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Full text of "Souvenirs d'un vieux critique"

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BIBLIOTHEQUE CONTEMPORAINE 



A. DE PONTMARTIN 



SOUVENIRS 



D UN 



VIEUX CRITIQUE 



CINQUIEME SEB.IE 



^^ 






PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 

nUB AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIBIT», 15 
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

i884 






I 



SOUVENIRS 



d'un 



VIEUX CRITIQUE 



CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 



OUVRAGES 



DE 



A. DE PONTMARTIN 



Format grand in-18. 



Causeries Littéraires 

Nouvelles Causeries littéraires 

Dernières Causeries littéraires 

Causeries du Samedi 

Nouvelles Causeries du Samedi 

Dernières Causeries du Samedi 

Les Semaines Littéraires 

Nouvelles Semaines Littéraires 

Dernières Semaines Littéraires ^. 

Nouveaux Samedis 

Le Fond de la Coupe 

Les Jeudis de madame Charronneau 

Entre Chien et Loup 

Contes d'un Planteur de choux 

Mémoires d'un notaire 

Contes et Nouvelles 

La fin d'un Procès 

Or et Clinquant 

Pourquoi je reste a la campagne 

Les Corbeaux du Gévaudan 

Le Filleul de Beaumarchais 

La Mandarine 

Le Radeau de la Méduse 

Souvenirs d'un Vieux . Critique 

Souvenirs d'un Vieux Mélomane 

Lettres d'un Intercepté 



20 



vol. 



PARIS. • \MP. DE LA SOC. ANON. DE PDDL. PÉRIOD. — P. IfOUiLLOT. — 40004s 



SOUVENIRS 



D UN 



VIEUX CRITIQUE 



PAR - : 



A. DE PONTMARTIN 



CINQUIÈME SÉRIE 






PARIS 

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR 
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES 

3, RUE AUBER, 3 

1884 
Droits de reproduction et de tradaction réservés. 



SOUVENIRS 



D UN 



VIEUX CRITIQUE 



LE MONDE RENVERSÉ 

( Souvenir. ) 



En 184.., j'étais fort lancé dans le monde des 
théâtres. Entendons-nous, pourtant! Ceci ne veut pas 
dire que je fraternisais avec le traître de l'Ambigu, 
qwe je jouais aux dominos avec le père noble de la 
Porte-Saint-Martin, ou que je happais une prise dans 
la tabatière du régisseur de la Gaîté. Non! mais, 
grâce à de spirituelles amitiés, j'avais mes grandes et 
mes petites entrées aux premières représentations, et 
même aux répétitions générales. J'étais invité aux 
soirées d'Augustine Brohan; Jules Janin improvisait 
souvent devant moi ses prestigieux feuilletons; les 
victimes d'un passe-droit ou d'une préférence direc- 
toriale me racontaient leurs chagrins; deux ou trois 
sociétaires de la Comédie-Française me saluaient 

V. 1 



2 SOUVENIRS D l\\ VIEUX CRITIQUE 

d'un geste bénévole, et les auteurs reçus à corrections 
me demandaient des conseils. 

A cette époque, je renouai connaissance avec le 
vicomte Éric de Puyseul, un de mes meilleurs cama- 
rades de collège, à qui j'appliquai immédiatement 
mon incorrigible manie d'observation et d'analyse. 
Éric, alors âgé de trente-deux ou trente-trois ans, 
était un privilégié de la fortune et de la nature. Sa 
famille, une des plus anciennes de l'Anjou, comptait, 
par douzaines, des compagnons de Godefroy de 
Bouillon, des chevaliers de Malte, des commandeurs 
de Saint-Jean de Jérusalem, des amiraux, des arche- 
vêques, des généraux, des chefs vendéens, des cordons 
bleus qui n'étaient pas des cuisinières, et même un 
saint, qui aurait pu figurer dans le calendrier. Son 
père et sa mère, entourés de respect, occupant dans 
leur province une situation exceptionnelle, si haut 
placés dans l'estime publique, qu'il suffisait d être 
reçu chez eux pour n'être plus ni discutable ni dis- 
cuté, ofiFraient le parfait modèle de toutes les vertus, 
tempérées et comme assouplies par leur bonté, leur 
charité et leur inexprimable tendresse pour leur fils 
unique. Éric, déjà très riche, millionnaire en expec- 
tative, fort joli garçon sans la moindre fadeur de 
bellâtre, cœur dor, caractère charmant, spirituel 
comme s'il eût eu à racheter sa laideur ou à vaincre 
sa pauvreté, venait d'épouser la plus délicieuse jeune 
fille qu'ait jamais pu rêver une imagination éprise 
d'idéal, mais d'un idéal plus voisin du ciel que de la 
terre. Dante n'aurait pas voulu d'autre Béatrix. 



LE MONbK HEKVEKSK II 

Thomas Moore l'aurait tait poser devant lui pour 
écrire les Amours des anges, Svelte, blonde, avec des 
yeux presque noirs, le front pur confimè son âme, un 
teint pâle que la moindre émotion colorait d une 
exquise nuance rose-thé, Geneviève adorait son mari, 
qui le lui rendait bien. Leur mariage avait été une 
admirable fête, à la fois mondaine et chrétienne, 
dont les bons Angevins gardèrent longtemps le sou- 
venir. Un des grands vicaires du diocèse, proche 
parent de la mariée, dit la messe et adressa au jeune 
couple, pieusement agenouillé, une allocution si tou- 
chante, que tous les assistants fondaient en larmes. 
Pendant la cérémonie et à la sortie du cortège, 
Torgue, magistralement joué par un artiste venu tout 
exprès de Paris, ruisselait en harmonies si merveil- 
leuses, que l'on se demandait si ces noces, excellem- 
ment conformes à Tesprit de TÉ^ise, n'allaient pas 
s'achever en paradis. 

— Mais alors, me direz- vous, dans cet ensemble 
de perfections chrétiennes et de félicités conjugales, 
sur quoi pouvaient s'exercer vos besicles d'observa- 
teur ? — Hélas ! vous ne me le diriez pas si vous 
saviez que ma première rencontre avec Eric eut lieu 
sur les marches du petit escalier, alors fort noir, 
qui menait au cabinet du directeur du Gymnase, et 
si vous aviez vu émerger de la poche de son paletot 
un rouleau de papier noué d'un ruban bleu : un ma- 
nuscrit!... Le manuscrit dune pièce en quatre actes, 
— la Comtesse Elsida! Eric, le vicomte Eric, le des- 
rendant des croisés, Tarrière-petit-neven d un saint 



A SOUVENIRS d'un VIEUX nRlTIQt'K 

béatifié, Tépoux amoureux et adoré de Tangélique 
Geneviève, le Benjamin du Musée des Antiques de la 
vénérable ville d'Angers, était entraîné vers le théâtre 
par une de ces passions irrésistibles qui ne déplai- 
raient pas à M. Francisque Sarcey. Chose étrange, 
et pourtant fort explicable I C'est pendant l'amou- 
reuse phase des fiançailles qu'il avait écrit sa pièce. 
Après les heures passées auprès de Geneviève, dans 
cette maison bénie où tous les visages lui souriaient, 
une répugnance invincible l'empêchait de monter h 
son cercle, où il aurait été forcé de subir l'odeur 
des cigares et les propos gaulois. Il courait s'enfer- 
mer chez lui, dans son appartement de garçon, et, 
là , exalté tour à tour et oppressé par le trop plein 
de son cœur, il le laissait déborder dans des scènes 
passionnées, en créant des personnages imaginaires 
dont il faisait les interprètes de son amour et de ses 
joies. Nul, autour de lui, n'en avait rien su; mais, 
après le mariage, lorsque le conseil de famille eut 
décidé le voyage à Paris, — pour achever, disait un 
oncle, ex-chevau-léger, de déniaiser cette innocente 
Geneviève, qui ne connaissait encore que son prie- 
Dieu, le chemin de son église, trois romances de 
couvent et le Naufrage du brick « la Sophie », Éric 
ne put résister a l'envie d'emporter avec lui le mys- 
térieux manuscrit. Huit jours après, il présentait la 
Comtesse Elsida à l'excellent Gœlio, directeur du 
Gymnase. Il était en veine, et ne pouvait mieux 
choisir son moment. Le hasard voulut — mes con- 
temporains peuvent s'en souvenir — que le théâtre 



LE MONDE RENVERSÉ 5 

du Gymnase fût en ce moment mis à Vindex par 
la commission des auteurs dramatiques. D'ailleurs, 
ScriSe se démodait, Bavard venait d'avoir un four, 
et Jules de Prémaray n'était pas de taille à remplir 
cette lacune. La pièce d'Éric de Puyseul était chaude, 
jeune , colorée , ensoleillée : elle fut reçue avec 
enthousiasme. 

Voilà ce que me racontait Éric , avec Teflusion 
dun homme heureux, en sortant de chez le direc- 
teur, pendant une longue et verbeuse promenade 
qui nous conduisit du boulevard Bonne-Nouvelle à 
Tare de Triomphe. Nous ne ressemblions pas aux 
deux héros de V Affaire de la rue de Lourcine, qui 
n'ont rien à se dire, justement parce qu'ils ne se 
sont pas vus depuis dix-sept ans. Éric ajoutait à son 
récit avec une naïveté que son charmant esprit ren- 
dait plus amusante : « Ce qui me fait plaisir, ce qui 
désarnierait toutes les pruderies angevines, c'est que 
le Gymnase est vraiment uu théâtre à part : le temple 
de la vertu! Gœlio est marié, et sa femme, artiste 
d'un admirable talent, est d'une sagesse exemplaire. 
Mariés, Stéphen, le jeune premier et Rosalie, Tin- 
génue; mariés, Blaisinet, le comique, et Clorinde, la 
grande coquette. Tout ce petit monde vit en famille, 
de la façon la plus régulière, avec des allures d'hon- 
nête bourgeoisie qui doivent triompher tôt ou tard 
du vieux préjugé contre les comédiens... Où loges-tu? 

— Rue Saint-Lazare, 51. 

— Alors, si, comme je n'en doute pas, tu vas, le 
dimanche, à Notre-Dame de Lorette, ta paroisse, tu 



6 SOUVENIRS I»'l.N VIEUX CRITIQUE 

peux y voir toutes ces dames avec leurs maris dans 
la tenue la plus édifiante. Elles ont leurs chaises. 
Une d elles a même donné le pain bénit le dimanche 
de la mi-carême. 

— J'en ai mangé... une excellente brioche de chez 
Félix... 

— Ge détail si essentiel, si particulier et si rare, 
dissipe mes derniers scrupules... En vérité, je suis 
trop heureux, et mon bonheur m'effraye... 

— Et ta femme? 

— Oh I mon ami , un ange ! une sainte ! Tu as 
entendu ce que je viens de te dire de sa naissance, 
de son éducation, de sa piété... Son grand-père, le 
marquis de Briolay, a été un des héros de la guerre 
des géants... Elle est nièce d'un grand vicaire et 
petite-nièce d'un archevêque. Elle a été élevée dans 
des pratiques' d une dévotion un peu sévère, un peu... 
étroite, par des parents qui n'ont jamais mis le 
pied au théâtre, et pour qui les comédiens sont 
encore, et seront toujours des histrions, des baladins, 
(les excommuniés... Eh bien, je n'ai pas voulu avoir 
de secret pour elle : je lui ai tout dit; elle m'a 
répondu avec un sourire ineffable : « Mon cher Éric, 
tout ce que tu fais est bien fait ; je t'aime trop pour 
te juger. Si ta pièce réussit, je serai fière et heu- 
reuse de ton succès; si elle tombe, je serai là pour 
te consoler. — Mais il faudra que je te quitte pour 
les répétitions. — Pourquoi nous quitter? Je suis ta 
femme (et ce mot avait sur ses lèvres une expression 
adorable), je suis ta femme: tu frouveras bien à me 



LE MONDE RENVERSE 7 

caser dans un petit coin... tiens! dans une de ces 
loges du rez-de-chaussée, comme celle de TOpéra- 
Gomique où nous sommes allés entendre la Dame 
é/awcAô... C'est convenu, n'est-ce pas?» — Qu'en dis-tu? 

— Je dis que je vois à ton doigt une bague de 
prix... Si j'étais à ta place, je jetterais cet anneau 
dans la Seine... Car, vraiment, tu as raison... tu es 
trop heureux! 

Quinze jours s'écoulèrent, et, pendant ces quinze 
jours, je ne revis plus Eric de Puyseul. La vie de 
Paris a de ces hasards ! C'était le moment psycho- 
logique où je perpétrais mon œuvre de début pour 
la Revue des Deux Mondes. Quand je l'avais finie, 
je la recommençais pour l'améliorer, et, quand je 
l'avais améliorée, il se trouvait que les perfection- 
nements étaient pires que le texte primitif. Un jour, 
pourtant, je me donnai congé; j'allai flâner sur le 
boulevard, et j'eus la bonne fortune dy rencontrer 
Éric. 

Son air de tristesse me frappa; je lui en demandai 
l'explication.; il. avait besoin de se dégonfler; il ne 
se fit pas prier : 

— Ah! mon cher ami, me dit-il, Petit-Jean a rai- 
son : Tel qui rit vendredi pleurera dimanche. Le 
mieux est l'ennemi du bien ; mes aff'aires marchaient 
à merveille ; nous avions eu une première répétition, 
à laquelle Geneviève assistait, On l'avait vue à mon 
bras. Cœlio et ses artistes semblaient enchantés, 
et me criblaient de compliments. On me savait riche ; 
j'ai cm devoir m'exécuter en grand seigneur. En 



8 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

sortant du théâtre, |je [suis entré chez Jannisset, et 
j*ai choisi quelques élégants bijoux pour ces daines, 
quelques jolies épingles pour leurs maris, des bre- 
loques pour le comique... 

— Je ne vois rien là de bien tragique... 

— Attends, tu vas voir... Le lendemain, nous 
tommes allés, Geneviève et moi, déjeuner à Saint- 
Germain, au pavillon Henri IV:.. Journée délicieuse! 
Le soir, en rentrant, nous avons trouvé chez le con- 
cierge de notre hôtel... 

— Une provocation des maris, offensés de tes muni- 
ficences ? 

— Non ! des cartes de visite de remerciement ; des 
cartes où les maris et les femmes figuraient côte à 
côte... cartes cornées, remarque ce détail. 

— Je le remarque, mais sans comprendre. 

— Je me hâtai de rendre ces visites, mais seul... 
La seconde répétition était fixée à jeudi dernier... 
Je fus exact, et, tout d'abord, je ressentis un froid... 
Le directeur était dune humeur de bouledogue; le 
régisseur se plaignait d une fluxion. Glorinde avait 
ses nerfs; Stéphen manquait à la réplique... tout 
allait de travers; on me signalait, avec une ironie 
polie, mais glaciale, des coupures urgentes au second 
acte , une scène dangereuse au troisième ; Rosalie 
assurait que son rôle B«Um disait rien, et qu'elle y 
serait détestable. Blaisinet m'appelait avec une affec- 
tation railleuse et une solennité sournoise : « Mor.-. 
sieur le vicomte I » Bref, figures refrognées, regards 
en dessous, exagérations de respect, mauvais vouloir 



LE MONDE RENVERSE \3 

évident, une vraie déroute... J'étais stupéfait, ahuri, 
navré; je tombais des nues; je me creusais la tête 
pour deviner les causes de ce revirement, lorsque le 
souffleur, vieux célibataire et vieux philosophe , me 
prit à part entre deux portants, et me dit tout bas : 
« Vous ne devinez pas ? Ces messieurs sont allés vous 
faire visite avec leurs dames, et, en rendant cette 
visite, vous étiez seul!... Voilà le grief... J'ai entendu 
M. Stéphen s'écrier: « Ah! ces aristocrates! il faut 
toujours qu'ils montrent le bout de Toreille ! Madame 
la vicomtesse est trop grande dame pour se com- 
mettre avec des cabotins comme nous ! » Voyez- 
vous, monsieur, ajouta ce stoïcien, habitué à souf- 
fler Tesprit des autres, quand, par extraordinaire, 
les actrices sont vertueuses, elles sont insuppor- 
tables; ce n'est pas leur vocation, et rien ne tourne 
plus à l'aigre qu'une vocation forcée ; elles font des 
manières, des giries; elles ne trouvent jamais qu'on 
leur sache assez gré de la difficulté vaincue ; il leur 
faut plus de salamalecs qu'aux duchesses et aux bour- 
geoises... Ne me trahissez pa<3, et profitez de mon 
renseignement! » 

— Et alors? 

— Alors, je suis rentré chez moi, et j ai passé 
cinq jours sans oser dire à Geneviève un mot de ce 
qui me tourmentait ; mais ma tristesse ne pouvait 
lui échapper ; sa vigilante tendresse s'est inquiétée ; 
elle m'a pressé de questions, et j'ai fini, ce matin, 
par lui avouer ce désastre imprévu. Puis, comme 
elle semblait s'associer de tout cœur à mon chagrin, 

1. 



10 SOLVE.MRS nUN VIEUX ORiTiytiE 

j'ai cru que je pouvais lui demander encore ce nou- 
veau sacrifice . J'ai eu tort, grand tort î mais si tu 
savais à quel point le démon du théâtre s'est emparé 
de moiî... Ahl s'il me fallait renoncer à voir jouer 
ma pièce, je serais trop malheureux! — « Geneviève, 
ai-je dit, mon adorée Geneviève, tu es un ange, et les 
anges peuvent aller partout sans ternir leurs ailes... 
Tu m'as déjà, donné tant de preuves d'amour. Encore 
celle-là, veux-tu? » Mais, ici, je me suis brisé contre 
une résistance d'autant plus invincible que j'étais 
presque son complice... J'avais honte de ma demande, 
honte d'engager sur ce terrain cette hermine, cette 
sensitive... J'insistais pourtant, et toi, qui te piques 
d'esprit d'analyse, tu aurais eu un curieux sujet 
d'étude en la personne de ton ami, Éric de Puyseul: 
Homo duplex, comme nous disait le bon M. Valette ^ 
notre professeur de philosophie I Oui, deux hommes 
en moi : l'un qui aurait ardemment désiré obtenir 
cette dernière concession de ma chère Geneviève, 
l'autre qui aurait peut-être regretté que ce beau lis 
perdît quelque chose de sa pureté et de sa blancheur 
dans cette échauffante atmosphère! Ce qui m'afOige 
le plus, c'est que ma pauvre femme, désolée de son 
refus, désespérée de ce premier ntiage, s'exagérant 
ma peine, a éclaté en sanglots qui me déchiraient le 
cœur... Puis est survenue une migraine atroce; elle 
n'a pas dîné, elle s'est couchée, et me voilai 

— Elle n'a pas dîné, ni toi non plus, sans doute î 
Dînons ensemble I Peut-être la veuve Cliquot nous 
enverra-t-elle une idée ! » Un quart d'iieure après. 



LE MONDE REiNVERSÉ 11 

nous étions installés dans un tout petit cabinet du 
café Anglais. Le dîner fut d'abord silencieux et mé- 
lancolique. Eric ne mangeait que du bout des lèvres. 
De temps à autre, il me regardait comme pour me 
demander : « L'idée vient-elle? » A la fin, au mo- 
ment où le sommelier faisait sauter le bouchon d'une 
bouteille de vin de Champagne, j'eus une inspiration 
subite, et je urécriai : « Eurêka I.,, Mais non, c'est 
impossible! Si je te disais ce que j'imagine, tu serais 
furieux; tu sauterais au plafond plus haut que ce bou- 
chon de liège., tu me jetterais cette carafe à la tête ! 
Peut-être perdrais-je ton amitié, à laquelle je tiens 
plus que jamais... Décidément, mon idée est mons- 
trueuse. . N'en parlons plus! » 

Naturellement, plus je m'enveloppais de craintives 
réticences, plus la curiosité d'Eric s'exacerbait. Il avait 
la fièvre... 

— Je t'en prie, je t'en supplie, me disait-il, voyons 
ton idée ! 

— Soit! mais, si elle te semble impraticable, — 
comme à moi, — tu me promets de ne pas m'en 
vouloir au point de nous brouiller? 

— Je te le promets... parle!... Tu en as trop dit 
pour avoir le droit de te taire ! Ne me fais pas mourir 
d'impatience... Je suis sur le gril. 

— Eh bien, — je t'avertis que c'est énorme, épou- 
vantable! — Si tu essayais d'intervertir les rôles? Ces 
dames t'accusent de fierté aristocratique ; si tu 
exploitais leur pruderie bourgeoise? si tu allais trou- 
ver le directeur, et si tu lui disais, la tête basse, l'œil 



li SOUVENIRS d'lw vieux critique 

humide, le front rougissant, que tu n'as pas osé te 
(kire accompagner dans tes visites par... ta femme, 
parce que..* parce que... vous n*ètes mariés qu'au 
ti>eiKÎème arrondissement?... 

Ici, le vicomte Éric eut un mouvement superbe. 
Il se leva tout droit, me foudroyant du regard. Un 
moment, je crus voir revivre sur ses traits et dans 
son attitude toutes les austères et héroïques vertus 
de ses ancêtres. 

— Ah ! me dît-il d^une voix frémissante , si cela 
n^était dit par un autre que par toi!... 

— Tu lui enverrais des témoins, et tu n'aurais pas 
tort..« Encore une fois, n'en parlons plus!... Ache- 
vons notre diner, tant bien que mal; après quoi, 
pour te distraire de toutes ces crises, je te pro- 
poserai d'aller applaudir Anial dans Riche d'amour; 
un titre qui ne peut pas te déplaire ! 

Éric se rassit, et j'assistai à un spectacle que Victor 
Hugo, seiie ans plus tard, devait appeler une tempête 
sous un crâne. Évidemment, mon idée, repousser 
tout d'abord ax'ec indignation, se cristallisait dans 
ce cerveau, surchauffé par cette série d émotions 
diverses. Je fis signe à Baptiste, le majordome, 
qui apporta une seconde bouteille de Champagne. 
Eric en but coup ^ur coup trois verres; puis, me 
regardant dun air qui n'avait plus rien de mena- 
çant: 

— Cher ami, me dit* il, tu comprends, n'est-ce pa«i? 
que jamais, jamais, je ne pourrais, en parlant à 
Cœlio, articuler cet horrible mensonge! H m*étouf- 



LE MOJNDE RENVERSÉ 13 

ferait, et je n'oserais plus lever les yeux sur mon 
angélique Geneviève... 

— Je te comprends, je t'approuve, et je te de- 
mande pardon. 

— Et pourtant le moyen a du bon... Il ne s'aigirait 
que de... Voyons, mon ami, c'est toi qui as eu l'idée; 
pourquoi ne te chargerais-tu pas de la mission? 

Je sautai sur ma chaise : 

— All(His! murmurai-je, tu veux prendre ta re- 
vanche ! Tu veux que je sois puni par où jai péché! 

— Non!... sérieusement, je t'en prie ! C'est une 
façon de tout concilier... Je serai censé ignorer ta 
démarche indiscrète , insolite , mais explicable par 
notre fraternelle amitié... Au nom de nos meilleurs 
souvenirs de collège, je t'en conjure, rends-moi cet 
immense service ! 

J'avais, moi aussi, un peu abusé de la veuve Gli- 
quot. Un refus aurait désespéré mon ami. Je n'étais 
pas fâché, d'ailleurs, de poursuivre mes études psy- 
chologiques. Je bégayai un monosyllabe, qui signi- 
fiait tout, excepté non. 

Le lendemain, j'étais dans le cabinet directorial. 

— Monsieur, dis-je gravement à Gœlio, c'est à 
i'insu de mon ami Puyseul que je me permets de 
vous dérober un de vos moments si précieux... J'ai 
voulu prévenir un fâcheux malentendu, couper court 
à une situation fausse... Puyseul, dans ses rapports 
avec vous et avec vos dignes pensionnaires, a cru 
devoir laisser sa femme à l'écart. Ge que vous avez 
pris peut-être pour de la fierté est de la délicatesse : 



li SOtVEMKS h'UN VIKUX CKITIQUE 

ce qui vous a fait peut-être Teflet d'une offense, e^t 
un hommage... 
Stupeur de Cœlio, exclamation interrogative. 

— C'est toute une histoire, repris-je, ou plutôt 
tout un roman. Eric de Puyseul, qui est très sédui- 
sant et très sentimental, a enlevé la fille d'un huissier 
de Chalonne, qui s'ennuyait au logis. Eric Tépousera, 
j'en suis sûr ; ils s'aiment passionnément; mais, pour 
rinstant, vous comprenez? colère et résistance invin- 
cible des grands-parents, qui n'entendent pas rail- 
lerie sur le chapitre des mésalliances... 

— Tous les mêmes I s'écria le directeur scandalisé, 
non pas de l'enlèvement, mais de la résistance. Au 
fait, j'avais entrevu cette... demoiselle au bras de 
M. de Puyseul; elle est jolie, mais elle n'a pas l'air 
distingué... 

Sa figure s'était rassérénée pendant que je débi- 
tais mon abominable mensonge : 

— Cette équipée de jeunesse, me dit-il, n'empêche 
pas M. Éric d être un bien aimable garçon, et sa pièce 
d être pleine de qualités charmantes qui nous promet- 
tent un succès. Nous avons demain notre troisième 
répétition; j'espère qu'il viendra nous aider, et que 
vous l'accompagnerez... 

Dès lors, la Comtesse Elsida marcha comme sur 
des roulettes. J'eus encore à noter un détail im- 
payable. Geneviève, désirant dédommager Éric d'un 
refus qu'elle se reprochait peut-être, allait avec lui 
aux répétitions. Or, il fallait voir les grands airs de 
vertu effarouchée que prenaient les actrices de céans 



LE MONDE RENVEHSÉ 15 

quand elles la rencontraient dans les couloirs, avant 
qu'elle allât se cacher dans sa petite loge du rez-de- 
chaussée. On eût dit des duchesses croisant une gri- 
sette, des Vestales toisant Lesbie ou Lydie. 

La pièce d'Eric de Puyseul eut un très honorable 
succès. 11 n'était pas question alors du souper de 
la centième. Mais sa Comtesse Elsida tint l'affiche 
pendant deux mois avec de bonnes recettes. Les 
lundistes le traitèrent bien, et s'accordèrent à dire : 
« Il a le goût, Tinstinct, la passion du théâtre ; il ne 
s'en tiendra pas là. » 

On put croire pourtant qu'il s'en tiendrait là. Bien- 
tôt de douloureuses nouvelles le rappelèrent à An- 
gers. Le comte et la comtesse de Puyseul moururent 
à quelques semaines de distance. Puis la mort et le 
deuil entrèrent dans la famille de Geneviève. Leur 
douleur fut immense, et des affaires de succession 
achevèrent d'absorber Eric. Geneviève le consola et 
se consola en redoublant d amour et en lui donnant 
un fils, un délicieux bébé que l'on appela Raymond, 
et qui ne tarda pas à devenir le maître de la mai- 
son. Quatre ans s'écoulèrent ainsi. L'amour de Gene- 
viève était aussi intelligent que profond. Un jour, 
elle dit à son mari : 

— Pourquoi n'écrirais-tu pais une seconde pièce?,.. 
J'ai été si fière, si heureuse de ton succès I A pré- 
sent , je suis une grande personne, une maman, 
presque une vieille femme... J'ai réfléchi. Je me suis 
dégagée de quelques-uns de mes scrupules de cou- 
vent et de petite fille. Je connais les devoirs que 



1 



!6 soLVEMHS ii'{:y vieux critique 

infini pose rhonneur d'avoir pour mari un homme 
de talent... Cette fois, je t'accompagnerai partout^ — 
entends-tu bien? — partout où je croirai pouvoir être 
utile à ton -avenir d auteur dramatique I 

Éric ne put que répéter pour la mille et unième 
fois: « Tu es un ange! » — Il se mit au travail, et 
écrivit, de verve, une pièce en trois actes. Au moment 
ou il la terminait, tous les échos du département 
de Maine-et-Loire annonçaient l'arrivée dans leurs 
murs de la célèbre Rosalie, l'actrice qui avait joué la 
comtesse Elsida. Depuis quatre ans, elle avait bien 
employé son temps ; elle était devenue étoile de pre- 
mière grandeur, et, comme la République de février 
changeait en déserts les théâtres de Paris, elle profi- 
tait de ce chômage pour donner des représentations 
en province. Justement, il y avait dans le nouvel 
ouvrage d'Eric un rôle qui lui convenait admira- 
blement. 

Le premier soir, elle parut dans rAvenlutière et 
le Caprice. La salle était très brillante, et fit une 
ovation à Rosalie. Dsns la journée, elle avait déposé 
sa carte à la porte du bel hôtel de famille qu'habi- 
taient M. et madame Éric de Puyseul. Tandis qu'on 
la rappelait, qu'on l'applaudissait et qu'on lui jetait 
des brassées de fleurs, ses regards cherchaient Éric 
dans la salle. Elle l'aperçut au premier rang d'une 
loge d'avant-scène, Geneviève à ses côtés, et, entre 
eux deux, la jolie tète blonde du petit Raymond, 
qui avait tant pleuré, tant prié, qu'ils: l'avaient amené 
avec eux. Cet enfant était vraiment superbe : il n'avait 



LE MONDE RENVERSÉ 17 

que trois ans, el un lui eût aisément donné deux ans 
de plus. 

Le lendemain, Eric et Geneviève allèrent rendre 
à Rosalie sa visite. En les voyant entrer, Tillustie 
actrice s'écria avec cette exubérance de gestes, d'in- 
lonation et de pantomime, particulière à sa profes- 
sion: 

^— Ahl vous êtes un brave homme!... Vous avez 
reconnu Tenfant et épousé la mère... C'est bien! c'est 
très bien ! ! ! 



UN COUP DE CHAPEAU 



Gérald à Fernand. 

« Cher ami, 

» Tu me grônJes, et tu as raison; tu te plains, et 
tu es dans ton droit. C'est par la rumeur publique 
et les journaux de ma province que tu as appris 
mon mariage. Je ne t'en avais pas fait part, à toi, 
mon ami le plus intime, mon inséparable à Saint-Cyr, 
mon camarade de promotion, mis à Tordre du jour 
et décoré en même temps que moi. A quoi sert, me 
dis-tu, que Ton nous ait appelés, au régiment et à 
l'école, Oreste et Pylade, si Pylade cache à Oreste 
l'acte le plus important de sa vie? 

» Oui, je suis coupable... Que veux-tu I Beaucou}) 
d'embarras, un peu de mauvaise honte, pas mal de 
respect humain... Aujourd'hui, je reconnais mes 
torts, et je vais essayer de les réparer en te contant 
toute l'histoire. 

» Tu sais, Fernand, avec quel serrement de cœur 
et à la suite de quels deuils de famille j'ai dû donner 
ma démission à vingt-sept ans, au moment où nous 



L'X COUP DE CHAPEAU 19 

étions portés tous les deux pour le grade de capi- 
taine^ Fils unique, mon père et ma mère morts dans 
la même année, je me trouvais tout à coup proprié- 
taire d une fortune très considérable, mais toute ter- 
ritoriale et sujette à bien des risques, si on l'aban- 
donnait à des hommes d affaires. J'aurais hésité 
pourtant, si mon père, que j'adorais, ne m'avait 
indiqué, dans son testament, avec sa précision habi- 
tuelle, ses dernières volontés, et, par conséquent, 
mon devoir. 

» Me voilà donc a Toulouse... As-tu vu jouer une 
pièce, d'ailleurs assez médiocre, d'Eugène Labiche, 
intitulée le Point de mire? Non ; mais tu as certaine- 
ment lu, dans Balzac, cette Fleur des pois, qui com- 
mence si bien et finit si mal. Alors, tu me compren- 
dras, quand je t'aurai dit que, au bout de quelques 
semaines, je m'aperçus que les mamans et la jeunesse 
dorée (vieux style) me considéraient avec une atten- 
tion toute particulière, mais avec des idées fort diffé- 
rentes. J'étais, à ce qu'il paraît, un excellent parti : bel 
hôtel à Toulouse, château quasi seigneurial à deux 
lieues de la ville, plus de chasse que n'en comporte 
notre Midi, des inscriptions sur le Grand-Livre, des 
vignes encore épargnées par le phylloxéra, cinq che- 
vaux dans mon écurie, un bon cuisinier, d'élégantes 
voitures, le petit ruban rouge à ma boutonnière, et, 
pour me consoler de la perte de notre cher uniforme, 
une collection de chefs-d'œuvre du meilleur tailleur 
de Londres. Tu le vois, je réunissais toutes les condi- 
tions voulues pour que les mères de filles à marier 



20 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITlOUE 

désirassent (soyons correct) m'avoir pour gendre, et 
que les jeunes gens ne fussent pas fâchés de me voir 
aspirer au titre glorieux de prince de la jeunesse; 
titre qui ne pouvait se conquérir qu*à grand ren- 
fort de dîners exquis, de joyeux soupers, de caval- 
cades, de chasses, de parties de plaisir, d*argent 
gaiement perdu ou généreusement dépensé, d'hospi- 
talité écossaise et de bourse toujours ouverte. 

» Il y eut du mécompte. Je me bornai au strict 
nécessaire, pour ne pas être accusé de ladrerie. Ces 
lovelaces de département, ces viveurs de cercle et 
de café, ces tyrans des coulisses du grand, théâtre, 
m'attiraient peu. Je ne jouais pas, je ne fumais 
guère, je buvais médiocrement. Mes deux plus vifs 
plaisirs étaient de monter à cheval, puis de rentrer 
chez moi, de m'enfermer dans ma bibliothèque et 
de compléter par de longues lectures mon éduca- 
tion négligée. Bientôt, j'eus pour ennemis ou du 
moins pour détracteurs ceux qui avaient le plus dé- 
siré devenir mes intimes. On me qualifia de sau- 
vage ; on déclara que je ne savais pas vivre. Les 
plus malins m'espionnèrent, persuadés que ma 
réserve un peu hautaine ne pouvait s'expliquer que 
par quelque passion mystérieuse; quelque belle 
Parisienne, arrivée de nuit par le chemin de fer et 
secrètement logée dans un faubourg ou dans le châ- 
teau de mes pères. Lorsqu'il fut à peu près constaté 
que, résidant à Toulouse depuis trois mois, je n'avais 
pas de maîtresse, ce furent des haussements d'épaules, 
des clignements d'yeux, des ricanements et desquoli- 



UN <:OUP UE CHAPEAU 21 

bets à n'en plus finir. Un lauréat de TAcadémie de» 
jeux floraux, comblé d*églantines et de soucis, me 
surnomma THippolyte de la Haute-Garonne, et ceux 
qui ne me traitèrent que d^origiûal furent les plus 
charitables. 

» Mais plus je baissais dans l'estime de mes jeunes 
contemporains, plus je grandissais dans les sympa- 
thies des douairières, des mamans^ des hommes d*àge, 
et de tout le personnel du faubourg Saint-Germain 
de Toulouse. Un millionnaire de vingt-sept ans qui 
ne jetait pas son argent par les fenêtres, un lieutenant 
de dragons qui ne se grisait jamais, un grand garçon 
passablement tourné qui dédaignait les amours faciles 
des grisettes et des actrices... quel phénix, et quelle 
aubaine pour Theureuse mortelle qui saurait trouver 
le chemin de ce cœur si haut placé! Je te parlais 
tout à l'heure de la Fleur des pois, de Balzac. Juste- 
ment, pour rendre l'analogie plus complète. Tou- 
louse possédait sa Nathalie Évangélista en la per- 
sonne de mademoiselle Gabrielle de Ruoms, dont la 
mère avait été jadis très liée avec la mienne. Presque 
aussi riche que moi, au moins mon égale par sa 
naissance, élevée à Paris, belle à pouvoir se passer 
de dot, Gabrielle, au premier aspect, donnait l'idée, 
non pas précisément d'une violette, mais d'un beau 
lis aristocratique, tout étonné d'être éclos et d'avoir 
grandi sous le règne de la démocratie. Le souvenir 
de l'intimité de la marquise de Ruoms avec ma mère 
fut notre premier trait d'union. Je lui fus présenté 



:2i2 SOUVENIRS d\ s vieux j^ritioie 

dans un bal, et, par grâce spéciale, on lui permit de 
valser avec moi. Dès lors, cette phrase engageante : 
« Il n'y a pour Gabrielle de Ruoms que Gérald de 
» Frémeull; il n'y a pour Gérald que Gabrielle de 
» Ruoms; c'est un mariage écrit au ciel », — circula 
dans tous les salons, passa de bouche en bouche, 
et finit par devenir pour moi une sorte d^invite. Je 
n'y voyais rien de désagréable. Je rencontrais presque 
chaque soir madame de Ruoms et sa fille. Leur atti- 
tude et leurs regards me disaient clairement le mot 
de l'Évangile : « Frappez, et on vous ouvrira. » — Je 
n'eus pas la peine de frapper bien fort. Je fus tacite- 
ment admis à faire ma cour à Gabrielle, et bientôt 
accueilli comme un fiancé. 

r 

» Etais-je amoureux? Certes, Gabrielle était assez 
belle pour énamourer le plus sentimental, le plus 
romanesque des lieutenants de dragons. Néanmoins, 
cette beauté brune, fi ère, cette physionomie altière 
et résolue, ne s'accordaient pas tout à fait avec mon 
idéal. J'aurais mieux aimé une taille plus frêle, et, 
dans ces yeux si beaux, une expression plus sympa- 
thique de tendresse et de douceur. Ce qui me déplai- 
sait, m'eff'rayait presque, c'était sa manie de me 
répéter à tout propos: « Sachez que, si je me suis 
» sentie disposée à vous aimer, ce n'est pas à cause 
» des vulgaires avantages qui pouvaient me faire 
» désirer ce mariage. C'est uniquement parce que 
»> vous ne ressemblez pas aux autres jeunes gens: 
» parce que ce qui les attire vous dégoûte; parce 
» que je suis siire que vous ne me rapporterez jamais 



UN COUP DE CHAPEAU ^li 

» du dehors cet ignoble parfum de club, de cou- 
» lisses et de boudoirs interlopes, que les pauvres 
» femmes de ma connaissance sont forcées de tolérer 
» pour avoir la paix du ménage. Croyez-le bien, si un 
» Montmorency ou un La Rochefoucauld, riche comme 
» Rothschild, beau comme le comte d'Orsay, me 
» faisait Thonneur de me demander ma main, et si 
» j'apprenais qu'il eût parlé une fois, — une seule 
» fois, entendez -vous? — à une de ces créatures 
» qu'on appelle, je crois, des cocottes^ je le repous- 
» serais avec horreur!... » 

» Cet ultimatum m'était signifié d une magnifique 
voix de contralto, avec. un geste souverain et des airs 
de duchesse, plus majestueux qu'aimables. Assuré- 
ment, je n'avais nulle envie d'enfreindre ce mandat 
impératif; mais il m'ouvrait un jour inquiétant sur le 
caractère de Gabrielle, et je me demandais si, une 
fois mariée, elle ne voudrait pas être un peu trop 
« maîtresse au logis ». Cependant, il n'y avait pas là 
de quoi arrêter nos projets, et j'allais partir pour 
Paris avec ma fiancée et ma future belle-mère, lors- 
qu'un incident minuscule vint me rappeler la comédie 
de Scribe, — le Verre (Teau ou les Effets et les 
causes, — et amener une péripétie digne d'inspirer 
trois cent soixante-cinq feuilletons à Xavier de MoiVr 
tépin. 

» Tu n'as peut-être pas oublié un soldat de notre 
régiment, dont j'avais fait mon brossnir quand nous 



ÛA SOUVENIRS d'un vieux CRITIQUE 

étions à Carcassonne. Il se nommait Jean Trescol, 
et avait vu le jour à Dremil, village voisin de mon 
domaine de la Peyrière. La première figure que je 
rencontrai en arrivant à Toulouse ce fut Jean Trescol. 
!1 battait le pavé et mangeait ses chétives économie» 
à la recherche d une place. Je lui donnai quelque 
argent pour acheter un cheval, des harnais et un 
de ces paniers si commodes, dans la belle saison, 
pour les parties de campagne. Le tout ne me ruina 
pas, et me valut de la part de ce brave garçon une 
reconnaissance extraordinaire. 

» Or, ce jour-là même, tandis que j'arpentais la 
rue Lafayette en méditant le pronunciamiento de la 
belle Gabrielle, je levai par hasard les yeux, et je 
vis venir à moi l'équipage de Jean, trônant sur son 
siège. Dès qu'il m'aperçut, sa bonne grosse figure 
rayonna, et il me salua avec une telle expression de 
joie et de gratitude, que je lui rendis amplement 
son salut en accompagnant mon coup de chapeau 
d'un affectueux sourire. En ce moment, je remar- 
quai d'abord que la rencontre avait lieu tout juste 
sous le balcon du Jockey-Club de Toulouse, et que 
ce balcon n'était pas désert; secondement, que le 
panier de Jean n'était pas vide, qu'il contenait une 
très jolie femme, qui, se croyant saluée, me souriait 
gracieusement, et que cette femme était Vanina!... 

» Vanina I c'est-à-dire un point de mire dans son 
genre, comme moi dans le mien ; l'énigme, le mystère, 
la curiosité, V inconnu qui montait toutes les tètes, 
défrayait toutes les conversations, su,fi:?.^rait tous 



UN COUP DE CUAPEAU i5 

les commentaires, semblait défier toutes les enquêtes ! 
Qu'était-ce, en réalité, que cette femme, qui évidem- 
ment cachait son vrai nom sous un pseudonyme 
emprunté aux chroniques italiennes du xv« siècle? Une 
femme du monde, non; du demi-monde, probable- 
ment; une actrice peut-être, réfugiée en province après 
un début malheureux ou une aventure trop bruyante. 
Tout ce que Ton savait d'elle, c'est que, trois mois 
auparavant, elle était arrivée à Toulouse avec une 
camérîste nommée Brigitte, qui paraissait avoir pour 
elle un dévouement de caniche; que ses toilettes 
étaient élégantes sans être tapageuses ; qu'elle allait 
régulièrement le dimanche à la messe de midi, et 
qu'elle occupait un joli appartement dans le quar- 
tier aristocratique. Quelques sportsmen toulousains, 
qui passaient l'hiver à Paris et se prétendaient bien 
informés, assuraient qu'elle avait débuté sans succès 
au théâtre de la Renaissance, dans une opérette de 
Charles Lecoq; qu'un prince russe, fabuleusement 
riche, lui avait fait don d'un charmant hôtel, avenue 
de Villiers; mais que, la trouvant, un soir, en tête à 
tête avec un ténor de l'Opéra-Gomique et redevenant 
Tartare jusqu'aux moelles, il s'était livré à de telles 
violences que la malheureuse s'était en^^uie. A présent, 
pour faire oublier ce scandale qui avait eu son re- 
tentissement dans tous les journaux à sensation, elle 
se résignait à habiter une ville de province, et évitait 
de faire parler d'elle, attendant le moment qui lui 
permettrait de reprendre son rang dans les hautes 
sphères de la galanterie parisienne. Ce que nul ne 
V. 2 



2iy SOl:VR>MKS h\' S VIEL'X CRITIQUE 

pouvait contester, r'est que bouquets, écrins, madri- 
gaux, sonnets, lettres incendiaires, offres de je ne 
sais combien de coupons de rentes, avaient afflué 
chez ellCj et qu'elle avait tout repoussé; que tous les 
don Juans du département, les séducteurs, les irrésis- 
tibles, s'étaient épuisés en tentatives pour pénétrer 
jusqu'à cette beauté mystérieuse, et que tous avaient 
trouvé porte close. 

» Je connaissais ces détails vaguement, par ouï- 
dire, et, le lendemain, je n'y pensais plus, lorsque, 
chargé d'une gerbe de fleurs rares, je montais Tes- 
calier d'honneur du he\ hôtel de Ruoms. La récep- 
tion qui m'y attendait eut de quoi démonter un 
officier de l'armée française, même bronzé par les 
obus prussiens. Voici ce qui était arrivé: 

» Trois ou quatre prétendants à la main de Ga- 
brielle de Ruoms — le clan des refusés — se trou- 
vaient sur le balcon du Jockey-Club toulousain, au 
moment de ma rencontre et de mon coup de cha- 
peau. Je t'ai dit comment et pourquoi ils m'avaient 
pris en grippe, grippe envenimée par la jalousie que 
leur inspirait mon titre de fiancé de Gabrielle. 
Aussitôt, ils délibérèrent. Le conciliabule ne fut pas 
long. Un de ces messieurs était quelque peu parent 
de la marquise de Ruoms; il avait ses entrées dans 
la maison. Ses compagnons d'infortune le choisirent 
pour ambassadeur, et j'ai dû supposer qu'il s'était 
acquitté de sa mission avec un luxo enjolivé de 



us COUP DE CHAPEAU 27 

toutes les exagérations gasconnes. Sans doute, il 
conta à Gabrielle et à sa mère que Vanina, en 
m'aperce van t, avait poussé un cri de joie et fait 
arrêter sa voiture; que nous avions échangé une 
cordiale poignée de mains, comme d'anciennes con- 
naissiances, et que, après quelques minutes de cau- 
serie excessivement amicale, on l'avait entendue me 
dire : « A bientôt! au revoir ! » — Ces conjectures, 
et de plus noires encore, ne pouvaient qu'être jus- 
tifiées par la façon dont m'accueillit, ou plutôt ne 
m'accueillit pas, l'orgueilleuse Gabrielle. La mère, 
beaucoup plus calme, me faisait des signes qui vou- 
laient dire : « Courbez la tête sous l'orage I Laissez 
passer la bourrasque ! Vous reviendrez dans un 
moment plus favorable 1 » — Mais la fille ! Elle était 
debout, et jeta mon bouquet sans l'honorer d'un 
regard. Ses grands yeux noirs à reflets fauves lan- 
çaient des éclairs; je suis forcé d'avouer que son 
courroux la rendait encore plus belle. C'était Junon 
foudroyant, non pas Jupiter, — qui le lui aurait bien 
rendu — mais le plus médiocre des Olympiens. — 
« Ainsi donc, » me dit-elle d'une voix entrecoupée 
par sa magnifique colère, « c'est cinq minutes après 
» m'a voir quittée, après m'avoir entendue, sachant 
» fort bien à quoi vous en tenir sur mes résolutions 
» inflexibles, sur mes invincibles répugnances, c'est 
» le moment que vous avez choisi pour vous mon- 
» trer au public, causant familièrement avec une 
» fille!... Moi qui vous croyais meilleur que les 
» autres ! moi qui allais vous épouser, f)arce que 



28 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

» j'avais la naïveté de vous supposer inaccessible 
» aux grossières séductions de ces créatures! Ai-je 
» été assez dupe? suis-je assez mystifiée? Ahl je 
» déteste le libertinage; mais j'exècre mille fois plus 
» r hypocrisie... Grandisson-Tartufe !... J'espère du 
» moins ne pas vous étonner en vous déclarant que 
» tout est rompu (je t'assure qu'elle ne ressemblait 
» pas à Grassot), — que j'aimerais mieux me faire 
» carmélite que de devenir votre femme et porter 
» votre nom! » etc., etc., etc., et beaucoup d*el 
» caetera! 

» A chacune de ces phrases furieuses ma panto- 
mime répondait pour moi. Mais le moyen de placer 
un mot à travers cette éruption du Vésuve!... Je 
regardai la marquise ; je compris le signe de détresse 
que cette mère, un peu trop gouvernée par sa fille, 
m'adressait, faute d'avoir le courage de prendre ma 
défense. Je baissai la tête, et je sortis, laissant 
Gabrielle libre d'interpréter à sa guise ma retraite 
et mon silence. 

» Comment te peindre les sentiments qui m'agi- 
tèrent, une fois que je me retrouvai dans la rue? Tu 
m'as vu, au régiment, me battre pour une vétille. 
Tu m'as vu, à la table d'hôte de l'hôtel de France, à 
Provins, souffleter cet avocat, — aujourd'hui député, 
par parenthèse, — qui s'était permis quelques plai- 
santeries sur les zouaves de Charette... Eh bien, 
juge tout ce qui s'était amassé en moi de surexcita- 



UN COUP DE CHAPEAU 29 

tion, de colère, de rage, pendant cette scène où je 
venais de jouer le rôle de personnage mueti Juge ce 
chaos tumultueux, cette espèce d affolement où s'en- 
tremêlaient la fureur, la honte de Taffront subi, 
l'impossibilité de me venger, la certitude que ces 
beaux messieurs du club allaient s'égayer à mes 
dépens, la difficulté de découvrir mon délateur parmi 
sept ou huit noms également suspects, et, au milieu 
de tout cela, la foudroyante beauté de Gabrielle, le 
délicieux et souriant visage de Vanina!... Endiablé, 
ne sachant positivement à qui m'en prendre, j'eus 
recours à un calmant qui m'a souvent réussi ; un 
temps de galop eff'réné sur le plus fougueux de mes 
chevaux... Rentré chez moi, je fis seller Mourad, 
mon arabe, et, suivi de Job, mon petit groom, je 
me lançai à fond de train hors de la ville, puis à 
travers champs. Les passants qui me rencontrèrent 
durent me croire absolument fou. Au bout d une 
heure de cette course insensée. Job demandait grâce; 
Mourad, le buveur d'air, était blanc de sueur et 
d'écume, et, moi, je n'étais pas calmé! Au retour, un 
premier hasard me fit passer devant la maison qu'ha- 
bitait Vanina, et un second hasard attira mes regards 
vers sa fenêtre. Elle y était; illusion ou idée fixe, 
je crus lire dans ses yeux une expression de poi--. 
gnante ironie ; je me figurai qu'elle savait tout, qu'elle 
s'applaudissait de son ouvrage, et qu'elle se moquait 
de moi; ma rage me reprit avec une intensité 
eff'royable. Je jetai la bride de- mon cheval à Job, 
montai jusqu'au second étage, où logeait Vanina, 

2. 



30 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

trouvai sa porte entr'ouverte, et me précipitai, 
comme une trombe, dans son appartement; j'avais 
ma cravache à la main... Oh! vraiment, je n'ose con- 
tinuer, et, à ce souvenir, je me sens rougir de honte I 
Moi, moi, le comte Gérald de Frémeuil, cité, au régi- 
ment, pour la courtoisie de mes manières et mes sen- 
timents chevaleresques! Mais je n'étais plus moi; je 
n'avais plus que les instincts de la brute, le hideux 
vertige de l'ivrogne des boulevards extérieurs. 
Ce qu'il y eut d'étrange, c'est que Vanina ne répon- 
dait à mes coups de cravache ni par un cri, ni par 
un geste, ni par une plainte. De temps à autre, 
elle murmurait : « Oh I un gentilhomme ! un officier 
» français ! . . . battre une femme I » Puis elle souriait : 
puis une larme brilla dans ses beaux yeux, et descen- 
dit lentement sur sa joue... Non, mon ami, non, 
tu ne peux te faire une idée de ce sourire mouillé de 
cette larme!... Tout à coup, je sentis, dans tout 
mon être, comme une violente secousse; je me fiï? 
horreur; dégrisé de cette colère de sauvage, il me 
sembla que je redevenais moi-même, et que le malo- 
tru qui venait de se conduire comme un croche- 
teur ivre n'avait rien de commun avec Gérald de 
Frémeuil... Je m'eninis... deux fois en un jour! 
q elle honte pour le 2* dragons ! N'est-ce pas que 
j'étais bien lâche ? 

» Je n'ai qu'un vague souvenir de ce qui suivit. 
Job avait emmené les chevaux; ma vue se troublait, 
mes tempes battaient à se rompre; j'étais en nage 



" UN COUP DE CUAl'EAU 31 

dévoré d'une soif ardente; j'entrai dans un café, et 
je bus d'un trait tout le contenu d'une carafe d'eau 
glacée. La réaction fut terrible; mes dents claquaient; 
un frisson sinistre me saisit de la tète aux pieds; 
j'eus à peine le temps et la force de me mettre au 
lit; sitôt couché, je fus pris de délire; c était une 
fièvre cérébrale. Il paraît que, pendant neuf jours, 
je fus entre la vie et la mort, plus près de la mort 
que de la vie, en proie à des hallucinations épou- 
vantables, ne reconnaissant personne, parlant à tort 
et à travers, me traitant de misérable et d'infâme, 
entremêlant dans mes discours les noms de Gabrielle 
et de Vanina, et dans mes fugitives lueurs de raison, 
pleurant et criant : « Tout cela pour un coup de 
chapeau ! un coup de chapeau ! » — C'est du moins 
ce que me raconta, lorsque je rouvris les yeux et que 
le danger le plus imminent fut passé, l'excellent 
docteur Bertal, le prince de la science toulousaine. 
H souriait presque en me le racontant; c'est que le 
docteur n'était pas seul à mon chevet. Derrière lui, 
se cachant à demi dans le pli des rideaux, 
j'aperçus une femme, et cette femme était Vanina! 
» — Si vous saviez comme elle vous a soigné 1 me 
dit M. Bertal , malgré les signes qu'elle lui adressait 
pour le faire taire... quelle admirable garde-malade! 
Ce n'est pas moi qui vous ai guéri, c'est elle... Neuf 
jours de suite , elle vous a veillé , toujours inclinée 
sur votre lit, épiant vos moindres mouvements, ne 
permettant à personne de la suppléer. Et quelle 
adresse ! quelle légèreté de main dans les moindres 



32 SOUVENIRS d'un vieux CRITIO^UE 

détails I... Je m'y connais... J'ai à mon actif trente 
ans de service médical. Je n'ai jamais rien vu de 
pareil I 

» Si Ton me demandait, Fernand, quel est, à 
mon avis, le plus délicieux état de Tâme et du corps, 
je répondrais sans hésiter : La convalescence, quand 
on renaît à la vie après une maladie réputée mortelle, 
et que, pour centupler le charme de cette renais- 
sance , on est soigné, choyé, dorloté par une femme 
ravissante, dont l'amour se trahit à chaque instant 
sans se déclarer jamais. Vanina passait auprès de 
moi toutes ses heures. Ses prévenances et ses soins 
étaient incomparables. Elle me devinait sans que 
j'eusse besoin de parler. Douée d'une voix enchan- 
teresse, — la voix de Sarah Bernhardt avant sa sortie 
du Théâtre-Français, — elle me lisait mes poètes et 
mes romanciers favoris, — jamais rien de Zola, ce 
qui eût infailliblement amené une rechute ; — puis, 
s'accompagnant à mon piano, elle chantait, de cette 
voix au timbre d'or, les mélodies que je préfère : 
l'air du page des Noces de Figaro, la chanson du roi 
de Thulé, le Lac, de Niedermeyer, le Vallon, de 
Gounod, la romance de Mathilde dans Guillaume 
Tell... Après quoi, elle me racontait son histoire... 
Oh I mon ami, que cette histoire est touchante ! Elle 
peut se résumer en deux mots: innocence et malheur. 
Vanina s'appelle, de son vrai nom, Marie Sorel. Son 
père, chef de bataillon au 41* de ligne, fut tué à 
Sébaslopol. 



UN COUP DE CHAPEAU 33 

» Au début de la campagne, il avait fait prison- 
nier, en lui sauvant la vie, un officier supérieur de 
l'armée russe, aide de camp du tzarevitch, et im- 
mensément riche. En mourant, il lui recommanda 
sa fille Marie, qui n'avait jamais connu sa mère, 
et qui était alors tout enfant. C'est ainsi que la 
pauvre Marie se trouva, neuf ou dix ans plus 
tard, après bien des souffrances et des misères, 
lectrice, c'est-à-dire un peu plus qu'une femme de 

chambre, chez la princesse K off, proche parente 

de l'aide de camp. Sa vie y était bien triste : la 
princesse, constamment malade, couchée sur sa 
chaise longue, d'humeur inégale et quinteuse, brus- 
quant sa lectrice à chacune de ses crises de nerfs 
ou de ses bizarres caprices ; le prince, trop galant 
peut-être, et furieux de la froide attitude de cette 
orpheline , qu'il aurait volontiers traitée comme une 
serve. En outre, elle dépérissait sous l'influence du 
terrible climat de Saint-Pétersbourg. Un acteur fran- 
çais du théâtre Michel, reçu chez la princesse et 
voyant Marie pâle et abattue, lui dit que, avec sa 
voix charmante, sa figure et son talent de lectrice, 
il lui serait facile de se faire une position à Paris. 
Elle se laissa persuader. Là, de nouvelles déceptions 
l'attendaient. Les dangers de la vie de théâtre 
effrayaient cette nature d'hermine et de sensitive. 
Elle vécut deux ou trois ans en donnant des leçons, 
mais ayant toujours à lutter contre la gêne et à 
endurer des privations de toute sorte. Le père d'une 
de ses élèves, vieillard vénérable, d'une grande piété, 



34 SOUVENIRS d'un vieux critique 

à la tête de toutes les bonnes œuvres, Tassura que 
nulle part elle ne serait mieux qu'à Toulouse, ville 
de mœurs douces et polies, éprise de littérature, 
de poésie et de musique. Ici, nouvel accroc : le 
directeur du théâtre lui offrait un brillant engage- 
ment ; elle allait le signer, lors^qu'elle entendit parler 
de moi ; elle voulut me voir, me connaître ; un soir, 
j'avais loué une loge pour la marquise de Ruoms 
et sa fille. Marie obtint du directeur une place dans 
son avant-scène. Toute la soirée, elle me regarda 
avec une émotion sympathique. De temps à autre, 
ses yeux se fixaient sur Gabrielle, et, tout en admirant 
cette beauté hautaine, son cœur devina que je ne 
serais pas heureux. Elle apprit que je montais à 
cheval presque tous les jours , et, bien souvent, sans 
que je m'en sois jamais douté, elle s'est trouvée sur 
mon chemin ou à sa fenêtre, pour me voir passer. 
A mesure qu'elle s'abandonnait à ce sentiment, tout 
nouveau pour son imiocence, le théâtre lui inspirait 
une appréhension plus insurmontable. — « Non, » se 
» disait-elle, » je ne veux pas qu'il me voie sur les 
» planches, chantant pour tout le monde, idole, jouet 
» ou victime du public I » — Le jour même, le jour 
du mémorable coup de chapeau, elle venait, conduite 
par Jean Trescol, d'annoncer au directeur que, déci- 
dément, elle refusait ses offres. N'est-ce pas adorable? 
» Entre temps, pour l'acquit de ma conscience, je 
m'étais informé de la marquise de Ruoms et de sa 
fille. Ces dames étaient parties pour Luchon au mo- 
ment où le docteur Rerlal désespérait de me sauver. 



UN COUP DE CHAPKAU 35 

» Depuis trois semaines, Vanina, Marie Sorel, ma 
bienfaitrice, ma consolatrice, ma garde-malade, s'ap- 
pelle la comtesse Gérald de Frémeuil. » 



Fernand à Gérald. 



« Imbécile! » 



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VICTOR DE LAPRADE 

(Mes Souvenirs.) 



Ce n'est pas, Dieu merci! un article nécrologique 
que je vais écrire *. Victor de Laprade endure 
depuis longtemps de cruelles souffrances ; mais il 
est encore debout, dans toute la plénitude de sa belle 
intelligence, opposant à ses douleurs l'énergique 
résignation du stoïcisme chrétien. L'autre jour', je 
citais quelques-uns de ses vers. J'ai été naturelle- 
ment amené à en relire un grand nombre; puis, à 
l'aide d'un travail psychologique que je ne me charge 
pas de définir, je me suis demandé ce qui avait dû 
se passer dans cette âme de citoyen, de catholique, 
de royaliste et de poète, pendant la foudroyante 
épreuve que nous venons de traverser. Il m'a paru 
que, sans étudier séparément chacun de ses ou- 
vrages, je pouvais, avec une sorte de mélancolique 
à'propos, associer mes souvenirs à l'ensemble de 
sa carrière, retrouver dans mon passé cette noble 

1. Hélas! ces pages n'ont précédé que de bien peu la mort 
du poète. 

2. A propos de la mort du comte de Chambord. 



VICTOR DE LAPRADE 37 

et originale figure qui a constamment fait de Thon- 
neur une des prérogatives de la poésie, et que nous 
rendent plus chère les laideurs du réalisme et du 
naturalisme modernes. Les hommes éminents qu'une 
maladie ou un deuil éloigne de la vie active, du 
mouvement littéraire, des centres où se créent et se 
renouvellent les réputations, sont parfois enclins à 
croire qu'on les oublie, qu'ils ne sont plus de ce 
monde, que leur retraite est une abdication. Ces pages 
ne seraient-elles bonnes qu'à prouver à Laprade le 
contraire, elles auraient leur raison d'être. 

C'est en juin 1847 que j'eus le premier pressen- 
timent de la poésie de Laprade. Je voyageais en 
poste par un temps admirable, avec un de mes parents, 
mon ami d'enfance, mon camarade de collège et de 
romantisme, et j'avais ce sujet de poignante tris- 
tesse, de le savoir condamné par les médecins au 
moment où j'essayais de le distraire, où les splen- 
deurs du soleil couchant, les riches verdures des 
forêts de Sénart et de Fontainebleau, les pittoresques 
harmonies du soir et le plaisir, aujourd'hui perdu, 
de rouler dans une bonne calèche, sur une jolie 
route, redoublaient en nous l'envie de vivre. Henri de 
C. et moi, nous avions passionnément aimé les vers, 
et il fallait que cette passion fût bien sincère et bien 
désintéressée pour résister, chez moi et chez lui, au 
chagrin d'en avoir sur la conscience deux ou trois 
milliers de détestables. Nous devisions de notre jeu- 
nesse à son déclin, des premières d'Hernam, de 
Christine, du Boi s^amusc, de Marion Delorme, 
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38 SOUVENIKS D UN VIEUX CRITIQUE 

d'Antony, auxquelles »ous avions assisté, de nos 
illusions évanouies, de nos enthouBiasmes éteinb: 
— et, puisque l'occasion s'en présente, j'arrête ici au 
passage un souvenir qui emprunte à des catastrophes 
récentes une actualité funèbre. Pendant cette causerie, 
qui dura jusqu'à l'hôtel de la Souche, à Villeneuve- 
la-Gruyard, Henri de C..., que sa situation diploma- 
tique et la pairie de son père rattachaient à la 
Monarchie de juillet, me prédit (17 juin 1847), pour 
une échéance très prochaine, la chute de Louis- 
Philippe. Est-il donc vrai que les yeux 'qui vont se 
fermer s'ouvrent sur ce que nous ne voyons pas? 

Les deux derniers numéros de la Revue des Deux 
Mandes gisaient sur les coussins de la voiture. Nous 
étions grands admirateurs d'Alfred de Musset, que 
tout contribuait à faire noire poète: nos actes de 
naissance, nos souvenirs de concours général et de 
Sorfeonne, et, un peu plus tard, l'honneur d'avoir été 
les premiers à le saluer grand poète, et d'avoir fait 
avec lui, chez son ami Alfred Tattet, d'interminables 
parties de lK)uillotte. Aussi étions-nous contrariés de 
le trouver déjà si inférieur à lui-même dans les vers 
que la Revue du 1*^' juin venait de publier, notanunent 
ceux-ci, dont Sainte-Beuve s'est justement moqué : 

Il faut, eu ce bas monde, aimer beaucoup de (^osee, 
Pour savoir, après tout, ce qu'on aime le mieux: 
Les bonbons, Vocéan, le jou, l'azur des cieux. 
Les femmes, les chevaux, tes lauriers et les roses... 

— C'est donc fini! murmurait tristement Henri 






YI€TOR DE LAPRADE 39 

de C... Vidé, nôtre charmant poète !.. ! A trente-sept 
ans! — (C'était son âg«, à lui aussi.) — Trente-sejU 
ans!... L'âge de Raphaël, de Mo7.art et de lord Byron 
quand ils sont mortsi... 

Voulant faire diversion à ces klées lugubres, où je 
devinais un retour sinistre sur lui-même, je feuille- 
tais ta Revue du 15, et je m'écriai un peu au 
hasard : 

— Tiens! mais voici d'autres vers, des vers d'un 

nouveau poète, qui me semblent très beaux! 

* 

,,. D'ailleurs, la voix qui sifflt?, <'ii traversant l'érable, 
Le son calme et plaintif qui s'exhale du lûn. 
Ont un écho dans moi, profond, vague, ineffable, 
Dont j'écoute en tous lieux le murmure sans fin. 

Si j'ai vos bras noueux, vos cheveux longs et rudes. 
J'ai mes chansons, aussi, mes bruits graves et doux, 
Et, sur mon front ridé, le vent des solitudes, 
O chênes £ratern^<s, &émit comme sur vous!... 

Nous avions là, en un moment où la tristesse de 
nos c<»urs nous disposait aux impressions poétiques, 
la première révélation d'une poésie à la fois austèn^ 
et sereine, inspirée par un sentiment profond de 
la nature, aimant à s'égarer parmi les sommets et 
les chênes, mais trop spiritualiste et trop chrétienne 
pour s'abîmer dans une contemplation stérile et mé- 
connaître le Créateur dans son œuvre, Tâme humaine 
dans ses rapports avec son Dieu, le monde invisible 
danç ses affinités avec le monde extérieur. — « Qui 
sait? disions-nous. Voilà Musset sur son déclin. 



40 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

Vigny silencieux et sentant le renfermé, Lamartine 
emporté par la fièvre girondine et grisé par les ban- 
quels réformistes, Victor Hugo, pair de France, de 
plus en plus impopulaire [sic, 1847), et retiré sous sa 
tente depuis que le public et la critique ont manqué 
de respect aux Burgi^aves. Victor de Laprade arrive 
à son heure ; saluons la nouvelle étoile qui se \h\i\ 
dans notre ciel poétique!... » 

C'est ainsi que s'inaugurèrent mes relations avec 
Laprade, que je ne devais plus perdre de vue pen- 
dant sa féconde et brillante carrière. Mis en goût 
par les beaux vers du Bûcheron, je voulus lire tout 
ce qu'il avait déjà publié à cette date : le Précurseur, 
qui fait partie des Poèmes évangé ligues ; Psyché, une 
de ses œuvres les plus personnelles et les plus char- 
mantes, où le poète nous a rendu toute la fraîcheur 
des créations primitives, où des chœurs mystérieux 
et des gerbes de fleurs rares se groupent autour de 
la légendaire victime de la Curiosité et de l'Amour, 
où l'antique symbole, rajeuni et purifié, se retrempe 
dans une sorte de baptême chrétien. Puis vinrent 
les Symphonies et les Idylles héroïques, qui préparè- 
rent excellemment Victor de Laprade aux suffrage? 
de l'Académie française. 

C'est en 1857, dix ans, presque jour pour jour, 
après ma première initiation à là poésie de Laprade, 
que cette candidature académique fut mise en avant 
par M. Cousin et quelques-uns de ses plus éminent? 
collègues. M. de Salvandy venait de mourir, et mon 
impitoyable mémoire me rappelle ici sa bizarre 



VICTOR DE LAPRADE 41 

oraison funèbre, prononcée par M. Guizot dans une 
causerie intime : « Il fallait que M. de Salvandy eût bien 
(les qualités, pour avoir pu réussir et parvenir avec 
tant de ridicules! » Rapprochez de ce propos ex- 
tra-doctrinaire le dialogue suivant : Un quidam à 
M. Royer-GoUard : « M. de Salvandy est un sol ! — 
Non! non! vous vous trompez, vous lui faites tort; 
c'est LE SOT. » — Et vous me direz s*il ne vaut pas 
mieux planter ses choux, pêcher à la ligne, jouer 
au béziguc, fumer sa pipe au soleil et faire des 
calembours, 

Oblitus multorum, oblivisceaUus et illis, 

({ue publier Alonzo, composer des discours, donner la 
réplique à MM. Hugo, Berryer, Dupanloup et Sacy, 
danser sur un volcan , arriver à l'Académie, se faire 
nommer deux ou trois fois ministre de Tinstruction 
publique, alterner entre la simarre brodée d'hermine 
et rhabit aux palmes vertes, suspendre à son cou la 
croix de commandeur, le tout pour mériter finale- 
ment et obtenir ce double brevet, généreusement 
décerné par les deux grands prêtres de la Doctrine ! 
Mais, le 15 décembre 1856, à la mort de M. de 
Salvandy, Tauteur empanaché à!Alonzo personnifiait 
surtout pour nous, récalcitrants à TEmpire, cette 
idée de /t^^ifon ^monarchique, toute au profit du droit 
héréditaire, idée réparatrice qui, après bien des 
vicissitudes, n'a pu, hélas! triompher complètement 
que dans un jour de deuil. M. de Salvandy, un an 
auparavant, avait énergiquement contribué à Télec- 



A2 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

tioa de M. de Falloux, et c*est chez lui que nous 
étions allés féliciter le nouvel académicien. M. de Fal- 
loux ne Tavait emporté que de quelques voix sur 
M. Emile Augier, qui semblait, par conséquent, 
appelé à recueillir la succession de M. de Salvandy. 
Pourtant il y avait des objections. On ne contestait 
pas les titres de lauteur, bien jeune encore, de 
r Aventurière y de Gabrielle et de Philiberte, Seu- 
lement on se demandait si cet auteur comique , tout 
entier aux choses du théâtre, rallié à l'Empire, habitué 
du salon de la princes se Mathilde, petit-fils de Piganlt- 
Lobrun, signalé pour sa verve gauloise et légère- 
ment voltairienne, serait l'héritier et le panégyriste 
le plus, convenable dun homme politique, grave, 
solennel y passionnément réconcilié avec la moDarelue 
légji^ime^ l'Ëglise et le faubourg Saint-Germain, et 
sans, douâe bien étonné s'il eût su que la comédie 
avait pu parfois le réclamer eomoke sien. On savait, 
d'aiUeiurs, que i'Aeadénûe me tarderait pas à perdre 
deux de ses membres, dont Tunt aurait pu fournir à 
l'autre l'idée d*un proverbe de plu&: « Les extrêmes 
se touchent,. » — Alfred de Musî^et et le vénérable 
M. Brifaut,. — le» deux antipodes; le grand poète fort 
mal élevé, quoi cpi'eu axt dit son excellent frère, etle 
bel esprit minuscule, à peu près tombé en enfaaee, 
mais à qui ses manières exquises et sa politesse de 
gentilhomme de l'ancienne cour avaient fait par- 
donner ses niaiseries tragiques et littéraires. Nous 
aurions voulu voir Emile Augier s'asseoir au fauteuil 
de Musset, dont il avait été le collaborateur pour la 



VICTOK DE LAPRADE 43 

jolie bluette de V Habit vert, et Laprade succéder à 
M. de Salvandy, qu'il aurait pu louer en toute sûreté 
de conscience , sinon comme écrivain de premier 
ordre, au moin« comme le contraire d un courtisan 
de la populace ou de César. 

L'illustre compagnie en décida autrement : le poète 
de Psyché, des Poèmes évangéliques et des Sympho- 
nies, ajourné de quelques mois, remplaça le poète 
de Rolla et de Namouna. Sa séance de réception 
fut très belle; M. Vitet lui répondit, et, en dépit des 
conventions académiques, ces deux hoimae» d'élite, 
dont nul n'avait envie de récuser Tautorité morale, 
surent nous^ rappeler, daoïs un magnifîqme langage, 
qu'Apollon n'était pas pour rien le père d'Esculape, 
et que personne,, pas même les plus délicieux privi- 
légiés de la Muse, ne peut enfreindre impunément 
certaines lois, aussi nécessaires- à la santé intellec- 
tuelle qu'à l'hygiène. J'étais à côté d'une belle mon- 
dame^ bits-bleu à ses heures, grande admiratrice 
d'Alfred de Musset^ laquelle,^ voyant la mâle et 
sévère figure de Laprade à cette place où elle avait 
contemplé, cinq ans auparavant, la. blonde tète et le 
visage, rose, un peu fané,, de son prédécesseur,, disait 
à demi-voix : « N'est-ee pas le carême après le car- 
naval? — Oui, madame,, répliquai-je; mais l'Eglise 
fait Itten ce qu'elle fait , et le carême est beaucoup 
plus SAIN qïfce le carnaval l — Sain ! comment l'en- 
tendez-vous? Avec ou sans T? — Comme vous 
voudrez; avec plus de thé que d'absinthe.» Incorri- 
gible! M 



44 SOUVENIRS DUX VIEUX CRITIQUE 

Nous touchons ici à la période militante de cette 
belle et vaillante carrièi'e. 

Laprade sait ce que je pense de ses satires poli- 
tiques. Il leur dut la seule jouissance d'amour-propre 
qui lui eût manqué jusqu'alors ; quelques saisons 
de popularité. Assurément sa main loyale excellait 
à faire vibrer les cordes d'airain. 

II frappait fort toujours et presque toujours juste 
En visant le César qui ne fut pas Auguste. 

Et, cependant, comment se défendre des réflexions 
douloureuses que nous suggèrent les calamités ulté- 
rieures? C'a été la fatalité de notre époque et de 
notre pays que, à deux reprises, les hommes les 
plus considérables par leurs talents, leur vertu, leurs 
convictions religieuses, leurs scrupules de patrio- 
tisme et d'honneur, leur fortune et leur situation 
sociale, aient fait presque cause commune avec de 
misérables ouvriers de démolition et de désordre 
contre des gouvernements dont l'avènement avait 
été peut-être un malheur, mais dont la chute ne 
pouvait qu'être escortée de malheurs encore plus 
redoutables. Certes, la tentation était forte pour les 
âmes hautes et fi ères de protester contre un régime 
de despotisme bâtard qui favorisait les passions 
dangereuses en ayant l'air de réprimer les idées 
libérales, et qui nous préparait les explosions de la 
démagogie en nous infligeant les humiliations de 
la servitude. Néanmoins, comment ne pas éprouver 
aujourd'hui une sensation d'anxiété et de malaiso, 



VICTOR DE LAPRADE 45 

lorsque nous reconnaissons qu'en croyant combattre 
le mal, nous nous sommes faits les inconscient? 
complices du pire, quand nous voyons à quelles 
arrière-pensées scélérates, à quelles monstruosités 
d'ambition et d egoïsme, à quel souffle d'athéisme, à 
quel esprit d'abjection, de destruction et. de ruine 
nous avons livré passage? Une éloquente invective 
contre un projet de statue à Machiavel? Soit! Je lie 
sache pas que nous soyons machiavéliques. Mais du 
moins la politique tortueuse de Machiavel ne man- 
quait pas d'une certaine grandeur. Elle prétendait 
faire l'éducation des princes. Aimez- vous mieux celle 
qui endoctrine les assassins et les incendiaires, les 
repris de justice et les pornographes? Aimez- vous 
mieux des statues à Danton, à Robespierre, à Laka- 
nal, à Diderot, à Louis Blanc, à ce néfaste Gam- 
betta, ou à ce pitoyable marquis de la Fayette, qui, 
après les sanglantes leçons de la République et de 
l'Empire, favorisait, sous la Restauration, les com- 
plots bonapartistes sans courir personnellement 
aucun risque, en se tenant coï dans son château de 
Lagrange? Et M. Thiers, ce Machiaveluscule ! N'a-t-il 
pas fait cent fois plus de mal que le véritable 
Machiavel? Gloire à Thraséas! Soit! et, si vous le 
voulez absolument, gloire aussi aux citoyens Harmo- 
dius et ïhrasybule ! Cependant, prenez garde ! Néron, 
cette fois, n'était pas bien méchant, et Thraséas, 
après s'être appelé Rogeard, Pyat,.Delescluze et Raoul 
Rigault, s'appelle à présent, Cazot, Paul Bert, Jules 
Ferry et Thibaudin. Renonçons donc enfin à cette 

3. 



46 SOUVENIRS d'un vieux critique 

rhéiorique »ujran'née qui va ebereher dans FaBtiqiûté 
de» mcMlèles^ san» s'ioquiéker de ee que seront les 
copie», confond le patriolisme luttant eontve le 
}0»g de l'étranger avec la révolte s'khsuygeant 
contre un gourernement national, et f ait^ d'an martyr 
de Pisi&trate ou de Tibère, le parrain d'un dresseur 
de barricades ou d'un allumeur de fiétrole i 

On sait ce que la satire intitulée les Museè d'Etat, 
lancée ccm»ine nm paquet de poudre fulminante sous 
la na{^ du festin impérial 

(Je (1eiB4kEkcle un bon point,, je n'ai pas (Ut fer§ie!)y 

rapporta et coûta à Victor de Laprade. 11 îv.t, pen- 
dant tout un t^er , le poète favori de la jeunesse 
des Ëeoles, qui lui &»t gré^ d'ailleurs, de se faire 
rinteiprète de ses colères dans sa charmante piè«e: 
Aux ùiseanx de la pépinière. Patr la même occasion, 
on sifflotait Sainte-Beuve, critique quasi officiel du 
ConUitutiomnel et dn Moniteur. Les brasseries du 
quartier Latin applaudir Laprade et sifQer Sainte- 
Beuve! Ce phénonnène ne pouvait durer. Le saucisson 
du Vendredi S6tint^ la parade d athéisme et Tenterre- 
ment civil ne tardèrent pas à rétablir les proportions 
et le» mesures. Notre poète — qui l'ignore? — perdit 
alors sa chaire de littérature française à rAcadémie 
de Lyon; il accepta cette disgrâce, qui l'ennoblissait 
en Tappauvrissant, avec un courage qui fit de cette 
pauvreté une poésie de plus. Nul mieux que lui 
n'aurait eu aboutissants et intermédiaires auprès du 



VICTOR DE lAPRADE 47 

poavoîr, pour se faire rék^égrer^ et même placer picis 
baiit. H se refusa énergiquemeni à toute démarche, 
akw» raéme que des parenits dévoués le suppliai^iit 
de le» laisser agir sans autre condition que de ne pas 
les démentir. Bientôt sa Muse, qui n'était point d'État, 
le récoBBpensa royalement de sa noble et fière atti- 
tude. Pemette parat^ l'adorable Pernette, la sœur 
exquise de Mireille. Certes , les pa^es éloquentes^ poé- 
tiques^ pittoresques^ pathétiques, touchantes, émues, 
superbes,, suaves, surabondent dans le riche réper- 
toire de Laprade^ dans Psyché comme dans les 
Poèmes évanféliquês-^deoisl^Syfripk&nies ccmune 
clans le» Voix du silence, dans les Idylles hérefiqties 
comme dans les Satires, et nous allons le voir, 
quand viendLTont les gvands deuils de la patrie et de 
la faiimUer offrir à la famtHe et à la patrie ce» Poèmes 
eiviqngSy. ce Livre d'un Père^ magnifiques tie^ail- 
lements à.\ak coeur brisé dans toutes ses tendre^^es, 
flans tout son orgKieil de Français ^ et se râfîogiant 
dans- le fover domestique,, entre des berceaux,, des 
portraoks et des tombes. Mais Pemette! c'est la perle 
la plv» pure de cet éerxn; c'est la fleur la plus rare de 
(?etle eorbeifte. Jaeqnes,. tfadeleiiie,. Pierre, Pemette, 
le €kietaiFr \is curer autant defî^axes vivantes^ vraie», 
altendffies^ émouvantes^ profondément hnÊM,iae9r dMx- 
quelles, on revient avee délices après avoir bu aux 
t'oof es iidialéeâ de la poésie modemev eonme on 
Bebrouve des amis que Ton a mt moment négligés 
peur des indifférents.. Lors^e Laprade publia Per- 
nette^ il fftt le premier à nous indiquer^ comme point 



48 SOUVENIRS d'un vieux critique 

de comparaison, VHermann et Dorothée, de Goethe; 
j'eus la sottise d'abonder dans ce sens, et de laisser 
croire que je préférais presque le poème de Gœthe, 
sous prétexte que Laprade avait altéré la limpidité de 
sa ravissante idylle en y jetant une pincée de ses 
haines politiques. Aujourd'hui Gœthe me prend sur 
les irerfs, comme tous les Allemands, et Pernette 
m'apparaît dans toute sa fraîcheur, dans toute sa 
grâce virginale et chrétienne. Le succès fut très vif, et 
M. Vitet le consacra dans la Revue des Deux Mondes^ 
en des pages dignes de lui et du poète. 

Hélas! l'ère des désastres approchait. Us rencon- 
trèrent chez l'auteur de Pernette et des Muses dÉtat 
un redoublement d'énergie patriotique et de sainte 
colère. Cette corde d'airain, dont les sonorités avaient 
pu paraître excessives quand elles s'attaquaient au 
vainqueur d'Austerlitz ou même au criminel du 
2 décembre, foudroyèrent de leurs vibrations ven- 
geresses les barbares dont l'œuvre allait être com- 
plétée par les bandits. Jamais Laprade n'avait été plus 
splendidement inspiré. Il fallait que cette inspiration 
fût bien communicative, qu'elle s'imposât bien vic- 
torieusement à tous les partis, que la patrie mutilée, 
saignante, palpitante sous les griffes allemandes, y 
parlât un bien irrésistible langage, pour que Lyon, la 
ville du drapeau rouge, la capitale du radicalisme et 
du socialisme à outrance, votât d'enthousiasme, pour 
son poète monarchique et chrétien, et l'envoyât k 
l'Assemblée nationale. Plus tard, en 1873, quelques- 
uns de nos amis blâmèrent Laprade de s'être démis 



VICTOR DE LÂJ'RADE 49 

de ses fonctions de député, d'avoir laissé une place 
vide que le suffrage universel, revenu de ses frayeurs 
et rendu à ses instincts , ne pouvait manquer d'offrir 
à quelque héros de la Commune. Mais, quand même 
sa santé, déjà bien chancelante, n'eût pas été une 
suffisante excuse, quand même on refuserait de 
comprendre l'espèce de suffocation éprouvée par cet 
habitué des sommets, des chênes, du ciel bleu et de 
Tair pur, clos dans la pétaudière parlementaire, ou 
pris d'honorables scrupules s'il lui arrivait de faire 
trop souvent Técole buissonnière, comment cette na- 
ture franche, loyale, altière, ennemie de la super- 
cherie et du mensonge, n'aurait-elle pas été dépaysée 
dans cet écheveau de petites intrigues, écœurée en 
voyant une majorité royaliste, élue pour rétablir la 
Monarchie, s'émietter sous les doigts crochus de 
M.Thiers, et préparer par ses divisions le triomphe 
de cette République qu'elle avait pour mission de 
rejeter à tout jamais dans son néant et dans sa boue? 
Laprade fut remplacé par M. Ranc, qui s'est rallié à 
l'opportunisme, mais que l'on regardait alors comme 
un pur communard, et dont le nom redoutable, rap- 
proché de celui de M. Barodet, l'élu du 27 avril, 
préféré à M. de Rémusat par la ville la plus spirituelle 
du monde entier, — et du demi-monde, — décida la 
crise du 24 mai. Ainsi, l'on a pu dire, et je me plais 
à répéter que, si cette date, aujourd'hui perdue dans 
l'ensemble de nos humiliations et de nos déroutes, 
avait produit ses conséquences naturelles, si elle 
n'avait pas été sophistiquée, subtilisée, morcelée, 



50 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

paralysie, atrophiée iiar je ne sais quel coniit enire 
un absolutisme imaginaire et ua parlementarisme 
impéniteai^ Laprade aurait contribué à notre aalui par 
sa démissi<M) mieux encore qu'il ne Feùt fait par ses 
voies- 

IL n'ea4 pas resté oisif dans sa retraite. Mais^ au 
lieu d'énumérer les beaux livres^ courageusement 
arrachée à des dcH^deurs ineessantes, j'aime mieux 
rapp^r que F Académie française ^ par Torgane de 
M. Maxime Du Camp, rendait récemment un éloquent 
hommage à ce collègue illustre dont elle s'honore, 
qu'elle s'attriste de ne i^u& voir, mais qm lui sera 
toujours {Hrésent tant qu'elle gardera Le culte des 
beaux vers. J'aime mieux résumer cette magniûque 
série de belles oeuvres, de nobles actions, d'excellents 
exemi^eSy consacrés pour moi par trente^em(| aas 
d'admiration et d'amitié, en déclarant que, s'il y m eu 
dans notre ciel poétique deux ou trois étoiles plus 
éclatantes^- il n'y en a pas de plus pure. 



MICHELET 

Ma j«iiiQe9se <. 



I>écidémenty il faut être illustre pour avoir le 
droi* de publier ses Mémoires. Je m'en suis aperçtr, 
lors^e j'ai essayé d'écrire le» mien^. A la première 
P^^y j'arais eo«té, dans les termes les plu» tou- 
chants, l'histoire de mon premier chagrin: la mort 
tragiqne d'une jeone grive que j'avais dénicha »«r 
la plus haute branche d'un peuplier, avec force déchi- 
rures et écorchures: Je l'avais nourrie, élevée, appri- 
voisée ; elle me suivait en sautillant dans toute la 
maison. Un jour, — jour néfaste! — elle fut croquée 
peir le el>at de ma vieille tante, J'éclatai en sangk)*», 
et, pendant de longues années, les larmfcs me venaient 
aux yenx ffiiarod on me rappelait le trépas de mst 
grive. 

En me relisant, il me sembla que cette aneedote, 
si pdthétiqfue qn'elîe fût, ne pourrait pas intéresser 
me» lecteurs, et je la biffai sans pitié. Michrfet, se 
sachant célèbre, n'a pas eu le même sempule, et 

4. Souvenirs et souvenirs. 



52 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

nous devons nous en féliciter. — « C'est là, nous 
dit-il (rue Montmartre), que j ai versé mes premières 
larmes de douleur, le jour où Ton emporta les petits 
de notre chatte pour les noyer dans Tégout. La 
pauvre mère courait après en miaulant, et je courais 
avec elle, tendant mes petits bras. Je ne pus jamais 
m'en bien consoler. Longtemps après, lorsqu'on 
essayait de m'en parler, j'éclatais en sanglots. » 

On pourrait croire, au premier abord, que les deux 
anecdotes se valent. Erreur! L Amour, r Insecte, la 
Femme, la Sorcière, la Montagne, la Mer, le Banquet, 
la Bible de Vhumanité, l'éreintement des Jésuites, 
sont là pour me rappeler que la chatte de Michelet est 
une chatte historique, une chatte monumentale, une 
patricienne de l'espèce féline, et que mon chat n'est 
qu'un vulgaire matou. 

A présent, soyons sérieux. 

Parmi les hommes dont nous sommes obligés, en 
conscience, de déplorer et de détester les doctrines, 
il en est de tellement antipathiques, qu'il n'y a aucun 
mérite à les combattre. D'autres inspirent un senti- 
ment bizarre, contradictoire, où la répulsion res- 
semble à un regret, où l'aversion n'est que le cha- 
grin de ne pouvoir les aimer. On énumère les griefs 
qui militent contre eux. On se dit qu'ils ont offensé 
tout ce que nous adorons, manqué de respect à la 
majesté royale et à d augustes infortunes, compromis 
par des mensonges le beau titre d'historien, méconnu 
les siècles de foi, troublé ou tari la source de toutes 



MICUELET 53 

les inspirations héroïques et chevaleresques, insulté 
la robe du prêtre ; on se dit que, au lieu de s'améliorer 
en vieillissant, ils se sont endurcis et exacerbés; que 
leur été de la Saint-Martin a eu des ardeurs canicu- 
laires, exaltées jusqu'au libertinage d'imagination et 
au délire sensuel; que leur impiété a fini par leur 
porter au cerveau comme les fumées d'un vin frelaté 
et par faire d eux des visionnaires, des hallucinés et 
des possédés; que, sous ces fâcheuses influences, leur 
style, qui ne demandait qu'à être charmant, s'est 
haché, pailleté, sophistiqué, taillé à facettes; que, en 
un mot, ces hommes, que nous aurions pris si volon- 
tiers pour nos modèles et nos maîtres, ont, en 
définitive, grossi le nombre de ceux que M. Guizot 
appelait les malfaiteurs de V intelligence : on se dit 
tout cela, et, malgré tout, on ne peut se défendre d'un 
secret penchant, d'une inexplicable faiblesse, d un 
sentiment analogue à celui que l'on éprouve pour 
une femme dont la trahison ne nous arrache d'autre 
anathème que ce cri : « Quel dommage ! » 

Quand je dis inexplicable, j'ai tort. Je me rattache 
à Michelet par mes souvenirs de collège, c'est-à-dire 
des années les plus douces de ma trop longue vie. Je 
crois le voir encore, en 1828, dans la grande salle 
annexe de la Sorbonne, où nous composions pour les 
prix du concours général. Il était alors, si je ne me 
trompe, professeur d'histoire à Sainte-Barbe {àlias 
collège RoUin). Ses élèves l'adoraient et nous parta- 
gions d'instinct cette aff*ection enthousiaste. Il est très 



54 SOUVENIRS d'un vieux critique 

vrai, ainsi que le remarque madame Michelei, que 
nous savions tous par cœur son célèbre discours 
français, couronné au concours de 1816 et devenu un 
de nos classiques: Dion exilé de Rome, — « Rome, 
sous les consuls, donnait des couronnes à la vertu; elle 
était libre alors ! » C'est simple et beau, et Ton doit 
regretter que, trente ans plus tard, ce rhétoricien 
inspiré qui parlait d'emblée une langue si pure, ait 
cessé d'être simple afin d'être plus beau. Ce qui me 
semble moins véridiqrre, c'est cette phrase d'après 
coup ; « Plusieurs voulaient y voir une allusion au 
captif de Sainte-Hélène : je n'y avais pas songé, » 
— Est-ce bien possible? Michelet, nourri de la moelle 
des lions universitaires, savait parfaitement que, sous 
tous les régimes ( — ^je n'approuve pas, je constate — ), 
l'usage était de donner, pour les compositions, au 
concours général, en vers latins et en discours fran- 
çais, des sujets susceptibles d allusic»is à la grande 
actiudité du moment. En 1816, les plaies de l'invasion 
étaient encore saignantes ; saignantes et brûlantes les 
rancunes contre le Minotaure de la chair à canon, 
contre la tyrannie du militarisme,, qui seule pouvait 
expliquer le triomphal retour de l'île d'Elbe. Relisez 
le discours de Michelet: Dion, un philosophe, un 
idéologue, exilé côte à c^e avec madame de Staël. 
Domitien, Napoléon Ronaparte ; pourquoi pas? ïlay- 
nouard, toujours par allusion, l'avait traité de Tibère, 
et Chateaubriand de Néron ; la haine a de ces hyper- 
boles! — « Domitien n'était plus; mais Rome endurcie 
à l'esclavage ne s'apercevait pas qu'elle était libre; 



MICHELET ôô 

immobile, elle attendait que Tarméc lui donnât un 
maître. L'armée seule fut affligée... » Est-ce assez 
clair? Alors intervient Dion, c'est-à-dire Laine, Royer- 
Collard , ou Michelet lui-même . Ses paroles sont 
transparentes: « Soldats, je ne vous reproche pas 
de vouloir venger votre Empereur, je loue votre 
reconnaissance. Trop redoutables pour être opprimés, 
vous ne ïaxez connu que par ses bienfaits. Vous 
n'avez pas vu, etc^etc...» Ici, énumération saisissante 
des méfaits du despotisme; puis l'orateur reprend: 
« Les plaies de la patrie sont sanglantes, et vous 
allez la replonger dans les convulsions de la guerre 
civile et de l'anarchie!... L'entendez- vous? C'est elle 
qui vous crie par ma bouche : « Peuple infatigable de 
» Mars, laissez respirer ma vieillesse ; réunissezrvous 
» sous un chef pacifique qui ferme le temple de Janus, 
» qui me fasse oublier Domitien et mes maux, qui 
» ne craigne pas le mérite et qui encourage la 
» vertu... 

» Romains, cet homme que vous demande la patrie, 
» vous le connaissez,.. Il cache dans l'obscurité 
» d'un exil éloigné des vertus dont Rome n'est pas 
» digne ; il exerce dans les méditations de la phi- 
» losophie cette sagesse qui fera le bonheur des 
y> nations^ s'il se dévoue à l'Empire... » Ce sage, 
digne de commander à vous et au monde, s'appelle 
Nerva... » 

Et Nervar en 1846, s'appelle Louis XVIII. Jamais 
série d'allusions ne fut plus diaphane. Maintenant, 



56 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

rapprochez de cet épisode de collège, auquel les 
circonstances accessoires donnèrent une certaine 
importance, le magnifique hommage que Michelet et 
sa veuve rendent au duc de Richelieu, — un vrai 
patriote, celui-là! un vrai libérateur du territoire, de 
qui M. Thiers n'a été que la miniature, la caricature 
ou la parodie, — vous direz avec moi, — et c'est là 
que je voulais en venir : Les bons gouvernements, 
les gouvernements réguliers, sages, conformes à la 
tradition nationale et au droit héréditaire, n'ont pas 
seulement pour effet d'assurer à leur pays la prospé- 
rité, le repos, le progrès raisonnable, le pain et la 
sécurité du lendemain. Ils maintiennent, ils contien- 
nent dans un juste équilibre les intelligences hautes, 
brillantes, hardies, inquiètes, les esprits enclins à 
s'égarer sous prétexte de s'élever. Ils servent de 
contrepoids et de correctif aux idées dangereuses, 
paradoxales, séduisantes, tentatrices, qui fermentent 
dans le cerveau des penseurs, des rêveurs, des uto- 
pistes, et qui, si on les en croyait, n'auraient qu'à se 
traduire en réalités pour centupler en vingt-quatre 
heures les richesses matérielles, intellectuelles et 
morales d'une nation. Ils ferment, pour ainsi dire, 
l'horizon du côté de ces lueurs trompeuses, de ces 
décevants mirages où se jouent les iir.aginations et 
les ambitions, comme dans une terre promise, qui 
deviendrait un affreux désert, infesté de bêtes fauves 
et d'insectes venimeux, le jour où elle serait une 
terre donnée. Enfin, ils accoutument les ambitieux, 
qui ne sont pas tout à fait affolés ou pervertis, 



MICUELET 57 

H doser leurs prétentions d'après les chances que leur 
offre ou que leur refuse une société bien assise, à ne 
pas se figurer qu'il suffira d'un coup de vent pour les 
I)orter au pinacle, et à se tenir pour contents s'ils se 
créent par le travail une situation proportionnée « 
leurs mérites. 

J'ai toujours été persuadé que Michelet — comme 
bien d'autres et des plus célèbres, des plus popu- 
laires, des plus somptueusement décorés du titre de 
grands citoyens, — serait resté, si la monarchie de 
1814 avait duré, non pas un courtisan obséquieux, 
un fougueux royaliste ou un catholique fervent, mais 
le moins agressif des universitaires, un incomparable 
professeur d'histoire, puis un historien éloquent, pas- 
sionné pour toutes nos gloires, amoureux de toutes 
les poésies du moyen âge, ne dépensant les trésors 
de son imagination hindoue (le mot est de Henri 
Heine et d'Emile Montégut) que pour semer à pleines 
mains des fleurs sur les ruines du passé, assouplir 
les austérités de Thistoire et leur prêter le charme 
d'un poème. Tel il ih'apparaissait en 1828, quand je 
composais, sous sa présidence, un discours français 
qui fut couronné comme le sien, mais qui, certes, ne 
le valait pas. Quel fut, lors de ses premiers succès, 
l'homme qui lui témoigna le plus affectueux intérêt 
ot qui lui inspira la plus vive sympathie? M. Ville- 
main. Ce nom doit nous ramener à la littérature. 
Rouvrons le livre ii la page 179 : 

« Mais le plus grand encouragement au travail, ce 



58 SOUVENIRS d'un VIETJX CRITIQUE 

M d'être sûr de vivre, de voir s'étendre et s'appro- 
fondir devant soi l'avenir... » 

Très bien! Mais alors, pourquoi cette froideur et, 
plus tard, cette hostilité à rencontre du seul gouver- 
nement qui pût vous donner ce suprême bien ? Pour- 
suivons : 

(c Gela seul changeait tout; l'allure n'était plus la 
même; la pensée, la parole s'émancipaient. En même 
temps, chose précieuse à un âge où l'on n'est que trop 
enclin à l'exagération, à l'enflure du style, j'eus ce 
bonheur d'avoir un maître, en tout, ennemi de l'em- 
phase : M. Yillemain. Du premier jour, il me mit 
aussi en garde contre la maladie du temps, le néolo- 
gisme, dont notre pauvre langue subissait les mé- 
langes barbares. Il me conseilla la sobriété,,. » 

Excellent conseil, qui fut peut-être suivi par le jeune 
rhétoricien de dix-huit ans, mais qu'avait furieusement 
oublié l'écrivain sexagénaire. La sobriété est justement 
ce qui manque le plus aux ouvrages de la seconde et 
de la troisième manière de Michelet, à la Sorcière, 
qui est un amphigouri inintelligible, à V Amour, à la 
Bible de rhumanité, etc., etc., etc. On ne peut pas 
dire que le style de ces livres déplorables soit enflé ; 
mais il est exagéré au delà de toute expression, et 
M. Villemain, s'il les a lus, a dû gémir ou sourire de 
l'inutilité de ses leçons. Quant aux néologismes, 
j^ignore s'ils abondent .dans les œuvres dont je parle. 



MICHELET 5^ 

Notre époque en est si prodigue, qu'il est difficile de 
s'y reconnaître, et que, bientôt, le néologisme tenant 
toute la place, c'est la langue de Pascaî, de Boesuet, 
de Molière et de Voltaire, qui sera accusée dar- 
rhaïsme. Ce que je sais mieux , c'est qu'il y a deux 
sortes de néologisme» : celui qui crée un mot 
nouveau — et ce n'est pas le pire — et celui qui 
emploie un vieux mot powr exprimer une idée 
fausse, malfaisante, destructive, absurde ou mons- 
trueuse. 

Dans ce volume, qui est, en somme, une déception, 
et où on ne retrouve ni les qualités, ni les défauts de 
Michelet, le chapitre le plus curieux est peut-être le 
sixième : Mes trois mouvements religieux. — Mon 
BAPTÊME. — Michelet, né en 1798, n'avait pas été 
baptisé ; ce qui prouve , soit dit en passant, que sa 
tendresse quasi filiale l'égaré ou l'aveugle quelque 
peu, lorsque, saluant la mémoire d'une madame Hor- 
tense qui fut sa mère adoptive, il se compare à M. de 
I^martîne, et ajoute, en note : « M. de Lamartine fut 
de même élevé par une femme, la'marquise de Raige- 
court, qui avait été l'amie de madame Elisabeth. » Il 
disait à M. Michelet : « Ma mère m'a commencé, madame 
de Raigecourt m'a achevé. » RaigecourtI Madame Eli- 
sabeth ! Madame de Lamartine ! Ah ! ne profanons pas 
les noms sacrés, les images saintes par des parallèles 
<|ui sont des offenses! Vaincus d'un demi-siècle, il ne 
nous reste que cela : des reliques auxquelles on ne 
saurait toucher sans sacrilège ; une auréole qui entoure 



60 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

dés figures bénies de Dieu ; un parfum mystérieux et 
céleste qui s'exhale de ces pieux souvenirs ; l'héritage 
de ces croyances qui nous permettent de lever les 

r 

yeux vers le ciel pour y chercher Elisabeth, le lis 
fauché par le bourreau, la martyre virginale, madame 
de Raigecourt, sa digne compagne, et madame de 
Lamartine, la vraie mère! Une mère, de fait ou 
d'adoption, qui n'est pas chrétienne, une mère qui, 
penchée sur l'âme de son enfant, n'essaye de le pro- 
téger contre les prochaines séductions du vice qu'à 
l'aide d une morale vulgaire, et en le laissant incré- 
dule, eelle-là n'est mère qu'à moitié; je la renie, et, si 
on voulait me démentir, j'en appellerais, moi aussi, 
à toutes les mères! 

Donc, le 23 juin 1816, Michelet, alors âgé de dix- 
huit ans, se fît baptiser à la paroisse de Saint-Médard. 
Il a protesté d'avance contre toute interprétation 
malicieuse. Soit! Il est difficile pourtant de ne pas 
remarquer que cet acte spontané, cette rentrée volon- 
taire et réfléchie dans la grande famille chrétienne, 
coïncidait avec le moment où la Restauration récon- 
ciliait la France avec l'Église, eflaçait les traces du 
schisme des dernières années de l'Empire, rendait 
aux catholiques le haut du pavé, et même, à en 
croire les mauvaises langues du libéralisme naissant, 
mesurait ses faveurs et ses disgrâces d'après les 
influences cléricales. Madame Michelet nous dit, non 
sans quelque naïveté: « Si M. Michelet eût recueilli 
lui-même les documents, il n'eût peut-être pas rap- 



MICUELET 61 

porté à Rousseau, tout seul, la responsabilité de son 
baptême. Vraisemblablement, il eût tenu compte 
aussi du grand mouvement religieux qui se produisit 
à cette même époque. N'eut-il sur lui aucune in- 
fluence? Le réveil de la propagande religieuse se fit 
précisément en 1816. Ce fut cette année même, que 
Tabbé de Rauzan fonda les missions de France... La 
vive imagination de Michelet put être frappée de ce 
grand mouvement, pacifique à son début. Il ne prit 
un caractère agressif que Tannée suivante (1817). 
C'est alors que les œuvres de Voltaire et de Rousseau 
furent brûlées publiquement à Bourges et dans un 
grand nombre de villes... » 

Cette distinction entre 1816 et 1817 n'est-elle pas 
bien subtile ? Je croyais, au contraire, que Tannée 
1817 avait été plus libérale que la précédente, en ce 
sens que Tordonnance mémorable du5 septembre 1816, 
en congédiant la Cbambre introuvable, en appelant 
aux affaires les premiers protecteurs de M. Michelet, 
en réalisant la politique rêvée par des hommes tels 
que le duc de Richelieu, Royer-GoUard, Decazes, 
Sainte -Aulaire, Villemain, Guizot, devait répondre 
aux vœux du jeune catéchumène. Quant à la brûlure 
des livres de Voltaire et de Rousseau, elle fut juste- 
ment TefFet, non pas, grand Dieu! dune mesure offi- 
cielle, mais de ces missions qui exaltaient la vive 
imagination de Michelet. J'ignore ce qui se passa à 
Bourges, ville dont les armes parlantes annoncent 
une certaine prévention contre les gens d'esprit ; 
V. 4 



62 SOUVENIRS d'un vieux critique 

mais à Avignon , à la suite d'une mission du même 
genre, un pharmacien converti brûla son Voltaire, 
son Jean-Jacques et son Encyclopédie, sans que le 
préfet ou même Tarchevêque y fût pour rien. On dit 
(jue, peu de temps après, son zèle s'étant relâché, ce 
pharmacien relaps acheta une autre édition de ses 
auteurs favoris. 

Jean-Jacques ! C'est à lui que Michelet attribue son 
baptême. On peut se demander comment Jean-Jacques, 
qui n'était que déiste, a pu décider son disciple à 
recevoir, en toute connaissance de cause, un sacre- 
ment qui le faisait chrétien. Je suis plus à Taise avec 
Virgile, qui a inspiré la plus aimable page du livre: 
« C'est alors (vers 1814 et 15) qu'une âme tendre vint 
s'emparer de la mienne, la nourrir, et fondre son 
aridité, Virgile, qui tant de fois, depuis, est rentré 
en moi, à mes heures d'épreuves, qui m'a donné, 
historien, ma propre plainte sur nos deuils et nos 
proscriptions (?), Virgile eut mes préférences aux 
moments de nos plus fortes calamités... Son livre, 
l^lein de la voix des morts, où l'on sent venir la fin 
d'un monde, n'était que trop en rapport avec les 
misères du temps et la faiblesse morale (?). » 

L'évêque d'Orléans, on s'en souvient, remplaçant 
à l'Académie française un triste personnage, ne put 
découvrir, entre M. Tissot et lui, qu'un seul trait 
d'union : Virgile! Toute proportion gardée, j'en dirai 
autant après avoir lu cette page, où Michelet se 
retrouve tout entier : « La tristesse que m'avait fait 
éprouver, tout enfant, la lecture de V Imitation, je 



MICHELET 63 

la retrouvais ici sous une autre forme. Il y a partout, 
dans Virgile, comme dans le christianisme (?), une 
impression du couchant. Toutes les églogues finissent 
par la peinture du soir, de sa mélancolie. Je ne pou- 
vais m'en séparer. N'ayant pas encore assez de subs- 
tance pour prendre de moi-même un libre essor, je 
le fis mon guide et mon prophète {vates)\ je l'empor- 
tais dans mes promenades solitaires et m*en récitais 
des chants entiers ; le soir, pour le mieux comprendre 
et me l'assimiler, j'en faisais de longs commen- 
taires... » 

C'est bien cela! Le trait d'union est complet; je 
m'y reconnais, et, puisque Michelet me met en veine 
de souvenirs virgiliens, j'en risquerai un qui m'avait 
paru trop enfantin pour figurer dans mes Mémoires. 
Le jour où j'eus huit ans, on me donna un Virgile. 
Quelle joie! N'étant pas sûr de le comprendre, je cou- 
chai le volume dans mon lit, persuadé que cette coha- 
bitation allait m'initier à tous les secrets de mon 
cher poète. Mais voici le revers de la médaille. Le 
lendemain, mon maître, qui était mon oncle, me fît 
expliquer le délicieux début des Géorgiques, Arrivé à 
ce vers charmant : 

Vere novo, gelidus canis cum montibus humor... 

je bredouillai: canis, canis... le chien... le chien... 
— « Ah! misérable! Tu traduis canis par le chien!... 
Et tu ne vois pas que, dans ce vers, la première 
syllabe de canis est longue ; qu'elle est brève quand 



64 SOUVENIRS d'un vieux critique 

canis signifie chien, et que, ici, si elle était brève, le 
vers serait faux! Je te retire ton Virgile pour six 
mois!... » — Je pleurai. Larmes prophétiques, qui 
m'annonçaient peut-être que, quarante-deux ans après, 
le premier critique de notre siècle affirmerait que je 
ne sais pas le latin ! 

Mais voyez comme un esprit encore plus faux que 
l'eût été, dans ma traduction, le vers de Virgile, se 
fait sentir partout, même dans les pages sujettes à 
armistice! — « Il y a dans Virgile, nous dit Michelet, 
comme dans le christianisme, une impression du cou- 
chant. » — Du couchant, oui, pourvu qu'on ajoute: 
« et de l'aube ». — Sans aller aussi loin que Joseph 
de Maistre, sans voir dans l'admirable églogue de 
Pollion un prélude de l'avènement du christianisme, 
on peut dire que la poésie de Virgile ressemble à un 
pressentiment, qu'on y aperçoit le couchant des anti- 
ques croyances, et qu'on y devine l'aurore d une foi 
et d'une société nouvelles ; quelque chose comme ces 
nuits d'été au pôle nord, où le crépuscule du soir se 
fond avec celui du matin. Le brave Michelet éprou- 
vait, sans doute, le besoin d'enfourcher son dada, et 
de nous rappeler que le christianisme avait éteint 
toutes les lumières de l'Orient, de ce bel Orient, où 
les religions sont si divines, si pures, si humaines 
et si tendres. Ou bien, c'est que sa bien-aiméo 
Révolution lui a [paru si féconde en soleils levants, 
que tous les autres lui ont fait l'effet de soleils cou- 
chés. 



MICHELE! 65 

Le livre est médiocre. Michèle t, à qui on ne peut 
refuser le don de vivifier, de colorer les lettres mortes 
de rhistoire, n'a pas su, cette fois, communiquer le 
mouvement, la couleur et la vie aux personnages qui 
ont eu une part dans sa vie intime. Néanmoins, un 
détail m'a profondément ému : la pauvreté de Mi- 
chelet enfant et adolescent! Ne pas manger à sa 
faiml croquer sournoisement un pain depice d'un 
sou, et, pour éviter les railleries de ses camarades, 
leur faire croire que c'est le dessert d'un déjeuner qui 
n'existe pas! Ah! nous, qui, sans être riches, n'avons 
jamais manqué du nécessaire, ne soyons pas trop 
sévères pour ces hommes à la fois deshérités et pré- 
destinés, dont les premières années, les années déci- 
sives, se sont douloureusement débattues dans le 
contraste de leur misère matérielle et de leur richesse 
idéale ! 

Au surplus, ce volume est de madame Michelet tout 
autant que de son mari ; raison de plus pour que la 
critique reste modérée et respectueuse ; car, en pareil 
cas, la complicité dans l'erreur, la persistance h 
admirer ce qui semble condamnable, sont autant de 
vertus conjugales, et ces vertus-là ne sauraient être 
assez encouragées. On prétend que, dans les mariages 
délicieux, si rares au dire de La Rochefoucauld, dans 
les ménages dont la lune de miel se prolonge jusqu'à 
l'âge de Philémon et de Baucis, le mari et la femme 
finissent par se ressembler; je le crois, mais je n'en 
ai jamais vu d'exemple. Il est plus naturel de sup- 

i. 



66 SOUVENIRS d'un vieux critique 

poser que ce sont les âmes, les intelligences ^ qui, 
dans ces unions privilégiées, arrivent à se fondre 
Tune dans l'autre. Madame Michelet pense avec 
l'esprit de son mari, et écrit avec sa plume. Loin de 
moi ridée de lui en faire un reprociie ! Pourtant, sa 
belle tendresse n'aurait-elle pas été mieux inspirée, 
si, au lieu de publier ce volume^ qui n'ajoutera rien 
H la gloire de Michelet, elle s'était agenouillée (levant 
la statue de Jeanne d'Arc, sculptée par la princesse 
Marie, et si elle eût demandé à ces deux saintes de 
prier pour l'homme qui, dans des pages immortelles^ 
a le mieux vengé la Pucelle d'Orléans des odieuses 
polissonneries de Voltaire? 

14 mars 1884. 



CHAM 

Sa vie et son œuvre. 

Par M. Félix RIBEYRE, ave- Lettre-Préface de M. Alexandre DUMAS. 



Cham ! ce monosyllabe biblique et symbolique aura 
été, pendant plus de trente siècles, Tobjet d'une répro- 
bation universelle, et, pendant plus de trente ans, le 
synonyme de tout ce que Tesprit français, Vhumour 
britannique, la verve facile, la malice sans fiel, la 
fantaisie sans venin, ont de plus aimable et de plus 
charmant. Cham junior, le second Cham, a eu le 
secret de publier d'innombrables caricatures, de faire 
la charge de tout le monde et de n'offenser personne. 
Son crayon infatigable courait si légèrement à la sur- 
face de nos ridicules, qu'il était déjà bien loin avant 
que nous nous fussions aperçus de notre égratignure ; 
ou plutôt nous n'avions garde de nous plaindre ; nous 
aimions mieux dire : « Comme c'est ça ! » en regar- 
dant notre voisin. Si nous étions en Allemagne, — 
(hélas I c'est elle qui est chez nous!) — si nous pour- 
suivions le symbolisme à outrance, nous pourrions 
donner à ce nom de Cham une étymologie philoso- 
phique, qui n'aurait rien de commun avec l'irrévérence 



\ 



V 



68 SOUVENIRS d'un vieux critique 

filiale et la malédiction paternelle. L'humanité serait 
représentée comme une mère féconde, et les carica- 
turistes, les satiriques, les comiques, les parodistes, 
les ironiques, les grondeurs et les railleurs, auraient 
pour spécialité de lui manquer de respect, chaque 
fois qu'elle se découvre et se montre sous un jour 
peu édifiant. Mais ne nous lançuns pas dans le ger- 
manisme, et revenons à notre sujet. Pour bien appré- 
cier les mérites — j'allais dire les bienfaits de Gham, 
— il faut avoir habité Paris pendant les premières 
saisons qui suivirent la révolution de février. Toutes 
les tristesses, t toutes les frayeurs, toutes les répu- 
gnances, toutes les méfiances, tous les dégoûts, 
toutes les sourdes colères, tous les sinistres pronos- 
tics, que nous aurions dû réserver pour la troisième 
République, nou« les appliquions à la seconde, qui 
n'était pourtant pas bien méchante. Partout où il nV 
avait pas de rassemblements, il y avait le désert; 
partout où Ton ne battait pas le rappel, il y avait le 
silence. Un immense voile de deuil semblait étendu 
sur la ville insensée qui allait y découper le suaire 
des victimes de juin. Les chanteurs chantaient, les 
acteurs jouaient, les danseuses dansaient devant les 
banquettes. On allait de la Bastille à l'Arc de Triomphe 
sans rencontrer plus de deux fiacres et une voiture 
de maître. On se déguisait pour oser entrer au 
Théâtre-Italien. Les lampions imposés aux proprié- 
taires d'immeubles par la gaminerie parisienne se 
changeaient en cierges funéraires. Les passants, 
rasant les murailles et détournant la tète, évitaient 



CUAM 69 

de se saluer, de peur d'avoir à se dire : Morituri te 
salutant. 

Il n'y eut qu'un rayon dans ces ténèbres, un sourire 
dans cette détresse, une note gaie dans ce lugubre 
concert. Chaque matin, chaque soir, avec une in- 
croyable facilité d'improvisation et d'invention, le 
crayon de Cham se chargeait de nous consoler, de 
nous rassurer, de nous réjouir, en saissisant au vol le 
côté comique de ces épisodes et de ces personnages, 
éphémères créations de la nouvelle République. Il 
nous les montrait si amusants, qu'ils devenaient 
inofiensifs ; trop drôles pour être terribles, trop gro- 
tesques pour être tragiques. Cette comédie ambulante 
et en plein vent nous conduisait à travers les clubs, 
les rues, les boulevards, les salons et les boudoirs; 
nous assistions, avec elle, à un prodigieux défilé où 
passaient M. Prudhomme, fort attrapé d'avoir voulu 
donner une dernière leçon au pouvoir, le bourgeois 
du Marais marchandant un poisson et s'écriant : 
« J'aimerais autant qu'il ne fût pas de la veille I » nos 
nouveaux maîtres dans des haillons que leur royauté 
de fraîche date ne se hâtait pas de métamorphoser 
en manteaux de pourpre ; tout le personnel des 
émeutiers, des tribuns, des charlatans, des faiseurs, 
des sectaires, des utopistes, phalansté riens, icariens, 
saint-simoniens, fouriéristes, Cabet, Leroux, Proud- 
hon, Considérant, Greppo, celui-ci avec sa triade, 
celui-là avec sa banque du peuple, cet autre avec une 
queue ornée d'un œil et vissée au milieu du dos; 
réformateurs qui commençaient par détruire ce qu'ils 



70 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

prétendaient réformer, régénérateurs qui ne régéné- 
raient pas même leur linge, humanitaires qui, pour 
sauver le genre humain, demandaient trois cent mille 
têtes , et à qui Timperturbable Gham répliquait : 
« Monsieur est coiffeur? » possesseurs de secrets 
infaillibles pour l'extinction du paupérisme, ayant 
tout intérêt à supprimer le capital; prédicateurs de 
religions dont les rites se célébraient au quatrième 
étage au-dessus de Tentresol, et dont Tunique prêtre 
servait à la fois de bedeau, de sacristain, de suisse, 
de sonneur et de quêteur ; vendeurs d'onguents socia- 
listes, d'élixirs de longue blague y de muscades 
et- de gobelets d'escamoteurs; préfets, sous-préfets, 
procureurs de la République, candidats, commissaires 
extraordinaires ; si extraordinaires , que , en les 
voyant, les populations épouvantées les croyaient 
échappés d une ménagerie, et s'empressaient de com- 
mander une cage pour les ramener en lieu sûr. Tout 
cela, tout ce monde d'un jour, éclos sur les barri- 
cades et très surpris de n'être pas né où naissent 
les champignons, vivait, s'agitait, fourmillait, grima- 
çait, courait, sautait, parlait, trottait, frétillait, piétinait, 
pataugeait dans le pandémonimn de ce fils de Noé, qui 
aurait pu en remplir dix arches. Les légendes étaient 
encore plus spirituelles, encore plus amusantes que 
les dessins, et, détail non moins étonnant ! cinq ou six 
types de figure suffisaient à cette variété inépui- 
sable. 

Puis, lorsque ce diable d'homme, à force de multi- 
plier la parodie dans le drame, avait enfin ramené le 



CHAM 71 

sourire sur nos lèvres, il nous conduisait au Palais- 
Bourbon, et déshabillait pour nos plaisirs les premiers 
élus du suffrage universel. V Assemblée nationale 
comique I une date mémorable dans Thistoire de la 
caricature politique et parlementaire; un succès qui 
n'est pas fini, et qui ne finira pas, à moins que nos 
gosiers, émoussés par les drogues républicaines, ne 
deviennent insensibles à cet appétissant mélange de 
sel attique et de sel gaulois! Là, Cham eut pour 
collaborateur et pour complice Auguste Lireux, un 
bon vivant, un joyeux compagnon, propriétaire ou 
locataire, sur les bords de la Seine, entre Asnières et 
Bougival, d'une petite villa qu'il appelait Modeste- 
Asile, et où la gaieté canotière était parfois bien 
immodeste. Lireux, directeur fantaisiste, qui dirigeait 
en riant le grave Odéon, s'y ruinait entre deux bons 
mots, et promettait à Balzac, pour ses insipides 
Ressources de Quinola, des têtes couronnées dans les 
avant-scènes, des princesses et des duchesses dans 
les loges, et un parterre uniquement peuplé de che- 
valiers de Saint-Louis! En se cotisant, Lireux et 
Cham avaient fait un chef-d'œuvre, digne de survivre 
à l'actualité. L'un s'était chargé du texte, l'autre des 
dessins. Le plus curieux, c'est que les victimes s'en 
amusaient aussi franchement que le public. J'ai vu mon 
excellent et vénéré maître Poujoulat rire aux éclats en 
se retrouvant dans cet Album où la verve bouffonne 
de Lireux et de Cham l'avait transformé en Révérend 
Père Lapoutargue, découvert dans une caverne où il 
se nourrissait de racines et de sauterelles jusqu'au 



72 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

retour de son Roi, et rapporté en triomphe par les 
électeurs marseillais. 

Bien des gens, trompés par ce nom de Cliam, 
s'étaient figuré, au début, que Tartiste Tavait adopté 
comme signe de révolte, de rupture avec les tradi- 
tions de famille et les volontés de son père. M. Félix 
Ribeyre, dans son très intéressant ouvrage, rétablit 
la vérité sur ce point. Tout en nous rappelant la 
noblesse antique, les origines héraldiques, les services 
militaires, les alliances illustres, les devises, le 
blason et l'authenticité de ces parchemins qui allaient 
s'absorber dans des rames de papier, M. Ribeyre 
ajoute que toute cette belle famille de Noé avait des 
talents et des goûts artistiques, que son opposition à 
la vocation de son cher Amédée fut, en somme, très 
bénigne, et que tout se borna pour lui à ce que l'on 
appelle, au théâtre, une fausse sortie; une journée 
d'école buissonnière, qui suffit au réfractaire pour 
déjeuner chez Véfour, dîner chez Véry, coucher chez 
un ami, et, le lendemain matin, rentrer chez lui, à 
la grande satisfaction de son père et de tous les 
siens, qui n'eurent pas le temps de tuer le veau gras, 
encore moins de l'engraisser. D'ailleurs, Cham, dont 
la maigreur était proverbiale, en eût été offensé, 
comme d une personnalité. 

Maintenant, il faut tout dire. Le comte de Noé, fils, 
frère, neveu, cousin de généraux, d'amiraux, de 
savants, de chanoinesses, d'évèques, d'officiers glo- 
rieusement tués sur le champ de bataille, n'aurait-il 



eu A M 73 

pas mieux aimé, tout en se résignant, que Cham fît 
de la peinture comme Paul Delaroche, de la sculpture 
comme Gavelier, de la musique comme Gounod? se 
consolait-il en songeant que mieux vaut être premier 
dans un art secondaire que secondaire dans le gi^and 
art? Le comte de Noé, gentilhomme de race, pair de 
France, et, me dit-on, honoré de Tamitié du roi 
Louis-Philippe, pouvait-il toujours se défendre d'une 
sensation de malaise en voyant son fils fraterniser 
avec MM. Philippon, Daumier, Traviès, Louis Huart, 
Félix Pyat, Bergeron, Altaroche,Carraguel, etc.,etc., 
et publier ses ébouriffantes caricatures à la troisième 
page d'un journal dont les deux premières ne ces- 
saient de battre en brèche, sinon le respect de l'es- 
prit, au moins l'esprit de respect? Avoir contribué au 
succès du Charivari, qui a lui-même contribué, pour 
sa large part, à ravènement progressif de toutes les 
impiétés et toutes les ignominies contemporaines, c'est 
assurément très flatteur. Est-ce aussi sérieusement 
honoral)le que d'avoir été mis à l'ordre du jour après 
le siège de Gonstantine, la prise de la Smala, la 
bataille de l'Aima, la victoire de Solférino, ou, dans 
un cadre moins héroïque, d'avoir peint la Stratonice, 
sculpté le Gloria viclis, écrit les Feuilles d'automne 
ou signé Severo Torelli ? Descendre des Croisés dans 
les bras de M. Pierre Véron, c'était faire d'une des- 
cendance une chute. Grimper sur son arbre généalo- 
gique pour y cueillir la poire emblématique d'une 
Ogure royale, c'était perdre le fruit d'une origine 
aristocratique et d'une éducation nobiliaire. Le comte 

V. J 



74 SOUVENIRS d'un vieux critique 

de Noé ne devait-il pas craindre que, dans ses accoin- 
tances journalières, son fils ne finit par altérer, non 
pas, grand Dieu ! ses traditions de loyauté et d'hon- 
neur, mais ce je ne sais quoi, cette délicatesse de 
sentiment, fleur exquise et rare dont l'honneur est la 
tige? Vous reconnaîtrez tout à Theure que cette ques- 
tion, si elle est indiscrète, n'est pas tout à fait oiseuse. 

Tout cela laisse parfaitement intact le livre de 
M. Félix Ribeyre. C'est une lecture des plus atta- 
chantes, qui fait très agréablement revivre, dans toute 
son originalité humouristique et pittoresque, cette 
sympathique physionomie d artiste-gentilhomme, con- 
damné au rire perpétuel , ce qui, à la longue, doit 
donner une furieuse envie de pleurer! Il m'est impos- 
sible de suivre le récit dans toutes ses phases", voire 
dans cette institution de Reusse, où M. Ribeyre 
aurait pu retrouver mon nom entre celui de M. Jules 
Lacroix et celui de Retouret. Je me bornerai à dis- 
cuter deux ou trois points qui me semblent contes- 
tables, et un détail essentiel où j'approuve absolu- 
ment M. Ribeyre, malgré l'avis d'un bien redoutable 
adversaire. 

Cham avait la passion du théâtre, et son biographe 
nous raconte Tbistoire de ses tentatives dramatiques. 
Hélas! cette passion était malheureuse, et ses mal- 
heurs prouvaient une fois de plus tout ce qu'il y a 
d'incomplet et de contradictoire dans les organisa- 
tions les mieux douées. A voir la moindre des jolies 



CHAM 75 

charges de Gham, on aurait pu croire qu'il n'avait 
qu*à transférer sur la scène ses merveilleuses qua- 
lités d'observateur, de satirique et de rieur, pour 
donner un rival à M. Eugène Labiche et des rôles 
excellents à Geoffroy, à Brasseur, à Sain ville, et 
surtout à ce pauvre Gil-Pérez, dont le comique un 
peu anglais se rapprochait du sien. Or le hasard me 
fît assister aux premières représentations du Serpent 
à plumes et du Myosotis. Ce M navrant. Ce Serpent 
pouvait avoir des plumes, mais il n'avait ni queue ni 
tête; ce Myosotis, en dépit de son titre, semblait 
nous dire : « Hâtez- vous de m'oublier! » M. Félix 
Ribeyre nous raconte que, pendant les répétitions et au 
foyer des artistes, Gham, toujours en verve, amusait 
prodigieusement les acteurs et les actrices par ses 
saillies intarissables, par les inventions bouffonnes, 
fantaisistes, baroques, désopilantes, qu'il ne cessait 
d'ajouter à leurs rôles. Force est de supposer que 
tout cet esprit s'éventait, que toute cette mousse 
s'évaporait en passant des coulisses sur les planches. 
Évaporait, ai-je dit? Ce serait ici l'occasion d'écrire 
un traité sur Vévaporation de la facétie, sur la 
grandeur et la décadence du plaisant de profession 
et du farceur de société. Le rire est-il donc si fugitif 
ou si dépaysé sur les lèvres humaines, qu'il se fige 
dès qu'on veut le provoquer ou l'expliquer? On ren- 
contre dans l'ouvrage de M. Ribeyre le récit de quel- 
ques bqnnes farces de Gham et de ses camarades 
d'atelier. Eh bien, là, franchement, ce n'est pas très 
drôle, non plus que les mots de M. Vivier, quand 



76 sorvENiRS d'un vieux critique 

nous les lisons dans le Figaro ou dans le Gaulois. La 
vie est triste: l'homme qui veut essayer d'en faire une 
plaisanterie à jet continu s'impose une tâche au- 
dessus de ses forces. Il arrive toujours un moment 
où sa gaieté détonne, où sa bouche rit faux, où ses 
efforts se heurtent à notre résistance ; et ce contraste 
est plus lugubre que toutes nos tristesses. 

M. Ribeyre n'a pas assez insisté, selon nous, sur la 
fin si chrétienne de son héros. — « Il avait instam- 
ment prié le docteur Niderkorn de le prévenir, lors- 
que l'heure de remplir ses devoirs religieux serait 
venue. Le docteur s'acquitta fidèlement de cette mis- 
sion, et le digne curé de Sainte-Marie des Batignolles 
fut appelé pour lui administrer les derniers sacre- 
ments, » Rien de plus. C'est beaucoup, si l'on songe 
aux aimables mécréants, aux spirituels sceptiques 
(sauf, bien entendu, l'abbé Roussel et l'excellent 
Lafontaine, aussi bon chrétien que grand artiste), qui 
formaient la société habituelle de Gham. C'est le strict 
nécessaire. Nous aurions voulu quelque chose de plus, 
Cet admirable abbé Roussel, fondateur de l'orphelinat 
d'Auteuil, et dont le nom rappelle un des plus beaux 
succès de Saint-Genest et de son incomparable mère, 
se fît, lui aussi, le panégyriste de Cham au moment 
de sa mort. Il nous raconta, dans sa chère France 
illustrée, tout ce que ce viveur, cet ironique avait 
fait pour ses pauvres apprentis; comme quoi cet 
artiste, aussi célèbre dans son genre que Gustave 
Doré et Jules Breton, ne dédaignait pas de se faire 



CHAM 77 

maître de dessin au profit de ces orphelins. Il publia 
des caricatures improvisées tout exprès pour son 
journal, où Cham, déjà malade, retrouvait toute sa 
verve pour livrer à notre risée Fim piété bête du demi- 
savant des écoles laïques et de l'affreux voyou pari- 
sien. En même temps, il nous rappelait que jamais, 
jamais, dans sa laborieuse carrière et à travers sa 
production incessante, Cham n'avait effleuré de la 
plus légère malice notre religion et nos prêtres; 
réserve d'autant plus méritoire, que s'il avait tant 
soit peu louché, il aurait pu lire, à côté de ses dessins, 
une énorme collection de bouffonneries anticléricales. 
On aime à grouper ces consolantes images autour 
d'un lit de mort, et à savoir que cette main si leste, 
si habile, si prompte à saisir dans le vif les menus 
détails de la comédie humaine, s'est finalement 
fermée sur un crucifix. 

A présent, je vais plaider pour M. Félix Ribeyre 
contre M. Alexandre Dumas, au risque de paraître un 
bien pitoyable avocat en face d'un bien illustre anta- 
goniste . 

Si je regrette que M. Ribeyre n'ait pas dépassé de 
quelques lignes le strict nécessaire touchant les senti- 
ments religieux et la fin chrétienne de Cham, il a très 
bien fait, selon moi, de s'y maintenir rigoureusement, 
àpropos de son mariage. Alexandre Dumas, après avoir 
payé au livre le tribut d'éloges qu'il mérite, reproche à 
l'auteur de n'avoir pas détaillé, commenté, expliqué 
le mariage de Cham, de manière à mettre en relief 



78 SOUVENIRS d'un vieux critique 

ce qui avait dû le déterminer. -Or, il faut convenir que 
le célèbre écrivain, habitué à gagner toutes ses causes 
devant le public, a eu, cette fois, une singulière façon 
de glorifier sa singulière cliente. — « Si intime, nous 
dit-il, que Ton fût avec Cham, quelque habitude que 
l'on eût de cet intérieur étrange, on ne revoyait jamais 
sans quelque embarras cette grosse femme , d'apparence 
commune, ignorante, mal élevée, honteusement avare y 
et sans aucun esprit, à côté de ce galant homme, de 
ce gentleman à Tesprit si délicat, à l'âme si tendre, 
à la main si généreuse... Vous avez indiqué très 
discrètement et très finement à (\\xçi\ jeûne quelquefois 
suivi d'un rhume, la ladrerie de madame Manuel 
[alias la comtesse de Noé) exposait les convives assis 
à une maigre table dans une chambre sans feu. » Et 
plus loin : « Puis, comme j'avais valsé avec une grosse 
femme qui était venue m'inviter et que je ne con- 
naissais pas, il me dit en me la montrant de l'œil 
pendant qu'elle s'éloignait de nous. : « Vous venez 
» de valser avec cette grosse dame? — Oui. — Elle 
» valse mal, n'est-ce pas? — Assez mal. — Et elle 
» souffle en valsant? — Assez. — Et sa poitrine fait 
» bnTrou, brrrrou? — Exactement, — C'est ma maî- 
» tresse. » 

Gela n'est plus de la charge d'atelier : c'est du 
cynisme tout simplement, et ce trait pourrait me 
suffire pour prouver qu'un gentleman délicat, fin, 
exquis, tel qu'Amédée de Noé, perd fatalement, en se 
déclassant, quelque chose de cette finesse de race, 
de cette délicatesse de tact, d'esprit et de cœur, 



CHAM 79 

auxquelles la mauvaise compagnie et le débraillé des 
habitudes sont aussi funestes que la gelée blanche 
aux orangers. 

Maintenant, voici le correctif: « Eh bien, il faut le 
dire, Cham a épousé cette grosse femme, venant on ne 
sait d où, commune, ignorante, ladre, tout bonnement 
parce qu'elle Taimait d'une affection sans égale et 
comme il fallait Taimer, du moment que Ton vivait 
toujours auprès de lui: comme un enfant. Autant elle 
était vulgaire, autant elle détonnait au milieu de tous 
les gens d'esprit qui se trouvaient avec elle, parce 
que c'était le seul moyen de se trouver avec lui, 
autant elle était intelligente, prévenante, adroite 
dans l'intimité, dans le tête-à-tête, pour tout ce qui 
pouvait contribuer au repos, à la santé, au travail, 
au bonheur de cet homme qui était tout pour elle. 
Elle le soignait, elle le dorlotait, elle ne le sortait de 
la flanelle que pour le mettre dans la ouate ; elle lui 
facilitait la vie matérielle par tous les moyens pos- 
sibles; jamais gros chien crotté n'a léché plus amou- 
reusement les pieds de son maître, ne Ta regardé 
avec des yeux plus reconnaissants, ne s'est couché à 
ses pieds ou en travers de sa porte, plus protecteur, 
plus humble et plus fidèle, etc. etc. » 

Halte-là, cher et illustre maître I Je suis un bien 
médiocre personnage aussi incapable de dessiner 
ï Album comique que d'écrire le Demi-Monde; — deux 
œuvres que vous me permettrez de ne pas placer tout à 
fait sur la même ligne. — Mais enfin, dans l'immense 



80 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

tribu des littérateurs et des artistes, tous, grands et 
petits, glorieux et obscurs, arrivés ou ratés ^ acclamés 
ou refusés, ananas ou fruits secs, nous nous ressem- 
blons sur un point : Textrême susceptibilité des 
nerfs et de Tamour-propre. Je puis donc, sans trop 
d'outrecuidance, me mettre un moment à la place du 
charmant caricaturiste. Eh bien, je le déclare, quand 
même une femme quelconque — épouse ou maîtresse, 
peu importe! — me gorgerait, soir et matin, de mauve 
et de petite centaurée, deux boissons délicieuses 
d'après le docteur Sangrado, me ferait vivre dans du 
coton, sucrerait elle-même mon thé et mon café, bas- 
sinerait mon lit, broderait mes pantoufles, alternerait 
pour moi entre la flanelle et la ouate ou l'ouate, — 
(l'un et l'autre se disent) — tous ces soins, toutes ces 
j)révenances, toutes ces dor loteries seraient neutra- 
lisées, gâtées, même au point de vue de la santé, de 
l'hygiène, du bien-être matériel, par le perpétuel 
agacement nerveux dont je ferais mon état chronique 
en voyant cette grosse dinde embarrasser de son 
ignorance, de sa vulgarité et de sa bêtise mes spiri- 
tuels amis, jeter un froid dans nos réunions les plus 
animées, répondre à un bon mot par une balourdise, 
t't — malheur beaucoup plus grave! — être cause 
par sa lésinerie, que mes convives se diraient en sor- 
l lut, entre deux quintes de toux et deux éternûments: 
« Mon Dieu ! comme on dîne mal et comme on s'en- 
rhume chez cet animal-là ! » Rien ne me semble plus 
cruel et même plus malsain que ce supplice pour un 
gentleman à l'esprit délicat,, à l'âme tendre, à la 



CHAM 81 

main généreuse. Le lendemain de ces soirées et de 
ces dîners qui pouvaient être si bons et si gais, j'au- 
rais été si malade, que toutes les économies grapillées 
sur le bois, le charbon, le beurre, le rôti, le vin, les 
petits-fours et les liqueurs, auraient été absorbées par 
les visites de médecins et les comptes d'apothicaire. 
Sérieusement, n'avons-nous pas eu un autre exemple 
de tout ce que peut perdre, à de pareilles associations, 
non plus un homme de talent, mais un homme de 
g ^nie? N'avons-nous pas vu la vieillesse de Rossini, 
qui aurait dû être si belle, assombrie, abêtie, abîmée 
par l'espèce d'Harpagon en jupons dont il avait fait 
sa femme, et qui, avec des façons de harengère, 
brusquait les habitués lorsqu'ils tardaient trop à 
apporter un homard ou un pâté de foies gras? Bien 
des hommes distingués se refusèrent l'honneur et le 
plaisir de se faire présenter à Rossini, parce que, en 
saluant le maître immortel, ils auraient été forcés de 
subir Olympe Pélissier. 

C'est pourquoi, si mon âge me donnait quelque 
autorité et quelques prérogatives, je dirais aux jeunes 
gens de haute naissance, tentés par le démon de l'art 
de la littérature ou du théâtre: Réfléchissez, et 
regardez-y à deux fois ! Conserverez-vous vis-à-vis de 
vos confrères votre attitude gentilhommière? Ils vous 
traiteront d'amateur, et vous feront sentir à tout 
propos que vous n'êtes pais du bâtiment. Vous lance- 
rez-vous à corps perdu dans le gros de la mêlée? 
Tous y entamerez par quelque endroit cet écusson 
qui n'a plus qu'une valeur idéale, mais que les inso- 

0. 



82 SOUVENIRS d'un vieux critique 

lents triomphes de la démocratie doivent vous rendre 
plus précieux. Croyez-moi! si la tentation est trop 
forte, enfermez-vous dans votre bibliothèque, tapissée 
des portraits de vos ancêtres. Passez dix ans à pré- 
parer un livre grave sur un sujet grave, dix ans à 
l'écrire et dix ans à le publier. Vous serez ennuyeux 
mais sages; et, si la sagesse était amusante, à quoi 
servirait la folie? 

5 décembre 1883. 



LOUIS VEUILLOT 

Correspondance — T. I et II 



Louis Veuillot écrivait admirablement, et, si vous 
me dites que je copie M. de la Palisse, je vous répon- 
drai qu'il s'agit non pas de ses ouvrages, sur lesquels 
il n'y a qu'une voix, même parmi ses adversaires, 
mais de ses lettres. D'autre part, il ma dit souvent 
que sa correspondance tenait plus de place dans sa 
vie de travail et le fatiguait plus que ses articles 
quasi quotidiens dans r Univers. Nous voyons en effet 
que, en écrivant à son frère ou à sa sœur, il se plaint 
d être en arrière, tantôt de quarante-huit Jettres, 
tantôt de soixante-trois. Dès lors, on peut regretter 
que sa famille n'ait pas attendu quelque temps encore ; 
il lui aurait été facile de battre le rappel auprès des 
amis du grand publiciste, de rassembler une partie 
des lettres qu'il adressait à toutes les puissances du 
monde catholique, à toute l'élite des intelligences 
ralliées à sa cause, et de composer, à laide de ces 
matériaux, un monument impérissable. Je le dis har- 
diment : nous aurions eu le pendant, la contre-partie 
de la correspondance de Voltaire, et peut-être 



8i SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

l'avantage ne resterait-il pas au malin singe de 
Ferney. 

Sa famille en a jugé autrement. Elle nous livre, 
par la publication de ces deux volumes, un Veuillot • 
intime, familier, en pantoufles, réaliste parfois, ne 
craignant pas de descendre aux plus vulgaires détails 
du ménage et de l'économie domestique, s'amusant 
de sa fîère et honnête pauvreté, entremêlant dans 
ses récits saint Chrysostôme et Gargantua, le Syllabus 
et les saucisses à l'anis. Pie IX et le bouilli de poule 
assaisonné au piment, Saint-Pierre de Rome et le 
petit local (rien de M. Baudry d'Asson), son confesseur 
et sa cuisinière, le calembour et l'évêque de Tulle ; 
racontant à sa sœur comme quoi « les vieilles bre- 
telles d'Eugène, après m'avoir servi deux ans et huit 
mois, viennent de se rompre définitivement. J'ai retiré 
les boucles, j'ai fait resservir mes vieilles bretelles; 
j'espère que tu m'en donneras des neuves l'an pro- 
chain ». — Et ailleurs : « Nous avons été prendre des 
glaces hier chez d'Esgrigny. (M. le comte de Jouenne 
d'Esgrigny, un homme charmant, qui, comme moi, 
s'efforçait de concilier son admiration et son amitié 
pour Louis Veuillot avec sa fidélité à ses anciens amis 
du Correspondant.) Il s'est trouvé que mon habit 
avait une tache, et que tes servantes avaient mis 
dessus quelque chose qui ne détache pas, mais qui 
pue si bien, que j'ai pris le parti de me présenter en 
redingote, par humanité... Je me fais faire un habit 
noir; Testas fournit l'étoffe et un tailleur qui la tra- 
vaille pour trente-cinq francs, en sorte que l'habit ne 



LOUIS VEUILLOT 85 

me coûtera que soixante-cinq francs, première qua- 
lité. Cela fait une trentaine de francs que je gagne. 
Si ce tailleur va bien, je fais fortune. » 

Sans doute, le gros public, les lecteurs indifférents 
ou curieux auraient demandé et espéré autre chose. 
Ils me diront qu'ils n'ont pas ouvert ces deux 
volumes d'imposant aspect pour savoir si Tauteur 
mange du boudin ou du fromage, que leur attention 
se perd ou s'embrouille au milieu de toutes ces 
Rosalies, de toutes ces Jeannettes, de ces sobriquets, 
de ces jeux de mots et de boules, de ces perpétuelles 
allusions à de menus faits, qui ne peuvent être 
comprises que dans le cercle étroit de l'intimité. Eh 
bien, toutes réflexions faites, j'accepte volontiers ce 
semblant de mécompte. Il me restitue, dans tout son 
relief et tous ses contrastes, cette physionomie origi- 
ginale, puissante, sympathique jusque dans ses véhé- 
mences et ses injustices. Il m'aiderait, si j'en avais 
la force — ou la finesse, à esquisser cette figure 
qui laissera dans le journalisme moderne, dans 
la littérature contemporaine, une trace ineffaçable, 
et qui a exercé sur moi, à une certaine époque, une 
influence extraordinaire. Jamais, jamais personne 
n'a eu le droit de suspecter la sincérité de Louis 
Veuillôt ; et cependant il y avait en lui cet homo 
duplex qui n'a aucun rapport avec la duplicité. Sous 
Tardent catéchumène, sous Téloquent et fougueux dé- 
fenseur de l'Eglise romaine, on pourrait, en cherchant 
bien, retrouver une nature rabelaisienne, domptée, 
purifiée, mais non pas supprimée par la religion, et 



86 SOUVENIRS d'un vieux critique 

accordant à ses instincts primitifs tout ce qu'elle pou- 
vait lui concéder sans péché. On reconnaissait aussi 
le Bourguignon d'un cru généreux et chaud, ne détes- 
tant pas la vigne, pourvu qu'elle restât la vigne du 
Seigneur, et rappelant çà et là Huet, le bon évêque 
d'Avranches, qui aimait à causer des Grecs et des 
Latins à ventre déboutonné. Le portrait des en-dessous 
serait incomplet, si Ton n'entrevoyait, par éclairs, 
chez le chrétien sanctifié et convaincu, un reste du 
gamin, j'allais dire du bohème de lettres, qui aurait 
été, s'il l'avait voulu, le plus éblouissant, le plus 
merveilleux des boule vardiers, et qui avait eu pour 
initiateur aux bonnes farces, aux bonnes charges, 
M. Romieu, le préfet légendaire, greffé sur le plus 
amusant mystificateur de Paris. Mais avant tout, le 
trait caractéristique, c'est que Louis Veuillot est un 
enfant du peuple, et ceci est, sous ma plume, le plus 
tendre et le plus respectueux des hommages; oui, un 
enfant du peuple, un fils de ses œuvres, ayant passé 
par ces dures épreuves qui tuent 'les faibles et forti- 
fient les forts, pratiquant les gargotes à vingt-deux 
sous, forcé de recoudre lui-même les boutons de ^on 
paletot, et gardant de ces rudes apprentissages je ne 
sais quelle sève plébéienne qui s'ajustait admirable- 
ment à son temps, une séduction particulière, non 
seulement pour ce qu'on appelle impertinemment 
le bas clergé et ce que j'appellerais plutôt la démo- 
cratie dans le sacerdoce, mais pour une foule d'écri- 
vains, d'artistes, de journalistes, d'ambitieux surnu- 
méraires, de poètes râpés, qui, fort peu enclins à le 



LOUIS VEUILLOT 87 

suivre sur les sentiers de la pénitence, avaient com- 
mencé comme lui. Il y avait là, outre sa clientèle 
sacrée, épiscopale et sacerdotale, tout un public très 
laïque, très profane, très mécréant, dévergondé 
et réfractaire, qui, tout en se moquant de saint 
Labre et de saint Cucufin, avait pourtant un fond de 
sympathie et d'admiration pour ce diable d'homme, 
ce diable de Veuillot, ce vilain b... de tant de talent 
{sic) y et mourait d'envie de le réclamer comme sien; 
sans compter cet immense bonheur, que ses antago- 
nistes, terrassés par sa verve prodigieuse, n'avaient 
pas, pour masquer leurs défaites, la ressource de 
l'appeler monsieur le comte I ! 

Ici, au risque d'être accusé de paradoxe, je veux 
essayer de contredire une opinion généralement 
reçue, d'après laquelle Louis Veuillot, de tous les 
contemporains célèbres, aurait été le plus haï, le plus 
exécré, le plus attaqué, le plus raiUé, le plus vilipendé ; 
si bien qu'il personnifierait une sorte de martyre, 
réservé d'avance à tout champion de la religion et de 
l'Église, et qu'il a fallu son talent incomparable pour 
triompher de cette masse de haines, de railleries, 
d'injures et de sarcasmes. A la surface, c'est pos- 
sible ; au fond, rien de moins exact. La vérité vraie, 
c'est que nul n'a été plus soutenu que Louis Veuillot 
par la presse, par la bohème littéraire. Dans les 
insultes mêmes ou les ironies qu'on lui adressait, il y 
avait une reconnaissance tacite de sa supériorité et de 
sa force. Si des épithètes désagréables étaient acco- 
lées à son nom par la tourbe des ]>ef\ux-csprits du 



88 SOUVENIRS d'un vieux critique 

Siècle et des plaisantins du Charivari, c'est que cha- 
cun de ses articles portait très loin, pénétrait très 
avant, faisait crier les chairs vives, faisait bondir le 
patient, et que, dans les répliques effarées, on devi- 
nait le tressaillement des blessures. Parfois, lorsque 
le combat à outrance était remplacé par un tournoi 
ou une séance d'escrime, on eût dit que les advei^ 
saires devenaient, bon gré malgré, des alliés ou des 
complices. Ils avaient une façon de jouer du Veuillot 
ou de l'anti-Veuillot qui donnait immédiatement 
envie de le lire et de courir chez son libraire. Témoin 
le Figaro y qui fît cent fois plus pour l'énorme succès 
des Odeurs de Paris que tous les journaux religieux 
et tous les marguilliers de France. En réalité, Louis 
Veuillot n*a été haï ex imo, toto corde, et sérieuse- 
ment combattu que par les catholiques dits libé- 
raux ; a bénéficié de toute l'impopularité de ce parti 
franchement ami de la liberté, mais suspect de pen- 
chants aristocratiques et académiques auprès de 
l'immense majorité de ceux qui, sous l'Empire, diri- 
geaient l'opinion, hantaient les sous-sols révolution- 
naires, préparaient le triomphe de la République et 
gangrenaient le suffrage universel. Peu importait à 
ceux-là l'alliance de la liberté et de l'Église ; ils dé- 
daignaient l'une et maudissaient l'autre. Peu impor- 
tait à leurs instincts d'égalité jacobine et d'athéisme 
scientifique ou populacier, qu'il y eût quelque part 
un écrivain catholique d'une valeur incomparable, 
passionnément dévoué au Saint-Siège, et tellement 
absolu dans ses doctrines, que la société moderne, si 



LOUIS VEUILLOT 89 

elle voulait y souscrire, serait forcée de renoncer aux 
conquêtes de 89, de renier les immortels principes 
et de reculer en deçà de la Renaissance. Ils savaient 
bien que c'était impossible, surtout dans un monde 
frivole, perverti par ses charlatans et ses sophistes, 
matérialisé par le culte du Veau d'Or, tout entier à 
ses plaisirs, et plus préoccupé d une première repré- 
sentation que d'un article de foi. Dès lors, cet écri- 
vain, au lieu de les offusquer, les émoustillait, les 
piquait au jeu, les amusait comme on s'amuse d'un 
tour de force, d'une curiosité ou d'un phénomène. On 
se donnait le matin, avec sa demi-tasse, le Premier- 
Paris de Veuillot, comme les conservateurs écervelés 
se donnent aujourd'hui l'article de Henri Rochefort. 
Beaucoup plus gênants étaient les esprits d'élite, 
catholiques sincères, dégagés de tout lien avec le 
pouvoir, acceptant tout ce que la société moderne a 
conquis, et proposant aux incrédules, sinon une 
alliance, au moins une réconciliation sur le terrain de 
la liberté. Plus embarrassants, ils parurent plus 
haïssables. Les repousser, les combattre, c'était leur 
répondre: « Eh bien, non, je n'en veux pas, de votre 
liberté, puisqu'il nous faudrait, avec elle, admettre 
votre religion ! » Voilà ceux qui ont le monopole de 
l'impopularité, et non pas l'auteur des Odeurs de Paris 
et des Parfums de Romey lu si avidement, si unani- 
nement admiré, que, quelques mois avant sa mort, 
un romancier riche et athée, songeant à fonder une 
Académie néo ou psewrfo-française, mieux rentée que 
relie du palais Mazarin, nommait d'office Louis 



90 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

Veuillot, et, dans son admiration désintéressée, aspi- 
rait à placer Pierre Sainiive et t Honnête femme à 
côté de Genninie Lacerteiix, de la Faustin^ de la 
Fille Elisa, de Nana, et de Pot-Bouille. Il n'en aurait 
pas fait autant pour Y Histoire de saint Pie T, pour les 
Conférences de Toulouse ou pour les Moines d*Occi- 
dent, 

J*ai été de temps immémorial l'admirateur, et 
j'ai pu, pendant bien des années, me dire Tami de 
Louis Veuillot. Mais, à part la suspension de t Univers , 
qui ne pouvait atteindre son amour-propre, — au 
contraire! — je lui prodigue, à pleines mains, toutes 
les gloires, excepté celle d'avoir été persécuté. 

Revenons vite à ces lettres, où je retrouve les 
mêmes contrastes que dans la physionomie de leur 
auteur , et dont les prétendues dissonances pour- 
raient bien n'être qu'une harmonie de plus. Nous 
venons de voir les vieilles bretelles, les taches frot- 
tées de benzine, le boudin, le fromage, les saucisses 
et les saucissons, dont Veuillot, j'en suis sûr, ne 
parle si souvent que parce que l'abbé Sisson était son 
détracteur le plus acharné, et qu'il saisissait toutes 
les occasions de répéter : « Sot Sisson ! » — Mainte- 
nant, lisez cette page, messieurs les naturalistes, les 
descriptifs à perdre haleine, et saluez, non pas. 
Dieu merci I votre maître, mais le Maître: 

« Sous un ciel nettoyé et magnifique, j'ai fait 
quatre lieues dans l'odeur des foins coupés, au chant 



LOUIS VEUILLOT 91 

de l'aloueUe et de TAngelus, voyant tous les apprêts 
du lever de l'Aurore, et c'est charmant I Elle a com- 
mencé par tirer ses rideaux, et elle a jeté sur la terre 
un petit sourire d'un bleu rose qui a tout animé. 
Soudain se sont dessinées les collines, les arbres ont 
poussé, et les champs, peu à peu, sont devenus verts 
et blonds, de noirs qu'ils étaient. Puis l'Aurore a 
ouvert sa fenêtre et passé la tête. J'ai vu tout son 
visage. Il est agréable. C'est une physionomie pâlotte, 
mais souriante, fraîche, avec une teinte de mé- 
lancolie. Figure-toi sœur Olga, dans une minute 
d'attendrissement. Quelques étoiles restaient, par ci 
par là dans sa coiffure de nuit. En tombant sur 
la terre, elles sont devenues* des ruisseaux et des 
fleurs. Elle fît sa toilette, et se parfuma de tilleul et 
de foin, avec une pointe de sureau ; c'est son parfum 
du moment. Son haleine est fraîche ; elle vint 
jusqu'à moi et me donna une sensation de froid, que 
j'aurais voulu vous envoyer dans nos taudis de la rue 
du Bac. Elle s'éclairait de plus en plus, et la terre, 
de plus en plus se réjouissait de la voir : tout 
s'animait! les oiseaux éclatèrent en chansons, et me 
firent souvenir de faire ma prière, comme ils faisaient 
la leur. . . » 

N'est-ce pas charmant ? Et remarquez que ceci est 
à notre improvisation habituelle ce que le télégramme 
est à Y express. Rapprochez de ce délicieux tableau 
les lignes suivantes, adressées à un ami, M. Edmond 
Leclerc, à propos de madame de Sévigné, qui porte 



92 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

bonheur à Louis Veuillot, et lui aurait certainement 
demandé grâce pour le pauvre Molière : 

« Ah! chien (révérence gardée) de n'avoir point vu 
la femme qui aimait tant Bourdaloue, qui se repro- 
chait si ingénument, aux approches de Pâques, d'aimer 
trop sa fille, qui doutait si tristement de la tendresse 
de cette froide personne, qui avait tant de jours pleins 
d'angoisses dans sa belle existence, qui se croyait 
janséniste et qui Tétait moins que vousl Voilà le 
défaut de votre article. Il y manque deux pages qui 
sont le sérieux, le grave, le douloureux de cette 
plaisante et aimable et facile vie. Vous faites de 
madame de Se vigne le portrait le plus frais, le plus 
élégant, le plus souriant, le plus pomponné, mais elle 
avait un pli au front que je n'y retrouve pas; mais, 
entre chien et loup, sous ces grands arbres ou elle 
aimait tant à rêver de sa fille, elle rêvait à quelque 
chose encore que vous ne dites pas, et, si vous ne 
montrez point ce pli sur son front, si vous ne dites 
pas quel était ce rêve dans son cœur, le portrait 
n'est pas fini. C'est une lacune effroyable, et le mal 
est que vous ne le sachiez point. » 

De pareilles trouvailles — et elles abondent dans 
ces deux volumes, — rachètent amplement d'injustes 
malices, telles que celle-ci, dont il m'est impossible 
de découvrir le sens : 

« Barbey (d'Aurevilly) est venu me voir. Annette a 



LOUIS VRIILLOÏ 93 

trouvé qu'il a l'air d'une modiste (?); d'une corse- 
tière (??). Que ces Veuillot sont donc mordants ! Je ne 
m'étonne pas qu'ils soient détestés. » 

Mais ce qu'il y a de plus intéressant, de plus atten- 
drissant dans cette Correspondance , ce qui désarme- 
rait même des bêtes féroces ou des catholiques libé- 
raux, — qui ne sont ni féroces ni bêtes, — c'est le sen- 
timent de la famille ; ce sont ces effusions fraternelles 
et paternelles qui jaillissent incessamment de ce cœur 
mortifié, de cette âme virile, et que la religion 
purifie sans les tarir. On dirait une source vive, cachée, 
non pas précisément sous un tapis de mousse, mais 
sous un dur silex aux âpres saillies, aux angles 
incommodes, et toujours prête à couler pour donner 
à ceux qui se plaindraient des rugosités du rocher 
une exquise sensation de fraîcheur. Souvenez-vous — 
comme je me souviens — que Louis Veuillot était le 
chef adoré de cette famille bénie, qu'il l'avait faite, 
régénérée à la vie spirituelle et chrétienne, que, sans 
lui, son frère Eugène, au lieu de prendre rang à ses 
côtés parmi les défenseurs de la papauté et de TÉglise, 
serait peut-être allé grossir le nombre des Béverley 
dePérigueux, ville charmante^ nourrie de poulardes et 
de truffes, où Ton est tellement joueur, qu'un notaire 
est venu, dit-on, s'établir en face du Jockey-Club de 
l'endroit, et passe ses nuits à rédiger des actes de 
mutation et de vente au profit des gagnants, aux 
dépens des décavés. On comprend dès lors que les 
survivants de ce frère, de ce père, qui avait illuminé 



94 SOUVENIRS d'lin vieux critique 

toute la maison de sa gloire, de son âme, de sa ten- 
dresse, aient mis une sorte de coquetterie filiale a 
nous le montrer sous ses divers aspects, à entremêler 
de ces détails de cuisine et de ménage, de toutes ces 
petites trivialités qui nous avaient d*abord choqué, 
ses lettres éloquentes, piquantes ou émues. Rassem- 
bler cette menue monnaie, ce n'était pas amoindrir la 
valeur de ces lingots d'or; nous faire songer à ses 
humbles origines, c'était nous rappeler que la poli- 
tique et Targent font des parvenus, mais que le 
talent n'en fait pas. 

Ce sentiment de la famille, si remarquable chez 
Louis Veuillot, s'élève jusqu'au pathétique, — j'allais 
dire jusqu'au sublime, — lorsque, frappé, foudroyé 
à coups redoublés par la mort de sa femme et de 
trois de ses filles, il lève vers le ciel des yeux mouillés 
de larmes. Jamais la résignation chrétienne, dans 
une âme léonine et fortement trempée, mais affec- 
tueuse et sensible, ne se révéla avec plus de sérénité 
et de grandeur. — « Dieu nous l'avait donnée. Dieu 
nous Ta ôtée : que son saint nom soit béni 1 Tout le 
reste est inutile à dire, et cela seul nous la rendra. Il 
n'y a point de regret comparable, mais Dieu l'a 
voulu; donc cela est bon, et pour elle, la chère 
enfant, et pour nous. Je le dis pour toi à qui c'est 
une épreuve, pour moi à qui c'est une punition. Fai- 
sons notre sacrifice, et gardons notre douleur. En 
vérité, Dieu nous l'a-t-il ôtée? N'est-elle pas toujours 
là? Tu sais bien, sans que nous en parlions jamais, 



LOUIS VEUILLOT 95 

que ce souvenir ne nous quitte jamais. C'est une 
grâce qui me persuade que Dieu a fait quelque chose 
à pari pour cette angélique créature. Les autres occu- 
pent moins nos pensées, et celles mêmes qui vivent 
ne sont pas aussi vivantes... » 

Et ailleurs, à un artiste chrétien, Emile Lafon : — 
« Nous sommes en ce monde pour expier, pour souf- 
frir, pour mourir. Je remplis ma vocation de chrétien 
et je solde mon compte de pécheur. Si ce n'était pas 
Dieu qui envoyât les épreuves et s'il ne tempérait pas 
sa justice par sa miséricorde, on y succomherait... 
Jamais mon cœur n'a été si déchiré, jamais il n'a été 
environné de tant de sécurité et de lumière > Il n'est 
aucune joie en ce monde contre laquelle je voudrais 
échanger mon immense douleur. 

» J'ai bien pensé à toi. J'aurais voulu que tu fusses 
là dans le dernier moment. Tu aurais vu le départ 
d'un ange, tu aurais vu qu'il n'y a pas de mort où il 
n'y a pas de péché. Trois minutes avant de mourir, 
l'enfant a pris de mes mains le crucifix qui a reçu les 
derniers baisers de sa mère; elle l'a porté à ses lèvres, 
elle a souri en tendant ses petits bras vers le ciel. Si 
tu avais vu le sourire ! Puis elle a laissé échapper un 
petit souffle doux et pur, — et je lui ai fermé les 
yeux. » 

Et à un autre amî, presque à la même date (19 juil- 
let 1855) : 



96 sorvENiHs d'un vieux critique 

« Je suis de bronze à toutes les haines et à toutes 
les formes de la haine ; mais toute sympathie m'émeut 
délicieusement... Ce que Dieu met dans les cœurs 
qu'il déchire est inénarrable. J'en suis à m'étonner 
de mes pleurs. Je vois ces chers enfanls dans le ciel, 
à côté de leur mère, comme elles étaient ici, mais 
à Tabri, m^is immortelles. G^est un groupe d'étoiles 
qui luisent toujours et qui éclairent mon vrai chemin. 
De là tombe sur mon cœur une sérénité divine. Je 
me sens sous l'aile des anges, et je remercie Dieu de 
m'avoir donné cette égide contre les traits et les 
attraits du monde. 

» Que de miracles Dieu fait pour nous, et que nous 
sommes ingrats! Quelle miséricorde de nous faire 
trouver la plus grande paix dans la plus grande dou- 
leur 1 Ce sillon terrible, creusé au milieu du cœur, se 
remplit d'une semence de foi, d'espérance et d'amour. 
Quand je venais à penser autrefois que je pourrais 
perdre un de mes enfants, c'était une angoisse inex- 
primable, et il me semblait que j'entrerais du même 
coup dans des ténèbres aussi épaisses que celles 
du tombeau. Mais ces deux tombes, creusées presque 
au même instant, n'ont été que des jours ouverts sur 
l'éternité. Je ne me lasse pas de le redire, comme je 
ne me lasserais pas de raconter un miracle dont 
j'aurais été le témoin et l'objet. Il n'y a pas de mort, 
il n'y a pas de séparation: il n'y a qu'une absence qui 
peut finir demain. Cette absence ne peut devenir 
éternelle que par notre faute, et Dieu prend un soin 
tendre d'allumer dans nos cœurs, par cette absence 



LOLMS VKITILLOT 97 

même, toutes les lumières qui nous rendent quasi 
impossible de nous perdre et de nous égarer » 

Voyez-vous, cher lecteur? lorsqu'on a eu Thonneûr 
de recevoir une semblable lettre, — car cet ami, 
c'était moi, — on peut échanger, — non, je me 
trompe, — subir quelques légers coups de houssine 
ou de badine, quand on a refusé d*abîmer Molière 
ou d'admirer la révocation de Tédit de Nantes. On 
peut gémir quand ce formidable athlète éreinte Meyer- 
beer ou Octave Feuillet; mais on finit toujours par 
répéter ce que Royer-CoUard disait du comte de 
Serre: « Entre lui et moi, il y a de l'inoubliable. » 

Un mot encore, et je finis, malgré tna bomie envie 
d'écrire un volume à propos de ces deux volumes. Il 
me suffirait d'y appliquer mes propres souvenirs, à 
commencer par la première page où je retrouve le 
nom de Féburier, ami de mon cher Alfred Thureau , 
père du vaillant écrivain du Correspondant et du 
Frayiçais. 

En 1859, un dimanche de carême, je sortais de 
chez X. Marmier, l'aimable académicien, dont l'appar- 
tement fait face à l'église Saint-Thomas-d'Aquin et 
dont les matinées dominicales figuraient au nombre» 
des meilleures joies de ma vie littéraire. Je venais 
d'entendre les plus charmants causeurs de Paris, 
Jules Simon, Cuvillier-Fleury, le général Trochu, 
Prévost -Paradol, Doudan, Antoine de Latour. En 
traversant la place, à l'angle de la rue Gribeauval, 
j'aperçus Montalembert et Louis Veuillot, les deux 
V. 6 



1 

L 



98 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

voisins ennemis » qui habitaient, Tun le n** 40, T autre 
le n** 44 de la rue du Bac. C'était Theure des vêpres. 
Ils entrèrent dans Téglise, séparément, mais en 
même temps. Je me disais tristement : « Us vont 
s'agenouiller devant le même autel, prier le même 
Dieu avec la même ardeur de piété et de foi. Des 
nuances les divisent. Fasse le ciel qu'ils ne soient 
jamais réconciliés que par les intérêts d'une cause 
commune, et non pas par quelque eflfroyable cata- 
strophe qui emporterait leurs dissentiments comme 
des grains de sable dans une tempête 1 » 

Vingt-quatre années se sont écoulées; ils semblaient 
devoir me survivre, et c'est moi qui leur survis. Plus 
heureux que nous, Montalembert est mort avant de 
voir les désastres qui nous ont frappés, les hontes 
qui nous accablent, les infamies dont nous sommes 
témoins. S'il vivait encore, si Louis Veuillot avait 
conservé cette vigueur d'esprit qui paraissait indomp- 
table, s'ils luttaient ensemble contre les ennemis de 
leur Dieu, — dites, seraient-ils et serions-nous bien 
préoccupés des questions secondaires, bien agités du 
désir de savoir dans quel sens il fallait interpréter 
telle phrase du Syllabus, et si le dogme de l'infailli- 
bilité devait être accepté avant toute discussion ou 
après cinquante discours en mauvais latin? 

8 décembre 1883. 






SOUVENIRS 

HOMME DE THEATRE 



Par GiuRLES SÉCHAN, décorateur de TOpéra (1831-1855.), recueillis 

par Adolphe Badin. 



L*înauguration de la statue d'Alexandre Dumas, 
escortée de discours, de représentations, de panégy- 
riques en vers et en prose, de tout un cérémonial 
quelque peu théâtral, mais parfaitement justifié 
d'ailleurs par cet exubérant et sympathique génie, 
donne une sorte d'actualité au livre de Charles Séchan. 
Dumas, en eflfet, est le type accompli, immortel, 
prodigieux, absolu, de I'Homme de théâtre. Ce ne 
fut pas seulement. Chez lui, une aptitude, un don, une 
vocation : ce fut une seconde nature. En dehors de ses 
incroyables facultés d'invention, de production, de 
dialogue, de mise en scène, de dramatisation^ on a 
eu souvent à juger son caractère. Eh bien, dans ce 
caractère changeant et mobile comme une féerie 
savamment machinée, toutes les qualités étaient à 
lui; tous les défauts, tous les torts, tous les désordres 

i. Mes Souvenirs, 



100 SOUVENIRS d'un vieux CRITIQUE 

S expliquent par cette existence en parties double?, 
où l'homme s'absorbait sans cesse dans le personnage, 
où l'auteur infatigable, intarissable, cessait d'être lui, 
pour devenir tour àtour Antony etBurldan, d'Artagnan 
et Monte-Cristo, Kean et Balsamo, Richard Darlingtoa 
et Goconas, Bocage et Frédérick-Lemaître, Firmin et 
Mélingue. Dès lors, disparaissaient ou se déplaçaient 
pour lui les conditions de la vie ordinaire, les lois qui 
régissent l'être moral. Grâce à cet empiétement 
perpétuel de la fiction théâtrale dans la réalité, il 
arrivait à une espèce d'inconscience superbe qui 
aurait dû désarmer ses détracteurs et ses créanciers. 
11 ne savait plus s'il marchait sur le sol ou s'il posait 
sur les planches, si sa redingote était un vêtement 
ou un costume, si son interlocuteur était un de ses 
fournisseurs ou un de ses héros, si le site qu'il 
regardait était un paysage ou un décor, si la cloison 
de son appartement n'allait pas tomber au coup de 
sifflet du machiniste pour s'ouvrir sur le Pré-aux- 
Glercs ou sur les bosquets de Trianon, si l'or qu'il 
laissait tomber de ses mains était le prix de son travail 
ou le legs de l'abbé Faria. A force d'enfanter des 
créations imaginaires et de les faire vivre de sa vie, 
il finissait par un échange, et il vivait de leur vie à 
elles. Pourquoi se serait-il cru plus obligé, plus 
assujetti à nos vulgaires devoirs, à nos bourgeoises 
servitudes, lui qui disposait de tout un monde, lui qui 
distribuait à son gré les millions et le génie, l'esprit 
et la puissance, la gaieté et le deuil, le rire et les 
larmes, la terreur et la pitié, la vertu et le vice. 






SOUVENIRS d'un HO.MME DE THÉÂTRE 101 

Théroïsme et le crime? Je Tai vu bien souvent et 
observé, sans qu'il s'en doutât. Peu d'hommes ont eu 
plus de nature], et peu d'hommes ont été plus envahis, 
plus débordés par ce qu'il y a d'artificiel et de factice 
dans les choses du théâtre. Il était constamment en 
attitude; mais il y mêlait tant de spirituelle bon- 
homie, une puérilité si grandiose à la fois et si amu- 
sante, qu'on Taimait mieux ainsi que s'il eût été plus 
simple. On avait dit de Garât qu'il n'était pas musicien, 
mais qu'il était la musique elle-même. Alexandre 
Dumas n'a pas été un auteur, dramatique, il a été le 
théâtre fait homme. 

Tel n'était pa? M. Charles Séchan, qui ne tenait au 
théâtre que par son grand talent de décorateur. Il 
lui dut de voir de près et de connaître la plupart des 
contemporains qui se sont fait jouer, chanter et 
décorer pendant une période plus restreinte que le 
titre ne semblait le promettre; car je lis à la première 
page : 1831-1855, — et les souvenirs de M. Séchan 
s'arrêtent au moment où mademoiselle Cornélie 
Falcori perdit subitement sa merveilleuse et virginale 
voix (1839). Il nous fait tort de seize ans: le temps, 
pour une orpheline de mélodrame, de devenir une 
grande personne et de retrouver la croix de sa mère î 

Ce qu'il y a de pire, c'est que M. Sét^han ne nous 
apprend rien de bien nouveau, ni même de bien 
exact. Je n'aurais pas parlé de son ouvrage, si je n'y 
trouvais Tirrésistible tentation de conInMor ses 
souvenirs d'après les miens. 

G. 



102 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

D'abord, si Ton retranchait de ce volume les pages 
que Fauteur emprunte — fort loyalement d'ailleurs, 
et en citant les sources où il puise, — à Théophile 
Gautier, à Victor Hugo, à George Sand, à Gustave 
Planche, à Philarète Chasles, à Charles Monselet, à 
l'acteur Laferrière, à Sainte-Beuve, au docteur 
Véron, à Alexandre Dumas, à Edmond About, à 
Francisque Sarcey, à Charles Maurice, à Alexandre 
Duval, à Jules Janin, etc., etc., il ne resterait plus 
grand'chose, et, dans le peu qui resterait, il faudrait 
encore faire un triage. Exemple: A tout seigneur, 
tout honneur: Talma. A lire la page 68, on pourrait 
croire que le grand tragédien, comblé d'honneurs et 
de richesses par Napoléon P', fut mis littéralement 
sur la paille par la Restauration. Il n'y aurait là, après 
tout, rien de bien monstrueux, puisque Talma, 
passionnément révolutionncdre, intimement lié avec 
la plupart des conventionnels régicides, plus tard 
ami, confident, créancier du petit lieutenant d'artil- 
lerie, puis du premier consul, puis de l'Empereur, 
bonapartiste enragé pendant les Cent-Jours, s'obs- 
tina, sous le règne de Louis XVIII, à galvaniser les 
détestables tragédies d'Amault et de Jouy en 
reproduisant de son mieux les traits, la mèche légen- 
daire, la pantomime et les gestes du captif de Sainte- 
Hélène. Or je rouvre les lettres de madame de 
Rémusat, et je retrouve, à la date du 21 octobre 
1805, ces lignes étonnantes: « C'est ce pauvre diable 
de Talma qui m'est venu voir... dans un tel état, que 
j'en ai été attendrie jusqu'aux larmes... Tout à 



SOUVENIRS d'un HOMME DE THÉÂTRE 103 

l'heure, madame Talma arrive en larmes chez moi... 
Elle me dit qu'elle va perdre son mari, qu'il devient 
fou, que tous ses meubles sont saisis et qu'enfin il est 
sans ressources.,. Je lui ai promis d'aller demander 
un secours au ministre de la police... » — La suite 
est plus lamentable encore, et la page finit par ces 
mots: « J'ai envoyé chercher une vingtaine de 
bouteilles de vin de Bordeaux que j'ai fait porter 
chez lui. » 

A ce lugubre tableau de détresse et de misère 
opposez la scène suivante : Nous sommes au Théâtre- 
Français, en i816. Louis XVIII sort de sa loge, 
précédé par Talma, qui vient de jouer Joad, et qui, 
selon l'usage, tient à la main le flambeau traditionnel. 
Le roi lui fait si^ne de s'approcher, et lui dit en 
souriant: « Talma, je suis content de vous; j*ai vu 
Lekain, et je suis très content de vous! » — Ajoutons 
que, sous la Restauration, Talma fut propriétaire du 
château et du parc de Brunoy. Il y fit des dépenses 
folles, et, si ces dépenses grevèrent sa succession de 
quelques nouvelles dettes, ce n'était pas la faute de 
Louis XYIII. Quant au succès bonapartiste deScylla, 
Alexandre Dumas en fit justice par un de ces mots 
dont il était prodigue : « C'est un succès de perruque, 
dit-il; si les bonapartistes conspirent, Talma a eu 
tort d'éventer la mèche. » 

Voici qui est plus grave. M. Charles Séchan, 
répubUcain sérieux, — dans le genre de Bocage, — 
nous raconte comme quoi il prit part, le 2 juin 1832, 
à la manifestation formidable qui faillit changer en 



104 SOL^VENIRS d'lN VIEUX CRITIQUE 

révolution l'enterrement du général Lani arque. 11 
nous dit avec un sang-froid digne d une meilleure 
date: « Le cortège, parti du faubourg Saint-Honoré, 
où était la maison mortuaire, traversa tous les 
boulevards pour gagner la gare d'Orléans (18321) 
où le corps était attendu pour être transporté dans 
le département des Landes. » M. Séchan ne nous 
dit pas tout, et ses souvenirs sont incomplets. Ce 
2 juin 1832, jour mémorable où le corps du général 
Lamarque fut porté à la gare d'Orléans, les insurgés, 
essentiellement progressifs, comptaient s^emparer de 
tous les fils télégraphiques, et annoncer par télé- 
grammes, à la ^France stupéfaite, un triumvirat 
républicain, composé du général Thibaudin, du 
major Labordère et du capitaine Maujan. L'émeute 
fut cause que les théâtres firent relâche. Froufi^ou, 
à la Porte-Saint-Martin, Lakméy à l'Opéra-Comique, 
Ma Camarade, au théâtre du Palais-Royal, y per- 
dirent le maximum. Mais les dilettanti se consolèrent 
en apprenant que le Théâtre-Italien, trop longtemps 
fermé, allait enfin se rouvrir, grâce à la vaillante 
initiative de MM. Maurel et Corti. 

M. Séchan parle des œuvres dramatiques pour 
lesquelles on lui a demandé des décors, et il y 
trouve l'occasion de rappeler à nos souvenirs et aux 
siens les auteurs de ces ouvrages et les artistes qu'ils 
eurent pour interprètes. Nous pourrions lui reprocher 
de donner autant de place à MM. Jouy, Empis, Du val, 
Picard, Mazères, (ju'à Victor Hugo, Dumas, Alfred de 



SOUVENIRS D UiN HOMME DE THÉÂTRE 105 

Vigny. Peu nous importe que le Théâtre-Français 
ait 'joué, tel soir ou telle année, une Liaison, une 
Passion secrète y Lord Byron à Venise, Chacun de son 
côtéy l'Agiotage, etc., etc., pièces absolument oubliées . 
Ce que nous voudrions, à défaut de jugements 
littéraires qui sont du ressort de la critique, et pour 
lesquels M. Scchan aurait eu le droit de nous dire : 
« Ce n'est pas mon métier! » ce seraient du moins 
quelques anecdotes inédites, quelques détails négligés 
par les maîtres dans leurs portraits des contemporains 
célèbres. Rien de pareil. Etait-ce la peine, par 
exemple, de raconter, après Dumas, moins bien que 
Dumas, les préliminaires de la première re[)résentation 
de Henri III? Était-ce la peine de citer, avec iVi^ 
guillemets, des pages entières de Gautier, de madame 
Sand, de Sainte-Beuve, de Victor Hugo, de Jules Janin, 
que nous avons lues, que nous pouvons relire dans 
leurs œuvres ou dans leurs Mémoires ? Encore fau- 
drait-il ne pas se mettre en contradiction flagrante 
avec l'histoire de 4829 à 1840. L'auteur, après avoir 
décrit ou plutôt laissé décrire par Dumas et Gautier 
la beauté sculpturale, olympienne et démonstrative 
de mademoiselle Georges, énumère les grands rôles 
qu'elle créa. — « Mademoiselle Georges, nous dit-il, 

— écrivait Victor Hugo après Lucrèce Borgia, etc.. 

— Très bien. — Et, après Marion Delorme : « Depuis 
le sourire charmant par lequel elle ouvre le second 
acte jusqu'au cri déchirant par lequel elle clôt la 
pièce, etc., etc. » Ouais! Marion Delorme! y diWdX^ 
cm jusqu'à présent que Marion Delorme avait été. 



106 SOUVENIRS d'un vieux critique 

avec Adèle d'Hervey et Kitty Bell, un des trois éclatants 
triomphes de madame Dorvall Pauvre madame 
Dorvall En 1837, accablée de déboires par les socié- 
taires de la Comédie-Française, réduite à courir 
la province,' elle vint donner des représentations 
à Avignon. Grâce à un feuilleton fulgurant d'en- 
thousiasme juvénile, j'eus bientôt mes entrées au- 
près d'elle. La causerie revenait sans cesse sur ce 
qu'elle appelait la fatalité acharnée à paralyser ses 
succès : 

— Mon malheur , me disait-elle avec des larmes 
dans la voix, a été d'être continuellement écrasée 
entre mademoiselle Mars et mademoiselle Georges. 

— Mademoiselle Georges! répliquai-je; ça a dû 
être bien lourd, et je m'étonne que vous ne soyez pas 
plus aplatie ! 

J'ai, bien souvent déjà, nommé Alexandre Dumas ; 
c'est justice, puisque, sans lui, sans le regain de 
popularité et de gloire récolté autour de sa statue, je 
n'aurais jamais songé à écrire ce chapitre. Il y a un 
détail qui semble avoir échappé à ses panégyristes, 
ou qu'ils ont mieux aimé laisser dans l'ombre. Le 
brave Dumas, bien qu'auteur, en grande partie, de la 
révolution de juillet, — avec plus de collaborateurs, 
j'en conviens, que pour Richard Darlington et la 
Tour de Nesle, — quoique compromis dans les 
émeutes de 1831 et 1832, Dumas, vers la fin du 
rè;<ne de Louis-Philippe, était impopulaire. En dé- 



SOUVENIRS d'un homme DE THÉÂTRE 107 

cembre 1843, je revins à Paris après une bien longue 
absence dont je me suis toujours ressenti. Naturelle- 
ment, je voulus, en vrai provincial, passer en revue 
lefe principaux théâtres. Pour mon vieil Odéon, je ne 
pouvais mieux choisir que le 30 décembre : première 
représentation du Laird de Dumbicky, pièce en cinq 
actes, d'Alexandre Dumas. La salle était pleine, le 
parterre houleux. Dès les premières scènes, je pres- 
sentis cette résistance, si connue des habitués, qui 
glace les acteurs et prélude à un orage. A ce dialogue 
si vivant, à ces situations si lestement enlevées, le 
public répondit par de sourds murmures, des chut! 
des velléités de sifflet. J'avais pour voisin de stalle 
un étudiant de quinzième année, hirsute, barbu, 
farouche, portant le costume tapageur des héros de 
la Grande-Chaumière. En le voyant hausser les 
épaules, donner des signes d'impatience et de mau- 
vaise humeur, je me disais que les temps étaient 
bien changés, que, douze ans auparavant, ce même 
étudiant, avec la même barbe, la même crinière, la 
même vareuse et le même feutre à larges bords, 
aurait été un des plus vigoureux claqueurs de 
Christine à Fontainebleau et à'Antony, Il y eut un 
moment où je le regardai avec une telle expression 
de surprise, qu'il crut devoir s'expliquer: « Monsieur, 
me dit-il, quand même Alexandre Dumas ferait un 
chef-d'œuvre, désormais c'est fini : il sera toujours 
sifflé ou chuté sur la rive gauche. Pourquoi publie-t^il 
ses feuilletons dans les journaux vendus au pouvoir? 
Tant pis pour lui I » ^ 



108 SOCVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

Vendus au pouvoir, le Jom^ial des Débats et la 
Presse! Girardin! John Lemoinnel 

Ce pauvre Laird de Dumhicky se traîna tant bien 
que mal jusqu'au dénouement, et n'eut que sept ou 
huit représentations. Je viens de le relire; c'est vif, 
amusant et charmant I 

Casimir Delavigne figure dans la galerie de M. Sé- 
chan, qui aurait peut-être mieux fait de s'en tenir à 
ses décors. Loin de moi l'envie de réhabiliter {Qi^ohi^ 
mitoyen — et citoyen, — qui fut le Ponsard de 1824, 
et essaya de répliquer.» à Henri III par Marino Fa- 
lierOy comme il répliqua à Rouget de llsle par la 
Parisienne ! Il y eut pourtant cette différence entre 
Casimir Delavigne et Ponsard, que Tauteur de Zucrëce 
profita d'une réaction violente contre les excès ou les 
faillites du romantisme, et que le poète des Messé- 
nienneSy alarmé et piqué au jeu par ce que MM. Jouy 
et Arnauld appelaient \ invasion des barbares, tenta 
de faire prévaloir un système d accommodement et de 
transaction, et de ratisser le jardin de Shakspeare. 
Peut-on dire qu'il ait échoué tout à fait? Il y a des 
beautés réelles dans ce Marino Faliero, que Séchan 
traite avec trop de dédain. Nous y étions allés au 
nombre de huit ou dix, tous romantiques convaincus, 
décidés à nous ennuver en conscience. Eh bien, nous 
fûmes empoignés par la scène du double interroga- 
toire, par ce diable de Gobert, qui, dans le rôle 
d'Israël Bertuccio, accapara le plus vif succès de la 
soirée, et par la barcarole que chantait le gondolier 
: :^ur la lagune, tandis que le vieux doge et ses com- 



SOUVENIRS D*UN HOMME DE THÉÂTRE 109 

plices conspiraient beaucoup trop bruyamment pour 
des conjurés vénitiens : 

Gondolier, la mer t'appelle ! 
Pars, et n'attends pas le jour!... 

Nous étions à la fin de mai 1829. La unit nous 
parut si belle, que nous résolûmes de regagner à 
pied nos domiciles respectifs. Alfred de Musset, qui 
n'avait encore rien publié, était des nôtres. Il logeait, 
comme moi, de l'autre côté des ponts. De la Porte- 
Saint-Martin à la rue de Vaugirard le trajet est long. 
H me parut court, surtout quand je restai seul avec 
le poète. Il avait alors dix-neuf ans. Les mauvaises 
passions n'avaient pas encore effleuré Tidéale fraî- 
cheur de cette figure blonde et rose, vierge d*alcool 
et d'absinthe. Cette nuit-là, il était en verve. Il oublia 
ses prétentions de dandysme pour être bon camarade 
et bon enfant. Il affectait une vive admiration pour 
Casimir Delavigne, et me récita, de mémoire, des 
pages entières de Parthénope et du Jeune Diacre, 
« Savez-vous que c'est très beau? me disait-il en 
souriant. — Votre enthousiasme est-il bien sérieux? 
répliquai-je. — Ouï ; mais c'est surtout pour taquiner 
Victor Hugo, qui me prend sur les nerfs. — Ah! vous 
m'en direz tant I » 

M. Séchan a omis un détail caractéristique. Une 
fois décidé à fausser compagnie au Théâtre-Français 
en l'honneur d'un théâtre de mélodrame, CasimirDèla- 
vigne avait fait comme les avares quand ils se mettent 

V. 7 



110 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIOUE 

en dépense y comme les 3a^es quand ils se dérangent. 
Il avait demandé Frédérick-Lemaître pour Marino 
Faliero. Frederick apprit le r61e; mais il se montrar 
aux répétitions, tellement fantaisiste, si boulevardier, 
si réfractaire aux conseils du poète-académicien, que 
Casimir Delavigne, poli d'ordinaire, et correct comme 
sa Muse, s'emporta et lui arracha son manuscrit. 
C'est alors qu'on eut recours à Ligier, qui fut le véri- 
table tragédien de»Delavigne comme Frederick et 
Bocage furent les vrais interprètes du drame roman- 
tique. Ligier joua le doge avec ses qualités et ses 
défauts. Mais, en septembre, Ligier étant rentré à 
rOdéon, Frederick ne voulut pas en avoir le démenti. 
Il prit le rôle et s'y montra au-dessous du médiocre, 
ce qu'il fut toujours, quand il n'était pas prodigieux. 

A lire le chapitre III de ces Souvenirs d'un Homme 
de théâtre, on pourrait croire à une sorte d'égalité 
entre Casimir Delavigne, Paul Delaroche et Meyer- 
beer. Ici, je proteste de toutes mes forces. Delavigne 
n'est plus guère qu'un nom et une date dans l'histoire 
de la poésie contemporaine; on ne le joue plus, on 
ne le lit plus. Sa pièce, qui passe pour son chef- 
d'oeuvre — V Ecole des Vieillards, '— pourrait s'inti- 
tuler: r École des Vieillards tombés en enfance. Delà- 
roche n'est pas complet : il n'a pas su peindre le nu. 
Le beau malheur! N'en avons-nous pas assez, dans 
nos expositions et nos galeries, de ces nudités plus ou 
moins académiques, qui, suivant la saison, l'âge ou les 
dispositions du spectateur, emflaftiment ou font geler? 



SOUVENIRS d'un HOMME DE THÉÂTRE 111 

Est-ce que Rembrandt a peint le nu? En est-il moins 
admirable? Delaroche est le peintre des penseurs et 
des historiens. Je le place entre Walter Scott et Guizot. 
En outre, quoique Casimir Delavigne soit mort jeune, 
ses derniers ouvrages, les Enfants d' Edouard ^ la 
Popularité, la Fille du Cid, sont des œuvres de déca- 
dence, presque de déroute, Delaroche est allé en 
s'améliorant jusqu'au bout de sa noble et laborieuse 
carrière. Ses petites toiles inspirées par la Passion de 
Notre - Seigneur Jésus -Christ sont exquises. Ai-je 
besoin de rappeler la Jeune Martyre, Moïse sur le Nil, 
Béatrix Cenci, le Dernier Banquet des Girondins, — 
qui n'ont pas eu de dernier banquet! — Mais où je 
m'insurgerais tout à fait, c'est si Ton essayait de 
placer sur la même ligne, comme physionomies de 
la même famille, Delavigne, Delaroche — et Meyer- 
beer. Meyerbeer est aussi au-dessus du peintre de 
Jane Gray , que Delaroche est supérieur à l'auteur 
des Messéniennes, Sur qui s'appuie M. Séchan pour 
indiquer les analogies, pour esquisser ce parallèle? 
Sur cet affreux pédant de Gustave Planche, l'homme 
qui a parlé avec le plus d'aplomb des choses qu'il 
ignorait le plus, l'insupportable lourdaud qui a exercé 
un moment l'autorité de l'ennui, qui a tour à tour 
éreinté — non, — assommé Chateaubriand, Lamar^ 
tine, Victor Hugo, Guizot, Ingres, Delaroche, Scheffer, 
Horace Vernet, etc., etc.; Gustave Planche, qui a été 
cause que nos plus grands artistes, écœurés de son 
venin, cessèrent d'exposer, et privèrent ainsi nos 
Salons annuels d'une partie de leur éclat ; critique 



112 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

fielleux, haineux, galeux, qui traita le beau drame de 
Ruy Blas comme nous n'oserions pas traiter Torque- 
mada, et que Sainte-Beuve a finalement exécuté de 
main de maître dans un de ses Nouveaux Lundis ! En 
le citant, M. Séchan a trouvé moyen de commettre 
un contresens : — « Gustave Planche, nous dit-il, 
célèbre .par la sûreté plus encore que par la malveil- 
lance de ses jugements. » C'est exactement le con- 
traire qu'il fallait dire, et ce ne serait pas encore 
assez sévère. 

Je m'étonne que M. Séchan, qui détesta évidemment 
la Restauration et la monarchie, n'ait rien dit d'un 
épisode assez piquant, qui signala les premières 
représentations des Enfants d'Edouard, Casimir 
Delavigne, on le sait, sans être ambitieux ni courtisan, 
était sincèrement dévoué à la nouvelle dynastie. Il 
voyait souvent le roi Louis-Philippe, et il n'avait 
jamais aperçu la moindre ressemblance entre le paci- 
fique parapluie de la royauté bourgeoise et l'efirayante 
gibbosité de Richard III. Jamais il n'avait entendu 
dire que Louis-Philippe eût envoyé à Prague un 
Tyrrel quelconque pour assassiner Henri V. Aussi 
fut-il aussi consterné que surpris, lorsque M. de 
Genoude salua la tragédie des Enfants d'Edouard 
comme le sûr présage d'un prochain retour à la légi- 
timité et comme la plus sanglante des satires contre 
les usurpateurs. Le pauvre poète avait beau protester, 
écrire des lettres et des dédicaces à son roi, pour 
prouver l'innocence de ses intentions orléanistes. 



SOUVENIRS d'un HOMME DE THÉÂTRE 113 

L'inflexible publiciste ne voulait pas en démordre. 
Chaque soir, on pouvait lire dans la Gazette : « Les 
représentations des Enfants d'Edouard attirent une 
foule immense, avide de saisir et d'applaudir les allu- 
sions transparentes qui abondent dans cette belle 
tragédie, et passent par-dessus la tête de Glocester 
pour aller atteindre une autre tête et une autre 
couronne. Nous n'en dirons pas davantage. Quand on 
entend gloser y se taire est le plus sage, Dieu, merci I 
le jour de la justice approche, et M. Casimir Dela- 
vigne pourra se vanter d'y avoir largement contribué. » 
(1832-1883 !) Singulier esprit, cet esprit de parti qui 
n'est pas toujours spirituel I 

Les actrices célèbres de cette époque déjà lointaine, 
— depuis mademoiselle Duchesnois jusqu'à made- 
moiselle Falcon, — tiennent une assez grande place 
dans ces Souvenirs d'un Homme de théâtre. L'incon- 
vénient de ces sortes de récits, c'est que les initiés, 
les contemporains en savent beaucoup plus que 
l'auteur n'en raconte, et que, s'il racontait tout ce 
qu'ils savent, ce serait fort indécent. Aussi ne dirai-je 
plus qu'un mot de madame Dorval et de nos causeries 
avignonaises de 1837. Je la questionnais, avec une 
avidité dont elle avait la bonté de ne pas trop s'en- 
nuyer, sur les célébrités que son admirable talent 
avait groupées autour d'elle; et, par parenthèse, 
quelques-unes de ses réponses étonneraient singuliè- 
rement nos jeunes d'aujourd'hui. Balzac était sa bête 
noire; en revanche, elle me dépeignait Sainte-Beuve 



114 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIOUE 

comme un modèle de tendresse mystique, de bien- 
veillance et de douceur. Un soir, je lui nommai 
Alfred de Vigny; elle sourit sans rougir, et me 
répondit: « Monsieur le comte! un pur esprit! — 
Et M. Alexandre Dumas? » — Elle rougit sans sourire, 
et répliqua : « Oh! celui-là, c'est un autre genre! » 
Rien ne saurait exprimer les indiscrétions de ce sou- 
rire et de cette rougeur, les sous-entendus et les 
nuances qu'elle sut mettre dans les deux réponses : 
tout un poème! J'en fus si frappé, — moi qui ne sa- 
vais rien alors, absolument rien, — que je ne pus 
m'empêcher de lui dire: « Ah! madame! on voit bien 
que vous vous préparez à jouer, ce soir, Jeanne 
Vaubernier! » 

Je devrais en rester là; mais, toutes les fois que je 
retrouve, dans un livre quelconque ou dans un article 
de journal, cette méchanceté bête : la Terreur blanche, 
— je serais suffoqué, si je ne protestais pas. — « Sous 
la Restauration, nous dit M. Charles Séchan, pendant 
la TERREUR BLANCHE, mademoiselle Duchesnois re- 
cueillit chez elle la mère de La Valette, et offrit un 
asile à l'infortuné Labédoyère. » — Certes, nous 
avons déploré, comme tous les hommes de cœur, les 
exécutions qui suivirent le désastre de Waterloo et la 
seconde rentrée des Bourbons. Mais qui fut le vrai 
coupable? Qui faut-il accuser, si la Restauration de 
1815 ressembla trop peu à celle de 1814? Quelle 
entorse doit-on donner aux lois de la conscience, de 
la morale et de l'honneur, s'il sufQt d'être un brave 
pour avoir le droit d'être un traître et de tomber aux 



J 



SOUVENIRS d'un HOMME DE THÉÂTRE 115 

genoux du revenant fatal qu'on a promis de ramener 
dans une cage de fer? La Terreur blanche I Ah! vous 
qui, malgré les témoignages les plus authentiques, 
vous obstinez à la rappeler et à paraître y croire, 
priez Dieu qu'une seconde Terreur rouge ne vous 
force jamais de comparer las deux couleurs!... 



ROUMANILLE 



CONTES PROVENÇAUX 



« C'est une belle chose que de faire rire les 
honnêtes gens, et un talent des plus rares, quoi qu'en, 
disent les sots. » 

Ainsi s'exprimait, dans une charmante épître à 
Roumanille, mon ancien camarade de collège, feu 
Edouard Laboulaye, grand savant, lettré jusqu'au 
bout des ongles, homme d'esprit, homme sérieux^ 
humoriste un peu lourd, pavé de bonnes intentions,, 
sincèrement libéral, rêvant une république épanouie 
dans les jardins d*Acadème, professeur, publiciste, 
romancier, essayist, moraliste, type du Centre gauche 
le plus honnête, député, sénateur, et, au demeu- 
rant, n'étant arrivé à rien, pas même à la possesion 
paisible de l'encrier historique, politique et légen- 
daire. 

Mais, si Edouard Laboulaye, que je crois voir et 
entendre encore, après cinquante-trois ans, dans la- 
cour du collège Saint-Louis, glorifiant Shakspeare et 
discutant Hernani, n'avait écrit que la phrase que je 
viens de citer, je lui aurais voté un second encrier 



ROUMANILLE 117 

d'honneur, et je lui aurais répondu en français, en 
provençal et en latin : Manibus et pedibus eo in tuam 
sententiam. — Car cette phrase résume tout le bien 
que je pense et que je voudrais dire des Contes 
Provençaux, de notre ami Roumanille. Savez- vous, 
en effet, que ce n'est pas commun, deux heures de 
franche gaieté, dans notre vallée de lacmes et notre 
temps de misère? Deux heures d'une lecture entre- 
mêlée de ce bon rire dont la recette est perdue, de ce 
rire qui fait du bien, et qui ne laisse après lui ni 
fatigue, ni scrupule, ni regrets, ni remords? Nous 
avons eu, cet été, bien des contes, écrits, avec la 
plume des dimanches, par Télite de nos auteurs à la 
mode : Albert Delpit, François Coppée, Henri Meilhac, 
Jules Glaretie, Albéric Second, Ludovic Halévy, Guy 
de Maupassant; moi-même, entraîné par l'exemple , 
je vous ai conté, de temps à autre, de prétendus 
souvenirs qui n'étaient peut-être que des rêves; je 
n'ai pas à en médire; je ne demande quà les tenir 
tous — sans exception — pour des chefs-d'œuvre. 
Mais regardez-y de près, la note triste domine. On 
dirait que nos humiliations, nos malheurs, les duretés 
et les grossièretés démocratiques, la fièvre des ambi- 
tions rentrées, le scandale des ambitions satisfaites, les 
manies de notre nouvelle littérature, décidée à ne plus 
vivre que des plus rebutantes réalités, ont pour jamais 
supprimé cette honnête joie qui est un des charmes 
de madame de Se vigne. Nous ne savons plus rire, 
ou du moins il faut que notre rire, pour nous con- 
tenter, blesse ou morde cfùelque chose ou quelqu'un. 

7. 



H8 SOUVENIRS d'un VIEUX CRIT.IQUE 

Roumanille sait rire, et ce rire communicatif , cordial, 
bon enfant, persuasif, irrésistible, nous a bien souvent 
rassérénés et consolés dans nos mauvais jours. A 
présent, il nous offre ses Contes Provençaux, dont je 
vais, en deux mots, vous dire la généalogie. 

Dans YAlmanach Provençal, qui vient d accomplir, 
plus vaillamment que jamais, sa trentième année, et 
où brillent, à coté des deux maîtres, les noms de 
William Bonaparte-Wyse, de D. Savié de Fourvières, 
si bien posé déjà par ses délicieuses Pastorales de 
Noël, de Crousîllat, de Clovis Hugues, de Gaut, 
d'Anselme Mathieu, de Félix Gras, de madame Rose- 
Anaïs Roumanille, etc., etc., nous avions bien des 
fois remarqué et savouré de courts récits en prose, 
signés Lou Cascaretet; une sorte de moyen terme 
entre le cascadeur et le joyeux compagnon. C'était 
amusant, comme une jolie scène de Labiche, où il ne 
serait pas question de maris trompés et où Ton ne 
saurait pas qui est le plus heureux des trois, de 
l'auteur, du héros ou du lecteur. Gela sentait bon, et, 
avant de donner une exacte idée de ces saines et 
appétissantes odeurs, vous épuiseriez toutes les rusti- 
ques images du thym et du serpolet, chers à Jeannot 
Lapin; de la clématite, chère à nos abeilles; de nos 
meules de foin coupé sous un beau ciel de mai et 
séché, d'un soleil à l'autre, par une brise amie; des 
pommiers jetant aux souffles d'avril leurs fleurs 
étoilées, ou, si vous êtes moins poétique, le bouquet 
de notre vieux vin de Châteauneuf, antérieur au 
phylloxéra, ou le fumet d'une succulente rôtie sous 



ROUMANILLE 119 

^ine paire de grives d'octobre, gorgées de mûres 
sauvages et de raisins. 

Je n'étais pas seul de mon avis. A mesure que 
paraissaient les numéros périodiques de ce bien- 
heureux Almanachy le Cascarelet était guetté au 
passage par de fins gourmets, Parisiens de Provence 
ou Provençaux de Paris, initiés aux aimables mystères 
du Félibridge, toujours prêts h applaudir une autre 
cigale que madame Céline Ghaumont, ministres 
plénipotentiaires — plus heureux que nos diplomates 
républicains — entre haute et puissante douairière, 
quelque peu déchue de ses grandeurs, la langue 
française, et sa sœur aînée, devenue sa sœur cadette, 
la langue provençale. A leur tête, par droit de 
conquête et de naissance, Alphonse Daudet, qui n'est 
pas fâché que Ton dise, à chacun de ses énormes 
succès: « Il y a eu du tirage! » — traducteur du 
célèbre Curé de Cucugnan; Emile Blavet, qui a traduit 
à souhait le non moins illustre Moussu Combescure, 
Louis Jourdan, honnête rêveur, rédacteur du Siècle, 
meilleur que ses opinions et plus spirituel que son 
journal; des anonymes ou des pseudonymes qui ont 
mis en très bon français les Perdreaux^ les Anches, 
la Chèvre, le Joueur, Mademoiselle d' Inguimbert ; 
Emile Blavet, déjà nommé, qui a offert aux lecteurs 
du Gaulois VEi^mite de Saint-Jacques; puis, dans une 
zone encore plus méridionale, l'auteur de ce chapitre 
qui a publié, dans la Gazette de France, la Verge 
d'osier; le docteur Yvaren, l'excellent traducteur des 
Bucoliques et d'Anacréon, qui s'est chargé, non plus 



120 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

du Curéy mais du Médecin de Cucugnan, et s'en est 
tiré avec une supériorité magistrale; et enfin. Rou- 
manille lui-même, qui, sous ce titre: Quand fêtais 
enfant, s'est fait son propre traducteur en Thonneur 
d'un lauréat des jeux floraux de Montpellier, M.Achille 
Mir, poète et prosateur provençal, auteur du Lutrin 
de Lader, une merveille de verve bouffonne, de joyeuse 
fantaisie, cent fois plus plaisante que le Lutrin clas- 
sique de Boileau; le Lutrin de Lader, auquel nulle 
bonne aubaine n'a manqué ; car il a été illustré par 
un artiste qui n'aurait qu'à se transférer à Paris pour 
donner un successeur à Gham et un rival à Draner : 
M. Salière, un nom prédestiné I II faudrait vider bon 
nombre de ses homonymes pour se procurer autant 
de sel qu'il en a répandu à mains pleines dans ses 
prodigieux dessins. 

Chacune de ces trente années de VAlmanach Pro- 
vençal nous donnait, en moyenne, vingt récits du 
Cascarelet, total, six cents ou à peu près. Eh bien,^ 
pour composer le volume de ces contes provençaux 
Roumanille a fait un choix scrupuleux et sévère 
parmi ces six cents morceaux, qui auraient pu nous 
plaire sans triage. C'est vraiment la fleur du panier! 
Comment choisir, à mon tour, dans cette élite, 
ce que je voudrais essayer de traduire? Il me 
semble que je deviendrais, en sens inverse, tradi- 
tore; je trahirais tout ce que je ne traduirais' 
pas. Quoi de plus drôle, par exemple, que r Inno- 
cente? Une mère en courroux va trouver M. le 
curé : 



ROUMANILLE 121 

— Monsieur le curé, c'est une abomination ! Votre 
vicaire vient encore d'expulser du catéchisme ma fille 
Clairon... elle court sur ses quatorze ans, et elle ne 
fera pas sa première communion... une si brave fille! 

— Et pourquoi?... 

— Sous prétexte que, à quatorze ans, elle ne sait 
pas encore faire le signe de la croix. 

— Ohl... 

— Que voulez-vous? la pauvre innocente n'en peut 
mais,.. Tous gauchers de père en fille, dans la 
famille de mon mari I 

— Pas possible I 

— Un ange, monsieur le curé, un angel II est vrai 
que, vendredi, elle a fait gras... 

— Oh!... 

— Que voulez-vous? un reste de petit salé qu'il ne 
fallait pas laisser perdre... Oh! la brave fille! Je 
conviens que, dimanche, elle a manqué la messe... 

— Oh!... 

— Mais, pécaïré! Ce n'était pas sa faute... la brave 
fille! Je l'avais enfermée, parce qu'elle m'avait volé 
quelques sous. .. 

— Oh!... 

— Et, comme elle est très gourmande, je ne voulais 
pas qu'elle allât les manger chez le pâtissier... Ah! 
m'a-t-elle assez égratignée!... Pourtant elle a fini par 
obéir... un ange! D'ailleurs, elle avait une main empa- 
quetée... Pendant que je faisais les lits, elle tira la 
viande de la marmite... 

— Oh! 



122 SOUVENIRS d'un vieux critique 

— Elle s'ébouillanta, la pauvre innocente ! Et telle 
fut sa rage, qu'au moment où je descendis, elle jurait 
et sacrait à ce point que les f... et les b... de son père 
ne sont rien en comparaison... 

— Ohl ohl miséricorde! 

— J'en reste là, monsieur le curé! Je vous ren- 
verrai; vous la confesserez, et, si cette brave enfant 
avait commis quelque gros péché bien noir, vous me 
le diriez; jV mettrais bon ordre... » 

Et le Parrain! — Grande-Ghausse est parrain du 
fils aîné de son ami Ghichourle. On le présente à 
Téglise. « Votre nom? — Grande-Ghausse. — Bien... 
Et le nom de son père ? — Ghichourle. — Votre nom 
de baptême? — Bouteloun. — Je connais pas mal de 
saints du paradis, mais je ne connais ni saint Boute- 
loun, ni saint Grande-Ghausse, ni saint Ghichourle... 
Il faut pourtant que votre filleul ait un patron dans 
le ciel... Voyons! voici la litanie des saints... Il n'en 
manque pas; vous choisirez... » 

Les noms des plus grands saints défilent sous les 
yeux de Bouteloun. Aucun ne satisfait Bouteloun. A 
la fin, fermant le livre: 

« Monsieur le curé, dit-il, à quoi sert de lanterner? 
Appelons-le Kyrie Eleison et n'en parlons plus ! » 

Et le Bon Sens? Et les Quatre Nez de M. Hugues? 
Et rBuile de sarment? Et l'Œuf d'ânesse? et les 
Veuves? Et les Capucins? Et le Puits mitoyen? Et le 
mirifique Ai^rêté du maire de Gafe-VAne? Et F Après- 
Vêpres, par un conteur accompli/ Jacques Besson, 



ROUMANILLE 123 

grand-chantre et maître choriste de la paroisse de 
Saint-Plau à Beaucaire, se fait remplacer un beau 
dimanche par Simon Gastagnet, son ami, employé au 
chemin de fer. Tant qu'il faut chanter, tout va bien. 
Mais le prédicateur monte en chaire. Il fait chaud , 
le sermon est long; Simon Gastagnet s'endort. Le 
sermon fini, grand remue -ménage dans l'église; 
on tousse, on crache, on se mouche, on retourne 
les chaises: le bruit réveille Simon Gastagnet, qui, 
à moitié assoupi et se croyant à son ouvrage, 
s'écrie d'une [voix de stentor : « Les voyageurs pour 
Nîmes, Lunel, Montpellier, Cette, et Alais, en voi- 
ture I» 

Il faut pourtant que je me décide, et c'est ce diable 
d'Alphonse Daudet qui va déterminer mon choix, 
L'immortalité de son merveilleux Tartarin pourrait 
lui coûter cher. Sa tête est mise à prix à Tarascon. 
Il y a trois ans, je passai une journée dans la cité des 
chasseurs de casquettes. J'avais aventuré mon menton 
sous le rasoir d'un Figaro provençal, qui, par paren- 
thèse, s'appelait Gambetta, prétendait être parent 
du dictateur de l'opportunisme et méditait un voyage à 
Paris pour obtenir une préfecture. Tout à coup, la 
porte s'ouvre avec fracas, et, à travers un nuage de 
mousse de savon, je vois entrer un chasseur, magni- 
fiquement équipé, escorté de deux épagneuls, iarmé 
d'un Lefaucheux, chaussé de grosses guêtres collantes 
sur des souliers excessivement poudreux. Il était 
rayonnant. 



124 SOUVENIRS d'un vieux critique 

« Eh! bien, voisin, lui dit le Gambetta du fer à tou- 
pet (point d'allusion malséante !), avez-vous fait bonne 
chasse? — Je le crois bien 1 répliqua le Nemrod. Ah I je 
voudrais que ce j...-f... de Daudet fût ici, à la place 
où est ce monsieur..., je vous adjurerais de prendre 
votre rasoir le mieux affilé, et de couper ce grand 
coupable ! Il verrait de quel bois je me chauffe, et si 
je m'amuse à chasser aux casquettes ! il est à peine 
midi; je n'étais pas en chasse avant cinq heures du 
matin... Trente kilomètres tout au plus... une prome- 
nade de santé, quoil Et, tenez 1 est-ce une casquette, 
çal... » 

Et, triomphalement, il tira du filet de son carnier 
une superbe mésange. Il ménageait ses effets. 

« Et ceci, est-ce une casquette?... Mais aussi 
Pyrame et Soliman ont un nezl I... » 

Et il exhiba une jolie cardéline, en français char- 
donneret. 

c< Elle était tombée dans un buisson, ajouta-t-il du 
ton le plus sérieux. Sans Pyrame, je ne l'aurais pas 
euel... Ce chien vaut son pesant d'or!... » 

* 

Le crescendo était indiqué par la circonstance. Il 
fallait confondre le mauvais plaisant qui avait manqué 
de respect à Tarascon. Bas-de-Guir de la Tarasque 
— c'est le surnom d'amitié que lui donnaient ses 
concitoyens — fouilla derechef dans sa gibecière, et 
réussit à en extraire un oiseau dont je n'ai jamais su 
le nom français, mais que, en provençal, nous appe- 
lons une pétouse. Quand il est plumé, sa grosseur 



ROUMANILLE 125 

varie entre un pois qui serait petit, et un grain de 
millet qui serait gros. 

Bas-de-Guir de la Tarasque réservait pour la fin son 
coup de théâtre. 

« Connaissez-vous, dit-il fièrement au barbier, 
beaucoup de casquettes comme celle-ci?... » 

Et il tira de son sac une quatrième victime... un 
rossignol ! 

Ici je bondis sur ma chaise, et Gambetta en 
abusa pour me faire une forte estafilade à la joue 
gauche; — son cousin en a fait bien d'autres I — 
Tandis que sa femme m'appliquait une large de 
bande taffetas d'Angleterre, j'eus le temps de pré- 
parer un speech prud'hommesque, et je dis au chas- 
seur: 

« Un rossignol? ohl monsieur, comment avez- 
vous eu ce courage? Philomèle! l'oiseau cher aux 
amoureux et aux poètes I le virtuose ailé de nos 
belles nuits de printemps! l'oiseau de Virgile et de 
Shakspeare, de Roméo et de Juliette I 

— Monsieur, me répondit-il d'un ton goguenard; 
vous êtes jeune (je n'avais, en effet, que soixante- 
neuf ans); j'ignore si le rossignol est un oiseau 
de juillet, mais, en septembre, il n'est plus que du 
gibier. » 

Ce mot de gibier lui remplit la bouche, comme 
s'il s'agissait d'un coq de bruyère ou d'un che- 
vreuil... 



126 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

C'est donc Tarascon en personne qui va répliquer 
à Tartarin et à Daudet. 

LE SALUT DE TARASCON 

Conte de ma grand'mère. 

Le bon Dieu, voyant que les Tarasconais se gâtaient 
de plus en plus, reniaient son saint nom et s'achar- 
naient à travailler les dimanches et fêtes, finit par 
perdre patience. 

Le Père, le Fils et le Saint-Esprit — un seul Dieu 
en trois personnes — tinrent conseil pour décider s'il 
fallait ou ne fallait pas faire un exemple terrible, et 
noyer Tarascon. 

Déjà le Rhône fhrienx éeiimait et croissait à Tue 
d'oeil. 

Et, sur les digues, sur les chaussées, les Tarasconais, 
pâles et tremblants, le regardaient monter. 

L'amie de Dieu et de Tarascon, sainte Marthe, 
agenouillée aux pieds de la divine Trinité, pleurait 
comme une Madeleine, et se fondait en prières pouf 
sauver les Tarasconais, quoiqu'ils l'eussent bien peu 
mérité. 

Le bon Dieu était inexorable. 

Et le Rhône montait toujours. 

Ici, il faut dire que, subitement, l'haleine avait 
manqué à un habitant de Tarascon; si bien qu'il 
rendit l'âme. Et... le voilà sur le seuil du paradis, 
quoiqu'il eût, chasseur enragé, piétiné, lui et ses 
chiens, les terres labourées, mangé, par-ci par-là, les 



ROUMANILLE 127 

raisins qui n'étaient pas siens, et cueilli là-bas des 
jigiies blanquettes qui ne lui appartenaient pas. 

ÉtoTOié de l'entendre demander à entrer, — les 
Tarasconaîs> paraît-il, ne lui donnent pas grand 
•ouvrage, — saînt Pierre se méfia; il voulut voir les 
papiers du chasseur. 

Sitôt qu'il les eut déplîfe, il n'osa pas prendre sur 
lui de le faire entrer, il le laissadans le corridor; car, 
sans parler des figues et des raisins volés, des terres 
piétinées, notre Tarasconais, pour être en diasse de 
J)onne heure, n'avait souvent entendu, le dimanche, 
qu'une messe fort ébréchée ; quelquefois même il lui 
'était arrivé, de peur que son gibier ne vînt à se 
gâter, de le faire rôtir — le malheureux! — et de le 
ananger un vendredi ! I 

Donc, saint Pierre lui dit: «Assieds-toi là; attends- 
moi; je vais revenir pour te rendre réponse. » 

Et saint Pierre se hâta d'aller dire au bon Dieu de 
•quoi il retournait: cela, ceci, et encore cela... 

« Pas tant de longueurs, Pierre! fit le bon Dieu; 
nous avons à lier d'assez grosses gerbes!... Ecoute- 
moi. Avant de mourir, ton chasseur a fait un bon 
^cte de contrition.. Il est donc pardonnable. Fais-le 
rentrer, et n'en parlons plus ! » 

Cependant, le Rhône montait, montait toujours... 
•et la crue venait de loin. 

Et sainte Marthe, agenouillée, priait. 

Et le Père, le Fils et le Saint-Esprit, jamais pressés 



128 SOUVENIRS d'un vieux critique 

quand il faut châtier, continuaient de tenir conseil. 
« Père, disait le Fils, pardonnez-leur! Car enfin 
les Tarasconais ne sont pas aussi mauvais que le 
prétendent les Beaucairois. Je veux les sauver, oui, 
les sauver à tout prix, devrions-nous, Père, pour leur 
salut, descendre sur la terre, Lui, Moi ou Vous I » 

Descendre sur la terre! Las! A ce seul mot, la 
Mère de Dieu pâlit; sous elle ses genoux fléchirent. 
Et, comme elle crut voir son bien-aimé fils suspendu 
de nouveau, sanglant et pantelant, sur Tarbre de la 
croix, de ses deux mains elle se voila la face. 

Alors le Saint-Esprit, belle colombe céleste, tres- 
saillit, battit de Taile, et plein de compassion pour 
Notre-Dame-des-Sept-Douleurs : 

« Bonne Mère de Dieu, lui dit-il, calmez-vous! 
Vos pleurs de Madeleine me fendent le cœur. Calmez- 
vous! Voyons! m*est avis que Vous, vénérable Père 
Eternel, vous êtes trop vieux pour descendre... Toi, 
Fils de Dieu, tu es déjà descendu une fois, et tu as bu 
jusqu'à la lie, dans ta Passion, le calice d'amertume... 
C'est moi qui veux descendre... JTai des ailes... Sans 
être endommagé, je sauverai les pauvres Taras- 
conais! » 

La bonne Mère soupira. 

Sainte Marthe se reprit à espérer... 

Dieu le Père était pensif. 



ROUMANILLE 129 

Et le Rhône? — Le Rhône ne diminuait pas 
encore; mais il n'augmentait plus. 

Le Saint-Esprit allait déployer ses ailes et partir, 
quand le chasseur de Tarascon, qui, passant par là, 
avait tout entendu: 

« Colombe du bon Dieu! s'écria-t-il; belle colombe, 
gardez- vous bien de descendre ! Les Tarasconais sont 
tous chasseurs... s'ils voient seulement la blancheur 
de vos ailes, ahl malheur! Ils vous coucheront en 
joue; ils tireront par-ci, ils tireront par-là... Pif! paf! 
pouf! pan! pan! patapanî Vous n'arriveriez pas 
même jusqu'à Tarascon... Aïe, aïe, aïe! Je crois voir 
déjà vos plumes voler de toutes parts, et il me semble 
que je vois tomber dé la neige... Ne descendez pas! 
Que le bon Dieu vous en garde ! » 

Eh bien, figurez-vous que, en entendant le conseil 
du chasseur, le bon Dieu sourit. 

Et, comme le sourire du bon Dieu est la bénédiction 
de la terre, aussitôt le Rhône se mit à décroître 
lentement, et sainte Marthe respira. 

Et Tarascon fut sauvé! 

Et, depuis lors, les Tarasconais sont tous des 
modèles de vertu... » 

N'est-ce pas charmant? Tout le volume est dans ce 
ton de spirituelle bonhomie^ de plaisanterie inoffen- 
sive, entremêlée, çà et là, d'une nuance d'attendrisse- 
ment, d'une note d'exquise sensibilité, qui met une 
larme dans un sourire. Un des mérites de ce livre, 



130 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

c'est que le paysan de nos campagnes, Touvrier de 
nos villes, peuvent Tapprécier et s'y plaire, en faire 
le compagnon et Tami de leurs veillées d'hiver, san& 
qu'il y perde une seule de ses qualités originales aux. 
yeux de l'artiste et du lettré. Aussi une idée m'est 
venue, tandis que je me livrais à cet agréable travail, 
tout en regrettant de ne pas savoir conserver dans ma 
traduction cette saveur, ce parfum sui generis, qui 
s'évaporent et s'éventent en passant d'une langue à 
l'autre. Pourquoi nos brillants cigaliers ne se cotise- 
raient-ils pas pour traduire ces Contes si avenants, si 
amusants, d'une allure si vive, d'une physionomie si 
caractéristique, d'une couleur locale si authentique et 
si vraie? On aurait ainsi, parallèlement aux Conte 
provençaux un recueil ravissant, dont le succès serait 
assuré, et qui achèverait de parisianiser le nom, le 
talent, l'œuvre, l'aimable muse de Roumanille. En 
émettant ce vœu, qui deviendra ce qu'il pourra, je 
dois l'escorter d'une remarque. J'ai parfois entendu 
des Parisiens sérieux et religieux s'étonner de l'espèce 
de sans-façon avec lequel nos Félibres traitent des 
sujets qui touchent de près à nos mystères, à nos 
sacrements, à nos cérémonies, à nos saints, au 
personnel d^ nos presbytères et de nos églises... Ah! 
qu'elle dAtf^ longtemps ^core, cette familiarité bien- 
heureuse, relique .diiTO>yen âge, preuve certaine que 
^jotfe Midi, malgré les propagandes radicales, garde 
fidèlement, ses traditions et sa foil Cette familiarité, 
ces privautés amicales ne sont possibles que là où la 
religion est populaire. Qu'il n'arrive jamais, le jour 



ROUMANILLE 131 

OÙ notre cher et bon Roumanille n'oserait plus mettre 
dans ses charmants récits des curés, des capucins, 
des bedeaux, des sacristains, des chantres, la Sainte- 
Vierge, Jésus, le Saint-Esprit et le bon Dieu!... 



i 



MADAME LA COMTESSE DIANE 

MAXIMES DE LA VIE 
Préface par M. SULLY-PRUD'HOMME, de l'Académie française. 



Madame de Sévigné, au moment où elle partageait 
avec madame de la Fayette Thonneur de ramener 
un sourire sur les lèvres de Tillustre auteur des 
Maximes, se laissa un jour gagner par Tenvie d'écrire, 
elle aussi, des Maximes et des Pensées. Elle en envoya 
à sa fille dix ou douze, qui sont excessivement ordi- 
naires. C'est qu'une des qualités dominantes de ce 
délicieux génie était le naturel, et, dût-on m'accuser 
de paradoxe, je ne crois pas que ces Maximes doivent 
être tout à fait naturelles. Que sont-elles, en somme? 
Une essence, et, si je ne dis pas une quintessence, 
c'est pour ne pas exagérer mon idée. Voilà un oranger 
ou un rosier en fleurs. C'est la nature dans son 
expansion la plus aimable. Vous passez à l'alambic 
ces fleurs, et vous avez de l'eau de rose ou de fleur 
d'oranger, à mettre dans un petit flacon. Le parfum 
en est "encore plus suave, plus pénétrant. Mais il a 
fallu, pour l'obtenir, une préparation, une opération 
préalable. 



MADAME LA COMTESSE DIANE 133 

Voilà un homme ou une femme d'une rare intelli- 
gence. Il ou elle avance dans la vie. Chaque jour lui 
apporte un sujet de réflexion, une expérience parfois 
douloureuse, souvent piquante, toujours instructive. 
C'est un trésor lentement amassé, une gerbe où quel- 
ques gouttes de sang tachent çà et là les épis et les 
bluets. L'observation, secondée et affinée par la sen- 
sibilité, — mot que nous avons supprimé, et ce n'est 
pas à notre honneur, — a fait matin et soir sa cueil- 
lette. On a regardé beaucoup autour de soi, et encore 
plus en soi-même. De toutes ces épargnes, on pour- 
rait extraire un roman, un drame, une comédie, un 
recueil de satires, un gros volume de morale; on les 
concentre, et on en extrait un tout petit livre de 
Maximes, qui tiendrait dans le creux de la main. 
N'est-ce pas aussi, dans la plus exacte acception du 
mot, une essence? Et nous plaindrons-nous, s'il s'y 
mêle des senteurs un peu subtiles, si un faiseur, de 
concetti est tenté de dire que c'est de V esprit d'esprit, 
comme il y a de l'esprit de vin? 

Mais voici le plus curieux : que ces Pensées tombent 
sous les yeux d'un homme d'imagination, d'un roman- 
cier, d'un auteur comique. Elles le piqueront au jeu, 
et il se dira: « Tiens! voilà un sujet de roman ou de 
pièce ! » Il songera à développer en cinq actes ou en 
trois cents pages les deux lignes où l'auteur a peut- 
être résumé une année de sa vie. Je n'ai jamais été 
un inventeur, et la vieillesse a moins d'imagination 
que de mémoire. Pourtant, si on m'enfermait avec le 
volume de la comtesse Diane, et si on me plaçait dans 

8 



i34 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

l*altemative de tirer une nouvelle de telle ou telle de 
ses Maximes de la vie, ou d'adhérer à la République 
des deux Jules, je raierais probablement la nouvelle, 
mais je suis sûr que je n'adhérerais pas. 

C'est qu'elles sont fines, exquises, profondes, vraies, 
ces Maximes de la vie, de madame la comtesse Diane, 
uae des plus charmantes surprises de mon année 
littéraire. Comtesse Diane! Le joli nom, avec un 
petit air de mystère qui ajoute encore à sa grâce! 
D'où vient-elle, cette comtesse qui en remontrerait à 
La Bruyère, à Joubert et à madame Swetchine? Si 
elle est jeune, c'est donc qu'elle a deviné, et que je 
prends ses divinations pour des expériences. Si elle 
est vieille, sous quel règne a-t-elle vécu ? Dans mon 
enfance, j'avais une tante octogénaire qui me pariait 
sans cesse d'une comtesse Diane, qu'elle avait ren- 
contrée pendant l'émigration. Je ne savais pas son 
nom de famille, et je n'ai jamais voulu le savoir. La 
comtesse Diane, c'est assez pour le rêve d'un adoles- 
cent. A ce nom si doux, j'évoquais les élégants fan- 
tômes du passé. Je croyais voir un rayon de lune 
glissant à travers les allées de Versailles ou les bos- 
quets de ïrianon, une virginale figure adoucissant de 
son sourire les tristesses de l'exil, une bonne fée con- 
solant, les larmes aux yeux, la plus malheureuse et 
la plus adorable des reines. Était-ce un pastel de 
Latour, descendu de son cadre? Allais-je entendre, 
dans le silence d'une nuit d'été, les sons d'un clavecin 
ou d'une harpe, jouant du Gluck ou du Mozart? La 
comtesse Diane ! Estn^ la bisaïeule, qui, penchée sur 



MADAME LA COMTESSE DIANE 135 

Fépaule de son arrière-petite-nièce, a murmuré à son 
oreille : 

— Mon enfant, tu souffrirais trop s'il te fal- 
lait coUiger une à une les Maximes de la vie.,. Je 
vais te les dicter. Écoute-moi bien, et écris. Dans 
cinquante ans tu reconnaîtras que je ne m'étais pas 
trompée : 

« La religion met à la portée de tous les vertus des 
grandes âmes. 

» Aimer quelqu'un, c'est à la fois lui 6ter le droit 
et lui donner la puissance de nous faire souffrir. 

» Qui oublie a pardonné; qui pardonne va tâcher 
d'oublier. 

» La délicatesse est l'élégance de la probité. 

» Lorsqu'on hésite entre deux devoirs, il semble 
que le plus pénible soit le plus impérieux. 

M La calomnie est comme la fausse monnaie : bien 
des gens qui ne voudraient pas l'avoir émise la font 
circuler sans scrupule. 

» Celui qui arrange un mariage sacrifie d'ordinaire 
une de ses connaissances à un de ses amis. 

» L'orgueil est le seul remède aux souffrances de 
l'amour-propre. 

» Le châtiment de celui qui a trompé, c'est d'être 
obligé de tromper encore. 

* La vieillesse paraît hideuse tant qu'on n'a pas à 
choisir entre elle et la mort. 

» Gâter les enfants , c'est les tromper sur la vie , 
qui, elle, ne gâte pas les hommes. 



136 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

» Pour faire un bon ennemi, prenez un ami : il 
sait où frapper. 

» Il faut que les vieillards soient bons; sinon, ils 
seraient malheureux : il ne leur reste que le bonheur 
des autres. 

» Ce qu'on dit à Têtre à qui on dit tout, n'est pas 
la moitié de ce qu'on lui cache. 

» Quand on aime, on se sent moins d*esprit; quand 
on est aimé, on en a davantage. 

» Les grandes intelligences se cherchent parmi la 
foule comme des compatriotes à l'étranger. 

» Toute confidence engendre deux servitudes. 

» L'art, c'est le beau fait par Thomme. 

» On dit qu'on voudrait mourir; oui, on voudrait... 
mais on ne le veut pas... 

» On peut tout accepter de celui à qui on aurait 
tout donné. Il n'a que la supériorité de l'occasion. 

» H faut n'être pas sensible pour n'être jamais 
trouvé susceptible. 

» Il ne faut confier son secret qu'à celui qui n'a pas 
cherché à le deviner. 

» L'amour maternel est un sentiment fait de dévoue- 
ment et d'égoïsme. La mère ne sent que son dévoue- 
ment; les étrangers sentent son égoïsme. 

» Le sommeil est le seul ami qui ne vient pas 
quand on l'appelle. (Oh oui! oh ouil) 

» L'amour triomphe quand on admire ce qu'il 
admire, et s'alarme dès qu'on aime ce qu'il aime. 

» Le silence est le refuge des bêtes qui ne sont 
pas des sots. 



MADAME LA COMTESSE DIANE 137 

» La plupart des hommes gagnent à être un peu 
connus, et perdent à être absolument pénétrés. 

» L'absence ne tue Tamour que s'il était malade au 
départ. 

» Les morts dont la maladie a été lente sont moins 
pleures. Leur deuil a fait son temps d'avance. 

» L'amitié en veut à l'amour, comme le pauvre en 
veut au riche. 

» On n'oublie que ceux qu'on n'a pas assez aimés 
pour les haïr. 

» En amour aussi, la fumée la plus épaisse est 
celle d'un feu qui s'allume. 

» La bonté est une réserve de bonheur, puisqu'elle fait 
jouir du bonheur des autres quand on a perdu le sien. 

» Si une femme distingue un homme, il se met 
aussitôt à penser du bien de lui-même et du mal d'elle. 

» Un coup d*épingle est une blessure, s'il touche à 
une ancienne blessure. 

» Un enlèvement fait d'ordinaire, après quelques 
semaines, un voleur et deux volés. 

» Le feu sacré est celui qui s'allume de lui-même. 

» Fais honorer le nom de famille en mémoire de 
ton père qui l'a porté. Fais aimer le nom de baptême 
en souvenir de ta mère qui l'a choisi. 

» L'esprit est utile dans les petites choses de la 
vie ; le cœur est nécessaire dans les grandes, 

» Le jaloux est un martyr qui martyrise. 

» La conscience n'est rien dans les âmes où elle 
n'est pas tout. 

8. 



138 SOUVENIRS d'un vieux critique 

>> Ne plus aimer, c'est ae pas aimer en sachant 
pourquoi. 

» Le bonheur ne se donne pas : il s'échange. 

» Les déceptions de Tamitié sont plus saisissantes 
que celles de lamour. On ne se défiait pas. 

» Il n'est pas nécessaire d'être aussi riche pour 
donner que pour prêter. 

» Il faut qu'un homme soit bien aimable pour qu'on 
lui pardonne de n'être pas celui qu'on attendait. 

» On peut rendre son affection; jamais on ne rend 
son estime. 

» L'esprit peut imiter le cœur; le cœur ne peut 
imiter l'esprit. 

» C'est la fierté qui garde honnêtes ceux qui ne 
sont pas religieux. 

» Ce qui rend touchant le dévouement du chien, 
c'est qull ne s^exprime que par des preuves. 

» Les vertus sont sœurs ; les vices sont camarades. 

» Si Tamitié souffre de se voir primée par l'amour, 
qu'elle attende... Elle aura à consoler. 

» La pire des injures est celle que la dignité défend 
d'oublier. 

j) Votre véritable ami est celui qui ne vous passe 
rien et qui vous pardonne tout. 

» Le monde est plus charitable en argent qu'e» 
paroles. 

» Le plaisir se glisse parfois à la place du bonheur; 
mais la place est trop grande pour lui. » 

Je m'arrête, et je ne me suis pas arrêté assez tôt. 
M. OUendorff a le droit de m'intenter un procès en 



MADAME LA COMTESSE DIANE i39 

contrefaçon. Je ne voulais citer que huit ou dix de 
ses Maximes. Mais comment résister au charme? 
C'est si bon, vivre, pendant une heure, avec des idées, 
an lieu de subir les procédés de cette école qui 
change son échtoire en palette et sa bibliothèque en 
masée de peinture ! On le voit, la pensée, chez madame 
la comtesse Diane, est excellemment vraie, de cette 
vérité qui ne se présente pas tout d abord et de face, 
mais que le lecteur a le plaisir de contrôler d'après 
d'autres vérités moins fines, plus courantes, plus 
démonstratives et plue bavardes ; quelque chose 
comme des médailles d'un grand prix, faites avec lor 
des monnaies en circulation. Pour ciseler ces M(ixime$ 
dans leur brièveté et leur précision merveilleuses, il 
a fallu observer et réfléchir. Pour les apprécier à leur 
juste valeur, il faut réfléchir et avoir observé. C'est 
pour cela qu'un peu de subtilité ne leur messied pas y 
pourvu que subtilité soit ici le contraire de banalité, 
— et même un tour légèrement paradoxal, pourvu 
que le paradoxe n'existe qu'à la surface. Trois 
exemples vont illustrer ma pensée, qui ne vaut pas 
celle de cette adorable comtesse Diane : 

i* « Le monde est plus charitable en argent qu'en 
paroles. » — Au premier abord, on récalcitre. Eh bien^ 
si vous voulez être persuadé, venez avec moi dans ce 
château, situé sur les bords delà Loire. Nous sommes 
en novembre ; une pluie froide a empêché les hommes 
de partir pour la chasse et les femmes d'organiser 
une promenade. Une société élégante est réunie dans 
le saloA« il est midî; on jase en attendant le fecteur. 



140 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIOUE 

Le facteur arrive. Aussitôt chacun se jette sur ses 
lettres, qui donnent des nouvelles de Paris. 

La vicomtesse. — Ma sœur m'écrit que cette pauvre 
Ernestine a eu, l'autre soir, à l'Opéra, en entrant 
dans sa loge , un succès de fou rire. Sa toilette ras- 
semblait toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Comment 
peut-on se fagoter ainsi, quand on est aussi laide? 
Est-il permis de se décolleter à ce point quand on est 
aussi énorme? Ce qu'il y a de plus curieux, c'est 
qu'elle fait la gentille, et se figure qu'on l'adore... 

La baronne. — Mais il me semble que mon cousin . 
Contran s'évertue à lui donner cette illusion... Et... 
et... si l'on en croit la chronique de Trouville... 

La MARQUISE. — Vraiment? 

La baronne. — Oui, ma chère... Au surplus, tous 
les goûts sont dans la nature. 

La marquise. — Ce diable de Contran I Je le croyais 
du dernier bien avec Léonide... 

La baronne. — L'un n'empêche pas l'autre... 

Le comte. — Allons, boni Voici ce que m'écrit 
Lionel: « Frédéric et Valentine sont allés ensemble, 
l'autre soir, voir la Petite Marquise, le grand succès 
du Gymnase. En sortant, cette folle de Valentine a 
mis Frédéric au défi de s'enfuir avec elle. Mis au pied 
du mur, il n'a pas voulu copier le vicomte de Bois- 
gommeux, et ils sont partis pour la contrée où les 
citronniers fleurissent... » 

La baronne. — Et le mari? 

Le comte. — Le mari est un philosophe. On lui a 



MADAME LA COMTESSE DIANE 141 

dit que, s'il ne perdait pas une minute, il pourrait les 
attraper... H a répondu : « Oh! ils seront bien assez 
attrapés sans que je m'en mêle... >> 

La MARQUISE. — Eh bien, moi, je suis ravie de 
cette aventure. Il y avait longtemps que cette girafe 
de Valentine me crispait les nerfs avec ses grands 
airs d'hermine effarouchée, etc., etc., etc., etc., etc. 

DeSGENAIS, qui n'a encore rien dit. A part. — AUOUS, ferme, 

poussez!... Tiens! j'allais jouer les Alcestes!... 

(Entre le vieux curé du village. Grand silence.) 

Le curé, timidement. — Mcsdamcs ct messicurs, veuillez 
m'excuser... On m'a dit en bas que vous n'étiez pas 
sortis, et j'ai pris la liberté de monter pour vous 
supplier d'avoir pitié de deux pauvres familles que 
l'incendie du 4 novembre a réduites à la plus noire 
misère. Ici, quatre enfants; là, cinq, dont un à la 
mamelle, et la mère a été tellement bouleversée, 
qu'elle ne peut plus nourrir... Le feu a tout détruit, 
meubles, linge, matelas, outils; plus un abri où 
reposer leur tête 

La marquise , très émue. — Oh I mousicur le curé , 
comme vous avez été bien inspiré, en venant nous 
raconter vos peines!... Prêtez-moi votre calotte!... 

Le curé, de plus en plus intimidé, et rouge sous ses cheveux blancs. 

— Ma calotte?... 

La marquise. — Oui, vous allez voir... — Se tour- 
nant vers ses amis, qui partagent son émotion: — 
Ceci est la sébille du pauvre, prêtée par un saint... 



142 SOUVENIRS B'DN VIEUX CRITIQUE 

Donnez, donnez à mains pleines ! Souvenez-vous du 
vers du poète : 

Qui ne donne pas trop, ue donne pas assez ! 

Elle £ait le tour du salon. Élan irrésistible. L'amour-propre s'en mêle. Les 
louis et les billets de banque pleuvent dans la calotte du curé... 

La vicomtesse. — Je n'avais que quarante francs 
dans mon porte-monnaie... Ce n'est pas assez, voilà 
mes bracelets ! 

Elle détache ses bracelets^ et les jette dans la calotte. Attendrissement 

généraL 

Le CURÉ, les larmes aux yeu«. — Oh ! mcrci ! mcrci I mes- 
dames et messieurs I Vous aurez sauvé mes deux pau- 
vres familles... Le bon Dieu vous bénira, car vous 
êtes bien charitables I... 

Desgenais, à part. — Charitables? charitables?... Oui, 
en argent, mais en paroles?.- 

2® Second semblant de paradoxe : « L'amour 
maternel est un sentiment fait de dévouement et 
d'égoïsme. La mère ne sent que son dévouement; les 
étrangers sentent son égoïsme. » 

A première vue, vous avez envie de protester. 
L'amour maternel I c'est une religion I c'est sacré I 

Contre d'autres amours cet amour la protège... 
Lui manquer de respect, c'est un vrai sacrilège ! 

Eh bien , oyez cette saynette : 

Madame Dubourjal est une mère incomparable. 
Restée veuve à vingt-cinq ans, riche et jolie^ elle a 



MADAME LA COMTESSE DIANE 143 

refusé de se remarier pour être tout entière à son 
petit Paul, son unique enfant... Paul tombe malade; 
une fièvre typhoïde qui le tient pendant cinq semaines 
entre la vie et la mort. Sa mère Ta soigné avec une 
tendresse» une énergie, une furie maternelles, qui ont 
fait l'admiration des médecins. Elle Ta veillé jour et 
nuit, ne permettant à peT*sonn€ de la suppléer au 
chevet de son malade adoré. Elle puise dans son 
dévouement des forces surhumaines, et, quand Paul 
entre enfin en convalescence, le docteur dit à madame 
Dubourjal, en variant le mot d'Ambroise Paré: « Ma- 
dame, je Tai soigné ; c'est tous qui l'avez sauvé l » — 
Au bout de quelques jours, madame Dubourjal se 
décide à entr'ouvrîr sa porte, et à recevoir ses amis. 
Paul, avant sa maladie, était déjà passablement gâté : 
îl l'est cent fois plus depuis sa guérison. 

Entre M. Bcancantin, ancien associé de fea M. Dubonijal. Cet exrénent 
homme est bossu, bègue, et il prend du tabac. 

Après les premiers campUments, madame Dubourjal, radieuse : — Ce 

cher bijou! ce cher bébé! Sa maladie l'a rendu encore 
plus gentil... Il faut que je vous le fasse voir!... 

Elle sonne. La bonne amène petit PauL II regarde M. Beaucantln avec une 

attention inquiétante. 

Paul. — Dis donc, petite maman, ce monsieur, 
c'est le polichinelle que tu m'as promis, pour me 
faire prendre mon huile de foie de morue? 

MAHAlfR IklBOURUX tt K. fioaaca'Mlin, |»ar dëtourner la cJBv«r- 

sanuau — Y a-t-îl iongteiB|ïs que tous n'êtes allé au 

spectacle? 
M. BcAUQAimx, i»%OTddé. — AvâJit-lii.., hi^. hier. 



144 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

je suis al...lé...lé...lé voir Ma Ca.,.ca,,.ca,,, Cama- 
rade.., 

Paul. — Cacaraca!... Dis donc, m'man! ce poli- 
chinelle... il a avalé sa pratique?... 

M. Beaucantin, pour cacher son trouble, prend une énorme prise de tabac. 
11 éternue; Paul se précipite sur lui et lui pince vigoureusement le nez. 

. Madame Dubourjal, mollement. — Voyons, Paull ce 
li'est pas joli, ce que vous faites... Vous aviez promis 
d'être sage? 

Paul. — M*man ! c'est que ce polichinelle avait une 
goutte au nez... J'ai cru que c'était du chocolat... 

M. Beaucantin se lc?e. Il est grave et ne bégaye presque plus. — 

Madame, à présent que vous avez sauvé votre fils, je 
vous conseille de l'élever... Après l'avoir vu et entendu, 
je me félicite d'être resté garçon. — Exit, 

Madame Dubourjal, furieuse. — Joséphine, si ce vilain 
homme revient, vous lui direz que je n'y suis pas... 

3® Troisième maxime sujette à objections: « Il n'est 
pas nécessaire d'être aussi riche pour donner que 
pour prêter. » 

Ici, vous vous récriez, et vous me dites : « Oh I pour 
le coup, ceci est une coquille, ou une distraction de 
l'auteur. Ce que je donne est perdu; ce que je prête 
m'est ou me sera rendu. » 

Moi. — Je demande la parole pour un fait person- 
nel. En mai 1849, je prêtai trois mille francs à un 
ami, qui paraissait aussi sûr de me les rendre l'année 
suivante que de se brûler la cervelle si je ne les lui 
prêtais pas. Inutile d'ajouter que je n'ai jamais revu 



MADAME LA COMTESSE DIANE 145> 

un SOU, ni du capital ni des intérêts. Maintenant récar- 
pitulons. Vous savez que, tous les quatorze ans, Tac*- 
cumulation des intérêts double le capital. Donc, en* 
mai 1863, six mille francs; en mai 1877, douze mille> 
et, aujourd'hui, 18 novembre 1883, à peu près dix- 
sept mille. Avec cette somme, que de sous j'aurais 
pu distribuer aux petits savoyards! Ou, pour parle» 
sérieusement, que de kilos de pain à des affamés L 
que de couvertures de laine et de gilets de flanelk: 
aux malheureux, grelottant sur la paille! que de- 
visites de médecin ! que de comptes pa^yés chez 1« 
pharmacien et le boucher! Notez que cet ami, devenu, 
mon débiteur, avec- parti pris d'insolvabilité, n'a plus» 
vu en moi qu'un créancier, muet mais désagréable.^ 
Il s'est peu à peu refroidi à mon endroit. Ses frater- 
nelles poignées de main se sont changées en vagues- 
coups de chapeau. A présent, quand il me voit au bout 
d'une rue, il s'esquive dans une autre... Décidément,, 
la comtesse Diane a raison : il faut être plus riche 
pour prêter que pour donner!... 

S'il faut absolument maintenir les maussades privi- 
lèges de la critique, je me permettrai d'indiquer à 
madaipé la comtesse Diane la maxime que je ren- 
contre page 180: « La charité du pauvre est de vouloir- 
du bien au riche. » — Cette maxime est juste et tou- 
chante*; mais je crois l'avoir lue, à peu près dans les 
mêmes termes, dans une page de Tocqueville. Autre 
chicane, ou plutôt énergique et véhément démenti! 
L'auteur nous dit, page 27 : « L'intelligence des femmes 

V. 9 



à 



146 SOUVENIRS d'un vieux critique 

est inférieure à celle des hommes ; toute femme qui 
tente de le nier, travaillé à le prouver. >) Oh ! madame 
la comtesse I vous qui tentez de l'affirmer, vous venez 
de nous prouver le contraire ! 

Ce sont là des vétilles. Si je voulais exercer une 
critique plus sérieuse, je l'appliquerais à la lettre-pré- 
face de M. Sully-Prud'homme. Assurément, M. Sully- 
Prud'homme ne peut rien écrire qui ne soit très 
recommandable. Mais il me semble que cette préface 
n'est pas tout à fait dans le ton. J'y trouve une méta- 
phore, infiniment prolongée, de chapeau dont je ne 
suis pas coiffé, et de culottes que la pruderie britan- 
nique traiterait de shocking, H est donc bien difficile 
à un poète académicien d'écrire quelques pages à une 
femme du monde, à une patricienne excessivement 
spirituelle, sans mettre un peu d'amidon à sa cravate 
blanche I 

L'autre jour, un de mes confrères terminait ainsi 
un article sur les lettres de madame de Rémusat à 
son fils : « J'aurais presque envie de dire que ce sont 
des lettres à M. Rémusat de Grignan. » — Après avoir 
lu les ravissantes Maximes de la vie, je les intitule- 
rais volontiers : Maximes de la vie, par la comtesse 
Diane de la Rochefoucauld. 



GUSTAVE DROZ 

Trislcssss et Sourires. 



La littérature contemporaine a des moments bien 
désagréables, mais aussi, çà et là, de charmantes 
surprises. Hier l'Abbé Constantin, aujourd'hui Tris- 
tesses et Sourires, Pour mesurer le chemin parcouru 
par M. Gustave Droz, j'ai voulu relire quelques pas- 
sages de son livre le plus célèbre [Monsieur, Madame 
et Bébé, 125® édition). Il m'a semble que je rentrais 
dans une parfumerie fermée depuis quinze ans, où 
cosmétiques, savons, bergamote, patchouli, senti- 
raient le rance. « Tantôt c'est la marquise qui veut 
aller au bal déguisée en pouvoir temporel, tandis qu«' 
le marquis représentera Y esprit moderne régénéré y 
que la comtesse figurera V avenir radieux, et que les 
filles s'habilleront en tendances du siècle. Tantôt nous 
assistons à une conférence de la duchesse avec le 
grand artiste Sylvani (un coiffeur), où la vérité, les 
vertus théologales, les pieux scnipules, la papauté 
s'entremêlent d'édifiants détails sur les épaules de 
celle-ci, le bas de jambe de celle-là, le chignon de la 
baronne et les cheveux de la belle Hélène. Plus loin, 



148 SOUVENIRS d'un vieux critique 

c'est une jeune femme qui retarde ou avance la pen- 
dule, pour qu'il ne soit pas dit que son mari Ta em- 
brassée un vendredi soir, etc., etc. » — Imaginez 
une petite église, où Ton ne serait reçu — comme au 
Théâtre- Italien — qu'en robe décolletée, cravate 
blanche et habit noir, où les bénitiers seraient rem- 
plis d'eau de Portugal, où les statues de saints et de 
saintes seraient sculptées par Pradier ou M. d'Épinay, 
où les fresques auraient pour auteurs MM. Vibert, 
Heilbuth et de Nittis, et où un prédicateur à la mode, 
coquettement frisé et poudré, monterait dans une 
chaire en palissandre, pour prêcher le romanesque 
évangile de M. Ernest Renan. 

Dans cette littérature accommodée et accommo- 
dante, M. Gustave Droz n'était pas, à Dieu ne plaise! 
un de ceux que M. Guizot a énergiquement appelés 
malfaiteurs de l'intelligence, mais plutôt un pécheur 
aimable, au service de pécheresses plus aimables 
encore, qui se plaisaient à l'honorer de leur confiance. 
Personnifiant avec beaucoup d'esprit et d'éclat cette 
trop amusante Vie parisienne, qui devait plus tard 
s'égarer Autour du mariage, il excellait dans ce 
genre mixte, sinon interlope, qui prélude aux démo- 
dulions par des dissolvants, fait de la religion et de la 
vertu par à peu près, réduit la morale à Tétat de 
convention mondaine, et, tout en s'installant dans les 
boudoirs de la bohème galante, laisse croire aux 
patriciennes, habituées de Sainte-Glotilde et de 
Saint-Thomas-d'Aquin, qu'elles peuvent aisément 



GUSTAVE DROZ 149 

concilier leurs plaisirs et leur salut. C'était, pendant 
les dernières années de TEmpire, la note du moment, 
et M. Gustave Droz l'avait très finement saisie. Sa 
littérature donnait Tidée d'une passerelle entre le 
monde et le demi-monde, d'une de ces fêtes, dites de 
bienfaisance, où les grandes dames et les comédiennes 
ont l'agrément de se rencontrer, où les sportsmen du 
Jockey-Club valsent avec les' danseuses de l'Opéra, où 
des regards aristocratiques inspectent curieusement 
des toilettes théâtrales, et où il devient bien difficile, 
à la fin de la soirée, de distinguer le fruit permis du 
fruit défendu. On en était encore là en 1867. Les hon- 
nêtes femmes se prêtaient volontiers au langage 
insinuant et poli qui les trompait spirituellement sur 
les vraies^ limites de la bonne compagnie et de la 
mauvaise, sur les concessions réctproques de la reli- 
gion sérieuse et de la vie élégante, sur les douceurs de 
la capitulation opposées aux rudesses de la lutte. Elles 
se seraient révoltées, si on avait essayé de les brus- 
quer à l'aide de l'argot, qui attendait, pour s'épanouir, 
l'épanouissement de la démocratie. Aujourd'hui, on 
m'assure que des duchesses et des marquises parfai- 
tement authentiques se traitent A^gogo, Ae petit chou 
et de ma vieille branche. Elles disent : « C'est crevant!. . . 
Ça m^emb,., (en attendant mieux). Elles demandent 
un coup de vin, parce qu'elles crèvent de soif, etc. » 
— En présence de cette évolution nouvelle, on com- 
prend que M. Gustave Droz ait été remplacé par 
M. Emile Zola, et les [cent vingt-cinq éditions de Mon- 
sieur , Madame et Bébé par la 180® édition de Nana. 



JoO SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

Ne nous plaignons pas trop de ce progrès plus 
singulier que féminin. Nous avions, plus récemment, 
laissé M. Gustave Droz autour d^une Source qui n^éiaii 
pas précisément une source d'eau bénite, et dont la 
transparence trahissait des intentions peu bienveil- 
lantes pour les bons pèlerins de Lourdes et de la 
Salette. Nous le retrouvons aujourd'hui écrivant, sous 
la dictée d'une délicieuse aïeule, des pages ravissantes 
qui réhabilitent le passé, conseillent le présent, nous 
prêchent sans pédantisme la morale la plus pure, la 
religion la plus douce, le retour à ces traditions, à ces 
souvenirs, à ces reliques, à ces idées de respect, à ces 
courtoisies du beau et du bien, à ces sentiments et à 
ces devoirs de famille, oubliés, perdus, noyés, anéan- 
tis dans notre grand naufrage révolutionnaire. En 
nous recommandant ces Tristesses et Sourires, un de 
mes meilleurs confrères intitulait son article : De 
Marcellin à Veuillot. — Je dirais plutôt: J)e Mar- 
rellin à saint François de Sales, L'aimable baronne 
fl'Orchamp, douairière octogénaire, que M. Gustave 
Droz a choisie pour interprète, nous offre le modèle 
(l'une piété attractive, tour à tour mélancolique et 
souriante, qui aurait bien envie de ne damner per- 
sonne, et qui évoque dans notre esprit les gracieuses 
images, chères à l'évêque d'Annecy, empruntées aux 
beautés de la création, aux oiseaux du ciel et aux 
fleurs de nos jardins. Pleurs, ai-je dit? On ferait un 
liouquet avec les pensées exquises dont la baronne 
(Mijolive sa religion et sa morale : 

« I^e petit enfant et le vieillard sont deux poètes 



GUSTAVE DROZ 151 

eafermés dans leur impuissance : celui-ci ne peut 
plus; celui-là ne peut pas encore. Voilà, je crois, le 
lien secret (|ui les réunit Fun àTautre. Ainsi que deux 
prisonniers, ils regardent la vie à travers les barreaux; 
non par la même fenêtre, assurément, mais ils se 
sentent voisins, et se touchent, tout en se tournant le 
dos. » 

« Notre jugement est comme ces phares dont Féclat 
n'apparait qu'à trois lieues de la côte ; ce n'est qu*à 
distance et de fort loin que nous voyons les choses uni 
peu clairement.» 

a On se défend bien plus ardemment d'une fai- 
blesse que d'un crime. Une faiblesse rend ridicule, un 
crime rend odieux, simplement, et encore il se 
discute. Tel homme qui admet qu'on le considère 
comme un monstre redoutable, ne consentira jamais 
à passer pour un sot. » 

« On n'a jamais bercé dans ses bras la faute du 
voisin; on a toujours bercé plus ou moins la sienne. » 

« C'est le défaut des délicats de chercher chez les 
autres les finesses qui sont en eux. » 

« Une idée ne se vulgarise qu'en se faisant vulgaire 
par certains côtés. Tout ce qui devient populaire est 
un peu peuple. » 

« Ah! quand les gens d'esprit se trompent, il faut 
l'avouer... c'est... dans la perfection. » 

« 11 faut ne plus être pour entrevoir ce que l'on 
a été* » 

« Si la vérité pouvait naître de la discussion des 
hommes, elle mourrait en naissant, dévorée par sa 



152 SOUVENIRS d'un vieux critique* 

mère. Qu'importe que la critique puisse nous faire 
découvrir la vérité, si cette même critique nous 
empêche d*y croire? » 

« La liberté humaine n'est qu'une soumission qui 
s'ignore, et il est bien heureux qu'il en soit ainsi; car 
te monde ne survivrait pas à une seconde d'indépen- 
dance véritable. » . 

« Le jour où une femme vraiment bonne se découvre 
un cheveu blanc, sa première pensée n'est pas de 
Tarracher, mais d'embrasser sa fille. » 

« Pourquoi construire un bel édifice, si l'incendiaire 
qui y met le feu est plus honoré que l'architecte qui 
fa construit? » 

La baronne a deux interlocuteurs qui ne se ressem- 
blent guère: l'abbé d'Ouquenay, son cousin, et le 
docteur Pérou, son médecin. L'abbé est délicieux, au 
moins aussi spirituel que sa cousine, et c'est tout 
simple, puisque M. Gustave Droz les souffle tous les 
deux. En quelques lignes, il a réussi à nous rendre 
visible cette fine physionomie de prêtre, gentilhomme 
eft diplomate, qui boit son café à toutes petites gorgées, 
fort espacées les unes des autres. C'est sa façon de 
ponctuer sa causerie, et il le fait avec une finesse et 
une coquetterie instinctives qui sentent le vieux temps. 
Pendant quinze ou vingt ans, il a rempli à la cour 
papale des fonctions diplomatiques .qui mirent en 
évidence ses rares talents. — Ne sied-il pas ici de 
remarquer — et, certes, la baronne d'Orchamp ne me 
démentirait pas, — que la bêtise et la grossièreté 



GUSTAVE DROZ 153 

démocratiques, en rejetant l'Église hors des conditions, 
de la vie sociale, se sont privées d'une pépinière — 
j'allais dire d'un séminaire de diplomates tels qu'on 
n'en retrouvera jamais de pareils? Le prêtre doué 
d'une haute intelligence, né ou acclimaté dans les 
zones aristocratiques, a, par vocation et par grâce 
-d'état, la double habitude de pénétrer dans la con- 
science des autres et d'examiner la sienne. Cette étude 
parallèle lui livre le secret des âmes, de leurs 
faiblesses, de leurs détours, de leurs subterfuges, de 
leurs perpétuels efforts pour se tromper elles-mêmes 
en attendant qu'elles trompent le voisin. Ce secret, 
qui pour les laïques est un accident, une gêne, un 
embarras, parfois une tentation, le prêtre se l'assimile 
tout naturellement, comme une partie essentielle de 
sa mission et de son être. Même dans le monde des 
affaires et au contact des intérêts profanes, il lui 
semblerait, s'il commettait une indiscrétion, qu'il 
manque à un devoir et rompt avec la tradition sacer- 
dotale. Ce mélange de réserve et de sagacité profes- 
sionnelles, c'est déjà de la diplomatie, et de la 
meilleure, avant même que des fonctions particulières 
l'aient mis en mesure d'exercer, dans un cadre déter- 
miné, ses facultés natives et acquises. Il ne se forme 
pas, il se continue ; il possède l'instrument avant de 
savoir l'air; il est habile avant d'être initié; il connaît ' 
la langue avant de là parler, et les avantages du 
silence avant d'apprendre la nécessité de se taire. 
Peut-être le prince de Talleyrand n'a-t-il été un si fm 
diplomate — même à l'égard du bon Dieu — que 

9. 



154 SOUVENIRS d'un vieux critique 

parce qu'il avait commencé par être homme d'é- 
glise. 

Beaucoup moins aimable que Tabbé d'Ouquenay, le 
docteur Pérou ajoute à ses entêtements matérialistes 
<'t athées le tort de n'être pas complètement original. 
\e Tavons-nouB pa«« vu un peu partout, notamment 
dans le répertoire d'Octave Feuillet, — qui vient de 
publier un bien charmant récit, la Veuve ^ dans la 
Revue des Deux Mondes^ — ce médecin incrédule, 
tiourru, pas mécliant au fond, bienfaisant même et 
dévoué dans l'exercice de «on sacerdoce médical, en 
guerre ouverte avec la Providence, parce qu'il a pris la 
Bastille et peurce qu'elle ne l'a pas pris pour confideni? 
Une fois cette réserve admise, que d'esprit, que de 
grâce piquante dans la façon dont la baronne réâite, 
taquine, harcèle, roule ce brave docteur 1 Quelle Jolie 
scène, cette procession des Rogations, où madame 
d'Orchamp rivalise à son insu avec le Chateaubriand 
du Génie du christianisme y et assocb à sa description 
pleine de jeunesse et de fraîcheur ses mélancoliques 
sû«ivenirs à'antanl « La brume laiteuse voile encore 
l'horizon; l'air est encore embaumé des senieui^dela 
nuit, et, dans cette verdure de mai si tendre et si 
pure, la soutane rouge des enfants de chœur, l'aube 
' blanche des prêtres semblent des fleurs jetées sur la 
prairie. « Voici que la malicii&use douairière aperçoit 
le cabriolet du docteur IFérou; elle lance à sa poiar- 
suite sa camériste JuUe. — « Docteur, donnez-nuMle 
bras; je ne me sens f>as très bien. » Et voilà mon 



GUSTAVE DROZ 155 

Férou jM-is au piège, suivant la procession, forcé de 
s'agenouiller comme tout le monde devant la croix 
de jrierre, pour subir une dernière bénédiction. » 
— « Le diable, surpris sans parapluie par une 
averse d'eau bénite, n'aurait pas eu une physiono- 
mie plus comique que la sienne, et j'ai été pris 
d'une telle envie de rire, que j'ai prié tout de tra- 
verf:. » 

En regard de ce tableau souriant, placez cette page 
dont je n'ai pa«î à faire ressortir l'actualité douloureuse. 

La baronne a vu son petit-fils Georges partir pour 
le lycée. Elle nous raconte son supplice: « Gela a 
commencé le soir même de son entrée. Le pauvre 
petit, ne croyant pas mal faire et s'étant, suivant sa 
coutume, agenouillé au pied de son lit pour faire sa 
prière du soir, il s'est élevé dans le dortoir un tel 
concert de rires et de moqueries que le garde, le 
maître, le ^surveillant... je ne sais pas comment Cjes 
gens s'appellent, — a dû intervenir, mais d'une façon 
que vous ne soupçonnez pas, — « Orchamp, a-t-il dit 
à Georges, je n'aime pas les singeries. Faites comme 
tout le monde. » — Et, comme Georges répliquait avec 
une soumission sans doute un peu malicieuse : « Mon- 
sieur, pourrai-je faire ma prière dans mon lit? » — 
l'autre, quelque enfant de la rue peut-être, croyant à 
une impertinence, l'a puni sévèrement. 

» Et, le lendemain, à la récréation du matin, cette 
baade de vauriens s'acharnait après lui, l'entourait 
en daiisant, l'appelant jésuite, sacristain; quelques- 



156 SOUVENIRS d'un vieux critique 

uns même, de futurs miriistres sans doute, le saluaient, 
par dérision, de son titre nobiliaire... » 

Monsieur le comte!... c'est Targument suprême, 
te coup de grâce, le dernier mot, l'irrésistible sar- 
casme de l-éducation laïque et de la littérature infecte. 

Georges est donc le souffre-douleurs de ses cama^ 
rades ; mais tout à coup la scène change ; les endiablés 
persécuteurs deviennent de plats courtisans; c'est 
qu'ils ont aperçu sur le pupitre de Georges trois ou 
quatre louis, traduisibles en brioches, en babas et en 
tsacs de marrons. Le pâtissier obtient grâce pour le 
•bon Dieu. 

La baronne d'Orçhamp est, sur tous les points, sans 
-exception et sans réserve, laudalrix temporis actL 
'Elle est persuasive, touchante et charmante, lorsque, 
inclinée sur le reliquaire dont nous parlions tout à 
4'heure, elle en compte religieusement les trésors: 
tendresse conjugale, autorité paternelle, esprit de 
•famille, esprit de respect, culte des ancêtres; tout ce 
-que la société moderne, repétrie par la Révolution, 
-supprime, persifle, outrage ou dédaigne. Elle nous va 
^u cœur, lorsque, retrouvant sous une couche de pous- 
sière ou de boue démocratique les fugitives élégances 
de la Restauration, si étrangement défigurées par 
M, de Balzac, elle nous dit : « Il est impossible de com- 
prendre maintenant la galanterie, la distinction^ la 
délicatesse des mœurs qui régnèrent dans les salons au 
-commencement de la Restauration. Les fêtes qui eurent 
Heu au mariage du duc de Berrv furent le réveil 



GUSTAVE DROZ 457 

éblouissant de la grâce et de la courtoisie française, 
dans ce qu'elle avait de plus idéal, de plus aristocra- 
tique et de plus raffiné. » Enfin, la grÂce de ses tris- 
tesses et les tristesses de son sounre s'élèvent jusqu'à 
la grandeur, jusqu'à l'éloquence chrétienne, lorsque, 
profitant de son expérience passée au crible par une 
conscience pure et droite, elle nous offre, dans le 
plus aimable langage, tout un cours familier d'hy- 
giène morale, applicable à ces questions délicates qui 
décident du bonheur des ménages, de la durée defj 
lunes de miel, de l'avenir des enfants, de leurs rap- 
ports avec les grands-parents, et vice versa» C'est la 
partie la plus remarquable et la plus caractéristique 
du livre, en ce sens que, si l'on s'amusait à alterner, 
page par page, entre Tristesses et Sourires et Mon- 
sieur, Madame et Bébé, il serait facile de prouver que 
l'un de ces deux ouvrages est une réaction contre 
l'autre; que l'auteur semble avoir pris soin de se 
réfuter lui-même, de rendre au mariage sa dignité, 
à l'épouse le sentiment de ses devoirs, à l'enfant le 
droit de ne pas être traité comme un joujou, à Roméo 
et à Juliette la chance d'être un jour Philémon et 
Baucis. Il n'y a pas jusqu'à ce mot de Bébé — dont 
M. Gustave Droz a fait la fortune, — que la baronne 
d'Orchamp ne s'efforce de ruiner, comme indigne 
des vraies prérogatives de l'enfance. 

Elle n'y va pas de main morte, cette vaillante 
baronne, vengeresse des affronts subis par le régime 
où sa grand'mère était jeune ! Nous persuadera-t-elle 
aussi aisément, lorsqu'elle maudit les chemins de fer 



158 SOUVENIRS d'un V1£UX CRITIQUE 

et le télégraphe? Ne serons-nous pas tentés xie lui 
répondre: « Pariez pour vous, grande damel Vous 
regrettez le temps où trois bons chevaux de poste 
conduisaient votre berline armoriée; mais, pour nous, 
pauvres diables, qui n'avions que la diligence, et, en 
nos jours de luxe, la malle-poste, quel ennui et quelle 
fatigue, ces cinq jours et ces quatre nuits pour aller 
de Paris à Marseille I Le télégraiphe, j'en conviens, 
outre que ses poteaux et ses fils gâtent le paysage et 
asphyxient les hirondelles, a des férocités de bour- 
reau et des éclats de coup de foudre. Son laconisme 
redoutable produit parfois des effets de couperet; il 
tranche les têtes comme il tranche des syllabes. 
Insoucieux des transitions, des préparations, des 
mteagements et des périphrases, il peut, en un mo- 
ment, porter le désespoir dans une fanûUe heureuse, 
changer en robe de deuil la robe rose, sécher le bou- 
(fuet de la iiancée, ouvrir dans les yeux d'une mère 
nne intarissable source de larmes; sans compter qu'il 
fait un tort énorme au style épistolaire, et rendra de 
plus en plus difficile le rôle de nos futures Sévignés. 
Eh bien, essayez de supprimer le télégraphe, et vous 
m'en direz des nouvelles; ou plutôt vous ne m'en 
direz plus ; elles vous arriveraient trop tard. » 

Si j'indique ce menu détail, c'est qu'il va m'aider à 
conclure et à pénétrer un peu plus avant dans ce 
livre dont la surface est délicieuse. En poussant à 
bout, à Textrème, l'esprit de réaction qui anime et 
inspire si bien la baronne d'Orchamp, M. Gustave 
Droz a-t-il voulu simplement créer un type, un carac- 



GUSTAVE DROZ 151^ 

ière, comme il eût fait dans mi roman, et, se passion- 
nant pour son œuvre^ a-t-il fini par donner raison à sa 
baronne contre son public d'il y a quinze ams, contre 
son siècle, contre les idées dominantes, contre lui- 
même peut-êtro? Son goût délicat, sa finesse de tact, 
l'élégance native de son esprit et de son talent, toutes 
ces qualités exquises qu'il n'avait pas réussi à gâter^ 
se sont-elles énergiquement révoltées contre les tur- 
pitudes présentes, et Tont-elles j^ à Textrémité 
contraire, pour être plus sûres d'être dans le vrai? 
Devons-nous voir dans Tristesses et Sourires l'indice 
d'une conversion véritable, dans la stricte acception de 
ce mot aussi nécessaire aux pécheurs qu'odieux aux 
rentiers; quelque chose comnate une jolie miniature 
d'après le grand tableau d'église signé Paul Féval? 
Est-ce une évolution littéraire en l'honneur et au 
profit de tout ce qu'insulte et salit la littérature ac- 
tuelle? Est-ce un éclair, un coup de tonnerre sur le 
chemin de Damas ? 

Je me souviens que M. Guizot, après avoir r^Klu un 
juste hommage à la beauté, au charme, à la vertu, à 
la grâce, à la bonté de madame Récamier, ajoutait 
en se ravisant: <« Qu'en aurait dit La Rochefoucauld ? » 
— Je ne puis oublier que Sainte-Beuve, à l'époque où 
il m'appelait son ami et où j'avais la naïveté d'aspirer 
à l'honneur d'être son élève, me répétait souvent: 
« Surtout ne soyez pas dupe! » Avant de répondre 
aux points d'interrogation que j'ai posés, je suis 
arrêté par deux vétilles: il me fiemble que, dans le 



460 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

premier zèle d'un nouveau converti, le très spirituel 
écrivain aurait dû supprimer sur la couverture de son 
volume la 25* édition ô! Autour d'une Source, roman 
hostile, sinon à la religion, du moins aux pieuses 
croyances de la majorité des catholiques. Secon- 
dement, je suis importuné par une phrase que je 
rencontre à la page 313 : 

« A parler proprement, sens commun veut dire 
opinion publique. C'est le suffrage universel tout 
craché. Aristide le Juste n'avait pas le sens commun; 
Galilée non plus; Jésus-Christ pas davantage. Mais, 
en revanche, le joli bouquet d'ivrognes et de bracon- 
niers qui compose votre conseil municipal le possède 
souverainement. » 

Dans le langage vraiment et sérieusement chrétien, 
il est permis de placer Jésus-Chris entre deux larrons, 
— pourvu qu'il y en ait un bon, — mais non pa? 
entre deux grands hommes; il suffit d'un peu de 
mauvaise volonté, d'une -simple distraction, pour se 
figurer que l'auteur n'a prodigué au divin Sauveur les 
plus beaux titres de gloire qu'afin d'humaniser sa 
divinité et de jeter au pied de sa croix des fleurs 
moins célestes que celles du Calvaire. Nous n'en avons 
eu que trop, — à commencer par le plus patelin et le 
plus célèbre de tous î — de ces panégyristes mielleux, 
toujours prêts à saluer, chapeau bas, le Dieu fait 
homme, à condition qu'on ne le reconnaîtra plus quo 
pour un homme fait Dieu! 



GUSTAVE DROZ 161 

N'importe I Ce n'est là qu'une note fausse ou d'une 
justesse suspecte, dans une symphonie ravissante, 
dédiée aux honnêtes gens et surtout aux honnêtes 
femmes. C'est à elles que l'on s'est adressé déjà, et 
que je m'adresse à mon tour, en leur disant: « On 
prétend que, depuis quelques années, vous avez en 
courage le parti du mal. Soyez cette fois du parti du 
bien. Prenez sous votre patronage ces tristesses qui 
seront un jour vos tristesses, ces sourires qui sont 
aujourd'hui vos sourires ;^sans quoi, mesdames, nous 
douterons, non pas de votre vertu, mais de votre 
mfluence. » 



GUSTAVE CLAUDIN 

Mes Souvenirs. — (Les boulevards de 1840 à 1871.) 



Voici un de ces livres charmants que le vieux cri- 
tique peut se réserver pour ses jours de migraine ou 
de rhumatisme; mon article va se faire tout seul, à 
Taide de mes souvenirs combinés avec ceux de Gustave 
Glaudin. Les miens seraient peut-être moins débon- 
naires que les siens ; mais il faut tenir compte de la 
différence des situations et des âges. J*ai toute sorte 
de droits ou du moins de prétextes pour être un 
vieux grognard de la littérature ; aussi grognard que 
pouvait Tetre un invalide de 1815, gelé àlaBérésina, 
brûlé à Moscou, amputé à Leipsick et enrichi d'un 
nez d'argent après Waterloo. Gustave Glaudin a la 
physionomie heureuse de sa causerie et de ses ou- 
vrages. Il ressemble à Fechter, TArmand Duval le 
plus séduisant qui ait jamais donné la réplique aux 
innombrables Marguerite Gautier qui ont succédé ou 
succèdent, sans régaler, à madame Eugénie Doche» 
Moi, je me nomme bien Armand; mais, si je préten- 
dais m'appeler Duval, je boirais immédiatement un 
bouillon. Il est aimable, spirituel, amusant, amusé^ 



GUSTAVE GLAUDIN 163 

sympathique; on l'aime, on le lit, on Tacheté; le 
brave Achille, de la LibraiHe Nouvelle^ lui sourit 
comme à un de ses auteurs les plus demandés. Théo- 
phile Gautier, Paul de Saint- Victor, Xavier Aubryet, 
qui détestaient les ennuyeux et les imbéciles, ont été 
ses amis intimes. Il signe Eurotas, dans le Moni- 
teur, de piquants Courriers de Paris, et ce n'est pas 
à lui que ce pauvre Casimir Delavigne, aujourd'hui 
si complètement oublié, adresserait ce vers, célèbre 
dans son temps : 

Ëurotas! Eurotas! qu'as-tu fait de tes roses? 

Gustave Claudin lui répondrait qu'il en a fait Trois^ 
roses dans la rue Vivienne, un de ses romans les 
mieux réussis. 

D'ailleurs, aimant passionnément les lettres, vivant 
en bon et loyal camarade avec tous ses confrères, il 
lui serait difficile d'être malin sans passer pour 
traître. Et puis ne vous semble-t-il pas que nous 
entrons dans une phase de conciliation universelle? 
Ne venons-nous pas de voir l'Académie française pré- 
férer à un grand poète l'auteur sifflé de Guillery et 
de Gaetanay uniquement pour pratiquer le précepte 
évangélique du pardon des offenses? M. Henri Roche- 
fort, dans une de ses boutades intransigeantes, pré- 
tendait que Clémence est un nom de femme de- 
chambre. L'illustre compagnie vient de prouver que 
c'est aussi un nom de douairière. 

Dès lors, pourquoi Gustave Claudin, que personne 



164 SOUVENIRS d'un vieux critique 

n'a offensé, ne serait-il pas bienveillant? Cette mé- 
thode lénitive a du bon, et je vais le prouver au 
moyen de trois noms bien différents: Lamartine, 
Napoléon III et... le vicomte d'Arlincourt. 

Des hommes d'esprit et de plume, qui ont pardonné 
à Lamartine d'avoir contribué, pour sa large part, à 
Tavènement de la seconde République et du suffrage 
universel, refusent de lui pardonner d'avoir méconnu 
Alfred de Musset. Je cède la parole à Gustave Glaudin. 
Cette page est curieuse et charmante : 

« M. de Lamartine... travaillait alors à son Cours 
familier de littérature. Je lui proposai d'écrire sous 
sa dictée, ainsi que je l'avais fait autrefois. Il 
accepta , parce que j'écrivais avec une rapidité 
prodigieuse. Il dictait sans jamais chercher un mot; 
on ne peut se faire une idée de la fécondité de 
son esprit. Il était assis sur un grand canapé près de 
la cheminée, ayant à ses pieds un lévrier sans poils, 
le dernier descendant de ceux qu'il avait apportés de 
Grèce et qui descendaient, dit-on, de ceux d'Hippo- 
lyte, fils de Thésée. Il se bourrait le nez de tabac 
et, cela fait, allumait un petit cigare. Après en avoir 
tiré trois bouffées, il éprouvait le besoin de se mou- 
cher. Alors, il jetait son cigare, se mouchait, se 
rebourrait le nez de tabac, puis allumait un autre 
cigare, et cela pendant une ou deux heures. Après la 
séance, il y avait dans la cheminée vingt ou vingt- 
cinq cigares à peine entamés. C'est ainsi que je l'ai 
toujours vu travailler. 



GUSTAVE GLAUDIPC 165 

» Dans l'entretien familier que j'écrivais sous sa 
dictée, il s'occupait d'Alfred de Musset, et lui rendait 
à peu près justice. Je sais pourquoi je dis cela. 
M. de Lamartine ignora Musset pendant longtemps, 
malgré l'ode qu'il lui avait dédiée (n'était-ce pas 
plutôt une épître?), et avait eu le tort de croire, 
en compagnie de quelques imbéciles, qu'il n'était 
qu'un officier de cavalerie légère tournant le vers 
avec facilité... » 

Ici, j'ouvre une parenthèse, et je rappelle un détail 
que Gustave Glaudin, trop jeune, — le beau défaut! 

— n'a peut-être pas recueilli. En 1836, Alfred de 
Musset publia, presque en même temps, dans la 
Revue des Deux Mondes, — 15 avril et 1*' mars 1836, 

— sa Lettre {sic) à M. de Lamartine, «t son unique 
article sur le Salon. Nous savons tous par cœur 
radmiï*able lettre à Lamartine, supérieure, selon moi, 
à la Méditation que le grand poète avait adressée à 
lord Byron. Mais l'article sur le Salon de 1836, beau- 
coup moins connu, contient des révélations — j'allais 
dire des confidences singulières. On croirait à un 
prélude de conversion. Musset, à peine âgé de vingt- 
cinq ans, se posait presque en pécheur repentant, qui 
a jeté sa gourme. Parlant d'un tableau de mon ami 
Decaisne, le peintre préféré de Lamartine, il écrivait: 
« Durant les premiers jours où je visitais le Musée, 
je consultai un de nos poètes, — et, si je ne craignais 
de le nommer, j'ajouterais que c'est le plus grand de 
tous. — « Dites hardiment, » me répondit-il, « que 



166 SOUVENIRS d'un vieux critique 

» VAnge gardien^ de Decaisne, est un des plus beaux 
» tableaux du Salon. » PàÎB, après avoir donné àTar- 
tiste quelques sages conseils, il ajoutait : « Le temps 
n'est pas loin où le romantisme ne barbouillera plus 
que des enseignes (I) ; si j'adresse à M. Decaisne, que je 
ne connais pas, ces conseils, un peu francs peut-être, 
c'est que j*ai été, sur une autre route, assurément 
plus dans le faux que lui, » 

Remarquez que Musset, à cette date, avait déjà 
publié, outre les Contes d'Espagne et d^Italie, la 
meilleure moitié de ses jolis Proverbes, la Coupe et 
les Lèvres, Namouna, Rolla, A quoi rêvent les jeunos 
filles, la Confession d'un enfant du siècle, les célèbre? 
Stances à la Malibran, la plupart des poésies qui 
composent le volume désormais immortel de 1840; 
^n d'autres termes, sauf les Nuits, à peu près tout W. 
bagage que les dix volumes in-quarto n'ont pa^ 
réussi à écraser de leurs stériles magnificences. Donc, 
s'il faisait ainsi bon marché de ses délicieux péch^'s 
de jeunesse, s'il écrivait en tête de son livre d'or : 

Mes premiers vers sont d'un enfant, 

Les seconds d'un adolescent, 

Les derniers à peine d'un homme! 

Lamartine, chez qui le critique fut sans cesse enlevt» 
à cinquante lieues aur ic^sus du sol par ses ailes de 
poète, n'était-il pa*' excusable de prendre au mot sou 
jeune rival, et d'kttendre, pour le juger, — pour le 
connaître, — cette conversion, cette métamorphose 



GUSTAVE CLAUDIN 167 

qui n'est jamais arrivée, surtout si, comme pour leK 
trois quarts des lettrés de cette époque, Musset res- 
tait pour lui l'auteur de la Ballade à la Lune, de 
Mardoche, de la Marchesa d^Amaëguy, c'est-à-dire de 
cavalières équipées plutôt que de poésies dignes 
d'être prises au sérieux? Notons, comme trait final, 
qu'il est probablement très heureux qu'Alfred de 
Musset, après avoir été — c'est lui qui le dit — 
encore plus dans le faux que le pauvre Decaisne, 
n'ait pas poussé trop loin sa conversion et sa péni- 
tence. Aspirant au prix de sagesse, menant de front 
ses mortifications et sa décadence, il eût fait concur- 
rence à Ponsard et à l'abbé Delille. Ma digression 
m'a mené trop loin. Je reviens à mon texte : 

« M. de Lamartine, nous dit Gustave Claudin, con- 
sacra à Musset le dix-huitième et le dix-neuvième 
entretien de son Cours familier de littérature. Dans le 
dix-huitième entretien, il parlait de Musset avec ce 
charme, cette élégance, cette grâce qui firent de lui 
un des plus grands prosateurs de notre langue. Il le 
louangeait certainement; mais, au bout de toutes ses 
louanges, il y avait des réserves et des restrictions. 
Ainsi il disait: «Vive la jeunesse, mais à la condition 
» de ne pas durer toute la vie ! » Je trouvais cette 
réflexion dure, appliquée à un poète mort tout 
jeune... Loin de se fâcher, M. de Lamartine me remer- 
cia, et résolut tout de suite de lui consacrer un second 
entretien. Alors il interrogea ses souvenirs, et il se 
rappela qu'il n'avait pas remercié Musset de l'ode qu'il 



168 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

lui avait adressée, ni publié la réponse en vers qu'il 
lui avait faite. Ces vers étaient restés pendant des 
années enfouis dans un tiroir à Mâcon. Il en a fait 
lui-même Taveu. » 

Ces lignes sont suivies d*un très éloquent et très 
émouvant passage de ce dix-neuvième Entretien, que 
nous devons évidemment à Theureuse intervention de 
Gustave Claudin, et où Lamartine prie Musset défunt 
de lui pardonner du sein de son Elysée actuel. Il ne 
lui avait pas répondu, parce qu'il ne Favait pas lu. 

We regardons pas de trop près et passons à Napo- 
léon III. La scène est exquise et mériterait, à elle seule, 
de faire le succès du livre. Il s'agit d'écrire une bio- 
graphie de l'Empereur, entré dans sa phase de déclin 
et déjà harcelé par le lantemier Rochefort (1869). 

« — J'approuve votre projet, me dit l'Empereur; 
racontez ma vie; ne cachez ni mes misères ni mes 
défauts; dites que j'ai été malheureux, fugitif, sans 
ressources et couvert de dettes. Je puis bien l'avouer, 
maintenant que j'ai pu réparer tous mes torts ; surtout 
épargnez-moi ces flagorneries, que, pour me plaire, 
on me décerne dans des journaux très dévoués, je le 
sais, mais qui me nuisent auprès de ceux qui ne sont 
pas pour moi. » 

Après avoir, en quelques mots, déclaré qu'il 
approuve les mesures de rigueur prises contre lui 
par le gouvernement de juillet, il ajoute : « Pendant 
ce voyage en Amérique, je suis resté presque tout le 
temps à New-York. J'avais pour compagnons mon 



GUSTAVE CLAUDIN 169 

cousin Pierre Bonaparte (hélas!) et le marquis de 
Gricourt, aujourd'hui sénateur (holàl). » 

Ici nouvelle halte. Pendant mes années de collège, 
j'ai connu la famille de ce jeune et brillant Raphaël 
de Gricourt, qui avait vraiment la tournure et la 
figure d'un héros de roman. Il était, lui aussi, de 
lignée légitimiste. Sa mère, si mes lointains souvenirs 
ne me trompent pas, était la sœur aînée de l'abbé de 
Borie, dont j'ai parlé à propos de la Vie de monsei- 
gneur Jhtpanloufy par M. l'abbé Lagrange, et cousine 
de l'abbé de Moligny, qui fut un des premiers précep- 
teurs du comte de Chambord. Je crois bien que tous ces 
abbés auraient eu souvent à sermonner le beau 
Raphaël, qui n'était pas précisément un ange. En 
songeant à son passé» il a dû maintes fois s'étonner 
que ses jolies fredaines de jeunesse eussent fini par 
faire de lui le collègue du cardinal-archevêque de 
Bordeaux et du cardinal-archevêque de Rouen. 

« — C'est avec Gricourt que j'étais dans une des 
plus belles avenues de New-York, errant et m'en- 
nuyant, lorsque j'aperçus écrit en anglais sur l'enseigne 
d'un changeur: « On demande des napoléons pour 
» des souverains. » — « Gela, dis-je à Gricourt, 
» m'irait parfaitement. » 

Et cela me va si bien, le mot est si ravissant, que 
je soupçonne Glaudin de l'avoir fait. Des napoléons 
pour des souverains ! N'est-ce pas l'histoire de notre 
siècle à deux différentes reprises? Le voilà, pauvre, 

10 



170 SOUVENIRS b'uN VIEUX CRITIQUE 

errant, proscrit, déclassé, séparé de la France par 
l'immensité de l'Océan, ce prince que Ton dirait la 
fausse monnaie d'un napoléon. Déjà la fatalité l'a 
marqué au front pour être un porte-couronne. Mais 
la couronne sera trop lourde pour sa tête appesantie 
et affaiblie. H succombera sans qu'on sache si ce 
napoléon était du métal dont on fabrique les sou- 
verains, ou si ce souverain aurait dû rester napoléon. 
Ce que Ton sait mieux, ce qui nous rend plus cruelles 
nos humiliations présentes, c'est que le souverain 
vaut vingt-cinq francs, que le napoléon n'en vaut que 
Vingt, et qu'il y a eu, dans ce siècle qui finit si mal, 
une période de quinze années où tous les souverains 
de l'Europe ne valaient pas un Napoléon. 

Une transition plus naturelle que légitime me con- 
duit à la page 248: « Enfin, il en est encore une dont, 
je ne puis taire le nom, devenu historique. Je veux 
parler de Marguerite Bellanger. Elle avait une beaut^é 
piquante. Il semblait qu'on avait vu cette figure-là sur 
les lames d'un éventail. Elle était admirablement faite 
et possédait une taille idéale. Un jour, ce fut une tête 
couronnée qui la regarda; on sait le reste. Mais, au 
beau temps du Grand-Seizey la belle Marguerite avait 
eu déjà des faiblesses pour Daniel Wilson. Il était 
écrit que ses adorateurs devaient habiter des palais. » 

r 

Ce beau Daniel, qui hantait alors la fosse aux lions, 
mais ne plaidait pas pour la chaste Suzanne, a aujour- 
d'hui une autre Marguerite à aimer, et celle-ci ne 
l'expose point à la surveillanco d'un conseil judiciaire. 



GUSTAVE CLAUDIN I7i 

H est probable qu'il n'aimait pas la première Mar- 
guerite comme sa iSUe, mais comme une fille. 

Le 18 juillet 1864, un de mes amis les plus intimes 
écrivait de Vichy à un autre de mes amis: « Nous 
avons ici un Empereur, un Roi (des Belges), madame 
Claude Vignon et beaucoup d'ecclésiastiques. Le plus 
remarqué s'appelle Vabhé Langé. » Pardon! je ne le 
ferai plus. 

Et le vicomte d'Arlincourt? Croyant devoir alléger 
le cahier des charges delalittérature légitimiste, j'avais 
depuis longtemps lâché cet excellent homme, qui se 
fâchait lorsqu'on l'appelait le clair de lune de M. de 
Chateaubriand, et qui n'en était pas même la nébu- 
leuse. Je me souviens que, pendant Thivçr de 1850^ 
quand j'écrivais dans l'Opinion publique et dans la 
Mode, je rendis compte, dans le journal d'Alfred 
Nettement, d'une des brochures les plus empanachées 
du chevaleresque vicomte, intitulée : Dieu le veult! 
(Hélas! Dieu ne le voulait pas, et ne l'a pas voulu!) 
Tout en réprimant une forte envie de rire, j'avais 
épuisé toutes les épithètes admiratives, toutes les for- 
mules de l'enthousiasme, toutes les effusions de l'ex- 
tase. Ayant à me répéter dans laMode, je cherchai des 
variantes; mais, n'en trouvant plus que de médiocres 
et de tiè les, je ne sais comment je fus amené à dire, 
on finissant, que, « par la vigueur de ses arguments 
et la splendeur de soii style, le noble écrivain sem- 
blait demander et était sûr d'obtenir grâce auprès des 
lecteurs les plus récalcitrants ». — Grâce ! J'aurais 



172 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

eu besoin de la musique de Meyerbeer, chantée par 
la princesse Isabelle, pour désarmer le susceptible 
vicomte. Grâce ! ce mot si doux qui rappelle aux païens 
les plus aimables visions de la Grèce poétique, aux 
chrétiens le plus désirable état de Tâme, aux 
assassins les plus économiques largesses de M. Jules 
Grévy, n'eut aucun succès auprès de M. d'Arlincourt. 
Il vint se plaindre dans nos bureaux; son toupet 
défrisé se dressait sur sa tête. Ni sa cause, disait-tl, 
ni sa plume n'étaient faites pour demander grâce à 
personne. Il aurait pu dire ses plumes, d'abord 
parce que le paon en a plusieurs, ensuite parce que 
c'était par distraction sans doute qu'il ne nous apparut 
pas coiffé du chapeau de Bellegarde, dans le tableau 
de Gérard» 

Je rédigeai, séance tenante, l'amende honorable ci- 
jointe, dont il eut la bonté de se déclarer satisfait: 

« En parlant de l'admirable brochure de M. le 
vicomte d'Arlincourt, — Dieu le veult! — je me suis 
servi d'un mot bien impropre. L'illustre auteur du 
Solitaire t d'Ipsiboe, du Brasseur-Roi, traduits dans 
toutes les langues, (A part : Excepté dans la sienne !) 
connaît et pratique trop bien l'art d'écrire pour 
ignorer que les répétitions trop accumulées sont 
traitées de négligences. Mais j'aurais dû me souvenir 
que Bossuet, le maître de M. d'Arlincourt comme de 
tous nos grands écrivains, ti'a pas craint de répéter 
sept fois, dans une phrase de dix lignes, les mots 
majesté, majestueux. Fort de cet immortel exemple, 



GUSTAVE CLAUDIN 173 

j'aurais répété les mots de merveille, de génie, d'ad- 
miration, d'enthousiasme, de chef-d'œuvre. M. d'Arlin- 
court est si bon, que, pour cette fois, il m'aurait peut- 
être pardonné. » 

Eh bien, Gustave Glaudin, lui aussi, est si bon, — 
si spirituellement bon, — qu'il a trouvé moyen de 
tirer parti de M. d'Arlincourt, et cela de la façon la 
plus persuasive et la plus aimable. « H se ridiculisait 
lui-même, nous dit-il, quand il écrivait, en prose: 
« Déjà du jour la sixième heure avait sonné. » — Mais 
il ne se ridiculisait pas quand, dans le Solitaire, il 
s'écriait : « Hélas I au cœur déchiré par la douleur et 
brisé par l'adversité, un ciel pur et serein, un site 
riant ne semblent-ils pas une amère dérision? Ah! 
quelques regrets que puisse laisser ici-bas le génie 
éteint ou le juste disparu, le ciel ne lui accorde pas 
une larme, la terre pas un soupir. La nature poursuit 
sa marche accoutumée, indifférente pour l'homme 
qui la croit faite pour lui. Elle ne remarque pas plus 
sa naissance qu'elle ne s'occupe de sa mort. » 

Avouons que, si l'on rencontrait ces lignes dans 
René ou dans Obermann, on admirerait. Au surplus, 
les cinquante éditions du Solitaire sont moins fantas-- 
tiques que ne le prétend la légende, et madame 
d'Arlincourt, ce jour-là, n'eut pas besoin d'acheter 
en cachette ce que le public achetait avec furie. Le 
succès fut immense, européen; les traductions abon- 
dèrent. Cinq ou six théâtres s'emparèrent du roman 

10. 



174 SOUVENIRS d'un vieux C|IITI<3UE 

en vogue. Carafa le mit en musique. Vous trouveriez 
(mçore, dans nos vieux châteaux de province, sur 
quelque étagère poudreuse, les deux volumes in- 
douze qui nou? racontent la mystérieuse histoire de 
TErmite du Mont-Sauvage, et j'ai connu à Marseille, 
une honnête famille où l'aïeule, la grand'mère, la 
mère et la fille s'appelaient .toutes les quatre Elodie,. 
on l'honneur de l'héroïne du Solitaire. 

J'ai choisi trois noms dans le riche médaillier de* 
Gustave Claudin, pour mieux prouver qu'aucun de ses- 
Souvenirs ne s'était aigri en vieillissant. Mais quelle- 
gerbe, ou plutôt quelle opulente moisson j'aurais pa 
cueillir à chaque page de son livre I II n*y a pas eu,, 
pendant ces fécondes ou orageuses années qui vont 
de 1840 à 1871, un personnage en relief, un acteur 
ou une comédienne en vedette, un poète lu, un auteur 
applaudi, un viveur à tous crins, un dandy kl» mode,- 
un orateur éloquent, un journaliste influent, un poli- 
tique arrivé, parvenu ou tombé, une femme galantOr 
ou, comme dirait M. Prudhomme, une brillante hé- 
taïre, un compositeur, un virtuose, un sculpteur, un 
peintre, une célébrité quelconque, maîtresse de trois 
siècles ou de vingt-quatre heures, en or pur ou en 
chrysocale, en diamant ou en strass, en marbre ou 
en argile, qui ne passe dans cette lanterne magique,: 
dont le magicien. Dieu merci! n'a pa«s oublié d'éclairer 
sa lanterne. On est entraîné avec lui dans cette ronde 
prodigieuse, dont un malin diable pourrait faire una 
ronde du sabbat, et où figurent Thiers et Emile de 



GUSTAVE CLAUDIN 17S 

Girardiu, le duc de Gramont-Caderousse et le prince 
Paul Deniidoff , Gambetta et Béranger, Jules Favre et 
Clément Laurier, Eugène Sue et Sainte-Beuve, Roger 
de Beauvoir et Nestor Roqueplan, Ernest Picard et 
Proudhon, OdilonBarrot et Dupont (de l'Eure), Rachel 
et le docteur Véron, Gabarus et l'abbé Coquereau, 
Méry et Léon Gozlan, Esther Guimont et Blanche 
d'Antigny, Marie Duplessis et Esther de Bongars, 
Dujarfier et Lôla Moptès, Louis Blanc et Pauline 
Montessu, Déjazet et AnnaDelion; tous les héros et 
toutes les héroïnes du Premier-Paris et de la tribune, 
du feuilleton et de la nouvelle à la main, delà comédie 
et du drame, des coulisses et du boudoir,, du balcon 
de l'Opéra et du perron de Tortoni, des joyeux sou- 
pers et des duels tragiques, des passions éphémères 
et des amours vénales, du boulevard le plus parisien 
et à\\ parisi^me le plus raffiné, du café de Paris et 
du Grand'Seize , du café Foy et de cette rotonde 
du café Jiiche où Gustave Claudin donnait, l'autre 
jour, rendez-vous aux trois cent mille lecteurs du 
Figaro pour ressusciter à leurs yeux toute une géné~ 
ration de rimerurs; de flâneurs,, de noctambules; de 
causeurs, d'artistes, de bohèmes, de conteurs, de 
surnuméraires, d'avocats, de buveurs de chopes ,^ 
d'hommes d^État en expectative. Je pourrais lui 
adresser quelques chicanes — des minuties, des 
vétilles. L'excellent Ballanche n'a jamais eu de parti- 
cule; l'acteur chargé du rôle aristophanesque du 
serpent à lunettes, dans la Propriété, c^est le vol, ne 
s'appelait pas Belaunay, mais Delannoy ; l'artiste 



176 SOUVENIRS d'un vieux critique 

éminent qui a créé, au Théâtre-Français, le Marat de 
Charlotte Corday, le Richelieu de Diane ^ le Phi- 
lippe 11 de Don Juan d'Autriche, le Chatterton 
d'Alfred de Vigny et le mari de la Fiammina, ne se 
nomme pas Jeoffroy, mais Geffroy. Enfin, ce n'est 
pas à rOdéon, c'est au Vaudeville — ^Bocage, Lagrange, 
Allié, mesdames Chambéry, Eugénie Saint-Marc — 
que fut joué, en 1854, le Marbrier, d'Alexandre 
Dumas : un chef-d'œuvre I et quel beau rôle il y 
aurait là pour notre cher Lafontaine, au lieu de cette 
panne, de cette vieille ganache de papa Duvall Mais 
ce sont là des critiques minuscules, des coquilles 
peut-être. J'aime mieux, avant de conclure, regarder 
de plus haut ce livre si intéressant, si curieux — et 
si triste. 

Oui, si triste. Où sont-ils, ces favoris et ces favo- 
rites de la vie élégante, du succès facile, du feu 
d'artifice en permanence, de. l'improvisation éblouis- 
sante, de la littérature à fond de train, des nuits 
illuminées de cent bougies et arrosées de vin de 
Champagne? Où sont-ils, ces habitués du salon de 
madame Emile de Oirardin, qui lui promettaient 
l'immortalité en se réservant de la partager avec elle? 
Où sont-ils, ces étincelants causeurs du Divan Le 
Peletier, ces convives de la rotonde du café Riche, 
que Gustave Claudin a retracés d'un crayon si juste et 
si fin? Je les ai connus presque tous; le temps a fait 
un pas; je me retourne, et je ne- vois plus que des 
fantômes ; je n'aperçois plus que des noms inscrits sur 
des tombeaux et à demi efflacés déjà ou étouffées par 



GUSTAVE CLAUDIN 177 

Therbe des cimetières. Heureux encore, heureux, parmi 
ces disparus, ceux dont le nom dit quelque chose à la 
génération actuelle, sauf à ne rien dire aux généra- 
tions futures I Heureux ceux qui ont fait quelque 
œuvre utile ou du moins n*ont rien fait de nuisible ! 
Heureux surtout ceux qui se sont ménagé quelques 
années de recueillement et de retraite entre les der- 
nières caresses de la vanité ou de Tamour et la caresse 
suprême de cette dame blanche, un peu maigre, dont 
parle Chateaubriand! Chateaubriand! Je le main- 
tiendrais, malgré tout, au premier rang de nos grands 
écrivains, quand même il n'aurait écrit que cette 
phrase : 

« Comment Thomme peut-il s'attacher à quelque 
chose en ce monde, lui qui doit mourir? » 



OCTAVE FEUILLflT 



La Veuve, — Le Voyagew\ 



Ce n'est pas un éloge que je veux adresser au 
nouveau roman de M. Octave Feuillet; à quoi bon? 
L'éloge est unanime, et le succès a pris, dès le premier 
jour, des proportions vengeresses. Ce que je lui dois, 
c'est un remerciement. Il m'a réhabilité à mes propres 
yeux et réconcilié avec moi-même. J'en étais venu, 
depuis quelque temps, à me demander s'il n'y avait 
pas, pour chaque génération, une littérature nouvelle, 
et si les critiques d'un autre âge, que la mort oublie, 
ne feraient pas mieux de battre en retraite que de 
s'escrimer* contre des ouvrages, probablement fort 
beaux, puisqu'ils ont des admirateurs, mais que l'on 
n'a pas le droit de discuter, quand on n'a plus l'esprit 
de les comprendre. Que dire ou ne pas dire, lorsque 
l'on voit des jeunes gens spirituels et lettrés, lauréats 
de concours ou sortis de l'école normale, nourris 
de la moelle léonine des plus grands génies de la 
Grèce et de Rome, saluer comme -chefs-d'œuvre des 
livres qui me semblent, à moi, immondes, hideux, 
malpropres, ennuyeux, assommants, illisibles? Que 



OCTAVE FEUILLET i79 

faire, lorsque, songeant aux meilleurs* romans de 
mon époque, je nomme tout bas la Maison de 
Penarvan, le Marquis de Villemery M, de C'amors, le 
Fils de CoraliCy VAbbé Constantin et que Ton me 
répond Germinie Lacerteux (une ordure) , V Éducation 
sentimentale (un bâillement), et Bouvard et Pécuchet 
(une mystification)? Quel parti prendre ou ne pas 
prendre, lorsqu'un jeune homme, plein de talent 
d'aflleurs, devenu le Benjamin de l'école naturaliste^ , 
m'arrache à la société de femmes aimables et de 
gentlemen YÀ^n élevés, à l'étude des passions et des 
sentiments dont le roman d'auti'efois ne pouvait. se 
passer, pour murmurer à mon oreille : « Laissez là 
ces antiquailles ! Je vais vous moAtrèr quelque chose 
de bien plus eu» ieux, de bien plus intéressant pour 
mes élégantes lectrices: dans une ferme normande, 
ou plutôt un taudis, entre une mare infecte et un tas 
de fumier, à deux pas de la loge à cochons, Tagonie 
d'un vieux paysan, avec les plus agréables détaila de 
râlé, de hoquets, d'odeurs sui generis; agonie qui ne 
va pas assez vite au gré de la fille et du gendre, forcés 
d'ajourner l'enterrement, de congédier les invités, et, 
ce qui est pire, de faire doubles frais de gâteaux et de 
cidre; ou bien, si ce vieux paysan vous semble encore 
trop humain, les derniers moments d'un vieux cheval 
que son gardien — un abominable voyou ! — attache 
de court,, pour qu'il meure de faim au milieu d'uneplan- 
tureuse prairie. Voilà ce qui est palpitant d'actualité 

> - - • 

i. M. Guy ilo Maupassant. 



180 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

voilà ce qui mérite de fixer rattention du moraliste, 
du physiologiste, de l'observateur, du dilettante, de 
la patricienne, des héros et des héroïnes du chiCy du 
psehutt, du tschock ou du vHan, et non pas|la question 
de savoir par quelles gradations invisibles un cœur 
qui s'est refusé peut finir par se donner, ou un cœur 
qui s'est donné peut finir par se reprendre I » 

Certains vieillards deviennent sourds» Pourquoi n'y 
aurait-il pas une surdité intellectuelle, 'comme il y a 
ime surdité physique? pourquoi n'arriverait-il pas un 
moment où la langue que l'on entend — sans l'entendre 
— vous fait l'effet d'une échappée de la Tour de 
Babel, où la littérature que l'on essaye de juger vous 
semble être traduite du russe en allemand, ou de 
l'espagnol en anglais, ou du hottentot en iroquois? 
N'est-il pas plus simple alors de clore le débat en 
disant: « C'est moi qui suis l'Iroquois? » 

Abstulit hune ienéem!.,. Trois pages de la Veuve 
m'ont suffi pour constater que je n'étais pas encore 
tout à fait sourd, qu'il y avait encore des beautés 
que je savais admirer, que j'étais capable de me 
rendre compte de la délicatesse de ces analyses, delà 
vérité de ces caractères, du charme de ce style, de 
la logique de ces sentiments, de l'étonnante souplesse, 
de la merveilleuse finesse de cette plume initiée à 
tous les secrets de V étemel féminin; que cette manière 
brève, nette, magistrale, entraînante, empoignante, 
d'aller droit au but, sans une ligne de trop, sans une 
digression ou une description inutile, en faisant tout 



OCTAVE FEtlLLET 181 

concourir à la marche fatale, nécessaire, des événe- 
ments et du récit, m'enchantait d'autant plus que 
j'avais été plus souvent soumis à un régime diamé- 
tralement contraire. Jamais le semper ad evenhim 
festina, du poète latin n'avait été traduit en un meil- 
leur français. 

Tout le monde a lu ou doit avoir lu la Veuve, Je 
n'y prendrai que le strict nécessaire pour faire res- 
sortir un éloge de chaque syllabe de mes courtes 
analyses. Deux camarades, deux amis d'enfance, 
deux voisins de campagne, Robert de la Pave et 
Maurice du Pas-Devant de Frémeuse, s'aiment comme 
deux frères. Dans toute amitié, il y a un aîné, alors 
même qu'on est du même âge. Robert^ plus robuste, 
plus ardent, plus absolu que Maurice, l'entraîne un 
soir au pied d'une croix rustique, et, là, il donne à 
leur affection fraternelle une sorte de consécration 
mystique en exigeant de Maurice un serment solennel 
d'éternelle amitié. Ils ont dix ans. 

Dès ce début, les deux caractères sont posés, l'un 
dans son exaltation fougueuse, l'autre dans sa grâce 
virile. On pressent que quelque chose d'héroïque — 
de tragique peut-être — est contenu dans ce serment 
enfantin, au pied d'une croix. 

Robert est officier de marine, Maurice, officier 
d'artijlerie. Pendant une saison à Vichy, Robert se 
prend pour mademoiselle Marianne d'Épinoy d'une de 
ces passions foudroyantes qui font croire que Ton 
n'a jamais aimé et rappellent le tnot d'Anlony : « Vous 
V. il 



182 SOUVENIRS r/UN VIEUX CRlTiOUE 

demandez combien de fois j'ai aimé?... Demandez à 
un cadavre combien de fois il a vécu ! » 

Rien de plus charmant que les commentaires dont 
Maurice accompagne la lecture de la lettre incendiaire 
où Robert lui fait part de son amour et essaye de liii 
dépeindre sa déesse. Ce n'est que de Tesprit; mais 
quel délicieux esprit! Et comme cela repose des 
duretés de la nouvelle école, qui met Tesprit à l'index y 
pour mieux rassurer ses admirateurs ! 

Robert a trois cent mille livres de rentes, et, s'il 
fait bon marché de sa figure, sa laideur robuste et 
martiale, où le marin intrépide se combine avec le 
corsaire à tous crins, n'est pas de celles qui déplaisent. 
Il est accepté d'emblée, sinon avec l'enthousiasme 
d'un amour partagé, au moins sans la plus légère 
répugnance. Le voilà marié; tellement possédé par 
son bonheur, — possideor quia possideo, — qu'il 
donne sa démission pour n'avoir jamais à se séparer 
de son adorée Marianne. — « Faute grave ! remarque 
excellemment la comtesse de Frémeuse, mère de 
Maurice ; car il y a un point d'honneur chez les femmes 
des marins, et il est très rare qu'elles se conduisent mal 
en l'absence de leurs maris. » Dans cette exquise 
causerie entre la spirituelle douairière et son fils, la 
physionomie de la belle Marianne se dessine avec 
uii relief qui va rendre vraisemblables -^ que dis-jè? 
inévitables — les événements ultérieurs. Nous ren- 
drons, en passant, hoirimàgé à là perfection des per- 



OCTAVE FEUILLET 183 

sonnages secondaires, à madame de Frémeuse, à 
madame de Combaleu, — les mères rivales, — à 
Gérard de Combaleu, à l'excellent abbé Desmortreux. 
Mais Marianne est une des créations les plus éton- 
nantes du roman contemporain, la plus inoubliable 
peut-être de toutes celles qui figurent dans la riche 
galerie féminine de M. Octave Feuillet. 

La diversité de leurs carrières a séparé les deux 
amis. La guerre de 1870 les réunit. Il y a là des pages 
poignantes où Téminent conteur a trouvé moyen 
d'être neuf après tant d'épisodes empruntés à cette 
guerre fatale. Robert de la Pave, démissionnaire 
inamorato, commande un des bataillons de mobiles 
de son département. Il est mortellement blessé, à la 
suite de la bataille de Patay ; le capitaine de Frémeuse 
a le temps d'accourir pour recueillir son dernier sou- 
pir et ses dernières volontés. La scène est admirable, 
en elle-même d'abord, et puis parce qu'elle est le 
vrai point de départ du roman. Elles sont redoutables, 
ces volontés suprêmes, sacrées par une agonie héroï- 
que, scellées par un nouveau serment, comme dans 
un reliquaire. Robert lègue à celle qui va être sa 
veuve ses trois cent mille livres de rentes. En 
revanche, il ne veut pas -^ entendez- vous bieni — il 
ne veut pas qu^elle se remarie, et c'est Maurice qu'il 
charge de lui signifier cet ordre d'outre-tombe; il 
voudrait davantage, ce possédé de l'amour qui tue, 
il voudrait que son amï s'engageât à tuer Marianne 
si elle avait l'infamie de se remarier I Sur le refus de 



i84 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

Maurice, il le conjure de lui dire que, si elle cOnvolait 
en secondes noces, son spectre lui apparaîtrait pour 
lui lancer Tanathème. Maurice, éperdu, lui jure que 
sa volonté sera faite. A présent, si vous devinez ce 
qui va arriver, je vous répondrai que c'est un mérite 
de plus; l'auteur a déployé un art si merveilleux, 
que Ton se dit à chaque page: « Anankèl il était 
impossible que ce qui va arriver n'arrivât pasi » 

Marianne n'est ni une Artémise, ni une femme 
perverse, ni une coquette vulgaire; c'est une Parisienne 
affinée, une Célimène de très haut parage et d'instincts 
très délicats, qui serait probablement restée Célimène 
aux risques et périls de son mari, si ce mari avait 
vécu, si son génie de fille d'Eve avait eu sans cesse à 
se débattre contre l'amour fougueux, la jalousie 
tumultueuse et les robustes exigences de Robert de 
la Pave. Evidemment, le sentiment d'affection raison- 
nable et de reconnaissance raisonnée qu'elle a 
éprouvé pour ce nouveau Robert le Fort, a été quel- 
que peu décontenancé par cette passion volcanique, 
ombrageuse, accapareuse, qui s'effarouchait d'un 
tour de valse et d'une toilette de bal. En d'autres 
termes, Marianne a aimé son mari tout juste assez 
pour ignorer encore ce que c'est que l'amour et pour 
être accessible à qui saurait le lui apprendre. Ce qui 
est encore plus clair, c*estque, d'avance et sur parole, 
elle a pris absolument en grippe Maurice de Frémeuse : 
premièrement, parce que les femmes, même modéré- 
ment épti€0ïï de leur ôpbtix, ne pfexivent pas souffrir 



OCTAVE FEUILLET 185 

son ami intime; ensuite, parce qu'elle se croit haïe 
de Maurice, et l'accuse de lui avoir été dès Tabord 
hostile et d'avoir blâmé la démission de Robert. 

Voilà donc la situation culminante, ou, si vous 
l'aimez mieux, le nœud gordien: ici, un jeune homme 
plus séduisant que le défunt, mieux ajusté peut-être 
aux délicatesses et aux pudeurs féminines de Marianne, 
mais hérissé de préventions contre elle et chargé 
pour elle d'une mission étrange, impérative, insolite, 
offensante, qui, une fois accomplie, doit élargir 
encore l'abîme qui les sépare; là, une femme de 
vingt-trois cuis, belle, spirituelle, aimant à plaire, 
modifiée mais non transformée par les circonstances 
particulières de son tragique veuvage, fort décidée à 
ne pas mettre le signet sur sa vingt- troisième année, 
ne s'attendant nullement au message funèbre où un 
excès d'amour prendra à ses yeux la forme d'une 
injure, mais n'ayant pas besoin de ce message pour 
se dire d'avance: « Maurice de Frémeuse, voilà 
l'ennemi I » 

S'il y a, au monde, une femme que Maurice ne 
puisse pas aimer, c'est Marianne; s'il y a, dans 
l'univers, un homme dont Marianne ne puisse pas être 
la femme, c'est Maurice. Encore une fois, un abîme, 
un océan, une immensité; et maintenant, monsieur 
le magicien, un coup de baguette! 

Oui, c'est de la magie, ce récit de deux cents 
pages où Octave Feuillet, sans négliger aucun détail 



186 SOUVENIRS d'un vieux critique 

utile à l'action, réussît à convertir l'impossible en 
vraisemblable, le vraisemblable en vrai, et le vrai en 
nécessaire. On comprend que Topulent douaire de 
madame de la Pave ne reste pas lontemps sans 
clientèle. Voilà deux mères en présence; une jolie 
comédie, prologue d'un drame; madame deCombaleu, 
tante de Marianne, mère d*vin grand garçon réjoui, 
presque beau, viveur, buveur, mangeur^ et, dans ses 
études de géométrie galante, plus habitué aux 
horizontales qu'aux perpendiculaires ; et madame de 
Frémeuse, traitant d'exagérations monstrueuses les 
sentiments chevaleresques de son fils, le puppliant 
de ne pas s'acquitter d'une mission insensée, explicable 
par le délire de la fièvre et de l'agonie ; madame de 
Frémeuse, douée d'esprit pratique, revenue des 
illusions sentimentales, et d'autant plus affriandée 
par les six millions de la belle veuve, qu'elle a passé 
sa seconde et sa troisième jeunesse à radouber tant 
bien que mal le patrimoine de Maurice, fortement 
ébréché « parles spéculations hippiques » et cavalières 
de feu M. de Frémeuse. La partie s'engage admirable- 
ment entre ces deux joueuses d'égale force. Gérard 
de Gombaleu semble d'abord avoir tous les atouts; 
sa qualité de cousin lui permet une foule de 
familiarités préparatoires; il annonce d'édifiantes 
intentions de vertu et de sagesse. D'ailleurs, qu'a-t-il 
à craindre? Dans une scène vraiment merveilleuse, 
Maurice a été irrésistiblement amené à accomplir ce 
qui l'effrayait tant. Madame de Frémeuse, exagérant 
son rôle de marieuse quand rnême^ a eu trop l'air de 



OCTAVE FEUILLET 187 

regarder comme certain ce qui lui paraît si désirable. 
Il y a eu de l'écho dans le public ; ces rumeurs sont 
revenues à Toreille de Marianne, qui laisse percer 
son indignation et son mépris pour les coureurs de 
grosses dots, Maurice se redresse sous Foutrage; afin 
de combattre cet horrible soupçon, il répète, mot 
pour mot, à la susceptible veuve les terribles instruc- 
tions dont Ta chargé Robert et le serment non moins 
terrible qui le lie. On pourrait croire que, en se réha- 
bilitant par cette confidence, il élève une barrière de 
plus entre elle et lui. Tout à Theure, il était odieux; 
à présent, il est impossible. Erreur! Rien de plus 
finement observé que le revirement qui s'opère dans 
l'âme de Marianne à la suite de cette révélation si 
imprévue. Songez qu'il faut qu'elle arrive à tendre sa 
main à Maurice et Maurice à ne pas retirer la sienne ! 

Déjà le défunt ne compte plus pour elle. En pré- 
tendant la condamner à un veuvage éternel, il est 
mort une seconde fois dans son cœur. S'il était permis 
défaire un mot avec la langue sacrée, je dirais que ce 
nouveau testament a gâté et détruit l'effet de l'ancien. 
Maurice, ému, troublé par le changement d'attitude 
de cette trop charmante femme qui passe envers lui 
d'un extrême à l'autre, sent que le péril redouble, ou 
plutôt que le péril commence; il s'éloigne, laissant le 
champ libre au cousin Gérard. Révoltée du message 
posthume, madame de la Pave se prête aux empres- 
i^ments de son cousin et de sa tante, dont le triomphe 
paraît définitif. 



188 SOUVKNIRS d'un VIKIX CRITIQUE 

Ici, quelques-unes des innombrables lectrices d'Oc- 
tave Feuillet accuseront peut-être leur romancier 
favori d'avoir poussé au noir le caractère de Marianne, 
et changé Célimène en Machiavelle. (Pourquoi ne 
serait-il pas permis de rendre à son sexe véritable le 
grand maître de roueries, de finesses, de ruses, de 
supercheries, d'intrigues, d'astuces et de fourberies?) 
Je leur répondrai avec le héros des Saltimbanques : 
« Il le fallait! » — C'était la scène à faire; elle est 
faite, et bien faite; les hardiesses ne sont fâcheuses 
que lorsqu'on ne sait pas les légitimer. 

Gérard de Combaleu, nous le savons, n'était parfai- 
tement à son aise qu'avec les jolies et faciles péche- 
resses. Endoctriné par sa mère et par le simple bon 
sens, il se tient, à l'égard de sa fîère cousine, bientôt 
sa fiancée, dans une réserve si respectueuse, qu'elle 
fait presque douter de ses audaces habituelles. Or le 
mieux est l'ennemi du bien. Madame de la Pave se 
souvient d'une certaine Julie, qui est de sa famille, 
et qui, dans la pièce de ce nom, félicite et remercie 
le meilleur ami de son mari de n'avoir jamais songé 
à lui faire la cour, et cela d'un air si singulier et 
si féminin, que le pauvre homme est piqué au jeu, et 
qu'ils perdent tous deux, en cinq minutes, le fruit de 
quinze ans de sagesse et de vertu. Tranquillisé par 
le mariage de celle qu'il n'était pas sûr de ne pas 
aimer, Maurice est revenu. Il s'agit de se dégager à 
tout prix du côté de Gérard. Marianne l'encourage à 
faire honneur à ses vins, qui sont exquis. Puis elle 
lui avoue qu'elle n'est pas pour rien une fille d'Eve; 



OCTAVE FEUILLET 189 

que, depuis longtemps, elle désirait connaître un mau- 
vais sujet, un brillant libertin, éprouver ce gentil 
petit frisson que cause à une femme honnête, mais 
curieuse, l'approche d'un de ces hommes renommés 
ou décriés pour leurs galantes entreprises. Elle recon- 
naît qu'on l'a trompée, que son excellent cousin a été 
indignement calomnié, qu'il mérite un prix de sagesse, 
et qu'elle n'en veut d'autre preuve que sa tenue si 
parfaite auprès de sa future femme. Décidément, elle 
en est pour ses frais de curiosité. On devine aisément 
l'effet que ces éloges, mêlés d'un grain d'ironie, pro- 
duisent sur ce grand et vigoureux mousquetaire, 
ennuyé de son long carême, surexcité à la fois par la 
beauté troublante de Marianne, par ses allures provo- 
cantes et par cinq ou six verres de porto qui lui 
échauffent la cervelle. Il était trop respectueux ; il 
devient brutal; sous le masque de Grandisson repa- 
raît le satyre. Marianne joue l'indignation, le traite 
de misérable et le chasse. Encore un homme à la 
mer ! Le vivant qui a trop osé à côté du mort qui 
exige trop ! 

La place est nette. Maurice et Marianne cherche- 
raient en vain à se dissimuler la vérité qui attire l'une 
et épouvante l'autre. Ils s'aiment I ils s'aiment, et les 
gradations ont été si admirablement observées, que 
nous nous disons tout bas qu'ils ne pouvaient pas ne 
pas s'aimer. Cet amour a pour complices madame de 
Frémeuse, naturellement, puis l'abbé Desmortreux, à 
qui Maurice a fait toutes ses confidences, et qui, 
prêtre avant tout, veillant au salut des âmes, ne veut 

il. 



190 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

pas que le jeune officier sacrifie le nécessaire au 
superflu, manque à l'honnêteté pour être plus fidèle 
à l'honneur, et finalement fasse de Marianne sa maî- 
tresse pour obéir à un scrupule qui lui défend d'en 
faire sa femme... 

« — Je sais ce que je fais, croyez-le bien,*. Je sais 
ce que je vous propose.. . C'est un crime ; mais nous en 
sommes làl... Décidez I 

» — Moi, dit-elle, je vous aime assez pour cela!.,. 
Mais vous... comme je vous connais, vous serez 
horriblement malheureux ! 

» — Horriblement 1 dit Maurice. » 

G*en est fait ; Maurice et Marianne sont mariés. 
En cet endroit, et jusqu'au dénouement, le critique 
ne peut qu'admirer; mais le casuiste?ou, pour parler 
plus modestement, le clérical, le chrétien? Lancée 
dans le pays du bleu par cette délicieuse lecture, 
mon imagination sénile Va se figurer un moment deux 
choses aussi invraisemblables l'une que l'autre: que 
je suis l'abbé Desmortreux et que Maurice écoute 
mes conseils; — et que j'ai autant de talent que 
M. Octave Feuillet. 

Eh bien, il est clair que le roman ne pouvait pas 
finir par la formule, même sous-entendue : « Us 
furent heureux, et ils eurent beaucoup d'enfants. » 
Si Maurice et Marianne jouissaient égoïstement de 
leur amour et de leur bonheur, ce serait une fausse 
note; si fausse, qu'elle suffirait à détruire toute cette 



OCTAVE FEUILLET 191 

exquise harmonie. A défaut du spectre de Robert 
soulevant la pierre de son tombeau pour venir agiter 
les rideaux de la chambre nuptiale, le sentiment de 
l'honneur, que Maurice possède à un si haut degré, 
prendrait un corps, une forme, un visage pour se 
placer obstinément en tiers dans les plus douces 
effusions d'un amour, irréprochable aux yeux du 
monde, coupable comme une variété de l'adultère 
aux yeux de l'ami qui a trahi la foi jurée. Il faut que 
le récit, commencé tragiquement, finisse dans une 
tragédie. Mais voyons!... Si Robert avait été le capi- 
taine d'artillerie et si Maurice était l'officier de 
marine, métier plus dangereux encore que le métier 
des armes, carrière où il n'est pas besoin d'un com- 
bat naval pour trouver la mort? Si, revêtu de la sou- 
tane du bon abbé Desmortreux, je disais à ce fiancé 
étrange, désespéré de son bonheur comme d'autres le 
sont de leur infortune: « Oui, mon enfant, je le con- 
çois, pour vous qui faites passer l'honneur avant tout, 
pour vous, dépositaire de la volonté suprême de 
Robert, ce mariage est un crime ; mais le suicide est 
un crime plus grand encore. En dehors même de cette 
religion sainte dont je suis le ministre, vous n'avez 
pas le droit de vous tuer tant que vous pouvez être 
utile à votre pays, à cette France, qui a son honneur 
aussi, qui a tant souffert, et que vous avez vaillam- 
ment servie. Le jour de vos fiançailles, écrivez au 
nainistère de la marine, et demandez que l'on vous 
confie une mission, une expédition dans les contrées 

les plus lointaines, sur les plages les plus dangereuses, 

•■ ' ... 



19:2 SOLVEMRS 1) l'X vieux CIUTIQUE 

dans les climats les plus meurtriers. Pour le public, il 
sera censé que vous recevez cet ordre à Timproviste, 
comme un coup de foudre, mais que l'honneur — 
toujours rhonneur! — vous défend de désobéi^ . Avant 
de partir, donnez votre nom à la noble femme qui 
connaîtra votre secret, qui ne vous en aimera que 
davantage, mais qui, dans les conditions actuelles, ne 
pourrait que souffrir hotTiblement avec vous. Et si, 
contre toute vraisemblance, malgré tout ce que vous 
aurez fait pour accomplir ce suicide héroïque et chré- 
tien, la mort ne veut pas de vous, si vous revenez... 
ne soyez pas plus impitoyable pour vous-même que 
ne le serait Robert... Vous serez un revenant comme 
lui! » 

Je radote, je m* emballe ; il est bien entendu que je 
n*ai rêvé cette variante que pour les lecteurs extrê- 
mement timorés; que, au point de vue purement 
littéraire, le dénouement choisi par Octave Feuillet est 
bien préférable; que ce récit, si rapide à la fois et si 
complet, ne pouvait trouver — j'allais dire trouer une 
issue qu'avec la balle d'un revolver, et que les der- 
nières pages sont peut-être les plus belles. 

Le répertoire d'Octave Feuillet est bien riche, et 
c'est se hasarder que d'exprimer une préférence. 
Pourtant, avec un esprit de chicane bien caractérisé 
ou une malveillance de parti pris, il était possible de 
découvrir quelques défauts dans ses ouvrages les 
mieux réussis, depuis le Roman d*un jeune homme 
pauvre jusqu'à VHistoire d'une Parisienne, La Veuve 
peut défier les critiques les plus acariâtres. Pour moi, 



OCTAVE FEUILLET 193 

ce chef-d'œuvre a, en outre, le mérite de me rassurer 
sur la santé de Téminent écrivain, que les journaux, 
lors du succès d'un Roman parisien^ nous représen- 
taient comme un peu ébranlée. Ahl qu'elle se sou- 
tienne longtemps, bien longtemps! Que l'illustre 
auteur de la Veuve nous donne encore beaucoup de 
ces délicieux récits qui sont pour lui. des triomphes, 
pour la société d'élite des jouissances exquises, et 
pour le vieux critique obstiné dans ses admirations 
et dans ses antipathies quelque chose comme une 
revanche personnelle ! 



M. DE MAUPAS 

Anciea Ministre. 

Mémoires sur h second Empire, 



Si j'éprouvais quelque embarras en essayant de 
vous parler du livre de M. de Maupas, — et j'avoue que 
je n'en éprouve aucun^ — il me suffirait de relire le 
chapitre qui lui sert de conclusion : — « Eh quoi I le 
29 juillet 1830, les héros de juillet, comme ils se sont 
qualifiés eux-mêmes, brisent un trône, jettent en 
exil une dynastie qui, pendant des siècles, avait fait la 
grandeur de la France, qui, depuis quinze ans, 
donnait l'ordre, la sécurité et une liberté que tous les 
honnêtes gens jugeaient amplement suffisante au 
tempérament du pays ; ils chassent un roi qui, la veille 
encore, venait de glorifier nos armes en nous donnant, 
par la prise d'Alger, comme un royaume nouveau ; ils 
jettent dans Paris la désolation de la guerre civile; 
ils ensanglantent nos rues ; ils assassinent de braves 
soldats pour les châtier de leur fidélité, et, quand 
ils sont au bout de leur orgie, ils décrètent du nom de 
glorieuses ces funestes journées qui ne sont qu'une 
détestable étape dans nos douleurs révolutionnaires. 



M. DE MAUPAS 193 

» Et quand, en 1848, les révolutionnaires encore, 
les mêmes hommes qui, en 1830, pour la plupart, se 
faisaient les chefs ou les promoteurs de Témeute, cul- 
butaient la royauté qu'ils avaient édifiée; quand ils 
haranguaient cette vaillante armée pour la conduire 
à l'oubli de son devoir; quand, comme en 1830, ils 
bouleversaient Paris, le hérissant de barricades, le 
livrant à la mitraille, faisaient-ils donc là un grand 
acte de civisme? La France avait-elle à trouver gloire, 
fortune, prospérité, liberté, dans leur usurpation du 
pouvoir? Non, ils détruisaient pour détruire, et pour 
se partager les dépouilles. Ils brisaient un édifice 
constitutionnel, qui, depuis dix-huit ans, avait permis 
le développement régulier d'institutions libérales. Ils 
anéantissaient l'ordre et la sécurité; ils mettaient à 
leur place le désordre et l'anarchie. Est-elle encore 
« glorieuse », cette journée de 1848 ? » 

La suite de cette page est d'une vérité encore plus 
énergique, encore plus saisissante. 

Et, s'il nous restait quelque appréhension, quelque 
doute, nous rouvririons le livre, à la page 537; « Si, 
dans ces lugubres débauches, ce qui représente Tauto» 
rite, ce qui, noblesse ou bourgeoisie, s'appelle la 
richesse, est frappé sans merci, c'est plus spécialement 
encore ce qui symbolise l'idée religieuse qui a le pri- 
vilège d'attirer les fureurs des révolutionnaires. Ce 
n'est pas assez pour eux de renverser les empereurs 
ot les rois; ils osent s'en prendre h Dieu; ils brisent 



196 SOUVENIRS d'un vieux critique 

son image; ils profanent ses temples; ils outragent 
ses ministres ; ils abreuvent des plus cruelles persé- 
cutions ces hommes respectables, ces saintes femmes 
qui vouent leur existence à Téducation de la jeunesse 
et au soin des malades... » 

Eh bien, je le dis hardiment: lorsqu'il existe tant 
de traits d'union entre un écrivain et son critique, 
lorsqu'ils exècrent tous deux d'une haine égale la 
Révolution, la République, les révolutionnaires de 
toutes les époques, les jacobins et les persécuteurs de 
rÉglise, lorsque le 4 septembre leur apparaît à tous 
deux comme une catastrophe aggravée d'une igno- 
minie, comme l'effroyaible suicide d'un peuple, comme 
l'odieux sacrifice d'un pays immolé à l'ambition d'une 
bande de tribuns, de charlatans, de chenapans et de 
traîtres, ils ne peuvent plus être séparés que par des 
questions de détail et de personnes, qui assaisonnent 
l'estime plutôt qu'elles ne l'altèrent. Assurément, 11 y 
a eu des heures, des jours, des mois, des années peut- 
être, où je pensais du coup d'État du 2 décembre le 
contraire de ce qu'en dit M. de Maupas. Assurément, le 
royaliste qui venait de voter, avec la majorité du 
conseil général du Gard, un vœu pour la revision de 
la Constitution dans le sens de la monarchie tradition- 
nelle, a dû, à un moment donné, maudire ce coup 
d'État qui ajournait indéfiniment ses espérances, et 
que l'ancien ministre de Napoléon III ne saurait renier 
sans être démenti par le pieux Énée : et quorum pars 
magna fui ! Mais aujourd'hui I Après les innom- 



M. DE MAUPAS 197 

brables méfaits de la République et des républicains ! 
après des désastres qui peuvent bien avoir déplacé les 
opinions, les passions et les idées, puisqu'ils oiit 
déplacé les frontières! après la Commune et ses 
crimes I après le 1" juin 1879 et le 24 août 1883, la 
mort héroïque du prince impérial et la sainte mort 
démon roi! lorsque tout s'écroule ou s'émiette en 
nous et autour de nous! Lorsque, sur un amas de 
ruines, nous ne savons plus si c'est nous qui les avons 
faites, ou si ce sont elles qui nous ont faits! lorsque, 
pour garder à notre boutonnière une fleur de lys, 
nous avons dû la couper sur une autre tige ! lorsque 
les lavandières royalistes sont occupées à démarquer 
leur linge ! lorsque le mélancolique apologue des 
trois monarchies, raconté sur trois tombeaux, a pour 
quatrième larron M. Jules Ferry!... 

A quoi nous serviraient nos malheurs, s'ils n'étaient 
pas des leçons? Si, en présence de l'insolente fortune 
de l'intrigue, de la médiocrité, de la bassesse, de 
l'impiété, de la cupidité, de la perversité et du men- 
songe, ils ne créaient pas un seul parti: le parti des 
braves gens ? Le livre de M. de Maupas est l'œuvre 
d'un brave homme qui défend sa cause, qui plaide 
pro domo sua, — et qui plaide bien. 

Est-ce tout? Croyez-vous qu'il soit possible à un 
homme nerveux d'entendre, pendant quatorze ans, 
tous les ignobles, grotesques ou néfastes parvenus du 
4 septembre — et parfois du 18 mars, — qualifier de 
CRIME l'acte du 2 décembre, sans avoir envie de lui 
donner un nom plus débonnaire? Croyez-vous qu'un 



198 SOUVENIRS d'un vieux critique 

honnête provincial, qui a vu de près les victimes, les 
martyrs de ce crime, c'est-à-dire toutes les variétés 
de vagabonds, de refractaires, de maraudeurs et 
repris de justice, grever de leurs indemnités les riches 
épargnes de la République, ne soit pas tenté de se 
ranger dans le parti de la répression, et d'ajouter que, 
s'il les rencontrait au coin d'un bois, il ne serait pas 
fâché d'apercevoir le tricorne d'un gendarme? Nous 
lisons ce mot criyne dans les vers et la prose de M. Vic- 
tor Hugo (treizième manière), dans les articles au 
picrate de MM. Henri Rochefort et Jules Vallès, dans 
la Lanterne^ dans le Radical, dans le Rappel, dans le 
Cri du peuple, etc., etc. ; nous le retrouvons dans les 
meetings, dans les clubs, dans les discours des ora- 
teurs de l'extrême gauche, du socialisme, du commu- 
nisme, du collectivisme et de l'anarchisme. Or, si 
nous sommes épouvantés, indignés, écœurés, agacés, 
dégoûtés, exaspérés par tout ce qu'écrivent et disent 
ces prédicateurs du mal, ces apôtres de destruction 
et de mort, si nous croyons notre bon sens en ce monde 
et notre salut dans l'autre intéressés à penser et à 
dire, sur tous les points, le contraire de ce que pen- 
sent et disent ces grands citoyens, vous semble-t-il 
qu'il soit bien facile de découper dans cet effrayant 
total une exception, un chiffre isolé, une date unique 
et de répondre, par exemple, à M. Hugo, à M. Madier- 
Montjau, à M. Rochefort, à M. Vallès, à M. Jules 
Roche, à M. Léo Taxil, à M. Hovelacquo, et à cinq 
cents autres: — « Vous nous faites horreur quand 
vous jetez l'insulte à l'Eglise, le sarcasme à la papauté, 



M. DE MAUPAS 199 

Toutrage à la majesté royale, la menace à nos prêtres, 
le blasphème au bon Dieu, le défi aux honnêtes gens, 
le tocsin de révolte aux classes populaires, la calomnie 
et le mensonge à toutes les pages de notre histoire. 
Mais vous qualifiez de crime le coup d'État du 2 dé- 
cembre : Touchez là ! nous sommes d'accord ! . . . » 

Voilà, dégagée des préambules et des accessoires, 
la thèse très éloquemment soutenue par M. de Maupas. 

Il y a deux sortes de coups d'État; car enfin c'est 
une absurdité de donner ce nom, toujours un peu 
suspect, aux coups de force qui partent d'en haut, et 
de saluer, comme le plus saint des devoirs, comme le 
chef-d'œuvre du patriotisme, renouvelé d'Harmodius 
et de Thrasybule, le coup de violence qui part d'en 
bas. L'insurrection est un coup d'État populaire ou 
plutôt populacier, puisqu'elle crée la légalité des bar- 
ricades en supprimant toutes les autres. La mesure 
extra-légale qui prévient ou réprime cette insurrection, 
est un coup d'État autoritaire, où la volonté d'un seul 
se substitue pour un temps à l'ensemble des institutions, 
des pouvoirs publics et des lois. L'erreur fatale de 
notre époque, endoctrinée par l'école révolutionnaire, 
— et quelle douleur d'entendre, en pleine Académie 
française, devant la fine fleur du monde où l'on s'en- 
nuie, l'éloge d'un misérable sophiste tel que Louis 
Blanc! — a été de prodiguer, sur ce point, toutes les 
immunités à la rue, et de les refuser toutes au palais. 

Dès lors, l'essentiel est de savoir de quelle utilité 
ou de quelle nécessité aura été ce coup d'Etat, auto- 



200 SOUVENIRS d'un vieux CRITIOUE 

ritaire ou populaire, du décret ou du pavé. Nous voici 
au cœur de la question. Nous n'avons eu qu'à copier 
une page de M. de Maupas, pour reconnaître avec lui 
quelle fut la nécessité et quelle a été l'utilité des trois 
coups d'État de la vile multitude, qui se sont appelés 
les glorieuses journées de juillet, la révolution du 
24 février, et l'explosion du 4 septembre. Leur néces- 
sité I Je ne veux ni me répéter, ni abuser de mes avan- 
tages. Pour les deux premières de ces catastrophes, 
n'est-ce pas assez de rappeler ce qu'étaient, la veille du 
27 juillet et du 24 février, nos finances, notre agricul- 
ture, notre commerce, nos fortunes privées, notre 
sécurité au dedans, notre situation au dehors, et ce 
qu'en fit, au bout de quinze jours, la victoire révolu- 
tionnaire ? Pour le crime du 4 septembre, tout s'aggrave 
et s'envenime. Ce n'est plus seulement le repos, la 
propriété, l'ordre, le destin de la France, que ces 
septembriseurs d'un nouveau genre jouent sur des 
dés pipés et lancent dans l'imprévu. C'est ce fait 
monstrueux, odieux, sans précédent comme sans ex- 
cuse : une minorité sans mandat s'appuyant sur une 
émeute pour changer le gouvernement en face de 
l'ennemi vainqueur, et, du même coup, affoler le pays, 
démoraliser l'armée, paralyser nos généraux, atro- 
phier la discipline militaire, démuseler toutes les pas- 
sions malfaisantes, centupler nos mauvaises chances, 
alourdir d'avance les charges de la guerre et les 
conditions de la paix, donner à la défense nationale 
les apparences d'une sédition perpétuelle et d'une 
parodie en permanence, et prouver aux plus incré- 



M. DE MAUPAS 201 

dules que Ton a rêvé, désiré, espéré, et finalement 
exploité, comme moyen de se faufilouter au pouvoir, 
un désastre définitif!... Ah! ces souvenirs, assombris 
encore par nos hontes et nos misères actuelles, sont 
trop poignants, trop cruels. Couvrons-nous d*un voile 
noir et passons ! 

Le coup d'État du 2 décembre mérite-t-il, dans un 
cadre différent, des reproches analogues? Ici, sans 
céder la parole à M. de Maupas, je vais essayer de 
résumer sa pensée et d'interpréter son récit. 

Un antagonisme profond existait, depuis 1850, entre 
TAssemblée législative et le président de la Répu- 
blique, bien qu'également issus du suffrage universel. 
Telle était Tintensité des méfiances et des animosités 
réciproques, que Ton pouvait aisément prévoir qu'elles 
iraient, de part et d'autre, jusques au complot, en 
attendant le conflit. En d'autres termes, à dater de 
septembre 1851, le prince Louis-Bonaparte se trou- 
vait ou se croyait placé dans Talternative ou de cul- 
buter l'Assemblée ou d'être terrassé par elle. Il faut 
bien en convenir, elle était impopulaire, et, lui, il ne 
Tétait pas. Il avait pour lui les bonnes cartes : Tarmée, 
— sauf quelques généraux, républicains de trop fraîche 
date pour être de bien bon teint, — l'immense ma- 
jorité de la bourgeoisie et surtout des ruraux, le com- 
merce parisien et la masse des curieux, des sceptiques, 
des dilettanti politiques, qui, demandant un dénoue- 
ment — comme des spectateurs imputients dds fen- 



202 SOUVENIRS d'un vieux critique 

leurs d'une comédie ou d'un drame, — pensaient, 
d'après maintes expériences, qu'un parlement quel- 
conque était incapable de leur donner cette satisfaction. 
L'Assemblée, bien qu'elle eût répondu par des accla- 
mations enthousiastes aux magnifiques discours de 
Berryer et de M. de Falloux, était surtout dominée par 
le général Ghangarnier et par M. Thiers, lequel, dans 
la suite, ne s'est pas précisément révélé en fervent 
légitimiste. Le brave général — un peu léger, disaient 
ses intimes, — était décidé à aller très loin, aussi 
loin que possible, dans sa guerre au président. S'il 
avait réussi, que pouvait-il? Raisonnons en sujets de 
M. Jules Grévy, et non pas en collègues de nos cliers 
députés de la Législative. La réconciliation, si dési- 
rable, et si désirée, entre les deux branches de* la 
maison de Bourbon (les deux branches d'une maison, 
quel style I politique I ce sont là de tes coups !) était 
encore en suspens. On avait laissé au parti bonapar- 
tiste le temps de devenir très fort. Quant aux républi- 
cains, à part quelques ganaches reléguées déjà parmi 
les comparses et les invalides, ils n'attendaient que 
cette crise pour exacerber leur République et la con- 
vertir, les uns en socialisme, les autres en pillàgei 11 
y a cent à parier contre un que le général Ghangarnier, 
vainqueur, n'aurait su que faire de sa victoire, ou 
qu'elle se serait retournée contre lui et ses amis. 

Gar c'est là le détail essentiel, celui qu^auront tou- 
jours le droit d'invoquer les apologistes du coup 
d'État de décembre. L'armée communiste était prête, 



M. DE MAUPAS 203 

beaucoup plus prête que les divers régiments de Tarmée 
royaliste. Même prise au dépourvu etprévenue dans ses 
néfastes desseins par le président et son groupe, on 
a pu voir de quoi elle était capable ; les indemnisés 
d'aujourd'hui comptent dans leurs rangs éclaircis par 
le temps bien des pillards, des incendiaires et des 
assassins de 1851. Le président incarcéré à Vincennes, 
la vacance déclarée, la guerre civile éclatant sur divers 
points de la France, l'Assemblée nationale était-elle 
de force à maintenir l'ordre, à sauvegarder les pro- 
priétés, à dompter l'anarchie, à établir un gouverne- 
ment régulier? La violence de la secousse, l'horreur 
du vide, l'excès de la peur, auraient-ils biiisquement 
jeté le pays dans les bras du roi légitime? Nous le 
pensions alors, nous avions la foi et l'espérance, et il 
n'en fallut pas davantage pour nous faire accepter 
toutes les hypothèses, affronter tous les risques, 
associer nos colères à celles de nos braves prisonniers 
de Mazas et de Vincennes, lorsqu'un coup de partie fit 
tomber de nos mains nos derniers atouts. Mais à pré- 
sent I Pouvons-nous oublier que l'Assemblée du 8 fé- 
vrier 1871 était cent fois plus monarchique, dans le 
sens absolu du mot, que la Législative de 1849? Ne 
devons-nous pas nous souvenir que, pi noirs ou si 
rouges que fussent les projets des anarchistes, des 
insurgés, des socialistes, des ravageurs de 1851, ils 
ont été dépassés de vingt coudées et de dix kilomètres 
par les bandits de la Commune? Et cependant, 
qu'y avons-nous gagné? Une illusion de trois mois.e.t 
un mécompte de dix ans. 



204 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITigUE 

Mais j'ai bien tort de discuter toujours. Je ferais 
mieux, en dehors de toute polémique, de rendre hom- 
mage au récit de M. de Maupas, sincère, vivant, coloré, 
chaleureux, dramatique. Je dirais qu'il nous empoi- 
gne avant même de nous persuader, si je ne craignais 
qu'il ne vît dans cet éloge une allusion aux procédés 
des agents de sa police. Il n'y a pas à s'y méprendre ; 
tout est à lire dans son livre ; mais la curiosité se porte 
de préférence vers les pages où il nous raconte le 
coup d'État, où il rectifie bien des erreurs, où il trace 
en maître les portraits des principaux acteurs du 
drame et trouve moyen d'être neuf en un sujet qui a 
défrayé déjà une masse de commentaires, de polé- 
miques, d'invectives, de plaidoyers, de réquisitoires, 
de calomnies et de médisances. J'ajouterai volontiers 
que tel ou tel passage de ce récit ressemble presque à 
une revanche... contre Jules Favre, Gambetta, Cré- 
mieux ou Glais-Bizoin? Oui, sans doute, mais aussi 
contre M. de Morny, le docteur Véron et consorts. 
Tous les événements mémorables ont leur légende, 
et le 2 décembre ne pouvait manquer d'avoir la sienne. 
Celle-ci avait donné le à beau rôle M. de Mornv, et le 
rôle sacrifié ou secondaire à M. de Maupas. On 
doit désormais reconnaître que M. de Maupas a été 
l'artiste du coup d'Ëtat, et que M. de Morny n'en fut 
que le dilettante; dilettante brillant, élégant, raffiné; 
et le mot est d'autant plus juste, que je croîs encore 
le voir, à l'Opéra-Comique, le soir du l*' décembre, 
entrant, le sourire aux lèvres, dans la loge de madame 
Liàdières et prêtant une oreille jAub ou moins attentive 



M. DE MAUPAS 205 

à la première représentation du Château de Barbe- 
Bleue, musique de Limnander. C'est là que fut dit le 
fameux mot, tant de fois répété : — « On dit, mon 
cher comte, qu'il va y avoir un coup de balai? — En 
ce cas, madame, je tâcherai d'être du côté du man- 
che. » — Oui, mais ce manche, que les fées métamor- 
phosèrent en sceptre, M. de Morny allait, quelques 
heures après, le trouver préparé et dégrossi par les 
soins de M. de Maupas. En cette circonstance critique, 
le préfet de police était l'homme essentiel, la cheville 
ouvrière, la clef de voûte, le pivot autour duquel 
devaient tourner tous les agents, appelés à con- 
courir à cette œuvre que je ne consens à appeler une 
œuvre de ténèbres, que parce qu'elle fut perpétrée 
entre minuit et quatre heures du matin. Les instruc- 
tions données par M. de Maupas à ses divers chefs de 
service sont des modèles de précision, de prévoyance, 
de clarté — et de courage. Car c'est sur lui que pesait 
la responsabilité la plus redoutable; courage d'autant 
plus méritoire que, seul dans ce groupe aussi résolu 
qu'endetté, il n'était pas poussé aux aventures par ces 
terribles conseillers d'expédients qu'on désigne sous 
le nom de créanciers, et auxquels songeaient d'avance 
Salluste et Cicéron quand ils disaient des Morny de 
leur tsmps : jfUre alieno gravait. 

C'est par là, en effet, que péchaient, et qu'étaient 
amenés à pêcher en eau trouble la plupart des héros 
du 2 décembre. Sauf M, de Maupas, tous ou presque 
itms brev^ent la chance d'être Voitures à Ma^zas^ pD^r 

V. 12 



206 SOUVENIRS d'un vieux critique 

éviter d*étre conduits à Clichy. M. de Maupas, bien 
plus jeune que moi, sait-il que, en 1835, M. de Persi- 
gny vaguait dans les rues de Paris à l'état de pur 
bohème? Il avait pour compagnon un de mes amis 
intimes, Louis de V..., qui n'était pas beaucoup plus 
en fonds. Un soir, — Prascati existait encore — 
M. de Persigny, à la clarté d'un réverbère, vit briller 
la chaîne de montre de mon pauvre cher Louis : « Tu 
dis, s'écria-t-il, que nous n'avons plus le sou, et nous 
avons ta montre. » Dix minutes après, la montre était 
au clou, et les deux noctambules grimpaient quatre à 
quatre l'escalier de Frascati... qu'ils redescendaient 
bientôt, incapables de savoir à quelle heure ils avaient 
perdu leur dernier écu. Un détail curieux, c'est que le- 
futur duc de Persigny, à cette époque, était légiti- 
miste. Il écrivait dans un journal intitulé /eiîe>^o^;a/e^fr, 
qui vécut peu, ne renouvela rien, et était à peu près 
de la même nuance que la Gazette de France, C'est plus 
tard qu'il devint le mage de l'étoile impériale et for- 
mula sa foi nouvelle dans des prophéties qui faisaient 
douter de son bon sensi Je me suis souvent dem an dé si cet 
homme, estimable au fond, parfaitement honnête, 
avait dû à sa qualité de toqué, de visionnaire, 
d'halluciné, le don de prédire ce qui semblait la 
suprême invraisemblance , ou si ce fut Taccom- 
pllssement féerique, prestigieux, foudroyant de ses 
prédictions insensées, qui lui donna plus tard 
l'envie d*être un peu fou pour ressembler à sa for- 
tune et à sa vie. 
Voici que ma manie d'anecdotes et de souvenirs 



M, DE MAUPAS 207 

personnels m*a éloigné de mon sujet, J*y reviens pour 
vous recommander ces portraits dont je n'ai dit qu'un 
mot, et qui méritaient une mention spéciale. Celui de 
M. de Morny est d'une incomparable justesse. Sans 
méconnaîtra ses attributs de charmeur, M.deMaupas 
rappelle excellemment ce qu'il y eut de funeste et de 
délétère dans l'influence de ce personnage équivoque, 
Lovelace doublé de Mercadet, qui eut le tort de com- 
promettre sans cesse son crédit dans son agiotage et 
sa politique dans ses finances. Doué de toutes sortes 
de prestiges, même des prestiges du mystère, person- 
nifiant, dans leur type le plus éclatant, le 2 décembre 
et l'Empire, menant de front, avec beaucoup de front, 
les affaires, la galanterie et la politique, il offrait 
aux badauds, aux sceptiques, aux malveillants, un 
prétexte, hélas I bien spécieux, pour prétendre que le 
coup d'État n'avait été qu'un premier coup de Bourse, 
et que... et que... dans ce gouvernement... toutes les 
servantes d'auberge étaient rousses. Aujourd'hui, de 
quelle couleur sont-elles? D'une couleur infiniment 
plus voisine de la carotte. 

Et M. Véron? Deux mots le définissent. H se 
croyait important, et n'était que suffisant. 

Maintenant , que conclure ? « Voilà ce que dira 
l'histoire. » C'est ainsi que M. de Maupas termine son 
livre. Rien de plus vrai. Mais, si considérable que 
soit un fait, l'histoire ne saurait l'isoler dans l'en- 
semble d'un siècle, d'un règne oud'unevie. Elleabsout, 
elle glorifie le 18 brumaire. Mais elle condamne le 
délire de conquête, d'omnipotence et de monarchie 



208 SOUVENIRS d'un vieux critique 

universelle qui, quatorze ans plus lard, jeta la France 
en proie h l'invasion, et, sans l'intervention des 
Bourbons, l'eût exposée aux plus effroyables repré- 
sailles. Elle absoudra peut-être le 2 décembre, sur- 
tout en songeant à tous les gredins qui le traitent de 
crime; mais elle réprouvera, elle réprouve déjà la 
série de fautes et d'incohérences qui a préludé à 
l'écroulement de l'Empire, préparé la fatale guerre de 
1870, et nous a finale nent mis à la merci des abomi- 
nables passions dont le 2 décembre nous avait délivrés, 
aigries et envenimées par dix-huit ans de fermentation 
clandestine. Au surplus, ceci n'ôte rien à la valeur du 
livre de M. de Maupas. Avant de se prononcer, l'his- 
toire demande des documents et des témoignages. 
Celui-ci figurera parmi les plus sérieux, les plus inté- 
ressants, les plus honorables et les plus authentiques. 



LE PERE DIDON 

Les Allemanfis. 



Un homme d'esprit, le vicomte d'Estourmel, disait 
de M. de Chateaubriand: « Ce qu'il lui faut? Une 
cellule... sur un théâtre. » — Je ne sais quel malin 
diable, ennemi naturel des ordres religieux en 
général et des Frères prêcheurs en particulier, m'a 
rappelé ce mot à propos du Révérend Père Didon et 
de son livre. Je n'aurais pas voulu que, pour annon- 
cer et accréditer cet ouvrage, — qui, certes, était de 
force à réussir tout seul, — on usât d'expressions 
qui servent habituellement pour les grandes premières 
de Dumas et de Sardou, pour les étoiles du chant ou 
de la danse, reparaissant après une absence, ou pour 
un roman nouveau de M. Emile Zola: « Livre à sen- 
sation, rentrée en scène, etc., etc. » — Je n'ai pu me 
défendre d'un vague malaise, en reconnaissant tous 
les indices du great attraction: les reporters affluant 
chez le Révérend Père et nous parlant de ses belles 
mains: comme si les mains d'un religieux n'étaient 
pas toujours assez belles quand elles s'élèvent vers 
Dieu pour le prier ou s'abaissent sur nous pour nous 

12. 



210 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

bénir; les journaux illustrés publiant son portrait à 
la même place où ils publieront peut-être, dimanche 
prochain, le portrait du ténor Gayarré ou de made- 
moiselle Marsy; l'idée qui vient inévitablement à 
Tesprit, que le pieux dominicain et le photographe 
ont dû préalablement se concerter afin de choisir la 
POSE la plus favorable à l*effet. Ce sont là des 
vétilles, des infiniment petits; mais, dans un temps 
mauvais comme le nôtre, sous les yeux d'un public 
goguenard et sceptique, tous les scrupules sont expli- 
cables, toutes les appréhensions sont permises. Il est 
permis de se demander si ces concessions du sacré 
au profane, du cloître au monde et de l'humilité 
monastique à nos vanités littéraires, ne risquent pas, 
en définitive, de tourner aux dépens du sacré, du 
cloître et surtout de l'humilité , 

On connaît les origines de l'ouvrage du PèreDidon. 
Foudroyé, comme nous, par nos épouvantables 
désastres^ y trouvant Tirrécusable preuve de la supé- 
riorité^ non seulement de l'armée, mais de la nation 
allemande, l'éminent dominicain a voulu sa rendre 
compte de cette supériorité è laquelle nous a'avoB« 
daigné cvoivQ que lorsqu'il n'était plus temps de noua 
en méfior. Pour quiconque n'est pas aveuglé par une 
monomanie révolntionnaire, <;ette supériorité se ré- 
sume €n deux noms et deux date» : îéna, 1«06 ; Sedan, 
iSlO; 4um part, une n^tto» qui ne voit daas fi& 
défaite — aifssi écrasante qwe les nôtres — qu'un 
motif plus sacré pour se serrer autour du trène, ftme 



LE PÈRE DIDON 2H 

de son dévouement à la Monarchie une forme de son 
patriotisme, et travailler d*ùn commun effort à une 
prochaine revanche: de Tautre, un peuple qui attend, 
qui espère, qui désire peut-être un désastre décisif 
comme moyen de se débarrasser de son gouverne- 
ment et d'aggraver ce désastre par tous les désordres 
intérieurs, inséparables d'une révolution radicale. En 
d'autres termes, et sans essayer de comparer le génie 
des deux peuples, la France monarchique s'est relevée 
de Grécy, d'Azincourt, de Poitiers, de Pavie, d'Oude- 
narde, de Rosbach et de Waterloo. La France répu- 
blicaine ne se relèvera jamais de Sedan et du traité 
de Francfort. 

Mais ce n'est là que le fait brutal, extérieur, pal- 
pable. Les intelligences élevées remontent, en pareil 
cas, h des causes plus lointaines et plus profondes. 
C'est ainsi que le Père Didon fut, en 1881, irrésisti- 
blement attiré vers l'Allemagne, d'abord, comme il 
nous le dit au début de son livre, parce que, dans 
aucun pays, les origines du christianisme n'ont été 
étudiées avec plus de patience et d'acharnement — 
si ce n'est de clarté et de succès, — que dans les uni- 
versités allemandes; ensuite, parce que, pénétrant 
au cœur de la grande famille germanique, vivant de 
la vie allemande, il pouvait prendre sur le fait les 
différences caractéristiques qui expliquent le prodi- 
gieux accroissement de la Prusse et la diminution de 
la France. 

H eut donc le courage de vaincre ses répulsions 



212 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

patriotiques, ses rancunes de vaincu, et il se fit étu- 
diant allemand. J'avais eu d'abord quelque peine à 
me figurer un religieux de quarante ans passés, 
aventuré au milieu de ces bandes tapageuses dont 
j'ai vu à Heildeberg, en 1865, d'assez singuliers 
échantillons. Le Père Didon nous rassure. Il rétablit 
sous son vrai jour ce type d'étudiant d'outre-Rhiu 
que nous nous représentions échevelé, bruyant, noyé 
dans des flots de bière, perdu dans la fumée de sa 
pipe, caressant quelque Gretchen de pacotille et ne 
sortant de ses rêves d'utopiste que pour bousculer le 
bourgeois et le philistin, L'éminent écrivain fait 
justice de cette erreur quasi séculaire. Il nous montre 
tous ces Wilhelm, tous ces Hermann, tous ces Max 
et tous ces Fritz, disciplinés, studieux, paisibles, 
imprégnés de l'esprit de famille et de l'esprit de 
respect, fidèles aux traditions, dociles aux hiérarchies, 
dignes à la fois d'un prix de science et d'un prix de 
sagesse. « Allons, tant mieux I » dirai-je comme disait 
M. Villemain, lorsque Alfred de Musset, pour expli- 
quer une absence, lui contait qu'il vivait dans l'eau 
depuis trente-six heures. Mais, ici, on se trouve en 
face d'une objection d'un autre genre. Si les étudiants 
allemands difl'èrent à ce point de nos habitués de la 
Clo?erie des Lilas et de la Grande-Chaumière, viveurs, 
gouailleurs, braillards, toujours à l'affûtd'uneémeute, 
piliers d'estaminets, gibiers de barricades, ennemis 
de toute tradition, de tout respect, de toute hiérarchie 
et de toute discipline, comment ne pas attribuer ce 
contraste au contraste des qualités originelles? Et, dès 






LE PÈRE DIDOX 213 

lors, comment trouver une base quelconque pour un 
plan d'amélioration, de régénération nationale par 
l'extension des études, la diffusion des sciences, la 
réorganisation des écoles? 

C'est là le défaut de ce livre, plus éloquent que 
concluant, plus spécieux que solide. Deux idées 
maîti esses le dominent, qui, à vrai dire, n'en font 
qu'une: comparaison des deux peuples; recours à des 
méthodes d'instruction plus variées, plus sérieuses, 
plus larges, plus nationales, pour reconquérir la 
supériorité qui nous échappe. 

— « Parmi les nations modernes, écrit le Père 
Didon, j'en connais peu dont l'étude soit plus inté- 
ressante et plus nécessaire à un Français que l'étude 
de l'Allemagne. » 

Oui, s'il s'agissait d'un Français de 1828, de 1843, 
de 1849 ou de 1858, de la France de M. de Martignac, 
de M. Guizot, de M. de Falloux ou même de M. Rouher. 
Je comprendrais qu'un juge impartial, décidé, pour 
notre bien, à nous dire nos vérités, mît en présence les 
deux peuples, tels qu'ils nous apparaissent dans 
l'histoire et dans la légende, et que, recommençant 
un parallèle, d'ailleurs fort usé, il dît aux Français: 
« Vous êtes généreux, chevaleresques, épris de liberté 
et de lumière, susceptibles de dévouement aux causes 
justes et aux opprimés, dussiez-vous payer les frais 
de la guerre; mais vous êtes légers, superficiels. 



214 SOUVENIRS d'un vieux critique 

mobiles, enclins à lâcher la proie pourTombre, sujets 
à de colossales étourderies qui vous font perdre, en 
un jour, le fruit de quinze années de progrès, de 
prospérité, de travail et d'épargne; réfractaires à 
cette vérité, que Ton n'aime pas sincèrement son pays 
quand on cherche à renverser son gouvernement. Le 
Germain est lourd, patient, tenace, nébuleux, capable 
de ruminer des idées dont une seule, si elle était 
appliquée, bouleverserait le monde, mais non moins 
capable de les maintenir indéfiniment dans le domaine 
de la théorie et de la raison pure, et, en attendant, 
de vivre d'après les règles du bon sens le plus positif 
et le plus pratique... Tâchez, pour être complets, pour 
conserver ou agrandir le rang qui vous appartient 
en Europe, de lui laisser ses défauts et de lui prendre 
ses qualités. » 

Ce serait, sous une plume habile comme celle du 
Père Didorif un bel exercice de rhétorique plutôt 
qu'une de ces leçons dont le besoin se fait générale- 
ment sentir; après quoi, chacun irait à ses affaires 
ou à ses plaisirs, et les diverses races garderaient 
leurs diversités et leurs physionomies bien distinctes ; 
mais aujourd'hui! Raisonner, comparer, discuter le 
pour et le contre d'après les anciennes données, ce 
n'est plus possible. On a le droit de s'étonner — de 
s^affliger, peut-être, — qu'un prêtre, un religieux, un 
prédicateur inspiré de la parole de Dieu, ne se soit 
pas préoccupé avant tout de ce qui devrait dominer 
pour lui les questions de nationalités, d'écoles, de 



LE PÈRE DIDON 215 

philosophies, de sciences, d'instruction primaire ou 
secondaire, — de ce qui exaspère, consterne, indigne 
le plus humble des catholiques français : qu'il n*ait 
pas écrit un chapitre spécial, un chapitre prélimi- 
naire, pour déclarer que, à ses yeux comme aux 
nôtres, la France de MM. Jules Ferry, Paul Bert, 
Tirard, Caîiot, Martin-Feuillée, n*est plus la France; 
que, tant qu'elle acceptera ce joug ignoble, fait 
d'impiété, de bassesse, d'athéisme, d'égoïsme, de 
lâcheté^ d'arbitraire et de honte, elle déjouera tous 
leë parallèles, paralysera toutes les leçons, neutrali- 
sera tous les conseils, et restera, parmi toutes les 
nations rivales, un objet de mépris, une déclassée y 
occupant en Europe le rang qu'une femme entretenue 
occupe dans la société; avec cette différence qtie c'est 
elle qui entretient ceux qui la déshonorent et la rui- 
nent. Est-ce tout? Pas encore; fidèle à sa mission et à 
l'esprit de FÉglise, le religieux dont je parle aurait 
été amené à ajouter que, de deux maiix, on doit 
choisir le moindre ; que l'ignorance et la routine sont 
certainement très fâcheuses, mais que les chrétiens, 
les catholiques et surtout les hommes chargés du 
Rwn de nos consciences et de nos âmes, doivent 
encore préférer la routine, Tignorance, la foi du 
eharbonnier, à ctiie fausse science, qui dépeuple 
le ciel, pervertît l'enfant, matérialise Thomme, s^ac* 
commode h toutes les cotivoîtises, s'ajuste à tous les 
vices, prêche la jouissance immédiate, supprime la 
tie future ponr mieux exacerber là Vie présente, 
organise les enfouissements civils, et jette sur le 



216 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

pavé, affamés d'argent, de pouvoir et de plaisir, des 
milliers de demi-savants, trop instruits pour se 
reposer dans ce qu'ils ignorent, trop ignorants pour 
se méfier de ce qu'ils savent. 

Les libres penseurs auraient crié, raillé, sifflé, 
renouvelé les vieilles plaisanteries de l'ornière, de la 
taupe, de l'écrevisse et de Téteignoir. Mais pour un 
prêtre, pour un religieux, pour un Frère prêcheur, — 
et peut-être le Père Didon n'a-t-il pas assez médité 
cette vérité, — il y a des injures préférables à toutes 
les louanges; il y a des éloges pires que tous les 
sarcasmes. 

Cette précaution aurait_été inutile, si la France, à 
laquelle s'adresse le Père Didon, pouvait être consi- 
dérée isolément, en dehors de ses maîtres actuels, si, 
gémissant sous les lois iniques d'un Pisistrate, elle 
appelait de tous ses vœux un Harmodius ou un Thra- 
sybule. Mais, hélas I là encore l'illusion est impossible. 
Si MM. Grévy, Ferry, Paul Bert et consorts nous gou- 
vernent, c'est qu'ils sont soutenus par les députés et 
le Sénat. Si l'immense majorité du Parlement, des 
conseils généraux et des conseils municipaux est en 
par ait accord avec les détonleuis du pouvoir, c'est, 
j\inagi:ie, qu'elle n'est pas j'Ciica par le sui'lrage uni- 
ver.<^cl qui l'a élu '. Donc, à la avear de ce beau ré^z^iine 
où une bande de voyous, de chenapans, d'ivro^^aes 
ou de coupe-jarrets peut constamment accabler, sous 
romnipdtence du chiffr'e, d€is unitée t^llee que le duc 



LE PERE DIDON 217 

de Broglie, M. Edouard Bocher, M. BuCFet, M. de Mun 
ou le maréchal Canrobert, la France est absolument 
responsable de l'odieuse politique qui lui donne pour 
ministres de la guerre les généraux Farre, Thi- 
baudin et Gampenon, pour souverains les doublures 
et les triplures du grand citoyen Gambetta, et, pour 
directeurs de conscience, les ennemis mortels de 
rÉglise, les persécuteuis des couvents, les fondateurs 
de Técole laïque, les propagateurs des cathéchismes 
athées, les vivisecteurs si orgueilleux, si superbes, si 
contents d'eux-mêmes, si fiers de leurs origines qu'ils 
aiment mieux descendre d'un singe qu'être créés par 
un Dieu. 

Voilà ce qu'un fidèle et illustre enfant de saint 
Dominique aurait dû, selon moi, considérer avant de 
boucler sa valise et d'échanger son bréviaire contre 
les élucubrations de Schopenhauer, de Schleirmacher, 
de Biggenbarch, de Kuhn, de Hartmann, etc., ou la 
statistique der Deutschen universîtaten. Peut-être 
alors se serait- il appliqué, avec une légère variante, 
le conseil de ce diable de Voltaire : 

Faites vos sermons à Paris, 
Et n'allez pas en Allemagne! 

On connaît ma désastreuse manie. En écrivant cet 
article, je me débats contre le plus déplorable des 
concetti. Le Père Didon me fait penser à la reine de 
Carthage et la reine de Cartilage aux Troyens, de Ber- 
lioz. Au sortir de la répétition générale, un de mes 

V. 13 



218 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

amis, admirateur passionné ducomposiieur — immortel 
depuis qu'il est mort — me dit tout bas : « C'est très 
beau ; mais cela ne me donne pas la sensation virgi- 
lienne. » — De même, je dirai de l'ouvrage du Père 
Didon : « C'est beau ; mais cela ne me donne pas la sen- 
sation catholique, ou du moins monastique. » J'ajou- 
terais que ce livre est un peu trop laïque, si ce mot, 
jadis innocent, n'était désormais affreusement com- 
promis par Tabus qu'en ont fait nos législateurs. 
Disons trop séculier pour rendre plus poliment notre^ 
idée. Entendons-nous, pourtant! Je suis sûr que, dans 
ces quatre cent vingt pages, il n'y a pas une syllabe 
qui puisse effaroucher l'orthodoxie la plus ombra- 
geuse. D'ailleurs, le T. R. Père Faucillon y aurait 
mis bon ordre, et, quand on s'appelle Faucillon, on n& 
doit pas être embarrassé pour faire des coupures. 
Je me plaindrais plutôt de ce que je n'y trouve 
pas que de ce que j'y trouve. Bornons^nous à un 
exemple. 

— a Un seul fait, nous dit l'éminent écrivain, don- 
nera une idée de l'activité théologique extraordinaire 
des facultés allemandes. Depuis un siècle, le joro- 
ôlème (?) de la vie de Jésus a suscité plus de soixante 
ouvrages importants, soit parmi les protestants, soit 
[)armi les catholiques. » 

Et il cite sans commentaires une trentaine de ces 
ouvrages. !1 est évident que, dans ce nombre, il y en 
a, comme celui du docteur Strauss, le plus célèbre de 



LE PÈRE DIDON 219 

tous, qui nient radicalement, non seulement la divi- 
nité, mais Texistence de Jésus-Christ. D'autres, sans 
doute, se contentent des dissolvants dont M. Renan 
leur a emprunté ou prêté la recette. D'autres enfin, 
j'aime à le croire^ se sont attachés à réfuter ce& 
démolisseurs de nos Évangiles. Eh bien, j'aurais 
voulu que le Père Didon eût pitié de notre ignorance, 
et signalât, parmi ces livres, ceux qui peuvent affer- 
mir la foi des chrétiens et ceux qui essayent de la 
battre en brèche. Je ne connais le livre du docteur 
Strauss que par l'analyse passionnée qu'Edgar 
Quinet en donna dans la Revue des Deux Mondes du 
1*" octobre 1838. Je me souviens encore, après qua- 
rante-six ans , du tressaillement de stupeur que 
j'éprouvai à cette lecture, et de l'effroi qu'en ressen- 
tirent les personnes pieuses. Porter la robe de saint 
Dominique, prêcher la parole divine, dire la messe 
tous les matins, réciter chaque jour l'Évangile, vivre en 
communion perpétuelle avec ce Jésus qu'une critique 
corrosive s'efforce ô! humaniser à l'aide d'explications 
mille fois plus invraisemblables que ses miracles, 
et écrire simplement ces mots; « D'Fr. Strauss. — La 
Vie de Jésus, Tûbingen 1835, » — sans y ajouter une 
ligne offensive, défensive ou préservative,unephrage 
qui rappelle le trepidusque repente refugit, du poète 
latin, — ce n'est pas raide, mais c'est maigre. Écrire 
à la suite de cette alarmante nomenclature : « Quelle 
accumulation! Quel riche entassement de clartés! » 
C'est faire beau jeu aux mauvais plaisants, d'abord 
parce que les clartés ne s'entassent pas, ensuite parce 



220 SOUVENIRS d'un vieux critique 

que les clartés allemandes sont moins claires que les 
obscurités françaises. 

Le Père Didoa est une belle âme, et — qui oserait 
en douter? — une âme profondément chrétienne. 
Mais il a manqué de discernement. Il a mal calculé 
le lieu, le temps et la date ; il n'a pas compris ou 
voulu comprendre que l'optimisme, en certains cas, 
pouvait n'être que la fausse monnaie du patriotisme. 
Ne voulant pas payer par des peintures satiriques et 
un parti pris de dénigrement cette hospitalité alle- 
mande qu'il eût mieux fait peut-être de ne pas mettre 
à l'épreuve ; ne pouvant pas trop abaisser les Fran- 
çais dès l'instant qu'il maintenait à une certaine hau- 
teur nos plus impitoyables ennemis, il a été fatale- 
ment entraîné, dans bien des pages, à traiter comme 
non avenu tout ce que la France a subi, accepté, 
encouragé, depuis cinq ou six ans, en fait d'impiétés, 
d'iniquités, de sacrilèges, de dégradation morale et 
de turpitudes. — « J'ose affirmer, nous dit-il (page31 7), 
que, avant dix ans, la République et la démocratie 
eussent rallié les esprits dans l'unité et dans la paix, 
si leurs chefs avaient su donner à tous les croyants 
une satisfaction légitime, ouvrir dans l'âme des 
masses ces sources d'abnégation et de sacrifice, de 
consolation et d'espérance que le christianisme seul 
possède, et que nulle doctrine, nul système, ne rem- 
placeront jamais. » 

C'est là un beau rêve, qui pourrait être, au besoin, 
contresigné par M. de la Palisse; mais c'est un rêve. 



LE PÈRE DIDON 221 

Lm République ressemble à ces vins frelatés qui s'ai- 
grissent en vieillissant. Faute de mieux, et en sacri- 
fiant nos affections personnelles, nous pourrions nous 
arranger d'une République qui aurait M. Jules Simon 
pour premier ministre, M. Vacherot pour sous-secré- 
taire d'État, Paul Deroulède pour poète, Jules Claretie 
pour chroniqueur et J.-J. Weiss pour feuilletoniste ; 
une République athénienne, modérée, tolérante, intel- 
ligente, spirituelle, lettrée, idéale. Par malheur, 
l'expérience prouve que la République est forcée de 
marcher toujours, soit à reculons, pour refluer vers 
la dictature, soit en avant, pour verser dans le radi- 
calisme et le jacobinisme. Je me souviens d'une très 
amusante pièce de M. Labiche, où Hyacinthe jouait 
le rôle d'un fabricant de bougies de l'Aurore boréale. 
On lui faisait observer que ses bougies coulaient et 
n'éclairaient pas. — « Si elles éclairaient et ne cou- 
laient pas, répliquait-il avec un sans-froid superbe, 
elles ne seraient pas de r Aurore boréale. » — Si la 
République pouvait se fixer dans un programme 
d'amabilité, d'honnêteté, de modération, d'équité, de 
tolérance, de libéralisme sincère, elle ne serait pas la 
République. 

Sérieusement, avec les meilleures intentions du 
inonde, le Père Didon s'est trompé d'époque. Ce qui 
«Hait possible, désirable même, sous le régime débon- 
naire et pacifique de la Monarchie de 1830, à l'aube 
du catholiscisme libéral, dans la magnifique poussée 
de jeunesse, d'enthousiasme et d'ardeur des Lacor- 
daire, des Montalembert et de leur groupe, n'est plus 



222 SOUVENIRS d'un vieux critique 

admissible aujourd'hui, en un moment où nos politi- 
ciens ne veulent la science que comme une arme 
contre la religion, ne pratiquent la liberté que comme 
moyen de renverser la pyramide sociale, et ne gou- 
vernent la démocratie que pour la gorger de fiel et de 
venin. Le Père Didon réclame, en guise de remède à 
tous nos maux, la création d'un Collège universel de 
France, où Ton grouperait en cinq Facultés toutes les 
sciences composant l'enseignement supérieur : « 1** Fa- 
culté des sciences religieuses ou théologie ; 2° Faculté 
de droit ; 3° Faculté de médecine ; 4° Faculté de phi- 
losophie, embrassant la littérature et les sciences 
naturelles et mathématiques ; 5** Faculté économique 
et politique, comprenant toutes les sciences appli- 
quées au développement des intérêts matériels et 
flociaux. » — Et il ajoute en note : « Nous sommes 
heureux de constater, etc.. » Ah! mon Révérend 
Père ! vous êtes bien heureux d'avoir quelque chose 
d'heureux à constater sous les ministres Ferry et 
Fallièresl Nous, profanes, nous, gueux de laïques, 
nous avons le msdheur de ne pouvoir rien constater 
que de malheureux. Étant donné le caractère fran- 
çais, perverti depuis treize ans par tous les procédés 
de démoralisation, ce collège universel de France ne 
tarderait pas à devenir une Tour de Babel. Les théo- 
logiens, c'est-à-dire, je pense, les aspirants au sacer- 
doce, y seraient insultés par les étudiants en méde- 
cine. Le ministre, le préfet de police et les sergents 
de ville donneraient raison aux carabins contre les 
séminaristes et monseigneur l'archevêque de Paris, 



LE PÈRE DIDON 223 

dans sa sagesse, suspendrait le cours de théologie. 
— « De la lumière I de la lumière I et encore plus 
de lumière! » murmurait, à son lit de mort, Goethe, 
le grand sceptique, qui aurait bien dû, de son vivant, 
en mettre un peu plus dans le second Faust, et même 
dans le premier. Le Père Didon dirait volontiers 
comme «lui. En thèse générale, il a raison; mais à 
quoi bon éclairer une maison qui s'écroule? Autant 
vaudrait poser un lampion sur ses ruines. Lumière, 
liberté, science, ce n'est pas là le plus urgent. L'es- 
sentiel serait de rétablir un ordre social sans lequel 
la liberté n'est qu'un leurre, la lumière un feu follet, 
la science un mensonge. Le Père Didon est un grand 
orateur chrétien. Eh bien, je vais, en finissant, lui 
présenter une hypothèse. Je suppose qu'il soit appelé 
à prêcher un carême dans une de nos grandes villes, 
et que, par extraordinaire, le préfet', le maire, les 
magistrats, s'inspirant de M. Jules Simon, disant au 
prédicateur: « Une fois dans l'église, dans votre 
chaire, vous êtes chez vous. Parlez librement ! Ne 
dissimulez rien de ce qu'un prêtre, un religieux doit 
avoir sur le cœur! Grondez! Tonnez! N'épargnez pas 
les foudres et les anathèmes contre ceux qui veulent 
tuer les âmes et supprimer votre Dieu ! Ne soyez pas 
muet, nous y perdrions trop! Nous serons sourds, 
vous y gagnerez! » Assurément le vaillant et éloquent 
dominicain ne se le ferait pas dire deux fois, et il 
profiterait de cette occasion unique, imprévue, pour 
interpréter, dans son beau langage, les douleurs de 
l'Église de France, l'indignation des catholiques et 



224 SOUVENIRS d'un vieux critique 

des honnêtes gens. Or pourquoi cherchons-nous en 
vain dans son livre, qui s'adresse à la France scep- 
tique, à TAUemagne protestante, ce qu'il dirait à 
son auditoire de fidèles, persuadé d'avance et con- 
verti? 

le' mars 1884. 



LA MARQUISE DE FORBIN D'OPPÈDE 

Née VlLLENEUVE-B.VRGESION 

La Bienheureuse Delphine de Sabran et les saints de Provence 

au xiY^ siècle. 



Ce beau livre est peuplé de miracles, et le miracle 
le plus étonnant est peut-être le livre lui-même. Voilà 
une femme du monde, une grande dame, luttant, 
depuis des années, contre les défaillances d'une santé 
toujours chancelante, opposant à son mal une énergie 
surhumaine, et menant à bonne fin un ouvrage qui 
suffirait à la gloire d'un historien et à la conscience 
d'un casuiste*. Le travail, Tétude, le talent, Tattrait 
d'une belle âme pour un sujet béni de Dieu, la sainte 
joie de retrouver des papiers de famille dans les 
archives des saints de Provence, rien de tout cela ne 
suffirait à expliquer un tel prodige; il a fallu le 
secours permanent de la grâce divine pour retracer 
ainsi, sans faiblir, l'histoire de ces saintes merveilles 
(|ue la grâce seule rendit possibles. 

1. Hélas! La marquise de Forbin d'Oppède n'a survécu que 
bien peu de jours à la publication de son livre. 

13. 



226 SOUVENIRS d'un vieux critique 

Madame la marquise de Forbin d'Oppède, née 
Villeneuve-Bargemon, a voulu avoir pour premier 
lecteur l'ancien évêque de Marseille, aujourd'hui ar- 
chevêque de Rennes. L'éminent prélat a répondu à 
cet acte de pieuse confiance par une lettre vraiment 
admirable, dont j'extrais les lignes suivantes: 

a L'âme, a dit Bossuet, est maîtresse du corps 
« qu'elle anime » ; votre beau livre, préparé, com- 
mencé, poursuivi, achevé au milieu de continuelles 
souffrances, en est un saisissant exemple. » 

Et plus loin: 

« Vous l'observez avec une raison parfaite, les 
saints sont de leur temps... L'Église ne les propose 
pas à notre imitation comme des modèles à suivre 
dans tous leurs actes, mais dans le mobile unique 
qui les fait agir: Tamour de Dieu et des hommts 
poussé jusqu'à l'héroïsme. Le jugement reste libr- 
sur un tel détail; mais le principe, d'où procède 
toute leur conduite, est l'idéal auquel notre faiblesse 
doit tendre. » 

« Il pourra, par exemple, sembler à quelques-uns 
que saint Elzéar et sainte Delphine ont excédé parfois 
dans la règle presque monastique qu'ils imposaient 
aux gens de leurs châteaux et de leurs domaines; 
mais qui n'admirera leur sollicitude pour les be- 
soins spirituels de leurs sujets, comme on disait 
alors? etc., etc.. » 



LA MARQUISE DE FORBIN d'oPPÈDE 227 

Ce n'est pas sans dessein que j'ai cité ce passage. A 
travers les voiles et les réserves d'une discrétion épis- 
copale, on devine que monseigneur l'archevêque de 
Rennes, fidèle à l'esprit de modération et de réserve 
si nécessaire en présence des triomphes de l'impiété 
et des douloureuses épreuves de l'Église, hésite à 
approuver de sublimes excès qui ne doivent pas 
servir de modèle. Ceux qui ont l'honneur de con- 
naître madame la marquise de Forbin auront peine à 
se défendre d'un premier mouvement de surprise en 
voyant une intelligence si droite et si haute, d'une 
culture si exquise, d'une piété si fervente, mais si large 
et si supérieure à certaines exagérations, constam- 
ment assaisonnée du sel académique, plus voisine de 
Port-Royal que de Marie Alacoque, se trouver si par- 
faitement à l'aise — et comme dans son élément — 
au milieu de ce groupe dont les perfections surnatu- 
relles auraient pour premier effet la fin du monde 
s'il fallait les imiter. Cette surprise cessera, si l'on 
songe que l'auteur de ce livre se garde bien de nous 
dire: « Pour pratiquer le mariage chrétien dans 
toute «on angélique pureté , les jeunes époux doivent, 
h l'exemple de Delphine et d'Elzéar, vivre comme 
frère et sœur, » mais qu'elle nous dit : « Voici une 
délicieuse légende égarée au milieu des licences du 
XIV® siècle, un tableau de Fra Angelico de Fiesole 
contrastant avec les peintures des précurseurs de la 
Renaissance, une tige de lis émergeant d'une touffe 
de tubéreuses. Quand vous aurez contemplé l'im* 
maculée blancheur de ce lis, quand vous aurez 



228 SOUVENIRS d'un vieux critique 

respiré ses suaves parfums, vous serez dégoûté, au 
moins pour un jour, de l'opoponax et du musc de 
nos modernes beaux esprits. Je n'en demande pas 
davantage. » 

H suffit d'être Provençal ou de tenir à la Provence 
par quelque attache de famille et d'amitié, pour être, 
dès l'enfance, en intimité avec les doux nom d'Elzéar 
et de Delphine. Pour nous, ces deux saints ne ressem- 
blent pas aux autres; ils sont plus nôtres; on dirait 
que notre berceau nous donne à tous le droit de les 
invoquer, comme s'ils étaient nos ancêtres, nos pa- 
trons ou nos parrains. Ce qui complète l'illusion, c'est 
que leurs noms se sont religieusement conservés, 
non pas précisément dans leur descendance directe, 
— ils se sont arrangés pour ne pas en avoir, — mais 
parmi leurs arrière-neveux ou dans les nobles familles 
que groupe autour de leurs pieuses reliques un lien 
de parenté ou une alliance. Nous pouvons même 
remarquer que leur balsamique influence, leurs tradi- 
tions de foi et de vertu, ont le privilège de se perpé- 
tuer à travers les siècles. Delphine de Puy-Michel, 
prédestinée à devenir sainte Delphine de Sabran, 
naquit en 1283. En 1883, un Sabran, un Villeneuve, 
un Pontevès, un Barrême, un Sinéty, libre penseur, 
paraîtrait aussi extraordinaire, aussi impossible qu'un 
Paul Bert bon catholique. Gomme si ce n'était pas 
assez de ces nobles exemples dont s'honore notre 
Provence, nous connaissons tous, de longue date, les 
lieux qu'ont habités Elzéar et Delphine, qui ont gardé 



LA MARQUISE DE FORBIN d'oPPÈDE 229 

leur souvenir, et que la marquise de Forbin d'Oppède 
décrit d une plume si ferme et si sûre. Que de fois, 
en allant de Grambois à Aix, je me suis arrêté pour 
regarder le beau château d'Ansouis, redevenu aujour- 
d'hui la propriété du comte Guillaume de Sabran! 
Il domine ce charmant paysage, comme la mémoire 
de Delphine et d'Elzéar domine encore, après six 
cents ans, les âmes ardemment chrétiennes, abritées 
sous ces murailles. Que de fois, lorsque les échos 
de la jolie ville d'Apt m'envoyaient le bulletin d'une 
nouvelle victoire radicale, j'ai gémi en songeante 
cette loi du progrès qui nous fait descendre des saints 
de la Provence aux juifs de la République I 

Décidée à nous raconter cette histoire que com- 
mençaient à voiler les brumes lointaines du passé, 
madame la marquise de Forbin a pris l'excellent parti, 
non seulement d'avoir l'air d*y croire, — nous y 
croyons tous, — mais de se l'assimiler avec une telle 
puissance, qu'elle s'est faite, au courant de son récit, 
contemporaine de ses héros, qu'elle semble avoir vécu 
de leur vie, avoir respiré le même air, s'être age- 
nouillée sur les mêmes dalles, s'être sanctifiée et 
mortifiée avec eux, avoir porté leurs cilices et partagé 
leurs extases. Et ne supposez pas que cette prise 
absolue de possession de l'auteur par son sujet fasse 
le moindre tort à ses qualités littéraires ! C'est même, 
au point de vue de la littérature profane, une qualité 
de plus, et peut-être la plus rare. Lorsque vous avez 
lu une œuvre de maître, où le talent de l'écrivain 
avait su faire d'une imagination une vérité, n'avez- vous 



230 SOUVENIRS d'un vieux critique 

pas dit bien souvent : « Il semble que c'est arrivé » ? 
Eh bien, ce que vous avez dit d'un chapitre de Walter 
Scott, d'une nouvelle de Mérimée, d'un conte d'Hofif- 
mann ou d'Edgar Poe, n'est-il pas plus juste de le 
dire d'un livre où tout est vrai, où la vérité, en se trans- 
figurant, nous rapproche du ciel au lieu de nous pro- 
mener à travers les chroniques romanesque ou de nous 
égarer dans un monde chimérique et fantasti/jue? 

Prenons, dès les premières pages, un exemple : 
« Delphine avait conçu, dès l'âge de huit ans, un tel 
amour pour la virginité, qu'elle était absolument 
décidée à la conserver toute sa vie... Elle-même a ra- 
conté qu'elle allait se cacher lorsqu'on lui parlait de 
se marier, et qu'elle détestait ces biens qui, faisant 
d'elle une héritière, pouvaient engager les seigneurs 
provençaux à rechercher sa main. Cette généreuse 
enfant désirait que ses châteaux fussent consumés par 
le feu, ses terres dévastées et ses vassaux obligés 
d'émigrer, afin qu'il ne lui restât rien qui pût tenter 
la cupidité d'un prétendant. Bien plus, dans sa pieuae 
exaltation, elle souhaitait de perdre la vue, afin que, 
pauvre et défigurée, personne ne songeât à la disputer 
à Dieu. » 

A huit ana I c'est de la précocité. Humainement par- 
lant, à ne consulter que les vulgaires vraisemblances, 
il est évident qu'une fillette de huit ans, surtout dans 
les classes riches et privilégiées, ignore et doit ignorer 
ce que c'est que la virginité. Il est clair que cette pieuse 
enfant, passionnément charitable, commettait à son 
insu une singulière kicoifséquence en souhaitant que 



LA MARQUISE DE FORBIN d'oPPÈDE 231 

«es châteaux fussent brûlés, ses champs dévastés et 
ses vassaux forcés d'émigrer, c'est-à-dire réduits à 
une misère que sa charité ne pourrait plus secourir. 
Enfin, il est à peu près certain que le bon Dieu ne crée 
pas les jolies femmes pour qu'elles détruisent son 
ouvrage; je me hâte d'affirmer, pour être véridique, 
que, généralement, elles n'en ont pas envie, et que la 
plupart, au lieu d'en rien retrancher, voudraient y 
ajouter quelque chose. Soit ! Mais changez de cadre ; 
élevez l'horizon; cessez de raisonner d'après les 
données de ce bon sens banal qui a, lui aussi, ses 
illusions et ses aveuglements : comme tout s'harmo- 
nise dans ce groupe dont on pourrait dire ce que 
le pape Grégoire XVI disait de la famille de la 
Perronnays : Sono tutti santi! comme tout s'accorde 
avec cette folie de la croix, que les apôtres communi- 
quaient aux martyrs, que proclamaient avec une sainte 
émulation les Pères de l'Église, que nous prêchait le 
R. P. de Ravignan, et que nous retrouvons à chaque 
page du livre de madame de Forbin ! 

Ce que j'admire -^ mais sans en être surpris — 
dans ce beau livre, outre son style très pur et même 
très attrayant en son austérité janséniste, outre la 
fraîcheur et la fidélité des paysages, c'est le tact inouï 
arec lequel l'auteur effleure des détails qui, sous une 
plume moins délicate et moins exquise, risqueraient 
peut-être d^effaroucher ou les lecteurs méticuleux, 
ou les lecteurs goguenards. On ne saurait se le dissi^ 
moler, le clou, comme nous disons dans notre belle 
langue démocratique de 1884, le clou de cette histoire 



232 SOUVENIRS d'un vieux critique 

de Delphine et d'Elzéar pour le gros public qui n'en 
apercevait plus les antécédents et la suite qu'à travers 
les ombres du moyen âge, c'est le mariage virginal 
et mystique; ce sont les deux anges gardiens, veillant 
Hu seuil de la chambre nuptiale et donnant à l'épouse 
assez d'autorité, à l'époux assez de résignation pour 
s'abstenir sans cesse en s'aimant toujours. Ce sacrifice 
n'est que trop facile, lorsque les deux conjoints ne 
peuvent pas se souffrir, ou bien quand la femme est 
trop laide, ou du moins quand le mari et la femme se 
sont logés aux deux extrémités d'un immense corridor 
que l'on ne pourrait traverser sans attraper un refroi- 
dissement. Mais ici tout se combinait pour accroître 
les difficultés matérielles et morales. Elzéar et 
Delphine s'aimaient tendrement. Déplus, pour ne pas 
éveiller les soupçons et le courroux du grand-père, 
le vieux baron seigneur d'Ansouis, qui n'entendait pas 
de cette oreille-là, — les enfants par l'oreille ! — ils 
couchaient dans la même chambre et dans le même 
lit. Mais permettez-moi de céder la parole à madame 
la marquise de Forbin; ma citation aura le double 
avantage de me tirer de l'impasse où je me suis 
sottement fourré, et de donner une idée de son excel- 
lent style : 

<< On comprend difficilement aujourd'hui ces 
existences à la fois intimes et séparées. Elles étaient 
le résultat de sentiments plus chastes et plus généreux 
que ne sont généralement les nôtres, et aussi de 
coutume, heureusement abandonnée, des mariages 
prématurés. On unissait fréquemment, au moyen âge. 



LA MARQUISE DE FORBIN d'OPPÈDE 233 

d'une manière indissoluble, deux êtres ayant à peine 
atteint Tâge de raison, et à coup sûr incapables de 
discerner leur véritable vocation. Au milieu dune 
société trop souvent troublée par des guerres intes- 
tines, le mariage des simples particuliers, comme 
celui des princes, servait à cimenter une réconciliation 
entre partis ennemis, à satisfaire Tambition et la 
convoitise des familles qui avaient besoin de se créer 
des alliés pour le combat; il était aussi considéré 
comme le seul moyen d'assurer de bonne heure aux 
jeunes filles la protection d'un homme de guerre. On 
engageait donc des enfants au berceau, sans tenir 
compte de leur âge, de leurs répugnances, de leurs 
caractères, et, en renonçant aux obligations qu'ils 
avaient contractées Tune envers l'autre, ces victimes 
de la force ne faisaient ensuite que rentrer dans ce 
droit inaliénable qui appartient à tout homme venant 
au monde, celui de se donner librement... Ces vœux 
secrets, qui introduisaient la continence monastique* 
sous le toit conjugal, étaient donc un remède à un 
ordre de choses défectueux, à des habitudes qui 
dénaturaient le mariage en privant les conjoints de 
toute liberté; mais ils n'étaient pas cela seulement. 
Pratiqué saintement par des saints qui seuls pouvaient 
en avoir l'idée, ce genre de vie était quelque chose 
de beau et d'élevé, consacré par la plus antique tradi- 
tion chrétienne. A ceux qui en pénétraient le mystère, 
il offrait un spectacle aussi noble que touchant. Car 
rien ne saurait donner une plus haute idée de l'âme 
humaine et des passions pures dont elle est susceptible, 



1 



234 SOUVENIRS d'un vieux critique 

que ces affections fortes et tendres, dégagées de tout 
alliage, semblables, autant que les relations de la 
terre peuvent Têtre à celles du ciel, à Tamour que les 
élus de Dieu éprouveront Tun pour l'autre durant 
l'éternité . » 

On ne saurait ni mieux penser, ni mieux dire. Si 
j'ai cité cette page, c'est d'abord qu'elle nous offre un 
modèle de cette belle langue, simple, forte, d'une 
grande allure, d'un tissu ferme et souple, dont la 
tradition semble aujourd'hui perdue, et que madame 
la marquise de Forbin d'Oppède a retrouvée dans son 
contact assidu avec les maîtres immortels de notre 
littérature sacrée et de notre éloquence chrétienne; 
c'est ensuite parce que, après avoir écrit de telles 
pages, — et elles abondent dans l'Introduction et dans 
le livre, — l'auteur a eu le droit de déclarer que son 
œuvre était plus historique qu'ascétique. C'est, en 
effet, un magnifique tableau d'histoire, — de l'histoire 
de notre Provence au xiv* siècle, — où nos regards 
s'arrêtent avec une respectueuse tendresse sur quel- 
ques figures illuminées de la céleste auréole : Delphine , 
Elzéar, Roselyne de Villeneuve, cousine germaine 
d'Elzéar, saint Louis de Brignoles et le Pape 
Urbain V. 

Sainte Delphine, pour laquelle madame de Forbin 
ne cache pas ses préférences, éclaire de son rayonne- 
ment le récit tout entier. De deux ans plus âgée 
qu 'Elzéar , elle exerce sur lui cette autorité douce et 
familière, si fréquente chez les sœurs aînées, néces- 



LA MARQUISE DE FORBIN D^OPPÈDE 235 

saire peut-être pour le décider au mystique sacrifice. 
Dans cette émulation du mieux, dont nous ne dirons 
pas cette fois qu'il est Tennemi du bien, la femme est, - 
comme toujours, supérieure ; elle a l'initiative, Tardeur, 
le courage, le trésor de grâce divine, la nostalgie du 
ciel, une infatigable passion de renoncement, de 
souffrance, d'immolation, de virginité, d'humilité, de 
volontaire abaissement. Active et contemplative tout 
ensemble, elle tient à la fois, comme nous le dit son 
éminente biographe, de Marthe et de Marie. Sa vie se 
partage entre la prière, le travail et la charité. Mais 
ici sa supériorité s'efface dans une merveilleuse 
communauté d'amour pour le pauvre, dans ce génie 
de la bienfaisance et de l'aumône, dans cet irrésistible 
besoin de soulager les misères, de consoler les indi- 
gents, les déshérités, les malades, de donner toujours, 
sans merci pour soi-même, le nécessaire avec le 
superflu, jusqu'à l'entier dépouillement, jusqu'à ce 
que le pauvre soit assez riche et le riche assez pauvre, 
pour que, l'un n'ayant plus rien à donner, l'autre 
rien à recevoir, ils n'aient plus qu'à se partager les 
célestes richesses. Sur ce terrain, les deux époux sont 
égaux, et, si Delphine garde encore l'avantage, c'est 
que, ayant longtemps survécu à Elzéar, elle a fait de 
ses années de veuvage une sorte de mystérieuse 
échelle dont les derniers échelons vont se perdre dans • 
l'infini de la perfection chrétienne. C'est que cette 
patricienne, alliée aux princes de la terre et aux 
maisons royales, forcée de cacher son cilice sous le 
velours, la soie et l'or des fêtes seigneuriales, s'est 



236 SOUVENIRS d'un vieux critiqué 

linalement expropriée, dépossédée, couverte de bure, 
condamnée aux travaux de la domesticité la plus 
humble, au point de devenir la servante de ceux qui 
la servaient, la mendiante de ceux qui lui devaient 
leur pain. 

Madame la marquise de Forbin a été admirablement 
' inspirée en donnant une large place à ces miracles de 
charité, accomplis par ses deux héros ^ que le Ciel a 
réunis, que l'histoire ne sépare pas, et auxquels elle 
vient d'élever un monument digne d'eux. Les visions, 
les apparitions, les extases, c'était la poésie de son 
sujet, et elle l'a traitée avec une mesure, une bonne 
foi persuasive, qui désarmerait et convertirait les plus 
sceptiques. Mais la charité I Impuissante, illusoire et 
aride sans la religion, elle possède pourtant ce 
privilège, que les moins religieux n'oseraient lui 
refuser leur hommage, ni lui fixer des limites. Elle est 
doublement bienfaitrice, pour ceux dont elle secourt 
la détresse, et pour les âmes qu'elle ramène à soi, 
qu'elle émeut, qu'elle purifie par le témoignage de ses 
œuvres. Alors même que nous ne nous sentons pas la 
force d'imiter jusqu'au bout les saints exemples, ils 
nous donnent l'ineffable sensation de cet au delà qui 
est l'idéal du bien et du beau, et que nous aimons à 
rêver, à concevoir, pour nous consoler de ne pouvoir 
• l'atteindre. Ce n'est pas de ce côté que V excès, dont 
parle si bien monseigneur l'archevêque de Rennes, 
doit redouter le sourire de l'incrédule ou les mé- 
fiances de l'homme du monde. On peut, à la rigueur, 
penser que le mariage chrétien n'a, en somme, rien 



LA MARQUISE DE FORBIN d'OPPÈDE 237 

de mieux à faire qu'à accomplir le précepte : « Croissez 
et multipliez! » — Jamais, jamais on n'osera dire à 
la charité : « Tu n'iras pas plus loin ! » 

Vous le voyez, la marquise de Forbin était pleine- 
ment dans son droit et au co?wr de son sujet en écrivant 
à sa première page cette phrase qui peut servir d'épi- 
graphe à son livre : « Une grande âme, sainte Thérèse, 
appelle l'esprit du mal Celui qui ri' aime pas. Il semble 
que nous pouvons, au contraire, appeler un saint 
Celui oui aime. » — Oui, et c'est par ce trait caracté- 
ristique que se sont ressemblé les saints les plus divers 
dans l'expression de leur sainteté: Saint François 
d'Assise comme saint Vincent de Paul, saint Jean de 
Dieu comme saint Charles Borromée. C'est par là 
que Delphine, Elzéar, Roselyne, saint Louis de 
Brîgnoles, Urbain V nous apparaissent comme les 
membres d'une même famille, ou plutôt de deux 
familles : celle qui les unit par des liens visibles, et 
celle qui les rattache à l'immense famille des affligés 
et des pauvres, dont ils font leurs frères et leurs sœurs . 
« L'amour n'a qu'un mot, a écrit le Père Lacordaire, 
et ce mot, on peut le redire toujours sans se répéter 
jamais. » — Ce mot, le mot de l'énigme de la sainteté, 
nous le rencontrons à toutes les pages du beau livre 
de la marquise de Forbin. Nous le lisons sur le front 
virginal de sainte Delphine et de Roselyne de Ville- 
neuve, cette volontaire de la charité, du sacrifice, de 
l'ombre et du cloître; fleur monastique, qui a inspiré 
à l'auteur de la Bienheureuse Delphine de Sabran un 
de ses chapitres les plus touchants. Paysagiste aver 



238 SOUVENIRS d'un vieux critique 

une rare nuance de sobriété, madame de Forbin nous 
a rendu en quelques lignes ce charmant paysage des 
Arcs, que j'avais bien sourent remarqué sur le chemin 
de Toulon à Cannes ; jolie petite ville, toute embaumée^ 
au printemps, de ses bruyères roses, jouissant à la 
fois des sauvages beautés de la nature alpestre et des 
poétiques horizons de la Méditerranée. « Les Arcs, 
appuyés d'un côté à la colline, ont en face des hau- 
teurs qui dominent la mer et masquent la côte. Mais, 
entre la colline et la montagne, la vallée est fertile ; 
le chêne vert et môme le chêne-liège au tronc rouge 
s'y mêlent à l'olivier, tandis que les pins couronnent 
les sommetP. » 

C'est là, dans le château des Arcs, aujourd'hui passé 
à l'état de ruine, que Roselyne a vécu jusqu'au 
moment où elle échangea sa féodale demeure contre 
une humble cellule. Que de mystiques harmonies dans 
la vie, chastement voilée, de cette douce Roselyne! 
Fille d'Arnaud II de Villeneuve et de Sibylle de Sabran, 
prédestinée, semblait-il, aux grandeurs et aux joie» 
de ce monde, elle ne veut vivre que pour Jésus-Christ. 
Elle donne aux malheureux tout ce qu'elle a» Elle 
mérite que la légende lui prête ce délicieux miracle 
des roses, que nous a raconté l'illustre historien de 
sainte Elisabeth de Hongrie. Ce n'est pas une jeune 
lîUe, ce n'est pas une femme : c'est une âmel Dérobée 
au monde par sa vocation triomphante, elle passe 
sans bruit du château au monastère; elle se cache, 
elle prie, elle s'envole, elle est dans le ciel; et quand 



LA MARQUISE DE FORBIN d'oPPÈDE 239 

nous rencontrons dans notre Provence — hélas I désor- 
mais pervertie par la propagande radicale et athée, 

— quelque héritière de son nom, nous croyons res- 
pirer encore le parfum de ses vertus. 

Toutes ces angéliques perfections, que la marquise 
de Forbin retrace avec un charme si puissant, une 
sincérité si pénétrante, m'ont donné une idée qui est 
peut-être une hérésie. On agite souvent l'inquiétant 
problème de l'inégalité des fortunes, du contraste des 
millions de MM. de Rothschild avec l'absolu dénuement 
des affamés. Ce problème, nos saints de Provence 
surent le résoudre à leur manière, — qui est la bonne, 

— en donnant leur nécessaire, avec leur superflu, en 
rétablissant autant que possible sur cette terre l'égalité 
évangélique. Eh bien, pourquoi ces millionnaires de 
la sainteté, qui, malgré les appréhensions de leur 
humilité, méritèrent cent fois, mille fois les récom- 
penses et les trésors célestes, ne feraient-ils pas cette 
seconde aumône à nous tous, pauvres pécheurs, 
qu'épouvantent bien plus justement la conscience de 
notre faiblesse et le souvenir de nos fautes? Dans ce 
nouvel exercice de leur inépuisable charité, ils seraient 
sûrs du moins de ne pas se priver du nécessaire, en 
nous faisant profiter de leur incalculable superflu. Je 
n'insiste pas; je crains d'en avoir trop dit. Je crains 
que l'on ne m'accuse de légèreté mondaine en un sujet 
où tout commande le respect, où la foi s'impose aux 
plus récalcitrants. Je n'ai pas, d'ailleurs, à chercher si 
haut et si loin, dans le ciel et au xiv® siècle, les bien- 
faiteurs et bienfaitrices assez riches pour suppléer à 



240 SOUVENIRS d'un vieux critique 

ce qui me manque. Après avoir lu avec un sérieux 
plaisir, avec une émotion profonde, cette magnifique 
histoire de la bienheureuse Delphine de Sabran et de 
nos saints de Provence, je prie Fauteur, leur digne 
trésorière, de m'inscrire parmi ses bons pauvres. 



PAUL DE SAINT-VICTOR 

Les Deux Masques, 



Paul de Saint-Victor aura été une de mes admirations 
les plus vives; ce qui prouve, soit dit en passant, 
l'inanité des classifications littéraires. S'il est vrai, 
comme Ta écrit Balzac, qu'il y ait une littérature à 
idées et une littérature à images, le plus éblouissant 
des littérateurs à images ne devrait inspirer qu'un 
médiocre enthousiasme au plus humble, mais au plus 
convaincu des littérateurs à idées. Mais Paul de Saint- 
Victor était, avant tout, un enchanteur. Telle est la 
magie de son style, que Ton oublie, en le lisant, 
toutes les querelles et toutes les distinctions d'école, 
et qu'on cesse de se demander si Ton se trouve en 
présence d'un coloriste ou d'un penseur. Ouvrez son 
nouveau volume, et lisez, par exemple, cette demi- 
page sur les femmes de Shakspèare : 

« Ce génie, qui hurle avec les brutes, chante avec 
les fées et les vierges. Les jeunes filles et les jeunes 
femmes de Shakspèare forment une espèce à part 
dans la création féminine. Souples comme des cygnes, 

14 



242 SOUVENIRS d'un vieux critique 

délicates comme des sensitives. L'imagination les 
conçoit avec des corps transparents. Leurs amour? 
font songer aux amours des fleurs, leur pudeur aux 
rougeurs de Taube, leur langage au chant des oiseaux. 
Ce langage est une musique aérienne. Si la rosée 
faisait du bruit en tombant dans le calice de la rose^ 
elle aurait cette douceur céleste. Il y a des ailes dans 
leur démarche et du parfum dans leur charme* 
Promptes à aimer, faciles à mourir, si tendres, 
qu'elles se brisent au moindre froissement. Les noms 
éoliens que le poète leur donne expriment leur nature 
tout éthérée et tout idéale: Desdemona, Ophélia^ 
Perdita, Miranda, Jessica, Gœlia, Rosalinde. Noms 
lumineux et limpides qui mettent à leur front un 
cercle d'étoiles. » 

Est-ce un coloriste qui écrit ainsi? Est-ce un 
idéaliste? Je n'en sais rien, je ne veux pas le savoir^ 
Je m'abandonne au charme, et je le gâterais en le 
raisonnant. Dans cette troisième partie des Deux 
Masques, comme dans les premières, comme dans 
Hommes et Dieux, Saint- Victor nous donne, à chaque 
instant, la sensation d'une atmosphère plus pure, 
plus lumineuse et plus légère que celle où nous 
vivons et où nous font vivre la plupart de nos artistes 
contemporains. C'est ce qui le distingue de Théophile 
Gautier, dont le merveilleux pinceau vous fait, pour 
ainsi dire, toucher au doigt les créations de la Nature 
et de l'Art, mais ne vous enlève jamais au delà et 
au-dessus des objets qu'il peint. Avec Saint-Victor, 



PAUL DE SAINT-VICTOR 243 

on est incessamment transporté dans une région 

féerique où les abeilles de THymète bourdonnent 

autour des marbres du Parthénon, où les dieux et les 

déesses de TOlympe, dépouillant les formes que leur 

a prêtées le Paganisme, deviennent des esprits aériens, 

mêlés aux souffles de la brise, aux rayons d*un soleil 

de mai, aux brumes matinales, suspendues comme 

un voile de gaze sur la calme surface des lacs. Sa 

palette a des tons de nacre et d'opale qu'envieraient 

les blancheurs de Taube et les rougeurs du couchant. 

Sa prose se vaporise pour envelopper l'intangible et 

saisir l'insaisissable . H réussît aussi bien à évoquer, 

de sa baguette magique, les gracieuses visions, écloses 

sous le beau ciel de la Grèce, que les ondines et les 

sylphes, chers à la poésie germanique. Il n'est jamais 

plus à l'aise que quand le réel le conduit à l'idéal et 

l'idéal à l'infini. Il faudrait un bien grand fond de 

complaisance pour reconnaître dans cette esquisse les 

traits caractéristiques du naturalisme. Mon Dieu! 

que cet homme a dû souffrir, quand il était forcé de 

se heurter chaque soir aux réalités et parfois aux 

malpropretés de la vie de théâtre I Mais comme il 

devait sourire, s'il savait que certaines gens lui 

préféraient M. Sarcey! 

Ce volume posthume des Deux Masques, publié 
avec un soin extrême par des éditeurs consciencieux 
et dévoués, ofl're pourtant l'aspect d'un beau monu- 
ment inachevé. Je cherche vainement Tartufe dans 
l'étude sur Molière, Iphigénie, Bajazet et Bérénice 
dans le magnifique chapitre sur Racine. Peut-être mon 



i44 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

patriotisme ombrageux serait-il tenté de reprocher 
à Saint- Victor d'avoir fait une part trop large, trop 
léonine à Shakspeare. Mais, ici, je me récuse. Je 
consens bien à passer pour un iconoclaste, pour un 
contempteur des Dieux et des Géants, quand il s'agit 
de Gustave Flaubert, de Baudelaire, de Stendhal, de 
MM. de Goncourt, de M. Emile Zola ou même de 
Balzac, le sacro-saint. Avec Shakspeare, il faudrait 
être armé de toutes pièces, savoir l'anglais comme le 
pavait Saint- Victor, comme le sait Emile Montégut, 
être initié à la religion shakspearienne comme les 
scoliastes italiens sont initiés à la religion dantesque, 
et ne jamais s'être demandé s'il n'y aurait pas un juste 
milieu entre les absurdes sarcasmes de Voltaire et les 
apothéoses finales. Décidé ou plutôt condamné à 
m'interdire toute critique, je me bornerai à un 
.souvenir. Lorsque Berlioz me dit qu'il allait jouer son 
va-tout sur un sujet emprunté à V Enéide, je ne pus 
me défendre d'une appréhension que l'événement a, 
jusqu'à présent, trop justifiée. Ce génie, essentiellement 
t't passionnément shakspearien, serait-il de nature à 
s'assimiler le génie de Virgile? Retrouverions-nous, 
dans ces harmonies dont je m'exagérais peut-être la 
vigueur sauvage et la turbulence, cette limpidité se- 
reine, cette exquise élégance, que Joubert qualifie de 
suprême, cette pureté et cette sveltesse de contours que 
nul n'a égalée et n'égalera jamais? Et, pour rendre à la 
Musique ce qui lui appartient, pouvions-nous espérer 
une métamorphose où Beethoven nous serait apparu 
sous les traits de Mozart? La question n'est pas 



PAUL DE SAINT-VICTOR 245 

encore résolue, puisque, d'après les plus fins con~ 

iiaisseurs, l'opéra des Troyens a été plutôt exécuté 

que jugé. Mais Paul de Saint- Victor î Sa promenade à 

travers l'œuvre immense de Shakspeare ne lui a rien 

ùté de la délicatesse de son goût, de la finesse de son 

tact, quand il a repris Racine. Il l'a parcourue dans 

tous les sens, cette forêt gigantesque, dont la forêt de 

Windsor n'est qu'une miniature; — ce prodigieux 

fouillis de chênes celtiques, dont le tronc noueux se 

festonne de lianes et de glycines aux fleurs enchantées; 

tour à tour visité par les séraphins et hanté par les 

esprits de l'abîme ; ouvrant ses clairières aux étoiles 

qui versent leur pâle lueur sur le Songe d'une nuit 

(Tété. Il a fait halte, à minuit, sur l'esplanade où 

Hamlet achève sa rupture avec le monde des vivants 

en causant avec le fantôme. Il a vu sur la petite main 

de lady Macbeth l'indélébile tache de sang. Le spectre 

de Banquo lui a révélé le secret du crime qu'il avait 

deviné en contemplant le vol circulaire du martinet 

autour .du sinistre donjon. Il a trempé le bout de ses 

doigts dans la chaudière bouillante des sorcières. 

L'alouette et le rossignol ont gazouillé à son oreille 

le chant qui réveille Roméo et qui rassure Juliette - 

Il a compté les rugissements de la jalousie orientale 

sur les lèvres du More de Venise, et noté au passage, 

sur la harpe de Desdemona, la romance du saule 

répondant à la mélancolique chanson du gondolier. 

Devant lui se sont inclinées les hautes tiges des iris 

(ît des nymphœas, qui virent Ophélie inconsciente 

s'abandonner au courant du fleuve. Puis la fantaisie 

14. 



246 SOUVENIRS d'un vieux critique 

shakspeariennc Ta pris sur ses ailes, et rien n'a été 
perdu pour lui de ces diamants et de ces perles 
«emées sur la route aérienne où roule le char de la 
reine Mab, ou mystérieusement échangés entre les 
héros et les héroïnes dont les noms ressemblent à une 
mélodie ou à un poème, et dont Tintimité a été si 
féconde pour Paul de Saint-Yictor, qu'il y a vu ce 
que Shakspeare n'y avait peut-être pas mis. 

Eh bien , ce que j'admire chez l'auteur des De%ix 
Masques, c'est que, après avoir gravi ces hauteurs 
abruptes et s'être grisé de ces philtres, après avoir 
. tapé sur le gros ventre de Falstaff , dit son fait à ce 
monstre de Caliban, mesuré à Shylock sa livre de 
chair chrétienne, erré sur la bruyère avec le roi 
Lear, il est resté en possession de tout son sang- 
froid pour parler de Corneille et de Racine comme 
en parlerait un Français obstiné à ne rien voir en 
dehors des gloires nationales. Je glisserai sur 
Ck)meifle, parce que mon cadre est trop restreint 
pour se prêter en détail à ce vaste programme. 
L'étude sur Racine est une merveille de délicatesse, 
de sentiment et de grâce. N'est-ce pas charmant, — 
j'allais dire touchant, — cet ami intime de Théophile 
Gautier, cet héritier immédiat des plus fougueux et 
des plus illustres claqueurs d'Hernani, analysant avec 
une finesse exquise les beautés d'Andromaqite et les 
majestueuses austérités d'Athaiîe? Par une sorte de 
coquetterie en Thoimeur de mon auteur favori, j'ai 
voulu, avant de savourer ce chapitre, relire ie qua- 
trième volume du Cours dt littérature^ où La Harpe 



PAUL DE SAINT-VICTOR 247 

a étudié le théâtre de Racine, et la collection des 
feuilletons de Geoffroy dans le Journal de V Empire. 
La Harpe, passe encore î II est lourd, gourmé, ampoulé, . 
pédant; mais enfin, avec lui, on peut apprendre quel- 
que chose. S'il n'avait pas la manie de faire intervenir 
à tout propos les tragédies de Voltaire et de trahir 
des velléités de comparaison entre le poète dé Phèdre 
et le poète d'Alzire, il pourrait être utile aux jeunes 
gens, comme première assise d'une éducation littéraire. 
Quant à Geoffroy, c'est une misère de songer qu'un 
pareil cuistre — qui félicitait mademoiselle Duchesnois 
de sa laideur, « parce qu'elle y trouvait une garantie 
contre les pièges de la volupté [sic) » — fut, dans 
son temps, une autorité, une puissance, fit trembler 
Talma et mademoiselle Mars, trouva moyen de faire 
dévorer ses articles entre deux bulletins de la Grande 
Armée et fut plus lu, à lui tout seul, que tous les 
critiques actuels, depuis le Lundiste de la République 
française jusqu'au Samediste de la Gazette de France, 
Je me souviens que j'étais un soir au balcon des 
Italiens. Derrière moi, dans une loge, une très jolie 
femme et un mari somnolent. On donnait le Barbier, 
Mario, dans tout l'éclat de la jeunesse, dans toute la 
fraîcheur de cette voix d'or qui nous emportait dans 
le pays du bleu, comme certaines pages de Saint- 
Victor, entra en scène, suivi du coryphée qui conduit 
la sérénade. Celui-ci était mal bâti, gauche, et, 
n'ayemt qu'une note à chanter, il l'attaqua à dix 
kilomètres au-dessous du ton. J'entendis alors la belle 
dame dire à son mari d'un air de conviction inquié- 



248 SOUVENIRS d'un vieux critique 

tante: « Vraiment, ces deux hommes ne sont pas 
de la même race! » — Non, Geoffroy et Paul de 
Saint- Victor n'étaient pas de la même race! 

Je lui sais d'autant plus de gré d'avoir fait bonne 
mesure à Andromaque, qu'il eût été facile à un 
romantique do la première heure de chicaner cette 
tragédie; malgré d'admirables beautés. Quelques 
licences que l'on accorde à la convention théâtrale 
Ht à la convention tragique, il n'en est pas moins 
prouvé, d'après toutes les vraisemblances homériques, 
que Pyrrhus avait quinze ans de moins qu'Andromaque . 
En outre, Ovide — un bien mauvais sujet qui abuse 
(lu privilège latin de braver l'honnêteté dans les mots, 
— nous apprend qu'Andromaque avait de très lon- 
gues jambes. Ces jambes me trottaient 'dans la tète, 
jusqu'au moment où Saint-Victor m'a ramené à 
l'idéal, qui n'a pas de jambes, mais des ailes. Qui ne 
fierait ému, lorsque, après avoir cité la délicieuse 
tirade qui commence par ce vers : 

Fais connaître ù mon fils les héros de sa race... 

Fauteur des Deux Masques ajoute: « La tragédie 
était une des éducations de l'ancienne France aris- 
tocratique; un souffle de Racine fut mêlé à l'air 
qu'on y respirait. Ne semble- t-il pas que quelque 
chose de ce testament sublime d' Andromaque soit 
passé dans le testament de Louis XVI et dans la 
lettre que Marie-Antoinette écrivait la veille du 
supplice, à sa sœur, pour lui recommander son 



PAUL DE SAINT-VICTOR 240 

enfant? « Que mon fils n'oublie jamais les derniers 
« mots de son père, que je lui répète expressémen,t: 
« Qu'il ne cherche jamais à venger notre mortl... * 

Remarquez que Paul de Saiut- Victor, à mon grand 
regret, n'était pas royaliste; mais la neutralité, dans 
les esprits supérieurs, est un engagement de plus au 
respect pour les grandeurs tombées, pour le parti des 
victimes innocentes de l'échafaud ou de l'exil. Il existe 
une gentilhommerie d'intelligence et de cœur, pré- 
férable à celle des parchemins, qui ne permet pas 
même l'ironie ou l'allusion railleuse contre les 
personnes trois fois sacrées par leur droit méconnu, 
par leurs vertus héroïques et par leur infortune coura- 
geusement supportée. On se fait alors — on se 
faisait du moins — un point d'honneur d'imiter ces 
étrangers généreux qui accueillent, les bras ouverts, 
les émigrés et les proscrits, et dont l'hospitalité 
cordiale leur donne l'illusion d'une seconde patrie. 
La foi que l'on n'a plus se change en une sorte de 
nostalgie chevaleresque, qui s'indemnise de ce qu'elle 
a perdu en saluant ce qui lui en offre l'image. On ne 
prie plus le saint, mais on s'incline de vaut le reliquaire. 
S'il y a quelque part, à Astrakhan ou à Bagdad, des 
t'crivains qui pensent et agissent autrement, il faut 
les plaindre et attribuer leur déchéance morale à la 
mnVaria républicaine. 

Une remarque analogue peut s'appliquer aux pages 
396 et suivantes sur la tragédie à'Esther. Vous savez 
ce que Michelet a fait du suave épisode d'Esiher à 



550 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

Saint-Cyr: quelque chose comme une sinistre con- 
spiration de palais, où les décors du drame biblique 
servent de paravents à des intrigues byzantines. Les 
planches de ce théâtre virginal s'ouvrent sur des 
trappes prêtes à engloutir Louvois et ses créatures; 
un aspic se cache sous ces fleurs mystiques; ces 
beaux vers ont des sous-entendus meurtriers; ces 
hémistiches ont des pointes de stylet; Tencens qui 
fume en l'honneur de TAssuérus de Versailles exhale 
•des Vapeurs empoisonnées, et peu s'en faut que 
Ton n'aperçoive, apostées derrière un port nt, les 
effrayantes silhouettes de la Brinvilliers ou de la 
Voisin. Maintenant, lisez Paul de Saint- Victor : 

« Esther, entourée de ses jeunes Israélites, comme 
d'un pensionnat de Saint-Cyr, semble une madame de 
Maintenon rajeunie. La majesté de Louis XIV rayonne 
sous la divinité d'Assuénis; l'orgueil de madame de 
Montespan perce à travers le profil altier de Vasthi ; et, 
sous le turban d'Aman, on voit passer, par moments, 
quelques boucles de la perruque de Louvois. Tout 
s'atténue et tout s'adoucit; les âpretés s'émoussent, 
les originalités s'amoindrissent ; le carnage final passe 
inaperçu sous un vers décent... Acceptez ce changement 
de siècle et ce déplacement de l'atmosphère; ne 
voyez, dans cette mise en scène du récit biblique, 
qu'un cadre de sentiments purs et de flatteries 
délicates : vous comprendrez alors l'admiration des 
contemporains. Le style à' Esther, moins sublime sans 
doute que celui i!Athalie, peut sembler, à première 



PAUL DE SAINT-VICTOR 251 

vue, un peu pâle; mais' cette pâleur molle et tendre 
est celle d'un ciel effacé par le crépuscule. Les 
étoiles naissent sous le regard qui les contemple 
fixement. De même, des beautés célestes, des grâces 
adorables jaillissent de ce langage pur et voilé... » 

Je voudrais tout citer, et vous verriez passer, 
comme un vol de blanches colombes, ces jeunes et 
chastes actrices que Racine prit plaisir à choisir et à 
former lui-même; mademoiselle de Veilhenne, dans 
le rôle d*Esther; le terrible Assuérus sous les traits 
de mademoiselle de Lastic, belle comme le jour, ou 
comme une princesse de contes de fées ; mademoiselle 
de Glapion, « dont la voix va jusqu'au cœur », 
prêtant à faustère Mardochée sa beauté blonde et ses 
yeux bleus; Élise, en la personne de mademoiselle de 
Maisonfort, la plus jolie des chanoinesses, qu'on ne^ 
pouvait voir sans l'aimer ; puis, dans les rôles secon- 
daires, mesdemoiselles d'Abancourt, de Marcilly, de 
Mornay ; une seule femme dans cette pléiade virginale, 
madame de Caylus, la ravissante nièce de madame 
de Main tenon, u récitant, sous les traits de la Piété, 
le délicieux prologue où la Flatterie, déguisée en 
Sainte (ce qui ne lui est pas habituel), chante au roi un 
hymne si pur ». — Toute cette peinture est enchante- 
resse. On dirait vraiment que Paul de Saint- Victor, 
de physionomie pourtant si moderne, a vécu dans ce 
monde dont nous expions peut-être les magnificences 
et les fautes, mais qui, après deux siècles, nous 
charmé encore de ses poétiques grandeurs. Bossue t 



^2 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

assiste à ce drame si différent des comédies profanes 
qu'il foudroyait de ses rigueurs. Madame de Sévigné 
en écrit le feuilleton. — « Quel charme, ajoute Saint- 
Victor, devaient avoir ces jeunes figures de l'Ancien 
Testament, représentées par cette fleur de noble 
jeunesse, ces pudeurs peintes par des rougeurs vraies, 
^es émotions si naturellement exprimées par des 
woix émues I Les représentations HEsther furent le 
j)rintemps de Saint-Gyr. » 

41 n'est pas jusqu'à la mélancolique destinée des 
actrices d'Esther qui n'ajoute à l'intérêt de cet épi- 
sode, unique dans l'histoire des littératures. Cet har- 
monieux printemps n'eut pas d'été pour elles. Ou 
croirait que ces lis, épanouis dans cette pieuse cor- 
beille, ne pouvaient plus être cueillis par des mains 
terrestres; que ces lèvres angéliques, après avoir 
exhalé l'exquise poésie de Racine, ne devaient plus 
«^ouvrir que pour des cantiques et pour la prière. EHe^^ 
passent, sans que lajtransition paraisse trop brusque, 
du théâtre de Saint-Cyr aux cloîtres de la Visitation 
ou du Carmel. Une seule se marie ; les plus passion- 
nées, celles qui seraient le plus femmes, — made 
moiselle de Maisonfort, mademoiselle de Glapion, 
— dérobées au monde par l'inflexible volonté de ma- 
dame de Maintenon, se dédommagent de leur voca- 
tion forcée en l'exagérant. Leur passion cherche 
un dérivatif dans le mysticisme qui les consume 
de ses ardeurs, les égare dans ses dédales, les 
agite de ses inquiétudes : suicide chrétien qui avait 



PAUL DE SAINT-VICTOR 253 

aussi sa grandeur et nous donne la mesure de ces 
âmes! 

Tournez la page. Voici Athalie, La reine des tra- 
gédies, comme l'appelle Tauteur des Deux Masques, 
Ta royalement inspiré. Sommes-nous assez loin de 
cette soirée de mai 1847, où le Théâtre-Français 
reprit Athalie pour mademoiselle Rachel, et où j'en- 
tendis, au foyer, Théophile Gautier dire à ses intimes : 
« Je suis trop bête pour comprendre et pas assez pour 
admirer! » Paul de Saint-Victor admire, et cette 
admiration nous a valu des pages, où ce sujet tant 
de fois rebattu se rajeunit et se renouvelle sous cette 
plume prestigieuse. — « L'abeille de l'Hymète, nous 
dit-il, dépose hardiment son miel dans la gueule du 
lion de Samson. » 

Ce qui rend ce chapitre plus intéressant encore et 
plus curieux, c'est que Saint- Victor semble d'abord 
repris de l'obsession shakspearienne. Appuyé sur le 
formidable texte de la Bible, qui n'a pas les élégantes 
timidités du parloir de Saint-Cyr ou de l'oratoire de 
madame de Maintenon, il se demande quelle forme 
aurait prise un pareil sujet entre les mains de Shaks- 
peare; et il se répond dans une page étonnante où 
s'accumulent toutes les architectures, tous les malé- 
fices, tous les cultes, toutes les violences, tous les 
sacrifices sanglants, toutes les férocités de l'Orient 
barbare ; mais bientôt il se ravise ; il donne raison à 
Racine, et il écrit ces lignes d'une admirable justesse : 

o 



254 SOUVENIRS d'un vieux critique 

« Ce qui convient à Rome ne convient pas à Sion. 
Autant le poète dramatique doit marquer de traits 
distinctifs les sujets qu'il tire de Thistoire profane, 
autant il doit empreindre d'une beauté générale et 
simple ceux qu'il emprunte à l'histoire sacrée. Dieu 
n'a pas de costume, l'Éternité n'a pas de décors. Or, 
la Bible est le livre divin, le livre étemel. En s'atta- 
chant à sa lettre, Racine aurait tué son esprit; en la 
rapprochant par le détail, il aurait diminué i»a subli- 
mité. » 

Et, après avoir signalé d'ingénieuses analogies 
entre Athalie et les compositions de Raphaël, le poète 
— car Saint- Victor est ici poète en prose comme 
Chateaubriand, — nous conduit avec lui à Saint-Pierre 
de Rome, où il a lu pour la dernière fois le chef- 
d'œuvre de Racine, « au jour mystique des cent 
lampes éternelles qui veillent sur le tombeau des 
apôtres ». Rien ne saurait rendre l'harmonie sévère 
de ce tableau. La vague et pénétrante odeur de l'en- 
cens circule dans l'église immense et en imprègne 
l'atmosphère. L'orgue et les cantiques, affaiblis par 
la distance, ressemblent au frémissement d'ailes et au 
susurrement lointain d'esprits invisibles. Les rayons du 
soleil couchant colorent les arbres, les ors, les mosaï- 
ques, courent sur les dalles, s'accrochent aux statues, 
et forment, au seuil des chapelles, de lumineuses 
traînées, comparables aux embranchements de sentiers 
célestes. « L'air est rouge, les lampes pétillent de 
ferveur, le silence prie, la nuit tombante, au milieu 






PAUL DE SAINT-VICTOR âë5 

de ees images divines, send^le le crépuscule d'un jour 
qui n'aura pas de nuit. De temps en temps, la figure 
superbe d'un cardinal, drapé daiis sa pourpre aux 
cent plis, passe à l'horizon du templ^r image rapide 
et radieuse du pontificat biblique. » 

Il faut que la tragédie de Racine soit bien belle, 
pour avoir paru plus belle dans ce milieu, et avoir 
ajouté un accord de plus à ces célestes accords. H a 
fallu que Paul de Saint-Victor fût un bien merveil- 
leux écrivain, pour que sa noble prose servît de trait 
d'union entre Athalie et Saint-Pierre de Rome. 

Le dirai-je? Il me semMe un peu froid ou du moins 
un peu tiède pour Molière. Peut-être mon admiration 
sans bornes pour le pauvre grand homme est-elle trop 
exigeante ; mais je regrette qu'il n'ait pas parlé de Tar- 
tufe, L'élévation constante de sa pensée etde son style, 
l'impartiale sérénité de sa vocation d'artiste épris de 
l'art pur, le rendaient digne de s'abstraire de toute 
préoccupation banale en nous parlant de Tartufe. 
Je ne le trouve pas tout à fait juste pour les Femmes 
savantes, la plus charmante sinon la plus forte des 
œuvres de Molière. On dirait presque qu'il a envie de 
prendre parti pour Philaminte contre Chrysale. Est-il 
bien exact de dire que, « en soulevant les masques, 
tachés d'encre, d'Armande, de Philaminte etdeBélise, 
on est un peu surpris de se trouver face à face avec 
les plus fins et les plus élégants visages du xvii® siècle; 
la duchesse de Longue ville, la marquise de Ram- 



256 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

bouillet, madame de la Fayette, madame de Mon- 
tausier, madame de Sévigné elle-même, si éprise 
de Descartes et si passionnée pour saint Augustin? » 
— Ici, Paul de Saint- Victor, qui excelle dans les 
nuances, me semble les avoir un peu négligées. La 
préciosité, le goût des lettres, la délicate culture de 
l'esprit, relevés et ennoblis, chez les femmes d'élite, 
par les avantages de la naissance, par l'élégance des 
habitudes, par une beauté aristocratique ou souve- 
raine, par les grâces exquises d'une galanterie che- 
valeresque et décente, n'ont rien de ridicule, rien qui 
relève directement de la comédie. Mais la comédie n'en 
garde pas moins la propriété très légitime du verre 
grossissant. Il lui est permis de l'appliquer, non pas 
à de délicieux originaux, mais à de mauvaises copies, 
multipliées à Paris et en province, surtout quand les 
originaux eux-mêmes n'auraient qu'à s'exagérer un 
peu pour changer leurs agréments en ridicules et con- 
stituer un péril pour le bon goût et le bon sens , — 
ainsi qu'on put le voir, par exemple, lors de la vogue 
extravagante des romans de mademoiselle de Scudéry. 
Molière avait le droit de surveiller cette société d'ail- 
leurs si séduisante, de voir de quel côté elle penchait 
et de signaler ce penchant dans des caricatures de 
génie. 

En revanche, rien de frais, de pimpant, de leste- 
ment enlevé, de mieux dans le toriy que le Beaumar- 
chais, de Paul de Saint- Victor. Avec quelle finesse il 
caractérise la métamorphose du Barbier de Séville en 
opéra, l'absorption de Beaumarchais par Rossini! 



i 





PAUL DE SAINT-VICTOR 257 

« La musique a passé dans les veines de la comédie; 
elle la possède, elle l'agite, elle lui communique ses 
divins transports; la note bourdonne sous le mot; la 
mélodie chante à demi voix derrière la tirade; le 
récitatif suit le monologue ou V aparté en sourdine ; 
un chœur ondoyant de voix reculées accompagne le 
cliquetis du dialogue. . . Le motif musical déborde sur 
l'effet comique ; les mélodies endormies et vibrantes 
au fond de la mémoire, se précipitent à Tappel des 
phrases commencées, et les attirent, comme des 

sirènes, dans le monde fluide qu'elles habitent A 

peine Rosine a-t-elle fredonné sa petite chanson: 
Tout me dit que Lindor est charmant /... l'admirable 
romance: Una voce poco fa, fond sur elle, comme un 
oiseau chanteur de large envergure qui emporterait 
une cigale au plus haut des cieux... » 

Le volume se termine par quatre ou cinq pages sur/e 
Mariage de Figaro, semées de diamants et de perles, 
dont le temps ne fera pas des noisettes et des nèfles. 
Et quelle clairvoyance garde ce peintre imperturbable, 
qui aurait le droit de s'éblouir de ses couleurs I — 
« L'esprit et la volupté y font rage; l'intrigue, dé- 
cousue et folle, tourne, par instants, au tohu-bohude 
l'orgie. Les figures, demi-réelles, demi-fantastiques, 
vous apparaissent, comme aux lueurs vacillantes d'un 
bal qui finit. C'est le monde mis à la renverse par 
un perfide enchanteur; c'est l'anarchie des Saturnales, 
transportée dans la comédie... Femmes, amours, in- 
solence, débauche, scepticisme, semblent être mis en 



258 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

commuD, dflttis cette promiscuité dérigoire de grwids 
seigneurs , de laquais, de juges, de duègnes, d'abbés 
et de guitaristes. La verve de la pièce a des allures 
de vertige. Le cataclysme prochain se prof^étise dans 
le désordre de ce «abbat nuptial, dansé sur les ruines 
d'une société qui s'écroule. » 

Voiià le triomphe de Paul de Saint-Victor. Encore 
une fois, est-ce de la littérature à idées? Est-ce de la 
littérature à images? Si vous voulez, »o<is dirons que 
c'est une littérature à images qui nous donne des 
idées; je ne connais pas de meilleur éloge. 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 

Le Fils de Pierre le Grand. — Mazeppa, -- Un changement 

de règne. 



L'Histoire de Russie, trop fertile, on le sait, en 
catastrophes énigmatiques, en tragédies publiques et 
privées, n*a pas d'épisode plus mystérieux et plus 
sinistre que le conflit du czar Pierre le Grand avec 
son fils, le czarewitz Alexis; conflit qui se termina, 
comme de juste, par Técrasement du pot de terre 
dans le choc du pot de fer. Je trouve dans mes sou- 
venirs de jeunesse un opéra-comique intitulé Alexis, 
ou r Erreur dtun bon père. On pourrait intituler le 
sombre drame admirablement raconté par M. Mel- 
chîor de Vogué: « Alexis, ou TErreur d^un père qui 
ne fut pas bon. » 

H en est de Pierre le Grand comme de Constantin, 
d'Alexandre, de César, deCromwell, de Napoléon, et, 
généralement, de presque tous les grands hommes 
historiques. Il faut dégager leur grandeur d'un alliage 
qui suffirait à rendre passibles d'une foule d'articles 
du Code pénal des centaines d'hommes ordinaires. 
Pourtant, bien des circonstances atténuantes militent 



260 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

en faveur de Pierre. C'est un génie barbare qui veut 
que ce génie serve à tirer de la barbarie son Empire. 
Il a tout à créer, et, par conséquent, tout à détruire, 
puisqu'il va bâtir sur des ruines. Chacune des ré- 
formes qu'il médite blesse un intérêt, un sentiment, 
une tradition ou un souvenir. Chacun des abus qu'il 
veut supprimer représente une relique nationale ou 
domestique. C'est tout le parti du passé qu'il a mission 
de combattre, et ce vieux parti, dans ses résistances, 
ses méfiances, ses rancunes, espère tout du temps et 
de l'héritier de la couronne; héritier bizarre, mala- 
dif, pusillanime, visionnaire, contemplatif, incapable 
d'action, et offrant par là le contraste le plus absolu 
avec le caractère paternel, dont l'activité extraordi- 
naire n'a d'égale que sa prodigieuse volonté. Peut- 
être Alexis ne demanderait-il pas mieux que de 
renoncer d'avance à ses droits pour vivre tranquille 
dans quelque paradis de neige, entre une femme 
bêtement aimée et un pope de l'Église orthodoxe, 
confesseur accommodant sur le chapitre des boisson?. 
Peut-être, par ce sacrifice qui coûterait bien peu à sa 
nature indolente, mériterait-il de fléchir le courroux 
de son terrible père, qu'il ne cesse d'irriter par sou 
attitude passive, par sa faiblesse ou sa force d'inertie, 
par son refus de «.'associer à des projets, à des tra- 
vaux, à des expéditions, à des aventures, qui vont 
régénérer la Russie. Mais, derrière Alexis, il y a tout 
un peuple dans un peuple, tout un groupe de mécon- 
tents, moscovites à outrance, qui regardent comme 
un sacrilège la création d'une nouvelle capitale aux 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 261 

dépens de leur ville sainte, qui détestent Saint-Péters- 
bourg, qui maudissent cet infatigable conquérant, 
cet impitoyable fondateur, décidé à ne leur laisser ni 
repos, ni trêve, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de 
leur chère et antique Russie. Oeux-là ont les yeux 
fixés sur le jeune prince, qui a pour eux le mérite 
d'être le contraire de son père. Ils ne tiendront nul 
compte de son abdication préventive. Que le czar, qui 
ne se ménage pas, meure de mort naturelle ou vio- 
lente ; aussitôt, voilà le faible Alexis hissé, bon gré mal 
gré, sur le trône; voilà son avènement signalé par 
une réaction furieuse qui n'épargnera pas un atome 
de l'œuvre immense de Pierre le Grand : Donc il doit 
mourir; il mourra. 

Dire que M. de Vogiié a triomphé de toutes les 
difficultés de son sujet, qu'il a raconté en maître ce 
tragique épisode, ce ne serait pas assez. Aux plus 
fortes qualités de l'historien de race, il ajoute un 
charme, un don de poésie innée, un talent de paysa- 
giste que Ton ne s'attendait pas à trouver sous ce ciel 
du Nord, au milieu de ces obscurités où la légende 
lutte contre l'histoire, parmi ces personnages qui 
étonnent souvent et révoltent parfois notre civilisation 
occidentale. Enfin, dans ce duel à mort entre un fils 
très peu héroïque et un père poussant jusqu'aux plus 
extrêmes conséquences le sacrifice des sentiments 
naturels à la raison d'État et de la pitié à la terreur, 
il a su nous émouvoir en faveur de la victime sans 
rendre le persécuteur trop odieux. Suivons-le un mo- 

15. 



262 SOUVENIRS d'un vieux critique 

ment dans ce pathétique récit, et profitons-en pour 
prendre une leçon d'histoire, où, comme le chanoine, 
oncle de Gil-Blas, j'aurai Tair d'enseigner ce que je 
n'étais pas sûr de savoir. 

« Pierre, nous dit le jeune et déjà éminent écrivain, 
forgea la civilisation avec les instruments de la bar- 
barie. Acharné à son œuvre de salut,exaspéré parles 
résistances qu'elle rencontrait de toutes parts, il 
frappa furieusement autour de lui et tout près de lui. 
Comme il prenait la hache dans les chantiers pour 
donner l'exemple à ses matelots, il la prit peut-être 
sur les places, suivant la légende, pour donner 
l'exemple à ses bourreaux... » Peut-on mieux dire? 
Et n'est-ce pas toute une figure dessinée en quel- 
ques lignes? 

Alexis était fils de la première femme du czar, Fim- 
pératrice Eudoxie, bientôt répudiée et jetée dans un 
couvent, comme suspecte d'opposition aux idées du 
czar et de connivence avec ses ennemis. Dès lors, 
toute la question — capitale, s'il en fut, — est de 
tîavoîr si le jeune czarewitz sera capable de com- 
prendre et de continuer son père, s'il aura l'esprit 
assez ouvert, l'âme assez fortement trempée, asse^ 
d'aptitude au travail, à l'action , au mouvement et aux 
hasards de la guerre, pour que Pierre soit à la fois 
satisfait dans son orgueil paternel et rassuré dans 
l'avenir de son œuvre. Hélas! l'illusion est impossible. 
On dirait que la fatalité accumule dans ce cerveau 
infirme tout ce qu'il faut poifr exacerber les premières 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUE 263 

méfiances, pour faire retomber sur Tadolescent une 
partie des soupçons et des griefs amassés contre sa 
mère, pour donner au redoutable autocrate le droit 
de regarder son fils comme une humiliation, un obs- 
tacle et un danger; fatalité à deux tranchants, qui, en 
débilitant le malheureux Alexis, ne permet pas même 
que sa faiblesse devienne sa sauvegarde en tranquil- 
lisant son père. 

BÎCTitôt on le marie; quel mariage I Charlotte de 
Brunswick, sacrifiée, elle aussi, aux cruautés de la 
raison d'État. Ce n*est pas une femme, c'est une 
ombre qui passe dans cette vie condamnée à mort. 
Son épithalame est une élégie ; les fleurs de sa cou- 
ronne sont des scabieuses; son lit nuptial a les tris- 
tesses d'un cercueil; sa lune de miel, dès les pre-. 
mières nuits, se voile des fumées du vin. Touchante 
victime, que Melchior de Vogué semble avoir dérobée 
avec amour aux limbes qui l'enveloppent I N'en est-il 
pas, en effet, de ces femmes qui ne naissent que pour 
souffrir, qui ne vivent que pour mourir, dont les 
traces dans l'histoire sont aussi imperceptibles que 
celles de l'alcyon sur le sable de la plage, comme de 
ces enfants qui meurent avant d'avoir eu le temps de 
sourire? Pauvre princesse Charlotte! Elle ne se plaint 
pas; elle se résigne à tous les genres de détresse, 
même celle qu'elle devait le moins prévoir; la gêne, 
le manque d'argent. Si, entre deux nuages noirs, elle 
aperçoit un pâle rayon, un faible retour de tendresse 
chez son intermittent mari, elle s'y rattache, sinon 
avec passion, du moins avec ce sentiment du devoir 



264 SOUVENIRS d'un vieux critique 

qui la soutient au milieu de ces douloureuses épreuves. 
« Une joie plus sûre lui venait bientôt, nous dit 
excellemment Tauteur; elle sentait approcher cette 
grande justice que le ciel fait aux malheureuses, la 
maternité. Ce fut la seule espérance qui ne mentit 
pas. » Mariée à seize ans, morte à vingt et un ans, 
Charlotte donna à son triste époux une fille et un fils. 

Il y a dans ce chapitre quelques lignes que je n ai 
pu lire sans une émotion profonde et, pour ainsi 
dire, personnelle. — « Nulle terre n'est mélancolique 
comme ces plaines marécageuses de la Prusse orientale, 
aux horizons gris et bas, mourant dans les lagunes de 
Dantzig, aux grèves d'une mer froide, sans grâce et 
sans lumière. La Vistule roule ses boues ou charrie 
ses glaces entre des [berges nues ; des solitudes sans 
village, reflétant de loin en loin la silhouette de quel- 
que place de guerre, Thorn, Elbing, Marienbourg. » 
C'est d'après nature que Melchior de Vogiié a décrit 
ces plaines mornes et désolées dont l'aspect serre le 
cœur. Il les a traversées, en des jours néfastes, 
pendant l'effroyable hiver de 1871, alors que, pri- 
sonnier de guerre, ayant vu tomber à ses côtés son 
héroïque frère Henri, frappé à la fois dans ses plus 
chères affections et dans son patriotisme, il nous 
donnait lieu d'être d'autant plus fiers de notre 
vaillant ami, qu'il était parti pour l'armée en volon- 
taire, afin de ne pas laisser son frère s'en aller seul 
et d'enrôler un Vogiié de plus au service de la France . 
N'est-ce pas un admirable prologue pour cette carrière 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 265 

_ diplomatique dont la République de M. Ferry Ta 
bientôt dégoûté, et pour cette carrière littéraire, qui, 
ayant déjà beaucoup donné, promet plus encore? 

Charlotte morte, Alexis n'était veuf qu'à demi. Il 
n'avait pas attendu Tagonie et la mort de sa femme 
pour contracter une liaison avec une serve, nommée 
Euphrosine Fédorova; « une Finnoise ronde, rousse, 
à la lèvre sensuelle, avec le type un peu bestial de sa 
race. ,» — Cette simple ligne suffit à expliquer ou à 
faire deviner quel genre de séduction cette beauté 
subalterne, de qui Muserole aurait dit: « Elle est 
rondelette », — exerça sur ce prince tour à tour 
dominé par ses sens, par une dévotion grossière et 
par des crises d'ivresse alcoolique. Euphrosine jouera 
un grand rôle dans cette vie qui ne va plus compter 
que par saisons; elle en est le roman; roman aussi 
lamentable que l'histoire ! 

L'historien — je ne saurais lui donner d'autre 
titre — s'est vraiment surpassé dans le récit de la 
fuite d'Alexis et des diverses haltes où la prison, 
déguisée tant bien que mal sous des airs d'hospitedité 
forcée, lui offre un asile provisoire, en attendant 
qu'il soit repris dans les serres paternelles. Rien n'y 
manque, même le page; ce page mystérieux, — sexe 
problématique, allures féminines, — mais que, cette 
fois, Byron et Dumas auraient eu peine à poétiser; 
car ce n'est autre qu'Euphrosine, dont le fugitif ne 
peut désormais se passer, et qui, faute de mieux, lui 
donne quelques jours d'un bonheur approximatif, 
dans le Tyrol d'abord, au château d'Ehrenberg, puis 



266 SOUVENIRS d'un vieux critique 

en vue de la baie de Naples, au château Sainl-Elme. 
— « En entrant le soir dans la baie de Naples, nous 
dit Melchîor de Vogué, le marin voit deux menaces 
suspendues sur ces plages enchantées; à sa droite, la 
fumée rouge du Vésuve; à sa gauche, les feux du 
château Saint-Elme ; deux tristesses que la nature et 
les hommes ont jetées là-haut, dans ce ciel béni. Des 
crêtes de la montagne, la morose citadelle couronne 
et commande la gracieuse cité, comme un casque de 
pierre au front riant d'une déesse grecque. Les maîtres 
espagnols et allemands se sont légué tOur à tour la 
vieille geôle qui a gardé tant de prisonniers illustres; 
prison clémente, semble-t-il, celle qui laisse voir à 
travers ses grilles la vague lumineuse portée des 
rochers d'ïschia aux grèves de Sorrente; prison pins 
cruelle peut-être, celle qui montre à sa victime l'ironie 
de la mer et de l'espace, le libre infini frémissant du 
continuel essor des ailes et des voiles. » 

J'ai cité ce passage, parce qu'il nous montre, en 
quelques lignes, les deux faces du beau talent de 
M. de Vogué. Si j'avais à le définir, je dirais qu'on y 
reconnaît, non pas, grand Dieu! un poète manqué, 
mais un poète démissionnaire. La Muse avait parlé, dès 
l'aube, à cette oreille fine de gentilhomme et de rêveur. 
Les vers de Lamartine et de Musset, d'André Chénîer 
et de Victor Hugo, vibraient si harmonieusement dans 
cette jeune âme, qu'elle semblait les faire siens en 
leur rendant de son propre fond quelque chose de ce 
qu'ils lui donnaient. Comme ces vagues lumineuses 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 267 

de Sorrente et d'Ischia qui Font si bien inspiré, il avait 
senti un frémissement d^ailôs prêtes à s'envoler vers 
l'infini. Si ces ailes se sont repliées, elles palpitent 
encore. Si Timagination s'est désistée au profit de 
facultés plus sérieuses et plus fortes, elle reste 
toujours présente, toujours prompte à teindre de 
ses couleurs le ferme et austère dessin tracé par 
rhîstorien et le moraliste ; ou, si elle consent às'eflfacer 
pour ne pas troubler de ses visions enchanteresses les 
images du passé, les graves leçons de l'histoire, c'est 
en y laissant un peu de son parfum, comme ces fleurs 
dont nous conservons longtemps l'odeur attachée à 
nos vêtements et à nos mains, après que nous les 
avons respirées ou foulées. 

Alexis, par son mariage, était devenu le beau-frère 
de Charles VI, empereur d'Autriche; alliance qui 
compliquait la situation et aggravait les difficultés 
pour les agents du czar, chargés de rattraper à tout 
prix ce fils coupable, qui faisait de sa fuite une 
variante de ses -rébellions. Ici, l'auteur a mené à bien 
un véritable tour de force. Il nous a passionnément 
intéressés au va-et-vient de ces intrigues qui se 
croisent, s'embrouillent, s'entrelacent et se débrouillent 
autour du château d'Ehrenberg et, plus tard, du 
château Saint-Elme. L'Empereur, ses ministres et ses 
diplomates, comprennent qu'ils seront peu héroïques 
et soutiendront mal l'honneur de l'aigle bicéphale 
s'ils capitulent, s'ils livrent à la Russie ce prisonnier 
qu'elle né veut reprendre que pour s'en défaire. Us 
s'efforcent de cacher sa retraite, de dépister les 



268 SOUVENIRS d'un vieux critique 

limiers de Pierre le Grand. C'est un assaut à armes 
discourtoises de ruses, de faux-fuyants, où se déploie 
cette finesse de barbares, capable d'en remontrer bien 
souvent aux peuples civilisés ; finesse que Ton retrouve 
encore, adoucie, embellie, veloutée, chez les femmes 
de race slave, sous des traits beaucoup plus agréables 
que ceux de Roumiantzof, de Vessélovski et de 
Tolstoï. Tolstoï, « l'homme le plus fourbe et le plus 
éloquent de toute la Russie », finit par avoir le 
dernier mot dans cette partie, jouée avec des dés pipés 
et dont l'en jeu est une tète. Alexis, à peu près sûr 
qu'on pense à le livrer, se livre lui-même. Il n'est 
pas rare de voir les poltrons aller, de guerre lasse, 
au-devant du danger pour couper court à leurs 
mortelles frayeurs. Peut-être Pierre ferait-il grâce, 
malgré les différences notables qui le distinguent de 
M. Jules Grévy. Mais voici un épisode imprévu, qui 
serait comique s'il ne se terminait par d'épouvantables 
supplices. Pour justifier les soupçons, les méfiances 
et les rigueurs de ce père que Joseph Prudhomme 
n'hésiterait pas à appeler dénaturé, on procède à une 
enquête minutieuse. Cette enquête pénètre jusque 
dans le couvent de l'ex-impératrice Eudoxie. Qu'y 
trouve-t-elle? Une religieuse orthodoxe, ensevelie 
sous des voiles noirs et sous le nom de sœur Hélène? 
Hélas! non; une épouse fort hétérodoxe, magnifique- 
ment parée, et ne se souvenant d'Hélène que pour se 
consoler de son Ménélas avec un Paris, officier de 
recrutement, nommé Gliébof. Leur correspondance 
amoureuse avait pour messagère une sœur professe 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 269 

qui vivait elle-même avec l'avoué du couvent. En 
outre, ce couvent était un foyer de conspirations 
contre le czar, et ces nonnes étranges ne redevenaient 
religieuses que pour prier Dieu de hâter le plus 
possible la mort de Pierre et l'avènement d'Alexis. 
— « La chambre de la question s'ouvrit pour tout ce 
pauvre monde, ajoute M, de Vogué, et les aveux 
recueillis jetèrent un singulier jour sur cette existence 
du cloître (schismatique) où les dévotions, les 
prophéties, les conspirations, les intrigues politiques 
et galantes s'enchevêtraient et pullulaient, comme les 
lianes croupissantes au fond des marais dormants 
de la vieille forêt de Vladimir. » 

Encore un trait de caractère parfaitement observé : 
Pierre compterait pour peu de chose l'affront person- 
nel contenu dans cette mésaventure conjugale et l'ac- 
croc que ce roman extra-monastique a fait aux antiques 
lois de la religion et de la morale. Ce qui l'exaspère, 
ce qui le dispose aux répressions les plus effrayantes, 
c'est l'opposition, conspirant contre sa politique. C'est 
ce complot permanent, à peine saisissable, com- 
parable aux soupçons dont parle Clavaroche, qui 
planent dans l'espace et dont le nid échappe à l'œil 
nu; complot qui se compose de vœux, d'espérances 
clandestines, de malédictions secrètes, de propos 
imprudents, plutôt que d'actes réels et définis. Toute 
cette partie du récit nous laisse une impression de 
vague terreur, comme si les lagunes de Venise se 
cachaient sous les glaces de la Neva, comme si le 



270 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIQUE 

Conseil des Dix émigrait à Moscou pour former nne 
cour de justice, accessible à toutes les délations, 
attentive à tous les échos, habile à faire parler le 
silence, à voir clair dans les ténèbres, à glisser du 
connu à l'inconnu, à changer la conjecture en vrai- 
semblance, la vraisemblance en vérité, la vérité en 
évidence, à faire du prévenu un condamné, du con- 
damné un mort. Le dénouement de cette tragédie de 
famille n*était que trop facile à prévoir. Avant de 
mourir, Alexis fut précédé d'un cortège de patients et 
de suppliciés dont les tortures font horreur. — 
« L'officier Stéphane Gliébof, l'amoureux de Tex- 
czarine Eudoxie, terriblement questionné par le fouet, 
les fers rouges, les coins brûlants, avait été cloué 
trois fois vingt-quatre heures sur une planche avec 
des chevilles de bois; rien n'a pu le faire avouer. Le 
14 mars, on Ta empalé à la troisième heure, et il a 
expiré le lendemain de grand matin. » — Quant au 
malheureux Alexis, on n'est bien sûr que de sa con- 
damnation. La légende s'est emparée de sa fin tra- 
gique; on n'a jamais bien su si la sentence avait été 
strictement exécutée, ou si le pauvre czarewitz, 
malade, exténué par la question, par le knout, par 
une atroce série de douleurs physiques et morales, 
était mort de l'idée qu'il allait mourir. A ces affreuses 
images, opposons les sages réflexions de M. de VogQé : 
— « Aux cœurs ardents à s'indigner, nous rappelle- 
rons seulement l'axiome de notre ancien droit public, 
que chacun doit être jugé par ses pairs. Les person- 
nages historiques peuvent en réclamer le bénéfice; 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 271 

et le jugement des pairs, pour eux, c'est le juge- 
ment rendu en se plaçant au point de vue des mœurs, 
des idées, des consciences contemporaines.... » — Et 
plus loin: « Ahî n'écrivons pas Thistoire de ce point 
de vue enfantin, que la cwiscience humaine est un 
terrain immuable, aux aspects éternellement uni- 
formes. Elle n'a pas échappé plus que le reste des 
choses au travail incessant des siècles ; faute de com- 
prendre cette vérité, tout nous sera mystère et scan- 
dale dans les annales du passé, et nous n'aper- 
cevrons pas cette loi radieuse du progrès, qui élève 
sans" cesse vers plus de justice la conscience affinée 
de l'humanité. » 

On pourrait peut-être chicaner ces dernières lignes, 
et répondre à M. de Vogué que ces férocités, exercées 
jadis par en haut, le sont maintenant par en bas, et 
n'attendent probablement qu'une occasion pour se 
déchaîner encore avec plus de ftirie. Sans sortir de la 
Russie que le jeune écrivain connaît si bien, qu'il 
s'est assimilée avec une telle puissance d^întuitîon, et 
qu'il peint de couleurs si vraies, remarquons que, 
sous l'ancien régime, à une époque où les czars 
étaient despotes, barbares, méchants ou fous, ils 
étaient généralement égorgés ou étouffés par leurs 
proches parents ou par une conspiration de palais, et 
que, aujourd'hui qu'ils sont humains, progressifs, 
raisonnables, spirituels, sagement réformateurs, ils 
sont assassinés par des nihilistes. C'est le cas de 
revenir au mot de Sainte-Beuve: « On avait beau 



272 SOUVENIRS d'un vieux critique 

jeu à médire des grands, tant qu'on ne connaissait 
pas les petits. » 

Le volume se complète par deux morceaux de 
dimension moindre, mais non pas de médiocre 
valeur: Mazeppa, et un Changement de règne. 

Dans Mazeppa, Melchior de ,Vogûé se montre tel 
que nous l'avons salué tout à Theure : un prosateur 
à vocation poétique. Il commence par reconstituer le 
vrai Mazeppa d'après des documents authentiques, 
et il s'en acquitte de façon à nous prouver une fois 
de plus que, en racontant ou en décrivant la Russie, 
en feuilletant ses archives, en s'inspirant de ses 
paysages, il est désormais chez lui. Puis, lorsqu'il a 
rendu à l'histoire le légendaire hetman de l'Ukraine, 
le héros de lord Byron, de Victor Hugo, de Pouch- 
kine et de Géricault, — (hélas! mon pauvre Horace 
Vernet ne compte plus) — lorsqu'il a congédié les 
loups, les cavales fumantes, les monts noirs, les 
sables mouvants, les corbeaux, les hiboux, les grands 
vautours fauves, il se trouve : premièrement, que son 
Mazeppa, réduit aux proportions historiques, ne perd 
presque rien de sa physionomie; secondement, que 
l'auteur finit par prendre parti pour l'esprit contre la 
lettre, pour le Mazeppa de la poésie contre le Mazeppa 
de la réalité. H a bien raison ! S'il existe, dans le paisse, 
des figures si grandes, si mémorables, qu'elles ne 
sauraient subir de sérieuses métamorphoses, il en est 
d'autres que les poètes et les artistes ont le droit de 
transformer en les ressuscitant, parce que, sans eux, 



VICOMTE E. MELCHIOR DE VOGUÉ 273 

elles dormiraient oubliées. // faut que Mazeppa ait, 
à la suite d*une aventure d*amour, été lié nu sur un 
cheval farouche, que cette terrible monture Tait 
emporté à travers des immensités de forêts, de steppes, 
de taillis, de ravins et de sables, et que, relevé par 
quelques Kosacks, il soit devenu leur hetman par la 
supériorité de son courage et de son génie, de même 
que, après avoir entendu le chef-d'œuvre de Rossini, 
nous nous disons: « // faut, en dépit des savants 
et des sceptiques, que Guillaume Tell ait vécu, et que 
cet archer infaillible ait enlevé une pomme sur la 
tête de son fils. » 

L'espace me manque pour parler d'un Changement 
de règne, c'est-à-dire de l'avènement de Paul P' 
après la mort de la grande Catherine. Il y a, entre 
Alexis et Paul, certaines affinités, avec cette différence 
que, placés tous deux dans des situations presque 
analogues, l'un a perdu la vie, l'autre la raison. Dans 
ce récit comme dans les deux premiers, on retrou- 
vera toutes les qualités supérieures de Melchior de 
Vogué, ce beau talent qui s'est révélé dès son début, 
et a marqué glorieusement sa place dans le jeune 
groupe de la Revue des Deux Mondes. On rappelait 
récemment, avec des intentions plus ou moins rail- 
leuses, la phrase que répétait souvent M. Buloz, qui 
avait cours dans la maison, et qui, en somme, ne lui 
a pas porté malheur: « Ceci n'est pas dans le ton delà 
Revue. » Melchior de Vogiié n'est pas seulement dans 
le ton de la Revue. 11 est dans le ton de la belle lan- 



374 SOUVENIRS d'un vieux critique 

gue française, du style des maîtres, de la noble el 
pure tradition classique, renouvelée, ravivée, ra- 
jeunie, colorée par une inspiration très originale el 
très personnelle. 

18 mai 1884, 



GASTON JOLLIVET 



Nos Petits Grands Uommes» 



Assurément la poésie est en elle-même une chose 
assez belle pour que nous puissions prendre plaisir 
à lire de beaux vers, alors même qu'ils expriment des 
opinions ou des sentiments contraires aux nôtres. 
Bien des jeunes gens, encore assez heureux pour 
croire, ont tressailli en lisant Rolla, qui n'est pas très 
catholique. Le volume des Châtiments fourmille 
d'injures contre les objets de nos respects ou de 
notre culte. Ce qui ne nous empêche pas d'admirer 
les pages éclatantes de ce livre plus vindicatif que 
vengeur. Pourtant, comme le plaisir est plus vif et 
plus pur, quand le poète s'est fait notre interprète, 
quand il nous rend noire pensée dans la langue que» 
nous entendons sans la parler, lorsque, plus heureux 
que le lion de la fable, nous pouvons dire: « Qu'im- 
porte que nous ne sachions pas peindre, puisque 
celui-là sait peindre pour nous? » 

Cette exquise jouissance» M. Gaston JoUivet vient 
de me la donner, et, comme si ce n'était pas assez^ 
une préface de M. Paul de Cassagnac ajoute encore 



276 SOUVENIRS d'un vieux critique 

au prix de cet ouvrage, non seulement parce que cette 
préface est, comme son auteur, spirituelle, éloquente 
et vaillante, mais parce que nous y voyons un heu- 
reux symptôme, le gage de Tintime alliance qui se 
fera tôt ou tard entre toutes les intelligences élevées 
et vraiment françaises — en haine de la République. 

H était difficile de lire ce titre : Nos petits grands 
hommes, — sans se souvenir d'une autre époque, de 
Rivarol et de son groupe, des Actes des Apôtres et du 
Petit Almanach de nos grands hommes. M. Paul de 
Cassagnac les rappelle de façon à nous faire deviner 
— sans être sorcier — que, s'il avait vécu dans ce 
temps-là, il aurait brillamment figuré et bataillé au 
premier rang de cette courageuse phalange, dont les 
droits d'auteur étaient payés par Fouquier-Tin ville et 
par le bourreau. Le dirai-je? La comparaison, si Ton 
voulait comparer, serait, selon moi, tout à l'avantage 
de Gaston JoUivet. Rivarol, Champcenetz et leurs 
collaborateurs étaient pleins de verve et d'esprit; 
mais ils restaient les disciples de Voltaire, en raillant 
cette Révolution que Voltaire avait si bien préparée. 
Je crois voir des échappés du salon de madame du 
Deffant ou de madame Geoffrin: ils ont passé leur 
soirée et leur nuit à cribler de bons mots et de fines 
épigrammes tous les abus de l'ancien régime, les 
fermiers généraux, le lieutenant de police, les lettres 
de cachet, les prélats de cour, les abbés de ruelles, etc. 
Ils sortent au petit jour, et voici que l'atmosphère 
de la rue leur semble plus chaude et plus orageuse 



GASTON JOLLIVET 277 

que celle du salon où ils ont causé et de la salle où 
ils ont soupe. La foule s'apprête à traduire en vio- 
lences leurs railleries patriciennes. Ces abus qui 
excitaient leur verve et qui appelaient des réforma- 
teurs, les voilà livrés aux tribuns, en attendant pire; 
si bien que les réformes seront des représailles, les 
représailles des tueries, les tables de la loi nouvelle 
des listes de proscription et que les questions sociales 
seront finalement tranchées par le couperet de San- 
son. Alors, ces beaux esprits se ravisent; ils retour- 
nent leurs batteries. Ils cherchent et ne trouvent que 
trop aisément d'autres cibles pour leur artillerie légère. 
Ils défendent ce qu'ils avaient persiflé. Ils sifflent 
ce qui n*est, en somme, que la conséquence logique 
des doctrines, confidentes de leur scepticisme, com- 
plices de leurs folies, pourvoyeuses de leurs plaisirs. 

En outre, si spirituels que fussent ces pamphlé- 
taires pour le bon motif, il n'y avait réellement pas 
proportion entre la trempe de leurs armes, la mesure 
de leur taille et le colosse qu'ils attaquaient. David 
avait bien renouvelé la pierre de sa fronde; mais 
Goliath, cette fois, était trop gigantesque et trop fort 
pour être sérieusement atteint. On ne se figure pas la 
Révolution de Mirabeau, de Danton, de Robespierre, 
de Sieyès, de Carnot, qui était aussi celle de Dumou- 
riez, de Marceau, de Kléber, qui allait être celle de 
Napoléon Bonaparte, de Masséna, de Davout, — 
harcelée par de Tesprit de vaudeville, percée à jour 
par un cent d'épingles, comme un tigre des jungles du 

16 



278 SOUVENIRS d'un vieux critique 

Bengale par des moustiques de la Oamai^ue. Elle 
était, d'une part, si scélérate, d'autre part, si grande, 
qu'on voudrait la voir aux prises avec des titans. Le 
vrai pamphlet contre-révolutionnaire de 1793 §sA 
écrit en lettres de sang par Gharette et Gatbelin^au, 
par La Roche jacquelein et d'Andigné. 

Dire que, avec M. Gaston Jollivet, les proportions 
se rétablissent, ce serait lui faire injure, ii a dû se 
baisser pour se mettre au niveau de ses sujets, de ses 
victimes. Tout est bas, mesquin, vil, chétif, rabou- 
gri, misérable, ^iieun, chez nos petits grands hommes. 
Us personnifient la miniature du mal, le procédé de 
réduction-Colas appliqué à toutes les façons d'être 
nuisible; toutes les variétés de la bande jacobine 
regardées par le petit bout de la lorgnette ; toutes les 
triviales laideurs d'une Convention de Lilliput. Leurs 
vices louchent, leurs habiletés rampent, leurs dexté- 
rités font sauter la coupe, leurs impiétés zézaient, 
leurs exactions trichent, leurs blasphèmes bredouil- 
lent, leur poudre rate, leurs bravades flageolent, 
leurs mensonges chuchotent, leurs escamotages 
opèrent dans un gobelet de gargote ; ils trouveraient 
moyen de faire passer les sept péchés capitaux dans 
le trou de l'aiguille de leurs servantes, et, le jour 
inévitable, le jour prochain où ils feront faillite, ils 
liquideront dans une mare à canards. J'ignore s'il 
existe quelque part des médailles sans revers; nos 
petits grands hommes nous prouvent qu'il peut y 
avoir des revers sans médaille. 



GASTON JOLLIVET 279 

Quelle riche matière à satire 1 Néanmoins, n'allez 
pas croire que Gaston Jollivet ne sache manier que 
la corde d'airain I M» Paul de Cassagnac remarque 
très justement la souplesse, la variété de tons que 
possède notre poète, tour à tour indigné, railleur, 
ironique, ému, pathétique, attendri. A tout seigneur 
tout honneur I alors môme que cet honneur — qui 
est rhonneur de la France, — ne nous parle plus 
que du fond d'un tombeau. Gomment lire sans un 
battement de coear et des larmes dans les yeux, 
ces beaux vers que notre cher et vaillant confrère 
Henri de Pêne pourrait donner pour épigraphe au 
magnifique ouvrage qu*îl prépare sur Henri de 
France ? 

A CELUI QUI S'EN VA 

« Non, ce n'est pas lui qull faut plaindre ! 
Son àme va a'aaéantir 
Au sein d'un IHea prêt à. lui ceindre 
La couronne du Roi martyr! 

» U va revoir ceux de sa race 
Et fouler, les yeux éblouis, 
Le lumineux sillon que trace 
Au ciel 1« pas d^ua saint Louis. 

» François premier, roi gentilhomme 
A sea serments assujetti. 
Fêtera ce roi que Ton nomme 
Le Roi qui n'a jamais menti. 

» Tous^ jaloux de lui faire escorte, 
Tendront les mains à l'héritier 
Qui dans son drapeau leur rapporte 
Leur dép&t d'honneur tout entier. 



1 



280 SOUVENIRS d'un vieux critique 

» Parmi les clartés éternelles, 
Dans l'auguste splendeur des cieux, 
Son ombre aura pour sentinelles 
Les victoires de ses aïeux. 

» Surgissant des voûtes divines, 
Près de lui viendront se ranger 
Rocroy, Fribourg après Bouvines, 
Fontenoy, Navarin, Alger. 

» Non, ce n'est pas lui qu'il faut plaindre, 
Pauvre pays déshérité! 
Ce n'est pas pour lui qu'il faut craindre 
Les arrêts d'un ciel irrité I 

« Son âme & son juge se livre 
Sans remords comme sans effroi. 
La mort est douce à qui sut vivre, 
Douce ft qui sut mourir en Roi. » 



Maintenant, voulez- vous savoir à quel point M.Paul 
de Cassagnac a raison de signaler, chez Gaston Jol- 
livet, la note aiguë à côté de la note émue? Tournez 
la page, et lisez ces strophes vengeresses qui font 
mur mitoyen avec les vers que je viens de citer : 

UN QUIPROQUO 

« Fier d'avoir raccroché des juges 
Dans les taudis, dans les .refuges, 
Sous les ponts, dans maint claquedent, 
Avec sa gent déguenillée, 
Avant-hier soir Martin-Feuillée 
Débarqua chez le président. 

» Ses magistrats, nouvelles couches. 
Hirsutes, débraillés, farouches. 



GASTON JOLLIVET 281 

Dans le hall répandent à flots, 
L'odeur rance d'anciennes pipes, 
L'acre senteur des vieilles nippes 
Et le relent des caboulots. 

» C'est un assortiment étrange 

De pantalons montrant la frange, 

De chapeaux en poils de lapins. 

Tout ce monde-là sje secoue. 

Essuyant sans pitié sa boue 

Aux flancs des panneaux frais repeints. 

» L'un, sur sa peau de démocrate. 
Avec ses ongles noirs se gratte 
Lamentablement tout le corps ; 
L'autre défait d'une main sûre 
Ses gros bas bleus et sa chaussure 
Pour donner de l'air à ses cors. 

» L'un s'assied à la turque, et l'autre 
Sur les coussins de prix se vautre. 
Tout à coup le garde des sceaux 
Du bout de son pied les invite 
A se relever au plus vite : 
« Holà, debout, jeunes pourceaux I » 

« C'est Grévy, suivi de son groupe. 
Il parcourt lentement la troupe 
D'un œil inquiet et subtil ; 
Et puis soudain : « Bonté divine ! 
Tous des condamnés, je devine... 
Je vous fais grâce, » — leur dit-il. » 

N'est-ce pas que ce trait final vaut un long poème? 
Ces deux pièces contiguës, juxtaposées, peuvent ! 

donner une idée des deux manières de Gaston JoUi- 
vet, lorsque son âme généreuse s'exalte à des images 
de grandeur royale , de douleurs tragiques, de deuil 

16. 



%2 SOUVENIRS D*UN VïBUX CRITIQUE 

national y et lorsque son vif esprit s'aiguise au spec- 
tacle des ignominies et des ridicules de nos seigneurs 
et maîtres. On se figure parfois que la vocation sati- 
rique exclut la sensibilité. Erreur! La perception très 
vive, très passionnée, du mal, du laid et du grotesque, 
soit que Ton s'indigne, soit que Ton raille, n'est 
qu'une face, une moitié- de la faculté de sentir qui 
change d'expression en changeant d'objet, et peut 
aisément achever un éclat de rire dans un sanglot. 
Gaston JoUivet rit si bien, que Ton devine qu'il excelle 
à pleurer. Que serait-ce si je plaçais en regard les 
uns des autres, ici, les Soldats d*autrefois (écrit pen- 
dant la guerre), le i8 mars 1871 y la Chaise est 
ouverte, le Martyr^ — un chef-d'œuvre que je vou- 
drais pouvoir citer en entier;-— là, le Bal de V Elysée, 
Horrible fait divers^ Lettre de Pierre Mallet, Barodet 
rend son permis, le Voyage de Rabagas en Savoie, la 
Toison d'or, et bien d'autres? 

Ce qui m'enchante chea notre poète, c'est qu'il est 
bien nôtre: c'est qu'il n'a pas deux poids et deux 
mesures. Il n'est pas de ceux qui nous disent : « Oui, 
c'est vrai, Gambetta est l'homme qui a le plus fait 
souffrir et mourir inutilement ; il a été, de 1869 à 
1882, un des mauvais génies de la France, et cela 
avec bien peu de génie. Si nous avons perdu deux 
provinces au lieu d'une, si nous avons payé cinq mil- 
liards au lieu de deux, si la guerre nous a coûté dix 
milliards au lieu de quatre et trois cent mille hommes 
au lieu de cent mille ; si les horreurs de rînvasîon 



GASTON JOtLIVET 283 

ont été subies par quarante-deux départements au 
Ikm de quinae, si Paris, affolé, énenré, surexcité, 
s'est trouvé tout prêt pour la Commune, c^est lui seul 
qui en fut cause ; c^est son entêtement à {Mx^longer 
une lutte impossible, à jouer sans un seul atout une 
partie absolument perdue. Ce sont ses âmes damnées 
— oh! oui bien justement damnées, — qui ont 
réussi à s'enrichir tandis que la France mourait de 
faim, qui ont organisé vis-à-vis des Prussiens une 
concurrence de déprédations^ une émulation de 
pillage, qui ont prélevé des dîmes énormes sur l'ap- 
provisionnement, le« fournitures, les vêtements, les 
chaussures et les coiffures 'de nos soldats et de nos 
mobiles. Oui, tout cela n'est que trop vrai; mais il 
faut lui pardonner, parce qu'il a été le dernier à 
désespérer de la victoire, parce que son ardeur 
patriotique, entretenant nos illusions jusqu'à la fin, 
a largement contribué à sauver ce qui pouvait être 
sauvé dans cet effroyable désastre : — l'honneur de 
la France ! » 

Je le crois paii^eu bien! Il fut le dernier à en 
désespérer, parce qu'il était le premier à en jouir; 
parce que, en prolongeant la guerre, il prolongeait sa 
dictature ; parce que, en simïdant un pacte dérisoire 
avec la victoire ou la mort, il faisait, en réalité, un 
pacte avec la mort pour les autres, et, pour lui, avec 
les voluptés de l'ambition satisfaite, de l'orgueil 
repu, de la chair contente, avec les enivrements de 
l'omnipotence, avec les cigares exquis et les ripailles 



284 SOUVENIRS d'un vieux critique 

de préfectures... à deux cents kilomètres du danger... 
Mais que dis- je ? Et quelle triste mine ferait ma 
vile prose, si jelui opposais les vers de Gaston JoUivet? 
Oui, c'est bien là le petit grand homme, le faux 
grand homme, restitué à sa petitesse, aplati d'un 
soufflet de la vraie vérité : 



« A Dijon, arrêt du convoi; 

Sur les quais, un long bruit de bottes, 

Quelques vieux électeurs à moi, 

Vers Toulon traînant leurs menottes... 

» ...Partout, pour me faire enrager, 
Sur les chemins, dans la campagne, 
Une boue à n'y pas loger 
Les mobilisés de Bretagne... 

» Je bois à tes fils fiers et doux. 
Bravant les fureurs cléricales, 
Terre qui pleures à genoux 
D'avoir produit François de Sales! 

» Et qui viens de crier au loup, 
Et qui gémis lorsque tu songes 
Que dans tes vallons Dupanloup 
Bégaya ses premiers mensonges. 

» ...Ce que je suis, vous le savez; 
Mon nom signifie: Espérance, 
Avec, quelque s cœurs éprouvés 
J*ai sauvé l'honneur de la France. 

» Pauvre honneur! il s'était un jour 
Couché sous les tertres sans gloires, 
Reischoffen, 6 Mars-la-Tour, 
De vos trente mille croix noires. 



GASTON JOLLIVET 285 

» Je Tai pris glacé, morfondu, 
Et, sous de chaudes couvertures, 
J'ai réchauffé l'enfant perdu 
Au doux feu de mes préfectures. 

» Je Tai gâté, je Tai comblé; 
De gais minois lui faisaient fête; 
Doux moribond, c'est moi qui l'ai 
Galonné des pieds à la tète. 

» le bel enfant, le voilà! 
Fuyant les batailles farouches, 
Savoyards, à vos ûls il a 
Fourni des fusils sans cartouches. 

» Il a fait des charivaris. 
Il a gagné sur mes gamelles ; 
Il a sur les pieds des conscrits 
Lacé des souliers sans semelles. 

» 11 s'est grisé dans mes flacons. 
A ma foule inquiète et sombre 
Il a, du haut de mes balcons, 
Conté des victoires sans nombre... » 

Ceci n'est que de l'excellente satire. Le poète s'est 
élevé encore plus haut dans la pièce intitulée simple- 
ment Chanzy, — autre chef-d'œuvre, — où chaque 
louange décernée au général se retourne contre 
l'homme néfaste dont la popularité a palpé ses der- 
niers gros sous dans ses ohsèques triomphales : 

« Il n'a pas aux foules avides 
Jeté des mots pompeux et vides, 
Fumé des cigares de prix; 
La nuit, dans la plaine glacée, 
Il eut sa tente rapiécée 
Pour tout lambris. 



28ft SOUVENIRS d'itît vieux critique 



» 



Il n'arsit pas 4k rétonrdie. 
Fait un paete de comédie 
Avec la victoire et la QK>rt. 
Désespéré, mais inflexible, 
Il s'offrit, victime impassible, 
Aux coups du sort. 

» iamais, aux heures de bataille^ 
Il n*a dôfié la nûtraiile 
Dans un wagon capitonné 
Ni fait des récits de victoire, 
Dont nos ennemis, après boire, 
Ont ricané... » 



H faudrait citer jusqu'au bout cette très belle page, 
qui semble évoquer les morts de nos glorieuses 
défaites pour saluer uue dernière fois le général et 
maudire le hâbleur; — modèle de justice distributive 
entre un héros et un charlatan. On croit, en lisant 
ces strophes vengeresses, entendre le dialogue du 
glas funèbre et ehrétien de la cathédrale de Châlons 
avec les saxophones et les cornets à piston de Ten- 
fouissement civil. 

Et M. Victor Hugo î Enfin, enfin, voici un vrai 
poète qui se dispense de Tabsurde fétichisme et se 
laisse d^autant moins éblouir par les rayons du soleil 
couchant, que le soleil est couché. Il marche droit 
à l'idole octogénaire et lui dit en vers infiniment plus 
beaux que ma prose : « De deux choses Tune : ou 
vous radotez, et alors pourquoi ne traiterais-je pcis 
vos radotages comme on traite les propos incohérents 
des vieillards tombés en enfance... 



GASTON JOLLIVET 267 

« J'oi des ruissellements de gloires.^ 
Mon siècle en a le vertige. . 
Àbaboum... compote de poires... 
Lok>... gaga.<. Victor Hugo. » 

ou vous ne radotez pas; et alors pourquoi m'impo- 
seriez-vous le respect que vous refusez pontifîcale- 
ment à tout ce que j'honore, à tout ce que j'adore? 
Si grand que vous soyez, mon Dieu est plus grand 
que vous; comment vos thuriféraires traitent-ils 
mon Dieu et ceux qui le servent? » 

Somme toute, le livre de Gaston JoUivet réunit 
tous les mérites : le courage, la verve, l'indignation 
généreuse, l'ironie mordante, l'inspiration poétique, 
la ê^â^ce du langage, l'énergie de la pensée, une 
imperturbable richesse de rimes; et, avec cela, une 
courtoisie de gentleman jusque dans ses exécutions 
gantées. Ainsi que le remarque M. Paul de Gassagnac, 
il fustige plutôt qu'il ne flagelle ; sa trique est une 
houssine, son bâton est une cravache, et nos petits 
grands hommes sont, en effet, de si pauvres sires 
qu'il suffît de les souffleter avec une chiquenaude* Le 
jour où, comme je l'espère bien, ils disparaîtront à 
l'instar de marionnettes détraquées que leur maître 
jette au rebut, ce livre leur survivra. Deux causes 
peuvent nuire à la longévité d'une œuvre satirique : 
— son injustice (témoin la NémésiSy où il y avait 
beaucoup de talent, mais qui portait à faux), — et la 
légèreté humaine, prompte à oublier des griefs qui, 
s'ils restaient inefi'açables, nous préserveraient des 



288 SOUVENIRS d'un vieux critique 

récidives et des rechutes. Gaston Jollivet n'a rien à 
craindre, ni d'un côté, ni de l'autre. Son tir est d'une 
justesse admirable, et nos griefs sont si énormes, que 
la France, délivrée de ces odieux fantoches, en aura 
pour cent ans avant de leur pardonner. 

18 février 1884. 



EMILE ZOLA 



La Joie de vivre. 



Je m'étais promis de ne plus parler de M. Emile 
Zola et de ses ouvrages; mais son éditeur, à ma 
grande surprise, vient de m'envoyer sa Joie de vivre. 
J*ai lu ce roman avec une attention scrupuleuse, sans 
parti pris' de dénigrement; et, plus que jamais, je 
me suis convaincu que M. Zola serait un romancier 
Et un écrivain de première force, si son nom n'était 
désormais l'équivalent d'un programme, d'une cocarde 
ou d'une étiquette ; s'il ne s'était pas fait l'esclave de 
sa prétendue royauté ; si ses antécédents, ses formules, 
ses manifestes, l'admiration béate de ses disciples, ne 
le condamnaient pas à un crescendo perpétuel où son 
naturalisme, après avoir passé par toutes les phases de 
la curiosité, de la crudité, de la laideur, de l'infection 
et de la malpropreté, arrive droit à la monstruosité. 

Supposez, non pas, grand Dieu! une plume chaste 
et délicate, comme celle de Jules Sandeau ou d'Octave 
Feuillet, mais un conteur hardi, paradoxal, habile à 
sauver les données et les situations scabreuses ; offrez- 
lui le sujet suivant : une famille pauvre ou appauvrie 

V. 17 



290 SOUVENIRS d'ux vieux critique 

s'est réfugiée dans un hameau perdu de la plage nor- 
mande ; d'autant plus perdu que les marées montantes 
ne cessent pas de le battre en brèche, renversant les 
maisons, emportant les murailles, menaçant d'une 
destruction complète cette population misérable de 
marins et de pécheurs. Cette famille se compose d'un 
mari perclus de goutte, partagé entre sa gourmandise 
et ses crises, — M. Chanleau; — de sa femme, 
ancienne institutrice ou sous-maîtresse dans un 
élégant pensionnat; de leur lîls Lazare, de Véronique, 
leur bonne, d'un gros et brave chien, très réussi, qui 
n*a que le tort do s'appeler du nom d'un des quatre 
évangiUîstes, et qui sera, ou peu s'en faut, le per- 
sonnage le plus sympathique du roman — et d'une 
jolie chatte, Minouche, — dont nous pourrions peut* 
être nous passer. Le ménage vit petitement, dans 
l'attente de jours meilleurs, attente justifiée parles 
ambitions Immenses etles aspirations encore indéfinie? 
du jeune Lazare. Ajoutez le curé, l'abbé Horteur, qui 
ressemble, trait pour trait, à l'abbé Boumisien, de 
Madame Bovary, et le" docteur Cazenovc, le vieux 
médecin, bourru bienfaisant, plus ou moins athée, 
que nous voyons un peu partout, notamment dans 
Afademoiselle Blaisot, de Mario Uchard; vous aurez 
à peu près tout le pei'sonnel des premiers chapitres, 
(fut sont, en somme, excellents. 

Je me trompe; la situation précaire des Ghanteau 
va s'améliorer par l'arrivée de leur nièce, orpheline 
dont rihniîtoan a a(?rppt(» la tutelle. Pauline Ouemi a 






LA JOIE DE VIVRE 291 

dix ans, et possède en bons titres au porteur cent 
quatre-vingt mille francs, amassés par ses parents 
dans la charcuterie. Pauline arrive, et, avec elle, le 
rayon de soleil, le bien-être physique et moral, Tépa- 
nouissement d^une belle âme, la sérénité, la bonté, 
Toubli de soi, le dévouement au bonheur d'autrui. 
Dans ce roman d'où s'exhale, avec une légère vapeur 
d'ennui, une implacable impression de tristesse, de 
découragement préventif, — je dirai presque de 
cruauté, — trait caractéristique de l'école dont M. Zola 
♦,'st le chef, — Pauline personnifiera la joie de vivre, 
et, franchement, elle y mettra de la bonne volonté; 
rar sa vie n'est qu'un long martyre, un perpétuel 
sacrifice. 

liazare est de huit ans plus âgé que Pauline; 
proportion fort acceptable, si jamais l'on'songeait À 
un mariage. L'auteur a très savamment fouillé le 
(caractère de Lazare. Idole de son ambitieuse mère, 
qui croît à son génie et aux millions que ce génie 
i'era tôt ou tard affluer dans la maison, Lazare est le 
Ij-pe du jeune homme qui, s'attribuant toutes les 
aptitudes, passe de l'une à l'autre avec un mélange 
d'inconstance et d'impuissance, essaye de tout sans 
réussir à rien, dédaigne le lendemain ce qui l'enthou- 
siasmait la veille, se déclare blasé pour se dispenser 
de s'avouer incapable, et, finalement, vaincu sans 
avoir lutté, trop orgueilleux pour s'en prendre à lui- 
même de ses avortcments et de ses mécomptes, se 
laissant peu à peu gagner par une sorte de torpeur 
maladive, hantéi» de visions î=inistrcs, off're, avant 



292 SOUVENIRS d'un vieux critique 

quarante ans, l'image complète du ff^it sec ou du 
raté. Mais c'est le personnage de madame Ghanteau 
qui nous donne surtout le droit de nous écrier à 
propos de M. Zola: « Quel dommage I » Madame 
Ghanteau est, au début, un modèle de probité. Elle 
prend par la main sa nièce, enferme devant elle dans 
un tiroir les titres de rentes, donne deux tours de clef 
et dit à Pauline : « Personne n'y touchera jusqu'à ta 
majorité; ce tiroir ne se rouvrira que pour recevoir 
les intérêts de tes capitaux. » — Oui, elle est parfaite- 
ment sincère. Mais voici que Lazare se lance dans les 
grandes aventures. Après avoir affirmé une vocation 
musicale qui doit continuer Beethoven, détrôner 
Berlioz et inquiéter Massenet, il jette au feu ses 
partitions ébauchées ; il raye de ses papiers son papier 
rayé, et se fnet à étudier la médecine avec une ardeur 
qui annonce un futur rival des princes de la science. 
Ces alternatives d'études passionnéesetde prostrations 
subites ne vont pas sans emporter plus d'argent que 
ne peut en fournir le très modeste budget de ses 
parents, récemment entamé par la mauvaise foi ou 
les mauvaises affaires d'un sieur Davoine, associé de 
Ghanteau. Ce qui va coûter plus cher, c'est l'infidélité 
que Lazare fait à la médecine en l'honneur de la 
chimie industrielle. Il a ses raisons; les caractères 
comme celui-là ont toujours leurs raisons! Il s agit 
de convertir en lingots d'or et en billets de mille les 
algues marines, qui croissent à perte de vue sous ses 
fenêtres. Rien de plus simple, de plus gracieusement 
romanesque, de plus appétissant pour les duchesses et 



LA JOIE DE VIVRE 293 

les marquises, lectrices passionnées de M. Zola : «... La 
méthode du froid portait sur cette découverte que 
certains corps se cristallisent à de basses températures 
différentes pour les différents corps; et il ne s'agissait 
plus que d'obtenir et de maintenir les températures 
voulues. Chaque corps se déposait successivement, 
se trouvait séparé des autres. Lazare brûlait les algues 
dans une fosse, puis traitait par le froid la lessive des 
cendres, à Taide d'un système réfrigérant, basé sur 
Févaporation rapide de l'ammoniaque... H y avait 
surtout une proportion surprenante de bromure de 
potassium, etc., etc., etc.. » 

Je glisse sur ces douze ou quinze pages, qui 
appartiennent, en effet, au système réfrigérant. Moins 
aguerri que les marquises et les duchesses, je suis 
effrayé de cette masse énorme de cornues, d'alam- 
bics, d'entonnoirs , de chaudières, de soude, d'io- 
dure, de zostères, d'ulves, de sodium, de bromure, 
de fucus dentelés, de fucus vésiculeux, etc., etc.. Là, 
comme ailleurs, — mais ailleurs pour des motifs plus 
graves, — mon analyse doit rester à côté. Pour 
analyser à fond le roman de M. Zola, il faudrait 
préalablement apprendre par cœur le Manuel du 
chimiste, du physicien, du botaniste, du naturaliste, 
du minéralogiste, du mécanicien, du charpentier, de 
l'hydrographe, du pédicure, de l'anatomiste, de 
l'ingénieur, du vétérinaire et de la sage-femme. « O 
princesse de Glèves ! » s'écrierait Sainte-Beuve. Heu- 
reux temps, où un romancier en savait assez, si au 



294 SOUVENIRS d'un vieux critique 

lieu de ces appareils, de ce brouillamini et de cii 
tint amarre y suspects à M. Jourdain» il connaissait lo 
chemin du cœur et ses petits sentiers l 

« 

Pour extraire de ces algues bromure, potassium, 

ammoniaque et millions, il faut bâtir une usine, 

grosse de machines compliquées; pour construire 

cette usine, il faut beaucoup d'argent, et le ménage 

Chanteau est réduit au strict nécessaire. Qui fournira 

les fonds? Pauline, avec un élan qui nous ferait aimer 

cette brave fille, si nous ne Taimions déjà. La très 

vive amitié de Pauline ne demande qu*à changer dv 

nom. Madame Chanteau se fait un peu prier. Mais enfin 

on ouvre ce fameux tiroir , ce tiroir sacré, et il semble que 

la même clef ouvre la conscience de cette femme, qui, 

jusque-là, élevait la probité jusqu'au scrupule. Ici, 

je ne puis que m'incliner. Voilà le vrai document 

humain, et non pas du tout ces malpropretés vou/ues, 

ces saletés préméditées, qui font Teffet de taches de 

boue sur une belle robe de bal. A mesure que madame 

Chanteau fouille dans ce tiroir et endommage les 

Ga{Htaux de Pauline, un double ravage intérieur 

s'opère dans cette âme vulgaire; à chaque nouvel 

emprunt, ses délicatesses s'effritent comme une 

peinture rongée par le salpêtre; ses scrupules 

s'émiettent, se pulvérisent, se vaporisent, s'évaporent. 

En même temps, par un travail parallAle non moins 

bien observé, son afi'ection quasi maternelle ponr 

cette charmante et généreuse créature, qui a appcnrié 

dans la maison son dévouement, son sourire, la joie 



LA JOIE DE VIVRE 21)5 

de vivre, le bien-èlre, — fait place à une 80iinl«* 
antipathie qui ne tardera pas à devenir de la haine. 
C'est un peu, dans un cadre plus large et plus noir, 
M. Perrichon prenant en grippe le jeune homme qui 
a été son sauveteur. Mais l'étude, moins comique, est 
plus profonde. Pauline se dépouille pour Lazare; elle 
soigne avec un zèle admirable M. Ghanteau, goutteux, 
grincheuit, ankylosé, qui ne peut plus ee passer de 
cette incomparable infirmière. Sans elle, la gène de 
céans serait de la misère. Que de raisons pour la 
chérir... hélas I ou pour la détester I Grâce à ces 
emprunts i*éitérés, la voilà presque pauvre. Elle a 
cessé d'être un bon parti pour ce fils adoré, qui ne 
peut manquer d'être, sous bref délai, illustne et 
millionnaire. En outre, elle est pour sa tanto «n 
remords vivant, un reproche muet, mai« toujours 
présent, une humiliation inavouée, mais impitoyable. 
Si on pouvait rompre le mariage? C'est bien difficile. 
Vous devinez, n'est-ce pas? que l'usine, les construc- 
tions, les réfrigérants, les échantillons de potassium 
et de bromure, tous ces objets des espérimces 
aurifères et des Aigitifs enthoumasme« de Laeare, 
ont abouti h une déception colossale, plus écrasante 
et plus ruineuse que tous les mécomptes antérieurs. 
Le subrogé tuteur parle d*exiger des comptes de 
tutelle. Le conseil de famille menace d'une enquête. 

IjC meilleur moyen de la prévenir, c'est de marier 
Lazare et Pauline, qui s'y prêteraient volOillîer»* 
Pourtant, il y a là un* nuance très juste. Pauline y 



296 SOUVENIRS d'un vieux critique 

va franchement, de tout son cœur, dans toute ia plé- 
nitude de sa loyale et saine nature, aspirant, dans sa 
virginité savante, aux honnêtes joies de la maternité, 
et parfaitement disposée à avoir autant d'enfants que 
M. de Lesseps. Lazare apporte dans ses sentiments 
pour sa cousine cette mobilité, ces fluctuations, ces 
alternatives d'ardeur et de lassitude, que nous l'avons 
vil appliquer tour à tour à tous les objectifs de ses 
ambitions inquiètes. Il a connu Pauline tout enfant; 
elle a grandi sous ses yeux. Leurs intimités familières 
n'avaient pas de sexe, et il ne distingue pas très bien 
le point où cesserait la camaraderie pour faire place 
à l'amour. Ses indécisions ont d'ailleurs pour complice 
sa mère, qui voudrait qu'une riche alliance rendit à 
Lazare les capitaux fondus dans les alambics et disparus 
dans les entonnoirs de la chimie transcendante. Juste- 
ment, la voilà, cette alliance, sous les traits de Louise 
Thibaudier, amie de Pauline. Encore une création qui 
fsdt le plus grand honneur à M. Zola. Il était trop 
facile de nous présenter Louise comme une coquette 
de chef-lieu, une charmeuse aux grâces artificielles^ 
calculée, rouée, exerçant sur l'impressionnable Lazare 
le genre de séduction que dédaigne l'âme droite de 
Pauline. Non ; Louise est une jolie blonde, un gracieux 
pastel de Latour à côté d'un tableau de maître. Elle est 
honnête, d'une honnêteté superficielle et relative, inca- 
pable de calcul, sans grande portée d'intelligence et 
de cœur, susceptible d'un moment d'entraînement et 
d'abandon qui peut la perdre, mais qu'elle n'aura pas 
provoqué, et dont elle se repentira sincèrement. Il 



i 



LA JOIE DE VIVRE 297 

faut cependant que Lazare Tépouse, pour que le 
caractère de Pauline se complète, pour qu'elle pousse 
jusqu'au bout son rôle héroïque d'abnégation et de 
sacrifice, pour qu'elle se fasse, par un sublime effort, 
la mère, la vraie mère de l'enfant de Louise, si 
insuffisante, si frivole, si médiocre, que Lazare, 
désillusionné, ennuyé, ruiné une seconde fois par de 
nouvelles tentatives aussi malheureuses que les pre- 
mières, ne croyant à rien, dégoûté de la vie et 
pourtant obsédé de l'idée de la mort comme d'un 
fantôme attaché à ses pas, trouve, dans la compa- 
raison de la femme qu'il a avec celle qu'il pourrait 
avoir, un sujet d'inépuisables regrets... 

Ici, je me sens arrêté par le romancier à manche 
large et à large envergure dont je parlais en com- 
mençant. Je crois l'entendre: « Ah çàl me dit-il, vous 
vous moquez de moi, et, si je m'inspirais directement 
des personnages de M. Zola, je me servirais d'un autre 
mot. Une honnête famille bourgeoise, une femme ver- 
tueuse, qui n'est pervertie, à cinquante ans, que par 
l'excès de sa tendresse maternelle ! Un mari dont le seul 
vice est d'avoir la goutte et d'aimer les terrines de foies 
gras I Un curé qui ne commet d'autre péché mignon 
que de fumer sa pipe! Un vieux médecin qui aurait 
droit à tous les prix Montyon! Une servante un 
peu bien forte en gueule^ comme les servantes de 
Molière, mais incapable de faire danser l'anse du 
panier! Un chien de Terre-Neuve, modèle de toutes 
les vertus canines! Une chatte d'une morale un peu 

17. 



298 SOUVENIRS 1>'lN VIEUX CRITIQUE 

plus relâchée, mais à laquelle on doit pardonner 
beaucoup en faveur d'une qualité particulièrement 
appréciable pour les lectrices de M. Zola; un raffine- 
ment de propreté I Une jeune fille que j'appellerais 
angélique, s'il y avait des anges dans le ciel de M. Zola ; 
soeur de charité laïque, qui ne se lasse pas de 
distribuer des aumônes à d'abominables petits men- 
diants, pouilleux, sales, vicieux, voleurs, pourris de 
scrofules ! Une jeune personne plus futile, plus 
mondaine, plus éprise de toilette et de chiffons, mais 
très légitimement mariée et absolument fidèle à son 
maril Un jeune homme dont l'inconstance peut servir 
de texte aux plue délicates analyses 1 Pas le moindre 
adultère à se mettre sous la dent! Pour situations 
romanesques, passionnées, décolletées, échevelées, 
la question de savoir si M. Chanteau mangera une 
aile de chapon truffé, si le curé lui gagnera une 
partie de dames, si madame Chanteau se décidera à 
puiser dans le tiroir de Pauline, si les algues marines 
produiront une quantité suffisante de bromure et 
d'ammoniaque, ou si les poutres et les charpentes 
opposées à la fureur des hautes marées réussiront à 
sauver, malgré elle, la population de Bonnevillel Et, 
pour mieux corriger ce que cet ensemble pourrait 
avoir de trop voluptueux et de trop affriolant, une 
série de maladies à combler de joie M, Purgoo, à 
remplir jusqu'aux marges un dictionnaire de mé- 
decine; la goutte de M. Chanteau, Thydropisie de 
madame Chanteau> les hématuries séniles du brave 
chien Mathieu, l'angine couenneuse de Pauline, et les 



LA JOIE DE VIVRE ii^**^ 

couches, les couches, les nouvelles couches, les 
couches prodigieuses de madame Louise! Allons, 
convenez-en r vous me donnez un faux Zola, un Zola- 
Trouillebert ! Tâchez de ressusciter Berquin,Florian, 
Bouilly. Faites avaler par ce trio anodin les breuvage? 
recommandés à Gil Blas par le docteur Sangrado; 
puis offrez-leur l'histoire que vous me contez ; ils se 
trouveront dans leur élément ! » 

Eh bien, cest précisément là ce qui me frappe 
dans cette Joie de vivre^ qui pourrait s'appeler la 
Joie fait peur. Le fond est si honnête, que, à l'aido 
d'un échenillage, on se chargerait aisément de le 
narrer à de pudiques pensionnaires. Il y a des pages 
où il ne manque qu'un couple de serins dans une 
cage et des tourterelles empaillées sur la cheminée. 
Et, à côté, sans lien visible avec le récit, sans autre 
nécessité que celle de soutenir une lamentable gageure 
et de se compromettre pour ne pas se démettre, des 
détails tels que, malgré les états de service du journal 
qui a eu la primeur de ce roman, je me demande 
s'il a osé le pubUer intact, tel que je le trouve dans 
le volume. Si ouiy on a le cœur serré en songeant à 
ce qu'a dû souffrir, à cette lecture, le catholique, le 
chevaleresque, l'absolutiste M. Barbey d'Aurevilly, 
qui partage avec M. Zcda l'honneur d'être ime des 
étoiles de ce même journal. 

On comprend, tout en gémissant, qu'un romancier 
à la mode, à gros tirages, sûr des complaisantes con- 
nivences de ses lecteurs et de ses lectrices, se laisse 



300 SOUVENIRS d'un vieux critique 

entraîner à des scènes passionnées jusqu'à la licence, 
sensuelles jusqu'à Tindécence. Diderot, Laclos, Gré- 
billon fils, Louvet, Casanova de Seingalt, ne procé- 
daient pas autrement. Il n'y a rien de changé dans 
une littérature qui se décompose, dans une société 
qui ne cesse de conspirer contre elle-même ; il n'y a 
qu'un mauvais livre de plus. Mais, si le succès de 
cette espèce de livres doit se préjuger d'après l'attrait 
de certaines peintures excitantes pour un public dé- 
pravé, gâté et blasé, c'est à M. Zola que j'en appelle. 
Qu'il choisisse dans le tas. Qu'il prenne au hasard 
une patricienne déclassée, une demi-mondaine', une 
chanteuse de café-concert, une institutrice laïque, une 
curieuse à outrance, une meunière des moulins par- 
dessus lesquels on jette ses bonnets, un viveur à tous 
crins, un dilettante du vice plus ou moins élégant, 
un Lovelace de haut ou de bas étage, un adolescent 
enfiévré d'imaginations erotiques, un casseur de 
toutes les assiettes et de toutes les vitres de l'antique 
morale, un amateur enragé du fumet, du faisandé et 
du pimenté, etc., etc.. Quel attrait cette élite en sens 
inverse pourra-t-elle trouver dans des tableaux où 
s'étalent sans voiles non pas toutes les beautés, 
mais toutes les laideurs, toutes les infirmités, toutes 
les plaies saignantes ou purulentes de notre misérable 
humanité? Alphonse Karr, qui ne passe pourtant pas 
pour une petite maîtresse, ne voulait pas qu'une 
maman dit devant lui : « Ma fille est montée à cheval 
ce matin; elle a les genoux meurtris et les jambes 
rompues. » Il prétendait avec raison qu'une jeune 



LA JOIE DE VIVRE 301 

fille, une vierge, doit rester un être immatériel, sacré, 
que Ton, profane en s'aperce vant qu'elle a un corps. 
Nous avons fait du chemin depuis ce temps-là. Nos 
modernes vont beaucoup plus loin que les genoux et les 
jambes. Acharné à couper les ailes de ce bel oiseau 
bleu que nous appelions Tidéal, M. Zola se rabat sur les 
cuisses. Dans le vieux jeu, un conteur aurait dit en 
quelques lignes : « A chaque nouvel accès de goutte, 
M. Chanteau souffrait des tortures de plus en 
plus atroces... Madame Chanteau succombait peu à 
peu à une maladie de cœur qui se manifestait par des 
enflures... Pauline éprouva bientôt ces troubles, mêlés 
d'étonnement et d'effroi, qui signalent le passage de 
l'adolescence à la jeunesse et inquiètent les pudeurs 
virginales... Ayant eu l'imprudence de rester sous la 
pluie avec une simple ombrelle, Pauline fut atteinte 
d'une angine qui mit ses jours en danger, etc., etc.. » 
Mais M. Zola ne l'entend pas ainsi. On est chef 
d'école ou on ne l'est pas. Le titre glorieux de 
Maître oblige, comme obligeait jadis la noblesse. 
M. Zola met les points sur les î, et il multiplie les i, 
pour le plaisir de multiplier les points. Je me bornerai 
à prélever quelques phrases sur les milliers de lignes 
affectées à la goutte de M. Chanteau. Les autres 
citations me sont interdites; n'est-ce pas là, par 
parenthèse, la plus péremptoire des critiques? 

« Peu à peu, la goutte chronique avait accumulé 
la craie à toutes ses jointures; des tophus énormeâ 
s'étaient formés, perçant la peau de végétations 
blanchâtres. Les pieds qu'on ne voyait pas, enfouis 



,t 



302 SOUVENIRS d'un vieux critique 

dans des chaussons, se rétractaient sur eux-mêmes, 
pareils à des pattes d'oiseau infirme. Mais les mains 
étalaient l'horreur de leur difformité, gonflées ;i 
chaque phalange de nœuds rouges et luisants, les 
doigts dé jetés par les grosseurs qui les écartaient, 
toutes les deux comme retournées de bas en haut, la 
gauche surtout qu'une concrétion de la force d'un 
petit œuf rendsût hideuse. Au coude ) du même c6té, 
un dépôt plus volumineux avait déterminé un ulcère. 
Et c'était à présent l'ankylose complète ; ni les pieds 
ni les maûns ne pouvaient servir ; les quelques join- 
tures qui jouaient encore à demi craquaient comme 
si on avait secoué un sac de billes..., etc., etc.. » 

N'est-ce pas le cas de s'écrier avec Taupin : « Ce 
ne sont plus des cantharides, ce sont des punaises I » 

M. Emile Zola, lorsqu'il m'a fait l'honneur de s'occu- 
per de moi, a parlé de mon grand âge. Hélas, je n'ai 
probablement pas rajeuni depuis trois ou quatre ans. 
Eh bien, ce grand âge, qui fait de moi un arriéré, 
un exhumé, Une momie, un fossile, incapable de 
comprendre les beautés de la nouvelle littérature, je 
l'invoque aujourd'hui comme un privilège* Je veux 
qu'il me donne le droit de dire à M. Emile Zola« avec 
le désintéressement et l'autorité de la vieillesse: 
« Oui, je sais que, à chaque génération nouvelle, le 
roman subit les mêmes vicissitudes que les modes et 
les goûts. Je sais que les triomphes de la démocratie 
ont détrôné l'idéal au profit dii réalisme. Pourtant, 
quels que soient, dans le public et dans les lettres, 
l'aberration, l'avilissement et la décadence, il ne se 



LA JOIE DE VIVRE 303 

peut pas que le roman, chargé surtout de nous dis- 
traire des misères et des laideurs de la vie réelle, 
réussisse longtemps dans une concurrence avec les 
livres de chirurgie ou de médecine, les essais de 
pathologie expérimentale, les planches coloriées, les 
Mémoires d'amphithéâtre et le Guide de Taccoucheur 
dans les accouchements difficiles. Il ne se peut pas 
que la belle littérature de madame de La Fayette et 
de Richardson, de Tabbé Prévost et de Bernardin de 
Saint-Pierre, de Mérimée et de George Sand, de San^ 
deau et d'Octave Feuillet, étende et assure son règne en 
dépassant ce que peut dire, après boire, le carabin le 
plus grossier ou la sage-femme la plus mal embouchée. 
Ne parlons ni religion, ni morale, ni goût, puis- 
qu'il est convenu que ces trois mots n'ont plus de 
sens. C'est dans votre intérêt que je vous conjure de 
réfléchir. Vous êtes arrivé ; tâchez de ne pas partir. 
Votre talent est hors de doute et hors de cause. Dans 
ce roman, — la Joie de vivre, — qui a environ quatre 
cent cinquante pages, il suffirait d'en supprimer 
soixante pour mettre en pleine lumière et en toute 
sécurité ces trois caractères si remarquables : madame 
Chanteau, Pauline et Lazare ; sans compter les magni- 
fiques descriptions de la mer et des hautes marées, 
qui rappellent les marines de ce gros bêta de grand 
artiste Courbet. Il suffirait de laver à huis clos 
tout ce linge sale pour faire de Pauline une des plus 
belles créations du roman moderne. Prenez gardei 
Vous afTectez, en politique, une profonde indifférence. 
Vous avez dit avec dédain: « La République sera 



304 SOUVENIRS d'un vieux critique 

naturaliste ou elle ne sera pas. » Vous êtes ingrat. 
C'est la République de MM. Paul Bert, Ranc, Jules 
Ferry, Gazot, Gonstans, Martin-FeuiUée, Margue, 
Jules Roche et Brialou qui vous a fait ce que vous 
êtes. C'est elle qui vous permet de pratiquer votre 
cher naturalisme dans des conditions et avec un 
luxe qu'un gouvernement plus propre ne tolérerait 
pas un instant. La République a encore plus de ma- 
ladies que les personnages de votre roman. Si elle 
mourait de sa laide mort; pas ne serait besoin d'in- 
voquer une censure ou de rendre le haut du pavé aux 
écrivains monarchiques pour démonétiser vos ou- 
vrages. Ils disparaîtraient d'eux-mêmes, comme 
disparaissent les oiseaux de nuit aux premiers rayons 
de soleil. Vous valez mieux que cela. Voulez-vous 
valoir cent fois mieux encore? Songez que, en vous 
défendant d'être immoral, vous pourriez bien finir 
par être monomane. Songez que la curiosité n'est pas 
l'admiration, et que les phénomènes ne sont pas les 
chefs-d'œuvre! » 



PAUL DE RÉMUSAT 

Con^espondance de M, de Rémusat pendant les premières 

années de la Restauration, 



L'autre jour, un de mes confrères, à propos de ces 
deux volumes, a eu une distraction singulière. H les a 
(pialifiés deMémoires, S'il fallait accepter cette variante, 
on devrait en conclure que M. Charles de Rémusat, 
qui est mort presque octogénaire, qui a été député, 
ministre, membre de deux ou trois Académies, qui a 
pris part ou assisté aux révolutions de juillet, de 
février et de septembre, qui put comparer la troisième 
invasion aux deux premières, la Commune à la Ter- 
reur Blanche, les assassins du général Ramel aux 
bourreaux des otages, et M. Hyde de Neuville au 
citoyen Raoul Rigault, a renfermé toute l'histoire de 
sa vie dans l'espace de trois ans, entre l'année où il 
commençait sa rhétorique et celle où il n'avait pas 
achevé son droit (1814-1817.) Non! Le vif intérêt de 
ces Lettres, c'est justement qu'elles ressemblent aussi 
peu que possible à des Mémoires, c'est-à-dire à une 
œuvre préméditée, voulue, calculée, écrite à distance 
des événements, et où l'auteur résiste bien rarement 



306 SOUVENIRS DCN VIEUX CRITIQUE 

à l'envie de se faire le héros de son récit. Un jeune 
homme, qui sera plus tard un homme excessivement 
distingué, — mais rien de plus, — s'ouvre à la vie 
intellectuelle et mondaine dans un moment critique 
où les catastrophes s'accumulent au point de donner 
le vertige, où les âmes juvéniles ne satrent à qui s'en 
prendre de leurs désenchantements et de leurs mé- 
eomptes, où leês opinions sont des passions, où les 
passions déconcertent la conscience. Le rhétoricien, 
que nous pouvons considérer aujourd'hui comme un 
type d'éclectisme accommodant et de scepticisme poli, 
se montre, à Cette aurore, aussi sombre qu'une nuit 
d'orage, plus absolu, plus cassant, plus violent, que 
s'il devait être, quinze ans après, un apôtre d'intolé- 
rance et de funatinme. Chateaubriand lui semble 
tombé dans la boue^ parce qu'il vient de publier la 
fameuse brochure Bonaparte et Ut Bourboni, Il 
déclare que l'auteur des Martyrs et du Génie du Chris- 
tianisme, lui est littérairement odieux. Un peu plus 
loin, ce casseur d'assiettes fleurdelisées traite Napo- 
léon de misérable. Inconséquent ^ comme on l'est à cet 
âge où l'on n'a pu encore ni observer ni réfléchir) il 
s'abandonne aux idées les plus contradictoires. Il 
n'est pas fâché de la chute de l'Empire, il se réjouit 
de voir le régime d'oppression et de guerre à ou- 
trance remplacé par une politique tempérée qui lui 
promet la liberté et là paix. Mais, en même temp^, 
il s'étonne et s'indigne que ce changement prodigieux 
ne puisse s'accomplir sans qu'il en coûte à la France 
un rayon de sa ^oire militaire; il voudrait que tous 



CORRESPONDANCE DK M. DE RÉMUSAT 30" 

les royalistes échappés à réchafaud, revenus de 
l'exil, éprouvés par toutes les misères de Témi- 
gratioD, dépouillés de leurs biens, justement exas- 
pérés de Tépisode des Cent-Jours, fussent, dès le 
premier instdjiit, aussi modérés que) son père et |que 
Louis XYIII; et, comme ce miracle est impossible, 
comme ce jeune bachelier a déjà une pointe gasconne 
et narquoise qui persistera à travers toutes les vicis- 
situdes de sa vie publique, il commence comme finit 
le chef-d'œuvre de Beaumarchais: par des chansons. 
Ses chansons ne sont pas bonnes et peut-être son fils 
a-t-il eu tort de les publier. Substituer le mirliton au 
clairon, c était une médiocre façon de se consoler de 
Waterloo. 

Sa mère le gronde... maternellement. Elle est char- 
mante et parfaite, cette mère! autant de bon sens que 
d'esprit I Nous avions eu quelque peine à lui par- 
donner certains chapitres de ses Mémoires j — 
{c'étaient bien des Mémoires cette fois), — où elle 
oubliait un peu trop qu'elle avait fait partie, ainsi que 
son mari, de la maison de l'Empereur et de l'impéra- 
trice, et qu'on ne doit pas médire des gens dont on a 
mangé le pain, alors même que ce pain a paru amer. 
A ce point de vue, on ne saurait lire sans émotion 
sa première lettre à son fils — a\Til 1814. — Il s'agit 
de la brochure de M. de Chateaubriand, Bonaparte et 
les Bourbons, Cette brochure, — éloquente hyperbole 
du génie en colère, — que nous, royalistes de l'avant- 
veille, nous trouvons excessive et qui révoltait Mon- 



308 SOUVENIRS d'un vieux critique 

sieur Charles, madame de Rémusat déclare qu'elle 
Taccepte sans restriction, et qu'elle en signerait 
toutes les phrases; ce qui, par parenthèse, peut aider 
à se faire une idée de la situation des esprits, — 
même équilibrés et mesurés, — à ce début de la 
première Restauration. Elle ajoute: « Ce livre est 
un tableau fidèle de tout ce dont j'ai été témoin. 
Quand vous causerez tranquillement avec votre père 
et moi, alors nous vous dirons ce que nous avons 
souffert depuis quelques années ; nous vous explic[ue- 
rons comment, en respectant la pureté de votre jeu- 
nesse (?), nous avions soin de vous bander les yeux 
sur mille choses qu'il était nécessaire que vous igno- 
rassiez,.. Votre père et moi, nous avons vu TEm- 
pereur de près; nous avons souffert, nous avons 
gémi; le Ciel m'est témoin que je lui ai toujours 
pardonné le mal qu'il nous faisait à nous-mêmes; 
mais j*ai cruellement senti celui qu'il faisait à la 
France... » 

Voilà la note juste, la note du moment. Ce n'est 
pas le faubourg Saint-Germain qui parle ; ce n'est pas 
rémigration ; ce ne sont pas les demeurants d'ancien 
régime, que l'on appelle déjà ou que l'on va sur- 
nommer les ultras, incapables d'oublier et d'ap- 
prendre. C'est une femme raisonnable, qui a eu son 
heure d'enthousiasme pour le grand Empereur, qui a 
occupé auprès de lui une de ces situations incompa- 
tibles avec une entière indépendance, qui sera, dans 
deux ou trois ans, beaucoup plus près de M. Decazes 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAT 309 

que de M. de Villèle. L'opinion qu'elle exprime est 
celle de tous les hommes sensés et vraiment Fran- 
çais ; c'est le cri de détresse et d'anathème qui s'ex- 
hale des entrailles mêmes du pays saigné aux quatre 
veines. Et remarquez que, lorsque M. et madame de 
Rémusat « souffraient et gémissaient ainsi », — 
lorsqu'elle « sentait si cruellement le mal qu'iL faisait 
à la France », Bonaparte n'avait pas encore attiré sur 
nous la première invasion, et surtout que, par son 
retour de l'île d'Elbe, il n'avait pas encore centuplé, 
dans le présent et l'avenir, les périls et les désastres. 
Il y a même, dans cette page maternelle, deux ou trois 
lignes qui nous font rêver. — « En respectant la 
pureté de votre jeunesse I » — Ce respect d'une mère 
vertueuse, mais sans pruderie, pour un jeune chan- 
sonnier, disciple futur de Béranger, comme pour 
une innocente pensionnaire du Sacré-Cœur, pourrait 
faire supposer d'effrayantes énormités. J'aime à 
croire qu'il ne s'agissait que d'intrigues de Cour, dans 
toute' l'extension de ce mot élastique, d'actes arbi- 
traires, de livres mis au pilon ou jetés à la mer ad 
usum Delphiniy de guerre aux idées, aux idéologues, 
que M. Charles de Rémusat devait côtoyer toute sa 
vie en se préservant de leur pédantisme, mais non 
pas de leur savante inutilité. 

Maintenant, il faut bien l'avouer, Alceste, que 
M. Charles de Rémusat jouait, dit-on, mieux que 
Firmin et que Geflfroy, se serait peut-être demandé si 
tout, même la pauvreté, n'est pas préférable au cha- 
grin de servir un maître qui, par l'excès de son des- 



310 SOUVENIRS d'un VIEUX CRITIOUB 

polisme, vous place dans Talternativc d'être ingrat ai 
on le condamne, ou complaisant si on Tapprouve. 
Mais n'exigeons pas trop de la faiblesse humaine. 
Nous sommes en présence d'une mère qui, sous l'Em- 
pire, s'est contentée de gémir en silence de peur de 
compromettre l'avenir du fils dont elle est juste- 
ment fîère, et qui, au début de la monarchie restaurée, 
s'efforce de combattre en lui des tendances fron- 
deuses, plus propres à réussir dans le salon d'une 
femme d'esprit que dans le cabinet d'un ministre. 
Très tendre et très respectueux pour sa mère, 
M. Charles de Rémusat l'est beaucoup moins lorsqu'il 
s'agit de juger des hommes qui méritaient mieux que 
des épigrammes, et qui souvent, hélas! n'avaient que 
le choix des fautes. On devine déjà, chez cet étudiant 
goguenard et mutin, le personnage Intéressant, 
attrayant, aimable, mais un peu énigmatique, que 
Royer-CoUard appellera « le premier des amateurs en 
tout », et qui fera d'un dilettantisme curieux et scep- 
tique le fond de s^ philosophie, de sa politique et de 
sa littérature. Je n'ai jamais vu ou entendu M. de Ré- 
musat sans être tenté de le comparer à une abeille qui, 
entraînée par le plaisir de voltiger de fleur en fleur, 
d'aspirer le parfum et le suc des lilas et des rosés, 
laisserait envahir sa ruche par les frelons et les 
guêpes. J'étais à l'Académie française, le jour où il 
répondit à M. Jules Favre, qui succédait à M. Cousin. 
M. Jules Favre, sonore, gourmé, emphatique, réci- 
tant d'ime voix pleine et puissante, entrecoupée du 
sifflement légendaire, dos lira"îo> à la fois vnigairep 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAÏ 311 

et pompeuses, me représentait le révolutionnaire dont 
ta parole et le geste déclamatoires peuvent, aux heures 
fatales, agir fortement sur les foules. M. de Rémusat, 
fin, exquis, tout en demi-teintes et en nuances, effleu- 
rant délicatement son sujet et disant, d'un ton dis- 
cret de causerie spirituelle, des choses charmantes 
qui ne dépassaient pas les bancs des académiciens, 
personnifiait à mes yeux le doctrinaire libéral, pré- 
destiné à plaire à une société d'élite, h faire les 
délices d'une bourgeoisie intelligente et lettrée, à 
écrire en bon français de jolies pages qui ne prouvent 
rien, à interroger toutes les philosophies sans être 
sûr de leurs réponses, à préparer inconsciemment le 
triomphe d'une révolution, et à s'étonner, quand elle 
est faite, qu'elle ait moins d'esprit que lui. 

Dilettantisme! Ce mot résume M. de llémusat tout 
entier, et c'est pourquoi je n'ai jamais compris qu^il 
ait fait, sous Louis-Philippe, partie de l'opposition 
dynastique, et que mémo il ait eu des faiblesses pour 
l'idée républicaine. Nous savons par ses lettres, et 
nous n'avions pas besoin de ses lettres pour savoir 
qu'il ne fut, à aucun moment, attaché par sentiment 
ou par principe à la branche atnéo des Bourbons. Les 
mots d'usurpation, de royauté bâtarde, de fiction 
monarchique, étaient pour lui vides de sens. Dès lors, 
comment n'a-t-il pas adoré, passionnément adoré, 
sans chicane, sans réserve, la royale famille d^ 1830, 
à la façon des vrais amants qui chérissent jusqu'aux 
imperfections do leurs maîtresses? Lui fallait-il des 



312 SOUVENIRS d'un vieux critique 

princesses plus délicieuses, plus virginales, plus 
idéales, plus angéliques, plus saintes? des princes 
plus intrépides, plus aimables, plus français? Une 
femme d'un talent jadis vanté, aujourd'hui éventé, 
madame Delphine de Girardin, s'amusa, vers cette 
époque, à publier dans la Presse une poésie médiocre 
où elle déclarait impossible l'amour, le dévouement, 
l'enthousiasme chevaleresque pour un roi constitu- 
tionnel. Peut-être avait-elle tout sacrifié au plaisir de 
faire de Constitutionnel un hémistiche. Si je n'avais 
pas été ardemment légitimiste, je lui aurais répondu : 
« Mais il me semble^ madame, que l'enthousiasme 
royaliste, au lieu de disparaître avec l'ancien régime, 
serait plus justifié que jamais, à présent que la 
royauté n'est plus encombrée d'abus, hérissée d'éti- 
quette, escortée de favorites, bardée de privilèges, 
enjolivée de lettres de cachet, enveloppée des ombres 
dont ne saurait se passer un pouvoir absolu, à pré- 
sent que tout se fait au grand jour, que l'impôt est 
voté par les Chambres, que les mères respirent, que 
le peuple souff're moins, que la bourgeoisie prospère, 
que toutes les ambitions sont permises à tous les 
talents, que l'égalité entre citoyens est complète, et 
que le gouvernement vous donne assez de liberté pour 
le renverser quand vous en aurez envie I » — Le mal- 
heur de Louis-Philippe, ce n'est pas d'avoir été haï; 
— toutes les royautés ont leurs ennemis plus ou 
moins violents, plus ou moins injustes; — c'est de ne 
pas avoir été assez aimé ; aimé comme ne l'aima pas 
M. Thiers, et comme aurait dû l'aimer M. de Rémusat. 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAT 313 

Car ce qui me le rend moins explicable, c'est qu'il 
n'était pas ambitieux. Ce n'est pas à lui que M. Mole 
aurait répliqué : « Vous me citez la phrase de Tacite : 
Omnia serviliter pro dominatione : prenez garde! 
Tacite n'applique pas cette phrase aux courtisans, 
mads aux ambitieux. » Le dilettantisme, surtout dans 
les intelligences très fines, très délicates et très com- 
prékensives, exclut l'ambition. Corneille a dit que 
l'ambition déplaît, quand ell^ est assouvie; elle ne 
déplaît pas moins aux esprits tels que M. de Rémusat, 
lorsque, avant de s'assouvir et pour parvenir à ses 
fins, elle est forcée de pactiser avec des fanatiques, 
des hypocrites et des sots, de s'intéresser à des niai- 
series, de simuler des passions qu'elle dédaigne, de 
violenter toutes ses délicatesses. Alors elle aspire, 
non plus à descendre, mais à remonter. Pour les 
hommes dont je parle, le goût fait partie de la con- 
science, et il leur semble que ce qui froisse l'un 
off'ense l'autre. La soif du pouvoir, comme toutes les 
soifs, est condamnée à boire bien des chopes de 
grosse bière, bien des litres de vin bleu pour quelques 
verres de Chambertin. L'ambitieux et le dilettante 
aiment tous deux les chemins de traverse ; mais ceux 
qui servent à faire l'école buissonnière ne sont pas 
les mêmes que ceux qui mènent au pouvoir. M. de Ré- 
musat n'a été ministre que par amitié ou par accident ; 
je parierais volontiers que, lorsqu'il cessait de l'être, 
à la contrariété d'une chute très supportable se mêlait 
pour lui le sentiment d'une délivrance. Il aurait 
•donné, j'en suis sûr, tout le contenu do son porte- 

18 



344 SOUVENIRS d'ux vieux critique 

feuille pour une tragédie de Racine, jouée par made- 
moiselle Rachel, ou une comédie de Molière, jouée 
par mademoiselle Mars. On a de lui des mots qui le 
peignent. « Si j'avais à voter, je crois que je voterais 
pour Barodet, » disait-il, ennuyé du zèle maladroit 
de ses amis, et du bruit quasi officiel qui se faisait 
autour de sa candidature. — « Je suis si épris du 
talent, que, si ce diable de Veuillot, qui m'a tant 
houspillé, se présentait à TAcadémie, je voterais 
pour lui. » 

De tels caractères sont charmants en temps de calme, 
tandis qu'une société heureuse et paisible peut se 
complaire dans ces objets de luxe. Vienne une crise, 
un accès de délire populaire, — et Dieu sait si notre 
époque en est avare î — la tempête emporte ce que 
caressait le zéphyr. L'homme de goût savourait; 
l'homme de proie dévore. 

Ai-je besoin de dire que, dans cette Correspon- 
dance, je préfère les lettres de madame de Rémusat, 
qui, d'ailleurs, écrit à son mari presque aussi souvent 
qu'à son fils? Cette supériorité maternelle n'a rien qui 
puisse nous étonner. Le style épistolaire n'étant 
pas, à proprement parler, un style, et courant au ha- 
sard de la plume, il semble qu'il doive s'acquérir plus 
vite et plus aisément que le style littéraire ; c'est tout 
le contraire. Un jeune homme de dix-huit ans peut 
à la rigueur, improviser de beaux vers (Hugo, Musset), 
esquisser un roman ou un drame; — mieux encore, * 



i 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAÏ 315 

une tragédie. Mais, pour parvenir à écrire une jolie 
lettre, il faut qu'il passe par toutes les gradations de 
gaucherie, d'emphase, de prétention, de recherche, 
d'afféterie, et arrive enfin à la simplicité et au 
naturel. C'est pour cela que des professions où s'af- 
firme au plus haut degré la culture de l'intelligence, 
et qui avoisinent la littérature, sont médiocrement 
épistolièreSy tandis qu*un homme du monde, souvent 
peu sûr de son orthographe, tourne lestement et 
agréablement un billet du matin. Les lettres de 
M. Charles de Rémusat sont d'un jeune homme fort 
éveillé, un peu étourdi, jugeant parfois à tort et à 
travers, lançant à droite et à gauche — à droite 
surtout, — des traits qui ne portent pas toujours 
juste et ne promettent ni le commentateur de saint 
Anselme, ni l'historien d'Abélard, mais révèlent un 
conscrit, un garde mobile, enrôlé déjà dans la grande 
armée libérale, c'est-à-dire prêt à faire servir les 
libertés nouvelles qu'on lui donne à persifler ceux 
qui s'en effrayent et à prôner ceux qui en abu- 
sent. 

Quant aux chansons... comment un homme sérieux, 
un quinquagénaire, qui a l'honneur d'être, au Sénat, 
le collègue de MM. Gazagne, Gent et Lamorte, a-t-il 
pu se figurer qu'il ajoutait à la gloire de son père en 
exhumant cette poésie de vaudeville et de Caveau 
pour laquelle il n'y a pas de milieu? Si elle n'est pas 
exquise, elle est déplorable ; serait-elle exquise, on ne 
peut se défendre d'une impression de tristesse, en 



316 SOUVENIRS d'un vieux critique 

songeant que ce chansonnier de dix-huit ans, destiné 
à un rôle considérable en politique, en philosophie 
et en littérature, s'amusait, au milieu des douleurs 
de la France envahie, à jouer sur une serinette des 
balivernes telles que celles-ci : 

« toi, dont le caprice 
Dispose seul de nous, 
Ou sévère ou propice, 
Je me ris de tes coups...» 

(M. Scribe, dix-sept ans plus tard, s'est inspiré de 
ces beaux vers en les embellissant encore. Bertram 
s'écriait: « Fortune ou non propice, je ris, oui, je ris 
de tes coups I » Mais c'était chanté par Levasseur, et 
Meyerbeer avait fait la musique.) 

« Oui, les chants de la gloire 
Me semblent de vains sons. 
Destin, veux-tu m'en croire? 

Reprend ta gloire, 
Laisse-moi mes chansons! » 

Et plus loin, après Waterloo, en novembre 1815 : 

« Essayons au moins de rapprendre 
Les airs chéris du troubadour. 
L'écho ne sait-il plus entendre 
Les accents discrets de l'amour? 
Mais comment offrir à nos belles 
Des cœurs flétris, des fronts vaincus? 
Nos chants seraient indignes d'elles ; 
Français, je ne chanterai plus, etc., etc.. » 

Tout le reste est de la même force. Sainte-Beuve, 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAT 317 

on le sait, professait une vive sympathie pour M. de 
Rémusat. Il fît même avec lui, après la mort du véné- 
rable Ballanche, une campagne académique afin de 
décider Béranger à accepter la candidature, ce qui 
eût permis à Tillustre compagnie d'esquiver M. Vatout. 
Mais Sainte-Beuve était, avant tout, un malin, dont 
le plus vif plaisir, quand il s'abstenait des coups de 
stylet, était de distribuer des chiquenaudes. Dans la 
notice qu'il consacra en 4847 au spirituel auteur de 
Passé et Présent, il n'eut garde d'omettre ce détail 
caractéristique : le futur successeur de Royer-CoUard 
courtisant, à son début, une muse qui n'était même 
pas une musette. Pendant ce dernier trimestre de 
1847, où j'eus ma fugitive lune de miel littéraire, je 
voyais Sainte-Beuve presque tous les jours. Je lui 
parlai de son article et de ces malheureuses chansons. 
Il me répondit en souriant : « Quand vous parlez des 
anciens, ne craignez jamais d'en trop dire. Quand 
vous parlez des contemporains, n'ayez jamais l'air 
d'être leur dupe ! » — Ce que le délicieux causeur des 
Lundis avait fait avec une arrière-pensée malicieuse, 
le fils de M. de Rémusat devait-il lef refaire? 

Revenons bien vite à madame de Rémusat, qui 
nous offrira des compensations touchantes et char- 
mantes. Elle nous va au cœur, lorsqu'elle écrit au 
jeune lycéen, complètement dépourvu de sensibilité 
monarchique : — « Je voudrais pouvoir vous conter 
le spectacle d'hier; mais je ne saurai jamais vous 
peindre d'une manière satisfaisante les émotions de 

18. 



318 SOUVENIRS d'ln vieux critique 

cette soirée; une salle remplie jusqu'au comble, des 
cris enivrants et répétés à tous moments, un atten- 
drissement général, des applications du meilleur 
goût, et, lorsque le nom d'Antigone a été prononcé, 
e roi prenant la main de la duchesse d'Angoulême, 
et la présentant au parterre, et donnant vis-à-vis 
d'elle le signal des applaudissements. On pleurait, on 
criait; le roi, malgré sa goutte, s'est levé cinq ou six 
fois pour remercier. Une fois, il a embrassé sa nièce 
aux cris de toute la salle, et j'ai encore les yeux 
pleins de larmes en vous le racontant. » 

Tout Paris, toute la France partageaient le senti- 
ment exprimé ici par cette femme d'élite, royali&te 
de raison plutôt que d'instinct et de race, et qui, plus 
tard, au milieu des orages soulevés dans le Midi par 
des rancunes populaires [populaires^ entei^ez-vous 
bien?) contre le Bonaparte des Gent-Jours et des 
fédérés, remercie son mari de lui avoir enseigné la 
modération. Pourtant, ne croyez pas que tout soit 
sentimental dans cette correspondance^ Le second 
volume surtout est parsemé de piquantes anecdotes, 
finement contées, dont je citerais quelques-unes, si 
elles n'avaient été déjà citées. J'aime mieux constater, 
avec une sorte de remords, que, dans ces récits 
dégagés de tout esprit de parti, dans ce pêle-mêle 
d'émeutes, de coups de fusil^ de vengeances particu- 
lières et d'assassinats, le duc d'Angouléme joue un 
rôle admirable de bonté, de conciliation, de mansué- 
tude, de discernement et de sagesse. Rapprochez de 



CORRESPONDANCE DE M. DE RÉMUSAT 319 

sa noble et généreuse attitude en des circonstances si 
difficiles, ce mépris du danger, cette bravoure inouïe, 
qui, en 1823, lors de la guerre d'Espagne, fit l'admi- 
ration des vieux généraux de l'Empire; vous vous 
demanderez avec moi, si nous, royalistes, nous 
n'avons pas été coupables en consentant à faire bon 
marché de cette pathétique figure et en reléguant cet 
excellent prince dans la galerie des sacrifiés. 

L'antipathie de Charles de Rémusat contre Chactas 
(scilicet Chateaubriand) s'étend jusqu'à madame 
Récamier : « Quant à madame Récamier, écrit-il 
(181^), je l'ai trouvée jolie, mais pas plus que d'autres, 
{ René 1 ô Montmorency ! ô Ballanche ! ô Ampère ! 
ô Benjamin Constant I ô prince de Prusse! etc.) Elle 
n'a rien dit, ou seulement quelques mots, ce qui fait 
que je l'ai prise pour xmQ jeune personne tout nouvelle- 
ment mariée, et que je suis tombé de mon haut, 
quand je l'ai entendu nommer. » — Madame Récamier, 
en 1815, avait trente-huit ans, ce qui serait un peu 
vieux pour une jeune personne tout nouvellement 
mariée. Elle en avait donc soixante-huit en 1845, 
lorsque M. Charles de Rémusat sollicita, à très juste 
titre, le fauteuil de Royer-Collard, et, pour l'obtenir, 
se mit en règle vis-à-vis de l'Abbaye-aux-Bois. Elle 
était revenue des vanités de ce monde; il y avait 
longtemps que « les petits Savoyards ne se retournaient 
plus ». Eh! bien, je suis sûr que M. Charles de 
Rémusat aurait été désolé, si, la veille de l'élection, 
^on avait publié sa lettre de 1815. Serait-il très 



320 SOUVENIRS d'un vieux critique 

content, s'il revenait au monde, de voir sesjuvenilia 
imprimés'par son fils? C'est le cas de nous souvenir 
qu'il fut en somme un brillant douteur, et de répéter 
avec Hamlet: {Perchance, peut-être !) 



I 



PAUL BOURGET 



Essais de Psychologie contemporaine. 



M. Paul Bourget, jeune poète d'un très grand talent, 
a publié, entre autres poésies, un volume intitulé la 
Vie inquiète; son nouvel ouvrage pourrait s'intituler : 
la Critique inquiétante. 

Je reconnais volontiers ce qu'il y a de séduisant 
dans ces Essais de psychologie contemporaine, sorte 
de compromis entre la critique proprement dite et 
l'analyse psychologique. Mais la critique n'est pas 
faite pour séduire. Sa mission est plus austère et plus 
grave. J'ai peine à agréer un médecin, un prince de 
la science, visitant ses malades, leur tâtant le pouls 
et leur disant : « — Vous, vous avez une phtisie 
magnifique; — vous, vous êtes atteint d'une superbe 
fièvre typhoïde ; — vous, vous possédez un rhuma- 
tisme admirablement réussi; — vous, vous m'offrez 
les premiers symptômes d'un état mental qui doit 
vous conduire tôt ou tard à Charenton. Je me gar- 
derai bien de vous guérir ; car, la Nature vous ayant 
merveilleusement doués, je contemple en vous les 
plus beaux échantillons de la phtisie, du rhumatisme. 



322 SOUVENIRS d'ln vieux critique 

de la folie et de la fièvre typhoïde ; j'en ferai le sujet 
d'une étude particulière; je vous proposerai pour 
exemples et pour modèles à ceux qui n'ont encore 
que des courbatures, des névralgies ou des rhumes 

• 

de cerveau. Cela vaut mieux qu'une vulgaire gué- 
rison. » 

J'exagère à outrance et à dessein, pour indiquer le 
côté vulnérable de cette méthode. Étant données les 
maladies morales de notre malheureuse époque, — 
et M. Paul Bourget est trop clairvoyant pour les nier, 
— n'est-il pas dangereux d'avoir l'air de se complaire 
dans ces langueurs morbides qui usent les ressorts de 
l'intelligence et de l'âme, paralysent l'activité et la 
volonté , et finalement expliquent les décadences 
mdividuelles et collectives? N'est-ce pas un tort de 
présenter à une société gangrenée, attaquée dans ses 
œuvres vives, non pas un spécifique, mais une glace 
où elle puisse se mirer avec une certaine complai- 
sance? Balzac a écrit une curieuse Nouvelle qui s'ap- 
pelle la Torpille, Il y a quelque chose de cet engour- 
dissement voluptueux dans les procédés nouveaux de 
cette littérature, de cette poésie, de cette critique, qui, 
sous prétexte que les événements, aggravés par nos 
fautes, ont tour à tour attristé nos croyances, tué nos 
illusions, brisé nos espérances, consommé notre 
ruine, nous engagent à vivre de notre infirmité et de 
notre misère, comme les mendiants vivent de leurs 
plaies. Pourquoi l'immense avortement qui caracté- 
rise ce siècle à son déclin? Parce que la démocratie a 
dévoré le libéralisme, parce que notre beau roman- 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 323 

iisme a été violemment rejeté hors de ses voies, 
parce que la Renaissance chrétienne, qui semblait 
d'abord faire cause commune avec la réhabilitation 
des poésies et des grandeurs du passé, avec le renou- 
veau de Fart gothique, avec la réaction triomphante 
contre la littérature néo-payennc et le scepticisme 
voltairien, a fini par s'absorber dans la Révolution. 
Quelles sont les conséquences suprêmes de ces dévia- 
tions fatales, de cette atrophie de tout ce qui, aux 
heures d'enthousiasme et de foi, assainissait nos 
esprits et fortifiait nos consciences? M. Paul Bourget 
les voit comme moi, et il est trop épris d'idéal pour 
ne pas en gémir; On me dit sans cesse que je me 
suis trompé sur tout dans ma trop longue carrière, et 
je viens de lire un spirituel article du Figaro italien 
qui me compare au marquis de la Seiglière. Soit! 
mais il y a deux manières de se tromper et de recon- 
naître qu'on s'est trompé : se voir démenti par les 
événements qui, en donnant au pays le contraire de 
ce que l'on a espéré et désiré, lui donnent en même 
temps la prospérité, la gloire, la richesse, la sécurité^ 
le bien être; — ou bien voir ces cruels démentis 
environnés d'un tel cortège de malheurs, de ruine et 
d'opprobre, que l'on se reprocherait d'avoir deviné 
juste, comme un crime de lèse-patrie. Iiraîster sur la 
seconde de ces deux manières, ce serait abuser de 
mes avantages. 

Cinq figures contemporaines — dont une lointaine 
déjà — reparaissent dans ce volume, très finement 
étudiées et analysées par M. Paul Bourget : Charles 



324 SOUVENIRS d'un vieux critique 

Baudelaire, Gustave Flaubert, Ernest Renan, Taine, 
Henri Beyle (Stendhal). 

Je m'abstiendrai cette fois de tout jugement per- 
sonnel sur le talent de ces cinq écrivains de valeur 
inégale. Je craindrais de me répéter. D'ailleurs, la 
question n'est pas là; elle est toute dans l'influence 
exercée sur les générations nouvelles par les auteurs 
des Fleurs du mal, de Madame Bovary, de la Vie de 
Jésus, des Origines de la France contemporaine , et 
de la Chartreuse de Parme. 

Baudelaire. Ici, je voudrais remplacer psychologie 
par pathologie, C'est, en eff'et, un cas pathologique 
que la poésie pestilentielle, cadavérique et macabre 
de cet homme étrange dont nous nous demandions si 
c'était un mystificateur ou un maniaque, et de qui 
l'on a pu dire, en apprenant qu'il était [fou, qu'il 
finissait comme il avait commencé. Dans ces condi- 
tions, la poésie n'est plus un don,. c'est une maladie; 
quelque chose comme ces excroissances qui dénotent 
l'appauvrissement du sang, comme ces champi- 
gnons qui s'épanouissent au pied des vieux arbres, 
et qui annoncent leur mort prochaine. Baudelaire, 
Ëdgard Poe, Hoffmann lui-même , sont des som- 
nambules ou des visionnaires. Leur littérature de 
lanterne sourde n'a rien de commun avec la littéra- 
ture du grand air et du grand jour. Leurs admira- 
teurs ou leurs disciples se donnent rendez- vous 
dans une toute petite église où l'on se rassemble, 
la nuit, pour évoquer les larves et les fantômes 
et renouveler les sorcelleries du moyen âge. Ces 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 325 

adeptes se créent une atmosphère particulière, des 
paradis artificiels , une botanique énigmatique, de 
bizarres serres chaudes où des plantes vénéneuses 
sont saupoudrées de parfums exotiques. En 1860, on 
aurait bien étonné, non seulement des arriérés comme 
vous et moi, mais Sainte-Beuve, Cuvillier-Fleury, 
Paul de Saint-Victor, Emile Montégut — sans compter 
les quarante immortels, — si on leur avait dit que, 
vingt ans plus tard, Baudelaire serait pris au sérieux 
par des hommes d'esprit, classé à un haut rang parmi 
les poètes d'hier, et même préféré par quelques ou- 
tranciers du paradoxe à Lamartine et à Musset. Pau- 
vre Lamartine! Lui qui annonçait, en 1832, qu'au bout 
d'un demi-siècle la poésie serait la raison chantée! 

Sainte-Beuve, le plus indulgent de tous, parce qu'il 
était de ceux qui se font les courtisans du lendemain, 
écrivait à cette date (20 janvier 1862) : 

« On s'est demandé si M. Baudelaire, en se présen- 
tant, voulait faire une niche à l'Académie. On a eu à 
apprendre, à épeler le nom de M. Baudelaire à plus 
d'un membre de l'Académie, qui ignorait totalement 
son existence. Il n'est pas si aisé qu'on le croirait de 
prouver à des académiciens hommes d'État (Guizot, 
Broglie, Falloux, Cousin, Villemain, Thiers, Dupin, 
excusez du peul) que, en somme, M. Baudelaire a 
trouvé moyen de se bâtir (lisez entre les lignes!) à 
l'extrémité d'une langue de terre réputée inhabitable 
et par delà les confins du romantisme connu, un 
kiosque bizarre, fort orné, fort tourmenté, mais 
coquet et mystérieux, où on lit de l'Egard Poe, où 
V. 19 



326 SOUVENIRS d'un vieux critique 

Ton récite des sonnets exquis, où Ton s'enivre avec 
le haschich pour en raisonner après, où Ton prend 
de l'opium et mille drogues abominables dans 
des tasses d'une porcelaine achevée. Ce singulier 
kiosque, fait en marqueterie» d'une originalité con- 
certée et composite, qui attire les regards à la pointe 
extrême du Kamtschatka romantique, j'appelle cela 
la Folie-Baudelaire,.. » 

M. Paul Bourget nous dit : « Tel quel, et malgré 
leg subtilités qui rendent son œuvre plus que difficile 
au grand nombre, Baudelaire demeure un des éduca- 
leurs féconds de la génération qui vient. » Il nous avait 
dit en commençant: « Lire les Fleurs du mal à dix- 
sept ans, lorsqu'on ne discerne point la part de mys- 
tification qui exagère en truculents paradoxes quel- 
ques idées par elles-mêmes seulement exceptionnelles 
c'est entrer dans un monde de sensations inconnues. 
Il est des éducateurs d'âme d'une précision d'ensei- 
gnement plus rigoureuse que Paudelaire... Il n'en est 
point de plus suggesiifs et qui fascinent davantage; 
il traîne quelque chose de cette attirance au long de 
ses vers mystérieux et câlins, ironiques à demi, à 
demi plaintifs... » 

S'il faut croire là-dessus M. Paul Bourget, — et il 
est mieux placé que moi pour en juger, — si vraiment 
Baudelaire estdevenu une influence, unéducaleur delà 
jeunesse, tant pis pour celte jeunesse et pour l'avenir 
qu'elle nous prépare ! Ce n'est pas influence que l'on 
doit écrire, mais influenza, la fiè\ requise respire dans 
un air surchargé d'odeurs insalubres cholériques, le 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 327 

miasme délétère et morbide qui s'exhale des Marais- 
Pontins. Jules Janin a raconté quelque part qu'un sé- 
minariste adolescent, recueilli, pendant les vacances, 
chez un oncle, curé de village, avait trouvé et lu, 
dans la bibliothèque du pauvre vieux prêtre, un 
roman du marquis de Sade, laissé là par un libertin 
pénitent. Cette lecture Tavait rendu fou. Il y a des 
degrés dans la folie, et nous espérons bien que tous 
les lecteurs des Fleurs du mal n'iront pas grossir la 
clientèle des médecins aliénistes. Pourtant, M. Paul 
Bourget, cédant à l'évidence, nous parle « de visions 
dépravées jusqu'au sadisme, » de même que Sainte- 
Beuve avait écrit le mot sadique à propos de Tassom- 
mante Salammbô, La justesse et la fînésse des analyses 
de M. Paul Bourget, le je ne sais quoi de poétique qu'il 
mêle à ses opérations anatomiques,nous font regretter 
qu'il n'ait pas condamné ce qu'il juge. Quels ne doi- 
vent pas être le désordre, le malaise, le désarroi 
d'une imagination juvénile devant cet impur et indi- 
geste alliage de mysticisme sans issue et de sensua- 
lisme sans frein, en face de cette poésie hystérique 
qui rêve de madones entre les bras des filles de trot- 
toir, qui part pour le Carmel et arrive à Lesbos; 
qui, faute de pouvoir réaliser un idéal d'amour et de 
beauté, se vautre à plaisir dans la pourriture et dans 
le sang, fait un pacte avec le mal, s'inspire de toutes 
les laideurs de la nature humaine, n'a d'égales à ses 
cruautés que ses crudités, et poursuit quelque chose 
d'impossible, d'inconnu, d'hyperphysique, qui soit 
plus voluptueux que la volupté, plus mortel que la 



328 SOUVENIRS d'un vieux critique 

mort, plus infect que le cadavre,plus atroce que la tor- 
ture; si bien que, pour un peu, Pétrone serait son clas- 
sique, et Néron son héros I « Décadence I décadence I » 
s'écrie avec raison M. Paul Bourget. Oui, décadence, 
et, s'il faut croire, pour le nom et l'œuvre de ce mal- 
heureux Baudelaire, à un regain plus riche que la 
moisson, hélas I ce phénomène n'est que trop expli- 
cable. C'est que, pendant ces vingt ans, parallèlement 
à cette littérature qui se dépravait, la société se pour- 
rissait jusqu'aux moelles; c'est que l'une se dégradait 
de fïiçon à être constamment au niveau de l'autre ; 
c'est que toutes les passions basses, honteuses, 
vicieuses, immondes, dont s'alimente cette poésie, 
tiennent maintenant le haut du pavé. C'est que les 
imaginations et les âmes, qui s'ouvrent à la vie, ne 
sachant plus où se prendre, dégoûtées du vin géné- 
reux et pur que falsifient des mixtures officielles, se 
passionnent pour ce haschich et ces drogues abomi- 
nables dont parle Sainte-Beuve. On a passé du beau 
à la curiosité ; on passe de la curiosité à la monstruo- 
sité. Ce qui semblait monstrueux, il y a vingt ans, 
paraît normal aujourd'hui. 

Décadence! Nous voici bien près de M. Ernest Re- 
nan, et ce n'est pas lui faire injure puisqu'il caresse le 
mot et l'idée avec ces câlineries charmantes dont il a 
le secret. Décadence, mais dans un milieu plus sou- 
riant que les hallucinations du poète de la décompo- 
sition, du cauchemar et de l'épouvante. L'étude de 
M. Paul Bourget serait un chef-d'œuvre, si ses con- 
clusions étaient plus sévères. Le sujet y prêtait. L'au- 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 329 

leur de ces Essais de psychologie contemporaine pos- 
sède justement les qualités nécessaires pour dégager 
de ses complications naturelles ou voulues^ de ses 
métamorphoses de Protée, de ses ironies cajoleuses et 
enjôleuses, de ses obséquiosités évasives, le plus 
souple des Celtes et des Bretons. M. Renan n'est nul- 
lement un défroqué^ dans la rude acception du mot, 
bien que Ton nous assure qu'il a conservé, sinon la 
foi, au moins la physionomie et la tenue sacerdotales 
et que sa redingote a des plis de lévite. Il ne fût 
jamais ni prôlre, ni même sous-diacre. Il n*a pas 
les amertumes, les sinistres ardeurs d'un apostat, 
d'un sectaire, dont la haine n'est peut-être que l'en- 
vers d'une vocation brisée, l'implacable brûlure d'une 
soutane de Nessus. Il n'a eu ni les secousses vio- 
lentes de la chute, ni les âpres déchirements de la 
rupture. Un matin, il a trouvé ou cru découvrir des 
contradictions ou des lacunes dans deux ou trois 
textes Facrés, et, d<^s lors, il lui a paru beaucoup 
plus difficile de .croire â l'Ancien Testament et à 
l'Évangile, que d'attribuer le miracle de la multipli- 
cation des pains à la sobriété hébraïque, la résurrec- 
tion de Laxare à un cas d'inhumation précipitée et le 
prodige de la Pentecôte à un coup de vent phénomé- 
nal, qui. non content de casser les vitres, enseigna 
aux Apôtres douze langues en six minutes. Ce qui le 
décida surtout à passer de la foi à la critique, ce fut 
l'invraisemblfiince de la passion romanesque inçpjrée 
à un Pharaon g^ant par Sara octogén^^ire, ainsi 
que l'explication naïve que lui en donna un vénérable 



330 SOUVENIRS D UN VIEUX CRITIQUE 

prêtre de Saint-Sulpice, s*appuyant sur Texemple de 
Ninon. Ce bon abbé eut évidemment une distraction. 
Il oubliait que les patriarches et leurs épouses 
vivaient trois cents ans, et qu'il eût été trop cruel de 
condamner le beau sexe de cet heureux temps à deux 
cent cinquante ans de vieillesse ou de décrépitude. 
Sara, à quatre-vingts ans, entrait tout au plus dans la 
seconde jeunesse, qui n'est pas la moins séduisante. 

Après quoi, M. Renan s'est reposé dans ce dilet- 
tantisme délicieux qui nous a valu de si jolies pages, 
et que M. Paul Bourget peint en maître; dilettantisme 
complexe où se confondent le plaisir de vivre, le sen- 
timent artistique poussé devant l'Acropole jusqu'à 
l'extase, une religiosité vague et polie que l'on pour- 
rait appeler sensibilité religieuse, et un dédain aris- 
tocratique, parfaitement justifié par les ineptes gros- 
sièretés de la démocratie. Le voilà paisible, content 
de son sort, et tellement sûr de son fait ou plutôt de 
sa certitude négative, qu'il a pris d'avance ses pré- 
cautions dans le cas où les affres de la mort et 
l'affaiblissement de son cerveau le rendraient assez 
imbécile pour jouer les Littré et revenir à la religion 
de Bossuet. 

Discutons maintenant avec M. Paul Bourget la 
question essentielle, vitale, qu'il se hâte, selon nous, 
beaucoup trop de regarder, a priori, comme résolue. 
Voici une page bien belle et bien vraie : « Quelquefois 
la rupture ( xvec la religion catholique) se fait sous 
l'influence des passions de la virilité commençante, 
et l'homme, en se détachant de la foi, se détache 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 331 

surtout d^une chaîne insupportable à ses plaisirs. 
L'incrédulité revêt alors une sorte de caractère trouble 
et, pour tout dire d'un seul mot, sensuel. Des nostal- 
gies étranges ramènent sans cesse le sceptique par 
libertinage vers la foi première qu'il irlenlifie avec sa 
candeur d'autrefois ; ou bien la honte des désordres 
de ses sens le précipite à des haines furieuses contre 
la religion qu'il a trahie pour les motifs les plus mes- 
quins. Je n'étonnerai aucun de ceux qui ont traversé 
les études de nos lycées, en affirmant que la précoce 
impiété des libres penseurs en tunique a pour point 
de départ quelque faiblesse de la chair accompagnée 
d'une horreur de l'aveu au confessionnal... Cette 
irréligion nostalgique ou haineuse a fait la matière 
de toute une littérature, depuis tantôt cent cinquante 
ans que la campagne contre l'Église a commencé de 
se mener ouvertement. Les premières pages de Itolla 
sont l'expression la plus touchante qui en ait été 
donnée. Cette irréligion est aussi celle qui aboutit à 
un si grand nombre de conversions sur le retour. Elle 
n'était point l'affranchissement de la raiaon ; elle 
était celui de la chair et du sang. Aussi, lorsque 
cette chair s'endolorit avec l'âge, lorsque la fièvre de 
ce sang ne brûle plus les artères battantes, les traces 
de la croyance effacée doivent reparaître et reparais- 
sent. Le révolutionnaire se réveille aussi dévot qu'aux 
heures d'enfance, et le désespéré aussi plein du songe 
bleu d'un paradis. » 

On ne saursût ni mieux penser, ni mieux dire. 
Comment l'auteur de cette page a-t-il pu écrire ceci : 



332 SOUVENIRS d'un vieux critique 

« Chez nous, pauvrement et chétivement, le catholi- 
cisme luttait dans la presse et dans la tribune. » — 
Pauvrement et chétivement ! Ces deux adverbes joints 
nous étonnent, quand il s'agit du règne de Louis- 
Philippe, c'est-à-dire d'une époque où l'école catho- 
lique, un moment déconcertée par le schisme de 
Lamennais, grandissait dans l'orage, prenait un 
magnifique essor, et donnait à la chaire, à la tribune, 
aux lettres, à la presse, à la polémique, aux œuvres 
de charité et de propagande religieuse, des hommes 
tels qu'Ozanam, Lacordaire, Dupanlpup, Ravignan, 
Montalembert , Falloux, Louis Veuillot, Auguste 
Nicolas, Laurentie, Franz de Champagny,- Louis de 
Carné; groupe illustre dont on ne trouverait assuré- 
ment pas l'équivalent dans les partis adverses, et 
auquel nous avons pu joindre, douze ou quinze ans 
plus tard, avec un légitime orgueil, Albert de Broglie, 
Augustin Cochin, les deux Lacombe,Cornudet,Foisset, 
Léopold de Gaillard, Victor de Laprade, Paul Thu- 
reau, Maurice et Eugénie de Guérin, madame Craven, 
madame Swetchine! Période féconde entre toutes, où 
la Société de Saint-Vincent-de-Paul, inaugurée dans 
une chambre d'étudiant par cinq ou six jeunes gens 
de bonne volonté, s'épanouit avec une intensité et 
une sève si extraordinaires, qu'elle couvrit toute 
l'Europe et finit par inquiéter les puissances de ce 
monde I Remarquez que je ne compte que les mili- 
tants, ceux qui sont entrés d'emblée dans la lutte, et 
que je pourrais rattacher à cette avant-garde bien 
des esprits d'élite, le vieux duc dé Broglie, M. Ville- 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 333 

main, M. Vitet, M. de Barante, etc., etc., à qui il a 
suffi d*un chagrin, d'une déception, d'une souifrance 
OU d'un deuil, pour croire, s'agenouiller et prier! 

Nous sommes en 4884. Reportons-nous à 1784, à 
la veille du Mariage de Figaro, à l'avant- veille de 
la grande Révolution, au lendemain de l'apothéose 
de Voltaire. M. Paul Bourget pense-t-il que la reli- 
gion catholique ait perdu du terrain au cours de 
ce siècle terrible, — opimum casibus, — où toutes les 
forces humaines se sont incessamment réunies pour 
conjurer sa perte? Résister à cette masse d'ennemis, 
c*est faire preuve, non pas d'une vitalité puissante, 
mais d'une vitalité divine. Pourtant, je ne veux 
opposer à M. Paul Bourget ni la logique, ni l'histoire. 
Il est poète ; il sait sans doute le mot de Térence, si 
souvent répété: « Je suis homme, et rien d'humain 
ne peut passer loin de mon cœur ! » — Poète ! poète I 
Vous venez de 'décrire admirablement le dilettan- 
tisme ingénieux et discret, ïïexible et ondoyant, cour- 
tois et narquois, de M. Ernest Renan. Eh bien, 
laissez-là vos pédants Allemands, qui, très peu sûrs de 
se comprendre eux-mêmes, ne sont bons qu'à nous em- 
pêcher de comprendre. Regardez dans la rue I Voyez ce 
pauvre déguenillé qui piétine dans la boue en jetant 
un œil d'envie et de haine sur cette voiture à huit 
ressorts : est-ce avec le dilettantisme de M. Renan 
que vous aurez raison de ses redoutables révoltes? 
Montez dans cette mansarde, et contemplez, sur ce 
grabat, ce moribond à qui il ne reste plus, des joies 
et des affections de la terre, que la misère, le dénû- 

19. 



334 SOUVENIRS d'un vieux critique 

ment et Tabandon : Est-ce avec ce dilettantisme que 
vous écarterez de son agonie le désespoir et le blas- 
phème? Entrez dans la cellule de ce condamné à 
mort, à qui M. Grévy a oublié de faire grâce: Est-ce 
avec la religiosité de M. Renan qu un homme, sujet 
comme nous, aux défaillances et aux faiblesses, trou- 
vera la force d'accompagner ce condamné jusque 
sur Téchafaud et d'élever sur cette tête qui va tomber 
Timage du divin Crucifié qui pardonne et qui console? 
Écoutez la douloureuse confession de cette femme 
qui se meurt, et que ses désordres ont avilie au 
point de n'être plus saluée par les courtisanes: est-ce 
avec la sensibilité de M. Renan que vous lui per- 
suaderez que ces hideuses flétrissures peuvent être 
eflacées par une invisible main? Si vraiment notre 
religion tombe en poussière, cherchez, dites-nous 
comment le dilettantisme, la critique, la politesse* 
la religiosité de M. Renan pourront la remplacer 
dans une chaumière de paysan, dans un atelier d'ou- 
vriers, dans une tranchée de mineurs, dans une salle 
d'ivôpital, dans une école de filles, dans les rangs de 
ces malheureux lycéens dont vous parliez si bien tout 
à l'heure, sur un champ de bataille, sur un vaisseau 
brisé par la tempête, partout où l'on chancelle, où 
on lutte, où on meurt, où on pleure, où on souffre, et 
où on souffrirait bien davantage si l'on ne croyait 
pas, si on ne priait pas, si on n'espérait plus ! 

Et, à un autre point de vue, pensez- vous que la 
France — cette France qui nous est chère à tous 
deux — en serait arrivée à essuyer une troisième inva- 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 335 

sion, à se grever de dix milliards, à perdre deux de 
ses provinces, à subir la Commune, à se débattre dans 
l'abominable bourbier qui ne peut pas vous plaire, 
si elle n'avait pas, il y a soixante ans, prêté l'oreille 
aux souscripteurs du Volt air e-Touquet, aux admira- 
teurs de Béranger, aux lecteurs du Constitutionnel et 
de Dulaure? Et qu'est-ce que la politique actuelle, 
officielle, triomphante, sinon le contraire d'une poli- 
tique chrétienne? Ne vous semble-t-il pas que les 
cléricaux nobs déshonoreraient moins et nous coûte- 
raient moins cher? 

J'ai presque fini, et j'aurais encore à parler des 
études psychologiques de M. Paul Bourget sur Gus- 
tave Flaubert, Stendhal et M. Taine. Mais j'ai abusé 
de Gustave Flaubert; je crois de bon goût de m'abs- 
tenir. Je me contenterai d'avouer que j'achèverai 
de mourir de vieillesse sans avoir compris le brevet 
de génie délivré à l'auteur déséquilibré d'un roman 
très remarquable, mais très discutable, et d'une 
demi-douzaine d'ouvrages ennuyeux comme la pluie. 
Un sentiment tout différent me tient sur la réserve à 
l'égard de M. Taine. Je ne l'ai pas assez pratiqué, et, 
avec un écrivain de cette taille, il faut être armé de 
toutes pièces. Je me bornerai à constater que, pour 
instruire le procès de la Révolution, il n'a pas eu 
besoin de brûler ce qu'il adorait, et d'adorer ce qu'il 
avait brûlé. Il lui a suffi de sa haute et rigide intel- 
ligence pour juger les aïeux de la Révolution par ses 
petits-fils. Quant à Stendhal, dont Tathéisme trouvait 
moyen de scandaliser Mérimée, je suis fâché de 



336 SOUVENIRS d'un vieux critique 

rencontrer son nom dans le livre si intéressant de 
M. Paul Bourget. 

En 1850, M. Eugène Pelletan, qui n'a jamais passé 
pour dévot, publia, dans la Presse, à propos de la 
plaquette intitulée H. B., que Ton se distribuait sous 
le manteau et sous l'éventail, un article plus effa- 
rouché que tous ceux que je pourrais écrire. Il 
revendiquait pour les républicains l'honneur d'être 
les gardiens de l'austère morale, et pour les réac- 
tionnaires la honte d'associer à leur croisade monar- 
chique et religieuse les plus singulières tolérances. 
Les républicains auraient-ils changé d'avis depuis 
qu'il est prouvé que la République peut faire bon 
ménage avec la pornographie? Stendhal I M. Paul 
Bourget est infiniment trop jeune pour l'avoir connu. 
Il ne méritait que le mépris. Cet homme, qui disait 
souvent : « Le papisme est la source de tous les 
crimes I » rebuté par toutes les chancelleries de 
l'Europe, ne dut qu'à l'admirable bonté de Gré- 
goire XVI le poste de consul à Civita-Vecchia, qu'il 
abandonnait trois cent soixante jours par an, à son 
subordonné Lysimaque Sebasto-Poulo, pour aller 
parader dans les salons de l'aristocratie romaine. Cet 
homme qui s'écriait: « La seule chose qui excuse 
Dieu, c'est qu'il n'existe pasi » — et qui regrettait 
qu'il n'existât pas, pour mieux pimenter ses blas- 
phèmes, ne marchandait pas les obséquiosités et les 
bassesses pour se faire agréer par les cardinaux et 
les dignitaires du Saint-Siège. S'il était vrai que, au. 
bout de quarante ou cinquante ans, ce dilettante de 



ESSAIS DE PSYCHOLOGIE CONTEMPORAINE 337 

rimpiété et du cynisme dût être exhumé de son tom- 
beau de réprouvé pour exercer quelque influence sur 
les âmes, ce serait encore un argument terrible 
contre cette école de putréfaction intellectuelle et 
morale qui s'appelle la Révolution démocratique. 
Soyons royalistes, impérialistes, autoritaires, répu- 
blicains, radicaux, catholiques, protestants, juifs, 
libres penseurs; mais ne permettons jamais au vice 
de prendre rang parmi les influences avouables . 



A. BARDOUX 



La Comtesse Pauline de Beaumont. 



Alors même que la plus grande partie de l'œuvre 
considérable de Chateaubriand serait rongée par le 
temps et destinée à périr, ce que l'on peut appeler la 
légende de Chateaubriand suffirait à le maintenii- 
dans son immortalité d'outre- tombe. Ce cadet de 
Bretagne qui part pour l'Amérique afin de découvrir 
un passage au Nord, et qui rapporte dans son sac de 
voyage une littérature nouvelle; ce futur apologiste 
du christianisme, qui se marie avant de partir comme 
il aurait fait signer son passeport, et qui, pendant 
dix ans, ne s'occupe pas plus de sa femme que si 
elle n'existait pas; ce moraliste dont le chef-d'œuvre 
laisse planer, parmi ses contemporains, un doute sur 
la nature de ses sentiments pour une de ses sœurs ; 
ce charmeur dont nos anciens nous ont vanté les sé- 
ductions irrésistibles, et qui n'est apparu à la généra- 
tion suivante que sous l'aspect d'un vieillard morose, 
soucieux et taciturne; cet ennemi mortel de Napoléon 
Bonaparte, qui, dans tout son siècle, n'admira que 
Napoléon et lui; ce politique qui trouve moyen 
d'être, en 4845, plus royaliste que le roi, et, en 4830, 



LA COMTESSE PAULINE DE BEALMONT 339 

aussi révolutionnaire que Béranger; ce dégoûté de la 
gloire humaine, qui finalement se dépense en coquet- 
teries puériles et séniles à Tégard des distributeurs 
de renommée, et à qui Tamitié est forcée de créer 
une atmosphère particulière où ne pénètre aucun 
courant d*air et de vérité; ce catholique qui suit, 
chapeau bas, Fenterrement civil d'Armand Carrel; ce 
chrétien qui pratique Tévangélique pardon des 
offenses en émaillaiit ses terribles j^Mémoires de 
vindicatives représailles contre tous ceux qui l'ont 
offensé; cet homme de génie qui arrive à sa soixante- 
dix-neuvième année sans s'apercevoir que sa femme 
a cent fois plus d'esprit que madame Récamier; ce 
gentilhomme libéral qui parle de la plus libérale d«*s 
royautés comme en parlerait le plus endurci des 
ultras momifiés; ce défenseur des droits du légitime 
héritier de la couronne, qui réussit, dans son célèbre 
discours à la Chambre des pairs, à être plus blessant 
à lui tout seul, pour le vieux roi Charles X, que 
les deux cent vingt et un signataires de la fatale 
adresse; il y a, dans cet ensemble, une richesse de 
contrastes et de mystères, qui peuvent parfois 
effaroucher les consciences rectilignes, mais qui saisit 
vivement l'imagination. 

Or, l'imagination est le domaine de Chateaubriand ; 
c'est par elle qu'il a régné, qu'il règne encore. 
Sa bonne fortune, au milieu de tant d'adversités, de 
vicissitudes, et de retours soudains, a été le parfait 
accord de son génie avec l'état des esprits au moment 



340 SOUVENIRS d'un vieux critique 

où il entra en scène. Si ce précurseur inconscient 
de notre beau romantisme eut tout d*abord une 
telle prise sur les âmes, c'est que la société d'alors 
était disposée d'avance h se mettre de moitié dans ses 
inspirations, et lui sut gré d'exprimer ce qu'elle res- 
sentait. La grande Révolution française, si meur- 
trière et si sanglante, eut pour trait caractéristique 
de détruire sans rapetisser. Les survivants de ses 
échafauds, de ses proscriptions et de ses massacres 
paraissaient dominés par deux influences contraires: 
d'une part, le deuil, les images funèbres, la poésie 
des fantômes, des tempêtes et des ruines, l'espèce 
de trépidation causée par un coup de foudre dont on 
a failli être atteint, la douloureuse vibration d'un 
instrument dont les cordes résonnent encore après 
qu'on a cessé d'en jouer; de l'autre, le mélange 
d'inquiétude et de bien-être qui suit la convalescence, 
l'étonnement de n'être pas mort, la joie de vivre, le 
besoin d'espérer, de croire, de se rattacher àl'inconnu, 
à l'infini, à Vau delà, de faire éclore des fleurs sur 
les décombres, de renouveler les sources du senti- 
ment et de l'idée. De ces combats intérieurs naquit la 
mélancolie moderne, la Muse de René. Si l'on essayait 
de la peindre, on se la figurerait, dans le groupe des 
femmes de Chateaubriand, sous les traits de la com- 
tesse Pauline de Beaumont, la plus touchante, la plus 
exquise, la plus pathétique, je ne dis pas, grand 
Dieu! de ses victimes, mais de ces tendres et fragiles 
créatures, fascinées par l'enchanteur, et résignées 
d'avance à cette loi de toutes les affections humaines. 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 341 

qui veut que, en amitié et en amour, celui ou celle 
qui donne le plus reçoive le moins. 

M. Bardoux avait déjà publié un livre remarquable 
ifiur le comte de Montlosier. En retraçant aujourd'hui 
rhistoire de la comtesse de Beaumont, il nous prouve 
la flexibilité de son talent; car jamais sujets ne se 
ressemblèrent moins. La physionomie originale de 
Montlosier est toute en relief, en saillie, en aspérités 
et en rugosités. C'est un batailleur dont la plume 
n'est que le pis aller de sa rapière, un frondeur qui 
s'est trompé d'époque, un mauvais coucheur qui 
transporte dans sa foi religieuse les violences d'un 
hérétique, dans sa foi monarchique les révoltes d'un 
factieux. Il a toute la sève de ces vieilles races parle- 
mentaires et gallicanes, comparables aux chênes 
dont la sève fait crever Técorce. Pour le peindre, les 
couleurs les plus vives, les tons les plus heurtés et 
les plus chauds ne sont pas de trop sur la palette. 
Pour la comtesse de Beaumont, il faudrait emprunter 
à Prud'hon ou à Henner leurs contours harmonieux, 
indécis, à demi baignés dans des clartés de crépuscule, 
quelque chose de plus nuancé que les nuances, de 
plus vaporeux que les demi-teintes, de plus aérien 
que les visions qui se glissent la nuit à travers les 
clairières. Cette échappée de la Terreur garde, des 
scènes effroyables qui l'ont faite orpheline et 
presque seule au monde, un je ne sais quoi de 
maladif qui ajoute à son charme et fcdt croire qu'elle 
pleure encore quand elle aime. Elle se ressaisit à la 



342 SOUVENIRS d'un vieux critique 

vie, comme à un sursis dont les heures sont comptées, 
avec rinvincible sensation de la fin prochaine, avec 
la certitude que son bonheur passera comme une 
ombre, que son amour ira vite s'achever de l'autre 
côté du tombeau. Telle qu'elle était, avec ses aspira- 
tions ardentes, ses tristesses sillonnées d'éclairs, son 
auréole de malheur et de faiblesse, nulle femme 
n'était mieux prédestinée à captiver le Chateaubriand 
de 1801. Nulle aussi n'avait le cœur, les sens, les nerfs 
surtout, mieux préparés à recevoir, jusqu'aux moelles, 
l'impression du style de Chateaubriand et à remonter 
du style à l'homme; enchantement magnétique 
qu'elle confiait à madame de Vintimille, digne de la 
comprendre et peut-être de Tenvier: « Le style de 
M. de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de 
frémissement d'amour; il joue du clavecin sur toutes 
mes fibres. » Voyez la différence des époques et la 
leçon d'humilité que le temps apporte, même aux 
plus illustres I A présent, une comtesse de Beaumont 
quelconque, à qui on off*rirait, en guise de lecture 
charmeresse, Atala, l'épisode de Velléda et le 
Dernier des Abencérages, vous dirait en haussant ses 
belles épaules: « Allons donci c'était bon pour no? 
grand'mères; mais aujourd'hui c'est crevant: allez 
me chercher Nana I » 

Déjà M. Bardoux serait en droit de m'accuser 
de me renfermer beaucoup trop dans le roman de 
madame de Beaumont avec M. de Chateaubriand. 
Ainsi qu'il le remarque avec une rare modestie, les 
pages immortelles des Mémoires d'outre^tombe, où 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 343 

revit cette poétique figure, et où son influence 
posthume a si délicieusement attendri cette plume 
vindicative, rendraient impossible la tâche d'un 
écrivain qui ne pourrait que les affaiblir en les 
répétant. Le livre de M. Bardoux est d'une plus 
large envergure et d'un intérêt plus général. Son sous- 
titre nous le dit: Etudes sur la fin du dix-huitième 
siècle. Peut-être lui aurais- je proposé une légère 
retouche. Dans le cadre qu'il a choisi, c'est tellement 
la fin du dernier siècle, que c'est presque le commence- 
ment du nôtre. La justesse de son tact historique et 
littéraire lui a fait deviner que, à dater des prélimi- 
naires de la Révolution et surtout au sortir -de 
l'épouvantable crise, le type de la femme, au dix- 
huitième siècle, n'est plus tel que nous le trouvons 
dans les Mémoires du temps, tel que Sainte-Beuve l'a 
décrit d'un crayon si délicat et si fin. On sent ou on 
prévoit la transition d'un monde spirituellement 
frivole, bercé dans une sécurité trompeuse, à une 
société qui va devenir plus sérieuse, d'abord pour 
assister ou s'associer aux réformes désirables ou 
désirées, plus tard pour voiler de noir sa renaissance 
el changer ses écrins en reliquaires. La métamorphose 
n'est ni brusque, ni complète. C'est une halte plutôt 
qu'une conversion. Les femmes conservent encore bien 
des traits qui rappellent les contemporaines de 
madame de Pompadour, les héroïnes des galantes 
aventures du maréchal de Richelieu, les habituées 
des salons de madame Geoffrin et de madame du 
Deffant. Mais ce qui n'était que de la fantaisie devient 



344 SOUVENIRS D*UN VIEUX CBITIQUE 

de la passion; ce qui n'était que du bel esprit se 
retrempe dans des souvenirs et des idées; ce qui 
différait bien peu du paganisme ou de la religion du 
plaisir, s'éclaire de lueurs vagues qui ne sont pas 
encore le christianisme, mais qui sont déjà le spiri- 
tualisme à la recherche d'une croyance, d'une con- 
solation et d'une espérance, levant les yeux au ciel 
pour y chercher ceux qu'ont purifiés la prison et le 
martyre, et se demandant, au seuil des églises fermées, 
si l'on ne va pas rouvrir celles que la Révolution a 
oublié de détruire. Pour mesurer le chemin parcouru 
en trébuchant sur un amas de débris et de pierres 
tumulaires, il suffit de songer que Chateaubriand allait 
être l'idole de ces femmes dont les mères et les aïeules 
avaient adoré Jean-Jacques, et que les étagères à la 
mode, encore chaudes des brûlants sophismes du 
Contrat social et d^Émile, attendaient le Génie du 
Christianisme, 

D'ailleurs, M. Bardoux ne nous eût donné qu'une 
idée bien incomplète de la comtesse de Beaumont, de 
sa vie si courte et Fi agitée, de ses malheurs, de ses 
facultés aimantes, de sa sensibilité, — mot que nous 
avons rayé de notre dictionnaire et qu'il faudrait y 
rétablir pour elle, — s'il s'était borné, dans son récit, 
à ce qui ne fut que l'éclatant épilogue et comme un 
bouquet de scabieuses déposé sur un cercueil. Sou- 
venons-nous qu'elle est morte en 1803 , et que 
son biographe est dans le vrai quand il la compte 
parmi les femmes de la fin du xvni» siècle! Le 



LA COMTESSE PAULINE DE BBAUMONT 345 

mariage tint peu de place dans son existence, mais, 
sans qu'on puisse lui reprocher d'avoir joué avec le 
sacrement comme tant d'autres héritières des tra- 
ditions fantaisistes de la Régence et de Louis XY. 
Pauline de Montmorin méritait mieux que ce jeune 
comte de Beaumont, neveu de l'archevêque de Paris, 
et que M. Bardoux exécute proprement en quelques 
lignes: « Sans instruction et sans goût d'esprit, d'un 
caractère faible et violent, il eût peut-être, dans des 
temps calmes, fait une carrière dans l'armée, grâce 
à son nom et à ses alliances; appelé à vivre dans les 
temps d'orage à côté d'une femme supérieure et 
vaillante de cœur, il ne pouvait la comprendre, et il 
ne l'aima pas. C'était un enfant, et elle ne put l'éle- 
ver. » — Tout ce qu'on peut dire pour son excuse, c'est 
qu'il avait seize ans au moment où il épousa Pauline, 
et que, à cet âge, nous étions à peine en seconde. La 
suite nous le montre plus haïssable encore qu'au 
début de ce mariage qui n'eut pas même sa lune de 
miel. Ses instincts grossiers, ses brutales rancunes 
contre sa femme et son beau-père, l'amenèrent à se 
déguiser en républicain ; fiction qui offrait en outre à 
son médiocre courage une chance de salut, pendant 
que les crimes de la Révolution faisaient le vide 
autour de la malheureuse Pauline et que le comte 
Marc de Montmorin périssait, sous les coups des 
septembriseurs, d'une mort cent fois plus horrible 
que l'assassinat judiciaire, confié par Pouquier-Tin ville 
à Sanson. L'événement justifia ce calcul peu héroïque. 
Absolument insensible à ces tragiques douleurs, y 



346 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRIÏIOUE 

trouvant peut-être la satisfaction secrète d'un senti- 
ment qui Teût fait, au besoin, collaborateur des 
bourreaux contre les martyrs, content de pouvoir 
dire comme Sieyès après thermidor: J^ ai vécu! ce 
triste personnage traversa tant mal que bien les 
phases sanglantes de la Terreur et la crise de 
fructidor. Il ne tarda pas à quitter la France, se 
retira à Prancfort-sur-le-Mein, s'y remaria et y 
mourut le 6 juin 4851, quarante-huit ans après sa 
femme. N'en parlons plus. Alexandre Dumas l'eût • 
appelé un vibrion. Disons plus poétiquement que les 
vautours ont la vie plus dure que les colombes. 

Étant données les idées de cette époque, — et peut- 
être de toutes les époques, — ce malencontreux mari 
était tout juste ce qu'il fallait pour que Pauline de 
Beaumont, libre ou libérée, dispensée de scrupules 
ou de remords, renonçant au seul bonheur vrai, que 
M. Bardoux place excellemment dans l'amour con- 
sacré par le mariage, rentrât en possession d'elle- 
même et battît son plein au milieu d'un premier 
groupe, di^ne d'apprécier ses exquises qualités de 
cœur et d'ei=prit. L'orage gronde à l'horizon, mais 
n'éclate pas encore. Dans la vie réelle, l'approche 
d'un orage énerve, engourdit, paralyse les facultés 
actives. Nous éprouvons un vjigue malaise, jusqu'à 
ce que le nuage ait crevé. Ici, c'est le contraire. 
Jamais les intelligences ne furent plus aiguisées, plus 
électrisées que pendant ces années préventives, 
pailletées d'illusions, d'espérances, de rêves, de 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 347 

projets, d'utopies, de tentatives de toute sorte. On 
eût dit que le sentiment de la vie redoublait dans 
cette société qui avait si peu de temps à vivre. Elle 
imitait ces convives affamés ou gloutons qui, pré- 
voyant un long jeûne, font les morceaux doubles. 
M. Bardoux a finement étudié et indique à merveille, 
dans son sixième chapitre, les nuances qui distin- 
guaient cette société transitoire, — et provisoire, — 
où labourgeoisie intelligente, lettrée, riche, laborieuse, 
s'introduisait par les portes entr ouvertes et balançait 
peu à peu le droit de naissance par le droit de conquête. 
Nous voici chez madame Necker, et ce nom suffît à 
nous renseigner. L'esprit n' abdique pas, mais il se 
prend plus au sérieux, et serait mécontent delui-même, 
s'il dessinait ses broderies sur une étoffe trop légère. 
Là grande Germaine est là, donnant le ton, animant 
tout de sa verve et de sa flamme. M. Bardoux a 
parlé de madame de Staël avec une mesure parfaite, 
de façon à rassurer ceux de ses descendants qui, juste- 
ment fiers de cette illustre aïeule, comprennent et 
pratiquentautrementquerauteurdeZ^e//? Aine l'alliance 
du talent et de la vertu. Douée de toutes les qualités 
attractives, madame de Staël groupe autour d'elle 
des hommes supérieurs ou remarquables, dont les 
noms émeuvent comme le premier tintement d'un glas 
funèbre. André Chénier mène ce chœur où figurent 
Beaumarchais, les frères Trudaine, François de Pange, 
la comtesse d'Albany, Condorcet, Alfieri, Suard, 
madame de Krudner, Rulhière, Riouffe,et où madame 
Pauline de Beaumont fut admise d'emblée avec tous 



1 



348 SOUVENIRS d'un vieux CKITIQUE 

les honneurs dus à son charmant esprit, à sa 
physionomie sympathique, à cet irrésistible mélange 
de mélancolie et de grâce. Une amitié sincère s'établit 
entre madame de Beaumont et madame de Staël. 
Plus tard, ce sentiment fut attiédi par la malsaine 
influence de Benjamin Constant; non pas, à Dieu ne 
plaise I que Pauline fût jalouse I — son cœur et son 
âme visaient plus haut, — mais parce qu'elle ressentit, 
dès d'abord, contre lui une antipathie instinctive qui 
fait honneur à la délicatesse de son goût et qui 
l'inquiétait ou l'humiliait pour son amie. 

Je sais un gré infini à M. Bardoux d'avoir fait 
justice de ce personnage équivoque, d'un caractère 
inférieur, d'une loyauté suspecte, . d'un esprit 
sophistiqué, dénué de sens moral, versatile, plein 
de faux-fuyants, toujours prêt à sacrifier les prin- 
cipes qu'il n'avait pas aux passions qu'il croyait 
avoir, girouette graissée de vices, qui suggère des 
réfiexions douloureuses quand on songe qu'un pareil 
homme, destiné à s'achever entre deux croupiers de 
Prascati, a pesé d'un certain poids dans la politique 
de son temps et contribué à la plus funeste des 
révolutions. M. Joubert, le juge infaillible, le moraliste 
incomparable, l'ami le plus intime, le plus sûr, le plus 
amoureux peut-être de madame de Beaumont, par- 
tageait son averçion pour ce beau diseur dont madame 
de Staël fit son Benjamin, quoique à peu près 
certaine qu'il ne serait pas constant. Pourquoi cette 
préférence? L'explication qu'en donne M. Bardoux est 
ingénieuse et vraisemblable. Le marquis de Guibert 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 349 

avait sans doute séduit l'impressionnable baronne par 
d'autres avantages que la supériorité de l'intelligence. 
Avec le comte Louis de Narbonne, la partie devenait 
plus égale. Celui-là avait tant d*esprit, qu'il en 
donnait même aux maris. On sait que» madame de 
Staël ayant un jour demandé à son époux, assez peu 
romanesque, trente mille francs pour les prêter à 
M. de Narbonne, le baron lui répondit : « Ah I madame, 
vous me comblez de joie... Je le croyais votre 
atnant! » 

Mais, si je ne me trompe, ces deux esprits n'étaient 
pas de la même famille. Lorsque madame de Staël 
devenait par trop Delphine ou Corinne au cap 
Misène, Louis de Narbonne, j'imagine, s'esquivait, avec 
un sourire légèrement ironique, en plein xvni® siècle, 
dont il était et dont elle n'était pas. Benjamin 
Constant lui offrait l'agrément — si apprécié par les 
illustres — de l'infériorité dans la ressemblance, 
d'affinités assez réelles pour que le reflet rendît 
fidèlement le rayon, pas assez pour que les assistants 
confondissent le rayon avec le reflet. Cette parenté 
d'esprit, qui n'implique pas nécessairement l'égalité, 
se prête admirablement à ces conversations brillantes, 
joutes, tournois, fusées, feux d'artifice, qui éblouis- 
saient les visiteurs de Coppet, et que Sainte-Beuve a 
comparées à des parties de raquetle, où le volant de 
madame de Staël montait, j'aime à le croire, plus 
haut que celui de son partner. L'aimable M. Hochet, 
qui avait été témoin de ces assauts inoubliables, me 

V. 20 



350 SOUVENIRS d'ui\ vieux critique 

contait) trente ans après , que les deux infatigables 
causeurs avaient adopté pour programme la guerre 
aux idées communes. | Soill c'est pourtant avec les 

m 

idées communes que se fabrique le sens commun ; c'est 
avec les autres que se démolissent les sociétés et les 
empires. 

L'éclat ne vaut pas le charme. Nous allons retrou- 
ver madame de Beaumont dans son vrai cadre, rue 
Neuve-Luxembourg d'abord, puis à Savigny-sur-Orge. 
A la suite de nouveaux deuils, de séparations 
nouvelles, il ne lui restait plus qu'un ami, Joubert; 
mais Joubert a le droit de s'écrier: — « Moi, dis-je. 
et c'est assez I » Chose singulière! Dans ces derniers 
chapitres, c'est Chateaubriand qui est le héros, et 
c'est Joubert qui est le moins intéressant, — peut-être 
parce qu'il est le plus intéressé. M. Bardoux nous 
laisse entrevoir ce sentiment complexe, où l'amitié, 
tenue en respect par des délicatesses quasi pater- 
nelles, ne voulût pas être de l'amour; mais, en 
matière de sentiment, il est aussi difficile de ne pas 
faire ce qu'on ne veut pas, que de faire ce qu'on 
veut. Bientôt, grâce à Joubert et surtout à son attrait 
personnel, madame de Beaumont fut entourée d'un 
second groupe, qui valait bien le premier: MM. de Fon- 
tanes. Mole, Pasquier, mesdames de Pastoret, de 
Lévis, de Vintimille ; le crépuscule du matin après le 
crépuscule du soir; 1800 après 17861 Ici, au milieu 
de noms connus, trop souvent cités pour que j'y 
revienne, nous rencontrons un nom que M. Bardoux 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 351 

a dérobé à l'oubli : Adrien de Lezay. « L'ensemble 
de ses qualités et de ses défauts formait un composé 
piquant et bien près d*être attachant. » — Adrien de 
Lezay inspira à madame de Beaumont un intérêt 
assez vif; un moment, il espéra obtenir davantage; 
mais écoutons le biographie de cette charmante 
femme: « Pauline était au-dessus de la coquetterie 
par son dédain des passions vulgaires, par son indici- 
ble tristesse et par sa résolution énergique de ne donner 
qu'une fois cette activité fiévreuse qui la dévorait et 
usait sa frêle enveloppe. Le moment était bien mal 
choisi en vérité, pour frapper à la porte de ce cœur, 
qui venait de se livrer sans défense. fantaisie in^îx- 
plicable du destin! Adrien de Lezay, après la démis- 
sion de Chateaubriand, le remplaça comme ministre 
plénipotentiaire au Valais, avec mission de préparer 
l'annexion à la France, et, en 1814, lorsque Chateau- 
briand était désigné pour accompagner le duc de 
Berry en Alsace, quel était le préfet, animé soudaine- 
nement de la ferveur royaliste, qui, après avoir 
administré depuis 1806 Strasbourg au nom de l'Em 
pereur, était tué par ses chevaux emportés, au bruit 
de la mousqueterie, allant au-devant d'un fils de 
France, comme on disait alors? Quel était-il ? Le 
comte Adrien de Lezay. » 

L'auteur a fort habilement préparé l'entrée en scène 
du héros. « Peu de jours après, ajoUte-t-U, Fontanes 
présentait René de Chateaubriand à Pauline de Beau- 
mont. C'en était fait, elle avait cessé de s'appartenir.» 






352 SOUVENIRS d'un vieux critique 

A nous aussi elle cesse d'appartenir. A quoi bon 
répéter ce qui a été si bien dit, ce qui est présent à 
toutes les mémoires, cette élégie où Tamour n'a pas 
le temps d'être assez heureux pour être coupable, où 
il nous apparaît sous une forme si poétique, si 
maladive, si plaintive, si idéale, qu'on ne sait plus, 
à distance, si Chateaubriand a aimé une femme ou 
une àme, si Pauline a adoré un homme ou un Génie? 
Je passe donc sans transition à la dernière page, à 
l'agonie de madame de Beaumont. Elle fut assistée 
par l'abbé de Bonne vie, « grand vicaire de Lyon, 
homme d'esprit, attaché à l'ambassade». — Cette 
figure sacerdotale me semble une harmonie de plus 
dans ce tableau pathétique. Je l'ai connu, dans mon 
enfance, cet abbé de Bonnevie, prédicateur qui eut 
son moment. Sa parole étudiée, académique, tenant 
le milieu entre l'éloquence de la chaire et la rhétorique 
chrétienne, portait la marque de cette époque transi- 
toire où le langage de nos orateurs sacrés n'était plus 
le timide cours de morale des abbés Poulie et con- 
sorts, et n'était pas encore la prédication nettement 
évangélique des Frayssinous et des Mac-Carthy. 
Lorsque la mourante lui déclara « qu'elle était prête 
à reconnaître ses erreurs et à se recommander à la 
miséricorde éternelle, qu'elle espérait toutefois que les 
maux qu'elle avait soufferts dans ce monde abrége- 
raient son expiation dans l'autre », — l'abbé de Bon- 
nevie, profondément ému, lui ouvrit sans réserve les 
trésors delà clémence divine. Ceci m'amène àconclure. 
Chateaubriand, dans ses Mémoires, dit que, s'il 



LA COMTESSE PAULINE DE BEAUMONT 353 

• 

avait à refaire le Génie du Christianisme, il le ferait 
tout autrement. C'est possible; mais, à Tépoque où 
il le publia, le livre aurait beaucoup perdu à ne pas 
être ce qu'il est. On s'en tenait à la poésie du chris- 
tianisme. Les âmes, échappant au matérialisme du 
xviii® siècle, se réfugiaient, comme des cygnes 
blessés, dans une religiosité vague, qui laissait indé- 
finis les dogmes et les préceptes. Madame de Beau- 
mont, je le parierais, ne s'était jamais préoccupée 
des devoirs que lui créait le mariage et dont ne 
l^fTranchissaient pas l'indignité et l'inconduite de 
son mari. Chateaubriand, on le sait, donna dans sa 
vie et dans sa littérature tant de place aux femmes 
des autres, qu'il n'en resta plus pour la sienne. 
N'insistons pas! Mieux vaux féliciter M. Bardoux 
d'avoir écrit un ouvrage aussi intéressant que son 
sujet et presque aussi attachant que son héroïne. Je 
ne sais si je me laisse trop dominer par le prestige 
des noms et des souvenirs; mais il me semble que, 
de Montlosier à Pauline de Beaumont, le progrès est 
éclatant. Encore quelques Etudes comme celle-là, 
consciencieuses, ingénieuses, écrites d'un style souple, 
sobre et fin, — et M. Bardoux ira se consoler, à 
l'Académie française, du chagrin d'avoir été mi- 
nistre de la troisième République. 

10 mars iSS4. 



10. 



MADAME MARY SUMMER 



Aventures d'une femme galante au xviiio jiécleK 



Et d'abord, ne vous effrayez pas de ce titre ! S'il signi- 
fiait ce que Ton pourrait craindre, je n'en rendrais 
pas compte ; Jules Claretie n'aurait pas écrit sa jolie 
préface; Tauleur n'aurait pas pris pour conseiller et 
pour guide l'excellent bibliophile Jacob; nous ne 
rencontrerions pas, à la meilleure page, le nom 
aimé et la prose de Guvillier-Fleury : « Quand on 
aborde le xviii® siècle, tel qu'il est, dans ses gran- 
deurs et ses faiblesses, on semble entraîné tour à tour 
soit à chanter ses louanges avec l'enthousiasme de 
fils reconnaissants, soit à lui apporter à reculons le 
manteau qui doit couvrir sa nudité. » Que serait-ce si 
je vous disais tout? Si je vous rappelais que ce pseu- 
donyme de Mary Summer déguise le nom d'une 
femme d'élite, dont le frère, précepteur du Prince 
impérial, foudroyé par la mort de son héroïque 
élève, s'est relevé de son lit de douleur pour écrire 
son histoire, désormais classique, de la littérature 

i. Avec iiiie préface de Jules Claretie. 



\ 



AVENTURES D UNE FEMME GALANTE 355 

anglaise ? Si j*ajoulais que cette femme, que l'on pour- 
rait croire absorbée dans les souvenirs d'une époque 
où la licence des mœurs rivalisait avec l'indiscrétion 
des toilettes, tient par de fortes attaches à Tlnstitut 
de France, non pas à l'Académie, où Ton s'amuse 
entre le Chapeau de paille dC Italie et le Monde où Von 
s'ennuie^ mais à celle qui a le don des langues, qui 
ne plaisante dans aucune, et qui serait de force, 
madame la marquise, à vous dire : « Vos beaux yeux 
d'amour mourir me font! » en chinois, en arabe, 
en turc, en japonais, en hindou et en thibétain? 

Madame Mary Summer poursuit avec autant de 
talent que de succès ses études sur de charmantes 
pécheresses qui n'ont rien négligé pour faire mentir le 
proverbe : « Laide comme le péché ! » — Est-il stric- 
tement exact de les attribuer au xvni* siècle? Je ne 
le crois pas. La Terreur et le Directoire, ce n'est plus 
le xviii** siècle; c'est la fin d'un monde qu'il serait 
presque permis d'appeler la fin du mondes puisque 
rien n'y manque, pas même le jugement dernier. Sans 
doute, aux yeux de la religion et de la morale, les 
galantes équipées du maréchal de Richelieu et de 
Maurice de Saxe sont aussi coupables que le vo- 
luptueux dévergondage des Incroyables et des Mer- 
veilleuses de 1796. Pourtant, ce n'est pas la même 
chose. Même sous l'indolence sultanesque de Louis XV, 
dans ce culte du plaisir à outrance professé et pra- 
tiqué par ses courtisans et... — j'allais dire ses cour- 
tisanes, — on sent, on devine un organisme social 
détraqué, vermoulu, ruiné, mais qui existe encore. 



356 SOUVENIRS D*vy vieux critique 

et dont ces frivoles contempteurs de tout devoir et 
de toute vertu reconnaissent officielle nnent Texistence, 
en se jouant de ses lois. Sous le Directoire, le 
vice n*a plus rien à éluder, de même que, sous la 
Terreur, le crime n* avait plus rien à enfreindre. Ces 
deux compagnons, liés l'un à l'autre, par d'invisibles 
et magnétiques chaînes, n'en sont plus à braver un 
code quelconque, à se cacher dans la pénombre pour 
éviter un simulacre de répression ou atténuer l'éclat 
d'un scandale. Ils se servent à eux-mêmes de législa- 
teurs; c'est de leurs mains qu'ils signent leur brevet 
d'omnipotence ; c'est leur bouche qui proclame les 
dogmes de la religion dont ils sont les prêtres. En 
93, la société est déjà tellement imprégnée, tellement 
pourrie de paganisme, qu'elle meurt en païenne, a 
Tinstar des victimes de Tibère, de Domitien ou de 
Néron, souriant au bourreau comme à un mandataire 
de la fatalité antique, contente si elle peut mourir 
couronnée de roses, une épigràmme sur les lèvres, 
et payer un dernier tribut aux sensuelles amours 
de Catulle ou de Parny entre la veillée funèbre et 
l'heure de l'échafaud. 

Trois ans plus tard, quand Danton s'appelle 
Barras, lorsque Robespierre se nomme Merlin (de 
Douai), on dirait que les survivants de cette société 
qui ne peut compter ses morts, ont passé d'un ex- 
trême à l'autre. Erreur! Ce sont les deux faces d'une 
même médaille ; celle-ci teinte de sang, celle-là frottée 
de musc. Il y a un relent de férocité dans les satur- 



AVENTURES D*ÛNE FEMME GALANTE 357 

nales du Directoire, et Sanson semble avoir caché 
son couperet sous ces énormes touffes de tubéreuses. 
J'ai toujours pensé — et je puis m'appuyer sur l'ou- 
vrage remarquable de M. Forneron, dont je ne 
tarderai pas à vous rendre compte, — que le 9 ther- 
midor avait en partie usurpé sa bonne réputation .11 
en a été de cette date ineffaçable comme de ces per- 
sonnages de drame, de tragédie ou de roman dont 
s'emparent les imaginations et où elles mettent tout ce 
que lauleur n'y avait pas mis. Ce n'est pas Tallien 
qui a fait le 9 thermidor; c'est la conscience publique, 
qui s'est hâtée de l'interpréter dans un sens de déli- 
vrance universelle. Tallien ne valait pas mieux que 
ceux qu'il renversait. Il ne les combattait pas pour 
conjurer de nouvelles exécutions, mais pour prévenir 
la sienne. En ces jours néfastes, entre ces adversaires 
d'égale perversité, il fallait ou tuer ou mourir, et sou- 
vent l'un n'empêchait pas l'autre. Il s'est trouvé que, 
en sauvant sa vie, Tallien a sauvé celle d'innombra- 
bles condamnés à mort. Il n'en a pas pour cela plus 
de mérite. 

Si j'insiste sur ce point, c'est afin d'expliquer com- 
ment l'orgie de ces années finales et transitoires, 
entre le 9 thermidor et le 18 brumaire, ne ressemble 
à aucune autre, pas même à la Régence. La Régence, 
c'est une débâcle de libertinage grand seigneur, 
comprimé par la majestueuse tristesse et la dévotion 
impérative du déclin de Louis XIV. Les voluptés 
effrénées du Directoire ont un caractère différent, On 
y démêle à la fois la grossièreté démocratique qui 



358 SOUVENIRS d'un vieux critique 

vient tout à coup de s'épanouir sous l'arrosoir de la 
guillotine, et une ivresse de sang partagée par ceux 
qui ont cessé de massacrer et par ceux qui ont cesse 
de périr. Chose étrange! ces meurtres qui fument 
encore sont, entre les persécuteurs et les suppliciés, 
un trait d'union plutôt qu'un grief. Le besoin d'ou- 
blier se fait complice des solliciteurs d'oubli. Gomme 
cette société est restée profondément et passionné- 
ment païenne, — païenne avec délices, a dit un con- 
temporain, — du moment qu'on ne meurt pas, on 
veut jouir; jouir à tout prix, sous prétexte que l'on 
peut être égorgé le lendemain, puisque l'on a failli 
être égorgé la veille, et qu'il ne faut rien prévoir, ni 
sur la terre, ni ailleurs, au delà du plaisir d'une 
soirée ou d'une nuit. 

A quel moment de ces années de sanglant vertige 
se rattache le règne de cette belle et folle Illyrine de 
Morency, dont madame Mary Summer nous conte 
aujourd'hui d'une plume si délicate et si féminine 
l'aventureuse histoire? Hélas I au plus atroce, sinon 
au plus honteux. Elle fut la sirène de 93, ou, pour 
parler le langage du temps, la bergère de ce trou- 
peau où il n'y avait que des loups, la nymphe de ces 
bosquets d'Amathonte, hantés par des tigres. 

Rendons d'abord à Illyrine son vrai nom, qui 
ressemble à une ironie: Suzanne! Supprimez Tadjectit 
chaste; rempldiCQz les deux vieillards pas une fôiile 
de jeunes citoyens : ce sera la même cbose. Seule- 
ment, c'est tout le contraire. 



AVENTURES d'lNE FEMME GALAiNTE 359 

Le début fait l'effet d*une première page d'idylle. 
Un riche négociant de la rue Saint-Denis va chercher 
le repos de la vie champêtre dans une riante vallée 
du Soissonnais. Sa famille est patriarcale; une femme 
qu'il aime, et qui, en quelques années (j'imagine 
qu'il y en avait au moins douze), l'a rendu père de 
dix filles et de deux garçons. Les bourgeois de 
Boissons et de Reims admirent ce modèle de toutes 
les vertus et de toutes les fécondités conjugales. 
C'est pourtant de ce nid de colombes que va s'en- 
voler Suzanne Giroust. Il est rare qu'une femme ait 
l'initiative de ses fautes. Le premier coupable, dan» 
cette vie accidentée, ce fut le mari, un petit avocat 
de Soissons, qu'elle épousa à quatorze ou quinze ans, 
se figurant, la pauvrette I qu'elle l'aimerait toujours, 
parce qu'il possédait « la plus élégante tournure, des 
cheveux d'un noir de jais, bouclés naturellement, des 
yeux superbes, ombragés de longs cils et une bouche 
vermeille, découpée à l'autrichienne ». Quillet! ce 
nom me rappelle un bien doux souvenir; le souvenir 
d'un pâtissier de la rue de Buci, dont les Dartois à la 
vanille m'ont souvent détourné de mon chemin, 
quand je remontais de la rue de Seine pour aller revoir 
mon cher Luxembourg. J'ignore si le Quillet des 
petits fours descendait du bel avocat de Soissons. Ce 
que je sais mieux, c'est que, brioches pour brioches, 
les siennes étaient plus innocentes que celles de sa 
galante homonyme. 

Voilà le point de départ: un mari frivole, insou- 
ciant, inconstant, incapable de gouverner et de mora- 



360 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

User sa femme; un voyage à Paris, quelques aven- 
tures insignifiantes, préliminaires anodins des romans 
à venir, tâtonnements d'une curieuse qui pelote en 
attendant partie. Nicolas Quinette inaugure la liste 
sérieuse de cette dofta Juana, pour qui la statue du 
Commandeur sera suppléée par une chute qui lui 
coûtera sa jeunesse et sa beauté. « Les boucles 
blondes, où se jouait la main des tribuns, étaient 
tombées sous le feu de la fièvre; les traits s'étaient 
durcis et le nez avait acquis une prédominance 
regrettable : 

« Avec ce nez on ne trompe perdoane, » 

a dit, je crois, La Harpe dans son poème héroï- 
comique — assez peu comique — de Tangu et Félime. 
Mais, avant d'en arriver là, que d'aventures! El 
comme elles sont intimement liées aux scènes tra- 
giques de la Terreur! Le très grand mérite de ma- 
dame Mary Summer a été de mettre sans cesse en 
relief le contraste de ces tragédies avec les amou- 
reux ou erotiques épisodes, et de profiter de ce 
contraste pour nous rappeler la vérité, la moralité 
de l'histoire. Illyrine a gagné beaucoup d'argent; 
elle exprime son ravissement. « Elle se rengorge, 
nous dit Mary Summer, comme un oiseau de paradis 
qui vient de faire sa mue et s'imagine naïvement 
qu'en France tout le monde est aussi heureux qu'elle. 
On Tétait vraiment; qui aurait osé soutenir le con- 
traire? Une reine balayait sa cellule au Temple, et, 



AVENTURES d'uNE FEMME GALANTE 36i 

dans les prisons du Luxembourg ou des Carmes, les 
duchesses décrottaient leurs jupes. L'enfant-roi (rien 
des Naundorf et de la princesse Amélie) agonisait sur 
un grabat, martyrisé par le savetier Simon. Prêtres 
et fidèles se cachaient dans les caves pour prier Dieu 
comme les bandits pour faire de la fausse monnaie. 
Les vierges timides, jetées hors des cloîtres, erraient 
comme des oiseaux chassés du nid, pleurant leur 
prison sainte. L'inviolabilité du domicile était trou- 
blée à chaque heure du jour et de la nuit, les meu- 
bles fracturés, les matelas é ventres, le secret des 
correspondances jeté au vent, roturiers eu gentils- 
hommes traînés dans les cachots, antichambres de la 
mort. Ah! oui, Paris était d'une gaieté folle. Partout, 
dans la rue, des agapes patriotiques, où peuple et 
bourgeois se donnaient l'accolade ; le vin violet et la 
charcuterie à l'ail composaient le menu de ces repas 
en plein air; les délicats, tentés de faire la grimace, 
n'avaient qu'à lever les yeux vers le fronton des 
édifices publics et à y lire cette devise aimable, 
« Liberté ou la mort ! » 

Rien de plus pittoresque et de plus émouvant quo 
cette galerie de tableaux, où l'auteur nous montre, 
ici les charrettes s'acquittant de leur tâche journa- 
lière et conduisant à destination les condamnés à 
mort; là, les convives des restaurateurs à la mode: 
Beauvilliers, Méot, Vénua, qu'un heureux hasard a 
placés sur le chemin de la guillotine, et qui peuvent 
ofi*rir à leur clientèle, avec le menu du jour, le 
V. 21 



362 SOUVENIRS d'un vieux CRITIQLE 

piftisir d'observer au passage les émotions de leurs 
victimes; car cette clientèle, c'est la fine fleur des 
conventionnels terroristes, juges expéditlfs et bar- 
bûHïUeurs de lois le matin^ épicuriens et sybarites !e 
soir. La fête ne leur semblerait pas complète, «i, en 
8e pourléchant comme les ftiuves, leurs congénères, 
ils ne sentaient pas un arrière-goût de boucherie 
humaine mêlé à la saveur des truffe* et des sauces. 
Spectacle à sensation, s'il en fut! assaisonnement 
digne de ces raffinés qui ont fait de la Volupté et de 
la cruauté deux sœurs jumelles I Voilà ce que Mar}' 
Summer excelle à peindre. En trois coups de pinceau, 
voici Robespierre : « Le pâ!e tribun, dont la peau de 
parchemin semblait collée sur un crâne d'inquisiteur, 
le sphinx terrible qui posait des énigmes dont le 
mot ne se devinait jamais; puis Danton, aussi 
effrayant sous sa turbulence que le député d'Arras 
sôUs son calme, Danton, dont la laideur, seloft Tèx- 
pï-cêfeiott de Saint-Jiist, épouvantait la Liberté, fet 
auprès de qui Mirabeau eût passé pour un Adonis; 
vrai masque de damné, avec sa bouche torse, son 
visage labouré par la petite vérol« et sa voix ton- 
nante de dictateur romain* » 

Parmi ces pourvoyeurs de l echafaud, quel est le 
premier ténor? Hérault de Séchelles, que j'ai bien 
envie, en adoptant l'orthographe fantaisiste d'IUyrine, 
d'appeler le héraut de son rotnàn ou de ses romans; 
le beêiu Séchelle>, l'Antinous de là guillotine, dont 
Barrère fut î'Ana;réon. De ^n y^\.t superbe qui va 



AVENTURES ©'UNE FEMME VALANTE 363 

tomber, il domine ie groupe, — non, la foule des 
Otiillel, des Quinette, des Fabre d'Églantine, des 
Zimmermann, des d'Esjmgnac, des^ Saint-Julien, des 
Auguste de R..., etc., etc., et-c., lesquels, soigneuse- 
ment inscrits sur le catalogue d'IUyrine, donnèrent 
lieu à une méprise tragi-comique. « — Que signifie ce 
papier où se trouvent 1^ noms de ceux qui conspi- 
raient chez vous avec Hérault de Séchelles? — Quel 
papier? — Celui-ci. — Sont -ils bêtes! savez-vous quel 
est ce papier qui porte ombrage à la République? 
Mille e tre; la liste de tous ceux pour qui j'ai eu 
quelques bontés, avec leurs noms et qualités. » 

Eh bien, seraient-iis, en effet, mille et trois, re- 
présentant beaucoup plus que les Mille et une NuitSy 
je dirais volontiers que Hérault de Séchelles fut le 
seul aimé, et Marv Summer serait de mon avis. Je ne 
suis pas sûr, mais je parierais que, depuis Aspasie, 
qui, à cette distance de vingt-trois siècles, semble 
n'avoir aimé qu Alcibiade, toutes ces héroïnes de 
galanterie, de quelque nom qu'on les appelle, n'ont 
aimé qu'une fois, ou du moins, n'ont rencontré 
qu'une fois celui dont elles ont dit, sans trop d'in- 
NTaisemhlance, que, si elles avaient pu s'arrêter sur 
la i>ente savonnée, elles se seraient arrêtées à celui-là. 
Mais, ici, je ne puis mieux faire que de citer encore 
Mary Summer, dont les analyses physiologiques sont 
d'une finesse et d'une justesse exquises. « A la fin de 
ce siècle qui avait remué tant d'idées, soûle vêtant de 
haines et déchaîné tant de passions, il ne ftiut s'éton-- 
ner de rien. Le sy?«tème nerveux développé outre 



364 SOUVENIRS d'un vieux critique 

mesure, augmentait encore Tinconséquence et la 
mobilité du caractère féminin. Les femmes ressem- 
blaient à des torpilles qui s'électrisaient au premier 
choc du caprice. ïUyrine n'était ni meilleure, ni pire 
que les autres... Ce n'était pas en vain que, depuis 
cinquante ans, on dépravait Thumanité, qu'on rail- 
lait, qu'on foulait aux pieds ce qu'il y a de plus 
sacré : les liens de la famille et les croyances immor- 
telles. Une métaphysique impie et des romans liber- 
tins avaient faussé les jugements et les imaginations. » 

On ne saurait mieux penser ni mieux dire. N'est-ce 
pas un peu cette grande névrose, mystérieuse maladie 
de la génération actuelle, que l'on traite par de la mor- 
phine, et qui, s'infiltrant peu à peu dans les veines delà 
société et de la littérature, explique ou sert à expli- 
quer nos déchéances sociales ou nos folies littéraires? 

La peine du talion était là, au seuil des prisons, au 
pied de i'échafaud, prête à venger les suppliciés, à 
délivrer la jeune Captive, et à nous montrer la Révo 
lution sous les traits de Saturne dévorant ses enfants. 
Mary Summer nous conte à merveille une anecdote 
que je crois inédite : la façon dont Joséphine, com- 
tesse de Beauharnais, prisonnière aux Carmes, fut 
informée de la chute de Robespierre. Regardant par 
une fenêtre, elle aperçut de l'autre côté de la rue une 
femme qui lui faisait des signes d'intelligence. Tout 
à coup, cette femme saisit sa robe à deux mains et la 
lui montra d'un geste expressif. 

— Robe? demanda Joséphine, 



AVENTURES d'uNE FEMME GALANTE 365 

— Oui, répondit la femme d'un signe de tête. Puis, 
prenant une pierre, elle Téleva en l'air. 

— Pierre? Est-ce Pierre? cria madame de Beau- 
harnais, qui suivait cette charade avec anxiété. 

« Alors la femme du peuple, unissant sa robe à la 
pierre, fit plusieurs fois le geste de se couper le cou. 
Elle finit par se mettre à danser et à battre des 
mains... » 

N'est-ce pas curieux, cette charade mimée par une 
feoMne du peuple et donnant le premier bulletin du 
9 thermidor à cette autre femme à qui son second 
mari, ex-lieutenant d'artillerie dira, dix ans après : 
« Allons, petite créole ! couchez-vous dans le lit des 
reines! » 

Maintenant, si vous me demandez par quelle opé- 
ration magique Suzanne Giroust, épouse Quillet, 
était devenue Illyrine de Morency, je vous répondrai : 
Tout simplement, parce que Suzanne, après cette 
chute de cheval qui la punit d'autres chutes encore 
plus cavalières, enlaidie, amaigrie, vieillie de dix ans 
en trois mois, essaya de se consoler de sa rapide 
décadence en racontant ses aventures sous des voiles 
aussi légers, aussi transparents que la gaze et le 
linon d^s toilettes de sa fringante jeunesse. Elle se 
fit, au mépris de la grammaire et de l'orthographe, 
son propre romancier, et se peignit autrement qu'en 
buste. Son premier roman, Illyrine ou les Êcueils de 
l'inexpérience, eut un Vif succès de curiosité et pro- 
bablement de scandale; succès qui ne cessa de dé- 



'J66 SOUVENIRS l>'tN YlEl'X CRITIQUE 

croître à mesure que rauthoress se répétai!. Rasalùia 
ou les Méprises de VamouTy Lise^ £uphémie ou U& 
Suites du siège deLyon, Orphana, Zéphira etFidgella 
ou les Débutantes dans le monde; pastels effacés, lai- 
niatures féminines de Rétif de la Bretonne, texte 
incorrect et graveleux des dessins de Fragonard, de 
Boilly et de Debucourt, fleurs tombées du corsage 
d'une courtisane dans la hotte du chiffonnier, souve- 
nirs faits d'oublis, images évanouies de joies éphé- 
mères, réclamées par la religion du néant, Mémoires 
apocryphes qui avaient bien besoin de la plume déli- 
cate de madame Mary Summer, qui n'ont de va]eiur 
que par ses ingénieux commentaires, et dont le seul 
intérêt est de raviver pour un moment les amusantes 
figures des contemporains d'Illyrine, Garât et Trénitz, 
Vigée et Dupaty, Gardel et Grimod de la Reynière, 
empaquetés dans leurs cravates écrouéliques, et dont 
on se demande si ce sont des personnages ou des 
fantoches, des créatures ou des caricatures 1 

Cette existence, commencée dans la paisible inno- 
cence des champs, s'achève à la campagne, aux 
environs de Coulommiers, avec toutes les graves 
attributions d'une châtelaine et d'une dame de 
paroisse, au moment où Illyrine allait doubler le cap 
de la quarantaine, et pouvait dire avec mon vieil ami 
Béranger, en deux vers d'ailleurs assez entortillés : 

<( Pour moi le temps semble, dans sa vitesse, 
Compter deux fois les jours que j'ai perdus! » 

« Les paysans suivirent le cercueil à travers les 



AVENTURES Ï^'UXE FEMME GALAXTE 367 

haies fleuries; lea cloches de l'église catholique (181)9) 
sounèrent à toute volée et des voix enfantines 
(îhantèrenU'hymne de la résurrection sur cette païewç, 
qui croyait au triomphe de la chair et au néant do 
l'âme. Après avoir couru tant d'aventures et jeté gon 
cœur h tous les vent», Vagitée reposait eufiu |i 
l'ombre d'un cyprès toujours vert. Personne ne vint 
s'agenouiUer devant cette tombe qu'enveloppèrent 
bientôt les ronces et l'oubli, si ce n'est parfois 
quelques naïves paysannes qui traversaient l'enclos 
funèbre pour all«r prier dans la vieille église. » 

Il faudrait citer en entier les conclusions de madame 
Mary Summer, qui relèvent de cent coudées ce qu'un 
tel sujet et un tel récit sembleraient avoir de 
trop... terrestre. Nous aussi, si noua avions à con- 
clure, nou6 serions moins inflexible pour lUyrine que 
pour son temps, et peut-être moins sévère pour son 
temps que pour le nôtre. Le livre de Mary Summer, 
qui ne serait que très curieux et très intéressant 
sous un gouvernement avouable et dans une société 
régulière, emprunte aux circonstances présentes un 
poignant à-propos et une physionomie particulière. 

En quoi la République de MM. Jules Ferry et Grévy 
difi'ère-t-elle de celle de Tallien et de Barras? 
Qu'aurait-on à y ajouter ou à y retrancher, pour 
qu'elle lui ressemblât tout à fait? 

L'athéisme officiel et scientifique a remplacé le 
néo-paganisme. La doctrine qui n'a plus de Dieu a 
succédé à celle qui en avait trop. Nous avon^ la 
vivisection au lieu de la mythologie, qui était plus 



368 SOUVENIRS D*UN VIEUX CRITIQUE 

gaie, Tamphithéâtre au lieu de Tile de Gythère, qui 
était plus riante. L'éducation laïque, la laïcisation 
universelle, prépare à un avenir prochain des 
écolières d'Illyrine de Morency, qui seront probable- 
ment plus pédantes et moins belles. Quant aux 
disciples des terroristes dont elle fut Tidole, leur 
marée est prête , leur programme parafé, leur 
victoire imminente; ils triomphent sur toute la ligne, 
en attendant qu'ils régnent sur toute la France; ils 
vont avoir des monuments, en attendant desrécidives. 
To.ute une partie de la littérature se fait leur auxiliaire 
et leur complice, moins encore en proclamant les 
idées révolutionnaires et radicales, socialistes e 
communistes, qu'en poursuivant, avec approbation 
et privilège des prétendus conservateurs, son œuvre 
.corrosive et dissolvante sur le peu qui nous sépare 
de la politique de Hérault de Séchelles et de la morale 
d'Illyrine de Morency. Les exhibitions pornogra- 
phiques, tolérées,- autorisées, estampillées, publiques 
et lucratives, offrent l'équivalent de l'indécence des 
toilettes du Directoire. Encore un pas, et nous arrivons 
à l'état social où le haut du pavé — que dis- je? — 
tout le pavé appartient aux tribuns sanguincdres et 
aux courtisanes éhontées. Vous le voyez, il y a des 
moments où un livre tel que celui de madame Mary 
Summer peut être, sous son apparence frivole, aussi 
bon à méditer qu'un sermon de Bourdaloue ou une 
conférence de Lacordaire. 

22 mnrs 18S4. 



LE BARON DE VITROLLES 



• Mémoires et relations politiques. 



Il a existé de tout temps, surtout aux époques trou- 
blées, des personnages remuants qu'il est assez diffi- 
cile de classer ou de définir. On les calomnierait si 
on les traitait d'aventuriers ou d'intrigants ; et cepen- 
dant il semble qu'il leur a manqué quelque chose 
pour avoir droit au titre d'hommes politiques. Pendant 
la période militante de leur carrière, ils déploient 
une activité prodigieuse, se donnent un mouvement 
extraordinaire, se jettent, au péril de leur vie, au 
plus fort de la mêlée, écoutent à toutes les portes, re- 
gardent à toutes les fenêtres, mettent la main à toutes 
les pâtes, sont toujours là, à un bon rang, quand il 
s'agit de saluer le prince, de rédiger le traité, d'assis- 
ter à la fête, de régler la cérémonie, de se faire por- 
teurs de paroles ou diplomates officieux. Dans les 
moments de crise et de danger, ils ont constamment 
sur eux assez de papiers importants pour compro- 
mettre la moitié de leurs amis et le tiers de leurs 
adversaires. Les appeler les mouches du coche, serait 
une injustice; les qualifier de chevilles ouvrières 

21. 



370 SOUVENIRS d'UxN VIEUX CRITIQUE 

OU de clefs de voûte, serait peut-être une flatterie. 
Les années s'écoulent, et chacune de ces années 
leur prouve la fragilité de ce qu'ils avaient cru durable, 
la mobilité de ce peuple dont l'enthousiasme éphé- 
mère avait paru consacrer leur œuvre, le va-et-vient 
de ces témoignages publics qui semblaient sceller à 
tout jamais le pacte entre la nation et le souverain. 
Ils ont le chagrin de s'avouer que les Tè Deum de 
Notre-Dame, trop chargés sans doute de passions 
humaines et d'intérêts terrestres, ne sont pas arrivés 
à leur adresse. Alors ils écrivent leurs Mémoires^ aux- 
quels ils pourraient donner pour épigraphe le titre de 
la comédie de Shakspearo : Beaucoup de bruit 
pour rien, et qui ne sont généralement publiés que 
trente ans après leur mort ; ce qui leur assure l'avan- 
tage de n'offenser que des défunts et le désagrément 
de faire, de leurs récits, non seulement de l'histoire, 
mais de l'archéologie. 

Je n'ai eu qu'une fois l'honneur de voir M. le ba- 
ron de Vitrolles; c'était en 1854. Il n'avait plus que 
quelques mois à vivre. J'avais rarement rencontré un 
plus beau vieillard. A en juger par leB apparences, 
on pouvait le croire destiné à enterrer encore bon 
nombre de ses contemporains. Lorsqu'il mourut, je le 
comparai tout naturellement à ces grands chênes, qui 
tombent tout d'une pièce, comme sous un coup de 
foudre. Son accueil fut plein de courtoisie ; mais son 
gracieux sourire déguisait mal ce fond de mélancolie, 
tempéré de résignation philosophique et légèrement 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 371 

acôptique, où se révèlent les homme» d'action, oon" 
damnés à servir un parti auquel l'action est souvent 
plus difficile que la bonne volonté. Evidemment, h 
ce début de TEmpire acclamé par des millions de 
suffrages, à l'heure où les espérances royalistes 
paraissaient indéfiniment ajournées, ce vieil athlète du 
royalisme de 1814 et de 1815 déplorait les illusions 
des légitimistes parlementaires qui, de 1848 à 1851, 
avaient regardé comme possible une restauration par 
les élections et par la Chambre. Le mécompte récent 
ravivait ses souvenirs et renouvelait ses rancunes — 
que Ton retrouve dans ses Mémoires -^ contre le 
prince de Talleyrand, l'abbé de Montesquiou, l'abbé 
de Pradt, le duc de Dalberg, François de Jaucourt, 
ou, en d'autres termes, contre ceux qui avaient espéré 
affermir la Monarchie renaissante et, plus tard, repous- 
ser le revenant de l'île d'Elbe en redoublant de con- 
cessions constitutionnelles. De sa conversation bril- 
lante, saccadée, un peu fiévreuse, je n'ai retenu que 
cette phrase qui la résumait, et dont je me suis sou- 
venu bien souvent dans des circonstances tragiques : 
« Que voulez-vous I pour dompter une répuWique, il 
faut un aventurier et un dictateur; - — et il y a deux 
choses également impossibles à un chef de la Maison 
de Bourbon: l'aventure et la dictature. » 

Les Mémoires du baron de VitroUes — dont le second 
volume s'arrête au moment où il est arrêté lui-même, 
(avril 1815) — sont curieux, intéressants, spirituals, 
parfois malins, parfois amusants, mais beaucoup 



372 SOUVENIRS d'un yiEUX CRITIQUE 

trop personnels. Jamais on ne se fît, avec une con- 
fiance plus expansive, le héros de sa propre histoire. 
Il nous apparaît, presque à chaque page, comme 
Alexandre Dumas ou Eugène Scribe, au milieu de 
leurs collaborateurs, comme Frederick Lemaître au 
milieu de ses camarades. Il est le premier ténor, le 
premier rôle en tout genre; ses coopérateurs ne 
sont que des choristes ou des comparses. Il a été 
l'axe autour duquel pivote le reste de la machine. Il 
a tout fait, tout prévu, tout deviné, tout conseillé. Il 
a persuadé le prince de Metternich, ramené l'Em- 
pereur Alexandre, charmé le comte Pozzo di Borgo, 
fasciné le comte Nesselrode, etc., etc. De cette per* 
sistance à voir dans chaque événement ime variante 
du je et du mQi, résulte pour le lecteur une impres- 
sion bizarre ; on se dit tout bas que, si Balzac et les 
modernes n'avaient pas interné le mot faiseur dans 
la langue des affaires, il pourrait très bénévolement 
s'appliquer à un homme qui a tarit fait. 

Cette impression, que j'exagère, — vous allez 
savoir pourquoi, — s'atténuerait, s'effacerait peut- 
être, si les événements que nous raconte le baron de 
VitroUes n'étaient de nature à nous inspirer un senti- 
ment mêlé de tristesse élégiaque et d'impatience ner- 
veuse. Voilà donc ce qui se passait, il y a aujourd'hui 
soixante-dix ans, dans la bonne ville de Paris, qui 
depuis... mais alors elle était royaliste I 

« Les paroles manquent pour dire les manifesta- 
tions du sentiment universel. Les visages, les gestes, 
les larmes, exprimaient le transport des cœurs. Il 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 373 

était tel que beaucoup mourront sans Tavoir éprouvé, 
et que les siècles passent sans en citer de semblables 
exemples. Des hommes, des femmes surtout, forçaient 
la ligne que marquait notre passage. On se précipitait 
sur la personne royale; on embrassait ses genoux, 
on embrassait ses bottes, et ceux qui ne pouvaient 
pas l'atteindre couvraient son cheval de leurs ca- 
resses... Ce que je raconte se passait à la clarté du 
soleil et devant cinq cent mille témoins. Beaucoup 
Font oublié depuis, au point de ne plus croire ce 
qu'eux-mêmes avaient vu, ce qu'eux-mêmes avaient 
éprouvé. » 

Rien de plus vrai, et cet enthousiasme populaire 
devait se renouveler, six ans plus tard, lors de la 
naissance du duc de Bordeaux. Comment se défendre 
d'un insurmontable malaise en lisant ces pages, dont 
l'auteur fut un énergique et dévoué serviteur de la 
Royauté, et en songeant que, contre toute espérance, 
contre toute vraisemblance, cette Royauté, réinstallée 
sur des ruines, trouvant la France épuisée de sang et 
d'argent, sans cesse menacée par des complots ou 
harcelée par les calomnies du libéralisme, luttant à 
la fois contre les divisions de ses amis et les perfidies 
de ses ennemis, réussit pourtant à nous donner quinze 
ans d'une prospérité telle qu'il n'en exista jamais; ce 
qui n'empêcha pas ce même Paris de soulever ses 
pavés en 1830, de proscrire tout ensemble le vieux 
Roi dont il avait, en avril 1814, embrassé les genoux, 
baisé les bottes, caressé le cheval, et Tenfaiit de dix 
ans qu'il avait, le 29 septembre, salué de ses cris 



374 SOUVENIRS d'un vieux critique 

anthduBÎa&tes, au moment où le canon des Invalides 
et la voix sonore de Louis XVIII lui avaient annoncé 
« qu'il nous était né un enfant à tous »? 

Je viens de nommer Louis XVllI. Le baron de 
Vitrolles, trop passionnément attaché à Monsieur, 
comte d'Artois, pour aimer beaucoup la personne et 
la politique de son frère, a pourtant des accents de 
respectueuse sympathie dont il sied de lui savoir 
gré, « La noble expression de ses traits, son langage 
choisi, sa voix belle et sonore, son attitude toute 
royale mcdgré la difformité de sa taille, imposaient le 
respect. Les inconvénients mêmes de ses infirmités, 
la difficulté de marcher, son embonpoint démesuré, 
semblaient donner à sa personne une sorte de majesté, 
Il avait su les rendre plus nobles que la grâce et la 
légèreté, C'était un singulier contraste pour ceux qui 
avaient été attachés au rude chef qui naguère encore 
dominait la France; et la comparaison qu'ils en fai- 
saient était, en ce moment, toute en faveur du des» 
cendant de nos rois. » 

Très bien ! Mais voici le revers de cette médaille 
royale, La scène change. Bonaparte vient de débar- 
quer au golfe Jouan. On entend, on croit entendre le 
bruit de ses pas le rapprochant de la capitale, La 
nation stupéfaite, ahurie, paralysée, se laisse esca- 
moter et absorber par Tarmée. Les défections sur- 
abondent, les trahisons fourmillent , les lâchetés 
pullulent. Il y avait, dans ce prodigieux retour de 
fortune, *de quoi perdre la tôte; on la perd. Le baron 
de Vitrolles, alors ministre, accourt chez Monsieur. 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 375 

L'huissier de service, d'un air hébété, lui répond que 
Monsieurest à vêpres. Le fidèle baron, plus royaliste que 
dévot, est tellement exaspéré, qu'il commet un calem- 
bour: « A vêpres ! s'éorie-t-il. Comment est-on à vêpres 
en telles circonstances? Est-ce pour être un prince ac- 
compli? idiCC^Q^ II perdit son royaume pour une messe ; 
ceux-ci perdront-ils le leur pour des vêpres?... » 

Quelques jours après, M. de VitroUes va porter au 
roi une lettre du comte d'Artois parti pour Lyon, Il 
est trois heures du matin: « En toute autre circon- 
stance, nous dit-il, j aurais ]été embarrassé de réveiller 
le roi à pareille heure; mais lïmportance de cette 
communication levait toute incertitude. Le premier 
valet de chambre se leva et avertit le roi, qui me fit 
entrer eur-le-champ. Louis XVIII ne couchait ni dans 
le lit, ni dans la chambre de parade, mais dans le 
petit salon qui précédait son cabinet, où seienait dans 
la journée le premier valet de service. Le soir, on y 
passait un petit lit de fer fort étroit, garni de petits 
rideaux de soie verte. La grosse corpulence du roi 
non seulement remplissait la largeur du lit, mais sem- 
blait même le déborder; un bonnet blanc recouvrait 
sa tête, et lui donnait Tapparence d'un énorme et co^ 
lossal enfant, » 

Un gros bébé de soixante ans, quoil En conscience, 
il était difficile de croire que ce bonnet blanc ferait 
longtemps concurrence au petit chapeau. 

Avant d'arriver au véritable sujet de cet article, au 



376 SOUVENIRS D't'5 VIEIX CRITIQUE 

sujet sans lequel je n'aurais rien dit de ces Mémoires^ 
trop médiocrement écrits pour compter en littérature, 
je veux relever, d'après le baron de VitroUes, un 
détail qui prouve une fois déplus lajettatura attachée 
à nos princes, et toujours prête, non pas à changer 
leurs diamants en nèfles, mais à paver de leurs 
meilleures intentions la salle d armes du libéralisme. 

En 1814, pendant la lune de miel, les ducs de 
Berry et d'Angoulême supplièrent Monsieur de ne 
pas reprendre la poudre et de supprimer l'ancien 
costume de cour. Soit! mais alors, comment faire? 
Les cheveux coupés et sans poudre interdisaient à la 
cour Tusage des habits habillés, 11 fallait y suppléer 
par l'uniforme. Or, pouvait-on revêtir de l'uniforme 
de sous-lieutenant des compagnons d'exil, de vieux 
gentilshommes, héritiers des plus beaux noms de 
France? Non! on en fit des colonels, des maréchaux 
de camp, dont les allures peu militaires et Tinexpé- 
rience en matière de commandement, égayèrent ou 
irritèrent les colonels et les généraux de l'Empire, 
chevronnés sur vingt champs de bataille, et servirent 
de texte aux railleries de l'opposition naissante. C'est 
ainsi qu'un loyal essai de rupture avec les traditions 
de l'ancien régime parut, au contraire, une négation 
des conquêtes de la société nouvelle. M. de Vitrolles 
a très bien fait de conter cette anecdote, toute à 
l'honneur de nos princes ; mais il l'a gâtée en nom- 
mant en toutes lettres les marquis et les ducs qui 
profitèrent ou abusèrent de cette métamorphose de 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 377 

l*habit de cour en uniforme et de la poudre à la 
Maréchale en poudre au Maréchal. C'est ce qui 
s'appelle tirer sur les siens; un genre de tir où les 
royalistes se sont trop souvent signalés» A lire cer- 
taines pages de ces Mémoires, on se demande si l'au- 
teur a placé sa cible au milieu de ses adversaires ou de 
ses amis politiques. On aimerait mieux qu'il fût sans 
cible ; il y gagnerait en autorité ce qu'il perdrait en 
malice. Passe encore pour M. de Talleyrand ou l'abbé 
de Montesquiou, sa bête noire, quoiqu'il lui recon- 
naisse un filet d'esprit; — mais M. de Chateaubriand I ! ! 

S'il est vrai que les écrivains, les geïis de lettres y 
petits ou grands, forment ou devraient former une 
famille, il n'y a aucune vanité à saluer M. de Chateau- 
briand comme notre ancêtre, puisque rien n'empêche 
qu'Antinous et Alcibiade, Buckingham et Létorières, 
aient eu des enfants ou des neveux chétifs, laids, ma- 
lingres ou chafoins. Chateaubriand est donc pour nous 
un aïeul. Notre devoir n'est pas d'encenser samémoire, 
de dissimuler ses côtés vulnérables, de louer systéma- 
tiquement ce qui, chez lui, donne lieu. à une réserve 
ou à un blâme, et certes, ni Sainte-Beuve, ni le duc 
de Broglie, ni le comte d'Hausson ville, si je suis bien 
informé, ni même [si parva licet) le vieux critique qui 
écrit ces lignes, ne lui ont ménagé les vérités que lui 
dérobait l'atmosphère artificielle créée autour de sa 
sombre et silencieuse vieillesse par l'amitié de 
madame Récamier et des habitués de son salon. Pour 
lui pardonner son orgueil, il faut se souvenir que des 



.178 }40VVE?iIRS 1>'UN VIEIX CRITIOIE 

homme« q\kï lui furent H&oi inférieurs, voire même 
d«a 8ot^» élaient encore plus orgueilleux. Il est 
difficile, sinon d'expliquer, au moins d*exciiser sa 
brusque volte-face de 1824. Ses Mémoires d'outre- 
tombe, écrits d'un autre style que ceux du baron 
de YitroUes, sont parsemés d'àpretés vindicatives, 
d'autant plus étonnantes dans cette œuvre quasi^ 
f4inéraire, que nul n'a plus admirablement parlé de 
la mort, ne nous a fait mieux ressentir le frisson de 
ses approches, et que le meilleur moyen de la corn* 
prendre et de l'adoucir est de lui confier l'oubli 
comme gage de l'espérance. Enfin, dans un autre 
ordre d'idées, la réaction qui s'est faite, depuis 
quelque temps, en l'honneur de l'esprit, des qualités 
exquises, des perfections épistolaires, — j'allais dire 
du génie de madame de Chateaubriand, fait paraître 
plus coupable l'indifférence conjugale de son glorieux 
époux. 

Voilà la part des ombres, et j'ai fait bonne mesure. 
Maintenant, notre devoir quasi filial est de le défendre 
contre l'injustice, contre l'injure, contre l'outrage. 

Le chapitre où M. de VitroUes éreinte M. de Château- 
briand, chapitre reproduit déjà par les journaux à 
gros tirage, paraîtrait injuste jusqu'à la barbarie, 
sous une plume révolutionnaire. De la part d'un 
royaliste, il est odieux; et» attendu que ce royaliste, 
pour se consoler sans doute de la disparition des 
cordons bleus, écrit comme une cuisinière, il est 
parfaitement ridicule. 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 37^> 

Et d'abord, il m'a fallu arriver à Tan de disgrâce 
1884 et à la publication de ces peu croyablea 
Mémoires y pour voir accoler iau nom. radieux de 
Chateaubriand Tépithète de parvenu. Dumas fils 
qualifié de^oèaa'rf par un de ses collègues, le général 
Gavaignac comparé au bel Endymion par madame 
h)mile de Girardin, ne sont rien en comparaison de ce 
qualificatif abracadabrant. Ghateaubriantun parvenu 1 
Mais, quand même il serait parti d'aussi bas que 
Thiers, Mignet, Gambetta, d'Alembert.ou Maury, il 
lui eût suffi de publier une page de Jiené ou des 
Quatre Siuarts pour être le contraire d'un parvenu ; 
et, quand même, n'ayant rien écrit, Téclat de son 
nom, l'authenticité de ses parchemins, les preuves de 
dévouement prodiguées à la Monarchie, en eussent fait; 
à la rentrée des Bourbons, un ambassadeur, un 
ministre et un millionnaire, il n'eût pas été un par- 
venu. M. de Yitrolles se trahit et nous amuse à ses 
dépens, lorsque, se rengorgeant dans son importance 
officielle, il noua dit: « Nous crumbs en avoir 
largement payé le prix (de la brochure de Bonaparte 
et les Bourbons) y en nommant l'auteur ministre du 
roi en Suède auprès de Bernadotte. » — En vérité? 
Pourquoi pas sous-préfet àBarcelonnette, ou commis- 
saire de police à Brive-la-Gailiarde ? Voici quel 
était, à cette date, le dossier de M.de Ghateaubriand : 
Recevant, en Amérique, la nouvelle du meurtre de 
Louis XYI, il avait tout quitté pour venir batailler 
S0U3 les drapeaux de Tarmée de Gondé. Émigré, il 
avait enduré à Londres toutes les angoisses de la 



380 SOUVENIRS d'un vieux critique 

misère et de la faim. Rentré en France, auréolé déjà 
d'un rayon de gloire, comblé de prévenances par 
quelques personnages influents de l'entourage du 
premier Consul, certain d'exercer sur Napoléon un 
prestige dont on eut la preuve à Sainte-Hélène, il 
donnait sa démission en apprenant la mort du duc 
d'Enghien. Il bravait le courroux de l'Empereur, 
d'abord dans son admirable article qui fit supprimer 
le Mercure de France: « C'est en vain que Néron 
prospère, Taoite est déjà né dans l'Empire!... » puis 
par son merveilleux discours de réception àl'Académie 
française, qui ne fut jamais prononcé. Enfin, s'il a 
plu à M. de Vitrolles de dire que la célèbre brochure, 
Bonaparte et les Bourbons, n'a été qu'un coup de 
fusil tardif et inutile après la victoire, il est démenti 
par tous les contemporains et par Louis XVIII lui- 
même, qui, malgré son antipathie instinctive et fatale 
contre le Chateaubriand, déclarait que « cette bro- 
chure lui avait valu une armée ». Remarquez que je 
ne dis rien d'Armand de Chateaubriand, fusillé, par 
ordre. du maître, dans la plaine de Grenelle. 

Eh bien, tous ces services s'effacent, si l'on songe 
à un service d'un autre ordre, d'une nature tout 
idéale, qu'un royaliste ne peut définir qu'avec 
appréhension. Les Français ont l'imagination vive et 
mobile. Malgré leur reconnaisance pour les princes 
libérateurs, il leur coûtait de se départir de tant de 
gloire, de se déposséder de tant de triomphes et de 
conquêtes - pour être plus libres, plus tranquilles et 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 381 

plus heureux. Or, le génie de Chateaubriand fut le 
seul contrepoids à mettre dans la balance où Brennus 
jetait son glaive. Lui seul euV assez de jmagie pour 
faire paraître la rançon moins lourde, pour tirer parti 
de tout ce qui pouvait poétiser les revenants aux 
dépens du géant vaincu, et prêter à ce casquamhche, 
dont M. de VitroUes nous parle si élégamment, un 
peu du prestige qu'il enlevait à la redingote grise. 

Hélas! je le sais bien, c'est là le double courant, 
la double faiblesse de notre misérable nature. D'un 
côté, l'homme qui a rendu des services est enclin à 
se les exagérer, à ne jamais se croire suffisamment 
récompensé. D'autre part, — depuis le plus grand 
monarque jusqu'à M. Perrichon, — l'obligé est 
sujet — alors même qu'il est roi — à prendre en 
grippe le sauveteur qui l'a tiré d un glacier ou qui a 
contribué à le rasseoir sur un trône. Il eût été 
désirable, j'en conviens, que Chateaubriand reçût leg 
plus minces bienfaits avec une gratitude enthousiaste, 
et subît les plus cruels affronts avec une résignation 
de caniche. Par malheur, il n'était pas parfait. S'il 
Teût été, il n'aurait probablement écrit ni René, ni les 
Mémoires; je connais bien des gens qui ne les ont 
pas écrits, et qui ne sont pas plus parfaits que lui. 

Mais c'est lorsqu'il se pose en critique littéraire 
que ce cher baron est vraiment impayable. — « On 
condamnait, dans le Génie du christianisme ^ le style 
néologique et ampoulé. » — « C'est pourtant le seul 



382 SOUVENIRS d'cn vieux critique 

de ses ouvrages auquel on puisse attribuer une sorte 
d'influente sur Tésprit de son siècle. » — « Ce faclum 
(le rappoïtau Roi) éttlit empreint de son style brillant, 
insoutenable à ceux qui ont appris le style des 
affaires. » — Qui croirait, en lisant cette phrase, 
qu'il s'agit de Thomme qui a manié avec une égale 
supériorité la langue poétique, le style de Thistoire et 
la langue politique? 

« La Monarchie selon la Charte^ un gâchis. » — 
« Le Mémoire sur la vie et la mort du duc de Berry 
— (un pur chef-d'œuvre !) — un ouvrage insignifiant. ^^ 
-7 « Ses Mémoires, laissés sous le titre ridicule de 
Mémoires d' outre-tombe. » — « La postérité le réduira 
à sa taille : celle d'un écrivain distingtié, d'un peintre 
de genre . » — Etc . , etc . . . 

Kncore si ees violences insensées pouvaient 
s'expliquer par le fétichisme rectiligne du servitmu-, 
de Thomme de cour sacrifiant tout à l'esprit de 
respect! Il est- joli, l'esprit de respect dhiez M. de 
Vitrolles î Voici un bout de conversation de Monsieur, 
comte d'Artois: « — Voyez-vous, mon cher? ces 
continuelles demandes d'argent. . . cela ressemble h 
une pension, et, quand je vois venir une pension, 
moi, je fais la cabriole ! » 

Et plus ioin, à propos du parti royaliste : « Ce parti 
t)rgueilleHJs^ment égntitmf^ {??) ne r^onnaît de 
îjupériorité, ni dans les talents, ni dans les services 
qu'on lui rend. !1 semble qoi'on n'ait fait que FOn 



MÉMOIRES ET RELATIONS POLITIQUES 383 

devoir. Loin de toute reconnaissance, il s'acharne à 
abaisser ceux qui pourraient s'élever dans son sein. » 
— S'élever dans son sein! quel tableau de genre! Et 
comment s'étonner que cet éleveur ait peu goûté la 
prose de Chateaubriand? 

Et la religion? Je jette un voile sur des calomnies 
réfutées d'avance dans la Vie du Père de Bavignan, 
par le Père de Ponlevoy; — et je conclus. 

Malgré ses faiblesses, malgré ses fautes, M. de 
Chateaubriand fut constamment fidèle au culte de 
l'honneur. L'honneur est la vertu des hommes, 
comme la vertu est l'honneur des femmes. Heureux, 
dirais-je — si j'en étais sûr, — ceux qui, comme le 
baron de Vitrolles savent réunir Thonneur et la 
vertu î 



Fin 



TABLE 



Pages 

Le monde renversé 1 

Un coup de chapeau 18 

Victor de Laprade 36 

Michelet 51 

Cham • 67 

Louis Veuillot 83 

Souvenirs d'un homme de théâtre 99 

Roumanille 116 

Madame la comtesse Diane 132 

Gustave Droz 147 

Gustave Ciaudin 162 

Octave Feuillet 178 

M. de Maupas 194 

Le père Didon 209 

La Marquise de Forhin d'Oppède. . . . 225 

Paul de Saint-Victor 241 

Le Vicomte E. Melchior de Vogué 259 

Gaston Jolivet 275 



386 SOUVENIRS d'ln vieux GRlTrOUE 

Emile Zola 389 

M. de Rémusat 303 

Paul Bourgêt 321 

M. A. Bardoux 383 

Madame Mary Summer 3oo 

Le Baron de VitroUes 360 



Paris. — Imp. de la Soc. anon. de Publ. périoJ. — P. Mmillot. — -iOOOi 






> A 



J