsi  ^et 
je  n'en  crois  rien),  soit  que  la  veine  fût  tarie  à  celte 
source  poétique  du  génie  français  (et  je  ne  le  crois 
pas  davantage),  le  Romantisme  n'a  point  suscité 
d'héritiers  à  Regnard.  Le  drame,  formule  nouvelle, 
en  qui  et  par  qui  devaient  s'unir  et  se  fondre  les  deux 
forces  opposées  d'expression  scénique,  le  Rire  et  les 
Larmes,  semble  avoir  été  tout  de  suite  insuffisant  ;'i 
réaliser  son  progiamme.  Le  drame  chez  V^iclor  Hugo 
penche  beaucoup  plus  (presque  tout  entier)  vers  la 
tragédie  que  vers  la  comédie.  L'équilibre  des  deux 
forces  n'y  est  point  observé.  Eschyle  y  mange  la  paît 
d'Aristophane.  Est-ce  donc  que  le  problème  soit  ir- 
réalisable ?   Pour  les  auteurs,    non.    Mais    pour  le 


PREFACE    DE    ((     LA    NUIT    BERGAMASQUE    »  121 

public  français,  peut-être.  Nous  avons  Tame  classi- 
que, comme  nous  l'avons  monarchique  et  chrétienne. 
On  ne  saurait  avancer  sérieusement  que  le  poète  des 
Châtiments  fût  insuffisant  à  la  besogne  :  son  vers  co- 
mique équivaut  à  son  vers  tragique  et  le  même 
lyrisme  les  nourrit.  D'ailleurs  Biiy-Blas  est  le  spé- 
cimen concluant  du  double  génie  dont  le  Maître  dis- 
posait pour  reforger  l'œuvre  de  Shakespeare.  Mais 
Victor  Hugo  a  bien  vite  compris  qu'il  se  heurtait  aune 
routine  invincible  de  l'esprit  français.  Le  mariage  de 
la  tragédie  avec  la  comédie  était  entaché  d'inceste, 
ou  pour  dire  plus  juste,  d'incompatibilité  d'humeur. 
Il  fallut  renoncer  à  leur  association.  L'expérience 
prouva  que,  lorsque  le  spectateur  finançais  s'assied 
dans  une  salle  pour  pleurer,  il  veut  pleurer  tout  le 
temps,  et  sans  intermède;  et  de  même,  s'il  s'y  asseoit 
pour  rire,  qu'il  répugne  à  être  distrait  de  sa  joie  par 
des  épisodes  tragiques.  Ah  !  ce  Boileau  !  On  n'en  pas 
fini  avec  sa  puissance  ! 

L'essai  infructueux  de  fusion  eut  cependant  un  ré- 
sultai, qui  fut  la  trouvaille  d'un  vers  comique  tout 
particulier,  sans  rapport  avec  le  vers  de  comédie 
traditionnel,  et  dont  la  force  bouffonne  trempe  encore 
dans  l'hyperbole  du  tragique.  Ce  vers  coloré,  pitto- 
resque, vivant  de  sa  propre  gaîté  gasconne,  presque 
indépendant  de  la  pensée  qu'il  contient,  gardant  en 
ses  sonorités  le  haut  ton  déclamatoire  du  milieu  dra- 
matique où  il  est  éclos,  c'est  au  romantisme  qu'on  le 
doit. 

Il  est  le  vers  comique  moderne. 


11 


122  SOUVHMRS  D  UN     ENFANT    Di:    l'AKIS 


III 


Jeslimc  que  la  rrcllc  erreur  (Jcs  producteurs  de 
comédies  actuels  est  de  n'avoir  pas  rendu  les  armes, 
tout  de  suite,  à  ce  f^i-and  vers  liyperholifpie,  iu(jnli'' 
sur  les  échasses  du  drame  cl  drapé  dans  ses  fantai- 
sies. Ils  ont  méconnu  sa  loi,  si  raisonnable,  d'abra- 
cadabrance.  El  pourtant  elle  s'imposait  à  un  siècle 
gris,  terne,  triste,  rongé  de  la  iè[)re  <Ju  neutre  el 
imbécillisé  a  demi  par  l'angoisse  des  réalités,  lis  cru- 
rent qu'à  ce  siècle  bourgeois,  il  fallait  le  vers 
bourgeois,  le  vers  adverbial  et  proverbial,  le  vers 
sans  tain,  transparent,  incolore,  laissant  voir  la 
prose  de  la  vie,  le  vers  indéclamable,  sourd,  sans 
rythme,  honteux  de  la  rime  qu'il  traîne  et  de  son 
pauvre  bruit  de  cymbales  fêlées.  A  l'abracada- 
brance,  ils  opposèrent  la  cuistrerie.  Par  terreur  du 
rire  empanaché,  ils  inventèrent  le  rire  en  madras,  en 
bonnet  de  coton  el  en  ceinture  de  flanelle  ;  par  hor- 
reur du  vers  Iragico-comiquo,  nous  eûmes  le  vers  pi- 
|)elet  !  Pour  ne  pas  écrii-e  :  tabellion  !  ils  écri- 
vaient :  notaire  !  les  prosopoéles  !  Et  telle  fut  la 
réaction. 

Car  la  comédie  en  vers,  telle  (pi'on  raerej)te  au- 
jourd'hui sur  nos  Ihéàlr-es  littéraires,  est  peut-être 
de  la  coméilie  en  vers,  mais  en  vers  comiques,  non 
pas!  Il  serait  irrespectueux  de  dire  (pie,  malgré  les 
rimes,  elle  reste  en  prose.  Irrespectueux  pour  la 
prose,  s'entend.  La  phrase  syuiétri(pie  qu'emploient 
nos  prosopoètes.  a  la  lois  familière  et  |)ompeuse. 
pourrait  être  émise  dans  la  vie  réelle  i)ar  un   ('piciei' 


PREFACE    DE    «    L.\    NUIT    BERGAMASOL'E    »  123 

distrait  en  train  de  peser  de  la  cassonade  sur  ses  ba- 
lances. C'est  un  vers  comme  une  flatuosité  est  de  la 
voix  humaine. 

J'avance  et  mets  en  fait  que  si  un  domestique  se 
permettait,  chez  vous,  de  vous  parler  comme  les  mar- 
quis parlent  aux  duchesses  dans  les  comédies  rimées 
du  répertoire  moderne,  soit  par  système  de  propor- 
tions alexandrines,  entrecoupées  d'un  hoquet  régu- 
lier d'abord  et  d'un  bruit  imilatif  ensuite,  vous 
n'hésiteriez  pas  à  le  flanquer  à  la  porte,  attendu  que 
ce  domestique  serait  atteint  d'un  tic  insupportable. 
Le  ménage  le  plus  heureux  aurait  droit  au  divorce, 
s'il  ne  pouvait  s'exprimer  son  amour  que  par  cette  ca- 
dence tympanisanle  qui  est  l'hexamètre  hydrocéphale 
et  rabique.  L'Inquisition  a  tout  osé  en  fait  de  tor- 
tures, mais  elle  n'aurait  pas  osé  enchaîner  un  héré- 
tique à  un  bourreau  scandant  la  prose  tout  le  temps 
comme  nos  prosopoètes  nous  la  scandent  au  théâtre, 
les  misérables,  pour  nos  plaisirs! 

Certes,  entre  deux  accusations  déplorables,  j'aime- 
rais mieux  encourir  celle  d'avoir  substitué  nuitam- 
ment le  dôme  des  Invalides  à  la  coupole  de  l'Institut 
que  celle  de  manquer  de  déférence  pour  l'illustre 
école  des  prosopoètes  comiques.  Et  j'entends  par 
prosopoètes  comiques  ceux  qui  font  représenter 
des  comédies  rimées,  les  autres  n'étant  que  des  pro- 
sateurs. La  comédie  en  vers,  au  dix-neuvième  siècle 
est  un  tel  merle  blanc  que  môme  celle  qui  n'est  ni 
comédie,  ni  en  vers,  mérite  déjà  l'attendrissement, 
et  l'obtient.  Quand  elle  se  manifeste,  le  public  crie 
au  martyre,  et  la  critique,  intimidée,  parle  tout  de 
suite  de  la  Légion  d'honneur  !  La  critique,  en  effet, 
est  si  bonne  fille  qu'elle  s'imagine  que  le  vers  prouve 


124  SOUVENIRS    d'l'N    ENFANT    nK    PARIS 

beaucoup  plus  que  la  prose.  A  la  peim;  (prelle  eu 
dure  k  l'enlendre.  elle  croit  à  uu  surcroît  de  travail 
et  de  patience  chez  le  rimeur,  et  elle  est  touchée  de 
ses  elTorls  d'enfileui'  de  perles.  Ce  n'est  fichtre  ! 
pas  moi,  qui  la  désabuserai.  J'ai  trop  souvent 
admiré  que  personne  ne  bronche,  dans  cet  héroï- 
que Paris,  lorsque,  pendant  trois  heures  d'horloge 
le  funèbre  vers  en  habit  noir,  le  vers  «  Second-Em- 
pire »  prolonge  cpileptiquement  la  scie  monotone  de 
.son  inepte  jonglerie.  Ceux  qui  n'ont  pas  vu  les  Pari- 
siens pendant  le  siège  et  veulent  avoir  une  idée 
exacte  de  leur  stoïcisme  souriant,  n'ont  qu'à  assister 
à  une  première  de  comédie  en  vers  à  Paris  :  c'est  le 
même  don  de  résistance  contre  la  fatalité.  In  même 
énergie  devant  la  famine,  le  même  dédain  naïf  de  la 
pluie  d'obus.  En  province,  on  en  a  assez  après  le 
premier  acte  ;  à  Paris,  on  va  jusqu'à  l'armistice. 


IV 


Mais  le  rôle  de  la  critique  est  d'être  grave  —  et  de 
gober  !  C'est  dans  sa  badauderie  qu'est  sa  force.  Le 
proso[)oète  lui  impose  ! 

Allez  donc,  de  gaîté  de  cœur,  professer  cette  doc- 
trine (jue  le  propre  du  vers  comique  est  de  ne  coûter 
aucun  cHort,  de  naître  joyeusement  tout  seul  et  de 
tomber  de  la  cervelle  du  [)oète  comme  les  noix  d'un 
noyer  qu'on  gaule.  Tout  est  plaisir  dans  cet  art,  car 
tout  est  don.  Le  premier  qui  s'amuse  à  une  comédie 
en  vers,  c'est  celui  qui  l'a  fait.  Si  vous  voulez  un 
signe  de  reconnaissance  pour  distinguer  le  poète  co- 
mique  du   prosateur  qui   rime,  n'en  cherchez  pas 


PREFACE    DE    «    LA    NUIT    BERGAMASQUE    »  125 

d'autre  que  la  facilité.  Mais  chut  !  Pourquoi  divul- 
guer un  secret  que  je  tiens  de  F^olichinelle  lui-même  ? 

J'ai  souvent  pensé  et  je  crois  bien  l'avoir  écrit  dans 
les  innombrables  articles  que  j'ai  semés  depuis 
vingt  ans  à  tous  les  vents,  que  le  comique  est  une 
des  faces  du  lyrisme.  Le  couplet  comique,  c'est  l'ode 
en  goguette.  C'est  pourquoi  il  est  si  regrettable  que 
Victor  Hugo,  fidèle  à  son  idée  du  drame,  ne  nous  ait 
point  laissé  de  modèle  de  comédie  pure.  Il  nous 
aurait  débarrassé  d'un  coup  de  l'école  élégiaque  et  du 
vers  pipelet  et  «  Second  Empire  ». 

L'un  de  ses  plus  intelligents  disciples,  Auguste  Vac- 
querie,  tenta  cette  comédie  dans  son  Tragaldabas. 
Il  écopa.  Le  coup  sans  doute  était  prématuré.  Si /e 
Rappel  avait  existé  en  ce  temps-là,  les  fils  de  Pon- 
sard  étaient  noyés,  car  il  faut  pouvoir  se  défendre, 
dans  un  monde  où  chaque  jour  apporte  son  combat 
pour  la  part  de  soleil. 

Alfred  de  Musset  —  le  plus  doué  de  tous  les  grands 
contemporains  pour  l'art  du  théâtre,  et  celui  qui  y 
croyait  le  moins  —  eut  certainement  l'idée  de  la  co- 
médie en  vers,  telle  que  nos  mœurs  et  notre  Poéti- 
que la  demandent,  telle  qu'on  la  réalisera  demain. 
Mais  il  ne  put  dompter  une  paresse,  faite  de  décou- 
ragement peut-être,  devant  le  triomphe  des  mirli- 
tonistes  du  bon  sens.  Il  commença  On  ne  badine  pas 
avec  l'amour,  en  vers,  et  l'on  retrouve  encore  un 
grand  nombre  d'hexamètres  dans  la  prose  rythmée 
et  métaphorisée  de  cette  esquisse  théâtrale,  notam- 
ment dans  ses  premières  scènes.  Puis  il  se  lassa  et 
prononça  l'éternel  :  A  quoi  bon  ?  des  véritables  ar- 
tistes de  notre  âge. 

Hélas  !  à  quoi  bon  en  efîet,  puisque  le  tabellion  tra- 

11. 


12(;  «ouvENins  n  un  em  an  r  \n:  i-akis 

^ique  à  <|iii  l'on  «loil  L' Iloniu-iirell' Aninil ,  La  /iourse 
cl  d'autics  ('picorics  |)0|Mil;»ires.  ;iv;iil  (l<!jà  '-orroiiipu 
la  bonne  volonté  d'I'jQiile  Aut^icr.  Car  Kniilc  Augicr 
a  renié  Mussel  pour  Ponsard.  Il  a  <  pipelelé  »  Ga- 
hi'ii'lle  el  Paul  Forestier  après  L' Aventurière,  ee 
Itrave  essai  où  sa  j^loire  se  raccroclie. 

Un  seul  homme  —  el  par  simple  diverlissemenl 
encore!  i)ro(ila  verlemenl  de  la  leeon  discrèle  de 
Huij-Iilas  et  des  premiers  actes  de  Marion  Delorme. 
Il  s'amusa  à  démontrer  par  l'exemple  quelles 
ressources  le  vrai  vers  comique,  empanaché,  hyper- 
boullon  et  cliciuetant  des  syllabes,  olTrait  à  l'esprit 
moderne.  Deux  badinages  lui  suffirent,  et  ces  deux 
badinages  sont  les  seuls  morceaux  de  franc  style 
comique  qui  relient  le  théûtre  moderne  à  la  filière 
des  maîtres  classiques.  C'est  pourquoi  on  ne  les  joue 
nulle  part,  non  seulement  pas  au  thétUre  Gluny, 
mais  même  à  la  Comédie-Française. 

Pierrot-Posthume  et  Le  Tricorne  encluinté,  deux 
farces  italieimes,  rejoignent  à  travers  les  années  Les 
Plaideurs  de  Jean  Racine,  et  elles  leur  tiennent  tête 
pour  la  franchise  du  Ion,  la  verve  railleuse,  et  l'éclat 
retentissant  de  la  facture. 

On  en  conclut  que  Théophile  (îaulier  n'était  pas 
doué  pour  la  scènt!.  Naturellement.  Il  ne  se  le  laissa 
pas  dire  deux  fois.  Il  alla  faire  son  feuilleton,  déclara 
que  L' Honneur  el  l'Argent  était  l'honneur  et  l'argent 
du  siècle,  et  partit  pour  Con.stanlinople,  où  l'on 
voit  l'immortel  Karageuz,  en  qui  esl  la  sagesse,  sans 
•  juilterson  chibouk. 

Est-il  utile  d'ajouter  que  l'appel  de  Théophile  Gau- 
tier ne  fut  pas  entendu,  ayant  à  peine  été  compri.s 
des  plus  forts  critiques.   Le  Livre  s'empara  de  ces 


PREFACE    DE    «    LA    >'UIT    BERGAMASOUE    »  127 

deux  merveilles  de  vers  comique,  et  les  garda,  comme 
il  fait  de  tout  ce  qui  est  originaï  ou  parfait  en  litté- 
rature dramatique. 

Après  Théophile  Gautier,  et  à  sa  suite,  notre  cher 
maître  Théodore  de  Banville  tenta  de  ramasser  la 
batte,  et  certainement  il  la  tiendrait  en  main,  s'il  ne 
fallait  pas  quinze  ans,  en  France,  pour  qu'une  comé- 
die en  vers  d'un  acte  se  manifeste  à  la  scène. 

On  n'apprend  pas  à  fabriquer  le  vers  comique.  On 
sait  le  faire  en  naissant,  et  c'est  ici  que  la  nature  a 
toute  la  besogne.  Car,  de  tous  les  dons  rares,  celui  du 
vers  comique  est  le  plus  rare,  sinon  le  plus  précieux. 
Enfermer  le  rire  dans  un  grelot  d'argent?  il  y  faut 
un  orfèvre  doublé  d'un  magicien. 

Cet  amusant  Regnard,  dont  les  conceptions  n'ont 
souvent  pas  le  sens  commun,  et  qui  ne  se  pique  pas 
de  philosophie  bien  profonde,  me  paraît  être  le  type 
du  versificateur  comique.  Les  vers  hilares  tintent 
autour  de  lui  comme  les  clochettes  d'un  chapeau  chi- 
nois. Molière,  jeune,  et  jusqu'à  L'isco/e  des  Femmes 
inclusivement,  eut  ce  don,  que  nourrit  seule  la  jeu- 
nesse, ou,  à  son  défaut,  la  bonne  humeur,  cette  santé 
de  l'âme.  Il  sema  les  vers  comiques  à  pleine  main  tant 
que  sa  main  fut  libre.  Plus  tard  lorsqu'il  tourna  à  la 
mélancolie,  son  vers  se  dépolit  aux  facettes  ;  le  pur 
cristal  en  est  touché;  son  rayonnement  louche  vers 
la  prose,  cette  prud'hommie. 

Et  de  fait,  si  l'on  sommait  la  critique  sérieuse  de 
nommer  douze  poètes  depuis  Mathurin  Rég-nier  qui 
aient  su  faire  rire  le  vers,  ils  seraient  dans  leurs  pe- 
tits cothurnes.  Il  y  a  Scarron  d'abord.  Puis  Corneille 
dans  Le  Meilleur.  Racinesurtout,  dans  Les  Plaideurs 
le   chef-d'œuvre   du   g-enre.    Ensuite    La    Fontaine, 


128  SOUVENIRS    d'un    KNFANT    HE    PARIS 

Regnard,  Boursaull,  \ollaire  si  l'on  y  lient,  — enfin 
Victor  Hiii^o.  Alfred  de  Mus^set,  Théophile  (îautier, 
Vacqiierie,  liaiiville,  et  c'est  tout.  Les  autres  ont  eu 
—  ou  ont  riiexamètre  grave. 

Le  Parnasse  de  Lcmerre  a  fourni  des  poètes  maca- 
bres et  indo-chinois,  mais  point  de  comique.  J'en 
excepte  Ernest  d'Hervilly,  si  curieusement  doué, 
mais  bien  subtil,  et  qui,  dans  tous  les  cas,  n'a  pas 
trouvé  l'occasion  de  donner  toute  sa  mesure.  El  voici 
La  Xiiil  Bergamasque. 


ENGUERRANDE 


GENÈSE  DU  POÈME 


Le  29  septembre  i883,  le  jeune  «  roides  Espagnes  », 
comme  on  chantait  clans  les  lieds  romantiques, 
Alphonse  le  douzième,  venant  d'Allemagne  à  Paris 
pourvoir  sa  mère,  la  reine  douairière  Isabelle,  fut, 
à  son  arrivée  en  gare,  violemment  l'econduit  et,  di- 
sons tout,  Histoire,  vertement  engueulé  par  la  popu- 
lation parigote.  J'en  puis  témoigner,  j'y  étais,  par 
aventure  du  reste,  Je  m'étais  réfugié  à  la  terrasse 
d'un  café,  rive  propice  à  la  contemplation  des  flots 
irrités  de  la  mer  populaire,  et  je  vis  passer  dans  sa 
calèche  protocolaire  encadrée  des  cuirassiers  ni- 
tescents  de  papa  Grévy,  un  jeune  homme  de  vingt- 
cinq  à  vingt-six  ans,  impassible  au  vent  des  huées, 
miis  très  pâle  aussi,  qui  vraiment  n'avait  à  saluer 


130  SOUVENIRS    1)  UN    liNFAM     MK    PARIS 

personne.  Ce  <|ii"(Hi  lui  cri.-iil  ;i  droilc  et  à  candie, 
pour  sa  hicnvonuc.  ci-lail  des  anirnilôs  dans  le  goùl 
de  rolles-ci  :  "  .Mort  an  uhlan  !...  Oh  !  c'Ie  UHc  d'Al- 
phonse !...  A  Itaslc  nir>ni('  à  Marl'ori  !  »  .l'en  entendis 
d'anlres  encore,  inlraduisii)les  en  espaj^^nol,  surtout 
en  vers  de  eanlales.  C'était  l'Iiérilier  de  Charles- 
Ouint. 

Ce  que  Paris  lui  reprochait,  non  sans  cpielque  lo- 
gique peut-être,  c'était  de  s'èlre  laissé  nommer  par 
W'ilhelm  II  colonel  du  rég-iment  de  Schleswig-Hols- 
lein  et  de  venir  exhiber  son  uniforme  hismarckien 
tout  battant  neuf  dans  la  ville  bombardée  par  W'il- 
helm r%  aïeul  du  précédent  susnommé.  Le  jeune 
prince  était  mal  conseillé,  cela  faisait  pas  l'ombre 
d'un  doute,  et  l'excellent  Canovas  ^del  Gastillo,  son 
Mentor,  eût  été  plus  sage  de  l'inviler  diplom.ilique- 
menl  à  rentrer  tout  droit  de  Berlin  ;"i  Miidiid  sans 
passer  par  nos  petits  théâtres. 

J'ai  su  depuis,  parun  vieil  ami,  relue  au  \  al  d'An- 
dorre, el  qui  y  fait  de  l'élevage,  (pie  l'éclat  de  rire 
de  don  Carlos  au  sujet  de  cette  galTe  du  cousin 
régnant  avait  empli  toule  la  Navarre. 

Par  une  règle  divine  qui  place  hjujours  les  poètes 
au  bon  endroit,  soit  dans  le  coin  philosophique  des 
événemeni s,  j'étais  assis  de  telle  sorte,  à  ma  terrasse, 
que  le  regard  du  gafleur  royal  croisa  le  mien  el  que 
j'y  lus,  comme  vous  lisez  ces  lignes,  une  pensée 
dit^nc  de  la  cellule  de  Charles-Quint  lui-même  au 
monastère  de  Saint-Just  :  «  On  ne  .sait  pas  à  quel 
point  il  peut  être  embêtant  d'être  roi  sur  la  terre!  » 

Ce  ne  fut  qu'un  éclair,  mais  quel  éclair  1  Le  Sinaï 
n'»;n  projetait  point  déplus  illuminants  sur  les  tables 
de  bronze  mosaïques. 


GENt:SE    DU    POEME  131 

Car  celait  un  charmant  jeune  homme,  pas  mé- 
chant, ni  bète  pour  un  sou,  le  plus  libéral  de  son 
royaume,  peut-être,  cet  Alphonse  XII,  et  qui  aurait 
bien  donné  un  million  de  la  poche  de  ses  sujets  pour 
être  l'un  d'eux.  Mais  il  en  va  ainsi  de  nos  destinées 
en  conflit  constant  avec  nos  tempéraments,  et  la  vie, 
dit  Schopenhauer,  est  un  éternel  dévoiement  au 
propre  et  au  figuré.  La  monarchie  héréditaire  relève 
d'un  principe  qui  est  assurément  le  plus  antiscienti- 
fîque  de  tous  les  dogmes,  puisqu'il  se  base  sur  l'ata- 
visme de  la  faculté  directrice  et  en  suppose  la  trans- 
.mission  régulière  de  père  à  fils  par  voie  du  sang 
dans  une  seule  et  même  famille.  Tout  César  crée  li- 
gnée de  Césars,  hors  forlignement,  disent,  sans  le 
croire,  d'ailleurs,  les  royalistes,  et,  pour  l'accréditer, 
ils  mettent  Dieu  dans  le  paradoxe. 

Que  la  théorie  en  vaille  une  autre,  même  celle 
du  gouvernement  de  tous  par  tous,  ni  la  nature,  ni 
l'histoire  n'en  ont  encore  décidé,  et  notre  misère  ter- 
restre est  toujours  la  même;  —  mais  ce  n'est  qu'une 
théorie  et  ses  zélateurs  eux-mêmes  accordent  qu'elle 
n'est  que  cela  du  fait  de  ces  croisements  politiques 
par  lesquels  ils  mêlent  diplomatiquement  les  races 
y  -des  derniers  porte-houlettes,  pour  en  garder  la  graine 
et  le  gruau. 

Rien  n'est  plus  drôle  à  lire  dans  les  annales  des 
peuples  monarchistes  que  le  récit  de  leurs  perplexi- 
tés pendant  la  gésine  d'une  reine  en  mal  de  Dauphin. 
Ils  ont  peur  de  manquer  de  tyrans-nés,  bien  authen- 
tiques et  signés  de  la  Providence.  La  mise  au  monde 
du  roi  de  Rome  qui  promettait  encore  aux  grand'- 
mères  françaises  le  massacre  national  de  deux  ou 
trois  millions  de  leiu's  petits-fils  et  leur  suspendait 


1S2  SOUVKNIRS    M  IN    KM  A. NT    DK    l'AHIS 

une  lolle  espérance  à  l'angoisse  de  l;i  |»iu-lurilion 
deux  fois  césarienne,  est  la  scène  hisloritiue  à  faire 
de  celte  traj^i-comédic  où  la  raison  perd  ses  droits 
el  arbore  la  marmotte  de  la  folie.  Mais,  hélas,  qu'elle 
devient  désopilanto  si  on  la  rapproche  de  celte  dé- 
claration du  Mémorial  de  Sainle-Hélène  oi\  .Napoléon 
fait  assavoir  à  la  postérité  qu'il  avait  complètement 
raté  sa  vie  el  qu'il  était  fait  pour  mander  des  chà- 
iaignes,  en  paissant  les  chèvres,  dans  son  île  odo- 
rante de  Corse. 

Le  regard  d'Alphonse  XII  m'avait  dit  tout  cela 
d'un  clin  d'œil.  «  Oui,  Sire,  lui  répondait  le  mien, 
quel  sale  métier  que  le  vôtre,  et  quelle  position  so- 
ciale, ou,  pour  une  distraction  iléquilibrisle  euro- 
péen, on  est  en  hutte  à  la  litanie  de  gueuh;  poissarde 
de  cette  chienlit  dont  Vadé  nous  a  laissé  le  lexique 
hallo-cenlral.  Comme  vous  seriez  mieux  à  prendre 
avec  moi  un  bock  de  trente  centimes  sur  la  terrasse 
de  mon  estaminet,  et  pourquoi  faut-il  ([ue  ce  soit 
vous,  et  non  tout  autre,  que  la  reine  Isabelle  ait  dé- 
posé, le  î>8  novembre  1857,  sur  les  marches  du  trône 
oscillant  des  Espagnes? 

Et  sur  le  coin  de  la  dite  table  de  terrasse  je  notai, 
selon  mon  habitude  la  sensation  immédiate  reçue  de 
'événement.  Voici  cette  notation. 

«  Oh  non,  et  pas  mémo  de  lîéolio  !...  Ouel  métier, 
bonté  divine  1 

«  Mais,  cest-à-dire  qu'on  se  demande  ce  que  cer- 
taines familles,  élues  de  la  fatalité,  ont  fait  aux  roya- 
listes, légitimistes,  restauralionistes  el  autres  gens 
cruels,  pour  mériter  d'être  ainsi  empalées,  à  petit 
pal,  sur  le  paratonnerre  du  troue  et  de  l'autel,  .admi- 
rons à  jamais  feu  Chambord,  singe  inouï  de  malice. 


GENÈSE    DU    POEME  133 

qui  seul  sut  échapper  au  supplice  et  déjoua  les  pièges 
horrilDles  des  quinquistes  méchants.  Mais  ce  pauvre 
Alphonse  numéro  douze!... 

«  Je  comprends  qu'un  épicier  subisse  en  rechi- 
gnant, mais  enfin  subisse  la  loi  qui  veut  que  le  café 
soit  dosé  de  Bourbon  autant  que  de  Martinique.  Le 
café  sans  Bourbon,  quel  café  serait-ce  ?  En  est-il  donc 
de  même  d'un  peuple  civilisé  et  ne  pouvez-vous  point 
vous  représenter  l'Espagne  toute  en  moka,  par 
exemple,  et  sans  mélange?  Moi,  oui.  Vous,  non.  Delà 
tous  les  malheurs  du  jeune  Alphonse.  Car  dire  et 
avancer  que  ce  jeune  homme  est  à  la  noce,  c'est  pro- 
prement prendre  une  blague  à  tabac  pour  une  lan- 
terne. 

«  Malheureux  jeune  homme,  à  peine  sorti  de  sa 
jeunehommière,  et  déjà  pareil  aux  princes  les  plus 
pitoyables  de  la  Tragédie.  Il  est  Bourbon,  il  faut 
qu'on  le  mélange.  Qu'est-ce  qui  vous  dit  qu'il  veuille 
être  mélangé?  Hélas  !  rien.  Dans  ses  rêves  d'écolier 
heureux,  il  désirait  peut-être,  et  probablement,  être 
homme  libre,  gagner  sa  vie  avec  honneur  par  son 
travail  et  se  faire  un  nom  dans  la  haute  industrie. 
Peut-être  a-t-on  de  lui  des  aquarelles,  luisantes  de 
promesses.  Est-ce  qu'on  sait?  Il  donnait  sans  doute 
des  espérances  sur  le  piano.  Sort  amer,  qui  d'un  bon 
serrurier  fait  un  Louis  Seize,  sorte  de  roi  sans 
tête, 

«  La  pitié  m'empoigne.  Si  j'étais  Roy!...  » 
Broumm  !  Pas  de  mauvaise  charge.  L'hypothèse  est 
abominable.  Il  y  a  même  une  sérénade  qui  chante  : 
«  Ah  !  si  j'étais  le  Roy  d'Espagne  1  »  C'est  pure- 
ment de   l'insolence.    Tais-toi,  autre  guitare. 

«  Ce  que  c'est  que  d'être  Roy  d'Espagne?  Je  passe 

12 


134  SOL'VKMBS    I)  L'N    ENFANT    DK    I'\I<1S 

sur  les  années  d'apprentissage.  On  sait  de  (jiicllos 
douceurs  elles  sont  pleines.  Une  parlie  s'écoule  dans 
l'exil  et  l'autre  dans  les  révolutions.  Vous  êtes  tran- 
quillement en  train  de  léler  voire  nourrice,  lorscjue 
loul  à  coup  les  vitres  de  la  nursery  volent  en  éclats. 
On  vous  roule  dans  une  couverture  de  laine  et  l'on 
vous  emporte,  par  la  nuit  noire,  à  travers  des  sierras 
beaucoup  plus  nevadas  que  la  cantatrice  fin  même 
nom. 

«  \"ous  vous  réveillez  dans  une  ville  inconnue, 
parmi  <les  gens  f(ui  harattouineni  un  langag'e  com- 
posé de  sonorités  étrangères,  el  là  vous  recevez 
l'aumône.  Un  jour,  un  monsieur  grave  el  cravaté  de 
blanc  se  présente  de  la  pari  de  li'ente-sept  compa- 
triotes el,  de  but  en  blanc,  se  mel  à  vous  enseigner 
l'art  d'accommoder  les  restes  des  vieux  principes  et 
celui  d'élever  des  lapins  qui  fuient  comme  des 
lièvres  et  qu'il  qualifie  de  fidèles  sujets  ! 

«  Enfin,  un  beau  malin,  on  vient  vous  chercher,    j 
Le  bruit  s'étant  répandu  que    vous  montiez  assez   ' 
proprement  à  cheval,  on  vous  juge  niTirpour  l'entrée 
triomphale  dans  votre»  bonne  ville.   On  s'y   égorge   \ 
depuis  quinze  jours,  entn;  fidèles  lapins  desprincipe< 
nouveaux.   Mais  ça  ne  fait  rien,  du  moins  le  vieuN 
monsieur  l'affirme.  Votre  premier  soin  est  de  fair<' 
remettre   les    vitres   de  la  nursery,   brisées   il    y    i 
vingt-cinq  ans.  Huit  jours  après,  elles  jonchent    le 
plancher  de  leur  jtoudre  micaleuse.  A  cheval,  mon 
gareon,    el   au    pays  d'escampalivos,   par   delà    h- 
monts.  .Vh  !  si  j'étais  le  Hoy  d'Hspagne  !  El  ea  ne  fail 
que  commencer. 

«  Vous  arrivez  dans  un  pays  prospère  el  tiancfuiJI' 
comme  Baptiste,  précisément  parce  qu  il  n'a  pas  <l. 


GENESE    DU    POEME  185 

vo'i,  et  vous  en  admirez  les  instilulions.  En  outre 
vous  y  retrouvez  madame  votre  mère,  bien  portante, 
et  ravie  de  l'hospitalité  dont  elle  jouit.  Le  bonheur 
est  là.  Tiens,  parbleu  !  Sans  compter  un  tas  de  jolies 
filles,  faciles  comme  tout,  et  accoutumées  aux  rois  par 
lusage  des  réussites.  Drelin,  drelin.  C'est  un  télé- 
gramme. Le  vieux  monsieur  vous  mande  en  toute 
hâte  pour  le  fameux  mélange.  L'Espagne  n'a  plus  de 
Bourbon,  et  elle  en  veut.  L'eau  bout. 

«  Vous  sautez  dans  le  train  de  sept  heures  cinquante 
et  vingt-quatre  heures  après  vous  exercez  votre 
désolant  métier,  votre  fonction  navrante,  votre  art 
de  paître  les  lièvres  en  fuite.  Autre  révolution.  Les 
vilres  pèlent.  Il  faut  fuir  encore.  Non  pas.  Un  roi 
voisin  vous  fait  dire  que  si  vous  consentez  à  insulter 
le  pays  où  se  goberge  madame  votre  mère,  il  se 
charge  de  vous  maintenir  dans  votre  sinécure.  Le 
sang  ne  vous  fait  qu'un  tour.  Pourquoi  insulter  ce 
pays  bienveillant  et  hospitalier,  où  tous  les  siens 
ont  été  chaleureusement  reçus  et  vivent  libres  et 
contents  ?  Le  vieux  monsieur  surgit,  un  doigt  sur  la 
bouche,  et  il  vous  emmène.  Vous  voilà  chez  le  roi 
voisin,  vieillard  chrétien,  bardé  de  fer.  Buvons,  dit 
le  vieillard,  à  la  ruine  du  peuple  qui  héberge  votre 
mère  et  tous  les  vôtres.  Et  vous  y  buvez.  Ah!  si 
j'étais  le  roi  d'Espagne  !..,  Et  le  vieillard  vous  incor- 
pore dans  ses  régiments,  et  vous  endossez  l'uniforme 
de  vassalité  et  d'ingratitude.  Quel  métier  1  quel 
affreux  métier  !  0  jeune  sire,  que  je  vous  plains  ! 
Tout  cela  serait-il  arrivé,  si  vous  étiez  simple  profes- 
seur d'espagnol  à  Genève,  quai  du  Mont-Blanc? 

|<  Il  s'agit  maintenant  de  venir  embrasser  maman. 
Le  voilà,  le  hic.  Avec  l'inconscience  du  jeune  âge. 


136  SOUVENIRS    I)  UN    ENFANT    DE    PARIS 

VOUS  déballez  ^are  Sainl-Lazare,  el  là  vous  ôles 
en«i^ueulé  par  soixante  mille  hommes,  en  un  seul  cri, 
expression  du  même  senlimenl.  C'est  le  mélier  qui 
veut  ça  évidemment,  mais  aussi  quel  mélier  1  II  n'en 
est  pas  de  plus  infAine.  » 

Je  n'ai  pas  beaucoup,  en  vieillissant,  changé  d'i<lée 
sur  le  négoce  du  droit  divin.  11  se  périme  de  plus  en 
plus  dans  l'Europe  moderne  et  il  rentre  dans  la 
catégorie  des  nécessités  dont  le  besoin  ne  se  fait  pas 
sentir.  C'est  un  «  cessé  de  plaire  »  qui  touche  à  son  : 
«  On  rend  l'argent  ».  Sans  se  targuer  du  don  de 
vaticination  el  par  simple  calcul  de  probabilités,  on 
peut  prédire  que,  déjà  fortement  déverni  de  sa  lé- 
gende théocratique,  le  pasteur  de  peuples  aura 
disparu  de  l'Hllal  civilisé  avant  la  fin  du  siècle  et  que 
Ion  aura  des  sceptres  au  rabais  dans  les  ventes  pu- 
bliques. On  voit  de  toutes  parts  que  leurs  ayants 
droit  de  tout  Age  y  renoncent  dès  qu'ils  savent  en 
quoi  le  vieux  jeu  du  bAtou  consiste.  Quelques-uns 
les  portent  chez  ma  tante  pour  avoir  de  quoi  faire 
danser  ses  nièces,  ainsi  qu'il  appert  de  certains 
romans  vécus  tels  que  Les  Rois  en  exil,  pour  ne  citer 
que  le  meilleur.  f)'autres  signes  des  temps  illuminent 
encore,  et  comme  des  éclairs  de  chaleur,  le  dernier 
nuage  où  l'Odin  germani(|ue  malaxe  le  salpêtre 
féodal  de  ses  foudres.  Je  le  sentis  si  vivement  le 
29  septembre  i883  que,  la  foule  écoulée  et  mon  bock 
soldé,  je  rentrai  chez  moi  pour  le  dire,  soyons  franc, 
pour  le  chanter. 

Depuis  l'expulsion  du  couple  ancesiral  du  jardin 
édénique,  dont  l'emplacement  même  est  perdu  pour 
la  géographie,  il  ne  reste  pas  beaucoup  de  joies 
dignes  du  nom  aux  tireurs  d'épreuves  de  l'image  de 


GEM:SE    du    POEME  137 

Dieu.  Celle  même  de  tirer  de  ces  épreuves  est  assez 
controversable,  si  l'on  s'en  rapporte  aux  aèdes  ero- 
tiques qui  la  couvrent  d'autant  d'imprécations  que 
d'éloges  lyriques.  Mais  il  y  a  unip  allégresse  sûre  et 
qu'on  peut  se  payer  à  pen  de  frais  puisqu'il  n'y  faut 
qu'une  rame  ou  deux  de  papier,  ui\e  bouteille  d'encre 
de  petite  vertu  et  un  calame,  etpu\s  voici  la  recette. 
Vous  appelez  votre  bonne  et  vouV  lui  tenez  envi- 
ron ce  langage  :  «  Marie,  à  partir  d^  tout  à  l'heure, 
je  n'y  suis,  pendant  un  mois,  deux  ûioi.s,  trois  peut- 
être,  pour  âme  qui  vive  sur  la  terre,  cette  âme  fijt- 
elle  chevillée  au  corps  d'un  créancier,  que  dis-je,  d'un 
ange  qui  m'apporterait  le  gros  lot  d'un  million  dont 
la  menace  est  ce  que  je  crains  le  plus  en  ce  moment. 
Comprenez-moi  bien,  ma  servante,  je  m'abstrais  des 
contingences.  Tout  en  y  demeurant,  je  quitte  la  pla- 
nète. Je  n'y  vivrai  plus  qu'en  rêve,  et  cela,  non  seu- 
lement du  lever  du  soleil  à  celui  de  la  lune,  mais  en- 
core et  souventes  fois,  du  lever  de  la  lune  à  l'aube 
rose.  Quelque  bruit  que  vous  entendiez  dans  ma 
chambre,  fût-ce  celui  de  la  lyre  éolienne,  des  cris 
inarticulés,  des  soupirs,  des  jurons  même,  ne  mon- 
tez pas,  n'entrez  pas,  car  vous  recevriez  à  la  tète 
plus  d'in-folios  que  le  glorieux  saint  Etienne,  de  lapi- 
daire mémoire,  n'écopa  de  cailloux  pendant  son  mar- 
tyre. De  temps  en  temps,  à  des  heures  indécises,  je 
vous  aviserai  par  un  coup  de  talon  sonore  sur  le  par- 
quet, que  j'éprouve  l'un  ou  l'autre  des  trois  besoins 
vitaux  de  manger,  de  boire  ou  de  fumer  une  pipe,  et 
vous  me  glisserez  sous  la  porte  de  quoi  les  satisfaire. 
Adieu,  Marie,  portez-vous  bien  et  priez  pour  moi  à 
la  messe,  quoique  ce  soit  tout  à  fait  inutile  puisque 
je  vais  en  paradis.  » 

12. 


138  SorVKMHS    D  1;N    KMANT    1)K    l'Ail  is 

El  si  lu  brave  lille  iiKjuièle  de  l'élul  de  j^iàcc  duul 
vous  rayonnez  vous  demande  ce  que  vous  allez,  faire. 

—  Je  vais  travailler  pour  moi-môme,  ù  ma  fidèle 
familière,  c'esl-à-dirc  sans  souci  d'èlre  lu  ou  non  lu, 
inédit  ou  édité,  payé  ou  impayé  de  ma  copie,  loué  ou 
dénit^ré,  el  délicieusement  semblable  au  poii'ieisau- 
vaji^e  des  solitudes  et  des  friches,  semant  dans 
l'herbe  haute  les  fruits  de  sa  maturité  inutile.  Nous 
représentez-vous,  Marie,  celle  bénédiction,  connue 
seulement  des  moines  en  cellule  et  des  nobles  bêles 
dans  les  bois,  de  se  laisser  être  ce  qu'on  est,  tel  qu'on 
est.  pour  l'honneur  de  l'être,  de  parler  ce  qu'on 
pense,  de  penser  ce  qu'on  parle  et  de  ji^ueuler  à  sa 
manière  la  chanson  qu'on  a  dans  la  gorge  ?  Hélas 
non,  vous  ne  vous  la  figurez  pas,  el,  bonne  cuisi- 
nière que  vous  êtes,  vous  ne  fricolez  que  pour  le  sa- 
laire. Eh  bien,  il  y  a  un  labeur  qui  est  le  labeur  en- 
chanté, le  seul  qui  vaille  la  peine  de  la  vie  el  n'en 
apijelle  aucune  rédemption,  c'est  le  labeur  gratuit  el 
perdu,  sans  gain  ni  gloire  el  face  aux  dieux. 

Lorsque  le  poème  fut  fini,  Alphonse  XII  était  de- 
puis longtemps  retourné  à  sa  fatalité  royale  el  il 
égrenait  vainement  sur  les  Espagnes  des  libertés^ 
d'un  rosaire  progressiste  qui  n'avail  plus  de  dévots. 
Après  s'être  déguisé  en  uhlan,  il  se  costumait  en  to- 
réador patriotique  et  restait  monarcpu' comme  devant 
sans  pouvoir  remonter  ni  descendre  le  cours  des 
Ages.  Je  ne  sais  si  M.  de  Morphy,  son  secrétaire  in- 
time et  qui  avail  connu  Théophile  Oautier,  lui  lit 
lire  Enijuerrnnde  quand,  à  mon  grand  regret,  le 
poème  parut  en  librairie,  mais  ce  jeune  roi  malgré 
lui  avail  droit  au  premier  exemplaire,  car  il  me 
l'avait  insj>iré  d'un  regard. 


GENESE    DU    POEME  139 

J'ai  gardé  plusieurs  aunées,  volontairement  celle 
fois,  Enguerrande  sous  scel  et  cachets  de  cire  dans 
un  coflVe  secret  dont  le  mot  était  :  poal  mortem,  et 
je  me  suis  souvent  reproché  la  pusillanimité  litté- 
raire qui  m'a  empêché  d'en  brûler  le  manuscrit.  II 
faut  être  Virgile  pour  juger  de  l'intérêt  de  pareils 
sacrifices  et  je  n'étais  fichtre  pas  Mrgile,  ni  d'une 
façon  ni  de  l'autre,  je  rougis  de  le  reconnaître.  Et 
puis  trois  mois,  les  plus  heureux  que  j'aie  vécu, 
étaient  enclos  dans  celte  boîte  à  ressorts,  sous  les 
fleurs  fanées  d'un  doux  commerce  avec  la  Muse. 
I*  Ce  fut  Théodore  de  Banville  qui,  de  son  autorité 

m-  paternelle,  toujours  humblement  obéie,  m'induisit  à 
m  violer  le  post  mortem  de  la  cassette.  Il  me  contestait 
•î  le  droit  à  l'inédisme  et  semblait  le  tenir  à  lâcheté 
professionnelle.  Je  succombai  au  doute  que  celle 
opinion  du  plus  brave  des  maîtres  soulevait  dans  ma 
conscience,  et  j'allai,  rue  de  l'Éperon,  lui  soumettre 
entre  quatre-z-yeux  l'ouvrage  posthume.  Pendant 
la  lecture,  il  n'émit  pas  un  son'et  calcina  un  nombre 
infini  de  cigarettes.  Il  y  avait  sous  la  table,  dans  une^ 
corbeille,  une  portée  de  petits  chiens  qu'il  se  bais- 
sait pour  caresser  machinalement  en  ramassant  sa 
.calotte.  Ce  qu'il  pensait  du  travail  de  joie,  je  ne  le 
sus  que  par  la  préface  magnifique  qu'il  écrivit  en- 
suite pour  l'édition,  mais  son  opinion  ne  se  mani- 
festa ce  jour-là  que  par  l'ordre  qu'il  m'intima  en  me 
reconduisant.  «  Mon  cher  ami,  il  faut  aller  tout  de 
suite,  et  même  de  ce  pas,  lire  ça  à  Sarah  Bernhardt.  » 


II 

UNE  PRÉFACE  FAMEUSE 


«  Voici  un  poème  dramatique  d'un  éclat  éblouis- 
sant, compliqué  et  mystérieux,  dont  le  succès  est 
assuré  d'avance,  parce  qu'il  répond,  non  pas  à 
un  besoin,  mais,  ce  qui  est  bien  plus,  à  une  aspira- 
lion  ardente,  à  un  désir  effréné.  —  Oui,  empêtrés 
dans  les  niaiseries  d'iin  IhéAlre  incolore  et  d'une  lit- 
térature vulgaire  et  mercantile,  nojis  voulons  à 
grands  cris  une  œuvre  où  se  trouve  réuni  tout  ce 
dont  nous  avons  soif,  l'héroïsme,  l'idéal,  l'outrance 
(pour  nous  faire  oublier  tant  de  platitudes  !j  el  cette 
étrangeté  troublante  sans  laquelle  comme  le  dit  si 
bien  Edgar  Poe,  la  beauté  rajeunie  et  transfigurée 
ne  saurait  nous  plaire,  et  celte  modernité  <pie  ré- 
clame impérieusement  le  siècle  de  Balzac. 

«  Eh  bien,  cette  œuvre  si  douloureusement  récla- 
mée, la  voici,  étrange,  originale,  nouvelle,  puissam- 
ment créée,  jaillie  comme  l'éclair,  écrite  en  vers  larges, 
ingénieux,  curieux,  élincelants  des  ors,  des  pierreries 
et  des  inépuisables  richesses  de  la  Rime,  el  en  môme 


UNE    PREFACE    FAMEUSE  141 

temps  exprimant  nos  doutes,'  nos  ang'oisses,  notre 
inextinguible  appétit  de  lumière  et  de  joie,  et  l'hymne 
à  la  Beauté  qui,  vainement  étouffée  et  comprimée, 
s'échappe  irrésistiblement  de  nos  âmes.  » 

Qui  donc  parlait  de  ce  style  grandiloquent,  à  la 
large  ondulation  rythmique  analogue  à  celle  de  la 
mer  montante,  aux  phrases  comparables  à  ses  lon- 
gues vagues  balancées  par  le  vent  du  large?  Un 
romantique  assurément,  et  impossible  de  s'y  mé- 
prendre. Il  disait  encore,  car  je  la  sais  par  cœur, 
cette  préface  inoubliable  : 

«  Quelles  douloureuses  etadorables  scènesd'amour 
dans  ces  forêts  où  ils  s'enfuient  ensemble,  aux  bords 
de  ces  flots  grondants  et  sous  ces  noires  ombres,  et 
à  travers  les  frissonnants  paysages  où  les  suivent 
des  malédictions  qu'ils  entendent  sans  vouloir  les 
comprendre.  Ces  scènes,  coupées  par  des  refrains 
insultants,  par  des  hymnes  désolés,  par  les  plaintes 
des  exilés,  par  les  chansons  de  ceux  qui  s'en  vont  à 
la  mort,  ces  scènes  ardentes,  extasiées,  lyriques  et 
symétriques  parfois,  où  le  mot,  avec  sa  force  vir- 
tuelle et  tous  ses  artifices,  se  mêle,  se  tresse  et  se 
retourne  en  cent  façons  pour  exprimer  l'inexprima- 
ble, où  la  magicienne  Rime  se  fait  couleur,  musique, 
lumière,  caresse,  pour  éveiller  les  plus  amères,  les 
plus  profondes,  les  plus  délicieuses  sensations,  je 
n'en  sais  pas  dans  aucun  théâtre  qui  soient  plus 
complètes  et  plus  belles. 

«  C'est  pourquoi  cette  œuvre  enchantera  les  déli- 
cats, les  penseurs,  les  chercheurs,  les  femmes  dont 
l'instinct  ne  peut  être  perverti,  et  tous  les  artistes. 


142  m)I\i:m)(^   Il  I  n    i.m.wi    m.    i\iii> 

les  bons  ouvriers,  lous  les  «>lres  (|U0  ravit  iiik^  idée 
ouvrant  ses  ailes,  tous  ceux  à  (jui  [ilaît  un  travail 
fait  (le  main  d'ouvrier,  enfin  toute  cette  glorieuse 
élite,  plus  nombreuse  qu'on  ne  se  l'imagine,  qui,  où 
qu'elle  soit  répantlue  et  dispersée.  em[)orle  en  elle 
l'âme  divine  de  Pans.  »  —  Théodore  de  Banville, 
préface  d 'Engiierrande. 

Ouand  on  reçoit,  vivant,  sur  l'occiput,  et  dune 
telle  main  de  gloire,  la  charretée  de  toutes  les  Heurs 
de  la  léte-Dieu  littéraire,  il  ne  reste  plus  qu'à  se  re- 
tirer à  la  campagne  et  à  y  briguer  l'écharpe  rurale 
de  maire  de  son  village,  car  on  est  perdu  j»our  la  ca- 
pitale. La  préface  d'Enguerrancle  faillit  m'abattre 
net  et  du  coup.  On  m'évitait  sur  les  boulevards  et  je, 
n'osais  plus  traverser  le  passage  du  l'inde,  ou  de 
Choiseul,  de  peur  d'être  reconduit,  comme  mon 
Alphonse  XII  lui-même,  par  les  camarades  de  lyre 
du  polinoir  de  Lemerre.  l'rançois  Mojqiée,  le  plus 
bienveillant  d'entre  eux,  resta  quinze  ans,  il  me  la 
avoué  lui-mOme,  sans  lire  le  poème,  ni  même  en 
couper  les  pages.  —  Je  ne  pouvais  m'y  décider,  me 
disait-il,  par  affection  pour  vous,  autant  que  par  res- 
pect pour  Banville  dn  reste.  Un  jour,  dans  les 
bureaux  du  Temps,  mon  confrère  en  chronique, 
Henri  Fouquiei-,  à  «pii  l'éditeur  avait  fait  l'hommage 
d'un  exemplaire  de  l'ouvrage,  me  jeta,  sous  ses  bi- 
nettes, un  regard  si  explicite  que  je  ne  pus  me  tenir 
de  tout  lui  avouer.  —  Oui,  fis-je,  on  fait  courir  le 
bruit  que  Théodore  de  Banville  est  incorruptible 
comme  Robespierre.  C'est  une  erreur.  Propagez-la, 
Kouquier,  mais  n'y  croyez  pas.  Le  poète  des  Odes 
i'unnmhult'stjnes  n'a   de  riche  que  la  rime.  Je  l'ai  eu 


UNE    PREFACE    FAMEUSE  143 

pour  une  somme  assez  minime  du  reste  et  que  je 
n'oserais  vous  offrir.  Il  y  en  a  pour  plus  que  l'argent, 
c'est  vrai,  dans  sa  préface,  mais  les  poètes  ne  savent 
pas  compter,  voilà  pourquoi  ils  restent  toujours  pau- 
vres, «  qu^nd  même  »,  comme  dit  Sarah  Bernhardt. 

J'étais  donc  allé,  sur  l'ordre  formel  du  maître,  lire 
Enguerrande  à  l'illustre  comédienne  (c'était  d'ailleurs 
bien  avant  la  publication  et,  par  conséquent,  la  pré- 
face apologétique),  et  la  lui  présenter  dans  le  simple 
appareil  d'un  posthume  qu'on  vient  d'arracher  au 
sommeil.  Elle  l'écouta  avec  une  attention  béante  et 
comme  écarquillée,  où  sa  sympathie  pour  mes  essais 
luttait  visiblement  contre  l'envie  de  crier  :  Ala  garde  ! 
Elle  habitait  alors  rue  Fortunycet  hôtel  de  Baudrou- 
bouldour,  ouaté  de  lapis,  de  fourrures  et  de  ces 
peaux  d'ours  symboliques  que  Ton  vend  Irop  sou- 
vent, au  théâtre,  avant  que  la  bêle  soit  par  terre. 
Elle  glissait  et  serpentait  au  milieu  de  ces  pellete- 
ries comme  une  couleuvre  dans  les  las  de  feuilles 
mortes,  et  cherchait  ainsi  à  échapper  à  l'averse  dilu- 
vienne des  rimes.  J'eus  la  sensation,  à  plusieurs  re- 
prises, qu'elle  y  avait  réussi  et  que  j'étais  seul  dans 
son  atelier,  avec  le  roi  de  Prusse,  à  jouer  pour  lui  de 
la  carapace  de  tortue  orphique. 

Il  va  sans  dire  qu'elle  me  reçut  la  pièce  sur  place, 
demblée,  avec  transport,  pour  me  la  jouer  tout  de 
suite  et  toujours,  dans  le  monde  entier,  y  compris 
Paris  et  ses  banlieues,  l'hiver,  l'été,  en  soirée,  en 
matinée,  en  médianoche,  jusqu'à  ce  que  le  public 
lui-même  criât  grâce  et  merci,  ce  qui  d'ailleurs, 
n'était  pas  possible.  Sarah  ne  les  reçoit  pas  autre- 
ment et  elle  les  reçoit  toutes.  On  ne  connaît  pas 
d'exemple  d'un  ouvrage  dramatique  refusé  par  elle, 


144  souvENins  1)  UN  r:NrvNT  ni:  i>.\nis 

ne  rùl-il  qu'à  Ic'-lal  larvaire  de  plan,  et,  eomtuo  louL 
lui  est  papier  timbré  pour  en  sii^ner  bulletin,  enju^a- 
g-ement  ferme  et  traité,  elle  vit  sur  le  pied  de  cent 
mille  francs  de  délie  forfaitaire  avec  la  corporation 
des  syndiqués  dramati(|ues.  C'est  d'une  bonté  admi- 
rable, songez-y,  que  de  ne  pas  se  reconnaître  le  droit 
de  priver  les  poètes  d'une  illusion,  et,  pour  ma  part 
je  lui  garde  une  gratitude  sans  bornes  des  cinq  ré- 
ceptions d'ouvrages,  écrits  pour  elle,  et  (|ue  les 
dieux  seuls  l'ont  empêchée  de  produire  sous  le  lustre 
de  ses  théâtres.  Les  dieux,  les  dieux  ;  il  n'y  a  (jue  les 
dieux  et  tout  le  reste  est  aventure. 

J'en  eus  bientôt  une  preuve  nouvelle.  J'avais  reçu 
à  titre  de  service  de  presse  un  fort  beau  livre  intitulé  : 
Aux  Étals-Unis  du  Brésil,  dont  l'auteur.  M.  de  Santa 
Anna  Néry,  Brésilien  lui-même  fervent  et  pralicjuant, 
n'avait  rien  du  rastaquouère  de  l'opérette,  et  était  un 
fin  Parisien  de  la  décadence.  Il  vint  me  remercier  de 
l'article  que  j'avais  consacré  à  son  ouvrage,  et  m'otl'rit 
même,  «  si  ça  m'amusait  d'émigrer  »  de  m'obtenir  le 
plus  aisément  du  monde,  dans  l'Amazone,  vingt- 
cinq  hectares  de  foret  vierge  abondants  en  ficus 
elaslica,  ou  arbres  à  caoutchouc,  d'où  il  résullerait 
des  rentes.  —  Le  Brésil  les  donne  à  l'œil,  me  dit-il, 
et  n'y  mettra  qu'une  condition.  —  Laquelle  ?  —  ('elle 
d'enclore  la  concession,  sinon  de  murs,  au  moins  de 
palissades,  à  vos  frais,  bien  entendu  —  Il  en  avait 
de  bonnes,  le  Brésil  !  —  Me  faites-vous  l'avance  du 
prix  des  clous  des  palissades  ?  lui  disais-je.  Et  comme 
c'était  beaucoup  de  ferronnerie  pour  vingt-cin(|  hec- 
tares, j'avais  délaissé  la  forêt  vierge. 

Mais  M.  de  Santa  Anna  Néry  ne  se  tint  pas  pour 
battu  et  s'ingéniait  à  vouloir  m'étre  utile  ou  agréable, 


UNE    PBEFACE    FAMEUSE  145 

non  seulement  par  gratitude  po.ur  mon  article,  mais 
pour  une  raison  que  je  ne  sais  comment  dire.  Je  prie 
le  lecteur  de  m'en  pardonner  le  ridicule.  Il  tenait, 
de  sa  race  portugaise,  la  coquetterie  du  petit  pied  et 
lui  attribuait  le  signe  de  sélection  intellectuelle.  Il 
avait  observé  que,  par  phénomène  de  nature,  Je  pou- 
vais appuyer  sa  théorie  d'une  preuve  d'exception  qui 
va  jusqu'à  me  rendre  la  marche  assez  pénible  pour 
m'en  limiter  l'exercice.  En  un  mot,  je  ne  trouve  me- 
sure de  bas  de  chausses  qu'à  la  pointure,  plus  qu'an- 
dalouse,  des  enfants  de  douze  à  treize  ans,  et  cette 
dilTormité  m'avait  acquis  un  zélateur.  Maxima  in 
minimis,  ce  fut  ma  podométrie  qui  décida  de  la  publi- 
cation à'Enguerrande. 

M.  de  Santa  Anna  Xéry  connaissait  un  brave 
homme  venu  expressément  de  Lyon  à  Paris  pour 
faire  de  l'édition  d'art,  et  qui  cherchait  de  toutes 
parts  un  fort  morceau  d'écriture  propre  à  lancer  son 
entreprise.  Je  ne  sais  ce  qu'il  s'en  alla  lui  dire  de 
mon  poème  dont  il  n'avait  vu  que  le  titre  sur  le 
manuscrit  au  coin  de  ma  table,  mais  quelques  jours 
après  l'excellent  Frinzine(c'étaitle  nom  de  l'éditeur  , 
vint  me  demander  de  lui  vendre  Engiierrance  en  me 
traitant  de  :  cher  maître.  Fort  interloqué  d'une  telle 
requête  et  plus  encore  du  titre,  au  moins  prématuré, 
dont  il  la  rehaussait,  je  ne  pus  d'abord  que  lui 
balbutier:  —  Mais,  monsieur,  ce  sont  des  vers,  triste 
marchandise.  —  Il  m'apprit  qu'il  les  adorait  et  que 
les  éloges  qu'il  avait  entendu  Santa  Anna  Néry  faire 
des  miens  l'avaient  impérieusement  décidé  à  la  dé- 
marche. J'avais  tout  vu,  comme  on  dit,  dans  ma  vie, 
mais  un  éditeur  aimant  les  vers,  je  dis  :  les  aimant 
jusqu'à  vouloir  en  publier,  et  cela  du  vivant  même 

13 


lu;  sorvEMHs  d  un  i:nf.\nt  dk  pxrti!^ 

(le  IcMir  poète,  c'élail  un  miracle  iiiconrui,  iiii»'  appa- 
rilion,  du  pur  suriialiin'l.  Il  me  (il  peur.  —  Ksl-ce  à 
l'œil?  m'écriai-je.  —  Au  conlrairc,  lui  sa  boulever- 
sante réponse.  A  demi  terrifié  par  l'aventure  liolTma- 
ne^que,  et  seul  avec  un  homme  résolu  (pu'  paraissait 
nepas  devoir  rccul(^r  devant  le  crime  éditorial  d'ache- 
ter des  vers  à  un  poète  et  de  les  lui  payer,  je  m'étais 
mis  à  courir  on  rond  autour  diMua  table  el  je  me  rap- 
prochais de  la  sonnette  d'alarme.  —  Je  vous  l'atif^ue- 
rai.  me  criait-il.  Cédez  el  laites  votre  prix.  —  Cet 
animal  de  Bn'silien  se  vengeait  de  mon  i-cfus  de  la 
foiét  de  caoutchouc  aux  vin^t-cin(j  hectares  de 
palissades. 

Le  bon  l-'rin/.ine  emporiasoussonl>rasle  manusciil 
encore  tout  illustié  du  papier  de  récepli(ui  de  Sarah, 
el  il  en  fit  un  quarto  prodigieux,  di«i;-nc  des  plus 
beaux  livi-es  du  seizième  siècle,  sur  des  papiei-s  im- 
marcescibles.  11  y  eut,  en  sus  des  hollandes,  des  chi- 
nes, des  japons  impériaux,  des  vélins  et  des  parche- 
mins, \in  exemplaire  sur  «  peau  de  bourgeois  >•  qui 
court  le  monde  et  qui.  si  on  le  retrouve,  sera  le 
monument  de  la  librairie  lyritjue  au  dix-neuvième. 
Auguste  Rodin  dessina  deux  hors-texte  pour  l'ou- 
viage.  Ilemù  Leforl  grava  im  portrait  de  ma  léte 
stupéfaite.  Santa  Anna  Néry  voulait  (pi'ou  le  rempla- 
(•iU  par  un  topo,  coupe  et  élévation  de  mes  plantes 
idiosyncrasi(iueK,  ((  clefs  du  poème  »,  disait-il.  Haoul 
Pugno  et  Kmmanuel  Chalu-ier  bémolisèrenl  et  ché- 
rubinisèrenl  les  airs  abrupis  sur  les(juels  je  leur 
chantais  les  chansons  qui  l'agrémentent,  el  Théodore 
de  Banville  écrivit  la  préface. 

Fameuse  el  terrible  préface,  vous  dis-je.  (pii  me 
brouilla  mortellement,  ou  peu   s'en  faut,  avec  bien 


UNE    PREFACE    FAMEUSE  147 

des  camarades  du  Parnasse,  les  direcleurs  de  jour- 
naux sérieux  et  la  majeure  partie  de  la  critique 
militante.  Le  seul  qui  me  fut  indulgent  fut  Victor 
Hugo  qui,  après  s'être  fait  lire  Enguerrande  par 
Mme  Drouet,  m'envoya  le  lendemain  son  Théâtre  en 
Liberlë  qui  venait  de  paraître,  et  où  tout  ce  que 
j'avais  essayé  était  réalisé  victorieusement  et  inimi- 
tablement  depuis  quarante  ans. 


PAR  LES  RUES  ET  LES  CAFES 

HEURES     BOULEVARDIÈRES 


UN    MYSTÈRE    A    LA    FOIRE 


Toujours  maussade  à  l'ordinaire  —  on  sait  qu'il 
avait  été  pion  —  Paul  Arène  éprouvait,  ce  soir-là, 
le  besoin  de  me  laver  la  tête  au  sujet  d'un  article  où 
je  n'avais  écrit  que  des  bourdes.  11  m'avait  amené  à 
dîner  son  frère  Jules,  consul  en  Chine,  etleur  sœur, 
venue  de  Sisleron  pourvoir  Paris,  et  qui,  bonne  pro- 
vençale et  «  cigalière  »,  commençait  à  se  faire  vieille, 
comme  on  dit,  dans  la  capitale,  où  les  délices  baby- 
loniennes, attendues  et  promises,  se  résumaient  en 
somme  à  ce  que  l'Odéon  en  dispense.  Elle  devait 
retourner  au  pays  le  lendemain  et  elle  me  faisait 
l'honneur  de  ses  adieux  à  la  Ville  Lumière,  «  ainsi 
appelée  parce  qu'on  n'y  voit  goutte  ».  Telle  était  son 
impression  de  voyage  fondamentale  et  sommaire. 

13. 


i:,0  SOUVENIRS    I)  UN    ENFANT    DK    l'AHIS 

Le  poêle  (le  Jean  des  Figues  ne  me  laissa  pas 
alleiulre  jusqu'au  desserl  le  poil  dont  jélais  menacé. 
11  me  savait  ducili^  à  sa  critique,  fortement  docu- 
mentée et  autorisée  dun  art  admirable  au(|uel  il  n'y 
avait  qu'à  rendre  les  armes.  —  Ou'est-ce  (pie  jai  en- 
core fait  ?  provoquai-je.  —  Animal,  te  voilà  à  pré- 
sent naturaliste  !  —  Moi  ?  —  Toi-même.  Tu  passes  à 
rennemi.  Tu  te  rallies  à  la  ><  tranche  de  vie  ».  Tu 
crois  au  Ihéàlre  d  après  nature.  Tu  les  salues  :  nova- 
leui-s  !...  —  Qui,  qui?  —  Eu.\,  là-bas,  ceux  de  l'Oise  I 
Où  as-tu  vu  que  le  |)euple,  en  art  comme  en  t(jut  le 
reste,  veuille  du  neuf  et  en  demande?  Kcrit-on  <;a 
quand  on  se  respecte  ?  Non  seulement  il  n'en  demande 
pas,  même  j)our  deux  liards,  mais  il  en  a  horreur,  de 
ton  neuf,  et  il  te  le  clame  à  toutes  les  premières.  Si 
ta  ne  l'entends  pas  c'est  cpie  tu  es  sourd,  car  tu  n'es 
pas  bête.  —  On  ne  peut  pourtant  s'immobiliser  aux 
classiques,  Molière,  Racine  et  Corneille,  les  mœurs 
chang^ent,  le  progrès  marche,  tout  va  parallèlement  à 
l'avenir. 

Et  Paul  Arène  dit  :  — Les  mœurs  ne  chani<^ent  que 
suj>erficiellement.  Le  {)rog"rès  tourne.  L'avenir  est 
un  mirag(i  du  passé.  Molière,  Hacine,  Corneille  n'ont 
même  pas  encore  <'  commencé  »  dans  la  masse.  Sais- 
tu  ouest  le  peuple?  Un  peu  eu  avant  di*  Thespis, 
aux  mystères  du  moyen  â^e,  pas  plus  outre.  — 
Comme  en  Chine,  s<^ulig-na  le  consul.  —  VA  à  Si.ste- 
run,  fil  la  sœui".  —  Quoi,  piotestai-je,  sous  Edison, 
Pasteur  et  Zola,  en  pleine  téléphonie  universelle? 
—  El  à  Paris  môme.  Paris  reste  médiéval.  En  veux- 
tu  la  preuve?  —  Oui.  —  \'iens.  —  Où?  —  A  cent 
pas  de  la  porte,  à  la  foiie. 

C'était  en  efl'et  le  temps  où  les  forains  alignent  sur 


UN    MYSTERE    A    LA    FOIRE  151 

les  deux  bords  de  l'avenue  de  Neuilly  les  baraque- 
ments variés,  sonores  et  pittoresques  de  nos  fêtes 
communales,  et,  la  soirée  étant  fort  belle,  il  s'y  ac- 
cumulait une  foule  énorme.  Elle  formait  surtout 
cohue  devant  un  théâtre  de  roulotte  aux  dimensions 
coliséeunes,  arrondi  en  cirque,  qui,  selon  l'argot  de 
métier,  ne  désemplissait  pas.  Nous  n'entrâmes  qu'à 
la  troisième  tournée  eh  jouant  des  coudes.  L'affiche, 
comiquement  enluminée  d'un  vaste  Épinal  de  diables 
aux  fourches  sanglaules,  annonçait  la  pièce  sous  ce 
litre  simple  et  sans  boniment  de  réclame  : 

L'ENFER,  PAR  M.  CANARD 

—  Quel  est  cet  auteur  ?dis-je  à  Paul  Arène.  —  En 
métempsycose,  Pierre  Gringoire,  petit-fils  d'Holbein 
et  arrière-neveu  du  Dante.  Assieds-toi,  et  prends  des 
notes.  Tu  vas  le  voir  et  l'entendre,  ce  peuple  qui  veut 
du  neuf  au  théâtre  1 

Et  je  notai  ce  qui  suit. 

Une  chambre  de  l'Enfer  chrétien,  souterraine, 
mystérieuse,  éclairée  d'une  lumière  sans  foyer,  sans 
rayonnement,  concentrique,  purement  fantomatique. 
Une  sortederuisseaustygien,  auxondes  mercurielles, 
clapote  et  bave  sa  lave  sur  des  bords  plats.  Rien  ne 
distrait  l'œil  de  ce  paysage  infernal,  que  n'animent  ni 
les  floraisons  empoisonnées,  ni  les bétes  d'apocalypse, 
ni  les  vols  de  lémures,  de  stryges,  ou  de  larves  des 
féeries.  Un  ruisseau  en  fusion  dans  une  oubliette,  et 
c'est  tout. 

Deux  silhouettes  démesurées  se  dressent.  L'une 
est  celle  du  Juge,  l'autre  de  l'Avocat;  tous  deux  en 
toge  noire  et  en  barrette.  Immobiles.  Muets.  Gigan- 
tesques. 


152  SOUVKMRS    l>  TN    KM-ANT    DE    l'AlUS 

Une  barque  apparaîl  sur  la  rivirre.  Klle  est  pleine 
d'hommes  cl  de  fcmiu(\s  u<is,  serrés  par  l'épouvanle. 
Un  vieux  batelier  h  barbe  llcurie  ij;-odille  dans  les  poix 
et  les  glus,  et  les  amène.  Une  voix  s'élève  :  «  —  Erre/, 
victimes  de  l'amour,  errez,  misérables  et  infortunés 
adullères,  errez,  errez!...  » 

Et  ils  passent.  L'Avocat  na  pas  fait  un  fçeste  pour 
les  défendre.  Le  Juge  s'abstient  de  les  condamner. 

Dans  l'auditoire  populaire,  l'elTel  de  cette  exposi- 
tion est  profond  mais  il  diffère.  Les  femmes  béenl, 
les  hommes  rigolent. 

Une  autre  l^arque,  un  enfant  ailé  à  la  proue,  un 
Mathusalem  à  la  poupe.  C'est  l'amour  (pii  fait  passer 
le  temps.  La  barque  vire  et  se  retourne.  Le  Mathu- 
salem esta  la  proue,  à  la  poupe  l'enfant  ailé  :  C'est  le 
temps  qui  fait  passer  l'amour.  Ce  thème  de  pendule  c\ 
son  calembour  décoiatif  sont  ex|)liqués  parla  voix  de 
stentor.  Le  .luge  ni  l'Avocal  ne  bronchent,  mais  le 
sourire  court  les  gradins.  .Je  regarde  Arène.  —  Eh 
bien,  quoi  ?  —  C'est  de  la  poésie  à  six  sous,  me  jetle- 
l-il,  celle  du  prix  des  places. 

Le  fond  de  la  scène  s'ouvre  et  dessine  un  brasier 
grillagé  comme  une  cage  d'où  s'échappe  un  jiétille- 
raciit  d'étincelles.  Le  Juge  et  l'Avocatsonl  toujourslà. 
inutilités  poignantes  1  Un  dialde  surgit,  la  fourche 
à  la  main.  Il  se  présente  :  —  Je  suis  Georges  !  — 
On  lui  fait  une  entrée  enthousiaste.  11  n'y  a  j)oint  à 
douter  de  son  crédit  immense.  —  Vous  .savez  ma 
fonction,  l'alimenteur  du  brasier!.,.  —  Ah  !  s'ils  le 
savent!  —  Le  premier  iju'il  y  pousse  est  Basile,  le 
type  de  l'hypocrite  avéré,  et  ce  qu'il  lengueule.,. 
préalablement,  miséricorde  !...  —  Eh  !  va  donc,  car- 
rollier.  lui  crie-l-il,  oui,  carrotier,  ta  vie  n'est  qu'une 


UN    MYSTERE    A    LA    FOIRE  1.V5 

fricassée  de  lapins  aux  carolt^es  1...  —  Et  il  le  pile 
comme  chair  à  pâté  dans  la  fournaise.  N'esl-il  pas 
singulier  que  ce  personnage  de  Basile  soit  celui  que 
le  peuple  ait  retenu  du  Mariage  de  Figaro  et  dont  il 
ait  adopté  le  type? 

Après  Basile,  d'autres  exacteurs,  voleurs,  accapa- 
reurs et  concussionnaires  défilent  à  leur  tour  devant 
Georges  qui  les  embroche,  entre  le  Juge  sans  voix 
et  l'Avocat  sans  gestes,  avec  la  litanie  de  gueule  affé- 
rente à  chacun  d'eux.  Tous,  en  dernière  injure,  sont 
traités  de  carottiers.  Quelle  éloquence  de  haine  dans 
cette  monotone  invective  qui  résume  tout  pour  la 
plèbe.  Carotter,  c'est  pis  que  tromper,  c'est  abuser 
de  l'ignorance  des  simples,  de  la  confiance  des  bons, 
de  la  misère  du  pauvre  monde.  Arène  a  raison,  nous 
sommes  en  plein  moyen  âge,  et  c'est  le  mystère  de 
Gringoire  sous  Grévy,  notre  Louis  XI. 

Voici  M.  Grain  d'Orge,  l'accapareur  traditionnel 
des  blés,  le  traitant  aflameur  et  père  des  famines,  que 
le  peuple  n'a  pas  pardonnées  —  ni,  on  le  voit,  ou- 
bliées. Douleur  si  vivaceque  le  terrible  Georges  n'hé- 
site pas  à  associer  au  supplice  du  boulanger  le  pauvre 
mitron  irresponsable  des  fraudes  de  son  maître. 
Voilà  du  comique  fort,  et  Georges  y  monte  à  une 
hauteur  shakespearienne.  C'est  une  création  extraor- 
dinaire que  cet  engueuleur  poissard,  la  synthèse 
vivante  de  l'ulcération  des  âmes  dans  les  basses 
classes,  leur  Desgenais,  ou  mieux,  leur  Diogène. 
Exécuteur  à  la  blague  des  sentences  de  l'inégalité 
en  révolte,  il  a  le  verbe  argotique  et  nombreux  des 
opprimés  sociaux  et  le  rire  faubourien  des  titis 
d'amphithéâtre,  et  son  jeu  de  hallebarde  fourchue  en 
dit  plus  long  que  Proudhon  et  Karl  Marx. 


1:A  SOUVliMHS  I)  LN    KNKA.NT    DIî    l'AlllS 

Il  parait  tr;iill(Mir.>  (|iii'  le  i't'niaj  M.  ('..iiiMrd  a  ('•It- 
einhùlé  par  Aiiaslabic,  tout  coiniiic  m»  aulic.  llatiù, 
par  ortlrc,  supprimer  nombre  de  personnages  de  son 
mysîère.  Dans  le  défilé  satirique  des  damnés  de 
(jeoiiifes,  d'a.sse/.  vertes  leçons  élaienl  données,  par 
mode  de  symboles,  aux  puissants  de  la  poliliijne. 
L'anleur  suivait  de  près  la  vie  contemporaine  et  lui 
marcliait  nuHne  sur  les  talons.  Le  succès  grandissant 
de  celte  revue  macabre,  aux  éléments  mobiles  et 
pres(|ue  cpiotidiens,  a  fait  peur  à  iMaiianne,  moins 
libéi-ale  en  cela  que  nos  rois,  et  plus  bête,  peut-être. 
Il  y  a  des  coupures  dans  l'œuvre,  sensibles  d'ailleui'S, 
car  elle  est  établie  sur  un  plan  superbe,  d'une  unité 
philosophique  et  d'un  intérêt  d'arl  également  con- 
sidérables. I^iul  Arène  est  inconsolable  de  la  perte  de 
certains  enfourchementsde  a  carottiers  »  cpii.  selon 
lui,  n'en  laissaient  rien  aux  Chàlimciils.  —  Ils 
donnaient  toute  sa  valeur  philosophiipie,  me  dil-il. 
à  l'immobilité  alléj^orique  tle  l'Avocat  et  du  Juge, 
personnages  muets. 

Pour  les  crimes  passionnels  ou  autres  dont  legeme 
appelle  la  sant.'lion  tumulliiaiie  des  loules,  maître 
Canard  en  est  réduit  par  la  Censure  à  la  rùlissade  de 
Mme  Belladone,  en  italien  :  lielle  Dame,  c'est  dire  : 
MmeLal'arge.  ("/est  [►resque  aussi  vieux  que  Tualdès, 
qui  ne  survit  plus  que  par  sa  complainte,  et  les 
spectateurs  se  demandent  visiblement  qui  est  celte 
Bellatlone  au  non)  de  poison.  (jeorge>  le  leur  ex- 
plique en  ([uelques  engueulades,  et  cette  carottière, 
qui.  de  sou  vivant,  n'eut  pas  une  bonne  presse,  n'a 
j»as,  après  sa  mort,  une  bonne  foire.  Le  meurtre  à 
base  de  chimie  n'est  |)as  de  ceux  auxquels  le  peuple 
est     in(hdg«'nl   chez   nous,    parce    qu'il    e>l    lâche. 


UN    MYSTEHE    A    LA    FOIRE  IT.ô 

Tioorges  casse  à  coup  de  fourche  l'acquit temenl  de 
Mme  Lafarge, 

Ici  l'inteiMnède  comique,  selon  la  règle  imprescrip- 
tible. C'est  la  crinoline  qui  en  fournit  le  thème  et 
l'épisode.  Une  «  femme  du  monde  >^  se  présente  en- 
juponnée  d'une  immense  carapace  qui  lui  sonne  aux 
reins  comme  une  cloche.  Au  paroissien  qu'elle  a  dans 
la  main,  on  devine  qu'elle  va  à  la  messe  ou  qu'elle 
en  revient.  Le  bon  diable  de  Georges  s'approche, 
méfiant,  et  du  trident  justicier,  lui  retrousse  lesjupes. 
Il  en  sort  un  amant,  puis  un  autre  et  la  kyrielle.  Le 
public  en  laisse  pour  la  joie  au  festin  des  dieux  dans 
Homère.  C'est  la  carottière  de  la  mode,  d'une  mode 
un  peu  périmée,  peut-être,  mais  Anastasie  protège 
les  modernes  sans  doute,  et  la  crinoline  c'est  l'Em- 
pire. Georges  brûle  cet  attribut  de  la  seconde  cor- 
ruption. 

Le  troisième  acte  est  en  vérité  magnifique.  La 
scène  représente  une  mer  de  feu  sans  bords,  océa- 
nique, à  perte  de  vue,  une  sorte  de  chaos  en  déli- 
quescence. Bien  entendu,  le  Juge,  à  droite,  et 
l'Avocat,  à  gauche,  président  à  cette  fin  du  monde 
embrasée,  leur  infructuosité  étant  l'idée-raère  du 
mystère.  Et  tout  à  coup,  maître  de  ballet  du  Juge- 
ment Dernier,  Georges,  formidable,  se  précipite  et 
se  met  à  piler,  piler,  piler  des  têtes  couronnées  et 
même  tiaréesqui  émergent,  comme  on  foule  le  raisin 
en  cuve.  Non,  ils  ne  savent  pas  ce  que  c'est  'que  la 
fureur  hilare,  ceux  qui  n'ont  pas  ouï  ce  vox  popiili 
reconduire,  à  travers  l'histoire,  les  tyrans  classiques 
de  l'humanité.  —  Eh  !  va  donc,  Sésostris  !...  As-tu 
fini,  Nabuchodonosor  ?...  Oh  !  là  là,  mon  Denys  de 
Syracuse  !...  C'est  loi,  Bismarck?  Je  t'em...  brène  !... 


l.-,6  SOUVKMHS    I)  UN    KM'ANT    DK    l'AUlS 

El  ainsi  de  suilc  comiin*  vous  riinai^inc/.,  d'aprrs  le 
Danlc  aux  Halles. 

El  ci'sl  alors  f\\\(\  loiilos  ces  l(M('s  ciiiniicrcs  el 
rendues  à  Salan  pour  sa  fournaise,  lesuhliniel  ieorj^^cîs 
enibiH)clie  lo  Jn^e,  eoinnie  aussi  l'Avoeal,  el  les  re- 
jet le  à  l'enfer  des  earolliers,  d'où  ils  vienneni,  selon 
la  doclrine  m(Hli6val(\ 

—  Eh  hicn  !  me  dil  Paul  Arène,  ([n'en  dis-hi,  tl 
écriras-lu  désormais  que  le  peuple  veul  du  neuf  au 
IhéAlre  el  môme  en  toutes  choses?  11  en  est  encore 
à  Uuleb(Euf,  h  André  de  la  Halle,  et  môme  i\  la 
nonne  Hrolswita,  pour  la  gouverne.  Je  t'en  avais 
promis  la  preuve  démonstrative,  tu  l'as. 

Il  me  montrait  devant  le  cirque  forain  la  cohue 
grossissante,  à  peine  maintenue  par  les  sergots  de 
service,  et  cpii  allendail  que  notre  fournée  fût  sortie 
pour  envahir  la  salle.  Ouant  au  consul,  son  conten- 
tement était  complet.  Il  se  retrouvait  en  Chine  oii 
les  traditions  populaires  alimentent  encore  au  bout 
di'  cinq  mille  ans  le  théâtre  du  peuple  le  jilus  lettré 
(pii  soit  au  monde.  Et  .Mlle  Arène  s'était  déridée  et 
elle  déclarait  (|u'elle  s'était  beaucoup  plus  amusée 
qu'à  rOdéon. 

.l'ai  souvent  songé,  je  songe  encore  à  i<llc  leçon 
de  haute  crititjue  que  mon  vieil  ami  me  donna  en 
famille  et  j'en  suis  à  me  demander  si  le  mystère  n'est 
pas  la  vraie  forme  dramati(iue  en  République,  s'il 
n'y  aurait  pas  tout  profit,  avec  toute  joie,  à  savoir 
des  prolétaires  ce  qu'ils  jiensenl  de  nos  hommes  et 
de  nos  écrits  et  à  apprendre  de  la  fourche  démocra- 
tique de  (ieorges  qui  sont  ceux  que  la  conscience 
des  bonnes  gens  tient  pour  d'éternels  caiottiers. 


LES  DESSOUS  DE  LA  TUNIQUE 


VÉNUS  NOIRE  ET  VÉNUS  DE  CIRE 


Poulet-Malassis  ne  se  contentait  pas  d'être  un 
iditeur  de  la  grande  lignée  des  Elzévir,  des  Plantin 
et  des  Didot  pour  qui  nulle  pièce  d'art  ne  vaut  un 
livre  parfait.  C'était  en  outre  un  dilettante  de  lettres 
et  il  se  ruina  délibérément  à  publier  les  poètes  d'élite 
qu'il  aimait  :  ces  poètes,  d'ailleurs,  n'étaient  rien 
moins  que  Théophile  Gautier,  Charles  Baudelaire, 
Lecontc  de  Lisle  et  Théodore  de  Banville,  ceux  qui 
restent  et  grandissent  dans  le  recul  du  siècle  dix- 
neuvième. 

Je  me  rappelle  les  longues  stations  que  je  faisais, 
rhétoricien  féru  de  gloire,  devant  la  vitrine  de  sa 
librairie,  rue  de  Richelieu,  au  coin  du  passage  Mirés, 
pour  y  voir,  de  face  ou  de  profil,  l'un  de  ces  maîtres 
de  la  très  sainte  rime,  et  j'ai  longtemps  gardé  un 
croquis  de  calepin  où  j'avais  dessiné,  sur  le  vif,  un 

14 


l.TS  Sdl'VKNIRS    n  IN   ENFANT    DR    P.VrilS 

Baiulclaire  caiisaiil  avoc  (".liailes  Asscliiioan  dans  le 
fon(f  assez  sombre  de  la  boutique. 

Plus  tard,  en  187.5,  à  rocrasioii  d'une  platjneltc 
sur  Théophile  (laulier  peintre,  (juil  nrédita,  je  lis 
connaissanee  avec  Poule.t-Malassis  dans  le  rez-de- 
chaussée  fpi'il  habitait  alors  rue  de  Tirenelle.  au 
numéro  ^j,  an  coin  de  la  fontaine  de  Rouchardon 
et  qui,  si  ma  document  al  ion  es  texacle,  avait  été  occujx'* 
précédemment  par  le  poète  de  Rolla.  Depuis  lonijf- 
temps  il  était  hors  du  commerce,  et  pour  cause,  et  il 
n'éditait  plus  qu'en  chambre,  sous  le  couvert  de 
quelques  libraires  ilétaillanis  et  bibliophiles,  mais  il 
était  resté  dévot  à  ses  auteurs,  et  sa  plus  vive  joie 
était  d'égrener  les  souvenirs  qu'il  en  avait.  Donc,  un 
jonr([ue  je  lui  contais  mes  extases  d'apprenti  devant 
feu  son  étalaiife  lyrique,  comme  aussi  mon  rejj^ret 
d'avoir  égaré  mon  croquis  de  Baudrlairc  d'après 
nature: —  Pauvre  Baudelaire,  soupira-t-il.  élail-il 
assez  malheureux  ! 

—  (^.omment,  malheureux? 

—  Oui.  reprit-il.  c'était  le  temps  où  il  battail  son 
plein  de  cocuage. 

—  Vous  dites?  fis-je,  croyant  que  la  lanL;uc  lui 
avait  fourché. 

—  Le  secret  n'est  plus  à  garder,  et  vous  avez  bien 
entendu.  Personne  n'échappe  au  sort  de  Molière, 
ou  plutôt  au  sort  qui  nous  a  valu  Molière,  et  les 
plus  illustres  poètes  y  passent,  comme  les  autres, 
eussent-i^ls  fait  Les  Fleura  du  Mal  ou...  chut... 
celui-là  vit  encore.  Et  pourquoi  voudriez-vous  qu'ils 
fussent  indemnes  d'une  fatalité  qu'ils  allircnt  eux- 
mêmes  et  dont  ils  tirent  des  accor<is  immortels? 
Qu'eAt  été  Musset  sans  le  médecin  de  Venise?  L'au- 


VEiNUS    NOIKE    ET    VENUS    DE    CIRE  loi) 

leur  de  la  Ballade  à  la  lune,  soiL  peu  de  chose. 
Mais  le  médecin  vint  et  Musset  put  s'intituler  :  l'En- 
fant du  Siècle.  Ça  y  était. 

—  Ah  '■  mon  dieu,  Malassis,  quelle  théorie  cmel- 
tez-vous  là?  C'est  l'éditeur  qui  parle,  je  pense? 

—  L'éditeur  aussi,  sourit-il. 
Et  \~oici  ce  qu'il  me  conta  : 

Ce  qui  rendait  Baudelaire  si  malheureux,  ce 
n'étail  pas  de  l'èlre,  mais  de  lèlre  au  pioht  d'un 
arlisle  capillaire. 

—  Sa  mulâtresse,  Jeanne  Duval,  l'enfant  sœur 
qu'il  avait  ramenée  des  colonies  et  en  qui  il  voyait 
sa  muse,  aimait  d'amour  un  merlan  et  elle  nageait  à 
Cythère  avec  ce  gade.  Le  poète,  qui  le  savait,  en 
ressentait  une  humiliation  profonde,  et,  de  tous  les 
frissons  nouveaux  qu'il  a,  selon  Victor  Hugo,  créés, 
celui-là  était  le  plus  satanique. 

—  Concevez-vous  cette  honte,  cher  ami,  me  disait- 
il,  un  garçon  coitTeur,  d'ailleurs  parfaitement  niais 
et  quelconque  d'atlraits,  et  cela  parce  qu'il  lui 
démêle  la  tignasse?  Molière  au  moins,  bourgeois 
avéré,  l'était,  lui,  fait  par  des  marquis,  mais  moi, 
Charles  Baudelaire,  un  raffiné,  un  mandarin,  je 
succombe  à  un  «  peluquero  »,  et  de  la  rive  gauche 
encore  !  C'était  bien  la  peine  d'aller  la  choisir  aux 
îles  ! 

Et  il  enlrail  en  des  transports  de  rage  où  son  dan- 
dysme même  sombrait  avec  toute  sa  haute  culture. 
En  vain  le  fidèle  Asselineau  s'évertuait-il  à  le  calmer 
par  des  comparaisons  i)rises  dans  la  profession 
même.  —  Maître,  lequel  vaut  mieux  pour  un  grand 
artiste  tel  que  vous  l'êtes,  de  devoir  son  sort  fatal  à 
un  coiffeur  ou  à  un  critique?  —  Oui,  le  critique  est 


1(!0  SOUVENIRS    1)  UN    ENFANT    OR    PARIS 

piio,  niaJs  un  frise-l()U|)ol  loiil  de  inrinc  I  —  VA  non- 
dissertions  sur  la  nuance,  j)hiloso)>lii(|uenienl,  dans 
ma  chère  librairie. 

Une  fois,  en  pleine  rue,  cîirrcrour  de  la  Croix- 
Routfe,  il  la  reconduisit  sous  >inc  lelle  volée  d'invec- 
tives poissardes,  (pie  je  dus.  sur  un  mol  de  sa  main, 
aller  le  réclamer  au  poste.  Les  passants  et  les  scrgols 
l'avaient  pris  pour  un  dément  en  ru|>ture  de  cami- 
sole. 

Ce  Baudelaire  de  Poulet-Malassis  ne  ressemble 
guère,  il  faut  le  reconnaître,  au  quaker  haut  bou- 
tonné, à  l'humeur  pince-sans-rire  de  sa  lé^^ende. 
Mais  si  le  merlan  est  troublant,  la  merluche  l'Qst 
moins  peut-être,  surtout  péchée  aux  Antilles,  (l'est 
de  l'éternel  féminin  plus  foncé  et  un  peu  crespelé, 
mais  sans  plus,  du  type  .loséphine.  hélas,  sire  ! 
Jeanne  Duval  avait  proprement  horreur  de  son 
chantre,  elle  n'en  appréciait  que  lescarcelle.  Ce  que 
m'en  apprit  sur  ce  sujet  l'éditeur  des  Fleurs  du  Mul 
a  été  corroboré  depuis  par  Charles  Toubin,  mémoria- 
liste bisontin,  qui  paraît  avoir  été  des  amis  du 
maître.  Dans  ses  Souvenirs  d'un  se/iluaf/éndire,  cet 
auteur  n'hésite  pas  à  taxer  la  créole  du  double  péché 
de  relape  et  de  lape.  Il  s'appuie  moins  d'ailleurs 
sur  ses  renseig'nements  persomiels  que  sur  une  cor- 
respondance fie  la  «  \'(''nus  Noii'e  »,  tombée  à  la  mort 
de  son  fds,  entre  les  mains  de  la  générale  Aupick  cl 
que  celte  pauvre  mère  lui  communiqua  en  i8fi8.  — 
«  La '(  Vénus  Noire  »,  écrivait-elle  à  Chailes Toubin, 
l'a  torturé  de  toutes  les  manières.  Que  d'argent  elle 
lui  a  dévoré!  Dans  ses  lettres,  et  j'en  ai  une  masse, 
je  ne  vois  pas  un  mot  d'amour.  Si  elle  l'avait  aim('',je 
lui  pardonnerais  peut-être.  » 


VENUS    NOIRE    ET    VENUS    DE    CIRE  161 

Mon  enfant,  ma  sœur, 
Songe  à  la  douceur 
D'aller  là-bas  vivre  ensemble  !... 

A  relire  les  vieilles  notes  qui  me  servent  à  fixer  ce 
souvenir,  l'étonnement  me  vient  que,  depuis  tant 
d'années,  on  n'ait  pas  encore  songé  à  mettre  en 
lumière  ladite  correspondance  de  cette  Jeanne  Duval 
avec  son  lamentable  «  miche  »,  puisqu'il  n'était  que 
cela  pour  elle.  11  y  a  là,  pour  les  amateurs  du  genre 
nécrophore,  un  «  Elle  et  Lui  »  et  des  «  Lui  et  Elle  » 
qu'ils  négligent,  et  l'intérêt  du  peluquero  de  Baude- 
laire n'en  laisse  rien  à  celui  du  pagello  de  Musset.  Il 
l'emporte  même  par  la  qualité.  Que  dis-je,  j'y  sens 
de  la  conférence,  avec  projections  des  Antilles  et 
récitations  de  poésies  congruentes  par  de  bons 
diseurs^  s'il  en  reste,  et  il  en  reste. 

On  ne  saurait  trop  farfouiller  les  dessous  de  la 
tunique  de  Nessus  dont  l'éternelle  Déjanire  revêt  les 
Alcides  du  génie. 

Je  signale  la  pareille  opération  de  librairie  à  faire 
sur  le  cas  d'Henry  Murger,  dont,  le  même  jour,  et 
par  rapprochement  d'idées,  Poulet-Malassis  me  dé- 
sossa le  poème.  Il  me  dévoila  la  vérité  vraie,  car  la 
littérature  n'est  que  de  la  vérité  fausse,  et  le  docu- 
ment humain  de  cette  Mimi  qui  avait  fait  sangloter 
ma  jeunesse,  et  dont  le  trépas,  qui  ne  fut  qu'un 
décès,  illusionne  encore  les  abonnés  de  lOpéra- 
Comique. 

—  Non,  me  dit  l'éditeur  des  poètes,  la  Mimi  de 
Murger  n'était  pas  la  grisette  touchante  sortie  du 
crâne  du  bohémographe.  Je  l'ai  connue,  elle  aussi, 
et  je  l'ai  vue  plus  d'une  fois  chez  lui,  rue  Mazarine, 

U. 


ll'.L'  SOLVEMHS    D  fN    KNFANT    DK    l'ARIS 

au  (Icuxirmc  clai,''0  de  la  iii!u>oii  <jiiiroriiir  l'anj^lede 
celle  rui'  cl  celle  de  Buci  —  ceci  pour  la  phujue 
commémoralive.  Celait  Théodore  ,de  IJaiivilIcy  rjui 
me  menail  en  visile  chez  le  poêle,  lequel,  à  la  vérilc, 
ne  l'élail  i^u  rc,  du  moins  à  mon  avis.  Mais  Michel 
Lévv  lui  avajl  acheté  et  payé  cinq  cents  francs  la 
propriété  des  Scènes  de  la  vie  de  bohème  et  on  ne  vit 
pas  longlemps,  même  à  deux,  sur  cinq  cents  francs. 
—  Cher  ami,  me  disait  Théodore,  qui  étail  bon... 
comme  la  lune,  on  en  boil  trop  en  c<'  moment  chez 
ce  charmant  Murji^er,  trop,  de  l'eau  glacée  de  TAré- 
tuse;  allons  lui  porler  uneouti'eou  deux  de  ce  jus  de 
pampre  que  presse  le  divin  Bacchus.  Vous  êtes 
éditeur,  c'est  voire  l'onction  terrestre. 

«  Mimi  était  mariée.  Je  pourrais  vous  dire,  s'il  ne 
vivait  encore,  le  nom  de  Ihonnèle  menuisisr  (pi'elle 
porlail  à  l'état  civil.  Elle  s'élail  séparée  de  lui  à 
l'amiable,  c'est-à-dire  à  peu  près  comme  Baudelaire 
à  la  Croix-Houji^e  d'avec  la  \'énus  Noire,  et  pour  les 
mêmes  raisons.  Elle  avait  la  lêle  trop  forte  [)oui"  le 
buste,  des  cheveux  blond  châtain,  et  degrandsyeux 
bleu  pAle  un  peu  éteinls  par  la  phtisie  qui  la  ron- 
geait, aidée  à  la  corrosion  j)ar  la  noce,  n'en  douiez 
pas  une  minute.  Son  teint  en  rendait  à  la  cire.  \'ingt- 
quatre  ans  à  cette  époque. 

<<  Elle  mourut  à  l'hùpilal  de  la  initié,  dans  le  ser- 
vice du  docteur  Clémenl,  section  des  tuberculeux,  où 
Murgcr  fut  forcé  de  la  laisser  aller.  Il  gagnait  alors 
Ircnle  francs  par  mois  au  Corsaire  et  ne  trouvail  à 
en  économiser  que  les  deux  sous  du  bouquet  de 
violettes  qu'il  lui  [)orla  lidèlement  tous  les  jours, 
jusqu'à  sa  rentrée  dans  le  sein  miséricordieux  du 
Grand  Tout.  » 


VENUS    NOIRE    ET    VENUS    DE    CIRE  1(53 

Ainsi  parla  Poulet-Malassis. 

Kl  je  pensais  en  le  quittant  'qu'il  m'en  avait  trop 
appris  peut-être,  que  tout  tlacon  est  bon  qui  verse 
l'ivresse  et  que  les  arbres  en  fleurs  de  l'illusion  ne 
g-agnent  rien  à  être  effeuillés.  Vénus  noire  ou  Vénus 
de  cire,  belle  menuisière,  belle  ferronnière,  c'est 
tout  un  devant  la  loi  du  législateur  de  l'antagonisme 
a'.Lraclif  des  sexes.  L'  «  objet  »  naturaliste  des  poètes, 
c^mmj  il  défie  l'enquête,  la  repousse.  La  science  du 
p  igellisme  est  bête,  et  il  n'y  a  en  fait  de  vrai  humain 
que  l'allégo.ie  du  serpent,  de  l'arbre  et  de  la  pomme, 
1j  serpent  fût-il  légion,  comme  dans  le  cas  des  deux 
poètes. 

Je  ne  revis  plus  Poulel-Malassis,  qui,  d'ailleurs, 
mourut  fort  peu  de  temps  après,  mordu  par  un  autre 
genre  de  pagellisme,  et  même  de  «  peluquerisme  » 
au  ju:"!  ma  philosophie  se  refuse.  L'éditeur  de  nos 
plus  grands  lyriques  avait  versé  à  la  politique.  11 
publia  une  édition,  revue  et  augmentée,  des  Papiers 
s:crets  des  Tuileries  dont  l'augmentation  lui  sonnait 
une  crise  mortelle  de  naturalisme  démocratique  fou- 
d.oya  il.  Il  y  révélait,  sous  couleur  de  vérité  vraie, 
que  l'au  de  ses  plus  illustres  poètes  avait  régulière- 
ment touché,  malgré  ses  opinions  républicaines, 
une  pension  alimentaire  sur  la  cassette  impériale.  Je 
suis  de  c  'ux  pour  qui  cette  contradiction  apparente 
n'enlève  rien  à  sa  gloire  et  en  ajoute  un  peu  à  l'Em- 
pire. Mais  à  quoi  bon  lever  ces  dessous  de  la  tu- 
nique ?  I 


MOLIÈRE  ET  LE  MASQUE  DE  FER 


LE    VRAI    MOLIÈRE 


Depuis  le  2.3  avril  1616,  qui  est  la  date,  d'ailleurs 
incertaine,  de  la  mort  de  William  Shakespeare,  pas 
une  année  ne  s'est  écoulée  sans  renouveler,  la  con- 
troverse dont  l'existence,  ou  au  moins  l'individua- 
lité du  poète  est  encore  aujourd'hui  le  thème  iogo- 
ma(;hique  et  alibiforain. 

Pour  mon  compte  je  verserai  gaiement  à  croire  que 
l'homme  n'a  jamais  eu  lieu,  et  nulle  part,  même  sous 
forme  de  pseudonyme,  et  j'aimerais  passionnément 
à  penser  quHamlet,  pour  ne  parler  que  de  cet  ou- 
vrage, s'est  fait  tout  seul  parce  phénomène  de  géné- 
ration spontanée  bien  connu  aux  siècles  de  foi  sous 
le  nom  de  :  opération  du  Saint-Esprit.  Ce  n'est  pas 
qu'il  y  ait  à  cela  grande  apparence,  non,  mais  la 
science  s'apaiserait  et  ce  Shakespeare  du  diable  ne 
reviendrait  plus,  la  nuit,  s'accroupir  sur  l'estomac 


IM  SOLVli.MIIS    1)  IN    KM-ANT    Di:    l'AlllS 

lies  pauvres  auteui's  eliainali(iues  laiitôl  en  Hogor 
Bacon,  lanlùl  en  lord  l'ulhuul  ou  sous  tout  aulre 
forme  lyinpanisanle.  Le  voule/.-vous,  diles,  le  vou- 
lez-vous que  Shakespeare  nail  jamais  cxislé?  Si 
vous  saviez,  comme  cela  soulage  de  le  croire. 

Théodore  de  Banville,  qui  élail  un  sage  cl  dans 
loule  la  force  du  terme  anlique,  avait  trouvé  une  fa- 
çon admirable  de  se  débarrasser  de  l'obsession  trisé- 
culaire  du  j^rand  gêneur  (roulre-lManehe.  —  Cher 
ami,  l'idenlilé  de  Shakespeare  ne  saurait  èlre  dou- 
teuse. Gomme  Balzac,  il  était  tourangeau  et  pour 
les  mêmes  raisons!  Il  émigra  en  Angleterre  parce 
qu'il  ne  pouvait  pas  faire  jouer  ses  i)ièces  à  Paris. 
Du  ri'ste,  c'est  bien  simple,  mûchez-vous  l'anglais? 
Si  vous  le  mâchez,  prononcez  :  Jacques-Pierre 
comme  on  fait  à  Londres,  vous  avez:  Shak<'speaie. 
Il  y  a  encore  des  quantités  de  Jac(|ues-Pierre  en 
Touraine,  et  la  Loire  en  déborde,  mais  on  les  pro- 
nonce autrement,  voilà  tout. 

Ce  fut  sous  l'éclair  de  ce! te  démonstration  fulgu- 
rante cpie  la  pensée  me  vint  délablii-  par  la  même 
méthode  la  véritable  identité  de  M.  Scrib(^  pour  la- 
quelle je  trouvais  que  la  l'rance  élail  froide,  .le  ne 
sais  quel  instinct  me  pous.sail  à  y  débrouiller  une 
incarnation  de  M.  Thiers,  son  inquiétant  contempo- 
rain. .Je  m'enlouiai  de  j>reuves  sans  documents  et  de 
documents  sans  preuves  et  je  portai  au  Figaro  la 
révélation  scientifique,  de  ce  vichnoulisme  dont  un 
chartiste  m'eût  envié  la  logique  rigoureuse,  .le  dois 
dire  que  l'elTet  de  ce  «  Caliban  »  fut  déplorable. 
Gaston  Calmetle.  qui  venait  de  prendre  la  direction 
de  l'organe,  pliait  sous  l'avalanche  de  plaintes  dont 
quelques-unes  posaient  le  ililemme  du   désabonne- 


LE    VRAI    MOLIERE  1(57 

menl  ou  de  ma  suppression  cqllaboraloire.  —  \'ous 
m'arrachez  toute  la  bourgeoisie,  me  disait-il  ;  et  ce 
p:irti  auquel  M.  Thiers  a  donné  son  nom,  plus  Th 
des  tours  de  Notre-Dame.  —  Quoi  ?  —  Eh  bien 
oui,  le  T  (h'i  iers  Etat.  Rétractez-vous,  je  vous  en 
prie. 

Me  rétracter,  je  ne  le  pouvais  pas,  d'abord  parce 
que  ma  conviction  était  absolue  —  Thiers  ne  pou- 
vait être  que  le  Roger  Bacon  de  Scribe  et  Scribe  que 
le  Shakespeare  de  Thiers,  de  toute  éternité  —  et 
ensuite  parce  que  je  jouais,  au  désaveu,  le  crédit 
considérable  que  j'avais  acquis  dans  cet  ordre  de 
recherches,  et  cela  au  Figaro  même  pendant  une 
précédente  gérance,  sous  mon  pseudonyme...  j'allais 
dire  :  shakespearien.  11  m'avait  été  donné  en  etfet  de 
découvrir  dans  mes  papiers  de  famille  que  le  Masque 
de  fer  n'était  autre  que...  Molière,  et  cette  fois-là, 
non  seulement  les  abonnés  mais  tout  le  monde  savant 
avait  marché. 

Il  marche  encore. 

La  thèse,  reprise  gravement  par  un  professeur 
d'Orléans,  en  proie  aux  congestions  de  province,  a 
fait,  comme  on  dit,  des  petits  qui  ont  grimpé  aux 
académies  et  poussent  aujourd'hui  sous  les  dômes 
les  coassements  de  l'érudition  à  l'allemande.  Ce  par 
où  ma  fierté  le  dispute  à  ma  joie,  ai-je  besoin  de 
vous  le  dire  ?  Avec  mon  Molière-Masque  de  fer  je 
fais  la  pige,  ce  me  semble,  au  docteur  belge  qui 
lance  son  lord  Rutland  dans  les  jambes  du  vieux 
Will.  Ça  te  la  coupe,  cadet  brabançon  ! 

11  n'est  guère  probable  que  quelque  lecteur  ait 
gardé  le  souvenir  de  l'article  —  «  irréfutable  )^  di- 
sait  si    drôlement   Francis   Magnard  —    qui   lança 


liis  sorvKNins   d  in  km  ant  iœ  I'aius 

celle  idenlilicalion  calibauos(|ue  où  se  sonl  englués 
jusqu'à  des  moliérisles  de  profession.  On  le  iclrou- 
verail  cependant  dans  un  recueil  de  chroniques,  pré- 
facé par  Alexandre  Dumas  (ils,  el  rdilc  chez  Le- 
merrc,  en  1887,  sous  le  litre  de  Le  Livre  de  Caliban, 
si  ce  i-ecuei!  n'élail  devenu  lui-inème  une  rareté  bi- 
bIiopiiili(pie.  Je  vous  en  évilei'ai  la  recherche  sur  les 
quais  en  ces  temps  froids  et  féconds  en  luonchiles 
par  une  ou  deux  citations  congrues. 

Mon  quintisaïeul,  celui-là  même  dont  il  est  question 
dans  Le  Festin  Bidicule  de  Boileau  : 

El  mieux  que  Bergerat  ropitclil  l'assai^onin', 

était  un  maître  (lueux  émiiieiit  du  <^rand  siècle  cl 
quelque  chose  comme  le  Mag^ny  du  temps.  Il  en 
régalait  les  poètes  illustres.  Racine,  Des[»réaux, 
La  l'^onlaine  et  Molière,  et  il  avait,  pour  eux,  le  ven- 
dredi, des  maigres  prodigieux,  qui  eussent  réconci- 
lié l'aigle  de  Meaux  avec  le  cygne  de  Cambrai.  Mais 
en  sus  il  prenait  des  noies  et  il  a  laissé  des  Mémoires 
dont  je  possède  l'inestimable  manuscrit. 

«  (le  n'est  un  secret  pour  personne,  y  éciil-il,  (pie 
Molière  n'est  pas  l'auteur  des- comédies  repiésentées 
sous  son  nom.  Non  seulement  le  pauvre  gartjon  était 
incapable  de  les  jouer  propiement,  mais  je  doute 
qu'il  fût  en  mesure  même  de  les  signer  de  son  nom. 
Personne,  du  reste,  ne  peut  se  larguer  d'avoir  vu  de 
son  écriture.  Je  liens  de  ce  joyeux  M.  Chaj)elle,  à 
qui  par  parenthèses  on  doit  Les  Plaideurs  de  I«acine, 
que,  lorsque  le  tapissier  a  besoin,  pour  sa  charge,  de 
pailer  au  Roy,  il  trace  une  croix  sur  le  carreau  de 
la  chambre  du  monarque,  qui  fait  mettre  aussitôt  un 


LE    VRAI    MOLIERE  1(59 

couvert  de  plus  à  déjeuner.  Molière  entre,  el  ils  s'en- 
ferment. C'est  Mme  de  Maintenonqui  garde  la  porte. 
On  a  remarqué  que  ces  déjeuners  coïncident  tou- 
jours avec  le  besoin  que  .Molière  a  d'une  pièce  nou- 
velle pour  son  théâtre  et  sa  troupe  et  qu'il  sort  du 
déjeuner  avec  un  rouleau  sous  le  bras.  » 

Et  vingt-deux  pages  plus  loin,  dans  le  manuscrit 
de  mon  ancêtre  :  —  «  On  s'étonne  partout,  à  la  Cour 
comme  à  la  Ville,  du  privilège  théâtral  dont  le  Roy  à 
investi  son  valet  de  chambre  illettré,  le  sieur  Poque- 
lin  dit  Molière,  mais  surtout  de  Tordre  qu'il  a  donné 
de  représenter  L'Imposteur,  aux  grands  cris  de  l'ar- 
chevcque  de  Paris  qui,  d'ailleurs,  ne  connaît  pas  la 
pièce  et  n'a  pas  à  la  connaître.  Voici  ce  que  je  sais  à  ce 
sujet.  Je  faisais  un  extra  à  Versailles  et  j'y  surveillais 
le  service  dans  l'antichambre.  Attentif  au  moindre 
bruit  de  la  voix  sonore  de  Sa  Majesté,  je  ne  tardai 
pas  à  m'assurer  qu'Elle  déclamait  des  vers.  Quand 
ce  fut  fini,  j'entendis  distinctement  ladite  voix  bien 
connue  s'écrier  sur  un  ton  un  peu  despotique  peut- 
être  :  —  Or,  sus,  monsieur  de  Molière,  mon  peuple 
dira-t-il  que  j'ai  eu  tort  de  supprimer  un  pareil 
poëte  dramatique  el  de  le  jeter  dans  les  oubliettes  de 
la  Bastille?  —  Non,  sire,  susurra  la  marquise,  votre 
bien-aimé  peuple  ne  dira  pas  cela.  Un  pareil  génie 
tourne  à  la  concurrence  déloyale.  Il  découragerait 
tous  ses  contemporains,  et  votre  siècle  serait  flambé 
dans  l'histoire.  —  Et  Molière  apparut,  un  énorme 
cahier  sous  laisselle. 

«  Or,  c'était  précisément  le  temps  où  le  Masque 
de  fer  venait  d'être  enfermé  à  la  Bastille,  et,  le 
Masque  de  fer,  c'est  le  frère  du  Roy,  il  n'y  a  là-dessus 
qu'une  faible  controverse.  Du  reste,  huit  jours  après, 

1.5 


170  SOl'VKMRS    D  UN    ENFANT    ni:    PAHIS 

iKtus  avions  lo  Tartufe.  Dira-l-on  tnip  je  l'inveiile  ?  >> 
La  i)ieiiiiôre  l'ois  que  je  lus  ce  passage,  si  e.\pli<  ilc 
(Irjà  pourijiii  sait  lire  (Milre  les  lignes,  des  Me/noires 
de  mon  ijuinlisttïeiil,  je  fermai  le  uianuscril  avec 
épouvante.  Ouel  secret  impossible  était  ce  là,  com- 
ment imaginer  que  Molière  n'eilt  existé  qu'à  lilre  île 
valet  <le  chainbn'  v\  que  pour  le  reste  tout  en  revînt 
au  personnage  mystérieux  dont  l'énigme  est  un  de- 
casse-tétes  ténébreux  de  nos  annales?  \'raiment  les 
maîtres  de  l'esprit  humain  n'avaient  pas  de  chance, 
depuis  Homère  qui,  au  lieu  d'être  un,  était  plusieurs, 
en  passant  par  Shakespeare,  vague  palefrenier  in- 
consistant, jusqu'au  fondateur  de  la  Comédie-Fran- 
çaise dont  l'institution  devenait  ainsi  une  blague  im- 
mense? Oui  est-ce  qui  les  faisait  en  ce  monde,  les 
chefs-d'œuvre  consacrés  et  perdurables  devant  les- 
quels on  s'agenouille  <le  génération  en  g(Miéraiion  et 
surtout  pourquoi  les  Jacques-Pierre  qui  les  faisaient 
se  cachaient-ils  de  la  postérité  sous  des  loups  de 
velours  ou  de  fer  où  l'on  ne  voyait  plus  cpie  lenr< 
bouts  du  nez  impersonnels. 

l-^t  pendant  quelques  temps  je  f»is  très  malheureux. 
La  science  me  gagnait.  En  mes  insomnies  je  rêvais 
4iue  je  dépeçais  la  gloire.  D'ailleurs  je  ne  compienais 
pas  très  bien  quel  intérêt  avait  eu  Louis  XIV  à  inter- 
ner si  cruellement  son  frère  pour  cause  de  transcen- 
dance littéraire,  ni  le  rôle  (jue  Molière  jouait  <lans 
cet  imbroglio.  Les  Mémoires  du  maître  queux  ne 
devaient  pas  laisser  de  m'en  instruire.  Voici  : 

«  Hier,  dan^  les  fosses  de  la  Bastille,  on  a  recueilli 
An  document  étrange.  C'est  un  plal  d'argent  sur  le- 
quel étaient  gravés  au  couteau  ilou/e  alexandrins 
<rune  pièce  intitulée:  Alcesle  ou  le  Misanthrope.  Le 


LE    VRAI    MOLlIiaE  171 

nombre  de  pieds  voulu  y  était.  Est-ce  que  le  Masque 
de  fer  en  aurait  assez  de  Tanonyiiie  ?  Chercherait-il  à 
divulguer  la  raison  véritable  du  traitement  qu'il  en- 
dure et  qui  serait  ainsi  celle  de  ses  talents?  Le  gou- 
verneur a  cru  bon  de  porter  tout  de  suite  ce  plat  à 
M.  de  Louvois,  qui,  à  sa  vue,  est  entré,  comme  à 
Ihabitude,  en  une  colère  épouvantable,  parce  que  le 
manuscrit  du  chef-d'œuvre  avait  été  remis,  le  matin 
même,  à  déjeuner,  par  le  roi,  à  ce  malheureux  sot 
d^'  Molière.  M.  de  Louvois  a  immédiatement  mandé 
M.  de  Colbert  qui  est  accouru  presque  sans  passer  ses 
culottes,  et  est  resté  navré  en  reconnaissant  l'écri- 
ture. —  Il  faut  l'envoyer  à  Pignerol,  a  dit  le  ministre, 
des  armées.  —  Et  supprimer  IMolière,  témoin  gênant, 
a  ajouté  celui  de  l'intérieur.  Quant  aux  douze  alexan- 
drins, il  suffira  de  les  couper  à  la  représentation.  — 
Quel  dommage  pourtant,  a  repris  M.  de  Louvois,  ils 
sont  les  seuls  amusants  de  la  pièce.  —  Oui.  mais  la 
raison  d'État  l'exige.  » 

Et  ici  une  note  marginale  devant  laquelle  tous  les 
doutes  s'écroulent  en  tas. 

«  Au  dernier  vendredi,  qui  d'ailleurs  était  un  treize, 
M.  Racine,  historiographe  du  roi,  s'est,  assez  impru- 
demment du  reste,  déboutonné.  Il  est  vrai  que  ces 
messieurs  venaient  d'apprendre  la  mort  étrange  de 
INIûlière  qui,  depuis,  ne  nous  a  plus  donné  aucun 
ouvrage.  Pressé  par  iNl.  Despréaux  de  révéler  ce  qu'il 
savait  sur  l'aventure  des  fossés  de  la  Bastille,  il  a 
fait  tirer  les  portes  et,  à  voix  basse,  il  a  conté  qu'il  y 
avait  autre  chose  que  les  douze  vers  du  plat  d'argent. 
—  Qu'est-ce  qu'il  y  avait?  a  demandé  M.  de  La  Fon- 
taine, un  peu  émerillonné  par  le  vin  d'Arbois  qui  est 
le  meilleur  de  ma  cave.  —  Eh  bien,  voici.  Il  v  avait 


171'  SOUVENIHS    I)  U.N    EMAM'    DK    J'AIJIS 

deux  lignes  de  prose.  —  Lescjuclles?  —  Moi  aussi, 
je  suis  le  (ils  d'Anne  d'Aulriclie,  mais  mon  frère  est 
jaloux,  parce  que  si  son  père,  à  lui,  est  Louis  XIII, 
le  mien,  à  moi,  osl  le  cardinal  <!«'  Pùdiclieu,  qui  a 
fondé  rAcailémio.  » 
Telle  est  la  vérilé  vraie  sur  Molière. 


LE  PRÉCURSEUR  DU  SYMBOLISME 


Je  gagerais  bien  un  sonnet  contre  une  automobile 
qu'il  n'y  a  pas  six  bibliophiles,  mettons  neuf,  qui 
possèdent  dans  leurs  librairies  les  deux  volumes  d'un 
ouvrage  publié  chez  Denlu  en  1884,  dont  l'auteur 
estunmembre  du  Parlement  anglaisnommé  Sir  Jean- 
George  Tollemache  Sinclair,  baronnet  et  député 
héréditaire  du  comté  de  Cailhness,  en  Ecosse.  Et 
même  je  vais  plus  loin,  j'augmente  l'enjeu  de  deux 
sonnets,  ce  qui  fait  trois  sonnets,  si  l'un  des  conser- 
vateurs de  la  Bibliothèque  Nationale  me  prouve,  ou 
simplement  me  jure,  que  cet  ouvrage  a  été,  une  seule 
fois,  depuis  son  dépôt  légal,  demandé  par  âme  qui 
vive. 

Voilà  bien  qui  donne  raison  au  mot  sans  cesse 
répété  de  mon  vieil  ami  Léon  Dierx  :  «  Personne  ne 
sait  rien  de  rien  et  jamais  l'ignorance  n'a  semblé  plus 
obligatoire  que  depuis  qu'elleest  gratuite.  »  Dureste, 
LéonDierxlui-même  ignorait  sir  Tollemache  Sinclair 
et  je  vois  encore  sa  stupeur  le  soir  où,  entre  deux 
pipes,  je  lui  démontrai  que  ce  baronnet  était  le  père 
du  vers-Iibrisme.  Car  il  le  fut  et  non  un  autre. 

15. 


174  SOLVENirtS    0  L'N    EiM-ANT    DE    l'AIIIS 

I/œuvrc.  vous  ai-jo  dit.  csl  vu  deux  loiiics,  l'iiii  de 
prose,  ruiilre  de  vers,  illustrés  lun  et  l'autre  de  cari- 
catures dans  le  goût  du  Punch,  d'un  flegme  extra- 
vagant el  irrésislible.  Il  y  a  nolanVnienl,  dans  une 
Médilalion  à  ]'ersaillcs,  traduite  de  Tliackcray,  nue 
effigie  en  Irois  volets  i\u  Roy  Soleil  —  à  droite, 
lin  Louis  XI\'  en  pcrriujue,  manteau  de  cour  et  has 
de  soie,  —  à  gauche,  le  costume  seul  et  sans 
Louis  Xn',  sur  un  mannequin  —  et  au  centre,  un 
pauvre  j»elit  bonhomme  bedonnant,  chauve,  labou- 
gri,  aux  jambes  en  fuseaux  et  géronliforme  —  qui 
est  assurémont  le  triptyque  sans  pair  de  la  désopi- 
lation. 

Je  vous  disais  donc  que  dans  ce  recueil,  composé 
en  façon  de  miseellanées,  —  genre  délivre  charmant 
d'ailleurs  qui,  un  jour  ou  l'autre,  reviendra  à  la  mode, 
comme  le  keepsake  peut-être  —  le  vers  alterne  avec 
la  prose,et  par  conséquent,  l'humour  avec  le  lyrisme. 
Sir  Tollemache  Sinclair  a  les  deux  cordes  d'or  et 
d'argent  à  son  arc  et  il  les  tend  à  lourde  rùle.  Comme 
prosateur,  il  dérive  de  Swift,  de  Sterne  el  de  Thae- 
keray,  déjà  noniuK'.  qui  paraît  èti"e  son  maître,  mais 
à  leur  jovialité  stridente  et  anglo-saxonne  il  mêle  une 
érudition  bénédictine.  A  lire  seulement  .se.s  note.s 
maiginales.  on  se  demande  ce  ((u'un  tel  homme  ignoi-e 
des  hommes,  des  choses,  du  passé,  du  pié>enl  et 
même  de  l'avenir.  Ouand  ces  satanés  grands-bretoii.s 
s'y  mettent,  ils  nous  dament  le  pion  sur  tous  les échi 
quiers  littéraires. 

L'une  de  ses  fantaisies  documentaires  tend  à  prou- 
ver que  Charles  (îounod  est  beaucou[)  mieux  que 
Gœlhe  le  véritable  auteur  de  Fc/i^s/,  et  elle  le  prouve, 
ce  qui  est  un  a.-?sez  joli  tour  de  force.  Elle  le  prouve 


LE    PRliCLUSEUR    DU    SVMBOLI^ME  175 

à  la  façon  de  Mark  Twain  et  d'Alphonse  Allais,  soit 
par  mode  d'ironie,  eironeia  en 'grec,  comme  disait 
Paul  Arène,  mais  je  suis  de  ceux  pour  qui  cette  dé- 
monstration est  la  plus  scientifique,  et  si  Jules  Bar- 
bier et  Michel  Carré  ne  trempaient  pas  un  peu  dans 
Ta  flaire,  vous  me  verriez  parfaitement  convaincu  que 
Gœlhe  n'est  pour  rien  dans  son  Faust  et  qu'à  Gounod 
en  revient  tout  1  honneur. 

Permettez-moi  de  signaler  encore  à  votre  biblio- 
philie l'essai  magistral  de  roman  nouveau,  ou,  si 
vous  l'aimez  mieux,  l'essai  nouveau  de  roman  magis- 
tral, qui  est  l'une  des  gloires  des  deux  tomes.  C'est 
le  roman  express,  télégraphique  même,  à  l'usage  de 
ceux  qui  n'ont  pas  de  temps  à  perdre,  et  qui  en  a, 
même  eu  automobile? 

Ce  roman  est  intitulé  Et  ccelera.  ?son  seulement 
il  peut  être  lu  par  tout  le  monde,  mais  il  est  portatif, 
et  primable  par  n'importe  quelle  Académie,  et  encore 
il  offre  ce  prodige  de  sobriété  de  condenser  en  trente 
lignes  la  matière  de  trois  volumes,  d'ailleurs  à  trois 
francs  cinquante.  En  voici  un  extrait  à  litie  d'inou- 
bliable spécimen  : 

«  Premier  volume.  —  Les  derniers  rayons  du- 
raient... etc.,  quand  un  jeune  homme  dont  l'appa- 
rence indiquait...  etc..  Il  descendait  la  colline  qui... 
etc.  une  jeune  fille  dont...  etc.  Quoi,  s'écria  le 
jeune  homme  ardent,  te  donner  à  un  autre,  et...  etc. 
La  jeune  fille  tomba...  etc.  Il  n'en  fallait  pas  davan- 
tage pour  que...  etc.,  etc.,  etc. 

«  Deuxième  volume.  —  Dix  mois  avaient  passé 
depuis  que...  etc.  Quand  le  même  jeune  étranger, 
toujours  ardent,  car,  etc.  etc.  11  descendait  la 
même  colline  où  déjà  la   lune...    etc.    Un  homme 


17G  SOrVKMUS    1»  IN    KM-ANT    lii:    l'AlilS 

d'âge  moyen  siirg-il,  ou  pluLùl...  cic...  Misérable! 
lu...  etc..  Deux  cris  de  haine  rcveillèrenl,  dans  la 
vallée,  les...  elc.  Sur  la  paillasse  humide  d'une... 
elc...  Hélas...  etc.  Le  geôlier,  rude  mais  honnéle, 
comme  tous  les...  etc..  Sa  joue  basanée  de  vétéran 
était  baignée  de...  etc.  Tout  à  coup,  une  forme  frcle 
et  blanche...  elc...  Elle!...  etc.  Mais  la  douleur  l'avait 
tellement  changée  que,  oh!...  elc.  Le  geôlier  fut 
obligé  de...  etc..  Il  la  porta  évanouie  au...  etc.  Le 
curé  sortait  précisément  de  faire...  etc.,  etc.,  etc. 

«  Troisième  volume.  —  Au  coin  de  la  cheminée 
d'une  antique...  elc...  Le  vieux  comte,  car  c'était  lui, 
songeait  à  la...  etc...  Il  ne  tarda  pas  à...  etc..  Dans 
les  plis  d'un  manteau  couleur...  elc.  Pas  d'erreur, 
c'était  son...  etc..  Fuis,  fuis,  assassin  de  ton...  etc.. 
Non,  jamais,  je  viens  la...  etc..  A  ce  moment  l'astre 
des  nuits  auréola  le  vieux  comte  comme  d'une...  elc 
Mais  ils  avaient  à  peine...  etc..  La  jeune  fille  riait  de 
ses  Irente-deux...  elc...  Regardez,  dit-elle,  là.  ..  etc. 
Elle  lui  montra  l'assassiné  qui  ne  l'était  pas,  ou  du 
moins...  elc.  Le  vieux  comte  en  pleurait  de...  elc... 
Épouse  qui  lu  voudras,  fut  sa  suprême...  etc..  Le 
rude  geôlier  (]ui  de|»uis  einquaule  ans  n'avait  pas 
dansé  la  gigue  se  mit  à...  etc.  Et  le  mariage  fut, 
aidé  par  la  mort  d'un  oncle  riche...  etc..  d'.\mé- 
rique,  etc.,  etc.,  etc.  » 

Si  Tollemache  évalue  à  cincj  minutes  le  temps 
qu'il  y  a  à  consacrer  —  il  ne  dit  pas  à  perdre  —  à 
la  lecture  de  ce  roman  typique  qui  est  celui  de 
l'avenir,  il  n'en  doute  pas,  et  moi  non  plus.  Je  n'eu 
connais  pas  de  plus  intéressant,  de  plus  clair  et  de 
mieux  écrit.  J'avais  voué  sur  la  foi  du  chef-d'œuvre 
une  admiration  passionnée  à  son  merveilleux  auteur 


LE    PRECURSEUR    DU    SYMBOLISME  177 

et  j'allais  à  chaque  instant  chez  Dentu,  au  Palais- 
Royal,  pour  le  rencontrer,  lui'  être  présenté  et  en 
mourir.  J'eusse  donné  tout  Balzac,  tout  Dumas  père 
et  George  Sand  par-dessus  le  marché  pour  ce  roman 
des  romans  :  Et  cœtera,  où  se  magnifiait  l'art  concret 
et  suggestif  de  Stendhal.  —  Je  ne  l'ai  vu  qu'une 
fois,  me  disait  Dentu,  quand  il  m'apporta  son  ma- 
nuscrit, refusé  par  tous  mes  confrères.  C'est  un 
homme  froid,  distingué,  grave  et  de  tournure  diplo- 
matique. Comme  il  fit  les  frais  de  la  publication, 
j'acceptai  de  l'entreprendre,  mais  je  n'ai  pas  lu 
l'ouvrage.  Est-ce  que  c'est  bien  ? 

Si  c'était  bien  !  Et  je  lui  en  citai  quelques  pas- 
sages, retenus  par  cœur.  —  Sauvaître,  Sauvaître,  se 
mita  crier  Dentu  en  appelant  son  principal  employé, 
vite,  montez-moi  les  deux  volumes  de  ce  député 
écossais!...  —  Il  n'y  en  a  plus,  fut  la  réponse;  ils 
sont  tous  partis  le  premier  jour.  —  Comment  partis, 
vendus  ?  —  Mieux  que  vendus,  distribués  dans  les 
imprimeries  à  tous  les  protes,  compositeurs  et  cor- 
recteurs de  Paris.  —  Par  qui  distribués  ?  —  Par 
l'auteur  lui-même.  —  A  quel  titre?  —  A  titre  de 
bonsjugesetde  derniers  conservateurs  de  la  langue 
française. 

Si  en  humorisme  sir  Tollemache  Sinclair  n'est  en 
somme  que  disciple,  d'ailleurs  magistral,  des  pince- 
sans-rire  de  sa  race,  en  art  lyrique  il  est  un  précur- 
seur, et  ce  n'est  pas  à  lui  qu'il  faut  s'en  prendre  si 
l'école  prosodique  qu'il  a  fondée  n'a  pas  répondu 
au  rêve  de  conquête  du  Pinde  dont  elle  se  berçait  sur 
les  décombres  du  vers  classique  et  même  du  vers 
romantique.  Le  vers-librisme,  pour  le  définir  du 
nom  même  qu'il  s'est  donné,  et  qui  par  parenthèses 


178  SOLVKMHS    I)  l.N     KM-ANT    MK    l'AHIS 

osl  un  coq-à-l'Aiie,  car  le  vers  libre  c'est  la  prose,  le 
vers-lihrisme  donc,  avec  sa  conséq nonce  dans  la 
forme,  a  eu  pour  t'-vanyile  cet  élonnanl  r(>cu<Ml  : 
Pleurs  el  Sourires,  qui  forme  le  second  loine  de 
l'œuvre.  11  ne  pouvait  nous  èlre  donne  que  par  un 
étranger  el  en  un  temps  de  cosmopolitisme  favorald*^ 
à  l'initiative,  c'est  de  la  poésie  internationale,  et  déjà 
de  l'espéranto,  que  Dieu  bénisse. 

A  la  vérité,  la  réforme  apportée  à  notre  poésie 
traditionalislo  parle  baronnet  de  Cailhness  est  basée 
sur  la  prononciation  de  le  muet  dans  notre  vers, 
qui,  à  l'intérieur  de  sa  coupe,  garde  sa  valeur  de 
syllabe  et  la  perd  à  la  rime  quand  elle  est  féminine. 
Les  Anglais  nont  pas  le  désappoinl  de  cette  règle 
ambiguë,  el  il  voudrait  nous  en  libérer,  Inutili'  d'en 
débattre,  chaque  race  ayant  son  oreille  et  Théodore 
de  Hanville  perdit  son  temps  à  vouloir  prouver  au 
réformateur  que  cet  e  muel  est  le  charme  comme 
l'idiosyncrase  de  noire  langue. 

—  Que  dis-je,  s'écriait  il,  noire  frontière,  cher  et 
honorable  monsieur  !  Oui  !  je  vous  le  déclare  en  fré- 
missant, je  ne  vous  lâcherais  ce  vénérable  e  muet 
devant  leciuel  je  me  prosterne,  que  si  par  échange  et 
réciprocité,  vous  me  desséchiez  la  Manche  qui  nous 
sépare,  tandis  que  le  fleuve  Rhin,  jutc  des  douanes, 
dériverait  el  s'enfoncerait  dans  les  terres  de  laTriple 
Alliance,  car.  soit  qu'on  l'élide,  soit  (ju'on  le  prononce, 
il  est  l'accent  du  verbe  de  France. 

Il  aurait  pu  ajouter  que  cet  e  muel  était  |tcul-ètre 
aussi  la  clef  de  sa  clarté  el  »|ue,  loin  de  géuer  les  bons 
|>oètes,  il  les  aidait  au  rythme  comme  au  souflle  de 
l'hexamètre.  Du  reste,  la  traduction  ci-dessous  du 
monologue  de   Homéo  au  Jardin,  selon  la  méthode 


LE    PRIXCRSEUR    DU    SV>rBOLISME  179 

«lie  sir  Tollemache  Sinclair,  si, elle  aélé  dépassée  par 
les  symbolistes,  vous  initiera  suffisamment  à  ladite 
méthode.  Je  l'ai  prise  au  hasard  du  coupe-papier  dans 
Pleurs  et  Sourires.  La  lutte,  on  va  le  voir,  est  entre 
Racine  et  Shakespeare. 

Oui  n'a  senti  un"  iilessur'  se  moqu'  des  balafr's, 
Mais  douc'ment  quelF  lumière  parc"  par  c'  treillag'  ? 
r/esirOrient  et  ma  bell"  Juliett'  est  1"  soleil, 
Lèv"-toi.  beau  soleil  et  tu"  vit'  la  lun'  envieus" 
Oui  est  fléjà  malad"  et  tout"  pàl'  d'  douleur 
Oue  toi,  sa  servant'  tu  sois  plus  bell'  quell". 
Ne  sois  passa  servant"  puisquell"  est  si  jalons" 
Sa  livré"  vestal"  n'est  qu'  malad"  et  tout"  vert' 
FA  nul  qu'  les  imbécirs  la  porLnt.  R'jett'-làl... 

Et  ainsi  de  suite.  11  est  évident  que  la  réforme  ne 
pouvait  guère  prendre,  autre  part  que  dans  les 
chansonnettes  où  elle  était  déjà  populaire.  Antoine 
peut  tout  oser  à  lOdéon,  mais  une  transplantation 
de  Shakespeare  sous  ces  espèces,  voilà  ce  dont  je  le 
défie  à  pied  et  à  cheval.  Il  n'en  va  pas  moins  que  pen- 
dant dix  ou  douze  ans,  le  Pinde  français  nous  a  versé 
l'eau  de  celte  Aréthuse,  et  tout  le  consulat  durant 
du  bon  Stéphane.  Aussi  n'est-il  pas  oiseux  de  dire 
à  qui  nous  dûmes  ce  mouvement  et  d'en  rendre  au 
moins  la  gloire  à  sir  Jean-George  Tollemache  Sin- 
clair, député  de  Gaithness,  en  Ecosse,  et  je  le  dis. 


SIX  SEMAINES  EN  CORSE 

(1887) 

LE  TOUR  DE  L'ILE   EN  CALÈCHE 


LE  MOUFLON  DE  SARTÈNE 


Remémorez-vous,  pour  comprendre  ce  qui  suit, 
les  trois  caractéristiques  de  l'île  de  Corse  :  Napo- 
léon, la  vendetta  et  le  mouflon.  De  ces  particularités, 
les  poètes  ont  assez  abondamment  parlé,  surtout  de 
la  première  et  personne  n'ignore,  au  moins,  que  le 
vainqueur  d'Austerlitz  ne  «  frisait  »  pas.  C'est  d'ail- 
leurs un  «  auguste  barbier  »  qui  nous  l'assure.  Pour 
la  vendetta,  nous  avons  Colomba,  de  Prosper  Méri- 
mée, où,  sur  ce  sujet,  tout  est  dit.  Colomba,  que 
nous  écrivions  :  Colom'mba,  comme  Salam'rabô, 
pour  taquiner  Flaubert,  peut  épargner,  à  ceux  qui 
craignent  la  mer,  la  traversée  dans  l'île  du  bandi- 

16 


1S2  SOUVEMHS    n  UN    ENFANT    DK    PAUIS 

lisnie,  et  lire  ce  chel'-(r<i'ii\ro,  c'csL  aller  de  Corlé  ;'i 
Sailène  dans  un  raiilcuil.  Hesle  le  nioiillon. 

Le  mounoii,  ou  uioulon  de  rArclie,  est  une  bêle 
étrange.  Au  lieu  de  laine  il  a  des  |)oils,  et  porlc  au 
l'ronl  des  cornes  liiidiouchonnantes  où  BulTon,  Linné 
et  Ions  les  naturalistes  perdent  leur  latin  et  leurs 
lunettes.  Car  ce  n'est  pas  une  chèvre.  Ce  n'est  pas 
un  mouton  non  plus.  Alors  qu'est-ce  que  c'est?  Moi, 
j'en  rêvais  de])uis  Eiujiierranck',  qui  se  passe  en 
Corse.  On  a  de  ces  obsessions  d'autant  plus  tenaces 
qu'elles  sont  plus  absurdes.  Celle  du  mouflon  me 
hantait,  el  j'allais  de  l'un  à  l'autre,  disant  à  tous  et 
partout  :  «  Avez-vous  vu  un  mouflon?  »  comme  La 
Fontaine  demandait  :  «  Avez-vous  lu  Baruch?  »  <pii, 
entre  parenthèses,  n'était  pas  le  prophète  juif,  dis- 
ciple de  Jérémie,  mais  P>aruch  Spinoza,  l'auteur  de 
Vlithique.  Mais  peisonne  n'avait  vu  de  moullon  et 
j'entraînais  une  languissante  vie. 

Il  advint  que,  poussé  par  le  besoin  prosaïque  de 
me  repaître  j'entrai  un  jour  au  Café  de  la  Paix 
pour  y  déjeuner,  et  que,  le  garçon  m'ayant  invité  à 
lui  définir  par  son  n<»m  le  plat  (|u'il  me  plaisait  de 
manger,  je  lui  huK^ai.lapsusivement  :  —  «  t  ne  cùlc- 
letle  de  mouflon  grillée.  » 

—  Bien,  monsieur,  fit-il,  sans  s'étonner,  et  après 
une  consultation  à  voix  basse  avec  un  maître  d'hôtel 
grave  comme  Hoyer-Collard,  il  revmt  et  dit  :  —  Il 
ne  nous  en  reste  plus.  Puis  il  ajouta  :  —  On  nous 
en  demande  rarement,  du  reste.  —  Comme  je  lui 
faisais  remarquer  la  contradiction  de  ses  deux  |)ro- 
positions  restauraloires,  un  client  voisin  prit  part  au 
dialogue  par  un  franc  éclat  de  rire. 

C'était  un  charmant  cinquantenaire,  aux  traits  ré- 


LE    MOUFLON    DE    SARTKNE  183 

guliers  et  fins,  à  rexpression  bénigne,  à  la  tournure 
d'officier,  et  sans  nul  doute  un  boulevardier  de  la 
bonne  époque  du  nombril,  soit  de  l'impériale. 

—  Je  vous  demande  pardon,  fit-il,  de  me  mêler  de 
ce  qui  ne  me  regarde  pas,  mais  mon  excuse  est 
d'être  corse,  et  votre  côtelette  de  mouflon  m'a  évo- 
qué la  terre  natale.  J'ai  reçu  la  vie  à  Sartène  où  le 
mouflon  existe.  Non  seulement  j'en  ai  chassé,  tué  au 
vol  et  mangé  au  pot  (c'est  exécrable  !),  mais  j'en 
ai  apprivoisé.  Croyez  l.ùen  cependant  que  s'il  y  en 
avait  sur  le  menu  du  Café  de  la  Paix,  vous  en  ver- 
riez en  ce  moment  dans  mon  assiette  à  la  place  de 
ces  goujons  de  Seine  dont  la  friture  est  une  spécia- 
lité de  la  maison  et  que  je  me  permets  de  signaler  à 
votre  gastronomie  exercée. 

Enfin  I  je  le  tenais  et  l'avais  devant  les  yeux 
l'homme  qui  avait  vu  le  mouflon  ailleurs  qu'en  gra- 
vure dans  les  livres  de  zoologie  1  Le  mouflon  n'était 
pas  un  «  chastre  »  de  Méry.  Il  en  avait  tué,  mangé  et 
domestiqué.  —  Ah  !  monsieur,  vous  venez  de  rendre 
la  paix,  dans  ce  café  qui  lui  est  consacré,  à  l'Ame 
perplexe  de... 

—  ...  Caliban,  acheva-l-il  comme  dans  les  romans 
dialogues  du  père  Dumas,  et  il  me  tendit  en  même 
temps  sa  carte  de  visite. 

Il  n'est  parisien  de  mon  âge  qui  n'ait  connu  et  par 
conséquent  aimé,  cet  atïable  et  jovial  Vincent  Bon- 
naud,  l'oncle  même  du  chansonnier  Dominique  Bon- 
naud,  qui  était  le  secrétaire  particulier  du  prince 
Roland  Bonaparte.  Au  bout  de  dix  minutes  nous 
fûmes  verre  à  verre,  nos  atomes  s'étaient  accrochés 
et  une  vive  amitié  s'était  entre  nous  nouée,  que  la 
mort  seule  délia. 


1^1  SOUVENIRS    M  L'.N     ENFANT    OE    PAUIS 

—  Commoiil  se  l'ail-il,  lui  (lomandai-jc,  (juo  ni 
INa|)Dléon  ni  Mcriméo,  riiii  dans  le  Mémorial,  l'aulrc 
dans  Co/om/)a,  n'aient  rien  dit,  piiisquil  existe,  de 
l'animal  type  de  la  Corse? 

—  Parce  que  l'un  le  prenait  jxmr  une  chèvre  cl 
l'autre  pour  un  mouton.  11  uesL  ni  l'un  ni  lauliT, 
acceptez-en  ma  parole  d'honneur. 

—  Qu'esl-il  donc  ? 

—  Il  est  les  deux  à  la  fois,  ou  plulôl  c'est  le  mou- 
ton originel  et  préhistori(jue,  celui  d'avant  le  déluge, 
le  prédiluvien,  l'anticomestihle,  la  preuîière  pensée, 
le  prototype.  Je  ne  sais  pas  si  vous  êtes  darwiniste  ? 
Mais  on  peut  avoir  observé,  sans  l'ôlre,  (pie  la  laine, 
c'est  l'esclavage,  et  le  poil,  la  liberté.  Vous  voyez 
cela  même  parmi  les  hommes.  N'allez  pas  croire  que 
le  mouflon  soit  hybride,  bigénèrc,  mulet  ou  jumarl, 
de  deux  espèces,  mais  si  la  Corse  disparaissait,  il  se- 
rait déjà  paléontologique.  (jrAce  à  Dieu  elle  ne  .sau- 
rait disparaît le,  elle  est  le  chef-d'œuvre  du  globe 
lerraquée,  l'île  de  paradis  et  fie  rêve.  Vous  devriez 
venir  y  passer  six  semaines  avec  moi,   souligna-t-il. 

—  Pourquoi  faire  ? 

—  Pour  la  connaître  d'abord  et  en  j)arler  moins 
déi'aisonnablement  que  dans  votre  poème... 

— r  Enguerrandc,  rougis-je. 

—  Oui,  et  ensuite  pour  voir  le  mouflon.  Oh  I 
l'étonnante  bêle,  grosse  à  peu  près  comme  un  che- 
vreuil, de  forme  élégante  autant  que  lui,  avec  une 
charmante  peau  de  satin  nirtuchcté,  et  agile  à  faire 
damner  des  clowns.  Comme  il  jx-rche  sur  les  cimes  les 
plus  hautes,  vous  pensez  si  on  rapi)roche  à  l'aise. 
Notre  Napoléon  hu-mêmc.  qui  avait  pourtant  l'œil 
de  l'aigle,  n'en  avait  probabl  ment  jamais  pu  dislin- 


LE    MOUFLON    DE    SARTENE  185 

guer  dans  le  maquis  el  Mérimée  non  plus,  quoique 
excellent  b3naparliste.  Figurez-vous  que,  de  rocher 
en  rocher,  si  on  le  poursuit,  il  se  laisse  tomber  sur 
les  cornes,  pique  une  tète,  fait  la  culbute  et  s'en- 
fonce. On  ne  Tabat  que  dans  le  laps  de  ce  saut  péril- 
leux. Il  faut  être  bon  tireur. 

—  Vous  Tètes  ? 

—  Infaillible  I  Aussi,  moi,  je  l'ai  vu.  J'en  ai  même 
boulotte,  vous  dis-je.  Rien  de  plus  coriace.  On  n'en 
aurait  pas  voulu  pendant  la  retraite  de  Russie.  Ceux 
qui  nient  son  existence  sont  les  mauvais  chasseurs. 
Ètes-vous  chasseur? 

—  Faut-il  tout  vous  dire  ? 

—  Allez,  allez. 

—  Eh  bien,  voici.  Mais  ce  sera  un  peu  long  peut- 
être. 

—  Caliban  est  toujours  trop  bref.  Je  vous  écoute. 

—  La  vénerie,  qui,  à  elle  seule,  est  déjà  tout  un 
art  et  chanté  par  des  tas  de  poètes,  serait  le  plus 
beau  des  sports  sil  ne  contredisait  point  l'institution 
de  la  Société  Protectrice  des  Animaux.  Il  n'est  guère 
possible,  en  elïet,  d'accorder  leurs  deux  principes 
antagonistes  el  lecasuiste  le  plus  subtil  y  perdrait 
son  latin  ergotatoire.  Qu'on  l'explique  comme  on 
voudra,  la  chasse  est  à  base  de  meurtre. 

Ses  défenseurs  ne  laissent  pas  de  soutenir  que  le 
meurtre,  ici,  n'est  que  le  prétexte  de  l'exercice,  et, 
quand  ils  veulent  rire,  l'accident,  il  n'en  va  pas 
moins  que  c'est  pour  tuer  qu'on  se  guêtre  et  qu'on 
s'arme,  et  non  pas  pour  faire  prendre  l'air  à  son 
chien.  Connaissez-vous  beaucoup  de  chasseurs  qui 
se  lèvent  à  quatre  heures  du  malin  et  parlent  à  tra- 
vers les  javelles  dans  le  but  de  rentrer  bredouilles? 

16. 


18<',  -OLVKMIIS    I)  l  N     LMANT    l>i;    l'AUIS 

Je  croiiMi  au  pacifisme  dos  Inciirs  do  lit-vros  o\  «le 
perdrix  (juand,  au  lieu  d'un  fusil  à  deux  coups  cl 
d'une  carnassière,  ils  se  muniront  d'un  riflard  cl  d'un 
canevas  à  la|)isserie  pour  copier  des  Heurs  dans  la 
campac^ne. 

lu  bélopliile  esl  un  hélopliilc,  cl  je  ne  sache  pas 
qu'il  y  ;iil,  depuis  Noé  et  son  arche,  deux  façons 
ilainier  les  héles,  car  ceux  «pii  les  aiinenl  à  la 
broche,  en  civel,  en  pâle,  aux  choux  el  bardées  de 
lard,  les  aimenl  mortes,  voire  faisandées,  el  dans  cet 
élal  elles  sonl  noloiremenl  insensibles  aux  caresses. 

Jamais  encore  on  ne  me  convaincra  (pie  le  chas- 
seur, cher  aux  caricalurisies.  (|ui  tlanque  ileux 
charges  de  petit  plomb  dans  le  dei  liere  innoccul  de 
son  chien,  n'en  vient  à  celle  exlréinilé  que  pour 
épargner  une  lapine,  mèie  de  famille  en  Iraiii  «l'ini- 
lier  sa  progénilure  aux  douceurs  du  serpolet  embué 
de  rosée.  On  ne  (juitle  pas  pour  ça  son  lil  dès  lau- 
rore.  On  ne  verse  pas  soixante  francs  au  gouverne- 
meid,  fût-ce  à  celui  de  son  clioix.  pour  s'exposer 
à  d'aussi  héroïques  méprises  cynégétiques.  Je  le 
donne  au  général  de  Grammont  lui-même,  guerrier 
qui  nous  décrocha,  en  i^^i»),  la  loi  timbrée  à  son  nom. 
Kiilre  la  lapine  el  le  chien,  ce  lueur  d'hommes  n'au- 
rait pas  lAclié  le  coup,  et  voilii  (pii  est  aimer  les 
bétes. 

l^our  les  besoins  de  la  cause  on  divise  lesaiiimaux 
en  lieux  groupes:  ceux  <lits  domestirpies,  qui  nous 
servent:  et  les  autres  libres,  qui  nous  fuient.  Qui 
ose  les  en  blâmer  lève  la  main  !  Le  fablier  est  plein  de 
dialogues  échangés  i\  ce  sujet  entre  les  deux  Ivpes, 
et  le  loup,  chien  sauvage,  y  dit  d'assez  jjonncs 
choses  au  chien,  loup  domestique.  Or,   la  division 


LE    MOUFLON    DE    SAIîTENE  187 

est  parfailemenl  arbitraire,  eji  le  sieur  de  ButToii, 
tout  grand  naturaliste  qu'il  est,  prend  sur  lui  de 
l'attribuer  à  la  nature.  Rien  ne  prouve  qu'il  y  ait  des 
bètes  propres  à  la  servitude,  ni  le  chat,  ni  le  chien, 
ni  le  cheval,  ni  le  chameau,  ni  la  vache,  ni  la  poule, 
ni  le  porc  ni  le  mouton  lui-même.  Subjugués,  oui, 
par  une  suite  séculaire  de  perfidies,  d'abus  de  con- 
fiance, de'  violences  lâches,  et  réduits  au  commerce 
de  l'homme,  seule  bête  féroce  que  Dieu  ait  faite  et 
signée  telle,  voilà  ce  que  l'on  peut  en  dire.  Les 
autres  se  sont  bravement  soustraits  au  joug  et  nous 
tirons  dessus  :  voilà  la  chasse. 

Lorsque  l'usage  universel  de  la  traction  mécanique 
aura  rendu  le  beau  cheval  échevelé  aux  pampas, 
steppes  et  forêts  de  l'origine,  ou,  si  l'on  veut,  de  la 
sortie  de  l'Arche,  cette  -(  conquête  ■><  de  l'homme 
vous  le  voyez,  Bulïon  dit  «  conquête  »)  sera-t-elle 
récompensée  de  ses  services  immémoriaux  par  la 
paix  dans  la  liberté?  Laisserons-nous  le  coursier, 
fidèle  ami,  courir  joyeusement  au  soleil,  paître 
l'avoine  folle  et  se  reproduire  à  la  saison  nouvelle  ? 
Poser  la  quesion  c'est  la  résoudre,  comme  on  dit  en 
style  parlementaire.  On  chassera  le  cheval.  Pour- 
quoi ?  Parce  qu'il  ne  subira  plus  la  tyrannie  humaine, 
parce  qu'il  sera  inutile  et  prendra  de  la  place  sur  la 
terre,  d'ailleups  aux  trois  quarts  inhabitée.  J'espère 
bien  alors  qu'il  se  défendra  contre  la  bête  féroce  et 
ingrate  que  lui  symbolise  le  charretier  etqu'ildémon- 
trera  de  la  sorte  Terreur  de  la  classification  zoolo- 
gique des  bêtes,  en  domestiques  et  sauvages.  Ah  ! 
sauvages  vous-même,  qui  répondez  déjà  par  l'hippo- 
phagie  avouée  et  étalée  à  ce  présent  du  progrès, 
l'automobilisme  ! 


188  SOUVEMKS    I)  UN    KMAM     Hi:    l'AllIS 

Au  fond,  et  si  l'on  disait  loiilc  la  vt'-i'itr,  [XM'soiinc 
nainie  la  chasse.  Ce  iiesl  pas  vrai  qu'il  soit  amu- 
sant d'occire  ce  qui  vole,  ce  qui  se  terre  et  jouit  de  la 
vie,  dans  les  plaines,  les  monts  et  les  bois.  Celui  fpii 
ramasse  une  pauvi-e  perdri.v,  à  la  douce  pliimc  encore 
chaude,  a  beau  s'inlaluer  de  joie  :  il  se  sent  lûchc  et 
se  mire,  stupide,  dans  les  yeux  du  chien  complice. 
II  n'est  bon  chrétien  qui  n'ait  la  carnassière  hon- 
teuse. Napoléon  à  qui  on  ne  peut  pas  reprocher,  je 
crois,  d'avoir  été  sobre  de  sang,  répugnait  à  ce  sport 
d'oisifs  qui  déshonore  les  automnes  du  ciel  de  France 
et  rougit  le  lapis  d'or  de  leurs  feuilles.  Ces  Auster- 
lilz  de  faisans  et  ces  lénas  de  lapins,  rabattus  aux 
sons  du  cor,  sur  ri.iirdu  roi  Dagol)erl,  lui  semblaient 
mornesetsans  gloii'e,  en  ceci  que  l'ennemi  n'y  oppo- 
sait d'autre  stratégie  défensive  qu'une  fuite  indigne 
du  nom  de  retraite.  Au  bout  de  cinci  ou  six  coups 
de  pure  étitpiet le,  d'ailleurs  sans  résultat,  il  repas- 
sait le  tube  à  Cambacérès,  qui  en  qualité  de  légiste, 
aimait  le  gibier  sans  défense.  En  fait  dechasse,  l'Km- 
pereurne  goûtait  que  la  chasse  à  l'homme,  la  bonne, 
celle  dont  il  fut  le  Nerarod. 

Vous  ne  m'ùlercz  pas  facilement  de  l'idée  que  les 
chasses  présidentielles,  au  retour  protocolaire,  appa- 
raissent aux  \\'ashingl<jn  de  la  Nôtre  comme  des  cor- 
vées du  métier  pseudo-royal  (ju'ils  exercent.  La  tra- 
dition, si  puissante  clans  notre  peuple,  fou  de  son 
histoire,  leur  impose  (pielqiies  devoirs  représentatifs 
où  ils  jouent  leur  popularité;  celui  d'être  un  beau 
fusil  marche  de  pair  dans  la  fonction  avec  celui 
d'être  un  beau  verre.  Il  faut  feindre,  mon  Président, 
et  tuer  les  grives  dans  les  vignes,  il  vient  des  rois  à 
Rambouillet. 


LE    MOUFLO.X    DE    SARTENE  .    189 

Je  n'ai  pas  à  (.lire,  ce  semble,,  qu'entre  Milhridate, 
qui  passa  sept  ans  à  la  chasse  sans  se  débotter,  et 
Ihumble  philosophe  que  je  suis,  la  différence  en  vé- 
nerie est  considérable.  Je  ne  crois  pas  à  la  blague 
de  la  chasse.  Les  lièvres  le  savent,  du  reste.  Ils  ne  se 
dérangent  pas  quand  je  coupe  à  travers  champs 
pour  aller  chercher  du  tabac  dans  le  village,  et  ils 
continuent  à  se  peigner  les  moustaches.  L'un  d'eux, 
profond  observateur  et  supérieur  à  Buffon  en  zoo- 
logie comparée,  a  vécu  neuf  ans  dans  mon  jardin. 
Il  m'avait  fait  l'honneur  de  l'élire  pour  habitacle. 
Tous  les  matins,  il  venait  se  ravitailler  dans  la  pou- 
belle, et  il  vivait  paisible,  au  fond  d'un  vieux  tonneau 
d'irrigation  enfoncé  dans  le  sol,  que  je  lui  louais 
sans  redevance.  Il  y  est  mort,  en  avril  dernier,  de 
vieillesse,  j'espère. 

—  Et  voilà  justement  comment  je  suis  chasseur, 
conclus-je. 

—  On  l'est  de  toutes  les  manières,  sourit  Vincent 
Bonnaud,  et  le  mouflon  est  précisément  votre  atïaire. 
Je  me  rappelle...  mais  non  vous  ne  voudrez  pas  me 
croire.  C'était  à  Sarlène  —  une  ville  qu'il  faut  au 
moins  avoir  vue  quand  on  n'a  pas  la  chance  d'y 
naître,  et  où  vous  seriez  reçu  à  bras  ouverts  —  donc 
à  Sartène,  un  matin,  je  suis  réveillé  par  un  coup 
frappé  à  ma  fenêtre.  Une  voix,  à  moi  bien  connue, 
me  crie  de  la  rue  :  —  Le  mouflon  1  L'éveil  m'était 
donné  par  un  bandit  de  mes  amis,  à  qui  on  n'en  fait 
pas  accroire  et  qui  ne  rate  qu'un  gendarme  sur  sept, 
à  trois  cents  pas,  quand  il  le  manque.  Mais  un  gen- 
darme, ce  n'est  pas  un  mouflon,  ça  se  voit.  Je  saute 
sur  ma  carabine  et  j'emmène  un  chien  qui  passait. 
Je  ne  m'étais  muni  que  d'une  seule  cartouche.  Pour- 


190-  SOUVKMRS    1)  UN    KMANT    MK    l'AlilS 

quoi  doux,  n'est-ce  pas,  piiistiu'il  mv  avait  t|iriiii 
moullon  !  Arriva;  devant  la  ravorno  du  préflilu- 
vien  je  me  couchn  à  plal  ventre  pour  éludier  ses 
tnœurs  dans  son  in(«''rieur  ;  du  resie,  je  suis  corse, 
je  ne  lue  jias  en  chambre.  J'ordonne  an  chien  «le  ih'*- 
bus(|uer  hi  l»èle.  Loin  de  m'oi>éir,  il  s'assied  à  l'en- 
trée lie  l'antre  et  se  met  A  rire  de  la  (jueue.  Ce  chien  de 
rencontre  élait  un  chien  de  berger,  il  sympathisait. 
Si  je  l'en  avais  cru,  le  mouflon  serait  un  mouton,  et 
j'étais  sûr  du  contraire.  Pour  m'en  assurer,  je  fais 
feu  de  ma  cartouche,  et  le  mouflon  s'enfuit.  Pline  dit 
qu'ils  ont  peur  du  tonnerre.  C'était  le  premier  que  je 
manquais,  mais  systématiquement,  ai-je  besoin  de 
vous  l'apprendre  ? 

Je  regardais  Vincent  Boniiaud  cl  je  commençais 
à  comprendre.  Le  prince  Roland  avait  \i\  un  idéal 
secrétaire  avec  ([ui  il  ne  devait  pas  s'embêter. 

—  Celte  remar<pie  de  Pline  est  un  renseignement 
certain,  le  moullon  a  pepi-  du  tonnei-re,  donc  [tuis- 
qn'il  fuyail,  c'en  élait  un,  et  non  pas  un  mouton  ni 
une  clièvr(\  Lorscpie  nous  serons  là  bas,  en  Corse, 
vousconstateiez  vous-même  que  sa  femelle,  la  mou- 
lionne,  n'est  pas  plus  brave.  Elle  avait  immédiate- 
ment suivi  le  nulle  et  ils  culbutaient  tous  les  deux 
de  roc  en  roc  sur  leurs  cornes  spirales,  à  perte  de 
vue.  Je  n'avais  plus  qu'à  recueillir  les  moullonets 
à  la  mamelle  (;t  à  les  emporlei-  à  Sartène  |)our  les 
éle\er  au  bibeion.  J'avais  du  ruban  rose  dans  ma 
poche... 

Ll  comme  il  s'arrêtait  : 

—  Allez,  allez,  fis-je,  je  sens  que  je  le  ferai,  le 
voyage  en  (^orse,  et  je  n'y  veux  d'autre  guide  <'t 
couqîagnon  que  vous.  Continuez  pour   l'amour  de 


LE    MOUFLON    DE    SARTENE  lyi 

Dieu,  de  sa  mère  et  de  tous  les  saints.  Que  fîtes-vous 
du  ruban  rose? 

—  Une  faveur  autour  du  cou  du  mouflonet  et  je 
laissai  les  mouflontltes  dans  la  caverne. 

—  Aux  soins  sans  doute  de  voire  admirable  chien 
de  berger? 

—  Évidemment.  Et  puis  j'avais  mon  plan.  J'étais 
sûr  de  revoir  un  jour  ou  l'autre  les  mouflonettes 
grandies,  embellies  et  disposes  à  la  conservation 
de  l'espèce.  Un  Corse  digne  de  ce  nom  ne  laisse  pa& 
s'éteindre  les  idiosyncrases  de  l'île  nalale,  et  il  y  en 
a  trois,  tous  les  guides  sont  formels  et  unanimes,  le 
mouflon,  la  vendetta  et  l'homme  de  bronze.  Némo- 
rin... 

—  Qui,  Némorin? 

—  ...  revint  avec  moi  à  Sailène  au  bout  de  son 
ruban  rose,  et  devint  l'idole  de  la  ville  et  l'enfant  de 
la  maison.  Il  y  jouait  le  rôle  familier  des  panthères, 
en  Perse.  Je  le  nourrissais  de  sucre  qu'il  prenait  à 
même  la  betterave.  Seulement  son  poil  se  raréfiait 
de  jour  en  jour  et  la  laine  commençait  à  le  rem- 
placer aux  jointures,  enfin  il  se  darvvinisait  dans  la 
civilisation.  Au  printemps  il  ne  me  fut  plus  possible 
de  le  contenir,  il  voulait  s'en  aller  piquer  des  têtes 
de  pierre  en  pierre.  Devant  son  reflet  dans  les  glaces  il 
bêlait  à  la  liberté  I  Un  jour  il  me  brisa  mon  Saint-Go- 
bain.  Je  le  remis  sur  le  chemin  de  la  montagne.  A  la 
fin  de  l'automne  il  reparut  à  la  tête  d'une  smalah  de 
petits.  Il  était  père  de  famille.  Il  avait  épousé  naïve- 
ment ses  deux  sœurs,  nouvelle  preuve  de  son  identité 
primitive  et  sauvage,  et  telle  est  l'histoire  du  mou- 
flon de  Sartène. 

Lorsqu'on    rencontre    dans    celte    triste   vie   un 


192  SOl'VEMUS    I)  LN    KNFANT    DIC    PAIIIS 

lioninic  ayaiil  eu  de  j)ai('ill('s  avenlurcs  et  (|iii  vous 
les  conle  sans  hroiiclier,  (X)innie  AlplKuisc  Allais  ou 
Schchérazade,  il  u"y  a  qu'une  chose  à  faiie,  une  seule, 
s'allacher  à  jamais  à  cet  homme  et  ne  le  (juiller  qu'au 
tombeau.  Je  ui'élais  levé  et  mes  deux  mains  étaient 
tombées  dans  les  siennes. 

—  Quand  parlons- nous,  dis-je  simplement? 

—  Le  plus  beau  moment  de  la  Corse,  c'est  le  prin- 
temps. Il  est  passé,  reste  l'automne. 

—  A  l'automne  donc.  Mais  en  attendant  je  vous 
somme  de  me  remplacer  un  oncle  que  j'ai  perdu 
sans  le  connaître  et  qvie  j'avais  à  Smyrne,  l'année  der- 
nière. A  bientôt  donc,  mon  oncle  Vincent  Bonnaud 
et  pour  toujours. 

<>  Septembre  1887. 

«  Mon  iher  neveu,  l'automne  en  est  venu,  el  avec 
lui  ou  elle,  car  il  est  des  deux  genres,  l'heure  sonne 
de  voir  et  de  chanter  (apporte/  votre  lyrcj,  l'animal 
fabuleux  et  inclassé  qui  est  l'un  des  trois  attraits  de 
la  Corse.  Les  petils-fds  de  Némorin  vous  espèrent. 
Le  priiice  Roland  se  réjouit  de  l'occasion  que  les 
Muses  lui  ofl'renl  d'escalader  nos  Alpes  démeraudes 
el  d'or  en  votre  compagnie  el  il  me  charge  de  vous 
le  dire.  \'ous  n'avez  à  vous  munir  (pie  de  votre  pipe 
favorite,  \olre  oncle  éternel.  —  \'.  15.   . 

El  le  20  septembre,  je  m'embarquais  pour  l'île  par- 
fumée, sur  la  Manoiiia,  à  Marseille. 


LE  PRINCE  ROLAND 


En  1887,  le  prince  Roland  Bonaparte  avait  vingt- 
neuf  ans.  Je  ne  le  connaissais  que  de  nom  et  ne 
l'avais  oncques  vu  ni  rencontré  dans  les  forêts  où  je 
chasse,  sur  les  flancs  du  Parnasse.  Tout  au  plus  sa- 
vais-je  par  ouï  dire  qu'il  était  fils  de  Pierre  Bona- 
parte, petit-fîls  ainsi  de  Lucien,  prince  de  Canino, 
et,  par  conséquent,  arrière-neveu  de  l'Homme  de 
Bronze. 

Comme  je  sonnais  alors  ma  quarante-deuxième 
année,  je  relevais  dune  génération  aussi  peu  que 
possible,  et  pour  cause,  bonapartiste,  de  telle  sorte 
que,  s'il  n'y  avait  pas  de  mouflons  en  Corse,  j'eusse 
probablement  traversé  cette  vallée  de  larmes  sans  y 
avoir  eu  la  révélation  d'un  charmant  compagnon  de 
voyage.  Je  lui  dois  six  semaines  des  plus  allègres  de 
ma  vie.  On  peut,  autre  Senèque,  m'exiler  à  Cyrnos, 
je  n'en  gémirai  pas  comme  ce  philosophe,  car  Vin- 
cent Bonnaud  avait  raison,  c'est  une  île  fortunée,  ni 
plus  ni  moins. 

Bonapartiste,  non,  assurément,  mais  de  ceux  aux 
yeux  de  qui  l'expulsion  des  familles  ayant  régné  sur 

17 


lyi  SOUVKNIHS    I)  IN    ENFANT    I)i;    l'ARlS 

la  Franco  <''tail  une  int'snrn  asinesque  cl  indigne 
d'une  irpubliiinc  alhénicnnc,  oui, certes,  j'en  étais,  cl 
du  droit  qu'on  a  d(î  ne  pas  cLre  bûle  en  démo-ralie. 
J'avais  combattu  cette  loi  du  22  juin  1880  dans  les 
t'euillcs  où  je  clironiquais  et,  mon  Machiavel  au  |)oiny-, 
clamé  la  vieille  maxime  politiques  à  savoir  :  (pi'il  n'est, 
telqued'avoirscsennemis  sous  lamain  |)our  les  Icnii- 
à  l'œil  et  en  respect.  Je  me  trompe,  elle  est  de  La  Palice. 

Pelit-tils  de  ce  Lucien  qui,  seul  des  enfants  de 
L:elitia  n'avait  jamais  régné,  et  nulle  part,  Roland  Bo- 
naparte n'en  avait  pas  moins  été  atleinl  à  contre- 
coup, par  la  «  loi  de  frousse  ».  Sainl-Cyrien  à  l'épo- 
([ue,  entraîné  par  vocation  vers  la  vie  militaire,  il 
s'en  était  vu  fermer  les  voies  et  la  carrière,  et  il  se 
trouvait  virtuellement  rayé  des  cadres  d'une  armée 
où  son  nom  ne  manquait  pas  cependant  de  (pielquc 
prestige,  ce  semble.  Telle  est  la  logiejue  de  l'ostra- 
cisme, ses  coquilles  sont  des  cocpiilles  d'huîtres. 

Le  jeune  prince  avait  donc  «piitlt'  Saint-C.yr,  em- 
menant avec  lui  Vincent  Bonnaud  tjui  était  l'économe 
de  l'Lcole,  et  il  s'était  docilement  erapékiné  pour  n<' 
pas  ell'rayer  Marianne.  Elevé,  d'ailleurs,  par  une  mère 
de  haute  intelligence  et  d'une  énergie  peu  commune 
il  s'était.  SQUs  son  influence,  adonné  aux  sciences  na- 
lurelles,  notamment  à  retlmograpliie,  la  plus  pas- 
sionnante de  toutes,  qu'il  approluiidissait  par  des 
voyages  d'études,  et  où  il  était  déjà  de  première 
force.  11  y  trouvait  en  outre  le  lénimenl  d'une  grande 
tlouleur,  ayant  perdu,  au  bout  d'un  an  de  mariage, 
une  femme  aimante  el  aimée,  qui  lui  avait  apporté  en 
•  lot  l'une  des  plus  grosses  fortunes  de  l'Europe.  Bien 
de  plus  diflicile,  sans  qu'on  s'en  doute,  <jue  l'emploi 
digne  et  intelligent  des  revenus  pléthoriques  qui  sem- 


I.E    PRINCE    lîOLAND  195 

blent  défier  rimagination  même  de  la  munificence. 
<^<omme  il  y  a  une  urbanilé,  il  y  a  un  art  du  million 
dont  les  Monlyons  et  les  Petits  Manteaux  bleus  lé- 
gendaires n'enseignent  pas  toute  la  pratique,  et  loin 
de  là.  Que  de  preuves  n'en  avons-nous  pas  eues, 
grotesques  ou  scandaleuses,  dans  le  Paris  moderne, 
vaste  cuve  d'or  en  ébullition,  et  quel  Balzac  écrira 
le  manuel  du  millionnaire  ! 

Oh  !  pas  moi  1  Au  temps  où  les  monographies, 
genre  perdu  et  charmant,  étaient  encore  à  la  mode, 
j'aurais  peut-être  pu  en  essayer  une  du  type  d'aprcs 
le  modèle  aimable  avec  lequel  j'ai  couru  la  Corse  en 
zigzag,  comme  les  écoliers  de  Topffer  la  Suisse. 

Il  est  certain  que  du  haut  de  son  mirliton  d'airain 
le  terrible  chef  de  la  dynastie  césarienne,  qui  ne  ba- 
dinait pas  avec  l'étiquette,  devait  un  peu  loucher  à 
notre  petite  caravane,  composée  des  touristes  les  plus 
disparates,  et  menée  en  deux  vieilles  calèches  ajac- 
ciennes,  à  tout  le  moins  contemporaines  du  cardinal 
Fesch.  Je  ne  sais  pas  dans  quel  musée  de  démoli- 
lions  le  piqueur  du  prince,  Pascal  Sinibaldi,  corsi- 
cain  lui-même,  avait  déniché  ces  carrosses  d'évêque 
en  tournée  de  confirmation,  brimbalant  et  sonnant 
la  crécelle,  ni  les  quatre  haridelles  squelettiformes 
dont  un  équarisseur  génial  les  avait  attelés,  mais  ce 
que  je  sais  c'est  que  dans  ces  équipages  royaux,  le 
roi  soleil  traînant  sa  cour  à  Marly,  nous  apparaissait 
misérable,  tant  nous  portions  en  nous  cette  joie  qui 
dore  les  choses  et  métamorphose  les  êtres. 

Comme  il  faut  toujours  songer  que  l'Histoire  vous 
regarde,  Vincent  Bonnaud  avait  mobilisé  un  photo- 
graphe dont  la  fonction  était  de  fixer  nos  attitudes 
romantiques  ou  naturalistes  devant  les  beaux  spec- 


19t;  SOUVtMH.S    l>  LN     KMAM     DlC    l'AKlS 

lacles  de  la  nàluiv,  noliiminciil  aux  pirds  des  moiila- 
g-nes.  J'estime  ù  ccnl  ol  quelques  le  nombre  des 
imag-es  du  chasseur  de  mouflons  prises  dans  les  poses 
diverses  de  celle  vénerie  hyperholique. 

Le  chiffre  de  mes  porliails  «  ralanl  une  a<iuarelle  » 
esl  un  peu  moins  considérable  parce  (|ue  le  pholo- 
gra()he  ne  les  ohlenail  que  par  sur|irise  el  (Jans   un 
mauvais  éclairage.  Mais  celui  dont  les  traits  ne  pé- 
riront  pas  était  le  savant  bibliothécaire  du  prince, 
Escard,  toujours  prêt  à  jouer  les  premiers  plans  elà 
orner  de  son  sourire  érudil  les  cimes,  les  vallées,  les 
torrents,  les  ruines  el  lesaubergesqui  justiliaienl  de 
quelque    halte   pittoresque.    Cet    excellent    homme 
était  unique  pour  la  science  aérométrique    du  vol 
d'oiseau.   A   n'importe  quel   arrêt,  voire  pendant  la 
couise,  aux  montées  comme  aux  descentes,  il  di.sait 
infailliblement  :  —  Nous  sommes  à  «  tant  »  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer!  —  Et  c'était  ça,  car,  quoique 
gascon,  il   n'exagérait  pas  là-dessus  ni  en  plus  ni 
en  moins  d'un  millimèlre.  —  A  quoi  vous  y  recon- 
naissez-vous ?  lui  tiemandait  le  prince.  —  A  la  cou- 
leur de  la  neige,  répondait  le  Périgourdin.  —  Et  nous 
allions  ainsi  à  travers  villages  et  maquis,  à  laven- 
ture  des  routes,  n'établissant  des  plans  que  pour  y 
contrevenir,  el  pénétrant  «Jans  des  coins  inexplorés 
des  Bîedeker  et  des  Joanne,  à  la  fatjon  des  peintres 
et  des  zingaris,  qui  est  la  l)onne.  Le  tourisme  idéal 
est  celui  qui  conduit  à  <les  lieux  que  le  pied  de  l'An- 
glais n'a  pas  encore  foulés.  Ils  sont  rares,  mais  il  en 
restait  en  Corse  en  \SH-  et    dont  le   priîice   Roland 
fut   le   Bas-de-Cuir,  Vincent  Bonnaud    la   Longue- 
Carabine  et  moi  le  Fenimore  Cooper.   Il  s'y  dresse 
probablement  aujourd'hui  des  palaces  hôtels  suisses 


LE    PRINCE    ROLAND  197 

OU   des    «     Sénaloriums    »,    comme    dit     Populus. 

Gomme  nous  étions  exposés  par  nos  divagations 
de  cabris  à  rester  plus  d'une  fois  sur  notre  appétit, 
aux  heures  où  le  cadran  du  ventre  en  marque  le 
retour,  notre  guide,  attentif  aux  péripéties,  avait 
fait  rôtir  d'avance,  à  Ajaccio,  douze  douzaines  de 
perdrix  rouges,  qu'on  avait  pendues  par  les  pattes 
autour  des  calèciies,  enguirlandées  ainsi  de  ces  bar- 
tavelles. Il  avait  en  outre  arrimé  dans  les  coflres  une 
cargaison  de  cette  charcuterie  corse  parfumée,  dont 
le  souvenir  fait  encore  vibrer  ma  lyre  dans  sa  boîte, 
et,  dans  les  mannes  balancées,  d'autres  provisions 
de  bouche  escaladaient  avec  nous  les  solitudes  escar- 
pées. Quant  au  vin,  c'était  le  mois  de  la  vendange 
et  la  Corse  est  une  telle  cave  du  bon  Dieu  que  les 
vignerons  ne  sachant  que  faire  de  leurs  récoltes  en 
vident  les  tonneaux  sur  les  chemins.  Il  n'en  va  pas 
de  même  pour  l'eau,  dont,  faute  de  travaux  d'art, 
l'île  est  presque  dépourvue.  Dans  les  bourgades  où 
nous  passions,  les  habitants  venaient  en  groupes  se 
plaindre  au  fds  du  prince  Pierre  de  celte  pénurie  de 
fontaines  publiques,  et  comme  son  père,  il  les  en 
dotait  sur  sa  cassette.  —  Je  me  promène  avec  la  verge 
d'Aaron,  remarquait-il  en  riant,  et  ils  finiront  par 
me  ruiner  en  wallaces. 

Pour  les  ascensions  d'alpiniste  dont  il  se  payait 
l'ivresse  sur  les  pics  hautains  de  la  chaîne,  nous  le 
laissions  aller  seul  et  chaussé  de  fer,  avec  un  grand 
escogriffe  de  valet  de  chambre,  nommé  Eugène, 
dont  la  structure  démentait  toutes  les  lois  analo- 
miques  du  corps  humain.  Cet  échassier  fabuleux,  plus 
fabuleux  que  le  mouflon,  n'avait  pas  de  ventre  et  les 
jambes  lui  commençaient  presque  au  menton.   Ou- 

17. 


VJS  snuvEMKS  1)  i;n  i:m  ant  dk  paius 

vorle>,  elles  iiirsiir';ii(Mil  un  ciiipiin  de  deux  iiu-lres,  (îl 
il  n'éljnl  penle  veilicale  el  croiilanle  (juil  n'iirpenlnl 
en  se  jouanl,  la  lleiir  aux  tleuls.  Comme  le  prince 
Roland  esl  Iui-m»>me  un  grimpeur  de  puissantes  p;ui- 
bolles  el  qu'ils  étaient  déjà  dans  les  nuag-es  cpiai.d 
nous  étions  encoi'e  d;uis  les  vallons,  nous  les  alleii- 
dions  au  bord  des  petits  lacs  abondants  en  truites  et 
nous  leur  péchions  le  repas  du  soir.  Le  maître  reve- 
nait en  loques,  écorché  vif  des  pieds  et  des  mains; 
Euijfène  n'avait  pas  im  pli  au  faux-col.  el  au  départ, 
il  nous  demandait  de  suivre  à  pied  les  calèches  el 
leurs  haridelles  d'apocalypse  pour  se  «  dérouiller  les 
mollets  ». 

—  Nous  venons  pourtant  (Je  faire  r^.joo  mélres 
d'altitude!  soujnrail  Roland. 

—  Pardon,  relevait  Escard,  ^^.729  el  trois  centi- 
mètres, à  vue  de  neige. 

—  C'est  peu  pour  Voire  Allesse,  observait  le  fau- 
cheux de  montagne. 

—  Eh  bien,  Eugène,  je  vousoll'rirai  \e  Monl-Blam'. 

—  4-8it)!  chantait  l'orographe  insj)iré. 

—  Le  (iaurisanUar  alors,  dans  rHimalava.  On  nr 
va  pas  plus  haut  sur  la  planète. 

—  8.8.39,  exactement,  el  c'esl  dommage. 

—  Pourquoi  .' 

—  J'aurais  aimé  le  chilTre  rond,  les  S.S',o.  Dieu 
aurait  dû  faire  ça  pour  la  science. 

Et  devisant  ainsi  autoiu"  du  petit  lac,  comme  autour 
d'un  surtout  d'argent,  nous  boulotlions  truites  el 
barlflvelles,  dans  la  sensation  pleine  de  la  saine  vie 
sauvage,  la  seule  qui  vaille  d'être  vécue. 

Ouant  au  moullon,  giluer  d'hypothèse,  au  bout  de 
six  semaines  de  chasse  aussi  vaine  que  distraite,  nous 


LE    PHINCE    ROLAND  l'.lil 

le  découvrîmes  enfin...  à  Monaco,  confortablement 
installé  dans  un  jardinet  rocheux,  reproduisant  lîle 
de  Corse,  avec  ses  maquis  aromatiques,  et  la  petite 
fontaine  bonapartiste  qui  signe  notre  exploration. 
C'était  Xémorin  de  wSartène  ou  pour  mieux  dire,  Tun 
de  ses  rejetons,  donné  par  Vincent  Bonnaud,  oncle 
de  Dominique  et  le  mien,  le  Jules  Gérard  du  fauve 
et  Tun  des  êtres  les  meilleurs  dont  ma  philosophie 
m'ait  acquis  la  sympathie  en  ce  monde. 

Quant  au  prince  Roland  Bonaparte,  c'est  à  peine 
si  depuis  ce  voyage  à  toutes  brides  et  pareil  à  une 
fantasia,  je  lai,  en  vingt-cinq  ans,  revu  deux  ou  trois 
fois  au  hasard  de  l'asphalte.  Il  est  allé  à  la  science, 
droit  devant  lui,  par  des  enjambées  plus  amples 
que  celles  d'Eugène,  et  sa  route  était  à  contresens 
de  la  mienne  II  est  aujourd'hui  un  savant  considé- 
rable et  se  relie  ainsi  à  la  branche  des  spéculatifs 
de  sa  lignée.  Il  a  rassuré  Marianne.  Sa  bil)liothèque 
à  laquelle  le  brave  et  bon  Escard  a  présidé  jusqu'à 
sa  mort,  est,  après  les  librairies  publiques,  la  plus 
riche  de  Paris,  et  l'une  des  curiosités  de  la  Ville  Lu- 
mière. S'il  ne  donne  plus  de  wallaces  à  la  Corse, 
qui  n'en  a  plus  besoin,  il  ne  s'endort  point  sui*  l'exer- 
cice de  la  fortune,  et  chaque  jour  les  feuilles  sont 
pleines  de  ses  gestes  de  grand  seigneur  millionnaire. 
Je  suis  de  ceux  qui  les  suivent  avec  le  plus  d'intérêt 
à  cause  des  six  semaines  de  joie  libre  dont  je  lui  ai 
la  gratitude  et  que  peu  de  camarades  auront  décro- 
chées dans  le  commerce  de  la  rime. 

—  En  fait  de  Napoléons,  disait  Henri  Rochefort 
dans  sa  Lanterne,  je  suis  pour  Napoléon  II.  Pareille- 
ment en  fait  de  Bonaparles,  je  suis  Roland  bonapar- 
tiste et  je  m'en  justifie  sur  ce  voyage. 


LF.    PAIIFUM    DE    LILI- 


Si  l'on  dort  au  paradis,  sur  le  sein  do  Dieu,  ce  n'est 
pas  mieux  que  je  ne  dormis,  la  nuit  du  20  seplembre 
1887,  sur  la  Manouia,  Iransallanlique  (|ui  nous  em- 
portait en  Corse.  A  six  heures  du  malin  j'étais  sur 
le  pont,  frais,  dispos,  les  sens  tendus  pour  voir,  res- 
pirer et  entendre  l'île  (\u\  charme,  embaume  et 
chaule. 

Elle  m'aj)parul  bienlùl,  vas^^iieiiieut  estompé*;  sur 
la  mer,  nuageuse,  rosûtre,  dentelée  <'l  |)areille  à  ces 
gAteaux  de  sucre  que  la  chaleur  des  lustres  liquélie,et 
qui  fondent  sur  le  plateau  d'argent. 

Tous  les  golfes  de  la  côte  occidenlale,  celui  de  Ga- 
leria,  celui  de  Porto,  que  commande  le  moule  P>o- 
tondo,  celui  de  Sagone,  qui  dévoile  le  monte  d'Oro, 
s'échancraient  successivement  dans  les  brouillards 
Hottants  de  l'aurore,  et  les  caps  dardaient  leurs  ros- 
tres rouges  entre  le  lapis  du  ciel  et  les  turcjuoises 
des  eaux. 

Elle  a  l'air  dèlre  ourlée  de  corail,  celte  île  de  .'^ar- 
doine  ! 

D'ailleurs,  pas  une  voile  dans  ces  anses  solitaires, 


LE    P.VUFUM    DE    L  ILE  201 

sans  vie,  où  les  marsouins  et  les  thons  sont  plus  tran- 
quilles qu'au  pôle. 

Délaissées,  ces  grèves  admirables,  même  par  les 
pêcheurs;  abandonnés,  ces  fiords,  dont  les  sables 
flamboient  comme  des  bassines  de  cuivre;  inutiles, 
ces  ports  où  des  flottilles  s'abriteraient  à  l'aise  !  Mais 
le  Corse  habite  ses  montagnes  ;  il  n'est  pas  homme 
de  mer,  et  toujours  il  préférera  le  cheval  au  bateau, 
le  fusil  au  filet,  et  la  chasse  à  la  pèche. 

Les  baies  restent  désertes  et  se  contentent  de 
rayonner  à  vide  sur  le  miroir  trompeur  de  la  vieille 
Thétys  atlantique. 

Mais  le  soleil  se  leva  et  fixa  les  formes. 

Sur  les  flancs  écarlates  des  promontoires,  que  do- 
minaient des  cimes  blanches,  l'énorme  graminée  du 
maquis  étageait  ses  velours  verts  laqués. 

La  brise  sauta  du  nord-est  à  l'est,  et  pour  la  pre- 
mière fois  je  connus  le  parfum  célèbre,  ce  parfum 
extraordinaire  dont  Napoléon  ne  pouvait  parler  sans 
émotion,  qu'il  reconnaissait  à  six  lieues  et  que  le  vent 
lui  St)ufflait  encore  à  Sainte-Hélène. 

Il  n'est  pas  très  aisé  de  rendre  une  senteur  avec  des 
mots,  et  le  lexique  y  fait  défaut.  Mais  d'un  autre 
côté  il  ne  suffit  pas  peut-être  <le  dire  que  la  Corse 
sent  bon  pour  que  les  nez  sensibles  se  trouvent  ren- 
seignés sur  son  arôme. 

Essayons  donc  d'en  donner  au  lecteur  l'illusion 
olfactive,  et  que  le  Dieu  de  Rimmel  vienne  en  aide  à 
ma  Muse  ! 

De  même  que  la  soupe  aux  quatre-z-herbes  a  quatre 
herbes,  le  maquis,  forêt  vierge  de  poche,  se  compose 
de  huit  plantes  :  le  ciste,  le  lentisque,  l'arbousier,  le 
myrte,  la  bruyère,  le  romarin,  le  genévrieret  l'olivier 


•202  SOUVKNIUS    M  UN    ENIANT    UK    l'AItlS 

sauvage.  Kl  c'esl  loul,  car  In  bantlil  ne  coinitlo  pas>; 
il  a  POU  parfiiiii  |)ropre. 

Ces  liiiil  j>laiile.s,  lorsque  le  divin  xdcil  roniincncc 
à  on  iiMnncr  los  sèves,  combinent  leurs  exhalaisons 
parlicnlirros  en  une  sorte  d'tHixir  lorrible,  à  pou  près 
assiiuilablc  à  colui  d'une  résine  jjoivréo,  qui  esl  lo 
musc  do  l'île. 

Si  lo  Père  éternel  met  des  relents  dans  son  mou- 
choir, c'est  celui-là.  D'autant  plus  que,  par  sa  con- 
figuration sur  la  Méditerranée,  la  Corse  ressemble 
à  s'y  méprendre  à  un  flacon  d'essence,  dont  le  cap 
Corse  serait  le  goulot.  Le  Créateur  est  toujours  clair 
et  explicile  dans  ses  créations. 

11  en  résulte  que  ce  qu'on  appelle  «  prendre  lo  ma- 
quis »  serait  une  opération  qui  consiste  à  se  retirer 
d'une  société  mal  faite  et  i)uaiito.  pour  aller  vivre 
dans  un  bois  odoriférant.  Le  Ijandil  o>l  poul-étre  nu 
homme  qui  échappe  sagement  à  la  mauvaise  odeur 
des  lois  et  de  ceux  qui  les  incarnent,  notamment  à 
celle  des  gendarmes,  dont  les  bottes  sonores  exila- 
ient un  ylang-ylang  si  rude  de  tan  et  daiilorité.  Le 
banditisme  serait  une  question  d'arôme,  .le  suis  h* 
premier  qui  l'ai  compris,  et  jo  lo  révèle  timide- 
ment. 

Résine  poivrée,  c'esl  à  |)ou   près  cela  en  somme, 
ou  plutôt  gingombrée.  mais  surchargée,   quand   la 
brise  évente   les    brandes   corses,  de  légères  éma- 
nations furtives  de  lavande,  de   thym  et  de  citron 
nelle. 

Vous  allez  rire  de  ma  comparaison,  mais  les  fins 
de  gueule  l'apprécieront.  Dans  quelques  cuisines  do 
province,  vastes  et  aérées,  certains  courl.s-bouillons 
reposés  et  mitonnant  à  froid  sous  le  couvercle,  pi'o- 


LE    PARFUM    DE    LÎLE  2U3 

jeltenl,  dans  les  liécleurs  de  l'ojfice,  des  fluidf  s  vola- 
tiles el  des  esprits  qui  évoquent  l'odeur  de  la  Corse. 

Du  reste,  il  est  facile  à  ceux  qui  veulent  se  l'endre 
compte  de  ce  parfum  célèbre  et  à  qui  les  mots  ne 
représentent  rien  sur  le  papier  de  s'en  payer  le  rég-al 
sans  quitter  Paris.  Ils  n'ont  qu'à  faire  venir  de  Mar- 
seille une  bourriche  de  bartavelles  corses,  ou  mieux 
encore  de  ces  merles  de  l'île  qui  se  nourris^-ent  de 
baies  de  genévrier  et  de  graines  étoilées  de  lentisque 
el  résument  en  eux  les  miasmes  délicieux  du  maquis. 
Le  déjeuner  terminé,  ils  en  sauront  autant  que  Napo- 
léon. 

Tout  à  coup  une  fumée  s'éleva  en  spirale  des  mon- 
tagnes jetant  des  rondelles  aux  nuages. 

«  C'est  le  maquis  qui  brûle,  nous  jeta  le  capitaine, 
qui  passait  auprès  de  nous.  Les  Corses  labourent  1  » 

Telle  est,  en  effet,  la  méthode  sommaire,  économi- 
que et  d'avant  Deucalion  que  les  insulaires  prati- 
quent encore  pour  défricher  et  faire  des  champs  à  la 
culture. 

Septembie  venu,  ils  incendient  les  brandes.  el  tou^ 
les  sommets  de  l'île  projettent  des  feux  qui  semblent 
se  correspondre  et  propager  le  signal  de  ce  retour 
de  Napoléon,  qui,  selon  nombre  d'entre  eux,  n'est 
pas  mort. 


AJACCIO.  —  L\  CASA  BONAPARTE 


D'Ajaccio  lui-inèmc,  lion  à  dire  qui  n'ait  été  labA- 
clîé  cent  fois  par  les  touristes. 

La  ville  est  sans  caractère  comme  sans  importance, 
et  son  golfe  seul  est  beau.  Il  est  même  magnifique,  vu 
de  cette  place  Diamant  où  se  trouve  le  monument 
le  plus  grotesque  qu'il  mait  été  donné  decontcmj)Ior 
au  cours  de  mes  voyages. 

On  l'a  surnommé  en  (^orse  même  «  l'Encrier  », 
quoiqu'il  soit  élevé  à  la  gloire  de  la  famille  des  Bona- 
parte, et  ce  surnom  est  justifié. 

C'est,  en  elTet,  comme  un  encrier  colossal,  dû  au 
génie  de  Viollet-le-Duc,  paraît-il,  qui  représente 
Napoléon  à  cheval  en  costume  de  consul  romain,  sur 
un  socle  carré,  aux  quatre  angles  duquel  ses  frères, 
Joseph,  Louis,  Lucien  cl  Jérôme,  en  licteurs  (!), 
marchent,  immobiles,  à  la  postérité. 

Je  ne  sais  pourquoi,  mais  l'ellet  est  irrésistible. 

Sans  doute  la  déification,  pour  quatre  au  moins 
de  ces  héros  modernes,  qu'on  s'imagine  mieux  avec 
des  bottes  qu'en  péplum,  est  exagérée,  et  de  là  vient 
la  gaieté  irrespectueuse  dont  le  plus  grave  est  saisi 


AJACCIO.    LA    CASA    BONAPARTE  205 

devant  cet  édifice  !  Quel  diable  d'architecte,  ce  sa- 
vant homme  de  Viollet-le-Duc  ! 

L"  «  Encrier  »  est  son  chef-d'œuvre. 

Il  faut  bien  constater  aussi  que  la  surjjrise  en 
vient  d'une  erreur  caractéristique...  de  caractère. 

A  Ajaccio,  le  Napoléon  que  l'on  vient  chercher  et 
«  dont  on  a  besoin  »  est  le  jeune  officier  corse  encore 
obscur  des  débuts,  l'homme  dont  rien  ne  donne  à 
prévoir  la  destinée  surhumaine  et  formidable.  Il  y  a 
pétition  de  principes,  comme  on  dit  en  rhétorique,  à 
no;:-  l'exhiber  prématurément  en  César,  à  deux  pas 
de  la  rue  où  il  est  né,  rue  banale  de  vieux  port  ita- 
lien, où  l'on  aime  à  se  représenter  ses  premiers  jeux 
d'enfant.  Le  contraste  désiré  par  l'orgueil  du  muni- 
cipe  ne  porte  point,  ou,  s'il  porte,  c'est  à  peu  près 
comme  le  fameux  métachronisme  :  «  Nous  autres, 
gens  du  moyen  âge...  !  » 

Même  observation  d'ailleurs  pour  l'autre  statue  de 
la  place  du  Marché,  le  Bonaparte  premier  consul, 
qui  domine  la  fontaine.  Elle  n'est  pas  en  situation. 
Eli  e  ne  nous  apprend  rien  que  nous  ne  sachions  sans 
avoir  fait  le  voyage. 

OnatoutletempsenviedecrierauxbonsAjacciens: 

<■<■  S'il  était  Romain,  il  n'était  pas  Corse.  Il  faut 
s'entendre.  A  moins  que  vous  ne  l'ayez  vu  se  prome- 
ner en  chemise.  » 

La  seule  statue  possible  et  imaginable  de  Tem- 
père ur  à  Ajaccio  serait,  à  mon  gré,  celle  qui  le  repré- 
sen  terait  à  douze  ans,  en  pleine  fleur  d'adolescence,  à 
cheval  sur  une  de  ces  petites  juments  nerveuses  et 
fou  gueuses  dont  l'île  a  la  spécialité  et  conserve  la 
race.  Le  Napoléon  enfant  est  ici  tout  indiqué. 

C'est  l'enfant  prodige  de  dame  Lœtitia  Ramolino 

18 


2Ut;  SOLVEMItS    1)  IN    liM   \M     l)K    IVMtlS 

»|ii(^  nous  \enoii.s  lelnmver  dans  les  ombros  de  la  ruf 
Saiiil-(  '.liarles.  le  i,^oiiiin  au  visage  pâle,  aux  yeux  bril- 
lanls,  aux  gesles  passionnés,  qui  conslruisail  de  pi'- 
Uls  canons  dans  sa  thambre  el  dirii^eail  déjà  des  ba- 
tailles entre  ses  jeunes  compatriotes.  Celui-là  est 
Corse,  et  n'est  que  Corse.  Les  autres  sont  pour  le 
continent,  et  à  partir  de  Brienne,  ô  enfants  de  Paoli, 
il  vous  échappe. 

M;\is,  à  Ajaccio,  il  n'y  a  rien  que  Napoléon,  lùt-oa 
le  |ilus  enragé  de  ses  détract?urs.  Je  défierais  un 
Lanfrey  d'y  voir  autre  chose. 

On  peut  définir  cette  ville  :  le  souvenii-  du  grand 
Corse  avec  des  maisons  autour. 

Pendant  que  j'y  déambulais,  il  ne  me  venait  (|ue 
des  lambeaux  de  ces  poèmes  de  Lamartine,  de  Victor 
Hugo,  de  Barbier,  avec  lesquels  nous  avons  tous  été 
élevés.  Lui,  toujours  lui  !  comme  disent  Les  Orien- 
tales. L'obsession  est  permanente.  La  voix  de  Ihis- 
loire  sort  des  pavés,  el  l'aile  de  la  légende  évente 
celte  baie  aux  l)ruils  profonds. 

Il  n'y  avait  plus  d'autre  parlià  prendre,  pour  sortir 
l'obsession  fatidique,  «pie  d'aller-  visiter  la  maison  de 
Bonaparte. 

Or  voyez  jusqu'où  moule  la  puissance  évocatrice 
du  rêve  ! 

Cette  maison  Bonaparte  n'existe  plus.  Elle  a  été 
incendiée  du  vivant  même  de  l'empereur.  Celle  que 
l'on  va  visiter  n'a  pas  une  pierre  de  l'habilacle  où  il 
est  né.  Elle  n'est  pas  même  réédifiée  exactement  sur 
l'ancien  plan.  Mais  on  la  visite  tout  même. 

Il  le  faut  : 

Les  Anglais  en  empoilent  des  gravats;  les  Français 
y  parlent  à  voix  basse. 


AJACCIO.    LA    CASA    BONAPARTE  207 

Ce  n'est  même  plus  pourtant  «  le  mur  derrière  le- 
quel il  se  passe  quelque  chose  »  ;  c'est  l'emplacen^en!: 
bâti,  et  par  conséquent  masqué,  du  lieu  où  naquit 
l'homme. 

Eh  bien,  c'est  très  émouvant  ! 

C'est  une  grande  maison  de  province,  carrée,  à 
trois  étages,  surmontée  dun  petit  belvédère  en  forme 
de  lanterne.  Aucun  ornement  ne  la  signale  à  l'atten- 
tion de  l'artiste;  l'aspect  en  est  banal  et  ennuyeux. 

Au-dessus  de  la  petite  porte  d'entrée,  une  plaque 
commémorative  en  marbi'e  noir  donne  la  date  de  la 
naissance  de  Napoléon,  i5  août  1769,  et  cest  tout. 
Encore  est-elle  toute  récente  et  posée  probablement 
par  les  soins  de  l'impératrice  Eugénie,  à  qui  l'im- 
menble  appartient. 

L'ancien  jardin  de  l'habitation,  enclos  aujourd'hui 
d'une  grille,  est  devenu  un  square,  dont  les  visiteurs 
pieux  efleuillent  les  arbustes  et  les  plantes  avec  une 
conviction  toute  britannique. 

Quant  aux  Ajacciens,  sont-ils  blasés?  Je  l'ignore, 
mai?  ils  mont  paru  assez  peu  attentifs  au  culte 
qu'on  rend  en  ce  lieu'  à  la  mémoire  d'une  famille 
extraonlinaire  de  leur  ville. 

En  septembre  1887,  Ihabitacle  natal  et  patrimo- 
nial du  plus  grand  homme  de  l'âge  moderne  est  loué 
à  une  famille  anglaise.  Vous  avez  bien  lu  :  loué  ! 
Cette  famille  occupe  le  premier  étage  do  la  «  casa 
Bonaparte  »,  et  nous  dûmes  déranger  de  jeunes 
miss,  en  train  de  coudre,  pour  la  visiter,  tandis  que 
le  prince  Roland  montait  à  l'étage  supérieur  rendre 
ses  devoirs  à  sa  tante  la  princesse  Marianne,  autre 
locataire,  de  l'impératrice  Eugénie. 

Oh  !  cette  demeure  quasi  sacrée,  exploitée  comme 


20S  SOLVEMUS    l)  l  N    K.MANT    l)K    l'AUlS 

maison  i\c  rapport .  la  .sensation  est  rude  lonl  de 
même,  et  elle  élreint  le  philosophe,  qni  la  reeoil, 
(l'nne  anxiété  int>xpriinable.  Nnlle  ])ait  je  nai  cons- 
lalé  avec  pins  d'amerlnnie  la  vanité  de  la  gloire  hn- 
maine.  Ces  jeunes  Anglaises  étaient  encore  plus 
scandaleuses  à  voir  dans  ce  logis  héroupie  (pie  les 
souris  dans  le  crAne  de  Ju|»iler  01yin|)ien.  et  j'en  fus 
gêné  jusqu'à  la  souffrance. 

La  vie  ignore  et  nie  Tliistoire:  il  vaut  mieux  être, 
ne  fùl-on  rien,  qu'avoir  été,  cùl-on  été  tout.  Il  y  en  a 
plus  dans  la  nature  pour  les-parasilesdu  chêne  mort 
que  pour  le  chêne  mortlui-mème. 

L'intérieur  de  la  «  casa  Bonaparte  »  est  encore 
moins  documentaire,  s'il  est  possible,  que  son  exté- 
rieur :  une  enfilade  de  pièces  dallées  de  carreaux 
rougeAlres,  ouvrant  d'un  côté  sur  une  assez  jolie  ter- 
rasse, où  l'on  devait  se  tenir  les  soirs  d'été,  et  ayant 
jour  de  l'autre  coté  sur  une  dégringolade  de  toitures 
en  tuiles  que  domine  le  clocher  de  la  cathédrale. 

Point  de  mobilier,  sinon  la  chaise  à  porteurs  dans 
laquelle  Laetitia,  prise  des  douleurs,  se  11!  reconduire 
chez  elle  pour  y  accoucher  de  Napoléon. 

On  montrait  aiitrefois  le  lapisà  figures  liisloii«pies 
où  cet  accouchement  eut  lieu;  on  ne  le  montre  plus; 
on  n'en  montic  mrnic  pas  un  aulirl  Sui-  les  murs, 
des  tentures  rap|>f)rlées,  point  contemitoraincs,  éta- 
lent l'évidence  de  leur  improbabilité;  quelques  por- 
traits exécrables,  entre  lesquels  celui  de  Mme  Mère, 
dont  je  saisis  un  croquis  au  vol  pour  le  comparer  à 
celui  de  (iérard  et  à  la  célèbre  statue  de  Canova,  car 
il  me  paraît  avoir  été  exécuté  d'après  nature,  et  il 
sent  la  ressemblance. 

Quoi  encore?  Le  petit  cancm  légendaire  avec  lequel 


AJACCIO.    LA    CA.SA    BON  A  PAR-RE  209 

renfant  s'exerçait  à  l'art  de  rartillerie;  un  petit  lit 
Louis  XVI  et  un  travail  de  patience  sous  verre. 

Les  vieux  bouquins  que  Gregorovius  y  vit  dans 
un  placard,  en  1802,  y  sont  encore.  Je  les  ai  ouverts 
moi-même,  et  j'ai  reconnu  les  livres  de  théologie, 
le  Tite-Live  et  le  Guicciardini  dont  il  parle,  et  qui 
proviennent  évidemment  du  cardinal  Fesch.  Mais, 
je  ne  sais  pourquoi,  ces  reliques  et  toutes  les  autres 
manquent  d'âmes.  On  n'y  croit  pas.  Peut-être  sont- 
elles  mal  présentées.  Si  elles  sont  authentiques,  elles 
ne  semblent  point  l'être. 

Elles  m'ont  fait  l'eiTet  d'avoir  été  groupées  préci- 
pitamment pour  une  visite  inopinée  de  la  postérité. 
Je  les  donnerais  toutes  contre  un  simple  soulier  du 
gamin,  quelque  vieux  soulier  éculé  conservé  par  une 
bonne  femme  du  port,  amie  de  la  famille'  et  na'ive- 
ment  admiratrice  de  la  précocité  de  l'enfant  phéno- 
ménal. 

Comme  je  sortais  de  visiter  cette  «  casa  Bona- 
parte »  très  profondément  remué  par  la  personnalité 
terrible  de  cet  homme,  en  proie  à  une  légende  dont 
aucun  enfant  du  siècle  n'aura  pu  secouer  l'obsession, 
j'errais  sur  les  petites  rues  dallées,  malpropres, 
grouillantes  d'enfants,  où  le  vent  du  port  agite  aux 
fenêtres  des  chapelets  de  piments  rouges. 

L'une  de  ces  ruelles  me  porta  sur  la  place  au  mi- 
lieu de  laquelle  ruisselait  une  fontaine  abondante. 
Et  sur  cette  fontaine  je  vis  un  Napoléon  d'une  tris- 
tesse affreuse  ! 

Abattu,  courbé,  pénible,  les  regards  blancs  fixés 
au  sol,  émacié  dans  les  plis  flasques  de  sa  toge  césa- 
rienne et  traînant  une  massue  symbolique  comme  oq 
tire  un  petit  chien,  le  malheureux  empereur  sem- 
is. 


21(1  SOI  Vr.MltS    î)  L\    ENFANT    Di;    l'MIIS 

lilail  si  navrô,  si  navré,  (jiio  y  le  crus  <ral>()i-(l  jaloux 
du  général  Houlanii;^er,  alors  dans  loulc  sa  i^loire. 

Le  statuaire  de  celte  statue  de  la  place  du  Marclié, 
à  Ajaccio,  n'est  rien  moins  que  Barye.  On  voit  qui! 
n'était  {las  l)Ouaparlisle. 

Seul  ritalien  qui  sculpta  le  Napoléon  tout  uu  delà 
place  Saint-Nicolas,  à  Baslia,  lui  dispute  le  pompon 
de  la  mélancolie.  On  leur  doit  ceilainenienl  des 
prises  de  voile  en  Corse. 

Or  donc,  le  soleil  se  couchait  derrière  l'icône  et 
moi  je  lui  disais,  dans  la  langue  ({u'ou  parie  aux 
statues  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  avez,  mon  lùnpereur,  à  être 
abattu  comme  ca  ?  Vous  allez  finir  par  choir  dans  la 
mer.  On  dirait  (|ue  vous  cherchez  à  l'elouiMicr  à  Saint- 
Hélène.  » 

A  ce  moruciii .  uu  <^ai(>]>in  ajaccicu,  (pu  vendait  de^ 
journaux  du  continent,  sortit  d'une  librairie  voisine, 
enjamba  les  ruisselets  de  la  place  et  me  lendit  une 
feuille  oi'i  il  y  avait  des  aciualilés  fr-aîches  pour  im 
sou. 

«  Demandez,  criail-il  de  sa  voix  aiii^re  de  <<ai<;on- 
net  qui  mue,  demandez  le  ^rand  scandale  de  Paris! 
La  vente  de  la  Légion  d'honneur!  Deux  généraux 
coinpiomis  !  Cinq  centimes  !  >• 

VA  une  nuée  d'autres  petits  vendeurs  s'élança  dans 
la  ville,  ciiards,  insolents,  échappant  aux  officiers 
de  la  garnison  (pii  voulaient  leur  lircr  les  oreilles,  et 
propageant  de  tous  côtés  la  nouvelle. 

De  tous  les  coups  durs  que  l'on  puisse  porter  à 
l'oeuvre  najK»léonienne,  celui  du  Irafir  de  l'étoile  des 
braves  est  le  coup  le  plus  dur.  Ht  je  jiensais  que  la 
chanson  avait  raison,  cl  (pi  il  y  a  des  moments,  dans 


AJACCIO.    LA    CASA    BONAPARTE  211 

l'immortalilé,  où  il  est  rudemenl  embèlanl  d'èlre  en 
pierre,  voire  en  marbre  ou  en  bronze,  si  vou-s  voulez, 
—  et  je  vis  distinctement  une  caravane  d'Anglais  se 
diriger,  par  les  ruelles  où  claquetaient  les  chapelets 
de  piments,  vers  la  maison  natale  de  Ihomme  qui 
leva  et  put  encore  lever  une  Légion  d'honneur  dans 
une  armée  telle  que  la  sienne. 

Au  café  du  Roi-Jérome,  où  le  prince  Roland  est 
reconnu  par  plusieurs  officiers  de  la  garnison,  ses  ca- 
marades de  Saint-Cyr,  la  causerie  s'engage  sur  la 
question  de  la  vendetta. 

Je  viens  d'acheter  en  effet  chez  un  bijoutier  un 
amusant  poignard  local  que  je  leur  montre.  La  lame 
du  stylet  est  gravée,  et  on  y  lit  : 

Vendetta  i887. 

Y  en  a-t-il  de  la  comète? 

Et  l'on  parle  des  Bellacoscia. 

j\e  pas  avoir  vu  les  Bellacoscia,  c'est  ne  pas  avoir 
vu  la  Corse  contemporaine.  Ils  sont  la  fleur  du  ma- 
quis et  lidiosyncrase  du  département.  Ces  deux 
bandits  vénérables  poétisent  de  leur  impunité  exem- 
plaire et  vi-aiment  pittoresque  les  cimes  de  ces  Alpes 
escarpées,  boisées  de  forêts  sombres,  peuplées  de  re- 
nards et  de  sangliers,  et  hautes  de  deux  mille  mètres 
au-ilessus  du  niveau  de  la  civilisation. 

Oui,  mais  le  moment  est  mal  choisi  :  on  les  traque, 
assez  vivement,  et  ils  nous  ont  fait  savoir  que,  mal- 
gré la  joie  qu'ils  se  promettaient  d'oiïrir  un  punch  à 
un  prince  français,  ils  étaient  forcés  de  lui  demander 
crédit  pour  quelques  jours  seulement.  Le  temps  de 
donner  une  bonne  leçon  de  gendarmerie  aux  gen- 


212  SOUVLMUS    1)  UN    KNFANT    DK    l'AIUS 

dai'inos  corses,  ils  seront  à  nous.  (Jiic  devons-nous 
faire?  De  Bocognano,  village  voisin,  on  voil  dislinc- 
temenl  des  mend>res  {\c  ce  corps  d'élile  disséminés 
sur  les  pçnlcs  de  la  l'inliea,  et  leurs  carabines  na- 
tionales luire  au  soleil.  Les  Bcllacoscia  sont  cernés. 
Mais  comme  il  y  a  déjà  trente  ans  que  cela  dure, 
nous  n'attendrons  pas  que  les  gendarmes  soient  re- 
descendus bredouilles  pour  monter  au  Palais-Verl, 
la  canne  à  la  main. 


CHEZ  LES   BANDITS 


Jamais  le  banditisme,  qui  est  l'art  de  se  rendre 
justice  soi-même  et  sans  frais,  n'a  été  cultivé  par 
plus  d'artistes  corses  qu'il  ne  l'est  en  ce  moment. 
Six  cents  de  ces  Eviradnus  couronnent  les  monta- 
gnes, et,  dans  les  vallées,  six  mille  complices  for- 
ment leur  armée  pastorale. 

On  se  décime  en  famille.  tant(yi  dans  le  myrte  et 
tantôt  dans  le  romarin,  et  la  population,  qui  pour- 
rait, selon  les  statisticiens  sérieux,  atteindre  à  un 
million  d'hommes,  se  chiffre  environ  à  deux  cent 
vingt  mille  âmes. 

Car  les  statisticiens  comptent  par  âmes,  les  corps, 
ainsi  qu'on  voit,  n'ayant  qu'une  valeur  secon- 
daire. 

Je  pense  que  dans  quelques  années,  soit  lorsque, 
grâce  à  la  bonne  vendetta  chantée  par  Mérimée,  il 
ne  restera  plus  dans  l'île  qu'une  dizaine  de  mille  in- 
sulaires, tous  fonctionnaires,  la  France  songera  à 
coloniser...  celte  colonie. 

Il  suffit  de  consulter  les  cartes  pour  constater 
qu'elle  est  plus  proche  que  le  Tonkin. 


214  SOUVKMUS    I)"l  N    EM'ANT    I)K    PAHIS 

Hélas  !  je  verrai  co  Iciiips-là,  ol  je  lo  ret,Mollo,  car 
la  Corse,  lolle  qu'elle  est,  in'eiicliaDie. 

J'y  réalisai  l'un  des  i"èves  de  ma  jeunesse  :  celui 
d'élre  Has-de-Cuir  chez  les  Peaux-Bouges. 

Les  mélaphores  sylvestres  (leurisseul  ualurellc- 
menl  nos  conl'ahulalions,  et  entre  compag-nons  de 
voyage  nous  ne  nous  connaissions  plus  déjà  que  par 
des  surnoms  fenimoresques  d'une  saveur  de  forrl 
vierge. 

—  Où  est  Pipe-(l' Écume  ? 

—  Dans  la  sente  aux  Lianes,  avec  le  (Jhasueur-tlc- 
Mouflnns.  Œul-de-})ej'drix  est  allé  le  rejoindre  !...  » 

Les  passages  silencieux,  avec  leurs  ondulations 
boisées,  encadrent  à  merveille  ces  dialogues,  et  de 
temps  en  temps,  dans  les  gorges  des  montagnes, 
nne  détonation  pittoresque,  annonçant  que  justice 
sommaire  de  quelque  chose  par  quelqu'un  venajt 
d'être  faite  sous  le  seul  regard  de  Dieu,  ajouta  en- 
core à  l'illusion.  C'est  une  des  deux  cent  mille 
âmes  de  la  CorsT  qui  s'envole  et  réintègre  le  Grand- 
Tout. 

«  Prions  »,  disait  Canne  n-Kpée. 

Celle  ressemblance  de  la  Corse  avec  rihids<in 
avanl  la  conciuèle,  ajoutée  au  caractère  des  villes 
que  nous  rencontrons,  est  frappante. 

Je  m'obstine  à  voir  en  Ajaccio  l'un  de  ces  foils 
anglais,  avant-postes  de  la  civilisation  armée,  où 
Ton  doit,  selon  Fcnimore,  enlever  la  tille  blonde 
du  major  I...  Elle  en  est  [deine,  de  ces  blondes,  car 
la  Grande-Bretagne,  qui  regrette  celte  ile,  est  en 
train  de  créer  à  Ajaccio,  comme  à  Madère,  une 
petite  station  d'hiver  qui  deviendra  gran<le. 

Corte   serait,  on  imagine,   la  citadelle  arrrtgante 


(  HEZ    LES    BANDITS  215 

assaillie  par  des  indiens  scalpeurs,  tatoués  et  hur- 
lants. Ils  sont  i<-s  personnag-es  nécessaires  .du  ta- 
bleau. 

•  Baslia  réalisci  lit,  tel  qu'on  se  le  représente,  le 
premier comptoji  de  commerce  établi  par  une  So- 
ciété puissante,  ii'brouillarde  et  alliée  aux  Peaux- 
Rouges. 

Assurément,  1  •  voyageur  ne  doit  qu'au  banditisme 
la  sensation  très  aiguë  d'état  sauvage  qui  l'accom- 
pagne en  Corse  [>our  ne  plus  le  quitter  qu'à  Mar- 
seille. 

Mais  il  est  évilent  qu'on  se  sent  là  très  loin  de 
toute  société  poHi  ée,  et  notamment  de  ce  Code  dont 
l'auteur,  je  ne  cesse  de  le  remarquer,  par  une  ironie 
bizarre  du  sort,  est  précisément  né  dans  le  pays  qui 
en  fait  le  moin  •  de  cas.  Le  gendarme  y  apparaît 
comme  une  anomalie. 

11  en  est  une.  '  Mi  ne  se  sait  pas  ce  qu'il  représente. 

On  comprend  irès  bien  que  l'un  d'eux  ail  un  jour 
arrêté  le  poète  'ilalignyen  train   de  composer  des 
vers  sur  des  boufs-rimés  que  lui  jetait  un  merle.  Jl- 
faut  bien  qu'ils   usent  leurs  bottes  et   s'occupent  à 
quelque  chose. 

On  pense  qu'.'  je  ne  négligeai  pas  de  visiter  le 
lieu,  pour  moi  sacré,  qui  a  été  témoin  du  seul  acte 
d'autorité  accompli  par  le  gouvernement  français  en 
Corse. 

Je  décrochai  donc  ma  lyre,  que  j'emporte  partout 
où  je  vais,  ficelée  à  mon  parapluie  et,  ra'étant  dirioé 
vers  la  gendarmerie  de  Bocognano,  je  m'assis  devant 
elle. 

Celte  gendariii  'l'ie  était  abondante  en  gendarmes. 

Ceux  que  j'av.iis  devant  moi  me  parurent  être  les 


21G  SOUVEMUS    1)  UN    ENFANT    MK    PARIS 

Gis  OU  les  frères  de  ceux  ([ui  avaient  iucairrir  (ilali- 
gny.  Ils  élaienl  occu|)(''s  à  reji^arder  avec  uikî  lorgneUe 
la  cime  d'une  montagne  voisine,  qui  domine  le  vil- 
lage et  s'appelle  la  Pintica. 

Or,  dans  cette  Pinlica,  depuis  plus  de  (|U'iranlo  an- 
nées, je  dis  quarante,  habitent  deux  i»andits  fameux, 
aujourd'hui  des  vieillards,  qu'aucun  «gendarme  n'a 
jamais  pu  prendre,  sous  aucun  gouverncmenl.  11  est 
v.rai  qu'ils  ne  sont  pas  poètes.  (Juand  le  merle  leur 
parJe,  ils  lui  répondent  en  merle. 

Pour  les  gendarmes,  cette  Pintica  est  une  cime 
inaccessible.  L'idée  de  grimper  là  leur  lait  transpi- 
rer les  boites. 

Ils  savent  d'ailleurs  que  les  deux  vieillards  sont 
tireurs  émérites  et  qu'à  cinq  cents  pas  ils  n'ont  pas 
encore  manqué  leur  homme. 

«  Brigadier,  dis-je  à  celui  qui  dardait  la  lorgnette, 
vous  contemplez  une  bien  jolie  montagne.  Klle  est 
verte,  comme  lémeraude,  et  j'ai  apporté  ma  lyre 
pour  la  célébrer  devant  vous.  L'un  de  mes  amis,  qui 
.  est  mort,  en  traite  éloquemmenl  dans  un  petit  opus- 
cule consacré  à  la  gendarmerie  corse  el  |Mnenieiil 
édité  par  Lcmerre  vers  i8(x). 

«  C'est  là  ({ue  réside  paisiblement  celte  antique 
famille  des  Bellacoscia,  «léjà  llorissanle  du  tem|)s  de 
feu  Glaligny,  et  tout  à  fait  i)rosjtère  du  noire,  lîieu 
des  générations  de  gendarmes  se  sont  succédé  et  se 
succéderont  encoie  avant  cpie  l'une  d'elles  mette  en- 
fin la  main  sur  es  gloires  de  la  Corse  qu'l'^dmond 
Aboul  visita,  (pii  eurent  l'honneurde  saluer  le  baron 
Haussmann,  puis  S.  ,M.  la  reine  de  Suède,  t'X 
vingt  autres  étrangers  de  distinction  en  pas.sage.  >> 
Comme  le  brigadier  continuait  à  explorer  de  la 


CHEZ    LES    BANDITS  217 

lorgiielle  les  maquis  de  la  Pintica,  je  lirai  encore  de 
ma  lyre  quelques  accords  enthousiastes  : 

«  L'aîné  de  ces  vieillards,  ropris-je,  le  plus...,  com- 
ment dire?...  le  plus  opéra-comique,  Antoine,  celui 
dont  on  parle  dans  le  Guide  Joanne,  fit  ceci  :  —  il 
oflVil,  en  1870,  à  Gambetta,  d'organiser  à  Ajaccio, 
pour  la  défense  nationale,  un  bataillon  de  bandits 
corses!...  11  se  chargeait  de  l'amener  tout  équipé  à 
Tours,  à  la  condition  qu'on  lui  en  garantît  le  com- 
mandement. Pendant  dix  jours  il  se  promena  dans 
la  ville,  muni  d'un  sauf-conduit  bien  inutile,  ô  bri- 
gadier, et  il  buvait  au  café  du  Roi-Jérôme,  à  la  santé 
de  cette  patrie  française  dont  tout  lui  était  cher, 
excepté  les  lois  qui  la  régissent. 

«  Peut-être  Gambetta  eut-il  peur  qu'il  exigeât  la 
Légion  d'honneur.  Toujours  est-il  que,  le  sauf-con- 
duit expiré,  le  vieil  et  vénérable  Antoine  regagna  s^a 
montagne  la  canne  à  la  main.  Depuis  ce  temps-là,  il 
boude  la  République,  dit-on.  Il  y  a  de  quoi.  A  pré- 
sent c'est  lui  qui  mène  les  élections  du  canton,  et 
pas  un  candidat  ne  passerait  à  la  portée  de  son  re- 
mington  sans  avoir  été  préalablement  agréé  par  cette 
influence  escarpée.  Ah  !  vous  contemplez  une  belle 
cime,  brigadier,  elle  est  verte  comme  l'émeraude  !  » 

Le  gendarme  jeta  sur  moi  un  coup  d'œil  soupçon- 
neux et  tordit  sa  moutache. 

«  Vous  m'avez  l'air  de  savoir  bien  des  choses  sur 
les  gens  de  là-haut,  »  grommela-t-il. 

Et  il  cherchait  dans  toutes  les  cavernes,  désespé- 
rément. 

Ces  illustres  bandits  sont  en  effet  d'une  popularité 
extraordinaire  dans  l'île,  si  extraordinaire  que,  en  at- 
tendant les  honneurs  de  l'opéra-comique,  auxquels 

19 


21S  so!  vr.Mns  n  in   km-ant  ni:   i-ahis 

ils  oui  tous  los  (iroils  possibles  l'I  imagiiuibles,  ils  | 

jouissenl  déjà  de  la  gloire  des  Guides  Joannc  ou  Bae-         4 
deker.  '  '' 

«  Ne  inaïKinc/.  pas,  disent  ces  manuels  du  pai  l'ail 
lourisle.  ne  manquez  pas,  si  vous  pouvez,  en  passant 
par  Bocotruano,  d'aller  fumer  une  pipe  sur  la  mon- 
tagne (i.Soo  mètres)  avec  les  frères  Ikinelli,  fameux 
bandits  ethnographiques,  qui,  sous  le  nom  de  Bella- 
coscia,  symbolisent  la  vieille  tradilion  S(''(ulaire  de 
la  vendetta.  » 

Ils  donnent  ce  conseil,  les  excellents  guides,  mais 
il  n'est  pas  facile  à  suivre;  et  voilà  tantôt  qua- 
rante ans  que  la  gendarmerie  française  essaye,  sans 
y  réussir,  d'aller  fumer  cette  pipe,  à  cette  allilude. 
avec  les  Fra-Diavolos  corses. 

C'est  pour  cela  sans  doute  que  Baedcker  et  .loanne 
disent  en  leui-  langage  :  «  Ne  manquez  pas...  si  vous 
pouvez  !...  » 

Par  un  concours  de  circonstances  favorables,  je 
l'ai  fumée,  moi,  cette  pipe  de  dix-huit  cents  mètres  1 
Il  m'a  été  donné  même  de  déjeuner  à  la  maison 
«l'Antoine  Bellacoscia,  dans  celte  gorge  de  la  mysb'- 
rieuse  Pinlica  qut^  le  nouveau  roi  des  monlagnes  a 
baptisée  :  ]o  Palais-\'ert  !  Mais  j'y  ai  laissé  une  paire 
de  bottes,  par  exemple! 

Miséricorde  !  quelle  ascension  ! 

In  soir,  au  café  du  Roi-Jérôme,  place  du  DiamanI, 
à  Ajaccio,  je  témoignais  du  regret  que  j'aurais  <lc 
quitter  In  Corse  sans  avoir  accompli  le  vœu  des 
guiiles:  «  X(î  manquez  pas...  si  vous  pouvez!  » 

Il  était  d'autant  plus  difficile  de  "  pouvoir  »,  que 
les  malheureux  outlaws  étaient,  je  l'ai  dit,  lenible- 
ment  Iracjués  par  un  brigadier  de  gendarmerie  for- 


CHEZ    LES    I5ANDITS  219 

midable,  qui  avait  juré  de  les  pincer,  en  dr-pil  des 
quolibets  ironiques  de  ses  compatriotes. 

Prendre  les  Bellacoscia,  des  gaillards  qui,  avec 
un  vieux  fusil  à  pierre,  vous  abattent  leur  liomme  à 
cinq  cents  mètres,  au  milan  du  front,  et  qui  en  re- 
montrent aux  renards  pour  la  lopog-raphie  des  grottes 
et  cavernes,  c'est  un  problème  dont  l'insolubilité 
pratique  équivaut,  en  Corse,  à  celle  de  la  décevante 
quadrature  du  cercle. 

Toujours  était-il  qu'à  cause  du  farouche  brigadier, 
ces  messieurs  Bonelli  recevaient  moins  que  jamais, 
au  Palais-Vert.  "  Ils  ont  arrêté  leurs  jours  1  »  me 
dirent  les  officiers  en  me  quittant.  Ht  je  me  levais 
moi-même  pour  rentrer  à  rhôlel.  quand  un  notable 
m'aborda. 

C'était  sans  nul  doute  un  personnage  très  hono- 
rable et  même  considérable  d'Ajaccio,  car  pendant 
notre  colloque  tous  les  passants  et  promeneurs  le 
saluaient  profondément. 

—  .Je  vous  ai  entendu,  me  dit-il  avec  le  plus  alVable 
sourire.  Vous  désirez  voir  nos  Bellacoscia  '.  En 
d  autre  temps  rien  ne  serait  plus  aisé,  surtout  pour 
un  poète  lyrique  tel  que  vous  me  semblez  l'être. 
Mais  en  ce  moment  ils  vivent  dans  des  grottes  inac- 
cessibles même  aux  aigles,  et  que  moi-même  je  ne 
connais  pas.  ^'ous  ne  pourriez  donc  visiter  que  leurs 
habitations,  leurs  familles  et  leurs  domaines.  Si  cela 
vous  suffit,  au  moins  pour  cette  fois,  vous  n'avez 
qu'à  me  le  dire,  et  ils  le  sauront  avant  une  heure. 
Mais  j'y  pense,  vous  êtes  marié,  n'est-ce  pas  ? 

—  Marié,  oui,  et  père  de  famille.  Mais  quel  rap- 
port... .' 

—  .Je  dois  vous  avertii-  que  les  mœurs  en  Corse, 


220 


SOUVENIRS    n'iJN    KNr-ANT    DE    l'ARIS 


sont  très  pures,  suiloul  cluv.  los  bandils.  Les  femmes 
et  les  filles  des  Hellacosciîi  passent  ici  ponr  des  beau- 
lés.  Si  vous  n'étiez  pas  marié,  je  serais  moins  sûr  de 
leur  réponse.  Du  moment  ([uc  vous  l'êtes,  ça  ira  tout 
seul.  Vous  n'aurez,  pendant  que  vous  serez  L-^-liaut, 
en  tiain  de  causer  avec  ces  dames,  tpie  deux  fusils 
braqués  sur  vous  h  deux  cents  mètres,  je  dis  ijra- 
qués  au  bout  de  deux  bras  dirigés  par  q\iatre-z-yeux 
qui.  n'ont  jamais  mis  que  dans  le  noir  des  cibles, 
,  mais  braqués  des  grolles  environnantes,  sans  que 
vous  sachiez  la(pjeile,  ni  d'où  ils  bracpient  !  ("e  que 
je  vous  dis,  c'est  pour  votre  instruction  de  voyageur, 
car,  puisque  vous  êtes  marié,  vous  n'avez  rien  à 
craindre  !  Évidemment. 

Et,    ce   disant,    le   notable    disparut.    Une    liourc 
après  je  recevais  par  un  gamin  une  carie  oi"i  je  lus  : 


M.  Z. 

.  X... 

CONSKII.I.ER    t.Èy 

nM.  HE    LA    CORSE 

//s 

voii.<   allrudcnl 

(It'ivdin  à  déjeuner. 

Le   soir    même  j'arrivais   k    Bocognano,   à    neuf 
heures,  et  tout  de  suite,  dans  la  salle  de  l'auberge,     ^ 
je  vis  que  j'étais  attendu.    Nos  lits  étaient  prêts,  et 
le  repas. 

Le  lendemain   matin,  à  la   pointe  du  jour,   nous 


CHEZ    LES    BANDITS  221 

rejoignîmes  noire  escorte  dans  un  cabaret  du  vil- 
lage. 

Elle  se  composait  de  trois  personnes,  choisies  à 
deux  fins  :  d'abord  pour  nous  guider  à  travers  le 
labyrinthe  du  maquis,  et  ensuite  pour  nous  y  tordre 
le  cou  s'il  y  avait  lieu,  c'est-à-dire  si  nous  nous  révé- 
lions tout  à  coup  comme  mouchards  après  avoir  été 
présentés  comme  touristes. 

C'était  d'abord  un  solide  gars  de  vingt  ans,  d'al- 
lure délibérée,  aux  traits  aussi  'purs  qu'énergiques, 
un  propre  neveu  des  Bellacoscia  ;  puis  un  autre,  son 
cousin,  non  moins  redoutablement  découplé,  et  enfin 
un  être  bizarre  et  énigmatique,  sans  âge,  sans  sexe, 
qui  portait  à  la  fois  jupes  et  culottes,  et  dont  le  nom, 
fameux  dans  toute  l'île,  est  Marthe. 

Cet  androgyne,  assis  à  une  table  du  petit  cabaret, 
fumait  un  des  cigares  courts  et  gros,  pareils  à  un 
pouce  d'estropié,  qui  sont  particuliers  au  départe- 
ment et  berçait  sur  ses  genoux  une  fillette  qui  l'ap- 
pelait «  ma  tante  »  et  paraissait  d'ailleurs  l'adorer. 
Or,  celte  Marthe  au  menton  fleuri  était  le  guide  que 
nous  allions  avoir  pour  monter  à  la  Pintica. 

Elle  embrassa  sa  nièce  entre  deux  bouffées  et  dit  : 
i<  Parlons  »  ! 

Les  deux  jeunes  gens  sanglèrent  \env  cariera,  ou 
ceinture  de  cartouches,  passèrent  leur  fusil  eu  bandou- 
lière et  nous  déguerpîmes  parle  potager  du  cabaret. 

La  gendarmerie  dormait  encore  ;  mais  pour  dérou- 
ler tous  les  soupçons,  nous  avions  expédié  le  mulet 
chargé  de  vivres  du  côté  de  la  forêt  de  Vizzavone, 
et,  rétrogradant  sur  Ajaccio,  nous  en  suivions  inno- 
cemment la  grande  route,  sans  avoir  l'air  de  nous 
connaître,  à  des  distances  inégales. 

19. 


222  SOLVICMlîS    I)  UN    KM  A.M'    UE    l'.VIilS 

Toul  d'un  coii|t  laiidroi^N  lu*.  (|ui  tn.iicliiiil  oiiiivanl 
porlanl  un  faix  de  huis  sur  les  éj)auies,  lit  un  bond 
prodijj;:ieux  sur  la  droilc,  cl  glissa  sur  une  pente 
l>resque  à  pic  au  bas  de  laquelle  roulait  un  torrent. 

Les  jeunes  Corses  l'imilèrenl,  et  nous  dilmes  en 
faire  autant.  Je  n'arrivai,  pour  ma  part,  au  torrent 
qu'en  me  retenant  aux  trônes  de  quelques  braves 
cliàtaig^niers  plantés  là  par  la  sainte  Providence. 
C'était  l'entrée  du  maquis.  «  A  la  vôtre  I  »  me  cria 
Marthe  en  lampant  à  sa  gourde  une  forte  gorgée  ilc 
rhum.  Et  elle  alluma  un  autre  cigare. 

Je  me  hâte  d'ajouter  ici  quelle  en  fuma  deux  dou- 
zaines avant  notre  arrivée  au  Palais-\'ert,  ils  lui  ser- 
vaient lie  fanaux  sur  les  pics  pour  nous  guider. 

Mais  quelle  escalade  ! 

Je  comprends  que  les  j)andores  corses  y  regardent 
à  deux  fois  ! 

Parvenu  aux  bords  écuraants  de  la  Gravona,  tor- 
rent sublime  ,  mais  sans  ponts,  il  nous  fut  déclaré 
que  nous  avions  à  le  traverser  deux  fois,  et  cela  aux 
endroits  mêmes  où  il  roule  si  furieusement  qu'il 
charrie  des  blocs  de  granit  1  «  Faites  comme  moi  !  " 
nous  cria  rhermai)hrodite.  Et  nous  la  vîmes  bondii 
encore  de  blocs  en  blocs,  telle  une  truite  enveloppée 
d'écume,  son  éternel  cigare  au  bec.  La  vérité  qui 
pousse  l'empereur  Frédéric  à  dire  «ju'il  est  Barbe- 
rousse,  dans  Les  Bu/v/ravcs,  me  contraint  d'avouer 
que  si  une  planche  habilement  jetée  d'un  bord  à 
l'autre  ne  nous  avait  aidés  à  passer  cette  Gravona 
diaboli(jue.  jamais  je  n'aurais  déjeuné  avec  les  fdles 
des  Bellacoscia,  sous  la  luenace  i\i'<  lliritrols  invi- 
sibles. 

Le  torrent  deux  fois  traversé,  au  milieu  d  un  bao 


Cïl\i.A    LLS    BANDITS  223 

clianal  de  fin  du  monde,  je  commençai  à  user  mes 
botles.  ' 

Celui  qui  n'a  pas  marché  dans  le  maquis  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  que  la  g-ymnastique  I  Nulle  trace  de 
sentier  dans  l'épaisseur  de  cette  haie  vive  immense. 
On  s'élage  peu  à  peu  sur  des  cailloux  en  dégringo- 
lade permanente. 

Les  épines,  les  branches,  les  racines  enchevê- 
trées, vous  piquent,  fouettent,  accrochent,  cognent, 
blessent  et  lacèrent.  On  se  sent  tricoté  vivant,  dévidé 
comme  un  peloton  de  fil  par  un  chardon,  on  saigne, 
on  jure,  on  pense  à  Régulus  et  à  son  tonneau,  et 
c'est  le  désespoir  dans  le  plaisir. 

De  temps  en  temps,  dans  les  endroits  découverts, 
un  coup  de  poing-  amical  vous  écrase  le  chapeau  et 
vous  nivelle  le  crâne  hors  de  la  longue-vue  des  gen- 
darmes ;  puis  on  se  trouve  suspendu  par  la  culotte, 
ou  du  moins  ce  (}u'il  en  reste,  au-dessus  d'un  préci- 
pice où  hurlent  les  stryges  du  vide. 

A  chacun  de  ces  paysages  nouveaux,  JMarthe  qui 
volait  comme  un  sylphe,  et  sans  même  accrocher  ses 
jupes,  sifflait  brièvement  entre  ses  doigts,  et  un  en- 
fant apparaissait,  tantôt  sur  un  arbre  et  tantôt  entre 
les  pierres. 

C'étaient  les  sentinelles  postées  sur  notre  passage, 
et  qui  annonçaient  notre  venue. 

Et  nous  allâmes  ainsi  cinq  heures,  enfiévrés  par 
cette  ascension  et  traînés  par  cette  sorcière  fumante. 

Comment  les  Corses,  même  les  plus  robustes, 
résistent  à  des  marches  dans  le  maquis  telles  que 
celle  dont  la  courbature  hante  parfois  encore  mes 
reins  en  rêve,  c'est  ce  qu'on  ne  comprend  pas  même 
au  Club  alpin. 


2J1  SOLVI:mh<    Il  LN    i:M  \M"    hi:    l'AHIS 

El  pourtnnl  les  insulaires  filonl  là  dedans  comme 
une  hirondelle  à  travers  une  loile  d'arai^iiée.  C'est  un 
mystère,  que  Napoléon  n'a  pas  révélé  à  Las  (>ases  h 
Sainle-IIéléne,  et  dont  le  secret  ne  sort  pas  de  l'île. 
Je  l'ai  découvert  cl  je  le  trahis,  au  hé'néfice  de  notre 
nouveau  corps  de  troupes  de  montagne. 

Dans  certains  torrents  du  pays,  et  notamment  dans 
le  Fiuni'Alto,  qui  traverse  l'Orezza,  où  sont  les  eaux 
médicinales  que  vous  savez,  on  trouve  de  petites 
pierres  ferrugineuses  de  forme  carrée,  dont  la  pro- 
priété magique  est  de  rendre  infatigable.  Les  Corses 
l'appellent  «  quadrata  ».  Ils  l'attachent  à  leur  genou 
gauche,  comme  un  diamant  aux  guêtres,  et  ils 
vont  ! 

Je  voulais  en  acheter  quekjues-unes  pour  les  socié- 
taires de  la  Comédie-Française,  gens  foncièrement 
déambulatoires;  mais  elles  n'ont  de  vertu  que  si  on 
les  découvre  soi-même  dans  le  Fium'Allo,  un  ven- 
dredi, au  clair  de  lune.  Lisez  : 

«  Dans  le  fief  de  Canari,  auprès  d'un  lieu  nommé 
Oreglia,on  trouve  une  matière  tout  c'ifait  ferrugineuse 
qui  a  une  singul.u'ité  qui  lui  est  propre  :  c'est  que, 
de  quelque  façon  qu'on  la  retire  de  terre  ou  des  ro- 
chers,elle  présente  toujours  une  iigure  carrée  comme 
un  dé;  c'est  à  cause  de  cela  que  les  Corses  l'appellent  .• 
pietra  quadrata,  et  qu'ils  disent  :  Qiieslia  pieira  (levé 
essere  qiiadra  corne  un  dadn  del  colore  del  ferro.  — 
Ils  en  racontent  des  merveilles  et  des  choses  si  pro- 
digieuses que.  par  cette  raison-là,  on  pourrait  retran- 
cher la  plus  grande  partie  des  rares  vertus  qu'ils  lui 
attribuent  :  ils  disent  que  si  quelqu'un  veut  faire  un 
long  voyage,  /'/  n'a  qu'à  attacher  cette  pierre  à  la 
Jamhe  gauche,  en  dedans   au-dessous   du  genou,  il 


CHEZ    LES    BANDITS  225 

marchera  sans  se  lasser.  On  trouve  aussi  beaucoup 
de  celle  malière  ferrugineuse  auprès  de  Corle.  » 

{Description  de  File  de  Corse,  par  le  sieur  Bellin. 
Paris,  F.  Didol,  MDCCLXIX.) 

De  brandes  en  brandes  et  de  sifflets  de  bergers  en 
sifflels  de  bergers,  nous  finîmes  par  atteindre,  vers 
onze  heures  et  demie,  un  petit  plateau  très  étroit, 
ombragé  de  châtaigniers  gigantesques  qu'enguir- 
landaient-à  perte  de  vue  des  ceps  de  vignes  chargés 
de  raisins  bleus. 

Là  commence  le  domaine  des  Bellacoscia,  le  fée- 
rique Palais-Vert,  terreur  des  pandores. 

Alarthe  s'était  assise  à  cet  endroit  pour  nous 
attendre.  Elle  ne  fumait  plus,  n'ayant  plus  de  cigares, 
morose.  D'un  coup  d'œil  je  vis  son  ennui,  et  je  lui 
tendis  ma  pipe,  car  je  sais  être  gentilhomme. 

Un  sourire  charmant  fut  ma  récompense,  et  l'ambre 
brilla  bientôt  entre  les  mousses  de  ses  lèvres.  Ah  ! 
fumer  de  la  sorte,  ce  n'est  plus  fumer  I  mon  Dieu  ! 
c'est  entrer  en  gare  tout  le  temps,  comme  une  loco- 
motive de  Turner  I 

Un  tintinnabulement  de  grelots  argentins  drelin- 
linda  dans  la  vallée  :  c'était  notre  mulet  qui  arrivait 
avec  le  déjeuner,  ayant,  lui  aussi,  fait  la  nique  à  la 
gendarmerie. 

Deux  forts  molosses  parurent  en  môme  temps  à 
l'orée  d'un  bois  de  mélèzes,  qui,  sans  aboyer,  piquè- 
rent droite  nos  culottes  inconnues,  et  nous  dûmes  les 
leur  présenter.  Ce  après  quoi,  ils  nous  guidèrent,  l'un 
devant  et  l'autre  derrière;  nous  étions  dans  la  Pinlica. 

La  Pinlica  est  une  gorge  ou   un  saut  du   mont 


22G  bOL  VL.MliS    D  L  N    KM  A  M     IH.    l'Alil.^ 

d'Oro,  t'vasé  on  enlonnoir  OU  plul()l  en  j);ivillon  de 
cor  ti:ignnlc.sfnie,  au  fond  duquel  la  tiravona  roule 
ses  pierres  porpliyriques.  Les  parois  de  ccl  enloiinoir 
seuiblenl  de  velours  verl,  lanl  la  liaulc  fnlaie  des 
pins  y  esl  drue  cl  serrée. 

L  no  fois  <|n"on  a  pénétré  dans  l'abîme,  on  seul 
qu'on  y  esl  en  sùrelé  contre  toute  entreprise,  et  que 
se  risquer  là  sans  sauf-conduit  seiail  d'un  f(ju.  Dans 
l'échancrure  de  ciel  qui  plafonne  et  ferme  d'un  sa- 
phir le  cornet  d'émeraude,  de  petits  aigles  planent  et 
jettent  des  cris  qui  se  répercutent,  agilenl  [)endant 
plus  dune  minute  les  ondes  sonores,  cl  se  battent 
avec  les  échos.  L'clï'et  est  surprenant. 

Deux  maisonnettes  et  une  fontaine  commune  lâ- 
chent de  leurs  blancheurs,  comme  trois  carrés  de 
linge  un  gazon,  les  verdoyances  du  goiiUrc. 

Comment  les  Bellacoscia  sont-ils  arrivés  à  édifier 
leurs  habitations  dans  cettesoliludealpeslie,  iiTaccès 
inqiralicable,  et  quels  matons  les  y  aidèrent  ?  Tou- 
jours est-il  que  les  voilà,  ces  maisons  des  bandits,  et 
fraîchement  réchampies  encore,  maisons  corses  s'il 
en  fut,  et  conslruiles  pour  la  défense,  avec  leurs  ter- 
rasses en  avancée  et  formant  pont. 

On  me  dit  qu'elles  se  rejoignent  par  un  chemin 
souteirain,  et  (juc  ce  chemin  lui-même  mène  à  des 
cavernes  où  les  frères  Bonelli  sont  cachés  en  ce  mo- 
ment. Le  jeune  Antoine  m'indifjue  d'un  geste  tout  le 
périmètre  de  la  gorge. 

«  C'est  là-dedans,  me  dit-il,  mais-je  ne  sais  pas  où 
moi-même. 

—  Moi  non  plus  I  ajoute  h-  cousin. 

—  Ni  moi,  fait  Marthe  entre  deux  bouffées.  Mais 
ils  nous  voient  en  ce  moment.  Saluons  les.  » 


CHEZ    LES    BANDITS  227 

Nous  agitons  de  confiance  noç  chapeaux  en  Tair, 
qui  dans  un  sens,  qui  dans  l'autre.  Deux  détonations, 
venues  on  ne  sait  d'où,  nous  rendent  notre  politesse 
et  nous  souhaitent  la  bienvenue.  Une  mesure  de  ton- 
nerre en  do  majeur  !  Les  chiens  n'aboient  pas.  Ils 
sont  dressés. 

«  Messieurs,  déclare  avec  une  certaine  gravité  noire 
jeune  guide,  au  nom  de  mes  oncles  Jacques  et  An- 
toine, vous  êtes  nos  hôtes  !  » 

Et  il  nous  montre,  debout  à  la  fontaine,  une  vieille 
femme  immobile  qui  nous  regarde.  C'est  la  femme 
de  Jacques,  l'aîné.  Mais  elle  ne  bouge  point  de  la 
fontaine. 

La  femme  en  Corse  n'est  pas  l'égale  de  l'homme,  et 
elle  ne  le  supplée  point  dans  les  devoirs  de  l'hospi- 
talité. 

Bientôt,  nous  la  voyons  disparaître,  une  cruche 
sur  la  tête,  et  se  perdre  dans  l'épaisseur  du  maquis. 

Sur  le  seuil  de  la  maison  (celle  de  Jacques),  une 
fillette  de  cinq  ans  à  peine  est  le  premier  visage  qui 
nous  sourit.  Les  deux  chiens  sont  plantés  à  côté 
d'elle,  et  elle  les  caresse  en  silence.  Ils  sont  les  seuls 
joujoux,  peut-être,  que  la  petite  ait  jamais  eus,  et 
ils  ont  l'air  de  le  savoir. 

Tandis  que  l'on  décharge  le  mulet,  nous  pénétrons 
dans  l'habitation. 

Marthe  nous  y  a  précédés,  et  une  poêle  au  poing, 
elle  est  déjà  occupée  à  y  préparer  une  omelette. 

«  Ah!  Monsieur,  soupire-t-elle,  que  votre  pipe  est 
bonne  !.. 

—  Merci,  »  lui  dis-je.  Et  je  lui  serre  la  main. 

Deux  éclats  de  rire  déjeunes  filles  partent  du  fond; 
je  me  retourne,  et...    je  comprends  alors  pourquoi 


228  SOL'VEMKS    1)  UN    ENFANT    ME    TAIllS 

mon  conseiller  général  d'Ajaccio  voulait  savoir  si 
j'étais  marié  ! 

Ces  deux  fille!?  de  Jacques  Bellacoscia,  lune  blonde 
et  l'autre  brune,  sont  les  types  accomplis  de  la  boaiilé 
corse.  Elles  rachètent  d'un  seul  de  leurs  cheveux 
tous  les  péchés  de  la  famille. 

Prétextant  de  la  surabondance  des  vivres  que  nous 
avions  hissés  à  cette  altitude  vertigineuse,  je  priai  les 
deux  rieuses  de  nous  faire  l'honneur  de  les  partager 
avec  nous  !  Ilélas  !  leur  refus  fut  formel. 

La  femme  corse  ne  s'attable  point  avec  les  maîtres 
ni  leurs  hôtes,  elle  se  borne  à  les  servir,  et,  malgré 
mes  supplications,  je  n'obtins  d'elle  que  cette  gê- 
nante faveur. 

Pendant  que  les  jeunes  cousins  dressaient  la  ta- 
ble, en  plein  air,  sous  une  treille  chargée  de  grappes 
et  bien  en  vue  des  cavernes,  elles  firent  toilette  et 
s'endimanchèrent. 

Et  comme  nous  marchions  depuis  cinq  heures  du 
matin,  Marthe  apporta  l'omelelte  fumante. 

L'étrange  déjeuner  tout  de  même,  quand  j'y  songe 
et  digne  de  la  brosse  d'un  Salvator  Rosâ,  sur  les 
bords  de  ce  précipice,  avec  ces  envolées  d'aigles  au- 
dessus  de  nos  tel  es  ! 

Les  molosses  des  Bellacoscia  connurent  ce  jour-l.'i 
les  délices,  ô  Lyon,  de  la  pelure  de  tes  saucissons, 
et  la  fillette  les  sucreries  ajacciennes. 

Marthe  m'avait  rendu  ma  pipe,  et  les  deux  splen- 
dides  créatures,  la  fée  blonde  et  la  fée  brune,  nous 
versaient  à  boire  comme  dans  les  festins  des  dieux. 

Et  c'est  ces  bonnes  gens,  pleins  des  vertus  d'Abra- 
ham, intelligents,  fiers,  beaux  et  généreux,  que  la 
gendarmerie  traque  et  persécute,  pour  une  applica- 


CHEZ    LES    BANDITS  229 

tion  un  peu  vive  peut-être,  mais  juste  de  cette  loi  de 
Lynch  qui  est  la  gloire  de  l'Amérique  ! 

«  Hélas  1  Monsieur,  nous  disait  le  jeune  Antoine, 
■qu'est-ce  que  la  vendetta  !  Elle  a  pour  origine  l'im- 
possibilité historique  où  les  Corses  ont  été  pendant 
des  siècles  entiers  de  se  faire  rendre  la  justice  par 
leurs  dominateurs  et  leurs  tyrans.  Quelle  histoire 
que  la  nôtre  :  l'exaction,  le  volet  le  massacre  en  per- 
manence !   » 

Et  il  baissait  la  tête  tristement. 

Moi,  je  regardais  ses  cousines,  et  en  les  regar- 
dant il  me  semblait  que  je  le  comprenais  mieux.  II 
s'en  aperçut,  et  parla  de  ses  oncles. 

11  vanta  leur  adresse  extraordinaire  au  tir,  et  il  en 
cita  des  traits  qui  passaient  toute  vraisemblance. 

L'un  de  nous,  assez  bon  tireur,  émit  quelques 
doutes  sur  l'un  de  ses  récits  : 

«  C'est  impossible,  dit-il,  et  Guillaume  Tell  lui- 
même...  !  » 

Antoine  ne  le  laissa  pas  finir,  et,  comme  notre 
muletier  venait  de  placer  sur  la  table  la  bouteille  de 
Champagne  réglementaire,  le  jeune  Corse  dit  quel- 
ques mots  à  l'oreille  de  Marthe  qui  disparut. 

Nous  la  vîmes  dégringoler  à  grandes  enjambées 
sur  la  pente.  Dix  minutes  après,  elle  revint,  j'obser- 
vai qu'elle  était  approvisionnée  de  cigares.  \  avait-il 
donc  un  bureau  de  tabac  à  la  Pintica? 

Je  venais  de  m'emparer  de  la  bouteille  de  Cham- 
pagne, et,  la  tète  un  peu  troublée  peut-être,  je  pro- 
posais un  toast  au  père  et  à  l'oncle  de  nos  deux  ravis- 
santes échansonnes. 

u  Chut  !  silence  !  fit  tout  à  couj)  le  neveu  en  ten- 
dant l'oreille. 

20 


230 


SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PAlilS 


—  Qu'ya-l-il?  —  El  jo  reposai  la  Itoiilcille. 

—  Ne  bougez  pas!...  Ali!  ne  bougez  pas,  vous 
dis-je.  » 

Nous  élions  devenus  lous  silencieux,  iminol)iles, 
el  nous  écoulions  les  bruits  lointains  du  i^oiilTre,  lu 
coup  de  feu  reteidil. 

Le  bouchon  de  la  bouteille  venait  de  sauter, 
enlevé  au  ras  du  g-oulot  par  une  balle  de  carabine. 

«  C'est  de  mon  rncle  Anloii^.e  !  fd  le  jeune  T'oise.  » 


UNE    ÉLECTION 


II  y  avait  une  fois,  à  Bocognaao,  un  maire  qui 
n'était  pas  de  la  même  opinion  que  les  Bellacos- 
cia. 

Je  ne  sais  pas  du  tout  en  ce  moment,  quelle  était 
l'opinion  des  Bellacoscia;  mais  s'ils  étaient  bonapar- 
tistes, le  maire  était  républicain,  et  s'ils  étaient  ré- 
publicains, le  maire  était  bonapartiste. 

Pauvre  maire  !  Quelle  profession  ! 

Le  malheureux  ne  s'était-il  pas  ingéré,  un  jour 
d'élection,  de  vouloir  que  ses  administrés  votassent 
tous  selon  son  cœur  de  maire  et  pour  le  candidat  de 
son  choix  1  A  cet  effet,  il  eut  l'idée  de  distribuer  à 
ceux  de  ses  électeurs  qui  ne  savaient  pas  lire  des 
l)ulletins  candidement  numérotés,  où  ceux  qui  sa- 
vaient lire  pouvaient  épeler  le  nom  de  ce  candidat 
bien-aimé. 

«  Vous  arriverez  à  la  fde  devant  l'urne,  leur  avait-il 
dit,  et  successivement  vous  jetterez  chacun  votre 
papier,  non  un  autre,  dans  le  trou.  J'ai  vos  numé- 
ros, et  je  saurai  quel  est  celui  qui  aura  trahi  ma  con- 
fiance. Je  ne  vous  en  dis  pas  davantage.  Allez  !...  » 


232  SOL'VEMIIS    d'un    KNFANT    I>R    l'AFtlS 

Il  y  a  dos  gons  qui  appolloiil  cela  de  la  pression 
électorale  ! 

Ils  ne  manqueront  pas  de  crier  (jue  ce  maire  faus- 
sai! de  la  sorte  le  mécanisme  du  suffrage  universel. 

En  quoi  :' 

(^oniuiont  vouloir  que  ceux  qui  ne  savent  pas  lirt^ 
sachent  écrire?  L"importnnl  n'csl-il  pas  (pic  l'on 
vole? 

Une  urne  est  une  urne.  Un  maire  est  un  maire,  ou 
je  n'y  connais  rien. 

Mais  les  Bellacoscia  ne  furent  pas  de  cet  avis.  On 
vint  les  avertir  de  ce  qui  se  tramait,  car  ils  prépon- 
dèrenl  dans  les  élections  comme  dans  tout  le  reste. 
Ils  donnèrent  donc  de  la  trompe,  et,  à  leur  signal, 
tous  les  parents  qu'ils  ont,  cousins,  neveux,  amis, 
protégés  et  bergers,  escaladèrent  les  pentes  du 
monte  d'Oro  et  se  trouvèrent  réunis  au  Palais-Vert, 
chez  le  vieil  Antoine. 

Là,  on  tint  un  conciliabule  où  j'aurais  bien  voulu 
être,  car,  moi  aussi,  je  trouve  que  les  cinq  codes 
manquent  de  fantaisie,  et,  le  soir  venu,  tous  étaient 
rentrés  à  l'ocognano.  Les  rouets,  comme  d'habi- 
tude, touriièrcnl  au  coin  des  cheminées. 

Le  lendemain  matin,  le  vote  s'ouvrit  dans  la  gen- 
darmerie, dépouillée  à  cet  elTel  de  ses  gendarmes. 
Le  maire  était  à  son  poste,  le  ruban  allégorique  au 
ventre,  souriant  à  lurnc,  f|ui,  de  sa  belle  bouche,  lui 
rendait  son  sourire  !... 

Dix  jeunes  Bocognaniens,  solides  gaillards  de  vingt 
à  trente  ans.  la  fleur  de  cyclamen  aux  lèvres,  se  pré- 
sentent d'abord  et  marchent  au  jeu  de  tonneau  répu- 
blicain. Ils  sont  silencieux  et  calmes. 

L'im  d'eux  tire  de  dessous  sa  v^ste  une   corde,  et 


UNE    ELECTION  233 

l'autre  un  éuorme  bouchon  de  liège  à  bonder  les 
futailles. 

Les  huit  autres  exhibent  simplement  de  ces  stylets 
atTûtés  en  langues  de  Irigonocéphales  qui  sont  la 
gloire  de  l'armurerie  corse. 

On  ficelle  le  maire  sur  son  siège  même,  on  le  bâil- 
lonne devant  l'urne,  et  on  l'installe  ainsi  dans  toute 
son  autorité  incontestée.  Puis  on  fait  entrer  les 
naïfs  porteurs  de  bulletins  numérotés. 

Les  naïfs  porteurs  de  bulletins  numérotés  n'ont 
pas  plus  tôt  vu  la  tète  congestionnée  du  maire  et 
constaté  sa  ressemblance  hurlante  avec  le  Laocoon 
du  célèbre  Virgile,  qu'ils  comprennent  tout  de  suite 
de  quelle  cime  voisine  souffle  le  vent  de  la  liberté. 

Sans  hésiter,  ils  échangent  leurs  petits  papiers 
contre  d'autres  petits  papiers,  de  dimension  égale  et 
parfaitement  semblables  qu'on  leur  tend,  et  qui 
portent  un  nom  opposé,  mais  équivalent,  et,  sous 
l'œil  du  maire  embrasé,  ils  remplissent  leurs  devoirs 
civiques.  L'urne  avale. 

Inutile  de  dire  quel  candidat  l'emporta,  cette  an- 
née-là, dans  le  canton  des  Bellacoscia,  et  j'espère 
que  cela  vous  est,  ainsi  qu'à  moi,  tout  à  fait  indiffé- 
rent, tant  l'histoire  est  jolie  par  elle-même. 

Quand  je  suis  triste,  je  pense  à  ce  maire  et  je 
m'ébats  à  l'idée  du  plaisir  qu'il  dut  avoir,  le  soir, 
à  être  déficelé  et  à  boiie  un  coup. 


20. 


VIZZAVONA.   VIVAIIIO,  COUTE 


Le  plateau  de  Vi/.zavona  ine.sure  environ  cinq  kilo- 
mèlre  carrés,  il  s'élève  à  l'allilude  de  près  de  douze 
cents  mètres. 

11  est  le  centre  de  1  île. 

L'hiver,  la  voie  qui  le  traverse  est  très  iVéïpieinnient 
interceptée  par  les  neiges,  et  la  circulation  s'intei- 
rompt  entre  Ajaccio  et  Corle. 

Les  voyai^eurs  descendent  alors  à  une  |)etile  au- 
berge de  routiers,  tenue  |)ardeu\  cliarni.inles  sœurs, 
dont  l'alTabilité  est  proveibiale. 

Une  vieille  mère  aveugle,  immobile  dans  \'i\[vc.  et 
autour  de  laquelle  gravitent  des  fdleltes  pensives  et 
silencieuses,  pare  d'un  mystère  linlérieui-  de  Voslcria 
corse. 

Elle  semble  être  la  statue  de  la  Vendetta,  cette 
vieille  femme  tragique,  à  peine  estompée  sur  les 
ténèbres  du  foyer,  pAle  et  sans  gestes;  et  comme  la 
F'occe  de  Vizzavona  est  fameuse  dans  les  voceri  po- 
pulaires de  la  Corse  par  les  aventures  des  bandits 
légendaires  qui  y  ont  «  opéré  »,la  première  sensa- 
tion, dès  le  seuil,  est  saisissante. 


VIZZAVOMA,    VIVARIO,    COKTE  235 

Dieu  sait  pourtant  si  l'accueil  de  ces  bonnes  gens 
l'ut  aimable  1 

IS'otre  venue  avait  été  signalée,  et  nous  trouvâmes 
la  petite  auberge  entièrement  revêtue  et  quasi  bro- 
dée de  cyclamens,  pareille  à  un  reposoir  de  la  Fête- 
Dieu,  et  si  fleurie  que  nous  n'osions  en  passer  la 
porte. 

Celte  énorme  quantité  de  cyclamens  avait  été  cueil- 
lie le  matin  par  les  fillettes,  dans  la  forêt,  et  tout  le 
hameau  avait  été  requis  pour  en  enguirlander  la 
maisonnette. 

Une  poétesse  nous  souhaita  la  bienvenue  par  un 
compliment  rimé,  et  le  repas  nous  fut  servi  au  flam- 
boiement de  tous  les  chandeliers  qu'on  avait  pu 
réunir  chez  les  pauvres  forestiers. 

Le  repas  de  l'hospitalité  corse  se  compose  immo- 
difîablemenl  de  trois  mets,  d'ailleurs  délicieux  :  des 
carrés  de  porc  cru  salés  et  fumés,  des  truites  de  tor- 
rents et  du  fromage  de  chèvre. 

A  l'époque  de  la  chasse,  le  régal  s'augmente  d'un 
service  de  bartavelles  ou  perdrix  rouges. 

Tout  cela  est  présenté  froid,  et  je  dois  dire  que, 
pour  les  perdrix  et  surtout  les  truites,  ce  mode 
d'apprêt  est  supérieur  à  l'autre. 

La  truite  de  torrent  corse  mangée  froide  est  d'une 
saveur  extraordinaire  et  fort  au-dessus  de  celle  des 
truites  de  lacs  suisses.  Elle  vaut  la  traversée  pour  un 
gourmet,  et  même  un  petit  naufrage  en  plus. 

Ah  I  mon  cher  prince,  vous  en  souvenez^vous  de  ce 
souper  pittoresque  et  charmant,  sous  le  dôme  noir 
des  mélèzes  de  Vizzavona  ! 

Quelle  soirée  inoubliable  ! 

Les  cyclamens  détachés  des  guirlandes  pleuvaient 


23ti 


SOLiVKMHS    I»  UN    EM-ANT    1>K    l'AlUS 


sur  nos  assielles.  ramassés  ti  pleines  mains  par  les 
pelilcs  filles  de  la  vieille  aux  yeux  moris. 

Au  loin,  des  bruissements  de  cascades  décliiraienl 
le  silence  de  la  montagne. 

El  puis  des  coups  de  feu  lires  aux  étoiles  par  les 
parents  et  amis  de  nos  hôtes  cl  centuplés  par  les 
échos,  allaient  réveiller  les  sangliers  dans  leurs 
bauges  et  les  renards  dans  leur  gîtes. 

Quelles  santés  ne  porlâmes-nous  point  aux  èli'es 
chers,  avec  ce  vin  de  Corse,  doré  comme  le  Xérès, 
fort  comme  rAlicanle,  et  qu'Horace  eût  aimé  ! 

Quelles  chansons  jusqu'à  minuit  cl  (jnelles  his- 
toires aussi,  de  farouches  histoires  de  bandits  à  la 
fois  implacables  et  débonnaires,  dont  les  méchanis 
gendarmes  entravent  la  liberté  héroïque  elles  amours 
nalurolles,  et  qui  ont  résolu  le  problème  de  prendre 
sans  voler  et  de  tuer  sans  assassiner  ? 

La  cime  blanche  du  monte  d'Oro,  que  le  prince  Ro- 
land allait  escalader  à  l'aube  naissante,  scintillait  ù 
travers  les  branchages,  diamant  gigantesfiue,  et  nous 
apercevions,  distinct  comme  en  |)Iein  jour  le  petit 
ferlin  génois,  agrafé  an  liane  du  pic  cl  lui  bouclant  sa 
ceinture  de  pins. 

Sournoisement, jesorlis  de  l'aubergeen  |)lcinenuit, 
cl  je  m'en  allai  sous  bois  vers  le  petit  bastion  génois. 

Jamais  je  n'oublierai  la  senteur  de  celte  forêt  de 
Vizzavona,  la  nuit. 

Pas  un  souflle  de  vent  n'agitait  la  masse  des  pins 
et  des  mélèzes;  au-dessus  de  ma  lôte.  dans  le  sillon 
lumineux  dessiné  par  les  allées  du  parc  sauvage, 
d'invisibles  archers  lan(jaient  des  étoiles  filantes,  qui 
passaient  les  pics  et  s'en  allaient  tomber,  avec  de.s 
courbes  immenses,  en  mer. 


VIZZAVONA,    VIVABIO,    CORTE  237 

Sous  les  broussailles,  une  .rumeur  chuchotait, 
c'est  le  mot,  pleines  de  fuites,  de  réveils  subits  et 
d'alertes,  et  du  sol,  drapé  de  ronces  et  d'oroban- 
choïdes,  une  émanation  puissante  de  résine,  mêlée 
à  l'arôme  de  l'encre  de  Chine,  me  montait  au  cerveau 
et  m'étourdissait. 

C'était  la  sève  des  térébinthes  qui  débordait  des 
troncs  et  parfumait  abondamment  la  terre. 

Je  dus  courir  et  gagner  la  route  pour  échapper  à 
l'enivrement. 

Mais  là  encore  l'odeur  maie  me  poursuivait,  et 
j'allumai  une  pipe  d'herbe  corse  pour  la  combattre. 

L'herbe  corse  est  une  espèce  de  tabac  grossier, 
particulier  à  l'île,  d'une  violence  excessive,  que  les 
bergers  fument  au  grand  air  dans  de  longs  calumets 
de  merisier.  J'en  avais  une  poignée  dans  ma  poche. 

Le  remède,  toutefois  était  pire  que  le  mal,  et  un 
autre  engourdissement  allait  me  saisir. 

Je  me  dirigeai  donc  à  la  clarté  stellaire  vers  un 
petit  étang  dont  la  plaque  d'argent  miroitait  entre 
des  jujubiers,  des  palmiers  sauvages  et  des  épines, 
et,  m'étant  imbibé  les  tempes  et  les  narines  d'eau 
glacée,  je  passai  là  les  dernières  heures  de  la  nuit. 

L'aube  parut  bientôt,  effaçant  les  étoiles,  puis 
l'aurore,  qui  colora  de  l'ose  tendre  les  dessous  de  la 
forêt. 

Les  cyclamens  se  rouvrirent,  la  mare  se  prismatisa 
comme  un  cœur  de  tulipe,  et  sur  les  premières  pentes 
du  monte  d'Oro  je  vis  le  prince  escalader,  entre  ses 
deux  guides,  les  brouillards  transparents  du  maquis. 

Petite  auberge  de  la  Focce,  tout  enguirlandée  de 
cyclamens,  fleurs  favorites  de  George  Sand,  au 
plaisir  de  te  revoir  !  Que  Dieu  veille  sur  les  bonnes 


23S  SOLVIiMItS    I)  LN    EM-AM'    DK    l'AHlS 

gens  qui  nous  y  hébergèmil  avec  lanl  île  cordiulilé, 
cl  que  le  cliciuin  de  fer,  dt»nl  l'inau^uruliou  esl  i»ro- 
cliaine,  nous  dil-on,  enricliisse  les  cliarnianlcs 
femmes  el  les  beaux  enfants  de  celle  famille 
corse  1 

Il  faut  partir.  Hélas  1  il  laul  toujours  pailir  !  Sur 
la  roule  sinueuse,  la  voix  des  cascades  nous  appelle, 
et  le  vieux  torrent  du  ^'eccllio.  (|ui  nous  a  envoyés 
de  ces  truites,  attend  notre  visite  de  digestion. 

Nous  descendons  sur  Vivario  à  bride  abatluc,  dans 
un  mouvement  de  valse  infernale.  Tout  tourne,  el, 
grâce  à  l'élourdisseraent,  le  souvenir  de  nos  cliar- 
mantes  hôtesses  se  dissipe,  el  le  venl  l'évaporé. 

J'ignore  absolument  pourquoi  la  jolie  petite  ville 
de  N'ivario  est  ajjpelée  les  Chats  de  \'ivario,  «  Galli 
de  Vivario  >■.  Non  seulement  je  n'y  ai  point  vu  plus 
de  chais  qu'ailleurs,  mais  je  n'en  ai  pas  vu  du  tout 
ni  sur  les  gouttières  ni  près  des  rouets.  Les  explica- 
tions que  nous  nous  donnons  entre  nous  de  celte 
particularité  relèvent  du  genre  facétieux  cl  grivois, 
el,  si  elles  nous  font  rire  comme  des  moines,  elles  ne 
peuvent  rien  ajouter  à  la  science  ethnoi-raphique 
de  la  caravane. 

La  meilleure  esl  celle  qui  nous  est  fouiiiie  par 
Vincent  Bonnaud  qui  est  Corse  :  «  On  ajoute,  dit-il. 
le  nom  de  «  fhals  »  à  celui  de  Vivario  parce  (pi'on  y 
vient  surtout  il  la  mi-aoùt  !  >■ 

A  en  juger  par  celle  calembredaine,  vous  devinez 
tout  de  suite  tians  (piel  état  nous  entrons  en  celle 
commune,  où  la  première  chose  qui  frappe  nos  re- 
gards surpris  esl  une  slalue  de    iJiane  chasseresse  1 

Pounjuoi  celle  Diane? 

\'ivario,  avec  ou  sans  chats,  esl  uji  bourg  de  douze 


VIZZAVONA.    YIVARIO,    CORTE  239 

OU  quinze  cents  âmes,  remarquable  surtout  en  ceci 
que  la  vendetta  y  est  abolie. 

Une  inscription  latine  en  fait  foi  sous  le  portail 
de  sa  petite  église  :  Maledictiis  qui  percusserit  clam 
proximiim  suiim,  et  dicet  omnis  populus  :  Amen! 

«  Maudit  soit  celui  qui  aura  frappé  à  la  dérobée 
son  prochain,  et  que  tout   le  peuple  dise  :  Amen  1  » 

A  la  bonne  heure  !  Mais  je  ne  sais  pourquoi,  je  ne 
m'y  fierais  qu  à  moitié.  L'im[)récation,  en  somme,  ne 
laisse  pas  d'être  assez  jésuitique.  Elle  dit  :  «  clam  », 
l'imprécation,  c'est-à-dire  à  la  dérobée.  Or,  il  y  a 
des  vendettas  le  front  haut,  ainsi  qu'on  sait. 

Est-ce  encore  à  cette  disparition  de  la  vendetta 
vivarienne  qu'il  faut  attribuer  le  manque  de  cloches 
dans  la  petite  église?  Car  elle  n'en  a  pas,  et  son  clo- 
cher est  sans  voix  d'airain. 

Sans  doute  on  a  réservé  tout  le  bronze  dont  on 
disposait  pour  la  Diane,  et  telle  est  l'idée  qui  me 
vient  d'abord  et  flatte  ma  vieille  manie  pour  le  grand 
et  beau  culte  des  (irecs  Ah  !  retrouver  au  fond  d'un 
vallon  cyrnéen  les  traces  de  cette  mythologie  mer- 
veilleuse, la  religion  humaine  par  excellence  et  la 
plus  joyeuse,  c'est  là  une  découverte  philosophique  I 

Je  pense  à  ce  qu'un  Leconte  de  Lisle  imaginerait 
sur  ce  thème  et  quel  poème  il  nous  donnerait.  Les 
chats  de  Vivario  faisant  fondre  les  cloches  de  leur 
église  pour  couler  une  statue  à  Diane  cynégétique  !  !  ! 

Mais  mon  rêve  est  bientôt  dissipé.  Les  Vivariens 
ont  des  cloches.  Seulement  elles  sont  suspendues 
dans  les  arbres  ! 

Rien  de  plus  pittoresque,  d'ailleurs. 

Quand  le  sonneur  vient  les  tirer  pour  tinter  les 
offices,  le  branle  qu'il  communique  aux  châtaigniers 


•_'1U  SOLVEMHS    U  UN    E.MA.M     UK   PAULS 

eu  gaule  les  cliAlaignes  et  égrène  les  grappes  de 
raisin  noir  dont  leurs  branchages  sont  festonnés. 

Un  inlérôl  historitiue  s'allache  aussi  à  la  ville  et 
la  signale  au  tourisme  savant  de  ceux  qui  voyagent 
pour  s'instruire. 

C'est  à  Vivario  que  nacjuil.  dit-on,  vers  l'an  816, 
le  rude  i)ape  Formose,  l'un  des  porte-tiare  les  plus 
batailleurs  dont  s'enorgueillisse  la  chrétienté. 

De  telle  sorte  que  la  Corse  a  eu  aussi  un  saint- 
père  ! 

Ce  Formose,  dont  l'histoire  est  d'ailleurs  un  peu 
ténébreuse,  a  été,  ces  dernières  années,  remis  en  lu- 
mière par  un  tableau  fameux  de  Jean-Pavd  Lau- 
rens. 

On  sait  ou  on  ne  sait  pas,  que  le  pape  Formose 
fut  déterré  après  sa  mort  par  les  ordres  de  son  suc- 
cesseur au  Irùne  de  saint  Pierre,  Etienne  VI. 

Je  ne  me  rappelle  plus  très  bien  ce  qu'il  avait  fait 
ni  quel  crime  il  avait  commis  contre  l'Église.  Tou- 
jours est-il  que,  exhumé,  revêtu  de  ses  habits  pon- 
tilicaux  et  assis  formidablement  sous  le  dais,  son 
cadavre  fut  jugé  par  un  concile. 

On  l'interrogea;  un  avocat  répondit  pour  lui,  je  le 
suppose,  et  il  faut  croire  (|u'il  répondit  assez  mal, 
puisque  i'e.x-pape  fut  condamné  à  l'unanimité. 

On  le  mutila,  on  le  décapita,  et  on  le  jeta  dans  le 
Tibre.  Des  pécheurs  l'y  repéchèrent  et  l'ensoveli- 
lenl  secrètement  dans  la  basilique  de  Saint-Pierre, 
où  il  est  encore. 

Jean-Paul  Laurens  a  tiré  parti  admirablement  de 
cette  scène  pittoresque  de  l'histoire  ecclésiaticjue,  et 
je  voyais  encore  à  Vivario  la  mise  en  scène  très  simple 
de  celte  accusation  posthume  et  du  geste  féroce  avec 


VIZZAVONA,    VIVARIO,    CORTE  241 

lequel  Étienneincriminait  la  victime  de  cette  vendetta 
d'outre-tombe. 

Corte  n'est  distant  de  Vivario  que  de  douze  kilo- 
mètres; mais,  comme  nous  désirions  déjeuner  dans 
la  capitale  de  l'indépendance  corse  et  même  avions 
commandé  ce  déjeuner  à  l'hôtel  Pierraggi  par  télé- 
gramme, il  nous  fallut  quitter  de  bon  matin  la  ville 
aux  chats. 

De  la  route  tournante  par  laquelle  nous  montions 
vers  le  pont  du  Vivario,  les  toits  de  Vivario,  illuminés 
par  le  soleil  levant,  flambaient  comme  vitres  de 
serre. 

Tout  à  coup  tout  s'obscurcit,  et  la  vallée  sombra, 
pour  ainsi  dire,  dans  une  nuée,  sans  qu'il  nous  fût 
possible  de  comprendre  pourquoi  ni  par  quel  phéno- 
mène cette  nuée  était  odorante. 

Mais  comme  elle  répandait  un  parfum  délicieux  de 
petit  pain  chaud  et  de  café  au  lait,  le  phénomène 
nous  fui  expliqué. 

Toutes  les  cheminées  fumaient  et  brodaient  la 
trame  du  voile  flottant  qu'ourlait  la  lumière,  et  que 
la  brise  finit  par  dissiper. 

Serragio-di-Venaco  est  un  bourg  assez  important, 
puisqu'il  promet  à  Dieu  une  récolte  de  deux  mille 
âmes  corses. 

Quand  nous  le  traversâmes,  il  était  en  proie  aux 
maçons  et  aux  architectes,  qui  semblent  vouloir  y 
multiplier  les  maisons  de  campagnes;  de  belles  et 
riches  maisons,  par  parenthèse,  construites  en 
marbre  gris,  et  qui  décèlent  des  propriétaires  aisés. 

Serragio  est  en  train  de  devenir  une  résidence 
d'été   fort  aristocratique,  et  j'y  ai  vu  passer   d'élé- 

21 


242  SOUVENIRS    I)  UN    F.NFANT    DE    PAItlS 

gantes  amazones  ([iic  \c  l)ois  de  Boulogne  n'eiU  pas 
désavouées.  Peul-èlre  môme    les  eùl-il   reconnues. 

C'est  (le  Serragio  qu'est  originaire  l'ilhislre  famille 
des  Pozzo  (li  Borgo,  ennemie  traditionnelle  et  héré- 
ditaire de  relie  des  Bonaparte. 

On  y  visite  le  château  <iu'habitenl  aujourdliui 
encore  les  descendants  du  comte  Carlo-Andrci.  le 
fameux  diplomale.  C'est,  paraît-il,  une  maison  ma- 
gnifique et  hospitalière,  dont  la  qualité  de  loui'islc 
français  ouvre  loute.s  les  portes. 

Nous  n'y  frapperons  pas,  et  pour  cause. 


CORTE 


Le  premier  aspect  de  Corte  est  réellement  saisis- 
sant. 

Au  tournant  du  col  de  San-Pietro-di-Venaco,  on 
débouche  tout  à  coup  devant  une  vallée  large,  pro- 
fonde, encadrée  de  hauts  monts,  que  deux  torrents 
luisants  sabrent  en  croix.  On  dirait  d'un  duel  en  etïet 
entre  le  Tavignano,  rude  cavalier  d'or,  et  la  Resto- 
nica,  fière  amazone  à  l'armure  d'argent,  duel  sonore 
s'il  en  fui  et  dont  tous  les  coups  retentissent  au 
loin. 

Ce  tournoi  s'éternise  dans  une  lice  ravagée,  où 
des  ceps  de  vigne  brûlés  et  tordus  par  le  phylloxéra 
figurent  assez  bien  un  champ  de  bataille  couvert 
d'ossements  calcinés  par  le  soleil  et  décharnés  par 
les  oiseaux  de  proie. 

L'ampiiilhéàlre  est  formé  par  les  gradins  alpestres 
du  Rotondo,  et,  au  centre  de  la  lice,  un  rocher  de 
trois  cents  pieds,  dégringolé  là  dans  une  secousse 
géologique  et  sur  lequel  s'érige  une  citadelle,  semble 
être  la  tribune  de  la  cour  des  juges  du  camp. 

Telle  est  l'illusion  d'arrivée. 


241  SOUVENins    I)  UN    ENFANT    DK    PARIS 

Elle  esl  encore  corroborée  par  celle  remarque 
assez  curieuse  que  le  nom  ile  Corle  signifie  «  cour  » 
en  ellel,  en  ilalo-corse. 

L'admirable  situalion  de  la  ville,  tani  au  poinl  de 
vue  slralégique  cl  défensif  qu'au  point  de  vue  ar- 
lisli(jue  el  pilloresque,  s'explique  par  la  Iradiliou 
locale  (jui  veul  que  Corle  ail  élé  fondée  par  les 
Maures  de  l'occupation  de  77.'],  c'esl-à-dire  sous 
Cliarlemaj^^ne,  el  que  les  rois  sarrazins  y  aient  établi 
Fun  de  leurs  séjours  d'été  délicieux,  .le  n'y  vois, 
pour  ma  part,  aucun  inconvénient,  el  j'accorde  de 
grandcœur  la  vraisemblance,  n'étant  pas  clerc  en  ces 
questions. 

Mores(|uc  ou  non,  toujours  est-il  que  ce  roc  de 
cent  mètres  couronné  d'une  citadelle  à  laquelle  s'ac- 
croclienl,  comme  grappes  de  lierre,  des  maisons 
assez  vertigineuses,  esl  d'un  elïel  surprenant. 

Sourcilleux  et  rébarbatif,  il  se  plante  au  centre  de 
l'Ile,  et  l'on  sent  <jue  c'est  là.  que  bal  le  c<eur  du  fa- 
rouche petit  peuple  dont  Tliisloirc  vaudrait  celle  des 
Grecs,  si  plus  d'art  l'immanisail  un  peu.  Corle,  c'est 
Sparte  avec  une  acropole;  elle  a,  en  Paoli.  son 
Lycurgue  à  la  fois  et  son  Pausanias. 

J'avais  souvent  entendu  citer  un  dicton  familier 
aux  insulaires  : 

«  Le  Corse  est  Français  à  Ajaccio.  Italien  à  Baslia, 
Corse  à  Corle.  » 

.le  l'ai  compris  dans  cette  dernière  ville.  Corie 
esl  la  vraie  capitale,  non  seulement  de  l'indépen- 
dance, mais  de  l'esprit  et  du  caractère  cyrnéens,  et 
Pascal  Paoli  en  reste  l'incarnation. 

En  Bonaparte  on  trouve,  à  doses  égales,  mais  on 
trouve  les  trois  nuances  du  type  :  l'italienne,  la  corse 


CORTE  .  2iô 

et  la  française.  En  Paoli,  on  ne  trouve  que  la 
deuxième. 

A  Corte,  je  fus  extrêmement  frappé  de  cette  pré- 
dilection des  insulaires  pour  leur  Pascal  Paoli.  Elle 
est  ethnique. 

La  maison  de  Paoli  est  bien  municipal. 

C'est  la  mairie,  l'école  et  le  musée. 

Elle  est  publique,  intacte  et  sacrée. 

Les  Corses  veillent  sur  celle-là  ;  ils  vont  sans  doute 
y  placer  les  cendres  que  rAnglelerre  restitue  à  leur 
vénération. 

Lorsque  nous  arrivâmes  dans  cette  petite  ville 
sourcilleuse,  au  pied  de  laquelle  deux  torrents  en 
collision  vocifèrent,  il  y  avait  une  course  de  che- 
vaux corses  sur  le  boulevard. 

Ce  boulevard,  longue  avenue  omlu-euse  de  pla- 
tanes et  dallée  comme  une  rue  italienne,  aboutit  à 
la  place  où  le  bronze  du  libérateur  se  dresse  sur  sa 
fontaine. 

Là  était  le  point  d'arrivée  el  le  but  du  steeple- 
chase. 

Montés  à  poil  sur  leurs  petits  chevaux  noirs,  cheve- 
lus, aux  jambes  fines,  déjeunes  gars  de  quinze  à  dix- 
huit  ans,  souples,  ardents  el  nerveux,  accouraient 
au  triple  galop  du  côté  de  Bastia,  et  les  dalles  de  la 
rue  sonnaient  comme  cloches  à  leur  passage. 

Quand  on  n'a  pas  vu  un  Corse  à  cheval,  on  ne  sait 
pas  ce  que  c'est  que  l'ivresse  de  la  liberté. 

Sous  leurs  vastes  chapeaux  de  berger,  aux  ailes 
battantes,  les  regards  des  coureurs  jetaient  les  feux 
du  diamant  noir. 

Comme  dans  les  bas-reliefs  antiques,  ils  tenaient 
le  bridon    tendu  de  la  main  gauche,  et  la  droite, 

21. 


2H;  SOUVLNiHS    1)  VS    I:N1-AM     de    l'AKlS 

levée  en  balancier,  foui'ltail  les  rameaux  bas  des 
l>lalancs  el  dcssinail  dans  l'air  le  silhii^e  de  leur 
eoin'so. 

Ils  allaient  de  la  sorte  vers  la  statue  de  Paoli, 
comme  la  ilèche  file  au  but  ;  et  lorsqu'ils  arrivaient 
devant  elle,  ils  la  saluaient  avec  un  tel  cnlliousiasme 
qu'il  était  inutile  de  savoir  le  i)atois  corse  pour 
compiendre  ce  qu'ils  lui  disaient. 

On  ne  parle  de  la  sorte  à  un  bonhomme  de  bronze 
(|ue  lorsqu'il  vous  répond  quelque  chose  à  l'oreille. 

LA    PEVEUONATA  ET   LE    BROCCIO 

Malgré  loul  l'inlérèl  que  les  souvenirs  du  libéra- 
teur de  la  Corse  inspirent  aux  visiteurs  de  Corle,  ma 
\isile,  à  moi  profane,  m'en  promettait  un  autre  d'un 
ordre  moins  relevi-  jx-ut-étre,  mais  plus  rare.  Je  dé- 
sirais y  manj^er  une  ><  peveronata  ». 

Qu'est-ce  qu'une»  »  peveronata  "  ?  alle/.-vous 
dire. 

Je  n'en  savais  absolument  rien  moi-même.  On 
m'avait  dit  seulement  :  «  Si  vous  allez  en  Corse,  ne 
manquez  pas  de  vou.s  arrêter  à  Corte  pour  y  dégus- 
tei"  la  ^(  peveronata  ».  Il  n'y  a  cpie  là  qu'un  sait  la 
l'aire.  » 

«  Peveronata  »  se  traduit  assez  exactement  par 
«  poivrade  »,  mais  cela  n'explique  rien  du  tout. 

Or  donc,  en  arrivant  à  l'hùtel  de  l'Europe  et  dès  le 
seuil,  où  nous  attendait  l'excellent  M.  Pierraggi, 
son  propriétaiie,  mon  premier  cri  dallamé  fut  : 
«<  Avez-vous  de  la  «  peveronata  ?  » 

A  cette  question,  sans  doute  malencontreuse,  je 
vis  notre  hôte  soupirer,  et  ses  reyards  embrassèrent 


CORTE  247 

mélancoliquement  le  vaste  vignoble  calciné  où  le 
microbe  a  mis  la  ruine. 

«  Ah  I  fil-il,  ce  n'est  pas  la  truite  qui  manque;  c'est 
le  reste  I  » 

Le  reste,  c'était  le  raisin.  Or.  sans  raisin,  pas  de 
«  peveronata  »  I 

En  1872  encore  il  y  avait  tant  de  raisin  sous  Corte, 
qu'après  en  avoir  exporté  pour  six  bons  millions,  lés 
vignerons  ne  savaient  plus  que  faire  de  ceux  qui  leur 
restaient.  Ils  le  donnaient,  et,  pour  retrouver  un  peu 
de  place  dans  leurs  caves,  ils  finirent  par  jeter  dans 
la  Restonica  le  surcroît  de  leur  récolte. 

Les  truites  de  ce  torrent  sont  fameuses.  Elles  dis- 
putent la  palme  de  la  faveur  à  celles  du  lac  de  Melo, 
dans  le  Rotondo,  qui,  à  dire  d'expert,  sont  plus  mai- 
gres. Elles  aiment  les  eaux  glacées  de  la  ResLonica, 
où,  paraît  il,  les  anciens  Corses  venaient  tremper 
leurs  épées  pour  leur  donner  une  belle  patine,  et 
elles  s'y  engraissent  à  plaisir. 

Quand  elles  reçurent  dans  leur  neige  fondue  ces 
cascades  inconnues  de  vin  rouge,  les  truites  s'y  gri- 
sèrent. Elles  s'en  allaient  à  la  dérive,  le  ventre  en 
l'air,  et  on  les  prenait  à  la  main  sous  les  ponts. 

Quelques  Cortésiens  eurent  l'idée  de  cuire  ces  ivro- 
gnesses elde  les  accommoder,  et  ils  connurent  qu'elles 
étaient  divines.  La  «  peveronata  »  était  inventée. 

Ce  n'est  pas  autre  chose,  en  elîet,  qu'une  bouilla- 
baisse, ou  soupe  de  poisson,  à  un  seul  poisson  qui 
est  la  truite  de  torrent  corse.  Elle  les  vaut  tous.  Bouil- 
labaisse au  vin,  Messieurs  et  Mesdames  I  Mais  avez- 
vous  le  cœur  solide  et  l'estomac  invulnérable? 

La  truite  grasse  (il  la  faut  grasse)  est  d'aboi  d  cuite 
dans  l'huile  d'olive,  puis  précipitée  en  un  court-bouil- 


2-18  SOLVlCMUvS    1)  LN    IIM-AN  l     l)L    l'AlUS 

Ion  aromatique  de  vin  de  C-orse  où  il  entre  du  poivron, 
de  la  tomate,  des  piments  roufj^es,  de  Tail  à  l'oisou 
comme  il  sied,  du  vinaigre  et  du  poivre,  du  poivre, 
du  poivre. 

Point  lie  safran,  ce  rpii  m'étonne. 

J'ignore  combien  de  minutes  doivent  cuire  en- 
semble les  éléments  de  celte  terrible  composition; 
mais  ((uand  on  la  avalée,  on  a  lenfer  dans  le  corps. 
Dante  lui-môme  en  serait  malade  1 

Le  succès  de  la  «  peveronata  »  fut  considérable  a 
Corle,  même  dans  cette  population  sobre  qui  se 
nourrit  d'une  polenta  de  chAlaignes.  On  constata,  en 
elîel,  qu'elle  altérait  tellement  qu'il  fallait  boire  au 
moins  jiendant  un  jour  et  .sa  nuit  pour  apaiser  la 
soif  qu'elle  déterminait. 

Et  les  caves  se  vidaient  d'autant  pour  la  vendange 
de  l'année  suivante  ! 

Ilélas  I  depuis  1872,  les  pauvres  Cortésicns,  at- 
tristés par  le  iléau  qui  les  a  ruinés  à  demi,  ne  font 
plus  de  «  peveronata  ».  Comme  disait  M.  Pierraggi, 
ce  n'est  jtas  la  truite  (pii  manque,  c'est  le  l'este  ! 

Four  i-enqilacer  cette  bouillabaisse  <<  abolie  »  nous 
priâmes  notre  liôte  de  vouloir  bien  nous  procurer 
du  «  broccio  >-.  (^)uoiquo  la  saison  fût  bien  avancée,  il 
nous  en  promit  pour  le  lendemain,  et  il  tint  parole. 

Le  «  broccio  »  est  le  mets  national  et  le  régal  de 
la  Corse.  Il  est  célèbre  entre  tous  les  fromages,  et 
qui  n'en  a  pas  goûté  ne  connaît  pas  l'île. 

Les  bergers  le  fabriquent  de  la  pure  crème  du  lait 
de  leurs  chèvres,  dans  des  corbeilles  de  jonc;  il  est 
de  la  couleur  de  la  neige  et  parfumé  de  tous  les 
arômes  légers  du  maquis.  Sa  fraîcheur  est  délicieuse 
el  sa  saveur  virgilienne.  Dajihnis  assurément  n'en 


CORTE  21it 

offrait  point  d'autres  à  Chloé.  Mais  les  continentaux 
profanes  et  peu  bucoliques  le*  traitent  comme  un 
«  petit  suisse  ».  Ils  le  broient  dans  du  rhum  avec  du 
sucre,  et  ils  perdent  ainsi,  palais  blasés,  tout  le  plai- 
sir pastoral  de  son  goût  élyséen.  Je  ne  crois  pas  que 
le  «  broccio  »  aurait  un  grand  succès  chez  Chevet, 
fùt-il  de  Bastelica  même. 

Il  m'a  semblé  même  qu'à  Cortedéjà,  où  on  le  paye 
encore  deux  francs  le  pain,  il  perdait  un  peu  sinon 
de  sa  renommée,  du  moins  de  son  crédit. 

Du  reste  le  «  broccio  »  a  toujours  été,  et  il  est  en- 
core, une  gourmandise,  et  on  ne  le  sert  que  dans  les 
grands  hôtels  et  sur  les  tables  aristocratiques. 

Le  commun  a  son  fromage  courant  et  de  consom- 
mation journalière,  le  «  caccia  ».  C'est  une  effroyable 
rondelle  de  roquefort  aigre  et  puant  le  bouc,  et  que 
^'incent  Bonnaud  proposait  d'atteler  à  notre  landau 
pour  les  montées.  Il  l'avait  même  baptisé  du  nom 
explicite  et  comique  de  «  fromage  de  renfort  !  ». 

La  race  corse  n'est  pas  artiste  et  il  ne  lui  a  manqué 
que  de  l'être  pour  que  son  histoire,  pleine  de  Mara- 
thons et  de  Salamines,  et  riche  en  Miltiades,  euThé- 
mistocles  et  en  Épaminondas,  importât  autant  à 
l'humanité  que  celle  de  la  presqu'île  hellénique. 

Hélas,  l'île  héroïque  n'a  ni  poètes,  ni  peintres,  ni 
statuaires,  ni  musiciens,  et  pas  même  d'architectes. 

Le  peu  d'art  que  son  petit  peuple,  si  intellectuel 
cependant,  dégage,  vient  du  maquis  et  des  monta- 
gnes, et  c'est  de  l'art  primitif,  en  enfance,  informulé. 
Les  bergers,  dans  leurs  solitudes  alpestres,  au  bord 
des  lacs  glacés,  s'occupent,  sous  le  lourd  manteau 
de  poils  de  chèvre,  à  ciseler  grossièrement  des  nœuds 
de  merisier  pour  en  faire  des  pipes.  Mois  ils  ne  réa- 


250  sorviiMiis  i)  UN  i;mant  ni-:  pahis 

lisent  guère  que  des  bamboches.  L'instinct  de  lu 
l'orme  y  reste  obscur,  le  sens  de  la  l)eauté  en  est  ab- 
sent. Aucun  (Jliotto  ne  dessinerait,  dans  le  sentiment, 
sur  la  neige,  le  j)rolil  de  sa  chèvre  |)rèférè<\ 

J'ai  achelc  de  Tun  d'eux  une  poire  à  poudre  en  ra- 
cine de  bruyère  sculptée;  elle  représente  une  lèle 
d'officier  à  mousiaches,  celle  du  «  biave  général  -> 
peut-être,  car  le  boulangisme  sévissait  ferme,  en 
Corse,  pendant  notre  excursion,  et  les  chromos  de 
propagande  empoisonnaient  les  murs  de  tous  les  ca- 
barets. Celle  poire  à  |)omlrc  est  assez  déconcerlanle. 
Le  Corse  n'auiail-il  daulre  idt'-alquc  l'idéal  militaire  ? 

Il  ne  m'a  pas  été  donné,  à  mon  grand  regret 
denlendre  un  «  vocero  »,  qui  est  n  chant  fum'i-aire, 
la  plupart  du  temps  improvisé  par  les  femmes  sur 
le  cadavre  de  leurs  morts.  L'usage  s'en  rarélie  d'ail- 
Leurs  de  plus  en  plus,  et  les  vocéralrices  qui  restent 
encore  sont  connues  par  leurs  noms  dans  les  cin(j 
arrondissements.  Fort  ilgées  déj.^,  elles  ne  forment 
déjà  plus  d'élèves. 

J'ai  pu  constater  cependant,  notamment  à  Calvi, 
ainsi  que  je  le  conterai  plus  loin,  que  la  femme  corse 
est  véritablement  douée  du  don  de  rim[)rovisation 
lyrique. 

A  l'Ile  Housse,  quehiues  jeunes  gens  se  concertent 
encore  pour  donner  des  sérénades.  Sont-elles  origi- 
nales, et  sorlenl-ellos  de  l'imaii-ination  propre  des 
joyeux  enfants  de  la  Balai-ne?  ^'(>ilà  ce  dont  je  ne 
saurais  décider,  n'ayant  p;is  en  le  temps  d'étudier  la 
c|uestion.  Ces  sérénades  cependant,  entendues  de 
loin,  me  parurent  rythmées  à  lilalienne.  Elles  sen- 
taient le  troubadourisme  moderne  des  rpiinlettes 
ambulants  de  la  Rivière  de  (jènes. 


CORTE  2"1 

Des  deux  seuls  arlislesqui  m'aient  été  révélés,  l'un 
est  un  armurier  de  Piediparlitio,  villag-e  de  l'Orezza, 
et  l'autre  est  un  tourneur  de  cannes,  à  Corte. 

L'armurier  de  Piedipartino  est  le  dernier  peul- 
ètre  qui  trempe,  nielle,  damasquine  et  orne  le 
célèbre  stylet  corse  du  vieux  jeu,  celui  qu'on  no 
trouve  nulle  part  et  qui  n'a  qu'un  fil  tranchant  à  sa 
lame.  Les  stylets  d'aujourd'hui,  pareils  aux  poignards 
catalans,  coupent  des  deux  côlés,  ce  qui  est  une  hé- 
résie, et  ils  n'ont  d'ornemenls  que  sur  la  gaine.  Ils 
tuent  sans  doute  aussi  bien,  mais  moins  artistement 
que  les  autres,  ce  dont  le  bonhomme  de  l'Orezza  est 
inconsolable. 

Pour  le  tourneur  de  cannes,  c'est  un  serrurier  for- 
geron de  la  Place  Paoli,  à  Corte,  qui,  le  dimanche  el 
pour  son  plaisir,  s'amuse  à  travailler  des  bâtons.  Il 
a  surtout  une  spécialité  où  il  est  unique  au  monde, 
c'est  la  canne  en  cœur  de  chêne. 

Il  est  assez  malaisé  de  se  procurer  l'une  de  ces 
pièces  d'art,  quoiqu'elles  ne  coûtent  point  bien  cher, 
d'abord  parce  que  le  serrurier  n'en  vend  qu'à  ceux 
dont  le  visage  lui  revient,  et  ensuite  parce  que  les 
branches  de  chênes  dont  elles  sont  faites  se  rencon- 
trent difficilement  sur  l'arbre  ou  assez  courtes  ou 
assez  longues.  11  les  décortique  enelVet  et  les  décharné 
jusqu'à  ce  qu'il  arrive  à  la  première  pousse,  la  tige 
d'un  an,  et  souvent  lorsqu'il  l'atteint,  à  travers  les  re- 
vêtements et  les  superpositions  de  chair  ligneuse, 
il  se  heurte  à  des  nœuds,  à  des  inégalités  invincibles 
et  dont  sa  forge  même  ne  vient  point  à  bout.  De  là 
la  rareté  de  ces  cannes. 

Mais  qu'elles  sont  belles,  solides  et  douces  à  la 
main,  avec  leur  vernis  d'ébène  et  leurs  viroles  de 


2."»2  SOLVKMUS    I)  UN    ENFANT    l)K    PAHIS 

ciiiviv  el  d'acier  gravés  d'arabesques  :  quelles  cannes, 
rt  p;Ue  VerditM'. 

La  mienne  fui  laile  sur  mesure  :  je  veux  dire  (jue 
le  tourneur  prit  la  mesure  de  mon  coude  à  la  lerre, 
alin  ({u'elle  me  reslAl  à  jamais  propre  el  personnelle 
et  fût  ma  canne  ! 

Muni  d'un  tel  chef-d'œuvre,  on  peut  monter  à  la 
ville  haute,  où  se  dresse  le  seul  monument  intéres- 
sant de  Corte,  la  maison  de  Paoli  ;  et  j'y  monte. 
Avant  d "y  parvenir,  par  une  rue  à  larges  escaliers  dal- 
lés propices  aux  unes  et  aux  mulets,  et  non  loin  d'une 
jolie  fontaine  en  pyramide  où  chante  dans  une  vasque 
circulaire  l'hymne  cristallin  des  eaux  limpides,  je 
me  fais  indiquer  le  cercle  corlésien. 

Le  cercle  de  Corte  fait  trembler  les  soixante-six 
pièves  el  les  six  diocèses  de  l'île. 

La  malice  de  ses  membres  est  proverbiale  ici,  et 
elle  perpétue,  dil-on,  les  traditions  sarcastiques  de 
ce  .Minuto  Grosso  cpii  fut  le  boulïon  de   Paoli. 

Je  n'avais  lu  nulle  paît  que  Paoli  eût  un  fou, 
comme  François  l''^  et  je  lai  appris  à  Coite  pour 
la  première  fois. 

Ce  fou,  pareil  à  tous  les  fous,  et  notamment  à  ce- 
lui du  fabuliste,  vendait  de  la  sagesse.  Il  en  vendait 
à  Paoli  par  mode  de  [)roverbes  et  de  maximes,  et  tel 
le  bon  Sancho  Panra  à  Don  Quichotte. 

Les  proverbes,  c'est  le  bon  sens  en  dragées. 

Minuto  Grosso  en  était  confiseur. 

Il  fit  partie  des  conseils  de  la  dictature,  et  au  mi- 
lieu des  délibérations  il  jetait  l'amande  dans  la  mé- 
lasse, soit  le  petit  mot  pour  rire.  Minuto  Grosso  — 
en  français  le  Fin  (iros  —  est  l'aïeul  intellectuel  et 
le  patron  que  le  cercle  terrible  de  Corte  revendique. 


CORTE  253 

Il  était  bossu,  ce  qui  est  nécessaire  pour  avoir  de 
l'esprit.  Je  n'en  sais  pas  davantage  sur  ce  Triboulet 
corse,  dont  le  patriotisme  d'ailleurs  ne  le  cédait  à 
celui  d'aucun  de  ses  compatriotes. 

Le  «  palazzo  di  Corte  »,  ou  maison  Paoli,  est  un 
monument  à  deux  destinations,  qui  contient  à  la  fois 
l'école  et  la  prison  de  ville.  Ajoutez-y,  s'il  vous  plaît, 
le  musée. 

Dans  la  partie  affectée  à  la  prison,  et  qui  est  la 
base  de  l'édifice,  je  vis,  le  jour  où  je  m'y  rendais,  un 
spectacle  assez  étrange.  Un  malheureux  alcoolique 
ramassé  la  veille  au  soir  dans  le  ruisseau,  s'était  ac- 
croché par  les  mains  et  les  pieds  aux  barreaux  d'un 
soupirail,  et  d'une  voix  effroyable,  centuplée  par  la 
sonorité  des  rues,  il  hurlait  frénétiquement  :  «  A 
boire  !  »  Toute  la  ville  en  était  remuée. 

Impossible  de  le  faire  taire.  Hérissé,  convulsé, 
livide,  il  demandait  de  «  l'eau  »  depuis  près  de  i4 
heures.  On  apercevait  de  la  rue  des  bras  de  gardiens 
qui  lui  tiraient  les  jambes  et  tentaient  de  le  dégrafer 
du  grillage.  Jamais  rien  de  plus  terrible  ne  m'est 
apparu  sur  la  terre  que  ce  supplicié  douloureux  en 
proie  à  une  torture  inouïe,  et  posant,  sans  s'en  dou- 
ter, une  figure  splendide  des  cercles  dantesques. 

On  lui  avait  pitoyablement  tendu  des  gourdes, 
mais  il  n'avait  pu  les  saisir.  Il  ne  les  voyait  pas.  11 
hurlait,  suspendu  comme  un  singe  à  sa  cage,  et  sans 
doute,  dans  les  steppes  tremblants  du  delirium,  il 
voyait  passer  devant  lui  des  nappes  d'eau  délicieuses, 
fraîches  et  claires,  qui  clapotaient  entre  les  rives. 

Des  enfants  montaient  à  l'école. 

Cette  prison  de  Corte  est,  du  reste,  maudite  et 
vQuée  aux  dieux  infernaux  par  tous  les  Corses. 

22 


•254  SOUVENins    1)  UN    EM  ANT    DK    PARIS 

Son  insalultiilr  (^oiifino  à  l'assassinai. 

Di'jà  Hlaïupii,  l'écononiisle,  avait,  an  cours  des 
enqnèlcri  indnslrielles  qu'il  conduisil  dans  nos  dé- 
partements, déclaré  en  i8'|0  qu'il  tenait  cette  prison 
de  Corte  pour  «  un  outrage  à  l'humanité  ».  La  décla- 
ration fil  du  bruit  en  ce  temps-là  ;  mais  l'état  est  le 
même,  ou  à  peu  près. 

Si  le  rez-de-chaussée,  demeure  des  gardiens,  est 
lellemeul  humide  que  pour  eux  la  position  est  déjà 
intenable,  que  dire  des  caves  et,  plus  bas,  des  ca- 
veaux, où  l'on  enferme  les  prisonniers? 

Ils  sont,  les  trois  quarts  du  temps,  inondés.  «  Les 
plus  robustes,  médisait,  d'une  image  saisissante,  un 
citoyen  de  la  ville,  y  «  moisissent  »  en  six  mois  !  » 
La  cruaulé  raffinée  et  orientale  du  conseil  des  Dix,  à 
Venise,  n'a  jamais  réduit  les  criminels  à  une  telle 
misère,  et  la  mort  par  pourriture  est  un  supplice 
qu'on  n'inflige  qu'à  Corte. 

Si  ce  collège-musée  n'était  que  musée,  on  aurait 
mauvaise  grâce  à  se  plaindre,  car  personne  n'a  ja- 
mais mis  les  pieds,  depuis  la  mort  du  cardinal  Fesch, 
dans  les  salles  où  s'enfument  les  tableaux  de  son 
legs.  Je  suis  peut-être  le  seul  voyageur  qui  ail  de- 
mandé à  voir  ces  toiles. 

Mais  ce  collège-musée  est  aussi  collège,  et  les  en- 
fants de  la  ville  vont  y  profiter  d'un  autre  legs  que 
Paoli  Cl  pour  l'instruction  de  ses  compatriotes.  Dé- 
sireux, en  etlel,  de  les  soustraire  à  l'influence  du 
cler"-é  italien,  il  laissa  par  testament  une  somme  im- 
portante au  municipe  cortinais  et  destinée  à  entre- 
tenir l'université  libérale  à  quatre  chaires  qu'il  avait 
fondée  dans  la  ville  en  i'C}\.  Celte  université  n'a 
point  prospéré,  et  le  combat  a  cessé  faute  de  combat- 


CORTE  255 

lants.  Mais  elle  est  remplacée  par  une  école  secon- 
daire, que  suivent  cent  vingt  élèves;  et  si  ces  enfants 
jouissent  du  privilège  d'être  élevés  au  milieu  d'un 
certain  nombre  de  croules  italiennes,  on  ne  voit  pas 
la  nécessité  de  les  en  punir  en  les  exposant  deux  fois 
par  jour  aux  menaces  de  la  fièvre  typhoïde. 

S'il  est  d'ailleurs  curieux,  et  il  l'est,  ce  palais  à 
tout  faire,  de  Corte,  c'est  pour  les  souvenirs  histo- 
riques qu'il  évoque,  souvenirs  chers,  et  à  bon  droit, 
à  ses  citoyens.  Car,  en  vérité,  des  peintures  dont  il 
est  moins  orné  qu'encombré,  je  ne  sais  que  vous 
dire.  On  ne  les  entretient  même  plus  pour  la  forme. 
Elles  tombent,  elles  aussi,  en  pure  déliquescence. 
Elles  s'écroûtent,  et  d'énormes  écailles  de  pâte  co- 
lorée pendent  de  la  trame  sur  les  cadres.  Il  y  a  cepen- 
dant des  pièces,  sinon  belles,  du  moins  importantes, 
de  diverses  écoles  d'Italie  et  des  maîtres  de  second 
ordre.  Mais  comment  en  juger?  (lomraent  les  voir 
seulement?  L'ombre  tombe  à  grands  plis  dans  les 
salles,  et  des  toiles  d'araignée  séculaires  interposent 
leurs  vélums  poussiéreux  entre  Fœil  du  spectateur 
et  les  toiles  lézardées  et  noires. 

Pauvre  Joseph  Fesch  !  s'il  pouvait  voir  quel  cas 
on  fait  en  Corse  de  sa  collection  !  Ah  !  mais  non,  ils 
ne  sont  pas  artistes,  tes  cousins,  mon  cardinal  1  Ah  ! 
sapristi  ! 

La  chambre  de  Paoli,  que  le  recteur  de  l'école 
nous  fit  obligeamment  visiter,  est  la  bibliothèque. 
Elle  contient  des  manuscrits  de  grand  intérêt,  pa- 
raît-il, et  tous  les  papiers  relatifs  à  la  guerre  d'indé- 
pendance et  émanés  du  conseil  des  k  Neuf  ».  Le  dic- 
tateur, pour  se  garer  des  attentats,  avait  fait  doubler 
sa  fenêtre  avec  des  volets  de  liège  de  trois  pouces 


25r.  SOUVliNlHS    1)  UN    KM  \NT    DE    PAKIS 

d'épaisseur.  Ils  y  sont  onrorr.  C.erlcs,  il  connaissait 
le  oaraclère  île  son  peuple.  On  conte  d'ailleurs  f|u"cn 
sus  de  l'escorte  de  vinj^l-([uatre  hommes  (pii  le  veil- 
lait jour  et  nuit,  il  i^ardail  auprès  de  lui  en'  perma- 
nence de  forts  molosses  aux  crocs  formidables,  et  qui 
ne  connaissaient  que  lui  et  son  fou. 

Les  colonnes,  les  fameuses  colonnes  du  trône  que 
les  «  Neuf  »  stupéfaits  virent  un  jour  subitement 
dressé  dans  la  salle  du  conseil,  sont  également  con- 
servées. Le  bon  recteur  sourit  en  nous  les  montrant. 
Il  cherche  dans  nos  regards  si  nous  sommes  avisés 
de  cette  histoire  étrange  du  trône,  que  nombre  de 
Corses  nient  furieusement,  quoiqu'elle  soit  très  vrai- 
semblable. 

L'idée  de  se  faire  élire  roi  de  Corse,  a  dû  passer 
par  la  tète  de  Paoli.  Elle  était  rationnelle  en  somme, 
et  tout  à  fait  conforme  au  goût  d'autonomie  que  les 
insulaires  ont  toujours  eu,  qu'ils  ont  encore,  selon 
moi.  Ouand  on  prend  <1c  l'indépendance,  on  n'en 
saurait  trop  prendre.  Napoléon  lui-même  avoue, 
dans  le  Mémorial,  qu'après  l'abdication  de  Fontaine- 
bleau il  songea  à  se  retirer  dans  l'île  natale  ><  avec 
ses  cinquante  mille  Corses  »,  et  d'en  demander  aux 
alliés  le  gouvernement  et  le  sceptre  héréditaire.  Cela 
eût  mieux  valu  peut-être  <pje  de  remettre  son  épéeà 
l'Angleterre.  Ile  pour  île,  Cyrnos  valait  pour  lui 
Sainte-Hélène.  Les  Corses,  soyez-en  sûrs,  n'eussent 
eu  que  de  l'enthousiasme  pour  la  combinaison. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Paoli  lit  aussi  ce  rêve.  Un  jour 
les  Neuf  trouvèreni,  dans  la  chambre  des  délibéra- 
tions, un  trône  surgi  comme  par  hasard  à  la  place  où 
le  général  s'asseyait  d'habitude.  Ils  se  regardèrent  et 
sortirent.   C'était  un  four.   V^o\\  le   comprit   et  ne 


CORTE  257 

recommença  plus.  Minuto  Grosso  dut  lui  en  dire  de 
vertes,  et  l'orig-ine  des  volet's  de  liège  vient  de  là 
probablement. 

Le  bon  recteur  de  l'école  me  confie  à  l'oreille  qu'il 
avait  traité,  dans  ses  loisirs,  cette  curieuse  scène, 
tout  à  fait  shakespearienne,  en  vers,  et  qu'il  l'avait 
envoyée  au  Figaro  pour  le  Supplément.  Il  n'en  a 
point  eu  de  nouvelles.  Je  lui  promets  d'en  parler  à 
M.  Périvier,  et  j'échappe  ainsi  à  la  lecture  qu'il  me 
menaçait  aimablement  de  m'en  faire. 


22. 


LA  SCAL\  1)1  SANTA   IIKiilNA 


Pour  visiter  ces  gorges  magnifitjues,  il  s'agissait 
(le  faire  un  crochet  aventureux,  de  renoncer  aux 
drlices  (lu  nouveau  chemin  de  fci-  qui  relie  Corte 
à  Fiaslia  et  dont  la  gare  crénelée  (elle  est  crénelée, 
miséricorde  1)  nous  appelait  par  ses  sifflements  civi- 
lisés, et  de  nous  engager  onfm,  aprî^s  certain  |)Oul  du 
Diable,  dans  un  déhlé  farouche  plein  de  légendes  et 
riche  en  embuscades,  par  un  chemin  muletier  lon- 
geant le  précipice,  au  bout  dufpiel  était  le  mont 
Cinto. 

Ce  mont  Cinto  est  le  pic  le  plus  voisin  des  étoiles 
qu'ait  la  Corse.  Il  |)erfore  le  ciel  diiu  trou  de 
2.710  mètres  de  profondeur,  et  notis  avions  pour 
chef  d'expédition  un  homme  qui  ne  badine  ni  ne 
tergiverse  avec  de  pareilles  attractious.  Il  fut  donc, 
résolu  que  nous  ferions  ce  coude. 

Des  provisions  de  bouche,  mesurées  pour  trois 
ours,  s'empilèrent  dans  des  paniers  que  chargèrent 
nos  calèches. 

Le  seul  village  de  caractère  que  l'on  rencontre 
avant  le  Pont  du  Diable  est  Soveria  ;   mais  il  vaut 


LA    SCALA    DI    SANTA    REGINA  259 

que  l'on  s'y  arrête.  Quel  profil  hautain  sur  la  mon- 
tagne ! 

Je  serais  bien  étonné  qu'il  n'eût  pas  donné  son 
homme  à  la  Corse  et  que  rien  d'énergique  ne  fût 
sorti  de  ce  nid  d'aigle.  Il  ne  me  surprend  pas  d'ap- 
prendre en  effet  que  Soveria  est  le  bourg  natal  de 
l'un  des  plus  rudes  grognards  de  l'épopée  impériale, 
le  général  Cervoni,  tué  à  quarante  et  un  ans  à  la 
bataille  d'Eckmûhl. 

Ce  général  est  le  héros  d'une  histoire  assez  amu- 
sante. C'était  lui  que  Napoléon  avait  chargé  d'aller 
au  Vatican  signifier  à  l'héritier  de  saint  Pierre  sa 
dépossession  définitive  du  cher  pouvoir  temporel.  La 
mission  n'était  pas  des  plus  agréables.  Cervoni  s'en 
acquitta  avec  une  brusquerie  si  soldatesque  que  le 
malheureux  Pie  VII  en  resta  épouvanté.  Le  général 
était  de  l'école  littéraire  et  diplomatique  de  Cam- 
bronne. 

Quelques  années  plus  tard,  quand  le  pape  s'en  vint 
à  Paris  pour  le  sacre  impérial,  Cervoni  eut  son  tour 
à  la  suite  des  autres  officiers,  pour  saluer  le  pontife, 
et  il  le  fit  d'une  voix  de  stentor,  avec  l'accent  quasi 
italien  qui  est  le  corse.  Pie  VII  avait  gardé  un  vague 
souvenir  de  cette  voix-là.  Elle  lui  rappelait  quelque 
chose  d'embêtant  dans  sa  carrière.  Il  dressa  la  tète, 
regarda  le  général,  et  le  complimenta  de  parler  la 
langue  harmonieuse  du  «  si  ». 

«  Vous  êtes  Italien  ?  demanda-t-il. 

—  Presque,  sainl-père,  tonna  Cervoni. 

—  Eh  !  eh  !  sourit  le  pape  en  s'avaucant  pour  le 
bénir. 

—  Oui,  je  suis  Corse. 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  » 


2G0  SOL  VE.MUS    I)  LN    ENFANT    HE    PAEdS 

El  Pie  VII  recula,  liinide. 

«  C'est  moi,  Ccrvoni  !  I  !...  dit  le  soldat  on  adoucis- 
sant son  cuivre. 

—  Cervoni?  Diavolo!...  » 

Kl  le  vieillard  piit  lilléralemenl  la  fuilo. 

Le  père  du  i;énéral.  Tome  Cervoni,  avail  été  lui- 
même  un  militaire  réputé;  il  avait  pii.s  part  à  la 
guerre  de  l'indépendance  corse  sous  Paoli.  C'était 
un  de  ses  capitaines.  St'lant  fâché,  je  ne  sais  à  quel 
sujet,  avec  le  dictateur,  il  se  retira  à  Soveria,  chez 
sa  mère,  femme  d'une  vertu  magnifique  et  d'un  ])a- 
Iriùtisme  passionné. 

Lorsqu'un  jour  on  a|)prit  dans  le  village  que  Paoli 
venait  d'être  surpris  par  Matra,  son  ennemi,  refoulé 
dans  un  couvent  auquel  on  avait  mis  le  feu  et  qu'il 
allait  y  périr.  Or  Paoli,  c'était  la  patrie  incarn/('>e. 
Nulle  injure  ne  pouvait  empêcher  un  bon  Corse  d'en 
convenir  et  de  le  reconnaître. 

«  Va!  »  dit  la  mère  en   lui  apportant  sa  carahine. 

Tome  cependant  hésitait,  étant  vindicatif  comme 
tous  ses  compatriotes,  et  ne  sachant  pas  pardonner. 

La  vieille  ouvrit  imjiérieusement  la  porte  : 

«  Val  »  lit-elle  une  deuxiènie  fois. 

Sans  doute  la  cause  de  l'ininiilié  élail  grave,  car 
le  capitaine  ne  se  décidait  [tointà  obéir  : 

—  .Non,  mère,  disait-il. 

—  Soit  donc  maudit  le  lait  dont  je  t'ai  allaité! 
proféra  la  montagnarde,  en  une  malédiction  eschy- 
lienne  qui  est  demeurée  [)roverbiale  dans  l'île. 

«  Va  !  >>  fit-elle  encore. 

Très  pâle.  Tome  Cervoni  se  leva,  prit  son  fusil, 
réunit  quarante  hommes  dans  les  environs  et  alla 
délivrer  Paoli  au  couvent  de  Bozzio.  Il   tua  même 


LA    SCALA    DI    SANTA    REGINA  261 

de  sa  main  le  traître  Matra,  partisan  des  Génois.  Et, 
ceci  fait,  il  revint  à  Soveria  sans  avoir  voulu  serrer 
la  main  au  héros  national,  ni  même  le  voir. 

Il  rentra  dans  sa  maison,  déposa  son  arme  dans 
un  coin,  et  s'asseyant  dans  Tàtre  : 

«  Mère,  vous  êtes  obéie,  dit-il. 

—  Bien,  tit-elle,  voici  la  polenta  du  soir.  » 

Paoli  fut  obligé  de  venir  lui-même  à  Soveria  re- 
mercier son  libérateur.  Tout  le  caractère  corse  est 
dans  cette  histoire,  très  populaire  chez  les  insulaires, 
et  qui  attend  son  poète. 

Je  ne  demanderais  pas  dix  ans  pour  que  le  défilé 
de  Santa-Regina,  en  Corse  —  s'il  était  connu  — 
devint  aussi  célèbre  que  n'importe  quels  cols  de  la 
Suisse  ou  des  Pyrénées  les  plus  chantés  par  les 
guides  et  les  touristes,  car  il  est  de  toute  beauté. 

Nous  pouvons  dire  que  nous  l'avons  à  peu  près 
découvert.  Je  n'ai  pas  vu  du  moins  qu'il  ait  été  ex- 
ploré par  d'autres  excursionnistes,  et  s'il  l'a  été,  ils 
n'ont  pas  rendu  justice  à  ses  magnificences. 

Cette  rampe  débute  par  une  corniche  montant  par 
de  larges  lacets  à  l'escalade  de  la  montagne.  Encore 
un  remarquable  travail  d'art,  dont  le  seul  défaut  est 
de  s'arrêter  court,  étant  inachevé,  et  d'aboutir  au 
vide. 

Le  Golo  coule  sur  la  gauche,  et  à  mesure  qu'on 
l'abandonne  pour  s'élever  vers  le  pays  des  aigles,  il 
gronde  de  plus  en  plus  et  plus  sévèrement  et  gémit 
par  les  voix  déchirantes  de  ses  cascades. 

Au  point  d'interruption  de  la  corniche,  près  d'une 
petite  auberge  en  bois  où  l'on  peut  remplir  sa 
gourde  d'eau-de-vie  et  casser  une  croûte,  il  faut  re- 
noncera la  douce  véhiculation  des  calèches.  C'est  le 


2\\2  SOLVEN'IRS    D  UN    EM  ANT    DK    l'AHIS 

tour  de  r(''quiliilioii.  Do  brnvos  iiiulcls  linlinnalm- 
lanls  nous  alloiulonl,  lonl  liarnacli(''s,  el  ils  se  cliar- 
ii^piil  (le  nous  hisser,  «l'un  pie»!  infaillible,  sur  les 
plans  les  plus  verticaux. 

Où  est  le  eliemin  ? 

Pour  moi,  je  n'en  vois  pas  du  loul. 

Lorsqu'on  ne  voit  pas  de  chemin  et  nulle  pari  dans 
une  montagne,  cela  s'appelle,  en  alpinisme,  ■(  roule 
muletière  ». 

^'a  pour  roule  muletière.  Mais  oîi  est-elle? 

\'incenl  Bonnaud  me  montre  quelque  chose  qui 
dégouline,  là,  en  face.  Je  ne  distini^ue  que  des  cail- 
loux, descellés  sans  doute  par  des  tillralions  el  rou- 
lant les  uns  sur  les  autres.  Ils  crépitent  comme  grêle. 
C'est  ça  !  —  Broumm  !... 

Ces  étonnantes  murailles  de  granit  (jue  niosaïqucnl 
ies  porphyres  et  les  marbres  et  que  les  forêts  de  pins 
lariccio  veloutent  d'une  mousse  gigantesque,  des- 
sinent des  coupes  et  des  profds  d'une  variété,  d'une 
richesse  de  formes,  d'un  caractère  si  grandiose, 
<ju'on  en  demeure  bouche  bée  et  confondu. 

Par  instant,  loisque  le  col  se  resserre  et  ouvre  sur 
nos  léles  une  nef  immense  de  cathédrale,  des  ro- 
chers voisins,  ravinés  par  les  pluies,  complètent 
l'illusion  par  des  apparences  d'orgues,  el  tout  au 
fond,  en  perspective,  un  tabernacle  se  dresse  sur  un 
maître-autel  avec  ses  candélabres  de  quartz. 

Vingt  pas  plus  loin,  ce  sont  des  simulacres  de  Ba- 
bylones  pétrifiées  où  rien  ne  manque,  ni  les  rem- 
parts, ni  les  tours,  ni  les  monuments,  et  (|ui  parais- 
sent avoir  été  laissés  là,  sur  un  plateau  désormais 
inaccessible,  par  quelque  retrait  des  mers. 

D'aulres    fois    on    croit    distinguer   des    <lonjnns 


LA    SCALA    DI    SANTA    REGINA  265 

aériens,  masses  régulières,  entassements  scientifi- 
ques de  blocs  carrés  et  pareils  à  ces  forteresses  où  la 
féodalité  enfermait  ses  villes. 

A  ce  tableau  succède  celui  d'un  petit  Vésuve  en 
éruption,  bavant  de  tous  lescôtésdes  laves  de  plomb 
liquide  qui  sont  les  chutes  d'eau  des  sources  nais- 
santes. Puis,  au  tournant  entre  les  mélèzes,  comme 
un  miroir  de  Vénus  égaré  sur  gazon,  un  lac  mi- 
roite. 

La  route  dite  «  muletière  »,  soit  l'espèce  de  glis- 
sade raboteuse  et  croulante  où  nos  mulets  tournent 
suspendus,  circule  sous  les  rocs  surplombants  et 
longe  le  précipice.  C'est  effrayant,  cet  escalier  de 
Piranèse  où  d'heureux  lézards  chauffent  au  soleil 
leurs  fins  corps  de  crocodiles,  pareils  à  des  agrafes 
d'émeraude  !  Jamais  je  n'ai  vu  autant  de  lézards 
qu'en  Corse,  ni  d'aussi  jolis.  Mais,  hélas  !  qu'ils  ont 
peur  de  l'homme  ! 

A  gauche,  baignée  dans  l'ombre  violâtre  d'où  sur- 
gissent quelques  aiguilles  roses,  la  scala  di  Santa- 
Regina  se  masse  ténébreusement  et  s'enfouit,  pleine 
de  mystères. 

A  droite,  elle  flambe. 

Les  clameurs  dvi  Golo  tantôt  nous  quittent  et 
tantôt  nous  reprennent  et  rien  n'est  comparable 
enfin  à  Tespèce  d'angoisse  délicieuse  qui  nous  étreint 
pendant  celte  ascension  perpendiculaire,  plus  abrupte 
cent  fois  que  le  chemin  du  paradis. 


DE  CORTE  A  BASTIA 


Le  plus  beau  cliemin  pour  aller  de  Corle  à  Baslia 
esl  le  chemin  des  écoliers,  c'esl-à-dire  le  plus  long, 
celui  qui  passe  par  la  Caslagniccia,  ou  pays  de  la 
cIiAtaigne. 

Donc,  la  nuit  tombant,  et  malgré  leur  fatigue,  nos 
intrépides  petits  chevaux  se  remirent  en  route,  et 
l'escalade  commença  par  une  montée  terrible;  infini 
et  somnifère,  ce  chemin  do  Morosaglia  !  Entre  les 
montagnes  qui  le  bordent,  l'ombre  tendait  ses  voiles 
de  plus  en  plus  opaques,  et  je  ne  sais  pourquoi  il  me 
semblait  que  notre  voilurier  n'était  pas  Irancpiillc.  Il 
marchait,  le  fouet  à  la  main,  à  côté  de  la  portière  de 
la  voilure,  et  de  temps  à  autre  ses  regards  anxieux 
s'enfonçaient  dans  les  ténèbres. 

La  lune  tout  à  coup  s'élança  d'un  pic  comme  un 
obus  du  mortier,  monta  silencieusement  et  éclaira  le 
paysage.  Et  nous  entrâmes  dans  l'inconcevable  ! 

Des  créles,  des  pics,  des  arêtes,  des  aiguilles,  des 
blocs,  des  trous,  des  massifs  d'alpes  fanlasmago- 
ri(|ues,  pareils  aux  flols  pétrifiés  d'une  mer  de  planète 
éteinte,  inondés  de  clarté  électrique,  apparurent. 


DE    CORTE    A    BASTIA  265 

Puis  tout  s'éclipsa,  l'astre  s"élant  masqué. 

Et  tout  reparut  encore  :  le  Potondo  bleuâtre,  le 
Spolasca  rosâtre,  TAsco  jaunâtre,  le  Cinto  blan- 
châtre, d'autres  cimes  encore,  baignaient  dans  une 
rosée  de  lumière  pâle,  transparente,  et  les  vallées 
semblaient  des  coflrets  de  pierreries  entre-bâillés, 
où  les  ombres,  nettes  et  tranchées,  formaient  les 
couvercles. 

Quel  spectacle  !  Il  s'évanouit. 

Et  la  lune  se  démasqua  plus  loin.  Et  l'inondation 
de  fluide  prismatique  reprit  son  niveau  entre  les  rives 
débordées  des  monts. 

Cet  enchantement  dura  une  heure.  Une  heure  cette 
mascarade  de  Diane  Hécate  en  coquetterie  de  bal 
d'opéra,  ce  jeu  de  cache-cache  prodigieux,  qui  ré- 
veillait les  oiseaux  dans  leurs  nids  et  ébrouait  les 
chauves-souris  sur  nos  têtes  !  S'il  y  a  quelque  part, 
dans  l'immensité,  un  astre  de  saphir,  tels  sont  ses 
sites  et  ses  panoramas,  et  l'imagination  n'en  rêve 
point  d'autres. 

Mais  la  route  tourna  et  l^assombrissement  se  fil. 
Nous  pénétrâmes  dans  un  maquis  sombre,  où  les  té- 
nèbres étaient  d'ébène.  Le  falot  denotre  calèche  éclai- 
rait  seul  d'une  lueur  d'abat-jour  mobile  la  rampe  de 
plus  en  plus  rude,  dépourvue  de  parapets  et  lisérée 
de  précipices  que  nous  gravissions  éblouis. 

Subitement  la  voiture  reçut  une  secousse,  et  l'un 
de  nous,  adossé  à  la  capote,  sentit  un  corps  qui  venait 
de  s'accrochera  l'arrière  etavait  bondi  sur  nos  malles. 
Il  donna  alerte  au  voiturier.  ?sous  allions  être  atta- 
qués et  dévalisés  peut-être  comme  une  simple  dili- 
gence. 

~i(  Ne  bougez  pas  I  cria  l'énergique  automédon,  un 

23 


26()  SOUVEMU.S    1)  UN    EM'A.M     DE    l'AHIS 

petit  homme  nerveux  et  robuste;  il  u'y  a  pas  de  vo- 
leurs en  Corse  1  » 

Et  en  deux  enjambées  il  fui  derrière  la  voilure. 
Nous  entendîmes  un  dialogue  bref,  en  dialecte  corse, 
suivi  de  quelques  coups  de  fouet  claquants,  puis  une 
fuite  de  bêle  dans  le  maquis,  et  le  voiturier  revint 
en  secouant  la  lèle  : 

«  Je  vous  l'avais  bien  dit,  lit-il  d'un  loi)  de  mépris 
indélinissable,  c'est  un  Lucquois  1  » 

Et  il  montra  sa  cliambrière. 

«  Pas  d'autre  arme  pour  ces  gens-là.  Mais  les  Corses 
ne  volent  pas  !  » 

Et  il  remonta  sur  son  siège.  Une  demi-heure  après 
nous  entrions  dans  Morosaglia.  11  était  neuf  heures 
et  demie  du  soir,  et  nous  crevions  de  faim  et  de 
sommeil. 

Morosaglia. 

Morosaglia,  qu'on  appelle  aussi  Rostino,  est  quel- 
(pie  chose  comme  la  Mecque  de  la  Corse,  car  c'est  là 
que  son  prophète,  le  père  île  la  Patrie,  Pascal  Paoli. 
est  né,  en  avril  1724. 

Vaste  village,  composé  de  plusieurs  hameaux  se- 
més sur  les  versants,  cette  commune  s'épand  de  tous 
cotés  dans  un  bois  de  chAtaigniers,  mais  elle  s'arrondit 
en  somme  autour  de  l'église  centrale  qui  domine  de 
sa  tourelle  carrée,  et  tel  un  berger  appuyé  sur  sa  hou- 
lette, les  troupeaux  épars  de  ses  maisons  giises. 

Nous  n'y  fûmes  point  ma  reçus,  non  1  nous  n'y 
fûmes  point  reçus  du  tout.  Car  à  neuf  heures  et  demie 
Morosaglia  est  couchée.  Ses  habitants  ont,  paraît- il, 
vingt  Taisons  pour  une  de  ne  pas  ouvrir  leurs  portes 
après  le  coucher  du  soleil,  et  sur  ces  vingt  raisons  il 
y  en  a  dix-neuf  d'excellentes.  J'ai  pu  juger,  d'après 


DE    COnTE    A    UASTIA  267 

<iuelques  récils  assez  romantiques,  ouïs  sur  les  lieux 
mêmes,  que  dans  celte  commune  la  bonne  heure  de 
la  vendetta  est  l'heure  nocturne.  Quelqu'un  frappe, 
vous  tirez  la  barre,  et  vlan  !  vous  vous  trouvez  avoir 
deux  balles  dans  la  tète.  De  là  vient  que  les  Rosliniens 
sont  couche  tôt. 

Un  épicier  compatissant  nous  avait  donné  une 
lettre  de  présentation  pour  un  sien  parent,  hôte  ha- 
bituel de  tous  les  touristes  de  passage  à  Morosaglia. 
A  minuit  et  demi  nous  étions  encore  sur  la  route, 
cette  lettre  à  la  main,  ne  sachant  comment  la  faire 
tenir  au  destinataire,  dont  la  maison  hermétiquement 
close  nous  opposait  le  bloc  invulnérable  de  son  cube. 

Heureusement  que  le  clair  de  lune  était  magnitique, 
celte  nuit-là  I  Mais  quelle  faim.  Seigneur,  et  quelle 
fatigue  ! 

Après  diverses  tentatives  infructueuses  à  divers 
marteaux  de  portes,  nous  allions  nous  résigner  à  dor- 
mir dans  nos  voilures  mêmes,  lorsque  l'idée  vint  à 
l'un  de  nous  de  rendre  visite  à  la  gendarmerie  et  de 
nous  faire  délivrer  par  elle  ce  brevet  d'honnêtes  gens 
qu'on  refusait  de  nous  reconnaître,  à  cause  de  l'heure 
avancée. 

La  gendarmerie  n'étaitpas  chez  elle.  Nous  la  décou- 
vrîmes dans  un  gracieux  cabaret,  où  nous  lui  ofTrîmes 
un  petit  verre.  Je  dois  proclamer  qu'elle  le  refusa,  et 
qu'après  inspection  minutieuse  de  nos  personnes 
innocentes  et  de  nos  allures  éreinlées,  elle  se  chargea 
de  nous  introduire  chez  notre  hôte. 

Nous  la  suivîmes  en  la  bénissant.  Parvenus  devant 
le  cube  rébarbatif,  elle  siffla  d'une  certaine  manière, 
appela  par  trois  fois  l'hôte  par  son  petit  nom,  et  la 
porte  béa,  entin. 


268  SOUVENIUS    I)  UN    ENFANT    DE    PAIUS 

Certes  !  il  l'iail  bien  une  heure  du  malin;  mais  vous 
allez  voir  ce  que  c'est  que  riiospilaiilé  corse  quand 
elle  esl  rassurée  :  en  un  «juart  d'heure  tous  les  mem- 
bres de  la  famille  étaient  non  seulement  rhabillésmais 
endimanchés.  Tous  les  lits  étaient  refaits  à  notre  in- 
tention et  i?arnis  de  draps  blancs,  et  un  souper  fa- 
buleux nous  était  servi  dans  le  salon  illuminé  de  tous 
ses  candélabres. 

Jamais  je  n'ai  mangé  de  pareil  appétit! 

Jamais  je  n'ai  dormi  d'un  tel  sommeil  ! 

Et  la  triste  Morosaglia  se  revêt  pour  moi  d'un 
souvenir  enchanté,  où  la  gendarmerie  même  a  des 
ailes. 

Celui  des  hameaux  de  la  commune  où  l'on  montre 
et  visite  encore  la  maison  natale  de  Pascal  Piaoli 
a  pournom  la  Stretla.  Dans  quel  état  d'abandon  les 
Corses  la  laissent  1  Mais  son  délabrement  même  la 
poétise  d'une  austérité  qui  a  son  charme  morne 

En  somme,  c'est  la  maison  d'un  vaincu,  de  l'un  de 
ces  vaincus  de  la  liberté  q\ii  son!  les  plus  tristes  sur 
la  terre.  Si  j'étais  Corse,  elle  me  ferait  pleurer,  cette 
ruine,  que  le  temps  achève  et  qui  s'émiette  dans  les 
vallons.  Car  celui  qui  naquit  là  voulait  son  pays  au- 
tonome, et  il  n'est  (lue  français. 

Est-ce  là  ce  que  veut  dirtî  la  désolation  de  l'habi- 
tacle solitaire,  et  faut-il  y  entendre  la  voix  éloquente 
des  choses  dont  parlent  les  philosophes? 

Aussi  nue  à  l'intérieur  qu'elle  est,  à  l'extérieur, 
ravagée,  sans  un  meuble,  sans  un  livre,  sans  un 
souvenir,  et  telle  encore  que  la  vit,  elle  aussi,  Gre- 
gorovius  en  1862,  soit  n'ayant  pas  une  vitre  à  ses 
fenêtres,  la  maison  de  Paoli  à  Morosaglia  ma  laissé 
l'impression  d'une  tombe  abandonnée   de  nos  ci- 


DE    CORTE    A    BASTIA  269 

melières.  Le  temps  du  lierre  est  le  temps  de  l'oubli. 

Du  reste  le  libérateur  n'a  point  laissé  de  famille. 
Il  ne  s'était  point  marié,  et  son  frère  Clément  était 
moine.  Ce  grand  nom  de  Paoli  n'est  plus  porté  en 
Corse. 

Sait-on  cependant  qu'un  romanesque  et  chaste 
amour  anima  le  cœur  de  Pascal,  sans  nuire  à  celui 
qui  l'exaltait  pour  sa  patrie?  Il  est  probable,  du 
reste,  qu'il  confondait  ses  deux  passions  en  une 
seule  et  les  idéalisa  l'une  en  l'autre.  La  Béatrix  de 
ce  Dante  guerrier  était  une  nonne,  de  noble  souche 
corse,  qui  prit  d'ailleurs  elle-même  une  part  assez 
active  à  la  guerre  de  l'indépendance. 

Quant  à  Clément,  le  moine,  c'est  au  couvent  de 
Morosaglia  (aujourd'hui  école  Paoli)  qu'il  faut  cher- 
cher la  trace  de  cet  homme,  au  moins  aussi  extra- 
ordinaire que  son  cadet.  Clément  Paoli,  soldat  ter- 
rible et  pieux,  rappelle  ces  évêques  grands  seigneurs 
du  moyen  âge  qui  se  jetaient  dans  les  mêlées,  un 
crucifix  d'une  main  et  une  masse  d'armes  de  l'autre. 
On  conte  que  toutes  les  fois  qu'il  abattait  un  ennemi, 
la  pensée  de  la  désolation  qu'allait  laisser  sa  mort 
aux  êtres  chers  lui  arrachait  un  cri  compatissant. 
«  Pauvre  mère  I  »  s'écriait-il.  Et  il  lâchait  le  coup 
infaillible. 

On  m'a  montré  dans  le  cloître  des  franciscains  la 
cellule  où  Clément  mourut  en  1793,  sous  la  bure  du 
tiers  ordre.  Je  l'ai  quittée  assez  vite,  car  il  me  sem- 
blait ouïr  les  lamentations  des  «  pauvres  mères  ».  Il 
est  vrai  que  je  ne  suis  ni  pieux  ni  moine. 

C'est  de  ce  couvent  même  que  le  général  Pascal 
Paoli  dirigea  la  fameuse  bataille  de  Ponte-Nuovo, 
où.  la  Corse  perdit  son  indépendance. 

23. 


:27u  soLvi:.Mns  d  un  iïmam   di;  i'akis 

Ponlc-Nuovo  ne  se  Irouvo  pas  sui"  la  roule  de  la 
Castagniccia,  mais  bien  sur  celle  de  BasLia,  la  roule 
des  professeurs.  Ce  village  est  au  bord  du  Golo, 
dans  une  |)laiiie  marécageuse,  (pii  jKiraîl,  avoir  (Hr 
el  sera  encore,  s'il  y  a  lieu,  le  champ  de  bataille  or- 
dinaire de  la  Corse.  Une  cilad(îlle,  convertie  en 
gendarmerie,  commande  le  ponl  (pie  de  ponls!);'i 
cincj  arches  de  la  possession  dinjutd  dé[)end  le  soi  I 
des  Irois  villes  Ajaccio,  Corte,  Haslia,  el  par  consé- 
quent la  prise  de  l'île.  C'est  donc  à  Ponle-Nuovoque 
bat  le  pouls  politique  de  la  (^-orse.  Il  n'y  a  rien  à  en 
dire  davantage. 

Les  pauvres  Corses  y  furent  battus  le  9  mai  de 
l'an  1769  par  le  comte  de  Vaux,  i\m  les  mil  en  dé- 
route, et  de  ce  jour  date  le  bonheur  qu'ils  ont  de  ne 
plus  être  Cénois.  La  bataille  de  Poide-Nuovo  a  na- 
turalisé Bonaparte,  lequel,  sans  la  défaite  de  Paoli, 
iiaurait  peul-éti"e  jamais  été  empereur  des  Français. 
Il  vint  au  monde,  en  cfTet,  le  i5  août  de  la  même 
année,  soit  quatre-vingt-seize  jours  après  la  tuerie 
qui  nous  le  donna,  hélas  !  pour  d'autres  tueries  plus 
a  lire  uses  encore.  «  Pauvres  mères!  » 

A  présent,  tenons-nous  bien,  et  pas  d'étourdisse- 
menls!  Ilurrah  !  au  grandissime  galop,  <pie  dis-je, 
à  tour  de  bras,  nous  descendons  par  une  rampe  en 
lire-bouchon  dans  la  contrée  de  l'arbre  à  pain  corse, 
la  célèlirc  Casiagniccia  ! 

Les  frondaisons  s'épaississeni,  les  faîles  se  rap- 
prochent et  se  nouent  en  dômes,  le  jour  se  tamise, 
une  fraîcheur  exquise  nous  baigne,  et  de  tous  côtés 
des  susurrements  de  sources,  des  babils  de  chutes 
d'eau  s'unissent  au  brouhaha  de  la  forèl  et  au  tu- 
multe doux  des  branchages. 


DE    CORTE    A    BASTIA  271 

La  première  impression  que  domie  la  Caslagniccia 
esl  celle  d'un  parc  impérial  et  splendide,  où  les 
allées  sont  dessinées  par  un  Le  Nôtre,  fou  de  gran- 
deur, et  taillées  à  larges  coups  de  serpe  dans  une 
nature  vierge.  Il  y  a  du  Versailles  et  du  Saint-Cloud 
dans  ce  jardin  en  labyrinthe,  plein  de  rocailles  et  de 
cascades  bruissantes,  mais  du  Versailles  reparti  à 
létat  sauvage,  du  Saint-Cloud  reconquis  par  la  soli- 
tude, et  rendu  aux  lianes  colossales  et  aux  mousses 
antédiluviennes. 

On  dit  d'ailleurs  entre  géologues  que  la  Caslagnic- 
cia est  rÉlysée  de  la  botanique  :  j'ajoute  un  Elysée 
où  l'on  se  promène  en  calèche. 

Rien  ne  peut  suggérer  une  idée  de  ces  châtai- 
gniers justement  historiques,  puisqu'ils  nourrirent 
seuls  pendant  plusieurs  années  les  armées  sobres  et 
fanatiques  de  Paoli.  Leurs  colonnades  massives 
bordent  la  route  d'arcades  verdoyantes  et  profilent 
à  perte  de  vue  les  charmilles  sans  fin,  au  bout  des- 
quelles une  cascade  luit  comme  un  dressoir  d'argen- 
terie. 

L'un  de  nous,  étant  descendu  un  instant  de  voiture- 
pour  ramasser  quelques  châtaignes  sous  les  arbres, 
poussa  de  loin  un  tel  cri  de  surprise  que  nous  cou- 
rûmes à  lui,  inquiets.  «  Venez  voir  !  »  criait-il. 

Et  nous  vîmes.  Dans  l'intérieur  d'un  tronc  formi- 
dable, une  chambre  entière  sculptée  à  même  Tarière. 
La  table,  les  deux  escabeaux,  une  petite  armoire, 
tout  s'y  trouvait.  11  y  avait  la  cuiller  et  la  fourchette 
dans  l'armoire,  et,  sous  la  table,  une  paire  de  sa- 
bots!... 

Comme  les  Corses  donnent  quelquefois  en  dot  des 
châtaigniers  complets  à  leurs  filles,  celui-ci  devenait 


272  souvi::Mits  I)  l:n   kni'ant  m:  paris 

un  apport  sérieux,  el  il  fui  recomni  d'un  accord  una- 
nime (juc,  si  la  fdle  élail  jolie,  le  parti  était  consi- 
dérable pour  un  bandit  pauvre. 

Le  premier  village  où  nous  fîmes  halte  est  Pie- 
dicroce-d'Orezza  ou  plutôt  le  couvent  (jui  le  com- 
mande. 

C'est  l'un  des  trois  couvents  illustres  de  la  pK'sis- 
lance;  les  deux  autres  sont  celui  de  Morosaii^lia  et 
celui  d'Alesani.  Le  couvent  de  Piedicroce  n'oiVre  pas 
extérieurement  un  grand  intérêt.  C'est  un  édifice 
carré,  long,  d'aspect  roman,  surmonté  d'un  campa- 
nile à  quatre  entablements  et  sans  ilèche.  Mais  l'in- 
térieur est  une  ruine  d'un  aspect  rare  et  singulier,  et 
je  n'ai  rien  vu  dans  mes  voyages  qui  m'ait  autant 
fait  regretter  de  ne  pas  être  Pieter  Neefs,  à  défaut 
d'un  Pieter  de  Hooghc.  Un  efl'el  de  clair-obscur  surcet 
étonnant  eirondrement  de  chapelles,  d'autels,  de  co- 
lonnes, sculptées,  de  statues  décapitées,  d'ornements 
et  de  gravats  d'art,  on  aurait  le  plus  beau  motif  de 
peinture  imaginable.  On  en  a  l'ail  une  caserne  de  gen- 
darmerie ! 

Piedicroce  ne  dilï'ére  des  autres  villages  de  l'île 
que  par  une  propreté  indiscutable  et  toute  à  son  avan- 
tage. On  ne  se  heurte  pas  dans  ses  rues  à  ces 
énormes  cochons  noirs,  d'adieurs  si  amusants  (pie 
l'on  est  forcé  d'enjamber,  dans  le  Niolo,  pour  passer 
et  suivre  son  chemin.  1/aiilicrgc  où  nous  descen- 
dîmes est  fort  bien  tenue,  convenablement  a[)pro- 
visionnée,  et  nous  d'iules  le  plaisir  d'y  causer  avec  un 
percepteur  aimable  et  lettré,  qui  charma  notre  veille 
par  de  bonnes  histoires  de  bandits. 

Une  entre  autres,  dont  les  Bellacoscia  qu'on  ne 
gobe  guère  ici)  assument  la  res|)onsabilité.  Un  mal- 


DE    CORTE    A    BASTIA  273 

heureux  curé  du  cauton,  ayant  eu  l'imprudence  de 
fulminer  en  chaire  contre  ces  rois  de  la  montagne, 
se  vit  un  soir  enlevé  par  les  deux  frères  et  traîné  de 
cime  en  cime  jusqu'à  la  Pintica.  Là,  il  jura  de  ne 
plus  les  «  éreinler  »,  et  même  de  faire  amende  hono- 
rable à  leur  sujet  le  dimanche  suivant  devant  ses 
ouailles.  Ils  le  ramenèrent  le  samedi  toujours  de 
cime  en  cime,  à  son  église,  y  entendirent  le  lende- 
main la  messe  et  la  rétractation,  prirent  une  prune  à 
l'eau-de-vie  au  presbytère  et  décampènent.  «  Si  non 
e  vero,  bene  Irovato,  caro  mio  perceptor.  » 

A  trois  kilomètres  du  bourg  jaillissent  les  eaux 
ferrugineuses  et  gazeuses  d'Orezza,  dont  la  célébrité 
est  européenne,  et  justement,  selon  moi.  La  source 
est  située  au  fond  du  vallon,  et  l'on  y  descend  à  pied 
de  même  qu'on  en  remonte.  Pas  une  voiture  pour 
les  malades.  C'est  absurde,  car  la  station  thermale  y 
est  toute  indiquée,  dans  un  paysage  magnifique.  Il 
est  vrai  que  les  eaux  appartiennent  à  l'État,  qui  y 
envoie  quelques  soldatsatteints  de  fièvres  au  Tonkin. 
Les  plus  épuisés  sont  sur  pied'en  quinze  jours,  car 
la  puissance  thérapeutique  de  cette  source  est  quasi 
miraculeuse.  J'en  ai  bu  un  verre,  dans  la  vasque  rou- 
gie  de  l'établissement,  et  j'ai  eu  la  sensation  immé- 
diate de  la  Jouvence.  C'est  de  l'orezza  que  Méphisto 
a  versé  à  Faust. 

Le  monde  malade  viendrait  ici  de  tous  les  coins  de 
l'univers  se  retremper  et  s'activer  le  sang,  si  l'accès 
<le  la  fontaine  enchantée  était  seulement  possible,  et 
si  on  trouvait  à  se  loger  dans  les  environs.  Mais  l'in- 
curie des  intéressés  n'est  comparable  qu'à  la  rési- 
gnation fataliste  des  habitants.  «  Il  faut  passer  la 
mer  !  »  disent-ils.  Et  ils  se  contentent  d'en  consom- 


l'74  SOUVENIRS    I)  IN    ENFANT    DE    t'AItlS 

mer  eux-mêmes,  Ignl  qu'ils  peuvent,  pour  leurs  Irois 
sous  le  litre,  de  celle  eau  régénératrice  <nii  les  fait 
vivre  cent  ans  et  les  remplit  Je  force  el  d'allégresse. 

A  Piedipartino,  dans  l'Orezza,  l'armurier  à  (|iii 
j'achetai  un  stylet  corse,  ra'ayant  entendu  parler  du 
«  vert  d'Orezza  »,  marbre  fameux,  que  Charles 
Gariiier  a  employé  pour  le  nouvel  Opéra,  el  dont  on 
admire  des  colonnes  entières  à  la  Villa-Médicis, 
s'olTril  à  nous  en  procurer. 

u  N'enez  »,  dit-il  en  prenant  un  marteau. 

A  un  quart  d'heure  de  là  sur  la  roule,  il  s  arrêta 
devant  des  blocs  abandonnés  el  gisants  au  coin  d'un 
pont,  el  il  on  détacha  à  coups  redoublés  quelques 
parcelles.  «  Voilai  fit-il.  C'en  est  !  » 

Et  c'en  était.  Rien  de  plus  précieux  que  ces  jolis 
granits  gris,  lardés  de  pistaches,  (|ui  sont  aujourd'hui 
la  gloire  de  ma  collection  minéralogitjue.  Ouand  on 
pense  qu'on  les  trouve  en  surah>ondance  sur  les  che- 
mins el  qu'il  n'y  aurait  qu'à  en  prendre  !  Quelle 
maison  on  aurait  avec  cela,  ô  mon  Charles  Garniei-, 
maison  d'éraeraude  et  de  malachite  !  Si  jamais  je 
suis  riche  !... 

C'est  en  revenant  de  Piedipartino,  chargés  de  nos 
premières  pierres,  que  nous  pas.sûmes  dans  un  village 
dont  le  curé  ne  disait  plus  la  messe. 

Les  pauvres  paroissiens,  end  irtianchésel  leurs  livres 
à  la  main,  étaient  rassemblés  autour  de  l'église, 
mornes,  la  télé  basse,  dans  le  plus  profond  silence. 
La  cloche  n'avait  point  sonné  l'olîice.  Les  portes 
éUiienl  closes.  Qu'(''lait-il  donc  arrivé  .' 

Oh  !  rien.  Les  gendarmes  étaient  simplement  venus 
le  matin  arrêter  le  curé  dans  son  lit,  sous  inculpation 
de  vendetta  .'... 


DE    CORTE    A    liASTIA  275 

Pour  aller  rejoindre  à  Folelli  la  grande  roule  na- 
tionale qui  dessert  toute  la  côte  orientale  de  Tîle  et 
met  en  communication  Bonifacio  et  Baslia,  on  des- 
cend de  la  Castagniccia  le  long  du  Fium'Altopar  une 
route  si  belle  et  tellement  mauvaise,  qu'on  ne  sait 
s'il  faut  attribuer  à  l'admiration  ou  à  la  douleur  les 
cris  que  les  voyageurs  y  poussent. 

Or,  comme  cette  voie  golgothique  est  précisément 
celle  par  où  les  malades  abordent  aux  eaux  d'Orezza, 
on  comprend  que  les  docteurs  hésitent  souvent  à  les 
y  envoyer.  Ils  ne  peuvent  y  arriver  que  décarcassés, 
s'ils  y  arrivent.  On  risquerait  moins  sa  vie  à  descendre 
à  Folelli  par  le  lit  même  du  torrent  que  par  la  route 
«  carrossable  ■>  —  disent  les  guides  —  qui  le  longe. 
Nous  avons  croulé  pendant  vingt-deux  kilomètres, 
parallèlement  avec  une  rivière  croassante,  qui  sem- 
blait nous  présager  sinistrement  tous  les  accidents 
que  l'on  rêve,  et,  le  tonneau  de  Régulus  est  doux 
comme  montagne  russe  auprès  de  ce  que  nous  endu- 
râmes aux  reins,  aux  côtes,  à  la  tête,  aux  genoux  et 
partout,  dans  la  calèche  la  mieux  suspendue  de  la 
Corse. 

Mais  quelle  contrée  dramatique  et  superbe  que 
cette  Casinca,  et  quel  beau  Phlégéton  que  ce  Fium' 
Alto  !  Si  jamais  je  retourne  en  Corse,  je  me  pro- 
mets de  revoir  ces  gorges  sauvages,  abondantes 
en  sites  héroïques,  et  où  un  peintre  d'histoire  trou- 
verait cent  motifs  pour  un  «  débrouillement  du 
chaos  »;  —  seulement  je  les  parcourrai  à  pied. 

Folelli  n'est  rien  qu'une  auberge,  mais  c'est  une 
excellente  auberge,  où  l'on  déjeune  comme  il  faut 
déjeuner.  Je  suppose  d'ailleurs  qu'on  y  dîne  de 
même. 


:.'7i;  souvLMus  d  un  em-am    de  pauis 

Le  temps  nous  manqua  pour  nous  en  assurer, 
comme  aussi  l'alli-ail  du  paysage,  assez  vague  à 
cel  embranchemenl.  C/esl  à  l'olclli,  en  ctlcl,  que 
l'on  ([uille  la  Corse  noire,  la  Corse  incivilisre  donl 
le  farouclie  Tium'Allo  jelle  le  suprême  appel  pitto- 
resque, pour  entrer  dans  une  Corse  italienne  mari'*- 
cat^euse  el  plaie. 

Nous  voici  sur  celle  cùle  orientale  au  compte  de 
laquelle  on  a  tanl  écrit  qu'il  n'y  a  vraiment  pins 
rien  de  nouveau  à  en  dire  :  une  énorme  plaine  de 
cent  cinquante  mille  hectares,  délrempce  par  les 
eaux,  torréliéc  par  le  soleil,  où  règne  la  malaria,  et 
que  les  insulaires  eux-mêmes  ne  Iraversenl  que  le 
mouchoir  à  la  bouche,  au  grand  galop  de  leurs 
chevaux.  C'est  le  royaume  de  la  fièvre. 

Ce  marais  pontin  est  si  malsain  que,  de  l'aveu 
d'un  auteur  corse  même,  un  linge  blanc,  laissé  le 
soir  exposé  à  l'air,  est  relevé  le  lendemain  matin 
rouge  de  rouille. 

D'effroyables  stagnations  morbides  formées  par 
l'exlravasemenl  des  estuaires  de  torrents  ulcèrent 
ces  bords  de  l'île  el  conliibucnl  à  accréditer  les 
légendes  qui  la  donnent  pour  inhabitable.  Les  étants 
d  Trbino,  de  Dian<',  del  Sale,  el  celui  de  Biguglia, 
devant  lequel  nous  allons  passer  tout  à  l'heure,  ne 
sont  plus,  au  coucher  du  soleil,  que  des  foyers  de 
peste  paludéenne.  Jamais  le  mistral  purificateur  ne 
les  évente.  Aussi  quelle  solitude  ! 

Il  semble  qu'il  serait  aisé  de  reconquérir  sur  la 
morl  celle  immense  langue  de  lerre  corse  et  d'en 
tourner  la  putréfaction  féconde  à  bénéfice  pour 
l'agriculture.  La  nature  indique  d'elle-même  le  re- 
mède par  les  végétations  luxuriantes  dont  elle  couvre 


DE    CORTE    A    BASTIA  277 

ses  vases.  Les  moindres  plantes  y  affectent  des  dé- 
veloppements tropicaux,  les  herbes  sont  d'une  force 
et  d'une  épaisseur  incroyables.  C'est  la  flore  des  co- 
lonies. 

En  certains  lieux,  déjà  sommairement  cultivés, 
on  fait  par  an  quatre  récolles  de  luzerne.  En  d'autres, 
le  blé  devient  gros  comme  celui  d'Egypte.  Partout 
l'eucalyptus  réussit,  prospère  et  fait  forêt  en  trois 
années.  Ce  limon,  roulé  par  le  Golo  ou  le  Tavignano, 
c'est  de  l'or  en  barre,  et  les  Romains  l'avaient  bien 
deviné  qui  eurent  là,  c'est  certain,  deux  comptoirs, 
Aleria  et  Mariana,  dans  ce  grenier  d'abondance  iné- 
puisable. 

Ils  avaient  compris  qu'il  suffisait  d'endiguer  et 
de  canaliser  les  eaux  folles  des  fontes  de  neige  et 
les  débordements  printaniers  des  fleuves  de  la  côte. 
Est-il  donc  si  difficile  de  reprendre  leurs  travaux 
salutaires  et  d'en  suivre  les  plans  d'après  les  ruines 
qui  nous  en  restent  encore? 

Le  dessèchement  des  palus  fétides  ne  se  fera  que 
par  l'initiative  privée,  ainsi  que  tout  se  fait,  et  les 
Corses  n'en  ont  pas.  Ils  vivent  et  meurent  les  yeux 
fixés  sur  le  gouvernement.  Si  l'île  était  anglaise, 
ainsi  que  l'avait  rêvé  désespérément  le  pauvre  Paoli, 
la  côte  orientale,  canalisée,  assainie,  coupée  de  routes 
et  plantée,  serait  pour  John  Bull  une  Mitidja.  Elle 
donnerait  des  dattes,  et  l'étang  de  Diane  abriterait 
des  vaisseaux  de  fort  tonnage,  avec,  autour,  une 
jolie  ville  maritime. 

A  la  hauteur  de  Gervione,  sur  la  droite  et  près 
de  la  mer,  les  touristes  en  mal  de  baccalauréat  rentre 
vont  généralement  visiter  les  ruines  de  Mariana,  cité 
romaine  fondée  par  Marius,  et  dont  il  ne  reste  que... 

21 


27S  SOlVKNinS    D  UN    ENFANT    MK    PAHIS 

l'cinplacemenl.  Ils  on  roviciinoiil  avec  des  fleurs  la- 
tines aux  lèvres  el  un  peu  dôçus. 

Comme  ils  ont  rt^alemenl  fait  pôlerina^e,  nn  jour 
avanl,  aux  ruines  d'Aleria,  autre  eolonie  romaine 
fondée  par  Sylla,  et  dont  il  ne  reste  que...  le  souve- 
nir, ils  établissent,  au  retour,  de  beaux  parallèles 
outre  les  fondateurs,  el  leur  conversation  est  tout  à 
lait  instructive. 

Notre  ami  Vincent  Bonnaud  ne  se  donne  pas  tant 
de  mal  pour  rivaliser  avec  Fènelon  et  Montes<|uiou 
dans  ces  exercices  littéraires.  11  déclare  carrément 
que,  pour  lui,  Marins  et  Sylla  étaient  des  Corses! 

El  comme  nous  nous  récrions  timidement  contre 
colle  opinion  effroyable  el  d'une  partialité  révol- 
tante : 

«  Leur  histoire  le  prouve  !  déclare-l-il.  Ce  n'est 
([u'une  longiu^  vendetta  romaine,  leur  histoire  !  Jo 
vous  détio  de  dire  non  !  Lisez  Tite-Live  !  » 

Et  nous  voilà  collés,  car  il  a  raison.  L'inimitié  t\f 
Marius  et  de  Sylla  «levait  faire  quelque  chose  on 
Corse  !  Kilo  a  lait  Aleria  et  Mariana. 

Mariana  cependant  ne  pouvait  nous  laisser  froi<i, 
à  cause  delà  très  jolie  éi.;'lise  qui  s'y  est  conservée 
el  qu'on  appelle  la  Canonica.  C'est  une  des  plus  pré 
cieuses  pièces  d'art  de  la  Corse. 

Je  ne  suis  pas  assez  bon  architecte  pour  vous  la 
décnre  lechni»iuement,  mais  la  (?.anonica  m'a  paru 
être  du  onzième  sii'x^le  el  relever  du  style  byzantin. 
Elle  a  une  triple  nef  soutenue  par  des  colormes  do- 
riques; mais  les  chapelles  sont  fi^olhiques,  assuré- 
ment, el  la  façade,  ornée  de  chasses  et  de  griffons, 
est  pi.sane.  A'oilà.  Je  ne  vous  en  (lirai  pasdavantaj^e, 
el  pour  cause,  sur  celte  cathédrale  des  marécages. 


DE    CORTE    A    IB.VSTIA  279 

L'étang  de  Biguglia  est  le  plus  vaste  de  ces  palus 
insalubres.  Il  précède  de  huit  kîlomètres  l'entrée  de 
Bastia,  à  qui  il  sert  de  vivier.  Il  est  probable  que  dès 
le  temps  de  la  colonisation  romaine,  ses  poissons  ex- 
quis fournissaient  la  table  de  ces  gourmets  dont 
parle  Juvéaal  dans  sa  satire  cinquième  : 

Mulus  erit  domino  quem  raisit  Corsica. 

Aujourd'hui  ce  sont  les  Bastiais  qui  les  mangent, 
ces  mulets  corses  de  haut  goût.  Et  quand  ils  man- 
quent au  marché,  on  les  remplace  par  quelque  pâté 
de  canard  sauvage  tué  par  les  chasseurs  au  milieu 
des  joncs  et  des  lentisques  de  l'étang. 


RASTIA 


Si  l'on  ne  savait  pas  que  la  Corse  a  été  f>-énoiso,  on 
le  devinerait  rien  (ju  à  voir  Bastia. 

Bastia,  c'est  une  Gênes  en  réduction.  Même  situa- 
tion sur  la  mer,  mOme  encadrement,  même  p(»rl, 
mC'mes  rues  et  même  caractère  de  ville,  il  n'y  mancjue 
que  les  palais  splendides  et  outrecuidants  de  la  via 
Garibaldi  et  les  lions  symboliques  dévalant  sui"  les 
escaliers  des  j)orli(jues. 

Ces  palais  sont  remplacés,  sur  la  Traverse,  rue  prin- 
cipale de  la  ville,  et  place  Saint-Nicolas  siirtout,  par 
de  grandes  maisons  modernes,  liaussmanniformes, 
sans  art  et  sans  style,  à  moins  que  celui  de  cette  archi- 
tecture ensoit  un, le  style  NapoléonTrois!  Lepluspur 
alignement  y  préside  et  l'absence  de  couleur  y  règne. 

Autour  du  port  seulement,  le  quartier  ((ui  entoure 
les  quais  etquel'église  deSaint-Jean-Baptisleappelle 
A  la  prière,  est  amusant  à  parcourir.  Il  grouille  rai- 
sonnablement sur  les  dalles  de  marbre  qui  revêtent 
la  chaussée,  et  sous  quelques  portes  romaines  des 
étalages  de  fruits,  de  poissons  et  de  légumes  accro- 
chent de  la  lumière. 


BASTIA  281 

C'est  là  que  je  vivrais  si  je  devais  vivre  à  Bastia. 
J'élirais  sans  doute  domicile  aux  environs  du  marché 
aux  châtaignes,  où  il  y  a  de  si  curieux  gritîons  de 
bronze  et  qu'anime  le  bavardage  des  commères  au- 
tour d'une  fontaine.  L'odeur  historique  de  la  vieille 
cité  corse  n'est  respirable  que  là,  du  moins  pour  des 
narines  ethnographiques. 

Quant  à  la  terriblement  majestueuse  place  Saint- 
Nicolas,  où  l'on  contemple,  foudroyé,  la  statue  de 
Napoléon  dont  je  vous  ai  parlé  plus  haut,  je  ne  veux 
pas  m'attirer  une  vendetta  bastiaise,  mais,  sapristi  ! 
quelle  place,  et  quelle  statue  !  Il  est  vrai  que,  si  elle 
n'était  pas  si  grande,  les  pieds  du  Napoléon  débor- 
deraient du  socle  sur  la  mer  !  D'après  la  conception 
du  brave  statuaire,  si  la  postérité  s'y  fie  et  y  réfère, 
comme  on  dit  de  Gharlemagne  «  l'empereur  à  la 
barbe  fleurie  »,  on  pourra  appeler  Napoléon  «  l'em- 
pereur aux  grands  pieds  ».  Ils  durent  tenir,  s'ils 
étaient  ainsi,  tout  le  pont  d'Arcole.  Enfin  j'ai  vu  mieux 
en  fait  de  proportions  académiques,  je  vous  en  donne 
ma  parole  d'honneur  1 

Pour  la  place  en  elle-même,  il  y  souffle  un  tel  vent, 
le  libeccio,  qu'on  s'y  croirait  en  Avignon.  Gomment 
le  petit  théâtre  de  bois,  baraque  informe  qui  rorne, 
y  résiste,  c'est  ce  que  je  n'ai  pu  comprendre.  On  doit 
la  lester  de  tragédies.  C'^tte  grange  a  encore  une  fois 
éveillé  en  moi  le  souvenir  mélancolique  du  pauvre 
poète  Albert  Glatigny,  qui  y  joua  du  Scribe.  Glati- 
gny  était  «  troisième  utilité  et  souffleur  »  d'une  troupe 
ambulante,  et  c'est  en  se  rendant  de  Bastia  à  Ajaccio 
qu'il  fut  pris  pour  Jud  et  emprisonné  à  Bocognano. 

Pourquoi  ne  pas  le  dire?  Je  me  suis  assis  sur  un 
banc   devant  cette   ■<  roulotte   »   échouée  là  comme 

24. 


282  SOUVENIRS    1)  UN    ENFANT    DE    l'ARIS 

une  épave,  et,  \r  do^  luiirné  ;iii  >.a|>oléon  des  pé- 
dicures, je  me  pi'is  à  rêver  aux  dures  années  ek  aux 
gais  conipafi;-nons d'apprentissage  liltéraire.  L'évoca- 
tion fut  si  forte,  sur  celte  place  Saint-Nicolas,  qu'il 
me  sembla  à  un  certain  moment  pei'cevoir  el  reron- 
naître  derrière  les  planches  la  voix  de  (  llaligny  d(''fla- 
manl  la  [)rose  douloureuse. 

Avez-vous  essayé  quelquefois  de  vous  rappeler  le 
timbre  de  la  voix  des  amis  qui  sont  morts  ?  Le  sou- 
venir d'une  voix,  c'est  ce  qu'il  y  a  de  plus  irressus- 
citable.  L'expression,  la  physionomie,  l'allure,  le 
geste  familier,  ces  choses-là  vous  laissent  leur  carac- 
tère; mais  la  voix?  D'autant  qu'il  n'y  a  pas  deux 
voix  qui  se  ressemblent.  Si  la  phonation  est  une 
science,  elle  est  la  plus  vague  et  la  plus  incertaine  de 
toutes.  Peut-être  viendra-t-il  un  temps  où,  grâce  aux 
découvertes  d'Edison,  on  pourra  conserver  dans  le 
métal  des  plaques  le  timbre  vocal  des  êtres  aimés. 
Et  ce  sera  vraiment  le  plus  doux  des  miracles,  attendu 
que  la  voix  seule  est  capable  de  donner  l'impression 
de  la  présence.  Le  portrait  peint  ou  sculpté  n'enpr(»- 
cure  que  l'illusion.  Quand  la  voix  sera  ILxée,  l'oubli 
.sera  vaincu.  Le  plus  isdb'  mourra  <M)toiir<''  du  bruil 
des  siens  1 1 ;. 

Mais  revenons  au  j)orL  11  est  moins  un  |>ort  (ju'une 
cale,  el  son  goulet  est  si  étroit  iju'il  doit  être  fort 
difficile  d'entrée.  Lorsque  le  susdit  libeccio-  pousse 
le  navire,  j'imagine,  sans  m  y  connaître  ('mormémenl. 
que  ce  navire  enfile  ce  gouh'l  avec  autant  d'aisance 
qu'un  fil  une  aiguille  qui  remue.  Si  le  capitaine  vise 
mal,  tout  est  à  recommencer. 

(1)  Écrit  en  ltt87. 


BASTIA  283 

Le  hasard,  qui  est  parfois  le  meilleur  des  cicé- 
rones, voulut  qu'entre  plusieurs  hôtels,  également 
excellents,  nous  descendissions  à  l'hôLel  de  France, 
lequel  est  —  révérence  parler  !  —  l'hôtel  «  républi- 
cain »  de  la  ville.  Comme  nous  avions  pour  chef 
d'expédition  un  prince  de  la  famille  Bonaparte,  ce 
choix  désola  les  établissements  rivaux  et  scandalisa 
les  groupes  politiques. 

Dieu  sait  pourtant  sil  avait  été  involontaire,  pas 
un  de  nous  ne  pouvant  se  douter  qu'il  y  eût  mani- 
festation d'opinion  active  ou  réactive  à  se  loger  à 
gauche  ou  à  droite  dans  la  rue  de  la  Traverse  !  Mais 
en  Corse  on  ne  badine  pas  avec  ces  bêtises-là  !  Entre 
nous,  on  forait  mieux  d'aller  travailler. 

«  Lorsque  vous  arriverez  à  Bastia,  nous  avait  drt 
un  voyageur  d'expérience,  ne  quittez  pas  votre  voi- 
ture, laissez  aller,  et  regardez  à  droite  et  à  gauche 
les  portes  qui  défileront  devant  vous.  Dès  que  vous 
verrez  sur  le  seuil  de  l'une  d'elles  un  homme  coiffé 
du  haut  de  forme  et  habillé  de  la  flûte  des  soirées, 
vulgo  queue-de-morue,  arrêtez-vous  et  entrez  sous 
cette  porte.  Elle  est  la  bonne.  On  y  mange  des  mu- 
rènes des  étangs  de  Biguglia  !  a 

Et  le  voyageur  d'expérience  avait  ajouté  :    - 

«  Vous  ne  pouvez  pas  vous  y  tromper.  Ce  haut  de 
forme  et  cette  queue-de-morue  sont  les  seuls  qui 
soient  en  Corse  ! ...  » 

Fidèles  au  programme,  nous  criâmes  donc  :  Stop  1 
à  notre  cocher  dès  que  nous  aperçûmes,  ainsi  qu'il 
était  écrit,  le  «  soyeux  »  indicateur  qui  répondait 
au  signalement;  et  c'est  ainsi  que  nous  devînmes 
les  hôtes  du  digne  M.  SlafTe  ! 

Le  digne  M.  Stafl'e  était  une  des  cuiiosités  de  Bas- 


284  SOUVENIRS    H  IN    ENFANT    DE    PAIUS 

lia.  Il  y  a  représenté  priitlaiil  Ironie  ans  le  goiU  du 
conlinenl  (*l  l*aris.  11  fui  le  Corse  en  habit  noir!  — 
Jamais  il  ne  quilla  cet  habit  symbolique,  et  oncciues 
il  ne  coilTa  autre  coilTe  (|ue  le  g-ibus  sublime  (ju'on 
lustre  et  rafraîchit  pour  cinquante  centimes.  Inutile 
d'ajouter,  bien  entendu,  qu'il  n'eut  foi  quen  la  cra- 
vate blanche,  et  que  ses  souliers  furent,  jusqu'au 
dernier  jour,  vernis. 

C'était  un  grand  vieillard  sec,  allègre,  rasé  de  frais, 
qui  vivait  pour  et  par  la  correction  absolue,  sauf 
qu'il  passait  sa  journée  assis  dans  la  rue  sur  une 
chaise,  devant  sa  porte,  à  attendre  les  voyageurs. 
Riche,  notable  et  influent,  populaire  et  conseiller 
muni(Mpal.  il  ne  dédaignait  pas  de  servir  à  table  les 
hôtes  de  (jualilé  que  la  Providence  lui  envoyait,  et, 
le  repas  fini,  il  s'asseyait  avec  eux  à  la  table,  faisait 
monter  ses  liqueurs  de  choix  et  ses  cigares,  et  il  leur 
parlait...  de  Paris  ! 

Il  était  de  ceux  pour  qui  Paris  est  le  nombril  de 
la  terre.  Il  soupirait  en  disant  :  «  Le  boulevard  ».  Je 
n'ai  point  rencontré  de  mortel  plus  sincère  dans  sa 
croyance  aux  viveurs  de  nuit.  Pauvre  M.  StalVe  ! 
Puis(ju'il  est  parti  de  ce  monde  où  sont  les  divines 
Folies-Bergère,  que  le  bel  uniforme  démocratique 
qu'il  y  porta  lui  soit  là-haut,  devant  le  Juge,  une  cir- 
constance atténuante  I  II  n'en  aura  pas  eu  besoin  si 
Dieu  met  dans  les  justes  balances  la  bonne  tenue  de 
son  hùlel  de  France,  la  propreté  de  ses  chambres,  la 
douceur  de  ses  lits,  la  richesse  de  ses  caves,  le  con- 
fort et  la  politesse  et  le  céleste  plat  de  murènes  de  la 
Biguglia  aux  échalotes!  L'ensemble  de  ses  vertus 
vaut  une  assomption  en  paradis  complète,  cravate 
blanche  comprise  ! 


BASTIA  28B 

On  n'aime  guère  la  peinture  à  Baslia.  ni  même  les 
peintres.  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  l'état  réelle- 
ment scandaleux  oi^i  la  municipalité  laisse,  à  l'hôlel 
de  ville,  les  toiles  léguées  par  le  cardinal  Fesch.  Je 
vous  avoue  que  je  suis  sorti  outré  de  ce  monument. 

Oue  ces  toiles  soient  toutes  bonnes,  non  certes, et 
il  y  en  a  même  d'exécrables,  mais  qu'on  laisse  ainsi 
pourrir  sur  les  murailles  une  collection  dont  Ten- 
semble  constitue  encore  un  fonds  de  renseignements 
sur  la  peinture  italienne  de  second  ordre,  voilà  qui 
arrache  au  plus  calme  des  imprécations.  C'est  pire 
ici  qu'à  Corte  même,  et  j'ai  vu  dans  le  poste  de  po- 
lice une  dizaine  de  natures  mortes  trouées  comme 
un  crible  par  les  colichemardes  des  sergents  de 
ville. 

J'avais,  du  reste,  le  matin  même,  été,  pour  ainsi 
dire,  préparé  à  ma  stupeur  indignée  du  «  Musée  »  de 
Bastia  par  un  événement  significatif.  Désireux  de 
profiter  du  temps  frais  et  lumineux  pour  rapporter 
de  la  ville  quelque  souvenir  coloré,  disons  franche- 
ment une  aquarelle,  j'étais  allé,  en  compagnie  de 
M.  Escard,  m'installer  au  bout  du  môle  avec  mon 
petit  attirail  d'amateur. 

De  ce  point,  en  effet,  la  vue  était  charmante  et 
formait  tableau.  Le  «  maschio  »  ou  donjon  quadri- 
latéral de  la  vieille  citadelle,  avec  ses  hautes  mu- 
railles d'ocre  rouge,  sous  lesquelles  les  verdures  .du 
jardin  public  dessinaient  leurs  allées  en  terrasses, 
un  joli  château  d'eau  à  gradins,  les  outremers  chan- 
geants des  eaux  profondes  du  port,  au  fond  les  mon- 
tagnes violettes,  au  premier  plan  une  petite  corvette 
bleu  d'ardoise,  tout  cela  sollicitait  les  pinceaux,  et 
d'un  plus  habile  que  votre  serviteur. 


28G  SOLYliMUS    I)  UN    KM  A  NT    l>i;    l'AniS 

.lo  n'élais  pas  assis  sur  le  pliant  depuis  dix  inimités 
que  le  gardien  du  intMe,  lionnne  de  douane.  \  inl  à 
nous,  el  ce  dialogue  sengagea,  morose  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  faites  là? 

—  Vous  le  voyez,  de  la  peinture. 

—  Qui  êtes- vous? 

—  Un  peintre  apparemment. 

—  Où  est  votre  livret?  Silence.)  Si  vous  êtes 
peintre,  vous  devez  avoir  un  livret.  Montrez-le. 

—  Il  y  a  peintres  et  peintres  !  intervint  M.  Escard. 

—  (Ju'esl-ce  que  ça  représente,  votre  machine  ? 

—  Mais,  expliquai-je  en  rougissant,  le  donjon,  les 
fortifications  et  le  jardin,  du  moins  autant  que  pos- 
sible. Du  reste  je  ne  vends  pas  cher  1 

—  Ilum  !  »  fit  le  douanier. 

Et  je  vis  passer  nettement  dans  ses  yeux  le  soup- 
çon de  l'espion  prussien  1 

«  ("a  y  est!  dis-je  à  M.  Escard.  No\is  allons  être 
lapidés  !  >> 

L'homme  du  môle  esquissa  un  geste  violent. 

Et  il  courut  à  la  Marine.  Déjà  les  galopins  du  port 
se  groupaient,  agités  et  méfiants,  autour  de  nous,  et 
sur  les  ponts  de  bateaux  une  rumeur  menaçante  se 
propageait. 

«  Vite,  dis-je  à  Escard,  allez  clier(h<M-  du  lenfort. 
Cette  scie  de_  l'espion  prussien  est  toute-puissant(; 
sur  les  masses,  et  le  danger  est  d'autant  plus  grand 
qu'il  est  plus  béte.  » 

Je  poursuivis  mon  aquarelle  pour  me  donner  une 
contenance,  el  j'affectai  même  d'allumer  une  pipe; 
mais  je  n'étais  pas  sans  inquiétude.  Le  port  était  en 
brouhaha  véritable.  Le  douanier  revint  avec  d'autres 
douaniers,  suivis  d'une   foule  considérable.    Ils    me 


BASTIA  287 

demandèrent  mes  papiers.  Je  donnai  mon  porte- 
feuille, et,  sur  leur  ordre,  j'allais  plier  bagage  pour 
les  suivre,  lorsqu'un  haut  de  forme  populaire  ter- 
miné par  une  illustre  queue  de-morue  apparut,  écarta 
les  curieux  et  me  sauva. 

C'était  l'excellent  M.  Stafïe,  avisé  par  M.  Escard. 

Il  connaissait  Paris,  lui,  le  digne  hôtelier,  il  savait  I 
Il  se  porta  garant,  et  nous  emmena. 

Ils  en  étaient  là,  à  Bastia,  en  1887  ! 


SAINT-FLORENT,  ISOLA  ROSSA,  L'ALGAJOLA 


La  roule  qui  unit  Baslia  à  Calvi  est,  dès  le  début, 
fort  belle.  On  la  fait  à  pied,  d'abord  parce  quelle 
monte  pendant  dix  kilomètres,  el  ensuite  parce  que 
les  plus  délicieuses  fleurs,  variées  el  odorantes,  la 
bordent  justju'au  col  de  Teghime. 

Cotte  première  partie  du  chemin  ressemble,  à 
s'y  méprendre,  à  la  Corniche,  en  Ire  Eza  el  Beau- 
lieu,  par  exemple.  Mêmes  arbres,  même  llore,  même 
culture  de  vignes,  d'amandiers,  mômes  jardins  en 
espaliers,  et  mémo  charme.  —  Du  col,  la  vue 
s'étend  sur  un  double  panorama,  el  on  y  a  la  mer  à 
droite  et  ù  gauche.  A  l'esl,  Baslia  et  l'étang  de  Bi- 
guglia,  les  îles  el  la  mer  toscane  ;  à  l'ouest,  le  ver- 
sant des  monts,  le  Nebbio,  le  golfe  de  Sainl-Florent, 
et  tout  là-bas  la  verle  Balagne,  cette  Touraine  corse. 
On  aurait  beau  monter  plus  haut,  on  n'en  verrait  pas 
davantage,  el  pourtant  vous  n'êtes  qu'à  cinq  cent 
quarante  el  un  mètres,  c'est-à-dire  à  quelques  en- 
jambées de  l'équilibre  éternel  des  eaux. 

Partout  où,  dans  un  paysage,  la  montagne  s'ac- 
corde avec   la   mer,  on  a   la  sensation  du  grandiose 


S.VINT-FLORE.NT,    ISOLA-ROSSA,    L  ALGAJOLA  289 

el  l'on  gémit  de  ne  pas  être  un  ciseau,  au  lieu  d'être 
né  plantigrade.  Au  col  de  Teghime,  j'avais  envie  de 
me  lancer  à  la  nage  dans  l'espace  et  de  gagner  Calvi 
par  brasses. 

La  calèche  me  reprit  à  temps,  et  elle  nous  des- 
cendit à  grandes  guides  jusque  dans  un  vaste  vigno- 
ble où  l'on  faisait  la  vendange.  Le  lieu  s'appelle 
Barbaggio. 

De  belles  filles  brunes,  aux  yeux  de  velours,  por- 
taient sur  la  tête  de  grands  paniers  carrés  remplis 
de  raisins  violets  et  s'en  allaient  ainsi,  pieds  nus, 
par  les  sentiers.  A  notre  prière,  elles  nous  en  offri- 
rent quelques  grappes,  et  si  grosses,  que,  un  kilo- 
mètre plus  loin,  nous  n'avions  pas  encore  fini  de  les 
égrener. 

Nous  traversons  une  rivière  bordée  de  lauriers- 
roses,  comme  TEurotas,  et  nous  voici  encore  une 
fois  dans  un  marécage. 

Dans  ce  marécage  croupit  la  jolie  ville  de  Saint- 
Florent,  dont  Napoléon  rêva  de  faire  un  autre  Tou- 
lon. 

S'il  avait  voulu  réaliser  ce  projet,  il  lui  aurait  fallu 
d'abord,  je  suppose,  dessécher  le  marais  formé  par 
les  alluvions  de  l'Alise,  en  canaliser  l'inondation  et 
rendre  le  pays  habitable.  Quant  au  golfe  de  Saint- 
Florent,  il  est  admirable  en  effet,  et  la  rade  qu'on  y 
construirait  n'aurait  peul-èlre  pas  son  égale  au 
monde. 

u  Ce  golfe  peut  contenir  une  armée  1  »  s'écriait 
l'ingénieur  Bellin  en  1769.  Pour  un  golfe,  contenir 
une  armée  c'est  le  comble  de  la  gloire  géogra- 
phique. 

Ouanl  à  la  ville  elle-même,  rien  à  en  dire  d'inlé- 


2il0  SOUVENIRS    D  LN    I;NI-ANT    I)I:    I'AIUS 

lessanl,  sinon  pour  la  faculté  de  médecine.  On  doit 
mourir  là  comme  des  mouches.  Huil  cents  malariés 
s\v  agitent  confusément  et  ne  doivent  se  reproduire 
qu'à  regret,  s'ils  aiment  les  enfants  bien  portants. 

Mme  riiomasina-M.-A.-E.  Campbell  prétend  avoir 
mangé  à  Saint-Florent  des  «  zerri  »,  poisson  fameux, 
dit-elle,  dont  je  n'ai  jamais  entendu  parler,  mémo 
dans  l'île.  En  fait  de  poissons  corses,  je  connais  la 
bécasse  de  mer,  la  regina,  le  scorpio,  le  prête,  le 
coq  de  mer,  la  murène  et  la  bianchetta;  mais  le 
«  zerri  »,  qu'est-ce? 

Toute  cette  côte  septentrionale  de  l'île  est  d  un 
charme  inexprimable. 

Elle  donne  la  sensation  d'un  Orient  qui  remuerait 
un  peu,  pas  beaucoup,  mais  autant  qu'un  oir>eau 
s'épluchant  ou  soleil  et  s'étirant  l'aile  au  bout  d'un 
roc. 

Nous  voici  à  l'Ile-Rousse. 

L'Ile-Rousse  (Isola-fiossa  ,  ainsi  appelée  de  deux 
îlots  rouges  sur  lesquels  elle  avance  son  port,  et  où 
l'on  chassait  encore  la  perdrix  il  y  a  cent  ans,  est 
une  ville  moderne,  construite  par  Paoli  pourcmbéter 
Calvi  et  détourner  d'elle  le  commerce  de  la  Balagne. 

Calvi  riait  demeurée  en  elTel  fidèle  à  Gènes,  et  le 
patriotisme  du  général  ne  pouvait  tolérer  cette  fidé- 
lité, qu'il  tenait  pour  une  défection  à  la  cause  com- 
mune de  rind(''pendance.  Pour  s'en  venger,  il  ruina 
Calvi,  c'est-à-dire  qu'il  lui  suscita  une  rivale.  L'Ile- 
Rousse  n'a  pas  un  siècle  d'existence,  et  c'est  assuré- 
ment le  port  le  plus  actif  et  le  plus  vivant  de  la  côte. 
C'en  est  aussi  le  plus  original. 

Il  avait  de  la  poigne,  ce  Paoli,  et  du  goût. 

Trois  sites  caractéristiques  résument  fort  exacte- 


SAINT-FLORENT,    ISOLAROSSA,    L  ALGAJOL\  291 

ment  les  trois  physionomies  de  la  ville  improvisée. 
Ici  c"est  Venise,  là  un  march'é  Louis  XM,  et  plus 
loin  une  anse  délicieuse  à  la  façon  des  petites  criques 
liguriennes.  Si  on  y  joint  un  mail  de  province  orné 
d'une  fontaine  que  surmonte  un  buste  du  créateur 
de  rile-Rousse,  le  portrait  serait  complet  en  quoire 
touches. 

Je  me  hâte  d'ajouter  que  les  habitants  sont  des 
gens  charmants,  affables  et  serviables,  et  que  l'hôtel 
Degiovanni,  où  nous  de.scendîmes,  est  supérieure- 
ment tenu  par  une  excellente  dame,  énergique  et 
habile  cuisinière,  qui  soutient,  elle  aussi,  la  broche 
au  poing,  la  lutte  héréditaire  contre  la  cité  génoise. 
C'est  à  rile-Rousse  qu'il  faudrait  venir  vivre  si 
l'on  voulait  passer  l'hiver  en  Corse;  tout  y  abonde, 
tout  y  est  bon,  et  les  pèches  s'y  font  miraculeuses. 
Notamment  pour  les  homardivores  et  les  langousto- 
phages,  riIe-Rousse  est  le  paradis.  Elle  en  envoie 
tous  les  lundis  des  bateaux  à  Nice,  sa  voisine  d'en 
face  qui  lui  rit  dans  le  mii'oir  de  la  mer. 

A  quatre  ou  cinq  kilomètres  de  l'Ile-Rousse  et  avant 
d'arriver  à  Algajola,  on  se  fait  généralement  arrêter 
par  les  voituriers  à  un  endroit  de  la  route  où  se  ti'ouve 
l'une  des  curiosités  de  l'île  de  Corse,  le  monolithe 
d'Algajola. 

Cest  une  énorme  colonne  de  granit,  gisante  encore 
sur  son  lieu  d'extraction,  et  qu'on  laisse  là  depuis 
plus  d'un  demi  siècle,  faute  de  pouvoir  la  transporter 
plus  loin.  La  mer  est  à  soixante  mètres  de  là  cepen- 
dant, et  il  semble  qu'un  ingénieur  (il  y  en  a  de  si 
habiles  ! j  n'aurait  qu'à  la  pousser  sur  un  radeau.  Les 
frais  sans  doute  seraient  considérables,  mais  le  bloc 
(jui  forme  le  soubassement   de  la  colonne  Vendôme 


292  SOUVENIRS    D  CN    ENFANT    HE    PAUIS 

est  colossal,  lui  aussi,  ot  il  provient  de  la  nirinc  car- 
rière. Pourtant  il  est  arrivé  à  Paris. 

Le  fiU,  à  la  vérité,  est  etTroyable.  Il  mesure  dix- 
neuf  mètres  de  long  sur  trois  mètres  de  diamètre. 
Dressé,  il  serait  imposant  et  indéboulonnable,  celui- 
là! 

Ce  tpi"il  fait  là  dans  Tlierbe,  on  n'en  sait  rien  !  Sa 
destination  première,  on  l'ignore.  On  donne  pour 
certain  qu'il  fui  la  première  id(''e  de  la  colonne,  celle 
qui  rend  lier  d'être  Français  quand  on  la  regarde. 

Je  l'ai  donc  regardé  de  mon  mieux,  el  la  fierté  n'est 
pis  venue.  Au  contraire,  j'ai  même  senti  que  je  serais 
plus  fier  d'être  Américain,  par  exemple,  en  face  de 
cet  abandon,  car  les  Américains  ne  laisseraient  pas 
trente  minutes  un  pareil  spécimen  dans  l'état  où  les 
Français  le  laissent,  et  ils  le  pousseraient,  eux,  sur 
le  radeau. 

L'IIe-Housse  forme  une  antithèse  extraordinaire 
aux  ruines  féodales  et  génoises  de  l'Algajola  sa 
voisine.  Oh  !  l'Algajola,  celte  petite  cité  morne, 
dont  les  remparts  crénelés  crouhmt  depuis  quatre 
cents  ans  dans  l'huile  nif'diterranéenne.  où  les  mai- 
sons toujours  éventrées,  et  comme  irréparables, 
alignent,  profilent  et  croisent  des  rues  de  décombres 
pour  un  j)eu[)le  de  lé/ards  ! 

L'Algajola.  f|ui  a  plus  de  trous  sur  l'azur  que  le 
soir  n'y  perce  d'étoiles,  et  qui  semble  poser  éternel-  ., 
lement    pour   quelque   Isabey  le    motif  pittoresque 
dune  ville  prise  d'assaut,  bombardée,  incendiée  el 
mise  à  sac,  au  moyen  Age. 

Celte  Algajola,  elle  a  été  ma  vraie  découverte  per- 
sonnelle en  Corse,  celle  qui  me  revient  et  dont  je  re- 
vendi(jue  l'honneur. 


SAINT-FLOHENT,     ISOLA-ROSSA,    L  ALGAJOLA  298 

Si  je  pouvais  y  entraîner  une  demi-douzaine  de 
peintres,  ils  en  auraient  pour  dix  ans  à  exploiter  son 
thème  décoratif  et  tous  les  motifs  sur  lesquels  il  se 
développe.  Celte  ruine  est  un  enchantement  pour 
des  yeux  d'artiste.  Style,  caractère,  formes  et  cou- 
leur, tout  y  est,  et  la  natuie  même  semble  avoir  in- 
venté des  végétations  particulières  pour  en  rehaus- 
ser les  fantaisies.  J'ai  vu  là  des  graminées  étranges, 
des  floraisons  pendantes,  des  lichens  et  des  parié- 
taires inconnus  et  qui  défient  le  botaniste  et  ses  her- 
biers. Mais  ils  défient  bien  davantage  le  peintre  et 
ses  brosses  par  la  diversité  des  tons,  l'harmonie,  la 
surprise  des  silhouettes  et  l'intérêt  des  jeux  de  lu- 
mière. 

Je  me  suis  assuré,  par  précaution,  que  Ton  pour- 
rait y  vivre,  malgré  la  pénurie  extrême  des  pauvres 
habitants  —  cent  soixante-sept  —  qui  disputent  leurs 
décombres  aux  oiseaux  et  aux  rats.  Car  ils  ne  sont 
plus  que  cent,  soixante-sept  dans  cette  ville  autre- 
fois riche  et  puissante,  dont  les  fortifications  attes- 
tent la  grandeur  passée.  (3n  y  vivrait  même  fort 
convenablement,  et  nous  y  avons  fait  un  déjeuner 
charmant,  chez  une  digne  femme  qui  tient  un  petit 
cabaret  dans  la  rue  principale.  Elle  mit  pour  nous 
ses  provisions  d'hiver  au  pillage.  Je  regrette  fort 
d'avoir  perdu  son  nom.  Mais  s'il  s'installe  jamais  une 
station  de  peintres  à  l'Algajola,  je  lui  promets  de  lui 
en  procurer  la  pratique. 

Entre  FAlgajola  et  Calvi  on  trouve  un  important 
village,  appelé  Lumio,  dont  la  situation  est  superbe 
et  qui  ferait  encore  la  joie  des  peintres.  Il  étage  sur 
un  versant  ses  maisons  blanches  et  lumineuses,  que 
domine  un  vieux  donjon  démantelé  et  flanqué   de 

25. 


2'.'t  bOLVEMUS    1)  UN    DISIAM    DL.    l'AlilS 

lours.  Des  jardins  (r<Man^-ois  le  poiidionl  il'or,  el 
tous  les  sentiers  qui  y  niènenl  élalenl  la  gloire  orien- 
tale des  cactus,  des  agaves  et  des  figuiers  de  Bar- 
barie en  bordures.  Ces  plantes  exotiques  y  sont 
énormes. 

Luiiiio  osl  un  habitacle  de  nobles  corses,  la  villé- 
giature de  l'arislocralie  calvaise.  11  a  près  de  mille 
habitants. 

Je  ne  serai  content  que  lorsque  j'aurai  attiré  dans 
ce  pays  merveilleux  la  colonie  d'artistes  que  j'appelle. 
Mais  je  voudrais  un  Troyon  ou  un  Charles  Jacques 
pour  la  bergerie  monumentale  qu'on  aper(,'oil  sous 
Lumio,  dans  un  champ  au  bord  de  la  mer. 

Cette  bergerie,  qui  pourrait  abriter  douze  coïts 
moutons,  est  une  espèce  de  cloître  à  portiques,  dont 
les  galeries  profondes  emmagasinent  de  l'ombre  de 
toute  qualité  et  du  clair-obscur  à  faire  pâlir  le  maître 
d'Amsterdam.  Ouel  cailre  pour  un  animalier  !  Cette 
bergerie  de  Lumio  est  la  cathédrale  des  moutons  1  Ils 
doivent  en  rêver  quand  ils  paissent  ! 


CALVI  ET  LA  BALÂGNE 


Calvi  est  une  adorable  pelile  ville,  endormie  sur 
son promonloire  blanc,  que  la  mer  entoure  d'un  frou- 
frou de  soie  bleue. 

Cette  forteresse,  à  la  fois  hautaine  et  coquette,  que 
le  soleil  irise,  ressemble  de  loin,  entre  ses  deux  mi- 
roirs de  ciel  et  d'eau,  à  un  gâteau  de  sucre  posé  sur 
un  plateau  d'argent.  On  la  dirait  transparente.  Quel 
magicien  habile  la  citadelle  vitreuse,  ou  quelle  fée 
fait  surgir  aux  yeux  enchantés  du  touriste  le  mirage 
de  ce  château  de  cristal  ?  Mais  non,  le  soleil  tourne, 
et  rien  ne  disparaît.  Au  trot  des  petits  chevaux 
corses  vous  sautez  quelques  ponts  de  torrents,  et 
vous  voilà  dans  la  capitale  de  la  riche  Balagne.  Calvi 
n"est  pas  un  rêve,  et  pourtant  il  en  reste  un  pour 
moi.  Heureux  sont  ceux  qui  vivent  au  pays  où  ils 
auraient  voulu  naître  1 

Le  mot  mélancolique  de  Théophile  Gautier  est 
vrai  :  «  On  ne  naît  pas  toujours  dans  la  vraie  patrie.  » 
J'aurais  dû  naître  à  Calvi,  comme  Christophe  Colomb. 

Car  Christophe  Colomb  était  Corse. 

Pendant  l'une  des  bonnes  journées  que  nous  pas- 


29(1  .SOUVENIRS    1)  UN    ENFANT    DE    PAHIS 

sâmos  dans  la  ville  magi(juc,  nos  liôlcs  nous  lircnl 
monl(M'  à  la  ciladolle.  iMilre  les  lours  du  vieux  donjon 
génois,  comme  dans  un  pAlé  sans  couvercle,  toul  le 
mystère  d'une  anli(|ue  cité  esl  enclos.  A  travers  un 
dédale  de  rampes,  de  ruelles,  d'escaliers,  de  passages 
voiMés,  on  atteint  à  une  terrasse  circulaire,  plantée 
de  platanes  toullus,  d'où  Ion  domine  toul  le  profil 
dentelé  de  la  côte,  jusqu'au  cap  Corse.  Quelle  vue  ! 
Le  port  est  en  bas,  à  trois  cents  mèlres,  agitant  mol- 
lement les  coques  de  noix  et  les  bateaux  en  papier 
de  sa  ilollile.  El,  à  droite,  la  Balagne  s'éploie,  tapis 
d'émcraude  piqué  d'or.  C'est  là  qu'il  fait  bon  s'ac- 
couder, s'emplir  l'ùme  de  joie,  les  poumons  de  brise, 
les  yeux  d'étendue  colorée  et  laisser  s'égoutter  les 
heures  de  l'urne  penchée  du  Temps  ! 

Mais  af)rès  la  poésie  l'érudition  a  ses  droits,  et 
nous  rentrons  dans  l'intérieur  du  pâté.  Dans  une 
ruelle,  pareille  h  celle  de  l'Algajola,  nos  guides  nous 
arrêtent.  Ils  nous  montrent  une  ruine.  C'est  plutôt, 
si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  une  ruine  de  ruine,  car  à 
la  vérité  il  ne  reste  de  ce  qu'ils  y  voient  que  l'ébou- 
lement  confus  de  (juelques  gravats  sans  forme  archi- 
tecturale apparente. 

«  Vous  êtes  dans  la  rue  du  Fil,  nous  disent  avec 
émotion  ces  aimables  gens,  les  plus  hospitaliers  d'une 
ville  qui  esl  le  chef-lieu  de  l'hospitalité  corse. 

—  La  rue  du  Fil?...  » 

Et  je  dresse  interrogalivement  la  tèle.  Mais  mon 
savant  compagnon  de  voyage  a  vite  paré  au  mauvais 
eilet  de  mon  ignorance,  car  il  sait,  lui,  sa  Corse  sur 
le  bout  du  doigt,  et  comme  doit  la  savoir  un  pelit- 
fds  de  Lucien  Bonaparte. 

«  Est-ce  là  tout  ce  qui  reste  de  la  maison  où  il  est 


CALVl    ET    LA    lîALAGNE  297 

né?  demande-t-il  à  nos  gracieux  cicérones  en  leur 
désignant  le  tas  de  moellons  séculaires. 

—  Où  est  né  qui?  insistai-je  follement. 

—  Mais  Christophe  Colomb  !   »  sourit  le  prince. 

Sans  être  un  puits  de  science,  je  ne  suis  pas  pour- 
tant l'ignorant  passionné  que  tout  homme  a  le  droit 
d'être  par  ces  temps  de  doute  historique  et  de  bazar- 
dement  général  des  traditions.  A  Charlemagne,  où 
j'ai  fait  mes  classes,  je  me  rappelle  qu'il  était  usuel 
et  populaire,  entre  labadens  et  potaches,  de  répondre 
à  cette  question  :  «  Où  est  né  Christophe  Colomb''  » 
par  la  facétie  ci-dessous  : 

«  Christophe  Colomb  est  né  dans  un  état  voisin  de 
la  gêne  »  ;  la  «  gêne  »  étant  prise  là  pour  la  ville  ita- 
lienne qui  porte  ce  nom,  et  où  tous  les  historiens 
s'accordaient  jusqu'à  présent  à  donner  le  jour  à  ce 
grand  homme.  Mais  venir  en  Corse  pour  y  apprendre 
que  le  grand  amiral  des  mers  est  né  rue  du  Fil,  à 
Calvi,  c'était  une  surprise  qui  n'était  pas  dans  le  pro- 
gramme du  voyage. 

«  Mais  alors...  repris-je,  Christophe  Colomb  serait 
donc  Français  ? 

—  Il  l'est,  dit  sévèrement  un  jeune  prêtre  qui 
venait  de  nous  rejoindre.  Voici  sa  maison  natale, 
j'en  ai  les  preuves.  Suivez-moi.  » 

C'était  à  déchirer  son  diplôme  de  bachelier  !  Nous 
le  suivîmes  donc,  et  il  nous  donna  les  preuves.  Elles 
me  parurent,  comme  au  prince,  indiscutables,  Chris- 
tophe Colomb  était  Calvais. 

Quand  on  est  à  Calvi  pour  quelques  jours,  il  est 
indispensable  de  se  détourner  un  peu  vers  le  sud 
pour  aller  visiter  le  bourg  de  Calenzana,  l'un  des 
plus  considérables  de  l'île.   Calenzana  est  un  gros 


2'.»b  80LVENIH8    D  U>"    i;MAM     l>fc;    l'AKIS 

di'bouché  d'huile  el  de  miel.  Indii.>îlricijse  ol  gaie,  la 
po|)ulalion  y  dépasse  aujourdliui  trois  mille  t\mes. 

Elle  croîtra  encore,  car  la  Bnlagne  est  le  pays 
des  belles  filles  corses. 

Il  est  aisé  de  le  pressentir  à  la  quanLité  d'enlanls 
qui  fçrouillenl  dans  ses  rues  monlucuses  el  fleuries. 
Je  n"ai  vu  autant  de  gosses  qu'à  Cancale,  ville  éga- 
lement très  prolifique,  où  l'Amour  ne  débande  pas 
son  arc,  A  Calcnzana,  il  n'en  perd  pas  une  llèelie. 

Le  bourg  s'enorguellit  d'un  souvenir  liistori([ue  un 
peu  lointain,  qui  est  la  défaite  des  mercenaires  alle- 
mands de  Gônes  par  Ceccaldi,  l'un  de  ses  enfants. 
Cela  se  passait  en  i332,  sous  Charles  VI,  et  l'his- 
toire ne  nous  est  pas  bien  picsente;  il  n'y  a  guère 
parmi  nous  que  le  prince  qui  puisse  en  tiaiter  sans 
faillir  avec  les  Calenzanais. 

Il  est  vrai  qu'il  se  doit  d'être  renseigné,  le  prince 
Pierre,  son  père  ayant  vécu  longtemps  dans  la  com- 
mune. 

Il  passe  méjue  encore  poui-  en  être  le  bienfaiteur, 
à  cause  d'une  fontaine  publique  qu'il  donna  à  la 
ville.  L'eau,  en  Corse,  est  un  présent  sans  prix,  et  on 
y  retrouve  sur  ce  point  la  grande  préoccupation  des 
peuples  pastoraux  d(^  l'IIellade,  ({ui  pour  une  fon- 
taine rendaient  un  Tliéocriie.  La  source  canalisée 
par  le  prince  Pierre  Bonaparte  a  enrichi  les  braves 
Calenzanais,  ni  plus  ni  moins.  Ils  le  savent,  ils  le 
disent  encore,  et  notre  chef  d'expédition  a  pu  se 
rendre  compte,  à  l'enthousiasme  qui  l'escorta  pen- 
dant sa  visite,  de  l'importance  d'un  bienfait  assez 
idyllique  en  somme.  La  fontaine  était  festonnée  de 
fieurs,  adornée  comme  châsse,  et  il  dut  en  boire  un 
verre  à  la  santé  de  la  Halaene, 


CA.LVI    ET    LA    BALAGXE  2!)!) 

Notre  hôte  à  Calenzana  fut  M.  Bonacorsi.  Il  nous 
fît  l'honneur  de  revendiquer  ce  devoir  d'hospitalité 
au  nom  de  l'amitié  qui  l'avait  uni  au  bienfaiteur  de 
la  commune. 

M.  Bonacorsi  est,  son  nom  même  l'indique,  un 
passionné  de  son  pays,  et  il  aime  la  Corse  comme  l'on 
aime  sa  mère  bien-aimée.  Il  voudrait  qu'elle  devînt 
riche,  libérale,  active,  et  il  prêche  d'exemple.  Son 
jardin,  qui  abonde  en  cédratiers,  est  une  pépinière 
d'eucalyptus  de  toutes  les  essences  connues,  et  il  en 
donne  de  la  graine  à  qui  lui  en  demande. 

J'ai  vu  dans  ce  jardin  quelque  chose  qui  m'a  r-emué 
profondément,  C'est  une  grotte  en  rocaille,  enguir- 
landée de  plantes  et  parée  comme  un  autel  perma- 
nent de  Fête-Dieu.  Une  source  y  chante  dans  une  vas- 
que, et  un  banc,  dans  l'ombre  et  le  murmure,  invite 
à  la  rêverie.  C'est  le  tombeau  du  fils  unique  de  ce 
digne  homme.  Il  y  passe  sa  vie. 


LES  CALÂNCHES 


HISTOIRE  D  UNE    SOUPE    A    L  OIGNON 


Mais,  hélas!  el  comme  dit  le  proverbe,  il  n'est  si 
charmante  compagnie  qu'il  ne  faille  quiller.  el  le 
lendemain  malin,  nous  parlions  rejoindre  la  grande 
roule  occidentale. 

Elle  est  nouvelle,  et  peu  de  touristes  l'ont  parcourue 
avant  nous,  du  moins  s'il  faut  s'en  rapporter  aux 
excursionnistes.  C'est,  sans  doute  possilde,  la  plus 
belle  de  l'île  cependant.  Elle  longe,  de  Calvi  à  Boni- 
facio,  tous  ces  golfes  miroitants  et  porphyriques, 
que  le  soleil  embrase  chaque  .soir  de  ses  pourpres 
et  auxquels  il  en  laisse.  L'enchantement  de.s  yeux 
est  continuel,  et  la  succession  des  tableaux  est  tou- 
jours si  majestueuse  dans  sa  variété,  que  rémotion 
vous  gagne. 

La  communion  de  l'âme  humaine  avec  la  nalure 
s'opère  par  le  silence.  Le  vent  seul  parle  et  donne  le 
verbe  de  l'espace. 

Au  pont  de   Fango.  près  de  Galeria,   un  gros  de 


LES    CALANCHES  301 

cavaliers  raonlés  sur  ces  petits  chevaux  corses  qui 
sont  les  fils  de  l'Aquilon,  comme  les  coursiers  nu- 
mides de  Juguriha,  nous  barra  le  passage. 

Ils  étaient  une  centaine,  armes  de  tromblons  mena- 
gants,  etparaissaient,  de  loin,  assez  rébarbatifs.  Nous 
mîmes  pied  à  terre,  indécis  de  leurs  intentions,  et 
l'idée  d'une  aventure  à  la  Gil  Blas  nous  traversa  la 
cervelle.  Allions-nous  donc  être  obligés  d'en  dé- 
coudre pour  passer  ce  pont?  Notre  jeune  chef  allait 
en  tète,  fort  résolu  à  faire  honneur  à  la  filiation  d'un 
grand-oncle  dont  la  vie  militaire  avait  commencé  à 
«  celui  »  d'Arcole,  lorsque,  à  sa  vue,  une  décharge 
(fartillerie  formidable  éclata  dans  les  airs,  attestant 
d'intentions  pacifiques,  —  et  môme  enthousiastes  ! 
Ces  Corses  expriment  tout  par  coups  de  fusil,  et 
surtout  le  plaisir  de  vous  voir. 

Les  jeunes  gens  d'Aleria,  comme  les  jeunes  filles 
de  Calenzana,  étaient  venus  saluer  à  leur  manière  le 
iils  du  prince  populaire  et  toujours  aimé  dans  la  Ba- 
lagne.  Ils  nous  escortèrent,  en  façon  de  piquet  d'hon- 
neur, pendant  quelques  kilomètres,  et  jusqu'au  golfe 
de  la  Girolata,  dans  une  apothéose  fulminante. 

Écarlate,  ce  fiord  !  Il  s'entaille  dans  de  gigantes- 
ques falaises  de  corail,  de  rubis  et  de  grenat,  dont 
aucun  coloriste  n'oserait  imposer  la  splendeur  à  la 
routine  ignare  des  gens  de  goût. 

Toute  la  côte  est  telle  pourtant,  et  la  gamme  des 
rouges  y  chante  ses  harmonies  de  feu,  à  peine  amor- 
ties par  les  apaisements  de  l'ombre.  Le  vert  des 
maquis  exalte  encore  ces  tonalités  réellement  incan- 
descentes. 

Le  golfe  de  Porto,  plus  aveuglant  encore,  est 
comme  le  développement  du  thème  de  coloris.  C'est 

26 


302  SOUVENIRS    D  U.N    ENFANT    DlC    PARIS 

un  golfe  de  Galcria  en  grand,  et  Irailc'  par  un  Hu- 
bens.  Pour  jouir  delà  magnificence  de  ce  paysage,, 
s'en  imprégner  juscpi'à  l'àme,  il  est  bon  de  s'arrêter 
une  heure  au  village  de  Parlinello  qui  domine  la 
baie,  et  où  Ton  trouve  une  bonne  petite  auberge, 
Tort  bien  approvisionnée  du  reste. 

Parlinello  n'est  point,  à  la  vérité,  un  village  : 
c'est  un  escalier.  Les  maisons  y  sont  superposées  sur 
une  pente  glissante  ;  et  si  elles  n'étaient  pas  retenues 
par  de  grands  arbres,  elles  tomberaient  dans  la  mer, 
comme  les  moutons  de  Panurge. 

Nous  y  avons  vu  deux  jolies  tisseuses,  installées 
sur  la  route  même  avec  leurs  métiers  rustiques,  et 
qui  certainement  faisaient  leurs  toiles  des  rayons 
flottants  du  soleil.  Il  en  voltigeait  de  tous  côtés  parmi 
les  airs  et  jusque  dans  leurs  chevelures  embrous- 
saillées. 

Au  fond  de  ce  golfe  extraordinaire,  qui  sera  un 
jour  ou  l'auti'e,  je  vous  le  certifie,  célèbre  et  peuplé 
de  riches  hôtels  et  de  villas,  on  traverse  un  hameau 
sans  importance,  du  moins  par  le  nombre  de  ses  habi- 
tants. Il  s'appelle  Porto  et  il  a  paré  la  crique  de  son 
nom.  C'est  à  Porto  que  l'on  embarque  les  i»ins,  les 
m»'lèzos  et  tous  les  géants  ligneux  (jue  l'Étal,  insa- 
tiable bûcheron,  abat  dans  la  foret  de  Valdoniello. 
La  tour  carrée  dressée  sur  un  roc  flamboyant  qui 
s'avance  au  milieu  des  flots,  est  un  spécimen  com- 
plet de  ces  fortifications  dont  les  Génois  avaient 
encerclé  l'île.  Son  inutilité  naïve  et  pittoresque 
donne  la  note  de  caractère  de  cette  inoubliable  soli- 
tude. Elle  sert  de  reposoir  aux  goélands  fatigués. 

Entre  Porto  et  Piana,  le  ruban  de  route  ondule 
sur  les  précipices  comme  une  écharpe  dénouée  au 


LES    CALAA'CHES  303. 

vent.  Les  rochers  verdoyants,  où  s'entortillent  les 
lianes  odoriférantes,  sont  piques  de  lézards  innom- 
brables et  tels  des  pelotons  d'aiguilles.  De  lentes 
processions  d'escarbots  traversent  la  voie,  semblables 
à  des  défilés  de  moines  en  cagoule.  La  chaleur  n'est 
soutenable  qu'à  cause  de  la  brise  de  mer,  et  tout  à 
coup  on  entre  dans  le  délilé  des  Calanches. 

Le  défilé  des  Calanches  est  illustre,  et  il  a  toujours 
passé,  non  sans  raison,  pour  le  chef-d'œuvre  de  la  na- 
ture dans  l'île.  Les  guides  le  préconisent,  presque 
au  dam  de  tous  les  autres  sites,  et  pas  un  Anglais  ne 
manquerait  de  le  visiter,  car  ne  l'ayant  pas  vu,  il 
croirait  n'avoir  pas  vu  la  Corse. 

Il  aurait  raison.  Quoique  je  leur  préfère  lascala  di 
Santa- Regina  et  ses  dramatiques  déchirures,  il  n'est 
pas  douteux  que  les  Calanches  méritent  leur  gloire 
européenne. 

C'est  l'entassement  de  Pélion  sur  Ossa.  Une  sorte 
d"éboulement  céleste  de  granits  de  couleur,  de  toutes 
formes,  de  monolithes  ronds,  ovales,  carrés,  oblongs, 
en  dés,  en  arêtes,  en  cuvettes,  en  tibias,  en  champi- 
gnons, en  gourdes,  que  sais-je  !  une  muraille  de  la 
Chine  sèche  et  sans  ciment,  que  la  lumière  crible 
par  tous  les  trous,  les  millions  de  trous  où  logent 
des  millions  do  petits  sauriens,  amis  défiants  de 
rhomme. 

Le  vent  de  mer-<ise  et  polit  singulièrement  les  cail- 
loux de  cette  avalanche  immobile.  11  lui  prête  l'ap- 
parence d'un  amoncellement  colossal  d'ossements 
tombés  d'uneplanète  voisine,  dontlespeuplesauraient 
cent  coudées.  On  y  distingue  des  squelettes  tout 
entiers. 

Si  Ion  retrouvait  sur  la  terre  le  champ  de  bataille 


304  SOUVEMUS    1)  LN    KM-ANT    DL    l'AUIS 

fabuleux  où  los  Titans  allaquèrenl  Jupiter  et  rou- 
lèrent foudroyés,  j'iniagino  que  cccimetièro  ressem- 
blerait aux  Calanches. 

Nous  les  traversâmes  par  un  splendide  coucher  de 
soleil,  suivi  d'un  crépuscule  si  étrange  qu'il  semblait 
ôlre  le  jour  naturel  et  nécessaire  de  la  nécropole 
fantastique.  Une  demi-clarté  brune,  on  eut  dit  sou- 
terraine, vernie  encore  de  lueurs  |)rdissanles,  lîujuait 
les  contours  îles  rocs.  De  grands  |)ans  d'ombre  pro- 
lilaient,  en  les  élargissant,  les  formes  et  les  silhouettes 
burlesques  que  l'imagination  se  plaisait  à  préciser,  et 
toutes  les  rêveries  de  la  fièvre  prenaient  corps  et  se 
réalisaient,  bouffonnes  ou  terribles,  à  nos  yeux  hal- 
lucinés. 

Et  nous  arrivâmes  ti  Piana  dans  l'état  de  gens  qui 
viennent  de  voir  des  fantômes. 

Piana  est  un  bourg  important,  où  quatorze  cents 
créatures  de  Dieu  jouissent  du  bienfait  de  la  vie  et 
des  charmes  de  la  civilisation.  Je  n'y  ai  rien  remar- 
qué qui  vaille  la  peine  d'èlrc  signalé  à  l'attention 
des  voyageurs,  si  ce  n'est  l'inscription  de  son  église, 
qui  est  un  modèle  de  cette  littéral nre  scolaslico- 
latine  à  laquelle  s'adonnent  les  \\\\.  PP.  Jésuites,  et 
qui  nous  a  valu  les  Ilapin  et  les  Santeuil  : 

Miitiora  si  qua-ris  rel)usfiue  Icvamcn  inarclis, 
Ingreclere  hue  inalrem  corde  rof^are  Dci. 

Si  tu  cherches  des  bienfaits  et  un  soulagement  à  tes  peines, 
Entre  ici  prier  de  cœur  la  mère  de  Dieu. 

Le  distique  est  daté  de  1792.  et  non  signé.  C'est 
cela  de  gagné  sur  Horace  et  Virgile. 

A  la  vérité,  Piana    ne  m'a   laissé  d'au  Ire  souvenir 


LES    CALAN'CIIES-  305 

que  celui  d'une  soupe  à  l'oignon  légendaire  et  à  la- 
quelle je  ne  puis  encore  songer  sans  rougir. 

Je  croyais  savoir  faire  une  soupe  à  l'oignon!  Même 
je  m'étais  vanté  témérairement  d'exceller  dans  la  pré- 
paration de  ce  brouet,  difficile  entre  tous,  qui  est  la 
pierre  de  touche  du  cuisinier-né. 

Or,  depuis  que  nous  déambulions  dans  l'île  de  Corse, 
le  manque  presque  absolu  de  beurre  nous  avait  cruel- 
lement privés  du  plaisir  tout  parisien  de  savourer  le 
potage  des  noctambules.  Notre  cher  prince  en  par- 
ticulier souffrait  beaucoup  de  cette  privation,  et  pour 
un  peu,  comme  Richard  111  offrant  son  royaume  pour 
un  cheval,  il  aurait  volontiers  crié  :  «  Ma  fortune  pour 
une  soupe  à  l'oignon!  » 

Je  résolus  de  lui  en  faire  la  surprise,  et,  profitant 
dune  excursion  matinale  qui  l'avait  entraîné  de  nou- 
veau dans  ces  admirables  Calanches,  je  me  mis  à 
battre  Piana  pour  avoir  du  beurre  !  Aidé  de  l'excellent 
Charles,  son  valet  de  chambre,  je  finis  par  en  dé- 
couvrir un  quart  de  livre,  et,  ayant  ramassé  tous  les 
oignons  que  je  pus  trouver  dans  le  bourg,  nous  re- 
vînmes à  l'auberge.  Le  déjeuner  était  commandé 
pour  onze  heures  et  demie;  il  en  était  neuf,  j'avais 
le  temps  de  confectionner  un  chef-d'œuvre. 

Nous  voulûmes  d'abord,  Charles  et  moi,  éplucher 
les  oignons  nous-mêmes,  car  il  n'y  a  point  de  petits 
détails  pour  un  tel  ensemble.  C'étaient  des  pièces 
énormes,  de  véritables  oignons  d'Egypte,  à  faire 
pleurer  tous  les  Hébreux  dans  le  désert,  et  nos 
propres  larmes  coulaient  si  abondamment,  que  nous 
dûmes  renoncer  à  l'exercice.  L'aubergiste,  ses  deux 
filles  et  la  servante  se  chargèrent  d'achever  la  be- 
sogne préparatoire. 

26. 


;k'G  bULVK.MKS    1)  L.\    L.M'A.NT    iJi:    l'Al(l> 

J'avais  d'un  côlr.  coniino  il  convient,  une  cnsserolo 
sérieuse  pleine  d'eau  bouillanle,  el  de  laulrc  une 
poêle  à  frire  sur  le  fourneau,  el,  debout,  je  son- 
geais. 

Je  songeais  à  ceci  :  doil-on  frire  les  oignons  avanl 
de  les  jeter  dans  l'can  bouillanle,  ou  doil-on  lesjeler 
dans  l'eau  bouillante  avant  de  les  fiirc? 

f.harles,  consulté,  me  déclara  qu'il  n'en  savait 
absolument  rien.  Interroger  les  femmes  de  l'auberge 
qui  nous  regardaient  avec  stupeur,  c'était  avouer  ma 
faiblesse.  Je  m'inspirai  des  circonstances. 

Les  circonstances  étaient  que  le  beurre  était  rare 
et  que  nous  n'en  avions  qu'un  quart  de  livre.  Il 
fallait  donc  le  ménager.  Je  demandai  de  l'huile.  El 
lorsque  j'eus  l'huile,  je  précipitai  d'une  part  la 
moitié  des  oignons  dans  la  poêle  et  de  l'autre  le 
reste  dans  la  casserole. 

Et  j'observai. 

Au  bout  d'une  demi-heure,  les  uns  étaient  trop 
cuits  et  les  autres  pas  assez!  Je  regardai  Charles. 

«  Si  nous  en  causions  avec  ces  dames!  »  me  dit-il. 

Malheureusement  elles  ne  parlaient  que  le  dialecte 
corse,  el  notre  double  italien  mêlé  n'arrivait  [)oinl  à 
le  rejoindre.  Je  pris  alors  une  décision  énergitjue.  Je 
transvasai  les  oignons  à  l'eau  dans  la  poêle  h  l'huile 
et  les  oignons  à  l'huile  dans  la  casserole  d'eau  bouil- 
lante, et  je  regardai.  Ceux  qui  étaient  trop  cuits 
se  recroquevillèrent,  el  ceux  qui  ne  l'étaient  pas 
assez  reslèrenl  dans  le  même  élat.  J  étais  pensif. 

L'heure  avançait.  Je  risquai  donc  de  tout  mêler  et 
de  laisser  agir  la  Providence.  Les  oignons  à  l'eau  et 
les  oignons  à  l'huile,  confondus,  furent  savamment 
réunis  dans  une  marmite  à  pot-au-feu  où  il  restait 


LES    CALANCHES  307 

de  rexcellenl  bouillon  de  la  veille.  Ils  parurent  s'y 
trouver  bien  ensemble.  Je  salai',  je  poivrai,  et  j'allu- 
mai une  cigarette. 

Pendant  ce  temps,  sur  mes  indications  précises, 
le  brave  Charles  découpait  des  rondelles  de  pain, 
qu'il  faisait  griller  au  bout  d'un  couteau  sur  le 
brasier  de  la  cheminée,  et  les  femmes  de  l'auberge 
épluchaient,  épluchaient  toujours  d'autres  oignons, 
sans  but  déterminé. 

La  cigarette  achevée,  je  goûtai  la  préparation. 
Elle  était  inconcevablement  fade.  Avisant  alors  des 
piments  rouges  qui  pendaient  à  la  poutrelle,  j'en 
ajoutai  six  à  la  mixture.  Et  je  goûtai  encore.  Elle 
était  trop  forte.  Je  réclamai  des  tomates.  On  alla 
m'en  chercher  au  village,  et  quand  elles  furent  dans 
la  marmite,  la  soupe  prit  un  beau  ton.  On  eût  dit  le 
golfe  de  Porto  lui-même. 

Charles  avait  fini  par  avoir  un  peu  peur,  car  il 
adore  son  maître,  et  il  me  surveillait  du  coin  de 
l'œil. 

«  Que  penseriez-vous,  fi.s-je  pour  le  tranquilliser, 
de  quelques  jus  de  citron  exprimés  et  d'une  poignée 
de  baies  de  genièvre  ?  C'est  local  d'abord,  et  puis 
c'est  bon  ensuite  !  » 

Et  le  geste  suivit  la  parole. 

((  Est-ce  que  Monsieur  mangera  de  sa  soupe  ?  me 
répondit-il.  Parce  que  si  Monsieur  ne  devait  pas  en 
manger,  je  crois  qu'il  serait  temps  de  la  tremper.  Il 
n'y  a  plus  de  pain  à  griller,  et  j'entends  les  voitures 
qui  reviennent  des  Calanches.  » 

Les  excursionnistes  apparurent  en  elTet  à  la 
porte. 

«  Quelle  drôle  d'odeur  !  dit  Vincent  Bonnaud. 


308  SOLVIiNIUS    I)  UN    liM-ANT    l)K    J'AUIS 

—  Excellenle,  irpailil  \o  prince,  on  diiail  de 
Toignon  !  >- 

Charles  scMvil  en  licmblanl  la  soupe  de  Piana 
dans  la  marniile  même.  Ce  que  c'était  que  cette 
soupe,  il  n'y  a  pas  de  mots  dans  le  lexique  pour  en 
dépeindre  l'horreur  !  Mais  Roland  Bonaparte  avait 
compris  qu'il  s'agissait  d'une  prévenance  amicale, 
et,  avant  même  que  nous  eussions  attaqué  notre 
assiettée,  il  en  avait  repris  trois  fois  ' 

A  ce  moment  la  petite  servante  entra  en  se  tordant    ' 
de  rire.  Elle  apportait  le  beurre  sur  un  plat  1 

Javais  totalement  oublié  le  beurre  !  !  ! 

«  Il  n'aurait  plus  manqué  ([ue  cela,  fit  alors  le 
prince  très  grave;  ah  I  il  n  aurait  plus  manqué  que 
cela,  qu'il  y  eût  du  beurre  !...  » 

Nous  quitlAmes  Piana  avec  une  soif  inextinguible 
et  décidés  à  nous  arrêter  à  toutes  les  fontaines. 
Cette  soupe  nous  avait  embrasé  le  gosier. 


CAKGÉSE 


Cargèse  est  une  des  curiosités  de  l'île  corse.  Les 
ethnographes  ne  manquent  point  au  devoir  physio- 
logique de  venir  y  étudier  le  résultat  de  la  fusion 
des  races. 

Cargèse  a  élé  fondée  le  l'j  mars  1676  par  Jean 
Stéphanopoli,  Grec  du  Taygète  (aujourd'hui  iMaïna) 
et  descendant  des  Comnènes,  empereurs  de  Byzance. 
Après  une  lutte  sanglante  soutenue  contre  Amural  IV 
et  ses  musulmans  dans  les  montagnes  du  Pélopo- 
nèse,  ce  chef  de  haute  lignée  et  de  grand  courage 
résolut  de  soustraire  les  Maïnotes,  ses  compatriotes, 
aux  représailles  impitoyables  du  vainqueur.  Il  alla 
demander  à  la  république  de  Gènes  de  lui  céder  un 
territoire  en  Corse.  Elle  lui  donna  celui  qui  est  com- 
pris entre  le  bourg  de  Vico  et  le  golfe  de  Sagone. 

C'est  là  qu'à  la  tète  de  douze  cents  Klephtes, 
Stéphanopoli  s'installa  et  créa  Cargèse.  Il  en  fit 
bientôt  une  ville  prospère,  légiférée  par  le  propre 
code  de  Lycurgue.  En  dix  années,  la  piêve  était  de- 
venue la  plus  fertile  en  cultures  de  toute  la  Corse. 
La  vigne,  le  figuier,  les  céréales  et  leur  commerce 


310  SOUVENIRS    D  UN     I:M-  AN T    hl-:    l'AItlS 

avaienl  onrichi  ceshabilos  ol  laborieux  agricullciirs, 
lîérilicrs  des  principes  de  Cadmus  cl  de  Dcucalion. 
Jalousés  par  leurs  voisins  de  Vico  cl  du  Niolo,  les 
Maïnoies  enrenl  à  essuyer  plusieurs  agressions  de 
leurs  compalrioles  d'adopLion,  et,  nolammenl,  à 
l'éporpie  de  Paoli.ia  fidélité  bien  naturelle  ((u'ils 
avaient  gardée  à  Gènes,  leur  bienfaitrice,  ruina  à 
moitié  leur  colonie.  On  les  brûla,  on  les  pilla,  et  ils 
ne  durent  qu'à  M.  de  Marbeuf  de  pouvoir  recons- 
truire la  ville. 

Ils  se  résignèrent  alors  à  contracter  des  unions 
fusionnistes  avec  les  Corses,  ce  à  quoi  ils  avaienl 
toujours  été  jusque-là  rebelles,  et  aujourd'hui  leur 
sang  hellène  est  si  bien  mêlé  avec  le  sang  sarra- 
sino  cyrnéen,  que  les  ethnographes  en  sont  pour 
leurs  peines. 

Ce  mélange,  d'ailleurs,  ne  paraît  pas  leur  avoir 
l)eaucoup  réussi;  car  ils  ne  sont  plus  que  neuf  cent 
trente.  Toujours  industrieux  d'ailleurs,  et  laborieux, 
ils  continuent  à  donner  aux  Corses  l'exemple  des 
vertus  pastorales,  et  leur  commune  est  une  v('>iitable 
ferme  modèle. 

Le  golfe  de  Sagone  oppose  une  antithèse  assez 
violente  à  celui  de  Porto.  Cest  une  anse  feilile,  ver- 
doyante, où  la  Liscia  dépose  des  vases  et  des  limons 
gras  que  les  bruyères,  les  amandiers  et  même  les 
cerisiers  couvrent  de  leurs  feuillages.  11  semble  que 
l'on  élèverait  là  à  miracle  des  moutons  de  pré- 
salé. 

A  Sagone,  la  vue  se  repose  et  l'esprit  sapaise.  Le 
golfe  est  d'ailleurs  magnifique^  deux  fois  plus  large 
que  le  golfe  rouge,  et  on  y  ferait  un  porl  de  premier 
ordre.  Il  est  très  sûr.   T'/est  le  seul  de   Inule  la  côte 


CARGESE  311 

occidentale  où  j'aie  vu  un  bateau.  Ah  I  la  vie  mari- 
lime  n'est  guère  développée  en  Corse. 

Calcatoggio  est  la  dernière  station  où  on  laisse 
souffler  les  chevaux  avant  d'arriver  à  Ajaccio.  Le 
pays  a  une  réputation  douteuse  au  point  de  vue  de 
r  «  aubergerie  ».  Elle  est  certainement  imméritée,  et 
nous  y  avons  bu,  sur  l'étrier,  d'excellent  vin  blanc, 
servi  avec  beaucoup  de  bonne  grâce  et  de  cordialité 
par  un  cabaretier  très  aimable.  On  venait  de  ter- 
miner la  vendange  et  tout  le  village  empoisonnait  la 
vinasse. 

Mezzavia.  —  Ajaccio. 


SARTÈNE  Eï  BONIFACIO 


Et  voilà  qu'on  recommence  à  monter.  L'ascension 
nous  lire  à  neuf  cents  mèlres,au  coldeSainl-Georges, 
d'où  la  vue  est  naturellement  de  premier  choix.  On 
découvre  d'un  coup  d'œil  la  vallée  profonde  dOrnano, 
qu'arrose  le  Taravo,  un  beau  loirent,  aussi  sonore 
que  son  nom.  Qu'est-ce  qu'il  clame  à  ces  cascades, 
qui  ruissellent  parmi  les  villaf,''es  blancs  ?  Et  qu'est-ce 
que  les  cascades  lui  répondent  ?  Le  nom  de  Sampiero. 
peul-ôlre. 

Et  voili»  qu'on  redéj^rinyole.  Un  rcdéijringole  jus- 
qu'à Olmelo,  très  intéressante  bourgade, dont  j'ai 
encore  dans  les  yeux  la  i)liysionomie  féodale.  Olmelo 
est  tapi,  c'est  le  mot,  sous  des  rochers  hautains, 
comme  ces  panthères  de  l'Atlas  qui  dorment  en  re- 
gardant la  mer.  L'aspect  général  est  sombre,  pres- 
(pie  rébarbatif,  et  la  vue  louche  sur  la  baie  de  Pro- 
priano. 

C'est  à  Olmelo  que  réside  l'anlicpie  famille  des  (jal- 
loni  d'Istria.  ?sous  ne  nous  privûmes  certes  point  du 
l)laisir  de  rendie  visite  à  des  personnes  de  cet  ordre 
dont  la  itonlé  est  pioverbiale  en  Corse,  et  j'ai  gardé 


SARTENE    ET    LîOMFACIO  31H 

précieiisemenL  un  petit  bouquet  de  fleurettes  qui  me 
fui  olTert.dans  la  jolie  maison  à  terrasse,  parunejeune 
tille  à  laquelle  mon  humble  nom  de  poète  n'était  pas 
entièrement  inconnu. 

Elle  me  cita,  en  me  l'offrant,  certain  poème  inti- 
tulé Engaerrande,  dont  laotion  se  passe  en  Corse, 
une  Corse  chimérique,  il  est  vrai,  et  de  géographie 
shakespearienne,  mais  enfin  qu'elle  avait  lu  et  dont 
elle  avait  retenu  ce  vers  : 

Les  fleurs  de  la  pairie  ont  le  plus  doux  parfum. 

Son  bouquet  était  de  violettes. 

On  descend  à  Propriano  par  une  roule  bordée  de 
tombeaux,  comme  la  via  Appia.  Ils  ont  toutes  les 
chances,  ces  diables  de  Corses,  qui  se  plaignent  tou- 
jours !  Ils  peuvent  garder  leurs  morts  hors  des  nécro- 
poles communes,  où  la  douleur  se  banalise.  On  leur 
permet  de  construire  des  mausolées  dans  leurs  jar- 
dins, au  bord  des  chemins,  près  des  foni aines,  et 
toute  terre  pour  eux  est  terre  sainte  et  bénite.  Ils 
échappent  ainsi  à  la  tristesse  d'un  culte  morose,  pour 
lequel  le  départ  de  l'âme  est  tragique,  et  qui  semble 
se  défier  trop  de  la  logique  de  son  Dieu. 

Oui,  j'envie  à  la  Corse  ce  privilège,  et  j'aimerais  a 
dormir,  moi  aussi,  lorsque  l'heure  en  sera  venue,  sur 
les  lieux  mêmes  où  j'ai  vécu,  aimé  et  tant  travaillé, 
au  bord  d'un  chemin  passager  où  sonnent  des  clo- 
chettes de  mules,  que  parcourent  des  couples  amou- 
reux, et  mon  squelette  cliquetterait  gaiement  aux 
lourds  cahots  des  diligences. 

Mais  il  n'y  en  a  que  pour  ces  satanés  Corses  1 

Propriano. 

27 


au  >;")UVEMris  d  un  e.m'ant  di::  pauis 

L'inléri^l  iiiarilinu'  de  la  rade  <le  Pro|>iiano  ti'osl 
l<:>uteux  pour  personne,  el  J'on  coinple  beaucoup, 
clans  l'île,  sur  le  dévelopement  futur  de  ce  purl. 

Outre  rpi'il  est  l'abord  le  plus  proche  de  la  station 
thermale  de  lîaracci  —  une  source  presque  miracu- 
leuse pour  les  rhumatisants  —  qu'on  s'elTorce  de 
lancer,  il  est  encore  l'unique  débouché  des  produits 
de  Sartène  et  de  son  riche  arrondissement.  Déjà  un 
service  régulier  de  paquebots  rejoint  le  port  naissant 
à  celui  d'Ajaccio,  et  cela  quatre  fois  par  semaine. 
Le  trajet  n'est  que  de  trois  heures,  el  c'est  une  partie 
de  plaisir  ravissante,  l'excursion  en  pleine  mer,  le 
le  long  des  côtes,  qu'il  faut  se  payer  là,  sous  peine 
d'en  garder  le  regret  éternel. 

Une  troupe  de  thons  en  belle  humeur  bondissait 
autour  de  la  nef,  comme  les  dauphins  de  Raphaël 
dans  l'enlèvement  de  Galatée.  Le  panorama  desgolfes 
déployait  les  changements  à  vue  de  son  décor  mobile, 
et  la  mer  jetait,  comme  des  tapis  d'Orient,  ses  vagues 
miroitantes  sur  notre  passage. 

A  l'intersection  de  la  route  que  nous  gravissions 
et  <lu  chemin  de  Sainte-Lucie-de-Tallano  —  jolie 
bourgade  où  se  trouve  l'uniffue  carrière  de  granit 
orbiculaire  qui  soit  au  monde  —  nous  rencontrons 
subitement  des  dolmens  ! 

Oui,  des  dolmens,  comme  en  Bretagne!  Ils  ne  se 
refusent  rien,  les  Corses.  Deux  pierres  druidiques, 
superposées  en  autel,  au  milieu  d'un  champ,  et  que 
l'on  nomme  ici  «  les  Slanlari  ».  Ces  menhirs,  cités 
par  Prosper  Mérimée  dans  son  Voi/a{/e  archéolor/iriue, 
sont  classés  et  appartiennent  aux  monuments  histo- 
riques. Il  en  résulte  clairement,  pour  qui  sait  lire  le 
livre  de  pierre  de  la  nature,  que  le  culte  d'Hercule 


SARTENE    ET    BOMFACIO  315 

gaulois  a  régné  dans  l'île  et  que  la  superbe  vallée  du 
Rizzanese,  aujourd'hui  vignoble' immense  et  prospère 
d'où  nous  viennent  à  Paris  presque  tous  les  vins  dits 
de  Corse,  a  entendu  les  chants  des  vellédas  prophé- 
tiques. 

Sartène,  élevée  de  trois  cents  mètres  au-dessus  du 
niveau  de  la  grande  cuve  à  bouillabaisse,  n'est  en 
somme  qu'une  longue  terrasse  qui,  au  lieu  de  border 
la  mer,  borde  une  vallée  en  précipice.  Du  haut  de 
cette  terrasse,  ses  quatre  mille  huit  cents  vignerons 
regardent  pousser  le  raisin,  en  fumant  leurs  pipes, 
comme  on  regarde  d'un  casino  passer  les  petits  ba- 
teaux. 

Ils  peuvent  même  se  payer  ce  spectacle  en  supplé- 
ment, puisqu'ils  ont  vue  sur  la  rade  de  Propriano, 
qui  n'est  qu'à  treize  kilomètres. 

Pour  la  population,  la  ville  est  la  quatrième  de 
l'île  et  ne  cède  à  Corte  que  d'un  millier  d'âmes. 
Encore  se  rattrape-t-elle  sur  la  qualité  peut-être, 
car  les  Sarténois  sont  de  rudes  gaillards,  trempés 
d'acier,  au  physique,  et  de  feu,  au  moral,  ils  sont  les 
plus  passionnés  de  tous  les  Corses. 

Je  ne  sais  pas  sur  quoi  il  est  permis  de  plaisanter 
à  Sartène,  mais  ce  n'est  pas  sur  la  politique,  fichtre  ! 
ni  sur  la  question  du  banditisme.  Ces  deux  thèmes 
sont  interdits  à  la  plus  inolTensive  ironie  du  philo- 
sophe. Si  l'on  exerçait  les  sous-préfets  avant  de  les 
utiliser,  c'est  à  Sartène  qu'il  faudrait  les  envoyer 
pour  faire  leur  apprentissage;  et  les  jours  de  fête 
n'y  sont  pas  les  jours  d'élection.  Miséricorde  !  En 
voilà  un,  de  municipe,  où  la  vie  publique  est  active  ! 

Sur  la  grande  place  de  l'église,  qui  ressemble  à  la 
plate-forme  d'une  tour,  à  l'heure  sainte  de  l'apéritif^ 


3ir.  SOliVKMRS    I)  UN    KM'ANT    l)K    PARIS 

il  faut  voir  les  Sark^nois  se  promener  par  g^roupcs 
sympathiques  et  so  jolcr  des  regards  lorvcs  d'un  clan 
c\  Taulre,  pour  voir  où  en  est  la  réconciliation  i]es 
partis  en  Corse.  Au  bout  de  trois  jours,  je  sentais 
que  je  deviendrais  enragé  rien  qu'à  traverser  cette 
place  de  la  Discorde. 

Elle  est  bien  jolie  j)ourlant,  avec  sa  charmante 
fontaine  publique,  qu'animent  quelques  Nausicaas 
graves,  aux  gestes  lents,  son  église,  ses  cafés  à  l'ita- 
lienne et  la  porte  i-omane  qui  ouvre  là  sur  la  vieille 
ville.  Des  balcons  ouvragés,  enguirlandés  déplantes 
grimpantes,  y  encadrent  des  apparitions  roses  de  pim 
pantes  bourgeoises,  et  parfois  des  bergers,  couverts 
du  '<  pelonc  »  traditionnel  à  longs  poils  de  chèvre,  la 
traversent  en  sifflant  des  airs  delà  montagne  et  nous 
lancent  des  legards  profonds  de  sorciers. 

L'hôtel  où  nous  prîmes  pied  est  tenu  par  un  chef 
qui  mérite  de  porter  ce  nom  de  César  dont  tout  autre 
que  lui  serait  écrasé.   II  nous  traita   impérialement 
et  de  façon  à  nous  faire  regretter  que  son   prénom 
ne  fût  pas  Lucullns,  car  il  y  avait  droit  aussi,   si   les      a 
noms  signifient  (juclque  chose.   C'est  chez  lui  que       ' 
je  vis  pour  la   première  fois  ces  nacres  splendides. 
([u'on  pèche  à  foison  dans  la  baie  de  Porlo-Vecchio»      -i 
dont  les  coquilles  mesurent  jusqu'à  soi\ante  centi-     a 
mètres  et  qu'il  suffit  de  prendre  à  la  muraille  pour     f| 
em|ilir  une  chambre  de  pourpre  changeante  et  d'ar- 
gent miroitant.  Une   photographie  posée,  dans  son 
passe-partoul,  sur  la  cheminée  du  salon,  avait  attiré 
nos  regards  et  agaçait  notre  mémoire  rebelle.    Cer- 
tainement nous  connaissions  tous  celte    lôte,  mais 
aucun  de  nous  n'arrrivait  à  en  nouimer  le  proprié- 
taire. 


SARTKNE    ET    BOMFACIO  317 

((  Ne  faites  pas  attention,  sourit  M.  César,  c'est 
mon  rendre   II  est  dans  les  lions  ! 

—  Dans  les  lions  !  »  Et  tous  de  nous  écrier  à  la 
fois  :  «  Bidel  !  » 

C'était  Bidel  en  elTet,  le  célèbre  dompteur  popu- 
laire, cher  aux  titis  de  la  capitale.  Quel  autre  gendre 
en  etîet  (étions-nous  bêtes  1 1  pouvait  avoir  un  homme 
nommé  M.  César?  Et  'voilà  ce  que  c'est  que  de  ne 
pas  réfléchir.  Nous  adressâmes  à  notre  hôtelier  et 
nos  excuses  et  nos  compliments. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  à  Sarlène,  c'est  la 
vieille  ville.  Quoiqu'elle  ne  date  pas  de  très  loin, 
paraît-il,  puisque  sa  fondation  ne  remonte  qu'au 
seizième  siècle,  ce  qui,  je  vous  l'avoue,  m'étonne  : 
ce  quartier  donne  la  sensation  la  plus  franche  des 
choses  du  moyen  âge. 

Imaginez  un  embrouillamini  de  ruelles  entre-croi- 
sées, tournantes  et  zigzagantes,  un  incroyable  laby- 
rinthe de  couloirs  sombres,  s'amorçant  les  uns  dans 
les  autres,  et  dont  l'architecte  paraît  être  un  chat 
travaillant  un  peloton  de  fil,  des  escaliers,  des  voûtes, 
des  rampes,  des  passerelles  en  croix,  en  losange, 
en  demi-cercle,  en  trapèze,  et  larges  à  peine  de  deux 
pieds.  Impossible  de  passer  plus  d'un  à  la  fois;  et 
quand  on  se  rencontre,  il  faut  se  résigner  au  saute- 
mouton,  comme  les  écoliers. 

Il  ne  doit  pas  faire  bon  ici  d'avoir  un  ennemi  mortel 
et  d'être  obligé  de  sortir.  11  est  vrai  que  le  rappro- 
chement des  murailles  est  un  empêchement  sérieux 
au  développement  du  pugilat.  On  reçoit  tout  de 
suite  à  l'occiput  le  contre-coup  du  sinciput.  Et  puis, 
pour  séparer  les  combattants,  les  femmes  ont  à  leur 
disposition  le  moyen  facile  de  les  arroser  des  fenê- 

27. 


;îIs  SOrVlJMliS     1)   l   N     KMANl      lli:     TAlilS 

1res  sans  perdre  une  t»-oulle  des  lujuides  p;icifica- 
leurs.  Un  verre  snCfil  d'ailleurs  :  il  remplit  loul  l'es- 
pace aérien  el  respirable. 

Ce  vieux  Sarlène  est  exlr(^mcment  pillorcsipjc. 
Je  pense  qu'il  ne  voit  jamais  le  soleil,  à  aucune  heure 
de  la  journée,  et  que  la  lune  est  le  seul  aslre  qui 
l'éclairé.  Les  enfants  y  sont  assez  pAles,  et  quand  la 
barbe  leur  pousse,  c'est  sans  doute  la  barbe  de  capu- 
cin, amie  des  caves  et  lloraison  des  salpêtres.  J'ima- 
gine encore  que  lorsque,  à  l'Age  voulu,  ils  courtisent 
leur  voisine,  ils  n'ont  qu'une  chaise  à  mettre  dans  la 
rue  pour  grimper  chez  celle  fiancée.  Ainsi  dut  faire, 
dans  l'anlique  Vérone,  ce  Roméo,  amant  de  Juliette, 
qu'on  nous  donne  pour  un  grand  gymnasiarque. 

Et  ici  une  question  se  pose.  A  l'époque  du  roi 
Théodore,  il  n'existait  point  d'autre  Sarlène  que 
ce  vieux  Sarlène  impraticable  où  l'on  ne  peut  ouvrir 
son  volet  sans  boucher  la  rue.  Or  l'histoire  nous  dit 
que  les  Sarlénois  portèrent  ce  roi  en  triomphe!  Je 
voudrais  bien  savoir  comment  ils  s'y  prirent,  malgré 
leur  enthousiasme.  Il  n'y  a  pas  de  place,  vous  dis-je, 
pour  un  parapluie  ouvert,  à  plus  forte  raison  pour 
un  roi  conslitutionnel,  que  diable  ! 

Ce  Théodore,  roi  légendaire  de  la  Corse,  étrange 
aventurier  allemand,  dont  l'avenlure  ressemble  aux 
abracadabrances  hislori(|ues  du  Tintamarre,  or\  vous 
montre  ici  sa  maison  royale.  Mais  comme  elle  esl 
occupée  par  des  locataires  ;  il  est  bien  superflu  de 
la  visiter,  d'autant  plus  qu'il  n'en  reste  (pic  les 
murs,  et  nous  nous  en  dispcnsAnies. 

Elle  n'est  pas  inscrite  d'ailleurs,  el  pour  cause, 
parmi  les  curiosités  de  la  ville.  Les  Corses  vous 
>avenl  gré  de    ne   point   leur  parler  île  Théodore. 


SARTENE    ET    BONIFACIO  319 

Cette  histoire  blesse  un  de  leurs  sentiments  les  plus 
délicats,  celui  de  leur  indépendance,  dont  ils  ont 
toujours  le  regret  au  fond  du  cœur.  Ils  s'étaient 
sincèrement  donnés  à  ce  baron  de  Neuhoflf,  qui 
débarqua  à  Aleria  le  12  mars  1786  pour  les  autono- 
miser  et  les  délivrer  de  l'oppression  génoise.  11  eut 
tout  de  suite  Sartène  pour  lui,  car  les  esprits  brû- 
lants de  cette  ville  sont  plus  faciles  à  emballer  que 
ceux  des  autres  montagnards  même  de  File.  Sartène 
crut  en  Théodore  la  première  et  la  dernière.  Aussi 
lui  promit-il  de  la  prendre  pour  capitale. 

Lorsqu'il  s'évada  de  son  royaume,  sans  qu'on  ait 
jamais  su  pourquoi,  Sartène  lui  resta  fidèle  et  l'at- 
tendit. Pouvait-elle  deviner,  que  dis-je  !  comprendre 
le  personnage  taré,  le  faiseur  de  coups,  le  roi  par 
dettes,  que  la  corruption  eflrayante  du  siècle  avait 
jeté  dans  un  pays  de  pâtres  dont  le  long  martyre  eût 
attendri  des  tyrans  d'Asie  ?  Casanova  de  Seingalt, 
Cagliostro  ou  le  mystérieux  comte  de  Saint-Germain 
seraient  débarqués  à  sa  place  pour  les  sauver  qu'ils 
auraient  eu  foi  en  eux.  Une  escapade  aussi  formi- 
dable, un  tel  coup  passait  leur  philosophie  sans  scep- 
ticisme. Certes  !  il  n'y  a  rien  de  plus  lâche  que  de 
duper  un  enfant.  La  Corse  fut  cet  enfant.  Ecar- 
quillée,  elle  crut  à  Théodore.  Elle  l'aima  pour  ses 
beaux  costumes  théâtraux,  son  faste,  son  apparat, 
ses  vices  étalés,  pour  les  joujoux  qu'il  lui  faisait 
danser  devant  les  yeux.  Il  la  viola  et  s'enfuit. 

Il  avait  été  roi.  C'était  tout  ce  qu'il  lui  fallait  pour 
éblouir  ses  créanciers.  Son  crédit  y  gagna  quelque 
renouvellement  illusoire.  Perdu  de  dettes,  traqué, 
étranglé  et  beau  joueur,  il  Qnit  par  se  laisser  pincer 
par  la  police  de  Londres  et  mourut  à  la  Tour.  Les 


a2U  SUUVKMHS    1)  L.N    E.M- AiNT    DM    l'AUlS 

pauvres  Corses  rallendaioiil  toujours.  Ils  sonleurore 
morlifirscle  leurs  illusions. 

De  Sarlènc  à  Bonifacio.  il  n'y  a  à  siii^naler  que  le* 
changement  graduel  du  caractère  des  paysages  et 
quelques  cocassilés  géologicpies  par  où  le  venl  de 
mer  se  révèle  sculpteur  de  grotesques. 

r/est  d'abord  le  fantoche  gigantesque  (pio  l'on 
appelle  1'  «  homme  de  Gagne  ».  Il  est  à  douze  ceiil 
quinze  mètres  d'élévation,  et  on  l'aperçoit  de  tout 
le  Sud  de  la  Corse.  Vous  dire  ce  qu'il  représente,  je 
n'en  sais  rien,  et  cela  dépend  de  l'imagination  de 
ceux  qui  le  distinguent.  Cet  «  homme  de  Gagne  >' 
m'a  paru,  à  moi,  un  vague  bonhomme  cagneux. 
D'autres  y  percevaient  une  vieille  bûcheronne  cour- 
bée sous  un  fagot  d'épines.  JEgri  soninia,  dit 
Horace. 

Le  lion  de  Roccapina  est  d'une  forme  plus  nette. 
L'illusion  d'un  lion  couché  sur  un  pic  et  surveillant 
la  côte  est  complète.  Mais  tromperait-elle  un  véri- 
table lion  ? 

Pianottoli.  —  On  fait  halte  à  Pianottoli,  où  s'em- 
branche la  route  de  Porto-\'ecchio  par  la  vallée 
de  Figari.  La  vallée  de  Figari,  qu'arrose  et  fé- 
conde un  torrent,  qui  devrait  s'appeler  le  Figaro, 
est  la  Beauce  de  la  Corse.  Elle  abonde  en  céréales 
et  fournit  du  froment  réputé  au  marché  de  Mar- 
seille. Elle  est  semée  de  hameaux  pittoresques  qui 
m'ont  rappelé  la  vallée  de  Chcvreuse.  C'est  à  Pia- 
nottoli que  nous  connûmes  l'hori-eur  des  omelettes 
à  l'huile  !  Gomme  le  point  est  très  fréquenté  et 
croît  clnupie  jour  en  importance,  j'espère  que  dans 
quelque  temps  elles  y  seront  au  beurre. 

Du    col    d'Arbia,    qu'on    atteint   ensuite,   la     vue 


SARTENIi    ET    BOMFACIO  321 

s'étend  sur  un  larti^e  et  beau  spectacle  de  nature, 
qui  se  développe  encore  et  devient  plus  large  et 
plus  beau  du  haut  de  certain  couvent  situé  à  droite 
et  dédié  à  la  Sainte  Trinité.  La  fantaisie  nous  prit 
d'y  monter  et  d'y  suivre  un  vénérable  Père  capucin 
que  nous  apercevions  sur  son  âne  au  milieu  des 
cactus  et  des  figuiers  d'Inde  d'un  chemin  sinueux. 
Or,  bien  nous  prit  de  cette  fantaisie. 

Le  couvent  de  la  Trinité  m'a  laissé  une  impression 
profonde  :  j'y  ai  compris  pour  la  première  fois  les 
délices  de  la  vie  monastique,  telle,  il  est  vrai,  que 
la  conçoivent  les  Italiens,  c'est-à-dire  dans  ime  re- 
traite enchantée,  où  tout  concourt  à  la  pacification 
de  l'âme  et  au  farniente  mystique  des  sages. 

Un  grand  jardin  de  pins,  d'oliviers  et  d'orangers  sé- 
culaires, aux  frondaisons  épaisses,  aux  lignes  nobles 
comme  une  vision  arcadienne  du  Poussin;  des  bancs 
de  marbre  blanc,  des  eaux  chantantes  qui  «  ne  se 
taisent  ni  nuit  ni  jour  »  et  de  larges  pelouses  de 
mousse  vertes  pour  jouer  aux  boules,  un  cloître  sou- 
riant et  pareil  à  une  ferme,  une  églisette  voluptueuse 
où  la  prière  sent  bon,  des  nids  d'oiseaux  dans  toutes 
les  fentes  de  rochers,  des  lapins  sous  tous  les  myrtes, 
un  airchargé  d'effluves  marins,  une  vue  incomparable 
sur  la  plaine  blanche  et  calcinée  de  Bonifacio,  la 
ville  au  fond  et,  plus  loin,  dans  les  vapeurs  dorées, 
cette  améthyste,  la  Sardaigne  1  Voilà  cette  Trappe  ! 

Ah  !  égrener  làle  rosaire  dun  poème  en  vingt-quatre 
chants,  ou  plutôt  n'y  rien  égrener  du  tout;  se  laisser 
mollement  vivre  et  mollement  mourh\  et  se  draper, 
comme  l'autre  en  son  étendard,  dans  les  pourpres  du 
soleil  couchant  !  Quel  rêve  1 

Ils  le  réalisent  pourtant,  ces  heureux  coquins  de 


olj  SOLVE.MHS    II  UN     i:.NrAN  1      lii;    l'MilS 

Capucins,  tandis  que  nous  I rimons  pour  clever  des 
familles? Elje  pensais...' vous peimellez?;  je  pensais, 
dis-je,  dans  ce  maquis  pieux,  qu'ils  étaient  des  ban- 
dits, eux  aussi,  des  bandits  de  Dion,  oui  eerles,  mais 
des  bandits  el  rpie  nulle  irnularmcrie  pourtant  nt» 
les  inquiète. 

Bonifacio  est  la  ville  la  plus  orii^Muale  de  la  Coi'se 
et  peut-être  de  l'Europe  méridionale. 

Mais  elle  a  été  tant  de  lois  décrite  el  elle  change 
si  peu,  que  je  n'arriverais  qu'à  ressasser  ce  qu'en  ont 
écrit  les  voyageurs,  tous  unanimes  dans  leurs  trans- 
ports. Il  est  singulier  que  leurs  récits  n'aient  déter- 
miné aucun  peintre  à  venir  exploiter  la  mine  inépui- 
sable de  ses  thèmes  décoratifs;  il  y  en  a  pour  toutes 
les  palettes.  Lorsque  ma  colonie  de  l'Algajola  sera 
installée,  je  l'emmènerai  à  Bonifacio  prendre  un  air 
de  ballade,  et  je  crains  bien  que  quelques-uns  n'y 
restent. 

Bonifacio  est  ciselé  dans  un  bloc  de  craie. 

C'est  un  promontoire  calcaire  que  la  mer  ronge 
tous  les  jours  par  sa  base  et  qui  s'avance  au-dessus 
des  Ilots  furibonds  comme  un  éperon  de  navire. 

Il  est  inconcevable  que  cette  presqu'île  friable  at- 
tienne  encore  à  l'île  de  Corse,  et  l'un  de  ces  quatre 
malins  on  entendra  dire  qu'elle  s'en  est  détachée  el 
que  la  ville  s'est  efTondrée  dans  l'eau.  Ce  jour-là  Sar- 
tène  deviendra  port  de  mer. 

La  falaise  terrifiante  qui  supporte,  on  ne  sait  par 
quel  miracle,  les  maisons,  d'ailleurs  abandonnées 
par  ordre,  du  quartier  de  la  Citadelle,  ouvie  sur 
l'abîme  des  gueules  de  cinquante  mètres  de  profon- 
deur, dont  les  dents  sont  d'énormes  blocs  modelés  en 
molaires,  et  bavant  l'écume  éternelle. 


SARTENE    ET    BONIFAC(0  323 

Il  y  a  une  certaine  terrasse  surplombante  où,  dan§ 
une  guérite,  claque  des  dents  une  sentinelle  que  je 
ne  voudrais  pas  être.  Le  sol  tonitrue  sous  ses  pieds, 
,^t  il  vit  proprement  sur  un  tremblement  de  terre 
continuel.  Il  vous  montre,  tout  pâle,  un  escalier  taillé 
au  fd  à  beurre,  qui  descend  dans  le  gouffre  par  cent 
soixante-quatre  marches  dont  je  ne  vous  parle  qu'en 
fermant  les  y^ux,et  qui  suffirait  à  me  guérir  du  vice 
de  contrebande,  si  j'étais  contrebandier.  Il  paraît  que 
c'est  par  là  qu'ils  montent  leurs  cigares  !  Je  n'en  crois 
pas  un  mot,  s'il  faut  vous  dire  toute  ma  pensée. 

J'oppose  la  même  incrédulité  à  la  légende  qui  veut 
que,  pendant  l'épouvantable  siège  de  l42o,  où  les 
héroïques  Bonifaciens  afTamés  se  nourrirent  de  fro- 
mage fait  avec  du  lait  de  femme,  le  roi  Alphonse 
d'Aragon  ait  espéré  escalader  la  ville  par  cette 
échelle  de  pierre  ponce  suspendue.  Ça,  jamais  !  Je  le 
donne  à  des  singes.  C'est  un  escalier  pour  colimaçons. 

On  entre  à  Bonifacio  par  une  descente  assez  rapide 
encaissée  entre  deux  murailles  de  marne  blanche,  et 
l'on  débouche  tout  de  suite  sur  la  Marine.  Cette 
Marine  est  un  long  bassin,  assez  semblable  à  la  pièce 
d'eau  des  Suisses  à  Versailles,  merveilleusement 
abrité  de  tous  les  vents  de  la  rosace,  mais  dont  l'entrée 
est  trop  étroite  pour  que  les  vaisseaux  de  haut  ton- 
nage consentent  à  se  risquer  dans  son  goulet.  Cet 
inconvénient  sera  la  fortune  de  Porto-Vecchio  peut- 
être,  car  là,  la  rade  est  également  admirable,  mais 
l'abord  est  pratique,  même  pour  des  bateaux  de 
guerre. 

Un  petit  fortin  génois  orne  le  bassin  de  Bonifacio 
€t  découpe  sa  gentille  silhouette  au  pied  de  la  cita- 
delle. Il  m'a  paru  que  la  Marine  était  un  grand  en- 


S24 


SOI  VKMRS    I)  L.N    EM-ANT    \)K    l'AItlS 


tivpôl  de  liège,  cL  j'en  ai  vu  des  piles  notables  sur  le 
quai.  Ony  fait  aussi,  i)araîl-il,  l'iniporlalion  du  bétail. 
C'est  par  Bonil'acio  (juentrenl  en  Corse  les  JxiMifs  el 
les  moulons  ({ue  la  vSardaigne  lui  envoie. 

Le  port  mesure  quinze  cents  mètres.  On  vient  d'y 
installer  une  station  de  torpilleurs. 

De  la  Marine  on  atteint  la  ville  haute  par  une  large 
rampe,  dallée  d'un  cùté  pour  les  piétons,  el  macada- 
misée de  l'autre  pour  les  voitures;  on  traverse  un 
pont-levis,  on  passe  deux  vieilles  portes  de  bon  style, 
et  l'on  pénètre  dans  la  palla  civilas  de  Ptolémée. 

Si  les  statistiques  nafiirmaienl  point  que  trois  mille 
deux  cents  habitants  peuplent  ce  cluUeau  du  vent, 
j'estimerais  sa  population  à  cent  âmes,  car  je  n'en  ai 
pas  rencontré  davantage,  encore  comptai-je  ceux  cpie 
j'ai  vu  au  café  prendre  l'absinthe,  et  les  militaires  de 
la  garnison. 

On  ne  fait  pas  beaucoup  l'enfant  dans  cette  antique 
cité  bonifacienne,  sans  doute  parce  que  le  sol  y  remue 
trop.  II  y  a  pouitant  de  jolies  fdles. 

L'hôtel  auquel  nous  demandAmes  l'hospitalité  est 
une  maison  toute  nouvelle  qui  semble  avoir  à  cœur 
d'effacer  des  Guides  le  renom  assez  mauvais  dont 
jouissent  ici  les  auberges.  Nous  y  fûmes  j)lus  (ju'ho- 
norablement  traités.  Bon  souper,  bon  gîte  elle  reste. 

Le  «  Torrione  »  est  la  seule  qui  subsiste  des  trois 
tours  qu'on  voit  dans  les  armes  de  la  ville.  Elle  en 
avait  trois,  sous  le  comte  Boniface,  qui  la  fonda  en 
833,  ce  qui  n'est  pas  d'hier.  Ce  comte,  enchanté 
d'avoir  flan(|ué  une  pile  navale  aux  .Sarrasins  dans 
les  eaux  du  détroit,  commémora  sa  jubilation  en 
laillanl  une  ville  dans  la  craie  du  promontoire  qui 
rimait  avec  sa  victoire. 


SARTENE    ET    BOMFACIO  325 

On  travaillait  ferme,  lors  de  notre  pass^age  à  Bo- 
nifacio,  en  octobre  1887,  aux  l'ortifications  nouvelles 
de  la  ville,  dont  on  veut  faire  un  petit  Gibraltar  corse 
à  cause  de  certaine  île  italienne  située  en  "face  et 
nommée  Magdalena,  que  le  brave  roi  Humbert  arme 
à  tour  de  bras  pour  [)rouver  ses  intentions  pacifiques 
à  notre  égard.  Nous  visitâmes  les  travaux  du  génie 
militaire  et  nous  descendîmes  dans  des  tranchées 
ayant  bon  air  et  qui  sont  de  belles  tranchées.  Le 
prince,  qui  s'y  connaît,  les  admira  fort. 

Pour  moi,  profane,  qui  n'entends  goutte  à  l'art  des 
contrescarpes,  j'étais  remonté  sur  la  terrasse,  et  je 
contemplais,  dans  la  transparence  de  l'air,  le  splen- 
dide  panorama  des  Bouches  de  Bonifacio.  Un  aima- 
ble citadin,  qui  nous  escortait  par  la  ville,  me  désigna 
l'îlot  de  Lavezzi,  écueil  granitique,  où  naufragea  la 
Sémillante  avec  ses  douze  cents  passagers,  dont  pas 
un  n'échappa  à  la  mort.  «  Pendant  un  mois,  me  disait- 
il,  on  ne  fut  occupé  à  Bonifacio  qu'à  recueillir  les 
cadavres  de  ces  infortunés,  dans  les  grottes,  sur  les 
bords,  jusque  dans  le  port  même.  On  en  retrouva 
plus  d'un  millier.  Ils  ont  un  cimetière  à  eux  tous 
seuls. 

Puis  il  me  montra  la  Sardaigne,  dont  on  pouvait 
distinguer  avec  la  lorgnette  la  première  ville  blanche 
sur  un  fond  de  montagne  sombre. 

<(  Encore  un  beau  pays  à  visiter  pour  vous  !  Quel 
dommage  qu'il  soit  impraticable  ! 

—  Pourquoi  impraticable? 

^-  A  cause  du  brigandage  elïréné  qui  y  règne.  Ah  ! 
monsieur,  on  parle  de  nos  bandits  corses  !  Ou 'est-ce 
auprès  des  brigands  sardes  ?  Je  possède,  moi  qui 
vous  parle,  aux  environs  de  la  ville  blanche  que  vous 

2i 


82C,  SOUVEMIIS    I»  UN    ICNrAM     l)i;    IVMilS 

avez  en  ce  momenl  dans  votre  lorgnelle,  je  possède, 
avec  mon  frère,  une  ferme  d'assez  bon  rapport  el 
d'où  je  tire  de  l'huile  el  des  céréales.  Nous  avons 
été  obligés  de  la  fortifier.  De  deux  nuils  l'une,  à  tour 
de  rôle,  chacun  de  nous  fait  la  veillée,  le  fusil  charg^é 
et  les  chiens  lâchés,  et  le  mercredi  personne  ne  dori 
chez  nous,  ni  maîtres  ni  serviteurs. 

—  Le  mercredi  ?  Pourquoi  le  mercredi  ? 

—  Le  mercredi,  au  coucher  du  soleil,  les  paysans 
sardes  de  noire  canton  se  payent  une  nuit  de  vol  et 
de  pillage,  comme  les  marins  se  payent  une  bordée. 
Ils  battent  les  chemins,  dévalisent  les  passants,  sac- 
cagent les  vergers,  et  s'en  fourrent  jusque  là.  C'est 
l'usage.  On  le  sail,  el  on  a  le  droit  de  se  défendre. 
Mais  le  jeudi,  dès  l'aube,  tous  ces  coquins  papelards 
ont  repris  leurs  outils  de  travail,  et  ils  ont  l'air  de 
petits  saints  près  de  la  hcM'se  ou  delà  charrue.  On 
les  prendrait  pour  des  agriculteurs  de  Virgile  ! 

—  Le  mercredi,  dis-je,  est  le  jour  de  Mercure.»- 
A  Bonifacio,  les  personnes  obliganles  vous  font 

généralement  visiter  trois  choses  : 

La  maison  Calacciolo  on  habita  Cdiarles-Quint  ; 

Léglise  des  Templiers  ; 

Les  grottes  marine». 

La  maison  Calacciolo  n'olTre  d'autre  intérêt  que 
sa  légende,  bille  est  située  auprès  d'un  marché  cou- 
vert, non  loin  de  léglise  de  Sainte-Marie.  On  y 
lemaniue  une  inscription  en  lettres  gothiques  et  les 
armes  de  Gènes. 

Léglise  des  Tem;»Iiers.  ou  Saiiil-I)nminique,  est 
un  éilifice  du  treizième  siècle,  gotliiijue,  averî  des 
traces  de  roman.  Son  clochera  huit  pans  el  créneli- 
est  fort  curieux.  Telle  est  bien   l'aichileclurc  con- 


SARTKNE    ET    BOMFACIO  327 

forme  au  génie  à  la  fois  guerrier  et  religieux  de  cet 
ordre  puissant,  dont  les  chevaliers  ont  laissé  une  répu- 
tation si  étrange  qu'on  ne  sait  encore  que  penser  de 
leur  rôle  dans  la  chrétienté. 

C'est  en  celte  église  des  Templiers  que  j'ai  vu  le 
plus  admirable  petit  chemin  de  croix  du  monde.  Qua- 
torze panneaux  de  bois  de  trente  centimètres,  d'une 
peinture  si  libre,  si  délicieusement  conduite  par 
touches  lumineuses  et  d'un  art  de  composition  tel- 
lement saisissant,  que  s'ils  ne  sont  pas  de  W'atteau 
je  ne  sais  pas  de  qui  ils  peuvent  être.  On  est  sûr 
d'ailleurs  que  le  maître  en  a  exécuté  quelques-uns 
pour  son  professeur  Gillot  et  qu'il  gagna  d'abord  sa 
vie  avec  des  tableaux  de  sainteté.  Est-ce  un  de  ses 
chemins  de  croix  qui  est  venu  échouer  à  Bonifacio, 
■dans  l'église  des  Templiers  ? 

Les  grottes  de  Bonifacio  sont  entre  les  plus  célè- 
bres de  l'Europe.  Il  y  en  a  trois,  auxquelles  on 
n'aborde  que  par  mer.  Le  mauvais  temps  nous  priva 
■du  plaisir  de  les  voir,  et  nous  ne  trouvâmes  point  de 
batelier  qui  consentît  à  nous  y  conduire,  tantla  vague 
déferlait  sur  le  promontoire  et  tant  le  vent  y  faisait 
rage.  C'est  le  seul  regret  que  j'aie  laissé  en  Corse. 
On  trouvera  des  descriptions  magnifiques  de  ces 
églises  de  mer  dans  les  ouvrages  relatifs  à  l'île,  et 
notamment  dans  Gregorovius.  qui  y  épuise  son  en- 
thousiasme. 

Notre  excursion  de  six  semaines  en  Corse  s'est 
terminée  à  Porto-Vecchio. 

Porto- Vecchio,  dont  j'ai  déjà  célébré  plus  haut 
les  étonnantes  nacres  et  qui  s'enrichirait  rien  qu'en 
les  exploitant,  est  un  bourg  de  près  de  trois  raille 
enragés  qui  ne  s'occupent  que  de  politique  et   ou- 


S2S 


SOUVEMItS    l)  IN    ENFANT    UV.    l'AKIS 


blienl  do  jouir  (les  biens  tlonl  l;i  iiiilurclesa  comblé*. 
Lo  pins  rare  de  ces  biens  esl  un  ifoU'c  ma{i;nifi<iue, 
disposé  potir  devenir  une  rade  de  pren»i«'r  ordre  et 
une  station  navale  sans  égale  dans  la  Méditerranée. 

Il  est  vrai  que  cela  ne  dépend  pas  d'eux  cl  (pic 
leurs  six  mille  bras  ne  sul'firaicnl  [)oinl,  avec  la  meil- 
leure volonté,  à  transformer  ce  (iord  désert  en  une 
autre  Marseille. 

Pour  le  quarl^  d'heure,  ils  n'y  ont  que  des  salines. 

Est-ce  assez  pour  un  golfe  de  douze  cents  mètres 
de  large,  où  toute  une  flotte  tiendrait  à  l'aise? 

En  attendant,  les  Vecchiens  se  contentent  de  se 
manger  le  nez,  avant,  pendant  et  après  les  temps 
d'élections,  au  sujet  de  ce  gouvernement  qui  les  dé- 
laisse. 

Comme  ils  ont  reçu  notre  petite  caravane  de  fa- 
çon à  lui  laisser  les  meilleurs  souvenirs,  ceux  de  la 
bonne  bouche,  nous  leur  souhaitons  de  tout  notre 
C(rur  le  bon  avenir  que  les  ingénieurs  leur  assurent. 
Hourra  pour  Porto- Vecchio,  Marseille  future  de  Ja 
Corse  ! 

Et  maintenant  en  route  pour  le  bagne  parisien,  el 
au  '<  harl  labour  »    de  la  copie  1 


•! 


LE  CAPITAINE  FRACASSE 


I 

JOURS  ODÉONIENS 


NOTES    D  AGENDA    QUOTIDIENNES 
DU  4  AU  24   DÉCEMBRE    1887 


C'est  ici  qu'à  sa  date  chronologique,  se  place  la 
légendaire  aventure  de  mon  adaptation  scénique  du 
roman  de  Théophile  Gautier  :  Le  Capitaine  Fra- 
casse. 

Je  pourrais  — je  devrais  peut-être  —  la  résumer 
en  quatre  lignes  :  —  Commandée  le  i5  avril  1887, 
achevée  et  livrée  le  12  décembre  de  la  même  année, 
la  pièce  ne  fut  représentée  que  le  16  octobre  1896, 
soit  au  bout  de  neuf  ans,  sous  la  direction  agitée  : 
Antoine  et  Ginisty,  dont  elle  essuya,  sans  les  sécher, 

28. 


330  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PAUIS 

les  plAlros.  Ce  compciidiiiin  on  diriiil  iisse/.  aux  ini- 
liés  de  la  vie  de  lh(^ùlre,  mais  j'écris  un  peu  pour 
les  autres,  du  moins  je  me  l'imac^ine.  Comme  en 
outre  dix-sept  autres  années  se  seront  encore^  é<^out- 
lées  de  l'urne  depuis  la  première  sans  que  ma  cano- 
nisation ait  été  proclamée  pour  cause  de  martyre 
avéré  sous  le  consulat  de  Porel,  je  n'ai  plus  à  l'es- 
pérer vivant,  et  Iheure  me  sonne  d'en  préparer  les 
éléments  posthumes. 

Dans  cette  lutte  de  plus  d'un  rpiart  de  siècle  pour 
un  ouvrage  qui  n'est  connu  du  puldic  que  par  ses 
malheurs  exemplaires,  ma  plus  grande  faute,  après 
celle  toutefois  d'en  avoir  accepté  la  commande,  fut 
de  le  d('-fendre  îles  ongles  et  du  rostre  conli'e  le  com- 
mandeur. Hélas!  qu'on  est  encoie  jeune  à  quarante- 
deux  ans  (tel  était  mon  Age)  et  comme  on  est  injuste 
tout  de  même  pour  de  bonnes  gens,  dociles  aux 
dieux  et  qui  ne  font  (pi'obéir  à  leur  destinée!  Oui, 
mon  cher  Porel.  aujourd'hui  je  comprends,  —  vous 
ne  pouviez  pas  jouer  le  Fracasse,  et  vous  ne  le  pou- 
viez pas  parce  que  vous  le  deviez  pas,  étant  comme 
l'archétype  du  type  uniquement  créé  et  modelé  par 
Zeus  pour  embêter  les  auteurs  sur  la  terre.  Si  vous 
m'aviez  épargné  entre  cent  autres,  par  préférence, 
il  se  serait  passé  ceci  que  le  dit  Zeus,  irrité  de  votre 
révolte  contre  votre  fonction,  vous  aurait  flanqué 
sur  le  Caucase,  avec,  au  foie,  le  vautour,  et,  cela, 
c'eAt  été  trop,  l'Odéon  est  déjà  dur  aux  prédestinés. 
J'ai  donc  eu  tort  de  vouloir  vous  acculer  dans  l'im- 
passe de  la  rébellion  et  de  tarir  contre  vous  tant  de 
bouteilles  dt;  mon  encre  de  bonne  humeur,  Kn  vous 
molestant,  je  ne  combattais  que  les  (iieux,  qui  au 
bout  de  vingt-six  ans,  d'ailleurs,  vous  vengent  encore. 


JOURS    ODEOMENS  331 

De  nos  débats  reten lissants  au  sujet  du  Fracasse, 
il  n'est  resté  qu'un  mot  qui  les  date.  Il  est  vrai  qu'il 
m'a  rendu  quasi  académisable.  tant  la  philologie  po- 
pulaire lui  a  fait  fête.  Le  retirer  de  la  langue  à  pré- 
sent, comment  m'y  prendre  ?  Même  quand  ils  en  se- 
ront à  la  lettre  T  et  proprement  avant  :  tripe,  c'est- 
à-dire  quand  nous  serons  depuis  longtemps  trépassés 
l'un  ou  l'autre,  il  faudra  bien  que  les  Quarante  lexi- 
cographes en  délibèrent  sous  la  coupole.  Richelieu 
les  guette.  Comme  ils  ont  vocabularisé  ces  temps 
derniers  :  Epatant  et  ses  dérivés,  j'ai  peu  d'espoir 
qu'ils  écartent  mon  néologisme  et  voilà  notre  que- 
relle entrée  avec  lui  dans  l'histoire  !  C'est  ainsi  — 
toujours  les  dieux  1  —  que  l'on  fait  de  l'irréparable. 

Mais  c'en  est  assez,  n'est-ce  pas  ?  Il  ne  sied  qu'à 
Didon  d'induire  le  pater  lEneas  à  renouveler  sa  dou- 
leur et  qu'à  Virgile  d'obtenir  qu'on  l'écoute.  Forcé 
néanmoins  parles  règles  de  l'autobiographie  de  don- 
ner sa  place  en  mes  Souvenirs  à  un  épisode  caracté- 
ristiquedema  carrière  littéraire,  il  m'a  semblé  que, 
sans  le  narrer  à  nouveau,  je  pourrais,  sur  la  foi  de 
mes  agendas,  restituer  l'homme  disparu  et  dont  il  ne 
reste  plus  un  atome,  qui  fut  le  contemporain  de  ma 
disgrâce  oubliée.  Les  documents  portent  en  eux-mê- 
mes leur  intérêt  auquel  lepublic,ivrede  témoignages, 
paraît  s'attacher  de  plus  en  plus,  quel  que  soit  celui 
qui  les  lui  apporte.  Voici  donc,  et  toutes  vives,  les 
«  tranches  de  vie  démon  petit  mémorial  de  1887- 
1888  ». 

Dimanche  A  décembre  1887.  —  Hier,  élection  de 
Sadi  Carnot  à  la,  présidence  de  notre  douce  Répu- 
blique. Si,  avec  un  pareil  prénom  il  ne  fait  rien  pour 


S32  SOUVENinS    I)  L>     ENFANT    DK    l'AItlS 

les  poêles,  c'est  que  son  parrain  sVst  f...  du  peu|)lo. 
Parions  qu'il  n'a  pas  soulenicnl  lu  la  Salière  des 
poêles  do  l'Anacrôon  persan.  Moi  non  plus  du  rosle. 
Gommcnl  peut-on  être  Persan?  La  seule  lêle  aujour- 
d'hui qui  s'encadr(M"ail  bien  dans  l'Elysée,  c'est  Virlor 
Huc^o.  Donc,  personne  n'y  pense. 

—  J'ai  terminé  depuis  jeudi  déjà  le  quatrième  acte 
du  Fracasse  et  j'en  aiaviséPorel  le  jour  même.  Point 
de  réponse.  Ouvre  l'œil,  Éitiilc,  si  toutefois  je  peux, 
sansirrespecl,metutoyeraprcsunlcl  labeur  !  Ce  soir, 
à  l'Odéon,  Le  Légataire  universel.  J'ai  un  faible  pour 
ce  charmant  Regnard  dont  Mme  C...  medemandait 
l'adresse  «  pour  lui  écrire  ».  Son  vers  de  théûtre  est  le 
bon,  le  doué, celui  qui  rit  tout  seul  et  sonne  le  cor  de 
chasse  aux  belles  rimes.  Emile  Perrin  ne  pouvait  pas 
le  sentir,  il  mêle  dit  à  moi-même  et  j'obtins  tout  son 
mépris  lorsque  je  lui  répondis  que  je  le  préférais  au 
vers  de  Molière,  d'une  pûte  métrique  si  lourde  el  si 
ponsardemenl  (déjà  !)  assonnée.  —  Ça  se  voit,  fit- 
il.  —  Meici,  saluai-je.  —  C'est  dans  son  Voyaye  en 
Laponie  que  Regnard  émet  cette  proposition  ethno- 
logique que  les  Ostrogoths  étaient  des  Esquimaux 
en  rupture  de  glace.  Acquis,  maître  ! 

—  Voici  un  paquet  de  lettres  d'amour,  passionnées, 
déchirantes, sublimes  de  révolte  contre  les  obstacles 
sociaux.  Je  vous  les  lis  en  poète,  vous  fondez  en  lar- 
mes. Je  coiffe  la  barette,  je  monte  au  tribunal  el  je 
vous  les  relis  en  magistrat,  votre  indignation  éclate. 
Ah  !  les  misérables  !  Antagonisme  des  lois  et  des 
mœurs.  Qui  nous  fera  le  vrai  Code  ?  (Sujet  d'arlirlo). 

(Un  autre. j  Rien  de  plus  logique  que  les  sacrifices 
humains  ou  animaux  pour  apaiser  les  dieux?  Que 
fonl-ils    donc    eux-mêmes    dans   la    nature,    sinon 


JOURS    ODÉOMENS  333 

l'œuvre  permanente  d'exlerminalion  universelle. 
Que  de  raison  dans  les  religions  sani^ianfes,  mais 
que  d"esprit  dans  Tanthropophagique  ! 

Lundi 5  décembre.  — ■  Lu  à  nos  amis  C...  le  qua- 
trième acte  du  Fracasse.  Ils  le  gobent  ou  paraissen 
le  gober.  Pour  les  remercier,  je  les  initie  à  L'Illusion 
comique  du  vieux  Corneille,  bouffonnerie  shakespea- 
rienne, dans  laquelle  il  y  aun  Matamore  à  l'italienne 
sans  pair  où  Gautier  a  certainement  accrochéle  sien. 
Étonnante  aussi,  en  i636,  cette  apologie  du  comédien 
qui  termine  la  pièce  : 

Le  théâtre  est  un  fief  dont  les  renies  sont  bonnes. 

J'en  accepte  l'augure. 

—  Rencontré  de  Heredia  chez  Lemerre.  Il  a  eu 
l'occasion  de  causer  avec  Porel  qui,  me  dit-il,  est 
rebelle  à  la  forme  versifiée  du  Fracasse.  Diable, 
depuis  quand?  —  11  prétend  que  ton  vers  ne  porte 
pas  au  théâtre. 

—  Où  donc  en  a-t-il  entendu  puisqu'il  n'était  pas 
au  Théâtre  Libre,  à  la  représentation  de  La  Nuit 
Bergamasque,  ma  seule  pièce  en  vers  depuis  mes 
débuts  ?  —  Je  ne  sais  pas,  mais  revêts  ta  cuirasse. 

Sur  les  boulevards  à  la  terrasse  du  Café  Riche, 
j'avise  Ranc  et  Paul  Strauss  en  train  de  politiquer 
devant  la  «  verte  »  démocratique.  Ranc  m'honore 
de  sa  sympathie,  présent  fort  rare,  un  peu  pour  mes 
«  Homme  Masqué  »  du  Voltaire,  et  surtout  pour  ma 
parenté  d'alliance  avec  Théophile  Gautier,  car  il  est 
lui-mèuie  gautiériste  ardent.  11  me  raconte  que,  en 
Suisse,  pendant  sa  rélégation,  quand  il  y  donnait  des. 
leçons  pour  vivre,  il  ne  proposait  que  du  Gautier 
à  l'admiration  de  ses  élèves.  Je  lui  apprends  que  je 


^^3l  -OLVEMHS    l)   t.N   liiNFANT    DE    l'AKIS 

lranspos<'    Le   CapHaiiw   Fracasse,  pour   la    srèiic. 

—  Il  }  il   commande,  lui  dis-je,  c'est  mon  excuse. 

—  De  qui  la  commando  ?  —  iJu  direcleur  même  du 
Second  'riiéàUv-Francais.  —  Ranc  me  rci^arde,  baisse 
le  nez  dans  son  aljsinllie  el,  après  un  instant  de  si- 
lence :  —  C-onnaissez-vous  Caslagnarv?  —  Peu.  Pour- 
quoi ?  —  Parce  que  vous  aurez  besoin  de  lui.  —  A 
quel  litre?  —  G'e.^t  le  directeur  des  Beaux-Arts...  »l 
de  rodéon.  El  tirant  l'une  de  ses  caries,  l'Éminence 
Grise  c'est  son  épilhète  boulevardièrei  y  crayonne 
quelques  mots  et  me  la  donne.  —  Mais  que  savez- 
vous  donc  de  celle  alVaire?  —  Bien,  p:enez toujours. 

—  El  mon  inquiétude  commence. 

—  ViuL;l  pas  plus  loin  Paul  Lordon,  un  camarade 
de  la  pi«->e,  m'aborde  allègrement  el  les  mains 
tendues  -  J'allais  l'écrire,  lu  m'économises  les  trois 
sons.  Je  <iui!le  Porel.  11  est  ravi  de  tes  trois  premiers 
actes.  «  Des  vers  cliarmants,  m"a-t-il  dit,  el  de  vrais 
vers  de  Ihéàlre,  du  Begnard  !  ■  Je  le  rapporte  ses 
propres  paroles. 

—  Kl  enfin,  au  Figaro,  oi'i  je  vais  porter  à  Magnard 
ma  clironi(|ue  (le  canard  de  l'Elysée  ,  Philippe  (îille 
m'oITre  son  entremise.  Il  est  au  mieux  avec  Porel  et 
dîne  avec  lui  le  soir  même.  Il  se  charge  de  tout  ar- 
ranger. —  Arranger  tout  (|uoi  .'  —  Je  croyais  ([ua  tu 
savais.  Il  n'a  pas  l'intention  de  jouer  ta  pièce  ou, 
pour  mieux  dire,  il  a  celle  de  ne  pas  la  jouer.  —  El  je 
reiiire  sur  ces  renseignements,  la  carte  de  Banc  dans 
ma  poche. 

Mardi  6  cl  mercredi  7  —  Que  faire  ?  D'abord  ter- 
miner l'ouVrage.  C'est  un  travail  de  deux  nuits. 
Plus  on  fouette  la  toupie,  mieux  elle  tourne.  .VUons- 
V,  Muse,  comme  dit  Alfred  fde  .Musset). 


JOLKS  odeonii:ns  335 

Jeudis  —  J'ai  mis  le  mot  fin  ce  malin  au  cin- 
quième et  dernier  acte.  Me  voilà  huilé  pour  la  lutte 
à  main  plate.  Je  descends  en  ville,  espérant  letrouver 
Ranc  au  Café  Riche.  A  son  défaut,  je  m  en  vais  à 
Paul  Lordon,  attablé  avec  un  ami  dont  le  nom 
m'échappe,  mais  qu'il  me  présente  comme  neveu  du 
peintre  Bénédict  Masson.  Je  rédige  sous  leurs  yeux 
une  lettre  à  Porel  où  je  lui  ann.once  l'achèvement 
de  ma  commande.  Ils  veulent  bien  contresigner 
comme  témoins  la  copieque  j'en  adresse  à  M.  Debry, 
mon  agent  aux  Auteurs,  et  j'en  jette  moi  ni('me  l'ori- 
ginal sous  pli  recommandé  au  bureau  du  Grand 
Hôtel.  Va,  petite  flèche,  dans  les  nuages  !.  . 

Vendredi  9.  —  Visite  du  baron  Ramond,  envoyé 
par  Ziem.  Le  vieux  brave  homme  de  peintre  ne  se 
console  pas  que  Théo  n'ait  pas  de  statue  à  Paris.  Il 
voudrait  que  le  Figaro  saisît  l'opinion  de  cette  in- 
justice et  il  s'inscrit  le  premier  pour  une  souscrip- 
tion. Je  conte  à  mon  visiteur  le  résultat  de  la  démar- 
che quej'ai  faite,  il  y  a  quelques  années,  à  ce  sujet, 
auprès, de  Jules  Ferry,  alors  ministre  de  l'inslruclion 
Publique.  —  Voyons,  monsieur,  voyons,  so\  ez  raison- 
nable, m'objectait  Son  Excellence,  ne  demandez  pas 
à  la  République  d'exalter  un  bonapartisie  !  —  C'est 
à  le  devenir,  avait  été  ma  réponse.  Ow  navais-je 
une  carte  de  Ranc,  car  il  y  en  a  qui  sont  bétes,  en 
sus,  chez  Marianne. 

Samedi  10.  —  On  crie  dans  les  rues  la  lentative 
d'assassinat  sur  Jules  Ferry.  L'assassin  n'ol  pas  un 
gautiériste.  C'est  un  peintre  en  vitraux  fanatisé  par 
la  presse  socialiste.  Oh  !  la  demi-instructiiuiplus  pé- 
rilleuse cent  fois  que  la  totale  ignorance,  ou  obscu- 
rantisme, style  des  meetings.  Nous  voilà  menés  par 


33;  SOUVENIRS    D  LIN    ENFANT  DK    l'.MtlS 

les  conli'oiîiaîlics.  L;i  sainte  nioycmu' !  Il  |)araîl  (juc 
c'est  elle  qui  fait  les  calhétlrales!  Elle  ne  fail  mùmo 
pas  les  Halles. 

—  Passade  Choiseul,  Rouquelle,  le  liluairo  biblio- 
phile lancé  par  Viclorien  Sardoii.  me  IkMc  pour  me 
dire  qu'il  a  acheté  à  Frinzino  lexemplaiie  unique, 
sur  parchemin,  d'Enguerrande  !  Je  lui  en  offre  dix 
mille  francs.  11  accepte.  —  Oui,  mais  à  cinq  francs 
par  mois.  —  Il  refuse.  —  C'était  pour  le  coter,  sou- 
ris-je.  Les  occasions  de  s'amuser  sont  rares. 

Lemerre  (mémo  passage)  attend  toujours  les  illus- 
trations de  Willette  pour  mon  recueil  de  coules,  et 
celles  aussi  de  (".aran  d'Ache  pour  le  Lirre  d'Ariel, 
—  la  Lijre  cnmif/ue.  Mais  où  est  Caran  d'Ache?  Là 
où  est  Willette,  sur  des  branches  dans  la  tempête. 
Quel  drôle  de  pistolet,  ce  Caran  d'Ache,  (pii  s  appelle 
tout  uniquement  :  Poiré,  et  dont  le  |)seiidonyuie  si- 
gnifie :  crayon,  en  russe.  Je  lui  ai  publié  son  premier 
dessin,  sous  son  nom  patronymique,  dans  la  V7ç  mo- 
derne. C'était  Détaille  qai  l'avait  accrédité.  Puis 
Caran  alla  au  Chat  Noir,  où  il  aida  puissamment  à  la 
fortune  du  cabarelicr  gentihomme. 

Samedi  lo  —  Porel  est  muet.  Porel  est  sourd.  A 
moins  <|ue  la  poste  ne  se  refuse  à  desservir  l'Odéon. 
L'illimité  même  a  des  bornes. 


Dimanche  ii  décembre  (i887j.  —  Le  courrier  est 
passé.  Rien  !  Comme  le  docteur  Faust,  en  vain  j'in- 
lerroge  l'espace,  la  nature  et  le  créateur.  Le  temps 


JOURS    ODEOMENS  337 

est  noir  sur  lOdéon.  J'y  lance  de  la  télégraphie.  Troi- 
sième roulement  de  tambour  aVanI  le  combat,  car 
je  suis  décidé  à  me  battre,  Gautier  étant  en  cause 
en  somme,  autant  et  plus  que  moi  peut-être. 

—  Gentille  visite  de  José-Maria  de  Heredia.  11 
vient,  et  de  lui-même,  par  sympathie  confraternelle, 
me  demander  lecture  de  mon  adaptation,  curieux,  me 
dit-il,  de  savoir  comment  j'ai  pu  m'en  tirer.  Sur  les 
raisons  que  je  lui  expose  qui  m'ont  déterminé  à 
adopter  la  forme  riuiée,  il  m'approuve  absolument. 
Le  dialogue  du  livre  doit  rester  descriptif,  celui  du 
théâtre  est  sentimental.  La  prose  du  roman  de 
Gautier,  si  habilement  découpée  fût-elle,  et  par 
un  d'Ennery  même,  n'eût  rien  rendu  à  la  scène,  et 
la  trahison  du  chef-d'œuvre  était  double.  Le  vers 
seul  sauvait  tout.  —  Tu  es  un  bon  gendre,  me  dit 
Heredia,  à  présent  voyons  le  poète.  —  L'excellent 
Heredia,  toujours  emballé,  est  en  état  lyrique  per- 
manent. L'alexandrin  le  grise.  C'est  à  cela  que  je 
rends  tout  l'honneur  de  la  joie  sonore  que  lui  cause 
la  lecture,  car  il  eu  jette  trois  cigares  éteints  et  mà- 
churés.  —  Tu  ne  vas  pas  donner  ga,  je  pense,  à 
rOdéon?  —  Pourquoi  donc?  —  D'abord  parce 
qu'il  n'y  a  pas  dans  la  troupe  les  diseurs  de  tes 
rimes.  Ensuite...  —  Ensuite  ?...  —  Rien,  tiens-toi 
tranquille,  mon  petit  Berge,  laisse-toi  faire,  et  à 
demain,  à  moins  que  je  ne  trouve  pas  Claretie  chez 
lui  ou  au  théâtre,  et  à  après-demain  alors.  —  J'ai 
fait  observer  à  mon  vieil  ami  qu'il  allait  perdre  son 
temps,  vu  que  non  seulement  je  n'étais  pas  en  bonne 
odeur  chez  Molière,  mais  encore  que  je  me  trouvais 
lié  à  Porel  par  la  commande.  —  Porel?  Mais  mal- 
heureux, il  ne  te  jouera  pas.  Il  n'y  a,  à  Paris,  que  toi 

29 


3:{8 


SOLVLMU.S    D  UN    ICM  ANT    DE    l'AHIS 


<|iii  l'iu^norcs.  Kl  voilà  ce  (itio  c'csl  ([iio  d'habilcr 
aux  r<'riios.  Provincial,  va  ! 

Brave  Heredia,  en  voilà  un  (jui  ne  Tesl  pas,  ><  gen- 
delellre  »,  selon  l'orlhographe  vengeresse  de  Balzac. 

Dix  heures  du  soir.  Un  lélé^ramme.  Il  est  du 
commandeur.  Enfin!  —  ><  Mais,  mon  cher  lierifci-aL 
«  cela  peut  durer  lon«^lemps  ainsi.  Vous  m'annoncez 
((  un  manuscrit.  Où  est  le  manuscrit?  —  Porel.  — 
«  P. -S.  Je  ne  le  veux  que  complet.  » 

Ah  !  ce  Hanc,  quel  diplomate  !  Mais  où  est  sa 
carte?  J'ai  perdu  sa  carte  pour  Caslagnary.  Jusqu'à 
minuit  jt^  tourne  et  retourne  mes  vôlemenls,  mes 
chapeaux  et  mes  bottes.  Point  de  carte  de  liane. 
Bah  1  dormons,  ma  plume  à  trois  becs  me  reste,  et 
mon  bon  droit  en  qui  j'ai  confiance  (Scribe). 

Lundi  12  décembre.  —  A  neuf  iieures  et  trente- 
deux  minutes  du  matin,  je  sonne  à  la  porte  du  direc- 
teur de  rOdéon,  lo,  rue  de  Babylone,  retardé  des 
trente-deux  minutes  par  les  funérailles  de  Mme  Bou- 
cicaut  (pii  se  développent  autour  du  Bon  Marché  d 
barrent  la  circulation.  Tel  est  le  paysage.  J'ai  sous 
le  bras  la  pièce  complète,  recopiée  par  Pillot.  rue 
Saint-M  irc,  et  calligraphiée  pour  le  théâtre,  selon  hi 
norme  et  l'usage.  Tel  est  le  document,  —  Voici,  dis- 
je.  —  Ouoi?  me  demanda-l-il.  —  Le  Capitaine  Fra- 
casse., comédie  en  cin(|  actes  et  sept  tableaux,  d'apivs 
le  roman  que  vous  savez.  Je  vous  dérange?  —  Pour- 
(juoi? —  l^aicc  que  vous  ne  m'invitez  pas  à  m'as- 
seoir.  -  Je  suis  très  occupé.  Je  ne  vous  attendais 
point.  —  Excusez-moi.  —  Mais  commeni  donc!... 
Et  j'ai  remporté  le  rouleau. 


Je  ne  transi'rirai  point  ici  la  note  prise  a/>  irato  sur 


JOURS   ODEOMENS  831) 

celle  entrevue  qui,  jusqu'au  29  avril  1908,  soil  pen- 
(^lanl  seize  ans  [Eheu,  Poslume,  labuntiir  anni  !)  allait 
interrompre  nos  rapports  sublunaires.  A  la  relire  dans 
sa  précision  phonographique  de  paroles  magiquement 
dégelées,  elle  me  rajeunit  trop,  et  je  n'ai  plus  l'em- 
bouchure du  porte-voix.  Oui  certes,  le  lustre  miroi- 
tant de  la  scène  française  m'en  a  fait  voir  de  toutes 
les  couleurs  et  je  n'en  laisse  à  personne,  en  qualité 
ni  en  quantité,  pour  les  souffrances  d'amour-propre, 
et  d'autres,  que  l'artiste  de  lettres  endure,  a  toujours 
endurées  et  endurera  sans  fin  dans  «  le  métier 
alîreux  ».  Le  pis  c'est  qu'il  est  ridicule.  L'auteur  est 
un  comique.  Le  sympathique,  c'est  le  directeur,  c'est 
lui  qui  épouse  la  jeune  fille.  Encore  une  fois,  jeunes 
gens,  l'erreur  est  de  se  défendre.  On  ne  lutte  pas 
contre  Denys  dans  Syracuse.  Dans  l'aventure  sym- 
bolique de  l'épée  pendue  au  crin  de  cheval  sur  la 
tête  de  Damoclès,  c'est  le  tyran  qui  est  drôle,  il  a 
le  bon  bout  de  la  farce.  Je  n'extrairai  donc  de  mon 
mémorandum,  à  la  date  du  12  décembre  1887,  que 
quelques  mots  philosophiques  d'un  dialogue  ora- 
geux auquel  les  cloches  du  grand  enterrement  envi- 
ronnant prêtaient  leur  voix  de  bronze. 

Moi  :  —  Je  n'aurais  jamais  eu  l'idée  de  m'atteler 
à  si  dure,  ingrate  et  périlleuse  besogne,  et  la  com- 
mande est  de  votre  bonnet.  Pourquoi  ce  choix  —  ou 
cet  accueil? 

Lui  :  — Je  reconnais  votre  valeur,  soit,  mais  vous 
n'avez  pas  encore  eu  de  succès  au  théâtre,  par  con- 
séquent vous  ne  pouvez  pas  vous  attendre  à  ce  que 
l'on  ait  pour  vous  plus  d'égards  que  pour  les  débu- 
tants. 


34(1  SOLVEMUS    I)  UN    F.M-ANT    DK    l'AIU^ 

Toute  la  Ihcorie  csl  là,  el  elle  n'osl  (|iio  là.  VA\c 
donne  raison  à  ceux  (jui,  désabusés  de  la  i-rili(iue  el 
certains  de  son  impuissance,  s'en  remellcnl  pour 
leur  repos,  à  l'arrôl  sarceyen  de  la  recelle.  Le  caissier 
du  IhéiUrc  est  le  bon  juge,  étant  le  Iruclieinenl  de  ce 
pulilio.  devant  lequel  des  Corneille,  des  Hariiie  el 
des  .Mcilière  se  prosterni'nt  en  leurs  piéfaces.  Je 
n'avjlis  pas  encore  eu  de  succès,  je  dél)utais  toujours. 
Evidemment.  Mais  alors,  mon  cher  Porel,  pourcjuoi 
la  commande  ?  Par  amitié  peut-être?  .J'y  songe  au- 
jourd'hui seulement. 

Mais  revenons  à  mes  carnets. 

J'ai  dit  que  j'étais  en  crise  belliqueuse  el  les  notes 
qui  suivent  attestent  d'une  animosilé  dont  la  sincérité 
est  l'excuse.  Les  adoucir  serait  mentir  non  seulement 
à  l'intérêt  rétroactif  qu'elles  peuvent  avoir,  mais  à 
l'honneur  de  mon  destin  de  Sisyphe,  le  lapidé  modèle, 
l'homme  le  plus  gai  de  son  temps,  qui  jurait  quelque- 
fois s'il  riait  toujours,  dit  la  fable. 

Même  dale.  —  A.  onze  heures,  j'étais  aux  Beaux- 
Arts,  rue  de  Valois,  chezCaslagnary.à  qui  je  faisais,  à 
défaut  de  celle  de  Ranc,  passer  ma  carte.  Je  ne  l'avjiis 
pas  revu  depuis  le  temps  de  la  biasserie  des  Martyrs, 
entre  iSC)\  et  iîS6.5,  où  il  hantait  avec  la  bande  réaliste 
groupée  autour  de  (îustave  Coui'bel.  (Vêtait  Casta- 
gnary  qui,  pour  railler  Jules  Vallès  de  l'indigence  de 
son  vocabulaire,  lui  avait  un  join*  jeté  l'apostrophe 
fameuse  :  "  Toi,  hors  des  cent  mots  du  vocabuIaire.de 
Racine,  lu  ne  serais  pas  fichu  d'écriie  deux  lignes 
de  prose.  « 

—  Il  m'a  reçu  avec  une  vive  cordialité,  et  sans  la 
moindre  pose.  —  Calmez-vous,  me  dit-il,  allez  dé- 


JOUHS    ODEOMENb  341 

jeûner,  el  laissez-moi  faire,  j'ai  l'Odéon  dans  mon 
échai'pe.  —  Et  il  m"apprend  qu'il  vient  de  décorer 
Rodin  pourses  élrennes.  Ala  bonne  heure.  Aurions- 
nous  un  protecteur  éclairé  chez  dame  Marianne  III  ? 

Je  trouve  en  rentrant  un  mot  d'Alexandre  Dumas. 
11  m'attend  demain  matin,  à  dix  heures  et  demie, 
chez  lui.  Que  peut-il  me  vouloir? 

Au  Figaro,  Philippe  Gille.  —  Que  t'avais-je  dit? 
El  il  me  conseille  de  faire  donner  Halévy  sur  Claretie. 
Jules  est  Dieu  et  Ludovic  est  son  prophète.  Une  pièce 
en  vers  comiques,  ils  n'en  ont  pas  rue  Richelieu,  tu 
as  des  chances.  Va  voir  Halévy.  Je  cours  donc  chez 
Halévy,  rue  de  Douai,  et  je  le  trouve  au  moment  où 
il  sortait,  avec  Degas.  Ils  m'écoutent  tous  les  deux 
en  marchant,  conter  le  double  enterrement  du  matin, 
celui  de  Mme  Roucicaut  et  le  mien.  Degas  Aie  dit 
qu'il  m'envie  ma  définition  de  Rouguereau  :  u  le 
Raphaël  du  Ron  Marché,  «  qu'il  tient  de  DeNittis.  Ça 
me  flatte  sans  me  consoler.  Ludovic  m'ofTre  de  por- 
ter mon  Fracasse  «  fracassé  »  à  Claretie.  —  Envoyez- 
moi  le  manuscrit,  je  le  lirai  la  nuit  et  je  le  remettrai 
moi-même  jeudi  à  l'administrateur.  —  Pourquoi  la 
nuit  ?  —  Parce  qu'il  ne  dort  plus,  dit  Degas,  avec 
un  geste  de  sollicitude. 

Mardi  i.3.  —  (?diez  Dumas,  à  l'heure  dite,  car  il 
aime  l'exactitude.  —  Qu'est-ce,  mon  cher  maître  et 
ami?  —  Voici.  On  vous  embête  trop...  Ça  devient 
corporatif.  Donnez-moi  la  pièce.  Je  ne  la  lirai  même 
pas.  Je  m'en  charge.  Rompez  publiquement  avec 
Porel  d'abord.  —  Comment?  —  Caliban  vous  le 
dira.  Pour  le  reste,  j'ai  un  tour  au  Français  et  je 
m'entendrai  avec  Claretie.  Comment  va-t-on  chez 
vous?  Avez- vous  besoin  d'argent?... 

29. 


.;iJ  t-ULVL.MH.S    I)  UN    KMAM'    1)L    l'AIilS 

Lv  voihV  ce  Dumas  (nic  l'on  (Irl)in('  1  .ICn  suis  on- 
core  loul  l'elourné.  —  11  me  ilcclnre  on  outre  (ju'il  se 
considère  comme  alleinl  lui-môme  par  la  défection 
de  Porel,  nllendu  ([iie  je  n'ai  coninuMux'  mon  travail 
qu'à  la  suite  d'un  en^af^omenl  pris  par  lui,  Porel,  avec 
lui,  humas,  de  me  monter  l'ouvrage  celle  saison 
théâtrale,  et  (pi'il  le  certifiera  devant  la  Commission. 

J'avertis  donc  Halévy  par  dépêche  de  cette  entrée 
en  scène  de  Dumas  et  de  sa  marche  sur  Clarelie.  11 
me  répond  illico  que  ce  sont  les  dieux  qui,  en  sa  per- 
sonne, interviennent  et  qu'il  prendra  la  file  derrière 
son  illustre  confrère. 

Mardi  i\.  —  Heredia  m'adresse  ce  matin  le  billet 
qu'il  a  reçu  avant  de  se  coucher.  Je  le  transcris  pour 
ne  pas  le  perdre  si  le  vent  l'emporte. 

«  Eh  !  je  sais  bien  que  le  Fracasse  doit  être  cu- 
rieux el  savoureux.  Mais  il  était  à  l'Odéon.  J'ai  des 
enijfagemenls  maintenant  pour  des  années,  très  sé- 
rieusement, el  je  ne  puis  pas  lire  une  œuvre  que 
j'aurais  l'air  ensuite  d'avoir  jugée,  et  peut-être  com- 
damnée,  alors  q»ie  seules  les  raisons  administratives 
m'arrêteraient  pour  le  moment.  —  Jules  (".larelie.  — 
1^  décembre.  » 

«  Un  lapin  blanc,  apostille,  Heredia,  si  t>i  com- 
prends !  »  —  Je  ne  gagne  pas  le  lapin  blanc. 

Je  passe  chez  Dumas  lui  proposer  l'énigme.  —  ('.a 
ne  fait  rien,  décide-l-il,  demandez  lecture  el  rom})e7. 
avec  Porel.  —  En  roule  donc  pour  le  Figaro.  En  che- 
min je  me  heurte  à  Georges  Charpentier,  devant  Tor- 
loni.  Il  m'apprend  que  mon  histoire  court  la  ville  et 
la  cour  el  qu'on  espère  bien  <pie,  celle  fois,  Pqrel 
va  écoper.  Zola  assure  qu'il  devient  fou  comme 
Gaslibelza.   Il   a   voulu  lui  relaper  Thérèse  Baquin. 


JOURS    ODKOME>S  34:5 

II  a  gardé  Renée  six  mois  sans  lui  donner  signe  de 
vie.  puis  il  est  venu  lui  demander  la  Terre,  que  Zola 
lui  a  refusée  net,  sans  phrases.  — .  A  loi  Caliban, 
me  jette  Zizi.  — -  Lui  aussi,  alors? 

Et  j'entre  chez  Francis  Magnard. 

Ah  I  nom  d'une  pipe,  en  voilà  un  qui  ne  l'aime  pas, 
le  satrape  de  l'Odéon  !  —  C'est  votre  tour  alors? 
Vous  êtes  en  noble  compagnie,  et  avec  Coppée,  c'est 
tout  dire,  car  l'Académie  même  y  passe.  Ce  qu'il  doit 
à  Coppée,  qui  est  la  bonté  même  et  serviable  comme 
le  Petit  Manteau  bleu,  on  n'ose  pas  le  dire,  sa  nomi- 
nation, sa  décoration  et  Severo  Torelli,  une  petite 
fortune,  n'est-ce  pas  ?  Aussi  vient-il  de  lui  refuser  une 
pièce,  naturellement.  Ne  pensez-vous  pas,  Caliban, 
que  l'indépendance  du  cœur  est  l'état  de  grâce  et  la 
grâce  d'état  du  négoce,  sans  parler  du  mensonge, 
signe  de  vocation?  On  dirait  qu'elle  leur  tient  lieu 
de  tout  et  leur  sert  même  de  critérium  artistique. 
Aussi,  si  vous  la  voulez,  la  tète  de  l'excellent  Porel, 
prenez-la  et  servez-la-nous  dans  le  plat  d^or  où  vous 
jonglez  avec  les  gemmes  de  vos  néologismes. 

Ma  foi,  c'était  trop  tentant.  Sur  un  coin  de  table 
de  la  rédaction,  j'ai  écrit,  en  vingt  lignes,  la  lettre  de 
rupture,  selon  le  conseil  de  Dumas.  Elle  contient  le 
néologisme  demandé  par  INIagnard,  une  onomatopée 
assez  drôle. 

Cette  onomatopée  c'était  :  tripatouillage.  Relevée 
et  commentée  le  lendemain  par  Albert  Millaud  dans 
une  de  ses  chroniquettes,  elle  fleurit  aussitôt  sur  les 
bouches  des  hommes.  Quant  à  la  lettre,  je  n'en  ai 
plus  le  texte,  mais  les  chercheurs  qu'elle  intéresse  la 
retrouveront  à  loisir  dans  le  Larousse  supplémentaire 


S44  SOLVEMUS    ])  UN    K.MA.NT    lit:    PAHIS 

qui  l'a  recueillie  fi  son  ordre  ali)lialn''li(jue,  avec  mon 
portrait,  dieu  me  damne  ! 


III 


Jeudi \^  décembi'e  (iSS'j).  —  On  vient  de  m'en  ra- 
conter une  bonne,  celle  du  bateau  de  fleurs  de  L...  el 
F...  en  plein  Paris,  sur  la  Seine.  L...  et  F...  sonl  des 
fumistes  éminents  qui,  ayant  remarqué  que  1<;  Code 
Moral  n'est  pas  promulgué,  profilent  de  celte  lacune 
de  nos  institutions.  L'élé  dernier,  dans  les  eaux 
d'Asnières,  ces  joyeux  mohicans  de  nos  pampas  so- 
ciales avisent  un  ravissant  bateau  de  plaisance 
amarré  à  la  berge  el  qui  paraît  abandonné.  Ils  s'infor- 
ment. C'est  un  yachl  en  effel  sans  usage,  destin»''  à 
faire  le  service  de  Paris  au  Havre  sur  le  dos  argenté 
delà  Seine  serpentueuse.  Mais  il  est  mal  construit, 
raté,  ne  tient  pas  le  courant,  enfin  il  se  délabre  sur 
place,  délaissé  par  le  propriétaire.  L'idée,  la  grande 
idée,  l'idée  chinoise,  leursnrgit  entre  les  lempes.  Ils 
visitonl  le  yachl.  Une  installation  admirable,  un 
chef-d'œuvre  d'ébjénislerie,  de  confort  moderne,  de 
décoration  arlisliquc.  En  deux  bonds,  qui  font  quatre, 
les  voilà  chez  le  propiiélaire  qu'ils  empaument  par 
leur  i^lalinc  boulevardière.  Il  leur  prèle  ou  leur  loue 
le  bateau  donl  il  ne  fait  rien,  et  qu'ils  amènent  place 
de  la  Concorde,  frégate-école  d'un  nouveau  genre, 
bain  à  cpialre  sous  pour  la  police  cl  bac  de  Cythère 
pour  les  poètes.  La  dale  immortelle  de  la  prise  de 
la  Bastille  sonne,  comme  d'elle-  môme,  celle  de  l'inau- 
guration aux  invités,  triés  sur  le  volel,  de  la  presse 


JOURS    ODEOMENS  315 

et  de  la  haute  cocotlerie  d'art,  foule  d'élite  des  deux 
sexes  appelés  à  se  confondre.  Et  voici  qu'un  homme 
vert  se  présente  à  la  coupe  du  ponlon  d"amour.  C'est 
un  inspecteur  tluvial.  —  De  quel  droit  stationnez- 
vous?  Levez  l'ancre  et  filez!  —  Et  le  petit  navire 
se  lance  sur  le  chemin  qui  marche.  Au  coin  d'un  via- 
duc, un  autre  homme  vert  sort  des  roseaux.  — De 
quel  droit  naviguez-vous?  —  C'est  un  autre  gendarme 
du  fleuve.  —  Où  est  votre  constat  de  navigabilité. 
Amarrez,  et  plus  vite  que  ça  !  —  Où  sommes-nous? 

—  Devers  Grenelle.  —  Et  toute  la  fête  décanille.  — 
Rienà  faire,  dit  L...  à  F...,  dans  ce  cochon  de  pays  ! 

—  Quant  au  bateau  de  fleurs,  sans  fleurs,  il  est 
retourné  au  fil  de  l'eau,  au  port  d'Asnières,  s'y  est 
raccroché  tout  seul  à  l'anneau,  et  il  y  verdoie. 

—  Visite  de  Mme  M...  et  de  Mlle  T..., .  de  Mont- 
luçon.  Elles  m'apportent  des  nouvelles  des  deux 
sœurs,  les  dernières  des  cinq,  de  mon  père.  Paralysie, 
première  attaque.  Hélas,  les  pauvres  vieilles  filles 
toutes  seules  là-bas.  dans  leur  bicoque  du  faubourg 
Saint-Pierre,  une  ancienne  chapelle  désafTectée  ! 
Elles  voudraient  nous  voir,  moi  et  les  miens,  avant 
de  mourir.  Nous  irons,  je  le  promets.  Il  paraît  qu'elles 
se  font  lire  mes  chroniques  du  Figaro  et  qu'elles  n'y 
comprennent  rien  du  tout  ;  elles  n'en  sont  que  plus 
fîères  de  leur  neveu  Emile. 

—  Lettre  de  Castagnary.  Il  a  lavé  la  tête  à  son 
administré. 

—  Seconde  lettre  de  Castagnary.  L'administré  ré- 
calcitre.  Le  sous-secrétaire  m'attend  demain  à  trois 
heures  pour  me  communiquer  la  lettre  de  récalci- 
trance.  .Je  ne  suis  pas  fâché  de  la  connaître. 

—  Visite  de  Philippe  Gille.  Il  a  lu  le  Fracasse  sur 


,Ur,  SOL\  L.MIIS     l>  L\     KMV.Nl     Di;    l■M!l■^ 

U'  luamisoril  d'IIalévv.  La  pirco  esl  Irrs  l)el!o,  mais 
Irop  loiilTiio  |)enl-cHre.  Il  tlîne  ce  soir  avec  PorcI,  el 
il  se  fail  l\»it  ilanaii^er  les  choses,  malgré  la  Idlrc 
parue  ce  malin  an  Figaro,  grâce  à  elle  peiil-tMre  ! 
Au  IhéiMre  une  brouille  est  une  réclame. 

Vendredi  H).  —  ^'u  C.aslagnary  à  /,  heures.  Il  me 
dit  qu'il  esl  accablé  de  plaintes  contre  l'homme  de 
rOdéon.  Le  jioil  adminislralif  a  porté,  mais  Porel 
se  plaint  d'avoir  été  savonné  sans  être  entendu.  — 
Mettez-nous  en  présence,  lui  dis-je.  D'ici  là  je  vous 
enverrai  les  pièces  du  litige.  —  Avec  un  petit  histo- 
rique. —  Lidentlu. 

—  Chez  Ollendorlï,  qui  me  conte  (jue,  depuis  la 
semonce  reçue,  il  a  vu  Porel.  Il  était  morose.  Il  a 
demandé  à  mon  éditeur  s'il  lui  donnai!  tort  ou  raison? 
—  Tort,  sans  hésiter,  et  sur  toute  la  ligne,  a  été  la 
réponse. 

—  Apéritif  à  TAméricain  avec  \'aldagne  et  un  of- 
ficier de  marine,  M.  Desplas,  lieutenant  de  vaisseau 
sur  le  Baijard.  à  Brest.  11  m'otl're  ses  services  si  mon 
fils  (onze  ans  persiste  dans  sa  vocation  d'amiral  de 
France. 

Samedi  17  —  Je  cours  d'abord  98,  avenue  de  \'il- 
liers.  Dumas  n'est  pas  chez  lui,  il  fail  répéter  A'/l //a /re 
Clemenceau,  comédie  tirée  par  dArlois  de  son 
roman...  Alors  chez  Halévy,  car  je  commence  à  dou- 
ter de  mon  pauvre  Fracasse  et  toute  la  nuit  j'ai  été 
hanté  par  des  idées  de  retouches,  faites  avec  Philippe 
(jille  d'ailleurs.  Ludovic  trouve  la  pièce  excellente 
el  charmante.  Sa  principale  objection  porte  sur  le 
nombre  de  comédiens  qu'elle  nécessite.  Une  autre 
a  Irait  à  la  rébellion  du  public  contre  les  comédiens 
eux-mêmes  portés  en  tant  que  comédien^  à  la  -rêne. 


JOURS    ODLOMEiNS  347 

—  ^'oyez  Marion  Delorme,  ine  diL-il,  un  insuccès  à 
toutes  les  reprises.  Il  croit  enfin  irréalisable  le  ta- 
bleau de  la  mort  de  Matamore  dans  la  neige.  Il  fau- 
dra le  couper  pour  les  Français,  avec  d'aulres  choses 
encore.  Il  attend  que  Dumas  ait,  le  premier,  vu  Cla- 
retie  pour  venir  à  la  rescousse. 

—  Chez  le  prince  Roland,  Cours-la-Reine.  11  me 
prèle  des  livres  curieux  et  rares  sur  la  Corse  pour  mon 
Voi/age  à  l'île  de  Colomba.  Un,  entre  autres,  relatif 
à  un  séjour  de  Lord  Byron  à  Corte,  après  un  naufrage. 
•  —  Au  Figaro.  Philippe  Gille  a  dîné,  hier  soir,  avec 
Porel  chez  Hecq,  chef  de  bureau  à  llnstruction  pu- 
blique. Jamais  il  n'a  voulu  croire,  me  dil-il,  que  la 
pièce  fût  réellement  écrite  et  terminée.  Il  est  con- 
vaincu que  tu  ne  lui  as  porté  qu'un  rouleau  de  papier 
blanc,  sauf  peut-être  l'acte  et  demi  que  tu  lui  as  lu, 
chez  toi,  l'été  dernier,  villa  Caliban,  en  Bretagne. 
Quand  je  l'ai  assuré  que  je  venais  de  la  lire,  il  m'en 
a  fait  donner  ma  parole  d'honneur,  —  Alors,  a-t-il 
ajouté,  dites-lui  de  ma  partque  je  l'attends  dimanche 
à  rOdéon  pour  en  prendre  connaissance.  L'ouvrage- 
est  à  moi  !  Va-z-y.  —  Trop  tard.  Zola  a  raison, 
Porel  est  loufoque.  —  Entre  Ignotus,  qui  me  de- 
uiande  s'il  est  vrai  que  Théophile  Gautier  ne  raturait 
jamais  sa  copie  ?  Comme  je  lui  certifie  le  fait,  il  s'en 
va  secouant  la  tète.  Impossible,  impossible  !  —  Brave 
Ignotissimus. 

Sur  les  boulevards  :  Paul  Arène,  Clovis  Hugues, 
Emile  J^lémonl,  Willette  et  le  gros  Isambert,  l'ami 
de  Gambetla,  du  Temps.  Ils  me  font  presque  une 
ovation.  Le  tripatouillé  !...  le  porelivore  !...  Clovis 
oflVe  la  tournée  dans  un  café  du  passage  Choiseul 
où  il  n'y  a  jamais  personne  et  où   on   peut  gueuler 


318  SOUVICMRS    I)  UN    1:MAM'     I)|:    I'AIMS        * 

«  coniinc  à  la  (".liainhrc  ».  r.luuHin  a  »  son  Porcl  »  à 
raconter.  Tous  sont  des  malmenés  de  l'Odéon.  — 
l'ne  l'ois,  dil  Clovis,  je  vais  lui  lire  mon  Danton.  A 
la  lin  du  prcMnier  acte,  il  rne  remercie,  se  lève,  me 
serre  la  main  el  refuse  d'entendre  le  reste!...  — 
Qu'as-lu  iail  ?  —  J'ai  repris  mon  manusci'il  et  je  lui 
ai  crié,  en  poussant  la  porte  :  —  .le  m'appelle  Clovis 
Hugues,  député  des  Bouches-du-Hliône,  et,  partout 
où  je  suis,  quand  je  dis  de  mes  vers,  on  m'en  rede- 
mande!... —  Du  reste  ça  ne  se  passera  |)as  comme 
ça.  11  l'attend  au  rapport  du  budg'el  des  Beaux-Art* 
et,  là,  il  le  servira  au  Parlement  —  et  à  la  France  !  — 
Et  tous  se  déchaînent.  Nous  devons  être  ridicules, 
mais  le  calé  est  désert,  heureusemenl.  \\'illelte  ri- 
i^ole  et  Isambcrt  llag'elle  son  herbe  sainte. 

Dimanche  18.  —  Ce  matin,  chez  Alexandre  Dumas, 
à  on/e  heures.  11  doule  que  la  Comédie  se  risque  à 
faire  les  frais  de  la  pièce,  très  coùleuse  à  bien  mon- 
ter. C'est  l'obstacle,  ce  sera  le  prétexte.  Du  reste 
c'est  charmanl,  avec  ces  rimes  étonnantes  qui  son- 
nent au  bout  des  vers  comme  des  clochettes  d'ar- 
gent. .J  ai  eu  raison  d'adopter  la  forme  versifiée,  car 
il  n'y  avait  pas,  à  proprement  parler,  de  i)iece  dans 
le  roman  de  (Jaulicr.  En  somme  l'essai  lui  parait 
très  curieux  à  tenter  aux  Français,  et  il  verra  Cla- 
retie  aujourd'hui  même. 

A  [)ropos  de  romans  mis  h  la  scène  il  me  parle  (h- 
son  A /faire  Clemenceau,  iu\ap{èe  par  d'Artois  et  dont 
il  mène  les  dernières  réj)étitions  au  N'audeville.  Tout 
au  théAtre  est  affaire  de  tour  de  main.  C'est  un  mé- 
tier d'escamoteur.  Il  va  dans  Clemenceau  un  mot 
(|ui  peut  emporter  la  pièce,  s'il  est  mal  présenté  ou 
mal  dit.  La  femme  n'a  jamais  aimé  que  son  mari  en 


joins    ODEOMLNS  a4'.t 

somme,  ef  il  vient  pour  la  tuer.  Elle  est  entretenue 
par  un  roi  quelconque,  il  l'apprend  et  veut  en  tinir. 

—  Non,  lui  crie-t-elle,  reste-moi  tout  de  même.  Tu 
me  laisseras  à  ma  vie  dévergondée,  nous  divorce- 
rons. Seulement,  tu  auras  les  clefs  et  tu  me  garde- 
ras comme  maîtresse.  Le  malheureux  mari,  alTolé 
d'amour,  finit  par  consentir  au  partage  afïreux  qui 
du  moins  la  lui  laisse.  —   Eh  bien,  soit,  et  à  ce  soir 

—  Oh  !  non,  ce  soir...  ce  soir...  je  ne  peux  pas  !  — 
Si  ça  passe,  dit  Dumas,  et  j'y  compte,  l'ouvrage  est 
sauvé,  et  jen  serai  bien  content  pour  votre  ami  Ar 
mand  d'Artois. 

11  me  conte  encore  que  le  type  d'Ida  Clemenceau 
lui  a  été  posé  par  Mme  Pradier  dont  il  me  montre  le 
portrait  dans  sa  chambre  à  coucher  et  qu'il  a  acheté 
à  je  ne  sais  plus  quelle  vente,  celle,  je  crois,  de  la 
Guimont.  La  femme  est  superbe,  avec  sa  carnation 
opulente  et  ses  yeux  voluptueusement  demi-clos. 
Elle  n'avait  aucun  sentiment  de  la  pudeur  moderne 
et  chrétienne.  Elle  nageait  absolument  nue  dans  la 
Seine  et  passait  sous  les  trains  de  bois  comme  une 
sirène  antique.  Il  est  vrai,  fait-il  en  riant,  qu'elle 
était  faite  au  moule  et  qu'elle  le  savait,  car  tout  est 
là. 

—  J'amène  Willette  dîner  à  la  maison  pour  l'illus- 
tration des  Contes  chez  Lemerre.  Pendant  toute  la 
course  en  fiacre,  il  est  dans  un  état  de  véritable  an- 
goisse. Il  a  peur  en  voiture,  dans  toutes  les  voitures, 
et  jamais  il  ne  se  livre  aux  caprices  des  chevaux, 
aveuglés  par  les  œillères.  Il  a  ouvert  toutes  les  vitres 
du  fiacre,  et  il  s'accroche  des  deux  mains  aux  por- 
tières. —  Ouf,  sauvés  !  soupire-t-il  à  l'arrivée. 

Lundi  19.  —  Visite  à  Charles  Lamoureux  pour  la 

.30 


:;.>!  SOL  VI- .Ml;.S  1)  IN    EMANT    l>i:    l'Alil-> 

paililiop.  quo  A...C...a  écrite  sur  /ùt(/ut'rran<le. 
Il  en  a  pris  eonnaissanee,  il  la  fera  oxéculer  à  son 
concert,  l'un  des  jeudis  (|u'il  va  consacrer  ;in\ 
jeunes.  Ah  1  s'il  avait  la  sul)venlion  de  dix  mille 
francs  que  l'Étal  faisait  à  Pasdeloup  !  En  allend;inl 
il  compte  pour  le  r'de  l'an  sur  la  roselle  que  Spullcr 
kii  a  promise  le  i^i  juillet  dernier. 

—  Rue  de  Valois,  aux  Beaux-Arts.  Roger  Marx 
me  dit  que  Porel  a  refusé  de  comparoir  devant  Cas- 
tiignary.  —  Et  alors  ?  —  Alors  c'est  fini. 

—  Répétition  générale  de  L'Affaire  Clemenceau. 
Le  pauvre  d'Artois  a  perdu,  le  malin  même,  sa  sœur 
qu'il  adorait.  Ou'esl-ce  que  les  succès,  et  même  les 
fours,  auprès  de  pareilles  douleurs? 

Mardi  9.0.  — Journée  de  copie. 

Mercredi  'M.  —  La  grande  climatérique  de  la  vie 
humaine,  en  biologie,  c'est  la  soixante-troisième 
année.  Ce  neuvième  multiple  de  7  nous  sonne  l'an- 
gélus de  la  vieillesse.  Il  est  sage  alors  de  s'asseoir 
au  seuil  de  sa  maison  et  de  regarder  les  fumées  du 
village  s'enrouler  autour  de.s  nuées  que  le  crépus- 
cule colore.  A  l'exception  de  qnehjues  rares  phéno- 
mènes d'hypervilalité,la  nature  ne  nous  soutient  pas 
plus  longtemps  elle  neuvième  multiple  est  sa  bonne 
mesure  Au  delà  elle  nous  épargne  seulement,  ou,  ce 
qui  est  plus  triste  encore,  nous  oublie.  Je  n'ai  déjà 
plus  ,que  21  ans  à  travailler  avant  de  pas.ser  aux  ga- 
naches. f*orel  m'y  pnVoédera  de  deux  ans.  Le  voilà, 
le  châtiment. 

Jeudi  '2:>.  —  Clarelie  m'écrit  qu'il  me  prie  d'at- 
tendre pour  causer  du  Plaçasse,  qu'il  ail  terminé 
ses  comptes  de  fin  d'année. 

Edouard  Lo.-kroy  r|ii  <";t,  comme  dit  (^ladel,  «  Ce- 


y 


JOURS    ODLOMENS  li.jl 

lui  ))  de  rinslruclion  publique,  me  mande  au  minis- 
tère. J'y  cours.  —  Mon  cher  ami,  me  dit-il,  Porel  est 
surtout  un  maladroit,  mais  je  ne  peux  rien  sur  lui. 
L'Odéon  est  une  sorte  de  gouvernement  d'Algérie.  Il 
dépend  des  Colonies.  Mais  ce  que  je  peux  faire,  c'est 
de  vous  décorer.  J'ai  une  croix,  la  voulez-vous?  Ce 
sera  pour  vos  étrennes. 

Et  ici  s'arrêtent  mes  notes  d'agenda  sur  cette 
première  période  de  rhisloire  du  Fracasse,  dite  :  le 
chemin  de  la  croix  par  ceux  qui  m'aiment. 


UNE  LETTRE  RETROUVÉE 


Docile  au  sal  prala  biberunt  du  poète,  je  voulais 
raellre  fin  au  récit  des  mésaventures  de  ce  pauvre 
Capilaine  Fracasse  ilont  la  matagrabolisalion  n'a 
pas  duré  moins  de  son  quart  de  siccle,  puiscpielle 
dure  encore.  Mais  il  semble  écrit  dans  le  grimoire 
astral  de  ma  destinée  que  je  ne  doive  jamais  échapper 
au  joyeux  corbeau,  «et'er  :?îo/'e,  (pii  m'en  croasse  la 
légende.  C'est  ainsi  cjue,  de  son  vieux  bec  persécu- 
teur, il  vient  encore  de  piquer  dans  ma  collection 
d'aulographes,  qui  est  très  belle,  une  lettre  dont  je 
n'avais  pas  le  moindre  souvenir  et  qui  ne  laisse  pas 
d'être  intéressante  par  sa  signature  d'abord,  et  ensuite 
pour  le  document  qu'elle  apportée  l'historiographie 
théâtrale.  On  y  mesurera  où  s'étend  au  juste  et  où 
se  borne  la  puissance  mécénique  de  la  néf)ublique  sur 
les  institutions  littéraires  transmises  par  la  monarchie, 
et  (pji   en  attendent  le  retour,  du   moins  ce  semble. 

Il  faut  vous  dire  que,  en  dépit  du  «  piston  » 
d'Alexandre  Dumas,  de  José-Maria  de  Ileredia  et  de 


UNE    LETTRE    RETROUVEE  353 

Ludovic  Halévy,  tous  trois  quarantiformes,  Le  Capi- 
taine Fracasse,  lu  au  comité,  le  mercredi  19  juin 
1889,  y  avait  été  refusé  presque  à  l'unanimité.  C'est 
du  moins  ce  qui  est  établi  par  une  note  de  l'excellent 
Monval  que  je  prends  au  bec  de  mon  corbeau.  Sept 
votants,  six  boules  noires  et  une  rouge.  La  rouge 
était  certainement  d'Edmond  Got,  vous  saurez  pour- 
quoi tout  à  l'heure. 

Cette  retoquade  violente,  dont  le  nom  même  de 
Théophile  Gautier  n'avait  pas  édulcoré  la  sentence, 
ne  m'avait  pas  troublé  outre  mesure  parce  que  j'en 
savais  la  vraie  raison,  qui  était  la  dépense  des  frais 
de  la  pièce.  Mais  j'avais  encore  pour  m'en  consoler  le 
doux  souvenir  d'un  précédent  oi^i  se  rattachaient  mes 
espérances.  En  1886  en  efïet,  le  16  juin,  dit  Mon- 
val, le  même  comité  m'avait  blackboulé  —  sept 
noires  —  une  comédie  intitulée  :  La  Maison  du  Bon- 
heur, que  le  17  mai  1888,  soit  deux  ans  après,  l'iden- 
tique aréopage  me  recevait  à  l'unanimité  —  sept 
blanches  —  sous  le  titre  de  :  La  Jeune  Fille,  sans 
la  reconnaître.  Elle  s'appela  d'ailleurs  :  Le  Premier 
Baiser  sur  l'affiche.  J'avais  donc  lieu  de  compter 
pour  le  Fracasse  sur  la  même  palinodie  ou  si  l'on 
veut,  sur  ce  retour  des  choses  qui,  en  art  comme  en 
tout  le  reste,  est  la  bonne  clef  de  sapience.  J'avais 
donc  avalé  mes  six  boules  noires,  plus  la  rouge,  mais 
elles  me  restaient  sur  l'estomac  tout  de  même,  celle 
surtout  du  camarade  Jules  Claretie,  qui,  étant  de  la 
partie,  aurait  pu  m'en  dorer  la  pilule. 

Sur  ces  entrefaites  il  advint  que  Léon  Bourgeois 
prit  le  sceptre  de  la  rue  de  Grenelle.  Je  ne  le  con- 
naissais point  du  tout  et  ne  savais  de  lui  que  ce  qu'en 
contaient  ses  labadens  de  l'Université,  soit  sa  haute 

30. 


•■.|  s(irvi;Mii.s   II  IN    i;M.\>r   ni;   I'AHIs 

culture  ol  ses  g-oùls  darliste.  H  venait  d'ailleurs  d'en 
témoiiîner  en  imposant  drlibérénienl  à  la  ("oniédie- 
Française  celte  admirable  La  Pdrisienne,  d'Henry 
Becque,  rebutée  par  elle  et  reconduite  elle  aussi  à 
coups  de  boules  d'ébcne.  Celle  inlerventiou  minis- 
lérielle  avail  eu  dans  les  Lellres  un  retentissement 
considérable.  Depuis  Louis  XIV  de  moliéresque  mé- 
moire, c'était  la  première  fois  que  le  pouvoir  venait 
en  aide  à  un  écrivain  éloulTé  par  l'arbitraire.  L'idée 
me  vint  de  recourir  à  mon  tour  à  ce  Irancheur  de 
nœuds  gordiens  et  d'obtenir  sous  son  égide  la  révision 
du  jugement  sommaire  et  sans  phrases  dont  la  rai- 
deur même  signait  l'iniquité.  On  sait,  en  elîet,  «lue 
nulle  séance  à  huis  clos  de  conseil  vénitien  n'est  plus 
comiquement  rébai'balive  que  cette  réunion  déjuges 
sans  mandat  des  Muses,  et  muets,  qui  décident  à  vue 
de  nez  de  la  littérature  d'État  en  France.  Mais  j'en  ai 
tant  dil  et  tant  écrit  là-dessus  que  j'y  ai  épuisé  mon 
rire  et  mes  peines. 

Le  ministre  me  demanda  communication  de  l'ou- 
vrage, dont  il  connaissait  le  martyrologe  odt'onien, 
et  il  se  fit  fort  de  renouveler  pour  lui  son  exploit  de 
La  Parisienne.  Hélas,  et  cette  fois,  il  jela  vaine- 
ment son  portefeuille  dans  la  balance.  Caliban  avait 
trop  blagué  l'Ldit. 

CAIIINET    Dt"    M1MSTI5F. 

DE  l'instruction  PCBLIQUE 
ET   DES  BeaLX-AKTS 


Ragalz,  le  11  août  1891. 


«    Mo.N    CHEn   MAITRE, 


«  Le  temps  m'a  manqué,  matériellement,  pour  vous 
écrire  avant  mon  départ  de  Paris  et  sans  doute  con- 


UNE    LETTRE    RETROUVEE  355 

naissez-vous  déjà  depuis  plusieurs  jours,  par  M.  Cla- 
reUe,  le  mauvais  résultat  de  ;non  entrevue  avec  lui. 

^(  Je  m'en  veux  deux  fois  de  vous  écrire  une  lettre  si 
tardive  et  si  fâcheuse.  Mais  toutes  mes  réflexions, 
depuis  cette  entrevue,  n'ont  pu  changer  mon  senti- 
ment; nous  sommes  dans  une  impasse. 

«  M.  Claretie  croit  impossible  de  saisir  à  nouveau  le 
comité  avec  la  moindre  chance  favorable.  De  quelque 
façon,  sous  quelque  forme  que  la  question  soit  posée, 
l'échec  est  certain.  Ce  n'est  pas  par  une  question  de 
procédure;  ce  n'est  pas  parce  que  la  pièce  a  été  re- 
fusée l'an  dernier  et  parce  qu'on  ne  voudrait  pas 
sembler  se  déjuger;  c'est,  m'affirme-t-il,  parce  qu'au 
fond,  l'opinion  des  membres  du  Comité  est  restée  la 
même  et  qu'ils  ne  croient  pas  au  succès. 

«  Devant  cette  déclaration  très  nette  et  très  loyale, 
je  ne  pouvais  plus  insister  utilement.  Je  puis  lever  des 
difficultés  de  forme,  dispenser  de  l'application  d'un 
règlement,  insister  pour  qu'on  ne  se  croie  pas  tenu 
par  une  tradition,  mais  je  ne  peux  pas  me  substituer 
à  l'administrateur  responsable  et  aux  artistes  pour 
juger  au  fond  l'œuvre  elle-même  et  leur  imposer  mon 
opinion. 

«  Vous  le  voyez,  c'est  une  impasse,  et  j'ai  dû  me 
borner  à  recueillir  et  à  retenir  cette  déclaration  très 
précise  de  M.  Claretie  :  qu'il  reste,  plus  que  jamais, 
prêt  à  accueillir  de  vous  une  pièce  nouvelle  et  qu'il 
l'attend. 

«  Il  est  tout  à  fait  inutile,  mon  cher  maître,  que  je 
vous  dise  que  j'ai  personnellement  gardé  mon  sen- 
timent; que  j'ai,  dans  ce  voyage,  tenu  à  lire,  une  fois 
de  plus  Le  Capitaine  Fracasse,  et  que  je  crois  tou- 
jours les  aventures  de  Sigognac  et  d'Isabelle  assez 


356  SOLVKNIRS    D  UN    ENFANT    DK     PARIS 

«  romanesques  »  el  assez  «  dramaliques  »  pour  retenir 
ceux-là  mêmes  qui  prisent  le  j)lus  les  belles  rimes  et 
les  beaux  couplets. 

«Toutes  mes  opinionslà-dessusvous  seraient  nour- 
riture creuse  puisque  je  n'ai  pas  droit  de  vote  au  co- 
mité. Laissez-les  donc,  mais  retenez  du  moins  ces 
quatre  mots  très  .sincères  :  «  \'otre  caractère  el  votre 
talent  m'inspirent  une  sympathie  très  vive  et  je  vou- 
drais bien  trouver  une  occasion  prochaine  de  prendre 
ma  revanche  avec  vous.  » 

«  Li^oN  Bourgeois.  >> 

Ce  qui  me  faisait  croire  que  la  boule  rouge  était 
de  la  bouteille  à  billes  d'Edmond  Gol,  el  je  veux  le 
croire  encore,  c'est  qu'à  la  prière  du  grand  comédien, 
j'étais  allé  lui  lire  un  mnlin  la  pièce  dans  son  ermi- 
tage du  hameau  de  Boulainvilliers,  à  Auteuil,  et  qu'il 
en  avait  paru  si  satisfait  qu'il  m'en  avait  gardé  à  dé- 
jeuner. Or  le  cas  était  prodigieux  el  peut-être  unique 
dans  les  fastes  du  théâtre.  Personne  n'a  jamais  pu 
se  vanter  sous  le  soleil,  le  lustre  ou  la  lune,  de  s'être 
assis,  même  sur  une  fesse,  à  la  table  de  l'illustre  Gi- 
boyer.  d'avoir  manié  son  ruoltz  et  bu  du  vin  de  .son 
cellier,  sauf  le  mortel  qui  écrit  ces  lignes,  el  arbore  ce 
privilège.  Emile  Augier  lui-môme,  à  qui  pourtant  il 
devait  le  meilleur  de  sa  gloire,  ne  prolongeait  jamais 
ses  visites  matinales  au  delà  de  l'iieuie  où  l'on  mange. 
Dè.s  qu'il  sentait  l'odeur  de  l'omelelte  dans  la  villa 
suburbaine,  il  prenait  son  chapeau  el  sa  canne  et  il 
filait  à  l'anglaise.  On  ne  déjeunait  pas  chez  Ciol. 

La  vérité  est  quil  n'y  déjeunait  pas  lui-même,  étant 
d'une  sobrité  ascétique  et  n'accordant  aucune  impor- 
tance aux  contingences  de  la  réparation  de  dessous 


UNE    LETTRE    RETROUVER  357 

le  nez.  Je  suis  donc  obligé  de  croire  que  la  lecture 
du  Fracasse  l'avait  du  moins  troublé  dans  ses  habi- 
tudes, puisqu'ellefil  sorlir  un  amphitryon  ducénobite. 
Il  reslail  un  tableau  de  la  pièce  à  connaître  quand  la 
pendule  sonna  la  méridienne,  et  je  me  levai,  comme 
Emile  Auyier.  pour  prendre  congé. 

—  Où  allez-vous  donc  ? 

—  Casser  une  croûte,  et  vous  laisser  casser  la 
vôtre. 

Got  fit  deux  ou  trois  fois  le  tour  de  son  cabinet, 
feuilleta  le  manuscrit  et  héla  sa  bonne  dans  l'esca- 
lier. 

—  Qu'est-ce  quil  y  a  ce  matin  pour  le  repas? 

—  Comme  à  l'ordinaire. 

—  Mettez  deux  couverts  et  allez  prendre  quelque 
chose,  n'importe  quoi,  chez  le  charcutier.  En  atten- 
dant, finissons  la  lecture. 

J'ai  fait  de  cruels  repas  dans  ma  vie  et  jai  connu 
les  ballhazars  à  neuf  sous  qui  sont  le  triomphe  de  la 
philanthropie  et  le  dernier  cri  de  la  misère,  mais  le 
rond  de  veau  piqué,  les  six  radis  sans  beurre,  la  lèche 
de  vieux  gruyère,  et  pour  vin,  le  verre  d'eau  trempé 
de  trois-six,  du  menu  du  doyen,  quel  souvenir!  J'en 
ai  encore  le  vertige  à  l'estomac,  et  cependant,  vous 
dis  je,  je  suis  le  seul  homme  dont  l'histoire  pourra 
dire  :  Il  déjeuna  chez  Edmond  Got. 

J'allais  omettre  de  vous  conter  que  pendant  cette 
partie  de  famine,  le  contentement  e.vtraordinaire  dont 
elle  témoignait,  s'exprima  plus  spécialement  encare 
par  une  requête. 

—  Fondez-moi  en  un  seul  les  deux  rôles  d'Hérode 
et  de  Scapin,  et  lisez  au  comité  sans  crainte,  je  serai 
là. 


;i:,,s  souYKNins  n  un  kmant  ui:  pahis 

Il  y  était  en  cllet,  et  c'est  pourquoi  je  jure  qi:e  la 
boule  rouore  était  la  sienne.  Il  ne  m'innii,'^ea  qu'une 
«  coireclion  ».  Mais  quelle  drôle  dinslilulion  que 
celle  dont  je  vous  jarle  I  11  par;iîl  que  IKuiopc  nous 
la  jalouse. 


III 

UNE   RÉPÉTITION  A  LA    COMÉDIE-FRANÇAISE 


LE    PREMIER   BAISER 

Était  il  donc  écrit  que  ma  vie  littéraire  dût  rouler 
jusqu'au  bout  sur  un  quiproquo,  et  qu'incapable 
moi-même  de  faire  aucun  sacrifice  au  public,  je 
n'eusse  à  espérer  de  lui  aucune  concession  !  Peut- 
être,  en  effet,  faut-il  me  résigner  à  cette  méprise, 
dont  je  tirerais,  si  j'étais  adroit,  une  physionomie 
dans  les  Lettres,  ou  tout  au  moins  une  originalité. 

J'avoue  que  je  ne  m'en  soucie  plus.  Je  descends  le 
revers  de  la  colline,  et  les  belles  ardeurs  de  ma  jeu- 
nesse sont  ralenties  par  une  production  considérable. 
J'ai  surabondamment  écrit,  et  je  me  suis  essayé  à  tous 
les  genres,  ainsi  que  faire  se  doit  quand  on  est  un 
artiste  de  lettres  honnête.  Eu  plusieurs  de  ces  genres 
il  m'a  été  domié,  comme  à  tout  le  monde,  de  con- 
naître ce  que  la  critique  actuelle  appelle  le  succès, 
et  j'avoue  à  ma  honte  que  jamais  je  ue  m'en  suis  ré- 
joui. Pourquoi  ?  Voilà  ceque  je  ne  sais  pas  moi-même. 


3.iU  SULVLMUï;    l)  U.N     LMA.N  1     DE    l'AHIS 

11  osl  corlaiii  (|iie  je  n'aime  ni  le  succès  ni  l'arj^cnl. 
A  dix-huil  ans  déjh  ces  deux  biens  «  modernes  »  me 
laissaient  froid.  Jai  perdu  des  hérilag-es  certains 
pour  ne  pas  avoii*  voulu  me  déranger  d'un  poème, 
vécu  ou  rè»c.  J'ai  renoncé  à  exploiter  des  liions  de 
réussite  par  dégoût  de  la  monotonie  de  cette  exploi- 
tation. Au  fond,  je  crois  que  je  n'aime  (pie  le  ti'avail, 
cl  pour  lui  seid,  là  serait  ma  défaillaner  artisli(|uc, 
ma  paille,  puisqu'il  est  certain  que  j'en  ai  une,  aux 
yeux  mêmes  de  ceux  qui  m'aiment. 

Le  jour  même  où  cette  pelile  pièce  fui  reçue  à  la 
Comédie-Française,  l'excellent  Clarelie,  plus  heureux 
(|ue  moi  de  cette  bonne  fortune,  s'exaltait  dans  son 
cabinet  à  l'idée  des  «  sommes  »  qu'elle  allait  me  rap- 
porter. —  Un  acte  ici,  s"écriait-il,  c'est  une  ferme  en 
lîeauce  !  —  Parbleu  !  lui  dis-je,  j'aimerais  mieux  en 
avoir  chez  vous,  des  actes,  et  môme  ailleurs.  — 
cinq,  (jui  ne  me  rapporteraient  rien  du  tout,  et  l'an- 
née suivante  cinq  autres  qui  m'endetteraient!...  Kl 
Clarelie  secoua  la  tête,  car  il  ne  me  croyait  pas. C'était 
cependant  la  vérité  vraie,  et  toujouis  je  pense  de 
la  sorte.  Je  suis  évidemment  indécrottable. 

Aussi  ne  me  flallé-je  point  d'être  un  homme  de 
mon  temps,  oh  1  non,  par  exemple  !  Soit  (pie  j'avance 
ou  que  je  retarde,  à  votre  choix,  j'anachronise  visible- 
ment. Mais  il  n'en  nuit  qu'à  moi,  et  je  ne  fais  de 
tort  à  personne  parcelte  anomalietout  à  failisokinte. 

Elle  aura  créé  cependant  un  phénomène  extrême- 
ment curieux  et,  ce  me  semble,  unique  dans  les 
Lettres  françaises,  sur  lequel  je  vous  demande  la 
permission  de  m'expli(iuer  un  peu.  —  La  diversité 
des  recherches  auxquelles  je  me  suis  adonné,  en 
artiste  honnête,  et  par  horreur  de  cette  illusion  sotie 


Une  répétition  a  la  comédie-française       H61 

du  beau  que  l'on  appelle  le  succès,  a  divisé  mon 
entité  en  plusieurs  mandarinats  Uipageurs  par  les- 
quels j'ai  dérouté  délicieusement  le  public  et  la  cri- 
tique. Le  piège  de  ces  in(;arnations  renaissantes,  et 
toujours  inattendues,  aura  été  la  joie  de  ma  vie,  et 
personne  n'aura  poussé  aussi  loin  que  moi  la  danse 
ironique  des  pseudonymes.  Ah  !  je  les  ai  fait  sauter 
les  besicles  de  la  critique  ! 

Mais  ce  temps  m'amuse  par  sa  bêtise  inefïable. 
Dès  que  je  m'aperçus,  à  ma  grande  stupeur,  que 
l'application  de  la  démocratie  aux  artslibéraux  n'était 
pas  une  blague  et  qu'on  allait  sérieusement  en  tenter 
l'essai  dans  mon  pays,  je  résolus  d'extraire  quelques 
pintes  de  bon  sang  de  celte  bévue  immense,  dont 
les  neuf  Muses  se  tordaient  déjà  de  rire  sur  le  Pinde. 
Oui,  je  me  promis  d'être,  à  déf^aut  <l'un  meilleur, 
celui  qui  poserait  des  lapins  à  celte  ©ie  de  SuiTrage 
Universel  érigé  en  arbitre  des  lettres  et  bombardé 
procureur  de  la  postérité  ! 

Et  je  me  suis  lenu  parole.  Ayaiat  débuté  sous  mon 
nom  par  le  théâtre,  vers  lequel  m'attiraient  mes  pré- 
dilections et  mes  dons  de  nature,  je  m'éclipsai  un 
jour  dans  la  poésie  lyrique,  et  au  moment  où  l'ab- 
surde Suffrage  Universel  allait  me  presser  sur  son 
cœur,  je  fis  le  plongeon  dans  la  critique  d'art.  Une 
troisième  réputation  menaçait  de  m'y  naître,  et  déjà 
le  public  préparait  sa  couronne;  il  n'était  que  temps 
de  filer  sur  le  roman;  j'y  filai.  Un  jour  que  je  dor- 
mais, l'obtus  succès  faillit  m'atteindre.  Je  m'en  ré- 
veillai chroniqueur. 

Le  Suffrage  Universel  n'y  voyait  que  du  feu.  — 
Ëtes-vous  le  même?  me  demandait-il,  en  ouvrant  ses 
gros  yeux  de  bœuf  aimable.  —  Mais  non,  mais  non, 

31 


862  SOUVENIRS    D  UN    ENFAM     OK    PARIS 

rcpomiais-jc  en  riant,  ma  famille  est  innombrable  ! 
J'ai  des  cousins  d;»ns  tous  les  genres  et  sur  toutes 
les  branches  de  mon  art.  Tous  des  rossignols  !  seu- 
lement «juand  on  entend  l'un,  on  préfère  l'autre.  — 
Et  le  gros  Sulïrage  me  dit  :  —  Ils  devraient  bien  se 
distinguer  par  des  noms  de  baptême  différents.  Je 
m'y  perds,  démocratiquement  ! 

L'idée  alors  me  vint  de  l'embêter  par  des  pseudo- 
nymes. Sans  disparaître  totalement,  je  pris  d'abord 
la  précaution  de  publier  d'un  seul  coup,  presque  à  la 
même  heure,  un  poème,  un  roman,  une  pièce  et  de 
la  critique,_et  cela  sous  le  nom  unique  de  mes  cent 
cousins.  Puis,  au  moment  où  je  lâchais  cette  charge 
énorme,  je  surgis  dans  un  journal  sous  un  pseudo- 
nyme cocassement  mystérieux.  L'eflarementdu  Suf- 
frage Universel  devint  touchant.  —  Qu'est-ce  que 
c'est  encore  que  celui-là,  et  comment  savoir  ce  qu'il 
vaut  puisqu'il  ne  dit  pas  son  nom  ?  Ainsi  soufflait 
le  cher  procureur  de  la  postérité.  —  Mon  pseudo- 
nyme dévoilé,  j'en  pris  un  autre,  puis  un  autre  encore, 
et  puis  je  reparus  au  théâtre.  Le  succès  me  traquait 
toujours  sans  matteindre,  heureusement  !  La  lutte  a 
duré  près  d'un  demi-siècle,  de  telle  sorte  qu'après 
avoir  fourni  une  carrière  à  tuer  soixante  chevaux  el 
cent  hommes,  j'ai  la  joie  d'être  encore  vierge  du 
baiser  du  Sulïrage. 

Plaisir  à  part,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  eu,  dans 
les  arts,  beaucoup  d'individualités  de  cet  acabit  pro- 
téen,  d'abord  parce  qu'il  y  faut  une  bonne  humeur 
inaltérable,  el  puis,  à  défaut  de  fortime,  un  assez 
grand  courage  peut-être  !  Jai  passé  volontairement 
ma  vie  k  redébuler.  Je  n'ai  que  des  ponts  d'Arcole. 

Le  Premier  Baiser  en  fut  un. 


UNE   RÉPÉTITION    A    LA    COMÉDIE-FRANÇAISE  363 

Ce  n'est  rien  dire  de  trop  que  de  dire  que  j'ai  eu, 
pour  celte  bataille,  des  ennenjis  à  défrayer  une  âme 
de  vingt  ans.  La  mitraille  a  grêlé.  Mais  je  restai  maître 
du  pont.  Ce  fut  le  moment  défiler  sur  un  autre  point 
de  combat,  et  j'y  filai.  Non,  oh  !  non,  Claretie, 
point  de  ferme  en  Beauce!  Le  gros  Sufï'rage  le  sau- 
rait; il  viendrait  m'y  atteindre,  et  tout  serait  fini. 
Il  ne  me  resterait  plus  pour  rire  qu'à  vous  demander 
votre  voix  pour  le  fauteuil  académique. 

Le  Premier  Baiser  offre  une  particularité  à  l'his- 
toire anecdotique  du  théâtre  français  à  la  fin  du  dix- 
neuvième  siècle.  Quoique  la  pièce  n'ait  qu'un  acte, 
elle  a  été  répétée  pendant  quatre  mois  !  Quatre  mois 
pour  un  acte  !  Certes  !  ce  ne  fut  pas  de  la  faute  des 
interprètes,  qui  la  savaient  au  bout  de  huit  jours  ! 
mais  c'était  une  nouveauté,  et  on  ne  savait  quand 
la  donner.  Elle  gênait  les  reprises  ! 

Voici  comment  se  passaient  ces  répétitions.  C'est 
de  la  sténographie. 

UNE    RÉPÉTITION 

La  scène  représente  celle  de  la  Comédie-Française  pen- 
dant les  répétitions  du  Premier  Baiser  de  février  à 
mai  1889.  Cette  scène  est  obscure,  quoique  les  cadrans 
de  la  Ville  et  les  horloges  de  ses  beffrois  sonnent  midi 
trois  quarts  —  pour  une  heure.  Une  veilleuse  au  bout 
d'un  /il  se  balance  dans  le  sanctuaire...  Boite  du  souffleur 
au  fond.  Plus  loin,  la  guérite  des  auteurs  et  du  directeur. 
Perspective  lointaine  et  troublante  de  salle  vide.  Courants 
d'air,  craquements  sinistres,  peut-être  de  Vinslitution, 
certainement  du  plancher,  ombres  violâtres,  présence  in- 
visible de  r Empereur... 


;?i;j  SOUVENIRS    D  UN    KM-ANT    DK    PARIS 

PERSONNAGES 

Cauban,  auleur  g^rolesque  el  obstiné. 

Jules  Cf.ARETiE,  directeur  jeune  el  romancier. 

Léotaud,  philosophe  souffleur. 

Laroche,  sociétaire  crédule  et  modèle. 

Le  Bargy,  demi-part  sondeur  et  bénévole. 

Leloir,  pensionnaire  idéal,  résifi;né  à  son  mauvais 
rôle. 

Mlle  Reichenberg,  vedette  oonsiciente,  étoile  aux 
cheveux  d'or,  toujours  en  retard. 

Mlle  PiERSON,  sa  mère  dans  la  pièce,  sa  sœur  dans 
la  réalilé,  toujours  en  avance. 

Le  Semainier,  passant  pressé,  chevalier  de  la  Lé- 
jtçion  d'honneur. 

Le  Régisseur,  personnaj^e  absent  et  rejj^retté. 

Divers  :  sociétaires,  pensionnaires,  lampistes,  ma- 
chinistes, fumistes,  co«pielins  cadets,  académicions, 
gêneurs  el  dcrangeurs.  .Jean  Aicard.  La  pensée  <le 
Sarcev.  L'exemple  de  Moukre,  etc.,  etc. 

Costumes  du  temps  :  Worth  et  Belle  Jardinière. 

SCÈNE  1 
CALIBAN,  seul, 

(Il  entre,  met  son  binocle,  regarde  et  nen  croit  pas 
ses  yeux.  Silence,  solitude  et  ténèbres  profondes 
autour  de  ce  personnage.) 
J'avais  le  temps  de  prendre   uion  café  !     //  sort.) 


UNE    RÉPÉTITION    A    LA    GOMÉDIE-FRANçAÎSE  3G5 

SCÈNE  II 

PERSONNE...  puis  LÉOTAUD 

FJpaississemenl  des  ténèbres.  Idem  du  silence.  Les 
rats  rongent  en  paix  l institution.  Bruits  vagues 
d'éternuements  impériaux.  Entre  le  souffleur.) 

LÉOTAUD.  //  salue  le  vide 
Naturellement  !...  {Il  s  engouffre  dans  sa  boîte.) 

SCÈNE  III 
LES  MÊMES,  JULES  CLARETIE 

JULES  CLARETIE.  Il  entre  très  affairé. 

Commençons  !  —  (Il  s'assied.)  —  Eh  bien?  —  (// 
s'étonne.)  —  Vous  êtes  là,  Léotaud?  —  [Le  souffleur 
passe  la  tête.)  —  Qu'est-ce  qu'on  attend  alors  ?  —  {Un 
académicien  se  montre  au  fond  et  fait  des  signes  au 
directeur.) —  Voilà,  cher  maître!...  {Jules  Claretie 
sort.) 

. SCÈNE  IV 

LÉOTAUD,  PERSONNE,  voix  de  Mlle  PIERSON 
dans  la  coulisse,  puis  celle  de  CALIBAN. 

VOIX    DE    m"''    PIERSON 

Quand  les  canards  vont  deux  par  deux  ! 

VOIX    DE    CALIBAN 

C'est  qu'ils  ont  à  causer  entre  eux  !...  {Le  semai- 
nier entre  par  la  droite,  traverse  la  solitude,  la  cons- 
tate, au  fond  Vexcuse,  et  sort  par  la  gauche.  Jules 

31. 


366  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

Clarelie  serre  la  main  de  l'académicien  cl  rentre  en 
scène,  disirait  visiblement.) 

SCÈNE  V 

LF-:OTArD,  JUI.ES  CLARETIK,  puis  LAlîOCHK, 
LE  BARGY,  LELOIR,  M"^'  PIERSON  et  CALIHAN 

JULES  CLARETiE,  sciil,  s'osseyant. 

Où  en  esl-on?...  (Point  de  réponse.  Il  se  lève.)  En 
voilà  assez.  Je  flanque  loul  lo  monde  i\  l'amende,  cl 
celte  fois  c'est  sérieux.  Y  a-t-il  un  rèf^lemenl  ou  n'v 
a  l-il  pas  un  règlement? 

LAROCHE,  //  entre,  suivi  des  autres. 
Il  y  en  a  un.  Mais  nous  sommes  tous  là  ! 

JULES    CLARETIE 

Cette  pièce  n'en  finit  pas.  Voilà  trois  mois  (ju'oti 
la  répèle  !  L'auteur  aurait  eu  le  temps  d'en  faire  une 
autre. 

GALiBAN,  épanoui. 

A  votre  service  ! 

JULES  CLARETIE,  sc  reprenant  vivement. 
Ce  n'est  pas  cela  que  jai  voulu  dire  ! 

LE   RARGV 

Celle-ci  est  déjà  assez  difficile.  Ce  n'est  pas  «lu 
Scribe  1 

CALIHAN 

Merci  !  (//  serre  la  main  à  Le  Dargij.) 


UNE   RÉPÉTITION    A    LA    COMÉDIE-FRANÇAISE  367 

m"''  pierson,  avec  un  rire  malicieux. 
Et  puis,  il  tripatouille,  l'auteur,  il  tripatouille  ! 

LELOIR 

Trop  peut-être. 

UNE  VOIX  dans  la  coulisse,  terrible. 
Pas  assez  ! 

JULES    CLAKETIE,  à  Itt    Voix. 

Qui  parle? 

CALiBAN,  à  Jules  Claretie. 
Chut  !  c'est  peut-être  Molière  ? 

LAROCHE 

Allons,  en  scène. 

CALIBAN,  timidement. 

Je  ne  sais  pas  si  je  m'abuse,  mais  je  ne  vois  pas 
Mlle  Reichenberg. 

JULES  CLARETIE,  gêné. 
Nous  répétons  sans  elle. 

CALIBAN 

Comme  hier  et  avant-hier,  alors?  Du  reste,  c'est 
bien  plus  drôle.  La  pièce  s'éclaircit  par  cette  abs- 
traction du  personnage  principal.  Je  regrette  seule 
ment  de  n'avoir  pas  pris  mon  café. 

JULES  CLARETIE,  reprenant  son  sang-froid. 
Mlle  Reichenberg  est  à  Lille.  Vous  me  forcez  de 


iÛH  SOUVENIRS    d'un    LMANT    DE    l'AHIS 

VOUS  le  dire  devant  ses  camarades.  Voici  sa  dépêche. 
(//  trnd  un  télégramme  (le/)lië  à  Cnlibnn  qui  le  refuse.) 

CALIBAN 

Je  vous  crois  sur  parole.   Nous  ries  le  directeur, 
vous  devez  savoir  !  [Entre  Mlle  Beichenberg .) 


SCÈNE  \  1 
Li:s  Mêmes,  Mlle  HEICHENBERG 

m"*^  reichenberg.  Elle  entre  jogeusemenl. 

Bonjour,  mon  petit  auteur.  Comment  allez-vous, 
amour  do  polit  auteur? 

cAi.iBAN,  lui  baisant  la  main. 

Et  vous,  chère  iiilerprôto?  Vous  avez  (ui  hcau 
temps  à  Lille? 

m"'  beichenberg 

Vous  voulez  diie  à  Bordeaux  !  C'est  domain  <pie  je 
vais  à  Lille.  Je  pars  mémo  par  le  train  do  ciriii  heures. 
tout  à  l'heure;  aussi  dépêchons-nous  de  travailler, 
voulez  vous? 

JULES  CLARETiE,  //  froisse  (les  papiers. 

C'est  cela,  dépêchons-nous  de  travailler. 

LE  SEMAINIER,  entrant. 

J'ai  le  devoir  et  le  regret  do  vous  avertir  (pu;  vous 
navoz  plus  que  dix  minutes.  {Salanirjuement.j  Ce 
après  quoi  je  fais  déblayer  la  scène  pour  la  ro|)iiso 
de  Maître  Guérin.  —  (Le  semainier  sort.) 


UNE   RÉPÉTITION   A    LA   COMÉDIE-FRANÇAISE  369 

m"**  REicHENBERG,  à  Léotaucl,  bcis . 

Souffle-moi  bien,  toi,  animal.  Je  ne  sais  plus  un 
mot  de  mon  rôle. 

JULES  (XARETiE,à  CciUban. 

Ça  se  comprend,  n'est-ce  pas  ?  Au  bout  de  trois 
mois  de  répétitions,  trois  mois  pour  un  acte  !... 

CALiBAN.  //  se  lève,  solennel. 

Mes  enfants,  puisque,  selon  cet  homme  décoré  qui 
vient  de  surgir  et  de  nous  apparaître,  nous  n'avons 
plus  que  dix  minutes  pour  travailler;  puisque  notre 
divine  Reichenberg-  ne  sait  plus  un  mot  de  son  rôle 
et  puisque,  venant  de  Bordeaux,  elle  part  pour  Lille, 
je  crois  vous  faire  plaisir  en  levant  la  séance  et  en 
vous  offrant  quelques  consommations  à  l'estaminet 
du  théâtre.  Le  manque  de  café  m'appesantit  le  crâne, 
et  je  vois  d'ici  Jean  Aicard  qui  vient  causer  de  son 
Lebonnnrd  avec  notre  énergique  directeur.  Donc  à  de- 
main, s'il  en  reste  et  si  vous  avez  le  temps,  car,  quant 
à  moi,  je  demeure  à  votre  entière  disposition  et  je 
m'amuse  trop  ici  pour  en  manquer  une.  {Exil.) 

JULES  CLARETiE,  tirant  sa  montre. 
A  demain,  à  la  même  heure  ! 

m""  reichenberg 

Ce  Caliban,  quel  ingrat  I  Je  viens  de  refuser,  pour 
lui  créer  son  rôle,  un  cachet  à  Lisbonne  et  deux  à 
Saint-Pétersbourg. 

[Elle  sort,  suivie  de  ses  camarades.  Le  silence  se 
rétablit,  troublé  seulement  par  un  bruit  de  bottes  oii 


370  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 

l'on  rcconnaîl  le  jxis  militaire  de  rh'mpercui-.  La 
pensée  de  Sareeij  plane  dans  les  lènèbres  et  l'exemple 
de  Molière  envahit  la  solitude...  déblaijée.) 

SCÈNE  VII  KT  DKHMKHE 

Le  cabinet  du  directeur. 
JULES  CLARETIE,  CALIBAN 

JULES  CLARETiE,  à  Calibau. 

Je  crois  que  nous  tenons  un  succès  relentissanl  ! 
El  vous? 


I 


Relevé  des  droits  d'auteur  perçus  pour  mon  théâtre 
depuis  1865  jusqu'en  1896:  ici  est  :  en  31  ans. 


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reprise  en  1894. 

Comédie-Française. 

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Soit,  par  an,  sur  trente  et  un  ans  :  360  francs  ; 

Ou  encore  pour  trente-cinq  actes,  1  franc  3  centimes  par  jour. 


TABLE  DES  MATIERES 


HENRY  BECOUE 


Pages. 

1 1 

II 8 

III 11 


HERMINIE 

I 17 

II.  Un  poème  en  prose  de  Théodore  de  Banville   .     .  25 

III.  Une  lecture  chez  Sarcey 34 


JOURNALISME 

I.  Caliban 43 

II.  Francis  Magnard 51 

III .56 

IV.  Trois  millions  pour  un  article 04 

V.  Deux  premières  en  quatre  jours 78 


374  SOUVENIRS    D  UN    ENFANT    DE    PARIS 


LA  NUIT  BERGAMASQUE  , 

Pages. 

1 93 

II.  Histoire  d'une  indemnité  forfaitaire 101 

III.  .\u  Théâtre  Libre 109 

IV.  .\vant-propos  de  La  Nuit  Bergamasque 117 


ENGUERRANDE 

I.  Genèse  du  poème 129 

II.  Une  préface  fameuse 140 


PAR  LES  RUES  ET  LES  CAFÉS 
Un  mystère  à  la  foire 149 

LES  DESSOUS  DE  LA  TUNIOUE 
Vénus  noire  et  Vénus  de  cire 157 

MOLIÈRE  ET  LE  MASQUE  DE  I  ER 

I.  Le  vrai  Molière 165 

M.  Le  précurseur  du  symbolisme 178 


SIX  SEMAI.NES  EN  CORSE  (1887) 
LE  TOUR  DE  L'ILE  EN  CALÈCHE 

Le  mouflon  de  Sartène ....  181 

Le  prince  Roland 193 

Le  parfum  de  l'ile 200 

.\jaccio.  —  La  Casa  Bonaparte 204 


TABLE    DES    MATIERES  375 

Pages 

Chez  les  bandits 213 

Une  élection > 231 

Vizzavona,  Vivario,  Gorte 234 

Corte 243 

La  Scala  di  Santa  Regina 258 

De  Corte  à  Bastia 264 

Bastia 280 

Saint-Florent,  Isola  Rossa,  l'Algajola 288 

Calvi  et  la  Balagne 295 

Les  Calanclies.  Histoire  d'une  soupe  à  l'oignon    .  300 

Cargèse 309 

Sartène  et  Bonifacio 312 


LE  CAPITAINE  FRACASSE 

I.  Jours  odéoniens.  Notes  d'agenda  quotidiennes  du 

4  au  24  décembre  1887 329 

II.  Une  lettre  retrouvée 3.52 

III.  Une  répétition  à  la  Comédie-Française.  Le  Premier 

Baiser 359 


3473.  —  Tours,  imprimerie  E.  Arrault  et  C' 

eiBUOTH£CA    ) 


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La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

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The  Library 

University  of  Ottawa 

Dote  due 


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AU    SOUVENIRS 


Extrait  do  Catalogne  de  la  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

à   S  tr.  6#   le  volume 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR,  11,  RUE  DE  6RENKLLE 

MÉMOIRES  -  SOUVENIRS  -  CORRESPONDANCE 

CHARLES   ALEXANDRE 

Souvenirs  sur  Lamartine 1  yoI. 

PAUL  ALEXIS 

Emile  Zola.  Notes  d'un  ami 1  vol. 

THÉODORE  DE  BANVILLE 

Mes  souvenirs 1  vol. 

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Journal 2  vol . 

EMILE  BERGERAT 

Souvenirs  d'un  Enfant  de  Paris 4  vol . 

Théophile  Gautier.  Biographie,  entretiens,  souvenirs.      1  vol. 

M-'*  ALPHONSE   DAUDET 

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Alphonse  Daudet 1  vol . 

EUGÈNE  DELACROIX 

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Les   Goncourt 1  vol . 

GUSTAVE  FLAUBERT 

Correspondance 4  vol . 

JULES  DE  GONCOURT 

Lettres 1  vol. 

E.  ET  J.  DE  GONCOURT 

Journal.  Mémoires  de  la  Vie  littéraire 9  vol. 

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Choses   vues 1vol. 

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Biographie  d'Alfred   de   Musset 1  vol. 

HENRI  REGNAULT 

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Souvenirs  de  Jeunesse 1vol.   ' 

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Correspo  ndance   inédite 1  vol . 

IVAN    TOURGUENEFF 

Correspondance  (Lettres  a  ses  amis  de  France) 1  vol. 

Lettres  à  Madame  Viardot 1  vol. 

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Correspondance 2  vol. 


Il2i90.  —  L-Imprimeriet  réunie»,  rua  Saial-B«aoU,  7,  Paru. 


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