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Full text of "Souvenirs entomologiques; études sur l'instinct et les moeurs des insectes"

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| SOUVENIRS 


 ENTOMOLOGIQUES 


(TROISIÈME SÉRIE.) 


LES SCOLIES 


_Si la force devait primer les autres attributs zoologi- 
ques, au premier rang, dans l’ordre des Hyménoptères, 
domineraient les Scolies. Quelques-unes, pour les di- 
mensions, peuvent être comparées avec l’oisillon du 
Nord, à couronne orangée, le roitelet, qui vient chez 
nous visiter les bourgeons véreux à l’époque des pre- 
mières brumes automnales. Les plus gros, les plus im- 
posants de nos porte-aiguillons, le Xylocope, le Bourdon, 
le Frelon, font pauvre figure à côté de certaines Scolies. 
Parmi ce groupe de géants, ma région possède la Sco- 


lie des jardins (Scoha hortorum, Vander Land), qui dé- 


passe quatre centimètres de longueur et en mesure dix 


d’un bout à l’aûtre des ailes étendues ; la Scolie hémor- 


rhoïdale (Scokia hemorrhoïdalis, Vander Lind), qui riva- 
lise pour la taille avec celle des jardins et s’en distingue 
surtout par la brosse de poils roux hérissant le bout du 
ventre. 


9 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Livrée noire avec larges plaques jaunes ; ailes coria- 
ces, ambrées ainsi qu'une pellicule d'oignon, et dia- 
prées de reflets pourpres ; pattes grossières, noueuses, 
hérissées d’âpres cils; charpente massive ; tête robuste, 
casquée d’un crâne dur; démarche gauche; sans sou- 
plesse ; vol de peu d’essor, court et silencieux, voilà 
l'aspect sommaire de la femelle, fortement outillée pour 
sa rude besogne. En amoureux oisif, le mâle est plus 
élégamment encorné, plus finement vêtu, plus gracieux 
de tournure, sans perdre tout à fait ce caractère de ro< 
bustieité qui est le trait dominant de sa compagne. 

Ce n’est pas sans appréhension que le collectionneur 
d'insectes se trouve pour la première fois en présence 
de la Scolie des jardins. Comment capturer l’imposante 
bête, comment se préserver de son aiguillon? Si l'effet 
du dard est proportionnel à la taille de l'hyménoptère, 
la piqûre de la Scolie doit être redoutable, Le Frelon, 
pour une seule fois qu'il dégaine, nous endolorit atroce- 
ment. Que sera-ce si l’on est poignardé par le colosse ? 
La perspective d’une tumeur de la grosseur du poing, 
et douloureuse comme si le fer rouge y avait passé, vous 
traverse l’esprit au moment de donner le coup de filet. 
Et l’on s’abstient, on fait retraite, très heureux de ne 
pas éveiller l'attention du dangereux animal. 

Oui, je confesse avoir reculé devant les premières 
Scolies, si désireux que je fusse d'enrichir de ce su- 
perbe insecte ma collection naissante. De cuisants sou- 
venirs laissés par la Guëpe et le Frelon n'étaient pas 
étrangers à cet excès de prudence. Je dis excès, car au- 
jourd’hui, instruit par une longue pratique, je suis bien 
revenu de mes craintes d'autrefois ; et si je vois une 
Scolie se reposant sur une tête de chardon, je ne me fais 


LES SCOLIES 3 


aucun scrupule de la saisir du bout des doigts, sans pré- 
caution aucune, si grosse, si menaçante d'aspect qu’elle 
soit. Mon audace n’est qu'apparente, j'en instruis volon- 
tiers le novice chasseur d’hyménoptères. Les Scolies 
sont très pacifiques. Leur dard est outil de travail bien 
plus que stylet de guerre ; elles en usent pour paralyser 
la proie destinée à leur famille ; et ce n’est qu’à la der- 
nière extrémité qu'elles le font servir à leur propre dé- 
fense. En outre, leur manque de souplesse dans les 
mouvements permet presque toujours d'éviter l’aiguil- 
lon ; et puis, serait-on atteint, la douleur de la piqüre 
est presque insignifiante. Ce défaut de cuisante âcreté 
dans le venin est un fait à peu près constant chez les 
hyménoptères giboyeurs, dont l’arme est une lancette 
chirurgicale destinée aux plus fines opérations physio- 
logiques. 

Parmi les autres Scolies de ma région, je mentionne- 
rai la Scolie à deux bandes (Scotia bifasciata, Vander 
Lind), que je vois, chaque année, au mois de septembre, 
exploiter les amas de terreau de feuilles mortes, dis- 
posés, à son intention, dans un coin de mon enclos; et 
la Scolie interrompue (Sco/ia interrupta, Latr.), hôte du 
_ terrain sablonneux à la base des collines voisines. Bien 
moindres que les deux premières, mais aussi bien plus 
fréquentes, condition nécessaire pour des observations 
suivies, elles me fourniront les principaux éléments de 
. ce travail sur les Scolies. 

J'ouvre mes vieilles notes, et je me revois, le 6 août 
1857, au bois des Issards, ce fameux taillis voisin d’Avi- 
gnon que j'ai célébré dans mon étude sur les Bembex. 
Je me retrouve la tête bourrée de projets entomologi- 
ques, au début des vacances qui, deux mois durant, 


& SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


vont me permettre la compagnie de l’insecte. Foi! du 
vase de Mariotte et du tube de Torricelli! Voici l'époque 
bénie, où de maître je deviens écolier, l'écohier pas- 
sionné de la bête. Comme un arracheur de garance qui 
va faire sa journée, je suis parti avec un solide outil de 
fouille sur l'épaule, le /uchet du pays; et sur le dos, la 
gibecière avec boîtes, flacons, houlette, tubes de verre, 
pinces, loupes et autres engins. Un ample parapluie est 
ma sauvegarde contre l’insolation. C’est l'heure la plus 
ardente de la Canicule. Énervées par la chaleur, les 
Cigales se taisent. Les Taons, aux yeux bronzés, cher- 
chent refuge contre l’implacable soleil, au plafond de 
mon abri de soie; d’autres gros diptères, les sombres 
Pangonies, se jettent étourdiment à mon visage. 

Le point où je me suis installé est une clairière sa- 
blonneuse que j'avais reconnue l’année précédente 
comme un emplacement aimé des Scolies. Çà et là sont 
semés des buissons de chêne vert, dont l’épais fourré 
garde un matelas de feuilles mortes avec maigre couche 


de terreau. Mes souvenirs m'ont bien servi. Voici qu'en 


effet, la chaleur un peu calmée, apparaissent, venues 
je ne sais d’où, quelques Scolies à deux bandes. Le 
nombre s’en accroît, et je ne tarde pas à en voir, autour 
de moi, à portée d'observation, bien près d'une dou- 
zaine. À leur taille moindre, à leur éssor plus léger, il 
est aisé de les reconnaître pour des mâles. Rasant pres- 
que le sol, ils volent mollement, vont et reviennent, pas- 
sent el repassent suivant toutes les directions. De loin 
en loin, quelqu'un met pied à terre, palpe le sable avec 
les antennes et paraît s'informer de ce qui se passe dans 
les profondeurs ; puis il reprend son vol alternatif d’al- 
ler et de retour. 


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s LES SCOLIES 5 


Qu'attendent-ils ; que cherchent-ils ainsi dans leurs 
évolutions cent et cent fois recommencées ? De la nour- 
riture? Non, car tout à côté se dressent quelques pieds 
de panicaut, dont les robustes capitules sont l’habituelle 
ressource de l'hyménoptère à cette époque de végéta- 
tion grillée par le soleil, et aucun ne s’y pose, aucun ne 
paraît se soucier de leurs exsudations sucrées. L’atten- 
tion est ailleurs. C’est le sol, c’est la nappe sablonneuse 
qu'ils explorent avec tant d’assiduité ; ce qu'ils atten- 
dent, c’est la sortie de quelques femelles qui, le cocon 
rompu, peut apparaître d’un moment à l’autre, émerger 
de terre, toute poudreuse. Sans lui donner le temps de 
s’'épousseter, de se laver les yeux, ils seront aussitôt là 
trois, quatre et plus, ardents à se la disputer. Je con- 
nais trop ces ébats amoureux chez la gent hyménoptère 
pour m'y laisser tromper. Il est de règle que les mâles, 
plus précoces, font bonne garde autour du lieu natal et 
surveillent la sortie des femelles, qu'ils harcèlent de 
leurs poursuites aussitôt venues au jour. Tel est le mo- 
tif de l’interminable ballet de mes Scolies. Prenons pa- 
tience ; peut-être assisterons-nous à la noce. 

Les heures s’écoulent, les Pangonies et les Taons dé- 
sertent mon parapluie, les Scolies se lassent et peu à 
peu disparaissent. C’est fini. Pour aujourd’hui, je ne 
verrai plus rien. A diverses reprises, l’accablante expé- 
dition au bois des Issards est recommencée ; chaque fois, 
je revois les mâles aussi assidus que jamais dans leur 
essor à fleur de terre. Ma persévérance méritait un suc- 
cès. Elle l’eut, mais bien incomplet. Exposons-le tel qu'il 
est ; l'avenir comblera les vides. 

Une femelle émerge du sol sous mes yeux. Elle s’en- 
vole suivie de quelques mâles. Avec le luchet, je fouille 


6 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


au point de sortie, et à mesure que l’excavation gagne, - 
je tamise entre les doigts les déblais sablonneux mélan- 
gés de terreau. À la sueur du front, je puis le dire, 


j'avais bien remué près d'un mètre cube de matériaux, 
quand enfin je fais trouvaille. C'est un cocon récemment 
rompu, sur le flanc duquel adhère une dépouille épi- 
dermique, ultimes restes du gibier dont s’est nourrie la 
larve artisan du dit cocon. Vu le bon état de son étoffe 


de soie, celui-ci pourrait avoir appartenu à la Scolie qui 


vient de quitter sous mes yeux sa souterraine demeure. 
Quant à la dépouille l’accompagnant, elle est trop rui- 
née par la fraîcheur du sol et par les radicelles des gra- 
mens pour qu'il me soit possible d’en déterminer exacte- 
ment l’origine. La calotte crânienne, mieux conservée, 
les mandibules et quelques traits de configuration géné- 
_rale me font cependant soupçonner une larve de lamel- 
licorne. 

Il se fait tard. C’est assez pour aujourd’hui. Je suis 


exténué mais amplement dédommagé de mes fatigues 


par un cocon en pièces et la peau énigmatique d’un mi- 
sérable ver. Jeunes gens qui vous occupez d’histoire na- 
turelle, voulez-vous savoir si le feu sacré coule dans 
vos veines? Supposez-vous de retour d’une expédition 


semblable. Vous avez sur l'épaule le lourd outil du 


paysan, vos reins sont courbaturés par une laborieuse 
fouille que vous venez de pratiquer tout accroupi, la 
chaleur d’une après-midi du mois d'août vous a mis la 
tête en ébullition, vos paupières sont fatiguées par le 
prurit d’une ophtalmie que vous a valu la violente illu- 
mination de la journée, la soif vous dévore, et devant 
vous s'ouvre la poudreuse perspective des kilomètres 
vous séparant du repos. Cependant quelque chose chante 


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| LES SCOLIES 7 
en. vous ; oublieux des misères présentes, vous êtes tout 
heureux de votre course. Pourquoi? Parce que vous 
voilà possesseur d’un Jlambeau d'épiderme pourri. Si 
c'est bien ainsi, mes jeunes amis, allez de l’avani, vous 
ferez quelque chose; ce qui n’est pas, tant s’en faut, je 
vous en avertis, le moyen de faire son chemin. 

Ce lambeau d’épiderme fut examiné avec tous les 
soins qu'il méritait. Mes premiers soupçons se confir- 
mèrent: un lamellicorne, un scarabéien à l’état delarve est 
la première nourriture de l’hyménoptère dont je venais 
d’exhumer le cocon. Mais quel est ce scarabéien? Et 
puis, ce cocon, mon riche butin, appartient-il bien à la 
Scolie? Le problème commence à se poser. Pour en es- 


sayer la solution, il faut revenir au bois des Issards. 


J'y suis revenu, et si souvent que ma patience a fini 
par se lasser avant que la question des Scolies eût reçu 
satisfaisante réponse. La difficulté n’est pas petite, en 
effet, dans les conditions où je me trouve. Où fouiller 
dans l'étendue indéfinie du terrain sablonneux pour ren- 
contrer un point hanté par les Scolies ? Le luchet plonge 
au hasard, et presque toujours je ne rencontre rien de 
ce que je cherche. Les mâles, volant à fleur de terre, 
m'indiquent bien d’abord, avec leur sûreté d’instinct, les 


.. emplacements où doivent se trouver des femelles ; mais 


leurs indications sont fort vagues, à cause de l’amplitude 
de leurs allées et venues. Si je voulais visiter le sol qu’un 
seul mâle explore dans son essor à’ direction toujours 
changeante, j’aurais à remuer, à un mètre de profondeur 
peut-être, au moins un are de terrain. C’est trop au- 
dessus de mes forces et de mes loisirs. Puis, la saison 
s’avançant, les mâles disparaissent, et me voilà privé de 
leurs indications, Pour savoir à peu près où plonger le 


8 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


luchet, une seule ressource me reste : c’est d'épier les fe- 
melles sortant de terre ou bien y pénétrant. Avec beau- 
coup de patience et de temps dépensé, cette aubaine, 
j'ai fini par l'avoir, rarement il est vrai. 

Les Scolies ne creusent pas de terrier comparable à 
celui des autres hyménoptères giboyeurs ; elles n’ont 
pas de domicile fixe, avec galerie libre, qui s'ouvre à 
l'extérieur et donne accès dans les cellules, demeures des 
larves. Pour elies, pas de porte d'entrée et de sortie, pas 
de corridor pratiqué à l’avance. S'il faut pénétrer en 
terre, tout point, non remué jusque-là, leur est bon 
pourvu qu'il ne soit pas trop dur à leurs instruments de 
fouille, d’ailleurs si puissants ; s’il faut en ressortir, le 
point d’issue leur est non moins indifférent. La Scolie 
ne perfore pas le sol traversé; elle le fouille, elle le Ja- 
boure des pattes et du front; et les matériaux remués 
restent en place, en arrière, obstruant aussitôt le passage 
suivi. Quand elle va surgir au dehors, son arrivée est 
annoncée par de la terre fraîche qui s’amoncelle comme 
sous la poussée du groin de quelque taupe minus- 
cule. L'insecte sort, et la taupinée s’éboule sur élle- 
même en comblant l'orifice de sortie. Si l’'hyméno- 
ptère rentre, la fouille, faite en un point arbitraire, 
donne rapidement une excavation où la Scolie disparaît, 
séparée de la surface par toute la traînée des matériaux 
remués. | | 

Je reconnais aisément son passage dans l'épaisseur 
du sol, à certains cylindres, longs et tortüeux, formés de 
matériaux mobiles au milieu d’une terre tassée et consis- 
tante. Ces cylindres sont nombreux, ils plongent parfois 
à un demi-mètre, ils s’allongent dans toutes les direc- 
tions, assez souvent se croisent. Aucun ne présente 


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LES SCOLIES 9 


même un simple tronçon de galerie libre. Ce ne sont 


pas ici, c’est évident, des voies permanentes de commu- 


nication avec le dehors, mais des pistes de chasse que 
l'insecte a suivies une fois sans plus y revenir. Que re- 
cherchait l’hyménoptère quand il criblait le sol de ces 
boyaux maintenant pleins d'éboulis ruisselants? Sans 
doute la pâture de sa famille, la larve dont je possède la 
dépouille, devenue guenille méconnaissable. 

Le jour se fait un peu : les Scolies sont des laboureurs 
souterrains. Déjà je le soupçonnais, ayant capturé au- 
trefois des Scolies souillées de petits encroûtements ter- 
reux aux jointures des pattes. L'hyménoptère , lui si 
soucieux de propreté, lui dont le moindre loisir est mis 
à profit pour se brosser et se lustrer, ne peut avoir de 
semblables taches qu’à la condition d’être un fervent re. 
mueur de terre. Je soupçonnaïs leur métier, et main- 
tenant je le sais. Elles vivent sous terre, où elles fouil- 
lent à la recherche des larves de lamellicorne, de même 
que fouille la taupe à la recherche du ver blanc. Les 
embrassements des mâles reçus, peut-être même ne re- 
montent-elles que fort rarement à la surface, absorbées 
qu’elles sont par les soins maternels; et voilà pourquoi, 
sans doute, ma patience s’épuise à guetter leur entrée 
et leur sortie. 

C’est dans le sous-sol qu’elles stationnent et qu’elles 
circulent ; à l’aide de leurs fortes mandibules, de leur 
crâne dur, de leurs robustes pattes épineuses, elles se 
fraient aisément des voies dans la terre meuble. Ce sont 
des socs vivants. Sur la fin du mois d'août, la population 
féminine est donc, pour la majeure part, sous terre, af- 
fairée au travail de la ponte et de l’approvisionnement. 
C'est en vain, tout semble me le dire, que j'épierais la 


10 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


venue de quelques femelles au grand jour; il faut me 

résigner à fouiller au hasard. | 
_ Le résultat ne répondit guère à mes laborieuses exca- 

vations. Quelques cocons furent trouvés, presque tous 
rompus comme celui dont j'étais déjà possesseur, et por- 
tant, comme lui, appliquée sur le flanc, la peau dégue- 
nillée d’une larve du même scarabéien. Deux de ces co- 
cons, restés intacts, renfermaient un hyménoptère adulte 
et mort. C'était bien la Scolie à deux bandes, précieux 
résultat qui de mes soupçons faisait certitude. 

D'autres cocons furent exhumés, un peu différents 
d'aspect, contenant l’habitant adulte et mort où je re- 
connus la Scolie interrompue. Les restes des vivres con- 
sistaient encore dans la dépouille épidermique d’une 
larve également de lamellicorne, mais différente de 
celle que chasse la première Scolie. Et ce fut tout. Un 
peu de ci, un peu de là, je remuai quelques mètres 
cubes de terre, sans parvenir à trouver des provisions 
fraîches avec l’œuf ou la jeune larve. C'était bien cepen- 
dant l’époque favorable, l'époque de la ponte, car les 
mâles, nombreux au début, étaient devenus de jour en 
jour plus rares jusqu’à disparaître totalement. Mon in- 
succès tenait à l'incertitude des fouilles, que rien ne 
pouvait guider sur une étendue illimitée. 

Si je pouvais au moins déterminer les Scarabées dont 
les larves sont le gibier des deux Scolies, le problème sC- 
rait à demi résolu. Essayons. Je recueille tout ce que 
déterre le luchet, larves, nymphes et coléoptères adul- 
tes. Mon butin consiste en deux lamellicornes : l’Anoxia 
villosa et l'Euchlora Julii, que je trouve à l'état parfait, 
le plus souvent morts, quelquefois vivants. J'obtiensleurs 
nymphes en petit nombre, excellente fortune, car la 


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LES SCOLIES. 11 


dépouille larvaire qui les accompagne me servira de 
terme de comparaison. Je rencontre en abondance des 
larves de tout âge. Comparées à la défroque abandonnée 
par les nymphes, les unes sont reconnues pour appar- 
tenir à l’Anoxie, et les autres à l'Euchlore. 

Avec ces documents, je constate en complète certi- 
tude que la dépouille accolée au cocon de la Scolie in- 
terrompue appartient à l’Anoxie. Quant à l’Euchlore, 
elle n’a rien à faire ici; la larve que chasse la Scolie à 
deux bandes ne lui appartient pas, non plus que celle de 
l’'Anoxie. À quel scarabée correspond alors la dépouille 
qui me reste inconnue ? Le lamellicorne cherché doit 
pourtant se trouver dans le terrain que j'explore, puisque 
la Scolie à deux bandes s’y est établie. Plus tard, oh! 
bien plus tard, j'ai reconnu en quoi pèchaient mes fouil- 


les. Pour éviter sous le luchet le réseau des racines et 


rendre le travail d'excavation plus aisé, je fouillais les 
places dénudées, loin des bouquets de chène-vert; ct 
c'est dans ces fourrés, riches en humus, qu'il m'eût fallu 
précisément chercher. Là, auprès des vieilles souches, 
dans le terrain de feuilles mortes et de bois pourri, j'eusse 
rencontré certainement la larve tant désirée, ainsi que 
l’établira ce qui me reste à dire. 

Là se borne ce que m'ont appris mes premières re- 
cherches. Il est à croire que le bois des Issards jamais 
ne m'aurait fourni les données précises telles que je les 
désire. L’éloignement des lieux , la fatigue de courses 
rendues accablantes par la chaleur, l'inconnu des points 
attaqués, m'auraient rebuté sans doute avant que le 
problème eût fait un pas de plus. Pour de semblables 


_ études, il faut le loisir et l’assiduité du chez soi; il faut 


la demeure au village. Alors chaque point de votre en- 


12 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 
clos et des environs vous est familier, et l’on procède à 
coup sûr. | 

Vingt-trois xnnées s'écoulent, et me voici à Séri- 
gnan, devenu paysan qui tour à tour laboure son carré 
de papier et son carré de navets. Le 14 août 1880, Fa- 
vier déménage un tas de terreau provenant de détri- 
tus d’herbages et de feuilles amoncelés dans un recoin, 
contre le mur d'enceinte. Le déménagement a été jugé 
nécessaire parce que Bull, quand arrive la lune des pas- 
sions orageuses, profite du monticule pour gagner le 
faîte de la muraille et de là se rendre à la noce canine 
dont les effluves de l’air lui ont apporté la nouvelle. Le 
pèlerinage accompli, il revient, la mine déconfite et 
l'oreille fendue ; mais toujours prêt, une fois repu, à re- 
commencer l’escapade. Pour couper court à ce déver- 
gondage, qui lui vaut tant de boutonnières à la peau, 
il a été décidé de transporter ailleurs l’amas de terre 
qui lui sert d'échelle d'évasion. 

Au milieu de son travail de pelle et de brouette, SOu- 
dain Favier m'appelle : « Trouvaille, Monsieur ; riche 
trouvaille ! Venez voir. » — J’accours. La trouvaille est 
somptueuse, en effet, et de nature à me combler de joie 
en éveillant tous mes vieux souvenirs du bois des Issards. 
De nombreuses femelles de la Scolie à deux bandes, 
troublées dans leur travail, émergent cà et là du sein 
du terreau. Abondent aussi les cocons, chacun juxtaposé 
à la peau de la pièce de gibier dont s’est nourrie la larve. 
Tous sont ouverts, mais frais encore : ils datent de la 
génération présente ; les Scolies que j'exhume les ont 
quittés depuis peu. J'ai appris plus tard, effectivement, 
que l’éclosion a lieu dans le courant de juillet. 

Dans le même terreau grouille une population de 


LES SCOLIES 153 


scarabéiens, sous forme de larves, de nymphes et d’in- 
sectes adultes. Il y a là le plus gros de nos coléoptères, 
le vulgaire Rhinocéros, ou l’Orycte nasicorne. J’en ren- 
contre de récemment libérés, dont les élytres, d’un mar- 
ron luisant, voient pour la première fois le soleil; j'en 
rencontre d’autres renfermés dans leur coque de terre, 
presque aussi grosse qu'un œuf de dinde. Plus com- 
mune est sa larve puissante, à lourde bedaine, recour- 
bée en crochet. Je relève La présence d’un second por- 
* teur de corne sur le nez, de l’Orycte Silène, bien 
moindre que son congénère ; et d’un scarabée ravageur 
de mes laitues, le Pentodon punctatus. 

Mais la population dominante consiste en Cétoines, 
la plupart incluses dans leurs coques ovoïdes, à parois 
de terreau et de crottins incrustés. Il y en a de trois es- 
pèces différentes : ce sont les Cetonia aurata, Cetonia 
morio et Cetonia floricola. La majeure part revient à la 
première. Leurs larves, si facilement reconnaissables à 
la singulière aptitude qu’elles ont de marcher sur le dos, 
les pattes en l’air, se dénombreraient par centaines. Tous 
les âges sont représentés, depuis le vermisseau presque 
naissant jusqu'au ver dodu sur le point d’édifier sa 
coque. 

Cette fois, la question des vivres est résolue. Si je 
compare la dépouille larvaire accolée aux cocons de 
Scolie avec les larves de Cétoine, ou mieux avec la peau 
rejetée par ces larves, sous le couvert du cocon, au 
moment de la transformation en nympbhe, il y a parfaite 
identité. La Scolie à deux bandes approvisionne chacun 
de ses œufs avec une larve de Cétoine. Voilà l'énigme 
que mes pénibles recherches au bois des Issards ne 
m’avaient pas permis de résoudre. Aujourd'hui, sur le 


14 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


seuil de ma porte, l’ardu problème devient un jeu. Il 
m'est aisé de scruter la question aussi loin que possible; 
sans dérangement aucun, à toute heure du jour, à toute 
époque jugée favorable, j'ai sous les yeux les éléments 
voulus. Ah! bien aimé village, si pauvre, si rustique, 
quelle bonne inspiration j'ai eu de venir te demander 
une retraite d’ermite, où je puisse vivre en société avec 
mes chères bêtes et tracer ainsi dignement quelques 
chapitres de leur merveilleuse histoire ! 

D'après l'observateur italien Passerini, la Scolie des 
jardins nourrit sa famille avec des larves d'Orycte nasi- 
corne, dans les amas de vieille tannée retirée des serres 
chaudes. Je ne désespère pas de voir un jour l'hyméno- 
ptère colosse venir s'établir dans mes tas de terreau de 
feuilles mortes où pullule le même scarabée. Sa rareté 
dans ma région est probablement la seule cause qui ait 
empêché jusqu'ici mes désirs de se réaliser. 

Je viens d'établir que la Scolie à deux bandes a pour 
aliment du jeune âge des larves de Cétoine et notam- 
ment de Cétoine dorée, morio et floricole. Ces trois es- 
pèces vivent ensemble dans l’amas de détritus tout à 
l'heure explorée; leurs larves diffèrent si peu, que pour 
les distinguer l’une de l’autre, il me faudrait un examen 
minutieux, et encore ne serais-je pas certain d'y réussir. 
Il est à croire que la Scolie ne fait pas de choix entre 
elles, et qu’elle les utilise toutes les trois indistinctement. 
Peut-être mème s’attaque-t-elle à d’autres, hôtes, comme. 
les précédentes, des monceaux de matières végétales 
pourries. J’inscris donc d’une façon générale le genre 
Cétoine comme proie de la Scolie à deux bandes. 

Enfin la Scolie interrompue avait pour gibier aux en- 
virons d'Avignon, la larve de l’Anoxie velue (Anoxia 


F4 
24 : 
S s 

ee - 


LES SCOLIES 15 


villosa). Aux environs de Sérignan, dans un sol sablon- 
neux semblable, sans autre végétation que quelques 
maigres gramens, je lui trouve pour vivres l’Anoxie 
matutinale (Anoxia matutinalis), qui remplace ici la 
velue. Orycte, Cétoine et Anoxie à l’état larvaire, voilà 
donc le gibier des trois Scolies dont les mœurs nous 
sont connues. Les trois coléoptères sont des la- 
mellicornes, des scarabéiens. Nous aurons plus tard à 
nous demander la cause de cette concordance si frap- 
pante. 

Pour le moment, il s’agit de transporter ailleurs, 
avec la brouette, l’amas de terreau. C’est le travail de 
Favier, tandis que je recucille moi-même dans des bo- 
caux la population troublée, pour la remettre en place 
dans le nouveau tas avec tous les égards que lui doi- 
vent mes projets. Ce n’est pas encore l’époque de la 
ponte, car je ne trouve aucun œuf, aucune jeune larve 
de Scolie. Septembre apparemment sera le mois propice. 
Mais il ne peut manquer d’y avoir de nombreux éclopés 
dans tout ce remue-ménage; des Scolies ont fui qui 
peut-être auront quelque peine à trouver le nouvel em- 
placement; j'ai tout mis en désordre dans le tas boule- 
versé. Pour laisser le calme se rétablir et les habitudes 
s'invétérer, pour donner à la population le temps de 
s’accroître et de remplacer les fuyards et les contusion- 
nés, il conviendrait, ce me semble, d'abandonner en 
paix le tas cette année-ci et de ne reprendre mes recher- 
ches que l'an prochain. Après le trouble profond du 
déménagement, je compromettrais le succès par trop 
de précipitation. Attendons encore un an. C’est ainsi 
décidé. Serrant le frein à mon impatience, je me résigne. 
Tout se borne, la chute des feuilles venue, à grossir le 


416 SOUVENIRS ENTO MOLOGIQUES 


tas où je fais accumuler les détritus jonchant l’enclos, 
afin d’avoir champ d'exploitation plus riche. 

Dès le mois d'août suivant, mes visites au monticule 
de terreau deviennent quotidiennes. Vers les deux 
heures de l'après-midi, quand le soleil s'est dégagé des 
pins voisins et donne sur l'amas, de nombreux mâles 
de Scolie surviennent des champs voisins, où ils s’abreu- 
vaient sur les capitules du panicaut. Sans cesse allant 
et revenant d’un mol essor, ils volent autour du monti- 
cule. Si quelque femelle surgit hors du terreau, ceux 
qui l'ont vue se précipitent. Des rixes peu turbulentes 
décident qui des prétendants sera le possesseur, et le 
couple s’envole au delà de la muraille d’enceinte. C’est 
la répétition de ce que j'avais vu au bois des Issards. 
Le mois d'août n’est pas fini que les mâles ne se mon- 
trent plus. Les mères ne se montrent pas davantage, 
occupées qu’elles sont sous terre à établir leur famille. 

Le 2 septembre une fouille est décidée avec mon fils 
Émile, qui manœuvre la fourche et la pelle, tandis que 
j'examine les mottes extraites. Victoire! Résultat su- 
perbe, comme mon ambition n’eüt osé en rêver de 
plus beau! Voiei à foison des larves de Cétoine, toutes 
flasques, sans mouvement, étalées sur le dos, avec un 
œuf de Scolie accolé au milieu du ventre; voici de 
jeunes larves de Scolie, la tête plongée dans les entrail- 
les de leur victime, en voici de plus avancées qui mà- 
chent leurs dernières bouchées sur une proie {arie, ré- 
duite à la peau; en voici qui jettent les bases de leur 
cocon avec une soie rougeâtre, qui semble teinte avec. 
du sang de bœuf; en voici dont les cocons sont para- 
chevés. Tout y est, eten abondance, depuis l'œuf jusqu'à 
ia larve dont la période active est finie. Je note d’une 


LES SCOLIES 17 


pierre blanche cette journée du 2 septembre; elle me 
donnait les derp’ers mots d’une énigme qui, près d’un 
quart de siècle, m'avait tenu l'esprit en suspens.! 

Mon butin est religieusement logé dans des bocaux 
_peu profonds, à large ouverture et meublés d’une couche 
de terreau passé au tamis fin. Sur ce moelleux matelas, 
identique de nature avec le milieu natal, je pratique 
du doigt de légères empreintes, des niches, dont chacune 
reçoit une de mes pièces d'étude, une seule. Un car- 
reau de vitre couvre l'embouchure du récipient. J'évite 
ainsi une évaporation trop rapide et j'ai sous les yeux 
mes nourrissons sans crainte de les troubler. Mainte- 
nant que tout est en ordre, procédons au relevé des 
faits. 

Les larves de Cétoine que je trouve avec un œuf de 
Scolie à la face ventrale, sont distribuées au hasard 
dans le terreau, sans niche spéciale, sans indice aucun 
d’une édification quelconque. Elles sont noyées dans 
l'humus, absolument comme le sont les larves non 
atteintes par l’hyménoptère. Comme me le disaient les 
fouilles au bois des Issards, la Scolie ne prépare pas 
de logis pour sa famille ; elle est ignorante de l’art cellu- 
laire. Le domicile de sa descendance est fortuit, la mère 
n'y accorde aucun soin architectural. Tandis que les au- 
tres déprédateurs préparent une demeure où les vivres 
sont transportés, parfois de loin, la Scolie se borne à 
fouiller sa couche d’humus jusqu'à ce qu’elle rencontre 
une larve de Cétoine. La trouvaille faite, elle poi- 
gnarde sur place le gibier afin de l’immobiliser, sur 
place encore elle dépose un œuf à la face ventrale de la 
bête paralysée, et c’est tout : la mère se met en quête 
d'une nouvelle proie sans plus se préoccuper de l'œuf 

| 2 


18 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qui vient d’être pondu. Pas de frais de charroi, pas 
de frais d’habitacle. Au point même où le ver de Cétoine 
est happé et paralysé, éclôt, se développe et tisse son 
cocon la larve de Scolie. L'établissement de la famille 
est ainsi réduit à la plus simple expression. 


IT 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 


Sous le rapport de la forme, l'œuf de la Scolie n'a rien 
de particulier. Il est blanc, cylindrique, droit, de 4 mil- 
limètres de longueur à peu près, sur 4 millimètre de 
largeur. Par son extrémité antérieure, il est fixé sur la 
ligne médiane du ventre de la victime, bien en arrière 
des pattes, vers la naissance de la tache brune que 
forme, à travers la peau, la masse alimentaire. 

J'assiste à l’éclosion. Le vermisseau, portant encore 
à l'arrière la pellicule subtile dont il vient de se dépouil- 
ler, est fixé au point où l'œuf adhérait lui-même par son 
bout céphalique. C’est un spectacle saisissant que celui 
de la faible créature tout juste éclose et, pour son coup 
d'essai, trouant la bedaine à son énorme proie, étendue 
sur le dos. La dent naïssante met un jour à la dure be- 
sogne. Le lendemain la peau a cédé, et je trouve le 
nouveau-né avec la tête plongée dans une petite plaie 
ronde et saignante. 

Pour la taille, le vermisseau ne diffère pas de l'œuf, 
dont je viens de donner les dimensions. Or, la larve de 
Cétoine, telle qu'il la faut à la Scolie, mesure 30 mil- 
limètres de longueur et 9 millimètres de largeur en 
moyenne; il suit de là que son volume est de 600 à 
700 fois celui du ver de la Scolie nouvellement éclos. 


20 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Voilà certes une proie qui, mobile, jouant de la croupe 
et de la mandibule, mettrait le nourrisson en terrible 
danger. Le péril a été conjuré par le stylet de la mère; 
et le frêle ver attaque la panse du monstre sans plus 
d’hésitation que s’il embouchait la mamelle d’une nour- 
rice. , 

D'un jour à l’autre, la tête de la jeune Scolie plonge 
plus avant dans le ventre de la Cétoine. Pour passer 
dans l’étroit pertuis ouvert à travers la peau, la partie 
antérieure du corps se rétrécit et s’allonge, comme par 
l'effet d’une filière. La larve acquiert ainsi une forme 
assez étrange. Sa moitié postérieure, constamment en 
dehors du ventre de la proie, a la configuration et l’am- 
pleur habituelle chez les larves des hyménoptères fouis- 
seurs; sa moitié antérieure qui, une fois engagée sous 
la peau de la bête fouillée, n’en sort plus jusqu’au mo- 
ment de filer le cocon, brusquement s’effile en col de 
serpent. Cette partie antérieure se moule en quelque 
” sorte sur l’étroit pertuis d'entrée pratiqué dans la peau 
et garde désormais son fluet moulage. A des degrés di- 
vers, pareille configuration se retrouve du reste chez les. 
larves des fouisseurs dont le service consiste en un gi- 
bier volumineux, à consommation de longue durée. De 
ce nombre sont le Sphex languedocien avec son Éphip- 
pigère, et de l’Ammophile hérissée avec son Ver gris. 
Rien de ce brusque étranglement, qui divise l'animal en 
deux moitiés disparates, ne se montre lorsque les vivres 
consistent en pièces nombreuses et relativement petites. 
La larve conserve alors la conformation ordinaire, obli- 
gée qu'elle est de passer, à de brefs intervalles, d’une 
pièce de ses provisions à la pièce suivante. 

À parür des premiers coups de mandibules et jusqu’à 


EL SANS Le EUR ; 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 1 


ce que la venaison soit épuisée, la larve de Scolie ne 
retire plus sa tête et son long col de l’intérieur de la 
bête dévorée. Je soupçonne le motif de cette persistance 
dans un seul point d'attaque; je crois même entrevoir 
la nécessité d’un art spécial dans la manière de manger. 
La larve de Cétoine est un morceau de résistance, mor- 
ceau unique qui doit, jusqu'à la fin, conserver une con- 
venable fraîcheur. La jeune Scolie doit donc l’attaquer 
avec réserve, au point, toujours le même, que la mère 
a choisi à la face ventrale, car le trou d’entrée est ou- 
vert au point exact où l'œuf était fixé. A mesure que le 
col du nourrisson s’allonge et plonge plus avant, les 
viscères de la victime sont rongés de proche en proche 
et méthodiquement, les moins nécessaires d’abord, puis 
ceux dont l’ablation laisse encore un reste de vie, enfin 
ceux dont la perte entraîne irrévocablement la mort, 
suivie de bien près par la pourriture. 

Aux premiers coups de dents, on voit sourdre par la 
plaie le sang de la victime, fluide puissamment élaboré et 
de digestion facile, où le nouveau-né trouve comme une 
sorte de laitage. Sa mamelle, à lui, petit ogre, est la 
panse saignante de la Cétoine. Celle-ci n’en périra pas, 
du moins de quelque temps. Sont attaquées après les 
malières grasses enveloppant, de leurs délicates nappes, 
les organes internes. Encore une perte que la Cétoine 
peut éprouver sans périr à l'instant. C’est le tour de la 
couche musculaire tapissant la peau; c’est le tour des 
organes essentiels ; c’est le tour des centres nerveux, des 
réseaux trachéens, et toute lueur de vie s'éteint dans la 
Cétoine, réduite à un sac vide mais intact, sauf le trou 
d'entrée ouvert au milieu du ventre. Désormais la pour- 
riture peut gagner cette dépouille; par sa méthodique 


22 - SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


consommation, la Scolie a su, jusqu’à la fin, se con- 
server des vivres frais ; et la voici maintenant qui, re- 
plète, reluisante de santé, retire son long col du sac 
épidermique et se prépare à tisser le cocon où l’évolu- 
tion s’achèvera. 

Que je fasse quelque erreur dans l’exacte succession 
des organes consommés, c’est possible, car 1l n’est pas 
aisé de reconnaître ce qui se passe dans les flancs de 
la bête fouillée. Le trait dominant de cette savante ali- 
mentation, qui procède du moins nécessaire au plus 
nécessaire pour la conservation d’un reste de vie, n’est 
pas moins évident. Si l'observation directe ne l’affirmait 
en partie, l'examen seul de la bête rongée l’affirmerait 
de la façon la plus formelle. 

La larve de Cétoine est, au début, ver dodu. À me- 
sure qu'elle s’épuise sous la dent de la Scolie, elle de- 
vient flasque et se ride. En peu de jours, c’est un lardon 
ratatiné ; puis un sac dont les deux parois se touchent. 
Et cependant ce lardon et ce sac ont toujours l'aspect de 
chair fraîche aussi net que pouvait l’avoir le ver non 
encore entamé. Malgré les morsures répétées de la Sco- 
lie, la vie est donc encore là, tenant tête à l'invasion de 
la pourriture jusqu’à ce que les derniers coups de mandi- 
bules soient donnés. Ce reste de vitalité tenace ne dit-il 
pas à lui seul que les organes primordiaux sont atta- 
qués les derniers; ne démontre-t-il pas un dépècement 
gradué du moins essentiel à l'indispensable ? 

Voulons-nous constater ce que devient une larve de 
Cétoine quand, du premier coup, l’organisme est meur- 
tri dans ces centres vitaux ? L'expérience est facile, et je 
n’ai pas manqué de la faire. Une aiguille à coudre dé- 
trempée, aplatie en lame, puis retrempée et aiguisée, 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 23 


me donne le plus délicat des scalpels. Avec cet outil, je 
pratique une fine boutonnière par où j’extirpe la masse 
nerveuse dont nous aurons bientôt à étudier la remar- 
quable structure. C’est fini : la blessure, d'aspect sans 
gravité, a fait de la bête un cadavre, un vrai cadavre. 
J'établis mon opérée sur une couche de terreau frais, 
dans un bocal avec opercule de verre; enfin je l’établis 
dans les mêmes conditions que les larves dont les Sco- 
lies se nourrissent. Du jour au lendemain, sans changer 
de forme, elle devient d’un brun repoussant; puis elle 
difflue en infect putrilage. Sur le même lit de terreau, 
sous le même couvert de verre, dans la même atmos- 
phère moite et tiède, les larves aux trois quarts dévorées 
par les Scolies, ont toujours, au contraire, l’aspect de 
chair fraîche. 

Si un seul coup de mon poignard, façonné avec la 
pointe d'une aiguille, amène soudain la mort et à bref dé- 
lai la pourriture ; si les morsures répétées de la Scolie vi- 
dent l’animal et le réduisent presque à la peau sans ache- 
ver de le tuer, l'opposition si frappante des deux résultats 
provient de l'importance relative des organes lésés. Je 
détruis les centres nerveux, et sans retour, je tue ma 
bête, devenue infection demain ; la Scolie s'attaque aux 
réserves adipeuses, au sang, aux muscles, et ne tue 
pas la sienne, qui lui fournira une saine nourriture jus- 
qu'à la fin. Mais il est clair que si la Scolie débutait 
comme je l’ai fait, dès les premiers coups de dents elle 
n'aurait plus devant elle qu’un véritable cadavre, dont la 
sanie lui serait fatale dans les vingt-quatre heures. La 
mère, il est vrai, pour obtenir l’immobilité de la proie, a 
instillé le venin de son dard sur les centres nerveux. Son 
opération n’est en rien comparable à la mienne. Elle a 


24 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


procédé en délicat physiologiste qui provoque l'anes- 
thésie ; j'ai opéré en boucher qui dilacère, arrache, 
extirpe. Les centres nerveux restent intacts sous l’aiguil- 
lon. Stupéfés par le venin, ils ne peuvent plus provo- 
quer de contractions musculaires; mais qui nous dit 
que, dans leur engourdissement, ils cessent d'être utiles 
à l'entretien d’une sourde vitalité? La flamme est éteinte, 
mais la mèche conserve un point incandescent. Moi, 
brutal tortionnaire, je fais plus que souffler la lampe : 
j'en rejette la mèche, et tout est fini. Ainsi ferait le ver 
mordant à pleines mandibules sur la masse nerveuse. 

Tout l’affirme : la Scolie et les autres déprédateurs 
dont les provisions consistent en pièces copieuses, sont 
doués d’un art particulier de manger, art d’exquise dé- 
licatesse qui ménage, jusqu'à consommation finale, des 
traces de vie dans la proie dévorée. Si la proie est me- 
nue, telle prudence est inutile. Voyez, -par exemple, les 
Bembex au milieu de leur tas de diptères. La proie 
happée est entamée par le dos, le ventre, la tête, Le tho- 
rax, indifféremment. La larve mâche un point arbi- 
traire, qu’elle abandonne pour en mâcher un second; 
elle passe à un troisième, à un quatrième, au gré de ses 
mobiles caprices. Elle semble déguster et choisir par 
essais répétés les bouchées le mieux à sa convenance. 
Ainsi mordu en divers points, couvert de plaies, le 
diptère est bientôt une masse informe que la pourriture 
gagnerait rapidement si la maigre pièce n'était con- 
sommée en une séance. Admettons chez la Scolie cette 
gloutonnerie sans règle, et l’animal périt à côté de sa 
corpulente victuaille, qui devait durer fraîche une quin- 
zaine de jours, et n’est presque au début qu'un infect 
immondice. | 


(UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 25 


Cet art de consommation ménagée ne semble pas: 
d'exercice facile ; du moins la larve, pour peu qu’elle 
soit détournée de ses voies, ne sait plus appliquer ses 
hauts talents de table. C’est ce que l’expérimentation va 
nous démontrer. Je ferai remarquer d’abord qu’en par- 
lant de mon opérée, devenue pourriture dans les vingt- 
quatre heures, j'ai adopté un cas extrême, pour plus 
de elarté. La Scolie, en son coup d’essaiï, ne va pas, ne peut 
aller jusque-là. Il n’en convient pas moins de se deman- 
der si, pour la consommation des vivres, le point d’at- 
taque initial est indifférent, et si la fouille dans les en- 
traïlles de la victime comporte un ordre déterminé, en 
dehors duquel le succès est incertain ou même impos- 
sible. A ces délicates questions, nul, je pense, ne saurait 
répondre. Où la science se tait, le ver peut-être parlera. 
Essayons. 

Je dérange de sa position une larve de Scolie ayant 
acquis du quart au tiers de son développement. Le long 
col qui plonge dans le ventre de la victime est assez dif- 
ficile à extraire, vu la nécessité de tourmenter le moins 
possible l’animal. J’y parviens avec un peu de patience 
et les frictions répétées du bout d'un pinceau. La larve 
de Cétoine est alors retournée, le dos en haut, au fond 
‘de la petite cuvette que laisse sur la couche d’humus 
l'impression du doigt. Enfin sur le dos de la victime, 
je dépose Ja Scolie. Voilà mon ver dans les mêmes 
conditions que tout à l'heure, avec cette différence 
qu'il a sous les mandibules le dos et non plus le ventre 
de sa proie. 

Toute une après-midi, je le surveille. Il s’agite ; il 
porte sa petite tête ici, puis là, puis ailleurs ; fréquem- 
ment il l’'applique sur la Cétoine mais sans la fixer nulle 


26 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


part. La journée s’achève, et il n’a encore rien entre- 
pris. Des mouvements inquiets, et voilà tout. La faim, 
me disais-je, finira par le décider à mordre. Je me trom-. 
pais. Le lendemain, je le retrouve plus anxieux que la 
veille et tâtonnant toujours, sans se résoudre à fixer 
les mandibules quelque part. Je laisse faire encore 
une demi-journée sans obtenir aucun résultat. Vingt- 
quatre heures d’abstinence doivent cependant avoir 
éveillé un bel appétit, chez lui surtout qui, laissé tran- 
quille, n’aurait pas discontinué de manger. 

La fringale ne peut le décider à mordre en un point 
illicite. Est-ce impuissance de la dent? Certes, non; 
l'épiderme de la Cétoine n’est pas plus résistant sur le 
dos que sur le ventre; et puis, sortant de l'œuf, le ver est. 
capable de trouer la peau ; à plus forte raison, devenu 
déjà robuste, l’est-il aujourd’hui. Ce n’est donc pas im- 
puissance ; c’est refus obstiné de mordre en un point 
qui doit être respecté. Qui sait? De ce côté-là, peut-être, 
se blesserait le vaisseau dorsal, le cœur de la bête, or- 
gane indispensable à la vie. Toujours est-il que mes ten- 
tatives de faire attaquer la victime par le dos ont échoué. 
Est-ce à dire que le vermisseau se rende compte le 
moins du monde du danger qu'il y aurait pour lui s’il 
provoquait la pourriture en dépeçant maladroitement 
sa victuaille par le dos? Ce serait insensé que de s’ar- 
rêter un instant à pareille idée. Son refus est dicté par 
un ordre préétabli, auquel il obéit fatalement. 

Mes larves de Scolie périraient de faim si je les laissais 
sur le dos de leur victime. Je remets donc les choses en 
leur état : la larve de Cétoine le ventre en haut, et par 
dessus la jeune Scolie. Les précédentes expérimentées 
pourraient me servir, mais comme j'ai à me précaution- 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE : 27 


ner contre les troubles que doit avoir amenés l'épreuve 
subie, je préfère opérer à nouveaux frais, luxe que me 
permet l'abondance de ma ménagerie. Une Scolie est 
dérangée de sa position, la tête extraite des entrailles 
de la Cétoine ; puis abandonnée à elle-même sur le ven- 
tre de la victime. Tout inquiet, le ver tâtonne, hésite, 
cherche etn’implante les mandibules nulle part, bien que 
ce soit maintenant la face ventrale qu'il explore. Il 
n'hésiterait pas davantage établi sur le dos. Qui sait ? 
répéterai-je : de ce côté-là se blesserait peut-être la 
masse nerveuse, plus essentielle encore que le vaisseau 
dorsal. Il ne faut pas que l’inexpérimenté vermisseau 
plonge au hasard les mandibules ; son avénir est com- 
promis s'il donne un coup de dent mal à propos. A 
bref délai, ses vivres seront changés en pourriture s’il 
mord en ce point où j'ai moi-même porté l'aiguille 
façonnée en scalpel. Donc encore une fois, refus absolu 
d'entamer la peau de la victime autre part qu'au point 
même où l’œuf était fixé. 

La mère choisit ce point, le plus favorable sans doute 
à la future prospérité de la larve, sans qu'il me soit 
possible de bien démèêler les motifs de ce choix ; elle y 
fixe l'œuf, et le pertuis à faire est désormais déter- 
miné d'emplacement. C'est là que le vermisseau doit 
mordre, là seulement, jamais ailleurs. Son invincible 
refus d'entamer la Cétoine autre part, dût-il périr de 
faim, nous montre combien est rigoureuse la règle de 
conduite inspirée à son instinct. 

Dans ses tâätonnements, le ver déposé sur la face 
ventrale de la victime, retrouve tôt ou tard la blessure 
béante d’où je l’ai éloigné. S'il tarde trop pour mon im- 
patience, je peux moi-même, avec la pointe d’un pin- 


28 = SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

ceau, y conduire sa tête. Le ver alors reconnaît l’ouver- 
ture qu’il a pratiquée, il y engage le col et plonge peu à 
peu dans le ventre de la Cétoine, de façon que le primi- 
tif état des choses semble exactement rétabli. Et néan- 
moins le succès de l'éducation est désormais fort incer- 
tain. Il est possible que la larve prospère, achève de se 
développer et file son cocon; il est possible aussi, —et ce 
casn'est pas rare, — que la Cétoine rapidement brunisse 
et tombe en pourriture. On voit alors la Scolie brunir 
elle-même, gonflée qu'elle est de matières corrompues : 
puis cesser tout mouvement sans avoir essayé de se re- 
tirer de la sanie. Elle meurt sur place, empoisonnée 
par son gibier faisandé outre mesure. 

Quelle signification donner à cette brusque corrup- 
tion des vivres suivie de la mort de la Scolie, lorsque 
tout paraissait rentré dans l’état normal? Je n’en vois 
qu'une. Troublé dans ses actes, détourné de ses voies 
par mon intervention, l'animal remis sur la blessure 
d’où je l'avais extrait, n’a pas su retrouver le filon qu'il 
exploitait quelques minutes avant; il s’est engagé à 
l'aventure dans les entrailles de la bête, et quelques mor- 
sures intempestives ont mis fin aux dernières étincelles 
de vitalité. Son trouble l’a rendu maladroit, et sa mé- 
prise lui a coûté la vie. Il périt intoxiqué par la riche 
victuaille qui, consommée suivant les règles, devait le 
rendre tout rondelet d'embonpoint. 

J'ai voulu voir d’une autre manière les effets mortels 
d'une consommation troublée. Cette fois, c’est la vic- 
time elle-même qui brouillera les actes du vermisseau. 
Telle qu'elle est servie par la mère à la jeune Scolie, la 
larve de Cétoine est profondément paralysée. Son 
inertie est complète et si frappante, qu'elle forme un des 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 99 
traits dominants de cette histoire. Mais n’anticipons pas. 
Il s’agit pour le moment de substituer à cette larve 
inerte, une larve pareille mais non paralysée, en 
pleine vie. Pour l'empêcher de se replier en deux et 
d'écraser le ver, je me borne à rendre immobile la bête, 
telle que je viens de l’extraire de son terreau natal. Je 
dois aussi me méfier de ses pattes et de ses mandibules, 
dont la moindre atteinte éventrerait le nourrisson. Avec 
quelques liens d’un fil métallique très fin, je la fixe sur 
une planchette de liège, le ventre en l'air. Puis pour 
offrir au ver un pertuis tout fait, sachant qu'il se refuse- 
rait à l'ouvrir lui-même, je pratique une légère entaille 
dans la peau, au point où la Scolie dépose son œuf. Le 
ver est alors mis sur la Cétoine, la tête en contact avec 
la blessure saignante; et le tout est déposé sur un lit 
d’humus dans un récipient avec carreau de vitre protec- 
teur. 

Impuissante à se remuer, à contorsionner la croupe, 
à grifler des pattes et happer des mandibules, la larve 
de Cétoine, sorte de Prométhée enchaîné sur le roc, offre 
sans défense le flanc au petit vautour qui doit lui ronger 
les entrailles. Sans trop d’hésitation, la jeune Scolie 
s’attable à la blessure faite par mon scalpel, et qui pour 
elle représente la plaie d’où je viens de l'enlever. Elle 
plonge le col dans le ventre de sa proie, et pendant une 
paire de jours les choses semblent marcher à souhait. 
Puis, voici que la Cétoine se putréfie et que la Scolie 
périt, empoisonnée par les ptomaïnes du gibier décom- 
posé. Comme je l'ai déjà vu, elle brunit et meurt sur 
place, toujours à demi engagée dans le cadavre toxique. 

 L'issue mortelle de mon expérience aisément s’ex- 
plique. La larve de Cétoine est dans la plénitude de vie. 


30 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Avec des liens, il est vrai, j'ai aboli ses mouvements ex- 
ternes pour donner au nourrisson table tranquille, 
exempte de péril; mais il n'a pas été en mon pouvoir 
de maîtriser les mouvements internes, tressaillements 
des viscères et des muscles qu'irritent l’immobilité for- 
céc et les morsures de la Scolie. La victime possède 
toute sa sensibilité, et elle traduit comme elle peut par 
des contractions la douleur éprouvée. Dérouté par ces 
frémissements, ces soubresauts d’une chair endoloric, 
dérangé à chaque bouchée, le ver mâche à l'aventure et 
tue la bête à peine entamée. Avec une proie paralysée 
d'un coup de dard, suivant les règles, les conditions se- 
raient bien différentes. Pas de mouvements externes, 
pas de mouvements internes non plus quand les man- 
dibules mordent, parce que la victime est insensible. Le 
ver, que rien ne trouble, peut alors, avec une parfaite 
sûreté de coups de dents, suivre sa méthode savante de 
consommation. | | 

Ces résultats merveilleux m'intéressaient trop pour 
ne pas m'inspirer de nouvelles combinaisons dans mes 
recherches. Des études antérieures m’avaient appris que 
les larves des fouisseurs sont assez indifférentes sur la 
nature du gibier, bien que la mère les serve toujours 
de la même manière. J'étais parvenu à les élever avec 
des proies très variées, sans rapport aucun avec les 
proies normales. Je reviendrai plus tard sur ce sujet, 
dont j'espère faire ressortir la haute portée philosophi- 
que. Servons-nous de ces données, informons-nous de 
ce qui advient lorsqu'on donne à la Scolie une nourri- 
ture qui n’est pas la sienne. 

Je choisis dans mon tas de terreau, mine inépuisable, 
deux larves d'Orycte nasicorne, au tiers environ de leur 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 31 


développement total, afin que leur volume ne soit pas 
disporportionné avec celui de la Scolie, et reproduise à 
peu près celui de la Cétoine. L'une d'elles est paralysée 
par une piqûre à l’ammoniaque dans les centres ner- 
veux. Son ventre est entaillé d’une fine boutonnière, 
sur laquelle je dépose la Scolie. Le mets plaît à mon 
élève, et il serait bien singulier qu'il en fût autrement 
quand une autre Scolie, celle des jardins, se nourrit de 
l'Orycte. Le mets lui convient, car il ne tarde pas à péné- 
trer à demi dans la succulente bedaine. Tout va bien, 
cette fois. L'éducation réussira-t-elle? Pas le moins du 
monde. Le troisième jour, l'Orycte se décompose et la 
Scolie périt. Qui accuser de l'échec? Moï ou le ver? moi 
qui, trop maladroïitement peut-être, ai pratiqué la pi- 
qûre ammoniacale ; le ver qui, novice dépeceur d’une 
proie différente de la sienne , n’a pas su son métier avec 
un service changé, et s’est mis à mordre quelque part 
où le moment n’était pas encore venu de mordre? 

Dans l'incertitude, je recommence. Cette fois je n’in- 
terviendrai pas, et ma maladresse sera hors de cause. 
Comme je viens de l’exposer au sujet de la larve de Cé- 
toine, la larve d'Orycte est maintenant fixée avec des 
liens, toute vivante, sur une plaque de liège. Je fais, 
comme toujours, une petite ouverture au ventre, pour 
allécher le ver au moyen d’une blessure saignante et lui 
faciliter l'accès. Même résultat négatif. En peu de temps, 
l'Orycte est une masse infecte sur laquelle gît le nour- 
risson empoisonné. L’échec était prévu : aux difficultés 
d'une proie inconnue de mon élève, s’ajoutaient les 
troubles suscités par les contractions d’un animal non 
paralysé. 

Recommençons encore, et cette fois avec un gibier 


32 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


paralysé, non par moi, inepte opérateur, mais par un 
praticien dont la haute compétence soit au-dessus de 
toute discussion. La fortune me sert à souhait : j'ai dé- 
couvert la veille, dans un chaud abri, au pied d’un ta- 
lus sablonneux, trois loges de Sphex languedocien, 
chacune avec son Éphippigère etl’œuf récemment pondu. 
Voilà le gibier qu’il me faut, gibier corpulent, de taille 
convenable pour la Scolie, et de plus, condition su- 
perbe, paralysé suivant les règles de l’art par un maître 
parmi les maîtres. 

Comme d'habitude, j'installe mes trois Éphippigères 
dans un bocal, avec lit de terreau; j'enlève l'œuf du 
Sphex, et sur chaque victime, après lui avoir légère- 
ment entaillé la peau du ventre, je dépose une jeune 
larve de Scolie. Pendant trois à quatre jours, sans hési- 
tation, sans indice aucun de répugnance, mes élèves se 
nourrissent de ce gibier, si nouveau pour eux. Aux fluc- 
tuations du canal digestif, je reconnais que l’alimenta- 
_ tion s’opère en règle; les choses ne se passeraient pas 
autrement si le service était une larve de Cétoine. 
Un changement si profond dans le régime n'’altère en 
rien l'appétit. Maïs la prospérité est de courte durée. 
Vers le quatrième jour, un peu plus tôt pour l’une, un 
peu plus tard pour l’auire, les trois Éphippigères se pu- 
tréfient en même temps que les Scolies meurent. 

Ce résultat a son éloquence. Si j'avais laissé l'œuf du 
Sphex éclore, la larve issue de ce germe se serait nour- 
rie de l'Éphippigère ; et pour la centième fois, j'aurais 
eu sous les yeux un spectacle incompréhensible, le 
spectacle d’un animal qui, dévoré parcelle à parcelle 
pendant près de deux semaines, se vide, s’amaigrit, 
s’affaisse sur lui-même, se ratatine, en conservant jus- 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 33 


qu’à la fin la fraîcheur des chairs propre à la vie. A cette 
larve de Sphex est substituée une larve de Scolie, à peu 
près de pareille taille ; le repas restant le même, le con- 
vive change, et l'hygiène des chairs fraîches fait rapide- 
ment place à la peste des chairs corrompues. Ce qui 
sous la dent du Sphex serait longtemps resté nourriture 
saine, promptement devient sanie toxique sous la dent 
de la Scolie. 

Pour expliquer la conservation des vivres jusqu’à 
finale consommation, nul moyen d’invoquer une pro- 
priété antiseptique dont serait doué le venin instillé par 
l'hyménopiere lors des coups de dard paralysateurs. 
Les trois Éphippigères avaient été opérées par le Sphex. 
_ Aptes à se conserver sous les mandibules des larves du 
Sphex, pourquoi sont-elles promptement tombées en 
pourriture sous les mandibules des larves de la Scolie ? 
Toute idée d’antiseptique est forcément écartée : un 
hquide préservateur qui agirait dans le premier cas, ne 
pourrait manquer d'agir dans le second, ses vertus 
n'étant pas sous la dépendance de la dent du consom- 
mateur. 

Lecteurs versés dans les connaissances qui se ratta- 
chent à mon problème, interrogez, je vous en prie, 
cherchez, creusez et voyez quelle peut être la cause de 
la conservation des vivres lorsque le consommateur est 
un Sphex, et de leur prompte pourriture lorsque le con- 
sommateur est une Scolie. Quant à moi, je n'en vois 
_ qu’une ; et je doute très fort qu'on en puisse donner une 
autre. ; 

Il y a pour les deux larves un art spécial de manger, 
déterminé par la nature du gibier. Le Sphex, attablé sur 
une Éphippigère, nourriture qui lui est dévolue, connaît 

3 


34 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

à fond l’art de la consommer, et sait ménager, jusqu'à 
la fin, la lueur de vie qui la maintient fraîche : mais s’il 
lui fallait se repaître d'une larve de Cétoine, dont l’or- 
ganisation différente dérouterait ses talents de dépeceur, 
il n'aurait bientôt devant lui qu’un monceau de pourri- 
ture. La Scolie, à son tour, connaît la méthode pour 
consommer la larve de Cétoine, son invariable lot; mais 
elle ignore l’art de manger l’Éphippigère, bien que le 
mets lui plaise. Inhabiles à dépecer ce gibier inconnu, 
ses mandibules tranchent au hasard et achèvent de tuer 
la bête dès leurs premiers essais dans les profondeurs 
de la proie. Tout le secret est là. 

Encore un mot dont je ferai profit dans un autre cha- 
pitre. Je remarque que les Scolies auxquelles je sers 
des Éphippigères paralysées par le Sphex, se maintien- 
nent en excellent état, malgré le changement de ré- 
gime, tant que les vivres gardent leur fraîcheur. Elles 
languissent lorsque le gibier se faisande, elles périssent 
quand survient la pourriture. Leur mort a donc pour 
cause, non un mets insolite, mais un empoisonnement 
par quelqu'un de ces toxiques redoutables qu'engendre 
la corruption animale et-que la chimie désigne sous le 
nom de ptomaïnes. Aussi, malgré le fatal dénouement 
de mes trois essais, je reste persuadé que l'étrange édu- 
cation aurait eu plein succès si les Éphippigères ne 
s'étaient pas corrompues, enfin si les Scolies avaient su 
les manger suivant les règles. 

Quel art délicat et périlleux que celui de manger chez 
ces larves carnassières approvisionnées d’une pièce uni- 
que, dont elles doivent faire curée une quinzaine de 
jours, sous la condition expresse de ne la tuer qu'aux 
derniers moments! Notre science physiologique, dont 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE #35 


nous Sommes, à juste raison, si fiers, pourrait-elle tra- 
cer, sans erreur, la méthode à suivre dans la succession 
des bouchées ? Comment un misérable ver a-t-il appris 
lui-même ce que notre savoir ignore? Par l’habitude, 
répondront les darwinistes, qui voient dans l'instinct 
une habitude acquise. G 

Avant de décider sur cette grave affaire, veuillez con- 
. sidérer que le premier hyménoptère, quel qu'il soit, 
s’avisant d'alimenter sa progéniture avec une larve de 
Cétoine ou tout autre gros gibier dont la conservation 
devait durer longtemps, forcément ne pouvait laisser de 
descendance si, dès la première génération, n'était ob- 
servé, dans toute sa scrupuleuse prudence, l’art de con- 
sommer les vivres sans provoquer la pourriture. N'ayant 
rien encore appris par habitude, par transmission d'’ata- 
visme, puisquil débutait, le nourrisson mordait sur sa 
victuaille au hasard. C'était un affamé, sans ménage- 
ment pour sa proie. [Il taillait sur sa pièce à l'aventure; 
et nous venons de voir les fatales conséquences d’un 
coup de mandibule mal dirigé. Il périssait, — je viens 
de l’établir de la façon la plus formelle, — il périssait, 
empoisonné par son gibier, mort et pourri. 

Pour prospérer, 1l lui fallait, quoique novice, con- 
naître le permis et le défendu dans sa fouille à travers 
les entrailles de la bête ; et ce difficile secret, il ne lui 
suffisait pas de le posséder par à peu près ; il lui était 
indispensable de le posséder à fond, car une seule mor- 
sure, si le moment n’en était pas encore venu, entraînait 
infailliblement sa perte. Les Scolies de mes expériences 
ne sont pas des novices, tant s’en faut : elles descendent 
de dépeceurs pratiquant leur art depuis qu'il y a des 
Scolies au monde ; et néanmoins elles périssent toutes 


36 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


par l'effet de la pourriture des rations servies, quand je 
veux les alimenter avec des Éphippigères paralysées 
par le Sphex. Très instruites dans la méthode d'attaquer 
la Cétoine, elles ignorent comment il faut s’y prendre 
pour consommer avec réserve un gibier nouveau pour 
elles. Ce qui leur échappe se réduit à quelques détails, 
le métier d’ogre nourri de chair fraîche leur étant fa- 
milier dans ses généralités ; et ces détails méconnus suf- 
fisent pour faire de nourriture poison. Qu'était-ce donc 
à l’origine, quand la larve mordait pour la première fois 
sur une opulente victime? L'inexpérimentée périssait, 
cela ne fait pas l'ombre d’un doute, à moins d'admettre 
l'absurde : l'antique larve se nourrissant de ces terribles 
ptomaïnes qui, si promptement, tuent sa descendance 
aujourd’hui. 

On ne me fera jamais admettre et nul esprit non pré- 
venu n’adméttra que l'aliment d'autrefois soit devenu 
poison atroce. Ce que mangeait l’antique larve, c'était 
de la chair fraîche et non de la pourriture. On n’admet- 
tra pas davantage que les chances du hasard aient amené 
du premier coup le succès dans une alimentation si 
pleine d’embüches : le fortuit est dérisoire au milieu de 
telles complications. A l’origine, la consommation est 
rigoureusement méthodique, conforme aux exigences 
organiques de la proie dévorée, et l'hyménoptère fait 
race ; ou bien elle est hésitante, sans règles déterminées, 
et l’hyménoptère ne laisse pas de successeur. Dans le 
premier cas, c’est l'instinct inné ; dans le second, c’est 
l'habitude acquise. 

Étrange acquisition, vraiment! On la suppose faite 
par un être impossible, on l’admet grandissant dans 
des successeurs non moins impossibles. Quand la pelote 


UNE CONSOMMATION PÉRILLEUSE 37 


de neige, peu à peu roulant, devient enfin boule énorme, 
faut-il encore que le point de départ ne soit pas nul. La 
boule suppose la pelote, aussi petite qu’on le voudra. 
Or, à l’origine des habitudes acquises, si j'interroge lés 
possibilités, j'obtiens zéro pour toute réponse. Si l'animal 
ne sait pas à fond son métier, s’il lui faut acquérir quel- 
que chose, à plus forte raison s'il lui faut tout acquérir, 
il périt, c’est inévitable. La pelote manquant, la boule 
de neige ne se fera pas. S'il n’a rien à acquérir, s’il sait 
tout ce qu'il lui importe de savoir, il vit prospère et laisse 
descendance. Mais alors, c’est l'instinct inné, l'instinct 
qui n’apprend rien et n'oublie rien, l'instinct immuable 
dans le temps. 

Édifier des théories ne m'a jamais souri, je les tiens 
toutes en suspicion. Argumenter nébuleusement avec 
des prémisses douteuses ne me convient pas davantage. 
J'observe, j'expérimente et laisse la parole aux faits. 
Ces faits nous venons de les entendre. A chacun main- 
tenant de décider si l'instinct est une faculté innée ou 
bien une habitude acquise. 


III 


LA LARVE DE CÉTOINE 


C'est en moyenne une douzaine de jours que dure la 
période d'alimentation de la Scolie. La victuaille n’est 
plus alors qu’un sac chiffonné, une peau vidée jusqu'à 
la dernière parcelle nutritive. Un peu avant, la teinte 
feuille morte annonce l'extinction de l'ultime étincelle 
de vie dans la bête dévorée. La dépouille est refoulée de 
côté pour laisser l’espace libre, un peu d'ordre est mis 
dans la salle à manger, informe cavité à parois crou- 
lantes, et la larve de Scolie se met, sans tarder, au tra- 
vail du cocon. 

Les premières assises, échafaudage général prenant 
appui çà et là sur l'enceinte de terreau, consistent en un 
tissu grossier d’un rouge de sang. Simplement déposée, 
ainsi que l’exigeaient mes études, dans une dépression 
pratiquée du bout du doigt sur le lit d'humus, la larve 
ne parvient pas à filer son cocon, faute d’une voûte où 
elle puisse fixer les fils supérieurs de son lacis. Pour tra- 
vailler à leur coque, toutes les larves filandières ont be- 
soin de s'isoler dans un hamac suspenseur, qui fasse au- 
tour d'elles enceinte à claire voie, et leur permette, dans 
_ tous les sens, la régulière distribution du tissu. Si le 
plafond manque, le cocon ne peut se former par le haut, 
l’'ouvrière n'ayant pas les points d'appui nécessaires. 


40 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Dans ces conditions, mes larves de Scolies parviennent, 
tout au plus, à tapisser leur fossette d’un épais molleton 
de soie rougeâtre. Découragées par de vaines tentatives, 
quelques-unes périssent. On les dirait tuées par la soie 
qu’elles négligent de dégorger dans leur impuissance de 
l'utiliser convenablement. Si l’on n’y veillait, ce serait là, 
dans les éducations artificielles, une cause très fréquente 
d'insuccès. Mais le péril reconnu, le remède est facile. 
Je fais plafond au-dessus de la niche avec une courte 
bandelette de papier superposée. Si je désire voir com- 
ment les choses se passent, je courbe la bandelette en 
un cintre, en un demi-canal dont les deux extrémités 
sont ouvertes. Qui voudra essayer à son tour les fonctions 
d'éducateur, pourra tirer profit de ces menus détails de 
la pratique. : 

En vingt-quatre heures, le cocon est achevé, du moins 
il ne permet plus d’apercevoir la larve, qui sans doute 
épaissit encore la paroïi de sa demeure. Ce cocon est 
d’abord d’un roux ardent ; plus tard, il tourne au brun 
marron clair. Sa forme est celle d’un ellipsoïde dont le 
grand axe mesure 26 millimètres, et le petit axe 11 mil- 
limètres. Ces dimensions, du reste un peu variables, ap- 
partiennent aux cocons femelles. Pour l’autre sexe, 
elles sont moindres et peuvent descendre jusqu’à 17 mil- 
limètres de longueur sur 7 millimètres de largeur. 

Les deux extrémités de l’ellipsoïde ont même configu- 
ration, à tel point qu'on ne peut distinguer le bout cé- 
phalique du bout anal qu’à la faveur d’un caractère par- 
ticulier indépendant de la forme. Lé bout céphalique est 
flexible et cède à la pression des pinces ; le bout anal est 
dur et ne cède pas. L’enceinte est double, comme pour 
les cocons des Sphégiens. L'enveloppe externe, com- 


LA LARVE DE CÉTOINE 200" 


posée de soie pure, est mince, flexible, de peu de résis- 
tance. Elle est étroitement superposée à l'enveloppe in- 
terne, et de partout aisément séparable, si ce n’est à 
l'extrémité anale, où elle adhère à la seconde enveloppe. 
D'une part l'adhésion et d’autre part la non adhésion 
entre les deux enceintes sont cause des différences que 
les pinces constatent en prenant les extrémités du cocon. 

L’enceinte intérieure est ferme, élastique, rigide, et 
jusqu'à un certain point cassante. Je n'hésite pas à la 
regarder comme formée d’un tissu de soie que la larve, 
sur la fin du travail, a profondément imbibé d’une sorte 
de laque préparée, non par les glandes sérifiques, mais 
bien par l'estomac. Les cocons de Sphex nous ont déjà 
montré une laque pareille. Ce produit du ventricule chy- 
lique est d’un brun marron. C'est lui qui, saturant 
l'épaisseur du tissu, fait disparaître le roux vif du dé- 
but et le remplace par du brun. C’est lui encore qui, plus 
abondamment dégorgé au pôle inférieur du cocon, er 
en ce point les deux enveloppes. 

C'est vers le commencement de juillet qu'a lieu l’éclo- 
sion de l’insecte parfait. La sortie s’opère sans effrac- 
tion violente, sans déchirures irrégulières. Une fissure 
nette et circulaire se déclare à quelque distance du som- 
met, et le bout céphalique du cocon se détache tout 
d’une pièce ainsi qu'un opercule simplement juxtaposé. 
On dirait que le reclus n’a qu'à soulever un couverele 
en le cognant du front, tant la ligne de séparation est 
précise, du moins pour l'enceinte intérieure, la plus so- 
lide et la plus importante des deux. Quant à l'enveloppe 
externe, son peu de résistance lui permet de se rompre 
sans difficulté lorsque l’autre cède. 

Je ne vois pas au juste par quel art l’hyménoptère 


42 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


parvient à détacher avec tant de régularité la calotte de 
la coque intérieure. Est-ce là travail de tailleur qui dé- 
coupe l’étoffe avec les mandibules pour ciseaux? Je n'ose 
l’admettre, tant est coriace le tissu et net le cercle de 
section. Les mandibules ne sont pas assez acérées pour 
trancher sans laisser de bavures; et puis quelle sûreté 
géométrique ne leur faudrait-il pas pour la perfection 
d'un travail qui semble obtenu avec le compas. 

Je soupçonne donc que la Scolie confectionne d’abord 
le sac extérieur suivant la méthode habituelle, c’est-à- 
dire en distribuant le fil d'une manière uniforme, sans 
dispositions spéciales pour une région de la paroi plu- 
tôt que pour une autre ; et qu'elle change après son mode 
de tissage pour s'occuper de l'œuvre maîtresse, de la 


coque intérieure. Alors apparemment elle imite les Bem- 


bex, qui tissent d'abord une nasse, dont l’ample ouver- 
ture leur permet de cueillir au dehors des grains de 
- sable pour les incruster un à un dans le réseau soyeux : 
et qui terminent l'ouvrage par une calotte adaptée à 
l'embouchure de-la nasse. Ainsi est ménagée une ligne 
circulaire de moindre résistance, suivant laquelle se fait 


plus tard la rupture du coffret. Si la Scolie travaille, én. 


effet, de la sorte, tout s’explique : la nasse encore ou- 
* verte lui permet d’imbiber de laque, à l'extérieur comme 
à l'intérieur, la coque centrale, qui doit acquérir la con- 
sistance du parchemin; enfin la calotte qui complète 
et clôture l'édifice, laisse pour l'avenir une ligne circu- 
laire de nette et facile déhiscence. 

C’est assez sur la larve de la Scolie. Revenons à ses 
vivres, dont nous ne connaissons pas encore la remar- 
quable structure. Pour être consommée avec la délicate 
réserve anatomique qu'impose la nécessité d'avoir des 


LE ne 7 


LA LARVE DE CÉTOINE : 43 
vivres frais jusqu’à la fin, la larve de Cétoine doit être 
plongée dans une complète immobilité : des tressaille- 
ments de sa part, — les expérimentations que j'ai entre- 
prises le prouvent assez, — décourageraient le ver ron- 
geur et troubleraient le dépècement qu'il importe de 
conduire avec tant de circonspection. Il ne suffit pas que 
la victime soit impuissante à se déplacer au milieu du 
terreau, il faut de plus que toute contraction soit abolie 
dans son robuste organisme musculaire. 

En son état normal, cette larve, pour peu qu'elle soit 
inquiétée, s’enroule sur elle-même, à peu près comme 
le hérisson ; et les deux moitiés de la face ventrale vien- 
nent s'appliquer l’une sur l’autre. On est tout surpris de 
la puissance déployée par la bête pour se maintenir 
ainsi contractée. Si l’on cherche à la dérouler, les doigts 
éprouvent une résistance que la taille de l'animal était 
loin de faire soupçonner. Pour maîtriser cette espèce de 
ressort ramassé sur lui-même, il faut le violenter, à tel 
point que l'on craint, en persistant, de voir se rompre 
tout à coup, avec projection d'entrailles, l’indomptable 

volute. | | 

Pareille énergie musculaire se retrouve dans les larves 
de l’Orycte, de l’Anoxie, du Hanneton. Appesanties par 
une lourde bedaine et vivant sous terre, où elles se 
nourrissent soit d'humus, soit de racines,ces larves ont 
toutes la constitution vigoureuse nécessaire pour traîner 
leur corpulence dans un milieu résistant. Toutes aussi 
se bouclent en un crochet qu’on ne maîtrise pas sans 
effort. 

Or, que deviendraient l’œuf et le ver naissant des Sco- 
lies, établis sous le ventre, au centre de l’enroulement 
de la Cétoine, ou bien dans le crochet de l’Orycte et de 


44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l’'Anoxie ? Ils seraient écrasés entre les mâchoires de 
l'étau vivant. Il faut que l’arc se débande et que le croc 
s'ouvre, sans possibilité aucune de retour à l’état de 
tension. La prospérité des Scolies exige davantage : il 
faut que ces vigoureuses croupes aient perdu toute ap- 
titude à un simple frémissement, cause de trouble dans 
une alimentation qui doit être conduite avec tant de pru- 
dence. 

_ La larve de Cétoine sur laquelle est fixé l'œuf de la 
_Scolie à deux bandes, remplit à merveille les conditions 
voulues. Elle gît sur le dos, au sein du terreau, le ventre 
étalé en plein. Vieïl habitué que je suis du spectacle de 
proies paralysées par le dard de l’hyménoptère dépréda- 
teur, je ne peux réprimer ma surprise devant la profonde 
immobilité de la victime que j'ai sous les yeux. Chez 
les autres proies à téguments flexibles, chenilles, gril- 
lons, mantes, criquets, éphippigères, je constatais au 
moins quelques pulsations del’abdomen, quelques faibles 
contorsions sous le stimulant de la pointe d’une aiguille. 
Ici rien. Inertie absolue, sauf dans la tête, où je vois, de 
loin en loin, les pièces de la bouche s'ouvrir et se fer- 
mer, les palpes frémir, les courtes antennes osciller. 
Une piqûre avecla pointe d’une aiguille n'amène aucune 
contraction, n'importe le point piqué. Lardé de part en 
part avec un poinçon, l'animal ne bouge, si peu que ce 
soit. Un cadavre n’est pas plus inerte. Jamais, depuis 
mes plus lointaines recherches, je n’ai été témoin d'une 
paralysie aussi profonde. J'ai vu bien des merveilles dues 
au talent chirurgical de l'hyménoptère ; mais celle d’au- 
jourd’hui les dépasse toutes. 

Mon étonnement redouble sije considère dans quelles 
conditions défavorables opère la Scolie. Les autres pa- 


LA LARVE DE CÉTOINE | 45 


ralyseurs travaillent à l’air libre, en plein jour. Rien ne 
les gêne. Ils ont pleine liberté d'action pour happer la 
proie, la maintenir, la sacrifier ; ils voient le patient et 
peuvent déjouer ses moyens de défense, éviter ces te- 
nailles, ces harpons. Le point où les points qu'il s’agit 
d'atteindre sont à leur portée ; ils y plongent le stylet 
sans entraves. 

Pour la Scolie, au contraire , que de difficultés! Elle 
chasse sous terre, dans l'obscurité la plus noire. Ses 
mouvements sont rendus pénibles et mal assurés par le 
terreau qui s’éboule continuellement autour d'elle; elle 
ne peut, du regard, surveiller les terribles mandibules 
qui, d’un seul coup, lui trancheraient le corps en deux. 
De plus, la Cétoine, sentant l'ennemi venir, prend sa 
posture de défense, s’enroule et fait cuirasse, avec la 
convexité du dos, à la seule partie vulnérable, la face 
ventrale. Non, ce ne doit pas être opération aisée que 
de dompter la robuste larve dans sa retraite souterraine, 
et de la poignarder avec la précision qu’ ie une para- 
lysie immédiate. 

Assister à la lutte des deux adversaires et reconnaitre 
directement comment les choses se passent, on le sou- 
haite mais sans espoir d'y parvenir. Les événements se 
déroulent dans les mystères du terreau ; au grand jour 
l'attaque ne se ferait pas, car la victime doit rester sur 
place et recevoir aussitôt l'œuf, dont l’évolution ne peut 
prospérer que sous le chaud couvert de l'humus. Si l’ob- 
servation directe est impraticable, on peut du moins en- 
trevoir les traits principaux du drame en se laissant 
guider par les manœuvres de guerre des autres fouis- 
seurs. 

Je me figure donc les choses ainsi. Fouillant et re- 


46 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


fouillant l'amas de terreau, peut-être guidée par cette 
singulière sensibilité dés antennes qui permet à l’Am- 
mophile hérissée de reconnaître sous terre le Ver gris, 
la Scolie finit par trouver une larve de Cétoine, dodue, 
faite à point, parvenue à sa pleine croissance, telle 
qu’il la faut au ver qu’elle doit alimenter. Aussitôt l’as- 
saillie fait la boule, désespérément se contracte. L'autre 
Ja happe par la peau de la nuque. La dérouler lui est 
impossible, lorsque moi-même je peine pour y réussir. Un 
seul point est accessible au dard : le dessous de la tête, 
ou plutôt des premiers segments, placés à l'extérieur de 
la volute pour que le dur crâne de l’animal fasse rempart 
à l'extrémité d’arrière, moins bien défendue. Là plonge, 
ct là seulement peut plonger dans une région très cir- 
conscrite, le dard de l’hyménoptère. Un seul coup de lan- 
cette est donné en ce point, un seul puisqu'il n’y a pas 
place pour d’autres ; et cela suffit : la larve est paralysée 
à fond. ; | 

À l'instant sont abolies les fonctions nerveuses, les : 
contractions musculaires cessent, et l'animal se déroule 
comme un ressort cassé. Désormais inerte, il gît sur le 
dos, la face ventrale étalée en plein d'un bout à l’autre. 
Sur la ligne médiane de cette face, vers l'arrière, à 
proximité de la tache brune due à la bouillie alimentaire 
contenue dans l'intestin, la Scolie dépose son œuf, et 
sans plus, abandonne le tout sur les lieux mêmes du 
meurtre, pour se mettre en recherche d’une autre vic- 
time. | 

Ainsi doit se passèr l’action; les résultats hautement 
le témoignent. Mais alors la larve de Cétoine doit pré- 
senter une structure bien exceptionnelle dans son appa- 
reil nerveux. La violente contraction de la bête ne laisse 


LA LARVE DE CÉTOINE 47 


à l’aiguillon qu'un seul point d'attaque, le dessous du 
col, mis sans doute à découvert lorsque l’assaillie cherche 
à se défendre avec les mandibules ; et d’un coup de dard 
en ce point unique résulte cependant une paralysie 
comme je n’en ai jamais vu d'aûssi complète. Il est de 
règle que les larves ont un centre d'innervation pour 
chaque segment. Tel est, en particulier, le cas du Ver 
gris sacrifié par l'Ammophile hérissée. Celle-ci est versée 
dans le secret anatomique : elle poignarde la chenille à 
_ nombreuses reprises, d’un bout à l’autre, segment par 
segment, ganglion par ganglion. Avec pareille organi- 
sation, la larve de Cétoine, invinciblement roulée sur 
elle-mème, braverait la chirurgie du paralyseur. 

Si le premier ganglion était atteint, les autres reste- 
raient indemnes ; et la puissante croupe, animée par 
ceux-ci, ne perdrait rien de ses contractions. Malheur 
alors à l’œuf, au jeune ver comprimé dans son étreinte ! 
Et puis quelles difficultés insurmontables si la Scolie 
devait, au milieu des éboulis du sol, dans une obscurité 
profonde, en face de redoutables mandibules, piquer du 
dard tour à tour chaque segment, avec la sûreté de mé- 
thode que déploie l’'Ammophile ! La délicate opération est 
praticable à l'air libre, où rien ne gêne, au grand jour, 
où le regard guide le scalpel, et sur un patient qu'il est 
toujours possible de lâcher s'il devient dangereux. Mais 
_dans l'obscurité, sous terre, au milieu des décombres 
d’un plafond que la lutte fait crouler, côte à côte avec 
un adversaire bien supérieur en force, sans retraite pos- 

sible lorsque le danger presse, comment diriger le dard 
_ avec la précision requise si les coups doivent se ré- 
péter ? 

Paralysie si profonde, difficulté de la vivisection sous 


48 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


terre, enroulement désespéré de la victime, tout me l’af- 
firme : la larve de Cétoine, sous le rapport de l’appareil 
nerveux, doit posséder une structure à part. Dans les 
premiers segments, à peu près sous le col, doit se con- 
centrer, en une masse de peu d’étendue, l'ensemble des 
ganglions. Je le vois clairement comme si déjà l’autopsie 
me le montrait. 

Jamais prévision anatomique ne s’est mieux confirmée 
par l’examen direct. Après quarante-huit heures de séjour 
dans la benzine, qui dissout la graisse et rend plus vi- 
sible le système nerveux, la larve de Cétoine est soumise 
à la dissection. Qui n’est pas étranger à de pareilles étu- 
des comprendra ma joie. Quelle école savante que celle 
de la Scolie! C’est bien cela; parfait! Les ganglions 
thoraciques et abdominaux sont réunis en une seule 
masse nerveuse située dans le quadrilatère que délimitent, 
les quatre pattes postérieures, pattes très rapprochées de 
la tête. C’est un petit cylindre d’un blanc mat, de 3 mulli- 
mètres environ de longueur sur un demi-millimètre de 
largeur. Voilà l'organe que doit atteindre le dard de la 
Scolie pour obtenir la paralysie de tout le corps, sauf la 
tête pourvue de ganglions spéciaux. Il en part de nom- 
breux filaments qui animent les pattes et la puissante 
couche musculaire, organe moteur par excellence de 
l'animal. A la simple loupe, ce cylindre apparaît légère- 
ment sillonné en travers, preuve de sa structure com- 
plexe. Sous le microscope, il se montre formé par la jux- 
taposition intime, par la soudure bout à bout de dix 
ganglions, qui se distinguent Fun de l’autre par un léger 
étranglement. Les plus volumineux sont le premner, le 
quatrième et le dixième ou dernier; tous les trois à peu 
près égaux entre eux. Les autres, pour le volume, ne 


SR 


LA LARVE DE CÉTOINE 49 


sont guère, chacun, que la moitié ou même le tiers des 
précédents. 

La Scolie interrompue éprouve les mêmes difficultés 
de chasse et de chirurgie quand elle attaque, dans le sol 
croulant et sablonneux, la larve soit de l’Anoxie velue, 
soit de l’Anoxie matutinale suivant la région; et ces 
difficultés, pour être surmontées, exigent dans la vic- 
time un système nerveux condensé comme celui de la 
Cétoine. Telle est ma logique conviction avant tout exa- 
men, tel est aussi le résultat de l'observation directe. 
Soumise au scalpel, la larve de l’Anoxie matutinale me 
montre ses centres d'innervation pour le thorax et 
l'abdomen, réunis en un court cylindre qui, situé très 
avant, presque immédiatement après la tête, ne dépasse 
pas en arrière le niveau de la seconde paire de pattes. 
Le point vulnérable est de la sorte aisément accessible 
au dard, malgré la posture de défense de l'animal, qui 
se contracte et se boucle. Dans ce cylindre, je reconnais 
onze ganglions, un de plus que pour la Cétoiïne. Les 
trois premiers ou thoraciques sont nettement distincts 
l’un de l'autre, quoique très rapprochés; les suivants 
sont tous contigus. Les plus gros sont les trois thoraci- 
ques et le onzième. | 

Ces faits reconnus, le souvenir me vint d’un travail 
de Swammerdam sur le ver du Monocéros, notre Orycte 
nasicorne. De fortune, j'avais par extraits le Biblia na- 
turæ, l'œuvre magistrale du père de l’anatomie de l'in- 


_secte. Le vénérable bouquin fut consulté. Il m'apprit que 


le savant Hollandais avait été frappé, bien avant moi, 


d’une particularité anatomique semblable à celle que 


les larves des Cétoines et des Anoxies venaient de me 
montrer dans leurs centres d'innervation. Après avoir 
& 


50 x SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


constaté dans le Ver-à-soie un appareil nerveux formé 
de ganglions distincts l’un de l’autre, il est tout surpris 
de trouver dans la larve de l’Orycte le même appareil 
concentré en une courte chaîne de ganglions juxtaposés. 
Sa surprise était celle de l’anatomiste qui, étudiant l'or- 
gane pour l'organe, voit pour la première fois une con- 
formation insolite. La mienne était d’un autre ordre : 
j'étais émerveillé de la précision avec laquelle la para- 
lysie de la victime sacrifiée par la Scolie, paralysie si 
profonde malgré les difficultés d’une opération pratiquée 
sous terre, avait conduit mes prévisions de structure 
lorsque, devançant l’autopsie, j'affirmais une concer- 
tration exceptionnelle du système nerveux. La physio- 
logie voyait ce que l’anatomie ne montrait pas en- 
core, du moins à mes yeux, Car depuis, en feuilletant 
mes livres, j'ai appris que ses particularités anatomiques, 
alors si nouvelles pour moi, sont maintenant du domaine 
de la science courante. On sait que, chez les Scara- 
béiens, la larve ainsi que l’insecte parfait sont doués d’un 
appareil nerveux concentré. 

La Scolie des jardins attaque l’Orycte nasicorne; la 
“Scolie à deux bandes, la Cétoine; la Scolie interrompue, 
l’'Anoxie. Toutes les trois opèrent sous terre, dans les 
conditions les plus défavorables; et toutes les trois ont 
pour victime une larve de Scarabéien, qui, par l’excep- 
tionnelle disposition de ses centres nerveux, seule entre 
toutes les larves, se prête aux succès de l’hyménoptère. 
Devant ce gibier souterrain, si varié de grosseur et de 
forme, et malgré cela si judicieusement choisi pour une 
paralysie facile, je n’hésite pas à généraliser, et j’admets 
pour ration des autres Scolies des larves de lamellicor- 
nés dont les observations futures détermineront l'espèce. 


LA LARVE DE CÉTOINE 5! 


Peut-être que l’une d'elles sera reconnue comme don- 
nant la chasse au redoutable ennemi de mes cultures, le 
vorace Ver blanc, larve du Hanneton; peut-être que la 
Scolie hémorrhoïdale, rivalisant de grosseur avec la 
Scolie des jardins et comme elle, sans doute, exigeant 
copieuse victuaille, sera inscrite dans le livre d’or des 
insectes utiles comme destructeur du Hanneton foulon, 
ce superbe coléoptère moucheté de blanc sur fond noir 
ou marron, qui, le soir, au solstice d'été, broute le 
feuillage des pins. J’entrevois, sans pouvoir préciser, 
de vaillants auxiliaires agricoles dans ces consomma- 
teurs de vers de Scarabées. 

La larve de Cétoine n’a figuré jusqu'ici qu’à titre de 
proie paralysée; considérons-la maintenant dans son 
état normal. Avec son dos convexe et sa face ventrale 
presque plane, l'animal a la forme d’un demi-cylindre, 
plus renflé dans la partie d’arrière. Sur le dos, chacun 
des anneaux, sauf le dernier ou anal, se plisse en trois 
gros bourrelets, hérissés de cils fauves et raides. L'an- 
neau anal, beaucoup plus ample que les autres, est ar- 
rondi au bout et fortement rembruni par le contenu de 
l'intestin, contenu que laisse entrevoir la peau translu- 
cide; il est hérissé de cils comme les autres, mais lisse, 
sans bourrelets. A la face ventrale, les anneaux sont dé- 
pourvus de plis; et les cils, quoique abondants, le sont 
un peu moins que sur le dos. Les pattes, bien conformées 
du reste, sont courtes et débiles par rapport à l’animal. 
La tête a pour crâne une solide calotte cornée. Les man- 
dibules sont robustes, coupées en biseau, avec trois ou 
‘quatre dents noires sur la troncature. 

Son mode de locomotion en fait un être à part, excep- 
tionnel, bizarre, comme il n’y en a pas d’autre exemple, 


L 


52 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à ma connaissance, dans le monde des insectes. Bien 
que doué de pattes, un peu courtes il est vrai, mais après 
tout aussi valides que celles d’une foule d’autres larves, 


l'animal n’en fait jamais usage pour la marche. C'est 


sur le dos qu'il progresse, toujours sur le dos, jamais 
autrement. À l’aide de mouvements vermiculaires, les 
cils dorsaux donnant appui, il chemine le ventre en l’air, 
les pattes gigottant dans le vide. Qui voit pour la pre- 
mière fois cette gymnastique à rebours, croit d’abord à 
quelque effarement de la bête, qui se démène, dans le 
danger, comme elle peut. On la remet sur le ventre, on 
la couche sur le flanc. Rien n’y fait : obstinément elle se 
renverse et revient à la progression dorsale. C’est sa 
manière de cheminer sur une surface plane; elle n’en a 
pas d'autre. 

Ce renversement du mode ambulatoire lui est telle- 
ment particulier, qu'il suffit à lui seul, aux yeux les plus 
inexperts, pour reconnaître aussitôt la larve de Cétoine. 
Fouillez l’humus que forme le bois décomposé dans les 
troncs caverneux des vieux saules, cherchez au pied des 
souches pourries ou dans les amas de terreau, s'il vous 
tombe sous la main quelque ver grassouillet qui marche 
sur le dos, l'affaire est sûre : votre trouvaille est une larve 
de Cétoine. 

Cette progression à l'envers est assez rapide ét ne le 
cède pas en vitesse à celle d’une larve de même obé- 
sité cheminant sur des pattes. Elle lui serait même su- 
périeure sur une surface polie, où la marche pédestre est 
entravée par de continuels glissements, tandis que les 
nombreux cils des bourrelets dorsaux y trouvent l'appui 


nécessaire en multipliant les points de contact. Sur le 


bois raboté, sur une feuille de papier et jusque sur une 


MS A db us sh. £".4 


LA LARVE DE CÉTOINE 53 


lame de verre, je vois mes larves se déplacer avec la 
mème aisance que sur une nappe de terreau. En une 
minute, sur le bois de ma table, elles parcourent une 
longueur de deux décimètres. Sur une feuille de papier 
cloche, deux décimètres encore. La vitesse n’est pas plus 
grande sur un hit horizontal de terreau tamisé. Avec une 
lame de verre, la distance parcourue se réduit de moitié. 
La glissante surface ne paralyse qu’à demi l'étrange 
locomotion. 

Mettons en parallèle la larve de la Cétoine avec celle 
de l’Anoxie matutinale, gibier de la Scolie interrompue. 
C’est à peu de chose près la larve du vulgaire Hanneton. 
Ver replet, lourdement ventru, casqué d’une épaisse ca- 
lotte rousse et armé de mandibules fortes et noires, vi- 
goureux outils de fouille et de dépècement des racines. 
Pattes robustes, que termine un ongle crochu. Lourde 
et longue bedaïine rembrunie. Mis sur la table, l'animal 
se couche sur le flanc; il se démène sans possibilité 
d'avancer et même de se maintenir soit sur le ventre soit 
sur le dos. Dans sa posture habituelle, il est fortement 
recourbé en crochet. Je ne le vois jamais se rectifier en 
entier ; le volumineux abdomen s’y oppose. Mis sur une 
nappe de sable frais, l'animal ventripotent ne parvient 
pas à se déplacer davantage : courbé en hamecçon, il gît 
sur le flanc. , 

Pour creuser la terre et s’enfouir, il fait usage du bord 
antérieur de la tête, sorte de houe dont les pointes sont 
les deux mandibules. Les pattes interviennent dans ce 
travail, mais avec bien moins d'efficacité. Il parvient 
ainsi à se creuser un puits de peu de profondeur. Alors, 
prenant appui contre la paroi, à l’aide de mouvements 
vermiculaires que favorisent les cils courts et raides 


SE SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dont tout le corps est hérissé, le ver se déplace et plonge 
dans le sable, mais toujours péniblement. 

A quelques détails près, ici sans importance, répétons 
ce croquis de la larve de l’Anoxie, et nous aurons, la 
grosseur étant pour le moins quadruple, le croquis de 
la larve de l'Orycte nasicorne, le monstrueux gibier de 
la Scolie des jardins. Mème aspect général, même exagé- 
ration du ventre, mème flexion en croc, même impossi- 
bilité de la station sur les pattes. Autant faut-il en dire 
de la larve du Scarabée Pentodon, commensal de l’Orycte 
et ae la Cétoine. | 


IV 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 


Tous les faits exposés, un rapprochement est à faire. 
Nous savons déjà que les chasseurs de coléoptères, les 
Cerceris, s'adressent exclusivement aux Charançons et 
aux Buprestes, c’est-à-dire aux genres dont l'appareil 
nerveux présente un degré de concentration comparable 
à celui du gibier de Scolies. Ces déprédateurs, opérant 
en plein air, sont exempts des difficultés qu'ont à sur- 
monter leurs émules travaillant sous terre. Leurs mou- 
vements sont libres et guidés par la vue; mais sous un 
autre rapport, leur chirurgie est aux prises avec un pro- 
blème des plus ardus. 

La victime, un coléoptère, est de partout couvert 
d’une cuirasse impénétrable au dard. Seules, les articu- 
lations peuvent livrer passage au stylet venimeux. Celles 
des pattes ne répondent nullement aux conditions im- 
posées : le résultat de leur piqüre serait un simple 
trouble partiel qui, loin de dompter l'animal, le rendrait 
plus dangereux en l'irritant davantage. La piqüre par 
l'articulation du cou n’est pas acceptable : elle léserait 
les ganglions cervicaux et amènerait la mort, suivie de 
la pourriture. Il ne reste ainsi que l'articulation entre 
le corselet et l'abdomen. 

Il faut qu'en pénétrant là, le dard abolisse d’un seul 


86 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


coup tous les mouvements, si périlleux pour l'éducation 
future. Le succès de la paralysie exige donc que les 
ganglions moteurs, au moins les trois ganglions thora- 
ciques, soient rassemblés et contigus entre eux en face 
de ce point. Aïnsi est déterminé le choix des Charançons 
et des Buprestes, les uns et les autres si puissamment 
cuirassés. 

Mais si la proie n’a que des téguments mous, incapa- 
bles d’arrêter l’aiguillon, le système nerveux concentré 
n’est plus nécessaire, ear l'opérateur, versé dans les ar- 
canes anatomiques de sa victime, sait à merveille où 
‘ gisent les centres d’innervation; et ïl les blesse Fun 
après l’autre, du premier au dernier s’il le faut. Ainsi se 
comportent les Ammophiles en présence de leurs che- 
nilles ; les Sphex en présence de leurs Criquets, de leurs 
 Éphippigères, de leurs Grillons. 

Avec les Scolies reparaît la proie molle, à peau per- 
méable au dard n'importe le point atteimt. La tactique 
des paralyseurs de chenilles, qui multiplient leurs coups 
de lancette, se reproduira-t-elle ici? Non, car la gêne 
des mouvements sous terre ne permet pas une opération 
aussi compliquée. C’est la tactique des paralyseurs 
d'insectes cuirassés qui maintenant est seule praticable 
parce que le coup de dard étant unique, l’œuvre chi- 
rurgicale se réduit à son expression la plus simple, 
ainsi que l’imposent les difficultés d’une opération sou- 
terraine. Il faut alors aux Scolies, destinées à chercher 
et à paralyser sous le sol Les victuailles de leur famille, 
une proie rendue très vulnérable par le rapprochement 
des centres nerveux aïnsi que le sont les Charançons et 
les Buprestes des Cerceris ; et tel est le motif qui leur a 
fait échoir en partage les larves des Scarabéiens. 


_ LE PROBLÈME DES SCOLIES 57 


Avant de parvenir à ce lot si restreint et si judicieu- 
sement choisi, avant de connaître le point précis, 
presque mathématique, où le dard doit pénétrer pour 
amener soudain une immobihité durable, avant de sa- 
voir consommer sans péril de pourriture une proie st 
corpulente, enfin avant de réunir ces trois conditions 
de succès, que faisaient donc les Scolies ? 

Elles hésitaient, cherchaient, essayaient, répondra 
l’école de Darwin. Une longue suite de tâtonnements 
aveugles a fini par réaliser la combinaison la plus favo- 
rable, combinaison désormais perpétuée par la transmis- 
sion de l’atavisme. Cette coordination savante entre le 
but et les moyens fut, à l’origine, un résultat fortuit. 

Le hasard! refuge commode. Je hausse les épaules 
lorsque je l’entends invoquer pour expliquer la genèse 
d’un instinct aussi complexe que celui des Scolies. Au 
début l'animal tâtonne, dites-vous ; ses préférences 
n'ont rien de déterminé. Pour nourrir sa larve carnas- 
sière, 1l prélève tribut sur tout genre de gibier, en rap- 
- port avec les forces du chasseur et les appétits du nour- 
risson ; sa descendance fait essai de ceci, puis de cela, 
puis d'autre chose, à l'aventure, jusqu'à ce que les siè- 
cles accumulés aient amené le choix dont la race se 
trouve le mieux. Alors se fixe l'habitude, devenue 
l'instinct. - 

Soit. Admettons pour l'antique Scolie une proie diffé- 
rente de celle qu'adopte le déprédateur moderne. Si la 
famille prospérait avec une alimentation maintenant dé- 
laissée, on ne voit pour la descendance aucun motif 
d’en changer ; l'animal n’a pas les caprices gastronomi- 
ques d’un gourmet rendu difficile par la satiété. De ce 
régime, la prospérité faisait habitude; et l'instinct se 


58 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


fixait autre qu'il n’est aujourd’hui. Si la nourriture pri- 
mitive, au contraire, ne convenait pas, la famille péricli- 
tait, et tout essai d'amélioration dans l'avenir devenait 
impossible, la mère mal inspirée ne laissant pas d’héri- 
tiers. 

Pour échapper à la strangulation par ce double lacet, 
la théorie répondra que les Scolies descendent d’un pré- 
curseur, être indéterminé, mobile de mœurs, mobile 
de formes, se modifiant suivant les milieux, les régions, 
les conditions climatériques, et se ramifiant en races 
dont chacune est devenue une espèce avec les attributs 
qui la caractérisent aujourd’hui. Le précurseur est le 
Deus ex machinà du transformisme. Quand la difficulté 
devient par trop pressante, vite un précurseur qui com- 
blera les vides, vite un être imaginaire, nébuleux jouet 
de l'esprit. C’est vouloir illuminer une obscurité avec 
une autre plus noire ; c’est faire éclairer le jour par un 
entassement de nuées. Des précurseurs se trouvent plus 
aisément que des raisons valables. Mettons néanmoins 
à l'essai celui des Scolies. | 

Que faisait-il? Étant bon à tout, il faisait un peu de 
tout. Dans sa lignée se trouvèrent des novateurs qui pri- 
rent goût à miner le sable et l’humus. Là, furent rencon- 
trées les larves de la Cétoine, de l'Orycte, de l’Anoxie, 
succulents morceaux pour l'éducation de la famille. 
Par degrés, l’hyménoptère indécis revêtit les formes ro- 
bustes exigées par le travail sous terre; par degrés il 
apprit à poignarder savamment ses dodues voisines ; par 
degrés il acquit l’art si délicat de consommer sa proie 
sans la tuer, par degrés enfin, la grasse nourriture ai- 
dant, 1l devint la forte Scolie qui nous est familière. Ce 
point franchi, l'espèce est façonnée ainsi que son instinct. 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 59 


Voilà bien des degrés, et des plus lents, et des plus 
incroyables, alors que l'hyménoptère ne peut faire race 
qu'à la condition expresse d’un succès parfait dès le 
premier essai. N'insistons pas davantage sur l’insur- 
montable objection ; admettons qu’au milieu de tant 
de chances défavorables quelques favorisés survivent, 
de plus en plus nombreux, d’une génération à l’autre, à 
mesure que se perfectionne l’art de la périlleuse éduca- 
cation. Les légères variations dans un mème sens 
s'ajoutent, forment une intégrale définie, et voici fina- 
lement l'antique précurseur devenu la Scolie de notre 
époque. 

A l’aide d’une phraséologie vague, qui jongle avec 
le secret des siècles et l'inconnu de l'être, est aisément 
édifiée une théorie où se complet notre paresse, rebu- 
tée qu'elle est par les études pénibles, dont le résultat 
final est le doute encore plus que l'affirmation. Mais si, 
loin de nous satisfaire de généralités nébuleuses et 
d'adopter comme monnaie courante des mots consacrés 
par la vogue, nous avons la persévérance de scruter la 
vérité aussi avant que possible, les choses changent 
grandement d'aspect et sont reconnues bien moins sim- 
-ples que ne le disent nos vues trop précipitées. Géné- 
raliser, est certes, travail de haute valeur : la science 
n'existe qu à cette condition-là. Gardons-nous toutefois 
d’une généralisation non assise sur des bases assez mul- 
tipliées, assez solides. 

Lorsque ces bases manquent, le grand généralisateur, 
c’est l'enfant. Pour lui, la gent emplumée, c’est l'oiseau 
tout court ; et la gent reptilienne, le serpent, sans autre 
-différence que celle du gros au petit. Ignorant tout, il 
généralise au plus haut degré ; il simplifie dans son im- 


60 | SOUVENIRS -ENTOMOLOGIQUES 
puissance de voir le complexe. Plus tard, il apprendra 
que le moineau n’est pas le bouvreuil, que la linotte 
n'est pas le verdier; il particularisera, et chaque jour 
davantage, à mesure que son esprit d'observation sera 
mieux exercé. Il ne voyait d’abord que des ressemblan- 
ces, il voit maintenant des différences, mais non toujours 
assez bien pour éviter des rapprochements incongrus. 
Dans l’âge mûr, il commettra, — la chose est à peu 
près certaine, — des solécismes zoologiques pareils à 
ceux que me débite mon jardinier. Favier, le vieux sol- 
dat, n’a jamais ouvert un livre, et pour cause. Il sait à 
peu près chiffrer : Le chiffre, bien plus que la lecture, est 
imposé par les brutalités de la vie. Ayant promené sa 
gamelle dans trois parties du monde, il a l'esprit ouvert 
et la mémoire bourrée de souvenirs, ce qui ne l'empêche 
pas, lorsque nous causons un peu des bêtes, d'émettre 
les affirmations les plus insensées. Pour lui, la chauve- 


souris est un rat qui a pris des ailes ; le coucou est un 


épervier retiré des affaires ; la limace, un escargot qui, 
prenant de l’âge, a perdu sa coquille; l’engoulevent, le 
Chaoucho-grapaou comme il l'appelle, est un vieux cra- 
paud qui, passionné de laitage, s’est emplumé pour ve- 
nir, dans les bergeries, téter les chèvres. On ne lui ôte- 
rait pas ces idées biscornues de la tête. Favier est, on 
le voit, un transformiste à sa façon, un transformiste 
de haute volée. Rien ne l’arrête dans la filiation ani- 
male. Il a réponse à tout . ceci vient de cela. Si vous lui 
demandez pourquoi? il vous répond : voyez la ressem- 
blance. | 

Lui reprocherons-nous ces insanités lorsque nous en- 
tendons cet autre acclamer l’anthropopithèque, le pré- 
eurseur de l’homme, séduit qu'il est par les formes de 


| LE PROBLÈME DES SCOLIES 6t 


la guenon? Rejetterons-nous les métamorphoses du 
Chaoucho-grapaou lorsqu'on vient sérieusement nous 
dire : Dans l’état actuel de la science, il est parfaitement 
démontré que l’homme descend de quelque macaque à 
peine dégrossi. Des deux transformations, celle de Fa- 
vier me semble encore la plus admissible. Un peintre, de 
mes amis, frère du grand symphoniste Félicien David, 
_ me faisait un jour part de ses réflexions sur la structure 
humaine. — Vé, moun bel ami, me disait-il, vé : l’homé 
a lou dintré d’un por et lou déforo d’uno mounino. — Je 
livre la boutade du peintre à qui serait désireux de faire 
dériver l’homme du marcassin, lorsque le macaque sera 
démpdé. D’après David, la filiation s'affirme par les res- 
semblances internes : L’homé a lou dintré d’un por. 

L’artisan de précurseurs ne voit que des ressemblances 
organiques, et dédaigne les différences d'aptitude. A ne 
consulter que l'os, la vertèbre, le poil, les nervures de 
l'aile , les articles de l'antenne, l'imagination peut dres- 
ser tel arbre généalogique que demanderont nos sys- 
tèmes, car enfin l'animal, dans sa généralisation la plus 
large, est formulé par un tube qui digère. Avec ce fac- 
teur commun, la voie est ouverte à toutes les divaga- 
tions. Une machine se juge, non d’après tel ou tel 
rouage, mais d’après la nature du travail accompli. Le 
monumental tourne-broche d’une auberge de rouliers et 
le chronomètre Bréguet ont, l’un et l’autre, des rouages 
engrenés de façon à peu près similaire. Mettrons-nous 
ensemble les deux mécaniques? Oublierons-nous que 
l’une fait tourner devant l’âtre un quartier de mouton, 
et que l’autre fractionne le temps en secondes ? 

De même, l’échafaudage organique est dominé de 
bien haut par les aptitudes de l’animal, les aptitudes 


62 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


psychiques surtout, cette caractéristique supérieure. 
Que le Chimpanzé, que le hideux Gorille aient avec nous 
d'intimes ressemblances de structure, c'est évident. 
Mais consultons un peu les aptitudes. Quelles différen- 

es, quel abime de séparation! Sans s'élever jusqu'au 
fameux roseau dont parle Pascal, ce roseau qui, dans 
sa faiblesse, et par cela seul qu'il se sait écrasé, est su- 
périeur à l'univers qui l’écrase, on peut exiger au moins 
qu’on nous montre quelque part l'animal se créant un 
outil, multiplicateur de l’adresse et de la force, et pre- 
nant possession du feu, élément primordial du progrès. 
Maître de l'outil et du feu! Ces deux aptitudes, si sim- 
ples qu'elles soient, caractérisent mieux l'homme que 
le nombre de ses vertèbres et de ses molaires. 

Vous nous dites que l'homme, d’abord brute velue, 
marchant à quatre pattes, s’est dressé sur les pattes de 
derrière et a perdu ses poils; et vous nous démontrez 
avec complaisance de quelle manière s’est effectuée l'éli- 
mination du pelage hirsute. Au lieu d’étayer un système 
sur une poignée de bourre gagnée ou perdue, peut-être 
conviendrait-il mieux d'établir comment la brute"origi- 
nelle est parvenue à la possession de l'outil et du feu. 
Les aptitudes ont plus d'importance que les poils, et 
vous les négligez parce que là vraiment réside l’insur- 
montable difficulté. Voyez comme le grand maître du 
transformisme hésite, balbutie lorsqu'il veut faire entrer 
l'instinct, de gré ou de force, dans le moule de ses for- 
mules. Ce n’est pas aussi commode à manier que la 
couleur du pelage, la longueur de la queue, l'oreille 
pendante ou dressée. Ah! oui, le maître sait bien que 
c'est là que le bât le blesse. L'inslibe lui échappe et is 
crouler sa théorie. 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 63 


Reprenons ce que les Scolies nous apprennent sur 

cette question qui, d'un ricochet à l’autre, touche à notre 
propre origine. D’après les idées darwiniennes, nous 
avons admis un précurseur inconnu qui, d'essais en es- - 
sais, aurait adopté pour provision de bouche les larves 
de Scarabéiens. Ce précurseur, modifié par, la variété 
des circonstances, se serait subdivisé en ramifications, 
dont l’une, fouillant l'humus et préférant la Cétoine à 
tout autre gibier, hôte du même tas, est devenue la Sco- 
lie à deux bandes; dont une autre, adonnée encore à 
l'exploration du terreau, mais faisant choix de l’Orycte, 
a laissé pour descendance la Scolie des jardins; dont 
une troisième enfin , s'établissant dans les terres sablon- 
neuses et y trouvant l’Anoxie, a été l'ancêtre de la Sco- 
lie interrompue. À ces trois ramifications doivent incon- 
testablement s’en adjoindre d’autres qui complètent la 
série des Scolies. Leurs mœurs ne m’étant connues que 
par analogie, je me borne à les mentionner. 
_ D'un précurseur commun dériveraient donc, au moins, 
les trois espèces qui me sont familières. Pour franchir 
la distance du point de départ au point d'arrivée, toutes 
les trois ont eu à vaincre des difficultés, très graves 
considérées isolément, et aggravées encore par cette 
circonstance que l’une d’elles surmontée n'’aboutit à 
rien si les autres n’ont pas également heureuse issue. 
Il y a là, pour le succès, une suite de conditions, cha- 
cune avec des chances presque nulles, et dont l’ensem- 
ble se réalisant est une absurdité mathématique, si le 
hasard seul doit être invoqué. 

Et d’abord, comment l'antique Scolie, ayant à pour- 
voir de vivres sa famille carnassière, a-t-elle adopté 
pour gibier uniquement des larves qui par la concen- 


64 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tration de leur système nerveux font une exception si 
remarquable et si limitée dans la série des insectes? 
Quelle chance le hasard lui offrait-1l d’avoir pour lot 
cette proie, la plus convenable de toutes parce qu'elle 
est la plus vulnérable? La chance de l'unité en face du 
nombre indgfini des espèces entomologiques. Un pour, 
l'immensité contre. 

Poursuivons. La larve de Scarabéien est happée sous 
terre, pour la première fois. L’assaillie proteste, se dé- 
fend à sa manière, s’enroule et de partout présente au 
dard une surface dont la blessure est sans péril sérieux. 
Il faut pourtant que l’hyménoptère, tout novice, choi- 
sisse pour y plonger son arme empoisonnée, un point, 
un seul, étroitement limité et caché dans les replis de 
l'animal. S'il se trompe, 1l est perdu peut-être : la bête, 
irritée par la cuisante piqüre, est de force à l'éventrer 
sous les crocs de ses mandibules. S'il échappe au dan- 
ger, il périra du moins sans laisser descendance, les 
vivres nécessaires manquant. Le salut est là pour lui 
et pour sa race : du premier coup, il lui faut attein- 
dre le petit noyau nerveux qui mesure à peine un demi- 
millimètre de largeur. Quelle chance a4-1l de plonger là 
le stylet, si rien ne le guide ? La chance de l'unité en 
face du nombre de points composant le corps de la vic- 
time. Un pour et l’immensité contre. 

Allons toujours. Le dard a réussi, la grasse larve est 
immobilisée. En quel point maintenant convientl de 
déposer l'œuf ? En avant, en arrière, sur les flancs, sur 
le dos, sur le ventre? Le choïx n’est pas indifférent. Le 
jeune ver percera la peau de sa victuaille au point même 
où l'œuf était fixé ; et l'ouverture faite, il ira de l'avant 
sans scrupule. Si ce point d'attaque est mal choisi, le 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 65 


aourrisson est exposé à rencontrer bientôt sous les 
mandibules un organe essentiel, quil importait de 
respecter jusqu'à la fin pour conserver les vivres 
frais. Rappelons-nous avec quelle difficulté l'éducation 
s'achève quand on dérange la petite larve de l’emplace- 
ment choisi par la mère. La pourriture du gibier promp- 
tement arrive, et avec elle la mort de la Scolie. 

Il me serait impossible de préciser les motifs qui font 
adopter le point où l’œuf est déposé; j’entrevois des 
raisons générales, mais les détails m'échappent, faute 
d'être suffisamment versé dans les questions les plus 
délicates de l'anatomie et de la physiologie entomolo- 
gique. Ce que je sais en parfaite certitude, c’est l’inva- 
riabilité du point choisi pour le dépôt de l’œuf. Sans une 
seule exception, sur toutes les victimes extraites de 
l’amas de terreau, — et elles sont nombreuses, — l'œuf 
est fixé en arrière de la face ventrale, à la naissance 
de la tache brune formée par le contenu de l'appareil 
digestif. 

Si rien ne la guide, quelle chance a la mère de coller 
son œuf en ce point, toujours le même parce qu'il est 
privilégié pour le succès de l'éducation? Une bien petite, 
représentée par le rapport de deux ou trois millimètres 
carrés à la superficie totale de la proie. 

Est-ce tout? Pas encore. Le ver éclôt, il perce le ventre 
de la Cétoine au point voulu, il plonge son long col 
dans les viscères, il fouille et se repaît. S'il mord à 
l'aventure, si pour le choix des morceaux il n’a d’autre 
guide que les préférences du moment et les brutalités 
d'un appétit impérieux, infailliblement il s'expose à 
l'intoxication par la pourriture, car la proie lésée dans 
les organes qui lui conservent un reste de vie, achèvera 

5 


66 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de mourir dès les premières bouchées. La copieuse 
pièce doit être consommée avec un art prudent; ceci 
avant cela, et après cela autre chose, toujours avec 
méthode jusqu’à ce que s’approchent les derniers coups 
de dent. Alors c’est la fin de la vie pour la Cétoine, 
mais c’est aussi la fin du repas pour la Scolie. Si le ver 
est novice consommateur, si un instinct spécial ne con- 
duit ses mandibules dans le ventre de la proie, quelle 
chance a-t-il de réussir dans sa périlleuse alimentation ? 
La chance qu’aurait un loup affamé de faire la fine 
anatomie de son mouton quand il tire à lui avide- 
ment, déchire par lambeaux et engloutit. 

Ces quatre conditions de succès, avec la chance si 
voisine de zéro pour chacune, doivent se réaliser toutes 
à La fois sinon l'éducation ne peut aboutir. La Scolie 
a-t-elle fait capture d’une larve à centres nerveux ras- 
semblés, d'une larve de Cétoine, par exemple, ce n’est 
rien encore si elle ne dirige pas son dard vers l'unique 
point vulnérable. Connaît-elle à fond l’art de poignar- 
der la victime, ce n’est rien encore si elle ignore où il 
convient de fixer l'œuf. L'emplacement convenable 
trouvé, tout ce qui précède ne compte pas si le ver 
n’est pas instruit de la méthode à suivre pour dévorer 
la proie toui en la conservant vivante. Ou tout, ou rien. 

Qui oserait évaluer la chance finale sur laquelle est 
basée l'avenir de la Scolie ou de son précurseur, cette 
chance complexe dont les facteurs sont quatre événe- 
ments infiniment peu probables, on dirait presque qua- 
tre impossibilités ? Et pareil concours serait un résultat 
fortuit, d'où dériverait l'instinct actuel. Allons donc! 

Sous un autre aspect, le darwinisme a des démélés 
avec les Scolies et leur proie. Dans le tas de terreau que 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 67 


j'exploite pour écrire cette histoire vivent ensemble trois 
genres de larves appartenant au groupe des Scara- 
béiens : la Cétoine, l'Orycte, le Scarabée pentodon. 
Leur structure interne est à peu près pareille, leur nour- 
riture est la même et consiste en matières végétales 
décomposées; leurs mœurs sont identiques : vie souter- 
raine dans des galeries de mine fréquemment renouve- 
lées, grossier cocon ovoïde en matériaux terreux. Mi- 
lieu, régime, industrie, structure interne, tout est 
semblable, et cependant l’une des trois larves, celle de 
la Cétoine, fait avec ses commensales une disparate des 
plus singulières; seule parmi les Scarabéiens, mieux que 
cela, seule dans l'immense série des insectes, elle pro- 
gresse sur le dos. 

Si les différences portaient sur quelques maigres dé- 
tails de structure, minutieux domaine du classificateur, 
sans hésiter on passerait outre ; mais un animal qui se 
renverse pour marcher le ventre en l’air ét n’adopte ja- 
mais d’autre manière de locomotion, quoique ayant des 
pattes, de bonnes pattes, mérite certainement examen. 
Comment la bête a-t-elle acquis sa bizarre méthode am- 
bulatoire , pourquoi s’est-elle avisée de marcher au re- 
bours des autres animaux ? 

À des questions pareilles, la science en vogue a tou- 
jours une réponse prête : adaptation au milieu. La larve 

de Cétoine vit dans des galeries croulantes, qu'elle pra- 
tique au sein du terreau. Semblable au ramoneur qui se 
fait appui du dos, des reins et des genoux pour se his- 
ser dans l’étroit canal d’une cheminée, elle se ramasse 
sur elle-même, elle applique contre la paroi du couloir 
d’une part le bout du ventre, d'autre part sa forte échine, 
et de l'effort combiné de ces deux leviers résulte la 


68 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


progression. Les pattes, d’un usage très restreint, pres- 
que nul, s’atrophient, tendent à disparaître comme le 
fait tout organe sans emploi; le dos, au contraire, prin- 
cipal moteur, se renforce, se sillonne de robustes plis, se 
hérisse de grappins ou de cils; et graduellement, par 
adaptation à son milieu, la bête arrive à perdre la mar- 
che qu’elle ne pratique pas, et à la remplacer par la 
reptation sur le dos, mieux appropriée aux galeries sou- 
terraines. 

Voilà qui est bien. Maïs alors dites-moi, je vous prie, 
pourquoi les larves de l’Orycte et du Scarabée dans 
l’humus, pourquoi la larve de l’Anoxie dans le sable, 
pourquoi la larve du Hanneton dans la terre de nos cul- 
tures, n'ont-elles pas acquis, elles aussi, l'aptitude à 
marcher sur le dos? Dans leurs galeries, elles suivent la 
méthode des ramoneurs tout aussi bien que le fait la 
larve de Cétoine; pour progresser, elles s’aident rude- 
ment de l’échine sans être encore parvenues à cheminer 
le ventre en l’air. Auraïent-elles négligé de s’accommo- 
der aux exigences du milieu? Si l’évolution et le mi- 
lieu sont cause de la marche renversée de l’une, j'ai le 
droit, à moins de me payer de mots, d’en exiger autant 
des autres, lorsque leur organisation est si voisine et le 
genre de vie identique. 

Je tiens en médiocre estime des théories qui, de deux 
cas similaires, ne peuvent interpréter l’un sans être en 
contradiction avec l’autre. Elles me font sourire, quand 
elles tournent à la puérilité. Exemple : pourquoi le tigre 
a-t-il le pelage fauve avec des raies noires ? Affaire du 
milieu , répond un maître en transformisme. Embusqué 
dans les fourrés de bambous où l'illumination dorée du 
soleil est découpée par les bandes d'ombre du feuil- 


ré 


LE PROBLÈME DES SCOLIES 69 


lage, l'animal, pour mieux se dissimuler, a pris la teinte 
de son milieu. Les rayons de soleil ont donné le fauve 
du pelage ; les bandes d'ombre en ont donné les traits 
noirs. 

Et voilà. Qui n’admettra pas l'explication sera bien 
difficile. Je suis un de ces difficiles. Si c'était là cocasse- 
rie de table, après boire, entre la poire et le fromage, 
volontiers je ferais chorus ; mais hélas! trois fois hélas ! 
cela se débite sans rire, magistralement, solennellement, 
comme le dernier mot de la science. Toussenel, en son 
temps, proposait aux naturalistes une insidieuse ques- 
tion. Pourquoi, leur disait-il, les canards ont-ils une pe- 
tite plume frisée sur le croupion? — Nul, que je sache, 
ne répondit au malin questionneur, le transformisme 
n'étant pas encore là. De nos jours le parce que vien- 
drait à l'instant, aussi lucide, aussi motivé que le parce 
que du pelage du tigre. 

Assez d’enfantillages. La larve de Cétoine marche sur 
le dos parce qu'elle a toujours marché ainsi. Le milieu 
ne fait pas l'animal; c’est l'animal qui est fait pour le 
milieu. A cette philosophie naïve, tout à fait vieux jeu, 
j'en adjoins une autre que Socrate formulait ainsi : Ce 
que je sais le mieux, c’est que je ne sais rien. 


V 


LES PARASITES 


En août et septembre, engageons-nous dans quelque 
ravin à pentes nues et violemment ensoleillées. S'il se 
présente un talus cuit par les chaleurs de l'été, un re- 
coin tranquille à température d’étuve, faisons halte : il 
y a là riche moisson à cueillir. Ce petit Sénégal est la 
patrie d’une foule d'hyménoptères, les uns mettant en 
silos, pour provision de bouche de la famille, ici des 
charancons, des criquets, des araignées, là des mou- 
ches de toutes sortes, des abeilles, des mantes, des 
chenilles ; les autres amassant du miel, qui dans des 
outres en baudruche, des pots en terre glaise, qui dans 
des sacs en cotonnade, des urnes en rondelles de 
feuilles. 

A la gent laborieuse qui pacifiquement maçonne, our- 
dit, tisse, mastique, récolte, chasse et met en magasin, 
se mêle la gent parasite qui rôde, affairée, d’un domi- 
cile à l’autre, fait le guet aux portes et surveille l’occa- 
sion favorable d'établir sa famille aux dépens d'autrui. 

Navrante lutte, en vérité, que celle qui régit le monde 
de l’insecte et quelque peu aussi le nôtre? À peine un 
travailleur a-t-il, s’exténuant, amassé pour les siens, 
que les improductifs accourent lui disputer son bien. 
Pour un qui amasse, ils sont parfois cinq, six et davan- 


ee a SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tage acharnés à sa ruine. Il n’est pas rare que le dé- 
nouement soit pire que larcin et devienne atroce. La 
famille du travailleur, objet de tant de soins, pour 
laquelle logis a été construit et provisions amassées, suc- 
combe, dévoré par des intrus, lorsque est acquis le ten- 
dre embonpoint du jeune âge. Recluse dans une cellule 
fermée de partout, défendue par sa coque de soie, la 
larve, ses vivres consommés, est saisie d’une profonde 
somnolence pendant laquelle s’opère le remaniement 
organique nécessaire à la future transformation. Pour 
cette éclosion nouvelle qui d’un ver doit faire une 
abeille, pour cette refonte générale dont la délicatesse 
exige repos absolu, toutes les précautions de sécurité 
ont été prises. 

Ces précautions seront déjouées. Dans la forteresse 
inaccessible, l'ennemi saura pénétrer, chacun ayant sa 
tactique de guerre machinée avec un art effrayant. 
Voici qu'à côté de la larve engourdie un œuf est in- 
troduit au moyen d’une sonde; oubien, si pareil ins- 
trument fait défaut, un vermisseau de rien, un atome 
vivant, rampe, glisse, s’insinueet parvient jusqu’à la dor- 
meuse, qui ne se réveillera plus, devenu succulent lar- 
don pour son féroce visiteur. De la loge et du cocon de 
sa victime l'intrus fera sa loge à lui, son cocon à lui; 
et l’an prochain, au lieu du maître de céans, il sortira 
de dessous terre le bandit usurpateur de l'habitation et 
consommateur de l'habitant. 

Voyez celui-ci, bariolé de noir, de blanc et de rouge, 
à tournure de lourde fourmi velue. Il explore pédestre- 
ment le talus, il visite les moindres recoins, il ausculte 
le terrain du bout des antennes. C’est une Mutille, fléau 
des larves au berceau. La femelle est privée d'ailes, 


LES PARASITES 73 


mais pourvue, en sa qualité d’hyménoptère, d’un cui- 
sant stylet. Aux yeux du novice, aisément elle passe 
pour une sorte de robuste fourmi, que rend exception- 
nelle sa criarde livrée d’Arlequin. Amplement aiïlé et plus 
gracieux de forme, le mâle vole, allant et revenant 
sans cesse, à quelques pouces au-dessus de la nappe 
sablonneuse. Des héures durant sur la même piste, à 
l'exemple des Scolies, il épie la sortie des femelles hors 
de terre. Si notre surveillance ne s’impatiente pas, nous 
verrons la mère, après avoir erré au pas de course, 
s'arrêter quelque part, gratter, fouiller et finalement 
déblayer une galerie souterraine dont rien ne trahissait 
l'entrée ; mais à sa clairvoyance est évident ce qui pour 
nous est invisible. Elle pénètre dans le logis, y séjourne 
quelque temps, et reparaît enfin pour remettre en place 
les déblais et clôturer la porte comme elle l'était au 
début. La scélérate ponte est perpétrée : l’œuf de la 
Mutille est dans le cocon d'autrui, à côté dela larve 
somnolente dont se nourrira le nouveau-né. 

En voici d’autres tout rutilants d’éclairs métalliques, 
or, émeraude, azur et pourpre. Ce sont les colibris des 
insectes, les Chrysis, autres exterminateurs de larves 
prises de léthargie dans leurs cocons. Sous la splendeur 
du costume se cache en eux l’atroce assassin d'enfants 
au berceau. L’un d’eux, mi-partie émeraude et carmin 
tendre, le Parnope carné, audacieusement pénètre dans 
le souterrain du Bembex rostré, alors même que la mère . 
se trouve au logis, apportant nouvelle pièce de gibier à 
sa larve, qu'elle nourrit au jour le jour. Pour cet élégant 
malfaiteur, inhabile au travail de terrassier, c’est l’uni- 
que moment de trouver la porte ouverte. La mère ab- 
sente, le logis serait clos, et le Chrysis, le bandit à l'habit 


74 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


royal, ne saurait pénétrer. Il entre donc, lui le nain, 
chez le colosse dont il médite la ruine ; il se glisse jus- 
qu’au fond du manoir sans souci du Bembex, de son 
aiguillon et de sa forte mâchoire. Que lui importe que 
le logis ne soit pas désert? Soit insouciance du péril, 
soit terreur insurmontable, la mère Bembex laisse faire. 

L'incurie de l’envahi n'a d’égale que l'audace de 
l'envahisseur. N’ai-je pas vu l’Anthophore, à l'entrée de 
sa demeure, se ranger un peu de côté et faire place 
libre pour laisser pénétrer la Mélecte qui va, dans les 
cellules garnies de miel, substituer sa famille à celle 
de la malheureuse ! On eût dit deux amies qui se ren- 
contrent sur le seuil de la porte, l’une entrant, l’autre 
sortant 

C’est écrit : tout se passera sans encombre dans les 
souterrains du Bembex; et l’an prochain, si l’on ouvre 
les coques du chasseur de Taons, on en trouvera conte- 
nant un deuxième cocon en soie roussâtre, de la forme : 
d'un dé à coudre dont l’orifice serait bouché par un 
opercule plan. Dans cet habitacle soyeux, que défend 
la dure coque extérieure, se trouve un Parnope carné. 
Quant à la larve du Bembex, cette larve qui a tissé de 
soie, puis incrusté de sable le cocon extérieur, elle a 
disparu totalement, moins la guenille de l’épiderme. 
Disparue, comment? La larve du Chrysis l’a mangée. 

Encore un de ces malfaiteurs splendides. Il est bleu- 
lapis sur le thorax, bronze florentin et or sur le ventre 
avec écharpe terminale d’azur. Les momenclateurs l'ont 
baptisé Sti/bum calens, Fab. Lorsque l’'Eumène d'Amédée 
a bâü sur le roc son agglomération de cellules en forme 
de dôme, avec revêtement de petits cailloux enchâssés, 
lorsque les provisions de chenilles sont consommées et 


LES PARASITES 75 


que les recluses ont tapissé de soie leurs appartements, 
on voitle Chrysis stationner sur l’inviolable forteresse. 
Quelque imperceptible fissure, quelque défaut dans la 
cohésion du ciment, lui permet sans doute d'introduire 
son œuf, avec l’oviducte qui s’allonge en sonde. Tou- 
jours est-il que, sur la fin du mois de mai suivant, la 
chambre de l'Eumène contient un cocon encore de la 
forme d’un dé à coudre. De ce cocon sort un Sri/bum 
_calens. De la larve de l’'Eumène, plus rien. Le Chrysis 
s’en est repu. | 

Les diptères largement prennent part au brigandage. 
Et ils ne sont pas les moins rédoutables, eux les impo- 
tents, parfois si débiles que le collectionneur n'ose les 
saisir du bout des doigts, crainte de les écraser. Il y en 
a d’habillés d’un velours extra-fin, que le moindre attou- 
chement fait tomber. Ce sont des flocons de duvet pres- 
que aussi frèles, dans leur molle élégance, que l'édifice 
cristallin d’un flocon de neige avant de toucher terre. 
On les nomme Bombyles. 

A cette délicatesse de structure s’associe une puis- 
sance de vol inouïe. Voyez celui-ci, qui plane immobile 
à une coudée du sol. Les ailes ont des vibrations si 
rapides, qu'on les dirait en repos. L'insecte semble 
suspendu au même point de l’espace par quelque fil in- 
visible. Vous faites un mouvement, et le Bombyle a dis- 
paru. Vous le cherchez du regard autour de vous, au 
loin, jugeant de la distance d’après la fougue de l'essor. 
Rien par ici et rien par là. Où donc est-il! Tout près de 
vous. Regardez au point de départ : le Bombyle y est 
encore, immobile et planant. De cet observatoire aérien, 
aussi brusquement retrouvé que quitté, il imspecte le 
sol, il surveille l'occasion favorable pour établir son œuf 


76 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


en ruinant autrui. Que convoite-il pour les siens, ma- 
gasin à miel, conserves de gibier, larves en torpeur de 
transformation ? Je l’ignore encore. Ce que je sais bien, 
c’est que ses pattes fluettes, son costume de velours si 
vite défloré, ne lui permettent pas des recherches sou- 
terraines. Le lieu propice reconnu, soudain il s’abattra ; 
il déposera son œuf à la surface en touchant le sol du 
bout du ventre, et tout aussitôt se relèvera. Ce que je 
soupçonne, d’après des motifs exposés plus loin, c'est 
que le vermisseau issu de l’œuf du Bombyle doit de Iui- 
même, à ses risques et périls, parvenir aux vivres dont 
la mère a reconnu l’étroite proximité. La débilité ma- 
ternelle ne pouvant faire davantage, c’est au nouveau-né 
de se glisser dans le réfectoire. = 

Je connais mieux les manœuvres des Tachinaires, in- 
fimes moucherons grisâtres qui, tapis au soleil sur le 
sable, dans le voisinage d’un terrier, attendent patiem- 
ment l'heure du mauvais coup. Qu’apparaissent, de re- 
tour de la chasse, un Bembex avec son taon, un Philan- 
the avec son abeille, un Cerceris avec son charançon, 
un Tachyte avec son criquet, et aussitôt les parasites 
sont là, allant, revenant, virant avec le chasseur, tou- 
jours à son arrière, sans se laisser dérouter par la tac- 
tique prudente des fuites et des retours. Au moment où 
le chasseur pénètre chez lui, le gibier entre les pattes, 
ils se précipitent sur la proie qui va disparaître sous 
terre, et prestement y déposent leurs œufs. En un clin 
d'œil c’est fait : avant que le seuil de la porte soit franchi, 
sur la pièce de gibier sont attablés en germe de nou- 
veaux convives, qui se nourriront de victuailles non 
amassées pour eux et tueront par la faim les fils de la 
maison. 


LES PARASITES | 77 


Cet autre, qui repose sur le sable brûlant, est encore 
un diptère, un Anthrax. Il a les ailes amples, étalées sui- 
vant l'horizontale, enfumées dans une moitié, hyalines 
dans l’autre. Il porte costume de velours comme le 
Bombyle, son proche voisin dans les registres systéma- 
tiques; mais si le moelleux duvet est pareil de finesse, 
il est bien différent de coloration. Anthrax, charbon, 
nous dit le grec. Dénomination heureuse qui reporte à 
l'esprit la livrée lugubre du diptère, livrée d’un noir de 
charbon avec larmes d’un blanc d'argent. Chez les Cro- 
cises etles Mélectes, hyménoptèresparasites, se retrouve 
semblable vêtement de grand deuil; ailleurs, je ne con- 
nais plus d'exemple de cette violente opposition du noir 
et du blancpurs. ; 

Aujourd’hui qu'avec une superbe assurance on donne 
interprétation à tout, aujourd’hui qu'on explique la cri- 
nière fauve du lion par la teinte des sables africains, 
ies raies obscures du tigre par les bandes d'ombre des 
roseaux de l'Inde, et tant d’autres magnifiques choses 
aussi lucidement débrouillées des ténèbres de l'inconnu, 
j'aimerais assez que l’on me parlât de la Mélecte, de la 
Crocise, de l’Anthrax, et qu’on me dit l’origine de leur 
costume si exceptionnel. 

Le mot de mimétisme a été expressément inventé 
pour désigner la faculté qu’aurait l'animal de se con- 
former à l'aspect de son milieu et d’imiter les objets qui 
l'entourent, au moins sous le rapport de la coloration. 
Cela lui serait utile, dit-on, pour déjouer ses ennemis, 
ou pour se rapprocher de sa proie sans lui donner 
l'éveil. Se trouvant bien de cette dissimulation, source 
de prospérité, chaque race, épurée au crible de la lutte 
pour la vie, aurait conservé les mieux doués en mimé- 


4 


| AE ; 
78 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tisme, et aurait laissé éteindre les autres, de façon à 
convertir progressivement en caractère fixe ce quin était 
au début qu’une accidentelle acquisition. 

L’alouette est devenue couleur de terre pour se dé- 
rober aux regards du rapace quand elle becquette dans 
les guérets; le lézard ordinaire a pris la teinte vert 
d’herbe pour se confondre avec le feuillage des fourrés 
où il s'embusque; la chenille du chou s’est précaution- 
née contre le bec de l’oisillon en prenant la couleur de 
la plante qui la nourrit. Et ainsi des autres. 

En mes jeunes années ces rapprochements m’auraient 
intéressé : j'étais mûr pour ce genre de science. Entre 
nous, le soir, sur la paille des aires, nous parlions du 
Drac, le monstre qui pour duper les gens etles happer 
plus sûrement, se confondait avec un bloc de rocher, un 
tronc d'arbre, un fagot de ramée. Depuis ces temps heu- 
reux des naïves croyances, le scepticisme m'a quelque 
peu refroidi l'imagination. En parallèle avec les trois 
exemples que je viens de citer, je me demande ceci. 
Pourquoi la bergeronnette cendrée, qui cherche sa nour- 
_ riture dans les sillons comme le fait l’alouette, a-t-elle la 
poitrine blanche avec superbe hausse-col noir? Ce cos- 
tume est de ceux qui se distinguent le mieux à distance 
sur le fond couleur de rouille du sol. D'où provient sa 
négligence à pratiquer le mimétisme? Elle en aurait 
bien besoin, la pauvrette, tout autant que sa compagne, 
des guérets. 

Pourquoi le lézard ocellé de Provence est-il aussi vert 
que le lézard ordinaire, lui qui fuit la verdure et choisit 
pour repaire, en plein soleil, quelque anfractuosité dans 
des roches pelées où ne végète pas même une toufle de 
mousse ? Si pour capturer la petite proie, son confrère 


LES PARASITES 79 


des taillis et des haies a senti le besoin de se dissimuler 
et de teindre en conséquence son habit brodé de perles, 
comment se fait-il que l'hôte des rocs ensoleillés persiste 
dans sa coloration verte et bleue, qui le trahit aussitôt 
sur la pierre blanchâtre? Insoucieux du mimétisme, 
serait-il moins habile chasseur de scarabées ; sa race 
marcherait-elle à la décadence? Je l’ai assez fréquenté 
pour être à même d'affirmer, en toute connaissance 
de cause, sa pleine prospérité tant en nombre qu'en 
vigueur. 

Pourquoi la chenille des euphorbes a-t-elle adopté 
pour son costume les couleurs les plus voyantes et les 
plus disparates avec la verdure du feuillage hanté, 
c’est-à-dire le rouge, le blanc, le noir, répartis par pla- 
ques violemment opposées l’une à l’autre? Serait-ce pour 
elle adaptation de peu de valeur que de suivre l'exemple 
de la chenille du chou et d’imiter la verdure de la plante 
nourricière ? N’a-t-elle pas ses ennemis? Oh! que si; 
bêtes et gens, qui n’en a pas? 

Semblable série de pourquoi pourrait indéfiniment se 
poursuivre. À chaque exemple de mimétisme, je me fe- 
rais un jeu, le loisir le permettant, d'opposer en foule 
des exemples contraires. Qu'est-ce donc que cette loi 
qui sur cent cas présente pour le moins quatre-vingt-dix- 
neuf exceptions ? Ah! misère de nous! Quelques faits 
trouvent interprétation dans leur fallacieuse concordance 
avec les vues dont nous sommes dupes. Nous entre- 
voyons dans un point de l'immense inconnu, un fantôme 
de vérité, une ombre, un leurre; l’atome expliqué vaille 
que vaille, nous croyons tenir l'explication de l'univers; 
et nous nous empressons de nous écrier : « La loi, voici 
la loi! » En attendant, à la porte de cette loi hurle, ne 


_ 


80 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES : 


pouvant trouver place, la multitude sans nombre des 
faits discordants. 

À la porte de la loi infiniment trop étroite, hurle la 
populeuse tribu des Chrysis, dont la magnificence 
d'éclat, digne des trésors de Golconde, jure avec la terne 
coloration des lieux fréquentés. Dans le but de tromper 
le regard du martinet, de l’hirondelle, du traquet et au- 
tres oisillons, leurs tyrans, ils ne s'adaptent certes pas à 
leurs sables, à leurs talus terreux, eux qui reluisent 
comme une escarboucle, comme une pépite d’or au 
milieu de son obscure gangue. La sauterelle verte, 
dit-on, s’est avisée de tromper ses ennemis en s’identi- 
fiant de coloration avec l'herbe, sa demeure ; et l’hy- 
ménoptère, si richement titré en instinct, en ruses de 
guerre, se serait laissé devancer en progrès par le stu- 
pide criquet! Loin de s'adapter comme le fait l’autre, 
il persiste dans son luxe inouï, le dénonçant à distance 
à tout consommateur d'insectes, en particulier au petit 
lézard gris, qui le guette avec passion sur les vieux 
murs tapissés de soleil. Il reste rubis, émeraude, tur- 
quoise au milieu de son gris entourage, et sa race n’en 
prospère pas moins. 

L'ennemi qui vous mange n’est pas seul à tromper; le 
 mimétisme ruse aussi de coloration avec celui qu’on doit 
manger. Voyez le tigre dans ses jungles, voyez la mante 
religieuse sur son rameau vert. L’astuce d'imitation est 
encore plus nécessaire quand il faut duper un amphy- 
trion aux dépens duquel s’établira la famille du para- 
site. Les Tachinaires semblent l’affirmer : ils sont grisä- 
tres, de couleur indécise comme le sol poudreux où ils 
se tapissent, attendant l’arrivée du chasseur chargé de 
sa capture. Mais c’est en vain qu'ils se dissimulent : le 


LES PARASITES 81 


Bembex, le Philanthe et les autres les voient de haut, 
avant de toucher terre; ils les reconnaissent très bien à 
distance malgré leur costume gris. Aussi planent-ils pru- 
demment au-dessus du terrier, et cherchent-ils, par des 
fugues soudaines, à dérouter le perfide moucheron, qui, 
de son côté, sait trop bien son métier pour se laisser 
entraîner et quitter les lieux où l’autre doit forcément 
revenir. Non, mille fois non : tout couleur de terre qu'ils 
sont, les Tachinaires, pour parvenir à leurs fins, n’ont 
pas plus de chance qu’une foule d’autres parasites dont 
le vêtement n’est pas en bure grise, conforme d’aspect 
avec les lieux fréquentés. Voyez les rutilants Chrysis; 
voyez les Mélectes et les Crocises, à houppes blanches 
sur fond noir. : 

On dit encore que, pour mieux le duper, le parasite 
prend à peu près la tournure et l’assortiment de cou- 
leurs de son amphytrion ; il se fait, en apparence, voisin 
inoffensif, travailleur de même corporation. Exemple les 
Psythires, qui vivent aux dépens des Bourdons. Mais 
en quoi, s'1l vous plaît, le Parnope carné ressemble-t-il 
au Bembex chez lequel il pénètre, le propriétaire pré- 
sent? En quoi la Mélecte ressemble-t-elle à l’'Anthophore, 
qui se range sur le seuil de sa porte pour la laisser en- 
trer? L'opposition des costumes est des plus marquées. 
Le grand deuil de la Mélecte n’a rien de commun avec 
Ja toison roussâtre de l’Anthophore. Le thorax émeraude 
et le carmin du Parnope n'ont pas le moindre trait de 
ressemblance avec la livrée jaune et noire du Bembex. 
Et puis le Chrysis, pour la taille, est un naïn par rapport 
au Nemrod véhément chasseur de Taons. 

D'ailleurs quelle singulière idée de faire dépendre le 
succès des parasites d'une ressemblance plus ou moins 

6 


82 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


fidèle avec l’insecte qui doit être détroussé. Mais c’est 
précisément le contraire qu'amènerait cette imitation. 
En dehors des hyménoptères sociaux, travaillant à une 
œuvre commune, l'insuccès serait certain, car ici, 
comme chez l’homme, le pire ennemi, c’est le cher col- 
Jègue. Ah! qu’une Osnie, qu’une Anthophore, qu'une 
Abeille maçonne ne mette pas indiscrètement la tête à 
la porte de sa voisine ; elle serait à l'instant rappelée 
aux convenances par de chaudes bourrades. Une épaule 
luxée, une patte estropiée pourraient bien être le prix 
d’une simple visite que ne dictait peut-être aucune mau- 
vaise intention. Chacun chez soi, chacun pour soi. Mais 
qu’un parasite se présente méditant son coup, fût-1l ac- 
coutré en Arlequin, en suisse d'église; fût-1l le Clairon, 
à élytres vermillon ét rosettes bleues; fût-il le Dioxys, 
à écharpe rouge en travers du ventre noir, c'est tout 
autre chose : on le laisse faire, où, s’il devient trop pres- 
sant, on le chasse d’un simple coup d’aile. Avec lui pas 
de démêlé sérieux, pas de rixe acharnée. Les horions 
sont pour le cher collègue. Allez donc après faire du 
mimétisme pour être bien reçu de l’Anthophore et du 
Chalicodome! Il suffit d'avoir vécu quelques heures avec 
les bêtes pour rire, sans remords, de ces naïves théories. 

En somme, le mimétisme est, à mes yeux, une pué- 
rilité. Si je ne tenais à rester poli, je dirais : c'est une 
niaiserie; et l'expression traduirait mieux ma pensée. 
Dans le domaine du possible, la variété des combinai- 
sons est infinie. Qu'il s’en trouve, çà et là, quelques-unes 
où l'animal concorde d’aspect avec les objets qui l’en- 
tourent, c'est incontestable. Il serait même fort étrange 
que de pareils cas fussent exclus de la réalité, tout étant 
possible. Mais à ces concordances clair-semées s'oppo- 


LES PARASITES . 83 


sent, les conditions restant les mêmes, les discordances 
les plus fortes, et tellement nombreuses qu'ayant pour 
elles la fréquence, elles devraient, suivant tor te logique, 
servir de base pour formuler la loi. Ici un fait dit oui; 
là mille faits disent non. Quel témoignage écouterons- 
nous? Il sera prudent de n’écouter ni l’un ni l’autre 
pour étayer un système. Le comment et le pourquoi des 
choses nous échappent; ce que nous décorons du titre 
prétentieux de loi n'est qu’une manière de voir de notre 
esprit, manière de voir fort louche, dont nous nous ac- 
commodons pour le besoin de notre cause. Nos préten- 
dues lois ne contiennent qu'un infime recoin de la réa- 
lité; souvent même elles ne sont gonflées que de vaines 
imaginations. Tel est le mimétisme, qui nous explique 
la Sauterelle verte par le feuillage vert où s'établit le 
locustien ; et passe sous silence le Crioceris, d’un rouge 
corail sur le feuillage non moins vert du lis. 

Et ce n’est pas là seulement une interprétation abu- 
sive, c’est un traquenard grossier où peuvent se laisser 
prendre les novices. Que dis-je, les novices! Les plus 
experts donnent aussi dans le piège. Un de nos maîtres 
en entomologie me faisait l'honneur d’une visite à mon 
laboratoire. Je lui montrais la série des parasites. L'un 
d’eux, costumé de noir et de jaune, attira son attention. 

— Celui-ci, fit-il, est certainement parasite des Guêpes. 

Surpris de l'affirmation j'intervins : 

— À quels signes le reconnaissez-vous ? 

. — Mais voyez donc; c’est exactement la coloration de 
la Guêpe, un'mélange de noir et de jaune. Le mimé- 
tisme est ici des plus frappants. 

— D'accord: avec tout cela, notre habillé de noir et 
de jaune est un parasite du Chalicodome des murailles, 


84 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qui pour la forme et la coloration n'a rien de commun 
avec la Guëêpe. C’est un Leucospis, dont aucun ne pé- 
nètre dans les nids des Guëêpes. 

‘— Et alors, le mimétisme ? 

— Le mimétisme est une illusion que nous ferons bien 
de rejeter dans l'oubli. 

Et les exemples défilèrent sous ses yeux, si nombreux 
et si concluants, que mon savant visiteur reconnut de 
bonne grâce sur quelle base dérisoire reposaient ses 
premières convictions. Avis aux débutants : mille fois 
- vous ferez fausse route avant de réussir une seule fois, si 
désireux d’entrevoir par avance quelles peuvent être les 
mœurs d’un insecte, vous prenez le mimétisme pour 
guide. C’est avec lui surtout qu'il convient, quand il af- 
firme que c’est noir, de s'informer d’abord si par hasard 
ce ne serait pas blanc. 

Élevons-nous à des sujets plus graves; informons- 
nous du parasitisme en lui-même sans plus nous préoc- 
cuper du costume revêtu. D’après l'étymologie, le para- 
site est celui qui mange le pain d'autrui, celui qui vit 
des provisions des autres. L’entomologie fréquemment 
détourne ce terme de sa réelle signification. C’est ainsi 
qu'elle qualifie de parasites, les Chrysis, les Mutilles, les 
Anthrax, les Leucospis, nourrissant leur famille, non 
des provisions amassées par d’autres, mais des larves 
mêmes qui ont consommé ces provisions, leur authen- 
tique propriété Lorsque les Tachinaires ont réussi à 
déposer les œufs sur la proie qu'emmagasine le Bem- 
bex, le domicile du fouisseur est envahi par de vérita- 
bles parasites, dans toute la rigueur du mot. Autour du 
monceau de Taons, uniquement amassé pour le fils de 
la maison, voici des convives nouveaux qui s'imposent, 


LES PARASITES 85 


nombreux, affamés, et sans réserve aucune piquent dans 
le tas. Ils prennent place à une table non servie pour 
eux; ils consomment côte à côte avec le légitime pro- 
priétaire, et en telle hâte que ce dernier périt affamé, 
respecté d’ailleurs par la dent des intrus qui se sont gor- 
gés de sa ration. 

Lorsque la Mélecte a substitué son œuf à celui de 
l’Anthophore, c’est encore un vrai parasite qui s'établit 
dans la cellule usurpée. L’amas de miel, laborieuse ré- 
colte de la mère, ne sera pas même entamé par le nour- 
risson auquel il était destiné. Un autre en profitera, sans 
concurrent. Tachinaires et Mélectes, voilà véritablement 
des parasites, des consommateurs du bien d’autrui. 

Peut-on en dire autant des Chrysis, des Mutilles ? 
En aucune manière. Les Scolies, dont les mœurs nous 
sont maintenant connues, certes, ne sont pas des para- 
sites. Nul ne les accusera de dérober la nourriture des 
autres. Ardentes travailleuses, elles cherchent et trou- 
vent sous terre les grasses larves dont se nourrira la 
famille. Elles chassent aux mêmes titres que les gi- 
boyeurs les plus renommés, Cerceris, Sphex, Ammo- 
philes; seulement, au lieu de transporter le gibier en un 
repaire spécial, elles le laissent sur place, au sein du ter- 
reau. Braconniers sans domicile, elles font consommer 
leur venaison sur les lieux mêmes de capture. 

Les Mutilles, les Chrysis, les Leucospis, les Anthrax 
et tant d’autres, en quoi diffèrent-ils des Scolies pour la 
manière de vivre? Mais en rien, ce me semble. Voyez 
en effet. — Par un artifice variable suivant le talent de 
la mère, leurs larves, en germe ou bien naïssantes, sont 
mises en rapport avec la proie qui doit les nourrir, proie 
sans blessure car la plupart d’entre eux sont dépourvus 


86. SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de stylet, proie vivante mais plongée dans la torpeur des 
transformations futures, et de la sorte livrée sans dé- 
fense au vermisseau qui doit la dévorer. 

Chez eux, comme chez les Scolies, il se fait consom- 
mation sur place d’un gibier légitimement acquis par 
les battues infatigables , Les affûts patients d’une chasse 
conduite suivant toutes les pts ; seulement la bête re- 
cherchée est sans défense et n’exige pas d’être abattue 
avec le stylet. Chercher et trouver pour son garde-man- 
ger une proie engourdie, incapable de résistance, est de 
moindre mérite, si l’on veut, que de poignarder brave- 
ment la Cétoine et l’Orycte aux fortes mandibules ; mais 
depuis quand refuse-t-on le titre de chasseur à celui qui 
foudroie un innocent lapin, au lieu d'attendre de pied 
ferme le sanglier, accourant furieux pour le découdre, 
et de lui plonger le coutelas de chasse au défaut de 
l'épaule ? Et puis si l'attaque est sans péril, l’accès lui- 
même est d’une difficulté qui relève le mérite de ces 
braconniers de second ordre. Le gibier convoité est in- 
visible. Il est inclus dans le château fort d’une loge et 
défendu en outre par l'enceinte d’un cocon. Pour déter- 
miner le point précis où il gît, pour conduire l'œuf sur 
ses flancs ou tout au moins à proximité, de quelles 
prouesses ne doit pas être capable la mère ? Pour ces mo- 
.tifs, j'inscris hardiment les Chrysis, les Mutilles et leurs 
rivaux, au chapitre des vénateurs, et je réserve l’appel- 
lation infamante de parasites pour les Tachinaires, les 
Mélectes, les Crocises, les Méloïdes, pour tous ceux enfin 
qui se nourrissent des provisions d'autrui. 

Tout bien considéré, est-ce infamant qu'il faudrait dire 
pour qualifier le parasitisme? Certes, dans l'espèce 
humaine, est de tous points méprisable l'oisif qui vit à 


LES PARASITES 87 


la table des autres; mais l'animal doit-il supporter l'in- 
dignation que nous inspirent nos propres vices ? Nos pa- 
rasites à nous, nos ignobles parasites, vivent aux dépens 
de leur prochain ; l'animal, jamais ; ce qui change du 
tout au tout l'aspect de la question. Je ne connais pas un 
exemple, un seul , en dehors de l’homme, de parasites 
consommant les provisions amassées par un travailleur 
de la même espèce. Qu'il y ait, d'ici, de là, quelques lar- 
cins, quelques pillages fortuits entre amasseurs de même 
corps de métier, volontiers je le reconnais; cela ne tire 
pas à conséquence. Ce qui serait vraiment grave, et ce 
que je nie formellement, c'est que dans la même espèce 
zoologique, les uns aient pour attribut de vivre aux dé- 
pens des autres. Vainement je consulte mes souvenirs et 
mes notes, ma longue carrière entomologique ne me 
fournit pas un seul cas de semblable méfait : l’insecte 
parasite de son prochain. 
Lorsque le Chalicodome des hangars travaille, par 
milliers et milliers, à son édifice cyclopéen, chacun a 
son domicile, domicile sacré où nul, dans le tumultueux 
essaim, sauf le propriétaire, ne s’avise de prendre une 
gorgée de miel. Il y a comme une entente de se respec- 
ter mutuellement entre voisines. D'ailleurs si quelque 
étourdie se trompe de cellule et se pose seulement sur 
la margelle d’un godet ne lui appartenant pas, la pro- 
priétaire survient qui rudement l’admoneste et la rap- 
pelle à l’ordre. Mais si le magasin à miel est l'héritage 
de quelque défunte, de quelque égarée prolongeant son 
absence, alors, et seulement alors, une voisine s’en em- 
pare. Le bien était perdu. Elle en fait profit, et c'est éco- 
nomie bien entendue. Ainsi se conduisent les autres 
hyménoptères : chez eux jamais, au grand jamais, d'oi- 


88 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sif qui spécule assidûment sur l'avoir du prochain. Nul 
insecte n’est parasite de sa propre espèce. 

Qu'est-ce donc que le parasitisme, s'il faut le chercher 
entre animaux de race différente ? La vie, dans sa gé- 
néralité, n’est qu’un immense brigandage. La nature se 
dévore elle-même ; la matière se maintient animée en 
passant d’un estomac à l’autre. Au banquet des existen- 
ces, chacun est tour à tour convive et mets servi ; au- 
jourd'hui mangeur, demain mangé ; hodie tibi, cras mil. 
Tout vit de ce qui vit ou a vécu ; tout est parasitisme. 
L'homme est le grand parasite, l’accapareur effréné de 
tout ce qui est mangeable. Il dérobe le lait à l'agneau, 
il dérobe le miel aux fils de l’Abeille comme la Mélecte 
usurpe la pâtée des fils de l’Anthophore. Les deux cas 
sont similaires. Est-ce de notre part vice de paresse ? 
Non, c’est la loi féroce qui pour la vie de l’un suge la 
mort de l’autre. 

Dans cette lutte implacable de dévorants et de dorés. 
de pillards et de pillés, de détrousseurs et de détroussés. 
la Mélecte, pas plus que nous, ne mérite la note d’infa- 
mie ; en ruinant l’Anthophore, elle ne fait que nous imi- 
ter dans un détail, nous l’immense cause de ruines. Son 
parasitisme n'est pas plus noir que le nôtre : il lui faut 
nourrir sa descendance, et n'ayant pas les outils de ré- 
colte, ignorant d’ailleurs l’art de récolter, elle use des 
provisions des autres, mieux partagés en outillage et 
talents. Dans la cruelle mêlée de ventres affamés, elle 
fait ce qu’elle peut telle qu’elle est douée. 


VI 


LA THEORIE DU PARASITISME 


La Mélecte fait ce qu’elle peut, telle qu’elle est douée. 
Je m'en tiendrais là si je n'avais à peser un grave re- 
proche qui lui est fait. On l’accuse d'avoir perdu, par 
défaut d'usage et paresse, les outils de travailleur dont 
elle était nantie au début, dit-on. Se trouvant bien de 
ne rien faire, élevant sa famille sans frais, aux détri- 
ments d'autrui, elle aurait graduellement inspiré à sa 
racel’horreur du travail. Les instruments de récolte, 
de moins en moins employés, se seraient réduits, effa- 
cés, comme organes inutiles; l'espèce se serait modifiée 
en une autre; et finalement, de l'honnête ouvrière du 
début, la paresse aurait fait un parasite. Me voilà con- 
duit à une théorie du parasitisme, fort simple, sédui- 
sante et digne de tous les honneurs de la discussion. 
Exposons-la d’abord. | 

Quelque mère, sur la fin des travaux, pressée de 
pondre et trouvant à sa convenance des cellules appro- 
visionnées par ses pareilles, a pu se décider à leur con- 
fier ses œufs. Le temps manquant pour l'édification du 
nid et la récolie , usurper l’œuvre d’autrui était une né- 
cessité pour la retardataire, désireuse de sauver sa 
famille. Ainsi dispensée des lenteurs et des fatigues du 
travail, affranchie de tout souci autre que celui de la 


90 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ponte, elle laissa progéniture qui fidèlement hérita de 
la paresse maternelle, et la transmit à son tour, de mieux 
en mieux accentuée, à mesure que les générations se 
succédaient, car la concurrence vitale faisait de cette 
façon expéditive de s'établir une condition des plus favo- 
rables au succès de la descendance. En même temps, 
les organes de travail, sans emploi, s’atrophiaient, dis- 
paraissaient, tandis que certains détails de forme et de 
coloration se modifiaient plus ou moins pour s'adapter 
aux circonstances nouvelles Aïnsi s’est définitivement 
fixée la lignée parasite. 

Cette lignée cependant n'est pas tellement transfor- 
mée qu'on ne puisse, dans certains cas, remonter à ses 
origines. Le parasite a gardé plus d’un trait de ces ancè- 
tres travailleurs. Ainsi les Psithyres ont une extrême res- 
semblance avec les Bourdons, dont ils sont les parasites 
etles dérivés. Les Stelis conservent la physionomie ances- 
trale des Anthidies; les CælioxysrappellentlesMégachiles. 

Ainsi parle le transformisme avec luxe de preuves 
tirées, non seulement de la conformité dans l'aspect 
général, mais aussi de la similitude dans les particula- 
rités les plus minutieuses. Rien n'est petit, j'en suis 
convaincu tout autant qu'un autre; j'admire la précision 
inouie des détails donnés pour base à la théorie. Suis-je 
convaincu? À tort ou à raison, ma tournure d'esprit ne 
tient pas en grande faveur des minuties de structure ; un 
article des palpes me laisse assez froid; une touffe de 
poils ne me semble pas argument sans réplique. Je 
préfère interroger directement l'animal, et lui laisser 
dire ses passions, son genre de vie, ses aptitudes. Son 
témoignage entendu, nous verrons ce que devient la 
théorie du parasitisme. 


LA THÉORIE DU PARASITISME 91 


Avant de céder Ha parole à la bête, pourquoi ne dirais- 
je pas ce que j'ai sur le cœur ? Et tenez, tout d’abord, je 
n'aime pas cette paresse, favorable, dit-on, à la prospé- 
rité de l'animal. J'avais toujours cru, et je m'’obstine 
encore à croire, que l’activité seule fortifie le présent et 
assure l'avenir, aussi bien de l’animal que de l’homme. 
Agir, c’est vivre; travailler, c’est progresser. L'énergie 
d'une race se mesure à la somme de son action. 

Non, je n'aime pas du tout cette paresse scientifique- 
ment préconisée. Nous avons bien assez, comme cela, 
de brutalités zoologiques : l’homme, fils du macaque; 
le devoir, préjugé d’imbéciles; la conscience, leurre de 
naïfs; le génie, névrose; l'amour de la patrie, chau- 
vinisme ; l’âme, résultante d'énergies cellulaires; Dieu, 
mythe puéril. Entonnons le chant de guerre et dégai- 
nons le scalp ; nous ne sommes ici que pour nous entre- 
dévorer ; l'idéal est le coffre à dollars du marchand de 
porc salé de Chicago ! Assez, bien assez comme cela ! 
Que le transformisme ne vienne pas maintenant battre 
en brèche la sainte loi du travail. Je ne le rendrai pas 
responsable de nos ruines morales; il n’a pas l’épaule 
assez robuste pour un pareil effondrement; mais enfin 
il y a contribué de son mieux. 

Non, encore une fois, je n’aime pas ces brütalités 
qui, reniant tout ce qui donne quelque dignité à notre 
misérable vie, étoufflent notre horizon sous la cloche 
asphyxiante de la matière. Ah! ne venez pas m'inter- 
dire de penser, ne serait-ce qu’un rêve, à la personnalité 
humaine responsable, à la conscience, au devoir, à la 
dignité du travail. Tout s’enchaîne; si l'animal se trouve 
bien, pour lui et pour sa race, de ne riéh faire et d’ex- 
ploiter autrui, pourquoi l’homme, son descendant, se 


_ 92 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


montrerait-il plus scrupuleux? On irait loin avec le 
principe de la paresse, mère de la prospérité. J'en ai 
assez dit pour mon compte; je laisse la parole à la bête, 
plus éloquente. 

Est-on bien sùr que les mœurs parasitaires soient 
dérivées de l’amour de l'inaction? Le parasite est-il 
devenu ce qu'il est parce qu'il a trouvé excellent de ne 
rien faire? Le repos est-il pour lui avantage si grand 
que, pour l'obtenir, il ait renié ses antiques usages ? 
Eh bien, depuis que je fréquente l’hyménoptère dotant 
sa famille de l'avoir des autres, je n'ai encore rien vu 
_ qui, chez lui, dénotät le fainéant. Le parasite, tout au 
contraire, mène vie pénible, plus rude que celle des tra- 
vailleurs. Suivons-le sur un talus calciné par le soleil. 
Comme il est affairé, soucieux ; comme il arpente d’un 
pas brusque la nappe ensoleillée; comme il se dépense 
en recherches interminables, en visites le plus souvent 
infructueuses! Avant d’avoir fait rencontre d’un nid 
qui lui convienne, il a plongé cent fois dans des cavités 
sans valeur, dans des galeries non encore approvision- 
nées. Et puis, si bénévole que soit l'hôte, le parasite 
n’est pas toujours des mieux reçus dans l'hôtellerie. Non, 
tout n’est pas roses dans son métier. La dépense de temps 
et de fatigue qu'il lui faut pour caser un œuf, pourrait 
bien être égale et même supérieure à celle du travailleur 
pour édifier sa cellule et l’emplir de miel. Ce dernier a 
travail régulier et continu, excellente condition pour le 
succès de sa ponte; l’autre a besogne ingrate et chan- 
ceuse, subordonnée à une foule d'accidents qui compro- 
mettent le dépôt des œufs. Il suffit d’avoir vu les longues 
hésitations d’uñ Cælioxys, recherchant les cellules des 
Mégachiles, pour reconnaître que l’usurpation du nid 


“dl rule Rs sbS 


LA THÉORIE DU PARASITISME 93 


d'autrui n'est pas sans difficultés sérieuses. S'il s’est 
fait parasite pour rendre l'éducation des siens plus aisée 
et plus prospère, il a été certes fort mal inspiré. Au lieu 
du repos, rude besogne ; au lieu de la famille floris- 
sante, lignée réduite. 

À des généralités, forcément vagues, adjoignôns des 
faits précis. — Un Stelis (Stels nasuta, Latr.) est parasite 
du Chalicodome des murailles. Lorsque l’Abeille ma- 
conne a terminé sur son galet son dôme de cellules, le 
parasite survient, longtemps explore le dehors du do- 
micile, et se propose, lui chétif, d'introduire ses œufs 
dans la forteresse de ciment. Tout est clos de la facon 
la plus rigoureuse; une couche de crépi, épaisse d’un 
centimètre au moins, enveloppe de partout l’amas cen- 
tral des cellules, elles-mêmes scellées, chacune avec un 


épais tampon de mortier. Et c’est le miel de ces loges, 


si fortement défendues, qu'il s’agit d'atteindre en per- 
çant la paroi, presque aussi dure que le roc. 

Le parasite bravement se met au travail, le fainéant 
se fait âpre laborieux. Atome par atome, 1l perfore 


l'enceinte générale, il s’y creuse un puits tout juste 


suffisant pour son passage; il arrive à l’opercule de la 
loge et la ronge jusqu’à ce que les provisions convoitées 
apparaissent. Cette effraction est besogne lente et pé- 
nible où le faible Stelis s’exténue, car le mortier est 
presque l’équivalent du ciment romain. De la pointe du 
couteau, je ne l’entame moi-même qu'avec difficulté. 
Quels patients efforts ne suppose donc pas ce travail 
avec les minuscules pinces du parasite ! 

J'ignore au juste le temps que met le Stelis à faire le 
puits d'entrée, n'ayant jamais eu l’occasion ou plutôt la 
patience de le suivre du commencement à la fin de 


M 


94 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'ouvrage; ce que je sais bien, c'est qu'un Chalicodome 
des murailles, incomparablement plus gros et plus ro- 
buste que son parasite, démolissant sous mes yeux le 
couvercle d’une cellule scellée de la veille, n’a pu venir 
à bout de son entreprise dans les quelques heures d’un 
après-midi. J'ai dû lui venir en aide pour reconnaître, 
avant la fin de la journée, le but de son effraction. 
Quand le mortier de la Maçonne a fait prise, sa résistance 
est celle de la pierre. Or le Stelis n’a pas seulement à 
percer le couvercle du magasin à miel; il doit percer 
en outre le revêtement général du nid. Quel temps lui 
faut-il donc pour venir à bout de pareil travail, énorme 
pour l’ouvrier ! | 

Tant d'efforts aboutissent. Le miel apparaît. Le Stelis 
se glisse jusqu'aux provisions et dépose à leur surface, 
côte à côte avec l’œuf respecté du Chalicodome, un 
nombre variable de ses propres œufs. Entre tous les 
nouveau-nés, étrangers et fils de la Maçonne, les vivres 
seront en commun. 

La demeure violée ne peut rester ainsi, exposée aux 
maraudeurs du dehors ; le parasite doit murer lui-même 
la brèche qu'il vient de pratiquer. De démolisseur, le 
Stelis se fait donc constructeur. Au pied du galet, il 
cueille un peu de cette terre rouge caractéristique de 
nos plateaux caillouteux à végétation de lavande et de 
thym ; il en fait mortier en l'imbibant de salive; et des 
pelotes ainsi préparées, il comble le puits d'entrée avec 
les soins et l’art d’un vrai maître maçon. Seulement, son 
œuvre tranche par la couleur sur celle du Chalicodome. 
_ Celui-ci va récolter sa poudre à ciment sur la grande 
route-voisine, dont le macadam esten cailloux calcaires, 
et très rarement fait usage de la terre rouge sur laquelle 


Me AA 


LA THÉORIE DU PARASITISME 95 


repose le galet où le nid est édifié. Apparemment ce 


choix est dicté par des propriétés chimiques mieux en 
rapport avec la solidité de la construction. Le calcaire 
de la route, gâché avec de la salive, fournit ciment plus 
dur que ne le ferait l'argile rouge. Toujours est-il que le 
nid du Chalicodome est blanchâtre à cause de l'origine 
de ses matériaux. Lorsque sur ce fond pâle, un point 
rouge apparaît, large de quelques millimètres, c'est le 
signe certain qu'un Stelis a passé par là. Ouvrons la 
cellule située sous la tâche rouge : nous y trouverons 
établie la nombreuse famille du parasite. Le point ferru- 
gineux est l'enseigne infaillible de la demeure usurpée, 
du moins avec la nature du terrain de mon voisinage. 
Voilà donc le Stelis d’abord mineur acharné, usant la 
mandibule contre le roc ; puis pétrisseur d’argile et plà- 
trier restaurateur de plafonds crevés. Son métier ne 
paraît pas des moins rudes. Or, que faisait-il avant de 
s’adonner au parasitisme ? D’après son aspect, nous as- 
sure le transformisme, il était Anthidie, c’est-à-dire 
qu'il travaillait la molle ouate cueïllie sur les tiges sèches 
des plantes laineuses ; et la façonnait en bourses, où 
s’amassait la poussière pollinique récoltée sur les fleurs 


- à l’aide d’une brosse ventrale. Ou bien encore, issu 


d’une série voisine des ouvriers en cotonnades, édifiait- 
il des cloisons de résine dans la rampe spirale d’un es- 
cargot mort. Tel était le métier de ses ancêtres. 
Comment ! pour éviter travail trop long et trop pé- 
nible, pour se faire la vie douce, pour se donner du loi- 
sir favorable à l'établissement de sa famille, l'antique 
ourdisseur de coton ou bien l’antique collecteur de 
larmes de résine, se serait fait rongeur de ciment durci ; 
lui qui léchait le nectar des fleurs se serait décidé à 


96 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mâcher le tuf! Le malheureux s’exténue à sa besogne 
de forçat lorsqu'il lime la pierre du bout de la dent. Pour 
éventrer une cellule, il dépense plus de temps qu'il n’en 
mettrait à façonner une bourse d’ouate et à la remplir 
de pâtée. S'il a cru progresser, faire mieux dans son 
intérêt et dans celui des siens, en abandonnant les déli- 
cates occupations d'autrefois, avouons qu'il s’est étran- 
gement mépris. La méprise ne serait pas plus grande si 
les doigts habitués aux tissus de luxe quittaient le ve- 
lours et la soie pour aller manier les blocs du carrier ou 
casser des cailloux sur la route. | 

Non : l’animal ne commet pas la sottise d’aggraver 
volontairement son genre de vie; conseillé par la pa- 
resse, il ne quitte pas un état pour en embrasser un 
autre plus pénible ; s’il se trompe une fois, il n’inspire 
pas à sa descendance le désir de persévérer dans une 
coûteuse aberration. Non : le Stelis n’a pas abandonné 
l’art délicat du feutrage en coton pour abattre des murs 
et broyer du ciment, genre de travail de trop peu d’at- 
trait pour faire oublier les joies de la récolte sur les fleurs. 
Par fainéantise, il ne dérive pas d’un Anthidie. Il a tou- 
jours été ce qu’il est aujourd’hui : patient travailleur à 
sa manière, ouvrier tenace dans la corvée qui lui est 
échue. : 

La mère qui, pressée de pondre, a la première, dans 
les anciens âges, violé la demeure de ses pareilles pour 
y déposer ses œufs, à reconnu, dites-vous, son indéli- 
cate méthode très propre au succès de sa race comme 
économie de peine et de temps. L’impression laissée par 
cette nouvelle tactique a été si profonde, que l’atavisme 
en a fait hériter la descendance, dans des proportions 
toujours plus grandes, si bien que les mœurs parasi- 


A RS EE 


. LA THÉORIE LU PARASITISME 97 


taires se sont définitivement fixées. Le Chalicodome des 
hangars et puis l’'Osmie tricorne vont nous apprendre 
ce que nous devons penser de cette conjecture. 

J'ai raconté ailleurs l'installation de mes ruches de 
Chalicodomes contre les murs d’un porche s’ouvrant au 
midi. Là sont appendues à hauteur d'homme, à portée 
commode de l’observation, des tuiles enlevées pendant 
l'hiver des toitures voisines, avec leurs nids énormes et 
leur population. Depuis cinq à six ans, le mois de mai 
venu, j'assiste assidûment aux travaux de mes maçonnes. 
Du registre des notes recueillies sur leur compte, j'ex- 
trais les expériences suivantes relatives à mon sujet. 

Déjà, lorsque je dépaysais les Chalicodomes pour étu- 
dier leur aptitude à retrouver le nid, j'avais reconnu 
que si l’absence se prolongeait trop, les retardataires 
trouvaient, à leur arrivée, leurs cellules closes. Des 
voisines en avaient profité pour y pondre après avoir 
achevé la construction et l’approvisionnement. Le bien 
abandonné profitait à une autre. L’usurpation constatée, 
l'abeille revenant de son long voyage se consolait bien- 
tôt de la mésaventure. Elle se mettait à rompre les scel- 
lés d’une cellule quelconque, voisiné de la sienne; ce 
que les autres laissaient faire, trop préoccupées sans 
doute de l’œuvre présente pour chercher noise à la vio- 
latrice de l’œuvre passée. Le couvercle détruit, avec une 
sorte de hâte fiévreuse qui veut rendre vol pour vol, 
l'abeille maçonnait un peu, approvisionnait un peu 
comme pour reprendre le fil de ses occupations, détrui- 
sait l'œuf présent, déposait le sien et clôturait. Il y avait 
là un trait de mœurs digne d'examen approfondi. 

Sur les onze du matin, au plus fort des travaux, je 
marque de couleurs diverses pour les distinguer l’un 

7 


98 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES ‘: 


de l’autre, une dizaine de Chalicodomes occupés soit à 
bâtir soit à dégorger du miel. Je marque de la même ma- 
nière Les cellules correspondantes. Une fois le signe co- 
loré bien sec, je capture les dix abeilles et les mets 
isolément dans des cornets de papier. Le tout est enfer- 
mé dans une boîte jusqu’au lendemain. Après vingt- 
quatre heures de captivité, je lâche les recluses. En leur 
absence, leurs cellules ont disparu sous une couche de 
constructions récentes ; ou bien, si elles sont encore à 
découvert, elles sont closes et d’autres en ont profité. 

Toutes les dix, sauf une, regagnent, aussitôt libres, 
leur tuile respective Elles font mieux, tant leur mé- 
moire est fidèle malgré les troubles d'une incarcération 
prolongée : elles regagnent la cellule qu’elles ont bâtie, 
la chère cellule usurpée ; elles en explorent minutieuse- 
ment le dehors, ou du moins l’étroit voisinage quand 
elle a disparu sous des constructions nouvelles. Si le 
domicile n’est pas désormais inaccessible, il se trouve du 
moins occupé par un œuf étranger et la porte en est so- 
lidement close. A ce revers de fortune, les expropriées 
opposent la brutale loi du talion : œuf pour œuf, loge 
pour loge. Tu m'as volé ma cellule, je te volerai la 
tienne. Et sans hésiter longtemps, elles se mettent à 
forcer le couvercle d’une loge à leur convenance. C’est 
tantôt de leur propre demeure qu’elles reprennent pos- 
session si l'accès en est possible ; tantôt et plus souvent, 
c'est de la demeure d’autrui, même assez loin du logis 
primitif, qu'elles s'emparent. 

Patiemment elles rongent le couvercle de mortier. 
Le crépi général n'étant déposé qu’à la fin des travaux 
sur l’ensemble des cellules, il leur suffit de démolir 

l'opercule, travail dur et lent, mais non disproportionné 


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LA THÉORIE DU PARASITISME 99 


à la vigueur de leurs mandibules. Elles pulvérisent donc 
la porte, la rondelle de ciment. L’effraction s’accomplit 
le plus paisiblement du monde, sans qu'aucune des voi- 
sines, parmi lesquelles ne peut manquer de se trouver 
la principale intéressée, intervienne et proteste contre 
ce but odieux. Autant l’abeille est jalouse de sa loge 
actuelle, autant elle est oublieuse de sa loge d’hier. Pour 
elle, le présent est tout ; le passé n’est rien et l’avenir 
pas davantage. La population de la tuile laisse donc 
faire en paix les enfonceuses de portes; nulle n’ac- 
court à la défense d’un logis qui pourrait bien être son 
œuvre. Ah ! comme les choses se passeraient autrement 
si le cellule était encore sur le chantier ! Maïs elle date 
d’hier, d’avant-hier et l’on n’y songe plus. 

C'est fait : le couvercle est démoli, l'accès est libre. 
Quelque temps, l'abeille se tient inclinée sur la cel- 
lule, la tête plongeant à demi, comme en contempla- 
tion. Elle part, elle revient indécise ; enfin son parti est 
pris. À la surface du miel, l'œuf est happé et jeté à la 
voirie sans plus de cérémonie que l'abeille n’en mettrait 
à débarrasser le logis d’une souillure. J’ai vu, j'ai revu 
cet odieux méfait; je confesse l’avoir provoqué à nom- 
breuses reprises. Pour établir son œuf, la Maçonne est 
d’une féroce indifférence pour l’œuf des autres, ses com- 
pagnes. 

J'en vois après qui approvisionnent, dégorgent du 
miel et brossent du pollen dans la cellule déjà complète- 
ment approvisionnée; j'en vois qui maçonnent un peu à 
l'orifice, qui appliquent au moins quelques truelles de 
mortier. On dirait que l’aneule, bien que les vivres et 
l'édifice soient à perfection, reprend les travaux au point 
où elle les a laissés il y a vingt-quatre heures. Finale- 


100 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ment, l'œuf est pondu et l’orifice clôturé. Sur le nombre 
de mes incarcérées, une plus impatiente que les autres, 
renonce aux lenteurs de l'érosion de l’opercule et se dé- 
cide au rapt de par le droit du plus fort. Elle déloge la 
propriétaire d’une cellule à demi approvisionnée, fait 
longtemps bonne garde sur le seuil du logis, et quand 


elle se sent maîtresse des lieux, se met à compléter 


l’approvisionnement. Je suis l’expropriée du regard. Je 
la vois s'emparer par effraction d’une cellule close et se 
comporter en tous points comme les Chalicodomes re- 
tenus longtemps captifs. 

Cette expérience avait portée trop grande pour ne 
pas mériter la confirmation du fait répété. Presque 
chaque année, je l’ai reprise, toujours avec le même 
succès. J'ajoute seulement que parmi les abeilles mises, 
par mes artifices, dans la nécessité de réparer le temps 
perdu, quelques-unes se montrent d'humeur plus ac- 
commodante. J’en ai vues bâtissant à nouveau, comme 
si rien d'extraordinaire ne s'était passé ; d’autres, déter- 
mination bien rare, allant s'établir sur une autre tuile, 
comme pour éviter une société de larrons ; d’autres enfin 
apportant des pelotes de mortier et perfectionnant avec 
zèle le couvercle de leur propre cellule, bien que celle- 
ci renfermât un œuf étranger. Néanmoins le cas le plus 
fréquent est celui de l’effraction. 

Encore un détail qui n’est pas sans valeur. Iln "est pas 
nécessaire d'intervenir soi-même et d'incarcérer quelque 
temps des Chalicodomes pour assister aux violences que 
je viens de raconter. Si l’on suit assidûment les travaux 
de l’essaim, une surprise peut vous être ménagée de 
loin en loin. Un Chalicodome survient qui, sans motifs 
à vous connus, fracture une porte et fait sa ponte dans 


LA THÉORIE DU PARASITISME 101 


la cellule violée. D’après ce qui précède, je vois dans 
l'abeille coupable une retardataire, retenue loin du 
chantier par un accident, ou bien emportée à distance 
par un coup de vent. De retour, après une absence de 
quelque durée, elle trouve sa place prise, sa loge uti- 
lisée par une autre. Victime d’une usurpation comme 
les séquestrées dans un cornet de papier, elle se com- 
porte comme elles et se dédommage de sa perte en for- 
çant la cellule d'autrui. 

Enfin il importait de savoir comment agissent, après 
leur coup de violence, les Maçonnes qui viennent d’en- 
foncer une porte, d’expulser brutalement l'œuf inclus et 
de le remplacer par leur propre ponte. Le couvercle re- 
fait à neuf et tout remis en ordre, vont-elles continuer 
leur brigandage en exterminant l’œuf des autres pour 
faire place au leur ? En aucune manière. La vengeance, 
ce plaisir des dieux et peut-être aussi des abeilles, est 
suffisante après une cellule éventrée. Toute colère est 
apaisée lorsque est casé l'œuf pour lequel on avait tant 
travaillé. Désormais les incarcérées comme les retarda- 
taires par accident, reprennent, pèle-mêle avec les au- 
tres, leur habituel travail. Honnêtement elles construi- 
sent, honnêtement elles approvisionnent, sans plus 
songer à mal. Le passé est complètement oublié jusqu'à 
nouveau désastre. 

Revenons aux parasites. Une mère, par hasard, s’est 
trouvée maîtresse du nid d'autrui. Elle en a profité pour 
lui confier sa ponte. L’expéditive méthode, si commode 
pour la mère et si favorable au succès de sa race, a fait 
impression vive jusqu’au point de transmettre à la des- 
cendance la paresse maternelle. Par degrés, le travail- 
leur s’est ainsi constitué parasite. 


102 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


À merveille. Cela marche tout seul, comme sur des 
roulettes, tant qu'il suffit de jeter nos conceptions sur le 


papier. Mais consultons un peu les réalités, s'il vous : 


plaît; avant d'argumenter sur le probable, informons- 
- nous de ce qui est. Voici le Chalicodome des hangars 
qui nous en apprend de singulières. Fracturer le cou- 
vert d’un logis qui ne lui appartient pas, jeter l'œuf à la 
porte et le remplacer par le sien, est chez lui pratique 
usitée de tout temps. Je n'ai pas besoin d'intervenir 
pour lui faire commettre l’effraction; il la commet de 
lui-même lorsque ses droits sont lésés à la suite d’une 
absence trop prolongée. Depuis que sa race pétrit du c1- 
ment, 1l connaît la loi du talion. Des siècles de siècles, 
comme il en faut aux évolutionnistes, ont invétéré en 
lui l’usurpation violente. De plus, le rapt est pour la 
mère d'une commodité sans pareille. Plus de ciment à 
gratter du bout des mandibules sur le sentier durci, plus 
de mortier à pétrir, plus de pisé à construire, plus de 
pollen à récolter en des voyages cent et cent fois repris. 
Tout est prêt, vivre et couvert. Jamais occasion meil- 
leure de se donner un peu de bon temps. Rien ne s’y op- 


pose. Les autres, les travailleuses, sont d’une bonho- 


mie imperturbable. Leurs cellules violées les laissent 
d'une profonde indifférence. Nulle rixe à craindre, nulle 
protestation. C’est le moment ou jamais de se laisser 
couler à la paresse. | 

D'ailleurs la progéniture en sera du mieux avantagée. 
On fera choix des emplacements les plus chauds, les 
plus salubres ; on multipliera sa ponte en lui consacrant 
tout le temps qu'il faudrait dépenser en des occupations 
onéreuses. Si l'impression que produit le rapt du bien 
d'autrui est assez vive pour se transmettre par atayvisme, 


PR RS 


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LA THÉORIE DU PARASITISME 103 


combien ne doit pas être profonde l'impression du mo- 
ment, alors que le Chalicodome vient de faire le coup. 
Le souvenir du précieux avantage est tout frais, il date 
de l'instant même ; la mère n’a qu’à poursuivre pour se 
créer une méthode d'installation des plus favorables 
pour elle et pour les siens. Allons! pauvre abeille, laisse 
donc là le travail qui t’éreinte ; suis les conseils du trans- 
formisme, et deviens parasite puisque tu en as les 
moyens ! | 

Mais non : sa petite vengeance accomplie, la Maçonne 
se remet à maçonner, la récolteuse se remet à récolter 
avec un zèle inaltérable. Elle oublie le méfait d’un mo- 
ment de colère et se garde bien de transmettre à ses fils 
l'inclination à la paresse. Elle sait trop bien que l’acti- 
vité, c’est la vie ; que le travail, c’est la grande joie de 
ce monde. Quelles myriades de cellules n’a-t-elle pas 
fracturées depuis qu’elle bâtit; quelles superbes occa- 
sions, si nettes, si probantes, n’a-t-elle pas eues de s’af- 
franchir de la fatigue! Rien n’a pu la convaincre : faite 
pour le travail, elle persiste dans la vie laborieuse. Que 
n’a-t-elle au moins produit un rameau dérivé, envahis- 
seur de cellules par démolition de portes. Le Stelis fait 
bien un peu comme cela, mais qui s’aviserait d'affirmer 
une parenté entre le Chalicodome et lui. Rien de com- 
mun entre les deux. Je réclame un dérivé du Chalico- 
dome des hangars, vivant de l’art de crever les plafonds. 
Jusqu’à ce qu’elle me le montre, la théorie me fera sou- 
rire quand elle me parlera d’antiques travailleurs renon- 
çant à leur métier pour devenir fainéants parasites. 

Je réclame aussi, avec la même instance, un dérivé de 
l’'Osmie tricorne, dérivé démolisseur de cloisons. J’ex- 
poserai ailleurs de quelle façon je suis parvenu à faire 


Alt à AT" 
A TU EF 


104 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


nidifier tout un essaim de cette Osmie sur la table de 
travail de mon cabinet et dans des tubes de verre, qui 
me font assister aux intimes secrets de l’œuvre de 
l’apiaire. Pendant trois à quatre semaines, chaque Os- 
mie est d’une scrupuleuse fidélité à son tube, qui labo- 
rieusement s’emplit d’une série de chambres délimitées 
par des cloisons de terre. Des signes de coloration dif- 
férente peints sur le thorax me permettent de me recon- 
naître au milieu de tout ce personnel. Chaque galerie 
de cristal est la propriété exclusive d’une seule Osmie ; 
nulle autre n'y pénètre, n’y maçonne, n’y amasse. Si 
par étourderie, oubli momentané de son domicile dans 


le tumulte de la cité, quelque voisine vient seulement : 


regarder à la porte, la propriétaire l’a bientôt mise en 
fuite. Ces indiscrétions-là ne sont pas tolérées. Un logis 
à chacune, et chacune à son logis. 

Tout est pour le mieux jusque vers la fin des travaux. 
Les tubes sont alors fermés à l’orifice avec un épais 
tampon de terre; presque tout l’essaim a disparu; il 
reste sur les lieux une vingtaine de dépenaillées, à toi- 
son rasée, tondue par un labeur d’un mois. Ces retarda- 
taires n’ont pas fini leur ponte. Les tubes inoccupés ne 
manquent pas, car j'ai soin d'enlever en partie ceux qui 
sont pleins et de les remplacer par d’autres n'ayant pas 
encore servi. Bien peu se décident à prendre possession 
de ces domiciles neufs, ne différant en rien des pre- 
miers; et encoré n'y construisent-elles qu'un petit nom- 
bre de cellules, assez souvent de simples ébauches de 
cloisons. | | 

Il leur faut autre chose : le nid d'autrui. Elles forent 
le tampon terminal des tubes peuplés, travail sans 
grande difficulté car ce n'est plus ici le dur ciment du 


Ex dv d'OS ENS 


LA THÉORIE DU PARASITISME 105 


_ Chalicodome, mais un simple opercule de boue dessé- 
chée. L'entrée déblayée, une loge se présente avec ses 
provisions et son œuf. De sa brutale mandibule, l'Osmie 
happe cette délicatesse, l'œuf; elle l’éventre et va le re- 
jeter au loïn. Pire que cela : elle le mange sur place. IL 
m'a fallu voir cette horreur à plusieurs reprises pour ne 
pas en douter. Notons que l’œuf dévoré peut fort bien 
être l'œuf même de la coupable. Impérieusement domi- 
née par les besoins de la famille présente, l’Osmie n’a 
plus souvenir de la famille passée. 

L'infanticide perpétré, la scélérate approvisionne un 
peu. C’est chez tous la même nécessité de reculer dans 
la série des actes pour renouer le fil des occupations in- 
terrompues. Puis elle pond son œuf et refait conscien- 
cieusement l’opercule démoli. Le dégât peut aller plus 
loin. A telle de ces retardataires, une loge ne suffit pas : 
il en faut deux, trois, quatre. Pour parvenir à la plus 
reculée, l’'Osmie saccage au complet toutes celles qui 
précèdent. Les cloisons sont abattues, les œufs sont 
mangés ou rejetés, les provisions sont balayées au de- 
hors, souvent même transportées à distance par gros 
lopins. Poudreuse des platras de démolition, enfarinée 
du pollen dévalisé, glutineuse des œufs éventrés, l’Os- 
mie est méconnaissable dans sa besogne de bandit. La 
place faite, tout reprend l’ordre normal. Des provisions 
. sont laborieusement apportées pour remplacer celles qui 
ont été jetées à la voirie; des œufs sont déposés, un 
sur chaque amas de pâtée; les cloisons sont recons- 
truites, et le massif tampon scellant le tout est refait à 
neuf. Des méfaits de ce genre se renouvellent si souvent, 
que je suis obligé d'intervenir et de mettre en sûreté bn 
nids que je désire conserver inlacts. 


106 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Rien encore ne peut m'expliquer ce brigandage, écla- 
tant à la fin des travaux comme une épidémie morale, 
comme une aberration de maniaque. Passe encore si 
l'emplacement manquait; mais les tubes sont là, tout à 
côté, vides et très convenables pour recevoir la ponte. 
L'Osmie n’en veut pas; elle préfère larronner. Est-ce 
lassitude, dégoût du travail après une période de fréné- 
tique activité! Point, car lorsqu’est dévalisée une file 
de cellules, après la démolition et le gaspillage, revient, 
avec toutes ces charges, le travail ordinaire. La fatigue 
n’est pas allégée ; elle est aggravée. Mieux valait incom- 
parablement, pour continuer sa ponte, élire domicile 
dans un tube inoccupé. L’Osmie en juge autrement. Ses 
raisons d'agir ainsi m'échappent. Ÿ aurait-il chez elle 
des caractères mal faits, se complaisant dans la ruine 
du prochain ? Qui sait? Il y en a bien chez l’homme. 

Dans le secret de ces réduits naturels, l'Osmie se con- 
duit, je n’en doute pas, comme dans mes galeries trans- 
parentes. Sur la fin des travaux, elle viole les demeures 
d'autrui. En se bornant à la première loge, qu'il n’est 
pas besoin de vider pour parvenir aux suivantes, elle 
peut utiliser les provisions présentes et abréger d’au- 
tant la partie la plus longue de son travail. Comme de 
semblables usurpations ont eu largement le temps de 
s'invétérer, de s’incarner dans la descendance, je de- 
mande un dérivé de l'Osmie qui mange l'œuf de son 
aïeule pour établir le sien. 

Ce dérivé, on ne le montrera pas, mais on pourra 
dire : il se forme. Par les rapts que je viens de décrire se 
prépare un parasite futur. Le transformisme affirme 
dans le passé, il affirme dans l’avenir, mais le moins pos- 
sible il nous parle du présent. Des transformations se 


AU. nd 


LA THÉORIE YU PARASITISME 107 


sont faites, des transformations se feront ; le fâcheux est 
qu'ilne s’en fait pas. Des trois termes de la durée, un 
lui échappe, celui-là même qui directement nous inté- 
resse et seul est affranchi des fantaisies de l'hypothèse. 
Ce silence sur le présent ne me plait guère, pas plus 
que ne me plairait le fameux tableau du passage de la 
mer Rouge peint pour une chapelle de village. L'artiste 
avait jeté sur la toile un large ruban du plus vif ver- 
millon ; et c'était tout. 

— Oui, voilà bien la mer Rouge, disait le curé exami- 
nant le chef-d'œuvre avant de le payer; voilà bien la 
mer Rouge; mais où sont les Hébreux? 

— Ils sont passés, répliquait le peintre. 

— Et les Égyptiens? 

— Ils vont venir. 

Des transformations se sont passées, des transforma- 
tions vont venir. De grâce ne pourrait-on nous montrer 
des transformations qui se font? Est-ce que le réel pour 
le passé et le réel pour l'avenir excluraient le réel 
pour le présent? Je ne comprends pas. 

Je réclame un dérivé du Chalicodome et un dérivé de 
l’Osmie qui, depuis l’origine de leurs races, se dévalisent 
avec entrain dans l'occasion et travaillent ch:udement à 
la création d’un parasite, heureux de ne rien faire. Y 
sont-ils parvenus ? Non. Y parviendront-ils ? (In l'affirme. 
Pour le moment, rien. Les Osmies et les Chalicodomes 
d'aujourd'hui sont ce qu'ils étaient lorsque fn gâchée la 
première truelle de ciment ou de boue. Combien donc 
faut-il de siècles de siècles pour faire un parasite ? Trop 
je le crains, pour ne pas nous rebuter. 

Si le dire de la théorie est fondé, se mettre en grève 
et vivre d’expédients n’a pas toujours suffi pour déter- 


108 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


miner le parasitisme. Dans certains cas, l’animal a dû 
changer de régime, de la proie passer à la nourriture vé- 
gétale, ce qui bouleversait de fond au comble les plus 
intimes caractères de son être. Que dirions-nous du loup 
renonçant au mouton pour paître l'herbe, sur les con- 


seils de la paresse ? Les plus téméraires reculeraient de- 


vant l’absurde hypothèse. Et cependant le transformisme 
nous y conduit tout droit. En voici un exemple. 

En juillet, je fends en long les bouts de ronce où n1- 
difie l’Osmie tridentée. Dans la file de cellules, les infé- 
rieures ont déjà le cocon de l’Osmie ; les supérieures 
contiennent la larve achevant de consommer ses provi- 
sions ; les terminales ont les vivres intacts avec l’œuf de 
l’'Osmie. Cet œuf est cylindrique, arrondi aux deux ex- 
trémités, d’un blanc diaphane, et mesure de quatre à 
cinq millimètres de longueur. Par un bout, il repose obli- 
quement sur la pâtée, de façon que l’autre bout se relève 
à quelque distance du miel, Or, en multipliant mes vi- 
sites aux cellules récentes, une dizaine de fois j'ai fait 
rencontre précieuse. Sur le bout libre de l’œufde l’Osmie, 
un autre œuf est fixé, tout différent de forme, blanc et 
diaphane comme le premier, mais beaucoup plus petit, 
plus étroit, obtus à une extrémité et assez brusquement 
conique à l’autre. Il mesure 2 millimètres de longueur 
sur demi-millimètre de largeur. C’est l'œuf d’un parasite 
incontestablement, parasite qui s'impose à mon attention 
par sa curieuse méthode d'installer sa famille. 

Il éclot avant celui de l’Osmie. Aussitôt née, la minus 
cule larve se met à tarir l’œuf rival, dont elle occupe le 
haut, loin du miel. L’extermination est rapidement sen- 
sible. On voit l’œuf de l’Osmie qui se trouble, perd son 
brillant, devient flasque et se ride. En vingt-quatre 


LS EME Béof ne neue de doc ne ee de 


LA THÉORIE DU PARASITISME 109 


heures, ce n’est plus qu’une gaine vidée , une pellicule 
chiffonnée. Voilà toute concurrence écartée ; le parasite 
est maître de céans. La jeune larve détruisant l'œuf 
était assez active ; elle explorait la chose dangereuse 
dont il importait de se débarrasser au plus vite ; elle re- 
levait la tête pour choisir et multiplier les points d’at- 
taque ; maintenant, couchée de son long à la surface du 
miel, elle ne bouge plus ; mais au flux onduleux du canal 
digestif, se reconnaît son avide consommation des vivres 
amassés par l’'Osmie. En deux semaines, la pâtée est 
épuisée et le cocon se tisse. C'est un ovoïde assez ferme, 
d’un brun de poix très foncé, caractères qui le font aus- 
sitôt distinguer du cocon cylindrique et pâle de l’Osmiec. 
L'éclosion a lieu en avril, mai. Le mot de l'énigme est 
enfin connu. Le parasite de l’Osmie estle Sapyga punc- 
tata, N. L. | 

Or, où classer ledit hyménoptère, vrai parasite dans 
toute la rigueur du terme, c’est-à-dire consommateur 
des provisions d'autrui ? Son aspect général et sa struc- 
ture en font un genre voisin des Scolies pour tout re- 
gard quelque peu familiarisé avec les formes entomolo- 
giques. D'ailleurs les maîtres en taxonomie, siscrupuleux 
dans la comparaion des caractères, s'accordent à placer 
les Sapyges à la suite des Scolies, un peu avant les Mu- 
tilles. Les Scolies vivent de proie, les Mutilles aussi. Le 
parasite de l’Osmie, s’il dérive réellement d'un ancêtre 
transformé, a donc pour origine un mangeur de chair, 
lui qui maintenant est mangeur de miel. Le loup fait 
plus que devenir mouton : il se convertit en consomma- 
teur de sucreries. Du gland de chène ne sortira jamais 
un pommier, dit quelque part le gros bon sens de Fran- 
klin. Ici la passion de la confiserie devrait sortir de 


110 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'amour de la venaison. Une théorie pourrait bien ne 
pas avoir l'équilibre stable quand elle conduit à de telles 
aberrations. 

J'écrirais un volume si je voulais continuer l'exposé 
de mes doutes. C’est assez pour le moment. L'homme, 
l'insatiable questionneur, d'âge en âge se transmet les 
pourquoi sur les origines; les réponses se succèdent, 
aujourd’hui proclamées vraies, demain reconnues faus- 
ses ; et la divine Isis reste toujours voilée. 


VII 


LES TRIBULATIONS DE LA MACONNE 


L 


Comme exemple circonstancié d’exploiteurs du bien 
d'autrui, de pillards acharnés à la ruine du travailleur, 
difficilement je trouverais mieux que les tribulations du 
Chalicodome des murailles. La Maconne qui bâtit sur 
les galets peut se flatter d’être une laborieuse ouvrière. 
Pendant tout le mois de mai, on la voit, en noires es- 
couades, au gros du soleil, piocher de la dent la car- 
rière à mortier sur la route voisine. Son zèle est tel que 
les pieds des passants la détournent à peine ; plus d’une 
se laisse écraser, absorbée qu’elle est par la récolte du 
ciment. 

Les points les plus durs, les plus secs, conservant en- 
core la compacité que leur a donnée le pesant rouleau 
de l’agent-voyer, sont les filons préférés ; aussi la pe- 
lote s’amasse-t-elle péniblement, grain de poussière par 
grain de poussière. La râclure est gâchée sur place 
avec de la salive et convertie en mortier. Le tout bien 
malaxé et la charge suffisante, la Maçonne part d’un 
essor fougueux, en ligne droite et se rend à son galet, 
situé à quelques cents pas de distance. La truelle de mor- 
tier frais est vite dépensée soit pour élever d’une assise 
l'édifice en forme de tourelle, soit pour cimenter dans 
la paroi des moellons de gravier, qui donnent à l'ouvrage 


L 


LS 


112 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


solidité plus grande. Les voyages au ciment recom- 
mencent jusquà ce que la construction ait atteint la 
hauteur réglementaire. Sans un instant de repos, cent 
fois on revient au chantier d'exploitation, toujours au 
même point, reconnu d'excellente qualité. 

Maintenant s’amassent les vivres, miel et poussière 
des fleurs. Si quelque nappe rose de sainfoin fleuri 
se trouve dans le voisinage, c’est là que la Maçonne 
butine de préférence, lui faudrait-il chaque fois fran- 
chir une distance d’un demi-kilomètre. Le jabot se 
gonfle d’exsudation mielleuse, le ventre s’enfarine de 
pollen. Retour à la cellule, qui lentement s’emplit ; 
etsur-le-champ retour aux lieux de récolte. Et toute la 
journée, sans apparence de lassitude, la même activité 
se maintient tant que le soleil est assez élevé. Lorsque 
le tard se fait, si la demeure n’est pas encore close, 
l'abeille se retire dans sa cellule pour y passer la nuit, 
la tête en bas, le bout du ventre au dehors, habitude 
que n’a pas le Chalicodome des hangars. Alors seule- 
ment la Maçonne se repose, mais d’un repos en quelque 
sorte équivalent au travail, car ainsi plongée elle obs- 
true l’entrée du magasin à miel et défend son trésor 
contre les maraudeurs crépusculaires ou nocturnes. 

Désireux d'évaluer par à peu près la somme des dis- 
tances franchies pour l'édification. et l’approvisionne- 
ment d’une cellule, j'ai compté les pas d’un nid à la 
route où se pétrissait le mortier, et du même nid au 
champ de sainfoin où se faisait la récolte ; autant que la 
patience me l'a permis, j'ai pris note des voyages soit 
dans une direction, soit dans l’autre ; puis complétant 
ces données par la comparaison du travail fait avec 
celui qui restait à faire, j'ai obtenu 15 kilomètres pour 


RP ST, 


LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 113 


le total du va-et-vient. Je ne donne ce nombre, bien 
entendu, que comme une approximation grossière ; plus 
de précision eût exigé une assiduité dont je ne me 
suis pas senti capable. 

Tel qu'il est, le résultat, très probablement inférieur 
à la réalité dans bien des cas, est de nature à fixer nos 
idées sur l’activité de la Maçonne. Le nid complet 
comprendra une quinzaine de cellules environ. De plus, 
l’'amas de loges sera finalement revêtu d’une couche de 
ciment épaisse d’un gros travers de doigt. Cette massive 
fortification, moins soignée que le reste de l'ouvrage, 
mais plus dispendieuse en matériaux, représente peut- 
être, à elle seule, la moitié du travail complet ; si bien. 
que, pour l'établissement de son dôme, la Maçonne des 
galets, allant et revenant sur l’aride plateau, parcourt 
en somme une distance de 400 kilomètres, près de la 
moitié de la plus grande dimension de la France, du 
nord au sud. N’est-il pas vrai que lorsque, usée par 
tant de fatigue, l'abeille se retire dans une cachette 
pour y languir solitaire et mourir, la vaillante bête peut 
se dire : j'ai travaillé, j'ai fait mon devoir. 

Oui certes, la Maçonne a rudement peiné. Pour 
l'avenir des siens, elle a dépensé sa vie sans réserve, sa 
longue vie de cinq à six semaines ; et maintenant elle 
s'éteint satisfaite parce que tout est en ordre dans la 
chère maison : rations copieuses et de premier choix, abri 
contre les frimas de l'hiver, remparts contre les irrup- 
tions de l'ennemi. Tout est en ordre, du moins elle le 
croit; mais, hélas! quelle n’est pas l’erreur de la pauvre 
mère ! Ici se dévoile l’odieuse fatalité, aspera fata, qui 
ruine le producteur pour faire vivre l'improductif ; ici 


éciate la loi stupidement féroce qui sacrifie le travailleur 
8 


114 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


au succès de l’oisif. Qu’avons-nous fait, nous et les 
bêtes, pour être broyés avec une souveraine indifférence 
sous la meule de pareilles misères? Ah! les terribles, les 
navrantes questions qu'amèneraient sur mes lèvres les 
infortunes de la Maçonne, si je donnais libre cours à 
mes noires pensées ! Mais éloignons des pourquoi sans 
réponse et restons dans le domaine de simple historien. 

Conjurés pour la perte de la pacifique et laborieuse 
abeille, ils sont une dizaine, et je ne les connais pas 
tous. Chacun a ses ruses, son art ‘de nuire, sa tactique 
d’extermination, afin que rien de l’œuvre de la Maçonne 
n'échappe à la ruine. Quelques-uns s'emparent des 
- vivres, d’autres se nourrissent des larves, d’autres en- 
core s’approprient le domicile. Tout y passe: logis, 
amas de vivres, nourrissons à peine sevrés. 

Les voleurs de pâtée sont le Stelis (Sels nasuta) et 
le Dioxys (Dioxys cincta). — J'ai. déjà dit comment, la 
Maçonne absente, le Stelis perfore le dôme, une cellule 
après l’autre, pour y déposer ses œufs; et comment après 
il répare la brèche avec un mortier en terre rouge, qui 
révèle aussitôt au regard attentif la présence du para- 
site. De bien moindre taille que le Chalicodome, le Stelis 
trouve, dans une seule cellule, assez de nourriture pour 
l'éducation de plusieurs de ses larves. A la surface du 
nid, à côté de l'œuf de Maçonne qui ne subit d’ailleurs 
aucun outrage, la mère dépose un nombre d'œufs que 
j'ai vu varier entre les limites extrêmes deux et douze. 

D'abord les choses ne vont pas trop mal. Les convives 
nagent, — c’est le mot, — au sein de l’abondance ; fra- 
ternellement ils consommentet digèrent. Puis les temps 
deviennent durs pour le fils de l’hôtesse ; la nourriture 
décroil, se fait rare et disparait enfin jusqu’à la dernière 


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LES TRIBULATIONS DE I A MAÇONNE 115 


miette, alors que la larve de la Macçonne a tout au plus 
acquis le quart de sa croissance. Les autres, plus expé- 
ditifs à table, ont épuisé les vivres bien avant sa normale 
réfection. Le vermisseau dévalisé se ratatine et meurt, 
tandis que les vers du Stelis, bien repus, se mettent à 
filer leurs cocons, petits, robustes, bruns, étroitement 
serrés l’un contre l’autre et agglomérés en une masse 
commune pour utiliser du mieux le peu d'espace du logis 
encombré. Si plus tard on visite la cellule, on trouve, 
entre l’amas de cocons et la paroi, un petit cadavre des- 
séché. C’est la larve, objet de tant de soins pour la mère 
Maçonne. A cette lamentable relique ont abouti les ef- 
forts de la vie la plus laborieuse. Tout aussi souvent 
m'est-il arrivé, lorsque je scrutais les secrets de la cel- 
lule à la fois berceau et tombe, de ne pas rencontrer le 
vermisseau défunt. Je m'imagine que le Stelis, avant de 
faire sa ponte, a détruit l'œuf du Chalicodome, J'a 


mangé, comme le font entre elles les Osmies ; je m'ima- 


gine encore que le moribond, masse gênante pour les 
nombreux filateurs à l'œuvre dans un étroit réduit, a 
été écharpé pour céder sa place à l’amalgame de cocons. 
Mais à tant de noirceurs, je ne voudrais pas en ajouter 
une autre par mégarde, et je préfère admettre que le ver 
mort de faim m'est resté inaperçu. 

Maintenant disons son fait au Dioxys. Au temps des 
travaux, c'est un effronté visiteur de nids, exploitant 
avec la même audace les énormes cités du Chalicodome 
des hangars et les coupoles solitaires du Chalicodome 
des galets. Une population innombrable, allant, venant, 
bourdonnant, bruissant, ne lui en impose pas. Sur les 
tuiles appendues contre les murs de mon porche, je le 
vois, l’écharpe rouge aux flancs, arnenter, avec une su- 


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116 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


perbe assurance, l’étendue mamelonnée des nids. Ses 
noirs projets laissent l’essaim dans une profonde indif- 
férence : aucune des travailleuses ne s’avise de lui don- 
ner la chasse, à moins qu'il ne vienne l’importuner de 
trop près. Tout se borne d’ailleurs à quelques marques 
d'impatience de la part de l’ouvrière coudoyée. Pas 
d’émot profond, pas de poursuites ardentes comme sem- 
blerait en supposer la présence d’un mortel ennemi. 
Elles sont là, des mille, toutes armées du stylet; une 
seule accablerait le perfide, et nulle ne court sus au 
bandit. Le danger n’est pas soupçonné. | 

Lui cependant visite le chantier, il circule entre les 
rangs des Maçonnes, il attend son heure. Si la proprié- 
taire est absente, je le vois plonger dans une cellule et 
bientôt en ressortir avec la bouche barbouillée de pollen. 
Il vient de déguster les provisions. Fin connaisseur, il 
va d'un magasin à l’autre, prélever une bouchée de miel. 
Est-ce une dime pour son entretien personnel, est-ce 
un essai en faveur de sa larve future ? Je n’oserai déci- 
der. Toujours est-il qu'après un certain nombre de ces 
dégustations, je le surprends à stationner dans une loge, 
l'abdomen au fond, la tête à l’orifice. C’est le moment 
de la ponte, ou je me trompe fort. 

Le parasite parti, je visite la demeure. Je ne vois rien 
d’anormal à la surface de la pâtée. L’œil plus perspicace 
de la propriétaire, de retour chez elle, n’y voit rien non 
plus, car elle continue l’approvisionnement sans mani- 
fester la moindre inquiétude. Un œuf étranger, déposé 
sur les vivres, ne lui échapperait pas. Je sais avec quelle 
‘propreté elle tient son magasin ; je sais avec quel scru- 
pule elle rejette au dehors toute chose introduite par 
mon intervention, œuf qui n'est pas le sien, fétu de 


LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 417 


paille, grain de poussière. Donc, de par mon témoignage 
et de par celui du Chalicodome, encore plus concluant, 
l'œuf du Dioxys, s’il est alors réellement pondu, n’est 
pas déposé à la surface. 

Je soupçonne, sans l'avoir encore vérifié, — négli- 
geance que je me reproche, — je soupçonne qu'il est 
enfoui dans l’amas de poussière pollinique. Quand je 
le vois ressortir d’une cellule avec la bouche enfarinée 
de jaune, peut-être le Dioxys vient-il de s'informer de 
l’état des lieux et de préparer une cachette pour son 
œuf. Ce que je prends pour une simple dégustation pour- 
rait bien être acte pius grave. Ainsi dissimulé, l’œuf 
échappe à la clairvoyante abeille ; laissé à découvert, il 
périrait infailliblement, aussitôt jeté à la voirie par la 
propriétaire. Quand la Sapyge ponctuée pond son œuf 
sur celui de l’Osmie de la ronce, elle opère dans les mys- 
tères de l'obscurité, dans les ténèbres d’un puits profond, 
où le moindre rayon de lumière ne saurait pénétrer. La 
mère revenant avec sa pelote de mastic vert pour édifier la 
cloison de clôture, ne voit pas le germe usurpateur et 
ignore le péril; mais ici tout se passe au grand jour, ce 
qui doit exiger une méthode d'installation moins nâïve. 

D'ailleurs, c'est pour le Dioxys l’unique moment fa- 
vorable. S'il attend que la Maçonne ait pondu, c’est 
trop tard, le parasite ne sachant pas enfoncer les portes 
à l'exemple du Stelis. Aussitôt l'œuf pondu, en effet, le 
Chalicodome des hangars sort de sa loge, se retourné 
et se met incontinent à clôturer avec la pelote de mor- 
tier tenue toute prête entre les mandibules. Du premier 
coup, l’ocelusion est complète, tant la matière est mé- 
thodiquement employée. Les autres pelotes, objets de 
voyages multipliés, ne serviront qu’à augmenter l’épais- 


118 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


seur du couvercle. Dès le premier coup de truelle, la 
chambre est inaccessible au Dioxys. De là pour lui 
nécessité absolue de s'occuper de son œuf avant que le 
Chalicodome des hangars ait déposé le sien, et néces- 
sité non moins grande de le dissimuler pour le sous- 
traire à la vigilance de la Maçonne. 

Les difficultés sont moins grandes dans les nids du 
Chalicodome des galets. Celui-ci, son œuf pondu, 
quelque temps l’abandonne pour aller chercher le ciment 
nécessaire à la clôture ; ou bien, s’il en a déjà une pe- 
lote entre les mandibules, cette pelote ne suffit pas à 
l’occlusion complète, tant l’orifice est ample. Il en faut 
d’autres pour murer en entier l'entrée. Pendant les 
absences de la mère, le Dioxys aurait le temps de faire 
son coup. Mais tout semble dire qu'il se comporte sur 
les galets comme il le fait sur les tuiles. Il prend les 
avances en cachant son œuf dans la pâtée. 

Que devient l'œuf de la Maçonne enfermé dans la 
même cellule avec l'œuf du Dioxys? Vainement j'ai 
ouvert des nids à toutes les époques, je n'ai jamais 
trouvé trace soit de l’œuf soit de la larve de l’un comme 
de l’autre Chalicodome. Le Dioxys, ici larve sur le miel 
ou renfermée dans son cocon, là insecte parfait, s’est 
trouvé toujours seul. Le concurrent avait disparu sans 
laisser de vestige. Un soupçon vient alors, et ce soupçon 
équivaut presque à la certitude tant la force des choses 
l'impose. Le vermisseau parasite, d’éclosion plus pré- 
coce, émerge de sa cachette, du sein du miel et vient à 
a surface détruire, de son premier coup de dent, l'œuf 
du Chalicodome, ainsi que le fait la Sapyge de l’œuf de 
l'Osmie. Le moyen est odieux mais d’une efficacité sou- 
veraine. Ne nous récrions pas trop sur ces noirceurs 


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#4 li 


LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 119 


d’un nouveau-né; nous rencontrerons plus tard des 
manœuvres plus odieuses encore. Le brigandage de la 
vie est ainsi rempli d’horreurs qu’on n’ose trop sonder. 
Une créature de rien, vermisseau tout juste visible, 
traînant encore à l’arrière les langes de son œuf, reçoit 
de l'instinct, pour première inspiration , le devoir d’ex- 
terminer qui le gènerait. 

L'œuf de la Macçonne est donc exterminé. Dans l’in- 
térêt du Dioxys était-ce bien nécessaire ? Pas le moins 
du monde. La masse des vivres est trop copieuse pour 
lui dans une cellule du Chalicodome des hangars, à 
plus forte raison dans une cellule du Chalicodome des 
galets. Il en consomme à peine le tiers, la moitié. Le 
reste demeure tel quel, sans emploi. Il y a là gaspillage 
flagrant qui apporte des circonstances aggravantes à la 
destruction de l’œuf de la Maconne. Faute de vivres, on 
se mangeait un peu sur le radeau de la Méduse; la faim 
excuse bien des choses; mais ici l'abondance excède les 
besoins. S'il en a trop pour lui, quel motif pousse donc le 
Dioxys à détruire en son germe un rival? Que ne laisse- 
t-il la larve, sa commensale, profiter des restes et se 
tirer après d’affaires comme elle le pourra ? Mais non : 
la descendance de la Maçonne sera stupidement sacrifiée 
sur des vivres qui moisiront inutiles ! Je tournerais aux 
sombres élucubrations d’un Schopenhauer si je me lais- 
sais glisser sur les pentes du parasitisme. 

Telle est la sommaire esquisse des deux parasites du 


Chalicodome des galets, parasites vrais ou consomma- 


teurs de provisions amassées pour d’autres. Leurs mé- 
faits ne sont pas les tribulations les.plus amères de la 
Maçonne. Si le premier affame sa larve, si le second la 
fait périr dans l'œuf, il y en a d’autres qui réservent à ia 


120 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


famille de la travailleuse fin plus lamentable: Lorsque, 
les vivres épuisés, le ver de l’Abeille, tout rond d’em- 
bonpoint et suant la graisse, a filé son cocon pour y 
dormir de ce sommeil voisin de la mort nécgssaire aux 
préparatifs de la vie future , ils accourent aux nids dont 
les fortifications sont impuissantes contre leur tactique 
atrocement ingénieuse. Bientôt sur le flanc de la dor- 
meuse est installé un vermisseau naissant qui se repaît 
en toute sécurité, de la juteuse victuaille. Les perfides, 
s’attaquant aux larves prises de léthargie, sort au nom- 
bre de trois : un Anthrax, un Leucospis, un minuscule 
porteur de dague. Leur histoire mérite des développe- 
ments que je réserve pour plus tard ; je ne fais que men- 
tionner en passant les trois exterminateurs. 

Les vivres sont usurpés, l'œuf est détruit, le jeune 
ver périt de faim, la larve est dévorée. Est-ce tout ? Pas 
encore. Le travailleur doit être exploité à fond, dans 
son œuvre comme dans sa famille. En voici maintenant 
qui convoitent son logis. 

Lorsque la Maconne construit sur un galet édifice 
nouveau, sa présence presque continuelle suffit pour 
tenir au large les amateurs de logements gratuits; sa 
force et sa vigilance en imposent à qui voudrait s’ap- 


proprier sa bâtisse. En son absence, si quelque auda- 


cieux s’avise de visiter le monument, la propriétaire 
bientôt survient et le déloge avec une animosité des 
plus décourageantes. Donc rien à craindre de locataires 
s'imposant eux-mêmes lorsque. la maison est neuve. 
Mais l’Abeille des galets utilise aussi pour sa ponte les 
demeures anciennes tant qu’elles ne sont pas trop déla- 
brées. Au commencement des travaux, on se les dispute, 
entre voisines, avec une ardeur où se reconnaît le prix 


LES TRIBULATIONS DE LA MACÇONNE 121 


qu’on y attache. Face à face, parfois les mandibules 
enlacées, ensemble montant dans les airs, ensemble des- 
cendant, puis touchant terre, s’y roulant et reprenant 
l'essor, des heures entières elles batailleront pour la 
propriété en litige. 

Un nid tout fait, héritage de famille qu'il suffit de 
restaurer un peu, est chose précieuse pour la Maçonne, 
économe de son temps. Je soupçonne, tant sont. fré- 
quentes les vieilles demeures réparées et repeuplées, 
que l’Abeille n’entreprend des fondations nouvelles qu’à 
défaut d'anciens nids. Les chambres d’un dôme occu- 
pées par un étranger sont donc pour elle privation 
sérieuse. | 

Or divers hyménoptères, très laborieux d’ailleurs pour 
récolter du miel, dresser des cloisons et faconner des 
récipients à pâtée, sont inhabiles à se préparer les ré- 
duits où les cellules doivent être empilées. Les vieilles 
chambres du Chalicodome, rendues plus vastes par le 
vestibule de sortie, sont pour eux des acquisitions excel- 
lentes. Le tout est de les occuper les premiers, car ici 
le droit de premier occupant fait loi. Une fois établie, 
la Maçonne n’est pas troublée chez elle; à son tour, 
elle ne trouble pas l'étranger qui l'a devancée dans 
un vieux nid, patrimoine de sa famille. La bénévole 
déshéritée laisse en paix la bohème maîtresse de la 
masure, et va sur un autre galet s'établir à nouveaux 
frais. 

_ En première ligne de ces locataires gratuits, je met- 
trai une Osmie (Osmia cyanoxantha, Pérez) et une 
Mégachile (Megachile apicalis, Spinola), travaillant 
l'une et l’autre en mai, en même temps que la Maçonne, 
et assez petites toutes les deux pour loger de cinq à 


122 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


huit cellules dans une seule chambre de Chalico- 
dome, chambre agrandie de son vestibule. | 

L'Osmie subdivise cet espace en compartiments très 
irréguliers, par des cloisons obliques, planes ou courbes, 
subordonnées aux exigences du local. Aucun art par 
conséquent dans l’amas de logettes ; la seule tache de 
l'architecte est d'utiliser avec parcimonie le large dispo- 
nible. La matière des cloisons est un mastic vert, de 
nature végétale, que l’Osmie doit obtenir en broyant 
des lambeaux de feuille d’une plante dont la détermina- 
tion est à faire. La même pâte verte sert pour képais 
tampon qui ferme le logis. Mais ici, l’insecte ne l’em- 
ploie pas pure. Pour donner à l'ouvrage résistance plus 
grande, il incorpore de nombreux grains de gravier 
dans le ciment végétal. Ces matériaux, de récolte aisée, 
sont prodigués comme si la mère craignait de ne pas 
assez fortifier l'entrée de sa demeure. Sur la coupole 
assez unie du Chalicodome, ils forment une grossière 
protubérance de cailloutis, qui décèle aussitôt le nid de 
l'Osmie par son âpre relief et par la coloration verte de 
son mortier de feuilles mâchées. Plus tard, par l’action 
prolongée de l'air, le mastic végétal brunit, prend la 
teinte feuille morte surtout à l’extérieur du tampon; et 
‘il serait alors assez difficile d'en reconnaître la nature 
pour qui ne l'aurait pas vu à l’état frais. 

Les vieux nids des galets paraissaient convenir à 
d’autres Osmies : mes notes mentionnent l’Osmia Mora- 
witzi, Pérez, et l’Osmia cyanea, Kirby, comme reconnues 
dans pareilles demeures sans en être des hôtes bien 
assidus. : R 

Pour compléter le dénombrement des apiaires à moi 
connus qui font élection de domicile dans les dômes de 


.: ina Gites 


LES-TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 123 


la Maçonne, il faut ajouter le Megachile apicalis qui 
empile, par cellule, une demi-douzaine et plus de pots 
à miel construits avec des rondelles dé feuilles de rosier 
sauvage; et un Anthidie, dont j'ignore l’espèce, n'ayant 
vu de lui que les sacs de ouate blanche. | 

La Maçonne des hangars fournit de son côté des 
logements gratuits à deux espèces d'Osmies, Osmia tri- 
cornis, Latr., et Osmia Latreillii, Spin., l’une et l’autre 
très communes. L’Osmie tricorne hante de préférence 
les habitations des apiaires qui nidifient en populeuses 
colonies : Chalicodome des hangars, Anthophore à pieds 
velus. L’Osmie de Latreille presque toujours l’accom- 
pagne chez le Chalicodome. | 

Le constructeur réel de la cité et l’exploiteur de 
l’œuvre d’autrui travaillent ensemble, à la même 
époque, forment commun essaim et vivent en parfaite 
harmonie, chaque abeïlle des deux genres s’occupant 
en paix de sa besogne. Comme d’un tacite accord, la 
part est à deux. L'Osmie est-elle assez discrète pour ne 
pas abuser de la Maçonne débonnaire, pour n’utiliser 
que des couloirs abandonnés, des cellules au rebut; ou 
bien prend-elle possession du logis dont les réels pro- 
priétaires auraient su, eux aussi, faire usage ? J'incline 
vers l’usurpation, car il n’est pas rare de voir le Chali- 
codome des hangars déblayer de vieilles cellules et les 
utiliser comme le fait son collègue des galets. Quoi qu'il 
en soit, tout ce petit monde affairé vit sans noises, les uns 
édifiant du nouveau, les autres aménageant du vieux. 

Les Osmies, hôtes de la Maçonne des galets, occupent 
seules, au contraire, le dôme objet de leur exploitation. 
L'humeur insociable de la propriétaire est cause de cet 
isolement. Le vieux nid ne lui convient plus du moment 


124 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qu'elle le voit occupé par un autre. Au lieu de faire 
part à deux. elle préfère chercher ailleurs une demeure 
où elle puisse travailler solitaire. Son abandon bénévole 
d’un éxcellent logis en faveur d’une étrangère incapable 
de lui résister un instant, s’il y avait litige, démontre la 
haute immunité dont jouit l’'Osmie auprès de l’ouvrière 
qu’elle exploite. L’essaim commun et si pacifique de la 
Maçonne des hangars et des deux Osmies emprunteuses 
de cellules, la démontre d’une façon plus formelle encore. 
Jamais de lutte pour acquérir ce qui ne vous appartient 
pas, ni pour défendre ce qui vous appartient ; jamais de 
-rixe entre Osmies et Maconnes. Voleuse et volée vivent 
dans les meilleures relations de voisinage. L'Osmie se 
croit chez elle, et l’autre ne fait rien pour la dissuader. 
51 les parasites, ce redoutable péril, circulent impunis 
dans les rangs des travailleuses, sans éveiller un simple 
émoi, l'indifférence ne doit pas être moins profonde 
pour de vieilles loges perdues. L’embarras serait grand 
pour moi s’il me fallait mettre d'accord cette quiétude 
de l'expropriée et la concurrence sans merci qui, dit-on, 
régente le monde. Faite pour s'installer chez la Ma- 
çonne, l'Osmie trouve auprès d'elle accueil pacifique. 
Mon regard borné ne peut voir plus loin. | 
J'ai dit les usurpateurs de vivres, les exterminateurs 
de larves, et les exploiteurs d'habitations qui prélèvent 
tribut sur la Maconne. Cette fois, est-ce fini? Pas du 
tout. Les vieux nids sont des nécropoles. Il y a là des 
Abeilles qui, parvenues à l’état parfait, n’ont pu s'ouvrir 
à travers le ciment la porte de sortie et se sont dessé- 
chées dans leurs cellules ; il y a des larves mortes, deve- 
nues cylindres noïrs et cassants ; des provisions intactes, 
moisies ou fraîches, sur lesquelles l’œuf a tourné à mal; 


FU. 


LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 125 


des cocons en lambeaux, des dépouilles épidermiques, 
des détritus de transformation. 

Si l’on enlève de sa tuile le nid du Chalicodome des 
hangars, parfois d’une épaisseur de deux décimètres et 
au delà, on ne trouve de population vivante que dans 
une mince couche extérieure. Tout le reste, catacombes 
des générations passées, n’est qu'un affreux amoncel- 
lement de choses mortes, fanées, ruinées, décomposées. 
Dans ce sous-sol de l’antique cité tombent en poussière 
les Abeilles non libérées, les larves non transformées ; la 
s’aigrissent les miels d'autrefois, là se réduisent en hu- 
mus les vivres non consommés. 

Des croque-morts, trois coléoptères, un Clairon, un 
Ptine, un Anthrène, exploitent ces restes. Les larves de 
l'Anthrène et du Ptine rongent les détritus cadavéri- 
ques ; la larve du Clairon, à tête noire et le reste du 
corps d’un beau rose, m'a paru forcer les vieilles boîtes 
de conserves, à miel ranci. L’insecte parfait lui-même, 
costumé de vermillon avec ornements bleus, n’est pas 
rare à la surface des gâteaux de terre pendant la saison 
des travaux et parcourt lentement le chantier pour dé- 
guster cà et là les gouttes de miel qui suintent de quel- 
ques pots fèlés. Malgré sa livrée voyante, si disparate 
avec la bure terne des travailleurs, les Chalicodomes 
le laissent en paix, comme s'ils reconnaissaient en lui 
l’égoutier préposé à l'hygiène des bas-fonds. 

Ravagée par les années, la demeure de la Maçonne 
tombe enfin en ruines et devient masure. Exposé qu'il 
est à l’action directe des intempéries, le dôme édifié sur 
un galet s’écaille, se crevasse. Le réparer serait trop 
onéreux, sans parvenir à rétablir la solidité première de 
la base ébranlée. Mieux protégée par le couvert d'une 


126 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


toiture, la cité des hangars résiste davantage sans 
échapper néanmoins à la décrépitude. Les étages que 
chaque génération superpose à ceux où elle est née, 
augmentent l'épaisseur et le poids de l’édifice dans des 
proportions inquiétantes. L’humidité de la tuile s’infiltre 
dans les plus anciennes assises, ruine les fondations et 
menace le nid d'une prochaine chute. Il est temps 
d'abandonner sans retour la maison lézardée. 

Alors dans les chambres croulantes, sur le galet aussi 
bien que sur la tuile, vient camper une population bo- 
hème, peu difficile en fait d’abri. La masure informe, 
réduite à quelque pan de mur, trouve des occupants, 
car le travail de la Maçonne doit être exploité jusqu'aux 
dernières limites du possible. Dans les culs-de-sac, 
restes des antiques cellules, des Araignées ourdissent 


un velarium de satin blanc, derrière lequel elles guet- 


tent le gibier passant. Dans les recoins qu'ils amélio- 
rent sommairement avec des remblais de terre ou des 
cloisons d'argile, de faibles vénateurs, Pompiles et 
Tripoxylons, emmagasinent de petites Araignées, où 
se retrouvent parfois les tapissières, hôtes des mêmes 
ruines. | 

Je n’ai rien dit encore du Chalicodome des arbustes. 
Mon silence n'est pas oubli, mais bien extrême pénurie 
de faits relatifs aux parasites le concernant. Des nom- 
breux nids que j’ai ouverts pour en connaître la popu- 
lation, un seul jusqu'ici s’est trouvé envahi par des 
étrangers. Ce nid, de la grosseur d’une forte noix, était 
fixé sur un rameau de grenadier. Il comprenait huit 
loges, dont sept occupées par le Chalicodome et la 
huitième par un petit Chalcidite, plaie d’une foule 
d’apiaires. Hors de ce cas, peu grave du reste, je n'ai 


LES TRIBULATIONS DE LA MAÇONNE 127 


plus rien vu. Dans ces nids aériens, balancés au bout 
d’un rameau, pas de Dioxys, de Stelis, et d’Anthrax, 
de Leucospis, ces redoutables ravageurs des deux au- 
tres Maçonnes ; jamais d'Osmies, de Mégachiles, d’An- 
thidies, ces hôtes des vieilles demeures. 

L'absence de ces derniers aisément s'explique. La b4- 
tisse du Chalicodome des arbustes ne persiste pas long- 
temps sur son frêle support. Les vents d'hiver, alors que 
l'abri du feuillage a disparu, doivent casser aisément le 
rameau, guère plus gros qu'une paille et rendu plus fra- 
gile par sa lourde charge. Menacée d’une prochaine 
chute, si elle n’est déjà à terre, la demeure de l’an passé 
n'est pas restaurée pour servir à la génération présente. 
Le même nid ne sert deux fois, ce qui exclut les Osmies 
et leurs émules en utilisation de vieilles cellules. 

Ce point élucidé, le second n’en reste pas moins obs- 
cur. Je n'entrevois aucun motif qui puisse me rendre 
compte de l'absence ou du moins de l’extrème rareté 
des usurpateurs de provisions et des consommateurs de 
larves, les uns et les autres fort indifférents sur l’état 
frais ou vieux du nid, pourvu que les cellules soient 
bien garnies. L'édifice aérien, l'appui branlant du ra- 
meau, éveilleraient-ils la méfiance du Dioxys et autres 
malfaiteurs! Faute de mieux, je m'en tiendrai là. 

Si mon idée n’est pas vaine imagination, il faut re- 
connaître que le Chalicodome des arbustes a été sin- 
gulièrement bien inspiré à bâtir en l'air. Voyez, en 
effet, de quelles misères les deux autres sont victimes. 
Si je fais le recensement de la population d’une tuile, 
bien des fois je trouve le Dioxys et le Chalicodome à 
proportions presque égales. Le parasite a mis à néant la 
moitié de la colonie. Pour achever le désastre, il n’est 


198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


_ pas rare que les mangeurs de larves, le Leucospis et ie 
Chalcide pygmée son émule, aient décimé l’autre moi- 
tié. Je ne parle pas de l’Anthrax sinué que je vois sortir 
de temps en temps des nids du Chalicodome des han- 
gars; sa larve ravage l’Osmie tricorne, hôte de la Ma- 
çonne. | 

Tout solitaire qu'il est sur son caillou, ce qui semble- 
rait devoir écarter les exploiteurs, fléau des populations 
denses, le Chalicodome des galets n’est pas moins 
éprouvé. Mes archives abondent en exemples de ce 
genre : des neuf cellules d’un dôme, trois sont occu- 
pées par l’Anthrax, deux pär le Leucospis, deux par le 
Stelis, une par le Chalcidite et la neuvième par la Ma- 
conne. Comme si les quatre mécréants s'étaient concer- 
tés pour le massacre, toute la famille de l’Abeïlle a dis- 
paru, moins une jeune mère sauvée du désastre par 
sa position au centre de la citadelle. Il m'arrive de bour- 
rer mes poches de nids détachés de leurs galets sans en 
trouver un seul qui n’ait pas été violé tantôt par l’un 
tantôt par l’autre des malfaiteurs, et plus souvent en- 
core par plusieurs d’entre eux à la fois. Un nid intact 
est presque un événement dans mes récoltes. Après ces 
funèbres relevés, une noire pensée m'obsède : le bien- 
être des uns fondé sur la misère des autres. 


Éd Sn de gén 6 - 


ET: 


VIII 


‘LES ANTHRAX 


Je fis connaissance avec les Anthrax en 1855, à l’épo- 
que où l’histoire des Méloïdes me faisait fouiller à Car- 
pentras les hauts talus chéris des Anthophores. Leurs 
singulières nymphes, si puissamment outillées pour 
frayer une issue à l’insecte parfait incapable du moindre 
effort, ces nymphes armées d’un soc multiple en avant, 
d’un trident à l'arrière, de rangées de harpons sur le 
dos, pour éventrer le cocon de l'Osmie et forcer la croûte 


durcie du talus, me firent pressentir un filon digne 


d’être exploité. Le peu que j'en dis alors me valut de 
pressantes instances : on désirait un chapitre circon- 
stancié sur l'étrange diptère. Les âpres exigences de la 
vie différèrent, dans un avenir reculant toujours, mes 
chères recherches, misérablement étouffées. Trente an- 
nées se sont écoulées ; un peu de loisir est enfin venu, 
et j'ai repris, dans les harmas de mon village, avec une 
ardeur qui n’a pas vieilli, mes projets d'autrefois, con- 
servés vivaces ainsi qu'un charbon sous la cendre. L’An- 
thrax m'a dit ses secrets, que je vais divulguer à mon 
tour. Que ne puis-je m'adresser à tous ceux qui m'ont 
encouragé dans cette voie, au vénéré Maître des Landes 
surtout ! Mais les rangs se sont éclaircis, beauconp sont 


en avance d’une étape; et le disciple retardataire ne 
9 


130 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


peut que tracer, en souvenir de ceux qui ne sont plus, 
l’histoire de l’insecte costumé de grand deuil. 

Dans le courant de juillet, par quelques chocs brus- 
ques donnés latéralement sur les galets d'appui, déta- 
chons de leurs supports les nids du Chalicodome des 
murailles. Ébranlé par la commotion, le dôme se dé- 
tache nettement, tout d’une pièce. De plus, condition 
fort avantageuse, sur la base du nid mise à nu, les cel- 
lules apparaissent béantes, car en ce point elles n’ont 
d'autre paroi que la surface du caillou. Sans travail 
d’érosion, pénible pour l'opérateur et dangereux pour 
les habitants du dôme, on a de la sorte sous les yeux 
l’ensemble des cellules, avec leur contenu, formé d’un 
cocon soyeux, ambré, fin et translucide comme une pe- 
lure d’oignon. Fendons avec des ciseaux la délicate en- 
veloppe, chambre par chambre, nid par nid. Pour peu 
que la fortune nous soit propice, comme elle l’est tou- 
jours aux patients, nous finirons par trouver des cocons 
abritant deux larves à la fois, l’une d'aspect plus ou 
moins fané, l'autre fraîche et potelée. Nous en trouve- 
rons aussi, non moins abondants, où la larve flétrie est 
accompagnée d’une famille de vermisseaux qui s'agi- 
tent inquiets autour d'elle. 

Dès le premier examen se révèle Le drame qui se passe 
sous le couvert du cocon. La larve flasque et fanée est 
celle du Chalicodome. C’est elle qui, sa pâtée de miel 
finie, a, dès le mois de juin, tissé l’outre de soie pour s'y 
endormir après de la torpeur nécessaire aux préparatifs 
de la transformation. Toute rebondie de graisse, elle est, 
pour qui sait l’atteindre, un opulent morceau sans dé- 
fense. Alors dans le secret réduit, malgré des obstacles 
en apparence infranchissables, enceinte de mortier et 


us RS A Et le da dd dc mn À à 4.1 


4 
D 
k 
F 


LES ANTHRAX 31 


w & 
tente sans ouverture, sont survenues des larves carnas- 


sières, qui se repaissent de l’endormie. Trois espèces dif- 
férentes prennent part'au carnage, souvent dans le 
même nid, dans des cellules contiguës. La diversité des 
formes nous avertit d’un ennemi multiple ; l’évolution 
finale nous dira les noms et qualités des trois envahis- 
seurs. Anticipant sur les secrets de l'avenir en faveur de 
la clarté, je devance les faits pour arriver tout de suite 
aux résultats. Quand il est seul sur les flancs de la larve 
du Chalicodome, le ver meurtrier appartient soit à l’An- 


Fig. 1. — Larve secondaire de l’Anthrazx trifasciata. 


thraz trifasciata, Meigen, soit au Leucospis gigas, Fab. 
Mais si de nombreux vermisseaux, souvent une ving- 
taine et au delà grouillent autour de la victime, nous 
avons sous les yeux la famille d’un Chalcidien. Chacun 
de ses ravageurs aura son histoire. Commençons par 


_l'Anthrax. 


Et d’abord sa larve, telle qu’elle est lorsqu’après avoir 
consommé sa victime, elle occupe seule le cocon du 
Chalicodome. C’est un ver nu, lisse, apode, aveugle, d’un 
blanc mat et crémeux, rond dans sa section, fortement 
courbé au repos, mais apte à se rapprocher de la forme 
droite” quand il se démène. A travers l'épiderme® dia- 


432 : SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


phane, la loupe distingue des nappes de graisse, cause 
de sa coloration caractéristique. Plus jeune, à l’état de 
vermisseau de quelques millimètres, il est tigré de ta- 
ches blanches, opaques, crémeuses, et de taches trans- 
lucides, légèrement ambrées. Les premières proviennent 
d’amas adipeux, en voie de formation; les secondes, du 
fluide nourricier ou du sang qui baigne ces amas. 

La tête comprise, je compte treize anneaux, nette- 
ment séparés l’un de l’autre par un fin sillon dans la 
région moyenne, maîs d’un dénombrement difficultueux 
dans la partie antérieure. La tête est petite, molle comme 
le reste du corps, sans aucun indice d’armure buccale 
même sous le verre attentif de la loupe. C’est un glo- 
bule blanc, de la grosseur d’une petite tête d'épingle, 
se continuant en arrière par un bourrelet un peu plus 
ample, dont il est séparé par un sillon à peine appré- 
ciable. Le tout forme un mamelon légèrement gibbeux 
en dessus, qui d’abord, tant sa structure binaire est dé- 
licate à reconnaître, est pris pour la tête seule de l’ani- 


mal, bien qu’il comprenne à la fois la tête et le pro- 


thorax. 

Le mésothorax, d'un diamètre de deux à trois fois 
plus fort, est aplati en avant et séparé du mamelon tho- 
racico-céphalique, par une profonde scissure au sinus 
étroit et courbe. Sur sa face antérieure se voient deux 
orifices stigmatiques d’un roux pâle, assez rapprochés. 
‘Le métathorax augmente encore un peu de diamètre et 
fait saillie au-dessus. De ces reliefs sans transition ré- 
sulte une forte gibbosité, à pente brusque sur le devant. 
C’est au bas de cette gibbosité qu'est enchâssé le ma- 
melon dont la tête fait partie. 

Par delà le métathorax, la forme devient régulière et 


aie 
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ANS ONOMRENAN NAN PT 


LES ANTHRAX 133 


cylindrique, mais en diminuant un peu d’ampleur dans 
les deux ou trois segments terminaux. Tout près de la 
ligne de séparation des deux derniers anneaux, je par- 
viens à distinguer, non sans peine, deux très petites 
taches stigmatiques, à peine rembrunies. Elles appar- 
tiennent au dernier segment. En tout, quatre orificesres- 
piratoires, deux en avant et deux en arrière, comme il 
est de règle chez les diptères. La longueur de la larve 
parvenue à tout son développement est de 45 à 20 mul- 
limètres, et sa largeur de 5 à 6. 

Si curieux déjà par la gibbosité du thorax et l’exi- 
guité de la tête, le ver de l’Anthrax acquiert un intérêt 
exceptionnel par sa méthode d’alimentation. Remar- 
quons d’abord que, dépourvu de tout appareil ambula- 
toire, même des plus rudimentaires, l'animal est dans 
l'impuissance absolue de se déplacer. Si je le trouble 
dans son repos, il s’incurve et se rectifie tour à tour par 
des contractions, il s’agite vivement sur place mais 
sans parvenir à progresser. Il se trémousse et ne che- 
mine pas. Nous verrons plus tard à quel magnifique 
problème conduit cette inertie. 

Pour le moment, un fait des plus inattendus appelle 
toute notre attention. C’est l’extrème promptitude avec 
laquelle le ver de l’Anthrax quitte et reprend la larve de 
Chalicodome dont il se nourrit. Témoin des cent et des 
cent fois du repas de larves carnassières, me voici tout 
à coup en présence d’une manière de manger sans rap- 
port aucun avec ce que je connais. Je me sens dans un 
monde où ma vieille expérience est déroutée. Rappelons- 
nous, en effet, comment se conduit à table une larve 
vivant de proie, celle de l’Ammopbhile, par exemple, 
dévorant sa chenille. Sur le flanc de la victime un trou 


134 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


est ouvert, et dans la blessure s'engagent profondément 
la tête et le col du nourrisson, pour fouiller en plein au 
milieu des entrailles. Jamais de retraite hors du ventre 
rongé, jamais de recul pour interrompre la consomma- 
tion et reprendre quelque temps haleine. La bête vorace 
avance toujours, mâchant, engloutissant, digérant jus- 
qu'à ce que la peau de la chenille soit vidée de son con- 
tenu. Attablée en un point, elle ne se dérange tant que 
les vivres durent. Pour l’engager à retirer la tête hors 
de la plaie, le chatouillement d’une paille ne suffit pas 
toujours ; 1l me faut user de violence. Extrait de force, 
puis abandonné à lui-même, l'animal longtemps hésite, 
s’étire et cherche de la bouche sans essayer d'ouvrir une 
voie par une nouvelle blessure. II lui faut le point d’at- 
taque qui vient d’être abandonné. S'il le retrouve, il s’y 
_ engage et se remet à manger; mais l'éducation est dé- 
sormais fort compromise, car le gibier, maintenant ex- 
ploité peut-être en des points intempestifs, est exposé à 
se pourrir. 

Avec la larve de l’Anthrax, rien de cette boucherie 
par éventrement, rien de cette station tenace sur une 
plaie d’entrée. Pour peu que je la chatouille avec l’ex- 
trémité d’un pinceau, à l'instant elle se retire ; et au point 
abandonné la loupe ne constate aucune blessure, aucun 
épanchement de sang, comme il s’en produirait si la peau 
était perforée. La sécurité revenue, le ver applique de 
nouveau son bouton céphalique sur la larve nourricière, 
en n'importe quel point, au hasard ; et tant que ma cu- 
riosité ne le détourne pas, il s’y maintient fixé, sans le 
moindre effort, le moindre mouvement perceptible qui 
puisse rendre compte de cette adhérence. Si je renou- 
elle l’attouchement de la pointe du pinceau, même sou- 


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LES ANTHRAX : 135 


dain recul, et bientôt après même contact, tout aussi 


prompt. 


Cette facilité de prendre, quitter, reprendre, tantôt ici, 
tantôt ailleurs, et toujours sans blessure, le point de la 
victime où la nourriture est puisée, à elle seule nous 
avertit que la bouche de l’Anthrax n’est pas armée de 
crocs mandibulaires propres à s'implanter dans la peau 
pour la déchirer. Si de telles pinces tailladaient les 
chairs, il faudrait quelques essais soit pour les dégager 
soit pour les implanter de nouveau ; d’ailleurs en chaque 
point mordu se montrerait une lésion. Or, rien de pa- 
reil : le scrupuleux examen de la loupe reconnaît la peau 
intacte, le ver colle sa bouche sur sa proie ou la retire 
avec une aisance que peut seul expliquer un simple con- 
tact. Dans de telles conditions, l’Anthrax ne mâche pas 
sa nourriture comme le font les autres larves carnas- 
sières ; il ne mange pas, il hume. 

Ce mode d'alimentation suppose un appareil buccal 
exceptionnel, dont il convient de s’informer-avant de 
poursuivre. Au centre du bouton céphalique, ma plus 
forte loupe finit par reconnaître un petit point d’un roux 
ambré; et c’est tout. Pour scruter plus avant consultons 
le microscope. D'un coup de ciseaux je détache l'énig- 
matique bouton, je le lave dans une goutte d’eau et l’étale 
sur le porte-objet. La bouche se montre alors comme 
une tâche ronde qui, par ses faibles dimensions et sa 
teinte est comparable aux stigmates antérieurs. C’est un 
petit cratère conique, à parois d’un léger roux ambré à 
fines lignes assez régulièrement concentriques. Au fond 
de cet entonnoir débouche l’æsophage, lui-même teinté 
de roux en avant, et rapidement dilaté en cône en ar- 
rière. De crochets mandibulaïres, de mâchoires, de pièces 


136 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à saisir et à triturer, pas le moindre vestige. Tout se ré- 


duit à l'embouchure cratériforme, tapissée d’un subtil 


revêtement corné et plissé comme l’indiquent la couleur 
ambrée et les stries concentriques. Si je cherche une ex- 
pression pour désigner cette entrée digestive, dont je ne 
connais pas encore d'autre exemple, je ne trouve que 
celle de ventouse. Son attaque est un simple baiser, 
mais quel baiser perfide ! 

Nous connaissons la machine, voyons maintenant le 


travail. Pour la facilité des observations, j'ai déménagé 


de la cellule natale dans un tube de verre la larve de 
l’Anthrax en ses débuts, et la larve de Chalicodome, sa 
nourrice. J’ai pu de la sorte, avec des tubes aussi nom- 
breux que je l’ai désiré, suivre du commencement à la 
fin, dans l'intimité de ses détails, l'étrange repas que je 
vais raconter. Part 

En un point arbitraire de la nourrice, toute rebondie, 
grasse à lard, le vermisseau est fixé par sa ventouse, 
prêt à interrompre soudain son baiser si quelque chose 
l'inquiète, prêt à le reprendre non moins aisément lors- 
que la tranquillité sera revenue. L'agneau n’a pas plus 
de liberté avec la tétine de sa mère. An bout de trois ou 
quatre jours d’accolement du nourrisson à sa nourrice, 
celle-ci, d’abord replète et douée de ce luisant d’épiderme 
qui est le signe de la santé, commence à prendre un 
aspect flétri. Le flanc s’affaisse, la fraîcheur se ternit, la 
peau se couvre de légers plis et dénote une diminution 
sensible dans cette espèce de mamelle qui, pour lait, 
donne de la graisse et du sang. Une semaine est à peine 
écoulée, que l’épuisement progresse avec une rapidité 
frappante. La nourrice est flasque, ridée , comme écra- 
sée sous son poids ainsi qu'un objet trop mou. Si je la 


la dre us us 
bb Pr ne 


LES ANTHRAX 137 


dérange de sa position, elle croule sur elle-même, elle 
s’aplatit, s'étale sur le nouveau plan d'appui, à la façon 
d’une outre demi-pleine. Mais le baiser de l’Anthrax 
continue à la vider ; elle n’est bientôt qu’une sorte de 
lardon ratatiné, d'heure en heure amoindri, d’où la ven- 
touse extrait des derniers suintements huileux. Enfin du 
douzième au quinzième jour , il ne reste de la larve du 
Chalicodome qu'un granule blanc, gros à peine comme 
une tête d’épingle. 

Ce granule, c'est l’outre tarie jusqu'à la dernière 
goutte, c'est la peau de la nourrice vidée de tout son 
contenu. Je ramollis dans l’eau la maigre relique : puis, 
avec un tube de verre très finement effilé, je l’insuffle en 
la tenant immergée. La peau s’étale, se gonfle et reprend 
la forme de la larve sans qu'il y ait nulle part d'issue 
pour l'air comprimé. Elle est donc intacte; elle est 
exempte de toute perforation, qui se décèlerait à l’ins- 
tant sous l’eau par une fuite gazeuse. Aïnsi, sous la ven- 
touse de l’Anthrax, loutre huileuse s’est tarie par simple 
transpiration à travers sa membrane ; la substance de 
la larve nourrice s’est transvasée dans le corps du nour- 
risson par une sorte d’endosmose. Que dirions-nous d'un 
allaitement par simple apposition de la bouche sur une 
mamelle dépourvue de pis? C’est ici fait comparable : 
sans voie de sortie, le laitage de la larve de Chalico- 
dome passe dans l'estomac de la larve de l’Anthrax. 

Est-ce réellement travail d'endosmose ? Ne serait-ce 
pas plutôt la pression atmosphérique qui fait affluer et 
suinter les fluides nourriciers dans la bouche cratéri- 
forme de l’Anthrax, fonctionnant pour faire le vide à 
peu près comme les cupules des poulpes ? Tout cela est 
possible, mais je me garderai bien de décider, réservant 


138 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


une large part à l'inconnu dans cette extraordinaire mé- 
thode d'alimentation. Il y aurait là, ce me semble, pour 
la physiologie, un champ de recherches où pourraientse 
glaner des aperçus nouveaux sur l’hydrodynamique des 
liquides vivants; ce champ d’ailleurs est limitrophe avec 
d’autres à riche moisson. La brièveté des jours m'impose 
de proposer le problème sans chercher à le résoudre. 

Le second problème sera celui-ci. La larve de Chali- 
codome destinée à nourrir l’Anthrax est sans blessure 
aucune. La mère du vermisseau est un débile diptère 
dépourvu de toute espèce d'arme capable d'’offenser la 
proie de sa famille. D'ailleurs elle est dans l'impuissance 
absolue de pénétrer dans la forteresse de la Maçonne ; 
un flocon de duvet n’est pas mieux arrêté par le roc. 
Sur ce point aucun doute : la future nourrice de l’An- 
thrax n’a pas été paralysée à coups de dard comme le 
sont les provisions de bouche amassées par les hymé- 
noptères giboyeurs ; elle n’a reçu ni coup de dent, ni 
coup de griffe, ni contusion d’aucune sorte ; elle n’a 
rien éprouvé d'insolite ; enfin elle est dans son état nor- 
mal. Le nourrisson imposé arrive, nous verrons ailleurs 
comment ; il arrive, à peine visible, défiant presque le 
regard de la loupe; et ses préparatifs faits, il s’installe, 
lui atome, sur la monstrueuse nourrice, qu'il doit épui- 
ser jusqu à l’épiderme. Et celle-ci, non paralysée par 
une vivisection préalable, et douée de toute sa nor- 
male vitalité, se laisse faire, se laisse tarir, avec l’apa- 
thie la plus profonde. Pas un frémissement dans ses 
chairs révoltées, pas un tressaillement de résistance. Un 
cadavre n'est pas plus indifférent à la morsure qui le 
ronge. : | 

Ah ! c’est que le vermisseau a choisi l'heure de l'at- 


LES ANTHRAX 139 


taque avec une savante perfidie. S'il était survenu plus 
tôt, alors que la larve consomme son amas de miel, 
certes les choses auraient mal tourné pour lui. Se sen- 
tant saignée à blanc sous le baiser de l’affamé, l’attaquée 
aurait protesté par les contractions de la croupe et le 
cisaillement des mandibules. La place ne serait pas 
tenable, et l'intrus périrait. Maïs aujourd’hui, tout péril 
a disparu. Incluse dans sa tente de soie, la larve est 
prise de cette léthargie qui précède la métamorphose. 
Son état n'est pas la mort, mais ce n’est pas non plus 
la vie. C'est un état intermédiaire, c’est presque la vita- 
lité latente de la graine et de l’œuf. Donc de sa part 
aucun signe d'irritation sous la pointe de l'aiguille avec 
laquelle je la stimule, et encore moins sous la ventouse 
de l’Anthrax, qui peut, en parfaite sécurité, tarir l’opu- 
lente mamelle. 

Ce défaut de résistance, amené par la torpeur de la 
transformation, me paraît nécessaire, vu la faiblesse du 
nourrisson quittant l'œuf, toutes les fois que la mère 
est elle-même inhabile à mettre la victime dans l’im- 
puissance de se défendre, C’est alors pendant la période 
de la nymphose que sont attaquées les larves non para- 
lysées. Nous en verrons bientôt, en effet, d'autres 
exemples. Pi 
Tout immobile qu’elle est, la larve de Chalicodome 
n’est pas moins vivante. La teinte beurrée et le luisant 
de la peau sont des signes non équivoques de santé. 
Réellement morte, en moins de vingt-quatre heures elle 
deviendrait d’un brun sale et bientôt après diffluerait en 
- putrilage. Or voici le merveilleux. Pendant les quinze 
jours environ que dure le repas de l’Anthrax, la colora- 
tion beurrée de la larve, indice certain de la non inva- 


140 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sion de la mort, se maintient invariable, pour ne faire 
place au brun, caractéristique de la pourriture, qu'aux 
derniers moments, quand il ne reste à peu près plus 
rien ; et encore la teinte rembrunie est loin de se mon- 
trer toujours. D’habitude l'aspect de chair vivante se 
conserve jusqu’à l'apparition de la pelote finale, formée 
de la peau, l’unique résidu, Cette pelote est blanche, 
sans aucune souillure de matière faisandée, preuve de 
la persistance de la vie jusqu’à ce que le corps soit ré- 
duit à zéro. 

Nous assistons ici au transvasement d’un animal 
dans un autre, à la mutation de la substance de Chalico- 
dome en substance d’Anthrax; et tant que le transva- 
sement n'est pas complet, tant que le mangé n’a pas 
disparu en entier pour devenir le mangeur, l'organisme 
ruiné lutte contre la destruction. Qu'est donc cette vie, 
comparable à la flamme d’une veilleuse dont l’extinc- 
tion n'arrive que lorsque la dernière goutte d'huile est 
épuisée ? Comment un animal peut-il lutter contre: le 
dénouement putride tant qu'il lui reste un noyau de 
matière comme foyer des énergies vitales? Les forces 
de l’être vivant se dissipent ici non par trouble d’équi- 
libre maïs par défaut de tout point d'application : la 
larve meurt parce qu’elle n’est matériellement plus rien. 

Serions-nous en présence de la vie diffuse de la 
plante, vie qui persiste dans un fragment ? En aucune 
manière : le ver est édifice organique plus délicat. Il y 
a solidarité entre les diverses parties, et l’une ne peut 
péricliter sans entraîner la ruine des autres. Si je fais 
moi-même une blessure à la larve, si je la contusionne, 
tout le corps, à bref délai, brunit et tombe en pour- 
riture. Elle meurt et se décompose pour une simple 


1] 


Re à 
CS MERS CONNUE VP 


LES ANTHRAX 141 


piqûre d’aiguille ; elle se maintient vivante, ou du moins 
elle conserve la fraîcheur des issus vivants tant qu’elle 
n’est pas en entier vidée par la ventouse de l’Anthrax. 
Un rien la tue ; un atroce dépérissement ne le peut. Non, 
je ne comprends pas et lègue le problème à d’autres. 

Tout ce qu’il m'est possible d'entrevoir, — et encore 
je n'avance mes doutes qu'avec une extrême réserve, — 
tout ce qu’il m’est permis de soupconner se réduit à 
ceci. La substance de la lârve somnolente n’a pas en- 
core une statique bien déterminée; semblable à des ma- 
tériaux bruts amassés pour la construction d’un édifice, 
elle attend la mise en œuvre qui doit en faire une 
abeille. Pour affiner ces moellons de l’insecte futur, 
l'air, ce travailleur primordial des choses ayant vie, 
circule dans leurs rangs, conduit par un réseau de tra- 
chées. Pour les organiser, pour guider leur mise en 
place, l'appareil nerveux, prototype de l'animal, leur dis- 
tribue ses ramifications. Le nerf et la trachée, voilà donc 
l'essentiel; le reste est de la matière en disponibilité 
pour l’œuvre de la métamorphose. Tant que cette ma- 
tière n’est pas employée, tant qu’elle n’a pas acquis son 
équilibre final, elle peut décroître, et la vie, quoique 
languissante, n’en persistera pas moins, à la condition 
expresse que soient respectées la respiration et l’inner- 
vation. C’est en quelque sorte la lampe, qui, son réser- 
voir plein ou tari, continue à donner lumière tant que 
la mèche est imbibée. Sous la ventouse de l’Anthrax, à 
travers la peau non perforée du ver, il ne peut suinter 
que des fluides, matériaux plastiques en réserve; mais 
rien ne passe provenant de l'appareil respiratoire et de 
l'appareil nerveux. Les deux fonctions essentielles res- 
tant indemnes, la vie persiste jusqu'à complet épuise- 


142 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ment. Au contraire, si je blesse moi-même la larve, je 
porte le trouble dans les filaments nerveux ou tra- 
chéens; et du point meurtri, l’altération puis la pourri- 
ture se propagent dans tout le corps. 

Au sujet de la Scolie, dévorant sa larve de Cétoine, 
j'ai déjà insisté sur cet art délicat de manger qui con- 
siste à consommer sa proie en ne la tuant qu'aux der- 
nières bouchées. L'Anthrax a les mêmes besoins que 
ses émules en repas de chair fraîche. Il lui faut viande 


du jour, tirée d’une pièce unique qui doit durer une quin- 


zaine sans se faisander. Sa méthode de consommation 
atteint le degré le plus élevé de l’art : il n’entame pas 
sa victime, il la hume petit à petit par suintement sous 


sa ventouse. De cette manière, toute chance périlleuse 


est écartée. Qu'il puise en ce point ou ailleurs, qu'il 
abandonne et reprenne après la succion, il ne lui arri- 
vera jamais d'attaquer ce qu'il importe de respecter sous 
peine d'amener la corruption. Les autres ont sur la vic- 


time un emplacement déterminé, où les mandibules doi 


vent mordre et plonger. S'ils s’en écartent, s'ils perdent 
la direction licite, ils se mettent en péril. Lui, mieux fa- 
vorisé, s’abouche où bon lui semble; il quitte quand il 
veut, et quand il veut reprend. 

Si je ne me fais illusion, je crois voir la nécessité de 
cette prérogative. L’œuf du fouisseur carnivore est soli- 
dement fixé sur la victime en un point, fort variable il 
est vrai suivant la nature du gibier, mais constant pour 
le même genre de proie; et de plus, condition de haute 
portée, l'extrémité d'attache de cet œuf est toujours 
l'extrémité céphalique, position inverse de l'œuf d’un 
apiaire, celui des Osmies par exemple, fixé par l’extré- 
mité postérieure sur la pâtée de miel. Aussitôt éclos, le 


LES ANTHRAX 143 


nouveau-né wa pas à choisir lui-même, à ses risques et 
périls, le point où il convient d'entamer la venaison sans 
crainte de la tuer trop vite; 1l lui suffit de mordre la 
même où il vient de naître. Avec sa sûreté d’instinct, 
la mère a déjà fait le choix périlleux; elle a collé son 
œuf en lieu propice, et par cela même tracé à l’inexpé- 
rimenté vermisseau la marche qu'il doit suivre. Le sa- 
voir-faire de l’âge mür réglemente ici la conduite à 
table de La jeune larve. | 

Pour l’Anthrax, les conditions sont bien différentes. 
L'œuf n’est pas déposé sur les vivres, il n’est pas même 
pondu dans la cellule du Chalicodome; c’est la consé- 
quence formelle des formes débiles de la mère et de son 
manque de tout instrument, sonde ou tarière, apte à 
transpercer l'enceinte de mortier. C'est au ver, récem- 
ment éclos, de pénétrer lui-même dans la loge. Le voici 
entré, le voici en présence de sa volumineuse victuaille, 
la larve du Chalicodome. Libre d’action, il est maître 
d'attaquer la proie où bon lui semble; ou plutôt le point 
d'attaque sera décidé au hasard par le premier contact 
de la bouche en recherche. Admettons dans cette bou- 
che des outils de dépècement, mâchoires et mandibules ; 
supposons enfin chez le ver du diptère un mode de ré- 
fection pareil à celui des autres larves carnassières; et 
du coup le nourrisson est menacé de mort à bref delai. 
Il crèvera le ventre à sa nourrice, il fouillera sans règle, 
il mordra au hasard, sur l'essentiel comme sur l’acces- 
soire; et du jour au lendemain, il provoquera la pourri- 
ture dans la masse violentée, comme je la provoque 
moi-même au moyen d’une blessure. 

Faute d’un point d'attaque imposé dès la naissance, 
il périra sur les vivres avariés. Sa liberté d'action l'aura 


{44 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tué. Certes la liberté est noble apanage, mème chez un 
vermisseau de rien ; mais elle a partout aussi ses périls. 
L’Anthrax n'échappe au danger qu’à la condition d’être 
pour ainsi dire muselé. Sa bouche n’est pas une féroce 
pince qui déchire; c’est une ventouse qui épuise mais 
ne blesse. Ainsi contenu par cet appareil de sûreté, qui 
change la morsure en baiser, le ver a des vivres frais 
jusqu’à la fin de sa croissance, bien qu'il ignore les 
règles d’une consommation méthodique en un point 
fixe et dans une direction déterminée d'avance. 

Les considérations que je viens d'exposer me parais- 
sent d’une stricte logique : l’Anthrax, par cela même 
qu'il est libre de puiser sa nourriture où il veut sur le 
corps de la larve nourricière, doit être mis, pour sa sau- 
vegarde, dans l'impuissance d'ouvrir les flancs à sa 
_ victime. Je suis tellement convaincu de cette harmo- 
nique relation entre le mangeur et le mangé, que je 
n'hésite pas à l’ériger en principe. — Je dirai donc : 
toutes les fois que l’œuf d’un insecte quelconque n'est 
pas fixé sur la larve destinée à servir de nourriture, le 
jeune ver, libre de choisir le point d'attaque et d’en 
changer au gré de ses caprices, est comme muselé et 
consomme sa victuaille par une sorte de succion, sans 
aucune blessure appréciable. Cette réserve est de ri- 
gueur pour le maintien des vivres en bon état. Mon 
principe. s'appuie déjà sur des exemples très variés, 
tous unanimes dans leurs affirmations. Ainsi parlent, 
après l’Anthrax, les Leucospis et leurs émules, dont 
nous entendrons bientôt le témoignage; l'Ephualtes me- 
diator, qui se nourrit, dans les ronces sèches de la larve 
du Psen noir; le Myiodite, l'étrange coléoptère à tour- 
nure de mouche, dont le ver consomme la larve de l’Ha- 


LES ANTHRAX . 145 


licte. Tous, diptères, hyménoptères, coléoptères, ména- 
gent scrupuleusement leur nourrice; ils se gardent d’en 
déchirer la peau, afin que l'outre conserve jusqu’à la 
fin un suc non corrompu. 

La salubrité des vivres n’est pas la seule condition 
imposée ; j'en vois une seconde, non moins nécessaire. 
Il faut que la substance de la larve nourricière soit assez 
fluide pour suinter, sous l’action de la ventouse, à tra- 
vers la peau intacte. Eh bien, cette fluidité se réalise 
aux approches de la métamorphose. Quand elle voulut 
rajeunir Pélias, Médée mit dans une chaudière bouil- 
lante les membres dépécés du vieux roi de Colchos, car 
une existence nouvelle ne se comprend pas sans une 
préalable dissolution. Il faut abattre pour reconstruire ; 
l'analyse de la mort est l’acheminement à la synthèse 
d’une autre vie. La substance du ver qui doit se trans- 
figurer en abeille commence donc par se désagréger, et 
se résoudre en une bouillie fluide. C'est par une refonte 
générale de l'organisme actuel que s’obtiennent les ma- 
tériaux de l’insecte futur. De même que le fondeur jette 
dans le creuset ses vieux bronzes pour les couler après 
dans un moule d’où le métal sortira faconné différem- 
ment, de même la vie fluidifie le ver y simple machine 
à digérer, maintenant mise au rebut; et avec sa purée 
coulante, obtient l’insecte parfait, abeille, papillon, 
scarabée, suprême expression de l'animal. 

Ouvrons, sous le microscope, une larve de Chalico- 
dome pendant la période de torpeur. Son contenu con- 
siste presque entièrement en une bouillie liquide, où 
nagent d'innombrables orbes huileux et une fine pous- 
sière d'acide urique, sorte de scorie des tissus oxydés. 


Une chose coulante, sans forme et sans nom, voilà toute 
10 


146 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la bête si nous y joignons d’abondantes ramifications 
trachéennes, des filaments nerveux, et sous la peau 
une mince couche de fibres musculaires. Pareil état 
rend compte d'un suintement graisseux à travers la 
peau quand la ventouse de l'Anthrax fonctionne. A tout 
autre moment, lorsque la larve est dans la période ac- 
tive ou bien lorsque l’insecte est parvenu à l’état parfait, 
la fermeté des tissus s’opposerait au transvasement, et 
la nutrition de J’Anthrax serait difficultueuse, impossible 
même. Je trouve, en effet, le ver du diptère établi, dans la 
grande majorité des cas, sur la larve somnolente, et quel- 
quefois, mais rarement, sur la nymphe. Jamais je ne le 
rencontre sur la larve vigoureuse qui mange son miel ; 
presque jamais non plus sur l’insecte amené à perfection, 
tel qu’on le trouve inclus dans sa loge tout l'automne et 
tout l'hiver. Autant faut-il en dire des autres consomma- 
teurs de larves qui épuisent leurs victimes sans les bles- 
ser : tous sont à leur œuvre de mort pendant la période 
de torpéur, alors que les chairs sont fluidifiées. Ils vi- 
dent leur patient, devenu sac de graisse coulante, à vie 
diffuse ; mais aucun, parmi ceux que je connais, n'at- 
teintla perfection de l’Anthrax dans son art d’extracteur. 

Nul non plus ne peut être comparé au diptère sous le 
rapport des moyens mis en action pour sortir de la cel- 
lule natale. Devenus insectes parfaits, ils ont des outils 
de sape et de démolition, mandibules solides, capables 
de fouiller la terre, d’abattre des cloisons de pisé et 
mème de réduire en poudre le dur ciment de la Ma- 
conne. Sous sa forme définitive, l'Anthrax n’a rien de 
pareil. Sa bouche est une molle et courte trompe, bonne 
au plus à lécher sobrement l’exsudation sucrée des 
fleurs ; ses pattes fluettes sont si débiles, que remuer un 


LES ANTHRAX TT 


grain de sable serait pour elles travail excessif, propre 
à fausser toutes les jointures ; ses grandes ailes rigides, 
impuissantes à réduire leur envergure par des plis, ne 
lui permettent pas de se couler dans un étroit passage ; 
son fin habit de velours à longs poils, qu’on déflore rien 
qu’en y soufflant dessus, ne saurait supporter le rude 


contact d’une galerie de mine. Ne pouvant pénétrer lui- 


même dans la cellule du Chalicodome pour y déposer 
son œuf, il ne peut davantage en sortir quand l'heure 
est venue de se libérer et de paraître au grand jour sous 
son costume de noces. La larve, de son côté, est dans 
l'impuissance de préparer les voies à l'évasion future. 


€e petit cylindre butyreux, dont tout l'outillage se ré- 


sume en une ventouse à peine cornée et point presque 
mathématique, est encore plus faible que l'insecte 
adulte, qui du moins vole et marche. La loge de la Ma- 
çonne est pour lui caveau de granit. Comment sortir de 
là? Problème insoluble pour ces deux impuissances, si 
rien autre n'intervenait. | 

Chez les insectes, la nymphe, état transitoire entre 
la forme larvaire et la forme adulte, est en général 
l’image frappante de toutes les faiblesses d’une organi- 
sation qui naît. Sorte de momie emmaillottée dans des 
langes, immobile, impassible, elle attend la résurrec- 
tion. Ses tendres chairs sont diffluentes ; ses membres, 
transparents ainsi que du cristal, sont maintenus fixes 
à leur place, étalés sur les flancs, crainte qu’un mouve- 
ment ne trouble l’exquise délicatesse du travail qui s’ac- 
complit. Pour se rétablir, ainsi est captif, sous les ban- 
delettes du chirurgien, le patient fracassé. Un calme 


 proïond est nécessaire, sinon l’un et l’autre seront des 


éstropiés ou même périront. 


148 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

Or voici que, par unrevirement où nos conceptions sur 
Ja vie sont en désarroi, la nymphe de l’Anthrax est char- 
gée d’un travail de cyclope. C’est à elle de peiner, de 
s'agiter, de s’exténuer en efforts pour crever la muraille 
et ouvrir la voie de sortie. A l'embryon la besogne achar- 
née, sans miséricorde pour les chairs naiïssantes ; à l’in- 
secte adulte les douceurs du repos au soleil. Ce renver- 
sement des rôles a pour conséquence un outillage de 
puisatier chez la nymphe, outillage bizarre, compliqué, 
que rien ne pouvait faire prévoir dans la larve et que 


Fig. 2. — Nymphe de l'Anthrazx trifasciata. 


rien ne rappelle dans l’insecte parfait. La trousse de tra- 
vail est un assortiment de socs de charrue, de forets, de 
crocs, de harpons, et autres engins sans analogues 
dans nos industries, sans nom dans nos dictionnaires. 
Décrivons de notre mieux l'étrange mécanique à percer. 

En quinze jours au plus, l’Anthrax a consommé sa 
larve de Chalicodome, dont il ne reste que la peau, ra- 
massée en un granule blanc. Juillet n’est pas fini qu'il 
devient rare de trouver encore des nourrissons sur leur 
nourrice. De cette époque jusqu’au mois de mai sui- 
vant, rien de nouveau ne se passe. Le diptère garde sa 


LES ANTHRAX 149 


forme de larve sans modification appréciable, et repose 
immobile dans le cocon de la Maçonne, à côté du glo- 
bule relique. Quand arrivent les beaux jours de mai, le 
ver se ride, se dépouille de sa peau, et la nymphe appa- 
raît, revêtue sur tout le corps d’un robuste épiderme 
roussâtre et corné. 

Tête ronde, volumineuse, us du thorax par un 
étranglement, couronnée en avant et à la partie suné- 
rieure par une sorte de diadème à six pointes dures, ai- 
guës, noires, disposées en une demi-circonférence dont 
la concavité regarde en bas. Ces pointes diminuent un 
peu de longueur du sommet de l'arc aux extrémités. 
Leur ensemble rappelle les couronnes radiales que por- 
tent, sur les médailles, les empereurs romains de la dé- : 
cadence. Ce sextuple soc est le principal outil d’excava- 
tion. Inférieurement et sur la ligne médiane, l’instru- 
ment se complète par un groupe isolé de deux petites 
pointes noires, contiguës entre elles. 

Thorax lisse. Étuis des ailes amples, repliés sous le 
corps en écharpe et descendant jusque vers le milieu de 
l'abdomen. Celui-ci de neuf segments, dont quatre, à 
partir du second, sont armés sur le dos, en leur milieu, 
d’une ceinture de petits arceaux cornés, d’un brun fauve, 
rangés parallèlement l’un à l’autre, enchâssés dans la 
peau par leur face convexe et relevant chacune de leurs 
extrémités en une épine noire et dure. En son ensemble, 
la ceinture forme ainsi une double série de spinules, 
avec sillon médian. Je compte environ 25 arcs à double 
denticule pour un seul segment, ce qui fait un total de 
200 pointes pour les quatre arceaux ainsi armés. 

L'utilité de cette râpe est manifeste : elle sert à la 
nymphe pour prendre appui sur la paroi de sa galerie à 


450 SOUVENIRS ENTUMULOGIQUES 


mesure que le travail avance. Aïnsi ancrée sur une foule 
de points, l’âpre pionnière cogne plus violemment l’obs- 
tacle avec son diadème de forets. En outre, pour rendre 
le recul du trépan plus difficile, de longs cils raides et di- 
rigés en arrière sont clair-semés parmi les denticules 
des ceintures d’ascension. Il y en a d’ailleurs sur les au- 
tres segments, tant à la face ventrale qu’à la face dor- 
sale. Sur les flancs, ils sont plus denses et comme dispo- 
sés en bouquets. 

Le sixième segment porte ceinture semblable, mas 
bien plus faible et composée d’une seule rangée de spi- 
nules, presque effacées. Elle est plus faible encore sur le 
septième segment ; enfin sur le huitième, elle se réduit 
à quelques aspérités brunes. À partir du sixième, les 
anneaux diminuent d'ampleur, et l’abdomen se termine 
en un cône, dont l'extrémité, formée du neuvième seg 
ment, constitue une armure d’un nouveau genre. C’est 
un faisceau de huit pointes brunes. Les deux dernières 
dépassent les autres en longueur, et se détachent du 
groupe en un double soc terminal. 

Un stigmate rond en avant, de chaque côté du tho- 
rax ; un stigmate pareil sur le flanc de chacun des sept 
premiers segments abdominaux. Au repos, la nymphe 
est courbée en arc. Pour l’action, brusquement elle se 
débande et se rectifie. Elle mesure de 15 à 20 millimè- 
tres de longueur, et de 4 à 5 millimètres de largeur. 

Telle est l'étrange machine à forer qui doit préparer 
une issue au débile Anthrax à travers le ciment du Cha- 
licodome. Ces détails de structure, si pénibles à rendre 
par la parole, peuvent se résumer ainsi : en avant, sur 
le front, un diadème de pointes, outil de percussion et 
de fouille ; en arrière, un soc multiple qui s'implante en 


LES ANTHRAX 151 


un point d'arrêt et permet à la nymphe de se débander 
brusquement pour un choc contre la barrière à dé- 
molir ; sur le dos, quatre ceintures d’ascension ou quatre 
râpes, qui maintiennent l'animal en place en mordant, 
de leurs centaines de crocs, sur la paroi du canal. Sur 
tout le corps, de longs cils raides, dirigés en arrière, 
pour prévenir la chute, empêcher le recul. 

Pareille structure se retrouve chez les autres Anthrax, 
avec de légères variantes de détail. Je me bornerai à un 
exemple, celui de l’Anthrax sinué, qui vit aux dépens 
de l’Osmie tricorne. Sa nymphe diffère de celle de l'An- 
thrax du Chalicodome par une armure plus faible. Ses 
quatre ceintures d’ascension ne sont formées que de 
quinze à dix-sept arceaux à double pointe, au lieu de 
vingt-cinq ; de plus, les segments abdominaux, à partir 
du sixième, sont uniquement hérissés de cils raides, sans 
vestige de spinules cornées. Si l’évolution des Anthrax 
nous était mieux connue, l’entomologie tirerait, je crois, 
grand profit du nombre de ces arceaux pour la distinc- 
tion spécifique. Je le vois se maintenir fixe pour une 
même espèce, et varier très nettement d'une espèce à 
l’autre. Mais ce ne sont pas là mes affaires; je signale 
ce champ d’études aux classificateurs sans m'y arrêter 
davantage. 

Vers la fin du mois de mai, la coloration de la nym- 
phe, jusque-là d’un roux clair, se modifie profondément 
et présage la prochaine transformation. La tête, le 
thorax et l’écharpe des ailes deviennent d’un beau noir 
luisant. Une bande sombre occupe le dos des quatre 
segments à double rangée de pointes; trois taches ap- 
paraissent sur les deux anneaux suivants; l’armure 
anale se rembrunit. Ainsi se trahit déjà la noire livrés 


452 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


de l'insecte, sur le point d’éclore. C'est le moment, pour 
la nymphe, de travailler à la galerie de sortie. 

J'ai été désireux de la voir en action, non dans les 
conditions naturelles, chose impraticable, mais dans un 
tube de verre où je l’enferme entre deux épais tampons 
de moelle de sorgho. L'espace ainsi délimité représente 
à peu près la loge natale. Les cloisons d'avant et d’ar- 
_rière, sans avoir la résistance de la bâtisse du Chalico- 
dome, sont néanmoins assez fermes pour ne céder que 
sous des efforts prolongés ; mais les paroïs latérales sont 
lisses, et les ceintures de râpes n’y pourront prendre 
appui, circonstance très défavorable. N'importe : dans 
l'intervalle d’une journée, la nymphe perce la cloison 
d'avant, épaisse de deux centimètres. Je la vois ancrer 
sur la cloison postérieure son double soc anal, se cour- 
ber en arc, puis brusquement se détendre et heurter le 
tampon d'avant de son front radié Sous le choc des 
pointes, le sorgho lentement s’émiette. C’est pénible à 


venir; cela vient tout de même, un atome après l’autre. 


De loin en loin, la méthode change. Sa couronne de 
forets plongée dans la moelle, l'animal se trémousse, 
oscille sur le pivot de son armure anale. C’est l’opéra- 
tion de la tarière succédant à celle du pic. Puis Les heurts 
recommencent, entrecoupés de repos pour se refaire de 
la fatigue. Enfin le trou est fait. La nymphe s’y glisse, 
mais ne sort en entier : la tête et le thorax se montrent 
au dehors; le ventre reste engagé dans.la galerie. 

La cellule de verre, avec son manque de points d’ap- 
pui latéraux, a certainement troublé ma bête, qui ne 
paraît pas avoir fait usage de toutes ses méthodes. Le 
trou à travers le sorgho est ample, irrégulier; c’est une 
brèche grossière et non une galerie, A travers la mu- 


LES ANTHRAX : 153 


raille de la Maconne, il est cylindrique, assez net, et 
tout juste du diamètre de l'animal. Aussi j'aime à croire 
que, dans les circonstances naturelles, la nymphe pra- 
tique moins les coups de pic et donne la préférence au 
travail de vilebrequin. | 

L’étroitesse et la régularité du canal de libération lui 
est nécessaire. Elle y reste toujours à demi engagée et 
même assez solidement fixée par ses râpes dorsales. Sor- 
tent seuls à l’air libre la tête et le thorax. C’est une der- 
nière précaution pour la délivrance finale. La fixité 
d’un appui est, en effet, indispensable à l'Anthrax pour 
émerger de sa gaîne de corne, pour déployer ses grandes 
ailes hors de leurs étuis, pour tirer ses pattes fluettes 
de leurs fourreaux. Tout ce travail, si délicat, serait 
compromis par un manque de stabilité. 

La nymphe reste donc ancrée au moyen de ses râpes 
dorsales dans l’étroite galerie de sortie et fournit ainsi 
l'équilibre stable réclamé par l’éclosion. Tout est prêt. 
Au grand acte maintenant d’avoir son cours. Une fente 
transversale se déclare sur le front, à la base du diadème 
perforateur; une seconde, mais longitudinale, ouvre le 
crâne en deux et se prolonge sur le thorax. Par cette 
ouverture cruciale, l’Anthrax brusquement apparaît, 
tout moite des humeurs du laboratoire de la vie. Il s’af- 
fermit sur ses jambes tremblantes, il dessèche ses ailes 
et prend l'essor en laissant à la fenêtre de la loge sa 
dépouille de nymphe, qui fort longtemps se conserve 
intacte. Le lugubre diptère a devant lui cinq à six se- 
maines pour explorer les galets au milieu du thym et 
prendre sa petite part aux fêtes de la vie. En juillet nous 
le retrouverons s’occupant de l'entrée en cellule, plus 
étrange encore que la sortie. 


IX 


LES LEUCOSPIS 


Visitons en juillet les nids du Chalicodome des mu- 
railles, en les détachant de leurs galets par la méthode 
du choc, ainsi que je viens de l’exposer dans l’histoire 
des Anthrax. Les cocons de la Maconne à double habi- 
tant, l’un dévorant, l’autre dévoré, sont assez nombreux 
pour permettre d’en récolter quelques douzaines dans 
une matinée, avant que le soleil soit devenu intolérable. 
Cognons ferme sur les silex pour desceller les dômes 
de terre, empaquetons dans de vieux journaux, bour- 
rons la boîte et rentrons au plus vite ; tout à l'heure 
l'atmosphère va s’embraser comme le ciel d’une Go- 
morrhe. - 

L'examen, mieux suivi dans l’ombre du chez soi, nous 
apprend bientôt que si le dévoré est toujours le miséra- 
ble Chalicodome, le dévorant appartient à deux espèces. 
D'une part, à sa forme de cylindre, à sa coloration d’un 
blanc crémeux, à son petit mamelon céphalique, se re- 
connaît la larve de l’Anthrax, hors de cause en ce mo- 
ment; d'autre part, à sa structure d'ensemble, à son 
aspect général, se révèle la larve de quelque hyméno- 
ptère. Le second exterminateur de la Maçonne est, en 
effet, un Leucospis (Leucospis gigas, Fab.) superbe in- 
secte, zébré de noir et de jaune, à ventre arrondi au 


156 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


bout et creusé, ainsi que le dos, en gorge de poulie pour 
recevoir, dans sa rainure, une longue rapière, aussi 
déliée qu’un crin, que l’animal dégaine et plonge, à 
travers le mortier, jusque dans la cellule où il se propose 
d'établir son œuf. Avant de nous occuper de son métier 
d'inoculateur, apprenons comment vit la larve dans la 
loge envahie. 

C’est un ver nu, apode, aveugle, facile à confondre, 
pour des yeux non expérimentés, avec celui de divers 
hyménoptères collecteurs de miel. Ses caractères Les plus 
apparents consistent en une coloration de beurre rance, 


Fig. 3 — Larve secondaire du Leucospis gigas. 


une peau luisante et comme huilée, une segmentation 
accusée par de forts bourrelets, de manière que, vu de 
profil, le dos est très nettement ondulé. Au repos, 
cette larve est courbée en arc, revenant sur lui-même. 
Elle est composée de treize segments, y compris la tête. 
Celle-ci, très petite relativement au reste du corps, ne 
montre, sous la loupe, aucune pièce buccale ; tout au plus 
aperçoit-on un léger trait roux, qui vous engage à re- 
courir au microscope. On distingue alors deux fines 
mandibules, très courtes et façconnées en pointe aiguë. 
Une petite embouchure ronde, un subtil perçoir de 
droite et de gauche, voilà tout ce que montre l'appareil 


LES LEUCOSPIS 157 


à fort grossissement. Quant à mes meilleures loupes, 
elles ne me montrent rien du tout. On voit très bien, au 
contraire, et sans armer l’œil d’une lentille, l’armature 
buccale, notamment les mandibules, soit d’un mangeur 
de miel, Osmie, Chalicodome, Mégachile, soit d’un man- 
geur de proie, Scolie, Ammophile, Bembex. Tous possè- 
dent des pinces robustes, propres à saisir, à broyer, à 
lacérer. A quoi peut donc servir l'invisible outillage du 
Leucospis? Le mode de consommation va nous l’ap- 
prendre. 

Comme l’Anthrax, son modèle, le Leucospis ne mange 
pas la larve de Chalicodome, c’est-à-dire ne la dépèce 
pas en bouchées ; il l’épuise sans l'ouvrir et lui fouiller 
les flancs. Avec lui reparaît cet art merveilleux qui con- 
siste à se nourrir du patient sans le tuer jusqu’à la fin 
du repas, afin d’avoir toujours ration de chair fraîche. 
La bouche assidûment appliquée sur la peau de la vic- 
time, le ver meurtrier s’emplit et grossit tandis que la 
larve nourricière se dégonfle et se flétrit tout en conser- 
vant assez de vie pour résister à la décomposition. De la 
défunte transvasée, il reste la peau qui, ramollie dans 
l'eau, puis insufflée, se ballonne sans fuite de gaz, preuve 
de sa continuité. L’outre dépourvue d'ouverture a tout 
de même perdu son contenu. C’est la répétition de ce que 
nous a montré l’Anthrax, avec cette différence que le 
Leucospis paraît moins versé dans les délicates opérations 
de l'épuisement. Au lieu du granule, si blanc et si pro- 
pre, que le diptère laisse pour tout résidu de sa pièce 
alimentaire, l’insecte à longue sonde abandonne pour 
reliefs une dépouille fréquemment souillée par la teinte 
brune de vivres gâtés. Il semble que, sur la fin, la con- 
sommation devient plus brutale et ne dédaigne pas la 


! 


158 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


chair morte. Je reconnais aussi que le Leucospis n'est 
pas apte à se lever de table ou bien à s'y remettre avec 
la promptitude de l’Anthrax. Je dois le harceler quel- 
que temps avec la pointe d’un pinceau pour le décider 
à lâcher prise ; et une fois la pièce quittée, il n'y fixe 
de nouveau la bouche qu'après quelques hésita‘ons. 
Son adhérence ne peut être le simple effet d’un baï- 
ser de ventouse; des crocs qu'il faut dégager peu- 
vent seuls en rendre compte. 

Je m'explique alors l’usage des microscopiques man- 
dibules. Ces deux subtiles pointes sont incapables de 
rien mâcher, mais elles peuvent très bien servir à percer 
l’épiderme d’un orifice comme n’en ferait pas l'aiguille 
la plus déliée, et c'est à travers la piqûre que le Leu- 

cospis hume le suc de sa proie. Ce sont des instruments 
_propres à perforer le sac graisseux qui lentement, sans 
éprouver en son intérieur aucun dommage, se vide à tra- 
vers un pertuis çà et là renouvelé. La ventouse de l’An- 
thrax est ici remplacée par des percçoirs très aigus, et si 
réduits qu’ils ne peuvent rien blesser au delà de l’épi- 
derme. Ainsi se trouve réalisée, avec un autre outillage 
d'attaque, la prudente consommation qui maintient les 
vivres frais. | | 

Est-il nécessaire de dire, après l’histoire de l’Anthrax, 
que pareille alimentation serait impossible avec une 
proie dont les tissus posséderaient leur finale fermeté ? 
C’est donc pendant qu’elle est à demi fluide et plongée 
dans la torpeur de la nymphose que la larve du Chali- 
codome est vidée par celle du Leucospis. La dernière 
quinzaine de juillet et la première quinzaine d’août sont 
les époques favorables pour assister au repas, que j'ai vu 
durer de douze à quatorze jours. Plus tard, on ne trouve 


LES LEUCOSPIS 159 


dans le cocon du Chalicodome que la larve du Leucos- 
pis, superbe d'embonpoint, et à côté une sorte de mince 
et rance lardon, relique de la défunte nourrice. Jus- 
qu'aux chaleurs de l'été suivant, jusqu'en fin jui au 
plus tôt, les choses restent en l’état. 

Alors apparaît la nymphe, qui n’a rien de saillant à 
nous apprendre ; et enfin l’insecte parfait, dont l'éclo- 
sion peut se retarder jusqu’au mois d'août. Sa sortie 
hors de la forteresse de la Maçonne n’a rien de l'étrange 
méthode employée par l’Anthrax. Doué de vaillantes 
mandibules, l’insecte parfait crève lui-même le plafond 
de son domicile sans grave difficulté. À l'époque de sa 
libération, les Chalicodomes, qui travaillent en mai, ont 
depuis longtemps disparu. Sur les galets, tous les nids 
sont clos, les provisions sont achevées, les larves dor- 
ment dans leur cocon ambré.Comme les vieux nids sont 
utilisés par la Maçonne tant qu’ils ne sont pas trop dé- 
labrés, le dôme d’où vient de sortir le Leucospis, plus 
vieux d’un an, a ses autres loges occupées par les fils 
de l'abeille. Il y a là, pour sa race, sans chercher au 
loin, grasse prébende dont il est maître de profiter. Il 
ne dépend que de lui de faire de sa maison natale la 
maison des siens. Du reste, si les explorations à distance 
lui plaisent, les dômes de mortier abondent dans l’har- 
mas. Sous peu, l’inoculation des œufs à travers la mu- 
raille va commencer. Avant d'assister à ce curieux tra- 
vail, occupons-nous de la sonde qui doit l’accomplir. 

En dessus, le ventre de l’insecte est creusé d’un sillon 
qui remonte jusqu'à la base du thorax ; à l'extrémité, 
élargie et ronde, il est fendu par une étroite scissure, qui 
semble partager cette région en deux ; on dirait une pou- 
lie à fine gorge. A l’état de repos, la sonde inoculatrice 


: 


160 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ou oviscapte reste engagée dans cette rainure etcesillon. 
La délicate machine fait ainsi presque le tour complet 
de l’abdomen. En dessous, sur la ligne médiane, se voit 
‘ une longue écaille d’un brun marron, lancéolée, carénée, 
fixée par sa base au premier segment abdominal et pro- 
longée sur les côtés en ailes membraneuses qui viennent 
étroitement s'appliquer sur les flancs. Sa fonction est 
de protéger la région sous-jacente, région à parois 
molles où la sonde prend origine. C’est un opercule, 
une cuirasse qui, pendant l'inaction, protège les délica- 
tesses du mécanisme moteur, mais fait bascule d’arrière 
en avant et se relève quand il faut dégainer l'outil et 
en faire usage. 1 
Détachons cet opercule d’un coup de ciseaux pour 
avoir sous le regard tout l'appareil ; puis soulevons 
 l'oviscapte avec la pointe d’une aiguille. La partie lon- 
geant le dos se dégage sans difficulté aucune, mais la 
partie enchâssée dans la gorge de poulie du bout du 
ventre offre une résistance qui nous avertit d'une com- 
plicatÿon non aperçue d’abord. L'outil, en effet, se com- 
pose de trois pièces, une centrale ou filament inocula- 
teur, et deux latérales, dont l’ensemble constitue un 
fourreau. Ces deux-ci, plus fortes, sont creusées en 
façon de demi-canal et-forment, en se rejoignant, un 
canal complet dans lequel le filament est engainé. Ce 
fourreau à deux valves est libre d’adhérence dans la 
partie dorsale ; mais plus loin, au bout de l'abdomen et 
sous le ventre, il ne peut plus s’isoler, ses valves se 
trouvant soudées avec la paroi abdominale. Là règne 
donc, entre les deux pièces protectrices rapprochées, 
une simple rigole où le filament est à couvert. Quant à 
ce dernier, il s’extrait aisément de sa gaine et se met 


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LES LEUCOSPIS 161 


en liberté jusqu’à sa base, sous le bouclier de l’é- 
caille. 

A la loupe, c’est un fil rond, corné, rigide, compris 
pour la grosseur entre un cheveu et un crin de cheval. 
Son extrémité se montre un peu rugueuse, pointue et 
longuement taillée en biseau. Le microscope est néces- 
saire pour reconnaître sa réelle structure, bien moins 
simple qu’elle ne le semble d’abord. On reconnaît alors 
que la partie terminale, taillée en biseau, se compose 
d'une série de cônes tronqués, emboîtés l’un dans 
l’autre et dont la large base déborde un peu. De cette - 
disposition résulte une sorte de lime, de râpe à dents 
très émoussées. Pressé sur le porte-objet, le fil se sub- 
divise en quatre pièces de longueur inégale. Les deux 
plus longues ont pour terminaison le biseau dentelé. 
Elles s’assemblent en une gouttière très étroite pour 
recevoir les deux autres pièces, un peu plus courtes. 
Celles-ci se terminent l’une et l’autre par une pointe, 
mais non dentelée, et en retrait par rapport à la râpe 
finale. Assemblées en un demi-canal , elles s’enchâssent 
dans le demi-canal des deux autres, de façon que le tout 
forme un canal complet. En outre, les deux pièces 
courtes, considérées ensemble, sont mobiles, suivant 
leur longueur, dans la gouttière qui les recoit ; elles 
sont de plus mobiles l’une sur l’autre, toujours dans le 
sens de la longueur, si bien que, sur le porte-objet, leurs 
pointes terminales correspondent rarement au même 
niveau. 

Si l’on tronque d’un eoup de ciseaux le fil moeulateur 
sur l'animal vivant et qu'on observe la section à la 
loupe, on voit la demi-gouttière interne s'allonger et 
faire saillie en dehors de la demi-gouttière externe, 

11 


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162 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


puis rentrer tour à tour, tandis que suinte de la bles- 
sure une gouttelette albumineuse, provenant sans doute 
du liquide qui donne à l’œuf le singulier appendice dont 
il sera fait mention plus loin. Au moyen de ces mouve- 
ments longitudinaux de la rigole interne dans la rigole 
externe, et du glissement, l’une sur l’autre, des deux 
pièces de la première rigole, l’œuf peut être acheminé 
jusqu’au bout de l’oviscapte malgré l'absence de toute 
contraction musculaire, impossible dans un conduit de 
nature cornée. | 

Pour peu que l’on presse l'abdomen en dessus, on le 
voit se disloquer après le premier segment, comme si 
l'insecte, en ce point, avait été à demi sectionné. Il se 
produit, entre le premier et le second anneau, un large 
entrebâillement, un hiatus, où sous une fine membrane, 
fait hernie la base de l’oviscapte, fortement recourbée en 
crosse. Là le filament traverse de part en part l’animal 
et va émerger en dessous. Son point de sortie se trouve 
ainsi vers la base de l'abdomen, au lieu de se trouver 
au bout suivant la règle générale. Cette étrange dispo- 
sition a pour effet de raccourcir le bras de levier de 
l’oviscapte, de rapprocher du point d'appui, c’est-à-dire 
des pattes, l’origine du filament, et de favoriser par ce 
moyen le difficultueux travail de l’inoculation en utili- 
sant du mieux possible l'effort dépensé. En somme, 
l’oviscapte au repos fait le tour de l'abdomen. Parti de 
la base, à la face inférieure, il contourne le ventre 
d'avant en arrière, puis revient d’arrière en avant à la 
face supérieure, pour aboutir à peu près à la mêmehau- 
teur que le point de départ. Sa longueur est de 44 milli- 
mètres. Aïnsi est déterminée la limite des profondeurs 
que la sonde peut atteindre dans les nids de Chalicodome. 


Ever Te Al) ONE R 


LES LEUCOSPIS DT 


Un mot encore, avant d’en finir avec l'outil du Leu- 
cospis. Sur l'animal agonisant, décapité, privé de pattes 
et d'ailes, transpercé d’une épingle, les parois de la 
scissure où le fil inoculateur est engagé, éprouvent de 
vifs mouvements trépidatoires comme si le ventre allait 


s’entr'ouvrir, se partager en deux suivant la ligne mé- 


diane, puis ressouder ses deux moitiés. Le fil lui-même 
est animé de trépidations convulsives ; il se dégage de 
son fourreau, puis y rentre pour se dégainer encore. Il 
semble que la machine à pondre ne puisse se résoudre 
à périr avant d’avoir accompli sa mission. L'animal a 
pour but suprème l’œuf ; et tant qu'il lui reste une étin- 
celle de vie, il agonise dans des essais de ponte. 

Le Leucospis géant exploite avec la même ferveur les 
nids du Chalicodome des galets et ceux du Chalicodome 
des hangars. Pour assister aisément à l’inoculalion de 
l'œuf et suivre à nombreuses reprises l’opérateur dans 
la pratique de son art, j'ai donné la préférence à la 
seconde Maçonne, dont les nids, détachés des toitures 
voisines, ont été appendus par mes soins, depuis quel- 
ques années, sous le porche de mon cellier. Ces ruches 
en pisé, accolées contre des tuiles, me fournissent, 
chaque saison, de nouveaux documents. Je leur dois 
beaucoup pour l’histoire des Leucospis. 

Comme terme de comparaison avec ce qui se passait 
chez moi, j'observais les mêmes scènes sur les galets 


_des harmas d’alentour. Chaque sortie dans ce but était 


loin de me dédommager de mon zèle, quelque peu mé- 
ritoire par un soleil atroce ; mais enfin, de loin en loin, 
je parvenais à voir quelque Leucospis implantant la 
sonde dans le dôme de mortier. Couché à terre, du 
commencement à la fin de l'opération, qui pouvait durer 


164 = SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


des heures entières, je suivais de très près l’insecte dans 
tous ses actes, tandis que mon chien, lassé d’une tem- 
pérature d’étuve, sournoisement abandonnait la partie, 
et la queue basse, la langue pendante, rentrait au logis 
pour s'étendre à plat ventre sur les fraîches dalles du 
vestibulée. Ah! qu'il était bien avisé de dédaigner la 
contemplation devant les cailloux ! Je rentrais à demi 
cuit, bruni comme un grillon. Je retrouvais mon cama- 
rade qui, les flancs haletants, le dos dans l’angle de la 
muraille et les quatre pattes étalées à plat, exhalait les 
derniers jets de vapeur de sa chaudière surchauffée. 
Ah ! comme Bull était mieux avisé de regagner au plus 
vite l'ombre de la maison! Pourquoi l’homme s'in- 
forme-t-11? Pourquoi n'a-t-il pas l’insouciance des 
choses, cette haute philosophie de la bête? En quoi 
_ peut nous intéresser ce qui ne remplit pas le ventre ? 
À quoi bon apprendre ? À quoi bon le vrai quand l’utile 
suffit? Pourquoi, descendant de quelque macaque ter- 
tiaire à ce que l’on dit, suis-je affligé du besoin de sa- 
voir, lorsque Bull, mon compagnon, en est affranchi ? 
Pourquoi... Ah! ça mais! où donc en suis-je? Ren- 
trerai-je, le cerveau congestionné par un coup de soleil? 
Revenons vite à nos moutons. 

C’est dans la première semaine de juillet que j'ai vu 
l’inoculation débuter sur mes nids de Chalicodome 
des hangars. Au fort de la chaleur, sur les trois heures 
de l'après-midi, le travail se poursuit, de moins en moins 
actif, pendant presque tout le mois. Je compte jusqu’à 
douze Leucospis à la fois sur la paire de tuiles la mieux 
peuplée. L'insecte explore les nids, lentement, gauche- 
ment. Du bout des antennes, fléchies à angle droit après 
le premier article, il palpe la surface. Puis immobile et 


LES LEUCOSPIS 165 


la tête penchée, il semble méditer et débattre en lui- 
même l’opportunité du lieu. Est-ce bien ici, est-ce ail- 
leurs que gît la larve convoitée ? Au dehors rien, abso- 
lument rien, ne l'indique. C’est une nappe pierreuse, 
bosselée mais très uniforme d’aspect, car les cellules ont 
disparu sous une couche de crépi, travail d'intérèt géné- 
ral où l’essaim dépense ses derniers jours. S'il me fallait, 
avec ma longue pratique, décider moi-même du point 
convenable, me serait-il loisible d’user d’une loupe pour 
scruter le mortier grain par grain, et d’ausculter la 
surface pour me renseigner au moyen du son rendu, je 
déclinerais l’entreprise, convaincu d'avance d’échouer le 
plus souvent et de ne réussir que par hasard. 

Où sont en défaut mes moyens optiques et mon discer- 
nement raisonné, l'insecte ne se trompe pas, guidé qu'il 
est par les bâtonnets des antennes. Son choix est fait. 
Le voici qui dégaine sa longue mécanique ; la sonde est 
dirigée normalement à la surface et occupe à peu près le 
milieu entre les deux pattes intermédiaires. Une large 
dislocation se déclare sur le dos, entre le premier et le 
second segment de l'abdomen, et par cet entrebâäillement 
fait hernie la base de l'outil, dont la pointe s'efforce de 
plonger dans le tuf. Des mouvements trépidatoires au 
sein de cette hernie trahissent l'énergie dépensée. On 
craint de voir se rompre, d'un moment à l’autre, la frêle 
bourse violentée par l'effort. Mais elle tient bon et le 
fil progresse. 

Immobile, hautement guindé sur jambes pour dé- 
velopper son appareil, l’insecte n’a que de très légères 
oscillations pour tout signe de son laborieux travail. Je 
vois des sondeurs qui dans un quart d'heure ont fini 
d'opérer. Ce sont les plus prompts à la besogne. La ren- 


-466 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


contre d’une couche de moindre épaisseur et de moindre 
résistance les a favorisés. J'en vois d’autres qui, pour 
une seule opération, dépensent jusqu’à trois heures, 
trois longues heures de patience pour l'observateur dési- 
reux de suivre l’acte jusqu’à la fin, trois longues heures 
d’immobilité pour l'animal, encore plus désireux d’assu- 
rer à son œuf le vivre et le couvert. Mais aussi n'est-ce 
pas travail des plus difficiles que d’insinuer un cheveu 
dans l'épaisseur de la pierre? Pour nous, avec toule 
notre dextérité des doigts, ce serait impossible; pour 
l'animal, qui simplement pousse du ventre, ce n’est que 
laborieux. 

Malgré la résistance du milieu traversé, l’insecte per- 
sévère, certain de réussir ; et il réussit en effet sans que 
je puisse encore m'expliquer son succès. La matière où 
doit plonger la sonde n’a pas Ja structure poreuse; elle 
est homogène et compacte comme notre ciment durci. 
En vain mon attention se porte sur le point précis où 
fonctionne l'outil ; je ne vois pas de fissure, de pertuis 
qui puisse faciliter l'accès. Un trépan, un foret de mi- 
neur pulvérisent la roche pour avancer d'autant. Cette 
méthode de percussion n’est pas ici de mise ; l'extrême 
délicatesse de la sonde s’y oppose. Il faut à la frêle 
tige, ce me semble, une voie toute faite, une faille où 
elle puisse glisser ; mais cette faille, je n’ai jamais pu la 
découvrir. Est-il permis d’invoquer un liquide dissolvant 
qui ramollirait le mortier sous la pointe de l’oviscapte ? 
Non, car je ne vois aucune trace d'humidité autour du 
point où le fil est engagé. Je reviens à la fissure, au 
défaut de continuité, bien que mon examen soit impuis- 
sant à le découvrir sur le nid du Chalicodome. En d'au- 
tres circonstances, j'ai été mieux servi. Le Leucospis 


DNA SRE ONE LE L'ORGANE PCR Det af pas tai te 
nat SR RS DA dE TR rl Le SR ent PRES. 


LES LEUCOSPIS 167 


dorsigera, Fab., établit ses œufs auprès de la larve de 
l’Anthidie diadème, qui nidifie parfois dans des tronçons 
de roseau. À diverses reprises, je l'ai vu introduisant 
sa tarière par une subtile rupture du canal. L’enceinte 
n'étant pas la même, ici bois et là mortier, peut-être 
convient-il de laisser une part à l'inconnu. 

Mon assiduité, pendant la majeure partie de juillet, 
devant Les tuiles appendues contre les murailles du por- 
che, m'a permis la comptabilité des inoculations. A 
mesure que l'insecte, son opération terminée, dégageait 
la sonde, je marquais au crayon le point précis d'où 
sortait l'instrument ; el tout à côté, j'inscrivais la date. 
Ces données devaient être utilisées à la fin des travaux 
du Leucospis. 

Les sondeurs disparus, je procède à l’éxamen des nids, 
noircis de mon grimoire, les indications au crayon. Un 
premier résultat, auquel je m'attendais d’ailleurs, me dé- 
dommage de mes patientes stations. Sous chaque point 

_ marqué de noir, sous chaque point d’où j'ai vu retirer 
l'oviscapte, se trouve constamment une cellule, sans une 
seule exception. Il y a pourtant d’une cellule à l’autre 
des intervalles pleins, ne résulteraient-ils que de l’ados- 
sement des parois. D'ailleurs les loges, très irrégulière- 
ment distribuées par un essaim dont chaque ouvrière 
travaille à sa guise, laissent entre elles d’amples anfrac- 
tuosités, que remplit à la fin l’enduit général du nid. De 
ces dispositions, il résulte que les parties massives équi- 
valent presque en volume aux parties vides. Rien au 
dehors n'indique le plein ou le creux des régions sous- 
jacentes. Il m'est absolument impossible de décider si, 
en creusant tout droit, je rencontrerai la capacité d’une 
cellule ou bien l'épaisseur d’un mur. 


eu 0 
Re 


168 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

L'insecte, lui, ne s’y trompe pas, comme en témoi- 
gnent toutes mes fouilles sous les points notés par le 
crayon; il dirige toujours son appareil vers la cavité 
d'une loge. Comment est-il averti que le dessous est 
vide ou plein? Ses organes d’information sont, à ne 
pas en douter, les antennes, qui palpent le terrain. Ce 
sont deux doigts d’inouïe délicatesse, qui scrutent le 
sous-sol en tapotant dessus. Que perçoivent-ils donc, ces 
organes énigmatiques ? — Une odeur? Nullement; je 
m'en étais toujours douté, et aujourd’hui j'en suis cer- 
tain après ce que je vais raconter dans un instant. — 
Perçoivent-ils un son ? Faut-il les regarder comme des 
appareils microphoniques d'ordre supérieur, aptes à re- 
cueillir les échos moléculaires du plein et les réson- 
nances du vide ? Cette idée me séduirait si, dans une 
foule de circonstances où sont étrangères les sonorités 
d’une voûte, les antennes ne remplissaient leur rôle avec 
la même efficacité. Nous ignorons et peut-être sommes- 
nous destinés à toujours ignorer la vraie valeur du sens 
antennal, dont notre naturé n’a pas l’analogue ; mais s’il 
nous est impossible de dire ce qu’il perçoit, nous pouvons 
du moins reconnaître en partie ce qu'il ne perçoit pas, 
et lui refuser en particulier l'aptitude à l’olfaction. 

Je remarque, en effet, non sans vive surprise, que la 
grande majorité des cellules visitées par la sonde du 
Leucospis ne contiennent pas la seule chose que re- 
cherche l’insecte, c’est-à-dire la larve récente du Chali- 
codome enfermée dans son cocon. Leur contenu con- 
sisté en détritus divers, si fréquents dans tout vieux nid 
de la Maçonne : miel liquide et resté sans emploi, l'œuf 
ayant péri; provisions gâtées, tantôt moisies, tantôt de- 
venues culot goudronneux ; larve morte, durcie en un 


ven 


LES LEUCOSPIS 169 


cylindre brun ; insecte parfait désséché, à qui les forces 
ont manqué pour la libération ; décombres poudreux, 
provenant de la lucarne de sortie qu’a bouchée plus tard 
la couche générale de crépi. Les effluves odorants qui 
peuvent se dégager de ces résidus ont certainement des 
caractères très divers. L’aigre, le faisandé, le moisi, le 
goudronneux, ne sauraient être confondus par un odorat 
un peu subtil; chaque loge, suivant son contenu, pos- 
sède un fumet spécial, sensible ou non pour nous ; et ce 
fumet, à coup sûr, n'a rien de commun avec celui que 
nous pouvons supposer à la larve fraîche, recherchée 
par le Leucospis. Si néanmoins l’insecte ne distingue 
par ces loges l’une de l’autre et plonge la sonde dans 
toutes indifféremment, n'est-ce pas la preuve évidente 
que l’odorat ne le guide en rien dans ses recherches? 
Par d’autres considérations, en traitant de l’'Ammophile 
hérissée, j'étais arrivé à nier, dans les antennes, la sen- 
sibilité olfactive. Aujourd’hui le Leucospis, avec ses 
fréquentes erreurs, malgré sa continuelle exploration 
antennale, établit ma négation sur des bases iné- 
branlables. 

Le sondeur des nids en mortier vient de nous déli- 
vrer, je crois, d'un vieux préjugé physiologique. N’au- 
rait-elle que ce résultat, son étude serait déjà méritoire ; 
mais l'intérêt est loin d’être épuisé. Entamons un autre 
point de vue, dont toute l'importance ne se révélera qu’à 
la fin ; parlons d’un fait auquel j'étais fort loin de m'at- 
tendre lorsque je surveillais avec tant d’assiduité les nids 
de mes Chalicodomes. 

La même cellule peut recevoir à diverses reprises, à 
plusieurs jours d'intervalle, la sonde des Leucospis. J'ai 
dit coriment je marquais de noir le point précis où 


470: SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'instrument de ponte s'était engagé et comment j'ins- 
crivais à côté la late de l'opération. Eh bien, en beau- 
coup de ces points déjà visités, sur lesquels je possédais 
les documents les plus authentiques, j'ai vu revenir 
l’insecte une seconde fois, une troisième et même une 
quatrième, tantôt le même jour, tantôt quelque temps 
après, et y replonger son fil inoculateur, exactement au 
même endroit, comme si rien ne s'était passé. Était-ce 
le même individu qui répétait son acte dans une cellule 
déjà visitée par lui mais oubliée ; étaient-ce des indivi- 
dus différents qui venaient, l’un après l’autre, déposer 
l’œuf dans une loge prise pour inoccupée? Je ne saurais 
le dire, ayant négligé de marquer les opérateurs, crainte 

de les troubler. ; 

Comme rien, si ce n’est la marque de mon crayon, 
marque de signification nulle pour l'animal, n'indique 
que la tarière a déjà travaillé là, 1] peut très bien arriver 
que le même opérateur, retrouvant sous ses pas un point 
déjà exploité par lui-même, mais effacé de son souvenir, 
renouvelle son coup de sonde dans une loge qu'il croit 
découvrir pour la première fois. Si tenace que soit sa 
mémoire des lieux, on ne peut admettre que l’insecte 
possède, pendant des semaines et point par point, la 
topographie d’un nid de quelques mètres carrés de su- 
perficie. Ses souvenirs, s’il en a, le servent mal; l’as- 
pect extérieur ne le renseigne pas; et sa tarière pénè- 
tre, au hasard des découvertes, en des points déjà son- 
dés peut-être à plusieurs reprises. 

Il peut arriver encore —et ceci me paraît le cas le plus 
fréquent — qu’à l’exploiteur d’une cellule en succède un 
second, puis un troisième, un quatrième et davantage, 
tous avec le zèle de premier occupant parce que leurs 


ab ES 


LES LEUCOSPIS | 171 


prédécesseurs n'ont pas laissé de trace de leur passage 
De l’une et de l’autre manière, la même loge est exposée 
à des pontes multiples, bien que son contenu, la larve 
de Chalicodome, soil une ration tout juste suffisante 
pour une seule larve de Leucospis. 

Ces sondages réitérés sont loin d’être rares : j'en ai 
inscrit une vingtaine sur mes tuiles, el pour quelques 
cellules, l'opération s’est renouvelée sous mes yeux 
jusqu à quatre fois. Rien ne dit qu'en mon absence ce 
nombre n'ait été dépassé. Le peu que j'ai reconnu 
m'empêche d’'assigner des limites. Maintenant une 
question surgit, grosse de conséquences : l'œuf est-il 
réellement pondu toutes les fois que la sonde pénètre 
dans une cellule ? Je n’entrevois rien qui plaide en fa- 
veur de la négative. À cause de sa nature cornée, l'ovis- 
capte ne doit être doué que d’une sensibilité tactile des 
plus obtuses. L'’insecte n’est averti du contenu de la 
loge que par l'extrémité de ce long crin, témoin, ce me 
semble, peu digne de confiance. L'arrivée dans le vide 
est annoncée par le défaut de résistance ; et voilà, pro- 
bablement, le seul avis que puisse fournir l’insensible 
outil. La sonde, forant la roche, ne saurait avertir le mi- 
neur sur le contenu de la caverne où elle vient de s’en- 
gager ; ainsi doit-il en être du fil rigide des Leucospis. 

La cellule atteinte renferme-t-elle du miel moisi, des 
décombres, une larve desséchée, une larve au point 
convenable ? Et surtout renferme-t-elle déjà un œuf? 
Sur ce dernier point, au moins, la réponse ne peut être 
douteuse. Il est impossible que, par l'intermédiaire d’un 
crin, l’insecte soit renseigné sur ce point si délicat : 
l'absence ou la présence d’un œuf, corpuscule perdu 
dans une vaste enceinte. En admettant même le tact à 


172 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'extrémité de la tarière, il resterait toujours cette diffi- 
culté insurmontable : retrouver dans l'inconnu d’une 
spacieuse chambre le point précis où gît l'atome. Je 
n'hésite pas même à croire que l’oviscapte n’avertit pas 
l'insecte ou ne l’avertit que très vaguement du contenu 
de la cellule, propice ou non à l’évolution du germe. 
Chaque coup de sonde, pourvu qu’un vide soit ren- 
contré, dépose peut-être son œuf, auquel échoit ainsi, 
tantôt saine nourriture et tantôt résidu sans valeur. 

Ces aberrations de la ponte réclament des preuves 
plus concluantes que les aperçus où conduit la nature 
cornée de l’oviscapte ; il importe de reconnaître direc- 
tement si la cellule où la tarière a plongé plusieurs fois 
renferme en effet plusieurs occupants, outre la larve du 
Chalicodome. Les Leucospis ayant terminé leurs son- 
dages, j'ai attendu encore quelques jours pour donner 
aux jeunes larves le temps de se développer un peu, ce 
qui devait rendre mon examen plus facile. Enfin j'ai 
transporté les tuiles sur la table de mon cabinet pour 
en scruter les secrets avec les soins les plus minutieux. 
Là m'attendait une déception comme rarement j'en ai 
éprouvé de pareilles. Les cellules que j'avais vu, de 
mes propres yeux vu, traverser par la sonde deux, trois 
et quatre fois, ne renfermaient qu'une larve de Leucos- 
pis, une seule, attablée sur celle du Chalicodome. D'’au- 
tres, également sondées à plusieurs reprises, contenaient 
des résidus gâtés ; maïs de Leucospis, point. Ah ! sainte 
patience ! donnez-moi le courage de recommencer, dis- 
sipez les ténèbres et délivrez-moi du doute ! 

Je recommence. La larve de Leucospis m'est fami- 
lière; je peux la reconnaître, sans erreur possible, 
tant dans les nids du Chalicodome des galets que dans 


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LES LELCOSPIS 173 


les nids du Chalicodome des hangars. Toute la morte- 
saison, je multiplie mes courses ; je détache des toits des 
vieilles masures et des cailloux des harmas, les cons- 
tructions des deux Maçonnes ; j'en bourre mes poches, 
j'en remplis ma boîte, j'en charge le havresac de Fa- 
vier, j'en récolte assez pour encombrer toutes les tables 
de mon cabinet; et lorsqu'il fait trop froid, que l’âpre 
mistral souffle, je déchire la fine étoffe des cocons pour 
m'informer de l'habitant. La plupart contiennent la 
Maçonne à l’état parfait; d'autres me donnent la larve 
de l’Anthrax; d’autres encore, et fort nombreux, me 
donnent la larve du Leucospis. Et cette dernière est 
seule, toujours seule, immanquablement seule. C'est 
à n'y rien comprendre lorsqu'on sait, comme je le 
savais, la multiplicité fréquente des coups de sonde. 
Ma perplexité ne fait qu’accroître lorsque, au retou 
de la belle saison, je suis, pour la seconde fois, témoin 
des opérations du Leucospis réitérées sur les mêmes 
cellules ; et que, pour la seconde fois , je constate une 
_larve unique dans les loges sondées plusieurs fois. 
Serai-je donc forcé d'admettre que la tarière sait recon- 
naître les cellules contenant déjà un œuf, et dès lors 
s’abstient d'y pondre ? Dois-je accorder un tact extraor- 
dinaire à ce rude bout de crin; mieux que cela : une 
sorte de divination qui affirme ou nie l'œuf sans avoir 
besoin de le toucher ? Mais ce que je dis là est insensé ! 
Certainement quelque chose m'échappe, et toute l’obs- 
curité du problème vient de mes renseignements in- 
complets. O patience! souveraine vertu de l'observa- 
teur, venez encore à mon aide : pour la troisième fois, 
je dois recommencer. 
Jusqu'ici mes recherches se sont faites quelque temps 


174 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


après la ponte, à une époque où la larve a pris au moins 
un développement assez avancé. Qui sait si, dès le début 
du premier âge, rien ne se passe qui puisse après me 
fourvoyer ? C’est à l'œuf lui-mème que je dois m'adresser 
pour obtenir le secret que me refuse la larve. Je re- 
prends donc mon étude dans la première quinzaine de 
_ juillet, alors que les Leucospis, affairés, commencent à 
visiter les nids des deux Maçonnes. Les galets des har- 
mas me fournissent en abondance les édifices du Chali- 
codome des murailles ; les refuges des troupeaux, cà et 
_ là disséminés dans la campagne, me donnent, sous leur 
toiture délabrée, par fragments détachés au ciseau, les 
constructions du Chalicodome des hangars. Je tiens à 
ne pas détruire complètement mes ruches domestiques, 
déjà si éprouvées par mes expériences; elles m'ont 
beaucoup appris, elles peuvent m’apprendre encore. Des 
colonies étrangères, rencontrées un peu de partout, font 
les frais de mon butin. La loupe d’une main, les pinces 
de l’autre, je passe en revue ma récolte, le jour même, 
avec la prudence et le soin que seule permet la table du 
laboratoire. D'abord les résultats ne répondent pas du : 
tout à mes espérances. Je ne vois rien que je n’aie 
déjà vu. Nouvelles expéditions à quelques jours d’inter- 
valle et nouveaux chargements de mottes de mortier ; 
tant et tant qu’à la fin la chance me sourit. 

La raison avait raison. Un coup de sonde n’est pas 
donné sans dépôt de l’œuf dans la cellule atteinte. Voici 
un cocon de la Maçonne des galets avec un œuf accom- 
pagné de la larve du Chalicodome. Mais quel œuf 
_ étrange! Jamais rien de pareil ne s’est offert à mes 
yeux, et puis est-ce bien l’œuf du Leucospis? Mes 
transes n'étaient pas petites. L'évolution m'en délivra 


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LES LEUCOSPIS 175 


en me donnant, une paire de semaines après, la larve 
qui m'était familière. Ces cocons à un seul œuf sont 
aussi nombreux que je peux le désirer ; ils dépassent 
même mes désirs; mes petits récipients en verre ne 
‘ peuvent y suffire. 
En voici d’autres, plus précieux, à ponte multiple. J'en. 
trouve abondamment avec deux œufs ; j’en trouve avec 
trois, avec quatre ; le mieux peuplé m'en offre jusqu’à 
cinq. Et pour mettre le comble à ma joie de chercheur 
qui, sur le point de désespérer, soudain réussit, voici 
encore, bien muni d'un œuf, un cocon stérile, c’est-à- 
dire ne contenant qu'une larve corrompue et desséchée. 
Tous mes soupçons se réalisent, tous jusqu'au plus 
inconséquent : l'œuf auprès d’un amas de pourriture. 

Ce sont les nids du Chalicodome des murailles, de 
construction plus régulière, d'examen plus aisé à cause 
de leur base largement bâillante une fois séparée du 
galet d'appui, qui m'ont fourni la grande majorité des 
renseignements ; ceux du Chalicodome des hangars, 
qu'il faut émietter à coups de marteau pour en visiter les 
cellules entassées sans aucun ordre, se prêtent bien 
moins à une enquête délicate, endommagés qu'ils sont 
par l’écrasement et les commotions du choc. 

Et maintenant, c’est fait : il reste établi que la ponte 
du Leucospis est exposée à des périls bien exception- 
nels. Elle peut confier l’œuf à des cellules stériles, sans 
vivres utilisables ; elle peut en établir plusieurs dans une 
même loge, quoique cette loge ne renferme de la nour- 
riture que pour un seul. Qu’elles proviennent d’un in- 
dividu unique revenant, par mégarde, à diverses reprises 
au même point, ou qu'elles soient le fait d'individus dif- 
férents non informés des sondages antérieurs, ces pontes 


176 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


multiples sont très fréquentes, presque autant que les. 
pontes normales. La plus complexe que j'aie reconnue 
se composait-de cinq œufs, mais rien n'autorise à voir 
dans ce nombre une limite extrême. Qui pourait dire, 
lorsque la population des sondeurs est nombreuse, jus- 
qu'où peut aller cette accumulation ? J'exposerai dans 
un autre chapitre comment la ration d’un œuf reste 


Fig. 4.— OEuf du Leucospis gigas. 


effectivement ration d’un seul œuf, malgré la multipli- 
cité des convives. Je termine par la description de l'œuf 

C’est un corps blane, opaque, en forme d’'ovale très 
allongé. L’une des extrémités se prolonge en un col ou 
filament, aussi long que l'œuf proprement dit, un peu 
rugueux, sinueux et d'ordinaire fortement courbé. Le 
tout figure assez bien certaines courges à panse allongée 
et goulot anguiforme. La longueur totale, le pédicule 
compris, est de 3 millimètres environ. Il est mutile de 
dire, après avoir reconnu le mode d'alimentation du ver, 
que cet œuf n’est pas déposé à l'intérieur de la larve 
nourricière. Toutefois, avant de connaître les mœurs du 
Leucospis, volontiers j'aurais cru que tout hyménoptère 
porteur de longue sonde inocule ses œufs dans les flancs 
de la victime, comme le font les Ichneumons à l'égard 
des chenilles. Je rappelle cette erreur pour en délivrer 
ceux qui la partageraient. 


LES LEUCOSPIS 177 


L'œuf du Leucospis n’est pas même déposé sur la 
larve du Chalicodome ; il est appendu, par son pédicule 
courbe, à la paroi filamenteuse du cocon. Si je m'y 
prends avec assez de délicatesse pour ne pas troubler les 
dispositions des choses lorsque je détache le nid par le 
choc, et que j'extrais et j'ouvre le cocon, je vois l'œuf 
osciller à la voûte de soie. Mais il en faut bien peu pour 
le faire choir. Aussi le plus souvent, ne serait-ce que 
par l’effet du choc intervenu au moment de la sépara- 
tion du nid de son galet, je le trouve détaché du point 
de suspension et gisant à côté de la larve, à laquelle 
d’ailleurs 1l n'a jamais aucune adhérence. La sonde du 
Leucospis ne va pas au delà du cocon traversé; et 
l'œuf reste maintenu au plafond dans l’anse de quelque 
filament soyeux, au moyen de son pédicule en croc. 


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RON eu nd te Et SEE CS SL ST Er ce ES ES A Eee SE 
Q : ; EN RME 4 ' Se, 


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AUTRE SONDEUR 


Comment ‘s’appelle-t-il donc celui-ci, dont je n'ose 
inscrire le nom en tête du chapitre? Il s'appelle Mono- 
dontomerus cupreus, Sm. Essayez un peu pour voir, 
dites : Mo-no-don-to-me-rus. Comme cela vous remplit 
bien Ja bouche ; comme cela vous met en l'esprit l'idée 
de quelque bête apocalyptique ! On songe, en pronon- 
çant le mot, aux monstruosités dès anciens âges, Mas- 
todonte, Mammouth, lourd Mégathérium. Eh bien, 
nous sommes dupés par la nomenclature : il s’agit d’un 
insecte de rien, moindre que le Cousin vulgaire. 

Il ya, comme cela, de braves gens tout heureux de 
servir la science avec des sonorités de Canaque; ils 
vous effarouchent rien que pour désigner un moucheron. 
Vénérés savants qui baptisez les bêtes, vos dénomina- 
lions, si âpres soient-elles avec leurs conglomérats de 
syllabes, volontiers je les accepte pour mon usage, sans 
en abuser d’ailleurs ; mais elles peuvent sortir du cé- 
nacle et paraître devant le public, toujours prêt à té- 
moigner de l’irrévérence à l'égard des termes sans res- 
pect pour son oreille. Désireux de parler comme tout 
le monde afin d’être compris de tous, et persuadé qu’un 
jargon de cyclope n’est pas nécessaire à la science, je fuis 
l'appellation technique quand elle est trop barbare, et 


180 SCUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


quand elle menace d’encombrer la page pour peu qu’elle 
revienne sous la plume. Je renonce à Monodonto- 
merus. | : 
C’est un insecte bien chélif, presque autant que les 
moucherons que l'on voit -tourbillonner dans un rayon 
de soleil sur la fin de l'automne. Son costume est le 
_ bronze doré ; ses yeux sont d’un rouge corail. Il porte 
flamberge à découvert, c'est-à-dire que le fourreau de 
sa tarière se dresse obliquement au bout du ventre, au 
lieu de venir se coucher dans une rainure creusée le 
Jong du dos, suivant les us des Leucospis. Dans cette 
gaine est tenue la moitié terminale du filament inocu- 
lateur, qui se prolonge sous l'animal jusqu’à la base de 
T’abdomen. En somme, son outil est celui des Leucospis, 
avec cette différence que sa moitié terminale se dresse 
-en glaive. 2 
Ce minuscule porteur d'épée sur le croupion est en- 
core un persécuteur des Chalicodomes et non des moins 
redoutables. Il exploite les nids des Maçonnes en même 
temps que le Leucospis. Avec lui, je le vois explorer le 
terrain peu à peu, du bout des antennes ; avec lui, je le 
vois plonger bravement sa dague dans le tuf. Plus af- 
fairé dans son travail, plus inconscient peut-être du 
péril, il n’a cure de l’homme qui de très près l’observe. 
Le Leucospis fuit, lui ne bouge. Son assurance est telle, 
qu'il vient jusque dans mon cabinet, me disputer, sur 
ma table de travail, les nids dont j'examine les popula- 
tions. Il opère sous ma loupe, il opère tout à côté de la 
pointe de mes pinces. Que risque-t-il? Que peut-on lui 
faire, à lui si petit, si petit? Il se juge si bien en sécu- 
rité, que je peux prendre le nid à la main, le trans- 
porter, le déposer, le reprendre, sans que l'insecte s'en 


RS sé. à 


AUTRE SONDEUR 181 


forinalise ; il continue son œuvre au foyer de mon 
verre grossissant. | 

L'un de ces audacieux est venu visiter un nid de Cha- 
licodome des murailles dont la plupart des cellules sont 
occupées par les nombreux cocons d’un parasite, le 
Stelis. À demi éventrées par ma curiosité, ces cellules 
ont leur contenu largement à découvert. La trouvaille 
plaît, paraît-il, car pendant quatre jours sans désem- 
parer, je vois le nain fureter d’une cellule à l’autre, 
choisir son cocon et y plonger sa tarière suivant toutes 
les règles de l’art. J'apprends ainsi que la vue, bien 
qu’elle soit un guide indispensable pour les recher- 
ches, ne décide pas de l'opportunité du coup de sonde. 
Voici un insecte qui explore, non la nappe pierreuse du 
logis de la Maçonne, mais bien la surface de cocons en 
tissu de soie. L’explorateur ne s'est jamais trouvé dans 
des circonstances semblables, sa race non plus : tout 
cocon, dans l’état normal, étant protégé par une en- 
ceinte. N'importe : malgré la profonde différence des 
surfaces, l’insecte n'hésite pas. Averti par -un sens spé- 
cial, énigme indéchiffrable pour nous, il sait que sous la 
paroi, si nouvelle pour lui, se trouve l’objet de ses re- 
cherches. L’odorat était déjà mis hors de cause ; main- 
tenant s’élimine la vue. 

Des sondages à travers les cocons du Stelis, parasite 
du Chalicodome, n’ont rien qui me surprennent : je sais 
combien mon effronté visiteur est indifférent sur la na- 
ture des victuailles destinées à sa famille. J'ai reconnu 
sa présence chez des apiaires très divers de taille et de 
mœurs, Anthophores, Osmies, Chalicodomes, Anthi- 
dies. Le Stelis exploité sur ma table est une victime de 
plus, et voilà tout. L'intérêt n’est pas là. Il est dans les 


182 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


manœuvres de l’insecte que je peux suivre dans les con- 
ditions les plus favorables. 

Coudées brusquement à angle droit, ainsi que deux 
bâtonnets brisés, les antennes palpent le cocon unique- 
ment par leur extrémité. C’est dans l’article terminal 
que réside le sens percevant à distance ce que l'œil ne 
voit pas, ce que l’odorat ne sent pas, ce que l'ouïe n'en- 
tend pas. Si le point exploré convient, l’insecte se guinde 
hautement sur jambes pour donner de l’espace au jeu 
de sa mécanique; il ramène un peu en avant le bout 
du ventre; et l’oviscapte en entier, fil inoculateur et 
fourreau, se dresse perpendiculaire au cocon, au mi- 
lieu du quadrilatère déterminé par les quatre pattes 
postérieures, position éminemment favorable pour ob- 
tenir le maximum d'effet. Quelque temps la tarière, tou- 
jours en son entier, s’appuie sur le cocon, cherche de 
la pointe, tâtonne ; puis brusquement le fil sondeur se 
dégage de sa gaine. Celle-ci revient alors en arrière, 
suivant l’axe du corps, tandis que le filament s’efforce 
de pénétrer. L'opération est pénible. Je vois l’insecte 
essayer une vingtaine de fois, coup sur coup, sans par- 
venir à transpercer la dure enveloppe du Stelis. Si la 
sonde ne pénètre pas, l'instrument rentre dans sa gaine, 
et l'insecte se remet à scruter le cocon, qu’il ausculte 
point par point du bout des antennes. Puis d’autres 
coups de sonde sont tentés jusqu'à réussite. 

Les œufs sont de petits fuseaux, blancs et brillants 
comme l’ivoire, de deux tiers de millimètre à peu près 
de longueur. Ils n’ont pas le long pédicule courbe de ceux 
du Leucospis ; ils ne sont pas appendus au plafond du 
cocon ainsi que ces derniers, mais bien déposés sans 
ordre autour de la larve nourricière. Enfin dans une 


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AUTRE SONDEUR 183 


seule cellule et pour une seule mère, la ponte est tou- 
jours multiple et comprend un nombre d'œufs très va- 
riable. Le Leucospis, à cause de sa taille avantageuse, 
rivalisant avec celle de l'hyménoptère sa victime, ne 
trouve dans chaque cellule que des vivres pour un 
seul ; aussi lorsque sa ponte est multiple dans une loge, 
c’est erreur de sa part et non résultat prémédité. Où la 
ration entière est nécessaire pour le repas d’un seul, il 
se garderait bien d'installer volontairement plusieurs 
convives. Son émule n’a pas à garderles mêmes réserves. 
Avec une larve de Chalicodome, le nain a de quoi doter 
une vingtaine des siens, qui vivront en commun et 
grassement de ce que consommerait un seul fils du co- 
losse. Le petit, très petit praticien en sondages établit 
donc toujours nombreuse famille au même banquet. 
Bien suffisante pour une douzaine ou deux, la gamelle 
est fraternellement vidée. 
Le désir m'a pris de dénombrer la parenté, pour voir 
si la mère savait juger des vivres et proportionner le 
- nombre des convives aux somptuosités du réfectoire. 
Mes notes mentionnent cinquante-quatre larves dans une 
cellule d'Anthophore à masque (Anthophora personata). 
Aucun autre recensement n’a atteint ce chiffre. Peut- 
être deux mères différentes avaient-elles pondu dans 
cette loge si bien peuplée. Chez le Chalicodome des mu- 
railles, je vois, d’une cellule à l’autre, le nombre de 
larves varier de quatre à vingt-six; chez le Chalicodome 
des hangars, de cinq à trente-six ; chez l’'Osmie tricorne, 
qui m'a fourni les documents les plus nombreux, de 
sept à vingt-cinq; chez l'Osmie bleue (Osmia cyanea, 
Kirby), de cinq à six; chez le Stelis (Stelis nasuta), de 
quatre à douze. 


184 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Le premier et les deux derniers relevés sembleraient 
indiquer une proportionnalité entre l'abondance des 
vivres et le nombre des consommateurs. Quand la mère 
rencontre la copieuse larve de l’Anthophore à masque, 
elle lui donne à nourrir le demi-cent ; avec le Stelis et 
l’Osmie bleue, ration parcimonieuse, elle se borne à la 
demi-douzaine. N'introduire dans la salle à manger 
qu’un nombre de pensionnaires en rapport avec le menu, 
serait certes très méritoire de sa pârt, d'autant plus que 
l’insecte est dans des conditions fort difficultueuses pour 
juger du contenu de la loge. Ce contenu est invisible, 
sous le plafond de la cellule, et l’animal ne peut être 
renseigné que par l'extérieur du nid, variable d’une 
espèce à l’autre. Il faudrait alors admettre un discerne- 
ment particulier, une sorte de discernement de l'espèce, 
reconnue petite ou grosse suivant la façade de son ha- 
bitation. Je me refuse à conduire aussi loin mes sup- 
positions, non que l'instinct me paraisse incapable de 
pareilles prouesses, mais à cause des renseignements 
donnés par l’Osmie tricorne et les deux Chalicodomes. : 

Dans les loges de ces trois espèces, je vois varier le 
nombre de larves mises en nourrice suivant des chiffres 
si élastiques, qu'il faut renoncer à toute idée de propor- 
tionnalité. Sans trop s'inquiéter s’il y aurait excès ou dé- 
faut de vivres pour sa famille, la mère a peuplé les loges 
au gré de ses caprices, ou plutôt suivant la richesse de 
ses ovaires en ovules mûrs au moment de la ponte. Sila 
nourriture surabonde, la nichée profitera mieux et de- 
viendra plus forte ; s’il y a disette, les nourrissons famé- 
liques ne périront pas pour cela, mais resteront plus pe- 
tits. J'ai reconnu souvent, en effet, tant dans les larves 
que dans les insectes adultes, des différences de volume 


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AUTRE SONDEUR é 185 


qui vont du simple au double d’après la densité de la 
population. | 4 | 

Les larves sont blanches, fusoïdes, nettement seg- 
mentées, hérissées sur tout le corps d’une fine villosité 
invisible sans le secours de la loupe, La tête consiste en 
un petit bouton d’un diamètre bien moindre que celui 
du corps. Le microscope y découvre des mandibules, 
consistant en fines pointes d’un roux fauve, qui se dila- 
tent en une large base incolore. Dépourvues de denti- 
culations, incapables de rien mâcher entre leurs som- 
mets subulés, ces deux outils servent tout au plus à 
fixer quelque peu le vermisseau en un point de la larve 
nourricière, Impuissante au dépècement, la bouche est 
donc un simple suçoir osculateur, qui épuise la victuaille 
par exsudation à travers la peau. Nous avons ici la ré- 
pétition de ce que nous ont appris les Anthrax et les 
Leucospis : le dépérissement graduel d’une victime 
que l’on consomme sans la tuer. 

Cest un curieux spectacle, même après celui de 
l’Anthrax.'ils sont là de vingt à trente affamés, tous la 
bouche appliquée, comme pour un baiser, sur les flancs 
de la larve dodue, qui de jour en jour se fane et se 
tarit sans la moindre blessure appréciable ; aussi se con- 
serve-t-elle fraîche jusqu’à réduction en une dépouille 
ratatinée. Si je trouble la marmaiïlle attablée, tous d'un 
brusque recul lâchent prise et se laissent choir pour se 
démener autour de la nourrice. Avec la même promp- 
titude, ils reprennent leur féroce baiser. Inutile d'ajouter 
qu'au point abandonné comme au point repris, l'examen 
le plus attentif ne découvre aucun extravasement de 
liquide. L'exsudation huileuse ne se fait que lorsque la 
pompe fonctionne S’arrêter davantage sur cet étrange 


186 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mode d’alimentation devient superflu après ce que j'ai 
raconté des Anthrax. | 

L'apparition de l’insecte adulte a lieu vers le commen- 
cement de l'été, après une année presque entière de sé- 
jour dans la loge envahie. Le nombre considérable des 
habitants d'une même cellule me donnait à penser que 
le travail de libération devait présenter quelque intérêt. 
Aussi désireux l’un que l’autre de franchir au plus tôt les 
murs de la prison et de venir aux grandes fêtes du soleil, 
attaquent-ils tous à la fois, dans une mêlée confuse, le 
plafond qu'il s’agit de forer ? Le travail de délivrance 
est-il coordonné dans un intérêt général ; n’a-t-il pour 
règle que l’égoïsme de chacun? C’est ce que l’observa- 
tion va nous dire. 
Quelque temps à l'avance, je transvase chaque famille 

dans un court tube de verre, qui représentera la cellule 
natale. Un solide bouchon de liège, plongeant au moins 
d'un centimètre, sera l’obstacle à percer pour la sortie. 
Eh bien, mes nichées séquestrées sous verre, au lieu de 
la hâte fougueuse et du désordre dissipateur des forces 
que je m'attendais à trouver, me rendent témoin d’un 
atelier des mieux réglementés. Un seul travaille à forer 
le liège. Patiemment, de la pointe des mandibules, grain 
de poussière par grain de poussière, il pratique un canal 
du diamètre de son corps. La galerie de mine est si 
étroite, que pour revenir en arrière, l'ouvrier doit mar- 
cher à reculons. C’est lent à venir. Il faut des heures et 
puis des heures pour creuser le pertuis, rude besogne 
pour le frêle mineur. 

Si la fatigue devient trop grande, l’excavateur quitte 
le front d'attaque, et va se mêler à la foule pour se repo- 
ser et s’épousseter. Un autre, le premier venu parmi les 


_ AUTRE SONDEUR 187 


voisins,- aussitôt le remplace, relayé lui-même par un 
troisième, sa corvée finie. D’autres encore succèdent, 
toujours un par un, si bien que le chantier jamais ne 
chôme et jamais n'est encombré. Paisible et patiente, la 
multitude cependant se tient à l'écart. Nulle inquiétude 
pour la délivrance. Le succès viendra, tous en sont con- 
vaincus. En attendant, qui se lave les antennes en les 
passant dans la bouche, qui se lustre les ailes avec les 
pattes postérieures, qui se trémousse pour tromper les 
ennuis de l’inaction. Quelques-uns font l'amour, sou- 
verain moyen de tuer le temps, que l’on soit né du jour 
ou que l’on ait la vingtaine. 

Quelques-uns font l'amour. Ces favorisés sont rares, 
comptent à peine. Est-ce indifférence? Non; mais les 
amoureux manquent. Les deux sexes sont très inégale- 
ment représentés dans la population d’une loge; les 
mâles s’y trouvent en misérable minorité, et souvent 
même font complètement défaut. Cette pénurie mascu- 
line n'avait pas échappé aux anciens observateurs. 
Brullé, le seul auteur qu'il me soit loisible de consulter 
dans mon ermitage, dit textuellement : « Les mâles ne 
paraissent pas connus. » Pour mon compte, je les con- 
nais; mais vu leur faible nombre je me demande quel 
peut être leur rôle dans un sérail si disproportionné avec 
leurs forces. Quelques relevés montreront en quoi mes 
hésitations sont fondées. 

Pour vingt-deux cocons d'Osmie tricorne, le dénom- 
brement total de la population s'élève à trois cent 
cinquante-quatre, dont quarante-sept mâles et trois 
cent sept femelles. La population moyenne est ainsi de 
seize individus par cocon ; et pour un seul mâle, ily a 
six femelles au moins. Tantôt plus forte, tantôt plus 


l 


188 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


faible, cette disparité se maintient quelle que soit l'es- 
pèce de l’hyménoptère envahi. Dans les cocons du Cha- 
licodome des hangars, je retrouve la proportion moyenne 
de six femelles pour un mâle ; dans ceux du Chalicodome 
des murailles, je constate un mâle pour quinze femelles. 

Ces données, dont je ne saurais assigner les limites, 
suffisent pour faire soupçonner que les mâles, avortons 
moindres que les femelles et d’ailleurs mis à mal, comme 
tout insecte, par un seul accouplement, doivent, dans 
la majorité des cas, rester étrangers aux femelles. Les 
mères s’en passent-elles, en effet, sans être pour cela 
privées de descendance? Je ne dis pas oui, mais je ne 
dis pas non. Rude problème que celui de la dualité des 
sexes !- Pourquoi deux? Pourquoi pas un seul? C’eût 
été bien plus simple, et surtout moins fécond en sottises. 
Pourquoi la sexualité lorsque le tubercule du topinam- 
bour s’en passe? Telles sont les grosses questions que 
me propose en finissant le Monodontomerus cupreus, né- 
gligeable de taille et si volumineux de nom, que je 
m'étais bien juré de ne jamais plus en parler suivant les 
règles de son état civil. | es 


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ne 


XI 
LE DIMORPHISME LARVAIRE 


S'il a donné quelque attention à l’histoire des An- 
thrax, le lecteur a dû s’apercevoir que mon récit est in- 
complet. Le renard du fabuliste voyait bien comment 
on entre dans le repaire du lion, mais ne voyait pas 
comment on en sort. Pour nous, c’est l'inverse : nous 
savons comment on sort de la forteresse du Chalicodome, 
mais nous ne savons pas comment on entre. Pour sortir 
de la cellule dont il a consommé le propriétaire, l’An- 
thrax devient une machine à perforation, un outil vivant 
dont notre industrie pourrait s'inspirer s’il lui fallait de 
nouvelles combinaisons de trépans propres à forer la 
‘roche. Le tunnel de la délivrance ouvert, l'outil se fend 
ainsi qu'une gousse que le soleil fait éclater, et de cette 
robuste charpente s'échappe-un délicat diptère, flocon 
velouté, mol duvet qui nous émerveille par son contraste 
avec la rudesse des profondeurs d’où il remonte. Sur ce 
point, nous sommes suffisamment renseignés. Reste 
l'entrée en loge, énigme qui m’a tenu un a de siècle 
en haleine. | 
- Tout d’abord, ilest side que la mère ne peut dépo- 
ser son œuf dans la cellule de l’Abeïlle maçonne, depuis 
longtemps close et barricadée d’une enceinte de ciment 
lorsque l’Anthrax apparaît. Pour y pénétrer, il lui fau- 


190 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


drait redevenir appareil d’excavation et reprendre la dé- 
pouille qu’elle a laissée engagée dans la fenêtre de 
sortie ; 1l lui faudrait revenir en arrière, renaître nym- 
phe, et le travail de la vie n’a jamais de ces reculs. Avec 
des griffes, des mandibules et beaucoup de persévé- 
rance, à la rigueur l’insecte adulte pourrait forcer le 
coffre de mortier ; mais le diptère en est dépourvu. Sa 
patte fluette serait déformée par des entorses rien qu’en 
balayant un peu de poussière ; sa bouche est un suçoir 
pour cueillir les exsudations sucrées des fleurs, et non 
la solide tenaille nécessaire pour émietter le ciment. 
Pas de tarière non plus, pas de sonde imitée de celle du 
Leucospis ; nul instrument d'aucune sorte qui puisse 
s’insinuer dans l'épaisseur de la muraille et acheminer 
Yœuf jusqu’à destination. Bref, la mère est dans l’im- 
puissance absolue d'établir sa ponte dans la chambre 
de la Maconne. 
Serait-ce la larve qui, d'elle-même, s’introduit dans la 
soute aux vivres, cette larve que nous avons vue épuiser 
le Chalicodome par des baisers buveurs de sang? Rappe- 
lons-nous ce ver, petit boudin de graisse, qui s’étire ou 
se recourbe sur place et ne parvient à se déplacer. Son 
corps est un cylindre lisse ; sa bouche, une simple lèvre 
circulaire. Aucun organe ambulatoire, pas même des 
cils, des aspérités, des rides pour la reptation. L'animal 
est fait pour la digestion et pour l’immobilité. Son orga- 
nisation est incompatible avec le mouvement ; tout l’af- 
firme de la façon la plus claire. Non, et encore non : 
cette larve, moins que la mère, ne peut entrer d’elle- 
même dans la demeure de la Maçonne. Les vivres cepen- 
dant sont là ; etces vivres, il faut les atteindre sous peine 
de périr ; to be or not to be. Comment donc s’ÿ prend le 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 191 


diptère ? Vainement j'interrogerais les probabilités, trop 
souvent mensongères ; pour obtenir réponse valable, je 
n'ai qu'une ressource : tenter presque l'impossible et 
surveiller l’Anthrax à partir de son œuf. 

Quoique assez nombreux sous le rapport des espèces, 
les Anthrax n’abondent pas lorsqu'on désire population 
assez dense pour se prêter à des observations suivies. Je 
les vois, un peu de ci, un peu de là, aux lieux violemment 
ensoleillés, voleter sur les vieux murs, les talus, les sa- 
bles, parfois par faibles escouades, le plus souvent so- 
litaires. De ces vagabonds, présents aujourd’hui, absents 
demain, je ne peux rien attendre, dans mon ignorance 
de leurs établissements. Les épier un à un sous le hâle 
du jour est très pénible et peu fructueux, l’insecte aux 
ailes véloces disparaissant toujours on ne sait où lorsque 
l'espoir d'obtenir le secret commence à nous venir. À ce 
métier, jai dépensé de belles heures de patience, sans 
résultat aucun. Le succès aurait des chances avec des 
Anthrax dont on connaîtrait d'avance le domicile, et 
surtout si la même espèce formait colonie assez popu- 
leuse. L'interrogation commencée sur l’un se poursui- 
vrait sur un second, puis sur d’autres jusqu’à réponse 
complète. Or dans de telles conditions de fréquence, ma 
longue carrière entomologique n'a rencontré jusqu'ici 
que deux Anthrax : l'un à Carpentras, l'autre à Séri- 
gnan. Le premier, Anthrazx sinuata, Fallen, vit dans les 
cocons de l’Osmie tricorne, qui nidifie elle-même dans 
les vieilles galeries de l’Anthophore à pieds velus; le : 
second, Anthrax trifasciata, Meigen, exploite le Chali- 
codome des galets. Je consulterai l’un et l’autre. 

Encore une fois, sur le tard de mes jours, me voici 
donc à Carpentras, dont le rude nom gaulois fait sourire 


192 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

le sot et penser l’érudit. Chère petite ville où j'ai vécu 
ma vingtième année et laissé mes premiers flocons de 
laine aux buissons de la vie, ma visite d'aujourd'hui est 
un pèlerinage : je viens revoir les lieux où sont écloses 
mes plus vives impressions juvéniles. Je salue en pas- 
sant le vieux collège où j'ai fait mes premières armes 
d'éducateur. Son aspect n’a pas changé, c’est toujours 
celui d’un pénitencier. Ainsi l’entendait l’enseignement 
gothique d'autrefois. A la gaieté, à l’activité du jeune 
âge, choses par lui jugées malsaines, il opposait le pal- 
liatif de l’étroit, du triste, de l’obscur. Ses maisons d’édu- 
cation étaient surtout des maisons de correction. Les 
fraîcheurs virgiliennes s’interprétaient dans l’étouffement 
d’une prison. Entre quatre hautes murailles, j'entrevois 
la cour, sorte de fosse aux ours, où les écoliers se dis- 
putaient l’espace pour leurs ébats sous la ramée d'un 
platane. Tout autour s’ouvraient des espèces de cages à 
fauves, privées de jour et privées d'air : c’étaient les 
classes. Je parle au passé, car le présent sans uote a 
mis fin à ces misères scolaires. 

- Voici le bureau de tabac où, le mercredi soir, en sor- 
tant du collège, je prenais à crédit de quoi bourrer ma 
pipe et célébrer ainsi, la veille, les joies du lendemain, 
ce jeudi sacré que je croyais si bien remplir avec mes 
équations difficultueuses résolues, mes réactifs nou- 
veaux expérimentés, mes plantes récohées et détermi- 
nées. Je faisais ma timide demande en simulant l'oubli 
de la monnaie, tant il est dur, à qui se respecte, 
d'avouer qu’il n’a pas le sou. Ma candeur inspirait, 
paraît-il, un peu de confiance; et j'obtenais crédit, chose 
inouïe, chez le représentant de la régie. Ah! que n’aï-je, 
sur le seuil d’une boutique, étalé à la vente quelques 


job UT. à ce CUS re 


‘LE DIMORPHISME LARVAIRE 193 


paquets de chandelles, une douzaine de morues, un 
baril de sardines et des pains de savon ! Ni plus sot, ni 
moins laborieux qu'un autre, j'aurais fait ma trouée. 
Mais à quoi pouvais-je prétendre ? Accoucheur de cer- 
velles, manipulateur d’intelligences, je n'avais pas même 
droit à la niche et à la pâtée. 
Voici mon ancienne habitation, où sont venus après 
nasiller des moines. Dans l’embrasure de cette fenêtre, 
entre les contrevents fermés et le vitrage, je tenais, à 
l’abri des mains profanes, mes drogues de chimie, dro- 
gues dont j'achetais pour quelques sous en trichant le 
budget de mon jeune ménage. Un fourneau de pipe me 
servait de creuset, une fiole à pralines de cornue, des 
pots à moutarde de récipients pour oxydes et sulfures. 
Sur quelques charbons, à côté du pot-au-feu, s’élaborait 
la préparation en étude, inoffensive ou redoutable. 
_ Oh! que je voudrais revoir cette chambre où j'ai tant 
pâli sur les différentielles et les intégrales ; où j'apaisais 
ma pauvre tête en feu en regardant le Ventoux, dont 
le sommet me réservait, pour ma prochaine expédition, 
la saxifrage et le pavot, hôtes des terres arctiques ! Que 
je voudrais retrouver mon intime eonfident, ce tableau 
noir loué cinq francs par an à un menuisier bourru, ce 
tableau payé en somme plusieurs fois sa valeur et ja- 
mais acheté faute des avances nécessaires. Que de sec- 
: tions coniques sur cette planche, que de savant gri- 
3  moire | Ver 
Bien que tous mes efforts, rendus plus méritoires par 
mon isolement, n'aient à peu près abouti à rien dans la 
carrière si conforme à mes goûts, je recommencerais si 
j'en avais le pouvoir. J'aimerais à converser tour à tour, 
pour la première fois, avec Leibnit et Newton, La- 
3 | 13 


494 _ SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


place et Lagrange, Thénard et Dumas, Cuvier et Jussieu, 
devrais-je après résoudre ce problème autrement ardu : 
comment se procurer le pain du jour. Ah ! jeunes gens, 
mes successeurs, comme on vous fait aujourd'hui la 
part belle! Si vous ne le savez pas, laissez-moi vous 
l’'apprendre par quelques lambeaux de l’histoire de l’un 
de vos aînés. 

Mais n'oublions pas l'insecte en écoutant les échos 
d'illusions et de misères que réveillent dans mes souve- 
nirs la fenêtre-armoire à drogues et le tableau noir de 
louage. Rendons-nous aux chemins creux de la Lèque, 
devenus classiques, à ce qu'on dit, depuis mes observa- 
tions sur les Méloïdes. Illustres ravins à talus calcinés 
par le soleil, si j'ai quelque peu contribué à votre renom, 
à votre tour vous m'avez valu de belles heures d'oubli 
dans le bonheur d'apprendre. Vous au moins, vous ne 
m'avez pas leurré de vains espoirs ; tout ce que vous 
m'avez promis, vous me l'avez donné, et souvent au 
centuple. Vous êtes ma terre promise, où j'aurais désiré 
dresser finalement ma tente d’observateur. Mon souhait 
n’a pu se réaliser. Que je salue du moins au passage 
mes chères bêtes d'autrefois. 

Un coup de chapeau au Cerceris tuberculé que je vois 
occupé, sur cette pente, à l'emmagasinement de son 
Cléone. Tel je l’ai vu jadis, tel je le revois. Mêmes 
lourdes allures pour hisser la proie jusqu'à l’embou- 
chure du terrier, mêmes rixes entre mâles aux aguets 
sur les broussailles du chêne-kermès. A le regarder 
faire, un sang plus jeune coule dans mes veines; il 
m'arrive comme les effluves de quelque renouveau de la 
vie. Le temps presse, passons. 

Encore un salut par ici. J'entends bruire là haut, sur 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 195 


cette corniche, une bourgade de Sphex poignardant 
leurs grillons. Donnons-leur un coup d’œil d'ami, mais 
pas plus. Mes connaissances ici sont trop nombreuses : 
le loisir me manque pour renouer avec toutes mes 
vieilles relations. Sans m'arrèêter, un coup de chapeau à 
l'adresse des Philanthes, qui font ruisseler, sur la décli- 
vité, leurs longues avalanches de déblais ; un autre au 
Stize ruficorne, qui empile ses Mantes religieuses entre 
deux lames de grès; à l’Ammophile soyeuse, aux 
pattes rouges, qui met en silo des chenilles arpenteuses; 
aux Tachytes, sacrificateurs de criquets ; aux Eumènes, 
architectes en coupoles de glaise sur un rameau. 

Enfin nous y sommes. Cette haute falaise à pic, se 
développant au midi sur une longueur de quelques cents 
pas, et toute criblée de trous comme une monstrueuse 
éponge, est la cité séculaire de l’Anthophore aux pieds 
velus et de l’Osmie tricorne, sa locataire gratuite. Là 
pullulent aussi leurs exterminateurs : le Sitaris, parasite 
de l'Anthophore, l'Anthrax, assassin de l'Osmie. Mal. 
renseigné sur l’époque propice, je suis venu un peu 
trop tard, le 40 septembre. C’est un mois plus tôt, et 
même vers la fin de juillet, que j'aurais dû me rendre 
ici pour assister aux manœuvres du diptère. Mon voyage 
s’annonce comme peu fructueux : je ne vois que de 
rares Anthrax, voletant devant la façade. Ne désespé- 
rons pas cependant et consultons au préalable les lieux. 

Les cellules de l’Anthophore contiennent cet hymé- 
noptère à l’état de larve. Quelques-unes me donnent le 
Méloë et le Sitaris, riches trouvailles jadis, sans valeur 
aujourd’hui pour moi. D’autres contiennent la Mélecte à 
l’état de nymphe très colorée, ou même d’insecte par-. 
fait. Encore plus précoce, quoique datant de la même 


196 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


époque, l'Osmie se montre, dans ses cocons, exclusive- 
ment sous la forme adulte ; mauvais présage pour mes 
recherches, car c’est la larve et non l’insecte parachevé 
que réclame l'Anthrax. Le ver du diptère redouble mes 
appréhensions. Son développement est complet, sa 
larve nourricière est consommée, et depuis plusieurs 
semaines peut-être. Je n’en doute plus : je suis venu 
trop tard pour assister à ce qui se passe dans les cocons 
de l’Osmie. nr 
- La partie serait-elle perdue ? Pas encore. Mes notes 
font foi d'éclosions d'Anthrax dans la seconde moitié 
de septembre. D'ailleurs ceux que je vois maintenant 
explorer la falaise ne sont pas là pour de vains exerci- 
ces ; l'établissement de la famille est leur préoccupation. 
Ges retardataires ne peuvent s'attaquer à l’'Osmie, qui 
avec la fermeté de ses chaïrs d’adulte ne se prêterait au 
délicat allaitement du nourrisson, et en outre ne se 
laisserait pas faire, vigoureuse comme elle est. Mais en 
automne, une population spécifiquement différente et 
moins nombreuse de récolteurs de miel succède, sur le 
talus, à celle du printemps. Je vois à l'œuvre, en parti- 
culier, l’Anthidié diadème, qui pénètre dans ses galeries 
tantôt avec sa récolte de poussière pollinique, tantôt 
avec sa pêtite balle de coton. Ces apiaires de l’arrière- 
saison ne pourraient-ils, eux aussi, être exploités par é 
l’Anthrax, le même qui choisit l'Osmie pour victime une 
paire de mois plus tôt? Ainsi s’expliqueraient les An- 
thrax que je vois maintenant affairés. 

Un peu rassuré par ce soupçon, je m'établis au pied 
de la falaise, sous un soleil à faire cuire un œuf; et pen- 
dant une demi-journée, je suis du regard les évolutions 
de mes diptères. — Les Anthrax volent mollement de- 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 497 


- vant le talus, à quelques pouces de la nappe terreuse. Ils 
vont d’un orifice à l’autre, maïs sans jamais y pénétrer. 
Du reste, leurs grandes aïles, transversalement étalées 
même pendant le repos, s’opposeraient à leur entrée 
dans une galerie, trop étroite pour pareille envergure. 
. Ils explorent donc la falaise, allant et revenant, montant 
et descendant, d’un vol tantôt brusque, tantôt lent ct 
doux. De temps à autre, je vois l’Anthrax brusquement 
se rapprocher de la paroi et abaisser l’abdomen comme 
pour toucher la terre du bout de l’oviducte. Cette ma- 
nœuvre a la soudaineté d’un clin d'œil. Cela fait, Pin- 
secte prend pied autre part et se repose. Puis il recom- 
mence son mol essor, ses longues investigations et 
ses chocs soudains du bout du ventre contre la 
nappe de terre. Les Bombyles sont coutumiers de pa- 
reilles manœuvres quand ils pions à peu de dore 
du sol. ee 
Au point touché, aussitôt je me précipitais, armé 
d’une loupe, dans l'espoir de trouver l'œuf que tout af- 
firme être. pondu à chaque choc de l'abdomen. Je n'ai 
rien pu distinguer malgré toute mon attention. Il est 
vrai que la fatigue, la lumière aveuglante et la chaleur 
de fournaise rendaient l'observation très difficile. Plus 
tard, quand j'ai connu l’ animalcule issu de cetœuf, mon 
échec ne m'a plus surpris. Dans le loisir du cabinet, 
avec mes yeux reposés et mes meilleurs verres, que di- 
 rige une main non tremblante d'émotion et de lassitude, 
j'ai toutes les peines du monde à retrouver l’infime 
créature lorsque je sais pourtant le point où elle gît. 
Comment pouvais-je voir l'œuf, accablé comme je l’étais 
sous la torride falaise, et retrouver le point précis de la 
ponte, si soudainement faite par un insecte observé à 


198 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


distance ! Dans les pénibles conditions où je me trou- 
vais, l’insuccès était inévitable. 

Malgré mes tentatives négatives, je reste donc con- 
vaincu que les Anthrax sèment leurs œufs un à un, à 
la surface des lieux hantés par les apiaires convenables 
à leurs larves. Chacun de leurs chocs brusques du bout 
de l'abdomen est une ponte. Aucune précaution de leur 
part pour mettre le germe à couvert, précaution rendue 
impossible d’ailleurs par la structure de la mère. L’œuf, 
cette chose si délicate, est brutalement déposé en plein 
soleil, entre des grains de sable, dans quelque ride de 
l'argile calcinée. Cette sommaire installation suffit, 
pourvu qu'il y ait à proximité la larve convoitée. C’est 
désormais au jeune vermisseau à se tirer d'affaire à ses 
risques et périls. 

S1 les chemins creux de /a Lèque n’ont pas dit tout ce 
que je désirais savoir, ils ont du moins rendu très pro- 
bable que le ver naissant doit parvenir de lui-même 
dans la cellule aux vivres. Mais le ver qui nous est 
connu, celui qui tarit l’outre graïsseuse, larve de Cha- 
licodome ou larve d’Osmie, ne peut se déplacer, encore 
moins se livrer à des pérégrinations de découverte à tra- 
vers l'épaisseur d’une enceinte et le tissu d’un cocon. 
Alors une nécessité s'impose : celle d’une forme initiale, 
mobile, organisée pour la recherche, et sous laquelle le 
diptère parviendrait à son but. L’Anthrax aurait ainsi 
deux états larvaires : l’un pour pénétrer jusqu'aux vi- 
vres et l’autre pour les consommer. Je me laisse con- 
vaincre par cette logique des choses; je vois déjà en es- 
prit l’animalcule issu de l'œuf, assez mobile pour ne pas 
craindre une tournée à la ronde, assez délié pour s’in- 
sinuer dans les moindres fissures. Une fois en présence 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 199 


de la larve dont il doit se nourrir, il dépouille son cos- 
tume de voyage et devient l’animal obèse, dont l’unique 
devoir est de se faire gros et gras dans l’immobilité. 
Tout cela s’enchaîne, tout cela se déduit comme un 
théorème de géométrie. Mais aux ailes de l'imagination, 
si doux qu’en soit l'essor, il convient de préférer les 
sandales des faits observés, les lentes sandales aux se- 
melles de plomb. Je les chausse pour continuer. 

L'année suivante, je reprends mes recherches, et cette 
fois sur l’Anthrax du Chalicodome qui, mon proche 
voisin dans les harmas d’alentour, me permettra de 
renouveler mes visites chaque jour, malin et soir s'il le 
faut. Averli par mes études antérieures, je sais mainte- 
nant l’époque précise de l’éclosion et par conséquent de 
la ponte, qui doit avoir lieu bientôt après. C’est en juil- 
let, au plus tard en août, que l’Anthrax trifascié établit sa 
famille. Tous les matins, vers les neuf heures, alors que 
la chaleur commence à devenir insupportable et que, 
suivant l'expression de Favier, un fagot de plus est jeté 
dans le brasier du soleil, je me mets en campagne, dé- 
cidé à revenir étourdi par une insolation pourvu que je 
rapporte le mot de mon énigme. Décidément, il faut 
avoir le diable au corps pour quitter l'ombre à cette 
époque. Et pourquoi faire, s’il vous plaît ? Pour écrire 
l'histoire d’une mouche! Plus la chaleur est forte, plus 
j'ai chance de réussir. Ce qui fait mon supplice fait la 
joie de l’insecte ; ce qui m’accable le stimule. Allons ; 
la route éblouit comme une nappe d’acier en fusion. 
Des oliviers, tristement poudreux, s’élève une volumi- 
neuse palpitation sonore, un vaste andante dont les 
exécutants ont pour orchestre toute l'étendue boisée. 
C’est le concert des Cigales, dont le ventre oscille et bruit 


200 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


avec plus de frénésie à mesure que la température 
monte. Les rauques coups d'archet de la Cigale de 
l'Orne, le Carcan du-pays, y rythment la monotone 
symphonie de la Cigale commune. C'est le moment, 
allons. Et pendant cinq à six semaines, le plus souvent 
le matin, parfois l'après-midi, je me suis mis à explorer 
pas à pas le plateau caillouteux. 

Les nids du Chalicodome abondent, mais je ne par- 
viens: à voir aucun Anthrax, occupé de sa ponte, faire 
tache noire à leur surface. Aucun ne s’y pose sous mes 
yeux. Tout au plus, de loin en loin, j'en entrevois quel- 
qu'un qui passe, d’un vol fougueux, à portée de ma 
-vue. Je le perds dans l'éloignement, et c'est tout. Im- 
possible d'assister au dépôt de l'œuf. J'en suis toujours 
au peu que m'ont appris les falaises de la Légue. Aus- 
sitôt la difficulté reconnue, je m’empresse de m'ad- 
joindre des aides. Des bergers, des enfants, gardent 
les moutons dans ces pâturages dé cailloux, où se pait, 
au grand honneur des gigots du pays, la bada/fo saturée 
de camphre, c'est-à-dire la lavande aspic. Je les ins- 
truis du mieux de l’objet de mes recherches ; je leur 
parle d’une grosse mouche noire et des nids où elle doit 
_se poser, ces nids de terre, si bien connus d'eux qui 
savent, au printemps, en extraire le miel avec une 
paille et l’étaler sur une croûte de pain. Ils doivent sur- 
veiller cette mouche, bien remarquer les nids sur les- 
quels ils la verraient s’abattre et stationner; le soir 
même, en ramenant leurs troupeaux au village, ïls 
m'averliront du résultat de la journée. Sur leur avis 
favorable, je dois aller avec eux, le lendemain, continuer 
les observations. Rien pour rien, cela va de soi. Mes 
jeunes Amyntas n'ont pas les mœurs antiques : à la 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 201 


flûte à sept trous enduite de cire, à la coupe en bois de 
hêtre, ils préfèrent la pièce, qui leur permettra, le di- 
manche, l'accès du cabaret. Une récompense pécuniaire 
est promise pour chaque nid qui remplira les conditions 
désirées. Le marché est accepté d'enthousiasme. 

Ils sont trois, et moi je suis le quatrième. Entre tous, 
réussirons-nous ? Je le croyais. En fin août mes dernières 
illusions étaient dissipées. Aucun de nous n’est parvenu 


” à voir la grosse mouche noire stationner sur le dôme de 


l'Abeille maçonne. 

L'insuccès, ce me semble, s’expliquerait ainsi. Devant 
la spacieuse façade de la cité aux Anthophores, l’An- 
thrax est de séjour. Il en visite, au vol, les coins et 
les recoins sans s’écarter de la falaise natale, parce 
que ses recherches au loin seraient infructueuses. Il 
y a là, pour les siens, indéfiniment, le vivre et le cou- 
vert. Si quelque point est jugé bon, il l'inspecte en pla- 
nant, puis soudain s'en rapproche et le choque du bout 
du ventre. C’est fait : l'œuf est pondu. Je me le figure 
du moins. Ainsi se poursuivent, dans un rayon de 
quelques mètres, et d’un essor interrompu par de courts 
repos au soleil, la recherche des endroits propices et la 
dissémination des œufs. L’assiduité de l’insecte sur le 
même talus a pour cause la richesse inépuisable des 
lieux exploités. | 1? 

L’Anthrax du Chalicodome est dans des eoAdi is 
bien différentes. Les habitudes casanières lui seraient 
préjudiciables. D'un vol fougueux, que lui permet la 
robuste et longue envergure des ailes, il doit voir du 
pays et beaucoup, s’il veut coloniser. Les nids de l’A- 
beïlle sont isolés, un à un, sur leurs galets, et clair- 
semés un peu de partout dans des étendues se mesu- 


202 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rant par hectares. En trouver un ne suffit pas au 
diptère : toutes les cellules, tant s’en faut, à cause des 
parasites, ne contiennent pas la larve désirée ; d’autres 
loges, trop bien défendues, ne permettraient pas l’accès 
jusqu'aux vivres. Plusieurs nids sont nécessaires, nom- 
breux peut-être, pour la ponte d’un seul; et leur re- 
cherche exige des voyages au long cours. | 

Je me figure donc l’Anthrax allant et revenant, dans 
tous les sens, à travers la plaine caïllouteuse. Son re- 
gard exercé n’a pas besoin d’un ralentissement de l'essor 
pour distinguer le dôme de terre objet de ses recher- 
ches. Ce dôme trouvé, il l’inspecte de haut, toujours 
en planant ; il le choque une fois, deux fois de l’extré- 
mité de l’oviducte, et aussitôt repart sans avoir mis pied 
à terre. S'il se repose, ce sera ailleurs, n'importe où, 
sur le sol, sur une pierre, sur une touffe de lavande ou 
de thym. Avec de telles mœurs, rendues si vraisem- 
blables par mes observations dans les chemins creux de 
Carpentras, il est tout simple que la clairvoyance de 
mes jeunes bergers et la mienne aient échoué. Je dési- 
rais l'impossible : l’Anthrax ne stationne pas sur le nid 
du Chalicodome pour y procéder méthodiquement à sa 
ponte ; il ne fait qu'y passer en volant. | 

Ainsi croît ma prévision d’une forme larvaire initiale, 
toute différente de celle qui m'est connue. Il faut qu'à 
son début l’Anthrax soit organisé pour se déplacer à 
la surface du nid où l’œuf vient d’être si négligeamment 
jeté ; il faut que la larve naissante, outillée pour fran- 
chir l'enceinte de tuf, puisse, à la faveur de quelque fè- 
lure, pénétrer dans la loge de la Maçonne. A peine né, 
traînant après lui peut-être la dépouille de l'œuf, le 
diptère doit se mettre en quête de son logement et de sa 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 203 


nourriture. Il y parviendra guidé par l'instinct, celte 
faculté qui n'attend pas le nombre des jours, aussi 
clairvoyante dès l’éclosion qu'après les épreuves d’une 
vie bien remplie. Ce vermisseau originel n’est pas 
pour moi dans les limbes du possible ; je le vois, sinon 
en forme, du moins dans ses actes, comme s'il était en 
réalité sous ma loupe. Il existe, si la raison n’est pas un 
vain guide; je dois le trouver; je le trouverai. Jamais 
la logique des choses n’a été plus pressante dans mes 
investigations sur les bêtes; jamais elle ne m'a con- 
duit avec tant de sûreté vers un magnifique théorème 
biologique. re 

En même temps que j'essaie, sans y réussir, d'assister 
à la ponte, je m'informe du contenu des nids de l’Abeïlle 
maçonne, à la recherche du ver nouvellement issu de 
l'œuf. Mes propres récoltes et celles de mes jeunes ber- 
gers, dont j'utilise le zèle pour un service moins difficul- 
tueux que le premier, me valent des monceaux de nids, 
de quoi remplir des corbeilles. Tout cela est visité à 
loisir, sur ma table de travail, avec cette fièvre que donne 
la certitude d’une prochaine et belle découverte. Les 
cocons de la Maçonne sont extraits des cellules, visités 
au dehors, ouverts et visités à l’intérieur. La loupe en 
explore tous les plis et replis ; elle explore la larve som 
nolente du Chadicodome point par point; elle explore 
la paroi interne de la loge. Rien, encore rien, toujours 
rien. Depuis deux semaines, les nids au rebut s’entas- 
saient; mon cabinet en élai: encombré. Quelles héca- 
tombes de pauvres dormeuses retirées de leur sac de 
soie, et destinées la plupart à une fin misérable, malgré 
le soin que je prenais de les mettre en lieu sûr, où pour- 
rait se poursuivre le travail de la transformation ! La 


204 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


curiosité nous rend cruels. Je continuais mes éventre- 
ments de cocons. Et rien, toujours rien. Il me fallait, 
ar persévérer, la foi la plus robuste. Je l'avais et bien 
m'en prit. 

Le 25 juillet, — la date de Fopénanént mérite d'être 
inscrite, — je vis, ou plutôt je crus voir, quelque chose 
remuer sur la larve du Chalicodome. Est-ce une illusion 
de mes désirs? Est-ce un bout de duvet diaphane que 
mon haleine vient d'agiter? Ce n’est pas une illusion, 
ce n’est pas un bout de duvet, mais bel et bien un ver- 
misseau'! Ah! quel moment ! Et puis quelles perplexi- 
. tés! Cela n’a rien de commun avec la larve de l’Anthrax ; 
on dirait un microscopique Helminthe qui par hasard 
se serait fait jour à travers la peau de son hôte et serait 
venu se trémousser au dehors. Je compte peu sur la 
valeur de ma trouvaille, tant son aspect me déroute. 
N'importe : transvasons dans un petit tube de verre la 
larve de Chadicodome et l'être problématique qui s’agile 
à sa surface. Si c'était lui? Qui sait ? | 

Une fois averti des difficultés de vision que pourrait 
bien. offrir .l’animialcule que je recherche, je redouble 
d'attention, Si bien qu’en une paire de jours je suis pos- 
sesseur d’une dizaine de vermisseaux pareils à celui qui 
m'a donné tant d'émoi. Chacun est logé dans un tube 
de verre avec sa larve de Chadicodome. L’animalcule 
est si petit, si diaphane, il se confond si bien avec son 
hôte, que le moindre pli de la peau me le dérobe. Après 
l’avoir suivi la veille à la loupe, il m'arrive de ne plus 
le retrouver le lendemain. Je le crois perdu, déconfit 
sous le poids de la larve renversée, revenu à ce rien 
dont il était si près. Puis il s’agite, et je le revois. De 
quinze jours, mes perplexités n’eurent terme. Est-ce bien 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 205 


la larve initiale de l'Anthrax ? Oui, car je vis enfin mes 
élèves se transformer en la larve précédemment décrite 
et faire leurs débuts dans l'épuisement par baisers. Quel- 
ques instants de salisfaction comme j'en eus alors dé- 
dommagent de bien d’ennuis. 
Reprenons l’histoire de la bestiole, maintenantauthen- 
tique origine de l’Anthrax. C'est un vermisseau d’un 
millimètre environ de longueur, presque aussi délié 
qu’un cheveu. L'apercevoir est fort difficile à cause de sa 
diaphanéité. Blotti dans une ride de la peau de sa larve 
nourricière, peau si fine d’ailleurs, il reste introuvable 


Fig. 5. — Larve primaire de l’Anthrax trifasciata: 


pour la loupe. La faible créature est très active : elle 
arpente les flancs de l’opulent morceau, elle en fait le 
tour. Elle chemine avec assez de prestesse, se bouclant 
et se débouclant tour à tour à peu près comme le font 
les chenilles arpenteuses. Les deux extrémités sont les 
principaux points d'appui. Arrêtée, elle meut en tous 
sens sa moitié antérieure comme pour explorer l’espace 
autour d’elle; en marche, elle se distend, exagère sa 
segmentation et prend alors l'aspect d’un bout de fila- 
ment noueux. 
_ Au microscope, on lui reconnaît treize anneaux, y 
compris la tête. Celle-ci est petite, légèrement cornée, ce 


206 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


qu’annonce sa coloration d’ambre, et hérissée en avant 
d’un petit nombre de cils courts et raides. Sur chacun 
des trois segments thoraciques, deux longs cils, fixés à 
la face inférieure. Deux cils pareils et plus longs encore 
à l'extrémité de l’anneau terminal. Ces quatre paires de 
crins, trois en avant et une en arrière, sont les organes 
locomoteurs. Il faut y joindre le bord hérissé de la tête 
ainsi que le bouton anal, base de sustentation qui pour- 
rait bien fonctionner à l’aide de quelque viscosité, ainsi 
que cela se passe chez la larve primaire des Sitaris. On 
voit par transparence deux longs cordons trachéens qui, 
parallèles l’un à l’autre, vont du premier segment thora- 
cique à l’avant-dernier segment abdominal. Ils doivent 
aboutir par leur extrémité à deux paires d'orifices 
stigmatiques que je n’ai pu reconnaître bien nettement. 
Ces deux gros vaisseaux respiratoires sont caractéris- 
tiques des larves de diptères. Leurs terminaisons cor- 
respondent précisément aux points où s'ouvrent les 
deux paires de stigmates dans la larve de l’Anthrax sous 
sa seconde forme. 

Pendant une quinzaine de jours, le débile ver reste 
en l'état que je viens de décrire, sans accroissement 
aucun, et très probablement aussi sans aucune nourri- 
ture. Si assidues que soient mes visites, je ne peux 
le surprendre en un moment de réfection. Du reste, que 
mangerait-1l? Dans le cocon envahi rien autre ne se 
trouve que la larve du Chalicodome, et le vermisseau 
ne peut en faire profit qu'après avoir acquis la ventouse 
que lui donnera la seconde forme. Cette vie d’absti- 
nence nest pourtant pas une vie d'oisiveté. L’ani- 
malcule, tantôt ici, tantôt ailleurs, explore son lardon ; 
il le parcourt par des enjambées de chenille arpen- 


RS PP PO D RD Er PO A RP NES à de LS Do eue 
- de 2 RP EE A 7 L 


LE DIMORPHISME LARVAIRE: 207 


teuse ; il interroge les alentours en dressant et branlant 
la tête. 

Cette longue durée sous une forme transitoire ne de- 
mandant pas d'alimentation, me paraît nécessaire. L'œuf 
est déposé par la mère à la superficie du nid, dans le 
voisinage d’une cellule convenable, j'aime à le croire, 
mais enfin assez loin de la larve nourricière, larve que 
protège un épais rempart. C’est au nouveau-né de se 
frayer l'accès jusqu'aux vivres, non par la violence et 
l'effraction, ce dont il n’est pas capable, mais par un 
glissement patient dans un labyrinthe de gerçures, ten- 

_ tées, abandonnées, reprises. Tâche fort difficultueuse, 
même pour lui, tout délié qu'il est, tant la bâtisse de la 
Maçonne est compacte. Pas de fêlures, vice de construc- 
tion, pas de lézardes, effet des intempéries ; de partout 
l’homogénéité, en apparence infranchissable. Je ne vois 
qu'une partie faible, et encore dans quelques nids seule- 
ment : c’est la ligne de jonction du dôme avec la super- 
ficie du galet. Une soudure imparfaite entre des maté- 
rlaux de nature différente, le ciment et la pierre, peut y 
laisser une brèche suffisante pour des assiégeants aussi 
menus qu'un cheveu. La loupe néanmoins est loin de 
parvenir toujours à reconnaître pareille voie sur des nids 
occupés par des Anthrax. 

Aussi j'admets volontiers que l’animalcule errant à la 
recherche de sa loge, dispose, dans le choix de son en- 
trée, de toute la superficie du dôme. Où sait descendre 
la fine tarière du Leucospis, n’y a-t-il pas pour lui, plus 
délié encore, suffisant passage ? Il est vrai que l’hymé- 
noptère sondeur possède forcé musculaire et dureté 
d'outil. Lui, dans sa débilité extrème, n’a que la patience 
obstinée. Il fait, avec longueur de temps, ce que l’autre, 


LL. 


208 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


supérieurement outillé, accomplit en trois heures. Aïnsi 
s'expliquent les deux semaines de l’Anthrax sous la 
forme initiale, dont le rôle est de franchir l'enceinte de 
la Maçonne, de se glisser à travers le tissu du cocon et 
de parvenir aux vivres. 

. Je pense même qu'il faut davantage. L'œuvre est si 
laborieuse et l’ouvrier est si faible! J'ignore depuis 
combien de temps mes élèves étaient parvenus à leur 
but. Favorisés peut-être par des voies peu difficiles, 1ls 
étaient arrivés sur leurs larves nourricières bien avant 
la fin de leur premier âge, qu’ils achevaient de dépenser 
sous mes yeux, sans utilité apparente, en explorant 
leurs vivres. Le moment n'était pas encore venu pour 
eux de faire peau neuve et de s’attabler. Leurs pareils, 
pour la plupart, devaient errer encore dans les pores de 
la maçonnerie, et c’est.ce qui rendait mes recherches si 
vaines au début. 

Quelques faits sembleraient dire que l'entrée en loge 
peut être retardée des mois entiers par la difficulté des 
voies. [Il se trouve quelques larves d'Anthrax à. côté 
de débris de nymphes non loin de la métamorphose 
finale : il s’en trouve, mais fort rarement, sur des Chali- 
codomes déjà à l’état parfait. Ces larves sont souffreteu- 
ses, de maladive apparence, les vivres, trop fermes, ne 
se prêtant plus au délicat allaitement. D'où proviennent 
ces retardataires si ce n’est d’animalcules ayant trop long- 
temps erré dans la muraille du nid. Non entrées à l’é- 
poque favorable, elles ne trouvent plus mets à leur conve- 
nance. La larve primaire du Sitaris persiste de l’automne 
au printemps suivant. Ainsi pourrait bien persister la 
forme initiale des Anthrax, non dans l'inaction, mais dans 
des tentatives opiniâtres pour franchir l’épais rempart. 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 209 


Mes jeunes vers, transvasés avec leurs vivres dans des 
tubes, sont restés stationnaires une quinzaine de jours 
en moyenne. Enfin je les ai vus se contracter, puis se 
dépouiller de l’épiderme et devenir la larve que j'atten- 
dais avec tant d’anxiété, comme réponse finale à tous 


mes doutes. C'était bien, dès le début, la larve de l'An- 


thrax, le cylindre d’un blanc crémeux, avec petit bouton 
céphalique suivi d’une gibbosité. Sans retard, appliquant 
sa ventouse sur le Chalicodome, le ver a commencé son 
repas, dont la durée est encore d’une quinzaine de 
jours. On sait le reste. 

Avant d’en finir avec l’animalcule, donnons quelques 
lignes à son instinct. Il vient d'éclore à la vie sous les 
morsures du soleil. Son berceau est l’âpre superficie de 
la pierre ; les rudesses minérales l’accueillent au monde, 
lui filament d’albumine à peine coagulée. Mais le salut 
est à l’intérieur, et voici que l’atome de glaire animée 
entre en lutte avec le caillou. Obstinément il en sonde 
les pores ; il s’y glisse, rampe en avant, recule, recom- 
mence. La radicule de la graine qui germe n’est pas 
plus persévérante à descendre dans les fraîcheurs du sol 
qu'il ne l’est à s’insinuer dans la motte de mortier. 
Quelle inspiration le pousse vers sa mourriture, à la 
base du bloc; quelle boussole le dirige? Que sait-il de 
la distribution et du contenu de ces hypogées ? Rien. 
Que sait la racine des fécondités de la terre? Pas davan- 
tage. Tous les deux pourtant se dirigent vers le point 
nutritif. Des théories sont proposées, fort savantes, 
avec mise en scène de la capillarité, de l’osmose, de 
l'imbibition cellulaire, pour expliquer l'ascension de la 
tigelle et la descente de la radicule. Serait-ce avec des 
forces physiques ou chimiques que s’expliquerait l’ani- 

14 


210 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


malcule s’enfonçant dans le tuf? Profondément, je 
m'incline sans comprendre, sans même chercher à 
comprendre. La question est trop haute pour l’inanité 
de nos moyens. 

La biographie de l’Anthrax est maintenant complète, 
sauf les détails relatifs à l’œuf, encore inconnu. Dans 
l'immense majorité des insectes à métamorphoses, dès 
l'éclosion apparaît la forme larvaire qui doit se mainte- 
nir immuable jusqu’à la nymphe. Par une discordance 
bien remarquable, ouvrant à l’entomologie un filon de 
nouveaux aperçus, les Anthrax, à l’état de larve, revé- 
tent deux formes successives, fort différentes l’une de 
l’autre, tant pour la structure que pour le rôle à remplir. 
Je désignerai cette double étape de l’organisation par 
le terme de dimorphisme larvaire. La forme initiale, 
issue de l’œuf, s’appellera /arve primaire ; la deuxième 
forme sera la Zarve secondaire. Chez les Anthrax, la larve 
primaire a pour fonction de parvenir jusqu'aux vivres, 
sur lesquels la mère ne peut déposer son œuf. Elle est 
mobile et douée de cirrhes ambulatoires, qui lui permet- 
tent, déliée comme elle est, de se glisser dans les moin- 
dres interstices de l'enceinte du nid d’un apiaire, de 
s’insinuer dans la trame du cocon et de s’introduire 
auprès de la larve dont le diptère doit se nourrir. Ce 
but atteint, son rôle est fini. Alors apparaît la larve se- 
condaire, dénuée de tout moyen de progression. Inter- 
née dans la loge envahie, incapablé d’en sortir par elle- 
même aussi bien que d'y pénétrer, celle-ci n’a d'autre 
mission que de consommer. C’est un estomac qui s’em- 
plit, digère et amasse. Puis vient la nymphe, outillée 
pour la sortie de même que la larve primaire est outillée 
pour l'entrée. La délivrance accomplie, se montre l'in- 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 911 


secte parfait, occupé de sa ponte. Le cycle de l’Anthrax 
se partage ainsi en quatre périodes, à chacune desquelles 
correspondent des formes et des fonctions spéciales. La 
larve primaire entre dans le coffre aux vivres, la larve 
secondaire consomme ces vivres, la nymphe ramène 
l'insecte au jour en forant l'enceinte, l’insecte parfait 
sème ses œufs, et le cycle recommence. 

Le dimorphisme larvaire rappelle les débuts de l’hy- 
permétamorphose. Chez les Méloës, les Sitaris et autres 
méloïdes, la forme issue de l’œuf est très active, excel- 
lemment douée en pattes et autres appareils de lo- 
comotion. Elle s’embusque sur les fleurs des compo- 
sées, elle se tapit dans les galeries des apiaires, pour 
attendre au passage les récolteuses de miel, se cram- 
ponner à leur toison et se faire transporter ainsi dans la 
cellule convoitée. Dans les deux animalcu les, celui du 
Méloïde et celui de l’Anthrax, l'identité des fonctions est 
frappante. Voués tous les deux à une abstinence sévère 
et prolongée, ils ont mission de parvenir aux vivres, ici 
larve somnolente et là pâtée de miel. Une fois la nour- 
riture assurée, à l’un comme à l’autre succède unelarve 
incapable de déplacement, dont l'unique affaire est de 
manger et de grossir. | 

Par delà cette larve secondaire, la similitude d’évolu- 
tion, jusqu'ici parfaite, ne se maintient plus. Avant 
qu’apparaisse la nymphe, les Méloïdes passent par deux 
états inconnus chez l’Anthrax: celui de pseudo-chrysa- 
lide et celui de troisième larve, dont il m'est encore im- 
possible de démèler, de soupçonner même les attribu- 
tions, tant ces deux états sont singuliers dans le monde 
des insectes. N'importe : un nouveau pas est fait et non 
sans valeur. Il est établi qu’une larve primaire, suivie 


212 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


d’une larve secondaire, se retrouve aïlleurs que chez les 
Méloïdes ; le dimorphisme larvaire nous achemine à 
l’hypermétamorphose. J'aurai bientôt occasion de com- 
bler un peu plus l'intervalle qui les sépare. | 

Le principe dont je viens d'établir les bases gagnerait 
en importance si je parvenais à le fortifier d'exemples 
puisés en d’autres séries entomologiques. La bonne 
fortune m'en a fourni quelques-uns que je vais exposer. 

Je reviens au Leucospis, consommateur de larves de 
Chalicodome. J'ai dit comment, sur les nids de la Ma- 
conne des hangars, j'ai vu la même cellule recevoir des 
coups de sonde multiples à des intervalles plus ou moins 
longs. Rien n’indiquant au dehors qu’une loge a été 
déjà exploitée, d’autres sondeurs peuvent survenir qui, 
l'un après l’autre, y plongent leur tarière comme s'ils 
étaient les premiers opérateurs. d’ai raconté comment 
_ ces pontes répétées s’affirmaient par la présence de 
plusieurs œufs dans une même cellule, soit du Chalico- 
dome des hangars soit du Chalicodome des galets. J’en 
ai trouvé jusqu'à cinq à la fois, et rien ne dit que ce 
nombre ne soit dépassé. Ge fait bien constaté devenait 
fort surprenant comparé avec cet autre: à quelque mo- 
ment que l’on visite le nid, on ne trouve jamais, dans la 
chambre de la Maçonne, qu'une seule larve de Leucos- 
pis, attablée sur sa victime ou l'ayant déjà consommée. 
D'une part, très fréquemment plusieurs œufs; et d'autre 
part, toujours un seul convive. L’énigme méritait atten- 
tion. Rapidement elle a été résolue, sans aucune de ces 
péripéties que m'a value la difficultueuse histoire des 
Anthrax. 

Pondu vers les premiers jours de juillet, l'œuf ne 
tarde pas à éclore. Il en sort un animalcule sans rapport 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 213 


aucun avec la larve que nous connaissons déjà. Sa con- 
formation est même tellement insolite que, si je n'avais 
connu son origine, l’idée ne me serait jamais venue de 
le considérer comme le premier état d’un hyménoptère. 
C'est un vermisseau nettement segmenté, transparent, 
presque hyalin, qui mesure de un millimètre à un mil- 
limètre et demi de longueur, et un quart de millimètre 
dans sa plus grande largeur. Les segments, au nombre 
de treize, la tête non comprise, s’atténuent graduelle- 
ment vers les deux extrémités. Volumineuse par rapport 
au reste du corps, la tête se détache du premier segment 


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Fig. 6. — Larve primaire du Leucospis gigas. 


thoracique par un étranglement qui forme une sorte de 
col. Elle est allongée, courbe, peu épaisse. Sa coloration 
légèrement ambrée dénote une consistance assez ferme. 
Le microscope y constate deux cornicules droites, re- 
présentant les antennes ; une tache brune ou orifice 
buccal, où je parviens à grand'peine à distinguer deux 
faibles mandibules. Aucune trace d’organe de vision, 
comme il est de règle chez un animal destiné à vivre 
dans une profonde obscurité. 

Tous les anneaux, sauf le dernier ou anal, ont à la 
face ventrale un couple de cirrhes hyalins portés, cha- 
cun, sur un petit mamelon conique, et dont l'extrémité 
ibre se renfle un peu en olive. Ces cirrhes sont assez 


214 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


longs et mesurent à peu près la largeur de l'animal dans 
Ja région correspondante. Les mêmes douze segments 
ont, à la face dorsade, trois cirrhes pareils, mais non 
portés sur une base conique. Tout le corps est, en outre, 
hérissé de cils courts, hyalins, droits et raides, en forme 

‘de spinules. Il m'est impossible de reconnaître les stig- 
mates, bien que, sur chaque flanc, d’un bout à l’autre du 
corps, je suive du regard un vaisseau trachéen. 

Au repos, l’animalcule est légèrement courbé en are 
et ne repose que par les deux extrémités sur la larve du 
Chalicodome. Le reste du corps est tenu à distance par 
les cirrhes, dirigés d’aplomb sur la base d'appui. On 
dirait une palissade interposée pour empêcher le con- 
tact. Sa marche fait songer à celle des chenilles arpen- 
teuses. Appuyée sur la terminaison du segment anal, 
la bestiole abaisse la tête et en fixe le bord en un point ; 
puis elle rapproche l’extrémité postérieure en se bou- 
clant. Un pas est fait. Est-elle inquiétée, elle se dresse, 
engluée à l'arrière par quelque viscosité anale et s’a- 
gite dans le vide en brusques oscillations. Pour la 
troisième fois, chez les Sitaris d'abord, puis chez les 
Anthrax et maintenant chez les Leucospis, je vois ser- 
vir à la locomotion un organe qu’on ne soupçonnerait 
guère apte à pareil service. Les trois jeunes vers, si 
étranges de mœurs, se font un pied de l'extrémité de 
l'intestin, épanouie en ventouse visqueuse. Ce sont des 
culs-de-jatte, cheminant sur leur derrière. 

S’aidant ainsi de l’anus, le Leucospis nouveau-né 
parcourt sa larve nourricière. Il fait mieux : il entre- 
prend des pérégrinations à distance. Une tournée dans 
le voisinage paraît fort de son goût, l'itinéraire serait-il 
d’un pouce. Hissé sur les cirrhes ambulatoires ainsi que 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 213 


sur des échasses, je le vois abandonner la larve et par- 
courir, très affairé, le tube de verre qui maintenant pour 
lui représente la cellule natale ; je le vois s'engager, 
l’imprudent, jusque dans le tampon d’ouate avec lequel 
j'ai délimité son domaine. Saura-t-il se dépêtrer dans ce 
labyrinthe de bourre; saura-t-il surtout se reconnaître 
et revenir à la larve? Mes appréhensions sont vives, je 
crois l'explorateur égaré. Eh! mais non! il n’est pas 
égaré du tout. Après quelques heures d'attente, je le re- 
trouve campé de nouveau sur la larve, où il semble se 
reposer des fatigues de son long voyage. Les forces re- 
venues, d’autres expéditions sont reprises, toujours 
avec le même succès. Aïnsi s’écoulent, en alternances 
de repos sur la larve et d’excursions aux environs, les 
cinq à six jours du Leucospis sous sa forme de larve 
primaire. 

Ici les habitudes de l’animalcule initial sont toutes dif- 
férentes de celles de l'Anthrax qui, une fois entré en 
cellule, se borne à explorer la larve nourricière en long 
et en large sans jamais la quitter. D'où vient au Leu- 
cospis cette humeur voyageuse? A peine sorti de l’œuf, 
le voilà qui chemine et s’aventure en courses de recon- 
naissance autant que le permet son étroite prison de 
verre. Que cherche-t-il, avec ses enjambées de chenille 
arpenteuse ? La larve dont il doit se nourrir ? Oui, sans 
doute ; mais autre chose encore, puisque, cette larve 
trouvée, 1l l'abandonne pour errer de partout, y revenir 
et repartir après repos. Continuons notre étude après 
avoir enregistré ce premier résultat : la larve primaire 
du Leucospis dépense en recherches inquiètes les cinq 
à six jours de sa durée. 

Je dispose dan; autant de tubes de verre, ramenés à 


216 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la capacité d’une loge normale avec un tampon de 
coton, le contenu des cellules de Chalicodome que je 
trouve envahies par le Leucospis. Parmi ces cellules, il 
y en a avec un seul œuf de l’envahisseur, d’autres en 
contiennent de deux à cinq. Du reste, il m'est loisible 
d'augmenter moi-même les pontes multiples pour ren- 
dre mes expérimentations plus concluantes. Je récolte 
les pontes simples, qui sont loin d’être rares, et je mets 
de trois à six œufs de Leucospis en présence d’une 
larve unique de Chalicodome. J’obtiens ainsi conve- 
nable série d'œufs isolés et d'œufs associés soit natu- 
rellement soit par mon intervention. 

Or qu'advient-il de ces préparatifs? Un résultat uni- 
forme dans toutes mes chambres de verre. Avec un 
œuf isolé, une larve primaire ; avec des œufs associés, 
n'importe le nombre, encore une larve primaire, jamais 
plus. Le multiple et le simple s’équivalent pour l’éclo- 
sion ; c’est-à-dire que les œufs dont chacun donnerait sa 
larve s’il était séparé, n’en donnent entre tous qu’une 
seule une fois qu'ils sont logés ensemble. La cohabita- 
tion leur est fatale, sauf au plus précoce. En effet, quand 
a paru la première larve en date, on ne tarde pas à re- 
connaître qu’il ne faut plus compter sur l’évolution du 
reste de la famille : les autres œufs, jusque-là d'excel- 
lente apparence, se flétrissent et se -déssèchent. J'en 
vois d’éventrés, dont le contenu s’épanche en une petite 
traînée d’albumine ; j'en vois de chiffonnés, de recro- 
quevillés. Toute la population a péri. Un seul survit : 
le premier-né. Telle est l’invariable issue de mes expé- 

rimentations: mortalité générale bientôt après l’éclosion 
de l'œuf le plus précoce et probablement aussi le pre- 
mier pondu. 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 217 


Rapprochons maintenant quelques faits. Une larve 
de Chalicodome est nécessaire au développement du 
Leucospis. C’est assez pour lui, mais ce n’est pas trop, 
car les reliefs du repas se réduisent à l’épiderme, chose 
trop coriace pour être comestible. Aïnsi, dans la cellule 
de la Maçonne, il n’y a part rigoureusement que pour un 
seul. Je n’y ai jamais, en effet, rencontré deux convives. 
Cependant le Leucospis est exposé à se méprendre. Ii 
lui arrive de confier son œuf à une loge déjà peuplée 
par d’autres. Les vivres seraient alors insuffisants, et 
le salut général exige que les germes surnuméraires 
disparaissent. C’est ce qui ne manque pas d'arriver : 
une fois la première larve née, tous les œufs restants 
périssent. 

De plus, pendant plusieurs jours, on voit cette larve 
errer, fort affairée, dans la cellule ; elle en visite le haut 
et le bas, les côtés, l’avant et l'arrière, avec une persis- 
tance qu'explique seul un péril à conjurer. Ce péril, 
quel peut-il être sinon la concurrence des affamés qui 
vont éclore si rien n'y met bon ordre? Ayant toujours 
manqué l'instant favorable pour assister au massacre, 
j'hésiterais devant l’atroce action du nouveau-né si les 
événements pouvaient s’interpréter d’une autre manière. 
Le seul intéressé à la destruction des œufs, c’est lui ; 
le seul qui puisse disposer de leur sort, c’est encore lui. 
J'arrive ainsi forcément à cette noire conséquence : la 
larve primaire du Leucospis a pour rôle l’extermination 
des concurrents. 

Quand elle arpente, inquiète, le plafond de son logis, 
c’est pour s'informer si quelque œuf de trop n’y serait 
pas suspendu; quand elle se livre à de longues recon- 
naissances, c'est pour supprimer qui pourrait lui di- 


218 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


minuer les vivres. Tout œuf rencontré est meurtri de 
la dent. Les germes fanés que je vois bientôt après la 
première éclosion, ont péri de la sorte, victimes d’un 
atroce droit d’aînesse. Par ce brigandage, l’animalcule 
se trouve enfin unique maître des victuailles ; il quitte 
alors son costume d’exterminateur, son casque de corne, 
son armure de piquants, et devient l'animal à peau lisse, 
la larve secondaire qui, paisiblement, tarit loutre de 
graisse, but final de si noirs forfaits. 

Les Leucospis, après les Anthrax, viennent de nous 
montrer combien la larve primaire s'éloigne, pour les 
fonctions remplies non moins que pour la forme, de la 
larve qui lui succède. Chez les uns, elle perpètre des 
fratricides pour écarter des concurrents qui lui dispute- 
raient une ration insuffisante pour deux; chez les autres, 
elle prend possession des vivres à travers des obstacles 
qu'elle seule peut surmonter. Si incomplet que soit en- 
core le chapitre de biologie dont je trace aujourd'hui 
les premiers linéaments, il devient très probable, après 
ces deux exemples, que les attributions de la larve 
primaire doivent être très variées suivant les mœurs, les 
manières de vivre de l’insecte. A l’appui de mes prévi- 
sions, je dispose d’un troisième cas, malheureusement 
trop peu circonstancié. 

Le lecteur se rappelle-t-il la Sapyge ponctuée, para- 
site de l'Osmie tridentée? A-t-il gardé souvenir de cet 
œuf en fuseau implanté sur l’œuf cylindrique de l’'Os- 
mie? Voilà mon sujet d'observation. Ma trouvaille était 
unique. Je disposais, il est vrai, d'assez nombreux 
cocons de Sapyge, ou bien de larves occupées à manger 
la pâtée de l'Osmie, mais je n'avais qu'un seul œuf pa- 
rasite, pondu le jour même, dans la cellule la plus éle- 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 219 


vée de la série ; et circonstance plus fâcheuse, j'ignorais 
encore le dimorphisme larvaire, que devaient me révéler 
plus tard l’Anthrax et le Leucospis. Mon attention n’é- 
tant pas éveillée sur ce point, j'ai entrevu plutôt que 
scrupuleusement vu ; en outre, le tube de verre où j'a- 
vais mis en sûreté le bout de ronce ouvert pour appren- 
dre ce que deviendrait l’œuf singulier fixé sur celui de 
l’'Osmie, me rendait difficile un minutieux examen. Er. 
attendant qu'une nouvelle bonne fortune me permette 
de revenir sur une observation trop sommaire, je trans- 
cris tel quel le résultat consigné dans mon registre de 
notes. 

« Le 21 juillet, l’œuf parasite éclôt sur celui de l’Os- 
mie ,dont l'aspect n’a pas changé. Le jeune ver qui en 
provient est blanc, diaphane, apode. Sa tête estnettement 
séparée du corps par un étranglement, et porte de très 
courtes et fines antennes. Je ne reconnais pas du tout 
l’habituelle conformation d’une larve d’hyménoptère. 
Que sera-ce donc? Mes idées se portent vers un coléo- 
ptère. L’animalcule est assez actif ; il se démène, il abaisse 
et relève tour à tour sa moitié antérieure. Il mordille 
l'œuf de l’Osmie, que je vois se flétrir, s’affaisser, puis 
devenir pellicule flasque sur laquelle le nouveau-né 
s'agite. Le 26, je ne vois plus trace de l’œuf, et le para- 
site éprouve une mue. Alors mes doutes cessent: j'ai 
bien sous les yeux une larve d’hyménoptère, qui, désor- 
mais immobile, commence la pâtée de l’'Osmie. » 

Là se bornent mes documents. Si laconiques qu’ils 
soient, ils affirment les traits fondamentaux du dimor- 
phisme larvaire. L'animal issu de l’œuf est actif, celui 
qui mange la pâtée ne l’est pas. La forme initiale rappelle 
si peu une larve d’hyménoptère, que je suis tout d’abord 


290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dérouté et que mes soupçons se portent sur un co- 
léoptère parasite. Mes idées ne sont fixées sur la nature 
de l'être problématique qu'après la mue. Alors seule- 
ment se montre indiscutable la conformation à laquelle 
les hyménoptères m'ont habitué. Cette mue n'est donc 
pas un simple renouvellement d'épiderme, c'est aussi 
une transfiguration. La fonction changeant, l’orga- 
nisme change aussi. Mes regrets sont vifs de n'avoir 
pas suivi de plus près une métamorphose à laquelle 
j'étais fort loin de m'attendre ; n'importe, j'en ai vu 
assez pour conclure au dimorphisme larvaire de la Sa- 
pyge poncluée. | 

Sa larve primaire a pour rôle de détruire l’œuf qui 
lui ferait concurrence. Ainsi agit la larve primaire des 
Sitaris ; ainsi agit la larve primaire des Leucospis, avec 
cette circonstance aggravante que cetie dernière détruit 
les œufs de sa propre race. Quelles atroces luttes pour 
les satisfactions du ventre, quelles noires combinaisons | 
Un animalcule, savamment armé en guerre, sort de 
l'œuf pour exterminer qui le gènerait dans l'avenir; il 
est fait expressément pour ce métier de tueur précoce, 
et il s’acquitte de sa tâche à la perfection. Son œuvre 
de mort perpétrée, il se transfigure en consommateur 
pacifique. 

Je termine par un insecte qui réserve apparemment 
aux recherches futures de curieux détails de mœurs. Le 
24 août, en fouillant avec la bèche les nids de l'Halctus 
sexcinctus, dans les alluvions de l’Aygues, j'exhume 
quelques cellules en terre, parfaitement intactes, sans 
aucune trace d’effraction, et qui néanmoins contien- 
nent chacune deux habitants, l’un dévorant et l’autre 
dévoré. Le dévoré est la larve de l'Halicte, ayant achevé 


LE DIMORPHISME LARVAIRE 221 


sa pâtée et parvenue à la pleine croissance. Le dévorant 
est une larve étrangère, qui mesure en ce moment de 2 
à 3 millimètres. Celle-ci est fixée à la face abdominale 
de sa victime, vers la partie antérieure, dans la région 
qui deviendra le thorax de l’Halicte. L'éducation de mes 
trouvailles s’accomplit sans difficulté dans des tubes de 
verre. Pr Èr 
En son état le plus avancé, la larve étrangère mesure 
de 12 à 45 milimètres. Elle est nue, apode, d’un blanc 
un peu hyalin et remarquable par les tubercules qu’elle 
porte sur le dos. Elle est un peu courbée en arc et figure 
assez bien une larve d’hyménoptère. La tête est hyaline 
comme le reste du corps. Les trois premiers segments 
ont chacun, en dessus, deux protubérances pointues, 
et latéralement un mamelon que termine un bouton 
arrondi. Ces mamelons sont les indices des pattes futu- 
res. Les autres segments ont en dessus quatre protu- 
bérances coniques, qui diminuent graduellement de 
saillie de l'avant à l'arrière. Le dernier segment n’en 
porte que deux. 
Vers la fin d'août, j'obtiens les premières nymphes, 
dont voici la description sommaire. Deux tubercules 
coniques, spiniformes, assez longs, sur le prothorax ; 
deux autres pareils sur le mésothorax. Le métathorax 
en porte deux aussi, mais beaucoup plus courts. Quatre 
tubercules spiniformes sur chacun des cinq premiers 
segments de l'abdomen ; deux tubercules seulement sur 
le sixième et le septième. La tête, les antennes, les 
élytres rudimentaires, les ailes et les pattes, rappellent 
assez bien l’insecte parfait, qui apparaît vers le milieu 
de septembre et se trouve être le Myiodites subdipterus. 
* Ainsi l'Halicte à six bandes a pour ennemi le Myiodite, 


22922 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ce bizarre coléoptère qui, avec ses ailes étalées et ses 
élytres réduits à de petites écailles, a les apparences 
d'une mouche, ainsi que le rappellent son nom et son 
prénom. La larve de ce coléoptère dévore la larve de 
l'Halicte, lorsque celle-ci a consommé sa provision de 
miel. Il reste à apprendre comment ce ver apode, inca- 
pable de progression, se trouve inclus dans la cellule de 
l’'Halicte, côte à côte avec la larve dont il doit se nour- 
rir. Le Myiodite déposerait-il ses œufs, un à un, dans les 
loges de l’hyménoptère? C’est très peu probable. L'in- 
secte est trop mal outillé pour explorer des constructions 
souterraines. Je le rencontre fréquemment, en août et 
septembre, sur les capitules fleuris du panicaut, mais je 
ne l'ai jamais vu adulte dans Les terriers de l'Halicte. 
D'ailleurs les rellules envahies sont exactement closes 
suivant les règles de l’Halicte, sans le moindre indice 
d’une effraction commise par un étranger. 
Aussi admettrais-je volontiers que la larve, récem- 
ment éclose, possède une forme apte aux pérégrinations, 
et s’introduit, par sa propre activité, dans la cellule de 
l'hyménoptère, pour en dévorer l'habitant après s'être 
transfigurée, comme l’exigent les conditions d’une vie 
maintenant sédentaire ; j'admettrais, en un mot, chez 
le Myiodite le dimorphisme larvaire. Sa larve primaire 
aurait le même rôle que celle de l’Anthrax : agile et 
déliée, elle pénétrerait dans la loge à la faveur de quel- 
que imperceptible fissure. | 
Tels sont les premiers jalons avec lesquels je peux 
aujourd’hui déterminer le plan général d’un champ 
de recherches inexploré jusqu'ici. Quatre cas de di- 
morphisme larvaire, dans des ordres entomologiques 
variés, deux très circonstanciés, le troisième entrevu 


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LE DIMORPHISME LARVAIRE 223 


et le quatrième fort probable, nous montrent que nous 
sommes ici en présence d'une loi biologique digne 
d'investigations ultérieures. Cette loi, j’essayerai de la 
formuler ainsi : 

Quand elle se trouve directement en possession de 
sa nourriture par les soins de sa mère, — et c'est le cas 
le plus fréquent, — la larve, dont l’unique fonction est 
de s’alimenter et de s’accroître, naît avec la forme qu’elle 
doit posséder jusqu’à la nymphose, la /orme de con- 
sommation. Maïs il arrive aussi qu’au sortir de l’œuf, le 
jeune ver ait à lutter, d’une manière ou de l’autre, pour 
trouver les vivres et les acquérir. Il revêt alors une forme 
transitoire, la forme d'acquisition, qui, vouée à l’absti- 
nence, a pour rôle unique d'entrer en possession du 
manger. Gela fait, d’acquéreur militant devenu tran- 
quille consommateur, le ver se transforme. Le premier 
état est celui que j’ai désigné sous le nom de larve pri- 
maire ; et le second, sous le nom de larve secondaire. 
L'’hypermétamorphose débute par le dimorphisme. 


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XII 


LES TACHYTES 


Le genre d'hyménoptères que j’inscris en tête de ce 
chapitre n’a pas, que je sache, bien fait parler de lui 
jusqu'ici. Ses annales se réduisent à des diagnoses sys- 
tématiques, très pauvre lecture. Les peuples heureux, 
dit-on, n’ont pas d'histoire. Je le reconnais, mais en 
admettant aussi qu'on peut en avoir une sans cesser 
d'être heureux. Avec cette conviction que je ne lrou- 
blerai pas son bien-être, je vais essayer de substituer 
l'animal vivant et agissant à l'animal empalé dans une 
boîte à fond de liège. 

On l’a décoré d’un nom savant, tiré du grec : Tayvrne, 
tachytés, rapidité, promptitude, vitesse. Le parrain de 
la bête, on le voit, était frotté de grec ; sa dénomination 
n’est pas moins malheureuse : voulant nous renseigner 
par un trait caractéristique, elle nous égare. Que vient 
faire ici la vitesse? Pour quel motif une étiquette qui 
nous met en l'esprit une exceptionnelle vélocité et nous 
annonce une race de coureurs hors pair? Pour être 
d'alertes excavateurs de terriers et d’ardents chasseurs, 


certes les Tachytes le sont, maïs pas mieux qu’une foule 


l’émules. Ni le Sphex, ni l’Ammophile, ni le Bembex, et 


 fant d’autres, ne s’avoueraient vaincus tant au vol qu’à 
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la course. A l’époque des nids, tout ce petit peuple de 
15 


226 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


chasseurs est d’une étourdissante activité. La qualité de 
travailleur prompt à l'ouvrage étant commune à tous, 
nul ne peut s’en prévaloir à l’exclusion des autres. 

Si j'avais eu voix délibérative lors de la rédaction des 
actes de l’état civil, j'aurais proposé pour les Tachytes 
un nom court, harmonieux, sonore et ne signifiant autre 
chose que la chose signifiée. Quoi de meilleur, par 
exemple, que le terme sphez? L’oreille est satisfaite et 
l'esprit n’est pas contaminé d’un préjugé, source d’er- 
reurs pour qui débute. J’estime beaucoup moins Ammo- 
phile, qui donne pour ami des sables un animal dont les 
établissements exigent terrain ferme. Enfin s’il m'avait 
fallu, à tout prix, amalgamer du latin ou du grec en une 
appellation barbare pour rappeler la dominante de la 
bête, j'aurais essayé de dire : amateur passionné du 
Criquet. 

L'amour du Criquet, dans son extension générale, 
l'orthoptère, amour exclusif, intolérant, transmis de père 
en fils avec une fidélité que les siècles n’altèrent, voilà, 
oui vraiment voilà ce qui peint le Tachyte avec plus de 
précision qu'un terme d'hippodrome. L’Anglais a le 
roastbcef ; le Teuton, la choucroute ; le Russe, Le caviar; 
le Napolitain, le macaroni; le Piémontais, la polenta ; 
le Carpentrassien, le tian. Le Tachyte a le Criquet. Son 
mets national est aussi celui du Sphex, avec lequel har- 
diment je l’associcrais. La systématique, qui travaille 
sur des nécropoles et semble fuir les cités vivantes, tient 
les deux genres éloignés l’un de l’autre d’après des con- 
sidérations de nervures alaires et d'articles de palpes. 
Au risque de passer pour un hérétique, je les rapproche 
sur les conseils de la carte du menu. 

A ma connaissance, ma région en possède cinq espè- 


LES TACHYTES 227 


ces, toutes adonnées au régime de l’orthoptère. — Le 
Tachyte de Panzer (Zachytes Panzeri, N. der Lind.) cein- 
turé de rouge à la base du ventre, doit être assez rare. 
Je le surprends au travail, de temps à autre, sur les ta- 
lus durcis des chemins et Les bords piétinés des sentiers. 
Il y creuse, à un pouce au plus de profondeur, des ter! 
riers isolés l’un de l’autre. Sa proie est un acridien 
adulte, de moyenne taille, comme en chasse le Sphex à 
ceintures blanches. La capture de l’un ne serait pas 
désavouée par l’autre. Appréhendé par les antennes, 
suivant le rituel des Sphex, le gibier est véhiculé à pied 
et déposé à côté du nid, la tête tournée vers l’orifice. Le 
silo, préparé à l'avance, est provisoirement clôturé 
d’une dalle et de menus graviers pour éviter, pendant 
l'absence du chasseur, soit l'invasion d’un passant, soit 
l’obstruction par des éboulis. Pareille précaution est 
prise par le Sphex à ceintures blanches. Même rene 
et mêmes usages. 

Le Tachyte déblaie l'entrée de la demeure et pénètre 
seul. Il revient, sort la tète, saisit la proie par les anten- 
nes et l'emmagasine en tirant à reculons. A ses dépens, 
j'ai renouvelé mes malices d'autrefois sur les Sphex. 
Tandis que le Tachyte est sous terre, j'éloigne le gibier. 
L'insecte remonte, ne voit rien à sa porte ; il sort et va 
reprendre son Criquet, qu’il dispose comme la première 
fois. Cela fait, il rentre seul. En son absence, je recule 
encore la proie. Nouvelle sortie de l’hyménoptère, qui 
remet les choses en place, puis s’obstine à descendre 
toujours seul si répétée que soit l'épreuve. Il lui serait 
pourtant bien aisé de couper court-à mes vexations : il 
lui suffirait de descendre tout aussitôt avec son gibier, 
au lieu de l’abandonner un instant sur le seuil de sa 


228 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


porte. Mais fidèle aux usages de sa race, il pratique 
comme ses ancêtres ont pratiqué, l'antique coutume 
lui serait-elle fortuitement nuisible. Tout autant que le 
Sphex à ailes jaunes, que j'ai tant molesté dans ses 
manipulations de mise en caveau, c’est un conservateur 
borne, n’oubliant rien, n’apprenant rien. 

 Laissons-le travailler en paix. Le Criquet disparaît 
sous terre, et l'œuf est pondu sur la poitrine du para- 
lysé. C’est tout : une pièce pour chaque cellule, pas plus. 
L'entrée est enfin bouchée, avec des moellons d’abord, 
qui empêcheront le ruissellement des remblais dans la 
chambre ; puis avec de la poussière balayée, sous la- 
quelle disparaît tout vestige de l'habitation souterraine. 
Maintenant c'est fini : le Tachyte ne viendra plus là. 
D’autres terriers l’occuperont, disséminés au gré de son 
humeur vagabonde. 

Une cellule approvisionnée sous mes yeux le 22 août 
dans une allée de l’harmas, contenait huit jours après 
le cocon parachevé. Je n’ai pas recueilli beaucoup 
d'exemples d’une évolution aussi rapide. Ce cocon rap- 
pelle, pour la forme et la contexture, celui des Bembex. 
Il est dur et minéralisé, c’est-à-dire que sa trame de soie 
disparaît dans une épaisse incrustation de sable. Cette 
œuvre composite me paraît caractéristique du genre, 
du moins je la retrouve chez les trois espèces dont les 
€<ocons me sont connus. Si par le régime les Tachytes 
tiennent de près aux Sphex, ils s’en éloignent donc par 
l'industrie des larves. Les premiers sont des ouvriers 
en mosaïque, incrustant le sable dans un réseau de soie ; 
les seconds ourdissent la soie pure. 

De taille moindre et costumé de noir avec des galons 
de duvet argenté sur le bord des segments abdominaux, 


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LES TACHYTES 229 


le Tachyte tarsier (Zachytes tarsina, Lep.)‘ fréquente en 
colonies assez populeuses les corniches de grès tendre. 
Août et septembre sont l'époque de ses travaux. Ses ter- 
riers, très rapprochés l'un de l’autre quand se présente 
un filon d'exploitation facile, permettent ample récolte 
de cocons une fois que le gîte est trouvé. Dans telle sa- 
blonnière du voisinage, à paroïs verticales, visitées du 
soleil, il m'est arrivé d’en cueillir le plein creux de la 


main en une courte séance. Ils ne diffèrent des cocons. 
. de la précédente espèce que par des dimensions moin- 


dres. Les provisions consistent en jeunes acridiens, de 
6 à 12 millimètres de longueur. L’insecte adulte, comme 
{rop dur sans doute pour le faible ver, est banni de l’as- 
sortiment en venaison. Toutes les pièces consistent en 
larves de Criquet, dont les ailes naïssantes laissent le 
dos à nu et font songer aux courtes basques de quelque 
jaquette étriquée. Petit pour être plus tendre, le gibier 
est multiple pour suffire aux besoins. Je compte de deux 
à quatre pièces par cellule. Le moment venu, nous nous 
informerons des causes de ces différences dans les 
rations servies. | 

Le Tachyte manticide* porte l'écharpe rouge comme 


4. D’après M. J. Pérez, à qui je soumets les hyménoptères dont j'aià 


parler, ce Tachyte pourrait bien être une espèce nouvelle, si ce n’est le 
T. tarsina de Lepelletier ou bien son équivalent le 1. unicolor de Panzer. 
Qui désirerait éclaircir ce point reconnaîtra toujours l’insecte litigieux 
à ses traits de mœurs. Une fastidieuse diagnose me semble inutile dans 
le genre d’études que je poursuis. 

2. Soumis à l'examen de M. J. Pérez, le Tachyte chasseur de mantes 
na pas été reconnu. Cette espèce pourrait bien être nouvelle pour 
notre faune. Je me borne à l'appeler Tachyte manticide et laisse aux 
spécialistes le soin de le décorer d’un nom latin, si réellement l'hy- 
ménoptère n’est pas encore catalogué. Je serai bref pour la diagnose. 
La meilleure, à mon sens, est celle-ci : chasseur de mantes. Avec 
ce renseignement, impossible de se méprendre sur l'insecte, dans ma 
région bien entendu. J'ajoute que l’insecte est noir, avec les deux pre- 
miers segments abdominaux, les jambes et les tarses d'un rouge 


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230 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


son collègue le Tachyte de Panzer. Je ne le crois pas 
très répandu. J’ai fait sa connaissance dans les bois de 
Sérignan, où il habite ou plutôt habitait — car je crains 
d'avoir dépeuplé, détruit même la bourgade par mes 
fouilles répétées — où il habitait, dis-je, un de ces 
monticules de sable fin que le vent amoncelle contre les 
massifs de romarin. En dehors de cette bourgade, je ne 
J'ai plus revu. Son histoire, riche de faits, sera donnée 
avec tous les développements qu'elle mérite. Je me 
borne pour le moment à mentionner ses provisions, qui 
consistent en larves de Mantiens, avec prédominance de 
la Mante religieuse. Mes relevés dénombrent de trois à 
seize pièces par cellule. Encore des rations très inégales 
dont il conviendra de rechercher les motifs. 

Que dirai-je du Tachyte noir (Tachytes nigra, Van 
der Lind) que je n’aie déjà dit dans l’histoire du Sphex 
à ailes jaunes ? J’y relate ses démêlés avec le Sphex, dont 
il me paraît avoir usurpé le terrier ; je le montre trai- 
nant dans les ornières des chemins un Grillon paralysé, 
saisi par les cordages de traction, les antennes ; je parle 
de ses hésilations, qui font soupçonner un vagabond 
sans domicile, et enfin de son abandon du gibier, dont 
il semble à la fois satisfait et embarrassé. Sauf le litige 
avec le Sphex, événement unique dans mes archives 
d'observateur, j'ai revu tout le reste à bien des reprises, 
mais jamais plus. Le Tachyte noir, quoique le plus iré- 
quent de tous dans mon voisinage, est toujours une 
énigme pour moi. J’ignore sa demeure, sa larve, son 
cocon, ses actes de famille. Tout ce que je peux aflir- 
ferrugineux. Revêtu de la même livrée et beaucoup plus petit que la 
femelle, le mâle est remarquable par ses yeux d’un beau jaune citron, 


à l'état frais. La longueur est d'une douzaine de millimètres pour la 
femelle, et de 7 millimètres pour le mâle. 


LES TACHYTES 231 


mer, d’après la proie invariable qu’on le surprend à 
traîner, c’est qu'il doit nourrir ses larves avec le même 
Grillon non adulte que le Sphex à ailes jaunes choisit 
pour les siennes. | 

Est-il braconnier, pillard du bien d'autrui; est-il 
chasseur en règle? Mes soupçons persistent, bien que je 
sache quelle réserve il faut mettre dans ses soupçons. 
J'avais autrefois des doutes sur le Tachyte de Panzer, 
auquel je reprochais une proie qu'aurait pu réclamer 
le Sphex à ceintures blanches. Aujourd’hui je n’en ai 
plus : c’est un honnête travailleur, son gibier est bien le 
produit de sa chasse. En attendant que la vérité se dé- 
voile et que mes suspicions soient écartées, j'achève le 
peu que je sais sur son compte en notant que le Tachyte 
noir passe l'hiver sous la forme adulte et libéré de sa 
loge. Il hiverne, à la manière de l’'Ammophile hérissée. 
Dans les chauds abris, à petits talus verticaux et dénu- 
dés, chéris des hyménoptères, je suis sûr de le rencon- 
trer à tout moment de l'hiver, pour peu que j’exploite la 
nappe terreuse, criblée de corridors. Je l'y trouve blotti, 
un par un, dans la tiède étuve de quelque fond de ga- 
_lerie. Si la température est douce et le ciel net, il sort 
de sa retraite en janvier et février, et vient sur la façade 
prendre un bain de soleil, s'informer si le printemps 
s’avance. Quand l'ombre arrive et que la chaleur dé- 
cline, il rentre dans ses quartiers d’hiver. 

Le Tachyte anathème (Tachytes anathema, Van der 
Lind), le géant de sa race, presque aussi grand que le 
Sphex languedocien, et comme lui décoré de l’écharpe 
rouge à la base du ventre, est le plus rare parmi tous 
ses congénères. Je ne l'ai rencontré que quatre ou cinq 
fois, par individus isolés, et toujours dans des circon- 


La 


. 532 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


stances qui nous renseigneront sur la nature de son 
gibier avec une probabilité bien voisine de la certitude. 
L'insecte chasse sous terre comme le font les Scolies. 
En septembre, je le vois pénétrer dans le sol rendu 
meuble par une légère et récente pluie; le mouvement 
de la terre bouleversée me rend sensible sa progression 
souterraine. C’est la taupe, labourant une prairie à la 

recherche de son ver blanc. Il sort plus loin, presque à 
un mètre de distance du point d’entrée. Ce long trajet 
sous terre lui a coûté quelques minutes à peine. 

Est-ce de sa part puissance extraordinaire de fouille? 
Nullement : le Tachyte anathème est un vigoureux mi- 
neur, sans doute, mais après tout non capable de pareil 
travail en si bref délai. Si le laboureur souterrain est si 
prompt, c’est que le sillon suivi a été déjà tracé par un au- 
tre. La piste est toute préparée. Décrivons-la, car elle est 
nettement accusée avant l'intervention de l'hyménoptère. 

A la surface du sol, sur une longueur d’une paire de 
pas au plus, court un cordon sinueux, un bourrelet de 
terre crevassée, de la largeur du doigt à peu près. De 
ce cordon se détachent, de droite et de gauche, des ra- 
mifications beaucoup plus courtes, irrégulièrement dis- 
tribuées. Il ne faut pas être grand clerc en entomologic 
pour reconnaître dès le premier coup d'œil, dans ces 
bourrelets de terre soulevée, la piste d'une Courtilière, 
la taupe des insectes. C’est elle qui, à la recherche d’une 
racine à sa convenance, a pratiqué le sinueux tunnel, 
avec galeries d'investigation greffées de part et d'autre 
sur la voie principale. Le passage est donc libre ou tout 
au plus gêné par quelques éboulis dont le Tachyte aura 
facilement raison. Ainsi s'explique sa rapide visite sous 
terre. 


qu 


LES TACHYTES 233 


Mais que va-t-ilfaire là, toujours là dans les quelques 
observations que le hasard m'a values ? Une excursion 
souterraine ne serait pas du goût de l’hyménoptère si 
elle était sans but. Et ce but est certainement la re- 
cherche d’un gibier pour ses larves. La conclusion 
s'impose : le Tachyte anathème, qui explore les galeries 
de la Courtilière, donne à ses larves, pour nourriture, 
cette même Courtilière. Très probablement la pièce 
choisie est jeune, car l'animal adulte serait trop volu- 


mineux. D'ailleurs à cette considération de quantité 


s’adjoint la considération de qualité. Les chairs jeunes 
et tendres sont fort appréciées, comme en témoignent 
le Tachyte tarsier, le Tachyte noir et le Tachyte manti- 
cide , qui tous les trois choisissent venaison non encore 
rendue -coriace par l’âge. Il va de soi qu'aussitôt le 
chasseur issu de terre, je me mettais à fouiller la piste. 
La Courtilière n’était plus là. Le Tachyte était venu trop 
tard, et moi aussi. 

Eh bien! Avais-je raison de définir le Tachyte par sa 
passion du Criquet ! Quelle constance dans les règles 
gastronomiques de la race ! Et puis quel tact pour va- 
rier la venaison sans sortir de l’ordre des Orthoptères! 


- Qu’ont de commun, dans leur aspect général, l’acridien, 


le Grillon, la Mante religieuse, la Courtilière ? Mais ab- 
solument rien. Nul d’entre nous, s’il est étranger aux 
délicates associations que dicte l'anatomie, ne s’avise- 
rait de les classer ensemble. Le Tachyte, lui, ne s'y 


trompe pas. Guidé par son instinct, émule de Ja science 


d'un Latreille, il réunit le tout. 

Cette taxonomie instinctive devient plus surprenante 
encore si l’on considère la variété des pièces amassées 
dans un même terrier. Le Tachyte manticide, par 


234 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


exemple, fait gibier indistinctement de tous les man- 
tiens qui se trouvent dans son voisinage. Je lui en vois 
‘emmagasiner trois, les seuls du reste que je connaisse 
dans ma région. Ce sont : la Mante religieuse (Mantis 
religiosa, Lin.), la Mante décolorée ( Ameles decolor, 
Charp.) et l'Empuse appauvrie (Empusa pauperata, 
Latr.) La prédominance en nombre dans les cellules du 
Tachyte appartient à la Mante religieuse ; au second 
rang est la Mante décolorée. L’Empuse, relativement 
rare sur les broussailles des environs, est rare aussi dans 
les magasins de l’hyménoptère ; sa présence néanmoins 
s’y répète assez pour démontrer que le chasseur sait 
apprécier la valeur de cette pièce quand il en fait ren- 
contre. Les trois gibiers sont à l’état de larve, aux ailes 
rudimentaires. Leurs dimensions, assez variables, oscil- 
lent entre 10 et 20 millimètres. : 

La Mante religieuse est d’un vert gai ; elle a le 
prothorax allongé et la démarche alerte. L'autre est 
d’un gris cendré. Son prothorax est court, et sa dé- 
marche lourde. La coloration ne guide donc pas le 
chasseur, non plus que l'allure. Le vert et le gris, le 
prompt et le lent, ne peuvent mettre sa perspicaoité en 
défaut. Pour lui, malgré des aspects bien différents, les 
deux pièces sont des Mantes. Et il a raison. 

Mais que dire de l’Empuse? Le monde des insectes 
n’a pas, dans nos pays, de créature plus bizarre. Les 
enfants, insignes nomenclateurs pour décerner à l’ani- 
mal un nom qui fasse image, l’appellent ici le Diablotin. 
C’est un spectre, en effet, un diabolique fantôme digne 
du crayon d’un Callot. Il n’y a pas mieux dans l’extra- 


vagante mêlée de la tentation de saint Antoine. Son : 


ventre aplati, découpé sur les bords en festons, se relève 


LES TACHYTES 235 


en un arc de volute ; sa tête conique a pour cimier deux 
larges cornes divergentes, pareilles à des dagues ; son 
fin visage pointu, qui sait regarder de côté, conviendrait 
à la malice de quelque Méphistophélès ; ses longues 
pattes ont aux jointures des appendices lamelleux 
comme en portaient, aux coudes, les brassards des 
anciens preux. Hautement hissé sur les échasses des 
quatre pattes postérieures, l'abdomen convoluté, le 
thorax relevé droit, et les pattes d'avant, traquenard de 
bataille, repliées contre la poitrine, mollement il se ba- 
lance, il se dandine sur le bout d’un rameau. 

Qui le voit pour la première fois dans sa pose fantas- 
tique tressaute de surprise. Le Tachyte n’a pas de ces 
frayeurs. S'il l’aperçoit, il l’appréhende au col et le poi- 
gnarde: Ce sera régal pour les siens. Comment fait-il 
pour reconnaître dans ce spectre le proche parent de la 
Mante religieuse? Lorsque de fréquentes expéditions 
de chasse l'ont familiarisé avec cette dernière et que 
brusquement, dans ses battues, il fait rencontre du dia- 
blotin, comment est-il averti que l'étrange trouvaille est 
encore une pièce excellente pour son garde-manger ? 
A cette question, je le crains, ne sera jamais donnée 
valable réponse. D’autres giboyeurs nous ont déjà pro- 
posé l’énigme, d’autres nous la proposeront. Fy revien- 
drai, non pour la résoudre, mais pour en montrer en- 
core davantage la ténébreuse profondeur. Achevons 
d’abord l’histoire du Tachyte manticide. 

La colonie, sujet de mes observations, est établie dans 
une dune de sable fin que j'avais entaillée moi-même 
une paire d'années avant pour exhumer quelques larves 
de Bembex. Les entrées des demeures du Tachyte 
s’ouvrent sur le petit talus vertical de la section. Au 


236 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


commencement de juillet, les travaux sont en pleine 
activité. Ils doivent déjà dater d'une paire de semaines, 
car je trouve des larves très avancées, ainsi que des 
cocons récents. Il y a là, fouillant le sable ou revenant 
d'expédition avec leur butin, une centaine de femelles, 
dont les terriers, fort rapprochés l’un de l’autre, em- 
brassent à peine la superficie d’un mètre carré. Ce 
bourg, de faible étendue ,'et néanmoins de population 
dense, nous montre le sacrificateur de Mantes sous un 
aspect moral que ne partage pas le sacrificateur d’acri- 
diens, le Tachyte de Panzer, qui lui ressemble tant 
pour le costume. Bien que livré à des travaux indivi- 
duels, le premier recherche la société de ses pareils 
comme le font certains Sphex ; le second s'établit soli- 
taire, à l'exemple de l'Ammophile. Ni la forme, ni le 
genre d'occupation ne décident de la sociabilité. 

Voluptueusement tapis au soleil, sur le sable, au 
pied du talus, les mâles attendent les femelles, pour 
les lutiner au passage. Ardents amoureux mais de 
pauvre prestance. Leurs dimensions linéaires ne sont 
guère que la moitié de celles de l’autre sexe, ce qui 
correspond à un volume huit fois moindre. À quelque 
distance, ils paraissent coiffés d’une sorte de turban à 
couleur voyante. De près, cette coiffure est reconnue 
pour les yeux, qui sont volumineux, d’un vif jaune ci- 
tron et font presque le tour de la tête. 

Sur les dix heures du matin, quand la chaleur com- 
mence à devenir intolérable pour l'observateur, le va- 
et-vient est continuel entre les terriers et les toufies de 
gazon, d'immortelles, de thym et d’armoise, qui, dans 
un rayon de peu d’étendue, sont les domaines de chasse 
du Tachyte. Le trajet est si court, que l'hyménoptère 


de ME ri MEET SH RATE ot PRET AE 


LES TACHYTES 237 


apporte son gibier au vol, le plus souvent d'un seul 
essor. Il le tient par l'avant, précaution fort judicieuse et 
favorable à la rapide entrée en magasin, car alors les 
pattes de la Mante s’allongent en arrière suivant l'axe 
du corps, au lieu de se replier, de se couder en saillies 
transversales, dont la résistance, dans une étroite gale- 
rie, serait difficultueusement surmontée. La longue 
proie pendille sous le chasseur, toute flasque, inerte, 
paralysée. Le Tachyte, toujours volant, prend pied sur 
le seuil de son domicile, et aussitôt, contrairement aux 
us du Tachyte de Panzer, entre avec sa proie, qui traîne 
derrière lui. Il n’est pas rare qu’un mâle survienne au 
moment de l’arrivée de la mère. Des rebuffades l’ac- 
cueillent. C’est le moment de travailler et non de 


s'ébaudir. Le rebuté reprend au soleil son poste de 


guet; la ménagère emmagasine. 

Mais ce n’est pas toujours sans encombre. Que je 
raconte une des mésaventures de l’approvisionnement. 
Il y a, dans le voisinage des terriers, une plante qui 
prend les insectes à la glu. C’est le Silène de Porto 
(Silene Portensis), curieux végétal, ami des dunes 
marilimes et qui, originaire du Portugal, comme son 
nom semblerait l'indiquer, s’aventure à l'intérieur des 
terres jusque dans ma région, où il représente peut- 
être un survivant de la flore littorale de l'antique mer 
pliocène. La mer a disparu ; quelques-uns des végétaux 
de son rivage sont restés. Ce Silène porte dans la plu- 
part de ses entre-nœuds, tant des ramifications que de 
la tige principale, un anneau visqueux de la largeur 
de 4 à 2 centimètres, brusquement délimité en haut et 


en bas. L’enduit de glu est d’un brun clair. Sa viscosité 
est telle, que le moindre contact suffit pour retenir 


SRE Ps re DE - 2". 0e ue 7 ANT SPP PERTE. PE 
+ DA Fr bal ‘e PR À TES 


238 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l'objet. J'y trouve pris des moucherons, des aphidiens, 
des fourmis, des semences à aigrettes envolées des ca- 
pitules des chicoracées. Un Taon, de la grosseur de la 
mouche bleue de la viande, donne dans le piège sous 
mes yeux. À peine posé sur le dangereux reposoir, le 
voilà pris par les tarses postérieurs. Le diptère vio- 
lemment se démène au vol; il ébranle de la cime à la 
base la fluette plante. S'il dégage les tarses d’arrière, 
il reste englué par les tarses d'avant; et c’est à recom- 
mencer. Je doutais de la possibilité de sa délivrance, 
quand, après un bon quart d'heure de lutte, il est par- 
venu à se dépêtrer. 

Mais où le Taon a passé, le moucheron demeure. De- 
meurent aussi l’aphidien aiïlé, la fourmi, le moustique 
et tant d’autres parmi les petits. Que fait la plante de 
ses captures ? À quoi bon ces trophées de cadavres ap- 
pendus par l'aile ou par la patte? L’oiseleur végé- 
tal, aux cimeaux englués, tire-t-il profit de ces ago- 
nies? Un darwiniste, reportant son esprit aux plantes 
carnivores, nous l’affirmerait. Quant à moi, je n’en 
crois pas un traître mot. Le Silène de Porto se cercle de 
bandes visqueuses. Pourquoi? Je l’ignore. Des insectes 
se prennent à ces pièges. De quelle utilité sont-ils pour 
la plante ? Mais d'aucune, et c'est tout. Je laisse à d’au- 
tres, plus audacieux, la fantaisie de prendre ces exsu- 
dations annulaires pour un liquide digestif, qui rédui- 
rait en purée les moucherons capturés et les ferait 
servir à la nutrition du Silène. Seulement, je les avertis 
que les englués, au lieu de se résoudre en bouillie, se 
dessèchent très inutilement au soleil. 

Revenons au Tachyte, dupe lui aussi du piège végé- 
tal. D'un essor brusque, un chasseur survient avec sa 


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LES TACHYTES ; 239 


proie longuement pendante. Il rase de trop près les 
gluaux du Silène. Voilà la Mante retenue par le ventre. 
Toujours au vol, pendant vingt minutes au moins, 
l'hyménoptère tire à lui, tire toujours, tire pour vaincre 
la cause de l’arrêt et dégager le gibier. La méthode de 
traction, continuation de l’essor, n’aboutit pas, et aucune 
autre n’est essayée. Enfin l'animal se lasse ; il aban- 
donne le Mante appendue au Silène. 

C'était le moment ou jamais de faire intervenir cette 
petite lueur de raison que Darwin accorde si généreuse- 
ment à la bête. Ne pas confondre, s’il vous plaît, raison 
avec intelligence, comme on le fait trop souvent. Je nie 
l’une, et l’autre est incontestable, dans de très modestes 
limites. C'était, dis-je, le moment de raisonner un peu, 
de s'informer de la cause de l'arrêt et d'attaquer la dif- 
ficulté en ses origines. Pour le Tachyte, la chose était 
des plus simples. Il lui suffisait de happer la pièce par 
la peau du ventre directement au-dessus du point englué 
et de tirer à lui, au lieu de persévérer dans son élan 
sans dessaisir le col. Si simple que fût le problème mé- 
canique, l'animal s’est trouvé dans l’impuissance de le 
résoudre, parce qu'il n’a pas su remonter de l'effet à la 
cause, parce qu'il n’a pas même soupçonné que l'arrêt 
eût une cause. 

Des Fourmis affriandées par du sucre et habituées à 
la voie d’une passerelle pour se rendre au dépôt, sont 
invinciblement empêchées quand le pont est coupé d'un 
léger vide. Il leur suffirait de quelques grains de sable 
pour combler l’abime et rétablir le passage. Elles n’y 
songent pas un instant, elles terrassières vaillantes qui 
savent élever des monticules de déblais. Nous obtien- 
drons d’elles un cône énorme de terre, ouvrage instinc- 


240 - SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


üf; nous n’obtiendrons jamais la juxtaposition de trois 
grains de poussière, ouvrage raisonné. Pas plus que le 
Tachyte, la Fourmi ne raisonne. 

Élevé en domesticité et mis en présence de son écuelle 
garnie, le Renard, la béte aux mille ruses, se borne à 
peser de toute sa force sur l’attache qui le maintient à 
un pas ou deux de la pitance. Il tire comme le fait le 
Tachyte, se dépense en vains efforts, puis se couche, 
son petit regard oblique fixé sur l’écuelle. Que ne se re- 
tourne-t-il? Allongeant d'autant son rayon, ilatteindrait 
le mets de la patte postérieure et l’amènerait à lui. L'idée 
ne Jui en vient pas. Encore un dépourvu de raison. 

L’ami Bull, mon chien, n’est pas mieux doué, malgré 
son titre de candidat à l'humanité. Dans nos courses à 
travers bois, il lui arrive d’être pris par la patte à quelque 
lacet en fil d’archal tendu aux lapins. A la manière du 
Tachyte, obstinément il tire, etne serre le nœud que plus 
fort. Il faut que je le délivre quand il ne parvient pas 
lui-même à rompre le fil par la violence de la traction. — 
Pour sortir, lorsque les deux battants de la porte sont 
entre-bâillés, il se borne à introduire le museau, à la ma- 
_nière d’un coin, dans le jour trop étroit. Il va de l'avant, 
il pousse dans le sens de ses désirs. Sa naïve méthode 
.de chien a un résultat immanquable : les deux battants, 
refoulés, ne font que se fermer davantage. De la patte, 
il lui serait aisé de ramener l’un d’eux devers lui, ce 
qui ferait bâiller le passage; mais ce serait un mouve- 
ment de recul, contraire aux naturelles impulsions. 
Aussi il n’y songe. Encore un qui ne raisonne pas. 

Le Tachyte, qui s’opiniêtre à tirailler sa Mante en- 
gluée et méconnaît tout autre moyen de l’arracher au 
piège du Silène, nous montre l’hyménoptère sous un 


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LES TACHYTES 241 


jour peu flatteur. Quel pauvre intellect ! L'animal n’en 
devient que plus merveilleux quand on considère ses 
hauts talents d’anatomiste. Bien des fois j'ai insisté sur 
l’incompréhensible science de l'instinct; j'y reviens au 
risque de me répéter. L'idée est comme le clou : on 
ne l’enfonce que par des chocs multipliés. Frappant et 
frappant encore, j'espère la faire pénétrer dans les cer- 
velles les plus réfractaires. Cette fois j'attaquerai le pro- 
blème à rebours, c'est-à-dire que je laisserai d’abord la 
parole au savoir humain, et que j'interrogerai ensuite le 
savoir de l’insecte. | 

La structure externe de la Mante religieuse suffirait, 
à elle seule, pour nous renseigner sur la disposition des 
centres nerveux que le Tachyte doit léser afin d'obtenir 


la paralysie de la victime, destinée à être dévorée vi- 


vante mais inoffensive. Un prothorax étroit et fort long 
sépare la paire de pattes antérieures des deux paires pos- 
térieures. Donc en avant un ganglion isolé ; eten arrière, 


à un centimètre environ de distance, deux ganglions | 


rapprochés l’un de l’autre. L’autopsie confirme en plein 
ces prévisions. Elle montre trois ganglions thoraciques 
assez volumineux, disposés entre eux comme le sont les 
pattes. Le premier, animant les pattes antérieures, est 


disposé en face de leur base. C’est le plus gros des trois. 


C’est aussi le plus important car il préside à l’arme de 
la bête, aux deux bras vigoureux, dentelés en scie et 
terminés par un harpon. Les deux autres, distants du 


premier de toute la longueur du prothorax, font face, 


chacun, à la naissance des pattes correspondantes, et 
par conséquent sont très rapprochés entre eux. Au delà 
viennent les ganglions abdominaux, que je passe sous 


silence, l’insecte opérateur n'ayant pi à s’en préoccu- 


16 


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242 . SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


per. Les mouvements du ventre, simples pulsations 
n'ont rien de périlleux. 

Maintenant raisonnons un peu pour la bête non rai- 
sonnable. Le sacrificateur est faible : la victime est rela- 
tivement puissante. Trois coups de bistouri doivent 
abolir tout mouvement offensif. Quel sera le premier? 
En avant est une vraie machine de guerre, une paire 
de fortes cisailles à mâchoires dentelées. Que le bras se 
replie sur l’avant-bras, et l’imprudent, serré entre les 
deux lames de scie, sera dilacéré; atteint par le croc 
terminal, il sera éventré. Cette féroce machine, voilà le 
gros danger, voilà ce qu’il faut maîtriser tout d’abord, 
au risque de la vie ; le reste presse moins. Le premier 
coup de stylet, prudemment dirigé, s'adresse donc aux 
pattes ravisseuses, qui mettent en danger le vivisecteur 
lui-même. Et surtout pas d'hésitation. Il faut à l'instant 
frapper juste, sinon le victimaire périt happé par les 
_cisailles. Les deux autres paires de pattes n’ont rien de 
périlleux pour l'opérateur, qui pourrait les négliger s’il 
n'avait à veiller qu'à sa propre sécurité ; mais le chirur- 
gien travaille en vue de l’œuf, auquel est nécessaire la 
complète immobilité des vivres. Leurs centres d’inner- 
vation seront donc aussi poignardés, avec le loisir que 
maintenant permet la Mante mise hors de combat. Ces 
pattes, ainsi que leurs foyers nerveux, sont très reculées 
en arrière du premier point d'attaque. Il y a là un long 
intervalle neutre, celui du prothorax, où 1l est fort inu- 
tile de plonger le dard. Cet intervalle, il faut le fran- 
chir ; il faut, par un recul concordant avec les secrets de 
l'anatomie interne, atteindre le deuxième ganglion, et 
puis son voisin, le troisième. En somme, la pratique 
chirurgicale se formule de la sorte : premier coup de 


RS SC 


LES TACHYTES 243 


lancette en avant; recul considérable, d’un centimètre 
environ ; enfin deux coups de lancette en deux points 
très rapprochés. Ainsi parle la science de l’homme : 
ainsi conseille la raison, guidée par la structure anato- 
mique. Cela dit, assistons à la pratique de la bête. 

Rien de difficultueux pour voir le Tachyte opérer en 
notre présence : il suffit de recourir à la méthode de 
substitution, qui m'a rendu déjà tant de services, c’est- 
à-dire d'enlever sa proie au chasseur et de lui donner 
aussitôt, en échange, une Mante vivante, à peu près de 
même taille. Cette substitution est impraticable avec la 
plupart des Tachytes, qui atteignent d’un seul essor le 
seuil de leur demeure et disparaissent aussitôt sous terre 
avec leur gibier. De fortune, quelques-uns, de loin en 
loin, harassés peut-être par leur fardeau, s’abattent à 
une petite distance du terrier, ou même laissent choir 
leur proie. Je profite de ces rares occasions pour assis- 
ter au drame. 

L'hyménoptère dépossédé reconnaît aussitôt, à la 
fière contenance de la Mante substituée, qu'il ne s’agit 
plus d’enlacer et d’enlever une pièce inoffensive. Son 
essor, jusque-là muet, devient bourdonnement, peut-être 
pour en imposer; son vol est un mouvement oscillatoire 
très rapide, toujours à l'arrière du gibier. C’est le va-et- 
vient accéléré d’un pendule, qui oscillerait sans fil 
de suspension. La Mante cependant se dresse, auda- 
cieuse, sur les quatre pattes ambulatoires ; elle relève 
la moitié antérieure du corps, ouvre, ferme, ouvre en- 
core ses cisailles, et les présente menaçantes à l'ennemi; 
par un privilège que ne partage aucun autre insecte, 
elle tourne la tête de ce côté-ci et de ce côté-là, comme 


nous le faisons en regardant par-dessus les épaules; 


244 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


elle fait face à l’assaillant, prête à la riposte de quelque 
part que vienne l'attaque. C'est la première fois que 
j'assiste à pareille audace défensive. Qu’adviendra-t-il 
de tout cela ? 

L'hyménoptère continue d’osciller en ‘arrière pour 
éviter la redoutable machine à saisir ; puis brusquement, 
lorsqu'il juge la Mante déroutée par la rapidité de ses 
manœuvres, il s’abat sur le dos de la bête, saisit le col 
avec les mandibules, enlace le thorax avec les pattes, et 
donne à la hâte un premier coup d’aiguillon en avant, 
à la naissance des pattes ravisseuses. Succès complet! 
Les mortelles cisailles retombent, impuissantes. L’opé- 
rateur se laïsse alors glisser comme le long d’un mût, il 
recule sur le dos de la Mante, et descend un petit tra- 
vers de doigt plus bas, s'arrête et paralyse, cette fois 
sans se presser, les deux paires de pattes postérieures. 
C’est fimi : l’opérée gît immobile ; seuls les tarses fré- 
missent, agités des dernières convulsions. Le sacrifi- 
cateur un moment se brosse les ailes, se lustre les an- 
tennes en les passant dans la bouche, signe habituel du 
calme revenu après les émotions de la lutte; il happe le 
gibier par le col, l’enlace et l'emporte. 

Qu'en dites-vous ? l’accord n'est-il pas admirable entre 
la théorie du savant et la pratique de la bête ? Ce que 
l'anatomie et la physiologie font prévoir, l’animal ne 
l’accomplit-il pas à la perfection ? L'instinct, attribut 
gratuit, inspiration inconsciente, rivalise avec le savoir, 
acquisitfon si coûteuse. Ce qui me frappe le plus, c’est 
le brusque recul après le premier coup de dard. L'Am- 
mophile hérissée, opérant sa chenille, recule elle aussi, 
mais progressivement, d’un anneau à l’autre. Sa chirur- 
gie compassée pourrait trouver un semblant d’explica- 


LES TACiYTES 245 


tion dans quelque uniformité mécanique. Avec le Ta- 
chyte et la Mante, ce mesquin argument nous échappe. 
Ici plus de coups de lancette régulièrement distribués ; 
au contraire, une dissymétrie de méthode opératoire, 
inconcevable si l’organisation du patient ne lui sert pas 
de guide. Le Tachyte sait donc où gisent les centres 
nerveux de sa proie ; où pour mieux dire, il se comporte 
comme s'ille savait 

Cette science qui s’ignore, lui et sa race ne l'ont pas 
acquise par des essais perfectionnés d'âge en âge, et 
par des habitudes transmises d’une génération à l’autre. 
Il est impossible, cent fois et mille fois je l’affirmerais, il 
est absolument impossible de s’essayer et de faire un 
apprentissage dans un art où l’on est perdu si l’on ne 
réussit du premier coup. Que me parlez-vous d’atavisme, 
dé petits succès grandisssant par héritage, lorsque le 
novice, dirigeant mal son arme, serait broyé dans le 
traquenard à double scie et deviendrait la proie de la 
féroce Mante. Le pacifique Criquet manqué proteste 
contre l'attaque par quelques ruades ; la Mante carni- 
vore, qui fait régal d’ hyménoptères anirerient vigoureux 
que le Tachyte, protesterait en mangeant le maladroit ; 
le gibier consommerait le chasseur, excellente capture. 
Le métier de paralyseur de Mantes est des plus périlleux 
et ne comporte pas de demi-succès ; il faut y exceller 
dès la première fois sous peine de périr. Non, J’art chi- 
rurgical du Tachyte n’est pas un art acquis. D'où lui 
vient-il donc, sinon de la science universelle en qui 
tout s’agite et tout vit ! 

Que se passerait-il si, en échange de sa Mante reli- 


_gieuse, je donnaiïs au Tachyte une jeune Sauterelle ? 
. Dans mes éducations à domicile, j'ai déjà reconnu que 


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246 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les larves s’accommodent très bien de pareille nourri- 
ture ; aussi je m'étonne que la mère, imitant en cela le 
Tachyte tarsier, ne serve à sa famille des brochettes de 
Criquets au lieu de la dangereuse proie qu’elle a choisie. 
Le régime serait au fond le même, et les terribles ci- 
sailles ne seraïent plus un danger. Avec pareil patient, 
la méthode opératrice resterait-elle la même ; y aurait- 
il là encore un brusque recul après le premier coup de 
stylet sous le col ; ou bien le vivisecteur modifierait-il 
son art en le conformant à la nouvelle organisation 
nerveuse ? | 

Cette seconde alternative n’a pour elle aucune proba- 
bilité. Ce serait extravaguer que de s'attendre à voir le 
paralyseur varier le nombre et la distribution des bles- 
sures suivant le genre de la victime. Supérieurement 
expert dans le travail qui lui est dévolu, l’insecte ne sait 
rien au delà. La première alternative semble présenter 
quelques chances et mérite l’expérimentation. 

Je présente au Tachyte, privé de sa Mante, une petite 
Sauterelle, dont je tronque les pattes postérieures pour 
éviter les bonds. L’acridien mutilé trottine sur le sable. 
L'hyménoptère vole un instant autour de lui, jette à 
l'écloppé un coup d'œil dédaigneux et se retire sans rien 
essayer. Que la proie offerte soit plus petite ou plus 
grosse, grise ou verte, courte ou allongée, assez sem- 
blable à la Mante ou bien très différente, toutes mes 
tentatives échouent. Le Tachyte reconnaît à l'instant 
que ce n’est pas là son affaire, son gibier de famille ; il 
part sans même honorer mes Criquets d’un coup de man- 
dibules. | 

Ce refus opiniâtre n'est pas motivé par des raisons 
gastronomiques : j'ai dit que la larve élevée par mes 


LES TACHYTES 247 


soins se nourrit de jeunes Sauterelles aussi volontiers 
que de jeunes Mantes ; entre les deux mets, elle ne pa- 
raît pas faire de différence ; la venaison de mon choix 
ct la venaison du choix de sa mère lui profitent pareil- 
lement. Si la mère ne fait cas du Criquet, quel pourrait 
être alors le motif de son refus? Je n’en vois qu'un : ce 
gibier, qui n’est pas le sien, lui inspire peut-être des 
craintes comme tout ce qui est inconnu ; la féroce Mante 
né l’'émeut pas, le pacifique Criquet l’épouvante. Et puis, 
surmonterait-elle ses appréhensions, elle ignore com- 
ment maîtriser l’acridien, comment surtout l’opérer. A 
chacun son métier, à chacun sa pratique du dard. Que 
les conditions changent un peu, et ces savants paraly- 
seurs ne savent plus rien faire. 

A chacün aussi son art du cocon, art fort variable, où 
la larve déploie toutes les ressources de ses instincts. 
Les Tachytes, les Bembex, les Stizes, les Palares et 
d’autres fouisseurs, édifient des cocons composites, durs 
comme des noyaux, formés d’une incrustation de sable 
dans un réseau de soie. Nous connaissons déjà l'ouvrage 
des Bembex. Je rappellerai que leur larve tisse d’abord, 
en soie blanche et pure, un sac conique horizontal, lar- 
gement ouvert, maintenu en place par un lacis de fils 
qui le fixent aux parois de la loge. J'ai comparé ce sac, 
à cause de sa forme, à une nasse de pêcheur. Sans quit- 
ter ce hamac et allongeant le col par l’orifice, l’ouvrière 
cueille au dehors un petit monceau de sable, qu’elle em- 
magasine à l'intérieur du chantier. Choisissant alors les 
grains un par un, elle les incruste tout autour d'elle 
dans le tissu du sac et les cimente avec le liquide, 
aussitôt durci, de ses filières. Quand ce travail est fini, 
il reste à clore l'habitacle, jusqu'ici béant pour per- 


248 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mettre de renouveler la provision de sable à mesure que 
s’épuise le monceau de l'intérieur. A cet effet, une ca- 
lotte de soie est tissée sur l'embouchure, et finalement 
incrustée avec les matériaux que la aa a conservés 
disponibles. 

Le Tachyte construit de tout autre manière, bien que 
son ouvrage, une fois terminé, ne diffère pas de celui 
du Bembex. La larve s’entoure d’abord, par le milieu 
du corps à peu près, d’une ceinture de soie que de nom- 
breux fils, très irrégulièrement distribués, maintiennent 
en place et relient aux paroiïs de la cellule. Du sable est 
amassé, à la portée de l’ouvrière, sur cet échafaudage 
général. Alors commence le travail de maçonnerie à 
petit appareil; les moellons sont les grains de sable, 
le ciment est la sécrétion de la filière. La première 
assise est déposée sur le bord antérieur de l'anneau de 
suspension. Le circuit achevé, une autre assise de grains 
agglutinés par le liquide à soie, est élevée sur le bord 
durci de ce qui vient d’être fait. Ainsi procède l’œuvre 
par couches annulaires, édifiées bout à bout, jusqu’à ce 

que le cocon, ayant acquis la moïtié de sa longueur ré- 
 glementaire, s'arrondisse en calotte et finalement so 
ferme. Avec son mode de construction, la larve du Ta- 
chyte me rappelle le maçon construisant une cheminée 
ronde, une étroite tourelle dont il occupe le centre. 
Tournant autour de lui et disposant les matériaux pla- 
cés sous sa main, il s’enveloppe peu à peu de son étui 
de maçonnerie. Pareillement s’enveloppe l’ouvrière en 
mosaïque. Pour construire la seconde moitié du cocon, 
la larve se retourne et bâtit de la même facon à l’autre 
bord de l’anneau initial. En trente-six heures environ, 
la solide coque est achevée. | 


LES TACHYTES 249 


Je trouve quelque intérêt à voir le Bembex et le Ta- 
chyte, deux travailleurs d’un mème corps de métier, 
employer des méthodes si différentes pour arriver au 
même résultat. Le premier tisse d'abord une nasse de 
soie pure, à l’intérieur de laquelle les grains de sable sont 


ensuite incrustés ; le second, architecte plus hardi, fait 


économie de l'enceinte de soie, se borne à une ceinture 
de suspension et bâtit assise par assise. Les matériaux 
de construction sont les mêmes : le sable et la soie; le 
milieu où travaillent les deux ouvriers est le même : une 
loge dans le sable aréneux; et cependant: chacun des 


constructeurs à son art particulier, son devis, sa pra- 


tique. 

Pas plus que le milieu habité et les matériaux em- 
ployés, le genre de nourriture n’a d'influence sur le ta- 
lent de la larve. La preuve nous en est fournie par le 
Stize ruficorne, autre constructeur de cocons en grains 
de sable cimentés par de la soie. Le robuste hyméno- 
pière creuse ses terriers dans le grès tendre. Comme le 
Tachyte manticide, il chasse les divers Mantiens de Ja 
région, avec prédominance de la Mänte religieuse ; seu- 
lement sa forte taille les réclame plus développés sans 
avoir atteint néanmoins les dimensions et la forme de 
l'adulte. Il en met de trois à cinq par cellule. 

Pour la solidité et le volume, son cocon rivalise avec 


celui des plus gros Bembex; mais il en diffère, à pre- 


mière vue, par un caractère singulier dont je ne connais 
pas d'autre exemple. Sur le flanc de la coque, de par- 
tout régulièrement nivelée, fait hernie un grossier 
bourrelet, petite motte de sable agglutiné. A cette protu- 
bérance se reconnaît tout de suite, parmi tous les cocons 
de même nature, l'ouvrage du Stize ruficorne. 


250 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


L'origine nous en sera expliquée par la méthode que 
la larve suit dans la construction de son coffre-fort. Au 
début, un sac conique de soie blanche et pure est tissé ; 
on dirait la nasse initiale des Bembex; seulement ce 
sac a deux ouvertures, l’une très ample en avant, l’au- 
tre très étroite sur le côté. Par l'ouverture antérieure, 
le Stize s’approvisionne de sable à mesure qu'il le dé- 
pense en incrustations à l’intérieur. Ainsi se fortifie le 
cocon, et puis s’édifie la calotte qui le ferme. Jusque-là, 
c'est exactement le travail du Bembex. Voilà l’ouvrière 
enclose, travaillant à perfectionner l’intérieur de la 
paroi. Pour ces retouches finales, un peu de sable lui est 
encore nécessaire. Elle le puise dehors au moyen de 
l'ouverture qu'elle a eu soin de ménager sur le côté de 
son édifice, lucarne étroite, juste suffisante au passage 
de son col délié. Les provisions rentrées, cet orifice ac- 
cessoire, dont il n’est fait usage qu'aux derniers mo- 
ments, se clôt avec une bouchée de mortier, refoulée 
de dedans en dehors. Aïnsi se forme l'irrégulier ma- 
melon qui fait saillie sur le flanc de la coque. 

Pour aujourd’hui, je ne m'’étendrai pas davantage 
sur le Stize ruficorne ; sa biographie développée serait 
hors de propos dans ce chapitre. Je me borne à men- 
tionner sa méthode de constructeur en coffres-forts pour 
la mettre en parallèle avec celle des Bembex et surtout 
celle du Tachyte, consommateur, comme lui, de Mantes 
religieuses. De ce parallèle, il me semble résulter que 
les conditions d'existence où l’on voit aujourd’hui l’ori- 
gine des instincts, genre de nourriture, milieux où se 
passe la vie larvaire, matériaux disponibles pour une en- 
ceinte défensive, et autres motifs que le transformisme 
est dans l’usage d’invoquer, n’influentréellement en rien 


QUE > 105 Ne Le . LRU) AR Lt, dé 


; 
j- 


LES TACHYTES . 251 


sur l’industrie de ia larve. Mes trois architectes en co- 
cons de sable agglutiné, alors même que toutes les con- 
ditions sont les mêmes, jusqu'à la nature des vivres, 
adoptent des moyens différents pour exécuter œuvre 
identique. Ce sont des ingénieurs non sortis de la même 
école, non élevés dans les mêmes principes, bien que 
l’enseignement des choses soit pour tous à peu près pa- 


reil. Le chantier, le travail, les vivres n’ont pas déter- 


miné l'instinct. C’est l'instinct qui leur est antérieur, 
imposant la loi au lieu de la subir. 


XIII 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 


Tout n’est pas dit sur les Méloïdes, ces singuliers 
parasites dont quelques-uns, Sitaris et Méloës , s'atta- 
chent, ainsi que des poux minuscules, à la toison de 
divers apiaires pour se faire transporter dans la cellule 
où ils doivent détruire l’œuf et se nourrir après de la 
pâtée de miel. Une trouvaille des plus inattendues, faite 
à quelques cents pas de ma porte, vient de m’avertir 
encore une fois combien il est périlleux de généraliser. 
Admettre, comme semblait nous autoriser à le faire 
l’ensemble des documents recueillis jusqu’à ce jour, 
que tous les Méloïdes de nos pays usurpent les provi-. 
sions en miel amassées par les apiaires, était certes 
une généralisation des mieux assises et des plus natu- 
relles. Sans hésiter, beaucoup l'ont admise et pour ma 
part, j'étais du nombre. Sur quoi donc pouvons-nous 
étayer notre conviction lorsque nous nous imaginons 
formuler une loi? Nous croyons nous élever au général 
et nous sombrons dans l'erreur. Voici que la loi des 
Méloïdes doit être rayée du code, sort commun à bien 
d’autres. Ce chapitre va nous le démontrer. 

Le 16 juillet 4883, je fouillais, avec mon fils Émile, 
l'amas sablonneux où quelques jours avant j'avais as- 
sisté aux travaux et à la chirurgie du Tachyte manti- 


254 .. ‘SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


cide. Mon but était de recueillir quelques cocons du 
fouisseur. Ces cocons arrivaient abondants sous ma 
houlette de poche, lorsque Émile me présenta un objet 
inconnu. Distrait par mes préoccupations de récolte, je 
mis la trouvaille dans la boîte sans autre examen qu'un 
rapide coup d'œil. Nous partimes. À mi-chemin du 
retour, l’ardeur pour la fouille calmée, l’idée de l’objet 
problématique, si négligemment jeté dans la boîte 
parmi les cocons, me traversa l'esprit... Tiens, tiens! 
me disais-je; si c'était cela? Pourquoi pas. Et mais, 
oui, c’est cela, justement cela. — Puis brusquement à 
Émile, assez surpris du monologue : Mon ami, tu viens 
de faire trouvaille superbe. C’est une pseudo-chrysalide 
de Méloïde. C'est un document inestimable ; un nouveau 
filon dans les archives extraordinaires de ces animaux. 
Voyons de près la chose et tout de suite. 

L'objet fut extrait de la boîte, épousseté du souffle et 
attentivement examiné. J'avais réellement sous les yeux 
la pseudo-chrysalide de quelque Méloïde. Sa forme 
m'était inconnue. N'importe : vieil habitué, je ne pou- 
vais méconnaître sa provenance. Tout m'affirmait que 
j'étais sur la voie d’un émule des Sitaris et des Méloës 
pour la singularité des transformations ; et circonstance 
de plus de prix encore, l'emplacement au milieu des 
terriers du sacrificateur de Mantes, m'annonçait des 
mœurs toutes différentes. | 

— Il fait bien chaud, mon pauvre Émile; nous som- 
mes harassés l’un et l’autre. C'est égal, revenons à la 
dune, et fouillons, cherchons encore. Il me faut la larve 
qui précède la pseudo -chrysalide ; 11 me faut, s'il se 
peut, l'insecte qui en provient. 

Le succès répondit largement à notre zèle. Des 


© CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 255 


pseudo-chrysalides furent trouvées, assez nombreuses. 
Plus nombreuses encore furent exhumées des larves 
occupées à consommer les Mantes, provisions du Ta- 
chyte. Est-ce bien de ces larves que proviennent les 
pseudo-chrysalides ? Les probabilités sont grandes pour 
l'affirmative, cependant il y a matière à doute. L’édu- 
cation à domicile dissipera la nuée du probable et la 
remplacera par la clarté du certain. — Et c’est tout : 
aucun vestige d’insecte parfait qui puisse me renseigner 
sur la nature du parasite. L'avenir, espérons-le, com- 
blera cette lacune. Tel fut le résultat de la première 
tranchée ouverte dans l’amas de sable. Des fouilles ulté- 


Fig. 1. — Pseudo-chrysalide du Cerocoma Schæfferi. 
rieures enrichirent un peu ma récolte sans apporter 
des documents nouveaux. 

Procédons maintenant à l'examen de ma double trou- 
vaille. Et d’abord la pseudo-chrysalide, qui m'a donné 
l'éveil. — C'est un corps inerte, rigide, d’un jaune de 
cire, lisse, luisant , recourbé en hamecon du côté de la 
tête, qui est infléchie. À une très forte loupe, la surface 
apparaît semée de très petits points un peu saillants et 
plus luisants que le fond. On y compte treize anneaux, 
la tèle comprise. La face dorsale est convexe; la face 
ventrale, aplatie. Une arête obtuse de séparation limite 
les deux faces. Les trois segments thoraciques portent, 


256 : SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


chacun, une paire de petits mamelons coniques, d’un 
roux foncé, indices des futures pattes. Les stigmates 
sont très nets et apparaissent comme des points d’un 
roux plus foncé que celui du reste des téguments. Il y 
en a un, le plus grand de tous , sur le second segment 
du thorax, presque sur la ligne de séparation avec le 
premier segment. Il y en a ensuite huit, un sur chaque 
segment de l'abdomen moins le dernier. En tout neuf 
paires de stigmates. La dernière paire, ou celle du hui- 
tième segment abdominal, est la moindre de toutes. 
. L'extrémité anale ne présente rien de particulier. Le 
masque céphalique comprend huit tubercules conoïdes 
d’un roux foncé, rappelant les tubercules des pattes. Six 
sont disposés sur deux rangées latérales, les autres sont 
entre les deux rangées. Pour chaque rangée de trois 
mamelons, celui du milieu est le plus fort; il correspond 
sans doute aux mandibules. La longueur de cet orga- 
nisme est fort variable et oscille entre 8 et 15 millimè- 
tres. Sa largeur est de 3 à 4 millimètres. 

La configuration générale mise à part, c'est, on le 


voit, l'aspect si caractéristique des pseudo-chrysalides . 
des Sitaris, Méloës, Zonitis. Mèmes téguments rigides, 


cornés, d’un roux de jujube ou de cire vierge; même 
masque céphalique, où les futures pièces de la bouche 
se traduisent par de légers tubercules ; mêmes boutons 
thoraciques, qui sont le vestige des pattes; même dis- 
tribution des stigmates. Aussi ma conviction était des 
plus fermes : le parasite des chasseurs de Mantes ne 
pouvait être qu’un Méloïde. 

Enregistrons aussi le signalement de la larve étran- 
gère, trouvée dévorant le monceau de Mantes dans les 
terriers du Tachyte. — Elle est nue, aveugle, blanche, 


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CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 257 


molle, fortement recourbée. Par son aspect général, 
elle fait songer à quelque larve de Curculionide. Avec 
plus de précision encore, je pourrais la comparer à la 
larve secondaire du Meloë cicatricosus, dont j'ai donné 
autrefois la figure dans les Annales des Sciences natu- 
relles. Réduisons considérablement cette figure et nous 
aurons à très peu près le portrait du parasite du Ta- 
chyte. 

Tête robuste, faiblement teintée de roux. Mandibules 
fortes, recourbées en croc pointu, noires au bout et d’un 
roux ardent à la base. Antennes très courtes, insérées 
tout près de l’origine des mandibules. J’y relève trois 


No 
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Fig. 8. — Larve secondaire du Cerocoma Schæfferi. 


articles : le premier gros et globuleux ; les deux autres 
cylindriques, le dernier brusquement tronqué. Douze 
segments, outre la tête, séparés par des étranglements 
assez nets. Premier segment thoracique un peu plus 
long que les autres, avec plaque dorsale très légèrement 
teintée de roux, ainsi que le crâne. A partir du dixième 
segment, le corps s’atténue un peu en arrière. Un faible 
bourrelet festonné sépare la face dorsale de la face 
ventrale. 

Pattes courtes, blanches, hyalines, terminées par un 
ongle faible. Un stigmate sur le mésothorax, vers la 
ligne de jointure avec le prothorax; un stigmate sur 

17 


258 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


chaque flanc des huit premiers segments abdominaux ; 
en tout neuf paires de stigmates distribués, comme ceux 
de la pseudo-chrysalide. Ces stigmates sont petits, tein- 
tés de roux, assez difficiles à voir. Variable de taille 
comme la pseudo-chrysalide. qui paraît en provenir, 
cette larve mesure en moyenne: une. douzaine de milli- 
mètres de longueur sur trois mill.mètres de largeur. 
Les six petites pattes, toutes faibles qu’elles sont, 
rendent des services.qu’on ne soupçonnerait pas d'abord. 
Elles enlacent. la Mante dévorée et la maintiennent 
sous. les mandibules, tandis, que le ver, couché sur le. 
flanc, prend sa réfection à son aise. Elles servent aussi à. 
la progression. Sur une surface résistante, le bois de ma 
(able, la larve se déplace fort bien ; elle trottine traînant 
le ventre, et le corps droit d’un bout à l’autre. Sur le 
sable fin et mobile, le déplacement devient difficultueux. 
Le ver alors se courbe en arc ; il s’agite sur le dos, sur 
le flanc; il rampe un peu, il fouille et pioche de la man- 
dibule. Mais qu’un appui moins croulant lui vienne en 
aide, et des pérégrinations un peu longues ne sont pas 
au-dessus de ses moyens. 
J'’élevais mes pensionnaires dans une boîte subdivisée 
en compartiments par des cloisons de papier. Chaque 
loge, représentant à peu près la capacité d’une cellule 
de Tachyte, recevait sa couche de sable, son monceau 
de Mantes et sa larve. Or plus d’un désordre:est survenu 
dans ce réfectoire , où je me figurais tenir les convives 
isolés l’un de l’autre, chacun à sa table spéciale. Pelle 
larve qui avait fini sa ration la veille était retrouvée le 
lendemain dans une autre salle, où elle partageait le 
repas de sa voisine. Elle avait donc franchi la cloison, 
peu élevée d’ailleurs, oubien forcé quelque entre-bâille- 


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CÉROCOMÉS, MYLABRES ET ZONITIS 259 


ment. Cela suffit, je erois, pour établir que le ver n’est 
pas rigoureusement casanier comme le. sont les larves 
des Sitaris et des Méloës, consommant la pâtée de l’An- 
thophore. 
Je me figure que, dans les terriers des Tachytes, son 
monceau de Mantes rongé, il déménage d’une cellule à 
l’autre jusqu’à ce que son appétit soit satisfait. Ses ex- 
cursions souterraines ne doivent pas être d’ample rayon, 
mais elles lui suffisent pour visiter quelques cellules 
rapprochées. J'ai dit combien étaient variables les pro- 
visions en Mantes du Tachyte. Les moindres sont, à coup 
sr, la part des mâles, naïns chétifs par rapport à leurs 
compagnes ; les plus copieuses sont la part des femelles. 
Le ver parasite à qui le sort fait échoir la maigre ration 
masculine, n’a peut-être pas assez de ce lot ; il lui faut 
un supplément qu'il peut acquérir en changeant de 
domicile. Si la chance le: sert,, ik mangera suivant la 
mesure de sa faim et atteindra tout le développement 
que sa race comporte ; s’il erre sans rien trouver, il 
jeünera et restera petit. Ainsi s’expliqueraïent les diffé- 
rences que je constate soit entre les vers soit entre les 
pseudo-chrysalides, différences qui vont du simple au 
double et au delà pour les dimensions linéaires. Rares 
ou abondants suivant les loges rencontrées, les vivres 
décideraient de la grosseur du parasite. ù 
Pendant la période active, la larve éprouve quelques 
mues.; j'ai du moins assisté à l’une d'elles. Dépouillé 
de son épiderme, l'animal reparaît tel qu’il était avant, 
sans aucune modification dans les formes. Tout aus- 
sitôt, il reprend son repas, interrompu pendant le rejet 
de la vieille défroque; il enlace des: pattes une nouvelle 
Mante du tas et se met à la ronger. Simple ow bien 


260 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


multiple, cette mue n’a rien de commun avec les réno- 
vations de l'hypermétamorphose, qui changent si pro- 
fondément l'aspect de l'animal. 

Une dizaine de jours d'éducation dans la boîte à 
compartiments suffit pour me prouver combien j'avais 
vu juste en considérant la larve parasite alimentée de 
Mantes comme l'origine de la pseudo-chrysalide, objet 
de mes vives préoccupations. L'animal, à qui je servais 
un supplément de vivres tant qu'il en acceptait, cesse 
enfin de manger. Il s'immobilise, rentre un peu la tête 
et s’infléchit en crochet. Puis la peau se fend, en travers 
sur le crâne, en long sur le thorax. La dépouille chif- 
_ fonnée recule vers l’arrière, et la pseudo-chrysalide ap- 
paraît, totalement à nu. Elle est d’abord blanche, 
comme l'était la larve ; mais assez rapidement et par 
degrés, elle tourne au roux de cire vierge, plus ardent 
à l'extrémité des divers tubercules qui indiquent les fu- 
tures pattes et les pièces de la bouche. Ce dépouillement, 
qui laisse à découvert le corps pseudo-chrysalidaire, 
rappelle le mode de transformation des Méloës, et s’é- 
loigne de celui des Sitaris et des Zonitis, dont la pseudo- 
chrysalide reste enveloppée de partout par la peau 
de la larve secondaire, sorte de sac tantôt lâche, tantôt 
étroit, et toujours sans rupture. 

Le nuage du début est dissipé. Voici bien un méloïde, 
un véritable méloïde, anomalie des plus singulières 
parmi les parasites de sa tribu. Au lieu de se nourrir 
du miel d’un apiaire, il s’alimente avec la brochette de 
Mantiens d’un Tachyte. Les naturalistes de l'Amérique 
du Nord nous ont appris récemment que le miel n’est 
pas toujours le régime des vésicants : quelques mé- 
loïdes des États-Unis dévorent les paquets d'œufs des 


{ 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 261 


Sauterelles. C’est de leur part acquisition légitime et 
non usurpation des vivres d'autrui. Nul, que je sache, 
ne soupçonnait encore le vrai parasitisme d’un Méloïde 
carnivore. Il n’est pas moins fort remarquable de re- 
. trouver, des deux côtés de l'Atlantique, ce goût du Cri- 
quet chez les vésicants : l’un dévore ses œufs ; l’autre, 
un représentant de son ordre, la Mante religieuse et 
ses congénères. 

Qui m’expliquera cette prédilection pour l'Orthoptère 
dans une tribu dont le chef de file, le Méloë, n'accepte 
que la pâtée de miel? Pourquoi des animaux que toutes 
nos classifications rapprochent, ont-ils des goüts si op- 
posés? S'ils proviennent d’une origine commune, com- 
ment à la consommation du miel a-t-il succédé la con- 
sommation de la chair? Comment l'agneau s’est-il fait 
loup ? C’est le gros problème que nous proposait na- 
guère, sous une forme inverse, la Sapyge ponctuée, pa- 
rente mellivore de la Scolie carnivore. Je soumets la 
question à qui de droit. | 

L'année suivante, au commencement de juin, quel- 
ques-unes de mes pseudo-chrysalides se fendent en tra- 
vers derrière la tête, et en long sur toute la ligne mé- 
diane du dos, sauf les deux ou trois derniers segments. 
Il en sort la troisième larve qui d’après un. simple exa- 
men à la loupe, me paraît, dans ses traits généraux, 
identique avec la seconde, celle qui mange les provi- 
sions du Tachyte. Elle est nue, d’un jaune pâle, rappe- 
lant la couleur du beurre. Elle est active et s’agite en 
des mouvements pénibles. Ordinairement elle est cou- 
chée sur le flanc, mais elle peut aussi se tenir dans la 
station normale. L'animal cherche alors à se servir de 
ses pattes, sans y trouver des appuis suffisants pour 


262 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


progresser. Peu de jours après, ‘elle retombe dansun 
complet repos. | 

Treize anneaux, y compris la tête; celle-c1 large, 
avec le crâne quadrilatère, arrondi sur les côtés. An- 
tennes courtes, de trois articles noueux. Mandibules ro- 
bustes, courbes, avec deux ou trois denticules au bout, 
d’un roux assez vif. Palpes labiaux assez volumineux, 
courts et de trois articles comme les antennes. Les 
pièces de la bouche, labre, mandibules et palpes sont 
mobiles et s’agitent un peu, comme pour chercher de 
la nourriture. Un petit point brun vers la base des an- 
tennes, sur l'emplacement des yeux futurs. Prothorax 
plus large que les anneaux suivants. Ceux-ci de mème 
largeur et nettement séparés l’un de l’autre par un sillon 
et un faible bourrelet latéral. Pattes courtes, hyalines, 
sans ongle terminal. Ce sont des moignons à trois ar- 
ticles. Stigmates pâles, au nombre de huit, placés 
comme dans la pseudo-chrysalide, c’est-à-dire le premier 
_et le plus grand sur la ligne de séparation des deux 
premiers segments du thorax, les sept autres sur les 
sept premiers segments abdominaux. La larve secon- 
daire et la pseudo-chrysalide possèdent en outre un stig- 
mate très petit sur l’avant-dernier segment de l’abdo- 
men. Ce stigmate a disparu chez la troisième larve, du 
moins je ne parviens pas à le voir en m'aidant d’une 
bonne loupe. 

En somme, mêmes fortes mandibules que pour la se- 
conde larve, mêmes débiles pattes, même physionomie 
de ver de Charançon. Les mouvements reparaïssent, 
moins accusés cependant que sous la première forme. 
Le passage par l’état de pseudo-chrysalide n’a pas 
amené de modification qui vaille vraiment la peine d'étre 


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CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 263 


signalée. L'animal est après cette singulière étape ce 
qu'il était avant. Aïnsi se comportent du reste les Mé- 
loës et les Sitaris. 

Quelle signification peut donc avoir cette étape pseudo- 
chrysalidaire, qui, franchie, ramène juste au point 
de départ ? Le méloïde semble tourner dans un cercle : 
il défait ce qu'il vent de faire, il recule après avoir 
avancé. L'idée me vient parfois de considérer la pseudo- 
chrysalide comme ‘une sorte d'œuf d'organisation supé- 
rieure, à partir duquel l'insecte suit l'ordinaire loi des 
morphoses entomologiques, et passe par les états suc- 
cessifs de larve, de nymphe et d’insecte parfait. La pre- 
mière éclosion, celle de l'œuf normal, fait passer le 
méloïde par le ‘dimorphisme larvaire des Anthrax et 
des Leucospis. La larve primaire parvient aux vivres, 
la larve secondaire les consomme. La seconde éclosion, 
celle de la pseudo-chrysalide, rentre dans le courant 
habituel et fait évoluer l’insecte suivant les troïs formes 
réglementaires : larve, nymphe, adulte. 

La troisième larve est de courte durée, une paire de 
semaines environ. Elle se dépouille alors par une déchi- 
rure longitudinale sur le dos, comme l’a fait la larve 
secondaire, ‘et laïsse à découvert la nymphe, où se re- 
connaît le coléoptère, de genre ‘et d'espèce presque dé- 
terminables d’après les antennes. : 

Cette évolution de la seconde année a tourné à mal. 
Les quelques nymphes que j'ai obtenues vers le milieu 


de juin se sont desséchées sans parvenir à la forme 


parfaite. Des pseudo-chrysalides me restaient sans au- 
cun indice d'une prochaine transformation. J'ai attri- 
bué ce retard à un défaut de chaleur. Je les tenais, er 
effet, à l'ombre, sur une étagère de mon cabinet; et 


264 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dans les conditions naturelles, elles sont exposées au 
soleil le plus ardent, sous une couche de sable de quel- 
ques pouces d'épaisseur. Pour imiter ces conditions, 
sans ensevelir mes élèves, dont je désirais suivre aisé- 
ment les progrès, j'ai installé les pseudo-chrysalides 
restantes sur une couche de sable frais au fond d’un 
récipient. L’insolation directe était impraticable : elle 
eût été fatale dans une période où la vie est souterraine. 
Pour l'éviter, j'ai ficelé sur l'embouchure du récipient 
quelques doubles de drap noir, qui devait représenter 
l'écran naturel de sable ; et l’appareïl ainsi préparé a 
été exposé, pendant quelques semaines, au soleil le plus 
vif, sur ma fenêtre. Sous le couvert du tissu, si favo- 
rable, par sa teinte, à l’absorption de la chaleur, la 
température devenait pendant le jour celle d’une étuve; 
et cependant les pseudo-chrysalides ont persisté à se 
maintenir stationnaires. Juillet touchait à sa fin, et rien 
n'indiquait l’approche d’une éclosion. Convaincu que 
mes essais de chauffage n’aboutiraient pas, j'ai remis 
les pseudo-chrysalides à l'ombre, sur l’étagère, dans 
des tubes de verre. Là elles ont passé une seconde an- 
née, toujours dans le même état. 

Juin est revenu et avec lui l'apparition de la troisième 
larve, puis de la nymphe. Pour la seconde fois, ce point 
d'évolution n’a pu être dépassé : l’unique nymphe obte- 
nue s’est desséchée comme celles de l’année précédente. 
Ce double échec, provenant sans doute de l’atmosphère 
trop aride de mes récipients, nous cachera-t-il le genre 
et l'espèce du Méloïde consommateur de Mantes ? Heu- 
reusement, non. Par la déduction et la comparaison, il 
est aisé de résoudre l'énigme. 

Les seuls Méloïdes de ma région qui, inconnus en- 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 263 


core dans leurs mœurs, peuvent convenir par leur taille 
soit à la larve soit à la pseudo-chrysalide en litige, sont 
le Mylabre à douze points et le Cérocome de Schæffer. Je 
trouve le premier en juillet sur les fleurs de la scabieuse 
maritime ; je trouve le second en fin mai et juin sur les 
capitules de l’immortelle des îles d'Hyères. Cette der- 
nière date convient mieux pour expliquer la présence 
de la larve parasite et sa pseudo-chrysalide dans les 
terriers du Tachyte dès le mois de juillet. De plus, le 
Cérocome est très abondant aux alentours des amas sa- 
blonneux hantés par le Tachyte, tandis que le Mylabre 
ne s’y rencontre pas. Ce n'est pas tout : les quelques 
nymphes que j'ai obtenues ont des antennes bizarres, 
terminées par une touffe irrégulière et volumineuse dont 
l'équivalent ne se trouve que dans les antennes du Cé- 
rocome mâle. Ainsi, le Mylabre doit être écarté ; les 
antennes doivent être, chez la nymphe, régulièrement 
moniliformes comme elles le sont chez l’insecte parfait. 
Reste le Cérocome. 

Les doutes, s’il en reste, peuvent être dissipés. De 
fortune, un de mes amis, M. le docteur Beauregard, qui 
. nous prépare un travail magistral sur les vésicants, 
avait en sa possession des pseudo-chrysalides du Céro- 
come de Schreber. Venu à Sérignan en vue de savantes 
recherches, il avait fouillé en ma compagnie les sables 
du Tachyte et emporté à Paris quelques pseudo-chrysa- 
lides nourries de Mantes pour en suivre l’évolution. Ses 
essais avaient échoué comme les miens ; mais en com- 
parant les pseudo-chrysalides sérignanaises avec celles 
du Cérocome de Schreber, provenant d’Aramon, dans 
le voisinage d'Avignon, il a pu constater entre les deux 
organismes la plus étroite similitude. Tout l’affirme 


266 . SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


donc : ma trouvaille ne peut se rapporter qu'au Céro- 
come de Schæffer. Quant à l’autre, il doit être exclu; 
son extrème rareté dans mon voisinage le dit assez. 

Il est fâcheux que le régime du Méloïde d’Aramon ne 
soit pas connu. Me laissant guider par l’analogie, je 
ferais volontiers du Cérocome de Schreber un parasite 
du Tachyte tarsier., qui enfouit ses amas de jeunes Cri- 
quets dans les hauts talus sablonneux. Les deux Céro- 
comes auraient ainsi régime similaire. Mais je laisse à 
M. Beauregard le soin d’élucider cet important trait de 
mœurs. 

L'énigme est déchiffrée : le Méloïde consommateur 
de Mantes religieuses ‘est Te Cérocome de Schæffer, que 
je rencontre en abondance, au printemps, sur les fleurs 
de l’immortelle. Chaque fois, une particularité peu com- 
mune attire mon attention: c'est la grande différence 
de taille qu'il peut y avoïr d'un individu à l'autre 
quoique de même sexe. Je vois des avortons, tant fe- 
melles que mâles, n'ayant guère en longueur que le tiers 
de leurs compagnons les mieux développés. Le Mylabre 


à douze points et le Mylabre à quatre points présentent, . 


sous ce rapport, des différences tout aussi prononcées. 

La cause qui, dan même insecte, n'importe le sexe, 
fait un nain où un géant, ne peut être que la quantité 
de nourriture, plus faïble ou plus forte. Si la larve, 
comme je le soupçonne, est obligée de trouver «lle- 
même l'entrepôt à gibier du Tachyte, et d'en visiter un 
second, un ‘troisième, lorsque le premier est trop fruga- 
lement garni, on conçoit que le hasard des rencontres 
ne les favorise pas tous de la même manière, et fasse 
échoir l'abondance à l’une, la pénurie à l’autre. Qui ne 
mange pas à sa faim reste petit, qui se rassasie devient 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 267 


gros. Ges différences de taille, à elles seules, trahissent 
le parasitisme. Si les soins d’une mère avaient amasse 
des vivres, ‘ou bien si la famille avait l’industrie de se 
les procurer directement au lieu de dévaliser autrui, la 
ration serait à peu près égale pour toutes, et les inéga- 
lités de volume se réduiraient à celles qu'il y a souvent 
entre les deux sexes. | 

Elles annoncent de plus un parasitisme précaire, 
chanceux, où le Méloïde n’est pas certain de trouver sa 
réfection, ce que trouve si adroitement le Sitaris, qui 
se fait voiturer par l’Anthophore, en naissant à l'entrée 
même des galeries de l’Abeille et ne quittant sa retraite 
que pour se glisser dans la toison de son amphitryon. 
Vagabond obligé de trouver lui-même la table à sa con- 
venance, le Cérocome est exposé à maigre chère. 

Pour compléter l'histoire du Cérocome de Schæffer, un 
paragraphe manque : celui des origines, la ponte, l'œuf, 
la larve primaire. Tout en surveillant l’évolution du pa- 
rasite mangeur de Mantes, je pris mes précautions 
pour connaître la première année son point de départ. 
Si j'éliminais ce qui m'était connu et si je cherchais 
parmi les Méloïdes de mon voisinage les espèces qui 
pour la taille correspondaient aux pseudo-chrysalides 
exhumées des terriers du Tachyte, je ne trouvais, je 
viens de le dire, que le Cérocome de Schæffer et le 
Mylabre à douze points. d’entrepris de les élever pour 
obtenir leur ponte. 

Comme terme de comparaison, le Mylabre à quatre 
points, de taille plus avantageuse, fut adjoint aux deux 
premiers. Un quatrième, le Zonitis mutique, que je 
n'avais pas à consulter en cette affaire où je le savais 
étranger, sa pseudo-chrysalide m'étant connue, vint 


268 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


compléter mon école de pondeuses. Je me proposais, si 
possible, d'obtenir sa larve primaire. Enfin j'avais au- 
trefois élevé des Cantharides dans le but d'assister à leur 
ponte. En somme, cinq espèces de vésicants, élevés en 
volière, ont laissé quelques lignes de notes dans mes 
registres. 

La méthode d'éducation est des plus simples. Chaque 
espèce est mise sous une ample cloche en toile métallique 
reposant sur un bassin rempli de terreau. Au milieu de 
l'enceinte est un flacon plein d’eau, où trempe et se 
maintient fraîche la nourriture. Pour la Cantharide, c’est 
un faisceau de ramuscules de frêne ; pour le Mylabre à 
quatre points, un bouquet de liseron des champs (Con- 
volvulus arvensis) ou de psoralier (Psoralea bituminosa), 
dont l’insecte broute uniquement les corolles. Au Myla- 
bre à douze points, je sers les fleurs de la scabieuse 
(Scabiosa maritima) ; au Zonilis, les capitules épanouis 
du panicaut (Eryngium campestre) ; au Cérocome de 
Schæffer, les capitules de l’immortelle des îles d'Hyères 
(Helichrysum stæchas). Ces trois derniers rongent sur- 
tout les anthères, plus rarement les pétales, jamais le 
feuillage. 

Pauvre intellect et pauvres mœurs, qui ne dédomma- 
gent guère des soins minutieux de l'éducation. Brouter, 
faire l'amour, creuser un trou dans la terre et négli- 
geamment y ensevelir ses œufs, c’est toute la vie du Mé- 
loïde adulte. La bête obtuse n’acquiert un peu d'intérêt 
qu'au moment où le mâle lutine sa compagne. Chaque 
espèce a son rituel pour déclarer sa flamme ; et il n’est 
pas indigne de l’observateur d’assister aux manifesta- 
tions, quelquefois si étranges, de l’Eros universel, qui 
régente le monde et fait tressaillir jusqu’à la dernière 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 269 


des brutes. C’est le but final de l'insecte, qui se transfi- 
gure pour celte solennité, et meurt après, n’ayant plus 
rien à faire. 

Il y aurait un curieux livre à faire : l'Amour chez les 
bêtes. Jadis, le sujet m'avait tenté. Depuis un quart de 
siècle, mes notes dorment, poudreuses, dans un recoin 
de mes archives. J'en extrais ce qui suit sur les Can- 
tharides. Je ne suis pas le premier, je le sais, à décrire 
les préludes amoureux du Méloïde du frêne ; mais le 
narrateur changeant, la narration peut encore avoir sa 
valeur ; elle confirme ce qui a été déjà dit, elle met en 
lumière quelques points restés inaperçus peut-être. 

Une Cantharide femelle ronge paisiblement sa feuille. 
Un amoureux survient, s’en approche par derrière, brus- 
quement lui monte sur le dos et l’enlace de ses deux 
paires de pattes postérieures. Alors de son abdomen, 
qu'il allonge autant que possible, il fouette vivement 
celui de la femelle, à droite et à gauche tour à tour. Ce 
sont des coups de battoir distribués avec une frénétique 
prestesse. De ses antennes et de ses pattes antérieures, 
toujours libres, il flagelle en furicux la nuque de la pa- 
tiente. Tandis que les tapes pleuvent dru comme grêle, 
à l'arrière et à l'avant, la tête et le corselet de l’éna- 
mouré sont dans une trépidation oscillatoire désor- 
donnée. On dirait l’animal pris d’une attaque d’épilepsie. 

Cependant la belle se fait petite, entr'ouvre un peu 
les élytres, cache la tête et replie en dessous l’abdomen 
comme pour se soustraire à l'orage érotique qui lui 
éclate sur le dos. Maïs l'accès se calme. Le mâle étend 
en croix les pattes antérieures, animées d’un tremble- 
ment nerveux; et dans cette posture d’extase, semble 
prendre le ciel à témoin de l’ardeur de ses désirs. Les 


27 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


antennes et le ventre sont immobiles, tendus en ligne 
droite ; la tête et le corselet seuls continuent à osciller 
vivement de haut en bas. Ce temps de repos dure peu. 
Si court qu’il soit, la femelle, dont les chaudes protesta- 
tions du prétendant ne troublent pas l’appétit, se remet 
à brouter imperturbablement sa feuille. : 
Un autre accès éclate. Les coups pleuvent de nouveau 
sur la nuque de l’enlacée, qui se hâte de fléchir la tête 
sous la poitrine. Mais lui n’entend pas que la belle se 
dérobe. De ses pattes antérieures, à l’aide d’une échan- 
crure spéciale placée à la jointure de la jambe et du 
tarse, il lui saisit l’une et l’autre antenne. Le tarse se 
replie et l’antenne est prise comme dans une pince. Le 
soupirant tire à lui, et l’indifférente est forcée de relever 
la tête. Dans cette posture, le mâle rappelle à l'esprit 
un cavalier fièrement cambré sur sa monture et tenant les 
rênes des deux mains. Aïnsi maître de sa haquenée, 
tantôt il se tient immobile, tantôt il. se: démène avec 
frénésie. Puis, de son long abdomen, il! fouette en ar- 
rière, sur un: flanc et sur l’autre ; en avant il fustige, il 
cogne, il tape dur, à coups d'antennes, à coups de 
poings, à coups de tête. La convoitée sera bien insen- 
sible si elle ne se rend pas à une déclaration aussi cha- 
leureuse. | | | 
Elle continue néanmoins à se faire prier. Le pas- 
sionné reprend son. immobilité d’extase, les bras en 
croix et frémissants. À de courts intervalles recommen- 
cent aussi, tour à tour, les orages amoureux, avec tapes 
consciencieusement assénées, et les repos pendant les- 
quels le mâle étend les pattes antérieures en croix ou 
bien maîtrise la femelle par la bride des antennes. Enfin 
la battue se laisse toucher par le charme des horions:. 


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 CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 971 


Elle cède. L'’accouplement a liew et dure une vingtaine 
d'heures. Le beau rôle du mâle est fini. Traîné à recu- 
lons, à l'arrière de la femelle, le malheureux s'efforce 
de dissoudre le. couple. S& compagne le: charrie de 
feuille en feuille, où bon lui semble, pour choisir le mor- 
ceau de verdure à son goût. Parfois, il prend lui aussi 
son parti vaillamment et se met à brouter comme la fe- 
melle. Fortunées bêtes qui, pour ne pas perdre-un instant 
de votre vie de quatre à cinq semaines, menez de front 
les appétits de l'amour et de l'estomac, votre. devise 
est : courte et bonne, 

Le Cérocome, d’un vert doré comme la Cantharide, 
semble avoir adopté en partie les rites amoureux de sa 
rivale en costume. Le mâle, toujours le sexe élégant 
chez l’inseete, a des atours spéciaux. Les cornes ou 
antennes, somptueusement compliquées, lui forment 
comme deux houpes d’une chevelure touffue. C’est ce 
que rappelle le nom de Cérocome : l'animal coiffé de ses 
cornes. Quand un soleil vif donne dans la volière, des 
couples ne tardent pas à se former sur le bouquet d’im- 
mortelles. Hissé sur la femelle, qu'il enlace et maintient 
de ses deux paires de pattes postérieures, le mâle ba- 
lance tout d’une pièce, de haut en. bas, la tête et Le cor- 
selet. Ce mouvement oscillatoire n’a pas. l’ardente pré- 
cipitation de celui de la Cantharide ; il est plus calme et 
comme rythmé. L'abdomen d’ailleurs reste immobile, 
inexpert dans. ces coups de battoir que distribue, avec 
tant de vigueur, le ventre de l’amoureux hôte du. frêne. 

Tandis que la moitié. antérieure du corps oscille, les 
paites d'avant exécutent sur chaque flane de l’enlacée 
des passes magnétiques, sorte de moulinet si rapide, 
qu'à peine peut-on le suivre du regard. La femelle pa- 


272 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


raît insensible à ce moulinet flagellatoire. Tout inno- 
cemment, elle se frise les antennes. Le soupirant rebuté 
l’abandonne et passe à une autre. Ses passes en verti- 
gineux moulinet, ses protestations sont partout refu- 
sées. Le moment n’est pas encore venu, où plutôt le 
lieu n’est pas propice. La captivité paraît peser aux 
futures mères. Pour écouter leurs poursuivants, il leur 
faut l’espace libre, le joyeux et prompt essor de touffe 
en touffe, sur la pente ensoleillée, toute dorée d’im- 
mortelles. Hors de l’idylle à moulinets, forme adoucie 
des coups de poings de la Cantharide, le Cérocome s’est 
refusé à se livrer, sous mes yeux, à l'acte final des 
noces. 

Entre mâles fréquemment se pratiquent les mêmes 
oscillations du corps, les mêmes flagellations latérales. 
Tandis que celui de dessus se démène et fait un vif 


moulinet, celui de dessous reste coi. Parfois survient. 


un troisième étourdi et même un quatrième, qui monte 
sur la pile de ses prédécesseurs. Le plus élevé oscille ct 
rame vivement des pattes antérieures; les autres se 
tiennent immobiles. Ainsi se trompent un moment les 
chagrins des refusés. 

Les Zonitis, gent grossière pâturant les capitules du 
féroce panicaut, dédaignent les tendres préambules. 
Quelques vibrations rapides des antennes de la part 
des mâles, et c’est tout. La déclaration ne pourrait 
être plus sommaire. Le couple, placé bout à bout, per- 
siste près d’une heure. 

Les Mylabres, eux aussi, doivent être fort expéditifs 
en préliminaires, à tel point que mes volières, tenues 
bien peuplées pendant deux saisons, m'ont fourni de 
nombreuses pontes, sans m'offrir une seule fois l’occa- 


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 GÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 273 


sion de surprendre les mâles faisant un brin de cour. 
Parlons alors de la ponte. 

Elle a lieu au mois d'août pour nos deux espèces de 
Mylabres. Dans le terreau servant de plancher au dôme 
de toile métallique, la mère creuse un puits d’une paire 
de centimètres de profondeur et d’un diamètre égal à 
celui de son corps. C’est le gîte aux œufs. La ponte dure 
une demi-heure à peine. Je l’ai vue durer trente-six 
heures chez les Sitaris. Cette promptitude du Mylabre dé- 
note une famille incomparablement moins nombreuse. 
Puis la cachette est close. La mère balaïe les déblais avec 
les pattes antérieures, les rassemble avec le râteau des 
mandibules et les repousse dans le puits, où elle descend 
alors pour piétiner la couche pulvérulente et la tasser 
‘avec les pattes postérieures, que je vois dans une rapide 
trépidation. Cette couche bien foulée, elle se remet à 
râtisser de nouveaux matériaux pour achever de com- 
bler la fosse, assise par assise soigneusement piétinée. 

Tandis qu’elle se livre à ce travail de remblai, 
j'éloigne une mère de son puits. Délicatement, de la 
pointe d’un pinceau, je l’écarte d’une paire de pouces, 
L'insecte ne revient pas à sa ponte, ne la recherche 
mème pas. Il grimpe à la toile métallique et va, parmi 
ses compagnons, pâturer. le liseron ou la scabieuse, 
sans plus se préoccuper de ses œufs, dont le gîte n’est 
qu'à demi comblé. Une seconde mère, écartée d’un pouce 
seulement, ne sait plus revenir à son œuvre, ou plu- 
tôt n'y songe plus. Une troisième, tout aussi légèrement 
détournée, est ramenée par moi au puits tandis que l’ou- 
blieuse grimpe au treillis. Je la reconduis au gîte, la 
tète à l’embouchure. La mère est immobile, comme 
profondément perplexe. Elle balance la tête, elle se 

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274 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


passe les tarses antérieurs entre les mandibules, puis 
s'éloigne et grimpe au haut du dôme sans avoir rien 
entrepris. Je dois moi-même, dans les trois cas, achever 
de combler la fosse. Que sont donc et cette maternité 
dont l’attouchement d’un pinceau fait oublier les devoirs, 
et cette mémoire perdue à un pouce de distance des 
lieux ? De ces défaillances de l'adulte rapprochons les 
hautes machinations de la larve primaire, qui sait où 
sont les vivres, et pour son coup d'essai s’introduit chez 
qui doit la nourrir. En quoi le temps et l'expérience peu- 
vent-ils être facteurs de l'instinct? L’animalcule nais- 
sant nous émerveille de sa clairvoyance ; la bête adulte 
nous étonne de sa stupidité. 

Pour les deux Mylabres, la ponte se compose d'une 
quarantaine d'œufs, nombre bien modique comparé à 
celui du Méloë et du Sitaris. Cette famille restreinte 
était déjà prévue d’après le peu de temps que la pon-, 
deuse séjourne dans le gîte sous terre. Les œufs du 
Mylabre à douze points sont blancs, cylindriques, arron- 
dis aux deux bouts et mesurent 1 millimètre et demi de 
longueur sur un demi-millimètre de largeur. Ceux du 
Mylabre à quatre points sont d’un jaune paille, en ovoïde 
allongé, légèrement plus renflé à un bout qu’à l’autre. 
Longueur, 2 millimètres; largeur, un peu moins de 
4 millimètre. 

De toutes les pontes recueillies, une nee est par- 
venue à l'éclosion. Les autres étaient probablement 
stériles, soupcon corroboré par le défaut d’accouplement 
en volière. Pondus en fin juillet, les œufs du Mylabre à 
douze points ont commencé d’éclore le 5 septembre. 
La larve primaire de ce Méloïde n'étant pas, que je 
sache, encore connue, je vais la décrire et en donner 


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CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 275 


un croquis. Ge sera le point de départ d’un chapitre qui 
nous réserve peut-être des aperçus nouveaux dans l’his- 
toire de l’hypermétamorphose. 

Cette larve mesure près de 2 millimètres de lon- 
gueur. Issue d’un œuf volumineux, elle est mieux 
avantagée en vigueur que celle des Sitaris et des 
Méloës, Tête forte, à contour arrondi, légèrement plus 


Fig. 9. — Larve primaire du Mylabris 12-punctata. 

large que le prothorax, d’un roux assez vif. Mandibules 
puissantes, acérées, courbées, se croisant à l'extrémité, 
de la même couleur que la tête et rembrunies au bout. 
Yeux noirs, saillants, globuleux, très distincts. An- 
tennes assez longues, de trois articles, le dernier plus 
effilé et pointu. Palpes bien prononcées. 

Le premier anneau thoracique, d’un diamètre peu in- 


276 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


férieur à celui de la tête, est beaucoup plus long que 
les suivants. Il forme une sorte de cuirasse équivalant 
en longueur à près de trois segments abdominaux. Il 
est tronqué en ligne droite en avant, arrondi sur les 
côtés et en arrière. Sa couleur est d’un roux vif. Le 
second anneau ne représente guère que le tiers du pre- 
mier. Il est roux aussi, mais un peu rembruni. Le troi- 
sième est d’un brun es tournant au verdâtre. Cette 
teinte se répète pour tout l'abdomen de sorte que, sousle 
rapport de la coloration, l’animalcule est divisé en deux 
régions ; l’antérieure, d’un roux assez vif, comprend la 
tête et les deux premiers segments thoraciques ; la se- 
conde, d’un brun verdâtre, comprend le troisième an- 
neau thoracique et les neuf segments abdominaux. 

Trois paires de pattes d’un roux clair, fortes et lon- 
gues eu égard à l’exiguïté de la bête. Elles se terminent 
par un ongle simple, long et acéré. 

Abdomen à neuf segments, tous d’un brun olivâtre. 
Les intervalles membraneux qui les relient sont blancs, 
de sorte qu’à partir du second anneau thoracique, l’ani- 
malcule est alternativement annelé de blanc et de brun 
olivâtre. Tous les anneaux bruns sont hérissés de cils 


courts et clair-semés. Le segment anal, plus rétréci que 


les autres, porte au bout deux longs cirrhes, très fins, 
un peu flexueux et dont la longueur équivaut presque 
à celle de l'abdomen. 

Complétée par un croquis, cette description nous 
montre une robuste bestiole, apte à fortement happer 
de la mandibule, explorer le pays de ses gros yeux et 
circuler avec six harpons solides pour appui. Ce n’est 
plus ici le débile pou des Méloës, qui s'embusque sur 
une fleur de chicoracée pour s’insinuer dans la toison 


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CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 277 


d'un apiaire en récolte; ce n’est plus l'atome noir du 
Sitaris dont l’amas grouille au point même de l’éclosion, 
aux portes de l’Anthophore. Je vois le jeune Mylabre ar- 
penter âprement le tube de verre où il vient de naïtre. 
Que cherche-t-il? Que lui faut-il? Je lui présente un 
apiaire, un Halicte, pour voir s’il s’établira sur l’insecte, 
ce que ne manqueraient pas de faire les Sitaris et les 
Méloës. Mon offre est dédaignée. Ce n’est pas un véhi- 
cule ailé que demandent mes prisonniers. 

La larve primaire du Mylabre n’imite donc pas celles 
du Sitaris et du Méloë; elle ne s'établit pas dans la toi- 
son de son amphitryon pour se faire transporter dans 
la loge bourrée de vivres. Le soin lui revient de recher- 
cher et de trouver elle-même l’amas de nourriture. Le 
petit nombre d'œufs composant une ponte conduit, à 
son tour, au même résultat. Rappelons-nous que la 
larve primaire du Méloë, par exemple, s'établit sur 
tout insecte qui vient un moment visiter la fleur où 
l’animalcule est aux aguets. Que ce visiteur soit velu 
ou glabre, fabricant de miel, préparateur de conserves 
animales ou sans métier déterminé, qu’il soit araignée, 
papillon, apiaire, diptère ou porteur d’élytres, peu im- 
porte : dès qu'il aperçoit l’arrivant, le petit pou jaune 
se campe sur son dos et part avec lui. Et maintenant, à 
la bonne fortune ! Combien ne doit-il pas en périr de ces 
fourvoyés, qui ne seront jamais conduits dans un ma- 
gasin à miel, leur nourriture exclusive ! Aussi, pour 
remédier à cette énorme déperdition, la mère produit 
famille innombrable. La ponte des Méloës est prodi- 
gieuse. Prodigieuse est aussi celle des Sitaris, exposée 
à des mésaventures semblables. 

Si avec ses trente à quarante œufs, le Mylabre avait 


278 : SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


à subir les mêmes hasards, pas une larve peut-être 


n’atteindrait le but désiré. Pour une famille si limitée, 
la méthode doit être plus sûre. La jeune larve ne doit 
pas se faire véhiculer jusqu’à la bourriche de gibier, ou 
le pot à miel plus probablement, au risque de ne jamais 
y parvenir; elle doit s'y rendre elle-même. Me laissant 
guider par la logique des choses, je compléterai donc 
ainsi l’histoire du Mylabre à douze points. 

La mère dépose ses œufs sous terre à proximité des 
lieux hantés par les nourriciers. Les jeunes larves ré- 
cemment écloses quittent leur retraite en septembre, 
et vont, dans un étroit voisinage, à la recherche des 
terriers approvisionnés. Les robustes pattes de l’animal- 
cule permettent ces investigations sous terre. Les man- 
dibules, tout aussi robustes, ont nécessairement !sur 
rôle. Le parasite, pénétrant dans le silo à provisions, 
se trouve en présence soit de l’œuf soit de la jeune 
larve de l'hyménoptère. Ce sont là des concurrents dont 
il importe de se débarrasser au plus vite. Alors jouent 
les crocs mandibulaires, qui déchirent l'œuf ou le ver- 
misseau sans défense. Après ce brigandage, comparable 
à celui de la larve primaire du Sitaris éventrant et bu- 
vant l’œuf de l'Anthophore, le Méloïde, unique posses- 
seur des victuailles, dépouille son costume de bataille 
et devient le ver pansu, consommateur du bien si bruta- 
lement acquis. Ce ne sont là, de ma part, que des soup- 
çons, rien de plus. L'observation directe les confirmera, 
je le crois, tant leur connexion est étroite avec les faits 
connus. + | 

Deux Zonitis, hôtes l’un et l’autre des capitules du 
panicaut pendant les chaleurs de l'été, font partie des 
Méloïdes de ma région. Ce sont le Zonitis mutica et le 


il. Gone 2 de és: 


CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 279 


Zonitis præusta. J'ai parlé du premier dans mon précé- 
dent volume, j'ai fait connaître sa pseudo-chrysalide 
trouvée dans les cellules de deux Osmies, savoir : l’Os- 
mie tridentée, qui empile ses loges dans une tige sèche 
de ronce, et l’'Osmie tricorne ou bien l'Osmie de La- 
treille, qui exploitent toutes les deux les nids du Chalico- 
dome des hangars. Le second Zonitis apporte aujourd’hui 
sa contribution de documents à une histoire très incom- 
plète encore. J'ai obtenu le Zonitis præusta d'abord des 
sachets en coton de l’Anthidium scapulare, qui nidifie 
dans-la ronce comme l’Osmie tridentée ; en -second lieu, 
des outres du Megachile sericans, construites avec des 
rondelles de feuilles du vulgaire acacia; en troisième 
lieu, des loges que l’Anthidium bellicosum édifie avec 
des cloisons de résine dans la spire d’un escargot mort. 
Ce dernier Anthidie est aussi la victime du Zonitis 
mutique. Deux exploiteurs congénères pour le même 
exploité. + er 
Dans la dernière quinzaine de juillet, j'assiste à la 
sortie du Zonitis brûlé hors de la pseudo-chrysalide. 
Celle-ci est cylindrique, un peu courbe, arrondie aux 
deux bouts. Elle est étroitement enveloppée de la dé- 
pouille de la seconde larve, dépouille consistant en un 
sac diaphane, sans aucune issue, où court, de chaque 
côté, un cordon trachéen blanc qui relie les divers ori- 
fices stigmatiques. Je reconnais aisément les sept stig- 
mates abdominaux, qui sont arrondis et vont en dimi- 
nuant un peu d'ampleur d'avant en arrière. Je constate 
aussi le stigmate thoracique. Enfin je reconnais les 
pattes, toutes petites, avec ongle faible, incapables de 
soutenir l'animal. Des pièces de la bouche, je ne vois 
bien que les mandibules, qui sont courtes, faibles et 


280 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


brunes. En somme, la seconde larve était molle, blanche, 
ventrue, aveugle, à pattes rudimentaires. Des résultats 
semblables m'avaient été fournis par la défroque de la 
seconde larve du Zonitis mutica, consistant, comme 
l'autre, en un sac sans ouverture étroitement appliqué 
sur la pseudo-chrysalide. 

Poursuivons l’examen des reliques du Zonitis brülé. 
La pseudo-chrysalide est d’un roux jujube. A l’éclosion, 
elle se conserve entière, sauf en aÿant par où l’insecte 
adulte est sorti. En l’état, elle forme un sac cylindrique, 


à parois fermes, élastiques. La segmentation est bien 


visible. La loupe constate la fine ponctuation étoilée 
déjà remarquée chez le Zonitis mutique. Les orifices 
stigmatiques sont à péritrème saillant et d’un roux 


foncé. Ils sont tous, même le dernier, nettement ac- 


_ cusés. Les indices des pattes sont des boutons un peu 
foncés, à peine saillants. Le masque céphalique se 
réduit à quelques reliefs difficilement appréciables. 

Au fond de cet étui pseudo-chrysalidaire, je trouve 
un petit tampon blanc qui, mis dans l’eau, ramolli, puis 
développé patiemment avec la pointe d’un pinceau, me 
fournit une matière blanche, pulvérulente, qui est de 
l'acide urique, produit habituel du travail de la nym- 
phose, et une membrane chiffonnée, où je reconnais la 
dépouille de la nymphe. Il resterait la troisième larve, 

dont je ne vois aucun vestige. Mais en brisant peu à 
peu, avec la pointe d’une aïguille, l'enveloppe pseudo- 
chrysalidaire quelque temps maintenue dans l’eau, je 
la vois se dédoubler en deux couches, l’une extérieure, 
cassante, d'aspect corné, d’un roux jujube ; l’autre inté- 
rieure, consistant en une pellicule transparente et flexi- 
ble. Cette couche interne représente, à ne pas en douter, 


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CÉROCOMES, MYLABRES ET ZONITIS 281 


la troisième larve, dont la peau reste adhérente à l’enve- 
loppe pseudo-chrysalidaire. Elle est assez épaisse et ré- 
sistante, mais je ne parviens à l’isoler que par lambeaux, 
tant elle adhère étroitement à l’étui corné et friable. 

En possession d'assez nombreuses pseudo-chrysa- 
lides, j’en ai sacrifié quelques-unes afin de me rendre 
compte de leur contenu à l'approche des transformations 
finales. Eh bien, je n’y ai jamais rien trouvé d’isolable ; 
jamais je n’ai pu en extraire une larve sous sa troisième 
forme, larve si facile à obtenir des outres ambrées du 
Sitaris, et qui, chez les Méloës et les Cérocomes, sort 
d’elle-mème de l'enveloppe pseudo-chrysalidaire fendue. 
Lorsque, pour la première fois, la coque rigide renferme 
un corps sans adhérence avec le reste, ce corps est une 
nymphe et rien autre. La paroi qui l’enclôt est d'un 
blanc mat à l’intérieur. J'attribue cette coloration à la 
dépouille de la troisième larve, dépouille insoluble- 
ment appliquée contre la coque pseudo-chrysalidaire. 

Il y a donc chez les Zonitis une particularité que ne 
présentent pas les autres Méloïdes, savoir : une série 
d'intimes emboîtements. La pseudo-chrysalide est ren- 
fermée dans la peau de la seconde larve, peau qui forme 
une outre sans ouverture, très étroitement appliquée 
contre son contenu. Plus étroitement encore, la dé- 
pouille de la troisième larve est appliquée à l'intérieur 
de l’étui pseudo-chrysalidaire. Seule, la nymphe n'est 
pas adhérente à son enveloppe. Chez les Cérocomes 
et les Méloës, chaque forme de l’hypermétamorphose. 
s'isole de la dépouille précédente par une énucléation 
complète ; le contenu se dégage du contenant fendu et 
n’a plus de rapport avec lui. Chez les Sitaris, les dé- 
pouilles successives n'éprouvent pas de rupture et res- 


282 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tent emboîtées l’une dans l’autre, mais à distance, si 
bien que la troisième larve peut se mouvoir et se re- 
tourner au besoin dans son enceinte multiple. Chez le. 
Zonitis, l'emboîtement est pareil, avec cette différence 


que, d’une défroque à la suivante, il n’y a pas d'inter- 


valle vide jusqu’à ce que la nymphe apparaisse. La troi- 
sième larve ne peut se mouvoir. Elle n’est pas libre ; 
c'est ce que témoigne sa dépouille si exactement appli- 
quée contre l'enveloppe pseudo-chrysalidaire. Cette 
forme passerait donc inaperçue si elle ne s’affirmait par 
la membrane qui double à l’intérieur le sac pseudo- 
chrysalidaire. 

Pour compléter l'histoire des Zonitis, il manque la 
larve primaire, que je ne connais pas encore, mes édu- 
cations sous cloche en toile métall jue ne m'ayant pas 
donné de ponte. 


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XIV 


CHANGEMENT DE RÉGIME 


Lorsqu'il formulait son célèbre aphorisme : Dis-moi 
ce que tu manges et je te dirai qui tu es, Brillat-Sa- 
varin ne se doutait certes pas de l’éclatante confirmation 
apportée à son dire par le monde entomologique. Le 
gastrosophe ne parlait que des caprices culinaires de 
l’homme rendu difficile par les douceurs de la vie; mais 
il aurait pu, dans un ordre d'idées plus sévère, ample- 
ment généraliser sa formule et l'appliquer aux mets si 
variables suivant la latitude, le climat, les mœurs ; il 
aurait dû surtout tenir compte de l’äpre réalité du vul- 
gaire, et peut-être qu’alors son idéal de valeur morale 
se füt trouvée plus souvent devant une écuelle de pois 
chiches que devant une terrine de foie gras. N'importe : 
son aphorisme, simple boutade de gourmet, devient 
une vérité magistrale, si nous oublions le luxe de la 
table pour nous informer de ce que mange le petit 
monde grouillant autour de nous. 

A chacun sa pâtée. La Piéride du chou a pour nour- 
riture du jeune âge la feuille sinapisée des crucifères ; 
le Ver-à-soie dédaigne toute verdure autre que celle du 
mürier. Il faut au Sphinx de l’euphorbe le caustique 
laitage des tithymales ; à la Calandre, le grain de blé ; 
au Bruche, la semence des légumineuses ; au Balanin, 


284 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la noisette, la châtaigne, le gland ; au Brachycère, les 
buibilles de l’ail. Chacun a son mets, chacun a sa plante; 
et chaque plante a ses convives attitrés. Les relations 
sont tellement précises que, dans bien des cas, on pour- 
rait déterminer l’insecte d’après le végétal qui le nour- 
rit, ou bien le végétal d'après l'insecte. 

Si vous connaissez le lis, appelez Criocère le petit 
scarabée vermillon qui l’habite et peuple son feuillage 
de larves tenues au frais sous une casaque d’ordures. Si 
vous connaissez le Criocère, appelez lis la plante qu'il 
ravage. Ce ne sera peut-être pas le lis commun ou lis 
blanc, mais bien un autre représentant du même genre, 
lis Martagon, lis bulbifère, lis de Chalcédoine, lis lanci- 
folié, lis tigré, lis doré, venu des Alpes ou des Pyrénées, 
apporté de la Chine ou du Japon. Sur la foi du Criocère, 
fin connaïsseur des liliacées exotiques aussi bien que 
des liliacées indigènes, appelez lis la plante que vous ne 
connaissez pas, et croyez-en sur parole ce singulier 
maître en botanique. Que la fleur soit rouge, jaune, 
mordorée, semée de points carmins, caractères si dispa- 
rates avec la blancheur immaculée de la fleur qui nous 
est familière, n’hésitez pas, adoptez le nom que vous 
dicte le scarabée. Où l’homme est exposé à se trom- 
per, lui ne se trompe pas. 

Cette botanique de l’insecte, cause de si rudes tribu- 
lalions, a de tout temps frappé l’homme des champs, 
fort médiocre observateur du reste. Celui-là qui le pre- 
mier vit son carré de choux ravagé par des chenilles, 
lit connaissance avec la Piéride. La science compléta 
l’œuvre, désireuse de venir en aïde à l’utile ou de re- 
chercher le vrai pour le seul amour du vrai ; et aujour- 
d’hui les relations de l’insecte avec la plante forment un 


CHANGEMENT DE RÉGIME 285 


* recueil d'archives aussi importantes sous l'aspect philo- 
sophique que sous le rapport des applications agricoles. 
Ce qui nous est bien moins connu, parce que cela nous 
touche de moins près, c’est la zoologie de l’insecte, c’est- 
à-dire le choix qu'il fait pour nourrir sa larve, de telle 
et telle espèces animales à l'exclusion des autres. Le 
sujet est tellement vaste, qu’un volume ne suffirait pas 
à le traiter ; d’ailleurs les documents font défaut pour 
l'immense majorité des cas. Il est réservé à un avenir 
encore bien éloigné de mettre ce point de biologie à la 
hauteur où se trouve déjà la question végétale. Ici se- 
ront suffisantes quelques observations, éparses soit 
dans mes écrits soit dans mes notes. 

Que mange, à l’état de larve bien entendu, l’hymé- 
noptère voué au régime de la proie ? Et d’abord des sé- 
ries naturelles se montrent qui adoptent pour gibier les 
diverses espèces d’un même ordre, d’un même groupe. 
Ainsi les Ammophiles chassent exclusivement les che- 
nilles des papillons crépusculaires. Ce goût est partagé 
par les Eumènes, genre si différent. Les Sphex et les 
Tachytes ont pour eux l’orthoptère ; les Cerceris, quel- 
ques rares exceptions à part, sont fidèles au Charan- 
çon ; les Philanthes ainsi que les Palares ne capturent 
que des hyménoptères ; les Pompiles sont des vénateurs 
spécialistes de l’Araignée ; l’Astate se délecte du fumet 
des Punaises ; les Bembex veulent le diptère et rien 
autre ; les Scolies ont le monopole des larves de lamel- 
licorne ; les Pélopées affectionnent les jeunes Epeires ; 
les Stizes diffèrent d'opinion : des deux de mon voisinage, 
l’un, le Stize ruficorne, garnit de Mantes son buffet, et 
l’autre, le Stize tridenté, le garnit de Cicadelles; enfin les 
Crabronites prélèvent tribut sur la plèbe des muscides. 


286 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


On voit déjà quelle magnifique classification on 
pourrait faire avec le menu de ces giboyeurs fidèlement 
relevé. Des groupes naturels se dessinent, caractérisés 
par les seules victuailles. J'aime à penser que la systé- 
matique de l'avenir tiendra compte de ces loïs gastro- 
nomiques, au grand soulagement de l’entomologiste no- 
vice, trop souvent empêtré dans les embüches des pièces 
de la bouche, des antennes et des nervures alaires. Je 
réclame une classification où les aptitudes de l’insecte, 
son régime, son industrie, ses mœurs, aient le pas sur 
la forme d’un article antennaiïre. Cela viendra. Mais 
quand ? 

Si des généralités nous descendons aux détails, nous 
voyons que l'espèce même peut, dans bien des cas, se 
déterminer d’après la nature des vivres. Depuis que 
je fouille les chauds talus pour m’informer de leur popu- 
lation, ce que j'ai visité de terriers appartenant au Phi- 
lanthe apivore semblerait hyperbolique s’il m'était pos- 
sible de préciser le nombre. Cela se compterait appa- 
remment par milliers. Éh bien, dans cette multitude de 
magasins à vivres, tantôt récents et tantôt vieux, mis 
au jour avec intention ou rencontrés fortuitement, il ne 
m'est pas arrivé une fois, une seule, de trouver d’autres 
restes que ceux de l’Abeille domestique, ailes incorrup- 
tibles encore rassemblées par paires, crâne et thorax 
enveloppés d’un byssus violet, linceul que le temps jette 
sur ces reliques. Aujourd’hui comme en mes débuts, 
qui datent de si loin, au nord comme au midi du pays 
que j'explore, en région montueuse comme dans la 
plaine, le Philanthe suit un invariable régime : il lui 
faut l'Abeille domestique, toujours l’Abeïlle, jamais rien 
autre, si rapprochés de qualités que soient divers autres 


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CHANGEMENT DE RÉGIME 287 


gibiers anologues. Si donc, fouillant des pentes enso- 
leillées, vous trouvez sous terre un petit paquet d’A- 
beilles disloquées, que cela vous suffise pour affirmer 
en ces lieux une colonie du Philanthe apivore. Lui seul 
a la recette des conserves d’Abeilles. Le Criocère tout 
à l'heure nous enseignait le genre lis ; voici que main- 
tenant le cadavre moisi de l’Abeïlle nous fait connaître 
le Philanthe et son gîte. 

De même, l'Ephippigère femelle caractérise le Sphex 
languedocien ; ses débris, cymbales et long sabre, sont 
l'enseigne véridique du cocon où elles adhèrent. Le 
Grillon noir, aux cuisses galonnées de carmin, est l’é- 
tiquette infaillible du Sphex à ailes jaunes ; la larve de 
l'Orycte nasicorne nous dit la Scolie des jardins aussi 
sûrement que la meilleure description ; la larve de Cé- 
toine proclame la Scolie à deux bandes ; et celle de l’A- 
noxie, la Scolie interrompue. 

Après ces exclusifs, dédaignant de varier le service 


- de table, citons les éclectiques qui, dans un groupe le 


plus souvent bien déterminé, savent faire choix de ve- 
naisons diverses, appropriées à leur taille. Le Cerceris 
tuberculé affectionne surtout le Cléone ophthalmique, 
l’un des plus gros de nos Charançons ; mais au besoin il 
accepte les autres Cléones ainsi que les genres voisins, 
pourvu que la pièce soit de taille avantageuse. Le Cer- 
ceris des sables étend plus loin ses domaines de chasse : 
tout curculionide de dimensions moyennes est pour lui 
de bonne prise. Le Cerceris bupresticide adopte tous 
les Buprestes indistinctement, pourvu qu'ils n’excèdent 
pas ses forces. Le Philanthe couronné (Philanthus coro- 
natus, Fab.) empile dans ses silos des Halictes choisis 
parmi les plus gros. Bien moindre que son congénère, 


288 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


le Philante ravisseur (Phtlanthus raptor, Lep.) s’appro- 
visionne avec des Halictes choisis parmi les plus petits. 
Tout acridien adulte, d'une paire de centimètres de lon- 
gueur, convient au Sphex à ceintures blanches. A la seule 
condition d’être jeunes et tendres, les divers Mantiens 
du voisinage sont admis au buffet du Stize ruficorne 
et du Tachyte manticide. Les plus gros de nos Bem- 
bex (Bembex rostrata, Fab., et Bembex bidentata, \. 
L.) sont de passionnés consommateurs de Taons. A 
ces pièces de résistance ils associent des hors-d’œuvre 
prélevés indifféremment sur le reste de la gent diptère. 
L'Ammopbhile des sables (Ammophilasabulosa, N.L.), et 
l'Ammophile hérissée (Ammophila hirsuta, Kirb.) en- 


fouissent dans chaque terrier une seule chenille, mais - 


corpulente, toujours de la tribu des crépusculaires et 
de coloration fort variable, ce qui dénote des espèces 
distinctes. L’Ammophile soyeuse (Ammophila holose- 
ricea, N. L.) a service mieux assorti. Il lui faut, par 
sonvive, trois Ou quatre pièces où figurent, également 
appréciées, les noctuelles et les arpenteuses. Le Sole- 
nius à ailes brunes (So/enius fuscipennis, Lep.), qui élit 
domicile dans le bois mort et tendre des vieux saules, 
a une prédilection marquée pour l’Abeille de Virgile, 
l'Eristalis tenazx ; il lui adjoint volontiers, tantôt comme 
accessoire, tantôt comme venaison osaante, l’Æelo- 
phalus pendulus, si différent de costume. Sur la foi de 
débris indéterminables, il faut inscrire sans doute bien 
d'autres diptères dans son carnet de chasse. Le Crabron 
bouche d'or (Crabro chrysostomus, Lep. ), autre exploi- 
teur des vieux saules, porte ses préférences sur les 
Syrphes, sans distinction d'espèces. Le Solenius va- 
gabond (So/enius vaqus, Lep.), hôte des tiges sèches de 


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CHANGEMENT DE RÉGIME 289 


la ronce ainsi que de l’yèble, a pour tributaires de son 
garde-manger les genres Syritta, Sphærophoria, Sarco- 
phaga, Syrphus, Melanophora, Paragqus, et bien d’autres 
apparemment. L'espèce qui revient le plus souvent dans 
mes notes est le Syritta pipiens. 


Sans poursuivre plus loin ce fastidieux relevé, on 


voit nettement apparaître le résultat général. Chaque 
giboyeur a ses goûts caractéristiques, si bien que, la 
carte du repas connue, où peut dire le genre du convive 
et bien souvent l'espèce. Ainsi se trouve établie La haute 
vérité de l’aphorisme : Dis-moi ce que tu manges et je te 
dirai qui tu es. 

Aux uns, il faut une proie toujours la même. Les fils 
du Sphex languedocien consomment. religieusement 
l'Ephippigère, ce mets de famille si cher à leurs ancêtres 
et non moins cher à leurs descendants ; aucune innova- 


tion dans les vieux usages ne saurait les tenter. A d’au- : 


tres convient mieux la variété pour des motifs soit de 
saveur soit de facilité d'approvisionnement, mais alors 


le choix des pièces est maintenu dans des limites infran- 


chissables. Un groupe naturel, un genre, une famille, 
plus rarement un ordre presque entier, voilà le domaine 
de chasse hors duquel il est formellement interdit de 
braconner. La loi est catégorique, et tous se font scru- 
pule sévère de la transgresser. 

Au lieu de sa Mante religieuse, offrez au Tachyte 
manticide un Criquet équivalent. Dédaigneux, il refu- 
sera la pièce, de haut goût cependant, paraît-il, puisque 
le Tachyte de Panzer la préfère à tout autre gibier. 
Offrez-lui une jeune Empuse, qui diffère tant de la 
Mante par sa forme et sa coloration : il l’acceptera sans 


‘hésiter et l’opérera sous vos yeux. Malgré sa fantasti- 


19 


L: 


290 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


que tournure, le diablotin est à l'instant reconnu par 
le Tachyte comme mantien et par conséquent gibier de 
sa compétence. 

En échange de son Cléone, donnez au Cerceris tu- 
berculé un Bupreste, régal de l’un de ses congénères. 
Il ne fera nul cas de la somptueuse victuaille. Accepter 
cela, lui, mangeur de curculionides! Ah! jamais de la 
vie ! Présentez-lui un Cléone d'espèce différente, ou tout 
autre gros Charançon, qu’il n’a très probablement 
jamais vu, car iln’entre pas dans l'inventaire des vivres 
des terriers. Cette fois, plus de dédain : la pièce est en- 
lacée, poignardée suivant les règles et _— champ des- 
cendue en magasin. 

Essayez de persuader à l’'Ammophile hérissée que les 
Araignées ont un goût de noisette, ainsi que l’affirmait 
Lalande ; et vous verrez avec quelle froideur vos insi- 
. nuations seront reçues. Tâchez seulement de la con- 
vaincre qu'une chenille de papillon diurne vaut autant 
qu’une chenille de papillon crépusculaire. Vous n'y par- 
viendrez pas. Maïs si vous substituez à sa chenille sou- 
terraine, que je suppose grise, une autre chenille sou- 
terraine bariolée de noir, de jaune, de rouille ou de 
n'importe quelle teinte, ce changement de coloration ne 
l’'empèchera pas de reconnaître dans la pièce substituée 
une victime à sa convenance, un équivalent de son ver 
gris. | 

Aïnsi des autres, autant que j’ai pu en expérimenter. 
Chacun refuse obstinément ce qui est étranger à ses 
réserves de chasse, chacun accepte ce qui en fait partie, 
à la condition bien entendu, que le gibier de remplace- 
ment soit à peu près conforme pour le volume et le de- 
gré d'évolution à celui dont on vient de priver le pro- 


CHANGEMENT DE RÉGIME 291 


priétaire. Ainsi le Tachyte tarsier, gourmet appréciateur 
de chaïrs tendres, ne consentirait pas à remplacer sa 
pincée de jeunes larves d’acridiens par l'unique et gros 
Criquet, provision du Tachyte de Panzer ; ce dernier, à 
. son tour, n'échangerait jamais son acridien adulte pour 
le menu frètin de l’autre. Le genre et l'espèce sont les 
mêmes , l’âge ne l’est pas; et cela suffit pour décider de 
l'acceptation ou du refus. 

= Lorsque ses déprédations s'étendent sur un groupe 
de quelque étendue, comment fait l’insecte pour recon- 
naître les genres, les espèces composant son lot et les 
distinguer des autres avec une sûreté de coup d'œil que 
l'inventaire des terriers ne trouve jamais en défaut? 
Est-ce l'aspect général qui le guide? Non, car dans tel 
clapier de Bembex nous trouverons des Sphérophories, 
minces lanières, et des Bombyles, pelotes de velours ; 
non, car dans les silos de l’Ammophile soyeuse prennent 
place, à côté l’une de l’autre, la chenille de conforma- 
tion habituelle, et la chenille arpenteuse, compas vivant 
qui marche en s’ouvrant et se fermant tour à tour ; non, 
car dans les entrepôts du Stize ruficorne et du Tachyte 
manticide, à côté de la Mante s’empile l'Empuse, sa 
caricature méconnaissable. 

Est-ce la coloration ? En aucune manière. Les exem- 
ples surabondent. Quelle variété de teintes, de reflets 
métalliques, distribués d’une foule de manières, dans les 
Buprestes que chasse le Cerceris célébré par L. Dufour! 
La palette d’un peintre, broyant la pépite d’or, le bronze, 
le rubis, l’'émeraude, améthyste, difficilement rivalise- 
rait avec cette somptuosité de couleurs. Et néanmoins 
le Cerceris ne s’y laisse méprendre : tout ce peuple, si 
différemment costumé, est pour lui, comme pour l’ento- 


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292 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mologiste, lepeuple des Buprestes. L'inventaire du garde- 
manger d'un Crabronien comprendra des diptères vêtus 
de bure grise ou roussâtre; d'autres ceinturés de 
jaune, marquetés de blanc, décorés de lignes carminées ; 


d’autres d’un bleu d’acier, d'un noïr d’ébène, d’un vert . - 


cuivreux ; et sous cette variété de costumes dissem- 
blables se retrouvera l’invariable diptère. | 
Précisons par un exemple. Le Cerceris de Ferrero 
(Cerceris Ferreri, N. L.) est un consommateur de cha- 
rançons. Les Phytonomes et les Sitones, d’un grisâtre 
indécis, les Otiorhynches, noirs ou d’un brun de poix, 
habituellement garnissent ses terriers. Or, il m'est par- 
fois arrivé d’exhumer de ses demeures une série de 
vrais bijoux qui, par leur vif éclat métallique, faisaient 
le contraste le plus frappant avec le sombre Otiorhynche. 
C'était le Rhynchite (Rhynchites betuleti) qui roule en 
cigares les feuilles de la vigne. Également somptueux, 
les uns étaient d’un bleu d’azur, les autres d’un cuivreux 
doré, car le rouleur de cigares a double coloration. 
Comment avait fait le Cerceris pour reconnaître, dans 
ces bijoux, le curculionide, le proche allié du trivial 
Phytonome ? Il était probablement inexpert devant pa- 
reille rencontre ; sa race ne pouvait lui avoir transmis 
que des propensions bien indécises, car elle ne paraît 
pas faire un fréquent usage de Rhynchites, ainsi que 
semblent le prouver mes rares trouvailles dans l’en- 
semble de mes nombreuses exhumations. Pour la pre- 
mière fois, peut-être, traversant un vignoble, il voyait 
reluire sur une feuille le riche scarabée ; ce n’était pas 
pour lui un mets de consommation courante, consacré 
par les antiques usages de la famille. C'était du nou- 
veau, de l’exceptionnel, de l'extraordinaire. Eh bien, cet 


nd ne doit es nb. Mc D es à 


CHANGEMENT DE RÉGIME 293 


extraordinaire est reconnu sûrement Charançon et em- 
magasiné comme tel. La rutilante cuirasse du Rhyn- 
chite ira prendre place à côté de la casaque grise du Phy- 
tonome. Non, ce n’est pas la couleur qui dirige le choix. 

Ce n’est pas davantage la forme. Le Cerceris des sa- 
bles chasse tout curculionide de dimensions moyennes. 
Je mettrais trop à l'épreuve la patience du lecteur si je 
m'avisais de donner ici le recensement complet des 
pièces reconnues dans son garde-manger. Je n’en signa- 
lerai que deux que m'ont révélées mes dernières recher- 
ches autour de mon village. L’hyménoptère va capturer, 
sur les chênes-verts des montagnes voisines, le Bra- 
chydère pubescent (Brachyderes pubescens) et le Bala- 
nin des glands (Balaninus glandium). Qu'ont de com- 
mun pour la forme les deux coléoptères ? J'entends par 
forme non les détails de structure que le classificateur 
scrute du verre de sa loupe, non les traits délicats qu’in- 
voquerait un Latreille pour dresser une taxonomie, 
mais le croquis d'ensemble, la tournure générale qui 
s'impose au regard, même non exercé, et fait rapprocher 
entre eux certains animaux par l’homme étranger à la 
science, par l'enfant surtout, observateur plus perspicace. 

Sous cé rapport, qu'ont de commun le Brachydère 
et le Balanin, aux yeux du citadin, du paysan, de 
l'enfant, du Cerceris? Rien, absolument rien. Le pre- 


mier à la silhouette presque cylindrique ; le second, ra- 


massé dans sa courte épaisseur, est conique en avant, 
elliptique ou plutôt cordiforme en arrière. Le premier 
est noir, semé de nébulosités d’un gris de souris ; le 
second est d’un roux ochracé. Le tête du premier se 
termine par une sorte de mufle ; la tête du second 
s’effile én un rostre courbe, délié comme un crin, aussi 


294 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


long que le reste du corps. Le Brachydère a le groin 
massif, coupé court ; le Balanin semble fumer un ca- 
lumet d’une longueur insensée. 

Qui s’aviserait de rapprocher deux créatures aussi 
disparates, de les appeler du même nom ? En dehors des 
personnes du métier, nul ne l’oserait. Plus perspicace, le 
Cerceris reconnaît, dans l’une comme dans l’autre, le 
Charançon, la proie à système nerveux concentré, se 
prêtant à la chirurgie de son unique coup de lancette. 
Après avoir fait copieux butin aux dépens de la bête 
au grossier mufle, dont il bourre parfois ses souterrains 
à l'exclusion de toute autre pièce, suivant les éventua- 
lités de la chasse, Le voici brusquement en présence de 
la bête à trompe éxtravagante. Habitué à la première, 
méconnaît-il la seconde ? Point : du premier coup d'œil, 

_il la reconnaît pour sienne ; et la loge déjà munie de 
quelques Brachydères réçoit pour complément des Bala- 
nins. 91 ces deux espèces manquent, si les terriers sont 
loin des chènes-verts, le Cerceris s'attaque aux curculio- 
nides les plus variés de genre, d'espèce, de forme, de 

_coloration. Les Sitones, les Cnéorhines, les Géonèmes, 
les Otiorhynches, les Strophosomes et bien d’autres sont 
indifféremment ses tributaires. 

Vainement je me creuse la cervelle pour soupçonner 
seulement à quels signes le déprédateur se fie pour se 
guider, sans sortir d’un même groupe, au milieu d’une 
venaison aussi variée ; à quels traits surtout il reconnaît 
comme Charançon l'étrange Balanin des glands, le seul 
parmi ses victimes qui soit porteur d’un long tube de 
calumet. Je laisse au transformisme, à l’atavisme et 


autres élucubrations transcendantes en îsme, l'honneur 


et aussi le péril d'expliquer ce que, humblement, je recon- 


È ET RQ POMPES TON Le ME 


A LE ce ee te PT ag A CRE PT DS AS SE 


CHANGEMENT DE RÉGIME 295 


nais trop au-dessus de ma portée. De ce que le fils de 
l'oiseleur à la pipée aura été nourri de brochettes de 
rouges-gorges, de linottes et de pinsons, nous empresse- 
rons-nous de conclure que cette éducation par l'estomac 
lui permettra plus tard, sans autre initiation que celle 
du rôti, de se reconnaître au milieu des groupes orni- 
thologiques et de ne pas les confondre l’un avec l’autre 
lorsqu'à son tour il placera ses gluaux? La digestion 
d'un salmis d’oisillons, si répétée qu'elle soit chez lui et 
sa parenté ascendante, suffira-t-elle pour en faire un 
oiseleur consommé ? Le Cerceris a mangé du Charan- 
çon ; ses ancêtres en ont tous mangé, et religieusement. 
Si vous voyez là le motif qui fait de l’hyménoptère un 
connaisseur de curculionides, dont la perspicacité n’a de 
rivale que celle d’un entomologiste de profession, pour- 
quoi vous refuseriez-vous aux mêmes LE NE 
pour la famille de l’oiseleur? 

J'ai hâte de quitter ces problèmes coin bis pour 
attaquer la question des vivres sous un autre point de 
vue. Chaque hyménoptère giboyeur est cantonné dans 
un genre de venaison, habituellement très limité. Il a 
son gibier attitré, hors duquel tout lui est suspect, 
odieux. Les embüches de l’expérimentateur qui lui sou- 
tire sa proie pour lui en jeter une autre en échange, les 
émotions du propriétaire détroussé et retrouvant aussi- 
tôt son bien mais sous une autre forme, ne peuvent lui 
donner le change. Obstinément il refuse ce qui est 
étranger à son lot, à l'instant il accepte ce qui en fait 
partie. D’où provient cette répugnance invincible pour 
des vivres non usités dans la famille ? Ici l’expérimen- 
tation peut être invoquée. Invoquons-la : son dire est le 
seul digne de confiance. 


296 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


La première idée qui se présente, et la seule, je pense, 
qui puisse se présenter, c'est que la larve, le nourrisson 
carnivore a ses préférences, ou pour mieux dire ses 
goûts exclusifs. Telle proie lui convient, telle autre ne 
lui convient pas ; et la mère la sert conformément à ses 
appétits, immuables pour chaque espèce. Ici le mets 
de famille est le Taon; ailleurs, c’est le Charançon ; 
_ ailleurs encore, c’est le Grillon, c’est le Criquet, c’est la 
Mante religieuse. Bonnes en soi d’une façon générale, 
ces diverses victuailles peuvent être pernicieuses pour 
un consommateur qui n’en a pas l'habitude. La larve 
qui raffole du Criquet peut trouver la chenille nourriture 
abominable, et celle qui se délecte avec la chenille peut 
avoir en horreur le Criquet. Il nous serait difficile de 
discerner en quoi diffèrent, comme matières sapides et 
nourrissantes, la chair du Grillon et celle de l’Éphippi- 
gère ; cela ne veut pas dire que les deux Sphex adonnés 
à ce régime n'aient sur ce point des opinions bien arrè- 
tées, et ne soient pénétrés, chacun, d'une haute estime 
pour son mets traditionnel et d’une profonde aversion 

pour l’autre. Les goûts ne se discutent pas. 

_ D'ailleurs l'hygiène pourrait bien être ici intéressée. 
Rien ne dit que l’Araignée, régal du Pompile, ne soit 
poison ou du moins aliment malsain pour le Bembex, 
amateur de Taons ; que la juteuse chenille de l’Ammo- 
phile ne rebute l'estomac du Sphex, nourri du sec acri- 
dien. L’estime de la mère pour tel gibier, son mépris 
pour tel autre, auraient alors comme mobile les satis- 
factions et les répugnances de ses nourrissons ; l’appro- 
visionneuse réglerait le menu sur les exigences gastro- 
nomiques des approvisionnés. 

Cet exclusivisme de la larve carnivore paraît d'autant 


nc dt re TE de a AE ARE Er 


CHANGEMENT DE RÉGIME 297 


plus probable, que la larve à régime végétal ne veut sc 
prêter, en aucune façon, à un changement de nourriture. 
Si pressée qu'elle soit par la faim, la chenille du Sphinx 
de l’euphorbe, broutant les tithymales, se laissera périt 


-d’inanition devant une feuille de chou, mets sans pareil 


pour la Piéride. Son estomac, brûlé par de fortes épices, 
trouvera fade et immangeable la crucifère, relevée ce- 
pendant d'essence sulfurée. La Piéride, de son côté, se 
gardera bien de toucher aux tithymales : il y aurait pour 
elle péril de mort. La chenille de l’Atropos veut les nar- 
cotiques solanées, principalement la pomme de terre ; 
et ne veut que cela. Tout ce qui n’est pas assaisonné de 
solanine lui est odieux. Et ce ne sont pas seulement les 
larves à nourriture fortement pimentée d’alcaloïdes et 
de principes vireux qui se refusent à toute innovation 
alimentaire ; les autres, jusqu’à celles dont le régime 
est le moins sapide, sont d’une intransigeance invin- 
cible. Chacune a sa plante ou son groupe de plantes, 
hors duquel il n’y a plus rien d’acceptable. 

J'ai gardé souvenir d’une gelée tardive qui venait, 
pendant la nuit, de griller les bourgeons du mürier au 
moment des premières feuilles. Le lendemain, ce fut 
grand émoi chez mes voisins les métayers : les vers-à- 
soie étaient éclos et la nourriture brusquement manquait. 
I! fallait attendre que le soleil réparât le désastre; mais 
comment faire pour entretenir quelques jours les nou- 
veau-nés affamés? On me savait connaisseur de plan- 
tes ; mes récoltes à travers champs m'avaient valu le 
renom d'herboriste pour remèdes. Avec la fleur du co- 
quelicot, je préparais un élixir qui éclaircit la vue ; 


‘avec la bourrache, j’obtenais un sirop souverain contre 


la coqueluche ; je distillais la camomille, je retirais l’es- 


ne ER co EE A 
CN Mr PARAgT 


298 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sence du thé des montagnes. Bref, la botanique m'avait 
donné la réputation d’un préparateur d’orviétan. C'est 
toujours quelque chose. 
Les ménagères, qui d'ici, qui de là, vinrent me trou- 
ver ; et la larme à l'œil, m'’exposèrent l’afiaire. Que 
donner à leurs vers en attendant que le mürier repousse? 


Affaire bien grave, bien digne de commisération. L'une 


comptait sur sa chambrée pour acheter un rouleau de 
toile destiné à sa fille sur le point de se marier ; une 
autre me confiait ses projets d’un porc, qu'elle devait 
engraisser pour l'hiver suivant ; toutes déploraient la 
poignée d’écus qui, déposés au fond de la cachette de 
l'armoire, dans un bas dépareillé, auraient donné sou- 
lagement aux jours difficiles. Et gonflées de chagrin, elles 
entr'ouvraient sous mes yeux un morceau de flanelle où 


grouillait la vermine : « Régardas, Moussu : venoun d’es-. 


péli, et ren per lour douna! Ah! pécairé! » 

Pauvres gens ! quel rude métier que le vôtre, hono- 
rable entre tous, et de tous le plus incertain! Vous vous 
exterminez au travail, et lorsque vous touchez presque 
au but, quelques heures d’une nuit froide, brutalement 
survenue, mettent à néant la récolte. Venir en aide à ces 
affligées me parut bien difficile. J'essayai cependant, 
prenant pour guide la botanique, qui me conseillait, 
comme succédané du mürier, les végétaux des familles 
voisines, l’orme, le micocoulier, l’ortie, la pariétaire. 
Leur feuillage naissant, coupé menu, fut présenté aux 
vers. D'autres essais , bien moins logiques, furent ten- 
tés suivant l'inspiration de chacun. Rien n'aboutit. Les 
nouveau-nés se laissèrent, jusqu'au dernier, mourir 
de faim. Mon renom de préparateur d’orviétan dut quel- 
que peu souffrir de cet échec. Était-ce bien ma faute ? 


Med 


CHANGEMENT DE RÉGIME 299 


Non, mais celle du ver-à-soie, trop fidèle à sa feuille de 
mûrier. 

Ce fut donc avec la presque certitude de ne pas réus- 
sir, que je fis mes débuts d’éducateur de larves carnas- 
sières avec une proie non conforme à l’habituel régime. 
Par acquit de conscience, sans grand zèle, j'essayai ce 
qui me paraissait devoir piteusement échouer. La sai- 
son touchait à sa fin. Seuls, les Bembex, fréquents dans 
les sables des collines voisines, pouvaient m'offrir en- 
core, sans recherches trop prolongées, quelques sujets 
d’expérimentation. Le Bembex tarsier me fournit ce 
que je désirais : des larves assez jeunes pour avoir en- 
core devant elles une longue période d'alimentation, 
assez développées néanmoins pour supporter les épreu- 
ves d’un déménagement. 

Ces larves sont exhumées avec tous les égards que 
réclame leur délicat épiderme ; sont exhumées aussi les 
pièces de gibier intactes, récemment apportées par la 
mère, et consistant en divers diptères parmi lesquels 
figurent des Anthrax. Une vieille boîte à sardines, meu- 
blée d’une couche de sable fin et divisée en chambres par 
des cloisons de papier, reçoit mes élèves, isolés l’un de 
l’autre. De ces mangeurs de mouches, je me propose 
de faire des mangeurs de sauterelles ; à leur régime de 
Bembex, je veux substituer le régime d’un Sphex ou 
d’un Tachyte. Pour m'épargner des courses fastidieuses 
en vue de l’approvisionnement du réfectoire, j'adopte 
ce que la bonne fortune me présente sur le seuil même 
de ma porte. Un locustien vert, à sabre court, recourbé 
en faucille, le Phaneroptera falcata, ravage les corolles 
de mes pétunias. C’est le moment de me dédommager 
des dépits qu’il me cause Je le choisis jeune, d’un cen- 


300 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


timètre à deux de longueur; et je l’immobilise, sans 
plus de façon, par l’écrasement de la tête. En cet état, 
il est servi aux Bembex, à la place de leurs diptères. 

Si le lecteur a partagé mes convictions d'insuccès, 
convictions basées sur des motifs très logiques, il parta- 
gera maintenant ma profonde surprise. L’impossible 
devient le possible ; l’insensé, le raisonnable ; le prévu, 
le contraire du réel. Le mets servi pour la première fois 
à la table des Bembex, depuis qu’il y a des Bembex au 
monde, est accepté sans répugnance aucune et con- 
sommé avec toutes les marques de la satisfaction. Don- 
nons ici le journal circonstancié de l’un de mes convives, 
journal dont celui des autres ne serait que la a 
_ à quelques variantes près. 

2 août 1883. — La larve du Bembex, telle que je l’ex- 

trais de son terrier, est à peu près à la moitié de son 
développement. Autour d’elle je ne trouve que de mai- 
gres résidus de repas, consistant surtout en ailes d’An- 


thrax, mi-partie diaphanes et mi-partie enfumées. La 


mère aurait complété par de nouveaux apports l’appro- 
visionnement, fait au jour le jour. Je donne au nourris- 
son, consommateur d'Anthrax, un jeune Phanéroptère. 
Le locustien est attaqué sans hésitation. Ge changement 
si profond dans la nature des vivres ne paraît en rien 
inquiéter la larve, qui mord à pleines mandibules dans 
le riche morceau et ne le lâche qu'après l'avoir épuisé. 
Sur le soir, la pièce vidée est remplacée par une autre, 
toute fraîche, de même espèce, mais plus volumineuse 
et mesurant deux centimètres. 

3 août. — Le lendemain, je trouve le Phanéroptère 
dévoré. Il n’en reste que les téguments arides, non dé- 
membrés. Tout le contenu a disparu; le gibier a été 


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CHANGEMENT DE RÉGIME 301 


vidé par une large ouverture pratiquée dans le ventre. 
Un mangeur attitré de sauterelles n'aurait pas mieux 
opéré. A la carcasse sans valeur, je substitue deux pe- 
tits locustiens. Tout d’abord la larve n'y touche pas, 
amplement repue qu’elle est par le repas si copieux de 
la veille. Dans l’après-midi cependant l’une des pièces 
est résolument attaquée. | 

4 août. — Je renouvelle les vivres, bien que ceux de 


. la veille ne soient pas achevés. C’est du reste ce que je 


fais chaque jour, afin que mon élève ait constamment 
sous la dent des vivres frais. Un gibier faisandé lui trou- 
blerait l'estomac. Mes locustiens ne sont pas des vic- 
times à la fois vivantes et inertes, opérées suivant la 
méthode délicate des paralyseurs ; ce sont des cadavres 
obtenus par le brutal écrasement de la tête. Avec la 
température qui règne, l’altération des chairs est rapide, 
ce qui m'impose des renouvellements fréquents dans le 
réfectoire de la boîte à sardines. Deux pièces sont ser- 


vies. L’une est attaquée bientôt après, et la Jar s'y 


maintient assidüment. 

5 août. — Le famélique appétit du début se calme. 
Mon service pourrait bien être trop généreux, et il serait 
prudent de faire succéder un peu de diète à cette gar- 
gantuélique bombance. La mère certainement est plus 
parcimonieuse. Si toute sa famille mangeait comme 
mon invité, elle ne pourrait y suffire. Donc, par raison 
d'hygiène, jeûne et vigile aujourd’hui. 

6 août. —- Le service est repris avec deux Phanéro- 
ptères. L'un est consommé en entier, l’autre est en- 
tamé. 

7 août. -— La ration d'aujourd'hui est dégustée puis 


 délaissée. La larve semble inquiète. De sa bouche 


302 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pointue, elle explore les parois de la chambre. A re 
signe se reconnaît l'approche du travail du cocon. 

8 août. — Dans la nuit, la larve a filé sa nasse de soie. 
Elle l’incruste maintenant de grains de sable. Suivent, 
avec le temps, les phases normales de la métamorphose. 
Nourrie de locustiens, inconnus à sa race, la larve par- 
court ses étapes sans plus d’encombre que ses sœurs 
nourries de diptères. - 

Même succès avec de jeunes Mantes pour nourriture. 
L'une des larves ainsi servies me laisserait même croire 
qu’elle préférait le mets nouveau au mets traditionnel 
de sa race. Deux Eristales et une Mante religieuse de 
trois centimètres composaient sa carte du jour. Dès les 
premières bouchées, les Éristales sont dédaignés, et la 
Mante, déjà dégustée et trouvée, paraît-il, excellente, 
fait oublier complètement le diptère. Était-ce préférence 
de gourmet, motivée par des chairs plus juteuses ? Je 
n’ai pas qualité pour l’affirmer. Toujours est-il que le 
Bembex n’est pas tellement fanatique du diptère, qu’il 
ne l’abandonne pour un autre gibier. 

Eh bien, est-il assez probant cet échec prévu devenu 
succès superbe ? Sans le témoignage de l’expérience, à 
quoi pouvons-nous donc nous fier? Sous les ruines de 
tant de systèmes qui paraïssaient très solidement écha- 
faudés, j’hésiterais à reconnaître que deux et deux font 
quatre si les faits n'étaient là. Mon argumentation avait 
pour elle la vraisemblance la plus entraînante, elle 
n'avait pas pour elle la vérité. Comme on peut toujours 
après coup trouver des raisons pour étayer une opinion 
dont on ne voulait pas d’abord, maintenant je raisonne- 
rais ainsi : | 


La plante est la grande usine où s’élaborent, avec 


À 


CHANGEMENT DE RÉGIME 003 


les matériaux du minéral, les principes organiques, ma- 
tériaux de la vie. Certains produits sont communs à 
toute la série végétale, mais d’autres, bien plus nom- 
breux, se préparent dans des laboratoires déterminés. 
Chaque genre, chaque espèce a sa marque de fabrique. 
Qui travaille les essences, qui les alcaloïdes, qui les fé- 
cules, les corps gras, les résines, les sucres, les acides. 
De là résultent des énergies spéciales, dont tout animal 
herbivore ne peut s’accommoder. Certes il faut un esto- 
mac fait exprès pour digérer l’aconit, le colchique, la 
ciguë, la jusquiame ; qui ne l’a pas ne pourrait suppor- 
ter semblable régime. Et puis, les Mithridates alimentés 
de poison ne sont réfractaires qu’à un seul toxique. La 
chenille de l’Atropos, qui se délecte avec la solanine de 
la pomme dé terre, serait tuée par l’âcre principe des 
tithymales, aliment du Sphinx de l’euphorbe. Les 
larves herbivores sont donc forcément exclusives dans 
leurs goûts, parce que les végétaux ont des propriétés 
fort différentes d’un genre à l’autre. 

A cette variété des produits de la plante, l'animal, 
consommateur bien plus que producteur, oppose l’uni- 
formité des siens. Albumine de l’œuf de l’autruche ou 
de l’œuf du pinson, caséine du lait de la vache ou du 
lait de l’ânesse, chair musculaire du loup ou du mou- 
ton, du chat-huant ou du mulot, de la grenouille ou du 
lombrice, c’est toujours de l’albumine, de la caséine, de 
la fibrine, mangeables sinon mangées. Ici pas d’assai- 
sonnements atroces, pas de spéciales âcretés, pas d’al- 
caloïdes mortels pour tout estomac autre que celui 
du consommateur attitré; aussi le comestible animal 
n'est-il pas limité pour un même convive. Que ne 
mange pas l'homme, depuis le régal des terres arctiques, 


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304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


potage au sang de phoque et morceau de lard de baleine 
enveloppé d’une feuille de saule pour légume, jusqu’au 
ver-à-soie frit du Chinois et au criquet desséché de l’A- 
rabe? Que ne mangerait-il pas s’il n'avait à surmonter des 


répugnances dictées par des habitudes bien plus que par . 


des besoins réels? La proie étant uniforme dans ses prin- 
cipes nutritifs, la larve carnassière doit donc s’accom- 
moder de tout gibier, surtout si le nouveau mets ne s’é- 
carte pas trop des usages consacrés. Aïnsi raisonnerais-je, 
avec non moins de probabilité, si j'avais à recommencer. 
Mais comme tous nos arguments ne valent pas un fait, 
faudrait-il finalement en venir à l’expérimentation. 

C’est ce que je fis l’année suivante sur une plus grande 
échelle et sur des sujets plus variés. Je recule devant le 
narré suivi de mes essais et de mon éducation person- 
nelle dans cet art nouveau, où l’insuccès du jour m’en- 
seignait la voie pour la réussite du lendemain. Ce serait 
d’une fastidieuse longueur. Qu'il me suffise de formuler 
brièvement mes résultats et les conditions à remplir 
pour bien conduire le délicat réfectoire. 

Et tout d'abord, il ne faut pas songer à détacher l’ œuf 
de sa proie naturelle pour le déposer sur une autre. Get 


œuf adhère assez fortement, par son bout céphalique, à la 


pièce de gibier. L’enlever de sa place serait le compro- 
mettre infailliblement. Je laisse donc la larve éclore ét 
acquérir assez de force pour supporter le déménagement 
sans péril. D'ailleurs mes fouilles me procurent le plus 
souvent mes sujets sous forme de larves. J’adopte pour 
élèves les larves ayant du quart à la moitié de leur dé- 
veloppement. Les autres sont trop jeunes et de manie- 
ment périlleux, ou trop vieilles et d'alimentation arti- 
icielle bornée à une courte période. | 


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lg, 


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CHANGEMENT DE RÉGIME 305 


En second lieu, j'évite les pièces de gibier volumi- 
neuses, dont une seule suffirait pour toute l'étape de la 
croissance. J'ai déjà dit et je répète ici combien est dé- 
licate la consommation d’une pièce qui doit se conser- 


ver fraîche une paire de semaines et n’achever de mou- 


rir que lorsqu'elle est presque entièrement dévorée. La 
mort iei ne laisse pas de cadavre ; quand Ia vie s’éteint 
tout à fait, lé corps a disparu, ne laissant qu’un chiffon 
d’épiderme. Les larves à grosse et unique proïe ont un 
art de manger spécial, art périlleux où un coup de dent 
maladroit devient fatal. Mordue avant l'heure en tel ou 
tel point, la victime tombe en pourriture, ce qui promp- 
tement amène la mort du consommateur par intoxica- 


tion. Détournée de son filon d'attaque, la larve ne sait 


pas toujours retrouver à propos les morceaux licites, et 


elle périt de la décomposition de son gibier mal dépecé. 


Que sera-ce si l’expérimentateur lui donne un gibier 
dont elle n'a pas l'habitude? Ne sachant pas le manger 
suivant les règles, elle le tuera ; et les vivres seront pour- 
riture toxique du jour au lendemain. J'ai raconté com- 
ment il m'a été impossible d'élever la Scolie à deux ban- 
des avec des larves d'Orycte, immobilisées par des liens, 
ou bien avec des Éphippigères, paralysées par le Sphex 
languedocien. Dans les deux cas, le mets nouveau était 
accepté sans hésitation, preuve qu’il convenait au nour- 
risson; mais en un jour ou deux survenait la pourriture 
et la Scolie périssait sur le morceau fétide. La méthode 
pour conserver l'Éphippigère, si bien connue du Sphex, 
était inconnue à mon pensionnaire, et cela suffisait pour 
lui convertir en poison un délicieux manger. 

Aïnsi ont misérablement échoué mes autres tentatives 
d'alimentation avec l'unique service d'une proie volumi- 
20 


306 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


neuse substituée à la ration normale. Un seul succès est ” 
inscrit dans mes notes, mais tellement difficultueux, que 
je ne me chargerais pas de l'obtenir une seconde fois. Je 
suis parvenu à nourrir la larve de l’'Ammophile hérissée 
avec un Grillon noir adulte, accepté d'ailleurs aussi vo- 
lontiers que le gibier naturel, la chenille. 

Pour éviter la pourriture des vivres de trop longue 
durée, non consommés suivant la méthode indispen- 
sable à leur conservation, j’emploie du gibier menu, 
dont chaque pièce peut être achevée par la larve en une 
seule séance, au plus dans une journée. Peu importe 
alors que la proie soit déchiquetée, démembrée au ha- 
sard ; la décomposition n’a pas le temps de gagner ses 
chairs encore pantelantes. Ainsi procèdent les larves à 
brutale déglutition, qui happent à l'aventure sans dis- 
tinction entre les morceaux, les larves des Bembex, par 
exemple, qui finissent le diptère mordu avant d’en atta- 
quer un autre dans le tas ; celles des Cerceris, qui vident | 
leurs charançons méthodiquement l’un après l’autre. Dès ; 
les premiers coups de maudibules, la pièce entamée peut 
être mortellement atteinte. En cela, nul inconvénient : 4 
une séance de courte durée suffit pour utiliser le ca- | 
davre, soustrait à l’altération putride par sa prompte è 
consommation. Tout à côté, les autres pièces, bien vi- 
vantes dans leur immobilité, attendent l'une après 
l’autre leur tour et fournissent une réserve de vivres tou- 
jours frais. 

Je suis trop ignare charcutier pour imiter l’hyméno- 
ptère et recourir moi-même à la paralysie; et puis le 
liquide caustique instillé sur les centres nerveux, l’am- 
moniaque en particulier, laisserait des traces odorantes 
ou sapides capables de rebuter mes pensionnaires. Me 


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CHANGEMENT DE RÉGIME 307 


voilà dans la nécessité de tuer à fond mes bêtes afin de les 
immobiliser. Des provisions suffisantes faites à l'avance, 
en une seule fois, deviennent alors impraticables : tandis 
qu'une pièce de la ration serait consommée, les autres 
se gâteraient. Une seule ressource me reste, fort assu- 
jettissante : c’est de renouveler chaque jour l’approvi- 
sionnement. Toutes ces conditions remplies, le succès 
de l'alimentation artificielle n’est pas sans quelques dif- 
ficultés; néanmoins, avec un peu de soin et surtout 
beaucoup de patience, il est à peu près assuré. 

C’est ainsi que j'ai élevé le Bembex tarsier, mangeur 
d'Anthrax et autres diptères, avec de jeunes locustiens 
ou mantiens ; l'Ammophile soyeuse, dont le menu con- 
siste surtout en chenilles arpenteuses, avec de petites 
araignées ; le Pélopée tourneur, consommateur d’arai- 
gnées, avec de tendres acridiens ; le Gerceris des sables, 
amateur passionné de charançons, avec des Halictes; le 
Philanthe apivore, exclusivement nourri d’abeilles do- 
mestiques, avec des Éristales et autres diptères. Sans 
parvenir au-but final, pour les motifs que je viens 
d'exposer, j'ai vu la Scolie à deux bandes se repaître 
avec satisfaction du ver de l’Orycte substitué à celui de 
la Cétoine, et s’accommoder de l’Éphippigère retirée du 
terrier du Sphex ; j'ai assisté au repas de trois Ammo- 
philes hérissées, acceptant de fort bon appétit le Grillon 
qui remplaçait leur chenille. L'une d'elles, je viens de le 
dire, servie par des circonstances impossibles à démè- 
ler, a su même conserver sa ration fraîche, ce qui lui 
a permis de se développer en plein et de filer son cocon. 

Ces exemples, les seuls sur lesquels mes expérimen- 
tations se soient portées jusqu'ici, me semblent assez 
probants pour me permeltre de conclure que la larve 


 notone, si limitée en ns qui k tai et servie par . 
mère, pourrait être remplacée par d' autres également 
de son goût. La variété ne lui déplait pas; elle lui pro- 
fite aussi bien que l’uniformité ; elle serait mème plus 
avantageuse à sa race, ainsi qu'on le verra tantôt. 


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XV 


UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 


Élever un consommateur de chenilles avec une bro- 


chette d'araignées, c'est très innocent, incapable de 
compromettre la sécurité de la chose publique ; c’est 
aussi très puéril, jè me hâte de le éonfesser, et digne 
de l'écolier qui, dans les mystères de son bureau, 
cherche, comme il peut, à faire diversion aux charmes du 
thème. Aussi n’aurais-je pas entrepris ces recherches et 
encore moins en aurais-je parlé, non sans complaisance, 
si je n’avais entrevu dans les résultats de mon réfec- 
toire une certaine portée philosophique. Le transfor- 
misme me paraissait en cause. | 

Certes, c'est grandiose entreprise, HER aux im- 
menses ambitions de l’homme, que de vouloir couler 
l'univers dans le moule d’une formule et de soumettre 
toute réalité à la norme de la raison. Le géomètre pro- 
cède ainsi. Il définit le cône, conception idéale ; puis 
il le coupe par un plan. La section conique ést sou- 
mise à l'algèbre, appareil d'obstétrique accouchant 
l'équation ; -et voici que, sollicités dans un sens puis dans 
l’autre, les flancs de la formule mettent au jour l’ellipse, 
l’hyperbole, la parabole, leurs foyers, leurs rayons vec- 
teurs, leurs tangentes, leurs normales, leurs axes con- 
jugués, leurs asymptotes et le reste. C’est magnifique, 


à NE PE A LES 


310 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQLES 


à tel point que l'enthousiasme vous gagne, même quand 
on a vingt ans, âge peu fait pour les sévérités mathé- 
matiques. C’est superbe. On croit assister à une créa- 
tion. 

En fait, on n’assiste qu’à des points de vue divers de 
la même idée, points de vue mis tour à tour en lumière 
par les phases de la formule transformée. Tout ce que 
l'algèbre nous déroule était contenu dans la définition 
du cône, mais contenu en germe, sous des formes la- 
tentes que la magie du calcul convertit en formes expli- 
cites. La valeur brute que notre esprit lui avait confiée, 
l'équation nous la rend, sans perte ni gain, en mon- 
naies de toute effigie. Et c'est précisément là ce qui fait 
du calcul la rigueur inflexible, la lumineuse certitude 
devant laquelle forcément s'incline toute intelligence 
cultivée. L’algèbre est l'oracle de la vérité absolue parce 
qu’elle ne dévoile rien autre que ce que l'esprit y avait 
recélé, sous un amalgame de symboles. Nous lui don- 
nons à laminer 2 et 2 ; l'outil fonctionne et nous montre 4. 
Voilà tout. | 

Mais à ce calcul, tout-puissant tant qu’il ne sort pas 
du domaine de l'idéal, soumettons une très modeste 
réalité, la chute d’un grain de sable, le mouvement 
pendulaire d’un corps. L'outil ne fonctionne plus, ou ne 
fonctionne qu'en supprimant à peu près tout le réel. Il 
lui faut un point matériel idéal, un fil rigide idéal, 
un point de suspension idéal; et alors le mouvement 
pendulaire se traduit par une formule. Mais le pro- 
blème défie tous les artifices de l’analyse si le corps os- 
cillant est un corps réel, avec son volume et ses frotte- 
ments ; si le fil de suspension est un fil réel, avec son 
poids et sa flexibilité ; si le point d'appui est un point 


à 3 
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UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 311 


réel, avec sa résistance"et ses déformations. Ainsi des 
autres questions, si humbles qu’elles soient. L’exacte 
réalité échappe à la formule. 

Oui, il serait beau de mettre le monde en équation, 
de se donner pour principe une cellule gonflée de glaire, 
et de transformations en transformations, retrouver la 
vie sous ses mille aspects comme le géomètre retrouve 
l’ellipse et les autres courbes en discutant son cône sec- 
tionné ; oui, ce serait superbe, et de nature à nous 
grandir d’une coudée. Hélas! combien ne faut-il pas 
rabattre de nos prétentions ! La réalité est pour nous in- 
saisissable s’il s’agit seulement de suivre un grain de 
poussière dans sa chute, et nous nous ferions forts de 
remonter le courant de la vie et de parvenir à ses ori- 
gines! Le problème est autrement ardu que celui que 
l'algèbre se refuse à résoudre. Il y a ici de formidables 
inconnues, plus indéchiffrables que les résistances, les 
déformations, les frottements de la machine pendulaire. 
Écartons-les pour bien asseoir la théorie. 

Soit, mais alors ma confiance est ébranlée en cette 
histoire naturelle qui répudie la nature et donne à des 
vues idéales le pas sur la réalité des faits. Alors, sans 
chercher l’occasion, ce qui n’est pas mon affaire, je la 
saisis quand elle se présente ; je fais le tour du transfor- 
misme, et ce qui m'est affirmé majestueuse coupole 
d’un monument capable de défier les âges, ne m’appa- 
raissant que vessie, irrévérencieux jy plonge mon 
épingle. : 

Voici la nouvelle piqûre. L’aptitude à un régime va- 
rié est un élément de prospérité pour l'animal, un fac- 
teur de premier ordre pour l'extension et la prédomi- 
nance de sa race dans l’âpre lutte de la vie. L'espèce la 


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312 = SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES | 

plus misérable serait celle dofit l’existence dépendrait 
d'une bouchée tellement exclusive que rien autre ne pût 
la remplacer. Que deviendrait l’hirondelle s’il lui fallait 
pour vivre un moucheron déterminé, un seul, toujours 
le même? Ce moucheron disparu, et l'existence du 
moustique n’est pas longue, l'oiseau succomberait af- 
famé. Heureusement pour elle et pour la joie de nos 
demeures, l’hirondelle les gobe tous indistinctement, 
ainsi qu’une foule d’autres insectes aux danses aériennes 

Que deviendrait lalouette si son gésier ne pouvait digé- 
rer qu'une semence, invariablement la même? La sai- 
son de cette semence finie, saison toujours courte, l'hôte 


des sillons périrait. 


L'une des hautes prérogatives zoologiques de l'homme, 
n'est-ce pas son estomac complaisant, apte à l’alimen- 
tation la plus variée? Il est ainsi affranchi du climat, de 
la saison, de la latitude. Et le chien, comment se fait-il 
que, de tous nos animaux domestiques, il soît le seul à 
pouvoir nous accompagner partout, jusque dans les ex- 
péditions les plus rudes ? Encore un omnivore et de la 
sorte un cosmopolite. 

La découverte d’un plat nouveau, | ds Brillat- 
Savarin, importe plus à l'humanité que la découverte 


d’une nouvelle planète. L'aphorisme est plus vrai qu'il 


n'en a l'air sous sa forme humoristique. Certes celui-là 
qui le premier s’avisa d’écraser le froment, de pétrir la 
farine et de mettre cuire la pâte entre deux pierres 
chaudes, fut plus méritoire que le découvreur du deux 
centième astéroïde. L'invention de la pomme de terre 
vaut bien l'invention de Neptune, sl glorieuse qu'elle soit. 
Tout ce qui accroît nos ressources alimentaires est trou- 


_vaille de premier mérite. Et ce qui est vrai de l’homme 


UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 313 


ne peut être faux de l'animal. Le monde est à l'estomac 
- affranchi des spécialités. Pareille vérité se démontre par 
le seul énoncé. 

Et maintenant revenons à nos bêtes. Si j'en crois les 
évolutionnistes, les divers hyménoptères giboyeurs des- 
cendent d’un petit nombre de types, eux-mêmes dérivés, 
par des filiations incommensurables, de quelques amibes, 
de quelques monères, et finalement du premier grumeau 
protoplasmique fortuitement condensé. Ne remontons 
pas si haut, ne nous plongeons pas dans les nuages où 
trop facilement trouvent à s’embusquer l'illusion et l’er- 
reur. Adoptions un sujet à limites précises, c'est le seul 
moyen de s'entendre. 

Les Sphégiens descendent d'un type unique, lui- 
même déjà dérivé très avancé, et, comme ses succes- 
seurs, nourrissant sa famille de proie. L’étroite analogie 
des formes, de la coloration et surtout des mœurs, sem- 
blent rattacher les Tachytes à la même origine. C’est 
largement assez ; tenons-nous-en là? Or que chassait, 
- je vous prie, ce prototype des Sphégiens? Avait-il ré- 
gime varié ou régime uniforme ? No pouvant décider, 
examinons les deux cas. | 

Le régime était varié. J'en félicite hautement ce pre- 
. mier né des Sphex. Il était dans les meilleures condi- 
tions pour laisser descendance prospère. S’accommo- 
dant de toute proie non disproportionnée avec ses forces, 
. il évitait la disette d’un gibier déterminé en tel moment 
et tel lieu ; il trouvait toujours de quoi doter magnifi- 
quement les siens, assez indifférents d’ailleurs à la na- 
ture des vivres pourvu que cela fût de la chäir entomo- 
logique fraîche, ainsi qu’en témoignent aujourd’hui les 
goûts de leurs arrière-cousins. Ge patriarche de la gent 


314 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sphégienne avait en lui les meilleures chances d'assurer 
aux siens la victoire dans cet implacable combat pour : 
l'existence, qui élimine le faible, l’inepte, et ne laisse 
survivre que le fort, l'industrieux ; 1l possédait une ap- 
titude de haute valeur que l’atavisme ne pouvait man- 
quer de transmettre, et que la descendance, très inté- 
ressée à conserver ce magnifique patrimoine, devait 
invétérer et même accentuer davantage d'une généra- 
tion à la suivante, d’un rameau dérivé à un autre ra- 

meau dérivé. | 

Au lieu de cette race d’omnivores sans scrupule, pré- 
levant butin sur tout gibier à leur très grand avantage, 
que voyons-nous aujourd’hui? Chaque sphégien est sot- 
tement limité à un régime invariable ; il ne chasse qu'un 
genre de proie, bien que la larve les accepte tous. L'un 
ne veut que l'Éphippigère, et encore la lui faut-il femelle ; 
l'autre ne veut que le Grillon. Celui-ci adopte l’acridien 
et pas plus ; celui-là la Mante et l’Empuse. Tel est voué 
au ver gris, tel autre à la chenille arpenteuse. 

Idiots ! quelle méprise a été la vôtre de laisser tom- 
ber en désuétude le sage éclectisme professé par votre 
ancêtre, dont les reliques reposent aujourd’hui dans la 
vase durcie de quelque terrain lacustre! Comme tout 
irait mieux pour vous et pour votre famille! L’abon- 
dance est assurée ; les pénibles recherches, parfois in- 
fructueuses, sont évitées ; le garde-manger regorge 
sans être soumis aux éventualités de l'heure, du lieu, du 
climat. Si l'Éphippigère manque, on se rabat sur le Gril- 
lon ; si le Grillon est absent, on fait capture de la Sau- 
terelle. Mais non, oh! mes beaux Sphex, vous n'avez 
pas été aussi idiots que cela. Si vous êtes de nos jours 
cantonnés chacun dans un mets de famille, c'est que 


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UNE PIQURE AU TRANSFORMISME 315 


votre ancêtre des schistes lacustres ne vous a pas ensei- 
gné la variété. 

Vous aurait-il enseigné l’uniformité ? — Admettons 
que l’antique Sphex, novice dans l’art gastronomique, 
ait préparé ses conserves avec une seule sorte de proie, 
n'importe laquelle. Ce sont alors ses descendants qui, 
subdivisés en groupes et constitués enfin en autant d’es- 
pèces distinctes par le lent travail des siècles, se sont 
avisés qu’en dehors du comestible des ancètres il y avait 
une foule d’autres aliments. La tradition étant aban- 
donnée, leur choix n’avait plus de guide. Parmi le gibier 
insecte, ils ont donc essayé un peu de tout, à l'aventure; 
et chaque fois la larve, dont les goûts sont seuls à con- 
sulter ici, était satisfaite du service, comme elle l'est au- 
jourd'hui dans le réfectoire approvisionné par mes soins. 

Chaque essai était l'invention d’un plat nouveau, évé- 
nement grave d’après les maîtres, ressource inestimable 
pour la famille, ainsi affranchie des menaces de disette 
et rendue apte à prospérer sur de grandes étendues, d’où 
l’exclurait l'absence ou la rareté d’une venaison uni- 
forme. Et après avoir fait usage d’une foule de mets 
différents pour en arriver à la variété culinaire adoptée 
aujourd’hui par l’ensemble du peuple sphégien, ne 
voilà-t-il pas que chaque espèce se limite à un seul gi- 
bier, hors duquel toute pièce est obstinément refusée, 
non à table bien entendu, mais sur les lieux de chasse ! 
Avoir découvert, par vos essais d'âge en âge, la variété 
de l'alimentation ; l’avoir pratiquée, au grand avantage 
de votre race, et finir par l’uniformité, cause de déca- 
dence ; avoir connu l'excellent et le répudier pour le 
médiocre, oh! mes Sphex, ce serait stupide si le trans- 
formisme avait raison. 


316 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


_ Pour ne pas vous faire injure et respecter aussi le 


sens commun, j'estime donc que si, de nos jours, vous 


bornez vos chasses à un seul genre de venaison, c’est 
que jamais vous n’en avez connu d'autre. J'estime que 
votre ancêtre commun, votre précurseur, à goûts sim- 
ples ou bien à goûts multiples, est une pure chimère, 
car s'il y avait entre vous parenté, ayant essayé de tout 
pour arriver au mets actuel de chaque espèce, ayant 
mangé de tout, et l’estomac s’en trouvant bien, vous se- 


riez maintenant, du premier au dernier, des consomma-: 


teurs sans préjugés, des progressistes omnivores. J'estime 
enfin que le transformisme est impuissant à rendre 
compte de votre régime. Ainsi conclut le réfectoire ins- 
latlé dans la vieille boîte à sardines. 


X VI 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 


Considérée sous le rapport de la qualité, la nourri- 
ture vient de mettre à nu notre profonde ignorance des 
origines de l'instinct. Le succès est aux bruyants, aux 
affirmatifs imperturbablés ; tout est admis à la condition 
de faire un peu de bruit. Dépouillons ce travers et re- 
connaissons qu’en réalité nous ne savons rien de rien, 
s’il faut creuser à fond les choses. Scientifiquement, la 
nature est une énigme sans solution définitive pour la 
curiosité de l’homme. A l'hypothèse succède l'hypothèse, 
les décombres des théories s’amoncellent, et la vérité | 
fuit toujours. Savoir ignorer Po Miéa être le der- 
nier mot de la sagesse. 

Sous le rapport de Ia quantité, la nourriture nous 
soumet d’autres problèmes, non moins ténébreux. Pour 
qui se livre assidûment à l’étude des mœurs des hymé- 
noptères déprédateurs, un fait bien remarquable ne 
tarde pas à captiver l'attention, alors que l'esprit, loin 
de se satisfaire de larges généralités, dont s’accommode 
trop aisément notre paresse, veut pénétrer, autant que 
_possible, dans le secret des détails, si curieux, si impor- 
‘tants parfois, à mesure qu'ils nous sont mieux connus. 
Ce fait, ma préoecupation depuis longues années, c'est 


- 


318 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la quantité variable des vivres amassés dans le terrier 
pour la nourriture de la larve. 

Chaque espèce est d’une scrupuleuse fidélité au régime 
des ancêtres. Voici que depuis plus d’un quart de siècle, 
j'explore ma région dans tous les sens, et je n’ai jamais 
vu varier le service. Aujourd’hui, comme il y a trente 
ans, il faut à chaque giboyeur la proie que je lui ai vu 
d’abord chasser. Mais si la nature des vivres est cons- 
tante, il n’en est plus de même de la quantité. Sous ce 
rapport, la différence est si grande, qu'il faudrait être 
observateur bien superficiel pour la méconnaïtre dès les 
premières fouilles des terriers. En mes débuts, cette 
différence du simple au double, au triple et au delà, 
m'a rendu fort perplexe et m'a conduit à des interpré- 
tations que je répudie aujourd’hui. 

Voici, parmi ceux qui me sont le plus familiers, quel- 
ques exemples de ces variations dans le nombre de 
pièces servies à la larve, pièces à très peu près identi- 
ques pour le volume, bien entendu. — Dans le buffet 
du Sphex à ailes jaunes, l’approvisionnement terminé 
et la demeure close, on trouve tantôt deux ou trois Gril- 
lons, et tantôt on en trouve quatre. Le Stize rufcorne, 
établi dans quelque veine de grès tendre de la mollasse, 
met dans telle loge trois mantes religieuses, et dans 
telle autre , il en met cinq. Les coffrets de glaise et de 
pierrailles de l’Eumène d’Amédée contiennent, les plus 
richement dotés, une dizaine de petites chenilles, et les 
plus maigrement servis, cinq. Le Cerceris des sables 
compose la ration ici de huit charançons et là de douze 
et même davantage. Mes notes abondent en relevés de 
ce genre. Les citer tous est inutile pour le but que je 
me propose. Il sera préférable de donner l'inventaire 


AU PP IP 


nt de ME SP e die PES L Ty 


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A NS EE 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 319 


circonstancié du Philanthe apivore et du Tachyte man- 
ticide, spécialement étudiés au point de vue de la quan- 
tité des victuailles. 

Le sacrificateur d’abeilles domestiques est fréquent 
dans mon voisinage ; c’est lui qui peut me fournir, aux 
moindres frais, la plus grande somme de renseignements. 
En septembre, je vois le hardi flibustier voler de toufie 
en touffe sur les bruyères roses où l'abeille butine. Le 
bandit brusquement survient, plane, fait son choix et se 
précipite. C’est fait : la pauvre ouvrière, la langue étirée 
par l’agonie, est transportée au vol dans les souterrains 
du repaire, souvent très éloigné des lieux de capture. 
Des ruissellements de déblais terreux, sur les pentes dé- 
nudées et les berges des sentiers, aussitôt trahissent les 
demeures du ravisseur; et comme le Philanthe travaille 
toujours en colonies assez populeuses, il m'est loisible, 
une fois les cités relevées, de faire à coup sûr de fruc- 
tueuses fouilles pendant le chômage de l'hiver. 

C’est pénible travail de sape, car les galeries plongent 
à une grande profondeur. Favier manœuvre le pic et la 
pelle; je brise les mottes abattues et j'ouvre les cellules, 
dont le contenu, cocon et reste de vivres, est aussitôt 
transvasé soigneusement dans un petit cornet de papier. 
Quelquefois le paquet d’abeilles est intact, la larve ne 
s'étant pas développée; le plus souvent les vivres ont 
été consommés, mais il est toujours possible de savoir 
à combien de pièces s'élevait l’approvisionnement. Les 
têtes, les abdomens, les thorax, vidés de leurs matières 
charnues et réduits à la coriace enveloppe, sont assez 
aisément dénombrables. Si la larve les a trop mâchon- 
nés, il reste au moins les ailes, organes arides que le 
Philanthe dédaigne absolument. L'humidité, la pourri- 


320 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


ture, le temps les respectent aussi, à tel point que l’in- 
ventaire est aussi facile pour une cellule vieille de plu- 
sieurs années que pour une cellule récente. L'essentiel 
est de ne rien oublier de ces minutieuses reliques pendant 
la mise en cornet, au milieu des mille incidents de la 
fouille. Le reste sera travail de cabinet, sous la loupe, 
amas par amas de résidus; les ailes seront dégagées de 
leur gangue de débris et comptées quatre par quatre. Le 
résultat sera le relevé des vivres. Je ne recommanderai 
pas cet exercice à qui ne serait doué d’une bonne dose 
de patience, à qui surtout ne serait convaincu tout 
d’abord que les résultats de haut intérêt ne sont pas 
incompatibles avec les très petits moyens. ; 

. Mon inspection porte sur un total de cent trente-six 
cellules, qui se répartissent ainsi : se 


2 cellules avec 1 abeille 
52 ie M 

Dr nr. 
36 — 
9 — 
| 1 — 
136 


Le Tachyte manticide consomme son tas de mantes, 
l'enveloppe cornée comprise, sans laisser d’autres restes 
que de maigres miettes, très insuffisantes pour remonter 
au nombre des pièces servies. Le repas terminé, tout 
inventaire de l’approvisionnement est impossible. J'ai 
donc recours aux cellules contenant engçore l'œuf ou la 
très jeune larve ; j'ai recours surtout aux loges dont les 
vivres ont été envahis par un petit diptère parasite, um 
Tachinaire, qui vide le gibier sans le démembrer et 


Où OF & C9 


PU SA Ven 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 321 


laisse intact l’ensemble tégumentaire. Vingt-cinq char- 


niers, soumis au dénombrement, me donnent le résultat 


que voici : 


8 cellules avec 3 pièces. 


5 ne & — 
L E RL 
2 ve. Same : 
i 2 P… 
1 ns ID 
1 AT 
25. 


La venaison dominante est la Mante religieuse, verte ; 
vient après la Mante décolorée, grisâtre. Quelques Em- 
puses complètent le total. Les pièces varient de dimen- 
sions dans des limites assez éloignées : j'en mesure de 
8 à 12 millimètres de longueur, en moyenne 40 milli- 
mètres ; j'en mesure de 15 à 25 millimètres, en moyenne 
20 millimètres. Je vois assez bien que leur nombre aug- 


mente à mesure qu’elles sont de moindre taille, comme 


si le Tachyte cherchait à compenser l’exiguité du gibier 
par l'accumulation ; il ne m'est pas moins impossible de 
déméler la moindre équivalence en combinant les deux 
facteurs, celui du nombre et celui des dimensions. S'il 
évalue en réalité les vivres, le chasseur ne le fait que 
très grossièrement ; sa comptabilité de ménage n’est pas 
tenue bien -en règle ; chaque pièce, grosse ou petite, 
pourrait bien à ses yeux valoir toujours un. 

L'éveil donné, je m'informe si les hyménoptères col- 
lecteurs de miel ont double service comme les dépré- 
dateurs. J’évalue la pâtée mielleuse, je jauge les godets 

24 


"ES 
ANNE. 10 M 
CARTE À? n'. * TE UE 


322 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


destinés à la contenir. Dans bien des cas, le résultat est 
pareil au premier : l'abondance des provisions varie 
d’une cellule à l’autre. Certaines Osmies, Osmia cornuta 
et Osmia tricornis, nourrissent leurs larves avec un 
monceau de poussière pollinique arrosé au centre d’un 
maigre dégorgement de miel. Tel de ces amas est triple 
et quadruple par rapport à tel autre, dans le même 
groupe de cellules. Si je détache de son galet le nid de 
l’'Abeille maçonne, le Chalicodome des murailles; je 
vois des loges de grande capacité et d’approvisionne- 
ment somptueux ; tout à côté, j'en vois d’autres, de 
contenance moindre, à vivres parcimonieusement me- 
surés. Le fait se généralise, et il convient de se deman- 
der pourquoi ces différences si marquées dans la pro- 
portion des vivres, pourquoi ces inégales rations. 

Le soupçon m'est enfin venu que c'était ici, avant 
tout, affaire de sexe. Chez beaucoup d’hyménoptères, 
en effet, le mâle et la femelle diffèrent, non seulement 
par certains détails de structure interne ou externe, point 
de vue qui est hors de cause dans la question actuelle, 
mais aussi pour la taille et le volume, éminemment su- 
bordonnés à la quantité de nourriture. 

Considérons, en particulier, le Philanthe apivore. Re- 
lativement à la femelle, le mâlé est un avorton. Je ne 
lui trouve guère que du tiers à la moitié de l’autre sexe, 
autant que la vue seule peut en juger. Pour préciser le 
rapport des quantités matérielles, il me faudrait des ba- 
lances délicates, capables de peser le milligramme. Mon 
grossier outillage de villageois, où se pèsent, à un kilo- 
gramme près, les pommes de terre, ne me permet pas 
cette rigueur. Aussi faut-il m'en tenir au seul témoi- 
gnage de la vue, témoignage d’ailleurs très suffisant 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 323 


ici. Par rapport à sa compagne, le Tachyte manticide 
mâle est pareillement un pygmée. On est tout surpris 
de le voir lutiner sa géante sur le seuil des terriers. 

On constate des différences tout aussi prononcées de 
taille, et par conséquent de volume, de masse, de poids, 
dans les deux sexes de beaucoup d'Osmies. Les diffé- 
rences sont moins accusées, mais toujours dans le même 
sens, chez les Cerceris, les Stizes, les Sphex, les Chali- 
codomes et tant d’autres. Il est donc de règle que le 
mâle est moindre que la femelle. Il y a sans doute des 
exceptions, mais peu nombreuses, et je suis loin de les 
méconnaître. Je mentionnerai quelques Anthidies, où le 
mâle est mieux doué pour la grosseur. Néanmoins, dans 
la grande majorité des cas, la femelle a l'avantage. 

Et cela doit être. C’est la mère, la mère seule qui, 
péniblement, creuse sous terre des galeries et des cel- 
lules, pétrit le stuc pour enduire les loges, maçonne la 
demeure de ciment et de graviers, taraude le bois et 
subdivise le canal en étages, découpe des rondelles de 
feuilles qui seront assemblées en pots à miel, malaxe la 
résine cueillie en larmes sur les blessures des pins pour 
édifier des voûtes dans la rampe vide d’un escargot, 
chasse la proie, la paralyse et la traîne au logis, cueille 
la poussière pollinique, élabore le miel dans son jabot, 
emmagasine et mixtionne la pâtée. Ce rude labeur, si 
impérieux, si actif, dans lequel se dépense toute la vie 
de l’insecte, exige, c’est évident, une puissance corpo- 
relle bien inutile au mâle, l’'amoureux désœuvré. Aussi, 
d’une façon générale, chez l’insecte pratiquant une in- 
dustrie, la femelle est le sexe fort. 

Cette prééminence suppose-t-elle des vivres plus co- 
pieux pendant l'état larvaire, alors que l’insecte acquiert | 


324 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


un développement matériel qu'il ne doit pas dépasser dans 
son évolution future ? La réflexion seule répond : oui. 
la somme de la croissance a son équivalent dans la 
somme des vivres. Que le Philanthe mâle, lui si fluet, 
ait assez d’une ration de deux abeilles, la femelle, de 
masse double et même triple, en consommera bien de 
trois à six. S'il faut trois Mantes au Tachyte mâle, la ré- 
fection de sa compagne exigera brochette approchant 
de la dizaine. Avec sa corpulence relative, l’Osmie fe- 
melle aura besoin d’un monceau de pâtée de deux à 


trois fois plus gros que celui de son frère, le mâle. Tout 


cela saute aux yeux, l’animal ne pouvant de peu faire 


‘beaucoup. 


Malgré cette évidence, j'ai tenu à m'informer si la 
réalité était conforme aux prévisions de la logique la 


plus élémentaire. Il n’est pas sans exemple que les dé- 


ductions les plus judicieuses se soient trouvées en dés- 
accord avec les faits. Ces dernières années; j'ai donc 
mis à profit les loisirs de l'hiver pour récolter, en des 
points reconnus favorables à l'époque des travaux, quel- 
ques poignées de cocons de divers hyménoptères fouis- 
seurs, notamment du Philanthe apivore qui vient de 
nous fournir l'inventaire des vivres. Autour de ces co- 
cons et rejetés contre la paroi de la cellule, se trouvaient 
les résidus des victuailles, ailes, corselets, têtes, élytres, 
dont le recensement me permettait de retrouver combien 
de pièces avaient été servies à la larve, maintenant in- 
cluse dans son habitacle de soie. J'avais ainsi, cocon 
par cocon de giboyeur, l'exact relevé des provisions. 
D'autre part, j'évaluais Les quantités de miel, ou plutôt 


.‘je soumettais au jaugeage les récipients, les cellules, 


dont la capacité est proportionnelle à la masse des vi- 


mi RE + nf dits 10: 4 


LA RATION SUIVANT LE SEXE ee SR 


vres emmagasinés. Ces préparatifs faits, les cellules, les 
cocons, les vivres enregistrés, toute ma comptabilité 
bien en ordre, il suffisait d’attendre l’époque de l’éclo- 
sion pour constater le sexe . : 
Eh bien, la logique et l’expérimentation ont été on ne 
peut mieux d’accord. Les cocons de Philanthe avec deux 
abeilles me donnaient des mâles, toujours des mâles ; 
avec une ration plus forte, ils me donnaient des femel- 
les. Des cocons du Tachyte avec trois ou quatre mantes, 
j'obtenais des mâles; des cocons avec ration double et 
triple, j'obtenais des femelles. Nourri de quatre ou cinq 
Balanins, le Cerceris des sables était un mâle; nourri 
de huit à dix, c'était une femelle. Bref, aux provisions 
abondantes, aux cellules spacieuses correspondent les 
femelles; aux provisions réduites, aux celiules étroites, 
correspondent les mâles. Voilà une loi sur laquelle je 


peux désormais compter. 


Au point où nous en sommes arrivés, une question 
surgit, question d'intérêt majeur, touchant à ce que 


-l'embryogénie a de plus nébuleux. Comment se fait-il 


que la larve du Philanthe, en particulier, reçoive de sa 
mère de trois à cinq abeilles quand elle doit devenir 
une femelle, et n’en reçoive plus que deux quand elle 
doit devenir un mâle? Ici les pièces sont identiques de 
volume, de saveur, de propriétés nutritives. La valeur 
alimentaire est exactement proportionnelle au nombre 
des pièces, condition précieuse qui nous débarrasse 
des incertitudes où pourrait nous laisser un service en 
venaison d'espèces différentes et de taille variée. Com- 
ment se fait-il enfin qu'une foule d'hyménoptères, tant 
collecteurs de miel que vénateurs, amassent dans leurs 
cellules des vivres en quantité plus grande ou plus pe- 


LE 


326. SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tite,. suivant que les nourrissons doivent devenir des 
femelles ou des mâles? 
. Les provisions sont faites avant la ponte, etces provi- 
sions sont mesurées sur les besoins du sexe d'un œuf 
encore dans les flancs de la mère. Si le dépôt de l’œuf 
précédait l’approvisionnement, ce qui parfois a lieu, 
chez les Odynères par exemple, on pourrait se figurer 
que la pondeuse s’informe du sexe, le reconnaît et amasse 
des vivres en conséquence. Mais qu'il soit destiné à de- 
venir un mâle ou une femelle, l'œuf est toujours le 
mème ; les différences — et ily en a, je n’en fais aucun 
doute, — sont du domaine de l'infiniment subtil, du 
mystérieux, impénétrable même pour l’embryogéniste 
le mieux exercé. Que peut voir un pauvre insecte, 
d’aiïlleurs dans l’obscurité absolue de son terrier, là où 
la science optiquement armée n’est encore parvenue à 
rien voir ? Et puis serait-il plus perspicace que nous en 
ces ténèbres génésiques, sa perspicacité visuelle n’au- 
rait rien sur quoi s’exercer. Je viens de le dire : l'œuf 
n'est pondu que lorsque les provisions le concernant 
sont faites. Le repas est préparé avant que soit au monde 
celui qui doit le consommer. Le service est calculé en 
abondance sur les besoins de l’être à venir; la salle est 
construite ample ou étroite pour loger une géante ou 
un nain, encore en germe dans les tubes de l'ovaire. La 
mère sait donc par avance le sexe de son œuf. 
Etrange conclusion, qui bouleverse nos idées couran- 
tes! La force des choses nous y mène tout droit. Et ce- 
pendant, elle nous paraît si absurde qu'avant de l’ad- 
mettre, on cherche à se tirer d'affaire par une autre 
absurdité. On se demande si la quantité de nourriture 
ne déciderait pas du sort de l’œuf, d’abord non vexué. 


éusibat chi j 2 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 327 


Avec plus de nourriture et plus de large, cet œuf de- 
viendrait une femelle; avec moins de nourriture et 
moins de large, il deviendrait un mâle. La mère, au 
gré de ses instincts, amasserait ici plus et là moins; 
elle construirait tantôt grand et tantôt petit logis; et 
l'avenir de l'œuf serait décidé d’après les conditions du 
vivre et du couvert. | 

Essayons tout, expérimentons tout, jusqu’à l'absurde: 
la grossière absurdité du moment s’est parfois trouvée 
la vérité du lendemain. D'ailleurs l’histoire si connue de 
l’'Abeïille domestique doit nous rendre circonspects 
avant de rejeter la paradoxale supposition. N'est-ce pas 
en augmentant l'ampleur de la cellule, en modifiant la 
qualité et la quantité de la nourriture, que la population 
d’une ruche transforme une larve d'ouvrière en une 
larve de femelle ou de reine. Il est vrai que c’est toujours 
le même sexe puisque les ouvrières ne sont que des fe- 
melles à développement incomplet. Le changement n’est 
pas moins merveilleux, à tel point qu'il est presque 
permis de s'informer si la transformation ne pourrait 
aller plus loin, et d’un mâle, pauvre avorton, faire une 
femelle puissante, à l’aide d’un copieux régime. Con- 
sultons alors l’expérimentation. 

J'ai à ma disposition de longs bouts de roseau dans 
le canal desquels une Osmie, l’Osmie tricorne, à étagé 
ses loges, délimitées par des cloisons de terre. Je racon- 
terai plus loin comment j'ai obtenu ces nids en aussi 
grand nombre que je pouvais le désirer Le roseau 
étant fendu suivant sa longueur, les loges apparaissent, 
avec leurs provisions, l'œuf sur la pâtée ou bien la 
larve naissante. Des observations, multipliées à satiété, 
m'ont appris, pour cet apiaire, où sont les mâles et où 


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328 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sont les femelles. Les mâles occupent le bout antérieur 
du roseau, le bout du côté de l’orifice : les femelles sont 
au fond, du côté du nœud qui sert d’obturateur naturel 
au canal. Du reste, la quantité des provisions, à elle 
seule, indique le sexe : pour les femelles, elle est de 
deux à trois fois plus considérable que pour les mäies. 

Dans les cellules maigrement servies, je double, je 
triple la ration au moyen de vivres puisés dans d’autres 

loges ; dans les cellules largement pourvues, je réduis 

la pâtée à la moitié, au tiers. Des témoins sont laissés, 
c'est-à-dire que des loges sont respectées, avec leurs 
provisions telles quelles, dans la région abondamment 
pourvue comme dans la région parcimonieusement ra- 
tionnée. Les deux moiïtiés du roseau sont alors remises 
en place et rigoureusement assemblées avec quelques 
liens de fil de fer. Le moment favorable venu, nous 
constaterons si les modifications en plus et en moins 
apportées aux vivres ont décidé du sexe. 

Voici le résultat. Les cellules à provisions originelle- 
ment pareimonieuses, mais doublées et triplées par mor 
artifice, contiennent des mâles, aïnsi que l’annoncçait 
l'amas primitif des vivres. Le surplus que j'ai ajouté n’a 
pas totalement disparu, de beaucoup s’en faut ; la larve 
en a eu trop pour son évolution de mâle, et ne pouvant 
consommer en entier ses opulentes provisions, elle a filé 
son cocon au milieu de la poussière pollinique restante. 
Ces mâles, si copieusement servis, sont de belle pres- 
tance mais non eéxagérée; on reconnaît qu'un supplé- 
ment de nourriture leur a quelque peu profité 

Les loges à vivres copieux, réduits à la moitié, au 
tiers par mon intervention, contiennent des cocons aussi 
petits que les cocons mâles, décolorés, translucides et 


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LA RATION SUIVANT LE SEXE 329 


sans consistance, tandis que les coques normales sont 
d’un brun foncé, opaques, résistantes sous le doigt. Ce 
sont là, on le reconnaît de suite, ouvrages de tisseurs 
affamés, anémiques, qui, leur appétit non satisfait et le 
dernier grain de pollen mangé, ont dépensé de leur 
mieux, avant de mourir, leur pauvre gouttelette soyeuse: 
Ceux de ces cocons qui correspondent aux provisions 
les plus réduites ne contiennent qu’une larve morte et 
desséchée; d’autres, pour lesquels la diminution des 
vivres a été moins forte, contiennent des femelles sous 
forme adulte, mais de minime taille, comparable à celle 
des mâles, ou même inférieure. Quant aux témoins lais- 
sés, ils confirment que j'avais bien des mâles du côté 
de l’orifice du roseau, et des femelles du côté du nœud 
fermant le canal. 

Cela suffit-il pour écarter la très improbable supposi- 
tion que la détermination du sexe est sous la dépen- 
dance de la quantité de nourriture? A la rigueur, une 
porte est encore ouverte au doute. On peut dire que 
l'expérimentation, avec ses artifices, ne parvient pas à 
réaliser les délicates conditions naturelles. Pour couper 
court à toute objection, je ne saurais mieux faire que 
de recourir à des faits où n'intervient pas la main de 
l'expérimentateur. Les parasites vont nous les fournir; 
ils vont nous démontrer à quel point la quantité etmême 
la qualité de la nourriture sont étrangères soït aux ca- 
ractères spécifiques soit aux caractères sexuels. Le sujet 
de recherches devient ainsi double, de simple qu'il était 
quand je dévalisais l’un pour enrichir l’autre dans mes 
roseaux fendus. Laïssons-nous entraîner quelques ins- 
tants par ce double courant. 

Ure Ammophile, l’'Ammophile soyeuse, qui se nour- 


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330 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rit de chenilles arpenteuses, vient d'être élevée dans 
mon réfectoire avec des araignées. Repue au point ré- 
glementaire, elle file son cocon. Que sortira-t-il de là ? 
Si le lecteur s'attend à quelques modifications apportées 
par un régime dont l'espèce livrée à elle-même n'avait 
jamais fait usage, qu'il se détrompe et bien vite. L’Am- 
mophile nourrie d'araignées est exactement l’Ammo- 
phile nourrie de chenilles, comme l’homme alimenté de 
riz est l’homme alimenté de froment. En vain je pro- 
mène ma loupe sur le produit de mon art, je ne peux 
le distinguer du produit naturel ; et je défierai l’entomo- 
logiste le plus méticuleux de saisir entre les deux une 
différence. Ainsi de mes autres pensionnaires à régime 
changé. 

Je vois venir l’objection. Les différences peuvent être 
inappréciables, car mes essais ne portent que sur un 
premier échelon. Qu’adviendrait-il si l'échelle se pro- 
_ longeait, si la descendance de l'Ammophile nourrie 
d'araignées était, génération par génération, soumise 
à la même nourriture ? Ces différences, d’abord insaisis- 
sables, pourraient s’accentuer jusqu’à devenir des carac- 
tères spécifiques distincts; les mœurs, les instincts 
pourraient changer aussi ; et finalement le chasseur de 


chenilles du début deviendrait un chasseur d'araignées, 


ayant ses formes à lui. Une espèce serait créée, car 
parmi les facteurs en jeu dans la transformation des 
êtres, le premier rang, sans conteste, revient au genre 
de nourriture, au genre de la chose avec laquelle l’ani- 
mal se construit. Tout cela est bien autrement grave 
que les petits riens invoqués par Darwin. : 

Créer une espèce, théoriquement c’est superbe, si 
bien que l’on se prend à regretter que l’expérimenia- 


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LA RATION SUIVANT LE SEXE 331 


teur ne soit pas maître de continuer l'épreuve. Mais 
une fois l’'Ammophile envolée du laboratoire pour 
s’abreuver aux fleurs du voisinage, allez donc la re- 
trouver et l’engager à vous confier sa ponte, que vous 
élèveriez en réfectoire pour fortifier, d’une génération à 
l’autre, le goût de l’araignée. Y songer serait folie. 
Notre impuissance donnera-t-elle gain de cause aux 
cffets transformistes du régime ? Pas le moins du monde. 
Une expérience, comme nous ne pourrions en désirer 
de plus décisive, se poursuit continuellement, dans des 
proportions immenses, hors de tous nos artifices. Les 
parasites nous la soumettent. | 

A ce qu'on dit, ils auraient acquis l'habitude de vivre 
aux dépens d’autrui pour se créer des loisirs et se faire 
la vie plus douce. Les malheureux se sont bien trompés. 
Leur existence est des plus rudes. Si quelques-uns sont 
convenablement établis, la disette, l’atroce famine atten- 
dent la plupart des autres. Il y en a — voyez certains 
Méloïdes — qui sont exposés à tant de chances de des- 
truction que, pour conserver un, ils sont obligés de 
procréer mille. Chez eux, la franche lippée est rare. Les 
uns s'égarent chez des amphitryons dont les vivres ne 
leur conviennent pas ; d’autres ne trouvent que ration 
très insuffisante pour leurs besoins ; d’autres — et ils 
sont bien nombreux — ne trouvent rien du tout; Que 
de mésaventures, que de déceptions chez ces besogneux, 
inhabiles au travail! Citons quelques-unes de leurs mi- 
sères, glanées au hasard. 

Le Dioxys à ceinture (Dioxys cincta) affectionne les 
amples magasins à miel du Chalicodome des galets. Il 
trouve là nourriture copieuse, si copieuse qu'il ne peut 
la consommer en entier. J'ai déjà fait le procès à ce gas- 


332 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pillage. Or, dans les loges abandonnées de la Maçonne, 
nidifie assez souvent une petite Osmie (Osmia cyano- 
zantha, Pérez); et celle-ci, victime desa funeste demeure, 
héberge aussi le Dioxys. C’est ici, de la part du para- 
site, erreur manifeste. Le nid du Chalicodome, l’hémi- 
sphère de mortier sur le galet, voilà ce qu’il recherche 
pour y confier sa ponte. Mais ce nid est maintenant oc- 
cupé par une étrangère, par l’Osmie, circonstance que 
le Dioxys ignore, lui qui vient furtivement déposer son 
œuf en l’absence de la mère. Le dôme lui est familier. 
L’aurait-il bâti lui-même, il ne le connaîtrait pas mieux. 
C’est bien là qu'il est né, c’est bien là ce qu'il faut à sa 
famille. Rien d’ailleurs ne peut éveiller sa méfiance : le 
dehors de la demeure n’a en rien changé d’aspect ; le 
tampon de graviers et de mastic vert qui tranchera 
violemment plus tard sur la façade blanchâtre, n’est 
pas encore maçonné. Il entre, voit un amas de miel. 
Ce ne peut être pour lui que la pâtée du Chalico- 
dome. Nous nous y laisserions prendre nous-mêmes, 
l'Osmie n'étant pas là. Il fait sa ponte dans la fallacieuse 
cellule. 

Sa méprise, très concevable, n’infirme en rien ses 
hauts talents de parasite, maïs elle est d’une sérieuse 
gravité pour la future larve. L’Osmie, en effet, vu sa pe- 
tite taille, n’amasse que des provisions très exiguës : un 
petit pain de pollen et de miel, gros à peine comme un 
pois médiocre. Pareille ration est insuffisante pour le 
Dioxys. Je le qualifiais de gaspilleur de vivres lorsque 
sa larve est établie, suivant l’usage, chez l’Abeïlle ma- 
çonne. Ce qualificatif maintenant n’est pas de mise, mais 
pas du tout. Fourvoyée par mégarde à la table de l’Os- 
mie, la larve n’a pas de quoi faire la dégoûtée; elle 


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LE 


LA RATION SUIVANT LE SEXE . . 333 


n’abandonne pas à la moisissure une partie des vivres ; 
elle consomme tout sans en avoir assez. 

De ce famélique réfectoire, 1l ne peut sortir qu'un 
avorton. Et en effet, le Dioxys, soumis à l'épreuve d’une 
telle frugalité, ne périt point, car le parasite doit avoir 
la vie dure pour faire face aux mauvaises chances qui 
l’attendent, mais il atteint à peine la moitié de ses di- 
mensions ordinaires, le huitième de son volume normal. 
A le voir si réduit, on est surpris de sa vitalité tenace, 
qui lui permet d'atteindre la forme adulte malgré l’ex- 
trème déficit de l'alimentation. C’est cependant toujours 
le Dioxys ; rien n’est changé dans sa forme, rien n’est 
changé dans sa coloration. De plus, les deux sexes sont 
représentés; cette famille de nains a des mâles et des 
femelles. La disette et la pâtée farineuse chez l’Osmie, 
pas plus que l'abondance et le miel coulant chez le Cha- 
licodome, n’ont influé sur l'espèce et sur le sexe. 

Mêmes remarques au sujet de la Sapyge ponctuée (Sa- 
pyga punctata) qui, parasite de l’Osmie tridentée, hôte 
de la ronce, et de l’Osmie dorée, hôte des vieux escar- 
gots, s’'égare chez l'Osmie minime (Osmia parvula), et 
n’y atteint pas, faute de vivres suffisants, la moitié de sa 
taille normale. 

Un Leucospis inocule ses œufs à travers la muraille en 
ciment de nos trois Chalicodomes. Je lui connais deux 
noms. Venu du Chalicodome des galets ou des murailles, 
dont l’opulente larve le sature de nourriture, il mérite 
par sa grosseur le nom le Leucospis gigas, que lui donne 
Fabricius ; venu du Chalicodome des hangars, il ne mé- 
rite plus que le nom de Leucospis grandis, que lui octroie 
Klug. Avec une ration moindre, le géant baisse d’un 
degré et n’est plus que le grand. Venu du Chalicodome 


334 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


des arbustes, il baisse encore , et si quelque nomencla- 
teur s’avisait de le qualifier, il n’aurait plus droit qu'au 
titre de médiocre. De la dimension 2, il est descendu 
à la dimension 1 sans cesser d’être le même insecte 
malgré le changement de régime, et de donner à la fois 
les deux sexes chez les trois nourriciers malgré la varia- 
tion en quantité de vivres. 

J'obtiens l’Anthrax sinué de divers apiaires. Issu des 
cocons de l’Osmie tricorne, et surtout des cocons femel- 
les, il atteint le plus grand développement que je lui 
connaisse. Issu des cocons de l’Osmie bleue (Osmua 
cyanea, Kirby), parfois a-t-il à peine le tiers de la lon- 
gueur que lui vaut l’autre Osmie. Et toujours les deux 
sexes, cela va sans dire ; et toujours identiquement la 
même espèce. 

Deux Anthidies manipulateurs de résine, l’Anthidium 
septem-dentatum, Latr. et l'Anthidium bellicosum, Lep., 
établissent leur domicile dansles vieilles coquilles d’escar- 
got. Le second héberge le Zonitis brûlé (Zonttis præusta). 
Amplement nourri, le méloïde acquiert alors son volume 
normal, le volume sous lequelil apparaît habituellement 
dans les collections. Pareille prospérité l’attend quand 
il usurpe les provisions du Megachile sericans. Mais l’im- 
prudent se laisse parfois entraîner à la maigre table du 
plus petit de nos Anthidies, l’Anthidium scapulare, Latr., 
qui nidifie dans les tiges sèches de la ronce. Le chiche 
brouet en fait un lamentable avorton, soit de l’un, soit 
de l’autre sexe, sans rien lui enlever des traits de sa 
race. C'est toujours le Zonitis brûlé, avec le signe dis- 
tinctif de l'espèce : la tache de roussi au bout de l’élytre. 

Et les autres méloïdes, Cantharides, Cérocomes, My- 
labres, à quelle inégalité de taille ne sont-ils pas assu- 


LA RATION SUIVANT LE SEXE 335 


jettis, quel que soit le sexe? Il y en a — et ils sont 
nombreux — dont les dimensions descendent à la moi- 
tié, au tiers, au quart des dimensions réglementaires. 
Parmi ces nains, ces mal venus, ces atrophiés, il y a 
des femelles tout autant que des mâles; et l’exiguïté ne 
refroidit en rien leurs ardeurs amoureuses. Ces beso- 
gneux ont la vie dure, répétons-le. D'où sortent-ils, ces 
petits, si ce n'est des réfectoires trop incomplètement 
servis pour leurs besoins. Leurs mœurs parasitaires les 
exposent à de rudes vicissitudes. N'importe : dans la di- 
sette aussi bien que dans l’abondance, les deux sexes 
apparaissent et les traits spécifiques se maintiennent 
constants. 

Il est inutile de s’attarder davantage sur ce sujet. La 
démonstration est faite. Les parasites nous disent que 
la nourriture changée en qualité et en quantité n’amène 
pas de transformation spécifique. Nourri de la larve de 
lOsmie tricorne ou de la larve de l'Osmie bleue, l’An- 
thrax sinué, de belle prestance ou nain, est toujours 
l’Anthrax sinué ; alimenté avec la pâtée de l’Anthidie 
des escargots vides, de l’Anthidie de la ronce, du 
Mégachile et de bien d’autres sans doute, le Zonitis 
brûlé est toujours le Zonitis brûlé. Pour l’achemine- 
ment vers une autre forme, ce serait cependant un fac- 
teur de haut potentiel que celui de la variation des 
vivres. Le monde des vivants n'est-il pas régenté par 
le ventre ? Et ce facteur est l’unité, il ne change rien 
au produit. os 

Les mêmes parasites nous disent — but principal de 
ma digression — que le plus et le moins de nourriture ne 
déterminent pas le sexe. Alors revient, plus affirmative 
que jamais, l'étrange proposition : l’insecte qui amasse 


336 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


des provisions proporlionnées aux besoins de l'œuf, 
qu'il va pondre, sait par avance le sexe de cet œuf. Peut- 
être même la réalité est-elle encore plus paradoxale. Je 
reviendrai sur ce sujet après avoir traité des Osmies, 
témoins de grand poids en cette grave affaire. 


à des a vd. : © OT Æ ie MN OR re LÉ S dAUtte 


X VII 


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LES OSMIES 


Février a de belles journées, indice du renouveau de- 
vant lequel vont céder, non sans lutte, les brutalités de 
l'hiver. Dans les chauds abris, parmi les rocailles, la 
grande Euphorbe du pays, le Characias des Grecs, la 
Jusclo des Provençaux, commence à redresser sa grappe 
florale d’abord recourbée en crosse, et discrètement 
entr'ouvre quelques fleurs sombres, où viendront s’abreu- 

er les premiers moucherons de l’année. Lorsque la 
sommité des tiges atteindra la nine les froids sé- 
rieux seront passés. 

Un autre pressé, l’'Amandier, au péril de. ses fruits. 
s'empresse de répondre à ces préludes, trop souvent 
trompeurs, des fètes du soleil. En quelques jours d’un ciel 
doux, il devient superbe coupole de fleurs blanches où 


sourit un æiïl rose. La campagne, d’où la verdure! est 


encore absente, semble mamelonnée de tentures ron- 
des en satin blanc . Auraït le cœur bien sec qui aa 
rait à la magie de cette éclosion. 


Le peuple insecte se fait représenter à ces solennités- 


par quelques meinbres des plus zélés. Il y a là d’abord 
l’Abeille domestique, l’ouvrière ennemie des grèves, 
qui profite de la moindre embellie de l'hiver pour s’in- 
former si quelque romarin ne ferait pas bâiller ses co-. 
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338 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rolles au voisinage de la ruche. Dans le dôme fleuri 
susurre l’essaim affairé, au pied de l’arbre mollement 
tombe une neige de pétales. 

Avec cette population qui récolte, en circule une 
autre, moins nombreuse, qui simplement s’abreuve, 
l’époque des nids n'étant pas encore venue pour elle. C’est 
la population des Osmies, à peau cuivreuse ct toison 
d’un roux vif. Deux espèces sont accourues prendre part 
aux joies de l’amandier : d'abord l'Osmie cornue, ha- 
billée de velours noir sur la tête et la poitrine et de ve- 
lours roux sur le ventre ; un peu plus tard, l’Osmie tri- 
corne, dont la livrée n’admet que le roux. Voilà les 
premiers délégués envoyés par les récolteuses de pollen 
pour reconnaître l’état de la saison et assister aux fêtes 
des floraisons précoces. Naguère ils ont rompu le cocon, 
l'habitacle d'hiver; ils ont quitté leurs retraites dans les 
interstices des vieilles murailles ; si la bise souffle et fait 
frissonner l’amandier, ils se hâteront d’y rentrer. Salut, 
mes chères Osmies qui, chaque année, au fond de 
l'harmas, en face du Ventoux tout encapuchonné de 
neige, m'apportez les premières nouvelles du réveil en- 
tomologique. Je suis de vos amis; causons un peu de 
vous. 

La plupart des Osmies de ma région n’ont rien de 
l'industrie de leur congénère de la ronce, en ce sens 
qu'elles ne préparent pas elles-mêmes l'habitation des- 
tinée à la ponte. Il leur faut des réduits tout préparés, 
par exemple de vieilles cellules et de vieilles galeries 
d'Anthophore et de Chalicodome. Si ces manoirs préfé- 
rés manquent, une cachette dans la muraille, un trou 
rond dans le bois, un canal dans un roseau, une spire 
d'escargot mort sous quelque tas de pierres, sont adoptés 


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LES OSMIES | 339 


suivant les goûts de chaque espèce. La retraite choisie 
est divisée en chambres par des cloisons; puis l'entrée 
de la demeure reçoit une massive clôture, Là se borne 
le travail de construction. . 

Pour cette œuvre de plâtrier plutôt que de maçon, 
l'Osmie cornue et l’Osmie tricorne font usage de terre 
ramollie. Cette matière n’est plus le ciment de la Ma- 
conne, qui, sur un galet sans abri, résiste plusieurs an- 
nées aux intempéries; mais bien une boue desséchée, 
qui tombe en bouillie au contact d’une goutte d’eau. Le 
Chalicodome récolte sa poudre à ciment sur les points 
les plus battus et les plus secs de la route ; il l’imbibe 
d’un réactif salivaire qui lui donne, en se desséchant, la 
consistance pierreuse. Les deux Osmies, hôtes précoces 
de l’amandier, ignorent cette chimie des mortiers hy- 
drauliques ; elles se bornent à récolter de la terre na- 
turellement détrempée, de la boue, qu’elles laissent 
dessécher sans préparation spéciale de leur part; 
aussi leur faut-il des retraites profondes, bien abritées, 
où la pluie ne puisse pénétrer, sinon le travail s’ébou- 
lerait. 

Tout en exploitant, en concurrence avec l’Osmie tri- 
corne , les galeries que le Chalicodome des hangars cède 
débonnairement à l’une et à l’autre, l’Osmie de La- 
treille fait usage d’autres matériaux pour ses cloisons 
et ses clôtures. Elle mâche le feuillage de quelque plante 
mucilagineuse, de quelque malvacée peut-être, et pré- 
pare ainsi un mastic vert avec lequel elle édifie ses cloi- 
sons et clôt finalement l'entrée du manoir. Quand elle 
s'établit dans les amples cellules de l’Anthophore à 
masque (À. personata, Ilig.), l'entrée de la galerie, d’un 
diamètre à recevoir le doigt, est close par un volumineux 


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340 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tampon de cette pâte végétale. Sur le talus terreux, 
durci par le soleil, la demeure se trahit alors par la cou- 
leur voyante de l’opercule. On dirait les scellés mis avec 
un large cachet de cire verte. 

Sous le rapport de la nature des matériaux employés, 
les Osmies que j'ai pu observer se répartissent ainsi en 
deux classes : l’une cloisonnant avec de la boue, l’autre 
-cloisonnant avec un mastic végétal de coloration verte. 
Dans la première série prennent rang l’Osmie cornue 
et l’'Osmie tricorne, toutes les deux si remarquables par 
les cornes, les tubercules de leur face. 


Le grand roseau du Midi, l’Arundo donax, est fre- 


-Juemment utilisé pour faire, dans la campagne, des 
abris de jardins contre le mistral ou de simples clôtures. 
Ces roseaux, dont l'extrémité est tronquée pour donner 
régularité de mveau, sont implantés en terre suivant la 
verticale. Je les ai souvent explorés, espérant y trouver 
des nids d'Osmie. Très rarement mes recherches ont 
abouti. Cet insuccès aisément s'explique. Les cloisons 
et le tampon de clôture de l'Osmie tricorne et de l’Osmie 
cornue sont faits, on vient de le voir, d’une espèce de 
boue que l’eau réduit à l'instant en bouillie. Avec la dis- 
position verticale des roseaux, l’obturateur de l’orifice 
recevrait la pluie et rapidement se délayerait ; les pla- 
fonds des étages s'ébouleraient et la maisonnée péri- 
rait imondée. L'Osmie, qui connaissait ces inconvénients 


avant moi, refuse donc les roseaux verticalement dressés. 


Le même roseau a un second usage. On en fait des ca- 
nisses, c'est-à-dire des claies, qui, le printemps, servent 
.à l'éducation des vers-à-soie, et l'automne au séchage 
.des figues. En fin avril et mai, époque des travaux des 
,Osmies, les canisses sont à l’intérieur, dans les chambrées 


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LES OSMIES 341 


de vers-à-soie, où l’hyménoptère ne peut en prendre 
possession; en automne, elles sont à l'extérieur, expo- 
sant au soleil leur couche de pêches pelées et de figues ; 
mais alors les Osmies ont depuis longtemps disparu. Si 


toutefois quelqu’une de ces claies, tombant de vétusté, 


est mise au rebut, dehors, dans une position horizon- 
tale et pendant la saison printanière, l’'Osmie tricorne 
fréquemment en prend possession et en exploite les 
deux bouts, où les roseaux se présentent tronqués et 
ouverts. | 
D’autres logements conviennent à l’Osmie tricorne, 
qui me paraît s’accommoder volontiers de toute cachette 
pourvu qu'elle offre les conditions requises de diamètre, 
de solidité, d'hygiène et d’obscurité paisible. Le plus 
original manoir que je lui connaisse est celui des vieilles 
coquilles d’escargots, de la vulgaire hélice surtout, 
l'hélice chagrinée (Helix aspersa). Sur la pente des col- 
lines complantées d'oliviers, visitons les petits murs de 


- soutènement, bâties en pierres sèches et regardant le 


midi. Dans les interstices de la maçonnerie branlante, 
nous ferons récolte de vieux escargots, tamponnés de 
terre jusqu'à fleur de l’orifice. La famille de l'Osmie tri- 


corne est établie dans la spire de ces coquilles, subdivi- 


sée en charnbres par des cloisons de boue. 

Passons en revue les monceaux de pierrailles, sur- 
tout ceux qui proviennent des travaux des carriers. Là 
fréquemment s'établit le Mulot, qui, sur un matelas de 
gazon, y grignote le gland, l’amande, le noyau de l’olive 


et de l’abricot. Le rongeur varie son régime : aux mets 


huileux et farineux, il adjoint l’escargot. Lui parti, il 
reste donc sous le couvert de la dalle, pêle-mèêle avec les 
autres résidus des victuailles, un assortiment de co- 


PA 


342 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


quilles vides, assez nombreux parfois pour me rap- 
peler le tas d’escargots qui, préparés aux épinards 
et mangés suivant le rituel de la campagne la veille de 
la Noël, sont rejetés Le lendemain par la ménagère aux 
abords de la grange. Il ÿ a là, pour l’'Osmie tricorne, 
une riche collection de logis dont elle ne manque 
pas de profiter. Et puis si le musée conchyliologique 
du Mulot manque, les mêmes pierrailles servent de re- 
fuge à des hélices qui viennent y séjourner et fina- 
lement y périr. Si donc on voit des Ogmies tricornes 
pénétrer dans les interstices des vieux murs et des 
amas de pierres, leur occupation est évidente : elles 
exploitent, pour logis, les escargots morts de ces laby- 
rinthes. : | 

Moins répandue, l'Osmie cornue pourrait bien être 
aussi moins industrieuse, c’est-à-dire moins riche en va- 
riétés d'établissement. Elle me semble dédaigner la co- 
quille vide. Les seuls logis que je lui connaisse sont les 
roseaux des canisses et les cellules abandonnées de 
J’Anthophore à masque. 

Toutes les autres Osmies dont la nidification m'est 
connue, travaillent avec le mastic vert, pâte de quelque 
feuillage broyé ; toutes aussi, sauf l’Osmie de Latreille, 
sont dépourvues de l’armure corniculaire ou tuberculée 
que portent les pétrisseuses de boue. J'aimerais à con- 
naître quelles plantes sont utilisées pour la confection 
du mastic ; il est probable que chaque espèce a ses pré- 
férences et ses petits secrets professionnels ; mais jus- 
qu'ici l'observation ne m'a rien appris sur ces détails. 
N'importe l’ouvrière qui le prépare, ce mastic est assez 
uniforme d'aspect. Frais, il est toujours d’un vert franc 
et foncé. Plus tard, surtout dans les parties exposées à 


LES OSMIES : 343 


l'air, il tourne, par la fermentation sans doute, à la cou- 
leur feuille morte, au brun, au terreux ; et son origine 
foliaire devient méconnaissable. L’uniformité des maté- 
riaux de cloisonnement ne doit pas faire supposer l’uni- 
formité du logis ; au contraire, ce logis est fort varié 
d’une espèce à l’autre, avec prédilection marquée ce- 
pendant pour les coquilles vides. 

Ainsi l’'Osmie de Latreiïlle, de compagnie avec l’'Osmie 
tricorne, exploite les vastes constructions du Chalicodome 
des hangars. Elle trouve à son gré les superbes cellules 
de l’Anthophore à masque ; elle s'établit volontiers dans 
le canal des roseaux couchés, Le 

J'ai déjà parlé d’une Osmie (Osmia cyanoxantha, Pé- 
rez) qui fait élection de domicile dans les vieux nids du 
Chalicodome des galets, Son tampon de clôture est un 


béton résistant, composé de graviers assez volumineux 


noyés dans la pâte verte ; mais pour les cloisons de l’in- 
térieur, le mastic pur est seul employé. Comme la porte 
du logis, située sur la courbure d’un dôme que ne dé- 
fend aucun abri, est exposée aux intempéries, la mère 
doit songer à la fortifier. Le péril lui a inspiré sans doute 
son béton de graviers. 

L'Osmie dorée (Osmia aurulenta, Latr.) réclame abso- 
lument l’escargot mort pour demeure. L’hélice némo- 
rale, l’hélice des gazons et surtout l’hélice chagrinée, à 
spire plus spacieuse, çà et là répandues parmi les herba- 
ges, au pied des murailles et des rochers visités du so- 
leil, lui fournissent l’habituelle résidence. Son mastic 
desséché est une sorte de feutre où abondent des poils 
courts et blancs. Il doit provenir de quelque plante au 
feuillage hérissé, d’une borraginée peut-être, riche à la 
fois en mucilage et en cils aptes à se feutrer. 


344 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


L'Osmie rousse (Osmia rufo-hirta, Latr.) a un faible 
pour l’hélice némorale et l’hélice des gazons, où je la 
vois se réfugier en avril quand la bise souffle. Son tra- 
vail ne m'est pas encore assez connu. Il doit se rappro- 
cher de celui de l’Osmie dorée. 
_ L'Osmie viridane (Osmia viridana, Morawitz) se loge, 

la mignonne créature, dans l'escalier à vis du Bulime 
radié. C'est très élégant, mais très petit, sans compter 
qu'il faut une notable partie du logis au tampon de 
_mastic vert. Il y a tout juste place pour deux. 

L'Osmie andrénoïde (Osmra andrenoïdes, Latr.), si sin- 
gulière avec son abdomen nu et rouge, nidifie apparem- 
ment dans l'hélice chagrinée, où je la prends réfugiée. 

L'Osmie variée (Osrnia versicolor, Latr.) s'établit dans 
l’hélice némorale, presque tout au fond de la spire. 

L'Osmie bleue (Osmia cyanea, Kirby) me semble ac- 
cepter des réduits très variés. Je l'ai extraite des vieux 
nids du Chalicodome des galets, des galeries creusées 


dans les talus par les Collètes, enfin des puits pratiqués 


par je ne sais quel sondeur dans le bois mort des saules. 

L'Osmie de Morawitz (Osmia Morawitzi, Pérez) n’est 
pas rare dans les vieux nids du Chalicodome des galets, 
mais je lui soupçonne aussi d’autres logements. 

L'Osmie tridentée (Osmia tridentata , Duf. et Per.) se 
crée elle-même une demeure. De la pointe des mandi- 
bules, elle se fore un canal dans la ronce sèche et par- 
fois dans l’hyèble. A la pâte verte, elle associe un peu 
de râpure de la moelle perforée. Ses mœurs sont parta- 
gées par l’Osmie usée (Osmia detrita, Pérez) et par 
l’'Osmie minime (Osmia parvula, Duf.). 

Le Chalicodome travaille au grand jour, sur la tuile, 
sur le galet, sur le rameau de la haïe; rien de la pra- 


Tee 


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A cie Li dy rt de 


LES OSMIES 345 


tique de son métier n’est tenu secret pour la curiosité 
de l’observateur. L'Osmie aime le mystère. Il lui faut 
l’obseure retraite, à l'abri du regard. Je désirerais ce- 
pendant la suivre dans l'intimité du chez soi et assister 
à son travail avec la même facilité que si l’insecte nidi- 
fiait en plein air. Peut-être y a-t-il au fond de ses alcôves 
quelques traits de mœurs intéressants à recueillir. Reste 
à savoir si mon désir est réalisable. 

En étudiant les aptitudes psychiques de l'insecte, sa 
tenace mémoire des lieux surtout, j'avais été conduit à 


. me demander s’il ne serait pas possible de faire nidifier 


un hyménoptère convenablement choisi, en tel lieu que 
je voudrais, jusque dans mon cabinet de travail. Et je 
voulais, pour semblable essai, non un individu mais une 
population nombreuse. Mes préférences se portèrent sur 
l’'Osmietricorne , très abondante dans mon voisinage, où 
elle fréquente surtout les nids monstrueux du Chalico- 
dome des hangars, en compagnie de l’'Osmie de Latreille. 
Un projet fut donc müri, qui consistait à faire accepter, 
de l’Osmie tricorne , mon cabinet pour établissement, et 
à la faire nidifier dans des tubes de verre, dont la trans- 
parence me permettrait la facile étude de son industrie. 
Aux galeries de cristal, qui pourraient bien inspirer 
quelque méfiance, devaient s'adjoindre des retraites 
plus naturelles, des roseaux de toute longueur et de 
toute grosseur, de vieilles cellules de Chalicodome choi- 
sies les unes parmi les plus grandes, les autres parmi 
les plus petites. Tel projet semble insensé. Je le veux 
bien, en ajoutant qu'aucun peut-être ne m'a si bien 
réussi. On le verra bientôt. 

Ma méthode est d’une simplicité extrême. Il suffit que 
la naissance de mes insectes, c’est-à-dire leur venue à 


MR A fa” Son. 
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de 


346 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


la lumière, leur issue hors du cocon, se passe là où 
je me propose de les faire établir. Il faut en outre qu’au 
point choisi des retraites se trouvent, de nature quel- 
conque, mais de configuralion pareille à celle qu’affec- 
tionne l’Osmie. Les premières impressions de la vue, 
les plus vivaces de toutes, ramèneront mes bêtes au lieu 
_ de naissance. Et non seulement les Osmies reviendront, 
par les fenêtres tenues toujours ouvertes, mais encore 
elles nidifieront au point natal si elles y trouvent à peu 
près les conditions nécessaires. 

Pendant tout l'hiver, j'amasse donc des cocons d'Os- . 
mie, recueillis dans les nids du Chalicodome des han- 
gars ; je vais à Carpentras faire plus ample provision 
dans les nids de l’Anthophore à pieds velus, cette vieille 
connaissance dont je sapais autrefois les prodigieuses 
cités lors de mes recherches sur les Méloïdes. Un de mes 
élèves et de mes amis intimes, M. H. Devillario, prési- 
dent du tribunal civil de Carpentras, me fait parvenir 
plus tard, sur ma demande, une caisse de fragments 
détachés des talus que fréquentent l’Anthophore à pieds 
velus et l’Anthophore des murailles, mottes de terre qui 
me fournissent un riche supplément. J’obtiens en somme 
des cocons d’Osmie tricorne à poignées. Les dénombrer 
lasserait ma patience sans grande utilité. 

Ma récolte, étalée dans une large boîte ouverte, est 
mise sur une table, en un point du cabinet où arrive 
une vive lumière diffuse, sans insolation directe. Cette 
table est entre deux fenêtres tournées vers le midi et 
donnant sur le jardin. Le moment de l’éclosion venu, 
ces deux fenêtres resteront constamment ouvertes pour 
laisser à l’essaim toute liberté de sortir et de rentrer. 
Les tubes de verre et les bouts de roseau sont disposés 


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LES OSMIES 347 


çà et là, dans un beau désordre, à proximité de l’amas 
de cocons et couchés suivant l'horizontale, conformé- 
ment aux goûts de l’Osmie, qui refuse les roseaux verti- 
caux. Bien que la précaution ne soit pas indispensa- 
ble, j'ai soin d'introduire quelques cocons dans chaque 
canal. L’éclosion d’une partie des Osmies se fera ainsi 
sous le couvert des galeries destinées aux travaux fu- 
turs, et le souvenir des lieux n’en sera que plus tenace. 
Toutes ces dispositions prises, je n’ai plus qu'à laisser 
faire et attendre l’époque des travaux. 

C’est dans la seconde moitié d’avril que mes Osmies 
quittent leurs cocons. Sous les rayons directs du soleil, 
dans les recoins bien abrités, l’éclosion serait plus pré- 
coce d’un mois, comme l’affirme la population mêlée de 
l’amandier fleuri. L’ombre continuelle de mon cabinet a 
retardé l'éveil, sans rien changer d’ailleurs à la date 
des nids, contemporaine de la floraison du thym. C’est 
alors autour de ma table de travail, de mes livres, de 
mes bocaux, de mes appareils, une bourdonnante popu- 
lation, qui sort et rentre à tout instant par les fenêtres 
ouvertes. Je recommande à la maisonnée de ne toucher 
à rien désormais dans le laboratoire aux bêtes, de ne 
plus balayer, ne plus épousseter. On pourrait déranger 
l’essaim et lui faire trouver mon hospitalité peu digne 
de confiance. Je soupçonne que la domestique; son 
amour-propre blessé de voir tant de poussière s’accu- 
muler chez son maître, n’a pas toujours tenu compte 
de mes défenses, et furtivement est venue, de temps à 
autre, donner un petit coup de balai. Du moins, il m'ar- 


_ rive de trouver de nombreuses Osmies écrasées sous les 


pieds, pendant qu’elles prenaient un bain de soleil sur le 
parquet devant les fenêtres. Peut-être est-ce moi-même 


384 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l’Abeille domestique, qui commence sa ponte par une 
longue suite d’ouvrières ou femelles stériles, et la ter- 
mine par une longue suite de mâles. Le parallélisme 
se poursuit jusque dans la capacité des cellules et les 
quantités de vivres. Les vraies femelles, les reines 
Abeilles, ont des loges de cire incomparablement plus 
spacieuses . que les cellules des mâles ; elles recoivent 
une nourriture bien plus abondante. Tout affirme donc 
que nous sommes en présence d’une loi générale. : 

Mais cette loi est-elle bien l'expression de la vérité 
entière? N'y a-t-il plus rien au delà d’une ponte bi- 
sériée ? Les Osmies, les Chalicodomes et les autres sont- 
ils fatalement assujettis à la répartition des sexes en 
deux groupes distincts, le groupe des mâles succédant 
au groupe des femelles, sans mélange entre les deux ? 
Si les circonstances l’exigent, y a-t-il chez la mère im- 
puissance absolue de rien changer à cette coordination ? 

Déjà l'Osmie tridentée nous montre que le problème 
st loin d’être résolu. Dans un bout de ronce, les deux 
sexes se succèdent très irrégulièrement, comme au ha- 
sard. Pourquoi ce mélange dans la série de cocons d’un 
hyménoptère congénère de l'Osmie cornue et de l'Osmie 
tricorne, qui méthodiquement, par sexes séparés, empi- 
lent les leurs dans le canal d’un roseau ? Ce que fait 
l’apiaire de la ronce, ses analogues du roseau ne peu- 
vent-ils le faire ? Rien que je sache ne peut expliquer 
cette différence si profonde dans un acte physiologique 
de premier ordre. Les trois hyménoptères appartiennent 
au même genre ; ils se ressemblent pour la forme géné- 
rale, la structure interne, les mœurs; et avec cetie 
étroite similitude, voici tout à coup une dissimilitude 
étrange. di rec 


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_ RÉPARTITION DES SEXES 385 


Un point, un seul, est entrevu qui puisse faire naître 
quelques soupçons sur la cause du défaut d'ordre dans 
la ponte de l'Osmie tridentée. Si j'ouvre un bout de 
ronce pendant l'hiver pour examiner le nid de l'Osmie, 
il m'est impossible, dans la grande majorité des cas, 
de distinguer sûrement un cocon femelle d’un cocon 
mâle, tant les grosseurs en diffèrent peu. Les cellules 
d’ailleurs ont même capacité : le canal de la ronce est 
partout d’égal diamètre et les cloisons conservent un 
écart mutuel à peu près constant. Si je l'ouvre en juillet, 
époque de l’approvisionnement, il m'est impossible de 
distinguer les vivres destinés aux mâles des vivres des- 


: tinés aux femelles. Le jaugeage de la colonne de miel 


donne, dans toutes les cellules, sensiblement la même 
hauteur. Mème quantité d'espace et mème nourriture 
pour les deux sexes. | 

Ce résultat nous fait prévoir ce que répond V examen 
direct des deux sexes sous la forme adulte. Pour la taille, 
le mâle ne diffère pas sensiblement de la femelle. S'il 
lui est un peu inférieur, c'est à peiné notable; tandis 
que chez l’Osmie cornue et chez l’'Osmie tricorne, le 


_ mâle est de deux à trois fois moindre que la femelle, 


ainsi que nous l’a démontré l’ampleur des cocons res- 


_pectifs. Chez le Chalicodome des murailles, la’ différence 


se maintient dans le même sens, quoique moins pro- 
noncée. 

L'Osmie tridentée n’a donc pas à se préoccuper de pro- 
portionner l'ampleur du logis et la quantité des vivres au 
sexe de l’œuf qu’elle va pondre : d’un bout à l’autre de 
la série, la mesure est commune. Peu importe que les 


_ sexes alternent sans ordre ; chacun trouvera ce qui lui 


est nécessaire, quel que soit son rang dans la série. 
25 


ARR VE EE Be ET Ra PA: EURE ed TN D 


350 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


sage du domicile, ainsi se fixe le souvenir du lieu na- 
tal. Le village de notre enfance est toujours lieu chéri, 
ineffaçable de la mémoire. Avec sa vie d’un mois, l'Osmie 
acquiert en une paire de jours la tenace souvenance de 
son hameau. C’est là qu’elle est née, c’est là qu’elle a 
‘aimé; c’est là qu’elle reviendra. Dulces reminiscitur 
Argos. R 

. Enfin chacune a fait son choix. Les travaux commen- 
cent et mes prévisions se réalisent bien au-dessus de 
mes désirs. Les Osmies nidifient dans tous les réduits 
que j'ai mis à leur disposition. Les tubes de verre, 
que j'abrite d'une feuille de papier pour produire ombre 
et mystère, favorables au recueillement du travail, les 
tubes de verre font merveille. Du premier au dernier, ils 
sont tous occupés. Les Osmies se disputent ces palais 
de cristal, inconnus jusqu'ici de leur race. Les roseaux, 
les tubes de papier font aussi merveille. La provision 
s’en trouve insuffisante. Je me hâte de l’augmenter. Les 
coquilles d’escargot sont reconnues demeures excel- 
lentes quoique dépourvues de l’abri du tas de pierres; 
les vieux nids de Chalicodome, jusqu’à ceux du Chali- 
codome des arbustes, dont les cellules sont si petites, 
sont occupés avec empressement. Les retardataires, ne 
trouvant plus rien de libre, vont s'établir dans les ser- 
rures des tiroirs de ma table. Il y a des audacieuses qui 
pénètrent dans des boîtes entr'ouvertes, contenant des 
bouts de tube de verre où j'ai disposé mes dernières ré- 
coltes, larves, nymphes et cocons de toute sorte dont je 
désire suivre l’évolution. Pour peu que ces étnis aient 
un espace libre, elles ont la prétention d'y batir, ce à 
quoi formellement je m’oppose. Je ne comptais guère 
sur un pareil succès, qui m'oblige d'intervenir pour 


LES OSMIES 351 


mettre quelque ordre dans l'invasion dont je suis me- 
nacé. Je mets les scellés aux serrures, je ferme mes 
boîtes, je clos mes récipients à vieux nids, enfin j'éloi- 
gne du chantier tout réduit qui ne rentre pas dans mes 
vues. Et maintenant, Ô mes Osmies, je vous laisse le 
champ libre. 

L'œuvre commence par l'appropriation du logis. Dé- 
bris de cocons, souillure de miel gâté, plâtras des cloi- 
sons écroulées, restes du mollusque desséché au fond de 
la coquille et tant d’autres résidus contraires à l’hy- 
giène, doivent tout d'abord disparaître. Véhémentement 
l’'Osmie tiraille et arrache la parcelle; puis, d’un fou- 
gueux essor, la transporte au loin, bien loin, hors du 
cabinet. Ils sont tous les mêmes, ces ardents déblayeurs : 
dans leur zèle outré, ils craindraient d’encombrer la 
place avec un atome qu'ils laisseraient choir devant le 
logis. Les tubes de verre, que j'ai lavés à grande eau 
moi-même, ne sont pas exemptés du minutieux net- 
toyage. L’Osmie les époussette, les passe à la brosse de 
ses tarses, puis les balaye à reculons. Que ramasse-t-elle 
ainsi? Mais rien. C’est égal : en ménagère scrupuleuse, 
elle donne, tout de même, son petit coup de balai. 

Aux provisions maintenant et aux cloisons. Ici l’ordre 
du travail change suivant le calibre du canal. Mes tubes 
de verre, sont de grosseur fort variée. Les plus amples 
ont une douzaine de millimètres de diamètre intérieur ; 
les plus étroits en ont de 6 à 7. Dans ces derniers, 
si le fond lui convient, l’'Osmie procède immédiatement 
à l'apport du pollen et du miel. Si le fond ne lui con- 
vient pas, si le tampon en moelle de sorgho que j'ai 
mis pour clôture au bout postérieur du tube, est trop 
irrégulier et jointe mal, l'abeille le crépit avec un peu 


352 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 
de mortier. Cette petite réparation faite, la récolte com- 
mence. je è Fe 
Dans les tubes larges, la marche du travail est toute 
différente. Il faut à l'Osmie, au moment où elle dégorge 
son miel, au moment surtout où elle fait tomber avec 
les tarses postérieurs la poussière pollinique enfarinant 
la brosse ventrale, il faut, dis-je, un orifice étroit, tout 


juste suffisant pour son passage: Je me figure que, dans | 
une galerie rétrécie, le frottement de tout le corps con- 


tre la paroi donne à la récolteuse un appui pour son 
travail de brossage. Dans un cylindre spacieux, cét 


appui lui manque, et l’'Osmie commence par s’en créer 


ün en rétrécissant le canal. Que ce soit pour rendre 
plus aisé le dépôt des vivres, que ce soit pour un autre 
motif, toujours est-il que l'Osmie établie dans un large 
tube débute par le cloisonnement. 

À une distance du fond déterminée par la longueur 
réglementaire d’une cellule, elle élève un bourrelet de 
terre transversalement à l'axe du canal. Ce bôurrelet ne 
décrit pas la circonférence entière, ïl laisse sur le côté 
une échancrure. De nouvelles assises rapidement l’ex- 
haussent, et voici que le tube est interrompu par un dia- 
phragme échancré latéralement d’une ouvérture ronde, 
d’une sorte de chatière par où l’Osmie procédera aux 
manipulations de la pâtée. L'approvisionnement fini et 
l'œuf pondu sur l’amas, la chatière est fermée, le dia- 
phragme se complète pour devenir le fond de la cellule 
suivante. Alors recommence la même pratique, c’est- 
à-dire qu’en avant de là cloison qui vient d’être para- 
chevée, un second diaphragme est élevé, toujours avec 
passage latéral, plus solide par sa position excentrique, 
plus résistant aux nombreuses allées et venues de la 


Er 


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LES OSMIES ri 353 


ménagère, que ne le serait un orifice central, dépourvu 
de l’appui direct de la paroi. Ce diaphragme préparé, 
s’accomplit l'approvisionnement de la deuxième cellule. 
Et ainsi de suite jusqu’à complet peuplement du large 
cylindre. 

La construction de cette cloison d'avant, à chatière 
étroite etronde, pour une chambre où l'apport des vivres 
ne se fera qu'après, n'entre pas seulement dans les 
usages de l’Osmie tricorne ; elle est familière aussi à 
l'Osmie cornue et à l’Osmie de Latreille. Rien de gra- 


cieux comme le travail de cette dernière, mince feuillet. 


végétal échancré d’un pertuis. Le Chinois cloisonne sa 
demeure avec des rideaux de papier ; l'Osmie de Latreille 


subdivise la sienne avec des rondelles de fin carton 


vert, percées d’une lunule de service tant que l’ameu- 
blement de la pièce n’est pas terminé. Pour voir ces dé- 
licatesses de structure, lorsqu'on n’a pas à sa disposi- 
tion des maisons de cristal, il suffit d'ouvrir en temps 
opportun les roseaux des canisses. 

En fendant les bouts de ronce dans le courant de juillet, 
on reconnaît aussi que l’'Osmie tridentée, malgré son 
étroite galerie, suit de loin la pratique de l'Osmie de 
Latreille. Elle n'édifie point de diaphragme, le diamètre 
du canal ne le permettant pas ; ellese borne à élever un 
faible bourrelet circulaire de pâte verte, comme pour 
délimiter, avant toute récolte, l’espace que doit occuper 


la pêtée, cette pâtée dont l'épaisseur ne pourrait être 


évaluée plus tard, si l’insecte ne lui traçait d’abord des 
limites. Y aurait-il ici, en effet, une mensuration? Ce 
serait superbe de talent. Consultons l’Osmie tricorne 
dans ses canaux de verre. ; | 
L'Osmie travaille à sa grande cloison, le corps en de- 
| 23 


304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


hors de la cellule qu’elle prépare. De temps à autre, la 
pelote de mortier aux mandibules, elle entre et va tou- 
cher du front la cloison précédente, tandis que le bout 
de l'abdomen tremblote et palpe le bourrelet en cons- 
truction. On dirait bien qu’elle prend mesure sur la 
longueur de son corps, pour dresser, à la distance 
convenable, le diaphragme d’avant. Puis elle reprend 
ouvrage. Peut-être la mesure a-t-elle été mal prise ; 
peut-être les souvenirs, vieux de quelques secondes, se 
sont déja embrouillés. Voici que l'abeille suspend en- 
rore la mise en place de son plâtre et va de nouveau 
toucher du front la paroi d'avant et du bout du ventre 
la paroi d’arrière. À son corps tout frémissant d'ardeur, 
bien étendu pour atteindre les deux extrémités de la 
chambre, qui méconnaîtrait le grave problème dé l’ar- 
chitecte ? L’Osmie fait de la métrique, et son mètre est 
son corps. Gette fois, est-ce bien fini? Oh! que non. 
Dix fois, vingt fois, à tout instant, pour la moindre par- 
celle de mortier posée, elle recommence son toisé, 
n'étant jamais bien assurée de donner à propos son coup 
de truelle. | 

Cependant, au milieu de ces fréquentes interruptions, 
l'ouvrage avance, la cloison gagne en largeur. L’ou- 
vrière est fléchie en crochet, les mandibules sur la face 
intérieure de l& .auraille, le bout de l’abdomen sur la 
face extérieure. Entre les deux points d'appui s'élève 
la molle bâtisse. L'animal forme ainsi laminoir, dans 
lequel le mur de boue s’amincit et se façconne. Les man- 
dibules tapotent et fournissent du mortier ; le bout ab- 
dominal tapote lui aussi et vivement, il donne ses coups 
de truelle. Cette extrémité anale est un outil de cons- 
truction ; je le vois s’opposer aux mandibules sur l’autre 


LES OSMIES 355 


face de la cloison, et le tout pétrir, aplanir, laminer la 
petite motte d'argile. Singulier outil, auquel je ne me 
serais jamais attendu. Il n’y a que la bête pour avoir 
une idée aussi originale : maçonner avec son derrière ! 
Pendant cette curieuse besogne, les pattes n’ont d’autre 


office que de maintenir l’ouvrière en place, en s’étalant 


et prenant appui sur le pourtour du canal. 

La cloison à chatière est terminée. Revenons sur le 
toisé dont l’'Osmie se montrait si prodigue. Quel su- 
perbe argument en faveur de la raison des bêtes! La 
géométrie, l’art de l’arpenteur dans la petite cervelle 
d'une Osmie! Un insecte qui prend d’avance mesure de 
la chambre à construire comme le ferait un entrepre- 
neur en bâtiments ! Mais c’est magnifique, c’est à cou- 
vrir de confusion ces affreux sceptiques qui s’obstinent 
à ne pas admettre chez l'animal de petits jets continus 
d’atomes de raison. 

O sens commun! voile-toi la face : c’est avec ce cha- 
rabia de jets continus d'atomes de raison, qu'on pré- 
tend édifier aujourd’hui la science! Fort bien, mes maïi- 
tres; il ne manque au superbe argument que je vous 
fournis qu'un tout petit détail, un rien : la vérité. Non 
que je n’aie vu et bien vu ce que je raconte; mais toute 
mensuration est hors de cause ici. Et je le prouve par 
des faits. | 

Si pour voir dans son ensemble le nid de l'Osmie, on 
fend en long un roseau avec la précaution de ne pas 
troubler le contenu, ou mieux encore si l'examen se 
porte sur la file de loges construites dans un tube de 
verre, un détail frappe tout d’abord : c’est l’inégal éloi- 
gnement des cloisons entre elles, cloisons à peu près 
perpendiculaires à l’axe. Ainsi sont déterminées des 


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4 cl à ‘ : se 


LL. 356 _ SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


chambres qui, avec même base, ont des hauteurs diffé- 
rentes et par conséquent des capacités inégales. Les 
cloisons du fond, les plus vieilles, sont plus distantes 
entre elles; celles de la partie antérieure, avoisinant 
l'orifice, sont les plus rapprochées. En outre, les provi- 
”. sions sont copieuses dans les loges de grande hauteur; 
elles sont avares, réduites à la moitié et même au tiers 
dans les loges de hauteur moindre. 

Voici quelques exemples de ces inégalités. Un tube 
de verre de 42 millimètres de diamètre intérieur, com- 
prend dix loges. Les cinq du fond, à partir de la plus 
reculée, ont pour distance mutuelle de leurs cloisons, 
en millimètres : 


11, 42, 16, 13, 44. 


Les cinq supérieures ont pour distance de leurs cloi- 
SONS : Si 
445959; 4 
Un bout de roseau de 41 millimètres de diamètre in- 
térieur, comprend quinze cellules, dont les cloisons ont 
pour distance mutuelle à partir du fond : 


13, 2, 49, 9, 9, 11, 8, 8, 7, 7, 7, 6, 6, 6, 7. 


Si le diamètre du canal est moindre, les cloisons pew- 
vent être plus distantes encore, tout en conservant le 
caractère général de se rapprocher à mesure qu’elles 
sont plus voisines de l’orifice. Un roseau de 5 millimè- 
tres de diamètre me présente les —— suivantes, 
toujours à partir du fond : | 


‘29, 22, 20, 20, 42, 44. 


RAS PT Pen 


; 
à 
74 
a 
Vs L _ 


: LES OSMIES 357 


Un autre de 9 millimètres me donne : 
1, 44, 44; 40, 40, 9, 40. 
Un tube de verre de 8 millimètres me fournit : 
45, 14, 20, 40, 10, 40. 


Ces nombres, dont je pourrais noircir des pages si je 
voulais rapporter tous mes relevés, prouvent-ils que 
l’Osmie soit un géomètre, usant d’une métrique rigou- 
reuse basée sur la longueur de son corps? Certes non, 
puisque beaucoup de ces nombres dépassent la longueur 
de l’animal; puisque, après un chiffre moindre, brus- 
quement survient parfois un chiffre plus fort; puisque à 
tel nombre est associé, dans la même série, tel autre 
nombre de valeur moitié moindre. Ils n’affirment qu’une 
chose : la tendance bien marquée de l’insecte à rappro- 
cher les cloisons à mesure que le travail avance. On 
verra plus loin que les grandes loges sont destinées aux 
femelles ; et les petites, aux mâles. 

N'y aurait-il pas au moins une mensuration appro- 
priée à chaque sexe? Pas davantage, car dans la pré- 
mière série, demeure de femelles, l'intervalle 41 milli- 
mètres, qui commence et termine, estremplacé, au milieu 
de la série, par l'intervalle 16 millimètres; car, dans la 
deuxième série, demeure de mâles, l'intervalle 7 milli- 
mètres, du début et de la fin, est remplacé au milieu par 
l'intervalle 5 millimètres. Ainsi des autres, chacune avec 
de brusques heurts de chiffres. Si l’Osmie réellement 
raisonnait les dimensions de ses chambres et les mesu- 


358 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rait avec le compas de son corps, lui échapperait-il, 
à elle si délicatement outillée, des erreurs de 5 millimè- 
tres, présque la moitié de sa propre longueur? 

Du reste, toute idée de géométrie s’évanouit si l’on 
considère le travail dans un tube de calibre non exa- 
géré. Alors l’'Osmie n’établit pas d'avance le diaphragme 
antérieur; elle n’en pose même pas les fondations. Sans 
bourrelet aucun de délimitation, sans point de repère 
pour la capacité de la chambre, elle s'occupe d'emblée 
de l’approvisionnement. L’amas de pâtée reconnu con- 
venäble, sur les seuls indices que lui fournit, je pense, 
la fatigue de la récolte, elle clôture la loge. Dans ce cas, 
pas de toisé; et cependant la capacité du logis et la 
quantité des vivres ont la valeur réglementaire pour 
l’un et l’autre sexe. 

Que fait donc l’Osmie quand, à si nombreuses reprises, 
elle va toucher du front la cloison d'avant, et du bout 
de l'abdomen la cloison d’arrière, en construction ? Ce 
qu'elle fait, ce qu’elle se propose, je n’en sais rien. Je 
laisse à d’autres, plus aventureux, l'interprétation de 
cette manœuvre. C’est sur des bases tout aussi bran- 
lantes que s’échafaudent bien des théories. Soufflez des- 
sus : elles s’effondrent dans le bourbier de l'oubli. 

La ponte est finie, ou bien le cylindre est plein. Une 
dernière cloison ferme la cellule terminale. Maintenant, 
à l’orifice même du tube, un rempart est bâti pour inter- 
dire aux malintentionnés l’accès du domicile. C’est un 
épais tampon, un massif ouvrage de fortification, où 
l'Osmie dépense, en mortier, de quoi suffire au cloison- 
nement de plusieurs loges. Une journée n'est pas de 
trop pour cette barricade, vu surtout les minutieuses 
retouches de la fin, alors que l’Osmie mastique tout in- 


PRO TO TU Re Ne en ei PE PT 


LE tr 27 re ERA Pa AE ADR AE #2 is td RE: 


RP ACAERCET ue 


LES OSMIES 359 


terstice où pourrait se glisser un atome. Le maçon lisse 


et passe au chiffon l’enduit encore frais de son mur ; ainsi 
procède à peu près l’'Osmie. A petits coups de la pointe 
des mandibules et avec un continuel branlement de tête, 
signe de son affection au travail, elle lisse et polit, des 
heures entières, la surface de l’opercule. Après de pareils 
soins, quel ennemi pourrait visiter la demeure ? 

Il y en a un cependant, l’Anthrax sinué, qui viendra 
plus tard, au fort de l'été, et bout de filament invisible, 
saura se glisser jusqu'à la larve, à travers l'épaisseur 
de la porte, à travers le tissu du cocon. Pour bien des 
loges, un autre mal est déjà fait. Pendant les travaux, 
plane mollement devant les galeries un effronté mous- 
tique, un Tachinaire, qui nourrit sa famille de la pâtée 
amassée par l'abeille. Pénètre-t-1l dans les loges pour 
y faire sa ponte en l'absence de la mère ? Je n'ai jamais 
pu prendre le bandit sur le fait. Comme le pratique le 
Tachinaire ravageur des cellules approvisionnées de 
gibier, confie-t-il prestement ses œufs à la récolte de. 
l’'Osmie au moment où celle-ci pénètre chez elle ? C’est 
possible, sans que je puisse l’affirmer. Toujours est-il 
qu’autour de la larve fille de la maison, on voit bientôt 
grouiller les vermisseaux du diptère. Ils sont là dix, 
quinze, vingt et plus, qui, de leur bouche pointue, pi- 
quent au tas commun et convertissent les vivres en un 
monceau de fin vermicelle orangé. La larve de l'abeille 
périt affamée. C’est la vie, la féroce vie jusque chez les 
plus petits. Que d’ardeur au travail, de soins délicats, 
de sages précautions, pour arriver à quoi ? Ses fils sucés 
et taris par l’odieux Anthrax, sa maisonnée exploitée, 
affamée par l’infernal Tachinaire. | 

Les vivres consistent surtout en farine jaune. Au 


360 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


centre du monceau, un peu de miel est dégorgé, qui 
convertit la poussière pollinique en une pâte ferme et 
rougeâtre. Sur cette pâte, l'œuf est déposé, non cou- 
ché, mais debout, l'extrémité antérieure libre, l’extré- 
mité postérieure engagée légèrement et fixée dans la 
masse plastique. L’éclosion venue, le jeune ver, main- 
tenu en place par sa base, n'aura qu’à fléchir un peu le 
col pour trouver sous la bouche la pâte imbibée de miel. 
Devenu fort, il se dégagera de son point d'appui et 
consommera la farine environnante. 

Tout cela est d’une logique maternelle qui me touche. 
Au nouveau-né, la fine tartine ; à l'adolescent, le pain 
sec. Lorsque les provisions sont homogènes, ces déli- 
cates précautions sont inutiles. Les vivres des Antho- 
phores et des Chalicodomes consistent en un miel cou- 
lant, le même dans toute sa masse. L’œuf est alors couché 
de son long à la surface, sans aucune disposition parti- 
culière, ce qui expose le nouveau-né à cueillir ses pre- 

mières bouchées au hasard. A cela nul inconvénient, la 
_ nourriture étant de partout de qualité identique. 

Avec les provisions de l'Osmie, poudre aride sur les 
bords, purée de confiserie au centre, le nouveau-né se- 
rait en péril si son premier repas n’était réglé d'avance. 
Débuter par le pollen non assaisonné de miel serait fatal 
pour son estomac. N'ayant pas le choix de ses bouchées 
à cause de son immobilité, devant s’alimenter au point 
même où il vient d’éclore, le jeune ver doit forcément 
naître sur la pâtée centrale, où il lui suffira de fléchir 
un peu la tête pour trouver ce que réclame son esto- 
mac délicat. La place de l'œuf, élevé et fixé par sa base 
au milieu de la purée rouge, est donc on n peut mieux 
judicieusement choisie. Quel contraste entre ces exquises 


LES OSMIES 361 


délicatesses maternelles et l’horrible dénouement par le 
moustique et l’Anthrax ! 

Assez volumineux par rapport à la taille de l'Osmie, 
l'œuf est cylindrique, un peu courbe, arrondi aux deux 
bouts, diaphane. Bientôt il se trouble et devient opalin, 
tout en conservant hyalines les deux extrémités. De fins 
linéaments, à peine perceptibles pour une loupe très at- 
tentive, se montrent en cercles transverses. Voilà les 
premiers indices de la segmentation. Un étranglement 


apparaît dans la partie antérieure hyaline, et la tête se 


dessine. Un filament opaque, d’une ténuité extrême, 
longe chaque flanc. Voilà le cordon de trachées courant 
d’un stigmate à l’autre. Enfin se montrent les segments 
distincts, avec bourrelet latéral. La larve est née. 

Tout d’abord on croirait qu’il n’y a pas d’éclosion au 
sens propre du mot, c’est-à-dire rupture et dépouille- 
ment d’une enveloppe. Il faut une attention des plus 
minutieuses pour reconnaître que les apparences nous 
trompent et que réellement une fine tunique est rejetée 
d'avant en arrière. Ce rien si difficile à voir est la coque 
de l’œuf. 

La larve est née. Fixée par sa base, elle se courbe en 
arc, abat sur la pâtée rouge la tête jusqu'ici relevée, et 
le repas commence. Bientôt un cordon jaune occupant 
les deux tiers antérieurs du corps annonce que l’appa- 
reil digestif se gonfle de nourriture. Pendant quinze 
jours, consomme en paix tes vivres, file après ton cocon : 
te voilà sauvée du Tachinaire, Ô ma mie ! Seras-tu plus 
tard sauvée du sucoir de l’Anthrax? Hélas! 


X Viïi 
RÉPARTITION DES SEXES 


L'insecte qui amasse des provisions proportionnées 
aux besoins de l'œuf qu'il va pondre, sait par avance 
le sexe de cet œuf; peut-être même la vérité est-elle en- 
core plus paradoxale. Ainsi disions-nous tantôt, guidé 


par la considération des vivres. C'est ce soupçon qu'il. 


s'agit d'élever au rang de vérité expérimentalement 
démontrée. Et d’abord informons-nous de la sériation 
des sexes. 

A moins de s'adresser à des espèces convenablement 
choisies, il est impossible de constater l’ordre chronolo- 
gique d’une ponte. Comment savoir, par la fouille des 
terriers du Cerceris, du Bembex, du Philanthe et autres 
giboyeurs, que telle larve précède telle autre dans le 
temps ; comment décider si tel cocon dans une colonie 
appartient à la même famille que tel autre? L'état civil 
des naissances est ici d'impossibilité absolue. De fortune, 
quelques espèces permettent de lever cette difficulté : 
ce sont les hyménoptères qui étagent leurs cellules dans 
une même galerie. De ce nombre sont les divers habi- 
fants de la ronce, notamment l'Osmie tridentée, qui, par 
sa taille avantageuse, supérieure à celle des autres ru- 
bicoles de ma région, et aussi par son abondance, est 
un excellent sujet d'observation. 


364 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Rappelons rapidement ses mœurs. Dans le fourré 
d'une haie, un bout de ronce est choisi, encore sur 
pied, mais tronqué au bout et desséché ; l’insecte y creuse 
un canal plus ou moins profond, travail que rend aisé 
l'abondance d’une moelle tendre. Tout au fond du canal 
des provisions sont amassées, et un œuf est pondu à la 
surface des vivres : voilà le premier-né de la famille. A 
la hauteur d’une douzaine de millimètres, une cloison 
transversale est établie, formée d’une poussière de 
moelle de ronce et d’une pâte verte obtenue en mâchant 
des parcelles de feuilles de quelque végétal non encore 
déterminé. Ainsi s'établit le second étage, qui reçoit à 
son tour des vivres et un œuf. Voilà le second dans 
l'ordre de primogéniture. Cela se poursuit ainsi, étage 
par étage, jusqu’à ce que le canal soit plein. Alors un 
épais tampon de la même matière verte dont les cloisons 
sont formées, clôt le domicile et en défend l'accès aux 
ravageurs. 

Pour ce berceau commun, l’ordre chronologique des 
naissances est d’une clarté qui ne laisse rien à désirer. 
Le premier-né de la famille est au bas de la série; le 
dernier-né est au sommet, au voisinage de la porte 
close. Les autres se succèdent de bas en haut dans le 
même ordre qu'ils se sont succédé dans le temps. La 
ponte se trouve ici numérotée d'elle-même ; par la place 
qu’il occupe, chaque cocon dit son âge relatif. 

Pour reconnaître les sexes, il faut attendre le mois 
de juin. Mais il serait imprudent de ne commencer ses 
recherches qu'à cette époque. Les nids d'Osmie ne 
sont pas tellement fréquents qu’on puisse se flatter d'en 
recueillir chaque fois que l’on sort dans ce but ; et puis, 
si l’on attend l’époque de l’éclosion pour visiter les ron- 


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PORT ERA ZE", A nEMPVE de 
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RÉPARTITION DES SEXES 365 


ces, il peut se faire que l’ordre soit troublé entre insectes 
qui, le cocon rompu, cherchent à se libérer au plus 
vite ; il peut se faire que des Osmies mâles, plus pré- 
coces, soient déjà sorties. Je m'y prends donc longtemps 
à l'avance, et j'utilise, pour ces recherches, les moments 
perdus de l'hiver. 

Les bouts de ronce sont fendus ; les cocons, extraits 
un à un ét méthodiquement transvasés dans des tubes 
de verre, de même calibre à peu près que la galerie na- 
tale. Ces cocons y sont superposés exactement dans le 
même ordre qu'ils avaient dans la ronce ; ils sont sépa- 
rés l’un de l’autre par un tampon de coton, obstacle in- 
franchissable pour l’insecte futur. Je n’ai ainsi aucun 
mélange à craindre, aucune interversion, et je m'affran- 
chis d’une surveillance pénible. Chaque insecte pourra 
éelore en son temps, en ma présence ou non : je suis 
sûr de le trouver toujours à sa place, à son rang, main- 
tenu en avant et en arrière par la barricade de coton. 
Une cloison de liège, de moelle de sorgho, ne remplirait 
pas le même office : l’insecte la perforerait, et le re- 
gistre des naissances serait troublé par les interversions. 
Le lecteur désireux de se livrer à de semblables recher- 
ches excusera ces détails pratiques, qui pourront lui fa- 
ciliter le travail. 


Il n’est pas fréquent de trouver des séries complètes, 


comprenant la ponte’entière, du premier-né au dernier- 
né. On trouve habituellement des pontes partielles, d’un 
nombre très variable de cocons, pouvant se réduire à 


. deux, à un seul. La mère n’a pas jugé à propos de con- 


fier toute sa famille à un mème bout de ronce; pour 
rendre la sortie moins laborieuse ou pour des motifs qui 
m'échappent, elle a quitté le premier domicile ; elle en 


2e AUX TU NT dé A 6 OR CRT CE SE Mog SA: 
MEET PRE: AN P'ALREE BU ro LE 


366 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


a élu un second, peut-être un troisième et davantage. 
On trouve aussi des séries à lacunes. Tantôt, dans des 
loges réparties au hasard, l’œuf ne s’est pas développé 
et les provisions sont restées intactes mais moisies ; 
tantôt la larve est morte avant d’avoir filé son cocon, ou 
bien après l'avoir filé. Il y a enfin des parasites, le Zo- 
nitis mutique et la Sapyge ponctuée, par exemple, qui 
rompent la série en se substituant à l'hôte primitif. 
Toutes ces causes de trouble exigent un grand nombre 
de nids d'Osmie tridentée, si l’on désire un résultat net. 
Depuis sept ou huit années, j'interroge les habitants 
de la ronce, et je ne saurais dire le nombre de files de 
cocons qui m'ont passé entre les mains. L'un de ces der- 
niers hivers, dans le but spécial de la répartition des 
sexes, j'ai recueilli une quarantaine de nids de cette Os- 
mie ; j'ai transvasé en tubes de verre leur contenu, et 
j'ai fait le scrupuleux relevé des sexes. Voici quelques- 
uns de mes résultats Les numéros d'ordre partent du 
fond du canal creusé dans la ronce, et progressent en 
remontant vers l’orifice. Le chiffre 4 indique donc le pre- 
mier-né de la série, le plus vieux en date; le chiffre le 
plus fort en indique le dernier-né. La lettre M, placée en 
dessous du chiffre correspondant, représente le sexe mâle; 
et la lettre F, le sexe femelle. | 
412 3 4 5:67 8-9 10 41 42 43 44 15. 
FFMEMFMMFFF FM F M. 
Cette série est la plus longue que j'aie jamais pu me 
procurer. Elle est en outre complète, en ce sens qu’elle 
comprend la ponte entière de l’Osmie. Mon affirmation 
a besoin d’être expliquée, sinon il paraîtrait impossible 


Be AR Li agen Le ES | ae GR RDS SN Ce dre 
“ag ; RE L x M TER T. SEE 


RÉPARTITION DES SEXES 367 


dé savoir qu'une mère dont on n’a pas surveillé les ac- 
tes, mieux que cela, qu'on n’a jamais vue, a terminé 
ou non le dépôt de ses œufs. Le bout de ronce actuel, 
au-dessus de la file continue de cocons, laisse un espace 
libre de près d’un décimètre. Par delà, à l’orifice même, 
est la clôture terminale, l’épais tampon qui ferme l’en- 
trée de la galerie. Dans cette portion libre du canal, ily 
aurait place très convenable pour de nombreux cocons. 
Si la mère ne l’a pas utilisée, c’est que ses ovaires étaient 
épuisés ; car il est fort peu probable qu’elle ait aban- 
donné un excellent logis pour aller creuser péniblement 
ailleurs une nouvelle galerie et y continuer sa ponte. 

On pourrait dire que, si l’espace inoccupé dénote la fin 
d'une ponte, rien ne dit qu'au fond du cul-de-sac, à 
l’autre bout du canal, se trouve en réalité le commence- 
ment. On pourrait dire encore que la ponte totale se 
compose de périodes séparées par des intervalles de re- 
pos. L'espace laissé vide dans le canal marquerait la 
fin de l’une de ces périodes et non l'épuisement des 
œufs propres à éclore. À ces raisons fort plausibles, 
j opposerai que, d'après l’ensemble de mes observations, 
et elles sont très nombreuses, la ponte intégrale tant 
des Osmies que d’une foule d’autres hyménoptères, os- 
cille autour d’une quinzaine environ. 

D'ailleurs, si l'on considère que la vie active de ces 
insectes ne hu guère qu'un mois ; si l’on ne perd pas 
de vue que cette période d'activité est troublée par des 
journées sombres, pluvieuses ou de grand vent, pendant 
lesquelles le travail est suspendu ; si l’on constate enfin, 
ce que j'ai fait à satiété pour l’Osmie tricorne, le temps 
moyen nécessaire à la construction et l’approvisionne- 
ment d’une cellule, il saute aux yeux que la ponte inté- 


368 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


grale doit être rapidement limitée, et que la mère n’a 
pas de temps à perdre s’il lui faut, en trois ou quatre 
semaines, entrecoupées de repos forcés, mener à bien 
une quinzaine de cellules. Je relaterai plus tard des faits 
qui dissiperont les doutes, s’il en reste encore. J’admets 
donc qu’un nombre d'œufs dans le voisinage de la quin- 
zaine représente la famille entière d’une Osmie ainsi que 
de bien d’autres hyménoptères. 

Consultons quelques autres séries complètes. En voici 
deux : | 


in 


4 19 19: 
Mo +. 


Ha 
“he PE de 
“JE 
H " © 
= "3 © 
HS. 


2 3 
F M 
M F 


Hi à 
+j Es © 


F 
M. 
Dans ces deux cas, la ponte est reconnue intégrale 
pour les mêmes raisons que ci-dessus. 
Terminons par quelques séries qui me paraissent in- 


complètes, vu le petit nombre de cellules et l’absence 
d'espace libre au-dessus de la pile de cocons. 


3 6: 13 
+ M M M M 
F F M M M 
F M M … 
M M 


SEMREREN 
LHompEe 


Ces exemples largement suffisent, H est de pleine évi- 
dence qu'aucun ordre ne préside à la répartition des 


AE 


RÉPARTITION DES SEXES 369 


sexes. Tout ce que je peux dire en consultant l’ensem- 


ble de mes archives, où se trouvent d'assez nombreux ‘ 


exemples de pontes totales, malheureusement pour la 
plupart entachées de lacunes par la présence de para- 
sites, la mort de la larve, la non éclosion de l'œuf et 
autres accidents, tout ce que je peux affirmer de gé- 
néral, c'est que la série complète débute par des fe- 
melles et presque toujours se termine par des mâles. 
Les séries incomplètes ne peuvent rien nous apprendre 
sur ce sujet, car n'étant qu'un tronçon dont le point de 
départ est inconnu, on ne sait s'il faut les rapporter au 
commencement, à la fin ou bien à une période intermé- 
diaire de la ponte. Résumons-nous en ceci : Dans la 
ponte de l’'Osmie tridentée aucun ordre ne préside à la 
succession des sexes ; seulement la série a une tendance 
marquée à débuter par des femelles et à finir par des 
_ mâles. 


La ronce, dans ma région, abrite deux autres Osmies, 


de bien moindre taille : l’Osmia detrita, Pérez, etl'Osmia 
parvula, Duf. La première est fort commune ; la seconde 
est très rare ; je n’en ai rencontré jusqu'ici qu'un nid, 
superposé, dans la même ronce, à un nid d'Osrua detrita. 
Pour ces deux espèces, le désordre que nous venons de 
constater au point de vue de la répartition des sexes 
chez l’Osmie tridentée, fait place à un ordre remarqua- 
ble de constance et de simplicité. J’ai sous les yeux 
le registre des séries d’Osmia detrita recueillies l'hiver 
dernier. J'en cite quelques-unes : 

1° Série de douze : sept femelles, à partir du fond du 
cänal, et puis cinq mâles. 
2° Série de neuf : trois femelles d’abord et puis six 
mâles. 


# 


24 


Re 
SN 
5 


370 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


3° Série de huit : cinq femelles suivies de trois 
mäles. 

4° Série de huit : sept femelles suivies d’un mâle. 

3° Série de huit : une femelle suivie de sept mâles. 

6° Série de sept : six femelles suivies d’un mâle. 

La première série pourrait bien être complète. La 
seconde et la cinquième sont apparemment des fins de 
ponte, dont le début a eu lieu ailleurs, dans un autre 
bout de ronce. Les mâles y dominent et terminent la 
série. Les numéros 3, 4 et 6 semblent, au contraire, 
des commencements de ponte : les femelles y dominent 
et se trouvent en tête de la série. Si des doutes peuvent 
planer sur ces interprétations, un résultat du moins est 
certain : chez l’Osmia detrita, la ponte se divise en 
deux groupes, sans mélange entre les deux sexes ; le 
premier groupe pondu donne uniquement des femelles, 
le second ou le plus récent donne uniquement des 
mâles. 

Ce qui n’était qu'une sorte d’ébauche chez l’Osmie 
tridentée, qui débute bien par des femelles et finit par 
des mâles, mais brouille l’ordre et mélange au hasard 
les deux sexes entre les points extrêmes, devient chez 
sa congénère une loi régulière. La mère s’occupe d’abord 
du sexe fort, le plus nécessaire, le mieux doué, la fe- 
melle ; elle lui consacre le début de sa ponte et le plein 
épanouissement de son activité; plus tard, déjà exté- 
nuée peut-être, elle donne son reste de préoccupations 
maternelles au sexe faible, le moins bien doué, presque 
négligeable, le mâle. 3 

L'Osmia parvula, dont je ne possède malheureusement 
qu'une série, reproduit ce que vient de nous montrer le 
précédent témoin. Cette série, de neuf, comprend d’a- 


RÉPARTITION DES SEXES 371 


bord cinq femelles et puis quatre mâles, sans mélange 
aucun des deux sexes. 

Après ces dégorgeurs de miel, ces récolteurs de pous- 
sière pollinique, il conviendrait de consulter des hymé- 
noptères livrés à la chasse et empilant leurs cellules én 
une série linéaire, qui donne l’âge relatif des cocons. 
La ronce en abrite plusieurs : le Solenius vaqus, qui 
fait provision de diptères ; le Psen atratus, qui sert à 
ses larves un monceau de pucerons ; le Tripoxylon fiqu- 
lus, qui les nourrit avec des araignées. 

Le Solenius vagus creuse sa galerie dans un bout de 
ronce tronqué, mais encore frais et en végétation. Il ya 
donc dans la demeure du chasseur de diptères, surtout 
dans les étages inférieurs, un suintement de sève défa- 
vorable, ce me semble, à une hygiène bien entendue. 
Pour éviter cette humidité, ou pour d’autres motifs qui 
m'échappent, le So/enius ne creuse pas bien avant son 
bout de ronce et de la sorte ne peut y empiler qu’un 
petit nombre de loges. Une série de cinq cocons me 
donne d’abord quatre femelles et puis un mâle ; une 
autre série, également de cinq, contient d’abord trois 
femelles et par delà deux mâles. C’est ce que j'ai de 
plus complet pour le moment. 

Je comptais sur le Psen atratus, dont les séries sont 
assez longues; ilest fâcheux qu’elles soient presque tou- 
jours fortement troublées par un parasite, l’Ephialtes 
mediator. Je n’ai obtenu sans lacunes que trois séries : 
une de huit, comprenant uniquement des femelles ; 
une de six, pareillement composée en entier de fe- 
melles: enfin une de huit, formée exlusivement de 
mâles. Ces exemples semblent dire que le Psen dispose 
sa ponte en une suite de femelles et une suite de mâles; 


372 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


mais ils n’apprennent rien sur l'ordre relatif des deux 
suites. | | | 

Le chasseur d'araignées, le Zripoxylon figulus, ne m'a 
rien appris de décisif. Il me paraît vagabonder d’un 
bout de ronce à l’autre, utilisant des galeries qu'il n’a 
pas lui-même creusées. Peu économe d'un logis dont 


l'acquisition ne lui a rien coûté, il y maçonne négligem- 


ment quelques cloisons à des hauteurs très inégales; il 
bourre d'araignées trois ou quatre chambres et passe à 
un autre bout de ronce, sans motif, que je sache, d’aban- 
donner le premier. Ses loges sont donc en séries trop 
courtes pour donner d’utiles renseignements. | 
Les habitants de la ronce n’ont plus rien à nous ap- 
prendre ; je viens de passer en revue les principaux 
d'entre eux dans ma région. Interrogeons maintenant 
d’autres hyménoptères à cocons disposés en files linéai- 
res : les Mégachiles, qui découpent des feuilles et en as- 


semblent les rondelles en récipients de la forme d’un dé 


à coudre ; les Anthidies, qui ourdissent leurs sachets à 
miel avec de la bourre cotonneuse, et disposent leurs 


cellules à la suite l'une de l’autre dans quelque galerie 


cylindrique. Pour la majorité du travail, le logis n’est 
l’œuvre ni des unes ni des autres. Un couloir dans les 
talus terreux et verticaux, vieil ouvrage de quelque An- 
thophore, «st l’habituelle demeure. La profondeur de 
pareilles retraites est peu considérable; et toutes mes 
recherches, continuées avec ardeur pendant plusieurs 
hivers, n’aboutissent qu'à me procurer des séries d’un 
petit nombre de cocons, quatre où cinq au plus, fré- 
quemment un seul. Ghose mon moins grave : presque 


toutes ces séries sont troublées par des parasites et ne 


me permettent aucune déduction fondée. 


RÉPARTITION DES SEXES 373 


Le souvenir m'est venu d’avoir rencontré, à de longs 
intervalles, des nids soit d’Anthidie, soit de Mégachile, 
dans le canal de roseaux coupés. J’ai alors établi, con- 
tre les murailles les mieux ensoleillées de mon enclos, 
des ruches d’un nouveau genre. Ce sont des tronçons 
du grand roseau du Midi, ouverts à un bout, fermés à 


l’autre par le nœud naturel, et assemblés en une sorte 


d'énorme flûte de Pan comme pouvait en employer Po- 
lyphème. L'invitation a été entendue : Osmies, Anthi- 
dies, Mégachiles, sont venues en assez grand nombre, 


les premières surtout, profiter de l’originale installation. . 


J'ai obtenu de la sorte, pour les Anthidies et les Mé- 
gachiles, de superbes séries, allant jusqu’à la douzaine. 
Ce succès avait son triste revers de médaille. Toutes 
mes séries, sans une seule exception, étaient ravagées 
par des parasites. Celles du Mégachile (Megachile seri- 
cans, Fonscol), qui façonne ses godets avec des feuilles 
de robinia, d’yeuse, de térébinthe, étaient habitées par 


le Cœhionys 8-dentata; celles de l’Anthidie (Anthidium 


ftorentinum, Latr.), étaient occupées par un Leucospis. 
Dans les unes et les autres grouillait une population de 
parasites pygmées, sur le nom desquels je ne suis pas 
encore édifié. Bref, mes ruches en flûte de Pan, si elles 


m'ont été fort utiles à d'autres point de vue, ne m'ont 


rien appris sur l’ordre des sexes chez les coupeuses de 


feuilles et les ourdisseuses de cotonnades. 


J'ai été plus heureux avec trois Osmies (Osmia tricor- 


nis, Latr., Osmia cornuta, Latr. et Osmia Latreillii, 


Spin.) qui m'ont fourni de superbes résultats, toutes les 
trois, avec des bouts de roseau disposés soit contre les 
murs de mon jardin, comme je viens de le dire, soit au 
voisinage de leur habituelle demeure, les nids prodi- 


314 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


gieux du Chalicodome des hangars. L’une d'elles, l’'Os- 
mie tricorne, a fait mieux : comme je l'ai raconté, elle a 
nidifié dans mon cabinet, en telle abondance que j'ai 
voulu, utilisant pour galerie des roseaux, des tubes de 
verre et autres retraites de mon choix. 

-Consultons cette dernière, qui m'a fourni des docu- 
ments supérieurs .en nombre à tout ce que je pouvais 
désirer ; et demandons-lui d’abord de combien d'œufs se 
compose en moyenne sa ponte. De tout le monceau de 
tubes peuplés dans mon cabinet, ou bien au dehors, 
dans les canisses et les appareils en flûte de Pan, le 
mieux garni renferme quinze cellules, avec espace libre 
au-dessus de la série, espace annonçant que la ponte 
est finie, car, si elle avait eu encore des œufs disponi- 
bles, la mère aurait utilisé, pour les loger, l'intervalle 
qu'elle a laissé inoccupé. Cette file de quinze me paraît 
rare ; je n'en ai pas trouvé d'autre. Mes éducations en 
domesticité, poursuivies pendant deux ans avec des 
tubes de verre ou des roseaux, m'ont appris que l'Os- 
mie tricorne n’aime guère les longues séries. Comme 
pour amoindrir les difficultés de la future libération, elle 
préfère les galeries courtes, où ne s’empile qu’une par- 
tie de la ponte. Il faut alors suivre ia même mère dans 
ses migrations d'une demeure à l’autre pour obtenir 
l'état civil complet de la famille. Un point coloré, dé- 
posé au pinceau sur le thorax pendant que l'abeille est 
profondément absorbée dans son travail de clôture à 
l'embouchure du canal, permet de reconnaître l’Osmie 
en ses divers domiciles. 

Par de tels moyens, l’essaim établi dans mon cabinet 
m'a fourni, la première année, une moyenne de douze 
cellules. La seconde année, la saison étant plus favo- 


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RÉPARTITION DES SEXES 375 


rable paraît-il, cette moyenne s’est un peu élevée, et a 
atteint la quinzaine. La plus nombreuse ponte opérée 
sous mes yeux, non dans un tube maïs dans une série 
d'hélices, s’est élevée au chiffre de vingt-six. D'autre 
part, des pontes de huit à dix ne sont pas rares. Enfin 
de l’ensemble de mes relevés, il résulte que la famille 
de l’Osmie oscille autour de la quinzaine. 

J'ai déjà mentionné les profondes différences que pré- 
sentent les loges d’une même série au point de vue du 
volume. Les cloisons, d’abord largement distantes, se 
rapprochent davantage entre elles à mesure qu’elles sont 
plus voisines de l’orifice, ce qui détermine d’amples 
cellules en arrière et d’étroites cellules en avant. Le 
contenu de ces chambres n’est pas moins inégal d’une 
région à l’autre de la série. Sans exception que je con- 
naisse, les loges spacieuses, celles par lesquelles la série 
débute, ont des provisions plus abondantes que les loges 
étroites, par lesquelles la série finit. Le monceau de 
miel et de pollen des premières est le double, le triple 
de celui des secondes. Pour les dernières loges, les plus 
récentes, les vivres ne sont qu’une pincée de pollen, 
si parcimonieuse, qu'on se demande ce que deviendra la 
larve avec cette maigre ration. | 

On dirait que l’Osmie, sur la fin de sa ponte, juge 
sans importance ses derniers-nés, pour lesquels elle 
mesure avarement et l’espace et la nourriture. Aux pre- 
miers-nés, le zèle ardent d’un travail qui débute, la 
table somptueuse et l'ampleur du logis ; aux derniers- 
nés, la lassitude d’un travail prolongé, la ration mes- 
quine et l’étroit recoin. 

Les différences s’accusent sous un autre aspect lorsque 
les cocons sont filés. Aux grandes loges, celles d’arrière, 


376 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les cocons volumineux ; aux petites loges, celles d'avant, 


les cocons de deux à trois fois moindres. Pour les ou- 
vrir et constater le sexe de l’Osmie incluse, attendons la 
transformation en insecte parfait, qui se fera vers la fin 


de l’été. Si l’impatience nous gagne, ouvrons-les en fin 


juillet et août. Alors l’insecte est à l’état de nymphe, et 
l’on peut très bien, sous cette forme, distinguer les deux 
sexes à la longueur des antennes, plus grandes chez les 
mâles, et aux tubercules cristallins du front, indice de la 
future armure des femelles. Eh bien, les petits cocons, 
ceux des loges d’avant, les plus étroites et les moins 
bien approvisionnées, appartiennent tous à des mâles; 


les gros cocons, ceux des loges d’arrière, les plus spa- 


_cieuses et les mieux approvisionnées, appartiennent tous 
à des femelles. | 
La conclusion est formelle : la ponte de l’'Osmie tri- 
corne comprend deux groupes sans mélange, d’abord 
un groupe de femelles et puis un groupe de mâles. 

Avec mes appareils en flûte de Pan exposés contre les 
murs de mon enclos, avec les vieilles canisses laissées 
au dehors suivant l'horizontale, j'ai obtenu lOsmie 
cornue en nombre suffisant. J’ai décidé l’Osmie de La- 
treille à nidifier dans des roseaux, ce here a fait 
avec un entrain que j'étais loin d'attendre. Il m'a suff 
de disposer à sa portée et suivant l'horizontale, des bouts 


de roseau dans le voisinage immédiat des lieux qu’elle 


fréquente d'habitude, savoir les nids du Chalicodome 
des hangars. Enfin je suis parvenu sans difficulté à la 
faire nidifier dans l'intimité de mon cabinet de travail, 
avec des tubes de verre pour ect Le résultat a dé- 
passé mes désirs. | 

Pour les deux Osmies, l'aménagement du canal est 


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PE TT DT INT SEE 


M bis at tr, tél 


RÉPARTITION DES SEXES 377 


le même que pour l'Osmie tricorne. En arrière, amples 
cellules aux provisions abondantes et cloisons large- 
ment espacées ; en avant, cellules étroites, aux provi- 
sions réduites et cloisons rapprochées. Enfin les grandes 
cellules m'ont fourni de gros cocons et des femelles ; 


les cellules moindres m'ont donné de petits cocons et 


des mâles. Pour les trois Osmies, la conclusion est : donc 
exactement la même. 

Avant d'en finir avec les Osmies, donnons un instant 
à leurs cocons, dont la comparaison, sous le rapport du 
volume, nous fournira des documents assez exacts sur 
la taille relative des deux sexes, le contenu, l’insecte 
parfait, étant évidemment proportionnel à l'enveloppe 
de soie qui l’enserre. Ces cocons sont ovalaires et peu- 
vent être considérés comme des ellipsoïdes de révolu- 
tion autour du grand axe. Pareil solide a pour expres- 
sion de son volume : 


{x ab. 


tuile dans laquelle 2a est le ae axe, et 26 le pe- 
tit axe. . 

Or les cocons de l’'Osmie tricorne ont en moyenne les 
dimensions suivantes : 


Il 


2a 432 ; 26 — 7°" pour les femelles. 
2a —= 9°®; 26 — 5°" pour les mâles. 


Le rapport de 13 >< 1 x 17 — 637 et de À >< 5 >< 5 — 225 
sera donc à très peu près le rapport en volume des deux 
sexes. Or ce rapport est compris entre 2 et 3. Les fe- 


melles sont donc de deux à trois fois plus grosses que 


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378 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


les mâles, proportion où nous avait déjà conduit la com- 
paraison de la masse des vivres, évaluée à simple vue. 
L'Osmie cornue nous fournit en moyenne : 


2a — 15%" ; 20 — 9" pour les femelles. 
2a — 12** ; 26 — 7°" pour les mâles. 


Le rapport 15 >< 9 >< 9 — 1245 et 12 x 7 >< 7 = 588. 
est encore compris entre 2 et 3. 

Outre les hyménoptères qui disposent leur ponte en 
série linéaire, j'en ai consulté d’autres qui, par le grou- 
pement de leurs cellules, permettent de constater, avec 
moins de rigueur ilest vrai, l'ordre relatif des deux sexes. 
De ce nombre est le Chalicodome des murailles, dont le 
nid, en forme de coupole, bâti sur un galet, nous est 
suffisamment connu pour qu'il soit inutile d'y revenir. 

Chaque mère choisit son galet et y travaille solitaire. 
Propriétaire intolérante de l'emplacement, elle surveille 
son caillou avec un soin jaloux, et en chasse toute ma- 
çonne qui fait mine seulement de vouloir s’y poser. Les 
habitants d'un même nid sont donc toujours frères et 
sœurs ; ils sont la famille.d’une même mère. 

S1 d'autre part, condition facile à remplir, le galet pré- 
sente une surface d'appui assez grande, la Maçonne n’a 
aucun motif de quitter le support où elle a commencé sa 
ponte pour s’en aller ailleurs en quête d’un autre et y con- 
tinuer le dépôt de ses œufs. Elle est trop économe de son 
temps et de son mortier pour se laisser entraîner, sans 
motif grave, à de telles dépenses. Par conséquent chaque 
nid, du moins quand il est neuf, quand l’Abeille en a jeté 
elle-même les premiers fondements, renferme la ponte 
intégrale. Il n’en est plus de même quand un vieux nid 


RÉPARTITION DES SEXES 379 


est restauré pour servir au dépôt des œufs. Je revien- 
drai plus tard sur ces demeures non bâties par la pro- 
priétaire actuelle. Un nid de fondation nouvelle renferme 
donc, à part de rares exceptions, la ponte entière d’une 
seule femelle. Comptons les cellules, et nous aurons le 
dénombrement total de la famille. Leur nombre maxi- 
mum oscille autour de la quinzaine. Les groupes les 


-plus riches, groupes fort rares, m'en ont montré jus- 


qu’à dix-huit. 

Si la surface du galet est régulière tout autour du 
point où est assise la première cellule construite, si la 
Maçonne peut étendre son édifice avec la même facilité 


dans tous les sens, il est visible que le groupe, une fois 


terminé, aura, dans la région centrale, les cellules de 
date plus ancienne, et dans la région périphérique, les 
cellules de date plus récente. À cause de la juxtaposi- 
tion des cellules, qui servent partiellement de paroi à 
celles qui les suivent, les nids du Chalicodome se pré- 
tent donc, dans une certaine mesure, à l'évaluation chro- 
nologique ; ce qui nous permet de reconnaître dans quel 
ordre se succèdent les sexes. 

En hiver, alors que l’apiaire est depuis longtemps à 
l’état parfait, je fais récolte de nids de Chalicodome, 
que je détache tout d’une pièce de leur support par quel- 
ques brusques coups de marteau donnés latéralement 
sur le galet. À la base du dôme de mortier, les cellules 
sont largement béantes et montrent leur contenu. Je 
retire le cocon de sa loge, je l’ouvre et je constate le 
sexe de l’insecte inclus. 

Ce que j'ai recueilli de nids, ce que j'ai visité de cel- 
lules par cette méthode depuis six à sept ans que je 
poursuis la présente étude, semblerait hyperbolique si 


_380 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 

je m'avisais de citer le nombre total. Qu’il me suffise de 
dire que la récolte d'une seule matinée consistait parfois 
en une soixantaine de nids de la Maçonne. Le transport 
de pareil butin exige un aide, bien que les nids soient 
détachés sur place de leurs galets. 

L'ensemble énorme des nids examinés me donne cette 
conclusion : Quand le groupe est régulier, les cellules 
femelles occupent la partie centrale, et les cellules mâles 
occupent les bords. Si l'irrégularité du galet n'a pas 
permis une distribution égale autour du point initial, la 
loi n’est pas moins évidente. Jamais une cellule mâle 
n'est enveloppée de tous côtés par des cellules femelles ; 
ou bien elle occupe les bords du nid, ou bien elle est 
contiguë, au moins par certains côtés, à d’autres cel- 
lules mâles, dont les dernières font partie de l'extérieur 
du groupe. Comme les cellules enveloppantes sont évi- 
demment postérieures aux cellules enveloppées, on voit 
que l’Abeïlle maçonne se comporte comme les Osmies : 
elle commence sa ponte par des femelles, elle la finit 
par des mâles, chacun des sexes formant une série sans 
mélange avec l’autre. : 

Quelques autres circonstances adjoignent leur témoi- 


gnage à celui des cellules enveloppées ou envelop- 


pantes. Si, par un brusque ressaut, le galet forme une 
sorte d'angle dièdre dont l’une des faces est à peu près 
verticale et l’autre horizontale, cet angle est un empla- 
cement de prédilection pour la Maçonne, qui trouve 
ainsi, dans le double plan lui donnant appui, stabilité 


plus grande pour son édifice. Ces emplacements me pa- à 


raissent très recherchés du Chalicodome, vu le nombre 
de nids que je trouve ainsi doublement appuyés. Dans 
de pareils nids, toutes les cellules, comme à l'ordinaire, 


APT ARO NE ut AIT IE, à EE 


Sin EE RE 


RÉPARTITION DES SEXES 381 


reposent par leur base sur le plan horizontal; mais le 
premier rang, celui des cellules construites les pre- 
mières, s’adosse au plan vertical. 

Eh bien, ces cellules les plus anciennes, occupant 
l’arête même de l’angle dièdre, sont toujours femelles, 
exception faite de celles de l’une et de l’autre extrémi- 
tés de la file, qui, appartenant à l'extérieur, peuvent être 
des cellules mâles. Devant cette première rangée en 
viennent d’autres. Les femelles en occupent la partie 
moyenne et les mâles les extrémités. Enfin la dernière 
rangée, formant enveloppe, ne comprend que des mâles. 
La marche du travail est ici très visible : la Maçonne 
s'est d'abord occupée de l’amas central de cellules fe- 
melles, dont la première rangée occupe l’angle dièdre ; 
elle a terminé son œuvre en distribuant les cellules 
mâles à la périphérie. | 

Si la face verticale de l'angle dièdre est assez élevée, 
il arrive parfois que sur la première rangée de cellules 
adossées à ce plan, une seconde rangée est superposée, 
plus rarement une troisième. Le nid est alors à plusieurs 
étages. Ses élages inférieurs, les plus vieux, ne contien- 
nent que des femelles; son étage supérieur, le plus ré- 
cent, ne contient que des mâles. Il reste bien entendu 
que la couche superficielle, même des étages inférieurs, 
peut contenir des mâles sans infirmer la loi, car cette 
couche peut être toujours regardée comme le dernier 
travail du Chalicodome. 

Tout concourt donc à démontrer que chez l’Abeille 


maconne, les femelles sont en tête pour l’ordre de pri- 


mogéniture. À elles la partie centrale et la mieux proté- 
gée de la forteresse de terre; aux mâles la partie exté- 
rieure, la plus exposée aux intempéries, aux accidents. 


SPAS T NERO EE Da 


44 MEANS ne A LT SD BUTS DA e D È at 
GE 9 er EP T0 A CR CES 


382 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Les cellules des mâles ne diffèrent pas seulement des 
cellules des femelles par leur situation à l'extérieur du 
groupe; elles en diffèrent aussi par leur capacité, bien 
moindre. Pour évaluer les capacités relatives des deux 
genres de cellules, j'opère comme il suit. Je remplis de 
sable très fin la cellule vidée, et je transvase ce sable 
dans un tube de verre de 8 millimètres de diamètre. La 
hauteur de la colonne de sable est en rapport avec la ca- 
pacité de la cellule. Parmi mes nombreux exemples de 
nids ainsi jaugés, j'en prends un au hasard. 

Il comprend treize cellules et occupe un angle 
dièdre. Les cellules femelles me donnent pour longueur 
de la colonne de sable, les nombres suivants en milli- 


mètres : 
40, 44, 43, 48, 48, 46, 47, 


dont la moyenne est 45. 
Les cellules mâles me donnent : 


32, 35, 28, 30, 30, 34, 


dont la moyenne est 31. 

Le rapport des capacités des loges pour les deux 
sexes est ainsi le rapport de 4 à 3 environ. Le contenu 
étant proportionnel au contenant, ce doit être aussi 
à peu près le rapport des provisions et Le rapport des 
tailles entre femelles et mâles. Ces nombres nous ser- 
viront tout à l'heure pour reconnaître si une vieille 
cellule, occupée pour la seconde ou troisième fois, ap- 
partenait d’abord à une femelle ou bien à un mâle. 

Le Chalicodome des hangars ne peut fournir des 
données dans le présent ordre d'idées. Il nidifie, sous la 


RÉPARTITION DES SEXES 383 


même toiture, en populations excessivement nombreu- 
ses, et il est impossible de suivre le travail d’une seule 
maçonne, dont les cellules, distribuées d'ici et de là, 
sont bientôt recouvertes par le travail des voisines. Tout 
est mélange et confusion dans l’œuvre individuelle du 
tumultueux essaim. 

* Je n'ai pas assisté assez assidûment au travail du 


Chalicodome des arbustes pour pouvoir affirmer que. 


cet apiaire bâtit isolément son nid, boule de terre ap- 
pendue à un rameau. Tantôt ce nid est de la grosseur 
d’une forte noix et paraît alors l’œuvre d’un seul ; tantôt 


il est de la grosseur du poing, et dans ce cas je ne mets 


pas en doute qu'il soit l’œuvre de plusieurs. Ces nids 
volumineux, comprenant au delà d’une cinquantaine de 
cellules, ne peuvent rien nous apprendre de précis 
puisque plusieurs ouvrières y ont certainement col 
laboré. 

Les nids du volume d’une noix sont plus dignes 
de confiance, car tout semble indiquer qu’une seule 
abeille les a édifiés. On y trouve des femelles au centre 
du groupe, et des mâles à la circonférence, dans des 
cellules un peu moindres. Ainsi se répète ce que vient 
de nous apprendre le Chalicodome des galets. 

De l’ensemble de ces faits, une loi se dégage, simple 
et lucide. Étant mise à part l'exception singulière de 
l'Osmie tridentée, qui mélange les sexes sans aucun 
ordre, les hyménoptères que j'ai étudiés, et très proba- 
blement une foule d’autres, produisent d’abord une sé- 
rie continue de femelles, et puis une série continue de 
mâles, cette dernière avec des provisions moindres et 
des cellules plus étroites. Cette répartition des sexes 
est conforme à ce que l’on sait depuis longtemps sur 


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384 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


l’Abeille domestique, qui commence sa ponte par une 
longue suite d’ouvrières ou femelles stériles, et la ter- 
mine par une longue suite de mâles. Le parallélisme 
se poursuit jusque dans la capacité des cellules et les 
quantités de vivres. Les vraies femelles, les reines 
Abeilles, ont des loges de cire incomparablement plus 
spacieuses . que les cellules des mâles ; elles recoivent 
une nourriture bien plus abondante. Tout affirme donc 
que nous sommes en présence d'une loi générale. 

Mais cette loi est-elle bien l'expression de la vérité 
entière? N'y a-t-il plus rien au delà d’une ponte bi- 
sériée ? Les Osmies, les Chalicodomes et les autres sont- 
ils fatalement assujettis à la répartition des sexes en 
deux groupes distincts, le groupe des mâles succédant 
au groupe des femelles, sans mélange entre les deux ? 
Si les circonstances l’exigent, y a-t-il chez la mère im- 
puissance absolue de rien changer à cette coordination ? 

Déjà l'Osmie tridentée nous montre que le problème 
est loin d’être résolu. Dans un bout de ronce, les deux 
sexes se succèdent très irrégulièrement, comme au ha- 
sard. Pourquoi ce mélange dans la série de cocons d'un 
hyménopière congénère de l’Osmie cornue et de l'Osmie 
tricorne, qui méthodiquement, par sexes séparés, empi- 
lent les leurs dans le canal d’un roseau? Ce que fait 
l’apiaire de la ronce, ses analogues du roseau ne peu- 
vent-ils le faire? Rien que je sache ne peut expliquer 
cette différence si profonde dans un acte physiologique 
de premier ordre. Les trois hyménoptères appartiennent 
au même genre ; ils se ressemblent pour la forme géné- 
rale, la structure interne, les mœurs; et avec cette 
étroite similitude, voici tout à coup une dissimilitude 
étrange. + ra el 


tnt 4 


RÉPARTITION DES SEXES 385 


: Un point, un seul, est entrevu qui puisse faire naître 
quelques soupçons sur la cause du défaut d'ordre dans 
la ponte de l’Osmie tridentée. Si j'ouvre un bout de 
ronce pendant l'hiver pour examiner le nid de l’'Osmie, 
il m'est impossible, dans la grande majorité des cas, 
de distinguer sûrement un cocon femelle d’un cocon 
mâle, tant les grosseurs en diffèrent peu. Les cellules 
d’ailleurs ont même capacité : le canal de la ronce est 
partout d’égal diamètre et les cloisons conservent un 
écart mutuel à peu près constant. Si je l’ouvre en juillet, 
époque de l’approvisionnement, il m'est impossible de 
distinguer les vivres destinés aux mâles des vivres des- 
tinés aux femelles. Le jaugeage de la colonne de miel 
donne, dans toutes les cellules, sensiblement la même 
hauteur. Même quantité d'espace et mème nourriture 
pour les deux sexes. 

Ce résultat nous fait prévoir ce que répond l examen 
direct des deux sexes sous la forme adulte. Pour la taille, 


le mâle ne diffère pas sensiblement de la femelle. S'il 
lui est un peu inférieur, c'est à peiné notable; tandis 


que chez l’Osmie cornue et chez l'Osmie tricorne, le 
mâle est de deux à trois fois moindre que la femelle, 
ainsi que nous l’a démontré l’ampleur des cocons res- 
pectifs. Chez le Chalicodome des murailles, la différence 
se maintient dans le même sens, quoique moins pro- 
noncée. 
… L'Osmie tridentée n’a donc pas à se préoccuper de pro- 
portionner l’ampleur du logis et la quantité des vivres au 
sexe de l’œuf qu’elle va pondre : d’un bout à l’autre de 
la série, la mesure est commune. Peu importe que les 
sexes alternent sans ordre ; chacun trouvera ce qui lui 
est nécessaire, quel que soit son rang dans la série, 
25 


.386 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Avec leur profonde disparité de taille entre les deux 
sexes, les deux autres Osmies ont à veiller à la double 
condition de l’espace et de la ration. Et voilà pour- 
quoi, ce me semble, elles débutent par des cellules spa- 
cieuses et largement approvisionnées, demeures des fe- 
melles, et finissent par des cellules étroites, maigrement 
pourvues, demeures des mâles. Avec cette succession, 
nettement délimitée pour les deux sexes, sont moins à 
craindre des méprises qui donneraient à l’un ce qui doit 
revenir à l’autre. Si ce n’est pas là vraiment la cause des 
faits, je n’en vois pas d'autre que je puisse invoquer. : 

Plus je réfléchissais sur la curieuse question, plus il 
me devenait probable qué la période irrégulière de l'Os- 
mie tridentée et la période régulière des autres Osmies, 
des Chalicodomes et des hyménoptères en général, de- 
vaient se ramener à une loi commune. Il me semblait 
que la sériation par femelles d’abord et puis par mâles, 
n’était pas l'entière vérité. Il devait y avoir plus. Et 
j'avais raison : cette sériation n’est qu'un tout petit 
coin de la réalité, bien autrement remarquable. C'est ce 
que je vais établir expérimentalement, 


MS. A rage, Slt, LE di a ru à 0 ES SES 


XI1X 


LE SEXE DE L'ŒUF A LA DISPOSITION DE LA MÈRE. 


Je commencerai par le Chalicodome des galets. — 
Les vieux nids sont fréquemment utilisés, lorsqu'ils 
ont conservé la solidité nécessaire. Au début de la sai- 
son, les mères se les disputent avec acharnement: et 
quand l’une d'elles a pris possession du dôme convoité, 
elle en chasse toute étrangère. La vieille demeure est 
loin d’être une masure: seulement elle est perforée d’au- 
tant d'ouvertures qu’il en est sorti d'habitants. Le tra- 
vail de réparation se réduit à peu de chose. L’amas 
terreux, provenant de la démolition de la clôture par 


lapiaire qui est sorti, est extrait de la cellule et rejeté 


au loin, parcelle à parcelle. Les débris du cocon sont 
rejetés aussi, mais pas toujours, car la fine enveloppe 
de soie adhère fortement à la maçonnerie. 

Alors commence l’approvisionnement de la cellule 
appropriée. Vient ensuite la ponte, et les scellés sont 
mis finalement à l’orifice avec un tampon de mortier. 
Une seconde cellule est utilisée de même, puis une troi- 
sième, et ainsi de suite, l’une après l’autre, tant qu'il y 
en a de libres et que les ovaires de la mère ne sont pas 
épuisés. Enfin le dôme reçoit, principalement sur les 
ouvertures déjà tamponnées, une couche de crépi qui 
donne au nid l'aspect neuf. Si la ponte n’est pas finie, 


388 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Le 


la inère va à la recherche d’autres vieux nids pour 
l’achever. Peut-être ne se résout-elle à fonder un éta- 
blissement nouveau que lorsqu'elle ne trouve pas des 
demeures anciennes, qui lui vaudraient grande écono- 
mie de temps et de fatigue. Bref, dans l’innombrable 
quantité de nids que j'ai recueillis, j'en trouve beaucoup 
plus de vieux que de récents. 

Comment les distinguer les uns des dutrée? L'ébect 
extérieur n’apprend rien, tant la Maçonne a pris soin de 
restaurer à neuf la surface de l'ancienne demeure. Pour 
résister aux intempéries de l'hiver, cette surface doit 
être inattaquable. La mère le sait bien, et elle répare le 
dôme en conséquence. A l’intérieur, c’est autre chose: 
le vieux nid se décèle à l'instant. Il y a des cellules dont 
les provisions, vieilles d'un an au moins, sont intactes, 
mais desséchées ou moisies, l'œuf ne s'étant pas déve- 
loppé. Il y en a d’autres contenant une larve morte, ré- 
duite par le temps à un cylindre courbe de pourriture 
durcie. Il s’en trouve d’où l’insecte parfait n’a pu sortir; 
le Chalicodome s’est exténué pour forer le plafond de 


sa loge ; les forces lui ont manqué, et il est mort à la. 


peine. Il s’en trouve encore, et très fréquemment, qui 
sont occupées par des ravageurs, Leucospis et Anthrax, 
= dont la sortie aura lieu bien plus tard, en juillet. En 
somme, le logis est loin d’avoir toutes ses chambres 
libres; il y en a presque toujours une partie très no- 
table occupée soit par des parasites non encore éclos 
au moment du travail de l’Abeïlle maçonne, soit par 
des provisions gâtées, des larves desséchées et des 
Chalicodomes à l’état parfait, qui sont morts sans pou- 
voir se libérer. 

Toutes les chambres seraient-elles disponibles, alt 


D A PE ee 7 v. 


LE SEXE DE L’'ŒUF 389 


rare, un moyen reste encore de distinguer un vieux nid 
d'un nid récent. Le cocon, ai-je dit, adhère assez forte- 
ment à la paroi, et la mère n’enlève pas toujours cette 
dépouille, soit qu’elle ne le peuve, soit qu’elle en juge 
l'extraction inutile. Alors le cocon récent est enchâssé 
par la base dans le fond du cocon vieux. Cette double 
enveloppe affirme nettement deux générations, deux 
années. Il m'est arrivé de trouver jusqu'à trois cocons 
emboîtés par la base. Les nids du Chalicodome des ga- 
lets peuvent donc servir pendant trois ans, si ce n’est 
davantage. Finalement, ils deviennent de vraies masu- 
res, abandonnées aux araignées et à divers petits hy- 
ménoptères, qui s’établissent dans les chambres crou- 
antes. 

On le voit, un vieux nid presque jamais n’est apte à 


contenir la ponte intégrale du Chalicodome, ponte qui 


réclame une quinzaine de cellules. Le nombre des cham- 
bres disponibles est fort variable, mais toujours très ré- 


duit. C’est beaucoup s'il y en a assez pour recevoir à 


peu près la moitié de la ponte. Quatre ou cinq cellules, 
parfois deux et même une seule, voilà ce que d'habitude 
la Macçonne trouve dans un nid qui n’est pas son tra- 
vail. Cette réduction si considérable s'explique quand 
on connaît les nombreux parasites qui exploitent ia 
pauvre abeille. 


Or comment sont distribués les sexes dans ces pontes 


forcément fractionnées, d’un vieux nid à l’autre? Ils le 
sont de manière à renverser de fond en comble l’idée 
d’une invariable sériation en femelles et puis en mâles, 
idée née de l'examen des nids récents. Si cette loi était 
constante, on devrait trouver en effet, dans les vieux 
dômes, tantôt uniquement des femelles, et tantôt uni- 


390 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


quement des mâles, suivant que la ponte en serait à sa 
première ou bien à sa deuxième période. La présence 
simultanée des deux sexes correspondrait alors à l’épo- 
que de transition d’une période à la suivante et ne de- 
vrait se présenter que très rarement. Loin de là : elle 
est très fréquente ; les vieux nids présentent toujours 
des femelles et des mâles, si réduit qu’ait été le nombre 
de cellules libres, à la seule condition que les loges 
aient la capacité réglementaire, capacité plus grande 
pour les femelles, moindre pour les mâles, comme nous 


: l'avons vu. 


Dans les anciennes cellules de mâles, reconnaissables 
à leur position périphérique, à leur capacité que mesure 
en moyenne une colonne de sable de 31 millimètres de 
hauteur dans un tube de verre de 5 millimètres de dia- 
mètre ; dans les vieilles cellules de mâles, dis-je, se trou- 
vent des mâles de seconde, de troisième génération, et 
rien que des mâles. Dans les anciennes cellules de fe- 
melles, cellules centrales, dont la capacité est mesurée 
par une colonne de sable de 45 millimètres, sont des fe- 
melles et rien que des femelles. 

Cette présence des deux sexes à la fois, n'y aurait-il 
que deux cellules disponibles, l’une spacieuse, l’autre 
étroite, démontr# dela façon la plus évidente, que la ré- 
partition régulière, constatée dans les nids complets de 
production récente, est ici remplacée par une répartition 
irrégulière, en harmonie avec le nombre et la capacité 
des chambres qu'il s’agit de peupler. La Maçonne n’a 
devant elle, je suppose, que cinq loges libres, deux 
plus grandes, trois plus petites. L'ensemble du lo- 
gement correspond à peu près au tiers de la ponte. 
Eh bien, dans les deux cellules orandes, elle met des 


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LE SEXE DE L'ŒUF  . 394 


femelles ; dans les trois cellules petites, elle met des 
mâles. 

Des faits semblables se répétant dans tous les vieux 
nids, forcément faut-il admettre que la mère connaît le 
sexe de l’œuf qu’elle va pondre, puisque cet œuf est dé- 
posé dans une cellule à capacité convenable. Mieux que 
cela : il faut admettre que la mère modifie à son gré 
l'ordre de succession des sexes, puisque ses pontes, d’un 
vieux nid à l’autre, se fractionnent en petits groupes de 
mâles et de femelles, comme l’exigent les conditions d’es- 


pace dans le nid dont élle a pris fortuitement pos- 


session. 

Tout à l'heure, dans le nid récent, nous voyions 
l'Abeille maçonne sérier sa ponte totale en femelles 
d’abord et puis en mâles; la voici maintenant qui, pro- 
priétaire d’un vieux nid dont elle n’est pas maîtresse de 
modifier l'aménagement, fractionne sa ponte en pé- 
riodes mélangées et conformes aux conditions qui lui 


sont imposées. Elle dispose donc du sexe de l'œuf à sa 


guise, car sans cette prérogative, elle ne pourrait, dans 
les chambres du nid que le hasard lui a valu, remettre 
exactement le sexe pour lequel ces chambres avaient été 
construites au début; et cela, si réduit que soit le nom- 
bre des chambres à peupler. 


Quand le nid est neuf, je crois entrevoir un motif. 


pour le Chalicodome de sérier sa ponte en femelles et 
puis en mâles. Son nid est une demi-sphère. Celui du 
Chalicodome des arbustes se rapproche de la sphère. De 
toutes les formes, la plus résistante est la forme sphéri- 
que. Or il faut à ces deux nids une puissance de résis- 
tance exceptionnelle. Sans aucun abri, ils doivent bra- 
ver les intempéries, l’un sur son galet, l’autre sur son 


392 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


rameau. Leur configuration sphéroïdale est donc très 
logique. 

Le nid du Chalicodome des murailles se compose 
d'un groupe de cellules verticales adossées l’une à l’au- 
tre. Pour que l’ensemble prenne la configuration sphé- 
rique, il faut que la hauteur des loges diminue du centre 
du dôme à la circonférence. Leur élévation est'le sinus 


-de l'arc de méridien à partir du plan du galet. Ainsi la 


solidité exige les grandes cellules au centre et les petites 
cellules au bord. Et comme le travail commence par les 
chambres centrales et finit par les chambres du pourtour, 
la ponte des femelles, destinées aux grandes cellules, 
doit précéder la ponte des mâles, destinés aux petites 
cellules. Donc, les femelles d’abord; et pour finir, les 
mâles. 

Voilà qui est bien lorsque la mère fonde elle-même 
l'habitation, qu’elle en jette les premières assises. Mais, 
si elle est en présence d’un nid ancien, dont elle ne peut 
modifier en rien la distribution générale, comment uti- 
liser les quelques loges libres, les grandes comme les 
petites, si le-sexe de l'œuf est déjà irrévocablement dé- 
terminé? Elle ne peut y parvenir qu’en abandonnant la 
sériation à deux groupes et en conformant sa ponte 
aux exigences si variables du logis. Ou bien elle est 
dans l'impossibilité d'utiliser économiquement un vieux 
nid, ce que l’observation nie; ou bien elle pose à à son 
gré du sexe de l’œuf qu’elle va pondre. 

Cette dernière alternative, les Osmies, à leur tour, 
vont nous l’affirmer de la façon la plus formelle. Nous 
avons vu que ces apiaires ne sont pas en général des 
ouvrières mineuses, forant elles-mêmes l'emplacement 
de leurs cellules. Elles utilisent les anciens travaux d’au- 


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LE SEXE DE L'ŒUF : 393 
trui, ou bien les réduits naturels, tiges creuses, spirale 
des coquilles vides, cachettes dans les murailles, la terre, 
le bois. Leur œuvre se borne à des retouches pour amé- 
liorer le logis, à des cloisons, à des clôtures. Pareils ré- 

duits ne manquent pas, et l’insecte en trouverait tou- 
jours de premier choix s’il s’avisait de les chercher dans 
un rayon d'exploration de quelque étendue. Mais l’Os- 
mie est casanière, elle revient à son lieu de naissance ce 
et s'y maintient avec une assiduité bien difficile à las- 4 k 
ser. C’est là, dans un médiocre espace, à elle très fami- ë 
lier, qu'elle préfère établir sa famille. Mais alors les lo- 
gis sont peu nombreux, de toute forme et de toute 
ampleur. Il y en a de longs et de courts, de spacieux et 
_de rétrécis. À moins de s’expatrier, dure résolution, il 
convient de les utiliser tous, du premier au dernier, car 
on n'a pas le choix. Guidé par ces considérations, j'ai 
entrepris les expériences que je vais rapporter. 3 
J’ai dit comment mon cabinet était devenu, à deux re- ee. 
prises, une ruche populeuse, où l’Osmie tricorne nidi- 
fiait dans les divers appareils que je lui avais préparés. 
Parmi ces appareils dominaient les tubes, en verre ou 
en roseau. Il y en avait de toute longueur et de tout cali- 
bre. Dans les tubes longs ont été déposées les pontes 
entières ou presque entières, avec série de femelles sui- 
vie d’une série de mâles. Ayant déjà parlé de ce résui- 
tat, je passe outre. Les tubes courts étaient assez variés 
_de longueur pour loger telle ou telle autre portion de ia 
ponte totale. Me basant sur les longueurs respectives 
des cocons des deux sexes, sur l'épaisseur des cloisons 
et du tampon final, j'en avais raccourci quelques-uns 
aux strictes dimensions nécessitées pour deux cocons 
seulement et de sexe différent. 


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304 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Eh bien, ces tubes courts, qu'ils fussent en verre ou 
en roseau, furent occupés avec le même zèle que les 
tubes longs. De plus, résultat magnifique, leur contenu, 
ponte partielle, débutait toujours par des cocons femelles 
et se terminait par des cocons mâles. Cette succession 
était invariable ; ce qui variait, c'était le nombre de 
loges, c'était la proportion entre les deux genres de co- 
cons, ici plus grande dans un sens et là plus grande 
dans l’autre sens. 

Pour préciser les idées, en cette expérience fondamen- 
tale, qu'il me suffise de citer un exemple parmi la mul- 
titude des cas similaires. Je lui donne la préférence à 
cause de la fertilité assez exceptionnelle de la ponte. Une 
Osmie, marquée sur le thorax, est suivie, jour par jour, 
du commencement à la fin de son travail. Du 1° au 
40 mai, elle occupe un premier tube en verre où elle 
loge sept femelles, et puis un mâle terminant la séric. 
Du 10 au 17 mai, elle peuple un second tube où elle 
loge trois femelles d’abord et puis trois mâles. Du 17 
au 25 mai, troisième tube avec trois femelles et puis 
deux mâles. Le 26 mai, quatrième tube, qu’elle aban- 
donne, probablement à cause de son trop grand dia- 
mètre, après y avoir déposé une femelle. Enfin du 26 
au 30 mai, cinquième tube qu’elle peuple de deux fe- 
melles et de trois mâles. Total vingt-cinq Osmies, dont 
dix-sept femelles et huit mâles. Remarquons, ce qui ne 
sera pas sans utilité, que ces séries partielles ne corres- 
pondent pas du tout à des périodes séparées par des 
intervalles de repos. La ponte est continue, autant que 
le permet l'état variable de l'atmosphère. Dès qu'un 
tube est plein et clôturé, un autre sans retard est occupé 


par l’'Osmie, 
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LE SEXE DE L'ŒUF 1 SÙS 


Les tubes réduits à la stricte longueur de deux cel- 
lules, pour la grande majorité répondirent à mes prévi- 
_sions : la cellule inférieure était occupée par une femelle, 
et la cellule supérieure par un mâle. Quelques-uns fai- 
. saient exception. Plus clairvoyante que moi dans l’éva- 
luation du strict nécessaire, mieux versée dans l'éco- 
nomie de l’espace, l’'Osmie avait trouvé le moyen de 
loger deux femelles là où je n'avais vu place que pour 
une femelle et un mâle. 

En somme, le résultat de l'expérimentation est d’une 
pleine évidence. En face de tubes insuffisants pour re- 
cevoir toute sa famille, l’Osmie est dans le même cas 
que l’Abeiïlle maçonne en présence d’un vieux nid. Elle 
agit alors exactement comme le Chalicodome. Elie frac- 

: tionne sa ponte, elle la détaille par séries aussi courtes 
que l'exige le logis disponible, et chaque série commence 
par des femelles ét finit par des mâles. Ce fractionne- 
ment en parties où les deux sexes sont représentés, et 
cette autre division de la ponte intégrale seulement en 
deux groupes, l’un femelle, l’autre mâle, lorsque la lon- 
gueur du canal le permet, ne mettent-ils pas en pleine 
lumière la faculté que possède l’insecte de disposer du 
sexe de l’œuf conformément aux conditions du logis? 

Aux conditions de l’espace serait-il téméraire d’en ad- 
joindre d’autres relatives à la précocité des mâles? 
Ceux-ci rompent leurs cocons une paire de semaines et 
plus avant les femelles ; ils sont des premiers accourus 
aux fleurs de l’amandier. Pour se libérer et venir aux 
joies du soleil sans troubler la file de cocons où dorment 
encore leurs sœurs, ils doivent occuper l'extrémité su- 
périeure de la série ; et tel est, sans doute, le motif qui 
décide l’Osmie à terminer par des mâles chacune de ses 


396 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pontes partielles. Rapprochés de la porte, ces impatients 
quitteront la demeure sans bouleverser les coques à éclo- 
sion plus tardive. | 

Les bouts de roseaux courts, très courts même, ont 
été expérimentés avec l'Osmie de Latreille. Il me suffi-. 
sait de les déposer tout à côté des nids du Chalicodome 
des hangars, affectionnés de cette Osmie. Les vieilles 
canisses exposées à l’air m'en ont fourni, de toute lon- 
gueur, habités par l’'Osmie cornue. De part et d’autre 
mêmes résultats et mêmes conséquences que poue! l’'Os- 
mie tricorne. 

Je reviens à cette dernière, nidifiant chez moi dans de 
vieux nids du Chalicodome des murailles, que j'avais 
disposés à sa portée, pêle-mêle avec les tubes. En de- 
hors de mon cabinet, je n’ai encore jamais vu l’Osmie 
tricorne adopter pareil domicile. Cela tient peut-être à 
ce que ces nids sont isolés, un à un, dans la campagne: 
et l'Osmie, qui aime le voisinage de ses pareilles, Le tra- 
vail en nombreuse compagnie, ne les adopte pas à cause 
de leur isolement. Mais sur ma table, les trouvant tout 
à côté des tubes où les autres travaillent, elle les adopte 
sans hésitation. 

Les chambres que ces vieux nids présentent sont 
plus ou moins spacieuses suivant l'épaisseur du re- 
vêtement de mortier que le Chalicodome a déposé sur 
l'ensemble des cellules. Pour sortir de sa loge, la Ma- 
conne doit perforer, non seulement le tampon, le cou- 
vercle construit à l'embouchure de la cellule, mais en- 
core l’épais crépi dont le dôme est fortifié à la fin du 
travail. De cette perforation résulte un vestibule qui 
donne accès dans la chambre proprement dite. C'est ce 
vestibule qui peut être plus long ou plus court, tandis 


LE SEXE DE L'ŒUF 397 


que la chambre correspondante a des dimensions à peu 
près constantes, pour un même sexe bien entendu. 

Supposons d'abord le vestibule court, au plus suffi- 
sant pour recevoir le tampon de terre avec lequel l'Os- 
mie fermera le logis. Il n’y a de disponible alors que la 
cellule proprement dite, logement spacieux où sera lar- 
gement à l’aise une femelle de l'Osmie, elle qui est beau- 
coup plus petite quele premier habitant de la chambre, 
n'importe le sexe de cet habitant ; mais il n’y a pas place 
pour deux cocons à la fois, vu surtout l'intervalle 
qu'occuperait Ja cloison intermédiaire. Eh bien, dans 
ces solides et vastes chambres, d’abord domiciles du 
Chalicodome, l'Osmie établit des femelles, exclusive- 
ment des femelles. 

Supposons maintenant le vestibule long. Alors une 


cloison est construite, empiétant un peu sur la cellule 


proprement dite, et le logis est divisé en deux étages 
inégaux. En bas, vaste salle, où est établie une femelle : 
en haut, étroit réduit, où est enserré un mâle. 


Si la longueur du vestibule le permet, déduction faite 


de la place nécessaire au tampon final, un troisième 
étage est établi, moindre que le second ; et dans ce re- 
coin parcimonieux, un autre mâle est logé. Aïnsi est 


peuplé par une seule mère, une cellule après l’autre, le 


vieux nid du Chalicodome des galets. ? 
L'Osmie, on le voit, est très économe du logement 
qui lui est échu ; elle l'utilise de son mieux, donnant 
aux femelles les amples chambres du Chalicodome, aux 
mâles les étroits vestibules, subdivisés en étages s'il y 
a possibilité. L'économie de l’espace est pour elle une 
condition majeure, ses goûts casaniers ne lui permettant 
pas des recherches lointaines. Elle doit employer tel 


Le 


398 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


auel, tantôt pour l’un, tantôt pour l’autre sexe, l’empla- 
cement que le hasard a mis à sa disposition. Icise mon- 
tre, plus claire que jamais, son aptitude à disposer du 
sexe de l’œuf, pour l’accommoder si judicieusement aux 
conditions du logis disponible. 

J'avais offert en même temps aux Osmies de mon ca- 
binet de vieux nids du Chalicodome des arbustes, sphé- 
roïdes de terre creusés de cavités cylindriques. Ces ca- 
vités sont formées, comme pour les vieux nids du 
Chalicodome des galets, de la cellule proprement dite 
et du vestibule de sortie, que l’insecte parfait, au mo- 
ment de sa libération, a creusé à travers l’enduit géné- 

ral. Leur diamètre est de 7 millimètres environ; leur 
| profondeur, au centre de l’amas, est de 23 millimètres; 
et sur le bord seulement de 14 millimètres en moyenne. 

Les profondes cellules centrales reçoivent uniquement 
les femelles de l'Osmie ; parfois même les deux sexes 
ensemble au moyen d’une cloison intermédiaire. La fe- 
melle occupe l'étage inférieur et le mâle l'étage supé- 
rieur. Il est vrai qu’alors l’économie de l’espace est pous- 
sée à ses dernières limites, les appartements fournis par 
le Chalicodome des arbustes étant déjà d'eux-mêmes 
bien petits malgré leur vestibule. Enfin les cavités péri- 
phériques les plus profondes sont accordées à des fe- 
melles, les moins profondes à des mâles. 

. J'ajoute qu’une seule mère peuple chaque nid; j'a- 
joute encore qu’elle procède d’une cellule à l’autre sans 
_ s'inquiéter de la profondeur reconnue. Elle va du centre 
aux bords, des bords au centre, d’une cavité pro- 
fonde à une cavité courte et réciproquement, ce qu'elle 
ne ferait pas si les sexes devaient se succéder dans un 
ordre déterminé. Pour plus de certitude, j'ai numéroté 


LE SEXE DE L’ŒUF 399 


les cellules d'un même nid à mesure qu’elles étaient 
closes. En les ouvrant plus tard, j'ai reconnu que les 
sexes n'étaient pas assujettis à une coordination chro- 
nologique. À des femelles succédaient des mâles, puis 
à des mâles succédaient des femelles, sans qu’il me fût 
possible de démèêler une sériation régulière. Seulement, 
et c’est là le point essentiel, les cavités profondes étaient 
le partage des femelles; et les cavités de peu de profon- 
deur, le partage des mâles. 

Nous savons que l’Osmie tricorne hante de préférence 
les habitations des apiaires qui nidifient en populeuses 
colonies, comme le Chalicodome des hangars et l’An- 
thophore à pieds velus. J’ai brisé, avec de minutieuses 
précautions, et scrupuleusement visité dans les loisirs du 
cabinet, de volumineux blocs de terre extraits des talus 
habités par l’Anthophore et envoyés de Carpentras par 
mon cher élève et ami H. Devillario. Les cocons de l’Os- 
mie sy trouvaient rangés par séries peu nombreuses, 
dans des couloirs très irréguliers, dont le travail initial 
est dù à l’Anthophore, et qui retouchés plus tard, agran- 
dis ou rétrécis, prolongés ou raccourcis, croisés et 
recroisés par les générations nombreuses qui se sont 
succédé dans la même cité, formaient un labyrinthe 
inextricable. 

Tantôt ces corridors ne communiquaient avec aucune 
attenance, tantôt ils donnaient accès dans la spacieuse 
chambre de l’Anthophore, reconnaissable, malgré son 
âge, à sa forme ovalaire et à son enduit de stuc poli. 
Dans ce dernier cas, la loge du fond, comprenant à elle 
seule l’antique chambre de l’Anthophore, était toujours 
occupée par une femelle d'Osmie. Au delà, dans 
l’étroit corridor, était logé un mâle, assez souvent deux, 


400 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


et même trois. Des cloisons de terre, travail de l'Osmie, 
séparaient, bien entendu, les divers habitants : à chacun 
son étage, sa loge close. | 

Si le logis se réduisait à un simple canal, sans appar- 
tement d'honneur au fond, appartement toujours réservé 
à une femelle, le contenu variait avec le diamètre de ce 
canal. Lesséries, dont les plus longues étaient de quatre, 
comprenaient, avec un diamètre plus ample, une, deux 
femelles d’abord, puis un, deux mâles. Il arrivait aussi, 
mais rarement, que la série était renversée, c’est-à-dire 
qu’elle débutait par des mâles et finissait par des femel- 
les. Enfin il se trouvait d'assez nombreux cocons isolés, 
de l’un et de l’autre sexe. S'il était seul et qu'il occupât 
la cellule de l’Anthophore, le cocon était se tIement 
celui d’une femelle. 

Dans les nids du Chalicodome des hangars, j'ai con- 
staté, mais plus difficilement, des faits semblables. Les 


séries y sont plus courtes parce que le Chalicodome ne : 


fore pas des galeries, mais bâtit cellule sur cellule. Ainsi 
se forme, par le travail de tout l’essaim, une couche de 
loges d’année en année plus épaisse. Les corridors 
qu’exploite l'Osmie sont les trous que le Chalicodome 
a creusés pour venir des couches profondes au jour. Dans 
ces courtes séries, les deux sexes sont habituellement 
présents ; et, si la chambre de la Maçonne termine le 
couloir, elle est occupée par une femelle de l'Osmie 
Nous revenons à ce que nous ont appris les tubes 
courts et les vieux nids du Chalicodome des galets. 
L'Osmie qui, dans des canaux de longueur suffisante, 
répartit sa ponte intégrale en suite continue de femelles 
et suite continue de mâles, la fractionne maintenant en 
courtès séries où les deux sexes sont présents. Elle ac- 


ds il Set 76 


LE SEXE DE L'ŒUF 401 


commode ses pontes partielles aux exigences d’un loge- 
ment fortuit; elle met toujours une femelle dans la 
chambre somptueuse que l’Abeille maçonne ou l’Antho- 
phore occupait en principe. 

Des faits encore plus frappants nous sont fournis par 
les vieux nids de l’Anthophore à masque (Anthophora 
personata, Ilig.), vieux nids que j'ai vu exploiter à la 
fois par l’Osmie cornue et l'Osmie tricorne. Plus rare- 


ment, les mêmes nids servent à l’Osmie de Latreille, ‘ 


Disons d’abord en quoi consistent les nids de l’Antho- 
phore à masque. | 

Dans un talus vertical, argilo-sablonneux, s'ouvrent 
côte à côte des orifices ronds, béants, de 1 centimètre 4/2 


environ de diamètre, et peu nombreux en général. Ce 


sont les portes d'entrée de la demeure de l’Antho- 
phore, portes qui restent toujours ouvertes alors même 
_que les travaux sont finis. Ils donnent accès chacun dans 
un vestibule peu profond, droit ou sinueux, à peu près 
horizontal, poli avec un soin minutieux et verni d’une 
sorte d’enduit blanc. On le diraitpassé à un faible lait de 
chaux. 

A la face inférieure dé ce vestibule sont creusées, 
dans l'épaisseur du banc terreux, d'amples nichès ova- 
laires, communiquant avec le couloir par un goulot ré- 
tréci, que ferme, le travail fini, un solide bouchon de 
mortier. L’Anthophore polit si bien l'extérieur de cette 
clôture, elle en égalise si exactement la surface, qu’elle 
met au mêmé niveau que celle du vestibule, elle lui 
donne avec tant de soin la teinte blanche du reste de la 
| paroi, qu'il est absolument impossible de distinguer, 
? lorsque l'œuvre est terminée, la porte d'entrée corres- 
“ pondant à chaque cellule. | 

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402 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Celle-ci est une cavité ovalaire creusée dans la masse 
terreuse. Sa paroi à le même poli, la même blancheur 
au lait de chaux que le vestibule général. Mais l’Antho- 
phore ne se borne pas à creuser des niches ovalaires : 
pour consolider son travail, elle déverse sur la muraille 
de la chambre quelque liqueur salivaire qui, non seule- 
ment vernit et blanchit, mais encore pénètre à quelques 
millimètres dans l'épaisseur de la terre sablonneuse et 
convertit celle-ci en dur ciment. Pareille précaution est 
prise pour le vestibule ; aussi le tout est ouvrage solide 
‘qui, des années entières, peut se maintenir en excel- 
lent état. 

De plus, grâce à la muraille durcie par le liquide sa- 
livaire, l'ouvrage peut être dégagé de sa gangue au 
moyen d’une érosion ménagée. On obtient ainsi, au 
moins par fragments, un tube sinueux, d’où pendent, 
en une guirlande simple ou double, des nodules ova- 
laires semblables à de forts grains de raisin allongés. 
Chacun de ces nodules est une loge, dont l'entrée, mi- 
nutieusement dissimulée, débouche dans le tube ou 
vestibule. Au printemps, pour sortir de sa cellule, 
l’Anthophore détruit la rondelle de mortier qui bouche 
l’'ampoule et arrive ainsi dans le corridor commun, 
librement ouvert à l'extérieur. Le nid abandonné pré- 
sente une suite de cavités en forme de poire, dont la 
partie renflée est l’ancienne cellule, et dont la partie 
rétrécie est le goulot de sortie débarrassé de son 
bouchon. | 

Ces cavités piriformes sont des logements splendides, 
des châteaux forts inexpugnables, où les Osmies trou- 
vent sûre et commode retraite pour leur famille. L’'Os- 
mie cornue et l’Osmie tricorne s’y établissent concur- 


LE SEXE DE L'ŒUF 103 


remment. Bien que ce soit un peu spacieux pour elle, 
l’'Osmie de Latreille en paraît aussi très satisfaite. 

J'ai examiné une quarantaine de ces superbes cellules 
utilisées par l’une et par l’autre des deux premières Os- 
mies. La très grande majorité est divisée en deux étages 
au moyen d'une cloison transversale. L'étage inférieur 
comprend la majeure partie de la chambre de l’Antho- 
phore ; l'étage supérieur comprend le reste de la chambre 
et un peu du goulot qui la surmonte. La demeure à 
double appartement est clôturée, dans le vestibule, par 
un informe et volumineux amas de boue desséchée. 
Quel artiste maladroit que l’'Osmie en comparaison de 
l’Anthophore ! Son travail, cloison et tampon, jure avec 
l'œuvre exquise de l’Anthophore, comme une pelote 
d’ordure sur un marbre poli. 

Les deux appartements obtenus de la sorte sont d’une 
capacité très inégale, qui frappe aussitôt l'observateur. 
Je les ai jaugés avec mon tube de 5 millimètres de 
diamètre. En moyenne, celui du fond est mesuré par 
une colonne de sable de 50 millimètres de hauteur, et 
celui d'en haut, par une colonne de 45 millimètres. La 
capacité de l’un est donc triple environ de celle de 
l’autre. Les cocons inclus présentent la même disparate. 
Celui d’en bas est gros, celui d'en haut est petit. Enfin 
celui d’en bas appartient à une Osmie femelle, et celui 
d’en haut à une Osmie mâle. 

Plus rarement, la longueur du goulot permet une 
disposition nouvelle, et la cavité est partagée en trois 
étages. Celui d’en bas, toujours le plus spacieux, con- 
tient une femelle ;: les deux d’en haut, de plus en plus 
réduits, contiennent des mâles. . 

‘Tenons-nous-en au premier cas, le plus fréquent de 


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104 _ SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


tous. L'Osmie est en présence de l’une de ces cavités en 
forme de poire. C’est là trouvaille qu'il faut utiliser du 
mieux possible : pareil lot est rare et n’échoit qu'aux 
mieux favorisées du sort. Ÿ loger deux femelles à la 
fois est impossible, l’espace est insuffisant. Y loger deux 
mâles, ce serait trop accorder à un sexe n'ayant droit 
qu'aux moindres égards. Et puis faut-il que les deux 
sexes soient à peu près également représentés en nombre. 
L’Osmie se décide pour une femelle, dont le partage sera 
la meilleure chambre, celle d'en bas, la plus ample, la 
mieux défendue, la mieux polie ; et pour un mâle, dont 
le partage sera l'étage d’en haut, la mansarde étroite, 
inégale, raboteuse dans la partie qui empiète sur le gou- 
lot. Gette décision, les faits l’attestent, nombreux, irré- 
futables. Les deux Osmies disposent donc du sexe de 
l'œuf qui va être pondu, puisque les voici maintenant 
qui fractionnent la ponte par groupes binaires, femelle 
et mâle, ainsi que l’exigent les conditions du lo- 
gement. | 

Je n’ai trouvé qu’une seule fois l’Osmie de Latreille 
établie dans le nid de l’Anthophore à masque. Elle n'avait 
occupé qu'un petit nombre de cellules, les autres n'étant 
pas disponibles, habitées qu’elles étaient par l'Antho- 
phore. Ces cellules étaient partagées en trois étages, par 
des cloisons en mortier vert : l'étage inférieur occupé 
par une femelle, les deux autres par des mâles, à cocon 
moindre. | 

J'arrive à un exemple peut-être encore plus remar- 


quable. Deux Anthidies de ma région, l'Anéhidium sep- 


tem-dentatum, Latr. et l’Anthidium bellicosum, Lep. 
adoptent, pour demeure de leur famille, les coquilles vi- 
des de diverses hélices : Felix aspersa, algira, nemorals, 


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LE SEXE DE L'OŒUF 405 


cæspitum. La première, le vulgaire escargot, est la plus 
fréquemment utilisée, sous les tas de pierres et dans les 
interstices des vieilles murailles. Les deux Anthidies 
ne peuplent que le second tour de spire. La partie cen- 
trale, trop étroite, n’est pas occupée. Il en est de même 
du tour antérieur, le plus ample, laissé complète- 
ment vide, si bien qu’en regardant par l'embouchure, 
il est impossible de savoir si la coquille contient ou 
ne contient pas le nid de l’apiaire. Il faut casser ce der- 
nier tour pour apercevoir le curieux nid, reculé dans la 


- spire. 


On trouve alors d’abord une cloison transversale, 
formée de menus graviers que cimente un mastic de 
résine, recueillie en larmes récentes sur l’oxycèdre et 


- le pin d'Alep. Par delà s'étend une épaisse barricade de 


débris de toute nature: graviers, parcelles de terre, 


aiguilles de genévrier, chatons de conifère, petites co- 


quilles, déjections sèches d’escargot. Suivent une cloi- 
son de résine pure, un volumineux cocon dans une 
chambre spacieuse, une seconde cloison de résine pure, 
et enfin un cocon moindre dans une chambre rétrécie. 
L’inégalité des deux loges est la conséquence forcée de 
la configuration de la coquille, dont la cavité gagne ra- 
pidement en diamètre à mesure que la spirale se rap- 
proche de l’orifice. Aïnsi, par la seule disposition géné- 
rale du réduit, et sans autre travail de l’apiaire que de 
minces cloisons, sont déterminées en avant une ample 
chambre et en arrière une autre chambre de bien moin- 
dre capacité. 

Par une exception bien remarquable, que j'ai déjà si- 
gnalée en passant, le genre Anthidie a ses mâles -en 
général supérieurs de taille à ses femelles. Les deux 


496 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


espèces cloisonnant en résine la spire de l’escargot sont 
précisément dans ce cas, J’ai recueilli quelques dou- 
zaines de nids de l’une et de l’autre espèce. Dans la 
moitié des. cas au moins, les deux sexes étaient présents 
à la fois ; la femelle, plus petite, occupait la loge d’ar- 
rière ; le mâle, plus gros, occupait la loge d'avant. 
D’autres coquilles, plus petites ou trop obstruées au 
fond par les restes desséchés du mollusque, ne conte- 
naient qu'une seule loge, occupée tantôt par une femelle 
et tantôt par un mâle. Quelques-unes enfin avaient leurs 
deux loges peuplées l’une et l’autre ici par des mâleset 
là par des femelles. Ce qui dominait, c'était la présence 
simultanée des deux sexes, la femelle en arrière et le 
mâle en avant. Les Anthidies pétrisseurs de résine et 
locataires de l’escargot peuvent donc régulièrement al- 
terner les sexes pour satisfaire aux exigences du logis 
spiral. 

Encore un fait et j'ai fini. Mes appareils en roseau 
installés contre les murs du jardin m'ont fourni un nid 
remarquable d'Osmie cornue. Ce nid est établi dans un 
bout de roseau de 41 millimètres de diamètre intérieur. 
Il comprend treize cellules, et n’occupe que la moitié 
du canal, bien qu'il y ait à l’orifice le tampon obtura- 
teur. La ponte semble donc ici complète. 

Or, voici de quelle façon singulière est disposée cette 
ponte. D'abord à une distance convenable du fond ou 
nœud du roseau, est une cloison transversale, perpendi- 
culaire à l’axe du tube. Ainsiest déterminée une loge 
d'ampleur inusitée, où se trouve logée une femelle. 
L'Osmie paraît alors se raviser sur le diamètre excessif 
du canal. C’est trop grand pour une série sur un seul 
rang. Elle élève donc une cloison perpendiculaire à la 


LE SEXE DE L'ŒUF ; 407 


cloisoh transversale qu'elle vient de construire et divise 
ainsi le second étage en deux chambres, l’une plus 
grande où est logée une femelle, et une plus petite où 
est logé un mâle. Puis sont maçonnées une deuxième 
cloison transversale et une deuxième cloison longitudi- 
nale, perpendiculaire à la précédente. De là résultent 
encore deux chambres inégales, peuplées pareillement, 
la grande d’une femelle, la petite d’un mâle. 

A partir de ce troisième étage, l’Osmie abandonne 
l'exactitude géométrique, l'architecte semble se perdre 
un peu dans son devis. Les cloisons transversales de- 
viennent de plus en plus obliques, et le travail se fait 
irrégulier, mais toujours avec mélange de grandes 


chambres pour les femelles et de petites chambres pour 


les mâles. Ainsi sont casés trois femelles et deux mâles, 
avec alternance des sexes. 

A la base de la onzième cellule, la cloison transver- 
sale se trouve de nouveau à peu près perpendiculaire à 
l'axe. Ici se renouvelle ce qui s’est fait au fond. Il n’y a 
pas de cloison longitudinale, et l’ample cellule, embras- 
sant le diamètre entier du canal, reçoit une femelle. 
L'édifice se termine par deux cloisons transversales et 
une cloison longitudinale qui déterminent, au même 
niveau, les chambres douze et treize, où sont établis des 
mâles. | 

Rien de plus curieux que ce mélange des deux sexes 
lorsqu'on sait avec quelle précision l’'Osmie les sépare 
dans une série linéaire, alors que le petit diamètre du 
canal exige que les cellules se superposent une à une. 
Ici l’apiaire exploite un canal dont le diamètre est dis- 
| proportionné avec le travail habituel ; il construit un 
édifice compliqué, difficile, qui n'aurait peut-être pas la 


de liatorpoition de ces bin, reçoivent, suivant ee | 
capacité, ici des femelles et là des mâles. M de 


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PERMUTATION DE LA PONTE 


Le sexe de l'œuf est facultatif pour la mère, qui, sui- 
vant l’espace, fréquemment fortuit et non modifiable, 
dont elle dispose, établit dans telle loge une femelle et 
dans telle autre un mäle, de façon que les deux aient 
une ampleur de demeure conforme à leur inégal déve- 
loppement. C'est ce qu'établissent, sur des bases iné- 
branlables, les faits aussi nombreux que variés que je 
viens d'exposer. Pour les personnes étrangères à l’ana- 
tomie entomologique, en vue desquelles j'écris spéciale- 
ment, l'explication de cette merveilleuse prérogative se- 
rait, suivant toute probabilité, celle-ci : La mère possède 
à sa disposition un certain nombre d'œufs, les uns irré- 
vocablement femelles et les autres irrévocablement 
mâles ; 1] lui est possible de puiser, pour la ponte actuelle, 
dans Lun ou l'autre des deux groupes ; et son choix est 
déterminé par la capacité du logis qu'il s’agit à l'instant 
de peupler. Tout se borneraït alors à une judicieuse 
sélection dans Pensemble des œufs. 

Si telle idée lui venait, que le lecteur se hâte de la re- 
jeter. Rien de plus faux, comme le vont démontrer deux 


mots d'anatomie. L'appareil reproducteur femelle des 


hyménoptères se compose, en général, de six tubes 
ovariques, sortes de doigts de gant groupés en deux 


410 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


faiseaux de trois et s’abouchant dans un canal commun, 
l’oviducte, qui achemine les œufs au dehors. Chacun 
de ces doigts de gant, assez large à la base, s’effile ra- 
pidement vers l'extrémité supérieure, qui est close. Il 
contient, groupés en file linéaire, en chapelct, un cer- 
tain nombre d'œufs, cinq, six, par exemple, les infé- 
rieurs plus ou moins développés, les intermédiaires 
moyens, les supérieurs à peine ébauchés. Tous les de- 
grés d'évolution s’y trouvent, régulièrement distribués 
de la base au sommet, depuis la presque maturité jus- 
qu'aux vagues linéaments de l’ovule en ses débuts. Toute 
interversion est impossible dans l’ordre de la série, tant 
la gaine enserre étroitement son chapelet de germes. 
Cette interversion, du reste, aurait pour conséquence 
une grossière absurdité : le remplacement d’un œuf plus 
mür par un autre moins avancé d'organisation. 

Donc, pour chaque tube ovarique, pour chaque doigt 
de gant, l'issue de l’œuf.se fait suivant l’ordre même qui 
préside à leur arrangement dans la gaine commune, et 
toute autre succession est absolument impossible. De 
plus, à l’époque des nids, les six gaines ovariennes, une 
à une et à tour de rôle, ont à leur base un œuf qui prend 
en peu de temps un accroissement énorme. Quelques 
heures, un jour même avant la ponte, cet œuf, à lui 
seul, représente en volume ou même dépasse l’ensemble 
de tout l'appareil ovigène. Voilà l’œuf dont la ponte est 
imminente. Il va descendre dans l’oviducte, à son rang, 
à son heure ; et la mère ne peut en rien lui en substi- 
tuer un autre. C’est lui, forcément lui, jamais un autre, 
qui tantôt sera déposé sur les vivres, pâtée de miel ou 
bien gibier ; lui seul est mûr, lui seul est à l'entrée de 
l'oviducte ; nul autre, par sa position plus reculée et par 


PERMUTATION DE LA PONTE 411 


son défaut de maturité, ne peut actuellement le rempla- 
cer. Sa vénue au jour est inéluctable. 

Que donnera-t-il? Un mâle, une femelle? Son loge- 
ment n’est pas préparé, ses vivres ne sont pas amassés ; 
et il faut néanmoins que ce logement et ces vivres soient 
en rapport avec le sexe qui en proviendra. Condition 
bien plus embarrassante : il faut que le sexe de cet 
œuf, dont la venue est fatale, soit en harmonie avec 
l’espace fortuit que la mère vient de trouver pour cel- 
lule. Il n’y a donc pas à hésiter, si étrange que soit l’af- 
firmation : l'œuf, tel qu'il descend de son tube ovarique, 
n’a pas de sexe déterminé. C’est peut-être pendant les 
quelques heures de son développement si rapide à la 
base de sa gaine ovarienne, c’est peut-être dans son 
trajet à travers l’oviducte, qu’il reçoit, au gré de la mère, 
l'empreinte finale d’où résultera, conformément aux 
conditions du berceau, ou bien une femelle ou bien un 
mâle. : 

Alors se présente la question que voici. Admettons 
que, les conditions restant normales, une ponte eût vir- 
_tuellement donné m femelles et n mâles. Si les consé- 
quences où j'arrive sont justes, il doit être loisible à la 
mère, avec d’autres conditions, de prendre dans le 
groupe »* pour augmenter d'autant le groupe 2; sa 
ponte doit pouvoir se traduire par m—1, m—2, 
m—3, etc., femelles, et par n +1, n+2,n+3, etc., 
mâles, la somme m + n restant constante, mais l’un des 

sexes ayant permuté partiellement pour l’autre. La con- 
clusion extrême ne saurait même être écartée : 1l faut 
admettre la ponte de m—m ou zéro femelles, et de 
n + m mâles, l’un des sexes étant complètement rem- 
piacé par l’autre, Inversement : la série féminine doit 


MA NE Op EN RTS 


412 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


pouvoir s’'augmenter aux dépens de la série masculine 
jusqu’à l’absorber en entier. C’est pour résoudre cette 
question et quelques autres s’y rattachant que, pour la 
seconde fois, j'ai entrepris, dans mon cabinet, l’éduca- 
tion de l’'Osmie tricorne. + 

Le problème est actuellement plus délicat, mais aussi 
mon outillage est devenu plus savant. Il se compose de 
deux petites caisses closes dont la face antérieure est 
percée, pour chacune, de quarante orifices, où je peux 
engager mes tubes en verre et les maintenir suivant 
l'horizontale. J’obtiens ainsi, pour l’essaim, l'obscurité 
etle mystère favorables au travail; et pour moi, la fa- 
culté de retirer de la ruche, à tel moment que je veux, 
tantôt l’un, tantôt l’autre tube, au moment où lOsmie 
s’y trouve, pour l’apporter au grand jour et suivre, sous 
la loupe au besoin, les manœuvres de l’ouvrière en be- 
sogne. Si fréquentes et si minutieuses qu'elles soient, 
mes visites ne détournent en rien la pacifique abeille, 
tout absorbée dans son œuvre maternelle. 

Mes hôtes sont, en très suffisant nombre, marqués 
d'un signe différent sur le thorax, ce qui me permet 
de suivre la même Osmie du commencement à la fin de 
sa ponte. Les tubes et les orifices de mise en place sont 
numérotés ; un registre, constamment ouvert sur mon 
pupitre, me sert à noter jour par jour, parfois heure par 
heure, ce qui se passe dans chaque tube, et surtout les 
actes des Osmies dont le dos porte un signalement co- 
loré. À mesure qu'un tube est rempli, je le remplace 
par un autre. En outre, au pied de la façade de chaque 
ruche, sont répandues quelques poignées de coquilles 
vides, convenablement choisies pour le but que je me 
propose. Des motifs que j'expliquerai plus tard ont porté 


PT PP EN TS ER ON LE TENTE 7 à 


ASE PE 


PERMUTATION DE LA PONTE 413 


mes préférences sur l'Helir cæspitum. Chacune de ces 
hélices, à mesure qu'elle est peuplée, reçoit la date de 
la ponte et le signe alphabétique correspondant à l'Osmie 
dont elle est la propriété. Ainsi se sont écoulées cinq à 
six semaines, dans une observation de tous les instants. 
Pour réussir en une recherche, la première condition, 
c'est la patience. Cette condition, je l’ai remplie; et le 
succès y a répondu autant qu'il m'était permis de l’es- 
pérer. 

Les tubes employés sont de deux sortes. Les uns, 


. cylindriques, d'égal diamètre d’un bont à l’autre, me doi- 


vent servir à contrôler les faits reconnus la première 
année de mes éducations à domicile. Les autres, for- 
mant la majorité, se composent de deux cylindres très 
inégaux en diamètre, disposés bout à bout. Le cylindre 


d'avant, celui qui fait un peu saillie en dehors de la 


ruche et fournit l’orifice d'entrée, a un diamètre qui 
varie de 8 à 42 millimètres. Le second, celui d’arrière, 
en entier plongé dans la boîte, est fermé à son extré- 
mité postérieure et a pour calibre de 5 à 6 millimètres. 
Chacune des deux parties du canal à double galerie, 
l’une étroite et l’autre large, mesure au plus 4 décimètre 
de longueur. Cette faible dimension a été jugée utile 
pour obliger l’'Osmie à faire élection de divers domiciles, 
insuffisants chacun à la ponte totale. Je dois obtenir 


ainsi plus grande variété dans la répartition des sexes. 


Enfin à son embouchure, un peu saillante en dehors de 
la caisse, chaque tube est muni d’une languette de pa- 
pier, sorte de reposoir où l’Osmie prend pied quand elle 
arrive et trouve facilité d'accès pour pénétrer chez elle. 
Ainsi muni, l’essaim a peuplé cinquante-deux tubes à 
double galerie, trente-sept tubes cylindriques, soixante- 


414 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dix-huit hélices et quelques vieux nids de Chalicodome 
des arbustes. Dans cet amas de richesses, je vais puiser 
les éléments de ma démonstration. 

Toute série, même partielle, débute par des femelles 
et se termine par des mâles. A cette loi, je n’ai pas en- 
core trouvé d'exception, du moins dans les galeries de 
diamètre normal. En chaque manoir nouveau, la mère 
se préoccupe avant tout du sexe le plus important. Ce 

point rappelé, me serait-il possible, au moyen d'artifices, 
d'obtenir le renversement de cette coordination et de 
faire commencer la ponte par des mâles? Je le crois, 
d’après les résultats déjà constatés et d'après les déduc- 
tions pressantes où ces résultats conduisent. Les tubes 
à double galerie sont installés pour contrôler mes pré- 
visions. 

La galerie postérieure, de 5 à 6 millimètres de dia- 
mètre, est trop étroite pour servir de logement à des fe- 
melles normalement développées. Si donc l’Osmie, très 
économe de l’espace, veut les occuper, elle sera obligée 
d'y établir des mâles. Et c’est par là nécessairement que 
commencera sa ponte, puisque ce réduit est la partie la 
plus reculée du canal. En avant est la galerie large, avec 
porte d’entrée sur la façade de la ruche. Y trouvant les 
conditions qui lui sont habituelles, la mère y poursuivra 
sa ponte dans l’ordre qu'elle affectionne. 

Informons-nous maintenant des résultats. Sur les cin- 
quante-deux tubes à double galerie, un tiers environ n’a 
pas eu le canal étroit peuplé. L’Osmie en a fermé l’ori- 
fice débouchant dans le grand canal; et c’est unique- 
ment ce dernier qui a reçu la ponte. Ce déchet était 
inévitable. Les Osmies femelles, quoique toujours su- 
périeures de taille aux mâles, présentent entre elles de 


PERMUTATION DE LA PONTE 415 


notables différences ; il y en a de plus grosses, il y en a 
de plus petites. J'ai dû proportionner le calibre des ga- 
leries étroites aux dimensions moyennes. Il peut se faire 
donc que telle et telle autre galerie soient insuffisantes 
pour donner accès à des mères de taille avantageuse 
auxquelles le hasard les fait échoir. Ne pouvant péné- 
trer dans le tube, l’'Osmie évidemment ne le peuplera 
pas. Elle clôture alors l'entrée de cet espace non utili- 
sable pour elle, et fait sa ponte par delà, dans le canal 
de grand diamètre. Si j'avais voulu éviter ces inutiles 
appareils en faisant choix de tubes de calibre plus fort, 
je serais tombé dans un autre inconvénient : les mères 
de médiocre taille, s’y trouvant à peu près à l’aise, se se- 
raient décidées à y loger des femelles. Il fallait s’y at- 
tendre : chaque mère choisissant à sa guise le logis et 
ne pouvant moi-même intervenir dans ce choix, un ca- 
nal étroit serait peuplé ou non suivant que l’Osmie, sa 
propriétaire, pourrait ou ne pourrait pas y pénétrer. 

Il me reste une quarantaine d'appareils peuplés dans 
les deux galeries. Ici deux parts sont à faire. Les tubes 
postérieurs étroits de 5 à 5 millimètres 1/2 — et ce sont 
les plus nombreux — contiennent des mâles, rien que 
des mâles, mais en courte série, de un à cinq. ILest rare, 
tant la mère y est gènée dans son travail, qu’ils soient 
occupés d’un bout à l’autre ; l’'Osmie semble avoir hâte 


de les quitter pour aller peupler le tube d'avant, dont. 


l'ampleur lui laissera la liberté de mouvement nécessaire 
à ses manœuvres. Les autres canaux postérieurs, la 
minorité, dont le diamètre avoisine 6 millimètres con- 
tiennent tantôt uniquement des femelles, et tantôt des 
femelles au fond et des mâles vers l’orifice. Avec un lé- 
ger excès d'ampleur du canal et une taille quelque peu 


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416 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


réduite de la mère, ces deux résultats s'expliquent. 
Néanmoins, comme le large nécessaire aux femelles 
s'y trouve très voisin de l'insuffisance, on voit que la 
mère évite autant qu'elle le peut la coordination débu- 
tant par des mâles, et qu'elle ne l’adopte qu’à la der- 
nière extrémité. Enfin, quel que ce soit le contenu du 
petit tube, celui du grand, qui lui fait suite, est inva- 
riable et se compose de femelles au fond et de mâles en 
. avant: 

S'il est incomplet, par suite de circonstances bien dé- 
licates à dominer, le résultat de l'expérimentation n'est 
pas moins très remarquable, Vingt-cinq appareils con- 
tiennent uniquement des mâles dans leur étroite galerie, 
au nombre de un au moins, de cinq au plus. Par delà 
vient la population de la grande galerie, débutant par 
des femelles et finissant par des mâles. Et ce ne sont pas 
là toujours, dans ces appareils, des pontes de fin de sai- 
son, ou même d'époque intermédiaire ; quelques petits 
tubes ont reçu les premiers œufs de tout l’essaim. Une 
paire d'Osmies, plus prééoces que les autres, se sont 
mises à l’œuvre le 23 avril. L'une et l’autre, pour début 
de leur ponte, ont donné des mâles dans les tubes étroits. 
L'extrême modicité des vivres annonçait déjà le sexe, 
qui s’est trouvé plus tard parfaitement conforme aux 
prévisions. Voilà donc que, par mes artifices, le début 
de tout l’essaim est l’mverse de l’ordre normal. Ce ren- 
versement se poursuit, n'importe l'époque, du commen- 
cement à la fin des travaux. La série qui, d’après les rè- 
gles, débuterait par des femelles, débute maintenant 
par des mâles. Une fois atteinte la grande galerie, la 
ponte se poursuit dans l’ordre habituel. 

Un premier pas est fait, et non petit: l'Osmie, si les 


a ad 5 is 


PERMUTATION DE LA PONTE 17 


circonstances limposent, est apte à renverser la succes- 
sion des sexes. Si le tube étroit était assez long, serait-il 
possible d'obtenir un renversement total, où la série 
complète des mâles occuperait l’étroite galerie de l’ar- 
rière ; et la série complète des femelles, l'ample galerie 
de l'avant? Je ne le pense pas. Voici pourquoi. 

Les canaux rétrécis et longs ne sont pas du tout du 
goût de l’'Osmie, non à cause de leur étroitesse mais à 
cause de leur longueur. Remarquons en effet que, pour 
un seul apport de miel, l'ouvrière est obligée de s’y 
mouvoir deux fois à reculons. Elle entre, la tête la 
première, pour dégorger d’abord la purée mielleuse de 


son jabot. Ne pouvant se retourner dans un canal qu’elle 


obstrue en entier, elle sort à reculons, en rampant bien 
plus qu'en marchant, manœuvre pénible sur la surface 
polie du verre, et qui d'ailleurs, avec toute autre surface, 
a l'inconvénient de mal se prêter à l'extension des ailes, 
qui, de leur bout libre, frôlent la paroi et sont exposées 
à se chiflonner, à se fausser. Elle sort à reculons, arrive 
au dehors, se retourne et rentre de nouveau, mais à re- 
culons cette fois, pour venir brosser sur l’'amas sa charge 
ventrale de pollen. Ces deux reculs, pour peu que la 
galerie soit longue, finissent par lui devenir pénibles ; 


_ aussi l'Osmie renonce-t-elle promptement à ur canal 
trop exigu pour ses libres manœuvres. Je viens de dire 


que les tubes étroits de mes appareils ne sont, pour la 
plupart, que fortincomplètement peuplés. L'abeille, après 
y avoir logé un petit nombre de mâles, se hâte de les quit- 
ter. Au moins, dans l’ample galerie de l’avant, elle pourra 
se retourner sur place et à l’aise, pour ses diverses ma- 
nipulations ; elle y évitera les deux longs reculs, si pé- 


nibles pour ses forces et si dangereux pour ses ailes. 
. 21 


" 418 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Un autre motif, sans doute, l’engage à ne pas abuser 
du canal étroit, où elle établirait des mâles, suivis de 
femelles dans la région où la galerie s’élargit. Les mâles 
doivent quitter leurs cellules une paire de semaines et 
davantage avant les femelles. S'ils occupent le fond de 
la demeure, ils périront prisonniers ou bien ils boulever- 
seront tout sur leur passage. Ce péril est évité par la 
succession que l'Osmie adopte. 

Dans mes appareils d’arrangement insolite, la mère 
pourrait bien être tiraillée par deux nécessités : l'étroi- 
tesse de l’espace et la future délivrance. Dans les tubes 
étroits, le large est insuffisant pour des femelles; mais 
d’autre part les mâles, s'ils y trouvent logis convenable, 
sont exposés à périr, empêchés qu'ils seront de venir 
au jour au moment voulu. Ainsi s’expliqueraient peut- 
être les hésitations de la mère, et son obstination à éta- 
blir des femelles dans certains de mes appareils qui 
semblaient ne pouvoir convenir qu’à des mâles. 

Un soupçon me vient à l'esprit, soupçon éveillé par 
l'examen attentif des tubes étroits. Tous, quelle que soit 
leur population, sont tamponnés soigneusement à l’ori- 
fice, ainsi que le seraient des canaux isolés. Il pourrait 
donc se faire que l’étroite galerie du fond n'’eût pas été 
considérée par l’Osmie comme le prolongement de la 
grande galerie antérieure, mais bien comme un canal 
indépendant. La facilité avec laquelle l’ouvrière se re- 
tourne dès qu'elle est arrivée dans le large tube, sa 
“liberté d'action aussi grande que sur une porte débou- 
chant en plein air, pourraient bien être une source d’er- 
reur et porter l'Osmic à traiter l’étroit couloir d’arrière 
comme si le large couloir d'avant n'existait pas. Aïnsi 
s’obtiendrait la superposition des femelles du grand tube 


EDR Dec 


nd li ao li As 


PERMUTATION D£ LA PONTE 419 


aux mâles des petits, superposition opposée aux habi- 
tudes. 

Que la mère juge réellement du danger de mes em- 
bûches, ou qu'il y ait de sa part méprise en ne tenant 
compte que de l'espace disponible et débutant par des 
mâles, exposés à ne pouvoir sortir, c’est ce que je me 
garderai bien de décider; du moins, je reconnais chez 


_elle une tendance à s’écarter le moins possible de l’ordre 


qui sauvegarde la sortie des deux sexes. Cette tendance 
s'affirme par la répugnance qu'elle éprouve à peupler 
de longues séries de mâles mes tubes étroits. Peu im- 
porte, après tout, en vue de notre objet, ce qui se passe 
alors dans la petite cervelle de l’Osmie. Qu'il nous suf- 
fise de savoir que les tubes étroits et longs lui déplai- 
sent, non parce qu'ils sont étroits, mais parce qu'ils sont 
longs en même temps. 

Et en effet, avec le même calibre, un tube court lui 
agrée très bien. De ce nombre sont les cellules de vieux 
nids du Chalicodome des arbustes et les coquilles vides 
de l’Hélice des gazons. Avec le tube court sont évités | 


les deux inconvénients du tube long. Le recul est 


très réduit lorsque le logis est la coquille ; il est presque 
nul lorsque le logis est la cellule du Chalicodome. En 
outre, les cocons empilés étant deux ou trois au plus, 
la libération sera affranchie des obstacles inhérents aux 
longues séries. Décider l'Osmie à nidifier dans un scul 
tube suffisamment long pour recevoir toute la ponte, et 
en même temps assez étroit pour ne lui laisser que tout 
juste la possibilité de l'accès, me paraît entreprise sans 
la moindre chance de réussite : l’hyménoptère refuse - 
rait invinciblement cette demeure, ou se borneraït à lui 
confier une bien faible partie de ses œufs. Au contraire, 


420 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


avec des cavités étroites mais de faible longueur, le suc- 


cès, sans être facile, me semble du moins très possible. 
Guidé par ces considérations, j'ai entrepris la partie la 
plus ardue de mon problème : obtenir la permutation 
complète ou presque complète d’un sexe pour l’autre ; 
faire qu’une ponte ne se compose que de mâles en of- 
frant à la mère une suite de logements ne convenant 
qu'aux mâles. 

Consultons en premier in les vieux nids du Chali- 
codome des arbustes. J’ai dit comment ces sphéroïdes de 
mortier, criblés de petites cavités cylindriques, sont 
adoptés avec assez d’empressement par l’Osmie tri- 
corne, qui les peuple, sous mes yeux, de femelles dans 
les cellules profondes et de mâles dans les cellules 
moindres. C'est ainsi que les choses se passent quand le 
vieux nid reste dans son état naturel. Mais, à l’aide d’une 
râpe, j'en décortique un autre de façon à réduire la pro- 
fondeur des cavités à une dizaine de millimètres. Alors, 
dans chaque cellule, il y a tout juste place pour un co- 
con mâle, surmonté du tampon de clôture. Sur les 
quatorze cavités du nid, j'en laisse deux intactes, mesu- 


rant une quinzaine de millimètres de profondeur. Rien 


de plus frappant que le résultat de cette expérience, en- 
treprise la première année de mes éducations en domes- 
ticité. Les douze cavités de profondeur réduite ont 
toutes reçu des mâles, les deux cavités laissées intactes 
ont reçu des femelles. 

L'année suivante, je recommence l épreuve avec un 
nid de quinze ché, : mais cette fois toutes les loges 
sont réduites par la râpe au minimum de profondeur. 
Eh bien, les quinze cellules, de la première à la der- 
nière, sont occupées par des mâles. Il est bien entendu 


NP VE Te 


PERMUTATION DE LA PONTE 421 


que, dans lun comme dans l’autre cas, la population 
revenait en entier à la même mère, marquée de son si- 
gnalement et non perdue de vue tant qu’a duré sa ponte. 
Serait bien difficile qui ne se rendrait pas aux consé- 
quences de ces deux épreuves. Si du reste la conviction 
n'est pas encore faite, voici de quoi l’achever. 

L'Osmie tricorne s'établit fréquemment dans de 
vieilles coquilles, surtout celles de l'Hélice chagrinée 
(Helix aspersa), si commune sous les amas de pier- 
railles et dans les interstices de petits murs de soutè- 
nement sans mortier. Dans cette espèce, la spire est 
largement ouverte, si bien que l’Osmie, pénétrant aussi 
avant que le lui permet le canal hélicoïde, trouve im- 
médiatement au-dessus du point infranchissable comme 
trop étroit, l'espace nécessaire à la loge d’une femelle. 
A cette loge en succèdent d’autres, encore plus larges, 
toujours pour des femelles, rangées en série linéaire de 
la mème façon que dans un canal droit. Dans le dernier 
tour de spire, le diamètre serait exagéré pour un seul 
rang. Alors aux cloisons transversales s’adjoignent des 
cloisons longitudinales, et de leur ensemble résultent 
des loges non pareilles de volume, où dominent les 
mâles avec quelques femelles entremèlées dans les 
étages inférieurs. La succession des sexes est done ici 
ce qu’elle serait dans un canal droit, et surtout dans un 
canal à large diamètre, où le cloisonnement se com- 
plique de subdivisions à la même hauteur. Dans un seul 
escargot trouvent place de six à huit loges. Un volumi- 
neux et grossier tampon de terre termine le nid à l'em- 
bouchure de la coquille. 

Pareïlle demeure ne pouvant rien nous offrir de nou- 
veau, j'ai fait choix, pour mon essaim, de l’Hélice des 


422 - SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


gazons (Æelix cæspitum), dont la coquille, contigurée 
en petite Ammonite renflée, s'évase par degrés peu ra- 
pides et possède jusqu’à l'embouchure, dans sa partie: 
utilisable, un diamètre à peine supérieur à celui qu'exige. 
un cocon mâle d’'Osmie. D'ailleurs la partie la plus large, 
où une femelle trouverait place, doit recevoir un épais 
tampon de clôture, au-dessous duquel sera fréquem- 
ment un certain intervalle vide. D’après toutes ces con-- 
dilions, la-demeure ne peut guère convenir qu'à des 
mâles rangés en file. La collection de coquilles dé- 
posée au pied de chaque ruche, renferme des échantil- 
_ lons assez variés de taille. Les moindres ont 48 millimè- 
tres de diamètre, et les plus gros 24 millimètres. Il y a 
piace pour deux cocons, trois au plus, suivant leur am- 
pleur. ne RL Re 

Or ces coquilles ont été exploitées par mes hôtes sans : 
aucune hésitation, peut-être même avec plus d’empres- 
ment que les tubes de verre, dont la paroi glissante 
pourrait bien contrarier un peu l’apiaire. Quelques-unes . 
ont été occupées dès les premiers jours de la ponte, et 
l'Osmie qui avait débuté par semblable domicile passait 
ensuite à un second escargot, dans l’étroit voisinage du 
premier, à un troisième, à un quatrième, à d’autres en- 
core, toujours à proximité, jusqu'à épuisement des 
ovaires. Toute la famille de la même mère se trouvait 
ainsi logée dans des hélices, étiquetées à mesure d’après 
l’époque du travail et le signalement de l’ouvrière. Ges 
assidues à l’escargot étaient le petit nombre. La majorité 
quittait les tubes pour venir aux hélices: puis des hé- 
lices revenait aux tubes. Toutes, la rampe spirale bourrée 
de deux ou trois cellules, tamponnaient la demeure avec 
un épais bouchon de terre arrivant à fleur de l'embou- 


PERMUTATION DE LA PONTE 423 


chure. C'était travail long et minutieux, où l’Osmie dé- 
ployait toute sa patience de mère et tous ses talents de 
plâtrière. Il n’en manquait pas qui, scrupüleuses à 
l'excès, mastiquaient soigneusement l’ombilic de la co- 
quille, cavité qui, paraît-il, inspirait méfiance comme 
pouvant donner accès dans l’intérieur du logis. C'était 
pertuis périlleux d'aspect, qu'il était prudent d’obstruer 
pour la sécurité de la famille. 

Les nymphes suffisamment mûres, je procède à l’exa- 
men de ces élégants manoirs. Leur contenu me comble 
de joie : il est on ne peut mieux conforme à mes pré- 
visions. La grande, la très grande majorité des cocons 
revient aux mâles ; çà et là, dans les hélices les plus 
fortes, apparaissent quelques rares femelles. L’étroitesse 
de l’espace a presque supprimé le sexe fort. Ce résul- 
tat m'est affirmé par les soixante-dix-huit hélices peu- 
plées. Mais de cet ensemble, je ne dois mettre en lumière 
que les séries ayant reçu la ponte intégrale, et occu- 
pées par la même Osmie du commencement à la fin de 
la saison des œufs. Voici quelques Re pris parmi 
les plus concluants. 

Du 6 mai, début de ses travaux, au 23 mai, limite de 
sa ponte, une Osmie a successivement occupé sept héli- 
ces. Sa famille se compose de quatorze cocons, nombre 
très voisin de la moyenne ; et sur ces quatorze cocons, 
douze appartiennent à des mâles et deux seulement 
à des femelles. Celles-ci, dans l’ordre chronologique, oc- 
cupent les rangs 7 et 13. 

Une autre, du 9 maï au 27 mai, a peuplé six hélices 
d’une famille de treize, dont dix mâles et trois femelles. 
Ces dernières ont pour rang, dans la série totale, les 
numéros 3, 4 et 5. 


424 | SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


Une troisième, du 2 mai au 29 mai, a peuplé onze hé- 
lices, labeur énorme. Cette laborieuse s’est trouvée 
aussi des plus fécondes. Elle m'a fourni une famille 
de vingt-six, la plus nombreuse que j'aie jamais ob- 
tenue de la part d’üne Osmie. Eh bien, en cette lignée 
exceptionnelle se trouvaient vingt-cinq mâles, et üne 
femelle, une seule, occuparñit le rang 47. 

Inutile de continuer après cé magnifique exemple, 
d'autant plus que les autres séries concluraient toutes, 
absolument toutes, dans le mème sens. Deux faits sau- 
tent aux ÿeüx après ces relevés. L'Osmie peut renver- 
ser l’ordre dé sa ponte et débutér par une série plus ou 
moins longüe de mâles, avant de produire des femelles. 
Dans le premier exemple, la première femelle survient 
au rang 7; dans le troisième, au rang 17. Il y a mieux 
encore, êt c'est là lé théorème que j'avais surtout à 
cœur de démontrer : Le sexe femelle peut permuter 
pour le sexe mâle ét permuter jusqu’à disparaître, 
comme lé prouve surtout le troisième exemple, dont la 
femelle unique, dans üñe famille de vingt-six, tient au 
diamètre un peu plus fort de la coquille corréspondante; 
et sans doute aussi à quelque méprise de la mère, car 
le cocon femelle, dans une série de deux, occupe l'étage 
supérieur, le plus voisin de l’orifice, disposition qui me 
semble répugner à l’Osmie. 

Ce résultat est d’une trop haute importance dans l’une 
des questions des plus ténébreuses de la biologie, pour 
que je ne cherche pas à le corroborer au moyen d’expé- 
riencés plus concluantes encore. Je me propose, l’an 
prochain, dé donner pour logis aux Osmies unique- 
ment des hélices, triées une par une, et d’écarter rigou- 
reusement de l’essaim tout autre réduit où la ponte 


PERMUTATION DE LA PONTE 425 


pourrait se faire. Dans de telles conditions, je dois ob- 
tenir, pour l’essaim entier, exclusivement des mâles, à 
très peu près. 

Resterait la permutation inverse : n’obtenir que des 
femelles, et très peu ou point de mâles. La première 
permutation rend la seconde très acceptable, sans qu’il 
se puisse encore imaginer un moyen de la réaliser. La 
seule condition dont je dispose, c’est l'ampleur du logis. 
Avec des réduits étroits, les mâles abondent et les fe- 
melles tendent à disparaître. Avec d’amples logements, 
l'inverse n'aurait pas lieu. J’obtiendrais des femelles, 
et puis des mâles non moins nombreux, cantonnés 
dans d’étroites loges que délimiteraient au besoin des 
cloisons multipliées. Le facteur de l’espace est ici hors 
d'emploi. Quel artifice adopter alors pour provoquer 
cette seconde permutation ? Je n’entrevois rien encore 
qui mérite d'être essayé. 

Il est temps de conclure. Vivant à l'écart, dans la s0- 
litude d'un village, ayant assez à faire de creuser pa- 
tiemment, obscurément, mon humble sillon, je connais 
peu les aperçus nouveaux de là science. En mes débuts, 
alors que si ardemment je désirais des livres, il m'était 
bien difficile de m’en procurer ; aujourd’hui qu’il me se- 
rait à peu près loisible d’en avoir, je commence à ne plus 
en désirer. C’est l’habituelle marche dans les étapes de 
la vie. J'ignore donc ce qui peut avoir été fait dans la 
voie où m'a engagé cette étude sur les sexes. Si j'énonce 
des propositions réellement nouvelles ou du moins 
plus générales que les propositions déjà connues, mon 
dire paraîtra peut-être une hérésie. N'importe : sim- 
ple traducteur des faits, je n'hésite pas devant mon 
énoncé, bien persuadé que, de lhérétique, le temps 


426 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


fera un orthodoxe. Je me résume donc en ces consé- 
quences. 

Les apiaires sérient leurs pontes en femelles d’abord 
et puis en mâles, lorsque les deux sexes sont de taille 
différente et réclament des quantités inégales de nour- 
riture. S'il y a parité de volume entre les deux sexes, 
la même succession peut se présenter, mais moins con- 
stante. 

Cette sériationbinaire disparaît lorsque l'emplacement 
choisi pour le nid ne suffit pas à la ponte intégrale. Alors 
surviennent des pontes partielles débutant par des fe- 
melles et finissant par des mâles. 

Tel qu'il provient de l'ovaire, l'œuf n'a pas encore de 
sexe déterminé. C'est au moment de la ponte ou un peu . 
avant qu'est reçue l'empreinte finale d’où proviendra le 
sexe: , rue ù 
Pour pouvoir donner à chaque larve l’espace et la. 
nourriture qui lui conviennent suivant qu'elle ‘est mâle 
ou femelle; la mère dispose -du sexe de l’œuf qu’elle va 
pondre. D’après les conditions du logis, souvent œuvré 
d'autrui ou ‘réduit naturel peu ou point modiable, elle 
pond à son gré soit un ‘œuf mâle, soit un œuf femelle. 
La répartition dés sexes est sous sa dépendance. Si les: 
circonstances l’exigent, l’ordre de la ponte peut être 
renversé et débuter par des mâles ; enfin la ponte en- 
tière peut ne comprendre qu'un seul sexe. 

La même prérogative appartient aux hyménoptères 
prédateurs, au moins à ceux dont les sexes sont de taille 
différente, et par suite exigent, en nourriture, l’un plus 
et l’autre moins. La mère doit savoir le sexe de l’œuf 
qu’elle va pondre ; elle doit disposer du sexe de cet œuf 
afin que chaque larve obtienne la ration convenable. 


L 2 


PERMUTATION DE LA PONTE - 427 


D'une manière générale, lorsque les sexes sont de 
taille différente, tout insecte qui amasse des vivres, qui 
prépare, choisit une demeure pour sa descendance, doit 
pouvoir disposer du sexe de l’œuf pour satisfaire sans 
erreur aux conditions qui lui sont imposées. 

Restérait à dire comment se fait cette. détermination 
facultative des sexes. Je n’en sais absolument rien. Si 
jamais j'apprends quelque chose sur cette délicate ques- 
tion, je le devrai à quelque heureuse circonstance qu'il 
faut savoir: attendre ou ‘plutôt épier. Sur la fin de mes 
recherches, j'ai eu connaissance d’une théorie allemande : 
concernant ‘l'Abeille domestique et due à l’apiculteur 
Dzierzon. Si je comprends bien, d’après les documents 
fort incomplets que j'ai sous les yeux, l’œuf, tel qu'il est: 
fourni par l'ovaire, aurait déjà un sexe, toujours lemême ; 
il serait originellement mâle ; et c’est par la fécondation 
qu'il deviendrait femelle. Les mâles proviendraient 
d'œufs non fécondés ; et les femelles, d'œufs fécondés. 
La reine Abeïlle pondrait ainsi des œufs femelles ou des 
œufs mâles suivant qu'elle les féconderait ou ne les fé- 
conderait pas, lors de leur passage dans l’oviducte. 

Venant de l'Allemagne, cette théorie ne peut que 
m'inspirer profonde méfiance. Comme elle a été admise, 


avec une léméraire précipitation, jusque dans des livres 


classiques, je surmonterai ma répugnance à me: préoc- 
cuper d'idées tudesques pour la soumettre, non à 
l'épreuve de l'argumentation, contre laquelle peut tou- 
jours se dresser une argumentation contraire, mais à 
l'épreuve sans réplique des faits. 

Pour cette fécondation facultative, décidant du sexe, 
il faut, dans l'organisme de la mère, un réservoir sper- 
matique qui épanche sa gouttelette sur l'œuf eugage 


428 = SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


dans l’oviducte et lui imprime aïnsi le caractère fémi- 
nin ; ou bien lui laisse le caractère originel, le caractère 
mâle, en lui refusant le baptème séminal. Ce réservoir 
existe chez l’Abeïlle domestique. Retrouve-t-on pareil 
organe chez les autres hyménoptères, récolteurs de miel 
ou chasseurs”? Les traités d'anatomie sont muets à cet 
égard; ou, sans plus ample informé, ils appliquent à 
l’ensemble de l’ordre les données fournies par l’Abeïlle, 
si différente pourtant de la foule des hyménoptères par 
ses mœurs sociales, ses ouvrières stériles et surtout par 
sa ponte prodigieuse, de si longue durée. 

J'avais d’abord douté de la présence générale de ce 
récipient spermatique, ne l'ayant pas trouvé sous mon 
scaipel dans mes anciennes recherches sur l'anatomie 
des Sphex et de quelques autres giboyeurs. Mais cet 
organe est si délicat et si petit, qu’il échappe très facile- 
ment au regard, surtout si l’attention n’est pas dirigée 
d’une façon toute spéciale vers sa recherche ; et encore, 
n'ayant que lui en vue, ne réussit-on pas toujours à le 
trouver. Il s’agit d'un globule atteignant à peine un demi- 
millimètre de diamètre dans bien des cas, globule perdu 
au milieu d’un fouillis de trachées et de nappes grais- 
seuses, dont il a la coloration d’un blanc mat. Et puisun 
seul contact des pinces mal dirigées suffit pour le dé- 
truire. Mes premières recherches, ayant pour objet l’en- 
semble de l'appareil reproducteur, pouvaient donc fort 
bien l'avoir laissé inaperçu. 

Pour savoir finalement à quoi m'en tenir, les traités 
d'anatomie ne m’apprenant rien, j'ai remonté ma loupe 
sur son pied et remis en état ma vieille cuvette à dis- 
section, simple verre à boire avec rondelle de liège ta- 
pissée de satin noir. Cette fois, non sans peine pour mes 


29° SAR S < VMS eg nn, ae | Ne 1 DANS dt Roi 
. + : 


“84 


Die d'apniés OS 


PERMUTATION DE LA PONTE 129 


yeux déjà fatigués,-je suis parvenu à trouver ledit or- 
gane chez les Bembex, les Halictes, les Xylocopes, les 
Bourdons, les Andrènes, les Mégachiles. Je n’ai pu réus- 
sir avec les Osmies, les Chalicadomes, les Anthophores. 
Est-ce réelle absence de l’organe ? Est-ce maladresse de 


ma part? J'incline pour la maladresse, et j'admets chez . 


tous les hyménoptères chassant la proie ou récoltant du 
miel, un réceptacle séminal, reconnaissable à son con- 
tenu, amas de spermatozoïdes spiraux, qui tourbillon- 
nent sur le porte-objet du microscope. 

Cet organe reconnu, la théorie allemande devient 
applicable à tous les apiaires, à tous les prédateurs. 


 Accouplée, la femelle reçoit le liquide séminal et le 


garde en dépôt dans son ampoule. Dès lors sont présents 
à la fois chez la mère les deux éléments procréateurs : 


. l'élément femelle, l’ovule ; et l'élément mâle, le sperma- 


tozoïde. A la volonté de la pondeuse, l’ampoule cède 
à l’ovule mûr parvenu dans l’oviducte, une gouttelette 
de son contenu, et voilà un œuf femelle; ou bien 


elle lui refuse ses spermatozoïdes et voilà un œuf 


qui reste mâle, comme il l'était originellement. Je le 


_confesse volontiers : la théorie est très simple, lu- 


cide, séduisante. Maïs est-elle vraie? C’est une autre 
question. 
On pourrait lui objecter d’abord la singulière excep- 


tion qu’elle fait à une loi des plus générales. En consi- 
dérant l’ensemble zoologique, qui oserait affirmer que 


l'œuf est originellement mâle et qu'il devient femelle 
par la fécondation ? Les deux sexes ne réclament-ils pas 
l’un et l’autre le concours de l'élément fécondant? S'il y 
a une vérité hors de doute, certes c’est bien celle-là. On 
raçonte, il est vrai, sur l’Abeïlle domestique, des choses 


EE MERE du Me 
à nan Pont . 3 
A 4, ONE ae SN PT CRE RL RS 


: PS RL PES EDS f F L LEA 
PR UE Be EE PL PS PET ee fe 


130 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


bien étranges. Je ne les discuterai pas : cet apiaire est 
trop en dehors des cadres habituels, et puis les faits 
affirmés sont loin d'être accentés de tous. Mais les 
apiaires non sociaux et les prédateurs n’ont rien de spé- 
cial dans lèur ponte. Pourquoi s’écarteraient-ils alors de 
la commune loi, qui veut que tout être vivant, le mâle 
aussi bien que la femelle, provienne d’un ovule fécondé ? 
Dans son acte le plus solennel, la procréation, la vie 
est une ; ce qu’elle fait ici, elle le fait là, et encore là, et 
partout. Comment! la sporule d’un brin de mousse aurait 
besoin d’un anthérozoïde pour être apte à germer, et 
l’ovule d’une Scolie, superbe vénateur, se passerait de 
l'équivalent pour éclore et donner un mâle! Ces étran- 
getés ne me disent rien qui vaille. 

On pourrait lui objecter encore le cas de l’Osmie tri- 
dentée, qui distribue les deux sexes sans aucun ordre 
dans le canal de sa ronce. A quel singulier caprice obéit 
donc la mère qui, sans cause déterminante, ouvre au 
hasard son ampoule séminale pour sacrer un œuf fe- 
melle, ou bien la maintient close, au hasard aussi, pour 
laisser passer sans fécondation un œuf mâle? Je conce- 
vrais le don ou le refus de l’imprégnation par périodes de 
quelque durée ; je ne les comprends passe succédant dans 
le plus complet désordre. La mère vient de féconder un 
œuf. Pourquoi se refuse-t-elle à féconder le suivant, ni 
les vivres ni le logis ne diffèranten rien des vivres et du 
logis qui précèdent ? Ces capricieuses alternatives, sans : 
cause et si désordonnées, ne conviennent guère à un 
acte de cette importance. 

Mais j'avais promis de ne pas discuter, et je me sur- 
prends en discussion. J’expose des raisons délicates qui 
peuvent n'avoir aucune prise sur de lourdes cervelles. 


PERMUTATION DE LA PONTE 431 


Je passe outre et j'arrive au fait brutal, au vrai coup de 
marteau. 

Sur. la fin des travaux, dans la première semaine de 
juin, l’Osmie tricorne a été de ma part l’objet d’une sur- 
veillance redoublée, tant ses derniers actes présentent 
de l'intérêt. L’essaim est alors très réduit. Il me resteune 
trentaine de retardataires, toujours fort affairées bien 
que leur travail soit vain. J'en vois qui tamponnent très 
scrupuleusement l'embouchure d’un tube ou d’une hé- 
lice, où elles n’ont rien déposé, absolument rien. D’au- 
tres clôturent après avoir dressé seulement dans le logis 
quelques cloisons, ou même de simples ébauches de 
cloison. Il y en a qui amassent, au fond d’une galerie 
neuve, une pincée de pollen dont nu: ne nrofitera; puis 
ferment la demeure avec un bouchon de terre, aussi 


épais, aussi soigné d'exécution, que si le salut d’une. 


famille en dépendait. Née travailleuse, l'Osmie doit périr 
au travail. Lorsque ses ovaires sont épuisés, elle dé- 
pense le reste de ses forces en des travaux inutiles, cloi- 
sons, bouchons, amas de pollen sans emploi. La petite 
machine animale ne peut se résoudre à l’inaction alors 
même qu'il n’y a plus rien à faire. Elle continue à fonc- 
tionner pour éteindre ses dernières élans en des travaux 
sans but. Je recommande ces aberrations aux adeptes 
de la raison chez la bête. ) 
Avant d’en venir à ces vains ouvrages, mes retarda- 
taires ont pondu leurs derniers œufs, dont je sais exac- 
tement la cellule, exactement la date. Ces œufs, autant 


- que la loupe peut en juger, ne diffèrent en rien des au- 


tres, leurs aînés. Ils en ont les dimensions, la forme, le 
luisant, l’aspect de fraîcheur. Leurs provisions n'ont 
rien de particulier non plus, et conviennent très bien à 


= 


132 SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES 


des mâles, terminant la ponte. Et cependant, ces œufs 
derniers nés n’éclosent pas ; ils se rident, se fanent et se 
dessèchent sur l’amas de pâtée. Pour la ponte terminale 


de telle Osmie, je compte trois ou quatre œufs stériles ; 


pour la ponte de telle autre, j'en trouve deux ou un seul. 
Une autre partie de l’essaim donne des œufs fertiles 
jusqu’à cessation de la ponte. 

Ces œufs stériles, frappés de mort dès leur venue au 
jour, sont trop nombreux pour être négligeables. Pour- 
quoi n'éclosent-ils pas comme les autres, dont ils ont 
toutes les apparences ? Ils ont reçu de la mère les mêmes 
soins, les mêmes vivres. Les scrupules de la loupe ne m'y 
font rien découvrir qui explique le fatal dénouement. 

Si l'esprit est libre d'idées préconçues, on va droit à la 
réponse. Ces œufs n’éclosent pas parce qu'ils n’ont pas 
été fécondés. Ainsi périrait tout œuf animal ou végétal 
qui n'aurait pas reçu l'imprégnation vivifiante. Toute 
autre réponse est impossible. Qu'on ne parle pas de 
l'époque reculée de la ponte : les œufs contemporains 
provenant d’autres mères, les œufs de même date et 
terminaison eux aussi de la ponte, sont parfaitement 
fertiles. Encore une fois , ils n’éclosent pas parce qu'ils 
n'ont pas été fécondés. 

Et pourquoi n'ont-ils pas été fécondés ? Parce que. 
l'ampoule séminale , si exiguë, à grand'peine visible 
puisqu'elle m'a ratés échappé, malgré toute mon atten- 
tion, avait épuisé son contenu. Les mères dont cette 
ampoule a conservé jusqu’à la fin un reste de l'élément 
fécondant, ont eu leurs derniers œufs aussi fertiles que 
les premiers ; les autres, à réservoir séminal trop tôt 
épuisé, ont eu leur fin de ponte frappée de mort. Tout 
cela me semble aussi clair que le jour. 


PERMUTATION DE LA PONTE 433 


Si les œufs non fécondés périssent sans éclore, ceux 
qui éclosent et donnent des mâles sont donc fécondés ; 
et la théorie allemande s'écroule. 

Quelle explication alors proposerai-je pour rendre 
compte des faits merveilleux que je viens d'exposer? 
Mais aucune, absolument aucune. Je n’explique pas, je 
raconte. De jour en jour plus sceptique à l'égard des in- 
terprétations qui peuvent m'être proposées, plus hési- 
tant à l'égard de celles que j'aurais à proposer moi- 
même, à mesure que j'observe et que j'expérimente, je 
vois mieux se dresser, dans la noire nuée du possible, 
un énorme point d'interrogation. 

Mes chers insectes, dont l'étude m'’a soutenu et conti- 
nue à me soutenir au milieu de mes plus rudes épreuves, 
il faut ici, pour aujourd'hui, se dire adieu. Autour de 
moi les rangs s’éclaircissent et les longs espoirs ont fui. 
Pourrai-je encore parler de vous? 


FIN 


28 


der E ; 
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3 
ne - 


TABLE DES MATIÈRES 


I. — Les Scolies....... succes sososoocsooososeosesnéosese se 
II. — Une consommation périlleuse..,.....ssssssssssesssssess.. 
III. — La larve de Cétoine.......... sséhénanetenas ass es vers tése 
IV. — Le problème des Scolies..... dihninel ere eue ee see 
V. — Les parasites............. .. Mo chodsats es ess dues Cut 
VI. — La théorie du parasitisme..... dNesnnti io inoritin sed ue 
VII. — Les tribulations de la Maçonne.......................... 
VIIL. — Les Anthrax......... MR SE APN EE OU DS RENAN ES 
IX. — Les Leucospis........ PT ER CR D ON PER D PLU PEU 
nor ADD 200000... . sont dobénooseedenr ets es 15004059 63 
ZE — Le dimorphisme larvaire.;... 5. access scousrsauesessee 
DIE se DO TRRRTIOS..E...éinesase Nétes oo dstNen ia tie tarte 
XII. — Cérocomes, Mylabres et Zonitis.......sssessosssss.ss 
XIV. — Changement de régime....... done 0065000000 € 8 5 0 0 
XV. — Une piqûre au transformisme. ......sssesesssseooeoses se 
XVI L£e ration suivant le 30X6...... oc ss0008 05 0 s 000 se 00 « e 
AVI. — Les Osmies...........,.,..., PRE PATES AA AE 
XVIIL — Répartition des sexes......... Atanetb esse nent dus e es se 
XIX. — Le sexe de l’œuf à la disposition de lamère.....,..,... 
XX. — Permutation de la ponte................................e 


13926-11-15 


SOCIÉTÉ ANONYME D’IMPRIMERIE DE VILLEFRANCHE-DE-ROUERGUE 


Pages. 
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317 
337 
363 
387 
409 


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QL Fabre, Jean Henri Casimir 
496 Souvenirs entomologiques 


F33 
1916 
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BioMed 


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